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Z ^'
LA REVUE DE PARIS
LA
REVUE DE PARIS
DOUZIÈME ^Nisr:ÉE
TOME PREMIER
Janvier-Février 1905
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
SÔ*"", FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85'"'
1905
SOUVENIRS DE BRIENNE
— 1780-1784 —
Dans une boîte de bouquiniste des quais, j'ai fait l'achat, ces temps
derniers, d'un cahier de quelques pages jaunies et d'un aspect fort
misérable, dont la couverture ne porte que ce simple titre : Souve-
nirs. « On y parle de Napoléon », m'avait dit le marchand. Il ne se
trompait pas, et ma surprise fut grande de découvrir que l'auteur de
ces souvenirs, dont malheureusement il ne restait que quelques frag-
ments, avait été, pendant plusieurs années, camarade de Bonaparte
à l'école de Brienne et à l'Ecole militaire de Paris,
Une particularité significative me révéla son nom. « Le chevalier
de Beynaud, écrit-il, me choisit avec quatre autres élèves pour entrer
à l'École mihtaire de Paris, Bonaparte, Montarby, Comminges, Lau-
gier. )) Il suffisait de s'en référer au livre de M. Chuquet, la Jeunesse
de Napoléon, pour connaître le nom du cinquième élève désigné pour
l'École mihtaire. Il s'appelait Ilenri-Alexandre-Léopold de Castres de
Vaux. Nul doute n'était possible, car la date de sa naissance, rap-
pelée dans ses souvenirs, et nombre de détails donnés sur sa vie
concordaient avec les renseignements recueillis par M. Chuquet.
Il semble que les Souvenirs de de Castres soient le seul document
manuscrit qui évoque les souvenirs du séjour de Bonaparte à
Brienne ^ Et c'est ce qui en fait la grande valeur.
« Il a été écrit tant de sottises et de mensonges sur les premières
années de cet homme extraordinaire, a dit justement M. de Castres,
que je crois devoir dire ici ce que j'en sais. »
I. MM. Chuquet, le prince Roland Bonaparte et^le baron Lumbroso s'accordent
pour reconnaître le caractère inédit des Souvenirs de de Castres.
!*='■ Janvier igoS. l
2 LA REVUE DE PARIS
M. Chuquet a loué le caractère loyal et droit de l'auteur des Sou-
venirs. Jamais de Castres ne voulut rappeler à l'empereur les souve-
nirs du passé. En i8o5, Suchet lui proposa de le présenter à Napo-
léon : « Vous êtes l'ancien condisciple de l'empereur, lui disail-il,
demandez-lui le grade de capitaine et vous serez mon aide de
camp. » Il refusa.
De Castres était pauvre, car Jung se trompe quand il montre Bona-
parte à Brienne subissant péniblement le contraste de sa situation
médiocre avec l'opulence de fils de familles tels que de Castres.
A l'exemple de tant de gentilshommes, il émigra aux premiers
jours de la Révolution. Obéissait-il à une nécessité? Il est permis de
le croire, en lisant cette mélancolique réflexion qui termine ses Sou-
venirs : « Malheureux le militaire qui, étant sans fortune, est obligé
de calculer avec son estomac pour se décider sur le parti qu'il doit
prendre dans les dissensions civiles et qui se trouve forcé de com-
battre contre son opinion et ses principes. » Pendant de longues
années, de 1792 à 1802, il dut mener une vie errante, d'abord à
l'armée du duc de Bourbon, ensuite dans les troupes autrichiennes,
enfin à l'armée de Condé.
De Castres revint en France après le licenciement de cette armée.
Ne pouvant plus servir la royauté, il voulut servir la France. Il dut
se contenter d'un emploi modeste au ministère de la guerre, où il fut
attaché comme dessinateur; mais l'ancien officier du génie ne tarda
pas à se faire remarquer; en 181 1, il était colonel et aide de camp
du maréchal Davout. Ses campagnes furent nombreuses, et l'ancien
olTicier de l'armée de Condé retourna par deux fois à Vienne avec
Napoléon. A la chute de l'empire, il se trouvait à Hambourg avec
Davout. La Restauration le mit en non-activité; mais, deux ans plus
tard, il était employé à la démarcation des frontières du Nord.
Nommé maréchal de camp en 1823, il mourut à Rennes le 12 oc-
tobre i832.
Il écrivit ses Souvenirs au lendemain de la chute de l'empire,
comme le précise la date de 181 5, rattachée à un événement de
famille qu'il rapporte, et les revit en 1820, comme en témoigne une
note relative à l'un de ses anciens camarades qui se trouvait alors à
la Martinique.
FRANK PUAUX
J'ai eu une très bonne mémoire, je commence à la perdre :
c'est pour me rappeler les faits dont j'ai été témoin, ou que
je tiens de sources fidèles, que j'entreprends ces Souvenirs.
Et comme la mémoire des choses se rattache à celle des
temps et des lieux où Ton a vécu et des personnes que l'on a
SOUVENIRS DE BKIENNE
fréquentées, je vais parcourir successivement les difiérentes
époques de ma vie et me replacer, par la pensée, dans toutes
les situations où je me suis trouvé.
Ma famille était originaire d'Espagne ; ma mère m'a
assuré plus d'une fois que si j'avais eu la patience de par-
courir nos papiers de famille, j'y aurais vu que ce fut au
commencement du wii*^ siècle qu'un de mes ancêtres vint
s'établir en France, et qu'il était noble, et même d'une
ancienne famille. Quoi qu'il en soit, ses descendants, au
moment de ma naissance, se trouvaient partagés en deux
branches : mon père était devenu, par la mort de plusieurs
frères, le chef de la branche aînée qui possédait en Cham-
pagne, sur la frontière de Picardie, une petite terre, sur
laquelle il vivait avec un frère cadet et deux sœurs, et qui
valait environ douze cents livres de rente. La branche cadette
était beaucoup plus avantagée du côté de la fortune. Le cadet
avait été mousquetaire et l'aîné était alors officier supérieur
dans un régiment de cavalerie. Mon père avait fait la guerre
de Sept Ans comme lieutenant de milice et avait élé fait pri-
sonnier. A la paix, a^ant élé réformé comme capitaine, il
épousa, à Sainl^izier, Elisabeth Joly de la Motte Desaulnois,
qui lui apporta une dot de trois cents livres de rente, paya-
bles sur les revenus dune assez jolie terre nommée Lignon,
près Vitry, et qui valait au frère de ma mère dix mille livres
de rente.
Mon père emmena son épouse dans sa petite terre de
Vaux; il demeura d'abord quelque temps chez sa mère, qui
vivait encore avec son frère cadet et ses deux sœurs ; mais les
tracasseries, suite ordinaire d'une pareille situation, l'obligè-
rent bientôt à bâtir une petite maison à l'autre bout du vil-
lage et à s'y établir séparément.
Je fus le premier fruit de ce mariage et je naquis le
lo avril 1771. Quatre ans après, le i^"^ mars 1776, mon
père eut un second fils. Quelques jours après les couches de
ma mère, mon père fut obligé de faire un voyage à Vitry et
il y mourut, dans la maison de sa belle-mère. Sa veuve quitta
Vaux quelque temps après, et vint avec ses deux fils demeu-
rer a Lignon chez son frère, qui était le parrain du mien.
M. Desaulnois était dur par caractère ; il avait beaucoup de
LA REVUE DE PARIS
répugnance pour le mariage, mais il était dans l'habitude
d'aA'oir une servante maîtresse. Cette dernière avait eu soin
que l'harmonie ne durât pas longtemps entre ma mère et son
frère, qui eut pour elle de très mauvais procédés. L'attache-
ment que ma mère avait pour moi, et que je lui rendais,
quoique enfant, m'attira la haine de M, Desaulnois; il porta
toute sa tendresse à son filleul. Je fus témoin de plusieurs
scènes très vives entre mon oncle et sa sœur et j'en ai con-
servé le souvenir le plus vif. J'ai toujours eu depuis pour
M, Desaulnois une antipathie décidée que j'aurais eu beau-
coup de peine à déguiser quand je l'aurais revu, s'il ne fût
pas mort avant cette époque.
Quoique mon père ait joui de la plus mince fortune,
j'aurais pu cependant, dans des circonstances ordinaires, finir
par en avoir une très honnête. Je devais d'abord réunir celle
du frère et des sœurs de mon père; en second lieu. Castres
de Sevricourl mon parent, le même que j'ai dit être officier
supérieur de cavalerie, et qui devint plus tard major général
des carabiniers, n'était pas dans l'intention de se marier et
me destinait pour son héritier : il en avait fait plusieurs fois
la promesse à ma mère et k mon oncle le chevalier de Castres.
J'aurais eu ensuite une part de la succession de M. Desaul-
nois et enfin, quelques jours après ma naissance, un oncle, à
la mode de Bretagne, de ma mère, officier supérieur en
Autriche et possédant des terres en Hongrie, lui avait écrit
pour s'informer si elle était accouchée d'un garçon parce que,
dans ce cas, son intention était de le regarder comme son
héritier. Tqqtes ces belles espérances s'en allèrent en fumée.
Sevricourt mourut presque subitement sans avoir pu rien
faire en ma faveur, et quand il l'eût fait, ayant émigré à
l'époque de la Révolution, j'aurais perdu cette fortune, comme
j'ai perdu celle de mon père et ma part de la succession de
mon oncle de Castres et dune tante.
M. Desaulnois se ruinait avec ses servantes, de sorte que
ma mère, rentrée en grâce près de lui, fut obligée de l'en-
gager à se marier, puisque aussi bien il ne me fût rien resté.
Malheureusement la femme qu'il épousa s'entendait aussi peu
à l'économie que lui. Il fut obligé de vendre sa terre, qui lui
fut payée ensuite en assignats.
SOUVEMHS DE BUIENNE
Bientôt après il mourut, laissant une fille qui vit actuelle-
ment (i8i5) dans la misère, avec sa mère, à Lunéville. Enfin
la Révolution a interrompu toute correspondance entre ma
mère et son parent autrichien. N'étant pas informé de cette
circonstance, je n'ai pu le rechercher pendant mon émigration,
et quand j'ai été à Vienne avec l'armée française, en i8o5 et
1809, l'idée ne m'est pas venue de m'en informer : nous ne
savons plus ce qu'il est devenu.
J'étais ugé d'environ sept ans et demi quand un de mes
parents maternels, le comte Du Hamel, qui avait perdu son
fils et qui venait de marier ses deux filles, sachant combien
la fortune de ma mère était modique, et combien les désagré-
ments qu'elle éprouvait avec son frère nuisaient à mon éduca-
tion, lui écrivit de lui envoyer son fils aîné, dont il voulait se
charger jusqu'à ce qu'il l'eût mis en état d'entrer à l'École mili-
taire. Je quittai donc ma mère en 1778, et, depuis ce moment
jusqu'à mon retour de Hambourg, après le siège de 181 4 et
la rentrée du roi, je n'ai pas vécu avec elle la valeur d'un
mois. M. Du Hamel me mil en pension dans le village dont il
était seigneur, chez un ancien maître d'école retiré. Pendant
tout le temps que j'y suis resté, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de
neuf ans et quelques mois, je n'ai eu d'autre nourriture que
celle de ce villageois qui, tisserand de son métier, vivait du
travail de ses mains et du produit de la pension de sept ou
huit enfants de fermiers ou laboureurs des environs qui lui
étaient envoyés pendant l'hiver, entre la fin et le renouvelle-
ment des travaux de la campagne, et qui lui payaient six
francs et deux boisseaux de blé par mois pour être enseignés,
logés et nourris. Aussi ai-je contracté l'habitude d'une grande
sobriété qui ne me fait pas attacher un grand prix à la table
la plus délicate. Je n'ai, de ma vie, fait un pas dans la vue
de me procurer un dîner meilleur que celui de mon ordi-
naire. Le dimanche, j'allais dîner au château avec mon
parent.
Ce fut dans cette pension que j'appris à lire, à écrire, à
calculer. A l'âge de neuf ans, je faisais les quatre règles de
l'arithmétique, quelque complexes qu'elles fussent, aussi bien
que je les ai faites depuis ; mais c'était en moi une routine et
je ne me rendais raison de rien. Je déchiffrais aussi avec
G LA REVUE DE PARIS
beaucoup d'habileté les plus mauvaises écritures : mon maître
d'école avait plusieurs liasses de vieux titres, de vieux procès,
tous plus illisiblement écrits les uns que les autres ; il me les
avait fait déchilTrer tous, de sorte que, dans le courant de ma
vie, je n'ai rien rencontré que je n^aie pu lire. Plus tard, ayant
appris l'allemand, il m'est arrivé plusieurs fois de mieux
déchiffrer les plus vilaines écritures allemandes que les Alle-
mands mômes. J'eus beaucoup de peine à apprendre ù écrire,
et je me rappelle à ce sujet une anecdole qui, plus que tous
les mauvais traitements qu'il avait fait éprouver à ma mère
et à moi, me fit prendre M. Desaulnois en aversion.
Le comte Du llamel, voyant que je ne faisais aucun pro-
grès dans l'écriture, l'avait prié de m'écrire et de me gronder
fort de ma négligence. M. Desaulnois crut devoir accourir
lui-même et il déclara au papa Du Hamel, — car c'est ainsi que
ma mère, moi et presque toutes les dames et les jeunes gens
des environs l'appelaient, à cause de sa bonté, — qu'il allait
m'emmener à Lignon pendant quinze jours, et qu'il m'y trai-
terait de manière à me faire venir le talent de l'écriture. Il
m'emmena donc en croupe derrière lui, et me tint si bien
parole qu'avant ([ue les quinze jours fussent expirés, h force
de coups et de mauvais traitements, il m'avait donné la fièvre.
Heureusement que mon vieux maître de pension, qui m'aimait
comme son fils, ennuyé de ne pas me voir depuis dix ou
douze jours, fit trois lieues à pied pour me visiter. J'étais au
lit, malade, et je lui montrai les cicatrices et les croûtes que
les coups de fouet de M. Desaulnois m'avaient laissées sur les
cuisses. Le bonhomme, de retour à Saint-Remy, fit au comte
Du Hamel une telle peinture de ma position que, dès le len-
demain, il envoya une berline à quatre chevaux pour me
ramener. La fièvre me quitta dans la voiture ,ii une demi-lieue
de Lignon, et elle n'a jamais reparu.
Les deux seules choses dont je me rappelle, pendant mon
séjour de Saint-Remy, sont les deux réjouissances et les feux
de joie qui eurent lieu au sujet des naissances de madame la
duchesse d'Angoulême et du premier Dauphin.
Le comte Du Hamel ayant obtenu pour moi une place à
l'Ecole militaire, et fait toutes les démarches que la preuve
de noblesse à faire exigeaient, j'entrai à celle de Brienne, vers
SOUVENIRS DE BRIENXE
le milieu de l'année 1780^ Gomme on était à la fin des cours,
je fis peu de progrès jusqu'à la rentrée des vacances, mais
l'année suivante, je tombai sur un excellent professeur de
septième : comme j'avais beaucoup de mémoire et que j'ap-
prenais facilement, il s'attacha à moi et me fit faire des pro-
grès rapides dans le latin, en même temps que ma facilité à
calculer me mettait aux premiers rangs dans la classe d'arith-
métique. En sortant de septième, je me trouvai assez fort pour
entrer en cinquième où j'eus le même maître que l'année
précédente; de cinquième, je sautai encore une classe et passai
en troisième. Les deux premières années, j'avais eu tous les
prix de ma classe, mais cetle troisième, je n'eus que les acces-
sits, parce que je rencontrai un concurrent dans la personne
de Bourrienne qui, depuis son entrée à l'Ecole, était en pos-
session d'enlever les prix de toutes ses classes. Je me trouvai
encore avec lui en seconde et je jouai le même rôle, ayant
eu pendant toute l'année la seconde place dans les composi-
tions ^
A l'entrée des vacances, il y avait chaque année un examen
public; a celui de 1784, j'expliquai toutes les odes d'Horace
et le premier volume de Tite-Live. Je présentai encore l'arith-
métique, l'algèbre jusqu'aux équations du troisième degré, la
géométrie, la trigonométrie et les sections coniques, mais je
ne savais réellement bien de ces derniers que la parabole et
l'ellipse. J'exposai aussi quelques dessins de fortification et je
répondis sur les éléments de cet art; j'avais alors treize ans et
demi. Je me trouvai à l'Ecole de Brienne avec Bonaparte. On a
écrit tant de sottises et de mensonges sur les premières années
de cet homme extraordinaire que je crois devoir dire ici ce
que j'en sais. Il parlait à peine français en arrivant, et pour
cette raison on lui donna un maître particulier de français, le
Père Dupuis. qu'il plaça depuis à la Malmaison. On jugea que
c'était assez pour lui d'avoir une langue à apprendre, et qu'il
1. Les preuves de noblesse devaient être faites par devant d'Hozier de Serigny,
généalogiste et historiographe des ordres du Roi. Présenter, comme on disait,
quatre degrés du cûté du père, telle était la règle absolue, stricte, inviolable.
Ghuquet, la Jeunesse de Napoléon, p. 82.
2. Bourrienne, dans ses Mémoires, ne fait aucune allusion à cette rivalité scolaire,
et Villemarest qui les publia s'est même trompé sur le nom de De Castres, qu'il
appelle de Castries.
8 LA REVUE DE PARIS
fallait s'abstenir de lui faire suivre la classe de latin. Comme
ce n'était cependant que de cette manière qu'on apprenait
alors le français, il lui est resté toute sa vie quelque chose
d'étrange dans l'élocution et il n'a jamais su parfaitement
l'orthographe.
Bonaparte manquait de cette mémoire qu'ont les enfants
pour apprendre les leçons qu'on leur donne et qui, disposées
par demandes et réponses, doivent être récitées littéralement;
mais il retenait bien le sens de tout ce qu'il lisait et il s'était
habitué, encore enfant, à en faire des extraits, quoiqu'il lût
beaucoup, et particulièrement des livres d'histoire. Quand il
partit pour l'Ecole militaire de Paris, il emporta avec lui la
valeur de cinq à six mains de papier remplies d'extraits. Son
livre de prédilection était une histoire italienne de la Corse, où
le fameux Paoli était exalté comme un héros patriote, oii
les Français étaient très maltraités et les Anglais, au contraire,
loués comme des défenseurs. Aussi arriva-t-il plusieurs fois à
Bonaparte, encore enfant, de s'attirer des gourmades de la
part de ses camarades, pour avoir mal parlé des Français et
trop bien des Anglais. L'histoire particulière des grands
hommes lui était assez familière : je l'ai vu pendant quelque
temps, avec Bourrienne et quelques autres, montés sur des
tables, jouer des scènes extraites des histoires qu'ils avaient
lues. Les mathématiques furent la science oîj il réussit le mieux :
on ne peut nier qu'il n'eût un* jugement au-dessus de son
âge, mais la disparate sur ce point, entre lui et ses camarades,
était bien moins grande qu'on n'a voulu le dire. Du reste, ce
qui peut avoir induit en erreur ses condisciples quands ils se
sont rappelé ses premières années, c'est qu'ils n'ont pas fait
attention qu'étant entré à l'âge de onze ans à l'Ecole militaire, —
tandis que communément on y entrait entre neuf et dix ans, —
il s'est presque toujours trouvé dans les différentes classes de
deux ans plus âgé que les autres, ce qui, à cet âge, faisait une
différence énorme pour tout ce qui a besoin de jugement'.
Bonaparte enfant avait le teint très jaune ; ses camarades
l'attribuaient à une raison qu'il doit leur avoir donnée lui-même.
J. Bonaparte entra à Briennc le i5 mai 1779, et allait avoir dix ans, mais il
avait deux ans do plus que de Castres, de là sans doute l'erreur.
SOUVENIRS DE HIIIENNE Q
J'ignore de qui je la tiens, mais j'en sais l'anecdote depuis
Brienne. On prétend qu'étant à la mamelle au moment de la
guerre de Corse, sa nourrice fut obligée de se sauver avec lui
dans les montagnes et que, comme elle n'avait pas de lait ou
qu'elle n'en avait pas assez, elle avait emmené pour y suppléer
une chèvre qui vint à mourir, et qu'alors elle allaita quelque
temps l'enfant avec de l'huile ; reste à savoir si l'huile produit
cet effets On a dit aussi que Bonaparte, dans son enfance,
dédaignait les jeux de ses jeunes camarades et ne s'occupait
que de lecture. Cette circonstance n'est vraie que du moment
OTJ il arriva à l'École militaire de Paris, car à Brienne il jouait
beaucoup aux Barres et à un autre jeu de courses appelé le
Voleur, que je n'ai vu jouer nulle autre part, et enfin à un
troisième nommé La Chasse, dans lequel des chasseurs, suivis
d'enfants faisant les chiens, forçaient à la course le meilleur
coureur, représentant le cerf.
Il n'est pas étonnant qu'il ait cessé de faire l'enfant à l'Ecole
militaire de Paris : il avait alors quinze ans et quelques mois^
D'ailleurs peu communicatif, peu aimable, d'une figure peu
prévenante, toujours mal peigné et d'une assez mauvaise tour-
nure, ses camarades étaient plus enclins à se moquer de
lui qu'à l'associer à leurs jeux. D'ailleurs, ces jeux étaient plus
particulièrement des jeux d'adresse : la paume de toutes les
espèces, la corde, le cercle, le volant; or Bonaparte était
excessivement maladroit. On sait qu'il fut impossible de lui
apprendre à dessiner un œil ou à tracer un front de fortifica-
tion. Jamais il n'a su jeter une pierre ; enfin, quoique les jeunes
gens fussent tenus à se peigner eux-mêmes, — c'est-à-dire à faire
leur queue et deux boucles au-dessus de l'oreille, — on fut
obligé, tant qu'il resta à l'Ecole militaire, de faire une excep-
tion en sa faveur et de le faire coiffer par un perruquier. Il y a
donc lieu de croire que son amour-propre contribua autant à
l'éloignerdes jeux des autres élèves que sa propre inclination.
Tout ce que je viens de dire prouve assez combien est
fausse la prétendue prémaluration que le faussaire, auteur de
1. Est-il besoin de dire que Napoléon tenait de sa mère Letizia son teint presque
olivâtre.
2. Exactement quinze ans et deux mois.
lO LA REVUE DE PARIS
sa vie privée, lui prête. Les aventures qu'il suppose et ses
escapades à Brienne et à Paris non seulement sont controu-
vées, mais le régime intérieur des deux maisons les rendait
impossibles \. A Brienne, un élève ne pouvait sortir de la
maison sans être accompagné d'un des moines. On ne le
confiait, en dehors de la maison, qu'à ses parents quand ils
venaient le voir et, sous aucun prétexte, il ne pouvait dé-
coucher. A Paris, c'était encore pire : on ne voyait ses parents
qu'à la salle de visite, en présence d'un officier. Toutes les
lettres étaient ouvertes par un officier et lues avant que d'être
remises ; il en était de même de celles que les jeunes gens
écrivaient, en sorte que, pour en sortir, il aurait fallu esca-
lader des murs de dix pieds de haut ou forcer trois ou quatre
factionnaires; un élève ne pouvait découcher sans la permis-
sion du ministre. Enfin, la rigu.eur sur cet article était telle,
que le jeune marquis de Seran, depuis aide de camp du duc
d'Enghien, s'étant cassé la cuisse, et le chirurgien-major Gart,
de l'Ecole militaire, la lui ayant si mal remise qu'on fut obligé
de la lui casser une seconde fois,- il fallut une permission du
ministre pour que la marquise de Seran pût emmener son
fils chez elle et l'y faire traiter.
Quoi que ce soit un enfantillage, je me suis toujours rap-
pelé une anecdote qui servira à prouver la supériorité 'avec
laquelle Bonaparte nous traitait à Brienne. Nous étions
environ cent élèves ; ils étaient partagés en quatre pelotons,
ayant chacun trois élèves pour les commander, un treizième
commandait le tout. J'étais un de ces treize et Bonaparte
aussi ; Bourrienne était notre commandant en chef. Nous
avions une petite bibliothèque dans un appartement parti-
culier ; elle appartenait aux élèves. Le bibliothécaire éfait
nommé par les treize chefs ; il avait le soin d'inscrire le nom
de ceux qui prenaient des livres, de constater l'état du volume
quand il le prêtait et de faire payer les dégâts, quand il y en
avait. L'amende était fixée : tant pour un angle écorné, tant
pour un feuillet arraché, tant pour une tache, tant pour un
ouvrage perdu ou dépareillé; ses arrêts étaient sans appel : il
1. De Castres fait, sans doute, allusion aux livres d'un inconnu qui se faisait
appeler le baron de B. ou lé comte de Ch. d'Og. (Mémoires sur la vie de Bonaparte
cl l'Ecolier de Brienne.)
SOUVENIRS DE BIVIENNE II
fallait payer, sinon on perdait son droit à avoir des livres.
Les chefs, outre cela, passaient des inspections tous les malins.
Les enfants avaient huit ou dix sous par semaine pour leur
menu plaisir. Tous les défauts de toilette avaient une amende
de six deniers pour la bibliothèque : six deniers pour chaque
bouton qui manquait, pour un trou aux vêtements, pour des
mains ou un visage sales, des cheveux mal peignés, des
ongles trop longs.
Le bibliothécaire avait la garde de tous ces fonds, dans une
caisse dont le principal avait une clef et lui une autre, et il
en disposait pour l'augmentation et l'entretien de la biblio-
thèque. Mais ce qui surtout faisait convoiter cette place,
c'était le privilège de pouvoir être dans la bibliothèque à
toutes les heures de la récréation, et d'avoir ainsi, en quelque
sorte, un appartement à soi ; enfin c'était une charge, il y
avait maniement de deniers, une responsabilité, et par consé-
quent, de la considération. N'est-ce pas plus en grand ce qui
excite l'ambition de tous les hommes?
Le bibliothécaire étant venu à partir, je fus sollicité par un
de mes amis de lui faire avoir cette place. Il cabalait en sa
faveur; j'écrivis à quelques chefs pour obtenir leurs voix
pour mon ami. Ils me trahirent et firent porter mes billets à
Bonaparte, qui cabalait aussi de son côté pour un autre.
Cependant le conseil s'assembla. Suivant les lois, la nomina-
tion devait se faire au scrutin. Bonaparte prend la parole et
dit qu'il croit de son devoir de dénoncer au Conseil une
intrigue, qui avait pour but de faire nommer bibliothécaire
un individu incapable, sous tous les rapports, de remplir celte
charge importante. Le hasard le lui avait fait découvrir : il
avait trouvé les morceaux d'un papier déchiré ; la curiosité
l'avait porté à les réunir et il avait été fort surpris de trouver
l'invitation à un camarade de donner sa voix à cet individu
plutôt que d'agir selon sa conscience. Il dit qu'il ne connaissait
pas l'écriture du billet; que le morceau contenant la signa-
ture ne s'était pas trouvé avec les autres; qu'il aimait croire
qu'il n'était d'aucun des membres du Conseil, mais qu'il
était évident qu'il y avait cabale et que, pour la déjouer, il
proposait de nommer par acclamation quelqu'un qu'il dé-
signa. Bonaparte me fixait pendant sa harangue : elle me décon-
12 LA REVUE DE PARIS
cerla à ce point que je n'osai dire un seul mot. Tous ceux
que j'avais gagnés, voyant ma confusion et les sourires sur
les lèvres des autres, se rangèrent de leur bord, et le protégé
de Bonaparte fut nommé par acclamation. Cet individu était
Chassepot de Ghapelaine qui depuis, je crois, a été nommé
préfet ou sous-préfet dans le Midi.
. On a dit que le véritable nom de baptême de Bonaparte
était Nicolas, mais qu'il l'avait changé en celui de Napoléon,
comme plus dislingué et plus rare. Je ne puis nier précisé-
ment le fait, mais j'ai conservé l'impression que son nom de
baptême était inconnu dans le calendrier français et avait
quelque chose d'extraordinaire. Voici d'oii elle m'est venue.
Ma mère était venue me voir à Brienne ; on prononça devant
elle ce nom: «Eh! qu^est-ce que ce saint .^ s'écria-t-elle. C'est
sans doute, dit le principal du collège qui l'accompagnait,
quelque saint d'Italie » : il est donc évident que ce nom ne
pouvait être Nicolas.
Le chevalier de Reynaud, qui avait, en 1788, succédé h
M. de Keralio dans la place d'inspecteur des Écoles militaires,
me choisit dans son inspection de 1784 pour entrer à l'Ecole
militaire de Paris, avec quatre autres élèves : Bonaparte;
Montarby, actuellement colonel du régiment de la Marti-
nique (1820); Comminges, depuis receveur de l'octroi à Reims;
Laugier, qui a été tué en duel au corps de Condé. Nous par-
tîmes de Brienne, en deux voitures, le 17 octobre 1784 et
nous prîmes le coche d'eau à Nogent. Bonaparte débarqua la
première fois à Paris, au port Saint-Paul, le 21^ et le 22 nous
fûmes menés par les deux moines qui nous accompagnaient
à l'Ecole militaire*.
L'un des deux moines était le sous-principal Berlon et le
second le fameux Patrault, qui, depuis, a joué un sigrandrôle
dans les spoliations de l'Italie. Il était alors prêtre minime et
notre professeur de mathématiques. Grand, mince, sec,
presque décharné, le dos très voûté, décelant, par une toux
sèche et fréquente, une poitrine fatiguée, il semblait ne pas
devoir vivre encore quelques années. On l'a vu depuis marié,
I, I.es dates des i- et 2i octobre 178'! ont souvent élc contestées. Le récit de
de Casitcs, par sa précision, les confirme et les fixe déGiiitivement.
SOUVENIRS DE BlUENNE l3
père de plusieurs enfants, riche et bien portant. J'ai eu
depuis, sur la dissolution de ses mœurs quand il était notre
professeur, des détails dont j'aurai peut-être, dans la suite,
occasion de parler.
La première personne que nous vîmes à rÉcole militaire
fut le directeur des études, M. de Valfort. Il n'est aucun des
élèves qui l'ont connu qui n'ait conservé pour lui la plus
profonde considération. Singulier dans ses mœurs et ses
habitudes, austère par tempérament, sévère mais bon, probe
et doué de l'âme la plus honnête, il n'avait contre lui que de
n'avoir pas autant de connaissances qu'il en aurait fallu pour
remplir sa place avec distinction. Mais il sut, tant qu'il
l'occupa, maintenir la plus exacte discipline parmi les jeunes
gens et, ce qui était bien plus difficile, parmi les professeurs,
qui, en leur qualité de gens de lettres et accoutumés aux
idées libérales, sont volontiers enclins à l'insubordination.
Il est assez remarquable que, des six officiers qui étaient à
la tête de cette École, le directeur des études, un aide-major
faisant le service de major, quatre sous-aides-majors, il n'y
avait qu'un de ces derniers qui fût en état d'écrire quatre
lignes sans faire une faute d'orthographe. Ce que je dis, au
reste, est peut-être rigoureux pour monsieur de Valfort, mais
il est très exact pour les autres.
Comme je n'aurai plus occasion d'y revenir, je vais dire
ce que je sais sur cet homme singulier. Il était passé en
Amérique, je crois comme Mentor, avec M. de La Fayette.
A son retour en France, il avait été placé à l'Ecole militaire.
Il fut réformé avec elle; la pension, je crois de quatre mille
francs, qu'on lui avait accordée, n'ayant été que mal, ou
peut-être pas payée pendant la Révolution, il avait été réduit
à demander une place à l'Hôtel comme officier invalide. Il y
était encore en 1802 quand je revins en France. Il mangeait,
de temps en temps, dans quelques maisons du faubourg
Saint-Germain et, ce jour-là, on préparait pour lui une
soupe du double plus forte qu'à l'ordinaire.
Bonaparte, étant Premier Consul, apprit la position où se
trouvait l'ancien directeur de ses études, et il lui envoya le
maréchal Davout, qui sortait aussi de l'Ecole mihtaire, pour
lui demander ce qu'il désirait qui fût fait pour lui. Le ma-
l4 LA REVUE DE PARIS
réchal' le trouva dans une mauvaise chambre, au quatrième
étage, ayant pour tout meuble un mauvais grabat, une mau-
vaise table et quelques chaises dépareillées. 11 avait cependant
un domestique, qui venait le matin lui cirer ses boUes ou ses
souhers, et ranger ou nettoyer les objets que son maître lui
permettait de toucher, car il avait de très grandes singulari-
tés. Le reste du jour, son domestique, beaucoup mieux habillé
que lui. Taisait le Monsieur en ville, où il avait un logement.
Lorsque le maréchal Davout lui eut fait la commission du
Premier Consul, comme il le pressait de répondre, M. deA al-
fort le prit par le bras: « Mon ami, lui dit-il, en lui montrant
le soleil qui dardait en plein par la fenêtre sans rideaux, vous
voyez bien ce soleil, personne ne me le donne et ne peut me
l'ôter ».
Le maréchal lui lit remarquer que cette singularité cynique
avait pu faire fortune à Athènes, oiitout le monde la connais-
sait, mais qu'à Paris, où elle restait inconnue, elle ne menait
à rien, pas même de se taire moquer de soi. Il lui représenta
ensuite qu'il n'était pas de la dignité du chef du gouverne-
ment français, de souffrir que son ancien instituteur restât
dans une pareille situation. Les larmes vinrent aux yeux du
bon vieillard qui s'écria : « Eh bien? je ferai tout ce que
voudra le Premier Consul ».
Il fut donc convenu qu'il resterait à l'hôtel, mais qu'on lui
donnerait un appartement plus convenable, moins haut et
mieux meublé; qu'on lui apporterait à manger chez lui, et
qu'outre cela il aurait une pension. « Je n'en veux point,
s'écria-l-il encore, je ne veux pas être obligé d'aller faire le
pied de grue dans les bureaux pour me faire payer. — On
vous l'apportera tous les mois chez vous, » lui dit le maré-
chal. A cette condition il souscrivit h tout. Il mourut aux
Invalides, quelques années après.
Mon projet, en arrivant à l'Ecole militaire, celui de ma
famille, était que j'entrasse dans l'artillerie ; mais M. de Val-
fort prétendit que de cinq élèves d'une école comme celle de
Brienne, qui était réputée une des plus fortes pour les mathé-
I. De Castres fait ici une légère erreur. Davout, dotit il avait été l'aide de camp,
ne fut nommé maréchal que lors de la création de l'Empire, le 18 mai i8o'i. Sous
le Consulat, il était commandant en chef de la garde consulaire.
SOUVENIRS DE BRIENNE l5
matiques, il lui en fallait au moins deux pour la classe du
génie et il nous y colloqua, Laugier et moi. La famille de
Laugier s'opposa à cette vocation forcée et on le remit dans
la classe d'artillerie. J'écrivis à ma mère pour qu'elle voulût
bien demander la même chose. La vue des cinq volumes qu'il
fallait présenter pour être admis k l'examen du génie m'ef-
frayait, tandis qu'il n'en fallait qu'un pour être reçu élève, et
deux pour être reçu officier d'artillerie ^ Je visais à sortir de
l'École militaire le plus tôt possible. Je m'étais bien gardé de
donner ces raisons à ma mère, aussi écrivit-elle à l'Ecole
militaire pour que je passasse dans la classe d'artillerie. M. de
Valfort fit écrire à ma mère par le professeur de mathémati-
ques de la classe du génie et elle consentit enfin, à mon regret.
J'ai su, depuis, bien bon gré à M. de Valfort d'avoir ainsi en
quelque sorte forcé une inclination qui n'était, en fait, fondée
que sur la crainte du travail. Si je n'avais pas servi dans le
génie, je n'aurais pu me tirer du régiment autrichien dans
lequel je fus obligé de servir pendant l'émigration ; je n'aurais
pu me placer en France, à ma rentrée, dans le corps des
ingénieurs géographes ; enfin, je n'aurais pas eu pour amis
et pour protecteurs des officiers du corps du génie, à la
recommandation desquels je peux dire que je dois à peu près
tout ce qui m'est arrivé de bien depuis que je suis revenu
dans ma patrie.
Une cause à peu près semblable a influé sur la destinée de
Bonaparte: il s'était annoncé, en arrivant à l'Ecole militaire,
comme voulant eutrer dans la marine, « Depuis plusieurs
années, lui dit M. de Valfort, le concours est fermé parce que
le corps de la marine est encombré ; mais comme le cours est
à peu près le même que celui de la marine et se fait dans la
même classe, par les mêmes professeurs, si vous ne pouvez
obtenir de lettre d'examen pour la marine, vous en serez
quitte pour entrer dans l'artillerie ».
Le cas arriva effectivement, et Bonaparte fut reçu officier
d'artillerie en septembre 1785-. S'il y avait eu un examen
1 . Ces cinq volumes comprenaient le Cours de mathématiques à l'usage du corps
royal de l'artillerie.
2. Le i^r septembre 1785.
l6 LA REVUE DE PARIS
pour la marine, il y serait entré à cette époque et jamais i[
n'aurait été Napoléon.
L'année suivante (1785), je demandai des lettres d'examen
et j'aurais présenté les quatre premiers volumes du Bossut.
Mais je ne pus les obtenir, parce que je n'avais pas quinze ans ;
au fait j'aurais fait un mauvais examen, je n'étais pas assez
fort. En 1786 je fus examiné: je présentai les cinq volumes
et je fus classé le quatorzième parmi les refusés. En 1787 il
n'y eut pas d'examen; à celui de 1788 je fus le troisième
refusé : comme on avait reçu dix élèves j'avais gagné une
place: en 1789 et 1790 il n'y eut pas d'examen, mais en 1791
il y en eut un pour remplacer les olFiciers émigrés, et je fus
reçu le cinquième sur la liste qui se montait à vingt indi-
vidus ; mais j'empiète ici sur les événements.
A notre arrivée à l'École militaire, nos nouveaux camarades
se hâtèrent de nous raconter l'événement du jeune homme
qui, l'été précédent, avait voulu s'enlever dans le ballon de
Blanchard'. L'anecdote est connue, mais comme on l'a prêtée
k Bonaparte, je n'en parle ici que pour dire que le héros de
l'aventure fut un nommé Dupont, espèce d'écervelé, qui fut
placé immédiatement après dans le régiment de Touraine, oiî
il a fait bien des sottises. On m'a dit que, depuis la Révolu-
tion, il était devenu commissaire des guerres et qu'il a été
aussi posé et aussi froid que dans sa jeunesse il avait été
inquiet et turbulent.
L'École militaire de Paris était un établissement magni-
fique : on sait qu'elle fut bâtie des fonds des frères Paris
Duvernois, et que Louis XV l'avait originairement dotée des
revenus de la Loterie et de l'impôt sur les cartes à jouer.
Elle avait d'abord été conçue sur un plan plus vaste, et devait
comprendre une École d'application du génie, de l'artillerie
et de la marine.
Alors une grande partie du Ghamp-de-Mars aurait été
entourée de bâtiments et on aurait creusé un bassin capable
de recevoir un bâtiment de guerre, pour apprendre la manœu-
vre aux élèves. Il n'y a pas de doute que la dotation de
1. On disait que Bonaparte, l'épée à la main, avait voulu escalader la nacelle du
ballon.
SOUVENIRS DE BRIENNE
17
l'Ecole militaire lui eût permis d'exécuter ce projet gigan-
tesque car, en 1776, quand elle fut réformée par M. de Saint-
Germain, on trouva dans ses coffres dix millions d'épargne,
malgré les travaux considérables qu'elle avait fait exécuter et
les biens qu'elle avait achetés.
Lorsqu'en 1778 elle fut rétablie sur un pied bien plus
modeste, il lui fut alloué quatorze cent mille francs de reve-
nus, provenant des biens qu'elle avait achetés avant sa pre-
mière suppression. Sur ces fonds, elle devait payer la pen-
sion de six cents jeunes gens, répandus dans les douze écoles
mjlitaires qu'on avait créées en la supprimant, et qui furent
conservées quand on la rétablit, ce qui, à six cents francs par
tête, faisait une somme de trois cent soixante mille francs.
Elle payait encore une pension de deux cents francs à chacun
des jeunes gens qui étaient sortis de l'établissement et ser-
vaient dans les corps de l'armée, jusqu'au moment oii ils
étaient capitaines : cet objet se montait à quatre cent mille
francs. Il restait donc en caisse, pour le seul établissement de
Paris, plus de six cent mille francs par an. Aussi les appoin-
tements du gouverneur, de l'inspecteur, du directeur des
études, de cinq officiers majors, de cinq à six aumôniers, de
trois écuyers, de trente professeurs; l'entretien de cent cin-
quante domestiques, de trente à quarante palefreniers, de
quatre-vingts chevaux de manège, de quinze à vingt de voi-
tures; le supplément de solde dune compagnie de sous-offi-
ciers invalides et de tous les ouvriers et hommes de peine
n'en absorbaient-ils qu'une partie. Tous les ans, l'Ecole fai-
sait bâtir, terrasser les terrains environnants, cherchait enfin
à consommer les revenus, pour que l'envie de s'emparer de
ses épargnes ne portât pas une seconde fois le ministre à la
supprimer.
En 1788, on crut un instant à une guerre avec l'Autriche,
pour la navigation d'Anvers sur l'Escaut, et déjà les régi-
ments qui devaient marcher étaient désignés. L'Ecole mili-
taire fit mettre quatre cent mille francs de côté pour distri-
buer à ceux de ses anciens élèves qui seraient dans le cas de
marcher, comme gratification d'entrée en campagne, pour
faire leur équipage, et il avait été décidé que pareille somme
serait employée tous les ans, pendant la guerre, pour indem-
i«f Janvier igoS. a
LA REVUE DE PARIS
niser ceux qui les auraient perdus par les événements de la
campagne.
On a dit que l'éducation de l'Ecole militaire était trop
grande, trop splendide pour des jeunes gens sans fortune,
qui avaient été accoutumés a une vie plus simple et qui
devaient ensuite, dans le corps, et surtout en campagne, sup-
porter de grandes privations. L'expérience m'a prouvé le
contraire. J'ai vu partout les jeunes gens, de l'Ecole militaire
supporter aussi bien, j'oserai même dire mieux que les autres,
les fatigues et la misère de l'émigration, tandis que leurs
camarades restés en France se comportaient de même dans
les armées françaises, et je suis resté persuadé qu'une nour-
riture saine, abondante et succulente, fortifie les organes des
jeunes gens et leur donne une force qui leur fait supporter
ensuite, avec moins de danger, les plus fortes privations.
Les véritables vices de l'Ecole étaient d'abord une corrup-
tion de mœurs, presque inévitable dans les établissements oiî
le commerce avec le sexe est interdit, et qui nuisait beaucoup
plus à la santé des jeunes gens que s'ils avaient eu plus de
liberté. En second lieu, le défaut d'émulation : l'élève qui ne
voulait rien faire en avait toute la liberté ou ne travaillait
réellement que dans la classe du génie et de l'artillerie, parce
qu'on ne pouvait en sortir pour être placé qu'en répondant
convenablement aux examens annuels qui avaient lieu pour
l'admission dans ces corps. Les jeunes gens destinés à l'infan-
terie et à la cavalerie, sûrs que, quand ils seraient âgés de
dix-sept k dix-huit ans, ils seraient placés à leur tour, que
leur plus ou moins d'application n'y changerait rien, se né-
gligeaient presque tous, tandis qu'ils avaient bien travaillé
dans les écoles de province où ils avaient pour perspective
leur admission à celle de Paris, ce qui était un objet de grande
émulation.
Il est vrai que tous les ans on distribuait trois croix de
Saint-Lazare, mais on les obtenait sans concours public. L'ex-
périence que l'on avait, que les jeunes gens dont les parents
menaient le plus souvent aux assemblées du jeudi du gouver-
neur les obtenaient de préférence, la certitude où l'on était
que les professeurs étaient moins consultés sur le choix que
les officiers, presque tous ignorants, qui ne jugeaient du
SOUVENIRS DE BRIENM: 10
mérite des jeunes gens que par leur aptitude à faire ou a
commander l'exercice et par la sévérité avec laquelle ils
punissaient leurs camarades lorsqu'ils étaient élevés à l'em-
ploi de sous-officiers, toutes ces raisons, dis-je, tuaient l'ému-
lation qu'aurait donnée la distribution de ces trois croix si
elle s'était faite avec justice. Je puis certifier, que sur neuf
croix que j'ai vu donner pendant les trois ans que j'ai été à
l'Ecole militaire de Paris, il n'y en a eu que trois données
avec justice.
La compagnie de cadets gentilshommes, — c'est ainsi qu'on
appelait les élèves, — était commandée habituellement par un
sergent-major choisi au milieu d'eux ; elle était partagée en
quatre divisions, commandées par un sergent ou chef de divi-
sion, et chaque division en trois pelotons, commandés par un
chef et un aide, en tout vingt-neuf sous-officiers. Ces places
auraient dû être pour ceux du travail desquels on aurait été le
plus satisfait, mais comme c'était le conseil d'état-major,
composé des officiers, qui les donnait, et que le témoignage
des professeurs n'y servait de rien, elles n'étaient accordées
qu'à ceux qui faisaient le mieux l'exercice, qui avaient un
meilleur ton de commandement et, surtout, à ceux qui punis-
saient le plus sévèrement, à tort et à travers, les fautes les
plus légères de leurs camarades.
Il y a tels individus que j'ai méprisés, et que je mépriserai
toute ma vie, pour n'avoir pas craint de s'avancer et même
d'obtenir la croix par de telles voies, et d'avoir poussé les
choses au point de faire chasser de l'Ecole des jeunes gens
souvent très recommandables, et qu'on a vus plus tard avoir,
dans les corps oii ils étaient enfin parvenus à se placer, une
considération bien supérieure à celle des auteurs de leur
perte. J'ai vu le conseil des officiers renvoyer et perdre des
jeunes gens pour des fautes qu'on ne peut appeler que de
véritables polissonneries. C'était réellement inconcevable.
On a demandé avec ironie quels étaient les grands hommes
qu'a produits l'Ecole militaire qui justifiassent les frais de
l'éducation qu'ils avaient reçue aux dépens de l'Etat. La ma-
nière d'y répondre péremptoirement est, ce me semble, de
demander quel rôle auraient joué ces jeunes gens, si le gou-
vernement ne s'était pas chargé de leur éducation. Relégués
20 LA REVUE DE PARIS
dans le fond de leur village, où ils auraient appris à lire et à
écrire du maître d'école de l'endroit, ils n'auraient été propres
qu'à servir dans les emplois subalternes, tandis qu'on les a
vu rivaliser de talent, de mérite et d'instruction avec tous
ceux auxquels des parents plus fortunés avaient fait donner la
plus brillante éducation.
Les professeurs de l'Ecole militaire étaient, en général, des
gens du plus grand mérite : MM. Lepaule d'Agelet, Legendre,
Lacroix, Labbé, Beaujée, Domairon étaient du nombre. Si
l'instruction de leurs élèves n'a pas été poussée aussi loin
qu'elle pouvait l'être, j'en ai dit la raison : le défaut d'ému-
lation. Celte raison était donc indépendante de leur mérite et
de leur volonté. Par une bizarrerie fort extraordinaire, le
professeur de la classe du génie, qui aurait dû être un homme
du premier mérite, était au contraire un ignorant qui n'au-
rait pas été reçu s'il se fût présenté à l'examen avec ses élèves,
et cependant il est sorti de chez lui des sujets très forts. C'est
qu'il y avait, parmi les jeunes gens, une tradition plus ancienne
que lui, que l'on se transmettait les uns aux autres, et que
d'ailleurs l'élève qui est assuré que le maître lui lèvera la
difficulté qu'il rencontre s'occupe peu de la résoudre, tandis
que celui qui est privé de ce secours est obligé de travailler
de lui-même et de se former davantage.
Mais, de tous, le plus extraordinaire en son genre était,
sans contredit, le professeur d'histoire Léguillc. Doué de la
mémoire la plus heureuse, de l'élocution la plus facile, il
racontait l'histoire à ses élèves avec une gruce, une facilité,
je dirai même un charme, qui captivait souvent pendant une
heure et demie l'attention la plus soutenue de ses jeunes
élèves. Quelquefois, sans doute lorsqu'il n'avait jDas eu le
temps de préparer la leçon ordinaire, il comparait les circons-
tances d'alors avec celles qui avaient eu lieu à différentes
époques de notre histoire. Il nous indiquait les causes géné-
rales de la prospérité, de l'accroissement, de la décadence des
gouvernements et des empires. D'autres fois il nous donnait
des règles de conduite dans le monde, dans les circonstances
dilliciles de la vie, et, toujours, il nous intéressait vivement.
Nous touchions à cette époque au commencement de la Révo-
lution : les deux assemblées des notables avaient fait décider
SOUVEMRS DE BRIENNE 21
les Etats Généraux. Nous nous sommes plusieurs fois étonnés
par la suite, lorsque nous nous sommes rencontrés ensemble,
d'autres de ses élèves et moi, de la sagacité avec laquelle il
avait prévu les premiers événements de la Révolution.
Je me suis souvent rappelé l'impression qu'avait faite alors
sur moi une réflexion qu'il avait eu l'occasion de nous faire
plusieurs fois. C'est que, dans les désordres civils, il était ordi-
nairement avantageux pour le particulier qui visait la fortune
de s'attacher à quelques-uns des principaux chefs qui pre-
naient parti contre le roi, parce qu'il arrivait de deux choses
l'une : ou que ce chef avait le dessus, et alors il faisait sa paix
avec la Cour en stipulant de grands avantages pour lui et
pour tous ceux qui s'étaient attachés à son sort, ou bien il
était battu et, pour achever de le détruire, la Cour ne man-
quait pas de faire les conditions les plus avantageuses à ses
principaux partisans pour les détacher de lui.
Notre histoire, surtout à l'époque des guerres de religion,
de celle de la Ligue et de la Fronde, est pleine de ces
exemples. Je m'étais, en conséquence, bien promis, s'il sur-
venait quelque trouble de mon temps, de m'arranger en
conséquence. Cependant, quand l'occasion se présenta, je ne
me suis plus souvenu de cette résolution, et il est probable
même que je ne m'en souviendrai jamais, parce que je suis
bien persuadé qu'une pareille conduite peut mener à la for-
tune, mais rarement à la considération.
Malheureux le militaire qui, étant sans fortune, est obligé
de calculer avec son estomac pour se décider sur le parti qu'il
doit prendre dans les dissensions civiles et qui se trouve forcé
de combattre contre son opinion et ses principes *.
H.-A.-L. DE CASTRES
I. Le manuscrit s'arrête brusquement ici. Sera-t-il possible de retrouver un
jour la suite des Souvenirs d'H.-A.-L. de Castres? Qui sait si les quais de Paris ne
réservent pas celte surprise ?
F. p.
LE PASSÉ VIVANT
VII
Le comte Ceschini, à son arrivée à Paris, en 1875, était un
jeune homme de vingt-cinq ans, de haute taille, les épaules
larges, le visage régulier, la barbe noire et de beaux yeux. II
parlait le français avec aisance et pureté. Lorsqu'il s'animait,
il mêlait parfois à son langage quelques mots italiens qui lui
servaient à exprimer sa pensée avec plus d'exactitude et de
couleur. En même temps que les syllabes sonores de son
pays lui revenaient aux lèvres, ses gestes, d'ordinaire mesurés,
devenaient plus fréquents et plus vifs. Son visage aussi perdait
de sa froideur voulue, et sous ce gentilhomme correct et
réservé apparaissait le mime qui se cache en tout méridional,
mais dont cessait vite la verve brusquement réprimée.
Cette transformation passagère, qui n'était que l'effet d'une
âme ardente et passionnée, n'avait d'ailleurs jamais rien de
ridicule. Personne n'eût songé à sourire des fougues soudaines
du comte Ceschini. Qui donc est disposé à se moquer de
quelqu'un dont la visible force corporelle se joint à une
adresse notoire aux armes et qui, de plus, se recommande au
sérieux par un grand nom et par une grande fortune ? Aussi
le comte Ceschini fut-il bien accueilli par la meilleure société
de Paris.
I. Voir la Revue du ij décembre 190^.
LE PASSÉ VIVANT 23
Quoiqu'il possédât à Rome un fort beau palais, le comte
Ceschini n'était pas Romain. Sa famille était originaire de
Viterbe. C'est aux environs de celte petite ville farouche et
sombre qu'il était né, à la villa Ceschini, célèbre par ses jar-
dins, ses eaux, ses buis et ses magnifiques rouvres. Orphelin,
riche et libre de ses actions, il était venu à Paris. — comme
il le disait alors avec franchise en montrant ses dénis blan-
ches entre ses lèvres rouges, — pour s'y amuser. Aussi
s'amusait-il de son mieux. Il était d'ailleurs intelligent et
lettré, aimant les arts et particulièrement le théàlre. Ce fut
donc par une comédienne que commencèrent les amours
françaises du comte Ceschini. La jolie mademoiselle Alaret
accueillit l'hommage du jeune étranger. Le comte Ceschini
fut heureux.
Chez mademoiselle Alaret, le comte Ceschini rencontra le
comte de Franois. Les deux hommes se lièrent et M. de
Franois fut la cause involontaire de l'événement qui boule-
versa la vie du comte Ceschini. En effet, à un dîner chez
M. de Franois, le comte Ceschini fut présenté k la marquise
de Raumont.
Madame de Raumont était, à cette époque, dans tout l'éclat
de sa beauté. Blonde, altière et souriante, elle répondit d'un
signe de têle au salut du comte Ceschini. Il lui offrit le bras
pour la conduire a table. Ils se trouvèrent assis l'un à côté de
l'autre.
Huit jours après, le nom de la marquise de Raumont et du
comte Ceschini était sur toutes les bouches. Un soir, madame
de Raumont n'était pas rentrée au domicile conjugal. Par
une lettre, elle avertissait son mari qu'elle aimait le comte
Ceschini et que, ce soir même, elle se donnait à lui. Madame
de Raumont ne réclamait que sa liberté. Elle laissait son
argent aux mains de M. de Raumont, et se contentait d'une
modeste renie annuelle. M. de Raumont devait renoncer à
toute action judiciaire. Elle ne voulait pas que leur nom
traînât devant les tribunaux. N'élait-elle pas Raumont comme
lui? En cessant d'être époux, ne demeuraient-ils pas les cou-
sins qu'ils étaient avant leur mariage, et ne valait-il pas mieux
régler en famille celle péripétie intime.'^
M. de Raumont, dans le premier moment de sa fureur.
2^ LA REVUE DE PARIS
songea aux gendarmes, puis il sentit les inconvénients de ce
procédé. C'était un homme assez indiflerent et qui aimait ses
aises. A défaut de la femme, la fortune lui demeurait. Il était
disposé, en somme, à accepter les faits accomplis; mais que
dirait le monde ? Le comte Ceschini se prêta volontiers à la solu-
tion désirée. Avant que l'événement fût encore public, ils s'ali-
gnèrent sur le pré, aux environs de Paris. Le duel fut correct.
Les deux adversaires se battirent courageusement et raison-
nablement, comme des gens qui accomplissent une action
nécessaire. Ils furent tous deux convenablement blessés. Les
témoins, dont l'un était, pour le comte Ceschini, le comte de
Franois, rédigèrent le procès-verbal de la double blessure
qui semblait autoriser les combattants à garder en compen-
sation ce dont chacun des deux entendait bien ne se pas
dessaisir, — l'un la belle marquise, l'autre de quoi se consoler
de sa perte.
A peine rétabli, le comte Ceschini offrit à madame de Rau-
mont de fuir le bruit que ces événements avaient fait autour
d'eux. 11 voulait l'emmener, non pas à Rome, où leur situa-
tion eût été difficile, mais dans sa villa, près de Viterbe, où
ils vivraient solitaires et tranquilles en leur amour, au mur-
mure des cascades et des jets d'eau, dans l'odeur des buis et
des roses, dans le silence de la vieille demeure familiale.
Madame de Raumont refusa. Elle délestait les voyages et
tenait à ses habitudes. N'était-ce pas pour conserver son nom
de jeune fdle qu'elle avait épousé son cousin? Ce fut le même
sentiment qui, plus tard, quand la loi sur le divorce fut votée,
l'empêcha de demander le sien et de permettre que le comte
Ceschini obtînt à Rome l'annulation du mariage religieux.
Elle déclara donc à son amant qu'elle ne quitterait pas Paris
et que le changement arrivé dans sa vie lui suffisait. Et la
singulière personne qui venait de céder à un mouvement de
passion si brusque et si violent, qui avait poussé jusqu'au
scandale le droit d'une femme à choisir qui elle veut aimer,
n'aspirait qu^à s'établir régulièrement dans l'irrégularité
superbe de sa nouvelle position.
Ceschini consentit au désir de madame de Raumont. A part
lui. il était stupéfait de ce calme et do cette simplicité dans
l'aventure. Il imaginait que cet amour, commencé dans la
LE PASSE VIVANT
25
promptitude d'un coup de foudre et dans l'éclair des épées
croisées, aurait dû se continuer dans le roman et le mystère.
Aussi sa surprise fut-elle extrême quand il vit madame de
Raumont louer un petit appartement, boulevard Malesherbes,
en face du parc Monceau, et s'y installer, seule.
Une fois chez elle, madame de Raumont organisa sa nou-
velle existence avec une audace et une assurance admirables.
Elle ne manqua aucune occasion de se montrer en public
avec le comte Ceschini. Elle se faisait voir avec lui au Bois,
aux courses et au théâtre, indifférente aux regards et aux sou-
rires, et comme s'il n'y eût rien eu en sa conduite que de
naturel, de logique et de parfaitement raisonnable.
Durant les premières années de sa liaison avec le comte
Ceschini, madame de Raumont vécut assez isolée. Peu à peu
quelques-uns de ses amis et quelques-unes de ses amies qui
s'étaient éloignés d'elle vinrent frapper à sa porte. Elle les
accueillit comme si elle les avait vus la veille. Ils revinrent
plus nombreux et devinrent plus assidus. Elle les recevait
volontiers autour d'une tasse de thé. Le comte Ceschini
paraissait a ces réunions en visiteur respectueux et en sigis-
bée empressé. Ses façons étaient irréprochables. Il parlait
souvent de son goût pour Paris et de son dessein de s'y
fixer définitivement.
Il avait acheté un terrain en bordure du parc Monceau et
y faisait construire. L'hôtel du comte Ceschini reproduisait
fidèlement l'aspect d'un palais de Rome ou de Florence. Sur
la rue, il dressait sa façade austère. Par derrière, il s'ouvrait
sur les verdures du parc. Le comte Ceschini le meubla à
l'italienne. 11 fit venir les plus beaux meubles et les plus
beaux tableaux de sa villa de Yiterbe. Le vestibule était pavé
d'une superbe mosaïque antique découverte au xvn^ siècle, à
Subiaco, par le cardinal Ceschini, et qui représentait les sai-
sons. Les murs du grand salon étaient ornés de tapisseries
qui avaient pour sujet les travaux d'Hercule. Sur l'une d'elles
on voyait le héros soulager Atlas du poids du monde, et en
soutenir de son épaule la boule tissée de laine et de fil d'or.
Il y avait aussi, à côté du salon, un délicieux boudoir tout
en glaces, peintes de fleurs.
Ce fut dans ce boudoir que se tint d'ordinaire madame de
26 LA REVUE DE PARIS
Raumont, car, lorsque le comte Ceschini habita l'hôtel enfin
terminé, elle prit l'habitude d'y venir passer l'après-midi.
Comme à ses amis qui la demandaient boulevard Malesherbes
on répondait qu'ils trouveraient sûrement madame la mar-
quise chez M. le comte Ceschini, ils se décidèrent vite à l'y
rejoindre. Quoi de plus simple que madame de Raumont
rendît visite à un adorateur si fervent et si respectueux, qui,
depuis plusieurs années déjà, donnait l'exemple de la passion
la plus constante et la plus exclusive ?
Peu à peu madame de Raumont s'accoutuma à déjeuner
chez le comte Ceschini. Bientôt elle y dîna également chaque
jour. Le comte pria, l'une après l'autre, les personnes de la
société de madame de Uaumonl à goûter, comme elle le faisait
elle-même, de sa cuisine. Le cuisinier du comte Ceschini
était remarquable. Le bruit s'en répandit, et bientôt l'hôtel
du parc Monceau fut considéré comme une des meilleures
tables de Paris. Le petit boudoir de glaces devint trop étroit
pour tous ceux qui désiraient présenter leurs hommages à
madame de Raumont. Elle avait l'art de recevoir. M. de
Raumont, son mari, disait, en plaisantant, que ce qu'il
regrettait le plus était de ne pouvoir être admis au moins
comme « cousin » aux dîners que présidait sa femme chez le
comte Ceschini.
A onze heures, tout le monde se retirait, au moment où
l'on annonçait la voiture de madame de Raumont, qui chaque
soir la ramenait à son appartement du boulevard Males-
herbes. Chaque soir aussi, sur le minuit, le comte Ceschini
s'y introduisait en bonne fortune, tandis que le concierge
montait derrière lui éteindre le gaz. Et cet humble strata-
gème entretenait, k défaut de mieux, chez l'amoureux roma-
nesque qu'était le comte Ceschini, l'illusion de l'intrigue et
du mystère.
Une conduite si réglée et si décente fit de la liaison de la
marquise de Raumont et du comte Ceschini quelque chose
d'établi et d'accepté, surtout quand le temps se fut chargé de
prouver ce qu'elle avait de solide et de respectable. Elle était
admise, consentie, officielle. On reconnaissait même à cette
longue fidélité libre un caractère de dignité que n'ont pas les
infidélités légitimes de beaucoup de ménages. Elle leur valut
LE PASSE VIVANT 2J
d'être entourés d'une estime très particulière, et ce iut ainsi
qu'ils vécurent durant vingt-cinq ans : la barbe noire du
comte Cescliini avait grisonné et les blonds cheveux de la
marquise de Raumont avaient presque blanchi, car ils étaient
tous deux du même âge. Elle portait le sien ouvertement,
sans chercher à se rajeunir, confiante en sa beauté dont le
pouvoir, pendant un quart de siècle, avait fait oublier à son
amant tout ce qui n'était pas elle.
En ellet, du jour oii le comte Geschini avait rencontré les
yeux de madame de Raumont, il n'avait plus regardé une
femme. De ce qu'il avait été auparavant, il ne restait plus
rien en lui. Il avait même désappris la langue et les façons
de son pays, et cependant madame de Raumont était jalouse,
au fond d'elle-même, de cette Italie, de cette rivale mysté-
rieuse dont le souvenir survivait en la pensée de son amant.
Trop orgueilleuse pour rien avouer de ce sentiment, elle
avait toujours été sourdement hostile à tout ce qui rattachait
le comte à la terre ennemie. Il l'avait senti. Aussi évitait-il
de recevoir à Paris aucun de ses compatriotes. Il avait relâché
peu à peu les liens de famille et d'amitié qui eussent pu l'at-
tirer là-bas. Son amour lui rendait faciles ces ruptures loin-'
taines. Mais il conservait toujours une affection silencieuse
pour sa patrie. Avec l'âge, même, cette amitié cachée s'était
comme réveillée et quelquefois, en traversant son salon pour
aller rejoindre madame de Raumont dans le boudoir aux
glaces peintes, devant la grande tapisserie où Hercule, sur
son épaule, soutenait la boule de laine et d'or du monde,
il revoyait le bassin rond de sa villa de Yiterbe où ce même
Hercule en bronze, parmi les jets d'eau, levait dans le ciel le
globe de métal.
Aussi avait-il été fort surpris et touché jusqu'aux larmes
quand madame de Raumont lui avait conseillé, pour le bal
qu'ils voulaient donner, que le costume italien fût exigé de
tous ceux qui y prendraient part. Chacun serait libre de le
choisir dans l'époque qui lui conviendrait le mieux, mais
pendant toute une nuit l'Italie envahirait l'hôtel du parc
Monceau avec ses modes de tous les temps, et madame de Rau-
mont elle-même se conformerait à la règle imposée par sa
fantaisie inattendue.
28
LA KEVLK DE PAHIS
VIII
Sur leurs socles de porphyre, dans le vestibule de Ihôlel
Geschini, les bustes antiques, de leurs yeux de marbre, regar-
daient les arrivants. Maurice de Jonceuse. Lauvereau et
Jean de Franois s'arrêtèrent un instant au pied de l'escalier.
De marche en marche, un cardinal y laissait traîner la
queue de son manteau rouge et un pécheur napolitain les
mailles de son fdet tanné. Derrière eux, montaient une
Golombine et un Pantalon. On entendait une rumeur sourde
faite de voix et de musique. En haut, accoudés à la rampe,
des hommes et des femmes se penchaient, habillés d'étoffes
éclatantes ou claires. Une fraise tuyautée au cou, le petit
bonnet rayé au front, la cape au torse, le rire élargissant sa
face joviale et ironique, ce Scapin n'était autre que le
peintre Genvron, qui interpellait Lauvereau et dont les paroles
se perdirent dans le tumulte de la porte ouverte à deux bat-
tants par deux valets de pied en costumes de sbires. Les
noms lancés à pleine voix dans l'air brûlant et lumineux de
la salle de bal volaient droit au comte Geschini, debout k l'en-
trée pour recevoir les invités.
Le comte Geschini était superbe. La lumière sculptait ses
traits solides. De son épaule, retenus par une agrafe de
métal, tombaient les plis amples de la toge romaine, blanche
et bordée de pourpre. Sa main se tendait pour l'accueil au
bout d'un bras musculeux. Les lacets des sandales se croi-
saient sur ses jambes nues,
Tandis que Maurice de Jonceuse et Lauvereau le saluaient,
Jean de Franois admirait, de loin, madame de Raumont.
Vêtue de longues tuniques superposées, elle ressemblait
à une statue vivante. De grandes boucles d'oreilles ou-
vragées caressaient ses joues. Ses cheveux presque blancs se
relevaient sur son front en une coilTure compliquée et bizarre.
— Ils sont magnifiques, — disait Jonceuse à Lauvereau
pendant que Jean de Franois causait avec le comte Geschini.
LE PASSE VIVANT 20
Sous le plafond doré, soutenu par des colonnes de marbres
divers, contre les murs tendus des tapisseries herculéennes,
une foule compacte et bigarrée se pressait dans une confusion
mouvante. Béatrice et Laure y voisinaient avec Monna Lisa
et Fiammetta. Des condottieri en armure coudoyaient des bri-
gands calabrais au chapeau pointu ; des pilTerari des Abruzzes
s'écartaient devant des pâtres de la Romagne. Un doge de
Venise montrait son bonnet à corne pareil à une conque ma-
rine. Des cardinaux plaisantaient avec des moines. Il y
avait des courtisanes et des contadines, des dames de la
cour des Médicis et [des paysannes. Un Othello à face
charbonnée rajustait son turban mauresque. Deux Julietles
s'observaient avec jalousie. Des carabiniers heurtaient des
arlequins. Des tableaux célèbres semblaient avoir envoyé là
leurs personnages. Les uns sortaient des Noces de Cana de
Veronèse, les autres du Printemps de Botticelli. Dante s'en-
tretenait avec un garibaldien à chemise rouge. Un homme
en habit surbrodé, avec un jabot de dentelle d'or, des bagues
k tous les doigts et, sur la tête, un chapeau empanaché, arrêta
Jean de Franois , qui venait de quitter le comte Geschini
et rejoignait Maurice de Jonceuse et Lauvereau.
— Comment! vous ne me reconnaissez pas, mon cher
Franois?... car c'est bien vous, malgré vos moustaches
coupées !
M. de Maurebois, par allusion aux goûts de sa femme,
avait adopté le costume de Cagliostro. Sa bonne figure suait
sous son panache de magicien. Il avait chaud,
— Ma femme est là, tenez, en tireuse de cartes.
Et il entraîna Jean de Franois vers madame de Maurebois.
Très fardée en son accoutrement aux oripeaux bizarres, ornés
de sequins et de cornes en corail, elle était encore charmante
malgré ses quarante ans passés. Assise sur une banquette,
auprès d'un jeune homme habillé en pâtre et qui semblait
timide et gêné sous sa peau de mouton, elle accueillit Jean
avec gaieté.
— Les cartes m'avaient dit que je vous verrais ce soir...
Comme ce costume vous rajeunit 1 Comme vous êtes bien
sans vos moustaches! Ah! Jean, Jean!... Mais pourquoi n'êtes-
vous pas venu dîner, l'autre jour.^*... A propos, je déménage :
3o LA REVUE DE PARIS
rue Darcet, aux BatignoUes, un petit hôtel délicieux. Il est
hanté, mon cherl C'était mon ambition d'habiter une maison
hantée, et justement, celle-là, on y entend des bruits, toutes
les nuits... Personne ne voulait louer... Une merveille, un
bijou, des fenêtres qui s'ouvrent toutes seules, des portes qui
claquent... Nous nous y installerons le i5 avril. Oh î voir un
fantôme 1
Et madame de Maurebois, d'un œil attendri, regardait
alternativement Jean de Franois et le jeune pâtre assis à son
côté et dont les yeux ne quittaient pas l'échancrure de son
corsage.
— Mais je ne vous ai pas présentés. Monsieur Léon
Gorambert... le vicomte de Franois.
M. Léon Gorambert, debout, ramenait avec embarras sa
peau de mouton sur son épaule. 11 avait à peine vingt ans,
et une figure douce. 11 balbutia :
— Oh I je connais bien monsieur... Nous allons être voi-
sins de campagne.
Il ajouta :
— C'est mon père qui a fait bâtir près de Valnancé... Vous
savez, celte affreuse chose moderne.
Et il rougit jusqu'aux oreilles.
— . . .Tandis que Valnancé , c'est si beau ! ... et j'aime tant ces
vieilles demeures d'autrefois ! . . . Papa est furieux quand je lui
dis ça.
Madame de Maurebois considérait son pâtre avec délices,
puis elle s'adressa des yeux h Jean de Franois comme pour
obtenir son assentiment à cette nouvelle passion qui faisait
battre son cœur trop tendre sous son corsage à sequins et à
coraux.
Séparé de Maurice de Jonceuse, dont le bonnet de pourpre
s'éloignait dans un remous de têtes, Lauvereau se faisait
place avec peine au milieu des groupes. Çà et là, il recon-
jaaissait un visage. Pressé, heurté, il cherchait à gagner une
porte. Le bal était dans son plein. La chaleur était étouffante.
M. Braux, le collectionneur, lui sourit, sous une grosse per-
ruque poudrée. Un Polichinelle l'appela par son nom. Lau-
vereau s'effaça contre le mur devant le sculpteur Bordolle en
LE PASSÉ VIVANT 3l
Michel-Ange. La pointe de la grande barbe géniale lui effleura
la joue. Il se recula. Derrière lui, une draperie céda. Son
talon rencontra la marche d'un étroit escalier qui conduisait
à une loggia en face de celle des musiciens. Une fois là-haut,
il s'accouda à la balustrade.
Tout d'abord, il s'amusa à suivre des yeux la toge blanche
bordée de pourpre du comte Ceschini. Lauvereau admirait
ses gestes nobles ; mais que d'autres n'avaient point cette
allure et cette aisance I Les têtes ne semblaient pas appartenir
aux corps et les corps ne convenaient pas aux vêtements.
Le mouvement seul et la confusion rendaient le spectacle
supportable.
ce Qu'ils s'arrêtent un instant, tous ces gens, — pensait-il, —
et on aura devant eux l'impression sinistre que l'on éprouve
dans un cabinet de cire. Ces costumes du passé ne sont
beaux et vivants que pendus à un clou ou tenus à la main.
Seulement alors ils évoquent quelque chose. Sur le manne-
quin même ils ont encore une sorte de vie mystérieuse,
mais, sur le dos de nos contemporains, ils sont piteux et
lamentables. Ceschini et la marquise, eux, pourtant, sont assez
bien en leur accoutrement à la romaine... Tiens, voilà le
comte qui parle à Jean. Il est étonnant, celui-là, par exemple,
en son habit vénitien... Mais cette dame, là-bas, en ange de
Botticelli! diable!... A première vue, tout cela fait une cer-
taine illusion, puis cracl... Si j'allais au buffet me mettre
un peu de Champagne dans l'estomac et d'ivresse dans
l'œil?... Ah! je ne suis pas gai, ces temps-ci... Jonceuse
non plus... Au fond, il est très embêté d'avoir quitté Yera.
Quant à Jean, c'est ce soir qu'il doit rencontrer son Amé-
ricaine. . . Pauvre garçon I . . . D'ailleurs, c'est une idée admirable
de ce vieux fou de Ceschini d'avoir organisé une entrevue à
un bal masqué. Je trouve même cela une invention philo-
sophique et la meilleure critique qu'on puisse faire de ce
genre d'union. L'entrevue en travesti est une trouvaille... Du
reste, ne se marie-t-on point toujours déguisé l'un à l'autre?
Est-ce qu'on se connaît quand on s'épouse? Ceschini est dans
le vrai... Ah! il a sur le mariage des notions singulières, ce
personnage qui fête par une mascarade ses noces d'argent
illégitimes et qui invite cinq cents personnes à cette céré-
82 LA REVUE DE PARIS
monie bizarre... Au fait, ce doit être la Raumont qui aura
voulu se montrer en public à côlé de l'homme dont elle
célèbre, ce soir, l'asservissement définitif. Voilà qui eût
amusé Balzac ! Je vois ça dans un de ses romans. Il y a tout
de même quelques jolies femmes. Cetle grande-là... Mais je
n'ai pas aperçu la petite SalTry... Ma foi, j'ai soif!... »
Lourdement, Lauvcreau descendait la spirale obscure de
l'escalier quand il dérangea quelqu'un assis sur l'une des mar-
ches et qui se leva péniblement.
— Comment, Unterwald, c'était vous le condottiere? je
croyais que vous ne donniez phis que dans le xviii^ siècle?
M. Unterwald poussa un soupir.
— Ah ! mon cher, quelle idée j'ai eue là ! J'étouffe dans
celle armure : je n'en puis plus; c'est d'un poids!... Mais
elle est authentique, vous savez.
Et M. Unterwald caressait fièrement le corselet d'acier
bruni qui lui meurtrissait le dos et les épaules. Il soupira de
nouveau.
— Avcz-vous vu, Lauvereau, mademoiselle de Saffry? Elle
est délicieuse... C'est Ceschini qui lui a fait venir son costume...
Elle a l'air d'un personnage de Longhi. Il y en a un autre,
un homme. Ah ! s'ils étaient en peinture, ils feraient rude-
ment bien, tous les deu.x;, dans ma collection... Décidément,
Lauvereau, vous avez raison : le xvin*^ c'est la seule époque...
Oh I celte armure ! . . .
Et M. Unterwald soupira encore une fois profondément.
— Allons boire, — dit Lauvereau en prenant le bras cuirassé
du condottiere; — cela vous donnera des forces.
Au buffet, on s'écarta devant ce spectre de fer. Lauvereau
en profila pour s'approcher. Le verre qu'on lui tendit était
un verre de Venise irisé dont le cristal, semblait pétiller avec
le vin versé... Au fond de la salle, au-dessus des pyramides
de fruits et des édifices de pâtisseries, un tableau de l'école
du Titien montrait sur un lit de pourpre un corps allongé
de Vénus nue. Lauvereau buvait. Sur un autre lit, il ima-
ginait un autre corps qu'il connaissait bien. La nudité peinte
lui en évoquait une autre moins majestueuse. Au lieu de
la face placide et hautaine de la déesse, un visage ardent
et voluptueux le regardait en souriant... Et, en reposant son
LE PASSÉ VIVANT 33
verre, sa grosse main tremblait de désir et de regret. Brus-
quement, il s'éloigna. Unterwald continuait à avaler force
sandwiclies.
« Où peut être Jean?... Ah 1 c'est vrai, miss Watson !... »
Et Lauvereau rentra dans la galerie lumineuse, toute
vibrante de voix, de mouvements, de couleurs cl de musiques.
Jean de Francis laissa passer devant lui le comte Ceschini.
La laine souple de la toge blanche lui frôla la main. Ils
étaient dans le boudoir de glaces peintes où se tenait d'ordi-
naire madame de Raumont. La porte par oii il communiquait
avec le salon avait été fermée, on y arrivait par la biblio-
thèque .
— Je vais vous présenter k une charmante jeune fille, une
Américaine, miss Watson. Elle est un peu fatiguée et a voulu
venir se reposer ici. Miss Watson, voici le vicomte de Fra-
nois, le fils d'un de mes vieux amis ; il vous tiendra compa-
gnie. Moi, il faut que je retourne là-bas.
Du geste, il montrait la porte derrière laquelle on enten-
dait, assourdies, la musique et la rumeur du bal.
— Je reviendrai tout à l'heure pour vous mener souper...
A bientôt I
La stature romaine du comte s'éloignait au fond de la biblio-
thèque. Miss Watson et Jean de Franois s'observèrent, un
instant, en silence.
Elle portait le costume que l'on voit au portrait de femme
de Piero délia Francesca qui est à Milan. Elle était assise
sur un grand canapé de lampas, les genoux joints, le buste
droit, un peu renversée au dossier; sa gorge apparaissait sous
les lacis de perles du corsage. Les bras levés, elle arrangeait à
sa nuque une mèche défaite de sa coiffure compliquée et gra-
cieuse. La tête inclinée légèrement vers l'épaule, elle consi-
dérait Jean de Franois debout devant elle.
— Alors, vous êtes le monsieur qui veut m'épouser et qui
a un très beau château ?
A l'impertinence du ton, du regard et de l'attitude, Jean
de Franois devint blême comme le masque de carton qu'il
tenait à la main et qui craqua entre ses doigts avec un bruit
sec. Il fit un pas en arrière.
i*"" Janvier igoS 3
34 LA. REVUE DE PARIS
— Je ne suis pas à vendre, mademoiselle, et mon château
n'est pas k marier.
Un éclat de rire frais, malicieux et jeune, passa à travers
la colère stupéfaite du jeune homme. Miss Watson riait. Le
rire donnait à son visage quelque chose de gai, de tendre et
d'enfantin. Puis, subitement, elle redevint sérieuse, ne con-
servant de son rire qu'un sourire des yeux et de la bouche.
Et Jean de Franois, interdit, écoutait ce que lui disait miss
Watson, avec son singulier accent étranger. Sa voix, tour à
tour brusque et douce, se mêlait au bruit de la musique qu'on
entendait derrière la porte fermée.
— Ohl monsieur de Franois, il ne faut pas vous fâcher.
Oui, j'ai eu tort avec vous... Vous me plaisez beaucoup et votre
réponse à moi était très bonne : le château qui n'est pas à
marier!... Vous ne m'en voulez pas, cher monsieur de Fra-
nois? Non?... Et puis vous avez un très joli costume. J'aime
tant la vieille Venise!...
— Mais, mademoiselle, mademoiselle...
Miss Watson reprit :
— Cette Venise, c'est une chère petite ville... J'y ai sé-
journé tout un automne, cher monsieur de Franois... Il y a
deux ans que je suis en Europe... Gomment trouvez-vous mon
français?... Oui, n'est-ce pas que c'est une chère petite ville?
On n'y rencontre plus des masques, comme autrefois, mais
ce sont les palais qui paraissent déguisés. Il y en a de toutes
les couleurs, des jaunes, des roses, des gris, des rouges, des
verts. Ils ont des parures en dentelles de marbre et leurs
pieds trempent dans l'eau. Quand on passe devant eux en gon-
dole, ils ont l'air de danser... Tenez, asseyez-vous près de
moi, j'ai à vous parler.
Elle se recula sur le canapé pour faire place h Jean de
Franois.
— Vous êtes mécontent. Il ne faut pas... Parlons encore
de Venise... Il y a un comte vénitien qui voulait m'épouser.
Il était très pauvre. Il habitait une petite chambre, mais ses
aïeux avaient été doges. Avec mon argent, il aurait racheté un
très beau palazzo où il y a des fresques de Tiepolo et qui
porte le même nom que lui. Vous savez, on a beaucoup voulu
m'épouser et beaucoup voulu me marier. J'ai vu de très drôles
LE PASSÉ VIVANT 35
de gens, cher monsieur de Francis. Ils me faisaient la cour et
demandaient ma main, mais ils ne s'occupaient guère de ma
figure. Ils ne pensaient qu'à mon argent, cher monsieur de Fra-
ncis, car j'ai beaucoup d'argent.
Sa respiration soulevait sur sa poitrine les lacis de perles
à travers lesquels apparaissait sa gorge fraîche et jeune.
Elle continua :
— Ils pensaient à mes dollars. Alors, je leur disais des
choses méchantes, très méchantes, qui auraient dû les rendre
furieux. Eh bien, il n'y en a pas un qui s'est fâché. Ils sou-
riaient et faisaient semblant de ne pas comprendre. Ils étaient
très doux, très dociles, à cause de l'argent. Ils ne répondaient
pas, et c'étaient de très méchantes choses que je leur disais à
eux... Tandis que vous, parce que je me suis un peu moquée,
vous avez cassé votre masque et vous êtes devenu tout blanc...
C'est pour cela que vous me plaisez beaucoup, et je veux tout
vous dire, à vous. Mais asseyez-vous là d'abord, et puis vous
saurez!,.. C'est très joli, ce bal du vieux comte, et je ne
croyais pas m'y amuser beaucoup...
Le rire mit un éclair de malice en ses yeux et reparut sur
son visage, dont Jean de Franois, sur le canapé, admirait
maintenant le profd net, pur et hardi.
— Il me semble que je vous connais très bien, cher mon-
sieur de Fr&nois. On vous a dit, n'est-ce pas : « Il faut
épouser miss Watson. » Alors vous avez dit : (( Voyons tou-
jours miss Watson. » Et le comte vous a présenté à moi.
Il désirait beaucoup être agréable à votre père, mais je sais
bien que vous, vous ne teniez pas à m'épouser. Je vois dans
vos yeux que non. C'est pourquoi je suis très contente de
causer avec vous, maintenant que c'est fini.
Elle s'installa commodément sur le canapé.
— Mon père, à moi aussi, veut que je me marie. Oh! c'est
un très bon papa I II a gagné beaucoup, beaucoup de dollars,
pour ma sœur Bessie et pour moi. Ma sœur, elle, elle est
mariée avec un homme qui fait beaucoup d'argent. Moi, je
suis venue en Europe avec ma tante Mary... Elle est en bas
dans la voiture, la pauvre aunt Mary. Elle n'a jamais voulu
se déguiser... Alors, depuis deux ans, je vais où je veux. J'ai
été en Italie, en Allemagne, aussi en Angleterre. Papa espère
36 LA REVUE DE PARIS
que je lui rapporterai un mari, puisque ceux de là-bas ne me
plaisent pas. J'ai promis de chercher. Je me laisse présenter
toutes sortes de prétendants. Je lui en écris les noms. Je lui
en fais les portraits... et il attend toujours mon petit fiancé.
Elle haussa les épaules. Sa bouche rouge se fronça en une
moue souriante.
— Vous pensez bien, cher monsieur de Franois, que je
m'en retournerai toute seule avec aiint Mary... Seulement,
j'aurai fait ce que désirait mon père et il faudra qu'il m'obéisse.
à son tour, quand je lui dirai en descendant du paquebot :
a Cher papa, j'aime John Ilarper, et je veux être sa femme. »
Il sera d'abord très en colère, puis il consentira, et John Har-
persera mon mari, le cher garçon I... Mais vous ne pouvez pas
comprendre, parce que vous ne connaissez pas John Harper!
Le visage de miss A\ atson prit une singulière expression
de tendresse et de rêverie,
— Oh ! il est très laid, John I II est petit. Il est employé
dans les affaires de mon père. Il travaille beaucoup, beau-
coup... Il est toute la journée devant un bureau. Il porte tou-
jours un veston gris et une cravate noire. Toute la semaine,
il est là, et, le dimanche, il fume un cigare et lit Shakespeare.
Je l'aime et je crois qu'il m'aime. Oh I il ne m'en a rien dit.
Il est très pauvre, mais il cherche quelque chose, et, s'il le
trouve, il deviendra riche. Il faut qu'il trouve, et il m'a écrit
qu'il a presque trouvé. Il doit être très triste parce que je ne
suis pas là, mais il cherche mieux. Moi, cela m'est bien égal
qu'il n'ait rien! mais papal,,. Sans cela, je lui aurais dit
tout de suite : « Je vous aime, John Harper, » Oh I comme il
aurait rougi! parce qu'il est très timide,.. Il a un ongle écrasé
à un doigt de la main gauche, mais c'est avec lui que je veux
vivre parce que je crois qu'il sera heureux d'avoir une femme
à lui,..
Et miss Watson rougit de tout son visage, jusqu'à la
racine de ses cheveux blonds. Elle s'était levée du canapé,
— Et maintenant, cher monsieur de Franois, voulez-vous
me conduire jusqu'à ma voiture? 11 est tard et la pauvre aunt
Mary doit être fatiguée... Mais que va dire le bon comte
Ceschini?... Oh! il a à Rome un très beau vieux palais...
J'aime beaucoup aussi cette ville-là, mais pas tant que la
LE PASSÉ VIVANT 3'J
chère Venise, avec ses maisons qui dansent... A Rome aussi
elles sont costumées, les maisons, mais elles sont habillées
d'étoffes communes; elles n'ont pas l'air de princesses, elles
ressemblent à des moines et à des mendiants...
Et le rire clair de miss Watson- retentit dans la biblio-
thèque, qu'elle traversait appuyée familièrement et amicale-
ment au bras de Jean de Francis.
Comme Lauvereau rentrait dans la salle de bal, le Polichi-
nelle qui, tout à l'heure, l'avait, dans la foule, appelé par
son nom l'aborda avec une gambade et une grimace. C'était
M. de Gercy, déformé par la double bosse de son person-
nage.
— Mon cher, avez-vous vu Braux.^... Est-il assez ridicule
avec sa perruque poudrée 1 . . .
Et M. de Gercy exposait à Lauvereau ses griefs ordinaires
contre son rival; il aurait continué toute la nuit si Maurice
de Jonceuse n'eût interrompu les confidences de l'amateur
en tirant brusquement Lauvereau par la manche.
— Dis donc, Charles, est-ce que tu connais mademoiselle
de Saffry ?
Lauvereau fit signe que oui.
— Eh bien, présente-moi...
Et, comme Lauvereau semblait étonné de cette demande
soudaine, Maurice de Jonceuse ajouta :
— Eh bien, quoi? Je ne connais presque personne ici, tu
sais bien : je ne vais pas dans le monde... C'est le petit
Corambert qui me l'a montrée. Elle est délicieuse. Viens :
elle est là-bas.
Mademoiselle de Saffry s'entretenait avec M. Unterwald. Le
condottiere contemplait la jeune fille, saisi d'admiration. Cette
vue l'avait guéri de la courbature que lui causait sa cuirasse.
Le costume que portait mademoiselle de Saffry avait appar-
tenu à une comtesse Aldramin dont le portrait par Longhi
est au musée Correr. Le comte Ceschini l'avait fait acheter
pour elle à Venise. Unterwald s'extasiait justement, car ma-
demoiselle de Saffry était charmante en ces atours du vieux
temps auxquels sa jeunesse rendait une vie momentanée. Ses
cheveux, relevés sur son front, étaient poudrés. Un ruban
38 LA REVUE DE PARIS
noir cerclait son cou ; sa robe était d'une étoffe de soie argen-
tée, toute brodée de roses, de roses en boutons, de roses
épanouies, de roses effeuillées. Lauvereau joignit ses éloges à
ceux d^Unterwald.
— Puis-je vous présenter, mademoiselle, mon ami Maurice
de Jonceuse ?
Jonceuse s'inclina silencieusement. Mademoiselle de Saffry
lui souriait. Soudain, elle baissa les yeux : le regard de M. de
Jonceuse exprimait un désir si brusque, si visible, qu'elle en
sentit l'intensité comme une brûlure à sa peau.
— Le souper est prêt, mesdames, messieurs ! — criait
joyeusement le comte Ceschini, en passant auprès du groupe
formé par Lauvereau, Jonceuse, Unterwald et mademoiselle
de Saffry.
— Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous con-
duire ?
Mademoiselle de Saffry hésitait à accepter le bras que lui
offrait Maurice de Jonceuse.
— Mais, monsieur!... — protesta Unterwald.
Avant qu'il eût achevé sa phrase, Maurice de Jonceuse lui
tournait le dos, emmenant mademoiselle de Saffry. Dans sa
hâte, il avait coudoyé l'armure d'acier bruni :
— Ah mais! ah mais!... — grommelait le condottiere,
furieux.
Mademoiselle de Saffry entendit derrière elle la plainte du
pauvre M. Unterwald, alourdi dans sa cuirasse, les doigts
écartés en ses gantelets, tandis que Maurice de Jonceuse lui
disait de sa voix forte et nette ;
— J'ai l'honneur, mademoiselle, de rencontrer quelquefois
votre père chez M. Corambert, notre ami commun...
Mademoiselle de Saffry fut sur le point de dégager son
bras. Maurice de Jonceuse devina celte révolte instinctive de
la jeune fdle. Elle le vit pâlir sous la pourpre ardente de
son bonnet florentin. Il y avait dans ce visage d'homme
quelque chose de violent et de volontaire qui en même temps
l'offensait et la flattait. Ils se regardèrent et, baissant la tête,
elle mit son pied chaussé de toile d'argent sur la première
marche de l'escalier. En descendant, ils croisèrent Jean de
Franois, qui remontait. Maurice ne l'aperçut point, et made-
LE PASSÉ VIVANT 30
moiselle de Saffry remarqua à peine ce jeune homme qui
portait comme elle le costume de Venise.
Les invités se hâtaient vers la salle oii l'on devait souper
et qui se trouvait au rez-de-chaussée. M. Braux et M. de
Gercy, inséparables, malgré leurs chamailleries continuelles,
fraternisaient, bras dessus, bras dessous. Le garibaldien con-
duisait le Printemps de Botticelli. Pêle-mêle se hâtaient les
Colombines et les cardinaux, les pêcheurs napolitains et les
brigands calabrais, les courtisanes, les dogaresses et les piffe-
rari. Michel-Ange et Scapin escortaient Shylock. Dante rajus-
tait à ses épaules son camail rouge, et Béatrice le suivait au
bras de l'échanson des Noces de Cana. Tout cela, dans la
lumière vive, s'écoulait de marche en marche, comme une
cascade colorée et joyeuse.
Dans le salon presque vide, Jean de Franois aperçut Lau-
vereau qui consolait Unterwald. Mademoiselle de Saffry lui avait
promis de souper avec lui. Lauvereau, tout en calmant le
condottiere, était étonné de la façon dont Maurice de Jonceuse
s'était emparé presque brutalement, à leur nez, de mademoi-
selle de Saffry qu'il ne connaissait pas tout à l'heure. Quelle
mouche subite lavait piqué? Unterwald se lamentait.
— Ecoutez, mon cher, au lieu de geindre, vous feriez mieux
d'aller vous coucher... Je ferai de même. J'ai les jambes rom-
pues, et toi, Jean?
— Ah ! moi, j'en ai assez; rentrons, si tu veux.
Le parquet, désert, miroitait sous les lumières. Les pas
ferrés d'Unterwald retentirent. Quelqu'un marchait derrière
eux. M. [de Maurebois, en Gagliostro, avec ses breloques e
son panache, appelait Jean de Franois.
— Vous n'avez pas vu ma femme ? Je la cherche depuis
une demi-heure...
Jean de Franois ne put le renseigner, et M. de Maurebois
les précéda sur les marches de l'escalier, qu' Unterwald des-
cendait avec précaution, de crainte de glisser sur ses solerets.
Dans le vestibule, les bustes de marbre s'érigeaient sur leurs
socles en gaine. La mosaïque du cardinal Geschini étalait ses
personnages allégoriques et ses guirlandes de fleurs et de
fruits. Au dehors, la nuit était douce et presque tiède.
4o LA REVUE DE PARIS
— Si nous revenions à pied, dis donc, Jean? Nous sommes
très convenables pour une nuit de mi-carême.
— Volontiers ! Je vais avertir le chauffeur de Maurice.
— Adieu I... Moi, je prends une voilure... Mais vous con-
viendrez, Lauvereau, que mademoiselle de Saflry en a usé
bien cavalièrement.
Et UnterAvald serra la main de Lauvereau et salua Jean de
Franois.
En chemin, Jean dit à Lauvereau :
— Avec qui donc était Maurice tout à l'heure ?
— Avec mademoiselle de Saflry.
Jean n'ajouta rien. A la Madeleine, comme ils tournaient
rue Royale, Lauvereau jeta son cigare et dit à Jean :
— Eh bien, et miss Watson?...
Jean de Franois ne répondit pas.
— Ton père sera furieux. Enfin, c'est ton affaire!...
Et il alluma un second cigare.
A la place de la Concorde, ils se séparèrent. La place était
déserte. Quelques fiacres passaient. Les fontaines de bronze
étaient silencieuses. Les sirènes tenaient par les ouïes leurs
poissons luisants. Les personnages drapés, assis dos à dos
sous la vasque, continuaient leur gesle immobile. Le lieu
était noble et vaste. Lauvereau pensa à Rome qu'il verrait
bientôt. Il était décidé à partir. Il revit la toge romaine du
comte Ceschini... Il partirait... Sa grosse cravate le gênait: il
en desserra le nœud. Elle lui fit penser au costume qu'il
portait... Stendhal 1... Une phrase des Promenades dans Rome
lui revint à l'esprit, où Beyle dit que la rue qui, k Paris,
donne le mieux l'idée du Corso est la rue Saint-Florentin.
Il suivait maintenant le quai, lentement. Les horloges de la
gare d'Orsay marquaient trois heures du matin. Lauvereau son-
gea aux débris de l'ancienne Cour des comptes. Paris avait eu
là sa ruine pittoresque. Ces hauts murs, calcinés magnifique-
ment, auraient pu aussi bien être des restes de thermes, de basi-
lique ou de temple, quelque édifice du Forum ou du Palatin.
Il était arrivé devant sa porte. Il hésita un instant, puis,
remontant la rue de Seine jusqu'au boulevard Saint-Germain,
il se dirigea vers le carrefour de l'Odéon. A droite, la rue de
LE PASSÉ VIVANT ^I
Condé s'enfonçait dans la solitude nocturne. Le trottoir étroit
longeait des murs sombres. Au numéro 2/4, se dressait une
vieille maison. Ses grandes fenêtres mornes étaient fermées.
Sous le toit, on avait surélevé l'ancienne bâtisse d'un étage
un peu en retrait. Lauvereau, la tête en arrière, regardait. Il
resta là, assez longtemps, à considérer la façade muette :
c'était là-haut qu'habitait Janine, chez sa mère, la coutu-
rière. Janine!... Que faisait-elle à cette heure? et lui que
faisait-il, le nez en l'air, à se morfondre et à s'enrhumer,
en costume de mi-carême, devant un pauvre immeuble de la
rue de Condé, tandis qu'il n'avait qu'un mot à dire, — qu'il
ne dirait pas?... Brusquement, il pivota sur ses talons et
rentra chez lui...
De son lit, Lauvereau imaginait madame de Raumont et le
comte Ceschini, debout en face l'un de l'autre, dans la salle
de bal maintenant vide, sous les lustres étincelants, devant
les grandes tapisseries herculéennes. Elle avait dû poser sa
main fine et forte sur l'épaule puissante où l'agrafe de métal
retenait les plis de la toge. Cette soirée n'avait-elle pas été,
en quelque sorte, l'apothéose de vingt-cinq ans de constance
et de passion? Ne donnaient -ils pas tous deux, en leur double
costume à l'antique, l'idée d'une double médaille frappée en
commémoration de leur amour? Durant ces longues années,
Ceschini avait appartenu corps et âme à sa maîtresse. Il lui
avait sacrifié sa force et ses pensées, tout ce que le hasard
offre à un homme d'occasions, d'événements et d'aventures.
Cet instinct de changement et de nouveauté que chacun porte
dans son cœur et dans sa chair n'avait abouti, chez Ceschini,
qu'au fidèle recommencement du même désir. Il pouvait bieii,
en paroles, célébrer les exploits innombrables d'un Casanova
et les libertés d'une existence sans frein, il n'en était pas
moins un exemple de l'esclavage sensuel et sentimental oii
une femme peut réduire un homme. Comme l'Hercule qui,
dans le grand panneau de tapisserie, filait une laine d'or aux
pieds de la Lycienne, Ceschini avait trouvé son Omphale, et
Omphale maintenant avait les cheveux gris.
Lauvereau ferma les yeux. Au lieu du visage pâle et beau
de la hautaine madame de Raumont, un autre visage se des-
/i2 LA REVUE DE PARIS
sinait dans sa mémoire. La bouche rouge souriait dans une
face voluptueuse, sous le reflet ardent des cheveux roux. Lau-
vereau eut un mouvement de colère. Il aurait voulu que cette
chcivelure fût blanchie, que cette bouche eût perdu sa fraîcheur
pourprée. Il se serait voulu lui-même vieux et fini... Alors la
jeunesse de cette Janine ne lui échaufferait pas le sang, et son
image ne lui apparaîtrait pas comme aujourd'hui. Il la verrait
sur le fond de cendre du souvenir et non dans la lueur de feu
du désir qui le brûlait, en ce lit où il avait senti auprès du
sien la tiédeur nue de son corps.
IX
Le domestique introduisit Lauvereau dans la bibliothèque»
Les livres s'étageaient jusqu'au plafond k compartiments
sculptés oii des médaillons de faïence bleue et blanche, à
la manière des Délia Robbia, montraient les attributs des
Arts et des Sciences. Par les fenêtres, on apercevait le parc
Monceau. A [travers les arbres dépouillés, le petit lac lui-
sait. Le lierre grimpait aux chapiteaux de la colonnade. Lau-
vereau, en attendant le comte Ceschini, continuait à regarder
par la vitre ce coin de jardin qui a l'air d'un paysage d'Italie
peint par Hubert Robert, quand le bruit d'un pas le fit se
retourner.
Madame de Raumont s'avançait vers lui. Elle venait du
bout de la vaste pièce, vêtue d'une robe sombre; ses cheveux
blanchissants se relevaient sur son front d'un pli harmonieux.
Elle tendit la main à Lauvereau et lui demanda s'il s'était
amusé au bal. Lauvereau loua le pittoresque des costumes.
Madame de Raumont l'interrompit :
— Tant mieux, monsieur!... Le comte aussi aime ces ori-
peaux d'autrefois... Tenez le voici... Adieu, monsieur.
Et madame de Raumont, lente et superbe, s'éloigna d'un
pas encore jeune.
Le comte Ceschini avait fait asseoir Lauvereau auprès de
lui, sur un vaste canapé de lampas rouge au dossier duquel
LE PASSÉ VIVANT 43
se voyaient, sous le chapeau et les houppes de bois doré, les
armoiries du cardinal Geschini.
— Vous parliez du bal avec madame de Raumont... Oui,
il était assez réussi..., mais cela manquait un peu de... com-
ment dire?... de casanovisme... Oui, il aurait fallu de l'in-
trigue, de l'ivresse, de la folie, du diable au corps! Il
aurait fallu des rires, des apostrophes, des lazzi, du vacarme,
des cris de femmes, un bruit de cristal brisé et de soie
déchirée, des mains hardies, des bouches audacieuses, tout ce
qui n'est plus de notre temps . . . Les deux seules personnes qui
ont profité de leur soirée, je ne vous les nommerai pasl...
Oui, ici même, sur ce canapé, sous les houppes et le chapeau
du cardinal, pendant qu'on allait souper, ils s'embrassaient
de si bon cœur! Je les ai sarpris, mais chut !
Et le comte Geschini se mit à rire, égayé de ce souvenir ga-
lant, pendant qu'involontairement Lauvereau pensait k madame
de Maurebois, que son mari ne parvenait pas k retrouver
et qui pouvait assez bien être, avec le jeune Gorambert, le
couple amoureux auquel le comte Geschini faisait allusion.
— Vous avez raison, monsieur, et nous ne reverrons pas
des mascarades comme celle où. Gasanova parut k Milan,
menant un quadrille de gueux dont les costumes étaient
composés des plus riches étoffes déchirées et rapiécées k plai-
sir... Mais, k propos de notre aventurier, je suis venu prendre
congé de vous...
Lauvereau comptait suivre, les Mémoires k la main, l'iti-
néraire de Gasanova, et visiter ainsi Naples, Rome, Venise et
les autres villes casanoviennes. Il partait, dans quelques jours,
pour l'Italie. Il espérait en rapporter ce livre dont il avait
parlé au comte Geschini.
Gelui-ci rinterrompit :
— Votre idée est admirable. Oui, il faut réhabiliter Gasa-
nova. On le traite de hâbleur et de menteur. Moi, je suis
certain qu'il disait la vérité... Et quel homme I II faisait des
vers. Il dansait la farlane k merveille... Et courageux I .. . Les
Plombs, hein?... Et inventif, et généreux!... Il y a de tout
dans sa vie, de l'escroquerie et de la bonté, de la délicatesse
et du cynisme, de la débauche et de l'amour... Eh bien, oui,
pardieu, il aimait les femmes 1
44 LA REVUB DE PARIS
El toute la figure du comte Geschini prit une expression
d'indulgence, de respect et d'envie.
— Il aimait les femmes I — répéta Lauvereau sur un ton
de compassion, de regret et de mélancolie.
Tous deux se regardèrent.
Et, l'un après l'autre, ils nommaient les maîtresses du Don
Juan vénitien, celles de sa jeunesse et de son âge mûr, celles
d'un jour ou d'une année, les belles ou les laides, les cham-
brières et les filles, les courtisanes et les demoiselles, les
dames et les comédiennes. Toutes leur revenaient k la mé-
moire, et chacune leur apportait son souvenir, obscène ou
brûlant. C'était, la première, cette Lucie de Paséan, si fraîche
et si douce, qu'il retrouve vingt ans après déchue et misé-
rable, dans un bouge d'Amsterdam, et Bettine, et Nanette et
Marlon, qui le recevaient dans leur chambre, et la belle
Grecque du Fort-Saint- André, et l'autre belle Grecque du
Lazaret, et Lucrezia la Romaine et sa sœur Angélique, qu'il
réunit dans un même amour, et Cécile et Marine, les petites
sœurs du castrat Bellino, qui devint la charmante Thérèse,
et la madame F..., de Corfou, dont il mêlait des cheveux
coupés au sucre de bonbons, et la courtisane Mellula, et
Christine la fermière, et celle qu'il surnomme la Dévergondée,
et Henriette, la jolie Française, qu'il devina femme sous son
travesti et avec laquelle il vécut à Parme en se faisant appeler
M. de Farusi avant d'être le chevalier de Seingalt... Si c'est à
Mantoue qu'il avait eu la Dévergondée, c'est à Ferrare qu'il
avait eu la Catinella. Paris lui avait fourni la Saint-Hilaire et
Mimi, la fille de madame Quinton, ainsi que ces demoiselles
O'Morphy, dont l'une fut sa maîtresse et l'autre la maîtresse
de Louis XV. De Paris, le hasard le ramenait à Venise et aux
étonnantes aventures de la belle C... C... et delà belle M... M...
L'intrigue commencée avec l'une dans un jardin de la Zuecca
la conduisait à ce couvent de Murano d'où l'autre s'échap-
pait en secret pour rejoindre M, de Bcrnis, l'ambassadeur de
France, dans le galant casino où il la partageait amicalement
avec ce rival infatigable...
Et ce n'était pas tout encore. D'autres noms se pressaient
sur leurs lèvres.
Et Tonine, qui clait servante, et Barberine, et la malade
LE PASSÉ VIVANT 45
aux pâles couleurs, des Fondamenta Nuova, et, après sa fuite
des Plombs, mademoiselle de la Meure, et mademoiselle
X...-C... V...., et madame Baret, l'aimable marchande de
modes, qu'il recevait dans son logis de la « Petite-Pologne »,
et les ouvrières de sa manufacture de toiles peintes, et les Pa-
doanes à Amsterdam, et la femme du bourgmestre à Cologne,
et la Toscani, et les filles de Zurich, et l'infâme boiteuse de
Soleure qui, par un stratagème nocturne, avait pris la place
de madame de X..., et l'adroite Dubois, si voluptueuse et si
raisonnal)le, et la petite Sara, et la comtesse Zeroli, et la
juive Lia, et la fille de l'incestueux Desarmoises, et la fatale
Renaud...
Et le comte Ceschini, levé du grand canapé rouge,
passait et repassait devant Lauvereau, ajoutait un détail,
une circonstance, le teint allumé, le geste ample, en sa car-
rure de beau mâle, sous l'épaisse toison de sa chevelure
grisonnante. .
De sa voix forte, il énumérait encore la Bassi, et la Stras-
bourgeoise, et l'actrice Raton, et Mi mi d'Aché, et Hedwige
et Hélène, les Genevoises, et la comtesse espagnole de Milan,
et Zénobie, et Irène, et la marquise Q..., et l'Astrodi et la
Lepi, qui élait bossue, et Rosalie la Marseillaise, et Véronique
de Gênes, et la Corlicelli à Florence, et Léonilda à Naples,
et Clémentine, et Marceline, qui était la maîtresse de son frère
l'abbé, et la terrible Charpillon, qui l'avait fait douter de lui-
même, et la Valville, et Maton, et la Castelbajac, et Zaïre la
Moscovite, sans oublier Sarah, Victorine, Augùsla, Hippolyta
et Gabrielle, les cinq filles de la Hanovrienne!
Lauvereau l'examinait pendant qu'il parlait. Lui aussi, ce
Ceschini, aurait été fait peut-être pour la libre existence des
aventuriers et des séducteurs de femmes. Il en avait l'instinct
violent, le corps robuste. Ses mains velues et délicates étaient
faites pour saisir et pour toucher. Elles eussent manié les
caries et palpé les gorges. Ses narines semblaient respirer
celte odeur féminine évoquée par tant de noms dont chacun
suggérait une brève image de volupté ou de luxure. Pour-
quoi donc n'avait-il pas couru le monde à la recherche du
plaisir, au gré de son caprice et de sa fantaisie ? Il avait été
jeune, riche, indépendant! Oui, mais il avait rencontré ma-
46 LA REVUE DE PARIS
dame de Raumont, et son élan avait été brisé net parce qu'elle
lui avait paru la nécessaire, l'indispensable, l'essentielle, celle
qui fait la destinée de toute une vie.
Et Lauvereau revoyait la personne hautaine qui, tout à
l'heure, avait traversé la bibliothèque silencieuse de son pas
lent, en sa démarche sûre et orgueilleuse. Pour cette femme,
Ceschini avait renoncé à toutes les femmes. Elle l'avait asservi et
elle le possédait tout entier. Certes l'éternel désir de l'homme
pour toute la chair qu'il voit, ou devine, grondait bien sour-
dement en lui, mais cette rumeur de l'instinct était sans
effet. Maintenant qu'avec la vieillesse approchait le sentiment
de l'irréparable, cet appel pouvait devenir plus lort et plus
pressant ; mais ce ne serait là qu'un vain soubresaut de son
esclavage: le comte Ceschini, jusqu'au bout, subirait le joug
de sa passion unique. Il avait beau rêver aux excès d'un Casa-
nova, le pauvre comte Ceschini, dénombrer ce troupeau des
maîtresses, respirer ce fort parfum de débauche et de priapée
qui s'exhalait des pages ardentes et lascives des Mémoires, les
chemins de l'aventure lui étaient fermés à jamais, comme
cette Italie dont il contemplait par les fenêtres de son hôtel,
ainsi qu'un souvenir inoffensif et lointain, l'imitation minus-
cule en cette colonnade du parc Monceau mirant dans une
eau morte ses chapiteaux effrités.
Le comte Ceschini était venu se rasseoir à côté de Lauve-
reau sur le canapé.
— Oui, je crois, cher monsieur Lauvereau, que vous avez
eu une idée excellente et que vous rapporterez de là-bas un
livre très intéressant.
Il prononça ce mot de « là-bas » sur un ton particulier. Il
reprit :
— Et puis, je ne suis pas fâché que vous visitiez mon pays.
Vous me raconterez vos impressions, à votre retour. Vous
irez à Rome, naturellement... Ahl Romel...
Il parlait maintenant presque à voix basse, la main au dos-
sier du meuble, caressant l'écusson aux armes cardinalices. Il
évoquait la ville jaune, aux sept collines, sa campagne soli-
taire, les aqueducs, les tombeaux, les pins, les champs semés
d'asphodèles où jadis il forçait le renard au galop de son
cheval. C'était là qu'il avait vécu autrefois, et à Viterbe.
LE PASSÉ VIVANT 47
— 11 faudra, monsieur Lauvereau, que vous alliez à ma
villa de Viterbe. Elle est un peu dégarnie ; j'en ai fait venir
beaucoup de choses quand je me suis installé ici : les tapisse-
ries du salon, par exemple, et les glaces peintes du boudoir...
Mais vous verrez les jardins et les eaux, et je serai très heu-
reux de serrer la main a quelqu'un qui se sera promené dans
mes vieilles allées bordées de buis... Ahl vous ferez un beau
voyage, cher monsieur Lauvereau I Amusez- vous... Les
femmes de chez nous sont belles...
Il s'était tu et semblait hésiter. Tout à coup il se décida :
— J'ai encore une faveur à vous demander... Oui, voilà! Je
voudrais, à votre retour, que vous vous arrêtiez à Passi-
gnano... Oui, à Passignano. C'est une petite ville entre Milan
et Alexandrie. Elle n'a rien de curieux I Mais, près de l'église,
il y a un cloître. Quand j'étais jeune, il y poussait un rosier.
Je voudrais savoir s'il existe encore... Oui, Passignano, retenez
bien ce nom... Allons, adieu, cher monsieur Lauvereau, et que
l'ombre de Casanova vous conduise 1
La voix du comte Ceschini, qui avait tremblé légèrement
en prononçant le nom de Passignano, s'était raffermie. Sa
haute taille se redressa, et il tendit la main à Lauvereau.
A l'un de ses doigts, un anneau d'or luisait, lourd et gros
comme le chaînon d'une chaîne, — la chaîne dont sa vie
portait l'entrave.
Lauvereau retraversa le salon vide. Sur les tapisseries,
l'Hercule de laine, aux pieds d'Omphale, filait sa quenouille
à fils d'or. Au-dessus des personnages, un bosquet de lauriers
entrelaçait son dôme de feuilles. Au fond du paysage, comme
contraste au héros captif, les tisseurs avaient figuré des faunes
qui poursuivaient des nymphes, et un centaure barbu empor-
tait sur sa croupe pommelée une femme nue...
— Jean, j'ai une nouvelle à t'annoncer. Je t'emmène en
Italie, pour trois mois: cela te va-t-il?
Jean de Franois, surpris, regardait Lauvereau, qui avait
posé sur le marbre de la cheminée son chapeau à larges
bords.
Lauvereau regrettait de laisser Jean seul à Paris. L'affaire
manquée de miss Watson avait dû exaspérer M. de Franois,
48 LA REVUE DE PARIS
et le séjour de Valnancé en ces circonslances serait pénible
au jeune homme. M. de Franois devait être d'humeur insou-
tenable. Son fils lui avait écrit simplement et sans autre
explication, au lendemain du bal Ceschini, que le mariage
auquel il avait pensé était impossible. Le père et le fils
avaient, malheureusement, l'habitude de ces rapports succincts
et sans détails qui ne contribuaient pas à leur intimité ; mais
le caractère de Jean était ainsi renfermé et secret : il aurait
fallu pour le pénétrer une patience, une douceur, une habileté
dont n'usait pas M. de Franois, et ils demeuraient, l'un en
face de l'autre, dans une attitude d'observation et d'attente
oii ils s'irritaient réciproquement.
— Ah I Gbarles, comme lu es bon !... Mais, tu sais, je n'ai
pas d'argent, et mon père...
— L'argent, j'en ai. Nous ne vivrons pas en princes, mais
les auberges sont plus amusantes que les hûfels. Quant à ton
père, il ne doit éprouver aucune envie de l'avoir à Valnancé.
Tu l'as si bien compris que le voilà encore chez Maurice...
J'arrangerai cela... Oh en êles-vous ?
Jean de Franois tendit une lettre à Lauvereau, qui la lut.
— liigre ! c'est sec, — dit Lauvereau en repliant le papier.
II reprit :
— Ton père et toi, vous ne vous entendrez jamais... Que
veux-tu ? H considère ton mariage comme une affaire de
famille , et ton peu d'empressement à seconder ses vues lui semble
une sorte de trahison à ce qui lui paraît, à lui, un devoir,
auquel tu te dérobes. Tu penses autrement, c'est ton droit.
Au fond, avec tes airs calmes et rangés, je commence à te
soupçonner d'être terriblement romanesque. Tu me fais l'effet
de quelqu'un qui attendrait quelque chose d'extraordinaire
dans sa vie... Quoi.»^ je n'en sais rien, et toi non plus peut-
être I . . .
Jean de Franois fit un geste évasif.
— Je ne te demande pas de confidences... Alors, jeune
ténébreux, c'est convenu : tu viens éclaircir ta mélancolie au
soleil. Nous partirons la semaine prochaine, et nous tâche-
rons de nous distraire un peu.
Lauvereau soupira. Jean aurait voulu le remercier de sa
bonté. Ses yeux se remplirent de larmes.
LE PASSÉ VIVANT ^9
— Bah I mon pauvre vieux, chacun a ses ennuis en ce
monde : qu'y faire ? — dit Lauvereau en se coiffant de son
large chapeau.
Tous deux se regardèrent longuement, et Lauvereau sentait
diminuer et s'éteindre en lui quelque chose d'indéfinissable
qu'il avait éprouvé envers Jean de Franois depuis le jour oii
celui-ci avait rencontré Janine chez lui. La pensée que son
ami gardât dans son souvenir l'image déshabillée à demi de
sa maîtresse lui avait été insupportable. Certes, il avait eu
honte de celte jalousie injuste ; il en avait eu peur aussi
comme du présage d'un danger. Il était donc enfin plus rai-
sonnable. Le comte Ceschini lui avait été une leçon salutaire,
en lui montrant ce que devient l'indépendance d'un homme
quand une femme met dans sa vie la passion à la place du
plaisir, l'amour au lieu de la volupté, quand elle est non plus
le passe-temps d'une heure, mais le besoin durable d'une
existence.
11 avait jusque alors évité ce péril. Qu'avait donc en elle
cette Janine pour l'avoir troublé si profondément? Etait-elle
plus belle que d'autres maîtresses quittées sans regret?
Non! Alors, pourquoi sa tristesse, son inquiétude? Pour-
quoi, la nuit du bal, être allé, rue de Condé, se poster sur
le trottoir, comme un amoureux transi?... Il avait peut-être
eu tort de ne point reprendre Janine, de ne pas épuiser son
désir d'elle. Quelle sottise que ces faux principes de défense
contre une ennemie imaginaire I L'aimait-elle ? A la vue de
Jean de Franois, son mouvement de colère était moins une
pudeur de femme surprise en négligé que l'irritation d'être
traitée en camarade sans importance. C'était sa faute, à lui,
si elle était venue ensuite, en corset, chercher ce livre. Elle
n'avait fait qu'user d'un sans façon dont il lui avait lui-
même donné l'exemple. Il avait été grossier et bête. Elle
ne lui en avait témoigné aucun ressentiment. Jusqu'à la fin
de leur courte liaison, elle s'était montrée voluptueuse et
tendre. Aucun indice oii supposer qu'elle crût ou souhaitât à
leur caprice mutuel une issue différente de celle convenue
d'avance... Pourtant, au moment du départ, quand elle se
regardait pour la dernière fois dans la vieille glace à tru-
meau, il lui avait semblé apercevoir daos ses yeux cet éclair
i^f Janvier iço5. 4
50 LA REVUE DE PARIS
d'ironie et d'orgueil qui annonce chez les femmes la certi-
tude du pouvoir de leur beauté. Mais n'était-ce pas là une
simple illusion de sa vanité? De même lorsque, en lui
disant adieu, elle lui murmurait à l'oreille qu'elle serait
toujours prête à être à lui de nouveau, n'était-ce point là
une simple politesse? Après tout, elle n'avait pas été malheu-
reuse, cette petite, avec lui. Il valait toujours bien le vieux
cabot qui avait eu sa primeur, et les autres amants à qui
elle avait dû se donner par fantaisie ou par intérêt. D'ailleurs,
avec lui, elle n'avait jamais posé pour la vertu. Il avait eu
des preuves de son goût au plaisir. C'était une femme
comme les autres, plus intelligente, plus fine, plus ardente
peut-être. Quelle naïveté d'avoir été jaloux de ce que le
pauvre Jean de Franois eût vu un coin de la peau de cette
petite comédienne sans rôle et de cette petite gueuse sans
pudeur, qui en ce moment pressait sans doute dans ses
bras un nouvel amant I... Lauvereau tressaillit. Il se sentit
dans la bouche un goût d'amertume, et brusquement il dit
à Jean :
— Allons, mon vieux, dans huit jours nous serons à
Naples. Je t'aime bien, mon petit Jean, et je serai content si
tu l'es aussi.
Dans la rue, il éprouva un sentiment de repos et de déli-
vrance. Il allait partir avec Jean de Franois. Maintenant, au
moins, il était sûr qu'il n'irait pas proposer à Janine de
l'emmener avec lui. Il était à l'abri de cette tentation dange-
reuse. Il était certain de l'avoir eue. Cela s'était passe sour-
dement, au fond de son esprit, dans ce moi lointain qui ne
participe pas à nos actions, mais nous en suggère sournoise-
ment les pensées. Cela eût été bon, pourtant. . . Oh ! les longues
heures des nuits dans les lits d'hôtel... Les fenêtres seraient
ouvertes sur la mer... Des parfums de fleurs pénétreraient dans
la chambre avec des échos de chansons... Le ciel serait
étoile; il ferait chaud... Oui, mais ensuite, comment échap-
per à la sorcellerie de ce corps charmant dont le souvenir
se mêlerait à des souvenirs de voyage et de bonheur, de
lassitude et de volupté? Déjà il n'en pouvait oublier la pos-
session rapide et passagère. Que serait-ce ensuite? La satiété
LE PASSÉ VIVANT 5l
peut-être ; mais peut-être aussi l'habitude, l'asservissement à
un désir durable, renaissant, — défmitif. Non!...
X
Du bout de la salle, le -gardien obséquieux et empressé leur
faisait signe de s'approcher de la petite table oii il vendait des
photographies et des catalogues. Il avait de grosses mousta-
ches noires, l'œil vif et rusé, et, voyant que son étalage n'atti-
rait guère les visiteurs, il courut après eux et les amena
par gestes à une large fenêtre qu'il ouvrit et qui donnait sur
un balcon.
Lauvereau et Jean de Franois s'accoudèrent à la balustrade.
Des jardins, des maisons, s'étageaient sur la croupe roide
de la colline et descendaient en un désordre pittoresque et
coloré; puis ces maisons, d'abord éparses, se rassemblaient, se
pressaient, les unes contre les autres, se multipliaient, deve-
naient une ville, étendue là, entre les montagnes et la mer,
dans la courbe d'un golfe bleu, avec ses rues, ses toits, ses
dômes, ses campaniles, sous un ciel clair et sous un soleil
ardent qui dorait les marbres, empourprait les tuiles et les
briques, faisait luire l'éclair d'une vitre et saupoudrait tout
d'une cendre de lumière. Et le plus étonnant encore de ce
spectacle, ce n'était pas Naples tout entière apparue en sa
beauté, c'était sa rumeur sourde, vaste, continuelle. L'oreille
«n recevait le grondement lointain et en percevait distincte-
ment les bruits divers. De la masse de ce murmure se déta-
chaient, par instants, des tintements de cloches, des coups de
marteau, des sifflets, des cris, des voix qui montaient ensuite,
confondus en une seule clameur dont la force faisait de tout
l'air sonore comme la respiration même de la cité.
Lauvereau s'était redressé. La rampe lui brûlait les coudes
Il passa son mouchoir sur sa large figure congestionnée.
— Comme ils savaient choisir leurs endroits ! C'est magni-
fique, ce San Martino, mais ce n'est pas dans cette char-
treuse-là que j'aurais voulu me retirer pour fuir le monde.
52 LA REVUE DE PARIS
Franchement, est-il rien de moins austère? Gomme on y
devait garder sous la bure le feu au ventre et l'aiguillon aux
reins! Moi, j'y serais resté goinfre et paillard. Et leur église,
avec sa marbrerie de toutes les couleurs, on la dirait cons-
truite en victuailles!... Le sanctuaire de la charcuterie, le
temple de la mortadelle!... Pendant l'office, les bons moines
y devaient rêver de bombances... Quant au cloître, ses
marbres jaunes et blancs tiennent, eux, du sorbet et de la
pâtisserie!... Ne ris pas!... C'est vrai ce que je te dis là!
Crois-en le révérend frère Lauvereau.
Il reprit haleine et s'éventa le visage.
— Et ce soleil! comme il devait chauffer dans les crânes
tondus de singulières idées!... Les malheureux, vivre chastes
avec, au-dessous de soi, le bruit de cette ville damnée!... Et
encore, maintenant, celle Naples, elle a été curée, nettoyée,
démolie, percée. Elle a des égouts et des promenades, et pour-
tant sent-elle encore assez la crapule et la luxure! Autrefois,
c'était bien autre chose : un carrefour, une hôlellerie, un
lupanar. L'imagines-tu avec ses rues étroites oij s'agitait la
cohue populaire, où se coudoyaient les coureurs et les laquais,
les bouffons, les abbés et les soldats, tout un monde bariolé,
vêtu d'habits brodés et d'oripeaux, de guenilles et d'uni-
formes, grouillant sous le soleil, se querellant, s'abordant,
vociférant parmi les épluchures, la poussière, les odeurs, dans
la fumée des cuisines, avec des cris, des jurons, des chants!
Les vois-tu, les pauvres gens, accoudés à ce balcon, au-dessus
de la ville de péché, pleine de femmes, de courtisanes, de
proxénètes et de castrats, au temps oii les grands carrosses de
cour roulaient sur les dalles plates et oii venaient s'ancrer
dans le port les rouges galères d'Espagne!,.. C'est celte
Naples-là qu'a vue Casanova. C'est là qu'il a rencontré un
homme habillé à l'orientale à qui il vendit, contre ducats
sonnants, la recette pour alourdir le mercure en y ajoutant
une part d'antimoine, et qu'il communiqua à son parent ignoré,
don Antonio Casanova, sa généalogie qui les faisait cousins.
Il y connut la duchesse de Bovino, qui lui lit présent
d'une boîte d'écaillé blonde et d'une canne à pomme d'or,
et le marquis Galiani, le frère de l'abbé. Il logeait à Sanla
Anna.
LE PASSÉ VIVANT 53
Le doigt de Lauvereau se tendit sur le ciel bleu dans la
direction du Pausilippe, puis se rabattit vers la rue de Tolède
et le vieux quartier oii s'enlre-croisent et s'enchevêtrent les
ruelles de la Naples populeuse et sordide, oiî se mêlent des
palais de marbre, des masures décrépites et des églises
baroques.
— C'est dans ces rues qu'à son second voyage il prome-
nait son bel habit de velours rose, car il revint à Naples, après
sa fuite des Plombs, ses séjours en France, en Hollande et en
Allemagne, dans toute sa gloire d'aventurier, de joueur et
de personnage déjà légendaire. Et ce fut là qu'il retrouva
cette donna Lucrezia, qu'il avait jadis aimée à Rome. Elle
habitait avec sa fille Leonilda. Leonilda était jolie, Lucrezia
encore désirable, Casanova ardent. Tu penses ce qui arriva.
Ce n'est pas la moins belle aventure des Mémoires ; mais celle-là,
il ne nous la raconte pas avec le détail qu'il met d'ordinaire
à ces sortes de tableaux. Pour une fois, il jette un voile sur
les plaisirs qu'il goûta entre ces" deux belles : car, si Leonilda
était la fille de Lucrezia, elle était aussi celle de Casanova, et
il le savait 1 et s'il ne résiste pas à la vanité de nous rapporter
le fait, il arrête son récit oi^i ne s'arrêta pas son libertinage.
Ah ! ce Casanova, et quand je dis qu'il a ses scrupules à lui et
ses façons de délicatesse I... Mais nous cuisons, mon cher: il
est midi. Donnons une lire à ce brave gardien : la rumeur
de Naples, ça vaut bien cela... Et allons-nous-en!
XI
Après une promenade à la pyramide de Caïus Cestius et
une visite à Sainte-Sabine, Lauvereau et Jean de Franois
déjeunaient chez Constantin. Sur la terrasse d'une vieille
maison de l'Aventin, le restaurateur avait construit une grande
salle vitrée où l'on mangeait, avec la vue de Rome au-
dessus de son assiette. L'endroit était fort animé. Les gar-
çons circulaient portant des plats de macaroni ou de terribles
fromages en des corbeilles de jonc. Les fiasques suspendues
versaient le vin rouge ou jaune de Chianti ou d'Orvieto.
5d LA RBVUE DE PARIS
Lauvereau, le bras allongé, fit basculer la panse vineuse.
Jean de Francis le regardait.
— Que veux-tu, mon pauvre Jean! je ne suis pas gai et ce
vin doré me redonne de la langue. Allons, à ta santé I
En reposant son verre sur la table, Lauvereau eut au visage
l'expression d'un rire silencieux.
— A quoi penses-tu donc, Charles?
Jean de Franois était content de voir son compagnon
s'égayer un peu. D'ordinaire, Lauvereau aimait à parler.
Depuis le début du voyage, Jean remarquait son abattement.
Parfois, il entamait un de ces monologues qui lui étaient fami-
liers et qui faisaient de lui, pour les uns, un causeur agréable,
pour les autres, un raseur avéré; mais sa verve cessait vite
et il demeurait anxieux et absorbé. Jean se reprochait la tris-
tesse de son ami. Ne s'augmentait-elle pas un peu du voisi-
nage de la sienne? Il aurait voulu le distraire, mais il cons-
tatait mélancoliquement combien son existence solitaire avait
fait de lui un être taciturne et peu communicatif.
— A quoi je pense ? à ce gros caillou noir qui est à Sainte-
Sabine et que je ne sais plus quel saint lança à la tête du
diable pour le chasser. Ce serait un gentil cadeau pour ma-
dame de Maurebois. Elle doit être en ce moment occupée à
lutter avec des fantômes dans sa maison hantée des Bati-
gnolles.
Lauvereau se tut et ajouta :
— Je blague, mais je commence à y croire, aux fantômes I
Il songeait k cette voluptueuse et diabolique image de
Janine qu'il ne pouvait parvenir à éloigner de son esprit. Il
reprit :
— Et toi, y crois-tu?
— Non...
Jean de Franois se tut aussi, un moment, et continua :
— Cependant il y a des choses bien singulières et bien
mystérieuses en nous. Est-on seul en soi-même? La vie que
nous vivons nous appartient-elle en propre? D'oiî nous
viennent certains souvenirs, certains pressentiments?... Cela,
oui, m'a souvent troublé, mais non pas qu'une table tourne
ou qu'un guéridon frappe des coups.
Il parlait bas, les deux mains à plat sur la nappe, des
LE PASSÉ VIVANT 55
mains nerveuses, aux doigts minces, les yeux fixés au ciel,
où, à travers les vitres, au-dessus de Rome, roulaient des
nuages légers.
Lauvereau s'était levé. Au dehors, l'air était doux. Ils par-
coururent les vieilles rues de l'Aventin. C'était un quartier
désert et silencieux, empreint de cette mélancolie romaine
qui mêle à son âpreté un insaisissable charme. Sur une petite
place ils s'arrêtèrent. Elle était bizarre. Un mur la bordait,
orné de trophées d'armes. Des cuirasses bombaient dans la
pierre sculptée, parmi des étendards et des glaives. Cela res-
semblait à un décor de théâtre. On y attendait des person-
nages emphatiques de tragi-comédie. Dans un angle, une
grande porte brune s'ouvrit tout à coup. Sur le seuil, une
vieille femme reconduisait trois Anglais, leurs baedekers
sous le bras.
— Voyons toujours, — dit Lauvereau, précédant Jean de
Franois .
Ils étaient dans un jardin délicieux. Devant eux, s'allon-
geait une allée de buis énormes, dont les parois vertes se
rejoignaient en voûte au-dessus de leurs têtes. Au bout de ce
couloir de feuilles, au fond de cette allée obscure, dans le
lointain, s'encadrait le dôme de Saint-Pierre.
— Mais c'est le prieuré de Malte I — s'écria Lauvereau. —
Suis-je stupidel... Le président de Brosses sfgnale, dans ses
Lettres sur Vllalie, ce jeu d'optique.
Silencieusement , ils s'avancèrent. L'odeur des feuilles
amères était exquise. Elles luisaient, fraîchement arrosées,
et quelques-unes s'égouttaient encore. Au delà, sur une petite
terrasse, des fleurs entouraient un bassin. Au bas, coulait le
Tibre jaune. La vieille femme les conduisait, ses clés à la
main.
Les graviers qu'ils avaient apportés a leurs semelles grin-
cèrent sur le pavé de la chapelle, oii la gardienne les intro-
duisit. Les prie-Dieu des chevaliers alignaient dans le chœur
leurs housses armoriées. Çà et là, quelques tombeaux. Sur
l'un d'eux se dressait la statue d'un homme debout. Il était
drapé à l'antique, le cou nu, un rouleau à la main. Lauve-
reau se pencha sur l'inscription. Comme il la lisait, la vieille
femme dit à haute voix :
56 LA REVUE DE PARIS
— Piranesi.
Puis elle agita ses clefs, comme pour indiquer qu'elle
n'avait plus rien à faire voir.
— Ma foi, — disait Lauvereau en descendant les pentes
de l'Aventin, — j'ignorais qu'il fût enterré là, ce Piranèse,
ce singulier artiste, l'un des plus curieux du xviii'^ siècle.
Comme un Hubert Robert ou un Pannini, il a représenté des
aspects pittoresques de la Rome d'alors. Ses planches de mo-
numents, de ruines, sont admirables... Mais il ne nous a pas
laissé seulement ce qu'il voyait les yeux ouverls, il nous a
conservé les visions de son sommeil et de ses rêves. Toute
cette architecture devenait dans son esprit nocturne une sorte
de cauchemar. Ses songes étaient hantés d'un entassement
inouï de blocs, d'un enchevêtrement de colonnes, d'arcs de
triomphe, de temples, de labyrinthes, et toute cette partie de
son œuvre est bien étrange. Il s'en dégage de l'angoisse, de la
terreur. On se perd à errer dans ces Forums de visionnaire,
dans ces Colisées d'halluciné, en ces catacombes de fou, dans
le chaos vertigineux de cette Apocalypse d'archéologue I Ah!
Piranèse, je ne m'attendais guère à le retrouver là, par
exemple !
— Est-ce que tu rêves souvent, Charles? — dit Jean de
Franois à Lauvereau, au moment où ils se séparaient pour
se coucher.
— Non, presque jamais. Et loi?
Jean hésita :
— Je fais un rêve, assez souvent, toujours le même...
Et il ajouta vite, comme pour détourner les questions de
Lauvereau :
— Et qui n'a rien d'intéressant.
XII
— Il l'épouse pour elle-même, — dit Jean de Franois.
— Tu veux dire pour lui-même I — rectifia Lauvereau, plus
perspicace et qui connaissait mieux Maurice de Jonceuse.
LE PASSÉ VIVANT 67
Dans le hall de Thôlel, assis sur des fauteuils à bascule,
ils tenaient chacun à la main la lettre que l'un et l'autre
venait de recevoir de Maurice de Jonceuse et où celui-ci leur
annonçait laconiquement son prochain mariage avec made-
moiselle de SaiTry... Maurice se mariait! C'était un événe-
ment inattendu et que rien n^avait pu leur faire prévoir.
Jamais Jonceuse n'avait manifesté aucune intention de
changer son genre de vie. Celle qu'il menait semblait conve-
nir parfaitement à sa nature et à son caractère. Il aimait les
femmes et le travail. Des liaisons frivoles, des affaires nom-
breuses semblaient l'occuper entièrement. Que s'était-il donc
passé en ce garçon pratique et volontaire pour qu'il agît
d'une façon si empressée? Ce n'était certes pas l'intérêt qui
l'avait décidé : mademoiselle de Saffry était pauvre.
Elle était belle. Pour Lauvereau, il était évident que Mau-
rice de Jonceuse avait obéi à une de ces impulsions brusques,
violentes, irrésistibles, qui contrastaient si curieusement en lui
avec ce que son esprit avait de réfléchi, de posé et de froid.
Jonceuse se conduisait avec mademoiselle de SaCTry comme
avec certaines femmes qu'il avait désirées. En d'autres cas il
savait sacrifier a un caprice son temps et son argent ; cette
fois, il épousait. C'était simplement proportionner les moyens
au but. S'il s'était résolu si rapidement au mariage, peut-être
était-ce aussi que mademoiselle de Saffry, en tentant son
désir, satisfaisait sa raison. Quant au goût très vif que la jeune
fille devait inspirer à Maurice, Lauvereau en avait pour preuve
la scène du bal Ceschini, où Jonceuse avait, presque brutale-
ment, soufflé mademoiselle de Saffry au pauvre Unterwald.
Ainsi Jonceuse avait vu pour la première fois mademoiselle
de Saffry au milieu de février et il l'épouserait au commen-
cement de juillet. On allait êlre k la fin d'avril. S'ils vou-
laient, Jean et lui, êlre à Paris pour la cérémonie, il fallait
partir pour Venise le plus tôt possible, de façon à avoir un
mois à y rester. Une semaine suffirait pour Florence, Ancone
et Ferra re. Au retour, on ferait Padoue, Milan et Passignano,
puisqu'on l'avait promis à Ceschini... Avant de quitter Rome,
on irait à Viterbe voir la villa oij, dans le jardin de buis,
l'Hercule de bronze soutient sur son épaule la boule du
monde.
58 LA REVUE DE PARIS
Il avait glissé dans sa poche la lettre de Maurice de Jon-
ceuse et il exposait ces projets à Jean de Franois qui l'écoutait
silencieusement. Comme le temps fuit! Dans un mois et
demi, on serait de retour et il rentrerait chez son père.
Dorénavant, ce serait l'existence tristement monotone, oii ne
cesseraient d'augmenter son hypocondrie et sa nervosité, dans
la solitude de ce Valnancé où s'était écoulée sa jeunesse inu-
tile, sans ardeur, sans joie et sans amoiir.
Pendant que Jean songeait, Lauvereau réfléchissait aussi.
Comme le temps passe! Dans un mois et demi, il retrouve-
rait son appartement, ses livres, sa lampe, son encrier, ses
papiers, sa robe de chambre et son serre-tête de soie noire.
Mais retrouverait-il le travail, la paix? L'image voluptueuse
qui l'accompagnait partout s'effacerait-elle enfin P Revien-
drait-il l'esprit délivré de ce malaise dangereux contre lequel
il ne pouvait rien. La pensée de Janine le hantait. Dans
la Naples grouillante et ensoleillée, dans la Rome grandiose
et triste, le souvenir de la jeune femme l'avait poursuivi
sans cesse. Elle était le fantôme familier auquel il aurait
voulu jeter la pierre noire de Sainte-Sabine. L'attendait-elle
chez lui, allongée sur cette chaise longue où elle aimait à
paresser, un livre à la main, ou couchée dans ce lit où il avait
dormi auprès d'elle, où il avait aimé la chaleur de son
corps, l'ardeur subtile de ses caresses, le goût de sa bouche
et le parfum de sa peau. Et il se demandait, au cas impro-
bable où cela arriverait, ce qu'il ferait. La renverrait-il
comme une intruse ou l'accueillerait-il avec joie? Une fois à
Paris, il se pouvait qu'il la rencontrât. Cette idée le troublait
à la fois et l'irritait... Eh bien, quoi? on se saluerait comme de
vieux camarades. N'était-ce pas fini et bien fini entre eux? Il
l'avait voulu ainsi et quand, au lieu d'évoquer le visage de
Janine, il pensait à elle froidement, il le voulait encore. Elle
avait été dans sa vie un instant de plaisir et ne serait jamais
davantage. C'était bon aux gens comme Maurice de Jonceuse
de s'attacher h une femme : il saurait toujours, celui-là,
sauvegarder sa liberté. Il était de caractère ferme et fort...
Ah! la pauvre petite Saffry se trompait bien, si elle croyait
que Maurice lui appartiendrait, qu'elle aurait quelque pou-
voir sur lui! « Il l'épouse pour elle-même », avait dit tout à
LE PASSÉ VIVANT ÔQ
l'heure Jean de Francis. Allons donc ! un égoïste du genre
de Maurice de Jonceuse était de l'étofFe des maîtres, et non
de celle des serviteurs. Ce n'était pas un Geschini, lui, et,
s'il consentait à filer aux pieds d'Omphale, il saurait faire du
fil du fuseau un lien solide et dont les nœuds ne seraient pas
pour lui.
XIII
Lauvereau vivrait à Venise, comme il le disait à Jean de
Francis, (( casanovesquemcnt ».
A la suite de son héros favori, il parcourait avidement la
ville. Elle n'avait guère changé depuis l'époque où Casa-
nova paradait sous les galeries des Procuraties. Sur la place
San Giovanni et Paolo, la statue du Golleone était tou-
jours là, au pied de laquelle la belle nonne venue en gondole
du couvent de Murano rejoignait son amant. La Piaz-
zetta, d'oii il s'embarquait pour Gorfou ou Fusine, bai-
gnait toujours ses marches de marbre dans l'eau marine de
la lagune. Ce petit pont, près de ce canal, était certainement
l'endroit où, une nuit, il avait bâtonné Razzetta. Ce puits
sculpté du Campo San Angelo était celui dont il avait déplacé,
une nuit, la table de pierre, à l'époque où, petit violon au
théâtre San Samuele, avant d'avoir rencontré M. de Bragadin
et de lui avoir fait la cabale, il menait mauvaise vie et terro-
risait le quartier par ses farces nocturnes. C'était à ce tra-
ghetto qu'il démarrait sournoisement les gondoles. On pouvait
reconstituer, dans le Palais Ducal, l'itinéraire de sa fuite des
Plombs. Les pages du livre fameux revivaient, une à une,
aux lieux mêmes où elles avaient été vécues. Certes il y man-
quait la couleur des costumes, le chatoiement des étoffes, les
habits de toutes modes, les livrées et les uniformes, les séna-
teurs en robes rouges et les esclavcns vêtus à la turque, la
foule gaie et mouvante qui, au branle des cloches et au son
des musiques, s'amusait des processions et des cortèges, et
s'enivrait delà folie d'un. carnaval de six mois! Mais le décor
de cette Venise subsistait toujours, propice aux illusions du
6o LA REVUE DE PARIS
passé, de ce passé dont Lauvereau retrouvait les personnages
dans les tableaux et les dessins du temps. Guardi, Ganaletto,
Longhi, Rosalba, les lui rendaient en leurs atours et leurs
gestes familiers. Ils lui souriaient encore sous le fard, le
masque et la perruque, les contemporains de ce Casanova
dont le prince de Ligne trace le portrait sous le nom d'Aven-
turos et dont il nous montre la carrure d'Hercule, les yeux
vifs et le « teint africain ».
Et Lauvereau, vers les Archives ou la bibliothèque de San
Marco, s'en allait de son pas lourd, par les petites calle
chaudes et dallées, le long des canaux oiî glissaient les gon-
doles, se retournant parfois pour regarder une des femmes
qui le croisaient, le châle noir aux épaules et le chignon
en torsade au-dessus de la nuque, perlée de sueur...
Souvent, durant ces après-midi où Lauvereau travaillait
aux Archives, Jean de Franois restait seul à l'hôtel. Il
s'étendait sur son lit, sous la moustiquaire blanche. Par la
fenêtre ouverte montaient jusqu'à lui des clapotements d'eau,
des bruits de pas, des éclats de voix. Puis de longs silences
s'établissaient où l'on n'entendait plus que la vibration aiguë
ou la sourdine lointaine d'un moustique... Le prochain ma-
riage de Maurice de Jonceuse occupait sa rêverie. Il cher-
chait à s'imaginer le visage de mademoiselle de Saffry. Il
n'avait rencontré la jeune fille que le jour de l'exposition des
Portraits du xviii'' siècle, et le soir du bal Ceschini, où elle
descendait l'escalier au bras de Maurice. La première fois, il
n'avait aperçu d'elle qu'un profil rapide sous un grand cha-
peau. De la seconde, il ne se rappelait d'elle que des cheveux
poudrés, une joue fraîche, une oreille délicate, mais il gar-
dait de cette brève vision une impression charmante, le sou-
venir de sa robe d'argent, brodée de roses... C'était en ce
costume à la mode de Venise qu'elle se présentait le plus
ordinairement à sa pensée. Il lui en restait quelque chose
d'irréel et de lointain. Pourtant il lui semblait que son visage,
presque inconnu, lui serait tout de suite familier et qu'il le
reconnaîtrait sans presque le connaître.
Mademoiselle de Saffry le faisait aussi quelquefois songer
à miss Watson. Toutes deux étaient liées au souvenir du
LE PASSÉ VIVANT 6l
bal Ceschini. Jean n'avait revu ni le comte ni rAméricaine
depuis son entrelien avec elle dans le boudoir aux glaces
peintes. L'impertinence de l'élrangère, la colère et la honte
qu'il avait ressenties à son insolente apostrophe, les bizarres
confidences qu'elle lui avait faites ensuite, constituaient pour
Jean de Franois une sorte de scène fantastique, trop vraie
cependant, puisqu'il en était résulté, entre son père et lui,
presque une brouille, et, à coup sûr, un refroidissement qui
rendrait encore plus pénible son séjour à Valnancé. Quelque-
fois, pourtant, lorsqu'il se promenait dans Venise, lui reve-
naient à l'esprit les propos de miss Watson sur la « chère
petite ville » où les palais ont l'air déguisés et semblent dan-
ser quand on passe devant eux en gondole.
Jean de Franois aimait, lui aussi, la ville aux couleurs dan-
santes et il sentait avec intensité la beauté et le charme de
Venise ; mais il y éprouvait une sorte d'anxiété et dïnquié-
lude. Le lacis compliqué des canaux et des rues qui se cou-
pent, s'entre-croisent, vous ramènent au même point ou vous
égarent perfidement, fait d'elle la ville même de l'incertain
et de l'imprévu. A travers ses détours inextricables, il souf-
frait, à la longue, d'une sorte d'angoisse nerveuse qui le
forçait à regagner l'hôtel à la hâte, et qui même parfois l'em-
pêchait d'en sortir. Alors il demeurait accoudé à la fenêtre
ou couché sur son lit; mais, à rester ainsi enfermé, son ma-
laise ne cessait pas et devenait l'attente d'un événement
mystérieux qu'il ne pouvait en rien hâter ni retarder, dont
il ne savait ni la nature ni l'effet, et dont l'appréhension
vague le tenait, tressaillant au moindre bruit, les nerfs tendus
et le cœur battant.
Ce sentiment d'attente angoissée, qu'il connaissait depuis
longtemps, c'est lui qui avait paralysé sa force et sa volonté,
qui avait été la souffrance et le tourment de sa vie indécise
et solitaire, et qui, maintenant, l'assaillait avec une acuité
nouvelle. Cet événement inconnu lui semblait se rapprocher
peu à peu, le frôler, le toucher, le saisir : il épiait au détour
de cette rue, guettait derrière celte porte. Jean s'y sentait
conduit par une pente inévitable, par des circuits nécessaires.
C'est par lui qu'il saurait en quoi consistait cette sorte de
devoir dont il avait obscurément conscience et qui était celui
62 LA REVUE DE PARIS
de sa destinée, ce devoir qu'il lui était réservé d'accomplir,
et dont l'obligation l'obsédait, dans ce rêve, toujours le
même... Presque chaque nuit maintenant, en son sommeil,
il voyait au-dessus de lui un ciel très haut, très pur, très
bleu, comme ce ciel qu'il apercevait par sa fenêtre et sur
l'azur duquel se détachait la tente orangée de Valtana d'un
palais voisin...
A l'issue de son travail, Lauvereau donnait d'ordinaire
rendez-vous à Jean de Franois au Café Florian; mais, ce
jour-là, il avait été convenu qu'ils se retrouveraient devant
l'église des Frari, proche du Palais des Archives.
— Sois là vers six heures : nous ferons un tour, et je te
montrerai quelque chose de curieux et de casanovesque.
Et Lauvereau était parti, sa serviette sous le bras, pour
continuer ses recherches sur ce bon M. de Bragadin, protec-
teur du jeune Casanova et grand amateur de cabale...
En sortant de l'hôtel, Jean de Franois lit signe à un des
gondoliers qui stationnaient là et lui donna l'ordre de gagner
la lagune. Il préférait son étendue vaste et plate, où l'on
respire plus librement, au labyrinthe des petits canaux. Ici
les noires gondoles semblent s'être égarées depuis des siècles;
elles rôdent, dociles et ingénieuses, entre les hauts palais
dont l'onde découvre et recouvre d'un mouvement doux les
marches mouillées. Jean se laissait bercer au charme à demi
nocturne de ces allées d'eau jusqu'au moment où le fer den-
telé de sa gondole se détacha sur la clarté de la lagune. Sous
un ciel délicieux, elle étalait son miroir azuré, au milieu
duquel l'île San Michèle dressait ses murs rouges ; là-bas
Murano semblait balancer le campanile de son église. Der-
rière lui, il entendait l'effort rythmé de la rame. Il aurait
voulu continuer ainsi indéfiniment ; mais il pensa à Lauve-
reau qui l'attendait, et il se retourna pour dire au gondolier
de le conduire aux Frari. L'homme porta la main à son
bonnet. Depuis qu'il était en Italie, Jean avait appris à parler
l'italien. Il avait trouvé à cette langue une extrême facilité,
comme si les mots lui en eussent été d'avance familiers.
Lauvereau l'attendait. De loin, Jean de Franois le vit qui
repliait un papier qu'il était occupé à lire : sans doute quelque
note qu'il avait prise aux Archives...
LE PASSÉ VIVANT 63
C'était une lettre reçue trois jours auparavant et que depuis
lors il conservait dans son portefeuille. On la lui avait remise
comme il sortait pour l'une de ses promenades habituelles. Il
y en avait une autre, avec celle-là, qu'il avait ouverte la pre-
mière et qui était d'Unterwald. Le triste condottiere ne pou-
vait se consoler du mariage de mademoiselle de Saffry avec
Maurice de Jonceuse. Pourquoi avait-il hésité si longtemps à
se déclarer.»^ Un intrus Tavait devancé. Oui, mais se décide-
t-on ainsi à épouser une jeune fille sans fortune? Et les
Saffry n'avaient pas le sou ! . . . Cependant ils possédaient leur La
Tour : un La Tour authentique, au temps actuel, c'est presque
une petite dot. Avec l'Antoinette de SaflPry d'aujourd'hui, il fût
devenu propriétaire de l'Antoinette de Saffry d'autrefois, et ces
deux regrets se confondaient dans la lettre du pauvre Unter-
wald d'une façon sincère et comique à la fois. Comme conso-
lation, il avait acquis, pour une forte somme, une esquisse de
Fragonard, et il avait hâte d'avoir Tavis de Lauvereau sur
cette nouvelle acquisition, 11 avait été « refait » si souvent !
Lauvereau avait souri : il connaissait l'esquisse de Frago-
nard et il la jugeait d'une authenticité douteuse. Il froissa la
lettre et regarda l'autre enveloppe. Elle était timbrée de Paris
et lui avait été adressée rue de Seine. L'écriture enfantine de
la concierge se superposait à une écriture droite et hardie. Il
déchira le papier et alla tout de suite à la signature...
C'est dans un angle de l'étroite rue qu'on appelle la Frez-
zaria et dont le couloir dallé mène à la place Saint-Marc,
devant la boutique d'un fruitier, qu'il avait lu ce que lui écri-
vait Janine et, depuis lors, il gardait dans la pensée ces quelques
lignes brèves et cruelles. La jeune femme lui déclarait que,
puisqu'il n'avait pas cherché à la revoir et qu'il semblait ne
plus vouloir d'elle, elle avait pris un amant. Mais elle ajoutait
qu'elle serait de nouveau à lui, quand et pour aussi longtemps
qu'il lui plairait, si jamais il en témoignait le désir. Qu'il dît
un mot et elle reviendrait dans ses bras. C'était tout... Les
beaux fruits étalaient toujours leur mûre fraîcheur; une barre
de soleil coupait une des dalles de l'étroite rue, les passants
de la Frezzaria continuaient à se hâter à leurs affaires sans
s'occuper de ce monsieur qui lisait une lettre.
Lauvereau se souvenait d'avoir éprouvé au cœur une m or-
6/i LA REVUE DE PARIS
sure douloureuse. Toute la journée, il avait ressenti une irri-
tation amère de tout son être. Que Janine eût un amant,
quoi de plus simple? Mais pourquoi ce soin de le lui annoncer
ainsi, de donner à cette pensée une réalité précise? Etait-ce
une vengeance de femme dépitée, un moyen de demeurer
présente à la mémoire de celui auquel elle tenait peut-être,
après tout, comme l'indiquait la fin de sa lettre, celte oflre
d'elle-même qui pouvait bien n'être qu'un raffinement de
cruauté?... Qu'il allât trouver Janine, lui réclamer l'exécution
de sa promesse : ahl comme elle le mettrait à la porte en se
moquant de lui et en lui riant au nez !
Lauvereau avait été sur le point de prendre le train et de
tenter l'épreuve, mais, en réfléchissant mieux, il avait renoncé
à ce projet. Non, Janine ne le verrait jamais revenir à elle,
fût-ce pour un jour, fût-ce pour une heure, — le temps de
goûter encore une fois l'attrait de son corps voluptueux : —
cela, Laiivereau se l'était juré à lui-même. Restait donc à
tirer le meilleur parti de ce qui arrivait. Il était certain que le
souvenir de cette femme n'était pas en lui comme le souvenir
des autres femmes qu'il avait eues. L'idée qu'elle appartenait
maintenant à un autre lui était insupportable. Il était jaloux.
Eh bien, qu'il en profitât, au moins! Au lieu de penser à
Janine avec la lâcheté du regret ou la brûlure du désir, qu'il
y pensât avec l'aigreur de la rancune et l'amertume de la
haine. Que ce fût fini de ces songeries dangereuses oii il
croyait sentir encore le lien de son étreinte, en cette
chambre où il l'avait possédée longuement et voluptueuse-
ment; qu'il se l'imaginât maintenant, ce même corps, servant
au plaisir d'un autre. Certes, les premiers temps, cela serait
dur, mais peu a peu lui viendrait ce dégoût que la jalousie
nous inspire envers son objet même et d'oii finissent par
naître l'indifférence et l'oubli.
C'était ce que se disait Lauvereau en relisant la lettre de
Janine. N'avait-il pas un autre remède dont il lui fallait user
énergiquement : ce passé oii il avait transporté sa véritable
existence? Au lieu de vivre Charles Lauvereau, que ne vivait-il
Jacques Casanova? Le mieux encore, pour être tranquille en
ce monde, c'est de se réfugier dans la peau de quelque per-
sonnage d'autrefois.
LE PASSÉ VIVANT 65
ce J'en voudrais bien trouver un, de personnage, pour
mon pauvre Jean! — se dit Lauvereau, comme il voyait s'ap-
procher la gondole de Jean de Franois; — il m'inquiète. Il a
l'air de plus en plus d'une ombre qui a perdu son homme... »
Us revenaient, à pied, à l'hôtel, par les étroites calle de la
vieille Venise. Au-dessus des hautes maisons à façades décré-
pites et sculptées, se montrait un ciel vert et rose. Au jour
baissant, les ruelles étaient presque obscures. Les ponts bom-
baient leur arche de brique ou de marbre sur l'eau sombre
des canaux. A un petit campo solitaire, ils s'arrêtèrent. Le
ciel prenait une teinte merveilleuse. Dans un coin delà place,
une lumière s'alluma au fond d'une boutique. Parla porte ou-
verte, ils aperçurent un plafond peint, encadré de rocailles.
Sur des rayons étaient rangés des pots de faïence à fleurs. 11
y en avait de toutes les tailles, et de toutes les formes, de minces,
de sveltes, de pansus, d'obèses, de petits comme des fioles, de
grands comme des jarres. Chacun portait un cartouche où
quelque chose était écrit. L'odeur du lieu était douce et fade,
aromatique et médicinale. A un comptoir sculpté comme un
autel, un homme barbu pesait des graines à une balance.
Il leur fit signe qu'ils pouvaient entrer. La pharmacie
s'était conservée telle qu'au xviii*^ siècle, mais au phar-
macien manquaient la longue perruque et les grosses besicles
de l'apothicaire des comédies de Goldoni ou des farces de
Gozzi, de celui qui, dans le tableau de Longhi, présente si
galamment un clystère à une dame masquée. Il souriait aux
visiteurs, tout en continuant à empaqueter les graines qu'il avait
pesées. Sur une chaise, une femme du peuple attendait. Elle
n'était pas jolie, mais elle avait un gros chignon massé sur
le haut de la tête et relevé au-dessus de la nuque. Ses mains
jaunes croisaient élégamment le châle noir à franges qui lui
serrait les épaules.
— Est-ce étonnant I — disait Lauvereau avec admiration.
— C'est ici peut-être que le bon Casanova venait acheter cette
ellébore qu'il considérait comme un remède admirable, une
drogue infaillible, un spécifique souverain I II s'asseyait là,
sur celte chaise, avec ses beaux habits, ses breloques, son air
avantageux, sa faconde, paradait et ressortait avec les onces
prescrites de la précieuse substance que l'on tirait pour lui de
i®*" Janvieer igo5. 5
66 LA REVUE DE PARIS
l'un de ces mêmes bocaux... Qu'est-ce que tu demandes à
monsieur?
— Du sulfonal: je dors très mal depuis quelques nuits...
XIV
L'Hôtel des Trois -Œillets — / ire Garojanl — donnait
dans une petite rue qui sentait l'eau tiède, les épluchures et
le haillon.
— Ce n'est pas un endroit très merveilleux que Passi-
gnano... Enfin... nous devions cela au brave Ceschini, et
nous n'avons que deux heures jusqu'au train...
Lauvereau et Jean de Franois, en arrivant à Passignano,
étaient venus tout droit déjeuner aux Trois-Glillets. On leur
avait servi dans la salle basse, à plafond sluqué, un excel-
lent risotto. Ils devaient revenir coucher à Milan d'où, le
lendemain, ils prenaient l'express pour Paris. Leur voyage se
terminait, et Lauvereau n'avait pas voulu manquer sa visite à
Passignano. Debout, il allumait un cigare, tout en réglant
la note du repas.
Devant l'hôtel, la rue était déserte, en son odeur fade et
chaude. Des guenilles pendaient aux fenêtres des maisons,
dont les façades peintes de jaune et de gris s'écaillaient misé-
rablement. Les gens de Passignano faisaient sans doute la
sieste, car personne ne se montrait.
— Allons tout de suite à Santa Maria, mais nous aurions
dû demander le chemin à l'hôtel. Par oii, diable, y va-t-on?...
— Parla!
Jean de Franois avait parlé presque involontairement et
s'étonnait lui-même de ce qu'il venait de dire. Qu'en savait-
il? et pourtant un instinct subit l'avait poussé à diriger ainsi
Lauvereau qui le suivait en s'essuyant le front et en cherchant
l'ombre...
f^a grande place de Passignano, oii ils parvinrent en quel-
ques minutes, ne présentait rien de remarquable. Elle était
en partie bordée d'arcades. Le soleil brûlait les dalles. Une
fontaine y coulait dans une vasque usée, auprès de laquelle
LE PASSÉ VIVANT 67
était couché un gros chien endormi. Des enfants jouaient et
criaient. Lauvereau s'était arrêté.
— Et maintenant ?
— Par ici.
La certitude de Jean le surprit.
— Tu as donc pioché la route dans le baedeker?
Jean de Franois ne répondit rien et continua d'avancer.
Il éprouvait une sensation singulière. Il lui semblait connaître
depuis très longtemps cette place, ces arcades, cette pauvre
fontaine. Il avait déjà vu ce campanile qui se dressait au-
dessus des maisons et qui se détachait sur le ciel bleu. Il
savait que Santa Maria serait au bout de cette rue... Tout à
coup, à un détour, ils se trouvèrent devant le portail.
Lauvereau avait jeté son cigare à demi fumé et regardait,
le nez en l'air, l'architecture médiocre de la vieille église. La
porte était fermée, mais déjà le sacristain accourait avec
ses clés.
Ce qu'avait de mieux Santa Maria de Passignano, c'était
sa fraîcheur, délicieuse après le soleil du dehors. Elle ne con-
tenait rien de curieux. Le sacristain tira la toile de quelques
mauvais tableaux. A un pilier, une assez belle statue de la
Vierge, en bois sculpté, tenait entre ses bras un horrible bam-
bin joufflu et difforme, en carton grossièrement colorié.
— L'Enfant a été brisé pendant la guerre de 1747. Les
Français et les Espagnols occupèrent Passignano contre les
Autrichiens, qui attaquèrent la ville... Si ces messieurs veu-
lent voir aussi le cloître ?
Et le sacristain se dirigea vers une petite porte basse, en
choisissant une clé à son trousseau.
Le cloître de Santa Maria était un lieu mélancolique et
délabré. Les piliers soutenaient les poutres d'un plafond de
bois vermoulu et entouraient de leurs arcades un carré d'herbe,
de ronces et d'orties. A un des angles du promenoir, on avait
relégué le brancard pour les enterrements et quelques hauts
candélabres de bois noir que l'on posait sans doute aux
quatre coins du catafalque. On respirait là une odeur de
cire, de plantes chaudes, de poussière et de pigeonnier :
quelques colombes roucoulaient, perchées sur les tuiles de
la toiture.
68 LA REVUE DE PARIS
Lauvereau cherchait des yeux le rosier dont lui avait parlé
le comte Ceschini.
— Ce n'est pas gai, cet endroit... Jean, te souviens-tu du
cloître de San Martino, à Naples, avec son jardin à halus-
trades qu'ornaient des têtes de morts en marbre, dont l'une
était couronnée de laurier?... tandis qu'ici...
Tout en parlant, il s'était baissé. Un objet blanc et rond
avait roulé au choc de son soulier. Le cloître avait servi de
cimetière. On voyait encore dans la muraille des plaques
funéraires scellées et qui portaient des inscriptions et des em-
blèmes. Ce crâne qu'il tenait maintenant dans la main et dont
il louchait l'os dur et poli avait sans doute été exhumé et
abandonné là par quelque ouvrier négligent. Des fragments de
terre bouchaient ses orbites, et des fientes de pigeons !c
blanchissaient de leurs larmes crayeuses. Lauvereau le con-
sidéra un instant, puis, d'un geste, il le lança parmi les herbes
et les ronces, où il s'enfouit au fond d'un trou de verdure au-
dessus duquel se mirent à voleter deux petits papillons blancs.
Jean était resté muet. Les deux papillons semblaient vou-
loir s'atteindre et mêler leurs ailes, puis ils se séparèrent et
doucement montèrent dans le soleil où ils disparurent...
La voix de Lauvereau tira Jean de sa rêverie. Du bout de
la galerie, Lauvereau lui faisait signe de venir. Il était penché
sur une pierre tombale adossée au mur du cloitre et ache-
vait d'en déchiffrer l'épitaphc à demi effacée.
— Viens donc : c'est 1res curieux. Savais-tu que tu avais
eu un ancêtre tué en Italie? et ton homonyme, encore !
Tiens, lis !
Et Lauvereau indiquait du doigt à Jean les grosses lettres
aisément visibles dans le marbre moussu cl moisi.
— « Ci-gît, haut et puissant seigneur, Jean de Francis,
comte de Valnancé, colonel du régiment de Dreux-Dragons,
tué au combat de Passignano, le 8 octobre 17/47...» J'en ferai
mon compliment à ton père : il soigne bien les sépultures
de famille!
Il s'était redressé. Il fut saisi île la pâleur subite de Jean
de Francis, qui était livide et comme sur le point de s'éva-
nouir. Il le prit doucement par le bras, et l'entraîna vers
l'église.
LE PASSÉ VIVANT 69
— Il fait tout de même trop chaud icil On étouffe dans ce
cloître... Allons sur la place, j'ai vu un café oii l'on pour-
rait se rafraîchir en attendant l'heure du train... Quelle idée
a eue Ceschini de m'envoyer dans cet ossuaire ! Au diable,
lui et son rosier!... Pour aller à la place, on tourne à droite,
n'est-ce pas?
Jean, sans répondre, fit signe que oui. Derrière eux, le
sacristain refermait la porte de l'église.
Au café, on leur apporta en de hauts verres une boisson
glacée. Jean buvait lentement. Les gorgées passaient à peine
dans sa gorge contractée.
— A quoi penses-tu, Jean?... Eh I que veux-tu, mon pauvre
vieux, nous sommes tous mortels.
Lauvereau soupira. Un jour, sa tête aux cheveux épais, aux
larges joues, à la bpuche gourmande, aux yeux vifs, serait
comme ce crâne qu'il avait ramassé tout à l'heure dans le
cloître. Alors à quoi lui servirait-il d'avoir fait ceci ou cela ?
Qu'importerait alors qu'il se fût privé volontairement du corps
voluptueux de Janine ? Ne sont-ce pas deux squelettes qui
s'étreignent déjà à travers la chair et la peau? Ah I quelle
folie I quelle folie ! . . .
Et il soupira plus fort, le cœur mordu d'une jalousie aiguë
et sourde.
— Quand on est mort, on est mort, — conclut-il mélan-
coliquement.
— Qui sait?...
Et Jean de Franois reposa d'une main qui tremblait son
verre sur la table, oli les veines du marbre semblaient dessi-
ner des caractères incertains et mystérieux.
HENRI DE REGNIER
(A suivre.)
LETTRES DE SAINTE-BEUVE
VICTOR HUGO
ET A
MADAME VICTOR HUGO'
RETROUVÉES ET PUBLIÉES
PAR
M. GUSTAVE SIMON
IV
LE CALVAIRE DE S AINTE-I5EL VE
C'était bien de l'amour! Et cette découverte, à coup sûr, jeta
Sainte-Beuve dans un trouble profond. Cette amie douce et sage, en
qui naguère il avait trouvé sa consolatrice et sa conseillère, s'il
l'aimait d'amour, est-ce que leurs relations n'en seraient pas du tout
au tout changées? est-ce qu'il ne la verrait pas avec d'autres yeux?
est-ce que ce charme apaisant n'aurait pas désormais un tout autre
caractère et ne deviendrait pas un danger? La bienheureuse année qui
venait de s'écouler, est-ce qu'elle se renouvellerait pour lui? Toutes
ces questions, il se les posait sans doute avec une mortelle inquié-
tude. Oui, dans l'état d'esprit où il se complaisait alors, tout pénétré
des idées morales, devoir, abnégation, vertu, si récemment échangées,
nous croyons qu'en reconnaissant l'attrait et le péril jusque-là ignorés
il n'éprouva qu'un sentiment de peine et d'angoisse; nous croyons
qu'il était maintenant une conscience, qu'il était digne de souffrir.
Ce ne sont pas là des conjectures de fantaisie. Tant qu'on n'avait
I. Voir la Revue du i5 décembre igo^.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 7I
dans les mains que les lettres de Victor Hugo, on n'avait conclu, en
effet, qu'à des hypothèses peut-être trompeuses et qui parfois le
furent. Mais les lettres de Sainte-Beuve, éclairant et complétant les
premières, jettent un jour limpide non seulement sur les faits, mais
sur les âmes. On a désormais les moyens d'arriver à la vérité; si
l'on n'a pas la route, on en a, de chaque côté, les jalons, — ces
deux séries de lettres, — qui permettent de ne plus s'égarer. Ajoutez
à cela les actes et les ouvrages des deux amis. Avec tous ces élé-
ments, il va être posssible de reconstituer les phases successives, les
crises intimes de cette douloureuse histoire.
Après la lettre fiévreuse écrite à la veille d'Hernani, nous rencon-
trerons une lacune de trois grands mois dans la double correspon-
dance. Or, c'est précisément durant cette période que vont se trans-
former les relations et les sentiments des trois intéressés, que se
préparera la première péripétie de leur drame secret. Il nous a
semblé, du moins, qu'en rappelant des faits notoires et en les illumi-
nant pour ainsi diae par le reflet des lettres ultérieures, on pouvait,
sous les yeux et le contrôle du public, instituer une sorte d'enquête
morale, dont les témoignages écrits, venant à leur date, seraient
ensuite les pièces justificatives.
Les événements qui suivirent la première représentation d'Hernani
n'étaient pas faits pour calmer les inquiétudes et les tourments de
Sainte-Beuve. Il y avait eu d'abord la représentation même : il y
assistait, et il contribua pour sa part à la victoire en faisant vaillam-
ment son devoir de combattant et d'ami; mais on peut deviner,
sans trop lui en vouloir, que le cœur n'y était pas. Le rideau
baissé, il ne fut pas encore au bout de ses peines. On sait ce que
furent, de la première à la dernière, ces tumultueuses soirées. Le
camp romantique et le camp classique ne posaient jamais les armes,
et la bataille, gagnée tourna tour par l'un ou l'autre parti, était à
recommencer le lendemain. Le résultat de cette lutte perpétuée était
de faire des salles combles, et l'administration du théâtre avait soin
de réserver chaque jour à l'auteur un certain nombre de places
pour qu'il pût y envoyer ses champions. La distribution des billets
et le va-et-vient des « Hernanistes » continuaient donc rue Notre-
Dame-des-Champs. De plus, il était impossible que, dans la maison
du poète, l'entretien principal, la pensée dominante, ne fût pas cet
Hcrnani dont tout Paris s'occupait. « Comment s'est passée la soirée
d'hier.3 » C'était là forcément, le lendemain de chaque représenta-
tion, la grande question, le grave intérêt.
L'intérêt. était double : il y avait celui du poète et celui du père
de famille. Le succès d'argent était venu à point pour le jeune
ménage et pour la jeune ménagère. Le jour de la « première >>, Victor
72 LA REVUE DE PARIS
Hugo n'avait que cinquante francs dans son tiroir. La vente du
manuscrit et les recettes quotidiennes y apportaient des billets de
mille francs qui n'avaient pas l'habitude de s'y amonceler. C'était là
une petite fortune qui, encore une fois, tombait à merveille. Madame
Victor Hugo était de nouveau enceinte; le modeste appartement de
la rue Notre-Dame-des-Champs, où l'on s'était installé avec un seul
enfant, deviendrait bien étroit pour quatre : Victor Hugo avait donc
résolu de déménager, et, pour se rapprocher quelque peu du centre
et des théâtres, il voulait s'établir sur la rive droite. A la fm de
mars, il donna congé, se mit en quête et découvrit un appartement
rue Jean-(Joujon, tout près des Champs-Elysées, alors déserts, mais
où l'on commençait à bâtir. L'appartement était vacant, Victor Hugo
allait écrire Notre-Dame de Paris, qu'il serait bon de ne pas inter-
rompre : il décida que, sans attendre la fin de son bail, il emména-
gerait à la fin d'avril ou au commencement de mai.
On devine avec quel chagrin croissant Sainte-Beuve assistait à
tous ces incidents, apprenait cette résolution. Il devenait comme
étranger à la vie de son grand ami, à la vie de celle qu'il sentait
maintenant être pour lui plus qu'une amie. Et la séparation allait
encore empirer par la distance; il allait rester sans eux, seul dans son
quartier lointain, et il ne pouvait, cette fois, -songer à les rejoindre.
La publication de son volume, les Consolations, au mois de mars,
fit quelque diversion à ses graves soucis. A vrai dire, il ne dut pas
revoir sans mélancolie ces pages toutes remplies de ceux qui s'éloi-
gnaient au moment où il les eût voulus plus voisins et plus pré-
sents que jamais. Qu'avait-il pourtant à leur reprocher? Tous deux,
ils l'accueillaient avec la même joie : il n'était pas un frère moins
cordial, elle n'était pas une sœur moins tendre. Ne lui avait-on pas
dit tout de suite qu'il serait le parrain de l'enfanti* C'est lui seul,
Sainte-Beuve, qui était changé. Son secret lui pesait et le faisait
différent de lui-même; il n'avait plus la vivacité, l'enjouement, la
franchise, la liberté d'esprit, les effusions d'autrefois; dans la maison,
il n'était plus chez lui ; lui qu'on y voyait tous les jours et plutôt
deux fois qu'une, il manquait assez souvent de venir ; ses visites,
jadis si régulières, n'étaient plus qu'intermittentes. C'est par là sans
doute qu'il se trahit. Ses amis s'étonnèrent d'abord, puis s'inquié-
tèrent. Victor Hugo l'interrogea avec sollicitude; il répondit évasive-
ment, donna des raisons, des prétextes. Un jour enfin, pressé de ques-
tions, il avoua sa détresse : brusquement, il s'était aperçu qu'il n'avait
pu voir impunément la grâce de madame Victor Hugo ; à son insu,
il en avait été ému autrement qu'il ne fallait. Ce ne serait rien, cela
passerait; mais, pour le présent, il valait mieux qu'il cessât de venir
aussi fréquemment, afin de ne pas entretenir sa blessure.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE ^S
Victor Hugo ne reçut pas cette confidence imprévue sans ressentir
le coup qui l'atteignait à la fois dans son amitié et dans son amour;
mais, s'il était tel dans ce temps-là que ses amis plus récents l'ont
connu toute sa vie, sa nature robuste et saine dut aussitôt réagir et
se redresser. Sa façon de traiter le mal était de n'y pas croire : il ne
l'admettait pas ; il ne fallait même pas y penser! C'est la faculté
d'oubli des êtres supérieurs, qui ont besoin de poursuivre en paix
ce qu'ils ont à faire en ce monde : ils ne veulent pas penser à leur
mal et ils n'y pensent pas. Mais le mal, au fond d'eux, selon toute
probabilité, demeure, assoupi. Victor Hugo répondit à Sainte-Beuve :
« Vous vous trompez, mon ami, vous rêvez; ce que vous dites là
est impossible, et ce n'est pas. Ne changez rien à vos habitudes;
venez comme par le passé, venez deux fois par jour... y>
Mais Sainte-Beuve, lui, était loin d'avoir cette énergie; il était de
ceux qui « s'écoutent » : il sentait sa souffrance et se laissait souffrir.
Madame Victor Hugo n'était pas obligée non plus d'être aussi forte
que son mari et fut assurément troublée quand elle fut avertie. —
Avertie, comment, par qui le fut- elle. ^^ par elle-même, sans doute,
par son instinct de femme; ou, qui sait.^ par son mari, près de
qui elle se serait alarmée des absences et des inégalités de Sainte-
Beuve... « Ahl ce pauvre Sainte-Beuve! tu ne sais pas, il s'imagine
qu'il est amoureux de toi! il est fou !... » Stupéfaite, effrayée, cons-
ternée, elle dut n'en laisser rien paraître à Sainte-Beuve; mais elle le
réprimanda doucement, se plaignit de ses façons nouvelles, essaya de
le ramener dans les termes de l'ancienne intimité. On verra ce qu'il
répliquait, s'accuS'?nt, s'excusant, inquiet et embarrassé comme un
coupable. Entre ces trois êtres si unis, si aimants, si heureux, si
paisibles, il y avait maintenant un point noir, un principe de dis-
corde, de lutte et de douleur.
Quand il vit arriver le moment où le couple aimé allait décidé-
ment quitter son voisinage, Sainte-Beuve ne put tenir à Paris ;
l'idée de se trouver brusquement seul lui fut insupportable : il courut
se réfugier à Rouen chez leur ami commun, le poète Ulric Gut-
tinguer.
Il avait demandé à madame Victor Hugo la permission de lui
écrire, comme il avait fait l'année précédente, lors de son voyage en
Allemagne; mais il commença par Victor Hugo:
Rouen, ce vendredi 7 mai i83o*.
Mon cher Victor, je sens le besoin de vous écrire, quoique
je n'aie à vous faire aucune description pareille à celles de
I. La lettre est adressée à « Monsieur Victor Hugo, 9, rue Jean-Goujon, quar-
tier de François I*"", Paris ».
'^Ix LA REVUE DE PARIS
notre dernier voyage, mais nous parlons de vous et pensons
à vous, Guttinguer et moi, autant que nous faisions alors
avec Boulanger. Nous sommes allés dimanche soir coucher
aux Hayons, terre de Guttinguer à huit lieues de Rouen ;
nous y avons passé le lundi. C'est le plus beau et le plus
riche pays du monde, oii vous seriez à ravir, loin de tout
bruit, sous d'admirables hêtres, pour faire une ou deux piè-
ces ; Guttinguer voudrait bien que l'idée vous en prît et qu'un
nouvel Hernani prît naissance de ce côté.
Nous sommes partis et arrivés mardi à Rouen, oii nous
avons été reçus par mesdemoiselles Guttinguer, tante et
nièces, très aimables et fort gaies, quoique fort pieuses ; c'est
une maison de bien bon ordre, et qui donne du calme à y
vivre. Nous parlons beaucoup de vous, de madame Hugo;
nous nous récitons de vos vers, Guttinguer et moi; et le soir
nous racontons à ces demoiselles des histoires de chez vous;
elles connaissent votre société, les noms de vos amis et de vos
visiteurs, — jusqu'à M. de Saxe-Gobourg : vous voyez qu'elles
sont au fait de tout. — Vous, j'espère que vous êtes installé
et bien près de recommencer quelque nouveau chef-d'œuvre.
Madame Hugo est-elle contente.' Est-elle bien fatiguée? Qu'a-
t-elle fait de ses enfants dans ces jours de grand embarras?
Voilà ce que je me suis demandé souvent. Nous nous disions :
c'est aujourd'hui le grand déménagement, aujourd'hui Victor
découche, où dînera-t-il? Oii passera-t-il sa journée? — Vous
êtes tout pour moi, mon cher ami; je n'ai compté que de-
puis que je vous ai connu, et quand je m'éloigne de vous, ma
flamme s'éteint. Elle est bien morte, je n'ai rien fait, ni pensé
à rien faire depuis mon départ. Je vis, assez heureux, content
de me voir chez notre bon ami, mais sans but et sans passé
— cela durera encore un certain nombre de jours, j'oublie.
L'oubli seul désormais est ma félicité.
Vous le dirai-je et à madame Hugo? Je crains que, dans
tous ces tracas, vous pensiez peu à moi; le peu que vous en
ferez, j'en serai bien reconnaissant. Dites-lui, à madame
Hugo, que j'ai d'elle aussi et de ses bontés pour moi un sou-
venir bien profond ; c'est par elle et vous que je suis revenu
à croire au bien moral.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE y5
Embrassez bien Victor, Chariot pour moi; faites mes com-
pliments à mademoiselle Didine. — Je me recommande par
vous à tous nos vrais amis. Je voudrais vous voir mieux, plus
cordialement que vous n'êtes, Lamartine et vous; cela ne
tient pas à vous, je le sais; mais, je vous en prie, ne relevez
pas trop des riens sans importance; allez au fond, et quel
fond que le sieni
Adieu, mon cher Victor, ne m'écrivez pas. Pourtant, si
d'ici à un mois vous vouliez jeter un mot à l'adresse de Gut-
tinguer, rue des Fontenelles , Rouen, je ne voudrais pas vous
en empêcher. Mais je vous récrirai auparavant.
Adieu encore et mes profonds respects à madame Hugo.
SAINTE-BEUVE
Guttinguer est de moitié dans tout ceci.
P. -S. — S'il y a un article sur moi dans les Débats, comme
je ne puis remercier Nisard, voudriez-vous le faire pour moi
par lettre ou verbalement P
Celte lettre à Victor Hugo, triste, mais assez calme, fut suivie
d'une autre, qui nous manque, mais qui ne devait pas différer
beaucoup de la première.
La lettre à madame Victor Hugo est autrement expressive :
Honfleur, ce jeudi i3 [mai i83o].
Madame,
Vous avez été assez bonne pour me permettre de vous écrire
ce voyage-ci comme Tautre, et si j'ai un peu tardé à profiter
de la permission, ce n'est pas faute de penser à vous, de cau-
ser de vous tous les jours avec Guttinguer ou avec moi-
même, de regretter votre vue et vos chers entretiens. Je
voudrais bien que vous fussiez contente et commodément ins-
tallée aux Champs-Elysées, et savoir comment votre vie nou-
velle y est ordonnée; que fait Victor? que font vos enfants?
Ne regrettez-vous rien de votre ancien quartier? Pensez-vous
quelquefois à ceux qui ne vous voient plus aussi souvent, et à
76 LA. REVUB DE PARIS
ceux qui, depuis quinze jours, ne vous voient plus du tout?
Je me pose ces questions un peu timidement; je voudrais que
vous eussiez quelques regrets et qu'il vous parût que quelque
chose vous manque; c'est bien égoïste, n'est-ce pas? Mais
vous me le pardonnerez; je doute tant, non pas de mon ami-
tié pour vous, non pas de votre bonté pour moi, mais de mon
utilité, de ma valeur auprès de vous; j'ai été si nul, si cou-
pable dans tous ces derniers temps, si sottement irrégulier et
ianlasque, si préoccupé de moi-même en votre présence, que
je conçois que j'ai dû bien perdre dans votre esprit; blâmez-
moi, accusez-en mon caractère, ma tête, mon peu de puis-
sance à vouloir et à faire; mais, je vous en prie, ne croyez à
aucune froideur, à aucun éloignement de mon affection; bien
au contraire, elle s'est encore accrue, s'il était possible; elle
ne peut jamais diminuer. Quand je ne vous verrais plus, quand
je serais jeté pour toujours à des centaines de lieues de vous
sans même vous écrire, je n'en serais pas moins le même
pour vous par le cœur, et votre pensée ne serait pas moins
mon consolant recours, mon bon génie, ma meilleure action.
Je vous demande pardon, madame, de m'exprimer avec celte
sincérité d'épancliement; mais quand le ferais-je, sinon main-
tenant qu'une nouvelle vie commence pour vous, et que je
souffre en pensant qu'il se pourrait que je n'y obtinsse pas la
même place que dans la précédente? Victor, qui n'est qu'un
avec vous, me le pardonnera aussi, j'ai une amitié inquiète et
superstitieuse, il faut y savoir compatir.
J'ai passé un jour aux Hayons, terre de Guttinguer, séjour
de calme, de silence et d'ombre; puis quelques jours à Rouen,
presque sans sortir de la maison excepté le soir avec ces
demoiselles, bien aimables et distinguées d'esprit, l'aînée,
triste et profondément rêveuse, la plus jeune, plus heureuse,
plus enjouée; j'ai revu pourtant la cathédrale et Saint-Ouen.
Le Prévost n'y était pas, mais nous sommes allés avec (Jut-
tinguer au Parquet, campagne à quelques lieues, voir madame
Ricard, amie intime de Le Prévost, qui la voit ou lui écrit
tous les jours ; elle a déjà eu trois maris, et l'on pense que,
sans la honte d'en avoir un quatrième, elle prendrait Le Pré-
vost : elle est romantique comme on ne l'est pas à Paris ; assez
d'esprit, mais maniérée, et puis vieille et laide avec du rouge.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE
77
Nous sommes depuis trois ou quatre jours à Honfleur, à
deux lieues de la forêt de Gultinguer, admirablement située
au bord de la mer, comme les forets de Bretagne; nous y
allons quelquefois, même par les mauvais temps, à cheval,
par d'horribles chemins, le long de la mer.
Je ne vois personne ici, et me couche de bonne heure.
Nous irons dans quelques jours aux Quatre f avrils, terre en
Basse-Normandie, très retirée, et de là je regagnerai Paris.
Je ne travaille pas, je me porte bien; je rêve d'une tristesse
assez douce, je cherche à calmer mes mauvaises passions, à
régler mes désirs, mes pensées; et je pense souvent à vous,
madame, à Victor, à vos heureux enfants que je baise d'in-
tention.
Adieu, et recevez mon éternelle et respectueuse amitié.
SAINTE-BEUVE
Gutlinguer se rappelle bien vivement à votre souvenir cl à
celui de Victor.
Le iG mai, Victor Hugo répondait aux deux lellres de Sainte-
Beuve. Sa lettre, à lui, généreuse, bonne et tendre, n'a qu'une pensée,
— apaiser et raffermir le mieux possible la pauvre àme soulTranle :
(( ...Si vous saviez combien vous nous avez manqué dans ces der-
niers temps! Combien il y a eu de vide et de tristesse pour nous,
même eu famille comme nous vivons, même au milieu de nos enfants,
à emménager ainsi sans vous dans cette déserte ville de François 1"^!
Gomme, à chaque instant, vos conseils, votre concours, vos soins
nous manquaient, et, le soir, votre conversation, et toujours votre
amitié! C'est fini. L'habitude est prise dans le cœur. Vous n'aurez
plus désormais, j'espère, la mauvaise volonté de nous quitter, de nous
déserter ainsi.
n Du reste, nous sommes matériellement bien ici, parfaitement
même. Beaucoup de solitude, plus de Hcrnanistes, tout serait bien,
n'était celte chaise vide, qui fait vide pour nous lout le reste cîe la
maison... »
« Plus de llernanistes! » 11 dut sembler à Sainte-Beuve que la
disparition de ses ennemis allait lui rendre ses amis. 11 quitta Gutlin-
guer et revint à sa rue Notre-Dame-des-Champs.
yS LA REVUE DE PARIS
Mais il ne s'était pas trompé lorsque, fuyant Paris, il redoutait si
fort la morne solitude de son logis de célibataire. Il la retrouva
plus froide et plus désolée encore qu'il ne l'avait imaginé. Ils
n'étaient plus là, ses chers voisins! il ne les avait plus porte à porte,
cœur à cœur ! Souvenir amer et doux : naguère il arrivait sans
avertir, il entrait sans frapper, il s'asseyait ; on causait, c'était char-
mant!... Sans doute, ils habitaient .la même ville, ils étaient là
tout près... Tout près, mais si loin! Il ne voisinait plus : il faisait
des visites. Il fallait s'habiller, passer les ponts, monter deux étages;
et, d'abord, parler au concierge... Une fois, ce concierge lui dit
qu'ils n'y étaient pas, et ils y étaient ! Victor Hugo lui écrivit le
lendemain un billet amical, lui donnant un autre rendez-vous : —
on en était à se donner des rendez-vous, maintenant !
Qu'on lise les deux lettres suivantes; on y sentira l'amertume et
l'airiiction de ce faible et malheureux cœur désemparé. Ce qu'on y
sentira encore, c'est une acre et cruelle jalousie, une jalousie mala-
dive, une double jalousie d'un caractère étrange, — jalousie pour
la femme, jalousie pour l'ami, — la torture d'une idée fixe : « Ils ne
pensent plus à moi ! ils ne m'aiment plus! ils m'oublient l... »
Ce lundi matin [3i mai i83oJ.
Mon cher Victor, je Aeux vous écrire, car hier nous étions
si tristes, si froids, nous nous sommes si mal quittés que tout
cela m'a fait bien du mal, j'en ai souffert tout le soir en
revenant, et la nuit: je me suis dit qu'il m'était impossible
de vous voir souvent à ce prix, puisque je ne pouvais vous
voir toujours; qu'avons-nous en effet à nous dire, à nous
raconter? Rien, puisque nous ne pouvons tout mettre en com-
mun comme avant. Je m'aperçois que je ne vous ai pas
demandé instamment vos vers à moi ; mais que m'importent
vos vers, ceux-là, plutôt que d'autres? c'est tous que je vou-
drais; c'est vous, c'est madame Victor, à toute heure et sans
fin. — Cela doit aussi vous attrister, je pense; pourtant, vous,
vous avez tout ce qui console et ce qui est réel, votre femme,
vos enfants. Songez bien que moi, je suis celui qui souffrirai
le plus, moi qui n'ai rien, pas un être au monde; que vais-je
devenir? Croyez donc bien que si je ne vais pas là-bas, je
ne vous en aimerai pas moins, vous et madame, qu'aupa-
ravant. Il y a dans mon amitié pour vous et pour elle plus
que de l'habitude ; croyez-le, et n'allez pas imaginer qu'il
LETTRES DE SAINTE-BEUVE -yO
entre dans ma nouvelle conduite la moindre diminution
d'amitié.
Il n'y a pas eu cette fois de nuage dans notre amitié pure,
rien, pas une tache, pas un point noir au ciel; c'est le ton-
nerre qui est tombé sur moi par un temps serein ; plaignez-
moi, mais il n'y a pas de ma faute.
Croyez (car la vraie amitié est jalouse aussi) croyez que je
ne verrai personne désormais} comme je vous ai vus autrefois,
qu'absents, aucune liaison ne vous remplacera, et que seul, je
ne penserai, jour et nuit, qu'à vous.
A un de ces jours.
SAINTE-BEUVE
Ce lundi soir [6 juillet i83o.]
Mon cher Victor, je suis persuadé que vous croyez que je
vous aime moins, qu'autre chose vous remplace en moi; c'est
une superstition de ma part, vous n'avez peut-être pas celte
idée, mais vous me pardonnerez de m'en inquiéter. Non, mon
cher ami, rien n'a changé ni ne changera en moi, quoique
je vous voie moins que jamais. Si vous saviez ce que je sens
quand je vous vois, quand je reviens de chez vous et que je
retombe à ma morte solitude ! Rien, personne, pas un être,
et des souvenirs déchirants de cette intimité, que je n'ai ni
n'aurai plus. Les jours, les soirs où je ne suis pas trop
fatal et farouche, je me traîne à deux ou trois visites pour
tuer une soirée ; le plus souvent, incapable de travail et
de toute conversation , j'erre autour de mon Luxembourg,
craignant de rencontrer un visage ami, faisant vingt pro-
jets d'allées et de venues, allant jusqu'à la porte de Lacroix
ou de Magnin, et m'en revenant sans avoir la force d'en-
trer. Chez vous, je ne puis aller: cela me fait trop mal,
et j'en ai pour un jour à me remettre avant de pouvoir
écrire une ligne. Puis, je me figure ce que vous devez penser
et madame Hugo : — « Qui l'aurait dit! » et que vous accu-
sez mon indifférence en vous arrêtant à vingt motifs faux:
ou, ce qui est plus douloureux encore à penser, que vous n'y
pensez guère et que vous finissez par ne plus vous soucier de
8o LAREVL'BDEPARIS
celte absence obstinée. — Oh ! ne me blâmez pas, mon cher
ami; gardez-moi, vous au moins, un souvenir, un, entier,
aussi vif que jamais, impérissable, sur lequel je compte dans
mon amertume. J'ai d'affreuses, de mauvaises pensées, des
haines, des jalousies, de la misanthropie ; je ne puis plus
pleurer ; j'analyse tout avec perfidie et une secrète aigreur.
Quand on est ainsi, il faut se cacher, lâcher de s'apaiser;
laisser déposer son fiel, sans trop remuer le vase; s'accuser
devant soi-même, devant un ami comme vous, ainsi que je
fais en ce moment. Ne me répondez pas, mon ami, ne m'in-
vitez pas à vous aller voir; je ne pourrais; dites h madame
Hugo qu'elle me plaigne et prie pour moi. — Mais surtout,
n'est-ce pas? croyez-moi le même, tout changé que je suis;
croyez, par miracle d'amitié, à ma présence dans ce qui vous
est cher; et ne me laissez pas mourir dans votre cœur. —
Excusez toutes ces contradictions, sentez- les avec votre âme
la plus tendre, et qu'il n'en soit pas question entre nous.
Adieu, à toujours.
SAINTE-BEUVE
Dans les premiers jours de juillet, Sainte-Beuve, excédé de souf-
france, s'enfuit encore une fois de Paris et retourna chez Ulric
Gullinguer.
La révolution de Juillet éclata, bouleversant bien des existences,
agitant toutes les pensées ; pendant des semaines, la vie publique
absorba tout et sembla tout suspendre. Cela n'avait pas empêché la
petite Adèle de venir au monde, le 20 juillet, au bruit des premières
fusillades; cela n'empêcha pas madame Victor Hugo d'allaiter son
quatrième nourrisson, — et cela n'empêchait pas Victor Hugo d'avoir
avec un éditeur, pour Notre-Dame de Paris, des engagements qu'il
fallait tenir sous peine de ruine ; il s'enferma dans son cabinet le
i"^"" septembre, se condamnant à n'en pas sortir qu'il n'eût fini, et se
mit à l'œuvre.
Sainte-Beuve, dans tous ces jours-lù, paraît s'être peu montré rue
.Jean-Goujoa. Il écrit, le i/i septembre, à madame Victor Hugo :
Ce mardi [l'j septemljre i83o].
Madame, je ne vous vois pas, ni Victor. J'ai si peu de
temps, je suis si plein de mes maudites affaires, si peu digne
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 8l
de jouir de votre bonne et paisible conversation à l'amiable
comme autrefois ! Aussitôt entré, il faudrait que je sortisse.
Allez, croyez-le bien, malgré toute cette occupation appa-
rente, et cette distraction qui ressemble à de l'activité, j'ai
le vide et la mort au cœur. Mais, je vous en conjure, croyez
que votre pensée y est toujours, et n'imaginez pas que je
vous oublie, ni cette si longue et si douce amitié. Hélas 1 où
est tout ce temps pour moi? Le matin, quand je m'éveille,
j'y pense avec larmes comme en ce moment; puis viennent
Leroux, les affaires, les colères, la politique etl'étourdissement.
Mais sachez au moins que j'y pense, et ne me chassez pas
tout à fait, vous et Victor, de la place que j'occupais en vous.
Adieu," madame,
SAINTE-BEUVE
On dut répondre à Sainte-Beuve par une lettre amicale, lui repro-
chant ses absences et lui rappelant qu'il avait promis d'être le parrain
de la petite Adèle. Il se rendit aussitôt à l'appel, et il tenait l'enfant
sur les fonts baptismaux le dimanche 19 septembre. Puis, de nou-
veau, il laissa de longs espaces entre ses visites; il cessa tout h fait
d'écrire.
Au commencement de novembre, il publia une seconde édition
de Joseph Delorme et en rendit compte lui-même dans le Globe
comme s'il étudiait l'ouvrage d'un autre. Il parlait de son ancien
moi, non sans sévérité, et finissait en doutant que, si Joseph
Delorme eût survécu, — comme il survivait lui, Sainte-Beuve, — le
malheureux eût été capable de se relever. Voici comment se terminait
l'article :
« Ce Joseph, qui se consumait ainsi sans foi, sans croyances,
sans action, cet individu malade qui suivait son petit sentier loin delà
société et des hommes, avait commencé vers la fm de sa vie à renaître
à une sympalliie plus bienveillante et à chercher les regards conso-
lants de quelques amis poètes ; c'est ce qu'il fît de mieux et de plus
profitable pour lui; son cœur se dilata à leur côté; son talent
s'échaufFa aux rayons du leur, et il dut à l'un d'eux surtout, au
plus grand, au plus cher, le peu qu'il nous a laissé...
» Par malheur, l'association romantique, formulée par la Restau-
ration, était trop restreinte elle-même, trop artificielle et trop peu
mêlée au mouvement profond de la société; le Cénacle n'était après
!*"■ Janvier igoi. 6
82 LA REVUE DE PARIS
tout qu'un salon ; il s'est dissous après une certaine durée, pour se
refondre, nous l'espérons, en quelque chose de plus social et de plus
grand. Les individus illustres sont assurés de retrouver leur place
dans cette prochaine association de l'art vers laquelle convergent
rapidement toutes les destinées de notre avenir...
» Ce pauvre Joseph ne verra rien de tout cela ; il n'était pas de
force d'ailleurs à traverser ces diverses crises; il s'était trop amolli
dans ses propres larmes. Sans doute, vers la fin de sa carrière, il
en était venu à chérir ses amis et à reconnaître Dieu ; mais c'était
chez lui amitié domestique et religion presque mystique ; c'était une
tendresse de solitaire pour quelques êtres absents et un mouvement
de piété monacale vers le Dieu intérieur. Il aurait eu bien à faire
pour arriver de là à l'intelligence et à l'amour de l'humanité pro-
gressive et à une communion pratique de l'âme individuelle avec
Dieu se révélant par l'humanité. »
Victor Hugo lut l'article du Globe, et, à l'instant même, interrom-
pant son travail, il écrivit à Sainte-Beuve :
« Je viens de lire votre article sur vous-même et j'en ai pleuré.
De gràce^ mon ami, je vous en conjure, ne vous abandonnez pas
ainsi. Songez aux amis que vous avez, à un surtout, à celui qui vous
écrit ici. Vous savez ce que vous êtes pour lui, quelle confiance il a
en vous pour le passé comme pour l'avenir. Vous savez que votre
bonheur empoisonne à jamais le sien, parce qu'il a besoin devons savoir
heureux. Ne vous découragez donc pas. Ne faites pas il de ce qui vous
lait grand, de votre génie, de votre vie, de votre vertu. Songez que
vous nous appartenez, et qu'il y a ici deux cœurs dont vous êtes tou-
jours le plus constant et le plus cher entretien.
,» Votre meilleur ami.
» Venez nous voir. »
Point de réponse écrite à cette lettre si bonne; mais Sainte-Beuve,
touché, alla nécessairement lui-même en remercier Victor Hugo. H
dut y avoir, ce jour-là, entre les deux amis, un épanchement suprême.
Hélas! cet amour néfaste, que Victor Hugo avait d'abord voulu
nier, il s'était imposé par sa persistance, il n'y avait plus à en
méconnaître la cruelle réalité : celui qui en avait douté commençait
trop lui-même à en souffrir! Victor Hugo en parla donc à Sainte-
Beuve, affectueusement, fraternellement; il lui en parla au nom de sa
femme et au sien; il lui- représenta doucement comme cet amour
impie était funeste à leur amitié à tous trois, jusque-là si chaste et si
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 83
pure ; qu'il faisait de leur ancien bonheur leur tourment... Sainte-
Beuve enfin, ne s'apercevait donc pas que cet amour était aussi pour
son Victor une double offense, — offense à l'ami, offense à l'homme P. . .
Sans doute, le plus vigoureux, le plus énergique supplia l'autre de
faire un effort viril, de se vaincre lui-même, et de leur rendre à
tous la paix, et la joie; et, sans doute, l'autre convint de tout,
pleura de tout, comme un malade et comme un enfant qu'il était,
et promit d'essayer, de faire tout ce qu'il pouvait, . .
Mais il n'était plus maître de lui, le mal en était à la période
aiguë. Nous allons donner, avec les brèves réponses de Victor Hugo,
les deux lettres qu'il écrivit en décembre. Elles sont d'une navrante
éloquence, ces lettres, aussi déchirantes, ou peu s'en faut, que
celles qu'écrira Victor Hugo l'année d'après. Voilà de ces pages
qu'aucune littérature n'imite et n'égale : on n'y reconnaît pas la
plume qui écrit, mais le cœur qui saigne.
[7 décembre i83o.]
Mon ami, je n'y puis tenir; si vous saviez comment mes
jours et mes nuits se passent et à quelles passions contradic-
toires je suis en proie, vous auriez pitié de qui vous a offensé
et vous me souhaiteriez mort, sans me blâmer jamais et en
gardant sur moi un éternel silence. — Je me repens déjà de
ce que je fais en ce moment, et cette idée de vous écrire me
paraît aussi insensée que le reste ; tant je viens de tous les
côtés me briser contre l'impossible; mais enfin la chose est
commencée et je poursuis. — Si vous saviez, hélas î ce que
j'éprouve toutes les fois que votre nom est prononcé à mes
oreilles, toutes les fois qu'il m'arrive sur madame Hugo et
sur vous quelque nouvelle et quelque rapport; si vous saviez
comme tous les jours passés dans leurs moindres circonstances,
nos promenades à la plaine, nos visites aux Feuillantines et
tout ce que j'avais rêvé de vie paisible et bénie auprès de
vous, si vous saviez comme tout cela se déchaîne en moi au
fond de mon cœur dans mes veilles et à quel supplice de
damné je suis livré sans relâche depuis trois ou quatre heures
du matin jusqu'au jour; mon cœur se referme alors; il se fait
une glace à l'ouverture, et rien ne paraît plus jusqu'à ce que
le soir vienne tout remuer encore dans ce gouffre. Il y a en
moi du désespoir, voyez-vous, de la rage; des envies de vous
8/i LA IIEVUE DE PARIS
luer, de vous assassiner par moments en vérité; pardonnez-
moi ces horribles mouvements. — Mais pensez à ceci, vous
que tant de pensées remplissent, pensez au vide que laisse
une telle amitié. — Quoi? pour jamais perdus ! — Je ne puis
plus aller vous voir; je ne remettrai plus les pieds sur votre
seuil, c'est impossible; mais ce n'est pas indiflerencc au
moins. Ah ! ne prononcez pas, je vous en conjure, priez ma-
dame Hugo de ne jamais prononcer ce mot d'inconstance qui
me revient de toutes parts. Inconstant avec vous^ le pouvez-vous
dire, hélas! l'avez-vous donc oublié déjà, est-ce pour trop peu
aimer que notre amitié cesse; et n'est-ce pas un excès plulôt
qui l'a tuée ? Je vous ai déjà expliqué mon inconstance en
idées et d'oii elle vient ; vous devez en être convaincu; elle
vient de cette poursuite éternelle du cœur à travers tout vers
un seul et même objet qui soit un amour capable de rem-
plir. Cet amour, Dieu m'est témoin que je l'ai cherché unique-
ment en vous, dans votre double amitié à madame Hugo et
à vous, et que je n'ai commencé à me cabrer et à frémir que
lorsque j'ai cru voir la fatale méprise de mon imagination et
de mon cœur. Si donc je cesse brusquement et si je ne vous
vois plus désormais, c'est que des amitiés comme celle qui
était entre nous ne se tempèrent pas : elles vivent, ou on les
tue. Que ferais-je désormais à votre foyer, quand j'ai mérité
votre défiance, quand le soupçon se glisse entre nous, quand
votre, surveillance est inquiète et que madame Hugo ne peut
effleurer mon regard sans avoir consulté le vôtre.»^ il faut bien
se retirer alors et c'est une religion de s'abstenir. Vous avez
eu la bonté de me prier de venir toujours comme par le
passé; mais c'était de votre part compassion et indulgence
pour une faiblesse que vous pensiez soulager par celte marque
d'attention; je n'y puis consentir; j'en éprouverais moi-même
trop de torture, si, vous, vous en éprouviez seulement quel-
que gêne. Elle est donc tuée irréparablement, celte amitié qui
fut de ma part un culte, il ne nous reste plus, mon ami, qu'à
l'ensevelir avec autant de piété qu'il se peut. Je l'ensevelis
dans mon cœur, comme je vous prie de faire dans le vôtre,
comme je vous prie (soyez généreux) de dire à madame Hugo
de faire dans le sien; chez moi, il y aura toujours, quoi qu'il
m'arrive désormais dans la vie, une pensée mélancolique et
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 85
sainte qui veillera sur cette amitié déplorée; oui, quoiqu'il
m'arrive, et même si, par impossible, il m'arrivait en cette vie
des joies, cette pensée triste et muette restera à sa place en
mon cœur et ne se dévoilera jamais; tâchez de faire de même
au milieu des joies de famille et de gloire qui continueront
de descendre sur madame Hugo et sur vous ; qu'il y ait en
tout ceci mystère et silence; parlons désormais le moins pos-
sible les uns des autres, mon ami, de peur d'en mal parler
de loin, de peur que le dépit n'aigrisse des paroles légères et
que l'amitié ensevelie n'en soit troublée.
Et puis peut-être un jour, mon ami, quand je n'aurai
plus rien au monde, ni mère à soigner, ni amour de femme
à espérer, ni erreur de système à essayer, quand je serai
vieux, et que madame Hugo elle-même sera vieille, qui sait?
si je reviens à la piété, à la religion chaste et austère, à la
pratique des vertus, peut-être, mon ami, vous me permet-
trez alors, après quelque expiation que vous m'imposerez, de
venir fmir mes jours sous votre toit, et vous m'aurez rendu
assez de confiance pour me laisser quelquefois seul encore
avec celle qui est digne uniquement de vous, mais que je n'ai
jamais méconnue, je vous jure.
Adieu.
SAINTE-BEUVE
Le lendemain 8 décembre, Vic'or Hugo répond :
« Ce 8 décembre i83o.
» Pouvez-vous croire que je parle de vous légèrement? J'ai pu
vous dire inconslant pour des affaires d'art ou autres misères, mais
point pour des affaires de cœur. N'ensevelissons point notre amitié :
gardons-la chaste et sainte, comme elle a toujours été. Soyons indul-
gents l'un pour l'autre, mon ami. J'ai ma plaie, vous avez la vôtre;
l'ébranlement douloureux se passera. Le temps cicatrisera tout; espé-
rons qu'un jour nous ne trouverons dans tout ceci que des raisons
de nous aimer mieux. Ma femme a lu votre lettre. Venez me voir sou-
vent. Ecrivez-moi toujours.
» Songez qu'après tout, vous n'avez pas de meilleur ami que moi.
» V. »
«
86 LA REVUE DE PARIS
Le 2 3 décembre, nouvelle lettre de Sainte-Beuve :
a3 décembre i83o.
Mon cher ami, ma dernière lettre était trop sincèrement et
trop irrévocablement l'expression de ma triste pensée pour
que j'allasse vous voir comme vous aviez la bonté de m'y
engager; mais vous m'engagiez aussi à vous écrire, et je le
fais aujourd'hui, parce que j'éprouve plus que jamais le besoin
de me rappeler à votre souvenir. Je n'ai vu depuis plusieurs
jours aucune personne qui vous ait visités et de qui j'aie pu
savoir comment vous vous portiez, madame Hugo et vous;
quand je pense dans quels termes d'intimité et de confiance
nous étions tous, il y a un an, à pareille époque, ce retour
m'est bien douloureux. — Il y a un an, mon ami, j'écrivais
cette préface des Consolations que je vous donnais à lire la
veille du jour de l'an et sur laquelle vous écriviez quelques
lignes de votre main que j'ai conservées comme reliques.
Hélas ! cette amitié est-elle donc finie ? Et finie de ma faute ?
l'irréparable est-il donc consommé? J'ai besoin, croyez-le,
d'espérer encore pour un avenir dont je n'ose assigner le
terme. Mais ne pressons pas trop ces idées.
Vous vous êtes mépris, mon ami, quand vous avez cru
que je me plaignais que vous eussiez ^a.T\é légèrement de moi.
Non, ce mot-là s'appliquait à moi autant qu'à vous; et quand
je disais : parlons le moins possible l'un de l'autre, de peur
d'en parler légèrement de loin, c'était presque un repentir
que j'exprimais, mon ami, d'avoir pu parler ou penser de
vous avec dépit depuis ces tristes affaires. Mais croyez que,
depuis ma lettre, ma pensée est redevenue plus paisible et
plus équitable à votre égard, et qu'il n'y reste aucun mauvais
levain, je vous jure.
Ecrivez-moi, avant la fin de l'année, un petit mot de sou-
venir. J'en serai bien reconnaissant. Dites-moi comment vous
allez, tâchez de me dire que votre plaie est guérie. Quant à
la mienne, elle dure ; ne pouvant la guérir, je voudrais ouvrir
d'autres plaies à côté ; allez, je souffre bien et le bonheur et
moi ne nous connaissons pas et ne pouvons nous connaître.
Si j'étais prêt à l'atteindre d'un côté, la pensée de ce qui me
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 87
manque en vous, en votre maison qui était la mienne, en
la confiance que j'ai perdue, cette amère pensée gâterait
le bonheur au moment même où je croirais l'obtenir.
Adieu, soyez assez bon pour dire à madame Hugo mon sou-
venir.
Je vous écrirai ainsi quelquefois, pour vous prouver qu'il
y a en mon cœur une lampe qui veille et une pensée qui
prie éternellement au tombeau de notre amitié.
Oh! mon ami, qui l'eût dit, il y a un an, et que je suis
coupable et insensé I Pardonnez-moi.
Adieu.
SAINTE-BEUVE
Sans tarder, Victor Hugo réplique, le 2^ décembre :_
« Vous faites bien de m'écrira, mon ami, vous faites bien pour
nous tous. Nous lisons vos lettres ensemble, ma femme et moi, et
nous parlons de vous avec une profonde amitié. Les temps que vous
me rappelez sont pleins de douceur. Croyez- vous qu'ils ne reviennent
jamais? Moi, je l'espère. Allez, j'aurai toujours joie à vous voir, joie
à vous écrire. Il n'y a dans la vie que deux ou trois réalités, et l'ami-
tié en est une. Mais écrivons-nous, écrivons-nous souvent. Ce sont
nos cœurs qui continuent à se voir. Rien n'est rompu.
)) VICTOR »
Les lettres de Sainte-Beuve sont belles, parce qu'elles souffrent ; il
faut convenir que les réponses de Victor Hugo sont belles aussi, parce
qu'elles consolent et parce qu'elles consolent en souffrant. On ne
connaît pas beaucoup de témoignages d'une amitié plus profonde et
d'une plus généreuse confiance.
Il clôt le tout par l'exquis billet qu'il écrit à Sainte-Beuve, le pre-
mier jour de l'an i83i, en le remerciant de jouets envoyés aux en-
fants.
« ... Venez donc dîner avec nous après-demain mardi. i83o est
passé ! »
8S LA REVUE DE PARIS
LE CALVAIHE DE'VICTOU III GO
Dans ce récit, — où l'on essaie de renouer les faits et de retrouver les
sentiments, — pour remplir les intervalles des lettres, il n'y a eu jus-
qu'ici qu'à louer et à plaindre. Les deux amis souffrent, l'un avec
désespoir et remords, l'autre avec dignité et bonté; tous deux sont
dignes d'admiration et dignes de pitié. Les choses vont malheureuse-
ment changer ; on va sortir de la sphère idéale, on va se heurter aux
tristes et brutales réalités des passions et de la vie.
La condition essentielle de notre enquête est l'impartialité : nous
sommes obligés de dire que le premier tort — un tort grave — est
venu de Victor Hugo.
Les lettres de Sainte-Beuve, qu'on vient de lire, ces lettres d'amour
éperdu, on a vu, par les billets de Victor Hugo, qu'il les avait don-
nées à lire à sa femme. Il avait en celle qu'il aimait et dont il était
aimé une confiance absolue, une conBance inaltérable, et, sans doute,
il avait raison; il n'en est pas moins vrai qu'il jouait là un jeu aussi
dangereux que généreux et qu'en exposant une âme sensible et délicate
à la contagion de cette fièvre il commettait une grave imprudence.
La pureté n'est pas la froideur, et quelle est la femme, fùt-elle la plus
honnête du monde, qui n'eût été touchée d'un pareil amour? De
plus, celui qui écrivait ces lettres enflammées était depuis deux ans
pour elle l'ami le plus dévoué et le plus tendre; il était aussi son con-
verti, et cette âme, qu'elle eût voulue pour l'instant moins ardente,
c'était elle un peu qui l'avait refaite. Il ne faut donc pas s'étonner si
elle pensait à l'absent, si elle le plaignait, si Victor Hugo la surprit
parfois en pleurs à cause de lui. Elle était, d'ailleurs, le cœur le plus
sincère et le plus ingénu, elle le resta toute sa vie, elle était incapable
de dissimulation : elle ne dut cacher ni ses larmes ni la cause de ses
larmes.
Pour la première fois, Victor Hugo crut sentir qu'il y avait peut-
être là quelque chose de plus que de l'amitié et qu'il serait possible
que celle qui était tout pour lui cessât d'otre à lui tout entière. Il
devint jaloux.
Tous les sentiments étaient excessifs dans cette âme hors mesure,
et surtout la jalousie. Il l'avait éprouvée avec une violence extrême
pour sa fiancée, à plus forte raison pour sa femme. Rien que le
doute lui était insupportable. Sainte-Beuve venait rarement, mais
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 89
enfin il venait quand il voulait: dans sa compassion, Victor Hugo lui-
même l'avait engagé constamment à venir. Qu'avait-il donc à faire,
le véridique et loyal grand homme? Rester dans leur commun
diapason d'abnégation et de dévouement, confesser en toute sin-
cérité à Sainte-Beuve sa jalousie et son tourment, puis s'en
remettre à lui, le faire juge, le faire maître, le laisser décider seul
des moyens de rendre à son ami la tranquillité d'esprit si nécessaire
à son travail. Sainte-Beuve ému n'eût pas voulu demeurer au-
dessous de Victor: il eût spontanément renoncé, au moins pour un
temps, à voir madame Victor Hugo, ce qui n'était plus d'ailleurs
pour lui qu'une occasion de souffrir, et il se fût volontairement éloi-
gné, satisfait de lui-même et fier de son sacrifice. — Voilà la
conduite qu'aurait conseillée à Victor Hugo son cœur; mais il en
suivit une autre, et bien différente, que lui suggéra son orgueil.
Il vit Sainte-Beuve et lui représenta, sans doute, avec tous les
adoucissements possibles, que son mal, au lieu de s'améliorer,
s'aggravait et que cette situation sans issue était intenable. Sa femme
et lui Sainte-Beuve étaient les deux êtres qu'il aimait le plus au
monde et il les avait jusque-là confondus dans son cœur ; mais il
voyait le moment cruel où il serait obligé de choisir entre lui et elle;
il n'en voulait cependant rien faire, il ne se targuerait pas de sou
droit de mari, il était de ceux qui reconnaissent le droit supérieur
de l'amour, et il proposait à Sainte-Beuve de laisser sa femme elle-
même choisir entre eux : s'il n'était pas le préféré, c'est lui qui
s'inclinerait, lui qui ferait ce que voudrait Sainte-Beuve. — Il se don-
nait là le beau rôle et il fallait admirer sa grandeur d'âme !
Il va sans dire que Sainte-Beuve refusa de tenter l'épreuve et se
déclara vaincu d'avance. Il se retira donc, mais mécontent, blessé à
la fois dans son amour-propre et dans son amour.
Il chercha quelque diversion puissante et il la trouva aussitôt. Son
ami Pierre Leroux prenait la direction du Globe, qui allait désormais
se consacrer à la doctrine saint-simonienne. Sainte-Beuve y demanda
sa place, rédigea d'emblée le préambule et le programme du journal
renouvelé, et brusquement, avec son étonnante souplesse, se fit, de
romantique, saint-simonien.
Victor Hugo, lui, qui de bonne foi s'imaginait avoir été magna-
nime, avait gardé sur Sainte-Beuve toutes ses illusions; il l'aimait
sincèrement, profondément; il croyait lui avoir à jamais communiqué
sa flamme et sa foi; il avait la ferme et candide assurance que,
l'amoureux écarté, il allait conserver l'ami. Il ne l'avait pas laissé
partir sans lui faire promettre qu'ils s'écriraient, qu'ils se verraient
au dehors, qu'ils ne cesseraient pas de s'aider l'un l'autre dans le
bon combat qu'ils combattaient ensemble depuis des années. Il
saisit le premier l'occasion de servir utilement son ami.
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Biiloz, qui fondait alors la Reine des Deux Mondes et manifestait
l'iatention de l'ouvrir à toutes les jeunes gloires littéraires de l'époque,
vint tout d'abord frapper à la porte de l'auteur d'//erna/i/ et de Notre-
Dame de Paris, qui allait paraître et dont déjà l'on faisait grand
bruit, Victor Hugo l'accueillit à merveille et lui promit son concours;
seulement, ce concours ne pourrait être que fort intermittent ; il y
avait une collaboration plus active et plus précieuse qu'il lui
conseillait de s'acquérir sur-le-champ, celle du premier critique de
l'époque : Sainte-Beuve. Et il se hâta d'annoncer à Sainte-Beuve
la visite de Buloz par un billet qu'il signait : « Votre éternel ami »,
et où il se plaignait doucement de ne l'avoir pas revu.
Sainte-Beuve, en effet, n'avait pas pris avec lui de rendez-vous,
ne lui avait pas écrit, ne lui avait pas donné signe de vie. Il reçut
M. Buloz, il s'entendit avec lui, et c'est par cette porte qu'il entra à
la revue oii il devait acquérir sa place définitive ; mais il ne remercia
pas Victor Hugo. Qu'y avait-il.»* Victor Hugo commençait à s'in-
quiéter. Un jour qu'il devait aller à l'Odéon avec sa femme, il
envoya un mot à Sainte-Beuve, qui « serait mille fois aimable de
venir les y rejoindre ». — Une loge de théâtre était un terrain
neutre où il serait peut-être bien aise de retrouver ses amis. —
Sainte-Beuve ne vint pas et ne s'excusa même pas de n'être pas venu.
Victor Hugo, tout à fait inquiet, lui écrivit :
« Ce dimanctie i3 [mars i83i].
» Je rue vous ai pas vu hier soir, mon ami, et vraiment, c'a été un
chagrin. J'ai tant de choses à vous dire, tant de peines que vous me
faites à vous conter, tant de prières à vous faire, mon ami, du plus
profond de mon cœur, pour vous, Sainte-Beuve, qui m'êtes plus
cher que moi, j'ai tant besoin que vous me disiez encore que vous
m'aimez pour le croire, qu'il faudra que j'aille un de ces matins
vous chercher et vous prendre pour causer longuement, profondé-
ment, tendrement, de toutes ces choses avec vous I N'avez-vous pas
quelquefois l'idée que vous vous trompez, mon ami ? Oh ! je vous en
supplie, ayez-la, c'est la seule prise qui me reste peut-être encore
sur vous. Nous en causerons, n'est-ce pas?... »
Victor Hugo terminait en annonçant à Sainte-Beuve l'envoi pro-
chain de Notre-Dame de Paris et lui demandait si, après avoir lu
ce roman, il voudrait en rendre compteMans le Globe. î
Sainte-Beuve répondit enfin, deux ou trois jours après. Sa lettre
éclaire en sa faveur un point sur lequel, avant de la connaître, on
pouvait l'accuser. Oui, il a raison : Victor Hugo, sans le vouloir, il
est vrai, et sans le savoir, avait manqué envers lui, à un moment
LETTRES DE SAINTE-BEUVE OI
décisif, « d'abandon, de confiance, de franchise ». N'importe! pour
répondre à la lettre si cordiale et si tendre de Victor Hugo, on
trouvera peut-être l'explication de Sainte-Beuve un peu sèche et
un peu dure. Joseph Delornie, amer et douleur, y reparaît :
[Mars i83i.]
Mon cher ami, j'ai été moi-même très fâché de ne pas
vous avoir vu l'autre jour. Je vous aurais rejoints à l'Odéon
s'il n'avait pas été trop tard. Nous aurions en effet, mon ami,
énormément de choses à nous dire ; et je vous avoue que je
ne sais si nous n'en aurions pas trop, maintenant, pour nous
y engager jamais. Mon affection pour vous et tout ce qui
vous touche, mon admiration pour votre génie, sont chez
moi des sentiments invariables. Mais vous dire que cette
affection est restée la même que ce qu'elle a été, vous dire
que cette admiration est demeurée en moi comme un culte
intérieur, domestique et de famille, ce serait vous mentir, et
je vous le répéterais vingt fois que vous ne le croiriez pas.
Je vous admire et je vous admirerai toujours comme la plus
grande chose littéraire du temps en France; et plus j'y réflé-
chirai, plus je trouverai de motifs légitimes à cette admira-
tion; mais l'objet en est hors de moi, mais le sentiment n'en
est plus chez moi instinctif et aussi essentiel que la vie. — Ceci
est triste, mais, je crois, fatal. Vous auriez tort d'y voir sim-
plement l'influence de certaines idées qui m^ont été inoculées
depuis quelques mois. Ces idées peuvent y être pour quelque
chose, mais leur action sur moi n'a été 'que consécutive à un
fait moral que nous n'avons que trop ressenti, moi du moins.
C'est dans les obscurités mystérieuses de ce fâcheux accident
qu'il me faudrait chercher toutes les réponses aux questions
que vous pourriez me faire sur mes sentiments actuels à votre
égard. Quelque coupable que j'aie été envers vous et que j'aie
dû vous paraître, j'ai cru, mon ami, que vous-même aviez eu
alors envers moi des torts réels dans l'état d'amitié intime où
nous étions placés, des torts par manque d'abandon, de con-
fiance, de franchise. Mon dessein n'est pas de remuer ces
tristesses. Mais toute la plaie est là.
Votre conduite, aux yeux de l'univers, si vous l'exposiez,
serait irréprochable; elle a été digne, ferme ejt noble; je ne
()2 LA REVUE DE PARIS
l'ai pas trouvée à beaucoup près aussi tendre, aussi bonne,
aussi rare, aussi unique, qu'elle pouvait l'être dans l'état
d'amitié unique oij nous vivions. — Depuis ce temps, je ne suis
plus de votre famille, de votre intérieur ; je n'en puis plus
être; je suis retombé après bien des déchirements, vis-à-vis
de vous, dans un état intellectuel et d'amitié extérieure ; je ne
suis plus un membre de votre être, une fonction de voire
vie. Croyez que mon cœur a bien saigné et qu'il en saigne
encore quand il souffle dans l'air un certain vent dupasse qui
rouvre les plaies et fait mourir. — Mais qu'y faire .^^...
C'est dans ces dispositions morales que les idées saint-
simoniennes me sont survenues ; distraction puissante ; je m'y
suis livré; le rapport qu'elles avaient avec mes variations et
mes égarements antérieurs était déjà un lien; j'ai cru y
voir un dernier progrès, une assiette, un couronnement à
ma vie si agitée et toujours croulante. J'ai par moments
beaucoup de doutes, non pas sur tel ou tel point, en particu-
lier ; mais sur tous ces systèmes généreux qu'on croit répondre
à la loi des choses, et j'ai des quarts d'heure de scepticisme
absolu et universel. Vous auriez par là une large prise sur
moi; mais pour me ramener oii j'étais vis-à-vis de vous, mon
ami, à ce que je regretterai éternellement, que faire?
Cela est si vrai que dans tout ce que vous m'écrivez, et
dans tout ce que je vous écris, nous n'osons même aborder
par son nom le sujet vrai et si adorable de toute celte dis-
sension.
L'extrait du roman dans le Globe n'aurait pu paraître ; il
aurait fallu un jugement en tête à cause de l'orthodoxie du
journal, et ce jugement aurait été prématuré. Je serais heu-
reux de faire l'article moi-même; on me presse là-bas, vous
paraissez le désirer ; et, au milieu de mes anxiétés, j'en ai aussi
un vif désir. — Je lirai, je causerai avec eux, nous cause-
rons tous les deux ensemble, et si je puis tout concilier avec
ce que je sentirai éternellement pour vous, personne et génie,
je ferai.
Adieu, tout à vous, mon ami.
SAINTE-BEUVE
Présentez, s. v. p., mes respects à madame Hugo.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE q3
Celle lettre semble avoir atteint au cœur Victor Hugo. Ainsi,
entre Sainte-Beuve et lui, ce ne serait plus seulennent la séparation,
ce serait la brouille ? Avait-il donc tout à fait perdu cet ami ? Il laisse
passer quelques jours et il lui écrit :
« Ce vendredi i8 mars i83i.
» Mon ami,
» Je n'ai pas voulu vous écrire sur la première impression de votre
lettre. Elle a été trop triste et trop amère. J'aurais été injuste à
mon tour. J'ai voulu attendre plusieurs jours. Aujourd'hui, je suis
du moins calme, et je puis relire votre lettre sans raviver la profonde
blessure qu'elle m'a faite. Je ne croyais pas, je dois vous le dire, que
ce qui s'est passé entre nous, ce qui est connu de nous deux seuls au
monde, pût jamais être oublié, surtout par vous, par le Sainte-Beuve
que j'ai connu. Oh! oui, je vous le dis avec plus de tristesse encore
pour vous que pour moi, vous êtes bien changé! Vous devez vous
souvenir, si vos nouveaux amis n'ont pas effacé en vous jusqu'à
l'ombre de l'image des anciens, vous devez vous souvenir de ce qui
s'est passé entre nous dans l'occasion la plus douloureuse de ma
vie, dans un moment où j'ai eu à choisir entre elle et vous ; rappelez-
vous ce que je vous ai dit, ce que je vous ai offert, ce que je vous ai
proposé, vous le savez, avec la ferme résolution de tenir ma promesse
et de faire comme vous voudriez; rappelez- vous cela, et songez que
vous venez de m'écrire que dans cette affaire j'avais manqué envers
vous d'abandon, de confiance, de FRANCHISE ! Voilà ce que vous
avez pu écrire trois mois à peine après. Je vous le pardonne dès à
présent. Il viendra peut-être un jour où vous ne vous le pardonnerez
pas.
» Toujours votre ami malgré vous.
» V . H . »
Voici la réplique de Sainte-Beuve :
[3 avril i83i.]
J'ai moi-même eu besoin d'attendre bien des jours, avant
de vous répondre, mon ami ; voire lettre m'a paru bien sévère
et je me suis demandé si la mienne avait mérité une réponse
si triste pour moi. Mais je suis venu à bout de moi, et telle
qu'est votre lettre, je l'accepte entièrement et cordialement.
Entre amis comme nous l'avons été, des paroles sévères peu-
vent être reçues sans honte; et toutes les révoltes d'amour-
propre qui ont eu lieu dans mon cœur à ce sujet, et que je
g/; LA. REVUE DE PARIS
VOUS confesse avoir été violentes, sont aujourd'hui tout à fait
apaisées clans un sentiment de repentir que je vous prie de
recevoir à votre tour avec clémence et générosité.
Il n'était pas entré dans ma pensée de vous offenser le
moins du monde dans ma lettre ; l'expression m'en avait paru
triste et douloureuse, mais sans aigreur; je vous avais dit
sincèrement là où était ma plaie : qu'il n'en soit plus ques-
tion entre nous, mon ami; car vous l'êtes toujours, non pas
malgré mol, je vous jure ; comment avez-vous pu croire que
j'avais voulu ne plus être le vôtre?
Qu il y ait eu rel'roidissement, déchirement, froissement
entre nous, comme vous voudrez l'appeler, c'est malheureuse-
ment incontestable. Mais, l'amitié a des degrés et je me con-
tenterai avec joie, orgueil et reconnaissance, de la moindre
place que vous voudrez me conserver.
Une prière seulement. Si vous savez maintenant et si vous
croyez qu'il y a entre nous, comme cause de déchirement,
autre chose que les idées saint-simoniennes, insislez-y moins
dans la conversation avec moi, je vous prie; si je croyais
cela, j'irais vous voir pour vous prouver que j'accepte votre
pardon. Mais je crains toujours que ces malheureuses idées
qui cachent autre chose pour moi ne m'impatientent et ne
renouvellent les tristes discussions dont je rougis.
Vous me blâmez, je le sais, de n'avoir point parlé du
roman, mais l'opinion qu'il faudrait exprimer ne sortira
jamais de ma plume, avec quelque assaisonnement de
louanges que ce soit. Quant aux extraits, il aurait fallu une
tête, une demi-colonne, et, même dans ces courtes lignes,
j'aurais été obligé par le journal de glisser quelques mots
qu'il ne me convient pas d'écrire de vous.
Il est possible que j'entre plus avant dans le saint-
simonisme. Mais est-ce donc une barrière entre nous ? Si je
devenais tout à fait saint-simonien, je deviendrais meilleur,
croyant en Dieu, moral, aimant les hommes. Si je suis si
méchant, si passionné, si inégal, c'est que je suis livré aux
caprices de mon misérable cœur.
Dites-moi, mon ami, puis-je aller vous serrer la main?
SAINTE-BEUVE
LETTRES DE SAINTE-BEUVE ()5
Victor Hugo répondit dès le lendemain :
« Ce 4 avril [i83i].
» C'est moi, mon ami, qui veux aller vous voir, vous remercier,
vous serrer la main. Votre lettre m'a causé une vive et réelle joie.
Croyez, mon ami, du moins je l'éprouve, qu'on ne se défait pas si
vite d'une vieille amitié comme la nôtre. Ce serait un profond mal-
heur que de pouvoir vivre après la mort d'un si grand morceau de
nous-mêmes.
» VIGTOK HUGO.
» Vous viendrez dîner un de ces jours avec nous, n'est-ce pas.^* »
Ce post-scriptum rouvrait à Sainte-Beuve la maison de A'ictor
Hugo, et il est certain qu'il y retourna. Mais il partait, quelques jours
après, pour un voyage en Belgique.
Il écrit de Bruxelles à Victor Hugo :
Bruxelles, ce i4 avril i83i.
Mon cher ami, j'ai beaucoup pensé à vous depuis mon
départ de Paris ; je me suis rappelé quelle part vous avez tou-
jours eue jusqu'ici dans tous mes voyages et dans toutes mes
absences, lorsque je suis allé en Angleterre, lorsque je suis
allé sur les bords du Rhin, ou en Normandie ; et j'ai senti
avec une joie A^ve et profonde que vous occupiez encore en
moi une large place, et que je tenais encore à vous par des
liens que je n'ose dire aussi forts que ceux d'autrefois (quoi-
qu'ils le soient redevenus de mon côté et que j'espère que mes
fautes ne les aient pas trop relâchés du vôtre) mais au moins
par des liens qui ne se rompront plus puisqu'ils ont résisté à
la plus redoutable épreuve. J'ai songé avec une joie sincère
que j'étais encore votre ami, et que pourtant, après tout ce
que j'avais fait d'insensé, d'aigre et de violent, j'avais mérité
de ne plus l'être ; j'ai été heureux, je vous jure, de cette idée
que je vous avais bien quitté et que je n'emportais pas un
remords attaché à votre souvenir. Chaque tour gothique,
chaque flèche d'église, chaque hôtel de ville que j'ai rencontré
sur ma roule n'a pas été pour moi un monument funèbre de
()G LA REVUE DE PARIS
notre amitié, un témoignage accusateur de mon ingratitude
envers celui qui m'avait révélé la clef de cette poésie et la
pensée de ces vieux ûges. Je suis depuis quelques jours à
Bruxelles. J'ai vu l'hôtel de ville et Sainte-Gudule. L'hôtel
de ville surtout est rare et admirable au milieu de cette place
où chaque maison montre encore son pignon en façade, orné,
ciselé, décoré à la flamande et à l'espagnole. Pourtant, quoi-
que je me plaise à celte vue et que j'en aie quelque intel -
ligence vague et confuse, je sens bien que le guide n'est pas là,
que l'interprète me manque et qu'il y a longtemps que je ne
me suis aimanté à ses paroles et à ses regards.
Oh ! mon ami, je vous le dis d'ici en toute quiétude de cœur,
en toute timidité d'âme, en toute plénitude d'effusion, et en
étant moi-même, autant que je le puis être, il ne s'est rien brisé
d'essentiel entre nous; l'aigreur qui est venue de moi n'a été
qu'à la surface et comme un dépit de maîtresse. Je suis à vous
autant que jamais, à vous, homme loyal et fort, à vous, carac-
tère constant et inébranlable, à vous, dont les opinions, même
quand je ne les adopte pas, me passent sur la tête et me ré-
duisent à admirer.
Il y a une chose dont j'ai à vous parler; je ne l'ai pas fait
là-bas; c'est de votre roman. Mon avis sincère est ceci: j'y
distingue i" l'expression fondamentale, générale, s'appliquant
à tout, le style ; 2° la couleur locale, le sentiment historique,
la forme architecturale se détachant en saillie et encadrant le
reste ; 3° les caractères et personnages qui sont en jeu ;
fX^ les groupes ou l'action résultant du jeu de ces personnages
(pardon de cette sèche analyse, mais c'est pour plus de briè-
veté). Eh bien, quant au style, je le trouve unique, merveil-
leux, inventé en tout et pour tout, fin, fort, souple, colossal,
opulent. — S'il pèche, c'est par excès de qualité en tout sens,
cl parce qu'il est à trop haute dose tout ce qu'il est. 2*^ Quant à
la couleur historique, merveilleuse encore ! Science, imagina-
tion, reconstruction vivante et au point de vue de l'art d'un
passé déjà inconnu. — Je n'y trouverais à redire que la saillie
excessive de toutes les parties du cadre, et l'absence des inter-
valles ordinaires et plus prosaïques qui tempèrent l'admiration
dans la réalité. L'interprétation fantastique, si chère à l'anti-
quaire artiste, me paraît aussi l'emporter un peu trop souvent
LETTRES DE SAINTE-BEUVE QT
sur l'interprétation pieuse du croyant ou du moins de l'homme
qui regrette la croyance — pour préciser, je n'aime pas que
vous disiez de Quasiiiiodo qu'il est l'âme de la cathédrale;
l'âme de la cathédrale, même avec sa fantaisie, ses grotesques
et son portail hermétique, celte âme, c'eût été, selon moi, un
Ange, avec quelque tache peut-être aux pieds ou aux ailes,
avec quelque brûlure que lui aurait faite au doigt une étincelle
échappée du fourneau de Nicolas Flamel ; mais c'eût été en
somme un Ange chrétien, beau, fort, triste et grave dans sa
prière éternelle. — 3° Les caractères sont créés et ineffaçables;
le prêtre est sublime de vérité et de profondeur, la petite
Esmeralda est une merveille, la mère a des accents à faire
pleurer les voix les plus viriles qui les voudraient prononcer.
Le seul défaut ici, selon moi, c'est que quelques-uns de ces
caractères, tout en tenant toujours par une observation vraie
à la nature humaine, tout en se rattachant au tissu de cette
nature, en traversent trop fréquemment la trame dans un sens
ou dans un autre, dessus et dessous, en féerie ou en gro-
tesque, vers le ciel ou vers l'enfer. Alors vous êtes plus volon-
tiers vertical qu'horizontal par rapport à la trame humaine.
— 4° Enfin vient l'action; tout ce qu'elle a de fort, de drama-
tique, d'artistement édifié et architecture, vous pouvez croire
que je le sens et que je l'admire. Je ne vous ferai donc que ma
critique. Vous rappelez-vous ce soir oii je vous priais de nous
dire si l'âme de la Esmeralda était sauvée? Voici ce que j'enten-
dais par là : à une époque encore catholique (quoique Luther
fût déjà né), avec le dogme de l'enfer et les foudres de l'excom-
munication; à une époque encore féodale (quoique Louis XI
y portât déjà la cognée), avec la guerre, la violence, et Mont-
faucon ; vous nous avez peint surtout le côté violent, sombre,
déchirant, la face lugubre du catholicisme et par laquelle il
touchait à la société brutale du dehors ; le bûcher, la haine de
l'hérétique et du maudit, vis-à-vis du gibet et de la guerre à
mort de Louis XI contre les seigneurs ; ceci est bien ; mais
n'aurait-il pas fallu pour compléter le tableau, pour illuminer
d'en haut l'action, y faire luire le flambeau de foi qui n'était
pas éteint alors, l'idée de cette vie éternelle à laquelle tous
croyaient; nous montrer cette espérance consolante du paradis
et de la cité de Dieu, non pas en votre propre nom, mais dans
i" Janvier igoS. 7
C)8 LA REVUE DE PARIS
les bouches et dans les vœux d'agonie de vos personnages ? En
ce sens, je comprends que M. de Lamennais vous ait reproché
de n'avoir pas été assez catholique. — Voilà tout ce que j'avais
à vous dire en fait de critique; quant aux éloges, ils ne tari-
raient pas. Mais comme je ne vous avais pas parlé là-bas de
votre livre et que vous saviez combien j'avais dû y penser, je
me serais reproché de ne pas vous ouvrir toute ma pensée,
comme j'ai fait pour Cromwell, pour Hernani ; d'ailleurs croyez
bien que vous ne m'avez jamais paru plus grand, plus fort, plus
maître de votre puissance et plus libre de l'appliquer désor-
mais à toutes choses. Mais, je vous svipplie, pesez bien dans
mes critiques, moins ce qui est particuHer à Notre-Dame, que
ce qui est général et ce qui touche par quelque point voire
système complet d'art; voyez s'il n'y aurait pas moyen, sans
perdre aucune de vos qualités, de réduire à néant toutes nos
discussions qui, bien ou mal soutenues, de notre part, doivent
porter sur quelque chose de vrai, partant d'admirateurs aussi
entiers de votre génie, que nous le sommes, Leroux et
moi.
Vous me demanderez ce que je fais ici : rien encore. Je ne
suis pas saint-simonien classé, ni ne le serai, soyez tran-
quille , bien que les aimant beaucoup , et logé dans leur
maison. Je ne sais pour combien de temps je suis ici; il y a
des jours oii il me prend idée qu'on y pourrait vivre et tra-
vailler comme ailleurs. Allez, mon ^ami, je suis bien vieux
déjà; ma sève ne bouillonne plus; j'aspire à me reposer et à
oubher; mes cheveux s'éclaircissent par devant; je ne désire
plus grand'chose, j'ai perdu l'habitude d'espérer, et j'ai besoin
que ceux à qui j'ai fait mal m'aiment et me pardonnent.
Vous m'écrirez un jour à votre aise et aussi brièvement
que vous le voudrez. Je vous aurai peut-être écrit déjà une
seconde fois auparavant. Dites-moi comment se porte ma-
dame Hugo, assurez-la de mon respectueux et inaltérable sou-
venir. Tâchez qu'elle aille aux eaux ou à la campagne, son
mal n'est qu'un mal d'estomac, une gastrite nerveuse, et il
céderait vite au grand air, à la promenade, à la distraction.
Mes amitiés à Leroux, c'est le bon côté de moi-même, qu'il
me représente auprès de vous et que son amitié pour vous
plaide pour moi.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 00
Adieu, mon cher ami, travaillez, mais sans trop vous fati-
guer. Pressez votre rôle ; il est grand et peut l'être davantage
encore, sinon dans les lettres, du moins en politique, A quoi
en est l'affaire de la censure?
Tout et toujours à vous.
SAINTE-BEUVE
Mes baisers à vos beaux enfants et à ma filleule en parti-
culier.
Je vous prie de dire mille amitiés à Pavie, à Boulanger. Si
mon séjour se prolonge, j'écrirai à Pavie,
* *
Les liens rompus étaient renoues. Quand Sainte-Beuve revint à
Paris, il y eut reprise des relations anciennes et tous avaient l'espoir
qu'elles allaient être aussi douces que par le passé . Mais les condi-
tions, hélas! en étaient bien changées. Il avait été virtuellement con-
venu qu'il ne serait plus question de la cause du désaccord : le fatal
amour de Sainte-Beuve. Mais si le sujet défendu n'était pas dans les
mots, il était dans les pensées : on y pensait encore en s'efforçant de
l'éviter. Ce n'était plus l'abandon d'autrefois, c'était la gêne. La situa-
tion fausse faussait la parole, faussait l'attitude, faussait tout.
Les dispositions des esprits n'étaient pas non plus les mêmes.
Sainte-Beuve surtout revenait avec des sentiments tout différents.
A côté et à l'exemple de Victor Hugo, il avait voulu, il avait pu haus-
ser son âme ; mais on peut convenir que la magnanimité ne lui était
pas naturelle. Rendu à lui-même et à cette indépendance de l'es-
prit, et surtout du cœur, qu'il pratiqua toujours volontiers, il
n'avait pas dû secouer sans quelque joie de sa délivrance le joug du
maître et le joug de la vertu. S'étant une fois repris, il était loin
de se redonner tout entier. Il n'avait plus pour Victor Hugo cette
foi aveugle qui ne raisonne pas; il faisait plus que raisonner, il
doutait, Victor Hugo, en se trompant lui-même, l'avait une fois
trompé; pour une pièce fausse qu'il avait reçue, le malin personnage
se demandait, il était bien aise de se demander, si les autres étaient
vraies. L'ami ingrat venait de le rappeler, mais Sainte-Beuve ne pou-
vait oublier qu'il l'avait banni ; cette blessure à son amour-propre avait
beau avoir été fermée, il en sentait la cicatrice. Il avait été humilié à
cause de celle qu'il aimait, devant elle ! Pourrait-il réprimer la secrète
envie d'avoir auprès d'elle son jour et de prendre sa revanche?
lOO LA REVUE DE PARIS
Dans l'âme simple et droite de madame Victor Hugo elle-même,
il pouvait y avoir aussi, à l'endroit de son mari, reproche et troublé.
Elle qui n'était que bonté et pitié, elle n'avait pu s'empêcher de le
trouver injuste et dur quand il avait exilé son ami; elle avait dû
dire, et tout haut peut-être : « Oh ! ce pauvre Sainte-Beuve I ... » Victor
Hugo avait eu la prétention de ne pas faire le mari; mais il
l'avait été, chose fâcheuse. Quand Sainte-Beuve était revenu, il n'avait
pas manqué de dire à madame Victor Hugo, en exagérant un peu,
quels avaient été, loin d'elle, son supplice et son désespoir. Il s'était
plaint et elle l'avait plaint, contre son mari. Et quelle contrainte
encore, pour l'exilé à qui l'on faisait grâce, de ne pouvoir plus lui
parler librement, de devoir taire tout ce qu'il éprouvait, tout ce qu'il
souffrait! Elle lui manquerait donc, sa consolatrice!*... Il n'était plus
si timide et si respectueux : peut-être il lui écrivit, elle .lui répondit
peut-être. Elle avait maintenant quelque chose de secret, quelque
chose d'étranger, presque d'hostile, pour l'homme à qui jusque-là
elle avait appartenu tout entière.
Et luiP... Shakespeare a bien fait voir comme la jalousie, d'abord
étincelle, devient feu, flamme, incendie, et dévore tout, consume tout.
Cela est vrai principalement pour une âme et pour une imagination
telles que l'imagination et l'âme de Victor Hugo : l'âme a une péné-
tration, une intuition particulière pour saisir dans l'êlre aimé les
moindres sentiments qui lui sont contraires ; l'imagination a une
puissance extraordinaire pour les grossir. Lui si confiant, il était
devenu soupçonneux, ombrageux, irritable ; il interrogeait, il épiait,
il accusait : « Elle l'aimait moins ! elle ne l'aimait plus !... Pourquoi,
pour qui ne l'aimait-elleplus.î^... » Sainte-Beuve, correct et réservé en
sa présence, n'encourait pas de lui le moindre reproche, et, d'ailleurs,
Victor Hugo eût rougi encore, à ce moment, de lui laisser voir sa
faiblesse. Il n'en souffrait que davantage. Il souffrait beaucoup, et la
triste loi humaine voulait que, souffrant, il fît souffrir. 11 devait avoir,
avec sa femme, des scènes de douleur violente qui la rendaient bien
malheureuse à son tour. Elle tâchait de l'apaiser par la patience et la
douceur ; parfois aussi elle dut se révolter : « Si elle l'aimait moins,
était-ce donc sa faute, quand il la torturait ainsi? » Alors il s'accusait,
se jetait à ses pieds, se répandait en paroles de tendresse. Nous
avons sous les yeux une lettre pleine d'adoration, écrite à ce mo-
ment-là, et qu'il achève par cette prière-: « Pardonne-moi! »
Selon toute vraisemblance elle n'avait pu cacher à Sainte-Beuve
ses angoisses ; et lui, selon toute vraisemblance, en avait profité pour
tenir un langage plus expressif et plus ardent : et ce dut être pour la
pauvre femme un redoublement de peine.
C'est alors, sans doute, que pour rassurer son mari, pour se rassu-
rer contre Sainte-Beuve et peut-être contre elle-même, elle demanda
LETTRES DE SAINTE-BEUVE lOI
à Victor Hugo d'être toujours là quand Sainte-Beuve la viendrait
voir. L'aveu, dont Victor Ilugo fut touché, n'était pas fait cependant
pour calmer ses inquiétudes.
Ils en étaient là quand arriva de Liège à Sainte-Beuve une offre
de venir pour un temps dans cette ville. On ne sait de quelle nature
était celte offre ; il est probable qu'il s'agissait d'un cours de litté-
rature à l'Université, comme celui qu'il fit à Liège même en i8/i8.
Le certain, c'est qu'il n'était pas question d'un simple voyage^ mais
d'un séjour assez prolongé. Sainte-Beuve n'était toujours pas riche et
la proposition avait ses avantages. Il en parla à ses amis : Victor
Hugo l'engagea fort à accepter. Il en parla aussi, soit de vive voix,
soit par lettre, à madame Victor Hugo. Il est à supposer qu'elle vit
là une issue pour sortir elle-même de la situation cruelle où elle
était prise, entre ces deux hommes qui s'aimaient, qu'elle aimait, et
qui étaient devenus des rivaux; il est à supposer qu'au nom de son
repos elle adjura Sainte-Beuve de lui faire ce sacrifice : Sainte-
Beuve accepta l'offre de Liège.
Il est inutile de dire ce que celte résolution dut causer à Victor
Hugo de soulagement et de joie : un homme ne s'éloigne de la
femme qu'il aime, ni lorsqu'il est un amant heureux, ni même
lorsqu'il espère le devenir. Madame Victor Hugo en eut aussi le cœur
allégé ; après ces jours d'orage, elle pourrait donc respirer. On était
alors à la lin de juin ; c'était l'époque où Victor Hugo et sa famille
allaient passer des semaines chez les Berlin : -on fit ses adieux à
Sainte-Beuve, on partit pour les Roches.
Sainte-Beuve, resté pour quelques jours à Paris, écrivit à Victor
Hugo ce billet^ :
Ce mercredi [3o juin i83i].
Mon cher Victor,
Je suis en train de faire votre biographie que je dois donner
à l'imprimerie samedi; après quoi, je partirai sans vous revoir
peut-être à voire retour. Comment êtes- vous .►^ Comment est
Madame? J'espère que vous allez bien tous les deux et que
vos douleurs de tête vous ont laissé en même temps que le
bruit de Paris. Dites, seriez-vous assez bon pour m'écrire les
quatre ou cinq premiers vers que M. François de Neufcha-
teau vous adressa après votre concours sur les avantages de
I. Adressé à « Monsieur Victor Hugo, chez Monsieur Berlin, aux Roches, près
Bièvre ».
102 LA REVUE DE PARIS
r Élude? J'ai oublié de les prendre, et si je ne les encadre pas
dans l'anecdole, ils seront à jamais perdus pour la postérité.
Si vous êtes assez bon pour me répondre dès la présente
reçue, je recevrai à temps la petite pacotille que je mettrai à
bord de votre vaisseau amiral. Adieu, mon cher Victor,
je pense bien à vous, et j'espère que vous m'aimez toujours.
Mes respects, s'il vous plaît, à Madame.
SAINTE-BEUVE
Victor Hugo avait eu un tort grave quand, au commencement de
l'année, il avait brusquement fermé sa maison à Sainte-Beuve; il
fit, en répondant à son billet, une faute tout aussi grave.
Après cette lutte secrète de trois mois qui l'avait tant fait souffrir,
il était enfin au bout de sa peine ; son rival renonçait, s'effaçait, lui
laissait le champ libre; il triomphait... Quel besoin eut-il de pro-
clamer son triomphe ?
Le i*"" juillet, il envoya des Roches à Sainte-Beuve les vers de
François de Neufchâteau et termina sa lettre par cette fanfare :
« Nous sommes ici admirablement, si bien que nous ne savons
guère quand nous en partirons ; ma femme est ravie, gaie, émer-
veillée, heureuse, bien portante. C'est une charmante hospitalité.
Adieu. On sonne la cloche pour le déjeuner.
» N'oubliez pas de m'écrire de Liège.
» Toujours bien à vous,
» VICTOR. »
Sainte-Beuve reçut cette lettre pleine de joie avec un frémissement
de colère. — Ah ! c'était ainsi ! elle s'était lamentée, elle s'était dite
malade, épuisée, elle l'avait conjuré de partir ! 11 avait consenti, il
s'immolait, il s'éloignait, la mort dans l'Ame !... et voilà qu'elle était
«.ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante » !... Il écrivit à
Victor Hugo une lettre qui, malheureusement, nous manque, mais à
laquelle il est aisé de suppléer : — ses amis faisaient des objections
à son départ; il disait les obstacles, il donnait des raisons... Il ne
partirait pas pour Liège.
Sainte-Beuve ne part pas ! La lutte n'est donc pas finie ? Tout va
recommencer, tout, les nuits sans sommeil, les jours sans travail, et
les soupçons aigus, et les fureurs et les larmes P Oh! alors il n'y a
plus d'orgueil qui tienne, il n'y a plus de génie qui vaille, il n'y a
plus de grand poète, plus de nom illustre, plus d'œuvre glorieuse :
il y a un pauvre homme qui soulTre, qui saigne et qui pleure. Il
LETTRES DE SAINTE-BEUVE lo3
doit prendre un parti : ce supplice est au-dessus de ses forces. Il
ouvre son cœur à sa femme dont la tendresse et la bonté s'émeuvent
d'une telle douleur. Ils reviennent tous deux à Paris, et il réplique à
Sainte-Beuve :
« Ce 6 juillet [i83i].
» Ce que j'ai à vous écrire, cher ami, me cause une peine profonde,
mais il. faut pourtant que je vous l'écrive. Votre départ pour Liège
m'en aurait dispensé, et c'est pour cela que je vous ai semblé quel-
quefois désirer une chose qui, en tout autre temps, eût été pour moi
un véritable malheur, votre éloignement. Puisque vous ne partez pas,
et j'avoue que vos raisons peuvent être bonnes, il faut, mon ami, que
je décharge mon cœur dans le vôtre, fût-ce pour la dernière fois. Je
ne puis supporter plus longtemps un état qui se prolongerait indéfi-
niment avec votre séjour à Paris.
» Je ne sais si vous en avez fait comme moi l'amère réflexion, mais
cet essai de trois mois d'une demi-intimité, mal reprise et mal recou-
sue, ne nous a pas réussi. Ce n'est pas là, mon ami, notre ancienne
et irréparable amitié. Quand vous n'êtes pas là, je sens au fond du
cœur que je vous aime comme autrefois; quand vous y êtes, c'est
une torture. Nous ne sommes plus libres l'un avec l'autre, voyez-vous!
Nous ne sommes plus ces deux frères que nous étions. Je ne vous ai
plus, vous ne m'avez plus, il y a quelque chose entre nous. Cela est
affreux à sentir, quj'nd on est ensemble, dans la même chambre, sur
le même canapé, quand on peut se toucher la main. A deux cents
lieues l'un de l'autre, on se figure que ce sont les deux cents lieues qui
vous séparent. C'est pour cela que je vous disais : partez ! Est-ce que
vous ne comprenez pas bien tout ceci, Sainte-Beuve .^^ Où est notre
confiance, notre mutuel épanchement, notre liberté d'allée et venue,
notre causerie intarissable sans arrière-pensée? Bien de tout cela. Tout
m'est un supplice à présent. L'obligation même, qui m'est imposée par
une personne que je ne dois pas nommer ici, d'être toujours là quand
vous y êtes, me dit sans cesse et bien cruellement que nous ne sommes
plus les amis d'autrefois. Mon pauvre ami, il y a quelque chose
d'absent dans votre présence qui me la rend plus insupportable que
votre absence même. Au moins, le vide sera complet. Cessons donc
de nous voir, croyez-moi, encore pour quelque temps, afin de ne
pas cesser de nous aimer. Votre plaie est-elle cicatrisée ? je n'en sais
rien. Ce que je sais, c'est que la mienne ne l'est pas. Chaque fois
que je vous vois, elle saigne. Vous devez trouver quelquefois que je
ne suis plus le même. C'est que je souffre avec vous maintenant, cela
m'irrite, contre moi d'abord et surtout, puis contre vous, mon
pauvre et toujours cher ami, et enfin contre une autre dont c'est
I04 LA. REVUE DE PARIS
peut-être aussi le vœu que je vous exprime dans celte lettre. De toutes
ces souffrances du cœur, il s'échappe toujours, quoi que je fasse,
quelque chose au dehors; et cela nous rend tous malheureux, plus
malheureux qu'avant de nous être revus.
)) Cessons donc de nous voir en ce moment, afin de nous revoir un
jour, le plus tôt possible, et pour la vie. L'éloignement de nos quar-
tiers, l'été, les courses à la campagne, qu'on ne me trouve jamais
chez moi, voilà des prétex-tes suffisants pour le monde. Quant à nous,
nous saurons à quoi nous en tenir. Nous nous aimerons toujours.
Nous nous écrirons, n'est-ce pas.^ Quand nous nous rencontrerons
quelqiie part, ce sera une joie, nous nous serrerons la main avec
plus de tendresse et d'effusion qu'ici. Que dites-vous de cela.^ Ecrivez-
moi un mot.
)) J'arrête ici cette lettre. Ayez pitié de toutes ces idées sans suite.
Cette leltr; m'a bien fait souffrir, mon ami. Brûlez-la, que personne
ne puisse jamais la relire, pas même vous.
» Adieu.
» Votre ami, votre frère,
» VICTOR
» J'ai fait lire cette lettre à la seule personne qui devait la lire avant
vous. »
Sainte-Beuve répond dès le lendemain
[7 juillet i83i].
Je trouve en rentrant votre lettre, mon cher ami; elle
m'étourdit et me bouleverse. Je la relis et redemande à ce
papier s'il dit vrai et s'il ne dit pas autre chose. Je repasse
ma conduite depuis ces trois mois pour voir en quoi elle a
pu vous blesser et rouvrir un passé que mon vœu était d'abo-
lir. J'ai été avec vous comme autrefois et je vous ai cru aussi
souvent le même. Par moments, j'avais bien quelques doutes
de ce qui pouvait rester en vous de tristesse et d'irréparable,
mais j'attribuais votre air plus sombre à l'âge, à la vie plus
avancée, et votre silence à ce que nous nous étions tout dit
depuis longtemps et que nous nous connaissions à fond. Quant
à l'autre personne que j'éviterai aussi* de nommer, ■ — bien
qu'elle soit restée pour moi l'objet d'une affection invincible et
inaliénable, je ne crois pas l'avoir pu blesser par aucun retour
vers un temps évanoui. Je ne l'ai jamais revue seule: quand
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 105
VOUS n'y étiez pas, il y avait toujours des témoins, et mon
intérêt ne se manifestait jamais que par des questions relatives
à la santé et à l'état physique. Je regrette que ce départ n'ait
pu avoir lieu à temps pour prévenir une si douloureuse ouver-
ture; mais les raisons qui m'ont fait retarder sont venues, je
vous assure, k l'idée de presque tous mes autres amis; si j'en
avais de secrètes, s'il y avait des séparations personnelles qui
pussent me coûter en quittant Paris et dont la pensée entrât
dans mes ajournements, vous y étiez sans doute, vous et votre
maison, pour quelque chose; sans doute il m'était dur de vous
laisser alors même que je croyais vous avoir retrouvés; mais
dans le cas oii vous m'auriez supposé quelque arrière-pensée
plus secrète, plus attachante encore, il me semble qu'il vous
était facile, sans beaucoup d'efforts, d'en saisir la clé et de
l'appliquer ailleurs. — Au surplus, mon ami, cette lettre qui
m'accable et m'afflige beaucoup ne m'irrite nullement, j'ai un
regret amer, une douleur secrète d'être pour une amitié
comme la vôtre une pierre d'achoppement, un gravier inté-
rieur, une lame brisée dans la blessure; j'ai besoin de me
rejeter sur la fatalité pour m'absoudre d'être ainsi l'inslru-
ment meurtrier qui laboure votre grand cœur. Prenez garde,
mon ami, je vous le dis sans aucune amertume, prenez garde,
poète comme vous êtes, de trop emplir la réalité de votre
fantaisie, de faire éclore des soupçons sous votre soleil, et de
prêter une oreille trop émue aux simples échos de votre voix.
Vous êtes à l'âge et au moment oii se pose la plus large
assise de votre vie; toute gloire désormais vous est possible
et vous est due; les hommes seront trop heureux et fiers de
vous prendre sur le pied dont vous vous offrirez à eux, fût-ce
sur un piédestal. Mais au moins, mon ami, sous cette vie
magnifique et bruyante du dehors, gardez le plus que vous
le pourrez une vie simple, nette, non fantastique au dedans,
réelle, éparse au hasard et sans montagnes de chimères. Quand
votre flamme va aux autres, que la fumée ne revienne pas
contre vous. Sachez jouir de votre bonheur au moment oii il
vous arrive, le plus complet que vous l'ayez rêvé. Adieu. Je
suis à vous comme toujours et autant que toujours, avec
affliction et sans amertume, soumis à ce que vous aurez
décidé, bien que j'aie peine à le comprendre, considérant une
Io6 LA REVUE DE PARIS
séparation d'avec vous comme des arrêts indéfinis que votre
amitié plus calme et tout à l'ait guérie se réserve de lever un
jour.
Adieu, mon ami, adieu,
S.-B.
Victor Hugo reçoit cette lettre qui, sans plainte et sans amertume,
essaie, par tous les moyens, raisonnement et douceur, de le rassurer,
de le calmer. Alors son cœur se fond en reconnaissance, et tout de
suite, à l'instant même, sans réfléchir, dans une confiance éperdue,
dans un abandon aveugle, il crie à son ami sa douleur, — qui res-
semble à sa défaite; mais ce qui fait la grandeur de celte lettre
déchirante, absurde et sublime, c'est justement la défaillance de ce
fort, l'humilité de ce superbe :
« 7 juillet i83i .
» Je reçois votre lettre, cher ami, elle me navre. Vous avez raison
en tout, votre conduite a été loyale et parfaite, vous n'avez blessé ni
dû blesser personne... tout est dans ma pauvre malheureuse tête,
mon ami ! Je vous aime en ce moment plus que jamais, je me hais,
sans la moindre exagération, je me hais d'être fou et malade à ce
point. Le jour où vous voudrez ma vie pour vous servir, vous l'aurez,
et ce sera peu sacrifier. Car, voyez -vous, je ne dis ceci qu'à vous
seul, je ne suis plus heureux. J'ai acquis la certitude qu'il était
possible que ce qui atout mon amour cessât de m'aimer, que cela avait
peut-être tenu à peu de chose avec vous. J'ai beau me redire tout ce
que vous me dites et que cette pensée même est une folie, c'est
toujours assez de cette goutte de poison pour empoisonner toute ma
vie. Oui, allez, plaignez-moi, je suis vraiment malheureux. Je ne
sais plus où j'en suis avec les deux êtres que j'aime le plus au
monde. Vous êtes un des deux. Plaignez-moi, aimez-moi, écrivez-moi.
» Voilà trois mois que je souffrais plus que jamais. Vous voir tous
les jours en cet état, vous le comprendrez, remuait sans cesse toutes
ces fatales idées dans ma plaie. Jamais rien de tout cela ne sortira
au dehors, vous seul en saurez quelque chose. Vous êtes toujours,
n'est-ce pas que vous le voulez bien? le premier et le meilleur de
mes amis. Voilà un jour pourtant sous lequel vous ne me connaissiez
pas encore! Que je dois vous sembler fou et vous affliger! Écrivez-
moi que vous m'aimez toujours. Cela me fera du bien... Et je vivrai
dans l'attente du jour bienheureux où nous nous reverrons !
LETTRES DE SAINTE-BEUVE IO7
Sainte-Beuve répond aussitôt, et l'on aimerait à croire que, touché
d'une si pathétique elTusion, il écrit vraiment pour consoler l'ami,
non pour rassurer le mari; on aimerait à croire que, devant l'angoisse
de la pauvre grande âme, il est redevenu sincèrement le Sainte-Beuve
d'autrefois, le Sainte-Beuve qui s'était haussé au-dessus de lui-même
dans les jours héroïques de leur héroïque amitié :
Ce 8 juillet [i83i].
Mon cher ami,
Votre nouvelle lettre me comble à la fois d'affliction et
de reconnaissance. Non seulement je ne vous en veux pas
de ce qui se passe, mais je vous en aime mieux que jamais.
Tâchez, mon ami, lâchez de vaincre le malheureux et noir
soupçon qui vous est né ; je sais combien une telle plaie est
douloureuse, pudique, et combien on rougit qu'une main y
louche, même la main la plus délicate et la plus compatis-
sante. Mais que n'avez-vous parlé plus tôt? Que n'avez- vous,
par un mot de confiance , éloigné plus à temps pour vous
l'auteur de ce tourment ? Permettez-moi de vous dire encore :
êtes-vous sûr, sous l'influence de cette fatale imagination, de
ne pas porter dans vos rapports avec ia personne si faible et
si chère quelque chose d'excessif qui l'effraie et resserre
contre votre gré son cœur : de sorte que vous-même par
votre soupçon la jetiez dans l'état moral qui réfléchisse ce
soupçon et vous le rende plus brûlant. Vous êtes si fort, mon
ami, si accentué, si hors de toutes nos dimensions vulgaires
et de nos imperceptibles nuances, que, surtout dans ces mo-
ments passionnés, vous devez^ jeter et voir dans les objets la
couleur de vos regards, le reflet de vos fantômes.
Tâchez donc, mon ami, de laisser cette eau limpide re-
commencer à courir à vos pieds sans la troubler et vous y
reverrez bientôt votre image. Je ne vous dirai pas : soyez clé-
ment, soyez bon, — car vous l'êtes, Dieu merci I Mais je vous
dirai: soyez bon k la manière vulgaire, facile dans les petites
choses; j'ai toujours pensé qu'une femme^ épouse d'un homme
de génie, ressemblait à Sémélé; la clémence du dieu consiste à
se dépouiller de ses rayons, à émousser ses éclairs ; là où il
croit jouer et briller seulement, il blesse souvent et il consume.
Io8 LA REVUE DE PARIS
Quant à moi, mon ami, je vous écrirai quelquefois puisque
vous me le permettez ; quelquefois peut-être, plus tard, je
vous demanderai de venir dîner avec moi à quelque café, car
j'aurais besoin de vous voir, et, dans un certain temps, cela
ne vous fera plus trop de mal, je l'espère.
Adieu, mon ami, votre ami comme toujours et plus que
toujours.
SAINTE-BEL VE
Violer Hugo, un peu soulagé, répond :
« lo juillet i83i.
» Votre lellre m'a fait du bien. Oh! oui, vous êtes toujours et plus
que jamais mon ami! Il n'y a qu'un bon et tendre ami comme vous
qui sache SDuder d'une main si délicate une douleur si profonde et
si vive! Nous nous reverrons çà et là. Nous dînerons quelquefois
ensemble. Ce sera une joie pour moi. En attendant, mon pauvre
ami, priez Dieu pour que le calme du cœur me revienne. Je ne suis
pas habitué à souffrir!
» V.
» Écrivez-moi. Ne m'abandonnez pas. »
GUSTAVE s I M O X
{La fin prochainement.)
LE J/VRDIN DE LA MORT'
Mai igoS.
...Je viens de passer la nuit à M'Sila, petite ville de ^ la pro-
vince de Constantine. L'administrateur a très aimablement
consenti à me procurer un guide et un cheval pour traverser
les steppes du Hodna et rejoindre Bou-Saâda, un des ksars
du Sud, dont l'aspect tout saharien ne s'est guère modifié de-
puis l'occupation française. Nous causons, assis sous la vé-
randa d'un café, en attendant l'heure de mon départ. Ce
voyage de Bou-Saâda n'est, paraît- il, qu'une a simple pro-
menade ! »
Pourtant la « simple promenade » annoncée ne va pas
sans quelques préparatifs et sans un certain appareil dont je
m'ébahis. D'abord il convient de prévenir le caïd de l'Oued-
Chellal qui doit m'héberger la nuit prochaine. Une belle
lettre d'introduction a été calligraphiée par l'interprète indi-
gène, \e kodja' de la commune mixte, — qui l'apporte lui-
même à son supérieur hiérarchique et la lui fait lire. Tandis
que celui-ci la parcourt des yeux, l'Arabe se recule à une
distance respectueuse, dans une attitude qui exprime la plus
1. Nous publions sous ce titre un fragment d'un livre sur les ruines antiques
et les paysages désertiques de l'Afrique du Nord.
2. Kodja, terme très élastique, qui signifie tantôt maître d'école ou lettre cl tan-
tôt interprète ou secrétaire.
IIO LA REVUE DE PARIS
passive subordination. Je l'observe à la dérobée, et je me
souviens tout à coup que je suis chargé pour ce même kodja
d'une commission assez délicate de la part d'un personnage
du gouvernement général.
Le liodja ambitionne, depuis de longues années, les palmes
académiques. Il espérait fermement les obtenir, à l'occasion
du voyage présidentiel. Mais hélas I son nom ne figure point
sur la récente liste. Je lui apporte les consolations et les pro-
messes du chef de bureau qui le protège. Je lui jure que c'est
un oubli, qu'il sera compris sûrement dans la prochaine pro-
motion. Le kodja ne veut pas y croire. Il a été leurré si sou-
vent! Et, sans môme me répondre, il reste impassible, les yeux
obstinément fixés à terre. En vain l'administrateur lui répète
mes paroles, l'Arabe ulcéré de l'injustice des roumis ne des-
serre pas les dents; il se borne à lever un bras en l'air, puis
il le laisse retomber d'un geste résigné, en homme qui s'en
remet totalement à la volonté d'Allah I
Muet et farouche, il reprend sa lettre et la donne à une
espèce de moricaud qui traîne au bout d'une corde d'alfa une
mauvaise rosse couverte d'un sac, en guise de selle. Cet indi-
vidu a la gandoura vermineuse, aux narines écrasées, à la
bouche lippue et fendue jusqu'aux oreilles, — c'est mon cou-
reur. Muni de la lettre officielle, il va partir ventre à terre
pour avertir le caïd de mon arrivée. Derrière lui, un goujat
est tout prêt à se mettre en route avec un mulet qui porte
mon bagage et les ustensiles nécessaires au campement : un
lit de fer, un matelas, un traversin, des draps, et, — par
mesure de précaution, — un coffre qui contient des eaux mi-
nérales et deux bouteilles de bordeaux.
Enfin on me présente mon guide, un grand escogriffe
barbu qui s'appelle El-Haoussine, — ancien tirailleur devenu
cavalier de commune mixte. C'est un Kabyle des environs de
Bougie. Il est beau parleur et il a conservé de sa vie militaire
des expressions de loustic et des facéties de chambrée, dont il
émaille son jargon franco-arabe et qui, passant par sa bouche
de turco, se déforment de la façon la plus imprévue et la
plus drolatique. Il me paraît d'ailleurs d'une roublardise peu
ordinaire : une coquinerie de vieux brisquard mâtinée de
toute l'astuce et de toute la duplicité africaines !
LE JARDIN DE LA MORT IH
El-Haoussine s'applique à refréner mes impatiences de dé-
part : « Il faut attendre que le sirocco soit tombé. D'ailleurs
la route n'est pas si mauvaise jusqu'à l'Oued-Chellal. En
trois petites heures au plus, nous serons rendus chez le caïd ! ... »
— Et le voilà qui s'en va, sous prétexte de harnacher les
chevaux, mais en réalité pour achever sa sieste interrompue.
Nous musons interminablement, l'administrateur et moi,
sous la véranda du café, en compagnie de quelques colons
qui discutent.
La rue est presque déserte. Toute la ville est assoupie pen-
dant cette heure chaude. Seul un enfant complètement nu
nous épie de loin, le doigt pendu aux lèvres. Il rit, il tend la
main, pour que nous lui donnions quelque chose. Dans sa
maigreur dorée, il est joli comme une figurine d'ivoire. Je
l'appelle en lui montrant un morceau de sucre. Il accourt
bien vite, la poussière vole sous ses pieds menus qui trot-
tinent, et il se campe gravement devant moi, une main
appuyée sur la rondeur de son petit ventre. On l'attire aux
tables voisines, oii il récolte de nouveaux morceaux de sucre.
Ses poings serrés en éclatent. Alors, comme il n'a pas de
poche pour y loger sa provision, il prend le parti de fourrer
le tout dans sa bouche, puis il détale brusquement, en enten-
dant nos cris de stupéfaction, éperdu sans doute à l'idée qu'on
lui fasse recracher les friandises dont il s'étrangle I
iOIR DANS LE VENT
Nous chevauchons, depuis une heure, à travers la plaine
monotone du Hodna. La route vient de cesser tout à coup,
comme un oued qui s'enlize et se perd dans les sables : il
n'y a plus qu'une piste marquée par de profondes ornières et
par des empreintes de sabots.
Le sirocco, qui diminue d'intensité, entretient pourtant
dans l'atmosphère une lourdeur pénible. L'horizon est tou-
jours voilé d'une poussière fine qu'on prendrait pour un
112 LA REVUE DE PARIS
brouillard : c'est h peine si l'on aperçoit, très loin au fond
de la perspective, les monts des Ouled-Nayls qui s'étendent
sur le ciel gris, comme une traînée d'encre. Le passage est
aussi désolé que celui des steppes désertiques de Bougzoul, et
l'aspect en est tout semblable : un sol presque entièrement
dépourvu de végétation et sillonné de crevasses profondes qui
le font ressembler, dans les endroits secs, à une aire de grange,
ef, dans les endroits humides, au lit vaseux d'un grand lac tari.
De loin en loin, des champs de blé et d'orge, oîi des équipes
de moissonneurs sont éparpillées. La tige des épis est telle-
ment courte que les hommes doivent se baisser très forf, pour
trancher les chaumes presque à ras de terre.
Ils redressent leurs maigres échines, au bruit de notre ca-
valcade et ils nous regardent passer. La serpe, en forme de
sistre isiaque, reluit entre leurs mains. Us ont, aux poignets,
des brassards et, aux reins, des espèces de tabliers de cuir qui
les protègent contre les piqûres des barbes. Quelques-uns
portent de grands chapeaux coniques en paille polychromes
comparables, pour la forme, aux pétases des vases grecs.
Devant ces groupes de moissonneurs qui, d'un mouvement
souple et gracieux, cueillent, pour ainsi dire, leurs petits
bouquets d'épis, j'ai l'illusion d'assister à une scène très an-
tique. En tout cas, je m'imagine que ni leurs gestes ni leurs
coslumes n'ont dû changer beaucoup, depuis l'époque loin-
taine, où, dans les champs de Cirta, les esclaves de Salluste
coupaient les blés numides pour leur maîlre latin...
Les moissonneurs nous regardent, très intrigués : il est de
fait que notre cortège est assez imposant pour des yeux
arabes! Nous venons de rejoindre le goujat, parti avant nous,
avec mes bagages. 11 est juché sur uu fort mulet, entre mon
matelas roulé et mon lit de fer dont les pieds à roulettes me-
nacent le ciel. En croupe, derrière lui, se cramponne un
adolescent guenilleux qu'il a emmené par pompe, et aussi
pour le faire profiter de mes largesses. Dès qu'ils m'aper-
çoivent, tous deux se mettent à gémir sur la longueur et la
fatigue de la roule. Les gros sous que leur jette El-Haoussine
les apaisent jusqu'à nouvel ordre.
J'essaie vainement de lier conversation avec ce dernier. En
homme qui a le sentiment de l'étiquette, il s'obstine à rester
LE JARDIN DE LA MORT Il3
en arrière, observant toujours un intervalle cérémonieux. Il
tient à ce que les rangs soient gardés, comme dans l'escorte
d'un personnage de marque. J'ouvre la marche, ainsi qu'il
sied à ma qualité. Vingt pas plus loin, trotte El-Haoussine,
drapé dans le grand manteau bleu de cavalier indigène, — ce
manteau, symbole de l'Empire, et perpétuel épouvantail des
douars; enfin, à une distance plus grande, arrive notre goujat
qui dodeline du ventre, sur son mulet, au milieu de tout
l'appareil majestueux de mon campement. C'est dans ce bel
ordre que nous défdons devant les moissonneurs éblouis.
La dignité d'El-Haoussine est parfaite. On sent qu'il re-
présente l'autorité. Lorsqu'il se rapproche de moi, pour une
explication ou un renseignement, je le dévisage pendant qu'il
cause. Il a tout à fait grand air, avec son turban, son burnous
à passe-poils rouges qui flotte relevé sur ses deux épaules, ses
bottes écarlates toutes chamarrées de broderies en fils d'or.
Les pieds dans les larges étriers de cuivre chaussés à fond,
les mollets collés aux flancs du cheval, le torse légèrement
incliné sur le pommeau de la haute selle arabe, il se laisse
bercer à l'amble de sa monture, avec une grâce virile qui
n'est point sans noblesse. Quand je fais un retour sur moi-
même, je suis humilié d'un tel voisinage, et, près de ce
grand cavalier au*: gestes élégants et sûrs, aux amples étoffes
éclatantes, j'ai honte de ma tenue équestre, comme de mon
costume européen, hélas ! si complètement dénué de splen-
deur!... Décidément, je renonce à l'entretien d'El-Haoussine,
qui a repris sa place à vingt pas derrière moi; et, pour
abréger l'ennui de la route, je lance ma bête au galop.
Les étendues fauves se succèdent, — d'une nudité et d'une
platitude identiques. L'horizon, où roule une poussière dense,
s'enfonce dans un lointain tellement inaccessible qu'à de cer-
tains moments il me semble que l'immobilité des choses me
gagne, que le galop de mon cheval s'arrête et que je suis sus-
pendu dans le vide. L'air est encore lourd à respirer, mais,
par intermittence, il s'élève des coups de vent frais qui annon-
cent un retour offensif du mistral. Déjà le ciel est tout rouge
du côté oiî le soleil se couche et de longs nuages enflammés
s'étirent sur de grands espaces clairs, subitement balayés de
leurs vapeurs.
i" Janvier igoS. 8
11/4 LA REVUE DE PARIS
Le crépuscule va tomber très vite. Tout un côté de la plaine
ne reçoit plus qu'une lumière oblique. Un peu à gauche de
la piste, un renflement de terrain se couronne encore, à son
sommet, d'une lueur vermeille. Il y a là toute une zone de
couleurs légères, — de fraîches teintes d'aquarelles qui con-
trastent avec la dureté des tons environnants. J'y distingue
des blancheurs de murailles et, tout autour, une ligne mince
de verdure, d'oii émerge un rideau d'arbres très grêles qui se
profilent sur un coin de ciel bleu. Kl-Haoussine me crie que
ce sont les bergeries du caïd et la maison cantonnière de
rOued-Ghellal.
*
Je rejoins un tronçon de roule qui passe devant le petit
groupe des bâtisses signalées par mon guide. Enfin nous voici
à l'étape I Lorsque je mets pied à terre, je suis immédiatement
accueilli par le caïd entouré d'une dizaine d'individus qui lui
font comme une cour. Il me touche la main, se baise l'index
à la mode arabe, puis il me présente son fils, grand gaillard
au nez fortement aquilin, aux grosses lèvres qui crèvent de
sang et au teint gras de garçon boucher ; ensuite il me dési-
gne son kodja, — lequel doit cumuler les fonctions de secré-
taire et d'intendant, car il porte à sa ceinture un volumi-
neux trousseau de clés à côté du mouchoir de soie rouge, qui
pend par une corne le long de sa gandoura..
On me conduit tout de suite à ce qu'on appelle « la maison
de l'administration », — le local réservé aux fonctionnaires
en tournée. C'est une simple cambuse éclairée d'une étroite
fenêtre et défendue par une mauvaise couverture de tuiles. Le
sol n'est même pas nivelé et l'on a dû caler la table avec des
briques. Pourtant une cheminée grossièrement construite a
été ménagée dans l'un des angles, — précaution utile en un
pays oii le froid des matins et des soirs égale presque l'ardeur
diurne I Tandis que je verse quelques gouttes d'absinthe dans
le verre d'eau saumâlre qui m'est offert, El-IIaoussine, très
affairé et très important, m'interroge de la part du caïd :
celui-ci ne parle pas le français. Il voudrait savoir ce que je
désire manger à souper :
LE JARDIN DE LA MORT Il5
— Le caïd demande combien il faut tuer de moutons pour
toi?
A cette proposition d'hécatombe, je me récrie bien fort. Je
proteste que deux œufs à la coque et un peu de couscouss me
suffiront. Ma phrase, traduite par El-Haoussine, fait rire le
caïd, qui recommence à discuter avec mon guide.
— Alors, tu n'auras qu'un seul mouton I reprend celui-ci,
d'un air vexé.
— Je te dis que je ne veux pas de mouton I
Et, modestement, je répète mon menu : « Deux œufs à la
coque et un peu de couscouss I » Je sais combien les touristes
abusent de l'hospitalité indigène et je serais fâché de fournir
à mon hôte un prétexte pour rançonner davantage sa tribu.
Mais on ne m'écoute pas : le ce mouton » est obligatoire. Je
devine même chez tous les assistants un mépris secret pour le
piètre personnage que je dois être, puisque je me contente si
petitement, On me dévisage en silence. Toute la séquelle du
caïd a fait irruption dans la salle qui est pleine à ne plus
pouvoir s'y retourner. Je suis gêné d'être seul a boire mon
absinthe, devant un public si nombreux et qui épie tous mes
mouvements. Ma gêne se communique à mon entourage. Je
sens d'ailleurs que celte corvée de réception, trop fréquente en
pays d'administration civile ou militaire, est un ennui pour eux
tous... Cependant le kodja s'agite. On entend cliqueter son
trousseau de clés. Il fait étendre des nattes, ouvrir des coffres
dont on bouleverse le contenu. Le caïd lui-même, payant de
sa personne, dirige le service, injurie les coquins en burnous
qui s'arrachent des mains les objets.
Je profite de la bousculade pour m'échapper et jeter un
coup d'œil aux alentours.
Le soleil est tout à fait descendu derrière l'horizon. Le cré-
puscule est morne, sans un reflet, sans même la déprimante
mélancolie des lieux complètement déserts. Une bise très âpre
s'est mise à souffler : tout ce qui m'environne me paraît souf-
freteux et misérable. Je longe un gourbi, oiî est installé un
café maure, puis j'arrive à un large abreuvoir qu'assiègent en
Il6 LA REVUE DE PARIS
ce moment des Arabes avec leurs chevaux. Je tends mes
mains et j'approche ma bouche du goulot : l'eau est tiède,
comme si elle sortait d'un conduit de plomb surchauffé, et le
goût en est douceâtre jusqu'à la nausée.
A côté, il y a. une mare vaseuse et frangée d'écume, où
éclatent sans cesse des bulles d'air qui remontent du fond et
où flottent de gros crapauds, pareils k des morceaux de bois
pourri. Je recule, effrayé, en voyant d'énormes cailloux ronds
qui se soulèvent à mon approche : ce sont des tortues. Elles
grouillent tout autour du bourbier et elles s'y précipitent lour-
dement, avec un bruit de pierres roulant dans un puits. En
avançant encore, je rencontre une rigole que borde une ran-
gée de peupliers mal venus. Par derrière, quelques champs
cultivés, des prés à l'herbe rare qui font une ceinture verte h
la bergerie; puis plus rien, que des étendues en friche à
perte de vue...
Quelle tristesse navrante î Je me rappelle vaguement des
lieux tout semblables où j'ai passé jadis, au temps de mon
enfance. Il me semble que je suis dans un coin perdu de ma
Lorraine natale, dans quelque bourgade de la Woëvre, pays
de plaines grises et d'eaux stagnantes. Ces murs bas de la
métaierie, cette mare et cette rangée de'peupliers, je les recon-
nais pour avoir promené au milieu d'eux mes nostalgies
d'adolescent épris de lumière et de couleur orientales. Seule-
ment, il n'y avait pas de tortues autour de la mare, mais des
troupeaux d'oies qui, toutes ensemble, se mettaient à battre
des ailes et poussaient une longue clameur lugubre 'dans la
nuit tombante.
Je lève les yeux vers les profondeurs des steppes où l'ombre
s'épaissit, et je frissonne d'angoisse devant le vide de ces
espaces désolés qu'emplit uniquement le fracas de la rafale
prochaîne et qui fuient, sous le regard, vers des fantômes de
montagnes si lointaines et si voilées de brume qu'elles se con-
fondent avec les nuées d'orage...
Mais un bruit de voix m'interrompt dans ma songerie.
C'est celle du caïd, flanqué d'un jeune homme à turban et
d'El-Haoussine qui porte deux chaises, — les deux seules du
local administratif. L'une de ces chaises m'est destinée, l'autre
est pour le caïd. On vient me tenir compagnie. J'ai beau][me
LE JARDIN DE LA MORT II7
défendre contre cet excès de politesse, ils ne veulent rien en-
tendre : tels sont les devoirs de l'hospitalité ! On m'oblige à
prendre ma chaise, le caïd s'installe sur la sienne, en face de
moi, comme il convient à sa dignité. El-Haoussine et le
jeune homme au turban se couchent à côté de nous sur l'herbe
maigre. Ce qu'il y a de plus admirable, c'est que mon hôte
ne sait pas un mot de français : n'importe, il est persuadé
qu'il me doit son entretien et il a recours aux bons offices de
mon guide qui, dans son langage de vieux turco, essaie de
me traduire ses questions.
Je devine que le caïd est inquiet de ma présence, qu'il
tâche de savoir le but de mon voyage, qu'il me soupçonne
d'espionnage ou d'inquisition officielle. Lorsque je lui déclare,
en riant, que je n'ai pas d'autre objectif que de voir et d'ad-
mirer son pays, il accueille ma réponse avec une défiance
mal déguisée. Alors, pour le flatter, je loue les cultures mé-
diocres qui avoisinent sa bergerie : c'est bien pis I II prend
fort mal mes éloges. Il se plaint de la mauvaise qualité des
terres, de la disette en perspective, de l'insuffisance habituelle
des récoltes. Enfin ce sont les jérémiades d'un fermier nor-
mand devant son propriétaire. Là-dessus, le jeune homme au
turban juge à propos d'intervenir :
— Nous sommes bien pauvres, monsieur I... Et c'est partout
la même chose !
11 s'est exprimé dans un français si correct et avec une telle
pureté d'accent, que je me retourne vers lui, tout étonné,
tandis qu'El-Haoussine, faisant chorus, s'empresse d'ajouter :
— C'est vrai ce qu'il a dit, le ce jeune homme » I L'Arabe,
il est bien meskine ^ .
Je considère attentivement le ce jeune homme » : il est mis
avec un certain luxe; il a les mains blanches et soignées, les
ongles teints de henné. Sa physionomie est avenante : des
yeux bleus très doux, une jolie barbe blonde. Lorsque je lui
demande pourquoi il n'a pas parlé plus tôt, connaissant aussi
bien noire langue, il prétexte, en rougissant, qu'il n'a pas
osé. ce II a appris le français à l'école primaire de Bou-Saâda
oii il est né ; son père est un ami du caïd. C'est ainsi que,
I. Meskine, misérable.
Il8 LA REVUE DE PARIS
lui, le fils, il est venu passer quelque temps à l'Oued-Chellal —
uniquement pour se distraire et prendre l'air de la cam-
pagne... »
Ces explications, un peu embarrassées, trahissent je ne sais
quoi de suspect, et, je finis par supposer que ce grand garçon,
si timide d'apparence et qui parle si bien le français, doit
rendre au caïd plus d'un service occulte, dans ses démêlés
avec l'administration. Je me souviens des griefs souvent for-
mulés devant moi par les fonctionnaires algériens contre ces
produits des écoles indigènes qui ne savent, — disent-ils, —
qu'exciter contre nous leurs compatriotes, fomenter un esprit
de révolte, créer des difficultés perpétuelles. Je tente vaine-
ment d'interroger celui-ci : il se répand en phrases molles et
fuyantes qui ne m'apprennent rien du tout. A voir ses façons
patelines et, si je puis dire, « cléricales » — tellement l'em-
preinte religieuse est la même en tous pays, — l'idée me
vient subitement que peut-être il est affilié à quelque confrérie
secrète, et je lui demande insidieusement s'il n'a point étudié
dans une medersa. — « Non! il n'a jamais quitté Bou-Saâda,
si ce n'est une fois pour aller à Sétif I » — Alors je l'entre-
prends sur la zaouïa d'El-Hamel, — établissement célèbre
dans toute la région. Je lui parle de la fameuse maraboule,
Lella-Zineb, qui dirige cette école de théologie, et qui est
comme l'abbesse de cette communauté musulmane. Le «jeune
homme » n'a vu qu'une seule fois Lella-Zineb. « Elle est
toute petite, un peu voûtée par l'âge, et elle a, me dit-il,
les mains fines comme de petites cafetières d^argent. »
C'est tout ce que je puis tirer de lui. L'air grave et candide,
M caresse sa belle barbe blonde avec une douceur de gestes
toute pharisaïque. Chaque fois que mes yeux rencontrent les
siens, il soutient un instant mon regard, et aussitôt ses pau-
pières s'abaissent et battent mollement, ses prunelles se déro-
bent, sous les longs cils d'or. Et je lis clairement la pensée
hostile qui se cache derrière ce front incliné, l'obstination
invincible qui perce à travers les attitudes soumises et les
paroles mielleuses : « Tu ne sauras rien de moi I »
C'est le silence obstiné, la dissimulation impénétrable dont
l'Arabe enveloppe sa haine et son mépris de l'Envahisseur.
Nous nous taisons. Nous sentons trop que nous n'avons
LE JARDIN DE LA MORT II9
rien à nous dire. D'ailleurs, l'obscurité est presque complète.
Je distingue à peine les blanches silhouettes de mes compa-
gnons. De temps en temps, de grands souffles d'air froid font
un bruissement lamentable dans les petites feuilles dures des
peupliers. Je grelotte et je demande à rentrer dans la cam-
buse. On se lève immédiatement, comme si mon désir était
un ordre. El-Haoussine, derrière nous, porte les chaises.
Nous longeons la mare ténébreuse. Au bruit de nos pas, les
tortues surprises se précipitent dans l'eau trouble, où la chute
des lourdes carapaces sonne encore une fois, comme une
grêle de pierres roulant au fond d'un puits.
*
* *
Un terrible brouhaha remplit la « chambre de l'adminis-
tration». Ils sont au moins une douzaine d'individus occupés
à mettre ma table. Bientôt la confusion devient telle que je
suis obligé de sortir de nouveau, pour échapper au vacarme
et à la cohue. Instantanément, le vent du nord s'est déchaîné
dans toute sa violence. Soulevées par la tempête, des averses
de cailloux aux arêtes tranchantes me cinglent les oreilles.
J'entends au fond de la nuit des hurlements démoniaques qui
s'évanouissent dans la rumeur exaspérée de l'ouragan, pour
renaître durant les pauses très brèves. Les poivriers qui bor-
dent le fossé de la route se courbent et se redressent sur le
fond clair du ciel, avec des sifflements de rage, des fureurs
et des soubresauts de révolte, des aplatissements soudains et
des éche vêlements de panique. Une grande lueur intermit-
tente, pareille à celle d'un éclair, illumine le sol tout autour
de moi.
Je me retourne. Un brasier est allumé à l'angle de la ber-
gerie. La flamme couchée par le vent rejaillit tout à coup.
Une pluie d'étincelles crépite. J'aperçois, dans la lueur rou-
geoyante, une bande de grands diables qui gesticulent et qui
poussent des cris. L'un d'eux brandit une longue perche au-
dessus des charbons. Les autres sont accroupis en cercle, et
les étoffes de leurs burnous agitées par la rafale s'envolent et
retombent silencieusement, comme les ailes de gigantesques
chauves-souris. Transis par le mistral glacé, ils se réchauffent,
I 90 LA REVUE DE PARIS
en regardant rôtir le mouton destiné au festin. Les prunelles
luisent au fond des orbites creusées, les nez aquilins se
recourbent sur les lèvres contractées par une grimace cruelle,
que déforme encore le jeu incessant des ombres et des lueurs
brusques; et, du trou noir des bouches, sortent ces hurle-
ments démoniaques qui m'effrayaient tout à l'heure.
Je les examine un instant, la poitrine dilalée à se rompre
par la respiration de la tempête. La flamme du brasier s'avive
et s élance en un jet d'incendie, les burnous tourbillonnent.
Puis subitement tout s'éteint ; les tisons pétillent et fument
dans le noir. Je chancelle, écrasé sous les masses d'air qui
roulent; et une détresse inexprimable m'envahit, a me sentir
emporté par la force invisible du vent, perdu dans la nuit de
ce désert sinistre, oii l'ouragan mugit et se lamente avec
l'accent d'une plainte surhumaine !
* *
Lorsque, chassé par le mistral, je me décide enfin à venir
me réfugier dans la cambuse, je trouve la table mise.
On a étendu des nattes à terre. La table est recouverte
d'une nappe russe à bordure rouge qui a dû servir un nombre
incalculable de fois, car elle est toute graisseuse et maculée
de vin. Il s'y étale des assiettes en faïence à Heurs, des cuil-
lers et des fourchettes de ruolz, des verres à pied; il y a
même, outre la salière, un petit moulin à poivre dont le
nickel resplendit : le tout dans un assez beau désordre. Les
serviteurs se pressent contre la table pour contempler de plus
près ces merveilles. Mais ce qui excite surtout l'étonnemenl,
ce sont les bouteilles d'eaux minérales que l'administrateur
de M'Sila m'a données. Ces liquides mystérieux intriguent
la curiosité publique. Quand El-Haoussine, interrogé, en
révèle le contenu, on sourit finement, comme à une plaisan-
terie. On ne peut pas croire qu'il faille tant de précautions
pour l'estomac d'un roumi !
Enfin le caïd s'installe en face de moi. Ses gens, repoussés
assez brutalement par lui, se décident à s'accroupir sur les
nattes autour de nous. Le «jeune homme » blond est au
milieu d'eux avec le fils du caïd. Quant au kodja, tout péné-
LE JARDIN DE LA MORT 131
tré de l'importance de ses fonctions, il ne cesse d'aller et
venir, en remuant son trousseau de clés et en se mouchant
avec ostentation dans le carré de soie rouge qui pend à sa
ceinture.
Dehors, le vent continue à faire rage : à travers le grésil-
lement des cailloux qui rebondissent sur le toit, il arrive un
bruit de dispute. On heurte la porte violemment : ce sont des
affamés qui veulent forcer l'entrée. Le caïd, en colère, se
met à crier des menaces contre eux. Le kodja, très émo-
tionné, entre-bâille la porte. 11 lance une bordée d'injures,
puis il reclaque la porte au nez des misérables, et il donne
un tour de clé à la serrure. Le vacarme ne se calme point.
Ceux du dehors persistent à taper contre la porte, en vocifé-
rant de plus belle. Ceux du dedans répondent par des cla-
meurs effroyables. Cela devient tout à fait sublime. Finale-
ment, le caïd se lève et, derrière la porte close, il profère de
telles menaces que, peu a peu, le charivari s'apaise. Il tend
l'oreille, un instant, tire une dernière injure du fond de sa
gorge rauque, et, le silence s'étant rétabli, il revient s'asseoir
avec sérénité. Grâce à cette démonstration autoritaire, nous
pouvons dîner à peu près tranquillement.
Le repas est presque somptueux : une soupe au beurre,
tellement épaissie de vermicelle que la cuiller y tient debout;
des œufs frais, des galettes feuilletées, dont la croûte légère
se brise au contact des doigts ; un plat de couscouss arrosé
d'une sauce délicatement parfumée. Dans cette sauce, qui
est une pure merveille culinaire, il entre, avec toute sorte
d'épices, des herbes aromatiques dont les femmes arabes se
transmettent le secret. La chose exquise que celte sauce de
couscouss ! C'est un mélange de parfums arides, de saveurs
rafraîchissantes et âpres, où mon imagination s'amuse à re-
trouver tous les violents contrastes du sol africain !
Je tente sans succès de faire accepter un peu de vin au
caïd. Il s'en tient rigoureusement à la prohibition du Pro-
phète. D'ailleurs, son médecin l'a mis au régime du lait de
chamelle. Il en a, près de lui, toute une pleine bouteille,
dont il se verse continuellement et qu'il m'offre à son tour
de partager avec moi. Notre conversation se fait par signes,
puisque nous ne nous entendons ni l'un ni l'autre. Autour
122 LA REVUE DE PARIS
de nous, les individus accroupis contemplent tous nos gestes
dans un silence respectueux...
Soudain le tintamarre recommence à la porte. Un appel
guttural domine toutes les vociférations ; le kodja se préci-
pite, tourne la clé dans la serrure, et un grand coquin
d'Arabe, au profil mince et coupant comme une lame de
sabre, se rue dans la cambuse en brandissant, au bout d'une
longue fourche, le « mouton » rôti, et en criant k pleins
poumons :
— Bonjour la compagnie !
C'est un véritable coup de théâtre. Un souille de tempête
s'engouffre par l'ouverture de la porte qui bat furieusement
contre le mur. La nappe se soulève, la flamme de la lampe
plonge au fond du verre, comme si elle allait s'éteindre. Sur
le seuil, les affamés se bousculent, prêts à une nouvelle inva-
sion. Il fautqu'El-Haoussine, aidé du kodja, les refoule dans
la cour, avec force gourmades et des clameurs frénétiques,
tandis que l'Arabe à profil de sabre désembroche le ce mou-
ton » et le fait glisser doucement dans un grand plat d'étain.
Sitôt l'opération terminée, on expulse lestement le coquin,
on pousse la porte sur ses talons et on redonne un tour de
clé à la serrure. Alors le caïd installe gravement le plat
devant lui, puis, ayant tiré un petit couteau triangulaire d'une
trousse en cuir rouge qui est attachée à sa ceinture, il se met
à trancher dans les viandes, avec une majesté pontificale. Un
superbe manteau de drap couleur café au lait et tout galonné
de soie bleue lui bride fortement les épaules, de sorte qu'il est
un peu gêné pour découper, comme un prêtre, engainé dans
sa chape pesante, pour manœuvrer l'ostensoir des béné-
dictions.
Cependant je n'ai jamais vu dépecer un morceau avec une
adresse et une dignité plus parfaites. D'un léger coup de poi-
gnet, il fait tomber, l'une après l'autre, les côtelettes du
mouton; il en choisit deux des plus succulentes et des plus
grasses et il me les tend au bout de son doigt, après quoi il
se sert lui-même. Il plante ses dents dans la noix de la côte-
lette, arrache la chair savoureuse, suce les peaux qui pendillent,
et incontinent il passe l'os à demi rongé à un pauvre idiot qui
est assis par terre, à côté de lui, et qui guette tous ses mou-
LE JARDIN DE LA MORT 123
vements avec un œil humide de convoitise et des flagorneries
de bon chien assistant au repas de son maître.
El-IIaoussine, la serviette sous le bras, — telle une ordon-
nance bien stylée, — se tient derrière moi et débarrasse mon
assiette. Je remarque son attitude diplomatique. Vis-à-vis des
autres, il dissimule à peine son mépris pour moi sous des formes
obséquieuses; et quand il sent que je l'observe, il aflecte,
à l'égard de ses coreligionnaires et du caïd lui-même, toute la
raideur administrative d'un homme qui appartient au heylick.
Les autres, accroupis sur les nattes, nous regardent sans
mot dire, comme ravis en admiration par la splendeur du
festin. Et je devine chez ces hommes primitifs quelque chose
qui ressemble beaucoup à de la vénération religieuse, un sen-
timent très antique qui a complètement disparu chez nous :
l'humble bonheur de s'associer à la joie des puissants I Les
historiens anciens nous apprennent qu'à Rome, dans les
grandes circonstances, le peuple donnait à manger à ses dieux :
c'est ce qu'on appelait un lectisterne. Eh bien! il me semble
que le peuple romain devait regarder ses dieux à table un
peu avec les mêmes yeux que les Arabes contemplent les invités
d'une dijja!
Je grignote une dernière galette feuilletée, tandis qu'El-
Haoussine dépose les reliefs du mouton au milieu des accrou-
pis. Ils se jettent sur le plat, se disputent les morceaux,
finissent par en venir aux mains. C'est une mêlée générale,
avec des horions, des grognements de colère, des malédic-
tions et des injures. Le caïd, impassible, ne paraît ni voir,
ni entendre. Cependant son fils et le kodja s'évertuent à cal-
mer les fureurs. Dédaigneux de se mêler à la rixe, le « jeune
homme » blond, toujours très digne sous ses voiles, me lance
des clins d'yeux d'intelligence .il se souvient de son éducation
française et il a l'air de me demander pardon pour ces mal-
appris. Subitement l'efPervescence s'arrête. Chacun étant loti
d'un os, ils ne songent plus qu'à le ronger, et tous ces gens
qui dévorent par terre font un bruit de chenil à l'heure de la
pâtée. On heurte encore à la porte : c'est le kaouadji qui
apporte le café sur un plateau de cuivre. Il entre sans encom-
bre : les aff'amés qui assiégeaient le seuil sont partis, ayant
perdu patience sans doute .
124 LA REVUE DE PARIS
Mon hôte lient à me servir lui-même mon café! 11 dose
le sucre, 'puis il verse minutieusement, dans une petite lasse
dorée, le contenu d'une cafetière en métal anglais, de façon à
entraîner le moins de marc possible. Je regarde le caïd dans
ces fonctions domestiques qui jurent un peu avec son mas-
que de vieux forban, son grand nez de vautour, son haut
turban rejeté en arrière du front, comme un diadème, son
burnous chamarré et galonné de soie. Je m'émerveille de ce
mélange de pompe et de familiarité. Pour moi qui arrive de
France et sur qui vient de peser, durant tout un hiver, la
platitude déprimante des mœurs occidentales, c'est une joie
de me retrouver en conipagnie d'êtres pompeux. J'estime la
pompe dans le costume et dans les altitudes à l'égal de la
poésie. C'est, k mon sens, presque toute la poésie de la vie
ordinaire.
Accomplir un acte pompeux, c'est figurer symboliquement
la valeur qu'on s'attribue à de certaines minutes exception-
nelles. C'est faire se toucher un instant la Poésie et la Vie;
c'est, durant une exaltation passagère, se proclamer supérieur
à soi-même et aux autres, et, si je l'ose dire, participer à la
gloire du monde. J'en veux au bas matérialisme de notre
temps, à nos idées égalitaires, non pas seulement de ravaler
l'individu à des préoccupations médiocres, mais de tuer dans
le peuple et chez tous les êtres instinctifs la faculté qu'ils ont
de se hausser parfois jusqu'à la poésie et de la réaliser en
eux, ne fût-ce que par la couleur ou la coupe d'un costume,
la solennité d'une formule ou d'un geste...
Combien, à cet égard, nous avons déchu, en comparaison
des Orientaux! Parmi nos souverains d'Europe, il n'y a plus
que l'empereur Guillaume II qui se soucie de la pompe exté-
rieure, — et encore avec quelle désagréable manie de caboti-
nage! Seule, l'Église catholique, grâce à ses cérémonies et
aux ornements de son culte, continue à entretenir parmi nous
le sentiment de la pompe. Quant à moi, la notion ne m'en a
guère été fournie, en dehors des milieux arabes, que par
quelques prêtres, des rouhers espagnols, des paysans de
Valence ou de Séville...
J'oublie le savoureux café maure qui refroidit au fond de
ma tasse, pour épier d'un œil complaisant les hommes élé-
LE JARDIN DE LA MORT 125
ganls et rudes qui mangent et qui s'agitent autour de nous.
Ils se doutent certainement de ma sympathie, car voici qu'ils
essaient maintenant de lier conversation avec moi. Je suis
tout fier de les avoir apprivoisés petit à petit et de finir par
leur inspirer quelque confiance. Le caïd surtout redouble de
politesse et de prévenances, me pose des questions, avec une
curiosité enfantine. C'est le « jeune homme » blond qui sert
d'interprète. Nous parlons de Paris, et des principales villes
de France, de l'industrie, des invenlions nouvelles, mais sur-
tout du Métropolitain, « le chemin de fer qui marche tout le
temps sous terre ». Celte merveille les passionne. Un cavalier
du douar qui, lors de la récente visite de Nicolas II, a fait
partie de l'escorte ofFicielle, leur a conté sur ce chemin de fer
des choses surprenantes. Je confirme les dires du cavalier.
Alors c'est, par toute la chambrée, des exclamations, des
onomatopées singulières, oii il y a tout ensemble de la moque-
rie et de la stupeur.
Mais El-IIaoussine, jaloux de briller devant les autres,
interrompt la conversation, pour me demander si je connais
« le Brisedent public » : c'est ainsi que, dans son français de
turco, il appelle le Président de la République. Là-dessus, le
caïd commence à gémir. Il regrette « l'Emberour ». Les
temps sont bien changés! Autrefois, quand « l'Emberour »
venait en Afrique, il offrait des présents aux chefs arabes.
Aujourd'hui, hélas! ce sont les chefs qui se cotisent pour
offrir un cadeau au « Brisedent public » I
Tout en se lamentant, en se plaignant sans cesse de sa
pauvreté, le vieux pirate me verse du thé dans un grand
verre à pied. Le kaouadji vient d'en apporter une théière
fumante. El-Haoussine ramasse vivement les petites tasses
dorées qu'il empile sur le plateau de cuivre. Après une courte
pause, l'entretien repart sur ce terrible « Brisedent », qui
traverse en ce moment l'Algérie, au bruit du canon et dans
tout l'éblouissement des fantasias. On est avide de détails,
et, avec cette admirable patience des Arabes, habitués aux
récits des conteurs dans les cafés maures, ils m'écouteraient
volontiers jusqu'à l'aube.
Cependant je suis recru de fatigue et je tombe de sommeil.
Vers onze heures, je me décide à les mettre à la porte, autre-
126 LA REVUE DE PARIS
ment ils ne s'en iraient pas. Après avoir échangé avec moi
des saluts cérémonieux, le caïd se retire suivi de ses gens; ils
vont faire près d'une lieue pour regagner leur tente. On a
dressé mon lit dans un coin de la cambuse, sous une étroite
meurtrière qui laisse passer des souffles glacés. Je me couche à
demi vêtu. El-Haoussine, enveloppé de son burnous, s'al-
longe tout simplement sur les nattes, la tête appuyée contre
sa selle, qui lui sert d'oreiller.
Au dehors, la tempête est dans toute sa fureur. Les tuiles
bougent sur le toit. Des rafales, par instant, s'abattent sur la
frôle masure avec des grondements prolongés de trains en
marche. Grelottant derrière mon abri de pierres sèches, les
oreilles brisées par le fracas continuel de cette force sauvage
qui accourt en hurlant des profondeurs de l'espace, j'ai la
sensation d'être en mer, un soir de gros temps, lorsque der-
rière la cloison mince de la cabine, dans le branle-bas de la
bourrasque, on perçoit les frôlements tout proches, puis les
heurts et les coups de bélier des grandes eaux qui s'écrasent
sur la coque du navire...
II
L'EXALTATION DE LA LUAIIERE
Après quelques heures d'un mauvais sommeil, je me ré-
veille au petit jour. El-Haoussine, qui a déjà roulé la couver-
ture, est en train d'épousseter nos deux selles. Je cours me
tremper la tête sous le goulot de l'abreuvoir. A côté de moi,
des chevaux, des vaches, des moutons piétinent tout autour
des auges. Je prolonge le délice de l'ablution matinale, et,
tout en m'essuyant la figure, je laisse errer mes yeux vers
les lointains de la plaine. Le vent, qui diminue, souffle encore
avec vigueur. L'atmosphère est débarrassée de ses brumes.
D'un jaune boueux, sans végétation apparente, unie comme
une aire à battre le blé, l'immense étendue désertique se dé-
roule jusqu'à la ligne grisâtre des montagnes. Bien que les
plans soient découpés avec une précision géométrique, le
LE JARDIN DE LA MORT 127
paysage a quelque chose d'infini et d'écrasant. Et j'éprouve
une vague inquiétude à l'idée du départ tout proche, une
tristesse particulière que je ne ressens jamais en pays civilisé.
C'est une sorte de découragement devant l'inutilité de tout
elTort, — le sentiment confus d'une agitation sans but à tra-
vers le vide illimité ! . . .
Dans la cour, oii nos bêtes harnachées nous attendent, je
retrouve le caïd, avec la même suite que la veille. Nous pre-
nons ensemble le café des adieux sur la table de la cambuse, —
et, après un grand nombre de saluts et de compliments, nous
nous séparons, je crois, assez satisfaits l'un de l'autre.
Alors commence une chevauchée lugubre. Durant plusieurs
lieues, nous suivons les fils du télégraphe, jusqu'au bordj mili-
taire de Baniou. La piste est tellement envahie de blocs de
pierre, tellement hérissée de touffes d'alfa, qu'il est impossible
de trotter. Nous allons au pas presque continuellement, dans
le vent glacial qui nous coupe la figure. Ces steppes inco-
lores sont d'une monotonie si navrante que l'ennui me gagne.
Je m'abandonne à des réflexions chagrines et je m'avoue hon-
teusement une déception secrète. Bien que je sois parti sans
autre ambition que de vivre au grand air, ce Hodna me désen-
chante tout à fait, et je m'afflige de lui voir un aspect si
ingrat...
Maintenant, le mistral est complètement tombé. Le soleil
monte. Une chaleur accablante pèse bientôt dans l'air. Mes
lèvres se gercent, et, lorsque je les humecte avec ma langue,
je perçois un petit goût salé. Il me vient, à la longue, une
soif intolérable.
El-Haoussine, découvrant à droite de la piste une masure
en ruine, m'entraîne derrière lui, en me criant que c'est un
café maure et que nous y trouverons sûrement à boire. A notre
approche, un grand chien slougui, les deux pattes de devant
posées sur le rebord d'un mur à demi écroulé, se met à
pousser des aboiements furieux, puis tout à coup il bondit,
s'acharne après les jambes de nos chevaux. Mon cavalier,
ayant mis pied à terre, le lapide à coups de gros cailloux qu'il
ramasse entre les touffes d'alfa. La bête se sauve derrière le
mur, mais ses grognements nous menacent toujours, tandis
que nous pénétrons dans la masure.
128 LA REVUE DE PARIS
C'est une désolation. Le toit est complètement effondré. Le
sol est jonché de détritus de paille et de morceaux de bois
carbonisés. Les nomades ont dû passer par là et mettre le feu
au logis. Peut-être ont-ils tué le propriétaire par-dessus le
marché. En tout cas, le café maure n'existe plus. Nous ne
rencontrons là qu'un vieil homme et une vieille femme,
accroupis autour d'un foyer, d'oii sort une fumée acre, et qui
se lèvent craintivement en nous voyant entrer.
La femme m'apporte un peu d'eau saumâtre dans une casse-
role cabossée et toute rongée de rouille, dont le contenu
s'échappe goutte à goutte. Elle me la tend d'un geste peu-
reux, — et mes yeux tombent sur sa main, — une pauvre
main simiesque, toute plissée de rides, à la peau presque
noire, aux ongles teints de henné et qui ressemblent à des
griffes. La misérable n'a pour vêtement qu'une chemise de
grosse toile sans manches, serrée autour des reins par une
corde. Le vieux, qui se tient debout à côté d'elle, est couvert
d'une espèce de burnous, fait de loques grossièrement cou-
sues, de chiffons de toute couleur et de toute provenance, et
si ravaudé, si alourdi de rapiéçages, qu'on dirait des feuilles
de fer-b'anc juxtaposées. Je n'ai jamais vu plus lamen-
table et plus extravagante guenille.
Avant de partir, j'essaie de glisser quelques sous dans la
main de la vieille. Elle refuse, elle recule épouvantée. Il faut
qu'El-IIaoussine se fâche et prenne sa grosse voix pour la
décider à accepter la monnaie de l'hôte. Alors le vieux bal-
butie un remerciement, il lève vers moi un regard timide ; et
voici que, tout à coup, je distingue, dans ces pauvres yeux
aux paupières saignantes, une flamme d'une douceur et d'une
noblesse singulières. Cet être sordide a une âme. Elle l'illu-
mine d'un tel éclat que j'en oublie ses haillons... Quelle diffé-
rence entre cette tête de barbare et celles de nos paysans ou
des ouvriers de nos grandes villes I C'est un visage purifié par
la contemplation. J'ai devant moi un homme qui, chaque
jour, se prosterne trois fois et dit les cinq prières du Prophète,
en inclinant son front vers l'Orient! Hélas 1 chez nous, celte
beauté toute spirituelle du regard n'est plus dans les yeux des
simples!...
LE JARDIN DE LA MORT
*
129
Poursuivis par le slougui qui recommence ses aboiemenls
féroces, nous revenons sur la mauvaise piste sillonnée d'or-
nières profondes, coupée de blocs de pierre aussi liauls que des
bornes. Rien ne bouge, l'air est d'un calme absolu. La cha-
leur monte toujours... Soudain, le cri aigre d'une flûte s'élève
dans un grondement de tambour. Mon cheval fait un violent
écart. Un Arabe et une femme en costume de danseuse vien-
nent de surgir derrière un pistachier. A cause du manteau
bleu de mon cavalier, ils me croient un personnage officiel et
ils se livrent, en mon honneur, à un vacarme infernal.
L'homme souffle de toutes ses forces dans la dure raita dou-
blée de cuivre, et les poings de la femme roulent sur la peau
du tambour qui rend un son rauque et continu. El-Haoussine
est obligé de les faire taire, en leur lançant des injures et des
gros sous.
Ils sont à l'avant-garde d'une caravane, dont j'aperçois,
très loin, les premiers chameaux. Des étoffes rouges se balan-
cent autour des giiitouns^ qui tanguent, sur le dos des bêtes,
avec des mouvements de nacelles. Ces animaux en marche et
qui viennent de si loin, c'est pour moi le symbole du Désert
tout entier... Le Désert!... A celte idée, mille sensations an-
ciennes et depuis longtemps oubliées s'évoquent dans ma
mémoire. Je suis reconquis par mes instincts de nomade,
envahi par la poésie sauvage de cette terre. Je sors de ma
somnolence et je regarde autour de moi.
Il est neuf heures. Le soleil pèse sur ma nuque, comme
une barre de fer. Tout l'espace est plein d'une accablante
magnificence. La lumière déborde, les couleurs s'avivent et
s'exaltent. Transporté par la gloire unique du spectacle, je
sens que c est pour cela que je suis venu. A l'infini, la plaine
flamboie sous un ruissellement d'or. Les moindres objets
en sont nimbés. Les cailloux de la piste rutilent, comme des
pavés d'or. Je regarde avidement, je m'emplis les yeux, je ne
songe plus aux fatigues, aux déceptions de toute sorte: la
récompense les surpasse tellement!
I. Guiloan, tente qui surmonte les cacolets des chameaux.
i^f Janvier igoô. 9
l30 LA REVUE DE PARIS
En face, les monts des Ouleds-Nayls, à gauche les monts
du Zab, à droite les derniers contreforts du Djebel- Amour se
dressent comme des parois de cristal bleu. A leurs pieds,
l'étendue est toute rose, — d'un rose qui se dégrade en une
infinité de nuances, ou qui s'embrase jusqu'aux tons les plus
ardents, — depuis ce rose détrempé de blanc, ce rose aérien
et, pour ainsi dire, céleste, ce rose de nuée qui flotte dans les
ciels de Tiepolo, jusqu'à ces roses-blonds, ces roses-roux dont
s'ombrent les duvets des chairs féminines, ces rougeurs de
braise dont s'allument les visages fardés et comme incendiés
de désir, dans les toiles mythologiques de Boucher. Cette
opulence, cette joie des couleurs est un délice pour l'œil. La
volupté en est si intense et si délicate que mes yeux eux-mêmes
me semblent devenus des choses précieuses.
Je suis dans un monde de chimères ovi les formes inépuisa-
bles s'écroulent à peine ébauchées, un lieu plein d'enchan-
tements et de miracles, tel qu'on se figure les fabuleuses con-
trées édéniques. Maintenant on dirait la mer, — une mer
calme oii se déroulent de longs courants lilas et mauves. Les
montagnes se soulèvent comme des vagues, elles tremblent
dans la mobilité continuelle des reflets. Des spires laiteuses
serpentent aux flancs des roches, coulées de gemmes fondues
qui se déversent dans des lacs illusoires. La courbe du ciel
s'élance en une coupole de turquoise et d'opale tellement
éblouissante que, même à travers les paupières closes, le
rayonnement en est douloureux. \ers l'est, des gris lumineu]^
s'étendent, et ce sont des entassements d'architectures baby-
loniennes, de hauts palais de perles qui se détachent sur une
gloire orangée et violet sombre. Tout brûle, tout ondule et
bouge, dans le furieux mouvement vibratoire de la chaleur.
Des mirages se lèvent. Dans le lointain, j'aperçois très
nettement une ville blanche sous des palmes, et, soupçonnant
que c'est Bou-Saâda, je cours interroger El-Haoussine. 11 est
très loin en avant. Les pieds de mon cheval s'enfoncent dans
le sable. De tous les côtés, les sables s'étalent, élouflant les
derniers brins d'herbes. C'est un sable fin, moelleux comme
celui d'une plage, et tout resplendissant de mica. Il est diffi-
cile de trotter sur ce terrain mouvant et il est encore plus
insupportable d'aller au pas, avec celte brûlure perpétuelle de
LE JARDIN DE LA MORT l3l
l'air qui vous aiguillonne. Voyant mon cavalier mettre Son
cheval au galop, j'éperonne le mien et je le lance pendant
les douze kilomètres que dure cette traversée des sables. Gela
devient du vertige. La plaine tout entière s'ébranle, les roches
se volatilisent et, dans cette vibration torride de l'atmosphère,
parmi ces grandes ondes de lumière et de chaleur que se ren-
voient les montagnes et les étendues sablonneuses, je suffoque
et je défaille, comme si je marchais entre des bûchers en
flammes...
Les pays roses se rapprochent tellement que, — semble-t-il,
— je vais toucher avec la main leurs colhnes en forme de
carènes renversées. Je précipite ma course, ayant le poids
du soleil sur la nuque, les yeux brûlés par la réverbération
des sables qui miroitent immensément, à la façon d'une lagune
recouverte d'une croûte de sel. Le sol est si parfaitement
lisse qu'on y voit inscrites, comme avec le doigt, les em-
preintes laissées par les sabots des chevaux, les pieds four-
ches des moutons, ou les spirales rampantes des cérastes. De
loin en loin, surgissent des tas d'ossements que les rouliers
du Sud appellent, en leur langage, «des poulaillers» : ce sont
des squelettes de chameaux , dont les côtes formant claire-voie
ressemblent aux barreaux d'une cage vide.
J'excite encore ma monture, emporté par une sorte de dé-
lire de l'espace et de la vitesse, et tellement assommé par la
chaleur que je perds à peu près toute conscience de ce qui
m'entoure. Enfin, je rejoins El-Haoussine à la lisière des
sables, dans un bas-fond caillouteux... La ville blanche et les
palmiers ont disparu à l'horizon. Les monts des Ouled-Nayls
ont l'air toujours plus inaccessibles. Je ne vois, devant nous,
que des monticules jaunes qui barrent la vue très désagréa-
blement. Pourtant, si j'en crois mon guide, nous sommes
tout près de Bou-Saâda, bien qu'il ne s'aperçoive pas encore,
étant caché par des replis de terrain.
Tout à coup, derrière une éminence, au sommet d'un ma-
melon grisâtre, émerge une citadelle dominée par une tour à
horloge qui, à distance, prend l'aspect imposant d'un vieux
palais florentin. Aussitôt El-Haoussine me crie, le doigt tendu
vers le fort :
— C'est là qu'il demeure M'si le commandant s'périorl. .
l32 LA REVUE DE PARIS
Rien ne saurait rendre l'intonation respectueuse avec
laquelle il a prononcé ces mots : « M'si le commandant s'pé-
rior ! . . . »
Dans le flux de ses explications, je comprends sans trop de
peine que celte bâtisse militaire surplombe la ville indigène
qui ne se découvre toujours pas. Nous franchissons les der-
nières ondulations de terrain : un couloir s'élargit en manière
de vallon arrosé par un oued et couvert de la végétation bril-
lante des oasis. Gomme nous prenons Bou-Saâda de flanc,
nous ne pouvons embrasser l'amphithéâtre que forment les
maisons. Cependant, nous voici à l'entrée de la ville. Voici
les murs en terre sèche qui enclosent les jardins I
Nous sommes obligés de mettre pied à terre et d'entraîner
nos chevaux par la bride pour traverser l'oued : car ils s'épou-
vantent et renâclent à la vue de cette grande surface claire
dont le resplendissement les aveugle.
De l'autre côté de l'oued, nous nous engageons sur une
piste qui longe les murs en terre sèche. Entre les verdures
étagées, apparaissent les cubes boueux de la ville saharienne.
Mais pas un être vivant ne se montre, si loin que fouille le
regard. Rien ! pas une clameur, pas une fuite de lézard entre
les pierres, pas un cri d'oiseau ou un froissement d'ailes dans
les branches I Cette ville semble plus déserte et plus morte
que le désert lui-même.
Il est midi. Le ciel se creuse au-dessus de nos têtes, comme
un gouffre blanc, d'oii sort une haleine de fournaise. Sur le
fond embrasé — telle une ligne de cyprès sur un mur de
marbre, se détache la végétation énorme et confuse de l'oasis,
qui, — pour mes yeux habitués à la stérilité des steppes, —
prend un aspect féerique de Paradis terrestre. Les arbres frui-
tiers, qui pullulent à l'abri des palmes, plient écrasés par la
surabondance de la récolte. Les amandes, les abricots, les
figues, les prunes, les grenades éclatent, dans les découpures
des feuilles, comme de lourds joyaux barbares. Çà et là, les
fuis des palmiers se dressent, pareils à des colonnes d'airain
sous les guirlandes d'un péristyle. L'étrange paysage semble
sculpté dans un métal éblouissant et dur. Aucun souille n'en
dérange l'immobilité. L'oued lui-même, qui répand sa nappe
liquide parmi les cailloux et les lauriers-roses, a l'apparence
LE JARDIN DE LA MORT
l33
vitrifiée d'une glace de cristal poli. L'heure est écrasante de
splendeur. Dans l'air en feu, plane on ne sait quel mystère.
Ce lieu magnifique et morne, où tout reluit, où rien ne paraît
vivre, on dirait qu'il se recueille, se contracte et se tait dans
l'épouvante d'un maître effrayant qui va venir...
Le sable s'éboule sous les pieds de nos chevaux, les murs
de terre sèche se fendillent et s'effritent par la véhémence du
soleil. L'atmosphère est si lourde qu'on la croirait imprégnée
d'une cendre diaphane et corrosive qui s'insinue par tous les
pores. Dans cette aridité implacable, dans ce silence des
choses qui pèse encore plus que l'accablement de midi, devant
cette exubérance des verdures et des fruits, inertes comme des
métaux ou des pendeloques de jade, de topaze et d'agate, —
sous les murs de cet enclos plein d'une ombre brûlante, et
qui repose en un sommeil d'éternité, ma tête surchauffée
s'hallucine et s'égare : je m'imagine entrer dans le Jardin
de la Mort. . .
LOUIS BERTRAND
(La fin prochainement.)
CANON ET CUIRASSE
A mesure que les progrès de notre armement naval néces-
sitent des augmentations de crédit, les ministres sont obli-
gés de faire appel à l'opinion publique et de lui sou-
mettre leurs conceptions. Il faut que l'opinion publique com-
prenne la nécessité de ne plus abandonner ces affaires navales
aux ambitions des spécialistes ou aux fantaisies des amateurs.
Il faut qu'elle impose aux uns et aux autres l'arbitrage de son
bon sens. C'est au grand public que s'adressent les pages qui
vont suivre : elles n'ont pour objet que de lui fournir quel-
ques notions, quelques définitions élémentaires, mais précises,
qui lui permettront de s'intéresser ensuite aux discussions des
gens du métier.
Le navire de combat peut avoir à jouer les rôles les plus
variés, depuis la participation à une lutte d'escadre jusqu'au
simple service de transport. Il est donc impossible de ne
construire qu'un type de navire de guerre ; il faut de toute
nécessité prévoir diverses catégories de bâtiments et, dans
chaque catégorie, les moyens d'action les plus capables de
donner le maximum d'effet utile. Parmi ces moyens, il en est
un particulièrement efficace, sans lequel, à vrai dire, le bâti-
ment de guerre n'existe pas : c'est le moyen d'attaque, le pro-
jectile — boulet ou torpille; c'est donc en vue de la meilleure
CANON ET CUIRASSE l35
utilisation du projectile que doit être disposé tout le bâtiment.
Mais cet emploi du projectile ne peut avoir d'efficacité que
si le navire peut combattre sous le feu de l'ennemi : il faut
donc aux moyens d'attaque joindre les moyens de protection,
la cuirasse.
*
* *
L'arme par excellence des bâtiments de guerre est sans
contredit le canon. La torpille est l'arme des faibles, des
petits bâtiments, qui agiront par ruse et surprise : un grand
navire n'emploie la torpille que comme arme auxiliaire, avant
de recourir à l'ultime ressource de l'éperon, si l'ennemi se
laisse approcher. Les bâtiments de guerre, sauf les tor-
pilleurs et les sous-marins, doivent donc être disposés d'abord
pour la meilleure utilisation du canon, — nécessité d'autant
plus impérieuse que le nombre des pièces à bord est toujours
restreint, en raison de leur poids, de leur encombrement et
du coût de leur installation. Or, les conditions du tir à bord
sont toutes particulières : la mobilité et l'instabilité du na-
vire gênent naturellement la manœuvre et diminuent les
chances de visée. La précision théorique du tir doit donc
être aussi grande que possible, afin de diminuer l'influence
de mille erreurs accidentelles. Il en résulte quelques néces-
sités inéluctables.
Pour atteindre le but avec son projectile, l'artilleur a deux
procédés : le tir de plein Jouet et le tir en bombe. Dans le tir
de plein fouet, la pièce est pointée à l'horizontale ou à un
angle relativement faible, et le projectile dans sa course ne
s'élève que modérément dans les airs. Le tir en bombe, au
contraire, correspond à un angle de pointage beaucoup plus
fort : le projectile décrit une courbe très prononcée; envoyé
à une grande hauteur, il retombe presque verticalement.
En mer, la trajectoire de plein fouet rase presque les
vagues ; tous les obstacles un peu hauts, tels que les mu-
railles d'un navire, seront atteints, si la direction du projec-
tile est bonne, même s'il y a eu quelque erreur dans l'ap-
préciation de la distance. Lancé en bombe, au contraire, le
projectile qui tombe du ciel ne frappe que les obstacles situés
l36 LA REVUE DE PARIS
à son point précis de chute. 11 est évident, dans ces condi-
tions, qu'une erreur sur la distance a beaucoup moins d'in-
fluence dans le tir de plein fouet que dans le tir en bombe.
Sur mer, l'appréciation des dislances étant des plus difficiles,
on a donc préféré le tir de plein fouet et les canons ont été
choisis en conséquence.
Gonséquemment aussi, dans la protection des navires, on
n'a guère prévu que les coups de plein fouet qui menacent les
murailles verticales, les parois extérieures du bâtiment. Peut-
être serait-il intéressant de chercher à bord l'emploi du canon
tirant en bombe (ou mortier) : les projectiles en bombe pour-
raient porter des coups terribles aux navires actuels..., s'ils les
atteignaient. Mais les atteindre est d'une difficulté presque
insurmontable. Il y a quelques années, on avait installé à
terre une tourelle de bâtiment, sur le toit de laquelle on
voulait constater les effets d'un projectile lancé en bombe :
on tira pendant quatre jours et l'on dépensa cent soixante
projectiles sans parvenir à toucher la tourelle. Cependant le
canon et le but étaient fixes, à terre, — toutes conditions
bien plus favorables que si l'expérience avait eu lieu en mer,
— et les expérimentateurs de pleine paix avaient tout leur
sang-froid et connaissaient exactement les distance et situation
respectives du canon et du but... Il faut donc que les marins
se contentent du tir de plein fouet; c'est à lui qu'a été donné
le monopole dans l'artillerie navale. Nos escadres n'emploient
plus que des canons; le mortier a disparu de nos navires.
Reste à déterminer les dimensions du canon.
Le canon doit envoyer au but un projectile dont la puis-
sance destructive résultera soit de la vitesse dont il est
animé, soit de l'explosif qu'il contient, soit de la réunion de
ces deux moyens de destruction : c'est pour le projectile qu'il
faut choisir le canon. Mais ce projectile, à son tour, doit
varier avec la disposition et la protection du navire qu'il
attaque : il y a différents types de navires à attaquer ; il faut
pour un canon plusieurs types de projectiles, entre lesquels
on choisira au moment du tir; le canon devra donc être
établi de façon à convenir le mieux possible à chacun d'eux.
Mais le projectile n'étant mis en marche que par la déflagra-
tion d'une substance explosive, d'une poudre, il faut prévoir
CANON ET CUIRASSE iSj
aussi des relations bien définies entre le projectile, le canon
et la poudre.
Ces relations peuvent être mises en évidence par une ana-
lyse sommaire des phénomènes qui se passent à l'intérieur
du canon, dans « l'âme», quand la charge vient d'être enflam-
mée. Les gaz, produits par la combustion, se dégagent à
l'arrière du projectile. La pression de ces gaz croît très rapi-
dement : le projectile commence à se déplacer dans le canon.
La pression augmente jusqu'au moment où toute la poudre
a été brûlée : elle atteint alors sa valeur maximum (2 000
ou 3 000 fois la pression atmosphérique). Mais le projec-
tile, qui avance dans le canon, laisse derrière lui un espace
de plus en plus grand, que les gaz viennent constamment
remplir; en même temps ils se refroidissent : la pression
dans le canon décroit donc régulièrement. En théorie, celte >
pression pourrait être utilisée tant qu'elle est supérieure
à la pression atmosphérique; pendant toute cette période,
les gaz tendraient à pousser le projectile hors du canon. En
théorie donc, plus le canon serait long — et cette longueur
pourrait dépasser cent mètres, — et plus l'utilisation de la
pression serait complète; mais nous verrons plus loin les rai-
sons qui limitent la longueur des canons.
Il est à peine besoin de signaler la relation entre le projec-
tile et la charge de poudre : un projectile a besoin d'une
charge d'autant moins forte qu'il est moins lourd ; sa vitesse, par
contre, est d'autant moins diminuée par la résistance de l'air
qu'il est plus lourd. Il faut donc choisir un projectile assez
lourd pour garder une bonne vitesse, assez léger pour ne pas
exiger une trop forte charge. Mais, pour une charge donnée,
la vitesse du projectile à la sortie sera d'autant plus grande
qu'il aura été soumis plus longtemps à l'action des gaz : cette
vitesse augmentera donc avec la longueur du canon et un
projectile, lancé dans un canon assez long par une faible
charge, pourra être animé de la même vitesse que si l'on avait
employé une plus forte charge dans un canon plus court.
Aussi les canons des navires ont été choisis du type long.
La fatigue que le métal du canon éprouve dépend de la pres-
sion des gaz ; en diminuant la charge de poudre, on diminue
la pression maximum et par suite la fatigue du métal. Mais,
l38 LA REVUE DE PARIS
la charge diminuée, il faut augmenter le plus possible la
longueur du canon; il ne faudrait pas cependant l'exagérer.
Il est évident que les considérations d'encombrement et de
poids limitent les progrès dans cette voie, d'autant plus que
l'affût doit être d'autant plus solide, — partant plus lourd, —
que le poids du canon est plus élevé. En outre, le canon et
sa charpente doivent être protégés, et le poids du blindage
qui les couvre augmente avec la longueur à abriter. De plus,
il est une limite de longueur et de poids imposée par les
moyens de fabrication dont on dispose dans les usines. Enfin,
— et c'est la raison principale contre la longueur excessive
des canons, — il n'y a plus de gain appréciable k partir d'une
certaine longueur, l'accroissement dans la vitesse du projec-
tile devenant insignifiant.
Quant aux poudres, elles peuvent être divisées en deux
grandes classes, poudres vives et poudres lentes, — qualifi-
cations qui n'ont d'ailleurs qu'une valeur relative. Une poudre
est dite vive, lorsque sa déflagration est très rapide : les gaz
arrivent presque inlantanément au maximum de la pression.
La poudre lente, au contraire, brûle avec plus de tranquillité :
la pression des gaz n'arrive que lentement à sa valeur maxi-
mum. La poudre vive produit presque tout son effet au début
de la déflagration : elle travaille pour ainsi dire par choc, tan-
dis que l'action de la poudre lente se rapprocherait beaucoup
plus d'une sorte de poussée constante. En fin de compte, la
poudre lente, dans un canon assez long, imprime la même
vitesse au projectile sans que les gaz atteignent une pression
maximum aussi grande.
Avec une poudre lente, on peut diminuer l'épaisseur des
parois du canon. Et pour le projectile lui-même, la poudre
lente est encore préférable, puisque le choc reçu au départ
est diminué.
De ces conditions multiples auxquelles doit satisfaire l'ar-
tillerie navale, se déduit l'équilibre qu'il faut réaliser entre
ces diverses nécessités ; mais répétons qu'il en est une qui
prime toutes les autres : dans les installations à bord, les
perfectionnements de tout ordre sont toujours limités par la
question si importante du poids.
CANON ET CUIRASSE iSq
* *
Après ces généralités, examinons la façon dont un canon
doit être construit. Une des questions primordiales est le choix
du métal à employer : il doit posséder au plus haut degré
les qualités d'indéformabilité, de dureté et de résistance pour
supporter, sans fatigue et sans usure, la détente des gaz et le
passage du projectile ; il doit, de plus, être inaltérable sous
l'action de l'atmosphère et des produits de la combustion de
la poudre; enfin, il doit être d'une mise en œuvre facile et
d'un prix peu élevé. Trois métaux, le bronze, la fonte et l'acier,
réunissent d'une façon plus ou moins satisfaisante l'ensemble
de ces qualités nécessaires. Les Chinois, inventeurs de la
poudre, possédaient encore au xix*^ siècle des canons de bois
cerclés en fer. L'idée était ingénieuse, mais semble peu pra-
tique de nos jours : instruits par les exemples qu'ils ont actuel-
lement sous les yeux, il est probable que les Chinois se déci-
deront sous peu, si ce n'est déjà fait, à renoncer complète-
tement à un système de construction qui paraît archaïque.
A son tour, le bronze n'a plus qu'un intérêt historique :
il avait l'avantage d'une fabrication facile, mais sa résistance
relativement faible et son peu de dureté l'ont fait abandonner
presque généralement, malgré les essais de bronze durci qui
ont été tentés un peu partout. Le bronze coûte cher (les frag-
ments d'objets en bronze détériorés se vendent environ un
franc le kilogramme) ; mais il n'est jamais perdu, car il se
refond et se moule à nouveau avec la plus grande facilité.
La fonte présente les mêmes facilités de fusion. En i85o,
l'artillerie des vaisseaux était en fonte : on se trouvait encore
à l'enfance de l'art : la navigation à vapeur commençait à
peine et la cuirasse était inconnue. Le canon de bord était
un simple bloc de fonte, percé d'un canal central à parois
lisses. Il se chargeait par la bouche, — c'était, comme on dit
encore en marine, un canon-bouche, — ce qui occasionnait de
désagréables surprises : il arrivait qu'un canonnier trop pressé
rechargeât la pièce pendant que les résidus enflammés du
coup précédent étaient encore dans l'âme ; la nouvelle charge
s'enflammait et tuait l'homme à la bouche de la pièce; ou
l4o LA REVUE DE PARIS
bien un distrait mettait dans le canon deux gargousses et la
pièce éclatait au commandement de « feu ». En outre, la
pièce devait être reculée pour les manœuvres de nettoyage et
de chargement. Et le feu n'était communiqué à la charge
que par le canal de lumière, qui s'obstruait facilement. Enfin,
la fonte a une résistance très aléatoire: il fallait, pour conju-
rer tout risque d'éclatement, donner au boulet sphérique,
alors en usage, un diamètre inférieur à celui de l'âme ; de
cette façon, la pression était notablement diminuée, une partie
des gaz s'échappant librement entre le boulet et la paroi. Il
en résultait des ballottements, des rebondissements du boulet
sphérique dans le canon. Les trajectoires étaient capricieuses,
la portée et la vitesse du projectile très faibles : l'artillerie
navale se trouvait condamnée à n'agir qu'aux faibles distances.
La protection des navires au moyen d'une cuirasse prit
naissance à ce moment : il fallut augmenter la puissance de
l'artillerie pour percer les cuirasses. En même temps, l'emploi
de la vapeur rendait faciles les manœuvres et les évolutions :
il devenait important d'avoir les moyens de se servir de son
artillerie à grande dislance. En i855, la marine française
adopta les canons rayés. L'idée n'était pas nouvelle; elle date,
dit-on, du xv^ siècle. Mais elle n'entra dans le domaine de la
pratique que vers i83o pour les armes portatives, et ce ne
fut qu'en iSÔy, au retour de Grimée, que l'infanterie fran-
çaise reçut le fusil rayé. Les expériences avaient démontré
qu'un projectile lancé par une arme rayée a des trajectoires
beaucoup moins capricieuses : la rotation du projectile —
conséquence de la rayure en hélice des armes — augmente,
en eftet, dans des proportions surprenantes la précision du
tir. En i855, la marine essaya donc quelques canons rayés
avec des projectiles munis d'ailettes, qui s'engageaient dans
les rainures de l'âme.
Ces projectiles allongés, plus lourds que les projectiles
sphériques, nécessitaient des charges de poudre plus fortes:
il fallut augmenter la résistance du canon ; mais on se trouva
en présence d'une énorme diiBculté : si paradoxal que le fait
paraisse, la résistance des parois n'augmente pas indéfiniment
lorsque l'épaisseur augmente. La pression maximum que peut
supporter un canon dépend de la nature du métal et nulle-
CANON ET CUIRASSE 1 4 I
ment de l'épaisseur ; elle est approximativement de 4oo
atmosphères pour le bronze, 600 atmosphères pour la fonte,
3 000 à /i 000 atmosphères pour l'acier. La fonte étant seule
employée, il fallait tourner la difficulté : le problème fut résolu
vers 1860, de la façon la plus simple, par l'emploi du frettage.
La frette est un tube dont le diamètre intérieur, à la tempé-
rature ordinaire, est légèrement plus petit que le diamètre
extérieur du canon ; mais si l'on chauffe la frette, elle se dilate
et peut être emmanchée à chaud sur le canon. En se re-
froidissant, elle tend à reprendre son diamètre primitif et,
se contractant, elle vient serrer énergiquement le tube du
canon qu'elle recouvre et consolide. Ce procédé était employé
depuis longtemps par les charrons j)our le cerclage des roues
de voitures ; il permit d'imposer au canon, avec sécurité, des
pressions intérieures beaucoup plus grandes. De 1860 à i8G5,
les canons de bord restèrent en fonte et munis de frettes. Ils se
chargeaient toujours par la bouche; pour faciliter le charge-
ment, les ailettes du projectile devaient entrer librement dans les
rainures de l'âme ; il restait un intervalle libre par lequel les
gaz s'échappaient en partie : d'oii perte d'énergie et, de plus, le
passage de ces gaz dégradant les rayures, usure de ces dernières.
On arriva en France vers i865 au chargement par la culasse
(ce procédé ne fut adopté en Angleterre qu'en i884). Puis,
au lieu d'ailettes, on munit le projectile à! xme ceinture forçante,
d'un anneau en métal malléable que la pression des gaz
force dans les rayures de l'âme, dont tous les vides sont
ainsi remplis. Mais la vitesse initiale du projectile n'était en-
core que de 3oo mètres par seconde, et les effets sur les cui-
rasses insignifiants. Il fallait augmenter la vitesse du projec-
tile, par suite la pression des gaz dans le canon. Malgré le
frettage, la fonte était incapable de résister aux pressions
nécessaires. On pensa à l'acier; mais la métallurgie de l'acier
présentait encore bien des mystères et ne pouvait pas obtenir
de gros blocs dont la texture fût homogène. On com-
mença donc à confectionner en acier certaines parties seu-
lement du canon, de dimensions réduites ; puis on géné-
ralisa l'emploi de ce métal au fur et à mesure des améliora-
tions apportées à sa fabrication. Autre innovation radicale :
l'adoption de la poudre sans fumée vers 1886 obligea de
ILl2 LA REVUE DE PARIS
remanier les pièces. Aujourd'hui, les canons sont tout en
acier, et, grâce aux énormes pressions des poudres nouvelles,
la vitesse du projectile à la sortie dépasse 900 mètres par
seconde, — trois mille kilomètres à l'heure ; il est probable
que la limite n'est pas encore atteinte.
A l'étranger, on a suivi la même voie qu'en France. Il
n'y a d'intéressant à signaler, comme différence, que l'em-
ploi du fretlage en fil d'acier essayé en Amérique au milieu
du xix'^ siècle et employé actuellement en Angleterre : dans
ce système, le canon est consolidé non par des Ireltes em-
manchées à chaud, mais par un enroulement de fils d'acier
fortement tendus. Ce système n'est pas employé chez nous ;
il semble qu'il ne soit pas à recommander : en Angleterre,
il y a souvent des éclatements.
*
Les progrès de la poudre furent en quelque façon paral-
lèles à ceux du canon. Les explosifs sont ou des mélanges de
corps ou un seul corps de décomposition facile. La transfor-
mation en gaz de ces mélanges ou de ces corps ne doit pas
être spontanée ; il faut que l'on puisse conserver la poudre
sans qu'elle se décompose, tout au moins dans les conditions
ordinaires de conservation et de manipulation. Dans le canon,
donc, la détonation de la charge sera produite par la détona-
tion auxiliaire d'un corps plus explosif, qui constitue l'amor-
çage. Cet amorçage ne représentant qu'une masse assez faible
peut, en temps normal, être mis k l'abri des influences exté-
rieures : dans la pièce, il détone sous l'action soit d'un choc
direct, soit de la chaleur, et provoque l'explosion de la charge
auquel il est adjoint.
Les explosifs se distinguent les uns des autres par leurs
effets. Certains produisent facilement la dislocation, la rupture
de l'obstacle contre lequel ils. sont placés. D'autres, au con-
traire, sont plus aptes au lancement des projectiles : leur vi-
vacité est moins grande; leurs effets nuisibles sur le canon
et le projectile sont très diminués. C'est à ces derniers que
l'on donne le nom de poudres, la qualification d'explosifs étant
plus spécialement réservée aux corps à action brusque.
CANON ET CUIRASSE 1/^3
La poudre employée dans les canons a été pendant long-
temps la poudre noire, composée de salpêtre, de soufre et de
charbon. Elle avait l'inconvénient d'être sensible à l'humidité
et d'encrasser les pièces. En grains fins, elle brûlait très rapi-
dement, elle était vive : utilisable dans les canons lisses d'au-
trefois, elle aurait dans les canons rayés donné des pressions
dangereuses. Vers 1868, on reconnut que, moulée en gros
grains, cette poudre noire brûlait moins vite qu'en grains fins :
elle devenait lente. On poursuivit la recherche d'une poudre
plus lente, en modifiant les proportions de charbon, de soufre
et de salpêtre. La question avait reçu une solution satisfai-
sante, lorsque fut découverte, en France, vers 1886, une nou-
velle poudre qui, a poids égal, avait une puissance bien supé-
rieure, brûlait plus lentement encore et sans produire de
fumée : cette dernière propriété lui valut du public le nom de
poudre sans fumée.
Les autres puissances suivirent la France dans l'emploi
des poudres nouvelles. Sauf que les compositions varient d'un
pays à l'autre, toutes ces poudres se ressemblent : les pro-
duits de leur décomposition sont entièrement gazeux ; elles
sont toutes sans fumée ; elles n'encrassent pas les parois des
armes. Un des plus grands reproches qu'on puisse leur faire
à toutes, c'est la facilité avec laquelle elles se décomposent
presque spontanément: dès que la température du local oii elles
sont renfermées s'élève au-dessus de la normale, elles dé-
gagent des vapeurs inflammables.
Quant aux explosifs, ils sont employés en général, pour la
destruction d'un obstacle avec lequel ils sont mis en contact
soit directement soit par l'intermédiaire d'un projectile qui les
contient et qui leur sert de véhicule. Les explosifs contenus
dans les projectiles sont nombreux : poudre noire, fulmi-
coton, dynamite, lyddite, mélinite, fulgurite, roburite, etc.
Le fulmi-coton résulte de l'action de l'acide azotique sur
le coton ordinaire : une fois sec, ce produit ne se distingue
que difficilement du coton d'où il a été tiré. Sa rapidité de
combustion est telle qu'on peut sans danger en faire brûler
une touffe dans le creux de la main. Sa conservation, difficile
lorsqu'il est sec, est facile lorsqu'il est humecté d'eau : il
peut d'ailleurs détoner encore lorsqu'il est mouillé. Il produit,
l/i4 l'A. REVUE DE PARIS
à poids égal, cinq fois plus d'effet que la poudre. En dehors
des applications militaires, il est employé en dissolution dans
l'éther : c'est alors le collodion qui, à son tour, donne le cel-
luloïd ou les fils fms et brillants de la soie artificielle.
Dans la dynamite, l'élément actif est la nitroglycérine: en
faisant agir l'acide azotique sur la glycérine, on produit un
liquide huileux, très dangereux à manier, — la nitroglycé-
rine, — qui détone au moindre choc et h la moindre élé-
vation de température. Le chimiste suédois Nobel reconnut
qu'en mélangeant la nitroglycérine à de l'argile, on obtenait
un corps explosif presque aussi puissant et bien moins dan-
gereux à manipuler: la dynamite. Depuis Nobel, on a inventé
d'autres dynamites, en remplaçant l'argile par un autre corps,
telle la dynamite-gomme, oiî la nitroglycérine est mélangée à
du coton-poudre. Mais toutes les dynamites se décomposent
une fois gelées : la nitroglycérine alors se sépare en partie et
reprend tous ses défauts. Ce phénomène est bien connu des
industriels et entrepreneurs : pour dégeler les cartouches qui
ont été exposées au froid, les ouvriers les approchent d'un
fourneau ; comme une partie de nitroglycérine séparée du
mélange se trouve à l'état pur, l'explosion ne se fait pas
attendre... La dynamite a une grande vivacité d'action; de
plus, elle possède sur la poudre noire l'avantage de détoner
dans des endroits humides.
Les autres explosifs ne sont pas livrés au commerce : les
gouvernements, qui les emploient dans leur armement, ont
des formules et des procédés secrets pour les obtenir. On sait
toutefois que la lyddite, employée en Angleterre, contient de
l'acide picrique : outre ses propriétés médicinales, tincto-
riales et explosives, cet acide picrique donne des gaz très
vénéneux. A l'attaque du 8 février dernier contre Porl-Arthur,
il y eut plusieurs hommes empoisonnés sur le Pallada par
une torpille japonaise, qui était chargée de lyddite.
*
* *
Arrivons au projectile lui-même dont les dispositions sont
particulièrement importantes, puisque c'est lui qui doit pro-
duire l'effet utile.
CANON ET CUIRASSE 1^5
Un navire de guerre peut avoir diverses missions destruc-
trices à remplir sur le matériel ou le personnel de l'ennemi.
En dehors du combat d'escadre, oii il s'agit de couler son
adversaire ou tout au moins de le mettre hors d'état de
manœuvrer, un navire peut avoir à bombarder une place
maritime, à protéger un débarquement, à se défendre lui-
même contre les petits bâtiments. Mais tous ces rôles se
résument à deux : destruction du matériel et mise hors de
combat du personnel. '
La destruction du matériel est la partie la plus difficile de
la tâche à cause des progrès réalisés dans la protection des
navires ; la mise hors de combat du personnel est beaucoup
plus facile. Dans certains cas où ce personnel est peu ou mal
protégé, il est inutile d'employer contre lui les moyens puis-
sants : il suffit d'un projectile qui éclate en lançant une
multitude de petits éclats qui couvrent une grande surface.
Boîtes à mitraille, obus à balles, shrapnells, tous ces projec-
tiles sont formés d'une enveloppe mince qui enferme des
fragments de métal, avec une charge de poudre noire ^qui fait
éclater l'enveloppe au moment voulu. Ces fragments sont
sans effet sensible sur le matériel, pour peu que celui-ci soit
protégé.
Contre le matériel protégé, il faut des moyens de pénétra-
tion beaucoup plus puissants, dont les effets résulteront soit
du simple choc, soit du choc et de l'explosion du projectile.
Les effets de choc réclament des projectiles massifs, autre-
fois en fonte, maintenant en acier, qui, lourds, animés d'une
grande vitesse , sont capables de percer des épaisseurs énor-
mes : un obus en acier de 3o5 millimètres de diamètre, arri-
vant avec une vitesse de 600 mètres à la seconde sur une
plaque de fer de 5o centimètres d'épaisseur, la traverse à coup
sûr... D'autres projectiles au contraire sont formés d'une
enveloppe creuse contenant un explosif puissant qui doit
éclater au choc. Selon la résistance opposée, le projectile ou
bien traverse le but sans éclater et n'éclate qu'après avoir tra-
versé, ou bien éclate au simple contact. Au simple contact,
l'explosif en détonant continue l'œuvre de destruction com-
mencée par le choc. Lorsque le projectile n'éclate qu'au delà
de la muraille protectrice, les effets sont terribles par la
i*'' Janvier 1906. ïO
l/|6 LA RBVUE DE PARIS
masse énorme de gaz développés, qui se répandent avec vio-
lence dans le navire : un projectile de 3o5 millimètres chargé
de 1 5 kilos de poudre noire pourrait traverser une cuirasse en
fer de 9.00 millimètres et éclater au delà, si sa vitesse au
moment du choc était de 600 mètres par seconde.
La fabrication des projectiles a suivi les progrès de la
métallurgie : après les boulets ronds en fonte ou en fer, on a
fait des obus en fonte, à formes allongées, ce qui permettait
d'augmenter à la fois la précision du tir et le poids d'explosif
contenu dans le projectile. Puis on a employé l'acier, et la
métallurgie est à même aujourd'hui de livrer des aciers de
toutes duretés, variant depuis celle du fer jusqu'à celle du
diamant : la pointe de certains obus peut rayer le verre. A la
poudre noire contenue dans certains d'entre eux, on a subs-
titué des explosifs plus puissants : mélinite, lyddite, etc. La
poudre noire garde encore la préférence, ayant la propriété
de provoquer des incendies dans les locaux oii elle fait explo-
sion; mais elle tendra bientôt à disparaître, ses autres effets
destructeurs étant de beaucoup inférieurs à ceux des explosifs
plus récents.
D'autre part, comme un navire de guerre peut avoir affaire
aux bâtiments dont la protection est très variable, depuis le
torpilleur, dont les flancs ont quelques millimètres d'épais-
seur, jusqu'au cuirassé d'escadre, protégé par des plaques de
3o à 4o centimètres, il a été nécessaire de prévoir une grande
variété dans la dimension des projectiles et, par suite, dans
les calibres des canons; on est arrivé à la classification sui-
vante. Jusqu'au calibre de 100 millimètres, l'artillerie est dite
légère; au delà de 100 jusqu'à 200 millimètres, c'est l'artil-
lerie moyenne; au delà de 200 millimètres, c'est la grosse
artillerie.
L'artillerie légère est employée contre les biiliments dont la
coque est peu résistante : torpilleurs, petits croiseurs, avisos.
En raison de la mobilité de ces petits bâtiments, l'artillerie
légère, pour être à même de les cribler de projectiles, a
besoin d'un tir très rapide : le canon Maxim de 87 millimètres
(le porn-pom de la guerre Sud-Africaine) peut envoyer 260 pro-
jectiles, pesant chacun environ 5oo grammes, en une minute;
les canons de petit calibre autres que le Maxim, qui est auto-
CANON ET CUIRASSE l/j'J
matique, atteignent facilement une rapidité de tir de lo coups
à la minute. — L''artillerie moyenne est employée contre les
bâtiments de fort tonnage; mais son tir est dirigé sur les par-
ties de l'ennemi peu ou point protégées; suivant les calibres,
elle peut lancer par minute 4 ou 5 projectiles d'un poids
variant entre 20 et 5o kilogrammes. Enfin la grosse artil-
lerie, destinée ù porter le coup fatal à l'adversaire, emploie des
projectiles pesant jusqu'à 3oo kilogrammes : la rapidité du
tir est d'environ un coup par minute.
Dans les plus gros canons, on ne dépasse plus, de nos
jours, le calibre de 3o centimètres. H y a une vingtaine d'an-
nées, on construisait des pièces de /ia centimètres, qui lan-
çaient un projectile dépassant 700 kilogrammes. Le canon seul
pesait 75 000 kilogrammes et sa culasse 2 000 kilogrammes.
En Italie, on fit même des canons dont le poids dépassait
100 000 kilogrammes. Mais les progrès de l'artillerie ont per-
mis de réduire le calibre des grosses pièces, tout en augmen-
tant la pénétration des projectiles. Les canons de 3o centi-
mètres actuels, longs de plus de 12 mètres, pèsent environ
40 000 kilogrammes. Leur prix dépasse 100 000 francs. Chaque
coup de guerre revient à environ 3 000 francs.
Ces canons de gros calibre s'usent très vite : leurs rayures
disparaissent rapidement, aussi bien par le passage du pro-
jectile que par l'action des gaz chauds ; au bout d'une cen-
taine de coups, le canon, mis hors de service, pourrait
encore tirer sans danger pour les servants, mais sans préci-
sion, les rayures ayant disparu et le calibre ayant augmenté.
Comme ces gros canons peuvent tirer un coup par minute
et que cent coups les mettent hors d'usage, il suffît donc de
deux heures de combat pour les rendre inutiles. Aussi faut-il
prévoir leur remplacement en temps de guerre ; les Japonais
ont dû certainement avoir à procéder à cette opération. En
temps de paix, afin d'éviter ces usures rapides, les exercices
sont faits avec des charges réduites qui ne produisent que
des dégradations sans importance. Cette brièveté d'existence
ne menace que les grosses pièces : la vie des canons est
d'autant plus longue que leur calibre est plus petit ; les petits
canons résistent à plusieurs milliers de coups.
lA8 LA REVUE DE PARIS
*
* *
Les canons doivent être munis d'un certain nombres d'acces-
soires soit pour empêcher les accidents et fausses manœuvres,
soit pour accélérer le tir. Parmi les organes de sécurité, il en
est un particulièrement important : c'est le mécanisme qui
empêche de faire feu quand la culasse n'a pas été complète-
ment fermée. La culasse mal assujettie pourrait faire projectile
en arrière : les servants de la pièce seraient, non seulement
atteints par la culasse, mais encore brûlés par les gaz de la
poudre. Parmi les dispositifs pour accélérer le tir, se trouvent
en première ligne les moyens d'annuler les effets du recul :
chacun sait qu'au départ du coup, toute arme à feu est pro-
jetée en arrière; l'ampleur de ce recul est d'autant plus grande
que la vitesse initiale et le poids du projectile sont plus élevés.
Autrefois, on laissait le canon reculer à sa guise, puis on le
ramenait à sa place pour le coup suivant. On s'opposa d'abord
à ce mouvement de recul par un système de cordages ou de
plans inclinés : pendant le recul, le canon avait à remonter
ces plans, puis de lui-même redescendait à son poste de tir.
Ce ne fut qu'au milieu du xix® siècle que commencèrent à
apparaître les freins, qui établissent une résistance de frotte-
ment énergique soit entre l'affût et le navire, soit entre le
canon et l'aiTût. Ces freins ont l'avantage de la simplicité et
de la solidité; mais, seuls, ils sont insuffisants; ils diminuent,
ils ne suppriment pas les effets du recul ni le temps pendant
lequel le canon est indisponible. Il y faut ajouter un appareil
qui automatiquement ramène le canon à sa place : le récupé-
rateur. Formé de ressorts que le canon comprime en recu-
lant, ce récupérateur remet la pièce à sa position initiale. La
rapidité du tir a été augmentée d'autant. En outre, le frein
a permis de diminuer Jes dimensions et le poids de l'affût qui
ne supporte plus des chocs aussi violents, le frein atténuant
progressivement la vitesse de recul.
Des dispositions d'un autre ordre ont été prises, toujours
dans le but d'accélérer la rapidité du tir : c'est ainsi que
dans la grosse artillerie, tous les mouvements (ouverture de
la culasse, introduction du projectile et de la gargousse,
CANON ET CUIRASSE I^Q
fermeture de la culasse, etc.) sont effectués mécanique-
ment par des engins complémentaires; le poids des pièces
à manœuvrer est trop considérable pour qu'un tir accéléré
soit possible à la main. Toutefois, comme il faut prévoir les
avaries dans ce matériel de guerre exposé au choc des projec-
tiles, toutes les dispositions sont prises afin de passer instanta-
nément de la manœuvre mécanique à la manœuvre à bras.
Autres engins mécaniques : les projectiles sont conservés en
temps normal dans les soutes à munitions, tout au fond du
navire, pour être abritées du tir de l'ennemi ; de ces soutes
jusqu'aux canons, les projectiles sont montés par des monte-
charges, ascenseurs électriques, etc.
* *
Voilà les instruments ; reste à trouver la meilleure instal-
lation de cette artillerie à bord. Si l'on en veut l'utilisation
parfaite, il faut que les canons puissent avoir un champ de tir
aussi étendu que possible. Un bâtiment peut, en effet, avoir
à combattre contre plusieurs navires à la fois : il faut que ses
canons menacent tous les points de la mer. Etant donné le
nombre réduit de canons à bord, cette considération de l'éten-
due du champ est capitale. Ce champ est limité par les super-
structures du navire (mâts, cheminées, passerelles, embarca-
tions, etc.), et par les autres pièces. Il est en effet dangereux
d'orienter les canons, non seulement les uns contre les autres,
mais encore dans une direction qui mettrait des installations
peu solides au voisinage de la bouche : les gaz qui sortent
derrière le projectile sont à une pression très élevée et pro-
duisent des effets destructeurs ; ce souple du canon peut être
dangereux pour le matériel non protégé et pour le personnel
occupé sur le pont.
Afin d'augmenter l'étendue du champ, les canons sont
établis aussi haut que possible au-dessus de la flottaison :
cette élévation permet de mieux voir l'adversaire et, si la
mer est houleuse ou clapoteuse, les embruns ne viennent
pas gêner le pointeur. Malgré tous ces avantages, il ne fau-
drait pas exagérer cette hauteur, qu'on appelle en termes
techniques le commandement de la pièce : en effet, un poids
l5o LA REVUE DE PARIS
aussi lourd et si haut perché compromet la stabihté du navire;
ajoutez que la charpente de ces gros canons, — charpente qui
doit être protégée par un blindage, — ne peut être augmentée
indéfiniment, pour les mêmes considérations de stabilité.
Toutes ces raisons empêchent de dépasser huit mètres au-
dessus de la flottaison, aussi bien pour la grosse artillerie
que pour la moyenne : cette hauteur de huit mètres repré-
sente déjà un deuxième étage de maison. La petite artillerie
n'est pas protégée, puisque son but principal est d'attaquer
les torpilleurs qui ne portent qu'une artillerie des plus
réduites ; légère et non pourvue de blindage, elle peut donc
être installée aussi haut que l'on veut, jusque dans les hunes
des mâts ou sur le pont supérieur des navires : de cette
façon, elle peut battre tout l'horizon, découvrir de loin les
torpilleurs et diriger sur eux une grêle de petits projectiles.
L'artillerie moyenne et l'artillerie de gros calibre deman-
dent au contraire à être protégées : sinon, leurs adversaires
pourraient les réduire trop facilement au silence. Il ne s'agit
pas ici de la protection du navire lui-même, de la cuirasse
qui recouvre tout ou partie de la coque. Mais en dehors ou
au-dessus de cette cuirasse, on installe les canons soit derrière
des masques en acier, soit dans des casemates blindées, soit
en des tourelles blindées.
Les masques ne sont employés que pour les pièces d'artil-
lerie moyenne ; sortes de boucliers mobiles, la protection
qu'ils donnent n'est pas complète, puisqu'ils couvrent par
devant, mais n'entourent pas complètement le canon, les ser-
vants et les mécanismes. Les casemates sont des chambres
closes et blindées, qui sont fixes et munies d'embrasures par
oii passent les canons. Elles permettent de réunir plusieurs
canons sous une même enveloppe protectrice, ce qui donne
une économie de poids; de plus, les canons seuls, et non la
chambre elle-même, se déplacent lors du pointage, ce qui
simplifie et allège les mécanismes. Mais tous les canons con-
tenus dans une casemate peuvent être simultanément mis
hors de combat par un projectile qui éclate à l'intérieur de la
chambre, après avoir traversé le blindage ; de plus, les néces-
sités du pointage, faisant osciller la bouche du canon dans un
champ assez large, créent de larges ouvertures dans la pro-
CANON ET CUIRASSE i5t
tection, et, malgré tout, le champ de tir reste toujours un
peu limité.
Pour l'artillerie de gros calibre, rien ne vaut la tourelle
mobile. Entièrement close, cette tourelle blindée contient le
canon, les mécanismes, les servants et reçoit projectiles et
charges, venus des soutes, par des monte-charges intérieurs.
Tout entière, d'un bloc, avec son contenu, elle vire au com-
mandement et se déplace pour le pointage. Sa muraille
blindée n'est percée que d'une ouverture circulaire par oii
passe la gueule du canon et d'une fenêtre étroite pour la
vue. On emploie des tourelles simples, ne contenant qu'un
seul canon, et des tourelles jumelées, ou se trouvent deux
canons. Les tourelles jumelées ont trois inconvénients ma-
jeurs : un seul coup heureux de l'adversaire peut mettre les
deux canons hors de service; la manœuvre simultanée de
deux pièces dans un étroit espace serait difficile en temps de
combat; enfin, les deux canons ne pourraient pas tirer simul-
tanément dans des directions différentes. Comme avantage,
une tourelle jumelée pèse moins que deux tourelles simples
contenant chacune un seul canon de même calibre.
Pour l'artillerie moyenne, une controverse s'est élevée
depuis longtemps sur la disposition — casemates, tourelles
jumelées ou tourelles simples — qu'il convient d'adopter. Si
l'on ne considère que l'indépendance de chaque pièce, plusieurs
tourelles simples sont préférables : malheureusement, c'est
une augmentation dans la grandeur et le coût des navires,
chaque tourelle nécessitant des appareils compliqués pour sa
manœuvre. Aussi, sur presque tous les bâtiments nouveaux,
l'artillerie moyenne se trouve-t-elle disposée partie en case-
mates, partie en tourelles simples ou jumelées. Les bâtiments
actuels reçoivent en général l'armement suivant :
CUIRASSÉS
4 grosses pièces en tourelles jumelées (les calibres variant
de 24 centimètres à 34 centimètres et étant en moyenne de
3o centimètres) ;
12 à 16 pièces d'artillerie moyenne, en casemates ou tou-
relles (calibres variant de 12 à 16 centimètres) ;
l52 LA. REVUE DE PARIS
3o pièces d'artillerie légère, dont plus de la moitié est en
canons d'un calibre voisin de 5 centimètres, les autres pièces
étant, soit de 8 à lo centimètres, soit de 87 millimètres.
CROISEURS CUIRASSES
2 gros canons (de 19 à aA centimètres) en tourelles simples ;
12 à 16 canons moyens (de 10 à 16 centimètres) en case-
mates, tourelles ou derrière des masques ;
24 pièces d'artillerie légère, sans protection.
CROISEURS PROTÉGÉS
Pas de grosse artillerie ;
Suivant l'importance, 10 a 16 pièces d'artillerie moyenne
(de 10 à 16 centimètres) en tourelles, casemates ou masques;
Environ 16 petits canons (de 87 ou [x'] millimètres).
Les inventaires ci-dessus ne sont donnés qu'à titre d'exem-
ple. Mais ils permettent de se rendre compte de l'armement
ordinaire des vaisseaux. A mesure que les canons se perfec-
tionnent, on en profite d'ailleurs pour réduire le calibre des
grosses pièces; j'ai dit que. presque partout déjà, le calibre
maximum est de 3o centimètres, alors qu'on utilisait, il y a
quelques années, des canons de 42 centimètres. C'est que les
progrès de l'artillerie sont plus rapides que ceux de la cui-
rasse. L'artilleur peut modifier à la fois le canon, la poudre
et le projectile, tandis que la protection ne peut faire progrès
que dans la métallurgie des plaques, et la question des poids
apparaît encore avec toute son importance dès que l'on cherche
à augmenter l'épaisseur des cuirasses. Il semble donc qu'en
théorie le canon doit toujours arriver à vaincre le blindage.
CAPITAINE XXX
(La fin prochainement . )
MEMOIRES
D'UN
PAYSAN BAS-BRETON
PREMIERE SERIE
A LA CASERNE
Me voilà lancé sur la route de l'avenir. Oh me mènerait-
elle? En tout cas, je ne pensais ni à la fortune, ni a la
gloire, ni même au patriotisme. Je n'avais qu'une idée dans
ma cervelle inculte, c'était de chercher à voir et à savoir.
Dans celte idée, je quittai heureux et content cette pauvre
Bretagne, que tant de jeunes gens alors ne voulaient quittera
aucun prix. Beaucoup dépensaient des centaines de francs
chez les sorciers pour avoir la chance de tirer un bon numéro ;
d'autres s'empoisonnaient en avalant toutes sortes de drogues
ou se mutilaient afin de se rendre impropres au service.
Lorsque je fus arrivé à environ six kilomètres de Quimper,
j'aperçus le bourg d'Ergué-Gabéric et beaucoup de fermes,
dans lesquelles j'allais autrefois, chaque semaine, chercher
quelque chose à manger pour moi et mes parents ; je regardai
le clocher, l'église, le cimetière oij mes parents devaient bientôt
aller se reposer de leur longue vie de misère. Je contemplai
aussi ce vieux presbytère oii, pendant trois années consécu-
tives, à l'époque des communions, j'avais mangé de bonnes
écuellées de soupe que le recteur nous faisait donner à midi,
I. Voir la Revue du i5 décembre igo^.
l54 LA REVUE DE PARIS
pendant les jours de retraite. Je m'étais arrêté un instant
devant ce petit coin de terre, témoin muet et inconscient de
mes premières et précoces misères, mais qui fut aussi témoin
de ma première joie, en ce jour divresse et plein de charmes
cil je reçus Dieu pour la première fois; de grosses larmes me
coulaient le long des joues : n'ayant pas de mouchoir, je les
essuyai avec le revers de ma blouse et je me remis en route
presque en courant, sans plus regarder derrière moi.
J'avais attaché mes vieux souliers par les cordons cl les
avais mis à cheval sur mon épaule, sans même les avoir essayés.
J'arrivai vers huit heures àRosporden, que je traversai presque
sans m'arrêter, m'informant seulement de la route de Quim-
perlé. Au bourg de Bannalec, je fis une pause en buvant une
chopine de cidre : il faisait chaud et la route était couverte
de poussière.
Il était environ une heure quand j'arrivai à Quimperlé ; je
commençais à avoir faim : avant même de songer îi mon
billet de logement, j'allai demander à manger dans un petit
débit que je remarquai au coin de la place. Je n'étais pas
fatigué du tout et, après m'être restauré, j'avais presque envie
de continuer ma route sur Lorient ; mais ma feuille de route
marquait que je devais coucher à Quimperlé et j'avais peur
de me mettre du premier coup en contravention avec les règle-
ments militaires. J'allai donc demander un billet de logement,
La personne à qui j'étais adressé me donna deux francs pour
mon billet avec un grand verre de vin. Je retournai chez l'au-
bergiste d'oij je venais, demander à loger; elle m'offrit un lit,
k souper et à déjeuner pour vingt sous : je faisais vingt sous
d'économie dans ma première journée de soldat.
Le lendemain, je quittai Quimperlé vers cinq heures, tou-
jours mes vieux souKers à cheval sur mon épaule. Lorsqu'en
regardant les bornes je vis que je n'étais plus qu'à cinq kilo-
mètres de Lorient, je sortis de la route pour chercher un ruisseau
ou une fontaine que je trouvai bientôt. Là, je secoue la pous-
sière de mes effets, je me lave les pieds, les jambes, les mains
et toute la tête; puis, après avoir bien essuyé mes pieds, je mets
mes vieux souliers qui ne m'allaienl pas trop mal. Avant de
revenir sur la route, je pensai à ma ceinture. Qu'est-ce que
je ferais avec ça au régiment.»^ On ne me laisserait pas la
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON l55
porter, sans doute; et puis il me faudrait passer la visite du
docteur : on verrait ma ceinture et on se moquerait certaine-
ment. Alors, après avoir regardé autour de moi, je me blottis
contre la haie et, vivement, je défis ma ceinture; j'en retirai
toutes les pièces et, mettant les pièces en or dans mon porte-
monnaie, je nouai les pièces de cinq francs dans un coin de
ma poche, avec un bout de toile arraché du pan de ma che-
mise. Je revins sur la route, laissant là ma ceinture vide.
Lorsque je fus arrivé aux fortifications de Lorient, devant
la porte de Kerentrech, je m'arrêtai un instant à regarder ces
grandes murailles et ces fossés ; de l'autre côté de la porte,
un soldat se promenait avec un fusil dans les bras. Ayant
peur d'être reconnu pour un conscrit et conduit tout droit à
la caserne, où je ne voulais pas entrer sans manger et sans
avoir vu la ville, je passai légèrement du côté opposé au. corps
de garde au moment oii beaucoup de passants s'y trouvaient,
et je filai vers le centre de la ville, en regardant de tous
côtés, pensant à chaque instant qu'on allait m'arrcter. Bien-
tôt j'arrivai sur une grande place toute couverte de légumes.
Midi venait de sonner; j'avais faim, je vis une enseigne, où
l'on vendait à boire et à manger. J'entrai et j'allai me cacher
dans un coin où, sur ma demande, on m'apporta un plat de
ragoût, du pain et une chopine de cidre.
Quand j'eus fini de manger, la femme qui m'avait servi
vint me demander si je voulais prendre du café : « Vous allez
entrer au régiment, n'est-ce pas? me dit-elle. Je connais ça,
vous êtes du côté de Quimper. » Tout en me parlant ainsi
dans son breton du Morbihan, que je comprenais k peine, et
sans attendre ma réponse, elle alla me chercher le café. Je
n'en avais jamais pris ; je ne le trouvai d'abord pas mauvais,
mais lorsque la femme eut versé de l'eau-de-vie dedans, j'eus
mille peines k l'avaler, quoiqu'elle m'assurât qu'il était bon.
Elle me dit aussi qu'il y avait beaucoup de jeunes soldats
bretons au S']^, qui venaient chez elle, le soir et le dimanche,
boire du bon cidre ou de la bonne eau-de-vie, que quand je
serais habillé je n'avais qu'à porter mes effets civils chez elle :
là, une revendeuse viendrait me les acheter et si je voulais
acheter un pantalon rouge numéro 2 pour faire mes exercices
et les corvées, afin d'épargner mon pantalon numéro i pour
l56 LA REVUE DE PARIS
le dimanche et les revues, elle m'en trouverait également. Je
vis que cette femme connaissait le métier de soldat; je la
remerciai beaucoup de son obligeance et lui promis de reve-
nir quand je serais habillé. Après avoir payé mon dîner, elle
me versa encore une rasade dans ma tasse et se versa elle-
même un petit verre pour trinquer avec moi.
Avant de me présenter à la caserne, j'allai encore faire un tour
du côté du quai: il était couvert de soldats faisant l'exercice. Je
voyais bien qu'il y en avait là beaucoup qui ne faisaient que
de commencer ; les uns avaient encore leurs blouses, d'autres
leurs pantalons civils. Gela me réjouissait : je ne serais donc
pas seul à faire l'apprentissage du métier. Mais, tout en obser-
vant les commandements et les remarques des instructeurs
et les mouvements des conscrits, je ne pouvais m'empêcher
de regarder avec étonnement les grands navires dans le port.
Je me demandais comment de pareilles masses pouvaient
rester sur l'eau sans s'y engloutir. C'était un nouveau pro-
blème qui m'entrait dans la tête et qui ne devait en sortir
que bien des années après, avec les problèmes du télégraphe
et du chemin de fer. Mais le soir approchait : il était temps
de me présenter.
En arrivant à la porte de la caserne, pour ne pas donner le
temps de m'interroger, je tendis de loin ma feuille de route,
sans trop savoir à qui je la tendais ; mais presque en même
temps, un sergent, — le sergent de planton, je crois, — vint
me la prendre, et, après avoir jeté les yeux dessus et avoir
plaisanté, avec un autre sergent qui se trouvait là, sur ma
petite taille et mon air naïf et timide, il appela le planton de
l'adjudant pour me conduire chez le «gros major», qui est
celui qui lient le registre-matricule du régiment. Là, je fus
incorporé définitivement sous le numéro 6/i3o et versé à la
2^ compagnie du 3® bataillon.
Pendant le trajet, le planton essayait de me parler, et moi
j'essayais de le comprendre : ce fut bien difficile. J'avais déjà
entendu parler le français chez moi et je comprenais même
beaucoup de mots ; mais je pensai que le français ne se parlait
pas ailleurs comme à Quimper, car, de tout ce que le planton
de l'adjudant me disait, je ne compris qu'une phrase : « Tou
payase pas oun vero ? » Je répondis vivement C( si », ce fameux
MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 167
si qui m'avait fait rire plus d'une fois, quand je l'entendais
prononcer par les écoliers de M. Olive, le mot de 5/ étant
employé en breton pour chasser les cochons importuns. Nous
entrâmes dans un débit et je lui fis servir un demi-quart,
ration qui était alors à la mode dans le monde des buveurs
et qu'on prenait ordinairement à deux, puis je demandai une
chopine de cidre pour moi. En trinquant, il me dit : « Tou
farai oun boun soudât, vaï, et oun boun camarao » et après
avoir avalé son demi-quart d'un seul trait, il me dit qu'il
allait me conduire à ma compagnie, ce chez lou serginte-
majour ».
Ce sergent-major était un tout petit homme, à peu près
comme moi, aussi un engagé volontaire, dont le français, ou
du moins l'accent, me surprit autant que celui du planton :
ce n'était pas encore là le français que j'avais entendu à
Quimper. Sa figure était, comme la mienne, complètement
dépourvue de duvet ; il eût été très joli garçon sans son nez
en bec d'aigle. La première chose qu'il dit en me voyant
fut : «En voici un qui ne passera pas aux grenadiers. » Puis,
aussitôt, il me demanda si j'avais de l'argent.
Je répondis :
— Un petit peu, major.
— Oh! mais, tu comprends bien le français.
Je répétai la même phrase, et, pendant qu'il m'expliquait
ce qu'on m'avait déjà expliqué à Quimper à propos de la
masse individuelle, pour répondre ou plutôt pour couper
a ses explications, je déposai quarante francs sur sa table.
— A la bonne heure, dit-il, je vois que tu comprends
ton affaire; ceci te servira d'un bon point pour commencer.
Il vint lui-même me conduire à mon escouade, la dernière
qui occupait seule une petite chambre à part; il y avait juste-
ment un lit disponible que le sergent me montra du doigt, et
il dit quelques mots au caporal qui était dans un coin, un
petit livre à la main.
Je restais planté là, au pied de mon lit que je trouvais bien
étroit; j'étais embarrassé de mon individu, surtout de mes
mains que je ne savais oii fourrer; je fus mis un peu à mon
aise par un soldat qui me demanda en breton d'oii j'étais :
— D'Ergué Gabéric, tout près de Quimper.
l58 LA REVUE DE PARIS
— Moi, je suis de Léon, dit-il ; il y a six mois que je
suis ici. Je n'avais plus qu'un an à faire de mon congé
lorsqu'on m'a appelé ; je suis marié, père de famille et fer-
mier; j'ai été obligé d'abandonner tout, et on parle à chaque
instant que le régiment va partir pour la guerre. C'est embê-
tant d'aller se faire tuer lorsqu'on a femme et enfants et qu'on
n'a que six mois à faire.
Il me disait tout ça d'un air conlristé, pendant que les
autres soldats parlaient et riaient entre eux de ce « pauvre
bleu, de ce blanc-bec», dans le beau langage des soldats de
l'époque, qu'on apprenait ordinairement au bout de six mois,
et que la plupart des soldats de ce temps ont continué à parler
toute leur vie.
Quand il eut fini son histoire, il me dit d'aller cher-
cher, si j'avais de l'argent, un litre d'eau-de-vie à la cantine
pour payer ma bienvenue ; comme ça, je contenterais tout le
monde. C'était à cela que je pensais depuis mon entrée, mais
je ne savais comment m'y prendre. Il descend avec moi me
montrer la cantine; je lui paie un verre d'abord et nous remon-
tons à la chambrée avec un litre et un verre, .le commençai la
distribution par le caporal d'escouade. Tous, à mesure qu'ils
avaient bu leur verre, me mettaient la main sur l'épaule en
me disant: «C'est bien ça; toi, bon camarade.» Mon Breton
revint avec moi reporter le litre vide à la cantine, où nous
bûmes encore quelques verres, en attendant l'appel du soir.
Je ne dormis guère celte nuit-là. Le lendemain, on me
mena à la visite du médecin, pour voir si j'étais réellement
bon pour le service et s'assurer que j'étais vacciné. Ensuite,
on me mena au magasin, où, après avoir été habillé à neuf des
pieds à la tête, on me donna ma charge d'effets d'équipement
et d'armement. Quand j'arrivai avec tout ça dans la cham-
brée et que je les eus déposés sur mon lit, j'en fus effrayé.
Gomment arranger tout ça? Heureusement, mon Breton vint
encore à mon aide : il commença d'abord par monter mon
fusil qui était en quatre ou cinq morceaux; ensuite, il m'ap-
prit à plier mes elfels et à les placer sur les planches à bagages,
puis il donna un bon coup d'astiquage à ma giberne et à mon
ceinturon.
Enfin, vers le soir, j'étais paré; j'avais presque l'air d'un
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON iBo
vieux soldat. On aurait pu me dire comme disait une chan-
son du temps :
Ea vous voyant sous l'habit militaire,
J'ai deviné que vous étiez soldat.
Après la soupe du soir, on me permit de sortir avec mon
camarade, pour vendre mes effets civils. Nous allâmes chez la
femme qui m'avait si bien reçu la veille. Là, je trouvai moyen
d'échanger tous mes effets civils contre un vieux pantalon
rouge, lequel, du reste, me rendit de grands services dans les
exercices et les corvées et me permit d'épargner mon pan-
talon numéro i pour les dimanches et les revues.
Le lendemain, je devais aller à l'exercice. Le matin, avant
de descendre, je me fis montrer, par mon camarade, la ma-
nière de porter mon fusil, afin de ne pas paraître plus bête
que j'en avais l'air. Etant décidé d'aller le plus vite possible
dans mon apprentissage, j'y mettais de la bonne volonté et
du goût : en peu de temps, j'atteignis des hommes qui
manœuvraient depuis longtemps.
Au bout de trois mois, je passais au bataillon avec des
hommes qui étaient arrivés deux mois avant moi. J'avais
appris non seulement les exercices, mais même les comman-
dements et la théorie, à force de les entendre rabâcher par
les instructeurs. Je savais aussi à peu près tout le français du
troupier de ce temps, le français de caserne que tout soldat
apprenait en six mois au moins, et avec lequel tous ou presque
tous revenaient chez eux, au bout de sept ans et même de
vingt-cinq ans. Comment, du reste, en aurait-il été autre-
ment .►^ Sur cent soldats, il y avait quatre-vingt-dix-neuf
illettrés. Et tous ces hommes se réunissaient dans les cham-
brées, dans les promenades, dans les camps, par « pays »,
pour parler entre eux leurs patois ou leurs jargons. Les
caporaux et les sergents n'étaient guère plus avancés que les
autres, sinon que je les trouvais encore plus grossiers. Moi
qui étais allé au régiment dans le seul but de m'instruire, je
me voyais un des plus savants, car je savais lire et même un
peu écrire. Où et comment en apprendre davantage ? Pas
d'école, pas moyen de trouver ni de posséder un seul livre. Je
fus désolé.
l6o LA REVUE DE PARIS
Cependant on parlait déjà beaucoup de la guerre entre la
Russie et la Turquie, et on disait que notre régiment y serait
bientôt appelé. A la fin de décembre i85/i, le régiment reçut,
en effet, l'ordre de se mettre en route, sans trop savoir où
nous devions aller : on parlait de Paris, de Marseille, de
Lyon, puis enfin de la Turquie. Sans rien savoir au juste, du
moins nous autres soldats, nous quittâmes Lorient aux der-
niers jours de décembre, par un temps froid, avec de la neige.
Le dépôt restant à Lorient, on y avait versé tous les soldats
trop vieux ou trop jeunes, les hommes faibles, les malingres,
enfin tous ceux qu'on croyait incapables de supporter les
fatigues d'une longue route. Je crus un instant qu'on allait
m'y verser, moi aussi, avec les trop jeunes. Mais je dis à
mon sergent-major que je n'étais pas engagé volontaire pour
rester à flâner dans les dépôts, que je me sentais capable
d'aller partout où iraient les autres ; il me décocha, ainsi que
plusieurs des vieux soldats qui se trouvaient présents, un sou-
rire de doute et peut-être de pitié. N'importe, je partis.
Pendant les quatre premières étapes, je craignis plus d'une
fois d'être obligé de donner raison au doute de mon sergent-
major sur mes forces réelles. La neige était épaisse, la
marche était pénible et j'eus les pieds blessés dès la première
étape; je sentais aussi que mon sac était un peu lourd:
ses bretelles me coupaient les épaules. Je grinçais des dents
et je me disais souvent : c< Courage, petit, tu es volontaire,
meurs plutôt que de rester en arrière. » J'en voyais cepen-
dant qui restaient à la traîne, et même des vieux soldats, et
c'est ce qui me donnait du courage. Quand je Aboyais un
vieux soldat rester en arrière, surtout s'il était de ma compa-
gnie, il me semblait que mon sac s'allégeait de plusieurs kilos
et que les pieds me faisaient moins de mal. J'arrivai ainsi
clopin-clopant à la quatrième étape, qui était Plélan-le-Grand,
où nous devions faire séjour. Nous y restâmes même qua-
rante-huit heures, car la marche était empêchée non plus par
la neige, mais par une épaisse couche de verglas, sur laquelle
ni hommes ni chevaux ne pouvaient se tenir debout. Je pro-
fitai de ce repos pour soigner mes pieds et graisser mes sou-
liers.
Nous étions logés, mon camarade de lit et moi, chez un
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON l6l
brave cultivateur qui avait l'air, lui ainsi que sa femme, d'avoir
une grande pitié de moi, me voyant si jeune, avec une
charge si lourde par ce temps abominable. Nous fûmes soi-
gnés par ces braves gens mieux que les enfants de la maison ;
ils me firent oublier complètement les misères des jours pré-
cédents. Le troisième jour, le dégel étant venu avec de la
pluie, on se remit en route, mais seulement à dix heures du
matin, ce qui fit que nous n'arrivâmes à Rennes qu'à la nuit
close, trempes jusqu'aux os et de la boue par-dessus nos têtes,
après avoir laissé quantité d'hommes en roule. Beaucoup ne
purent trouver leurs logements : après avoir erré longtemps
dans les rues, ils durent passer la nuit au poste de la mairie.
Les habitants étaient venus cependant sur la place, avec des
lanternes, chercher les soldats qui leur étaient destinés, mais
c'était bien difficile de se trouver dans un pareil brouhaha;
plus ils criaient, plus ils se perdaient. J'étais content de moi,
ce jour-là : je n'avais plus aucun mal aux pieds et je ne me
sentais pas trop fatigué ; mais mon pauvre camarade était
rendu; il ne pouvait plus tenir debout.
Quand j'eus notre billet de logement et le pain, je m'ap-
prochai d'un homme qui tenait une lanterne à la main, pour
lire le nom de notre logeur. Je vis que c'était un jardinier ;
mon camarade dit : (( Un jardinier! ça doit être loin alors,
en dehors de la ville. Je resterais plutôt coucher ici sur la
place, je n'en puis plus. » Mais l'homme à la lanterne nous
dit que ce n'était pas loin et que ce jardinier devait être aussi
par là à nous chercher. En effet, au moment où nous
allions nous engager dans la rue qu'on nous avait indiquée,
j'entendis un homme qui criait son nom à tous les soldats
qui passaient : ce nom était celui qui se trouvait sur notre
billet de logement.
— Nous voici, monsieur le jardinier, lui dis-je en lui ten-
dant le billet; n'est-ce pas ça?
— Si, mes amis, dit-il. Je savais bien qu'ici j'étais le
mieux placé pour vous trouver. Vous devez être esquintés.
— Oui. vraiment, monsieur, mon camarade n'en peut plus.
Il nous fit entrer dans un débit et nous fit servir une bonne
goutte d'eau-de-vie à chacun, ce qui permit à mon camarade
d'arriver jusqu'au but. Là, nous fûmes reçus par toute la
i^r Janvier igoS. li
l62 LA REVUE DK PARIS
famille comme on recevait les voyageurs aux temps bibliques.
Le lendemain , nous ne partîmes encore qu'à neuf heures
du matin. Les traînards et les égarés de la veille eurent bien
de la peine à se retrouver. Plusieurs hommes restèrent à
l'hôpital de Rennes. Nous voyageâmes ainsi, par le même
temps et à peu près dans les mêmes conditions, jusqu'aux
premiers jours de mars, où nous arrivâmes enfin à Lyon,
dans la seconde ville de France, alors gouvernée ou plutôt
tyrannisée par le fameux Castellane, dont le nom seul faisait
trembler les soldais aussi bien que les civils, « les pékins ».
surtout les pékins lyonnais, qui vivaient alors dans des transes
continuelles, car ils étaient a\ertis qu'à la moindre velléité de
révolte ou de désordre, Castellane ferait bombarder et incen-
dier la ville par les canons des forts.
YI
sous CVSTELLANi:
Nous eûmes à éprouver, des notre arrivée, la tyrannie,
comme nous disions, de ce vieil autocrate. Après avoir fait
quarante kilomètres ce jour-là dans la boue, il nous tint
encore deux heures sur la place Bellecour pour nous passer
en revue. Le colonel du 64^ de ligne, arrivant aussi avec son
régiment à peu près en même temps par une autre route, fut
gratifié de trente jours d'arrêts pour avoir fait voyager ses
hommes en guêtres blanches, ou du moins en guêtres de toile,
car elles n'étaient guère plus blanches que les nôtres qui
étaient en cuir noir.
Nous vîmes arriver le vieux sur la place, avec son insé-
parable cheval blanc, sa bosse légendaire, son chapeau de
travers, son nez et son menton prêts à s'embrasser. Si Cas-
tellane eût eu les oreilles bien percées, en ce moment-là, il
aurait entendu de belles litanies. Toutes les belles expressions,
toutes les épithètes qui composaient alors le riche vocabulaire
du soldat lui étaient adressées ; les officiers, qui tremblaient
derrière les rangs, avaient beau dire tout bas c< silence », les
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON l63
litanies n'en continuaient pas moins. Quand la revue fut ter-
minée, on nous conduisit dans les casemates froides et
humides de Fourvières.
Nous étions éreinlés et mourants de faim ; malgré cela, il
fallut aller immédiatement chercher nos elïets de campement:
tentes, bâtons, piquets, demi-couvertures, bidons, marmites,
gamelles, pelles, pioches, enfin tout le bagage et tout le mobi-
lier du soldat en campagne. Qu'allions-nous faire de tout ça et
comment l'empaqueter, l'attacher sur notre sac avec notre
précédent bagage que nous trouvions déjà assez lourd? Il y
avait au régiment et dans presque toutes les compagnies quel-
ques vieux soldats, qui avaient fait campagne en Afrique ou
qui avaient déjà servi à Lyon. Ceux-là furent chargés d'ensei-
gner aux autres la manière de s'y prendre pour faire leur sac
« à la Castellane » : en Crimée, par la suite, nous vîmes
combien cet apprentissage était utile. Il fallait se dépêcher,
car on nous avait avertis que l'on repartirait le lendemain
matin. Pour où? On ne nous le disait pas. Mais tout le monde
pensait et disait que c'était certainement pour Sébastopol, dont
on faisait alors le siège. La guerre, qui avait commencé en
Turquie, était, depuis le mois de novembre, portée en Crimée,
où se trouve la ville de Sébastopol, qu'on disait alors
imprenable. Nous étions contents de partir de Lyon, car on
aimait mieux aller se faire tuer à Sébastopol que rester pour
souffrir les mille et une misères des soldats de Castellane.
Hélas! nous fûmes déçus dans notre. espoir. Nous partîmes
le lendemain matin, il est vrai, mais ce ne fut pas pour Sébas-
topol, ce fut pour le camp de Sathonay, à quelques kilomètres
de Lyon, sur un plateau élevé, entre la Saône et le Rhône.
Pour nous guérir des fatigues et des misères que nous subis-
sions depuis deux mois, on nous envoyait dans ce camp nou-
vellement formé, dans des baraques en planches, ouvertes à
tous les vents, à la pluie et à la neige, n'ayant pour coucher
que le lit de camp, une mauvaise paillasse et une demi-cou-
verture. Là, nous fûmes transformés en terrassiers, ou, comme
disaient les vieux soldats, en forçats. Nous allions travailler
sur la route qu'on établissait alors de Lyon au camp et qu'on
avait nommée avec raison « la route des soldats ».
Quand nous n'allions pas au travail, on nous envoyait aux
l64 LA REVUE DE PARIS
manœuvres, à la cible, faire la petite guerre. Une ou deux fois
par semaine, l'armée de Lyon venait, la nuit, attaquer le camp.
A la première alarme, il fallait se dépêcher de ramasser ses
effets, de mettre tout sur le dos, armes et bagages, et de parlir
au plus vite comme si on ne devait plus revenir. Nous cou-
rions alors à travers champs, à la rencontre de l'ennemi que
nous repoussions jusqu'à Lyon, ou bien c'était lui qui
nous repoussait dans notre camp et même parfois au delà :
alors le camp était censément pris ; nous étions vaincus. Ces
manœuvres duraient souvent jusqu'au jour, ce qui n'empê- '
chait pas, aussitôt rentrés au camp, de nous envoyer aux
travaux de la roule ; mais ce qui n'empêchait pas non plus
nos gémissements, nos plaintes et nos murmures : on enviait
le sort de ceux qui étaient à Sébastopol, car il n'était pas
possible qu'ils fussent aussi malheureux que nous, du moins
à ce que disaient les vieux soldais.
Etant depuis mon plus jeune âge habitué à toutes sortes de
misères, je ne trouvais là rien d'extraordinaire. Je connaissais
les courses de nuit depuis le temps où je mendiais mon pain
à travers nos campagnes sauvages ou quand je cherchais les
bestiaux dans les garennes, les landes et les bois, où j'enten-
dais souvent hurler les loups; je savais aussi manier la pelle,
la pioche et le marteau casse-pierres. Ce qui me chagrinait le
plus, c'était d'entendre les chefs, par peur sans doule, parler
toujours de consigne, de salle de police, de prison, de conseil
de guerre. Ce qui me déconcertait encore, c'était de ne pou-
voir trouver aucun moyen de m'inslruire ; nous n'avions
aucun livre ni aucun journal. On n'aurait guère eu le temps
du reste de s'en occuper.
Le i'''" mai, il y eut un changement : la division de Lyon
vint nous remplacer au camp et nous vînmes occuper ses
casernements en ville et autour de la ville. Notre régiment
fut réparti entre les forts Saint-Just, Saint-ïrénée et Sainte-
Foy. C'est dans ce dernier fort que se trouvait alors la prison
d'arrêt des officiers : on l'avait surnommée la pension de
Castellane. Elle était presque toujours pleine, cette pension,
d'olïiciers de tous grades, depuis les sous-lieulenants jus-
qu'aux colonels, les uns aux arrêts forcés, avec un factionnaire
à la porte de leurs cellules, les autres ayant le droit de se
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON l65
promener k de certaines heures sur le rempart, escortés par
des soldats en armes. Là, nous étions un peu mieux, du
moins on se le figurait, puisque nous couchions dans des
lits et qu'on n'allait plus piocher sur la route ; mais, en
revanche, le service de place, les marches militaires, les alertes
de nuit, les grandes manœuvres, les revues et parades du
samedi et du dimanche ne nous laissaient guère plus de
repos qu'au camp.
Les caporaux et les sous- officiers étaient plus occupés que
nous. On leur avait donné leurs théories qu'ils n'avaient pas
vues depuis Lorient. Ils étaient obligés, dans les intervalles de
manœuvre, d'aller à la théorie pratique ou récitative, où ils
attrapaient beaucoup de punitions, car la plupart ne savaient
plus rien. Ne trouvant pas d'autre livre, je m'amusais sou-
vent à regarder la théorie de mon caporal, que je savais
du reste par cœur depuis mes premiers exercices à Lorient.
Je disais à ce pauvre caporal, qui était toujours puni faute de
savoir sa théorie: « Si vous voulez, j'irai réciter pour vous. »
Cependant, un jour, vint dans nos chambres un monsieur
avec un grand paquet de papiers sous le bras. C'étaient des
images de Notre-Dame de Fourvières, qu'il distribuait à tout
le monde avec une petite médaille, puis de petites brochures
qu'il donnait seulement à ceux qui savaient lire. De celles-ci, il
n'eut pas beaucoup à distribuer : quatre-vingt-dix-neuf soldats
sur cent étaient alors complètement illettrés. Je tendis vers ces
brochures une main empressée et je remerciai le monsieur avec
effusion, puis j'allai vite sur mon lit, voir ce qu'il y avait dans
ce beau petit livre. C'était tout des cantiques militaires et
des prières arrangées spécialement pour les soldats. A la
dernière page, je vis deux R. et deux P. Je demandai au
caporal ce que voulaient dire ces lettres : il ne le savait
pas.
Mais ce que je comprenais et qui me faisait beaucoup de
plaisir, c'était le renseignement suivant : Tous les sous-ojjî-
ciers, caporaux et soldats peuvent venir tous les jours, de cinq
à huit heures du soir, rue Sainte-Hélène, n° h ; on se charge
de leur apprendre gratuitement la lecture, Vécriture et la comp-
tabilité.
Enfin, me dis-je, me voilà sauvé. Je vais pouvoir ap-
l66 LA REVUE DE l'AllIS
prendre quelque chose des histoires de ce monde. Le len-
demain, aussitôt la soupe de quatre heures mangée, n'étant
ni de service ni de corvée, je courus à la recherche de la rue
Sainte-Hélène, que je n'eus du reste pas grand'peine à trou-
ver, car elle est située entre les deux grandes places de Lyon,
la place Napoléon et la place Bellecour. J'entre au n° 4, et
bientôt je me trouve dans une grande salle, toute remplie de
bancs, lesquels étaient couverts de livres, de papiers, de
cahiers, d'encriers et de plumes : il n'y avait là que sept*
ou huit individus ; c'étaient tous des sous-olïiciers et des
caporaux.
Un monsieur très bien mis, très poli et très doux, ayant
presque la voix d'une femme, vint à moi en me disant :
« Bonsoir, mon ami. » Il me prit par la main et me condui-
sit m'asseoir sur un banc, derrière les autres, qui étaient déjà
occupés à lire et à écrire, puis me demanda où j'en étais de
mon instruction, si je savais lire et écrire. Je lui répondis que
je savais lire un peu et que j'avais même essayé autrefois, en
gardant les vaches, de griffonner des lettres et des mots sur
des morceaux d'ardoise. Il me donna un livre dans lequel il
me fit lire quelques hgnes à haute voix. Je m'en tirai assez
bien, quoique je fusse un peu troublé et intimidé, en présence
de tout ce monde supérieur et inconnu. Ensuite, il me donna
un modèle d'écriture que j'essayai de copier tant bien que
mal, en perçant souvent le papier avec la pointe de ma plume.
Je n'avais jamais gribouillé qu'avec la pointe de mon couteau
ou quelque mauvais crayon. Je voyais alors que la plume
était plus difficile à manier que la pioche. N'importe, le mon-
sieur me dit tout de même, toujours de sa voix féminine, que
je lisais très bien et que je n'écrivais pas trop mal, que j'ap-
puyais seulement un peu trop sur ma plume : je le voyais
bien, mon grifionnage transperçait les deux feuilles.
Un peu avant la fin de séance, un autre monsieur entra
dans la salle en disant : « Bonsoir, mes amis», puis il passa
devant chaque écolier en lui adressant quelques questions et
quelques observations. Ce devait être le maître ou le chef de
l'établissement, car l'autre, qui le suivait par derrière, avait
l'air d'être son subordonné.
Quand il vint à moi, il dit :
MÉMOIRES DUN PAYSAN BAS-BRETON 167
— Voici un jeune engagé volontaire, n'est-ce pas, mon
ami?
— Oui, monsieur.
— De quel pays êtes-vous P
— Du Finistère, monsieur.
— Ah ! un petit Breton ! Et vous avez fait beaucoup
d'études ?
— Aucune, monsieur, excepté celles que j'ai pu faire seul
en gardant les vaches, chez M. Olive, de Kermahonec.
Et lui, après m'avoir fait lire quelques lignes :
— Cependant, vous lisez très bien et votre écriture est assez
bien. Un peu de courage et de bonne volonté et vous arriverez.
— Je le voudrais bien, monsieur, c'est mon plus grand
désir.
11 nous donna alors la petite brochure que je possédais déjà
et nous dit de chercher le cantique n*^ 8 que nous allions
chanter en chœur. Ce cantique commençait par
Te souviens-tu, jeune enfant de la France,
Jeune guerrier gardien de son drapeau, etc.
et se chantait sur un air connu de tous les soldats. Après le
cantique, ce furent les prières du soir, puis les deux messieurs
vinrent serrer la main à leurs « chers amis », en nous invi-
tant à revenir le plus souvent possible : hélas ! ce plus sou-
vent possible était tout au plus deux fois par semaine. Ils le
savaient bien, du reste, ces messieurs, que nous étions retenus
par le service, les manœuvres, les marches militaires et les
revues, que Gastellane se souciait peu de l'instruction des
soldats, si ce n'était de leur instruction militaire, et qu'il
se chargeait de nous la donner dans des manœuvres érein-
tantes, en faisant monter des fantassins, avec armes et baga-
ges, en croupe derrière les cavaliers dont les chevaux, peu
habitués à ces sortes de manœuvres, envoyaient à terre cava-
lier et fantassin.
Nous l'avons entendu, un jour, dire à un commandant de
chasseurs à pied de se jeter vivement dans le Rhône avec son
bataillon, pour surprendre l'ennemi qui se trouvait de l'autre
coté ; ce commandant eut le courage de lui répondre :
« Maréchal, veuillez passer le premier » ; il en fut quitte
l68 LA REVUE DE PARIS
pour trente jours d'arrêts. Le vieux disait qu'un bon soldat
sous ses ordres, faisant continuellement et exactement son
service, ne devait pas durer plus que sa capote. Ce fut h
ce sujet, paraît-il, qu'un cerlain voltigeur resté inconnu,
du moins de Castellane, lui avait flanqué un tire-balle dans
son chapeau, durant une manœuvre au camp de Sathonay :
Castellane avait adressé des compliments à ce tireur in-
connu, en lui disant de sortir des rangs, qu'il allait le décorer
sur-le-champ pour l'avoir si bien visé ; mais personne ne
bougea. Il fit fouiller toutes les gibernes : aucun tire-balle
ne manquait.
Je ne pus retourner à mon école que trois jours après.
J'allai m'asseoir à la même place, oii je retrouvai mon cahier.
Je me mis immédiatement à copier : je voulais voir si ma
main, cette fois, était plus légère. Mais j'avais beau rete-
nir ma plume en faisant des jambages, elle s'accrochait tou-
jours. Le monsieur vint me voir et, voyant que je perçais
toujours mon cahier, il me donna une plume doie ; celle-là
glissait mieux ; avec elle, je ne faisais pas de trous, mais je
faisais d'énormes pâtés. Je songeai alors que jamais je n'ap-
prendrais à écrire, puisque ça dépendait de la main et que la
mienne n'était pas faite pour cela; je pensai que c'était trop
tard, que ma main et mes doigts étaient devenus trop raides.
Quand j'eus fini de griffonner une page, je pris un livre qui
était à côté de moi et sur lequel j'avais les yeux fixés depuis
le commencement. Sur la couverture, je lisais en grosses
lettres : Grammaire française de Noël et Chapsal. Ce mot de
grammaire ne me disait pas grand'chose, mais lorsque je lus
à la première page : ce La grammaire est l'art de parler et
d'écrire correctement en français », je fus saisi d'étonnement
en considérant ce petit volume. Quoil il suiïisait d'apprendre
ça par cœur pour savoir parler et écrire correctement I Mais
alors je le saurais bientôt, apprenant facilement et prompte-
ment les choses par cœur.
J'étais plongé dans ces réflexions, tout en regardant la
grammaire, lorsque le monsieur nous dit de prendre le livre
des cantiques : la séance était terminée. Après le cantique et
la prière, il nous dit qu'il y avait tous les dimanches, à midi,
grand'messe militaire dans l'église de la Charité, sur la place
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 169
Bellecour; il nous invitait à y assister toutes les fois que le
service militaire nous le permettrait ; mais le service militaire
ne nous le permettait guère.
Je pus toutefois y aller le deuxième dimanche après cet
avis : j'arrivai un peu en retard ; la messe était commencée,
il y avait beaucoup de monde ; cependant l'église aurait bien
pu en contenir plus que le double ; il y avait des soldats, des
caporaux, des sous-officiers; on voyait même quelques offi-
ciers dans le haut. L'église était remplie de bancs, comme les
bancs de l'école, sur lesquels il y avait des livres de messe
répandus à profusion. J'en pris un que je m'amusai à feuil-
ter pour voir si c'était un livre de messe comme celui qu'on
m'avait donné lors de ma première communion. C'était en
effet à peu près le même; c'était aussi presque tout du latin,
excepté à la fin où se trouvaient encore les mêmes cantiques.
Dans le chœur, il y avait plusieurs civils et quelques mili-
taires qui chantaient. Je reconnus là le chef de notre école,
puis l'autre monsieur, qui allait et venait parmi les bancs,
souriant, saluant et donnant des poignées de main à ses
(( chers amis ».
Lorsqu'il vint à moi, il me prit doucement par la main,
en me disant tout bas : ce Venez donc là-haut; vous chantez
très bien. »
J'aurais bien voulu me sauver, mais il me tenait toujours
la main et il m'entraîna jusque dans le chœur, oià je me
trouvai bien penaud et bien honteux ; je ne savais trop quelle
position prendre. «Vous chantez très bien», avait dit le mon-
sieur. S'il m'eût forcé à chanter en ce moment-là, je crois
bien que je n'aurais chanté ni bien ni mal : il m'aurait été
impossible de prononcer la moindre syllabe.
Heureusement, j'avais mon livre dans lequel je fourrai mon
nez le plus avant possible, pour dissimuler mon embarras
et la rougeur de ma figure. La messe, du reste, touchait à sa
fin, et quand je vis que les regards s'étaient détournés de
moi, je relevai la tête et pris une meilleure contenance. Lors-
qu'on chanta le Domine salvam fac imperatorem . je voulus
même ouvrir un peu la bouche, mais je crois que je ne pro-
duisis aucun son. Cependant, quand on chanta le cantique
final n° 8, que je savais déjà par cœur, on entendit ma voix.
170
LA REVLE DE PARIS
tremblant un peu il est vrai, mais ce n'était que mieux pour
la circonstance et pour le cantique même que 1 on chantait.
Ce jour-là, j'eus l'explication des RR. PP., que je voyais
sur tous les livres de l'école de la rue Sainte-Hélène et de
l'église de la Charité : cela voulait dire les Révérends Pères
jésuites. Chez nous, les curés bretons disaient k celte époque
que ces gens-là n'étaient pas de vrais prêtres, qu'ils n'étaient
pas consacrés. Qu'étaient donc ces hommes qui, à Lyon,
pourtant, disaient la messe, confessaient et donnaient l'absolu-
tion ? Ici, il est vrai, il y avait deux sortes de jésuites : les
jésuites en soutane et les jésuites en redingote; il y en avait
même, je l'ai su plus tard, en shako et en casque. En me
rendant ce soir-là au fort Saint-Irénée, où nous étions casernes
alors, je ne pouvais m'empêcher de songer à ce nom de
jésuite, qui sonnait fort mal à mon oreille, quoique je ne
connusse pas alors cette fameuse société.
En rentrant au fort, j'étais quelque peu tourmenté par
ce nom de jésuite ; en arrivant dans mon escouade, ce fut
bien autre chose encore. Un soldat de la compagnie, étant
entré par curiosité, disait-il, dans l'église de la Charité, sur la
fin de la messe, m'avait vu dans le cliœur. Ce fut assez pour
me faire passer pour un jésuite, et ce fut par ce nom que je
fus reçu dans la chambrée. Un vieux soldat, qui se disait
parisien, m'apostropha par :
— Te voilà, petit jésuite !
Et les autres de rire ; moi, je restai tout bête, sans trouver
un mot à dire, moitié colère, moitié abasourdi. Quand ils
eurent fini de me gouailler, cherchant à me donner un peu
d'aplomb et un air de colère, je leur dis :
— Mes vieux amis, vous vous trompez beaucoup, si vous
croyez trouver en moi un jésuite : sans les connaître, j'étais
déjà et je suis toujours un de leurs plus grands ennemis.
Quand, l'autre jour, je demandai au caporal ce que voulaient
dire les RR. PP., qui sont sur le petit livre qu'on m'avait
donné, il me répondit qu'il n'en savait rien. J'ai voulu le savoir
et aujourd'hui je l'ai appris : je sais que ces lettres veulent
dire Révérends Pères jésuites ; mais soyez persuadés qu'on ne
verra plus mes pieds chez eux.
Je ne puis écrire ici toutes les vilenies, toutes les saletés
MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON I7I
que le vieux soldat débita sur les jésuites. Etant déjà naturel-
lement prévenu contre eux, je ne pouvais qu'approuver mon
vieux Parisien, et, comme personne ne prenait la défense
des jésuites, les choses en restèrent là ; mais c'était pour moi
une déception de plus. Je voyais alors qu'il était impossible
aux malheureux comme moi d'arriver à la connaissance des
choses de ce monde.
Un dimanche enfin, j'allai me promener sur le quai du
Rhône : je vis là beaucoup de livres, que j'aurais voulu tous
prendre, car tous me plaisaient, par leurs titres tout au
moins. En feuilletant dans ces bouquins, je trouvai une
grammaire toute petite, qu'on pouvait mettre dans les poches
de sa tunique ou de sa capote; je demandai le prix : cin-
quante centimes. Je les avais ; je payai comptant, en me
disant : cinquante centimes pour apprendre à parler et à écrire
correctement en français I ce n'est pas trop cher, d'autant
plus que cette grammaire était une grammaire de l'Académie.
Quinze jours après, j'aurais récité cette grammaire aussi
bien que la théorie des soldats ; mais je n'étais pas plus
avancé, car je n'y comprenais rien. J'aurais bien dit que le
substantif est un nom, qu'un nom est un substantif. J'aurais
dit aussi qu'un adjectif est un qualificatif, mais sans savoir ni
comprendre ce que j'aurais dit. Ce qui m'embarrassait le
plus, c'étaient les verbes : f eusse, nous aimâmes, vous fûtes,
que nous fissions j, que vous j^eçussie:. Jamais je n'avais entendu
parler comme ça. Je pensai que ça ne devait pas être du bon
français et bientôt je laissai cette grammaire de côté.
Au i^'^ juillet, nous retournâmes au camp. Quelques jours
après, il vint à Lyon un prince ou un petit roi allemand.
Gastellane, pour faire voir à ce petit potentat comment ses
soldats manœuvraient, avait ordonné une attaque générale
de la garnison de Lyon contre le camp. Ce fut une véri-
table guerre, comme j'en ai vu faire plus tard en Afrique
et au Mexique : infanterie, cavalerie, artillerie, nous pas-
sâmes au pas de course ou au galop à travers les fermes,
les champs de blés mûrs, les légumes, dévastant et écrasant
tout ; on se battait comme Russes et Turcs, en se tirant
des coups de fusil dans le nez ; des luttes corps à corps
et à l'arme blanche eurent lieu entre fantassins et cavaliers ;
1^2 LA REVUE DE PARIS
il y eut plusieurs soldais grièvement blessés. Castellane riait
comme un bossu, disait-on, et les cultivateurs n'avaient pas
été fâchés de celte manœuvre qui s'était chargée en quelques
heures de faire la moisson : ils furent largement dédommagés
et n'eurent pas beaucoup à suer pour faire leurs récoltes.
Castellane agissait à peu près de même dans la ville : il réu-
nissait une bande de gamins et les faisait monter à l'assaut
d'une épicerie ou pâtisserie quelconque, oii ils avaient ordre
de casser et de briser tout.
VII
SÉBASTOPOL
En ce temps-là, il courait des bruits contradictoires sur
Sébaslopol : tantôt on disait qu'elle était prise, tantôt on disait
que c'était l'armée française qui avait été battue et presque
complètement détruite, et que nous allions partir de suite pour
la remplacer. Ce ne fut pas de suite; mais vers le lo août,
vint un ordre que tous les régiments de Lyon devaient fournir
un certain nombre d'hommes pour combler les vides que les
boulets et les balles russes avaient faits dans les rangs des
régiments de Crimée. On devait d'abord demander des volon-
taires, puis, si on n'en trouvait pas assez, procéder par voie
de tirage au sort. On n'en trouva pas assez, et c'est ce qui
me surprit, depuis si longtemps que j'entendais tous les sol-
dats demander à grands cris d'aller à Sébastopol, ne fût-ce
que pour être délivrés de la tyrannie de Castellane! Cepen-
dant, lorsque notre sergent entra dans notre baraque de-
mander les volontaires, personne ne dit mot ; ce fut moi le
premier qui me proposai, et, après moi, le sergent en trouva
encore une de mi- douzaine. Il en fallait trente ; il fit alors des
billets et ceux qui tombèrent sur un numéro partant furent
bien obligés de faire comme nous.
Ce fut presque dans toutes les compagnies la même chose :
dans une seule on trouva assez de volontaires, dans la
sixième du second. Dans la mienne, on me fit les mêmes
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON I^S
observations qu'en quittant Lorieni : que j'étais trop jeune,
trop blanc-bec pour aller affronter les balles et les boulets et
le climat meurtrier de l'Orient, qui faisait plus de victimes
encore, disait-on, que la guerre...
Ce fut un dimanche soir que nous quittâmes le camp de
Sathonay pour aller prendre à Lyon le chemin de fer qui
devait nous conduire à Marseille.
Le colonel vint nous faire un discours avant le départ. Il
nous disait qu'il regrettait beaucoup de ne pas être appelé
lui-même à nous conduire au feu , que ses vœux nous
accompagnaient, qu'il ne fallait pas oublier que, quoique
changés de régiment, nous étions toujours les soldats de la
France, que le nouveau drapeau sous lequel nous allions ser-
vir, quoique ne portant pas le même numéro, était toujours le
drapeau de la gloire et de l'honneur : il pleurait, notre vieux
colonel, en nous adressant ses derniers adieux. Le lendemain,
à la même heure, nous étions à Marseille; ce fut mon premier
voyage en chemin de fer.
Marseille présentait un curieux spectacle, du moins pour
moi. Là, je voyais pour la première fois tous les échantillons
des races humaines, noirs, blancs et jaunes, et toutes les
variétés de costumes dont l'homme s'affuble dans les diffé-
rents pays et sous les différents climats ; on entendait parler
toutes les langues et tous les jargons du monde, et tout ce
monde marchait, courait, trottait, parlait, gesticulait comme
des hommes fous ou comme des hommes saouls. Il y avait,
dans cette fourmilière multicolore, des hommes qui m'in-
téressaient plus que les autres : c'étaient les soldats reve-
nant de Sébastopol, avec des pantalons déchirés, rapiécés,
des capotes râpées et couleur de terre, des casquettes lanter-
nées, écrasées, les uns avec un bandeau autour de la tête ou
des bras eri écharpe, d'autres marchant avec des béquilles et
des jambes de bois. Je me disais à moi-même : Voilà donc
comment on revient de là-bas, quand on en revient ! Le
patron chez qui nous avions logé deux nuits, mon camarade
et moi, en attendant l'embarquement, nous disait, en riant
comme rient les gens du midi : <( Oui, troun de l'air I mon
brave, des soldats de là-bas, j'en vois revenir beaucoup sans
bras et sans jambes; mais je n'en vois jamais revenir sans tête.»
I'74 LA REVUE DE PARIS
Le 23 août, jusle le jour anniversaire de mon engagement,
nous embarquâmes à bord du Liverpool, transport anglais :
c'était un voilier, mais il était remorqué par un transport à
vapeur, à bord duquel il y avait un autre détachement prove-
nant de la garnison de Lyon. Embarqués à dix heures du
malin, nous ne nous mîmes en route que vers cinq heures du
soir. Au moment du départ, tout le monde était debout sur
le pont, agitant des casquettes ou des mouchoirs et criant :
Vive l'empereur! Vive la France.' Adieu la France! Il y en
avait qui pleuraient, d'autres chantaient.
Les Anglais nous avaient servi déjà deux repas, qui furent
trouvés excellents ; ils nous avaient donné du biscuit blanc,
beaucoup meilleur que le biscuit français, de la viande fraîche
et du bon vin. Aussi, parmi les cris que l'on poussait, on
entendait : Vivent les Anglais! Une heure après le départ,
lorsque les navires eurent gagné la haute mer et que les vagues
commencèrent à nous bercer, on ne chantait plus. On courait
de bâbord à tribord ou vers la poulaine, pour restituer tout ce
que nous avions mangé dans la journée. C'était là ce fameux
mal de mer dont j'avais entendu souvent parler 1 Un instant
après, nous étions tous comme des morts, nos figures toutes
blanches, toutes décomposées, comme les figures de cadavres;
on se regardait tout triste, tout abattu, sans se parler; les
Anglais riaient sous cape ; ils devaient se dire : et Voilà le.s
soldats qui veulent aller prendre Sébastopol I »
Le lendemain malin, presque personne ne se présenta pour
prendre le café. Nous élions arrangés à huit par plat ; dans le
mien, nous ne vînmes que trois, et nous eûmes à boire et à
manger pour huit. Nous partageâmes le café et le rhum, que
nous mîmes dans nos petits bidons. Ce ne fut qu'au bout de
deux jours que beaucoup d'hommes se trouvèrent à peu près
remis.
Les Anglais nous laissaient libres d'aller et venir, de nous
asseoir, de jouer aux cartes et au loto, de nous coucher où
nous voulions. J'avais trouvé, vers le milieu du navire, en
dehors du bastingage, un trou tout entouré de cordes et qui
ressemblait à une cage. C'était là que j'allais me reposer, la
nuit comme le jour, quand le sommeil me prenait.
Le quatrième jour, dans l'après-midi, nous arrivions à
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 176
Malte, où nous passâmes la nuit et la journée du lendemain
pour prendre de l'eau, du charbon et d'autres provisions.
Nos deux navires furent constamment entourés de marchands
et de marchandes de fruits, et de bandes de gamins tout nus,
qui jouaient dans l'eau ou sur l'eau comme des bandes de
marsouins. Quand on leur jetait un sou dans la mer, ils plon-
geaient à quatre ou cinq dessus et on les voyait se battre
entre deux eaux pour attraper ce sou ; ils fumaient des ciga-
rettes dans l'eau, les bras croisés, ayant l'air d'être assis
comme dans un fauteuil.
En quittant le port de Malte, le lendemain soir, nous fail-
lîmes être précipités dans la mer. Nous marchions déjà bon
train, lorsque notre ancre, qui n'était pas ajustée à sa place,
s'échappe et tombe au fond en entraînant avec elle toute
l'énorme chaîne et un pauvre mousse qui se trouvait dessus
pour la cheviller. Lorsque cette ancre arriva au fond et s'ac-
crocha aux rochers, notre navire reçut une telle secousse qu'il
se coucha net sur le flanc; les soldats, qui étaient à jouer aux
cartes ou au loto, furent lancés pêle-mêle contre le bastingage;
plusieurs reçurent d'assez graves contusions. Je me trouvais
justement penché sur le bord, contemplant le rivage qui
avait l'air de fuir; aussitôt que j'entendis le bruit de la chaîne
qui filait avec un bruit de tonnerre, je saisis instinctivement
un cordage a deux mains. Bien m'en prit, car si j'étais resié
dans la position où je me trouvais avant, j'allais certainement
piquer une tête dans la mer. Un matelot qui se trouvait de
garde à la proue eut la présence d'esprit de couper les câbles
qui rattachaient notre voilier au vapeur ; sans cela, notre
navire aurait été infailliblement coulé ou démembré.
Les câbles coupés, notre bateau se redressa sur sa quille,
puis se cabra comme un cheval, se renversa encore sur le
flanc, enfm, au bout de trois ou quatre balancements, finit
par reprendre l'équilibre. Alors il fallut se remettre au
cabestan pour remonter l'ancre, au pas de charge, au son du
clairon ; pendant ce temps, le vapeur avait disparu à l'ho-
rizon. Nous pensions que, fatigué des sottises qu'on com-
mettait à notre bord, il nous abandonnait à nous-mêmes.
Au bout d'un certain temps, on le vit reparaître et revenir
à nous par un grand détour. Quand il fut arrivé à portée de
176 LA REVUE DE PARIS
voix, il y eut des explications entre les commandants.
Bientôt on renoua les câbles. On ne voulut pas, cependant,
repartir avant que l'ancre fût complètement ajustée à sa place.
Après ce coup, nous arrivâmes sans autre accident à Gons-
tantinople. D'après les poètes, les artistes et tous les grands
amateurs de la belle nature, il n'y a nulle part un coup d'oeil
plus admirable que celui que procure Gonstantinople vue de
la rade. Moi, qui n'étais ni poète, ni artiste et fort peu con-
naisseur en belle nature, ce que j'admirais le plus, c'étaient
toutes ces maisons blanches, ces dômes, ces minarets et ces
arbres à branches tombantes qui se reflétaient dans la mer.
Nous passâmes sans nous arrêter. Au milieu de la rade,
notre vapeur frôla un petit bateau turc et le remous produit
par la grande roue de bâbord fit chavirer et plonger ce petit
bateau : il disparaissait sous l'eau au moment oii nous pas-
sions à côté de lui ; les quatre hommes qui le montaient
avaient déjà gagné une chaloupe qui se trouvait non loin
de là.
Les quais étaient couverts de monde dont les trois quarts,
au moins, étaient des soldats turcs qui nous regardaient passer
fans rien dire, quoique nous criions cependant assez fort :
Vivent les soldais turcs! Vive la France! Vive T empereur! Vive
le sultan! A nous Sébastopol ! Ils ne nous entendaient pas,
sans doute. Il y avait des soldats qui disaient : « Quel tas
d'abrutis 1 Ils ne comprennent donc rien ces imbéciles-là I
C'est cependant pour eux que nous allons nous faire tuer. »
Mais les navires marchaient toujours, et bientôt nous eûmes
dépassé le Bosphore ; nous étions maintenant dans la mer
Noire.
J'avais entendu dire par de vieux marins que la mer Noire
était, en effet, noire comme de l'encre, qu'elle sentait mau-
vais et qu'elle communiquait avec l'enfer. Ces contes de
marins qui n'avaient jamais vu la mer Noire, me revinrent à
la mémoire et, instinctivement, je me penchai sur l'eau pour
bien l'observer. Je vis bien qu'elle n'était pas plus noire que
la Méditerranée; seulement elle n'avait pas à refléter les
cottages verdoyants de la mer de Marmara, des Dardanelles et
du Bosphore. Quoiqu'elle ne fût pas en fureur, ce jour-là,
ses vagues étaient grosses, elles luisaient cabrer notre navire
MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON l'^'J
qui, dans ce mouvement, tirait en arrière le vapeur, ou tout
au moins l'empêchait d'avancer ; aussi nous ne marchions
guère. Le lendemain, nous n'apercevions plus rien vers l'ho-
rizon ; nous avancions toujours a peu près avec la même
lenteur. Le tangage étant très fort, il y avait encore beaucoup
de soldats pris du mal de mer.
La nuit suivante, je ne sais trop à quelle heure, je fus
réveillé par un grand bruit qui se faisait sur le pont. Je lève
la têle, pensant que c'était encore quelque accident. Je vois
tous les hommes debout, regardant du même côté. Je me
dresse sur ma cage et dirige mes regards dans la même
direction. Un spectacle s'offrit alors à mes yeux que je ne
pouvais comparer à rien, pas même à un feu d'artifice, n'en
ayant jamais vu; mais il me mit en mémoire des rêves de
mon enfance, lorsque j'avais entendu mon père raconter
des histoires de batailles. Devant nous, on voyait un grand
espace rougeâtre, au-dessus duquel passaient, en s'entre-
croisant et en décrivant des lignes courbes, comme des globes
de feu; d'autres globes, plus clairs et allant plus vite, filaient
presque en ligne droite. Enfin j'entendis les Anglais, qui
avaient déjà passé par là, crier : Sibastoupaoul I Sibastoupaoul !
C'était donc là Sébastopol. Cet espace rougeâtre était sans
doute la ville en feu; ces globes de feu décrivant des lignes
courbes ou courant en lignes droites, c'étaient des bombes et
des fusées. Dans mes rêves d'autrefois, il me semblait avoir
vu tout ça, et, ici, je n'étais pas loin de croire que ce n'était
encore qu'un rêve, car aucun bruit ne parvenait jusqu'à nous.
Nous restâmes tous, môme les malades, debout à con-
templer ce spectacle jusqu'au jour. La mer s'était calmée, et
l'émotion du spectacle avait fait fuir le mal de mer ; tout le
monde déjeuna bien.
VIII
L'ASSAUT
Vers deux heures de l'après-midi, le bateau s'arrêta devant
un amas considérable de baraques en bois. C'était Kamiech,
i^r Janvier igoS. la
178 LA REVUE DE PARIS
point de débarquemenl pour les Français. Depuis la soupe
de midi, nous étions déjà en branle-bas pour entrer en pos-
session de nos sacs et de nos fusils, qui avaient été déposés au
fond du navire. Aussi, en arrivant dans le port, étions-nous
prêts à débarquer ; mais nous avions encore un repas à manger,
toute notre journée devant compter à bord; nos bons amis les
Anglais, sachant que nous ne pouvions le manger de suite,
nous servirent de la viande froide, des biscuits et du vin que
nous pouvions emporter. Après la distribution, nous descen-
dîmes dans de grands chalands manœuvres par des Turcs,
qui nous conduisirent sur la terre ferme, « sur le plancher
des vaches », que nous n'avions pas foulé depuis quinze
jours.
En mettant pied k terre, je vis des officiers et des sous-
. officiers du 26^^ de ligne, dans lequel nous étions versés. J'en
remarquai un qui portait des galons de sous-lieutenant sur
une capote de soldat ; les sous-ofTiciers avaient des panta-
lons, des capotes et des casquettes écrasées, on ne savait trop
de quelle couleur; toutes les figures étaient délabrées et bron-
zées. Nous étions frais et bien habillés auprès de ceux-là.
Hélas ! combien de temps resterions-nous en ce bel étal ;
beaucoup ne sont pas revenus dans leur pays j)our le dire.
On nous mit en rangs, et je ne fus pas peu surpris de voir
des sous-officiers déployant des feuilles et faisant l'appel par
compagnie, comme si nous étions au 87®. Gomment et par où
nos noms étaient-ils arrivés là avant nous? Je ne savais pas
qu'un petit vapeur français, qui faisait le service de courrier
entre Marseille et Sébastopol, était arrivé à Kamiech huit
jours avant nous et qu'il avait apporté les listes des détache- -
ments attendus.
L'appel fini, on se mit en route pour le camp. Après avoir
traversé» la ville en bois » de Kamiech, nous nous trouvâmes
en vue des lignes de tentes qui s'allongeaient à perle de vue
vers notre droite. Bientôt nous rencontrâmes des redoutes,
des retranchements, des parallèles, qui avaient été les travaux
préliminaires du siège. Partout on voyait des boulets, des
riiitrailles, des bombes éclatées ou entières, des lambeaux de
gibernes et de ceinturons. 11 y avait sur un plateau un télé-
graphe aérien, dont les grands bras ne cessaient de remuer
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON IfJ^
en formant toutes sorles de figures géométriques. Notre nou-
veau régiment était campé en avant et un peu h gauche de ce
télégraphe.
En arrivant devant le camp, le colonel et les commandants
vinrent nous inspecter, puis chaque capitaine prit ses hommes
pour les conduire à sa compagnie, où nous fûmes distribués
par escouades. Je tombai encore, grâce h. ma taille, le dernier
de la dernière escouade, la huitième. Il n'y avait plus, dans
celte escouade, que quatre hommes et le caporal; nous y arri-
vions cinq, ce qui remontait l'escouade à dix. Nous n'avions
pas encore mangé la ration que les Ëngllsh nous avaient
servie abord. Mais, avant de manger, nous nous arrangeâmes
tous les cinq pour avoir deux litres d'eau-de-vie, afm de trin»-
quer avec nos nouveaux camarades pendant qu'ils nous racon-
teraient un peu les misères de la guerre. La nuit était venue,
le canon tonnait toujours. Nous étions maintenant tout près.
Quand l'eau-de-A ie fut arrivée, le caporal dit qu'il vaudrait
mieux la brûler pour en faire un punch, qu'il se chargeait,
lui, de fournir le sucre.
Quand nous eûmes bu quelques gobelets de punch, ces
cinq malheureux, qui avaient l'air abattu, se réveillèrent un
peu et nous racontèrent qu'ils avaient passé la nuit précédente
et la moitié de la journée dans les tranchées, et c'était ainsi
toutes les deux nuits , et souvent encore des alertes et des
prises d'armes pendant le temps qu'ils devaient se reposer.
Depuis longtemps, nous disait le caporal, on parlait tous les
jours de donner l'assaut, qui avait déjà été tenté deux ou
trois fois, mais toujours sans succès. Pendant que nous écou-
tions nos camarades au bruit du canon, le sergent de la
section entra dans la tente, pour voir ses nouvelles figures et
mettre nos noms sur son calepin particulier. Le punch n'était
pas encore tout bu; il trinqua avec nous et nous dit : « Mes
pauvres amis, je crois que vous êtes arrivés juste à propos :
je viens d'apprendre par l'adjudant qu'on va donner l'assaut
demain. — Tant mieux, dit un de nous, un petit Parisien,
alors nous serons baptisés demain par le baptême du feu.
En attendant, les Russes n'auront toujours pas ce punch;
buvons-en et vive le 26"^! »
11 n'y avait pas longtemps non plus que ces malheureux
l8o LA REVUE DE PARIS
étaient arrivés à Sébastopol ; ils étaient venus, comme nous,
pour remplir les vides qui s'étaient faits dans le régiment le
i8 juin, devant MalakoH. Depuis longtemps, il n'y avait plus
au aô'^un seul homme de ceux qui étaient partis les premiers...
Enfin, vaincus par le sommeil, chacun finit par s'étendre à
terre, la tête sur son sac, et sa femme, c'est-à-dire son fusil,
entre les bras, ce que le sergent nous avait recommandé en
cas d'alerle : le canon grondait toujours.
Le lendemain, nous fûmes réveillés par La mère Michel,
musique à laquelle nous avions été assez habitués au camp de
Sathonay. Aussitôt, on nous réunit sur le front de bandière
pour l'appel, puis on fit former les faisceaux et nous retour-
nâmes dans nos tentes prendre le café, moulu à coups de
crosse de fusil. On nous avait recommandé de ne pas nous
éloigner. On nous distribua du biscuit qui n'était pas si beau
ni si bon que celui des Anglais. Un instant après, on cria :
(( Aux armes ! tout le monde aux faisceaux ! » Quelques
vieux soldats disaient : « Ahl ah! ça y est, cette fois, ce
n'est pas trop tôt; nous allons bien rire aujourd'hui; gare
les Russes ! »
Notre sergent-major, comme tous les autres, était allé h
l'ordre : lorsqu'il revint, on nous fit former le cercle. 11 nous
lut alors l'ordre ou le discours du général Pélissier, lequel
disait, en effet, que nous allions enfin porter le dernier coup
à Sébastopol et à l'armée du tsar, qu'il était plein de confiance
dans le courage et la bravoure de son armée, comme elle
pouvait avoir confiance en lui. Celle exhortation se terminait
comme toujours par les cris de vive la France ! vive l'empe-
reur ! et de tous côtés on entendait des hourras.' et on voyait
les casquettes s'agiter en l'air, accompagnant le cri : A nous
Sébastopol !
Les Russes entendirent bien nos cris. Mais à eux aussi on
faisait en ce moment un discours comme à nous. On leur
disait qu'ils allaient enfin en finir avec l'armée des alliés, la
jeter à la mer ou la faire prisonnière, et ils poussaient aussi,
comme nous, de formidables hourras! vive la Russie! vive le
tsar ! à nous les Français, les Anglais et les Piémontais ! Il
devait êlre alors neuf heures du malin : le soleil semblait gai
et brillant. Je me souvins que nous étions le 8 septembre.
MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 101
jour de la grande fête de mon pays, la fête de Notre-Dame
de Kerdevot qui m'avait guéri de la fièvre. Quoique beaucoup
attiédi dans ma ferveur religieuse, je pensai tout de même que
peut-être cette bonne dame me protégerait encore dans les
terribles éventualités qui se préparaient.
Le mouvement commença. Nous marchâmes en colonne
jusqu'à l'entrée des tranchées. Là on fit halte. De l'endroit
oii nous nous trouvions, on embrassait tout le panorama de
Sébastopol, de la tour MalakolT, de la rade, de la ligne des
troupes françaises, anglaises et piémontaises. Sur la hauteur
du télégraphe, on voyait un grand nombre de civils, hommes
et femmes, qui étaient venus de loin, sans doute, pour assister
au drame qui allait se jouer, comme autrefois les Romains
allaient au cirque assister et applaudir à la lutte des esclaves
contre les bêtes féroces. Depuis le matin, le canon avait
cessé; il se faisait un grand silence qu'on n'avait pas eu,
disaient les vieux, depuis longtemps ; mais ce silence avait
quelque chose de lugubre, de terrible ; il faisait battre tous les
cœurs.
Tout à coup une détonation se fit entendre du côté de Mala-
kolT; presque au même instant, un boulet, qui avait ricoché
contre une tranchée, vint passer droit au-dessus de notre
compagnie qui n'était pas encore engagée dans les tranchées;
tout le monde baissa plus ou moins la tête pour saluer ce
monstrueux projectile; il alla, sans faire de mal, s'entasser
parmi ses confrères qui gisaient par milliers dans les ravins.
C'était le signal du branle-bas.
Deux secondes après, la terre tremblait sous les bordées
qui partaient toutes à la fois et de tous les côtés. Nous avions
pris la file dans la tranchée, marchant les uns derrière les
autres, le fusil en bandoulière. Les ofTiciers et les sous- offi-
ciers nous criaient à chaque instant : « Baissez la tête 1 )3 Nous
avancions lentement ; souvent on entendait : Gare la bombe !
Une de ces bombes vint tomber à dix pas en face de notre
compagnie. On cria : A plat ventre! Nous nous jetâmes à plat
ventre. Malgré toutes les précautions, cette bombe, en écla-
tant, nous fit cinq victimes, deux morts et trois grièvement
blessés. Nous avions tous été éclaboussés, couverts de terre et
de graviers. Les boulets, la mitraille, les biscaïens passaient
I02 LA REVUE DE PARIS
par-dessus nos lêtes, rasant le parapet, nous aveuglant de
terre et de poussière. Malgré les recommandations des chefs
et malgré les volées de mitraille, je ne pouvais, par instants,
m'empêcher de regarder par-dessus le parapet, cherchant à
voir Malakoff, si nous en étions encore loin. Mais on ne pou-
vait plus rien voir qu'un immense nuage, noir et gris, de
fumée et de poussière : les spectateurs civils du plateau du
télégraphe ne devaient pas être contents.
Nous marchions toujours; nous étions arrivés presque aux
dernières parallèles. Tout à coup nos canons cessèrent leur feu ;
mais en même temps la fusillade, qui ne s'était pas encore
fait entendre, éclata drue et serrée du côté de Malakoff. C'était
l'assaut qui commençait. On allait jouer la dernière scène de
ce long et terrible drame. Nous étions arrêtés. Nous atten-
dions notre tour de monter. Nous étions dans le ravin qui
précède Malakoff : d'après le dire de M. Jurien de la Gra-
vière, si les Russes y avaient seulement placé deux pièces
de canon, jamais nous n'aurions pris celte fameuse tour,
la clef de Sébaslopol. Les Russes l'ont bien reconnu après,
mais c'était trop tard... Des hommes du génie passaient
devant, avec des cordes, des crampons, des échelles de
corde et de bois. Les soldats riaient et se moquaient en
disant : « Eh bien, mon vieux, s'il nous faut entrer par là
dans Sébastopol, un par un, nous ne sommes pas près d'y
être. » Du côté de Malakoff, commença à revenir aussi la file
des blessés, avec des mouchoirs autour de la tête, des bras en
écharpe ou traînant une jambe, d'autres portés sur des civières
d'oii l'on voyait le sang dégoutter.
La fusillade continuait toujours et le défilé des blessés aug-
mentait. Nous étions avertis de nous tenir prêts, et notre
capitaine, M. Lamy, nous exhortait à le 'suivre bravement.
Nous demandions aux blessés qui passaient comment ça mar-
chait là-haut ; mais leurs réponses étaient contradictoires : les
uns disaient que les zouaves étaient déjà dans la tour, les
autres disaient qu'on n'y entrerait jamais, et que nous serions
tous sacrifiés comme au i8 juin. On commençait déjà à parler
de trahison, lorsqu'une immense clameur, venant de tous les
côtés à la fois : « Notre drapeau flotte sur la tour Malakotfl
Sébastopol est à nous ! » nous édifia enfin sur l'état des choses.
MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON
83
La fusillade avait diminué et peu à peu s'éteignit complète-
ment. Nous restâmes presque à la même place jusqu'à la nuit.
Alors on nous fit faire demi-tour pour rentrer au camp, en
traversant cette fois les parallèles, au risque de nous casser le
cou. Arrivés au camp, nous trouvâmes la soupe prête, soupe
fabriquée avec de l'eau, du lard rance et du biscuit gâté, que
les soldats appelaient turlutine. Cette turlutine était à peine
servie que nous entendions de tous côtés le cri : Aux armes !
et prenez vos sacs et tout le campement ! Pour nous, les nou-
veaux arrivés, cette subite alerte n'avait rien d'extraordinaire :
Castellane nous y avait assez habitués, et nos sacs n'étaient
pas difficiles à faire, puisque nous n'avions pas eu le temps
de les défaire. Mais il n'en était pas de même pour les anciens,
qui n'avaient pas mis sac au dos depuis longtemps et ne
savaient pas trop on se trouvaient leurs bagages de campagne.
Les chefs tempêtaient, frappaient du pied sur la terre, et du
plat de sabre sur les lentes, en lançant de furieuses épithètes
contre les anciens qui ne sortaient pas, tandis que les jeunes
étaient prêts depuis longtemps. On entendait au loin les offi-
ciers supérieurs crier aussi. Enfin on finit par se trouver tous
à peu près et l'on partit.
On se dirigeait vers la droite, du côté des Anglais. Notre
route était éclairée par les flammes qui s'élevaient de Sébas-
topol. Tout à coup, la terre trembla sous nos pas et un bruit
épouvantable nous secoua de la tête aux pieds. En regardant
du côté de Sébastopol, on vit tourner en l'air, à une très
grande hauteur, des affûts de canons, des pierres énormes,
des sacs à terre, des gabions, etc. C'était la première mine
qui venait de sauter, qui fut suivie bientôt d'une deuxième et
d'une troisième. La terre ne cessait de trembler; je commen-
çais à croire que nous allions tous sauter ou nous engloutir
avec la ville. On savait depuis longtemps que tous les alen-
tours de Sébastopol étaient minés et que ces mines étaient
préparées pour faire sauter l'assaillant. Mais notre génie, que
nous appelions à Lyon le génie malfaisant, prétendait avoir
découvert et annulé toutes ces mines : c'est du moins ce
qu'on nous racontait. Nous continuions à marcher, dans un
silence complet, toujours en appuyant vers la gauche, c'est-
à-dire du côté de la ville que nous avions cependant perdue
l84 LA REVUE DE PARIS
de vue, nous trouvant maintenant dans un ravin. Il y avait
plus de deux heures que nous marchions, sans savoir
pourquoi ni où nous alHons, lorsque, enfin, nous enten-
dîmes des coups de lusil devant nous. C'étaient encore les
Russes aux prises avec les Anglais.
Les Russes, après la prise de Malakoff, qui était la clef de
Sébastopol, avaient passé de l'autre côté, ne voulant pas rester
pour défendre une ville oiî il n'y avait plus que des ruines.
Ils étaient venus dans l'espoir de surprendre les armées alliées,
du moins les portions de ces armées qui devaient se trouver
alors au repos, pendant que les mines feraient sauter les
environs de Malakoff, de sorte que les vainqueurs se seraient
trouvés ensevelis dans leur victoire. Heureusement pour nous,
la ruse avait été éventée à temps. Quand les Russes appri-
rent que nous marchions au secours des Anglais, ils battirent
en retraite et tout fut fini.
Le lendemain de la prise de Sébastopol, après avoir assisté
au défilé des prisonniers russes, nous retournâmes à notre
camp, mais ce ne fut que pour repartir encore le lendemain
pour une excursion ou une autre campagne qui devait durer
sept mois, dans les plaines de Baïdar, les montagnes de Kar-
dambcl, les vallées et les montagnes du Belbeck. Nous par-
tîmes pour cette campagne environ quinze mille hommes et
nous en avions, disait-on, devant nous, quarante mille.
JEAN-MARIE DEGUIGNET
(A suivre.)
ESCLAVE'
III
— Moi, mes petits, je vais me coucher. Bonsoir.
Et la mère de Grâce embrassa sa fille et Gharlie.
— Bonsoir, maman. Tu peux tout éteindre : Gharlie et moi,
nous allons au jardin.
— Mets ton châle ! Les nuits sont si perfides !
Et la grosse dame soufflait en éteignant les lampes et les
bougies, la main écartée derrière les mèches. Puis elle
monta.
Gharlie avait enveloppé Grâce d'un crêpe de Ghine ver-
dâtre à dessins d'argent. Le beau jardin était mystérieux.
Les feuillages obscurs et les fleurs invisibles palpitaient sous
un vent léger et répandaient une senteur si pénétrante que
les deux jeunes gens restèrent silencieux pour mieux la respi-
rer.
— Oh! Grâce, qu'il fait bon!... Et que l'heure oii je suis
seul avec vous me semble toujours bonne ! . . . Je suis heu-
reux, ma chère. Je suis si bien ainsi!...
Timidement il prit le bras de sa cousine, et ils firent quel-
ques pas dans l'allée;
— Gharlie, pour vous contenter il faut peu de chose; mais
c'est que vous êtes si enfant !...
T. Voir la Revue des i^'' et i5 décembre iC)o4.
l86 LA REVUE DE PARIS
— Ne me dites pas toujours celai — fit Gharlie avec impa-
tience. — Je suis jeune, oui ! mais ce n'est pas ma faute, et
je ne vous aime pas du tout com.me aimerait un enfant.
— Vraiment?... Et de quelle façon m'aimez-vous?
— Hélas ! ne l'avez-vous pas deviné? Ne l'avez-vous pas lu
cent fois dans mes yeux et pressenti sur ma bouche ?
Incertain, il se tut.
— Oui, je sais que vous m'aimez, mon petit Charlie...
Je suis pour vous une grande sœur..., une jolie cousine plus
âgée qui vous aime bien et dont le parfum vous plaît.
— Vous n'êtes pas gentille I — dit-il avec dépit.
— Ce n'est pas cela?
— Non, ce n'est pas cela. Pas du tout, du tout... Oh!
Grâce, je n'arriverai pas à vous le dire... J'ai peur de vous,
moi I Je n'ai pas l'autorité de cet Antoine Ferlier, que je
souhaiterais au bout du monde. Je n'ai pas voyagé. Je n'ai
pas d'expérience, je ne connais pas les femmes; je ne sais
pas leur parler... Je ne sais même pas vous regarder long-
temps. Je baisse les yeux tout de suite et j'ai presque envie
de pleurer, et pourtant je vous aime... ah! tellement, si vous
saviez I . . .
— Je vous aime aussi, Charlie, de tout mon cœur.
— Ce n'est pas ainsi que je voudrais être aimé.
Et le jeune homme hésitait.
— Eh quoi? — dit-elle sur un ton de plaisanterie, — ce
n'est pas suffisant, « de tout mon cœur » ?
— Non, ma chère jolie Grâce! C'est très peu pour moi.
très peu, maintenant. On aime de tout son cœur un petit
garçon auquel on donne des billes et des confitures. Je ne
suis plus un petit garçon.
— Et comment voulez-vous que je vous aime ? petit vieil-
lard!...
— Dieu merci! (et Charlie secoua ses cheveux avec
orgueil) je ne suis pas vieux. J'ai dix-neuf ans et je suis
plein de force, et je voudrais vous protéger et me dévouer
pour vous. (Il se troubla.) Je voudrais que vous m'aimiez...
pardonnez-moi... que vous m'aimiez de tout votre corps.
Il releva lentement les yeux, et son regard monta des pieds
au visage de la jeune femme.
ESCLAVE 187
— Gomme vous avez grandi, ce soir, Charlie ! Je vous
trouve beaucoup trop avancé pour votre âge.
— Est-ce que je vous déplais ? — demanda-t-il d'une voix
défaillante.
— Non, mon enfant. Vous me plaisez.
— Oh ! ne m'appelez pas : « Mon enfant » , je vous en
supplie I Cela m'irrite affreusement. Vous n'avez à mes yeux
rien de maternel.
— Je suis si vieille, moi I
— Vous mentez. Oh ! vous mentez!... Vous êtes plus belle
que toutes les autres... Et puis qu'est-ce que cela fait que vous
soyez jeune ou vieille? Je ne regarde que vous.
— Charlie!
— Il faut pourtant que je vous le dise. Grâce! écoutez!
Je suis si jaloux! Vous ne m'avez pas parlé plus de trois fois ce
soir. Vous n'avez pas quitté du regard ce jeune homme
noir à nez d'aigle. Gomme il m'a paru laid, haïssable ! Je me
suis vu dans une glace et me suis trouvé bien moins laid
que lui... Je me trompe, sans doute... Vous n'aimez pas les
cheveux blonds, Grâce?
— Si, extrêmement, au contraire! — dit-elle en souriant
dans l'ombre. — Vous êtes très beau, Charlie, et vous me
plaisez beaucoup.
— Ahl — dit-il, effaré.
Et, n'ayant pas compris l'intonation seulement amicale et
indulgente, il osa étreindre sa cousine et mettre un baiser sur
sa nuque.
Grâce se pencha vers lui.
— Il ne faut pas. Il ne faut pas, Charlie. Il est très mau-
vais pour vous de m'aimer ainsi. Vous savez bien que je ne
suis pas libre.
— Oui. Vous avez un mari, et lui vous adore. Mais vous ne
pouvez pas avoir pour M. Mirbel des sentiments très exaltés.
— Mais... j'aime M. Mirbel!...
— Oui, j'en suis sur; mais il pourrait être votre père.
Grâce. Il est tellement plus âgé que vous!... Et d'ailleurs il
n'est pas ici! — ajouta-t-il avec espièglerie.
— C'est très vilain ce que vous dites là.
Et Grâce sourit encore, séduite par ce charme tendre.
LA REVUE DE PARIS
— Enfin, Grâce, entendez-moi une fois sérieusement. Il y a
si longtemps que je n'ose pas parler! Ce soir, je me sens plus
hardi parce qu'il ne m'a pas semblé que la hardiesse vous
déplaise. Je vous aime autrement que vous ne le supposez. Et,
si je ne vous quitte pas, si je vous tiens compagnie, si j'obéis
à vos ordres, si je porte votre châle, si je fais vos commis-
sions, s'il m'est si doux de vivre à vos côtés, c'est que j'ai tou-
jours eu l'espoir qu'un jour viendrait où vous me laisseriez
vous serrer dans mes bras, contre mon cœur... oiî je serai si
près de vous, ô ma chérie, si proche que, lorsque je pense à
ce moment futur, le souffle me manque et j'ai peur de mourir!
— Vous avez peur d'aimer, — dit-elle tout bas, pensive, —
etvous faites bien. C'est une chose redoutable, Charlie, que
l'amour.
— Oui, j'en ai peur peut-être. (Et la nuit exaltait Charlie
et le rendait presque éloquent.) Je le crains ; mais je l'appelle,
il m'eflraie, et sans lui la vie n'est qu'une première mort. Je
vois avec une folle impatience les jours succéder aux jours;
mon ardeur se consume en vain, mon bonheur est fait de
souffrance, et ma tristesse de volupté. Mon désir n'étreint que
des ombres... Ah ! songez à toute ma jeunesse, k sa force vive,
à tout ce qui en moi palpite et bouillonne, à mon cœur, que
rien n'a rempli depuis mon enfance, sinon vous, vous! et tou-
jours vous, votre tendresse, voire parfum, votre image. Je suis
tout à vous. Je suis fait de vous. Refuserez- vous tout cela.^^
Est-ce un don si méprisable que celui que je vous offre?
est-ce un amour si vil? Est-ce un trop faible élan vers vous
que celui de tout mon être? Mes bras sont-ils indignes de se
refermer sur vous? Ne serez- vous pas à moi? jamais? jamais?
Et, dans une sorte de rage désespérée, il saisit Grâce, la
pressa contre lui. Il effleura ses yeux, il chercha ses lèvres.
Elle les lui donna. Et elle prit à ce baiser un plaisir profond.
Les mains sur les épaules de Charlie, elle essayait de le
repousser avec douceur, car il s'acharnait à ce premier bai-
ser. Il haletait et, maladroitement, il étouffait à demi la jeune
femme sous sa bouche inexperte et avide.
Enfin elle se délivra. Elle avait cru sourire de cette can-
dide et fougueuse ardeur. Mais elle ne sourit pas, car la pré-
sence de l'amour impose une gravité sombre.
ESCLAVE i8q
Charlie était tombé aux pieds de Grâce. 11 pressait ses
genoux. Le visage caché dans la robe blanche, éperdu, confus,
anéanti, il n'osait plus ouvrir les yeux. Allait-il implorer
son pardon? Fallait-il rester? fallait-il fuir? Une force invin-
cible le terrassait, le prosternait devant cette femme tant
aimée. Un désarroi délicieux le bouleversait. Il ne savait s'il
était heureux. Il se sentait à la fois pénétré de langueur, de
violence, d'élonnement, de plaisir, de douleur ; et enfin,
succombant k une tristesse mystérieuse, il se mit à pleurer.
Grâce fut touchée jusqu'au désespoir par ces larmes d'en-
fant tendre, ces divines et brûlantes larmes d'adolescent pas-
sionné qui se croit un amant proche. Elle regretta l'abandon
presque fraternel qui l'avait fait consentir à ce baiser et à
cette étreinte. Elle se baissa vers cette lêle sanglotante et ca-
ressa les blonds cheveux en désordre. Charlie frémit. Grâce
l'entraîna vers le banc, sous les magnoliers séculaires. Elle
s'assit. Il s'étendit sur le sol, le front sur les genoux réunis
de sa cousine.
— Qu'attendez-vous de moi ? — dit-elle anxieusement.
— Oh! faut-il que je vous le dise?
Et il soupira.
■' — Oui, dites-le, dites-le. Et soyez sincère autant que
possible,
— Eh bien! je veux que vous consentiez à être, pendant
de longues heures, si près, si près de moi, que je ne sache
plus qui est moi et qui est vous. Je veux que tout entière
(et il frissonna) vous me soyez une longue, une douce ca-
resse ; que votre chevelure et que vos bras m'entourent,
que vos yeux soient transformés par le reflet de mes yeux,
que votre bouche me nourrisse et me désaltère, que l'odeur
de votre peau imprègne ma peau, que votre souffle se mêle
au mien et s'y confonde et que double il ne soit qu'un, et que
de tout cela, de tout cela... naissent des délices inconnues.
Grâce courbait la tête et elle écoutait l'amour lui-même.
L'éternelle voix parlait par la bouche de l'enfant amoureux
et troublé. Avec une impudique naïveté il exprimait son désir.
Et ce qu'elle inspirait à Charlie, Antoine le lui avait inspiré
à elle-même. Elle ferma les yeux, et, songeant à la caresse
émouvante, au charme du toucher, à la sensation superficielle
igO LA REVUE DE PARIS
à la fois et profonde, à ce souvenir ivre et voluptueux, ses
mains serrèrent le eou de Charlie. Mais, à son contact, elle
n'éprouva que le bonheur délicat des mères, lorsqu'elles posent
leur joue contre celle, fraîche et si lisse, de leur enfant.
Elle soupira et, honteuse, dit à demi-voix :
— Charlie, mon petit Charlie, vous m'aimez trop et je ne
saurais vous aimer ainsi. Et puis, voyez-vous, nous ne serions
pas heureux longtemps. Je vous lasserais, car je ne suis plus
jeune; je vous excéderais, car je suis triste et souvent maus-
sade; et cet amour que vous décrivez si bien, cet amour ne
sulïirait plus à votre jeunesse ; il vous faudrait vile des joies
nouvelles, d'autres femmes et d'autres plaisirs.
Obstinément Charlie secouait la tête, en disant : « Non!
non! Oh! non! » et, réunissant les deux mains de Grâce, les
respirait, les collait contre son front, sur ses yeux, près de
ses lèvres.
— El vous trouveriez donc tout simple que, pour vous
plaire, je trompe la confiance et raflection de mon mari?
— Mais oui! — dit Charlie convaincu.
— Et si vous appreniez (et Grâce hésita) que cette même
trahison qui, accomplie pour vous, vous paraît juste et natu-
relle, si vous appreniez que j'ai pu l'accomplir pour l'amour
d'un autre, que penseriez-vous de moi?
Charlie se releva d'un bond et prit Grâce par les épaules.
— Ah! — gémit-il, — vous /'avez aimé! j'en étais sûr! et
vous Taimez. Voilà ce que je devine [et prévois depuis son
retour, ce que je redoute, ce qui m'épouvante, ce qui m'a
donné l'audace de vous parler enfin ce soir... Comme je le
hais ! comme je le hais !
— Et moi, — dit-elle, — vous me haïssez aussi?
— Oh! non. Je vous en veux, mais je vous aime. Je vous
défendrai. Je vous conquerrai. Je vous garderai. C'est lui
que je hais!
— Je ne l'aimais plus, Charlie... (Et sa voix était basse,
étranglée par les larmes.) Je ne croyais plus l'aimer!...
Plaignez-moi. Ne frémissez pas. Jugez-moi, réconfortez-moi...
Oui, soyez-mon juge, mon sauveur, Charlie. Je suis si faible,
si misérable! Ah! si vous pouviez comprendre!... Qui donc
aura pitié de moi, si ce n'est vous, vous qui m'aimez P.. .
ESCLAVE 191
Elle pleura tout bas, et ses doigts s'enlacèrent à ceux de
Charlle.
— Non, vous n'êtes plus un enfant comme je le suppo-
sais encore tout à l'heure : j'ai vu vos yeux et senti votre
étreinte; vous êtes un homme, et vous me soutiendrez! Vous
me libérerez de ce passé qui m'accable, qui m'écrase. Aidez-
moi à en repousser le poids... Apprenez ma lâcheté, ma
honte, ma faiblesse. Absolvez-m'en, Et soyez mon défen-
seur...
Elle courbait la tête sur les mains de Gharlie, qu'elle serrait
toujours dans les siennes. Il s'était assis près d'elle. Il sentait
des gouttes tièdes mouiller ses poignets, et lui-même avait
les paupières humides.
— Il est venu pour me reprendre (et elle parlait par sac-
cades comme une petite fille qui sanglote) ; il ne faut pas
qu'il le puisse, Gharlie, il ne faut pas... C'est vous que je
veux aimer! vous qui êtes pur, vous qui êtes bon, vous qui
êtes tendre... Je vous aimerai pour toujours, Gharlie, je serai
à vous uniquement, pour toute ma vie, si vous me sauvez... si
vous me sauvez de moi-même...
Elle fondit en pleurs, et sa tête s'appuya tout à fait sur les
mains amies. Gourbée, exténuée, suppliante, elle inspira une
immense pitié. Elle le comprit. Elle se redressa et essuya son
visage avec le pan soyeux de son châle.
Et, plus calme, elle continua :
— Pardonnez-moi si je vous ai fait mal par cet aveu. Je
ne pouvais pas ne pas vous le faire. Gela a été irrésistible. Je
ne voulais pas vous mentir, à vous confiant, à vous sincère.
Ecoutez! pendant deux années, j'ai été sa pauvre, sa misé-"
rable esclave; le jouet de tous ses caprices, la complice de
ses fantaisies, la victime de sa cruauté peut-être inconsciente.
Ah! j'aurais préféré qu'il me battît ! ou qu'il fût menteur!
Mais il n'était que fourbe et impitoyable. Il me trompait et
me le contait presque; il était monstrueusement véridique...
Certains jours, à ces récits, il préférait que je pleure, et,
d'autres fois, que je sourie... Et toujours j'ai pardonné...
A peine, de temps en temps, l'essai d'une révolte, d'une rup-
ture. Alors il me témoignait tant d'amour, tant de regrets,
retrouvait tant de séduction et une si terrible coquetterie que,
iga LA REVUE DE PARIS
chaque fois, je me repris au piège pour mieux souffrir et
mieux l'aimer,
— Epargnez-moi, — fit Charlie en pâlissant, — épargnez-
moi, et ne pleurez plus. Grâce, je vous supplie!
— Sil il faut que vous sachiez, — répliqua-t-elle avec l'obsti-
nation de qui peut enfin confesser une longue peine ; — il faut
que vous connaissiez toute l'étendue, toute la force du sortilège
qui m'unit à cet être en dépit de mon orgueil, de mon hon-
nêteté... oui, je puis dire, malgré tout, de mon honnêteté... Il
le faut ! pour bien comprendre à quel danger vous devez m'ar-
racher... Il avait cent maîtresses ; il me les montrait, me par-
lait des beautés de leurs corps, les comparait aux miennes,
qu'il rabaissait ou exaltait selon son humeur. Il jouissait de
mon pauvre visage convulsé quand je le voyais ébaucher
quelque aventure, poursuivre quelque caprice, ou s'acharner
à une tentative amoureuse qui ne lui eût peut-être pas paru
si délectable, si je n'en eusse été le témoin averti, impuissant
et déchiré... Et je l'aimais 1 Comme je l'aimais! Que je
redoutais de lui déplaire ! J'approuvais, je souffrais, muette
et navrée. A la moindre question, au moindre reproche, il
avouait, sûr de lui, tranquille, séducteur, hélas! charmant!
Il consolait, puis il fuyait, perfide, ironique, léger et triom-
phant. On ne peut être cruel avec plus de charme; incon-
stant, avec moins de traîtrise; amant, avec moins de pitié!
Charlie, mordant ses lèvres, pressait le bras de Grâce. Elle
aussi, à son tour, le torturait, inhumaine et misérable, lui
rendant, involontairement, un peu de ce qu'elle avait souffert
par un autre.
— Oh ! Charlie ! Charlie ! quelque chose manquait encore
à ce lent supplice que je redoutais pourtant de voir finir. Il
me manquait d'être, moi-même, ma rivale... Jusqu'alors je me
leurrais d'idées stupides. Je me disais : « Oui, il me trompe,
il me délaisse pour me revenir quand il est las d'être infidèle;
mais peut-être m'aime-t-il plus que les autres: elles ne lui
offrent que le plaisir, et moi je lui donne toute ma tendresse.
C'est un autre êlre que mon amant qu'elles accueillent. Il
ne leur dit pas les mêmes paroles, ne les entoure pas des
mêmes caresses, et l'expression différente de ses yeux me le
rendrait presque étranger.
ESCLAVE igS
» Un soir de carnaval, il y eut ici, pour lui plaire, une
soirée masquée. Par fantaisie, moi et une de mes amies
avions mis des dominos de même couleur violette aux capu-
chons rabattus sur des loups à très longues dentelles. Nous
étions de même stature, minces toutes deux et d'ailleurs a
peu près méconnaissables sous les plis du taffetas. J'ai su plus
tard que mon amie avait épingle à son capuchon une rose
qui tomba au mouvement d'une danse; rien n3 me distin-
tinguait plus donc de cette amie, et comme je m'amusais à
intriguer Antoine, il me prit pour elle... Je ne la soupçonnais
pas, car je l'aimais tendrement. Antoine entoura ma taille en
prononçant l'autre nom, il m'emmena dans ce jardin... ici...
sur ce banc. Il fut pressant, il fut tendre. Hélas ! il voulait
persuader de sa constance celle qu'il me croyait être, et m'as-
surait ainsi d'une trahison nouvelle. Et je reconnaissais ces
gestes si câlins, cette voix insinuante. Oui, c'était bien le même,
qui prononçait les paroles amoureuses que je me figurais être
seule à entendre. C'étaient des promesses et des baisers pareils.
Et de plus, il y apportait je ne sais quoi de véhément que je
ne lui connaissais plus.
» Et cela mit le comble à ma jalousie. Elle me causa une
brusque fureur : je souffris tant que je crus le haïr enfin I et
pour toujours. J'arrachai mon masque. Je me souviens que
la lune pâle, masquée par un nuage noir, en émergea comme
un brillant visage. Dans l'affolement de mon esprit et de mon
cœur, je contemplai fixement le ciel, d'un violet bleu, parsemé
d'étoiles et qui me sembla vêtu, pour cette nuit de fête, d'un
grand domino pailleté.
)) Antoine m'avait reconnue; il me parlait, malgré moi, sa
bouche sur ma bouche. Il murmurait: « Eh bien, oui, je
t'ai prise pour une autre. C'est bien à elle que s'adressait mon
désir, qu'allaient mes paroles et mes baisers. Mais elles n'eus-
sent pu être si brûlantes, ils n'auraient pas été si profonds, si
je ne t'avais pressentie sous ce velours obscur comme on
devine la lune argentée sous le nuage qui passe. A travers
toutes, en dépit de tout, je t'aime. Mes infidélités ne peuvent
t'humilier. Si tu es trahie, c'est que c'est moi qui suis im-
parfait. Il faut que tu dédaignes et que tu pardonnes. C'est
toi seule qui es ma vie, mon amour et mon bonheur. »
I*'' Janvier igoS i3
ig4 A REVUE DE PARIS
» Et encore une fois je lus prise à l'éternel mensonge et
je retombai sous le jbug...
» Tout cela j'en suis sûre, vous paraît bien ordinaire. C'est
verser beaucoup de larmes pour bien peu. Et pourtant l'im-
portance de ces choses était pour moi immense. J'en vivais,
j'en mourais. 11 a fallu bien longtemps avant que je puisse
condamner ma faiblesse passée. Quoi ! tant aimer qui se joue de
vous!... J'en ai pu rire, il y a quelques semaines. Mais, à pré-
sent, je comprends de nouveau mes tristesses d'autrefois. Je
les retrouve. Elles m'accablent. Elles causent mes larmes. Je
redeviens un cœur lamentable, honteux, épris et mal résigné.
Et cela m'épouvante, et, puisque je me juge encore, il est
peut-être temps de faire un effort suprême et de recouvrer
pour jamais ma liberté.
» Consentirez-vous à la défendre ? Par milliers des hommes
ont combattu sur cette terre d'Amérique pour affranchir le
peuple noir. Et moi, Charlie, qui libérera mon âme possédée,
en même temps que mon corps, qui peut-être encore va se
soumettre à la force adverse, à l'ennemi .*^
Violemment, sans répondre, Charlie serra sa main.
— 11 me faut terminer ma triste et pauvre histoire, —
reprit-elle. — Après cette dernière scène, ma jalousie fut,
je le crois, plus active et plus indiscrète. Je ne sus plus
retenir Antoine par ma douceur, à laquelle il trouvait sans
doute une volupté particulière. J'eus le tort de faire des
reproches amers, des scènes de désespoir et de colère. Il se
lassa de mes larmes, et probablement aussi de l'agrément
qu'il trouvait ailleurs, car il quitta la ville secrètement, sans
m'en avoir parlé, sans me prévenir par une lettre ou un
mot d'adieu, et pas une fois en quatre années il ne m'écrivit.
» Et je l'ai pleuré, regretté, appelé!... Ce qui m'épargna
la honte de l'importuner, ce fut l'ignorance où il m'avait
laissée de lui. J'appris plus tard, indirectement, qu'il vivait
en France. Alors j'étais plus tranquille et plus fière. Le temps
s'écoula. J'étais presque consolée, presque guérie; voyant
s'éloigner le souvenir de ces funestes années, je renaissais,
m'étudiais à l'oublier. J'étais près d'y réussir. Votre affection,
Charlie, vint embellir mes jours, et leur donner un très doux
attrait.
ESCLAVE Iq5
» J'allais enfin effacer de ma mémoire tout vestige de ce
passé. La haine et son tourment, qui avaient succédé d'abord
à l'amour désolé, faisaient place à la paix et à l'indifférence.
» Et c'est alors qu'il revient. Impitoyable et en dépit de
moi-même, il me convoite comme une proie, il me traque,
m'affole, m'épouvante. 11 me poursuit de son désir pervers,
de son influence néfaste. Perfide, il me rappelle les heures
heureuses de notre amour ancien, il m'environne de volup-
tueux fantômes, il ressuscite les félicités abolies. Et je me
sens défaillir, Charlie, je me sens faible à mourir. Il faut
que vous me sauviez.
» C'est un danger mortel qui plane sur moi. Qu'Antoine
me reprenne! mais ce sera pour m'abandonner encore et je
serai plus meurtrie, plus définitivement abaissée, et je n'aurai
plus pour revivre la force de la jeunesse. Ce sera la fm, —
et plus dure d'être méritée par ma soumission d'esclave,
mon indigne retour à mon abaissement, — la méprisable lin
de moi-même !
Charlie sentait son cœur battre à grands coups précipités.
Sa gorge était sèche comme si c'était lui qui avait parlé.
Dans l'ombre profonde du feuillage nocturne une lueur de
lune filtrait. Le blanc rayon semblait ainsi venir de la fleur
ronde épanouie sur le magnolier séculaire. Grâce était pen-
chée en avant, toute blanche, forme pâle et incertaine dans
les verdâtres plis du châle et ses arabesques d'argent. Et ses
yeux verts embués de larmes étaient ternis. Et Charlie
voyait tout couleur de jade et de nacre : les yeux aimés et
les magnolias, et la lune et l'air brumeux et le ciel voilé de
vapeurs opaques et le châle pareil à elles.
Il entendait le petit souffle oppressé de Grâce. Il se sentait
inondé par une grande pitié. Il n'avait jama s éprouvé un
sentiment si violemment, si tendrement douloureux.
— O ma pauvre chérie ! — dit-il, — que puis-je pour
vous, sinon vous aimer, vous défendre par ma présence vigi-
lante et mon affection passionnée !
— Il faut que vous trouviez, Charlie, le mo}'en de l'éloi-
gner de nouveau. N'a-t-il pas dit qu'il était là pour des
années, peut-être, et qu'il reviendrait ici, chez moi, malgré
moi et comme autrefois .^ Il ne veut pas comprendre mon sup-
igC) LA REVUE DE PARIS
pliant effroi. Ma mère ne sait rien : puis-je lui dire?... Et si
mon mari était là, pourrais-je lui expliquer mon aversion
subite pour cet Antoine toujours reçu chez nous avec ami-
tié?... Trouvez, Charlie 1 Cherchez bien. Ah! qui pourrait
lui parler... l'attendrir... faire appel à sa générosité, s'il en
a... à sa loyauté, s'il lui en reste!... Mais non! rien ni
personne ne le persuadera, ne l'intimidera. Car, s'il est
inconstant, il est obstiné, et, s'il est cruel, il n'est pas lâche...
Et je vous aurai tourmenté inutilement... Et pourtant, pour-
tant, il ne faut pas qu'il reparaisse; il faut qu'il parle ou que
je ne le rencontre plus !
— Comme vous l'aimez! — dit Charlie avec accable-
ment.
Elle ne répondit rien. Elle tordait ses doigts dont elle ôtait
et remettait nerveusement les bagues. Elle porta la main à sa
tête lasse. Elle souffrait. Distraite, elle enleva le peigne meur-
trissant, et la grande chevelure tomba comme un manteau :
secouée, elle couvrit le cou, les bras, les épaules, la taille, et
seul le petit visage anxieux y fit une tache claire et délicate.
Et toujours tout se ressemblait, le noir feuillage et ses fleurs
pures, les longs cheveux et la face d'ivoire et l'astre blanc
sous une nuée onduleuse qui s'assombrissait.
Grâce suppliait :
— Délivrez-moi, — dit elle, — et je vous appartiens.
Alors il songea aux contes de son enfance, aux princesses
captives dans les hautes tours, au méchant sorcier, au jeune
roi qui combat les monstres, au triomphe final de l'amour
sauveur. Et, comme il était très jeune, il s'exalta. 11 plongea
sa main timide dans les tresses éparses. A son poignet s'en-
roula une lourde boucle. Le bras passé derrière la taille de
Grâce, il soupesa, voluptueux, le poids vivant, ondoyant et
chaud. De ce bras tendu comme pour prêter un serment
solennel, il déploya dans toute sa longueur la chevelure bien-
aiméc, il la tordit, il y plongea son front. Puis il se leva.
— Je vous le jure, Grâce, je vous le jure, je vous protége-
rai. Je ferai pour vous tout ce qu'il me sera humainement
possible de faire. Adieu.
— Adieu, — dit-elle, — et ne m'en veuillez pas trop!
Déjà je me reproche de troubler votre jeunesse, de vous de-
ESCLAVE 197
mander ce qui dépasse vos forces et voire âge. Je vous ai cha-
grinée par cette confidence inutile. Il arrivera ce qu'il pourra,
Cliarlie, mais d'abord merci : cela m'a fait tant de bien de
vous parler, de tout vous dire, de n'avoir pas à vous mentir!
Elle l'accompagnait, en chuchotant ces paroles, jusqu'à la
porte de la rue. Elle avait rallumé au salon une lampe qui
vacillait. A sa clarté, elle vit le jeune homme et fut frappée
de la transformation subite de son visage : il n'avait plus son
expression incertaine et tendre, mais quelque chose de mélan-
colique et de viril.
— Au revoir. Au revoir, Charlie... Et pardonnez-moi! —
dit-elle d'une voix tremblante.
— A bientôt! — répondit-il.
Il s'inclina avec respect devant elle, et la lourde porte se
referma.
Pensive et lasse, elle allait regagner sa chambre, quand elle
vit une lueur rouge filtrer de la cuisine. Elle y entra. Le vieux
Dominique était accoudé sur la table; la tête levée, il contem-
plait le plafond. Une odeur acre de bois vert, de fumée et
d'épices flottait dans la grande pièce, que la pénombre ren-
dait mystérieuse. Aux solives pendaient des herbes ficelées,
des bottes d'oignons, des grappes de piments et un jambon.
Les marmites, les casseroles, les daubières, les récipients
variés ornaient les murs de trophées brillants, y allongeaient
des formes bizarres. Dominique, tout noir, avait l'air d'un
sorcier. Près de lui, sur la table, étaient préparées en
paquets bruns des gousses de vanille, et une boîte de vannerie
japonaise ouvrait tous les petits compartiments oià il rangeait
des épices triées.
— Quoi! Dominique, tu n'es pas couché?
Il grommela qu'il n'avait pas voulu s'en aller avant le
départ de moussu Cliarlie. Il ne dit pas qu'il avait craint que
le dernier restant ne fût Antoine.
Il venait seulement de reconnaître, au départ, la voix de
Charlie. Il dit aussi que quelqu'un rôdait dans la rue et qu'il
avait veillé, ayant toujours peur que les amoureux de Migue-
line ne s'introduisent dans la maison.
Dominique avait vu naître Grâce. Il l'aimait peut-être plus
I gS LA REVUE DE PARIS
que Migueline et comme « son enfant blanc». Attendri, il la
regarda. Elle était rapetissée et rajeunie par ses cheveux
défaits qu'il regarda sans soupçon, puisque cet Antoine de
malheur était parti depuis longtemps.
Il dit k Grâce, de sa voix zézayante et puérile, qu'elle
rappelait ainsi la toute petite fille qu'elle avait été... Alors il
la faisait jouer dans la vieille plantation paternelle oii l'on
habitait de longs mois ; il lui fabriquait de si belles seringues
avec des bambous I On pouvait, en visant bien, mouiller du
jardin le nez des gens qui se montraient aux fenêtres de la
maison, avec ces mirifiques seringues 1 .. . Et Dominique rit
sans bruit, en montrant ses belles dents restées saines qui
dans sa face noire et ridée avaient l'air d'amandes fraîches
dans une vieille coque.
Grâce posa sa lampe. Elle s'assit sur la table, jambes pen-
dantes. Elle respirait les paquets luisants des gousses odo-
rantes. Elle sourit un peu et, après la vanille, se mit à manier
des raclures de cannelle, des clous de girofle, des grains de
poivre, et fit filtrer entre ses doigts, près de la clarté, le
safran jaune et impalpable qui semblait ainsi s'écouler d'un
sablier lumineux pour ne marquer que les heures chaudes.
Dominique se plaisait à ce tête k-tête. Un peu radoteur,
il énuméra ses souvenirs. Ah! les noix du « pecan », qu'il lui
ramassait, toutes rondes et noires: toujours elle lui demandait
si c'étaient les œufs d'oii naîtraient les petits nègres.
Et comme elle raffolait des nèfles du Japon, pour collec-
tionner, une fois qu'elles étaient mangées, leurs noyaux nom-
breux, lisses comme des osselets 1
Et le nid de colibri, pas plus large qu^une fleur, creux
comme un bonnet de nain, qu'il lui avait trouvé, rempli
d'œufs minuscules 1 .. . On avait piqué les œufs d'une aiguille
pour les vider et conservé pendant des années ce petit nid et
ces petits œufs.
Il lui avait élevé un oiseau moqueur qui imitait tous les
bruits : la porte qu'on ferme, le store qu'on lève, le poulet
qu'on tue, le fusil qui part, le chien qui aboie, le chat qui
miaule, et le crissement du vol de l'oiseau-mouche, et les pas
étouffés ou grinçant sur le gravier, et les battements d'ailes,
et le bouillonnement de l'eau, et les lunettes rentrant sec dans
ESCLAVE ig^
l'élui, et le vent dans les feuilles, et jusqu'aux exclamations
rageuses de la grand' mère jouant aux cartes...
Il avait soigné aussi un bel oiseau cardinal, tout rouge :
sa dignité était vraiment ecclésiastique lorsqu'il inclinait,
bénisseur, sa tête coiffée d'un bonnet cramoisi. Parfois il
restait songeur, dolent. Il regrettait peut-être de ne pouvoir
jamais échanger ce bonnet épiscopal pour la tiare de quelque
pape ailé.
Un petit perroquet avait complété le trio multicolore et
emplumé. Ce perroquet avait appris une phrase désespérée
que répétaient les serviteurs quand Grâce s'échappait sans
chapeau pour courir ainsi dans la chaleur meurtrière des
après-midi torrides.
Lé perroquet délateur disait alors, d'une voix rauque, se
balançant d'une patte sur l'autre et dodelinant de l'aigrette :
(( Madame... Grâce est au soleil... Grâce est au soleil I... »
Il séparait les premières syllabes et précipitait la fm de la
phrase. Le vieux Dominique l'imita.
■ Et les papillons immenses qu'il capturait pour les offrir à
son enfant blanc!... Avec précaution, il serrait les grandes
ailes; au signe de Grâce, on libérait le captif: il s'envolait,
d'abord lourd, hésitant, puis léger, aérien. Et Dominique
restait à regarder ses doigt marrons où collait une pous-
sière d'or. Et Grâce songeait à des grimoires, dont les carac-
tères cabalistiques auraient séché sous cette poudre mysté-
rieuse...
Dominique se délectait à ces évocations. Il bavardait tou-
jours. Grâce ne l'écoutait plus. Mille papillons palpitants
voilaient d'un mouvant rideau les choses de son enfance... Et
c'étaient ceux admirés dans la journée amoureuse dont Antoine
avait jiarlé ce soir. C'étaient ceux-là qui tournoyaient dans
sa mémoire; et, défaillant encore à ce souvenir, elle mit la
main sur ses yeux : ainsijadis avait-elle fait quand l'un de ces
papillons, volant trop près de son visage, avait ébloui ses
regards.
Elle roulait sur son doigt une longue boucle, et elle dit
d'une voix triste :
— Ahl que je A^oudrais redevenir enfant, mon vieux Domi-
nique !
200 LA REVUE DE PARIS
Il secoua la tête et cracha sa chique. Le jet sûr de sa sahve
noire traversa la pièce sans éclaboussure et tomba dans le
foyer.
— Je voudrais être morte, Dominique! tu m'entends P
Morte.
Mais Dominique croisa les bras au-dessus de son crâne et fit
avec ses index des signes singuliers : il croyait ainsi éloigner
le mauvais sort. Dominique était superstitieux. Dominique
n'allait jamais sans peur faire une visite pieuse à sa femme,
enterrée dans un antique cimetière marécageux. A la Nouvelle-
Orléans les morts n'ont pas de tombes souterraines : on ne
peut pas creuser profondément le sol trop humide, et ils sont
recouverts de tertres hauts. De grands cyprès les abritent,
non pas rigides et droits comme ceux d'Europe, mais levant
vers le ciel chaud leurs bras désespérés oij pend l'éternelle
mousse grise, moisie et emmêlée, qui fait songer aux che-
velures qu'ont sans doute les mortes dans leurs sépultures
fangeuses.
Et Dominique frissonna en regardant les longs cheveux
vivants de Grâce qui se séparaient en mèches nombreuses
et qui avaient la couleur de la brune et soyeuse vanille.
— Toi pas mourir! — dit-il avec émotion, dans son lan-
gage enfantin et naïf. — Toi vivre longtemps ! longtemps
après que ton vieux Dominique sera klklrlboiit ^ .
— Ah! je t'aime bien, va, mon vieux Dominique!
Elle passa la main sur la tignasse crépue à l'odeur laineuse,
■et le nègre frémit de plaisir à celte blanche caresse.
— Allons, bonsoir! — dit-elle en sautant à terre. — Il
est bien tard.
Dominique se moucha. Les coins de son vaste mouchoir
d'indienne jaune étaient noués, pour contenir des sous, du
tabac et lui remémorer plusieurs choses : son nez soufflait
entre qualre cornes. Il s'élira, bâilla. Dans un coin de la cui-
sine il fureta, cassa un morceau de sucre, le grignota en
singe âgé et gourmand. Il montra à Grâce, sur des rayons,
les pots de confiture de figues vertes, de goyaves, alignés en
bon ordre, ambrés, verdùlres ou rubis. Puis il prit dans sa
1, Mort.
ESCLAVE 201
main noire aux ongles violacés l'espèce de petit falot qui
éclairait, fit le lour de son domaine, et, grimaçant, lippu,
voûté, suivit Grâce, ombre légère. .
Pendant que Grâce et le vieux Dominique conversaient
doucement dans la cuisine noire et rouge, enfumée et dorée,
des voix assourdissaient leur vive dispute dans la rue déserte.
Charlie avait à peine fait quelques pas lorsqu'il se trouva en
face d'Antoine.
— Vous rentrez bien tard, monsieur! — dit celui-ci d'un
ton sarcaslique.
— Eh quoi! vous m'épiez I... De quel droit? — s'écria
Charlie fou de colère et tout tremblant d'émotion.
Car il ne s'attendait pas à se trouver ainsi, ce soir même, si
près de cet homme haï, lui encore tout brûlant des confidences
de son amie.
— De quel droit? — répliqua Antoine, insolent. — Ce
n'est pas à moi de vous le dire, si vous l'ignorez. Mais, en
tout cas, je vous conseille de renoncer à vos assiduités noc-
turnes : elles compromettent madame Mirbel.
Charlie eut envie de le tuer. Il n'avait pas d'arme. Au
moins l'étoufler ! l'étrangler! Il crispa ses mains. Son sang
vif lui montait a la face. Il bégaya :
— Je n'ai que faire de vos avis et les considère comme une
insulte. Je vous enverrai demain mes témoins, et je préfère
que les vôtres ne soient pas conciliants. Nous nous battrons!
Le plus tôt sera le mieux.
— Soit! — dit Antoine avec hauteur et mépris, — à votre
gré.
Ils se tournèrent le dos. S'ils étaient restés là une minute
de plus, ils tombaient l'un sur l'autre à poings fermés, pour
s'assommer et se mordre. Maintenant ils étaient un peu cal-
més par la pensée de ce duel proche qui leur causait à chacun
un mauvais plaisir. Réciproquement, ils se jugeaient un
dangereux rival, un ennemi. Bretteurs comme tous les jeunes
gens de cette ville, et fils de gens qui adoraient se battre,
l'idée de ce duel, qui pouvait être meurtrier, leur semblait
désirable et les apaisait momentanément.
« Je le tuerai ! — pensait Charlie ivre d'une fureur gran-
202 LA REVUE DE PARIS
dissante et chevaleresque. — D'ailleurs, n'est-ce pas le seul
et le vrai moyen de venger Grâce tout en la délivrant?... Je
le tuerai. »
ce Je donnerai à ce gamin la leçon qu'il mérite, — pensait
Antoine, mortifié, rageur, mais moins irrité, ne pouvant pas
croire que Gharlie fût réellement l'amant de Grâce. — Je
lui apprendrai à rester plus tard que moi chez ma maîtresse,
et un bon coup d'épée l'empêchera pendant quelque temps de
rôder autour des femmes qui m'appartiennent... »
Car il considérait Grâce comme sienne : tel un livre
qu'on ne lit jamais, un objet relégué dans une armoire, une
maison lointaine où l'on n'habite plus.
*
* *
Grâce était au jardin, au milieu des fleurs. Les pieds nus
dans des mules, les cheveux réunis sur le dos en une grosse
natte, les bras libres, hors de l'ample et transparente cami-
sole qui compose, avec une jupe à fronces, la a blouse flot-
tante » des créoles, — elle savourait l'air matinal, la chaleur
plus légère, les parfums plus frais de cette heure.
A l'instant du réveil joyeux qui rajeunit les choses, elle se
sentait encore plus lasse et plus triste. Elle s'efforçait de ne
songer à rien pour échapper à son obsédante pensée et au
perpétuel combat qu'elle-même soutenait contre elle-même...
Il y avait en elle deux âmes : l'une, simple, douce, résignée,
fatiguée de chagrin et d'amour, aspirant au repos, à la paix,
au silence; une âme si vieille, si meurtrie, si prête au renon-
cement, si lasse de peine, que Grâce courbait le dos et que
ses mains tremblaient lorsqu'elle était hantée par cette âme-
là ; mais il y avait l'autre I l'autre âme jeune, avide de joie
et de tendresse, l'autre âme amoureuse et vivante, révoltée,
ardente de désir, et qui surgissait parfois si impérieuse, que
Grâce la réprimait mal, — âme redoutable et instinctive.
Ces deux forces différentes se disputaient son être. Elle
était tour a tour la proie de l'une ou de l'autre. Longtemps
faible et alanguie, elle avait de brusques sursauts d'énergie et
de passion; ils la laissaient plus découragée, plus morne...
Elle était ainsi, ce matin. Elle allait à pas lents; elle soûle-
ESCLAVE 203
vait les roses et les frôlait de son nez délicat, puis coupait
les Heurs fanées avec des ciseaux brefs et luisants. Les citrons
pendaient sous leurs feuilles vernies, comme des gourdes
jaunes. Ses mains, de loucher les écorces mûres, restaient
imprégnées d'un arôme acide et désaltérant : elle flaira ses
mains avec plaisir. Le jasmin exhalait, au jour, une moins
puissante odeur que dans l'air sombre des nuits. Le jardin
sentait le miel, la vanille, le poivre, le musc. Un magnolia
se flétrissait auprès de boutons nouveaux, et» fauve et brunis-
sant, oflrait comme une étrange coupe de cuir. Les œillets
ébourifîaient leurs pétales déchiquetés, et les roses, les roses
amies, ruisselaient sur les murs, exubérantes de vie. Elles
inclinaient leurs rameaux vers la jeune femme pensive et sem-
blaient lui dire: «Respire-nous; imite-nous; fleuris, parfume
et meurs, sans rêve, sans tristesse. Nous nous ouvrons, nous
embaumons, nous nous elTeuillons et nous mourons, pour
renaître en d'autres roses, depuis qu'il y a des roses sur la
terre... »
— Quoi! — dit Grâce, confuse d'être surprise ainsi. —
c'est vous, Francis.^ si tôt?... Votre femme...
Francis marchait vers elle d'un pas hâtif.
— Ma femme va bien, — dit-il.
— Alors qu'avez-vous ? Qu'est-il arrivé?
— Rien... c'est-k-dire... rassurez-vous... Charlie est là...
Ce préambule étrange et surtout l'aspect bouleversé de Fran-
cis émurent sinistrement Grâce, et après ces mots si simples :
« Charlie est la », elle demanda, les dents serrées :
— Oh!... il est mort?
Les ciseaux tombèrent à terre; ils brillèrent, en angle
acéré. Elle les regarda, stupide et anéantie.
— Non, grand Dieu! blessé seulement, oh! très peu.
Elle respira très fort.
— Il s'est donc battu! — dit-elle.
Elle en avait eu la certitude en voyant, après ses confi-
dences imprudentes à Charlie, arriver Francis, à cette heure
inusitée.
— Ne craignez rien, — dit celui-ci, — et surtout, près de
lui, ne laissez rien percer de votre inquiétude... J'étais témoin
d'Antoine... Charlie a reçu un coup d'épée dans le poumon
20/l LA REVUE DE PARIS
droit. Il a voulu être transporté ici, être soigné par vous...
Le docteur Fa déjà pansé...
— Où l'a-t-on mis? — dit Grâce. — Pourquoi ne pas
m'avoir avertie tout de suite?
— Dominique nous a vus venir; affolé, il l'a fait porter
dans la grande chambre inoccupée, au rez-de-chaussée...
Votre mère dormait; on a cru que vous dormiez aussi... Et
nous étions éperdus; nous ramenions le docteur... Je vais
aller avertir votre mère. Ne vous hâtez pas. Le docteur n'a
pas fini...
— Non, non ! j'y vais ; n'insistez pas, — dit Grâce. —
Elle fit un pas, puis s'arrêta :
— Et comment cela s'est-il passé ?
— Ils se sont bien battus, — dit Francis à voix basse, en
traversant le salon, — je vous l'assure! Tous deux sont
remarquablement adroits à l'épée, habiles, très exercés. Mais
Antoine était plus maître de lui que Charlie, qui paraissait
fou de rage et perdait peu à peu tout sang-froid dans une
frénésie inexplicable... Il cherchait visiblement à tuer son
adversaire : c'est dans ce désir de plus en plus apparent qu'il
a oublié le soin de sa propre vie, et l'épée d'Antoine alors
Fa atteint au poumon...
— C'est très grave, n'est-ce pas? — dit-elle.
— On le sauvera, allez! Le docteur l'affirme.
Grâce entra dans la chambre. Dominique et Migueline
avaient aidé le docteur. Charlie était couché. Il avait le visage
un peu contracté; il ouvrit les yeux en entendant le pas de
Grâce.
— Ahl ma chérie, — dit sa voix indistincte, — ma chérie I
— Ne parlez pas, — fit le docteur.
Grâce avait le cœur déchiré par une douleur maternelle.
Elle prit la main du jeune homme, s'agenouilla près du lit.
Il y gisait, jeune et beau. Tout était dans un désordre extrême.
Migueline n'avait pu enlever assez vite les vêtements amon-
celés a. terre : Grâce vit qu'ils étaient pleins de sang. Des ser-
viettes, des cuvettes, des bandes, des morceaux d'ouate, des
fioles encombraient les tables et les chaises. Les instruments
d'acier brillaient auprès de la trousse ouverte. Le docteur se
lavait les mains... Grâce vit tout cela d'un œil hagard : elle
ESCLAVE 205
se détourna, et sa lourde tresse pendit de son épaule sur le lif.
Ahl c'était ce que Gharlie désirait tant, ce qu'il souhaitait si
passionnément 1 Qu'elle soit près de lui si proche I Que ses
cheveux l'entourent, que ses mains pressent les siennes, que
leurs visages soient l'un contre l'autre! Qu'ils respirent tous
deux le parfum de leur peau, de leur souille confondus I
Ah! elle sentait une odeur de sang! Elle crut défaillir.
Il avait les yeux fermés, les jambes raides sous la couverture,
le cou nu dans l'entre-bâillement de la chemise passée à grand
peine après le pansement : Migueline emportait l'autre, lacé-
rée, coupée, déchiquetée... rouge! Grâce fut triste jusqu'à
la mort.
La mère arrivait en larmes, pauvre masse gémissante. Elle
franchit à peine la porle : impérieux et suppliant, le docteur
coupa court à ses sanglots trop bruyants et à ses reniflements
lamentables.
Grâce se releva. Avec précaution, elle posa la main pâle de
Gharlie sur le drap et, anxieuse, vint interroger le médecin.
— Nous l'en tirerons, — déclara-t-il énergiquement, — et
il a de la chance!... J'espère qu'à présent il n'aura pas d'hé-
morragie interne... Avec six semaines de lit... des soins
constants... Je vais vous envoyer une infirmière... La pré-
sence des gens aimés est peut- cire au malade aussi funeste
que salutaire... En tout cas, il faut une garde, quelqu'un qui
ait l'habitude de tout cela. Vous ne sauriez pas le remuer,
seulement... Gette garde, vous l'aurez dans une heure... Ne
vous laissez pas abattre... Il a voulu être chez vous. Il y est...
Ne vous dérangez pas, madame. A ce soir!...
Et, après quelques recommandations, il sortit.
Grâce vécut dans cette chambre, à genoux près de ce lit,
des heures de détresse et d'agonie. N'était-ce pas par sa fante,
à elle, que Gharlie était en danger? Ah ! s'il y échappait,
par quel amour sans bornes elle l'enchanterait, le récompen-
serait!... Gar elle faiblissait sous la tendresse, la pitié, le re-
mords, la reconnaissance. Ce sang juvénile et versé pour elle,
n'effaçait-il pas définitivement toute néfaste empreinte de la
mémoire de Grâce et de sa chair? Et le honteux désir n'était-il
pas à jamais entraîné vers l'oubli par le flot pourpré qui avait
coulé de cette blessure et lavé tout le passé?...
206 LA REVUE DE PARIS
Charlie sommeillait; il passa sa main sur les cheveux de
son amie, et il dit. dans un soufïle faible :
— O bien-aimée ! . . .
Alors Grâce pleura. Elle pleura, et ses larmes chaudes et
non étanchées trempaient la batiste qui la vêtait, et ses nattes
s'imprégnaient de gouttes chaudes et salées.
La garde, qui était arrivée, vint la remplacer. Elle était
ronde, réconfortante, sous la housse de toile bise et le tablier
dont la bavette dessinait sa poitrine rebondie. Elle avait une
bonne figure. Elle arrangea tout, alignales fioles, roulales ban-
des, empila le linge, puis elle renvoya Grâce en la rassurant :
— Bah! j'en ai vu revenir de plus loin que ça... surtout
à son âge... On le guérira, ce joli garçon I
Grâce se pencha vers le malade. 11 paraissait dormir. Elle
eut le pressentiment qu'il guérirait. Et une sorte d'apaise-
ment lui sembla descendre en elle et sur toutes choses. Elle
sortit lentement.
Elle remontait sans bruit l'escalier lorsqu'elle croisa sa
mère qui lui dit, tout essoulïlée, à voix amortie :
— Va donc voir ce qui se passe en bas. J'ai vu par la
fenêtre Antoine qui voulait entrer et Dominique qui lui
barrait la porte. Il ne faut pas qu'ils se disputent : si Charlie
entendait!... Dominique a le diable au corps...
Grâce n'écoutait plus. Raide, les mains crispées, le pas
inégal, elle se dirigea vers le vestibule. Elle croyait porter
sur le front une pierre qui pesait de plus en plus lourd, et
qu'elle allait succomber sous son poids.
Elle vit la porte ouverte. Dominique, hostile, hargneux,
la barrait de ses bras étendus et secouait obstinément la tête.
Antoine, impatient, le sommait au moins de répondre, d'aller
prévenir qu'il était là. Mais le vieux nègre faisait le sourd.
Il défendait la maison contre ce qu'il sentait être l'ennemi,
avec une tenace et secrète terreur.
— Ah! vous enfin, madame ! — dit Antoine. — On m'in-
terdit votre seuil ! Je viens prendre des nouvelles de mon
adversaire que je suis désespéré d'avoir blessé si gravement.
Je voudrais vous parler un instant, vous dire...
Dominique tourna vers Grâce sa figure suppliante.
ESCLAVE 207
— Laisse-le entrer, Dominique! — dit-elle faiblement.
Antoine fit un mouvement; Dominique ne bougea pas.
— Laisse-le entrer 1 — ordonna Grâce d'une voix plus
forte.
Le vieux nègre se courba. Il laissa tomber ses bras et,
désesiDéré, il s'en alla vers sa cuisine en marmottant entre ses
grosses lèvres un judicieux proverbe créole :
— ZaiTaires cabri pas zaffaires mouton...
Grâce marchait près d'Antoine comme dans un songe. Elle
éprouvait un étrange effroi, — le même qu'en découvrant,
petite fille, dans les orangers, la terrible chenille cornue d'oiî
naît le plus beau papillon pourpre et or : mélange d'horreur,
d'épouvante, d'admiration mystérieuse.
Ils allèrent en silence jusqu'au jardin. Elle s'arrêta en face
de lui, émue, frémissante. Elle aurait voulu lui crier qu'elle
le détestait, qu'elle le méprisait, qu'elle le chassait ! Elle ne
dit rien.
— Pardonnez-moi — dit Antoine — le chagrin et l'inquié-
tude que je vous cause. Votre jeune cousin m'a provoqué ; il
voulait me tuer, je vous le jure ; c'est en me défendant que je
l'ai atteint... Je ne cherchais qu'à le ménager.
— Je sais, — dit Grâce.
Elle le contemplait, très droite, très pâle. Sous sa cheve-
lure dépeignée, en désordre, ses traits étaient défaits et ses
joues rougies de larmes. Sa blouse était souillée, fripée,
dégrafée. Mais il regardait tour à tour ses pieds nus sortant
à demi des mules étroites, et ses yeux qui étaient verts
extraordinairement, d'un vert vivace de feuillage. Elle le
contemplait fixement. Rien de civilisé ne restait en elle.
Echevelée, à peine vêtue, elle était sauvage et presque
animale.
Un irrésistible tourbillon balayait en elle tous les senti-
ments développés par l'éducation et la famille. Sa nature
farouche et ardente reparaissait au milieu d'un bouleverse-
ment suprême. Elle haïssait, elle adorait. Elle aurait voulu
ne pas être. La voix changée, très rauque, elle dit :
— Vous n'êtes pas blessé? Vous n'avez rien?
— Rien, — dit-il, sans bouger, admirant la beauté terri-
ble de cette femme.
208 LA REVUE DE PARIS
Elle élait secouée d'un grand frisson. Elle voyait Antoine
à la place de Charlie, sanglant, inanimé, mort peut-être.
Elle leva les bras, avec un cri d'épouvante :
— Ah! s'il t'avait tuél...
Il la reçut sur sa poitrine, enfin vaincue et toute pantelante.
Elle cacha son visage sur l'épaule du dominateur. Elle se
cramponnait à lui. Elle éprouvait enfin le bonheur et sa paix
immense, un bien-être, un oubli divin qu'elle avait cru ne
plus jamais connaître. Orgueil, ressentiment, douleur, re-
mords, loyauté, tendresse, tout élait refoulé par l'amour
triomphant. Sauf lui, rien n'était plus.
Antoine souleva la tête de l'amante reconquise. Il regarda
tout au fond des yeux verts, et il comprit que la lutte était
finie et que l'esclave amoureuse revenait au joug de son
maître.
GERARD D'HOUVILLE
LA RÉFORME TUNISIENNE
La Tunisie est sur la sellette. On discute ses finances, son
commerce, son administration. Jusqu'à présent, tout le monde
chantait les louanges du Protectorat, les mérites de l'autono-
mie tunisienne. On propose aujourd'hui de rattacher la Tuni-
sie au ministère des Colonies. Non pas qu'on entende toucher
au Protectorat ou même à l'autonomie. Il ne s'agit que de
leur donner « les directions nécessaires ». Et, comme les
aflaires tunisiennes, vues de Paris, n'apparaissent point exac-
tement sous le même angle que vues de Tunis, il arrive que
les questions dont les Tunisiens se préoccupent le plus, sont
précisément celles dont, à Paris, on s'occupe le moins.
Il est pourtant une question qui s'impose à tous : il va
falloir, dans quelques semaines, procéder à la réélection de la
Conférence consultative : sous quelle législation électorale ? Il
est universellement reconnu qu'il est impossible de le faire
avec la législation actuelle. C'est que le Protectorat tunisien
est un Etat très jeune qui a marché très vile : l'extrême rapi-
dité de son évolution a constamment devancé les institutions
successives dont on l'a doté ; à peine mises en pratique, ces
institutions se trouvaient insuffisantes et démodées. Songez
qu'en moins de vingt-six ans la Tunisie a passé de la bar-
barie turque à la civilisation française et que son organisa-
it Janvier igoô. l4
2IO LA REVUE DE PARIS
tion politique, de 1881 à 190/i, a franchi par de courtes
étapes la distance qui sépare un pachalik ottoman d'un gou-
vernement représentatif. Comment s'est faite cette évolution,
quelles en ont été les étapes, quelles sont aujourd'hui les
défectuosités du régime en vigueur, comment faut-il s'y
prendre pour mettre ce régime en harmonie avec le dévelop-
pement actuel de la colonie tunisienne? Toutes questions
urgentes et graves.
*
* *
Le suffrage universel existe en Tunisie ; il y est depuis
longtemps pratiqué. Même il est assez curieux de constater
qu'il y fut établi avant l'occupation française, par les pachas
et les beys, qui, dans chaque colonie européenne de Tunis,
faisaient élire par tous les nationaux les « députés de la
nation ». Le premier corps élu qu'institua l'occupation fran-
çaise, la Chambre de commerce, procédait également du suf-
frage universel; de même les nouveaux corps électifs qui
furent créés à mesure que s'organisa le Protectorat. Enfin, le
23 avril 189G, M. Millet, résident général, compléta l'orga-
nisation électorale de la Régence, en donnant le droit de
suffrage à tous les citoyens français de la colonie. A l'heure
actuelle, tout Français majeur, de vingt-cinq ans et non privé
de ses droits politiques, est inscrit sur une liste électorale et
jouit du droit de vote.
Donc, en principe, le suffrage universel existe en Tunisie.
Mais c'est un suffrage a compartiments, où tous les votes n'ont
pas la même valeur et où l'on voudrait que tous les élus
n'eussent pas les mêmes droits. La Tunisie possède, comme la
France avant 1789, trois classes de citoyens, répartis en trois
«ordres» distincts, dont deux privilégiés. Et la question qui
se discute aujourd'hui, par un singulier recommencement de
l'histoire, reproduit en tout petit, mutatis mutandis, la que-
relle par laquelle commença la Révolution : vote ce par ordre»
ou a par tête ».
Il est hors de doute que l'organisation actuelle fut, à son
heure, un grand progrès. Lorsque, en 1881, après l'occupation,
naquit le Protectorat, la Tunisie était encore très loin morale-
LA REFORME TUNISIENNE 211
ment de la France. On la comptait toujours parmi « les[Eclielles
du Levant », et ce n'en était pas la moins turque. Il ne s'y
trouvait guère que sept cents Français, tous commerçants,
presque tous « vieux Tunisiens », soumis — et attachés — au
régime des Capitulations qui les constituait en « Nation fran-
çaise », communiquant avec le Bey par l'intermédiaire des
« députés de la nation», avec la France par l'intermédiaire du
Consul. Aujourd'hui, la Tunisie compte, en dehors du corps
d'occupation, plus de 29 000 Français, dont plus de 7000 ma-
jeurs de vingt-cinq ans, inscrits aux listes électorales et divisés
en trois ordres, savoir: i i3o électeurs agricoles, quelque chose
comme l'ordre des seigneurs-terriens, la noblesse; i 38o élec-
teurs commerciaux, l'aristocratie d'argent ; et /) 5oo «divers»,
non agricoles, non commerçants, moitié fonctionnaires et
moitié ce commun des martyrs », une façon de Tiers-Etat,
Le changement est grand, mais ce n'est pas le seul. Avant
l'occupation française il n'existait, cela va sans dire, rien qui
ressemblât à un joui'nal. Il se publie aujourd'hui en Tunisie,
sans parler des revues et brochures, une vingtaine de pério-
diques, oii toutes les opinions et tous les intérêts — voire
toutes les rancunes, — peuvent se produire d'autant plus à
l'aise qu'en débarrassant les journaux de l'entrave du caution-
nement, le Résident actuel a mis la presse tunisienne sous le
régime de notre loi de 1881.
Ce n'est pas sans quelques tiraillements que la Tunisie, en
moins de vingt-cinq ans, a passé de la barbarie turque à la
civilisation. Mais, somme toute, l'évolution s'est faite paisi-
blement, ou à peu près, grâce au fait initial qui a déterminé
le caractère de noire occupation : nous n'avons pas pris la
Tunisie ; nous l'avons acquise. Notre occupation ne fut pas
une guerre, mais une simple prise de possession. Nous n'avons
pas fait figure d'oppresseurs, mais de protecteurs bienfaisants.
Les ménagements nécessaires nous obligèrent de donner à
notre domination le caractère éminemment diplomatique du
Protectorat, qui a fait le salut et la fortune de la Tunisie.
Non seulement il lui a épargné les calamités et les ressenti-
ments de la conquête, les secousses de l'insurrection ; non
seulement il lui a donné la paix intérieure et la sécurité ; mais
la Tunisie n'a point connu les juridictions exceptionnelles, ni
212 LA REVUE DE PARIS
le régime des colonnes et ses conséquences, et elle n'a connu
qu'un instant, et tout à fait accidentellement, les entraves
bureaucratiques, les chinoiseries des rattachements ministé-
riels, le gouvernement indirect et lointain de l'antichambre
■et du couloir.
A l'intérieur, la Tunisie n'eut pas à subir non plus le bou-
leversement soudain des institutions, la subslilution brusque
d'une administration étrangère à l'administration indigène,
l'invasion subite des fonctionnaires coloniaux. Obligée par
l'article l\ du traité de Ksar-Saïd à respecter les traités exis-
tant entre la Tunisie et les autres Puissances, la France ne
pouvait toucher que progressivement, et par voie diplomatique,
au régime des Capitulations. La transition dut se faire sans
secousses, régulièrement, avec beaucoup de temps et de pa-
tience. Ainsi ménagée, l'évolution ne pouvait manquer d'être
pacifique. A ses débuts, le Protectorat ne s'occupa guère de
colonisation. La Tunisie, à ce moment, n'était, comme on le
disait officiellement, «qu'une affaire diplomatique». Le Rési-
dent n'avait qu'à négocier, a préparer l'abrogation progressive
des Capitulations, à contenir les prétentions des colonies étran-
gères, — des ce Nations », comme on disait alors. La seule
<c Nation française », n'ayant affaire qu'au Protectorat et non
plus au gouvernement beylical, avait disparu en tant que corps
constitué et n'avait plus de députés. On lui donna une
Chambre de commerce, dénuée de toute compétence politique
et maintenue strictement dans les limites de son domaine
professionnel.
Ce fut pour la colonie une grosse déception. Elle avait
•espéré beaucoup de l'occupation française. Il lui semblait
qu'elle devait bénéficier la première de notre domination,
•qu'elle devait être, elle aussi, dominante, privilégiée, supé-
rieure en droits aux autres colonies européennes. Et M. Cam-
bon, préoccupé avant tout, et avec raison, de l'œuvre primor-
diale, qui était l'établissement même du protectorat, devait
lui prêcher la patience, la modestie, l'abnégation même, lui
rappelant qu'elle était la dernière venue, la moins nombreuse.
A quoi la Chambre de commerce répondait qu'elle ne compre-
oiait pas qu'on lui fit regretter le gouvernement du Bey.
La lutte s'engagea, vive et presque violente, entre la
L\ REFORME TUNISIENNE
2lS
Chambre de commerce et le Résident. La Chambre avait
pour elle qu'elle était le seul corps élu du pays et que^
d'ailleurs, l'élément commercial constituant presque a lui
seul toute la population française, elle représentait, autant
que faire se pouvait, la colonie. Elle linit par avoir raison du
Résident à force d'habileté patiente et de ténacité. Cette vic-
toire marqua l'entrée en scène de la colonie, revendiquant
— et obtenant — des droits, exerçant en fait une action
directe sur les affaires publiques.
Mais à côté de cet élément commercial qui préexistait à la
conquête, une autre catégorie survenait, riche, puissante. Rui-
nés ou menacés par ]e phylloxéra, les gros viticulteurs français
se jetaient sur la Tunisie comme, vingt ans auparavant, s'étaient
jetées sur l'Algérie les victimes de Toïdium. Et comme le
Protectorat, pacifique et incontesté, garantissait à la Tunisie
la paix et la sécurité, les capitaux affluèrent. Pour l'acquisi-
tion de grands domaines et la création d'immenses vignobles,
près de deux cent millions d'argent français, en moins de
deux ans, passèrent la mer. Ces nouveaux venus n'étaient
pas les premiers venus, tant s'en faut : appartenant tous à
l'une des quatre ou cinq aristocraties qui se disputent, en
France, le haut du pavé, ils entendaient que l'on comptât
avec eux. L'importance de leurs domaines, la supériorité toute-
puissante de leur richesse sur la misère arabe donnaient a
leur situation quelque chose de seigneurial. Parmi ces puis-
sants, figuraient des sociétés de grande envergure : l'Enfida,.
rOued-Zarga, etc. Leurs intérêts communs, — et surtout la
préoccupation de défendre le vignoble tunisien contre l'inva-
sion possible du phylloxéra, — les rapprochèrent dès le pre-
mier jour et les firent se grouper en syndicats. A côté de
Tordre ancien du commerce, naquit un ordre nouveau qui
revendiqua et bientôt obtint une supériorité sur le commerce
lui-môme.
Dès lors il fallut modifier l'institution primitive du Protec-
torat. L'œuvre diplomatique, déjà faite aux trois quarts, se
poursuivait sans efforts, et, pour ainsi dire, toute seule^
L'œuvre administrative, au contraire, commençait, de jour en
jour plus épineuse : les dilTicultés intérieures surgissaient, se
multipliaient. Les intérêts nouveaux entraient en lutte ; des-
2l4 LA REVUE DE PARIS
réclamations, des revendications se formulaient. Il fallail
aviser.
Le successeur de M. Cambon était un administrateur de
carrière ; mais, frotté de diplomatie à l'école de Jules Simon,
il se rendait compte qu'il ne pouvait guère compter sur
l'administration des Affaires étrangères qui, n'ayant pas
encore la pratique du Protectorat, éparpillait les responsabi-
lités, consultant, sur la moindre vétille, tous les ministères ap-
proximativement compétents ; sans parler du Résident et du
Bey, la Tunisie passait par les mains d'une douzaine de gou-
vernements, — lesquels s'entendaient rarement entre eux.
D'autre part, les relations qui s'établissaient, spontanément et
presque au hasard, entre la Résidence et les corps constitués,
chambres ou syndicats, avaient quelque chose de confus et
d'incohérent. Ces consultations, k peu près fortuites, prenaient
parfois un caractère de fantaisie imprévue, le président du
syndicat répondant à lui tout seul pour ne pas importuner
ses collègues en les convoquant. Si bien que M. Massicault
écrivait à son ministre : « Ces réponses ne sont, le plus sou-
vent, que l'écho des opinions et des intérêts de deux ou trois
colons. )) Ces rouages mal agencés se heurtaient; le Résident
se sentait mal équilibré sur un terrain peu stable. Aussi
M. Massicault voulut-il avoir auprès de lui, pour le couvrir,
une autorité plus réelle, plus collective et cependant maniable,
quelque chose de décoratif et de commode à la fois. De ce
désir, naquit la Conférence consultative.
Au début, ce ne fut rien de bien imposant. L'institution
n'eut pas les honneurs d'une investiture solennelle, pas même
ceux d'une création officielle par décret. Elle sortit modeste-
ment et sans bruit d'une lettre de Paris, en date du 24 octobre
1890, où il était dit en réponse aux propositions de Massicault
« qu'il semblerait utile que le Résident général réunît, à des
époques fixes, les représentants de la colonie pour prendre
leur avis au sujet des questions touchant à leurs intérêts
agricoles, industriels et commerciaux ». Cette formule pru-
dente ne spécifiait pas quels seraient ces « représentants »,
mais la lettre reconnaissait implicitement deux « ordres » :
l'Agriculture et le Commerce.
M. Massicault ne tenait point a élaborer une constitution
LA RÉFORME TUNISIENNE 2l5
monumentale, à chaux et à sable. J'ai dit, à celte même place,
— i5 avril 1897 — comment il définissait son œuvre : une
simple couverlure, forte, mais souple. Le nom qu'il lui donna
l'encadrait exactement dans les limites étroites de ses attribu-
tions. Ce ne devait pas être une « chambre », pas même un
« conseil », mais une simple « conférence », qui n'aurait
point à donner son avis sans qu'on le lui eût demandé-
D'ailleurs, peu ou pas d'élections. C'était déjà trop que la
Chambre de commerce fût élue. Les syndicats agricoles,
simples associations privées, nommaient eux-mêmes leurs
bureaux. Aux délégués du Commerce et de l'Agriculture,
M. Massicault adjoignit les présidents et secrétaires français
des municipalités principales; plus quelques chefs de service,
en nombre suffisant pour assurer le Résident d'une majorité.
Telle quelle, cette institution fonctionna pendant quelques
années à la satisfaction générale. Elle n'était point gênante ni
même indiscrète, répondait avec convenance et modestie aux
questions qu'on voulait bien lui poser et ne se hasardait point
à en poser elle-même, encore moins à formuler des vœux
téméraires; en somme, une conférence de tout repos.
Ce furent les Résidents eux-mêmes, qui, pour y pouvoir
prendre un appui dont ils avaient besoin, s'efforcèrent de lui
donner un peu plus de consistance et de poids. M, Massicault
s'en servit pour se défendre de son mieux contre les empiéte-
ments parlementaires et la faiblesse ministérielle. M. Rouvier,
plus heureux, y trouva l'appui suffisant pour éviter de sou-
mettre au Parlement français la question des ports tunisiens.
Ce furent les beaux jours de la Conférence, son apogée. Elle
commençait à faire parler d'elle; ses membres devenaient per-
sonnages d'importance : tout le monde voulut en être.
A côté des gros syndicats qui monopolisaient la représen-
tation de l'Agriculture, des syndicats d'occasion se formèrent,
à seule fin d'être représentés. On en vit surgir qui, composés
de trois colons, députèrent deux délégués. Un autre ne se
réunit qu'une fois et, lorsque ses délégués prirent place, le
syndicat n'existait déjà plus. Il y eut surabondance de candi-
datures, compétitions, polémiques, gros mots et petits scan-
dales. A Sousse, les élections furent par deux fois annulées;
à la seconde fois, l'annulation arriva trop tard : les invalidés
2l6 LA REVUE DE PARIS
avaient déjà siégé. La Conférence, d'autre part, s'émancipait,
devenait houleuse, menaçait de tourner en une façon de Par-
lement au petit pied, de sorte qu'après une expérience peu
encourageante, M. René Millet la ce réorganisa » (aS fé-
vrier 1896).
Le point essentiel de la réforme, c'est qu'à côté des deux
catégories anciennes, des deux ordres officiellement reconnus,
elle en créait un troisième : « le Troisième Collège ». Rien
n'était plus juste. A côté des i 200 agriculteurs et commer-
çants représentés à la Conférence, plus de 3 000 citoyens
français pouvaient réclamer la qualité d'électeurs, mais, n'ap-
partenant pas aux deux catégories privilégiées, n'étaient pas re-
présentés . Donc , après cette réorganisation , la colonie tunisienne
fut divisée en trois catégories distinctes : les Agriculteurs, les
Commerçants et... les autres, le Troisième Collège. Ce Tiers-
Etat nouveau comptait moitié environ de fonctionnaires, de
petits fonctionnaires surtout. La Résidence pouvait être sûre
d'avoir, grâce à leurs délégués, une majorité — les Tunisiens
disaient : docile. C'était se donner trop d'avantage. Trop bien
jouer est parfois une faute. M. Millet en fit l'épreuve. L'oppo-
sition, en minorité dans la Conférence, n'abdiqua pas et tout
simplement se déplaça, se concentra dans les Chambres d'Agri-
culture et de Commerce oi!i elle était chez elle et où le Résident
n'entrait pas. Les deux Chambres — la Chambre d'Agri-
culture surtout — se campèrent en face de la Conférence,
déclarèrent que, domestiquée et déconsidérée, celle-ci ne
représentait plus la colonie. Cette tactique avait l'avantage
d'annihiler le Troisième Collège qui, n'ayant pas l'organisme
psrmanent d'une Chambre élue, ne possédait aucun moyen
d'action en dehors de la Conférence.
Les ce agrariens », plus mécontents de la réforme que les
commerçants parce qu'ils y perdaient davantage, avaient pris
la tête de l'opposition. Ils avaient une certaine supériorité de
considération et de prestige, un état-major ardent et distingué.
Surtout, ils avaient pour eux le mécontentement que soule-
vaient dans la population certaines conceptions gouA ernemen-
tales : l'impôt vexatoire des prestations, l'arabophilie excessive
de certains hauts fonctionnaires, l'arrière-pensée du Rési-
dent qui prétendait constituer, pour faire contrepoids à la
LA. REFORME TUNISIENNE 217
colonie, une aristocratie musulmane. Aussi la lutte fut-elle
très vive et le Protectorat en pâtit, car, dans ces querelles
entre la Colonie et le Résident, c'est toujours le Protectorat
qui paie les fautes. Les incidents pittoresques, mais peu
diplomatiques, dont s'égayèrent les solennités de l'inaugura-
tion du monument de Jules Ferry, n'étaient point pour relever
le prestige de l'institution. Ce ne fut pas une aventure banale
que celle des ministres venus tout exprès de France pour
receAoir, à bout portant, dans les harangues officielles et
publiques, l'expression franche mais peu ménagée d'un in-
tense mécontentement et pour assister, le même jour, devant
toute la population tunisienne — qui semblait y prendre
beaucoup de plaisir " — à l'échange entre le Résident et la
Chambre d'Agriculture d'une volée de « ces bons coups de
poing qui entretiennent l'amitié », selon l'expression par
laquelle M. Millet lui-même, au cours de cette cérémonie,
caractérisa la conversation. Ces compétitions, ces disputes de
personnes jetèrent le désarroi dans le pays. Comme on se
battait principalement sur des questions d'amour-propre, les
rancunes devenaient féroces. Si bien qu'après le départ de
M. Millet, il fallut six mois d'un intérim purement adminis-
tratif, six mois d'un gouvernement neutre et volontairement
effacé pour laisser tomber toutes les agitations, s'apaiser toutes
les colères.
Aujourd'hui, le calme est revenu. Les questions irritantes
— prestations, cautionnement des journaux, etc., — sont
résolues. Entre la colonie et le Résident, les relations nor-
males se sont rétablies avec, en plus, une nuance de cordia-
lité. Reste à résoudre ce qu'on peut appeler « la question
constitutionnelle » , c'est-à-dire la composition de la Con-
férence consultative , son mode d'élection , son fonction-
nement.
*
Le vice flagrant du système actuel, c'est que tous les suf-
frages n'ont pas la même valeur. Si l'on calcule la puissance
électorale de chaque suffrage en divisant le nombre des élus
par celui des électeurs, on trouve que le vote d'un agriculteur
3l8 LA REVUE DE PARIS
vaut o,oo885 ; celui d'un commerçant 0,00870; celui d'un
électeur du Troisième Collège o,ooi5/i seulement, c'est-à-dire
presque six fois moins que celui des deux autres : les Agri-
culteurs ayant dix représentants, les Commerçants douze,
le Troisième Collège devrait en avoir quarante ; or, il n'en a
que sept. Les privilégiés avouent l'inégalité, mais ne la croient
point injustifiable. Ils allèguent qu'ils représentent, dans la
colonie , des intérêts , des capitaux , des droits acquis bien
autrement considérables que ceux du Troisième Collège et que,
par conséquent, ils doivent avoir une plus large part d'in-
fluence et d'action sur les affaires publiques. Ils admettraient
qu'il lut accordé quelques sièges de plus au Troisième Collège.
Mais ce dont ils ne veulent pas entendre parler, c'est que
toutes les catégories soient fondues en une seule masse élec-
torale. Le jour où la question du vote par tête s'est posée,
les deux ordres privilégiés ont réuni, hors session, leurs
délégués à la Conférence et, dans cette séance particulière, ils
ont émis un vœu pour le maintien du statu (juo, concédant
toutefois l'élection directe des délégués par tous les membres
du collège et consentant à ce que chaque collège eût le même
nombre de délégués.
Les groupes du Troisième Collège ont fait remarquer qu€
cette a réforme » constituerait une aggravation de la situa-
tion actuelle, en consacrant officiellement la séparation de la
colonie en trois ordres; que les quatre mille cinq cents élec-
teurs du Troisième Collège n'auraient que douze représen-
tants alors que les deux mille cinq cents électeurs des deux
autres collèges en auraient vingt-quatre. En conséquence, le
Troisième Collège demandait que la Conférence consultative
fût élue au suffrage universel direct, sans distinction entre
les électeurs et sans catégorie d'éligibles, admettant d'ailleurs
la division de la Régence en deux circonscriptions — Nord et
Sud — proportionnellement représentées.
Les privilégiés protestèrent vigoureusement, l'Agriculture
faisant bloc et le Commerce se divisant quelque peu. Tous
deux repoussaient la fusion électorale avec le Troisième
Collège, parce que « cette fusion pouvait avoir pour résultat
de faire élire des délégués qui, n'étant point commerçants ni
agriculteurs, n'auraient point qualité pour représenter le Com-
LA REFORME TUMSIEJ^NE 219
merce ni l'Agriculture ». Ces protestations étaient inspirées
par une crainte qui pouvait, à la rigueur, n'être pas absolu-
ment vaine. Il était possible, en eflet, que, blessé de l'hostilité
dédaigneuse qu'on lui témoignait, le Troisième Collège ripos-
tât en abusant de son énorme supériorité numérique pour
écraser ses adversaires et les priver de toute représentation.
Aussi des esprits conciliants et avisés proposèrent-ils une tran-
saction. La Dépêche Tunisienne exposa, le 12 décembre 1908,
un projet qui, consacrant le principe de l'élection directe et
supprimant le particularisme des trois collèges , conservait
cependant les catégories d'éligibles et réservait à l'Agricul-
ture, au Commerce et au Troisième Collège un tiers des
sièges pour chacun.
Il est regrettable que cet expédient si conciliant et si sage,
suggéré, dit-on, et en tout cas approuvé parle Résident, n'ait
pas aussitôt réuni l'assentiment de tous les intéressés. Il eût
mis fin à une situation de malaise. Mais les intérêts froissés
ont plus de ténacité que de clairvoyance. Les représentants
actuels de l'Agriculture et du Commerce jouissent d'une sorte
d'inamovibilité qui pourrait être menacée si la masse des élec-
teurs leur préférait d'autres éligibles de la même catégorie.
Aussi, pendant que tous les groupes du Troisième Collège
acceptaient cette solution et que la fraction la moins intransi-
geante du Commerce s'y résignait, les « agrariens » s'y
déclarèrent résolument hostiles. Une partie des commerçants
suivit leur exemple. Le 18 décembre 1908, la Chambre
d'Agriculture, réunie par convocation spéciale, vota un ordre
du jour par lequel « elle se refusait à admettre que la repré-
sentation des intérêts agricoles au sein de la Conférence fût
livrée à la merci d'électeurs étrangers à ces intérêts ».
Cette procédure et cette déclaration donnaient au différend
son véritable caractère. L'Agriculture prenait ofFiciellement
position, posait en principe sa qualité d'ordre distinct, déli-
bérant et agissant par l'intermédiaire d'une Assemblée à
peu près indépendante, laquelle se convoquait spontanément,
négociait et,^u besoin, entrait en lutte avec le Gouvernement
comme l'avait fait autrefois la Chambre de commerce contre
M. Cambon, comme l'avait fait récemment la Chambre
d'Agriculture contre M. Millet. Aussitôt voté, l'ordre du
220 LA REVUE DE PARIS
jour fut porlc au Résident. Et, le Résident n'ayant pas admis
ces revendications, la Chambre d'Agriculture tint le jour
même une seconde séance et vola une seconde motion qui se
terminait ainsi : « La Chambre estime que. si le Gouverne-
ment veut transformer la Conférence consultative en Assemblée
politique, les principes démocratiques et la loyauté lui créent
le devoir d'appliquer intégralement le suffrage universel sans
catégories ni d'électeurs ni d'éligibles. »
Cet ultimatum, qui posait l'alternative du tout ou rien,
déplaçait la question, la portait sur le terrain politique et ren-
dait toute réforme impossible en proposant une solution
extrême qu'on était à peu près sûr de voir rejeter à Paris.
Proposer le suffrage universel direct, sans catégories d'élec-
teurs ni d'éligibles, c'était donner à la réforme projetée un
caractère politique, et même révolutionnaire, qui ferait tout
échouer. Et, de fait, la manœuvre réussit ; elle a abouti à
l'ajournement de la réforme et au maintien provisoire du
slaia quo.
L'Agriculture et le Commerce continuaient de se constituer
en « ordres » distincts. La Tunisie française, journal de la
Chambre d'Agriculture, déclarait que «les agriculteurs avaient
le droit de n'être représenlés que par leurs pairs ». Le Pro-
meneur protestait que « les intérêts agricoles et commerciaux
ne voulaient pas être représentés par des élus qui n appar-
tiendraient pas à leurs catégories ». Toute fusion avec le
Troisième Collège était hautement répudiée. II était impossible
que le Troisième Collège ne répondît pas aux déclarations
exclusivistes des groupes privilégiés. Et ce ne fut pas, cepen-
dant, le Troisième Collège qui répondit. La protestation fut
faite au nom de « tous les groupes républicains de la Régence»,
réunis en assemblée plénière, qui réclamèrent le suffrage
universel direct, sur une liste électorale unique, sans distinc-
tion de catégories d'électeurs ou d'éligibles.
La question ainsi posée, il était inévitable que le Protec-
torat en pâlît. En de semblables luttes, le premier mouvement
des partis est d'appeler à leur aide les influences et les pou-
voirs de la métropole. En querelle avec M. Millet, la Chambre
d'Agriculture avait provoqué l'immixtion parlemenlaire, l'in-
tervention de la Commission du budget. Aujourd'hui, c'est
LA REFORME TUNISIENNE 221
également aux pouvoirs métropolitains qu'elle a demandé
secours. La partie adverse usa des mêmes procédés et lit appel
aux mêmes influences de la métropole, à la Ligue de l'Ensei-
gnement surtout, et à la Commission du budget. Le rapport
de M. Chautemps prouve que leur action n'est pas demeurée
inefficace, mais non sans quelque danger : sous prétexte de
soustraire la Tunisie à la ce direction réactionnaire » du quai
d'Orsay, on propose de l'annexer au Pavillon de Flore, ce
qui serait, quoi qu'on en dise, la suppresion déguisée, mais
réelle, du Protectorat.
Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que, de part et d'autre, ayant
introduit la politique dans le débal, on y apporte la passion
et les vivacités d'usage dans les conflits politiques. De la
meilleure foi du monde, le rapport de M. Chautemps tombe
en des exagérations flagrantes. Et cette querelle d'attributions
qu'on institue entre deux ministères, ou plutôt entre les bu-
reaux de deux ministères, paraît n'avoir pas uniquement pour
cause et pour but les intérêts tunisiens ; elle les menace plus
qu'elle ne les rassure. La Tunisie tient fermement au Protec-
torat ; elle sait qu'elle lui doit beaucoup : elle le considère
comme sa meilleure garantie de paix et de prospérité. D'ail-
leurs, avant la question du « rattachement », il faut, d'urgence,
résoudre la question électorale. La Conférence devant siéger
en avril prochain, en mai au plus tard, il n'est que temps de
lui donner sa loi constitutionnelle, c'est-à-dire de régler sa
composition et son mode d'élection, — ses attributions demeu-
rant absolument inchangées.
A moins qu'on ne veuille perpétuer en Tunisie les querelles
intestines, il faut renoncer aux décisions extrêmes et aboutir
à une transaction acceptable pour les deux partis. Un modus
Vivendi, sur lequel l'apaisement puisse se faire n'est point
difficile à trouver. Aux débuts du Prolectorat, il était tout
naturel qu'on fît à l'Agriculture une situation prépondérante.
Les « grands colons », prenant à coups de millions posses-
sion du sol tunisien, constituaient une sorte d'armée d'occu-
pation pacifique. Ils représentaient, à ce moment, mieux et
plus que personne, la colonie française. Aujourd'hui, ce qu'il
faut encourager, c'est la petite colonisation, le travail, la
main-d'œuvre, l'élément ouvrier qui devient de plus en plus
222 LA REVUE DE PARIS
indispensable à la Tunisie et qui, par conséquent, doit être
représenté. Si donc il ne serait pas juste de trop enlever à
l'Agriculture, il ne faut pas non plus trop refuser au travail,
c'est-à-dire au Troisième Collège. 11 faut et il suffit que
chaque parti fasse et obtienne des concessions.
Plusieurs combinaisons ont été déjà proposées : l'une d'elles
paraît équitable et logique. Aux uns, on concéderait le main-
tien du vote par catégories ; aux autres, l'égalité de représen-
tation et la parité des suffrages. On incorporerait aux groupes
agrariens et commerçants ceux des membres du Troisième
Collège qui s'y rattachent par leur profession. Pour faire
partie du ce Collège agricole », il ne serait plus nécessaire
d'être patron inscrit à la Chambre d'Agriculture. L'ouvrier
rural aurait ses droits électoraux tout comme le propriétaire.
Quiconque, par sa profession, appartiendrait à l'agriculture,
serait électeur dans sa catégorie. De même, la main-d'œuvre
commerciale entrerait dans la catégorie, dans le Collège com-
mercial, employés, ouvriers, marins, etc. Le Troisième
Collège, alors, ne serait plus, comme il est aujourd'hui,
une sorte de « reliquat », composé du rebut des deux autres.
Il ne comprendrait plus que trois catégories nettement
définies : les professions libérales, les fonctionnaires, les
rentiers.
A celte organisation de la Conférence, les Chambres d'Agri-
culture et de Commerce perdraient peut-être quelque chose.
Mais elles y gagneraient aussi. N'étant plus, comme aujour-
d'hui, la représentation unique, exclusive, de l'Agriculture et
du Commerce, ces Chambres cesseront d'être des assemblées
politiques, des « sous-conférences », discutant et reprenant
les votes de la Conférence et les actes du Gouvernement.
Mais, rentrant dans leurs attributions professionnelles, elles
rendront plus de services et ne s'exposeront plus aux foudres
de la Commission du budget : on ne les traitera plus de
(( puissances d'ancien régime, tyrans de la Tunisie ».
La formule de cette combinaison devient alors un simple
calcul d'arithmétique. Si l'on se reporte au recensement
de 1901, la population française de Tunisie figure au tableau
de « répartition par professions » avec les chiffres sui-
vants :
LA RÉFORME TUNISIENNE 223
1° AfjncLiUiire : propriétaires ruraux et personnel des
exploitations rurales (hommes seulement) .... 2 ici
2" Industrie: métiers, mines, entreprises de travaux. . 3 157
3" Transports: chemins de fer, camionneurs, marins. 918
4° Commerce : ventes, banques, courtiers^, assurances,
hôtels, elc 2 168
5° Police 622
6" Administrations publiques 2 38o
7° Professions libérales : barreau, médecins, clergé, ma-
gistrature, etc 96G
8" Rentiers et propriétaires 4io
9° Sans profession 196
TOTAL 12917
Le Collège agricole devra comprendre la première catégorie
et peut-être une petite partie de la huitième. Il compterait
donc environ de 2 200 à 2 3oo têtes ; le Collège commercial,
comprenant les numéros 2, 3 et 4 en aurait environ 6 25o; le
Troisième Collège 4 55o.
Tous ces recensés ne sont pas des électeurs. Les chiffres
devront être un peu réduits si l'on exige, comme il est pro-
bable, deux ans de séjour ou d'exercice de la profession. Par
contre, l'abaissement de l'âge électoral à vingt et un ans aug-
mentera sensiblement le nombre des électeurs. Mais la propor-
tion entre les catégories ne variera guère. On peut calculer
qu'il y aura de 8 à 9000 électeurs, dont environ 2000 pour
l'Agriculture, 4 000 pour le Commerce, 3 000 pour le Troisième
Collège. En prenant pour base l'attribution d'un délégué
pour 3oo électeurs, la Conférence devrait se composer d'une
trentaine de membres.
Si chaque collège obtenait un nombre de délégués rigou-
reusement proportionnel à son importance, l'Agriculture n'en
aurait que 7; le Commerce en aurait i3; le Troisième Col-
lège, 10. Mais c'est une transaction qu'il s'agit de faire, en
donnant satisfaction à tous les intéressés, et il [est juste de
reconnaître que l'Agriculture, jusqu'à ce jour prépondérante,
subirait une trop forte diminution, presque une déchéance. Il
convient aussi de reconnaître que par l'importance des inté-
rêts, par le mérite et même par l'éclat des services rendus,
l'Agriculture a droit à un'^ traitement de faveur. Aussi, dans
22a LA REVUE DE PARIS
une pensée de conciliation, d'équité, de justice, il faudrait
admettre pour chacun des trois groupes l'égalité de représen-
tation.
Aussi bien, dans les circonslances actuelles, une pareille
affaire ne saurait se traiter avec une rigueur mathématique.
C'est une question de convenances et non point de chiffres.
Ce régime nouveau durera ce qu'il pourra, c'est-à-dire aussi
longtemps qu'il répondra aux besoins et aux circonstances.
Le jour oii le développement de la Tunisie exigera des chan-
gements, on pourra les faire avec la même facilité qu'aujour-
d'hui. C'est là, — il n'est pas inutile de le répéter, — un des
avantages de ce régime du Protectorat qui, par la double na-
ture de ses institutions, autocratie musulmane et suzerainelc
française, présente le double avantage d'une souplesse, d'une
mobilité indéfinies, et, en même temps, d'une stabilité iné-
branlable.
Mais le Protectorat n'a pas que ce mérite et les récents
événements contiennent pour les Tunisiens un enseignement
qui ne saurait être perdu. Pour leur faire apprécier la \aleur
du régime dont ils jouissent, il a fallu que, peut-être un peu
par leur faute, la stabilité en fut compromise, et l'exislence
du Protectorat mise en péril. Menacés du ce rattachement »,
ils en ont pu prévoir et mesurer les conséquences. La réflexion
leur a fait comprendre combien il était imprudent de donner
prise à « l'impérialisme colonial», en faisant appel contre le
Protectorat aux influences politiques de la Métropole. La
Tunisie possède en elle-même tous les instruments pour
gérer ses affaires au mieux de ses intérêts. Qu'elle gère elle-
même ses affaires, en se souvenant que son régime représen-
tatif doit être et demeurer avant tout une gestion d'intérêts.
EUG. BONHOURE.
L'Adminislrateur-Gércnl : H. CASSARD
EN MANDCHOURIE
LA BATAILLE DU CHA-KHO
« Car le tout est d'en tuer, d'en tuer
des monceaux... »
Jules Ferry.
L'inaction dans laquelle nous vivions depuis des semaines
commençait à peser. Chaque matin, nous posions, tous la
même question : (( Quand se bat-on? » Les engagements
d'avant-garde étaient incessants. Chaque jour, ou presque,
grondait le canon, mais la grande bataille se faisait attendre.
A Moukden, on vivait dans un calme absolu. Pour passer le
temps, on allait se promener aux Tombeaux des empereurs
mandchous (j'y rencontrai un jour le général Kouropatkine),
ou, par les rues toujours pleines d'animation, encombrées de
longues files de convois militaires, on visitait les boutiques,
on marchandait les bibelots chinois d'Allemagne, les fourrures.
Un beau matin, les Russes me parurent plus nerveux;
et bientôt courut le bruit très vague d'une olfensive, d'une
grande action prochaine. Nous étions alors aux premiers
jours d'octobre. Je ne croyais guère à toutes ces histoires. La
possibilité même d'une offensive m'étonnait ; je n'étais pas
le seul : et que de fois, depuis des mois, n'avais-je pas entendu
des prophéties de tout genre, fausses pour la plupart î Une
provision de scepticisme pour tous les jours, de tangle-foot
(papier à prendre les mouches) pour l'été, et de poudre insec-
l5 Janvier 1906. 1
'226 LA REVUE DE PARIS
licide en toutes saisons, voilà trois choses dont il fallait, en
Mandchourie, être toujours pourvu. Mais les bruits de ba-
taille prenaient une telle ampleur que je commençai à me
sentir troublé. Le hasard fit que, le 5 octobre au matin, je
dus me rendre à l'évidence.
J'allais à la gare. Mon chemin me Taisait passer au long de
la hgne de garage, occupée par le train du généralissime. Son
propre Avagon était arrêté en face d'une tente oii se célél)raient
les cérémonies du culte orthodoxe. Aux alentours de celte
tente, je remarquai des groupes nombreux. Je m'approchai,
par curiosité — et, de suite, je fus empoigné par un spectacle
imposant dans son cadre magnifique et dans sa familiale sim-
plicité. C'était bien, si j'ose dire, une réunion de famille. Sous
la tente, le service divin venait d'être célébré. Le pope, haute
taille, longue chevelure et visage barbu, avait, à la fin du
service, présenté la croix a chaque assistant, le généralissime
était venu le premier, puis chacun, en plein air, têle nue, à
genoux, avait baisé le crucifix et échangé, avec le pope, l'acco-
lade de paix. Un cantique avait alors été entonné par tous,
demandant au Dieu des armées son assistance dans l'oflensive
prochaine.
Le généralissime procéda ensuite à une remise de déco-
rations. Il donnait les dernières quand j'arrivai. Quelques
troupes, peu nombreuses, un bataillon a peine, devaient défiler,
être inspectées par lui. On attendait. Les oiliciers, dans l'espace
libre entre la tente et le Avagon, mettaient leurs hommes
en formation « pour défiler ». Le froid était assez vif; mais
l'hiver, en Mandchourie, est un hiver joyeux, tout ensoleillé,
sous un ciel sans nuage. Un temps qui donne envie de sauter,
de courir. Dans cette atmosphère étonnante de pureté, les
uniformes de tous ces officiers, chamarrés d'or, bariolés de
rouge, de bleu, de vert, resplendissaient. Les dames étaient
nombreuses, sœurs de la Croix-Rouge pour la plupart, et,
parmi elles, deux infiniment élégantes, chapeautées chez le
bon faiseur, jeunes et jolies. J'admirai leurs robes, leur teint
rosé par le froid, leurs bijoux qui jetaient des lueurs, et je
pensai à Paris. On se serait cru au Bois, un beau jour
d'hiver. Les conversations ne dépassaient pas un murmure de
bon ton ; une intimité de parfums, de salon, nous entourait;
LA BATAILLE DU CHA-KHO 237
les grandes tailles des officiers se penchaient, pour des baise-
mains...
En face, à l'écart du petit groupe, encadré par deux aides
de camp, le général Kouropatkine était debout contre la
balustrade qui longeait les wagons. Il attendait, grave, le
défilé des hommes. Son uniforme détonait par sa simplicité.
J'en ai oublié les détails, la couleur même. Mais je garde le
souvenir d'un homme au-dessous de la moyenne, à la barbe
grisonnante, aux traits affables où il me semblait découvrir
une émotion contenue, — tout de sombre vêtu. N'eût-ce été la
déférence visible de l'entourage, on l'eût pris pour un subor-
donné entre ses supérieurs... Le défilé commença.
Par rangs de quatre, chargés comme des bêtes de somme,
les musettes, les cartouchières ballottant à chacun de leurs
grands pas lourds, ils passèrent et, à hauteur du chef, la tête
tournée vers lui, saluèrent avec la formule hachée et les cris
habituels : Dieu vous garde. Excellence ! C'étaient des réser-
vistes , des hommes d'une trentaine d'années. Beaucoup
d'entre eux étaient alourdis d'embonpoint. J'ai souvenir sur-
tout d'un officier obèse et court, qui faisait des pas trop
grands, pour garder la cadence. La main au képi, immobile,
le général en chef répondait aux saluts... Et, si je ne pou-
vais l'entendre, je l'ai deviné si bien ! malgré la maîtrise sans
égale qu'il possède sur lui-même, malgré tout son empire, sa
voix était émue, en répondant à cet : Ave Cœsar!
Ils passèrent dans un nuage de poussière. Et ces troupes,
que depuis neuf mois on avait arrachées k leur foyer de
famille, à leurs affaires, à leurs champs, à la mère-patrie pour
cette campagne de recul perpétuel, s'en allèrent prendre leur
poste. Ohl les braves gensi — Autour de moi, sans que d'ail-
leurs elles eussent jamais cessé, les conversations conti-
nuaient... un murmure de bon ton... Le mélange de parfums
flottait, et, dans l'oreille des trop jolies dames, sous l'abri des
grands chapeaux empanachés, les voix des officiers se faisaient
confidentielles.
Le gros des troupes avait commencé sa marche en avant
la veille. Le G octobre, le général Kouropatkine reçut la visite
du vice-roi amiral Alexeieff. L'entrevue dura longtemps, à la
238 LA REVUE DE PARIS
gare de Moukden, dans le train même du vice-roi qui devait
aussitôt repartir pour Kharbine. Ils se séparèrent vers midi
et, quelques heures après, le généralissime, avec tout son
état-major, se dirigeait à cheval vers le sud. Le lendemain,
7 octobre, les attachés militaires étrangers suivaient et toutes
les troupes disponibles partaient en avant, impassibles, splen-
dides... Toujours la même déférence à tous les ordres :
« On attaque ?» — ce On attaquera ! « — « On évacue ? » —
« On évacuera! » Enfin, l'on attaquaill L'enthousiasme était
grand. L'ordre du jour du général en chef avait été accueilli
par d'unanimes « hourrahs I » Mais l'étonnement qu'avait
provoqué en moi ce changement de tactique n'était pas
amoindri, et bien des officiers russes m'avaient fait sentir
leurs appréhensions. On annonçait que la gare de Cha-Kho
était réoccupée. On disait que les Japonais ne disposaient que
de faibles eflectifs sur la ligne du chemin de fer ainsi qu'à
l'ouest, dans les plaines immenses de la rivière Liao, oxi la
force russe pourrait se déployer. Je retrouve aussi dans mes
notes le bruit, sans confirmation d'ailleurs, d'une première
prise de contact entre notre extrême-gauche et l'ennemi ;
j'appris ensuite que ce n'était qu'un de ces engagements de
cavalerie comme il s'en produisait incessamment. Le malin du
8 octobre, on annonça qu'une action générale n'aurait pas
lieu avant deux jours, et l'action, en effet, ne devint générale
que dans la seconde moitié de la nuit du lo au ii.
*
* *
L'objectif était Yentaï, et, par ricochet, Liaoyang. Le
général Kouropatkine prit les dispositions suivantes.
Trois corps d'armée, le i" et le 2^ de Sibérie, le S'\ com-
posé, en Mandchourie, d'éléments divers, constituaient, sous
le commandement du général Stackelberg, notre gauche. Nous
l'appelions l'armée de l'Est. Le i^' corps de Sibérie avait à
sa tête, primitivement, le général Stackelberg lui-même: je ne
me souviens plus du nom du général auquel ensuite il confia
ce commandement. Le 2'' corps de Sibérie était commandé
par le général Sassoulitch. Le 3'' corps, enfin, par le général
Ivanoff. Cette armée de l'Est avait pour mission d'attaquer
LA BATAILLE DU CHA-KIIO 229
le flanc droit japonais, à la hauteur des mines de Yentaï, en
passant par une région montagneuse oii la marche des troupes
devait être fort lente. Ayant une quarantaine de verstes à
couvrir, cette armée de l'Est partit la première. Je crois
qu'elle était accompagnée d'environ six batteries, mais je n'en
suis pas sûr.
Le centre et la droite russes, des environs de Moukden oli ils
piétinaient depuis des semaines, s'ébranlèrent à leur tour, en-
viron deux jours après. Le centre comprenait : le [\^ corps de
Sibérie (général Soroubaieff) et le i*"' de Russie (général Meyen-
dorff). L'armée de droite avait pour éléments (l'ordre de cette
nomenclature va de gauche à droite), le lo® corps (général
Sloutchevsky), le 17'^ (général Binderlinck), le 6*^ (incomplet,
une brigade, je crois, et je n'ai jamais pu savoir exactement
le nom du commandant en chef), enfin le 5'' corps.
L'effectif total, pour moi, ne dépassait pas deux cent mille
hommes, et encore I Je donne un chiffre rond, et, dans mon
incertitude, je préfère estimer plus haut que trop bas. Les
officiers russes — et je serai le dernier à le leur reprocher —
se montraient plus que discrets sur le chiffre de leurs troupes. Je
ne parle pas russe. Allez donc évaluer exactement ces masses
d'hommes I Sur le papier, c'est bien simple, trop simple! On
ouvre un annuaire : on y voit que le corps sibérien, par exem-
ple, comprend environ vingt mille hommes; donc X..,, à la
tête de « tel w corps, a vingt mille hommes sous ses ordres I
Mais quand on revient de Mandchourie, on n'ose pas faire une
évaluation quelconque, sans réserver une marge d'erreur d'au
moins cinquante pour cent. Encore une fois, le secret était
bien gardé, et mon inexpérience technique est complète. Je
dirai simplement que je sais des régiments qui n'ont compté
que cinq cents hommes, alors que l'effectif régulier est de
deux mille quatre cents hommes dans les corps de Sibérie, et
d'environ quatre mille hommes dans les corps de Russie...
Donc, l'objeclif était Yentaï, contre lequel marchaient envi-
ron deux cent mille hommes. L'étendue totale du front d'ac-
tion occupait de soixante-dix à quatre-vingts verstes ; la verste
vaut un peu plus d'un kilomètre. Mais les forces russes for-
maient trois masses : armée de l'Est ou de gauche (Stackel-
berg) ; armée du centre ; armée de droite ; entre ces trois
33o
LA REVUE DE PARIS
masses, deux intervalles, deux « trous » de plusieurs kilo-
mètres chacun. Et ces deux trous ont fait, d'après moi, que
la rencontre du Cha-Kho, en ses dix jours de combat, com-
prend trois" batailles nettement distinctes, indépendantes les
unes des autres.
Avec une étendue d'action aussi grande, il fallait faire un
choix. Je ne pouvais pas tout voir et bien. Je décidai d'assister
aux opérations du centre: mes données sur les autres armées
ne peuvent être que vagues. Je suis même resté dans une
ignorance complète de l'armée de l'Est, jusqu'au 12 au soir.
Nous sommes donc trois masses distinctes. Les deux ailes
pressent les flancs de l'ennemi que le centre maintient dans
l'étau. Nous avançons lentement, de façon à donner à nos
ailes le temps d'effectuer leur arc de cercle. Puis, la concen-
tration achevée, en avant sur Yentaï et Liaoyang!
Le 10 octobre, je quittai Moukden vers midi, pour joindre
au centre le grand état-major. Le général Kouropatkine se
trouvait à Erdago, à environ trente verstes au sud-sud-est de
Moukden. Je traversai la rivière Houn sur le grand pont de
la route mandarine, auquel on avait adjoint sept ponts pro-
visoires. Le canon se faisait entendre sans interruption. Je me
hâtais. La figure de mon mafou — palefrenier chinois — qui
m'accompagnait, était sans joie...
J'allai, j'allai longtemps : jusqu'à cinq heures du soir. Je
contemplais le soleil, fréquemment, et avec inquiétude. Evi-
demment, le bruit du canon me prouvait que j'étais tout
proche, et je jugeais inutile d'être trop proche; mais où
diable étaient les troupes .'^ Sur cette route, droite, monotone,
durant une trentaine de verstes, je ne vis pas une âme,
européenne du moins. Et tout était si calme, si paisible ! Sur
leur seuil, quand nous passions des villages, les Chinois se
tordaient de rire en regardant mon accoutrement de diable
étranger, ou plaisantaient avec mon homme. J'étais, je m'en
rendis compte le lendemain, dans un des « trous », entre
notre centre et notre droite.
Personne. Oii me renseigner? Oiî trouver un indice, un
LA BATAILLE DU CHA-KHO 23l
guide? La compagnie, que je commençais à désirer, m'appa-
rut enfin sous la forme d'une bicyclette... ou plutôt ce fut
mon cheval qui me la signala. Les petites roues scin-
tillaient à quelque cent mètres, et le poney y prit un vif
intérêt, à en juger par ses oreilles et son pas défiant. Quel-
ques secondes, ça alla bien encore, puis il décida que l'ins-
trument inconnu et bizarre l'approchait trop, et me prouva
par une défense énergique qu'il voulait rentrer à Moukden.
Je le maintenais à grand'peine. C'était assez grotesque, car
l'officier qui pédalait avait courtoisement mis pied à terre et
tâchait de cacher derrière lui la bicyclette, tandis que, la
voix coupée par les cabrioles, je me répandais tour a tour en
phrases polies à cet aimable officier et en injures à ma bête
rétive : <( Je suis désolé... Allons, sale rosse!... >:>
Mais j'eus des nouvelles. J'étais, à ce que me dit cet offi-
cier, presque au pied des batteries du ly*' corps : « Rien d'ex-
traordinaire ne s'est passé aujourd'hui. Notre position est
bonne, nous avons pris même une légère avance. Ce village
à côté est très sûr; vous n'avez rien à craindre pour la nuit.
Bonne chance. Adieu. »
Il me quitte. Arrive au même instant un autre officier, à
cheval, celui-là. Nous causons : presque tous les officiers
russes, surtout d'état-major, parlent français. Il est plein de
complaisance, me sort une carte, m'indique des endroits;
puis, soudain, lui vient une inquiétude : « Vous n'êtes pas
avec les Japonais, au moins ! » Je le rassure et pars chercher
un gîte. La nuit vient.
Au village, mon mafou cogne à quelques portes. Je vois
bien, — j'y suis habitué d'ailleurs, — qu'on fait la grimace :
loger un diable étranger ! Je vais user du talisman ordinaire :
Fâ-goua, dis-je à plusieurs reprises, et les visages se dé-
tendent, s'élargissent en bons sourires, je serre des mains
offertes, les petits enfants n'ont plus peur: Fd-goua, Français!
Les Chinois se disent sans doute en me regardant : « C'en est
un de la même race que celui-là, barbe blanche ou noire, qui
porte une longue robe, pareille aux nôtres, qui est doux, cha-
ritable, nous donne des vêtements, et, tous les matins, accom-
plit des rites devant une table que domine une belle statue
peinte, les bras ouverts ».
23a LA REVUE DE PARIS
Les femmes de la maison ont disparu. La chambre que
j'occuperai est balayée. Je dîne et m'endors.
* *
Le 1 1 au matin, vers cinq heures, à moitié réveillé, je me
félicite du zèle de mon ma/ou. Il est déjà en train de faire bouillir
l'eau pour le thé. Du lit de camp oii je suis encore étendu,
j'entends l'eau qui chante à gros bouillons. Je me lève el
sors. Pas de bouillotte, ni de thé, mais bien des feux d'in-
fanterie crépitant de tous côtés et que, dans mon demi-
sommeil, j'avais pris pour la chanson de l'eau, ,1e crois que
je jurai; au même instant, des batteries toutes voisines ou-
vrirent le feu... Le day's work (la besogne du jour) com-
mençait.
Durant la nuit, les Japonais s'étaient emparés d'une hau-
teur en face de nous, non loin de la route mandarine. Il avait
fallu reculer les positions de nos batteries, si bien que je
m'éveillais entre deux feux. Mes préparatifs de départ ne
traînèrent pasi
Je piquai à gauche, vers Test, à travers champs. Durant
une heure, je rencontrai peu de troupes. Puis, au bas d'un
mamelon, je distinguai des hommes el des chevaux. C'était
un parc d'artillerie. Au flanc du monticule même, se dressaient
quelques tentes. J'allai me renseigner. Je reçus un accueil par-
fait. On ignorait oii se trouvait le corps que je désirais re-
joindre. Mais je ne partirais pas comme ça. Et l'on m'offrit du
café qui fut le bienvenu. Il ne faisait pas chaud et j'étais a
jeun. A mon tour, je présentai ma gourde de cognac, et nous
causâmes de la flotte de la Baltique, noire préoccupation cons-
tante. La batterie était en réserve. Au pied du mamelon,
cachés sous des brassées de gao-lian, les canons attendaient.
A notre gauche, au sommet de cette hauteur en forme de
selle que j'apercevais, se trouvait probablement le général
Binderlinck et son état-major. Je me remis en route. En effet,
je pus bientôt distinguer que la hauteur était couronnée de
monde. J'éprouvai quelque pudeur à venir les déranger en un
pareil moment. Mais que faire? Je me présentai donc au gé-
néral, un homme superbe, avec une grande barbe blanche.
LA BATAILLE DU CHA- KHO 233
Il me tendit une main blanche aux ongles très roses, et je re-
marquai combien les miennes étaient sales : « A l'est, plus
loin... vous trouverez .. Adieu I »
J'avais des connaissances parmi les nombreux officiers qui
entouraient le général. Nous échangions quelques mois,
quand l'un d'eux, tendant le bras, me dit, avec une fierté
dins la voix : ce Regardez! » Devant nous, dans la grande
plaine jaune que nous dominions, des troupes de renfort, en
formation serrée, comme à la parade, partaient au feu...
Le restant de cette journée se passa ainsi, à errer dans
la plaine, à m'informer des lieux où se trouvait l'élat-major
général. La canonnade tonnait sans trêve. Vers cinq heures
du soir, elle redoubla encore de violence. Je croisai alors
mon ami Maurice Baring, qui suivait une batterie du
Transbaïkal, mandée auprès du général Kouropalkinc. . Voilà
mon affaire. Le colonel commandant la batterie m'autorise à
les accompagner. Baring et moi, nous nous mettons à ba-
varder. Nous sommes heureux de nous revoir. Nous nous
étions perdus de vue depuis quelque temps, et, dame! par
des journées pareilles, on ne sait jamais.
Nous nous arrêtons dans un village. Nous occupons une
maison. En un instant, la cour est remplie d'hommes, de
chevaux, de bagages. Nous entrons tous deux dans une pièce
disponible. Autour de nous, les mouches tourbillonnent. Nous
nous asseyons sur l'un des deux kaiigs (sortes de lits-poêles);
sur le kang en face, est étendu ce que nous prenons tout
d'abord pour un cadavre. Est-ce un homme, une femme P
Une figure d'une pâleur de cire s'entrevoit hors de haillons
sombres, d'une maigreur effroyable, d'une immobilité de
mort; les yeux sont fermés, mais une plainte soudain sort
de ces lèvres blanches, et un bras décharné, une main de
squelette se mettent en mouvement et fouillent la tignasse
avec une lassitude d'épuisement, et il me semble que Baring
me dit alors : c< La mort partout I »
La batterie attend un ordre. Dans la cour, se dresse une
table, et, tasse sur tasse, nous buvons du thé. Un volontaire
polonais, très parisien (il a même fait son service militaire à
Paris), monte à cheval pour aller voir, chez le général Bin-
derlinck, oiî en est l'action. Le bruit du canon est terrible,
234 LA. REVUE DE PARIS
l'atmosphère est pleine de vibrations étranges. L'ordre vient :
.1 cheval! En route. La route onduleuse est encombrée de
files de voitures sans fin, qui vont ou viennent. De temps à
autre, une voiture s'arrête : le conducteur saute dans le
champ voisin, rapporte à plein bras des gerbes de gao-lian
abandonné, — autant de fourrage que les (( Japs » n'auront pas.
Je me sens un peu fiévreux. Ah! je voulais y être, dans
la bataille! J'y suis bien maintenant! Chaque pas de mon
cheval m'y porte un peu plus.
Au bout d'une heure environ, nous nous arrêtons. Le
commandant met pied à terre; nous l'imitons. Baring vient
de me parler de lui : un homme étrange, artilleur hors ligne,
rongé par un cancer de l'estomac, aux traits ravagés; pres-
que incapable de tenir en selle, mais voulant toujours mar-
cher avec ses hommes et ses pièces. Il s'assied au bord de
la route, se prend la tête dans les deux mains, accablé. Un
officier part en avant pour préparer les logements, tâcher
d'en trouver plutôt. Car ce village, dans un bas-fond pitto-
resque, plein de verdure, et que nous dominons de la route,
nous abritera cette nuit.
Le volontaire polonais nous a rejoints. Les nouvelles ne
sont pas bonnes. Notre droite semble fléchir... Je quitte
Baring qui reste avec c< sa » batterie et va loger avec « ses »
officiers, Dieu sait où? Dans ce village de vingt maisons, oii
se pressent des milliers d'hommes, je me mets à la recherche
d'une faiidza (maison chinoise). A mon grand étonnement,
je parviens à en trouver une. J'étais préparé à une nuit
dehors. Ah 1 le Fà-goaa! Les bons Chinois me trouvèrent
même deux œufs, mais mon domestique en cassa un, en les
apportant triomphalement.
Le général Kouropalkine était, paraît-il, tout près. L'ac-
tion était engagée à fond sur toute la ligne. Après avoir
abandonné, la veille, sans grande résistance, leurs premières
positions qui leur parurent peut-être trop avancées, les Japo-
nais semblaient esquisser aujourd'hui un début de contre-
attaque. Ils repassaient, eux aussi, de l'oflenslve à la défen-
sive. On était sans nouvelle aucune de l'armée du général
Stackelberg.
La canonnade et les feux d'infanterie durèrent toute la nuit.
LA BATAILLE DU CHA-KHO 235
* *
12 octobre. — Dix minutes de cheval, au petit jour, me
portent au village voisin, oiîloge le grand état-major. Comme
c'était beau, de couleur et de mouvement, sous le soleil nais-
sant! Les champs fourmillant d'hommes, de chevaux, les bat-
teries tonnantes, aux éclairs livides, dans des auréoles de
fumée légère, les grandes flammes des bivouacs, les fumées
épaisses qui tourbillonnaient, les olïlciers à pied, à cheval,
allairés, au grand galop, toutes les ruelles du village emplies
de charrettes bondissant dans les flaques d'eau et les ornières,
les jurons des conducteurs, les appels, les drapeaux, les
enseignes flottant au bout des tentes, les cours et les maisons
pleines d'hommes, des chevaux attachés partout! et la lumière
incomparable baignant toute cette fête de la Mort! Je m'en
voulus d'oser trouver cela beau...
J'arrivai soudain sur les tentes de la Croix-Rouge. Une
tente-hôpital imposante, en toile verte, dominait de plus
petites; tout autour, des centaines de brancardiers s'agitaient.
Un mouvement machinal me fit me retourner, et je me
trouvai face à face avec le défilé des blessés, les heureux,
ceux qui revenaient...
Sur des brancards perfectionnés, ou sur quatre fusils ficelés
à la hâte autour d'un manteau, d'un pas saccadé, — le temps
pressait, d'autres attendaient leur tour, là-bas, — on trans-
portait... des choses. Des choses sans nom, couvertes de
linges dont le sang dégouttait, des corps déchiquetés, en mor-
ceaux, sans bras, sans jambes; des moitiés de figures empor-
tées. Et pas une plainte. Quelque chose me prit à la gorge :
j'étais cloué sur place. Je me découvris. Je voudrais pouvoir
dire... Oii trouA^er les mots? Même maintenant, en écrivant,
en revoyant cette heure, une émotion pareille m'étreint.
C'était à pleurer.
Je laisse mes chevaux à la garde du ma/ou. Il disparaîtra
avec eux, peut-être. Ils risquent aussi d'être volés. Tant pis !
11 est encore plus risqué d'amener ma monture trop près, et
la perspective d'avoir un cheval tué et de devenir simple fan-
tassin n'est pas tentante.
236 LA REVUE DE PARIS
Mon point d'observation est tout choisi. A une verste à
peine, se dresse une série de collines, de sopkas. Elles n'ont
qu'une centaine de mètres, mais leurs flancs sont escarpés; je
m'essouflle, dans ma hâte... Mon choix est boni Je manque
de tomber dans l'état-major du généralissime. J'aurais été bien
reçu! Je comprends, maintenant, pourquoi tant de chevaux
broutent sur le versant : ce sont ceux de l'escorte. Ma place
de simple oisif n'est pas au milieu de ces gens en travail.
Je redescends lentement. Où vais-je aller ? J'aperçois, sur
la hauteur voisine, un pantalon rouge : la mission française!...
Sur mon chemin, je rencontre un jeune officier russe avec
qui j'ai fait la fête, à Kharbine : « Avez-vous des cigarettes .►* »
me crie-t-il du plus loin, et il allume mon papiros avec dé-
lice. Il m'apprend que les Japonais, sur notre droite, ont
pris hier une batterie, par deux attaques de nuit, en la tour-
nant. Je lui demande son impression générale. Il hoche la
tête: « Et Stackelberg? » dis-je encore. 11 fait un mouvement
des bras pour me dire qu'il ne sait pas.
Au sommet, je retrouve le chef de la mission espagnole,
le marquis de Mendigorria (pardonnez-moi, mon colonel, si
j'épèle mal votre nom), je revois avec plaisir sa figure
bronzée, aux yeux ardents. « Oij est Stackelberg? w me jetle-
t-il, des qu'il me voit. « Isnai, je ne sais pas. » Nous causons
quelques instants. Puis je joins le général Silvestre et le
capitaine Boucé. « Tiens! vous voilà! Où est Stackelberg .i^ —
Je ne sais pas, mon général. » Au grondement du canon,
passionnés tous deux pour cette lutte eflroyable, nous échan-
geons, le capitaine Boucé et moi, quelques phrases, et nous
nous surprenons, au bout de cinq minutes, à parler de Paris.
Nous en faisons la remarque en souriant.
Je le quitte bientôt, m'accroupis sur un roc, et ajuste mes
lorgnettes.
Sur ma gauche, la chaîne de hauteurs, bizarres, tour-
mentées, aux vallées sombres et boisées, le tout d'aspect
sévère, arrêtait la vue. Là, se tenait le A® corps de Sibérie.
Des batteries, tout près, grondaient du fond d'un bois, des
shrapnells éclataient aussi loin, à gauche, que pouvait aller
le regard : nuage léger, subit, mystérieux, tout petit, en boule
blanche, qui s'élargissait mollement, gracieusement, en courbes
LA BATAILLE DU CHA-KHO 23/
Jenles; de temps à autre, arrivait un «brisant», projectile con-
tenant environ un kilo de mélinite, ou de lyddite, ou (m'a-t-on
dit) de poudre chimosi, ou chimosa (tous ces explosifs se res-
semblent) ; il soulevait une gerbe énorme, noirâtre, de fumée et
de poussière. — A droite, le regard se perdait sur la plaine
infinie, au bout de laquelle je devinais, tout à l'horizon, le
grand fleuve Liao, distant d'une centaine de verstes. — De-
vant nous, se dessinaient, indécises, bleuâtres, les hauteurs
de Yentaï et de Liaoyang : le but. Un coude de la rivière
Cha luisait comme un morceau de glace. La fumée d'une
locomotive bouffait au loin. Un village flambait et partout,
dans l'air limpide, sous le ciel radieux, les flocons des shrap-
nells voltigeaient et se posaient, comme un vol de pigeons
blancs.
Où est Stackelberg? C'est lui qui doit porterie coup décisif.
De lui dépend le sort de la bataille. Les Japonais, débordés
sur leur flanc, devront battre en retraite pour n'être pas
tournés. Il marche en montagne, sans doute! Mais, enfin,
il devrait être là, maintenant! Voici cinq ou six jours que
ses troupes se sont mises en mouvement. Il a une quaran-
taine de verstes à couvrir, et, dans sa direction, on n'entend
pas un coup de canon !
Je devais apprendre, beaucoup plus tard, que les Japonais
devant lui avaient évacué, presque sans résistance, leurs
positions de première ligne, mais qu'au delà, les Russes
s'étaient heurtés à de véritables montagnes, à des positions
retranchées formidables, devant lesquelles ils n'eurent qu'à se
replier. Leur supériorité numérique, le grand nombre de leurs
canons, leur bravoure furent vains. L'assaut fut tenté. Ce fut
un massacre. Du haut de leur repaire, quelques poignées de
Japonais (une brigade et quelques canons, m'a-t-on dit), pour
économiser leurs rares munitions, les écrasèrent de rocs.
Il pouvait être dix heures. Je fouillais de mes lorgnettes
l'horizon et la plaine pour découvrir les batteries russes,
soigneusement dissimulées dans des tranchées profondes. Les
pièces paraissaient des points noirs. Seule, la bouche était
visible. A part quelques hauteurs, au flanc desquelles, fais-
ceaux formés, attendait de l'infanterie de réserve, faibles effec-
tifs d'ailleurs, je ne vis pas un homme...
238 LA REVUE DE PARIS
J'allai rejoindre le capitaine Boucé. Une batterie russe,
assez rapprochée de nous, un peu sur notre droite, tirait sans
relâche. On voyait, au loin, à la lorgnette, leurs shrapnells
éclater sur un but inconnu. D'une colline, un officier debout
donnait de temps à autre des ordres à l'homme placé derrière
lui. Celui-ci agitait alors deux drapeaux, et la batterie exécu-
tait les ordres. Nous suivions avec anxiété la riposte des pro-
jectiles ennemis. Ils tombaient dans le voisinage de nos
canons, mais sans grand dommage: on sentait l'hésitation, le
tâtonnement. Ils éclataient à droite, puis à gauche, devant,
derrière, puis des pauses se faisaient, la recherche semblait
abandonnée et je me réjouissais... Le général Silvestre s'était
joint à nous et je me rappelle avoir dit : « Hein ! s'ils envoyaient
quelques salves sur nos collines ? » Au même moment, com-
mença un spectacle inouï. Les Japonais avaient trouvé...
Coup sur coup, seconde par seconde, les shrapnells écla-
tèrent, droit sur la batterie. La place, ces quelques mètres,
— et eux seuls — étaient littéralement arrosés de projectiles.
Ils arrivaient, comme posés par une main invisible, avec une
précision stupéfiante, au ras de la batterie, à un mètre peut-
être au-dessus des pièces, comme de la grêle, ou plutôt comme
un jet de vaporisateur. . . J'étais haletant. A chaque nouvel obus,
je ressentais comme un coup dans l'estomac et soudain je pen-
sai à mon ami Baring — il était peut-être là! — et à l'enfer
où se trouvaient ces gens ! Il me semblait les voir, acceptant
le défi, rechargeant sans relâche : au bruit assourdissant de
leurs pièces se mêlent les détonations des projectiles ennemis ;
on n'entend plus les ordres ; décidément, la place est trop
chaude : terrés comme des bêtes, au plus profond des tran-
chées, las et hagards, couverts de terre, nos hommes regar-
dent le sol crevassé, rongé par les boulets, couvert de débris
informes qui furent leurs camarades, moitiés de corps ici, là,
un bras, une jambe. Les agonisants se tordent, hurlent de
douleur, parmi les culots noircis des projectiles. Us regardent
et attendent la fin de l'orage.
Arrive un aide de camp du général Kouropatkine. Il an-
nonce au général Silvestre que le commandant en chef pren-
dra bientôt son poste d'observation sur la colline que nous
occupons.
LA BATAILLE DU CHA-KHO 2^9
Nous nous levons et nous apprêtons à quitter la place. Un
ronflement singulier nous fait tourner la tête. Droit sur nous,
de très loin, quelque chose dans l'air s'avance à une vitesse
prodigieuse... Le shrapnell passe avec un chant étrange, sonore
et triste, comme en produit le vent d'orage dans les fils
télégraphiques, — éclate plus loin. Nous nous regardons. Un
deuxième, puis un autre se succèdent. Ils tombent derrière
nous, dans le village en bas. Ah I Mes chevaux I Je fais bonne
contenance ; c'est par honte des regards. Mais j'ai une envie
terrible de filer. Puis, c'est un obus à la lyddite qui éclate
au fond de la gorge que nous venons de traverser il y a quel-
ques secondes à peine. Un fragment tombe aux pieds du
général Silvestre, qui le met dans sa poche... Un nuage de
terre et de poudre s'élève lourdement. Une puanteur intolé-
rable s'en dégage.
Je descends, je vais chercher mes chevaux. Je me retourne
de temps k autre. Le général Kouropatkine et son escorte débou-
lent delà colline au grand trot. Il est en tête. Un court espace le
sépare de son escorte ; un « brisant » tombe et éclate entre
lui et ses premiers cosaques... Au village, on abat les tentes
avec une hâte fébrile. La grande tente de la Croix-Rouge a
disparu déjà. Les transports s'ébranlent en masses confuses.
Dans quelques minutes, tout le village sera désert.
A deux verstes derrière, se dressent d'autres hauteurs; l'une
d'elles, la plus élevée, est couronnée de rocs sur lesquels est
bâti un petit temple. Le général Kouropatkine est déjà là-haut,
assis sur un pliant, l'œil à la longue-vue. — Il est environ
midi. — Je retrouve les attachés militaires sur la hauteur
voisine du poste du général en chef. Je me sens complète-
ment en sûreté maintenant, et je pousse un « ouf » de sou-
lagement.
Je venais de passer par une minute pénible. Une fois à
cheval, le village franchi, faisant route sous un petit bois
jauni par l'automne, je me demandais : « Est-ce maintenant,
est-ce à vingt mètres, dans quelques secondes? » J'étais en
pleine zone de feu, et rien à essayer pour éviter le danger.
Cette masse de métal perfectionnée, à mouvement d'horlo-
gerie, à fusée automatique, que sais -je .►^ partie Dieu sait
d'où, n'avait qu'à être réglée par les « Japs» pour la distance
a/jo LA REVUE DE PARIS
exacte où je me trouvais, et c'était fini... Et je ne désirais
point que ce fût fini !
La hauteur que je viens de gagner avait été occupée par
les Japonais quelques jours auparavant. Ils y avaient creusé
de grandes tranchées. J'embrasse une vue immense. La grande
plaine s'étend à l'infini. Et je ne vois que des champs jaunes,
des villages enfouis dans des bouquets d'arbres qui font des
taches sombres. Un village, incendié par les projectiles, n'est
plus qu'une niasse énorme de fumée que le vent d'ouest
allonge en interminable draperie. Et je suis en pleine bataille!
*
* *
Vers une heure, la canonnade se ralentit, s'espace, se fait
rare. Je cherche un abri contre le vent au fond d'une
tranchée.
Tout en ouvrant des boîtes de conserves et en déjeunant
sans hâte, je repasse dans ma tête les événements de celte
matinée et je pense que c'est ça la guerre ! Quand j'arrivai
en Mandchourie, j'avais soif de rencontres épiques, de grands
chocs et de grands coups, de charges héroïques : je n'avais
alors pas vu de blessés, qu'on me pardonne ! Je voulais voir
la guerre, la belle guerre, celle que nous ont chantée tous
les poètes de la terre, depuis Homère jusqu'à Hugo, et mon
cœur de Français s'emplissait d'enthousiasme. Dans le Trans-
sibérien, je me remémorais les grandes batailles de jadis, les
faits d'armes des ancêtres et des héros, et ma mémoire retrou-
vait des vers :
Eux, dans l'emportement de leurs liilles épiques,
Ivres, ils savouraient tous les bruits héroïques.
Le fer heurtant le fer,
La Marseillaise ailée et volant dans les balles,
Les tambours, les obus, les bombes, les cymbales.
Et ton rire, ô Kléber I
De tout cela, que resle-t-il aujourd'hui ? Les bombes, et
ce sont des shrapnells si perfectionnés que leur bruit « hé-
roïque » est insignifiant. Nos héros, ce malin, criblés de
projectiles, que pouvaient-ils faire? Se terrer, comme ils ont
fait, et attendre le Destin. Courir, charger? Oià? Contre qui?
LA BATAILLE DU CHA-KIIO 2^1
Contre quoi? Charge-t-on contre la pluie, ou la neige, ou le
vent? Maintenant, à midi, l'action diminue de violence,
pourquoi ? Parce qu'on est las, parbleu et qu'on déjeune I
Et je monologuais.
Oui ! Les histoires de jadis entrent aujourd'hui dans le
domaine des légendes. C'est fini des charges, de l'héroïsme,
de la valeur, du génie, qui faisait qu'un chef, avec quelques
hommes, par un mouvement d'audace ou par une heureuse
folie, décidait de la victoire. Maintenant, quand elle est « arro-
sée » de shrapnells, il faut bien que la garde se rende, car
cela ne servirait h rien de mourir. C'est la fin des corps-à-corps,
des grandes charges à la baïonnette et de cavalerie, oii, nous
autres Français, nous nous sommes couverts de gloire. Dans
une guerre future, le hasard pourra faire qu'un jour une
ruée de chevaux et d'hommes se renouvelle. Mais, durant
toute cette guerre mandchourienne, jamais pareil fait ne s'est
produit. On a sabré dans quelques villages surpris, souvent
la nuit. Autrement, les sotnias se rapprochaient-elles : les
canons démasquaient leurs gueules. L'expérience pourtant
fut tentée. Dans leur griserie de courage, les Russes chargè-
rent un jour une halierie : les Japonais guettaient, tapis dans
leurs tranchées, dans leur chambre aux machines ; un officier
donna des ordres, on tira quelques ficelles pour mettre en
branle ces instruments de précision : en cinq minutes, la
sotnia était en bouillie.
La guerre, telle que je l'ai, à cette heure, sous les yeux,
c'est l'usine de mort, l'usine oii ronflent les dynamos des bat-
teries, la boucherie pour hommes, toute semblable aux bouche-
ries de porcs que l'on vous montre à Chicago. Au réveil
du jour, la cloche — un premier coup de canon, qu'il soit
russe ou japonais, peu importe! — annonce l'ouverture.
La journée de travail, le day's luork commence. Du fond de
son bureau — et mes yeux se tournent vers la colline oii le
généralissime doit déjeuner — le directeur répartit la besogne
entre ses subordonnés. L'usine est si vaste — on y emploie près
de deux cent mille hommes — qu'il ne pourrait l'inspecter
tout entière, et il reste dans son cabinet, donnant des ordres
à ses secrétaires, qui s'agitent au tableau chargé d'appareils
téléphoniques ou rédigent des dépêches que l'employé transmet.
i5 Janvier igoS. a
2^2 LA REVUE DE PARIS
C'est une belle usine. Rien n'y manque. Un homme a-t-il
le bras pris dans un engrenage, vile une voiture d'ambu-
lance ! elles attendent dans la cour. Et, pour ces machines,
qui consomment énormément, de tous cotés, incessam-
ment, vient la nourriture. Aujourd'hui, c'est le coup de feu.
On est débordé d'ouvrage. On travaillera nuit et jour. Les
équipes de relève sont prêtes. Midi, une heure! La cloche,
de nouveau. On se repose. On mange un morceau en hâte,
— pas tousl Car ce sont de braves ouvriers : certains d'entre
eux ont acceplé de ne point cesser leur travail, — sans dou-
ble payel
Chez nous, ceux qui ne cessent point, ce sont ceux de la
droite, qui se maintiennent k grand'peine sur la route man-
darine et dans la plaine de l'ouest, aussi loin que portent
mes lorgnettes. C'est atroce et exaspérant ! Sur toute cette
étendue sans bornes, les projectiles ennemis tombent, tom-
bent sans relâche : une pluie de fer ou, plus mécanique
et plus irrégulièrement dru, un arrosage à la pompe. La
distance rapetisse les flocons des shrapnells. Je revois,
maintenant, ce champ de bataille, comme un verger tout
blanc, tout fleuri, dont on ne pourrait distinguer les branches
parmi les fleurs.
Les Japonais avancent, irrésistiblement. Oh! comme c'était
Iragiique, tous ces points blancs qui tuaient en progressant
lentement, mètre à mètre, sans arrêt, dans cette grande plaine
paisible et déserte, où pas un homme n'était visible, sous
cette grande lumière si pure, si sereine, si gaie ! Et je sentis
qu'on ne pouvait lutter contre cette marée.
Là-bas, le travail continuait, sans soupe, sans double paye.
Tout mon être, toutes les torces d'admiration, de respect dont
je dispose s'en allaient vers eux, qui se donnaient tout entiers
à leur besogne sanglante. Sans double paye!... les bottes
crevées, depuis des jours sans sommeil, mangeant à peine —
à ces moments-là, on n'a plus faim, — crasseux, farouches,
toujours au feu contre un ennemi qu'ils ne sauraient détester,
ne le connaissant pas, et dont ils savent seulement qu'il est
jaune. Sans double paye!... Ils meurent ou vont mourir, et ils
le savent et ils l'acceptent, par esprit de discipline, de sou-
mission, de résignation.
LA BATAILLE DU CHA-KHO 2l\'S
Un jour, l'empereur a dit un mot, a écrit quelques lignes,
il y a de cela neuf mois. Et, depuis ce jour, Ivan Ivanovilch
est là, parla plaine ou parla montagne, sous un soleil de feu
ou sous le froid, toujours le même, sans pain, dans la boue,
dans le marais: /iZ/cAero/ toujours jovial, toujours bon et doux,
accomplissant paisiblement sa lâche, avec la même résigna-
tion courageuse, — après huit mois de reculade et de retraite.
Comme ils savent mourir, ces braves gars 1 Ivan, fils
d'Ivan, qu'il vienne des provinces de la Baltique, de la Petite
Russie, du Caucase, delà Sibérie ou du Transbaïkal, qu'il soit
catholique, orthodoxe ou israélite, il se fait tuer oiî on Ta
mis. Et je me souviens du ton étonné de l'officier qui, un
jour, me disait la chose. La Russie — qui ne le sait ? — est
profondément antisémite. On avait expédié en Mandchourie
des soldats israélites sans espérer rien d'eux, et ils égalèrent
les autres...
Les shrapnells pleuvent. A quoi pensent-ils, tous ces héros,
dans leurs tranchées? Le projectile arrive du fond de l'hori-
zon. On ignore d'oii il vient. On l'entend se rapprocher. On
devine sa venue meurtrière. On ne voit rien. Est-ce pour
toi? pour moi? La chose invisible éclate! Et vingt hommes à
terre. On ne moissonnera pas, la saison prochaine, dans la
moitié d'un village à dix mille kilomètres d'ici.
Je suis depuis six mois en Mandchourie. Je suis fatigué
d'entendre tant de médisances, de ce scandales », de critiques,
d'infamies même. Que tout cela est loin ! Comme tout ça
disparaît! Que m'importe à cette minute que le général X...
soit un âne, le général \... un ivrogne et le général Z... un
joueur ou un voleur ! Au bout de mes lorgnettes, invisibles
mais devinés sous les flocons dévastateurs, ils sont tous la,
généraux, simples soldats, dont toutes les faiblesses, toutes
les erreurs se rachètent, s'expient en cette heure du grand
nivellement, en face de la mort, de cette mort purificatrice.
Quelle exaspération doit être la leur, quelle rage d'impuis
sance ! Ah! combattre, charger, faire œuvre de soldat! Mais
non ! C'est l'usine, le produit fabriqué, expédié à l'acheteur
inconnu, aux clients qui ne le demandaient pas.
Si encore on pouvait faire des prévisions, dire : « Je ferai
telle ou telle chose; il en résultera ceci! »... Que des plans
aii/j LA REVUE DE PARIS
soient possibles pour une guerre européenne, peut-êlre! L'ex-
périence ne fut point faite depuis nos désastres de 1870. Mais
en Mandchourie ! sans cartes valables, dans un pays pourri
d'espions, au milieu d'une population qui cédera toujours à
l'argent offert, de quelque côté qu'il vienne, allez donc faire
des plans, concerter de loin quelque secrète opération ! Les
plans, comme on en veut toujours trouver après coup dans
les actions humaines, on les forge d'imagination, la bataille
finie : « Oui, il voulait ceci, il voulait cela. . . » Mais Stackelberg
télégraphie au général en chef: « La carte de l'élat-major, au
lieu des montagnes qui s'élèvent devant moi, ne donnait
qu'une tache blanche ». Et je me rappelle aussi ce mot de
Kouropalkine, qui n'est pas qu'une vérité de la Palisse : « Ma
conduite dépendra de celle de l'ennemi ».
Le feu japonais continue à se faire plus rare... Ils emploient
surtout des « brisants » maintenant. Lentement, méthodique-
ment, ils fouillent un terrain, d'où répond une de nos balle-
ries. Ils ne la trouvent pas. Ils ne la découvriront pas de la
journée! J'ai envie de battre des mains, chaque fois que je
vois leur projectile s'écarter. Eux, ils tirent leurs coups métho-
diques, espacés. Je suis trop loin même pour les entendre
distinctement. Un petit jet de llamme, un peu de fumée, et,
plusieurs secondes après, une détonation sourde.
Mais la canonnade reprend son intensité. Il est quatre
heures environ. Les Japonais sur notre droite avancent, avan-
cent ; il me faut déjà me détourner à demi pour lorgner les
positions russes. Au centre noire i*^'^ corps s'est peu retiré ;
la situation, là, est en somme stationnaire ; plus à gauche,
le 4*^ corps de Sibérie se voit forcé d'abandonner ses pre-
mières lignes, ses positions avancées. Et, du côté du général
Stackelberg, pas un coup de canon : que fait- il donc? Le
tout prend mauvaise tournure. Je n'ai plus d'espoir de revoir
Liaoyang et sa belle tour coréenne, environnée d'un nuage
d'oiseaux. Un officier vient nous prier d'évacuer la hau-
teur; une batterie y prend position. Déjà grimpent les
canons. Les chevaux donnent tout leur effort contre la pente
LA BATAILLE DU C H A - K II O y^5
rapide. Comme tout cela serait beau si ce n'était la guerre !
Je pars à la recherche d'une ferme avant la tombée de la
nuit.
Gomme toujours, j'arrive à trouver, et je reçois le même
accueil alfable. On m^apporle du fourrage, que mon cheval
dévore : pauvre bête, elle n'a rien mangé depuis hier ! Les
rues du village sont encombrées de troupes. Vraiment, je ne
me serais jamais imaginé que, durant une bataille, il y eût tant
de troupes... derrière. Je repars à pied; je vais prendre quel-
ques photographies. Des soldats, sur mon chemin, enfoncent
une porte ; ils logeront là de force. Tout un défilé de four-
neaux de campagne se succède. Et soudain débouche de l'in-
fanterie. Ils vont non vers le sud, vers la bataille, mais vers
le nord, vers Moukden. Comment! est-ce que?... Je n'ose
m'informer.
Je retourne à la ferme. Le dîner est prêt. Mon mafou
dort déjà. Je m'étends, sans sommeil. Vers neuf heures, trop
énervé pour rester couché, je vais voir mes chevaux. A l'angle
de la cour, un bruit léger, des voix basses m'attirent. Des
soldats tentent de chiper du bois amoncelé. Comme toutes les
maisons chinoises, même les plus pauvres, celle-ci est
entourée d'un mur en terre. Une tête se montre. Je suis vu.
On disparaît.
La nuit est pleine d'étoiles. La canonnade ne cesse pas. De
temps à autre, apparaissent de brefs éclairs. Ce sont des
shrapnells. Toujours au travail.
Je veux essayer de dormir. Mais bientôt arrivent des sol-
dats. Ils emplissent la maison. Us veulent un toit, eux aussi!
Et soudain ils m'aperçoivent, se taisent, gênés, et m'exami-
nent. Tout le luminaire consiste en une lampe d'étain mi-
nuscule d'oîj sort une mèche trempée d'huile. Us viennent à
moi et parlent.
J'use de mes quelques mots de russe, je me désigne du
doigt et dis : Fransouski. Ils répondent oui, de la tête, me
disent un tas de choses que je ne puis comprendre et leur
cercle se resserre. — Une vague inquiétude me saisit : Que
deviennent mes chevaux ? Je veux sortir. Ils croient que je
cherche à m'échapper et plusieurs mains solides m'empoi-
gnent aux épaules. Par hasard, la lampe s'éteint au même
2^6 LA REVUE DE PARIS
moment. Ils raffermissent leur étreinte. J'attends que mon
ma/ou rallume, comme je lui en donne l'ordre. La lampe
rallumée, j'essaye des explications. Un sous-officier, très poli,
souriant, plein de bonhomie, apparaît; je lui répète indé-
finiment les quelques phrases russes que je possède, et je
m'aperçois bientôt que j'aurai beau dire et beau faire : il ne
me croit pas. Décidé d'en finir, je lui demande : OJJitsir?
C'est cela en somme qu'il voulait. Il est content que nous
tombions d'accord : c'est entendu ; nous allons chercher quel-
que officier. Il me fait comprendre que je puis laisser mes
affaires ici ; mais j'aime mieux refaire mon paquetage et res-
seller : j'ai une si bonne couverture et une si belle gourde en
aluminium!... S'ils mettaient la main dessus, ils auraient,
après tout, raison!
Mes préparatifs sont faits en quelques minutes. Je règle mon
hôte tremblant, et, bien gardé à vue, je sors dans la cour,
suivi de mon mafou impassible et ironique. . . Je m'arrête
pour prendre une cigarette. J'ai un tas de poches, je cherche
un instant mon étui. Quand je sors ma main, un soldat des
plus proches fait un bond en arrière. Je lui fais voir que ce
n'est pas un revolver, mais des cigarettes que je prends. Ses
camarades le raillent, nous rions tous deux. Je songe à
l'énervement de ces hommes. Ils ne savent pas. Voilà des
jours qu'on se tue. Les diables japonais en ont tant abattu,
tout autour de ce gars, et sans se laisser entrevoir jamais :
tout lui est devenu suspect.
Me voici donc élevé au rang d'espion, d'espion en guerre,
ce qui m'honore, et tous ensemble, les chevaux suivant, nous
nous dirigeons vers une maison distante de quelque cin-
quante mètres. — La cour est pleine de soldats, de chevaux.
— Une grande pièce, qu'éclairent quelques bougies collées sur
une table. Deux ou trois officiers y sont rassemblés. L'un est
étendu, l'autre écrit, le troisième fredonne un air cosaque
que je connais bien, si triste ! Il me serre les mains en me
souhaitant la bienvenue. Nous avons voyagé ensemble depuis
Irkoutsk. Je lui raconte mon histoire; il en dit de toutes les
couleurs au sous-officier, humble et navré, et souvent il
répète : Fransouski ojptsir.
Je suis, malheureusement, moi aussi, très énervé et fâché.
LA. BATAILLE DU CHA-KHO 'àIx']
Et je refuse de retourner dans la maison d'où je viens.
L'olTicier s'efforce en vain de me retenir. Non ! je logerai
dans un autre village, et j'invoque ma décision arrêtée de me
rapprocher de Moukden où je veux être demain à l'aube. Et
je pars. Je regrette aussitôt ce mouvement d'humeur.
*
* *
La nuit était superbe. Et tout, autour de moi, respirait une
telle sérénité, un calme si paisible! Bouml hurlait le canon :
(( Nous sommes en guerre », me rappelait sa voix. — Un pas
de cheval se rapproche. Je pense aux Khoungouses. Je n'ai pas
de revolver. J'arrive à hauteur du cavalier qui me reconnaît
au clair de lune. Encore un avec qui j'ai bu du Champagne
à Kharbine, ah! noce et massacre! Nous mettons pied à terre
et causons. Je lui demande son impression générale. Bruta-
lement, d'une voix rageuse et lasse, il me crie : « Nous
sommes foutus ! »
Je ne savais que dire et, dans le silence, je regardais tris-
tement ses traits hâlés, son visage creusé, ses yeux enfoncés
où se lisaient des jours de privation et de lutte. Puis il reprit,
comme heureux de se soulager : « Ah! cette guerre! dire
qu'on ne les voit jamais, les cochons ! Savez-vous comment
il faut se battre maintenant? Il faut faire comme vos Apaches,
ne jamais se laisser voir, ramper sournoisement, traîtreuse-
ment, et jeter un coup de fusil inattendu. Il faut vivre sur
les genoux, se tapir dans des tranchées, se terrer comme des
bêtes, tirer Dieu sait où, ou rester immobiles des journées
entières, à voir les camarades tomber tout autour... Et, nous
aulres Russes, nous ne sommes pas faits pour ça. »
Et celte critique évoque en moi la vision de nos collines
où se dressaient des hommes, des chevaux, tandis qu'en face,
chez l'adversaire, se distinguaient à peine des ombres qui
rampaient. C'était à Tachitchao.
Il me donna de vagues détails sur l'ensemble des opéra-
tions. Il savait simplement que l'armée de l'Est n'avait pu
exécuter son plan et se retirait lentement ; que, sur l'aile
droite, nos forces ne pouvaient résister à l'attaque formidable ;
que les Japonais continuaient à s'avancer vers le « trou »
â48 LA REVUE DE PARIS
qui séparait noire armée du centre de celle de droite ;
qu'ils y poussaient leurs troupes comme la cognée dans le
chêne...
Il remonta à cheval, lourdement. « Adieu! — Adieu, )->
répondis-je. Il fut tué quelques jours après.
La canonnade se ralentit et cesse complètement. Il est
environ dix heures...
* *
13 octobre. — Le duel reprend à six heures du matin. Je
pars pour Moukden. Je traverse sur ma roule le village de
Lou-dian-foun (j'écris ce nom comme me sembla le prononcer
mon ma/ou) où se trouve maintenant l'élal-major général. De
nouveau, je revois des officiers bien astiqués, gantés de blanc.
Chaque fois, la même pensée me vient : « Comme c'est
étrange. En voici qui connaissent le confort, un certain luxe
de camp, et, à quelques kilomètres à peine, les autres,
capotes en lambeaux et couverts de boue ! Evidemment, les
deux sont utiles, nécessaires. »
Un orage s'annonce. La pluie tombe bientôt à torrents.
J'arrive à Moukden vers midi.
Les chevaux dessellés, je passe l'inspection. Les deux bêtes
sont déferrées ; l'une est blessée au dos ; elles auront un jour
de repos, les braves bêtes I Plusieurs raisons me retiennent à
Moukden ; dans les champs, que verrais-je de plus?
La canonnade, toute la journée, est effro^'able. Les Japo-
nais poussent en avant leur gauche toujours, toujours .. Leur
droite ne craint rien ; elle vient de repousser Stackelberg, et
des troupes nouvelles vont sans doute renforcer encore leur
gauche, dans ces plaines que les Russes pensaient leur êlre si
propices.
Je vais au quartier russe, près de la gare. L'avance des
Japonais doit être maintenant grande : le bruit des canons
semble si proche ! Je suis accablé de questions auxquelles je
ne sais que répondre. La vérité est dure a dire. Des femmes
d'officiers préparent leurs malles pour partir à Kharbine. El
je sens que la bataille est perdue...
LA BATAILLE DL^CIIA— KIIO 2^9
*
iU octobre. — Le bruit du canon me réveille vers trois
heures du matin. Vers cinq heures, je pars pour le quartier
général au village de Lou-dian-foun. Toute ma vie, je me
souviendrai de cette route, transformée en marécage, encom-
brée de charrettes noyées dans la boue.
Au bout d'une heure, je pensai tout à coup : « Mais, que
d'officiers, que d'hommes, que de charrettes qui vont vers
Moukden! » Et je tâchais de lire dans toutes ces figures som-
bres; je ne voulais pas croire encore. Une gêne insurmon-
table m'arrêtait de questionner. Je reconnus enfin un officier;
j'allai à lui : « Ça y est, » me dit-il, d'un ton qu'il tâchait de
rendre railleur, et, ramenant son bras du sud au nord, il
ajouta, pour m'indiquer le mouvement de toute celte masse :
« Moukden! » Malgré l'état du chemin, je pris le trot vers le
sud.
J'étais à dix heures au quartier général. Le bruit des
canons dépassait toute description. Dans les ruelles et sur la
route, c était l'encombrement habituel, la même fourmil-
lière. J'arrivai à un coude de route bordée de maisons.
Sur l'une d'elles, flottait le fanion du généralissime. De nom-
breux officiers de tous grades, aux uniformes variés, atten-
daient tout autour. L'escorte, en selle, lances hautes, se tenait
prête. Je m'écartai prudemment: «A celte heure, mieux vaut
n'être pas vu, » pensai-je, et je guignai un monticule tout
proche, que surmontaient les arbres d'un temple, et que mon
mafou nomma Quan-gua-toun. Je commençai lentement l'es-
calade.
Le terrain mouvementé était rempli de bivouacs, de tentes
alignées. J'entends soudain, derrière moi, en chœur, la for-
mule de salutation. Je me retourne, enlève ma casquette :
le général Kouropatkine s'approche. Il me rend mon salut,
me fait, de la main, un geste affable. . ccll est vraiment impé-
nétrable », pensais-je en le suivant des yeux. C'est exacte-
ment le même homme que mon touriste des Tombeaux à
Moukden, ou l'hôte du wagon, qui surveillait l'autre jour le
défilé. La même allure jeune, naturelle et simple, la même
20O LA REVUE DE PAKIS
Iranquillilé, la même force, les mêmes traits souriants, tout
empreints de bonté et aussi d'énergie, le même ensemble de
respectahilily . Je songe à toutes les dilFicultés, de toute nature,
qu'il lui fallait vaincre, aux responsabilités terribles qui lui
incombaient, et je me rappelle ces mots d'un officier, un
jour, à Liaoyang : « Je suis entré le voir, désespéré : au bout
d'un quart d'heure, j'avais retrouvé près de lui le calme. »
La montée était dure. Je dus mettre pied à terre. Tirant
mon cheval, j'atteignis le sommet et je visitai le temple.
Toute une paroi surplombait un ravin ; deux entrées, une de
face, l'autre latérale, donnaient accès dans une cour intérieure
où un vieillard à barbiche rare et grisonnante, aux mille
rides, vous accueillait de son plus beau sourire qui fendait sa
bouche édentée. Le petit temple ne comprenait qu'une salle
très fraîche, où des restes légers de pieux parfums faisaient
baisser la voix. Sur l'autel, trônait un Bouddha ventru et
serein; nombre de statues, petites ou grandes, quelques-unes
de porcelaine, lui tenaient compagnie. Aux murs, de belles
images sur papier représentaient les nombreuses tortures du
damné ou le paysage habituel avec le grand arbre penché et
le petit lac calme, où se mire, au pied de la colline, la pagode
minuscule.
Au dehors, dans un coin de la cour, un arbre aux feuilles
jaunies tend ses branches : à chaque souille du vent, tombent
des coccinelles innombrables, de toutes nuances, jaunes, noi-
res, tachetées, unies; mes vêlements en sont couverts.
Notre canon continue à tonner. Mais, hélas! je l'apprends
vite : tout notre effort consiste maintenant à retenir le flot
envahissant des Japonais, pour permettre à l'armée de l'Est,
si éloignée, de se replier sur nous. Et je sais aussi pourquoi
tant d'officiers, tant de transports se dirigent vers Moukden :
l'ordre de retraite générale a' été donné hier soir. Les Japo-
nais sont sur la rive gauche du Cha-Klio : à qui sera la
rivière.>^... A quoi bon rester? Je suis écœuré de cette tuerie
savante, mécanique, à distance. Je retournerai à Moukden.
Je redescends au quartier général. J'aperçois un instrument
bizarre, grotesque en ces lieux, dont la vue m'avait échappé :
une sorte de tourelle en fer, de construction légère, une tour
Eiflel de quatre mètres surmontée d'une large roue à ailettes,
LA BATAILLE DU CHA-KHO 25l
tournant au vent, et, en gros caractères, aero... quelque
chose, je ne sais plus quoi... Chicago... «C'est bien ça, grom-
melai-je découragé, la guerre, maintenant, c'est Chicago.
Saint-Etienne, Fives-Lille, des laboratoires et des usines. »
En route, la pluie se remet à tomber. Elle se fait si vio-
lente que je cherche un abri dans une maison, dont le toit
seul et les murs restent. Des soldats sont là, qui attendent
aussi; j'ai du café, du cognac; je les leur donne; je voudrais
leur donner tout !
Ah! ce retour 1 celte boue épaisse couvrant les routes
encombrées de charrettes de la Croix-Rouge ! Les caissons, les
fourgons se succèdent sans relâche, dans les deux sens; l'eau
monte souvent aux essieux ; les lourdes voitures s'embourbent
malgré les efforts désespérés des chevaux, qu'excitent les hur-
lements des hommes. Dans les champs détrempés, des fan-
tassins passent, beaucoup sans armes, le bras, la tête enserrés
dans des linges. Sur une voiture d'ambulance, deux sœurs de
la Croix-Rouge, jeunes, causent en riant. Que font-elles ici,
malgré les ordres du généralissime qui ne veut point de
femmes sur le champ de bataille ? Elles sont venues voir et
rient de leur escapade I
Un soldat traîne un petit âne rétif qui, pour tout fardeau,
porte un tambour crevé.
Tirées par des chevaux ou des mules, sans ordre, atte-
lées en hâte, souvent six, sept bêtes à la même voiture,
c!e lourdes charrettes chinoises suivent la file aussi et trans-
portent la fortune de la famille, tout le bien sauvé. Et c'est sur
du (jao-lian un amoncellement d'objets bizarres, armoires,
tables, des canards, des porcs et, juchées au plus haut, des
femmes mornes berçant leurs enfants. Autour du véhicule,
marchent les hommes ; ils portent souvent, en balancier,
aux deux bouts d'une longue perche, deux paniers qui
contiennent chacun un bébé très sage.
Ils fuient la guerre, eux aussi. Derrière, la maison brûle,
est pillée; les portes, les fenêtres, tout ce qui est bois est
arraché; la récolte est perdue; que faire d'autre que fuir?
Dans la boue, fouettés par la bise venue des déserts de
Mongolie, sous le ciel d'orage. Russes, Chinois, charrettes,
canons, soldats valides, blessés, enfants transis, le flot tout
202 LA REVUE DE PAIUS
entier s'en va vers xMoukden. Derrière nous, là-bas, sans relâ-
che, tapis dans leurs tranchées profondes, dans leur chambre ,
aux machines, les Japonais donnent des ordres ou mani-
pulent des instruments de précision, et l'arrosage continue.
Je traverse l'embranchement du chemin de fer qui va à
Fou-Ghoun, Là se trouve un camp de la Croix-Rouge,
et je pense, en longeant la voie, qu'en somme je n'ai vu que
peu de blessés, quoique les perles doivent être fortes. Je m'en-
tends appeler. A la porte d'un fourgon, j'aperçois un gros
bonnet de la Croix-Rouge. Je lui confirme les mauvaises nou-
velles et lui demande si les pertes sont nombreuses. « Oui.
me répond-il, la figure grave. — Combien? — Plus de cin-
quante mille! » Ce chillre me stupéfie. Je viens d'assister à
plusieurs jours de bataille; je n'ai pas vu cinq cents blessés,
et j'entends parler de vingt mille morts, de trente mille
blessés! Elle fait en silence de la «belle ouvrage », l'usine de
la mort !
*
* *
La journée du i^ marque, pratiquement, la fin de l'action
générale qui avait débuté le lo. C'est le lo, en effet, que la
ligne tout entière fut engagée à fond. C'est le lA que la
grande action finit. Qu'on m'entende bien : la canonnade va
durer cinq jours encore, mais sans grand résultat : les posi-
tions des deux adversaires vont rester à peu près identiques.
Le i5, la situation reste stationnaire. Et voici, pour moi, où
commence le mystère.
Rentré à Paris, je viens de relire les rapports officiels,
dont je n'avais pas eu connaissance en Mandchourie. Cette
lecture, loin de m'éclairer, me complique les faits, me les
embrouille. J'ai montré combien la situation, au i/i, était
critique. A Moukden, tard dans la nuit, j'appris que le
succès de la contre-attaque japonaise prenait, pour les armes
russes, des proportions désastreuses. Un bataillon japonais
avait même réussi, disait-on, à s'engager entre notre droite et
notre centre; le général Kouropatkine risquait alors d'être
tourné, coupé.
Que se passa-t-il ? Les rapports russes nous parlent de
renforts qui auraient réussi à arrêter la marche de l'ennemi .
LA BATAILLE DU CHA-KUO 253
Les rapports japonais semblent dire que, de parti pris, ils
avaient fixé la limite de leur avance à la rive du Cha-lvlio.
Or, d'une part, si le général Kouropatkine a pu renforcer sa
droite, ses réserves n'étaient point suffisantes pour arrêter
définitivement un ennemi décidé à profiler de ses avantages ;
d'autre part, je croirai difficilement que les Japonais se soient
contentés des rives du Gha-Klio, quand Moukden s'offrait, à
quinze verstes à peine, Moukden, ses maisons, ses ressources
d'hivernage, son marché, ses provisions; leur marche en
avant eût-elle continué, que l'évacuation de la ville eût été
bien probable. Car l'armée russe, coupée, débordée, n'aurait
point eu le temps, je crois, de préparer, sous Moukden, une
défense sérieuse, malgré les positions très fortes qu'elle pos-
sède, m'a-t-on dit, au sud.
Puis, où donc étaient tous ces renforts dont parlent les
rapports russes? Dans ces derniers jours de bataille, les
troupes tout entières avaient donné un suprême effort,
jusqu'au dernier homme.
Epuisement des Japonais, épuisement physique, total,
manque de troupes fraîches et de munitions * expliqueraient
tout, et de façon bien plus compréhensible... Mais je vou-
drais bien savoir ! Et je n'ai jamais su. On saura peal-cire
plus tard, comme de tant d'autres choses, mais beaucoup
plus tard.
*
* * .
Le i5, la situation demeura donc stationnaire. La canon-
nade fut violente, pendant la matinée. Vers onze heures,
elle se ralentit, s'espaça, enfin se lut. Les avant-postes russes
occupaient la rive droite du Gha-Kho, les Japonais la rive
gauche, et déjà, sans perdre de temps, chacun de son côté
creusait, creusait. Après la lutte d'arrosage, la lutte de bêches.
Je quitte Moukden et j'arrive au petit temple dans la mati-
née du i6. L'artillerie tonne sans relâche. Au moment d'esca-
lader la colline, j'aperçois sur ma droite un rassemblement.
J'y vais. Six hommes poussent à bras un canon comme je
I. Dans les journées des ii, 12, i3 et i4, la moyenne de 80000 projectiles
furent tirés par les Russes seuls, m'a-t-on affirmé. (Le coût d'un shrapnell est
d'environ 2 5 francs.
254 LA REVUE DE PARIS
n'en avais encore jamais vu, un genlil petit canon, sur deux
roues, dans la bouche duquel est fichée une grosse l)uche.
Les hommes s'arrêtent à tout instant, répondent aux questions
multipliées; on regarde, on laie. Qu'est-ce que ça peut bien
être? Je grimpe là-haut.
Assis sur les marches du temple, pointillé de la tête aux
pieds de bêles à bon Dieu, un officier me met au courant. Il
allonge le bras, me montre en face de nous, sur la rive
gauche du Cha-Kho, près du village de Loun-dzian-loun. un
petit monticule, encadré de quelques autres, une chaîne de
hauteurs, courte, isolée dans la plaine immense. Un arbre
tordu lui fait un panache qui se balance un peu de travers,
sur le côté, (-'est la « Sopka Poutiloff ».
Les Russes occupaient primitivement celte hauteur. Dans
la nuit du 1 4 au i5, les Japonais s'en emparèrent. Dans la
matinée du i5, le général Kouropalkine décida de la
reprendre. On l'arrosa de shrapnells la journée entière. Vers
quatre heures, l'assaut fut ordonné, mais sans succès; les
Russes passèrent la nuit sur le versant et reçurent des renforts
de Slackelberg, dont la retraite était définitivement eflecluée :
une vingtaine de bataillons de la 5*^ et de la ()' divisions.
Le lO, à quatre heures du matin, l'attaque reprend, en force
celte fois : « C'a été atroce; une boucherie! Nos hommes sont
si éner\és par tous ces jours de bataille qu'on ne fit pas de
quartier. En une heure, à l'arme blanche, tout fut fini.
Les cinq ou six tranchées qu'avaient creusées les Japonais
débordaient de cadavres. On fit à peine cent cinquante pri-
sonniers ».
Et il ajouta : « Ce n'étaient plus des humains, mais de
véritables fauves. J'ai vu un homme du nf régiment, blessé
à la main : il avait, de toutes ses forces, plongé sa baïonnette
dans le corps de l'adversaire; l'élan l'entraîna, il tomba sur
le Japonais à moitié mort; sa main, par hasard, rencontra la
bouche, et l'autre n planta ses dénis. Nous avons pris douze
canons : une batterie de campagne (les batteries japonaises
sont de six) et cinq canons de montagne, c'est un de ceux-
là que vous venez de voir, en bas, — et un pom-pom
(Holchkiss)...
— Et vos pertes?
LA BATAILLE DU CHA-KHO 355
Il dit simplement: « J'ai entendu dire que d'un régiment
deux officiers restent, w
Et je n'ai jamais pu savoir le nombre exact des perles. Mais
enfin, c'était une revanche. Les Russes avaient enfin chargé !
Sur la droite, cette terrible droite, tout parait si calme
maintenant! Je n'ai qu'à embrasser du regard cette vaste
étendue pour comprendre que l'affaire « Pouliloff » n'est
qu'un incident, glorieux sans doute, mais sans influence sur
l'issue finale des opérations, et, découragé, je me prends à
murmurer en redescendant vers la plaine : a Les Japonais ne
voudront-ils pas reprendre la colline à Varhre cette nuit? »
En bas. dans le village, la foule grandit autour des canons,
que je photographie sur toutes leurs faces. Un sous-olFicier
écarte, sans que je lui demande quoi que ce soit d'ailleurs, tous
ceux qui peuvent gêner mon objectif. Quels grands enfants !
J'avais affaire à l'étal-major. Je pénètre dans la salle dune
fandza. De nombreux officiers causaient, consultaient des
cartes, buvaient du thé. Un air de joie détendait les visages...
Je me mis à écrire.
Un pas d'hommes, au seuil de la porte, me fit lever la
tête. Escorté de deux Russes, la main droite entourée de
linges, un Japonais entra. Ses vêtements de drap disparais-
saient sous un pantalon et une veste khaki. Il pouvait avoir
un mètre soixante-cinq ou soixante-dix, — un grand Japonais.
Ses épaules larges, ses mains énormes, son port cambré, lui
donnaient un air de lutteur, d'athlète. Les yeux étaient
intelligents, à peine bridés; un sourire de gêne découvrait
les dents blanches. Il salua poliment, enleva son képi, se
courba à plusieurs reprises. Les officiers le contemplaient,
tâtaient du doigt ses vêtements; il restait impassible. Un ca-
pitaine se détourna et se mit a parler, russe naturellement :
mes regards allèrent dans la direction et je remarquai pour
la première fois un individu en civil, au teint maladif, au
nez prononcé, à l'expression sournoise et fausse. Une sorte
de hibou malade, jeté dans le grand jour. C'était l'interprète,
un métis de Polonais et de Japonaise, me dit-on. La conver-
sation s'engage. On pose des questions au grand « Jap y» :
numéro de son régiment, de sa brigade, etc. Il répond poli-
ment, d'une voix douce, et sort de sa poche un petit carré de
25G LÀ REVUE DE PARIS
papier comme ils en ont tous, où est inscrit son nom, son
régiment en russe. .
L'interprète traduit d'une voix lasse.
— C'est vrai ! — dit à plusieurs reprises l'olïîcier qui con-
trôle et vérifie.
Et le Japonais quitte la salle.
Je pars bientôt après. J'arrive tard à Moukden. J'ai très
faim. Je vais au wagon-restaurant des officiers. Je suis le
premier a annoncer la prise de la « Sopka PoulilofT». Un
officier reste sceptique. Il se lève et me dit en partant :
— C'est pour compenser la perle d'une cinquantaine de
nos canons, ces jours-ci.
Nous avons perdu cinquante canons 1 en voici la première
nouvelle. Ah! décidément, dénombrer les effectifs, évaluer
les pertes, les canons perdus, j'y renonce I Sur un front de
quatre-vingts versles, allez donc parcourir toute la ligne,
noter le nombre des blessés, compter les pièces prises !
Le canon se fait entendre durant la nuit.
*
Le 17 octobre, journée vide: à Moukden. Le canon conti-
nue au loin.
Le 18 octobre, à Taube, je vais à la gare. On m'annonce
la reprise de la station Clia-Kho. Pauvre station ! reprise et
perdue, perdue et reprise, elle doit être dans un joli état! Et
ce point n'est qu'un détail, aussi ! La canonnade cesse dans
la matinée.
Au If) octobre, je trouve dans mes notes : « Coups de
canon espacés, situation stationnaire. »
Nuit après jour, durant une semaine, des hommes ont
crevé de faim, de soif, se sont fait tuer sans un murmure.
Des faiblesses se sont sans doute produites, des retraites
hâtives, en désordre, des paniques même; mais cinquante
mille hommes sont hors de combat, blessés ou tués, et quel-
ques kilomètres sont gagnés ou perdus...
Au 'i.o octobre, je lis : « Dormi toute la journée, calme
plat ». La bataille du Cha-Kho est finie...
GEORGES J)E LA SALLE
LE PASSÉ VIVANT'
XV
Quelques jours après le bal du comte Geschini, Maurice de
Jonceuse déjeunait chez M. Corambert avec M. de Saffry.
M. Corambert imposait, non seulement par lui-même,
mais aussi par ce qui l'entourait, l'idée d'une fortune solide.
L'hôtel qu'il habitait boulevard de Courcelles était bâti de
bonnes pierres bien liées entre elles et dont la masse respec-
table ofl'rait au regard de hautes et larges fenêtres et une
porte pesante. Le bouton delà sonnette était gros et fait pour
le pouce. Le vantail cédait sous la poussée, sans résistance,
mais avec une sage lenteur. Au dedans, l'escalier spacieux
conduisait à de vastes salons au mobilier cossu, de teinte
sombre. Les fauteuils étaient lourds, les canapés monumen-
taux, les cadres des tableaux sculptés en plein bois. Dans la
salle à manger, lambrissée de chêne, les buffets et lescrédences
s'accordaient avec la table, oii l'on s'asseyait sur des chaises
trapues, garnies de cuir et cloutées d'or. Le linge dont on se
servait était empesé, dur et cassant; les assiettes, la verrerie,
massives. L'argenterie fatiguait la main. Les mets étaient
abondants et sains, les domestiques qui vous les présentaient
I. Voir la Revue des i5 décembre igoi et i" janvier igoS.
i5 Janvier igoS. 3
958 LA UEVUE DE PARIS
vigoureux. M. Gorambert détestait les mines pauvres et ché-
tives. Il était lui-même jovial et corpulent. 11 aimait aux gens
qui l'approchaient un aspect de santé et de bien-être. Ce
désir s'étendait jusqu'à ses amis, mais, comme il faut dans la
vie des accommodements et des concessions, il se contentait
que ses familiers, à défaut de supériorité physique, eussent
celle au moins d'être sérieusement riches. Aussi les convives
assis, ce matin-là, à la table de M. Gorambert offraient-ils cet
air de tranquillité que confère l'argent.
En efTel, M. Vernal avait trouvé dans les blés de quoi être
sûr de son lendemain : sa récolte était faite et engrangée. De
même M. Archon, — les aciers; — M. Pallan, — les char-
bons; — M. Tollin, — les cuirs, — étaient des gens de tout
repos. Gertes M. Gorambert eût préféré que son ami Pallan
et son ami Archon n'eussent point, l'un, la figure maigre et
tirée, l'autre, le visage apoplectique, mais, par contre,
MM. Tollin et Vernal le satisfaisaient complètement parla car-
rure de leurs épaules et la solidité de leurs membres. M. Go-
rambert souhaitait qu'un homme fût l'image physique de son
crédit et il eût voulu Pallan plus gras et Archon moins con-
gestionné, mais, malgré cela, ils avaient, aussi bien que les
deux autres et lui-même, cet aplomb particulier que l'on prend
vile à être riche et quand le présent pour vous n'a point de
soucis, ni l'avenir d'inquiétude.
Parmi ces puissants personnages, Maurice de Jonceuse
n'était pas déplacé. S'il n'avait pas leur autorité, il avait déjà
leur assurance. En plein combat d'affaires, il portait à ses
entreprises une activité hardie. On sentait en lui la certitude
de réussir. Millionnaire futur, il goûtait sans hâte et sans
envie, dans cette société de hauts parvenus, le plaisir d'y figu-
rer d'avance auprès de ceux qu'il égalerait un jour. Ses
débuts lui valaient d'ailleurs l'estime et la considération de
ces messieurs. Autant seconder un garçon de cette espèce
que de le contrecarrer inutilement. G'étaitce qu'avait compris
M. Gorambert : aussi recevait-il souvent M. de Jonceuse.
M. Gorambert était pour le jeune homme une sorte de patron :
Maurice lui plaisait. M. Gorambert n'était pas fâché non plus
qu'un gentilhomme mît la main à la pâte : cela rehaussait le
métier.
LE PASSÉ VIVANT 269
La présence de M. de Saffry procurait h M. Corambert iin
autre genre de satisfaction que celle de M. de Jonceuse :
M. deSafTry avait été son camarade au collège, et M. de Saffry
représentait pour M. Corambert le copain malchanceux et
(( guignard)). M. Corambert l'aidait, mais l'aidait petitement. Il
l'avait placé dans la compagnie d'assurances dont il était l'un
des administrateurs et il n'était pas fâché que M. de Saffry
n'y eût réussi que médiocrement. Certes il n'eût pas souffert
que son ami Saffry fût tout à fait mal en point: il se serait
cru obligé de le secourir de sa bourse, ce qui n'est jamais
agréable. Mais M. de Saffry savait vivre el avait su demeurer
en un état discret, entre le malheur et la prospérité. Cela
prouvait à M. Corambert que ce n'est pas tout que d'être
gentilhomme pour tirer son épingle du jeu, où il avait, lui,
tout roturier qu'il fût, assez bien fait sa pelote. Et il fallait
voir quels bons sourires d'encouragement il adressait, au bout
de la table, à son vieux camarade Saffry, qui, fluet et étriqué,
maniait péniblement les cristaux Irop taillés et les argenteries
trop pesantes.
Quant à M. de Saffry, il vouait naïvement une grande
reconnaissance à M. Corambert et tenait ces déjeuners pour
une faveur insigne. 11 était persuadé qu'à se mêler ainsi aux
amis de son ami Corambert, il lui surviendrait des occasions
avantageuses à ses intérêts. Il est vrai qu'il était encore à les
attendre et qu'en attendant il végétait de broutilles, dont le
maigre profit eût, tout au plus, suffi à un M. Corambert pour
payer sa dépense de cigares.
Maurice de Jonceuse, à ces déjeuners où il le rencontrait
assez fréquemment, s'était toujours montré fort poli avec
M. de Saffry: celui-ci ne l'intéressait guère, mais tout de
même ils étaient gens du même monde, et cela créait entre
eux une entente. Cependant M. de Saffry fut étonné, ce matin-
là, des attentions que lui témoignait Maurice de Jonceuse.
M. de Saffry était doux et simple : il répondit volontiers à ces
avances. Il parlait bas, de sa voix un peu hésitante, quand
M. Corambert interrompit leur conversation.
— Dites donc, Jonceuse, y a-t-il longtemps que vous
n'êtes allé à Valnancé? Vous savez, là-bas, chez moi... on tra-
vaille ferme. Je pourrai m'y installer en septembre. Oh! un
260 LA REVUE DE PARIS
campement! Il y aura encore beaucoup à faire. Allez voir
ça. Vous m'en direz votre avis.
Et M. Corambert donna un baiser sonore à deux de ses
gros doigts qu'il avait posés sur ses lèvres.
— Certainement I . . . Du reste, moi aussi, je fais construire. . .
Oui, à Nancé... Oh! un pied-à- terre !... Avec mon auto, j'y
vais de Paris en une heure et demie, sans me presser.
— ■ Vous faites bâtir I... Voyez un peu quel gaillard!... Mes
compliments, mon cher Jonceuse. Moi, je n'ai eu mon hôtel
ici qu'à cinquante ans.
Il regarda autour de lui les lambris de chêne, les crédences,
les buffets ventrus, puis avala une bouchée qui lui gonfla les
joues.
— J'ai justement loué à Nancé pour l'été, — disait dou-
cement M. de Saffry à Maurice de Jonceuse, tandis que
M. Corambert rappelait à M. Archon et a M. Tollin son achat
de terrain au boulevard de Courcelles et en calculait la plus-
value ; — une maisonnette qui appartient à un de vos amis,
je crois, M. Charles Lauvereau. Si j'étais riche, je l'achèterais.
J'aime bien ces bicoques de province...
— Oui, je connais la maison de Lauvereau. Elle est agréa-
ble ; mais voyez-vous, monsieur de Saffry, je préfère malgré
tout les habitations neuves. De l'air, du jour !
— Pardieu, c'est ce que je disais dernièrement à votre
oncle Franois, Jonceuse! Oui, c'est très beau son Valnancé,
mais ça ne tient debout qu'à force de réparations ! Tout est
à refaire chaque année. Tandis que chez moi !... Et puis, pas
de calorifère, pas d'électricité... Que diable, il faut être de
son temps!
Le jeune Léon Corambert, silencieux et distrait depuis le
commencement du repas, écoutait son père avec honte. Le
petit ami de madame de Maurebois ne partageait pas en archi-
tecture les idées paternelles. Sa chambre était ornée de photo-
graphies qui représentaient Versailles, les châteaux de la Loire
et ceux du roi de Bavière. A son piano, il jouait du Wagner
et du Lully. Il avait hâte qu'on se levât de table pour aller
rêver à son aise. Depuis le soir du bal Ceschini, oij, pour la
première fois, sur le grand canapé de lampas rouge aux armes
cardinalices, il avait embrassé madame de Maurebois, il vivait
LE PASSE VIVANT
261
dans une sorte d'hébétement voluptueux. M. Corambert avait
remarqué la mueite désapprobation de son fils.
— Monsieur mon fils pourra en penser ce qu'il voudra,
mon château aura du cachet et damera le pion à Valnancé.
Tu verras, mon vieux Saffry, et c'est toi qui feras l'assurance
contre l'incendie : ce sera la plus belle police de la vie!
On passait au fumoir. Le jeune Corambert s'éclipsa, suivi
de sa mère, — personne effacée et vague, qui s'inquiétait de la
mine pâlie et de l'air distrait de son fils. — Les cigares allumés
étaient énormes. Ils convenaient aux vastes fauteuils oij on les
fumait. Maurice de Jonceuse examinait M. de Saffry presque
englouti dans le sien : M. de Saffry ne ressemblait guère à sa
fille. Soudain, il s'agita. Discrètement il avait consulté sa
montre. 11 avait un rendez-vous. Comme il s'esquivait sur la
pointe des pieds, M. Corambert l'interpella :
— Alors, tu files?
M. de Saffry fit un geste d'embarras et d'excuse. Tous les
regards s'étaient tournés vers lui. M. Vernal, M. Archon,
M. Tollin et M. Pallan considéraient ce petit monsieur chétif,
à la barbe blanche. Il était celui qui n'a pas le loisir de
digérer en paix, qui doit travailler, courir, se presser.
M. Corambert, au seuil de la porte, lui lança :
— Bonne chance!
Puis il ajouta, quand M. de Saffry eut disparu :
— Ce pauvre Saffry, il est alerte comme un jeune homme.
Vous parlez aussi, Jonceuse?
— Que voulez-vous? j'ai ma fortune à faire, moi !
On rit. Maurice de Jonceuse était debout, les doigts dans
sa barbe épaisse.
— Ah I farceur !... encore quelque femme I... Allons, au
revoir.
M. Archon s'esclaffa. Son visage empourpré rougit encore
davantage :
— Quel gaillard !
— Ah! il ira loin, ce Jonceuse! — déclara M. Pallan, en
serrant ses lèvres minces.
Devant l'hôtel, Maurice de Jonceuse trouva M. de Saffry
arrêté auprès de l'automobile d'oii le chauffeur Monnerod
toisait avec mépris les coupés confortables de M. Tollin et de
a62 LA REVUE DE PARIS
M. Vernal. M. de Safiry contemplait curieusement la lourde
voiture à pétrole, la carrosserie luisante comme une carapace
de scarabée, les gros yeux cerclés de cuivre de ses lanternes.
— Monsieur de Saffry, voulez-vous que je vous mette
quelque part?
M. de Saffry hésitait. Il avait rendez-vous rue Rougemont :
on lui avait signalé une petite assurance à Taire là. Il crai-
gnait de déranger M. de Jonceuse.
— Mais pas du tout!... On va vite avec ces machines-là.
Montez donc, cher monsieur.
M. de Saffry hésitait devant l'engin séduisant et redoutable.
Que dirait sa femme quand elle saurait son imprudence P II
éprouvait un mélange de crainte et de curiosité. Les coussins
de cuir, résistants et doux, le rassurèrent. Soudain le moteur
gronda. Les glaces vibrèrent. Une secousse puissante et molle
renversa M. de Saffry en arrière. Étonné, il tirait sa petite
barbe blanche.
Son étonnement était bien plus grand encore, quand il des-
cendit rue Rougemont. Durant les quinze minutes de trajet,
M. de Jonceuse lui avait proposé une affaire avantageuse et
il avait sollicité la permission d'aller présenter ses hom-
mages à madame et à mademoiselle de Saffry, avec qui il
avait eu l'honneur de souper, au bal du comte Geschini.
M. de Saffry y avait consenti...
Un mois et demi après, Maurice de Jonceuse demandait en
mariage Antoinette de Saffry.
Ce fut pour M. de Saffry un instant mémorable. Quelqu'un
s'adressait à lui pour obtenir quelque chose d'important, qu'il
pouvait à son gré accorder ou refuser. Il lui fallait décider du
sort d'autrui : aussi son embarras et sa confusion furent-ils
extrêmes, et il s'excusa presque auprès de Maurice de Jon-
ceuse d'une autorité à laquelle l'usage obligeait celui-ci à
recourir. Pendant les trois jours de réllexion que demanda
la jeune iille, Maurice de Jonceuse vécut la gorge sèche et la
joue en feu. Enfin la réponse fut favorable. Quand Maurice
entra dans le salon des Saffry, Antoinette était assise juste sous
le portrait de La Tour. Elle vint à Maurice et lui tendit la
main. De joie, M. de Saffry embrassait sa femme. Les fiancés
LE PASSE VIVANT
263
se sourirent. Lui aurait voulu l'emporter brusquement, sans
rien dire, en un vertige de liberté et de vitesse, dans celte
même voiture bourdonnante et comme ailée qui l'avait amené
là tout à rheure et qui l'attendait, en bas, dans la rue, bru-
tale, ibrle et rapide, — comme son désir I
XVI
Le soir des fiançailles de sa fille, M. de SalTry s'endormit
pour la première fois sans souci du lendemain. L'avenir de
son enfant était assuré: — il avait ri tout bas, en sa petite barbe
blanche, du jeu de mot involontaire. — Il éprouvait dans tout
son être comme une détente soudaine. Maintenant, il pouvait
vieillir, mourir! Il n'appréhendait presque plus les infirmités
et les maladies. Il n'était plus seulement le père d'Antoinette
de SallVy, il était aussi le père de madame de Jonceuse,
Souvent il avait songé à ce que deviendraient après lui sa
femme et sa fille. Mademoiselle de Saffry y pensait également,
et cette idée lui causait une sourde angoisse.
Mademoiselle de Sallry avait la rare qualité de savoir être
franche à l'égard d'elle-même. Elle aimait à voir clair dans
ses sentiments. Aussi était-elle forcée de se reconnaître une
sorte de répugnance instinctive pour le travail. C'était un
préjugé héréditaire qu'elle tenait, sans doute, d'une longue
lignée d'aïeules oisives et hautaines. Le travail lui apparais-
sait comme une espèce de déchéance. L'ouvrier, le marchand,
l'employé lui étaient secrètement antipathiques, ainsi que des
gens d'une race différente de la sienne. La pensée que son
père travaillait la faisait souffrir d'autant plus que cette néces-
sité le rabassait à ses yeux. Elle était née pour l'oisiveté et la
paresse, pareille à cette grand'mère à qui elle ressemblait, et
dont le peintre La Tour avait noué si délicatement les belles
mains l'une à l'autre, dans une pose de repos et d'abandon.
Le mariage, et sinon le mariage d'argent, au moins le ma-
riage riche, celui qui la mettrait, elle et les siens, à l'abri du
besoin, demeurait donc la seule ressource de mademoiselle de
Saffry. Et ce fut ainsi qu'elle accepta d'épouser Maurice de
Jonceuse.
264 l'A REVUE DE PARIS
Elle était résolue, pour se marier, à certaines concessions.
Plusieurs fois pourtant, elle s'était refusée à en consentir
qui l'eussent avilie, Maurice de Jonceuse, lui, ne lui déplai-
sait pas. Elle l'avait jugé d'un coup d'œil net et prompt. Sa
mère lui laisserait un jour une belle fortune. En attendant, il
gagnait de l'argent, ce qui faisait de lui provisoirement quel-
qu'un de la sorte de gens qu'elle ne prisait point; mais
pourquoi ne se faliguerait-il pas de cette vie d'entreprise
et de hasard? Au fond, il aimait la campagne, la terre.
N'avait-il pas de lui-même acheté de quoi bâtir à ^Nancé.>^
N'était-ce pas un indice précieux? D'ailleurs n'aurait-elle
pas quelque pouvoir sur lui ? Mais tout cela se confondait,
dans l'esprit de mademoiselle de Saffry, en une impression
de sécurité et se mêlait au sentiment d'accomplir une action
utile, et pas trop désagréable.
Elle distinguait d'ailleurs fort bien les motifs de la conduite
de Maurice de Jonceuse envers elle. Le désir qu'il avait de
sa personne et qu'elle avait deviné à son premier regard, au
bal du comte Geschini, éclatait en lui avec une franchise
presque brutale. Il la voulait et, pour l'avoir, il l'épousait.
Ce désir brusque, violent, tout en l'offusquant un peu, ne
l'offensait pas. Elle s'y soumettrait loyalement. Elle lui don-
nerait la part d'elle-même qu'il souhaitait. Il n'aurait pas à
compter sur plus ni à exiger davantage. C'était entre eux un
échange. Elle offrait sa beauté, sa grâce. Par contre, il assu-
rait son bien-être, son luxe. De là, pouvaient naître l'amitié,
l'estime. Et elle se conservait le droit d'aimer...
Sous son apparence de raison et de logique, Antoinette de
SafTry était romanesque. Ce romanesque était d'autant plus
fort en elle qu'il ne lui venait ni d'éducation ni de lectures,
mais d'elle-même. Il lui était propre. Peut-être lui arrivait-il
de plus loin, de plus profond, mais la source en était cachée.
Il s'était alimenté, en silence, de ses rêveries. Il était la dignité
de sa pensée et le secret de son cœur.
Elle savait vaguement et obscurément qu'elle aimerait.
Que lui demanderait l'amour? Quelle folie? Quel sacrifice?
Serait-ce sa jeunesse, son repos, sa vie? Entrerait-il dans son
existence mystérieusement, doucement, insensiblement, parles
chemins de l'amitié ou les brèches de la passion ? Elle l'igno-
LE PASSÉ VIVANT 265
rait. Elle attendrait l'inévitable, comme l'aïeule du portrait à
qui elle ressemblait, les mains oisives et nouées.
Celte sorte de pressentiment amoureux, elle le gardait au
fond d'elle-même et n'en avait jamais avoué rien à per-
sonne, même à madame deRaumont sa confidente habituelle.
Madame de Saiïry avait été en pension avec madame de Rau-
mont, mais elle ne parlait jamais de son amie sans un peu
d'amertume. Le scandale de la liaison de madame de Raumont
avec le comte Cescliini revenait souvent dans les conversations
de madame de Saffry, qui, malgré ses efforts pour n'en rien
montrer, conservait une espèce d'irritation bourgeoise contre
l'irrégularité hautaine d'une conduite dont Antoinette au
contraire admirait l'orgueilleux dédain. Durant les trois jours
de réflexion qu'elle prit avant de répondre à M. de Jonceuse,
madame de Raumont fut la seule personne qu'elle consulta.
Quand mademoiselle de Saffry eut parlé, madame de Rau-
mont lui dit :
— Ma chérie, ce M. de Jonceuse, l'aimez-vous ?
Mademoiselle de Saffry baissa la tête.
— Alors, pourquoi n'épousez- vous pas plutôt tout simple-
ment M. Unterwald? Votre mère prétend qu'il vous adore et
qu'elle n'aurait qu'un mot à lui dire. 11 est vraiment riche, lui !
— Mais, chère madame, ce ne serait pas moi que M. Un-
terwald épouserait, ce serait notre La Tour... Maman se
trompe: c'est d'un tableau qu'il est amoureux, et pas de moi.
11 m'accepterait peut-être bien aussi par-dessus le marché. Ma
présence chez lui le rassurerait. Il a peur des gens dont il
possède l'effigie; ces portraits de magistrats, de militaires,
d'abbés, l'intimident : alors, il pense que, s'il introduisait
parmi eux quelqu'un de leur race, ils lui feraient meilleure
figure... Je préfère encore M. de Jonceuse, et puis je crois
que je ne lui déplais pas...
Elle rougit légèrement.
— C'est bien cela ! Les femmes sont toutes les mêmes. Le
désir d'un homme les flatte toujours... Allons, épousez ce
Jonceuse. Il a de la chance! vous êtes délicieuse, ma petite.
Antoinette de Saffry s'était levée :
— Ne vous moquez pas de moi, chère madame! Papa est
si content I
266 LA REVUE DE PARIS
Les glaces du petit boudoir la reflétaient en images diverses
et pareilles. Madame de Raumont la regardait qui boutonnait
sa jaquette et ses gants comme si, sur la véritable Antoinette,
elle eût façonné celle qu'elle voulait bien livrer à la rue, aux
passants, à la vie...
Quand elle fut partie, madame de Raumont demeura un
instant pensive, puis elle rouvrit le livre qu'elle lisait, tourna
quelques pages, le reposa sur ses genoux.
— Ce pauvre M. de Jonceuse ! — murmura-t-elle en ho-
chant la tête.
Et elle continua sa lecture.
Le lendemain du jour oii Maurice de Jonceuse eut reçu la
réponse favorable de mademoiselle de Saflry, son automobile
s'arrêta, dans l'après-midi, h la haute grille du château de Val-
nancé. Une heure après, Maurice de Jonceuse remontait dans
sa voiture ronflante. Avant de reprendre le chemin de Paris,
il fit un détour par le Bas-Nancé. La vieille maison qui
occupait une partie du terrain qu'il avait acheté récemment
était déjà aux trois quarts démolie pour faire place au cottage
projeté. Il faudrait écrire tout de suite à l'architecte à propos
de certaines modifications à apporter au plan convenu... La
machine repartit. Dans une lueur de désir, Maurice vit l'image
de mademoiselle de Saflry. Elle serait à luil L'auto fila sur
la route droite son train de bêle souple et rapide...
M. de Franois, en revenant de sa promenade favorite aux
bâtisses de M. Gorambert, trouv^a sa sœur très agitée. Il était,
lui, d'une humeur à plaisanter: la laideur des constructions
de M. Gorambert dépassait son attente et, durant le dîner,
il ne cessa de s'égayer à ce sujet. Ge fut en sortant de table
que madame de Jonceuse lui annonça le mariage de son fils
avec mademoiselle de Saffry.
M. de Franois accueillit bien la nouvelle.
— Ton fils est moins sot que je ne l'aurais cru. Ges Saffry
sont de bonne famille. La fille est jolie, dis-tu? Ah! ces gens
d'affaires ont de la chance, ils peuvent se passer leurs fantai-
sies : Gorambert, un château; Maurice, une femme...
Il n'acheva pas sa phrase. Il songeait à Jean. L'échec de la
combinaison Watson l'irritait. Il mordilla sa moustache blanche.
LE PASSÉ VIVANT 267
— Certes, Maurice gagne de l'argent. . . Il travaille d'arrache-
pied, le pauvre garçon...
Madame de Jonceuse s'embarrassait, elle serrait plus étroi-
tement autour d'elle sa pelisse fourrée; puis, écarlate, comme
si les braises de sa chaufferette lui eussent monté aux joues,
elle se décida :
— Malgré cela, je voudrais lui donner... tu comprends...
oh I je ne lui ai rien promis et il ne m'a rien demandé !...
je voulais t'en parler... une petite dot.
M. de Franois, goguenard et indulgent, la laissait aller,
balbutiante et troublée. Au mot « dot », il se mit à rire, d'un
court rire, sec et forcé.
— Une dotl... Tu veux doter ton fils?... Mais, ma bonne
Félicie, tu es folle ! Oui, folle, folle, permets-moi de te le dire...
Le doter!... mais ici, comment ferions-nous? Tout devient
de plus en plus cher. Les impôts augmentent... Et ce n'est que
le commencement ! . . . Tu ne lis donc pas les journaux? Je vais
peut-être me voir obligé de supprimer un jardinier. L'année
prochaine, il va falloir nettoyer la pièce d'eau... Et les autres
réparations indispensables... Tu veux donc que Valnancé
tombe en ruine? Nous avons juste de quoi l'entretenir à peu
près, et tu penses... Non ! tu es folle!...
M. de Franois ne riait plus. 11 était rouge, lui aussi, mais
de colère et de surprise. Il se sentait atteint dans son souci
le plus cher. Madame de Jonceuse baissait la tête, comme si
le plafond allait lui crouler sur les épaules. Cependant, M. de
Franois s'était ressaisi. Il continuait, d'un ton d'ironie et de
persiflage, mi-sérieux, mi-narquois :
— Doter Maurice!... mais il n'en a pas besoin... et puis il
ne voudrait pas... Allons donc I lui, un fils de ses œuvres,
un laborieux, un moderne !
Il s'arrêta.
— Réfléchis un peu, Félicie, et tu reconnaîtras toi-même
que ce n'est ni utile ni raisonnable... D'ailleurs, il n'y
songe pas, Maurice, à une dotl Pardieu, il est fier, ce garçon;
c'est un caractère. Tu sais, je l'aime beaucoup, au fond... Je
regrette de ne pas l'avoir vu aujourd'hui. Je lui écrirai mon
compliment... Je vais l'inviter a venir passer à Valnancé un
mois, après son mariage, avec sa femme. Il sera comme
LA BEVUE DE PARIS
chez lui... Allons, es-tu contente, vieille bête?... Et main-
tenant, au lit!... c€s questions d'intérêt me vident la tête.
Madame de Jonceuse ne répondait pas. Elle sentait, mieux
que d'ordinaire, la dureté de l'esclavage où elle vivait depuis
des années, sous la main pesante de son redoutable frère.
Elle comprenait que c'en était fait à jamais de sa liberté et
que la mort seule la délivrerait. Pelotonnée en boule dans sa
fourrure, elle y pensait avec terreur, Valnancé était déjà un
séjour assez dangereux : que serait-ce si l'on cessait de surveiller
les fissures des murailles et les fentes des fenêtres? Et madame
de Jonceuse entendait siffler autour d'elle des vents coulis
imaginaires. Ils annonçaient la toux qui râpe la gorge, la
bronchite qui oppresse, la pneumonie qui étouffe... Qu'im-
portait à Maurice cet argent, dont, du reste, il n'avait pas
besoin?... D'ailleurs, n'était-il pas son seul héritier, et, un
jour?... Alors M. de Franois aurait'beau faire, cet argent lui
échapperait. Ahl il serait bien attrapé... Elle toussa. Sou-
dain, l'indépendance de la tombe lui parut moins désirable.
Il valait mieux subir la tyrannie de son frère qu'en être
affranchie de cette funèbre façon... Elle toussa encore.
Mourir! Pourquoi ne survivrait-elle pas, elle, à M. de Franois?
Certes, elle était délicate, mais lui-même n'était-il pas d'une
santé précaire, que soutenait seul un régime rigoureux auquel
il manquait trop souvent? Elle, au moins, elle se soignait...
Et, de ses petites mains furlives et grasses, elle puisa dans sa
bonbonnière une pastille calmante qu'elle glissa dans sa bou-
che, tandis que M, de Franois se promenait de long en large
devant elle dans le salon.
M. de Franois pensait à son fds Jean. Le mariage de
Maurice le forcerait à revenir d'Italie et supprimerait désor-
mais les séjours à Paris. La solitude de Valnancé porterait
Jean à la réflexion. Il y avait de par le monde d'autres
Watson. M. de Franois ne se tenait pas pour battu. Si Jean
se montrait intraitable, il saurait aviser, lui, et, du coin de
l'œil, il regardait madame de Jonceuse qui, avec une longue
aiguille à tricoter, remuait, sous la cendre, les braises rouges de
la chaufferette, — cette chaufferette que M. de Franois détestait
et qui finirait, certainement, par mettre le feu à Valnancé!
LE PASSÉ VIVANT 269
XVII
Quelques jours avant la cérémonie du mariage, les SafTry
vinrent déjeuner à Valnancé avec Maurice de Jonceuse et
Lauvereau, M. de Franois fut charmant. Après le déjeuner,
on se promena dans les jardins. Quoiqu'on fût au commen-
cement de juillet, la chaleur était supportable. Maurice de
Jonceuse et sa fiancée marchaient devant, suivis par Jean de
Franois qui avait ralenti le pas pour se régler sur celui de
madame de Jonceuse. M. de Franois causait avec M. de
Saffry. Madame de Saffry et Lauvereau s'arrêtèrent au bout
de la charmille. Par les interstices des feuilles, on aperce-
vait le château. Sa façade rose et jaune, au soleil, semblait
d'une matière précieuse. Madame de Saffry soupira...
Son futur gendre l'agaçait un peu. Le désir violent, mal
contenu, qu'il montrait de sa fille, offusquait madame de
Saffry malgré elle. De plus, une certaine brusquerie dans
ses allures et ses propos déconcertait la grosse femme. Pour-
quoi Antoinette n'épousait-elle pas quelqu'un dans le genre
de Jean de Franois, si doux, si discret ! Et puis, ce Valnancé,
n'était-ce point là la demeure qui eût convenu à la beauté de
sa fille? Le porti-ait de La Tour y eût été à sa place, parmi
les boiseries et les meubles anciens. Elle le dit à Lauvereau.
— Vous avez tort, chère madame : Jonceuse est un parfait
honnête homme, et il rendra voire fille heureuse.
11 avait répondu avec d'autant plus de vivacité qu'il venait
d'avoir la même pensée, et il ajouta :
— D'ailleurs, Jean de Franois aussi est un charmant
garçon .
11 se retourna. Jean venait à eux. Lauvereau remarqua ses
yeux cernés et son air triste. Ce voyage d'Italie n'avait pas,
comme il l'espérait^ dissipé la mélancolie de son ami, et s'était
terminé sur une impression pénible. Lauvereau se souvenait
du cloître de Passignano et de la pâleur et du trouble de
Jean, devant l'épitaphe du Franois tué à la guerre et qui
portait les mêmes noms que lui. Quelle malencontreuse idée
270 LA REVUE DE PARIS
de lui avoir signalé cette coïncidence ! Jean n'était que trop
enclin à croire aux présages, aux pressentiments. La solitude
où il allait de nouveau vivre à Valnancé ne lui vaudrait rien.
Tous trois avaient rejoint Maurice de Jonceuse et made-
moiselle de Saffry, qui sourit doucement à Jean de Franois.
Elle lui avait témoigné beaucoup de sympathie lorsque,
dès son retour de voyage, il avait accompagné son cousin
pour lui faire son compliment et présenter ses hommages k
sa prochaine cousine. Il lui plut aussitôt. Pourquoi Mau-
rice parlait-il au jeune homme sur ce ton de protection un
peu rude et d'amitié un peu dédaigneuse 1^ Evidemment, pour
Maurice de Jonceuse, Jean de Franois était quelqu'un qui ne
comptait guère. Du reste, taciturne, distrait, timide, il ne
faisait rien pour attirer l'attention. Il ne prétendait pas à
intéresser. . .
Comme on sortait de la charmille, Valnancé apparut dans
toute sa gloire.
— - Quel bel endroit pour être heureux I
Mademoiselle de SalTry rougit légèrement de ce qu'elle
venait de dire. Maurice de Jonceuse Favait pris sans doute
pour un acquiescement à ses vœux, car elle sentit son regard
peser sur elle avec la force du désir et la certitude tranquille
de la possession. Et elle vit son ombre étendue h ses pieds,
comme si elle eût été déjà couchée là, sur le sable chaud...
Ce fut ce même regard que Jean, le jour du mariage,
retrouva à Maurice, jusqu'à l'impudeur. La cérémonie fut
simple : Maurice détestait les exhibitions mondaines. Madame
de Jonceuse et M. de Franois, arrivés l'avant-veille au
soir, étaient descendus chez le comte Ceschini. M. de Fra-
nois tenait à donner celte preuve d'amitié à son vieil ami
Ceschini. Ils s'écrivaient depuis de longues années, le comte
Ceschini ne s'absentant pas de Paris et M. de Franois n'y
venant jamais. M. de Franois ne voulait pas que le comte
pût croire qu'il lui gardait rancune au sujet de miss Watson.
Le mariage de son neveu achevé, M. de Franois profita de
la fin de sa journée pour faire certaines courses qu'il méditait.
La voilure mise à sa disposition par le comte Ceschini ne le
conduisit ni chez quelques anciens amis, ni aux cercles dont
LE PASSE VIVANT 27I
il continuait de loin à faire partie, mais simplement à travers
les rues. 11 parcourut ainsi divers quartiers et poussa sa pro-
menade jusqu'aux plus populaires, ceux dont le nom retentit
aux oreilles avec un bruit de tocsin et d'émeute : la Bastille,
Saint-Antoine, Charonne, Belleville... M. de Franois dési-
rait observer par lui-même l'état de Paris. A mesure, il se
déridait. Tout était dans l'ordre accoutumé; que disaient donc
les journaux? La Révolution prochaine semblait dormir au
soleil, béate et engourdie. Le pavé n'avait pas l'air de vouloir
si tôt se lever en barricades. Le pétrole n'enduisait pas encore
les maisons. Paris travaillait, allait, venait, riait. Son cœur
battait régulièrement. Le pouls de ses faubourgs ne marquait
aucune fièvre. Satisfait et rassuré, M. de Franois s'égaya.
Décidément, il ne verrait pas encore, derrière la grille de Val-
nancé, les visages révolutionnaires I Et, doucement allongé
dans sa voiture, il ferma les yeux pour un de ces petits som-
meils auxquels il était enclin et d'oij madame de Jonceuse ne
manquait jamais de le réveiller mal à propos.
La semaine qui suivit le mariage de leur fille, M. et ma-
dame de Saffry s'installèrent pour l'été à Nancé, dans la petite
maison de Lauvereau. M. de Saffry devait surveiller les travaux
du cottage qu'y faisait bâtir leur gendre ; à Paris, Lauvereau
avait promis à Maurice de s'occuper des aménagements de son
nouveau logis, avenue Henri-Martin. Les jeunes mariés revien-
draient à la fin de septembre de leur voyage de noces. Ils
étaient en Angleterre on Maurice avait des intérêts et oii
M. Corambert l'avait chargé de plusieurs négociations consi-
dérables.
Antoinette de Jonceuse ne rapporta de son voyage ni sur-
prise, ni désillusion. Son mari était exactement ce qu'elle
avait jugé qu'il serait. En s'épousant, ils avaient eu chacun
son but et fait chacun ses réserves. Ce qu'ils associaient
d'eux-mêmes leur suffisait et ils ne cherchèrent ni l'un ni
l'autre à en augmenter là mise. Leur jeu était loyal et limité.
Elle acceptait le goût violent, sensuel, ardent, qu'il montrait
pour elle, et lui se contentait de la complaisance, de l'estime
et de la camaraderie qu'elle lui marquait. Ce qu'ils échan-
geaient l'un de l'autre les satisfaisait réciproquement et leur
272 LA REVUE DE PARIS
existence s'organisa sur ces données solides, durables et
logiques. Lorsque, à son retour d'Angleterre, M. et madame de
Safliy interrogèrent leurfdle sur elle-même, elle leur répondit
que son mari était parfait pour elle et qu'ils vivaient en excel-
lent accord.
Cette réponse de sa fille modifia le sentiment de madame
de Saffry envers son gendre. D'ailleurs l'empressement du
mari ne l'irritait pas comme l'avait irritée obscurément la
hâte du fiancé. Quant à M. de Saflry, il ne cessait de vanter
la conduite délicate de Maurice. Déjà, avant le mariage,
M. de Safiry avait éprouvé ce qu'avait d'efiicace une inter-
vention de M. de Jonceuse, et il eut ensuite de quoi s'en
apercevoir mieux encore, car Jonceuse ne négligeait aucune
occasion d'être utile à son beau-père. M. de SafTry, tout
ragaillardi de cet appui discret et puissant, raconta à sa fille
les bons procédés de Maurice. Antoinette en remercia son
mari. Il avoua qu'il n'avait aucun mérite à agir ainsi. Ce
n'était pour lui qu'un moyen de contrôler la valeur de son
influence par le prix que l'on donnait à sa recommandation.
Ce fut une des rares fois oii M. de Jonceuse fit allusion
devant sa femme à ce qui formait toute une part de sa vie.
Jamais il ne lui parlait de ses affaires. Quelquefois la sonne-
rie tardive ou nocturne du téléphone la faisait tressaillir.
M. de Jonceuse allait à l'appareil. Des voix diverses, lointaines
lui chuchotaient sans doute un renseignement, lui commu-
niquaient une nouvelle, lui demandaient un ordre. Il répon-
dait, et sa femme comprenait qu'il surveillait des combinai-
sons engagées, commandait a des gens inconnus d'elle, réglait
des choses qui lui demeureraient toujours étrangères et dont
elle ne saurait jamais que cette sonnerie argentine, péremp-
toire, à laquelle elle ne pouvait s'habituer et qu'elle aimait à
oublier dans le vieux salon de ses parents, rue de Lubeck, oii
elle allait, presque chaque jour, s'asseoir sous le portrait de
La Tour, aux mains paresseuses, aux mains oisives et nouées.
— Voulez-vous venir demain à Valnancé.»^ — dit un soir,
en dînant, Maurice de Jonceuse à sa femme. — Nous n'avons
pas encore essayé ma nouvelle automobile, et nous verrons
un peu où en sont les ouvriers. J'aimerais bien que la maison
LE PASSÉ VIVANT 2-j'S
soit finie pour l'étc prochain. J'aurai alors besoin d'un peu
de repos, car je crois que l'hiver sera dur.
Depuis une semaine, il n'était guère sorti de son cabinet,
où il travaillait avec acharnement. En parlant, il caressait
sa barbe épaisse. Ses épaules robusles firent le mouvement
de soulever un fardeau, puis il sourit et coupa sur son
assiette une large tranche de viande.
— Nous partirons à onze heures, si cela vous convient,
Antoinette de Jonceuse ajustait sur son visage le masque
de soie noire. Elle en portait un aussi en entrant à ce bal
du comte Ceschini oij elle avait rencontré pour la première
fois Maurice. Tout cela lui semblait déjà lointain... Jean de
Franois avait, comme elle, choisi pour cette fêle, le costume
de Venise... Elle n'avait guère revu son cousin depuis son
mariage. Maurice l'avait invité à dîner, mais il s'était excusé...
Un coup de trompe brusque et rauque la tira de sa rêverie.
L'auto filait rapide et presque silencieuse. On était hors de
Paris. G^était une belle journée de mi-novembre. A l'air
vif, le dos du chaufleur courbait sa masse fauve. A côté de
lui, Maurice de Jonceuse se penchait. Parfois, un bout de sa
barbe noire s'envolait dans le vent... Pourquoi donc Jean de
Franois élait-il entièrement rasé?... Elle se rappela que Lauve-
reau lui avait raconté que c'était justement pour le bal Ceschini
que Jean de Franois avait coupé ses longues moustaches blondes.
Soudain son mari, se tournant vers elle :
— Voulez-vous que nous poussions une pointe en forêt
avant d'aller à Valnancé? Nous avons le temps.
Sous le masque noir, elle fit signe que oui. L'auto passa
devant la grille du château, qui ne fut, dans la vitesse, qu'une
molle dentelle blanche, sur le fard de la façade aux briques
roses. La route monta une côte. La pente inverse précipita
la machine vers un fond d'arbres. La forêt était admirable,
à ce moment. Les feuilles d'or tombaient sur les mousses
vertes. Un bois de pins d'Ecosse dressa ses troncs écailleux.
Parfois Maurice indiquait un arbre, une percée, un sentier.
Elle s'inclinait un peu en avant pour mieux entendre sa voix.
La vue de la nature les unissait dans un goût commun.
Un paysage les rapprochait l'un de l'autre. Les meilleures
i5 Janvier igo5. 4
2-74 ^^ REVUE DE PAUIS
minutes de leur voyage d'Angleterre avaient été leur admira-
tion partagée d'un même site. De son doigt, elle toucha
l'épaule de son mari. Elle lui montrait, dans un creux, une
mare luisante. Des joncs pointaient hors de l'eau. Maurice
baisa la main gantée...
Madame de Jonceuse reçut son fils et sa belle-fille, au coin
de la cheminée où se consumait un maigre feu. Madame de
Jonceuse avait déjà commencé son hivernage, installé son
paravent et rallumé ses chaufferettes. Elle se plaignait de ne
pouvoir parvenir à se réchauffer et elle tendait k la flamme
intermittente ses petites mains grasses et gourdes.
— Mais, si vous avez froid, ma chère mère, pourquoi ne vous
faites-vous pas une vraie flambée .►*... Attendez, vous allez voiri
Dans le coffre à bois entr'ouvert, Antoinette avait pris un
lagot de menues branches. A genoux, elle ravivait les braises,
rapprochait les tisons. La flamme jaillit, claire et torse. Une
à une, la jeune femme y jetait des pommes de pin. Il y en
avait de grosses aux écailles écartées et sèches, d'autres petites
aux écailles serrées et vernies, de brunes, de jaunes et quel-
ques-unes qui semblaient tout en or : toutes, résineuses et
chantantes, pétillaient avec un bruit joyeux. Antoinette de
Jonceuse s'était relevée, les mains poissées, lès joues rouges,
riant aux étincelles des bûches et aux pétarades des pignons.
— Que faites-vous, mon enfant? Ah! Dieu, mais vous
allez mettre le feu à la cheminée. Quelle fournaise I — s'écriait
madame de Jonceuse, épouvantée. — Si mon frère entrait !...
Maurice, empêche-la 1
Et madame de Jonceuse, avec les pincettes, écartait les
tisons, éparpillait les pommes, tout en lançant vers la porte
des regards inquiets et désespérés.
Maurice de Jonceuse haussait les épaules. Il observait sa
mère, qui, à présent, avec la pelle, couvrait de cendre le brasier.
— Voulez-vous que j'aille chercher les pompiers.^
Madame de Jonceuse se pelotonna dans son fauteuil, bal-
butiante et embarrassée.
— Tu as tort de te moquer de moi, Maurice. Un accident
est vite arrivé. Et puis, voyez- vous, ma chère Antoinette,
tous ces bûchers ne valent rien, et ce qu'il y a encore de
mieux, pour se tenir chaud, c'est une bonne chaufferette.
LE PASSÉ VIVANT 976
Ils en étaient là, quand M. de Francis parut, suivi de Jean.
M. de Francis, fort galant avec Antoinette de Jonceuse,
entreprit Maurice au sujet du château de son ami Coram-
bert. Maurice de Jonceuse convenait volontiers que les cons-
tructions de M. Corambert ne devaient pas être du meilleur
goût. M. de Franois s'animait : les architectes actuels ne
savaient pas leur métier. Et il avertit Maurice de se méfier
d'eux. Jonceuse déclara qu'il n'avait guère à craindre leurs
fantaisies. Ce qu'il voulait, c'était une maison simple, com-
mode a habiter, spacieuse, bien aménagée. Le plan en était
fait, d'ailleurs, et les ouvriers n'avaient qu'à s'y conformer.
Quant au mobilier, il était commandé à Londres. L'impor-
tant était que le bâtiment fût achevé au jour dit.
— Je ne peux pas vous renseigner, mon cher : vous savez
que je ne vais jamais à Nancé .
Depuis qu'il n'avait pas été réélu maire de la commune,
M. de Franois tenait rigueur aux gens de Nancé qui lui
avaient préféré un « jean-f. . . » quelconque : il laissa partir
Maurice de Jonceuse et sa femme quand ceux-ci témoignèrent
l'intention d'aller à pied jusqu'au Bas-Nancé...
— Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu M. Lauve-
reau.^^ — demanda Antoinette de Jonceuse à Jean de Franois,
qui les accompagnait dans leur promenade.
Elle le regarda à la dérobée. La figure de Jean exprimait
l'habitude de la rêverie, le goût des pensées silencieuses et
solitaires, avec quelque chose d'anxieux. Au fond, cette exis-
tence oisive dans ce vieux château ne devait pas lui déplaire.
Il n'avait pas l'air d'être fait pour la vie.
Au nom de Lauvereau, il sourit. Le sourire le rajeunissait.
— Lauvereau, il m'abandonne un peu... Il travaille beau-
coup. Il me l'a écrit récemment. Il met en ordre ses notes
de voyage...
— Quelle est la ville que vous avez préférée ?
Il hésita un instant :
— Venise.
Il reprit :
— C'est très beau, très triste, et on a toujours l'impression
qu'on y va retrouver quelqu'un qui vous attend. Il y a des
9^6 LA REVUE DE PARIS
petites places désertes et qui semblent faites pour des ren-
contres mystérieuses...
Maurice de Jonceuse revenait à eux, salué par un gros
homme, en blouse blanche, la truelle à la main et la figure
éclaboussée de plâtre.
— Allons, je crois que tout sera prêt, mais quels lambins!
Pour regagner le château, ils traversèrent le bourg. Le so-
leil se couchait dans un ciel clair. La rue était déjà dans
l'ombre, mais les toits des maisons étaient encore éclairés. De
chaque côté, elles se lassaient, trapues et inégales. Des
lampes s'allumaient, ça et là, aux fcnclres basses ou aux
devantures des boutiques. Par ime porte ouverte arrivait une
odeur de foyer. Cela sentait le fagot et la souche : à ( ausc du
voisinage de la foret, Nancé se chauffait au bois. Uuc bande
d'enfants se poursuivaient en criant. Une femme qui portail
deux seaux de fer-blanc les heurta avec un bruit distinct.
D'une charrette attelée d'un vieux cheval gris, un homme
jetait sur le trottoir des bûches dont quelques-imes roulaient
dans le ruisseau. Au milieu de la chaussée, accroupi sur les
pavés, un petit chat jaune, rayé de noir, le dos rond, les
oreilles pointues, ressemblait à un escargot...
Au détour de la route qui du bourg menait au château,
Antoinette de Jonceuse poussa une exclamation de surprise.
Valnancé apparaissait, posé de biais sur un ciel rouge, où
brûlaient de longues traînées de braises, les unes encore
incandescentes, les autres déjà presque éteintes. Sur ce fond
enflammé, le château avait l'air d'être carbonisé, debout
en sa propre cendre.
Quand Maurice et sa femme eurent pris congé de madame
de Jonceuse, M. de Franois les conduisit jusqu'à l'automobile
qui les avait attendus sur la roule, au delà de la grille. Le
chauffeur Monnerod allumait les lanternes. Un groupe d'ou-
vriers, revenant de leur journée, l'outil sur l'épaule, entou-
raient la voiture. Ils la considéraient d'un air de goguenardise
et d'hostilité sournoise. Quelques casquettes saluèrent M. de
Franois.
— Avec ces engins diaboliques, mon cher, vous hâterez de
dix ans la prochaine révolution ! Souvenez-vous que la pre-
LE PASSE VIVANT 277
mière a été faite en partie contre l'abus de chasse; la seconde
le sera contre l'abus de chauffe... Le peuple supporte mieux
ce qui le lèse que ce qui le nargue. Croyez -m'en.
Maurice de Jonceuse se mit à rire. Solidement. appuyé aux
coussins, couvert de sa lourde fourrure, il n'avait pas l'air
intimidé par les prophéties de M. de Franois.
— Bah! mon oncle, qui chauffera verrai... Adieu, Jean.
Tu n'as pas besoin d'avertir quand tu voudras venir déjeuner
ou dîner. Tu trouveras toujours Antoinette.
Elle se penchait et tendait la main à Jean de Franois du
haut de la machine grondante. La bouche de la jeune
femme souriait sous le demi-visage de soie noire...
L'automobile n'était plus là. Elle cornait au tournant de la
roule. Son feu rouge d'arrière rasait le sol et disparut.
M. de Franois referma soigneusement la petite porte qui
s'ouvrait dans la grille, h gauche de la grande porte toujours
close. A travers les barreaux, il regardait avec méfiance le
groupe d'ouvriers qui discutaient.
— Je te dis que c'est une Charron.
— Mais non, Larrenlin, c'est une Panhard... Puisque j'y
ai demandé, au fils Monnerodl
— En fait-il, de l'épate, avec sa peau de bique! N... deD...!
— Ah! mince! .. oui.
Les voix s'éloignaient dans le crépuscule.
Jean de Franois resta un instant absorbé. Son père était
rentré au château. A pas lents, Jean se dirigea vers l'oran-
gerie. Il s'y retirait souvent pour lire dans l'après-midi, et y
avait oublié le livre que lui avait fait interrompre la visite
des Jonceuse. Derrière les vitres, il faisait sombre et tiède.
Dans leurs caisses carrées, les arbres arrondissaient leur
boule obscure. Il sortait d'eux une odeur amère et douce,
un parfum de terre et de feuille. Jean pensa à Naples, aux
citronniers de Capri, aux orangers de Sorrente... L'eau des
canaux, à Venise, roulait aussi des écorces dorées... Soudain,
il revit le masque de soie noire qui voilait le visage d'Antoi-
nette de Jonceuse... Oh! ce crâne qu'il avait tenu dans sa
main et qu'il avait jeté dans l'herbe, et cette vieille pierre
tombale du cloître de Passignano!... Et, malgré la tiédeur de
la serre, il frissonna!...
•y,']S LA REVUE DE PARIS
XVIII
L'existence de Jean de Francis à Valnancé était monotone
et sévère. Les jours s'y suivaient dans une ressemblance par-
faite; mais Jean était habitué depuis si longtemps à ce qu'il
en fût ainsi qu'il n'en éprouvait ni ennui ni impatience. Si
les occupations ne changeaient guère à Valnancé, les conver-
sations n'y variaient pas davantage. Jean de Franois était
accoutumé de longue date aux doléances de santé de sa tante
Jonceuse et aux dissertations d'architecture de son père.
M. de Franois s'était toujours piqué de connaissances en
l'art de bâtir. Il feuilletait volontiers dans sa bibliothèque Du
Cerceau ou Blondel. Ses lumières en bâtiment lui servaient
d'ordinaire à de hargneuses comparaisons entre les différents
châteaux de la contrée, à l'éloge de Valnancé. Il en louait,
sans jamais se lasser, les proportions et la structure et en faisait
des arguments indirects à l'adresse de madame de Jonceuse,
qu'il entretenait ainsi dans l'idée qu'il ne fallait rien ménager
pour conserver en état une aussi belle et rare demeure.
Cette anné3, pourtant, il avait ajouté à ces discours la cri-
tique de la maison de Jonceuse au Bas-Nancé. Quoi qu'il se
fût juré, depuis sa sortie de la mairie, de ne plus remettre le
pied sur ce sol ingrat, il n'avait pu résister à la curiosité.
D'ailleurs, Bas-Nancé n'était pas tout k fait Nancé, mais
plutôt une sorte de faubourg : M. de Franois ne manquait
donc pas tout à fait à son vœu. Le cottarje de Maurice n'avait
ni style ni caractère. C'était pitoyable!...
S'il désapprouvait la bicoque de son neveu, il n'épargnait
pas ce qu'il appelait avec une emphase narquoise le « château
Corambert ». Là, d'ailleurs, il avait plus beau jeu et ne s'en
privait pas. De pareilles demeures, orgueilleusement fastueuses,
seraient la proie de la prochaine révolution, car elles sont
des indices brutaux de ce que la richesse de quelques-uns a
d'outrageant pour tous. Sur ce thème, il abondait. Il concluait
des horreurs du passé aux menaces de l'avenir. Il ne fallait
pas s'engourdir dans une sécurité trompeuse, mais ce n'était
pas une raison pour laisser crouler ce que les ravages de jadis
LE PASSÉ VIVANT 279
avaient par miracle épargné. Ces réflexions préludaient pres-
que toujours à quelque projet de réparation indispensable, qui
coûterait cher, mais qu'exigeait l'honneur de la famille de
Franois, — ce dont vous êtes, ma chère sœur! » achevait M. de
Franois, en regardant madame de Jonceuse, comme pour
mieux lui faire comprendre son devoir.
Ces discours occupaient d'ordinaire le temps du déjeuner;
après quoi, on ne revoyait plus guère M. de Franois qu'au
dîner. Jean pouvait donc employer sa journée à sa guise. Il
se promenait, lisait, s'absorbait en de longues rêveries. Sou-
vent, dans l'après-midi, il tenait compagnie à sa tante Jon-
ceuse. Elle interrompait ses patiences pour recevoir son neveu.
Avec madame de Jonceuse, l'éloge de Valnancé était rem-
placé par celui de Maurice, de sa figure, de son intelligence :.
Il avait tort de tant travailler, de se surmener... Elle l'ima-
ginait dans une bataille et une lutte perpétuelles, déjouant
des embûches et des conjurations. Les <( affaires » de Mau-
rice, lui paraissaient elle ne savait quoi de compliqué et de
ténébreux.
De son fils, madame de Jonceuse en arrivait à sa belle-fille,
et se perdait en considérations interminables sur la couleur de
ses yeux, l'éclat de son teint, la forme de son visage. Jean
l'écoutait attentivement et quelquefois même avec un peu
d'embarras, car, oubliant qu'elle s'adressait à un jeune homme,
la tante Jonceuse entrait dans des détails intimes au milieu
desquels elle s'arrêtait balbutiante et d'oii elle sortait par des
quintes de toux, vraies ou simulées, qui rompaient le propos,
mais trop tard pour que Jean n'eût pas le sentiment d'une
indiscrétion involontaire. Madame de Jonceuse était fière de
la beauté de sa belle-fiUe et que son fils fût le maître et sei-
gneur d'une personne qui avait su conquérir tous les suffrages,
même celui de M. de Franois, — et M. de Franois se connais-
sait en femmes. Il avait eu jadis pour le beau sexe un goût
très vif et, maintenant encore, il s'exprimait sur ce point
d'une façon fort libre et fort salée.
C'était le soir, après dîner, que M. de Franois abordait le
plus volontiers ce chapitre. De quelque histoire de sa vie de
Paris, il passait à celles de son existence à Valnancé. Il se
plaisait à rappeler qu'il y avait donné des fêtes, des chasses
28o
LA REVUE DE PARIS
remarquables, mais il ne disait pas ce que tout cela lui avait
coûté. 11 décrivait le cliâleau éclairé tout entier aux bougies,
les meutes hurlant au chenil, les chevaux remplissant les
écuries, la table somptueusement servie, les diamants, les
épaules nues. De là, il se rabattait sur les gens et il s'y mon-
trait terrible. 11 faisait des uns et des autres les portraits les
moins charitables et les plus divertissants.
Parmi les prétentions auxquelles M. de Franois était le plus
impitoyable, il fallait compter la nobiliaire. Elle lui causait
une irritation toute spéciale. Pour lui, il ne parlait jamais de
sa famille, par orgueil, du reste, comme s'il eût voulu ne
la faire dater que de lui. Les mérites de ses ancêtres lui
semblaient peu de chose auprès du sien.
Jean de Franois partageait avec son père celte indifférence
généalogique : aussi M. de Franois fut-il assez surpris d'en-
tendre son fils lui demander, un jour, au sortir d'un de ces
longs silences qui lui étaient habituels et oii il semblait absent
de tout ce qui l'environnait :
— Mon père, quel est donc ce Jean de Franois qui fut tué
en Italie, au xviii® siècle?
M. de Franois, qui jouait à l'écarté avec madame de Jon-
ceuse, tourna la tête vers le fauteuil où Jean était assis dans
l'ombre.
— En Italie.^... Pensez- vous donc que j'aie dans la mé-
moire les cinq siècles de notre maison? Je sais qu'elle est
bonne, et cela me suffit...
Depuis le retour de son fils, M. de Franois ne le tutoyait
plus. C'était la seule marque qu'il lui témoignât de son mé-
contentement avec, quand il lui parlait, une façon plus sèche
et plus courte de ne lui rien dire d'inutile, et une certaine
affectation de s'adresser presque toujours à madame de Jon-
ceuse quand elle était en tiers avec eux. Cependant il ajouta,
en abattant une carte sur la table :
— Vous trouverez cela dans la bibliothèque, si cela vous
intéresse... C'est ton pauvre mari qui avait classé les archives.
Te souviens-tu, Félicie? Il aimait ces questions. Te rappelles-
tu l'histoire de la perruque du duc de Crehan ?
Et Jean de Franois, rêveur, entendit une fois encore
raconter l'histoire de la perruque ducale.
LE PASSÉ VIVANT 281
Jean pensait souvent à ce Jean de Franois, dont les os re-
posaient dans la terre du petit cloître de Passignano, à cet
ancêtre oublié et dont il portait doublement le nom. Qu'avait-
il été? Qu'avait-il fait? Parmi les nombreux portraits de
famille dispersés dans les appartements de Yalnancé, le sien
manquait. Jean l'avait en vain cherché de chambre en
chambre. 11 était peut-être dans les greniers où se morfon-
daient quelques vieux cadres retournés, en si mauvais état
d'ailleurs que les figures en étaient méconnaissables. L'oncle
Jonceuse, qui s'était occupé autrefois des tableaux de Valnancé,
avait dû renoncer h faire réparer ces peintures, au rebut de-
puis longtemps, déjà et qu'aucune indication ne permettait
d'identifier. Le Franois de Passignano avait-il été une de ces
ombres effacées qui dormaient là dans la poussière et dans
l'oubli? Avait-il vécu à Valnancé? Quelle partie du château
avait-il habité? Peut-être ce « réduit », où l'on montait par
un escalier donnant dans la bibliothèque, et qui avait con-
servé ses boiseries du xviii*^ siècle, son lit du temps de
Louis X\ , a la courtepointe de soie brodée de roses fanées...
Il était né en i7*:>o. C'est ce que Jean apprit du diction-
naire généalogique de La Chesnaye-Desbois, a l'article de la
famille Franois. L'auteur y rapportait le mariage du comte
de Franois, en 17/12, avec mademoiselle de Blérancin, et sa
mort au combat de Passignano, en 1747. C'était tout. Le
comte de Franois avait laissé un fils en bas âge d'où
descendaient directement les Franois d'aujourd'hui. 11 était le
quatrième aïeul de Jean.
Lointain et mystérieux, il avait contribué à former son
être; un peu du sang de l'un coulait aux veines de l'autre.
A travers la race, un lien semblait unir ces deux Franois
qui avaient porté doublement le même nom, et le hasard,
comme s'il eût voulu affirmer leurs communautés, avait mis
le petit-fils en présence de l'épitaphe de l'ancêtre, et conduit
le Franois actuel à ce Passignano où le Franois de jadis était
tombé sur le champ de bataille, couché sur le dos et face
au ciel bleu... Et Jean pensait à ce rêve singulier où, étendu,
inerte et vague, il ne se sentait ni tout à fait lui-même, ni
tout à fait un autre. Dans son lit, durant ses insomnies, il
réfléchissait à ces étranges coïncidences, qui le troublaient sour-
202 LA REVUE DE PARIS
dément. Sa solitude lui pesait. Que ne pouvait-il se glisser par
les corridors obscurs de Valnancé, comme dans les nuits de
sa jeunesse, alors qu'il allait rejoindre dans sa chambre ma-
dame de Maurebois? Il aurait aimé à appuyer sa tête contre
la chaleur vivante et parfumée d'un sein de femme. Celle-là
avait été douce à ses vingt ans. mais son influence ne lui
avait-elle pas été dangereuse ? C'était de madame de Mau-
rebois que lui venait en grande partie sa croyance aux
pressentiments, à tout ce qu'il y a en tout d'inexplicable et
d'occulte. Ce qui, chez madame de Maurebois, était devenu la
manie du surnaturel, sous ses formes même les plus charlata-
nesques, était demeuré en lui comme une appréhension indé-
cise d'événements incertains. Et, les yeux fermés, il écoutait
le silence de la nuit d'hiver que n'animait même plus le
murmure d'eau de la fontaine, devant l'orangerie : le froid
avait gelé le bassin. On était aux derniers jours de décembre.
Le 1*^' janvier fut triste à Valnancé. Maurice et Antoinette,
qui avaient annoncé leur visite pour le nouvel an, écrivirent
qu'ils partaient pour Londres ovi M. de Jonceuse avait des
affaires urgentes. Lauvereau, qui les devait accompagner,
s'excusa sur son travail et sur un accès de goutte. Ma-
dame de Jonceuse gémit : son fils aurait bien pu envoyer
Antoinette à Valnancé pendant qu'il irait à Londres. Il ne
pouvait donc se séparer, une semaine, un jour, de sa femme?
Cette passion immodérée finirait par compromettre sa santé.
Certes, il était vigoureux et bien constitué, mais tout a une
limite, et on ne peut pas mener de front tous les excès, ceux
du travail et les autres. Et madame de Jonceuse, offusquée et
pudique, songeait aux débordements conjugaux de Maurice.
Quant à Lauvereau, il ne se gênait vraiment pas... Madame
de Jonceuse était dure aux maux d'autrui : la goutte ne l'in-
téressait pas : les bronchites seules méritaient toutes les pitiés.
A ces récriminations, M. de Franois ricanait et prenait un
air goguenard. Maurice, depuis son mariage, était venu voir
sa mère trois foisl Ah! c'était un fils zélé!... Madame de Jon-
ceuse baissait la tête et pétrissait sa boule à mains, pleine
d'eau chaude.
LE PASSÉ VIVANT 283
Un jour, en entrant au salon, Jean trouva son père et sa
tante fort agités. Ils se querellaient souvent, depuis quelque
temps, au sujet de Maurice. M. de Frayiois ne manquait pas
une occasion de le déprécier; madame de Jonceuse le défen-
dait. Cette fois, M. de Francis avait dû aller trop loin, car il
était rouge et mordillait sa moustache. Madame de Jonceuse,
à la fois craintive et révoltée, frappait la chaufferette de sa
bottine de feutre.
— Non, non, jamais je ne ferai cela, jamais!
Et la tante Jonceuse s'était tue, tournant vers Jean un
regard qui semblait lui demander du secours...
XIX
— Tout de même, c'est gentil d'être venu. Je suis content
de te voir. Je me disais : ce II néglige les gens à mansardes,
ce châtelain!... » Allons, enlève ton pardessus : il ne fait pas
mauvais ici.
Et Lauvereau poussa un fauteuil vers la cheminée, tandis
qu'il en rapprochait le sien et ramenait sur ses jambes les
pans de sa robe de chambre. Jean de Franois désigna du doigt
la pantoufle que Lauvereau allongeait vers la flamme.
— Et cette goutte?...
— Ahl je l'ai eue... là, à l'orteil... Que veux-tu! Te rap-
pelles-tu le vin de Chianti et d'Orvieto? Eh bien, j'ai continué
ici avec du bourgogne! J'étais trop embêté... Enfin!... Alors
mon orteil m'a un peu tracassé. Je ne me plains pas : la
souffrance physique est un excellent dérivatif... Mais tout cela
n'a aucune importance... Merci pourtant de l'inquiéter de
mes maux. As-tu observé qu'il y a des personnes à qui on
ne demande jamais de leurs nouvelles? J'en suis... Oui, c'est
comme cela: je n'apitoie pas, parce que je suis gros.
Il se mit à rire. Jean remarqua que le rire plissait les
larges joues amollies de Lauvereau : il avait maigri.
— Non, je n'intéresse pas et je vais t'en donner une autre
raison. On se dit : « Lauvereau ! il n'a besoin de rien, ce
garçon! Ahl il n'est pas à plaindre... Il n'y a qu'à voir sa
284 LA UE\LK Di; l'AUlS
mine!... El puis, il a ce qu'il lui faut. Mais oui : son
xviii'^ siècle, donc! Eh! qu'il y vive et qu'il y crève!...
Qu'est-ce qui lui manque;' Il se promène parmi Jes falbalas,
les perruques, les paniers, les mouches. Il est chez lui dans
ce temps-là!... Et puis, faut-il qu'il soit heureux, ce gail-
lard, pour s'amuser ainsi de choses et de gens qui ne sont
plus, s'enquérir de ce qu ils étaient, de ce qu'ils faisaient,
de ce qu'ils pensaient, de leurs amours, de leurs modes,
de leurs bons mots! C'est un simple fou. Le joli citoyen qui,
plutôt que de s'occuper de nous, qu'il connaît, va s'occuper
de gens qu'il n'a jamais vus qu'en peinture!... » Et, ma
foi, je trouve qu'ils ont raison!... Lauvereau?... ah! zut!
Et Lauvereau, se retournant à demi, lança sa calotte noire
sur son bureau, où elle tomba au milieu des paperasses. Jean
la suivit du regard.
— Tu as beaucoup travaillé, Charles?... Et Casanova?...
Et Ceschini?... toujours <x casanovisle », je suppose?
— Toujours!... Je suis allé lui montrer mes notes, mais,
vois-tu, tout vieux « casanovisle » qu'il est, ce qui l'intéres-
sait bien plus, c'était de savoir comment j'avais trouvé sa
villa de Vllerbe. Quand je lui ai dit que c'était un endroit
admirable, j'ai cru qu'il me sautait au cou. Il était tou-
chant... et instructif!
Lauvereau se tut, un instant, puis il reprit :
— Oui, il aime son pays, ce Ceschini! Depuis vingt-cinq
ans qu'il n'y est pas retourné, il n'a pas pu l'oublier. C'est
que rilalie n'est pas seulement pour lui l'Italie, c'est la liberté,
c'est tout ce qui aurait pu lui arriver... La-bas, il était jeune,
ardent, audacieux. Ah! ouiche!... il a rencontré madame de
Raumont, et c'a été fini de lui. Ah! ils font un beau couple à
eux deux: les cariatides du collage, quoi!... Mon cher, quand
un homme tombe sur une femme comme la Raumont, il est
perdu!... Et il en existe, et il n'est pas besoin qu'elles soient
marquises. Il suffît qu'elles aient en elles ce je ne sais quoi
d'inexplicable qui les rend indifférentes pour ceux à qui elles
ne sont pas destinées et qui leur livre sans défense celui qui
leur est réservé !
Lauvereau, debout, le visage altéré, frappait du poing sur
ses papiers étalés. Soudain, il se calma.
LE PASSÉ VIVANT 285
— Tout cela n'est pas une raison pour démolir mon bu-
reau... Tiens, je vais m'habiller et nous irons l'aire un tour...
Tu dînes avec moi, n'est-ce pas? Mon orleil va mieux et j'ai
envie d'essayer d'une bouteille de bourgogne.
Jean suivit Lauvereau dans sa chambre. Il se rappelait le
jour oii Janine en élait sortie en corset pour venir prendre
ce livre dans la bibliothèque... Lauvereau revoyait-il la jeune
femme .►^ Jean regarda le lit. Venait-elle y élendre parfois son
corps souple et voluptueux?
Dans la rue, Lauvereau dit à Jean :
— Si nous passions chez les Safl'ry?... C'est Tlieure où l'on
y trouve d'ordinaire Antoinette de Jonceuse. . Elle ressemble
de plus en plus au La Tour... Quant h Maurice, invisible, ces
temps-ci... Il se vanne. Il est éreinlé de travail... et puis
sa femme est jolie.
Jean ne répondit pas.
Antoinette de Jonceuse était au salon avec sa mère et
M. de Sadry. Depuis que, grâce à son gendre, ses affaires
allaient mieux, M. de Salfry goûtait le plaisir de rester quel-
quefois chez lui, en pantoufles. Lauvereau et Jean de Franois
furent accueillis amicalement. Madame de Saffry parla de
Valnancé. Elle avait conservé un vif souvenir de sa visite au
château. C'était une demeure comme celle-là qu'elle aurait
souhaitée pour sa fille et son gendre, au lieu de la maison à
l'anglaise qu'ils faisaient bâtir... Antoinette de Jonceuse
annonça qu'elle irait bientôt à Valnancé.
— Ma belle-mère réclame mon mari... Du reste, une jour-
née de repos fera du bien à Maurice. Je le trouve fatigué, ces
temps-ci.
Lauvereau regarda Jean de Franois d'un air entendu. Ah!
Maurice était fatigué?... Jean avait détourné la tête... Madame
de Jonceuse souhaitait la présence de son fils. Voulait-elle se
plaindre de M. de Franois?
M. Unterwald entrait au salon.
M. Unterwald, qui avait été fort affecté du mariage d'Antoi-
nette, revenait tout de même chez les Saffry. Le La Tour l'y
avait ramené malgré lui. Plus que jamais il aurait désiré pos-
séder ce portrait: l'aïeule l'eût consolé de la petite-fille. Mais
il était bien improbable que les Saffry ou les Jonceuse
286 LA REVUE DE PARIS
consentissent à se défaire du précieux chef-d'œuvre... Et
Unterwald imaginait les catastrophes qui pourraient lui
donner des chances d'acquérir le tableau convoité. Jonceuse
était entreprenant en affaires, un accident d'automobile est
vite arrivé ! M. et madame de Saffry pouvaient mourir.
La belle Antoinette, elle non plus, n'était pas à l'abri
d'un malheur. Et Unterwald, qui n'était pas un méchant
homme, eût vu, non sans plaisir, des gens qu'il connaissait
et qu'il estimait, ruinés, broyés, mourants, morts, sans trop se
rendre compte de ce qu'il y avait de monstrueux à demander
k de pareils événements la satisfaction de son goût de col-
lectionneur. Quoi de plus naturel que de penser ainsi et
que ne ferait-on pour un La Tour authentique!...
M. Unterwald quittait justement la salle des Ventes où
M. de Gercy et M. Braux avaient montré un bel exemple de
ce que sont de véritables amateurs. Par rivalité, M. Braux
qui ne recherchait que les grandes pièces, venait de payer
d'un prix insensé un minuscule étui que convoitait M. de
Gercy, tandis que «M. de Gercy avait acheté trop cher, par
représailles, deux tapisseries qui eussent convenu à M .Braux.
Ces exploits exaltaient Unterwald. Il aurait bien aimé, lui
aussi, l'étui et les tapisseries, mais il avait dû s'effacer devant
ces messieurs.
— Des tapisseries, Unterwald .►^ j'ai votre affaire! — s'écria
négligemment Lauvereau, qui plaisantait volontiers les pré-
tentions d'Unterwald; — oui, deux panneaux mythologi-
ques à la manière de Fragonard... des nymphes roses qui se
baignent dans des roseaux verts... Où diable les ai-je vus?
Attendez.
Il avait l'air de réfléchir et considérait sournoisement la
mine anxieuse et attentive d'Unterwald, quand soudain il se
frappa le front:
— Mais, suis-je bêle, c'est' à Valnancé, chez M. de Fra-
ncis !... Elles ne sont pas à vendre. Excusez ma distraction,
mon cher Unterwald... C'est comme ce La Tour, hein.^ quel
dommage !
Lauvereau avait pris Unterwald par l'épaule et il le menait
penaud vers le cadre.
— Quelle couleur! quel dessin!... Est-ce assez la vie!...
LE PASSÉ VIVANT 287
Tenez, comparez ce visage peint à celui de madame de Jon-
ceuse: ils sont aussi réels l'un que l'autre. Si l'on pouvait
couper les deux têtes, les interclianger, on aurait toujours
deux êtres vivants...
En sortant de chez madame de Saffry, Lauvereau regarda
l'heure à sa montre, sous la clarté d'un réverbère.
— As-tu remarqué, mon cher, comme ces lanternes de
réverbères ressemblent à de petites chaises à porteurs aérien-
nes? Du reste, il y a encore du xv!!!*^ siècle partout. Les
cabriolets de la poste, avec leur cocher galonné, ont je ne
sais quoi de Louis XV, les voitures de deuil sont les derniers
carrosses de cour, et on fait chez les pâtissiers des gâteaux
qui conservent la forme du lampion de nos pères... Mais il
est six heures : nous pourrions aller tout doucement dîner
comme de bons provinciaux que nous sommes, et finir la
soirée au théâtre. On joue, ce soir, la Pompadour, de Tal-
grain... 11 paraît que ce n'est pas trop mal. Il a commencé,
comme moi, par faire de l'histoire, Talgrain ; puis il s'est mis
au théâtre, et maintenant, il est millionnaire...
Le second acte de la pièce s'achevait. La marquise de
Pompadour, qui n'était encore que madame d'Etiolés, saluait
le public. Lauvereau, debout, examinait avec sa lorgnette les
loges et l'orchestre où l'entr'acte faisait des vides. Tout à
coup, Jean le vit tressaillir. Jean suivit les yeux de Lauve-
reau : Janine était au balcon.
Accoudée au velours de la rampe, elle était vêtue avec
élégance. A côté d'elle, la place était inoccupée. Jean avait
reconnu la jeune femme. Lauvereau lorgnait un autre point
de la salle. Sa main tremblait sur la jumelle nickelée.
Le rideau se releva sur la galerie des Glaces, à Versailles,
pleine de masques et de dominos. Le décor et la figuration
reproduisaient la gouache célèbre de Cochin. Quatre gros
ifs de verdure, taillés en gaines et terminés en pots de fleurs,
oscillaient lourdement. L'un d'eux était le Roi...
— Charles, viens-tu fumer une cigarette?
Jean de Franois poussait de l'épaule la porte battante qui
donnait accès dans le vestibule du théâtre.
2ÔO LA. REVUE DE PARIS
— Non, montons plutôt.
Sur l'escalier les gens se- pressaient. Dans le couloir, Lau-
verereau s'adossa au mur. Soudain, Janine parul. Entre les
groupes, ils s'aperçurent. Un sourire singulier éclaira le visage
de la jeune femme. Elle s'appprocha et lendit la main à Lau-
vereau. Par discrétion, Jean s'éloigna... Comme il redes-
cendait l'escalier, Lauvereau le rejoignit. La sonnette tinta.
Quand ils se furent rassis, côte à côte, à leurs fauteuils, Jean
remarqua la figure troublée de son ami. Derrière eux, au
balcon, la place de Janine demeurait vacante...
A la sortie du théâtre, Lauvereau prit Jean par le bras. La
nuit était belle et froide. La lumière glacée des globes élec-
triques découpait sur le trottoir des ombres nettes. Lauvereau
marchait, le dos courbé, silencieux. Tout à coup, il s'arrêta.
— Tu as reconnu Janine ?
— Oui. La vois-tu souvent?
Lauvereau serra fortement le bras de Jean de Franois.
— Je ne la reverrai jamais plus, tu m'entends... à moins
que ce ne soit comme ce soir, par hasard!
— Pourquoi ?
— Parce que je l'aime, mon cher.
il se tut, puis il reprit :
— Oui, je l'aime... et j'en crèverai.
Il continua d'une voix sourde, que couvrait par moments le
bruit des voitures, la rumeur du boulevard nocturne.
— Elle m'a écrit en Italie... Oh! quatre lignes, pas de
phrases : qu'elle m'attendait, qu'elle serait à moi quand je
voudrais... et qu'elle avait un amant... Elle connaît les
hommes et la force de la jalousie... Elle a calculé juste. Je
soutire.
Il gémit.
— Mais, Charles, tu es fou! Pourquoi t'imposes-lu cette
soulTrance ?
— Ah! voilà! Tu vas m'appeler imbécile, loi aussi... C'est
ce qu'elle m'a dit, elle, tout à l'heure... Imbécile, imbécile,
tant qu'elle voudra, mais pas si bête! Ah! nous jouons serré,
mais j'aimerais mieux me trouer la peau que de la frotter
encore contre la sienne. Tu ne comprends pas, n'est-ce pas?
LE PASSÉ VIVA\T 289
Non? Mais tu ne m'as donc jamais regardé?... Est-ce que
j'ai la gueule d'un honnête homme?
Lauvereau s'était arrêté. La lumière froide d'un globe élec-
trique éclairait sa large face encadrée de favoris courts, aux
joues pleines, à la mâchoire forte, aux lèvres épaisses, aux
yeux vifs. Le sourire de bonhomie et d'indulgence qui adou-
cissait d'ordinaire l'ensemble de ses traits avait disparu. C'était
comme un nouveau visage, brutal et rustre, que Jean lui
découvrait pour la première fois.
— Crois-tu donc que si je ne me connaissais pas bien, je
vivrais comme je vis? Mais je serais resté de mon temps et
dans mon temps ! Je prendrais ma part de l'existence com-
mune. J'aurais les mêmes passions, les mêmes désirs, les
même ambitions que les autres. J'aurais été père, mari,
amant. J'aurais tâché de faire mon trou dans le monde avec
les moyens de tout le monde... J'ai compris tout de suite
qu'il n'y fallait pas penser. Je savais ce qu'il y avait en moi...
Ah çàl mon pauvre Jean, tu me juges brave homme, brave
type, bon garçon?... Ah bien, ouil... Mais je suis violent,
avide, rusé. Et pas de scrupules, au besoin. Si je m'étais
lâché dans la vie, comme les autres, les poings en avant et
les mains prêtes, il aurait fallu voir la belle crapule que je
serais devenu!... Tu ris I C'est pourtant vrai. Oui, il y a de
la canaille en mol.
Rudement, il frappa sa large poitrine et poussa un soupir.
— Heureusement que j'ai mis bon ordre à tout cela! Je
me suis dépaysé. J'ai abandonné mon temps. J'ai fait peau
vieille comme on fait peau neuve. J'ai choisi une époque
pour y vivre et y mourir. Je suis entré en xv!!!*^ siècle
comme on entre en cellule. Je ne m'intéresse à rien d'aujour-
d'hui. Je n'ai plus de présent. C'est dans le passé que j'existe.
Si l'on ne se change pas, on peut au moins se rendre inof-
fensif. J'ai supprimé à mes instincts leurs occasions. Je leur
ai mis du fard aux joues et une perruque sur la tête, et,
quand ils me tourmentent et me tracassent, je les confie aux
personnages de l'histoire, et je les envoie courir les roules
avec Cartouche ou courir la gueuse avec Casanova...
Il se tut, puis il reprit :
— C'est ainsi que s'est formé le Lauvereau qui, ma foi,
i5 Janvier igoS. 5
290 LA BEVUE DE PARIS
peu a peu était devenu le véritable et m'avait presque fait
oublier l'autre. C'est en ce bonhomme que j'espérais bien
finir mes jours, parmi mes livres, mes gravures, mes bibe-
lots et mes paperasses, dans mon petit appartement de la
rue de Seine, pas loin des quais, des bric-k-brac et des bou-
quinistes, à deux pas de la statue de Voltaire, en qui je
saluais en passant l'effigie même de mon siècle adoptif. C'est
ce Lauvereau que je défends, celui que tu es venu voir, un
jour néfaste, en sa grande robe de chambre et avec son
serre-tête de soie et que lu as trouvé jouant à la petite
maison avec une jeune personne en déshabillé galant.
Il se tut de nouveau et ils firent quelques pas en silence. Il
continua comme s'il se parlait à lui-même :
— Avec les femmes, on est toujours Casanova ou Des
Grieux. La Manon du chevalier équivaut aux cent maîtresses de
l'aventurier. Seulement, au milieu de ses multiples aventures,
l'Italien est resté libre, tandis que le jeune Picard est devenu
l'esclave de sa première fantaisie. Depuis l'arrivée du coche
d'Arras dans la cour de l'hôtellerie, jusqu'aux sables du Mis-
sissipi, il ne dépend plus que d'un visage!... Ah! Jean, quel
livre que cette histoire d'un désir unique, renaissant, insa-
tiable, toujours le même, que rien ne lasse, ni la perfidie,
ni la misère, ni la honte!
Il se tut encore, puis il ajouta :
— Pourtant j'ai fait de mon mieux. Je me contentais de
celles que l'on trouve sans les chercher, de celles que l'on
a sans y penser, de celles que l'on quitte sans les regretter.
Qu'est-ce que je leur demandais? D'être des femmes. Ah!
je n'étais pas difficile... Janine, mais je la considérais comme
l'amusement d'une nuit! Que me resterait-il du petit désir
que sa figure, ses façons m'avaient donné d'elle.^... Eh bien,
non, à chaque étreinte, il m'en demeurait je ne sais quoi
d'indéfinissable... Ah! si j'avais compris alors le danger!...
Si j'avais deviné la menace et l'avertissement de son
sourire ironique et voluptueux !.. . Plus je l'avais, moins il
me semblait l'avoir eue. Tiens, quand elle est venue devant
toi chercher ce livre..., j'ai senti la première morsure de la
jalousie.
Il avait parlé si haut qu'un monsieur, qui les croisait
LE PASSE VIVANT 2gi
fumant son cigare, s'était retourné à sa voix. Lauverean
s'était rapproché de Jean.
— L'idée que quelqu'un la possède me torture. Ohl j'ai
essayé de me raisonner ! C'est plus fort que moi. Tout à
l'heure, à ce théâtre, si elle avait été en compagnie de Gen-
vron, — oui, c'est lui, son amant, — j'aurais sauté à la
gorge de cet aimahle garçon qui, en somme, ne m'a jamais
offensé, car enfin ce n'est pas ollenser quelqu'un que de
s'accommoder d'une femme dont il ne veut plus. Et elle le
lâcherait, Genvron, je n'aurais qu'à dire un mot; mais je
ne le dirai pas, sois tranquille. Et pourtant je sens qu'il me
la faut, non pas une fois, non pas cent fois, mais toujours,
toujours!
Il serra les poings et gémit de colère et de douleur :
— Tu me trouves idiot, n'est-ce pasP Mais je la connais,
moi, Janine î Ce n'est pas une grisette avec qui l'on puisse
vivre dans un grenier. Elle a toutes les soifs et tous les appé-
tits. Elle est sensuelle, intelligente et ambitieuse. Elle est
femme, et, pour la garder, il faudrait que je redevinsse un
homme, que je sortisse de ma retraite, que j'entrasse dans la
lutte... Ahl oui, maintenant, elle se fait humble, discrète;
mais qu'elle me sente à elle, qu'elle soit sûre de son pou-
voir! Il lui faudrait du bien-être, du luxe, de l'argent, ce
qu'elles veulent toutes, ce qu'elles exigent de l'homme, en
même temps qu'elles prennent sa vie, son indépendance, sa
liberté. Et moi, pour la conserver, pour lui plaire, pour
la voir sourire, je ferais ce qu'elle désirerait, je ferais n'im-
porte quoi, lu m'entends, tout, oui, tout!... Alors je devien-
drais ce que je suis réellement, ce que j'ai supprimé en
moi-même par peur de moi-même. Tous les moyens me
seraient bons, même les pires. Mais je suis, au fond, violent,
rusé, brutal! Je te l'ai dit. Sais-tu où elle me mènerait ainsi,
à quelles bassesses, à quelles turpitudes .î^... Sans cela, est-ce
que je n'aurais pas déjà couru vingt fois chez elle, est-ce que je ne
l'aurais pas arrachée à ce Genvron, est-ce que tout à l'heure,
au théâtre, je l'aurais laissée partir pour aller retrouver son
amant, est-ce que je serais ici à me promener sur ce trottoir?...
Ce qui me retient, c'est que je sais que si jamais je res-
pire le parfum de son corps, si jamais je la reprends, je suis
2Q'2 LA REVUE DE PARIS
perdu. C'est pour cela que je me débats et que je me cram-
ponne. Je retarde en moi ce Lauvereau que j'aurais bon le
d'être et qui me dégoûte d'avance et auquel tu ne croirais
que lorsqu'il aurait retourné tes poches pour t'y prendre ton
argent, si tu en avais jamais... Tiens, si elle me disait d'aller
mettre le feu à Valnancé, j'irais, oui, mon cher, j'irais !
Il rit bruyamment.
— Cela t'étonne!... Le petit-fils du brave père Lauvereau
qui a jadis sauvé le même Valnancé des torches patriotes I...
Eh bien, c'est comme cela 1... et ce qu'il y a de plus beau,
c'est que ce serait la faute de ce vieux jacobin... Pourquoi
aussi s'est-il avisé de rester vertueux à une époque où l'on
n'était pas obligé de l'être, pourquoi n'a-t-il pas pillé et volé,
fait couper des têtes? Pourquoi, au milieu des passions de son
temps, n'a-t-il pas donné cours aux siennes ? Il aurait dû
hurler avec les loups, au lieu de japper en chien de garde et de
montrer ses crocs aux fenêtres de Valnancé, Il aurait dégorgé
les inslincts qu'il avait en lui, au lieu de me les léguer... Et
maintenant, c'est moi qui paye son honnêteté. C'est moi qui
ai hérité de son bourbier et qui suis obligé de le drainer vers
le passé... C'est égal, elle ne m'a pas encore, la gueuse!...
Tous deux demeurèrent silencieux. Sur le trottoir déserl,
les branches des arbres étalaient les ombres nettes de leurs
brindilles comme les mailles rompues d'un filet.
XX
Jean de Franois savait maintenant de quoi il s'agissait
entre son père et sa tante et quel était le sujet de leur débat.
Ni l'un ni l'autre ne lui en avait parlé ouvertement ; mais
des allusions, des mots surpris l'avaient mis au fait de la
situation, et il sentait vivement ce qu'elle avait pour lui de
pénible et de délicat.
Maurice de Jonceuse n'ignorait pas la façon dont M. de
Franois et sa sœur vivaient ensemble à Valnancé et que les
revenus de madame de Jonceuse étaient aux mains de M. de
Franois, qui les employait à sa guise.
LE PASSÉ VIVANT 2^3
Maurice n'avait jamais paru s'étonner de cet arrangement
et semblait le trouver naturel. Le séjour de sa mère à Val-
nancé le dispensait d'avoir à s'occuper d'elle, — ce qu'il eût
lait certainement, si les circonstances avaient été diderenles,
car il n'était pas mauvais fils ; mais la présence de madame
de Jonceuse eût été un embarras dans sa vie de travail, d'af-
faires et de plaisirs. — Il est vrai que, de la sorte, la fortune
de madame de Jonceuse ne lui profilait en rien, mais il ne s'en
plaignait pas. Jamais il n'avait fait devant Jean de Franois
aucune réflexion désobligeante à ce propos. Au contraire, il
l'avait toujours traité avec une amitié qui, peut-être parfois
un peu brusque et un peu rude, n'en était pas moins réelle,
et c'était justement cette amitié qui obligeait Jean à avertir
son cousin de ce qui se passait h Valnancé.
Valnancé avait toujours été l'orgueil et le souci de M. de
Franois. Quand il s'y était retiré, à la mort de sa femme, il
avait fait de grandes dépenses pour le mettre en état, puis les
avait continuées pour y soutenir le train que méritait une
pareille demeure. Ce furent pour Valnancé des jours brillants
dont Jean gardait le souvenir confus. Ce fut le temps des
chasses et des réceptions que présidait M. de Franois et par
lesquelles il se ruina peu à peu. M. de Franois était en ces
difficultés quand la mort de son beau-frère Jonceuse lui livra
inopinément sa sœur Félicie : M. de Franois accepta celte au-
baine inattendue. Son ascendant fraternel décida madame de
Jonceuse à s'établir à Valnancé. Une fois ce point obtenu,
M. de Franois en arriva aisément à ses fins,, et madame de
Jonceuse connut vite son imprudence. M. de Franois la con-
fisqua, elle et son argent, au profit de Valnancé. Il en avait
ainsi assuré le présent !
Quant à l'avenir, M. de Franois avait de quoi y parer : le
mariage de son fils pourvoirait au sort futur du château. Ce
mariage, M. de Franois, naturellement, le désirait riche, mais
il le voulait aussi brillant. Son fils pouvait prétendre haut,
non tant par lui-même que par le mérite d'être lé fils d'un
pareil père. Le temps venu, M, de Franois commença à s'en-
quérir des héritières : il en cherchait une qui fut digne de
trouver Valnancé dans sa corbeille. Celte recherche l'occupa
assez longtemps. Il la fit, à lui seul et sans y admettre son
294 LA REVUE DE TARIS
fils, mais les démarches qu'il tenta de divers côtés n'eurent
point le succès qu'il. espérait. Il ne se découragea pas. D'ail-
leurs rien ne pressait. Jean semblait fort indilT'érent en ma-
tière de mariage et y paraissait même peu enclin, mais M. de
Franois ne doutait point cependant de son obéissance : ce
n'était là qu'une manière de faire le dégoûté et l'indépendant
qui cesserait au moment nécessaire.
Ce moment fut celui oii le comte Geschini, qui était l'un
des agents matrimoniaux de M. de Franois, lui signala les
convenances que présentait miss Watson. Faute de mieux, il
fallait se résoudre à l'Américaine. L'affaire manquée, le dépit
de M. de Franois fut grand. Il lui vint aussi bien de l'inso-
lence de cette fille à laisser échapper un Franois que de
l'indolence de Jean à ne point s'acquérir une Watson. De
plus, M. de Franois sentait bien que cette miss Watson
n'était pas exactement ce qu'il aurait dû offrir à son fils : si,
à la place de cette étrangère, on avait pu lui proposer une
personne de bon lieu aussi bien que de forte dot, Jean eût
certainement agi différemment. L'Américaine avait eu le tort
de représenter à ses yeux le mariage d'argent en toute
sa crudité. De là, cette répugnance qui, sans doute trop
visible, avait offensé cette Watson et causé l'échec sur lequel
ni Jean ni Geschini n'avaient pu s'expliquer clairement. Il
faudrait donc en revenir à la première sorte de partis aux-
quels il avait pensé d'abord pour son fils, mais s'y présenter
en de meilleures conditions. Ce fut alors que M. de Franois
conçut ce qui lui semblait une idée de génie. Gomment n'y
avait-il point songé plus tôt ! Madame de Jonceuse pouvait
disposer d'une part de sa fortune : pourquoi ne ferait-elle
pas un testament en faveur de son neveu, Jean de Franois P
C'est de ce projet de M. de Franois que Jean était main-
tenant certain, et c'était aux instances de son frère que ré-
sistait obstinément madame de Jonceuse.
Le jeune homme rougissait de ces manœuvres. Certes, il
saurait bien les rendre inefficaces. A l'avance, il était résolu à
refuser un legs injuste et qu'il n'aurait pu accepter qu'au
détriment de son cousin ; mais devait-il avertir Maurice ?
Parmi les raisons qui l'inclinaient en ce sens, la principale
était la pensée qu'Antoinette de Jonceuse pût, par la suite, le
LE PASSÉ VIVANT 296
supposer, une minute, capable d'avoir toléré ces manigances.
De plus, en avertissant Maurice, il épargnerait peut-être, par
son intervention, à la pauvre tante Jonceuse les imporlu-
nités de son terrible frère. Mais Jean redoutait la colère de
M. de Franois : que dirait-il quand il apprendrait que son
fils, non seulement ne secondait pas ses vues, mais encore
s'avisait de les contrecarrer ?
Jean appréhendait d'entrer en conflit avec son père, dont
la santé commandait des ménagements. Jean se souvenait fort
bien de l'alarme qu'avait donnée, quelques années aupara-
vant, M. de Franois. Une nuit, il s'était senti indisposé. Le
médecin l'avait examiné et avait prescrit certains remèdes,
en faisant signe à Jean de le suivre : une fois hors de la
chambre, le docteur l'avait prévenu qu'un régime sévère était
dorénavant indispensable. M. de Franois s'était remis de celte
crise et avait consenti aux précautions qu'on lui ordonnait
Il avait l'air de se porter assez bien. Il était vif et actif, irri-
table.
Or, depuis quelque temps, cette irritation avait augmenté.
Jean l'attribua d'abord à l'échec des tentatives matrimoniales
par lesquelles son père essayait de réparer l'insuccès de la
combinaison Watson. M. de Franois avait mis en demeure le
comte Ceschini de lui découvrir la personne riche, belle,
noble et désintéressée devant laquelle Jean n'aurait plus rien
à objecter. Ceschini, docile, faisait campagne. Il écrivait fré-
quemment à Valnancé, oii M. de Franois ouvrait fébrilement
ses larges lettres à cachet rouge. Maintenant Jean connaissait
l'autre cause de l'irritation paternelle : c'était la résistance de
madame de Jonceuse à l'endroit de son testament.
Si madame de Jonceuse se défendait, M . de Franois ne
cessait pas ses attaques. Elles devaient être fréquentes.
Lorsque Jean entrait dans le salon où sa tante se tenait d'or-
dinaire, et où il ne manquait guère de trouver aussi M. de
Franois, il interrompait des silences encore vibrants ou des
entretiens animés. M. de Franois avait le visage cramoisi et
mordait rageusement sa moustache blanche, tandis que ma-
dame de Jonceuse, effarée ou sournoise, ramenait sur elle les
pans de sa pelisse fourrée et y cachait ses petites mains molles
et gonflées. M. de Franois marchait un instant de long en
296 LA REVUE DE PARIS
large en faisant craquer ses doigts d'impatience et sortait en
fermant la porte avec fracas.
C'était a table que Jean devinait le mieux ce qu'avait été
dans la journée la vivacité du combat que se livraient M. de
Franois et madame de Jonceuse, Tantôt, pendant le repas,
M. de Franois se montrait aigre et agressif, tantôt il était
tout douceur et prévenances. Quelquefois, il mangeait outre
mesure des plats défendus, en regardant avec défi madame
de Jonceuse qui levait les yeux au ciel. Quelquefois aussi, il
la consultait sur le choix d'un mets avec une déférence exa-
gérée. Jean éprouvait à ces alternatives une impression de
gêne et de malaise insupportables. Il sentait derrière lui cetle
lutte continuelle qui se poursuivait en sa présence par des
gestes, des mines, des attitudes, des réticences, des allusions
qui l'énervaient et qu'il tachait d'oublier en de longues pro-
menades par les chemins.
Ces courses le conduisaient parfois à un endroit qu'on
appelait la côte d'Aillîère et d'où l'on découvrait une vue assez
belle. En bas, les toits de Nancé groupaient piltoresquement
leurs tuiles rouges ou leurs ardoises grises. Des fumées mon-
taient dans l'air tranquille. Au bout de la ville, il distinguait
la maison de Lauvereau, et plus loin, au Bas-Nancé, le collage
que faisait bâtir Maurice de Jonceuse. Les murs de briques
avaient un aspect de gaieté saine et neuve. Le gros du travail
était maintenant achevé. Jean de Franois imaginait clans le jar-
din les claires robes d'été d'Antoinette de Jonceuse. Il pensait
à celle qu'elle portait lorsqu'elle était venue à Yalnancé avant
son mariage, blanche avec un corsage en guipure qui laissait
voir la blancheur rosée du cou et du bras... On élait alors en
juillet. Ils étaient allés au collage qui commençait à sortir de
terre. Quel étrange coucher de soleil, il y avait eu, ce soir-
là, sur lequel, comme sur un fond d'incendie, Yalnancé déta-
chait sa masse cendreuse et carbonisée!... De cette côte d'Ail-
lière, c'était vraiment un élégant et noble logis que Yalnancé
avec 8a haute toiture et sa façade fardée. Les jardins dispo-
saient alentour leurs parterres réguliers. La pièce d'eau luisait
argentée et plate. Jean comprenait l'amour de son pèrel...
Puis, soudain, une image pénible lui traversait l'esprit. En ce
moment, peut-être, une de ces scènes âpres ou sourdes mettait
LE PASSÉ VIVANT 297
aux prises M. de Franois et madame de Jonceuse, une de ces
scènes après lesquelles il retrouvait madame de Jonceuse
essoufflée et blottie dans son fauteuil, tandis que M. de Fra-
ncis s'éloignait, le visage rageur et le pas furieux.
Souvent, pour fuir ce spectacle, Jean, au lieu de rentrer au
salon, se réfugiait dans la bibliothèque. Il essayait de lire,
mais son doigt distrait oubliait de tourner la page. Bientôt
il fermait le volume et se dirigeait vers un des panneaux où
des rayons en trompe-l'œil dissimulaient la porte qui don-
nait sur l'escalier du petit appartement situé juste au-dessus
de la bibliothèque. Cet appartement se composait d'une
chambre et d'un cabinet. Le plafond était plus bas que
dans le reste du château, par une de ces irrégularités de cons-
truction fréquentes dans les anciennes demeures. Autrefois,
quand il y avait beaucoup de monde à Valnancé, M. de Fra-
nois cédait sa chambre à quelque hôte de marque et se con-
tentait de ce logement provisoire et qui, hors ces occasions,
était ce qu'on appelait le « réduit », inhabité. Actuellement, il
conservait encore, des séjours de M. de Franois, un lit garni
de ses matelas et couvert d'une très belle courtepointe en
soie. C'étaient, avec quelques fauteuils, les seuls meubles
qu'on y eût laissés. Ils suffisaient à Jean. Ce coin lui plaisait.
Il s'étendait sur le lit et y rêvassait silencieusement.
Il y avait, au-dessus de la cheminée du « réduit », une
glace surmontée d'un trumeau où manquait la peinture qui
l'ornait jadis. Jean contemplait longuement ce cadre et sa
rocaille dédorée. Peu à peu il y évoquait des visages...
D'abord, ceux des portraits qu'il avait remarqués, l'année
d'avant, à l'exposition organisée par Lauvereau. Ils lui appa-
raissaient, un par un, et pour ainsi dire mécaniquement,
comme s'ils eussent été enroulés et déroulés par une mani-
velle, et toujours dans le même ordre. Cela commençait par
une figure de femme aux joues vivement fardées; puis un
abbé frisé sous la poudre, puis un magistrat k l'ample per-
ruque. A ces premiers visages en succédaient d'autres que
remplaçait la madame de Pompadour, de Boucher, mais mi-
nuscule et rapetissée à la mesure du cadre, où çlle tenait tout
entière, des roses de sa haute coiffure à la mule relevant
le bas de sa robe. L'esquisse de mademoiselle Fel, j^ La
298 LA REVUE DE PARIS
Tour, s'offrait ensuite, mais, au lieu de s'efTacer d'un seul
coup, l'image de là comédienne se brouillait peu à peu et,
lentement, une autre forme se substituait à la sienne, qui
dessinait aux yeux de Jean de Francis les traits de cette
madame de SafPry que La Tour avait représentée dans ce
pastel qu'il connaissait bien. En sa pose de langueur et de
passion, les mains paresseuses et nouées, elle le regardait
fixement, comme si elle eût voulu lui parler. A ce moment, il
semblait a Jean entendre à son oreille la voix d'Antoinette
de Jonceuse; mais aussitôt la double illusion cessait, et Jean
attendait, le cœur battant, dans une anxiété qui se changeait
en angoisse. Allait-il enfin se montrer à lui , ce visage
mystérieux, inconnu et désiré, qui ne parvenait pas à devenir
et dont il sentait devant lui la présence incertaine? Allait-il
surgir du passé, l'aïeul homonyme, qui se rappelait aux
mémoires actuelles par une suite singulière d'indices, par
le muet effort de circonstances bizarres ; ce Jean de Fra-
ncis de l'autre siècle, dont le Jean de Francis d'aujourd'hui
avait lu par hasard l'épitaphe, au mur d'un vieux cloître
d'Italie, et dont c'était peut-être le crâne même qui, exhumé
de la terre de Passignano, avait grimacé son sourire d'outre-
lombe au geste ignorant de Lauvereau, avant de retourner
mordre de ses dents blanches les ronces et les orties du
préau?... Mais le trumeau demeurait vide au-dessus de la
vieille glace 011 Jean de Francis, debout et les mains froides,
voyait son propre visage qui, au fond du miroir terni, lui
apparaissait lointain, lointain, et comme en route vers lui-
même...
H E > R 1 DE REGNIER
(A suivre.}
NOTES SUR PIE X'
11
Pour se rendre compte de la politique de Pie X, il faut
d'abord se rappeler comment il fut élu. Personne, certes,
n'accusera le cardinal Sarto d'avoir brigué la tiare, ni même
de l'avoir espérée ou prévue : quelque complimenteur banal
lui en avait pu faire le souhait; pareils souhaits arrivent
presque à tout prêtre romain; lui-même, lorsqu'il avait eu la
singulière idée, par économie, de faire teindre en rouge sa
ceinture d'évêque, comme la couleur résultante tirait sur le
blanc plutôt que sur le pourpre, il avait dit en riant : (( Voilà
qui me rapproche de la papauté ». Mais le patriarche de
Saint-Marc était trop vénitien, avait l'esprit trop peu tourné
vers les affaires générales de l'Église, pour supposer qu'on
songerait à lui. Il ne connaissait pas Rome : il n'y était venu
que trois fois, et pour moins de huit jours chaque fois, à
l'occasion de sa prise de chapeau et des jubilés de Léon XIII.
On sent aujourd'hui combien peu il connaissait la Rome
noire : elle ne l'intéressait pas; il n'y avait pas d'amis, pas
de relations personnelles. Aussi, dans le conclave, sa boutade
n'étonna-t-elle personne, quand, aux compliments et souhaits,
il répondit : « Moi, j'ai pris mon billet d'aller et retour ».
La composition du collège cardinalice, au moment oii
Léon XIII tomba malade, en juillet igoS, rendait difficiles les
conjectures sur l'élection. Chacun des correspondants de jour-
I. Voir la Revue du i5 décembre iijoA-
3oO LA REVUE DE PARIS
naux qui s'abaltirent sur Rome durant celle canicule histo-
rique, choisissait son candidat, et chacun croyait sincèrement
que ses télégrammes (que les cardinaux enfermés ne lisaient
point) empêcheraient le succès d'un tel et assureraient le
triomphe de tel autre : quelques-uns, encore aujourd'hui,
sont persuadés que leur influence personnelle a pesé d'un plus
grand poids que le Veto autrichien.
Pour les initiés, l'intérêt était moins à deviner le nom de
l'élu futur qu'à distinguer le groupe qui ferait l'élection. Le
vrai point, surtout, — l'élection d'un Italien étant certaine,
— était de savoir si le pape serait pris parmi les vingt car-
dinaux résidant à Rome, membres de la Curie, ou parmi les
douze cardinaux administrant des diocèses en province.
La réponse n'était pas facile. Dans la Curie, les pointages
pronostiquaient dix-huit à vingt voix au cardinal Rampolla,
une quinzaine au grand-pénitencier Vannutelli, quelques-unes
au moine Golli et, pour le cas probable oii aucun de ces noms
ne pourrait obtenir l'indispensable majorité des deux tiers, on
se disait que l'union pourrait se faire, par transaction, sur le
vieux datairedi Pielro ou le modeste et sérieux diacre Segna.
Le choix d'un cardinal de curie avait pour lui de bonnes
raisons : ce* cardinaux romains possèdent mieux la connais-
sance pratique du gouvernement et conservent plus sûrement
les traditions de l'Église romaine. Pourtant l'élection d'un
cardinal de diocèse séduisait bon nombre d'esprits, parce que,
disait-on, un archevêque connaîtrait mieux les nécessités et
la pratique du ministère pastoral. Les Italiens, opinion publique
et gouvernement, préféraient naturellement cette seconde solu-
tion, n'aurait-ce été que par prévention politique contre Tatli-
tude du monde romain à l'égard du gouvernement piémonlais :
en un chef de diocèse, ils espéraient un pape national, plus
accommodant. Du côté de l'Autriche et de l'Allemagne, c'était
le même désir.
Mais dans le groupe des archevêques italiens, le choix
n'était pas très étendu : Manara d'Ancône, Prisco de Naples,
Cclesia de Palerme et Capecelalro de Capoue étaient trop
vieux; Richelmy de Turin, Ferrari de Milan étaient trop
jeunes, comme aussi Svam| u de Bologne, auquel allait naïve-
ment l'enthousiasme populaire, parce qu'il portait dans ses
NOTES SUR PIE X 3oi
armes un soleil qui justifierait le fameux Igiils ardeiis de la
pseudo-prophétie. Boschi de Ferrare, Nava de Gatane, Por-
tanova de Reggio, Baccilieri de Vérone étaient trop jeunes
aussi. En réalité, il ne restait que Sarto de Venise : seul, il
réunissait l'ensemble des conditions qui font les papabill. Mais
il était trop vénitien pour les Autrichiens, et trop peu sympa-
thique à M. Zanardelli, le grand homme de la région véni-
tienne.
Les pronostics étaient donc iloltanls : on redoutait un con-
clave prolongé et l'on croyait que le ballottage oscillerait
entre les noms de Rampolla et de Vannutelli, jusqu'à ce que
leurs partisans se missent d'accord sur une candidature tran-
sactionnelle. Au milieu de ces prévisions, que faisait le groupe
des cardinaux français? La plupart d'entre eux, le cardinal
Mathieu notamment, ont été violemment, grotesquement pris
à parti par la presse italienne et allemande. En dépit de tous les
racontars malveillants, leur attitude fut très sage et politique.
L'avant-veille de leur entrée en réclusion, ils s'étaient réunis
chez un de leurs doyens. Toute la situation fut examinée avec
beaucoup de sérénité et de pénétration : « Nous devons un
hommage à la mémoire de Léon XIII qui a tant aimé notre
pays. Nous le lui donnerons en votant tout d'abord pour celui
qui fut son collaborateur et son ministre dévoué, Rampolla.
Mais il n'est pas probable que Rampolla puisse recueillir le
nombre de voix nécessaires. Nous reporterons alors nos suf-
frages sur le nom qu'il nous suggérera, à condition toutefois
que ce ne soit pas le nom d'un vieillard : dans l'état actuel
de l'Eglise de France, il nous faut un chef en pleine posses-
sion de ses forces et de son activité. Nous ne pourrions pas
non plus voter pour un moine, quelque hautes et même excep-
tionnelles que soient ses qualités, et quelque profonde véné-
ration que nous professions pour la personne du cardinal
Gotli : en ce moment de brouille entre notre gouvernement
et les congrégations monastiques, une telle élection pourrait
être interprétée comme une provocation contre le gouverne-
ment de notre pays.
» Eventuellement, nous pourrions nous rallier à une can-
didature Vannutelli : la personne de ce cardinal ne peut
que nous être sympathique... En dernière heure, il y aura
302 LA REVUE DE PARIS
les indications des scrutins, les marques des intentions de la
Providence, et les intuitions de notre conscience. Surtout,
nous tacherons de marcher d'accord. »
Nos cardinaux se trouvaient dans l'agréable liberté de
n'avoir à écarter, par scrupule de patriotisme, aucune candi-
dature. Assurément Rampolla leur semblait préférable, mais
encore ne fallait-il pas exagérer ses sympathies françaises. Si
réelles qu'elles fussent, elles n'avaient pas empêché qu^il mon-
trât toujours de la déférence pour les désirs allemands, en
matière ecclésiastique. Dans l'affaire des missions allemandes
en Chine ; au sujet de l'organisation du Palœslina Verelii et
de la nationalisation de la quête du Vendredi-Saint ; dans le
jeu tendant à transformer le Cen/rum en parti gouvernemen-
tal ; à propos du récent désaveu infligé à l'évêque de Trêves
en matière scolaire ; dans les questions intéressant les pays
annexés, telles que la nomination d'évêques allemands en
Lorraine et en Alsace ; avi cours des longues négociations du
baron de Hertling en vue de la germanisation du clergé par
les facultés théologiques de Strasbourg et de Posen : le Secré-
taire d'Etat avait cédé aux exigences de l'empereur.
Quant au grand-pénitencier Vannutelli, qui avait été
nonce à Vienne et avait laissé de bons souvenirs à la Hof-
burg, il n'avait jamais cessé de témoigner à la France le
plus sincère et sympathique intérêt. Les gens de la Curie lui
reprochaient d'avoir un frère cardinal et une trop nombreuse
parenté de neveux et de cousins ; mais cette particularité était
fort indifférente aux intérêts français.
Le cardinal-doyen Oreglia passait pour un esprit bizarre, un
grincheux, qui avait représenté l'opposition sous le pontificat
de Léon XIII; mais ce vieux gentilhomme piémontais vivait
encore dans les souvenirs de Charles-Albert et de la guerre
de Crimée : c'était un tenant fidèle, quoique original, de la
tradition amicale qui unissait alors Paris et le monde italien.
Le cardinal-chancelier Agliardi, ancien nonce à Munich et à
Vienne, avait su gagner et conserver la confiante amitié des
ministres ou ambassadeurs de France, qui, dans les deux capi-
tales, avaient été ses collègues : sa particulière compétence
dans les affaires d'Autriche et d'Allemagne ne faisait aucun
tort à sa très juste appréciation des choses de France : son
NOTES SUR PIE X 3o3
esprit politique, très ouvert aux idées modernes et très équi-
libré, la sagesse et la modération de son tempérament
d'homme d'Etat et d'homme d'Eglise, donnaient grande con-
fiance aux patriotes français.
Le vieux cardinal Capecelatro, qui avait les sympathies
de l'opinion libérale en Italie, est né à Marseille et il y a
passé les premières années de son enfance; son éducation,
les réminiscences et les premières relations de sa jeunesse
furent françaises : nul Italien ne connaît mieux notre
littérature, notre histoire ; nul ne suit avec plus d'intérêt le
mouvement intellectuel de notre pays.
Le cardinal Gotti, préfet de la Propagande, était victime
d'une absurde légende, qu'on a été stupéfait de voir ressasser
par quelques publicistes français qui, d'ordinaire, puisent à
meilleures sources. L'empereur Guillaume, de passage à Rome,
ayant invité à déjeuner le préfet de la Propagande en même
temps que le secrétaire d'Etat, quelques faiseurs de romans
diplomatiques en avaient conclu que ce moine était le candidat
de l'empereur et de la Triplice. Mais Guillaume II avait tou-
jours invité le préfet de la Propagande, du temps que celui-ci
s'appelait Ledochowski : le préfet de la Propagande et le
secrétaire d'Etat tiennent, en réalité, les deux grandes charges
et dignités politiques de la Curie. Il est vrai que l'un des
convives de la table impériale au palais Odescalchi eut le
mauvais goût de présenter Gotti avec la boutade : ce Majesté :
le futur Pape ! ».
Il est encore vrai que Léon XllI avait fait comprendre
parfois à quelques intimes que Gotti était le successeur
qu'il désirerait : le grand Pape savait que son fidèle secré-
taire d'Etat ne pourrait jamais réunir la majorité nécessaire.
Que cette indication excitât la curiosité de Guillaume II,
c'est fort naturel, d'autant plus que Gotti n'avait jamais eu
d'intimité avec le monde germanique. Supérieur de son
ordre, il avait dû défendre les propriétés du Mont-Carmel
contre les usurpations de la colonie allemande de Caiffa; il
était demeuré reconnaissant au protectorat français de l'appui
qu'alors il en avait reçu. _\once au Brésil, avec la difficile
mission de réorganiser là-bas les institutions ecclésiastiques
et religieuses, sous le nouveau régime de la séparation de
3o4 LA REVUE DE PARIS
l'Eglise et de l'État, il avait trouvé une amicale sympathie
chez son collègue, le ministre de France, un des fidèles de la
pensée de Gambetta. Préfet de la Propagande, — poste auquel
l'avait fait appeler la confiante amitié de RampoUa, — il
avait eu, en toute occurrence, une équitable déférence pour
les intérêts du protectorat français; il avait rompu avec la
politique germanophile de son prédécesseur Ledochowski, qui,
trop facilement, pardonnait à Bismarck les mauvais jours du
KiiUurlcampf.
De tous les côtés donc, les cardinaux français se sentaient à
l'aise pour donner leurs libres votes au plus digne. Quelques-
uns, en traversant Paris, étaient allés au quai d'Orsay. Dans
leurs entretiens avec le Ministre, au tact duquel ils rendaient
tous hommage, il ne fut question d'aucun nom à inclure ou
k exclure : les raisons de politique générale faisaient désirer
seulement un pape qui ne témoignât aucune hostilité aux in-
térêts de la France dans le monde et fût enclin à favoriser
l'apaisement du conilit religieux dans noire pays.
*
* *
Le conclave s'ouvrit — ou plutôt s'enferma — et, comme
à l'ordinaire, marcha de suprise en surprise. La première fut,
dès le premier vole, l'échec complet de la candidature Vannu-
lelli. Pendant que les noms de Rampolla et de Gotli sortaient
24 et 17 fois du calice, le grand pénitencier ne recueillait
que /i suffrages. La stupéfaction fut profonde : la veille
encore, un prélat très affairé de la «faction» Vannutelli expli-
quait qu'il était sûr de quinze cardinaux qu'il nommait.
Les électeurs de la Curie s'étaient détournés d'une candida-
ture que des amis imprudents avaient trop surchauffée. La pré-
vention que l'on nourrissait contre la trop nombreuse parenté
du candidat, l'emporta chez les auslères. D'autres furent agacés
ou scandalisés par l'agitation de ces prélats trop zélés qui, non
contents de Iravcdller les membres du Sacré Collège, se fai-
saient voir au Giornale dltalia, dans les cabinets de sénateurs
ou de députés , aux bureaux de tel et tel minisire du roi
Victor-Emmanuel. Comme l'un de ces dignitaires de l'Eglise
lui énumérait toutes les raisons en faveur du grand-péniten-
NOTES SUR PIE X 3o5
•cier, un de nos cardinaux français s'écria : Qai petit indignas
est, briguer, cest être indigne.
A cet échec de Vannutelli, contribua surtout la prudence
trop calculée des huit cardinaux austro-allemands, qui, faute
de trouver parmi les archevêques d'Italie un candidat de leur
goût, désiraient son élection. S'ils avaient voté tout de suite
pour VannuteUi, c'eut été une douzaine de voix qui, dès le
premier scrutin, auraient donné quelque consistance à cette
candidature. Mais ces Autrichiens avaient lu, dans les vieux
traités d'anciens conclavistes, qu'une « faction » ne devait pas
tout d'abord laisser deviner ses véritables intentions, et que
riiabileté commandait de disperser les voix sur des candida-
tures improbables, pour les concentrer au bon moment sur le
nom tenu en réserve. Les cardinaux austro-allemands disper-
sèrent donc leurs suffrages d'attente; quelques-uns, ce semble,
inscrivirent sur leurs premiers bulletins le nom de Gotli, puis
l'abandonnèrent avec ensemble dès le troisième scrutin, on
les voix Gotti descendirent de 17 à 9. Seulement, il était trop
lard pour revenir au candidat de leur choix : la candidature
Vannutelli n'existait plus.
Le Veto autrichien fut la seconde et grande surprise. Parla
maladresse de leur excessive habileté, les Autrichiens se trou-
vèrent acculés à la nécessité de recourir, contre la candida-
ture RampoUa, à celte arme dangereuse. Pourquoi l'Autriche
en voulait-elle au cardinal Rampolla.»^ 11 n'avait jamais cessé
de se montrer extrêmement correct à l'égard du gouvernement
de Vienne. Il avait, avec Léon XIII, cherché à pacifier ou à
atténuer l'antagonisme des diverses nationalités qui se dis-
putent la monarchie des Habsbourg: lettres pontificales aux
Hongrois et aux Croates, aux Polonais et aux. Tchèques,
pour les mettre en garde contre les excès d'un particularisme
aussi nuisible aux intérêts du pays qu'à ceux de l'Eglise;
efforts multiples pour relever le niveau moral et intellectuel
des clergés tchèque, slavon et ruthène; nomination de nonces
sympathiques aux cabinets de Vienne et de Budapest, Galim-
berti, Agliardi, Taliani; aucune difficulté sérieuse en matière
de nomination d'évêques ou de cardinaux, sauf parfois en
Hongrie, pour des questions locales ou personnelles qui ne
pouvaient donner matière à de sérieuses rancunes.
lô Janvier igoS. 6
3o6 LA REVUE DE PARIS
Suivant une légende, il est vrai, — créée par la presse
pangermaniste ou niagyare, — le cardinal Rampolla n'aimait
pas la Triplice : il se préoccupait avant tout, disait- on, d'amé-
liorer la situation des catholiques en Russie et de maintenir
de longanimes rapports avec le régime républicain en France;
on en concluait qu'il cachait une sourde animosité contre les
intérêts des « monarchies conservatrices de l'Europe centrale ».
Légende inepte, mais tellement répandue que Rampolla en
fut victime.
En cédant à cette prévention puérile, les Autrichiens man-
quèrent de perspicacité. Ils en manquèrent aussi dans l'appré-
ciation des chances que pouvait avoir Rampolla. Jadis, les
habiles ne recouraient au Veto que contre une candidature
certaine du succès. Les bulletins au nom de Rampolla étaient
montés, dans les deux premiers scrutins, au chiilre de 2 4 et
de 29. Mais, étant données les dispositions de l'assemblée
électorale, ces voix pouvaient-elles atteindre le clnlFre néces-
saire de 4 2?
Ce sera toujours là un thème à discussions. Les Austro-
Allemands et leurs amis doivent aujourd'hui, pour excuser
ou légitimer leur conduite, soutenir l'afîirmative, et quel-
ques amis particulièrement dévoués au ministre de Léon XIIl
sont du même avis. Mais tous ceux qui connaissaient l'exact
état des esprits sont d'une opinion dilïerente : parmi les
cardinaux la Curie, il y avait bien une dizaine de dissidents
irréductibles, qui, pour des raisons personnelles, n'auraient
jamais donné leurs voix à l'ancien secrétaire d'Etat; une bonne
douzaine d'archevêques italiens ou d'exotiques étaient dans les
mêmes sentiments : cela sullisait pour constituer une « faction
d'exclusion » . Les Austro-Allemands pouvaient donc s'épargner
la maladresse de dégainer ce Veto impérial : eux-mêmes, par
la suite, en ont eu le sentiment. Pendant assez longtemps,
ils ont essayé de donner le change sur leur intervention : le
comte Goluchowski a voulu faire croire qu'il ne s'était agi
que d'une « monition » amicale et non d'une exclusion for-
melle. Il a fallu la publication du texte même des paroles
prononcées par le cardinal prince-évêque de Cracovie, Puzyna,
pour mettre fin à cette hypocrite légende.
Le Veto, qui n'était pas nécessaire pour empêcher l'élec-
NOTES SUR PIE X Soj
tion de Rampolla, aurait pu, au contraire, la favoriser. Certes,
le geste eût été beau, si une quinzaine d'entre les éminen-
tissimes électeurs avaient relevé le défi austro-allemand et,
par protestation, donné leur vote à Rampolla. Mais un seul
eut cette générosité : dans la séance qui suivit la déclaration
du Veto, le parti Rampolla montait de son chiffre habituel,
vingt-neuf voix, à son maximum de trente. Les autres élec-
teurs trouvèrent sulïisante la modeste protestation du doyen,
qui déclara que les paroles prononcées par le prince-éveque de
Cracovie ne figureraient pas au procès-verbal. Peut-être s'en
trouva-t-il parmi eux qui, tout en blâmant le procédé autri-
chien, estimèrent qu'il y aurait imprudence à mettre le Saint-
Siège en mauvais termes avec l'Autriche, et sans doute aussi
avec l'Allemagne, au moment précis où il fallait prévoir la
possibilité d'une rupture avec la France.
Cependant la déclaration du Veto aurait peut-être amené
l'élection du cardinal Rampolla, si l'on avait pratiqué, confor-
mément à la procédure traditionnelle, le vote d'accession. On
appelle ainsi l'acle des électeurs qui modifient leurs suffrages
a l'issue d'un scrutin, pour le donner à un autre des candidats
ayant recueilli des voix. A la candidature Rampolla, il ne
manquait plus, après la déclaration du Veto, que i3 voix :
aurait-il été possible que treize électeurs, sous le coup de l'in-
dignation, dans le premier moment de leur émotion géné-
reuse, eussent accédé au nom de la victime? C'est ce que
personne ne saura jamais dire avec certitude. Du moins, la
possibilité d'un coup de théâtre ne saurait être niée purement
et simplement.
Mais — et ce fut ici la troisième surprise de ce conclave —
pour la première fois, le scrutin d'accession n'eut pas lieu.
Dans la matinée du 3i juillet, après le dépouillement du
scrutin, l'un des cardinaux scrutateurs, qui avait lu les
bulles de Pie IV, de Grégoire XIII et d'Urbain VIII, avait
dit en se tournant vers le doyen : « Nous allons procéder au
vole d'accession. — Non, répondit simplement Oreglia, ce
procédé est trop compliqué ; il n'a pas été employé pour
l'élection de Léon XIII; nous allons suivre ce précédent ».
Et ainsi fut fait, sans qu'aucun des soixante autres car-
dinaux présents parût se douter que le doyen affirmait une
3o8 LA KEVUE DE PAH18
inexactitude et commettait une illégalilé. Sans doute, le
cardinal Oreglia était le seul qui eût assisté au conclave de
Léon XIII : de ce chef, sa parole pouvait avoir une cer-
taine autorité. Mais il n'eût pas été dillicile de lui faire
observer que sa mémoire de vieillard était en défaut. En 1878,
pour l'élection de Léon XIII, le vote d'accession avait été pra-
tiqué, au moins à l'un des trois scrutins : le second, celui de la
soirée du 19 février, avait été complété par le vote d'accession.
Les souvenirs du doyen eussent-ils été précis et son
témoignage exact, il n'avait pas le droit de décider, de sa
propre autorité, l'omission de cette procédure traditionnelle.
Les bulles, par lesquelles Pie IX et Léon XIII ont retouché
la législation du conclave, ont bien autorisé le collège élec-
toral a négliger certaines des anciennes prescriptions ; mais
elles ont subordonné expressément toute dérogation, au vole
préalable de tous les cardinaux présents, à la majorité absolue
des voix. Si donc le cardinal Oreglia était d'avis que le vote
par accession ne se fît point, son devoir strict était de soumettre
cette question au suiïrage de ses collègues. Les méchantes
langues ont prétendu que le cardinal Oreglia n'aurait pas eu
l'idée de sa capricieuse innovation si le premier scrutin, au
lieu de marquer de 24 suffrages le nom de Uampolla, les eût
attribués à quelque autre. Le cardinal-doyen passait depuis
longtemps pour ne pas approuver bon nombre d'actes du
secrétaire d'Etat ; est-ce une raison suflisante pour lui attri-
buer une pareille manœuvre.»^ Oreglia fut probablement vic-
time d'une simple erreur de mémoire. Il faut dire pourtant
que ce vieux conservateur piémontais ne répugne pas à
certaines maniss novatrices. N'avait -il pas déjà refusé, en
sa qualité de camerlingue, de constater la mort du pon-
tife défunt par les coups de marteau riluels, sous le pré-
texte, mal fondé aussi, que cela ne s'était pas fait la dernière
fois?
Inconscience ou calcul, la décision du cardinal-doyen, en
celte occurrence, assura le Veto aulrichien contre les risques
d'un choc en retour. En empêchant le vole immédiat d'ac-
cession et en ajournant le scrutin à la séance prochaine,
on donnait aux réflexions des politiques le temps d'atténuer
l'émotion de la première heure. Il fut prouve une fois de
NOTES SUR PIE X Sog
plus que, dans une organisation aussi délicate et complexe
que le gouvernement central de l'Eglise, aucune innovation
ne doit cire introduite à la légère; mais on dut constater aussi
— et ce fut la quatrième surprise de ce conclave — que
les partisans de la candidature écartée ne surent pas se
reprendre ni faire prévaloir leurs vues sous quelque forme
nouvelle. D'ordinaire, en cas analogue, le candidat exclu pre-
nait l'initiative d'une autre candidature qu'il désignait, ou
bien ses électeurs influents, ceux que dans le langage d'au-
trefois on appelait les « chefs de sa faction », savaient se
résoudre rapidement et trouver quelque combinaison équi-
valente.
Celte fois, rien de semblable ne se produisit. Au fond, il
n'y avait pas de « chefs de faction » dans la Curie : le cadet des
Yannutelli seul avait essayé de prendre ce rôle pour défendre
la candidature de son frère. C'était un mouvement instinctif
et spontané qui avait parlagé la grande majorité des cardinaux
de Curie entre deux noms, Rampolla et Gotli. Il y avait là,
assurément, une manifestation des plus honorables pour
ces deux dignitaires. Mais, comme tout mouvement mal cal-
culé, cet élan se brisa devant un obstacle imprévu. Les deux
papahUi ne se départirent pas de la plus impénétrable
réserve. Se dominant avec une maîtrise merveilleuse, l'un
et l'autre semblèrent se désintéresser de tout : ISec recuso
lahorem, nec quxro honorem, je ne refuse pas la tâche, mais
je ne brigue pas Vhonneur, paraissait être leur devise. Cette
sainte indifférence était peut-être un trait de mysticisme
chez Rampolla, le Sicilien, qu'on avait comparé à l'Etna
couvert de neige ; une habitude de la discipline monastique
chez le carme génois, qu'on appelait le « cardinal de
marbre».
Mais cette attitude assurément très digne, qui s'imposait au
respect de tous, ne faisait pas l'affaire des électeurs. Les Fran-
çais notamment étaient déroulés, les Espagnols de même et
beaucoup d'autres avec eux : ils avaient compté que les lieu-
tenants du groupe Rampolla et, sans doute aussi, ceux du
groupe Gotli leur indiqueraient, au bon moment, une candi-
dature de substitution. Ce rôle aurait dû être celui du cardinal
Ferrata.qui ne sut ou ne voulut pas le prendre. Il est probable
3lO LA REVUE DE PARIS
que le cardinal Rampolla et ses amis les plus proches esti-
mèrent que la candidature Sarto, née spontanément, était
excellente et que l'élection d'un pape vénitien était la meil-
leure réponse à faire au Veto autrichien.
Quoi qu'il en soit, personne ne leur donnant un nouveau
mot d'ordre, la plupart des électeurs continuaient de voter
pour leur candidat du premier jour, faute de savoir de quel
autre côté se tourner.
*
* *
Cette étrange indécision des cardinaux de Curie devait
forcément amener, au bout du compte, la candidature d'un
étranger à la Curie. Le premier scrutin avait donné cinq
voix au patriarche de Venise. Les quatre partisans de la can-
didature ^ annutelli vinrent s'y rallier : au scrutin suivant,
les bulletins au nom de Sarlo furent au nombre de dix. Ce
chiffre de dix voix rendait cette candidature sérieuse. Et tandis
que les candidatures Rampolla et Gotti n'avaient pas d'agent
électoral, celle du patriarche de Venise avait trouvé, dès le
début, quelques parrains très résolus : en première ligne, les
archevêques de Milan et de Turin, dont le zèle s'expliquait
par des raisons de confraternité régionale et épiscopale ; mais
elle trouva aussi, dès le premier jour, un promoteur déter-
miné dans la Curie même.
Le cardinal SatoUi est une figure originale. Ardent et absolu
dans ses idées théoriques, indépendant et impulsif de carac-
tère, mais actif et souple dans la pratique, c'est un solitaire
parmi ses collègues, sur l'esprit desquels il sait à l'occasion
faire valoir son incontestable valeur intellectuelle. Léon XIII,
qui l'avait élevé en son séminaire de Pérouse, en fit d'abord
un professeur de philosophie thomiste à la Propagande, puis
le premier de la nouvelle série des délégués apostoliques à
Washington, d'oii il revint recevoir le chapeau et jouir de la
confiance discrète du Pape, auquel il devait tout.
Ce n'était pas un secret pour la Curie que le pape défunt
avait recommandé la candidature Gotti aux cardinaux sur les-
quels il croyait pouvoir compter. Pourquoi Satolli, le pérugin de
la Curie, qui avait certainement reçu celte consigne. Tinter-
NOTES SUR PIE X
3ii
préta-t-il autrement que le pérugin de Ferrare, Boschi ? Par
simple originalité peut-être, SatoUi fut dès le premier jour un
des cinq partisans du patriarche de Venise. Envoyant la petite
(( faction » monter à dix, il redoubla d'activité et réussit à
gagner son ami américain, le cardinal Gibbons, dont l'aclian
au conclave fut bien plus effacée que ses admirateurs ne s'y
étaient attendus. L'archevêque d'Armagh ne fut pas non plus
insensible aux exhortations de ce confrère romain qui lui
parlait anglais. Le cardinal belge était arrivé avec le ferme
propos de voter pour VannutelH, l'ancien nonce à Bruxelles;
mais, après l'effondrement de cette candidature, il eut, dit-on,
pour préoccupation principale de ne pas confondre son vote
avec celui de ses voisins de France et de ses collègues
d'Espagne et de Portugal.
Pour les sept Austro-Allemands, qui avaient dispersé, par
tactique, leurs votes d'attente, le moment était arrivé de les
concentrer sur la seule candidature qui pût contre-balancer
celle de leur exclu. Dans l'agitation qui suivit la déclaration
Puzyna, tous les ce Germaniques » se précipitèrent vers la
stalle du cardinal Kopp : « Pour Sarto, pour Sarto! » fut
le mot d'ordre que donna l'imperturbable prince-évêque de
Breslau. Aussitôt le nombre des bulletins Gotti descendait
de i6 à g, les bulletins Rampolla maintenaient leur chiffre
de 29, et les bulletins Sarto se doublaient (de 10 à 21).
Les sept ce divers » se 'réduisaient à trois (Oreglia, Cape—
celatro, di Pietro). Onze voix étaient donc allées au cardinal
vénitien. Dans le scrutin du soir, celui-ci gagnait encore
3 voix (2/1), et Rampolla une (3o). Mais, détail curieux, les
«divers» gagnaient aussi 2 voix (5). Ce déplacement de
6 votes se faisait au détriment de Gotti qui, ce soir-là, n'en
recueillit que 3.
La nuit ne porta pas grand changement aux dispositions
du corps électoral. Le lendemain, lundi 3 août, la candidature
Rampolla, en descendant à 24, perdait six voix : mais de
celles-ci, le nom de Sarto ne gagnait que la moitié (27), les
trois autres retournaient à Gotti. La candidature du patriar-
che progressait assurément, mais très lentement, et elle était
bien loin encore de l'indispensable majorité de 4 2 suffrages.
De ce pas, le conclave pouvait se prolonger : on piétinait sur
3l2 LA REVUE DE PARIS
place, et l'on en était déjà à la troisième journée des opéra-
lions. Pour avancer, il fallait détacher un fragment notable
du bloc Rampolla : cette opération fut poussée vivement dans
les quelques heures qui séparèrent les deux scrutins du lundi
3 août.
C'est toujours un spectacle pénible pour l'observateur
philosophe que celui des infidélités; mais on dit qu'en poli-
tique, il y a parfois des infidélités nécessaires. Le cardinal
Ferrari, archevêque de Milan, l'avait compris dès le premier
jour. Son élévation au cardinalat à l'âge de quarante-quatre
ans élait due à la favorable opinion qu'avait alors de lui le
cardinal-secrétaire d'Etat. Puis, durant les journées révolu-
tionnaires de Milan, en mai 1898, l'archevêque s'était trouvé
en fort mauvaise posture, au point de s'attirer une lettre du
général Beccarla qui rendait presque inévitable sa démis-
sion : le cardinal Rampolla, avec une généreuse habileté,
l'avait encore couvert et sauvé. Ce double souvenir n'em-
pêcha pas l'archevêque de Milan d'être des cinq premiers
promoteurs de la candidature Sarto.
Le cardinal Rampolla. durant son long ministère, avait eu
naturellement l'occasion de faciliter la carrlera à plusieurs de
ses collaborateurs. Si Mocenni, di Pietro, Ferrala, Segna,
Respighi, Ajuti lui demeurèrent affeclueusement dévoués, il
en fut autrement du pro-nonce à Vienne. Monseigneur Taliani.
cardinal depuis un mois, avait dû la barrette au secrétaire
d'Etat, comme naguère sa nomination à Vienne, faite à la
stupéfaction générale de la Curie : Taliani, maintenant, révé-
lait son indépendance de caractère en ne votant jamais pour
son ancien chef; il avait cru en Vannutelli et ce fut sur ses
suggestions, dit-on, que la chancellerie viennoise avait tenté
de faire pression par l'entremise de la reine-régente sur les
cardinaux espagnols en faveur du grand-pénilentier.
Àgliardi aussi avait été nonce à Vienne. Il y avait eu à tra-
verser des moments orageux, d'oij, seule, l'amitié de Rampolla
avait pu le tirer. Un grave conflit avec le gouvernement hongrois
avait failli provoquer son rappel : la fermeté du cardinal Ram-
polla l'avait sauvé, mais en amenant la chute du chancelier
de la monarchie austro-hongroise, le comte Kalnoky, qui dut
donner sa démission pour n'avoir pas épousé la querelle
NOTES SUU PIE X 3l3
magyare contre le représentant du Saint-Siège ^ Le cardinal
Agliardi n'oubliait pas la marque de dévouement qu'il avait
reçue de son ancien chef. Mais c'est un sage, un modéré, et
l'un des politiques les plus perspicaces du collège cardinalice.
Sa connaissance parfaite de la situation lui donna, sans doute,
la conviction que la candidature Rampolla ne pouvait en aucun
cas rallier les 4 3 voix requises. Il se réserva donc, et l'on
prétend que son suffrage figura régulièrement dans les divers
des premiers scrutins. Puis les 'm voix du cardinal Sarto lui
rappelèrent qu'il était lui-même de Bergame, et Bergame,
c'est presque la Vénétie : il passa au Vénitien...
Il était aussi de Bergame, ce jeune et laborieux et distingué
cardinal Cavagnis, qui, durant de longues années, avait été
l'infatigable et discret collaborateur du secrétaire d'Etat dans
l'importante charge de secrétaire de la Congrégation des
Affaires ecclésiastiques extraordinaires : contrairement aux
précédents, la faveur méritée de son chef l'avait conduit direc-
tement au cardinalat... L'évolution d'électeurs aussi considé-
rables fournit la preuve que les cardinaux savent prendre au
sérieux leurs serments de se dégager de toute attache de
personnes : non in sinistruni nos trahat ignorantia, non favor
inflectat, non acceptatio personse corrumpat ! selon la formule
qu'ils récitent au début de chacune de leurs congrégations.
L'effet se traduisit dans la soirée de celte troisièmejournée :
Le cardinal Rampolla perdait 8 voix, qui se portaient sur le
cardinal Sarlo et lui donnaient 35 suffrages. Les divers
n'étaient plus que quatre. Gotti remontait à sept.
Tous les conclavisles sentirent que l'heure décisive appro-
chait. Le moment était particulièrement impressionnant pour
le groupe des cardinaux français. Avec une grande loyauté,
ils avaient exécuté la première partie de leur programme, tel
qu'ils l'avaient arrêté l'avant-veille de leur entrée en réclu-
sion ; pendant six scrutins consécutifs, ils avaient donné leurs
voix à l'anciv^ii secrétaire d'Etat. Mais le soir du 3 août,
aucune illusion n'était plus possible : la candidature Ram-
I. Peut-être la rancune que garda rc-mpereur François-Joseph de l'holocauste
de son premier ministre qu'il aimait beaucoup, fut-elle le principal mobile de son
étrange Vélo contre le secrétaire d'Etat, coupable à ses yeux d'avoir trop soutenu
son nonce.
3l4 LA REVUE DE PARIS
polla s'évanouissait dans l'auréole d'un magnifique crépus-
cule ; la candidature Golti, qui avait toute l'estime, sinon les
votes, des électeurs français, n'avait pas pris consistance; la
candidature Vannutelli, vers laquelle ils auraient été tout prêts
à se tourner, s'élait effondrée dès la première heure.
Un instant cependant, ils purent se demander s'ils n'allaient
pas assister à une résurrection. Les Autrichiens n'étaient pas
émerveillés de la perspective d'un Vénitien, bien que, depuis
la veille, ils eussent voté pour lui; mais ce n'était pour eux
qu'un pis-aller. Après le scrutin du lundi matin, un électeur
allemand de grande marque, s'adressant à l'un de ses voisins
français, lui demanda son concours pour reprendre la candi-
dature Vannutelli : « Je le veux bien, fut la réponse, à condi-
tion que nous trouvions un certain nombre de nos collègues
italiens pour patronner cette reprise ». Ces patrons italiens ne
se trouvèrent point, et le nom du cardinal Vannutelli fut
écarté une seconde fois.
D'autre part, contrairement aux prévisions générales,
aucune candidature transactionnelle ne s'était produite. Dans
la soirée du dimanche, le groupe français avait député à Ram-
poUa l'un de ses membres les plus éloquents, pour demander
quelques indications; Rampolla avait simplement laissé en-
tendre qu'en toute hypothèse il refuserait la charge suprême,
sans fournir aucune direction ni suggestion.
Il fallait cependant sortir de l'impasse. S'obstiner à voter
pour une candidature évanouie était puéril; laisser élire le
chef de l'Eglise sans le concours des voix françaises était ridi-
cule. Le lundi soir, les sept cardinaux français se réunirent
dans la cellule du cardinal Langénieux. Il ne leur appartenait
pas de provoquer une candidature nouvelle. Ils n'avaient
aucun motif de repousser le seul candidat que les scrutins
eussent mis peu à peu au premier plan. Avec les Lombards ^
les Vénitiens seuls en Italie conservent de bons sentiments,
vraiment sincères, pour la France. Ce candidat vénitien n'était
pas l'homme de la Triplice : si le Veto avait mis sa person-
nalité en vue, c'était un résultat indirect et non voulu; l'Au-
triche n'était pour rien dans sa candidature; un pape vénitien
ne pouvait que déplaire aux anciens maîtres de la Vénétie.
Les cardinaux de France, qui avaient vu et observé Sarto
NOTES SUR PIE X 3(5
depuis trois jours, étaient frappés de sa simplicité, de sa
modestie alTable et pleine d'aisance : la bonté, la franchise et
l'intelligence se reflétaient dans son œil d'azur ; tous ses
mouvements dénotaient de la volonté et une force sereine.
L'homme était sympathique et tout ce qu'ils apprenaient de
l'évêque leur donnait l'impression qu'il y avait là une person-
nalité de pasteur zélé, un esprit ouvert aux besoins des temps
modernes, une austérité de saint et un savoir-faire de véri-
table homme de gouvernement. Il parlait mal le français, mais
c'est une inexpérience qui peut se perfectionner. Il s'était tenu
en dehors de la politique générale, mais, chez l'homme intel-
ligent et judicieux, cette éducation se fait vite. Somme toute,
c'était une belle figure de pape : il avait tout ce qu'il fallait
pour continuer et fortifier l'œuvre de Léon XIII. Le mutisme
même du cardinal RampoUa était une indication. La victime
de l'exclusion autrichienne voyait dans le patriarche de Saint-
Marc l'homme de la Providence. Il en favorisait l'élection par
son silence.
La délibération ne fut pas longue : les Français prièrent
leur doyen, l'archevêque de Reims, de demander une entrevue
au patriarche de Venise. Celui-ci, sachant l'état de santé pré-
caire du cardinal Langénieux, tint à lui épargner les escaliers
de son troisième étage : « Eminence, lui dit l'archevêque de
Reims, il vous manquait sept voix tout à l'heure pour être le
Chef de l'Eglise : ces sept voix, je viens vous les apporter au
nom de l'Église de France; demain matin, la Providence
vous imposera le devoir de conduire les ouailles du Christ ».
Le patriarche de Venise éclata en sanglots; pâle et muet
d'émotion, il se jeta dans les bras de son aîné qu'il enserra
d'une fraternelle étreinte. Puis il exprima les résistances de
son âme, suppliant le cardinal français de s'employer, à la
dernière heure, pour faire tomber le fardeau sur un plus digne
que lui. La réplique du cardinal Langénieux fut bien simple :
(( Eminence, ce n'est pas vous qui êtes le juge ni de votre
mérite ni de votre indignité. Ce rôle appartient au Sacré
Collège. Nous sommes ici l'instrument de la Providence et
l'organe de la volonté de Dieu, et, devant la volonté de Dieu,
nous avons, tous, le devoir de nous incliner. »
La démarche de l'archevêque de Reims fut bientôt connue.
3l6 LA REVUE DE PAK18
Un quart d'heure plus lard, elle faisait l'objet de toutes les con-
versations parmi les vénérables électeurs, qui, vers l'heure du
crépuscule, dans la fraîcheur relative de la cour de Damase,
cherchaient à oublier les ardeurs de la canicule romaine.
A les entendre, au moment où le tintement de VAve Maiia les
rappelait dans leurs cellules, se répéter en guise de Bonsoir :
« A demain le Pape I », il était aisé de comprendre qu'ils
seraient plus de sept à faire l'accession suprême.
Et de fait, le lendemain, 5o bulletins — 8 de plus qu'il
n'aurait fallu — portaient le nom de Sarlo : lo votes au nom
de Rampolla et 2 à celui de Golti représentaient encore, k ce
dernier moment, les fidélités de la première heure.
*
* *
Dans sa brièveté, le Conclave avait eu l'allure classique des
longs comices pontificaux d'autrefois : il en avait traversé, en
raccourci, toutes les péripéties traditionnelles. Mais il n'avait
pas connu les intrigues savantes et compliquées, que nous
rapportent les chroniqueurs d'autrefois et que s'amusaient à
imaginer les reporters. L'élection ne résultait ni de calculs
prémédités ni d'un entraînement tempétueux. Celte candida-
ture Sarto s'était dessinée et avait progressé lentement, pres-
que laborieusement. A travers les étapes de 5, 10, 21, 2^,
27, 35, 5o suffrages, elle s'était imposée peu à peu à la
concentration, réQéchie et raisonnée, d'une majorité compo-
site. A ce titre, le nouveau chef de l'Eglise était bien l'élu
de tout le collège : ni sa personnalité ni le succès final de son
nom ne pouvaient êlre revendiqués par une coterie. Les
groupes et partis de la première heure s'étaient fondus suc-
cessivement dans une quasi unanimité d'estime et de respec-
tueuse confiance, qui faisait à la fois l'éloge des électeurs et
de l'élu.
On a pu se demander quelle fut, durant la réclusion électo-
rale, l'attitude personnelle du cardinal Sarto. Ce ne fut, assu-
rément, pas celle d'un ])apegfjiante, d'un candidat. Personne
ne l'a soupçonné d'avoir désiré, espéré, ou brigué la suprême
dignité. En avait-il même prévu ou pressenti l'éventualité
possible? Il semble bien que non. Un fabricant de caries pos-
NOTESSURPIEX Si']
laies illustrées avait organisé une sorte de loterie : une prime
était promise à ceux qui devineraient le nom de l'élu. L'in-
génieux marchand, dit-on, fit une bonne spéculation : il eut
peu de primes à verser. Sarto lui-même n'eût pas touché
la prime. Il était venu en simple électeur, avec son billet
de retour, et les cinq et les dix suffrages du premier jour
n'avaient pas altéré son enjouement : Jocanliir in nomine
nieo, ils s'amusent avec mon nom, avait-il dit aux deux
cardinaux étrangers, ses voisins de stalle. Par contre, les
31 votes de la matinée du Veto le rendirent pensif, silen-
cieux et anxieux; il s'effaça, disparut pour se réfugier de
longs quarts d'heure à la chapelle Pauline et s'abîmer dans
l'émotion d'une prière dont chacun devinait le sens. Les 2t\
et 27 bulletins des séances suivantes provoquèrent l'explosion
de son anxiété.
Un « Témoin » nous l'a dit* : « Dès le dimanche soir, ses
amis se heurtèrent aux résistances de son humilité. Au com-
mencement de la séance, en quelques paroles très louchan-
tes, il avait supplié les cardinaux de ne point penser à lui :
i:^ono indegno, sono incqpace! Dimenticatemi ! Je suis indigne,
je suis incapable, oubliez-moi! s'écriait-il avec une sincérité
d'accent qui, malgré lui, augmentait ses chances. Le lundi
matin encore, après la progression de ses voix à 27 et le
recul de celles du cardinal Rampolla à 2^, il renouvelait ses
supplications plaintives ». Le cardinal Gibbons ajoute son
témoignage ^' : « L'assemblée du mardi matin se sépara
convaincue qu'on ne pourrait pas le faire revenir sur sa déci-
sion, et qu'il fallait chercher un autre candidat. On résolut
cependant de tenter un dernier effort, de presser, le plus
instamment possible, sur sa conscience, en lui faisant craindre
d'aller, par l'obstination de son refus, contre les indications
de la Providence, contre un devoir manifeste. Tant d'objur-
gations et des motifs d'un ordre si élevé l'emportèrent à la
lin. » Le consentement, précise le ce Témoin », fut arraché
quelques minutes avant le scrutin du soir et, au commen-
cement de la séance, le cardinal Satolli put déclarer que le
I. Paris, Lecoffre, Kjo'i, p. iio.
1. Voir dans le Correspondant du 10 juin 1904, p. 917.
3l8 LA REVUE DE PARIS
cardinal Sarlo, cédant aux instances de ses collègues, s'en
remettait à la Providence. C'est là-dessus qu'il obtint les
trente-cinq voix. Le sacrifice douloureux bouleversa, dans les
profondeurs de son être, l'âme du candidat revêche qui ne
put plus contenir ses sanglots. C'étaient de vraies larmes que,
ce soir-là, il versa dans l'étreinte du cardinal Langénieux ;
elles se renouvelèrent, nous dit le ce Témoin », au moment où
le doyen, «avec une légère nuance d'impatience », lui répéta
l'interpellation rituelle : « Acceptes-tu l'élection.^ »
Mais pourquoi a-t-il accepté, si sa répulsion était aussi
vraie et aussi sincère? Le non récusa laborem (je ne refuse
pas la tâche) s'impose à la mentalité ecclésiastique lorsque la
volonté providentielle paraît marquer le devoir. Le Dante ne
s'est-il pas indigné ^de la c< grande lâcheté», la gran viltà, de
l'unique pape — un saint homme pourtant — qui donna sa
démission pour se réfugier dans la solitude d'une cellule monas-
tique? Le cardinal ^annutelli, il y a une douzaine d'années, -
refusa le siège de Bologne auquel le Pape le priait de se
résigner : « Vous avez grand tort, cardinal, lui dit, non sans
quelque ironie, Léon XIII, on revient parfois de Bologne à
Rome, comme Benoît XH . » Et depuis ce jour, il sembla
que le vieux Pape eût diminué quelque chose de sa considé-
ration pour ce trop modeste serviteur. Les électeurs du der-
nier conclave n'ont-ils pas fait de même, et l'explication des
quatre pauvres suffrages du premier scrutin ne doit-elle pas
se chercher, en grande partie, dans ce souvenir d'une tâche
répudiée?
Le patriarche de Venise serait sorti du conclave diminué
à ses propres yeux et au regard de la conscience ecclésias-
tique, s'il se fût obstiné dans son refus, en négligeant ce que la
grande majorité de ses collègues lui représentait comme le
devoir.
(La fin prochainement. J
LETTRES DE SAINTE-BEUVE
VICTOR HUGO
ET A
MADAME VICTOR HUGO
RETROUVÉES ET PUBLIÉES
PAR
M. GUSTAVE SIMON»
VI
LE BANMSSEMEIST. LA RUPTURE.
Sainte-Beuve, prévenant et persuasif, s'efforce de tranquilliser
Victor Hugo et de le convaincre qu'il a en lui, Sainte-Beuve, le plus
dévoué et le plus irréprochable des amis. Pour reconnaître le service
que le poète lui a rendu en l'introduisant à la Revue des Deux
Mondes, il va lui consacrer le premier article qu'il y écrira :
Ce mardi [19 juillet i83i].
Mon cher ami,
Buloz me tourmente pour un article; il voudrait que je lui
en fisse un sur vous. J'ai pensé que cet article biographique
repris, complété, développé surtout dans les dernières parties,
avec un jugement littéraire, ferait l'affaire de Buloz ; mais
serait-ce la vôtre, mon ami.^* Gela vous accommoderait-il? H
1. Voir la Revue des i5 décembre 1904 et i'^'' janvier 1905.
320 LA UEVUE DE PARIS
désirerait aussi que la pièce dont j'ai cité quelques vers sur
voire naissance s'y trouvât, sinon entière, du moins en
grande partie; ce serait peut-être une manière de lui payer
ce que vous lui avez promis. Dans le cas oii vous consenti-
riez, serlez-vous assez bon pour me renvoyer celte pièce? Un
mot de réponse, n'est-ce pas? et dites-moi aussi, mon ami,
comment vous allez, si vous êtes plus content, si les nuages
s'en vont de ce front et les soupçons de ce cœur, si j'y ai
toujours une place, mais une place moins cruelle pour vous
et moins irritante. Mon ami, dites-moi un mol de tout cela,
et croyez toujours à ma pensée qui vous suit et à mon dé-
vouement pour tout ce qui vous louche.
Votre ami,
SAINTE-BEUVE .
Victor Hugo répond avec mélancolie :
« Ce 21 [juillet i83i].
» J'ai les yeux si malades, cher ami, que j'y vois à peine pour
vous écrire. Je reçois votre lettre en rentrant de la campagne où
j'étais allé passer quelques jours dans l'espoir d'y trouver des dis-
tractions, qui m'ont fui là comme ailleurs. Je n'ai plus qu'une
pensée, triste, amère, inquiète, mais, je vous jure, pleine au fond de
tendresse pour vous. Voici les vers que vous me demandez. Faites-en
tout ce que vous voudrez, comme vous le voudrez. Vous êtes mille
fois trop bon de vous occuper encore de moi. J'en suis toujours bien
fier et plus profondément touché que jamais. Mais surtout aimez-
moi et plaignez-moi.
» Votre frère,
» VICTOR. »
Sainle-Beuve, dans ses lettres, semble avoir accepté, cette fois
sans aigreur et sans révolte, l'obligation de ne plus venir dans la
maison de Victor Hugo. Il compte, apparemment, que s'il se sou-
met de bonne grâce et rassure par tous les moyens son ami, l'inter-
diction sera levée. En attendant, il ne cesse pas de voir Victor Hugo
au dehors, soit chez des amis communs, soit dans quelque restaurant
où ils conviennent de dîner ensemble. 11 lui témoigne les égards les
plus délicats. Après un de leurs entreliens, il lui vient un scrupule
qu'il se hâte de lui exprimer :
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 321
[Août i83i.]
Je réflécliis, mon cher ami, que vous m'avez dit tantôt que
madame Deschamps vous avait dit que je lui avais dit que
vous n'aviez pas de sensibilité. Gela est une sottise que je n'ai
pu dire et que vous ne croyez pas. Cependant comme il ne
faut pas laisser pousser ces mauvaises herbes de rapports sur
le chemin de l'amitié, je vous dirai que c'était, je ne sais
quel dimanche, chez Nodier, que, parlant à madame Des-
champs de votre admirable drame ^ et répondant à ses ques-
tions, j'en vins à exprimer le jugement que voici, pour le
sens : Que le personnage essentiel était un Didier, un autre
vous-même, encore plus passionné que sensible, qui dit k sa
maîtresse : je vous aime ardemment et non tendrement; pro-
fond, fort, irrévocable; que sa conduite à la fin, son refus de
pardonner à la pauvre fille et de l'embrasser, brisait le cœur
et l'écrasait plutôt que de le fondre en larmes. N'en concluez
pas du tout que je préférasse un dénouement plus élégiaque
à ce coup de massue dramatique; mieux vaut Eschyle qu'Eu-
ripide. Mérimée disait, je crois, que c'était bien fait de tuer
ce Didier qui était si dur pour cette pauvre Marion. C'est
assez mon avis aussi; et j'en tire sujet d'admirer comment
vous avez d'une main intrépide mené à terme ce merveilleux
et colossal caractère. Voilà tout mon jugement. Et là-dessus,
soyez sûr que je n'aurai jamais qu'une façon de parler comme
de penser de vous aux amis et ennemis.
S.-B.
Yiclor Hugo a tenu compte des observations de ses amis et de
Sainte-Beuve lui-même : il a modifié le dénouement de Marion de
Lorme, et Didier maintenant pardonne à Marion. Sainte-Beuve
demande une entrée à la répétition générale du drame et se met à la
disposition de son ami pour tous les services qu'il pourra lui
rendre :
Ce vendredi [5 août i83i].
Mon cher ami.
Est-ce bien sûr qu'on donne Marion lundi ou mardi .►* Vous
serez bien bon de ne pas m'oublier pour la répétition géné-
I . Marion de Lorme .
i5 Janvier igoS. ^
322 LA REVUE DE PARIS
raie; je ne parle pas de la première représentation. Mais je
voudrais voir la répétition , il y a un acte que je ne connais pas,
tel qu'il est refait, le 5*^ — et il y a si longtemps que je n'ai
entendu toute la pièce, qu'elle me fera une impression fraîche
et presque vierge. Je voudrais bien, mon ami, pouvoir vous
être bon à quelque chose dans ceci, mais je ne vois pas à
quoi. Si vous aviez quelque service pour lequel je vous fusse
bon, j'éprouverais une vraie reconnaissance de vous voir me
le demander. J'espère que vous êtes bien, et que madame
Hugo se rétablit. Je joins ici la pièce que vous avez eu la
bonté de me livrer et dont j'ai fait usage. Vous recevrez cette
Revue dans deux ou trois jours. Adieu, mon ami, votre suc-
cès me paraît trop certain pour ne pas vous en féhciter
d'avance; mais, allez, j'apporterai u cette pièce de bien autres
émotions que des émotions littéraires.
Toujours à vous de cœur.
SAINTE-BEL Vt:
Victor Hugo, touclié, lui répond : « \'otre lettre m'émeut aux
larmes... » Il lui envoie un laissez -passer, lui demande de transmettre
des places pour la première représentation à quelques amis communs
et termine en lui disant : « Pardon ! vous voyez comme je dispose de
vous; c'est encore comme autrefois. »
Ici une lacune de quatre mois dans la correspondance. En dé-
cembre i83i, Victor Hugo publie les Feuilles d'Automne. Sainte-
Beuve lui écrit aussitôt :
Ce samedi.
Mon cher ami,
Renduel m'a apporté ce matin votre livre avec la suscrip-
tion que vous avez bien voulu y mettre et qui m'a fort
touché. Depuis tantôt trois heures, je le lis, le dévore, me pre-
nant aux pièces pour moi nouvelles, ou me replongeant aux
anciennes. Vous ne pouvez savoir combien tout ce qu'il y a
d'intime, de grave, d'irréparable dans les émotions que vous
exhalez m'a été au cœur et y demeurera. J'aurais grand bonheur
LETTRES DE SAINTE-BEUVE SsS
a en parler après Nodier, Nisard et autres qui le feront mieux,
mais non plus sincèrement, plus cordialement je vous assure.
Je vous prie de croire, malgré ces absences et ces silences
qui dorment comme des fleuves infranchissables entre nous,
au sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à
votre Elysée dont j'étais alors, comme ces ombres que l'antique
fatalité nous montre tendant encore les bras au passé rlpœ ul-
terioris amore. — On me dit de toutes parts que madame
Hugo va mieux et que sa santé paraît se réparer ; c'est pour
moi une bonne nouvelle à laquelle j'ai besoin de croire. —
Adieu, mon cher ami, soyez heureux, vous et tout ce qui
vous touche,
Je reste a vous de cœur.
SAINTE-BEUVE
II manque ici une lettre, au moins, de Victor Hugo, à laquelle
Sainte-Beuve répond tout de suite. Il s'excuse de n'avoir pas fait
paraître encore son article sur les Feuilles d'Automne :
Ce dimanche [3 avril i832].
C'est moi, mon cher ami, qui me disposais à vous écrire
pour vous demander de vos nouvelles, pour vous prier d'ex-
cuser le long retard que j'ai mis à faire une chose bien agréa-
ble pour moi et que j'espère bien vous envoyer à lire à la fin
de la semaine, sans faute. Mais vous savez comme on remet
involontairement et de quelle façon, malgré nous-mêmes, les
jours et les semaines s'accumulent sur le plus doux et le plus
facile projet. Mais je me suis promis formellement d'avoir fini
pour samedi prochain ; j'en ai fait le ferme propos et vous le
recevrez ce jour-là. Voilà ce que j'allais vous écrire pour m'ex-
cuser auprès de vous, quand votre bonne lettre m'est arrivée ;
de tous vos compliments j'aime et je prends ce qui les dicte,
ce que l'absence, je commence à l'espérer plus que jamais,
laissera vif, intact et inaltérable entre nous.
Tout à vous, mon ami.
SAINTE-BEUVE
Peu de jours après, l'article sur les Feuilles d'Automne paraissait
dans la Revue. Sainte-Beuve ne comprenait rien à tout ce qui touche
Sai LA REVUE DE PARIS
au théâtre et il avait horreur de ce qu'il ne comprenait pas ; en
revanche, s'il n'était pas poète, il comprenait à merveille la poésie
et il savait l'admirer : il parla du livre nouveau en termes éloquents
et chaleureux. Il dit sa joie sincère de voir le lyrique des Feuilles
d'automne justifier les prédictions, tenir et au delà les promesses
qu'il avait faites pour le lyrique des Odes et Ballades. Tout cela
sans réserves, avec la meilleure volonté de servir l'œuvre et de satis-
faire l'auteur. Nous n'avons aucune réponse de A ictor Hugo : c'est
qu'il aima mieux aller lui-même chez Sainte-Beuve pour le remer-
cier avec effusion.
Sainte-Beuve juge le moment peut-être favorable pour retrouver
l'accès de la maison interdite. Le choléra sévit à Paris : Sainle-Bcuve
écrit à Victor Hugo ; il se dit inquiet, — il l'est sans doute, —
pour la santé des êtres chers dont il est séparé; il se borne modes-
tement à demander la permission — évidemment superflue — d'en-
voyer chaque jour prendre de leurs nouvelles. Il espère bien que
Victor Hugo, touché de sa sollicitude, lui permettra de venir lui-
même. Mais ({ la plaie » de Victor Hugo n'est pas fermée : il éludera
la question, soit dans une visite, soit dans une Icltre que nous
n'avons pas.
Ce samedi [8 avril i832J.
Mon cher ami,
Si j'ai regretté quelquefois l'absence qui nous sépare, comme
un mur sacré, c'est dans des moments comme ceux-ci qu'elle
me paraît douloureuse et presque affreuse surtout, quand une
maison où il y a tant de têtes, et pour moi tant de sujets de
sollicitudes, me reste chose lointaine et inconnue. Si je l'osais,
mon ami, et que je puisse espérer que vous le trouvassiez
bon, j'enverrais tous les malins savoir comment va toute voire
chère famille; car pour vous, je crains peu, parla raison qu'a
dite Jean-Paul: votre pensée intérieure, quoique déjà si ma-
gnifiquement produite, vous sert de sauvegarde par ce qui
reste encore à développer. — J'ai bien à vous remercier de vos
beaux volumes. Renduel a dû vous dire mon désir d'en parler.
Je ferai l'article comme pour les Débats. Je ne m'y suis pas
encore mis, un peu distrait que je suis ; mais j'y vais songer
lundi. Je cherche seulement Han et Notre-Dame que j'ai eu
la bêtise de prêter je ne sais à qui. Mais je voudrais bien au-
paravant être tranquillisé sur vous et sur les vôlres. Je serais
vraiment heureux, si j'osais envoyer demander à voire portier
LETTRES DE SAINTE-BEUVE
325
chaque matin des nouvelles: mais c'est enfantillage à moi de
vous dire cela; n'en riez pas trop.
Tout à vous de cœur, mon ami,
SAINTE-BEUVE
C'est que Sainte-Beuve ne se décourage pas ; il veut rendre à
Victor Hugo encore un service littéraire, Renduel publie une édition
nouvelle des romans du poète : Sainte-Beuve écrit l'article annoncé
dans la lettre précédente et l'envoie, inédit, à Victor Hugo. Dans le
post-scriptum de la lettre qui l'accompagne, autre invite : voilà Cousin
qui, ignorant le cruel arrêt, voulait emmener Sainte-Beuve dîner
chez Victor Hugo avec lui! — Hélas! il y faudrait l'agrément de
Victor Hugo...
Ce samedi 6 heures.
Voici, moucher ami, ce méchant article que je vous ai tant
fait attendre. Vous verrez que Notre-Dame la critique y a pris
ses ébats sur Notre Dame, et que c'est presque un article mé-
chant. S'il vous paraît toutefois trop faux sur quelque point,
soyez assez bon pour me le faire dire par Renduel ou par un
mot de vous. S'il peut rester dans quelque journal, aux Débats
ou ailleurs, seriez- vous assez bon pour demander ou faire de-
mander comme condition quon m'envoie t épreuve, car c'est
très essentiel pour un article de cette sorte, si l'on ne veut pas
qu'il arrive au public parfaitement ridicule. H faut prendre
garde aussi d'en perdre, car il ne m'en reste qu'une incom-
plète copie.
J'espère, mon ami, que vous allez bien, vous et les vôtres.
Je vous serre les mains. Dites-moi que vous me pardonnez
cet article.
Tout à vous de cœur,
SAINTE-BEUVE
Cousin que j'ai rencontré au Luxembourg l'autre après-midi
m'a fait mille sortes d'amitiés et d'éloges pour vous ; il vou-
lait presque m'emmener dîner chez vous avec lui : il m'a causé
prodigieusement de Gœthe, et après Gœthe de vous.
Ce « méchant article », Victor Hugo veut user de son influence
près de M. Bertin pour le faire insérer au Journal des Débats.
Sainte-Beuve lui écrit :
320 LA REVUE DE PARIS
Ce jeudi [lo mai i83a].
Mon cher ami,
Si les Débats n'acceptent pas l'article d'emblée, je suis
bien sûr que, sous un prétexte ou un autre, ils l'ajourneront
indéfiniment et ne le mettront pas. Je vous avoue que,
d'après la connaissance que je crois avoir de ce que c'est que
la boutique d'un journal, et d'après l'espèce de défaite d'un
article probablement commencé par je ne sais quel de leurs
rédacteurs, il ne me paraît guère probable qu'ils consentent
à l'insertion : le mieux alors serait de le leur redemander vile ;
je ne vois pas pourquoi il ne passerait pas au National, oix il
deviendrait un bon piédestal et où ce serait une espèce de
bombe dans les glaces polaires de leur littérature. Voyez si
ce dernier parti vous convient; dans ce cas, veuillez me ren-
voyer le morceau et j'entamerai la négociation de mon côté.
Tout à vous de cœur. J'espère que vous allez tous bien.
SAINTE-BEUVE
Yictor Hugo répond qu'il « n'a proposé l'article aux Débats
qu'avec une extrême réserve et en maintenant tous les privilèges
dus au talent de Sainte-Beuve ». L'article sera accepté sans être lu
au préalable :
« M. Bertin est on ne peut plus disposé à insérer, et je suis
convaincu que l'article passera. Sinon, je compte sur votre bonne
volonté pour le National. J'ajouterai ici, en confidence, que le désir
de vous avoir aux Débats comme rédacteur littéraire me paraît très
grand et perce dans tout ce qu'on me dit. Tenez ceci bien secret.
Qu'en pensez-vous de votre côté? »
Sainte-Beuve répond par la très honorable lettre que voici. Il
est alors de l'opposition, et il n'entrerait aux Débats, même comme
rédacteur littéraire, qu'avec un médiocre enthousiasme :
Ce vendredi [18 mai iSSa].
Mon cher ami,
Renduel m'avait dit effectivement tout le soin que vous
preniez par rapport à ce qui me concerne dans l'affaire
de l'insertion, et en vérité vous êtes bien bon de vous
occuper à ce point de moi dans une circonstance oii je
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 827
n'avais pour but que de vous satisfaire. Oui, mon Dieu, que
M. Bertin lise l'article; ce que je désire le plus, c'est qu'il le
mette; mais s'il ne le mettait pas, ce ne serait pas de son
refus par rapport à moi, mais par rapport à l'objet voulu,
que je serais contrarié. Quant à la disposition bienveillante
dont vous me parlez, j'en suis sincèrement touché et recon-
naissant, surtout après cette conduite assez brutale (au point
de vue privé) dont je me suis avisé. Je sais mieux que per-
sonne que les Débats sont le seul journal quotidien oiîi la
littérature ait la place convenable et toute liberté; mes petits
intérêts de finances comme mes goûts littéraires seraient par-
faitement d'accord là-dessus. Mais il y a autre chose; j'ai, à
tort ou à raison, des idées autres que celles des Débats sur la
manière de pousser en avant la civilisation, d'émanciper le
peuple; je prends davantage les choses par le côté des sacri-
fices, des risques généreux, et d'une vérité et d'une équité
plus inflexibles, quoique aussi sujettes à l'erreur. Travailler,
même littérairement, à la réussite d'un journal dont l'efifet
général est contraire à ces sentiments, voilà toute la difficulté
pour moi et le scrupule. Orner pour ma part et autant que
je puis ce que je crois, en somme, peu bon à propager,
mêler une goutte de miel de plus à l'attiédissement public,
telle est encore une fois mon objection. Vous la devez sentir,
mon ami. Mais je voudrais séparer de ce jugement abstrait
le sentiment de profonde reconnaissance personnelle que
m'inspire ce que vous me rapportez.
J'arrangerai, à la fin, cette page que Renduel m^avait déjà
demandée et vous l'enverrai pour l'ajouter, demain ou après.
J'espère que vous allez tous bien, et je suis tout à vous de
cœur, mon ami.
L'insurrection de juin 1882 vient d'ensanglanter Paris; l'état de
siège a été proclamé. Ici quelques lettres dont le caractère politique
fait grand honneur aux deux amis.
Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo :
[7 juin i833.] Quatre heures.
Mon cher ami,
On est décidé, au National, à rédiger une déclaration des
écrivains en faveur de l'indépendance de la presse à rocca-
SaS LA REVUE DE PARIS
sion de l'état de siège. Lerminier rédige celte déclaration et
dans les termes les plus généraux, pour comprendre les
diverses nuances de l'opinion libérale. On désirerait le plus
de noms honorables, voire même illustres. Ampère va de-
mander la signature de M. de Chateaubriand; on me prie de
demander la vôtre.
On sera au National vers neuf heures. Un mot de vous ou
voire présence seraient excellents, quelque chose, enfin, qui
autorisât à mettre votre nom à l'acte.
A vous de tout cœur,
SAINTE-nEUVE
Je joins à ceci la lettre d'Ampère.
Victor Hugo répond aussitôt par ce billet :
« Ce 7 juin, dix heures du soir [iSSa].
» Je rentre, mon cher ami; l'heure de rendez-vous au National est
passée. Mais je m'unis à vous de grand cœur. Je signerai tout ce
que VOUS signerez, à la barbe de l'élat de siège.
» Votre ami dévoué,
» VICTOR »
Quatre jours après, Sainte-Beuve réplique :
Lundi, 1 1 juin i833.
Mon cher ami.
Merci de votre réponse ; je ne doutais pas de votre adhé-
sion, mais c'a été inutile. — Le premier soir, on a ajourné
l'insertion, quoiqu'on eût signé une espèce de papier, mais il
n'y avait pas assez de noms graves ; je n'avais pas encore le
vôtre, ni celui de Déranger. Le lendemain, nouvelles signa-
tures ; cette fois, j'ai mis la vôtre. Mais nouvelles chicanes,
objections, discussions et ajournement d'insertion.
Je sais de vos nouvelles ce matin par Renduel ; je suis allé
hier soir chez Nodier, pensant que vous y seriez peut-être.
Les choses ne vont pas mal, grâce à la folie de nos gouver-
nants; mais la folie de nos jeunes têtes les avait bien com-
promises, si les Guizot et Thiers ne les avaient raccommodées.
Ohl mon ami, si vous daignez penser une demi- heure à ces
LETTRES DE SAINTE-BEUVE SsQ
infamies, que vos poésies politiques seront belles et flétris-
santes 1 Comme vous les foudroierez et broierez dans leur
boue, ces barbouilleurs de lois, bientôt bourreaux... Je sais
que M. de Chateaubriand a écrit ab irato quelques pages qu'il
ne pourra faire imprimer pour le quart d'heure, faute de
journal et d'imprimeur, mais qu'on dit élincelantes de cette
belle colère qui est un de ses bons côtés quand elle touche
juste.
Béranger me disait avant-hier : la République était en grand
danger le 6, mais, le 7, Louis-Philippe a sauvé la Répu-
blique.
J'aime cette unanimité des poètes contre nos hommes d'Etat
politiques ; savez-vous qu'à ce signe-là seul un gouvernement
est jugé quand il a vous, Chateaubriand, M. de Lanlmenais
contre lui ? — Et aussi le second rang.
Je vous aime,
SAINTE-BEUVE
Et, le lendemain, Victor Hugo :
« 12 juin i833,
» Je ne suis pas moins indigne que vous, mon cher ami, de ces
misérables escamoteurs politiques qui font disparaître l'article i/| et
qui se réservent la mise en état de siège dans le double fond de leur
gobelet !
» J'espère qu'ils n'oseront pas jeter aux murs de Grenelle ces
jeunes cervelles trop chaudes, mais si généreuses. Si les faiseurs
d'ordre public essayaient d'une exécution politique, et que quatre
hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les vic-
times, je serais le cinquième.
» Oui, c'est un triste, mais un beau sujet de poésie que toutes ces
folies trempées de sang ! Nous aurons un jour une république, et
quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le
fruit qui ne sera mûr qu'en août. Sachons attendre. La république
proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos che-
veux blancs.
»... Adieu. Nous nous rencontrerons bientôt, j'espère. Je travaille
beaucoup en ce moment. Je vous approuve de tout ce que vous avez
fait, en regrettant que la protestation n'ait pas paru. En tout cas,
mon ami, maintenez ma signature près de la vôtre.
» Votre frère,
» VJCTOR »
33o LA REVUE DE PARIS
En répondant à propos d'un album, où le poète le priait d'écrire
quelques vers, c'est- maintenant Sainte-Beuve qui propose à Victor
Hugo, sinon de collaborer habituellement au National, journal répu-
blicain, du moins d'y signer un article :
[Juillet i832].
Mon cher ami,
Je voudrais bien pouvoir écrire tout de suite, mais je ne
sais rien par cœur et il faut que je choisisse dans mes rapso-
dies. Ne vous donnez pas la peine de renvoyer chercher
l'album; vous le recevrez demain à quatre heures.
J'ai vu hier Magnin qui m'a parlé des Tuileries et de Tarticle
à faire contre ces dilapidations ; il en a été question au Natio-
nal, et Garrel a dit : ce Mais si Hugo voulait faire l'article lui-
même, s'il le voulait signer, nous serions très heureux. » Je
sais bien que vous y verrez difficulté, mais je vous redis le
mot : s'il n'y avait pas trop d'objections de votre part, ce serait
certainement un pied pris dans ce journal, et que Magnin et
moi ferions en sorte de maintenir pour vous, lors de la repré-
sentation de vos pièces, en parlant ou faisant parler à Rolle :
ce que je tâcherai de faire dans tous les cas.
Je vous remercie bien de m'avoir envoyé, outre l'album,
ma jolie petite filleule.
Vous recevrez donc l'album demain.
Tout à vous de cœur,
SAINTE-BEUVE
Il manque ici une ou plusieurs lettres de Sainte-Beuve; Victor
Hugo y répond, des Roches :
« Ce vendredi 31 septembre [iSSa],
»... Nous sommes ici dans la plus grande paix qui se puisse imagi-
ner. Nous avons des arbres et de la verdure mêlée à ce beau ciel bleu
de septembre sur notre tête. C'est tout au plus si je fais quelques vers.
Je vous assure que le mieux ici est de se laisser vivre. C'est une vallée
pleine de paresse.
» Votre lettre pourtant m'a fait regretter Paris. Si j'avais été à
Paris, nous aurions dîné ensemble dans quelque cabaret, et vous
m'auriez lu votre article sur Lamartine. Vous savez combien j'aime
Lamartine, et combien je vous aime. Vous êtes pour moi deux poètes
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 33l
égaux, deux admirables poètes du cœur, de l'âme et de la vie. Jugez
combien je suis impatient de voir l'un analysé par l'autre. J'attends
avidement la Revue du i" octobre. C'est une chose singulière que
vous m'ayez amené à désirer un journal au milieu de toutes ces
belles prairies.
» ... Adieu, mon cher ami. Je n'ai pas encore besoin de votre
bonne présence au Roi s'amuse. Comptez que j'userai de vous comme
vous useriez de moi. Le premier bonheur de la terre, c'est de rendre
des services à un ami ; le second, c'est d'en recevoir.
» Adieu. Je vous serre tendrement les mains.
» VICTOR »
« Nous nous portons tous à merveille. Ma femme fait deux lieues
à pied tous les jours et engraisse visiblement. »
* *
En novembre, on répète le Roi s'amuse, Sainte-Beuve écrit :
i3 novembre i833.
Mon cher ami,
Madame Allart désirerait pour elle et quelques personnes
de sa connaissance louer une loge pour le Roi s'amuse. Elle
ne l'a pu au théâtre. Elle me prie de vous demander s'il y
aurait moyen, par vous, d'en louer une, et comment. Veuil-
lez me répondre un petit mot, s'il vous plaît.
De plus, j'aurais à vous demander, par grâce, deux billets
pour deux amis dont je suis sûr, et je serais heureux que
vous pussiez me les donner pour la première. Voilà, mon
cher ami, bien des demandes. J'ai bien hâte de cette pièce ;
c'est dans dix jours, il paraît. Je compte sur les beaux soirs
à'Hernani, et plus sereins. J'ai su que vous saviez les mi-
sères d'un gentilhomme de notre connaissance * : un homme
qui en est venu là ne fera plus que de la satire ; mais son en-
thousiasme et son génie poétique sont morts. Les génies fé-
conds sont à l'abri de ces bassesses que j'appellerai sor-
dides.
I. Alfred de Vigny.
332
LA REVUE DE PARIS
Aimez-moi toujours, mon cher ami : j'espère vous voir un
de ces dimanches chez Nodier.
Mille amitiés.
SAINTE-BEUVE
Rue du Mont-Parnasse, n" i ter.
Victor Hugo répond, le jour même :
« i3 novembre i83a.
» Toute la salle est louée, mon ami, et louée je ne sais trop com-
ment à je ne sais trop qui. Cela s'est fait si rapidement que je n'y ai
vu que du feu. On a cependant réservé quelques loges pour ceux de
mes amis qui voudraient en louer, et je suis heureux de pouvoir en
faire céder une à madame Allart. Elle pourra, la veille de la repré-
sentation (qui aura lieu le 22), faire retirer les coupons de la loge
n° 5 des secondes, côté gauche. La loge est à six places. Je vous
garde une stalle et je vous donnerai les deux billets que vous désirez.
Que vous êtes bon de penser à moi et de m'aimer toujours un peu !
» Le gentilhomme devient, en effet, fabuleux ; mais, que voulez-
vous? Il faut le plaindre encore plus que le blâmer. Il sera bien ravi
si le Roi s'amuse fait fiasco. C est ainsi qu'il me paye les applaudis-
sements frénétiques d'Othello.
» Vous, vous êtes toujours le grand poète et le bon ami. J'aurai
grande joie à vous rencontrer un de ces dimanches soirs chez Nodier,
peut-être dimanche prochain, n'est-ce pas.^
» Votre vieil ami,
Sainte-Beuve réplique :
Ce mercredi [i4 novembre iSSa].
Merci, mon cher ami, de votre réponse que je transmets à
madame Allart, mais voici qu'Ampère me prie de la part de
madame Récamier de vous supplier pour une loge : elle a
assisté à Hernani; elle ne voudrait pas manquer le Roi s'amuse.
Elle va même jusqu'à désirer la loge numéro i du rez-de-
chaussée qu'elle affectionne singulièrement. Serez-vous assez
bon pour me répondre encore à ce sujet ? Madame Récamier
a pour vous et a eu pour Hernani en particulier une admira-
tion que M. de Chateaubriand a fort partagée à cause de
l'amour du vieillard.
A propos du gentilhomme, il est revenu chez Buloz hier,
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 333
insistant encore pour sa note que Buloz a définitivement
repoussée. Il avait promis seulement un mot dans la chro-
nique. Je suis arrivé hier soir à la Revue, lorsqu'il était en
train de fabriquer cette note et j'en ai raccommodé la phrase
de peur que sa plume n'aille trop à droite ou à gauche : cela
lui sauvera peut-être une brouille qu'il redoute fort. Quant
au gentilhomme, il est tué moralement pour moi : et il fau-
drait de terribles expiations à une telle conduite et une palin-
génésie complète pour qu'il me revît dans son boudoir-
sanctuaire, ou que son nom se trouvât dans aucun morceau
signé de mon nom.
Je suis occupe en ce moment d'un article sur Déranger,
lequel a bien du sens et du goût. Je le voyais, l'autre jour, à
Passy, et chaque fois il m'entretient longuement de vous,
vous appréciant bien juste, je vous assure, et croyant de plus
en plus au développement croissant de vos vastes facultés. Il
comprend bien sa situation vis-k-vis des générations nou-
velles et elles l'en récompenseront.
Tout à vous de cœur et à bientôt, j'espère.
SAINTE-BEUVE
Le Roi s amuse, dès le lendemain de la première représentation,
est interdit par le gouvernement de Louis- Philippe. Victor Hugo et
ses amis s'indignent et protestent. Sainte-Beuve, qui était déjà de
l'opposition, est des plus animés et des plus ardents. Il veut mettre
le National, dont il est rédacteur, à la disposition de Victor Hugo et
lui ménage, à cet effet, une entrevue avec son rédacteur en chef,
Armand Carrel.
Victor Hugo lui écrit :
« Ce samedi soir, i^"" décembre [1882].
» J'ai vu Carrel, mon cher ami, et je l'ai trouvé cordial et excel-
lent. Il m'a dit que vous n'aviez qu'à lui apporter demain un extrait
de la préface (Uenduel a dû vous l'envoyer ce soir), avec une espèce
de pelit article où vous diriez ce que vous voudriez, que le tout serait
publié lundi malin dans la partie politique du journal. Il m'a déclaré
qu'il croyait que c'était le devoir du National de m'appuyer énergi-
quement et sans restriction dans ce procès que je vais intenter au
ministère, et il a ajouté de son propre mouvement que je pouvais vous
prier de sa part de faire, d'ici à cinq ou six jours, un article poli-
tique étendu sur toute la question et sur la nécessité où est l'oppo-
33A LA REVUE DE PARIS
silion de me soutenir cliaudement dans celte occasion, si elle ne veut
pas s'abdiquer elle-même. J'ai grand besoin de tous ces appuis, mon
cher ami, dans la lutte où me voilà contraint de m'engager et de
persister, moi à qui vous connaissez des habitudes si recueillies et si
domestiques.
» ... Adieu, mon pauvre ami. Voilà bien des services que je vous
demande à la fois, et je dois vous excéder. Mais vous êtes encore
l'ami sur lequel je compte le plus, et je demande tous les jours au
ciel une occasion de vous rendre les bons offices de cœur que je
vous dois.
)) Je me remets tout entier dans vos mains ,
» Votre ami à toujours,
» VICTOIl »
Sainte-Beuve répond et fait sentir encore, à la fin de sa lettre,
combien il lui est incommode de ne voir Victor Hugo qu'au dehors
et chez des tiers :
Ce samedi TS décembre 1882].
Mon cher ami,
Je ne reçois qu'aujourd'hui samedi 8, votre lettre de samedi
il y a huit jours. Il paraît qu'elle a été k Montrouge, je ne
sais où; le timbre est tombé sur l'r de rue, et on n'a lu que
Montparnasse qu'on a interprété par Montrouge. Bref elle
m'arrive à l'instant. Seulement, une autre fois, mettez rue
tout au long.
Vous m'aurez dû trouver bien négligent, mon cher ami;
heureusement, Renduel m'avait parlé à temps pour l'insertion
d'une citation au National. Je vous ai dit que cette citation
avait été tronquée, et que deux ou trois phrases littéraires,
très circonspectes, du commencement, avaient été mises de
côté. Renduel m'avait également parlé hier de l'article poli-
tique à faire sur la question théâtrale. Ma seule objection,
mon ami, à une chose qui vous serait agréable et qui me pa-
raît si équitable en elle-même, est celle-ci : Je n'ai pas
d'idées nettes sur cette question de législation théâtrale. Je
suis hier allé un moment à la bibliothèque où j'ai causé avec
Magnin qui m'a fait part aussi de ses doutes : il paraît même
qu'il a écrit autrefois à ce sujet dans le National un article
dont il n'est pas très content. L'argumentation que vous fai-
tes dans les deux premières pages de la préface est certes
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 335
bien claire pour tout esprit loyal et qui incline à la liberté ;
mais les distinctions qu'on peut faire entre tel et tel mode de
publication persistent toujours. Rappelez-vous une conversa-
tion d'il y a quatre ans chez Gautier avec le logicien libéral
Desloges, vous ne tombiez pas tout à fait d'accord. Moi, je
n'ai jamais eu d'idées théoriques là-dessus, et je me réserve
dans tous les cas particuliers de juger avec le sens d'équité
et le sens commun. Je voudrais savoir quelles idées vous et
Odilon Barrot émettrez à ce sujet. Magnin, je vous le répète,
m'a paru hier dans la même situation que moi.
J'ajouterai encore une observation, mon ami; Carrel est
bien disposé, je le crois, et tient sincèrement à ce qu'il vous a
déclaré. Comment se fait-il pourtant que deux ou trois phra-
ses presque insignifiantes aient été retranchées l'autre jour?
Il y a là un défilé difficile à ce journal, où il faut passer au
risque d'être coupé. Rien ne m'est plus pénible qu'une telle
situation, où, peu sûr du terrain, je ne satisfais ni vous ni
moi, oij je dois vous paraître ami timide, tandis que je tâche
de n'être qu'adroit. Je vous dis tout cela, mon ami, pour que
vous me pardonniez tant de démonstrations incomplètes et
mesquines et n'en imputiez rien à mon amitié.
Il me tarde de causer avec vous : je vous dirais bien que
j'irai demain chez Nodier ; mais je crains de ne pouvoir, car
je suis souffrant, et tout préoccupé d'un voyage hâtif que ma
mère est obligée de faire à son pays par cette rude saison.
— Je voudrais pourtant avant tout, mon ami, ne pas vous
manquer, ne pas vous être inutile en cette circonstance, ne
pas démériter auprès d'une amitié si glorieuse et toujours si
chère, et qui, depuis qu'elle ne m'a plus échauffé directe-
ment, n'a pas cessé pour cela de présider à l'astre morne
et mélancolique de ma vie.
A bientôt donc j'espère, et a toujours.
SAINTE-BEUVE
* *
Nous sommes en i833; on répète, au théâtre de la Porte-Saint-
Martin, Lucrèce Borgia, qui va être l'éclatante revanche du Roi
s'amuse. Il manque ici au moins deux lettres : l'une de Sainte-Beuve
et l'autre, la réponse, de Victor Hugo. Sainte-Beuve réplique. Il sem-
33t) LA REVUE DE PAUJS
ble plus que jamais dévoué à son ami; il \a jusqu'à lui promettre
« de parler de son théâtre » !
Ce vendredi [8 février i833].
Mon cher lluero,
J'ai été bien sensible à votre bonne réponse et à ce qu'elle
contenait. Je crois comme vous que c'est le coup de grâce
porté à l'ancien système, mais c'est plus que cela : c'est un
drame nouveau, votre drame, qui se développe aux yeux et
réalise le dessein que vous en avez. Je voudrais que vous en
fissiez encore un ou deux en prose, pour accoutumer tout à fait
le public et lui transmettre votre pensée entière sous l'expression
la plus simple. De quelle utilité d'art puis-je vous être, mon
ami? C'est votre indulgence d'autrefois qui rêve cela. Quant
à l'utilité critique, je voudrais que ce fût plus vrai : j'espère
qu'un jour, je m'enhardirai a parler de votre théâtre, comme
je me suis déjà aventuré dans votre roman, quoique mon
domaine et mon habitation chérie soit ce monde lyrique où
se rapportent les plus douces années de ma vie, lorsque je les
passais auprès de vous. Un jour donc, je ferai en sorte peut-
être, sinon de vous satisfaire, du moins de vous prouver mon
effort et mon désir. En attendant, mes journées en proie aux
interruptions et aux petits articles dévorent, soutirent, mon
reste de vertu féconde. — A propos, ou plutôt hors de propos,
Nisard, que j'ai vu au National l'autre jour, s'est montré si
désolé d'être oublié, m'a-t-il dit, de vous pour un billet qu'il
vous a fait demander indirectement, si peiné même et désireux
de recevoir cette marque de votre souvenir, que je n'ai pu lui
refuser de vous en parler ; et je le fais d'autant plus que je
me rappelle qu'interrogé par vous à ce sujet, j'ai peut-être été
pour quelque chose dans votre détermination négative. 11
demeure rue Saint-Fiacre, n° 16. J'ajouterai qu'il est assez
malade de la poitrine, et très sensible par là même.
Voilà une commission laite. — Adieu, mon ami, et croyez-
moi vôtre tout entier.
SAINTE-BEUVE
La semaine d'après, Victor Hugo envoie un exemplaire de Lucrèce
liorgia à Sainte-Beuve, qui lui répond :
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 887
Ce 17 [février i833].
J'ai reçu avec une vive reconnaissance, mon ami, votre
drame et le mot si précieux pour moi qui y est écrit. A tra-
vers vos croissants succès et dans mon absence, il m'est bon
de croire h un lien durable, à un nœud fidèle resté de vous
à moi. Je serai heureux si je puis quelque jour vous montrer
qu'il est resté bien entier de mon côté; le temps ne ronge
point ces anneaux scellés et comme oubliés au cœur, mais les
forlifie.
SAINTE-BEUVE
Le succès de Lucrèce Borgia est Iriomphal ; ce qui n'empêche pas
Gustave Planche, ancien ami de Victor Hugo devenu son ennemi, de
l'attaquer violemment dans la Revue des Deux Mondes. A la suite de
quelques propos tenus au bureau de la Revue, Gustave Planche croit
devoir écrire à Victor Hugo une lettre où il paraît s'être mis auprès
du poète sur le pied de l'égalité avec Sainte-Beuve. Victor Hugo
communique à Sainte-Beuve le passage de la lettre qui le concerne :
« Ce dimanche [2\ février i833].
» Je vous envoie, mon ami, un passage de Planche auquel je ne
comprends rien. Il faut qu'il soit fou de se figurer que j'établirai
jamais, je ne dis pas la moindre solidarité, mais le moindre rappro-
chement entre vous, Sainte-Beuve, et lui.
» Vous savez bien, vous, que vous n'avez pas d'ami meilleur que moi.
» V. »
Sainte-Beuve répond par une explication quelque peu embarrassée.
Il ne pouvait assurément opposer son veto à l'article de Planche, mais
un mot dit à Buloz aurait peut-être empêché le directeur de la Revue
des Deux Mondes de rompre avec Victor Hugo. Le rôle de Sainte-
Beuve n'apparaît pas bien clair entre Victor Hugo et ses amis et enne-
mis. Il lui conseille de ne pas écrire à Pierre Leroux ; fera-t-il,
lui, tout ce qu'il faut pour les réconcilier ?
Ce lundi [26 février i833].
Mon cher ami.
Je conçois que vous n'ayez rien compris; mais voici, je
crois, l'explication. J'ai su avant-hier que votre frère Abel,
en vous racontant ce que lui aurait dit Buloz au sujet de cet
article, avait ajouté que moi-même je ne m'étais pas opposé
i5 Janvier igoS. 8
338 LA REVUE DE PARIS
à l'insertion. Je ne sais pas bien les termes dont il s'est servi;
mais la personne présente qui m'a touché un mot de cela,
R..., a bien ajouté aussi que vous n'y aviez pas ajouté foi et
aviez rejeté l'insinuation. Quoi qu'il en soit, j'ai dû savoir si
cette interprétation ofFicieuse venait de Buloz et je m'en suis
expliqué avec lui devant Abel que j'ai rencontré à la Revue.
Il en est résulté qu'Abel a nié avoir rien dit de tel, et je n'ai
plus attaché d'importance à ce propos. Mais Planche proba-
blement aura su cela, et il vous a écrit là-dessus.
Quant à mon opinion sur la pièce, vous la savez; j'ai
regretté l'article de Planche, mais du moment que ce n'était
pas tel ou tel mot à rayer, mais l'article entier, j'ai dû
m'abstenir de tout ce qui ressemblerait à un veto, dont je ne
me crois aucunement le droit vis-à-vis de Planche ni de per-
sonne. J'ai tâché, dans quelques lignes de la chronique, de
marquer que c'était une opinion personnelle et de rétablir le
fait extérieur du grand succès de Lucrèce. Je me suis arrêté
là oià il y aurait eu contradiction évidente entre l'article et la
chronique.
Je regrette bien tous ces nuages et tracas, croyez-le bien.
Je compte sur votre amitié, supérieure à tout cela, pour ne
pas nous en voir séparés. Une chose que je regrette bien
encore et qu'un mot de votre lettre avant-dernière a réveillée,
c'est que Leroux se croit blessé à fond par vous pour je ne
sais quoi qui se serait dit par vous sur lui à Didier la veille
de Lucrèce. N'écrivez pas à Leroux ; je lui parlerai à la ren-
contre et lui dirai votre souvenir spontané qui le touchera,
j'espère. Pourquoi toutes ces divisions entre des cœurs amis,
faute de s'entendre? Comme je voudrais que ces épines ces-
sassent de croître, et que tout se rectifiât entre le génie et
ceux qui l'admirent I
Tout à vous de cœur.
SAINTE-BEUVE
Victor Hugo réplique, le même jour, et sa lettre est particulièrement
nette et ferme :
0 a5 février [i83;i].
» Entre vous et moi, Sainte-Beuve, il y a une amitié scellée d'une
façon trop profonde et trop durable pour que les petites alîaires de
LETTRES DE SAIATE-BEUVE SSq
l'amour-propre nous divisent jamais un seul instant. Nous sommes des
amis sérieux. C'est notre devoir de ne jamais ajouter foi une minute
aux commérages qu'on pourrait colporter de vous à moi et de moi à
vous, tantôt bêtement, tantôt perfidement. Vous ne doutez pas, n'est-ce
pas, mon ami, que jamais votre nom ne sort de ma bouche que comme
il en doit sortir, avec l'effusion de l'amitié, de l'admiration et de la
tendresse la plus fraternelle. Il me serait même impossible de souffrir
autour de moi des hommes qui ne pensassent pas de vous comme
j'en pense et qui n'en parlassent pas comme j'en parle. Vous êtes
une de mes religions, n'oubliez jamais ceci, et toutes les fois qu'on
essaiera de venir vous dire que j'ai parlé de vous autrement que
comme d'un frère, dites simplement : Gela n'est pas. — Je ne sais
pourquoi je vous écris tout cela, car je suis sûr que c'est tout sim-
plement votre pensée que je transcris ici; mais puisqu'on a eu la
niaiserie de prononcer votre nom à propos de la pauvre conduite de
M. Buloz à mon égard, j'avais besoin de vous dire, moi, que jamais
vous n'aviez été plus cher et plus présent à ma pensée qu'en ce mo-
ment où je vous vois à peine.
» v. »
Quinze jours après, le lo mars, Victor Hugo écrit encore à
Sainte-Beuve pour le prier d'intervenir près de Buloz, toujours en
froid avec lui et qui s'en prévaut pour manquer à l'engagement pris
avec son frère, Abel Hugo. La lettre se termine ainsi :
« ...J'irai vous chercher, mon ami. J'irai causer avec vous de cela et
de tant d'autres choses pour lesquelles j'ai besoin de vos conseils et
de votre amitié. Votre amitié est encore un des meilleurs endroits de
ma vie. Je n'y songe jamais qu'avec attendrissement. Je relisais
l'autre jour les Consolations. Où est-il, ce beau passé? Ce qui ne
passe pas, c'est un souvenir comme le vôtre dans un cœur comme
le mien. Adieu, croyez bien que je n'ai jamais été plus difjne d'être
aimé de vous. »
Un fait nouveau et grave s'est produit dans la vie de Victor Hugo.
Son amour pour Juliette, la princesse Negroni de Lucrèce Borgia,
n'a commencé que comme un caprice; mais, dans ce monde reten-
tissant qu'est le théâtre, le bruit s'en est rapidement répandu, et, dans
ce même monde généralement peu scrupuleux, un blâme universel a
atteint l'homme réputé jusque-là impeccable. C'est à cela que fait
allusion la dernière ligne.
*
Pause ou lacune de trois mois dans la correspondance.
La première lettre ensuite est de Sainte-Beuve. Il semble se lasser
34o LA REVUE DE PARIS
de son exil prolongé. Il ne se compare qu'à un banni littéraire, n\ais
il manifeste quelque tendance à s'éloigner lui-même, sinon encore de
l'ami, au moins du chef romantique, et s'accuse, en phrases quelque
peu subtiles, de devenir, à la longue, « presque inGdèle « :
Ce jeudi [G juin i833].
Mon cher ami,
J'ai répondu un mot k Lafon, beau-frère de M. Leclerc,
qui avait joint à votre recommandation la sienne, ayant été
mon camarade de collège : j'ai déjà sept articles promis pour
différents livres, et probablement je ne les ferai pas tous ; de
plus mon roman * ; il m'est donc impossible de prendre de nou-
veaux engagements. Redites-le à M. Leclerc, si vous le voyez.
— J'ai fait part à Buloz de ce que vous me dites à son sujet:
s'il comprend son intérêt et si une gauche vergogne ne le
relient pas, il ira chez vous et au plus tôt: je le lui ai bien
conseillé.
J'ai lu dans VEui'ope votre article sur le st^le ; c'est pro-
digieux comme style et par tout ce qui touche le langage et
le caractère de nos grands écrivains que vous peignez aux
yeux par quelques traits si beaux et si choisis. C'est une
merveille qu'une telle prose, et vous en jouez comme avec
l'archet de Paganini. Il y a une ou deux pensées qui ne
m'ont pas convaincu, celle sur le drame et son rôle en ce
temps : vous savez que c'est là un de mes aveuglements et
de mes doutes. El une autre qui m'a paru trop sévère,
quoique si bien dite, sur la politique et les rapports de l'art
avec elle, — A propos de politique, j'avais voulu vous écrire
dans ces derniers temps pour vous dire combien j'avais
regretté un mot qui avait passé dans un feuilleton du ,Y«-
tional,el que tout le monde, à ce journal, avait trouvé injuste.
J'espère que vous aurez ignoré cela. — Où était-il ce temps
oii nous allions tous ensemble en petit bataillon sacré, vous
en tête, tous frères et unanimes, à ce qu'il semblait I Comme
chacun a été jeté depuis hors de la ligne et mêlé à d'autres
rangs, excepté vous qui avez suivi inflexiblement votre des-
sein I Moi, mon ami, qui ne puis me faire à moi seul une
1. Volupté.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 'St\l
conviction littéraire et qui ne crois plus qu'à un certain bon
sens empirique et instinct en celte matière, je me compare
souvent, dans les rangs divers et mêlés où je passe, et avec
les nuances que ma condition de critique me force de réflé-
chir, à un banni qui, hors de l'enceinte éternelle, vit tantôt
chez les Volsques, et tantôt chez les Osques, et auquel l'ami
du dedans doit pardonner beaucoup au milieu de ces con-
tacts forcés, de ces courses errantes et presque infidèles qu'il
ne dirige pas.
Tout à vous d'amitié.
SAINTE-BEUVE
Si vous aviez quelque jour de vacance, indiquez-moi un
rendez-vous où je vous trouverais vers cinq heures ; nous
dînerions ensemble.
Victor Hugo repond, quelques jours après. 11 ne veut toujours pas
comprendre le reproche muet de Sainte-Beuve :
« 13 juin [i833].
» L'amitié que j'ai pour vous, vous le savez, mon cher Sainte-
Beuve, est en dehors de toutes les questions littéraires ou politiques
du monde. Sans doute, ce serait un grand bonheur pour moi de sa-
voir, sur tous ces problèmes de l'art dont la solution occupe ma vie,
votre pensée en harmonie avec la mienne, comme autrefois. Mais
qu'y faire? Nous flottons tous plus ou moins. Ce qui ne flotte et ne
varie pas en moi, c'est mon admiration pour ce que vous faites et
ma tendresse pour ce que vous êtes.
» Vous voulez que nous dînions ensemble. Ce sera une vive joie
pour moi et je vous dirai mille choses. Je vous écrirai le premier
jour que j'aurai de libre.
» Je vous serre la main. A bientôt. »
Deux mois s'écoulent. Sainte-Beuve semble à bout de patience. Il
s'exprime maintenant avec des tiers sur le compte de Victor Hugo
en termes qui sont loin d'être ceux d'un ami. Ces méchants propos
sont rapportés à Victor Hugo, qui achève dans le moment le dernier
acte de Marie Tudor. Il s'interrompt pour écrire à Sainte-Beuve :
« 20 août [iS33].
» J'irai vous voir un de ces jours, mon cher Sainte-Beuve, j'ai
besoin de vous parler, j'ai besoin de vous dire ce que je viens de
3^2 LA REVUE DE PARIS
dire à quelqu'un qui me rapportait, sans malveillance d'ailleurs, de
prétendues paroles froides de vous sur moi. J'ai dit que cela n'était
pas, que vous saviez bien que vous n'aviez pas d'ami plus éprouvé
que moi, ni moi que vous, que notre amitié était de celles qui résis-
tent à l'absence et aux bavardages, et que j'étais à vous, comme
toujours, du fond du cœur. J'ai dit cela, et puis je me mets à vous
l'écrire, afin qu il ne s'introduise rien à notre insu entre nous, et
qu'il ne se forme pas la moindre pellicule entre votre cœur et le
mien.
» A bientôt. Je vous serre la main. J'ai toujours bien mal aux
yeux et je travaille sans relâche.
» VICTOR »
A cette adjuration cordiale Sainte-Beuve répond de la manière la
plus inattendue, par une lettre sèche et dure et presque insolente,
qui, brusquement, brutalement, veut rompre, et rompt, tous les liens
dont il s'était dit à jamais attaché. Il nous manque les premières
pages de celte réponse cruelle, nous n'en avons que la conclusion ;
mais on verra par la réplique de Victor Hugo que Sainte-Beuve
devait s'y appesantir sur des dissidences littéraires, sur de petits faits
sans importance démesurément grossis; il s'irritait contre cet ami qui
avait dénoncé à Victor Hugo sa malveillance et il ne s'apercevait pas
que la suite de sa lettre allait prouver que l'ami n'avait dit que la
vérité : — qu'aurait-on pu rapporter d'aussi blessant que l'allusion
à cette « atmosphère plus ou moins pure » qui influerait désormais
sur Victor Hugo?
Ce mercredi [21 août i833.]
Les événements qui sont survenus et qui devaient faire
évanouir le reste des noirs nuages, votre silence absolu sur le
fond même et la réparation de notre amitié, m'ont de plus
en plus confirmé dans cette idée, contre laquelle je luttais, que
c'était une chose finie pour cette vie, que nous resterions
amis comme tant d'autres, comme ceux dont vous avez dit :
Et puis qu'importe ? Amis, ennemis, tout s'écoule !
Cela étant (chose triste !) il n'y aurait à observer que les
égards et les apparences décentes avec une bienveillance loin-
taine. Par malheur, la littérature, infestée de ses pirates, est
là entre nous, et mille sottes nouvelles ont chance d'échouer
de mes Açores à vos Amériques, et réciproquement.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 3^3
Envers vous, j'aurai toujours, croyez-le, à moins de boule-
versement insensé, tous les égards respectueux qu'on doit à
un talent si puissant dans un homme qu'on a beaucoup aimé
et loué, les égards qu'on se doit à soi-même en lui. Tout ce
qui me paraîtra vraiment glorieux à vous, bon à vous et aux
vôtres, n'aura jamais de témoin plus charmé que moi. Au
milieu de vos distractions de travail, de vos soins de famille,
et dans cette autre atmosphère plus ou moins pure qui a sans
doute ses influences diverses, ce que je vous demande en
grâce c'est le plus d'oubli, le plus de surdité et de silence
sur moi qu'il se pourra. Quant à cette amitié idéale, religieuse
et désintéressée, indépendante du temps et de l'espace, de la
vue et de la parole, et dont votre lettre conserve encore l'em-
preinte, je crois qu'il est l'heure de s'avouer sensément qu'elle
a cessé de régner : car toutes choses qui ont un côté humain,
faute de pratique, tombent à la longue en désuétude; ce n'est
pas de ma faute, je vous l'assure, qu'elle y est tombée : si je
savais en ce moment-ci comment la relever autrement qu'en
paroles fictives, je le ferais.
En ces termes du moins, je reste et resterai autant que qui
que ce soit, votre dévoué ami.
SAINTE-BEUVE
Sainte-Beuve, qui cro^yaît connaître Victor Hugo, s'attendait sans
doute à ce qu'il répliquât à son injurieuse réponse, soit par un silence
dédaigneux, soit par quelques paroles hautaines où serait acceptée
fièrement la rupture. Il reçut la lettre suivante :
a 32 août [i833].
» Je veux vous écrire sur-le-champ, sur l'impression de votre
lettre. Je devrais peut-être attendre un jour ou deux, mais je ne
pourrais. Vous connaissez bien peu ma nature, Sainte-Beuve, vous
m'avez toujours cru vivant par l'esprit, et je ne vis que par le cœur.
Aimer, et avoir besoin d'amour et d'amitié, mettez ces deux mots sur
qui vous voudrez, voilà le fond heureux ou malheureux, public ou
secret, sain ou saignant, de ma vie, vous n'avez jamais assez reconnu
cela en moi. De là, plus d'une erreur capitale dans le jugement, si
bienveillant d'ailleurs, que vous portez sur moi. Vous secouerez
même peut-être la tête à ceci. Gela est bien vrai pourtant. Vous
m'écrivez une longue lettre, mon pauvre et bon ami, pleine de détails
344 LA REVUE DE PARIS
littéraires et de petits faits grossis par i'éioigaement qui s'évanoui-
raient et nous feraient rire tous les deux après une demi-heure de
causerie. J'en suis tellement convaincu que je suis sûr que vous en
conviendrez vous-même après deux minutes de réflexion et que je ne
m'y arrête pas. Je vous l'ai déjà écrit une fois, je crois, Sainte-Beuve,
il n'y a pas de question littéraire entre nous. Il y avait un ami et un
ami. Rien de plus et rien de moins. J'avoue que l'absence a produit
sur nous deux des effets inverses. Vous m'aimez moins qu'il y a
deux ans, moi je vous aime plus. En y réfléchissant, on voit que
c'est tout simple. C'est moi qui étais le blessé. L'oubli lent et gra-
duel de part et d'autre des faits qui nous ont séparés tourne pour
vous dans mon cœur et contre moi dans le vôtre. Puisque la vie
est ainsi faite, résignons-nous.
» Tout était encore tellement adhérent à vous de mon côté, que
votre lettre, en m'annonçant que je n'ai plus en vous un ami, me
laisse tout à vif et tout déchiré. La plaie saignera longtemps. Adieu,
je suis toujours à vous du fond du cœur. Ma consolation dans cette
vie sera de n'avoir jamais quitté le premier un cœur qui m'aimait.
» Boulanger ne m'avait rien dit. Je vous l'aurais nommé. »
En lisant cette noble et douce réplique, Sainte-Beuve, qui, à
défaut de cœur, avait certes la plus fine intelligence, dut sentir avec
confusion tout ce qu'il y avait d'ingrat et d'odieux dans sa dernière
lettre. Il comprit quel triste rôle il s'était donné. A tout prix, il
fallait réparer, se réhabiliter : il écrivit à Victor Hugo une lettre
qui, malheureusement, nous manque tout entière, mais où il devait
s'excuser, s'humilier, demander grâce. La réponse de Victor Hugo
nous permet d'en juger :
« a.'t août [i833].
)) Mon ami, merci de votre lettre. Merci même de la première,
puisqu'elle me vaut la seconde. Vous ne savez pas quel mal vous
m'aviez fait et quel bien vous me faites. Mon Dieu ! que ne peut-on
voir le fond de mon cœur, qui est à vous plus que jamais I L'absence
ne tue aucune effusion chez moi, l'amitié pas plus que l'amour. Je
croyais que vous le saviez. Il y a douze ans, dix-huit mois de sépa-
ration n'avaient rendu chez moi l'amour que plus religieux et plus
profond. Mon cœur n'a pas changé. Je suis encore l'homme obstiné
en tout, qui aime même sans voir. Je souffre, mais j'aime. — Croyez-
vous que je n'aie pas bien souffert à votre endroit depuis deux ans?
Vous vous êtes souvent mépris chez moi à un certain calme exté-
rieur.
li:ttres de siainte-beu VE 3/|5
» Ce que vous désiriez, je le désirais bien aussi, allez I Nous dîne-
rons ensemble une fois la semaine. Nous ne laisserons aucune pous-
sière s'amasser sur nos souvenirs et sur nos autels cachés.
»... J'ai besoin de vous aimer et de me savoir aimé de vous. Cela
est entré dans ma vie.
» J'ai une pièce ^ à finir et à livrer sous dédit d'ici au i" sep-
tembre. Vous savez comme le travail me tient, quand il me tient :
il faut donc que je finisse. Après quoi j'irai vous trouver ou je vous
écrirai pour vous demander un jour de causerie et d'effusion. Je
suis allé vous voir, il y a quelque temps. L'avez-vous su? Oh!
Sainte-Beuve, deux amis comme nous ne doivent jamais se séparer.
Ils font une chose impie. Je suis bien profondément à vous, allez! »
Sainte-Beuve écrit une nouvelle lettre de remerciement, — qui
nous fait encore défaut; — Victor Hugo, tout aux dernières scènes
du drame qu'il doit livrer le i" septembre, répond par ce billet :
0 38 août [i833].
» Je veux seulement vous dire, mon ami, que je travaille, que je
pense à vous, que je suis à vous du fond du cœur.
» A bientôt. Aimez-moi.
» V. »
Tout est donc, pour le moment, renoué; Sainte-Beuve va déployer
plus de zèle et de dévouement que jamais : il admirera Marie Tiidor,
une pièce de théâtre, une pièce en prose ! . , . Victor Hugo l'a invité à
venir en entendre la lecture chez lui :
« i'^'' octobre |i833J, aux Roches.
0 Je vous écris de la campagne, mon ami, mais je serai à Paris
lundi prochain, 7. Plusieurs de nos amis me demandent ma pièce.
Je la leur lirai à sept heures du soir, place Royale. Voulez-vous en
être? Vous serez bien reçu du fond du cœur. Ce sera une soirée qui
nous rappellera des jours plus heureux.
» Je vous serre la main. Nous choisirons, ce jour-là, le jour que
vous me demandez pour dîner ensemble.
» Votre vieil ami,
» VICTOR »
I. Marie Tador.
3^6 LA REVUE DE PARIS
Le lendemain de la lecture, Sainte-Beuve écrit :
Ce mardi [8 octobre i833].
Mon cher ami,
Voilà le billet de Magnin qui vous rend grâces et qui est
empêché pour cette soirée : ainsi usez-en à votre convenance.
— Hier, tout ce que j'ai entendu de la pièce me fait augurer
un succès assuré. Je ne sais oii la mauvaise humeur pourrait
se prendre. 11 n'y a dans tout ce que j'ai entendu que cette
façon triomphante qui m'ait fait un doute. Ne serait-il pas
possible de mettre un mot tout simple : d'une si solide manière,
quelque chose qui n'arrêtât pas? Au reste, c'est la queue du
chien d'Alcibiade, et je compte vous aller serrer la main de
joie après un bon et vrai succès : le dialogue est bien franc,
domestique et naturel.
Tout à vous, mon ami.
SAINTE-BEUVE
Pendant les dernières répétitions de Marie Tador, les deux amis
se virent et dînèrent ensemble. Sainte-Beuve s^entremit pour la
distribution des billets. Comme autrefois, et pour la dernière fois, il
assista, il combattit à la première représentation. Le drame, applaudi
au théâtre, fut très discuté dans la presse. Quelques jours après la
« première », Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo :
Ce mardi [26 novembre i833] '.
Mon cher ami.
Il y a bien longtemps que j'avais l'idée de vous écrire pour
vous rejoindre depuis ce soir où je vous ai quitté sans vous
retrouver le lendemain. Mais j'ai eu mille occupations et
tracas ; j'en ai eu aussi de tous ces sots vacarmes qu'on sus-
citait, au théâtre et ailleurs, k un triomphe qui aurait dû être
facile, Marie Tiidor étant celle de vos pièces oii il y a le plus
d'action dramatique ininterrompue, le moins de longueurs et
autres inconvénients de scène précédemment reprochés. Je
voudrais bien causer un de ces soirs avec vous, et, pour
cela, que vous dîniez avec moi au même rendez-vous que les
I. La lettre est adressée à « Monsieur \ictor Hugo, place Royale, n" 8, au
Marais »,
LETTRES DE SAINTE-BEUVE Sfl'J
dernières fois ou ailleurs. Vous seriez bien bon de me dire un
de ces jours de la semaine prochaine oii vous pensiez être
libre. Moi, je le serai toujours.
Tout à vous de cœur.
SAINTE-BEUVE
Je présente mes respects à madame Hugo.
Victor Hugo répond :
« 37 novembre i833.
» Le jour que vous voudrez, mon ami, dimanche excepté. Indi-
quez-moi le jour seulement deux ou trois jours d'avance, et l'heure
précise, et ,1e lieu où je vous trouverai. Je serai heureux de vous
voir et de causer avec vous. Je m'abriterai près de votre amitié
pendant quelques instants.
» VICTOR HUGO
)) Renduel vous a-t-il remis votre Marie Tador? »
*
* *
En janvier i83/i, Victor Hugo publia son Étude sur Mirabeau,
et Sainte-Beuve en rendit compte. Son article était tout plein d'éloges
pour la beauté de la forme et l'élévation des idées; mais, obéissant,
malgré lui, sans doute, à sa pensée secrète, il y laissait échapper
certaines appréciations peu bienveillantes, non pour le génie de
l'écrivain, mais pour le caractère de l'homme : c'était l'article d'un
admirateur, ce n'était pas l'article d'un ami. Victor Hugo sentit
dans son cœur la nuance; il en fut, non pas choqué, mais affligé.
Comme on ne lui reprochera pas, à lui, dans toute cette corres-
pondance, d'avoir jamais manqué de franchise, il voulut s'en ouvrir
sur-le-champ à Sainte-Beuve, et il lui écrivit :
a [4 février i834.]
» Mon ami,
)) Il faut être bien sûr des droits que donne une amitié comme la
nôtre pour vous écrire ce que j'ai sur le cœur en ce moment. Mais
j'aime encore mieux cela que le silence qui se peut mal interpréter.
J'ai lu votre article, qui est un des meilleurs que vous ayez jamais
écrits, et il m'en est resté, comme de notre conversation de l'autre
jour chez Giittinguer, une impression pénible dont il faut que je
vous parle. J'y ai trouvé, mon pauvre ami (et nous sommes deux à
3/(8 LA REVUE DE PARIS
qui il a fait cet ellel), d'immenses éloges, des formules magnifiques,
mais au fond, et cela m'attriste profondément, pas de bienveillance.
J'aimerais mieux moins d'éloges et plus de sympathie. D'où cela
vient-il.^ Est-ce que nous en sommes là.** Interrogez-vous conscien-
cieusement, et dites-moi si j'ai raison. Si j'ai tort, dites-le-moi aussi,
et aussi durement que vous voudrez. Je serais si heureux que vous
me prouvassiez que j'ai tort.
» Avant de clore cette lettre, j'ai voulu relire pour la quatrième
fois votre article, et mon impression m'est restée. Victor Hugo est
comblé, Victor ïlugo vous remercie, mais Victor, votre ancien Victor,
est afflige.
» Je vous serre bien la main.
A la veille de se détacher tout à fait, Sainte-Beuve est encore dans
les dispositions les plus bénignes. Il accepte le reproche amical de
Victor Hugo, il s'en justifie longuement, éloquemment, et proteste
avec chaleur de son dévouement toujours entier :
[Ce G février i834].
J'ai reçu avec un plaisir mêlé de douleur votre lettre, mon
ami ; votre confiance et votre susceptibilité affeclueuse m'ont
été au cœur et je me suis demandé si j'avais pu vouloir les
blesser, tout en me réjouissant de les trouver en vous si vigi-
lantes et si sincères. Mais non; ce manque de sympathie dont
votre amitié s'inquiète, je n'en suis pas coupable, et si je n'ai
pas été d'accord avec vous, c'a été sur des opinions et des
jugements extérieurs ; dans la conversation chez Guttin-
guer (en me la rappelant bien) il est bien vrai qu'il y a eu
contradiction entre nous, mais rien de fondamental dont je
me souvienne, une variation sur le plus ou moins de bêtise
ou d'esprit de M. Lucas de Montigny, et ensuite sur la plus
ou moins grande difficulté du drame en nos jours. Si ma
contradiction vous a semblé autre chose qu'une pure contro-
verse d'esprit, j'aurais été bien trahi par moi-même, par mon
accent, et mes paroles. Quant à l'article sur Mirabeau, je
conviens que l'admiration que j'ai pour certaines de ces
grandes pages n'entraîne pas ma sympathie autant que d'au-
tres écrits de vous où je suis à la fois étonné et convaincu...
Je ne veux pourtant pas que vous disiez que vous n'y voyez
pas de bienveillance. J'avoue qu'il y a dans cette nécessité de
LETTRES DE SAINTE-BEUVE S/lQ
critique à laquelle je me livre toujours à mon corps défendant
et qui finit par devenir mon métier, une attitude sévère et
judicatrice qui ne va pas de moi à vous : mais sur ce chapitre
de Mirabeau, j'ai cru devoir dire toute celte protestation
contre la manière de construire les grands hommes, ce qui
s'adresse à beaucoup d'autres, Lerminier, Miclielet lui-
même, etc., — presque tout le monde de ce temps-ci. Et je
reconnais de plus que mon idée n'a que la valeur d'un amen-
dement ou sous-amendement, c'est-à-dire ne doit servir qu'à
tempérer la manière historique sans la changer. Quelques pages
de votre étude sur Mirabeau prêtaient suivant moi à l'appli-
cation de cette critique que j'avais à cœur de faire depuis
longtemps ; et voilà que j'ai pris la chose de ce côté.
Mais la sympathie pour l'homme, mon ami, le souvenir de
liens que rien n'a pu rompre et le sentiment de ces liens dans
le présent, ce sont là des parties inviolables; je m'interdirais
plutôt d'écrire que d'y porter atteinte ; si j'ai offensé en vous
et affligé l'amitié, qu'elle me pardonne et croie à tout plutôt
qu'à l'oubli et à l'égarement de la mienne ; qu'elle croie à
l'erreur d'esprit, à li nécessité d'écrire vile qui ne laisse voir
qu'une face de l'idée, à une veine de contradiction comme
on en a parfois avec ses meilleurs amis, avec ses opinions les
plus familières qu'on s'ennuie d'entendre appeler justes^ en
un mot à je ne sais quoi, excepté à la diminution d'une
amitié, à qui j'ai dû tant de bonheur, à qui j'en devrai tant
encore et qui est mon premier titre, après tout, dans les
lettres comme elle a été le premier grand sentiment dans
ma vie.
Tout à vous toujours,
SAINTE-BEUVE
Aussitôt reçue la lettre de Salnle-Bcuve, Victor Hugo lui adresse,
tout joyeuY, ce billet :
« 7 février [i83^j.
» Je voudrais vous avoir là pour vous prendre la main. Votre lettre
est ])onnc. Je vous remercie, mon ami. J'ai à peine le temps de vous
écrire quatre ligues, mais je ne veux pourtant pas laisser ce jour
finir sans vous dire que vous allez me faire passer une bonne nuit.
35o LA REVUE DE PARIS
*
* *
Que survinl-il dans les deux mois qui suivirent cette dernière
reprise de bon accord et d'harmonie ? Y eut-il entre les deux
hommes quelque pénible explication où s'échangèrent de mutuels
reproches? Y eul-il de la part de Sainte-Beuve résolution soudaine,
pour une cause ancienne ou nouvelle? On ne sait, mais le certain, c'est
qu'à la fin de mars une lettre de lui, une autre lettre violente, rompit
tout. ?sous ne l'avons pas, celle-ci, mais elle devait être plus offen-
sante encore que celle du 21 août, et il n'est pas douteux qu'elle
ne fût irréparable. La rupture, cette fois, s'imposait définitive ; la
récidive ne laissait plus rien à espérer. Victor Hugo, navré, fît à
cette lettre la réponse triste et digne que voici :
« Mardi soir, i*' avril [i83'i].
» Il y a tant de haines et tant de lâches persécutions à partager
aujourd'hui avec moi, que je comprends fort bien que les amitiés,
même les plus éprouvées, renoncent et se délient. Adieu donc, mon
ami. Enterrons chacun de notre côté, en silence, ce qui était déjà
mort en vous et ce que votre lettre tue en moi. Adieu.
» V. ))
G L s T A ^ E S l ai G ?i
(La fui prochainement.)
LE PAYS DES AVEUGLES
A plus de trois cenls milles du Chimborazo, à une cen-
taine de milles des neiges du Cotopaxi, dans la région la
plus déserte des Andes équatoriales, s'étend la mystérieuse
vallée : le Pays des Aveugles.
Il y a fort longtemps, celte vallée était suffisamment acces-
sible pour que des gens, en franchissant d'elVroyables gorges
et un glacier périlleux, parvinssent jusqu'à ses pâturages ;
et, en effet, quelques familles de métis péruviens s'y réfu-
gièrent, fuyant la cruauté et la tyrannie de leurs maîtres espa-
gnols.
Puis vint la stupéfiante éruption du Mindobamba, qui,
pendant dix-sept jours, plongea Quito dans les ténèbres; les
eaux bouillaient à \aguaclii,et sur les rivières, jusqu'à Guya-
quil, les poissons morts flottaient. Partout, sur le versant du
Pacifique, il y eut des avalanches, des éboulements énormes,
des dégels subits et des inondations ; l'antique crête monta-
gneuse de l'Arauca glissa et s'écroula avec un bruit de ton-
nerre, élevant à jamais une infranchissable barrière entre le
Pays des Aveugles et le reste des hommes.
Au moment où se produisit ce bouleversement, un des
premiers colons de la vallée était parti pour une importante
352 LA REVUE DE PARIS
mission; n'ayant pu retrouver sa route, il lui fallut, par force,
oublier sa femme, son fils, ses amis et tous les biens qu'il
avait laissés dans la montagne. Il recommença une existence
nouvelle dans le monde de la plaine ; mais la maladie et la
cécité l'accablèrent, et, pour s'en débarrasser, on l'envoya
mourir dans les mines.
Pourquoi avait-il quitté cette retraite dans laquelle il avait
été transporté tout enfant, lié avec un ballot d'affaires sur le
dos d'un lama ? L'histoire qu'il raconta pour expliquer son
voyage fut l'origine d'une légende qui s'est perpétuée jusqu'à
nos jours au long de la cordillère des Andes.
La vallée, prétendait-il, jouissait d'un climat égal, et conte-
nait tout ce que pouvait désirer le cœur de l'homme : de l'eau
douce, des pâturages, des pentes de riche terre brune garnies
d'arbrisseaux à fruits excellents ; d'un côté, grimpaient de
vastes forêts de pins qui retenaient les avalanches, et par-
tout ailleurs la vallée était bornée par de hautes murailles de
roches gris vert surmontées d'un faîtage de glaces. Les eaux
de la fonte des neiges ne venaient pas jusque-là mais se
déversaient ailleurs par de lointaines déclivités ; parfois,
cependant, à de très longs intervalles, d'énormes masses
se détachaient du glacier et dégringolaient vers la vallée, sans
y atteindre. Jamais il n'y pleuvait et n'y neigeait ; seules
d'abondantes sources, dont les canaux d'irrigation condui-
saient les eaux en tous sens, arrosaient les gras pâturages.
Le bétail se multipliait, les colons prospéraient vraiment,
mais un souci inquiétait leur bonheur: une étrange calamité
s'était abattue sur eux, qui rendait aveugles tous les en'anis
qui leur naissaient et même plusieurs de ceux quils avaient
amenés avec eux... C'était pour chercher un charme, un
antidote contre ce fléau, qu'il avait affronté les fatigues, les
difficultés et les dangers de la descente des gorges.
En ce temps-là, les hommes ne savaient pas qu'il existe des
germes morbides et des infections contagieuses; ils croyaient
que leur mal était le châtiment de leurs péchés. Selon le naïf
envoyé, la cécité les affligeait parce que les premiers immi-
grants, arrivés sans prêtre, avaient négligé d'élever un autel
à la divinité en prenant possession de la vallée. Aussi en
voulait-il un superbe, efficace et ne coûtant pas trop cher,
LE PAYS DES AVEUGLES 353
pour l'ériger dans leurs prairies ; il lui fallait aussi des
reliques et tels autres puissants symboles de foi, des médailles
mystérieuses et des prières. Dans son bissac, il avait, pour
acheter le saint remède contre le mal, une barre d'argent
vierge dont il refusa d'abord d'expliquer la provenance ;
avec l'obstination d'un menteur inexpérimenté, il affirmait
que ce métal n'existait pas dans leur vallée; poussé à bout,
il déclara, contre l'évidence, que les habitants avaient fait
fondre toutes les monnaies et tous les objets en argent qu'ils
possédaient : « Car, disait-il, nous n'avons aucun besoin, là-
haut, de métaux précieux... »
On se représente le montagnard aux regards déjà ob-
scurcis, brûlé de soleil, inquiet et dégingandé, tournant fié-
vreusement sa coiflurc entre ses doigls, étranger aux us et
coutumes d'en bas, et narrant son histoire, avant le cata-
clysme, à quelque prêtre attentif et curieux. On se le figure
cherchant bientôt à regagner son pays, muni de pieuses et
infaillibles panacées, et contemplant avec une détresse infinie
le chaos de rochers amoncelés à l'endroit où débouchaient
auparavant les gorges.
On ne sait rien de plus de ses infortunes, sinon sa mort
ignominieuse, au bout de quelques années, épave infortunée
d'un éden inaccessible. Le torrent qui jadis coulait à ciel
ouvert s'échappait dorénavant par l'ouverture d'une caverne
rocheuse, et les dires maladroits du pauvre égaré donnèrent
lieu à cette légende d'une race d'aveugles existant quelque part,
là-haut, — légende qui, récemment, s'est vérifiée d'une façon
presque miraculeuse.
*
* *
Parmi la population de cetle vallée close et oubliée, la
maladie, paraît-il, suivit son cours implacable. La vue des
vieux s'affaiblit à lel point qu'ils allèrent à tâtons, celle des
jeunes fut confuse et basse et les enfants qui leur naquirent
ne virent pas du tout. Mais la vie était facile dans ce soli-
taire bassin bordé de neiges, sans épines ni bruyères, sans
insectes venimeux ni betes mauvaises, avec les lamas doux
et paisibles que les premiers habitants avaient accompagnés,
10 Janvier igoS. 9
354 LA REVUE DE PARIS
poussés el traînés par les lits des torrents et le fond des
gorges jusqu'à l'inabordable refuge. C'est par degrés imper-
ceptibles que ceux qui voyaient devinrent aveugles, de sorte
qu'ils se rendirent à peine compte de leur infortune. Ils gui-
daient les enfants sans regards, qui connurent merveilleuse-
ment la vallée entière, et, lorsqu'à la fin toute vue eut dis-
paru d'entre eux, la race n'en dura pas moins.
Ils eurent le temps de s'adapter à Tusage du feu, qu'ils
entretenaient soigneusement dans des poêles de pierre. Au
début, les habitants de la vallée avaient été des gens simples,
illettrés, à peine influencés par la civilisation espagnole, mais
conservant quelque chose des traditions d'art de l'antique
Pérou et de sa philosophie immémoriale. Les générations
succédèrent aux générations. Ils oublièrent mainte? habi-
tudes et en inventèrent de nouvelles. La notion du monde
plus grand dont ils étaient issus ne fut plus qu'un mythe
incertain. En toutes choses, hors la vue, ils étaient forts et
capables. Bientôt se révéla parmi eux un homme à l'esprit
original, possédant le don de l'éloquence et de la persuasion;
puis il y en eut un second, qui trépassa comme le pre-
mier; mais, après eux, ils laissaient une influence durable.
La petite communauté s'accrut en nombre et en intelli-
gence, débattant et résolvant ses problèmes économiques et
sociaux, et un temps vint où commença la quinzième géné-
ration à compter de l'ancêtre qui partit vers les pays d'en
bas avec une barre d'argent pour chercher le secours de
Dieu et ne revint jamais.
C'est à la même époque qu'un mortel, provenant du monde
extérieur, tomba inopinément dans la contrée close, et nous
allons rapporter ici ses aventures.
*
* *
C'était un montagnard des environs de Quito; il avait vu
du pays, étant descendu parfois jusqu'à la mer; il lisait
des livres dont il tirait profit et passait pour un homme per-
spicace et entreprenant. Des Anglais, venus faire l'ascension
de certains pics des Andes, l'engagèrent pour remplacer un
de leurs trois guides suisses tombé malade. Après avoir réussi
LE PAYS DES AVEUGLES 355
diverses ascensions assez périlleuses, ils se décidèrent à tenter
enfin celle du Parascotopell, dans laquelle le guide indigène
disparut. On a relaté cet accident une douzaine de fois par
écrit et le meilleur récit est celui qu'en a fait Pointer. Il ra-
conte comment les alpinistes, après une montée périlleuse et
presque verticale, parvinrent au bord même du dernier et du
plus profond précipice, comment ils édifièrent pour la nuit
un abri dans la neige, sur un épaulement de rocher, et,
avec une réelle puissance dramatique, comment ils s'aperçurent
soudain que Nunez n'était plus là, comment ils appelèrent
sans obtenir de réponse et s'époumonnèrent à crier et à siffler
sans plus fermer l'œil le reste de la nuit.
A l'aube, ils découvrirent les traces de sa chute et com-
prirent pourquoi il n'avait pu répondre à leurs appels. Il avait
glissé du côté est, sur le versant inconnu de la montagne, dé-
valant une pente rapide couverte de neige dans laquelle son
corps avait creusé un large sillon et déterminé une avalanche. Sa
trace allait se perdre ainsi au bord d'un effroyable précipice
par delà lequel on ne distinguait plus rien. Au-dessous d'eux,
tout à fait en bas, ils entrevirent, confus dans le lointain bru-
meux, des arbres dont les sommets émergeaient d'une vallée
étroite et encaissée : — le Pays des Aveugles. — Mais ils ne
savaient pas que c'était là cette contrée légendaire qu'aucun
trait particulier ne signalait d'ailleurs à l'attention. Décou-
ragés par ce malheur, ils abandonnèrent dans l'après-midi
leur ascension, et Pointer dut rejoindre son poste avant d'avoir
pu renouveler sa tentative. Aujourd'hui encore, le Parascoto-
petl dresse vers le ciel sa tête inconquise, et l'abri édifié par
Pointer et ses compagnons tombe en ruine parmi les neiges
sans donner asile à d'autres visiteurs.
*
% *
Le montagnard survécut. Après avoir trébuché sur le
rebord, il avait fait une chute de mille pieds, et, au milieu
d'un nuage de neige, il avait glissé au long d'une pente
abrupte, tourbillonnant, étourdi et insensible, mais sans un os
rompu; de chute en chute, il parvint à des déclivités plus
douces où il s'arrêta enfin, enfoui dans l'amas de neige qui
356 LA REVUE DE PARIS
l'avait accompagné et sauvé. Quand il reprit ses sens, il s'ima-
gina vaguement qu'il était couché dans son lit et malade ;
puis, avec son expérience de la montagne, il se rendit compte
de sa situation. Avec des pauses pour reprendre haleine, il se
dégagea de sa lutélaire prison et bientôt il aperçut les étoiles.
Il demeura quelque temps à plat ventre, se demandant en quel
coin de la terre il se trouvait et par quelle suite de circon-
stances il y était transporté. Poursuivant ses recherches, il
se palpa les membres, constata que plusieurs de ses boutons
étaient arrachés et que sa veste était rabattue sur son cou et
sa tête. La poche dans laquelle il mettait son couteau était
vide, et son chapeau avait disparu, bien qu'il eût eu la pré-
caution de se l'attacher sous le menton. Il se rappela qu'en
dernier lieu il cherchait des pierres pour surélever, dans leur
abri, la partie du mur qui le protégeait. Il avait perdu son pic
aussi., .
Il en conclut qu'il avait dû tomber, et, levant la tête, il
considéra, dans la blême lumière de la lune naissante qui l'exa-
gérait, la distance qu'il avait parcourue. Les yeux agrandis,
il contemplait l'immense et pâle falaise qui, d'instant en ins-
tant projetait davantage hors des ténèbres sa masse surplom-
bante, dont la beauté fantastique et mystérieuse lui serra le
cœur: il fut secoué d'un accès de sanglots et de rire...
Un long espace de temps s'écoula ainsi. Puis, il remarqua
qu'il était arrêté à la limite des neiges. Au-dessous de lui, k
l'extrémité d'une pente praticable et baignée par la clarté de
la lune, il discerna des intervalles sombres qui devaient être
des surfaces gazonnées. Malgré ses membres endoloris et ses
jointures ankylosées, il réussit à se mettre sur pieds, se laissa
péniblement glisser au bas du tas de neige oii il était juché,
et se mit à dévaler jusqu'à ce qu'il fût sur le gazon. Arrivé
la, il s'effondra auprès d'une roche, vida à longs traits le flacon
qu'il tira de la poche intérieure de son gilet, et s'endormit
presque aussitôt.
Le chant des oiseaux dans les arbres l'éveilla.
Il s'installa sur son séant et chercha à se reconnaître : il so
trouvait sur une petite plate-forme triangulaire, au pied d'un
vaste précipice qui coupait obliquement le ravin par lequel sa
LE PAYS DES AVEUGLES 357
boule de neige Favait amené. Devant lui, un autre mur de
roc se dressait contre le ciel. La gorge, entre ces deux mu-
railles courait de l'est à l'ouest; les rayons du soleil levant
la parcouraient toute et s'en allaient illuminer l'amoncelle-
ment de roches qui fermait le défilé. Du côté libre, s'ou-
vrait un précipice également abrupt; mais, dans une crevasse,
il découvrit une sorte de cheminée aux parois ruisselantes de
neige fondante et par laquelle, en bravant tous les risques,
on pouvait se hasarder.
La descente fut plus aisée qu'il ne s'y attendait, et il par-
vint ainsi sur une seconde plate-forme désolée; puis, après
une escalade qui n'offrait rien de périlleux, il atteignit une
pente rapide garnie d'arbres. Après s'être orienté, il se tourna
vers l'extrémité la plus élevée de la gorge, car il observa
qu'elle débouchait sur de vertes prairies, parmi lesquelles il
apercevait très distinctement un groupe de huttes de forme
inaccoutumée. Par instants, il n'avançait pas plus que s'il
eût essayé de gravir un mur à pic, et, au bout de peu de
temps, le soleil cessa d'éclairer la gorge, les oiseaux se
turent, l'air devint glacial et obscur autour du montagnard.
Mais la vallée lointaine avec ses maisons n'en paraissait que
plus attrayante. Bientôt il arriva sur une série de talus et
parmi les rochers il avisa, car il était observateur, une fou-
gère inconnue qui semblait tendre hors des crevasses d'avides
mains vertes. Il en arracha une ou deux feuilles qu'il mâcha
et se sentit quelque peu réconforté.
Vers midi, il avait enfin gagné le rebord supérieur de la
gorge et sous ses yeux s'étendait la plaine ensoleillée. Epuisé
de fatigue et les membres roidis, il s'assit à l'ombre, tout
près d'une source, emplit sa gourde d'eau limpide et fraîche
et en but d'un trait le contenu. Il prolongea sa halte, éprou-
vant un grand besoin de repos avant de se mettre en route
vers les maisons.
Ces maisons avaient une apparence fort étrange et, à vrai
dire, l'aspect de la vallée tout entière devenait, à mesure que
ses regards la parcouraient, de plus en plus insolite. Sa sur-
358 LA REVUE DE PARIS
face était occupée par des prairies, grasses, luxuriantes,
émaillées de fleurs et irriguées avec un soin extraordinaire qui
témoignait d'un entretien systématique. A mi-côte, entourant
la vallée, se dressait un mur au pied duquel était creusé un
canal d'oii s'échappaient les ruisselets qui alimentaient les
conduites des prairies. Sur les pentes extérieures, des trou-
peaux de lamas broutaient l'herbe rare. De place en place ,
contre la muraille, des appentis s'appuyaient, apparemment
des abris pour les animaux.
Les rigoles aboutissaient, au centre de la vallée, dans un
large chenal qui était clos sur chaque rive par un parapet à
hauteur de poitrine. Ces canalisations et de nombreux sen-
tiers, pavés de pierres blanches et noires et bordés par un
curieux petit trottoir s'entrecroisaient d'une façon très régulière
et donnaient à ce vallon un caractère singulièrement urbain .
Les maisons ne rappelaient en rien l'agglomération désor-
donnée des Alliages qu'il connaissait dans les Andes. Elles
étaient bâties, en rang continu, de chaque côté d'une rue
centrale, dont la propreté était surprenante ; ici et là, elles
étaient percées d'une porte, mais aucune fenêtre, aucune baie
ne rompait la monotonie de leurs façades aux couleurs dis-
parates. Des teintes bizarres les ornaient en un pêle-mêle
étonnant : elles étaient enduites d'une sorte de plâtre, par-
fois gris, parlois brun et même ardoise ou noirâtre. C'est la
vue de ce revêtement fantasque qui amena tout d'abord le
mot « aveugle » dans les pensées du guide.
« Le brave homme qui a fait cet ouvrage, — se dit-il, —
devait être aveugle comme une taupe 1 »
Il descendit une pente abrupte et s'arrêta, à une certaine
distance du mur d'enceinte, près de l'endroit oii le canal
rejetait le surplus de ses eaux en une frêle et tremblante cas-
cade qui allait se perdre dans les profondeurs de la gorge . Il
apercevait maintenant, dans un coin éloigné de la vallée, des
hommes et des femmes qui semblaient faire la sieste sur des
tas de foin ; à l'entrée du village, des enfants étaient couchés
sur le gazon, et, non loin de l'endroit d'oii Nuûez les obser-
LE PAYS DES AVEUGLES SÔQ
vait, trois hommes, chargés de seaux suspendus à une sorte
de joug qui leur emboitait les épaules, suivaient un sentier
partant de la muraille de clôture et se dirigeaient vers le
groupe d'habitations. Ces hommes étaient accoutrés de vête-
ments en poil de lama, de bottes et de ceintures de cuir, et
coiffés de casquettes de drap avec un rabat pour la nuque et
les oreilles. Ils se suivaient à la file, avançant lentement et
bâillant comme des gens qui viennent de passer la nuit. Il y
avait dans leur aspect quelque chose de si rassurant, de si
prospère et de si respectable, qu'après un moment d'hésita-
tion Nunez se mit aussi en évidence que possible sur son
rocher et lança de toutes ses forces un appel qui retentit jus-
qu'au bout de la vallée.
Les trois hommes s'arrêtèrent, remuant la tête comme s'ils
regardaient autour d'eux. Ils tournaient leurs visages en tous
sens et Nunez gesticulait tant qu'il pouvait. Mais, malgré
cette folle mimique, ils ne paraissaient pas le voir, et, au
bout d'un instant, se plaçant dans la direction des montagnes
de l'ouest, ils répondirent par des cris. Nunez s'égosilla de
nouveau et, pour la seconde fois, comme il s'était repris à
gesticuler sans effet, le mot « aveugle » lui trotta de nouveau
par l'esprit.
« Ces idiots doivent être aveugles! », se dit-il.
Enfin, quand, après bien des cris et des accès d'irritation,
Nunez eut franchi le canal sur un petit pont donnant accès à
une porte percée dans la muraille et qu'il eut rejoint les trois
hommes, il constata qu'ils étaient aveugles en effet : il eut la
certitude alors que c'était là le Pays des Aveugles dont parlait
la légende. Cette conviction s'était aussitôt emparée de lui,
en même temps qu'il éprouvait une joie irréfléchie à la per-
spective d'une aventure peu commune et assez enviable.
Les trois hommes, debout côte à côte, ne le regardaient
pas venir; mais ils tendaient l'oreille dans sa direction, et
semblaient fort attentifs au bruit inaccoutumé de ses pas. Ils
se pressaient l'un contre l'autre comme des gens qui ont peur,
et Nunez observait leurs paupières closes et renfoncées sous
lesquelles il ne devait plus y avoir de globe oculaire. Leurs
visages exprimaient l'inquiétude.
36o
LA RBVl E DK PA R I 8
— Un homme... C'est un homme... Un homme ou un
esprit qui descend par les rochers, — proféra l'un des
aveugles dans un espagnol à peine reconnaissable.
Nufiez avançait, du pas confiant de l'adolescent qui entre
dans la vie. Toutes les vieilles histoires de la vallée enseveh'e
et du Pays des Aveugles lui étaient revenues en mémoire et
comme un refrain dans ses pensées, il se répétait le proverbe :
Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.
Fort civilement, il les salua, en les dévisageant avec curio-
sité.
— D'où vient-il, frère Pedro .►^ — demanda l'un des
hommes.
— Il descend par les rochers,
— Je viens de par delà les monlagnes, — répondit
Nunez. — Je viens de la contrée, tout là-bas, où les hommes
voient; j'arrive de Bogota, où il y a des centaines de mille
habitants... Et j'ai franchi la montagne qui cache à la vue le
pays et la ville.
— La vue? — murmura Pedro. — La vue?
— Il vient des rochers, — dit le second aveugle.
L'étofle de leur vêlement était curieusement façonnée avec
des coulures de modèles divers.
Les mains tendues, ils firent vers lui des gestes simul-
tanés qui l'effrayèrent. Il recula devant ces doigts avides.
— Avancez icil — ordonna le troisième aveugle, en suivant
ce mouvement de recul.
Ils empoignèrent l'étranger et le tatèrent des pieds à la
tête, sans desserrer les dents avant que leur examen fût ter-
miné.
— Attention ! — avertit Nufiez, au moment où un doigt
appuyait fortement sur son œil.
Sans doule, cet organe, avec ses paupières mobiles, devait
leur paraître en lui une chose anormale. Ils le palpèrent de
nouveau.
— Singulière créature, Correa I — conclut celui qui s'ap-
pelait Pedro. — Comme ses cheveux sont rudes! On dirait
du poil de lama.
— Il est aussi rugueux que les rochers qui l'ont enfanté ;
peut-être qu'il s'affinera, — répondit Correa, explorant d'une
LE PAYS DES AVEUGLES
36i
main douce et un peu moite le menton non rasé de Nunez,
qui se débattait entre leurs poignes tenaces.
— Attention! — fit-il encore.
— 11 parle, — dit le troisième aveugle. — Certainement,
c'est un homme.
— Heu! — grommela Pedro, palpant l'étoffe de la veste
de Nufiez. — Alors, vous voilà venu au monde...
— Hors du monde, — rectifia le guide. — Par-dessus les
montagnes et les glaciers, en escaladant les sommets, là-haut,
à mi-chemin du soleil... Hors du grand, du vaste monde qui
descend jusqu'à la mer après douze jours de marche.
C'est à peine s'ils l'écoutaient.
— Nos pères nous ont appris que les hommes peuvent être
créés par les forces de la nature, — disait Correa : — la
chaleur, l'humidité, la corruption...
— Menons-le aux Anciens, — suggéra Pedro.
— Crions d'abord, — conseilla Correa, — pour que les
enfants ne s'alarment pas. C'est un événement peu commun
Ils poussèrent, en effet, quelques cris. Puis, Pedro se mit
en marche en prenant Nufiez par la main pour le mener vers
les maisons. Mais Nuûez retira sa main.
— J'y vois, — dit-il.
— Vois ? — fit Correa.
— Oui, j'y vois, — répéta Nunez, en se tournant vers lui
et en trébuchant contre le seau de Pedro.
— Ses sens sont encore imparfaits, — dit le troisième
aveugle. — Il trébuche et profère des mots dénués de signifi-
cation. Conduisez-le par la main.
— Comme vous voudrez ! — consentit Nunez.
Et il se laissa mener en riant de bon cœur.
Il devenait évident qu'ils ignoraient ce qu'était la vue.
Bah I en temps voulu, il le leur apprendrait.
Des cris parvinrent à ses oreilles et il aperçut des gens qui
se rassemblaient dans la rue principale. Ce premier contact
avec la population du Pays des Aveugles mit ses nerfs et sa
patience à une épreuve plus rude qu'il ne l'avait supposé. Le
village semblait plus important à mesure qu'il en approchait
et les revêtements des murs se précisaient dans toute leur
362 LA REVUE DE PARIS
étrangeté. Une foule d'enfants, d'hommes et de femmes l'en-
tourèrent, le palpèrent avec des mains douces et sensibles,
le flairant et écoutant chaque mot qu'il articulait. Il remarqua
avec plaisir que, pour la plupart, les femmes avaient des
visages agréables malgré leurs paupières closes et leurs orbites
vides. Les enfants et les jeunes filles toutefois se tenaient à
l'écart, comme effrayés, et, par le fait, sa voix avait des accents
grossiers et rauques comparée à leurs tons agréables et chan-
tants. Le contact de toutes ces mains était intolérable.
Ses trois guides restaient à ses côtés, avec le sentiment de
leur responsabilité de propriétaires, et ils répétaient à tout
moment :
— Un homme sauvage venu des roches...
— De Bogota, — fit Nunez; — Bogota, par delà la crête
des montagnes.
— Un homme sauvage qui se sert de mots sauvages, —
expliqua Pedro. — Avez-vous entendu?... Bogota l... Son
esprit n'est pas formé ; il ne possède encore que les rudiments
de la parole.
Un bambin pinça la main de Nunez.
— Bogota! — fit-il en se moquant.
— Oui, Bogota : une ville en comparaison de votre village...
Je viens du vaste monde oii les hommes ont des yeux et
voient.
— Il s'appelle Bogota, — se disaient les aveugles.
— Il a trébuché, — raconta Gorrea, — il a trébuché deux
fois en venant.
— Menez-le aux Anciens.
Us le poussèrent tout à coup vers une porte qui donnait
accès dans une pièce aussi obscure quun four, bien qu'au
fond brillât faiblement la lueur d'un feu. La foule entra
derrière lui, obstruant presque entièrement 1^ clarté du jour,
et, avant qu'il pût s'arrêter, il culbutait dans les jambes
d'un homme assis. Son bras, qu'il lança devant lui pour se
retenir, frappa quelqu'un en pleine ligure : il entendit une
exclamation de colère, et, pendant un instant, il dut se débattre
contre une infinité de mains qui le saisissaient. Le combat
était trop inégal : il devina la situation et ne bougea plus.
LE PAYS DES AVEUGLES 363
— Je suis tombé, — voulut-il expliquer; — je n'y voyais
goutte dans cette obscurité.
Le silence s'était fait, comme si tous ces êtres invisibles
essayaient de comprendre le sens de ses paroles.
Puis la voix de Correa s'éleva :
— Il est nouvellement formé ; il trébuche en marchant et
mêle à son discours des syllabes inintelligibles.
D'autres aussi dirent à son propos des choses qu'il n'en-
tendit et ne comprit qu'imparfaitement.
— Puis-je me relever ? — demanda-t-il pendant un inter-
valle de silence. — Je ne lutterai plus contre vous.
Ils se consultèrent et le laissèrent se relever .
La voix d'un vieillard se mit à le questionner, et Nunez
bientôt exposa à ces Anciens du Pays des Aveugles, assis dans
les ténèbres, les merveilles du vaste monde d'oii il avait chu :
le ciel, les montagnes, la vue et bien d'autres. Ils ne voulu-
rent rien croire ni rien admettre ce qu'il raconta, et cette
incrédulité obstinée dépassa les bornes des bizarreries aux-
quelles il s'attendait. Même, ils ne comprirent pas un bon
nombre de mots dont il se servit. Depuis quatorze générations,
ces gens étaient aveugles et séparés de l'univers visible et
voyant. Tous les termes concernant la vue étaient tombés en
désuétude ; les souvenirs de l'extérieur s'étaient atténués et
transformés en histoires enfantines, et les habitants avaient cessé
de s'intéresser à ce qui existait au dehors des pentes rocheuses
dominant leur mur d'enceinte. Des aveugles de génie étaient
nés parmi eux : ils avaient révoqué en doute les lambeaux
de croyances et de traditions remontant à l'époque oii leurs
ancêtres voyaient. Ils avaient écarté tout cela comme autant
de rêveries illusoires et l'avaient remplacé par de plus saines
explications. Toute une part de leur imagination s'était éva-
nouie avec la perte de leurs yeux et ils s'étaient créé des
imaginations nouvelles adaptées à leurs oreilles et à leurs
doigts plus sensibles.
Lentement, Nunez se rendit compte de ceci, qu'il avait
bien tort de s'attendre à ce que son origine et ses dons lui
valussent un respect particulier. Lorsque sa pauvre tentative
de démonstration de la vue eut été repoassée comme la ver-
sion confuse d'un être nouvellement formé, décrivant les mer-
36d
LA REVLE DE PARIS
veilles de ses sensations incohérentes, il se résigna, quelque
peu déconlenancé, à écouter leur enseignement. Le plus vieux
des aveugles entama un exposé de la vie, de la philosophie,
de la religion, comment le monde (il entendait sa petite vallée)
n'élait d'abord qu'un creux vide dans les rochers, comment
tour à tour il avait été peuplé d'objets inanimés auxquels
manquait le sens du toucher, puis de lamas et de diverses
autres créatures qui n'avaient qu'une intelligence élémentaire,
ensuite d'hommes et enfin d'anges dont on percevait le chant
et le bruit d'ailes, mais que personne ne pouvait toucher, —
détail qui intrigua vivement \unez jusqu'à ce qu'il eût pensé
aux oiseaux.
Le sage apprit à Nunez que le temps était partagé en deux
divisions : la chaleur et le froid (ce qui est l'équivalent de la
nuit et du jour pour les aveugles), et qu'il est bon de dor-
mir pendant la chaleur et de travailler pendant le froid, de
sorte que, s'il n'était pas arrivé ainsi à l'improviste, toute
la population à cette heure- ci, goûterait un sommeil répa-
rateur. Il démontra finalement à Nunez qu'il avait été spé-
cialement créé pour acquérir la sagesse recueillie par leurs
aïeux et en observer avec eux les règles et que, malgré son
incohérence mentale et ses pas chancelants, il devait avoir
bon courage et faire de son mieux pour s'instruire prompte-
ment... A cette conclusion, le peuple demeuré sur le seuil fit
entendre un murmure sympathique.
Le vieillard alors déclara que la nuit était fort avancée (car
les aveugles font de notre jour la nuit) et qu'il convenait que
chacun s'en allât dormir... Il demanda à Nunez s'il savait
dormir : Nufiez répondit qu'il était initié à ce mystère, mais
qu'auparavant il désirait un peu de nourriture. Ils lui appor-
tèrent du lait de lama dans un bol et du pain très salé, et ils
le menèrent en un endroit solitaire où il pût manger hors de
la portée de leurs oreilles et ensuite dormir jusqu'à ce que
le froid, tombant le soir de la montagne, éveillât les habitants
pour une nouvelle journée de travail.
♦
i *
Mais Nunez ne dormit pas : il s'assit à l'endroit où ils
l'avaient laissé, reposant ses membres rompus de fatigue et
LE PAYS DES AVEUGLES 365
retournant sans cesse dans son esprit les circonstances impré-
vues de son arrivée. De temps à autre, il se prenait à rire,
amusé parfois et souvent indigné.
(( I£sprit pas formé !... Pas encore ses sens I... » s'écria-t-il.
Ils ne savent guère qu'ils ont insulté le roi et le dominateur
que le ciel leur a envoyé... 11 faut que je m'occupe de les
mettre à la raison... Réfléchissons, réfléchissons...
Au coucher du soleil, il réfléchissait encore.
Nufiez était sensible à toutes les belles choses, et il pensa
que les reflets sur les pentes neigeuses et les glaciers qui
entouraient la vallée oiîraient le plus beau spectacle qu'il eût
jamais contemplé. Ses yeux se portaient tour à tour sur ces
inaccessibles splendeurs, sur ce village et ces champs irrigués
qui s'enfonçaient rapidement dans le crépuscule. Soudain
une émotion intense s'empara de lui, et, du fond de son cœur
il remercia le Créateur de lui avoir donné et conservé la vue.
11 entendit une voix qui l'appelait de la lisière du village :
— Ya-ho-hé ! Bogota ! venez ici !
A cet appel, il se leva en souriant. Une fois pour toutes,
il allait montrer a ces gens quels services la vue rendait à
l'homme : ils le chercheraient sans le trouver.
— Vous ne bougez pas, Bogota ! — insista la voix.
Uiant sous cape, Nufiez fit en dehors du sentier deux pas
sur la pointe des pieds.
— Ne marchez pas sur l'herbe, Bogota : c'est défendu.
Nufiez n'avait pas perçu le bruit qu'il avait fait. Il s'arrêta
court, ahuri. Le propriétaire de la voix arrivait en courant
sur le pavé bigarré que Nufiez regagna aussitôt.
— Me voilà I — dit-il.
— Pourquoi n'êtes-vous pas venu quand je vous ai ap-
pelé? — fit sévèrement l'aveugle. — Doit-on vous conduire
comme un enfant ? Ne pouvez-vous entendre le sentier en
marchant ?...
Nufiez se prit à rire.
— Je puis le voir, — répondit-il.
— Voir... voir..., cela ne signifie rien, — assura l'aveugle,
après un instant de réflexion. — Cessez cette folie et suivez le
bruit de mes pas.
366 LA REVUE DE PARIS
Nufiez suivit, quelque peu ennuyé.
— Mon temps viendra, — dit-il à haute voix,
— Vous vous instruirez, — répondit l'aveugle ; — il y a
bien des choses à apprendre dans le monde.
— Personne ne vous a jamais dit que, dans le royaume
des aveugles, les borgnes sont rois? — questionna Nuùez.
— Aveugle?... qu'est-ce que cela? — demanda son com-
pagnon d'un ton insouciant et par-dessus son épaule.
*
* *
Quatre jours se passèrent, et, au cinquième, le pseudo-roi
des aveugles demeurait toujours dans le plus strict incognito,
comme un étranger maladroit et inutile, parmi ses sujets.
Il était, s'aperçut-il, beaucoup plus difficile qu'il ne l'avait
supposé de proclamer sa souveraineté, et, dans l'intervalle,
tout en méditant un coup d'Etat, il faisait ce qu'on lui com-
mandait et il s'habituait aux mœurs et aux coutumes du Pays
des Aveugles. Pour lui, sortir et vaquer la nuit à ses occu-
pations était une méthode particulièrement incommode, et il
décida qu'aussitôt au pouvoir, ce serait la première chose
qu'il changerait..
Ces gens menaient une vie laborieuse et simple, avec tous
les éléments de la vertu et du bonheur, tels que les hommes
les comprennent. Ils travaillaient, mais le travail pour eux
n'avait aucun caractère oppressif. Ils avaient des vêtements
et de la nourriture en quantité suffisante pour leurs besoins;
ils avaient des jours et des périodes de repos ; ils faisaient
grand cas de la musique et du chant ; ils connaissaient
l'amour et avaient de nombreux enfants. C'était merveille de
voir avec quelle confiance et quelle précision ils se dirigeaient
dans leur monde ordonné. Tout y était adapté à leurs néces-
sités : les sentiers qui rayonnaient dans la vallée se coupaient
à angle constant et se distinguaient les uns des autres par
une échancrure spéciale du trottoir. Les obstacles et les irré-
gularités des sentiers et des champs avaient tous été supprimés
depuis longtemps. Les méthodes et manières de vivre des
habitants étaient conformes, naturellement, aux exigences de
leur état. Leurs sens étaient devenus extraordinairement
LE PAYS DES AVEUGLES 867
aigus. A une distance d'une douzaine de pas, ils entendaient
et savaient quel geste faisait un homme ; ils percevaient même
les battements de son cœur. L'intonation avait remplacé l'ex-
pression du visage, — et le toucher, les gestes; ils maniaient
la houe, la bêche et la fourche avec autant de liberté et d'ai-
sance que le jardinier le plus clairvoyant. Leur odorat était
incroyablement affiné : ils discernaient des différences indivi-
duelles d'odeur avec la facilité d'un chien. Sans hésitation ni
erreur, ils gardaient et soignaient les troupeaux de lamas qui
vivaient parmi les rochers et venaient au mur d'enceinte cher-
cher leur nourriture et un abri.
Ce fut seulement quand Nuriéz voulut revendiquer ses avan-
tages qu'il constata combien exacts et mesurés étaient les mou-
vements de ces aveugles. Toutefois, il ne se rebella qu'après
avoir essayé de la persuasion, et d'abord, à plusieurs reprises,
il chercha a leur parler de la vue :
— Ecoutez, vous autres, il y a des choses en moi que vous
ne comprenez pas...
En diverses occasions, deux ou trois d'entre eux prêtèrent
attention à ses dires. Assis, la tête penchée, ils tournaient
intelligemment l'oreille vers lui, et il fit de son mieux pour
leur démontrer ce que c'est que de voir.
Parmi ses auditeurs, il remarqua une jeune fille qui avait
des paupières moins rouges et moins creuses que les autres,
à tel point qu'il s'imagina presque qu'elle cachait ses yeux,
et c'est elle surtout qu'il espérait convaincre.
Il les entretint des beautés de la vue, du spectacle des mon-
tagnes, des splendeurs du ciel et du soleil levant, et ils l'écou-
tèrent avec une incrédulité amusée qui se transforma bientôt
en désapprobation.
Ils lui répliquèrent qu'en réalité il n'existait aucune espèce
de montagne mais que l'extrémité des rochers oii les lamas
paissaient marquaient exactement les limites du monde, que
de là s'élevait le toit concave de l'univers d'oii tombaient la
rosée et les avalanches. Quand il soutint fermement que le
monde n'avait ni bornes ni toit comme ils le supposaient, ils
déclarèrent que ses pensées étaient perverses. Le ciel, les
nuages et les astres qu'il leur décrivait, leur paraissaient un
368 LA REVUE DE PARIS
vide affreux, un horrible néant, à la place du toit uni et poli
auquel ils croyaieTit, car c'était pour eux un article de foi que
le toit du monde était d'une douceur exquise au toucher.
11 se rendit compte qu'il les choquait : dès lors, il
renonça entièrement k leur présenter le sujet sous cet aspect
et s'efforça de leur prouver l'utilité pratique de la vue. Un
matin, il discerna Pedro qui venait vers le village par le
sentier XVII ; mais il était encore trop loin pour être perçu
par louïe ou l'odoral.
— Dans quelques minutes, Pedro sera ici, — prophétisa-t-il.
Un vieillard affirma que Pedro n'avait rien k faire sur le
sentier XVII, et, en effet, comme pour confirmer ces paroles,
Pedro tourna k gauche, gagna obliquement le sentier X et
se dirigea prestement vers le mur de clôture. Bientôt, las
d'attendre sans que personne arrivât, ils raillèrent Nufiez qui,
un peu plus tard, interrogea publiquement Pedro pour se
justifier. Mais celui-ci le démentit et se rebiffa, et, k partir
de ce moment, lui fut hostile.
Ensuite il obtint d'aller, en compagnie d'un personnage
complaisant, se poster sur une partie élevée du pâturage, non
loin du mur, et il promit de décrire tout ce qui se produirait
dans le village. Il nota certaines allées et venues, mais tout ce
qui, pour ces gens, avait une importance réelle se passait k l'in-
térieur des maisons sans fenêtres, et ils s'obstinèrent aie mettre
k l'épreuve par ces faits et gestes qu'il ne pouvait" pas voir.
*
* *
Ce fut après que celle tentative eut échoué et que les
aveugles n'eurent pu s'empêcher de le tourner en ridicule,
qu'il recourut k la violence. Il se proposa de prendre une
bêche et d'abattre inopinément deux ou trois individus, pour
leur démontrer de façon probante les avantages que donnent
les yeux. Il alla jusqu'k saisir l'outil, mais il découvrit en
lui un sentiment nouveau : il lui était impossible de frapper
de sang-froid un aveugle .-
Il hésita et remarqua soudain que tous étaient averlis de
son geste : en alerte, la tête penchée, ils tendaient de son côté
l'oreille pour surprendre son prochain mouvement.
LE PAYS DES AVEUGLES SÔQ
— Posez cette bêche ! — ordonna un ancien.
Et Nunez, ressentant une sorte d'indicible horreur, fut bien
près d'obéir, mais, repoussant violemment un des aveugles
contre le mur d'une maison, il s'enfuit hors du village.
Il s'élança à travers champs, laissant derrière lui un double
sillon de gazon foulé; mais bientôt il s'arrêta et s'assit sur
le rebord d'un sentier : il éprouvait cette surexcitation qui
s'empare de tous les hommes au début d'un combat, mais
avec une perplexité plus grande, et il se rendit compte
qu'on ne peut même pas se battre sans scrupules avec des
créatures qui ont une autre base mentale que la vôtre.
Dans le lointain, il aperçut des hommes qui, munis de
bêches et de bâtons, débouchaient hors du groupe des mai-
sons et se déployaient en une ligne enveloppante par les
sentiers qui menaient vers lui. Ils avançaient lentement, s'in-
terpellaient fréquemment, et, de temps à autre, simultanément,
ils faisaient halte, reniflaient l'air et écoutaient.
La première fois qu'il les vit ainsi, le nez en l'air, Nunez
éclata de rire. Mais, peu après, il trouva la chose moins amu-
sante.
L'un d'eux découvrit sa piste dans l'herbe, se courba en
deux et s'engagea sur ses traces. Pendant cinq minutes, Nunez
surveilla le lent déploiement de ce cordon d'investissement,
puis son vague désir d'agir sur-le-champ se changea en fré-
nésie.
Se remettant sur pieds, il se dirigea vers le mur d'en-
ceinte, fit soudain demi-tour et revint sur ses pas. Tous les
aveugles, immobiles et aux écoules, formaient un arc de cercle.
Lui aussi demeura immobile, serrant étroitement sa bêche
dans ses deux mains. Allait-il charger.»^ Son sang, battant
dans ses oreilles, semblait rythmer le proverbe : Au royaume
des aveugles, les borgnes sont rois. Allait-il charger ? Il jeta un
coup d'œil en arrière sur le mur élevé dont le revêtement
uni rendait impossible l'escalade, malgré ses nombreuses
petites portes. Reportant son attention vers ses assaillants, il
en aperçut une seconde ligne qui sortait du village. Allait-
il charger?
— Bogota! — appela un des aveugles. — Bogota, oh êles-
vous?
i5 Janvier igoS. lO
870 LA REVUE DE PARIS
Il serra plus fort le manche de sa bêche et fit quelques pas
en avant. Ils convergèrent tous sur lui.
— S'ils me touchent, — jura-t-il, — je tape dessus, sacre-
bleu I... Je cogne.
Néanmoins, il jugea utile de parlementer.
— Écoulez 1 — cria-t-il. — Il faut que vous me laissiez
faire ce qu'il me plaît, dans cette vallée, entendez-vous ! Je
veux agir à ma guise et me promener comme bon me semble.
Au son de sa voix, jls s'étaient mis en marche vers lui,
d'une allure rapide et les bras tendus. On eût dit un jeu
de colin-maillard oii les joueurs aveugles auraient pourchassé
celui qui voyait.
— Attrapez-le I — commanda un des meneurs.
Nufiez se trouvait cerné et une décision s'imposait.
— Vous ne comprenez pas 1 — s'écria-t-il d'une voix qu'il
voulut en vain rendre ferme et impérieuse. — Vous êtes
aveugles, et moi, je vois. Laissez-moi tranquille.
— Bogota, lâchez cette bêche et ne marchez pas sur les
pelouses.
Ce dernier ordre, burlesque dans ce qu'il avait de familier,
provoqua chez Nunez un accès de colère.
— Je vais cogner 1 — fit-il, sanglotant d'émotion. —
Laissez-moi tranquille, sacrebleu, ou je cogne !
Ne sachant guère dans quel sens s'échapper, il se mit à
courir, et, incapable de surmonter sa répugnance et de frap-
per des ennemis qui ne le voyaient pas, il tourna le dos h
l'aveugle le plus voisin. Toutefois, décidé à passer coûte que
coûte a travers leurs rangs qui se resserraient, il se lança
tête baissée vers une trouée assez large. Mais les aveugles,
percevant aussitôt son mouvement, se rapprochèrent en hâte
pour lui fermer l'issue. Il vit qu'il allait être pris, et, au même
moment, sa bêche retombait sur le plus proche des aveugles
qui, atteint aux bras, culbuta en avant, la tête la première.
Il avait passé !
Mais il était maintenant à deux pas des maisons : d'autres
aveugles brandissant des bâtons et des outils se précipitèrent
au-devant de lui, et se déployèrent avec une rapidité métho-
dique pour lui couper la retraite.
Juste à temps, il entendit des pas derrière lui : un grand
LE PAYS DES AVEUGLES Syi
diable le tenait presque. Il perdit toute patience, fit tournoyer
sa bêche et l'abattit sur ce nouvel antagoniste; puis il se
remit k fuir, évitant d'autres ennemis et poussant des hurle-
ments furieux. Il s'affola, galopa en tous sens, faisant inuti-
lement de brusques détours; cherchant à voir de tous les
côtés h la fois, il trébucha et s'affala dans l'herbe : ils enten-
dirent sa chute.
Au loin, dans le mur d'enceinte, une petite porte ouverte
lui parut l'entrée du ciel, et il dirigea vers elle sa course folle.
Pas une seule fois il ne tourna la tête : il franchit la porte,
butta dans les planches du pont, grimpa à mi-hauteur des
roches, alarmant un jeune lama qui bondit hors de vue. Enfin,
épuisé, à bout de souffle, il s'affaissa sur le sol.
Ainsi se termina sa tentative de coup d'Etat.
* *
Pendant deux jours et deux nuits, sans abri et sans nour-
riture, il demeura en dehors de la muraille qui fermait la vallée
des Aveugles, et il médita sur les surprises de l'imprévu. Au
cours de ces méditations, il répéta fréquemment, et chaque
fois sur un ton de dérision plus amère, ce proverbe illusoire
et controuvé: Aa royaume des aveugles, les borgnes sont rois.
Il réfléchit surtout aux moyens de combattre et de vaincre
ce peuple, mais il devint de plus en plus clair pour lui qu'au-
cun de ces moyens n'était pratieable. Il n'avait pas d'armes
et il lui serait difficile maintenant de s'en procurer.
Le chancre de la civilisation s'était étendu jusqu'à Bogota
et avait contaminé Nunez, qui ne savait se résoudre à assas-
siner. Naturellement, s'il y réussissait, il pourrait alors dicter
ses conditions aux aveugles, sous la menace de les massacrer
tous l'un après l'autre. Mais, tôt ou tard, il faudrait bien
qu'il dormît.
Il explora les bois de sapins pour y découvrir quelque nour-
riture et un abri contre les gelées nocturnes ; avec moins de
confiance, il essaya de capturer un lama pour le tuer en lui
écrasant la tête à coups de pierre, et se procurer une provi-
sion de vivres. Mais les lamas avaient des doutes sur son
compte : ils l'épiaient de loin avec leurs yeux bruns et mé-
872 LA REVUE DE PARIS
fiants et ils s'enfuyaient en élernuant dès qu'il approchait. Le
deuxième jour, la fièvre le prit et il fut secoué de frissons
douloureux. Finalement, avec une extrême circonspection, il
descendit jusqu'au mur de la vallée des Aveugles pour dis-
cuter les termes de sa capitulation. Il longea le canal, lançant
de temps à autre des appels ; deux aveugles se présentèrent à
l'une des portes et il entama la conversation.
— J'étais fou, — dit-il, — mais c'est que j'étais tout nou-
vellement arrivé.
Ils déclarèrent que ce ton-là valait mieux. 11 continua en
leur assurant qu'il était assagi maintenant et se repentait de
tout ce qu'il avait fait. Soudain, malgré lui, il pleura, car il
était très affaibli et souffrant, et ses pleurs parurent aux
aveugles un signe favorable. Ils lui demandèrent s'il croyait
toujours qu'il pouvait voir.
— Non, — répondit-il. — C'était insensé. Ce mot ne
signifie rien... moins que rien.
— Qu'y a-t-il au-dessus de nos têtes? — interrogèrent-
ils encore.
— A environ dix fois dix hauteurs d'homme, il y a un
toit au-dessus du monde... un toit de rocher, très uni, très
doux au toucher... si doux, si merveilleusement douxl... (Il
éclata de nouveau en sanglots convulsifs.) Mais, avant de me
questionner davantage, — leur dit-il, donnez-moi à manger:
je meurs de faim.
Il s'attendait à de cruels châtiments, mais ces aveugles
étaient susceptibles de tolérance; ils considéraient sa rébellion
comme une preuve de plus de son idiotie et de son infériorité
générale : après l'avoir fouetté, ils lui assignèrent les travaux
les plus simples et les plus durs, et lui, n'imaginant aucune
possibilité de vivre autrement, accomplissait sa tâche avec
résignation.
Peu après cette équipée, il fut malade : ils le soignèrent avec
bonté, ce qui lui facilita sa soumission. Cependant ils l'obli-
gèrent à rester alité dans les ténèbres, et ce lui fut une grande
misère. Des philosophes aveugles vinrent le morigéner de sd
coupable légèreté d'esprit et lui reprochèrent d'une façon si
touchante ses doutes concernant le couvercle qui protégeait
leur casserole cosmique qu'il finit par se demander si, en
LE PAYS DKS AVEUGLES 878
réalité, il n'était pas la victime de quelque hallucination pour
ne pas l'apercevoir au-dessus de sa tête.
*
* *
Ainsi Nuilez devint citoyen du Pays des Aveugles : les
habitants cessèrent d'être un groupement impersonnel; ils
furent pour lui des individus avec lesquels il se familiarisa,
tandis que le monde de par delà les montagnes se perdait
dans le lointain et l'irréel. Il connut surtout Yacob, son
maître , homme bienveillant quand rien ne le contrariait ;
Pedro, neveu d'Yacob, et Medina-Saroté, la plus jeune fille
de son maître.
Celle-ci était peu prisée de ses compatriotes, parce qu'elle
avait un visage aux traits nets et qu'il lui manquait celte face
aplanie et flasque qui est l'idéal de la beauté féminine chez
les aveugles. Nuaez, dès le début, l'avait trouvée agréable, et
bientôt elle fat pour lui le plus bel objet de la création. Elle
différait des autres habitants de la vallée en ceci que ses pau-
pières fermées n'étaient ni creuses ni rouges : on aurait pu
croire, à chaque instant, qu'elles allaient s'ouvrir; de plus,
elle avait de très longs cils, ce qui était considéré comme
une grave difformité, et sa voix était faible et ne satisfaisait
pas les oreilles exigeantes des aveugles. Aussi n'avait-elle
aucun soupirant.
Le moment arriva où Nufiez se dit que, s'il pouvait l'obtenir,
il se résignerait a vivre dans la vallée le reste de ses jours.
Il la guetta ; il chercha des occasions de lui rendre de
petits services, et bientôt il eut la certitude qu'elle le remar-
quait. Un jour de repos, à une assemblée, ils étaient assis
côte à côte dans les ténèbres étoilées, et la musique était
douce. Sa main rencontra celle de la jeune fille et il osa la
presser. Alors, très tendrement, elle répondit à sa pression.
Une autre fois qu'ils prenaient leur repas dans l'obscurité,
elle effleura de nouveau sa main, et, le feu ayant flambé tout
à coup, il vit quelle tendresse exprimaient ses traits. Il se
décida à lui avouer ses sentiments.
Un soir qu'elle installait son rouet devant la porte pour
filer, il vint la rejoindre. La clarté de la lune la transformait
S']\ LA BEVUE DE PARIS
en une mystérieuse statue d'argent. Il s'assit a ses pieds et lui
dit combien il l'aimait, et combien elle lui paraissait belle. 11
avait une voix caressante ; il parlait avec une tendi^esse res-
pectueuse et comme apeurée, et jamais encore elle n'avait
entendu le langage de l'adoration. Elle ne lui donna aucune
réponse définitive, mais il était clair que les paroles du jeune
bomme lui avaient plu.
Après cela, il causa avec elle cliaque fois qu'il la rencontrait.
La vallée lut son univers, et le monde de par delà les mon-
tagnes, OLi les hommes vivaient le jour, à la lumière du soleil,
sembla n'être plus qu'une fable merveilleuse qu'il lui racon-
terait quelque jour. Timidement et en hésitant, il se risqua à
aborder le sujet de la vue.
La jeune fille pensait que cette énigme était la plus poétique
des fantaisies ; elle écoutait les descriptions qu'il lui donnait
des astres, des montagnes et de sa calme et pâle beauté avec
une indulgence qu'elle se figurait coupable. Elle n'y croyait
pas, elle ne comprenait qu'à moitié, mais elle était secrète-
ment ravie, et lui, tout à son rêve, s'imaginait qu'elle se
représentait exactement toutes les splendeurs qu'il lui dépei-
gnait.
Son amour devint peu à peu moins craintif et Nunez prit
courage. Bientôt il voulut la demander en mariage à Yacob
et aux Anciens de la vallée; mais elle en manifesta de l'inquié-
tude et elle le pria de différer cette démarche. Ce fut une de
ses sœurs aînées qui, la première, prévint son père des amours
de Medina-Saroté et de Nuiiez.
Ce projet souleva d'abord la plus vive opposition, non
pas que les aveugles fissent trop de cas de la jeune fille,
mais parce qu'ils tenaient Nunez pour un être à part, un, être
idiot et incomplet, au— dessous du niveau permis à l'homme.
Les sœurs de Medina-Saroté se récrièrent amèrement, car
une telle union jetait le discrédit sur elles toutes ; et le
vieux Yacob, bien qu'il éprouvât à la longue une sorte d'af-
fection pour son serf maladroit et soumis, secoua la tête et
jugea la chose impossible. Les jeunes hommes s'irritaient à
l'idée de cet abâtardissement de la race, et l'un d'eux s'em-
porta au point d'injurier et de frapper Nunez. Celui-ci rendit
LE PAYS DES AVEUGLES 876
coup pour coup et, pour la première fois, la vue lui fut
avantageuse, même dans la demi-obscurité. Après ce combat,
personne ne s'aventura à lever la main sur lui ; mais tous
s'obstinaient à déclarer ce mariage impossible.
Le vieux Yacob aimait tendrement sa dernière fille et il
était navré qu'elle vînt si souvent pleurer sur son épaule :
— Tu comprends, ma chérie, c'est un idiot... Il a des
hallucinations... Il ne peut rien faire de bien.
— Je le sais, — se lamentait Medina-Saroté. — Mais il
n'est déjà plus comme il était au début. Son état s'améliore ;
et il est fort, mon père chéri, et il est bon... plus fort et
meilleur qu'aucun d'entre nous. Et il m'aime, pèrel... et je
l'aime !
Le pauvre père était grandement affligé de la désolation de
sa fille, et son attachement à Nufiez ajoutait à son chagrin.
Une fois, il se rendit avec les autres Anciens dans la salle sans
fenêtres oiî siégeait le conseil, et, tout en prenant part à l'en-
tretien, il trouva moyen, au moment opportun, de placer un
mot au sujet de Nufiez:
— Son état s'améliore. Très vraisemblablement, il sera un
jour aussi sain que nous-mêmes...
*
Peu de temps après, un des Anciens, qui savait penser pro-
fondément, eut une idée. Parmi ce peuple, c'était lui le grand
docteur, le guérisseur, et il avait un esprit inventif et philo-
sophique : l'idée de délivrer Nufiez de ses particularités
bizarres devait le séduire. A une séance à laquelle assistait
Yacob, il amena la conversation sur Nufiez.
— J'ai examiné Nunez, — lit-il, — et son cas me semble
plus clair. Je pense qu'on pourrait probablement le guérir.
— C'est ce que j'ai toujours espéré ! — s'écria le vieux
Yacob.
— Son cerveau est atteint, — assura le docteur aveugle.
Les Anciens eurent un murmure approbateur.
— Or, de quel mal est-il atteint ?
— Hé? — fit Yacob.
— Voici, — poursuivit le docteur, répondant à sa propre
876 LA REVUE DE PARIS
question. — Ces choses bizarres qu'on appelle les yeux et qui
existent pour creuser une agréable dépression dans le visage,
sont, dans le cas de Nufiez, malades au point d'affecter son
cerveau. Ils sont extrêmement distendus ; ils ont des poils et
leurs paupières remuent : en conséquence, son cerveau est
dans un état constant d'irritation et de distraction.
— Oui ! — répétait le vieux Yacob, — oui.
— Je crois pouvoir avancer avec une certitude raison-
nable, que, pour obtenir une cure radicale, tout ce qu'il nous
faut faire est une opération chirurgicale simple et facile : il
ne s'agit que d'enlever ces corps irritants.
— Et alors, il sera sain ?
— Et alors il sera parfaitement sain et nous ferons de lui
un citoyen admirable.
— Que Dieu soit béni de nous avoir donné la science 1 —
s'écria le vieux Yacob.
Et il partit aussitôt pour annoncer a Nunez son heureux
espoir.
Mais la façon dont Nunez reçut cette bonne nouvelle lui
parut froide et le désappointa.
— On croirait, d'après le ton que vous prenez, — dit le
vieux, — que vous ne vous souciez guère de ma fille I
Ce fut Médina- Saroté qui persuada Nunez d'affronter les
chirurgiens aveugles.
— Oh! c'est vous, — protestait Nunez, — qui voulez que
je renonce au don de la vue !
Elle hocha la tête.
— Mais mon univers, c'est la vue !
Elle baissa la tête davantage.
— Il existe tant de belles choses, de si belles petites
choses!... les fleurs, les lichens, parmi les rocs; les reflets et
le chatoiement d'une fourrure; le ciel profond avec son duvet
de nuages, les couchers de soleil et les astres!... Et il y a voas.
Pour vous seule, il est bon de posséder la vue, il est bon de
voir votre visage doux et serein, vos lèvres bienveillantes,
vos chères et jolies mains jointes... Ce sont mes yeux que
vous avez séduits, mes yeux qui me lient à vous, et ce sont
mes yeux que ces idiots veulent me prendre ! Au lieu de vous
LE PAYS DES AVEUGLES S']']
contempler, il me faudrait vous toucher seulement, vous
palper... vous entendre et ne plus jamais vous voir ; il me
faudrait entrer sous ce toit de roches^ de pierres et de ténèbres,
cet horribls plafond sous lequel votre imagination se courbe...
Non!... vous ne voudrez pas que je consente à cela?...
Il se tut, ayant donné à sa phrase une intonation inlerro-
gative : un doute désagréable s'était emparé de lui.
— Parfois je souhaite...
Et elle n'acheva pas.
— Eh bien.»* — questionna-t— il, avec un peu d'appré-
hension.
— Parfois je souhaite que vous ne parliez plus comme cela.
— Gomme quoi?
— C'est très beau, je le sens. C'est votre imagination, et
elle me ravit... mais... à présent...
Un frisson glacial le secoua.
— A présent?... — fit-il, d'une voix rauque.
Elle demeura parfaitement immobile et ne répondit pas.
— Vous voulez dire... vous croyez... que je serais mieux...
qu'il vaudrait mieux peut— être ?...
Il devina soudain les pensées de la jeune fille et suffoqua de
colère, de colère contre le destin stupide, et, en même temps,
il se sentit envahi, pour elle qui n'avait pas compris, d'une
infinie sympathie, d'une sympathie qui était presque de la pitié.
— Ma chérie I — murmura-t-il passionnément.
La pâleur de la jeune fille lui indiqua combien elle souffrait
de tout ce qu'elle ne pouvait pas dire. Il passa ses bras autour
d'elle, lui baisa la joue, et ils restèrent ainsi quelque instants,
silencieux.
— Si je consentais à ce sacrifice?... — insinua-t-il d'une
voix qu'il avait faite très douce.
Elle le serra contre son cœur en donnant libre cours k ses
larmes.
— Oh! situ voulais I... — sanglotait-elle, — oh! si seule-
ment tu voulais I . . .
*
* *
Pendant la semaine qui précéda l'opération par laquelle il
allait s'élever de sa servitude et de son infériorité au rang de
878 LA REVUE DE PARIS
citoyen libre du- Pays des Aveugles, Nunez ne goûta pas une
minute de sommeil. Aux heures chaudes et ensoleillées oii les
autres dormaient heureux, il restait assis à réfléchir ou errait
sans but, ramenant sans cesse son esprit sur le sacrifice de
ses yeux. 11 avait fait connaître sa réponse, il avait donné
son consentement, et cependant il n'était pas certain de lui-
même...
Enfin la dernière nuit de labeur s'écoula ; le soleil baigna
de splendeur les crêtes dorées, et le dernier jour commença
pour lui oij il allait voir encore.
Avant qu'elle s'en allât dormir, il eut quelques minutes
d'entretien avec Medina-Saroté.
— Demain, — lui dit-il, — je ne verrai plus.
— Elu de mon cœur, — répondit-elle, en lui pressant
les mains de toutes ses forces, — ils ne vous feront presque
pas soufirir et vous allez endurer ces douleurs, subir cette
épreuve pour moi, bien-aimé... Si la vie et l'amour d'une
femme le peuvent, je vous rendrai tout cela, mon aimé, mon
bien-aimé à la voix caressante, je vous rendrai tout cela.
Plein de compassion pour lui-même et pour elle, il l'attira
contre lui, unit ses lèvres aux siennes, et contempla, une
dernière fois, son doux visage.
Et, à cette vue si chère, il murmura :
— Adieu ! adieu !
Puis, en silence, il se détourna : elle écouta le bruit de ses
pas qui s'éloignaient lentement, et le rythme traînant de la
marche de Nunez l'attrista à tel point qu'elle éclata en sanglots. . .
11 allait droit devant lui. Au cours de la nuit, il avait
décidé de se rendre en un endroit écarté d'oii les prairies
seraient belles de narcisses blancs et d'y rester jusqu'à
l'heure de son sacrifice ; mais, tout en cheminant, il leva les
yeux, et il vit le matin, le matin qui descendait les pentes de
la montagne comme un ange en armure d'or.
Devant cette splendeur, il lui sembla que le monde aveugle
delà vallée, et lui-même et son amour, n'étaient pas autre
chose qu'un cauchemar infernal. Renonçant k la prairie des
narcisses, il continua d'avancer, franchit le mur d'enceinte
et gagna les pentes rocheuses, les yeux fixés sur les glaciers
LE PAYS DES AVEUGLES 879
et les neiges ensoleillées. Il vit leur beauté infinie et son ima-
gination prit l'essor vers les choses d'au delà avec lesquelles
il allait rompre pour toujours. ,
Il pensa au monde vaste et libre dont il était séparé, à ce
monde qui était le sien, et il eut la vision de pentes plus
lointaines, et, dans la distance, apparut Bogota, ville aux
magnificences multiples et scintillantes, clarté glorieuse le
jour, mystère lumineux la nuit; ville de palais et de fontaines,
de statues et de maisons blanches. Il conçut qu'il serait pos-
sible, après tout, de remonter et de descendre, pendant un
jour ou deux, par des passes et des défilés, pour se rappro-
cher de ses places et de ses rues affairées. Il songea au voyage
sur le fleuve, jour après jour, de Bogota la grande jusqu'au
monde plus vaste encore, par des villes et des villages, des
forêts et des déserts, au long du fleuve tourbillonnant, jusqu'à
ce que ses rives reculent, que les steamers s'avancent, dans un
sillage écumant et qu'on ait atteint la mer, la mer sans limites,
avec ses îles par centaines et par milliers, et ses navires entre-
vus dans la brume et sillonnant en tous sens le monde spa-
cieux. Là-bas, sans que des montagnes le resserrent, on voit
le ciel... le ciel, et non pas le couvercle d'ici, mais une arche
bleue sans limites, un abîme d'abîmes dans lequel les astres
décrivent leur course I . . .
Ses yeux, avec un intérêt plus vif, scrutèrent le rideau
des montagnes.
<( Si j'allais de ce côté, par ce ravin, jusqu'à cette che-
minée plus loin, j'irais sortir au milieu des pins rabougris
qui croissent sur cette plate-forme, et, si je grimpais plus
haut encore, je parviendrais à l'extrémité de la gorge... Et
puis?... Ce talus pourrait être gravi facilement. De là, qui
sait? il serait possible d'escalader la muraille du précipice
qui monte jusqu'à la limite des neiges... Et ensuite?... J'arri-
verais sur la neige ambrée et je serais à mi-chemin de la
crête de ces magnifiques désolations. Supposé que j'aie de la
chance I... »
Il jeta un coup d'œil en arrière sur le village; alors, se
retournant, il le contempla, les bras croisés. Il pensa à
Medina-Saroté, et l'image de la jeune fille était minuscule
dans l'éloignement...
38o LA REVUE DE PARIS
Tout à coup, il fit face à la pente de la montagne que le
matin avait descendue sous ses yeux. Avec une extrême pru-
dence, il commença l'ascension.
* *
Au coucher du soleil, il ne montait plus : il avait atteint
les hauteurs, très loin de la vallée des Aveugles. Ses vêtements
pendaient en loques, ses membres étaient ensanglantés et
meurtris, mais il se prélassait sur le rocher et un sourire
errait sur son visage.
De l'endroit où il était couché, le vallon semblait perdu
au fond d'un trou, un mille au moins plus bas. Déjà les
brumes et l'ombre l'obscurcissaient, bien que les sommets
autour de lui fussent encore embrasés de lumière et de
flammes.
Les sommets de la montagne étaient embrasés de lumière
et de flammes, et les moindres recoins dans les rochers à
portée de sa main étaient baignés d'une limpide beauté ;
une veine verte transparaissait sous la roche grise; des cris-
taux scintillaient çà et là, des teintes orange revêtaient un
lichen exigu, minusculement superbe. Des ténèbres profondes
et mystérieuses s'écroulaient dans la gorge : des bleus qui
s'assombrissaient jusqu'au pourpre, et des pourpres qui se
transformaient en opacités lumineuses. Et, au-dessus de sa
tète, s'étendait la libre immensité du ciel.
Il cessa d'admirer ce spectacle et s'allongea, tranquille et
souriant, comme si ce bonheur lui eût suffi, de s'être échappé
du Pays des Aveugles.
Les lueurs du couchant s'éteignirent. Et ce fut la nuit. Et
Nunez reposait sous les étoiles froides et claires.
H. -G. WELLS
(Traduit de l'anglais par Hemiy D. Davray et B. Koz aki e vvicz .)
MÉMOIRES
D'UN
PAYSAN BAS-BRETON
PREMIERE SERIE
IX
EN CRIMÉE
Durant le reste de septembre et tout le mois d'octobre,
nous courûmes ces plaines et ces montagnes, Russes et Fran-
çais se faisant, comme nous disions, une véritable chasse à
l'homme, sans se faire beaucoup de mal. Quand nous mar-
chions en avant, les Russes prenaient leurs bagages et
se retiraient devant nous, sans se presser, en laissant une
ligne de tirailleurs pour s'amuser avec une autre ligne de
tirailleurs que nous envoyions faire vis-a-vis. Quand nous
battions en retraite, ils nous suivaient, toujours a peu près à
la même distance, sans précipitation. On avait l'air de s'amu-
ser, je crois même que les balles se mettaient de la partie en
se refusant à faire du mal, car on les entendait bien siffler,
mais elles ne touchaient jamais personne. Je ne vis qu'un
chasseur d'Afrique qui, voulant aller trop près de la ligne russe,
eut son cheval tué et dut s'en revenir avec sa selle sur son
dos, sans même que les tirailleurs russes, qui pouvaient le cri-
bler de balles, songeassent à tirer dessus.
Un jour cependant, ou plutôt une nuit, nous laissâmes plu-
sieurs hommes sur le terrain; non des morts, mais des ivre-
morls. Nous étions depuis trois jours campés dans la vallée
I. Voir la Revue du i5 décembre îQoi et du i"^"" jan>ier igoô.
382 LA REVUE DE PARIS
du Belbeck, à portée de canon de l'armée russe, dans une
situation, certes, des plus critiques, ayant, disait-on, quarante
mille hommes devant nous et des montagnes dans le dos. Il
ne nous restait, pour sortir de là, qu'un seul passage qu'un
bataillon ou deux pièces de montagne auraient pu défendre.
Nous avions cependant présenté, par deux fois, la bataille aux
Russes, mais ils se contentaient, comme d'habitude, d'envoyer
quelques tirailleurs pour nous distraire.
Un soir, lorsque nous étions déjà couchés, on vint nous
dire à voix basse de ramasser vivement nos bagages en silence,
de bien attacher les bidons et les gamelles sur le sac, afin
qu'ils ne ballottent pas et ne fassent aucun bruit en mar-
chant. Les cantinières avaient aussi envoyé dire dans les com-
pagnies qu'elles avaient des boissons à donner à très bon
marché, sinon pour rien : elles avaient été averties d'abandonner
tous leurs bagages avec les mulets. On peut penser que les
soldats ne se firent pas prier deux fois pour aller chercher de
la boisson à bon marché et même pour rien. Malheureuse-
ment, si quelques-uns se plaignirent de n'avoir pas eu leur
compte, beaucoup en eurent de trop, et, le sommeil perdu
aidant, plusieurs restèrent sur le carreau, soit immédiatement,
sur place, soit succombant en route. On ne s'occupait guère
d'eux; on n'avait pas le temps : les officiers paraissaient
n'avoir qu'un souci : c'était de commander le silence.
Le lendemain, au lever du soleil, nous nous trouvions au
repos sur les hauteurs, et, de là, nous voyions les Russes
dans le camp que nous occupions la veille ; le passage d'oii
nous venions à peine de sortir était également occupé par
eux : ils avaient cru nous prendre tous ; mais ils ne trou-
vèrent plus que des tonneaux vides et n'eurent comme pri-
sonniers qu'un certain nombre d'ivrognes, endormis dans le
camp ou à l'entrée du passage, et une cantinière qui avait
voulu, malgré les ordres et malgré le danger, enlever ses
bagages et sa boisson.
Nous retournâmes dans la plaine de Baïdar oii nous devions
prendre nos quartiers d'hiver. Là, d'autres ennemis, plus ter-
ribles que les Russes, nous attendaient : le scorbut, la dysen-
terie, le typhus et le choléra morbus. Nous étions d'autant
plus exposés à leurs attaques que nous étions mal vêtus et
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 385
encore plus mal nourris. L'efTectif des compagnies diminuait
toujours, malgré les renforts que nous recevions souvent de
France. Déjà mes camarades du 87*^ avaient presque tous dis-
paru. Un jour, j'entendis le capitaine, qui avait déjà haussé
les épaules en me voyant la première fois, dire au sergent-
major : « Je n'aurais jamais cru que le petit Déguignet aurait
résisté si longtemps ».
Hélas ! j'étais bien près de succoinber à mon tour. Depuis
trois jours, j'étais atteint de dysenterie. J'avais beau me
raidir et chercher à dissimuler mon mal, le lendemain je
succombai. On fut obligé de me monter avec beaucoup
d'autres sur les mulets à cacolets, qui nous conduisirent à
l'ambulance temporaire du Camp du Moulin, à l'endroit même
oij nous avions campé la première fois en quittant Sébastopol.
Plusieurs de mes compagnons d'infortune y moururent presque
en arrivant ou dans la nuit.
On nous garda là deux jours, puis on nous conduisit à
Kamiech, où l'on nous mit dans une grande baraque : il y
avait des lits de camp, des paillasses et des couvertures. Cette
baraque avait deux portes, l'une qui conduisait au cimetière,
l'autre chez les convalescents. J'en voyais beaucoup sortir par
la porte du cimetière, mais très peu par la porte des conva-
lescents. Je comptais moi-même passer bientôt par la pre-
mière. Cela m'était indifférent : à ce moment-là, j'étais réduit
à un tel état que je n'avais plus ni force ni volonté. Je n'avais
guère plus de vie que les cadavres que je croyais voir à côté
de moi ; on aurait bien pu m'enterrer comme ça ; je n'aurais
pas réclamé, comme ce grenadier dont l'histoire courait alors
les régiments. Blessé mortellement devant Malakoff, ce pauvre
grenadier, que l'on croyait bien mort, fut jeté à la fosse
commune ; mais en tombant et en exhalant sans doute son
dernier soupir, il fit entendre une plainte; un soldat en fit
part au sergent qui surveillait la corvée et qui était justement
de la compagnie de ce grenadier; le sergent jeta un regard
dans la fosse et dit : « Ahl c'est celui-là I je le connais ; c'est
un réclameur ; allez I dans le trou comme les autres ! »
Je restai ainsi cinq à six jours entre les deux portes. Le sep-
tième jour, si je ne me trompe, j'entendis le médecin dire aux
infirmiers : « En voilà encore un de sauvé ; menez-le de
384 LA REVUE DE PARIS
l'autre côté de suite. » J'allais sortir par la bonne porte, ce
que je n'aurais jamais espéré. Je ne me sentais pas mieux du
tout. Je devais l'être, cependant, puisque le médecin le disait
et que l'on me reconduisait parmi les vivants. J'étais sauvé,
en cllet ; au bout de huit jours, j'étais debout : je croyais que
je revenais de l'autre monde. Grâce à un régime sain et
réconfortant, au bout d'un mois, j'étais à peu près revenu à
mon état normal.
Il se trouvait dans cette baraque un jeune caporal, un ex-
séminariste, qui avait préféré la capote à la soutane. Ce jeune
homme nous racontait tous les soirs des contes ou des his-
toires qui nous amusaient et nous égayaient beaucoup. C'était
le premier homme que j'entendisse parler ce que je croyais
être le vrai français. Nous fûmes bientôt de grands amis
Il était de Rennes ou des environs : nous étions donc un
peu compatriotes. Je le félicitai sur son savoir et son talent
d'orateur, à quoi il fut sensible et me remercia. 11 me demanda
si je n'avais pas fait mes classes : a Hélas, cher ami, je suis
en train ^de les faire maintenant, mes classes, sur les champs
de bataille ; je les avais commencées dans d'autres champs,
en gardant les vaches. Mon savoir littéraire va jusqu'à lire et
gribouiller quelques mots illisibles. J'étais venu au régiment
dans l'espoir d'apprendre quelque chose, mais je me suis
trompé, car je n'en vois guère le moyen. »
Mon nouvel ami possédait quelques vieux journaux français,
choses rares Ik-bas, qu'il recevait de temps en temps de son
pays. 11 m'en montra un et me fit lire :
— Mais vous lisez à merveille.
— Oui, mon ami, je lis assez bien, comme tous ceux
qui, sachant lire une langue européenne quelconque, savent
aussi lire le latin ; mais, sur cent, il n'y en a pas un qui com-
prend ce qu'il lit; il en est de même pour beaucoup, je crois,
et en particulier pour moi à l'égard du français.
Il avait aussi du papier et de l'encre, dont on pouvait se
fournir à Kamiech, et, tout de suite, sur son lit, il me fit grif-
fonner quelques mots et trouva que ce n'était pas trop mal,
en me disant que l'écriture n'était qu'un simple exercice ma-
nuel, un travail mécanique d'une importance secondaire dans
l'instruction.
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 385
— Moi-même, dit-il, je suis loin d'être un calligraphe ;
c'est un travail de copistes, de jeunes gens qui ont passé
dix ans chez les Frères k faire des bâtons et des jambages,
sans avoir appris un mot d'orthographe, d'histoire ni de géo-
graphie.
Il me demanda ensuite si j'avais de la mémoire :
— Tant qu'à ça, mon ami, je puis vous le garantir et je
pourrais vous en donner des preuves sur-le-champ. J'ai retenu
toute la théorie de l'école du soldat, qu'on me rabâchait du
reste dix fois par jour, lorsque je faisais mes premiers débuts
à Lorient, et je pourrais vous raconter toutes les histoires que
vous nous avez racontées ici, si j'avais le talent et l'habitude
d'employer les expressions dont vous vous servez si bien.
Il voulut me mettre à l'épreuve et fut très étonné. A dater
de ce moment, nous devînmes deux intimes, deux insépa-
rables ; il se faisait un plaisir d'être mon instituteur, et moi
plus encore d'être son élève. Ce fut le premier et presque le
seul précepteur que j'aie eu de ma vie, hélas ! pour trop peu
de temps. C'est lui qui m'a initié à toutes les sciences dans
lesquelles j'ai pu, plus tard, seul, avec le temps, avancer un
peu.
La première chose que je lui demandai, ce fut de m'ap-
prendre à calculer. Je ne savais pas encore le nom de l'arith-
métique. Aussitôt, avec son crayon, il me fit un petit carré
de chiffres, la fameuse table de Pyihagore, en me disant
d'apprendre cela par cœur. Je ne fus pas long à apprendre
celte table, ni l'addition et la soustraction ; d'abord, avec les
explications et les démonstrations qu'il me faisait, il était
impossible, à moins d'être complètement bouché, de ne pas
arriver vite à tout comprendre. La multiplication et la divi-
sion me tinrent plus longtemps. Entre temps, il entreprit de
m'apprendre un peu d'histoire, car il en savait, mon jeune
ami : c'était un véritable érudit, un puits de science.
Il me dit d'abord que ce qu'on apprenait alors dans les
écoles primaires sous le nom d'histoire sainte, n'était qu'une
suite de légendes :
— Moi, je vais vous donner de la vraie histoire, constatée
et attestée par des empreintes ineffaçables.
Il commença par la Perse, la Grèce, Rome et Carthage, la
i5 Janvier igoS. n
386 LA REVUE DE PARIS
chute de tous ces -empires et l'envahissement de l'Occident par
les barbares d'Orient, puis l'envahissement de la Gaule par
une autre espèce de barbares sortis des forêts de la Germanie,
qui avaient subjugué et absorbé les Gaulois et donné leur nom
à la France.
Il avait beau faire, mon caporal, s'il me donnait de la
besogne, je lui en donnais aussi : une histoire racontée le soir,
le lendemain je la lui narrais point à point, dans mon jargon,
bien entendu, un français de cuisine qui le faisait rire par-
fois. Je savais les quatre règles ; quant à l'orthographe et à
la langue française, elles ne peuvent guère s'apprendre, me
disait-il, que par la lecture de bons livres et la fréquentation
d'hommes parlant correctement la langue, deux choses dilTî-
ciles, sinon impossibles, à trouver dans le milieu où je vivais
alors et dans lequel j'ai passé toute ma vie. La géographie, il
me l'apprit avec un crayon et une feuille de papier ou un
vieux journal : le plancher, la couverture du lit, tout nous
servait de moyen de démonstration. Le plus dillicile ici fut
de me prouver que la terre était ronde et de me faire com-
prendre les latitudes et les longitudes ; le reste alla comme
l'histoire : je parle bien entendu d'un ensemble général, d'un
canevas d'histoire et de géographie ; nous n'avions pas le
temps d'entrer dans les détails.
Il m'expliqua aussi beaucoup de problèmes qui me trot-
taient dans le cerveau depuis mon enfance, notamment le
télégraphe électrique et la vapeur. Il m'expliqua comment
et par quelles lois les grands navires se maintiennent sur
l'Océan, lorsqu'un simple grain de poussière s'y enfonce, et
comment les mêmes lois font monter les ballons dans l'at-
mosphère. Il me raconta même l'aventure d'Archimède, à pro-
pos de la découverte de ces lois. Il m'avait enseigné un peu
de géométrie et lorsque j'eus compris, non certes la géométrie,
mais à quoi servait la géométrie, il me dit : c< C'est incroyable
que cette science si vraie, si juste, si nécessaire à l'homme et
si facile à comprendre, soit exclue de nos écoles primaires,
sous prétexte qu'elle n'est pas à la portée des jeunes intelli-
gences. Mais elle est à la portée de tout le monde, au con-
traire, el tout le monde en fait. Les maçons, les charrons, les
charpentiers, les cultivateurs même font de la géométrie
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 887
toute leur vie, et de la géométrie pratique que bien des théo-
riciens de la Sorbonne ne pourraient faire. »
Le temps passait vite dans ce travail attrayant. Une seule
chose autrefois me faisait peur, — s'il m'est permis d'écrire
ce mot, — en allant au régiment, c'était l'hôpital ou l'ambu-
lance : j'en avais entendu dire des choses si terribles! Et voici
que le plus heureux moment de ma vie, je le passais dans
une ambulance, sur une terre étrangère, à cinq cents lieues
de mon pays. Nous étions à la fin de l'année i855. L'hiver
était rude ; le froid était descendu jusqu'à vingt et un degrés
au-dessous de zéro. Quoique ça, nous avions, mon camarade
et moi, demandé au médecin de retourner à nos régiments;
mais à dire vrai, au fond de nos cœurs, nous éprouvions le
désir, sinon le besoin, de rester encore quelque temps en cet
heureux état. Nous le sentions d'autant plus que nous n'avions
plus rien à faire au régiment. La guerre était censément ter-
minée; les armées étaient toujours en face les unes des autres,
il est vrai, mais à peu près dans la position de deux chiens
de faïence. Nous attendions le bon plaisir des diplomates réu-
nis à Paris par notre Empereur pour régler les comptes « des
pots cassés », comme nous disions là-bas. Mais, si l'Empe-
reur avait eu intérêt à faire durer le siège de Sébastopol, il
avait autant d'intérêt à conserver à Paris le plus longtemps
possible tous ces grands diplomates et leur nombreuse suite,
pour occuper les Parisiens, afin que les Parisiens ne s'occu-
passent pas de lui.
A notre demande de sortie, le médecin répondit que nous
avions le temps, que nous n'étions pas aussi bien rétablis que
nous le pensions, qu'une rechute serait pour nous un coup
fatal. Ce médecin connaissait l'intelligence et le savoir de mon
camarade et savait à quoi nous passions notre temps ; il pensait
que nous faisions autant là, sinon plus, que nos camarades
dans la plaine de Baïdar.
Nous allions souvent nous promener, quand le temps n'était
pas trop froid. Nous poussions nos promenades jusque chez
les Piémontais, dont la plupart parlaient français, cette armée
étant composée de Savoyards et de Niçois. Nous avions du
plaisir à visiter aussi le camp des Anglais, qui était bien
mieux arrangé que le nôtre. Ils étaient mieux habillés et mieux
388 LA REVUE DE PARIS
nourris que nous. Aussi n'avaient-ils pas été atteints comme
nous par tant d'horribles maladies, pas même par le spleen
ou maladie du pays, l'Anglais étant ou croyant être partout
dans son pays, puisque la terre lui appartient : qu'il aille en
Amérique, en Australie, en Asie, en Afrique, il est toujours
chez lui.
Les régiments campés près de Sébastopol allaient chercher
du bois dans les décombres, mais en grandes corvées et accom-
pagnés de soldats en armes ; il était défendu d'aller isolément.
Nous voulions cependant faire une visite dans l'intérieur
de Sébastopol, ou plutôt dans l'intérieur de l'enceinte qui
contenait naguère Sébastopol. Nous partîmes un jour, bien
décidés. Nous fîmes un détour pour gagner les tranchées dans
lesquelles nous courûmes bien vile, en zigzag, en nous bais-
sant parfois. Nous arrivâmes ainsi sans accident jusque dans
l'enceinte de ce qui avait été la ville. Nous errâmes longtemps,
ayant un peu l'air de revenants parmi les décombres, péné-
trant au rez-de-chaussée de maisons qui n'étaient pas entière-
ment écroulées. Nous entrâmes dans une petite maison qui
n'avait pas eu tant de mal que les autres; je croyais entrer
dans un ménage de mon pays ; rien n'y manquait pour m'en
donner l'illusion : chaudrons, pots en terre, poêle à crêpes
et ses accessoires, tables et bahuts en chêne, bancs, esca-
beaux, crémaillère, trépieds; il y avait même un paquet de
crêpes moisies et du pain noir; tout contribuait à me faire
croire que j'étais dans un ménage de pauvres Bretons,
Nous nous assîmes sur les escabeaux, et mon ami se mit à
parler :
— Voilà, dit-il, à quoi servent les guerres! Que nous pré-
sente cette ville? des monceaux de ruines, ce que prirent les
Grecs quand ils entrèrent à Troie, après dix ans de siège, ce que
prirent les Romains en prenant Garthage : des pierres et de la
cendre. Et les cent mille hommes qui dorment d'un sommeil
éternel sous ces décombres, tous des jeunes gens comme nous,
qui auraient pu rendre de grands services à leur pays, à leurs
familles, à l'humanité, et les habitants de celte malheureuse
ville obligés de fuir au milieu de la nuit, en abandonnant tous
leurs biens, réduits aujourd'hui à la misère, à la mendicité et
pleurant plusieurs de leurs enfants ensevelis sous ces ruines.
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON SSq
tout cela pour le plaisir et dans l'intérêt de deux ou trois
hommes, que les peuples prient encore les dieux de leur con-
server éternellement ; mais quand le peuple crie : ave, impe-
ralor, l'écho du genre humain répèle : ave, dolor.
Sur ces réflexions philosophiques, nous quittâmes cette
pauvre demeure et les ruines pour regagner notre ambulance.
X
CHEZ LES TURCS
Au commencement de janvier i856, vint un ordre de faire
évacuer sur Constantinople tous les convalescents et les ma-
lades de Kamiech qui pouvaient supporter la traversée. Mal-
gré que nous ayons tous les deux manifesté le désir de
retourner h Baïdar plutôt que d'aller à Constantinople, nous
fûmes désignés pour les premiers convois. On nous embarqua
sur un transport français, un transport-hôpital qui avait déjà
semé une ligne de cadavres entre Kamiech et le Bosphore.
Celait à son bord, si je ne me trompe, qu'était mort le maré-
chal de Saint-Arnaud, par le poison, disait-on.
En débarquant à Constantinople, je fus bien surpris en
voyant une ville d'un aspect extérieur si beau répondre si
peu dans l'intérieur à cet aspect séduisant. Nous traversâmes
la ville: des ruelles étroites, tortueuses, pleines d'ordures, où
les chiens se disputaient des morceaux de charogne ; des mai-
sons brûlées et non abandonnées par leurs habitants qui y
couchaient parmi les décombres ; des femmes dont la figure
était couverte d'un voile épais, mais dont le reste du corps
était presque nu. Nous marchâmes deux heures dans ces
ruelles infectes pour arriver aux faubourgs, auprès desquels se
trouvaient partout des cimetières. Ensuite, nous traversâmes
des terres incultes et couvertes de gros chardons, pour gagner
les hôpitaux et les ambulances, qui se trouvaient au-dessus de
celte jolie ville impériale. Il y avait là, sur le plateau im-
mense, des baraquements à perte de vue, portant tous des
noms baroques: Daoud-Pacha, Malplaquet, Ramis-Tchiflik,
etc., etc.
SgO LA REVUK DE PARIS
Nous fûmes dirigés sur les baraques de Malplaquet, où il y
avait déjà un grand nombre de convalescents qui avaient l'air
assez bien portant. Là, nous comptions reprendre, mon ami
et moi, nos études un instant interrompues par ce change-
ment. Mais, hélas! mon ami fut pris presque en arrivant pour
les bureaux de l'intendance. Nous fûmes obligés de nous
séparer avec bien des regrets et pour ne plus jamais nous
revoir. Obéissant à une recommandation que cet ami me fit
alors, je ne puis citer ici son nom, ni son vrai pays. N'im-
porte, ce fut pour moi le premier homme vraiment digne
de ce nom; plus tard j'en ai connu encore quatre ou cinq,
dont quelques-uns pouvaient l'égaler mais non le surpasser.
C'est lui qui m'a communiqué l'étincelle de la pensée et de
la réflexion, qui fait de l'homme un être supérieur à tous ses
confrères terrestres.
Huit jours après, j'eus, moi aussi, mon petit emploi. On avait
demandé parmi nous des volontaires pour aller soigner les
malades comme infirmiers auxiliaires. Nous partîmes une
vingtaine. On nous envoya à l'ambulance de Ramis-Tchiflik,
non loin de Daoud-Pacha. C'était l'ambulance des typhoïdes,
où régnait en permanence le plus terrible, le plus dégoûtant
des fléaux : presque tous ceux qui en ont été atteints sont
sortis par la porte de l'amphithéâtre ; ceux qui ont sur-
vécu ont perdu l'intelligence ou l'usage de quelque membre.
En arrivant, un sergent infirmier demanda s'il n'y avait
pas de comptable parmi nous ; comme personne ne répon-
dait, il vint brusquement vers moi qui, le plus petit, me trou-
vais le dernier comme d'habitude :
— Vous savez lire, vous, j'en suis sûr.
— Oui, sergent, je sais lire, mais pas beaucoup écrire.
— Ça ne fait rien ; allez là-bas trouver le vaguemestre ;
celui-là vous apprendra.
Je croyais qu'il se moquait de moi d'abord; mais, en mon-
trant la baraque du doigt, il me dit :
— Dépêchez-vous.
Je fus bien obligé d'obéir. Ce vaguemestre était un simple
sergent qui me demanda aussi si je savais lire et écrire :
— Oui, sergent, je lis assez bien, mais j'écris très mal.
— Ça suffit. 11 s'agit seulement de m'aider à distribuer les
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON SqI
lettres; nous avons par ici une grande quantité de lettres dont
les destinataires sont morts depuis longtemps sans doute,
mais qu'on fait toujours circuler d'ambulance en ambulance,
jusqu'à ce qu'elles soient arrivées à l'ambulance où l'on est
certain que ces destinataires sont morts. On passe dans les
baraques avec ces lettres en criant les noms, et celles dont on
n'a pas trouvé les destinataires, on écrit au dos : Inconnu à
Ramls-TchifUI; .
La besogne n'était pas au-dessus de mes forces. Ce n'était pour-
tant pas une sinécure ; il fallait courir beaucoup, s'égosiller
du malin au soir, et passer souvent une bonne partie de la nuit
à écrire les mots : inconnu à Ramis-Tchlfiih, sur des enveloppes
qui étaient déjà couvertes de toutes sortes d'écritures illisibles.
Nous étions bien nourris dans cette ambulance. On envoyait
là les nourritures les plus fines, des viandes choisies, du pois-
son, des œufs, des biscuits, des vins fins de toute provenance,
pour des malades qui n'en avaient plus besoin ; nous en pro-
fitions. Les médecins nous recommandaient de boire du rhum :
c'était, d'après eux, le meilleur moyen de se prémunir contre
le terrible mal. Quoique peu habitué jusque-là aux liqueurs
jfortes, je ne me faisais pas trop prier pour en boire...
Un jour, j'allai porter une lettre à l'employé de l'amphi-
théâtre, celui qui était chargé « d'encaisser » les morts, car on
les mettait dans des espèces de cercueils. Je trouvai mon
homme assis sur un cercueil, les manches retroussées jus-
qu'aux épaules, un marteau et une bouteille de rhum à côté
de lui ; il venait d'enclouer son quinzième cadavre, et il y en
avait encore une dizaine devant lui, allongés tout nus sur la
dalle. C'était là le produit de la nuit précédente, car c'était
presque toujours dans la nuit que ces malheureux s'éteignaient.
Il me fallut goûter son rhum, puis il me fit voir comment il
s'y prenait pour expédier « ses cadavres » : il les attrapait par
un bras et par une jambe, comme font les bouchers pour
examiner les veaux ; il les jetait dans la boîte et, avec ses
mains et souvent avec son pied, il appuyait dessus pour les
bien faire entrer ; puis une planche par-dessus et quatre
pointes; en deux minutes, c'était fait.
J'avais vu, avant de quitter Lyon, des gravures ou des
images représentant des sœurs blanches pansant des blessés
892 LA REVUE DE PARIS
devant Sébastopol ; il est probable qu'il y en a eu ; mais,
j'avoue, pour ma part, n'en avoir vu aucune pendant mon
séjour en Crimée. C'est à Ramis-Tchiflik que j'ai vu les
premières. Elles étaient deux, bien jeunes encore, à mon
avis, pour exercer un pareil métier; elles voyaient et enten-
daient des choses qui auraient fait fuir bien d'autres filles
et même des femmes ; mais elles avaient dû être initiées
dans leur école particulière à toutes ces choses, car elles n'en
rougissaient guère et parlaient très librement avec les infir-
miers, comme avec les médecins. C'étaient, comme moi,
deux volontaires, deux braves filles, le cœur sur la main; elles
étaient aussi bonnes que jolies. J'ai connu plus tard bien des
sœurs blanches et même des noires : je n'en ai jamais vu
d'aussi bonnes que ces deux charmantes filles. J'ai du reste
remarqué que les plus belles d'entre elles étaient aussi les
meilleures.
Je ne trouvais pas le temps long dans cette ambulance ; je
n'étais plus soldat, j'étais un vrai facteur de la poste. Cepen-
dant les arrivages de lettres avaient beaucoup diminué. On avait
fini par mettre au rebut toutes les lettres aux noms incon-
nus et raturés. Il y avait là, cependant, des centaines et des
milliers de francs égarés, car toutes ces lettres renfermaient
des mandats...
Le temps avait marché très vile pour moi; nous étions
déjà arrivés à la fin de mars sans que je m'en sois aperçu.
La paix n'était pas encore signée. Mon régiment était tou-
jours à Baïdar, faisant de la culture et du jardinage. Les di-
plomates ne s'ennuyaient pas à Paris. On continuait d'en-
voyer des troupes en Crimée; c'était sans doute pour qu'on
vît quelques soldats rentrer en France après la conclusion de
la paix, afin qu'on ne pût pas dire que tous avaient été enfouis
sous les ruines de Sébastopol. Nous voyions quelquefois, par
hasard, quelques journaux français, impérialistes bien en-
tendu: tous les autres avaient été supprimés. Ces journaux ne
tarissaient pas d'éloges sur l'armée d'Orient, sur sa bravoure,
sa bonne tenue et sa franche gaieté gauloise, disant qu'elle
était du reste bien nourrie, bien couchée et bien habillée; enfin
rien ne lui manquait que la misère. Ces journaux voulaient
sans doute parler de l'armée anglaise.
MÉMOIRES D'UN PAYSAN HAS-BRETON SqS
J'avais rencontré un nouveau camarade, qui n'était certes
pas un savant ni un philosophe comme mon instituteur de
Kamiech, mais un bon garçon, dans le sens que les soldats
attachent à ce mot. 11 savait, comme moi, un peu lire et
écrire ; à ce titre, on avait fait de lui un élève-pharmacien,
comme on avait fait de moi un petit vaguemestre.
Nous allions quelquefois, et sur la fin même très souvent,
le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien
qui était venu s'établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre
aux soldats aussi bien qu'aux Turcs tout ce dont ils pouvaient
avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir k sa
fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs
de Sébastopol ou de Constantinople. 11 faisait le change des mon-
naies; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et
jusqu'à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt
francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de
toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne
pouvait servir qu'à Constantinople. Nous étions devenus, mon
pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien,
qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il nétait venu à
s Constantinople, comme bien d'autres, que dans l'espoir de
ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.
Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se
préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un
Grec. Un jour, il nous dit :
— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée,
tout est terminé maintenant ; j'ai cédé mon fonds à un ami
et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à
Jérusalem, qui n'est pas loin d^ici, je m'offre à payer votre
voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut
pour cela une permission de huit jours, que vous n'obtien-
driez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtien-
drez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement
tous vos officiers. Je m'engage, vis-à-vis d'eux, à répondre
de vous pendant toute la durée de votre permission, et je
vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car
en soldats vous ne pourriez pas venir.
J'ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais
aucune ne m'a causé tant de plaisir et de surprise à la fois.
894 LA REVUE DE PARIS
Comment 1 aller voir Jérusalem, cette cité si célèbre oij se
sont accomplis les mystères qui dirigent et gouvernent le
monde depuis tant de siècles ; voir le tombeau de l' Homme-
Dieu, le Jardin des Oliviers, la Voie douloureuse, le Calvaire I
Voir tout ça pour rien, lorsque de malheureux Russes tra-
vaillent pendant vingt ans à ramasser des économies pour faire
ce pèlerinage sans lequel ils croient ne pouvoir aller au ciell
Nous nous empressâmes d'accepter une proposition si
agréable, si inattendue. L'Arménien nous donna deux mots
pour l'officier qui commandait notre détachement, car le
temps pressait; il allait partir bientôt. Nous n'avions plus
qu'une crainte : c'est que le commandant ne pût pas, mal-
gré les recommandations de l'Arménien, nous accorder celte
permission. Nous allâmes tout droit chez lui. Après avoir
lu la lettre, il réfléchit un instant, puis nous regarda tous
deux ; il nous dit enfin :
— Je puis vous accorder celte permission, car j'ai con-
fiance en vous et en notre ami. Je viens d^apprendre ofliciel-
lement que la paix est signée et, en même temps, que nous
devons rester ici les derniers pour ramasser les débris, c'est-
k— dire encore au moins deux mois. Le terrible typhus a enfin
presque terminé ses ravages. Nous n'avons presque plus de
malades à Tambulance; par conséquent, vous pouvez dire à
l'Arménien de vous emmener avec lui où il voudra, pourvu
qu^il ne vous perde pas.
Trois jours après, nous étions sur un petit vapeur qui filait
comme le vent dans les Dardanelles. Le temps était magni-
fique, et la mer unie comme une glace. Le pont était encom-
bré de monde, de caisses, de malles et de paquets ; on y
parlait toutes les langues. Deux ou trois fois, on nous avait
adressé la parole, je ne sais trop en quelle langue ; mais comme
nous secouions la tête chaque fois, on nous laissa tranquilles.
On nous prenait pour deux Anglais. Justement, nous étions
blonds tous les deux, avec l'air sérieux que nous nous donnions
dans notre habillement de gentleman et, grâce a notre silence,
nous pouvions donner l'illusion de deux enfants de la blonde
Albion. Nous ne pouvions parler qu'à notre Arménien qui savait
a peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem. Nous
passâmes quatre jours et trois nuits en mer. Heureusement,
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BllETON SqB
notre commandant nous avait donné dix jours au lieu de
huit; il avait calculé le temps qu'il fallait pour ce voyage :
juste huit jours, quatre pour aller et quatre pour revenir.
Avec huit jours de permission, nous n'aurions pu nous arrêter
nulle part.
Nous débarquâmes k Jaffa, où l'on trouvait toutes sortes
de moyens de transport pour aller à Jérusalem, des cha-
meaux, des mulets, des ânes, des chevaux et des voitures
dont on pouvait attacher les chevaux des deux bouts.
Avant de partir pour Jérusalem, j'éprouve le besoin de
faire ici une observation. Je ne cite pas et ne puis guère
citer ici de noms propres ni de dates exactes. Nous avons,
on le sait, dans nos cerveaux humains, plusieurs sortes de
mémoires : il y en a qui gardent presque tout, d'autres presque
rien ; il y en a qui retiennent les légendes, les contes ; d'autres
retiennent mieux l'histoire; d'autres des noms, des dates, des
chiffres. Moi, si j'ai eu la mémoire pour retenir les histoires, les
mylhologies et certaines notions scientifiques, elle a été abso-
lument rebelle à retenir les noms propres et les dates ; aussi,
il m'arrive très souvent d'être embarrassé de mettre l'ortho-
graphe d'un nom quelconque, après l'avoir écrit plus de
cent fois. Je me vois donc obligé d'omettre certains noms
propres, de peur de me tromper de nom, de lieu et de date,
ne possédant aucun document pour m'éclairer'. Je sais bien,
cependant, que nous sommes ici au commencement d'avril
i856.
XI
JERUSALEM
Moins d'une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous
trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture
d'un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s'il y en
avait : je n'en voyais guère; nous étions du reste aveuglés par
la poussière et les rayons du soleil. J'entrevoyais cependant
I. Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyroutli pour Jnffa.
396 LA REVU i: DE l'ARIS
des champs et dès jardins bien cultivés, des arbres dont le
nom nous était inconnu ; l'Arménien nous donna le nom des
espèces qui étaient les plus nombreuses : c'étaient des oliviers
et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs
verts de mon pays.
Nous pouvions aller à Jérusalem dune seule traite; mais
notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de
bourgade appelée Uamleh, chez un ami qu'il connaissait pour
un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de
moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les tou-
ristes, moyennant finances, bien entendu. J'aurais bien voulu
aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait,
disait notre hôte, beaucoup de Français; mais nous étions trop
fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied
et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l'ami
de notre ami, qui était un musulman : on sait que la pre-
mière vertu des enfants du Prophète, c'est l'hospitalité.
Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couver-
tures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous
nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les
autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. A quelque
distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on
ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus
d'arbres, ni même aucune espèce de verdure; de tous côtés,
des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même
couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du pro-
phète : l'abomination de la désolation.
Nous étions dans la Judée, le pays de Juda, la plus grande
des douze tribus d'Israël, puisque c'est d'elle que le Sauveur
du monde est sorti. Nous marchions très vite, ce jour-là,
afin d'échapper aux cavaliers qui nous avaient fait trop de
poussière la veille. Bientôt nous poussâmes, mon camarade et
moi, spontanément, un petit cri de : « Ah! Ah ! voilà Jérusa-
lem! » En effet, du haut d'une colline, on apercevait presque
toute la ville, ses maisons blanches, ses dômes, ses clochers,
ses minarets. Notre ami nous montra l'endroit oii tous les
pèlerins s'arrêtaient pour embrasser la terre et chanter en
chœur le Cantique des cantiques. Nous n'étions pas des pèle-
rins, nous avions l'air de deux jeunes touristes ou peut-être
MÉMOIRES D'UN PAYSAN B\S-BRETON Sq'J
de deux commis- voyageurs. Nous n'embrassâmes donc pas
la terre et ne chantâmes point de cantique.
En entrant en ville, on voyait des cabarets ou des hôtels
avec des enseignes en toutes langues. Notre hôte avait sa
demeure vers le centre de la ville ; il tenait un grand bazar
universel où les pèlerins pouvaient se procurer tous les articles
dits de Jérusalem. Nous fûmes reçus comme les enfants de la
maison. Il avait deux fils, deux jeunes gars de quinze à dix-
sept ans qui parlaient le français mieux que nous, et bien
d'autres langues encore, car, à Jérusalem, les jeunes gens
apprennent toutes les langues à la fois. Nous étions arrives
juste les jours des fêles de Pâques des Russes ou des Ortho-
doxes, qui ne se célèbrent pas le même jour que les Pâques
catholiques et fort heureusement, car il n'y aurait pas de
place pour tout le monde et on se mangerait entre orthodoxes
et hétérodoxes; on s'étranglerait au Saint-Sépulcre comme
en i833, oii trois cents personnes y périrent étouffées.
Nous n'eûmes rien de plus pressé que d'aller parcourir la
ville, qui ne me parut pas bien grande. Il n'y avait alors, ru
dire de notre conducteur, qu'environ quinze mille habitants.
Jérusalem ressemble à toutes les villes mahomélanes, avec,
cette différence qu'ici il y a de grands couvents, ou plutôt des
hôtelleries russes et françaises, et des églises qui ont des clo-
chers, choses inconnues aux mahomélans.
Un des fils du négociant vint nous montrer ce que nous
désirions voir tout d'abord. Moi, j'avais toujours dans la mé-
moire le souvenir des principales scènes de la Passion et les
noms des lieux oi^i elles s'étaient passées : la Montagne des
Oliviers, la Grotte de Gethsémani, la Maison d'Anne, celle
de Caïphe. celle de Pilate et la place du Golgolha, oii eut
lieu le dénouement du drame messianique. Notre jeune
guide, sachant que nous n'étions pas deux vrais pèlerins,
nous fit voir les choses telles qu'elles étaient, et non telles
que les pèlerins veulent les voir. Il sourit quand nous lui
demandâmes oi^i étaient ces maisons de Gaïphc, d'Anne, de
Pilate ; il nous dit qu'on faisait bien voir aux pèlerins des
maisons comme étant celles de Caïphe, d'Anne, de Pilate et
bien d'autres encore.
— Du moins, lui dis-je, si les maisons n'existent plus.
398 LA REVUE DE JARIS
les montagnes dont il est si souvent question dans les Evan-
giles doivent être toujours les mêmes.
— Oli 1 oui, dit-il, justement je vais vous faire voir la
plus intéressante de toutes, la montagne des Oliviers, qui
est la première chose que les pèlerins demandent à voir.
En effet, nous arrivâmes, après avoir traversé le Cédron,
sur cette fameuse montagne où Jésus et ses compagnons
allaient passer la nuit, lui qui n'avait pas « une pierre où
reposer sa tête ». Je croyais que j'allais voir là une forêt
d'oliviers au milieu de rochers, de trous, de grottes et d'autres
arbres et arbustes sauvages. Quelle désillusion ! Je vis un
jardin avec des légumes et des fleurs, puis un énorme bâti-
ment qui était le couvent et l'hôtellerie des moines francis-
cains, où sont logés de nombreux pèlerins, moyennant finances
bien entendu. Car, à Jérusalem, il n'y a rien pour rien : tout
s'y vend, et très cher. On y vend des cailloux, des morceaux
de bois et de vieux chiffons. Mais ce qui se vendait le plus
couramment, en ce temps-là, c'était des mouchoirs avec des
gravures représentant les diverses scènes de la Passion, le
Saint-Sépulcre, la Sainte Face ou diverses vues de Jérusalem.
Les malins négociants juifs, grecs, turcs, arméniens et autres,
qui ne vivent là que par les pèlerins, savent bien inventer
des articles nouveaux tous les ans.
Il y a bien dans ce jardin potager quelques vieux oliviers,
que l'on montre aux fidèles en leur affirmant que ce sont
toujours les oliviers sous lesquels Jésus et ses compagnons
se sont reposés. Il y a là aussi une espèce de grotte, de
laquelle il n'est question dans aucun évangile et qu'on montre
cependant aux pèlerins comme étant l'endroit où Jésus alla,
le soir de son arrestation, prier à part et où, selon l'évangile
de Luc, il tomba en agonie et « où il lui vint une sueur comme
des grumeaux de sang qui coulait jusqu'à terre ». Je vis là,
en effet, des taches rouges; mais, ayant déjà perdu une partie
de mes croyances, et ayant été prévenu par mon jeune
caporal de Crimée et par l'Arménien lui-même de toutes
sortes de mystifications dont étaient dupes les pèlerins, je ne
vis dans ces taches rouges que du vermillon versé là, il n'y
avait pas longtemps.
Un des moines propriétaires de ce jardin avait l'air de
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 899
compter les visiteurs qui étaient assez nombreux ce jour-là,
car les Russes venaient d'arriver en masse pour les fêtes de
Pâques, et le premier soin de ces pauvres moujiks, à Jéru-
salem, est d'aller embrasser en pleurant ces taches de ver-
millon. Le moine offrait des cailloux à ceux qui voulaient en
prendre. J'en aurais bien pris un, mais comme à Jérusalem il
n'y a rien pour rien, je laissai ce caillou provenant de la
fameuse grotte, laquelle, au dire de notre guide, fournit annuel-
lement plus de cailloux qu'elle n'en contenait au premier jour
de l'exploitation. Les cailloux que l'on vendait aux pèlerins
provenaient du torrent du Cédron qui, pendant les fortes
pluies, en amène de grandes quantités.
Du haut de cette montagne, Jérusalem me paraissait comme
l'une de ces villes blanches que j'avais vues de chaque côté
des Dardanelles et de la mer de Marmara. Deux monuments
seulement dominaient les autres, le Saint-Sépulcre et le grand
temple ou mosquée d'Omar. Celle-ci se trouve sur le mont
Sion, où était autrefois le fameux temple de Salomon. En
descendant, notre guide nous montra la route de Béthanie
par laquelle, d'après les évangélistes, le fils de David fit son
entrée triomphale dans la cité.
En retournant en ville, notre jeune guide nous fit passer
devant un grand nombre de bazars, tous tenus par des
Juifs, des Grecs ou des Arméniens. C'était ce que je voyais
de plus beau dans cette ville oii tout n'est que bazar. Le
trafic des objets saints se pratique partout dans les rues, sur
les places, dans les petites comme dans les grandes, dans
les couvents aussi bien que dans le Saint-Sépulcre : on ne vit
que de cela à Jérusalem. Le bazar de notre hôte était un des
plus beaux : rien n'y manquait, depuis les objets les plus
luxueux des Orientaux jusqu'aux plus petits riens vendus
cependant très cher aux pèlerins. Je fus un peu étonné, après
avoir vu cet Arménien à Constantinople dans un grand bazar
où il avait, nous disait-il, ramassé pas mal de piastres, de le
voir maintenant à Jérusalem à la tête d'un autre bazar plus
grand et plus beau encore. En ce temps-là, je ne connaissais
pas les Arméniens, pas plus que je ne connaissais les Juifs ni
les Grecs. Depuis, j'ai lu plusieurs récits sur ces Arméniens,
et, dans tous, j'ai vu qu'ils étaient fort malins.
400 LA REVUE DE l'ARIS
C'est chez mon Arménien, ce soir-là, que j'ai fait le premier
grand repas de ma vie, à l'âge de vingt et un ans et demi :
pour moi, on avait servi neuf fois de trop, car nous avions,
je crois, dix sortes de choses, et moi, je n'avais jamais mangé
qu'un plat, deux au plus, et de hien médiocres choses, tandis
que là il n'y avait que des mets de luxe. Puis, nous fûmes
logés, mon camarade et moi, dans la même chambre, mais
chacun son lit. Quelle chambre! et quels lits! Ah! ma doué
IjénigaetI C'était simplement une de ces chambres dont il est
question dans les Mille et une Nuits. Mon camarade, qui avait
été élevé dans un meilleur milieu que moi, ne trouvait rien
trop grand, trop bon ni trop beau ; il disait toujours que
c'était très chic, et rien de plus.
Quant à moi, si j'avais osé, j'aurais demandé la permission
d'aller me coucher sur la terrasse de la maison avec une
simple couverture. Je me mis donc dans ce lit de pacha ou
de fée, mais je ne dormis guère. J'avais l'esprit trop pré-
occupé. La seule pensée que j'étais k Jérusalem suffisait pour
me bouleverser, d'autant plus ([ue je ne voyais rien à Jéru-
salem de tout ce qu'on m'en avait raconté autrefois et de ce
que j'avais lu dans mon petit livre breton. J'ai déjà dit, je
crois, que grâce à un accident qui m'arriva au moulin du
Poul, en Ergué-Gabéric, vers l'âge de cinq ans, mon crâne v.c
s'était pas complètement fermé ; une sorte d'ouverture très
sensible m'est toujours restée dans la tempe gauche, par
laquelle de nouvelles idées ont pu pénétrer en chassant peu à
peu les premières qu'on y avait logées. J'ai vu dans l'histoire
qu'un de nos papes. Clément YI, eut le même accident,
et, par celte raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire.
Je suis certain que v^ n'a été que grâce à cet accident que j'ai
pu commencer, à 1 âge où tous les autres crânes se ferment
pour toujours, à avoir de nouvelles idées et à me rendre
compte de toutes les choses de ce monde.
A Jérusalem, oTi tant de gens trouvent les sources de toutes
vérités, mon esprit avait beau évoquer les souvenirs du pays
breton si croyant, les souvenirs de ma mère qui m'avait si
souvent raconté et chanté môme tous les récits qu'elle savait
sur Jérusalem, et toutes les scènes de la Passion qi 3 j'avais
lues moi-même dans mon livre breton ; j'avais beau évoquer
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 4oi
les souvenirs de mes premières communions, des prêtres qui
m'avaient dit tant de choses sur cette Jérusalem : rien n'y
faisait; mon esprit venait de se mettre en révolte ouverle.
Ah! quelle Irisle nuit j'ai passée là dans la plus belle chambre
et dans le plus beau lit que j'aie vus de ma vie, et dans cette
Jérusalem oii des centaines de pèlerins passaient cette même
nuit en chants de joie et d'allégresse, dans cette Jérusalem
terrestre qui est pour les moujiks orthodoxes à mi-chemin de
la Jérusalem céleste. Cependant, ù chaque réflexion et à chaque
rêve, je me promettais bien de relire, avec attention et dès
que je le pourrais, tous les livres de la Bible et des Évangiles.
Enfin le jour vint. Je me dépêchai de sortir de ce lit beau-
coup trop moelleux pour un paysan breton qui n'avait jamais
couché que sur la paille ou sur la terre nue. Mon camarade
avait dormi toute la nuit comme un bienheureux, sans rêve
ni réflexion; son crâne, à lui, était fermé depuis longtemps.
Il passait à Jérusalem comme les soldats de ce temps-là
passaient dans les plus belles villes du monde, sans faire
plus d'attention que dans le plus simple village. Une seule
chose préoccupait ces vieux soldats de métier, dans les grandes
comme dans les petites villes : c'était le prix du vin. Mon
camarade, qui était beaucoup plus vieux que moi, était déjà
près d'arriver à cet état oîj l'on vous appelait vieux soldat,
vieille gouape, vieux maboule, vieux zig, vieux soijfeur, tireur
de plans j, etc. Tous bons soldats à la guerre, mais bons aussi
à opérer des razzias. La première chose qu'il me dit en se
levant fut :
— Mon pauvre vieux! je ne peux plus cracher! Oh! quelle
soif!
Aussi il me pressa de descendre, pour voir s'il n'y aurait
pas moyen de trouver quelque chose pour mouiller son
gosier.
Tout le monde était déjà debout dans cet immense bazar, et
au travail, car on prévoyait de la presse par suite de l'arrivée
de nombreux pèlerins. Le maître, tout occupé qu'il était, vint
cependant nous toucher la main, à la manière orientale, en
nous récitant le chapelet de compliments en usage. Puis il
nous fit entrer dans la salle à manger, nous disant de boire et
de manger de tout ce qui nous ferait plaisir, de faire comme
i5 Janvier igoS. la
/j02 LA REVUE DE PARIS
si nous étions chez nous; ensuite nous pourrions aller nous
promener où nous voudrions, puisque maintenant nous con-
naissions à peu près la ville, et nous reviendrions quand nous
aurions besoin de boire ou de manger. Puis il s'en alla à ses
affaires. On peut croire que mon camarade commença
d'abord par se mouiller le gosier d'un grand verre de vin.
Après avoir déjeuné, nous allâmes nous promener du côté du
Saint-Sépulcre, lequel ne désemplissait en ce moment, ni jour
ni nuit. Par les rues, il y avait déjà des pèlerins cherchant la
maison dans laquelle Jésus avait été condamné à mort, pour
suivre de là la Voie Douloureuse jusqu'au Calvaire, qui n'est
autre que le Saint-Sépulcre. Ces pèlerins s'arrêtaient à chaque
instant pour prier, pleurer en embrassant la terre et le coin
des maisons, aux endroits où Jésus, dit-on, [avait succombé
sous son fardeau, quoique tous les évangélistes racontent
qu'un paysan de Gyrène fut requis pour porter sa croix.
A tous ces embrassements, nous étions habitués depuis long-
temps. Nous en avions assez vu à Constantinople. Les maho-
métans font cela trois fois par jour : au soleil levant, à midi
et au soleil couchant, n'importe où ils se trouvent, ils em-
brassent la terre plusieurs fois en marmottant des prières. Et
tout cela est obligatoire pour les civils comme pour les sol-
dats : c'est la loi. Pour les Turcs, le Koran renferme toutes
les lois civiles et miUtaires.
Nous arrivâmes devant la grande église du Saint-Sépulcre,
dans laquelle je voyais entrer de longues files de moujiks
se traînant, comme j'avais vu autrefois les pèlerins bretons
se traîner dans la chapelle de Kerdevot. A l'entrée, sous le
grand porche, il y avait une garde turque : des soldats
de garde dans une église I et des soldats mahométans dans
une église chrétienne ! Mais on nous avait déjà dit pourquoi
cette garde était là. C'est qu'il y a, dans ce grand temple,
une vingtaine d'autels où vingt prêtres chrétiens célèbrent le
culte de vingt manières différentes, en se traitant d'hérétiques
les uns les autres, à tel point que les soldats mahométans
sont souvent obligés d'intervenir pour mettre à l'ordre ces
prêtres chrétiens.
Si nous eussions été en tenue militaire, ces soldats turcs
nous auraient sans doute serré amicalement la main, surtout
MÉMOIRES D-UN PAYSAN BAS-BllETON /io3
quand ils auraient su que nous avions assisté à la prise de
Sébastopol. Car nous venions de rendre à leur pays et à leur
Sultan le plus grand service qu'il soit possible de rendre à un
peuple. Nous venions de sauver le Sultan et ses mahométans ,
au détriment de la France et de toute la chrétienté. Cette
guerre n'avait, de la part des Russes, d'autre but que de
prendre Gonstantinople et Jérusalem, afm de mettre le tom-
]3eau du Christ sous la garde de soldats chrétiens. Les Russes
avaient essayé à plusieurs reprises d'arranger les choses à
l'amiable, en demandant à la Turquie le droit de mettre une
armée k Jérusalem, simplement pour garder le Saint-Sépulcre ;
mais naturellement les Turcs ne pouvaient consentir à une
nation étrangère de mettre une armée dans une de leurs prin-
cipales villes. Les chrétiens de Jérusalem, c'est-à-dire les
orthodoxes grecs et russes qui sont les plus nombreux, voyant
que les choses ne pouvaient s'arranger à l'amiable, comp-
tèrent sur la guerre pour les arranger. Pour faire éclater celte
guerre au plus vite, ils avaient enlevé, une nuit, la belle
coupole d'or du Saint-Sépulcre et attribué cet enlèvement,
ce vol et ce sacrilège, aux enfants du Prophète. Ce fut assez
pour mettre le. feu aux poudres. Or, certainement, le prophète
Mahomet aurait été battu cette fois, si les chrétiens d'Occi-
dent ne fussent allés à son secours en écrasant les chrétiens
d'Orient, et si la mère de Jésus n'avait elle-même prêté son
concours aux chrétiens schismatiques et aux mahométans
contre les orthodoxes.
Mon camarade ne voulait pas entrer dans l'église du Saint-
Sépulcre, disant : (( Qu'est-ce que nous f... là ? On nous a assez
raconté ce qu'il y a là dedans! » J'eus mille peines à l'entraî-
ner. 11 n'était pas facile de pénétrer au milieu de ces croyants,
qui ne voyaient rien ni personne. Nous eûmes bien de la peine
à gagner, en nous serrant le long du mur, un petit autel oii
il n'y avait personne en ce moment ; les moujiks ne vou-
laient pas s'écarter de la Voie Douloureuse, qu'ils suivaient
jusqu'au trou de la Croix, dans lequel ils plongeaient leur
tête en baisant les bords; ensuite ils allaient embrasser une
table de marbre placée près du Tombeau et sur laquelle, selon
l'Evangile de Jean, fut embaumé le corps de Jésus, par deux
riches sénateurs, Joseph d'Arimathie et Nicodème. Le Tom-
4o4 LA REVUE DE PARIS
beau, sur lequel il y a un ange, était également Tobjet de
leurs embrassements multiples.
Mon camarade ne voulut pas aller plus loin. De là, du
reste, nous voyions la plus grande partie du temple, le
grand aulel, qui appartient au culte grec ou orthodoxe, une
dizaine d'autres autels, tous affectés à des cultes différents.
Mais ce que nous regardions surtout, c'était le Tombeau, sorte
de grande guérite, percée tout autour de petits trous ou gui-
dans laquelle le patriarche orthodoxe fait descendre tous les
ans le feu sacré du haut des cieux, dans la nuit du samedi
saint. Je ragardais aussi beaucoup le Christ, sa Mère et
saint Jean, parce que ceux-là ressemblaient parfaitement
à ceux que j'avais si souvent vus dans l'église d'Ergué-
Gabéric, oii ils doivent être encore. Mais mon camarade, qui
ne regardait rien que les moujiks, me dit : « F... le camp;
il n'y a rien ici pour nous. »
Nous sortîmes comme nous étions entrés. Mon camarade
commençait à avoir soif, et, quoique nous eussions une table
et, poui* ainsi dire, une cave à notre disposition, nous vou-
lions voir ce qu'il y avait dans les auberges de Jérusalem, sur
lesquelles on voyait des enseignes en loulcs langues. Il ne fai-
sait pas bon rester dans les rues, il y faisait très chaud, et on
ne pouvait faire un pas sans cire arrête par des bandes de
gamins qui voulaient nous forcer à leur acheter des cailloux,
des morceaux de chiffons, des chapelets, des images, des sca-
pulaires, etc. Nous entrâmes donc dans une auberge, ou plutôt
un hôtel, où l'on servait à boire et à manger. Cela était écrit
sur la maison, en toutes langues. Le camarade demanda un
lilre de vin de Jéricho, parce qu'il avait vu cela écrit sur la
porte et aussi sur des bouteilles. Nous bûmes ce vin de .léricho
qui était peut-être de Bordeaux ; n'importe, il était bon.
JEAN-MAUIE D1;;GL1CNKT
(À suivre.)
LE JÂIIDIN DE LA MORT'
III
LES GRENOUILLES DE BOU-SAADV
Nous pénétrâmes dans Bou-Saâda par une avenue plantée
de petits arbres épineux, h la verdure malade et poussiéreuse.
L'alignement des arbres et des maisons révèle tout de suite
la présence du Génie militaire. Ce pays sauvage a reçu l'em-
preinte de l'administration. Les bâtisses très basses, percées
de rares ouvertures, aux murs blanchis à la chaux, renvoient
des reflets tellement intenses qu'il faut fermer les yeux. La
route elle-même est incandescente. On marche ^ aveugles
dans cet enfer de blancheurs. Le silence et la solitude sont
aussi complets qu'aux bords de l'oued. Cependant, deux
enfants accroupis sur le seuil d'une écurie se lèvent paresseu-
sement à notre approche. Ils interpellent El-Haoussine, lui
demandent qui je suis. El-Haoussine, les repoussant du geste,
répond négligemment :
— C'est un kodja! ^
Sans doute, ce titre de « kodja » n'a aucun lustre pour
eux, car ils me dévisagent à peine et ils vont se rasseoir à la
même place, sans même me demander l'aumône : ce qui me
paraît le comble du mépris.
1. Voir la Revue du i^r janvier.
2. Kodja : Ecrivain.
4o6 LA REVUE DE PARIS
A mesure que nous avançons vers le centre, l'animation
grandit. Le fusil en bandoulière, un cavalier passe, légèrement
courbé sur le pommeau de la selle. Des silhouettes de femmes
se faufilent dans les ruelles voûtées. Sur la place du marché,
c'est une foule moutonnante, une mêlée de burnous et de
chéchias.
La place, irrégulièrement découpée, est bordée de masures
arabes et de maisons européennes à un seul étage et formant
arcades. A l'extrémité, des plantations d'arbres escaladent une
rampe assez forte, par où l'on accède à la citadelle. Des allées
correctement tracées s'enfoncent sous la verdure; de distance
en distance, s'échelonnent les colonnes de fonte des réver-
bères; il y a même des bancs pour les promeneurs, — et
tout cela est si parfaitement aligné, si propre, si bien entre-
tenu qu'on se croirait aux abords d'un square, dans une
petite garnison de France.
Le cercle militaire, dont le jardin s'ouvre sur la route,
contribue encore à l'illusion. En dolman de coutil blanc oii
tranchent les ors des galons mobiles, les officiers prennent le
café sur les petites tables de fer, à l'ombre des tonnelles. Des
raquettes de tennis sont déposées à l'angle des tables. On déplie
les journaux qui viennent d'arriver, on feuillette Vlllustralion.
Les jeunes causent et rient bruyamment, les vieux sont plon-
gés dans la manille méridienne, tandis que le sergent de
semaine arrêté à la distance convenable, les pieds en équerre,
se tient très raide, avec le cahier du rapport sous le bras.
Ce petit coin de vie civilisée, ces silhouettes familières, ce
rappel des habitudes françaises, tout cela s'empare si bien
de moi que j'en oublie les spectacles désertiques et les images
violentes qui tout à l'heure s'imposaient à mon attention excé-
dée. Lorsque je descends devant V Hôtel du Sahara, — la
modeste auberge oii je dois gîter, — j'éprouve un tel conten-
tement que cette gargote me paraît presque somptueuse, et
que je goûte toute la satisfaction du ho/ne retrouvé.
Je stationne un instant dans la salle du débit, où sont atta-
blés des sous-ofïiciers, un bourrelier, un maréchal ferrant et
un entrepreneur de roulage : personnages vraiment symbo-
liques en pays colonial et qu'on est presque toujours sûr de
rencontrer dans les estaminets et les caravansérails du Sud-
LE JA.RDIN DE LA MORT ^07
Algérien! A côté des soldats qui défendent le pays conquis,
les convoyeurs qui le ravitaillent et les artisans qui fabriquent
les objets de première nécessité : les fers des chevaux, les
selles et les harnais. Ici, nous sommes dans une région déjà
fortement entamée par l'activité européenne, puisque deux
voyageurs de commerce opèrent en ce moment à Bou-Saâda.
Ils jouent aux cartes dans la salle du débit. L'un est un Mal-
tais qui représente une grande maison d'épicerie d'Alger et
qui essaie d'écouler ses denrées aux M'zabites ; l'autre est le
représentant d'une maison d'horlogerie parisienne : il vend
aux Arabes et aux colons de grosses montres en nickel.
Mais le chaouch de l'hôtel m'entraîne dans la salle à man-
ger, à peu près semblable à toutes celles que j'ai vues au cours
de mes pérégrinations africaines. Les volets sont clos. Des mous-
tiquaires épaisses, tendues devant les portes, empêchent un
peu la chaleur et les mouches. Aux murs sont suspendus des
ouranes empaillés, — énormes lézards aux mâchoires en dents
de scie, — et qui dardent une petite langue de drap rouge;
des cornes de gazelle, des éventails en alfa chamarrés de cuirs
multicolores; des panoplies alternant avec des chromos. Le
principal meuble est une bibliothèque en bois noir, d'aspect
sévère et des plus imposants. Des dorures reluisent derrière
les vitres : ce sont les livres de prix de la collection Marne;
et, çà et là, je reconnais, sous leurs couvertures roses, les
célèbres récits de la comtesse de Ségur qui ont amusé nos
enfances : Les deux Nigauds, les Mémoires d'un âne, le Général
Dourakine. Quelle surprise ! Retrouver ces souvenirs puérils
à VHôtel du Sahara, — à deux pas du Désert, — et quel
drôle de contraste, mon Dieu! que ces anodines et douceâtres
histoires dans le pays des Ouleds-Nayls et des vipères à
cornes ! J'ose croire que les petits Français d'Afrique ont des
imaginations un peu plus exigeantes et des instincts un peu
moins paisibles que les nôtres !
Pourtant, malgré les ouranes empaillés et les cornes de
gazelles, je n'arrive pas à me persuader que je suis dans un
milieu farouche. L'atmosphère qu'on respire ici est celle de
nos sous-préfectures les plus assoupies. Toute la douceur
française s'y trahit sous la forme de mille petits raffinements
bourgeois : la propreté des nappes, le bel ordre des hors-
/|08 LA REVUE DE l>AniS
d'œuvre, les couteaux soigneusement nettoyés, le timbre
placé à côté de mon couvert. Les pensionnaires ont chacun
leur casier où brille, dans la pénombre, un rond de serviette
numéroté. Les voici, l'un après l'autre, qui soulèvent la mousti-
quaire du fond : ils viennent de prendre l'absinthe de midi
sur la terrasse contiguë à la salle à manger. Ce sont les fonc-
tionnaires de l'endroit : M. l'instituteur et ses adjoints, M. le
receveur des postes, M. le commissaire de police...
Tout en ouvrant les boîtes de conserves et en se taillant
des tranches dans les foies gras de Périgueux, ils me consi-
dèrent d'un air soupçonneux. Il paraît que les deux fils aînés
du Kaiser ont récemment traversé Bou-Saâda sous des noms
d'emprunt; et perpétuellement des officiers anglais ou alle-
mands parcourent les régions du Sud-Algérien, en trompant
la surveillance des autorités. Aussi les gens du pays ont-ils la
phobie de l'espionnage et voient-ils dans tout étranger un
individu suspect. Mais le manteau bleu d'El-Haoussine, qui
vient cérémonieusement prendre mes ordres, rassure aussitôt
ces messieurs.
J'achève tranquillement mon repas, servi par la fille de la
maison, une grande perche d'adolescente, en sarrau d'écolière,
au teint chlorotique, aux longues mains pâles et fluettes, au
maintien gauche et pudibond de religieuse. On voit trop
qu'elle a lu les Deux Nigauds et les Mémoires d'un âne. A tout
instant, elle s'assied, l'air épuisé, le front moite de sueur: elle
semble minée par la fièvre.
Sa mère, qui la relaie, l'oblige à se reposer :
— Ne te fatigue pas, mon trésor! répète l'hôtesse, en lui
tendant une chaise.
Elle approche ses doigts des tempes de la grande fille; elle
l'embrasse, lui parle sur un ton câlin, comme à une enfant
malade.
: — Excusez-la, monsieur! me dit la mère, en changeant
mon assiette, cette petite, les chaleurs me la tuent I...
Puis, d'une voix qui s'altère subitement :
— Tout tourne mal pour nous, depuis la mort de mon
mari!
Et elle me conte que, sur le conseil du médecin, ils ont
dû quitter Boghari, oiî ils étaient établis depuis trente ans,
LE JARDIN DE LA MORT /1O9
pour venir s'installer à Bou-Saâda, dont le climat passe pour
être plus salubre.
Tandis que nous causons, une vieille ratatinée et quelque
peu barbue, qui porte sur ses cheveux blancs la coiffe des Arlé-
siennes, se glisse silencieusement dans la salle à manger.
C'est l'aïeule. J'apprends qu'elle est Provençale, originaire de
Salon, dans les Bouches-du-Rliône. Elle est venue en Afrique
en i85o, avec son mari qui a tenu un des premiers caravan-
sérails militaires sur la roule d'Alger à Lagliouat. Elle me
parle longuement de Boghari que je connais, où elle a vécu
presque toute sa vie. On devine qu'elle ne se résigne pas à cet
exil de Bou-Saâda.
Mais, depuis ce matin, elle est particulièrement désolée. Le
courrier lui a apporté une attristante nouvelle, — l'expulsion
des bonnes sœurs de Boghari :
— Pensez, monsieur! Ils ont chassé sœur Rosalie, une
pauvre vieille de mon âge, qui avait élevé ma fdle et ma
pelite-fdle... Ah! monsieur, ça n'est pas bienl Ahl non! Ça
n'est pas bien ce quils ont fait là!...
Et l'aïeule, les larmes aux yeux, laisse retomber le long de
son tablier sa main noueuse, oii l'anneau de mariage usé et
aminci, comme un fil, brille encore entre les rides...
Lorsque je me lève de table, un bruit de dispute emplit la
salle du débit. C'est le fils de l'hôtesse qui se querelle avec
deux coquins d'Arabes aux figures patibulaires. Il est tout le
portrait de sa sœur, — la jeune fdle chlorotique, — ce grand
garçon blême et décharné, à la pomme d'Adam monstrueuse.
Il a beau se retrancher derrière son comptoir, crier plus fort
que les deux bandits et faire des gestes de menace, je sens, à
la façon dont il écoule leurs objections, qu'il finira par leur
céder et qu'il sera roulé par eux.
Je songe de nouveau à l'adolescente pâlotte et grelottante
de fièvre, aux deux mères apitoyées et gémissantes ; et je me
dis que ces braves gens sont trop braves, trop doux, trop hu-
mains, tvoi^ français en un mot, pour se mesurer avec la sau-
vagerie africaine. C'est l'histoire de beaucoup de nos compa-
triotes transplantés en Algérie. Hélas! le civilisé sera vaincu
par le barbare. Celui-ci tuera celui-là !
4lO LA REVUE DE PARIS
* *
Après une sieste pénible, la tête encore lourde et les mem-
bres brisés, je descends, vers six heures, sur les bords de
l'oued. D'étroites ruelles en pente y conduisent. Le sol est
profondément raviné, comme sur le passage d'un torrent. On
chemine dans une pénombre perpétuelle, entre les petits murs
en terre sèche, sous le couvert des palmes et des arbres frui-
tiers. A tout instant, il faut enjamber des rigoles coupées
d'enfantins barrages, minuscules canaux qui vont porter à la
végétation de l'oasis l'humidité nourricière.
Sur de gros cailloux semés de distance en distance, je tra-
verse une nappe d'eau peu profonde et je m'arrête dans le lit
même de l'oued, dont tout le milieu, envahi par des amas de
sable et par d'énormes pierres, est presque complètement à sec.
Je ne reconnais plus (( le Jardin de la Mort ». Ce n'est plus
l'enclos torride qui se consupie et flamboie, dans le silence
terrifiant de midi. A cette heure crépusculaire, il m'apparaît
comme un lieu riant, — un lieu de fraîcheur et de rêve. Le
ciel léger, à peine teinté de rose, se déploie par-dessus les
sveltes colonnes des palmiers. Un semblant de vie anime, çà
et là , les berges et les vergers tout brillants de fruits aux cou-
leurs vives. Avec des trottinements de souris, des enfants se
poursuivent dans les sentiers qui bordent les deux côtés de la
rivière, ou bien, par jeu, ils glissent sur leur derrière, le long
des pentes ravinées. Des hommes grimpés dans les bran-
chages émondent et taillent les dattiers, ou cueillent des abri-
cots. D'autres foulent le linge, au creux des trous d'eau. Ils
sautent en cadence, et, à des intervalles rythmiques, ils entre-
choquent leurs deux pieds, d'un mouvement leste et gracieux,
tandis que le savon mousse en grosses bulles bleuâtres, sous
leurs talons luisants. Plus loin, à un endroit où l'oued forme
une cuvette naturelle, des femmes agenouillées en cercle
lavent les étoffes voyantes dont elles s'enveloppent. De temps
en temps, l'une d'elles se lève, en simple tunique de coton-
nade serrée aux reins par un cordon rouge, le visage pâle et
comme aminci entre des torsades de cheveux noirs, plaqués
de chaque côté des tempes, en manière de roues que dépas-
LE JARDIN DE LA MORT l\ II
sent les énormes anneaux d'argent des boucles d'oreille; et,
très grave, la démarche lente, elle étend sur le sable des car-
rés de laine rouge, dont la teinte, encore avivée par le lavage,
tranche sur la blondeur du sol avec une crudité tellement
acide, que le tissu parait trempé dans du jus de groseille.
Cette pourpre intense, les tons fauves de la terre, la patine
verle des feuillages, les reflets cristallins de la rivière, le ciel
rose et diaphane qui flotte mollement par-dessus les bouquets
rigides des palmes, — tout cela forme k l'œil une harmonie
éclatante et légère, un paysage d'une simplicité, d'une no-
blesse et d'une grandeur admirables. Un rayonnement, une
joie continuelle l'environne. Nul mouvement brusque n'en
dérange les lignes. Les êtres humains qui sont là glissent au
bord de l'eau avec des gestes silencieux et m.esurés, — tels
des figurants qui évoluent entre les toiles peintes d'un décor.
Assis sur une pierre, au faible murmure de l'oued qui coule
à mes pieds, dans ce recueillement et cette atmosphère indé-
cise du soir, je me laisse aller au mirage d'une vision antique
ressuscitée...
Je ne me trompe pas : voici venir, trottant sous leurs
couffes, les jolis ânes lascifs des fables milésiennes; voici les
foulons des comédies grecques et latines; — ; et, drapées dans
leurs linges aux plis nombreux, la cruche sur la tête, voici
les spondophores qui défilaient jadis sur les frises des temples.
J'aperçois aussi, tout près de moi, les grenouilles «à la voix
de cygne » que chanta le bon Aristophane.
Attirées par le calme et la douceur de l'air, elles s'enhar-
dissent à sortir leur petit museau triangulaire d'entre les her-
bages ; elles sautent sur les cailloux des mares. Elles tournent
peureusement le cercle d'or de leurs gros yeux ; puis elles se
décident, elles s'installent. On dirait des boules d'émeraude
fraîchement taillées qui se posent sur les pierres. Elles se
multiplient. Peu à peu, les chanteuses aquatiques sont toutes
à leur poste. Alors, comme à un signal donné, elles lancent
tout à coup, sur un mode triomphal, leur immortel Bréké-
kékex, coax, coax I
Elles s'excitent, elles s'égosillent, se grisent de leur musique.
Elles y mettent une âme incroyable, ces petites grenouilles
de Bou-Saâda, comme si elles étaient les grenouilles mêmes
f\l'2 I.AHKVL'EDEPARIS
de l'Achéron, « délices du dieu et de la cithare », — et
comme si elles avaient nourri dans leurs marécages « lo
roseau qui sert de chevalet à la Lyre... »
— Brékékékex, coax, coax!...
Toute l'oasis retentit de leur clameur. Bientôt, celles qui
sommeillaient là-haut, tout au fond de la palmeraie, dans les
llaques de la rivière tarie, se réveillent à leur tour ; et celleis
qui flottaient, comme des débris de bois mort, dans les
canaux vaseux des vergers ; et les reinettes des jardins qui se
tapissent entre les dards des grands aloès... A l'envi, elles
donnent de la voix. Les crotales de leurs gosiers battent
l'air qu'elles déchirent et raclent. Cela devient un vacarme
infernal, amplifié sans cesse, à mesure que l'ombre s'épaissit :
tel résonnait, sans doute, le coassement éternel des grenouilles
de l'Erèbe, qui, sur la rive du Styx, épouvantaient les pauvres
morts!... Puis on croit entendre la rumeur d'une foule lâchée
à travers les gradins d'un cirque ou d'un amphithéâtre. Cela
monte et descend; cela s'exaspère jusqu'à l'injure, cela nasille
et chevrote comme la parodie d'un imbécile, cela grince e*;
mord et déchire comme un rire sardonique, cela s'enfle et
crève en une huée formidable...
— Brékékékex, coax, coax!...
Le tympan brisé par ces milliers de cris rauques, je sens
vivre d'une vie fantastique le mythe baroque du poète
athénien qui, sous le travestissement de grenouilles mons-
trueuses, osa mettre en scène la charge de ses spectateurs
et leur offrit leur propre image dans la caricature de ces
bêles insupportables « qui ne savent que crier : Coax !
coax !... »
Brusquement, la clameur s'arrête. Il y a une minute de
silence écrasant, oii mes oreilles qui bourdonnent encore ne
distinguent plus que la plainte isolée d'un crapaud, petite
cloche de verre à la vibration ténue d'harmonica; tandis
qu'au loin, une flûte arabe pleure divinement dans le soir.
C'est la pure mélodie du chant lyrique, qui, à la faveur des
accalmies passagères, finit par s'élever au-dessus des paroles
confuses et des hurlements de la multitude... Mais aussitôt le
jacassement interrompu se ranime d'un bout à l'autre de
l'oasis. Le tumulte recommence :
LE JARDIN DE LA. MORT 4l3
— Brékékékex, Coax, Coax!...
Assourdi par celte musique enragée, envahi par le pullul-
lement innombrable des grenouilles, je me sauve Je long des
sentiers qui bordent l'oued ; j'escalade les rampes escarpées de
la berge, et, passant derrière Bou-Saâda, j'atteins la roule
qui conduit à Djelfa et d'oiî l'on domine toute la ville.
*
* *
Au bord du fossé de la route, peu s'en faut que je ne mar-
che sur un vieillard couché par terre et roulé dans un bur-
nous tellement poudreux, que sa couleur se confond avec
celle du chemin. Les mains noirâtres, noueuses, ont toute la
sécheresse du squelette et le masque du visage, émacié et
rigiJe est celui d'un cadavre. Ainsi empaqueté dans ses
linges, il a l'air déjà mort et vêtu pour la tombe.
Je m'arrête un peu plus haut, sur une penle rocheuse, aux
parois lisses et luisantes comme du fer. Le soleil a disparu
derrière le Djebel-Amour, mais tout l'espace est encore vi-
sible. C'est l'heure d'Afrique, que j'aime entre toutes, celle oùla
lumière qui se décompose atteint à ses plus fastueuses dissol-
^ances.
Devant moi, la ville s'abaisse vers l'oued. Les terrasses des
maisons se pressent les unes contre les autres, pareilles à de
grands damiers vides, et, par-dessus la ligne grisâtre des
murs de boue, émergent les panaches des plus liauls palmiers
de l'oasis. A ma droite, s'entassent d'énormes masses cal-
caires, très haules, à l'inclinaison presque verticale, arrondies
en manière de tours ou de forteresses cyclopéennes. Des
bandes d'une teinte plus sombre et qui ondulent à l'infini
indiquent les couches successives de la montagne, tels des
refends qui marquent la ligne des pierres dans une muraille.
Celle maçonnerie naturelle est elVrayante, comme si l'on
sentait encore la menace de la grande force mystérieuse qui
a soulevé ces blocs et ordonné ces archilectures colossales.
Ce paysage, presque factice à force d'être simplifié, a les
arêles vives de la pierre ; il en a l'immobilité. Mais, surtout,
il est émouvant par son silence, — le perpétuel silence des
étendues désertiques.
/ll4 LA REVUE DE PARIS
En celte minute, l'ossature jaune et rugueuse du sol trans •
parait à peine sous un voile mauve qui se moire d'or et de
glacis d'ambre ; les montagnes se colorent d'un rose de
jacinthe qui va se foncer bientôt jusqu'à la pourpre et jusqu'au
violet sombre. Et rien n'est exquis et rare comme la suavité
de. ces teintes dans ce grand cirque de pierre, d'une nudité et
d'une âpreté farouches. Il n'y a que la mer pour créer de
tels contrastes et de tels prestiges I Encore l'atmosphère ma-
rine est-elle moins pure que celle-ci : il y flotte des bru-
mes, des vapeurs alourdies et saturées d'eau, tandis que l'air
sec du désert est d'une limpidité sans bornes, toute vibrante
d'imperceptibles atomes lumineux, qui tombent sur un fond
d'un bleu si léger, si tendre, si délicieux à l'œil, que les
paroles manquent pour le traduire. C'est un ciel, pour ainsi
dire , spirituel qui baigne un dur pays de métal et de
granit. La vie animale et grossière ne respire point ici. Même
les arbustes qui poussent, de loin en loin, au milieu des
sables, ont l'apparence immuable et magnifique d'ornements de
bronze ou d'acrotères dorés, au fronton d'un édifice de marbre.
Maintenant, de blanches apparitions surgissent sur les ter-
rasses de la ville. Des bras se tendent, supportant les plis des
longs manteaux. Les hautes silhouettes s'agenouillent et se
prosternent. Bientôt, la prière du soir suscite toute une foule
d'ombres dans les limbes crépusculaires. Ma pensée docile
suit les gestes de l'adoration ; et, devant la mer des sables qui
s'enténèbre immensément, je médite en une paix de cloître.
Nul bruit, nulle forme particulière ne détourne l'attention ni
les yeux. Cette solitude a un visage d'éternité, dont la vue
seule guérit des curiosités vaincs et des actions éphémères...
O mon Dieu! comme je comprends que ce pays est la
patrie de mon ame 1 Je n'en connais pas qui inspire une plus
belle confiance dans la mort, un plus sûr mépris de toutes les
agitations futiles, en qui se morcelle et se dissipe la vie sans
cœur et sans esprit de l'Occidental. Je voudrais revenir en ce
lieu, chaque année, comme en une pieuse retraite, pour y
rapprendre le sens de l'Eternel et du Divin, pour résister à
l'écoulement sans lin des plaisirs et des travaux par oiî se perd
le meilleur de ma vie, pour me suspendre et m'unir à quel-
que chose qui ne passe point !. . .
LE JARDIN DE LA MORT 4l5
Dans celte solennité du couchant, parmi les lueurs suprê-
mes dont s'illumine le Désert, les versets bibliques me re-
viennent en mémoire :
« Domine, dilexl decorem domus tuœ et lociim habitationis
glorise tase!... O mon Dieu, j'aime la beauté de votre maison,
et le lieu oii habite votre gloire ! . . . »
Mais l'austère génie du Prophète me détourne aussitôt des
splendeurs matérielles, pour me hausser à la contemplation de
splendeurs plus hautes :
(( Amictus lamine sicut vestimento ! . . . Et elevata est magnijî-
centia tua super cœlosl... 0 mon Dieu, la lumière n'est que
votre vêtement, — et votre magnificence est élevée par-dessus
les cieux ! ... »
Il est nuit. Les blanches ombres adorantes ne s'aperçoivent
plus sur les terrasses. Les derniers reflets du soleil viennent
de s'éteindre, les contours s'eflacent. Mes yeux perdus dans
les espaces constellés ne distinguent plus la terre ; et, comme
un écho de ma méditation, j'entends encore cette phrase du
Psaume se dérouler et gronder, aux accents d'un orgue invi-
sible :
ce Et Dominus in œternum permanet!... Seul, le Seigneur
demeure éternellement!... »
Un froid subit est descendu sur la plaine. Autour de moi,
tout est noir, muet, hostile. Je me lève précipitamment et je
m'enfuis de ce désert pierreux. Mais du côté de l'Orient, la
lune des pasteurs s'est levée dans un ciel paradisiaque, d'un
vert inconnu et innomable, — un ciel d'espérance, de ten-
dresse et de mélancolie...
*
* *
Le lendemain est pour moi une interminable journée d'ennui
et de désœuvrement.
Après laj sieste, je retourne à l'oasis, d'où je suis chassé
encore une fois par les clameurs intolérables des grenouilles.
Je m'arrête sur une étroite place qui borde le ravin et je
m'amuse à suivre les ébats de jeunes enfants indigènes qui
jouent à des jeux français, sans douteap pris à l'école. C'est
assez imprévu^a Bou-Saâda, ces parties de barres et de ma-
4l6 LA REVUE DE PARIS
relie, menées par de petits bédouins à peau brune, qui n'ont
pour tout vêtement qu'une calotte rouge et un carré d'étofle
en laine de brebis, agrafée sur l'épaule, à la façon d'une
chlamyde. Quelques-uns sont perchés sur les poivriers de la
placette et ils en secouent les branches, pour faire tomber les
hannetons.
Au bas d'un arbre, assis sur une borne, l'un d'eux s'ap-
phquc à retirer une épine qui s'est enfoncée dans la corne de
son pied. Sa pose est tellement classique qu'elle m'évoque
immédiatement le célèbre Spinario du musée de Naples. Les
pans du burnous rejetés en arrière, sur ses deux épaules, il
claie ainsi sa nudité tout entière, dont la maigreur élégante
et précise a la finesse aiguë et la douceur de l'ivoire. C'est
un Hermès adolescent, un petit dieu voleur, dénicheur
d'oiseaux et batteur de buissons.
Ces mains prestes, ces jambes graciles, ce torsie allongé et
mince, ce corps glissant et fuyant, — tout annonce la jolie
bêle de course, de ruse et de rapine. Même lorsqu'il est au
repos, on devine l'intensité de vie nerveuse qui se ramasse
dans ces muscles prêts à se détendre, comme lorsqu'on
caresse l'échiné arquée d'un jeune chat. L'enveloppe ardente
cl sèche n'est que la forme extérieure et visible de l'instinct;
et. devant ces grands yeux noirs oii luit une telle flamme,
ces membres dorés et brûlés de soleil, on songe à un être de
feu, incarné dans une matière sublile, agile et brillante.
* *
Le soir, je me laisse conduire par El-Haoussine h la
maison des danseuses, qui sont aussi des servantes d'amour.
Cela tient à la fois de l'écurie et du couvent. Nous entrons
par une porte à deux vanlaux, qui ressemble à une porte de
grange, dans une assez vaste cour rectangulaire sur laquelle
s'ouvre une série de cellules grossièrement closes. Quelques-
unes sont ouvertes et confusément éclairées par une lampe de
cuivre à trois becs, posée à même le sol.
Par la baie d'une cellule, j'aperçois la dame du lieu
accroupie sur une natte, parmi des coussins épars. Les murs
à peine maçonnés sont barbouillés d'un enduit de chaux, le
LE JARDIN DE LA MORT /il-y
mobilier ne comprend que des objets de la plus stricte néces-
sité : des couvertures étendues par terre, la petite table ronde
et très basse qui sert aux Arabes pour prendre le café; un
grand colïVe tout enluminé d'arabesques et de fleurs criardes
qui se détachent sur fond vert ou gros bleu; et, fichées à la
paroi, les cornes de gazelle auxquelles les femmes accrochent
leurs colliers, l'étagère de bois peint où elles déposent leur
argent et leurs bijoux; enfin, une jarre de terre rouge qui
contient de l'eau. La dame, accroupie parmi les coussins,
avec ses bracelets, ses anneaux et ses bagues, ses plaques de
métal, les pièces de monnaie en guirlandes qui scintillent à
son front, apparaît, dans la pénombre de la case, comme une
vague idole hindoue au fond de son tabernacle.
Sans se déranger, d'une voix rauque et machinale, elle
appelle ceux qui passent. D'autres sont appuyées contre le
mur, à l'entrée des cellules, ou bien elles se promènent dans
la cour, à travers les groupes d'hommes, en se balançant avec
des coquetteries enfantines et en faisant cliqueter, à chaque
pas, tout l'attirail de leurs parures. Elles se pavanent sous
des harnais aussi splendides et aussi lourds que ceux d'une
mule de carrosse.
Pour la plupart, ce sont des femmes Ouled-Nayls, assez
décrépites et assez laides, le visage étoile et zébré de tatouages
d'un bleu livide : ce qui contribue encore à les enlaidir. A les
regarder d'un peu près, elles étalent, en somme, de fort
pitoyables somptuosités. Les voiles qui tombent de leurs
lourdes coiffures en forme de turbans aplatis et carrés, elles
les ont taillés dans des rideaux de guipure, à un franc cin-
quante le mètre, expédiés par quelque Louvre ou quelque
Bon Marché algérien. Les étoffes brochées ou pailletées de
leurs robes, c'est une horrible camelote lyonnaise qui s'achète
k bas prix dans les magasins juifs de la rue de la Lyre ou
de la rue Bab-Azoun. Mais, malgré cela, on sent que les
pauvres filles ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour être
belles. Si leurs visages sont tout fripés et défraîchis, c'est
sans doute que leur métier a de rudes exigences ; et si leur
accoutrement a quelque chose d'un peu grotesque selon le
goût européen, c'est qu'elles n'ont rien trouvé de mieux chez
les marchands de Bou-Saâda.
i5 Janvier igoS. i3
4l8 LA REVUE DE PARIS
Certes, leur bonne volonté est évidente ; leur naïveté, leur
sincérité aussi : elles ne cherchent pas à éblouir, ni à jeter de
la poudre aux yeux, comme leurs pareilles des pays civilisés ;
et même ce qui me frappe chez ces filles, aussi bien dans leurs
costumes que dans leurs manières, c'est l'absence de tout
trompe-l'œil, de tout truquage, de tout faux-semblant.
Les bijoux qui les couvrent sont de vrais bijoux. Ils ont
coûté cher, ils sont solides et massifs. Ils ont été travaillés
patiemment par de naïfs artisans indigènes qui se sont appli-
ques, eux aussi, à faire aussi bien que possible. Les plus
riches d'entre elles portent toute leur fortune autour de leurs
fronts enguirlandés de pièces d'or; et ces pièces, elles en ont
soigneusement vérifié le titre et le poids, elles en ont examiné
les bords, de crainte qu'ils ne fussent rognés. Qu'importe,
après cela, l'enfantillage de leur toilette, l'indigence de leur
mobilier? L'Arabe n'en demande pas davantage. Il sait que
parmi tous ces oripeaux, il y a des choses précieuses, diffi-
ciles à acquérir. Peu lui chaut de retrouver dans ces gîtes
d'amour les nattes galeuses et les murs délabrés de son propre
gourbi. Gela est rude sans doute, mais exactement approprié
au besoin ; et, comme il a un certain sens artiste, ainsi que
tous les hommes primitifs, il lui suffit que sa vue puisse se
reposer sur un vase d'argile élégamment modelé, un plateau
de cuivre, le réseau de filigrane qui emprisonne une petite
tasse de porcelaine, un coffre peint de couleurs chaudes et
claires qui réjouissent ses yeux habitués à la plus éclatante
lumière.
Non seulement leurs courtisanes ont, autant qu'eux-mêmes,
le mépris du clinquant, du luxe artificiel, des mille tyrannies
du confort européen ; mais elles accomplissent leurs fonctions
avec sérénité et candeur, comme des obligations presque reli-
gieuses, de sorte qu'on n'éprouve point chez elles cette impres-
sion de duperie, de misère honteuse, et, pour tout dire, de
navrante tristesse que vous laisse toujours la prostitution occi-
dentale. La courtisane arabe n'évoque que des idées joyeuses,
— non pas joyeuses comme nous l'entendons, au sens grivois
et polisson du mot, car la joie de ces peuples est toujours
grave. Elle n'évoque non plus, dans leur esprit, aucune idée
de souillure, comme dans la conscience des chrétiens. L'in-
LE JARDIN DE LA MORT ' 4l9
dulgence dont on l'entoure est assez voisine du respect. Aussi,
lorsqu'on cherche à savoir ce que fut la courtisane antique,
c'est peut-être à ces femmes du Sud qu'il faudrait le de-
mander.
» *
Je m'assieds sur un banc du café maure, qui est contigu à
la maison des danseuses. Des réminiscences antiques m'y
poursuivent encore : je m'imagine à peu près ainsi les tavernes
de Suburre. Par exemple, il faut oublier l'alïreuxcczinc» mo-
derne qui se dresse à l'entrée, et sur lequel un Juif, à ligure
crapuleuse, débite les liqueurs frelatées dont s'empoisonnent
les ce roumis ». Il n'y a qu'à tourner le dos au comptoir : on
a devant soi un spectacle des plus étranges et qui vous reporte
si loin, si loin en arrière I...
On n'aperçoit d'abord qu'une mêlée de burnous d'un blanc
sale, mais dont les beaux plis amples font songer aux plus
nobles draperies. Quand la cohue s'éclaircit, on distingue,
dans le fond, une estrade inclinée et très basse, où deux musi-
ciens, assis sur leurs talons, mènent grand tapage avec leurs
instruments. L'un cogne sur un tambour, l'autre souffle dans
une raïta, — celte grosse flûte arabe, dont le pavillon est
doublé de cuivre. Le son en est tellement aigu qu'il surmonte
toutes les clameurs et vous déchire les oreilles d'uue vibration
presque douloureuse. Je me rappelle la flûte aux trous nom-
breux qui, dans les comédies de Plante, accompagnait le
canticum, — cette flûte garnie d'orichalque, dont la mélo-
die bruyante ébranlait jusqu'aux gradins de l'amphithéâtre et
rivalisait d'éclat avec la trompette mihtaire.
Tout le long de la salle, court une espèce de banquette
assez large, où des hommes en burnous sont accroupis :
leurs souliers taillés en forme de sandales sont déposés par
terre, devant eux. Un grand maigre, — un riche sans doute,
— fume gravement un superbe narguilhé, à canule de soie
rouge, dont un jeune garçon vient de temps en temps raviver
le brasero. La plupart, impassibles et taciturnes, leur pied nu
dans la paume de la main, se balancent légèrement sous leurs
voiles, au rythme brutal du tambour et de la raïta ; et la pointe
420 LA REVUE DE PARIS
de leurs capuchons surmontés d'une houppette de laine
blanche dessine une petite ombre qui bouge parmi les images
immobiles dont la muraille est tout enluminée.
Car la salle a été peinte du haut en bas par un artiste du
cru. La fresque, d'une composition saugrenue et d'un dessin
puéril, représente des forteresses sur des montages, dans des
nuages de poudre d'oii émergent de flambants étendards , puis des
flottes de guerre, dont les navires crachent le feu par tous leurs
sabords et qui dardent vers le ciel des matures hyperboliques.
Les couleurs non fondues sont encrassées de poussière et de
fumée, et il y domine des tons de cinabre et de minium. Vu
de loin, ce barbouillage, avec ses lignes heurtées et roides,
ses figures conventionnelles et primitives, prend l'aspect tout
hiératique d'une vieille mosaïque byzantine. Et quand on y
promène distraitement ses yeux, on subit un instant l'illusion
de ces peintures murales à demi effacées qui s'écaillent dans
les atriums en ruine des villas romaines ou dans les absides
des basiliques chrétiennes.
Soudain, les groupes d'hommes qui masquaient la porte
d'entrée s'écartent, pour livrer passage à deux danseuses.
Aussitôt le tambour se met à ronfler plus sourdement, la ra?Ya
précipite son rythme et nasille sur un ton plus aigre.
Les danseuses sont habillées de robes violettes que parsèment
des fleurs et des ornements d'un rouge vineux. Un haïck attaché
sur leur poitrine descend jusqu'à la hauteur de la cheville.
Les plaques de métal et les pièces de monnaie qui pendent à
leur front et à leur ceinture font autour d'elles un bruissement
continu. Elles s'avancent d'un mouvement rapide, en pinçant
un coin de leur robe entre le pouce et l'index et en glissant
sur la pointe de leurs pieds. Les coudes collés au corps, les
paumes tendues et dépassant à peine les deux bords du haïck,
elles gardent un moment cette attitude de supplication que
les peintres des Catacombes ont prêtée à leurs « orantes ».
Puis leurs mains se nouent, elles tournent ensemble sur une
cadence assez lente; puis elles se quittent brusquement, et
chacune danse isolément la « danse des mains ».
Elles se tiennent côte à côte, très droites, le cou rigide, les
cuisses collées l'une contre l'autre, le corps légèrement sou-
levé sur l'extrémité des orteils. Elles ne remuent que leurs
LE JARDIN DE LA MORT 421
mains qui se replient avec des gestes de marionnettes sur la
frêle jointure du poignet, où s'entrechoquent de lourds bra-
celets d'argent. La plus jeune est toute petite : elle a l'air d'une
enfant, elle a quatorze ans au plus. On ne voit d'elle que
deux grands yeux, qui brillent extraordinairement dans une
longue figure pâle et mince comme un croissant de lune. Les
os de ses maigres épaules percent sous la soie transparente de
son manteau, et ses bras fuselés sont si menus qu'on les
prendrait pour deux baguettes d'ivoire. On dirait une de
ces poupées articulées que les coroplasles anciens revêtaient
d'émail polychrome et qu'on retrouve, aujourd'hui, encore
toutes brillantes de couleurs, dans les caveaux des nécropoles.
La danse est de courte durée. Les femmes, sans doute
mécontentes de la recette, disparaissent subitement. El-Haous-
sine, qui les guettait, les poursuit dans la cour. Je devine
qu'il entame avec la plus jeune des négociations galantes. Je
m'écarte discrètement, et, après avoir grimpé une vingtaine
de marches très roides, je m'accoude sur le petit mur du cou-
loir en terrasse qui longe le premier étage.
*
* *
De là, mon regard plonge à l'intérieur des cellules, dont
presque toutes sont encore ouvertes. Les dames de joie n'ont
pas beaucoup de visiteurs ce soir. De temps en temps, une
silhouette drapée de blanc traverse la cour à pas muets. Je
n'entends plus le grondement du tambour ni le chevrotement
strident de la raita. Aucun souille dans l'air. La ville est
paisible. Ses toits aplatis s'enfoncent comme une nappe de
boue solidifiée, jusqu'à la ligne inégale et plus sombre que
forment les cimes des palmiers, du côté de l'oasis.
Alors, dans ce calme et cette pénombre lumineuse des nuits
africaines, il me revient un souvenir déjà lointain dont toute
mon imagination s'émeut... C'était à Laghouat, un soir de
siroco. Le jour même, les chefs de la région, grands pro-
priétaires de troupeaux, étaient venus en foule avec leurs
hommes, pour le marché aux moutons. Une cohue compacte
de burnous se pressait dans les étroites ruelles où sont par-
quées les vendeuses d'amour. Toute la garnison, lâchée des
^22 LA REVUE DE PARIS
casernes, s'y ruait aussi. Les éperons et les baïonnettes son-
naient dans l'ombre, les sabres de cavalerie rebondissaient sur
les seuils et sur les pavés. Des officiers, faisant la courte échelle,
se hissaient, par jeu, jusqu'aux fenêtres des filles qui, à travers
les barreaux, leur tendaient des mains scintillantes de bagues.
La chaleur était atroce . Par moments , des souilles pas-
saient, éparpillant une poussière fine et tellement dense qu'on
n'y voyait plus. On écrasait des grains de sable entre ses
dents. Le pétrole, qui flambait partout, dans les estaminets
et les boutiques de tabac, dégageait, avec une odeur acre, une
chaleur de four qui s'ajoutait à celle de l'atmosphère. La rouge
lumière des lampes vous enflammait les paupières déjà irritées
par la morsure du siroco. Et, au-dessus des tourbillons em-
brasés, montait sans cesse la clameur furieuse de la solda-
tesque qui s'écrasait contre les portes closes : c'était le branle-
bas d'un assaut dans l'enceinte torride d'une ville qui brûle I
Pour échapper à cette foule exaspérée, je me rejetai vers
une maison habitée par des danseuses Ouled-Nayls. Après
avoir longuement parlementé, je réussis k y pénétrer... Quel
contraste! La maison regorgeait d'Arabes, mais il y régnait
un silence si profond qu'il en devenait presque inquié-
tant. Ceux qui étaient là se taisaient, ne remuaient point.
La plupart étaient des riches, reconnaissables à la finesse
et à la candeur immaculée de leurs burnous. Assis par
terre, sur des nattes, ils multipliaient les coupes de Cham-
pagne avec une indifférente prodigalité. Je regardai ces
hommes, immobiles sous les mousselines de leurs turbans et
roulant de gros yeux stupides, où rien ne s'exprimait que la
frénésie muette, la sombre ardeur de la sensualité orientale.
Je montai au premier étage : par les baies des cellules négli-
gemment ouvertes, des amoncellements de blancheurs s'aper-
cevaient encore. C'étaient des couples étendus et qui repo-
saient côte k côte, en une promiscuité naïve et avec une
superbe impudeur. J'arrivai k la terrasse où je heurtai de
nouveaux couples. La plate-forme en était encombrée, k ne
savoir où poser le pied. Ils ne bougeaient pas. Presque tous
sommeillaient. Des manteaux de laine ondulaient vaguement
sous le renflement des corps, et l'on eût dit des groupes de
moissonneurs endormis dans un champ.
LE JARDIN DE LA MORT 423
Au-dessus de leurs têtes, la nuit splendide déployait les
grands signes héroïques et divins des constellations. Le feu
subtil du Désert incendiait les ténèbres. Je sentais mes veines
surchauffées battre contre mes tempes, mon cerveau, doulou-
reux de mille piqûres cuisantes, s'enfiévrer jusqu'à la folie...
Au dehors, les hurlements de la soldatesque, les cris affolés
des femmes montaient toujours, le cliquetis des armes bat-
tait les murailles; puis le vent du Sud déferlait tout à coup
en une longue houle poudreuse qui obscurcissait tout le ciel,
comme une fumée de désastre ; et, les yeux aveuglés par la
poussière, il me semblait entendre autour de moi le tumulte
d'une ville prise...
Le frisson de l'histoire me traversait les moelles. Des visions
de deuil et de triomphe m'arrivaient du fond des siècles. Les
cités illustres s'écroulaient au choc des catapultes. Cette cla-
meur de rut et de bataille, cette poussière sinistre qui m'en-
vironnait, — oh! sûrement, par une nuit semblable à celle-
ci, à l'heure marquée par le Destin, elle a dû flotter sur
Corinthe et sur Syracuse envahies! Et j'évoquais l'immense
ruine de Carthage, j'apercevais, tout en haut de Byrsa, la
pâle figure de l'Imperator victorieux, penché sur l'embrase-
ment des temples et regorgement de tout un peuple; je me
murmurais avec lui le vers fatidique de l'aède :
Un jour aussi viendra, où tombera Ilion la Sainte, et Priam,
et son peuple invincible!...
Et, derrière le mur de la terrasse où j'étais accoudé, je
m'attendais presque à voir surgir, comme entre les créneaux
d'une tour, l'aigrette rouge et le casque de bronze du pre-
mier légionnaire romain qui escalada les remparts puniques...
LOUIS BERTRAND
QUESTIONS EXTÉRIEURES
FRANCE ET PERSE
En 189^, notre ministre en Perse, M. R. de Balloy, signait
avec la cour du Chah une convention qui n'était ni politique
ni militaire, ni pacifiste ni commerciale, qui ne nous donnait
ni un privilège financier ni un prélexle à empiétement colo-
nial, mais qui servait ce que, pour ma part, je range
parmi les plus grands intérêts de la France : c'était une
convention scientifique, archéologique surtout, par laquelle
nous obtenions le monopole des fouilles et recherches dans
toute l'étendue des provinces persanes.
Celte convention passa inaperçue du grand public, qui
pourtant se pressait au Louvre devant les admirables trou-
vailles de la mission Dieulafoy, devant la frise des Lions
et des Archers de Darius, dont une reconstitution, peut-
être trop soigneuse, avait du moins su faire revivre la
noblesse des lignes et le charme du coloris. Et tout cela
venait de Suse, et Suse, pour une oreille française, est le
nom mystérieux, mais familier, d'une ville de théâtre et
presque de légende, que nous situons quelque part dans
l'Orient lointain, près de Babylone ou de Ninive, en Per^e
ou en Assyrie :
Lève-toi, m'a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse!
C'était la mission Dieulafoy qui avait donné à nos diplo-
mates et a l'homme qui allait prendre la tête de cette entre-
FRANCE ET PERSE /l25
prise, M. de Morgan, la première idée de leur convention : ils
avaient longuement négocié pour l'obtenir et dépensé presque
trois ans à la rédiger ; mais enfin nous l'avions et le monde savant
pouvait féliciter M. de Balloy de la belle conquête que venaient
de faire la science française et nos musées nationaux, car, à
la différence de telles autres fouilles oii nous jetons les mil-
lions pour le plaisir de meubler les seuls musées de l'étranger,
cette fois le Louvre allait recevoir la moitié de nos trou-
vailles.
Ces grands intérêts scientifiques et artistiques furent bien
servis dans les conseils de notre Gouvernement par les mi-
nistres de l'Instruction publique, MM. Bourgeois et Ram-
baud. On se bâta d'organiser une mission en Perse. On
arriva tout aussitôt à une parfaite entente entre les « services
compétents », mieux encore, enire deux ministères. La
convention prévoyait un savant comme chef et un diplomate
comme conseiller de la mission ; on eut la bonne idée de
réunir ces titres sur la même tête, et la bonne fortune d'avoir
un titulaire tout désigné dans la personne de M. de Morgan.
M. de Morgan était connu des Persans et il avait appris
à les connaître, eux, leur pays, leurs langues et leurs usages,
pendant deux ou trois années d'exploration à travers leur
empire (i 889-1 891). Il s'était fait un nom auprès des savants
par les trois ou quatre gros volumes qu'il venait de publier
sur celte exploration. Il avait ensuite gagné la réputation
incontestée, moins d'un érudit que du plus habile et du plus
heureux des fouilleurs, quand, placé à la tête du service égyp-
tien des Antiquités, il avait ramené au jour les monuments les
plus beaux peut-être de la plus vieille civilisation de l'Egypte.
En 1895, M. de Morgan tenait encore celte direction des
Antiquités égyptiennes et, pour garder cette place à la science
française, il devait la conserver jusqu'au jour où G. Maspéro
serait en état de la reprendre. De 1896 à 1897, la mission
en Perse demeura donc à l'état de projet.
En 1897 enfin, M. de Morgan put quitter l'Egypte et
accepter de repartir en Perse avec le titre de Délégué géné-
ral et les pouvoirs les plus étendus. Notre administration
avait compris la nécessité de donner tous les pouvoirs à
celui qui aurait toutes les responsabilités : nomination des colla-
^26 LA REVUE DE PARIS
borateurs et recrulement du personnel, choix des fouilles à
entreprendre et maniement des fonds, achat du matériel,
transport, installation et publication des trouvailles, gérance in-
térieure et conduite diplomatique de la mission, les Chambres
et le Gouvernement avaient eu le bon sens d'organiser cette
entreprise publique comme une entreprise privée, avec un
chef unique, absolu, mais responsable. A la fin de 1897, la
Mission ou, comme on l'appela désormais, la Délégation arri-
vait en Susiane; elle reprenait dans les ruines de Suse les
tranchées de Loftus et des Dieulafoy.
Depuis sept ans, elle y travaille et, malgré le zèle de M. de
Morgan et de ses collaborateurs, Scheil, Lampre, Jéquier, Gau-
tier, etc., malgré les inestimables découvertes qui chaque année
ont marqué son avance, elle est encore au début de sa tâche.
La convention lui donnait le droit d'explorer et de fouiller
toutes les ruines de la Perse antique et moderne, Ecbatane,
Persépolis, etc., aussi bien que Suse. Si M. de Morgan, tout en
visitant les autres ruines, s'est attaché d'abord au déblaiement
de Suse, c'est pour mille raisons historiques et présentes, qui,
toutes, au fond, ont leur première origine dans la situation
même de la Susiane, dans sa position géographique et dans
son état politique.
*
* *
La Susiane est une province, une acquisition de la Perse :
ce n'en est pas à vrai dire une partie intégrante. La Perse
propre, en effet, est la moitié occidentale du plateau de l'Iran,
le fond et les bords de cette cuvette close, juchée à quelque
douze ou quinze cents mètres d'altitude, dont les eaux, en géné-
ral, ne s'écoulent pas vers des mers extérieures, mais vont
croupir dans les lagunes saumâtres et les bas-fonds désertiques
du centre : la ceinture montagneuse de cette forteresse, tom-
bant à pic sur les déserts des Turkmènes ou les eaux de la
Caspienne au nord, sur les plaines de la Mésopotamie et de la
Chaldée à l'ouest, sur le Golfe Persique et l'Océan Indien au
sudj sur les plaines de l'Indus à l'est, n'offre à l'escalade que
les étroits et âpres gradins, si bien décrits par Loti dans sa
montée Vers Ispahan. La Susiane au contraire est une plaine
FRANCE ET PERSE 427
maritime, une vallée fluviale et, presque tout entière, une
ancienne conque lacustre et un ancien golfe marin.
A l'angle sud— occidental du plateau de l'iiran, en dehors,
au pied de ce plateau, au ras de la mer, ces anciens golfe
et lac de Susiane prolongeaient autrefois jusqu'au cœur des
montagnes le cul-de-sac du Golfe Persique. Mais les torrents,
qui de toute part cascadaient des monts vers cette conque,
y jetèrent leurs roches, leurs galets, leurs sables, leurs arbres
déracinés et leurs boues. Bien avant l'histoire humaine, —
et cependant l'histoire peut remonter ici par des documents
certains jusqu'au cinquième ou sixième millénaire avant le
Christ, — ces torrents avaient chassé les lacs et la mer devant
leurs cônes d'éboulis et, de proche en proche, ils avaient
construit une plaine intérieure jusqu'à une barrière d'îles
rocheuses, qui se dressaient alors au-devant des monts,
pareilles à ces îles d'Ormuzd et de Tavila qui festonnent
encore le Golfe Persique au-devant des monts de Bender-
Abbas : sur l'une de ces bosses, aujourd'hui noyées dans les
alluvions, la petite ville d'Ahwaz plante ses masures.
Dès l'aube des âges historiques — cinq ou six mille ans
avant notre ère, — cette première œuvre des torrents
susiens était accomplie : la Susiane était un cirque terrestre,
dont les hauts remparts du plateau faisaient l'hémicycle du
fond et dont les détroits comblés, entre les anciennes îles de
la façade, étaient comme les guichets d'entrée. Depuis ces
temps lointains, les torrents, réunis et coalisés dans quelques
petits fleuves, ont franchi la ligne des îles et continué au-
devant, dans l'ancienne mer libre, leur patiente construction.
En ce fond du Golfe Persique, — durant combien de siècles?
— leurs eaux violentes allèrent s'assoupir et se mélanger aux
lourdes eaux du Tigre et de l'Euphrate : de ce mélange sur-
chauffé et comme distillé par la torride chaleur de cette mer
enclose et par l'haleine ardente des déserts arabiques, une
plaine immense, lentement, se formait; sous le soleil du tro-
pique, une végétation et une faune de jungle doublaient l'œuvre
des fleuves et des vents : peu à peu, les marais et les plantes
conquirent sur le Golfe la plaine de la Basse Chaldée, le pays
actuel de Bassorah, toute cette nappe de terres fluentes e*
d'eaux stagnantes, oii le Tigre et l'Euphrate viennent aujour-
428 LA REVUE DE PARIS
d'hui se joindre dans Fesluaire bourbeux du Chat-el-Arab et
où les rivières susiennes confluent aussi en deux petits fleu-
ves, la Kerkha et le Karoun.
Aujourd'hui, à cent cinquante ou deux cents kilomètres de
la mer, la Susiane est encore accessible aux navires. Mais
après avoir quitté les eaux libres du Golfe, il leur faut s'en-
gager d'abord dans le large estuaire du Ghat-el-Arab et le
remonter pendant soixante ou quatre-vingts kilomètres jus-
qu'à Mohammerah, qui est l'avant-port fluvial de Bassorah.
Là, on quille le fleuve chaldéen et l'on tourne à droite dans
les eaux plus vives et moins profondes du Karoun susien,
dont les courbes et les boucles, durant quelque cent cin-
quante ou deux cents kilomètres, conduisent vers Ah^vaz.
Jusqu'à Ahwaz, c'est toujours le marécage deltaïque.
A Ahwaz, on entre dans la conque asséchée, dans la Susiane
proprement dite. A AhAvaz, la grande navigation cesse; elle
rencontre, en ce barrage de l'ancien archipel, des rapides
assez violents, que les navires ne peuvent franchir. Mais au
delà, après un transbordement, les petits vapeurs peuvent
encore, pendant cent ou cent cinquante kilomètres, remonter
le Karoun jusqu'à Ghouster, la ville du haut fleuve, le grand
marché, avec Dizfoul, de cette conque susienne. Sur le Karoun
et sur l'Abédiz, son principal aflluent, sur le haut cours de
ces rivières, Dizfoul et Ghouster sont au terminus de la petite
navigation et au départ des routes terrestres vers les gorges
de l'hémicycle montagneux.
Dizfoul et Ghouster ont pris le rôle, sinon la place même
de Suse. Ge sont les deux capitales de ce pays. Elles occupent
des sites tout pareils, et leur vie continue la vie que la vieille
Suse menait à quelques kilomètres de là.
Vivant de la plaine, ces villes doivent rester à l'orée
des champs , qui leur donnent en abondance toutes les
récoltes, — blés jaunis vers la fin de mars, récoltés avant
la fin d'avril, — et tous les fruits, dattes, oranges et citrons.
Mais sous ce ciel du tropique, en celte plaine ouverte ou
olTerte à toutes les attaques de la mer et des monts, les élé-
ments luttent de rage. Par- dessus le Golfe Persique, le delta
chaldéen et les collines d' Ahwaz, souffle jusqu'ici la ter-
rible haleine des déserts d'Arabie, l'infernal vent du sud-
FRANCE ET PERSE ^29
ouest, dont les Chaldéens jadis avaient fait un démon hideux.
Strabon et les géographes grecs savaient déjà que, de mai à
la fin d'octobre, la Susiane a un climat de feu. Polyclèle ra-
contait qu'à midi les lézards et les serpents sont grillés tout
vifs, quand ils se hasardent hors de leurs trous. Aristobule
ajoutait que l'eau des baignoires bout d'elle-même et que les
légumes sont rôtis sur pied ce comme petits pois en poêle ».
La plaine trempe dans une brume de sable et de boue séchée :
la poussière suffocante envahit les abris les plus secrets :
les animaux, les oiseaux surtout, s'enfuient vers la mon-
tagne. Les hommes et leurs villes ont toujours fait de
même.
En hiver et au printemps, ce sont les torrents et rivières
des monts qui gonflent, débordent et, parfois, lorsque de
grandes pluies concordent avec la fonte des neiges, la conque
est submergée, ravagée. Les villes restent donc perchées, en
garde contre ces crues soudaines. Toute l'année, d'ailleurs,
ayant besoin d'eau potable, elles savent que les sources et les
puits de la plaine sont mauvais, salés : les eaux profondes
traversent une large bande de gypses, de marnes et d'argiles
saturées de chlorures et de sulfates, et le soleil a tôt fait de
corrompre et d'enfiévrer les mares superficielles ; le moustique
alors règne sur le plat pays; pour échapper à la malaria, les
villes restent à portée des eaux saines et pures et du « bon
air )) des monts.
Après les éléments, l'homme. Pour les nomades du désert
arabique comme pour les pâtres du plateau iranien, ces vertes
plaines mésopotamienne, chaldéenne et susienne furent tou-
jours ce que fut et reste l'Egypte pour le Bédouin d'Afrique
et de Syrie, un paradis rêvé, sur lequel, sans trêve, ils jettent
leurs razzias ou leurs conquêtes. La Susiane est la Terre des
Arabes, VArabisian, depuis qu'au lendemain de l'hégire le flot
musulman força les guichets d'Ahwaz, envahit toute la conque.
Mais cette Terre des Arabes retomba ensuite sous la dépen-
dance des gens du plateau, quand les Iraniens coalisèrent
leurs tribus hétérogènes, blanches et jaunes, aryennes et
mongoles, contre le conquérant sémite et, tout en gardant
une foi musulmane, rejetèrent en bas du plateau, dans les
plaines chaldéenne et mésopotamienne, dans le pays de Mos-
/i3o LA REVUE DE PARIS
soul et de Bagdad aujourd'hui, de Ninive et de Babylone
autrelois, la domination des khalifes.
L'Arabistan est donc une province persane. Mais, en cette
Perse déchirée de rébellions, le pouvoir du Chah, effectif sur
les provinces du nord, autour de Téhéran, n'est trop souvent
que nominal sur les provinces du sud, à plus forte raison
dans ces montagnes du sud-ouest, que la nature fit presque
inaccessibles et que les routes de caravanes ont presque
désertées. Nomades, à peine fixés quelques mois de l'année
pour la culture et la récolte de quelques arpents; patres et
chasseurs, groupés en clans autonomes ou en tribus rebelles :
les habitants de ces monts, si l'indépendance et le mépris de
toute loi font le bonheur, mériteraient tous le nom d'Heu-
reux, Bakhtyaris, que portent quelques-uns de leurs groupes.
Kurdes, Louris ou Jîakhtyaris, pour tous ces gens de la cime
et du revers, l'Arabistan est un grenier où l'on descend en
appétit et en armes et d'oii l'on remonte en joie. Ces nobles
montagnards traitent en serf le vilain de la plaine, amènent
leurs troupeaux paître dans ses blés, leurs jeunes gens se dé-
gourdir parmi ses femmes. A ce voisinage, le cultivateur a dû
garder ou reprendre des mœurs guerrières, semi-nomades,
que d'ailleurs il portait toujours dans son hérédité bédouine
et dans son sang d'Arabe, car le sang arabe prévaut encore
dans le mélange des races, blanches, jaunes et noires, aryen-
nes, mongoles et négri tiques, qui parsèment de leurs villages
ou plutôt de leurs tentes ce désert de l'Arabistan.
La Susiane, qui devrait être une verdoyante Egypte, n'est
plus qu'un désert tacheté d'oasis. La terre et les eaux, aban-
données à elles-mêmes, vaguant aussi sans règle et sans lois,
empiètent les unes sur les autres, se déplacent et se mêlent
au gré de leurs caprices. Les torrents et fleuves nomades
achèvent l'œuvre pillarde des clans et tribus nomades, et la
conque, bouleversée, jonchée de détritus rocheux et de traî-
nées sablonneuses, n'est que sécheresse et désolation ou cours
d'eau violents et mares croupissantes : on comprend que les
capitales actuelles, Dizfoul et Chouster, ne soient que deux
pauvres bourgades.
FRANCE ET PERSE ASl
* *
Suse régnait en d'autres temps : du moins la plaine était
alors mieux défendue contre les torrents et contre les tribus
de la montagne. C'était alors, semble-t-il, non pas le Ka-
roun, comme aujourd'hui, mais la Kerkha — le Choaspe,
disaient les Anciens, — qui réunissait la majeure partie des
eaux de la conque et les emmenait par un autre guichet
que celui d'Ahwaz vers le delta chaldéen. Sur le haut
Choaspe, Suse occupait alors le même site que Chouster
aujourd'hui] sur le haut Karoun. La butte de son acropole
dominait la plaine et surveillait les monts, juste à la limite où
commencent les cultures des champs irrigués, oii finissent les
arbres et vergers des pentes bocagères, où luttent et s'harmo-
nisent en un climat plus doux les ardeurs du bas et les froi-
dures d'en haut, où les récoltes peuvent être montées, et les
sources fraîches amenées sans grande peine.
Suse cultivait sa plaine, grande comme un quart à peine
de notre France, comme noire bassin de Paris, mais cent
fois plus riche et plus peuplée. Suse avait domplé, canalisé
torrents et rivières, et juridiquement codifié les us et cou-
tumes d'une méthodique irrigation. Suse tenait les monts,
dont elle avait barré les gorges de forteresses. La conque était
seule immergée, colmatée; au devant des collines d'Ahwaz,
le flot du Golfe recouvrait encore notre paysduChat-el-Arab :
le défilé d'Ahwaz ou, ce qui pour lors en tenait lieu, le défilé
du Choaspe était de défense aisée contre les attaques de l'ouest
et du sud, contre les gens de Chaldée et d'Arabie.
C'est l'âge heureux, qui dure deux mille ans, trois mille
ans peut-être, de 5ooo ou 6000 à 8700 avant Jésus-Christ :
celte Susiane primitive, le pays d'Elam, comme disent les
inscriptions sémitiques, vit en paix sous les règnes semi-
légendaires d'Houmbaba et d'Houmbasitir. Elle a parfois à
combattre, mais elle lutte toujours victorieusement pour son
indépendance contre les rois de Chaldée, qui, dans leurs
épopées, ont fait une place à ces héros élamites et qui même,
dans leurs inscriptions, avouent les conquêtes élamites en
plein pays oii plus tard surgira Babylone.
432 LA REVUE DE PARIS
Une période moins heureuse succède, à mesure que le
delta chaldéen étend ses terres plus solides et ses eaux moins
profondes jusqu'aux défilés du Choaspe et d'Ahwaz. Les at-
taques chaldéennes deviennent plus faciles ; de 3760 à 3/io
avant Jésus-Christ, l'histoire de trente-quatre siècles, — telle
que le Père Scheil ' nous l'a fait ressortir des inscriptions, —
ne sera qu'une bataille perpétuelle de la Susiane, tantôt sou-
mise, tantôt rebelle, tantôt envahie, tantôt débordante, contre
la Chaldée et la Mésopotamie. De 3700 à 3^o avant Jésus-
Christ, de Naramsin, roi de Chaldée, au grand Alexandre,
roi des Macédoniens, trente-quatre siècles de résistance et
d'expansion, d'asservissements et de renaissances, trente-
quatre siècles d'histoire susienne, groupant, éclairant, expli-
quant toute l'histoire de l'antiquité I
C'est là ce qui fait avant tout rimporlance capitale — non
pas seulement pour les archéologues et rangeurs de vitrines,
mais pour tous les hommes qui veulent réflécliir un peu — de
ces fouilles susiennes. Seules, peut-être, elles pourront nous
livrer le secret intime de cette antiquité ou, du moins, nous
fournir l'ordonnance extérieure, la chronologie de cette his-
toire ancienne, qu'après cent ans de merveilleuses découvertes
dans le monde du passé, — aussi merveilleuses que les décou-
vertes de nos chimistes, physiciens et biologistes dans le
monde du présent, — nos savants nous font entrevoir.
Antiquité bien différente de celle que pouvaient connaître
les gens des xvii® et xviii*^ siècles! Pour nos grands-pères
encore, l'antiquité, c'était Rome et la Grèce; elle commençait
avec Homère et finissait avec les invasions des Barbares ;
mille ans avant Jésus-Christ semblaient le premier crépuscule
deTliistoire profane. Aujourd'hui, quand nous voulons prendre
une vue philosophique de celte histoire, c'est le début de nos
temps modernes qu'il faut reporter à l'âge homérique. Si nos
temps contemporains, en effet, sont marqués avant tout par
le triomphe de la raison européenne sur l'univers entier et
sur la vie humaine, si le monde ouvert ou soumis aux lois
I. Direcleur-adjoint de philosophie assyrienne à l'École des Hautes-Études (Sor-
bonne), le Père Scheil est un dominicain qui, pour obéir aux lois et décrets sur
les congrégations, est devenu prêtre séculier : c'est donc aujourd'hui Vabbé Scheil ;
mais il a trop illustré ce nom de Père Scheil pour qu'on puisse songer à le lui
reprendre.
FRANCE ET PERSE 433
de rhomme, si l'humanité elle-même régie par les droits de
l'homme semble vraiment le terme promis au long effort de
notre civilisation, où commencent les temps modernes, sinon
aux premiers bégaiements de la raison européenne, aux pre-
miers cris et aux premiers chants du rationalisme et de l'hu-
manisme grecs, aux philosophies ioniennes et aux poèmes
homériques ? Depuis les débuis de la Grèce, depuis Homère
jusqu'à nous, l'histoire moderne est l'éveil et le développement
de celle raison grecque, puis son expansion dans le monde
alexandrin et romain et ses transactions avec la gnose orientale
et la discipline romaine, puis son recul passager devant le
mystère chrétien et son éclipse durant la nuit de notre Moyen
Age, puis sa renaissance splendide et son épanouissement
enfin, son triomphe, son exaltation dans notre Europe con-
temporaine.
Avant ces temps modernes, l'Europe n'était rien; l'Asie
était tout, et la férule ihéocratique régissait les civilisations
des deltas chaldéen et égyptien. En d'autres deltas, sur
d'autres façades de l'Asie, d'autres civilisations poussaient
également : Chine, Inde, etc. Mais, jusqu'à nous, restées à
l'écart, elles n'ont eu qu'une part bien faible, très indirecte,
à la culture de notre famille européenne, et deux peuples seu-
lement furent les grands semeurs de noire récolte, l'Egypte et
la Chaldée : l'anliquilé pour nous, la véritable antiquité, c'est
l'histoire de ces deux peuples, telle qu'un siècle de décou-
vertes commence de nous la révéler.
Aussi haut que cinq ou six mille ans avant notre ère, cette
histoire de l'Egypte et de la Chaldée va nous permettre
de remonter aux sources premières de nos pensées, de nos
croyances, de nos mœurs, de nos traditions, de nos habitudes
les plus familières, ('ar nous, qui vivons au début du
xx*^ siècle après Jésus-Christ, nous sommes encore sous l'in-
fluence quotidienne de la Chaldée et de l'Egypte. Comme les
Egyptiens d'il y a quatre mille ans, nous vivons encore
notre vie terrestre dans l'attente d'une vie plus belle qui
s'ouvrira pour nous derrière les portes du tombeau. Comme
les Chaldcens d'il y a quatre mille ans, nous voyons au ciel
les figures de certains monstres dessinées par les étoiles, et,
dans les jeux de ces « signes » divins, notre crédulité popu-
I 5 Janvier i()o5. i^
434 LA REVUE DE PARIS
laire cherche encore les secrets de l'avenir et les décrets de
la destinée; de même, c'est aux sciences chaidéennes que
nous empruntons nos divisions de l'année, du mois, du jour
et de l'heure, et nous chantons des psaumes, nous gardons
des préceptes religieux, nous répétons des récits détaillés sur
Torigine des êtres et des choses, tout semblables à ceux que
chantait, gardait et répétait déjà la foule chaldéenne du
troisième millénaire avant le Christ.
C'est de ce monde levantin — Hérodote et les premiers
Hellènes le savaient bien, — que la Grèce tira les arts, les
sciences, les philosophies, les poèmes, qu'elle transposa pour
notre usage, mais que, depuis trente ou quarante siècles, lente-
ment, obscurément, la savante Chaldée et la charmante Egypte
élaboraient. Par l'intermédiaire des Grecs, nous sommes liés
à ces âges naguère fabuleux, qui sont aujourd'hui de l'his-
toire réelle, certaine : des Khéops égyptiens qui vivaient six
mille ans avant nous, des Naramsin chaldéens qui régnaient
trois mille sept cent cinquante ans avant notre ère, nous pou-
vons aujourd'hui parler avec autant de certitude que des
Alexandre, des César ou des Louis XIV. Et voici qu'à nos
yeux satisfaits toute l'histoire humaine se groupe et s'ordonne,
et la longue théorie de notre civilisation se déroule en trois
actes harmonieux, dont les deux premiers sont accomplis déjà,
dont le troisième commence à peine.
Après les obscurs débuts de la préhistoire, après la vie sau-
vage dans les cavernes, sous les pierres amoncelées ou sur les
pilotis des lacs, passent d'abord les quarante ou cinquante
siècles de l'histoire ancienne, de l'histoire asiatique, jusqu'aux
débuts de la Grèce, jusqu'à l'âge homérique; puis les trente ou
quarante siècles de l'histoire moderne, de l'histoire européenne,
jusqu'à l'explosion révolutionnaire et scientifique de notre
XIX® siècle, jusqu'à Bonaparte et Pasteur, si l'on veut; enfin
voici l'histoire contemporaine qui s'ouvre, l'histoire mon-
diale qui se fait, les temps nouveaux qui datent d'avant-hier,
mais qui, demain, dans le monde entier, devenu solidaire,
vont appeler, semble-l-il, l'humanité tout entière à cette
course du flambeau vers la vérité et vers la justice incon-
nues.
FRANCE ET PERSE 435
* *
Dans les quarante ou cinquante siècles de l'histoire an-
cienne, l'Egypte et la Chaldée ont à coup sûr tenu le pre-
mier rôle : l'immensité et l'exubérance de leurs deltas, leur
faisant une vie plus commode et mieux assurée, leur lais-
saient plus de temps pour les rêves d'art ou les travaux désin-
téressés de l'étude. L'Elam et Suse, en leur conque étroite,
avaient moins de ressources et moins de loisirs: il leur fallait
veiller sans cesse aux caprices des torrents, aux fureurs des
rivières, aux fossés, abreuvoirs de la récolte, à la conquête et
à la défense du pain quotidien. Dans cette histoire ancienne,
l'Elam et Suse eurent pourtant un rôle décisif : de millénaire
en millénaire, régulière et régulatrice comme un balancier,
ce fut toujours une intervention susienne qui décida les
grandes crises du monde levantin.
Après quinze siècles de luttes contre l'invasion chaldéenne
(de SySo à aSoo avant notre ère), un premier débordement
de l'Elam sur la Chaldée déclencha, en quelque façon, l'his-
toire universelle. Jusqu'à ce déclenchement élamite, en effet,
durant la période des Origines que G. Maspéro nous expose
en son premier volume de l'Histoire Ancienne des Peuples de
r Orient, — ce monument de la science française égal, en son
genre, au monument dressé par les Pasteur ou les Berthelot,
— des civilisations locales débutent et grandissent. Mais éloi-
gnées, séparées l'une de l'autre, l'Egypte et la Chaldée, dans
leurs écrins de déserts, vivent sans intimité l'une avec l'autre
et avec le reste du monde : chacune est divisée, le plus sou-
vent tiraillée entre de petites cités ou de petites dynasties. Le
monde civilisé n'est qu'une poussière de bourgades et de tri-
bus; il connaît à peine les politiques nationales ; il ne connaît
pas encore les « Empires m universels qui vont se fonder
ensuite sous le sceptre d'un Ramsès, d'un Cyrus ou d'un
Alexandre, et qui font le sujet du troisième volume de
G. Maspéro. Mais, avant ces Empires, il faut que les Mêlées
des Peuples (que G. Maspéro nous décrit en son second vo-
lume) jettent la Chaldée sur la Syrie et sur l'Egypte, l'Egypte
sur la Syrie et sur la Chaldée. l'Asie sur la Méditerranée et la
430 LA REVUE DE PARIS
Grèce, la Grèce sur le Levant et l'Asie, amalgament les races,
les civilisations, les croyances, fassent l'unité du monde levan-
tin et préparent ainsi l'élablissement de ces dominations uni-
verselles qui, d'Egyptiens en Clialdéens, de Chaldéens en
Assyriens, d'Assyriens en Mèdes et en Perses, de Perses en
Macédoniens, vont, de peuple en peuple, finir par Tapolhéose
d'un Alexandre au troisième siècle avant noire ère.
Ces «Mêlées des Peuples», ce fut l'Élam qui les déclencha
au troisième millénaire avant Jésus-Clirist. A'ers 2800 avant
notre ère, le roi susien Koutour-Nakhounti conquiert toute
la Chaldée et pousse à travers la Mésopotamie, jusqu'à la
Méditerranée peut-être, sa marche triomphante. Celte con-
quête élamite, maintenue durant deux siècles (dans la Bible,
la Genèse connait Koutour-Lagomer, petit-fils ou arrière petit-
fils du conquérant élamile : Abraham et Lot ont à souffrir de
ses razzias), amène, par réaction, un groupement des cités et
dynasties chaldéennes, qui se fédèrent autour de Babylone
et s^incarnent dans le grand roi babylonien Ilammourabi
(2060 avant J.-C).
Alors, durant mille années (2o5o-iioo avant J.-C), Baby-
lone, contenant à l'est la force élamile, pousse vers l'ouest
son influence et ses troupes, jusqu'aux bords de la Médiler-
ranée. La Chaldée vient ainsi au contact de l'Égyple, dans ces
provinces syriennes que les Pharaons entreprennent aussi de
soumettre, et cette rencontre chaldéo-égyptienne a, pour
l'avenir de noire Europe et de noire civilisation, des résultais
décisifs. Au point de rencontre en effet, deux petits peuples
combinent, résument, quintessencienl les deux grandes civi-
lisations de l'antiquité, et ce sont eux qui vont nous les
transmettre : les Juifs deviennent la tête de noire histoire
sacrée ; les Phéniciens deviennent la tête de notre histoire
profane. Dans la Bible, notre Europe cherche encore les tra-
ditions qu'Abraham apporta d'Our en Chaldée, et les comman-
dements que Moïse entendit sur la route d'Egypte: la Genèse
et les Psaumes d'Israël, nous les comprenons mieux depuis
que les inscriptions cunéiformes nous ont rendu les genèses
et les psaumes chaldéens. Pareillement, dans l'alphabet des
Phéniciens (car nous écrivons encore avec les lettres inventées
par les Phéniciens) et dans les œuvres et conceptions des pre-
FRANCE ET PERSE ^3']
miers Grecs, leurs élèves, notre Europe recueille aujourd liui,
sans parfois même s'en douter, les théories et les rêves de
prêtres chaldéens ou de poètes pharaoniques.
Ainsi, durant le second millénaire avant J.-C, l'histoire de
l'Elam est liée aux premiers débuts de la Grèce Or, mille ans
plus lard, c'est encore l'Elam qui, déchaînant une nouvelle
tempête sur les peuples de Syrie, va pousser à la Méditer-
ranée, vers la Grèce, les flottes des fuyards. Car, durant mille
années après Hammourabi. Babylone, malgré quelques éclipses
de sa puissance, est de taille à contenir la force élamite (2o5o-
1 100 avant J.-G.), et les rois susiens restent à l'écart ou
retombent parfois sous la vassalité chaldéenne; mais, après
mille années, surgit à Suse un nouveau capitaine, Ghoulrouk-
Nakhounli, qui renouvelle l'entreprise de Koulour-Nakhounti,
avec le même résultat. Ghoutrouk soumet la basse Chaldée :
une fois encore, par une réaction toute pareille, les vaincus
se groupent dans la haute Chaldée et dans la Mésopotamie ;
autour de Ninive, celte fois, puis de Babylone à nouveau, ils
reforment un empire militaire, auquel les Assyriens vont
donner une impérissable renommée.
De nouveau, les guerriers mésopotamiens rejettent l'Elam
en ses montagnes, et leurs bataillons paraissent même un
jour sous les murs de Suse, enlèvent la ville d'assaut, la
mettent au pillage, et « emmènent en captivité les dieux,
les déesses et trente-deux statues de rois», comme dit Assour-
banipal en ses inscriplions. Les héros d'Assyrie ou de Baby-
lonle, Sargon, Sennachérib, Assourbanipal, Nabuchodonosor,
— nous arrivons à des noms familiers qui se dressent au seuil
de nos temps modernes (820-5/io avant J.-C), — étendant
aussi leurs conquêtes vers l'ouest, jusqu'à la Méditerranée,
rétablissent sur la Phénicie, sur la Judée et même sur Chypre
et l'Anatolie méridionale, l'ancien empire des Chaldéens. Mais
la tyrannie de ces Assyriens féroces est cent fois plus dure,
semble-l-il, que la vassalité chaldéenne ou égyptienne des
siècles précédents : les riverains de la mer, les Phéniciens,
s'en vont quérir au delà des flots de nouvelles patries ; dans
les eaux occidentales, se fondent les colonies de Tyr et de
Sidon, les Carthages, les Villes-neaves (c'est le sens du mot
Carthage), qui répandent les civilisations et les denrées asia-
438 LA REVUE DE PARIS
tiques jusqu'à nos rivages de Gaule et d'Espagne, — grand
événement qui vient hâter les progrès de la Grèce et la venue
des temps modernes (ix*^ et vin'- siècles avant notre ère) !
Et, quatre cents ans plus tard, un dernier sursaut de l'Elam
qui donne le dernier déclic à notre histoire. Du plateau iranien,
de vaillants montagnards, Mèdes et Perses, descendent : ils
viennent infuser aux races d'en bas leur audace et leur endu-
rance aryennes : ce sont des Aryens, en effet, — c'est-à-dire
des blancs parlant une langue indo-européenne, — qui, sous le
nom de Mèdes et de Perses, descendent avec Cyrus et viennent
s'asseoir au trône susien. Et n'est-ce pas un autre caractère
de notre histoire moderne que le rôle prépondérant des Aryens
dans le monde civilisé ? L'histoire ancienne appartient à
d'autres, aux Sémites surtout et à leurs cousins d'Egypte;
mais, dans l'histoire moderne, le dernier mot restera aux
Aryens, à leurs langues d'Europe et à leurs conceptions ratio-
nalistes.
Les voici qui vraiment entrent en scène. Aryens de Perse
et Aryens de Grèce, ils ont été jusqu'ici dans le voisinage,
mais en marge encore de la civilisation, dans la clientèle,
mais aussi dans l'hostilité de la Chaldée et de l'Egypte. Avec
Cyrus, les Aryens de Perse viennent prendre la tête des
humanités levantines, bâtir sur les ruines des anciens Empires
cette gigantesque monarchie du Roi des Rois, qui, depuis
Cyrus jusqu'à Darius III, durant deux siècles (53o-33o),
régente tout le continent entre la Chine et la Méditerranée,
annexe à l'Iran et à l'Elam la Chaldée, l'Assyrie, l'Aram, la
Syrie et l'Egypte, enfile les routes de l'Asie Mineure, se bute
contre les Aryens de l'Ionie et de l'Archipel, entreprend de les
soumettre, passe même en Europe, conquiert la Thrace, la
Macédoine, la Thessalie, les îles, et réclame des Aryens de
Grèce, des libres citoyens d'Athènes et de Sparte, le serment
d'obéissance: [aux champs de Marathon et de Platées, sur
les eaux de Salamine et de Mycale, se heurtent alors ces deux
Aryens, champions de l'Europe et de F Vsie, du passé et de
l'avenir.
L'Aryen de Grèce l'emporte et rejette à la côte d'Asie les
« Barbares », qu'il méprise déjà pour leur crédulité supersti-
tieuse et leur servilité monarchique : dès maintenant, cet
FRANGE ET PERSE 4^9
Hellène, qu'à l'âge homérique, quatre ou cinq siècles plus tôt,
le maître phénicien enrôlait parmi les disciples de la Chaldée
et de l'Egypte et initiait aux pensées de l'Asie, dès maintenant,
ce vainqueur de Salamine parle notre langage, formule notre
idéal d'Européens, et défend contre l'Asie les espoirs et les
prémices de notre civilisation européenne. Quelle date en
l'histoire du monde ! Homère est le précurseur, mais Thémis-
tocle est le premier homme de nos temps modernes, dont
Alexandre de Macédoine deviendra le grand ouvrier, le premier
héros, quand, un siècle et demi après Salamine, il prendra la
tête des Aryens de Grèce, leur fera passer la mer à leur tour,
enfiler aussi, mais à rebours, les routes de l'Asie Mineure,
soumettre la Syrie, l'Egypte, l'Aram, l'Assyrie, la Chaldée et,
forçant les guichets de l'Elam, piller cette ville de Suse qui
depuis deux siècles était le centre du monde, la capitale du
Roi des Rois.
Au haut des montagnes iraniennes, en effet, le Roi des
Rois avait conservé les capitales de ses pères, ses palais de
Médie et de Perse, ses résidences de plaisir et de chasse, ses
villes d'été, Ecbatane et Persépolis. Mais Suse était devenue
le siège de sa politique, la forteresse, le trésor et le musée où
s'entassaient, avec les archives de son administration, les re-
devances et les dépouilles de l'Asie vaincue. Diodore nous dit
qu'Alexandre trouva dans les cachettes des palais de Suse
quarante mille talents en or et en argent non monnayés, et
neuf mille talents en pièces d'or à l'efïigie de Darius, en da-
riques : deux ou trois milliards de notre monnaie. Cet or et
cet argent furent pillés par les soudards de toute race, grecs,
parthes, romains, arabes, qui, depuis Alexandre, mirent à
feu ou à rançon cette grandeur déchue.
D'Alexandre aux proconsuls romains, tous les maîtres ou
pillards de l'Asie s'abattent sur cette plaine. Les sièges et
incendies transforment en buttes de cendres, puis en désert
cette immense ville. Puis, en l'an 64o après notre ère, les
cavaliers arabes, débarqués à Mohamerrah, remontent le Ka-
roun et, de tant d'édifices, ne laissent debout ou ne relèvent
qu'un prétendu tombeau du prophète Daniel, qui dresse
encore au bord du Choaspe sa coupole blanche. Toute la
population s'enfuit à Ghouster et Dizfoul.
AAO LA REVUE DE PARIS
Avec Alexandre, finit donc l'histoire ou du moins la puis-
sance de Suse; avec les Arabes, son existence même. Deux
ou trois tells énormes restent seuls dans un coin de la plaine
pour garder en leur profil et pentes géométriques le sou-
venir de ce passé. Le plus grand de ces tells, mais le plus
nivelé, épandu sur quelque cent hectares, représente la ville
officielle avec le palais, VApadana, que les Rois des Rois
avaient élevé : la mission Dieulafoy, malgré une explora-
tion incomplète, nous en a déjà rapporté les merveilles qui
sont au Louvre. Le plus petit de ces tells, mais le plus haut
et le plus ardu, représente la citadelle primitive, l'acropole
de la plus vieille ville : c'est autour de cette butte que M. de
Morgan et la Délégation ont concentré leurs efforts, et les
résultats, depuis sept ans, ont dépassé tous les espoirs.
*
* *
D'avance, on pouvait prédire qu'en cette citadelle de Suse
on trouverait quelques monuments de toutes les périodes de
riiisloire ancienne, quelques souvenirs de toutes les victoires
et de toutes les défaites de FEIam. On sait, par la Bible et
par les inscriptions cunéiformes, comment procédaient tous les
vainqueurs de cette Asie et quelles déportations de peuples,
quels rapts de richesses, de statues, d'objets religieux accom-
pagnaient toujours leurs conquêtes. Ce n'est pas seulement le
peuple d'Israël qui fut ainsi arraché de ses monls et trans-
porté sur les fleuves de Babylone, saper flamina Babylonis; ce
n'est pas seulement Jéhovah qui fut dépouillé de ses richesses,
de son tabernacle et de ses livres saints et qui vit installer en
son temple, k sa place, les faux Dieux de l'ennemi triom-
phant. Tous les peuples vaincus et tous leurs dieux, durant
les cinquante siècles de l'histoire ancienne, furent traités de
même, et les inscriptions cunéiformes sont toutes pleines, en
particulier, de ce va-et-vient des nations et des idoles entre
l'Elam et la Chaldée,
Dès les premières campagnes de la Délégation, les fouilles
nous ont fourni quelques témoignages de ces procédés de la
conquête asiatique. Il en est de fort jolis ou de fort curieux :
tels les bijoux, les fragments de vases et les objets d'ivoire
FRANCE ET PEHSE l\[\l
OU de lapis-lazuli, que les savants attribuent à la période
perse II en est d'admirables, d'inestimables, qui remontent
aux périodes antérieures.
De la période perse, le Louvre a reçu déjà cet osselet de
bronze — énorme osselet pesant 98 kilogrammes — qui
porte une vieille inscription grecque et que les Milésiens, au
vi'^ siècle avant notre ère, avaient consacré en souvenir d'une
victoire, dans leur temple suburbain des Branchides. Les
Milésiens avaient prélevé cette dime sur les dépouilles des
ennemis; pour fabriquer cet osselet, on avait fondu les ar-
mures et les armes des vaincus. Trophée d'une victoire milé-
sienne, cet osselet devint ensuite un trophée perse : Darius
l'emporta à Suse quand il pilla les Branchides vers l'an 5oo
avant notre ère. Et voici que M. de Morgan le retrouve, et
ce trophée, pour la troisième fois, récompense une campagne,
toute pacifique celle-là. Cet osselet est ainsi venu de Milet à
Paris en passant par Suse et les Branchides.
De la période assyrienne, — qui précéda la période perse,
— nous connaissions déjà, par les inscriptions ninivites, le
pillage que Suse eut à subir des soldats d'Assourbanipal
(vers 65o avant notre ère). Mais les fouilles nous en ont donné
les plus visibles traces :
Assourbanipal nous vante la richesse des édifices susiens, leurs
revêtements précieux, les statues d'or, d'argent et de bronze qui
ornaient les temples et, si nous en jugeons par nos découvertes, le
roi d'Assour ne nous a pas trompés dans ses récits. L'armée pilla
pendant plus d'un mois, puis gorgée, repue, ses mulets fléchissant
sous la charge des trésors, elle s'éloigna, laissant dans les ruines
fumantes des richesses qu'en d'autres temps elle n'eût certes pas
négligées. L'or et l'argent ont été emportés à Ninive; le marbre, l'al-
bâtre brisés sont disséminés dans les terres de l'Acropole ; mais le
bronze nous est resté, ou tout au moins nous possédons quelques
pièces qui, trop lourdes, furent abandonnées, mutilées, au milieu des
décombres ; c'est ainsi que nous possédons aujourd'hui une table
d'offrandes, un bas-relief et une colonne de bronze.
La colonne est restée intacte : longue de plus de quatre mètres,
elle porte une grande inscription [du xi® siècle avant J.-C] ; jamais
on n'a tenté de la briser. Mais la table et le bas-relief portent encore
la trace des coups de masses des soldats assyriens ; on en prit tout ce
que le marteau était à même de détacher ; le reste, trop pesant, fut
442 LA REVUE DE PARIS
abandonné, tant étaient grandes les dépouilles de Suse. Ces trois
monuments de bronze sont d'un grand intérêt par leur technique.
On conçoit dilTicilement comment ces fondeurs sont parvenus à obte-
nir des pièces aussi importantes sans soufflures, alors que, plus tard,
les Grecs et les Romains y réussissaient à peine, et que nous-mêmes,
avec tous les moyens mécaniques et chimiques dont nous disposons,
nous ne faisons pas toujours avec succès une coulée de cette impor-
tance ' .
Cette habileté métallurgique, en particulier cette technique
du bronze (l'analyse scientifique découvre en ce bronze susien
les mêmes alliage et proportions qu'en notre bronze moné-
taire) paraît avoir été l'un des caractères de la civilisation
susienne : ni l'Egypte ni la Chaldée, après un demi-siècle
d'explorations, ne nous ont encore livré la moitié ni même le
quart du bronze qu'en moins de huit ans les fouilles de Suse
nous ont donné. Allez voir au Louvre — ces trouvailles
seront bientôt exposées — l'étonnante statue de la reine Napi-
rasou, femme du roi Ountach-gal, qui régnait au xvi^ siècle
avant notre ère. La Satarday Review égale avec raison cette
merveilleuse œuvre d'art au fameux Cheikh-el-Beled de nos
salles pharaoniques ; mais le Cheikh égyptien est une petite
statue de bois ; la reine susienne est une grande statue de
bronze. Debout, le corps un peu penché comme pour la
révérence, les mains jointes l'une sur Taulre et comme serrées
sur l'éventail absent, maîtresse de maison attendant ses in-
vités, en grande toilette, robe cloche, fine taille, écharpe
agrafée sur l'épaule, corsage brodé, cette belle dame fut,
hélas I décapitée par les soudards ninivites, qui se vengèrent
ainsi de ne pouvoir l'emporter : elle pèse deux mille kilo-
grammes ! Elle avait bien un peu prévu ce triste sort ; elle
avait cru le conjurer par les malédictions gravées avec ses
titres et noms sur sa cuisse, — in fcmore suo scrijttiim: Rex
regwn et (hminus dominantium, comme dit l'Apocalypse^ :
Je suis dame iSapirasoii, femme d'Ountach-gal : celui qui s'empa-
rerait de ma statue, celui qui l'emporterait, celai qui ma légende
détruirait, celai qui mon nom effacerait, ô roi-dieu Gai, â Kiririsa,
ô În-Chouchinak le grand, qu'il soit maudit!
I. J. de Morgan, la Délégation en Perse, pp. 89-91.
a. Apoc, 19, 16.
FRANCE ET PERSE 443
Le traitement qu'Assourban ipal infligeait à la ville conquise,
les Susiens eux-mêmes l'avaient infligé souvent aux villes
chaldéennes, durant les périodes antérieures, et c'est le butin
de ces campagnes élamites qui tombe aujourd'hui entre nos
mains. Documents publics et documents privés, objets reli-
gieux et objets d'art, il semble que Choutrouk-Nakhounti
surtout (iioo av. J.-G.) ait fait une rafle complète dans
toutes les villes et tous les sanctuaires qu'il rencontra, et c'est
grâce à lui que Suse peut aujourd'hui renvoyer au Louvre
les plus beaux documents de l'histoire chaldéenne, ou même
de l'histoire humaine, que jamais fouilles aient donnés. De
la grande cité de Sippara, Ghoutrouk avait enlevé la stèle de
Naramsin et le code de Hammourabi : nous possédons ces
deux trophées.
La stèle de Naramsin représente la victoire de ce roi
chaldéen sur les Louloubis ; c'est une œuvre d^art, qui remonte
au quatrième millénaire avant notre ère et qui mérite de prendre
place parmi les chefs-d'œuvre de la sculpture antique. Quant
au code de Hammourabi, c^est au bas d'une stèle, — dont la
tête représente le dieu Chamach dictant au roi babylonien le
texte même de ces lois, — c'est un code complet, civil et
criminel :
La condition des juges, des officiers publics, l'affermage des
terres, l'irrigation, la pâture des troupeaux, l'aménagement des
champs en jardins, la pénalité en cas de violences contre hommes et
animaux, la navigation, la location d'hommes, d'animaux, d'instru-
ments de culture, le tarif des salaires, l'achat des esclaves, les rap-
ports des esclaves avec leur maître, droit du commerce, lois sur le
mariage, sur la condition des femmes, lois sur les successions, sur
le brigandage, sur les objets trouvés, etc., tout était prévu et réglé
avec sagesse et équité. Ce monument, par un rare bonheur, nous
le possédons au complet. Il importe peu, après cela, de savoir si
Hammourabi en a fait la promulgation en plusieurs exemplaires dont
l'un aurait été placé à Suse, comme dans l'un des centres les plus
importants du royaume, ou si plus tard un conquérant élamite le
charria, comme butin, de Babylone en Elam, ou si même un roi
babylonien, devant les invasions assyriennes, mit un jour en sécurité
à Suse, en pays allié, les archives juridiques de la monarchie ^
I. Cf. de Morgan, la Délégation en Perse, page ii3.
444 LA REVUB DE PARIS
En fait, — ajoute le P. Scheil quia publié et traduit ce document dans
le volume IV de la Délégation en Perse, — il paraît probable que
c'est au roi Choutrouk-Nakhounli que nous devons ce beau docu-
ment, à son heureuse m.inie de collectionner et de rapporter à Suse
tous les souvenirs antiques qu'il découvrait en temps de paix ou dans
ses guerres.
On sait que, ayant peut-être lu ce code, Guillaume 11 n'a
pas hésité à ranger le roi Hammourabi (2060 av. J -C.) parmi
les envoyés ou les inspirés de Dieu, à côté de Moïse et des
fondateurs de l'unité allemande. Les lois d'Israël en effet et
les lois de Hammourabi doivent avoir la même origine: cer-
tains articles semblent copiés des unes sur les autres. Le dieu
Chamach. maître des oracles et de la sagesse, dieu des rayons
lumineux et de la liare à quatre cornes, ne tient souvent
que le langage de Jéhovah :
Si quelqu'un l'œil d'un homme libre a crevé, son œil on crèvera ;
si un membre d'un homme libre il a brisé, son membre on brisera ;
si quelqu'un les dénis d'un homme de même condition a fait tomber,
ses dents on fera tomber.
Et, sans parler des articles fixant le minimum des salaires
pour le journalier et l'artisan, Chamach formule des lois que
nos Chambres aujourd'hui s'honoreraient de voter :
Si un juge a rendu un jugemeat, et si [frauduleusement] il a
annulé son jugement, on le fera comparaître ; la revendication, qui
dans ce jugement existait, douze fois il l'acquittera, et dans l'assem-
blée, de son siège on le renversera et il ne reviendra pas, et avec
les juges, dans un jugement, il ne siégera plus.
Si un médecin traite un homme libre poui- une plaie grave avec
le poinçon de bronze et le tue, ou si avec avec le poinçon il ouvre
la taie et crève un œil, on lui coupera les mains.
Si un architecte a construit une maison qui n'est pas solide et si la
maison s'écroule et tue le propriétaire, cet architecte est digne de la
mort.
Ce code babylonien, en 282 articles, est désormais le pre-
mier des grands documents de l'histoire universelle, le plus
ancien des grands livres de notre humanité, — antérieur de
douze ou treize cents ans aux poèmes homériques et au texte
des plus vieux chapitres de la Bible, telle que nous la possé-
dons aujourd'hui.
FRANCE ET PERSE ^l\^
*
Il m'est impossible de dresser ou même de résumer l'in-
ventaire complet des autres trouvailles : de l'obélisque du roi
chaldéen Manichtou-sou, qui régnait vers le quarantième
siècle avant notre ère, jusqu'aux vases et monnaies grecques,
sassanides et arabes, toutes les civilisations antiques, — éla-
mite, chaldéenne, babylonienne, assyrienne, perse, — sont
ici représentées, non seulement par des œuvres d'art et des
bibelots précieux, mais par des textes et des documents qui
dépassent en valeur tout ce que la Chaldée et l'Assyrie elles-
mêmes avaient pu nous fournir. Cette acropole de Suse
apparaît déjà comme le palais aux archives de l'histoire
ancienne, — et l'on est au début des surprises que les tran-
chées de la Délégation nous réservent.
Que le lecteur, curieux de cette histoire, feuillette seule-
ment les cinq ou six grands in-folios publiés par la Délégation
(la publication suit d'aussi près que possible la découverte) :
il comprendra pourquoi M. de Morgan s'est adonné avant
tout au déblaiement de Suse. Par le Karoun et le Chat-
el-Arab, les trouvailles peuvent, avec de grandes diiïicultés
et de grands frais, sans doute, peuvent atteindre la mer,
prendre le chemin de France et venir s'entasser au Louvre :
des ruines d'Ecbatane ou de Persépolis, juchées au haut des
monts, comment des pierres et des poids pareils arriveraient-
ils jusqu'à la mer? Et depuis 1900, une nouvelle convention,
plus favorable encore, est intervenue entre le Chah et notre
gouvernement.
La convention de 1894 nous accordait la moitié des trou-
vailles que nous pourrions faire dans toute la Perse, Susiane
comprise. La convention de 1900 nous accorde toutes les trou-
vailles que nous ferons en Susiane. Par cet acte gracieux, le
Chah a voulu nous remercier de l'accueil que son père et
lui-même ont toujours trouvé en notre Paris. Il s'est rendu
compte, en outre, que Suse est bien loin de Téhéran, et
l'histoire de la Susiane bien étrangère, en somme, à l'histoire
de la Perse proprement dite : s'il tient à réserver à ses collec-
tions la moitié des monuments que l'on pourra trouver dans
/i46 LA REVUE DE PARIS
cette Perse propre, à Eobatane, Persépolis, etc., il n'attache
pas le même prix aux documents élamites ou chaldéens que
Suse peut nous fournir. Surtout il a voulu, par ce royal
cadeau, reconnaître les services que, depuis sept ans, la Délé-
gation a rendus aux peuples de ses provinces, à son trône
même et à l'avenir de sa royauté.
En 1897, quand la Délégation arriva, l'Arabistan était la
proie des montagnards en pleine révolte: ils pillaient la plaine,
coupaient les routes entre Téhéran et Dizfoul ou Chouster,
dont ils menaçaient, assiégeaient les petites garnisons et les
autorités persanes. L'installation des Français sur les tells de
Suse et l'ouverture des fouilles n'alla pas sans coups de
fusil : il fallut même relever, sur la bulle de la citadelle, un
château fortifié, crénelé, contre les insultes ou les assauts
des montagnards, dont les nuées tombaient, un beau jour,
comme un orage de sauterelles, et couvraient de leurs mil-
liers de tentes champs, déblais et tranchées. L'énergie et la
bonne humeur françaises, la droiture aussi et surtout la
générosité adoucirent peu à peu el apprivoisèrent ces « cha-
cals ». Ils trouvèrent leur bénéfice à s'enrôler parmi les
travailleurs, à poser le fusil pour le « couffin ;>, — le panier
qui, dans toutes les fouilles levantines, remplace la brouette.
Aujourd'hui, la Susiane n'a pas encore retrouvé les beaux
jours et la paix de Koutour-Nakhounli ; mais, derrière les
murs de son château, avec une douzaine de carabines et
l'habitude de payer régulièrement tous les travaux et tous les
services, la Délégation n'a presque plus rien à craindre et, du
même coup, les officiers et fonctionnaires persans ne sont plus
molestés : les communications avec Téhéran sont rétablies,
les ordres du Chah quelquefois écoutés ; encore plusieurs
années de ce régime, et l'Arabistan deviendrait une province
persane, autrement que de nom.
Les intérêts du Chah sont donc entièrement conformes aux
nôtres ; nous pouvons escompter la prolongation de ses faveurs.
Et pourtant, nous aurions grand intérêt à nous hâter. Quelle
que soit la solidarité, la cordialité même qui, le plus souvent,
unit entre eux les savants d'Europe, une aubaine comme celle
de Suse n'est pas sans exciter un peu d'envie contre notre
chance : Londres et Berlin ont aussi des musées oii les trou-
FRANGE ET PERSE /^^V
vailles susiennes seraient bien accueillies... Et l'on sait quelle
émulation pousse les politiques allemande et anglaise vers ce
fond du Golfe Persique. A travers l'empire turc, les chemins
de fer allemands descendront bientôt les fleuves d'Assyrie et
de Chaldée. Au fond du Golfe, les flottes anglaises ont déjà
installé à Koweit une relâche permanente. De ces voisins
trop désireux d'ouvrir, disent-ils, ces vieux pays à la civilisa-
tion nouvelle, le Chah a tout à craindre pour ses provinces
maritimes, — et, par contre-coup, Suse pourrait bien ne pas
toujours rester sous notre monopole.
Il faut nous hâter dans l'intérêt de nos collections natio-
nales, mais dans l'intérêt aussi de la science et de l'humanité
tout entière : toute l'humanité est intéressée au salut de
ces archives, qui lui rendent trente siècles de son histoire. Or
rien n'est plus funeste à ces vestiges et documents de l'anti-
quité que le premier contact de notre vie moderne : il est
toujours brutal. Que de fois, en Asie-Mineure, j'ai vu des
amphithéâtres saccagés, des inscriptions épannelées, des sculp-
tures même jetées au four à chaux pour la construction des
ponts sur quelque ligne ferrée ! lasos, au bord de l'Archi-
pel, était, il y a vingt ans encore, une ruine charmante, cein-
turée de hauts remparts, peuplée de temples, de colonnes et
d'un théâtre : en 1889, j'ai vu des bateaux turcs, des bateaux
de guerre, dévaster ces monuments et en charger la pierre
pour les nouveaux quais de Constantinople.
Il faut nous hâter : Suse, demain peut-être, aura tout à
craindre de l'ingénieur, du mineur, du terrassier ou du soldat
venus d'Europe, qui voudront exploiter ou défendre cette en-
trée de la Perse. Le moindre dommage que pourra nous
causer cette approche européenne sera de tripler, quadrupler
le prix de la main-d'œuvre qu'aujourd'hui nous avons pour
peu de chose.
Il faut nous hâter pendant que la barbarie des Bédouins
étend encore la protection de son indifférence sur ces collines
inviolées. Nous avons fait, depuis un siècle, deux expériences
qui doivent nous servir. Nous avons eu une Expédition d'Egypte
et une Expédition de M orée : si nous eussions alors bien usé
de notre temps, quelles collections uniques au monde contien-
drait aujourd'hui notre Louvre! quel centre d'études, de
448 LA REVUE DE PARIS
publications et de sciences, quel musée, quelle bibliothèque
unique au monde, serait Paris! et que de monuments auraient
échappé aux désastres qui les ont fait disparaître entre l'époque
où nous aurions dû les prendre, et le moment où quelque
autre intervention, tardive, a fait entrer ceux qui survivent,
aux musées d'Egypte, de Grèce ou d'Europe !
Il faut nous hâter. Là-bas, nous avons maintenant un per-
sonnel exercé, une équipe nombreuse et complète de fouilleurs,
de savants, d'ouvriers, avec un matériel de rails, Avagonnets,
pics, pioches, etc. Mais les ardeurs et les fièvres de l'été rendent
le travail impossible et même le séjour intenable de la lin
d'avril au début de novembre, et durant les six mois d'hiver ou
de printemps une partie de notre main-d'œuvre est détournée
par la culture et la récolle des champs voisins. Néanmoins,
nous trouverions tous les ouvriers nécessaires, si l'argent...
Notre Gouvernement inscrit à son budget annuel cent trente
mille trancs pour la Délégation : à ce taux, il faudra quinze
ou vingt ans encore avant d'achever. En quinze ou vingt ans,
que de compétitions peuvent surgir I... Ne se trouvera-t-il pas
en France un ministre ou des citoyens assez éclairés pour
donner à la Délégation le million dont elle a besoin ?
VICTOR BEllAIiD.
L'Administrai, ur-Cérant: H. CASSA RD
LE JAPON ET LA PAIX
Dans le conflit de leurs ambitions, Japonais et Russes ont,
les uns et les autres, des raisons à s'opposer, entre lesquelles
nous ne voulons pas nous faire arbitres. 11 s'agit seulement
pour le moment, où le monde entier se demande quand,
et comment se fera la paix, de chercher à quelles con-
ditions les belligérants consentiraient à la conclure. Les in-
tentions des Russes après leurs défaites, ne sont pas très clai-
res, mais le Japon révèle les siennes, et il importe que nous
les connaissions bien.
Les Japonais disent qu'ils font la guerre pour rétablir la
paix durable dans l'Extrême-Orient , cette paix que ren-
dait impossible l'ambition russe. Leurs documents officiels ^
ne manquent jamais d'affirmer que, en octobre igoS, ils
ouvrirent les négociations pour ce consolider cette paix de
l'Extrême-Orient» : seules, les lenteurs dédaigneuses de la
Russie, son insistance à restreindre l'action japonaise en Corée
et son refus de discuter la question mandchourienne auraient
amené la guerre. Le Japon, par son attitude très raisonnée
et très adroite durant les négociations, a su donner l'impres-
sion au monde — au monde anglo-saxon surtout — que celte
I. Livre blanc sur les négocialions entre les deux pays, mars 1904. Note du
Ministère des Affaires étrangères aux représentants des puissances, 8 février 1904.
Déclaration de guerre. Discours du baron Komura à la Diète, 38 mars 1904.
|er Février 1906. I
llbo LA REVUE DE PARIS
guerre lui était imposée : guerre défensive, disait-il, et non
guerre d'expansion ; guerre pacifique, si l'on peut dire.
En 1895 déjà, sur les conseils « amicaux » de la Russie, de la
France et de l'Allemagne, il avait rendu à la Chine le Liaotoung
ce dans l'intérêt de la paix de l'Extrême-Orient», puis toléré
les acquisitions de l'Allemagne, de la Russie, de l'Angleterre
et de la France sur le territoire chinois, toujours dans l'inté-
rêt de cette paix. En 1898, il avait été obligé, encore pour
éviter la guerre, de reculer devant les Etats-Unis aux îles
Hawaï, en 1899 de ne pas s'opposer à l'annexion des Philip-
pines , sur lesquelles il avait nourri cependant quelques espé-
rances durant sa campagne d'agitation et de secours en faveur
des insurgés. Depuis, il avait semblé se rejeter sur une poli-
tique toute commerciale en Corée et en Chine. Il avait
obtenu, par le protocole Nishi-Rosen (26 avril 1898), que la
Russie s'engageât à « ne point entraver le développement des
relations commerciales et industrielles entre le Japon et la
Corée ». Peu à peu le parti japonais avait, à Séoul, gagné sur
le parti russe et l'on recevait avec des bannières les étudiants
coréens- qui venaient au Japon. En Chine, oii le marquis Ito
avait fait, dès 1898, un voyage de conciliation, le Japon
n'avait cessé de développer son commerce et son influence
intellectuelle. La campagne de 1900, grâce à l'habileté et
à la modération du Japon, n'avait pas altéré ces bonnes
relations. Les vice-rois progressistes favorisaient la propa-
gande japonaise. Des compagnies de navigation japonaises se
fondaient sur le Yang-tsé ; on parlait d'une banque sino-
japonaise ; des instructeurs japonais, militaires et civils, afiluaient
en Chine ; des étudiants chinois commençaient à venir au
Japon. Enfin, en janvier 190/i, quelques jours avant le début
de la guerre, le Japon concluait avec Pékin un traité de com-
merce supplémentaire.
Donc, à juger des intentions du Japon par la politique de
ces dernières années, comme par les formules proclamées au
début de la guerre, on pouvait croire que Tokio, sans désir
de 'conquêtes, désirait seulement remettre en place tout ce
que l'ambition russe avait dérangé. Mais les victoires sont
venues, sans arrêt, sur mer, sur terre, et les flatteries anglo-
saxonnes, et la joie de décevoir à chaque rencontre les prévi-
LE JAPON ET LA PAIX
451
sions des autres puissances, toujours prêtes k imaginer des
justifications spécieuses de l'échec russe. Aujourd'hui, les
Japonais, avec l'orgueil aiguisé de gens souvent froissés Na-
guère, jouissent immensément de ce prestige international
qu'ils gagnent à battre pour la première fois une des plus
redoutables puissances de l'Europe. Et leurs ambitions cachées
débordent un peu.
D'autre part, ces victoires ont coûté cher en hommes et en
argent. De Port-Arlhur, de Mandchourie, on a vu revenir par
milliers les malades, les blessés. A Hiroshima, à Tokio, à
Osaka et ailleurs, les hôpitaux et bâtiments disponibles n'ont
pas sufïi : il a fallu en toute hâte construire des baraque-
ments. De ces blessés, on a appris la résistance tenace du
soldat russe et les horreurs de cette guerre, d'oii ceux qui
partent n'espèrent plus revenir. La situation financière, sans
être menaçante, est inquiétante. On a de grandes difficultés à
faire rentrer les impôts. Les emprunts intérieurs, que l'em-
pereur, les grandes familles et les banques souscrivent pour
la majeure partie, sont pour le reste difficiles à placer. Les
emprunts extérieurs ne s'obtiennent qu'à de dures conditions.
Il y a une lourde exportation d'or. Et les impôts fonciers,
comme les impôts sur le revenu et les objets de consommation,
augmentent. La misère dans le peuple se fait déjà sentir. Une
certaine lassitude est venue. Les premiers mois, on allait,
par quartiers, acclamer — Banzaï! — les troupes qui partaient.
Mais tout s'use : les départs des réservistes — dont l'âge d'appel
a été prolongé jusqu'à trente-sept ans et demi — font dans
les familles des vides plus grands. On s'attendait à une cam-
pagne plus rapide. La grosse déception est venue de Port-
Arthur, dont on a prédit la chute chaque jour depuis le mois
de juin. Maintenant, chaque fois qu'un membre du Gouver-
nement parle, c'est pour annoncer une guerre longue et de
grands sacrifices à faire.
Donc, orgueil de la victoire, conscience de l'énormité des
sacrifices en hommes et en argent, voilà les sentiments nou-
veaux qui agissent quand le Japon se demande quels sont les
avantages à tirer de tant de gloire, et les compensations à
tirer de tant de pertes.
A52 LA REVUE DE PARIS
*
Sur la Corée, c'est moins une poussée d'ambitions neuves
qu'un réveil d'ambitions anciennes. Dès l'année 200 de noire
ère, la possession de la Corée fut a divinement promise » et
« divinement accordée » à la fabuleuse impératrice Dzingo,
dont les galères innombrables, que protégeaient et dirigeaient
les esprits de la mer et des airs, furent déposées par un raz
de marée au rivage coréen : cette légende est enseignée comme
vérité historique dans toutes les écoles japonaises. Le Japon n'a
jamais cessé de considérer la péninsule comme une dépen-
dance. Sa guerre contre la Chine en 189A-1895 a été entre-
prise en grande partie pour achever d'arracher la Corée à
l'influence chinoise et pour y assurer cette prépondérance
japonaise qu'il a fallu ensuite défendre pied à pied conlre les
Russes.
Aussi, dès le commencement de la guerre, en dépit de la
déclaration de neutralité que la Corée avait communiquée aux
puissances, les Japonais, prenant le rôle de protecteurs, dé-
barquent des troupes à Chémulpo et occupent Séoul. Le
28 février 190/i, un traité vient régler cette situation : « Pour
maintenir une permanente et solide amitié entre le Japon et
la Corée et établir fermement la paix en Extrême-Orient »,
le gouvernement impérial de Corée place son entière confiance
dans le gouvernement impérial du Japon; il adoptera son opi-
nion sur les améliorations dans l'administration. Le Japon
veillera à la sécurité et au repos de la maison impériale de
Corée et garantira définitivement l'indépendance et l'intégrité
territoriale de l'empire : au cas oîi elles seraient mises en
danger par l'agression d'une troisième puissance ou par des
troubles intérieurs, il prendra immédiatement les mesures
nécessaires, et le gouvernement impérial de Corée lui don-
nera toutes facilités pour agir. Le Japon pourra occuper, si
les circonstances. le réclament, les places stratégiques. Et les
gouvernements des deux pays, sans un consentement mutuel
avec un troisième pouvoir, ne concluront aucun arrangement
qui puisse être contraire à ces principes.
Tel est le traité, dont le baron Komura, ministre des affaires
LE JAPON ET LA PAIX
/i53
étrangères, a dit qu'il était de forme satisfaisante et suffisante,
et il ajoutait : « Tout dépend maintenant de la manière de
l'appliquera » Or, dans sa forme même, on se demande ce
qu'un pareil traité laisse subsister de l'intégrité territoriale et
de l'indépendance de la Corée : il permet aux Japonais de
contrôler l'administration, de proléger la dynastie, et il auto-
rise l'occupation permanente du pays en cas de troubles inté-
rieurs ou extérieurs. Et tous les actes du Japon, depuis, ne
tendent qu'à en rendre obligatoire l'exécution stricte. En
mars 190/i, le marquis Ito, envoyé extraordinaire, va faire
comprendre à l'empereur de Corée la nécessité d'adopter les
réformes japonaises. Le 32 août, le gouvernement coréen
promet d'engager comme conseiller financier un sujet japo-
nais, qui donnera son avis sur toutes les questions de finances.
Promesses semblables d'engager comme conseiller diploma-
tique un étranger recommandé par le gouvernement japonais,
et Séoul devra consulter Tokio avant de conclure aucune
convention avec les puissances et de traiter aucune affaire
importante, octroi de concessions ou de contrats à des étran-
gers.
Le conseiller financier, M. Megata, entre en fonctions. La
Corée ne frappe plus de numéraire ; la monnaie japonaise est
adoptée. Le Japon promet un prêt de cinq millions de yens
pour aider aurétablissement des finances coréennes. M. Megata
proteste quand le gouvernement coréen décide de consacrer un
I. Discours prononcé le 1 1 novembre chez le premier ministre. Le professeur
Nakamura, professeur à l'école des nobles, dans la Revue diplomatique japonaise du
30 mars 1904, trouve que « l'indétermination des stipulations est le caractère lo
plus intéressant du traité. Car, grâce à elle, il sera possible de placer la Corée sous
le protectorat du Japon et niême d'en faire une colonie japonaise.. . Tout dépend do
l'habileté de nos diplomates. » Dans le même numéro de la Revue diplomatique, le
professeur Ariga Nagao déclare que « le traité semble caduc à cause d'une contra-
diction entre sa forme et son contenu. Il peut mener à des conflits, car « les
Coréens, s'appuyant sur l'apparence extérieure du traité, voudront agir librement,
tandis que le gouvernement japonais, s'aj>puyant sur le vrai contenu, voudra
imposer son intervention. Pour éviter une nouvelle guerre, au cas où la Corée
aurait recours à la Russie, il faut faire un pas do plus, traiter la Corée en co-
lonie. » Dans le Jidai Shichô, n° 8, on lit : « Les rapports de la presqu'île coréenne
avec l'empire japonais sont du même genre que les rapports entre l'Irlande et l'An-
gleterre. » Tous ceux qui ont voulu attaquer l'Angleterre l'ont fait par l'Irlande.
D'où cette conclusion : 0 Nous respectons l'indépendance de la Corée, nous désirons
reconnaître sa liberté d'action; mais de son indépendance, de sa liberté d'action,
nous ne parlons qu'à une condition, c'est que la Corée aura absolument la même
politique que l'empire japonais. »
/»54 LA REVUE DE PARIS
million de yens à l'enterrement de la princesse héritière.
Le ministre japonais à Séoul recommande à la Corée de
réduire ses forces de terre. Le pays est occupé par des troupes
japonaises qui y déclarent la loi martiale. Les chemins de fer
Fusan-Séoul et Séoul- Wiju sont construits par des Japonais,
et ils aident h la diffusion de la langue. Dans les écoles, on
pousse à l'étude du japonais. Du Japon, on envoie des insti-
tuteurs et l'on cherche à leur faire donner une subvention
par les Coréens : on veut <( remplacer au plus vile le coréen
par le japonais, et faire que le traité s'étende à tout, à la
civilisation, aux mœurs... Japoniser pour civiliser, c'est le
bonheur de la Corée et celui de l'Orient ^ »
Et l'opinion japonaise trouve encore que l'action de son
gouvernement est vacillante, trop soucieuse de respecter les
formules d'intégrité et d'indépendance. Le gouvernement
coréen rejette les demandes de concession de terres non-
cultivées. En cette contrée agricole (quatre-vingt-dix pour
cent des exportations coréennes consistent en produits de
\a terre), des compagnies japonaises qui s'occupaient d'agri-
culture n'ont pas réussi, et il leur sera difficile de réussir
tant que les Coréens leur refuseront le droit de posséder le
sol. Les Japonais, qui ne se sentent pas aimés, insistent
donc pour que leur gouvernement, sans se laisser arrêter
par des scrupules, sans songer au temps que peut durer la
guerre actuelle, revendique dès maintenant les devoirs et res-
ponsabilités d'un protectorat sur la Corée. A la fm d'octobre
1904, les progressistes^ ont publié un manifeste réclamant
l'envoi à Séoul de commissaires-plénipotentiaires, avec auto-
rité de surveiller et de réformer la politique et l'administra-
tion de l'empire : par un développement de la police et une
amélioration du système monétaire, il faut donner aux étran-
gers toute sécurité et facilité pour commercer et pour placer
leurs capitaux.
La grande objection des progressistes à la convention du
1. Revue officielle de la Société d'éducation du Japon, i5 mars 1904.
2. Les progressistes (Shimpoto) et les constitutionnels (Seiyu-kaiJ sont les deux
grands partis de la Chambre des représentants. Avant l'ouverture du Parlement
japonais, ils se partagent toutes les places importantes du bureau. Dans sa réunion
générale du 26 novembre igo'i, le parti constitutionnel (Seiyu-kai), a aussi émis
le vœu que le Japon établît son protectorat en Corée.
LE JAPON ET LA PAIX 455
mois d'août est qu'elle oblige sans doute les Coréens à ac-
cepter les avis de conseillers financiers et diplomatiques,
mais qu'elle ne fournit aucun moyen de coercition, au cas oii
les autorités coréennes négligeraient de suivre ces avis. Les
progressistes voudraient que, de ce traité d'amitié, sortît un
protectorat efficace, comme celui de l'Angleterre en Egypte,
de la France en Annam. Dans un projet publié par la
Société Orientale, Toho Kyôkaï\ le premier article déclare
que la Corée devient un pays uni au Japon; les affaires
intérieures et extérieures seront réglées par la même autorité,
ce L'intégrité et l'indépendance de la Corée ne sont pas des
questions qui n'importent qu'à son existence ou à sa chute;
elles constituent un grave problème pour la sécurité des pays
orientaux ». Etant donnée l'anarchie politique du pays, <c si
on l'abandonne en l'état actuel, c'est sottement inciter les
menées des autres peuples, et cela revient à créer, de nou-
veau, des dangers extérieurs et intérieurs. C'est pourquoi
notre système actuel consiste à développer le traité conclu
et à le transformer en traité d'union et de gouvernement com-
mun, de telle façon que la politique intérieure et extérieure de
la Corée soit confiée au Japon. C'est le seul moyen d'assurer
la paix de l'Oriçnt ».
I. La Tobo Kyôkaï (Société Orientale) « a pour objet — une note en sous-
titre dans tous les numéros du bulletin de la Société l'explique — de travailler à
assurer la paix de l'Orient et à développer la civilisation ». Gomme cette société
joue un rôle important dans la politique japonaise en Extrême-Orient et que.
nous aurons souvent à en citer les opinions, il importe de savoir que ses prin-
cipaux membres sont d'anciens ministres, des membres du Parlement, de hauts
fonctionnaires : le marquis Kuroda, du conseil privé, ancien premier mi-
nistre ; le vicomte Watanabe Kumitake, ancien ministre des finances ; Osaki
1; ou kiao, ancien ministre, député, maire de Tokio; Inoukai, ancien ministre de
l'instruction publique ; Aoki Schugo, ancien ministre des affaires étrangères,
ancien ministre à Berlin ; le prince Shimazu; Takata, directeur de l'Université
Waseda (fondation du comte Okuma); le baron KanekoKentaru, le vicomte Soga,
le prince Nijo, l'amiral Isobé Motohero, membres de la Chambre des pairs; des
journalistes très influents comme Hara Kei, ancien ministre, et Asa Hina, directeur
du Nitchi Nitchi Shimbun, journal scmi-oiGciel ; des financiers comme le baron Shi-
busawa et Hajakawa, administrateurs de la maison Mitsui ; des professeurs : To-
mizu, Nakamura, Takuchi, Yamada, etc.; Takakusu, l'orientaliste le plus connu
du Japon, directeur de l'École des langues étrangères ; Tsûji, président de la Société
d'éducation du Japon, ancien vice-ministre de l'instruction publique; Megata,
actuellement conseiller japonais des finances en Corée; Koga, juge à la Cour su-
prême, etc., etc. Parmi les membres ayant versé leurs cotisations, on relève l'État-
major et l'Ecole militaire, etc., etc.
456 LA REVUE DE PARIS
Celte trop ingénieuse interprétation des promesses qu'il
a données au monde relativement à la Corée, inquiète un peu
le gouvernement japonais. Il se sent observé au dehors par
des critiques peu indulgents. Il prévoit, en cas d'annexion
dissimulée, l'opposition non seulement de l'Europe continen-
tale, mais de l'Angleterre et surtout des Etals-Unis. Les puis-
sances lui rappelleront ces promesses désintéressées, qui pro-
clamaient qu'au contraire de la Russie absorbant la Mand-
chourie et la fermant au commerce du monde, le Japon ne
faisait la guerre que pour l'indépendance de la Corée, pour
l'intégrité de la Chine. Peut-être l'Angleterre, sûrement les
Etats-Unis, ont cru les Japonais sur parole. De tels engage-
ments, même pris avec l'idée de ne pas les tenir, gênent
toujours quand on est obligé de passer aux actes. Certains
Japonais estiment qu'il faudrait en douceur préparer le monde
à cette volte-face :
Il est grand temps, disait récemment un écrivain japonais, que le
Japon cesse de se faire passer pour un grand héros moral, un Confucius
ou un Jésus-Christ, engagé dans une guerre sainte, sans vues intéres-
sées. Quelques-uns de ses actes et beaucoup des mesures qu'il pro-
jette ne s'accordent pas avec ce sublime idéal. Dire que l'on veut une
chose et faire jusie le contraire, voilà ce que nous devrions éviter.
Si nous avons l'intention de prendre des territoires, prenons-les ou-
vertement. Nous avons besoin de modifier un peu notre langage
diplomatique. Il vaut mieux ne pas constamment invoquer la pitié,
le droit et la moralité*.
*
* *
Le problème coréen n'est qu'une pièce d'un système beau-
coup plus vaste sur la paix de l'Extrême-Orient. On a trop
cru en Europe, et même en Russie pendant les négociations,
que les appétits du Japon pourraient être satisfaits par des
concessions en Corée. Les Japonais, officiellement, n'ont jamais
laissé voir toutes leurs ambitions. S'ils se sont opposés à
l'occupation de la Mandchourie par les Russes, c'est sous le
prétexte que cette occupation était une menace constante à
I. ÎS'° 3i5 du Tôyô Kelzai Shimpô. Article intitulé « Cessons de prendre des
airs de héros moral en diplomatie ».
LE JAPON ET LA PAIX ^b']
l'indépendance de la Corée. Mais là n'était pas la vraie raison
de leur insistance. Encore récemment, le ii novembre 190/j,
le ministre des Affaires étrangères, le baron Komura, dans
une réunion chez le premier ministre, à laquelle assistaient
les principaux chefs des partis parlementaires, demandait la
permission de ne pas s'expliquer sur les projets japonais en
Mandchourie : <( Toute explication sur ce sujet serait assu-
rément saisie par les étrangers et deviendrait un thème de
discussion, ce qu'il faut éviter actuellement. »
Néanmoins, à suivre, dans les journaux japonais — rédi-
gés et écrits en japonais seulement, et non pas en anglais,
comme ces feuilles de Tokio ou d'Osaka que les Euro-
péens peuvent lire, — et surtout dans certaines revues spé-
ciales que les étrangers ne lisent pas, à suivre la marche
de l'opinion en ces derniers mois, on reste convaincu que
des plans très vastes sur la mission du Japon en Extrême-
Orient ont été repris avec une vigueur toute neuve. A pren-
dre la collection des publications de la Tobo Kyôkai, on voit
que dès 1896 ces plans sont très nets. Dans un article sur le
a Renouvellement de l'Extrême-Orient ' », M. Kawasaki dit
alors : « Le jour approche où la voix du Japon dominera
l'Extrême-Orient; mais, pour assurer la paix de l'Extrême-
Orient avec une Chine faible et vaincue, il faut avant tout
— et c'est le devoir principal des Japonais — rendre impos-
sible l'intervention des Européens et leur occupation à long
terme des territoires chinois, »
Dans un discours récent - à la Société coréo-mandchou-
rienne, le comte Okuma rappelait un discours qu'il avait
prononcé en 1897 devant la Tobo Kyôkaï, et un autre pro-
noncé en 1898. Ses idées n'ont pas varié. Il protestait, alors
comme maintenant, contre la politique des sphères d'influence :
ce Quand j'étais au ministère en 1898, on parlait beaucoup
du partage de la Chine, Pour moi, j'ai toujours tenu pour
I. Numéro de janvier iSgS.
3. aS octobre 1904. Le comte Okuma est depuis longtemps le leader du grand
parti progressiste [Shimpoto) ; plusieurs fois au pouvoir comme ministre des
Affaires étrangères et comme premier ministre, il a été le fondateur de la grande
Université libre Waseda et de l'école secondaire adjointe. Il a une grande influence
sur la jeunesse.
458 LA REVUE DE PARIS
l'intégrité de la Chine, et j'ai toujours poussé à ce que nous
encouragions la Chine à ne pas se laisser détruire. La poli-
tique des sphères d'influence fut inaugurée en Afrique. Mais
la Chine est un pays de quatre cents millions d'habitants ;
il diffère trop de l'Afrique pour qu'on y puisse faire de telles
stupidités. » Tout de même c< la Chine est malade. Qui doit
la guérir? Une seule puissance est capable d'initier la Chine
à la civilisation occidentale, de la ressusciter, une seule : le
Japon, w
Telle est la thèse, vraiment populaire et nationale, que l'on
retrouve exposée partout. Comment, après la victoire sur le
Russe, appliquer ce principe de l'intégrité chinoise à la ques-
tion mandchourienne ? Le professeur Tomizu^ dans un article
de la Revue diplomatique (3o octobre 190A), sur a la suprématie
en Asie orientale », propose une solution :
Une révolution dans les idées se prépare en Chine. La guerre
de 189/1-90 a révélé à la Chine combien" elle était en retard pour les
sciences modernes et la civilisation occidentale. L'échec des Boxers
dans le nord a fait sentir aux Chinois intelligents la nécessité d'étu-
dier les sciences et surtout leurs applications à l'armement. Et le
résultat a été l'essor du Nouveau Savoir, qui peut produire des
changements inattendus dans la politique chinoise. Les Chinois,
quand ils auront acquis de nouvelles connaissances, ne pourront
plus vivre sous le gouvernement actuel. Ils voudront adopter des
institutions plus libres, créer un gouvernement civilise. Actuelle-
ment, dans le sud de la Chine, les mécontents sont nombreux.
L'année dernière, Kang-Yu-Wcï et d'autres ont essayé une révolu-
tion. Le Kouang-si s'agite. Il faudra que le gouvernement chinois se
conforme au changement des idées du peuple. S'il aide à la diffusion
du Nouveau Savoir et s'il manque des moyens de s'y adapter, le
mouvement révolutionnaire renversera la dynastie. Si le gouverne-
ment, au contraire, écarte les sciences modernes, il n'aura plus
le moyen de remédier à la faiblesse de la Chine : elle sera détruite
par les nations étrangères.
Il y a donc danger pour lui à aider cette diffusion du Nouveau
Savoir, et danger à l'entraver. La Cour de Chine est réduite à choisir
l'un ou l'autre. Le Japon a eu à passer par la même dilliculté au
moment de la Restauration ; mais les puissances européennes étaient
alors moins fortes en Extrême-Orient. La Chine, aujourd'hui, semble
I. Le professeur Tomizu, professeur de droit international à l'Université de
Tokio, a beaucoup fait pour préparer la guerre contre la Russie.
LE JAPON ET LA PAIX /iÔQ
avoir perdu l'occasion de devenir une grande puissance. Dès lors,
l'intérêt du Japon est d'obtenir sur le continent un territoire touchant
celui de la Chine. Pour le dire clairement, si nous rendons la Mand-
chourie à la Chine, il faut qu'en fait elle devienne possession japo-
naise...
Si la Mandchourie devient possession japonaise, et que plus tard
s'élèvent des troubles dans l'intérieur de la Chine, le Japon pourra
les apaiser immédiatement. Car le Japon doit être résolu, si les cir-
constances l'exigent, à faire entrer son armée en Chine... Cette
Chine est un pays étonnant : chaque fois que la dynastie change,
elle devient puissante; puis, après quelques générations, elle devient
faible ^ C'est un pays. facile à gouverner. En faisant ce que les Chinois
appellent delà « politique de roi », n'importe quel étranger peut gou-
verner. Si donc, forcé par les circonstances, le Japon s'empare de la
Chine il ne lui sera pas difficile de la terur. La longueur même de la
guerre actuelle peut avoir des avantages. Pendant le temps où son armée
restera en Mandchourie, le Japon nouera des relations amicales avec
le peuple, établira un gouvernement militaire, protégera l'agriculture,
recueillera les impôts, etc., qui lui permettront d'y maintenir une
grande armée sans grands frais et de préparer le terrain pour une
future prise de possession réelle. L'armée occupe précisément la
partie riche de la Mandchourie. Il serait absurde, après y avoir
dépensé tant de vies et tant d'argent, de la rendre à la Chine sans
indemnité. Mais, avec ou sans indemnité, il est convenable de ne la
rendre que de nom : si les Japonais n'avaient pas combattu les
Russes, les Russes auraient gardé la Mandchourie de fait et de nom.
Voilà qui est clair : si le Japon abat la puissance russe en
Extrême-Orient, plus précisément en Mandchourie et dans la
Chine du noM, il doit hériter de toute l'ambition russe. La
Russie, par son chemin de fer et son armée, surveillait Pékin,
I. Cette instabililé des dynasties chinoises est un fait sur lequel ont beaucoup
insisté tous les Japonais qui ont prêché, dès le xviii'^ siècle, un retour aux origines
nationales et un réveil du pur Shintoïsme, qu'ont supplanté ou métamorphosé
des philosophies étrangères comme le bouddhisme et le confucianisme. « En quoi
consiste la valeur d'une règle de conduite? se demande Mabuchi. En ce qu'elle
conduit au bon ordre de l'État ». Or, tandis que les Chinois en perpétuelle ré-
volte ont été gouvernés par une succession de dynasties , le Japon est resté
fidèle à une lignée ininterrompue de souverains. Toute dynastie chinoise était
fondée sur la rébellion et le parricide. Et Mabuchi ajoute : « Une philosophie
qui a produit de tels efforts doit être fondée sur un système faux. » Cet argument,
familier à une école qui a tant aidé à la restauration impériale au Japon, reparaît
donc ici. Le Gouvernement impérial du Japon peut et doit songer à se mêler des
affaires de la dynastie mandchoue, parce qu'il est nécessaire qu'en cas de heurt le
stable déplace l'instable.
4Go LA REVUE DE PARIS
protégeait la dynastie mandchoue. C'est le Japon qui possédera
la Mandchourie et qui aura l'influence à Pékin. Dans un
article, publié en juillet 190/i dans le Taiyo, par ce même
professeur Tomizu, « pour proposer des sujets de réflexion
à ceux qui ont charge de négocier la paix et donner des points
de repère à notre peuple et aux étrangers », sont détaillées
les diverses conditions de la future paix : reddition nominale
de la Mandchourie à la Chine ; le chemin de fer de l'Est-
Chinois cédé au gouvernement japonais ; ouverture du pays
au commerce du monde et à l'immigration, chinoise naturelle-
ment les Chinois sont déjà venus en grand nombre du Chan-
toung), mais japonaise aussi et européenne: « Les Européens
et les Américains y apporteront de grands capitaux, se livre-
ront activement au commerce et à l'industrie, et cela aura les
mêmes eflets qu'une importation de gros capitaux dans une
possession réelle du Japon. »
Il faut donc respecter le titre de propriété de la Chine.
L'essentiel est de jouir de la prospérité de ce pays, de déve-
lopper ses sources de richesses, ou, si quelque événement
en rend nécessaire la possession effective, ce ne sera pas le
Japon qui, de lui-même, parce qu'il le désirait, aura pris cette
terre chinoise, mais une excitation extérieure l'y contraindra.
Seulement, dès aujourd'hui, pour posséder le chemin de fer
de l'Est-Chinois, il faut que, succédant à la Russie, le Japon
reçoive à bail la presqu'île de Liaoloung avec Dalny et Port-
Arthur. Mêmes demandes dans le Bulletin de la Tobo Kyô-
kaï du 20 août 190/1 : ce C'est la faiblesse de la Chine qui
a fait en partie l'ambition russe. C'est pourquoi il faut qu'une
entente avec la Chine intervienne après la guerre au sujet
de la Mandchourie. 11 faut prévoir des préparatifs militaires.
Et même il faut que l'administration civile soit placée sous
la surveillance du Japon. » Tel est aussi l'avis du comte
Okuma*:
Qu'est-ce que le gouvernement japonais va faire de la Mandchou-
rie? Ceci est une question entre le Japon et la Chine, et non entre
le Japon et la Russie. La Mandchourie est immense, son territoire
est environ le double de celui du Japon, et cependant la population
1. Discours prononcé à la Société coréo-mandchourienne, 28 octobre igo^-
LE JAPON ET LA PAIX 46l
y est rare et le développement économique encore dans l'enfance ^
La raison en est dans une mauvaise administration et dans un
manque de sécurité. Si on rend la Mandchourie k la Chine dans ces
conditions, Pékin sera-t-il capable de la gouverner? S'il n'eu est
pas capable, le désordre appellera finalement une intervention étran-
gère, et de là sortiront beaucoup de malheurs, une atteinte nouvelle
à la paix de l'Extrême-Orient. Comme on l'a répété souvent, le
Japon doit, par bienveillance, rendre la Mandchourie à la Chine,
mais sous beaucoup de conditions.
Telle est bien l'idée que presque tous les Japonais adoptent.
Justifiée encore par des professeurs de l'Université de Tokio
comme MM. Nakamura^ etTakabashi, on la trouve exposée dans
les journaux et dans les nombreuses publications populaires.
En Corée oij, nominalement, le Japon lutte pour l'indé-
pendance et pour l'intégrité territoriale, tous ses actes, prati-
quement, tendent h l'annexion. En Mandchourie, nominale-
ment, le Japon lutte pour l'intégrité de la Chine ; pratique-
ment, ses projets considèrent déjà cette terre chinoise comme
une possession japonaise. Et tout cela pour le maintien d'une
paix durable en Extrême-Orient! On part du principe que les
conditions de la Corée et de la Chine sont telles que, sans
une protection efficace du Japon, les étrangers trouveraient
bientôt prétexte à intervention, et l'on arrive à celle conclu-
1 . On publie une grande quantité de guides de Mandchourie, destinés à la propa-
gande, tel ce Guide de Mandchourie avec le sous-titre : « Mandchourie, le grenier
de l'Orient », publié par la revue Le Japon industriel et commercial; préface du
comte Okuma. Voici la dernière phrase : « Il faut que le peuple soit prêt à se
livrer aux travaux de la paix en suivant pas à pas la marche des armées. » La
Yokohama Specie Bank a déjà ouvert des succursales à Dalny et Liaoyang.
2. Le docteur Nakamura, professeur à l'école des nobles, — dans la Revue diplomati-
que, "ii juin 1904, sur la solution de la question mandchourienne, — prouve que la
Mandchourie, tirée des mains des Russes, ne peut être abandonnée à la Chine :
« Les causes profondes pour lesquelles nous faisons la guerre à la Russie se repro-
duiraient avec les désordres, » Il est aussi dangereux de neutraliser la Mandchourie:
qui protégerait cette neutralité contre l'ambition russe ? « Il n'y a pas d'autre solu-
tion de la question mandchourienne qu'une possession de longue durée par le
Japon. » Dans le numéro du 20 septembre, M. Nakamura reproduit une cri-
tique de son article parue dans un journal chinois : « Notre territoire de Mandchourie
sort de la bouche des Russes, mais il entre dans le ventre des Japonais, » Et il
reprend: « La Chine croit-elle avoir, à elle seule, la force de maintenir la paix en
Mandchourie?... Notre thèse, en admettant que la Mandchourie reste sous l'autorité
suprême de la Chine, ne porte aucune atteinte à l'intégrité de la Chine, et nous
ne nous refuserons pas à reconnaître l'autorité du gouvernement chinois le jour où
la Chine aura la force de gouverner elle-même la Mandchourie. »
462 LA REVUE DE PARIS
sion paradoxale : il faut prendre la Mandchourie aux Chinois
pour sauvegarder l'intégrité de la Chine.
* *
Mais la paix de l'Extrême-Orient réclame davantage. «Le
principe du traité devra être : supprimer toute cause de trou-
bles en Extrême-Orient. Il faut que la Russie ne soit plus une
puissance bordière du Pacifique ou du moins qu'elle n'y pos-
sède plus de base navale. Elle doit abandonner non seulement
la Mandchourie, mais aussi Vladivostok, Il est très dangereux,
pour la tranquillité des mers de Chine et du Japon qu'il soit
possible à l'avenir de réunir k Vladivostok une Hotte puis-
sante. » Par droit de conquête le Japon doit posséder Madi-
vostok, se faire céder aussi l'île Sakhaline et les Provinces
maritimes ^ Pour l'île Sakhaline, c'est une simple réparation
d'abus de confiance et de force, que les Russes autrefois ont
commis, et quant aux Provinces maritimes, elles sont néces-
saires pour assurer aux pêcheurs japonais le privilège de ces
riches mers du Nord^. Reste la Sibérie... Le comte Okuma^
n'insiste pas sur une réclamation de territoires en Sibérie.
L'essentiel, c'est que le Japon possède le chemin de fer de
l'Est-Chinois et la ligne transsibérienne aboutissant à Vladi-
vostok. Toutefois il faudrait que la Russie n'établît pas des
impôts trop lourds h la frontière sibérienne, mais qu'un grand
mouvement commercial se créât: les provinces sibériennes se
développeront, les relations de la Russie et du Japon devien-
dront bonnes : c'est encore une condition indispensable pour
assurer dans l'avenir la paix de l'Extrême-Orient.
La Toho Kyôkaï * et le professeur Tomizu ^ sont plus
exigeants : la Russie doit céder au Japon toute la Sibérie à
l'est du loo^ degré de longitude, c'est-k-dire à l'est du Baïkal.
Il faut «couper le mal k sa racine», «abattre l'esprit de mal-
1. Discours du comte Okuma, 33 octobre igo'i. ,
2. Professeur Tomizu, Taiyo, juillet 1904.
3. Discours du 28 octobre 1904.
4. Bulletin du 20 août 1904.
5. Taiyo, juillet 1904.
LE JAPON ET LA PAIX 463
heur de la Russie», en la repoussant jusqu'à l'Iénisséi ou,
tout au moins, jusqu'à la Lena. On autorisera le pays trans-
baïkalien à se gouverner lui-même, sous l'autorité suprême de
l'empereur du Japon : un self government sur le modèle cana-
dien ou australien, les questions militaires et diplomatiques
restant sous le contrôle japonais. On favoriserait une immi-
gration russe, japonaise, chinoise, juive, etc. Peu à peu,
l'intérêt de toutes les nations s'attacherait à ce jeune Etat qui
ne serait pas exclusivement japonais, mais qui barrerait la route
à une tentative de revanche russe. Le système des Russes est
de fermer l'entrée des pays qu'ils absorbent, d'en accaparer
tous les avantages. Le système japonais, au contraire, ten-
drait à créer de nouvelles occasions de profit pour tout le
monde. La Russie céderait donc au Japon toute la ligne du
Transsibérien (à partir de l'Obi), et le Japon en ferait une
œuvre internationale, une ligne de communication mon-
diale, et non plus seulement d'intérêt stratégique.
Et toujours le refrain : ce Le but de cette guerre n'est pas
de nous emparer de territoires, de prendre des peuples; c'est
pour avoir la paix que nous avons fait cette guerre'. »
Essaye-t-on d'absorber la Corée? C'est pour la paix de
l'Extrême-Orient. Projette-t -on de prendre l'île Sakhaline,
Vladivostok, la Sibérie jusqu'au Baïkal, la presqu'île du Liao-
toung, etc., et d'occuper définitivement la Mandchourie .»*
C'est encore pour la paix de l'Extrême-Orient. Etrange, cette
paix japonaise I Assurément, elle signifierait, non pas une
remise en place, suivie d'un temps d'arrêt, mais un formi^
dable effort de construction, de révolutionnaire réorganisa-
tion. Il est des Japonais qui déjà réclament cette reconstruc-
tion de la Chine :
Bien qu'on dise fièrement^ que c'est pour la paix de l'Orient que
nous dépensons tant de millions, tant de vies, et que nous risquons
le développement de notre pays, nous ne sommes ni des bienfaiteurs
I. Comte Okuma. Discours du 28 octobre 1904 à la Société coréo-man-
dchourienne.
3. Art. du Nihongin, no 319. « L'administration de l'Asie orientale par le Japon. »
Publication hebdomadaire du Nihon, journal conservateur, assez anti-étranger,
s'ad ressaut aux classes instruites et n'employant pas de caractères « kana », mais
seulement les caractères chinois.
46/i LA REVUE DE PARIS
assez féminins pour nous dépouiller de toutes nos richesses et les
donner aux autres, ni des serviteurs du passé assez fidèles pour dé-
penser nos forces à vouloir garder absolument telles quelles toutes
les institutions de l'Orient et prolonger sans raison leur existence.
Si nous n'avions pas quelque chose de considérable à espérer pour
nous-mêmes, pourquoi nous charger de cette énorme responsabilité?
Que signifie donc cette paix de l'Extrême-Orienl ?
La question d'Orient, au début, c'était le partage de la Chine. Elle
était de caractère destructeur. Aujourd'hui, au contraire, c'est l'inté-
grité de la Chine pour la paix durable de l'Orient. La question a
pris un caractère constructif. D'où vient cela.^ C'est qu'au début on
prétendait que la question d'Orient devait être résolue par les seuls
Européens et Américains, les peuples étrangers à l'Orient ; maintenant,
la question d'Orient doit élre résolue, les Européens et les Améri-
cains se tenant au second plan, par un empire qui s'est dressé dans
un coin de l'Orient, le Japon. La paix de l'Orient exige que, par
une union des Orientaux, sous l'influence transformatrice du Japon,
un grand empire se forme sur le continent extrême-asiatique, si bien
que militairement, politiquement, financièrement, les caprices et les
violences des Européens el des Américains ne soient plus possibles,
mais que les Orientaux eux-mêmes assurent l'ordre en toutes choses.
L'action du Japon, depuis la Restauration, a toujours été dirigée
en ce sens. Maintenant, nous ne permettrons plus les injures ou les
violences des étrangers. S'ils veulent considérer ces territoires comme
l'Inde ou l'Egypte, s'ils perdent le respect, et, sans faire de distinc-
tion entre les races, entre les degrés de civilisation, emploient la
violence envers des peuples qui ont le droit de vivre sur ces terri-
toires, nous les précipiterons dans des malheurs dont ils ne pour-
ront plus se relever. C'est ce que nous avons voulu faire savo r au
monde et les événements tournent chaque jour à noire avantage.
Chaque bataille montre plus clairement la grande force de notre droit *.
L'Asie aux Asiatiques, tel est le cri de ces Monroe japonais :
l'Asie ne doit plus être traitée, comme l'Afrique, en terre de
colonisation européenne. « Faisons comme les Etals-Unis,
dit le comte Okuma^. Ils se sont occupés d'abord de leur
hémisphère avant de s'occuper du monde. Occupons-nous de
l'Asie orientale. » — « Le peuple japonais est le peuple émi-
nent de l'Asie orientale; il est en celte Asie orientale comme
la tête ^ » Idée ancienne, familière aux lettrés qui, dès le
1. Nihongin, n" a 19.
2. Disc, du 2 3 oct. 1904 .
3. Nihongin, n° 319.
LE JAPON ET LA PAIX ^65
xviu® siècle, travaillèrent à un retour vers le pur Shintoïsme.
« Le Japon est le pays qui donna naissance à la déesse du
Soleil, ce qui prouve sa supériorité sur tous les autres pays
qui partagent aussi les bienfaits de la déesse. Jusqu'à la fin
des temps, le mikado est le fils de la déesse. L'âge des
dieux et l'âge présent ne sont pas deux âges, mais un seul. »
Et, comme le fait remarquer un autre écrivain de la même
école, Ilirata : ce Le Japon étant le pays des dieux, et ses
habitants les descendants des dieux, entre les Japonais et les
Chinois, les Coréens, les Hindous, les Russes, les Hollandais,
les Siamois, les Cambodgiens et les autres nations du monde,
il y a une différence de nature, plutôt qu'une différence de
degré. »
L'orgueil de ce peuple élu est aujourd'hui moins mytho-
logique, mais tout aussi fort. Il proclame que sa terre du
Japon n'a jamais été envahie : l'expédition des Mongols, au
xiii^ siècle, finit en désastre. Le sentiment de celte immunité
nationale entre pour beaucoup dans leur orgueil d'insulaires.
Ils disent qu'ils ont su se rénover, sans révolution intérieure
et en échappant à l'emprise de l'Europe; seuls entre les Asia-
tiques, ils ont su le faire à temps, quand la puissance de l'Eu-
rope en Extrême-Orient n'était qu'à ses débuts ; il est trop tard
maintenant pour que la Corée, la Chine, le Siam le fassent
sans leur aide. Au surplus le Japon vit, hanté par l'exemple
de l'Angleterre : l'Angleterre «Japon de l'Europe», le Japon
«Angleterre de l'Extrême-Orient», formules courantes. Or,
le développement des idées impérialistes en Angleterre a
justement coïncidé avec le rapprochement anglo-japonais :
M. Chamberlain a fourni de formules les partisans du « plus
grand Japon », qui parlent des partisans du « petit Japon »
avec un mépris que les impérialistes anglais ne désavoue-
raient pas.
Sans doute, on avoue qu'en religion, en philosophie, en
littérature, en art, en méthodes de gouvernement, ce peuple
japonais, qui « en Asie orientale est comme la tête », a
presque tout reçu de la Chine. Mais on se hâte d'ajouter que
le Japon reste toujours le pays privilégié, où ont abouti
toutes ces grandes influences asiatiques, et que, venues de
Perse, de l'Inde, de Chine ou de Corée, c'est au Japon
jer Pévrier ic,o5. 2
:j66 la revue de paris
qu'elles oui trouvé leur expression la plus parfaite. L'art japo-
nais n'est-il pas l'art asiatique par excellence? et n'est-ce pas
au Japon que l'on peut le mieux étudier l'art de tout l'Extrême-
Orient ? Les plus belles œuvres chinoises et coréennes y ont été
conservées, alors que dans leurs pays d'origine elles étaient
détruites '. De même en religion: c'est au Japon que se sont
rencontrées et heurtées les grandes religions du monde, boud-
dhisme, catholicisme, protestantisme, foi orthodoxe, comme
si c'était la mission spéciale du Japon de trouver, par un
effort de syntlièse, la formule religieuse de l'avenir... Et cette
fameuse science occidentale, qui donne la force, le Japon ne
la possède--t-il pas aujourd'hui ? n'a-l-il pas la force scienti-
fique, même contre une grande puissance occidentale?
Le Japon est humain, au moins aussi humain envers ses
prisonniers que son ennemi lui-même, qui est chrétien. Il est
juste, désintéressé : dans la lutte actuelle, il risque de com-
promettre son existence pour affranchir l'Asie de toute ingé-
rence européenne. Il est donc bien « la tête de l'Extrême-
Orient » ; il réunit « l'antique splendeur de la civilisation
asiatique » à la science occidentale, ce En dehors du Japon,
les peuples de l'Asie orientale, n'ayant qu'une civilisation infé-
rieure, ne peuvent pas jouir d'une indépendance absolue. Dès
lors ils seront transformés, absorbés par lui, ou ils cesseront
d'exister. Les Japonais ont ce droit et ce devoir ; ils peuvent,
à cause de cela, parler de la paix de l'Orient et en faire l'idéal
à proposer à leur action-. »
*
Quelles sont les méthodes pour rénover l'Asie orientale par
cette paix japonaise i^ Les actes en Corée et les projets sur la
Mandchourie permettent de les esquisser.
Tout d'abord l'amélioration de l'administration. Le gou-
vernement coréen a déjà dû placer toute sa confiance dans le
gouvernement du Japon et promettre d'adopter son opinion
sur les réformes à faire. Les dynasties, tant qu'elles se prête-
I. Cf. Publication officielle sur les beaux-arts japonais à propos de l'Exposition
de i()oo.
a. IS'ihongin, n" 219.
LE JAPON ET LA PAIX ^Qn
ront aux réformes, seront protégées : le Japon, dans un esprit
de ferme amitié, veille sur la maison impériale de Corée ; la
dynastie mandchoue à Pékin disparaîtra ou elle sera japono-
phile ; on sait l'intérêt protecteur que le Japon témoigne à
l'empereur de Chine ^ Le Japon contrôlera les finances. Le Gou-
vernement coréen a engagé comme conseiller financier un
sujet japonais, auquel on doit soumettre toutes les questions
de finances coréennes. Dans le traité supplémentaire de com-
merce et de navigation conclu avec le Japon, en janvier 1904,
la Chine, par l'article VI, promet d'établir elle-même, aussitôt
que possible, un système de frappe uniforme et de se donner
un système monétaire uniforme, qui sera employé librement
et légalement, pour le paiement de tous les droits, taxes et
autres obligations, par les sujets japonais aussi bien que par
les sujets chinois, dans tout l'Empire. De même, le gouver-
nement chinois a exprimé le désir de réformer son système
judiciaire et de le mettre en accord avec celui du Japon et
des nations occidentales. Le Japon promet de donner toute
son assistance à une telle réforme : il abandonnera ses droits
d'extra-territorialité dès que les lois chinoises, les arrange-
ments administratifs et autres considérations justifieront cette
marque de confiance.
Toutes ces réformes ont pour objet d' « écarter les entraves
au progrès du commerce ». Après cette guerre, le Japon
escompte une énorme expansion commerciale, industrielle,
agricole, — comme l'Allemagne en connut une après 187 1,
— pour compenser ses pertes et pour permettre la grande
politique de protectorat sur l'Asie orientale. Le Japon possède
le droit supérieur de développer — même chez les autres —
les sources de richesses non encore développées. De plus,
son territoire a. des limites étroites; l'augmentation de sa
population est rapide :
Employer toujours ce territoire étroit comme terrain d'agricul-
ture, et pourvoir ainsi aux besoins d'une population décuplée n'est
certainement pas un procédé habile. Heureusement, l'esprit scien-
tifique a fait de grands progrès parmi nous, au point d'étonner les
I. Dans un discours prononcé peu de temps après le coup d'État de Pékin, le
comte Okuma annonça que l'empereur de Chine était encore en vie. Cette nou-
velle fut acclamée.
468 LA REVUE DE PARIS
étrangers; il y a partout dans le pays des mines de charbon; les
pentes des montagnes sont raides, et on peut aisément utiliser l'eau
comme force motrice. Nous devons abandonner complètement l'idée
d'être à l'avenir un peuple agricole, mais devenir un peuple indus-
triel et commerçant, et laisser l'agriculture à la Chine et à la Corée ;
autrement nous ne pourrons pas résister à l'Europe et à l'Amérique.
Mais pour cela il faudrait établir une base solide en Mandchourie et
en Corée, et commencer ainsi l'exploitation de l'Orient. C'est un
droit qui résulte pour le Japon de son développement intérieur'.
Entre l'usine nipponne et la ferme coréenne ou mandchoue,
cette paix japonaise, qui doit créer la solidarité de l'Extrême-
Orient, mènera-t-elle à un Zollverein? Gomme autrefois la
Prusse aux Etats allemands, comme demain peut-être l'An-
gleterre à ses colonies, le Japon proposera- l-il ou impo-
sera-t-il aux empires de l'Asie orientale une union douanière?
Actuellement, il ne peut en être question. C'est comme
défenseur de la «porte ouverte» contre l'exclusivisme russe
que le Japon s'est acquis l'appui anglais et américain. Cet
appui lui est encore indispensable. Au reste, pour mettre en
valeur ces énormes territoires coréens et mandcliouriens, de
grands capitaux sont nécessaires : la Russie avait dû emprun-
ter des milliards pour son avance asiatique. Or le Japon
manque de capitaux. Et ses lois, qui ne permettent pas à un
étranger de posséder une propriété ni de prendre des hypo-
thèques sur les propriétés, ont éloigné les capitaux étrangers.
La « porte ouverte » est d'une nécessité absolue pour les atti-
rer vers ces nouveaux territoires. Dans son manifeste sur la
politique à suivre en Corée, le parti progressiste demande
que Wiju, Yongamplio et d'autres places importantes dans
la Corée du nord soient ouvertes au commerce de toutes les
nations.
A défaut de Zollcerein économique, on devra chercher une
union diplomatique. Déjà on voudrait que la représentation
coréenne a l'étranger fût supprimée, et même, si possible,
que la représentation des pays étrangers à Séoul cessât ^ La
1. Toho Kyôkaï. Bulletin du 20 août 190^.
3. Pour la suppression de la représentation diplomatique coréenne à l'étranger,
tout le monde au Japon est d'accord. Pour le maintien des ministres étrangers
en Corée, on discute. Des hommes comme le professeur Nakamura pensent tout
uniment « que le gouvernement coréen n'a qu'à remercier les diplomates de la
LE JAPON ET LA PAIN: ^69
direction des affaires diplomatiques passerait de ce fait à Tokio.
C'est le principe que le Japon voudrait généraliser, appliquer
à tous les autres pays de l'Asie orientale. La Tobo Kyôka'i^
demande qu'il y ait une « entente avec les puissances étran-
gères pour que toutes les questions entre l'Orient et ces
puissances ne soient résolues qu'après entente avec le Japon
et qu'aucune d'entre les puissances ne soit autorisée à agir à
l'insu du Japon. »
C'est en cette organisation diplomatique que l'on met ou
que l'on affecte la plus grande confiance : on renie toujours
les procédés violents ; cette grande œuvre de la rénovation
asiatique se fera par la paix, « la paix japonaise». «Mon avis
n'est pas de prendre un pays par la force des armes, dit le
comte Okuma, mais il y a des choses que les gens vous offrent :
ne pas les accepter, c'est appeler sur soi le malheur. (Applau-
dissements.) Vouloir se saisir des populations, c'est le propre
des conquérants. Nous ne faisons pas cela. Mais nous voulons
le progrès de la civilisation en Orient; nous voulons retirer
le misérable peuple chinois de son enfer pour le conduire au
ciel, et celte œuvre de paix, nous pouvons certainement
l'accomplir par la paix. Il pourra y avoir des erreurs: immé-
diatement, on aura recours au soldat. (Applaudissements.) Le
vrai moyen pourtant c'est l'union de l'empereur et de son
j)euple pour la paix du monde. L'erreur passagère, c'est l'appel
au soldat^. »
Lne reconstruction de l'Extrême-Orient par des méthodes
pacifiques, mais avec la menace de l'appel au soldat : telle
est. l'Idée japonaise. Mais on sait bien que la seule Force du
Japon protégera l'Idée. On a déjà prévu le cas oii la sécu-
rité de la maison impériale de Corée ou bien l'intégrité terri-
peino qu'ils ont prise jusqu'à présent ». M. Niga Nagao, directeur de la Revue
diplomatique, conseille de les maintenir quelque temps, comme la France fît pour
les consuls étrangers à Tunis {Revue diplomatique, 20 mars 1904).
1. « Projet au sujet du régime après la guerre. » Article 0, publié le
20 août 1904.
2. Cet élan pour émanciper ses voisins du joug des tyrans, celte propagande
révolutionnaire à main armée, ce besoin irrésistible d'enseigner aux hommes des
vérités toutes neuves, de les sommer d'accepter les vrais principes ou d'être soumis
par la force, celte menace d'un recours aux armes pour établir l'âge d'or d'une
paix universelle — tout cela rappelle nos guerres de la Révolution,
^70 ■ LA REVUE DE PARIS
toriale de la Corée seraient mises en danger : le Japon
occuperait alors toutes les places stratégiques. L'occupation
permanente de la Mandchourie pourra se justifier de même
par la nécessité d'une forte opération de police contre les
KhoBgliouses.
Voilà donc le Japon, comme les Etats-Unis dans les deux
Amériques, se chargeant de faire la police en Extrême-Orient,
oij les puissances étrangères doivent laisser le champ libre :
« Si la Russie après la guerre perd tout point d'appui mili-
taire en Orient, l'Angleterre, la France, l'Allemagne, les
Etats-Unis, l'Italie, la Hollande, et môme l'Espagne ne se
verront plus obligées d'entretenir de puissantes flottes en
Extrême-Orient, surtout si le Japon, la Corée et la Chine,
unis par une solide alliance, adoptent une politique garantis-
sant la paix de l'Orient... Quel soulagement pour tous les
peuples 1 C'est, croyons-nous, le point le plus important du
régime post helliim que notre pays doive régler. »
Projets de circonstances, dira-t-on, si ambitieux qu'ils ne
peuvent avoir été formés qu'à des heures d'exaltation natio-
nale. Au vrai, projets déjà anciens, dont la guerre contre la
Chine, il y a dix ans, avait commencé l'exécution ; projets
que tous les meneurs de l'opinion japonaise s'accordent à
présenter comme la vraie politique nationale; projets que l'on
trouve exposés dans toutes les publications populaires et les
journaux, et que fait passer dans l'éducation, depuis quatre ou
cinq ans déjà, une propagande sérieuse et effective impliquant
l'agrément du gouvernement japonais et son appui.
CÉLINE
FILLE DES CHAMPS
A genoux sur une loque boueuse, Céline, la petite bonne,
lave le corridor carrelé de la vieille maison. Le soleil de la
rue passe sous la porte, il éclaire les boiseries décolorées et
les bouquets du papier des murs. L'eau jaunissante découle
des torchons pressés, et glisse sur les dalles jusqu'aux marches
usées du seuil.
Céline frotte diligemment: ses mains sont rouges et salies
au bout de ses bras blancs. Sa taille remue, sa jupe, tour à
tour, découvre et couvre ses jarrets ; le jour luit sur ses
joues chaudes et des mèches brunes dansent sur sa nuque...
Chaque fois qu'elle lave le corridor, elle a le même souve-
nir ancien. Elle se voit au temps où elle était une fillette
éveillée qui courait dans le pré vert du bord de l'eau. Elle
battait des mains en voyant approcher le bouvier Voinard qui
allait faire passer le gué à son troupeau : elle aimait tant qu'on
l'assît sur un bœuf et qu'on la fît traverser la rivière!
Le grand bouvier n'y manquait jamais : quand il avait quitté
ses sabots et relevé sa culotte, il posait la petite fille sur le
dos carré de Rousseau, et, sa main autour de la taille, il la
soutenait durant la traversée.
Au milieu du gué, Rousseau aimait à s'arrêter : entrant à
demi son mufle dans l'eau, il buvait longuement une gorgée
472 LA REVUE DE PARIS
fraîche. La petite Céline avait toujours peur de rester là. Les
bœufs, lents et robustes, achevaient le chemin, les jarrets tendus
et le poitrail avancé, comme s'ils tiraient une lourde charge.
Tandis que la fillette regardait dans la rivière clapotante sa
frimousse brune et dépeignée, Rousseau, enfin, levant vers
les arbres sa tête pesante, avalait sa gorgée d'eau pure.
Sur la rive, Céline, en se cramponnant, descendait de sa
monture énorme et courait vers le pré des saules où battaient
les vieilles laveuses.
A demi cachées parmi les joncs humides, elles se courbaient
vers l'eau savonneuse où le linge étalé bouillonnait et s'enflait
en globes mouvants. Sans cesse, la voix de quelqu'une criail-
lait, coupée par le bruit du Hnge immergé et le choc des
battoirs sur les selles. Des bras nus, aux poignets brunis,
s'agitaient, brossaient et tordaient sans relâche : bruits et voix
ricochaient et se heurtaient sur l'eau.
Céline allait de l'une à l'autre, jouait avec une branche,
s'accroupissait pour agiter dans l'eau ses petits bras, coupait
un jonc pointu ou une tige de roseau ; puis elle gagnait un
champ plus élevé, où elle cueillait du thym et des pâquerettes.
Un pêcheur, dans sa barque ou sur ses épaules, la reportait
sur la rive de la ferme. Elle remontait vite le pré, vers la
grande salle claire, au sol de ciment craquelé, où des poules
picoraient sous les longues tables et autour de la huche. Elle
s'asseyait sagement et mangeait avec appétit une large tranche
de pain crème...
Plongeant une dernière fois son torchon dans le seau de
zinc, elle lava les marches creuses au milieu et, sans même
jeter un regard dans la rue, quitta le corridor brillant.
Le gué aux bœufs la hantait. Elle enjamba l'escalier de sa
mansarde, poussa la porte, ouvrit la lucarne, et, par-dessus
les toits fumeux de la ville noire, elle contempla, les yeux
chauds de désir, un petit coin de campagne verte où luisait
un tournant de rivière blonde...
*
— Céline!... Céline!...
Madame veuve Juglan fit claquer la porte de la cuisine,
CÉLINE FILLE DES CHAMPS ^73
arpenta vivement le corridor et cria dans la cage de l'es-
calier :
— Céline!
Aucune réponse ne descendit. Elle fit rouler ses yeux fu-
rieusement, bondit, et, maudissant la jupe où ses jambes se
heurtaient, grimpa, s'essouffla, fut au second palier, hurla
d'une voix fausse :
— Céline!
La petite bonne, qui se tenait sur les coudes à la lucarne
élevée, tourna la tête avec effarement, et vit sa maîtresse qui,
campée sur le seuil, croisait les bras et penchait avec ironie
sur une épaule sa longue, jaune et sèche figure.
Céhne quitta la barre de la fenêtre, se laissa ghsser jusqu'au
parquet, et, le front baissé, passa sous le regard de madame
Juglan, dont les lèvres agitées menaçaient en silence; puis
elle dégringola les deux étages...
En moins d'une heure, elle nettoya les vitres des fenêtres,
mit en ordre les seaux et les loques, emplit deux lampes, en-
fda des rideaux propres aux tringles du salon, repassa trois
taies, deux chemises, des mouchoirs.
— Céline !
— Madame ?
— Je sors. Mets le gigot au four... Tes haricotsne sont pas
encore écossés?... N'oublie pas de laver la tête du petit serin...
Tu es encore aux mouchoirs?... Mais presse donc un peu !...
Le bruit de la porte emplit de résonnance l'étroit corridor.
La petite bonne eut un soupir et lâcha son fer, et salua d'un
geste irrespectueux et preste le départ de la vieille dame.
Elle s'accroupit ensuite pour ouvrir la porte basse d'un
gros bahut, d'oii elle tira deux bonnets de dentelle et des ru-
bans de moire bleue.
Elle prit une grande joie à repasser habilement ces coiffes
élégantes, à tuyauter leurs ruches blanches, à pousser dans
leurs coulisses le large ruban qui, noué, bouclé, bouffa joli-
ment hors des dentelles. Quand l'une d'elles fut prête, elle
s'en para devant la glace carrée qui pendait près du four-
neau et rit doucement à sa belle mine, songeant au « caillon »
plat qu'elle portait, le premier dimanche de sa loue : elle
revoyait Irma Caupin, la longue bonne des Hypothèques, qui,
Ix'jk LA REVUE DE PA.RIS
l'ayant regardée s'altifer pour la promenade, s'était ployée par
le milieu en dégonflant ses joues bouffies et en accrochant
ses mains osseuses à ses genoux. Désormais Céline n'aurait
plus de honte en présence de la grande Irma!
Mais elle cessa, tout à coup, de sourire au miroir, défit ses
épingles et jeta les deux bonnets au fond du bahut.
Puis, assise près de la table, elle enlr'ouvrit un cabas de
jonc et, au creux de son tablier, écossa des haricots rouges.
« Que j'ai changé en deux mois! » se dit-elle.
Il y avait deux mois, en efïet, que Lungé, le métayer du
Mai, avait dit k sa fille :
— Mets ta robe neuve, la Céline. A deux heures, je te
conduirai chez ta patronne.
M. Perret-Cardonnet, le propriétaire du Mai, avait trouvé
à Vitry-sur-Indre une bonne place pour la fille de son mé-
tayer, — cette petite dont la naissance, jadis, avait décidé le
mariage de Lungé avec Madeleine.
Dans la cour tiède et silencieuse de la ferme, Céline avait
dit adieu au bouvier, à Fanchette, aux garçons, au « vieux »,
— son grand-pèré, — et baisé sur leurs joues mouillées sa
bonne amie Solange et Laure, sa sœur de lait. Et, tandis que
sur le seuil de la grande salle sa mère Madeleine lui faisait
du bras un signe afTectueux, son père disait en l'entraînant :
— La jument est chez Ligosin. A pied, nous en avons pour
une petite heure jusqu'à Saint- Vincent... Je te porterai ta
malle demain matin.
Et l'on partit : les pieds s'enfonçaient dans le chaume hu-
mide ; des bœufs, à la longe, frappaient de leur billot le bois
des râteliers ; les étables des moutons bêlaient et mirliton-
naient. Puis on ne marcha plus sur de la paille ; on vit le
noyer, le puits, les charrues délaissées, le chemin creux oii
Philippe, le petit berger pâlot, veillait la chèvre de Gilberte,
le vieux calvaire incliné sur ses petites croix votives.
On quitta l'ombre des buissons et, sous la chaleur qui dar-
dait rudement, on fut sur la route aux cailloux brillants, qui
s'efTaçait et miroitait dans la lumière.
Céline, contente d'aller à Vitry et d'avoir sa robe de drap
bleu à gilet rose, marchait avec légèreté. Quand le métayer
CÉLINE FILLE DES CHAMPS tl'jb
de Gilbon, sur sa carriole cahotante, lui demanda, sans s'ar-
rêter, oii elle allait si vite.
— Je vais à la ville! — cria-t-elle.
Et elle montra de la main l'ensoleillement de l'horizon.
Mais Lungé, les bras ballants, les bajoues pendantes, le
ventre lourd, ne soufflait mot et tirait la jambe, épiant l'om-
bre d'un hêtre qui semblait toujours reculer, et oii enfin on
s'arrêta...
Chemise gonflée, mouchoir flottant hors du chapeau,
guêtres jaunes et poussiéreuses, le clerc de notaire déhanché
montait en zigzag la côte sur sa bicyclette sautillante. Au bout
d'un long temps, il fut arrivé et descendit à l'ombre du hêtre.
En dépit de sa maigreur, sa face était rubiconde ; il la fit
ruisseler et s'égoutter dans l'herbe sèche ; puis il la tourna
vers Céline, qui n'attendit pas sa question.
— Je vais à la ville, — dit-elle.
— Pour la loue?
— Je suis louée.
Le clerc épongea la nouvelle suée qui emperlait son visage,
enjamba sa selle, et Céline, regardant cet homme filer vers la
ferme, se trouva un peu triste. On avait dépassé les limites
des champs du Mai. Elle voyait disparaître les toits gris des
longs bâtiments derrière les buissons d'épines des enclos...
— Bonjour, père Lungé, — dit César, le vieux facteur ga-
lantin, qui, pinçant le menton de Céline, ajouta: — Oijvas-lu
donc de ce pas, ma petite?
— J'vas à la ville, — dit-elle d'une voix éteinte et sans
lever les yeux.
César, croyant deviner de la brouille entre le père et la
fille, salua et repartit en faisant sonner ses bottes lourdes sur
le chemin.
A Saint-Vincent, on trouva Ligosin au café Chardon. On
monta en voiture, on se remit en route, et enfin, Vitry-sur-
Indre apparut au bas d'une descente, avec ses toits bleus et
ses clochers...
Et, depuis qu'elle vivait dans une des plus tristes de ces
maisons, elle n'avait pas pu s'accoutumer à la vie de bonne
de petite ville.
EUe avait bien, à la vérité, quelques moments de plaisir.
47C LA REVUE DE PARIS
Elle voyait souvent passer des femmes élégamment vêtues, des
chasseurs à cheval en dolmans bleus. Parfois elle ouvrait une
fenêtre assez heureusement pour apercevoir les voitures d'une
noce, l'automobile poussiéreuse du docteur Lebœuf ou quelque
cavalier à noble allure. Le vicomte de Choulaine venait rendre
visite à madame, et, quand Céline allait lui ouvrir la porte, il
lui disait une grosse plaisanterie qui la faisait rire. Enfin, tous
les dimanches, la grande Irma venait la chercher pour se pro-
mener à travers la ville cj. sur le mail des Jardiniers.
Mais, en dehori de ces distractions, l'ennui pesait sur elle.
Pourquoi l'avait-on louée P Comment avait-elle pu consentir
à quitter le Mai, ses amies d'enfance, la cour de la ferme,
Fétable où l'on trait les vaches, la salle aux tables longues,
le pré qui descend à la rive et les pierres polies des creux
lavoirs .►*...
Et Céline acheva tristement d'écosser les haricots rouges.
* *
Chaque jour, la petite bonne travaillait si durement que la
fatigue l'endormait aussitôt couchée. Mais, ce soir-là, dans
son lit de fer étroit et grinçant, elle ne put gagner le sommeil :
l'image de la ferme natale l'obsédait.
Roulée dans sa couverture, le drap sous le menton, elle
s'efforça de fermer les yeux et de s'assoupir : mais ses pau-
pières, trop légères encore, clignaient, s'enlr'ouvraient dans
la nuit, et nulle lassitude ne tirait Céline de ses souvenirs.
Elle pensait aux grands et hauts lits de la ferme.
H y en avait un, immense, qui s'élevait sous les poutres où
l'on garde les grands pains ronds ; trois petites filles y cou-
chaient : Solange, Laure, Céline. Pour y monter, il fallait
approcher une chaise, presser la petite chemise entre les
genoux et sauter lestement. Après s'être un peu bousculé, on
s'alignait, on enfonçait dans la plume, on faisait son trou et
l'on s'endormait en se tenant par la main...
Céline se tournait et retournait dans ses draps défaits qui
glissaient d'un côté, puis de l'autre: le fer criait sous elle...
Plus tard, les trois amies n'avaient plus couché ensemble :
CÉLINE FJLLE DES CHAMPS /j^'y
Laure et Solange eurent une chambre au-dessus de la berge-
rie, et Céline un lit d'alcôve auprès du métayer et de sa mère
Madeleine. Que les nuits, là aussi, étaient douces et calmes I
L'hiver, on dormait chaudement sous le dais de drap rouge.
Et, par les temps d'été, Céline y avait passé de longues nuits
sans peine, n'entendant aucun bruit et ne s'apercevant qu'au
matin, parfois, que Madeleine était venue se glisser auprès
d'elle, pour laisser au corpulent métayer tout le lit voisin...
Trop lourdement couverte, Céline écartait le drap qui étouf-
fait sa poitrine et, à coups de pied, chassait l'édredon qui pesait
sur ses jambes.
Oui, maintenant voici le lit qu'on lui avait accordé: bas,
grinçant, torride !
D'un geste de rage, elle repoussa les couvertures, sauta hors
du lit, et s'étendit sur la peau de chèvre où, harassée, elle
s'assoupit.
Mais la fièvre troubla bientôt son sommeil. CéHne roulait
d'un flanc sur l'autre ; sa tête cherchait sans cesse un appui ;
le poil rugueux du tapis rougissait ses genoux ; ses mains se
crispaient sur la chemise qui, en se tordant, serrait son corps
moite; ses seins s'écrasaient sur le parquet; sa bouche chu-
chotante mâchait des cheveux.
Et, tandis que sa chair souffrait de ce lourd cauchemar, son
esprit revoyait encore un large lit où trois fillettes dormaient
paisiblement : trois têles roses aux paupières cillées, six petits
bras étendus sur un drap uni...
Soudain, une jambe rejetée frappa le pied de la couche et
la froideur du fer éveilla Céline en sursaut. Elle eut peur,
frémit, se dressa, et, les bras en avant, les yeux ouverts dans
la nuit, elle criait :
— Laure 1 . . . Solange I . . . Solange ! . . .
Le matin, madame Juglan trouva Céline tremblante et
fiévreuse, allongée sur le parquet : bravement elle refit le
lit et aida Céline à s'y recoucher.
Puis, rappelant à sa mémoire tous les mauvais jours de sa
vie, toutes les maladies qu'elle avait soignées et toutes ses
formules de tisane aux herbes, elle visita le placard où sé-
chaient du tilleul, de la bourrache, du chiendent, des queues
^~8 LA REVUE DE PARIS
de cerises, de la lavande et du lin, et prépara des potions
chaudes et variées qui soulagèrent la petite bonne.
Trop robuste pour être abattue par ce malaise, Céline gué-
rit bientôt : la visite du docteur Lebœuf fut une précaution
inutile, et les montées et descentes que prodiguait madame
Juglan furent des enjambées superflues.
*
Cependant, Céline ne se défit pas de son ennui. Elle n'en
voulait à personne et ne songeait pas à se plaindre ; mais elle
était malheureuse.
Elle ne désirait point quitter sa maîtresse, qui n'était pas mé-
chante, ni se révolter contre le triste servage qui la tenait à la
ville ; mais elle songeait à son enfance libre, joyeuse et champêtre.
Le dimanche qui suivit son accès de fièvre, elle ne voulut
pas faire de promenade. Irma Caupin s'installa dans la cui-
sine et, par son art de conter les faits divers, de singer les
mines de madame Juglan et de glousser à tout propos, réussit
à éveiller Céline de sa somnolente tristesse.
Tandis que Céline tricotait quiètement, Irma, allant et
venant, narrait quelque histoire, tambourinait sur les casse-
roles pendues, s'asseyait sur l'évier humide, inspectait un
tiroir, qu'elle refermait en pouflant, examinait, maniait et
méprisait tout.
Ayant réfléchi quelques mmutes, elle tirade sa poche deux
petites boîtes blanches en carton, à ceintures élastiques, les
posa sur la table et fît un mystère de les ouvrir. Sur de la ouate
bleue brillaient une boucle circulaire qui ressemblait à de la
topaze et une broche dont l'ornement figurait une volée d'hiron-
delles.
— Les trouves-tu belles ? — demanda la grande Irma.
Céline admirait surtout la broche : Irma Caupin la lui
donna, puis, insouciante d'une générosité qui surprenait Cé-
line, remit l'autre boîte dans sa poche et, s'étant assise sur le
fourneau éteint, commença d'imiter les gestes singuliers de
madame Auguste Juglan. Le nez dans ses mains jointes, elle
marmonnait, à lèvres molles, de vagues prières ; abaissant
CÉLINE FILLE DES CHAMPS ^79
ses paupières, elle prit sous son gilet un pesant chapelet de
coco et bredouilla un rosaire précipité, faisant, après chaque
« ainsi soit-il », sauter chaque grain d'une preste chique-
naude. Ensuite elle se mit à genoux, la tête dans le giron de
Céline et confessa des enfantillages ridicules et des obscé-
nités. Enfin, lasse de ce manège, elle se relevait, et, pivotant
sur un talon dont les clous grinçaient contre les dalles, elle
se mettait à chanter :
— Ohé! la Juglan, la Juglan, la Juglan!...
Mais la porte bâilla soudain et, avec des imprécations et
des coups, Irma fut saisie rudement, jetée dans la rue et som-
mée de ne plus toucher le marteau de la maison.
*
* *
Il y avait, dans une chambre dont les fenêtres s'ouvraient
sur le jardin, de grandes cages d'oiseaux qui garnissaient un
des murs dans toute sa longueur. M. Juglan, avoué, avait
pratiqué toute sa vie l'aviculture. Madame Juglan disait à sa
bonne :
— Défunt mon pauvre Auguste s'asseyait là, dans son fau-
teuil de tapisserie, et fumait son narguilé en écoutant bavar-
der ses perruches etgazouiller ses trois chardonnerets, ses deux
fauvettes, son rossignol et ses huit pinsons bengalis...
Mais maintenant il n'y avait plus dans les cages qu'un
vieux merle, auquel M. de Choulaine avait jadis appris Gen-
tille batelière des rives de VAdour, et qui sifflotait quelquefois
le matin, et un petit serin maladif et complètement aphone.
Pourtant il arrivait que tous deux réussissent à égayer Céline,
quand elle venait coudre dans la salle des oiseaux. Le serin
sautait sur le perchoir le plus proche du grillage et, à travers
les fils de fer, observait la petite bonne avec des yeux ronds
et en penchant de côté sa tête déplumée. Le merle, qui s'ap-
pelait Attila et était jaloux de son voisin, se taisait; mais,
quand Céline posait sa main sur la cage, il venait battre ses
doigts de violents coups de bec.
Alors elle riait, — tout bas, de peur que sa maîtresse ne
l'entendît, — et elle songeait : « Si ma bonne Solange était
ici, comme nous ririons ensemble!... » *
/i8o LA REVUE DE PARIS
Depuis le jour où madame Juglan avait chassé la grande
Irma, Céline se sentait plus isolée que jamais .
La promenade de chaque semaine, qui pourtant ne lui
plaisait guère, lui semblait un vif plaisir dont elle ne jouirait
plus. Madame Juglan lui répétait avec brusquerie :
— Tu n'as pas encore trouvé une amie qui veuille t'accom-
pagner?... Tu la regrettes donc bien, ton Irma?...
Céline pleurait, allait voir le serin ou le vieux merle, ou
bien elle se réfugiait dans sa mansarde aux murs blanchis,
au lit de fer, à l'armoire de bois blanc, et, montant sur sa
malle, regardait par la lucarne ouverte la route de Saint-
Vincent et du Mai.
Toutefois elle connut au marché une petite rousse qui avait
un langage mi-français mi-allemand et savait dire exactement
l'âge des œufs et le poids des poulets.
Elle s'appelait Marie, et servait comme bonne d'enfant k la
sous-préfecture. Elle fut admirée de Céline pour ses talents
de ménagère et pour la façon déconcertante dont elle rendait
intelligible une loquacité rapide et barbare. Elles se virent
plusieurs fois chez l'épicière et chez le pâtissier, où elles firent
la conversation, et elles furent bientôt de bonnes amies.
Quand, le dimanche, Marie, flanquée des deux petits gar-
çons du sous-préfet, vint voir Céline, la veuve de l'avoué,
impérieuse, grimaça furieusement et fit à sa bonne un dis-
cours où celle-ci n'entendit que l'ordre de ne point passer la
grille de la sous-préfecture et de ne plus ouvrir désormais à
celle « séquelle ».
Ce jour-là, néanmoins, Céline put aller à la promenade
avec Marie, qui, loin de remarquer la broche et le bonnet
enrubanné de son amie, dédaignant même de louer son
propre chapeau qui était garni de roses jaunes et de cerises,
ne l'entretint que de l'avantage qu'a une bonne à se placer
à Paris :
— On gagne deux fois plus ! on est libre ! on lit les jour-
naux ! on va boire dans les tavernes ! on ne travaille jamais !
on a des robes à la mode ! . . .
Céline ne comprenait guère comment on pouvait s'intéres-
ser à la vie de bonne, ni pourquoi on serait plus heureuse à
Paris qu'à Vitry-sur-Indre.
CELINE FILLE DES CHAMPS ZlOI
Elle quitta l'Allemande avec froideur, la jugeant insensée
dans ses principes et burlesque dans son costume.
La semaine suivante, quand elle pensa que de nouveau
elle n'avait plus d'amie et qu'il lui faudrait rester dans
sa cuisine, elle ne songea plus aux sottises d'Irma ni aux
ridicules de Marie, elle ne vit que son isolement : sa maî-
tresse avait renvoyé ses deux compagnes, elle chasserait
toutes celles qui viendraient; elle voulait empêcher Céline de
sortir, elle l'attachait au travail, le dimanche comme les autres
jours, harassée et malheureuse.
Céline n'avait jamais connu si vivement la douleur de
l'ennui.. .
Certains jours n'étaient point tout à fait tristes. Lorsque le
vicomte de Choulaine, avec son impériale au menton, son
ventre rond oii sonnaillaient des breloques dorées, et sa grosse
canne a pommeau d'agate, venait voir madame Juglan, Céline
ne pouvait s'empêcher d'être contente.
Et si M. l'abbé Flouvard venait faire sa partie de dominos,
elle se disait :
ce Madame va être de bonne humeur, car elle gagne tou-
jours quand elie joue avec ce bon monsieur le curé! »
Madame Juglan n'y manquait pas, en effet, et, le soir, elle
souriait toute seule, elle trouvait le potage excellent, le melon
juste à point, elle disait à sa bonne d'en faire compliment à
madame Garnier, la fruitière.
Mais madame Juglan reprenait vite ses manières bourrues;
et Céline n'oubliait pas longtemps qu'elle était malheureuse.
Plusieurs fois, en servant le déjeuner, elle avait laissé couler
une larme, ou bruire un sanglot.
— Qu'as-tu donc à pleurnicher? — lui demandait madame
Juglan ?
Elle ne répondait jamais rien et courait verser ses larmes
dans sa mansarde.
Elle se trouvait infortunée, mais elle acceptait son sort. 11
lui semblait qu'elle ne devait plus songer au Mai, ni à sa
vie d'autrefois.
Pourtant, le i5 septembre, jour de la grande foire du
jer Février igoS. 3
ASa LA. REVUE DE PARIS
Magnet, elle n'imagina tout le jour que routes encombrées de
voitures, troupeaux dispersés, groupes de filles endimanchées,
baraques de bohémiens, vieilles marchandes de couteaux,
chanteuses de complaintes, étalages de poterie et d^ étoffes...
Madeleine et le vieux Voinard marchandaient de grands bœufs
limousins; Solange se campait fièrement au milieu des lots
de moutons; Lungé serrait la main calleuse du père Blond et
le gant gris du petit député; Fanchette traversait la foule en
traînant la jambe; Laure, une joue ronde de fluxion, choi-
sissait des foulards pour ses perpétuels maux de dents, et
« le vieux » lui-même, hochant de plaisir sa tête ridée, voyait
grouiller sous la tente des bourrées et des quadrilles...
Céline parcourut les groupes des danseurs, reconnut les
filles de Suron aux fichus de dentelle, les garçons de Jeu-les-
Bois aux blouses garnies de nœuds de ruban noir, puis,
excitée par la voix des vielles, aveuglée par la nacre brillante
des blouses roides, les banderoles des cocardes et les foulards
multicolores, elle sentit que des hommes bien bâtis la ser-
raient, lui pinçaient les bras, soulflaient sur sa nuque décou-
verte, froissaient sa ceinture moirée : elle était heureuse,
virait gaiement, frappait du pied les planches poussiéreuses,
tandis que, dénuées de cavaliers, des filles plus grandes et
plus jolies qu'elle jalousaient la broche d'Irma et le bonnet
aux brides voletantes...
Mais elle se prenait bientôt à plumer un poulet, à dresser
le couvert ou à casser d'un petit marteau quelque dur bloc
de charbon. Alors elle s'attristait douloureusement et pleu-
rait, ou bien se mettait en colère, hachait le bois du billot
avec la viande du pâté, bouleversait à coups de tisonnier le
brasier du fourneau.
Vers le soir, comme, dans un coin du jardin, elle secouait
rageusement une laitue dans le panier de fer, elle s'entendit
appeler doucement, se retourna, toute surprise :
— Ma petite Céline...
Pour la première fois, sa maîtresse lui parlait avec familia-
rité et politesse.
Madame Juglan annonça à sa bonne qu'elle partait pour
Lourdes et qu'elle lui donnait huit jours de liberté.
Voilà une joie que la petite n'attendait guère ! Quoi I elle
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 483
allait, véritablement, retourner à la métairie? Elle revivrait
huit jours au Mai?...
Céline écrivit aussitôt à son père pour le prier de venir la
chercher en voiture.
Affolée de bonheur, elle courait dans le jardin, allait dans
la chambre des oiseaux pour taquiner le vieux merle, sifflait
en lavant sa vaisselle, frappait de pas de bourrée le parquet
de sa mansarde, riait aux éclats quand elle laissait tomber de
l'argenterie ou cassait un verre...
*
* *
Lorsqu'elle eut, à la gare, reçu les vigoureuses poignées de
main de sa maîtresse, Céline revint à la maison, où, après
un moment de timidité, elle employa sa matinée à chanter à
tue-tête.
Elle pensa oublier de déjeuner, puis dévora le reste du
poulet froid, dont madame Juglan avait, pour son voyage,
emporté les ailes.
L'après-midi, elle alla voir la vieille servante de M. l'abbé
Flouvard et la pria de soigner le petit serin maladif et de
bien nourrir Attila.
— Ne craignez rien, — dit Elodie, — je les traiterai comme
mes enfants. D'ailleurs, madame Juglan m'a remis trois
francs pour leur subsistance, moyennant quoi ils pourront
crever d'embonpoint 1
— Vous laverez la tête du petit serin avec de l'eau bori-
quée tous les deux jours, — dit Céline. — Et vous ferez
siffler à Attila l'air de Gentille batelière, pour qu'il n'en perde
pas l'habitude...
Céline murmura la chanson et dit :
' — Vous saurez le faire ?
Elodie essaya d'entonner Gentille batelière, mais s'en-
roua.
— Enfin, je tâcherai 1 — dit-elle.
— Ça ira! — dit Céline, et d'ailleurs il la sait si bien
qu'on n'a pas besoin de la lui rappeler. On lui dit : « Siffle,
Attila! » et, tout de suite, il commence... Allons, au revoir,
mademoiselle Elodie.
/|84 LA REVUE DE PAUIS
— Bon voyage, ma petite!... Passez donc par le jardin :
vous verrez monsieur le curé.
M. l'abbé Flouvard était en haut de son échelle, et sa
soutane relevée découvrait sa large culotte et ses bas noirs.
— Bien le bonjour, monsieur le curé ! — dit Céline.
Il retourna sa grosse face rouge et toussa.
-— Tiens! — lit-il, — c'est vous, ma petite. Je soufre
mes vignes, voyez-vous... Le bon Dieu a dit : « Tu gagneras
ton vin à la sueur de ton front... »
L'abbé Flouvard s'épongea la tête avec son grand mouchoir
à carreaux et, reprenant le soufflet qui pendait à sa ceinture,
il continua de poudrer de jaune ses pampres verdoyants,
A la porte de chez elle, Céline trouva Irma, qui était infor-
mée du départ de madame Juglan.
Céline lui montra ses bonnets à rubans moirés, mais la
bonne des Hypothèques fit basculer les épaules avec ironie :
de pareilles coiffes nécessitaient une chevelure autrement
peignée ! Céline dut monter dans le cabinet de toilette de sa
maîtresse, où elle s'assit avec terreur et subit les brosses pom-
madées de madame Juglan et les doigts raides d'Irma Caupin.
Au bout de quelques minutes, elle vit dans le miroir ses
cheveux lissés et tordus en chignon : les bonnets de dentelle
présentèrent, celte fois, toute leur luxueuse élégance.
Irma lui affirma qu'elle était jolie à mordre, que tous les
garçons de son pays lui feraient la cour, et, après l'avoir
embrassée et chatouillée aux aisselles, elle s'enfuil en glous-
sant un rire de folle.
Seule, Céline se regarda complaisamment dans plusieurs
glaces et imagina Taccueil qu'elle allait avoir au Mai : —
Solange, Laure, Madeleine accouraient les bras ouverts; toute
la gent de la métairie se pressait pour la revoir, la compli-
menter, riant de joie et battant des mains...
Cependant, ayant rangé les objets de toilette de madame
Juglan, elle revêtit sa robe de drap bleu, dont le gilet rose
avait été remplacé par un foulard orange, plissé menu, et
dont la jupe avait maintenant un double et large volant.
Son réveille-matin, sonnant l'heure, la lit sursauter : elle
pressa dans sa longue malle ses autres robes et son linge
blanc, courut chercher des souliers vernis dans le bahut de la
CÉLINE FILLE DES CHAMPS /|85
cuisine, des bas qui séchaient au grenier, puis elle descendit
sur son épaule son bagage bouclé et ficelé.
Elle regarda plusieurs fois par la fenêtre du salon, mais ne
vit pas arriver de voiture. Alors elle renoua les galons bleus
de ses souliers, piqua diversement l'épingle de sa ceinture,
mit et ôta ses gants de coton blanc, sourit, chantonna,
s'ébattit à travers la demeure.
Lungé ne vint qu'à la nuit et, comme on ne voyait clair ni
dans les rues ni sur la route, on parla peu. Céline apprit
seulement que Voinard était mort, que « le vieux » n'allait pas
mal, qu'on avait construit un nouveau hangar...
A la ferme, un chien vint au-devant des voyageurs.
— Bonsoir, mon Miret 1 — dit Céline en lui tapotant le
museau.
Madeleine, qui sortait d'une grange, alla vider une cor-
beille de fourrage dans l'étable des lapins et, après avoir
empli d'eau la marmite boueuse qui brillait au clair de lune,
vint embrasser sa fille en lui demandant comment elle se
portait depuis trois mois.
— Eh! c'est la Céline! — firent Solange et Laure qu'on
n'avait pas prévenues de l'arrivée de leur amie et qui, au
bruit de la voiture, s'étaient levées et accoudées, bras nus, à
la lucarne de leur chambre.
Céline, émue, leur fit signe avec la main, tandis que
Lungé, élevant au-dessus de lui une des lanternes de la car-
riole et geignant qu'il était neuf heures passées, l'entraînait
dans la chambre aux alcôves.
*
Dès que la petite fenêtre à carreaux verts eut blanchi à
l'aube et que le premier jour eut touché les paupières de
Céline, elle sauta légèrement à bas du lit, et, sans éveiller
Madeleine et Lungé qui gisaient en travers de leur couche,
ouvrit sa malle, enfila sa robe grise à taille serrée et fut dans
la cour de la ferme.
Le chaume épars luisait. L'arbre mort étirait ses bras
grêles. Une brise frôlait les joues de Céline et soulevait les
cheveux de ses tempes. Par-dessus les bâtiments clos, le jour
montait en lignes roses.
486 LA REVUE DE PARIS
Céline courut k la bergerie : la porte ouverte fit lever les
moutons paresseux que l'air acre et tiède avait endormis.
Elle en tâta quelques-uns de la main, et tous, trottant d'un
pas sourd dans leur litière nauséabonde, se pressèrent au
fond de l'étable ; quand elle les y poursuivit, ils gagnèrent en
silence le coin opposé.
Miret vint sans bruit lécher le poignet de Céline : elle
flatta le poil rugueux des trois chiens.
Lorsqu'elle revint dans la cour, elle regarda la lucarne
fermée des deux amies. Un coq chanta sous le hangar. Elle
vit que toutes les portes étaient encore closes. Un bruit de
chaîne sonna dans l'étable aux bœufs.
Céline songea, un instant, au vieux bouvier qui était mort,
à Rousseau, qui était mort... Puis, poussant la porte, elle
fut entre les cloisons a jour, dont chaque trouée laissait voir
un bœuf assoupi. Elle reconnut Chauvet, Robin, Faret, Blan-
chard, qu'elle frappa d'un bâton : ils passèrent leurs cornes,
puis leurs têtes énormes, au travers des barreaux, et leurs
bouches aux amples babines engloutirent des tiges de maïs.
Comme d'autres bœufs éveillés dirigeaient leurs regards
vers Céline et, péniblement agenouillés, se relevaient d'un
lourd effort de la croupe, elle s'avança vers le fond de l'étable
et caressa toutes ces têtes sérieuses.
Au bruit d'un coffre qu'on ouvrait, elle se retourna et vit,
dans l'ombre d'une stalle, une grande et droite figure d'homme
qui ordonnait dans un bahut des vêtements et du linge. Parmi
des gilets appendus, un lit de sangle, un miroir ovale, des
foulards rouges plies en triangle, des paquets de ligatures et
des aiguillons de bois, le nouveau garçon de ferme achevait,
au retour du pâturage, sa toilette et son ménage du matin.
Il sourit avec simplicité à la surprise de Céline qui, détour-
nant la tête, pensa fuir, puis se ravisa :
— C'est toi qui es Sylvain? — demanda-t-elle.
— Mais oui ! — prononça le garçon : — Sylvain Gilbert,
le fils de la Gilberte.
— Celui qui était depuis trois ans en Afrique ?
Et, comme Céline le contemplait avec admiration, il lui
répondit :
— Oui, ma belle, depuis trois ans.
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 4^7
Elle baissa les yeux, puis les leva.
Mais, comme Sylvain avait fini de ranger les menus objets
de sa loge, il coiiFa son large chapeau de feutre, prit un bâton
et sortit. Céline passa entre les têtes encornées sans les voir,
regarda le bouvier descendre le pré, et, lorsqu'il eut disparu,
elle s'occupa d'examiner les vingt-cinq lapins blancs qui, le
nez mouvant, grignotaient déjà des carottes et dentelaient
des feuilles de choux...
Un volet de porte gifla le mur, et la ménagère parut, en
disant :
— Tu étais donc mal au lit, que te voilà déjà debout?
Céline alla se jeter dans les bras de sa mère, qui rudement
criait à deux « bricolins » sortant de l'écurie :
— Vite au foin ! Il est cinq heures.
Chemise ouverte, bretelles pendantes, Jules et Clément
retinrent vers Céline leurs yeux gonflés, puis, sur un geste
de Madeleine, prirent à la main leurs sabots ronds et s'en-
fuirent.
Madeleine chassa les poules de l'écurie et de l'étable des
lapins, puis, appelée par la voix de Lungé, rentra dans la
demeure. En même temps, Fanchette poussa une porte basse,
traversa la cour en boitant et fit sortir les moutons de la ber-
gerie : le troupeau sauta le seuil, se tassa en bêlant et quitta
la ferme.
A leur lucarne, Solange et Laure^ voyant Céline, s'écriè-
rent et, vite en bas de l'échelle, elles coururent baiser
leur amie. Leur joie franche émut la petite bonne, qui les
prit par la taille.
— Je suis contente î — disait Céline. — Je croyais ne plus
vous revoir 1... Tu n'as pas changé, Solangette I . . . ni toi, ma
bonne Laure : tu as toujours ton bandeau de mal de dents !
Pauvre Laure I...
Les trois amies, les bras enlacés, se promenèrent dans la
cour. Céline était heureuse de la joie qu'elle apportait à ses
compagnes. Elle leur conta ses journées de ville, ses prome-
nades, ses lessives, ses cuisines, ses ennuis. Les servantes la
questionnaient d'une seule voix, sans cesser de l'examiner.
Solange remarqua les souliers à galons bleus, et Laure le
bracelet de Céline.
488
LA REVUE DE PARIS
— Bon sang I lu te mets jolie, ma chère !
— On est coquet dans ta maison !
— Oh ! celle broche, au collet !
Solange quilla le bras de Céline pour la considérer de loin,
en faisant des mines et des révérences ; mais, à une fcnêlre.
Madeleine criait :
— Solange, Solange! vite aux Mourons!...
La servante se retourna, puis, allant vers le sentier des
prairies, éclata de rire.
— Quand cela revient de la ville, — fit-elle, — c'est joli,
c'est fringant, c'est fignolant!... Ah! malheur!...
Céline," un peu gênée, suivit à l'étable des vaches la petite
Laure, dont le visage pâlot souriait dans son bandeau garni
de laine.
Elles allèrent caresser les croupes blondes et rousses, puis,
assises sur des bancelles, retroussèrent leurs manches et
massèrent les pis gonflés. Le lait perla et, giclant sur le
zinc sonore, emplit les seaux d'écume blanche et de tiède
fumée.
*"*
Elles descendirent les seaux dans la sombre et fraîche lai-
terie. Puis, Laure étant allée aux potagers, Céline resta seule
dans la cour de la ferme.
Du bec et des ergots, des poules creusaient des trous dans
le chaume brun du sol et s'y blottissaient en caquetant. Deux
dindons tournaient, furieux, rengorgés, déployant en cercle
leurs queues roides.
Un filet de fumée blanche s'élevait d'une cheminée et
Céline songea : a Le vieux fait bouillir la soupe ».
Elle regarda la charrette acculée au hangar : la crête
agitée, les ailes ouvertes, un coq y pressait une poule gémis-
sante, la becquetait, lui cassait des plumes, et, l'ayant repoussée
d'un ongle vif, montait sur un brancard dressé pour clai-
ronner hautement sa victoire.
Céline dévala gaiement vers la rivière : la prée verte était
calme; un troupeau d'oies, blanc et timide, fuyait, cous
tendus, becs tremblants.
Elle vit sur la rive opposée les alertes laveuses, vêtues de
CÉLINE FILLE DES CHAMPS /jSg
camisoles blanches et rouges, agenouillées, bras nus, parmi
les joncs humides, et penchées vers l'eau savonneuse où
flottait le linge blanc.
La ïaude, comme toujours, se tenait au milieu d'elles et,
sans cesse, sa voix flûtée criaillait,
Céline s'arrêta près des nasses de joncs qui séchaient au
bord du gué; mais les laveuses parurent ne la point voir,
Gilberte contait fièrement les aventures africaines de son fils
à la belle Morison, qui avait posé sa brosse sur la pierre du
bord et resserrait des papillotes à sa chevelure noire. Marie
et Julia battaient en s'esclaflTant, A voix basse, Madeleine et la
Grillonne s'entretenaient, et Céline, à leurs regards, reconnut
qu'elles parlaient d'elle, La petite Angèle, derrière Marie,
poussait une brouette lourde de linge lavé qu'elle s'en allait
étendre sur le buisson d'épines.
Comme Céline voyait qu'on ne la regardait qu'à la dérobée
et qu'on ne lui parlerait pas, elle remonta lentement la prée.
Tout s'était assoupi à la première chaleur du jour : les
oies formaient au loin un campement ; les poules s'arrondis-
saient dans la charrette et les dindons à l'ombre des ridelles.
Dans la cour, un chien, le nez hors de son tonneau, som-
meillait.
De la cheminée sortait encore un mince fuseau blanc : le
vieux faisait encore bouillir la soupe. Et, songeant soudain
que tous les gens de la métairie s'étaient dispersés pour les
labeurs, que tout le bétail était aux champs, que la maison
était déserte, Céline se vit seule, au milieu de la cour, les
bras ballants, pensive, triste.
♦
* *
Elle entra dans la grande salle, mais le vieux, étant très
sourd, ne l'entendit pas. Assis, comme tout le jour, sous le
manteau de la cheminée, il était courbé vers des tisons
fumeux oii chuchotait une marmite.
Petit, et devenu, par les ans, fort débile, le père du
métayer ne s'occupait plus à la ferme que du soin facile de
la soupe, n'allait plus aux champs qu'aux jours solennels des
vendanges, et ne quittait le Mai que chaque dimanche pour
490 LA REVUE DE PARIS
distribuer, avec le père Blond, Jean Taude et Cheville, le
pain bénit dans l'église de Saint- Vincent.
Il n'avait plus sur son crâne orange que trois mèches de
cheveux : partant toutes les trois de la nuque, l'une gagnait
le milieu du front, et les deux autres, suivant l'ombre des
oreilles, descendaient sur les tempes et finissaient en pointes
aux creux des joues. Outre ces mèches, son visage était
formé d'innombrables rides et de profondes sinuosités, dont
le nez semblait le bourrelet central et oii l'on ne distinguait
ni la bouche ni les sourcils : seuls, les yeux, parfois décou-
verts, scintillaient comme des grains de laitier.
Lorsqu'il vit une ombre voiler ses sabots, il se leva et,
ému de reconnaître Céline :
— Haï haï — fit-il joyeusement, en la saisissant aux
bras. — C'est donc toi, Céline I... haï haï haï...
Et il la considérait en faisant cligner ses petits yeux, tandis
qu'elle lui criait la cause de sa venue, l'heure de son arrivée,
la durée de son séjour.
— Haï haï — faisait le vieux.
Et, sans cesser de tendre son oreille plate et de cligner vers
la fille de son fils, il s'assit de nouveau pour soulever le cou-
vercle fumeux de la marmite.
La panade ayant bouilli pour la troisième fois, il l'éloigna
du brasier pour la faire tiédir, puis, s'étant tourné vers le
bahut de l'horloge, il dit:
— Ils seront bientôt là : vont-ils être étonnés de te voir I
haï haï haï...
— Mais non, — dit Céline, — puisqu'ils savent...
Le vieux s'était courbé vers la flamme et, souriant, n'en-
tendait rien.
Lungé, la métayère, Laure et Sylvain rentrèrent, et, tout
en interrogeant Céline sur ses nouvelles habitudes, sur sa
maîtresse, sur la ville, déjeunèrent vite.
A la fin du repas, Gilberte entra, comme elle le faisait sou-
vent, depuis que son fils était bouvier à la ferme. Elle sem-
blait tracassée de quelque idée fâcheuse.
— Eh bien I — fit-elle d'une voix triste en s'asseyant, —
la voilà donc revenue, la jolie .^
CÉLINE FILLE DES CHAMPS ^QI
On lui raconta ce qu'elle voulait savoir, et, tandis que
Madeleine allait prendre une tasse sur le dressoir pour lui
offrir du café, elle soupira et gémit de la sorte :
— Tout le monde va mal; mais il y a pourtant des gens
qui ont plus de malheur que d'autres!... Depuis que mon
pauvre homme est mort, qu'on l'a trouvé pendu à ce chêne,
dans la Bas-Fourrée, mon Dieu I et que je suis obligée de
gagner mon pain moi-même, je ne peux pas élever une
chèvre sans qu'elle mange des fleurs à poison, ou des herbes
à procès; si je tente du cépage, j'assure une année empestée;
quand j'engraisse un cochon, il crève dans la semaine; les
voisins tuent mes poules et volent mes lapins... C'est trop
misérable, tout de même, de suer à la besogne et de ne pas
seulement garder son bien...
» Comme je revenais ce matin des lavoirs et que j'entrais
dans mon petit enclos, je m'aperçus que mes dindons vaga-
bondaient tranquillement dans des touffes et des bouchures
qu'à l'habitude ils n'approchaient pas. Je me demandais
comment ils avaient tant d'audace et pourquoi Blanchette
n'était pas là pour les chasser, et je cherchai des yeux ma
grande bique. Je l'appelai et la sifflai inutilement, je fis deux
fois le tour du buisson, et, désespérant, allant au hasard
dans mon jardin, je trouvai ma bique pendue au guignier,
morte, avec du sang caillé dans la barbiche. J'ai pensé deve-
nir folle de fureur I... Quand j'eus coupé la ficelle et que
Blanchette tomba sur le bord du puits avec un son d'outre
crevée...
— C'est drôle, — dit le vieux (courbé vers le feu qu'il
tisonnait, il ignorait qu'on parlât près de lui), — c'est drôle I
moi qui me tire encore de gros ouvrages, je ne peux plus du
tout serrer les pincettes d'une seule main... plus du tout...
Comment expliques-tu cela, la Gilberte?
— Ha 1 ha ! ce sacré fine-oreille I — dit le métayer avec un
gros rire qui fit sursauter ses bajoues.
Puis, ayant replacé près du bahut sa chaise paillée, il
fronça ses sourcils par gravité, et partit, comptant sur ses
doigts.
— Malheur 1 — continua Gilberte, — j'aurais voulu tenir
sous ma main l'homme qui m'a fait un pareil tour!
492 LA REVUE DE PARIS
On écoutait l'histoire de Gilberte avec attention et en fei-
gnant de s'apitoyer, car on savait qu'elle était prompte à la
colère ; mais on s'y intéressait peu, sachant que Gilberte
inventait généralement le sujet de ses lamentations.
Gilberte, d'un air irrité, saisit sa tasse et avala d'un trait
son café.
— Je me plaindrai au garde-champêtre ! — fit-elle en levant
un poing menaçant.
— Laisse donc ça, la mère, — dit Sylvain; — bon Dieu !
as-tu besoin de te mettre de pareilles idées en lele:*
Et, appuyant le grand pain rond sur son gilet, il tailla de
sa large main brune une longue tranche qu'il serra dans son
bissac de toile.
Céline voyait les petits yeux bleus d'acier et le teint bistre
de Sylvain, mais, comme il la regardait, elle baissa la tête, et
elle songea :
« Le nouveau bouvier est un bel homme. »
*
Les gens de la ferme étant sortis, Céline accompagna Gil-
berte sur le chemin de l'étang.
La vieille femme, en frappant rudement la terre de son
bâton d'épine, marchait rapidement dans l'herbe grise et
courte du sol et, tenant d'une main vigoureuse le bras de
Céline, elle lui disait :
— Eh bien! la petite, te voilà revenue: on t'a trouvée trop
courageuse à la ville?...
— Mais on ne m'a pas renvoyée, mère Gilberte ! Je suis
venue pour huit jours seulement, parce que madame est à
Lourdes.
— Mais oui, mais oui, la petite! — répétait la vieille d'un
air railleur. — Ah ! ah ! on ne s'ennuie pas à la ville ! Moi
aussi, j'ai connu ça... Mais la fêle ne dure pas toujours. Et
quand on s'est bien amusée, qu'on a bien dansé, bien bu,
bien couru les gars, bien dépensé ses gages, il faut k la fin
qu'on retourne à la ferme et qu'on rapprenne à mener les
troupeaux et à traire les vaches ! On a beau revenir avec un
petit air canaille et sournois, il faut travailler!
CÉLINE FILLE DES CHAMPS ^^3
Et Gilberte, tenant le bras de Céline, la dévisageait de ses
petits yeux malicieux cerclés de rides jaunes.
Le chemin s'élargissait à mesure qu'il approchait de l'étang
et l'on voyait, au bout, l'eau plane et claire où le vent léger
dessinait de son frôlement de larges courbes étincelantes.
Sur le seuil de sa chaumière, la Grillonne, avec son visage
rougeâtre et sans rides, ses yeux petits et bons, ses mains
posées sur son ventre, regardait de loin sa voisine.
— Elle est revenue, mère Gilberte ! — lui cria-t-elle, —
elle est revenue, la Blanchelte I
Gilberte dressa la tête et s'arrêta :
— Qu'est-ce qu'elle raconte, cette vieille bête.'* — fit-elle.
Derrière la haie de l'enclos, on voyait le petit garçon de
la Grillonne occupé à faire du filet. Son visage pâlot s'effa-
çait dans l'ombre d'un grand chapeau de paille ; son costume
étroit de coutil bleu était sans tache et sans reprise; ses doigts
maigres et blancs poussaient prestement la navette; ses
courts sabots de bois étaient nettement cirés : quel petit
homme propre !
Près de lui, paissait Blanchette, les babines mouvantes sur
ses dents larges, le poil jauni reluisant de soleil.
— Philippe a trouvé votre chèvre au fond de la Bas-
Fourrée, — dit la Grillonne.
Philippe ôta son chapeau et dit comment la Blanchette
avait pu prendre peur, la veille, à l'heure de l'express, sauter
la haie des joncs, dévaler la Bas-Fourrée et se blottir entre
la bouchure et les fougères.
Sa voix était frêle et douce, et on l'entendait avec peine,
parce que le vent souillait parfois et emportait ses paroles
tremblantes.
Quand Philippe eut parlé, Gilberte saisit sa chèvre par son
lien de chanvre et se mit à la frapper de son bâton.
— Eh bien, la mère I — dit Céline, — (u nous as conté
tantôt une belle histoire I . . .
— Mêle-toi de tes affaires, fainéante! — dit la vieille.
Et, haussant les épaules, jetant un regard furieux à la
petite bonne, k Philippe et à sa grosse voisine qui souriait,
elle partit en tirant derrière elle sa Blanchette ébouriffée, qui
bondissait, de-ci, de-là, sur ses pattes raides.
/j94 la revue de paris
Après le repas de cinq heures, on s'était assis dans la cour,
près du seuil de la salle. Le vieux avait sorti sa chaise de
paille et somnolait, le nez entre les genoux. Lungé s'entrete-
nait lentement avec Sylvain d'un projet de fosse pour la
prairie des Mourons. Céline, accroupie sur un fagot, les regar-
dait. On entendait la voix de la métayère, qui, aidée de
Fanchette et de Solange, préparait le four pour cuire le pain.
Le soir doux et tiède caressait le haut des toits, et, dans le
chaume épars qui brillait sous le vieil arbre, des poules creu-
saient encore des trous en caquetant.
Soudain, on releva la tête, on écouta.
Une voix accourait sur la route, et approchait : bientôt on
la comprit.
— Au feul — criait-elle. — Au feu!
Et, presque en même temps. Carre-tout- seul apparut, à
l'entrée de la ferme, les bras agités, les joues vertes, les yeux
fixes.
— Suron brûle I Suron brûle !
Lungé prononça :
— A quel endroit de Suron dis-tu qu'il y a le feu ?
— Je ne sais pas ! — fit Carre-tout-seul ; — je ne l'ai pas
vu, mais on m'a dit sur la route que Suron brûlait !
Déjà Laure et Solange grimpaient l'échelle de leur man-
sarde, et, au bout d'un instant, leurs figures pâles apparurent
à une lucarne élevée :
— C'est tout rouge ! — « firent-elles ensemble.
Tour à tour, Madeleine, Fanchette, Sylvain, Céline, Jules,
Clément, montèrent et dirent :
— C'est bien à Suron que ça brûle !
— Pourvu que ce ne soit pas la ferme de la Marivon I —
dit Lungé.
— Y allons-nous? — demanda Sylvain.
Et, comme le métayer semblait être de son avis, il courut à
l'écurie et attela la jument à la carriole.
Hommes et femmes s'entassèrent dans la voiture ; la mé-
tayère resta seule avec le vieux qui, assis sur la marche,
demanda :
CÉLINE FILLE DES CHAMPS AqS
— Ça ne serait-il pas au moulin Surtout?...
Mais, k cause du bruit des roues, on n'entendit pas ses
paroles.
La jument, fouettée par Sylvain, courait sur la route,
faisant divaguer la carriole pleine. On dépassait des gens qui
criaient :
— Où est le feu ?
Et l'on répondait :
— Suron brûle !
On croisait des femmes affolées qui allaient chercher du
secours et on leur demandait :
— Est-ce chez Ligosin?... chez l'épicière?... à la Loge-
des-Bois?...
— Suron brûle ! — criaient-elles.
Et sur la route on les voyait défiler comme un troupeau
de bêles : leurs jarrets nerveux faisaient claquer leurs jupes ;
leurs cheveux défaits masquaient le visage; et, poings fermés,
bouche bée, hanches lourdes ou jambes débiles, elles conti-
nuaient de fuir sur le chemin pierreux, courant, buttant, tom-
bant, se relevant les mains sanglantes...'
On commença à s'attrister dans la carriole, tirant un
funeste présage de la sécheresse actuelle, de la forme des
nuages, de la violence du vent. On parlait peu, d'ailleurs.
— Chez qui peut bien être l'incendie ? — demandait-on
seulement.
Et, sourcils crispés, on se regardait, on croisait les bras,
on hochait la tête.
Parmi les personnes rencontrées on reconnut une servante
du Grand-Peuple, une fille du meunier, des femmes de la
Loge... Et l'on ne fut pas renseigné davantage sur le lieu de
l'incendie... Mais, comme on arrivait au bout d'une montée,
on vit que le moulin Surtout, la ferme de la Marivon, les
bâtiments de Ligosin étaient en feu, que, dans l'immense
foyer rouge où s'embrasaient des arbres et des maisons, brû-
laient aussi le Grand-Peuple, la Loge-des-Bois, la petite épi-
cerie, l'auberge de la Goupechoute, l'église au toit d'ardoises.
L'incendie s'étendait sur tout le bourg de Suron.
Tout Suron brûlait.
/196 LA REVUE DE PARIS
Le vent soufflait, et les flammes, couchées, s'animaient,
serpentaient dans l'air; des langues de feu léchaient les landes;
des brasiers rampaient au long des buissons qui s'allon-
geaient tour à tour et clôturaient les champs de cordons lumi-
neux. Des blocs de fumée étaient chassés des maisons, rou-
laient et se brisaient dans les bois.
Comme la carriole descendait rapidement vers le bourg,
on distinguait, parmi une rumeur diffuse, le craquement des
arbres, l'effondrement des murs et le sillUniînt des flammes
agitées.
Mais, le vent ayant soudain cesse de souffler, les amas
de fumée noire s'élevèrent en torsades pareilles à des que-
nouilles, et les flammes rapetissées tressautèrent dans la plaine
comme des feux follets.
On ne se regardait plus : on voyait avec tristesse autour
de soi. Les routes, aux flancs des coteaux, s'embrumaient
peu à peu. L'ûcre parfum des incendies montait.
Au tournant de la route, on domina les toits de chaume dé
la Loge, qu'un brasier, par-dessous, travaillait lentement : ils
semblaient de larges fumiers tièdes et vaporeux.
On aperçut les deux pignons massifs et isolés du grand
moulin. On longea un bois oii des arbres criaient, pétillaient,
s'abattaient. La petite maison de l'épicière lançait dans le ciel
une longue flamme multicolore. L'église, ruinée, semblait un
vaste puits noir et carré.
Peu à peu la campagne rougie bruissait : la voix des
hommes, des bêles, des choses... Et leurs gémissements
épars s'unissaient dans une clameur aérienne.
Lungé proposa de porter secours à son amie la Marivon,
dont les demeures étaient encore debout.
La jument attachée au buisson de la roule, les gens du
Mai se mêlèrent à ceux du Viriau. Déjà une pompe basculait,
et de l'eau rose fouettait les toitures. Des femmes apportaient
des seaux, des brocs et des arrosoirs ; des hommes déména-
geaient les chambres et les hangars.
CÉLINE FILLE DES CHAMPS ^97
— Comment donc que cela s'est fait ? — demandait Lungé
à la métayère.
— Ah ! mon pauvre vieux I — gloussait la Marivon en se
battant les flancs.
Une chaîne fut organisée : Jules et Clément puisaient de
l'eau; Carre-tout-seul prenait des seaux vides et les rendait
pleins ; Solange, Glaumin, Laure, Céline, Suzette, Pierriche,
Fanchette, le père Blond, Octavie manœuvraient vaillam-
ment ; Sylvain et Zulma agitaient le balancier ; Musarin tenait
la flèche.
Les cinq fils du père Blond continuaient le déménagement
des outils et des meubles.
Sylvain examinait le sommet de la grange, où l'eau cla-
quait, et, tout à coup, il jugea l'arrosage inutile.
— Sortez les bêles des étables ! — dit-il.
Il quitta le balancier, courut à l'écurie.
Une lucarne bientôt s'alluma au grenier à foin et, par un
trou de la toiture, passa un jet de fumée jaune.
On laissa la pompe aux femmes.
Les bœufs, eflarés, furent liés aux arbres de la cour; les
moutons gravirent la côte embrasée ; l'étable aux porcs s'af-
faissa sur des grognements ; les chevaux galopèrent dans le
pré en hennissant et en dressant le col. Et, dans la brume
qui descendait, on courait de tous côtés, hagards et courageux.
Il y avait, dans le petit jardin entouré d'une haie d'épines,
la grosse commode de la Marivon : elle était appuyée, d'un
côté, sur une pierre et penchait en arrière, écrasant un gro-
seillier; l'acajou calciné se soulevait en larges plaques bos-
suées ; de minces filets de fumée sortaient des fentes des tiroirs
et l'on entendait les craquements nets et saccadés de la vais-
selle qui éclatait à l'intérieur.
Céline regardait ce meuble et pensait qu'il devait contenir
les objets les plus précieux de la fermière. Mais, comme elle
s'en approchait, il s'en dégagea une bouffée d'air si chaud
qu'elle recula, et soudain la commode, en pétillant, se dislo-
qua, s'ouvrit, lança des flammes aiguës et répandit, avec une
lourde fumée noire, une amère odeur de suif. Les groseilliers
aux grappes luisantes, les panaches tremblants des asperges,
I" Février igoS. 4
498 LA REVUE DE PARIS
les rameaux des poiriers le long de leurs fils de fer, les bran-
ches sèches des bouchures se mirent à crépiter sous un feu
ardent qui bientôt enveloppa la jeune fille. Alors Céline eut
peur et cria :
— Sylvain ! Sylvain ! . . .
Le feu lui barrait toute issue, brûlait ses mains, léchait
l'herbe sous ses pieds.
— Sylvain 1 — criait-elle.
Et, en même temps, elle songeait qu'elle pouvait mourir là
tout d'un coup, torturée par les flammes dans l'acre fumée
du suif bouillant, et elle songeait qu'elle n'avait point appelé
son père, ni les fils du père Blond, ni Garre-tout-seul, ni son
cousin Biaise Ecot, mais qu'elle criait à pleine gorge le nom
de Sylvain.
Elle reculait, tremblait, suait,
— Sylvain I Sylvain ! — criait-elle au milieu de ses san-
glots.
Et, désespérément, elle s'accrochait au tronc flexible d'un
jeune cerisier, elle se pressait contre lui, elle le secouait et
pleurait en déchirant l'écorce tendre avec ses ongles.
— Sylvain I...
Le bouvier, ayant à la fin entendu les cris, arriva et, battant
du fléau, se fraya un chemin dans la bouchure. 11 prit Céline
par les jambes et par la tête et l'emporla par-dessus les
flammes. Elle se mit à rire et lui serra le cou dans ses bras.
— Bon Dieu I — disait Sylvain, — il fait chaud dans le
potager!
Leurs têtes suantes et bourdonnantes d'effroi se touchaient.
Et Céline se redressa nerveusement, regarda le bouvier avec
ses petits yeux noirs qui scintillaient dans son visage luisant
et mouillé, et, subitement, elle se serra davantage sur sa poi-
trine et elle appuya de toute sa force son visage sur le sien.
Le grand Sylvain donnait des coups de pied aux branches
embrasées et, à pas fléchissants, gagnait le chemin creux.
Puis il posa Céline à terre.
La petite, sentant encore l'étreinte du bouvier aux genoux
et aux aisselles, se laissa tomber sur l'herbe et baissa la tête.
Sylvain frottait, en maugréant, sa main gauche, dont le feu
avait grillé le poil et bleui le pouce...
CÉLI^A FILLE DES CHAMPS ^99
Au bout du chemin, le cheval du Mai se démenait dans
les timons de la carriole : Sylvain courut le détacher du
buisson et le conduisit sous un arbre isolé au milieu du
guéret, plus loin de l'incendie.
Céline l'avait suivi et, du haut de la côte, à travers la nuit
empourprée, ils contemplèrent, un moment, la marche du
feu.
— Tout y passera ! — dit Sylvain.
Et, comme ils tournaient les ruines jaunâtres et fumeuses
des bergeries, ils rencontrèrent Lungé, et lui dirent :
— Tout ce que nous ferons maintenant sera inutile.
— Oui, — répondit le métayer.
Et il appela, en mettant ses grosses mains sur ses bajoues :
— Glaumin! Solange! Jules!...
Sylvain rejoignit la voiture et ramena le cheval sur la route.
Bientôt tous les gens du Mai, las, agités, parlant haut,
traînant les pieds sur les cailloux, jurant, secouant les
épaules, furent réunis en haut de la côte, d'oii ils regardèrent
encore une fois l'immense foyer clair où l'on voyait remuer
les petites ombres noires des bêtes et des gens.
On se tassa de nouveau dans la voiture, les jambes
inquiètes, la tête lourde, les yeux dilatés.
On se remettait en route. Lungé alors étendit les mains
vers Suron, comme on fait pour se chauffer à un bon feu,
et il dit :
— Ça brûle bien...
PIERRE DE QUERLON
(A suiore.)
A LA PRÉFECTURE
DE
LA SEINE
FÉVRIER 18A8 ■—
Le 2^4 juillet i833, je prêtai serment de fidélité entre les
mains du roi. Je lui demandai la permission d'ajouter quelques
mots au cérémonial usité, et je lui dis : « Sire, Voire Majesté
sait que je n'ai jamais sollicité le poste qu'elle daigne aujour-r
d'hui me confier. Le choléra, mon amitié pour Casimir
Périer, mon dévouement k votre auguste personne, ont pu
seuls me décider k quitter la Chambre oii j'ai eu le bonheur
de rendre quelques services. Je prie Votre Majesté de me
considérer k l'Hôtel de Ville comme un commandant dans
une citadelle. Ma démission sera toujours entre vos mains
sans que je cherche jamais, dans les personnes ou les inté-
rêts publics, un appui contre votre désir ou votre volonté. »
La première fois que mes fonctions m'appelèrent k adres-
ser officiellement la parole au roi, ce fut pour la pose de la
première pierre du pont des Saints-Pères. « Sire, lui dis-je,
la mission dont vous m'avez honoré implique un grand devoir
qui peut se résumer en quelques mots : Donner aux Parisiens
de l'eau, de l'air, de l'ombre. » Tel fut en effet mon pro-
gramme, ma pensée constante, le but de tous mes travaux.
Les Parisiens sont comme les enfants; il faut sans cesse leur
occuper l'esprit, et, si l'on ne veut pas leur donner tous les
mois un bulletin de bataille ou une constitution tous les ans,
il est bon de leur offrir tous les jours quelques travaux k visi-
I. Extrait d'un volume qui paraîtra prochainement : Mcmoires du comte de
Ramhuteau, publiés par son petit-fils; avec une introduction par M. G. Lequin.
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINE 5oi
ter, quelques projets d'embellissement : c'est une soupape k
leur besoin de nouveauté, à leur tempérament frondeur, à
leurs discussions.
*
* *
Quand éclatèrent les événements de i848, beaucoup qui,
par leurs fonctions, eussent dû mieux les prévoir en furent
plus surpris que moi. Depuis longtemps, en eifet, j'étais in-
quiet. Je sentais dans l'air de vagues menaces. Les mêmes pas-
sions qui avaient agité la Chambre et la France en 1889 et en
i84o, lors de la Coalition, travaillaient le peuple. Un senti-
ment de désaffection s'infiltrait presque partout. Nous étions
atteints du mal le plus grave chez les Français : la lassitude,
la maladie du bien-être, comme il arrive aux femmes heu-
reuses, lasses du bonheur domestique, des joies coutumières
du foyer, d'une douce et paisible considération, qui se jettent
dans une passion quelconque sans calcul, sans amour, sans
aspirations ni besoin de cœur, mais par coup de tête, par
besoin de changement et de nouveauté, pour rompre la mo-
notonie d'une existence sans mélange : il leur faut du nou-
veau, de l'imprévu, du malheur même, n'importe quoi, plu-
tôt que la continuité d'un calme qui les ennuie.
Il en est de même des peuples, surtout des Parisiens : ils
ne peuvent se faire à l'uniformité d'un gouvernement ; ils
veulent autre chose, et, comme je le disais au roi au début
de ma préfecture, il faut tenir leur esprit en éveil comme
celui des enfants, sous peine de leur voir faire des folies.
Quand on n'a pas de guerre à leur donner, qu'on se rabatte
au moins sur des projets, des travaux, des monuments, sur
lesquels ils puissent satisfaire leur goût naturel pour la cri-
tique et leur curiosité éphémère ! Tel avait été mon système
afin d'empêcher mon conseil municipal électif de se jeter à
corps perdu dans les réformes, pour le plaisir d'innover, et
de se faire de la popularité en démolissant le budget et le
gouvernement. Je l'avais tenu constamment occupé par des
travaux d'importance, proportionnés aux ressources de la
Ville, sans engager l'avenir, ni cesser de parer aux charges
soudaines que les circonstances pouvaient à tout moment faire
peser sur elle.
002 LA REVUE DE PARIS
Chaque jour, les élections envoyaient au conseil des gens
plus disposés à faire de la politique que de l'administration,
a servir leurs intérêts ou ceux de leur parti plus que ceux de
la ville; et cet esprit de chicane, de rébellion systématique
qui envahissait le conseil, et qui, à la Chambre, donnait
treize députés sur quatorze à l'opposition, pénétrait aussi dans
la garde nationale. Nous avions perdu des chefs {précieux,
Ganneron, Ilérard, etc.. La latitude de choisir les délégués
et les sous-officiers hors de la compagnie avait permis aux
sociétés secrètes de grouper leurs membres dans certaines
compagnies. Dix-neuf nous étaient signalées comme complè-
tement hostiles ; plusieurs officiers refusaient de dîner aux
Tuileries ; beaucoup étaient pour le moins indiOTérents.
L'agglomération des notables dans les compagnies d'élite
nous privait, pour les autres, des meilleurs éléments. On
négligeait les élections des sous-officiers. Personne ne Voulait
se déranger ni accepter, si bien que l'opposition s'organisait
partout oii elle voulait en prendre la peine. On ne pouvait
pas faire grand fond du reste : le Parisien est frondeur par
tempérament, par habitude, par vanité; il croit se rendre
important par la critique, et témoigner d'un goût délicat en
blâmant tout sans raison ni motif; il semble avoir retenu
fidèlement le conseil de d'Alembert à son fils : « Si lu veux
passer pour un homme d'esprit, dans toute occasion dis que
c'est mauvais, mais garde-toi de dire pourquoi! »
Besson, colonel de la S*^ légion, me déclarait qu'il ne pou-
vait pas répondre d'elle. Lariboissière, llusson, Lavocat,
Chapuis, Boutarel me tenaient le même langage. La i'''^ et
la a° légion étaient peut-être moins mauvaises, mais il y avait
loin de là à un vigoureux concours. Les maires, les membres
du Conseil les plus dévoués ne me cachaient point leurs
craintes : nul doute qu'à la première collision nous n'eussions
l'indiflerence et la mollesse d'un côté , l'audace et l'ac-
tivité de l'autre, et j'étais convaincu que nous verrions l'uni-
forme de la garde nationale dans les rangs des émeuliers et
sur les barricades. Or, il était établi que l'armée ne pouvait
agir contre le peuple qu'à la suite de la garde. Donc, sur
quelle force pouvait-on compter?
Je crus devoir communiquer tout de suite ce renseignement
A LA PREFECTURE DE LA SEINE
5o3
à Guizot et à Duchâlel. Je fus reçu froidement, comme un
homme qui vous réveille à une heure importune, ce qui ne
m'empêcha pas de revenir le soir à la charge auprès de
Guizot, chez madame N***. Il me dit d'un ton d'impatience :
« Si vous aviez comme moi l'ouvrage sur les bras, vous ne
perdriez pas votre temps aux billevesées de Paris. »
Le vendredi soir, i8 février, pourtant, je fus aux Tuileries.
Deux ou trois fois j'essayai d'entretenir le roi et de lui
exprimer mes inquiétudes, mais il n'était pas facile de lui
faire entendre ce qui ne lui plaisait pas. Je ne sais quel
ministre a dit : « Le roi me parle, mais je ne parle pas au
roi. )) Je ne saurais mieux dire de Louis-Philippe, qu'on ne
pouvait joindre, à moins d'une insistance atteignant l'impor-
tunité. Malgré sa confiance et ses bontés, je me sentais l'objet
de tant de susceptibilités, pour ne pas dire davantage, que
j'évitais de me mettre en avant et de lui parler, même de ce
qui relevait de mes fonctions. Je n'avais pas les mômes diffi-
cultés avec le duc de Nemours, beaucoup plus accessible :
aussi, voyant ce soir-là mes efforts échouer auprès du roi, je
rendis compte au prince de tout ce que j'avais appris : les
menaces républicaines, les calculs d'abdication, l'infidélité de
la garde nationale, les dangers d'une lutte qu'on pouvait pré-
venir avec des concessions, et la folie de prétendre renvoyer
tout naturellement d'un banquet une centaine de députés
suivis de trente ou quarante mille acolytes, sur la simple
injonction d'un commissaire de police : cela me semblait
tenter Dieu! Le prince m'écouta attentivement et me promit
de ne rien cacher au roi.
Le samedi, j'avais un grand dîner de soixante couverts :
beaucoup de diplomates, quelques étrangers curieux de nos
affaires, des maires, des députés, des conseillers municipaux,
des commandants de la garde nationale. Le soir, il y eut
réception et grande aflluence. Chacun venait apporter ses
renseignements et ses craintes; tout le monde était d'accord
sur l'extrême gravité des circonstances. Il y avait aussi, ce
jour-là, un dîner au Tribunal de Commerce, auquel les
anciens présidents avaient été invités. Sur les onze heures,
tous vinrent en corps me trouver, et me dire par la bouche
de leur doyen, M. Aube, qu'en raison de l'agitation des
5o4 LA REVUE DE PARIS
esprits, de l'effervescence générale, des inquiétudes du com-
merce et de la propriété, ils s'adressaient à moi comme au
chef de la cité, à l'ami dont ils éprouvaient depuis quinze ans
la vigilante affection, pour éclairer le roi et les ministres. Ils
étaient vingt-sept. Leur démarche et leur langage produisirent
une émotion considérable dans mes salons, mais point d'élon-
nement : c'était l'opinion commune, à tel point que M. Séguin
avait dit à sa femme : « Allons voir le préfet, c'est probable-
ment la dernière soirée de l'Hôtel de Ville! »
Le dimanche 20, je me trouvais de service à la Caisse
d'épargne, car chaque année je tenais à remplir mes fonctions
d'administrateur : c'était une preuve d'intérêt donnée à une
de mes plus utiles institutions et une occasion pour moi d'en
connaître les rouages. Tous les mois je me faisais transmettre
le mouvement des comptes, oii je puisais de précieuses indi-
cations sur l'état moral et financier de la population. Or, celte
matinée-là, il y eut trois cent quinze mille francs de verse-
ments et un million deux cent quatre-vingt mille francs de
retraits, tandis que le dimanche précédent il y avait eu
huit cent mille francs versés et quatre cent quatre-vingt-sept
mille francs remboursés. Ce symptôme me parut si grave
que, séance tenante, j'écrivis à Duchâtel pour le lui signaler.
J'ai su depuis par le général Trézel, alors ministre de la
Guerre, que, ce même dimanche, au Conseil des ministres,
il avait appelé l'attention du roi sur la nécessité de fixer le
commandement de Paris en cas d'insurrection, lui représen-
tant que Jacqueminot ne voudrait pas obéir à Sébastiani en
vertu de la préséance de la garde nationale sur l'armée, et
qu'on ne pouvait pas subordonner Sébastiani à Jacqueminot,
parce que cette préséance n'allait point jusque-là. Il fut con-
venu que le commandement supérieur serait confié au maré-
chal Bugeaud et non à un prince, car des collisions étant
possibles sinon probables, il ne fallait point que la famille
royale fût responsable du sang répandu.
Au sortir du Conseil, Duchâtel s'en alla prévenir Jacque-
minot de cet arrangement. Le voilà qui s'emporte, qui crie
qu'il est déshonoré si on lui retire le commandement, et qui
offre sa démission I En réalité, son ambition cherchait depuis
longtemps une occasion de franchir le dernier pas. Mais la
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINE 5o5
confiance du roi et de son entourage était si aveugle qu'on
le croyait capable de tout pourfendre et de tout sauver. Alors
Duchâtel déclare qu'il ne peut pas rester au ministère quand
son beau-père se retire, et il donne également sa démission.
Depuis cinq ou six mois, lui aussi cherchait un biais pour se
démettre : il était quelque peu jaloux de la présidence de
Guizot ; il ne voulait pas jeter sa dernière carte sur le jeu de
son collègue ; sa santé lui donnait certaines inquiétudes, et,
comme il possédait une grande fortune et de vrais talents, il
se réservait pour l'avenir, avec un ministère dont il aurait la
présidence. Lui président du Conseil, son beau-père maré-
chal commandant la garde nationale, son frère à l'Hôtel de
Ville, tout cela sous la vieillesse du roi et la régence du duc
de Nemours, c'étaient de magnifiques espérances !
Le roi ne voulut pas acheter, au prix de ces deux démis-
sions la poigne du maréchal Bugeaud, pour lequel il ne
cachait pas sa répugnance : « Bugeaud au ministère de la
guerre 1 disait- il, mes enfants ne disposeraient pas d'une seule
nomination dans l'armée, pas même d'une lieutenance I » Le
dimanche soir, il dit donc à Trézel : « Gardez l'ordonnance
d'aujourd'hui, elle est inutile; j'y pourvoirai en envoyant
Nemours à l'état-major. » Ce qui fut fait le mardi, avec l'ex-
presse recommandation au prince de ne rien prendre sur lui
et d'éviter à tout prix une collision.
Le lundi matin, avant neuf heures, j'étais chez Delessert :
je lui dis que je ne venais pas lui demander ses secrets,
sachant combien il était jaloux de sa police, mais que j'avais
besoin de lui communiquer mes informations ; je lui expli-
quai mes alarmes avec force détails; j'insistai sur l'imminence
du péril, l'aveuglement du roi, l'erreur du ministère qui
croyait avoir la France parce qu'à la Chambre il avait la
majorité ; je le conjurai enfin d'éclairer la cour. Il me répon-
dit qu'il partageait mes craintes sans en redouter les consé-
quences : « l'agitation était plus superficielle que profonde ;
l'insurrection manquait d'armes, de munitions, d'organisa-
tion; toute une partie de l'opposition, craignant d'être débor-
dée, semblait résolue à se retirer ou à composer; les sociétés
secrètes, les meneurs prêchaient l'ajournement; sans doute ce
n'était que partie remise et l'avenir apparaissait menaçant.
5o6 LA REVUE DE PARIS
mais pour le moment rien de grave ne pouvait éclater; la
panique même de la population et du commerce offrait cet
avantage de grouper les intérêts autour du pouvoir ; bref,
toutes les mesures étaient prises, et des forces considérables
étaient notamment désignées pour l'Hôtel de Ville.
J'allai cliez Sébasliani : « Mon cher ami, lui dis-je, vous
êtes très satisfait de l'esprit des troupes ; vous répondez de
leur dévouement ; vous m'assurez que le duc de Nemours est
l'idole de l'armée : tout cela est fort beau à dire aux Tuile-
ries, et, s'il s'agissait de se battre contre les Russes ou les
Anglais, je ne douterais nullement de vos officiers ni de vos
soldats; mais dans les rues de Paris, c'est autre chose: avez-
vous pensé que vous verriez peut-être des gardes nationaux
en face de vous, parmi les insurgés? 11 faut bien y songer,
et, au besoin, engager vos hommes précipitamment sans leur
laisser le temps de réfléchir, sans donner à l'émeute celui de
les ébranler. » Sébastiani me parut d'un optimisme aussi cré-
dule que Delessert.
Je m'en fus alors chez Jacqueminot. Il était souflrant. Je
le trouvai à table, en robe de chambre. Je lui dis que les
dix-sept colonels et lieutenants-colonels des dix-sept légions,
sans parler des maires, des conseillers municipaux et de mille
personnes dignes de foi, m'assuraient que la garde nationale
ne marcherait pas, qu'une partie irait manifester au banquet,
qu'une autre se mêlerait à l'émeute, que les meilleures com-
pagnies ne résisteraient pas aux cris de Vive la Réforme! A bas
le Ministère! qu'il était de notre devoir de dire la vérité au
roi et que je désirais m'entendre avec lui sur cette démarche.
Il s'écria, furieux, en brandissant un éperlan au bout de sa
fourchette : « Si nous n'étions pas des amis de trente ans, je
vous dirais que vous calomniez la garde nationale, que vous
ne la connaissez pas et que je la connais mieux que vous, que
si je monte à cheval j'aurai cinquante mille hommes derrière
moi, et qu'il n'y a que des alarmistes et des poltrons pour
faire les contes auxquels vous avez tort de croire I »
Un entretien sur ce ton ne pouvait guère se prolonger ; je
partis en faisant des vœux de tout mon cœur pour que Jac-
queminot eût raison contre moi. Je n'étais pourtant pas seul
à avoir des craintes : le soir , la reine me recevait tout
A LA. PRÉFECTURE DE LA SEINE 607
inquiète et m'accueillait avec ces mots : « Mon cher préfet,
nous sommes bien malades I — Oui, madame, répondis-je
plus en bon sujet qu'en courtisan, mais rien n'est perdu, si
le roi le veut. — Parlez-lui franchement», me dit-elle. J'abor-
dai le roi. Enfin, je pouvais faire entendre la vérité 1
Je me vois encore : nous étions entre deux fenêtres,
appuyés sur une console sur laquelle était placé un magni-
fique coffret en filigrane. Je dis tout ce que je savais, depuis
les projets républicains jusqu'à ma conversation avec M. Sé-
guin sur l'abdication et la régence de la duchesse d'Orléans ;
la défection ou la froideur de la garde nationale ; la démarche
du Tribunal de Commerce et de ses anciens présidents ; les
retraits de la Caisse d'épargne ; l'inertie des ministres qui
croyaient tout déjouer par leurs manœuvres parlementaires.
Je parlais vite, avec émotion, car je craignais de lasser sa
patience et de ne pouvoir aller jusqu'au bout. Je conclus par
l'urgente nécessité d'engager les troupes vigoureusement pour
déconcerter l'émeute, avant même qu'elle eût éclaté.
Le roi m'interrompit : (( Mon cher préfet, il y a un an
qu'on travaille à me faire peur sans y réussir. Pour y par-
venir, on prend aujourd'hui le meilleur moyen, celui de vous
faire peur à vous-même, sachant ma confiance et mon atta-
chement pour vous. Mais retenez bien ceci : tout ce qui vous
inquiète est un feu de paille qui ne brûlera pas deux heures.
Dans huit jours, mon cher préfet, vous serez bien fâché,
bien confus de vos craintes. » Et il me quitta très allègre-
ment.
Alors, je m'approchai du duc de Nemours et je recom-
mençai mon antienne ; j'insistai sur tout ce que je lui avais
raconté le vendredi prochain, avec des précisions nouvelles ;
je gémis sur l'incrédulité du roi; je m'évertuai à lui per-
suader que le temps n'était pas seulement au courage, mais à
la prudence. Vains efforts ! Il m'affirma que je me trompais,
que toutes les mesures étaient prises, qu'on était sûr des
troupes ; que la garde nationale était plus fidèle que je ne le
pensais, que les ministres savaient de bonne source qu'on
renonçait au banquet..., etc. Je partis navré: c'est la der-
nière fois que je vis la famille royale. Après mon départ, le
roi dit : « Le préfet est un brave homme, utile et dévoué,
5o8 LA REVUE DE PARIS
mais il baisse, sa tête faiblit. » Je présume que si les choses
avaient tourné autrement, j'aurais eu de la peine à me main-
tenir.
En sortant des Tuileries, je me rendis à une fête chez le
prince de Ligne. Je vis là tous les bons esprits du corps diplo-
matique fort en peine des événements du lendemain. Avec
eux, je mesurai mes paroles sans cacher cependant mes
impressions, puis je cherchai encore à convaincre Duchâtel,
mais il était tout à ses espérances d'arrangement avec l'oppo-
sition. Il me donna des avis. C'est qu'en cessant de participer
aux intrigues parlementaires, j'avais perdu mon crédit poli-
tique : on me regardait comme un bon édile, un utile modé-
rateur du Conseil, propre à prévenir le désordre comme dans
l'affaire des subsistances, et à empêcher les conflits comme
dans la loi des patentes, bref, un sage économe municipal,
incapable de faire des élections ni de rendre des services
ministériels, et dès lors un homme à tenir à l'écart. J'étais
conservé comme une utilité, une demi-nécessité, pour ne pas
faire crier Paris, pour ne pas provoquer le Conseil municipal,
et je n'étais ni goûté, ni même apprécié du ministère.
Après ces infructueuses visites, je rentrai pour la dernière
fois à l'Hôtel de Ville, bien décidé, quoi qu'il advînt, à faire
mon devoir jusqu'au bout. Le mardi, on vint m'annoncer que
les troupes commençaient à arriver. Elles se composaient du
7^ léger, du 63^ de ligne, de six escadrons de cuirassiers, de
quatre pièces d'artillerie, d'un escadron de la garde nationale,
et de détachements des 7^^ et 9*^ légions. Le général Taillandier
qui en avait le commandement ne parut qu'à quatre heures
du soir; jusque-là c'est M. de Luzy, colonel du 7'' léger, qui
commandait à l'ancienneté. Je désirais beaucoup la présence
du général en raison des rivalités entre la garde nationale et
l'armée, et parce que Boularel, colonel de la 9*^ légion, était
un peu susceptible. Cela du reste n'enlevait rien à sa valeur ;
je le connaissais particulièrement depuis 1889 où j'avais pu
apprécier son courage lors de l'insurrection de Barbes, en le
voyant marcher, avec cent cinquante grenadiers, contre les
émeutiers de la rue Beaubourg, ses hommes longeant les mai-
sons, et lui dans le ruisseau, calme et tranquille, son épée
sous le bras. Aussi n'avais-je pas cessé de le défendre contre
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINE ÔOQ
certaines antipathies qui, pendant quatre ou cinq ans, l'avaient
empêché d'obtenir le commandement de sa légion.
Il me dit : « Je vous amène cent quatre-vingts hommes que
je crois solides et sûrs, mais ayez soin de les nourrir, car si
je les laisse aller manger chez eux, ils ne reviendront pas. »
Je fis donc dresser dans la grande antichambre des huissiers
une table de trente couverts, toujours servie, à l'usage exclu-
sif de la garde nationale. J'en fis installer une pour les offi-
ciers de ligne et d'état-major ; le général et les colonels
mangeaient avec nous, et les troupes reçurent, comme toutes
les fois d'ailleurs qu'elles étaient de service à l'Hôtel de Ville,
des rations supplémentaires en pain, vin, viande froide, avec
du bois pour les bivouacs. De longue main, j'avais pris mes
mesures pour y pourvoir. La boulangerie des hôpitaux était
ma ressource ; elle avait toujours quinze à seize mille râlions
prêtes. Le pain se faisant vingt-quatre heures d'avance, rien
de plus facile que de remplacer celui dont j'avais besoin. Je
m'assurai ainsi les mardi et mercredi, au plus matin, de trois
a cinq mille rations.
Bien m'en prit de cette précaution, car le jeudi les barri-
cades empêchèrent toute communication ; les troupes ne
reçurent aucune distribution de vivres ni de fourrage, si bien
que les chevaux des cuirassiers et de l'artillerie furent nourris
avec du pain. Le jeudi matin, je dus faire dévaliser les bou-
cheries du voisinage : voilà comment les émeutiers trouvèrent
vingt-six gigots a la broche quand ils envahirent les cuisines
de l'Hôtel de Ville.
Naturellement, une de mes premières questions aux colo-
nels de ligne fut de leur demander s'ils étaient bien sûrs de
leurs régiments : a Je répondrais encore plus volontiers, me
dit M. de Luzy, de mes soldats que de mes officiers; ils sui-
vront bravement la garde nationale. » J'ai dit en effet que,
depuis dix-huit ans, il était établi que, dans les émeutes,
l'armée marchât derrière la garde. 11 fallait donc que celle-ci
donnât l'exemple et engageât le feu : c'est pourquoi j'entou-
rais de soins les hommes du colonel Boutarel, ceux de la
7*^ légion ayant disparu dès la nuit du mardi.
Le mercredi matin, nous fûmes obligés d'envoyer un fort
détachement à la mairie du VIP pour enlever un dépôt d'armes
5lO LA REVUE DE PAUIS
insuflisamment protégé par la garde nationale. Le général
Taillandier fit aussi occuper militairement la place du Cliâ-
telet oij, dans la soirée, le pauvre M. de H., chef de bataillon,
fut tué par un gamin qui lui tira un coup de pistolet dans le
dos, a bout portant.
Pendant ces deux journées du mardi et du mercredi, j'eus
beaucoup à me défendre contre les instances, je dirai presque
les mises en demeure du conseil municipal dont les membres
les plus avancés me demandaient la convocation immédiate.
Ils me disaient que j'engageais gravement ma responsabilité
en ne consultant pas l'assemblée en pareille circonstance ;
mais je tins bon, convaincu qu'une résurrection quelconque
de la Commune de Paris serait la perte de la monarchie, et
je leur répondis que je regarderais et traiterais comme une
rébellion toute réunion non autorisée. Certains s'installèrent
en permanence à l'Hôtel de Ville pour servir, je crois, d'es-
pions aux ennemis avec quelques employés; mais peu m'im-
portait la publicité donnée à ma conduite : je ne me cachais
pas de faire mon devoir ni d'exiger qu'on le lit autour de
moi .
Le général Taillandier nous quitta le mercredi à cinq heures
du matin pour aller chercher sa fille à l'École militaire; il ne
revint qu'à quatre heures du soir. En partant, il avait com-
mandé à la cavalerie de rester à cheval. C'était pitié de voir
ces beaux escadrons sous la pluie, trempés jusqu'aux os et
refusant de rentrer sous les voûtes de l'Hôtel de Ville oii du
moins ils eussent été à l'abri. Pour moi, j'étais sans ordres.
J'avais envoyé demandera Delessert, dès huit heures du matin,
s'il croyait que je pouvais me rendre aux Tuileries. Il me fit
répondre de ne pas m'alarmer, que les sociétés secrètes n'étaient
pas descendues dans la rue, qu'il croyait que tout pouvait
s'arranger, et qu'il n'y avait nul motif d'appeler la banlieue,
bonne pour un coup de main, mais fort embarrassante au
bout de vingt-quatre heures ; qu'enfin je pourrais sans aucun
doute arriver aux Tuileries, mais qu'il n'osait pas me garantir
les mêmes facilités pour revenir. Devant cette incertitude, je
restai à mon poste. Qu'aurait-on dit si je ne m'y étais pas
trouvé au milieu d'une crise pareille, sans gouvernement,
sans chef militaire accrédité?
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINE 5ll
*
Tout précipitait les événements : la retraite du ministère,
l'intervention du duc de Nemours, la démission de Jacque-
minot, l'hésitation de Sébastiani qui ne voulait pas se com-
promettre et préférait se ranger derrière le prince dont il
attendait la régence et peut-être le couronnement. On man-
quait tellement de direction qu'il n'y avait point d'approvi-
sionnements pour les troupes, pas même de cartouches! A
cinq heures du soir, le colonel de Luzy venait me dire dans
mon cabinet : « Monsieur le préfet, je vais avec un bataillon
de mon régiment et des tirailleurs deVincennes dégager qua-
rante gardes municipaux cernés et menacés à la fabrique
Lepage, rue Bourg-l'Abbé. Vous avez mis à ma disposition
un détachement de la garde nationale, mais que voulez-vous
que je fasse si vous ne me donnez pas de cartouches? Je n'en
ai pas quatre par giberne! » Grâce à Dieu, six mois aupa-
ravant je m'en étais fait délivrer vingt mille par Sébastiani.
Autrefois, après i83o, il en existait un dépôt considérable à
l'Hôtel de Ville, mais j'avais dû le faire déplacer au moment
des grands travaux, en raison du danger au milieu de douze
cents ouvriers. Je pus donc en fournir au colonel et à Tail-
landier qui rentrait à l'inslant.
C'est à ce moment qu'on apprit l'attaque de la mairie du
VU'' arrondissement et de la place Saint- Jean, oii un capitaine
du 7*^ léger fut tué. Et nous n'avions toujours point d'ordres!
J'avais écrit trois lettres sans recevoir de réponse : quand les
ministres s'en vont, ils ne se soucient pas de se compromettre
par des mesures suprêmes : que leurs successeurs s'arrangent!
A six heures, on vint m'annoncer une délégation des députés
de la Seine, composée entre autres de MM. Carnot et Vavin.
Je les reçus dans ma bibliothèque. Ils me dirent qu'ils étaient
envoyés près de moi par leurs collègues pour me prier de-
réunir le conseil municipal avec les maires, les colonels de
la garde, les quatorze députés du département, afin d'aviser
aux dangers courus par la ville ; que la confiance des habi-
tants et du conseil en leur préfet les engageait à cette dé-
marche à laquelle ils joignaient l'estime de l'opposition, et
que le but de cette conférence serait de solliciter une inter-
5l2 LA REVUE DE PARIS
position entre le peuple et le roi pour aboutir à une transac-
tion.
Je leur répondis : ce Messieurs, en acceptant mes fonctions,
j'ai juré fidélité au roi; je ne donnerai jamais la main au
rétablissement de la Commune de Paris; je n'en veux pas
être le président, pas plus que je ne veux être maire du palais.
Je vous remercie de l'honneur que vous me faites, et je vous
prie de prendre mon refus en bonne part. Si vous croyez que
ma présence ou mon influence personnelle puissent arrêter
l'ellusion du sang, je suis prêt à vous accompagner sur les
barricades; donnez-moi seulement le temps de passer mon
uniforme. » Ils me dirent que telle n'était pas leur mission,
qu'ils respectaient mes sentiments, qu'ils n'avaient songé qu'à
prévenir des périls imminents, et qu'ils regrettaient que mon
devoir me dictât l'obéissance. Deux ans après, je causais de
cette démarche avec M. de Lamartine, dans un diner du
conseil général de Saône-et-Loire. « Il fallait accepter, me
dit-il, et la révolution était faite. — Je le savais, répondis-je,
et j'aimais mieux vous laisser à la fois l'initiative et la res-
ponsabilité d'un malheur qui pèsera longtemps sur la France. »
Toute la soirée se passa dans l'agitation. On avait cepen-
dant de bonnes nouvelles du faubourg qui, jusque-là, était
assez tranquille ; les troupes de la Bastille correspondaient faci-
lement avec nous; on attendait à chaque instant le nouveau
ministère et la désignation d'un commandant en chef qui
prendrait enfin des résolutions. Soudain, sur les dix heures,
éclate comme un coup de foudre la nouvelle de la fusillade
du boulevard des Capucines, la promenade aux flambeaux
des cadavres des victimes, le soulèvement des quartiers inté-
rieurs et la descente du faubourg. A onze heures, le tocsin se
met à sonner à Saint-Elienne-du-Mont et à Notre-Dame :
c'était l'insurrection générale, et depuis trente-six heures
nous étions sans ministère ni commandement 1
J'avais distribué aux troupes tout ce qui me restait de vivres;
j'avais vidé les boutiques des boulangers, bouchers, épiciers
et marchands de vin du quartier; je gardais toujours le brave
colonel Boutarel avec ses cent quatre-vingts hommes; mais,
prévoyant une attaque sérieuse contre l'Hôtel de Ville, je me
décidai, vers minuit, à mettre en sûreté ma femme et mes
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINe' 5i3
enfants. Je les envoyai rue de la Truanderle, chez M. Jacque-
min, agent judiciaire de la Ville, dont la maison, à deux pas
de là, était à l'abri des balles. Je ne voulus pas qu'ils empor-
tassent le moindre paquet, ni que dans mes appartements on
fît aucune disposition de sauvetage, de peur de provoquer la
panique par des signes précurseurs du sauve qui peut.
Les miens partis, je passai une heure douloureuse à me
promener de long en large dans ces salons éclairés de mille
feux, au bruit du tocsin et des coups de fusil, en me disant
tristement : « Tu as été pendant quinze ans comme un père
pour cette population, et peut-être, dans quelques heures,
laisseras-tu la réputation d'un meurtrier, car tu devras dé-
fendre ce seuil et faire ton devoir jusqu'au bout. » Enfin,
épuisé de fatigue, je me jetai sur un lit en recommandant
qu'on m'éveillât à la première alerte.
Je dormis quatre heures. A cinq heures du matin, tout
était dans le même état. A six, Sébastiani arriva avec le gé-
néral Garraube dont le chapeau venait d'être traversé par une
balle. Il me dit que Thiers était aux Tuileries où il avait été
appelé dans la nuit, que Bugeaud avait reçu le commande-
ment général, qu'il était décidé à agir vigoureusement, que
déjà une colonne balayait les boulevards, que lui-même était
chargé de défendre l'Hôtel de Ville et qu'il allait établir ses
communications avec les troupes de Bugeaud par les rues
Saint-Denis et Saint-Martin. Je lui fis observer que ces deux
voies étaient hérissées de barricades ; il faudrait en emporter
une quinzaine de vive force, non sans pertes, car nos soldats
devraient marcher à découvert entre le feu dirigé des fenêtres :
nous avions seulement quatre pièces d'artillerie, et il lui
serait plus facile d'opérer sa jonction par la ligne des quais et
des boulevards, vu qu'il n'y avait que deux barricades de
l'Hôtel de Ville à la Bastille, faibles du reste et faciles à tour-
ner par les bas ports : la ville serait ainsi coupée en trois
tronçons qu'on tiendrait aisément séparés avec de la cavalerie
et du canon.
Nous étions à discuter celte tactique dans la salle du con-
seil de préfecture qui servait de quartier général, pointant sur
le plan de Paris l'emplacement des barricades, lorsque arriva
Roger de Sérensai, aide de camp de Sébastiani qu'il avait
ler Février logS. 5
5l4 LA REVUE DE PARIS
laissé auprès du maréchal Bugeaud. Il apportait l'ordre du
maréchal, écrit sur le désir du roi et vraisemblablement dicté'
par le nouveau ministère, de suspendre partout les hostilités,
de replier les troupes, et de laisser toutes les mesures d'ordre
et de police aux soins de la garde nationale. Celle-ci n'avait
plus de chef. Dans la plupart des légions, on ne connaissait
plus ni colonel ni officiers : c'était l'abdication du pouvoir
devant l'émeute, en attendant l'abdication de la couronne
quelques heures plus tard. Sébasliani ne s'y trompa pas : il
arracha son épée, la jeta sur la table et s'écria : « Je ne
suis plus rien, je ne veux me mêler de rien, mon com-
mandement est terminé. » Boutarel me déclara qu'il ne pou-
vait plus retenir ses hommes et qu'il allait, lui aussi, se
retirer. Je suppliai les généraux de ne pas emmener les
troupes, de les masser l'arme au pied et au repos, en les gar-
dant sous la main, en sorte que, si cette mesure de concilia-
tion n'avait pas le succès attendu, du moins elle permettrait
de reprendre l'offensive, au cas où de nouveaux ordres nous
seraient envoyés. Ils accédèrent à ma demande, et les troupes
restèrent sur la place et les quais jusqu'à deux heures dé
l'après-midi où elles rentrèrent à la caserne.
Cela fait, nos généraux ne songèrent plus qu'à déjeuner,
Sébastiani à faire sa toilette; je le conduisis dans mon appar-
tement et fus assez surpris de lui voir déposer sur la chemi-
née une grosse bourse contenant dix mille francs en or, dont
il s'était pourvu à tout événement, ce qui me prouva combien
il avait peu confiance dans la résistance.
Pendant qu'ils déjeunaient, je remarquai dans ma cour
quelques gardes municipaux désarmés. On me dit que c'étaient
ceux que le colonel de Luzy avait ramenés des ateliers Lepage,
et qu'il n'avait pu dégager qu'à la condition de leur faire dé-
poser leurs armes. A ce moment, on m'avertit qu'une colonne
d'insurgés commençait à envahir les cours des bureaux à la
recherche de ces gardes municipaux, pour les massacrer. Je
conjurai Sébastiani de les faire placer entre deux escadrons
de cuirassiers rangés sur le quai et de les conduire ainsi, tout
près de là, à la caserne des Célestins où ils seraient en sécu-
rité. Il s'y refusa « J'ai reçu, me dit-il, l'ordre formel d'éviter
toute rencontre; je ne puis risquer une opération qui provo-
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINE 5l5
querait des coups de fusil. J'en suis désolé, mais je ne veux
pourtant pas passer au conseil de guerre. »
Et moi, je ne pouvais pourtant pas laisser tuer ces pauvres
gens! Grâce au dévouement de MM. Buffet, Hudry et Mignes
qui se dépouillèrent de tous les vêtements qu'ils purent aban-
donner, nous en déguisâmes quelques-uns ; nous leur cou-
pâmes la barbe et les moustaches, et nous les fîmes fuir à
temps; les autres parvinrent à se cacher dans l'Hôtel de Ville,
notamment trois qui se réfugièrent sous le lit de madame de
Mesgrigny, ma fille, où elle les découvrit le vendredi en ren-
trant dans sa chambre. Deux émeutiers ivres morts ronflaient
étendus sur le même lit, si bien qu'elle put les faire évader.
Mais hélas 1 tous n'eurent pas cet heureux sort, et beaucoup
périrent de ces bons serviteurs dont j'avais si souvent appré-
cié le courage, la fidélité, le respect du devoir.
Espérant toujours recevoir de meilleures nouvelles, j'atten-
dais dans mon cabinet entouré des généraux et de sept ou
huit membres du conseil municipal qui, depuis le matin, me
pressaient de réunir l'assemblée. Parmi eux, il en était trois
ou quatre fort au courant de l'insurrection, venus, je crois,
pour pourvoir à ma sûreté personnelle sans m'en rien dire.
A une heure, nous apprîmes l'abdication du roi. Une demi-
heure plus tard, on m'annonçait une députation de la garde
nationale. Environ quinze officiers entrèrent, et leur porte-
parole me dit : ce Monsieur le préfet, le peuple est le maître
de l'Hôtel de Ville ; c'est lui à l'avenir qui donnera des
ordres; nous venons vous informer que vos pouvoirs sont
terminés. — C'est bien, messieurs, répondis-je ; voici les
généraux qui me déclarent l'impuissance des troupes à me
protéger et à m'obéir ; voici les membres du conseil muni-
cipal, témoins que j'ai fait tout mon devoir et que je n'obéis
qu'à la force ; je me retire, et je vous cède mon cabinet. —
Non pas, monsieur, nous ne voulons point vous chasser,
de chez vous, et nous allons nous établir ailleurs. — A Dieu
ne plaise, messieurs, que je reste ici après avoir perdu le
droit d'y commander. Dans quelques instants, je serai parti. »
Ils sortirent, mais je remarquai bien à leur attitude que cer-
tains étaient là plutôt pour me protéger que pour m'offenser.
Aux premiers mots, les généraux avaient disj^aru : j'étais
5l6 LA REVUE DE PARIS
seul. J'appelai alors mon fidèle Buffet; je jetai au feu tous les
papiers que je ne voulais pas laisser après moi, et, prenant
ma canne et mon chapeau, je descendis l'escalier des bu-
reaux, je traversai plusieurs pelotons d'insurgés, et je longeai
toute la façade nord de l'Hôtel de Ville en dedans de la grille,
car je ne pouvais passer à travers la place encore encombrée
par la troupe et l'émeute. En chemin, je rencontrai Victor
Hugo et le maire du VHP arrondissement qui venaient aux
nouvelles ; je leur confirmai l'abdication du roi ; ils cou-
rurent aussitôt à la Chambre, et moi je me hâtai de rejoindre
ma femme et mes enfants dont on conçoit l'inquiétude sur
mon sort. Après les avoir embrassés, je montai chez mon
secrétaire Boullenois qui logeait dans la maison même, pour
envoyer sur l'heure un rapport circonstancié à M. Thiers.
Le soir, il fallut nous séparer. Nous avions appris le pillage
de nos appartements ; mais comment songer à nos malheurs
personnels devant ceux de cette pauvre famille royale .** Ma
fille et son mari cherchèrent un asile chez M. Louveau, dans
l'île Saint-Louis; nous, nous avions un gîte assez assuré
chez M. Buron, opticien de mon brave ami et homme
d'affaires François Fabier, rue des Trois-Pavillons. Il fallait
traverser sept ou huit barricades. Plusieurs fois je fus
reconnu, jamais injurié ni menacé; au contraire, on nous
tendait la main pour passer, et on voulut même m'ofifrir à
boire. Du reste ce sentiment de sympathie et de respect se
manifesta plus encore au sac de l'Hôtel de Ville. Quand le
peuple, ivre de sa victoire, se précipita, dans une immense
poussée, de salon en salon, il s'arrêta devant mon portrait.
Des voix s'écrièrent : ce II ne faut pas lui faire de mal, c'était
le père des ouvriers. » Toute la nuit, des hommes de bonne
volonté montèrent la garde en se relayant devant lui; puis,
le jour venu, ils le détachèrent de son cadre, le promenèrent
dans tout l'Hôtel de Ville comme pour lui faire faire ses
adieux à sa maison, et le couchèrent doucement sur mon lit
en disant :
Dors, papa Rambuteau,
T'as bien mérité de faire dodo.
Je dois dire, à côté de cela, que notre garde-robe fut en-
tièrement pillée; mais je suis à peu près certain qu'il faut en
A LA PRÉFECTURE DE LA SEINE 617
accuser les femmes de Saint-Lazare, lesquelles vinrent faire,
celte nuit-là, un triste métier et d'autres encore à l'Hôtel de
Ville. Le lendemain vendredi, je traversai tout Paris en passant
par l'île Saint-Louis, pour gagner le faubourg Saint-Honoré.
Je fus encore maintes, fois reconnu, car j'allais à pied, avec
ma fille Amable au bras et son mari. Je ne reçus que des
marques de politesse. Ma femme qui nous rejoignit dans un
cabriolet, sous la protection d'un élève de l'Ecole polytech-
nique, franchit également tous les obstacles sans être in-
quiétée ; enfin nous nous trouvâmes réunis pour ne plus nous
quitter à l'hôtel Sinet, où un appartement m'avait été offert
avec mille instances par le fils du propriétaire, M. Rougier,
employé dans mes bureaux. Le jour même, j'écrivis la lettre
suivante au maire du L' arrondissement :
Monsieur le Maire,
En i83o, je n'ai point pensé que la qualité de député dût m'em-
pêcher de concouiir à assurer l'ordre public. Aujourd'hui je désire
reprendre ma place dans la même légion, et je n'entends pas que
mon âge me dispense de défendre encore l'ordre et la propriété.
De suite, je reçus ma nomination dans la compagnie du
capitaine Marcotte, pharmacien : je fus habillé, équipé, et
dès le 27 j'entrai dans le rang. Aussi, un journal ayant an-
noncé que j'étais parti pour l'Angleterre, je m'en fus moi-
même assurer le rédacteur de ma présence. Quelques jours
après, j'avais pris un fiacre pour aller à l'Ecole polytech-
nique pour remercier le jeune élève qui avait accompagné
madame de Rambuteau, quand, en descendant de voiture,
le cocher m'appela : « Monsieur le Préfet! — Tu me re-
connais donc, lui dis-je. — Oui, monsieur; je m'en dou-
tais quand vous êtes monté, mais en roule des camarades
m'ont dit que je ne me trompais pas. Ah! monsieur le
préfet, vous pouvez courir tant que vous voudrez tout Paris
en voiture et sans argent, il n'y en a pas un de nous qui ne
soit heureux de vous conduire I Vous nous avez fait assez de
bien pour cela. » Ces simples mots, cette reconnaissance
naïve au lendemain d'une révolution sanglante sont l'hon-
neur de ma retraite et le prix de tous mes travaux.
Je pris part aux prises d'armes des i6 mars, 17 avril et
5i8
LA REVUE DE PARIS
i5 mai. Cela dura jusqu'à la fin de mai. Avant de quitter
Paris, je fus prendre congé du maréchal Gérard. Il me dit que
dans les trois fatales journées de février, il avait vu deux fois
le roi. Une première fois, le mercredi matin, il s'était rendu
aux Tuileries et avait eu beaucoup de peine à se faire annon-
cer, le roi étant dans le cabinet de la reine. Enfin il fut intro-
duit; le roi fort animé lui dit sans préambule : « Concevez-
vous ces gens d'affaires ! Voilà trois heures que je discute
avec eux ; ils veulent me faire payer cent dix mille francs
de plus que je ne dois pour les frais de succession de ma
sœur, et je ne puis leur faire entendre raison I » Gérard,
stupéfait, essaya de lui parler de la situation; le roi l'inter-
rompit vivement pour le rassurer, puis, voyant qu'il n'y
réussissait point, il le congédia, non sans brusquerie, en lui
disant : « Duchâtel m'attend; je ne puis vous garder davan-
tage, mais croyez, mon cher maréchal, que tout cela finira
vite et bien. »
Le lendemain jeudi. Sa Majesté l'envoya chercher par son
aide de camp, si précipitamment que celui-ci ne lui laissa pas
même le temps de passer son uniforme, et qu'il fut obligé de
se le faire porter au château. A peine entré, le roi lui tendit
son acte d'abdication et lui ordonna de monter à cheval sur
l'heure pour aller en donner lecture au peuple, afin de cal-
mer l'émeute. Gérard prit le propre cheval du roi : il s'avança
jusqu'à la rue de Rohan pour déboucher dans la rue Saint-
Honoré; mais la foule, composée en partie de détachements
de la 3*^ légion qui avaient forcé leur lieutenant-colonel à mar-
cher à leur tête sur les Tuileries, aux cris de : Vive la Ré-
forme .' l'empêcha de passer. Refoulé par la cohue, assourdi
par les vociférations, il ne put se faire entendre ni compren-
dre et dut rentrer aux Tuileries dans la bousculade. Alors le
roi se prépara à partir.
La Révolution était faite.
COMTE DE RAMBUTEAU
UNE
FAMILLE DE BOURGEOISIE
A BYZANCE
L'histoire de l'empire byzantin s'est en ces dernières années
en grande partie renouvelée. L'histoire de la société byzan-
tine reste à faire presque entière. Assurément, je suis loin de
méconnaître le très vif intérêt qu'offrent des empereurs tels
qu'un Justinien ou un Nicéphore Phocas, un Basile II ou
un Alexis Comnène, et tout ce qu'il y a de piquant dans les
aventures d'une Théodora, d'une Zoé ou d'une Théophano,
et je sais aussi tout ce que l'étude de ces grands personnages
peut apprendre sur l'histoire des mœurs de leur temps. Pour-
tant, si curieux et si pittoresque que nous apparaisse ce
monde de la cour, il n'est point a lui seul l'empire tout entier.
Les intrigues de palais, les révolutions de caserne, les soulè-
vements militaires, les guerres étrangères et les discordés
civiles sont l'un des aspects seulement — et le plus banal
peut-être — de la société byzantine. Ce qui mérite davantage
d'attirer l'attention, ce sont ces fortes institutions adminis-
tratives, dont le robuste organisme a maintenu si longtemps
la cohésion de l'empire ; ce sont aussi ces classes moyennes
de la capitale et des provinces, dont les mâles vertus ont
durant tant de siècles assuré la durée de la monarchie.
A n'étudier que le monde pourri de viveurs, d'intrigants et
d'ambitieux qui gravite autour des souverains, on risque de
520 LA REVUE DE PARIS
mal comprendre comment Byzance a pu survivre à tant de
crises, échapper à tant de périls. Pour savoir tout ce qu'elle
gardait en elle de réserves d'énergie et de courage, c'est
ailleurs qu'il faut jeter les yeux, dans ces grandes familles de
l'aristocratie féodale et militaire qui peuplait les provinces,
dans ces ménages byzantins de condition moyenne, dans le
modeste intérieur de ces rudes paysans de Thrace ou d'Ana-
tolie, chez tous ceux enfin qui furent vraiment la force vive
de l'état byzantin. Et sans doute nous avons trop rarement
conservé les documents qui nous permettent de reconstituer
avec précision ces choses, et qui nous rendent la vie intime
et familière d'une société disparue. Il en existe pourtant, et
parmi eux le petit livre dont je voudrais parler ici, parce
qu'il nous fait admirablement connaître les occupations, les
soucis et les joies d'une famille de bourgeoisie à Byzance au
XI® siècle.
* *
Michel Psellos, le grand écrivain byzantin dont j'ai dit ail-
leurs^ les qualités éminentes, a, parmi tant d'ouvrages sortis
de sa plume infatigable, composé un curieux éloge funèbre
en l'honneur de sa mère Théodote^. C'est un des tableaux
les plus achevés que nous ayons de la vie byzantine. Non
sans doute que Théodote ait joué aucun rôle dans les événe-
ments du siècle où s'écoula sa vie. Rien ne fut plus uni,
plus calme, plus modeste et en certain sens plus banal que
l'existence de cette femme de condition moyenne et d'impec-
cable honnêteté. Mais si par là elle diffère des femmes byzan-
tines que l'on nous représente d'ordinaire, elle nous offre par
là aussi un intérêt particulier. Assurément, elle est moins
pittoresque, moins amusante à regarder vivre que les Théo-
phano, les Zoé et leurs émules: peut-être nous donne-t-elle,
mieux que ces grandes dames d'allures un peu exception-
nelles, une idée plus exacte et plus juste du temps oîi elle
1. Voir Ch. Diehl, Deux impératrices de Byzance : Zoé la Porphyrogénèle
{Grande Revue, i*"" juillet iQoS).
2. Ce texte a été publié en 1876 par M. Sathas, au tome V de sa Bibliolheca
graeca Medii Aevi,
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE 521
vécut. Le portrait que nous pouvons tracer d'elle a une valeur
en quelque sorte représentative. Elle nous offre comme le
type de ces milliers de bourgeoises byzantines, ses contempo-
raines, qui ne sont pas plus qu'elle montées au grand soleil
de l'histoire, mais qui vécurent comme elle, pieusement,
humblement, dignement, en braves femmes qu'elles étaient.
*
ïhéodote était née à Gonstanlinople, vers les dernières
années du x*^ siècle, de parents modestes, simples et vertueux.
Elle était l'aînée de plusieurs enfants, et, dans le milieu étroi-
tement uni oii elle grandit, elle semble avoir été fort admirée
et fort aimée. Toute petite, elle montra une précoce beauté ;
jeune fille, elle était charmante ; et, quoique la fortune médiocre
de sa famille ne lui permît guère les toilettes somptueuses et
que son goût personnel ne l'y portât point, par la grâce de sa
taille bien prise, la beauté de sa chevelure, la splendeur de
son teint, l'éclat de ses yeux fiers, elle excitait l'admiration
de tous ceux qui l'approchaient. « Elle était, dit Psellos dans
le petit livre que j'ai cilé, comme une rose, qui n'a point
besoin de beauté empruntée. » Au moral, elle avait du bon
sens, de la décision, un esprit net et ferme, qui se marquait
rien qu'à la façon calme et posée dont elle parlait. Comme
les jeunes filles de sa condition, elle reçut dans la maison
paternelle l'essentiel de son éducation, et, selon l'usage du
temps, ce fut assez peu de chose. On la forma aux ouvrages
domestiques, on lui apprit à filer, à broder, à tisser; avec
cela, on lui donna quelques rudiments de lettres, dont elle
travailla par elle-même à compléter l'insuffisance. Et peut-
être, dans l'ordre des choses intellectuelles, celte femme intel-
ligente eût-elle souhaité davantage : elle regrettait parfois de
n'être point un homme, et que son sexe lui interdît de fré-
quenter les écoles et de se mêler aux entretiens savants. Elle
était pieuse enfin et allait volontiers aux églises, nourrissant
dès ce moment, dans sa jeune âme pure, une ardente et mys-
tique dévotion. Et, malgré les conquêtes que faisait sa beauté,
elle semblait peu disposée au mariage et se prêtait mal aux
suggestions que sa famille ne lui ménageait guère sur ce
532 LA REVUE DE PARIS
point. Finalement, son père, ayant usé vainement toute son
éloquence, prit le parti de se fâcher, et il menaça Théodote, si
elle ne choisissait pas un époux, de lui donner sa malédic-
tion. Elle céda, et, parmi les prétendants empressés autour
d'elle, elle accorda sa main à celui qui devait être le père de
Psellos.
C'était un homme d'assez bonne race, qui se piquait de
compter parmi ses ancêtres des patrices et des consuls ; mais
c'était un noble un peu ruiné. Heureusement pour les siens,
on n'avait point alors à Byzance les préjugés aristocratiques
de nos sociétés d'Occident : ce patricien n'avait point eu scru-
pule à travailler pour vivre et à chercher dans le commerce
de quoi nourrir sa famille. Au physique, c'était un beau gar-
çon, bien planté, droit et grand «comme un cyprès de belle
venue»; il avait, sous des sourcils bien dessinés, des yeux
clairs et rieurs ; une expression avenante et gracieuse était
répandue sur tout son visage. Au moral, c'était un homme
honnête et simple, d'humeur égale et douce ; jamais on ne le
vit en colère, jamais il ne s'emporta à frapper personne. Il
était actif, laborieux : il aimait k faire les choses par lui-
même. Il n'était pas, à la vérité, «très prompt à la parole »;
pourtant, quand il le fallait, il parlait, et non sans quelque
agrément. C'était, en un mot, une âme candide, un bon
garçon quelque peu médiocre. «Rien qu'à le regarder, dit
Psellos, avant même qu'on l'entendît parler, les gens qui se
piquent d'être physionomistes auraient affirmé qu'il gardait
en notre siècle comme une étincelle de la simplicité antique. »
Ce brave homme simple devait toujours faire peu parler de
lui. « Il parcourut la vie, selon la jolie expression de son fils,
légèrement, sans faire un faux pas, d'une marche toujours
égale, semblable à l'huile qui coule sans bruit. »
Sa femme était d'autre sorte. Elle avait toutes les qualités
fortes qui manquaient à son mari. Lui était timide, un peu
■apathique; elle avait de la décision et de l'initiative pour
deux. Elle fut vraiment l'homme de la maison. «La Provi-
dence, dit Psellos, avait donné en elle à mon père, non pas
seulement une aide et une collaboratrice, mais un chef, un
guide qui prenait l'initiative de toutes les grandes choses. »
Seulement, comme elle était fine, Théodote n'avait garde
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE 523
d'étaler aux yeux de son faible époux la profonde influence
qu'elle exerçait sur lui. Ce brave homme qui ne faisait fjeur
à personne, elle affectait de le traiter très respectueusement ;
elle lui parlait comme une inférieure, feignant de le consul-
ter et de lui obéir en tout, « moins, écrit Psellos avec une
pointe d'irrévérence, par considération pour son caractère
que par respect des antiques traditions de la famille »,
Elle le rendit, en tout cas, parfaitement heureux. D'hu-
meur gaie, de visage souriant, toujours aimable et douce, elle
fut une femme d'intérieur admirable, gouvernant sagement
sa maison et la faisant prospérer, dirigeant ses servantes,
s'occupant aux travaux usuels et aux petits ouvrages qui rem-
plissaient l'existence du gynécée. Mais il y avait en ell« des
qualités plus hautes. Sensée, calme, raisonnable, capable
même d'esprit critique, elle savait parler avec mesure et se
taire quand il le fallait. Surtout elle savait se conduire et
vouloir : « bien plus ferme que son mari », — c'est Psellos
qui l'affirme — elle avait vraiment «une âme virile». Avec
cela, elle restait femme pourtant. Elle était réservée, modeste,
d'une grâce chaste et sage, charmante et bonne pour tous
ceux qui l'entouraient. Pour ses vieux parents elle avait mille
attentions exquises, les soignant quand ils étaient malades,
les veillant, les consolant. Pour ses enfants, on le verra tout
à l'heure, elle sera une mère incomparable. Quoiqu'elle fût
jolie, elle n'aimait point le monde. Le luxe de la table, la
richesse des ameublements, la splendeur des toilettes aux
couleurs éclatantes, tout cela la laissait assez indifférente. Ne
vivant que pour les siens, elle se désintéressait de presque
tout le reste, ne sachant rien des bruits de la ville et de la
cour, insoucieuse des commérages du quartier, ignorante
même des tumultes et des émeutes qui troublaient la capi-
tale. «Aucune des femmes de son temps, dit son fils, n'au-
rait pu lui être comparée. » Bourgeoise ordonnée, rangée,
un peu méthodique et rigide, elle inspirait à tous ceux qui
la voyaient et aux siens mêmes une sorte de respect. C'était
une manière d'être supérieur, et, dans la famille, on la nom-
mait volontiers «la loi vivante».
Elle n'eût point été complète si elle n'avait été charitable
et pieuse. Elle aimait à recevoir les pauvres à sa table, mais
534 LA REVUE DE PARIS
non point pour se faire honneur de ses libéralités et humilier
ceux à qui elle donnait. Elle savait la manière de donner.
Elle recevait en personne ses misérables hôles, leur lavait les
pieds, voulait les servir elle-même, c< comme s'ils eussent été
de grands seigneurs » ; de ses mains elle leur présentait les
plats et leur versait à boire. Sans cesse lisant les Saintes Ecri-
tures, s'abîmant matin et soir en de pieuses prières, son âme
s'envolait vers Dieu en de dévotes extases. De tout temps
elle avait aimé la vie monastique, les haillons de bure des
solitaires, les austérités des ermites ; elle eût souhaité « vivre
toute pure pour le Dieu de pureté ». Mais, sur ce point, son
mari était intraitable. « Me séparer de ma femme, déclarait-il,
me serait chose pire que de me détacher de Dieu lui-même.»
Théodote, obligée de rester dans le monde, se consolait en
fréquentant les moines et les religieuses, en couchant comme
eux sur la dure, en s'imposant toutes sortes de mortifications.
Et peut-être celle piété un peu exaltée eût-elle versé à la
longue en de fâcheux excès, si la femme intelligente et sensée
qu'était Théodote n'avait trouvé, pour l'occuper tout entière,
ses enfants à élever et à aimer.
*
* *
Du mariage de Théodote une fille d'abord était née. Puis
vint un second enfant, et ce fut une fille encore. Celle-ci, il
faut l'avouer, fut accueillie dans la famille avec quelque froi-
deur : tout le monde souhaitait, attendait un garçon. Il naquit
enfin en l'année 1018, et ce fut Psellos. Ardemment désiré,
bien des fois demandé à Dieu en de ferventes prières, le nou-
veau-né, qui reçut au baptême le nom de Constantin, entra
dans la vie parmi les cris de joie et les chants de triomphe.
Sur sa jeune tête se concentrèrent toutes les espérances des
siens, et sa mère en particulier, qui voulut elle-même le
nourrir, conçut pour l'avenir de ce fils chéri les plus hautes
ambitions.
Attentivement Théodote s'occupa d'élever ses enfants.
«Elle ne prit point, dit Psellos, comme la plupart des femmes,
occasion de sa maternité pour se détourner de la vie active et
mener une existence de paresse. Plus fortifiée qu'affaiblie par
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE 525
révénement, elle n'en organisa que plus fermement sa vie et
sa pensée. »Elle partageait également ses soins entre ses filles
et son fils, tendre pour eux et sévère tour à tour; et ses
enfants, qui voyaient en elle le modèle de toutes les vertus,
lui marquaient une admiration et un respect sans bornes. Au
fond du cœur pourtant, Théodote avait quelque secrète préfé-
rence pour le garçon, sur la tête duquel elle mettait tant de
brillantes et flatteuses espérances. Mais elle se gardait bien de
lui manifester une tendresse plus spéciale : cette femme un peu
rigide eût tenu pour faiblesse de trop laisser voir ses affec-
tions. Elle adorait son fils ; mais elle prenait sur elle-même,
de peur qu'en se montrant pour lui trop facile et trop tendre,
elle le rendît moins docile et moins obéissant. Seulement le
soir, quand elle croyait l'enfant endormi, elle allait doucement
le prendre dans ses bras, et alors elle l'embrassait à pleine
bouche, et elle lui parlait ainsi : « Mon enfant désiré, combien
je l'aime, et je ne puis pas cependant t'embrasser plus sou-
vent. )) Est-il besoin d'ajouter que ces soirs-là le petit Psellos
ne dormait que d'un œil? C'est lui-même qui nous a con-
servé ce joli tableau d'intimité familiale.
C'est avec la même ferme raison que Théodote dirigea
l'éducation de ce fils adoré. Elle ne voulut laisser a personne
le soin de former son esprit et son cœur, et elle s'attacha à
faire de lui, dès son jeune âge, un enfant honnête, pieux et
raisonnable. Aussi n'entendait-elle point qu'on lui contât, pour
l'endormir le soir, des contes de nourrices, qu'on lui farcît la
tête de sottes histoires de monstres et de démons. Elle lui
faisait, au contraire, de pieux et édifiants récits, elle lui racon-
tait l'histoire d'Isaac conduit par son père au sacrifice et
soumis en tout à la volonté paternelle, celle de Jacob béni
par son père à cause de l'obéissance qu'il témoignait à sa
mère, et encore celle du Christ enfant, docile à tous les ordres
de ses parents; et de ces anecdotes elle tirait une morale
appropriée à l'âge de l'enfant. Mais plus encore elle s'occupa
de son éducation intellectuelle.
Le jeune Psellos était un petit garçon sage, appliqué, extra-
ordinairement intelligent. Tout enfant, il comprenait et rete-
nait tout ce qu'on disait autour de lui, et déjà il adorait le
travail et l'étude, aimant mieux apprendre que jouer à n'im-
596 LA REVUE DE PARIS
porte quel jeu de son âge. La mère, qui avait elle-même tou-
jours eu du goût pour les choses de l'esprit, n'eut garde de
négliger ces heureuses dispositions. Dès cinq ans, elle mit
son fils à l'école, et tout de suite il y réussit brillamment.
Mais. quand il sortit des classes primaires — il avait alors huit
ans — une question plus grave se posa : convenait-il de lui
laisser poursuivre ses études .►^ Les parents et alliés, réunis en
une sorte de conseil de famille, étaient d'avis qu'on lui fit
apprendre quelque métier, et qu'on lui donnât ainsi — les
lettres ne nourrissant guère leur homme — un moyen plus
facile et plus sûr de gagner sa vie. Contre ces sages avis,
d'une prudence un peu terre à terre, vivement Théodo te s'in-
surgea, et les raisons par lesquelles elle convainquit ses pro-
ches sont tout à fait caractéristiques de la société de ce
temps.
Nul peuple n'a, plus que les Byzantins, cru à la valeur des
songes comme présages de l'avenir. Psellos lui-même, qui
est un esprit fort, qui ne croit point à l'astrologie et refuse
nettement d'admettre « que nos destinées soient gouvernées
par le cours des astres», Psellos, qui se moque sans pitié des
gens qui se piquent de prédire l'avenir et qui traite de bali-
vernes ridicules toutes les formules et toutes les pratiques de
la magie, Psellos croit aux songes et à leur vertu révélatrice.
A plus forte raison, ses contemporains ne doutaient-ils point
de la signification prophétique des rêves. Aussi bien avait-on
vu tant de songes se réaliser. Quand la mère de Basile le
Macédonien rêvait que de son sein sortait un arbre d'or qui
ombrageait le monde entier, quand le prieur du couvent de
Saint-Diomède rêvait que l'homme qui dormait à la porte de
son église était un futur empereur, l'histoire n'avait-elle
point justifié leurs songes en plaçant sur le trône le fondateur
de la dynastie de Macédoine? Avant que tant d'autres par-
venus s'élevassent au pouvoir suprême, des rêves ne leur
avaient-ils point présagé leurs futures destinées? Il existait
toute une littérature spéciale, dont nous avons conservé plu-
sieurs curieux monuments, pour l'interprétation des oracles
et des songes. On conçoit donc aisément que la mère de
Psellos, en bonne Byzantine qu'elle était, ait trouvé là, elle
aussi, des garanties du brillant avenir réservé k son enfant.
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANGE 627
Elle expliqua au conseil de famille les rêves qu'elle avait
eus. On discutait en sa présence ce qu'il convenait de faire
de l'enfant, et, ébranlée par les objurgations de ses proches,
elle allait céder à leurs conseils, quand elle avait vu tout à
coup un saint homme lui apparaître, qui ressemblait à saint
Jean Ghrysostome, le saint de l'éloquence ; et le prélat lui
avait parlé en ces termes : « Femme, ne te laisse pas trou-
bler, et résolument consacre ton fils aux lettres. Je le suivrai
comme son pédagogue, et comme un maître je le remplirai
de science. » Une autre nuit elle avait rêvé qu'elle entrait
dans l'église des Saints Apôtres, fort révérencieusement escor-
tée, comme une personne de qualité, d'une foule de gens
qu'elle ne connaissait point. Arrivée devant l'iconostase, elle
avait vu une belle dame venir à sa rencontre, et celle-ci lui
avait ordonné de l'attendre un moment. Elle obéit, et la dame
étant revenue avait dit à deux hommes qui l'accompagnaient :
(( Remplissez de science le fils de cette femme, car vous voyez
combien elle m'aime. » Ayant alors regardé les deux person-
nages à qui parlait la dame, ïhéodote avait reconnu sans
peine les deux apôtres Pierre et Paul, et dans l'interlocutrice
elle-même la Théotokos, la Vierge toute-puissante chère au
cœur de tout Byzantin. Tels étaient les songes de la mère de
Psellos. Devant de semblables arguments, les parents^, super-
stitieux comme tous les Byzantins, s'inclinèrent. On décida
que l'enfant continuerait ses études.
Il y réussit de façon admirable : c'est lui du moins qui
nous le dit. Il apprit l'orthographe, il sut par cœur l'Iliade
entière, et bientôt il fut capable d'en expliquer la prosodie et
les tropes, d'y sentir la beauté des métaphores et l'harmonie
de la poésie. On l'initia également à la rhétorique et à la
musique. Il avait alors dix ou onze ans. Assidûment la mère
suivait les progrès de cet enfant précoce : quand il rentrait
de l'école, elle-même lui servait de répétiteur. « O ma mère,
écrit Psellos, tu n'étais pas seulement à mes côtés comme une
sage conseillère, tu étais ma collaboratrice et mon inspira-
trice. Tu m'interrogeais sur ce que j'avais fait à l'école, sur
ce que m'avaient enseigné mes maîtres, sur ce que j'avais
appris de mes camarades. Puis, tu me faisais réciter mes
leçons, et l'on eût dit que rien n'était plus agréable à écouter
528 LA REYUB DE PARIS
qu'une leçon d'orthographe ou de poésie, les règles de l'accord
des mots ou de la construction. Je te revois encore, avec des
larmes d'admiration, lorsque tu veillais avec moi bien avant
dans la nuit, tombant de sommeil sur ta couche, à m'entendre
réciter, et que lu me soufflais le courage et la persévérance,
mieux que Minerve ne faisait à Diomède *. » La scène est
charmante; elle devenait touchante parfois. La mère de Psellos,
on le sait, n'avait point fait de bien fortes études, et des diffi-
cultés se rencontraient souvent oii l'enfant se butait, ne com-
prenant plus, où Théodote s'évertuait vainement a lui faire
répéter le passage, sans arriver à le tirer d'embarras. «Alors,
continue Psellos, levant tes mains vers Dieu, le frappant la
poitrine à coups redoublés, tu demandais au ciel dans tes
prières de résoudre par l'inspiration d'en haut la difficulté qui
m'embarrassait. » Et c'est avec raison que l'écrivain a pu dire
de celte femme admirable qu'elle ne fut pas seulement sa
mère selon la chair, mais vraiment sa mère spirituelle, celle
qui donna a son esprit la parure des lettres, ce J'ai contracté,
dit-il encore, une double dette envers toi ; non seulement tu
m'as donné le jour, mais tu m'as illuminé des splendeurs de
la science ; tu n'as pas voulu t'en reposer sur des maîtres ; tu
as voulu toi-même la semer dans mon cœur'.» Et ce ne sont
pas là, comme on pourrait croire, des exagérations d'oraison
funèbre. Anne Comnène, la savante fille de l'empereur Alexis,
parle, dans un passage de son histoire, de la mère de Psellos,
et nous la montre de même tendrement dévouée à ce fils
qu'elle adorait, passant de longues heures prosternée dans les
églises, à prier et à pleurer pour lui.
Aussi bien une fort étroite union liait tous les membres de
la famille. Entre Psellos et sa sœur aînée — la cadette semble
n'avoir point vécu — existait une vive et profonde amitié.
C'était une jeune fille charmante. Avec ses beaux cheveux
d'or, son teint clair, elle était jolie comme sa mère, à qui
elle ressemblait, tandis que son frère au physique tenait plu-
tôt du côté paternel. Gomme la mère, elle adorait le jeune
Psellos; en intime communion d'idées avec lui, soigneuse-
1, 3'ai cité ce passage d'après la traduction qu'en a donnée M, A. Rambaud dans
un intéressant article sur Michel Psellos (iîew/e historique, 1877).
2. Traduction de M. A. Rambaud.
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE ÔSQ
ment elle aussi le formait à la sagesse; lui, lui obéissait en
toutes choses et la respectait fort. Et, entre cette grande sœur
attentive et celte mère dévouée, doucement l'enfant prodige
grandissait.
Au sujet de cette sœur tant aimée, Psellos nous raconte
une jolie anecdote, qui montre bien quels étaient le ton et les
mœurs de cette pieuse et honnête maison. Tout près de l'en-
droit où habitaient les parents de Psellos, demeurait une fort
jolie femme, dont le visage fardé disait amplement la conduite
douteuse; et, en effet, elle avait des amants par douzaines. La
sœur de Psellos lui faisait de la morale et s'efforçait dé la
ramener au bien. Mais l'autre s'obstinait, et à tous les bons
conseils qu'on lui donnait elle opposait cette objection can-
dide : « Sans doute : mais si je renonce à faire la courti-
sane, comment vivrai-je? » La charitable jeune fille lui
promit qu'elle ne la laisserait manquer de rien, et elles con-
vinrent, l'une de ne plus regarder désormais les hommes,
l'autre de partager avec sa pénitente maison, nourriture, vê-
tements et toilette. Et elle se réjouissait fort d'avoir arraché
une âme au démon. On la blâmait même un peu dans sa
famille de l'étrange sauvetage qu'elle avait entrepris : à toutes
les observations qu'on lui faisait, elle répondait par un sou-
rire et laissait dire. Et pendant quelque temps, en effet, la
petite voisine se tint fort bien; elle baissait modestement les
yeux, elle avait l'air honnête, elle allait à l'église, elle cachait
sa figure sous un voile et, quand un homme la regardait, elle
rougissait énormément. Plus de toilettes, plus de bijoux, plus
de beaux souliers aux couleurs éclatantes : la conversion sem-
blait définitive. Malheureusement elle dura peu. Sur ces entre-
faites, la sœur de Psellos s'était mariée; ignorant la rechute
de sa pénitente, qu'elle avait un peu perdue de vue, elle con-
tinuait à s'occuper d'elle affectueusement. Une circonstance
assez tragique allait lui révéler combien elle avait mal placé
sa bienveillance. La jeune femme allait être mère, et les
couches étaient laborieuses. Avec d'autres femmes de la pa-
renté, sa jolie amie l'assistait, et la malade ne semblait avoir
d'yeux et de bonne grâce que pour elle. Si bien qu'à la fin
une des assistantes, impatientée et un peu jalouse, s'exclama :
(( Ce n'est pas étonnant que rien ne marche. Une femme ejir
jer Février igoS. 6
53o LA REVUE DE PARIS
ceinte n'a pas le droit de donner des soins k une accouchée.
C'est la loi du gynécée. » Etonnée, la sœur de Psellos de-
mande à qui s'adresse l'allusion : on lui démontre — de
façon trop brutale pour qu'on la puisse dire — combien elle
avait inconsidérément égaré son amitié. Déçue, profondément
navrée, elle chasse de sa présence l'amie indigne; et tout
aussitôt l'accouchement se termina le plus heureusement du
monde.
Malgré les petites tristesses de cette sorte, ces gens en
somme étaient heureux. Les enfants avaient grandi : la fille
était établie ; le fils, qui avait seize ans maintenant, venait de
trouver un emploi dans l'administration; et, quoiqu'il éprou-
vât quelque regret à quitter ses chères études, il se réjouissait
à la pensée de courir le monde. « Alors, remarque ce bour-
geois de Byzance, étrangement casanier, pour la première
fois je sortis de la ville, et je vis le mur d'enceinte; pour la
première fois je découvris la campagne. » Un grand malheur
allait brusquement ruiner cette félicité.
*
« *
C'était en io3/i. Brusquement la sœur de Psellos tomba
malade, et en quelques jours elle mourut, fauchée dans sa
fleur, et si belle encore jusque dans la mort même, que, sur
le passage du cortège funèbre, tout le monde s'arrêtait pour
contempler une dernière fois la jolie morte, couchée dans la
parure de ses beaux cheveux d'or. Psellos était alors absent
de Constantinople. Ses parents, qui savaient la profonde
affection qu'il avait pour sa sœur, craignant que la brusque
annonce du malheur qui les frappait n'entraînât peut-être une
autre catastrophe, résolurent de rappeler sous un prétexte le
jeune homme auprès d'eux, afin de le préparer doucement à
leur deuil et de consoler son affliction. On lui écrivit donc
de revenir à Byzance, afin d'y reprendre ses études inter-
rompues; comme à l'ordinaire, la lettre lui donnait de bonnes
nouvelles de sa sœur. Le hasard allait déjouer brutalement
toutes ces affectueuses précautions. Il faut laisser ici la parole
à Psellos, tant il y a dans ce passage, l'un des plus beaux
assurément de l'éloge funèbre, d'émotion vraie et de douleur
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANGÉ 53l
sincère, tant il y a plaisir à retrouver ici sous l'écrivain un
homme, tant on y rencontre enfin de renseignements intéres-
sants sur les mœurs byzantines, toutes pénétrées encoi^e,
malgré le christianisme, de souvenirs classiques et païens.
ce Je venais, dit Psellos, de franchir le mur d'enceinte,
j'étais en ville et je me trouvais près du cimetière oii reposait
le corps de ma sœur. C'était justement le septième jour après
ses funérailles et beaucoup de nos parents s'étaient rassemblés
là pour pleurer la défunte et offrir à ma mère des consola-
tions. J'avisai l'un d'entre eux, un brave homme sans ma-
lice, qui n'était pas dans le secret du pieux artifice dont
mes parents avaient usé pour me rappeler. Je lui demandai
des nouvelles de mon père et de ma mère et de quelques-uns
des miens. Lui, sans chercher d'ambages ni de détours, me
répondit tout franc : « Ton père fait les lamentations fu-
» nèbres sur la tombe de sa fille; ta mère est h ses côtés,
» inconsolable, comme tu le sais, de son malheur. » Il dit,
et je ne sais plus ce qu'alors j'éprouvai. Gomme frappé du feu
àa ciel, inerte et sans voix, je tombai à bas de mon cheval.
La rumeur qui s'éleva autour de moi frappa l'oreille de mes
parents; une autre lamentation éclata, les gémissements re-
commencèrent plus violents encore à mon sujet, comme un
brasier mal éteint qu'un coup d« vent a rallumé. Ils me re-
gardèrent d'un air égaré, et, pour la première fois, ma mère
osa lever son voile, sans souci d'exposer son visage aux re-
gards des hommes. On se penchait sur moi, chacun s'efforçait
de me toucher, cherchant à me rappeler à la vie par ses gé-
missements. On m'enleva à demi mort et on me transporta
près du tombeau de ma sœur^ »
On voit tout ce qui persistait, dans cette Byzance chré-
tienne du XI® siècle, des vieux usages de l'antiquité hellé-
nique. Ces parents qui, sept jours après les funérailles, se
rassemblent pour pleurer sur la tombe d'une morte aimée,
c'est la scène même que nous voyons représentée sur tant de
beaux vases funéraires altiques, et il n'est point rare de ren-
contrer sur les lécythes blancs des nécropoles athéniennes
l'épisode même que Psellos nous a retracé, le jeune homme
I. J"ai pour ce passage encore emprunté la traduction de M. Rambaud.
532 LA REVUE DE PARIS
revenant de l'élranger, que la vue de ses proches groupés
autour d'un tombeau informe brusquement du malheur qui a
frappé sa famille en son absence. Ce n'est point aux portes
de Gonstanlinople, dans l'ombre des églises qui avoisinent la
grande muraille, que nous transporte le récit de l'écrivain
byzanlin; c'est bien plutôt dans cet admirable et mélanco-
lique cimetière du Céramique d'Athènes, parmi les hautes
stèles sculptées, que les survivants viennent parer de bande-
lettes et de guirlandes de fleurs. Et voici qui n'est guère
moins antique : c'est la lamentation funèbre que Psellos,
revenu à lui, improvise, parmi les parents assemblés, sur le
tombeau de sa sœur morte.
« Lorsque j'ouvris les yeux et que je vis le tombeau de ma
sœur, je compris toute l'étendue de mon malheur, et, reve-
nant a moi, je versai sur sa cendre, comme des libations
funéraires, les ruisseaux de mes larmes :
» — 0 ma douce amiel m'écriai-je, — car je ne la traitais
pas seulement de sœur, je l'appelais de tous les noms les plus
tendres et les plus affectueux, — ô beauté merveilleuse, nature
incomparable, vertu sans rivale, belle statue- douée d'une
âme, aiguillon de la persuasion, sirène des discours, grâce
invaincue 1 O toi qui es tout pour moi et plus que mon âme I
comment es-tu partie abandonnant ton frère? comment as-tu
pu t' arracher à celui qui a grandi avec toi ? comment as-tu pu
te résigner à cette cruelle séparation? Mais dis-moi : quel
séjour t'a reçue ? dans quelles demeures te reposes-tu ? au
milieu de quelles prairies? de quelles grâces, de quels jardins
peux-tu récréer tes yeux ? Quelle est donc la félicité que tu
as préférée à ma vue ? Par quelles fleurs es-tu séduite ? par
quelles roses, par quels ruisseaux murmurants? Quels ros-
signols te charment de leurs doux chants, quelles cigales de
leurs concerts * ? De ta beauté resle-t-il quelque chose, ou
bien la mort a-t-elle tout effacé? l'éclat de tes yeux s'est-il
évanoui, la fleur de tes lèvres a-t-elle disparu, ou bien le
sépulcre garde-l-il ta beauté comme en un trésor ? »
Autour de l'improvisateur les parents pleurent, la foule
accompagne de ses larmes la lamentation funèbre. Et, sans
I. Traduction de M. Rambaud.
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE 533
doute, il y a dans ce morceau une part de rhétorique; à la
mort de son père, à la mort de sa mère, Psellos dira sa dou-
leur en des termes assez semblables et avec les mêmes
recherches de bel esprit ; mais l'émotion n'en est pas moins
sincère, et que de traits intéressants pour l'histoire des idées
on peut relever dans ce passage. Ce n'est point le paradis
chrétien que Psellos évoque ici à nos yeux : ces jardins pleins
d'ombrages et de fleurs, où les âmes mortes errent parmi les
chants d'oiseaux et les murmures des eaux courantes, ce sont
toujours les Champs Elysées.
Mais voici, à côté des souvenirs du paganisme, reparaître
Byzance chrétienne. Lorsque à grand'peine les parents arra-
chent enfin leur fils du tombeau, en le suppliant d'avoir pitié
de leur propre douleur, Psellos tout à coup regarde sa mère,
et son émotion redouble. Théodote est vêtue du manteau noir,
de la robe sombre des religieuses; ses cheveux sont coupés.
Au chevet de sa fille mourante, à l'instant même où la jeune
femme vient d'expirer, la tête doucement appuyée sur le sein
maternel, Théodote, tout en pleurs, après avoir fermé les
yeux de la morte, s'est résolue à se consacrer désormais à
Dieu. Auprès d'elle, son mari, effondré de douleur, se lamente
et gémit, comme un faible homme qu'il est. Elle, au con-
traire, se ressaisit, elle exhorte son époux à chercher avec elle
la consolation au cloître, elle l'oblige à souscrire au vœu
qu'elle formait depuis si longtemps. Près de l'endroit où sa
fille était enterrée, s'élevait un monastère de femmes : elle s'y
relire, afin d'être plus près de sa chère morte et de Dieu. Elle
renonce au monde, aux affections terrestres, et, à son exemple,
son mari se réfugie également dans un couvent. De tels renon-
cements n'étaient point chose rare à Byzance. Dans cette
société profondément empreinte de mysticisme, le cloître était
l'asile ordinaire des grandes douleurs comme des grandes dis-
grâces. On n'était point, au reste, pour y vivre, obligé de
recevoir les ordres, ni contraint de prononcer des vœux éter-
nels. Entre le couvent et le monde, la séparation n'était point
absolue, la barrière point infranchissable. Après y être entré
par quelque coup de dépit ou de désespoir, on en sortait sans
trop de peine : et de l'intérieur même du monastère, on ne
perdait point tout contact avec la vie du dehors. Dans sa
534 LA REVUE DE PARIS
retraite, Théodole n'eut garde d'abandonner le fils qui lui
restait, et qu'elle aimait tant.
*
* *
Ce que fut au cloître la vie de celte femme, de tout temps
portée à la dévotion et plus exaltée encore par une grande dou-
leur, on n'a point de peine à le deviner. Comme tous les
ascètes, elle eut pour souci principal de dompter la chair,
(( d'asservir la bête », selon l'expression de Psellos, de refré-
ner en elle toute imagination intempestive, tout raisonnement
déplacé, toute vaine pensée de gloire mondaine, tout senti-
ment matériel enfin, afin de vivre toute en Dieu, comme un
pur esprit. Elle couchait sur la terre nue, jeûnait, ne buvait
que de l'eau ; toujours strictement voilée, elle passait de lon-
gues heures en prières, [espérant trouver dans ces effusions
mystiques un moyen de saisir plus pleinement la divinité ; et
Psellos nous la peint à ces moments, ravie en quelque sorte
en extase, ne bougeant plus, ne remuant plus ni mains, ni
pieds, ni tête, semblable aux immobiles icônes qui tapissaient
les murailles de l'église, ne se rattachant plus à la terre que
par l'éclair de vie qui brillait dans ses yeux. Pourtant, par un
point toujours, cette femme était ramenée vers le monde, par
la sollicitude qu'elle gardait pour son fils. Près des deux mo-
nastères oii ses parents s'étaient retirés, le jeune Psellos con-
tinuait ses études, et on le voit leur y rendre des visites fré-
quentes, avoir avec eux de longs entretiens philosophiques ou
religieux, chercher sans cesse, surtout auprès de Théodote,
des conseils et des consolations. Et la clôture était si peu
rigide que bien des fois, dans ce couvent de femmes, le jeune
homme venait dîner et passer la nuit.
Et de même, persistante et étroite, l'union de la famille,
malgré la séparation de ses membres, se retrouvait dans toutes
les circonstances solennelles ou douloureuses. Un jour, subi-
tement, le père de Psellos tombe malade, et le fils, qui semble
avoir entrevu sur le lard tout ce qu'il y avait en ce bon
homme de simplicité charmante, accourt tout éploré auprès
de lui. Mais Théodote aussi est au chevet du mourant ; elle
console ses derniers moments, reçoit ses derniers conseils, et.
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE 535
avec une douleur sincère, elle pleure la perte de son époux.
Et voyez quelles sont les recommandations suprêmes, et si
touchantes, .qu'adresse le mourant à son fils : ce Je m'en vais,
mon enfant, faire le grand voyage. Prends sur toi de ne pas
trop pleurer et console bien ta mère. » Et auprès du lit du
mort, le fils et la mère tombent aux bras l'un de l'autre, et,
malgré sa piété, malgré son détachement des choses de la
terre, Théodote change de couleur et pleure, et ce n'est point
sans combat qu'elle se ressaisit enfin. Sans doute alors les
enseignements de l'Eglise lui reviennent a la mémoire ; elle se
raisonne, elle se dit que maintenant pour la première fois son
mari délivré des liens du monde est véritablement affranchi,
elle explique à son fils que les larmes qu'il verse prouvent
simplement qu^il ne s'est point encore évadé de sa prison ter-
restre, qu'il n'a point encore trouvé le port, qu'il erre encore
sur la mer orageuse de la vie. Mais ce n'est là que le second
mouvement, et il ne me déplaît point de voir l'immobile
icône s'émouvoir d'abord et s'attendrir comme une femme.
Sa piété, si grande fût-elle, n'avait point oblitéré en elle tout
autre sentiment.
Après cette nouvelle épreuve, la dévotion pourtant se fit
plus ardente encore dans cette âme passionnée. Dans son
désir de retrancher de sa vie tout le superflu, elle supprimait
même le nécessaire et son corps devenait, à ce régime, fluet,
diaphane, presque aérien. A ainement les siens blâmaient les
excès de son ascétisme ; vainement son vieux père lui faisait
des reproches et la pressait de changer d'existence. Si parfois
elle se laissait fléchir à ces tendres représentations, si elle se
résignait, pour faire plaisir à ses proches, à ordonner un repas
plus copieux, au moment de se mettre à table elle se repre-
nait, sentait la profondeur du péché qu'elle allait commettre,
et vite elle commandait qu'on appelât dans la rue quelque
pauvresse, pour manger à sa place le dîner préparé ; et toute
joyeuse d'avoir échappé à la tentation, elle appelait son invi-
tée de hasard sa bienfaitrice et sa libératrice. Mais, à ce
régime, elle allait s'affaiblissant de jour en jour ; maintenant,
pour se rendre à l'église et s'y tenir debout pendant l'office,
il lui fallait le bras de deux servantes. Et par tout cela. Théo-
dote avait acquis un grand renom de sainteté.
536
LA REVUE DE PARI-S
Pourtant elle n'avait toujours pas pris l'iiabit des reli-
gieuses, se jugeant en sa modestie indigne d'un tel honneur,
et cependant, se sentant mourir, elle aspirait ardemment à ce
suprême bien. Cette fois encore, chose curieuse; ce fut un
rêve qui détermina sa décision. Une de ses amies du couvent
eut un songe. Il lui sembla qu'elle était à l'Hippodrome, dans
la loge impériale, et qu'elle y voyait, autour d'un mystérieux
trône d'or, si éblouissant qu'à peine on le pouvait regarder,
d'autres trônes, également en or ou en ivoire, rangés en
demi-cercle ; parmi eux, un peu à l'écart sur la droite, était
placé un trône fait d'une matière spéciale et inconnue, sombre
et brillante tout ensemble. Et comme elle demandait à qui ce
beau siège était destiné, une voix lui répondit que c'était le
trône de Théodote. « L'empereur — entendez le roi des
cieux — a ordonné qu'on le prépare, car elle doit venir s'y
asseoir bientôt». C'était l'avertissement de la mort prochaine
et l'annonce aussi de la future sainteté. Théodote se résolut
à prendre le voile.
Ce fut une solennelle et émouvante cérémonie. L'église du
monastère était parée comme pour une fêle ; les religieuses
remplissaient l'abside; le prêtre était à l'autel. Psellos aussi
était présent, au premier rang de la foule assemblée. A l'éton-
nement général, la professe, si affaiblie d'ordinaire, si épuisée
qu'on s'attendait k la voir apporter en litière, par un suprême
effort d'énergie, se remit debout pour ce grand jour. Illumi-
née d'une beauté surnaturelle, « comme une fiancée qui va
vers l'époux, » elle apparut sans personne pour la soutenir,
s'avança d'un pas ferme vers l'autel, et, durant tout le long
office de la consécration, elle se tint debout sans fléchir. Elle
reçut des mains du prêtre l'anneau d'or , les sandales , la
croix ; puis elle communia. Psellos, très ému, était tombé
aux pieds de la sainte femme. Alors, se tournant vers lui, la
mère lui dit d'une voix douce : « Puisses-tu, toi aussi, mon
fils, rencontrer un jour tous ces biens. » En même temps,
son visage changeait d'aspect, une clarté surnaturelle s'allu-
mait dans ses regards. C'était la fin. Elle voulut prendre
alors un moment de repos et s'assit sur un siège bas. Puis,
tout à coup, comme si elle eût aperçu sur sa droite quelque
chose d'invisible aux regards des hommes, elle eut un sursaut
UNE FAMILLE DE BOURGEOISIE A BYZANCE 537
et s'afiaissa évanouie. Quand elle revint à elle, une dernière
fois elle appela son fils chéri, elle le réclama avec instance,
et elle mourut doucement, fidèle jusqu'à la fin aux deux sen-
timents qui avaient rempli et dominé sa vie : l'amour ma-
ternel et l'amour de Dieu.
Ce que fut la douleur de Psellos, arrivé trop tard pour
recevoir le baiser suprême de sa mère, on le devine, et lui-
même nous l'a dit. « Je tombai par terre comme mort,
écrit-il, ne sachant plus rien de ce qui m'entourait, jusqu'au
moment oii les assistants, me jetant de l'eau froide au visage
et me faisant respirer des parfums, m'eurent rappelé à la
vie. » Je passe sur la lamentation funèbre qu'avec son ordi-
naire facilité il improvisa devant le cercueil de la morte. Il
vaut mieux dire quelles funérailles Constantinople fit à Théo-
dote. La ville entière s'y associa , chacun voulant toucher
une dernière fois le corps, les mains, le visage de la pieuse
femme. Les assistants déchirèrent, pour s'en partager les
morceaux et les conserver comme des reliques, la dernière
robe qu'elle avait portée, et le vieux père de la défunte, debout
près du lit oij reposait le cadavre, pouvait dire justement a
sa vieille mère qui sanglotait : «Crois-moi, femme, tu as
donné le jour à une sainte et à une martyre. »
* *
Ce n'est point cependant par sa fin pieuse, par les dernières
années de sa vie dévote, que Théodote est surtout intéres-
sante. Elle l'est bien davantage par le grand amour qu'elle
eut pour son fils. Toute sa vie, Psellos demeura persuadé que,
du haut du ciel, celle qui avait dirigé sa jeunesse continuait à
veiller tendrement sur lui, et plus d'une fois le philosophe se
reprocha d'avoir trompé quelque peu les espérances de la
sainte femme, en embrassant d'autres idées que celles qu'elle
eût aimées. Il y a assurément quelque chose de paradoxal à
ce que le brave homme, dont la vie s'écoula « comme l'huile
qui coule sans bruit», à ce que le bon bourgeois a peu prompt
à la parole » ait eu pour fils le plus remuant, le plus actif, le
plus intrigant des courtisans et le plus loquace des orateurs,
et à ce que cette mère pieuse, morte en odeur de sainteté, ait
538 LA REVUE DE PARIS
donné le jour h l'esprit le plus libre, le plus ouvert, le plus
scientifique de son temps. Psellos sentait bien ce contraste,
et à quel point il différait de ses parents. Mais l'amour de la
science était chez lui le plus fort. « Je devrais, dit-il quelque
part, ne penser qu'à Dieu seul. Mais mon caractère, l'impé-
rieux désir qu'a mon âme de toute connaissance, m'ont en-
traîné vers la science. « Ce qu'était cette science, et combien
vaste et profonde, lui-même nous l'a complaisamment expli-
qué : il nous a dit comment, à vingt-cinq ans, il savait tout
ce qu'on peut savoir, rhétorique et philosophie, géométrie et
musique, droit et astronomie, médecine, physique, sciences
occultes même, et comment du néoplatonisme et de « l'ad-
mirable Proclus», il s'était élevé peu à peu jusqu'à « la pure
lumière de Platon ». Au fond, malgré les scrupules qu'il en
éprouvait parfois, ce libre et grand esprit ne regrettait point
sa science, et sa mère aussi, tout compte fait, devait, du haut
du ciel, être contente de lui. C'est parce qu'il était un savant
éminent que cet homme de lettres parvint à la cour et se
haussa jusqu'au poste de premier ministre: et ainsi, quoique
d'une autre manière, il remplit en somme les grandes ambi-
tions et réalisa les beaux rêves que sa mère avait formés jadis
pour lui au bord de son berceau
CHARLES DIEHL
LE PASSÉ VlVANT^
XXI
M. de Franois, assuré du pouvoir qu'il exerçait sur l'esprit
de madame de Jonceuse, avait cru qu'il n'aurait qu'à en ex-
primer le désir pour qu'elle destinât une part de son héritage
à son neveu Jean : aussi avait-il été assez surpris, aux pre-
mières insinuations détournées qu'il lui en fit, de lavoir feindre
de ne pas comprendre ce qu'il voulait dire. Il n'était pas
homme à se laisser intimider par celte ruse : madame de Jon-
ceuse montrait moins de bonne volonté qu'il n'eût pensé à
seconder ses vues ; il aborderait la question plus nettement.
II ne pouvait supposer que madame de Jonceuse, une
fois mise en demeure de s'exécuter, se refusât à ce qu'on
attendait d'elle. Son étonnement fut donc extrême quaod
madame de Jonceuse lui déclara que, sous aucun prétexte,
elle ne distrairait quoi que ce fût d'une fortune qui devait
revenir tout entière à son fils. Certes elle aimait beaucoup
son neveu Jean, mais elle ne se résoudrait jamais à lui
faire, par testament, un avantage qui serait au détriment de
Maurice.
M. de Franois eut quelque peine à se retenir de céder au
I. Voir la Revue des i5 décembre 1904, i" et i5 janvier igoS.
5Ao LA REVUE DE PARIS
sentiment qu'il éprouvait et qui était celui de la colère. Le
plus souvent, il ne ménageait pas les siennes à madame de
Jonceuse qui, d'habitude, n'y résistait guère. M. de Franois
était persuadé qu'il en serait de môme en cette circonstance ;
mais, comme l'affaire était importante et que parfois les
femmes ont des entêtements inexplicables d'où il est difficile
de les ramener, il prit le parti d'essayer de convaincre ma-
dame de Jonceuse de la légitimité de cette demande qui lui
avait paru, au premier abord, inacceptable.
L'argument de M. de Franois fut que cette fortune, dont
il désirait que sa sœur fît le partage entre Jean et Mau-
rice, provenait de la maison de Franois. Elle-même, en
devenant Jonceuse par son mariage, n'en demeurait pas moins
Franois par le sang. Elle l'avait si bien senti que, veuve,
c'était à Valnancé qu'elle s'était retirée, et qu'elle n'avait pas
hésité à contribuer à l'entretien de cette habitation de famille.
Elle ne ferait donc, en acquiesçant à ce que son frère lui
proposait, que continuer dans l'avenir ce qu'elle avait fait
dans le passé.
Madame de Jonceuse, entre ses paravents, suivait les rai-
sonnements de M. de Franois. M. de Franois ne se bornait
pas là. 11 lui démontrait qu'en somme, cette fortune, elle la
détenait injustement et de par des lois iniques. C'était la
Révolution qui avait modifié le régime des héritages. Jadis
madame de Jonceuse eût été réduite, comme les filles et les
cadets, à la portion congrue. Il avait fallu le bouleversement
de l'Élat pour établir l'usage d'aujourd'hui, auquel elle devait
cet argent qu'elle refusait de' rendre, même en partie, à ses
propriétaires véritables. Ainsi elle entendait profiter de lois
destructrices du droit des aînés et de la force des familles.
Elle faisait cause commune avec les sans-culottes qui avaient
voulu brûler ce Valnancé, à présent asile honorable et digne
à son veuvage.
Les petites mains molles de madame de Jonceuse ne ces-
saient de s'agiter durant ces discours. Leurs gestes voulaient
indiquer certaines réserves au sujet des commodités qu'elle
avait trouvées à Valnancé. Sans formuler de plaintes directes,
madame de Jonceuse se contentait de toussoter pour laisser
entendre que Valnancé avait bien ses inconvénients, et que, si
LE PASSÉ VIVANT 54l
elle comprenait l'honneur qu'il y avait d'y vivre, elle en avait,
par contre, éprouvé plus d'un dommage pour sa santé ; mais
M. de Francis ne lui laissait pas exprimer des griefs qu'il con-
naissait bien, et poursuivait sa plaidoirie. Valnancé lui fournis-
sait encore ses arguments les plus pathétiques. Madame de
Jonceuse subissait le tableau de Valnancé vendu, ce qui arri-
verait, si elle s'obstinait à ne point donner à son neveu
Jean, non pas de quoi y faire figure, mais y subsister peti-
tement, à portes fermées. Oui, Valnancé serait vendu. Et
M. de Franois y évoquait l'entrée de quelque Gorambert qui
en deviendrait l'acquéreur, et qui, non content d'en user, le
voudrait embellir à sa façon, en changerait les distributions
intérieures, et en gâterait la beauté architecturale par quelque
slupide fantaisie.
A cet avenir, M. de Franois s'animait rageusement. Il mor-
dait sa courte moustache blanche et piétinait le parquet. Il
aurait volontiers étranglé madame de Jonceuse, qui le forçait
à ces suppositions néfastes. Quant à elle, elle écoutait ces pro-
phéties la têle basse et ne témoignait son émotion que par
des toux opportunes qu'elle gardait emmagasinées en sa poi-
trine et qu'elle en sortait à son gré par accès, par crises et
par quintes.
Malgré tout, il fallait bien qu'elle finît par répondre quel-
que chose aux instances de M. de Franois. A toutes madame
de Jonceuse objectait invariablement que sa fortune, quelle
qu'en fût l'origine, revenait de droit à son fils, qu'il s'était
toujours bien conduit avec elle et qu'elle n'avait aucune raison
de le déshériter partiellement; que, s'il gagnait de l'argent, il en
pouvait perdre, et que celui-là le mettrait, un jour, à même
de quitter ces entreprises hasardeuses qui la faisaient frémir
et où il s'usait au travail, le pauvre enfant ! Certes , elle
n'aurait pas voulu, elle vivante, que son bien servît à des
spéculations qu'elle désapprouvait ; elle l'avait employé avec
plaisir aux dépenses de Valnancé. N'avait-elle point fait ainsi
beaucoup pour son neveu, en aidant à lui garder en bon état
un château où, une fois richement marié, comme elle le
souhaitait, il pourrait perpétuer à l'aise la lignée des Franois?
Ces réponses exaspéraient M. de Franois et, au lieu de le
décourager, renforcèrent son ardeur à la lutte. Puisque sa
Ô/ia LA REVUE DE PARIS
sœur résistait ainsi et que rien ne la pouvait convaincre, il
saurait bien trouver les moyens de réduire son obstination. Il
supputait ses chances de réussite. S'il avait contre lui l'entê-
tement inattendu de madame de Jonceuse, il avait pour lui la
longue habitude oii elle était de lui obéir, sa timidité natu-
relle, le souci de sa santé et de son repos. C'était par là qu'il
agirait et M. de Franois se félicitait d'avoir le caractère
qu'il fallait pour en arriver à ses fins. N'était-il point
tyrannique, violent et adroitP Madame de Jonceuse en verrait
de dures. Puisque la persuasion et le raisonnement n'avaient
pas d'action sur elle, il changerait de tactique, et l'entêtée en
viendrait bien où il la voulait amener, à ce testament dont il
avait dans l'esprit la teneur et qu'il avait à loisir étudié sur
le papier. Ce fut ainsi que commencèrent les scènes tour à
tour doucereuses, ironiques ou féroces que Jean de Franois
devinait, sans y assister, aux attitudes de son père et de sa
tante, à leurs regards, à leurs silences.
Tout le mois de mars se passa en ces escarmouches. Un
après-midi , en revenant de promenade, Jean de Franois
aperçut une automobile arrêtée à la grille du château. C'était
une puissante machine, à la fois trapue et massive, peinte
d'un rouge vif.
Comme il s'approchait, une voix lui cria :
— Bonjour, monsieur Jean!... Ah I vous ne connaissiez
pas la nouvelle voiture de monsieur? — Avec celle-là, au
moins, on va ! Ça fait du quatre-vingts...
Et le jeune chauffeur Monnerod, enfoui dans sa peau de
loup, soulevait d'une main sa casquette à visière de cuivre,
tandis qu'il caressait de l'autre l'énorme bourrelet de caout-
chouc de la roue écarlate.
— Elle est bien, n'est-ce pas?... Et dire que monsieur
ne s'en est pas servi trois fois, depuis qu'il l'a!... Il est si
occupé!... Aujourd'hui, on est venu à Valnancé, mais ce
qu'on va filer, au retour!...
Et le jeune Monnerod montra la route qui s'allongeait entre
les arbres encore nus oii pointaient les premiers bourgeons.
Maurice à Valnancé! Il n'y avait pas paru depuis deux
mois. A peine si madame de Jonceuse recevait de lui quel—
LE PASSÉ VIVANT 5^3
ques courts billets. Les lettres d'Antoinette de Jonceuse à sa
belle-mère parlaient du travail excessif de son mari. Cela
durerait ainsi jusqu'à l'été. Ils comptaient s'installer, en août,
au Bas-Nancé. Maurice y avait invité M. et madame de Saf-
fry... Jean se rappelait ces détails... La présence de Maurice
au château était insolite. Madame de Jonceuse s'élait-elle
plainte à son fils des importunilés et des persécutions qu'elle
subissait? Jean regretta de n'en avoir pas averti son cousin,
comme il l'aurait dû peut-être.
Comme il franchissait la grille, Maurice sortait du château.
Tout de suite, Jean remarqua sa pâleur et son air fatigué. Mau-
rice s'aperçut, sans doute, de l'impression qu'il produisait :
— Mais oui, c'est moi I Hein ? je ne suis pas frais I
Il passait dans sa barbe épaisse ses doigts maigris.
— J'ai consulté le docteur Hingelin : mon cher, je suis
au bout; la machine ne va plus... Surmenage I .. . Il faut que
j'enraye... J'ai pris les grands moyens : six mois de campa-
gne... Heureusement que le cottage est presque prêt. Il n'y a
plus qu'à le meubler, et le mobilier attend en caisses, chez
Dobson. Dans une quinzaine, nous arrivons... On voulait
m' envoyer en Suisse, sur un pic, mais je déteste ces endroits-
là. Ici, au moins, c'est supportable... Je lâche mes affaires;
pas un télégramme, pas une signature. Le père Corambert
surveillera... Ah! c'est ennuyeux : ça allait si bien!... Bah I
tant pis ! Je me coucherai à huit heures. Dehors toute la
journée, en forêt... Je vivrai en brute. Pas de cigares, et pas
de femme — même la mienne !
Jean poussa du pied un petit caillou. Jonceuse ajouta en
riant :
— J'ai fait des bêtises, mon cher, je les paye... Allons, à
bientôt 1... Antoinette m'a chargé pour toi de ses amitiés...
Il était remonté dans l'automobile rouge, et Jean la vit dis-
paraître, comme si elle fondait en sa vitesse.
L'annonce de la prochaine arrivée de Maurice et de sa
femme sembla modifier les plans de M. de Franois. Au lieu
de demeurer au salon à assiéger madame de Jonceuse, il
cessa presque de s'y montrer. Il laissait sa sœur y cuire ses
jupes sur sa chaufferette ou essayer la vertu de quelque nou-
5A4 LA REVUE DE PARIS
velle tisane ou de quelques pastilles recommandées par les
journaux. Madame de Jonceuse goûtait fort cet armistice et
jouissait de ce repos momentané. Jean la trouvait souvent
sommeillant au coin du feu, comme une personne qui a bien
gagné le droit de savourer une paix reconquise.
M. de Franois, en effet, avait suspendu ses assauts. Il n'avait
pas pour cela, néanmoins, renoncé à son projet, car Jean
pouvait aisément suivre sur le visage de son père les agita-
lions intérieures qui s'y marquaient avec vivacité. Il était
visible que M. de Franois continuait à être furieux contre sa
sœur, mais il dissimulait sa colère et son irritation. Il les
soulageait aux jardins. Jean l'y rencontrait marchant par les
allées, son collet relevé : bien qu'on fût dans la seconde
quinzaine d'avril, le temps était aigre et assez froid. Le nez
rouge du vieux jardinier François indiquait une basse tempé-
rature. Ce bonhomme avait toujours été le souffre-douleur de
M. de Franois : aussi était-ce sur lui que le châtelain exer-
çait sa mauvaise humeur. Le père François, la main au cha-
peau, recevait philosophiquement les observations de M. de
Franois qui le criblait d'épigrammes, d'ironies et de pointes :
le père François ne comprenait qu'à demi, mais il jugeait,
au son de la voix, qu'il n'y avait qu'à courber l'échiné.
Cependant M. de Franois fut tel, une fois, que le jardi-
nier se rebiffa : il quitterait monsieur le comte... M. de Fra-
nois lui tourna le dos en ricanant.
Le soir, à table, il raconta la chose.
— Ce vieil imbécile voulait s'en aller, et, comme je lui
demandais oiî il irait bien avec sa paralytique de femme, il
m'a répondu que « monsieur Maurice le prendrait bien à
son service, car il cherchait quelqu'un pour son jardin ».
Le jardin de Maurice 1... Et quand arrive-t-il, le châtelain
du Bas-Nancé?
L'accent de M. de Franois était si agressif que madame de
Jonceuse déclara en balbutiant que son fils et sa belle -fille
seraient là, sans doute, dans quatre ou cinq jours.
Au sortir de table, M. de Franois fit de long en large quel-
ques tours de salon, sans dire un mot. Au claquement sec
des talons sur le parquet, Jean jugeait que Fexaspération de
de son père était extrême. Madame de Jonceuse, accablée.
LE PASSÉ VIVANT 545
retenait sa toux. A dix heures, elle se leva pour monter chez
elle. M. de Franois répondit à peine à son bonsoir timide.
Il continua encore un instant à se promener, puis il tambou-
rina de l'ongle sur une vitre, s'assit dans un fauteuil, dispersa
avec les pincettes les braises qui rougeoyaient dans la chemi-
née, et finit par s'en aller à son tour.
Une fois seul, Jean se retira dans la bibliothèque. Il y ter-
minait souvent sa soirée et y demeurait parfois assez tard. Ce
soir-là, il voulait écrire à Lauvereau. Sa lettre écrite, il la
signa. Il regardait la signature qu'il venait de tracer au bas
de la page : « Jean de Franois ». Il lui semblait que les
caractères changeaient de forme. Ce n'était pas sur le papier
qu'il les lisait. Il les épelait gravés sur un marbre jauni :
« Jean de Franois ». Etait-ce lui que ce nom désignait ou
bien un autre?... «Jean de Franois.» Ces trois s;yllabes
appartenaient k deux êtres différents, mais liés par la race
et le sang... Il y avait eu deux Jean de Franois, comme il
y avait eu deux Antoinette de Saffry...
Il était lard. Jean éteignit lui-même la lampe et alluma
un flambeau. A onze heures, tous les domestiques devaient
être couchés à Valnancé : c'était l'ordre formel de M. de Fra-
nois. M. de Franois était intraitable sur ce point, sans trop
savoir pourquoi, du reste, mais cela faisait partie de ce qui
constituait, à ses yeux, une maison bien réglée. Jean, après
avoir traversé le vestibule, montait l'escalier. Son ombre se
brisait sur les marches de pierre. Pour aller chez lui, il lui
fallait parcourir un long corridor sur lequel donnait l'appar-
tement de madame de Jonceuse. En passant devant la porte,
il s'aperçut qu'elle était entr'ouverte. Il s'arrêta et écouta. Il
entendait des plaintes étouffées, des paroles basses. Sa tante
serait-elle malade ?
Il avait pénétré dans la petite antichambre qui séparait du
couloir la chambre de madame de Jonceuse et, doucement,
il poussa le battant rembourré de la seconde porte.
M. de Franois était debout auprès du lit de sa sœur. Il
parlait haut en agitant une grande feuille de papier, dont le
bout frôlait la flamme de la bougie posée sur la table de
nuit : cette bougie éclairait à demi une forme blanche, un
bonnet à longues barbes, une figure effarée. Madame de Jon-
jer Février igoô. 7
546 LA REVUE DE PARIS
ceuse, accroupie sur les draps, le dos au mur, faisait tête à
M. de Franois.
Jean comprit : M. de Franois était venu relancer sa sœur
et tenter auprès d'elle un suprême effort. Stupéfait et indigné
à cette vue, Jean restait immobile, Le flambeau tremblait entre
ses doigts.
La voix de M. de Franois s'élevait plus aigre et plus impa-
tiente :
— Je le veux, Félicie, je le veuxl
Et la voix de madame de Jonceuse suppliait, tremblante et
épouvantée :
— Non, non... Laisse-moi.
Il y eut un silence. Tout à coup, M. de Franois s'avança
vers le lit :
— Ah ! c'est comme cela, têtue!... A moi, moi, ton frère !...
Il avait levé la main : son fils en vit l'ombre sur le mur,
agrandie, démesurée, menaçante.
— Mon père, êtes-vous fou?...
Au cri de Jean, M. de Franois s'était retourné brusquement.
Son fils et lui se regardaient face k face, tandis que madame
de Jonceuse, profitant de la diversion et glissée à bas du lit,
en chemise et en bonnet, s'enfuyait vers le corridor. M. de
Franois était effrayant de colère et de rage déçue. Sa mous-
tache mordue disparaissait presque entre ses lèvres. Jean eut
peur qu'il ne tombât à la renverse, foudroyé par le sang qui
lui empourprait le visage. Soudain, M. de Franois éclata d'un
rire aigu, haussa les épaules et, froidement, comme si rien ne
venait de se passer, il dit k Jean :
— Je crois, mon cher, que votre tante est folle. Elle va
s'enrhumer, k courir la nuit en chemise !
Et il ajouta ironiquement :
— Nous devrions tous être couchés, surtout vous...
Ils étaient sortis de la chambre et suivaient le long et
large corridor qui, avec des angles, des détours, traversait
toute l'étendue du château. Madame de Jonceuse n'était pas
là. Ils revinrent sur leurs pas et descendirent l'escalier. A la
dernière marche, ils s'arrêtèrent, les bougies hautes.
M. de Franois appela k mi-voix :
— Félicie ! . . .
LE PASSÉ VIVANT 5^7
Madame de Jonceuse, de la banquette où elle s'était affalée,
apparut, debout au milieu du vestibule... Les cornes de son
bonnet surmontaient sa tête. Des mèches de cheveux s'échap-
paient de dessous le linge. Elle était grotesque et lamentable.
Avec sa chemise de nuit et sa camisole, elle ressemblait à un
gros sac de toile blanche, — plein d'écus.
— Ma tante ! . . .
Elle regardait en silence les deux hommes.
— Voyons, Félicie, cesse tes simagrées ! — cria M. de Fra-
nois a sa sœur.
— Ma tanle, calmez-vous. On ne vous contrariera plus, je
vous le promets.
Jean s'était approché d'elle. Il lui avait saisi le poignet ; ses
doigts enfonçaient dans la chair molle et gonflée. Madame de
Jonceuse ne bougeait pas.
— C'est stupide, stupide, Félicie!... On gèle ici!
Et il conclut naïvement :
— Je vais prendre froid, moi, k la fin !
Madame de Jonceuse grelottait.
— Ah! tu as peur que je ne prenne du mal. ►^... Ça te serait
bien égal, si j'avais fait ce testament pour lequel tu me per-
sécutes; mais je ne le ferai pas ! Il ira à Maurice, mon argent,
à Maurice, a mon fils... C'est mon fils qui aura tout... Oh!
toi, Jean, je sais bien que tu n'es pour rien dans tout ceci.
Ton père, j'ai cru qu'il allait m'étrangler... Mais il n'obtien-
dra rien de moi, pas un sou.
Et madame de Jonceuse, frappant le dallage de son pied
nu, répétait d'une voix qui s'enrouait :
— Pas un sou, pas un sou, pas un...
Une violente quinte de toux lui coupa la parole, qui fit va-
ciller les cornes de son bonnet et dont retentit l'écho noc-
turne du vestibule glacial et sonore.
XXII
Le docteur Hingelin, appelé de Paris, disait à Maurice,
comme il sortait avec lui et Jean, de la chambre de madame
de Jonceuse :
548 LA REVUE DE PARIS
— Je ne peux pas vous cacher, monsieur, que l'état de
votre mère est fort grave. La pneumonie est double... La ma-
lade suivait un mauvais régime...
Le médecin de Nancé, M. Lepran, qui soignait ordinaire-
ment madame de Jonceuse, eut l'air vexé.
— Madame de Jonceuse n'en faisait qu'à sa tête, mon cher
confrère... Nous autres, médecins de campagne, nous n'avons
pas sur nos clients l'autorité nécessaire.
Et le docteur Lepran boutonnait sa redingote, oi'i manquait
la large rosette rouge qui ornait la boutonnière parisienne du
professeur Hingelin, qui ajoutait :
— Enfin, c'est très grave... Madame votre mère a dû faire
quelque imprudence, M. de Jonceuse...
— Je l'ignore, docteur, je n'étais pas là. Toi, Jean, sais-tu?
Jean de Franois fit un geste évasif. A quoi bon raconter
l'histoire noclurnc, la course en chemise dans l'escalier, les
pieds nus sur les dalles du vestibule? 11 avait honle.
— Enfin, ce qui est fait est fait... Madame de Jonceuse
peut encore se tirer de là... Mon confrère, le docteur Lepran,
va la surveiller de près... Et vous, monsieur de Jonceuse,
êles-vous installé ici?
Maurice expliqua au docteur qu'il était sur le point de
partir pour Nancé, quand il avait reçu à Paris le télégramme
de son cousin.
— Allons, c'est bien. Vous vous rappelez mes prescriptions :
six mois de campagne, au moins, aucun travail, aucun souci,
aucune préoccupation... C'est entendu, n'est-ce pas?
Le docteur Hingelin avait oublié que la vieille dame qu'il
venait d'examiner pouvait mourir d'un moment à l'autre et
que c'était, après tout, la mère de M. de Jonceuse. Derrière
lui, M. Lepran grommelait entre ses dents :
— Pas de soucis, pas de préoccupations, c'est facile à dire ! . . .
Le docteur Hingelin avait endossé son pardessus. Maurice
et Jean l'accompagnèrent jusqu'à la grille, où son automobile
l'attendait. C'était une vraie voiture de médecin, rapide,
confortable et peinte de couleur sombre. Les lanternes sem-
blaient des bocaux de pharmacie, en même temps qu'elles
symbolisaient la lumière de la science, comme le docteur Hin-
gelin le faisait remarquer plaisamment à son confrère M. Le-
LE PASSÉ VIVANT 5^9
pran. Au moment de monter, le docteur Hingelin s'adressa à
Jean de Franois :
— Très heureux, monsieur, d'avoir vu ce Valnancé dont
j'ai fort entendu parler par mon client, M. Gorambert, votre
voisin, je crois, de même que j'ai entendu parler de vous
par une de mes clientes, que vous connaissez, une Améri-
caine, miss Watson... Mon cher confrère, voulez-vous que
je vous ramène chez vous?...
En rentrant dans le vestibule, Jean de Franois pensait à la
scène de l'autre nuit. Le matin, à déjeuner, madame de Jon-
ceuse et monsieur de Franois s'étaient retrouvés comme de
coutume. Il n'avait été fait, de part ni d'autre, aucune allusion
aux événements récents. A table, M. de Franois manifesta
l'intention d'écrire à la manufacture des Gobelins pour qu'on
réparât les tapisseries du grand salon. Madame de Jonceuse
approuva le projet de son frère. Toute la journée, elle fut à
son ordinaire, mais, le surlendemain, elle se sentit fatiguée.
Elle resta au lit. Le soir, une fièvre violente se déclara, avec
une forte douleur au côté. Le docteur Lepran se montra sou-
cieux; il conseilla d'avertir M. de Jonceuse et demanda une
consultation.
Quand Maurice entra dans la chambre de sa mère, elle ne
le reconnut pas...
Vers quatre heures, Antoinette de Jonceuse sortit de l'appar-
tement de sa belle-mère et rencontra sur l'escalier Jean qui
venait demander des nouvelles de la malade.
— Elle est bien mal. Maurice est auprès d'elle. Il serait
bon de préparer M. de Franois... Il aimait beaucoup sa sœur,
n'est-ce pas ?
M. de Franois était au salon. Aux premiers mots d'Antoi-
nette, il se rebiffa :
— Félicie!... Elle, allons donc! Elle est robuste, oui, très
robuste... La preuve, c'est qu'elle a résisté aux drogues dont
elle s'empoisonnait... Elle se croit la poitrine délicate! Elle
nous enterrera tous, ma nièce. Et tenez 1 la preuve que je
ne suis pas inquiet : voici une lettre que je viens d'écrire pour
qu'on répare les tapisseries...
Du geste, il désignait les panneaux de laine fine qui repré-
55o LA REVUE DE PARIS
sentaient, parmi de grands roseaux verts, un bain de nymphes
que guettaient des faunes cornus.
Il reprit :
— Vous êtes à vous monter la tête dans cette chambre I . . .
Est-ce que j'y passe mon temps, moi!... Ahl oui, le docteur
Lepran! C'est un alarmiste... Tout cela s'arrangera...
La figure de M. de Franois démentait la sécurité de ses
paroles. Jean fut frappé du changement brusque de son père :
il avait vieilli soudain ; le sang lui chaulTait les pommettes.
M. de Franois ricanait, sa lettre aux doigts, puis il pivota
sur ses talons et se dirigea vers la porte. La main au bouton,
il se retourna :
— Dans trois jours, je parie qu'elle sera sur pied.
Antoinette de Jonceuse et Jean de Franois demeurèrent
seuls. Le fauteuil vide de madame de Jonceuse se carrait
parmi les paravents. La chaufferette froide montrait sa cendre
grise sous son couvercle soulevé. Tous deux restèrent un
instant silencieux, puis ils parlèrent de la mort. Jean ne la
craignait point: ne sommes-nous pas morts déjà bien des fois
en chacun de nos aïeux avant de vivre en nous-mêmes pour
y mourir à notre tour? ne revivons-nous pas, plus que nous
ne vivons ?...
Elle l'écoutait, les mains nouées l'une à l'autre, dans une
altitude qui lui était familière... Oui, les propos de Jean
offraient quelque chose de singulier. Elle avait déjà observé
en lui certaines idées bizarres et troubles. Quel contraste
avec Maurice, d'esprit si ferme, si net! Il avait peur de la
mort, lui! Il l'avouait sans honte. Il aimait la vie...
Ce fut dans l'après-midi du lendemain que mourut ma-
dame de Jonceuse. Elle s'éteignit doucement. Maurice, Antoi-
nette et Jean assistèrent à ses derniers moments. M. de
Franois, qui avait passé auprès du lit de sa sœur une partie
de la matinée, s'était retiré pour prendre l'air. Sa figure
congestionnée et le petit tremblement de sa moustache
blanche attestaient le malaise qu'il ressentait. Jean l'avait
suivi des yeux jusqu'à la porte de la chambre, hésitant s'il ne
l'accompagnerait pas.
Quand tout fut fini, Antoinette de Jonceuse dit à Jean :
LE PASSÉ VIVANT • 55l
— Il faudrait avertir votre père. Faites-le avec ménage-
ment : il n'est pas bien.
M. de Francis était au jardin. Jean l'aperçut au bout d'une
allée. Au bruit de ses pas, M. de Franois se retourna. Jean,
de loin, distinguait la moustache blanche dans le visage
rouge. Il s'approcha et fit un geste. M. de Franois comprit
et baissa la têle. Tout à coup, sa voix haute et saccadée
rompit le silence :
— Morte, morte, Félicie!...
Du pied, il frappa le sol rageusement. Le sang lui monta aux
joues. Le talon rageur s'enfonça de nouveau dans le sable dur.
— Morte!...
Il porta la main à sa cravate, comme s'il étouffait. Les
mots s'arrêtaient dans sa gorge serrée. Puis, tendant son
poing fermé vers les fenêtres de la chambre de madame de Jon-
ceuse, il répéta de nouveau :
— Morte!
La parole lui revenait :
— Ah! elle a toujours été comme cela, ma sœur!,.. Ma
sœur!... Est-ce que j'avais besoin d'une sœur, moi? Est-ce
qu'elle avait besoin de se marier, elle? d'avoir un fils?...
Est-ce qu'on se marie, quand on a un frère?... Et maintenant
il faut qu'elle meure, comme une sotte, pour avoir couru en
chemise, pieds nus!... Ah! elle est morte, ta tante! eh bien,
tant pis pour elle!
Sa voix silïlait entre les poils rudes de sa courte moustache.
— Et on prétendra que c'est ma faute. Je vois bien dans
tes yeux que tu le penses! Va donc raconter cela à Maurice et
à cette petite... Ma faute! Est-ce que je lui demandais quelque
chose de si extraordinaire? Ce testament!... Ah! elle l'aurait
fait... Elle ne voulait pas... Son fils! Elle s'en fichait bien, de
son fils! Qu'est-ce qu'il dit, à présent? Je suppose qu'il ne
s'avise pas de larmoyer, et la petite belle-fille non plus... Ils
héritent de tout... Elle doit se moquer de moi là-haut.
Jean écoutait, frémissant.
— Oui, elle a toujours été jalouse de moi, au fond. Je le
savais bien. Elle a voulu me forcer à sortir d'ici quand elle n'y
serait plus... Mais j'ai pris mes précautions... Ah! au moins,
je me suis bien servi de son argent. . . Valnancé est en bon état.
552 LA REVUE DE PARIS
Il n'y manque pas un clou, pas une ardoise. Il y en a pour
dix ans, sans avoir à y toucher... Dix ans... Et puis, tu te
marieras, promets-le-moi...
Jean demeura silencieux.
— Libre à toi! Eh bien, moi, je me remarierai... Oui, je
me re-ma- rie-rai... J'ai écrit à Ceschini. C'est moi qui épou-
serai l'Américaine, la bossue, la cul-de-jalte, ce qu'on voudra...
J'aurai de l'argent. Mais, imbécile, lu ne comprends donc
rienl... Vendre Vainancé, jamais! Valnancé, Valnancél
Il suffoquait de colère. Il avait saisi son fds par le revers
du veston, et le secouait rudement, en le regardant avec des
yeux égarés. Jean, pâle, cherchait à se dégager de cette étreinte.
Soudain M. de Franois le repoussa, passa sa main sur ses
yeux, en chancelant comme un homme ivre.
— Mon père...
M. de Franois ne répondit rien, fit quelques pas en avant,
étendit les bras et tomba la face contre terre. Jean se baissa
vers lui et se releva en jetant un grand eri.
Il faisait beau. C'était la première journée de printemps.
Sur un ciel bleu, Valnancé se dressait noblement. Une vitre
au soleil brasillait. Une guêpe volait dans l'air limpide. Le
buis chaud sentait amer.
M. de Franois et madame de Jonceuse furent enterrés le
même jour. En revenant du cimetière, Maurice de Jonceuse
marchait h côté de Jean de Franois. La mort de sa mère et
de son oncle lui donnait un furieux désir de vie qui chassait
presque de lui toute douleur. Il voulait vivre... Il avait encore
en lui des forces vivaces. Il en avait abusé. Le repos le réta-
blirait vite. Comme il allait respirer, manger, dormir, se
refaire du sang, de la chair et des os ! Son médecin deman-
dait six mois. Il ferma les poings comme par défi à la maladie.
Bientôt, il redeviendrait robuste, sain. Et alors il reprendrait
ses affaires. Il serait riche, vraiment riche, tout à fait riche...
Il pensa à l'héritage de sa mère. Cet argent venait à point. Il
le décuplerait. Sa mère avait bien fait de dépenser les revenus
de sa fortune à sa guise. Lui, il avait travaillé ! Il aimait le
travail. Il y a des gens qui en sont incapables. Son cousin
Jean, par exemple... Il n'avait pas de quoi conserver le châ-
LE PASSÉ VIVANT 553
teau, Jean ; il ne voulait pas se marier I... D'ailleurs, il était
un peu bizarre, un peu toqué. Un gentil garçon, tout de même.
Qu'allait-il devenir, avec Valnancé sur les bras?... Oui, Val-
nancé ! Pourquoi, un jour, lui, Maurice, n'achèterait-il pas
le château à Jean, qui pourrait, en somme, y demeurer avec
eux?... Il était doux, taciturne, pas gênant, le cousin; Antoi-
nette en parlait avec amitié... Elle descendait justement de
voiture, avec quelques dames, dont madame de Maurebois.
Sous son long voile noir, son visage apparaissait clair et déli-
cat. Elle était belle. Ils auraient dorénavant deux lits : sa santé
avant tout 1...
On était arrivé au Bas-Nancé. Le cottage neuf avait un air
d'élégance, de confort et de gaieté, avec ses larges fenêtres,
ses grandes baies vitrées.
Maurice dit h Jean :
— Mon cher, il y a une chambre ici pour toi. Tu ne peux
pas retourner seul à Valnancé. C'est trop triste. Je suis sûr
que ma femme est de mon avis.
Antoinette de Jonceuse avait rejeté en arrière le long voile
de crêpe qui lui couvrait le visage. Sa robe sombre lui donnait
un air d'extrême jeunesse.
— Mais oui, Jean, Maurice a raison. La solitude ne vous
vaut rien.
— Non ! laissez-moi Jean, chère madame... Nous nous ins-
tallons dans ma vieille bicoque.,.
Lauvereau avait posé sa main sur l'épaule du jeune homme.
Prévenu de la mort de M. de Franois, il était accouru de
Paris; la tristesse profonde et morne de Jean l'avait ému.
Elle avait frappé également Antoinette de Jonceuse. «Que
voulez-vous, chère madame I — avait dit Lauvereau — son
père et lui n'étaient pas très liés, mais c'était son père cepen-
dant. Et puis, il est très nerveux depuis quelques mois. C'est
un garçon à pressentiments, k idées noires. Ah ! il n'a pas la
forte cervelle de Maurice. Cette double mort l'a troublé... »
Lauvereau lui-même avait été ébranlé dans son indifférence
habituelle. Ce père Franois était un original, un bonhomme
d'autrefois, et Lauvereau éprouvait l'impression qu'il ressen-
tait, dans ses études du passé, quand il lui fallait se séparer
d'un personnage dont il s'était occupé longtemps.
554 LA BEVUE DE PARIS
Maurice n'insista pas.
— Comme vous voudrez !... Mais, toi et Jean votre couvert
sera toujours mis ici. N'est-ce pas, Antoinette?
Elle inclina la tête, tandis que M. et madame de Saffry
serraient la main de Jean de Francis.
Comme Lauvereau et Jean de Franois s'éloignaient, le
jeune Monnerod s'approcha d'eux. Dépouillé de sa fourrure,
il avait l'aspect minable d'une bête écorchée.
— Excuse, monsieur Lauvereau!... le moment n'est pas bien
choisi, mais j'ai une commission à vous faire de la part de
papa. La vieille demoiselle de Yillcfort... Son meuble que
vous savez, mon père l'a : il veut vous l'offrir pour vous remer-
cier de m'avoir fait entrer chez M. de Jonceuse.
— Alors, tu es content?
— Ah! monsieur, un chic métier!... Les accidents? Ben,
quoi! on meurt partout, monsieur Lauvereau... Alors, je
peux dire a papa, pour le meuble, que vous acceptez...
Jean avait écouté en silence. Comme ils continuaient leur
chemin, Lauvereau lui dit :
— Jadis, j'aurais couru à Villeforl, j'y serais allé à plat
ventre, s'il l'avait fallu, pour voir ce bibelot plus tôt... mais
maintenant î... Ah! mon pauvre Jean, c'est mon dernier essai...
Si dans six mois...
Il n'acheva pas sa phrase et tira la sonnette de la porte.
Tous deux pénétrèrent dans la maison calme et fraîche.
Chacun d'eux y amenait son fantôme : — Lauvereau. le sou-
venir de Janine qui torturait son désir ; Jean de Franois, la
pensée de l'aïeul homonyme dont il sentait autour de lui la
présence invisible encore, mais chaque jour plus voisine,
plus certaine, plus vivante.
XXIII
M. de SaiVry montra sa tête par l'entre-bâillement de la
porte du salon, oij Antoinette de Jonceuse et Jean de Fra-
nois somnolaient en de larges fauteuils. Celui d'Antoinette
de Jonceuse faisait face à la vaste baie vitrée, ouverte sur le
LE PASSÉ VIVANT 555
jardin. L'ample carcasse d'osier du siège était adoucie par des
coussins où la jeune femme s'appuyait paresseusement. Son
corsage de mousseline transparente laissait deviner la chair
nue des épaules. Ses cheveux, relevés, dégageaient sa nuque
moite. La chaleur de cette cuisante journée de juin com-
mençait seulement à diminuer. Il était cinq heures du soir.
M. de Saffry entrait sur la pointe des pieds, croyant que
sa lille dormait.
— Mon gendre n'est pas ici? — fit-il presque bas en s'adres-
sant à Jean de Franois.
Ce fut Antoinette de Jonceuse qui répondit :
— Ah! c'est vous, papa!... Mais non!,.. Maurice est parti
tout de suite après déjeuner.
Il y avait dans sa voix un petit accent d'impatience. Son
père savait bien que Maurice passait ses journées au grand
air. Dès le matin, il était en forêt. 11 faisait de longues
courses, qu'il coupait de siestes à l'ombre des arbres. L'auto-
mobile rouge restait inactive au garage, sous sa housse, comme
un gros insecte pris dans une toile. M. de Jonceuse préférait
la marche. Il vivait en vrai sauvage. Il rapportait de ces pro-
menades des silences oii il s'absorbait dans une méditation
animale. M. de Saffry remarqua l'air contrarié de sa fdle.
— Je t'ai dérangée, petite!... C'est que j'aurais voulu de-
mander à ton mari le chemin de la Mare Ronde, où il est
allé hier. Ta mère désire que je l'y mène.
M. et madame de Saffry profitaient aussi de la campagne.
Chaque jour, ils sortaient ensemble. M. de Saffry portait un
pliant et donnait le bras à sa femme. Lui s'asseyait sur les
talus, parmi les bruyères. Ils étaient heureux. Le mariage de
leur fille leur valait une vie meilleure. Leur gendre était par-
fait pour eux. Il les avait invités au Bas-Nancé. Cette conduite
dissipait les dernières préventions de madame de Saffry. Elle
avait craint que l'amour de Maurice ne fût jaloux et exclusif
et n'éloignât sa fdle d'elle. Il n'en était rien. Maurice, sous
ses dehors brusques et impérieux, était un bon parent. Le
seul reproche que les Saffry fissent au jeune couple était qu'il
tardât à leur donner un petit- fils. Ils en plaisantaient même
un peu, parfois, — madame de Saffry gaillardement, M. de
Saffry en rougissant et par obéissance à sa femme. Depuis
556 LA REVUE DE PARIS
quelques jours, madame de Salfry augurait bien de la lan-
gueur de sa fille et avait communiqué ses espérances à
M. de SalTry.
Il la considérait, allongée et lasse. Doucement, il lui tapota
le cou. la baisa sur la tempe, près de l'œil.
— Alors, puisque c'est ainsi, je conduirai ta mère à la Sapi-
naie ; la Mare Ronde sera pour une autre fois... Tu ne veux
pas venir, n'est-ce pas ?
— Non, merci, papa : je suis fatiguée. Il fait si chaud!
Et elle passa ses mains sur ses yeux, dont elle sentait les
paupières moites et lourdes.
Quand son père fut parti, Antoinette de Jonceuse arrangea
les coussins qui lui soutenaient le dos, et demeura un instant
silencieuse. Tout a coup, elle se mit à rire :
— Mais, Jean, pourquoi n'avez-vous pas indiqué à mon
père le chemin de la mare? Vous le savez aussi bien que
Maurice.
A la voix de la jeune femme, Jean tressaillit de la rêverie
profonde oii il était. Il n'avait pas écouté la conversation
d'Antoinette et de M. de SafTry. Elle rit de nouveau :
— A quoi pensiez-vous ?
Elle le regardait en souriant encore. Ses lèvres fraîches
découvraient légèrement ses dents délicates et blanches. Une
imperceptible fossette creusait sa joue. Elle croisa ses mains
l'une à l'autre, de son geste habituel, et elle ajouta, regret-
tant sa question :
— Que vous ê(es donc distrait!.,. Donnez-moi une de vos
cigarettes.
Jean s'approcha et lui tendit l'étui ouvert. Les bâtonnets
de papier s'alignaient dans le cuir odorant. L'allumette craqua.
Ils fumèrent.
Jean de Franois pensait k Valnancé. Il n'y avait laissé que
le vieux jardinier François et sa femme, paralytique; les autres
serviteurs avaient été congédiés. Le château était entièrement
fermé. Le notaire s'occupait du règlement de la succession.
Afin de pourvoir aux droits et à diverses dépenses, Jean s'était
décidé à se défaire des tapisseries du grand salon. Lauvereau
s'était chargé d'écrire à M. Braux à ce sujet. M. Braux avait
répondu d'Allemagne , où il voyageait, qu'il viendrait les
LE PASSÉ VIVANT ÔÔy
examiner, dès son retour. Jean avait pris son parti : il vivrait
ainsi sur Valnancé. 11 vendrait peu à peu le mobilier que
contenait le château, les livres qui composaient la bibliothèque.
Il ne conserverait d'intact que le petit appartement au-dessus,
le (( réduit ». C'est là qu'il s'installerait quand Lauvereau et
les Jonceuse retourneraient à Paris... Ensuite, ensuite, l'avenir
lui apparaissait quelque chose de brumeux et de confus... Il
continuait à fumer. Un rayon de soleil déclinant atteignit
Antoinette de Jonceuse à la joue. Elle recula un peu son
fauteuil.
— Vous ne sortez pas, Jean .»^
Il passait presque toutes ses journées auprès d'elle, et
presque chaque soir il dînait au cottage, Lauvereau y dînait
fréquemment aussi. Il travaillait avec acharnement et souvent
une partie de la nuit. Jean, qui couchait à côté, l'entendait
aller et venir, remuer des papiers. Depuis l'aveu qu'il lui
avait fait de son tourment, Lauvereau ne lui avait pas reparlé
de Janine, mais Jean apercevait parfois, sur le visage contracté
et triste de son ami, les marques de son chagrin et de son
mal secret.
— Que fait Lauvereau aujourd'hui, Jean?
Lauvereau avait reçu, le matin, le bureau ancien que le
père Monnerod avait déniché à Villefort chez une vieille demoi-
selle, et il était occupé à le nettoyer. C'était un très beau
meuble, de style Louis XV. Jean le décrivait à Antoinette
de Jonceuse, avec ses bronzes en rocaille, son dessus en
maroquin vert gaufré d'une bordure d'or terni. A mesure
qu'il parlait, il lui semblait voir s'y accouder une femme
en corsage à rubans, les cheveux poudrés comme la femme
du portrait de La Tour qui était chez les Saflry : elle écrivait
et trempait une plume dans un encrier...
Jean s'était levé; il alla vers la baie ouverte. Le jardin était
vert et tranquille. Antoinette de Jonceuse feuilletait, sans les
lire, les pages d'un livre. Tout à coup, Jean s'écria:
— Ahl voici Charles!... Il m'avait pourtant dit qu'il ne
viendrait pas aujourd'hui...
Lauvereau traversait le jardin. Son ombre grandie le pré-
cédait surle gravier de l'allée qui craquait sous sa semelle.
Quand il entra dans le salon, Jean lui trouva une physio-
558 LA REVUE DE PARIS
nomie qu'il lui connaissait bien, celle qu'il avait, à la sortie des
Archives de Venise, après quelque trouvaille curieuse sur
Casanova. Lauvereau paraissait, en ces occasions, à la fois
important et mystérieux. Il s'assit et s'essuya le front.
— Eh bien, Charles, tu as donc fini de nettoyer le bureau?
Lauvereau pinça ses grosses lèvres et mit ses mains dans
ses poches.
— Le bureau, le bureau... oui... Et jai même appris sur
son compte des choses assez intéressantes... Voulez-vous que
je vous raconte son histoire, au bureau .►*
— Allez, Lauvereau... nous vous écoutons... Jean m'a
décrit votre meuble, il me semble que je le vois.
Antoinette de Jonceuse se renversa doucement au dossier
du fauteuil et croisa les mains.
— Je vous dirai donc d'abord que mon meuble est un
meuble volé... Oui, il provient d'un château des environs
qui fut brûlé et pillé au moment de la Révolution. A cette
époque, il fut sans doute acheté par quelque patriote de
Villefort, à moins que notre gaillard ne se le soit approprié
pour rien, en récompense de son civisme. Enfin, c'est à
Villefort, chez une vieille demoiselle qui vient de mourir, que
Monncrod, le père de votre chauffeur, l'a découvert. Ce bon-
homme, qui sait que j'aime ces vieilleries et qui m'en dé-
niche quelquefois dans le pays, a voulu absolument me
l'offrir en reconnaissance de menus services que je lui ai
rendus... Mais c'est plutôt à vous qu'à moi, chère madame,
qu'il aurait dû en faire présent.
— A moi!... pourquoi donc, Lauvereau?
Lauvereau prit son air d'historien, son air que Jean de
Franois ne lui voyait plus depuis longtemps et qui donnait à
la large figure du fureteur une expression énigmatique et
confidentielle.
— Parce que ce château était le château de Berlette, qui
appartenait à votre famille avant la Révolution et parce que
ce bureau a appartenu . . . devinez à qui ?
Lauvereau se rengorgea.
— A qui?... Eh bien, à cette Antoinette de SafTry, votre
aïeule, celle-là même dont votre père a le portrait par La Tour 1
Lauvereau s'arrêta.
LE PASSÉ VIVANT ÔSq
— Mais vous êtes sorcier, mon bon Lauvereau I — secria
madame de Jonceuse en riant.
— Sorcier? non!... je suis simplement curieux, voilà tout.
Et Lauvereau, modeste, se mit à rire à son tour. Il était
ressaisi de sa vieille passion, de son ancien goût pour les
petits mystères du passé. 11 ajouta :
— Ce matin, quand le bureau arriva de Villefort, il était
fort sale et n'avait guère de mine; mais, sous sa crasse, il
était en bon état. Lorsque je l'eus bien astiqué, je m'aperçus
que cependant l'un des tiroirs fermait mal. En poussant, je
sentais une résistance. Le bois avait joué, sans doute... J'ôtai
le tiroir et je glissai ma main. Tout au fond, je rencontrai
un objet qui n'était autre qu'un petit portefeuille de soie...
Depuis combien de temps était-il là?
— Mais cela ressemble à un roman ! . . . Montrez, Lauvereau !
Lauvereau avait tiré le portefeuille de sa poche. Il était en
soie blanche et portait un chiffre dont les lettres s'enla-
çaient, formées par une guirlande de roses. Il le maniait
amoureusement.
— On nous appelle des chercheurs, mais vraiment est-ce
que nous méritons ce nom? C'est le passé qui vient à nous.
Ne remarquez-vous pas quelle astuce admirable il emploie à
survivre? Tout lui est bon. Il ne veut pas de l'oubli. Il ne
demande qu'à se raconter. Il profite de tous les hasards. N'en
est-ce pas un bien singulier que celui qui m'a livré ce porte-
feuille? Plus singulier même que vous ne pensez, car il ne
m'a pas seulement appris d'où venait ce meuble et à qui il
avait appartenu, mais il m'a révélé le secret de deux vies.
Il frappait fièrement du doigt le cartonnage d'oiî s'échap-
pait, à travers la soie, un peu de poussière.
— Oui, un secret, car ce sont des lettres qu'il renfermait,
et des lettres d'amour, encore 1... et des lettres écrites par
votre aïeule, chère madame, oui, par cette belle Antoinette
de Saffry qui sourit si voluptueusement en son portrait de La
Tour! Et ces lettres, elle les écrivait... Jean, je te le donne
en mille... elle les écrivait à ce Jean de Franois qui fut tué
en Italie, et dont nous avons découvert la pierre tombale
dans le cloître de Passignano...
Lauvereau s'était levé, dans son enthousiasme. Debout au
5Ho LA REVUE DE PARIS
milieu du salon, il attendait l'exclamation de surprise à
laquelle il avait droit. Au lieu de cela, il y eut un silence.
Antoinette de Jonceuse, par contenance, ôtait et remettait ses
bagues. Jean de Franois, assis sur le rebord de la baie, était
à contre-jour, et Lauvereau ne put voir l'altération de son
visage, mais il eut l'impression soudaine qu'il avait eu tort
de céder à sa vanité de fureteur heureux et qu'il aurait
mieux fait de taire sa trouvaille... Avait-il blessé en madame
de Jonceuse une sorte de pudeur de famille ? Pourquoi
avait-il rappelé à Jean de Franois le mort de Passignano ?...
De dépit, il mordit sa forte lèvre.
— Gomme c'est mal, ce que vous avez fait là, mon bon
Lauvereau I .. . Ces pauvres gens, pourquoi avez-vous lu leurs
confidences? Des lettres, on devrait les respecter, même
quand ceux qui les ont écrites ne sont plus...
Et il y avait dans la voix de madame de Jonceuse du
reproche, de la tristesse et du trouble.
A ce moment, la porte s'ouvrit. Maurice de Jonceuse
s'avançait d'un pas ferme et lourd. Ce premier mois de cam-
pagne avivait déjà son teint. Il lança brusquement sur un
fauteuil son chapeau de paille à ruban noir. Lauvereau avait
instinctivement glissé le portefeuille dans sa poche.
— Qu'est-ce que vous faisiez donc? Vous êtes bien sérieux.
— Lauvereau nous parlait de vieilles lettres qu'il vient de
trouver par hasard dans un meuble... — répondit Antoi-
nette de Jonceuse, tandis que son mari l'interrompait en lui
baisant la main.
— Des vieilles lettres I Eh bien, moi, je ne décacheté
même plus mon courrier et je n'ouvre pas les journaux. C'est
contraire à mon régime... A propos, Antoinette, j'ai ramené
votre père et votre mère qui étaient perdus dans la forêt,
comme des Robinsons des bois... Il faudra les faire assurer 1
M. de Jonceuse s'était assis dans un des fauteuils d'osier.
Une sieste qu'il avait faite au flanc d'une meule avait laissé
dans sa barbe quelques brindilles de foin. Il allongea les
jambes. Ses souliers étaient poudreux,
— Vous savez, les Corambert sont arrivés. J'ai rencontré
le jeune Léon en promenade sentimentale avec madame de
Maurebois. . . Mais est-ce qu'on ne va pas dîner? J'ai faim, moil
LE PASSÉ VIVANT 56l
XXIV
La première des lettres de madame de Saffry était datée
d'avril 17/46 et écrite de Valnancé :
Oui, je vous aime, mon ami. Je le savais quand vous étiez encore
là pour l' entendre ; pourquoi faut- il que vous l'appreniez quand vous
n'y êtes plus pour que je vous en convainque ?... Ah! mon ami, le
cœur des femmes est étrange et leur tête est bizarre! A présent, que
vous n'êtes plus ici, je me sens une hardiesse et une assurance
incroyables à penser que je vous aime. J'aurais même de la facilité à
le crier aux gens. N'est-il point naturel d'aimer quelqu'un de tel que
vous ? Et pourtant ne vous ai-je pas laissé vous éloigner sans autre
marque de mon amour que ma résistance au vôtre ? Et quels moments
ai-je choisi pour ce beau courage? les derniers que vous demeuriez
auprès de moi... Ah! mon ami! J'entends encore le brait des chevaux
de votre chaise! Comment a-t-on la triste force de résister à quel-
qu'un que l'on aime et qui s'en va?... Mais c'est votre départ même
qui me donnait celle de vous repousser. Quoi! me séparer de vous
après vous avoir tenu dans mes bras! J'ai été anéantie à cette idée.
Votre absence m'eut été trop affreuse. Ne croyez pas, mon ami,
qu'elle me soit aisée. Je souffre. L'espoir de votre retour est le seul
adoucissement de ma solitude. Ah ! mon ami, revenez : je suis à
vous... Mais, d'ici là, que de regrets, que de transes, que d'alarmes!
Vous serez téméraire parce que vous êtes brave. Ah! ménagez-
vous. Ce n'est point un héros que je veux aimer, c'est un homme, le
plus charmant, le plus tendre des hommes. Qu'avez-vous besoin de
lauriers ? A quoi vous servirait une vaine gloire ? Ne me faites pas
payer trop cher les hésitations de mon cœur! Si je n'ai pas été à vous,
songez que vous êtes à moi. Ah ! mon ami, c'est mon amant que j'im-
plore et que je conjure! Que la guerre est donc une terrible chose! On
dit ce M. de Maillebois bien entreprenant. Il y aura des sièges, des
batailles. Tout cela n'aurait-il donc pu se passer sans vous, au lieu que
j'aie à me passer de vous ? Vous direz que c'est ma faute. Hélas !. . .
Et je vous aime.
Ce fut d'Italie — oii il était allé rejoindre son régiment à
l'armée commandée par le maréchal de Maillebois, qui, de
concert avec les troupes d'Espagne, opérait en Lombardie
contre les Impériaux — que M. de Franois écrivit la lettre
i" Février igoS. 8
562 LA REVUE DE PARIS
suivante avant -d'avoir reçu le billet que madame de Saffry
lui avait envoyé de Valnancé :
Je suis arrivé au camp hier, tout étonné de me trouver parmi le
soldat et le canon, tant j'étais, par la pensée, auprès de vous...
0 cruelle et douce amie, oui, il me semblait que j'étais là et que vous
étiez là! Nos lèvres étaient unies, mais vos bras me repoussaient...
Pourquoi ai-je obéi à vos prières? Qu'avais-je à redouter ? Ne voyais-je
pas que vous m'aimiez ? L'instant était propice. La disposition isolée
de votre appartement nous mettait à l'abri des importuns. Et cependant
la crainte de vous déplaire entièrement fut la plus Jorte et je n'en pus
supporter la pensée. Ah ! si je n'avais pas dû vous quitter, si j'avais
pu ejfacer par les soins de ma tendresse l'offense de mon audace !. . .
Mais je devais partir, et comment s'éloigner d'une amante irritée et
qu'on adore?... L'absence est certes un mal extrême, mais le sentiment
que vous me tenez compte de mon obéissance me la rend au moins un
peu plus supportable . Peut-être ne songez-vous pas à moi sans quelque
douceur et quelque regret. C'est la consolation et le soulagement de
ma peine et le plus cher espoir de mon cœur. Il en forme un autre
plus ardent. Dites-moi que j'ai raison d'espérer, ô mon amie /
Lorsque M. de Franois eut reçu de madame de Saffry l'as-
surance qu'il était aimé d'elle, il en éprouva un grand con-
tentement. Il savait maintenant que son bonheur n'était que
retardé, qu'il avait quitté^me amie et qu'il retrouverait une
amante... Ahl que n'était-il auprès de madame de Saffry!
Hélas! il était loin d'elle; mais, si celte séparation lui était
pénible, il était du moins certain qu'elle était le seul obstacle
à sa félicité. Le chagrin qu'il éprouvait de n'avoir pas été
heureux était tempéré par celui que madame de Saffry
témoignait de n'avoir pas été plus faible et ils en vinrent assez
vite à oublier, — lui, les reproches qu'il aurait pu faire à
madame de Saffry, — elle, ceux qu'elle aurait pu s'adresser
à elle-même. Aussi leur entretien épistolaire roulait-il plus
souvent sur le plaisir qu^ils attendaient l'un de l'autre que sur
le temps oiî ils devaient encore le différer. Pour mieux ima-
giner l'agrément qu'ils prendraient à être ensemble, ils se
rappelaient les circonstances qui les avaient rapprochés,
M. de Franois écrivait :
Je me retrace souvent mon arrivée à Valnancé, où je venais prendre
congé de mon père avant la campagne. J'avais laissé à Paris mon
LE PASSÉ VIVANT * 563
épouse et mon fils, ne comptant faire au château que le séjour néces-
saire et achever à la Cour le temps qui me restait avant de rejoindre
mon régiment. Quelle ne fut pas ma surprise quand mon père m'an-
nonça que j'aurais, outre sa compagnie, celle d'une jeune femme char-
mante ! La saison n'était pas encore celle oii l'on cherche aux
champs ce bon air dont mon père est si persuadé qu'il sacrifie au
bienfait de le respirer, tout le long de l'année, ses intérêts et ceux de
sa maison, car on oublie vite, à la Cour, un vieillard rustique qui ne
s'y montre point et se confine au chemin ou les ornières ne sont pas
creusées par la roue de la Fortune. Aussi, quand mon père m'avertit
de votre présence à Valnancé, je m'en étonnai fort, mais il m'apprit
vite que votre mari avait voulu surveiller de ses yeux les construc-
tions dont il embellissait son château de Berlette; que ces travaux en
rendaient la demeure inhabitable et que vous eussiez péri sous les
plâtras si l'on ne vous eût conjurée de vous réfugier à Valnancé,
jusqu'à ce que fut fini le plus gros d'un remue-ménage dont votre
mari prétendait ne rien perdre. Mon père me contait tout ce détad
en me conduisant au salon oii vous étiez. Je vous vis, et jamais
ce spectacle délicieux ne disparaîtra de mon souvenir. Vous étiez
assise dans un fauteuil et vous portiez au corsage une échelle de
rubans. Vos mains étaient croisées ensemble dans une attitude de
paresse et de rêverie. Ah! le charmant tableau! Quel peintre eût pu
fixer la grâce de votre pose, l'incarnat de votre teint, le sourire
de votre bouche, le feu langoureux et distrait de votre regard? Je ne
connais que M. La Tour de capable peut-être d'y parvenir, et encore
ses crayons eussent-ils réussi à imiter ce que la nature a produit
en vous, l'un de ses ouvrages les plus délicieux?
En marge de la lettre de M. de Francis, il y avait une
petite note de l'écriture de madame de Saffry :
Mon mari ayant été rappelé à Paris au mois de septembre et m'y
ayant ramenée avec lui, je demandai mon portrait à M. La Tour, le
peintre. C'est un homme assez brutal, mais bon artiste. Il consentit et
se montra fort poli. Il poussa même la complaisance — ce qui est
assez peu ordinaire chez lui — jusqu'à me laisser choisir pour être
peinte cette attitude même où m'avait vue M. de Franois et oii j'avais
les mains croisées l'une à l'autre.
Ce fut à son retour k Paris que madame de Saffry mandait
à M. de Franois :
Mon ami, je n'aime point Paris. Comme je regrette Valnancé et ce
petit appartement, au-dessus de la bibliothèque, où votre père m'avait
logée. Que de longues heures j'y ai passées, à songer à vous! N'est-ce
564 LA REVUE DE PARIS
point là que Je vous l'is la de'^nière fois ? N'est-ce point là nue
vous m'avez serrée entre vos bras ? Ah ! combien il me serait plus
cher encore s'il avait été le lieu de notre bonheur ! Que la (/lace
qui est sur la cheminée n'a-t-elle été témoin de nos étreintes ! Mon
ami, elle a rejlété mon visage mouillé de larmes. J'étais debout
devant elle, j'entendais le bruit des chevaux qui vous emportaient.
Il se confondait comme avec une rumeur lointaine du canon... A ce
propos, j'espère que M. de Maillebois vous continue son amitié. Vous en
èles digne, comme vous êtes digne de ma tendresse, 6 iious que j'aime!
M. de Francis mêlait parfois h ses lettres quelque détail des
opérations poursuivies par les c< Gallispans » contre les Impé-
riaux : — on nommait « Gallispans » les troupes alliées de
France et d'Espagne.
Nous eûmes, l'autre jour, une affaire a.isez désagréable. Notre cava-
lerie cheminait à découvert et nous nous croyions en sûreté, le long
d'un petit canal, quand nous fûmes salués d'un feu de mousqueterie
fort vif. L'ennemi, abrité par un pli de terrain, était en mesure
de nous incommoder extrêmement. Les premières décharges avaient
mis un peu de désordre dans nos rangs et nous primes le plus court
moyen de les faire cesser, ce qui n'arriva pas .mns quelque diffi-
culté, car, avant que nous fussions à portée de faire sentir à ces qens
les inconvénients de leur embuscade, ils eurent le temps de nous causer
quelques perles, en nous tirant jusqu'à ce que nous fussions sur eux,
de sorte que leur dernière poudre brûla le poil au poitrail de nos
chevaux. Il y eut assez de monde tué et plusieurs bons officiers.
M. de Maillebois en est furieux : aussi a-t-il prescrit un mouvement
qui nous portera en avant. J'ai reçu l'ordre d'occuper Passignano, qui
est une petite ville de ce pays. On ne pense pas quelle se défende. Je
n'ai rien trouvé de vous dans le dernier courrier.
Madame de Saffry répondait :
Ah! mon ami, quelle horrible chose ! Cette embuscade, cette mous-
queterie, mes pauvres Gallispans ! Et que veut-il donc faire de ce
Passignano, ce M. de Maillebois?.. Je n'ai pas dormi de toute la
nuit. Mon ami, je vous voyais. J'entendais le bruit des balles. Elles
pleuvaient autour de vous. Ah! mon Dieu, si jamais!.. Mais je suis
folle. Je vous aime!
M. de Franois la rassurait :
Nous sommes depuis phm de quinze jours à Passignano, et c'est de
là que je réponds à voire billet. Ne craignez rien, ma tendre amie.
LE PASSÉ VIVANT 565
L'ennemi ne nous a pas disputé ce triste endroit. Il se contente de
nous inquiéter, mais il est peu probable qu'il se risque à nous dé-
loger d'ici, oà je ne cours le danger que de périr d'ennui. Heureuse-
ment, je ne pense pas que la campagne dure encore beaucoup. Il se
montre de la fatigue de part et d'autre, et M. de Maillebois ni M. de
Gages ne semblent disposés à frapper le grand coup. Ah / mon amie,
quel moment que celui qui nous réunira ! Renoncez donc à vous
tourmenter. Le destin qui nous a mis en présence et qui nous a sé-
parés s'apprête à achever son œuvre et à réparer ses torts. La force
de notre amour nous donne l'un à l'autre. Rien ne pourrait rompre
ce lien. La mort même n'y suffirait pas et nos âmes dégagées de nos
corps ne cesseraient de se chercher. Elles n'auront pas cette peine,
car bientôt elles ne feront qu'une, et nos sens contribueront à la féli-
cité de notre être tout entier.
Aux lettres de madame de Saffry et de M. de Franois en
était jointe une autre, celle-là d'une grosse écriture lâche et
cursive et dont le papier dépassait le bord du porleieuille
froissé :
Lyon, le 8 novembre 1746.
Madame,
M, le comte de Franois ayant été tué dans l'affaire de Passignano,
j'ai trouvé dans ses habits quelques papiers qui vous appartiennent.
Ils sont contenus dans un portefeuille de soie que j'expédie en lieu
sûr et qui sera déposé en un paquet cacheté, chez M® Bardeau,
notaire, rue des Petits-Augustins, à Paris. Etant aux côtés de M. de
Franois, quand il tomba frappé d'une balle dans la poitrine, j'ai aidé
à le transporter à Passignano oà il ne tarda pas à expirer. Durant le
pansement qu'on appliqua à sa blessure, le portefeuille glissa à terre
et s'ouvrit. La mort de M. de Franois est d'autant plus regrettable
qu'il fut le seul officier dont on eut à déplorer la perte. Elle est consi'
dérable pour tous ceux qui l'ont connu.
J'ai l'honneur d'être, madame, avec respect.
Votre très humble et très obéissant serviteur,
DE HEMONIN
Capitaine en second au régiment de Dreux-Dragons,
XXV
11 faisait, cet après-midi-là, une chaleur accablante. Jean
de Franois, en arrivant chez les Jonceuse, trouva Maurice qui
sommeillait dans un des grands fauteuils d'osier : levé à l'aube.
566 LA REVUE DE PARIS
il avait fait avant le déjeuner une longue promenade et il
était déjà trois heures qu'il n'avait pas encore songe à repar-
tir pour une de ces courses d'oii il ne rentrait d'ordinaire
qu'à l'heure du dîner, et dont la saine fatigue l'endormait,
chaque soir, presque au sortir de table . Antoinette, le col nu,
s'éventait silencieusement. M. et madame de Saffry se taisaient.
Jean de Franois prit part au silence général. Seul M. de
SafPry semblait inquiet.
L'oisiveté de la campagne qui lui avait p aru d'abord déli-
cieuse, lui semblait maintenant moins agréable. Il éprouvait le
besoin de s'y créer des occupations. S'il n'avait pas craint de
déplaire à son gendre et à sa fille, il aurait certainement fait des
assurances dans le pays. Dans les rues de Nancé, il examinait
au-dessus des portes les petites plaques de zinc qui montrent
l'image indicatrice d'un aigle, d'une abeille ou d'un phénix,
et regrettait de n'y pas voir les insignes de sa compagnie, les
deux mains enlacées qui symbolisaient son nom de ce Mu-
tuelle ». Il y aurait eu beaucoup à faire aux environs de
Nancé 1 Mais M. de Salfry se contentait d'accompagner
madame de Safifry en portant son pliant : à quoi Maurice de
Jonceuse haussait un peu les épaules, quand il rencontrait
son beau-père et sa belle-mère marchant sur la route, à
petits pas de vieux ménage, en quête d'un endroit pour s'as-
seoir, lui sur l'herbe d'un talus, elle sur le coutil tendu, dont
les jambages de bois craquaient sous son poids de grosse dame.
— Dites donc, mon cher Franois, est-ce que M. Lauve-
reau est chez lui?... Nous pourrions aller voir ce bureau an-
cien qui provient du château de Berlette... Qu'en dites-vous,
madame ma femme?
Madame de SafTry fit un geste vague.
Lauvereau ne devait pas s'absenter de la journée.
Jean de Franois s'était approché d'Antoinette de Jonceuse :
— Je suis sûr que vous ne connaissez pas ce qui reste de
Berlette... Moi non plus, d'ailleurs!... Lauvereau m'a dit
qu'il en subsistait encore un charmant pavillon et une pièce
d'eau...
— A votre place, j'irais faire un tour de ce côté. C'est stu-
pide de passer sa journée dans ce salon, par un temps pareil I
On étoufie ici et vous serez mieux dehors, Antoinette. Avec
LE PASSÉ VIVANT 667
l'automobile, vous aurez plus d'air qu'avec votre éventail, et
vous me déposerez chez Gorambert : j'ai un mot à lui dire.
Maurice de Jonceuse, en parlant, regardait sa montre. Il
ajouta :
— On pourrait partir vers quatre heures. Gela vous con-
vient-il, Antoinette? Vous n'aurez pas besoin de me re-
prendre avec l'auto : je rentrerai à pied.
Maurice de Jonceuse s'étira. Il engraissait. Son teint avait
bruni. M. de Saffry s'agita discrètement.
— Eh bien, ma bonne, et nous.^^
— Non... Il faut être enragé pour sortir par ce soleil!
— Viens avec nous à Berlette, maman, — offrit madame
de Jonceuse à sa mère; — cela ne te fatiguera pas.
— Ah! ma fille, moi, dans cette machine!... Non, je reste
ici. Que ton père aille déranger tout seul ce pauvre monsieur
Lauvereau.
M. de SaflTry hésitait entre le devoir de tenir compagnie à
sa femme et le plaisir d'avoir trouvé quelque chose à faire,
un but à sa journée. Il avait remarqué que la maison de
Lauvereau ne portait l'image rassurante ni de l'aigle, ni de
l'abeille, ni du phénix... Certes, il ne lui proposerait rien,
mais si ce sujet se présentait dans la conversation...
Il s'esquivait. Sur le seuil, il se retourna :
— Alors, je vais dire à Monnerod qu'il prépare la voiture.
M. de Saffry aimait à se rendre utile.
— Ton pauvre père est bien agité! — soupira la bonne
madame de Saffry en s'épongeant le front.
Maurice riait. En descendant à la salle à manger, il avait
surpris le père Saffry pinçant galamment la forte taille de sa
femme : l'effet de la campagne, sans doute! Lui, au con-
traire, la campagne le calmait... Gependant, Antoinette était
bien jolie. Il la regarda. Dans quelques mois, il serait com-
plètement guéri.
Antoinette de Jonceuse et Jean de Franois se mirent au
fond. Maurice se plaça j)rès du chauffeur. L'auto gronda. Le
bourdonnement du moteur s'aiguisa. La voiture coupait le
paysage qui semblait se disperser devant la vitesse. Bientôt
le château de M. Gorambert apparut.
568 LA REVUE DE PARIS
Sa laideur brutale et composite se montrait de loin.
« Vraiment, — pensait Maurice de Jonceusc, — l'oncle
Franois avait raison. Cette bâtisse est ignoble. Yalnancé vaut
mieux. Une fois rendu confortable et pratique, ce serait une
belle demeure. »
Il caressa longuement sa barbe et réfléchit, Jean de Fra-
nois ne pouvait pas garder Yalnancé. Il lui croulerait sur les
épaules. Evidemment, le temps des Franois était fini, celui
des Jonceuse commençait. Ces Franois étaient des gens d'un
autre âge. L'avenir appartenait aux Jonceuse. Sans être tout
à fait des nouveaux venus comme les Corambert, ils étaient
de pousse plus récente et encore vigoureuse. Ils conservaient
leurs racines dans le passé, mais leur fruit mûrissait à l'air
de l'époque. Ils avaient la force, l'activité. Ils étaient prêts
au présent. Il se sentait, lui, le véritable fondateur de sa
famille. Elle lui devrait l'outil nécessaire : l'argent... Il
Songea à ses affaires momentanément abandonnées. Bientôt,
il les reprendrait, d'une main plus ferme, d'une tête plus
hardie, plus sûre, plus inventive. Rien ne l'en distrairait.
Combien de temps lui serait nécessaire pour édifier celte
fortune aux bases déjà solides P.. . A celte époque, il aurait des
enfants. Antoinette lui en donnerait... 11 vil en elle la future
mère. Jusqu'alors elle n'avait été pour lui qu'une sorte de
maîtresse légale. Elle avait satisfait son désir, violent, brusque;
maintenant il faudrait que des fils naquissent d'elle et de lui.
C'est pour eux qu'il travaillerait... Plus lard, il se repose-
rail... Pourquoi ne pas s'assurer de Yalnancé? Il aimait ce
pays auquel il devait sa santé renaissante. Largement, il res-
pira. La façade éclatante et baroque du château de M. Goram-
berl se détachait sur le ciel bleu. Une poterne à barbacane et
à ponl-levis contrastait avec le jardin à la française orné de
vases et de statues modernes. De loin, Jean de Franois aper-
çut le jeune Léon Corambert et madame de Maurebois qui
se promenaient dans les allées.
— A ce soir I — cria Maurice à sa femme, en sautant à terre.
Jean disait au chauffeur :
— Monnerod, vous connaissez la roule de Berlette?... Pas
trop vite, n'est-ce pas?
La partie de la forêt que l'on traversait pour aller à Ber-
LE PASSÉ VIVANT 669
lelte était fort belle. La chaleur avait diminué, quand ils arri-
vèrent au village. C'était un hameau forestier, aux volets
vetts, aux rues animées de volailles. Un gamin qui tirait la
queue d'un chien se gara lentement.
— Petit, par où va-t-on au Vieux-Pavillon?
— Par là, monsieur.
L'enfant lâcha la queue du chien et désigna un petit chemin
entre deux haies rapprochées.
Ils descendirent de l'automobile. Antoinette de Jonceusfe
ouvrit son ombrelle. Les branches de la haie haute et touffue
égralignaient parfois la soie tendue. Ils allèrent ainsi jusqu'à
une barrière de bois au delà de laquelle s'étendait une prai-
rie où un étang miroitait dans l'herbe rase. Çà et là, on dis-
tinguait, le long de la berge, les restes d'une bordure de pierre.
Elle s'interrompait, puis recommençait et finissait à une sorte
de socle ébréché.
— C'est l'ancien bassin du château, — dit Jean.
Antoinette de Jonceuse se pencha. Dans l'eau peu profonde
et transparente gisait une forme verdie.
— Pauvre statue ! — dit-elle.
Et elle ajouta en souriant :
— Elle est plus belle, toute mutilée qu'elle soit, que celles
des jardins de M. Corambert.
Ils s'avancèrent, côte à côte, marchant dans l'herbe douce.
Des sauterelles allongeaient devant eux leur bond articulé.
Derrière un massif de grands hêti'es, le Pavillon montrait
l'angle de son toit. C'était une petite construction du milieu
du xviii*^ siècle, à un seul étage et carrée, avec des fenêtres
délicatement sculptées de masques et d'attributs. Les volets
étaient fermés. Une treille et un rosier enguirlandaient la
porte close. De l'ancien château, c'était tout ce qui subsistait
avec ce bassin aux bordures rompues qui sétalait parmi
l'herbe verte. Le ciel était pur. L'ombre des arbres était
longue. Antoinette et Jean regardaient en silence. Une vieille
temme les abordait : elle s'était approchée d'eux sans qu'ils la
vissent.
— Vous venez peut-être bien chez M. Genvron, le peintre?
Il était ici ces jours-ci, mais il est parti hier. On l'attend pour
la semaine prochaine... Ah! il avait avec lui une bien jolie
070 LA REVUE DE PARIS
dame de Paris : madame Janine, qu'on l'appelle... Elle est
dans les théâtres... Vous la connaissez peul-être, si vous êtes
des Parisiens'?...
Antoinette de Jonceuse sourit. Jean songeait au peintre. Il
se souvenait de lui au bal du comte Gescliini, la collerette au
cou, la toque au front, la cape rayée aux épaules, en cos-
tume de Scapin. 11 savait par Lauvereau que Janine était la
maîtresse de Genvron. Lauvereau se doutait-il de leur pré-
sence dans le voisinage de Valnancé ?
La bonne femme continuait, goguenarde et sournoise :
— Si monsieur et madame veulent se promener partout
par là, ils peuvent bien, pour suri... L'autre jour, le fils à
M. Coramberl est venu ici en compagnie... On est jeune,
n'est-ce pas:\.. Allons, bien le bonsoir, monsieur et dame!
Elle s'en allait. Antoinette de Jonceuse ferma son ombrelle :
le soleil avait disparu derrière la crête des collines boisées.
Ils revinrent vers l'étang. Des libellules diaphanes s'y pour-
suivaient. On entendait dans le silence le frémissement sec
de leurs ailes. Antoinette de Jonceuse s'était assise sur le pié-
destal de la statue tombée. Jean resta debout devant elle. Ils
demeurèrent assez longtemps sans rien dire.
— A quoi pensez-vous, Jean?
Elle lui adressait souvent celte question, et, chaque fois,
elle se promettait de ne plus recommencer. De quel droit
l'interrogeait-elle ? pourquoi cette curiosité presque involon-
taire et qu'elle regrettait ensuite?
Il avait tressailli aux paroles de madame de Jonceuse.
— Je pense à celle belle Antoinette de SalTry dont nous
avons lu les lettres... Je pense que c'est là qu'elle vivait...
Sa voix tremblait légèrement. C'était la première fois qu'il
reparlait à Antoinette de Jonceuse de ces lettres. Malgré ce
qu'elle avait dit à Lauvereau, le jour où il avait apporté au
Bas-Nancé le petit portefeuille de soie, elle lui avait demandé
de lui prêter cette correspondance si singulièrement retrou-
vée. Lauvereau la lui avait envoyée par Jean de Franois.
Elle avait déchiffré, durant tout un après-midi , ces feuillets
jaunis. Parfois, Jean l'aidait à lire un passage difficile. Il se
penchait alors sur son épaule. Elle lui indiquait du doigt le
mot douteux... Sa lecture achevée, elle lui avait rendu silen-
LE PASSÉ VIVANT 67!
cieusement le petit portefeuille, puis elle avait murmuré tout
bas :
— Pauvres gens I
Et ils étaient demeurés dans le salon assombri de crépus-
cule où pénétrait par la baie ouverte sur le jardin l'odeur
vanillée des héliotropes, jusqu'à ce que retentît sur le gravier
de l'allée le pas lourd de Maurice de Jonceuse, qui rentrait
pour l'heure du dîner...
Jean de Francis reprit :
— Je pensais à elle... Croyez-vous qu'elle nous en veuille
de notre indiscrétion?...
Antoinette de Jonceuse ne répondait pas. Elle lit un vif
mouvement de tête pour épargner à sa joue le frôlement ailé
d'une libellule.
Il continua :
— Les vivants s'attribuent tous les droits sur les morts,
mais qui sait si les morts, en retour, n'ont pas des droits sur
les vivants ?
Quelques parcelles du socle de pierre sur lequel était assise
Antoinette de Jonceuse se détachèrent et tombèrent dans
l'eau. La jeune femme se mit à rire.
— Mais, après tout, mon cher Jean, je suis sa petite-fille,
et son secret ne sortira pas de la famille I
Elle était redevenue sérieuse et elle ajouta gravement :
— Ces lettres, elles sont touchantes et mélancoliques I... La
mort s'est chargée de rendre innocent cet amour qu'elle a si
cruellement interrompu... Et puis, si M. de Franois était
revenu de la guerre, madame de SafTry eût-elle tenu sa pro-
messe? Elle avait su résister déjà une fois. Elle aurait peut-
être persuadé à son ami que l'amour a d'autres preuves que
celles qu'ils ne s'étaient pas données l'un à l'aytre... Enfin,
Jean, laissez-moi supposer que mon aïeule, sans cesser d'ai-
mer, n'eût pas cessé d'être vertueuse.
Elle considérait Jean de ses beaux yeux tendres et sombres.
— Et puis, voyez-vous, tout cela doit leur être bien
indifférent...
Il baissa la tête. Il la releva et leurs regards se rencon-
trèrent.
— Est-il sûr qu'une fois morts nous ne soyons plus rien ,
572 LA REVUE DE PARIS
que nous oubliions ce que nous avons élé?... Et si ce que
nous avons voulu, et si ce que nous avons désiré, nous le
voulions et le désirions encore de l'autre côté de la vie?...
Si nous trouvions le moyen de manifester nos volontés et nos
désirs, d'en transmettre après nous l'instinct mystérieux?...
n s'exprimait avec force et animation. Antoinette de Jon-
ceuse remarqua sa pâleur. Elle se sentait elle-même inquiète
et nerveuse.
— Jean, taisez-vous : vous me faites peur. Brrr!... Je
déleste les revenants et les fantômes. Et, si ma belle aïeule
sortait de ce vieux pavillon pour me réclamer ses lettres, je
crois que je m'enfuirais à toutes jambes et sans lui faire ma
révérence...
Elle essayait de plaisanter pour dissiper le malaise qu'elle
ressentait. Lestement elle se laissa glisser en bas du piédestal
de pierre. Ils étaient debout en face l'un de l'autre. L'air était
plus frais. Une odeur d'herbe et d'eau y montait et s'y mêlait
à un parfum de forêt. Le soir venait, lent et doux. Une bande
de pigeons traversa le ciel encore clair. L'étang refléta leurs
ombres ailées et fugitives. Ils ne s'étaient jamais trouvés seuls
ensemble, hors de la maison, dans un endroit solitaire, parmi
le silence des choses.
Elle savait que Jean l'aimait. L'aimait-elle aussi ?
Il était humble, tendre, discret. Sa tristesse, son silence, le
lui avaient rendu cher. Ne pouvait-elle pas consentir à ce
sentiment sans s'éloigner de son devoir? Elle goûtait auprès
de Jean une sorte de sécurité heureuse. Pourquoi donc aujour-
d'hui ce trouble qu'elle ne s'expliquait pas, mais que lui cau-
saient, sans doute, l'étrangeté des paroles, l'émotion de
l'heure et la solitude du lieu?...
Maintenant ils marchaient côte à côte, dans l'herbe
humide de rosée, molle, sombre. Ils retrouvèrent la bar-
rière et le chemin entre ses haies. Aux maisons du village,
l'automobile les attendait. Ils y montèrent. La forêt les
enveloppa de sa fraîcheur subite. Ils ne disaient rien. Elle
se sentait tranquille et rassurée. A quoi avait-elle donc
pensé? Et, comme pour se prouver à elle-même qu'il n'y
avait et qu'il n'y aurait jamais entre eux que de l'afifeclion
et de la tendresse, familièrement et doucement, elle posa sa
LE PASSÉ VIVANT 678
main gantée sur la main de Jean de Francis, en un geste
d'abandon, d'amitié et de cousinage.
XXVI
Le mois de juillet s'écoula dans la même intimité quoti-
dienne. Jean de Franois s'absorbait en ses rêveries habi-
tuelles. A ces moments, sa figure, semblait changer : son visage
devenait, aux yeux d'Antoinette de Jonceuse, vague et indé-
cis, comme un visage dont on se souvient. Puis un mot, un
mouvement de la jeune femme interrompaient ses distractions,
et il la regardait longuement tirer l'aiguille de sa broderie.
Ils n'avaient plus renouvelé leur promenade du Vieux-Pavil-
lon, quoique Maurice de Jonceuse engageât sa femme à se
servir de l'automobile. Lui, il préférait la marche. Il s'en
trouvait bien et montrait avec orgueil son teint brûlé et ses
mains cuites par le soleil. Quelquefois Antoinette et Jean
accompagnaient monsieur et madame de Safifry; mais, le plus
souvent, ils allaient s'asseoir, au soleil couchant, dans le jar-
din de Valnancé.
Jean de Franois avait gardé la clé d'une porte qui s'ou-
vrait sur un petit chemin par lequel on pouvait, du cottage,
gagner le château, sans traverser Nancé. Cette porte donnait
au bout de la charmille. Sous l'abri des branches taillées, il
faisait sombre et le sol était jonché de brindilles sèches qui
craquaient sous les pas. Par les arcades du feuillage, on
apercevait le château, en la mélancolie de ses volets fermés.
Au loin, on entendait parfois un bruit de brouette ou de
râteau.
Le vieux François faisait de son mieux, mais le jardin
était vaste, et il demeurait seul des quatre jardiniers qui
l'enlrelenaient du temps de M. de Franois. Il fallait, de plus,
que le bonhomme soignât sa femme malade. En vain, il se
levait à quatre heures du malin : les mauvaises herbes, comme
il disait, étaient plus promptes que lui. Elles envahissaient le
sable des allées. Ahl les beaux temps de Valnancé n'étaient
plus!... Et le père François reprenait son sarcloir et faisait
SyA LA. REVUE DE PARIS
claquer son sécateur, en se lamentant du triste sort de ses
plates -bandes et de la perte de ses gazons.
Un jour qu'Antoinette de Jonceuse et Jean de Franois
écoutaient ses doléances, Jean lui recommanda, comme il
s'éloignait d'eux, en menant devant lui sa brouette, d'aérer
pour le surlendemain le grand salon et de balayer le par-
quet. Antoinette de Jonceuse parut étonnée de cet ordre et
interrogea Jean du regard.
— Lauvereau a reçu une lettre de M. Braux qui doit venir
voir les tapisseries que je voudrais vendre... Alors, père
François, c'est convenu. N'oubliez pas!
— Oui, monsieur Jean... Ah! ces sacrés pissenlits!
Et le bonhomme en déracina un qui étalait au milieu de
l'allée son étoile verte...
Le surlendemain matin, Lauvereau communiqua, en riant,
à Jean de Franois un télégramme de M. Braux :
((12 août, huit heures du matin. — Arriverai deux heures.
Prends liberté amener amis Geschini et Unterwald. Amitiés.
— Braux. »
Jean de Franois se récria :
— Mais c'est indiscret!... Valnancé n'est pas une salle des
Ventes... Tu vas leur répondre de rester chez eux.
Il froissait nerveusement le papier bleu de la dépêche.
— Voyons, mon cher, pas de bêtises I Unterwald est un
brave garçon... Et puis, il a été amoureux d'Antoinette de
Jonceuse, le pauvre diable! Il espère la revoir, c'est touchant.
Jean rougit sous le regard de Lauvereau qui, sans s'aper-
cevoir de la mauvaise humeur de Jean, continua :
— Quant à Geschini, sa présence ici est un événement
inouï. Il y a vingt-cinq ans qu'il n'a pas quitté une journée
Paris et madame de Raumont. Il doit se passer quelque chose
d'extraordinaire... Enfin, nous verrons... Pour les tapisseries,
c'est bien convenu, nous demandons cent mille francs.
A deux heures, la sonnette retentit. Jean de Franois, qui
fumait sa cigarette, la jeta d'un geste impatient.
LE PASSÉ VIVANT 675
— Allons, fais-leur bon visage. Je me charge de Braux.
La vieille bonne de Lauvereau ouvrait la porte du salon.
M. Braux parut sur le seuil.
— Mon cher Lauvereau, monsieur de Franois, je vous
annonce une surprise. C'est une belle dame, qui vous connaît,
monsieur de Franois... Quand elle a su que Gescliini et
UnterAvald venaient avec moi, elle a voulu être de la partie...
M. Braux barrait la porte, de sa corpulence. Il avait fait toi-
lette : redingote claire, guêtres blanches, chapeau gris. Soudain,
M. Braux s'effaça... Miss Watson s'avançait, la main tendue;
— Bonjour, cher monsieur de Franois; je suis très contente
d'être ici... Présentez-moi votre ami Lauvereau. J'ai lu ses
articles.
Elle souriait, svelle et élégante en sa robe blanche, sous un
chapeau couvert de roses. Elle avait l'air sain et heureux.
Derrière elle, Ceschini montrait sa face romaine. Unterwald
saluait en regardant autour de lui : hélas ! madame de Jon-
ceuse n'était pas là...
Jean de Franois marchait à côté de miss Watson, un peu
a l'écart du groupe formé par le comte Ceschini, Unterwald
et Lauvereau, et où M. Braux gesticulait. L'important person-
nage avait saisi Lauvereau par le bras et lui parlait de M. de
Gercy, son rival exécré. M. de Gercy commençait à lâcher
les petits cadres et les petites pièces. Depuis qu'il lui avait
disputé en vente publique un gros morceau, il avait pris goût
à cette taquinerie. Il reniait son passé. Il trahissait l'étui, la
tabatière, la miniature. M. de Gercy était un apostat.
— C'est gentil, Lauvereau, de m'avoir prévenu pour les
tapisseries. Gercy fera un nez... et vous aurez là un ennemi...
mortel... heureusement!
Il rit, et Unterwald l'imita, comme il eût imité M. de Gercy.
Il admirait également ces deux maîtres. Ahl ils ne se lais-
saient pas mettre dedans, eux!... Il en aurait voulu à Lauve-
reau de ne pas lui avoir donné la préférence pour les tapisse-
ries de Valnancé dont il lui avait parlé une fois, s'il eût pensé
les avoir à bon compte ; mais, avec Lauvereau, il u'y avait
aucune chance de profiter de l'ignorance de M. de Franois.
M. Braux paierait cher, et cela consolait UnlerAvald.
576 LA. REVUE DE PARIS
Cependant miss Walson, tout en marchant auprès de
Jean de Francis, le regardait d'un air malicieux. Gomme il
demeurait silencieux, elle lui toucha légèrement la manche.
— Vous n'êtes pas fâché, cher monsieur de Franois? Dites
que non... Et puis j'avais envie de vous revoir, vraiment, et
aussi un peu de voir votre château, le château qui n'était
pas à marier... Vous vous souvenez, le soir du bal?... Ce vieux
fou de Ceschini a des idées!... Une entrevue costumée...
C'est la plus belle de celles que j'ai eues. Je raconterai cela
à John lïarper. Car, vous ne savez pas, je vais l'épouser,
John : c'est aussi pour vous apprendre cela que je voulais
venir... Je pars dans une semaine, dès que aunt Mary ne sera
plus enrhumée... Et je suis heureuse, cher monsieur de Fra-
nois.
Une expression de joie naïve et forte colora son beau
visage. Elle agita les roses de son chapeau et reprit :
— Il faut que je vous dise que John Ilarper a tout à fait
trouvé ce quil cherchait, celle petite chose très difficile, qui
fait qu'il sera riche... Oui, un dimanche, en fumant son
cigare et en lisant son Shakespeare... Je suis sûr qu'il tour-
nait les pages avec son pauvre doigt où il a eu un ongle
écrasé... Alors il est allé, comme toujours, prendre le thé
chez mon père : je n'étais pas là, mais il rencontrait ma
sœur que j'aime beaucoup et qui me ressemble un peu.
Elle a deviné, à l'air de John, qu'il y avait du nouveau. Il
n'osait pas dire, il craignait de s'être trompé... Cependant il
a parlé à ma sœur. Alors elle a averti papa. Il est devenu
très rouge. Si John Harper s'avisait de porter cela à quel-
qu'un d'autre?... Papa s'est frappé le front. Le seul moyen
était que John Harper devienne son gendre. Je devais l'épou-
ser... Et ma sœur riait et elle disait à papa : « Mais si elle
s'est fiancée là-bas, aujourd'hui, par hasard?... Et puis,
est-ce qu'elle consentira à épouser John Harper? » Alors
papa, très en colère, a déclaré qu'il saurait bien me faire
obéir, que je serais la femme de John Harper et qu'il allait
me câbler de revenir... Elle aussi, ma sœur, m'a câblé toute
la scène. Cela a coûté très cher, parce qu'il y avait beau-
coup de mots...
Elle se mit à rire, belle de jeunesse, d'entrain et d'amour.
LE PASSÉ VIVANT 677
toute blonde sous les roses épanouies de son chapeau. Elle
continua :
— Alors, j'attends la fin du rhume de la pauvre auiil
Mary... Ahl je voudrais être déjà sur la mer. Alors, pour
me distraire, j'ai accompagné ici ces messieurs. Est-ce que
j'ai très mal fait?... Et puis, il faut que je vous avoue
encore quelque chose. Je veux rapporter à ma sœur un
souvenir de France, qu'elle aime beaucoup. Elle a de très
beaux vieux objets. Et je voudrais acheter pour elle ces tapis-
series, puisque vous les vendez.
Le visage de Jean de Franois se rembrunit. Pourquoi ce gros
homme bavard racontait-il une vente qui n'était pas encore faite?
— C'est M. Braux qui me l'a dit, cher monsieur de Fra-
nois. Et puis, il est bien naturel de vendre. Tout le monde
vend chez nous : son temps, sa force, son intelligence, sa
capacité, ce qu'on a découvert, ce qu'on a inventé, ce qu'on
a produit. Vous, vous vendez ce que vous ont laissé vos pères.
Allez, cher monsieur de Franois, ne regrettez pas ces ten-
tures. Vous les avez toujours vues et je suis sûre que vous
ne vous apercevez même plus qu'elles sont là... Tandis que
tout cela est nouveau pour nous, très précieux, très utile,
cher monsieur de Franois : cela nous aide à nous raffiner.
Ici, vous n'avez plus besoin de cela... Et puis, si vous voulez
les revoir, vous prendrez le paquebot et vous viendrez chez
nous. Vous serez très bien accueilli. Vous connaîtrez John
Harper. Il vous fera fumer de très bons cigares. Il vous lira
Shakespeare : il lit très bien Hamlet.
— Mais, mademoiselle, M. Braux... J'ai promis...
Jean de Franois embarrassé, s'agitait. Miss Watson lui
posa familièrement la main sur l'épaule :
— Monsieur Braux? Ne vous inquiétez pas. Je m'arrangerai
avec lui, si cela ne vous déplait pas que j'aie les arras...
Master Braux, j'ai avec lui une « distinction »... noni une
(( discrétion », vous dites, n'est-ce pas?... Et, s'il ne veut
pas tenir sa parole, je raconterai à tout le monde
Miss Watson prit un air de gaieté et de malice et ajouta .
— Oui, je raconterai qu'il m'a fait des propositions dés-
honnêtes et que je lui ai donné un bon soufflet sur la figure...
Ohl c'est très bien, monsieur de Franois, votre Valnancé !
(Bf Février igoS. a
578 LA REVUE DE PARIS
Derrière la grille ouverte, le château apparaissait en toute
sa beauté simple et noble de vieille demeure française.
Unterwald s'exclama. Le comte Ceschini approuvait de la
tête, en connaisseur d'architecture. C'était donc là ce Val-
nancé oii avait vécu son vieil ami le comte de Franois! M. de
Franois avait souvent invité le comte Ceschini ù le venir voir,
mais le comte s'était toujours excusé. Il n'avait pas assisté
aux obsèques de M. de Franois et avait écrit à Jean une
longue lettre cicéronienne sur la perte qu^ils faisaient, l'un en
la personne d'un père, l'autre en celle d'un ami... Le comte,
tout en examinant la façade rose et jaune, lorgnait à la déro-
bée la taille souple de miss AVatson. Elle avait fait quelques
pas en avant. Sa silhouette se détachait sur la masse élégante
du château. Lauvereau, qui avait suivi le regard de Ces-
chini, pensa que sous sa robe TAméricaine devait avoir la
peau rose et colorée des nymphes des tapisseries. Le comte,
de nouveau, leva les yeux sur Valnancé.
— Nous autres Italiens, mon cher Franois, nous sommes
tous un peu architectes. Vous avez là une fort belle chose,
Jean de Franois s'inclina :
— Je suis d'autant plus sensible à votre compliment, mon-
sieur, qu'il me vient de quelqu'un qui aurait le droit d'être
difficile :
Le visage de l'Italien s'éclaira d'une courte flamme de
plaisir.
— Ah ! c'est vrai, vous connaissez ma villa de Viterbe,
mon cher Franois. Vous étiez en Italie avec M. Lauvereau.
Il se tut. Il revoyait, sans doute, les terrasses étagées, le
double palais, le jardin plat, aux bordures de buis, les citrons
jaunes au-dessus des vases de terre cuite, les bassins, l'Her-
cule de bronze soutenant de l'épaule la boule dorée.
Comme on entrait dans le vestibule, le comte Ceschini dit
à Lauvereau, mystérieusement:
— Mon cher Lauvereau, je vais peut-être aller, en sep-
tembre, à Viterbe, en revenant de Rome oii j'ai à faire... Ah!
j'ai perdu l'habitude des voyages... Alors, aujourd'hui, j'ai
voulu essayer un peu... pour une journée !
Il parlait, à la fois heureux et embarrassé du regard étonné
de Lauvereau. Il reprit:
LE PASSÉ VIVANT 679
— Cela vous surprend, n'est-ce pas?... quelqu'un aussi
casanier que moi !... Ma foi, je n'y pensais guère, le jour de
votre visite, avant votre départ pour l'Italie.
Lauvereau songeait à sa conversation avec le comte Ces-
chini, sur le grand canapé rouge aux armes cardinalices,
devant les grandes fenêtres par où l'on apercevait, à travers
les arbres du parc Monceau, la ruine italienne, mirant
dans le petit lac artificiel ses colonnes inégales... Est-ce que le
brave Ceschini se dérangerait et secouerait le joug?... Mais le
comte, comme s'il devinait la pensée de Lauvereau, ajoutait
négligemment :
— D'ailleurs, c'est madame de Raumont elle-même qui
m'envoie là-bas. Vous devriez y venir avec moi : nous
ce casanoverions... » Hél qu'en dites-vous?
Lauvereau fit un gesle évasif et rejoignit Jean de Franois
au salon.
Indifférentes et joyeuses, les nymphes de laine s'ébattaient
galamment parmi les roseaux verts. Dans le silence de la
vaste pièce aux meubles empaquetés, elles se baignaient,
rieuses et nues. M. Braux, en connaisseur, s'approchait et se
reculait tour à tour. Celaient vraiment de fort beaux panneaux
et dans un excellent élat. Il était surpris agréablement : il
en avait si souvent été pour sa peine, en des cas pareils! Ces
nobles ruinés attribuent d'ordinaire au moindre objet ancien
qu'ils possèdent un mérite imaginaire. Cette fois, il n'en élait
pas ainsi. D'ailleurs, Lauvereau était un garçon sérieux.
— Mon cher Lauvereau, c'est un marché conclu. Je ne
marchande pas... Vous pourrez le dire à Gercyl...
Il se redressa iièrement. Du regard, il prenait possession
des nymphes nues. Il savourait leurs formes grasses et volup-
tueuses. Le chapeau en arrière, les mains dans ses poches^
il les considérait tendrement. Miss Watson lui toucha l'épaule:
— Monsieur Braux, cher monsieur Braux!.. »
L'amateur se retourna :
— Cher monsieur Braux, ne me devez-vous pas une « dis-
crétion ))?... oui, je dis bien, n'est-ce pas, « discrétion? ^.-..
Elle mit le doigt sur ses lèvres.
— Mais, mademoiselle, il me semble...
— Oui. Eh bien, je prends ces dames pour moi.
58o LA REVUE DE PARIS
M. Braux ne comprenait pas.
— Quelles dames ?
— Mais celles-ci !
Et miss Walson désignait les nymphes tissées.
— Vous en feriez mauvais usage, et, quoi qu'elles n'aient
pas l'air sévère, cela pourrait leur être désagréable... Oui,
c'est moi qui les achète... C'est convenu avec M. de Franois.
La mine de M, Braux était si déconfite que Lauvereau eut
envie de rire. Cette petite Américaine était une personne pra-
tique. Unterwald, stupéfait, écarquillait les yeux.
— Mais, mademoiselle, mademoiselle, — balbutiait le gros
homme, décontenancé.
— Ah! monsieur Braux. et ma «discrétions P...
M. Braux s'inclina et fît un geste de désespoir comique.
Cela lui apprendrait, à son âge !
Les nymphes nues continuaient à s'ébattre dans l'eau lai-
neuse. Elles ne semblaient pas se douter qu'elles allaient
passer la mer.
XXVIl
Un après-midi, comme il parlait pour faire sa visite quo-
tidienne à Antoinette de Jonceuse, Jean de Franois entra
dans le cabinet de Lauvereau. Depuis quelques jours, Lauve-
reau était encore plus triste que de coutume. Il ne mangeait
pas : les morceaux restaient sur son assiette. Les lettres de
Voltaire, qu'il relisait, en demeuraient toujours à la même
page. 11 avait les paupières rouges et gonflées comme quel-
qu'un qui ne dort pas... Jean le trouva occupé à ranger des
papiers, 11 les ficelait soigneusement.
— Je le dérange, Charles?... lu travailles?
Lauvereau secoua la tête.
— Je ne travaille pas, mon cher.
11 coupa avec ses dents la ficelle d'un des paquets, le jeta
sur la table et dit :
— Non, je ne travaille pas, et je ne travaillerai plus. C'est
fini. Tu vois, je mets de l'ordre ici. Il y a de bonnes choses
là dedans..., mais tout cela ne m'intéresse plus.
LE PASSÉ VIVANT 58l
Il repoussa de la main des cahiers de notes qui s'ouvrirent
en laissant voir sa forte et solide écriture. Il reprit :
— Je l'ai pourtant aimé , ce vieux siècle , « mon dix-
huitième », comme je disais! Ah! j'y ai bien vécu... Mainte-
nant, c'est mort pour moi. J'y suis un étranger...
Il avait saisi un peloton de ficelle et rageusement y faisait
des nœuds, avec ses gros doigts qui tremblaient.
— C'est dommage I J'aurais voulu écrire ce livre sur
Casanova. Mais je ne peux pas... A ses cent maîtresses, je
ne leur vois qu'un seul visage, toujours le même... et tu sais
lequel !
Lourdement, il fit quelques tours dans la pièce. Le vieux
parquet vermoulu gémissait sous son pas. Il s'arrêta.
— Janine, toujours Janine! Elle me tient... Ah! cela a fait
encore des progrès depuis le soir oii je t'ai promené, deux
heures de nuit, sur le boulevard, à te raconter ma folie. A pré-
sent, elle a tout détruit autour de moi. Elle a tout remplacé...
Elle m'attend, elle me guette... Elle est là, près d'ici... Elle
s'est installée au Vieux-Pavillon, avec Genvron, pour redou-
bler mon tourment, pour aiguiser ma jalousie... Ah! elle
me juge mûr. Maintenant elle m'écrit. Elle me répèle
qu'elle sera à moi quand je voudrai, que je n'ai qu'un signe
à lui faire, qu'elle accourra.
Il ricana.
— Elle en ferait là, une bonne gaffe! Admets même que je
l'épouse : qu'est-ce qu'elle y gagnera? Genvron est riche,
tandis que moi I . . .
Il éclata d'un mauvais rire de jaloux.
— Je ne pourrai pas faire moins pour elle que Genvron.
Il brosse des ordures, ce garçon: eh bien, moi, j'en écrirai.
Je me ferai journaliste! Ah! tu verras un beau Lauvereau !
et gentil avec les confrères!... Un Lauvereau dramaturge...
Je deviendrai haineux, vindicatif, rosse. Dame, je voudrai
réussir : le théâlre, c'est l'argent... Regarde ïalgrain, l'auteur
de la Pompadour, celte figure sournoise, morne, engourdie,
avec sa mèche de cheveux... Il gagne cent mille francs par
an. Il écorcherait une ouvreuse pour être joué une fois de
plus... Le théâtre, pouah!
11 ramassa la pelote qui avait roulé à terre.
582 LA REVUE DE PARIS
— Tiens, voilà déjà les ficelles. Ah! je devrais bien m'en
passer une autour du cou et m'étrangler avec ! . . . Mais l'idée
de mourir sans avoir eu encore une fois Janine me couvre
d'une sueur froide... Et ce qu'il y a de plus atroce, c'est
que je songe parfois que tout cela n'est qu'un leurre, que ses
lettres ne sont qu'un piège, que le jour oii je lui dirai qu'elle
fasse de moi ce qu'il lui plaira, elle me rira au nez... Qu'est-ce
que tu en penses, Jean? n'est-ce pas que cela n'est pas pos-
sible ?
Il jeta rudement la pelote sur le maroquin vert du bureau
que lui avait donné le père Monnerod.
— Voyons, quel effet t'a-t-elle fait quand lu l'as ren-
contrée?...
Pendant que Jean répondait des choses vagues que Lauve-
reau n'écoutait pas, celui-ci avait ouvert un des tiroirs du
bureau. Tout en parlant, Jean y fixait ses yeux sur un petit
portefeuille de soie brodée : il contenait les lettres de madame
de Saffry et de M. de Franois. Jean les avait rendues à Lauve-
reau et n'avait pas osé les lui redemander. Il aurait cependant
voulu les relire, ces lettres auxquelles il songeait continuelle-
ment. Elles étaient là. Lauvereau les touchait. Jean cessa de
parler. Dans son trouble, il entendait la voix de Lauvereau
qui lui disait :
— Ahî... pendant que j'y pense... j'ai mis ces papiers de
eôté pour toi I... Mais accepte-les donc!... que veux-tu que
j'en fasse?...
Lauvereau s'était approché de Jean. Jean aussi souffrait.
Lauvereau sentit que la douleur rend égoïste : depuis quelque
temps, il s'était lâchement enfermé dans son tourment ; il
s'était désintéressé de ce qui se passait autour de lui. Chaque
jour, il voyait Jean de Franois et il s'apercevait aujour-
d'hui seulement que ce qu'il avait déjà cru deviner était
devenu plus grave qu'il ne l'avait supposé. 11 avait surpris les
yeux de Jean sur ce vieux portefeuille de soie. Lauvereau se
repentait : pourquoi en avait-il révélé le dangereux secret? Il
avait oublié, dans ses préoccupations à lui, la singulière atti-
tude d'Antoinette et de Jean apprenant l'existence de cette
correspondance... Il avait eu tort de la leur communiquer...
Comment venait-il, à l'instant, presque par distraction, d'offrir
LE PASSE VIVANT
583
ainsi a Jean ce pernicieux aliment de rêverie?... Il fut sur le
point de le lui reprendre. Le jeune homme vit le geste, et
Lauvereau céda à son regard suppliant.
Il y eut entre eux une minute de gène. Lauvereau réflé-
chissait. Lui, il était perdu définitivement. L'image tyran-
nique de Janine dominait son être tout entier. Jamais il ne
parviendrait à s'en guérir. Il traînerait ainsi son existence
ardente et misérable, jusqu'au jour oii il serait à bout de résis-
tance, n'en pourrait plus. Alors il verrait ce qu'il aurait à
faire. Dans cette lutte contre un désir, il avait été vaincu. Il se
l'avouait. Une rage froide lui montait au cerveau. Il n'avait pas
su être maître de cette fantaisie sensuelle qui, entrée dans sa
vie comme un plaisir d'une minute, en avait bouleversé l'ordre
si laborieusement établi, et il n'avait pas même eu les profits
de sa défaite. Il en concevait contre Janine une sourde colère.
La gueuse, elle l'avait laissé s'user, s'émietter, s'effondrer. Si
encore elle était venue à lui, despotique et voluptueuse!...
NonI Elle l'avait épié de loin, maligne et confiante. Pen-
dant qu'il se torturait, elle vivait gaiement avec ce Genvron
détesté... Ah! celui-là, il lui casserait la tête. Le sang lui
chauffait la face. Sa pensée déviait. Soudain il la ramena à
Jean, debout devant lui.
Que se passait-il dans cette âme mélancolique et taciturne,
obscure et bizarre ? Quelle folie couvait sous ce silence fris-
sonnant ? Quel rêve séjournait au fond de ces yeux clairs et
tristes? Que méditait ce visage anxieux et pâle? Lauvereau se
sentait pris de pitié, de crainte. Gomment le sauver? en était-
il temps encore?
— Ecoute, mon cher Jean! Moi, je suis un vieux fou, mais
je peux tout de même te donner un bon conseil... Oui, il y a
des choses que, même entre amis, on ne se dit pas,... mais
on se comprend, n'est-ce pas ?
Les deux mains de Lauvereau pesèrent lourdement sur les
épaules de Jean. Il continua :
— Grois-moi! brûle ces papiers que je t'ai remis. Antoi-
nette de Jonceuse avait raison : il faut respecter le secret des
morts. Ne nous mêlons pas de leurs affaires... Ge n'est guère
à moi de te dire cela, qui ai employé ma vie de curieux à
ces indiscrétions d'outre-tombe; mais ce que je leur deman-
584 LA REVUE DE PARIS
dais, à ces morts, c'était l'oubli de moi-même, tandis que
toi!... Cela ne m'a guère réussi, d'ailleurs, me diras-tu...
Un silence ironique creusa des plis dans le visage vieilli et
ravagé de Lauvereau. Il reprit :
— Crois-moi, mon vieux. Le chèque de miss Watson pour
les tapisseries va arriver ces jours-ci : prends dessus ce qu'il
te faudra et va-t'en d'ici. Cela te fera beaucoup de bien, Jean.
Tu as besoin de changer de place, de ne pas voir toujours les
mêmes personnes, Jean, les mêmes personnes...
Il regardait Jean de Franois au fond des yeux. Jean baissa
la tête. Dans ses mains tremblait le petit portefeuille de soie
brodée oh s'enlaçaient un S et un F lleuris.
HENRI DE REGNIER
(La fui aa prochain numéro.)
LES ORIGINAUX
DE
"LA COMÉDIE HUMAINE"
Balzac 1 Observateur prodigieux ? ou prodigieux inven-
teur?... Il en est de ses romans comme de tous ceux qui
donnent l'illusion de la vie : on ne les lit pas sans se demander
(( si cela est arrivé », et oii la fiction commence. En général,
il n'est pas bien aisé de le dire, et de démêler ce qu'il a vu
de ce qu'il a inventé. Il existe cependant quelques points de
repère ; pour quelques-unes de ses œuvres, on peut nommer
les originaux d'après lesquels il a travaillé.
*
* *
Le premier de tous, c'est lui-même.
Il a mis beaucoup de lui-même dans la Comédie humaine,
beaucoup plus que ne le croient ses lecteurs. Ce n'est pas en
vain qu'il était le contemporain de nos grands lyriques, des
grands poètes du « moi ». Nulle biographie de lui ne vaudrait
celle qui peut s'extraire de ses œuvres : celle-là seule est l'his-
toire vraie de sa vie, de sa vie intime aussi bien que de sa vie
extérieure, de ses sentiments et de ses pensées aussi bien que
de ses aventures.
I. Extrait d'un volume qui paraîtra prochainement : Balzac, l'homme et l'œuvre.
5 86 LA REVUE DE PARIS
Il a raconté son enfance dans Louis Lambert, la Peau de
chagrin et le Lys dans la vallée. Sur la prétendue noblesse de
sa famille, sur la pension de Tours où il apprit à lire, sur 1^
collège de Vendôme et la pension Lepitre, sur Thumeur dif-
ficile de sa mère, sur l'état de contrainte dans lequel il gran-
dit, sur ses privations, ses ardeurs secrètes, ses fringales d'in-
dépendance, ses rêves de gloire et d'amour, il a prodigué les
détails ; tout y est, jusqu'à ses engelures.
Ses années de stage chez le notaire et l'avoué s'évoquent aux
premières pages du Colonel Chabnrt. Pénétrez, malgré ce la
puanteur du poêle chauffé sans mesure », dans l'étude de
maître Derville, parcourez des yeux les murs tapissés d'alTi-
ches jaunes, le plancher « couvert de fange », le mobilier
<c crasseux », les casiers bourrés de liasses, les petites tables,
le secrétaire à cylindre, le marbre de la cheminée où traînent
des verres et des bouteilles, des morceaux de pain et des trian-
gles de fromages de Brie : vous êtes dans l'étude de maître
Guillonnet-Merville, l'ancien patron de Balzac. Et regardez
les jeunes gens, clercs ou saute -ruisseaux, qui sont] là occupés
à grossoyer quelque exploit et à échanger d'ineptes lazzi : ils
ont été ses camarades. 11 a tenu parmi eux l'emploi d'un des
deux ce néophytes venus de province » que Godeschal, le troi-
sième clerc, forme au métier et qui s'embrouillent en écrivant
sous sa dictée; avec eux il a fait assaut de calembours, coq-
à-l'âne, proverbes retournés , et autres turlupinades ; il a
goûté de leurs côtelettes de porc et de leur fromage de Brie...
Poésie du souvenir ! parfums enivrants du passé I Le narra-
teur s'émeut, il s'attendrit, et après avoir fait, pendant dix
mortelles pages, boufifonner, polissonneries clercs de* Der-
ville, il conclut d'un ton mélancolique :
Cette scène représente un des mille plaisirs qui font dire plus tard
en pensant à la jeunesse : « C'était le bon temps ! »
Sur son grenier de la rue Lesdiguières, sur ses jours de
laborieuse et vaillante bohème ce où, dit-il, l'huile de sa
lampe lui coûtait plus cher que le pain », la Peau de cha-
grin, Facino Cane, les Illusions perdues, le Père Goriot ne
nous laissent rien ignorer. Il n'y oublie ni la fontaine publique
où il allait lui-même puiser de l'eau, ni le ce paysage de toits
LES ORIGINAUX DE LA « COMEDIE HUMAINE » 687
bruns, grisâtres, rouges », qu'il voyait de sa fenêtre, ni la
vieille femme, « l'Iris messagère », que ses parents chargeaient
de temps à autre de lui apporter des provisions. Certaines
pages de la Peau de chagrin seraient à commenter phrase par
phrase, avec le récit de sa sœur et les lettres qu'il lui écrivait
en 1819 ou en 1820. S'il est douteux qu'il ait réussi alors à
vivre comme Raphaël de Valenlin avec 365 francs par an, il
avait fait comme lui la dure expérience de la pauvreté, et
longtemps après il était encore en droit de dire :
Jamais je ne serai sans ressembler à Raphaël dans sa man-
sarde ^ .
Veut-on le voir dans l'imprimerie de la rue des Marais-
Saint-Germain oij il a vécu de 1826 à 1828, et oii il a connu
toutes les ivresses de l'amour et toutes les angoisses de la
faillite? Qu'on relise les Illusions perdues et César Birotteau :
Le rez-de-chaussée formait une immense pièce éclairée sur la rue
par un vieux vitrage et par vm grand châssis sur une cour inté-
rieure...
La phrase est prise des Illusions perdues^ oh elle se rapporte
k l'imprimerie de David Séchard ; elle s'appliquerait fort bien,
M. Hanolaux en a fait la remarque ^ à la maison de la. rue
des Marais. Et cet imprimeur sur qui pleuvent les assigna-
tions et les protêts, cet imprimeur de sens peu pratique, mais
de grande imagination, qui se flatte de découvrir, au premier
jour, un nouveau procédé de fabrication du papier, cet impri-
meur amoureux qu'un regard de sa bien-aimée console de
toutes ses disgrâces, est-ce David Séchard? est-ce Balzac?
Il se croyait le plus discret des amants, et pour rien au
monde il n'eût voulu nommer dans ses ouvrages celle qui
avait été la grande amie de sa jeunesse. Que de fois pourtant
il y est question d'elle I On sait de quelle étrange manière se
déclare l'amour de Vandenesse pour madame de Mortsauf (le
Lys dans la vallée) : assis derrière elle au bal, il lui applique
soudain un baiser dans le dos. Telle avait été, une lettre iné-
1. Lettres à l'Étrangère, p. 54.
2. Balzac imprimeur, par MM. Gabriel Hanotaux et Georges Vicaire, p. 35.
►88
LA REVUE DE PARIS
dite l'alleste, la première déclaration de Balzac à madame de
B,.., et il a dit, du reste, en propres termes, que madame de
Morsauf n'était qu'cc une pâle épreuve » de madame de B,..^ .
N'en étaient-ce pas déjà des « épreuves » que Catherine
dans la Dernière fée, Pauline dans la Peau de chagrin, ma-
dame d'Aiglemont dans la Femme de trente ans, et toutes les
fois qu'il a essayé d'exprimer les maternelles douceurs de
l'âme féminine, toutes les fois surtout qu'il a peint l'automne
de la femme et les amours d'arrière-saison, ne peut-on pas
dire avec assurance qu'il pensait à la « Dilecta »?
Cela n'est nulle part plus sensible que dans la Femme aban-
donnée.
Gaston de Nueil, que sa famille a envoyé en 1822 à
Bayeux pour le soustraire aux entraînements de la vie pari-
sienne, rencontre madame de Beauséant, naguère délaissée
par le marquis d'Adjuda-Pinto ; il s'attache à elle, quoiqu'elle
soit bien plus âgée que lui ; ils vivent une dizaine d'années
côte h côte ; puis il la délaisse à son tour, se marie, et presque
aussitôt, en proie au remords de sa trahison ou plutôt au
regret du bonheur perdu, il se fait sauter la cervelle. Sauf le
dénouement, et sauf qu'entre eux la disproportion d'âge était
plus grande encore, c'est à peu de chose près le roman de
Balzac et de la Dilecta. Il y avait eu, dit-on, un Adjuda-
Pinto dans la vie de madame de B..., et l'année 1822 est
celle où Balzac vint jouer auprès d'elle le rôle de Gaston de
NueiP, celle oii, pour l'éloigner d'elle, ses parents l'envoyèrent
quelque temps à Bayeux chez sa sœur. Dix ans plus tard, la
Dilecta dut éprouver, dut écrire tout ce que madame de Beau-
séant écrit à son jeune amant en lui rendant la liberté ; et si
la lettre de madame de Beauséant est admirable, si celte lettre
qui veut être un adieu et qui est une caresse, si cette lettre
qui voudrait signifier : « Sois libre », et oij chaque ligne
cric : « Je t'aime I » est une des rares pages de la Comédie
humaine où Balzac ait su parler le langage vrai de la passion,
c'est peut-être qu'elle n'est qu'une copie, ou c'est, à tout le
I. Lettres à l'Elrandère, p. 3i4 ; Correspoiiddiice, p, 267 ; — la « lettre inédite »
est dans les archives de M. de Spoelbcrcli de Lovenjoul.
3. Date qu'il nous fournit lui-même dans la dédicace de Louis Lambert (pre-
mière édition) : El mine et semper dilectœ (licatum, 1822-1832.
LES OUIGINAUV DE LA « COMEDIE HUMAINE )) 689
moins, qu'en l'écrivant il avait encore dans l'oreille le timbre
et le rythme d'une chère voix mouillée de larmes. La date
inscrite à la fin du récit ^ en marque le caraclère quasi confi-
dentiel, elle en trahit l'intention secrète ; en dépit de la dédi-
cace à madame d'Abrantès, elle dit h qui ce récit s'adressait.
Lorsque Balzac l'a composé, en août et septembre 1882, à
Angoulême, il venait de dénouer doucement le lien qui l'en-
chaînait, et il voyageait depuis trois mois, par crainte des
rechutes. Il l'a composé afin de consoler celle qu'il fuyait ^ et
afin de rendre la rupture définitive en effrayant un peu sa
tendresse. Il a fait en sorte qu'elle le reconnût en ce Gaston
de Nueil qui adore sa maîtresse au moment même oli il la
quitte, et qui meurt de l'avoir quittée. Il savait que, dès
qu'elle pourrait craindre de lui devenir funeste, au lieu de le
rappeler dans ses bras elle ne songerait plus qu'à s'effacer,
qu'à le guérir de son amour : voilà pourquoi M. de Nueil
se tue. — Quant à M. de Balzac, il n'avait, au fond, nulle
envie de se tuer. Mais il lui tardait d'être libre, et de faire
tranquillement sa cour à madame de C..., qui l'attendait à
Aix-les- Bains.
(( Moi seul, a-t-il dit, sais ce qu'il y a d'horrible dans la
Duchesse de Langeais^. » Ce qu'il y avait d'horrible pour lui
1 . Ilisloire d-es œuvres de H. de Balzac, par le vicomlc de Spoelberch de Lovcn-
joul, p. 4i5-
3. La même intention semble bien marquée dans Louis Lambert, qu'il venait
d'écrire au cMleaii de Sache, et où il disait :
« Louis Lambert est l'être qui m'adonne l'idée la p'us poétique et la plus vraie
de la créature que nous appelons un ange, en exceplant toutefois une femme de
qui je voudrais dérober au monde le nom, les traits, la personne et la vie, afin
d'avoir été seul dans le secret de son existence et de pouvoir l'ensevelir au fond de
mon cœur. »
Bien des mots d'amour, dans les lettres de Louis Lambert & sa fiancée, étaient,
je pense, des mots vrais, des mots de madame de B..., que Balzac n'oubliait pas
même en la fuyant :
(( Tu m'as dit ces enivrantes paroles: Je veux les peines... » — « Ne m'as-tu pas
dit ce mot délicieux : Maintenant et toujours ! Et nunc et semper...! » — « Si nos
regards sont de vivantes paroles, ne faut-il pas nous voir pour entendre par les
yeux ces interrogations et ces réponses du cœur si vives, si pénétrantes, que lu
m'as dit un soir : Taisez-vous 1 quand je ne parlais pas!*... » — « Chéricaimée, il
se rencontre tel effet de lumière sur tes cheveux noirs qui me ferait rester, les
larmes dans les jeux, pendant de longues heures, occupé à voir ta chère per-
sonne, si tu ne médisais pas en te retournant : Finis, tu me rends honteuse !... »
3. Correspondance, p. 208.
590 LA HEVUE DE !• A lU S
Ik dedans, c'élail le rappel et l'exacle analyse de toutes les
coquetteries ou roueries par lesquelles madame de G... l'avait
naguère attiré et séduit ; c'était cet art de jouer avec un
cœur, et de s'offrir, et de ne point se donner, art qu'il prête
h madame de Langeais et oii il savait trop bien que ma-
dame de G... excellait. Il était si naïvement tombé dans
le piège! Il avait été si troublé, si ravi, quand il s'était cru
aimé d'une grande dame, d'une 1res grande dame :
La vraie duchesse, bien dédaigneuse, bien aimante, fine, spiri-
tuelle, coquette, rien de ce que j'ai encore vu ! un de ces pliéno-
mènes qui s'éclipsent, et qui dit m'aimer, qui veut me garder au
fond d'un palais à Venise !... la femme des rêves M...
Arrivé auprès d'elle à Aix, en septembre 1882, il s'aperçut
bientôt que le phénomène s'éclipsait et s'éclipserait toujours
au moment décisif : son désappointement fut extrême, les
vraies duchesses lui devinrent odieuses, le monde lui sembla
méprisable. Il comprit l'ermite, il approuva le trappiste, il
envia. le curé de village ; il rêva de retraite, d'existence cham-
pêtre, de dévouement aux humbles, — et commença le Méde-
cin de campagne. Il y peignit les beaux pays que son séjour a
Aix lui avait permis de visiter, et qui, à défaut d'une Elvire, lui
avaient du moins offert « lacs, rochers muets, grottes, forêts
obscures » ; il y formula son rêve de vie évangélique et rus-
tique. Il créa ce docteur Benassis qu'une secrète douleur a
contraint à fuir le monde, à se retirer dans le voisinage de la
Grande-Ghartreuse, et qui ne vit plus que pour les pauvres
gens^ A l'origine, dans le chapitre IV, qui est comme la clé
de l'ouvrage et oii Benassis explique sa vie actuelle par les
malheurs de sa jeunesse, Balzac se proposait de conter sa ré-
cente déception, d'exhaler son chagrin et sa rancune, et de
châtier la perfide qui s'était jouée de lui^. Il eut le tort de ne
p:»s s'en tenir à sa première intention. 11 inventa pour ce cha-
pitre IV une fade histoire d'amour contrarié dont la banalité
1. Correspondance, p. 117,
2. L'original de Benassis est le docteur Frank, que Balzac avait connu jadis aux
environs de l'Isle-Adam, et qui était le bienfaiteur du pays {Correspondance,
p. G 19 ; Balzac, par madame Surville).
3. Gela résulte de lettres que possède M. de Spoelberch de Lovenjoul.
LES ORIGINAL \ DE LA « COMEDIE HUMAINE » Bqi
dépare son beau livre ^ et de sa trop réelle déception, de la
déception qui avait été « un des plus grands chagrins de sa
vie* », il fit un autre livre, la Duchesse de Langeais. Ou plu-
tôt il en fit deux autres, car les Secrets de la princesse de Ca-
dignan où il se met en scène sous le nom de l'écrivain
d'Arthez, amoureux et dupe d'une comédienne de salon, ne
sont qu'une seconde version, moins romanesque, mais aussi
amère, de la Dachesse de Langeais.
D'autres amours ont laissé leur trace dans son œuvre.
Le Lys dans la vallée, qui est un dernier hommage à ma-
dame de B..., est en même temps l'écho de tous les orages
dont la vie sentimentale de Balzac était faite lorsqu'il l'a
publié. Non seulement, dans ce roman écrit à la première
personne, en forme de mémoires, le vocabulaire est le même
que dans ses lettres d'amour, mais la situation du héros, de
Vandenesse, pris entre son pur amour pour madame de Mort-
sauf et son très matériel amour pour lady Dudley, est très
exactement la sienne en i833, i83/i et années suivantes^,
entre madame llanska, qu'il appelait « sa chère étoile »,
« son ange de la terre », qu'il adorait à distance, et plusieurs
autres femmes, moins angéliques, qu'il a aimées à la même
époque un peu moins pieusement. Laquelle, parmi celles-là,
ressemblait à lady Dudley? Quel nom mettre au-dessous du
sien ? Est-elle quelqu'une des mystérieuses inconnues dont
nous ne savons que le prénom de Louise ou de Maria, imprimé
en grands caractères sur la première page de tel ou tel de ses
romans P Ou ne serait-elle pas, comme l'ont cru les premiers
lecteurs du Lys et en dépit de ses dénégations, la belle comtese
V..., Anglaise de naissance, dont madame Hanska fut un
moment jalouse, et non sans raison^?
Naturellement, à partir du jour oii madame Hanska entre
dans sa vie, c'est elle surtout dont la pensée le hante au mi-
lieu de ses travaux. Tantôt il donne son nom d'Evelina à la
jeune fille qu'il fait apparaître dans le Médecin de campagne ;
tantôt, du nom de sa propriété de Wierzchownia il fait le nom
1. Correspondance, p. 258.
2. Lettres à V Elrcuufere , p. 290.
3. Ihid , .p. 35 I.
5q2 LA REVUE DE PARIS
de l'officier polonais qui, dans la Recherche de V absolu, inspire
h Glaës l'amour de la chimie ou de l'alchimie ; et s'il fait dire
à madame Vauquer, dans le Père Goriot, «des iieaillesyy pour
« des tilleuls », c'est que madame Hanska prononçait le mot
ainsi et qu'il en a ri avec elle. H y a dans Albert Savarus le
souvenir de leurs premières rencontres de i833, en Suisse, et
Savarus n'est pas plus ému en contemplant Francesca sur le
seuil de sa villa, au bord du lac de Constance, que ne l'avait
été Balzac, lorsque, à Genève, <( au fond de cette cour dont
les moindres cailloux étaient gravés dans sa mémoire », il
avait vu à une fenêtre le ce doux visage» de madame Hanska'.
Cette Francesca qui promet à Savarus de l'épouser dès que
son vieux mari lui aura fait la grâce de mourir, ce Savarus
qui lui fait serment d'arriver à la fortune et à la célébrité pour
se rendre digne de sa chère « Etrangère», que disent-ils, que
senlent-ils, que n'aient dit et senti Balzac et madame Hanska?
Il a repris les choses d'un peu plus haut dans un autre endroit
du même livre et dans Modeste Mignon ; il y est remonlé
jusqu'à l'origine de leur liaison. Mademoiselle de Watteville
s'éprend de Savarus sans l'avoir vu, en lisant une nouvelle
qu'il vient de publier; en lisant des vers de Canalis, et sans
l'avoir vu, Modeste s'éprend du poêle et, de loin, enlrc en cor-
respondance avec lui. Ainsi avait fait madame Hanska, et voyez
comme le rapprochement se précise dans Modeste Mignon. Ca-
nalis dédaigne ou n'a pas le temps de répondre aux lettres de
la jeune inconnue ; il laisse ce soin à son secrétaire, Ernest
de la Brière, en sorte que Modeste lit la fine et tendre prose du
secrétaire en croyant lire celle du poète, et que, croyant
s'attacher à Canalis : elle s'attache en réalité à la Brière : qui-
proquo sur lequel repose toute l'action du roman. Balzac avait
d'abord agi comme Canalis : quelques-unes de ses premières
réponses a madame Hanska n'étaient point de sa main, mais
d'une main amie^, et il n'a eu qu'à se rappeler sa petite ruse ',
à en tirer les conséquences possibles, pour écrire, dix ans
après, son roman de Modeste Mignon.
j. Lettres à l'Étrangère, pp. 38, 101 ; Corrrespondance, p. Sgi.
2. Celle de madame Carraud. — Voir Lettres à l'Etrangère, p. 6, noie i.
3. C'est madame Hanslea qui la lui a rappelée et lui a conseillé d'en faire le sujet
d'un roman. {Ibid., pp. 39G-397, '(OO, 423.)
LES ORIGINAUX DE LA « COMEDIE HUMAINE » ÔoS
Est-ce tout ce qu'il nous a livré de sa vie dans ses œuvres * ?
Il a dit, dans Albert Savarus, ses rêves d'ambition politique et
ses candidatures infructueuses; dans César Birotteau, dans les
Petits bourgeois, il a développé ses conceptions financières et
ses merveilleuses spéculations qui lui servaient à s'endetter
un peu plus tous les ans. Gobseck, Une fille iVÈve, le Père Go-
riot, Un homme d'affaires, Mercadet, etc., c'est sa bataille avec
l'argent, sa détresse, ses luttes, les mille et un expédients à
l'aide desquels il s'efforçait de dépister ou d'attendrir ses
créanciers-. Massimilla Doni, Gambara, c'est Balzac abonné
aux Italiens et à l'Opéra en i83/l, écoutant, applaudissant de
toutes ses forces la musique de Meyerbeer et de Rossini^ Le
Cousin Pons, c'est Balzac collectionneur, en i8/i4. et tout à sa
passion des beaux meubles, des objets d'art, des coûteux bibe-
lots. Il n'y a pas jusqu'à ses traits et à sa tournure qu'il ne
nous ait fait connaître dans un de ses romans, non sans les
idéaliser de son mieux :
Une tête superbe : cheveux noirs, mélangés déjà de quelques che-
veux blancs, des cheveux comme en ont les Saint-Pierre et les Saint-
Paul de nos tableaux, à boucles touffues et luisantes, des cheveux
durs comme des crins, un cou blanc et rond comme celui d'une
femme, un front magnifique sépare par ce sillon puissant que les
grands projets, les grandes pensées, les fortes méditations inscrivent
au front des grands hommes ; un teint olivâtre marbré de taches
rouges, un nez carré, des yeux de feu, puis les joues creusées, mar-
quées de deux rides longues pleines de souffrance, une bouche à
sourire sarde et un petit menton mince et trop court; la patte d'oie
aux tempes, les yeux caves, roulant sous les arcades sourcilières
1. Sur le cliapilrc de ses amours, on pourrait ajouter que l'héroïne de la Muse
du département, bas bleu berrichon « atteint de sandismc », semble assez proche
parente d'une très authentique Berrichonne et sandisle, madame M .., qui, habil-
lée on liomme, accompagna Balzac à Turin on i83G. — Voir Autour d'Honoré de
Balzac, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, p. i53.
3. « J'ai été offrir à un capitaliste, auquel reviennent des indemnités convenues
entre nous pour des ouvrages promis et non faits, une certaine quantité d'exem-
plaires des Études de mœurs. Je lui proposais cinq mille francs à terme pour trois
mille échus. Il a tout refusé, même ma signature et un effet, me disant que ma
fortune élait dans mon talent et que je pouvais mourir. Cette scène est une des plus
infâmes que je connaisse, Gobseck n'est rien ; j'ai subi, plus rouge, le contact d'une
âme de fer. Quelque joui*, je peindrai cela. » [Lellres à l'Etrangère, p. 6i.) — Il l'a
peint, non pas une, mais dix fois.
3. Lettres à l'Étrangère, pp. i68, 170, 217, a'iô.
ler Février 1906. lO
594 LA. REVUE DE PARIS
comme deux globes ardents ; mais, malgré tous ces indices de passions
violentes, un air calme*...
Voilà le portrait physique. Quant au portrait moral, il n'est
presque aucune de ses grandes créations à laquelle il n'ait
prêté un peu de son âme ; et Claës, Gobseck, Vautrin sont ses
fils par leur imagination dévorante, par la force de leur vou-
loir, — comme aussi, hélas ! Gaudissart ou Lousleau, par leur
bonne humeur et leur vulgarité.
*
* *
Avec cela, personne n'a plus souvent que lui et plus curieu-
sement regardé chez le voisin, et la Comédie /inmaine renferme
plus d'une histoire vraie qui n'est pas la sienne, plus d'un
portrait d'après nature qui n'est pas le sien.
Les héros des Chouans, le Gars, Marche-à- terre, (îudin,
madame du Gua, avaient existé. 11 avait pu les voir en 1828,
aux environs de Fougères, ou, tout au moins, il avait entendu
parler d'eux par M. de Pommereul, témoin oculaire des
guerres de chouannerie -.
l;n.e ténébreuse ajjaire a son point de départ dans une
affaire très authentique, quoique très ténébreuse, qui avait
fait grand bruit sous le Consulat, — celle du sénateur Clé-
ment de Ris, enlevé, le 28 septembre 1800, près de Tours,
par six hommes masqués, conduit par eux au fond d'un sou-
terrain, et retrouvé, après huit jours de recherches, dans la
forêt de Loches. Les hommes masqués étaient des agents de
Fouché ; ils se trompèrent en s'emparant de Clément de Ris :
ce n'était pas lui que Fouché voulait prendre. De dépit, et
pour détourner les soupçons, il fit arrêter des innocents, d'an-
ciens Chouans; plusieurs furent exécutés^.
1. Albert Savarus, p. 170.
2. Balzac en Bretagne, par M. du Pontàvice de Heussey.
3. Préface à' Une lénéhreusc affaire. — \oir aussi Honore de Balzac, par M. Birô. —
Dos le temps de ses débuts, Balzac assure qu'il s'inspirait volontiers des causes
célèbres : la préface du Vicaire des Ardennes renvoie le lecteur aux Annales de la
Cour de Cassation, année 1816. Dans leur Répertoire de la Comédie humaine,
MM. Anatole Cerbeer et Jules Christophe signalent des analogies entre le crime
de Tascheron (le Curé de village) et l'affaire Marccllange, procès criminel qui
avait occupé tout Paris.
LES ORIGINAUX DE LA « COMÉDIE HUMAINE )> ÔQÔ
Un récit épisodique, dans V Envers de l'histoire contempo-
raine, rappelle, et de plus près encore, une autre affaire du
même genre, l'affaire Le Chevalier. En 1807, madame Aquet
de Férolles, égarée par ses sentiments royalistes et sa haine
de Napoléon, avait aidé Le Chevalier et sa bande de chauf-
feurs à s'emparer d'une somme de soixante-trois mille francs
envoyée à Caen par les receveurs d'Argentan et d'Alençon.
Elle fut arrêtée avec ses complices et condamnée à mort. En
vain elle se déclara enceinte pour obtenir un sursis ; en vain
sa grâce fut demandée à l'Empereur : elle périt sur l'écha-
faud. Sa mère, madame Hélie de Combray, dont le seul crime
était de ne pas l'avoir dénoncée, fut condamnée à vingt-deux
ans de réclusion ; elle avait soixante-sept ans, et était fille
d'un président de la Chambre des comptes de Rouen ; au
retour des Bourbons, en 181/4, elle obtint la remise de sa
peine. Elle est devenue madame de laChanterie dans V Envers
de l'histoire contemporaine, o\x tous ces détails reparaissent, à
peine modifiés.
Balzac avait connu l'affaire Clément de Ris et l'affaire Le
Chevalier par les Mémoires de madame d'Abrantès. Il était lié
avec elle, et grand lecteur de ses Mémoires, dont il avait faci-
lité la publication en traitant pour elle avec l'éditeur jMame.
Si l'on avait le courage de les lire en entier, on verrait qu'il
leur a fait plus d'un emprunt. H y a pris le nom de son Ras-
tignac. Au tome L^ madame d'Abrantès expose longuement
les démêlés de Bonaparte et de Salicetti, qu'une haine corse
animait l'un contre l'autre; elle peint Salicetti décrété d'accu-
sation , réfugié chez madame Permon , et de sa cachette
entendant son ennemi Bonaparte parler de lui d'une voix
méprisante, La scène avait frappé Balzac : elle a passé dans
Une vendetta '.
Ecoutons maintenant sa sœur, madame Sur ville :
Le sujet de l' Auljevge rouge lui fut donné par un ancien chirur-
gien des armées, ami de l'homme qui fut condamné injustement. Mon
frère n'ajouta que le dénouement,
I. Une vendetta a paru ea i83o, un an avant les Mémoires de madame d'Abran-
tès. Mais Balzac, lié avec elle depuis 1828, avait pu lui entendre conter cette scène,
ou la lire en manuscrit. Il ne me paraît pas douteux qu'il la connaissait avant
d'écrire son petit roman.
596 LA. REVUE DE PARIS
Un épisode sous la Terreur lui fut raconté par le sombre héros de
cette histoire. Mon frère désirait voir Sanson, l'exécuteur des hautes
œuvres. M. Appert, inspecteur général des prisons, avec qui mon
frère était lié, lui ménagea une entrevue... Il attire si bien la con-
fiance de Sanson que celui-ci, entraîné, arrive à peindre les souf-
frances de sa vie. La mort de Louis XVI lui avait laissé, des terreurs
et des remords de criminel (Sanson était royaliste). Il fit dire pour
le roi, le lendemain de l'exécution, la seule messe expiatoire qui fut
peut-être célébrée à Paris ce jour-là.
Ce fut aussi la conversation que mon frère eut avec Martin, le
célèbre dompteur d'animaux, à l'issue d'une de ses représentations,
qui lui fit composer l'article intitulé Une passion dans le désert.
Dans Béatrix, où, à côté de mademoiselle des Touches, il
peint madame de Rochefide et le musicien Conti, rivés l'un h
l'autre par une vieille passion qui leur pèse et qu'ils n'ont
pas la force de rompre, il s'est souvenu de ce que madame
Sand lui avait dit de Lislz et de madame d'Agouli ; il s'est
souvenu, en même temps, de celle qui l'avait si bien ren-
seigné :
Oui, mademoiselle des Touches est George Sand; oui, Béatrix est
trop bien madame d'Agoult ^ .
Ce qui n'empêche pas mademoiselle des Touches d'avoir
aussi quelques traits de mademoiselle Georges-.
Thaddée Paz, le Polonais proscrit qui, dans la Fausse mai-
tresse, cache un amour vrai sous une passion feinte, s'appe-
lait dans la réalité Thaddée Wylezinski ; c'était un cousin de
madame Hanska, qu'il adorait silencieusement :
La mort de Thaddée, que vous m'apprenez, m'a fait du chagrin ;
vous m'aviez tant parlé de lui que j'aimais qui vous aimait ainsi,
quoique... ! Vous avez bien deviné pourquoi j'avais appelé Paz
1. I.cUres à i Étrangère, p. 527.
2. Lettres à l'Etranrjere, pp. /|G'i, 627 ; Histoire des œuvres, p. Sqq. —Au tome 11
de son George Sand, madame V\ ladimir Ivarénine fait ressorlir la parfaite ressem-
blance de George Sand et de mademoiselle des Touches, de Béatrix et de ma-
dame d'Agoult, de (Jlaude Vignon, autre personnage du même roman, et do
Gustave Planche, dans toutes les pages où il n'y a point d'action et qui ne sont
c[uc portraits. — Le nom de Gonli est celui d'un avocat qui avait reconnu Balzac,
en i838, dans une rue d'Ajaccio, et lui avait aussitôt consacre un article dans le
Journal de la Corse, au grand déplaisir du voyageur qui eût voulu garder l'inco-
gnilo. (Lettres à l'Étrangère, p. '171.)
LES ORIGINAUX DE LA « COMEDIE HUMAINE » 697
Tfiaddée, en lui donnant le caractère et les sentiments de votre
pauvre cousine
Dans la Cousine Bette, il y a récho et comme le contre-
coup sur son cœur de l'affaire Golomès, qui l'avait si vive-
ment intéressé en décembre i8/i5. Qu'on relise ce qu'il a dit
de madame Colomès : nièce d'un maréchal de l'Empire,
femme d'un haut fonctionnaire, éperdument éprise, à qua-
rante-cinq ans, d'un tout jeune homme pour qui elle en
arrive à faire des faux et à se livrer c< à des usuriers, à des
vieux-... » N'est-ce pas, en germe, tout le drame de la Cou-
sine Bette, et la passion tardive qui attache Lisbeth à Wen-
ceslas, et l'héroïsme infâme de madame Hulot s'offrant au
vieux Grevel, et le délire erotique du conseiller d'Etat Hulot,
et la honte, le désespoir de son frère, le vieux maréchal? —
Mais d'autres femmes ont contribué à fournir à Balzac les
traits dont il composait la figure de Lisbeth, sa patience et
son activité de fourmi économe, ses dévouements de vieille
fille amoureuse, ses susceptibilités, ses aigreurs, ses impla-
cables rancunes de parente pauvre : « Elle est, écrit-il à
madame Hanska, un composé de ma mère, de madame Val-
more et de votre tante », — celte tante qu'ils appelaient entre
eux « le cent de clous ^ ».
Il a dit de Vautrin :
Je puis vous assurer que le modèle existe, qu'il est d'une épou-
vantable grandeur, et qu'il a trouvé sa place dans le monde de notre
temps. Cet homme était tout ce qu'est Vautrin, moins la passion
que je lui ai prêtée. Il était le génie du mal, utilisé d'ailleurs^.
Autant valait nommer Vidocq, — Vidocq avec qui il avait
dîné, certain soir, chez ce même M. Appert qui lui avait pré-
senté Sanson, Vidocq jadis condamné pour faux, Vidocq,
l'ancien forçat, devenu un beau jour chef de la sûreté à Paris,
sous la Restauration, et propriétaire à Saint-Mandé. Non
seulement Balzac avait dîné avec lui, mais il avait lu les
I. Lettres à l'Étrangère, p. 4o8. — Dans la Valérie de madame de Kriidener
(i8o3), Gustave de Linar avait recours à la même feinte généreuse,
a. Correspondance, p. 470.
3. Correspondance, p. 530; — Lettres à l'Étrangère, p. SSg.
4. Lettre à M. Hippolyte Caslille {Œuvres complètes, t. XXII).
598 LA REVUE DE PARIS
œuvres écrites par lui ou publiées sous son nom. Il a trouvé
dans ses Mémoires (1828-1829)* le récit de ses évasions sans
nombre, de ses multiples «incarnations », de ses coups d'au-
dace qui lui avaient valu la considération de ses compagnons
de chaîne et faisaient de lui, dans le monde des repris de
justice, une sorte de grand dignitaire ; et il y a trouvé toute
une peinture de la prison ou du bagne, depuis les surnoms
grotesques ou terribles qui font penser à Trompe-la-mort et
à Bibi- Lupin, jusqu'aux plaisanteries que ressert Vautrin sur
la soupe aux a gourganes », jusqu'à l'art, où excelle la vieille
mademoiselle Michonneau, de faire d'une claque reparaître
sur une épaule de forçat les deux lettres fatales. Les Mémoires
d'un forçat ou Vidocq dévoilé (1828) lui ont suggéré la méta-
morphose de Vautrin en prêtre espagnol, et lui ont appris à
ne point dire « du sang », mais « du raisiné », non point
« la tête )), mais « la sorbonne » ou « la tronche » ; non point
a la guillotine », mais « la veuve », et non point « tuer »
quelqu'un, mais le « terrer ». — Les Voleurs, physiologie de
leurs mœurs et de leur langage (1887) ont achevé de l'initier
aux beautés du langage « bigorne »; ils ont, en outre, pour
nous, l'intérêt de nous présenter un très beau portrait de
Vidocq par Devéria; — et, en vérité, ce Vidocq en redingote,
cravaté de blanc, cette forte carrure, cette tête puissante, cette
large face aux lèvres trop fines, celte expression à la fois
hardie et pateline, c'est Vautrin embourgeoisé, Vautrin ren-
tier, mais c'est bien Vautrin.
Balzac déclare également que Desplein, Henri de Marsay,
le père Goriot ont vécu^ Il dit de Goriot :
L'événement qui a servi de modèle offrait des circonstances
affreuses, et comme il ne s'en présente pas chez les cannibales; le
pauvre père a crié pendant vingt heures d'agonie pour avoir à boire,
sans que personne arrivât à son secours, et ses deux filles étaient,
l'une au bal, l'autre au spectacle, quoiqu'elles n'ignorassent pas
l'état de leur père.
1. Ces Mémoires ont été rédigés, croit-on, d'aprôs des notes de Vidocq, par
Maurice pour les deux premiers tomes, et pour les deux autres par Lhérilier,
— auteur des Mémoires de Sanson auxquels Balzac avait collaboré en i83o. — Les
trois ouvrages relatifs à Vidocq qui sont cités ici ont servi à l'auteur des Misé-
rables autant qu'à Balzac.
2. Lettre à M. Hippolyte CastiUe et préface du Cabinet des antiques.
LES ORIGINAUX DE LA « COMÉDIE HUMAINE )) 699
On peut rapprocher cela de ce qu'il fait dire à l'avoué
Derville, a la fin du Colonel Chabert :
J'ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille,
abandonné par deux filles auxquelles il avait donné ^o ooo livres de
rente.
Il s'agit évidemment du même fait dans les deux textes, et
le second semblerait indiquer que c'est dans l'étude de maître
Guillonnet-Merville que Balzac avait jadis entendu conter
l'histoire de Goriot '.
Et César Birotteau a vécu, lui aussi : il se nommait
Antoine Caron, marchand parfumeur, établi depuis 1778 rue
du Four-Saint-Germain, au coin de la rue des Canettes. Sa
boutique, à l'enseigne de la Reine des Fleurs, avait servi de
refuge aux royalistes et aux conspirateurs sous le Directoire
et le Consulat. Louis XVIII lui décerna une médaille en
récompense de ses services-,
*
* *
Faut-il poursuivre.»^ Faut-il reconnaître E. Geoffroy Saint-
Hilaire dans M. de Saint- Vandrille et le baron Cuvier dans
le baron Sinard f Entre savants '^) , — - Frédéric Lemaître dans
Robert Médal (le Cousin Pons), — Bouffé dans Vignol (les
Illusions perdues), — Delacroix dans Joseph Bridau (la
Raijouilleuse), — Lherminier dans La Palférine (Un prince de
la Bohème), — Léon Gozlan dans Nathan ((7/ie fdle d'Eve),
— le libraire Ladvocat dans Dauriat (les Illusions perdues),
— Emile de Girardin dans du Tillet (César Birotteau)^ Et
I. Ainsi peut-être que l'histoire de madame de Kestaud et du testament brûlé,
dans Gobseck. — Voir le même passage du Colonel Chabert, p. 807.
a. Vieilles maisons, vieux papiers, par G. Lenôtre. — Dans le même livre, M. Le-
nôtre se fait fort de nommer les originaux de Gorentin (les Chouans), de Michu et
des frères de Simeuse (L^ie ténébreuse affaire), de mademoiselle d'Esgrignon [le
Cabinet des Antiques). Selon lui, l'abbé Loraux (César Birotteau) a eu, « sans aucun
doute », pour modèle l'abbé de Keravenan, vicaire à Saint-Sulpice. — Par mal-
heur, M. Biré, dont l'érudition n'est pas moins grande, dit avec une égale assu-
rance : « L'abbé Hinaux, confesseur de la duchesse d'Angoulême, a servi de modèle
à Balzac pour peindre l'abbé Loraux... »
3, Publié par M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, dans les Annales poli-
tiques et littéraires, mal-juin 1901.
600 LA REVUE DE PARIS
dans Mercadet reconnaîtrons-nous Balzac, Harel ou Victor
Bohain ' ?
On n'en finirait pas de compter les allusions ou les person-
nalités que des lecteurs malveillants ou trop érudits ont
découvertes dans la Comédie humaine. Celui-ci déclarait, à la
lecture des Illusions peixlues : a Lucien de Rubempré, c'est
Jules Janin, c'est sa vivante image », — et celui-là, après
avoir lu la Muse du département : « Jules Janin, c'est Lous-
teau, il n'y a pas à s'y tromper ». Un autre se moquait de
ceux qui avaient vu en Nucingen le baron James de Roths-
child, mais signalait une parenté « incontestable » entre
Adolphe Thiers et Rastignac... Et Balzac riait de son gros
rire, se frottait les mains, criait : a J'en suis à la soixante-
douzième femme qui a eu l'impertinence de se reconnaître
en Fœdora-I »
Les chercheurs de ressemblances n'avaient ni tout a fait
tort ni tout à fait raison. Il est certain qu'il a travaillé les
yeux fixés sur la réalité, et ses proches tremblaient, dit sa
sœur, que ses portraits ne lui fissent de mortels ennemis. Il
a puisé à pleines mains dans la vie d'aulrui comme dans sa
propre vie. Et pourtant il n'est aucun de ses romans qui soit
sa confession, il n'en est aucun qui soit un roman à clé^. Il
y avait bien, je pense, un peu de malice de sa part à dédier
un de ses ouvrages au baron de Rothschild après avoir créé
Nucingen, ou à confier l'illustration des Employés à Henri
Monnier, qu'on y avait reconnu dans la falote personne de
Bixiou; il y avait à cela moins de malice que de fierté : Bal-
zac avait conscience d'avoir fait tout autre chose que de la
satire personnelle, et d'être véritablement un créateur.
I. Un roman d'amour, par M. le vicomle de Spoelbercli de Lovenjoul.
a. Lettres à l'Étrangère, p. 9. — La princesse Bagralion et madame Récamier
étaient, dit-il, de ces « impertinentes ». — M. de Spoelberch de Lovenjoul semble
admettre (Une page perdue de II. de Balzac, p. 38) que Fœdora est Olympe Pélis-
sier, que Ba'zac l'a aimée, et qu'un soir, comme RaphaJl de Valcntin, il s'était
caché dans sa chambre pour assister à son coucher. Il est vrai qu'en i833 il fré-
quentait chez elle (Lettres à l'Étrangère, p. 18); mais la connaissait-il dès le temps
oii a paru la Peau de chagrin ')
3. Il elTaçait et corrigeait avec le plus grand soin, en se relisant, ce que ses por-
traits pouvaient avoir de trop individuel. — Voir, dans Une page perdue, les
transformations qu'il a fait subir, d'édition en édition, au personnage de Canalis,
qui d'abord ressemblait trop à Lamartine.
LES ORIGINAUX DE LA « COMEDIE HUMAINE )) Goi
Le fait vrai qui a servi à l'auteur dans la composition du Cabinet
des antiques, a eu quelque chose d'horrible. Le jeune homme a paru
en cour d'assises, a été condamné, a été marqué ; mais il s'est pré-
senté dans une autre circonstance, à peu près semblable, des détails,
moins dramatiques peut-être, mais qui peignaient mieux la \ie de
province. Ainsi, le commencement d'un fait et la fin d'un aulre ont
composé ce tout. Cette manière de procéder doit être celle d'un
historien des mœurs : sa tâche consiste à fondre les faits analogues
dans un seul tableau; n'est-il pas tenu de donner plutôt l'esprit que
la lettre des événements.»* il les synthétise. Souvent il est nécessaire
de prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en com-
poser un seul, de même qu'il se rencontre des originaux où le ridi-
cule abonde si bien, qu'en les dédoublant ils fournissent deux per-
sonnages. Souvent la tête d'un drame est très éloignée de sa queue.
La nature, qui avait très bien commencé son œuvre à Paris et l'y
avait finie d'une manière vulgaire, l'a supérieurement achevée
ailleurs. Il existe un proverbe italien qui rend à merveille cette
observation : « Cette queue n'est pas de ce chat. » (Qaesta coda
non è di qiiesto gatto.) La littérature se sert du procédé qu'emploie
la peinture, qui, pour faire une bonne figure, prend les mains de
tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine de celui-ci, les épaules de
celui-là. L'affaire du peintre est de donner la vie à ces membres
choisis et de la rendre probable. S'il vous copiait une femme vraie,
vous détourneriez la lêle ^
Ainsi parlait déjà Molière dans V Impromptu de Versailles,
ainsi parlait La Bruyère, ainsi parlent tous les grands pein-
tres de la vie humaine, et Balzac avait le droit de parler
comme eux. Un roman de lui est une création bonne ou
mauvaise, mais toujours une création. Plus on étudie les
sources et les originaux de la Comédie humaine, plus on s'ap-
plique à y faire la part du réel, et plus on sent combien celle
de l'invention y est considérable. Et je n'entends pas seule-
ment par là celte invention romanesque, ce dévergondage
d'imagination qui n'est que trop habituel à Balzac, et qui sur
des données vraies lui a fait écrire tant d'histoires fabuleuses
et folles. J'entends aussi cette invention géniale et créatrice
qui développe logiquement les données de l'expérience, qui
de la vérité particulière s'élève à la vérité générale, crée des
types, et dégage des lois. Invention qui est encore de l'obser-
vation, qui est la forme la plus haute de l'observation.
I. Le Cabinet des antiques, — préface
602 LA REVUE DE PARIS
Point de romancier qui ait eu un plus vif désir que Balzac
de bien comprendre le sens et les lois de la vie contempo-
raine. Sa curiosité, si attentive aux menus détails d'une
silhouette ou d'un caractère, s'étend aux plus vastes questions
de morale ou de sociologie, aux mystères de l'hérédité, aux
secrètes influences de la race, du sol natal, de l'époque et de
la profession. Dans le drame d'une existence, il aperçoit celui
d'une condition, d'une classe ; il y voit un incident de l'his-
toire nationale, et en expliquant, en analysant Nucingen ou
Rastignac, Minoret-Levrault ou Rigou, c'est son temps qu'il
analyse et qu'il explique. Il a vécu en des jours où sur les
débris du passé s'organisait et se fondait une France nou-
velle ; il était le témoin, son ambition a été d'être l'historien.
Il ne s'est pas borné à peindre les derniers survivants de
l'ancien régime : il a voulu dire pourquoi leur règne était
passé. Il ne s'est pas borné à peindre la bourgeoisie de i83o:
il a voulu dire comment elle était arrivée à la fortune et au
pouvoir. Il a marqué le rôle de chacun dans le travail de
transformation qui s'accomplissait autour de lui, il a assigné
les responsabilités, et s'il n'a sans doute pas résolu tous les
problèmes que la société moderne oflre à l'esprit du penseur,
du moins n'en est-il guère qu'il n'ait abordé.
Ses sujets de romans, c'est la lutte des intérêts, des ambi-
tions, qui se heurtent et s'entre-dévorent ; c'est le progrès et
les ravages de l'esprit individualiste dans le monde issu de la
Révolution; c'est le triomphe du tiers état, le règne des par-
venus dont il peint les lourdes allures et les furieux appétits ;
c'est la tragédie bourgeoise cachée dans le salon ou l' arrière-
boutique, et dont l'argent est le grand ressort ; c'est la puis-
sance croissante et chaque jour plus dégradante de l'argent.
Que de sujets, de beaux sujets, neufs, féconds, il a su trou-
ver 1 Le rôle social de la religion, ses bienfaits et ses méfaits,
dans le Curé de village, le Curé de Tours, Une double famille :
l'efficacité de l'action individuelle, l'action moralisatrice de
l'homme éclairé sur les pauvres gens, dans le Médecin de
campagne et VEnvers de l'histoire contemporaine ; — la vie
politique, ses dessous, ses marchandages, ses vilenies, ses
ennuis, dans Albert Savarus et le Député d'Arcis ; — la vie de
l'homme de lettres, ses haines, ses triihisons, ses déboires,
LES ORIGINAUX DE LA (C COMEDIE HUMAINE )) 6o3
dans la Mme du département; — l'attraction de Paris sur les
jeunes provinciaux, les fausses vocations littéraires, les laides
cuisines du journalisme, dans les Illusions perdues ; — ail-
leurs, dans la Messe de l'athée, le conflit de la science mo-
derne et de la religion ; — dans la Recherche de l'absolu,
l'ivresse de la science et les drames du laboratoire ; — dans
Ursule Mirouet, V Interdiction , le Colonel Chabert, les incerti-
tudes de la justice humaine, les obscurités du code, les chi-
noiseries et les guets-apens de la procédure ; — dans le
Cabinet des antiques, l'agonie de la noblesse de province, vic-
time de ses entêtements, victime de l'inaction à laquelle elle
se condamne, et où elle s'use, se ruine, s'amoindrit; — dans
les Paysans, la sourde et lente et patiente conquête de la terre
par le petit cultivateur, et le morcellement de la grande pro-
priété ; — dans les Employés, cette plaie sociale que nous
nommons fonctionnarisme et bureaucratie ; — et, dans dix
ou vingt romans, toutes les coquineries, toutes les insolences
de la haute banque, des du Tillet, des Nucingen, et de leurs
louches auxiliaires, les Cériset, ou les Claparon ; dans dix ou
vingt romans, la désorganisation de la famille, le trouble ou
la rupture du mariage par l'affaiblissement du sentiment reli-
gieux, par l'émancipation et la révolte du ce moi », par les
plus viles questions d'intérêt.
Et n'oublions pas qu'après avoir pénétré si avant dans la
vie et l'âme de son siècle, après avoir traité tant de grands
sujets, Balzac en avait encore presque autant d'autres en
réserve, que la mort, venue trop vite, ne lui a pas permis de
développer, qu'il n'a pu que noter au courant de la plume
dans une lettre ou dans une préface. Ils n'y existent qu'à
l'état d'indication rapide, mais si intéressante et, comme on
dit aujourd'hui, si suggestive 1 Tel ce roman de Sœur Marie
des Anges, que souvent il a voulu commencer et dont, en fin
de compte, il n'a pas laissé une seule page* :
Vous lirez cela. C'est une de mes moins mauvaises idées. Ce sont
les abîmes du cloître révélés : un beau cœur de femme, une imagi-
nation exaltée, brûlante, tout ce qu'il y a de grand, rapetissé par
I. A moins qu'il n'en faille chercher quelques débris, comme le croit M. de
Spoelberch de Lovenjoul, dans les Mémoires de deux jeunes mariées.
6o4 LA REVUE DE PARIS
les pratiques monastiques, et l'amour divin le plus intense tué de
manière que la sœur Marie en arrive à ne plus comprendre Dieu,
dont le goût et l'adoration l'ont amenée là ^
Tel aussi le roman qui devait s'intituler les Mitouflet :
Il présentera le tableau des ambitions électorales qui amènent à
Paris les riches industriels de province, et montrera comment ils y
retournent".
Il n'est pas rare de le voir résumer ainsi en une brève
formule l'œuvre qu'il rêve d'entreprendre ou celle qu'il vient
de terminer. Qu'il résume le Curé de village ou le Médecin de
campagne, le Contrat de mariage ou les Illusions perdues ^, il
est admirable pour en dégager la forte signification sociale.
Ces plans tracés en quelques lignes suffiraient à nous révéler
le grand peintre de mœurs, pleinement conscient de sa mis-
sion. Peut-être même est-on parfois tenté de se demander
s'ils ne sont pas plus beaux que les œuvres qui en sont sor-
ties, et si chez Balzac l'observateur n'était pas supérieur
encore a l'artiste.
ANDRE LE BRETON
1. Lettres à l'Étranfjère, p. 224.
2. Préface du Cabinet des antiques.
3. Lettres à l'Étrangère, pp. 530, i3; Correspondance, p. 326; préface de la
première édition de Deux poètes et d'Un grand Itoinme de province à Paris.
xMEMOIRES
D'UN
PAYSAN BAS-BRETON'
PREMIERE SERIE
XII
CAPORAL
Nous retournâmes ensuite à la maison de l'Arménien pour
un dîner qui fut encore meilleur que le souper de la veille,
beaucoup trop bon pour moi, et qui dura trop longtemps.
Moi qui avais l'habitude d'avaler mon repas en deux minutes,
j'aurais eu beaucoup plus de plaisir à aller dîner avec un
morceau de pain et du fromage, là-bas dans le torrent du Cé-
dron. L'après-dîner, nous allâmes voir cette fameuse mosquée
d'Omar qui est, au dire des amateurs, le plus beau monument
de Jérusalem, bail, dit-on, sur l'emplacement du grand temple
de Salomon. Mais nous ne pouvions entrer dans ce temple de
Mahomet où n'entrent que les vrais croyants. Cela m'était
bien égal, du reste, puisque je savais que les mosquées sont
complètement nues à l'intérieur, l'Éternel ayant dit à Moïse
dans VExode, le Lévitique et le Deutéronome : a Tu ne feras
I. Voir la Revue des i5 décembre 1904. i*^"" et i5 jan\ier igoô.
6o6 LA REVUE DE PARIS
point d'images taillées, ni aucune ressemblance des choses
qui sont là-haut dans les cieux, ni ici-bas sur la terre, ni
dans les eaux, ni sous terre. » J'aurais voulu voir, cependant,
le fameux rocher à travers lequel Mahomet passa, dit-on,
avec sa jument blanche. Nous traversâmes le mont Sion, où
se trouve encore un grand couvent. Ensuite, nous allâmes
du côté de ce fameux vallon de Josaphat, on nous devons
venir tous un jour.
Mon camarade en avait vu assez de Jérusalem et, ma foi,
moi aussi. Nous allâmes encore boire un lilre de vin dans
un hôtel, en attendant le souper. Nous causâmes beaucoup
le soir, avec l'Arménien et ses fils, de ce que nous avions vu
à Jérusalem, et même de ce que nous n'avions pas vu. Le
lendemain, nous devions partir de bonne heure pour retourner
d'une seule traite jusqu'à Jafïa. L'Arménien, qui nous avait
sous sa responsabilité, devait venir lui-même nous conduire
jusqu'au bateau à vapeur. Celte deuxième nuit fut pour moi
plus calme que la première.
Le lendemain matin, nous étions debout avant le jour :
après avoir pris un copieux déjeuner et avoir rempli nos
poches de souvenirs de Jérusalem, nous remontâmes dans la
curieuse carriole pouvant s'atteler des deux bouts. Au soleil
levant, nous étions déjà loin de Jérusalem que j'avais quittée
sans regrets.
J'ai vu bien des villes célèbres depuis; mais d'aucune
je n'ai gardé d'aussi tristes souvenirs : celui qui voudrait
se faire chrétien ou rester dans cette religion, il ne faut pas
qu'il aille à Jérusalem avec les yeux et les oreilles ouverts.
Nous arrivâmes à Jafla juste à temps pour prendre le bateau,
et, trois jours après, nous nous retrouvions, en soldats, chez
noire commandant, presque un jour avant l'expiration de notre
permission. Mon camarade s'était chargé de lui transmettre
les compliments de l'Arménien et de lui faire le récit du
voyage, en affirmant, bien entendu, qu'il avait tout trouvé
très chic à Jérusalem. A Gonstantinople, on nous apprit qu'il
était né un petit prince en France et que nous avions un
quart de vin à boire à sa santé.
Nous n'avions plus rien à faire maintenant. Mon camarade
et moi, nous allions nous promener quelquefois très loin dans
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 607
les campagnes, derrière Constantinople. D'autres fois, nous
allions sur le Bosphore voir passer les soldats français, anglais et
piémontais, qui rentraient dans leurs pays.
Nous nous arrêtions pour voir les Turcs faire l'exercice : on
essayait alors de les faire marcher à la manière des soldais
français, en marquant la cadence et en comptant : une, deusse,
troisse, quatre; les caporaux turcs disaient : hir, ild, îitsch, dort.
Un jour, nous allâmes à la belle église de Sainte-Sophie, où les
Grecs chantaient autrefois les louanges du Christ, mais oii les
musulmans chantent aujourd'hui les louanges d'Allah et de
Mahomet, et où la nudité remplace les icônes et les décors.
Mais les Grecs conservent l'espoir d'y rentrer un jour : il y a
une prophétie qui leur annonce ce fait et ce sera sous un
sultan Mourad.
A la fin de mai, on nous prévint que les derniers soldats
de Crimée venaient de passer; notre tour allait arriver, et en
efiFet, dans les premiers jours de juin, nous embarquâmes sur
un joli transport à vapeur, qui venait d'être baptisé du nom de
Prince-Impérial, et qui ramenait les débris de la grande
armée d'Orient ; il y avait là de riches débris, car nous
avions à bord tous les officiers supérieurs et médecins-majors
de Constantinople, avec de riches fournisseurs civils. S'il y
avait eu à ce bord des faiseurs de prophéties, ils n'auraient
pas manqué d'en tirer de mauvais présages pour le petit prince
dont le nom était écrit en grandes lettres d'or sur la poupe,
car peu s'en fallut que le bateau ne restât au fond de la
Méditerranée avec sa cargaison. J'ai traversé plusieurs fois
la Méditerranée et deux fois l'Océan, mais jamais je n'ai été
si près d'être englouti, et cela au dire de vieux marins qui se
trouvaient avec nous.
Après vingt-quatre heures environ de cette danse macabre,
le calme revint. On vit alors sortir des flancs du navire, où
ils avaient dû passer de tristes quarts d'heure, tous ces mes-
sieurs de la finance, avec des figures plus ou moins décom-
posées : ils venaient remercier l'officier de la passerelle qui
leur avait sauvé la vie. Une heure après, on entendait les
soldats chanter sur le pont : Vers les rives de France, voguons
doucement ! etc. Notre navire ayant repris sa physionomie et
sa marche ordinaires filait, comme disaient les chanteurs.
6o8 LA REVUE DE PARIS
vers les « rivages chéris w. Un soir, enfin, nous passions
près de Toulon et dans la nuit nous jetions l'ancre dans le
port de Marseille, oii nous débarquions le lendemain matin,
i5 juin.
J'ai déjà dit que je ne citerais des dates et des noms
propres que lorsque je serais certain de ne pas me tromper.
Ici, je ne puis me tromper, puisque celte date figure sur
mes étals de service. Nous dûmes rester plusieurs jours à
Marseille. Mon régiment, que je n'avais pas vu depuis le
mois de novembre i855, était alors à Montélimar, oii j'ar-
rivai dans les premiers jours de juillet. En arrivant dans ma
compagnie, je ne connaissais plus personne. Tous mes
camarades avaient disparu : les officiers, sous- officiers et
caporaux étaient tous changes, excepté le capitaine Lamy,
J'arrivai là à peu près comme autrefois à Lorient, inconnu
de tout le monde et ayant tout l'air dune nouvelle recrue ;
grâce au bon temps que j'avais eu à Constantinople et à la
bonne nourriture, j'avais même l'air plus jeune que quand
j'arrivai à Lorient, Deux jours après, mes nouveaux cama-
rades furent bien étonnés de me voir attacher sur ma tu-
nique la médaille que la reine d'Angleterre avait donnée à
tous les Français qui étaient arrivés en Grimée avant la
prise de Sébaslopol. Elle était rare, celle médaille, dans
noire régiment qui avait cependant fait toule la campagne
depuis le commencement jusqu'à la fin : de tous ceux qui
étaient parus, il n'en restait plus guère. Ceux qui le com-
posaient maintenant étaient presque tous arrivés en Crimée
après la prise de Sébaslopol ou c'étaient de jeunes recrues
du dépôt.
A la fin d'août, après avoir passé l'inspection générale,
ma compagnie, toujours la 2'- du 3, élait désignée avec la i^^
pour aller occuper la pelile garnison de Privas. Là, nous
n'avions pas grand'chose à faire, du moins les simples soldais,
mais il n'en élait pas de même des sous-officiers, caporaux et
élèves. Le général inspecteur avait fait de grands éloges au
régiment, en lui rappelant ses belles campagnes d'Afrique et
de Crimée ; mais il n'avait pas fait compliment aux officiers,
sous-officiers et caporaux sur leur instruction théorique et
pratique. De ce méconlenlement, on peut penser que le
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 609
colonel en ressentit tout le poids comme chef de corps; aussi
cette inspection générale, qui devait accorder à tout le monde
un peu de repos, fut-elle pour nos sous-offîciers, caporaux et
élèves une grande reprise du travail, et du travail le plus
pénible et le plus ennuyeux. 11 n'y avait rien, en effet, qui
causât plus d'ennui et de tracas à nos sous-officiers et capo-
raux que la théorie récitalive, si ce n'était la théorie pratique
sur le terrain, en présence d'officiers supérieurs. Cette chose-
là m'a toujours étonné au régiment, de voir des hommes
accepter des grades, des fonctions ou des emplois sans avoir
les notions les plus élémentaires des droits et devoirs inhé-
rents à ces grades et fonctions.
Nos caporaux, qui auraient dû être dans leurs chambrées
comme de bons chefs d'atelier, enseignant et donnant de bons
exemples d'ordre et de discipline, étaient au contraire, très
souvent, les premiers à donner l'exemple du désordre et de
l'indiscipline. Pourquoi? Parce qu'ils ne savaient rien de leur
métier; ils étaient souvent punis pour ne pas savoir leur théo-
rie et les règlements les concernant ; ils tempêtaient alors
contre ces règlements, contre la discipline, contre leurs supé-
rieurs qui voulaient les forcer à apprendre des choses impos-
sibles, absurdes et désagréables. Ils croyaient sans doute que
les galons étaient faits tout simplement pour donner plus de
solde, pour glorifier et honorer ceux qui étaient appelés k
les porter.
Je n'ai connu qu'un seul individu, un Corse, qui connût
bien ses devoirs et ses droits de caporal et de sergent, et qui
sût s'y maintenir. Celui-là était un bon père de famille, ensei-
gnant, dirigeant et corrigeant ses enfants avec connaissance,
autorité et justice. Je puis citer son nom sans risquer de me
tromper : il s'appelait Orticoni. Ah! si tous les gradés, y
compris les officiers, eussent connu leurs droits et leurs
devoirs comme celui-là et eussent su s'y conformer, les
choses auraient bien mieux marché ! Nous n'aurions pas eu
tant d'hommes dans les prisons, les cachots, les compagnies
de discipline et les travaux forcés, tant d'honnêtes familles
plongées dans le désespoir et dans le deuil! Mais, hélas! nos
gradés d'alors ne savaient commander qu'avec brutalité, gros-
sièreté, colère et souvent haine ou vengeance. J'ai vu plus
i^'' Février igoS. 1 1
6lO LA REVUE DE PARIS
d'un soldat s'en aller mourir à Cayenne ou au Sénégal, ou
même, ce qui était plus terrible encore, tomber sur le ter-
rain, de douze balles françaises, — des hommes perdus pour
l'armée, pour la France et pour leurs familles, des hommes
qui auraient pu être de très bons, d'excellents sujels, s'ils
avaient été commandés et dirigés par des chefs comme mon
ami Orliconi.
Ce fut de Privas que je me hasardai d'écrire chez moi
pour la première fois depuis mon départ. J'y avais déjà songé
dans différentes circonstances, mais je remettais toujours la
chose, voulant, avant d'écrire une lettre, pouvoir y mettre
un peu de français et une écriture un tant soit peu lisible.
On reçut et comprit ma lettre, mais la réponse fut bien
triste : mon père était mort, et ma mère se trouvait dans
une misère profonde. Je venais de toucher le décompte de
ma masse individuelle, en tout dix francs que j'avais écono-
misés en réparant mes chemises, caleçons et souliers : je m'em-
pressai de les expédier à ma mère. Quelque temps après, je
reçus une autre lettre m'annoncant qu'elle était morte. C'est
bien là ce que je pensais le jour où, des hauteurs de Ker-
gonan, j'adressais, les larmes aux yeux, mes derniers adieux
à l'église et au cimetière d'Ergué-Gabéric, oii ils reposent
maintenant tous deux après une longue vie de travail et de
misère. J'avais cependant le droit d'être aussi fier de ces
parents, morts de faim après une longue vie de labeur, que
ceux qui sont fiers de parents morts de pléthore, après une
vie oisive et inutile, n'ayant marqué leur passage dans ce
monde que, comme LucuUus et Héliogabale, par leur égoïsme
et leur goinfrerie.
A Privas, je cherchais toujours les moyens de m'instruire.
J'allais souvent écouter le prédicateur protestant, dont le
temple était à côté de notre caserne. Ce bon ministre, me
prenant pour un coreligionnaire ou un néophyte, voulut bien
me faire cadeau d'une bible et des évangiles en deux petits
volumes, qui pouvaient être facilement dissimulés. Je le
remerciai avec effusion en promettant d'en faire bon usage.
Je lisais et relisais ces deux petits volumes presque tous les
jours, ne trouvant rien de mieux à lire, sinon la théorie
de mon caporal, que je savais, du reste, toute par cœur mieux
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 6ll
que lui : le malheureux ne pouvait en apprendre deux pages
qu'en en oubliant deux autres. Je ne dirai pas ici les profits
que j'ai tirés de ces deux petits volumes précieux et sacrés,
puisque je compte écrire tout ça plus tard. Les savants assurent
qu'il n'y a pas d'effet sans cause. Alors, je dois attribuer au
pasteur protestant de Privas un changement dans mon exis-
tence, produit par le cadeau qu'il me fit.
En effet, un jour, j'étais étendu sur mon lit, en train de lire
le passage de la mer Rouge par les Hébreux, lorsque le four-
rier vint demander mon livret pour quelque petite rectifica-
tion; me voyant un livre à la main, il me dit :
— Tiens! vous savez donc lire, vous?
— Un peu. fourrier.
— Cependant, votre livret porte que vous ne savez ni lire
ni écrire.
— J'ai appris ça depuis mon arrivée au corps.
— Chez les Turcs, alors, car ailleurs ça ne vous a pas été
possible.
— Un peu partout.
Mais mon camarade de lit, qui était là et à qui je venais
d'expliquer l'histoire épouvantable de Loth et de Sodome, alla
plus loin que moi et beaucoup plus loin que je n'aurais voulu :
— Bien sûr que oui, dit-il, qu'il sait lire et écrire, aussi
bien et mieux que le caporal, et il sait toute la théorie par
cœur et bien d'autres choses encore.
— Ah! oui! répondit le fourrier en s'en allant, nous allons
voir ça.
Le fourrier parti, ce que j' « engueulai » mon camarade
pour avoir eu la langue trop longue, lui qui pensait me faire
du bien !
Le fourrier ne manqua pas de dire la chose au sergent-
major, et le sergent au capitaine qui me fit appeler chez lui
et, après s'être assuré des faits qu^on lui avait racontés sur
moi, il voulut tout de suite me porter sur le tableau d'avance-
ment en qualité de candidat au caporalat. J'eus beau protester
de mon ignorance de la langue française, de mon écriture
défectueuse, de ma jeunesse, de mon inexpérience : tout fut
inutile. Il fit faire immédiatement un état supplémentaire
d'élèves-caporaux qu'il expédia au colonel après y avoir
6ia LA REVUE DE PARIS
ajouté de sa main des noies parliculières me concernant. Je
me consolai en pensant que j'aurais le temps de me fortifier
et de réfléchir avant que mon tour arrivât, car on n'avançait
pas vite dans ce temps-là. Les officiers sortaient presque tous
de Saint-Cyr : donc pas de places pour les sous-officiers,
exceplé quelquefois en temps de guerre et pour action d'éclat.
Les sous-officiers eux-mêmes, presque tous des gens sans
fortune et sans avenir, une fois attrapé ce grade, qui était
pour eux une véritable position sociale, y restaient jusqu'à
leur retraite: donc pas de places pour les caporaux. Les capo-
raux à leur tour, après sept ans de service et plusieurs années
de grade, rengageaient dans l'espoir de passer sous-officiers :
donc pas de places pour les élèves-caporaux, lesquels souf-
fraient souvent pendant plusieurs années les mêmes ennuis et
les mêmes désagréments que les caporaux sans en toucher la
solde.
Je comptais donc avoir le temps de m'initier dans « l'art
de gouverner une tribu » ou escouade ; quelle ne fut pas ma
surprise et l'étonnement de toute la compagnie lorsque le ser-
gent vint, quatre jours après mon entretien avec le capitaine,
m'annoncer que j'étais nommé caporal à la G'' compagnie du
2*^ bataillon à Montélimar!
— Voici des galons, dit-il, faiteî-les coudre tout de suite et
allez chez le capitaine, qui vous demande.
A cette annonce, tout le monde dans ma chambrée était resté
(( bleu », les élèves caporaux plus que les autres, et moi plus
que tout le monde. Le capitaine seul ne fut pas surpris; il me
dit, quand j'arrivai chez lui avec mes galons:
— Je savais bien que vous n'auriez pas attendu long-
temps. Voici dix francs pour arroser vos galons, car je sais
que vous n'êtes pas riche et que vous avez envoyé, il y a
quelques jours seulement, toutes vos économies à votre vieille
mère.
A ces mots, des larmes me vinrent aux yeux, et, en pre-
nant machinalement les dix francs, je ne pus que balbutier
quelques mots de remerciement inintelligibles : le capitaine
me serra la main et je sortis en pleurant, comme un enfant
qui vient de faire ses adieux suprêmes à une mère adorée.
Le lendemain matin, j'étais de bonne heure, sac au dos, sur
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 6l3
la route de Montélimar. J'avais deux jours pour m'y rendre.
Tout le long de la route, je repassai ma théorie et les devoirs
du caporal, de peur de me tromper lorsque je serais appelé à
les réciter devant l'adjudant de mon bataillon, car ce serait là,
sans doute, les premières choses sur lesquelles on m'attaquerait
en arrivant. Cela ne manqua pas. Le bruit avait couru tout le
régiment qu'un certain Déguignet, qui n'était même pas élève-
caporal, venait d'être nommé presque de force, grâce à ses
connaissances théoriques.
Le lendemain de mon arrivée, quoique ce ne fût pas jour
de théorie, l'adjudant me fit appeler. Il me questionna sur
tous les points de la théorie et sur les devoirs du caporal, en
France comme en campagne ; je répondis ù toutes ses ques-
tions. Il me dit alors qu'on ne l'avait pas trompé sur mon
compte et que, désormais, je pouvais m'abstenir d'aller à la
théorie récitative , sauf lorsque je serais particulièrement
appelé. Me voilà donc, dès le premier jour, débarrassé du
plus grand ennui et du plus grand embarras des caporaux.
C'était beaucoup. Bien des collègues auraient payé cher pour
en arriver là. Cependant, je trouvai qu'il m'en restait encore
assez h faire.
Le premier dimanche de mon arrivée dans ma nouvelle
compagnie, je vois presque tous les caporaux punis, quel-
ques-uns, il est vrai, pour leur théorie; mais il y en avait
aussi pour manque de surveillance dans leur escouade, un
autre pour son service de semaine. C'était surtout cette
fameuse «semaine», le cauchemar de tous les gradés, qui me
trottait alors dans la tête : il était rare, en ce temps, qu'un
caporal se retirât de sa semaine sans punitions, souvent plus
de jours de punitions que de jours dans la semaine, car un
caporal de semaine était alors le chien courant de tout le
monde : souvent on l'appelait en deux endroits à la fois, sinon
en trois. Pendant que vous étiez retenu par le sergent de
garde de la police pour les hommes de corvée du quartier, le
vaguemestre vous portait quatre jours de consigne pour avoir
manqué à la distribution des lettres et vice versa. Je fus assez
heureux, cependant, dans ma première semaine; je m'en tirai
sans punition. Dans mon escouade, j'avais affaire à de vieux
soldats qui connaissaient à peu près leur métier.
6l4 LA REVUE DE PARIS
XIII
AUX VOLTIGEURS
Nous ne devions plus rester longtemps à Montélimar; notre
régiment était désigné pour aller à Lyon. Notre bataillon
devait quitter le premier et s'arrêter une quinzaine de jours à
Valence. J'ai déjà dit ce qu'était la garnison de Lyon sous le
fameux Gastellane; je n'ai donc pas à le répéter ici. Nous
arrivâmes à Lyon en juin 1857. J'avais été nommé caporal
le 7 mars. A la fin de celte année, j'étais encore le plus jeune
caporal de ma compagnie, sinon même de tout le bataillon.
Grande fut donc ma surprise, et aussi ma joie, lorsqu'on vint
m'annoncer, le i^"^ janvier i858, que j'étais nommé caporal
de voltigeurs.
Pour comprendre la joie que j'éprouvai a cette nouvelle,
il faut savoir ce qu'étaient les voltigeurs et les grenadiers,
qu'on appelait aussi les compagnies d'élite. Dans ces com-
pagnies, il n'entrait que des hommes choisis parmi les sol-
dats accomplis, des hommes d'une propreté et d'une con-
duite exemplaires, d'une constitution physique irréprochable,
bons marcheurs et bons tireurs. Tous les soldats qui ne pou-
vaient ou qui n'avaient pas l'espoir d'arriver à un grade
n'aspiraient qu'à la grenade du grenadier ou au cor de chasse
du voltigeur ; c'était leur bâton de maréchal , et c'était beau-
coup : ils étaient là exempts de beaucoup de corvées, et des
plus pénibles ; ils ne montaient la garde que dans les postes
d'honneur ou parfois dans des postes payés; ils touchaient
double solde, avaient une plus belle tenue et une meilleure
nourriture. Les sous-officiers et caporaux dans ces compagnies
étaient sans embarras, du moins pour leurs hommes, ceux-ci
étant des hommes de choix, connaissant bien leur métier et
leurs devoirs. Dans les compagnies du centre, — ainsi nom-
mées parce qu'elles étaient encadrées entre les grenadiers et
les voltigeurs, — lorsqu'un homme se trouvait en défaut, on
ne s'en prenait pas à lui ; c'était à son caporal d'escouade, et
ces malheureux caporaux d'escouades étaient souvent obligés
MÉMOIllES D'UN PAYSAN BAS-BRETON Gl5
de subir des punitions pour de tristes brutes, des «saligauds»
ou des braillards incorrigibles.
Je fus donc bien heureux, le i^^ janvier i858, en recevant
cette surprenante nouvelle que j'étais nommé caporal aux
voltigeurs du i*^' bataillon. Je faisais, il est vrai, beaucoup de
jaloux et de mécontents. On disait même que. je devais avoir
quelque haute protection. J'avais pour protections ma bonne
conduite et la connaissance de tous mes devoirs, auxquels je
n'avais jamais failli depuis que j'étais caporal. Oui, je fus
réellement heureux ce jour-là. Il n'a jamais fallu beaucoup
de choses, du reste, pour me rendre heureux : souvent une
poignée de main, un sourire, un mot d'affection, d'encoura-
gement, m'ont fait pleurer de joie. Ah! si, en ce moment-là,
j'eusse trouvé quelqu'un comme mon jeune ami de Kamiech
pour m'apprendre le français et les sciences utiles, indispen-
sables à tout homme qui est venu au monde sans la fortune I
J'aurais été alors facile à pousser n'importe dans quelle direc-
tion ! Comme j'aurais été heureux de travailler sous un
maître qui m'aurait donné quelques bonnes leçons et quel-
ques bons principes 1 Mais, hélas I je n'en trouvai pas : mes
collègues n'étaient guère plus avancés que moi en arts et en
sciences. Des livres? il ne fallait pas en parler: ils étaient
hors de prix, et même on n'en trouvait pas, du moins de ceux
que j'aurais voulu avoir. Il manquait donc quelque chose à
mon bonheur, et c'était justement la chose après laquelle je
courais le plus : le savoir.
Dans la nuit du i/i février, si je ne me trompe, lorsque
tout le monde était déjà couché, nous entendîmes sonner dou-
cement et lugubrement la générale. Il n'y avait là rien de
nouveau pour nous ; nous pensions simplement à une nou-
velle folie ou à une lubie du vieux bossu de Castellane. Mais
au moment où nous étions à faire nos sacs pour partir au
galop comme d'habitude, un sergent vint nous dire : « Lais-
sez vos sacs, prenez vos armes seulement et vos cartouches à
balles. » Sortir en armes sans sac! Mais jamais on n'avait vu
ça à Lyon sous Castellane ! Et les cartouches à balles ! Mais
qu'est-ce qu'il y avait donc.»^ Nous étions alors dans la caserne
de Serein, sur le bord de la Saône. Quand nous fûmes des-
cendus sur le quai, on nous dit de préparer nos cartouches
6i6
LA REVUE DE PARIS
pour charger les armes, puis on se mit en roule, en se diri-
geant vers le centre de la ville. Je voyais partout du monde
aux fenêtres sans lumière. Je voyais aussi des civils groupés
dans les ruelles, et d'autres qui filaient comme des ombres
le long des murs.
Nous arrivâmes sur la place Bellecour; elle était remplie
de civils qui s'éloignèrent pour nous faire place. On enten-
dait de tous côtés de sourds murmures et môme des cris
de : Vive la République ! C'était donc une révolution qui
venait d'éclater subitement? Dans nos rangs, toutes sortes
de propos couraient. J'étais le dernier de ma compagnie
de voltigeurs et, par conséquent, du bataillon ; je me trou-
vais hors des rangs. Piqué par la curiosité autant que
par la gravité de la situation, je fis quelques pas en arrière,
comme si je voulais faire éloigner quelques civils qui se trou-
vaient là, et vivement je demandai à l'un d'eux ce qu'il y
avait de nouveau ; il me répondit à voix basse, mais très
intelligiblement ; a L'empereur est assassiné. »
Nous restâmes sur la place plus de deux heures, pendant
que d'autres bataillons stationnaient ailleurs ou parcouraient
la ville, l'arme sur l'épaule droite et baïonnette au canon. Le
lendemain, tout le monde sut l'événement par une dépêche
envoyée dans la nuit et affichée partout. L'empereur avait
manqué, en effet, d'être assassiné le soir, en allant à l'Opéra,
par la bombe du fameux Orsini : plusieurs hommes de son
escorte avaient été tués ou blessés, et la voiture impériale
avait été renversée et brisée, mais « grâce à la Providence »,
l'empereur n'avait eu aucun mal. La France pouvait toujours
crier : Vive l'empereur ! et dormir en paix. Les assassins
avaient été arrêtés.
Deux mois environ après cet événement, nous quittions
encore Lyon pour nous rendre au camp de Châlons. Ce fut
au camp de Châlons que j'eus Thonneur de voir pour la pre-
mière fois Leurs Majestés Impériales. Elles arrivèrent au camp
au moment oiî les grandes manœuvres se terminaient : Elles
rentraient de leur voyage dans l'ouest, oii l'empereur était
allé prouver aux Normands et aux Bretons qu'il n'avait pas été
assassiné par Orsini, comme beaucoup de gens persistaient à
le croire, et pour leur faire voir aussi qu'il avait doté la France
MÉMOIRES D'UN l'AYSAN UAS-BRETON 617
dune belle impératrice. Celle aimable dame venait, seule, se
promener dans nos camps, habillée comme une simple bour-
geoise ; elle allait jusque dans les cuisines goûter la soupe.
Mais nous n'eûmes pas, quant à notre compagnie, de quoi
être très satisfaits de ces Majestés Impériales. La dernière
revue, qui terminait les manœuvres, eut lieu un dimanche.
Après avoir passé toute la journée sac au dos, à peine nous
donna-t-on le temps de manger notre soupe, qu'il fallut re-
mettre le sac sur le dos et partir pour Reims, oij nous devions
former la haie autour de Leurs Majestés le lendemain. Nous
arrivâmes vers minuit à Reims, et fûmes obligés de camper
au milieu de la cour de la caserne. Nous avions passé le long
de la roule sous plusieurs arcs de triomphe; mais ils ne nous
avaient pas empêché d'avoir mal aux pieds et aux épaules, ni
d'avoir nos chemises trempées, quoique la nuit fût assez
fraîche. Heureusement, les canlinières de la caserne furent
autorisées à nous ouvrir leurs portes, ce qui nous permit de
casser une croûte en buvant quelques petits verres pour
attendre le jour.
Nous devions vivre, pendant noire séjour à Reims, avec
notre solde de roule ; mais cela était bien difficile ; on ne
trouvait rien à manger : les boulangeries, les charcuteries,
boucheries et tous autres dépôts de comestibles, avaient été
pris d'assaut et complètement dévalisés par les gens des cam-
pagnes, venus au moins de dix lieues à la ronde pour lâcher
de voir la figure de leurs souverains. Nous fûmes obligés de
nous arranger avec les soldats de la garnison pour avoir à
manger. Nous ne restions pas, du reste, beaucoup de temps à
table : nous étions presque jour et nuit sous les armes, soit
que Leurs Majestés allassent à la cathédrale, ou voir quelque
grand atelier, ou passer une revue ; soit qu'elles allassent
diner chez le maire et danser chez le préfet. Elles ne pou-
vaient faire un pas sans que nous fussions sur leur passage
pour faire la haie et tenir à distance les curieux et les plai-
gnants.
Mon jeune caporal de Kamiech n'avait pas eu le temps do
me donner l'instruction qu'il aurait bien voulu me donner
et que je désirais si ardemment, du moins m'avait-il donné
l'idée de la réflexion. Donc, pendant que je me promenais
(Il 8 LA REVUE DE PARIS
dans la ville de Reims, l'arme sur l'épaule droite ou l'arme
au bras, je songeais à tous les rois qui avaient déjà passé par
là. Je ne finirais pas si je voulais raconter toutes les réllexions
que je fis pendant les longues cérémonies auxquelles nous
assistâmes durant quarante-huit heures. Ce que j'aurais
voulu voir, c'est la petite fiole qu'on appelle la Sainte Am-
poule. Je me trouvais à la porte de la cathédrale, mais j eus
beau me hausser sur « mes pieds de derrière » : je ne pus
rien voir; les personnages qui se trouvaient devant moi
étaient, tous, deux fois grands et moi j'étais deux fois petit.
Le soir du bal à la préfecture, j'étais mieux placé pour voir
ces dames et tous ces grands personnages valser, polker et
faire des chasses-croisés. Je n'avais pas le ventre trop plein
ni trop à l'aise. Cependant j'eus encore un instant pitié
d'un bonhomme écharpé et décoré sur toutes les coutures,
mais dont la tête était entièrement dépourvue d'ornements
capillaires : il essayait de faire quelques gambades et des entre-
chats devant la belle impératrice dont les bras, les épaules et
la poitrine nus, et le diadème, et le collier, et les bracelets,
et la ceinture de diamant devaient le rendre fou et aveugle,
à tel point qu'il ne savait plus oii mettre ses pieds, ses
mains, ni probablement sa pauvre langue, qui devait être
paralysée devant les charmes éblouissants de sa belle dan-
seuse et souveraine. Je m'attendais à chaque instant à le voir
danser à quatre pattes, tellement il baissait la partie supé-
rieure de son corps vers la terre. Je ne pus même m'empê-
cher d'avoir l'idée saugrenue que sa cavalière n'aurait pas
beaucoup de peine à lui passer la jambe par-dessus la tête,
comme cela se pratiquait alors dans certains bals publics.
Je songeais là, tout en exerçant la surveillance et gardant
la consigne qui m'avait été donnée, à la terrible bombe
d'Orsini. Si quelque autre était venu tout à coup à la porte
et, sous prétexte de chercher sa carte d'entrée, eût tiré une
bombe de sa poche et l'eût jetée au milieu du bal, quel
ravage elle aurait pu faire, non parmi les hommes, dont la
plupart étaient déjà hors service ou prêts à l'être, mais parmi
les femmes et surtout les jeunes filles, qui étaient .toutes de
la fine fleur des Rémoises et dont plusieurs égalaient leur
souveraine en charmes et en beauté I
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 0 I Q
Le lendemain de cette soirée féerique, nous retournâmes
au camp. Une bonne nouvelle nous y attendait : le régiment
était désigné pour aller à Paris. En elïet, trois jours après,
nous nous mîmes en route pour la capitale, en passant par
Epernay, le pays du grand Champagne, et par Provins, le
pays des belles roses. Je ne crois pas qu'il y eut dans tout le
régiment un homme qui éprouvât autant de plaisir que moi
d'aller à Paris. Nous entrâmes dans la capitale par la barrière
de Fontainebleau et allâmes prendre possession de la vieille
caserne Popincourt, dans le faubourg Saint-Antoine.
En arrivant à Paris, je n'avais qu'une préoccupation, c'était
de voir toutes les belles choses dont j'avais entendu parler.
Puisque je ne trouvais plus de maître ni de livres pour
m'inslruire,je pourrais y suppléer par la vue des monuments
conçus parles hommes de science de tous les temps et de tous
les pays, créés, fabriqués, édifiés, tournés, ciselés, peints et
polis par les mains des artistes ou artisans depuis que le
genre humain a [commencé à se servir de ses mains et de
son intelhgence pour ses besoins matériels et intellectuels.
Pour qui veut connaître les progrès accomplis par notre
espèce à travers les âges, depuis le jour où elle saisit la pre-
mière pierre pour la dégrossir avec une autre pierre, il n'y a
qu'à aller au Musée ou Conservatoire des Arts et Métiers,
avec un guide à la main, de l'idée et de l'intention dans la
tête. Il pourrait aussi, et dans les mêmes conditions, aller au
Musée de Marine, où il assistera au développement des progrès
de l'art nautique, depuis le premier tronc d'arbre qui servit à
l'homme pour s'aventurer sur l'élément liquide jusqu'aux
gigantesques Léviathans modernes. S'il veut connaître l'his-
toire de France, il n'a qu'à aller aux Musées de Gluny, du
Luxembourg et de Versailles. Voudrait-il apprendre l'histoire
naturelle, la zoologie, la botanique, la minéralogie et toutes
leurs dépendances? Il suffit d'aller au Jardin des Plantes et
au Jardin d'Acclimatation. Enfin veut-il connaître la vie et les
mœurs des sociétés qu'il ne connaît que de nom, il n'a qu'à
aller au théâtre : là, il pourra voir comment on vit dans
toutes les sociétés, depuis les plus hautes, les plus raffinées,
jusqu'aux plus basses et aux plus dégradées, ou s'il ne croit
pas à la réalité des choses du théâtre, il n'aurait qu'à aller.
620 LA REVUE DE PARIS
en sortant de dîner chez une famille honnête et vertueuse,
dans certaines tavernes que j'ai connues à Belleville et k Mé-
nilmontant.
Voilà, à mon avis, des moyens faciles et peu coûteux de
s'instruire, pourvu que l'on ait dans sa cervelle un certain
nombre de casiers pour emmagasiner tout ce que l'on voit et
qu'on entend. On peut apprendre ainsi plus facilement et plus
promptement qu'en compulsant des centaines ou des milliers
d'écrits contradictoires et souvent inintelligibles pour le com-
mun des mortels. C'est de cette façon que je m'instruisis
pendant le court, trop court séjour que j'ai fait à Paris. Toutes
les fois que j'avais une heure à dépenser en dehors du service,
l'allais dans un musée quelconque , parfois même à la
Sorbonne où, malheureusement, mon ignorance ne me per-
mettait pas de comprendre les grandes conférences et les
grands discours qu'on faisait.
J'allais aussi très souvent au théâtre. A Paris, nous jouis-
sions de grands avantages de ce côté. Nous n'étions pas
obligés de faire « queue » comme les civils, lesquels souvent,
pour assister à une représentation extraordinaire, étaient obli-
gés de rester des heures entières sous la pluie ou la neige,
rangés par les agents de police les uns derrière les autres.
Nous n'avions, nous, qu'à arriver dix minutes avant l'ouver-
ture des bureaux : on nous faisait entrer aussitôt et nous
avions droit de choisir nos places, au parterre bien entendu.
Le prix pour nous, dans tous les grands théâtres, était inva-
riablement de vingt sous. Nous ne pouvions avoir de permis-
sion de théâtre que le dimanche ; pour obtenir cette per-
mission , il fallait n'avoir encouru aucune punition dans la
semaine.
Nous avions à Paris certains services payés. Nous en avions
UQ notamment pour les sous-officiers et caporaux d'élite, qui
consistait à aller le dimanche soir, avec nos fusils en ban-
doulière, deux à deux, un sous-officier et un caporal, soit
dans certains bals de barrière, soit dans des maisons portant
comme enseigne des lanternes de couleurs et de gros nu-
méros rouges. Les sergents-majors même étaient admis à
faire cette espèce de police de mœurs. Là, on se rencontrait
avec des hommes à chapeaux hauts, gants et lunettes, des
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON G2I
hommes à longues blouses blanches, des hommes habillés en
femmes et, parfois, des femmes habillées en hommes, avec de
fausses barbes et de faux cheveux. Tout cela était de la police
secrète. Il y avait a se méfier de tous ces gens-là. Il fallait
savoir tourner sa langue ou se taire devant eux.
Je me suis trouvé assez souvent de garde au poste de
l'Opéra, où l'on avait aussi affaire à la police de sûreté, et
surtout à la police des mœurs. 11 y avait dans ce poste im
local spécial pour les femmes prises en flagrant délit de rac-
colage : autour de l'Opéra, ces femmes étaient toujours sûres
d'être prises, car si elles ne trouvaient pas de comte, de mar-
quis ou de prince pour les emmener dans leurs voitures, elles
trouvaient la police pour les conduire au poste. La première
fois que je me trouvai de garde dans ce poste, je fus étonné
de voir un homme, en blouse blanche et casquette, menant
ou plutôt traînant par le bras une dame qu'on aurait prise
pour la reine de Saba, toute couverte de fleurs, de soie et
d'or; en entrant au poste, ce monsieur me dit :
— Caporal, coffrez-moi ce trumeau-là.
Je restai tout ébahi autant qu'ébloui. Je fus obligé de de-
mander à ce monsieur pour quel motif et par quel ordre je
devais mettre cette reine au violon. Aussitôt il releva sa
grande blouse et me fit voir ses insignes d'agent de la police
des mœurs, dont nous avions un duplicata au poste. Je pris
alors les clefs et dis au ce trumeau » :
— Madame, veuillez me suivre.
Elle voulait regimber et demandait à s'expliquer, mais
l'agent dit aux hommes du poste :
— Allez, poussez-moi ce fumier-là dans le trou.
Il fallut qu'elle y entrât. Il paraît que, pour ma première
garde à ce poste, je me trouvais dans un jour de pêche fruc-
tueuse, car on en ramena comme ça une demi-douzaine dans
la soirée, toutes à peu près comme la première, étincelantes
de fleurs, de soie et de pierreries. Les agents qui nous les
amenaient les traitaient de « fumier », Ce fumier était dissi-
mulé sous une belle couverture. J'avais d'abord une certaine
pitié pour ces femmes dont quelques-unes étaient toutes
jeunes encore et avaient l'air d'avoir des larmes aux yeux en
entrant. Mais lorsque les agents furent partis, après les avoir
622 LA REVUE DE l'ARIS
un peu interrogées et pris leurs noms, et que la nuit fut
déjà avancée, tout changea. 11 fallait entendre les belles con-
versations et les jolis chants qui sortaient a travers le gril-
lage de ce pandémonium féminin, chants et conversations
qu'on n'entendait que dans les plus basses tavernes ou dans
les maisons à gros numéros rouges. Je fus désillusionné, et
ma pitié se changea presque en dégoût.
Qui étaient donc toutes ces femmes-là, habillées en mar-
quises et en princesses.^ Je le sus bientôt. C'étaient, pour la
plupart, des femmes «en cartes», qui étaient autorisées à
exercer « la profession », mais seulement dans leurs chambres
particulières. Mais, quand les clients n'allaient pas chez elles,
elles étaient bien obligées d'aller les chercher. Or, il n'y
avait pas meilleure place que les environs des théâtres, et
surtout du théâtre de l'Opéra. Là, elles trouvaient de grands
et de bons clients, ayant chevaux et voitures et le gousset
garni de louis d'or. Cependant, j'ai entendu raconter là de
tristes histoires. Il venait parfois des jeunes filles que la misère
seule avait poussées à la prostitution, d'autres y avaient été
jetées par leurs propres parents qui les exploitaient... On
peut, à Paris, s'instruire sur toutes les conditions sociales de
l'humanité, et de près et sur le vif.
Au commencement de iSSg, vint à Paris un individu se
disant philanthrope, et qui avait fait, disait-il, un livre avec
lequel un homme , même complètement illettré , pouvait
tout apprendre, depuis Va h c jusqu'aux plus hautes mathé-
matiques. Il passait dans les casernes et faisait descendre tous
les soldats dans la cour et leur faisait un long discours au
sujet de son incomparable livre, qui contenait une méthode
merveilleuse pour tout apprendre sans maître, et cela jDresque
pour rien, car son livre, qui renfermait la matière de plus de
dix volumes, il le donnait aux soldats et aux marins, dans un
but philanthropique, pour la modique somme de cinq francs
payable par petites fractions de vingt-cinq centimes par prêt :
c'était pour rien. Comment pouvait-on refuser une si grande
merveille? J'en pris un, bien entendu, et beaucoup d'autres
firent comme moi, même parmi ceux qui ne savaient pas les
premières lettres de l'alphabet. Il y avait alors dans notre
compagnie un nouveau caporal qui avait été cassé du grade de
MÉMOIKES D'UN PAYSAN lîAS-HRETON GsS
sergent-major; il avait reçu, me disait-il, une forte instruc-
tion ; il prit un volume qu'il se mit à parcourir aussitôt ; mais
le soir il vint me trouver et me dit :
— Eli bien, es-tu content de ton livre?
— Ma foi, je ne sais pas trop. 11 y a beaucoup de choses
dessus, toujours.
— Beaucoup d'imbécillités, me répondit-il ; ce fameux
J. R... est un farceur, un charlatan; il nous a volé à chacun
cinq francs; celui qui veut me donner cinquante centimes, je
lui donne le mien.
En effet, tous ceux qui savaient quelque chose étaient d'ac-
cord pour crier au charlatan, au voleur, et le lendemain le
livre était offert pour une goutte : beaucoup avaient déjà com-
mencé de s'en servir pour allumer leurs pipes ou pour tout
au Ire service.
XIV
LA GUERRE D'ITALIE
Au commencement de 1869 aussi, il était beaucoup question
de guerre. Le caporal dont j'ai parlé, l'ex-sergent-major, qui
était presque un savant, s'intéressait aux choses de la poli-
tique. Il était riche de chez lui et allait souvent dans les
grands cafés, oii il voyait les journaux. Celui-là m'assurait,
vers le milieu du mois de mars, que la guerre était immi-
nente entre l'Autriche et le Piémont, et que la France ne
pouvait manquer d'intervenir en faveur du Piémont, notre
allié, qui nous avait donné un bon coup de main en Crimée.
Dans les premiers jours d'avril, toute l'armée de Paris était
convcKjuée au Champ de Mars pour une grande revue de
l'empereur ; on disait que c'était la revue de départ.
Notre régiment était alors au fort d'Ivry. Il y avait là un
aumônier, qui invitait les soldats catholiques à faire leurs
Pâques. Je n'avais pas encore renoncé à la religion, quoique
les charlataneries que j'avais vues à Jérusalem m'en eussent
presque dégoûté. Cet aumônier, qui avait l'air d'un vieux
Q2^ LA REVUE DE PARIS
bonhomme, avait sa chapelle dans une casemale, au fond du
fort.
Un soir après la soupe, j'allai me promener de ce côté ; je
voyais beaucoup de soldais entrer el sortir de la chapelle.
J'entrai aussi, avec un sentiment partagé entre la piété et la
curiosité: plus de curiosité que de piété, je crois. Je pris un
livre et me cachai dans un coin, et lorsque tout le monde
fut parti, j'entrai dans le confessionnal. Je racontai brièvement
mon histoire et mon voyage k Jérusalem, oii j'avais vu les
choses tout au contraire des pèlerins.
L'aumônier commença par me taxer d'impiété; il me dit que
je n'avais pas le sens commun, que j'étais possédé par le démon
de l'orgueil et de la vanité, que de plus grands esprits que moi
avaient vu Jérusalem et y avaient vu les choses telles qu'elles
sont et telles qu'elles doivent être suivant l'esprit des Écritures.
Puis il me noya sous un déluge de phraséologie, et finit par
me dire que nous allions bientôt partir pour la guerre, que
l'homme était mortel et que, sur le champ de bataille, cette
mort pouvait arriver instantanément, sans vous donner le
temps de confesser vos péchés et de demander pardon k Dieu,
et qu'au lieu de recevoir une mort on en recevrait deux : la
mort du corps et la mort de l'âme ; il fallait donc se tenir
toujours prêt si l'on voulait sauver au moins cette âme, et que
d'abord, pour être bon soldat et bon patriote, il fallait com-
mencer par être bon chrétien. Et sans me laisser faire aucune
observation, il me dit : ce Je vois, mon ami, que vous avez
du repentir, que le démon de l'orgueil vous abandonne enfin.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous donne
l'absolution; allez et que Dieu soit avec vous. »
Si M. l'aumônier ne m'avait pas entièrement convaincu
de l'efficacité et de la nécessité du christianisme sur les
champs de bataille, — puisque l'Evangile défend absolument
de verser le sang, — du moins il m'apprenait ce que je tenais
le plus k savoir : c'était que nous allions bientôt partir pour
l'Italie. Et en effet, quelques jours après, on vint nous dire,
un matin, de tenir nos tuniques et nos shakos prêts k être ver-
sés au magasin, que le bataillon allait partir le soir même
pour la gare de Lyon. Une immense exclamation de joie
retentit dans toutes les chambrées. Chacun s'empressa de pré-
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 625
parer sa tunique et son shako pour le magasin, puis de faire
son sac en jetant de côté tous les chiffons, brosses et bibelots
superflus, inutiles pour le soldat en campagne.
A deux heures environ , nous quittions le fort d'Ivry, mu-
sique en tête, jouant la Marseillaise . Une multitude de Pari-
siens venus jusqu'à la porte du fort suivait, sur les flancs de la
colonne, en chantant la Marseillaise ou le Chant du Départ.
Le long de la route, des enfants, des femmes et des vieillards
nous jetaient des fleurs par-dessus la tête, d'autres suivaient la
colonne avec des branches de laurier; il y en avait qui avaient
arrache des plants tout entiers qu'ils portaient avec peine ;
des vieux, marchant avec des bâtons et des béquilles, et por-
tant fièrement la médaille de Sainte-Hélène, brandissaient leurs
chapeaux ou leurs mouchoirs au bout de leurs béquilles en
criant de toute la force de leurs poumons : Vive l'empereur !
Vive la jeune armée d Italie! Courage, les enfants! vous allez
cueillir de nouveaux lauriers oà vos pères en ont déjà cueilli !
Tous ces gens avaient des larmes de joie dans les yeux et moi
j'en avais autant. Nous eûmes mille peines à traverser les
flots humains qui se trouvaient depuis la barrière de Fontai-
nebleau jusqu'à la gare de Lyon ; ils allaient toujours s'épais-
sissant, et les cris, les chameaux, les mouchoirs de plus en
plus en plus frémissants.
Nous finîmes par arriver à la gare oii les wagons nous
attendaient. En moins d'un quart d'heure, nous y étions ins-
tallés, pressés à peu près comme des sardines. Bientôt le
coup de sifflet se fît entendre et nous voilà en marche. Mais,
quelques instants après le train s'arrêta et on cria : Tout le
monde à terre et sac au dos! Une fois tout le monde à terre,
on fit par le flanc droit et nous marchâmes vers une gare oii
je vis bientôt Melun. Nous traversâmes la gare et nous en-
trâmes en ville.
On nous conduisit dans un vieux couvent qui servait de
caserne. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Nous nous croyions
en route pour l'Italie et voilà qu'on nous débarquait à quel-
ques lieues de Paris! Tout le monde demandait pourquoi,
mais personne ne pouvait répondre. Le lendemain, cependant,
mon collègue, l'ex- sergent-major, m'expliqua la chose. Notre
tour n'était pas encore venu. La garde impériale devait partir
i" Février igoS. 12
626 LA REVLE DE PARIS
avant nous. Seulement, on avait voulu faire sur nous un
essai, pour savoir en combien de temps un bataillon, surpris
inopinément, pouvait être embarqué en chemin de fer. L'ex-
plication me parut assez plausible.
Quoi qu'il en soit, beaucoup de soldats n'étaient pas fâchés
de ce temps d'arrêt qui leur donnerait le temps d'écrire et
d'adresser un dernier adieu à leurs parents, de leur demander
quelques sous s'il y en avait, pour boire encore quelques bou-
teilles et quelques petits verres à la santé des amis et de la
France qu'on ne reverrait peut-être plus. Il y en eut plus
d'un, certes, qui ne les a pas revus, ni ses parents ni la France.
Moi, qui n'avais plus de parents à qui écrire ni d'argent à
demander à personne, j'allai chez un libraire chercher une
petite grammaire française et italienne que je pourrais mettre
dans ma poche. Je fus servi à souhait pour un franc cinquante
centimes. J'étais plus heureux de mon acquisition que ceux
qui recevaient de chez eux des trente et des cinquante francs,
qui furent dépensés en bamboche. Moi, je me mis à étudier
ma petite grammaire et je vis bientôt que la langue italienne
était plus facile à apprendre que la langue française. En effet,
les mots de cette langue n'ont en tout que quatre terminai-
sons : o pour le masculin singulier, i pour le pluriel, a pour
le féminin singulier et e pour le pluriel. C'est une langue
entre le latin et le français. Je comptais bien en apprendre
assez du moins pour dire bonjour^ demander de l'eau et du
pain en arrivant en Italie.
Les régiments de la garde ne tardèrent pas à partir. Tous
les jours et même toutes les nuits, on voyait passer des trains
d'une longueur inusitée. On entendait des cris et des chants,
et l'on voyait voler des bouteilles vides k travers les portières,
dans les talus de la voie, lesquels ont dû être, pendant cette
période, remplis de bouteilles depuis Paris jusqu'à Marseille.
Enfin notre tour vint de reprendre notre marche, si joyeuse-
ment commencée. Le i5 mai, si je ne me trompe, nous
remontions dans le train qui nous conduisit cette fois jusqu'à
Aix-en-Provence, sans s'arrêter, sinon dans quelques grandes
gares pour laisser passer d'autres trains qui all.aient plus vite
que le nôtre.
D'Aix, nous fîmes la route à pied jusqu'à Toulon, oià nous
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 627
arrivâmes le 22 mai. Là, le général Uhlricli, notre général
de division, nous adressa son discours d'entrée en cam-
pagne. Après nous avoir parlé météorologie et climatologie,
il nous parla de la baïonnette qui était toujours l'arme ter-
rible des soldats français ; il ne doutait pas un seul instant
de l'énergie et du courage de ses hommes ; mais ce qu'il crai-
gnait, c'est que nous puissions nous laisser entraîner par
l'enthousiasme, par un trop grand élan, par la /«/'m française,
à laquelle rien ne résiste. Nous devions faire partie du
5® corps, commandé par le prince Napoléon, surnomme plus
tard le prince Plonplon. Celui-là aussi nous fit un discours,
mais d'un autre genre. Il dit d'abord que l'empereur l'avait
appelé à l'honneur de nous commander, puis que beaucoup
d'entre nous étaient ses camarades de Crimée, de l'Aima et
d'Inkermann, que nous allions entrer dans le pays qui fut
le berceau de la civilisation antique et de la régénération
moderne, que nous aUions délivrer un peuple de ses domi-
nateurs, de ses éternels ennemis, qui étaient aussi les ennemis
de la France ; il termina par les cris de : Vive V empereur!
Vive la France ! Vive V indépendance italienne !
Le 23 mai, nous nous embarquions de bon matin et, le 2/i,
nous arrivions à Livourne. Le port était rempli de bateaux et
de navires qui disparaissaient entièrement sous les drapeaux,
les oriflammes et les lanternes multicolores. Nous fûmes
conduits à terre dans de grands chalands. En arrivant au
quai, il y avait deux jeunes filles, ou plutôt deux anges,
qui nous donnaient le bras pour nous aider à mettre pied à
terre; ensuite, nous passions entre deux haies déjeunes filles
qui nous donnaient des fleurs et des cigares. Notre chemin
était couvert de lauriers et de fleurs. Les maisons disparais-
saient sous des lapis de toutes couleurs, les fenêtres et les
balcons étaient pleins de drapeaux tricolores, français et italiens,
entrecroisés , de couronnes de fleurs et d'énormes branches
de lauriers. Les hommes, les femmes, les enfants se dressaient
sur la pointe des pieds, en agitant des mouchoirs et des cha-
peaux et en criant de toute la force de leurs poumons : Viva
Napoleone ! Viva Vittorio Emanuele ! Viva la Francia ! Viva
ritalia ! Viva i soldati francesi, nostri Uheratori !
Des couronnes, des fleurs effeuillées, des feuilles de laurier
628 LA REVUE DE PARIS
nous inondaient a chaque pas, toujours accompagnées d'ac-
claraalions, de cris, de baltemenls de mains et d'agilalions
frénétiques. Toutes les cloches étaient en branle et les musi-
ques de la ville, qui nous conduisaient à notre campement,
entonnaient la Marseillaise française et la Marseillaise italienne,
coupées parfois par l'air de la reine Hortense. J'ai lu des contes
des Mille et une niiils, des scènes de la mythologie grecque,
des contes de fées, et j'ai vu jouer de grandes féeries sur le
théâtre ; mais tout cela n'était que des enfantillages auprès de
la scène grandiose et de l'enthousiasme indescriptible que
nous offrait ce jour-là la belle ville de Livourne. Il faut avoir
assisté à de semblables élans d'enthousiasme et d'exaltation
patriotique, pour comprendre ce qu'est un peuple dans les
fers et qui a soif de liberté.
Le lendemain malin, nous quittâmes Livourne en chemin
de fer. Nous étions debout et sac au dos, dans des wagons
découverts. Le trajet, du reste, ne devait pas durer longtemps,
car le train ne nous conduisait que jusqu'à Pise, à environ
vingt kilomètres seulement de Livourne. La gaieté régnait dans
les trains; nous avions bien bu et bien mangé la veille et le
matin avant de partir; nos casquettes et nos boutonnières étaient
pleines de ileurs, nos poches pleines de cigares, et chacun se
flattait d'avoir embrassé la plus belle fille de Livourne. En
débarquant à Pise, les mêmes scènes recommencèrent ; les
cloches étaient depuis longtemps en branle; la musique nous
attendait à la gare. A l'arrêt du train, elle entonne la Marseil-
laise, puis se met à notre tête pour nous faire traverser la ville,
sur un tapis de fleurs et sous un déluge de couronnes, de
bouquets et de ileurs effeuillées. Les acclamations, les cris, les
trépignements des jeunes filles, toujours aux premiers rangs
avec des corbeilles de fleurs et de cigares, les agitations de
chapeaux et de mouchoirs, c'étaient les mêmes scènes de
transport et d'élans frénétiques qu'à Livourne.
Nous ne nous arrêtâmes pas à Pise. Nous devions aller, ce
jour-là, coucher à Pistoia. En sortant de Pise, on remarque
au bord de la route la fameuse colonne penchée, considérée
comme une des merveilles du monde : elle n'a- cependant rien
de merveilleux que sa forme colossale et sa position inclinée
qui ferait croire aux ignorants qu'elle va tomber, quoiqu'elle
MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON G29
soit dans cette position depuis plus de deux mille ans. Elle
prouve que les Romains connaissaient bien les lois de l'équi-
libre des corps.
La musique de Pise nous accompagna jusqu'à ce que la
musique ou plutôt deux musiques de Pistoia vinssent nous
prendre. La route, comme les rues de Livourne et de Pise,
était couverte de fleurs; des paysans et des paysannes venus
de très loin, sans doule, formaient deux haies aux abords.
A chaque instant, nous passions sous des arcs de triomphe
tout faits de fleurs, de lauriers et de couronnes. Plus loin,
c'était une chapelle où deux ou trois prêtres chantaient des
Te Deiim et des Alléluia, en nous lançant des bouffées d'en-
cens. Des jeunes gens, des gamins même, demandaient nos
sacs et nos fusils à porter.
Nous entrâmes à Pistoia au milieu des mêmes scènes déli-
rantes et indescriptibles que la veille à Livourne. Les haies
étaient toujours formées par une multitude déjeunes filles aux
cheveux bruns, avec des yeux noirs, des joues de grenade, des
lèvres de roses, — des anges! Aucun paradis, pas même celui
de Mahomet, ne doit en contenir de semblables, car ils ne
peuvent pas, ces anges célestes, dans ces immenses déserts,
avoir des mouvements de transport, d'enthousiasme, de délire
patriotique comme ces anges terrestres de la belle Toscane,
qui étaient prêts ù offrir leurs cœurs et leur sang pour la
liberté de leur patrie. En passant entre ces haies blanches et
mobiles, j'avais toujours les larmes aux yeux ; en traçant ces
lignes, mes larmes coulent encore.
A Pistoia, nous fûmes logés dans une église oii il y avait
de la paille fraîche à discrétion, mais nous eûmes à peine le
temps de mettre nos sacs à terre, que nous fûmes enlevés
pour ainsi dire et transportés dans des maisons particulières
ou dans des cafés et restaurants, par les gens de la ville.
Je fus entraîné ou plutôt porté par deux jeunes gens dans un
grand établissement, où il y avait déjà au moins la moitié des
hommes du bataillon rangés en cercles autour des tables com-
munes, toutes couvertes de victuailles et de boissons chaudes et
froides. Mes deux jeunes gens portaient des képis de soldats ;
ils venaient de s'engager volontaires dans l'armée toscane,
commandée par le général Ulloa, qui était lui-même placé
63o
LA REVUE DE l'AUIS
SOUS les ordres du prince Napoléon. On mangeait et on buvait
fort, chaud ou froid; chacun prenait ce qui lui plaisait. Les
cris et les vivats se faisaient entendre autour de toutes les
tables. Chacun criait et parlait dans sa langue, on se com-
prenait tous, ou du moins on croyait se comprendre.
Moi, j'essayai de voir si ma petite grammaire avait porté
les fruits que j'en attendais. J'écoutais parler les Italiens, et
je m'aperçus avec plaisir que je comprenais beaucoup de
mots, quand on ne parlait pas trop vite. J'entendais les Tos-
cans qui disaient : « Oui, les amis, vous êtes nos frères, plus
que nos frères, nos sauveurs! » Et les Français qui répon-
daient : c< Oh! oui, il est bon, ce vin et surtout ce punch.
Nous n'avons jamais rien bu de si bon en France. » Les
autres reprenaient : ce Nous allons aussi combattre avec vous
et à côté de vous pour chasser le maudit Tudesque, qui nous
asservit depuis si longtemps. » Le Français répondait : « Oui,
sûr, qu'elles sont belles, les filles de la Toscane : on dirait
des anges tombés du ciel. » Mais tout ça était confondu, noyé
par les cris de : Viva la Francia! Viva Cltalia! Viva Vindepen-
denza! Viva la Uhertà! Viva i soldali francesil Viva l nostri
salvatori et viva tutti !
Depuis longtemps, je cherchais à placer quelques mots
italiens pour voir si l'on m'aurait compris: bientôt j'en trouvai
l'occasion. Un homme, assis à notre table et qui paraissait
avoir une certaine influence sur ses compatriotes, se lève et
en tendant son verre pour trinquer à la française dit : Alla
Francia, ai sui fanciulli i-alorosi. A tout hasard, je répondis :
AU' independenza italiana, alla sua unione ed alla sua liberlà!
Ce fut alors un tonnerre d'exclamations et de vivats; je fail-
lis être étouffe ; tout le monde voulait m'embrasser et me
serrer les mains : tous affirmaient que je parlais l'italien à
merveille.
Je fus écrasé sous des flots de discours et de questions aux-
quels je ne comprenais plus rien, tellement ils étaient nom-
breux, variés et précipités. Heureusement, la nuit s'avançait
et le sommeil de la fatigue et du vin commençait à nous
gagner. Je priai mes deux amis qui m'avaient porté là de
me montrer le chemin pour aller à l'église me reposer dans
la paille. En traversant les rues et la place, j'étais aveuglé
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 63 1
par les flots de lumière qui jaillissaient des milliers de becs de
gaz et des lanternes vénitiennes.
A l'église même, les cierges et les candélabres étaient allu-
més. Aussitôt que j'eus trouvé mon sac, je posai ma tête des-
sus et, le corps allongé dans la paille, j'étais bientôt plongé
dans des rêves charmants ou terribles : je voyais d'abord des
Heurs, des couronnes, des arcs de triomphes, des jeunes filles
tendant des bras amoureux et suppliants, puis des montagnes,
de larges fleuves, d'immenses colonnes de troupes marchant
les unes contre les autres , des feux de tirailleurs, des
feux de deux rangs, des feux de peloton, des charges à la
baïonnette, des charges de cavalerie, des boulets et des volées
de mitrailles se croisant dans les airs, des femmes, des enfants,
des vieillards épouvantés et courant de tous côtés, des champs
de blés ou de maïs et des vignes écrasés et piétines, des arbres
tordus et brisés, des maisons en flammes, la terre jonchée de
cadavres, de blessés et de mourants.
Ce fut au milieu de ces rêves que j'entendis les tambours,
clairons et musique sonnerie réveil. Aussitôt je me levai et je
regardai autour de moi pour voir si tous mes hommes se trou-
vaient présents. Ils y étaient, en effet, couchés pêle-mêle et en
travers, les uns sur les autres. Les officiers, qui avaient sans
doute passé une belle nuit à Pistoia, furent assez étonnés de
voir que tous les hommes se trouvaient sur les rangs pour le
départ.
Il y avait une raison à cela : c'est que les soldats d'alors,
presque tous plus ou moins anciens, étaient tellement iden-
tifiés avec leurs sacs, leurs fusils et leurs cartouches, que,
quand ils ne les avaient pas sur eux ou autour d'eux, ils se
croyaient perdus et, même au milieu de l'ivresse, ils y pen-
saient toujours, surtout en présence de l'ennemi. J'ai vu
parfois arriver au camp des groupes ivres, se traînant à peine,
mais aussitôt qu'ils avaient trouvé leurs sacs et leurs fusils,
ils se tenaient raides comme des piquets, prêts à la marche
ou au combat, comme les vieux chevaux de cavalerie qu'on
voyait attachés au piquet la tête basse et les jambes fléchis-
santes, mais qui, aussitôt qu'ils sentaient le cavalier en selle
et qu'ils entendaient la trompette, se redressaient sur les
jambes et relevaient la tête, prêts à pousser la charge.
632
LA REVUE DE PARIS
XV
FLEURS ET LAURIER 1
De Tistoia, nous pouvions aller en un jour k Florence,
mais on nous fit faire un petit détour et même deux. Enfin,
le 27 mai, nous fîmes notre entrée triomphale dans la capi-
tale de la Toscane que le grand-duc avait quittée depuis
quelques jours avec sa garde autrichienne. Il est inutile de
dire que, là comme à Livourne, à Pise et h Pistoia, les
ovations, les transports d'enthousiasme éclataient sur notre
passage. Nous allâmes camper dans les jardins et les parcs
du palais grand-ducal. Le i/i*^ chasseurs à pied et le i8'' de
ligne arrivèrent le même jour, venant par d'autres roules.
Toute la première brigade se trouvait alors réunie à Flo-
rence; la deuxième brigade, 80^ et 82®, devait rester à Pistoia.
Le lendemain, je me trouvais de planton chez le général qui
était installé dans un palais sur la grande place. Là, j'ai pu
assister à une scène plus délirante encore, si c'est possible.
Le prince Jérôme, venu de Livourne par le train, faisait
son entrée triomphale dans la cité florentine, monté sur un
beau cheval blanc, semblable à celui de son oncle. Les mai-
sons bordant les rues par où il devait passer étalent décorées
des plus riches tapis et de trophées aux armes de France et
d'Italie ; tous les balcons étaient chargés de lauriers, de bou-
quets et de couronnes; des jeunes filles tenaient à la main de
grandes corbeilles de fleurs effeuillées. J'étais bien placé pour
voir celte scène féerique; je me trouvais à une croisée qui
faisait face à la rue par où le prince devait déboucher sur
la place.
Mais ici ma plume est impuissante à décrire ce que mes
yeux ont vu ou ont cru voir, car l'éblouissement de la
scène et les larmes qui me coulaient des yeux me faisaient
peut-être voir double ou voir des choses qui, en réalité,
n'existaient pas. Quoi qu'il en soll, depuis l'instant où le
prince parut au bout de la rue, je ne le revis plus jusqu'à ce
qu'il fût arrivé sur la place, car tout le long de la rue, lui et
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BJIETON G33
son cheval furent complètement inondés sous un déluge de
fleurs, de bouquets et de couronnes; il marchait lentement;
son cheval était comme figé dans une mer de jeunes filles, ou
plutôt d'anges et de chérubins. Quand il apparut enfin sur la
place, quatre ou cinq jeunes filles se cramponnaient contre
la tête du cheval, deux ou trois autres de chaque côté s'accro-
chaient aux clriers et aux bottes du prince; quand elles les
avaient tenus un moment, d'autres prenaient leurs places :
plusieurs avaient leurs crinolines à traîne déchirées par les
pieds du cheval, mais elles ne s'en souciaient guère. Je fus
détourné de ce spectacle délirant par le secrétaire du général
qui vint me donner une dépêche pour mon colonel. Je fus
presque content de m'en aller, car ce spectacle me faisait
réellement souffrir, souffrir de joie et de bonheur; j'avais le
devant de ma capote tout mouillé par les larmes qui, malgré
moi, ne cessaient de couler en torrent continu de mes yeux.
Nous devions rester en Toscane, en attendant que les évé-
nements de la guerre se dessinassent dans les plaines de la
Lombardie. Nous allions faire des reconnaissances, quelque-
fois très loin de Florence; mais d'ennemis, on n'en voyait
pas. Je me demandais souvent ce que nous faisions là. J'avais
bien lu un discours du prince Napoléon, affiché sur les murs
de la ville et adressé au peuple toscan, dans lequel il disait
qu'il n'était en Toscane que pour protéger le duché contre
une invasion probable des Autrichiens, qu'il n'avait pas à
s'occuper des questions politiques ni à s'immiscer dans les
affaires administratives. Les opérations militaires, jusque-là,
n'avaient consisté pour nous qu'à marcher sur des fleurs et à
passer sous des arcs de triomphe, l'arme sur l'épaule droite.
Ce qui me chagrinait, c'est que je ne savais pas au juste où
nous nous trouvions, à quelle distance nous étions des armées
alliées; mes connaissances géographiques étaient insuffisantes.
Un jour, me promenant dans la ville et regardant les beaux
monuments, j'aperçus un vieux libraire assis devant sa porte et
lisant un journal; j'entre chez lui et je lui demande s'il n'avait
pas de cartes du théâtre de la guerre.
— Si, me dit-il, j'en ai une quantité. Je demande le prix:
— C'est un franc cinquante, mais, pour les soldats fran-
çais, je les donne pour rien.
634 LA. REVUE DE PARIS
Puis il me demande si je n'avais pas soif. Je fis une petite
grimace qui voulait dire si : « Passons de l'autre côté », me
dit-il. Il fit apporter un fiascho di vino vecchio et deux grands
verres, et, quand nous eûmes bu notre premier verre, il me
dit :
— Mais on dirait que vous êtes un Toscan, en vous enten-
dant parler notre langue.
— Non, monsieur, j'en suis loin, je suis Breton.
— Et où avez-vous appris à parler si bien l'italien.
— Voici, monsieur, mon professeur que je tiens à peu près
depuis trois semaines (en lui montrant ma petite grammaire
que j'avais dans ma poche). Ce serait étonnant, si je parlais
bien l'italien, que je ne parle que depuis quelques jours; il y
a cinq ans que je cherche à apprendre le français, et je ne le
sais pas encore; il est même probable que je ne le saurai
jamais.
— Le français, je ne sais pas comment vous le parlez,
mais, pour sûr, vous parlez fort bien l'italien.
— Compliments et éloges à part, puisque nous nous com-
prenons, je désirerais savoir comment et pourquoi nous
sommes ici.
— Oh! c'est bien simple, dit-il, si vous n'étiez pas ici en
ce moment, les Autrichiens y seraient et ils auraient pillé,
dévalisé et ravagé toute notre belle et riche province. Le
grand-duc est parti d'ici avec ses Autrichiens dans l'intention
d'y revenir avec une grande armée, de concert avec son con-
frère de Modène ; mais lorsqu'il a appris qu'une armée fran-
çaise allait débarquer à Livourne, il s'est tenu coi. Nous
avons bien nos jeunes volontaires, commandés par le général
Ulloa, qui gardent les principaux passages par où l'ennemi
devait envahir le pays. Mais ces jeunes gens, quoique pleins
d'élan patriotique et brûlant d'amour pour l'indépendance
et la liberté, n'auraient jamais pu arrêter ces barbares et cruels
Tudesques.
Il déploya une carte, puis continua :
— Je crois que vous resterez par ici jusqu'aux événements
qui doivent se produire sur les bords du Tessin. Il s'est livré
déjà deux petits engagements : un à Montebello, et l'autre à
Palestro. En ce moment, les trois armées sont en présence sur
MÉMOIRES D'UN PAYSAN' BAS-BRETON 635
les deux rives du Tessin : c'est là que va se décider bientôt le
sort de l'Italie. Si les Autrichiens sont battus, ce dont je suis
presque certain, ils seront obligés d'évacuer Milan et de se
retirer sur l'Adda ou sur le Mincio, et alors nous n'aurons
plus rien à craindre ici, car l'armée de Mantoue, que nous
craignions, aura assez à faire sur la rive gauche du Pô et ne
cherchera pas à passer sur la rive droite. Alors vous serez
probablement appelés à passer les Apennins pour vous joindre
aux armées alliées de l'autre côté du Pô.
Ceci se passait le 3 juin. Le lendemain au soir, après dix
heures, lorsque nous étions tous couchés sous nos tentes, j'en-
tendis un bruit épouvantable du côté de la ville; j'allais m'en-
dormir; mais à ce bruit je sors de la tente, les yeux à moitié
fermés: en regardant du côté de la ville, je crus qu'elle était
tout en feu : je voyais partout de grandes lueurs multicolores.
J'attrape ma capote et je file au pas de course vers ce que je
prenais pour un incendie, sans m'occuper si le camp était
consigné ou non. En arrivant sur la place, je fus saisi à plein
corps, par un individu qui me souleva de terre en m'em-
brassant et criant avec des larmes dans les yeux et dans la
voix : Viva la Francia I Viva i soldat i francesi ! un autre en
fit autant, puis un troisième. Je pensais être étouffé. J'avais
beau demander ce qu'il y avait, on ne me répondait que par
une kyrielle de vivais.
Des bandes parcouraient la ville avec des torches et
d'énormes flambeaux, accompagnant des musiques qui jouaient
et chantaient tout à la fois la Marseillaise française et ita-
lienne ; toutes les maisons étaient illuminées. Ne pouvant
savoir la cause de cette scène nocturne, je cours voir si mon
libraire était aussi debout. Ohl oui, certes! il était debout, et
bien occupé : la maison était pleine de monde demandant des
cartes du théâtre de la guerre. Là, j'allais encore être l'objet
des mêmes transports que sur la place, si le libraire qui m'aper-
çut ne m'eût fait signe de passer vivement de l'autre côté.
Quand il fut débarrassé de ses clients, il vint à moi les deux
bras tendus et, après m'avoir donné l'accolade fraternelle et
patriotique, il me dit :
— Eh bien, mon ami, ne suis-je pas bon stratégiste et bon
prophète? Les Autrichiens sont battus, complètement battus
G36
LA REVUE DE PARIS
à Magenta; leur armée est en déroute. J'ai reçu la première
dépêche à dix heures, car il faut vous dire, mon ami, que je
suis un des principaux membres de la Commission muni-
cipale de Florence, nommée depuis le départ du grand-duc.
L'Italie est sauvée, et c'est à vous, Français, qu'elle devra
son salut.
Il envoya sa bonne chercher dans sa cave plusieurs bou-
teilles du vin le plus vieux. Quelques amis vinrent aussi le
voir, ivres de joie et de transports, mais je fus obligé de les
quitter, car la nuit s'avançait.
Le lendemain, des Te Deum furent chantés dans toutes les
églises ; le prince Jérôme, les généraux et toutes les troupes y
assistaient. Nous devions quitter la Toscane de suite après la pre-
mière défaite des Autrichiens, mais on attendait l'organisation
complète du corps de volontaires du général Ulloa qui devait
nous suivre au delà des Apennins. En attendant, nous faisions
toujours des marches ou des reconnaissances dans les mon-
tagnes, et moi, quand j'avais le temps, j'allais causer dans
ma nouvelle langue avec le vieux libraire qui m'avait pris en
affection.
— Maintenant, me disait-il, je n'ai plus qu'une inquiétude
et un chagrin, car pour moi l'Autriche est perdue, mais c'est
le pape qui va encore, comme toujours, mettre obstacle à
l'indépendance italienne. Votre magnanime empereur a bien
promis de faire l'Italie libre des Alpes à l'Adriatique, mais il
ne le peut pas sans renverser le pape, et jamais Napoléon III
ne renversera son ami et son compère. Il y a là un véritable
malheur pour l'Italie. Ah! si cet homme n'eût pas .été l'ami
de Napoléon, ce n'est pas dans les Alpes que Garibaldi serait
allé combattre avec ses volontaires qui sont justement presque
tous de Rome; non ; il serait probablement à Rome, mettant
encore une fois, comme en i8/|8, le vieux Mastaï en fuite.
Je ne pouvais rien reprendre à cela, ne connaissant pas
alors « le vieux Mastaï » ni la question romaine.
Cependant le ii juin, on nous prévint de nous tenir prêts
à partir le lendemain, de ne pas nous charger de choses inu-
tiles, car la route serait longue et pénible. Elle fut pénible,
en effet. Nous étions obligés de faire quatorze à quinze lieues
par jour, sur des roules poussiéreuses et sous un soleil bru-
MÉMOIUES D'LN PAYSAN BAS-BRETON 687
lant. Nous devions passer par Massa, Pontremoli, Parme et
Casai maggiore. Tous les jours, disait-on, le prince recevait
des dépêches de l'empereur, qui lui prescrivaient de presser sa
jonction avec les armées alliées. Noire marche n'avait plus
l'air d'être la marche d'une armée allant à la victoire : elle
avait plutôt l'air d'une déroute ; tous les jours on voyait des
multitudes de traînards joncher les bords de la roule ; les
sous-oiïiciers, les officiers d'arrière-garde et les gendarmes
avaient beau essayer de les faire marcher tantôt par la dou-
ceur, tantôt par les menaces, rien n'y faisait : ces hommes
n'en pouvaient plus, ils arrivaient plus tard dans la nuit, sur
des prolonges de train, des voitures d'ambulance et des cha-
riots de paysans.
Dans cette marche effroyable, j'avais bien remarqué la
supériorité des petits hommes sur les grands. Dans notre
compagnie de petits voltigeurs, il ne restait presque jamais
personne en arrière; dans mon escouade, qui comprenait tous
les plus petits, jamais un seul n'a manqué à l'appel. Tous les
soirs, en arrivant au camp, après avoir mis sac à terre et
tordu leurs chemises pour en faire sortir cinq à six litres
d'eau bue et Iranspirée dans la journée, ils disparaissaient
tous, excepté moi, le cuisinier et deux autres pour monter les
lentes. Quelque temps après, on les voyait arriver les uns
après les autres et de diflcrents côtés, l'un avec des légumes,
un autre avec une poule ou un canard, un autre avec deux ou
trois petits bidons de vin ou de Vacquavile. Le sergent-major,
qui mangeait d'abord à la i"^^ escouade, avait bientôt demandé
de venir à la 8'', voyant que nous avions quelque chose à la
broche tous les jours, tandis qu'à la i'^*' escouade ils n'avaient
juste que ce que l'administration voulait bien leur donner.
J'avais dans mon escouade deux individus qui avaient servi
aux zouaves ; lorsque le sergent-major demandait comment
nous faisions pour trouver à fricoter là oii les autres man-
quaient de tout, ceux-ci répondaient : ce C'est de la magie,
chef, vous savez que :
Le zouave est un vrai lion,
Brûlé par le soleil d'Afrique.
Pour enfoncer un bataillon,
Il possède une baguette magique.
638 LA REVUE DE PARIS
Nous trouvions partout les mêmes fêtes et les mêmes ova-
tions qu'en Toscane, mais on n'y faisait plus attention: nous
en étions rassasiés. On entendait maintenant dans les rangs
des jurons, tels que : Ah! vous nous sciez le dos! Assez!
apportez-nous à boire, ça vaudra mieux. Si nous commen-
cions à êlre blasés de ces fêtes continuelles, le prince devait
l'être encore davantage. Celui-là n'avait de repos ni jour ni
nuit. Non seulement ses oreilles devaient être brisées par les
cris et les vivats incessants, mais sa pauvre tête devait être
écorchée par les bouquets et les couronnes qui pleuvaient
dessus à chaque pas.
Cependant, le aS juin, nous avions fini de franchir les
Apennins et, le 24, nous marchions sur Fornovo k une étape
de Parme. Le 2^ juin 1869 est un jour célèbre dans les fastes
de la guerre. Toute la journée, nous avions entendu le canorf
gronder au loin, sur notre gauche, et à chaque instant
on entendait dans les rangs : « Ça chauffe, Ik-bas. » Ça devait
chauffer la-bas, certes, mais ici ça chauffait aussi; jamais,
depuis notre départ de Florence, nous n'eûmes une pareille
journée. La chaleur était tellement brûlante, l'air tellement
étouffant, que les hommes et les chevaux tombaient instanta-
nément sur la route et mouraient en tombant. Dans la nuit,
nous fûmes complètement inondés par un épouvantable orage
venu du côté du champ de bataille et produit par le bruit du
canon. Nous fûmes obligés de décamper et de passer la nuit
debout ou accroupis dans l'eau ; le sucre, le sel et le café
furent totalement perdus et, le lendemain, nous fûmes obliges
de ramasser nos bagages pleins d'eau, ce qui augmenta
d'autant le poids du sac. Le général Uhlrich, qui nous avait
parlé météorologie îi Toulon, aurait bien dû nous expliquer
comment et pourquoi, après toutes les grandes batailles, il se
produit d'épouvantables orages.
Le lendemain, nous entrâmes à Parme comme nous étions
entrés à Florence. La duchesse s'était aussi sauvée, nous lais-
sant son palais, ses parcs et ses jardins dans lesquels nous
allâmes camper. Les illuminations, les décors, les cris de la
foule de plus en plus ivre de joie à mesure que les événe-
ments marchaient, les jeunes filles même ne nous attiraient
plus : nous en avions assez. A Parme, nous reçûmes du
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BKETON 689
renfort. C'étaient des hommes qui venaient de France par la
voie de Gênes et de Plaisance. Ces hommes étaient chez eux
en congé renouvelable. 11 y avait parmi eux beaucoup de
caporaux et de sous-officiers dont les places étaient prises. On
les plaça à la suite dans les compagnies, en attendant des
places vacantes : cela ne fit pas plaisir aux caporaux qui s'at-
tendaient à passer sergents. Nous restâmes deux jours à
Parme; nous apprîmes là le résultat de la grande bataille qui
avait eu lieu le 2^ à Solférino et San Marlino : c'avait été une
nouvelle défaite pour les Autrichiens ; mais cette défaite avait
coûté cher aux armées alliées.
Le 28, nous arrivâmes sur le bord du Pô, en face de Casal-
maggiore, à sept lieues de Mantoue. Le général d'Autemarre,
commandant la première division du 5'^ corps venu d'Afrique
et qui nous attendait depuis longtemps sur le Pô, avait été
prévenu, par dépêche du prince Napoléon, de nous préparer
des ponts pour passer le fleuve. Les difficultés étaient grandes :
le fleuve, à cet endroit, a plus de neuf cents mètres de lar-
geur, les matériaux manquaient et l'ennemi était près. N'im-
porte; en guerre, il ne doit y avoir rien d'impossible ; avec des
arbres, on construisit des têtes de ponts, puis on réquisitionna
ou loua des bateaux aux riverains pour former une espèce de
pont volant. Le 29 juin, nous étions sur la rive gauche du
Pô, tout le corps d'armée réuni. Nous touchions alors aux
armées alliées, dont nous formions l'aile droite, sur le bord
de rOglio et à cheval sur la grande route de Crémone à
Mantoue.
Le 2\ juin, l'armée autrichienne était venue jusqu'à l'Oglio
dans l'intention de prendre l'armée française en flanc et par
derrière ; mais quand elle apprit que le 5'^ corps marchait vers
elle, elle fit demi-tour sans avoir essayé de rien prendre
sinon la fuite. La terreur que ce corps inspirait le dispen-
sait de combattre. Le capitaine Lafouge, aide de camp du
général Autemarrre, était allé un jour, avec un autre officier
et quatre gendarmes parmesans, faire une reconnaissance à
Bresello, place fortifiée sur la rive droite du Pô, en face de
Mantoue, et occupée par une garnison autrichienne. Le capi-
taine ne voyant personne à l'entrée de la ville crut que les
Autrichiens étaient partis ; il entre en ville suivi des quatre
6/lO LA IIEVUE DE PARIS
gendarmes, et se trouva en présence d'une centaine d'hommes
en armes et prêts à combattre, mais aussitôt qu'ils aperçurent
FolTicier français, ils s'empressèrent de déposer les armes.
On dit qu'à vaincre sans combat on triomphe sans gloire,
c'est possible; mais on triomphe avec beaucoup d'économie
de sang et d'argent. Nos quatre premiers corps d'armée
et l'armée sarde avaient bien conquis la Lombardie, mais h
quel prix ! Des torrents de sang versés^ des milliers de morts
et plus encore de milliers de mutilés, que la patrie allait
être obligée de nourrir; des villes et des villages en ruines, les
champs de blé et les vignes dévastés, les ponts, les chemins
de fer. le télégraphe et tous les travaux d'art détruits, les
populations de la campagne ruinées; nous autres du 5® corps,
avec quinze mille hommes, nous avions conquis trois riches
provinces sans rien détruire, sinon les parterres et quelques
futailles de vin.
Le 3 juillet, nous allions nous établir à Goito. Dès noire
arrivée, notre compagnie fut envoyée en reconnaissance sur
la route de Mantoue, qui n'était qu'à dix kilomètres. Notre
lieutenant, qui commandait la compagnie en l'absence du
capitaine et qui était un c< gachecoun », disait : « Tonnerre
de Dieu, nous allons prendre Mantoue tout à Fheure. » Nous
l'aurions peut-être prise, ou du moins nous nous en serions
approchés, si nous n'eussions trouvé en route un détachement
d'Autrichiens. Aussitôt qu'ils nous aperçurent, ils détalèrent
au pas de course. Nous j^rîmes aussi le pas de course en
jetant des cris d'épouvante ; bientôt nous en trouvâmes une
demi-douzaine sur le bord de la route avec leurs crosses en
l'air : ils étaient aussi blancs que la neige ; saisis de frayeur,
ils nous tendirent leurs fusils et se mirent en rang au milieu
de la compagnie, sans proférer une syllabe. Nous retournâmes
au camp avec notre prise.
En route, je demandai s'il y avait quelqu'un parmi eux qui
sût l'italien. L'un me répondit d'une voix faible et presque trem-
blante : « S), signop, io lo so ». Alors je lui dis qu'ils n'avaient
pas besoin d'avoir peur, qu'ils étaient parmi des gens civilisés :
(( Nous sommes braves et quelquefois lefribles dans la bataille;
mais après, nous tendons une main fraternelle, secourable et
humaine aux malheureux vaincus. » Il expliqua ça en aile-
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 6^1
mand à ses camarades, puis me dit : <c C'est qu'on nous
avait dit que les Français massacraient souvent les prison-
niers. — Oui, les Francs d'autrefois, lui dis-je, mais pas les
Français modernes. »
Si celui-là eût connu l'histoire de Napoléon F' , notamment son
expédition d'Egypte, il aurait pu me donner un démenti. Je lui
demandai ensuite s'ils étaient beaucoup d'hommes dans Man-
toue. (( SI sianio moltl », dit-il, mais il ne savait pas combien.
Le lendemain, le 5'- corps devait aller occuper le centre de
la ligne à Valeggio, en face de Villafranca, à six lieues de
Vérone, ayant Peschiera derrière nous, ovl une garnison
autrichienne était bloquée par l'armée piémoniaise. Nous
tenions alors l'armée autrichienne serrée de tous les côtés;
à Venise, il y avait la rnarine et un autre corps d'armée prêts
à débarquer. Ce fut ce moment-là que Napoléon III choisit
pour offrir la paix à François-Joseph qui s'empressa de l'ac-
cepter, car il voyait bien que pour lui tout était perdu; son
armée était complètement démoralisée par tant de défaites
successives.
Cependant, le 7 juillet au soir, on nous annonça une grande
bataille pour le lendemain : toutes les troupes devaient partir
à trois heures du malin sans sac. Personne ne dormit cette
nuit-là ; les uns passèrent la nuit à écrire des lettres ou leurs
testaments, d'autres à boire et à chanter; les officiers frater-
nisaient avec les soldats et promettaient à tous pour le len-
demain des médailles et des croix. A trois heures, nous
étions en route pleins de gaieté et d'entrain. Presque aussitôt
sortis du camp, les voltigeurs furent lancés en tirailleurs en
avant de la colonne, à travers les champs et les vergers.
A notre vue, les habitants des villages et des fermes couraient
épouvantés de tous côtés, abandonnant tout al la grazia cU Dio
e délia santlssima M adonna. Des femmes et des enfants criaient
et pleuraient. Nous marchions droit sur Villafranca dont nous
voyions le clocher reluire au soleil levant, et nous disions :
(( Voilà un clocher qui sera bientôt à nous. »
Nous avions beau marcher, l'ennemi ne se montrait nulle
part. Nous voyions bien, sur la route de Vérone, des voitures
et des cavaliers courant à toute vitesse, et soulevant des
nuages de poussière. Tout à coup on sonna la retraite, on nous
ler Février 1905. i3
6^2 LA REVUE DE PARIS
fait entrer dans la colonne et on forme les faisceaux. Alors je
vis bien qu'il n'y aurait rien.
C'était une simple démonstration qui lut la dernière de
cette glorieuse campagne, disaient les uns, de celte triste
campagne, disaient les autres. 11 est certain qu'elle n'avait pas
atteint le résultat que les Italiens, confiants dans les promesses
de Napoléon, en attendaient. Avant de quitter la France, il
avait dit qu'il voulait l'Italie libre des Alpes à l'Adriatique.
En entrant à Milan, il fit la même promesse, et il invita tous
les Italiens à prendre les armes pour finir de chasser l'en-
nemi : (( Volez, disait-il, sous les drapeaux de Victor-Emma-
nuel, qui vous a déjà montré la voie de l'honneur... Animés
du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd'hui que soldats,
demain vous serez citoyens libres d'un grand pays. » Et tous
les Italiens accouraient combattre sous le drapeau de l'indé-
pendance pour chasser de toute la péninsule les maudits
Tedcschl. Hélas! quelle ne lut pas leur déception, leur stupé-
faction, en apprenant que Napoléon venait de s'arrêter tout à
coup au milieu de sa marche triomphale, de traiter de la paix
avec son confrère d'Autriche et de régler le sort des popula-
tions italiennes contre les promesses qu'il avait faites de ne
pas s'occuper de leur organisation intérieure. Quel grido di
dolore parcourut toute l'Italie lorsqu'on apprit que la Vénétie
resterait sous le joug !
XV
RENTREE AU PAYS
Quelques jours après, toutes les troupes quittèrent la Véné-
tie, les unes pour rentrer en France, les autres pour aller
prendre garnison dans dilTérentes villes de la Lombardie, oij
elles devaient rester encore un an pour attendre les arrange-
ments définitifs. Notre brigade, iV chasseurs, i8'' de ligne
et 26®, eut pour garnison Bergame : nous restâmes là jusqu'à
la fin de mai 1860, à manger de la castar/na et de la polenta.
C'est en quittant cette ville que j'ai fait le plus grand trajet
que j'aie jamais fait à pied, puisque, de Bergame, nous vînmes
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 6^3
au Tréport, au fond de la Normandie, en passant par Milan où
nous restâmes cinq jours, ce qui me permit de visiter la
belle cathédrale, Magenta, Turin, le Mont-Cenis, que nous tra-
versâmes le i5 juin dans la neige et par un froid sibérien,
Chambéry, où nous restâmes encore cinq jours pour les fêles
de l'annexion de la Savoie k la France. A propos de cette
annexion, nous fûmes obligés d'aller passer quelques jours
en observation sur le lac de Genève, car les Suisses avaient
protesté contre l'annexion d'un canton qui appartenait à la
fédération helvétique. Tout finit par s'arranger diplomati-
quement, et nous reprîmes notre voyage par Bourg, Mâcon,
Dijon, Paris, Rouen, Dieppe, où devait rester la plus grande
partie du régiment; le reste fut réparti entre la ville d'Eu et
le Tréport ; notre compagnie fut désignée pour ce petit port de
mer, où il n'y avait alors que des douaniers et des pêcheurs,
excepté pendant l'été où il venait quelques baigneurs.
Nous arrivâmes au Tréport vers la fin de juillet, mais je
n'y restai pas longtemps, car deux jours après j'étais nommé
sergent avec un autre caporal de ma compagnie, un certain
Olivier, qui faillit devenir fou de contentement et d'orgueil.
K y avait longtemps qu'il devait espérer ce grade, car il avait
alors quinze ans de service, et dix ou douze ans de grade de
caporal. A moi, cette promotion m'avait causé presque du
dépit. Je me trouvais si bien dans cette compagnie de volti-
geurs, parmi tous ces hommes ce d'élite » dont je m'étais fait
une nouvelle famille. En quittant cette compagnie, j'allais
quitter une deuxième fois mon pays, mes parents et mes amis.
Si la chose eût été possible, j'aurais volontiers cédé ma place
à un autre, car je faisais encore assez de jaloux. Ma nouvelle
compagnie était la 2" du 3'' bataillon, qui était à Dieppe : c'était
la compagnie même où j'avais été v«imple soldat.
A Dieppe, cependant, je fus assez heureux pour rencontrer
un nouveau collègue qui partageait à peu près mes idées et
mes sentiments. 11 était chargé de la bibliothèque du régiment,
et là, tous les deux, nous passions de très agréables moments
dans la lecture et les discussions philosophiques. Nous n'al-
lions jamais avec les autres sous-officiers jouer et faire, dans
les cafés, des dettes qui coûtèrent cher, plus tard, à plusieurs
d'entre eux.
644 LA REVUE DE PARIS
Mon nouvel ami travaillait pour entrer dans la télégraphie,
et je l'aidais de mon mieux à apprendre la langue italienne,
dont il avait besoin pour passer son examen. J'allais quelque-
fois avec lui au bureau du télégraphe, où on lui apprenait la
manière de transmettre les dépêches par le système Morse.
On le faisait correspondre avec un employé de Rouen, qui
lui répondait souvent qu'il ne comprenait rien à « son
griffonnage », puis ils finissaient par se dire toutes sortes de
bêtises. On riait et on revenait prendre le café à la biblio-
thèque, oiî mon ami avait tout ce qu'il fallait pour cela. On
invitait aussi le correspondant de Rouen. Celui-ci répondait
qu'il aurait humé avec plaisir ce café de sous-ofT: il n'y avait
qu'à le lui expédier par le télégraphe. Je passai ainsi la fin
de l'année 1860 et le commencement de 1861, entre les exer-
cices, les promenades militaires et la bibliothèque. Au prin-
temps, ma compagnie se trouva désignée pour aller tenir la
petite garnison du Tréport.
J'étais, comme je l'ai dit plus haut, dans la compagnie 011
j'avais été simple soldat, mais le capitaine Lamy n'y était
plus. La compagnie était alors commandée par un lieutenant,
qui n'était, certes, pas la pâle des hommes, mais le sous-lieu-
tenant était encore d'une bien plus mauvaise composition.
Celui-là était, au dire de tout le monde, mieux fait pour
commander des Hottentots ou des Canaques que pour
commander des hommes civilisés et disciplinés. Cet homme
était, du reste, assez mal vu également de ses supérieurs ; il
recevait d'eux non seulement des reproches, mais souvent des
punitions pour son inconduite et sa mauvaise tenue. Pour se
venger, ou peut-être pour rentrer en grâce auprès de ses supé-
rieurs, il semait des punitions à tort et à travers autour de lui.
Or, j'étais le premier et le plus directement exposé à ses coups,
étant le premier sergent de sa section. Toutes les fois qu'un
officier veut punir un sergent, les motifs ou les prétextes ne
lui manquent pas, surtout dans une compagnie où il y a tou-
jours des jeunes soldats plus ou moins malpropres et des
hommes vicieux et incorrigibles. Presque chaque fois qu'il y
avait une revue, j'étais sûr d'être puni : sans avoir rien vu
par lui-même, mais pour faire croire qu'il avait vu et pensant
se mettre à couvert, le sous-lieutenant m'infligeait quatre
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 645
jours de consigne ou quatre jours de salle de police ; le
motif était facile à trouver et d'une rédaction bien connue.
N'ayant eu jusque-là que quelques punitions insignifiantes,
ces punitions répétées de mon sous-lieutenant, qui m'avaient
d'abord affligé, me consternèrent. Je ne pouvais me consoler
qu'en songeant que mon congé approchant me permettrait
bientôt de fuir mon petit tyran et persécuteur.
Ernest Renan a dit que jamais il n'aurait pu faire un soldai;
il aurait déserté ou se serait suicidé. J'aurais voulu le voir en
1861 , comme je l'ai vu plus lard, pour savoir ce qu'il m'aurait
conseillé dans la situation où je me trouvais. En ce moment-là,
je ne voyais pour moi aucun autre moyen de vivre que la
carrière militaire, et je me voyais forcé de l'abandonner pour
me soustraire à la haine ou à l'imbécillité d'un seul individu.
J'avais alors vingt-six ans, plus de parents ni d'amis capables
de m'ouvrir une porte, aucun métier pour gagner honnête-
ment ma vie. N'importe, je me voyais obligé de prendre mon
congé, et je le pris. Le 28 août je quittai le Tréport, mon
congé en poche, le cœur gros, l'esprit inquiet, les idées
confuses.
J'avais pris mon congé pour Quimper, mon pays natal,
comptant y trouver peut-être, à défaut de parents, quelques
connaissances; je songeais aussi, — car l'orgueil et la vanité
entrent partout, — à faire voir mes deux grandes décorations
de Crimée et d'Itahe, et surtout mes galons de sous-officier,
à mes « pays », à ces gens de la campagne qui m'avaient
connu mendiant mon pain et gardant les vaches.
En arrivant au village, j'allai directement chez le maire
d'Ergué-Gabéric qui étail toujours le même et qui occupait
ces fondions depuis vingt-cinq ans. M. le maire, qui m'avait
bien connu enfant et misérable, ne voulait pas me reconnaître
pour le fils du vieux père Déguignet, mort de faim au bord
de la route quelques années auparavant : il fallut qu'il vît mes
papiers. Il fui très étonné de me voir sous-officier : il n'avait
jamais vu un seul soldat rentrer dans sa commune avec ce
grade. Il me félicita et me dit que j'étais sûr de trouver un bon
emploi.
Oui, je voyais bien que je pouvais trouver en ce moment
un emploi, ou tout au moins à « me caser », car, soit dit
6^Q LA REVUE DE PARIS
ici sans orgueil et sans vanité, j'étais alors sinon un bel
homme, au moins un assez joli garçon. Je venais de passer
plusieurs mois au ïréport, nourri dans une bonne cantine,
où nous buvions de la bière brune à discrétion, boisson nour-
rissante et donnant de belles couleurs. Je ne paraissais guère
avoir plus de vingt et un ans. Toutes les filles des environs
bonnes à marier étaient prêtes à me tendre la main, comp-
tant avoir non seulement un joli garçon, mais un homme
dont la fortune était faite.
Hélas, pauvres filles ! elles se trompaient : je n'avais ni sou ni
maille, et je ne voyais devant moi que ténèbres et misères. On
travaillait alors sur le chemin de fer de Quimper à Châteaulin.
J'allai demander a travailler. Le maître de chantier, à qui on
m'avait adressé ne fit que se moquer de moi, pensant lui-
même que je me moquais de lui en m'offrant comme terras-
sier. J'avais encore quinze francs dans ma poche. Je pris la
route de Brest. En arrivant, j'allai m'informer s'il n'y avait pas
moyen d'entrer comme ouvrier à l'arsenal. On me demanda quel
état j'avais. Je répondis que je n'en avais aucun. «Alors, vous
ne pouvez entrer que comme manœuvre, et encore il faudra
peut-être attendre longtemps. » Je ne pouvais pas attendre
longtemps. En repassant sur le pont de Recouvrance qu'on
venait d'inaugurer, je m'accoudai sur le bord du parapet,
considérant les vicissitudes et les misères de ce monde, la
hauteur de ce pont et la profondeur de la mer. Il me restait
encore trois chemins à prendre : celui de me précipiter là à
l'instant même, celui de la mendicité que j'avais si bien suivi
dans mon enfance, et celui de retourner à l'armée. Ce fut ce
dernier que je pris; là, j'étais certain d'être accepté sans con-
dition et sans délai.
Le bureau de recrutement et l'intendance se trouvaient alors
justement à Brest. J'avais tous mes papiers sur moi. Je n'eus
qu'à me présenter pour être immédiatement incorporé au
63® de ligne, dans lequel j'avais demandé à entrer, parce que
je savais que ce régiment venait de partir pour l'Afrique où
je voulais aller. Tout cela fut fait en moins de vingt-quatre
heures, et j'avais touché mille francs, en laissant encore quinze
cents francs à la caisse de la dotation de l'armée. Jamais je
n'avais été si riche. Et moi qui, vingt-quatre heures avant.
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 647
voulais me jeter à la mer faute de pain et d'argent, lorsque je
n'avais qu'à mettre ma signature au bas d'une feuille de
papier pour avoir du pain assuré pendant sept ans, et deux
mille cinq cents francs encore par -dessus le marché!
Je pris aussitôt le bateau à vapeur pour Châteaulin puis la
voiture de Châteaulin à Quimper, où je me dépêchai d'aller
déposer neuf cents francs entre les mains d'une vieille tante
pour qu'elle les plaçât, en mon nom, à la Caisse d'épargne,
car je ne pouvais les placer moi-même, la caisse ne recevant
alors que de petites sommes à la fois. Cette tante était simple-
ment une cousine de ma mère. Elle ne m'avait jamais vu.
Elle eut l'air d'être très flattée d'avoir un petit-neveu sous-
officier et surtout si économe; elle me promit d'avoir soin de
mon argent. J'avais six jours pour me rendre à Poitiers où
était le dépôt de mon nouveau régiment. Je pouvais donc
rester encore deux ou trois jours au pays. J'avais laissé mon
sac chez un fermier d'Ergué-Gabéric. Ce sac, rempli de linge
et de chaussures, pouvait encore me servir, de sorte qu'en
arrivant dans mon nouveau régiment je n'aurais besoin de rien
et, au lieu de verser de l'argent à ma masse, comme la pre-
mière fois, j'en aurais à recevoir, au moins à la fin du prochain
trimestre.
J'allai donc chez le fermier reprendre mon sac, mais je n'y
allai pas, cette fois, les poches et les mains vides. J'avais pris
cinq litres d'eau-de-vie, du sucre et du café. Je voulais réga-
ler, au moins une fois , quelques-unes de mes vieilles con-
naissances et leur faire voir que j'étais réellement riche, ainsi
qu'on avait dit dès mon arrivée. Je savais que tous ces gens
aimaient beaucoup l'eau-de-vie ; le café, ils ne le connais-
saient guère encore, mais je me proposais de le leur faire
connaître, en leur préparant du café à la mode du soldat.
J'ai déjà dit que je m'étais engagé non pas par pur goût
ou penchant militaire , pas même par sentiment patrio-
tique, ne sachant pas alors ce que c'était que le militarisme
ni le patriotisme ; mon seul but était de chercher de l'ins-
truction partout oii j'en trouverais et par tous les moyens
dont je pourrais disposer. Je voulais savoir pourquoi il y avait
des hommes qui savaient tout et d'autres qui ne savaient
rien; pourquoi, comment et par quelles lois la terre tournait,
618
LA REVUE DE PARIS
ainsi que les millions de milliards d'autres globes célestes ;
pourquoi les livres saints, dont je connaissais déjà une bonne
partie, ne parlaient pas de ces mouvements; pourquoi il y
avait sur la terre des grands et des pelils, des rois et des
sujets, des maîtres et des esclaves, des savants et des idiots,
des riches et des pauvres ; pourquoi M. et madame de Kerorhant
qui ne travaillaient jamais, ne pri-aient jamais, se portaient tou-
jours bien, allaient en voiture, mangeaient et buvaient tout ce
qui leur faisait plaisir, sont morts sans grandes souffrances,
ont eu de grands enterrements et de nombreuses prières,
moyennant quoi leurs âmes sont allées tout droit au ciel; tandis
que mon père et ma mère ont travaillé et prié toute leur vie,
ne mangeant que des pommes de terre cuites k l'eau et du
mauvais pain de seigle, ont lait de longues et terribles mala-
dies par excès de travail et de privations, sont morts tous les
deux de faim et enterrés à peu près comme deux chiens, sinon
tout à fait sans quelques petites prières isolées, du moins sans
grandes cérémonies et grande pompe religieuse, faute des-
quelles leurs pauvres âmes ont dû aller en purgatoire pour
continuer les souffrances que leurs corps ont endurées sur la
terre.
Soldat, j'allais, pour m'instruire de toutes ces choses, dans
les théâtres écouter les drames, les comédies, les tragédies,
les opéras, les féeries; aux églises écouter les sermons catho-
liques et prolestants, aux tribunaux entendre des plaidoiries,
aux facultés ouïr des discours et des conférences ; j'allais dans
les laboratoires voir les expériences de physique, les analyses
et les synthèses chimiques. C'est là qu'il fallait aller, en ce
temps heureux du césarisme, si on voulait s'instruire, car des
livres et des journaux, il ne fallait pas en parler. J'allais aussi
très souvent, surtout à Paris, sur les places publiques, qui
étaient alors constamment couvertes de saltimbanques, de
paillasses, de pierrots, de tireuses de cartes, de vendeurs de
chansonnettes plus ou moins comiques, d'arracheurs de dents
« sans douleurs », de vendeurs d'eau de Jouvence ou de
panacées universelles ou de pommades qui faisaient pousser
les cheveux sur les têtes de quatre-vingt-dix ans, au besoin
sur les genoux, voire même sur les têtes de bois. Tous ces
gens-là étaient des clients de l'empire, des soutiens du trône
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 6^9
à leur façon; ils amusaient les badauds, ce qui les empêchait
de s'occuper de politique.
Je m'aperçois que j'ai laissé là-bas, au Guelenec, en Ergué-
Gàbéric, mes cinq litres d'eau-de-vie et mon café sur le feu,
pour faire cette excursion philosophique à travers le monde ;
mais je vais revenir quand le café bouillira et lorsque j'aurai
trouvé l'instrument qui va me servir à ébahir mes «pays»
et surtout mes payses, celui qui va faire l'attrait, le bouquet
de cette soirée alcoolique et vraiment bretonne.
En venant en congé, j'avais passé par Paris oli je restai
vingt-quatre heures. Je ne pus m'empêcher d'aller sur la
place de la Bastille oii je vis un individu qui vendait une
espèce de carnet recouvert en rouge, au prix de cinquante
centimes, et qu'il appelait « la merveille des merveilles ».
Tout le monde en prenait, et je fis comme tout le monde.
Je tendis mes cinquante centimes pour voir cetle merveille
des merveilles : il y avait un petit prospectus pour expli-
quer comment opérait cette grande merveille. En arrivant à
l'auberge où j'étais descendu, je m'empressai d'ouvrir mon
carnet.
C'était tout simplement une enveloppe, pliée de façon
spéciale, dans l'intérieur de laquelle il y avait trois feuilles de
papier tricolore pliées en six. Ces feuilles étaient découpées et
pliées de telle façon qu'elles formaient en réalité deux poches
ou deux cachettes, malgré qu'on n'en pouvait voir qu'une.
Je compris alors le « truc » de la merveille des merveilles :
il suffisait de mettre préalablement une pièce en or quelconque
dans une des poches, puis de demander à « l'honorable
société » une vieille pièce de monnaie ou même un mauvais
bouton qu'on mettait dans l'autre poche; après avoir plié les
trois feuilles sur la vieille pièce et renfermé le tout dans
l'enveloppe rouge, on posait celle-ci sur la table, puis on
ouvrait l'enveloppe et les trois feuilles de l'autre bout : on
trouvait la pièce en or, et l'on pouvait dire à a l'honorable
société )) ébahie que la vieille pièce de monnaie ou le bouton
était transformé en or.
Donc à Ergué-Gabéric, tout en prenant le café, fortement
carabiné, dans de grandes écuelles en terre, les langues de
ma petite société allèrent bon train. A la fin, la fermière n'y
65o
LA REVUE DE PARIS
tenant plus, voulut savoir si réellement j'étais aussi riche
qu'on le disait :
— Oui, madame, répondis-je, beaucoup plus riche même
qu'on ne le dit; la richesse, du reste, ne me coûte rien. Je
fais de l'or quand je veux et autant que j'en veux. Voyez
plutôt.
Je pris alors mon carnet rouge dans lequel j'avais eu soin
de glisser une pièce de vingt francs, puis je demandai une
vieille pièce de deux liards ou un vieux bouton ; on m'ap-
porta une pièce de deux liards dont on trouvait encore
beaucoup à cette époque. Après l'avoir, devant tout le monde,
enveloppée dans les trois feuilles de papier tricolore puis dans
l'enveloppe rouge, je jetai le paquet devant une des jeunes
filles qui se trouvait en face de moi, en la priant de l'ou-
vrir ; après avoir hésité un instant, en regardant tout autour
d'elle, elle finit tout de même par l'ouvrir et découvrit, natu-
rellement, la pièce de vingt francs que j'y avais mise, tandis
que la pièce de deux liards se trouvait à côté, dans l'autre
cachette, dont il était impossible de soupçonner même l'exis-
tence. A la vue de cette belle pièce en or toute neuve, ces
pauvres gens restèrent ahuris. Je recommençai l'opération de
transmutation, mais cette fois avec un vieux bouton, qui
réussit également. Je ne pouvais plus recommencer, sous peine
de dévoiler le « truc » ; je préférais laisser ces gens dans
l'illusion et sous le charme, sachant qu'ils s'y plaisaient.
Mais j'avais encore une autre merveille, qu'on ne pouvait
montrer qu'une seule fois, et encore fallait-il le faire avec
beaucoup d'adresse et d'à-propos. C'étaient quatre pièces de
vieille monnaie, à les voir d'un côté, mais, de l'autre côté,
c'étaient quatre belles pièces de vingt francs. Je n'avais qu'à
prendre ces quatre pièces dans mon porte-monnaie et à les étaler
sur la main, en faisant voir les quatre vieilles pièces de deux
liards, puis, fermant adroitement la main et en l'ouvrant de
même, je faisais voir l'autre côté des pièces qui figurait par-
faitement des pièces en or, mais il fallait se dépêcher de
remettre en poche, bien entendu... Voilà comment je passai
ce soir-là pour un millionnnaire, et sans doute pour un
homme qui avait vendu son amc au diable.
Quoi qu'il en soif, j'avais eu lu une assez bonne soirée qui.
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON 65l
m'avait coûté un peu cher, il est vrai ; mais j'étais riche :
j'avais encore près de cent francs dans mes poches et neuf
cents francs chez la vieille tante. Je m'étais du reste amusé à la
mode du temps. En ce temps-là, comme disent les Evangiles,
on ne s'amusait guère autrement sur les places publiques,
dans les cafés et cabarets, dans les chemins de fer, dans les
casernes et dans les plus grands salons : on ne voyait partout
que sorciers, magiciens, thaumaturges, prestidigitateurs, mé-
diums, somnambules « translucides », etc. L'impératrice avait
son prestidigitateur, son magicien, comme elle avait son coiffeur
et son confesseur, et beaucoup de ces charlatans, voyageant à
travers le monde, disaient avoir opéré devant S. M. l'Impé-
ratrice des Français, comme les vendeurs d'eau de Jouvence
ou autres élixirs de longue vie se disaient fournisseurs de la
belle Espagnole.
Quand j'eus terminé avec mes tours merveilleux et que le
café fut absorbé, je versai deux litres d'eau-de-vie dans le
chaudron et j'y mis le feu, en ayant soin, toutefois, de faire
brûler sur le foyer, car, si j'avais mis le chaudron sur la table,
la flamme bleuâtre de l'alcool qui donne, comme on sait, aux
figures une couleur singulièrement diabolique, aurait effrayé
ces pauvres gens, et, pour sûr, cette fois, j'aurais passé pour
le diable en personne, déguisé en soldat; probablement ils
auraient regardé avec la chandelle sous la table, pour voir si
je n'avais pas les pieds fourchus. Quand le punch fut bu, je
m'empressai de prendre mon sac et disparus subitement,
comme Méphistophélès , dans la nuit, me dirigeant vers
Quimper, laissant ces gens ahuris, moitié ivres, inquiets el
peut-être quelque peu effrayés, autant par tout ce qu'ils ve-
naient de voir que par ma subite disparition ^
JEAN-MARIE DEGUIGNET
I. Ici s'arrête la première partie de ces Mémoires : la Revue en donnera la suite
quelque jour.
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE
DE
M. ROOSEVELT
A l'élection présidentielle de 1900, le parti républicain pré-
sentait pour la seconde fois, comme candidat à la présidence,
M. William Mac Kinley, et, comme candidat à la vice-prési-
dence, M. Théodore Roosevelt, gouverneur de l'Etat de New-
York. M. Mac Kinley était réélu à une majorité plus forte que
celle qu'il avait obtenue en 1896 : les électeurs approuvaient
la politique qu'il avait inaugurée à la suite de la guerre d'Es-
pagne, et notamment l'annexion des Philippines. Les Etats-
Unis entraient dans une nouvelle période de leur histoire : ils
cessaient d'être une puissance exclusivement américaine pour
devenir une puissance mondiale. Un an plus tard, la mort de
M. Mac Kinley, victime d'un anarchiste à l'exposition de Buf-
falo, le i/i septembre 1901, faisait de M. Roosevelt le prési-
dent des États-Unis.
Bien que jeune, — il avait quarante-trois ans à peine, — le
nouveau président était déjà une figure nationale. 11 descend
d'une vieille famille hollandaise, établie à New-York depuis
deux cents ans. Au sortir de la célèbre université de Harvard,
il était entré de bonne heure dans la vie publique et lui avait
consacré le meilleur de ses efforts, sans se laisser absorber
par elle. La politique jouit aux Etats-Unis d'une réputation
équivoque. La mise en valeur des richesses naturelles a acca-
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEYELT C53
paré, depuis un demi-siècle, l'activité la plus intelligente et le
travail le plus soutenu de la nation qui, du même coup, a
quelque peu négligé la surveillance ou la direction de ses
affaires publiques. Recrutés d'ordinaire parmi les éléments
inférieurs de la population, ne voyant dans la politique qu'un
métier, incapables le plus souvent de comprendre l'intérêt
national, trop égoïstes d'ailleurs pour y subordonner leur
intérêt personnel, les politiciens ont cyniquement lié parti
avec les magnats de la finance et de l'industrie, et s'en sont
faits les instruments dociles. Dans les assemblées muni-
cipales des grandes villes, dans les législatures des Etats, la
corruption s'est étalée au grand jour. Même dans les décisions
de la Chambre basse du Congrès, les intérêts industriels et
financiers ont prévalu en bien des circonstances , et les
syndicats financiers n'ont pas toujours trouvé des consciences
incorruptibles dans le Sénat fédéral. Tout à l'aise, les poli-
ticiens ont organisé celte merveilleuse (( machine » qui,
sur toute Tétenduc de l'Union, enserre les électeurs. L'assai-
nissement de la vie publique est le problème le plus sérieux
et le plus difficile qui s'offre aux jeunes générations améri-
caines. C'est le but élevé que se proposait M. Roosevelt en
entrant dans la politique active.
Dans l'assemblée de l'Etat de New- York, oïi il siégeait de
1882 à i88/i, il s'élevait avec véhémence contre les pratiques
de corruption. Nommé par le président Harrison, en 1889,
membre de la commission fédérale du Service civil, il s'effor-
çait, pendani six années, d'en étendre les attributions, et
réussissait à faire ajouter vingt mille places à la liste de celles
qui ne s'obtiennent que par le concours, les arrachant ainsi à
l'inffuence des politiciens. Président, de 1896 à 1897, du
comité de police de la ville de New-York, il affrontait cou-
rageusement l'hostilité du syndicat politique, de Tammany.
La guerre de Cuba le trouva secrétaire-adjoint du départe-
ment de la marine^ oii l'avait appelé le président Mac Kinley :
il démissionna pour prendre part à la campagne et leva ce
fameux régiment de rough-rlders, dans les rangs duquel se
coudoyaient les riches fils de famille de l'est et les aventu-
reux cow-boys de l'ouest, et dont il a lui-même raconté les
exploits. La charge de Las Guasimas lui donna la gloire
654 l'A REVUE DE PARIS
militaire. Son retour à New- York, en 1898, fut triomphal.
Cette année 1898 était précisément une année d'élections.
Ses concitoyens de New-York l'élurent gouverneur. En ce
poste, il continua la lâche épuratrice. Ses idées d'honnê-
teté l'aisaient sourire les politiciens, mais son caractère les
gênait dans leurs combinaisons. Le gouverneur, dans ses
messages, traitait ouvertement de questions que la « ma-
chine )) jugeait inopportun de porter ainsi devant le public.
Il s'attaquait aux conditions extraordinaires que la conni-
vence des politiciens avait fait obtenir aux diverses entre-
prises exploitant des concessions. Aussi quand, en 1900, 11
demanda le renouvellement de son mandat de gouverneur,
les politiciens de New- York s'avisèrent de le faire élire vice-
président des Etats-Unis. Ils se débarrassaient ainsi d'un
censeur gênant, et ils comptaient que, après avoir rempli
pendant quatre ans les fonctions honorifiques de vice-prési-
dent, qui l'éloignaient de tout rôle actif, la popularité de
Roosevelt serait oubliée. Il dut s'incliner devant la volonté du
parti républicain. Mais la fin dramatique de M. Mac Kinley
vint déjouer tous les calculs et porter soudainement au
premier rang l'homme qu'on avait voulu en tenir éloigné.
*
* *
L'entrée de Roosevelt à la Maison Blanche fit naître bien
des espérances et plus encore d'appréhensions. Les uns
voyaient en lui un réformateur radical, qui oserait enfin
engager ouvertement la lutte contre tous les tyrans : contre
le système du « bossism », qui fait des boss, des sénateurs,
autant de dictateurs dans leurs Etats respectifs, et, plus
encore, contre la puissance formidable des trusis, qui asser-
vissent la démocratie américaine au bon plaisir des capita-
listes. Les autres craignaient son caractère ardent, ses sen-
timents impérialistes, auxquels il avait donné libre cours
pendant la campagne électorale de 1900 ; ils redoutaient une
polit.ique extérieure d'aventures.
Les premiers oubliaient que, s'il est entré dans la politique
comme indépendant, Roosevelt n'a pas longtemps conservé
cette altitude : dans son court passage à la législature de
LA PIIEMIÈIIE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 655
New-York, il avait appris qu'un réformateur, si bien inten-
tionné soit-il et quels que soient son prestige et sa popula-
rité, ne peut rien s'il demeure isolé; il avait éprouvé la puis-
sance de la « machine » et compris qu'il ne pourrait exercer
une influence sérieuse qu'à la condition d'appartenir à un parti.
H s'était aflîlié au parti républicain. Il avait donc abandonné la
poursuite du « plus grand bien » pour les réformes réalisables ;
il avait pratiqué les compromis inévitables en politique.
Gouverneur de l'Etat de New-York, tout en contraignant les
politiciens à des mesures qui leur déplaisaient, il était de-
meuré en bons termes avec le sénateur Platt, le boss répu-
blicain de cet Etat, et il avait soigneusement évité toute me-
sure qui pût amener la désunion dans son parti. Président,
il allait user d'une pareille modération à l'égard des trusts.
La présidence de M. Mac Kinley avait marqué un dévelop-
pement extraordinaire de la prospérité matérielle. La produc-
tion industrielle, notamment, avait dépassé, pendant cette
courte période, les prévisions les plus optimistes. Malgré l'ac-
croissement constant des débouchés intérieurs, l'exportation
des produits manufacturés, qui, en iSqS, n'atteignait en-
core qu'un milliard de francs, s'élevait en 1900 à plus de
deux milliards. Pour profiter des avantages de la concentra-
tion industrielle et limiter la concurrence, des hommes entre-
prenants avaient syndiqué les maisons les plus puissantes
dans la plupart des branches de la grande industrie; pourvus
de capitaux considérables, ces trusts, grâce à leur puissance
financière et à l'importance de leur production, pouvaient
dominer le marché et maintenir a leur guise le prix de leurs
produits. A partir de 1898, la trustomanie avait sévi avec
une intensité extraordinaire ; peu d'industries y avaient
échappé. En 1901, on évaluait à 35 milliards de francs le
capital nominal représenté par 287 trusts industriels. Au
nombre des plus célèbres, étaient le fameux trust du pétrole,
l'aîné de tous, avec un capital de près d'un demi milliard, et
le trust de l'acier, le dernier, le plus colossal, le chef-d'œuvre
linancier de M. Morgan, dont le capital, actions et obligations,
dépassait, en valeur nominale, 7 milliards.
Le public avait appris à redouter ces colosses, dont la tyran-
nie s'étendait sur le domaine tout entier de l'Union. Dans
656 LA BEVUE DE PARIS
les législatures des Etals, au Congrès fédéral même, on devi-
nait leur force toujours présente, veillant pour écarter toute
législation capable de gêner leurs intérêts : en 189 '4, ils avaient
fait avorter la réforme douanière, et empêché les démocrates
de réaliser la promesse qui, lors des élections précédentes,
leur avait fait gagner la victoire. L'audace des trusts ne s'ar-
rêtait même pas au seuil des tribunaux : plus d'une fois, ils
avaient réussi à entraver l'exécution des lois. Leur quasi
monopole leur permettait d'exercer un « contrôle » irrésistible
sur les prix et les salaires : les classes ouvrières se deman-
daient s'ils ne parviendraient pas à paralyser, peut-être même
à anéantir leurs syndicats. Aux élections de 1900, de même
qu'à celles de 189O, le parti républicain, pour satisfaire ^ux
exigences populaires, avait promis de prendre des mesures
législatives contre ces abus.
Mais, depuis longtemps, le parti républicain a fait alliance
avec les industriels et les financiers : il ne peut donc avoir en ces
questions sa pleine liberté. Le président Mac Kinley, qu'ab-
sorbait d'ailleurs la guerre contre l'Espagne avec ses consé-
quences, avait négligé la question difficile des trusts. M. Roo-
sevelt, avant son arrivée à la présidence , avait, avec sa
véhémence accoutumée, soutenu la nécessité de lois fédé-
rales pour réglementer la concentration industrielle. Aussi
les financiers craignaient que, se laissant entraîner par son
caractère, il ne soulevât contre les trusts un mouvement d'opi-
nion qu'il serait peut-être impuissant à maîtriser et qui, sous
prétexte de porter remède aux maux existant, pourrait les
compliquer en déchaînant sur l'industrie tout entière une
crise violente. Le premier message du Président dissipa ces
craintes : il causa une déception profonde à ceux qui avaient
espéré contre les trusts une vigoureuse campagne.
M. Roosevelt ne s'est pas départi de cette modération. Il
ne s'est pas lassé de répéter que la complexité de l'industrie
moderne exige que l'on n'y touche qu'avec une extrême
prudence : la haine et la crainte ne sauraient être, pour
étudier une question de celte nature, de sages conseillères;
on ne peut prohiber ni les contrats entre producteurs ni la
concentration industrielle; ce qu'il importe, c'est de les sur-
veiller et de les contenir dans des limites raisonnables. Ce
LA PREMIÈRE PRESIDENCE DE M. ROOSEVELT 667
dernier droit ne saurait être contesté à l'État : « Les grandes
corporations n'existent que parce qu'elles sont créées et sau-
vegardées par nos institutions; c'est donc notre droit et notre
devoir de veiller à ce qu'elles vivent en harmonie avec ces
institutions. » Sans doute, ce droit d'intervention a été dénié
au gouvernement fédéral, mais les vaines tentatives des Etals
particuliers ont prouvé que, seule, la Confédération pouvait
agir avec succès. Si la Constitution actuelle s'y opposait, le
Président se déclarait prêt à la faire amender pour donner au
Congrès les pouvoirs nécessaires.
Il n'a pas été besoin de cet amendement : cédant aux objur-
gations du pouvoir exécutif, le Congrès a voté, pendant l'hiver
de 1902-1908, quelques mesures concernant les iimsts, La
création d'un département « du commerce et du travail » a
donné satisfaction au Président, qui avait demandé qu'avant
toutes choses on se préoccupât des moyens de contraindre
les trusts a la publicité de leurs opérations. On a placé sous
l'autorité du nouveau secrétaire du commerce un « commis-
saire des corporations », qui devra recueillir et publier tous
les renseignements possibles sur l'organisation, la conduite,
la direction de toutes les sociétés et corporations et de tous
les trusts qui font des affaires avec l'étranger ou dont les
aifaires s'étendent sur plusieurs Etats de l'Union. Ces rensei-
gnements, dont le Président pourra ordonner la publication,
permettront d'élaborer une réglementation du commerce. Par
une seconde mesure, on s'efforçait d'empêcher les compagnies
de chemins de fer d'accorder aux trusts, d'une manière indi-
recte, des taux de transport réduits, qui constituent pour eux
des avantages contre lesquels ne peuvent lutter les petits
producteurs.
Une enquête spéciale a été ouverte sur le hmeux beef trust,
que l'on accuse d'avoir, en ces derniers temps, maintenu par
des moyens répréhensibles le prix de la viande à un taux
exagéré. L'attorney-general a intenté des poursuites contre
quelques autres. Dans le procès contre la Northern Securities
Company, créée pour syndiquer les cheniins de fer jusqu'alors
rivaux du Northern Pacific et du Great Northern, la Cour
suprême a donné gain de cause au gouvernement et interdit
à la Northern Securities C° de prendre part aux assemblées
jer Février igoS. i4
658 LA REVUE DE PARIS
générales des deux compagnies de chemins de fer, dont elle
possédait la majorité des actions. Il est cependant un remède
auquel M. Roosevelt s'est obstinément opposé. L'élévation
exagérée des droits de douane, en rendant impossible la concur-
rence étrangère, permet aux trusts de tyranniser le marché
intérieur. L'abaissement des droits de douane serait donc d'un
grand avantage pour les consommateurs américains. Mais
le parti républicain, en vue de hâter le développement de
l'industrie, a toujours soutenu la politique protectionniste ;
il ne saurait l'abandonner aujourd'hui, sous peine de s'aliéner
ses alliés les plus fidèles ; c'est pour satisfaire ceux-ci qu'ont
été votés les tarifs prohibitifs de 1890 et de 1897; toute revi-
sion radicale de ces tarifs rencontrerait de leur part une oppo-
sition irréductible.
Jadis, M. Roosevelt, étudiant à Harvard, avait reçu l'ensei-
gnement d'économistes favorables au libre échange ; à sa
s<:>rtie de l'Université, il avait fait partie du Free trade Club
de New-York; mais il avait abandonné ce club pour devenir
membre du parti républicain. Pourtant, il se disait « républi-
cain d'abord, libre échangiste ensuite». Mais, depuis, ses
idées se sont modifiées : il vante aujourd'hui les avantages
de la protection et s'oppose à une modifieation de la poli-
tique douanière. Le remède, suivant lui, serait pire que le
mal. En voulant atteindre les tmists qui bénéficient du tarif,
o-n frapperait plus fortement encore leurs concurrents natio-
naux. «La réglementation des trusts, a dit nettement M. Roo-
sevelt, n'a aucun rapport avec la revision douanière. » Cette
affirmation tranchante peut être agréable aux défenseurs des
trusts ; malheureusement, elle est insoutenable. Le Prési-
dent a témoigné lui-même, en d'autres occasions, cju'il lui
semble impossible de conserver indéfiniment les droits exa-
gérés du tarif actuel. Il a parlé de confier à des experts, qui
«prendraient en considération à la fois les intérêts particu-
liers et l'intérêt général », l'étude des revisions nécessaires;
ces experts fourniraient au Congrès les renseignements impar-
tiaux d'après lesquels il pourrait agir. Sage proposition ! trop
sage pour avoir quelque chance de succès : elle n'a même
pas été prise en considération par le Congrès.
Le Président n'a pas été plus heureux dans son projet
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 669
de conclure avec l'étranger des traités de réciprocité. C'est,
pourtant, la politique qu'avec une sage clairvoyance avait
préconisée dans son dernier discours, le jour même où il fut
mortellement blessé, M. Mac kinley. Profitant d'une clause
insérée dans le tarif de 1897, M. Mac Kinley avait conclu
des traités avec plusieurs puissances étrangères. Malgré ses
objurgations, le Sénat s'était toujours refusé à les ratifier.
M. Roosevelt n'a pas réussi a vaincre cette résistance; ces
traités sont devenus caducs, sans que les sénateurs aient consenti
à les discuter. Ce n'est même qu'à grand'peineque le Président
a obtenu du Congrès que l'on tînt la promesse faite aux Cubains
d'avantages particuliers sur le marché des Etats-Unis. A Cuba
délivrée du joug espagnol, les Américains n'ont pas donné
une indépendance absolue : ils ont estimé nécessaire, pour
leur sécurité personnelle, que l'île restât liée à leur système
politique. Cuba a donc dû se soumettre au protectorat des
Etats-Unis, leur reconnaître un droit éventuel d'intervention,
et les autoriser h établir sur ses côtes deux stations navales.
En échange, les Cubains réclamaient la conclusion d'un traité
de réciprocité commerciale qui réduirait fortement les droits
américains sur leurs deux principaux produits : le sucre et le
tabac. Menacés par cette concurrence, les planteurs américains
ont mis tous les moyens en œuvre pour empêcher la ratifica-
tion du traité qu'avait conclu le Président avec le gouver-
nement cubain. M. Roosevelt n'a pu triompher de cette
résistance qu'en recourant à une session spéciale du Congrès,
et, malgré ses efibrts, il n'a pu obtenir une pareille satis-
faction aux réclamations des Philippins.
En face des trusts), la concentration industrielle, en grou-
pant dans un espace restreint des masses ouvrières considé-
rables, a naturellement facilité le développement des syndi-
cats ouvriers . Les directeurs des trusts, impatients de trouvisr ■
devant eux cette force organisée qui s'opposait à leurs capri-
ces, ont cherché à briser ces unions. La lutte s'est pour-
suivie, tantôt sourde, tantôt à découvert; âpre toujours,, sanr-
glante parfois, et les adversaires se sont malheureusemeiit
laissés entraîner, les uns comme les autres, à des mesures
inexcusables. Ces troubles ne regardent pas le gouvernement
fédéral : le Président n'a à intervenir que dans le cas où le
66o LA REVUE Dlî PARIS
gouverneur d'un Etat, incapable de maintenir l'ordre avec la
seule milice, doit faire appel aux troupes fédérales. Mais
M. Roosevelt n'a pas négligé de rappeler aux ouvriers comme
aux trusts, en toutes occasions, que l'obéissance à la loi était,
dans une démocratie surtout, le premier des devoirs. L'Union
des typographes prétendait ne laisser travailler dans l'impri-
merie gouvernementale à Washington que des ouvriers affi-
liés ; elle avait obtenu la révocation d'un contremaître indé-
pendant; le Président fit réintégrer celui-ci, en dépit des
menaces de grève.
11 n'avait pas eu à intervenir dans le différend qui avait
mis aux prises, en 1901, le steel trust et l'Union des ouvriers
du fer et de l'acier. En 1902, la grève du charbon amena la
cessation du travail dans toutes les mines d'anthracite de la
Pennsylvanie orientale, englobant environ cent quarante-cinq
mille hommes, M. Roosevelt se décida à une action sans
précédent jusqu'alors. Les ouvriers réclamaient une augmen-
tation de salaire et la reconnaissance de leur Union, nouvelle-
ment constituée. Us demandaient qu'un tarif de salaires fût
élaboré chaque année, d'un commun accord, par leurs délé-
gués et les représentants des compagnies minières, ainsi que
l'on procédait déjà dans les mines de charbons bitumineux de
la Pennsylvanie occidentale. Les compagnies minières refu-
saient toute concession. Elles déclinaient même les offres
d'arbitrage. La grève avait éclaté au mois de mai. Pendant
l'été, le public n'y prêta que peu d'attention ; au début de
l'hiver, il s'en émut fortement et témoigna bientôt une vive
hostilité contre l'intransigeance des compagnies. De leur côté,
les ouvriers s'énervaient; des attentats étaient commis. M. Roo-
sevelt se décida à intervenir. Il invita les compagnies à délé-
guer des représentants auprès de lui ; en même temps, il convo-
qua le président de l'Union des mineurs. Ce dernier acceptait,
au nom des ouvriers, la décision de tout arbitre que désigne-
rait le Président; les représentants des mines, après avoir
d'abord refusé, acceptèrent la même décision, sur le conseil de
M. G. Pierpont Morgan. Le Président put ainsi hâter la fin d'une
grève lamentable, 011 l'intérêt du public se confondait avec celui
des ouvriers. Par cette initiative habile, il donnait la preuve
de son impartialité entière entre travailleurs et capitalistes.
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 66l
On le guettait sur le terrain diplomatique. Jadis, M. Roo-
sevelt avait salué avec joie la guerre contre l'Espagne, la
« guerre étrangère la plus absolument juste dans laquelle
une nation se soit engagée durant le xix*^ siècle )j ; il avait
applaudi également aux acquisitions territoriales qui en ré-
sultèrent. La destruction de la puissance espagnole aux Phi-
lippines laissait aux Américains, pensait-il, un devoir auquel
il eût été indigne de se dérober. Livrés à eux-mêmes, les Phi-
lippins étaient incapables de se gouverner; ils ne pouvaient
que tomber dans une anarchie plus dommageable encore que
l'ancienne tyrannie de l'Espagne. Lorsque M. Roosevelt arriva
à la présidence, l'insurrection philippine était presque entiè-
rement terminée, et le gouvernement civil avait déjà fait place,
dans la plus grande étendue des îles, au gouvernement
militaire. Il put, le A juillet 1902, proclamer la paix rétablie
dans l'archipel, remplacer partout les autorités militaires et,
usant de son droit de grâce, accorder une amnistie générale
à tous les Philippins qui avaient porté les armes contre les
Etats-Unis.
Mais certains voudraient que les Etats-Unis fissent tout de
suite aux Philippines ce qu'ils ont fait à Cuba, et rétablissent
l'indépendance, en ne conservant sur les îles qu'un protectorat
virtuel. Le Président a toujours répondu qu'une pareille
mesure témoignerait d'une hâte inconsidérée : causant bientôt
de graves embarras aux Etats-Unis, elle ne pourrait qu'être
fatale aux Philippins eux-mêmes. Mais il a toujours protesté
qu'il n'entendait pas maintenir indéfiniment le lien de dépen-
dance. « Notre but, dit-il, est élevé. Nous ne voulons pas
nous borner à faire pour les Philippins ce qui a été fait ail-
leurs pour les peuples des Tropiques, même par les meilleurs
gouvernements étrangers. Nous espérons faire pour eux ce
qui n'a jamais été fait auparavant pour aucun peuple des
Tropiques : leur apprendre à se gouverner eux-mêmes, à
l'exemple des nations réellement libres. » Ce ne sont pas là
vaines paroles. Les Américains aux Philippines dirigent réso-
lument leur administration vers ce but. Les fonctions mu—
662 LA REVUE DE PARIS
nicipales, sauf à Manille, sont remplies par des Philippins
élus au suffrage restreint. Les Philippins siègent, à côté de
juges américains, à la cour suprême de l'archipel. Enfin, des
Philippins ont été appelés dans la commission, qui est l'or-
gane législatif actuel pour les îles, et la loi du i*''^ juillet
1902, qui a reçu l'approbation du Président, prévoit la
réunion prochaine, à côté de ce conseil législatif, d'une
assemblée élue.
Celte question des Philippines a obligé la population amé-
ricaine à prendre soudainement parti sur une question de la
plus grande importance pour l'avenir même des Etals-Lnis.
Jadis, la politique traditionnelle de Monroe limitait les efforts
américains au Nouveau-Monde; la République américaine
répudiait l'attitude belliqueuse, les ambitions conquérantes
des nations européennes; elle s'applaudissait de pouvoir sous-
traire ses citoyens aux lourdes charges que fait peser sur
l'Europe son appareil militaire et naval. Mais, ayant achevé
la conquête économique de leur territoire, les Américains ont
compris l'impossibilité de rester isolés ; ils ont été entraînés
à leur tour par le môme mouvement d'expansion qui a
entraîné tous les peuples de l'Europe. Leurs intérêts ont
débordé leurs frontières; leur activité entreprenante leur a
montré la possibilité de gains fructueux sur les marchés
étrangers. Du coup, leur isolement était détruit : ils se trou-
vaient désormais en rivalité avec les autres puissances, sur
tous les points du globe. La nation devait-elle abandonner
h leurs seules forces ceux de ses citoyens qui allaient ainsi
répandre son influence? Pouvait-elle se désintéresser de toute
action extérieure? Le respect de la tradition, la crainte de
l'inconnu, la claire vision des périls nouveaux faisaient hésiter
l'opinion. Au nombre de ceux qui proclamaient la nécessité
d'un changement de politique, M. Roosevelt se distingua
comme un des plus ardents :
Nous ne pouvons demeurer tranquillement assis u l'intérieur de nos
frontières, pressés les uns contre les autres, et déclarer que nous ne
sommes qu'une réunion de petits commerçants aisés qui ne se sou-
cient aucunement de ce qui se passe au dehors. Semblable politique
irait d'ailleurs contre ses propres fins; car, à mesure que croissent
les nations, qu'elles ont des intérêts de plus en plus étendus, et
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 663
qu'elles se trouvent en contact chaque jour plus étroit, nous ne pou-
vons conserver notre situation dans la lutte pour la suprématie na-
vale et commerciale, qu'à la condition d'étendre notre puissance au
dehors de notre frontière.
Il ne niait pas qu'à se lancer ainsi dans la grande lutte
entre nations, on courût des risques de guerre. Mais celte
perspective même ne l'elFrayait pas. Poursuivre un gain sordi-
dement matériel lui paraissait mesquin pour une nation comme
les États-Unis. Peut-on, disait-il, appeler une nation « grande
et heureuse », celle qui jouit d'une paix continue, parce
qu'une prudence, qui confine souvent à la lâcheté, lui permet
de rester à l'écart des luttes sanglantes du monde ?
Il est faux de dire : heureuse la nation qui n'a pas d'histoire.
Trois fois heureuse, au contraire, est la nation qui a une histoire
glorieuse. Mieux vaut tenter de grandes choses, remporter de glorieux
triomphes, même au prix de quelques échecs, que de se mettre au
rang de ces pauvres esprits qui ne jouissent ni ne souffrent beaucoup,
parce qu'ils vivent dans ce terne crépuscule qui ne connaît ni vic-
toires, ni défaites. Est-ce que tous les grands peuples dominateurs
n'ont pas été des peuples guerriers.»^ Et le sentiment populaire n'est-il
pas juste, quand il choisit pour ses héros nationaux les hommes qui
ont combattu contre les troubles du dedans et les ennemis du dehors.!*
En sanctionnant roccupalion de Porto-Rico et des Philip-
pines, l'annexion des Hawaï et de Tutuila, la population amé-
ricaine a accepté la situation qui lui était faite par sa grandeur
même, et elle est entrée définitivement dans cette lutte pour
la suprématie mondiale, qui se poursuit sans relâche entre
les grandes nations. Que les Etats-Unis doivent y triompher,
c'est la conviction profonde de M. Roosevelt : il croit sincè-
rement que, « entre tous les peuples de la terre, les Amé-
ricoins tiennent dans leurs mains le sort des années à venir».
Mais les Etats-Unis sont à peine préparés aux exigences de
cette politique nouvelle. La guerre d'Espagne a montré com-
bien était défectueuse leur organisation militaire, et insuffi-
sante encore, quoique moins critiquable, leur organisation
maritime. Par leur situation sur deux océans, les Etats-Unis
peuvent aspirer à devenir la première puissance navale de
demain. Dans ses messages, dans ses discours, M. Roosevelt
revient avec insistance sur la nécessité de créer, aussi rapide-
664 LA REVUE DE PARIS
ment que possible, une forte marine de guerre : « Le peuple
américain doit construire et entretenir une marine puissante,
ou se résigner à accepter une situation secondaire dans la
politique internationale, aussi bien dans les questions com-
merciales que dans les questions purement politiques. » Le
Président demande qu'on accroisse « sans interruption le
nombre des unités capables d'ajouter à la puissance de
combat de la flotte». En même temps, il sollicite du Congrès
les crédits pour mettre en état les stations navales récemment
acquises dans le golfe du Mexique et dans le Pacifique, afin
d'assurer à la flotte américaine une situation prédominante en
ces régions.
Pour l'armée, M. Roosevelt, habilement secondé par
M. Elihu Root, — qui laissera une réputation comme secré-
taire de la guerre, — a pu faire accepter par le Congrès le
plan qu'il avait dressé. Les Etats-Unis n'ambitionnent pas de
devenir une puissance militaire. Mais, en 1898, on a pu voir
combien était insuffisante la petite armée de vingt-cinq mille
hommes qu'ils entretenaient depuis la guerre civile : elle se
trouva submergée au milieu des volontaires auxquels il fallut
faire appel ; dès les premiers jours de la campagne, on eut à
lutter contre une désorganisation dont on ne s'était pas
encore rendu maître à la fin de la guerre. Une série de lois
adoptées en 1908 ont réalisé la réforme proposée par le
Président. L'armée pourra être portée à cent mille hommes ;
elle est maintenue actuellement au chiffre de soixante mille.
Elle sera organisée de façon à pouvoir encadrer des réserves
que l'on s'efforce de créer, en offrant des primes aux Etats
qui accepteront d'équiper leur milice comme les troupes fédé-
rales et de les soumettre aux mêmes méthodes d'entraîne-
ment. Enfin, la création d'un état-major général donne à
l'armée la direction qui lui faisait défaut jusqu'ici.
L'acquisition des Philippines et le désir des Américains de
développer leurs relations transpacifiques avec l'Extrême-
Orient avaient, dès le lendemain de la guerre contre l'Espagne,
fait regarder l'achèvement du canal de Panama comme une
œuvre indispensable. L'échec de la Compagnie française et
l'avortement de plusieurs sociétés américaines avaient con-
vaincu les Etats-Unis que l'entreprise devrait être exécutée
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 665
par le gouvernement. Cette nécessité était d'autant mieux
acceptée que, depuis un quart de siècle, le peuple américain
s'était accoutumé à regarder le Canal, non seulement comme
un instrument économique, mais encore comme une route
stratégique, qui, en cas de guerre, éviterait aux flottes améri-
caines, obligées de passer d'un océan à l'autre, le long et
dangereux voyage par le cap Horn.
Il fallait donc construire «un canal américain, en territoire
américain ». Le traité Clayton-Bulwer, signé en i85o avec
l'Angleterre, s'opposant à l'exécution de ce dessein, M. Mac
Kinley avait ouvert des négociations pour supprimer cet
obstacle. Ce traité de i85o stipulait qu'aucun des gouverne-
ments contractants n'exercerait une domination exclusive sur
le futur canal, et que les grandes puissances seraient appelées
à garantir, conjointement avec les signataires, la neutra-
lisation de cette voie. L'Angleterre hésitait à abroger ce traité
et à abandonner la garantie collective de neutralisation.
Un premier traité, signé par le président Mac Kinley, fut re-
poussé par le Sénat. Le i8 novembre 1901, M. Roosevelt
obtint toute satisfaction par le fameux accord Hay-Pauncefote.
Il restait à obtenir de la Colombie les droits de quasi souve-
raineté sur le territoire oii le Canal devait être construit. Le
traité du 22 janvier 1908 donnait aux Etals-Unis, en échange
de concessions pécuniaires, le territoire qu'ils désiraient. Les
Etats-Unis recevaient le droit de racheter à la Compagnie
française et d'achever eux-mêmes le Canal, avec le droit de
l'exploiter pendant cent ans.
Le bail était renouvelable indéfiniment, à leur option
unique.
La Colombie, tout en conservant la suzeraineté nominale,
abandonnait en fait l'exercice de ses droits souverains, et per-
mettait aux Etats-Unis l'intervention la plus étendue pour
assurer la sécurité du Canal. Le Sénat américain avait ratifié
ce traité sans y apporter aucune modification ; mais le Sénat
de Colombie, après une longue discusion, refusa d'y donner
son consentement. Les sénateurs colombiens s'abritaient der-
rière l'opinion publique qui condamnait cet abandon déguisé ;
ils laissaient entendre cependant qu'ils passeraient outre, si
les Etats-Unis augmentaient leurs concessions pécuniaires.
666 ' LAUEVLEDE PARIS
Pour vouloir trop obtenir, les Colombiens devaient tout
perdre. Les représentants de la province de Panama au
Congrès de Colombie avaient déclaré que, si le Congrès se
séparait sans ratifier le traité, la province reprendrait son
indépendance et conclurait elle-même avec les Etats-Unis les
arrangements nécessaires.
Le 3i octobre 1908, le Congrès colombien se séparait : le
3 novembre, l'indépendance de la République de Panama
était proclamée à Panama et à Colon ; au bout de quelques
jours, la province entière y faisait adhésion. Le président
Roosevelt ordonnait aussitôt aux représentants des Etats-Unis
dans l'isthme de reconnaître le gouvernement nouveau et,
le gouvernement colombien ayant manifesté l'intention d'en-
voyer des troupes contre les révolutionnaires, il l'avisait que
les navires américains avaient l'ordre d'empêcher tout débar-
quement.
M. Roosevelt a été accusé d'avoir, au moins, prêté son
appui aux révolutionnaires. Mais le tort que faisait k la pro-
vince de Panama le rejet du traité, suffit à expliquer la déci-
sion de ses principaux citoyens. Quant à M. Roosevelt, les
avantages que la formation du jeune Etat devait procurer à
son pays lui dictaient nettement son devoir ; un traité fut
conclu par lui dès le 18 novembre avec la république de
Panama. Cette fois, les Etats-Unis voyaient tous leurs désirs
réalisés : ils pouvaient désormais, sans recourir k aucun
subterfuge, construire « un canal américain en territoire
américain ». La république de Panama leur abandonnait,
moyennant les avantages pécuniaires antérieurement consentis
à la Colombie, tous ses droits de souveraineté sur la zone du
canal ; elle les autorisait k élever des fortifications aux deux
bouts, et elle s'engageait k leur louer encore, k chaque extré-
mité, le territoire nécessaire pour établir des stations navales.
Mais il fallait que le Canal pût conduire un jour k des mar-
chés encore exploitables. Partisans intéressés de l'intégrité de
la Chine et de la « porte ouverte » en Extrême-Orient, les
Etats-Unis avaient vu avec inquiétude la Russie procéder en
Mandchourie, malgré ses dénégations répétées, k une instal-
lation provisoire, que tout indiquait comme devant être de fort
longue durée. Sous le président Mac Kinley, Washington
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 667
avait obtenu l'assurance que la Russie n'entendait pas fermer
ce marché aux produits américains. Le président Roosevelt,
au commencement de 1903, recevait une nouvelle assurance
de ces intentions; mais, désireux de mettre la Russie dans
l'impossibilité de se dérober, il concluait avec la Chine, à la
fin de cette même année igoS, un traité de commerce qui
ouvrait au commerce international les villes de Moukden et
d'Antoung, situées en Mandchourie. Il se préparait à envoyer
des consuls dans ces villes, et comptait forcer la Russie à les
accepter ou à démasquer ses intentions d'occupation défini-
tive, lorsque éclata la guerre russo-japonaise. Alors, il s'efforça
avant tout d'empêcher la Chine de participer aux hostilités
qui se livreraient sur son territoire. Il prit l'initiative d'une
démarche auprès des belligérants, à laquelle ceux-ci firent
une réponse favorable : il leur demanda et ils acceptèrent de
«respecter la neutralité de la Chine, et, autant qu'il se pour-
rait, son entité administrative, et de limiter dans la mesure
du possible la zone des hostilités ». Malgré les sympathies
témoignées par le peuple américain aux Japonais, le Prési-
dent a maintenu la plus stricte neutralité.
En même temps, avec l'Angleterre, M. Roosevelt réglait,
à la pleine satisfaction des Etats-Unis, la frontière de l'Alaska;
la découverte des mines d'or dans cette région avait failli
brouiller les deux voisins.
Il n'a pas négligé non plus les questions sud-américaines.
Comme ses prédécesseurs, il s'est attaché à la doctrine de
Monroe, « à ce principe fondamental de la politique étrangère
de toutes les nations américaines, aussi bien que de la poli-
tique des Etats-Unis ». 11 s'est efforcé d'atténuer l'inquiétude
qu'avait suscitée chez les républiques latines la révolution de
Panama : « Monroe déclarait qu'il ne doit y avoir aucun
agrandissement territorial par une puissance non américaine
aux dépens d'une puissance américaine sur le sol américain.
Encore moins, sa doctrine pourrait-elle permettre quelque
agression par une puissance du Nouveau-Monde aux dépens
d'une autre ». Il a poussé plus loin le souci d'écarter toute
intervention européenne : « Il n'est pas vrai, disait-il
dans une lettre pour le second anniversaire de l'indépendance
de Cuba, que les États-Unis soient affamés de territoires
668
LA REVUE DE PARIS
nouveaux. Toute nation américaine qui sait régler décemment
chez elle les questions politiques et économiques, maintenir
l'ordre et remplir ses obligations financières, ne peut avoir
aucune crainte. Mais des troubles ininterrompus, et le relâ-
chement des liens qui doivent exister dans ime société humaine
peuvent exiger l'intervention d'une nation civiHsée ; dans
l'hémisphère occidental, les Etals-Unis ne peuvent délaisser
ce devoir. »
Il eut peu après l'occasion d'agir comme il avait dit. La
négligence invétérée de la République Dominicaine à rem-
bourser ses dettes ayant provoqué des réclamations, le secré-
taire d'Etat américain avisa le gouvernement de la République
que, si les mesures nécessaires n'étaient pas prises pour satis-
faire à ces demandes, les Etats-Unis, voulant éviter toute
démonstration navale d'une puissance européenne, prendraient
possession des douanes dominicaines et les administreraient
dans l'intérêt des créanciers de la République.
*
* *
Avec sa franchise habituelle, M. Roosevelt n'avait jamais
caché qu'il désirait être réélu pour un nouveau terme de quatre
années, et qu'il entendait demander à son parti de le choisir
comme candidat en 190;^. Les politiciens avaient tenté, il y a
quatre ans, d'arrêter court sa carrière politique; ils ont, cette
fois encore, essayé de l'entraver. Bien qu'il n'ait pas toujours
montré à leur égard la rigueur que l'on pouvait attendre, et
qu'il ait confié trop souvent des fonctions fédérales à des
hommes qui auraient dû en être écartés, son intransigeance
sur certaines matières leur faisait désirer son éloignement. Dès
le début de igoS, on mettait en avant la candidature du séna-
teur Marçus A. Hanna, l'ami intime du président Mac Kinley,
le président du Comité national républicain aux élections de
1896 et de 1900. On savait Hanna indulgent aux faiblesses; son
caractère d'homme d'affaires et son passé de gros industriel lui
assuraient la sympathie des trusts et de tous les protection-
nistes, qui comptaient trouver en lui un fidèle allié. C'était
pour M. Roosevelt un adversaire dangereux. Cette fois encore,
la mort vint renverser les combinaisons : au début de février,
LA PREMIÈRE PRESIDENCE DE M. ROOSEVELT 669
le sénateur Hanna élait brusquement enlevé par une fièvre
typhoïde. Ce triste événement mit fm aux intrigues dirigées
contre M. Roosevelt, et le 28 juin la Convention nationale
du parti républicain l'élisait par acclamation candidat à la
présidence.
Quelques jours plus tard, au commencement de juillet, la
Convention nationale du parti démocrate se réunissait à son
tour à Saint-Louis. Les deux défaites successives de M. Wil-
liam J. Bryan, candidat démocrate à la présidence, en 1896
et en 1900, et l'échec définitif du mouvement bimétalliste
écartaient cette candidature. L'élément conservateur du parti
démçcrate a réussi à reconquérir la prédominance qui, depuis
huit années, lui avait échappé, et il a pu faire choisir son
candidat, M. Alton B. Parker, président de la Cour d'appel
de l'État de New-York.
La campagne électorale n'a été vraiment animée que pen-
dant les dernières semaines. Les adversaires du Président cri-
tiquaient son caractère impulsif, ses actions précipitées, cer-
taines de ses décisions qui, strictement peut-être, auraient dû
faire l'objet d'une loi. Ils lui reprochaient notamment d'avoir,
à la veille même des élections, étendu singulièrement, pour
les anciens combattants de la guerre civile, le droit à une
pension, déjà si libéralement accordé. Ils invoquaient aussi
contre lui, dans les Etats du Sud, son invitation à la Maison-
Blanche d'un homme de couleur, d'un ancien esclave,
M. Booker T. Washington. Ils l'accusaient de n'avoir montré
contre les trusts qu une activité modérée, de n'avoir utilisé que
mollement les moyens que lui offrait la loi d'entraver leurs
actions illégitimes et de rester, quoi qu'il en dît, leur véritable
défenseur par son obstination à soutenir la politique protec-
tionniste, à combattre toute réforme radicale du tarif douanier.
Enfin, ils s'attaquaient surtout à ses ambitions impérialistes.
Son ardeur à accroître la marine de guerre, à augmenter les
forces militaires, sa diplomatie agressive, son amour de la lutte,
son patriotisme bruyant, ne le qualifiaient pas, disaient-ils,
pour mener à bien les destinées du pays qu'il pourrait, sans que
celui-ci s'en doutât, entraîner dans une aventure dangereuse.
Mais ces critiques et la véhémence de ces attaques ne met-
taient que plus en relief la personnalité de M. Roosevelt.
670 LA REVUE DE PARIS
Malgré ses défaillances, malgré les imprudences que ses amis
mêmes ne peuvent que déplorer, sa popularité auprès des
masses n'a pas été atteinte. Si les classes riches, les conser-
vateurs redoutent son caractère belliqueux, c'est cela même
qui assure son ascendant sur le peuple. Celte démocratie,
absorbée presque uniquement par les soins matériels, par le
souci, qui s'empare de tous les hommes sur la terre améri-
caine, de « faire de l'argent », se révèle à de certains mo-
ments extraordinairemenl idéaliste : Roosevelt lui apporte un
idéal. A cette population hétérogène, où les émigrants, venus
de tous les coins de la vieille Europe, submergent les vieux
Américains, oii les arrivés d'hier, qui seront les citoyens de
demain, sont étrangers les uns aux autres et n'ont que des
intérêts matériels pc r les unir, il inculque sa foi dans la
c< nation américaine ». A ces émigrants récents, il déclare que
les États-Unis ont le droit d'exiger que ceux qui viennent se
faire une nouvelle vie et chercher le bien-être, n'aient plus
pour drapeau que le drapeau étoile ; il leur dit : « Soyez
Américains. » Aux descendants des anciennes familles, qui.
par snobisme ou par répulsion pour le caractère encore rude
et le mercantilisme de leur peuple, tournent leurs regards
vers le vieux monde et s'efforcent de s'européaniser, il dit
de même : « Soyez Américains ; ne dédaignez pas votre pays,
ne lui refusez pas le concours de voire activité, accomplissez
loyalement votre devoir civique : reprenez aux politiciens la
situation que, par négligence, vous leur avez abandonnée. »
Et, comme l'hisloire ne plonge en Amérique que de courtes
racines dans un passé récent, comme d'ailleurs elle ne pour-
rait qu'intéresser médiocrement des citoyens de la veille,
Roosevelt. au. lieu de parler du passé, tourne les regards de
ses auditeurs vers l'avenir, il les convie tous à l'œuvre glo-
rieuse, grandiose, de rédification d'une nation; il exalte leur
enthousiasme en leur montrant dans les Etats-Lnis la future
puissance dominatrice du monde, le peuple-roi qui, à son
tour, mettra son empreinte sur d'autres peuples, et répandra
hors de ses frontières les idées d'égalité, de liberté et de
justice.
Les Etals-Unis sont arrivés à ce moment inquiétant pour
un peuple où il se sent entraîné dans une voie nouvelle :
LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE DE M. ROOSEVELT 67I
Finconnu le séduit et l'elTrave à la fois. Les esprits conser-
vateurs reculent devant l'avenir oii les engagent fatalement
les campagnes récentes : annexion de colonies, accroisse-
ment continu de la flotte, augmentation de l'armée. Ils vou-
draient que l'on s'arrêtât. Ils prédisent les résultats inévita-
bles de cette politique, dont quelques-uns déjà commencent à
se révéler : augmentation des dépenses, élévation des impôts,
développement de cet esprit militaire qui a tant coûté h l'Eu-
rope, lin de l'isolement politique que les Etats-Unis ont trouvé
jusqu'ici tant d'avantages à garder, accroissement des pou-
voirs du gouvernement central, et, comme contre-partie
inévitable, restriction de la liberté individuelle. M. Roosevelt
parle au contraire aux optimistes et aux audacieux qui, tout
en respectant le passé, n'entendent pas y être liés.
Les Américains n'échapperont, pas plus que les autres
peuples, à cette ambition qu'ont les êtres vigoureux d'étendre
leur action, d'agir le plus fortement possible sur le monde.
Ces embarras, ces maux qu'on leur prédit, ils n'ont guère
lieu de s'en effrayer pour le présent. Gomment s'inquié-
teraient-ils de difficultés diplomatiques? Jusqu^ici, ils n'ont
jamais rencontré le moindre abstacle à leur volonté. Les plus
glorieuses nations du vieux monde s'attachent à leur plaire :
lorsqu'ils se sont attaqués à l'une d'elles, ont-elles osé s'inter-
poser? La vieille'Angleterre leur rappelle sans cesse des liens
de parenté dont elle se montre plus fière qu'eux-mêmes; elle
s'évertue à aplanir toutes les difficultés qui pourraient soulever
leur mécontentement. Les puissances continentales les ont
laissé libres d'agir à leur fantaisie dans la question du canal
interocéanique, pour créer cette voie de communication, qui
devrait être internationale et que les Américains ont voulu
américaine pour l'ouvrir et la fermer à leur gré. Ne sont-ils
pas en droit de conclure qu'ils peuvent tout oser? Et, lorsqu'ils
voient les peuples du vieux monde ployant chaque jour
davantage sous la charge de& impôts, haletant sous le poids
de leur armure, quand ils comparent ce fardeau avec leurs
propres charges encore si légères, quand chaque année,
par la seule augmentation de la population, par l'arrivée de
centaines de milliers de contribuables adultes, le trésor public
acquiert des sources nouvelles de richesses, comment pour-
672 LA REVUE DE PARIS
raient-ils redouter l'accroissement des dépenses? Le déficit
budgétaire, angoissant pour les nations d'Europe, ne sera de
longtemps pour les Etats-Unis qu'un malaise passager.
La réélection de M. Roosevelt le 8 novembre 190A a été
un triomphe : Sa Etats sur lib se sont prononcés en sa
faveur, et le vote populaire lui a donné i 200 000 voix de
plus qu'à son concurrent. On n'avait jamais vu si forte majo-
rité. Dans le Congrès, les dernières élections ont augmenté
encore la majorité républicaine; une opposition efficace ne
pourrait être faite à M. Roosevelt que par les membres de
son propre parti. Résolu il en a pris l'engagement public) à
refuser toute nouvelle candidature à la présidence, il a toute
liberté d'action.
Deux sentiments jusqu'ici se sont combattus en lui : le
sentiment réformateur et le sentiment impérialiste; lequel
l'emportera? Une campagne contre la corruption politique sou-
lèverait contre lui les politiciens qui en vivent. Une campagne
contre les trusts liguerait toutes les forces de la plouto-
cratie : le seul résultat serait, peut-être, de briser le parti
républicain. Dans sa politique extérieure, au contraire,
M. Roosevelt pourra donner libre carrière à son activité. Ses
projets d'accroissement de la marine de guerre, de protection
de la marine marchande, d'aménagement des stations navales
et des points d'appui pour la Hotte, sont* acceptés par les
industriels, et particulièrement par les trusts, qui en espèrent
une source fructueuse de profils. Son ardent patriotisme
plaît aux foules, qui n'imaginent pas que le peuple américain
puisse rencontrer une résistance qu'il serait incapable de
briser. M. Roosevelt a montré qu'il se laisse volontiers
entraîner dans ses discours par son ardeur naturelle. Mais il
tient de ses ancêtres hollandais une prudence capable de
refréner ses plus violents désirs : ses traités d'arbitrage et sa
récente invitation aux puissances pour une seconde conférence
de la Paix témoignent d'un sincère désir de diminuer les
causes de conflits entre les peuples civilisés.
ACHILLE VIALLATE.
L'Adminislrateur-Géranl : H, CASSARD
LES THÉORIES TACTIQUES
ET
LA GUERRE ACTUELLE
Si l'on ne lient pas compte des deux combats que les
Américains livrèrent en 189(8 à la garnison espagnole de
Sanliago-de-Cuba, la campagne sud- africaine est la première
guerre où les adversaires se soient servis de l'armement nou-
veau. Le succès éclalant que remportèrent les Burgers pendant
la première période des hostilités eut, comme il fallait s'y
attendre, un retentissement considérable dans les armées
européennes. Tout le monde fut d'accord pour attribuer la
victoire des Boers a l'emploi bien compris du fusil de petit
calibre, et les échecs de l'armée anglaise aux formations
massives et surannées qu'adoptait son infanterie pour l'attaque
des positions. Les avis cessèrent d'être unanimes lorsqu'il s'agit
de tirer de cette expérience des conclusions pour les combats
de l'avenir. Il ne manqua pas d'ofliciers pour affirmer que
les règlements aujourd'hui en vigueur devaient subir une
transformation radicale et que les leçons sud-africaines
commandaient l'élaboration de nouvelles méthodes de combat
Mais des contradicteurs violents s'élevèrent aussitôt : la guerre
des Boers, disaient-ils, s'était déroulée sur un terrain très
spécial, avec des troupes trop différentes des nôtres pour
([u'on puisse en tirer des leçons k l'usage des armées de l'Europe
i5 Février igoS. i
(J7 I LA REVLE DE PARIS
continentale. Le débat se généralisa; deux camps nettement
opposés se formèrent, et les plus hautes personnalités du
monde militaire en France exposèrent publiquement leurs
opinions sur les procédés tactiques à employer, — en attendant
qu'une guerre, menée dans des conditions moins particulières,
permît de conclure avec quelque certitude.
Cette guerre se poursuit aujourd'hui dans les plaines de
Mandchourie. Les armées russe et japonaise posséderont
bientôt des ellectifs égaux à ceux que mettrait en présence
une rupture entre les plus grandes puissances militaires de
l'Europe. Pendant l'année qui vient de s'écouler, les contin-
gents, faibles au début, ont atteint progressivement une force
numérique qui peut suffire à l'élude de tous les problèmes de
lactique : aux batailles de Liaoyang et du Gha-lvho, il y
avait 3oo ooo hommes sur le terrain ; ce chiffre n'avait été
atteint dans aucune campagne antérieure. D'autre part, le
théâtre de la guerre est un pays cultivé sur toute sa surface,
couvert de nombreux villages, offrant d'importantes ressources
en approvisionnements de toutes sortes; cela ne nous écarle pas
non plus des conditions d'un conflit européen. Les armées
belligérantes sont recrutées, instruites, réglementées de la
même manière que celles de la France et de l'Allemagne. Si
la race japonaise diffère de la nôtre, du moins l'éducation
militaire tend à rapprocher ses soldais de ceux des peuples
européens que le Japon a choisis pour modèle.
Tous ces caractères concourent à donner aux opérations
russo-japonaises un intérêt technique de premier ordre. Celle
guerre sera fertile en enseignements certainement utiles,
peut-être même définitifs. L'objet de la courte étude qui
\a suivre est de rappeler brièvement les théories émises
depuis la guerre sud-africaine, et de mettre en regard les
procédés de la campagne actuelle. L'auteur de ces quelques
pages n'a nullement la prétention de présenter des conclu-
sions ni même d'émettre une opinion sur la question en
litige ; mais il a eu la bonne fortune de suivre de près une
partie des opérations de l'armée japonaise, notamment sur le
champ de bataille de Liaoyang, et il se borne à décrire ce qu'il a
vu. Dans les nombreux ouvrages qu'ont inspirés les surprises
de la guerre sud-africaine, presque toutes les questions inté-
LES TIIÉOKIES TACTIQUES ET LA G L E M U K A C r L L L L E GyÔ
ressant l'art militaire ont été traitées, depuis la stratégie à
grande envergure jusqu'à l'équipement du soldat. On ne trou-
vera ici que l'étude d'un seul problème, mais le plus impor-
tant de tous, celui duquel découlent tous les autres : étant
donnée une position défendue par l'intanterie et l'artillerie,
comment une iorce de même composition doit-elle attaquer?
1
La première étude, qui suivit la guerre des Boers, fut,
au mois de septembre 1901, un article dans la Revue des
Deux Mondes, intitulé : les Tendances nouvelles de l'année alle-
mande. Deux autres articles du même auteur parurent au
cours de l'année suivante. L'un ne concernait que la cava-
lerie ; l'autre avait pour titre : Quelques enseujnemenis de la
(juerre sud- africaine. Dans celle-ci l'auteur, que l'on a dit
plus tard être le général de Négrier, déclare que les anciens
principes ont été rendus inutilisables par l'armement à tir
rapide ; il veut que l'instruction de la troupe « soit faite sur
des bases nouvelles; l'armée qui saura profiler de l'expérience
acquise par deux années de sanglantes leçons, évitera les sacri-
fices au prix desquels cette expérience a été acquise. » L'élude
se divise en deux parties : la première rappelle les conditions
de la guerre sud-africaine et en décrit les péripéties ; la seconde
énumère les idées nouvelles de l'armée anglaise et les conclu-
sions de l'auteur :
La guerre de masses du commencement du xix" siècle, qui reste
actuellement en honneur dans la plupart des armées européennes, va
se trouver remplacée par la guerre de rideaux et par les opérations
combinées de nombreuses colonnes mixtes.
La puissance du fusil et l'invisibilité des buts rendent les fronts
diflicilenient abordables par des attaques brusquées. La décision du
combat doit élre cherchée dans la combinaison des feux de front et
d'écharpe : l'enveloppement à grande distance, suivi d'une action
concentrique, réalise souvent cette condition. Toutefois, cette ma-
nœuvre peut ne pas suffire pour chasser l'adveisaire, surtout s'il porte
des forces au-devant de celles qui le débordent. L'assaillant est alors
ramené à chercher la décision dans le combat de front.
GyÔ LA REVUE DE PARIS
Dans ce combat, la supériorité numérique n'est plus le facteur
décisif. Il réside essentiellement dans les marches d'approche, proté-
gées par des feux combinés d'artillerie et de mousqueterie et soigneu-
sement défilées. Alors, quand la zone des feux rapprocliés est atteinte,
la valeur individuelle du combattant devient la condition du succès.
11 faut toutefois remarquer que, même dans ce cas, une attaque
brusquée peut amener un échec. Il ne suffit pas que des troupesnom-
breuses et braves aient pu s'approcher à courte distance (à moins de
deux cents mètres, par exemple) pour qu'elles puissent réussir dans
un assaut.
Plus loin, l'auteur ajoute :
C'est par la marche rampante de petites fractions qui progressent
jusqu'à quelques mètres de l'adversaire que les Boers arrivent à forcer
des positions, jamais avec des attaques de vive force. Mais les actions
de flanc sont plus sûres cl d'un eflet plus prompt... L'infanterie ne
peut plus combattre que couchée. Aux courtes dislances, elle ne pro-
gresse qu'en rampant. Pour remplir ces conditions et lui permettre
les bonds rapides d'un abri à l'autre, elle est équipée sans sacs, avec
une muselle contenant ses vivres, un bonnet de police et quelques
objets, puis, attachée sur les reins, une marmite individuelle et, })ar-
dessus, la couverture de campement roulée en cylindre.
L'opinion de l'écrivain peut donc se résumer comme il suit :
en principe, pas d'attaques de front ; maintenir un rideau
devant la position et chercher à déborder l'ennemi : s'il faut
recourir à une attaque de front, l'infanterie en terrain décou-
vert ne devra avancer qu'en rampant.
Dans le courant de la même année, le général Kessler,
membre du Conseil supérieur de la guerre, lit paraître un
ouvrage intitulé : la Tactique des trois armes, où il expose des
idées très voisines de celles que nous venons de voir. Ses
conclusions sont les suivantes :
Les dispositifs de combat donnés par le règlement de manœuvres,
sont trop vulnérables pour être employés dans les portions de terrain
battu visibles pour l'ennemi. Les terrains découverts et dépourvus
de toute ondulation sont, en principe, interdits à l infanterie. Le pro-
blème consiste donc, pour l'attaque, à faire progresser les troupes
d'infanterie, sous le feu de la défense, dans des conditions telles
qu'elles conservent, pendant les quatre kilomètres de zone battue
qu'elles ont à parcourir, une force morale suUisante pour triompher
des dernières résistances de l'ennemi. Le seul moyen pratique est de
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE 677
les faire cheminer à l'abri des vues de l'ennemi, qui sera ainsi privé
de repères pour régler son tir.
Le cheminement à couvert est lent, c'est vrai ; mais mieux vaut
employer deux heures à se rapprocher de l'ennemi de la valeur d'un
kilomètre, sans avoir subi de pertes, que de franchir la même dis-
tance en quinze minutes, après avoir perdu le quart de son effectif.
Le cheminement à couvert disloque les liens tactiques, dit-on encore:
mais en terrain couvert et coupé, il n'y a plus de forme tactique
possible ; l'infanterie s'avance dans les formations de marche les
plus favorables pour se soustraire à la vue et aux coups de l'ennemi.
Dans la zone battue, il n'y a plus, à proprement parler, de tactique
d'infanterie; la vraie tactique se résume dans le « suivez-moi » du
chef. C'est affaire au chef de choisir les procédés qui hu semblent les
meilleurs pour plier les formations au terrain, sans trop se préoc-
cuper des détours et des circuits qu'il imposera à sa troupe, des
allongements qui en résulteront dans la durée du trajet, des déplace-
ments latéraux qui détourneront momentanément la troupe de sa
véritable direction.
Une infanterie qui chemine ainsi à couvert et qui sera amenée
jusque vers quatre cents mètx'es de la position ennemie, n'ayant subi
que peu ou point de pertes, sera bien dans la main des chefs; en
pleine possession de son énergie physique et morale, elle se trouvera
dans les meilleures conditions pour donner l'assaut, après avoir cou-
vert de feux les positions ennemies.
On voit que le général Kessler interdit Tattaque de front
en terrain découvert, recherche l'enveloppement, ou tout au
moins les cheminements abrités; il insiste sur la liberté que
l'on doit laisser aux chefs de petites unités pour le choix des
formations.
*
* *
Les théories qui précèdent rejettent l'emploi des formations
massées et ne cherchent pas à obtenir le résultat par le choc ;
elles ne mentionnent même pas l'emploi de réserves pour le
combat offensif. Ces opinions radicales n'ont pas tardé à ren-
contrer de violents contradicteurs. Les généraux Langlois et
Bonnal se sont faits les champions de ce que l'on pourrait
appeler l'école conservatrice. Dans son ouvrage paru en igoS,
Enseiynemenis de deux guerres récentes, le général Langlois
s'attache à prouver que les principes en vigueur n'ont rien
C)'jS LA REVLE DE l'AlUs
j>erdu de leur autorité. La première partie du volume décrit
les assauts des Russes contre Plevna, en 1877, et résume
ainsi les conclusions qu'il faut en tirer pour l'attaque :
Sur tout le front, il faut attaquer vigoureusement, enchaîner l'en-
nemi sur place et ne pas l'occuper seulement par un combat démons-
tratif, comme on l'a souvent prétendu à tort. Une partie de l'artillerie
tient l'artillerie ennemie en échec; le resie épuise le combat de l'in-
fanterie. Cette artillerie n'agit pas par un feu lent et qui se prolonge,
mais par un tir intermittent, par une série de <f rafales », exécutées
en même temps sur les ])oints où l'infanterie en a particulièrement
besoin; il faut alors utiliser toute la rapidité de tir dont le matériel
moderne est capable. Au feu du défenseur, l'assaillant doit répondre
par un feu supérieur; dans ces conditions, l'infanterie pourra avancer
aussi bien qu'autrefois. Les progrès de l'armement servent surtout à
celui qui sait le mieux les employer. L'assaillant le peut au moins
aussi bien que le défenseur, car il a la faculté de déployer soudaine-
ment ce puissant moyen, là où il veut obtenir la supériorité du feu.
Le résultat de ce long combat préparatoire est le suivant : sur
toute la ligne, l'infanterie s'est rapprochée de l'ennemi ; les deux
lignes sont moralement et matériellement usées; il se produit un
état général de faiblesse, aucun des adversaires n'est plus capable
d'un elïbrt sérieux. Alors quel elfet moral, quand soudain apparaît
une puissante réserve de troupes fraîches, appuyées de nombreuses
batteries surgissant à Timproviste, quand les baïonnettes au bout des
fusils et la profondeur des foimations indiquent la volonté bien arrê-
tée de marcher à l'assaut! A la manœuvre, sans doute, cela passe
pour de la folie, puisque l'élément moral n'intervient pas.
Cette (( masse » doit être formée en profondeur pour produire une
poussée ininterrompue d'arrière en avant; les différents échelons, au
fur et à mesure qu'ils arrivent sur la ligne de feu, doivent l'entraîner
en avant et non pas seulement la renforcer. Ces échelons, de vraies
vagues humaines, se succèdent à une distance de deux cents à quatre
cents mètres. Chaque homme ne doit avoir qu'une pensée : pousser
en avant ce qu'il rencontre devant lui. Des lignes de tirailleurs qui
n'ont rien derrière elles ne sont pas capables d'un effort énergique.
Les masses exercent une puissante action morale, réconfortante
pour les troupes amies, déprimante pour l'ennemi. Naturellement,
celui qui tire ses conceptions tactiques exclusivement de résultats de
champs de tir ne comprend rien à cela : dans les manœuvres, les
impressions morales ne peuvent pas se figurer.
Dans la deuxième partie, le général Langlois confirme ces
doctrines par des exemples empruntés à la guerre sud-afri-
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE GjQ
caine, puis tente de détruire les théories de ses adversaires :
Une des' conclusions les plus dangereuses qu'on ait tirées de la
guerre des Boers est de prétendre que les attaques tle front sont
devenues impossibles. Les attaques des Anglais ont échoué parce
qu'ils n'y ont pas employé des forces suffisantes ni montré assez
d'énergie dans l'exécution. lueurs grandes pertes s'expliquent surtout
par les nombreuses surprises que leur valut l'absence de tout service
de reconnaissance et de sùret('', et parce qu'ils n'avaient pas la notion
de l'avant-garde. Le succès de l'attaque dépend de la supériorité
du feu. Pour l'obtenir sur le point décisif, que ce soit sur le front
ou à une aile, il faut amener devant ce point des forces supérieures,
les engager convenablement et les faire donner vigoureusement. C'est
précisément ce que les Anglais n'ont pas fait. Partout où l'infanterie
et l'artillerie ont. dans un elTort combiné, obtenu la supériorité,
l'attaque de front a réussi.
Le général Bonnal, ancien directeur de l'Ecole supérieure
de guerre, n'est pas moins affirmatil contre les novateurs,
dans la brochure qu'il a publiée en 1908 sur la Récente Guerre
sud- africaine et ses enseignements. Cette étude commente et
critique, phrase par phrase, et en termes très vifs, l'article de
la Revue îles Deux Mondes. Un dernier paragraphe présente
les conclusions de l'auteur :
Par l'armement de l'artillerie et de l'infanterie, le front de combat
est devenu inviolable sur la presque totalité de son étendue ; mais un
général habile saura découvrir soit une zone d'approche et de rassem-
blement favorable à l'attaque, soit, chez l'ennemi, un point faible qui
sera un saillant du front mal flanqué, bu une aile mal appuyée, diffi-
cile à protéger. L'inviolabilité du front, mcmc pour des forces sensi-
blement supérieures à celles qui le défendent, conduit à chercher la
décision du combat dans une action par surprise, puissante et bien
préparée, enfin exécutée sur le point jugé le plus favorable. L'action
par surprise, très forte, suppose la concentration clandestine, à courte
distance du point d'attaque, d'un ensemble de moyens très supérieurs
à ceux de l'ennemi. La préparation est le fait de nombreux tirail-
leurs gagnant du terrain vers l'objectif à l'aide de nombreux canons,
lesquels, après avoir fait taire l'artillerie de la défense, s'efforcent
d'atteindre son infanterie. L'exécution est la dernière phase du com-
bat. Elle comporte la mise en mouvement de la masse d'attaque.
De cet exposé rapide des idées de nos tacticiens les plus en
vue, ressortent les deux opinions ou écoles en présence :
68o LA UËVUË UE PARIS
l'école nouvelle qui procède par l'enveloppement, et l'école
(( historique » qui emploie la masse sur un point décisif;
pour la première, le grand moyen d'action est le feu; pour la
seconde, c'est le choc.
*
Il n'est pas sans intérêt de jeter un coup d'œil sur les théo-
ries tactiques des autres grandes armées de l'Europe.
En Autriche, on n'est pas fixé sur les formations que doit
prendre l'infanterie dans la zone du feu efficace ; on penche
cependant pour l'extension du front et l'emploi de petites
colonnes au lieu de lignes ; on a du reste conservé l'attaque
en masse compacte et on utilise peu le terrain. En Russie, on
ne semble pas disposé aux innovations : la première ligne,
avançant par demi-compagnie et par petits bonds rapides, se
porte à l'assaut, suivie de réserves en colonnes doubles
ouvertes.
En Allemagne, jusqu'aux manœuvres de igoi, on était resté
fidèle aux principes de la tactique napoléonienne ; brusque-
ment, une nouvelle méthode, intitulée Bureiitaktlk, fut inau-
gurée pendant l'année d'instruction 1901-1902. Désireux de
contrôler les résultats, l'empereur Guillaume invita aux ma-
nœuvres de 1902 des généraux américains qui avaient pris
part à la campagne de Cuba, ainsi que lord Roberts et les
lieutenants-généraux lan Hamilton et French, de l'armée an-
glaise. Après le mouvement d'offensive générale qui termina
les opérations, il demanda à l'un de ses hôtes britanniques ce
qu'il pensait des formations employées par l'infanterie pour
l'attaque. « Je ne puis répondre à Votre Majesté, car nous
sommes ici en Europe, repartit le général anglais (qui m'a
raconté lui-même cette conversation); mais, en Afrique, je
n'hésiterais pas à déclarer que la division des Gardes qui a
donné Tassaut s'est avancée en ordre beaucoup trop serré. »
Là-dessus l'Empereur réunit ses officiers et, dans sa critique,
leur adressa de vifs reproches pour ne pas s'être conformés
aux instructions qu'ils avaient reçues.
Pendant qu'on étudiait ainsi sur le terrain, les théoriciens
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE 68l
allemands ne demeuraient pas inactifs. De nombreuses publi-
cations se suivirent dans les revues militaires; la plupart mani-
festaient une prédilection marquée pour l'attaque par le feu.
Citons les conclusions que le lieutenant-colonel Lindenau,
chef de section au grand état-major prussien, tire de la guerre
sud-africaine :
L'attaque n'avance sûrement qae si elle est soutenue par un feu
incessant et conduite, patiemment, de posilioa de tir en position de
tir. Toutes les fois qu'au ïraasvaal on n'a pas pu trouver de sem-
blables positions, l'attaque en terrain découvert tourna en échec : il
fallut créer artificiellement une position de tir avec la bêche, pendant
la nuit, ou bien rester immobile en attendant le succès obtenu sur
une autre partie du terrain plus favorable... Plus que jamais, l'at-
taque d'infanterie devra, dans toutes ses phases, prendre un carac-
tère plus individuel. Les assaillants s'avanceront peu à peu, soutenus
par des feux provenant de points d'appui bien choisis et d'ailes bien
organisées; ils auront souvent à lutter, immobiles pendant des heures
entières, pour obtenir la supériorité du feu.
Le général de Stieler est encore plus affîrmatif :
On arrive à se convaincre que, dans le combat, la meilleure manière
de se couvrir ne se trouve ni dans le terrain ni dans les formations
plus ou moins compliquées. Elle réside dans la conduite du feu. Il
faut s'assurer la supériorité du feu, faute de quoi on n'avancera pas
plus que les Anglais, C'est la tactique du feu qu'il faut surtout tra-
vailler.
Pour compléter l'analyse des théories tactiques avant la
guerre russo-japonaise, il faudrait accumuler bien d'autres
citations et sortir des limites que nous nous sommes impo-
sées. Nous avons simplement. voulu énoncer les diverses doc-
trines, en montrer les caractères généraux. Voici maintenant
les procédés qu'ont employés sur le champ de bataille les
Japonais, dans des conditions analogues à celles qu'ont envi-
sagées les tacticiens d'Europe. L'attaque de Ghiouchanpou,
un des épisodes décisifs de la grande bataille livrée autour
de Liaoyang, du 2 5 août au 4 septembre, nous servira
d'exemple.
68^ LA REVUE DE PARIS
II
Il convient d'abord d'avoir bien présenta l'esprit l'ensemble
de cette bataille de Liaoyang,
Liaoyang était le point de concentration, prévu dès le début
de la campagne, pour les trois armées japonaises qui devaient
opérer en Mandcliourie (première, deuxième et quatrième; la
troisième armée opérant sous Port-Arthur). La première
armée (général Kouroki) entrait par la Corée au commence-
ment de mai, à la suite du combat du ^alou; la deuxième
armée (général Okou) débarquait dans le Liaoloung au même
moment, et, après avoir isolé la garnison de Port- Arthur, se
dirigeait à son tour au nord, vers la plaine mandchourienne.
]c long de la voie ferrée ; le noyau de la quatrième armée
(général Nodzou), formé par la lo*" division, prenait terre h
Takouchan, à peu près au milieu de l'espace qui séparait les
deux premières colonnes et commençait immédiatement un
mouvement analogue vers le nord. La marche de ces armées
se continua lentement, les trois colonnes se maintenant à la
même hauteur et resserrant peu à peu leurs intervalles à
mesure qu'elles approchaient de leur objectif.
Les forces russes s'étaient retirées devant les Japonais, en
essayant de retarder leur marche le plus possible ; elles comp-
taient, elles aussi, livrer bataille au devant de Liaoyang, où
arrivaient journellement les renforts de Sibérie et de Russie.
La place avait été mise en état de défense dès le début de la
guerre. Deux lignes successives avaient été fortifiées. La pre-
mière, la plus avancée, s'étendait à cinq kilomètres environ
au sud de la ville et utilisait les hauteurs parallèles au cours
du Taïtsého, notamment les fortes positions de Chiouchanpou.
La seconde, qui comportait une série de retranchements et
de redoutes, formait un demi-cercle au sud et à l'ouest de la
ville, à un kilomètre environ de l'enceinte chinoise et se pro-
longeait sur la gauche russe par les collines qui masquent les
mines de charbon de Yentaï : on les appela pour cette raison
les lignes de Yentaï. Au devant de la première ligne, de forts
détachements se maintenaient au contact des avant-gardes
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE 683
japonaises et occupaient les villages d'Anping et d'Anchantien.
Les armées japonaises placées sous le commandement gé-
néral du maréchal Oyama comptaient huit divisions, disposées
comme suit de la droite à la gauche : 12®, 2®, garde impé-
riale, formant la première armée; 10'', 5*^, formant la deuxième
armée ; 3^, 6^ et 4'\ formant la quatrième armée. A cet effectif,
il faut ajouter deux brigades d'artillerie et une de cavalerie
non endivisionnées. La quatrième et la deuxième armées
se touchaient ; la première, par contre, était séparée de
la deuxième par un vide de plusieurs kilomètres. Le plan
du maréchal Oyama consistait à attaquer vig;oureusement sur
tout le front pour maintenir l'ennemi, puis à agir par la
droite, afin de le déborder et de rejeter la gauche russe sur son
centre, puis de prolonger cette marche sur les derrières des
Russes et de couper leurs communications avec Mou kden.
Le mouvement commença dans la nuit du 2 5 août. Anping
fut occupé le lendemain, sans grandes difficultés. Le général
Okou rencontra une résistance plus énergique à Anchantien
qui ne fut occupé que le 28. Le 29, les forces japonaises
arrivaient en face de la première ligne défensive des Russes :
elles commencèrent leur marche d'approche dans la soirée.
Avec la première armée, dès le lendemain, le général Kou-
roki occupa la portion de la ligne qui se trouvait devant, mais
il hésitait à continuer son mouvement en avant, qui l'éloignait
du reste de l'armée. Aussi, pour appuyer le mouvement de
Kouroki, le général Okou reçut-il l'ordre, le 3i au matin,
d'enlever coûte que coûte les lignes de Ghiouchanpou (c'est
sur l'attaque de ces lignes par le général Okou que j'insis-
terai tout à l'heure). A midi, la '.V- et la 5^ division prenaient
d'assaut la plupart des tranchées et, dans la nuit, les Russes
devaient se replier, autour de Liaoyang. sur leur deuxième
position de défense.
Cette évacuation des lignes de Chiouchanpou permit à la
première armée japonaise de reprendre sa marche vers le nord.
Le i*^^ septembre, elle franchissait le Taïtsého et se portait
immédiatement contre les positions de Yentaï pour déborder
la gauche russe. Mais le général Kouropatkine, se rendant
compte du danger qui le menaçait, porta vers sa gauche toutes
ses réserves et réussit à faire échouer le mouvement tournant
684 LA REVUE DE PARIS
des Japonais. Pourtant la défense russe était compromise par
la perte d'une partie des positions dont les Japonais de la
division de Sendaï avaient chassé, le 2 septembre, la brigade
Orlolï et que les Russes ne purent reprendre le lendemain,
malgré des conlrc-attaques désespérées. Aussi le général Kou-
ropalkine se décida à se retirer vers Moukden en abandonnant
Liaoyang dans la nuit du 3 au 4, quoique les Japonais eussent
échoué dans tous leurs assauts contre les redoutes qui entou-
raient cette ville. Ce mouvement de retraite s'opéra en ordre
parfait, sans laisser ni prisonniers ni canons aux mains de
l'ennemi ; les Japonais vainqueurs, exténués par neuf jours
de combats, furent incapables d'inquiéter la marche des
Russes.
*
Dans celte bataille de huit jours, prenons maintenant l'at-
taque des lignes de Chiouchanpou, exécutée par les 3'' et
5" divisions japonaises, du 39 au 3i août. Cette phase de la
lutte présente le développement complet de l'attaque d'une
position et répond parfaitement au problème envisagé par nos
tacticiens : des circonstances favorables m'ont permis d'en
suivre de près toutes les péripéties.
Les lignes dites de Chiouchanpou s'étendaient sur un front
de quatre kilomètres. Orientées du nord-ouest au sud-est,
elles se décomposaient ainsi qu'il suit, de la droite à la gauche
russe. Immédiatement à l'est du chemin de fer se dresse le
mont Chiouchan, roc isolé, dominant de deux cents mètres
environ les plaines qui l'entourent. De toute part, ce massif
se dresse abrupt et, dans la direction du sud et de l'ouest, il
présente des escarpements verticaux, inaccessibles aux meil-
leurs grimpeurs; un sentier à lacets, qui dégringole sur la
face orientale, met le haut de la montagne en communication
avec le village de Chiouchanpou. Au sommet, s'élève une
des nombreuses tours de guet qu'on trouve éparpillées sur
tous les points culminants du pays et qui datent des jours
lointains oii cette Mandchourie du sud redoutait les invasions
coréennes et chinoises. On peut voir sur notre plan que ce
bloc inattaquable se trouve légèrement en retrait par rapport
LES THÉORIES TACTIQLES ET LA GUEURE ACTUELLE 685
à la ligne principale de collines qu'avait utilisée la défense :
le mont Chiouchan est là comme un donjon isolé.
Cette ligne elle-même se compose d'une première ondu-
lation basse A, située à cinq cents mètres environ du mont
Chiouchan, puis d'un second massif plus élevé B, couronné
par deux mamelons et limité à droite et a. gauche par deux
routes convergeant sur le village de Chiouchanpou. Plus à
l'est, s'élève une troisième croupe C, dont la cime horizontale
est assombrie par des bouquets de broussailles rabougries et
noires : en avant, un coteau également boisé D se détache
sur le glacis qui dévale vers le lit d'un torrent peu encaissé,
alors complètement à sec. Un autre chemin, franchissant la
ligne par un col, sépare de la hauteur C et du coteau D
un nouveau groupe de trois pitons très escarpés E, F, G, qui,
séparés les uns des autres, sont comparables à trois tours
alignées : au devant de ces tours, un peu plus au sud et a
l'est, se dressent des groupes de montagnes assez élevées,
qui font face à ces trois pitons E, F, G, et les dominent de
front et de flanc.
Le caractère général de toute celte ligne de hauteurs,
depuis A jusqu'à G, était de présenter des abords raides sur
le versant de Liaoyang, qui regardait l'armée russe, et au
contraire un glacis parfait du côté de Syangyoungsou, où
devait se produire l'attaque japonaise. Ces conditions favo-
rables aux Russes leur permettaient de faire un excellent
emploi du feu, — les angles morts étant presque complète-
ment supprimés, — et de défiler les attelages d'artillerie et
les réserves derrière les troupes de première ligne. Mais le
plus grand défaut de la position russe était de se trouver très
exposée sur sa gauche, où les pentes du dernier piton G se
perdaient dans un éventail de crêtes: séparées par des vallées,"
ces crêtes olFraient à l'assaillant des abris contre le feu et
même contre la vue, jusqu'à deux cent cinquante mètres
environ de celte corne orientale de la défense.
Cette faiblesse n'était qu'insuffisamment compensée, en
arrière des trois pitons E, F, G, par une position secondaire
et en retrait, une ce position en échelon», qu'offrait au-dessus
du village de Fantziutoun, une colline semi-circulaire à double
sommet L-M. ; à près de deux kilomètres plus en arrière,
680 LA KEVUE DE PARIS
les batteries de cette position L-M pouvaient enfiler le col
séparant de la colline C les trois pitons E, F, G, et atteindre
le versant opposé.
La mise en état de ces lignes de défense de Chiouchanpou
avait été prévue par les Russes depuis le début des hostilités
et exécutée [avec soin par les troupes du génie. Le mont
Chiouchan lui-même, malgré son inviolabilité, était couvert
d'ouA^rages. Toutes les collines A, B, C et le promontoire D
étaient sillonnés, légèrement en avant des crêtes, par des
éléments de tranchées ; les cols séparant les hauteurs avaient
été laissés intacts, mais de chaque côté, des retranchements
coudés, en retour de ilanc, commandaient les chemins à
courte distance. Des coupures et des tunnels perpendiculaires
aux ouvrages permettaient de communiquer sans danger avec
le versant de Liaoyang. Des défenses accessoires, multiples et
puissantes, complétaient ces ouvrages à une distance moyenne
de cent mètres en avant des tranchées. Réseaux de lils de fer
et de ronces artificielles, trous de loup simples ou avec pieux,
disposés en quinconce sur (quatre rangs, fougasses à mise de
feu électrique, en un mot, tous les types réglementaires
avaient été utilisés et donnaient a ces positions un aspect
formidable. Néanmoins on pouvait relever de nombreuses
imperfections, qui facilitèrent l'offensive japonaise et contri-
buèrent a son succès.
On avait complètement négligé de recouvrir de mottes
gazonnées les parapets : ils se signalaient de loin ù la vue par
l'opposition des couleurs; à cinq kilomètres, on apercevait
distinctement leurs lignes bistres, coupant le fond sombre du
glacis. Une autre erreur non moins grave avait été commise
dans la construction des défenses accessoires : le génie a
l'habitude de protéger les réseaux de lils de fer contre les coups
percutants de l'artillerie par une banquette de terre; mais il
faut veiller à ce (jue cette banquette présente un plan très
incliné du coté de l'ennemi, afin de ne pas lui fournir d'abri.
Cette précaution élémentaire n'avait été prise nulle part : c'est
par un talus à double revers qu'on avait préservé les abalis
et les trous de loup. Enfin, les ouvrages réguliers s'arrêtaient
à la route qui sépare les hauteurs C et E ; de mauvaises
trancliées, creusées par l'infanterie, garnissaient seules les
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GLEHKE ACrUKLLE 687
pitons E, F, G, c'est-à-dire le point le plus compromis où
l'on aurait dû, au contraire, multiplier les couverts pour les
défenseurs et les obstacles contre les assaillants.
Les troupes chargées de la défense se composaient de ba
taillons sibériens dont il nous a été impossible de déterminer
le nombre, mais d'un effectif suffisant pour que, dans les
tranchées, l'on pût placer les hommes au coude à coude,
ainsi qu'en faisaient foi les piles de boîtes de cartouches que,
le lendemain de la bataille, on trouva sur le parapet, espacées
de quatre-vingts centimètres l'une de l'autre. C'était là une
faute de plus : les officiers russes, en entassant leurs soldats
à ce point, avaient méconnu l'enseignement capital, peut-être
le seul enseignement certain, qu'on a pu tirer de la campagne
sud-africaine. Si la défensive des Burgers a donné des ré-
sultats si surprenants, c'est grâce à ce principe capital, dont
ils ne se sont jamais départis, de placer les tireurs aussi loin
que possible les uns des autres. Cette disposition ne leur fut
pas dictée seulement, comme on pourrait le croire, par la
pénurie d'hommes et le large front à occuper : là où ils
avaient des défenseurs en nombre suffisant pour former une
ligne continue, ils n'en conservaient pas moins les mêmes
intervalles, en laissant le surplus des combattants au repos, en
arrière de la ligne de bataille. Ils avaient, en effet, constaté dès
les premiers engagements que la rapidité de tir du fusil à char-
geur permettait de diminuer considérablement le nombre des
tireurs, sans affaiblir sensiblement la valeur de la résistance.
De plus, pendant toute la période du combat où le feu n'était
pas employé par la défense, les hommes espacés pouvaient
se coucher au fond de la tranchée, où ils jouissaient d'une im-
munité complète : à la bataille de Colenso, le i5 décembre 1899,
l'artillerie anglaise prépara l'attaque de l'infanterie en bombar-
dant les retranchements depuis quatre heures jusqu'à sept
heures du matin, avec plus de cinquante pièces; pendant cette
canonnade, les Boers perdirent deux hommes tués et un blessé.
Les Russes ignoraient cette première loi de la défensive;
ils en méconnurent une autre en ne dégageant pas suffisam-
ment leur champ de tir. Sur tout le front de leur droite et de
leur centre, un glacis descendait jusqu'au lit d'un torrent
situé à huit cents mètres des tranchées; au delà le terrain
688 LA REVUE DE PARIS
était absolument plat. Sur ce glacis, les cultures offraient
d'excellents abris aux vues; elles étaient réparties uniformé-
ment sur toute la pente, mais consistaient en deux espèces
bien distinctes : les fèves et le sorgho. Les fèves ne dépassaient
pas le mollet; le sorgho, au contraire, atteignait à cetle époque
de l'année la hauteur d'un premier étage : trois mètres h. trois
mètres cinquante.
Cette plante, nommée kaoUang par les Chinois et fjaoUan par
les Russes, mérite une mention particulière. Elle sert à
presque tous les usages de la vie en Mandchourie; elle repré-
sente pour les Chinois ce que le bambou est à l'Annamite, le
cocotier au Canaque, le dattier au lîédouin. La graine sert à
faire le pain, et on en tire aussi par la fermentalion une hor-
rible eau-de-vie qui fait les délices des indigènes. La partie
inférieure de la tige, qui est ligide et dure, remplace le bois
comme combustible et le chaume pour couvrir les maisons ;
elle sert, de plus, à clôturer les cours et les jardins. Avec le
haut de la pousse, on nourrit le bétail. Dans les champs, les
épis de gaoUun sont serrés les uns contre les autres, de ma-
nière à rendre la traversée diflicile pour les fantassins et
impossible pour les cavaliers; il existe seulement quelques
sentiers où les troupes montées doivent passer en fde indienne.
Ces champs de gaoUan, alternant avec ceux de fèves, offraient
donc des couverts aux vues complets pour l'assaillant; les
Russes, cependant, ne les avaient fauchés qu'à cinquante
mètres en avant des défenses accessoires, soit à cent cinquante
mètres environ en avant de leurs tranchées.
L'artillerie de la défense comptait — comme nous pûmes le
constater plus tard, en relevant le nombre des épaulemenls
destinés à la protection des pièces — sept batleries de cam-
pagne : la première était placée en arrière de la crête A ; cinq
autres réjjarties en arrière des collines R et C ; la dernière
défendait les positions en échelon L-M; au tolal, cinquante-
six canons. Toutes, sans exception, étaient placées en arrière
des crêtes, de manière à ne pouvoir exécuter que du tir indirect.
*
* *
Telle était la position contre laquelle marchaient les Japo-
nais venant du sud. Dans la matinée du 29 août, cetle marche
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUEURE ACTUELLE 689
ne rencontra aucune opposition de la part des Russes. L'ar-
mée d'Okou allait arriver à distance de tir ; les 5*^ et 3*^ divi-
sions se trouvaient en face des positions russes, et c'est à ces
deux divisions qu'allait incomber la lâche de s'emparer des
lignes de Chiouchanpou. L'effectif dont elles disposaient pour
cette attaque comprenait lo régiments d'infanterie (8 d'activé
et 2 de réserve) k 3 bataillons, soit 20000 hommes environ.
L'artillerie comptait les 36 pièces de campagne de la 3*^ divi-
sion, les 36 pièces de montagne de la 5'' et 36 obusiers de
campagne appartenant à l'armée territoriale : en tout 108 ca-
nons, presque le double de l'artillerie de la défense. Les
canons japonais des divisions actives sont du modèle Arisaka,
de 75 millimètres, à tir accéléré, enregistrant le recul sur des
freins élastiques, mais nécessitant sinon une remise en batte-
rie, du moins un nouveau pointage après chaque coup. Les
obusiers de la territoriale sont de vieilles pièces de bronze
adhérant à une plate-forme : tout le système saute en arrière
au départ du coup ; il est remis en batterie grâce à des roues
mobiles se glissant sur deux fusées. Ces canons sont portés
sur des espèces de brouettes traînées par des équipes de
quatre hommes.
La cavalerie des deux divisions leur avait été enlevée pour
couvrir le flanc droit de la 5'- et maintenir le contact avec la
10'' ; elle ne joua aucun rôle dans l'attaque, non plus que les
divisions de gauche (4*^ et 6'), qui se bornèrent à un combat
traînant contre les corps d'infanterie et la nombreuse cava-
lerie russe dispersés, au delà du chemin de fer, dans la plaine
du Liao.
Dès l'après-midi du 29, les lignes japonaises avaient franchi
le Cha-Kho. L'avant-garde de la 5° division s'engageait dans
le défilé de Loulaoutchouan, dont la pente s'élève graduelle-
ment vers les pitons E, F, G. Pendant la nuit, toute la division
occupa le défilé, et son artillerie de montagne se mit en posi-
tion : 3 batteries sur le point H et 3 autres sur le sommet l,
qui dominait d'une vingtaine de mètres la gauche de la ligne
russe. Toutes les pièces étaient défilées en arrière des
crêtes ; comme l'artillerie adverse, elles étaient dans l'impos-
sibilité d'exécuter aucun tir direct. Avant le lever du jour, le
i*^*^ bataillon du 4i'' d'infanterie, appuyé par le reste du régi-
iT) Février igoS. ' a
690 LA UtA LE DE l'AUlS
ment, se porta contre le piton G, extrême gauche de la position
russe, et 1 enleva k la baïonnette après un sanglant combat.
La 3'' division avait de son côté commencé sa marche d'ap-
proche pendant la nuit. Un pareil mouvement, toujours diffi-
cile, l'était particulièrement sur le terrain très spécial qu'il
fallait parcourir dans l'obscurité. Les fantassins avançaient
dans leur formation de combat, c'est-à-dire sur plusieurs
lignes déployées, échelonnées en profondeur; la direction
était à gauche, les lignes successives devant rester perpendi-
culaires à la voie ferrée et conserver rigoureusement leur ali-
gnement. Le fouillis inextricable du (jaoUan constituait un
obstacle très sérieux. Aussi, un peu avant l'aurore, la pre-
mière ligne ne se trouvait encore qu'à hauteur de Kheiniout-
chouang, entre ce village et le remblai du chemin de fer.
Elle s'arrêta et creusa de suite des tranchées-abri pour se
trouver protégée, au lever du jour, contre l'artillerie russe,
éloignée de 2 3oo mètres. Les bataillons disposaient à cet
effet des outils du sac (analogues aux nôtres) et des outils
du bataillon, portés par quatre chevaux de bât du train de
combat.
Aux premières lueurs deFaube, à cinq heures et demie exac-
tement, le duel d'artillerie commença sur toute la ligne. Les
batteries de montagne japonaises étaient groupées sur les
hauteurs ; les batteries de campagne, au contraire (qu'on
avait renforcées de plusieurs batteries provenant de la bri-
gade indépendante), se trouvaient éparpillées dans la plaine,
en arrière de l'infanterie. Elles procédaient également à un
tir indirect et se dissimulaient derrière le (jaoUan, presque
toutes dans le voisinage des villages. Cette disposition procu-
rait un meilleur abri aux attelages rassemblés derrière les
maisons ; de plus, les arbres qui entourent les habitations
offraient d'excellents observatoires aux officiers chargés de
régler le tir des pièces. Les batteries d'obusiers de la territo-
riale, arrêtées par l'état des chemins, n'arrivèrent que dans
l'après-midi. On les groupa dans le fond de la vallée, en
arrière des pièces de la 5'- division, d'où elles tiraient à très
grand angle par-dessus les hauteurs. Leur tir était corrigé
par des observateurs placés sur le sommet des collines et
reliés aux batteries par le téléphone de campagne.
LES TIIÉOIIIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE 69 1
Ce duel d'artillerie se poursuivit pendant toute la journée
du 3o, sans grands résultats; l'emplacement des pièces de la
5® division ne fut jamais découvert par l'artillerie russe, qui
fut un peu plus heureuse contre les batteries de la plaine,
grâce au procédé de tir qu'elle employa. Il consistait à
louiller méthodiquement et à battre une zone profonde de
terrain, en exécutant du tir progressif par salves de batteries.
Bien des salves étaient perdues, mais de temps à autre une
d'entre elles éclatait au-dessus de l'objectif et causait des
pertes. Des deux côtés, d'ailleurs, on ne tira que par salves
de batteries. L'absence d'objectifs sulïisants et la nécessité
d'économiser les munitions firent dégénérer le feu en bom-
bardement régulier et lent, sans permettre de donner au tir
toute la rapidité que pouvait fournir le matériel en service -
La rafale^ dont il a été si souvent parlé depuis l'adoption des
pièces à recul sur affût, n'a jamais pu être employée.
L'infanterie de la 3*^ division resta toute la journée terrée
dans ses tranchées de la plaine sans bouger d'un pas. La
5*^ division au contraire, profilant des abris naturels et de
l'avantage obtenu grâce à l'occupation du piton G, tenta de
continuer le mouvement, afin de déborder complètement le
flanc gauche de l'ennemi. Un régiment, laissé en arrière pen-
dant la nuit précédente, passa le défilé de Loutaoutchouan et.
obliquant franchement à droite, prolongea la gauche de la
première ligne. De là, il avait pour mission de déboucher au
nord du sommet G et de prendre à revers les positions E, F.
Arrêté de front par le feu de F et d'écharpe par les balles et
les obus de la position flanquante L-M, il ne parvint pas à se
déployer et battit en retraite, après avoir éprouvé des pertes
considérables. La tentative plusieurs fois renouvelée échoua
toujours. Vers quatre heures du soir, lecommandant de la 9^ bri-
gade (5" division) fit également un effort sur le front de la
gauche russe; un bataillon, massé dans un lit de torrent
entre 0 et H, reçut l'ordre de prendre l'olfensive : il fut
décimé et se replia sur ses abris.
Le 3o au soir, toutes les troupes de la 5' division avaient
renforcé la première ligne en se rassemblant dans le défilé
qui sépare O et K; elles se préparaient à venir combler, la
nuit suivante, le vide existant entre la droite de la 3* division
692 LA REVUE DE PARIS
et le sommet O ; déjà deux compagnies avaient réussi à s'éta-
blir sur la légère élévation P. La nuit du 3o au 3i, le mou-
vement de l'infanterie, arrêté pendant la journée, recommença.
Au lever du soleil la première ligne, n'ayant progressé que de
quelques centaines de mètres, se trouvait à hauteur des pre-
mières maisons du village de Syangyoungsou, à un kilomètre
des tranchées russes. Sur la droite, le ^i'^ régiment avait
enlevé à minuit le piton E et, avant le jour, avait réussi à
occuper la colline F; un furieux combat s'était livré sur ce
point; les Russes firent deux contre-attaques successives et ne
furent définitivement repoussés qu'après une mêlée sanglante
au cours de laquelle un bataillon japonais fut presque anéanti.
Pour faciliter le mouvement enveloppant de la première
armée sur sa droite, le maréchal Oyama prescrivit, le 3i au
matin, d'enlever la ligne de Chiouchanpou avant la nuit.
Je suis obligé ici d'interrompre le compte-rendu des évé-
nements pour exposer dans quelles conditions je pus suivre
les différentes phases du combat. Attaché à l'étal-major de la
deuxième armée en qualité de correspondant de guerre étran-
ger, je me trouvais soumis a la stricte surveillance de trois
officiers japonais. Dans la nuit du 29, notre groupe quitta la
gare d'Anchantien, où nous cantonnions, et parvint au lever
du soleil jusqu'à une colline située à plusieurs kilomètres au
sud du Cha-Kho. C'était l'observatoire qu'on avait la pré-
tention de nous imposer et qu'on nous interdit de dépasser
malgré notre insistance et nos réclamations. Décidé à voir les
choses de plus près, je quittai mes compagnons d'infortune,
passai la rivière à l'est du chemin de fer et, après avoir tra-
versé la plaine , je rejoignis sur le point K le général Yama—
goutchi et l'étal-major de la 5*^ brigade. Je me portai dans
l'après-midi sur la colline O, d'oîj l'on avait une vue excel-
lente de toutes les positions russes. C'est de là que j'assistai
à l'attaque infructueuse de la 5*^ division.
Je passai la nuit du 3o au 3i dans un temple bouddhiste, voi-
sin du village de Loutaoutchouan, que je quittai à cinq heures
du matin. Après avoir traversé les rues encombrées par les
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE (JqS
convois, j'obliquai à droite et, contournant le contre-fort R,
j'arrivai à huit heures au piton F, puis au sommet E, encore
encombré de nombreux cadavres russes et japonais qui
témoignaient de l'opiniâtreté de la lutte livrée sur ce point
quelques heures auparavant. Le mamelon E offrait certaine-
ment le meilleur observatoire de tout le champ de bataille.
Du haut de ses pentes escarpées, on découvrait droit devant
soi toutes les positions russes jusqu'au mont Chiouchan.
A gauche, s'étendait la vaste plaine occupée par l'infanterie
japonaise ; à droite, au premier plan, s'élevait la position
flanquante des Russes, L-M, qui nous couvrait de shrapnells,
et, plus loin, la tour coréenne de Liaoyang émergeait des
jardins et des plantations qui nous cachaient la ville chinoise.
* *
Le 3i au matin, vers huit heures, l'artillerie, renforcée par
le reste des batteries de la brigade indépendante, couvrait les
tranchées russes d'un ouragan de projectiles pour faciliter
l'assaut. L'infanterie japonaise (3®, et gauche de la 5*^ divi-
sion) attendait, dans les abris creusés à raille mètres environ
de la position, l'ordre de se porter en avant, La première
ligne comprenait un effectif d'environ trois bataillons^, les
hommes au coude à coude dans les tranchées. Le terrain à
parcourir était découvert, n'offrant d'autre protection que
quelques renflements du sol. Pour l'attaque, on avait frac-
tionné les lignes en petits groupes de 12 à 20 hommes,
placés chacun sous le commandement d'un officier ou d'un
gradé. On fixait à chacun de ces groupes le point où il devait
parvenir; c'est la seule indication qu'il devait recevoir du
commandement.
A midi dix minutes exactement, les fantassins japonais met-
tent sac à terre et l'attaque générale commence. La première
ligne bondit hors des tranchées; les chefs de groupe se
jettent en avant, courant de toutes leurs forces jusqu'à la ride
de terrain la plus proche, oii ils se couchent à terre. Leurs
fractions les suivent sans observer aucun ordre, chaque
homme ayant pour unique préoccupation d'arriver le plus
vite possible à l'endroit oii il pourra s'aplatir. Quelques-unes
G()\ LA REVUE DE PARIS
des fractions ont eu à traverser des carrés de sorgho ; leur
marche s'est poursuivie lentement, mais, n'étant pas aperçus,
ces fantassins ont pu avancer à loisir et sans danger jusqu'à
la lisière opposée du gaoUaih. D'autres, au contraire, ont
franchi un espace nu en courant aussi vile que leurs courtes
jambes le leur permettaient.
La marche continue ainsi par bonds successifs, avec des
arrêts très longs pour reprendre haleine ; les hommes suivent
le chef; le chef choisit l'abri en avant et le cheminement à
suivre pour s'y rendre. Souvent, profilant de couverts favo-
rables situés en dehors de leur axe de marche, on voit des
groupes obliquer à droile ou à gauche, prendre la même
route qu'une fraction voisine et revenir ensuite à leur direc-
tion primilive. Aussi, dès le premier arrêt, le bel alignement
du début est brisé ; bientôt on voit les demi-sections dissémi-
nées sur le glacis, les unes couchées, d'autres rampant, d'au-
tres en pleine course. Les groupes se dépassent et se mas-
quent muluellement. Les neuf cents mètres à parcourir
jusqu'aux défenses accessoires des Russes sont franchis de
la sorle, et c'est là seulement que ce qui reste de la première
ligne japonaise se reforme, à l'abri du talus de terre maladroite-
ment élevé par les Russes pour proléger leurs fils de fer.
La formation — ou plutôt l'absence de formation — adop-
tée pendant cette marche a eu pour premier elfet d'interdire
complètement aux assaillants l'emploi du feu : les groupes de
fantassins chevauchant les uns sur les autres s'interposaient
entre leurs camarades et les Russes ; en tirant, on eût risqué
de faire plus de mal à ses propres troupes qu'à l'ennemi:
d'ailleurs, les Russes, cachés derrière le parapet de leurs
tranchées, n'offraient qu'un objectif difficile à apercevoir.
Pour les viser convenablement, les Japonais auraient dii
quitter eux-mêmes la position couchée, et cela au prix de
pertes telles que le mouvement n'eût pas pu se poursuivre.
Aussi toute l'attaque s'était exécutée sans faire usage du feu ;
à la lettre, aucun coup de fusil n avait été tiré par les fantas-
sins japonais.
Lorsque la première ligne d'assaillants fut arrivée à moitié
chemin de son objectif, la deuxième ligne quitta à son tour
les tranchées oti elle était restée abritée et se lança sur le
LES THÉOIUES TACTIQUES ET LA G U E II U E ACTUELLE ÔqÔ
glacis, utilisant le terrain et marchant comme la première.
La troisième ligne suivit la seconde et ainsi de suite. Six
vagues successives niontèrent la côte semée de cadavres et de
blessés et, Tune après l'autre, vinrent se tapir derrière le
talus protecteur, à cent mètres de la ligne ennemie. Pendant
ce temps, des volontaires avaient coupé les fils de fer sous la
bouche même des fusils russes; en rampant, ils réussirent à
ouvrir des passages à travers les défenses accessoires ; mais
bien peu de ces héros rejoignirent leurs camarades.
Quand tout le monde fut réuni, on mit baïonnette au
canon. De mon observatoire, je vis toute la ligne comme
illuminée par l'éclair de l'acier sortant des fourreaux. Une
fois de plus, les officiers quittèrent l'abri au cri de hanzaï
«hourra», répété par tous les assaillants. La masse entière se
rua sur les tranchées. Alors, du côté des Russes, la longue
ligne grise des fusiliers sibériens se dressa à son tour, envoya
une dernière salve sur l'ennemi et descendit en courant le
revers de la montagne. Sur d'autres points du front, les
Russes attendirent l'ennemi; le combat s'engagea à la baïon-
nette et les Japonais furent rejetés. Plusieurs tranchées en B
et C, ne purent être enlevées de vive force, mais les derniers
défenseurs, menacés d'être coupés, se replièrent pendant la
nuit. Le lendemain matin, toutes les lignes de Chiouchanpou,
ainsi que la position flanquante de Fantzialoun (L-M), avaient
été évacuées.
III
Le rôle de l'artillerie japonaise m'a beaucoup surpris ; je
m'attendais à la voir soutenir jusqu'au bout l'attaque de son
infanterie. Mais , à peine la première [ligne avait-elle fait la
moitié du chemin que les batteries japonaises cessèrent le feu,
précisément à l'instant où elles auraient rendu les plus grands
services.
On ne peut attribuer cette abstention qu'à la crainte de
tirer sur ses propres fantassins; il faut avouer que la mau-
vaise qualité des munitions japonaises "permet d'adopter cette
CqC la revue de pakis
explication. Il est difficile, à distance, de se rendre compte
du degré de précision de la fusée; néanmoins, de la défec-
tuosité des obus percutants des Japonais, on peut conclure
que leurs projectiles fusants ne doivent pas être parfaits. On
sait, en effet, que l'artillerie mikadonale ne possède pas d'obus
à double effet, mais des munitions distinctes pour les deux
genres de tir. Or. on a pu constater, le lendemain de la
bataille, qu'une proportion considérable des obus percutants
n'avaient pas éclaté ; les Japonais paraissaient avoir prévu ce
résultat, car leur premier soin, le lendemain du combat, avait
été d'envoyer des équipes de fantassins chargés de relever
l'emplacement des obus encore intacts ; les hommes fichaient
en terre des baguettes surmontées d'un avis en caractères
chinois, prescrivant de ne pas toucher aux projectiles avant
l'arrivée des artificiers. Si les obus fusants ne valaient pas
mieux, la prudence des artilleurs est très compréhensible;
on m'a affirmé qu'elle résultait d'une expérience cruelle,
acquise sur les champs de bataille du Yalou et de Vafangou.
L'artillerie russe, de son côté, fut dans l'impossibilité, à
cause de l'angle de site trop considérable, de battre le glacis
oii s'avançait l'infanterie ennemie. Son rôle se borna, pendant
l'attaque, k tirer quelques dernières salves contre les batteries
ennemies, qui ne répondirent pas. Toutes les pièces russes
furent sauvées.
En ce qui concerne le feu de l'infanterie, j'ai déjà dit que
les troupes d'assaut ne brûlèrent pas une cartouche en avan-
çant ; après avoir occupé les tranchées des fusiliers sibériens
elles ne purent poursuivre l'ennemi à coup de fusil, la pente
raide du versant que descendaient les Russes leur assurant un
angle mort complet. Ce fut le rôle des subdivisions placées
sur le flanc, et auprès desquelles je me trouvais à ce mo-
ment, de prendre d'enfilâde les troupes qui se repliaient sur
Liaoyang. La distance était d'abord de huit cents mères,
et le tir continua jusqu'aux limites de la hausse. Le feu à
volonté du début dégénéra bientôt en feu rapide et fut promp-
tement arrêté par les officiers, qui commandèrent alors des
salves de section. La raison qu'ils m'en donnèrent est l'inef-
ficacité du feu rapide à grande distance et la nécessité de
contrôler la consommation des cartouches, les soldats étant
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE 697
toujours portés à tirer trop vite, lorsqu'ils ne se trouvent pas
eux-mêmes sous le feu et qu'ils prévoient que leur objectif va
leur échapper.
Mon insubordination vis-à-vis de l'état-major japonais
m'obligea à quitter l'armée peu de temps après l'occupation
de Liaoyang. Néanmoins, pendant les quelques jours qui pré-
cédèrent mon départ, j'eus souvent l'occasion de causer avec
des officiers japonais et de leur demander des renseignements
au sujet des procédés de combat que j'avais vu employer.
Ma conversation avec le colonel Nagata, commandant l'artil-
lerie de la 5® division et promu depuis général de brigade,
fut particulièrement intéressante.
Je lui demandai d'abord pourquoi l'artillerie japonaise
n'exécutait jamais que du tir indirect. « La raison est simple,
dit en souriant le colonel : parce que le tir direct est de-
venu complètement impossible. Avec la rapidité de tir des
pièces russes, les nôtres seraient vite hors de combat, si l'en-
nemi parvenait à en découvrir remplacement. En un mot,
montrer une batterie, c'est la détruire. »
Je m'étonnai également du bombardement lent et, selon moi,
prématuré que l'on avait dirigé, le 3o, contre les lignes russes,
apparemment avec une efficacité médiocre : ((\otre observa-
tion, repartit mon interlocuteur, est tout à fait exacte. L'effet
matériel sur l'ennemi est presque négligeable. Ne croyez pas
pourtant que nous ayons ainsi vidé nos caissons en pure
perte ; l'effet moral produit a été considérable pour l'ennemi
et pour nos propres troupes. Soyez persuadé que les nerfs des
défenseurs, forcés de se terrer derrière des parapets à chacune
de nos salves, ont été fortement secoués après un jour et demi
de cet exercice, et qu'au moment de l'assaut la précision de
leur tir s'en est ressentie. Voyez la batterie qui tire devant
vous (cette conversation se tenait le 2 septembre, pendant
l'attaque de la deuxième ligne de défense de Liaoyang) ; elle
vise les redoutes russes à 3 5oo mètres, et elle n'est compo-
sée que de pièces de montagne. Je suis sûr, à cette distance,
de ne pas tuer grand monde, mais je ne doute pas du plaisir
qu'éprouvent nos fantassins, à deux kilomètres en avant de
nous, en entendant nos obus siffler par-dessus leur tête. »
Avec les nombreux officiers d'infanterie que je rencontrai.
698 LA REVUE DE PARIS
je parlai surtout des formations d'attaque du 3i : « \ ous êtes
sans doute étonné, me dit l'un d'eux, des diflerences qui
existent avec ce que vous avez pu voir chez vous en temps
de paix. Nous ne l'avons pas moins été nous-mêmes, car
vous savez que nos règlements sont identiques à ceux des ar-
mées européennes; aussi avons-nous commencé par manœu-
vrer selon les livres, et c'est ainsi qu'on nous a fait enlever
les lignes de Nanchan, le 27 mai, en une seule journée, mais
au prix de quelles pertes!... Notre 3' division, qui était à
gauche et ne bénéficiait pas du secours des canonnières em-
bossées dans la baie de Kintchéou. fut décimée. Cette leçon
nous profita, et grâce à l'expérience acquise, nous en sommes
arrivés à aller moins vite, mais à nous couvrir davantage,
comme vous avez pu vous en rendre compte l'autre jour. »
De ces conversations, ainsi que des observations recueillies
sur le champ de bataille, je ne prétends tirer aucune conclu-
sion. Je me bornerai en terminant à résumer les caractères
principaux de l'oflensive japonaise et à noter en quoi elle
diffère ou se rapproche des théories de nos tacticiens.
11 faut remarquer, tout d'abord, qu'à Liaoyang une attaque
de front en terrain découvert a réussi. L'assaillant avait bien
essayé du mouvement enveloppant, préconisé par les écri-
vains français et allemand, mais cette tentative , exécutée
le 3o août, a en somme échoué : l'occupation des positions
secondaires E, F, G, n'a été d'aucun secours appréciable
pour l'assaut des positions principales de la ligne. Sur ce
point l'attaque du 3i paraît confirmer les prévisions des géné-
raux Langlois et Bonnal. Mais oii la tactique japonaise dif-
fère radicalement de la leur, c'est au sujet du rôle du com-
mandement et de l'emploi de réserves.
La rapidité de tir et, par conséquent, la puissance destruc-
trice des armes actuelles est telle ([ue les Japonais ont dû avant
toute chose éviter de présenter au feu de l'ennemi des objec-
tifs favorables. Aussi la faculté de manœuvrer dans la zone du
feu a-t-elle été très restreinte et chaque mouvement devenait ou
très lent ou très dangereux. C'est ce ([ui a décidé le comman-
dement à assigner d'avance à l'artillerie des emplacements
dont elle n'a pas bougé, et à indiquer dès le début du combat
à toutes les fractions de l'infanterie, leur sphère d'action,
LES THÉORIES TACTIQUES ET LA GUERRE ACTUELLE 699
pour leur éviter l'obligation de se transporter rapidement
d'un point à un autre et de renforcer tel ou tel endroit de la
ligne de combat. Pendant toute la bataille de Cliiouchanpou,
le général Okou, chef de la deuxième armée, s'est tenu sur
«ne hauteur située à huit kilomètres de la ligne de combat. Le
seul ordre qu'il ait donné à ses divisionnaires est : « Atta-
quez. » Il n'avait conservé à sa disposition aucune réserve
pour amener le résultat décisif. Ce résultat a été amené par
la pression générale et égale sur toute la ligne, qu'exécutè-
rent des troupes pourtant fort éprouvées : les 3*^ et 5'^ divi-
sions en effet n'avaient pas perdu moins de trois mille hommes
pendant l'attaque.
En ce qui concerne les formations employées pour la
marche d'approche et l'attaque proprement dite, il est inté-
ressant de constater que celles dont les Japonais se sont
servis avec succès, coïncident presque exactement avec le
dispositif conseillé par le général Kessler pour les terrains
coupés. Si les Japonais ont pu arriver en force suffisante à
distance d^assaut, c'est grâce à l'emploi qu'ils ont fait en
toutes circonstances d'un couvert qui ne fait jamais défaut et
que ne mentionne pourtant aucun des ouvragés tactiques ;
l'obscurité de la nuit.
V^nfin les procédés japonais présentent un dernier caractère,
plus intéressant et plus inattendu, parce qu'il est le seul à se
trouver en contradiction absolue avec toutes les théories
émises depuis la guerre sud-africaine ; je veux dire l'attaque
sans tirer, imposée par la recherche de l'abri. L'armée japo-
naise au combat ne suit donc ni les principes de la tactique
du feu ni ceux de la tactique du choc. Elle représente l'école
du mouvement abrité.
REGINALD KANN
CELINE
FILLE DES CHAMPS 1
Céline alla aux Mourons avec Solange et les moutons.
Elles cheminèrent sous les noyers, près des tas de fagots,
sous l'allée ombreuse des châtaigniers, atteignirent la barrière
en bois de la prairie. Les brebis se bousculaient dans le passage
étroit.
— Miret! — criait Solange à son chien qui, en jappant
de tous côtés, conduisait mal son troupeau.
Et, de sa branche feuillue d'ormeau, elle frappait vigou-
reusement, au hasard des dos de laine.
Quand ils eurent défdé, Solange, en colère, injuriait encore
son chien.
Céline souriait.
— Cela me fait bien du plaisir de retourner au champ I —
disait-elle.
— Ouil — dit Solange en secouant les épaules, — c'est
un joli amusement, en efleti
— Crois-tu, — dit Céline, — que je suis toujours heu-
reuse dans ma cuisine, avec mon fourneau, ma lessiveuse,
mes casseroles et ma table à repasser, et sans personne à qui
parler, qu'une vieille femme qui bougonne toute la journée?
I. Voir la Revue du i^»" février.
CELINE FILLE DES CHAMPS 7OI
— Je vais peut-être te plaindre! — dit Solange.
Céline regardait trotter de leurs pas menus les moutons
dans la prairie : les hautes herbes frôlaient leurs ventres
tachés de vert, et le soleil faisait sur leurs dos briller des
brins de laine comme des branches sous la gelée.
— Ahl tu ne sais pas, ma Solange, comme c'est bon
de courir les champs, quand on ne fait plus que cirer des
parquets et polir des casseroles I
— Sans doute, c'est un grand malheur, — dit Solange, —
d'habiter la ville et d'avoir une place de vingt-cinq francs I
Céline s'affligea que son amie ne la comprît pas, et, comme
Solange s'asseyait sur les racines saillantes d'un vieux châ-
taignier, elle se mit près d'elle, sans rien dire.
Elle regarda les grands arbres qu'elle connaissait bien, la
bouchure avec ses arceaux d'épines blanches et, au loin,
l'étendue brune et violacée des guérets qui montaient jus-
qu'à l'horizon, et elle songea à sa mansarde étroite, à la
petite cour oii l'on casse le charbon, au seuil de la porte
d'oii l'on voit la rue morne avec son trottoir dépavé, oii erre
le chien du coiffeur, et la fenêtre du cordonnier au marteau
monotone, et la boutique de l'antiquaire où, derrière la vitre,
la mère Garcet mâchonne en attrapant des mouches...
Solange, qui tricotait des bas en faisant prestement virer
entre ses doigls ses aiguilles brillantes, considéra Céline qui
tenait les mains sur ses genoux, et, devant son air piteux et
désœuvré, elle rit à pleine bouche :
— Ha! ha! ha! malheur de malheur! — fit-elle, de sa
grosse voix enrouée.
Céline releva les yeux tristement, et elle vit combien peu
son amie compatissait à sa peine. Elle sentit encore une fois
qu'elle était une chose inutile dans la ferme, une fille que
l'on nourrissait et qui ne faisait rien.
Elle se dressa tout d'un coup :
— Je vais travailler, — dit-elle.
— Bah! — dit Solange, — tu n'as pas peur de salir ta
robe de finette ?
Céline implora :
— Qu'est-ce que je pourrais bien faire, à celle heure-ci?
— C'est l'heure où les vieilles vont laver, — dit Solange.
702 LA REVUE DE PARIS
Céline gagna hâtivement la ferme, et trouva Madeleine
dans la grande salle.
— Si tu veux me donner le linge, — dit Céline, — je vais
aller au lavoir.
— Tu peux prendre celui qui est dans le bahut, — dit la
métayère.
Comme elle chargeait la brouette, Madeleine ajouta :
— N'en prends pas plus que tu ne veux en laver; ne
dérange pas ce linge pour le plaisir I
Mais Céline emplit la brouette.
Dans la prée elle rencontra son père conversant avec
M. Perret-Cardonnet, qui avait une luisante jaquette noire et
un chapeau panama couleur d'orange.
— Notre maître, — faisait Lungé, — je vous dis cela dans
votre avantage. Une petite réparation ne servira de rien et
nos cochons auront vite démoli vos lattes de bois blanc.
Voyez-vous, monsieur Perret-Cardonnet, prenez-moi voire por-
cherie par la faîture et renversez-la-moi cul par-dessus tête :
ce sera bien moins coûteux.
M, Perret-Cardonnet prononça :
— Soyez sûr que je ferai ce qu'il faudra faire. J'examinerai
la chose dans le silence du cabinet. . . Je vous ferai connaître
ensuite ma décision.
— Je comprends bien, notre maître, je comprends bien...
Vous ferez comme vous voudrez... Mais je vous ai dit la chose
dans votre avantage.
Quand Céline, poussant sa brouette, passa près d'eux, le
propriétaire du Mai l'arrêta :
— Bonjour, petite.
Il lui lendit mollement sa main et elle la toucha avec timi-
dité :
— Bonjour, monsieur Perret-Cardonnet.
— Eh bien ! vous plaisez-vous chez madame Juglan !'
— Mais oui, monsieur, il faut bien !
— Vous verrez, Lungé, — dit M. Perret-Cardonnet, —
que votre fdle reviendra de la ville dix fois plus courageuse
et plus avisée que si vous l'aviez gardée a la ferme.
— Peut-être bien I — dit le métayer.
CÉLINE FILLE DES CHAMPS --oS
— Si ]a Morison avait envoyé quelques années sa fille en
servage, elle saurait comment conduire un ménage, tandis
qu'elle ne pense qu'à ses robes et à ses papillotes... La petite
Jeanne, de chez Ligosin, n'est-elle pas bien plus débrouillée?
— Peut-être bien !
Et les deux hommes regardaient Céline comme on examine
une greffe récente ou un jeune plant. Il semblait qu'ils
allaient dire : « Si le beau temps dure, les bourgeons vont
se montrer... » Mais ils regardaient et se taisaient.
Bientôt ils tournèrent le dos à Céline et ils remontèrent la
prée.
Alors elle reprit sa brouette et s'en alla en pensant :
ce Monsieur Perrel-Cardonnet a raison : je m'ennuie chez
madame, mais j'y apprends à travailler. »
Comme elle contemplait au loin l'horizon des terres labou-
rées, elle vit une petite forme d'homme qui menait des bœufs :
elle reconnut que c'était Sylvain et qu'il allait vers les Mou-
rons.
(( Si j'étais restée un peu plus longtemps avec Solange, —
se dit-elle, — Sylvain aurait passé près de nous, et il se serait
arrêté pour causer... »
Céline prit la sapine et la selle sous le noyer et descendit
aux lavoirs.
*
* *
Céline aidait sa mère à faire le ménage, elle conduisait les
brebis aux Mourons, allait traire les vaches avec Laure, tirait
le vin, balayait la salle et la chambre aux alcôves, portait le
déjeuner des bricolins, puisait l'eau, préparait les repas.
Elle rencontrait Sylvain sous le hangar, et elle s'arrêtait
sans lui rien dire pour le regarder scier une planche, son
grand dos voûlé, son bras robuste poussant et ramenant la
scie d'un mouvement régulier.
— Les graines commencent à pourrir dans le silo, — disait
le bouvier, — il faut bien que je raccommode cette vieille
porte.
Et, pendant qu'il ajustait sa traverse, Céline lui tendait les
clous .
■JOJ LA REVCE DE PARIS
Il enfonçait un poteau, et, à chaque coup de maillet, il
faisait :
— Hu!...
Céline lui demandait pourquoi il faisait ce hu ! » alors que
tout le monde fait c< han ! »... Il souriait et continuait de
frapper en faisant :
— Han!...
Mais bientôt il reprenait son habitude et il abattait son
maillet en avançant un peu le menton et faisant :
— Hu!... hu!... hu!...
Le travail achevé, il devenait gaillard et, apelissant ses
yeux bleus, il frôlait de sa main poilue le cou de Céline :
— Eh bien ! — disait-il, — est-ce qu'il ne faisait pas un
brin chaud, l'autre soir, dans le petit pré de la Marivon?
Mais Céline ne se laissait pas saisir et s'enfuyait, toute
réjouie.
Les jours de chaleur oii le chaume étincelle, oii les dindes
sont immobiles à l'ombre de leurs roues bleues, où les pigeons
roucoulent en se poussant de l'aile sur l'arbre mort, oi'i l'on
sent la fraîcheur humide en passant le seuil de la salle, on
allait dans le coin sombre oii dort l'eau froide des seaux et
on buvait de bonnes gorgées au jet raide de la buie de terre.
Quelquefois Céline cueillait les légumes avec Laure, qui
lui disait :
— Rattache bien mon bandeau, une bonne fois, pour qu'il
ne glisse pas quand je me baisse.
Ou bien elle montait le petit escalier lisse et luisant du
grenier et mesurait avec Fanchetle de la féverole et du son.
Et, un matin, il arriva qu'un était au dimanche, que Syl-
vain attelait la jument pour conduire les femmes à la messe
de Saint-Vincent, que Madeleine nouait sous le col de chemise
le foulard écossais du vieux, que Céline, avec sa robe jaune à
volant, courait aux écuries pour dire adieu à son père, que
Fanchette, Solange, Laure, Madeleine, Céline, le vieux, s'en-
tassaient dans la carriole et qu'on partait.
Sous le fouet de Sylvain la jument allait vile. La route
filait entre les roues sonores. Solange racontait comment la
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 705
belle Marivon était tombée dans l'eau et elle fit rire tout le
monde. Le vieux remuait les yeux et souriait en branlant la
tête. Céline, avec tristesse, regardait un coin de sa malle qui
était sous la banquette. On rencontrait des paysans qui
avaient des blouses bleues et brillantes et de grands chapeaux
de feutre, des enfants que leurs parents tiraient par la main,
des vieilles en capes et des femmes avec des coiffes de tulle
blanc et des robes vertes et roses.
On fut bientôt a Saint-Vincent, on passa le pont, on vit la
femme du coiffeur qui a de beaux yeux. Et, le cheval dételé,
on alla en groupe, accostant dans la foule des paysans que
l'on connaissait.
A l'église, on prit des chaises, on s'agenouilla.
Des hommes en blouses raides, des enfants en veston, des
femmes avec des paniers d'osier, des filles aux petits bonnets
blancs fraîchement repassés, tous ces gens arrivaient, et leurs
pas bruissaient sur les dalles.
Le vieux, le dos courbé, son petit chapeau rond à la main,
gagna la sacristie, oii la Reméry, qui offrait le pain bénit
pour l'âme de son mari défunt, lui donna une large croûte
jaune et quadrillée, enveloppée d'un linge blanc.
— Bonjour, Clément.
Cheville et Taude étaient là, et tout en taillant leur pain
bénit, tendaient une main au vieux du Mai.
— Bonjour, Cheville, bonjour, Jean... Ha! haï haï...
Le vieux traça de la lame de son couteau une croix au
revers de la galette, puis, l'appuyant d'un côté à la table, de
l'autre à son menton, il se mit à la couper en petites portions
carrées.
Dans les bancs fermés, aux pupitres étroits et aux portes
brunes qui grincent, des dames lèvent ou inclinent leurs cha-
peaux fleuris ; des tabourets de bois remuent ; un enfant, la
tête dans un petit bonnet de paille, vagit.
Au fond du chœur, dans l'atmosphère tiède oïi le jour gris
de l'église se mêle aux rayons bleus des vitraux ensoleillés,
le vieux curé dit la messe avec sa voix de chèvre, cependant
qu'un cierge penché mire sa flamme rose sur la tête glabre et
reluisante.
Puis, dans le silence, on entend un bruit net de sabots sur
i5 Février igoS. 3
706 LA REVUE DE PARIS
la pierre : Jean Taude, Cheville et le vieux du Mai sont sortis
de la sacristie avec leurs « nids de pigeons » pleins de galette,
et, tenant à deux mains les longs manches de bois, ils intro-
duisent les corbeilles entre les rangs des assistants, comme
des pelles à pain dans des fours.
Céline est agenouillée à côté du panier de beurre de Fan-
chette. Comme on lui ollre trois fois du pain bénit, elle
mange un morceau et met les deux autres dans sa poche. Les
yeux un peu rouges, les mains tremblantes, elle prie en
regardant autour d'elle. Elle somnole. Elle ne songe à rien. Il
faut que la messe finisse, que sabots, corbeilles, capes, blouses,
parapluies s'entrechoquent autour d'elle pour l'éveiller.
Alors on retrouve Sylvain au café Chardon. La jument est
attelée. Fanchelte, son panier sur la hanche, se hâte en boi-
tillant d'aller vendre son beurre au marché. Céline embrasse
sa mère qui parle de pintades avec la Pournine de C'iavières.
— Adieu, ma Solange I — dit Céline.
Laure veut l'accompagner jusqu'à la ville et monte dans la
carriole avec elle. Sylvain fouette la jument.
Le vieux sort de l'église et, de ses deux mains trembleuses,
pose son petit chapeau rond sur sa tête jaune. Céline lui dit
adieu avec la main.
*
* *
Laure et Céline, Tune en face de l'autre, leurs quatre
pieds sur la malle de bois, sursautent dans la carriole.
Laure se tient la joue dans la main : elle n'a pas son ban-
deau sur les oreilles, parce que c'est dimanche. Mais elle a
tout de même mal aux dents.
— Tu m'écriras des lettres, — dit Céline, en se penchant
A^ers son amie pour dominer le bruit des roues. — J'ai dit à
Solange de m'écrire, mais il faudra que tu me donnes, toi
aussi, des nouvelles du Mai.
— Oui, — dit Laure, — je t'écrirai souvent, souvent... Et
tu me répondras des grandes lettres!
Entre les petits arbres de la route, la jument, à longues
enjambées, file son trot.
Céline a envie de parler à Sylvain, de lui dire : « Son-
CELINE FILLE DES CHAMPS '7O7
geras-tu k moi quelquefois? » Mais elle n'ose pas le faire, k
cause de Laure. Et Sylvain fouette la Grise : il n'y a pas de
temps k perdre, si l'on veut être de retour pour midi.
Mais la Grise marche bien : on est vite en vue de Vitry,
qui étend ses toits violets au bas du vallon. Peu k peu on
distingue les clochers qui s'effilent sur le ciel, les chemi-
nées qui fument... On est dans la Grande Rue aux pavés
cahoteux, puis on traverse la place de l'Eglise, on arrive dans
la rue de madame Juglan. Céline indique la porte oii il faut
s'arrêter.
— Allons, il faut se dire au revoir 1 — fait Sylvain, sans
descendre de la voiture.
— Vous entrerez bien, un moment, pour voir comment c^est
fait chez ma patronne? — dit Céline.
— Oh! oui, — dit Laure.
Sylvain se résolut k descendre, attacha son cheval au
crochet du contrevent et entra dans le vestibule, en se
balançant de droite et de gauche sur ses jambes arquées et
en laissant baller ses bras.
Céline montrait sa cuisine k la petiie Laure, qui regardait
de tous côtés avec des yeux futés.
— Voilk le fourneau avec le bain-marie, le four... Voilk
la lessiveuse, voilk l'évier avec l'eau de la ville...
— Comme c'est commode 1 — dit Laure, en faisant tourner
le robinet.
— Dépêchez-vous, bon Dieu! — dit Sylvain; — il faut
que nous soyons k Saint-Vincent k midi...
Céline fit visiter la salle k manger, le salon, la chambre de
madame... Elle introduisait Laure et Sylvain et allait vivement
pousser les volets, puis elle donnait l'explication détaillée.
Laure ne disait rien et observait tout k la dérobée. Sylvain
aimait k toucher les meubles, les objets, avec sa grosse main,
et il disait :
— Voilk un narguilé!...
— C'était feu monsieur Juglan qui fumait avec cette pipe-
Ik, — déclarait la petite bonne.
— Voilk un éventail de plumes de paon!
Et Sylvain, le prenant par le manche, le faisait tourner de
toutes ses forces sous le nez de Laure, qui reculait en riant.
708 LA REVUE DE PARIS
Céline les éloniia surtout en manœuvrant les robinets et
les soupapes de la salle de bain.
— Et la chambre? — demanda Laure, — montre-la-nous!
Sylvain prit la malle sur son épaule et on grimpa jusqu'à
la mansarde.
Céline ne fut pas lière de montrer son bahut de bois blanc,
sa petite glace, ses chaises dépaillées, son lit de fer et sa peau
de chèvre.
Sur la cloison de planches étaient collées des images décou-
pées dans VJllustratii)n et qui attirèrent l'attention de Sylvain :
— Voilà monsieur Constans, — dit-il, en posant le doigt
sur un portrait ovale. — Je le connais... Il est bien ressem-
blant... Il a de tout petits cheveux grisonnants qui luisent au
soleil. Je l'ai vu, un jour qu'il passait la revue à Oran, et
qu'il courait à cheval devant le bataillon, avec son chapeau
à la main...
Les yeux bleus de l'ancien zouave brillaient comme de
l'acier, et Céline les regardait avec admiration.
— Allons, cette fois, il faut s'en aller!
On descendit l'escalier en silence, on traversa, l'un der-
rière Tautre, le corridor.
Sur le seuil, Laure embrassa Céline, ne disant rien pour
ne pas pleurer. Puis, comme Sylvain lui disait au revoir,
Céline s'approcha si près de lui en le tirant par sa blouse
qu'il fallut bien que le bouvier baissât la tête pour toucher
du bout des lèvres sa joue rougissante.
— Voilà madame! Bonjour, madame!...
— Bonjour, ma petite Céline!
Par la portière madame Juglan tendit à sa bonne son sac,
ses cartons, son parapluie, et, chargée de couvertures et de
manteaux, elle sauta à bas du wagon.
— Adieu, monsieur le curé, — dit-elle aussitôt en se re-
tournant, — adieu, mes sœurs...
Elle ferma la portière et alla embrasser sa petite bonne.
— Eh bien! ma chère petite, tu t'es bien portée pendant
mon pèlerinage ?
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 7O9
— Mais oui, je remercie madame... Madame a fait un bon
voyage ?
— Un saint, pur et admirable voyage, ma chère enfant I
— dit madame Juglan fermant les yeux et hochant la tête.
Elles traversèrent la foule, débouchèrent sur la place de la
gare, et madame Juglan demanda :
— Tu n'es pas trop chargée ^
— Mais non, madame : ce n'est pas lourd.
Elles rencontrèrent des dames qui se disaient : ce Voilà
madame Juglan qui revient de Lourdes », et qui saluaient en
souriant. Comme elles arrivaient sur la place de l'Eglise,
M. le curé Flouvard sortait du presbytère. Il leva les bras au
ciel et s'empressa au devant de son amie :
— Ma chère madame I ma chère madame !
— Mon cher abbé, vous voilà I... Je suis contente de vous
voir... Ah! si vous saviez!...
Et madame Juglan se mit à parler, à répondre, à ques-
tionner, à raconter.
— Venez jusque chez moi, monsieur l'abbé.
Tous les trois entrèrent dans la maison, et madame Juglan
avait encore son chapeau qu'elle défaisait déjà ses paquets pour
étaler devant l'abbé et Céline des chapelets, des statuettes,
des livres d'heures, des scapulaires et des crucifix qui fai-
saient leur admiration. Céline ouvrait de grands yeux; mon-
sieur l'abbé regardait, les mains sur le ventre.
— Tout cela est bénit, — disait madame Juglan.
De son sac de cuir, qui fermait à clef, elle tira une boîte
de carton et l'offrit à M. Flouvard :
— Cela, c'est un petit souvenir pour mon ami monsieur
le curé.
L'abbé ouvrit le paquet religieusement et développa un
magnifique ciboire de vermeil :
— Vous êtes vraiment trop généreuse, ma chère fille !
Quelle fine ciselure, quelles formes élégantes! quelle œuvre
merveilleuse !
Une autre boîte fut donnée à Céline, qui déroula une chaî-
nette d'or où pendaient un scapulaire de flanelle, à l'image de
saint Denis, et une médaille d'argent, à l'image de Notre-Dame.
710 LA REVUE DE PARIS
— Ohl c'est trop beau, madame; je n'oserai jamais mettre
ça à mon coul
Madame Juglan, ayant fait deux heureux, se décida à
s'asseoir et, tout en goûtant leurs remerciements émus, elle
ôta ses gants, son chapeau, ses bottines, et prit ses pantoufles.
Quand l'abbé fut parti, Céline servit le dîner. Mais madame
Juglan mangeait mal. Elle piquait une bouchée et elle racon-
tait la procession à la grotte miraculeuse, en brandissant sa
fourchette comme un étendard.
— Et l'église, la belle vieille église du onzième!... Et les pe-
tites chapelles aux murs garnis d'ex-voto somptueux!... Pour
témoigner de ma joie etdema vénération, j'y ai mis, moi aussi,
une modeste ofl'rande à l'adresse de Notre-Dame : un petit
cœur d'argent avec une flamme dorée et des gouttes de sang
en grenats...
Elle parlait de tant de choses et si longuement que la sauce
se figeait autour de sa viande et que Céline pensait :
(( Madame va me dire que sa viande est froide et que j'ai
encore oublié de faire chauffer son assiette... »
Mais elle se trompait. Madame Juglan ne songeait guère h
faire des reproches à sa bonne. Elle racontait son pèlerinage
et mangeait sans y prendre intérêt.
Quand elle eut fini, et que Céline ôta le couvert, et alla
dîner à son tour, madame Juglan la suivit dans la cuisine et
alla s'asseoir en face d'elle pour lui décrire la foule de prê-
tres, de curieux, de marchands et de fidèles assemblés sur la
place de l'Eglise, à Lourdes, à l'heure oii le carillon des
cloches annonce la sainte messe à tous les échos du gave et
de la montagne.
* *
Quand Céline, le lendemain matin, alla porter son petit
déjeuner à madame Juglan, elle la trouva endormie et n'osa
l'éveiller. Sa figure posée sur son grand bras maigre, à moitié
cachée par ses cheveux gris et jaunes, son œil fermé, tout
rétréci de fatigue, son long nez, comme étiré, sa bouche entre-
bâillée entre ses lèvres retombantes émurent la petite bonne.
CELINE FILLE DES CHAMPS yl I
« Madame paraît bien éprouvée par son voyage », pensa-
t-elle.
Mais le bruit de la cuiller sur l'assiette fit sursauter ma-
dame Juglan.
— Mon Dieu! quelle heure est-il? — s'écria-t-elle, déjà
assise sur le bord de son lit.
— Mais il n'est que sept heures I — dit Céline. —
Madame devrait rester au lit pour se reposer.
— Sept heures 1
Et, debout, dans sa grande chemise, elle courut sur le par-
quel, en dressant les doigts de pieds, ouvrit sa fenêtre et
poussa les volets...
Un quart d'heure après, madame Juglan était dans sa salle
à manger, elle ordonnait ses souvenirs de Lourdes sur le
marbre de la commode.
Céline l'admirait.
— J'ai de quoi reconstituer entièrement la scène de la
Crèche, — disait madame Juglan.
Au miheu, elle plaça le petit Jésus rose qui levait les bras
et les jambes sur un fond de paille dorée ; saint Joseph et la
Vierge le veillaient; et, auprès de lui, saint Jean-Baplisle,
avec ses grands yeux bleus et ses cheveux frisés, souriait en
tenant sa petite croix rustique.
— Voici Gaspard, — disait madame Juglan. — Il apporle
des colliers d'or à l'enfant divin. Voici Melcliior.
— C'est un petit nègre ! — dit Céline en riant.
— Melchior, deuxième roi mage, était noir, en effet. Il
offre de l'encens à Jésus. Balthazar, enfin, tient un coffret
d'argent qui renferme la myrrhe... Tu sais bien, ma petite
Céline... le cantique :
— Qu'as-tu vu. bergère,
Qu'as-tu vu?
— J'ai vu trois mages
Venant d'Orieait
Offrir leurs hommages
Au petit enfant.
— Quels hommages, bergère.
Quels hommages?
— Le premier, de l'or ;
712 LA KEVUE DE PARIS
Le second, la myrrhe ;
Le troisième, l'encens :
Voici leurs présents.
Céline écrivit le soir à Solange :
« Ma chère Solange,
» Je m'ennuie bien de ne plus être avec toi. Mais madame,
qui est revenue de Lourdes, est bien aimable. Elle m'a rap-
porté une chaînette de cou qui est en or et très belle : je l'ai
beaucoup remerciée; elle a une médaille en argent de Notre-
Dame et un scapulaire de saint Denis qui protège des acci-
dents. Je suis bien contente. J'ai eu bien du chagrin quand
Laure avec Sylvain m'ont laissée toute seule ici ; mais, enfin,
il ne faut pas être trop exigeante. Je sais que c'est pour mon
bien que je suis en service. M. Perret-Gardonnet le disait
jeudi à mon père. Il disait que je saurais bien travailler quand
je reviendrais. Allons, je te quitte, ma bonne Solange, pour
aller au Salut avec Madame. J'embrasse Laure et aussi ma
mère Madeleine, et tout le monde. Donne-moi des nouvelles
de Chauvet. qui avait du mal dans l'œil à cause du maïs qui
était corrompu. Ecris-moi. Je t'embrasse de tout mon cœur.
» Ta fidèle amie pour la vie,
)) CÉLINE LUNGÉ. »
Madame Juglan, ayant disposé sur une boîte d'acajou,
derrière la crèche, un petit autel composé de flambeaux, d'un
tabernacle complet , d'un petit évangile, d'un encensoir
en aluminium et d'un ostensoir de plomb doré, mûrit une
pensée secrète.
Elle pria Céline de lui chercher un mouchoir de batiste
festonné, et. sur ce linge élégant, rétablit son délicat autel.
— Est-ce assez joli! — demanda madame Juglan,
— Un vrai autel à dire la messe! — répondit Céline.
Madame Juglan eut un frisson.
Quand M. l'abbé Flouvard vint faire sa partie, il trouva
son amie distraite.
CÉLINE FILLE DES CHAMPS Jl'd
— A VOUS, chère amie, — disait-il.
Elle se trompait de domino, oubliait de jouer.
— Mais piochez donc !
A la fin, madame Juglan dit à l'abbé Flouvard :
— Mon ami, voulez-vous dire la messe sur mon petit autel
de Lourdes ?
— Tiens, c'est une idée!... Mais comment donc! avec grand
plaisir. . .
— Tous les objets étant bénits, je ne crois pas qu'il y ait
d'empêchement canonique à ce que...
— Absolument aucun, ma chère enfant. Le bon Dieu sait
discerner la bonne inlenlion de la tromperie.
Madame Juglan était heureuse.
Peuples chrétiens, ouvrez les yeux
A cette merveille des cieux. . .
Madame Juglan chantait, son binocle au bout du nez,
battant la mesure avec son doigt.
— Madame, c'est monsieur le vicomte.
M. de Ghoulaine, le chapeau en arrière, la canne brandie,
entra en disant :
— Parbleu! j'en sais, moi aussi, un beau cantique:
Les bourgeois de Chartres
Et ceux de Montlhéry
Menèrent tous grande joie,
Cette journée-ci,
Que naquit Jésus-Christ
De la Vierge Marie,
Où le bœuf et l'ânon.
Don, don,
Entre lesquels coucha,
La, la.
En une bergerie...
Madame Juglan ôla son binocle pour regarder son ami,
— J'ai encore de la voix, entendez-vous? — dit le vicomte. —
Mâtin, voilà un reposoir! — ajouta- t-il,. en désignant l'aulel.
•yi'l LA REVUE DE PARIS
— Mais oui... un petit autel... Monsieur le curé y viendra
dire une messe.
— Vrai?... Alors je suis de la partie : je ferai l'enfant de
chœur, avec Céline.
— Gaston, vous n'êtes jamais sérieux I
— Vous ne me ferez pas croire que l'abbé va vous dire une
messe sur votre commode 1
— Pourquoi non?
— D'abord il n'en a pas le droit, je sais cela. Je me suis
donné assez de mal, du temps de ma vieille mère, pour obtenir
que le curé Goperond vînt dire la messe à la chapelle du
château, et, finalement, je ne l'ai pas obtenu... C'est même
pour cela que je ne vais plus à la messe...
Madame Juglan était abattue.
Le soir, elle ne dîna pas.
Mais, dès le lendemain, elle avait une autre préoccupation.
Elle écrivit, toute la journée, des lettres aux personnes qu'elle
avait connues à Lourdes, et notamment à l'excellent abbé
Treguiez, curé de Keramezec en Bretagne,
Madame Juglan, sur un escabeau, cherchait la boîte aux
clous dans le placard verdâtre et poussiéreux plein de fioles
et de papiers d'emballage.
— Céline, va donc m'acheter des crochets et des pitons.
Céline, avec ses huit sous dans la main, courait chez le
quincaillier.
On étalait un rosaire sur la glace de la chambre de
madame. On tendait une flanelle bleue et on y piquait une
image du Sacré-Cœur et des prières en gothique à bordures
rouges.
Et, de temps en temps, Céline recevait des nouvelles du
Mai :
(( Ma chère sœur de lait,
» Je suis bien contente que madame Juglan soit mieux
avec loi. Ici, c'est toujours le même travail. J'ai été à la
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 7x6
foire de Saint-Aout avec Sylvain et nous avons vendu douze
lots de brebis. Notre maître était content. On dit que le petit
Philippe à la Grillonne est bien malade : la pauvre femme
est bien affectée. Le neveu de M. Perret-Cardonnet est venu
ce matin pêcher à la ligne. Il n'a rien pris. Mère Madeleine
a toujours grand mal aux yeux, et, quand elle souffre, ça la
rend très coléreuse. Il y a un nouveau à l'écurie : il s'appelle
Désiré; il est poli et bien honnête.
» Solange te fait son compliment et t'embrasse. Et moi, je
t'embrasse aussi de tout mon cœur.
» LAURE.
» J'ai encore eu bien mal aux dents, toute cette semaine,
mais ça passe. »
Cécile répondait :
ce Ma chère petite Laure,
» J'ai beaucoup de peine de savoir que tu as encore mal
aux dents. Je vais prier le bon Dieu pour qu'il te guérisse.
Madame me lit toujours la Vie dévote : c'est un livre bien
beau et très religieux.
» Gomme c'est dimanche, j'ai été me promener aux Jardi-
niers avec Clara Vérinot, la bonne du docteur Lebœuf : elle
est bien aimable. Elle a été une fois à Saint- Vincent et connaît
la femme du coiffeur qui a de si beaux yeux et qui demeure
au coin du pont.
» Il faut dire à Solange qu'elle est vilaine de ne pas
m'écrire. Il faut m'écrire très long, sur ma mère Madeleine,
sur le père, sur Fanchette, sur le vieux, sur Sylvain, sur tous,
tu entends, tous.
» Madame se porte bien. Moi, je vous embrasse de tout
mon cœur, Solange et toi et aussi ma mère Madeleine, et
mon père et tous les autres.
» CÉLINE. »
Et elle lisait les adresses des lettres que lui confiait madame
Juglan :
a Madame Hélène Ravelin, 3 bis, rue Guénégaud^ à Paris.
■ylG LA REVUE DE PARIS
— Monsieur Percepied, libraire, rue Saint-Sulpice... Il faudra
prendre un mandat de trois francs pour M. Percepied...)
Monsieur, Monsieur l'abbé Alf. Treguiez, curé de Kerame2ec,
rue du Port-Marie, à Keramezec (Finistère) . . »
Elle les enveloppait dans un morceau du Bon Pèlerin, pour
ne les pas salir. Elle y joignait la sienne :
« Mademoiselle Laure Bornichet, à la ferme du Mai, par
Saint-Vincent (Indre)... »
Et, comme elle s'en allait à la poste, elle songeait que
César, le vieux facteur de Saint- Vincent, allait la mettre, cette
enveloppe, dans son sac de cuir, et partir pour la ferme en
faisant sonner ses bottes sur la route. 11 trouverait Laure et
la taquinerait pour lui donner sa lettre. Puis Laure s'en irait
la lire sur le tas de foin, en la tenant à deux mains pour
bien s'appliquer; ou bien, au bord de l'eau, assise dans une
bancelle... Ou plutôt, comme César passait vers trois heures,
il entrerait dans la grande salle : le vieux se retournerait
avec surprise et en branlant la tête et prendrait la lettre ;
sans doute, il la mettrait sur la cheminée, sous les portraits
encadrés de paille et de rubans, et l'appuierait à une des
grandes tasses bleues aux fleurs dorées.
* *
Madame Juglan entra dans la cuisine et dit a sa bonne à
demi-voix :
— Il y a dans le vestibule un marchand d'oiseaux que j'ai
trouvé sur la place de l'Eglise. Il m'a proposé très poliment
de me vendre des colibris et je ne veux pas le renvoyer sans
lui faire la charité. Il a l'air très malheureux. Viens m'aider
à choisir un chardonneret ou un serin.
On fit entrer l'oiselier avec sa petite voiture gazouillante
par la porte de la cour.
— Montrez-nous votre marchandise, — dit madame Juglan.
Il enleva la housse de toile verte qui cachait les cages et
on vit une multitude sauteuse, grimpeuse et agitée qui ga-
zouillait, roucoulait, pépiait et silllait.
Il y avait des perroquets et des mauviettes, des rouges-
CELINE FILLE DES CHAMPS "jl^
gorges el des piverts, des cmerillons et des mésanges, des
moineaux et des oiseaux de paradis, des geais, des bengalis,
des pinsons, des sansonnets, des coucous, des bruants-fous,
des linottes, des chardonnerets...
— Donnez-moi un serin pour tenir compagnie à mon mal-
heureux petit Jaunet.
L'oiselier en désigna une dizaine dans une cage basse, et
Céline s'écria :
— Voilà le plus joli!
— En effet, — dit l'oiselier, — c'est un des plus beaux.
— Il a un bien gros bec, — dit madame Juglan.
Le marchand prit le serin et l'examina.
— C'est une femelle, — dit-il.
— Tant mieux! — dit madame Juglan. — Puisse-t-elle
inspirer de joyeux sentiments à mon Jaunet.
— Vous m'achèterez bien aussi ce joli cul-blanc, — dit
l'oiselier.
— Quelle horreur! — fit la vieille dume.
— Que dites-vous de ce superbe coucal?
Le coucal, arcbouté solidement à une branche, montrait
son ventre brun et noir, et agitait nerveusement sa queue
rou2:e.
— Oh! la jolie bêtel — fit Céline.
On acheta le coucal.
Et on acheta aussi un cyitostome, qui avait les ailes vertes,
le ventre jaune et « la gorge métallique, parce qu'il était
mâle » ; un griset, qui c< aurait, au printemps, prochain, un
plumage magnifique »; un conopophage, qui avait une toute
petite queue, de grandes pattes et un bec crochu et manœu-
vrait au trapèze comme un acrobate, — et enfin, comme le
marchand, qui avait examiné Jaunet, le jugeait incapable
d'aucune galanterie à l'égard de la compagne qu'on lui don-
nait, on choisit deux jolis serins mâles pour le seconder.
L'oiselier dicta à Céline la liste des aliments nécessaires à
chacun des oiseaux.
Quand il fut parti, madame Juglan dit à sa bonne :
— Il ne les vend pas bon marché, ses volatiles.
— Ils sont si jolis! — répondit Céline. — El il assure qu'il
en a qui viennent de la Malaisie et de l'Alaska !
7l8 LA BEVUE DE PARIS
Elles passèrent toute la journée à regarder à travers les bar-
reaux des cages. Le cyrtostome mâle paraissait fort ennuyé ;
il observait la vieille dame en tenant de profil sa grosse tête
bleue. Son voisin Attila paraissait furieux : il se cachait der-
rière sa boîte à graines et. par moments, sifllait de toutes ses
forces ; Céline était obligée de frapper sa cage pour qu'il se
tût. Le griset se baignait sans façon. En vain ses trois cama-
rarades sautillaient en gazouillant autour de Jaunet.
— Mais sois donc un peu aimable! — disait madame Juglan.
Il restait immobile et bourru.
Le coucal s'était collé dans un coin et continuait d'agiter
sa queue de pourpre. Le conopophage, au contraire, voletait
comme s'il eût été en liberté. On lui avait donné la plus
grande cage et il courait dans tous les sens, criait, sautait, se
balançait, pirouettait.
— Celui-ci est ce impossible », — dit madame Juglan.
Et Céline, en battant des mains, s'écria :
— Nous l'appellerons le Singe !
Puis elle se sauva en disant :
— Et le dîner que j'oublie!
Le soir, madame Juglan fit à sa bonne la lecture de la Vie
Dévote dans la chambre des oiseaux.
La petite bonne ne s'ennuyait pas.
Madame Juglan ne la conduisait plus devant sa commode,
parce qu'elle n'osait plus parler de son autel depuis qu'elle
savait qu'on n'y pouvait pas dire la messe. Mais Céline
aimait à y venir faire sa prière le matin, en regardant les
yeux bleus de saint Jean et la figure du nègre Melchior, qui
était habillé de soie rouge et tenait à la main un petit encen-
soir d'argent.
Sa maîtresse n'avait pas tout à fait perdu l'habitude de
gronder, mais Céline n'en souffrait plus, et, quand elle la
voyait tempêter, elle songeait seulement : « Madame se fait
du mal, à se manger le sang pareillement!... »
Et elle accomplissait son travail quotidien avec une tran-
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 7 I ()
quille sagesse, trouvant du plaisir à faire quelque commission
au presbytère, oii elle voyait l'excellente Elodie, et de l'hon-
neur à aller tous les jours arroser à l'église les pots de fleurs
dont madame Juglan avait orné la chapelle de la Vierge.
Et que de consolations dans les lettres que Laure lui écri-
vait sur le bout de la grande table, avec l'encrier pris sur le
placard aux livres de messe, et le porte-plume de bois recou-
vert de papier doré qu'on avait acheté jadis à la foire de la
la Berthenoux !
Sa. mansarde lui semblait moins solitaire, depuis qu'elle
pouvait se dire : «Laure y est venue, Sylvain y est venu... »
Et, lorsqu'elle regardait le portrait ovale de M. Conslans, elle
songeait : « Sylvain l'a reconnu, il m'a dit : « Je l'ai au en
Afrique. Il a de tout petits cheveux grisonnants qui luisent
au soleil... »
Sur l'enveloppe, Céline vit la grosse écriture enfantine de
Laure. Elle courut en sautillant dans la cuisine et s'assit près
de la fenêtre.
a Ma chère sœur de lait,
» J'ai grand mal aux dents et je ne sais pas quelles choses
te conter pour te l'aire plaisir. Et puis j'ai bien de la peine
parce que Solange ne se conduit pas bien. Elle sort presque
tous les soirs et rentre tard. Ce n'est pas parce que j'ai peur
toute seule ; mais je sais qu'elle va avec Sylvain dans la
grange au blé ; et elle revient lasse et un peu honteuse, mais
bien contente. Je lui avais fait des remontrances, mais elle
ne m'écoutait pas ou se moquait de moi. Je ne lui dis plus
rien et, quand elle rentre la nuit avec son cotillon défait et
ses savates pleines de paille, je fais semblant de dormir, parce
que, sans cela, elle me raconte des choses que je suis hon-
teuse d'écouter.
)) Je suis bien malheureuse que tu ne sois pas là pour que
nous causions ensemble. Je ne veux plus causer avec elle.
» 11 y a la Marivon qui est venue aujourd'hui au Mai et
qui pleure toujours quand on lui reparle de sa ferme. Les
730 LA REVUE DE PAHI8
maisons commencent à se rebâtir autour de la place de
Suron, foyer principal de l'incendie. Le petit à la Grillonne
va mieux : on dirait qu'il a des couleurs. M. Perret-Cardonnet
est venu ce matin, et il va faire cimenter l'étable aux porcs,
memement que ton père n'est pas content : il dit que c'est
une dépçnse qui ne servira à rien, qu'il aurait fallu abattre
l'étable et la reconstruire, que cela n'aurait pas coûté beau-
coup plus et que cela aurait été bien plus favorable.
» Ecris-moi, ma chère sœur de lait, et parle-moi encore
de vos oiseaux, d'Attila, du joli cyrtostome, comme lu dis,
et surtout du Singe, si drôle I
» Je t'embrasse de tout mon cœur. Allons, au revoir.
)) LAURE BORNICHET. »
Céline sanglotait. Elle relisait la lettre et imaginait Solange
remontant l'échelle de la mansarde avec sa camisole débou-
tonnée, son jupon tombant, ses savates pleines de paille. Elle
revoyait Sylvain avec le mouvement de menton et le regard
brillant qu'il a lorsqu'il s'approche pour vous caresser: elle
le revoyait avec Solange, dans la grange au blé... « Dans
quel coin de la grange au blé? — songeait-elle. — A l'endroit
oiî l'on met la batteuse, ou bien sous les chevrons où .pen-
dent les fléaux et les vans, ou bien auprès des anciennes
auges, sur le grand tas des sacs vides?... »
Elle monta dans sa chambre pour serrer sa lettre avec les
autres lettres de Laure. Elle regarda la cloison aux images
découpées et pleura davantage dans ses mains.
*
* *
Pendant quelques jours, Céline ne mangea pas. Elle avait
de grands yeux cernés qui effrayaient madame Juglan.
« La pauvre enfant doit avoir une mauvaise constitution »,
se disait-elle.
Et elle la ménageait, ne la faisait pas sortir le soir, donnait
le linge aune repasseuse...
Un matin, comme Céline venait de casser du charbon sous
le petit hangar sombre, et qu'elle prenait un fagot en haut
du tas, elle sentit ses jambes fléchir; et, sur le seuil, elle eut
CELINE FILLE DES CHAMPS '721
un éblouissement : le toit de zinc, le ciel gris, l'eau du baquet
se mêlaient dans son œil en un même miroitement bleu.
Elle se trouva assise sur son fagot.
Gomme elle rentrait à la maison, en suivant le mur, de
peur de tomber, elle rencontra madame Juglan qui lui dit :
— Eh bien, qu'est-ce que tu fais, ma petite?... tu n'al-
kimes pas le feu du salon?...
Céline ne savait quoi répondre. Elle sentait ses yeux se
mouiller. Elle reprit soudain courage et revint au hangar.
Elle cassa des branches, emplit son seau de charbon et
l'emporta. La traversée de celle petite cour lui sembla un
trajet immense. A chaque pas, elle pensait lâcher son fardeau.
Elle réussit pourtant à gagner le perron, monta son seau en
le posant de marche en marche . et en regardant si sa maî-
tresse ne la voyait pas.
Quand elle tomba à genoux devant la cheminée du salon,
elle se crut morte et resta immobile un moment.
Puis elle étendit les branches sur les chenets, arrangea les
morceaux de charbon, qui semblaient lourds comme du plomb
à sa petite main froide. Elle frotta une allumette.
Céline était inerte, les genoux sur le marbre du foyer, les
mains sur son seau, et son menton retombant sur son épaule.
Enfin le feu prit, les branches embrasées pétillèrent et, à
leurs flammes, ses membres glacés se ranimèrent peu à peu.
*
Madame Juglan veillait maternellement sur sa bonne.
Un jour, elle lui dit :
— As -lu bien chaud dans ta mansarde?
— Je n'ai pas froid, — dit Céline.
— Il y a un petit poêle dans la cave : on pourrait le mettre
dans ta chambre...
— Si madame veut.
L'après-midi, l'ouvrier fumiste vint poser le tuyau.
Céline le fit grimper à sa mansarde.
— C'est ici, — dit-elle. — Vous ferez passer le tuyau par
la fenêtre : ce sera plus commode.
Les mains dans les poches de son bourgeron bleu, l'ou-
i5 Février igoS. 4
722 LA REVUE DE PARIS
vrier, qui élait un grand garçon brun, au visage enfumé,
aux mains sales, avec une cigarette éteinte collée au coin des
lèvres, épiait Céline en louchant.
— C'est bien, ma belle, — dit-il en jetant sur le parquet
sa boîte à outils; — nous allons faire pour le mieux.
Il plaça le poêle, ajusta le tuyaulage, fit un trou dans une
vitre.
Céline le regardait travailler, en silence. Sans se retourner,
le fumiste lui dit d'une voix paresseuse :
— Eh bien, jeunesse, j'espère que tu Vas avoir chaud, à
présent!... Peut-être tu aimerais mieux un bon compagnon
dans tes draps?
Céline haussa les épaules et sentit ses joues rougir.
L'ouvrier, qui était accroupi au milieu de ses instruments,
se releva et vint à Céline.
— Je crois que je ne te reviens pas beaucoup, — dit-il en
lui coulant la main sous le menton.
— Laissez-moi tranquille ! — fit Céline en le repoussant.
Déjà, les yeux brillants, il l'avait saisie par la taille. Et,
malgré Céline qui lui frappait le front avec son poing, il par-
vint à lui baiser les joues à pleine bouche.
Céline se sentit soulevée par les jambes et par la taille;
mais elle griffa, frappa des mains et des pieds, et se sauva.
Elle s'enferma dans la cuisine.
— Quelle brute, quelle brute! — murmurait-elle.
Puis, comme elle songeait à Sylvain, elle s'assit sur la
chaise basse, auprès du fourneau, et elle pleura dans son
mouchoir : elle pleurait comme une petite fille qu'on aurait
battue.
Devant sa maîtresse, la petite bonne s'efforce de paraître
gaie, de travailler avec plaisir, d'être satisfaite quand on lui
fait la lecture de saint François d'Assise. Mais, quand elle est
seule, elle relit les lettres de Laure, elle erre de pièce en pièce,
elle regarde d'un air attendri le joyeux conopophage et le
petit griset toujours occupé à prendre des bains et à secouer
ses ailerons bourrus.
Parfois elle s'assied à une fenêtre et, soulevant le rideau,
guette les passants de la triste rue.
CÉLINE FILLE DES CHAMPS 728
En face, il y a la vieille boutique de l'antiquaire, et, der-
rière la vitre sale, la mère Garcet... Elle mâchonne; de sa
main jaune et ridée elle tâche à prendre les mouches qui se
promènent le long du carreau... Une voiture chargée de char-
bon s'avance : c'est un tombereau, noir et lent. On l'a trop
empli, car il en tombe trois morceaux qui roulent à terre,
égrenant une poussière noire...
La porte s'ouvre ; la vieille elle-même tend âon cou ridé de
tortue, sort sa tête plus branlante que de coutume. De ses
petits yeux pointus elle observe la rue : la voiture a passé, il
n'y a personne... Elle trotte, courbée et tremblante, une
corbeille antique à la main ; elle se baisse vers le pavé, et,
de ses doigts crochus, elle ramasse les morceaux, puis la
poussière qui s'en est détachée.
Elle rampe pour rentrer avec son butin ; la porte se
referme...
Pendant longtemps il ne passe rien dans la rue.
Puis la marchande de « sable blanc » paraît au coin de
l'épicerie, où elle arrête son équipage. La, devant, est-ce un
knei' On ne saurait l'affirmer, car il est si lent, si pelé, si roux,
si difforme, que son corps se confond avec les haillons qui
lui servent d'attaches, et le tout ne fait qu'un avec l'informe
voiture qui est k l'arrière.
La vieille femme glapit. C'est de l'absinthe qu'elle vient
chercher dans cette bouteille verdâtre qu'elle tend d'une main
faible à l'épicière. Soudain celle-ci remarque le chiffon noir
qui entoure la coiffe de la vieille :
— Vous êtes en deuil, la mère ?
— L'homme est crevé ce matin.
— Quoi.^*...
— Oui, il était dans le lit, se sentant mal: je lui ai donné
le litre; il n'avait pas plus tôt mis le goulot dans sa bouche
qu'il a tout laissé tomber ; il ne bougeait plus... Je l'ai appelé,
je l'ai pincé ; je lui ai f... des coups : rien n'a fait...
— Alors, il s'est éteint? — hasarde l'épicière.
— Oh ! il est mort, et bien mort. . . Allons, mon litre ! Je vous
paierai en revenant... Hue! cochon! Hue donc, sale cochon!
Elle frappe, à deux mains, la bête. L'équipage se meut. La
petite clochette, à l'arrière, près de l'écriteau : « Sable blanc»,
■72/4 LA REVUE DE PARIS
sonne avec timidité la présence de la laide ivrognesse et, tout
ensemble, le glas de l'homme qui vient de ce crever »...
11 n'y a plus rien dans la rue déserte.
Seul, un mince rayon de soleil joue sur les vitres d'une
fenêtre. Pourquoi le soleil vient-il dans celte rue morte .^
M. le vicomte de Ghoulaine, le venire contre le grillage,
silïlait en vain à Allila l'air de GeidlUe Batelière.
— Mais silïle donc, imbécile I Gentille Batelière des rives
(le VAdour... Est-il assez abruti, ce vieux merle!
— Domino I — fit madame Juglan éclatant de rire. — Mon
pauvre abbé, je vous ai battu comme un lapis.
— Positivement I — fit l'abbé Flouvard.
Et il se leva pour s'en aller.
Céline cousait dans une fenêtre, et elle ne remuait pas,
parce que le moindre geste la faisait souffrir.
Madame Juglan alla reconduire le curé et le vicomte, et,
en rentrant dans la salle des oiseaux pour ranger les domi-
nos dans leur boîte, elle vit que Céline se tenait la tête.
— Qu'as-tu, mon enfant? — lui demanda-t-elle.
— Rien, madame...
Mais Céline s'évanouissait, et madame Juglan l'attrapa
dans ses grandes mains.
Elle retendit sur le canapé, courut chercher des sels, la
ranima.
— Essaie de te relever, mon enfant... Souffres-tu, souffres-tu
beaucoup, ma pauvre petite?
Céline, les yeux à demi clos, se mit sur ses pieds, et ma-
dame Juglan l'aida à monter l'escalier. Mais, au premier
étage, Céline eut une syncope.
Madame Juglan la porta sur le lit de «la chambre à don-
ner». Puis elle alla chercher l'épicier, qui envoya son petit
garçon chez le médecin.
Quelques heures après, l'automobile du docteur Lebœuf
trépidait à la porte de la maison, au grand effarement de la
paisible rue.
CÉLINK FILLE DES CHAMPS 7^5
Le docteur examina la petite bonne, qui lui parut fort ané-
miée.
— Vous ne lui fichez donc rien à manger? — dit-il.
Madame Juglan se récria.
— Otez-moi toutes vos chemises! — dit le docteur àCéhne.
— Voulez-vous une serviette pour l'ausculter? — dit ma-
dame Juglan.
— Inutile, — dit Lebœuf. — Elle est rudement bien, celte
gosse-là!
Il l'examina encore, lui regarda les paupières, la bouche.
L'oreille entre ses petits seins, il la fit aspirer et expirer.
Son visage restait impassible : on ne savait pas s'il était con-
tent ou inquiet. A la fin, il dit :
— Je sors de chez une vieille bancale qui m'a dévoilé tous
les mystères de sa vilaine carcasse. Ça fait plaisir ensuite de
se frotter à une jolie fille... Pourrais je avoir un encrier,
madame Juglan?
M. Lebœuf riait, mais il écrivit une ordonnance où ma-
dame Juglan, par-dessus son épaule, lut bien des mots sé-
rieux et des termes pharmaceutiques très complexes.
— Est-ce très grave? — demanda-t-elle.
Le docteur répondit par un vague grognement.
Quand il eut fini, il se leva et, en posant le bout de
porte-plume, il dit :
— 11 ne faut pas être manchot pour écrire avec ça !
Madame Juglan reconduisit le docteur Lebœuf à son auto-
mobile qui, avec un bruit de soufllet de forge, se mit en
marche.
Quand elle revint au chevet de Céline, la petite bonne
dormait en sanglotant.
*
* *
Céline reposait, à demi éveillée. M. l'abbé Flouvard et ma-
dame Juglan jouaient aux dominos dans la pièce voisine.
Parfois la malade entendait un bruit de pantoufles sur le
parquet : elle devinait que madame Juglan venait voir à
la porte si elle dormait bien. Mais elle ne tournait pas la tête.
72G LA REVUE DE PARIS
L'abbé disait :
— Vous savez, mon amie, qu'EIodie est à voire entière
disposition.
— Je vous remercie, mon ami, — disait madame Juglan,
d'une voix étoulîée ; — j'aurai recours à son obligeance si je
ne puis suffire à soigner ma pauvre bonne. Quant à moi-
même, voyez-vous, je ne suis qu'une vieille femme qui mange
des œufs sur le plat sur un coin de console, et qui se passe
facilement de camériste.
Céline, pendant de longs silences, ne percevait plus que le
glissement furtif des dominos sur l'acajou.
Puis M. l'abbé reprenait ;
— Mais les feux.^*... Vous avez deux cheminées au moins
et le fourneau de la cuisine à allumer.
— Je m'y entends assez, — disait madame Juglan. — Je
vais le malin dans le bûcher avec un fichu et des mitaines,
et je casse du charbon avec le petit marteau.
— Je ne souffrirai pas cela, ma bonne amie : je vous
enverrai Elodie tous les matins pour allumer votre feu.
Céline essaya de remuer, mais ne bougea pas. Le drap fai-
sait un pli sous son épaule et la gênait.
Elle songeait : « Quand donc va-t-elle enfin m'apporter mon
lait?... »
— J'ai reçu une lettre de ce bon abbé Treguiez, — disait-
on dans la chambre voisine.
— Il est en famille, à Keramezec !
— Il demeure avec sa sœur, qui a cinquante ans, et est
restée demoiselle, et trois de ses cousines demeurent à cinq
minutes du presbytère.
Céline regardait le cadran de la pendule.
Elle se disait : « Ce pli du drap, sous mon épaule, me fait
mal. Si j'appelais !^... »
Et elle essayait de discerner les aiguilles, mais elle voyait
trouble : « C'est bête, — pensait-elle; — je les voyais, ce
matin... Je suis comme le vieux cheval du moulin de Veniers
qui est borgne et ne voit de son bon œil que jusqu'à midi :
après, il ne sait plus ce qu'il fait, on le mènerait aussi bien
au grenier qu'à l'abreuvoir. »
L'automobile du docteur Lebœuf stridait sous la fenêtre :
CELINE FILLE DES CHAMPS 72"^
madame Juglan se précipita. L'abbé Flouvard vint à pas
légers dans la chambre de Céline.
Le médecin entra en se frottant les mains :
— Eh bien, comment va ma bonne amie, aujourd'hui?
— Pas mal, monsieur le docteur, — dit Céline, — je vous
remercie.
Il plongea sa main dans le lit.
— Fichtre ! il fait plus chaud là dedans que sur l'auto 1
Et il alla s'asseoir auprès de la cheminée.
— Connaissez-vous madame Defoy ? — dit-il à ma-
dame Juglan.
— Oui, docteur : la mère de la jeune madame RouUier.
— Parfaitement!... Eh bien, madame Defoy a un gosse.
— Vous riez, docteur ? C'est madame Roullier qui attendait
un enfant.
— Madame Roullier a une petite sœur, voilà tout.
— Ce n'est pas vrai.
— Je vous dis que je viens de l'attraper 1
— Et madame Roullier?
— Rien.
L'abbé Flouvard mit sa tête de côté et, avec un geste de
désolation, murmura :
— Et ce pauvre M. RouUier qui me disait hier : ce Mes
vœux sont à leur comble, monsieur le curé : j'ai épousé une
fille unique et elle me donne tout de suite un enfant I . . . »
Le docteur Lebœuf examinait Céline quand on sonna.
Madame Juglan descendit, et remonta avec des lettres, et,
comme elle passait près du lit, Céline vit qu'une enveloppe
portait son adresse.
ce Une lettre de Laure, — songea-t-elle. — Elle me la don-
nera quand le docteur sera parti. »
L'abbé Flouvard vint s'asseoir à côté de Céline, et lui
tapota les mains en souriant.
— Allons, — dit-il, — à présent, ça va aller tout seul.
— Oui, monsieur le curé.
— Prions-nous le bon Dieu, de temps en temps? — de-
manda le prêtre.
— Oui, monsieur le curé, et j'embrasse la petite médaille
de Notre-Dame.
720 LA REVUE DE PARIS
Céline lira sa chaîne de cou, et lendit à l'abbé Flouvard la
médaille et son scapulaire dont la flanelle était chaude et
moite.
— C'est très bien, mon enfant, — dit M. le curé. — Et
avons-nous envie de nous confesser?...
— Je suis donc bien malade, monsieur le curé, que vous
me dites des affaires pareilles?
— Mais non, mon enfant...
Pendant qu'ils parlaient, madame Juglan et le docteur
Lebœuf lisaient dans un coin la lettre de Laure :
a Ma chère sœur de lait,
» Pourquoi ne m'écris-tu pas? Je m'ennuie de toi, depuis
que je ne parle plus à Solange. Elle dit comme ça que si je ne
fais pas comme elle, c'est parce que personne ne veut de moi,
parce que je suis laide. Je sais bien que je ne suis pas jolie,
mais, si j'étais jolie, je sais bien que je ne ferais pas comme
elle. Le vieux ne va toujours pas trop bien, mais il a encore
un bon coup de fourchette. Nous irons dimanche à l'assem-
blée des Loges. Le neveu de M. Perret-Cardonnet est venu ce
malin pêcher à la ligne, mais il n'a rien pris. La Gilberteesl
venue ce matin au Mai : elle a dit devant tout le monde qu'on
ne payait pas comme il faut son fils, que c'était lui qui menait
la ferme, qu'il fallait le payer mieux que cela ou que, alors,
elle lui dirait de ne pas rester à la ferme. C'est bien vrai que
Sylvain travaille bien, mais la Gilberte parle toujours sans
savoir ce qu'elle dit. Il y a aussi le petit à la Grillonne qui
est venu apporter un faisan qu'il avait pris au collet : on lui
a dit que c'était défendu, mais on lui a tout de même acheté
son faisan huit sous. Il élait content. Désiré, le nouveau bri-
colin, est très drôle : quand on ne le regarde pas, il fait des
pirouettes comme les hommes en maillot dans les assemblées.
Chauvet est tout à fait guéri de son œil. Il faut que tu
m^écrives. Je m'ennuie. Ta mère m'a dit l'aulrc jour : « Si
je te vois encore prendre cet air rechigneux, je te calotte! »
Moi, je sais bien que je ne devrais pas avoir l'air rechigneux,
parce qu'on m'a recuellie au Mai par charité, à cause que j'étais
ta sœur de lait, mais je ne peux pas rire : ce n'est pas ma
CELINE FILLE DES CHA.MPS yaO
faute. AlJons, au revoir. Je t'embrasse de tout mon cœur.
Fail-il bien froid dans ta maison?
)) LAURE BORNICHET. »
— Tout cela est bien joli, — dit le médecin, — mais ça
ne modifie pas ma manière de penser.
— Que faut-il faire? — dit madame Juglan.
— La guérir, parce que vous êtes une bonne femme, et
puis la renvoyer dans sa ferme.
Et, en s'en allanl, il s'écria :
— Madame Juglan, je vous préviens que l'abbé Fiouvard
conte fleurette à votre petite bonne... Hardi, monsieur le curé!
Je vous fais mon compliment...
Quand le médecin fut parti, on voulut faire prendre à Cé-
line une potion rougeâlre qui sentait la viande crue, mais elle
la rejeta avec une grimace. On posa le bol sur une table de
nuit.
«Je ne veux pas avaler leur médicament: ça me dégoûte! »
songeait-elle.
Elle était fatiguée, avait besoin de sommeil, mais la fièvre
la tenait éveillée. Elle regardait le bol bleu et la frêle vapeur
qui s'en élevait, et elle songeait :
« Derrière ma boîte à fil, à côté de ma glace, il y a un
morceau de pain bénit que j'ai rapporté de Saint-Vincent. Je le
mangerais bien, si je pouvais aller le chercher... Ma lettre!
lis sont bêtes de ne pas me donner ma lettre... Elle doit
parler de Solange : elle dit peut-être que ce n'est pas
vrai qu'elle va dans la grange avec... Tiens, c'est peut-
être parce que je suis comme le petit a la Grillonne que
je vais mourir un de ces jours. On dit qu'on ne sait pas,
que ça peut durer, que ça peut durer... mais guérir, non,
jamais, jamais!... Le vieux, il n'a pas ça, lui!... Je suis
bien sûre que c'est une lettre de Laure qu'elle lisait à la
fenêtre. Pourquoi ne me la donne-t-on pas, celte lettre? Parce
que je suis une pauvre fille qui va mourir. Ah! c'est bête...
Il est très aimable, M. Lebœuf. Il a une grande barbe qui me
chatouille le dos quand il écoute si j'ai encore un peu de vie
dans le dos... L'ouvrier fumiste avait aussi de la barbe.
Aïe! aïe! m'a-t-il fait mal au bras, ce vaurien-là!... J'aurais
'jHo LA REVUE DE PARIS
mieux fait de le laisser faire : je serais peut-être morte tout de
suite... Ils m'ont pris ma lettre parce que je commence à être
morte... Ah I mon pauvre Silvain, mon pauvre Sylvain I... »
*
* *
Quand elle put se lever, Céline, au bras de sa maîtresse,
descendit dans la chambre des oiseaux.
Auprès de la cheminée, un châle sur les genoux, elle
regardait se battre les serins, assistait à la baignade du griset,
à la gymnastique du conopophage.
Elodie venait, de temps en temps, lui tenir compagnie ;
madame Juglan lisait à haute voix; M. de Ghoulaine appre-
nait à la petite bonne le besigue et l'écarté.
Enfin, sa convalescence avançait. Elle pouvait manger,
marcher, sortir.
Selon le conseil du docteur Lebœuf, Lungé vint chercher
sa fille. Et quand Céline monta dans la carriole, madame
Juglan lui prodigua de larmoyants adieux, l'embrassa, et lui
fit présent des Histoires édifiantes du Révérend Père Le Borel.
PIERRE DE OUERLON
(La fin au prochain numéro.)
LETTRES DE SAINTE-BEUVE
A
VICTOR HUGO
ET A
MADAME VICTOR HUGO
RETROUVÉES ET PUBLIÉES
PAR
M. GUSTAVE SIMON '
VII
COMMENT FINIT L'AMOUR DE SAINTE-BEUVE
Dans cette dernière période de la correspondance entre Victor Hugo
et Sainte-Beuve, — de i83i à i83/i, — le nom de madame Victor
Hugo a été prononcé à peine ; on n'en sent pas moins sa présence à
toutes les lignes. Nous avons nous-même cessé de parler d'elle: il
nous faut donc revenir un peu en arrière. Nous l'avons laissée, au
mois d'août i83i, en pleine crise morale, profondément affectée des
angoisses jalouses de son mari et du bannissement de son ami. Elle
était d'ailleurs physiquement souffrante, fatiguée par l'allaitement de
sa petite Adèle et par des douleurs de reins qui se prolongèrent près
de deux années après ses couches. Son chagrin, en voyant souffrir,
et souffrir par elle, deux êtres chers, n'était pas fait pour rétablir sa
santé.
Elle ne tarda pas à être rassurée sur le compte de son mari. Victor
Hugo ne voyait plus Sainte-Beuve auprès de sa femme ; il n'avait
plus à s'inquiéter de regards échangés, de serrements de mains, de
mots à voix basse. Dès lors, il ne pensa plus qu'à poursuivre en paix
sa tâche nécessaire, son œuvre. Il se rencontrait avec Sainte-Beuve,
I. Voir la Revue des i5 décembre igod, i''"' et i5 janvier igoS.
7^2 LA REVUE DE PARIS
soit rue du Montparnasse, soit chez des amis communs, soit au restau-
rant: Sainte-Beuve protestait de son zèle et de son dévouement, et ses
lettres, on l'a vu, ses actes aussi, ne contredisaient pas ses paroles.
Victor Hugo y ajoutait pleinement foi : il croyait à l'amitié, à l'hon-
neur, au sacrifice ; il avait ce ridicule. Pour ce qui est de sa femme,
il la connaissait bien, il connaissait la droiture de son caractère et
l'élévation de ses idées; il la savait incapable de dissimulation et de
mensonge; il avait en elle une confiance absolue qui ne s'est pas
démentie un seul instant, dans tout le cours de sa vie. Il vivait donc
maintenant tout au travail, en pleine sécurité.
Mais la bonne et grande âme de madame Victor Hugo, tranquille de
ce côté, restait émue et alarmée du côté de Sainte-Beuve. L'exil qui lui
était imposé, et qu'elle-même avait reconnu nécessaire, n'en était pas
moins dur et devait lui être bien douloureux. Froide peut-être, — on
l'a dit, — de tempérament, elle n'était certes pas froide de cœur : il
n'était guère possible de l'avoir plus sensible et plus tendre; elle souf-
frait avec tous les souffrants, à plus forte raison avec ceux qu'elle
aimait et dont elle était aimée. Les lettres de Victor Hugo lui-même ne
laissent pas douter qu'elle n'ait été atteinte et troublée par l'ardente
passion de Sainte-Beuve, et, à moins d'être de glace, quelle femme,
si honnête qu'elle fût, n'en eût été touchée .►* Il faut aussi se rappeler
qu'on était au temps de l'amour romantique, qu'on était en i83i,
l'année de Didier et d'Antony. Pour jouer ces rôles, Sainte-Beuve,
s'il n'avait guère le physique de l'emploi, en avait pris du moins le
langage : on se rappelle la lettre où il se dit « farouche et fatal ».
Adèle Hugo, qui avait eu le roman de la jeune fille, avec toute sa
poésie, pouvait rêver, dans cette atmosphère de fièvre, d'avoir le
roman de la femme, sans toutefois le laisser aller au delà de ce
qu'admettait sa nature calme et douce. Le moins qu'elle pût faire
pour le pauvre Sainte-Beuve banni, c'était de chercher à consoler
son exil, et c'est probablement vers ce temps-là qu'elle commença à
lui écrire. Il lui répondait, et parfois joignait à sa lettre des vers dans
le goût des Consolations, avec cette grave différence que ce que ces
vers exprimaient maintenant, ce n'était plus l'amitié, c'était l'amour.
Rien à redire pourtant, jusque-là, à cet échange de pensées et de
tendresses entre deux âmes plus ou moins blessées. Le blâme com-
mence quand l'un des deux intéressés répand au dehors le délicat
secret et manque le premier au respect qui le devrait entourer.
Victor Hugo, lorsqu'il avait demandé à Sainte-Beuve de cesser
chez lui ses visites, lui avait indiqué plusieurs raisons à donner pour
expliquer son absence. Mais ces prétextes, aux yeux des habitués de
la maison, devaient sembler bien insuffisants pour justifier la com-
plète disparition de Sainte-Beuve. A celte époque, Victor Hugo qui,
avant d'avoir trente ans, avait fait Notre-Dame de Paris, Hernani et
LETTRES DE S AIIN T E-BE U V E 'ySS
les Feuilles d'Automne, exerçait autour de lui une espèce de royauté,
royauté aimable et fraternelle, librement consentie. Il faut lire les
lettres, les vers que lui adressaient les poètes d'alors, les deux Des-
champs, Gautier, Ulric Gutlinguer, Fouinet, Arvers, Lamartine lui-
même, pour savoir avec quelle admiration aiïectueuse et quel respect
cordial ils lui parlent. Sainte-Beuve, pendant des années, avait été le
second et Y aller ego du maître aimé : on s'adressait aussi bien à lui
quand on avait quelque chose à demander à Victor Hugo. Et voilà
que ces inséparables s'étaient brusquement et complètement séparés ;
pourquoi .^ La vanité de Sainte-Beuve ne souffrit pas qu'on en ignorât
longtemps la véritable raison : la maison de Victor Hugo lui avait été
fermée parce qu'il aimait madame Victor Hugo. Mais, si on l'éloi-
gnait, c'est donc qu'il était dangereux? 11 en convenait sans trop
d'elTort : il aimait — et il était aimé !
A défaut de documents directs, nous avons ici un précieux témoi-
gnage, celui de Fontaney, écrivain distingué d'alors, fort oublié
aujourd'hui. F'ontaney, collaborateur de la Revue des Deux Mondes
et de la Revue de Paris, lié avec la plupart des célébrités du temps,
écrivait, pour lui seul, un curieux journal, qui sera prochainement
publié sous ce titre : Journal romantique, et où, de i83i à 1887, il
note chaque soir ses impressions, ses entretiens, ses visites, tous les
faits littéraires, grands et petits, du jour.
Le lundi 01 octobre i83i, il écrit :
« ... Puis j'allais chez Sainte-Beuve, Buloz et Bocage m'ont pris
et mené dans leur cabriolet. — Je suis resté longtemps avec Sainte-
Beuve. Nous avons bien causé de l'art et des artistes, et de tout. « Il
est fâcheux et triste, disait-il, de vivre d'art, avec l'art!... L'art pur
ne peut pas ainsi durer. » Il me reconduisait, nous parlions de Victor :
« C'est un misérable », m'a-t-il dit. — Et il m'a fait d'étranges confi-
dences : « Victor s'est fait jaloux ! et par orgueil ! et voilà la maladie
de sa femme ! » — Il dit qu'il n'y a nul lien au fond de son âme,
mais il n'y a que du granit, du fer ! Et lui, le pauvre Sainte-Beuve,
il aimait et il s'est séquestré ensuite ! — Il y eut des explications, puis
des lettres vives, il y eut absence ; alors, pour se distraire, Sainte-
Beuve fit de la politique et du saint-simonisme, puis il fut rappelé,
puis banni de nouveau et à jamais; — Adèle fut enfermée; et ils
ne se voient plus; s'ils se voyaient, il faudrait du sang, des coups
d'épée ^ . »
Peu de jours après, le 4 novembre :
«... Je rencontre Victor sur le pont Boyal en revenant, allant,
1. Inédit.
73A LA REVUE DE PARIS
dil-il, chez Sainte-Beuve ; — il y a évidemment à l'horizon quelque
nouvel orage ^ »
« C'est un misérable !... Il n'y a dans son âme (jue <ki(jranit, du
fer ! » — Voilà en quels termes Sainte-Beuve parlait de Victor Hugo
à un ami commun. Et, dramatisant la situation : « // faudrait du
sang, des coups d'épée. » Qu'on se rappelle cependant la correspon-
dance, y trouve-t-on rien de pareil? Sainte-Beuve, précisément vers
ces jours-là, écrivait à Victor Hugo : u Je vous prie de croire... au
sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à votre Ely-
sée... Je reste à vous de cœur. » — Le mensonge s'ajoute à l'exagé-
ration : on n'enferme pas une maîtresse de maison, mère de quatre
enfants ; les maux de reins dont souffrait madame Victor Hugo
étaient une raison suffisante pour l'obliger à garder la chambre. Mais,
avant tout, que penser de cette confidence si grave faite sur le pas de
la porte à un visiteur qui n'est pas même un intime ? On y constatera
du moins l'aveu qu'à la fin de i83i Sainte-Beuve n'avait pas revu
madame Victor Hugo.
Fontaney n'était pas le seul pour lequel Sainte-Beuve confessait, ou
plutôt proclamait son amour. Il n'en laissait rien ignorer à la plupart
de ses autres amis du cercle de Victor Hugo. Il étendit même ses
«aveux» hors de ce cercle, à Ampère, par exemple, à Xavier Mar-
mier. Par bonheur, amis et étrangers, plus réservés, plus Français
que cet expansif amoureux, lui gardèrent tous le secret, qu'il ne leur
demandait pas, et rien n'en transpira ni auprès de Victor Hugo ni
auprès de la personne directement intéressée.
Au commencement, d'ailleurs, Sainte-Beuve se contentait de lais-
ser entendre que son amour n'était pas repoussé ; il ne prétendait
pas qu'il fût partagé, et c'est dans ces termes modestes qu'il en
parlait à Fontaney. Mais, au bout d'un certain temps, comme on
pouvait commencer à sourire de cette passion platonique, il dut
prendre les airs et se donner le rôle d'un amant heureux.
Ce fut sur un de ses amis les plus disposés à être crédule qu il es-
saya cette attitude de vainqueur. TJlric Guttinguer fut son grand
confident, confident non d'un jour, mais de plusieurs années. Lue
singulière figure, cet Ulric Guttinguer, poète de Normandie, roman-
tique de province. On n'admire jamais si bien que de loin : ami de
Victor Hugo, d'Alfred de Musset et de Sainte-Beuve, et justement
fier de ces glorieuses amitiés, Ulric Guttinguer les flattait, les adulait,
leur adressait des vers assez médiocres, [)lus médiocres que ceux de
Sainte-Beuve. Mais il avait sur Sainte-Beuve d'autres supériorités :
il était riche, il était beau, il passait pour avoir été souvent aimé.
... Front pâli sous des baisers de femme,
I. Inédit.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 786
avait dit de lui Alfred de Musset. Beau ! aimé ! on pense s'il fut envié
de Sainte-Beuve ! Mais quoi ! Sainte-Beuve n'éclipsait-il pas d'un
seul coup toutes les conquêtes départementales de Gutlinguer, le
jour où il put se dire à lui l'amant, — de qui? d'une des plus célèbres
beautés de Paris, femme en même temps du plus admiré des poètes !
Guttinguer fut en effet ébloui : on voit dans toutes ses lettres que
c'est lui désormais qui enviera Sainte-Beuve. Son rôle en tout ceci
est des plus singuliers : il était catholique et pratiquant, c'était un
Don Juan dévot ; il ne peut approuver Sainte-Beuve dans son amour
adultère; il ne l'approuve donc pas, mais il l'admire ; « il prie Dieu
pour qu'il lui laisse son coupable bonheur ! » D'autre part, quand
il apprend que Victor Hugo a une maîtresse, il déplore avec Sainte-
Beuve ses égarements; il conjure Sainte-Beuve de ne pas l'aban-
donner : « Le désordre de Victor ne va-t- il pas troubler tout cet
intérieur ^ ? »
Sainte-Beuve joua encore ce jeu de la confidence avec George
Sand, mais sous une forme différente. George Sand l'appelait pour
le consulter sur ses affaires de cœur avec Alfred de Musset ; il feignait
parfois quelque embarras à venir à ses rende^^-vous : c'est qu'il crai-
gnait de rendre jalouse une certaine personne... Et la bonne George
Sand d'ajouter foi a. cette terrible jalousie et de se résigner. Ou bien
elle le prie d'obtenir de cette amante inquiète l'autorisation de voir
une amie, une sœur; « qu'il la rassure », qu'il lui « ôte tout motif
de souffrance^ », qu'il lui montre leurs lettres. Il n'en montrait que
ce qu'il voulait, et, de l'autre côté, tentait sans doute d'exciter la
jalousie de madame Victor Hugo, et lui parlait à mots couverts des
avances de l'auteur de Lélia...
Y avait- il une part de vérité dans toutes ces fausses confidences ?
Nous ne voulons pas le nier. Il nous manque, par malheur, les let-
tres de madame Victor Hugo, si fâcheusement brûlées. 11 n'est pas
impossible d'y suppléer par celles de Sainte-Beuve lui-même : elles
nous aideront à dégager de ses vanteries des probabilités à peu près
certaines.
Nous savons par Fontaney qu'à la fin de i83i madame Victor
Hugo n'avait pas revu Sainte-Beuve ; mais il paraît vraisemblable
qu'en 1882, suppliée par lui, elle consentit à le voir au dehors. Elle
voulait être, elle était toujours, la consolatrice. Quel sentiment éprou-
vait-elle alors pour lui ? C'était encore de l'amitié, mais cela pouvait
être devenu de l'amitié amoureuse. L'amour a, selon les temps, ses
façons d'être ; l'amour romantique, l'amour selon le verbe de Victor
Hugo surtout, a généralement la forme d'un amour pur. Il est permis
1. G. Michaut, le Livre d'amour de Sainte-Beuve,
2. Correspondance de George Sand et de Sainte- Beuve.
"ySÔ LA BEVLE DE PARIS
de croire qu'Adèle Hugo pouvait voir l'amour à travers doiia Sol et
Marion ; Gatarina, dans A nge h, resie h. la fois « fidèle à son amour
et à son honneur, à son amant et à son mari ». L'amour sans la
faute, Sainte-Beuve lui-même l'exprimait tel, non seulement dans
Arthur en i83o, mais en i83/i dans Volupté. Ne le peignait-il pas
d'après un modèle? Notons que l'héroïne de Volupté, madame de
Couaën, a tous les traits de madame Victor Hugo; brune comme
elle; comme elle, rêveuse, distraite, mystique, ingénue; comme elle,
la plus tendre mère. D'après Volupté, d'après les vers de Sainte-
Beuve faits pour Adèle à cette époque, on peut, ce nous semble, se
faire une idée de ce qu'étaient leurs rendez-vous, leurs entretiens,
leurs promenades : secours apportés à des pauvres, visites aux églises,
visites, à de certains jours, au cimetière. « Nous célébrerons ensemble
les anniversaires de la mort de ma mère », dit madame de Çouaën.
Et, parlant de son mari : « Il a en vous une confiance parfaite et
j'en ai une immense. » Il y a toute une conversation, qui est assu-
rément un souvenir, et où l'on retrouve la candeur d'âme d'Adèle.
Amaury dit à madame de Couaën que « les désirs diminuent et
passent une fois qu'ils sont satisfaits » ; elle lui demande s'il ne
pourrait pas « supposer à l'avance qu'ils sont satisfaits dès longtemps
et garder tout de suite le simple et doux sentiment qui doit survivre ».
Amaury est obligé de lui répondre en riant : « Est-ce donc qu'on
peut supposer ces choses à volonté, enfant que vous êtes î »
Mais, sans recourir à la fiction, Sainte-Beuve a dit lui-même, et
cela dans son libelle, ce qu'a été la nature de leur amour :
Un pur et chaste amour où l'ange peut descendre...
Qui ne veut et n'aura rien d'elle que son cœur.
Tu n'as jamais connu, dans nos troubles extrêmes,
Caresse ni discours qui n'ait tout respecté ;
Je n'ai jamais tiré de l'amour dont lu m'aimes
Ni vanité ni volupté.
*
* *
Si l'on cherchait à quel moment précis placer la prétendue chute
de madame Victor Hugo, on serait assez embarrassé de le trouver.
On serait pourtant tenté de croire que ce pourrait être au commen-
cement de i833, mais il est aisé de démontrer qu'il n'en est rien.
C'est en février de celte année-là, au cours des représentations de
Lucrèce Borgia, que se produisit le grave incident que l'on sait :
l'amour de Victor Hugo pour Juliette, après onze ans de fidélité
conjugale, (Que le mari qui peut en compter douze lui jette la pre-
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 7H7
mière pierre!) Madame Victor Hugo — c'est l'usage — fut très
promptemenl informée. Espérons que ce ne fut pas par Sainte-
Beuve. Qui sait si ce ne fut pas par Victor Hugo lui-même ?
Il savait sa femme par cœur, — c'est le cas de le dire, — • il savait
les trésors d'indulgence qu'il trouverait en elle ; un sentiment de ven-
geance vulgaire n'entrerait jamais dans cette âme généreuse; quelque
déchirement que lui put causer le cruel aveu, sa douleur môme ne
serait pas injuste: elle tiendrait compte à l'époux qui lui avait donné
ses quatre enfants adorés des longues années où, malgré les tentations
offertes au poète jeune, beau et glorieux, il s'était gardé tout entier à
elle. Etant de celles qui consolent, elle était aussi de celles qui pardon-
nent: après quelque confession éloquente et douloureuse où ils mêlèrent
leurs soupirs et leurs larmes^ il est certain qu'elle pardonna, qu'elle
pardonna sans condition et sans revanche.
Nous en avons le plus beau et le plus doux témoignage qu'ait
exprimé la reconnaissance émue d'un grand poite, les admirables vers:
Date lilia.
Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C'est elle !
La sœur, visible aux yeux, de mon âme immortelle !
Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours !
Toit de mes jeunes ans qu'espèrent mes vieux jours !
C'est elle ! la vertu sur ma lèle penchée ;
\j3i figure d'albâtre en ma maison cachée ;
L'arbre qui, sur la roule où je marcliG à pas lourds.
Verse des fruits souvent et de l'ombre toujours ;
La femme dont ma joie est le bonheur suprême ;
Qui, si nous chancelons, ses enfants ou moi-même.
Sans parole sévère et sans regard moqueur,
Les soutient de la main et me soutient du cœur;
Celle qui, lorsqu'au mal, pensif, je m'abandonne.
Seule, peut me punir et seule me pardonne ;
Qui de mes propres loris me console et m'absout ;
A qui j'ai dit : toujours! et qui m'a dit : partout !
Chose étrange, cequi, pour le commun des mortels, est une cause de
discorde et de séparation, fut, pources deux êtres d'élite, un renouvelle-
ment de tendresse. Ils furent si profondément touchés l'un et l'autre,
lui de son sacrifice, elle de son remerciement ! Elle lui sut gré
d'avoir pu être pour lui si bonne. Ils eurent occasion, vers ce temps-là,
d'échanger des lettres que nous avons sous les yeux et où se révèlent
les généreux sentiments de confiance et d'abandon qui les animaient.
Victor Pavie, ami de Victor Hugo, ami aussi de Sainte-Beuve,
se mariait à Angers, sa ville, et pria à ses noces Victor Hugo et
madame Victor Hugo. Victor Hugo, absent de Paris, ne pouvait se
rendre à l'invitation ; mais, bien que Sainte-Beuve, selon toutes pro-
i5 Février logS. 5
7.38 LA REVUE DE PARIS
habilités, dût être invité, il désira que du moins sa femme ne man-
quât pas en un tel jour à un ami clier à tous deux. Elle partit donc
pour Angers, accompagnée de son père, M. Fouciier, convié par Victor
Pa\ie, et de sa fille Léopoldine, alors Agée de onze ans et qu'elle ne
pouvait laisser à Paris, Deux jours après elle, Sainte-Beuve arrivait,
à son tour, à Angers. Elle en inform.iit aussitôt son mari, et dans la
même lettre elle lui disait :
« J'ai bien pensé à toi, mon bon clier Victor, je t'aurais voulu là
près de moi. Comme j'ai senti ce vide ! C'était la première fois que
je voyageais sans toi! et l'impression a été bien pénible... »
Et Victor Hugo lui répond aussitôt :
« ... J'ai toute confiance en toi, à cette heure où je n'ai le cœur
plein que d'amour et de dévouement |X)ur toi et pour nos chers
petits. »
Sainte-Beuve eut pour madame Victor TTugo les attentions les
plus respectueuses et pour sa fille la plus tendre sollicitude. Il rede-
vint le frère qu'il élait autrefois. Elle le mande à son mari, et —
voici la preuve d'innocence la plus forte qu'on puisse attendre d'une
honnête femme — elle ajoute :
« Quand lu seras à Paris, je te prierai, mon ami, de lui écrire
quelques lignes de remerciement pour ses soins '. »
Nous aurions bien mal réussi à donner une idée de ce qu'était la
nature sincère et loyale de madame Victor Hugo si l'on supposait un
instant qu'elle pût seulement admettre la rouerie de faire remercier
son amant par son mari.
Quant à Victor Hugo, il avait assurément foi entière en sa femme.
Pendant et après le séjour à Angers, voici quelques fragments des
lettres c|u'il lui écrivait^ :
« 6 août... Je me suis promené toute la soirée sur la falaise. Ohl
c'est là qu'on sent des frémissements d'ailes. Si je n'avais mon nid
à Paris, je m'élancerais. Mais tu es là et je reste. Et tant que tu seras
là, mon ange, je resterai. Je suis donc pris pour la vie, mais j'aime
la cage où tu es. »
.. « 13 août... Tu vois, mon Adèle, qu'aucune de ces belles et bonnes
choses ne m'empêche pas de songer à toi. Tu es la plus belle des
I. Incdit.
3. Lcllres publiées dans France et Belgique.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 'jS^
choses qui sont belles, tu es la meilleure des choses qui sont bonnes.
— Avec quelle joie je te reverrai I v
(( i6 août. . . Je suis à la Roche-Guyon et j'y pense à toi. Il y a qua-
torze ans, presque jour pour jour, j'étais ici, et à qui pensais-je? à
toi, mon Adèle! Ohl rien n'est changé dans mon cœur. Je t'aime
toujours plus que tout au monde, va, tu peux bien me croire. Tu es
presque ma vie. »
« 17 août... Je suis heureux que tu te sois un peu amusée à.
Angers. Je n'ai le cœur plein que de pensées d'amour pour toi et
pour tous nos petits bien-aimés. »
Ce voyage d'Angers, en i835, fut peut-être une des dernières ren-
contres heureuses et de parfait accord entre Sainte-Beuve et madame
Victor-Hugo. Par l'opposition la plus imprévue, ce qui avait été pour
elle une cause de rapprochement avec son mari devint une cause de
refroidissement avec Sainte-Beuve. Voici à quelle occasion.
Victor Hugo, à son retour à Paris, avait fait commencer l'impres-
sion de son nouveau recueil, les Chants du Crépuscule, et, selon sa
constante habitude, il lisait à ses amis, sur les épreuves, nombre de
ces poésies. C'était la première fois que Sainte-Beuve manquait
à pareille fête, ce qui n'était pas sans lui causer quelque dépit. Très
friand de ces primeurs, il s'en informait avec une curiosité inquiète
auprès des amis plus heureux. Il y avait Louis Boulanger et Robelin
qui le tenaient au courant et lui citaient les plus belles pièces. Napo-
léon II ou la Cloche. On lui disait aussi les vers d'amour, qui, sans /
dédicace et sans nom, ne s'en adressaient pas moins évidemment à
Juliette; ce dont il s'indignait vertueusement. Mais ce dont il s'irrita
bien davantage, ce fut des deux poésies écrites pour madame Victor
Hugo; elles donnaient un démenti trop clair à ses prétentions et à ses
sous-entendus; et, quand un ami lui récitait ces premiers vers :
Toi ! sois bénie à jamais,
Eve qu'aucun fruit ne tente !
Qui, de la vertu contente.
Habites les purs sommets !
Ame sans tache et sans rides ! . . .
l'ami n'ajoutait sans doute aucune réflexion ; mais il était bien cer-
tain qu'il pensait : « Qu'est-ce donc que vous nous disiez .►*... »
Les Chants du Crépuscule parurent en octobrei835. Sainte-Beuve,
atteint à son endroit le plus sensible, dans sa terrible vanité, ne put
s'empêcher de laisser percer son aigreur dans l'article qu'il consacra
au nouveau livre dans la Revue des Deux Mondes. Il était bien obligé de
reconnaître et de louer les indéniables beautés de l'œuvre ; il mêla du
y/^O LA REVUE DE PARIS
moins aux éloges plus d'une critique acerbe, plus d'une insinuation
méchante. Mais où éclate sa rage secrète, c'est dans la dernière page,
sorte de post-scriptum de l'article :
a Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment
le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère,
sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d'une dernière, intitu-
lée : Date lilia, qui a pour but en quelque sorte de couronner le
volume et de le protéger... On dirait qu'en finissant le poète a voulu
jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l'auteur ait
cru ce soin nécessaire. Le manque de tact littéraire.., lui a inspiré
d'introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se
heurtent, deux encens qui se repoussent. 11 n'a pas vu que l'impres-
sion de tous serait qu'un objet respecté eût été mieux honoré et loué
par une omission entière '. »
Le « tact moral » de Sainte-Beuve aurait bien dû l'avertir lui-
môme de la haute inconvenance qu'il commettait en intervenant sur
un sujet si délicat : cette allusion à un « objet respecté » était de sa
part le manque de respect le plus grave. En voulant blesser Victor
Hugo, c'est madame Victor Hugo qu'il blessait. Quand elle avait
pardonné, quand elle acceptait avec émotion, comme une réparation
et comme un hommage, non pas cette poignée, mais ce bouquet de
lis, de quel droit ce défenseur imprévu le refusait-il pour elle? Victor
Hugo, en lisant l'article de Sainte-Beuve, n'eut qu'à hausser les
épaules ; on sut alors que madame Victor Hugo en fut au plus haut
point froissée. « Froissée » n'est pas le mot quand on parle d'elle :
elle en fut profondément aflligée. Ce n'était plus là le Sainte-Beuve de
1800, le Sainle-Beuve.des Consolations ; elle jugeait la petitesse de celui
qu'elle avait aimé, qu'elle aimait encore. Quelque chose s'était rompu
dans l'union de leurs âmes, et, dans ces chaînes -là, quand un anneau
se défait, les autres suivent. Elle dut faire doucement des reproches
à Sainte-Beuve de la faute qu'il avait commise et se montra sans
doute avec lui plus froide et moins expansive. Elle prit de là une
teinte de mélancolie : sa vie de cœur était-elle finie ?
?S'ous ne faisons pas là de vaines conjectures ; qu'on lise avec nous
ces fragments des lettres touchantes qu'en i83G, elle écrivait à son
mari encore en voyage :
(( f) jnillel... Je suis bien vieille par les goûts et assez triste quoique
sans chagrins. Que peut-on de mieux dans celte vie? Je n'ai au
monde qu'un désir, c'est que ceux que j'aime soient heureux; le
I. Porlraiis contemporain?.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE J^l
bonheur de la vie est passé pour moi, je le cherche dans la satisfac-
tion des autres. Il y a bien de la douceur malgré tout là dedans,
aussi lu as bien raison quand tu dis que j'ai le sourire indulgent ;
mon Dieu, lu peux faire tout au monde, pourvu que tu sois heu-
reux, je le serai. Ne crois pas que ce soit indifférence, mais c'est
dévouement et détachement pour moi de la vie. D'ailleurs, jamais je
n'abuserai des droits que le mariage me donne sur toi. Il est dans
mes idées que tu sois aussi libre qu'un garçon, pauvre ami, toi qui
t'es marié à vingt ans, je ne veux pas lier ta vie à une pauvre
femme comme moi. Au moins, ce que tu me donneras, tu me le
donneras franchement et en toute liberté. Ne te tourmente donc pas
et crois que rien dans cet état de mon âme n'altérera ma tendresse
pour toi, si solide et si complètement dévouée quand mâme^... »
« i6 août... T'amuses-tu bien? es-lu heureux? Tu sais que je
veux que tu sois ainsi. Tu es fait pour la joie, la gloire, le triomphe
et tout ce qui est resplendissant. Ne manque pas ta destinée, mon
ami ; tu sais que la seule chose que je ne te pardonnerais pas, ce
serait d'être peu heureux... — Adieu, mon ami, mon véritable ami,
crois que tu ne trouveras pas plus de dévouement dans aucun cœur
que dans le mien ^. »
Sainte-Beuve, dans l'état présent de son esprit, clait-il capable de
comprendre la douleur résignée d'Adèle et de la réconforter? Il était
trop préoccupé de lui-même et de l'attitude à garder vis-à-vis de ses
confidents. Il constatait cependant avec chagrin le ralentissement de
cette affection si tendre et si dévouée. Dans le même temps où
madame Victor Hugo écrivait à son mari, il écrivait, lui, à Ulric
Guttinguer :
« Ce bonheur dont vous voulez bien vous inquiéter dure toujours,
mais si lointain, si rare et si sevré ^ ! »
Au commencement de 1887, Sainte-Beuve publia une nouvelle
intitulée Madame de Pontivy, écrite, disait-il, pour essayer de ramener
Adèle; mais cette histoire banale, et d'un sentiment assez grossier,
était plutôt faite pour la détacher davantage. Sainte-Beuve la voyait
avec colère, à mesure qu'elle s'éloignait de lui, se rapprocher de son
mari.
Enfin, le jour vint où il la trouva dressée contre lui, à côté de son
1. Inédit.
2. laédit.
3. G. Mi chaut, le Livre d'amour de Sainte-Beuve.
74a LA REVUE DE PARIS
protecteur naturel, pour lui signifier une rupture définitive, non plus
seulement avec lui, mais avec elle.
*
* *
Victor Hugo ignora longtemps l'existence du Livre d'amour. Ce
ne fut qu'après son retour en France qu'un jour, un visiteur le
croyant informé, lui révéla le libelle dont il possédait un exem-
plaire. Indigné, le poète des Châtiments écrivit sur l'heure ces vers
vengeurs :
A S-B
Que dit-on .^ on m'annonce un libelle postbumc.
De toi. C'est bien. Ta fange est faite d'amertume ;
Rien de toi ne m'étonne, ô fourbe tortueux.
Je n'ai point oublié ton regard monstrueux,
Le jour où je te mis hors de chez moi, vil drôle,
Lox'sque sur l'escalier te poussant par l'épaule.
Je te dis : N'entrez- plus, monsieur, dans ma maison 1
Je vis luire en tes yeux toute ta trahison.
J'aperçus ta fureur dans ta peur, ô coupable,
Et je compris de quoi pouvait être capable
La lâcheté changée en haine, le dégoût
Qu'a d'elle-même une âme où s'amasse un égout.
Et ce que méditait ta laideur dédaignée;
Oïl devine la toile en voyant l'araignée.
ai octobre..
Ces vers ne furent rendus publics que longtemps après la mort
de Victor Hugo, et seulement — d'après sa volonté — le jour où les
pièces calomnieuses du Livre d'amour furent imprimées avec de plus
calomnieux commentaires.
La question alors se posa de savoir quand et à quelle occasion
s'était passée la scène que révèlent les vers; et les amis de Sainte-
Beuve prétendirent qu'elle n'avait jamais été que dans l'Imagination
du poète. C'est Sainte-Beuve lui-même qui, dans une de ses lettres à
Ukic Guttinguer, confirme et précise le fait. Il aurait eu lieu en
octobre 1887, avant le départ de Sainte-Beuve pour Lausanne.
La scène a-t-elle été aussi violente que le disent les vers? il faut sans
doute faire la part de l'hyperbole poétique. Madame Victor Hugo y
était-elle présente;' c'est peu |)robable. Ce qui est sut, c'est que Victor
Hugo y parlait aussi au nom de sa femme. Quel en était le motif?
Il ne peut pas y en avoir deux; une seule cause a pu réunir les deux
époux dans une irritation commune : l'honneur de la femme en jeu.
LETTllE» DE SAINTE-BEUVE 743^^
Une demi-confidence laite par Louis Boulanger à Vacquerie avait
déjà jeté quelque jour sur la situation. En 1837, les propos et les
vanteries de Sainte-Beuve commençaient à se répandre un peu trop
au dehors; il avait été amicalement prévenu que, s'il n'y mettait
pas fin, on serait obligé d'informer Victor Hugo. Il ne tint pas compte
de l'avis, et Victor Hugo, mis en efiet au courant, ne pouvait plus
avoir qu'une pensée : sévir. Cependant sa colère n'aurait peut-être
pas ému Sainte-Beuve plus que de raison ; ce qui l'exaspéra, ce fut
de se dire que madame Victor Hugo était d'accord avec son mari,
qu'ils s'étaient rapprochés dans le même sentiment de réprobation
contre lui et que l'arrêt d'expulsion était cette fois approuvé, sinon
prononcé par elle aussi bien que par lui. Blessé au cœur, il précipita
avec une sorte de rage son départ, jusque-là toujours retardé, poux
Lausanne, où il allait faire pendant une saison son cours sur Port-
Royal. 11 quitta Paris « sombre et trois. fois sombre ».
C'est plus de six mois après (i8 mars i838) que Sainte-Beuve,
dans cette lettre à Guttinguer, constate, en l'expliquant à sa façon,
la scène de la rupture :
« Du côté de la place Royale, j'ai éprouvé ce que deux mots de
conversation pourront seuls vous expliquer ; d'une part une noire et
grossière machination qui sent son cyclope ; de l'autre une inouïe
et vraiment stupide crédulité, qui m'a donné la mesure d'une intel-
ligence que l'amour n'éclaire plus '. »
Sainte-Beuve appelle « noire et grossière » machination la révolte
d'un époux ofifensé, et madame Victor Hugo, jusque-là si hautement
louée et flattée, du moment qu'elle ne l'aime plus, devient subitement
« stupide ».
Il ne pardonne pas, et, six semaines après, il écrit encore :
« Ai-je éprouvé la vérité de ce mot de La Rochefoucauld : a On
» pardonne tant que l'on aime » ? Cependant il me semble que c'en
est fait de l'amour, au moins de ce côté-là ^. »
Enfin, trois ans après, en i8/ii, dans son Journal inédit, se de-
mandant s'il ainie encore Adèle, il se répond :
« Non, je la hais^. »
Ainsi finit l'amour de Sainte-Beuve.
1. G. Michaut, le Livre d'amour de Sainte-Beuve.
2. Id., Ibid.
3. Id., Ibid.
jlxll LA REVUE DE PARIS
VIII
LES DERNIERES ANNEES
Des mois, des années se passèrent, jetant leur cendre sur ces dis-
cordes. En i84i, Victor Hugo fut élu à l'yVcadémie française; on
pouvait espérer qu'il allait en ouvrir la porte à tout le groupe roman-
tique. Sainte-Beuve écrivait à madame Juste Olivier : « Il a toutes nos
destinées académiques dans ses flancs. » Et, plus tard : « Hugo apporte
comme candidats de sa prédilection et de sa charge quatre illustres :
Alexandre Dumas, Balzac, Vigny ; je suis le quatrième, très indigne,
et pourtant moins impossible, je crois, qu'aucun des trois autres. »
Le fauteuil académique devait ctre et était le rêve le plus choyé
d'un homme tel que Sainte-Beuve : il sentait donc la nécessité de se
rapprocher d'un électeur aussi influent que Victor Hugo. Il avait
peut-être fait une assez longue pénitence. 11 guetta, il saisit l'occasion
de la réception du poète. Rien ne lui était plus facile que d'obtenir
une entrée à cette réception, ne fût-ce qu'en s'adressant au secréta-
riat. Il demanda son billet à Victor Hugo lui-même :
Ce dimanche [fin mai i84i].
Ce n'est pas sans une grande hésitation que, vous sachant
accablé comme vous devez l'être de demandes, je me décide
à y venir ajouter la mienne. Il me serait pourtant très
agréable de vous devoir mon billet d'entrée à votre réception.
Dans mes sollicitations près de M. Lebrun, je n'en ai pas fait
pour moi, me réservant de vous l'adresser. Ce que vous
pourrez ou ne pourrez pas sera bien, car je ne doute pas que
vous ne désiriez répondre favorablement à mon désir.
Mille souvenirs et hommages autour de vous.
SAINTE-BEUVE.
I ter, ruo Mont-Parnasse.
La longue rancune était un sentiment que ne connaissait pas
Victor Hugo; il regrettait toujours d'avoir été sévère, même quand
il n'avait été que juste. Il acquiesça donc au désir de Sainte-Beuve
qui lui écrivit pour le remercier :
LETTRES DE SAINTE-BEUVE -y/iÔ
Dimanche (juin i84i].
Je voulais vous remercier l'autre jour, après celle belle
solennité, de voire amabilité pour moi ; mais vous éliez trop
entouré pour que je l'aie pu faire. Maintenant que le flot est
moins pressé, laissez-moi vous dire combien j'ai été recon-
naissant, et pour tout le plaisir que vous m'avez procuré et
pour la façon que vous y avez mise. Votre billet, que je
garde, est pour moi un jeton très honorable de présence qui
pour longtemps me suffit.
Mille et mille compliments et hommages, s'il vous plaît, à
voire famille,
SAINTE-BEUVE .
Deux années se passent encore, années de silence et d'absence. En
septembre i8/|3, la catastrophe de Villequier fait périr à la fois
Léopoldine Hugo et son jeune mari. Tous les amis s'émeuvent devant
l'affreux malheur, des adversaires se rapprochent, des ennemis se
réconcilient. Victor Pavie écrit éloquemment à Sainle-Beuve: «C'est
le moment pour vous de rentrer par cette large blessure » Sainte-
Beuve répond que c'est impossible et que, depuis 1887, Victor Hugo
a répondu à toutes ses avances par des lettres d'injures. Le men-
songe est flagrant : Sainte-Beuve a conservé toutes les lettres de
Victor Hugo qui le confondent, comment n'aurait-il pas gardé celles
qui l'excusent ? Dans le désespoir de Victor Hugo et de la pauvre
mère, il ne donne pas signe de vie.
Deux mois après (novembre i843), il achève de faire imprimer
le Livre d'amour.
Il va sans dire que madame Victor Hugo ignora alors le libelle,
comme elle l'ignora toute sa vie'.
La rupture avec Sainte-Beuve n'empêcha pas Victor Hugo de
le servir, en 1 8/1/4, pour son élection à l'Académie. Après s'être
assuré que le premier siège vacant par la suite appartiendrait àVigny,
Victor Hugo s'entremit avec zèle pour faire passer d'abord Sainte-
Beuve. Il lui donna une preuve encore plus grande de son indulgente
bienveillance lorsque, l'année suivante, il fut chargé de répondre à
son discours de réception. Il ne marchanda pas l'éloge au critique
et à l'historien et alla jusqu'à louer le poète.
I. On a dit le contraire, sur la foi du seul Sainle-Beuve. Une seule preuve
semblerait attester que Sainte-Beuve, cette fois, n'a pas menti : une prétendye
lettre d'Alphonse Ivarr à madame Victor Hugo, où il lui parle du Livre d'amour.
Mais celte lettre est adressée à madame Alice Hugo. Or, Alice Hugo, ce n'est pas
madame Victor Hugo, c'est madame Charles Hugo.
746 LA REVUE DE PARIS
Sainte-Beuve le remercia par celle lettre :
[2G février i845.]
Le flot de monde m'a empêché hier de vous atteindre. J'ai
couru le soir pour vous chercher. Recevez mes remercie-
ments pour ce que vous avez écrit et proféré sur moi avec
l'autorité que j'attache à vos paroles, pour ce que vous avez
pour ainsi dire écrit deux fois puisque vous l'avez maintenu.
Quand je m'occuperai de Port-Royal, j'aurai désormais en
vue le grand tableau que vous en avez tracé comme fond de
perspective, et quant à ma poésie, ce que vous avez bien
voulu en dire restera ma gloire.
SAINTE-BKUVE,
Victor Hugo répondit :
« Monsieur,
» Votre lettre me touche et m'émeut. C'est du fond du cœur que
je vous remercie de votre remerciement.
» V I c T o u H i ( ; ( » ' .
Quand sa réponse au discours de réception de Sainte-Beuve fut
imprimée, Victor Hugo en offrit à sa femme un exemplaire en tête
duquel il écrivit :
A ma femme.
Double hommage,
de tendresse parce (ju'elle est char niante,
de respect parce qu'elle est bonne.
\. 11.
Et il épingla sur la première page la lettre de remerciement de
Sainte-Beuve.
* *
De rapports quelconques entre madame Victor Hugo et Sainte-
Beuve il n'y en a plus trace jusqu'aux journées de juin i848, où
madame Victor Hugo, enfermée par l'insurrection dans la place
Royale, courut avec ses enfants de véritables dangers, Sainte-Beuve
lui écrivit pour la prier de lui faire savoir par un mot si elle et les
I. G. Michaut, le Livre d'amour de Sainle-Betive.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 7^7
siens étaient saufs : « Gomment vont vos fils?... Votre mari a-t-il pu
être avec vous.^'^.. »
Puis vint i85i, le coup d'I'^tat, l'exil. Nous n'avons retrouvé de
lettres de Sainte-Beuve à madame Victor Hugo qu'à la date de i858.
Ils ne sont plus jeunes ni l'un ni l'autre : le caractère de la corres-
pondance a forcément changé ; elle est d'ime gravité respectueuse ou
d'un amical enjouement : Sainte-Beuve vieilli dit son désenchantement
et sa mélancolie.
La première lettre est une réponse à madame Victor Hugo, qui
avait mis Sainte-Beuve au courant du projet de mariage de sa sœur
.lulie avec M. Chenay. Cette lettre, comme les suivantes, est adressée
à Guernese\ :
Ce 38 juillet [i858].
Je vous remercie d'avoir pensé qu'il me serait agréable
d'apprendre ce qui fait deux heureux et qui vous fait plaisir
à vous-même. Je n'avais plus eu de nouvelles depuis quelque
temps, et, voire frère Victor que j'avais rencontré ne m'ayant
rien dit à ce sujet, je ne lui en avais point parlé. H serait
bien que vous pussiez venir dans ce beau mois d'août, et
peut-être la santé du poète qui n'est pas fait pour la maladie
serat-elle assez tôt réparée pour vous le permettre. — Je me
rappelle un temps bien lointain oii nous faisions avec lui le
projet presque fabuleux de quitter Paris et d'aller habiter je
ne sais quel domaine champêtre du côté du Rhin : c'était au
temps des grandes rêveries lyriques et avant qu'il songeât à
la lutte présente du théâtre. Comment, après des années, après
trente ans, cette absence, cette émigration de Paris s'est-elle
accomplie dans des conditions et sous des étoiles si diffé-
rentes? L'inspiration lyrique, certes, y a gagné, et, au point
de vue de l'avenir, le poète (pour ne parler que de lui) pa-
raîtra s'y être retrempé à des sources puissantes bien
qu'amères.
Voilà ce qu'il faut vous dire et ce qu'il se dit bien, sans
doute, à lui-même tout bas. Cela n'empêche pas les lon-
gueurs et les ennuis de bien des journées. — Nous autres, —
moi du moins, qui vis ici à deux pas du tourbillon, mais en
dehors, si je ne m'ennuie pas, c'est que j'ai fait dès long-
temps mon deuil de tout vrai plaisir. Excepté cette grande
I. G. Michaut, le Livre d'amour de Sainte-Beuve,
7/18 LA REVUE DE PAKIS
table, toute chargée de plusieurs couches de volumes, je n'ai
pas de distractions et n'en veux plus, et n'en conçois plus.
La vie isolée permet d'arriver ainsi à une indifférence finale
consommée qui n'est pas faite pour l'homme et que doivent
ignorer ceux qui vivent de la vie de famille.
Quoique les mêmes pensées de déclin et de terme doivent
être pressenties de tous à de certains âges, elles sont heureu-
sement corrigées et sauvées pour ceux qu'entourent à chaque
instant des affections et des liens. C est ainsi que les extrêmes
fins d'automne peuvent être riches encore, et qu'on arrive à
l'hiver avec une provision de chaleur et de cordialilé qui
chez d'autres est dès longtemps épuisée.
J'oublie de vous dire qu'une chute que j'ai faite sur mon
escalier, il y a cinq semaines, m'a endommagé un doigt, et le
plus essentiel des doigts de la main droite : il en résulte pour
moi une grande difficulté d'écrire dont je me tire pour mon
travail en dictant, mais qui se fait sentir dans mes lettres par
un redoublement de griffonnage. Vous devez vous en aper-
cevoir assez.
Je voudrais savoir quelques nouvelles littéraires, de celles
qui vous pourraient intéresser. Il me semble qu'il y a, dans
l'ordre de l'imagination et de la poésie, bien du ralentissement
et une longue pause. A peine si l'on distingue deux ou trois
essais vraiment neufs et dignes d'attention dans le roman.
En fait de poésie, ce ne sont que des imitations ou des
diminutifs. Un ou deux poètes des derniers venus soutiennent
assez noblement l'honneur du pavillon : mais ce sont les vieux
encore qui sont les plus jeunes et, entre tous, celui qui est
dans son île comme le roi de Thulé. On dirait que la légende
a commencé pour lui. Je désire qu'elle ne s'éternise pas, dût
la poésie y perdre. Je souhaite qu'un jour et sans, pour cela,
que la terre ait à trembler sous nos pas. nous puissions le
retrouver, ne fût-ce qu'à l'Académie, et vous, chère amie,
vous revoir fixée au milieu de ceux qui vous aiment, avant
les cheveux blancs. Car vous n'en avez pas du tout.
Voilà, direz-vous, un étrange compliment que je vous fais
là pour finir. Mais j'ai mes licences, étant du même âge.
A vous de cœur et de respect.
SAINTE-BEUVE.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 7^9
Les lettres sont assez espacées. Cependant, comme on va le voir
par celle du i4 octobre i858, ce n'est pas le désir d'écrire qui a
manqué à Sainte-Beuve, mais il souffrait du bras :
Ce I \ octobre i8r)8.
Croyez bien que je n'ai pas été insensible à la bonne et
amicale lettre que j'ai reçue de vous, et à la permission que
vous me donniez de vous écrire quelquefois . Je n'en ai pas
usé plus tôt parce que j'ai été (et suis encore) pris par des
maux de nerfs au bras droit qui tiennent à un écrasement de
doigt datant déjà de quatre mois et non guéri : je suis devenu
un peu manchot, et partant plus paresseux. Je n'aurais rien
su, sans vous, de ce mariage ni de toutes ces péripéties,
amusantes du moment qu'elles ont bien tourné et que le
bonheur des deux conjoints est au bout. D'après ce que j'ai
appris, depuis, du caractère de l'artiste, il serait bon que sa
femme, dans tout ordre de choses, s'accoutumât à le régler et
à prendre en main le gouvernement domestique : s'il est
faible de caractère, cela est nécessaire pour le bien du
ménage. J'ai causé un moment de lui avec Robelin que j'ai
rencontré, et celte conversation a amené ce bon Robelin à
m inviter a l'aller voir à sa maison de Saint-James, et à y
dîner. C'est ce que j'ai fait, il y a huit jours, on y a parlé de
vous, et les oreilles ont pu vous tinter. J'ai vu là sa fille et
son fds : sa fille est, en effet, fort jolie et des plus agréables,
recevant à merveille et faisant les honneurs de la maison.
Comme il y avait près de trente ans que je n'avais dîné chez
Ilobelin, cela a été pour moi un événement intérieur par tous
les souvenirs que j'ai sentis se réveiller. — Je serais assez
embarrassé à me traduire à moi-même l'effet que le temps a
produit en moi : je crains que cet effet n'ait pas été un
simple apaisement. Je me suis appesanti, j'ai essayé de recou-
rir à tout un ordre de sentiments et d'idées. J'ai réussi du
moins à me donner un grand désabusement et à acquérir un
découragement profond. Assis auprès de ma table, je m'en
tire avec ces gros livres que vous avez vus et que je renou-
velle de temps en temps : toute mon activité se porte désor-
mais sur eux et se passe autour d'eux. Hors de là, je ne suis
guère d'usage, ni, comme on disait autrefois, de bonne
75o LA REVUE DE PARIS
compagnie. Le repos, la tranquillité est mon rêve: mais une
tranquillité parfaite, au milieu d'un jardin, et avec une
monotonie de vie que rien n'interrompe. Cette tranquillité-là,
on ne la trouve complète que sous le gazon.
Je serai heureux de vous revoir ici; je crois qu'en elTet
cela serait bon pour votre chère enfant. On m'a cité deux ou
trois mots d'elle qui prouveraient qu'elle regrette le séjour de
France. Vous pourriez chaque été lui donner cette distraction:
il y a un moment charmant, c'est aux mois de printemps
avant que Paris soit à moitié désert. Pourquoi n'y feriez-vous
pas, chaque année, quelque station régulière, à laquelle vos
amis s'accoutumeraient et qui varierait ainsi cette uniformité
de là-bas ? — Vous me dites que vous vous occupez de mettre
en ordre ces souvenirs littéraires de notre jeunesse ; vous
faites bien, vous avez entre les mains de riches matériaux,
vous pouvez, par des questions, suppléer à tout ce qui man-
querait. Ecrivez simplement ce que vous avez vu, entendu;
rangez les lettres que vous retrouverez, et mettez-les, pour
être imprimées, à leur date. Vous êtes à même de dire des
choses qui, sous votre plume, seront plus convenables que
sous celle même du grand chef d'Ecole : il ne pourrait entrer
dans certains détails, qui, de votre part, seront bien reçus.
Si, sur quelques points, je pouvais vous donner quelques
éclaircissements, vous n'avez qu'à parler ; je vous les don-
nerais.
Je n'ai jamais douté du fonds de bons sentiments que je
trouverais pour moi en vous à chaque rencontre. Seulement, je
suis un peu en méfiance, et tout naturellement, les personnes
qui vous entourent et qui vous sont proches et chères n'étant
pas tenues à une égale bienveillance envers quelqu'un qui a
dû leur être présenté plus d'une fois soùs une face au moins
douteuse. C'est là la seule ombre que je vois aux idées de
rapprochement et aux perspectives amicales que vous m'en-
tr'ouvrez. Mais il m'est déjà 1res doux que vous en ayez la
pensée; et j'en accueille l'espérance sans trop presser l'avenir,
sans trop me demander comment elle pourra se réaliser.
Veuillez, mon amie, me conserver ces indulgentes disposi-
tions et croire à ma reconnaissance.
SAIN I E-BEU> E.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 761
Sainte-Beuve se dérobe à la « perspective amicale » d'une réconci
liation, qui ne pourrait que le compromettre vis-à-vis de ses protec-
teurs actuels; il lui suffît de se mêler de loin des affaires de famille;
il s'agit, cette fois, d'im projet de mariage pour Adèle :
Ce .'io janvier 1809.
Laissez-moi protester tout d'abord sur ce mot : crainte iT en-
nuyer, qui ne saurait avoir de sens de vous à moi. Un sou-
venir de vous est toujours un événement dans ma vie. — En
tombant dans le lac immobile et mort, la pierre peut bien ne
pas éveiller d'écho, mais l'abîme profond a tressailli.
J'ai aussi des lettres de Béranger, et il y parle de lai (V. H.)
comme à lui, il lui parlait de moi. Je crois que, sur tous ces
points, il faut laisser dire. On est en proie à la publicité.
Tous ces propos vrais, faux, contradictoires, se confondent,
se corrigent, et dans tous les cas on n'y peut rien.
— Je crois, puisque vous voulez bien vous découvrir à moi
sur ce point de tendresse maternelle, qu'il y aurait lieu, en
effet, de songer à un mariage. Pourquoi ne réaliseriez-vous
pas celte idée que vous avez eue, de venir ici passer trois
mois, de janvier ou février à avril? C'est ici seulement que
voire chère enfant trouverait qui l'apprécierait : ce serait pour
vous tous un lien étroit si elle s'établissait à Paris; vous y
seriez tout naturellement rappelés, et une partie de la famille
venant ici de temps en temps serait utile à ceux qui reste-
raient là-bas sur le rocher. Il n'est pas hors de propos de
s'assurer comment le monde continuera chez nous de rouler,
de se renouveler, de faire sa danse comme devant.
Je crois que le Shakespeare de votre fils réussit, et je vous
en félicite. C'est un travail qui lui fera honneur. — Vous étant
à Paris pour quelques mois, il suffirait qu'on ïe sût, qu'on
devinât vos intentions, que quelques amis particuliers eussent
le mot, pour que les occasions passassent devant vous et
devant elle, la chère enfant, qui se laisserait peut-être re-
prendre, de la sorte, à l'espérance et au rayon.
J'aime mieux vous écrire peu et vous répondre vite.
Je suis, mon amie, tout à vous d'un cœur bien respec-
tueux.
s \TNTE-BEUVE.
752 LA REVUE DE PARIS
* *
Ici, une lacune de quatre ans, mais les lettres (jui nous manquent
ne devaient pas difTérer beaucoup des précédentes. En i863, ma-
dame Victor Hugo publie Victor Hugo raconté par un témoin de sa
vie et en envoie un exemplaire à Sainte-Beuve. Il la remercie :
Ce 17 juin i863.
Madame et amie,
Je reçois avec un mot de voire main les beaux volumes ;
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Je me mets a la
lecture avec l'intérêt qu'inspirent et le sujet et le témoin.
J'y trouve des faits tout nouveaux, j^y retrouve des faits que
je connaissais et qu'un récit piquant réveille. Je goûte le
talent du narrateur. Mais combien je suis touché en voyant
le souvenir aimable qu'on a gardé de moi et la manière char-
mante et honorable dont mon nom est encadré dans ces
pages que tous désormais liront! Agréez, madame et amie,
l'expression de ma gratitude et de mes respectueuses amitiés.
SAINTE-BEUVE .
Madame Victor Hugo projetait de donner une suite à ces deux
volumes et demandait à Sainte-Beuve quelques renseignements. Il
lui répond :
Ce 3o juillet iSO'j.
Chère madame et amie,
M. Dupaty a été nommé de l'Académie en i835. Je
cherche encore à qui il a succédé; dès que je le saurai, je
vous l'écrirai.
Cet excellent homme, à qui Alfred de Musset a succédé
en i85a, était légèrement comique. Il était resté tout à fait
de sa date première : le jeune homme de 1800, passé de la
marine où il était aspirant au vaudeville et à l'opéra-comique,
vrai troubadour, élève de Demoustiers (l'auteur des Lettres
à Emilie), faisant florès dans les coulisses de ce temps-là. Sa
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 753
prétention, plus tard, a été d'avoir été persécuté, et il a voulu
devenir un homme sérieux, un citoyen, capitaine de la garde
nationale, et qui ne plaisantait pas sur la consigne, un peu
bretteur ou s'en donnant l'air, ayant fait une petite satire
intitulée les Délateurs où il se posait en Tacite sous la
Restauration. Mais, malgré tout, il ne put jamais se faire
prendre très au sérieux. Il resta toujours le ci-devant gentil
jeune homme. Je me rappelle qu'après son discours de
réception à l'Académie, il arriva un matin chez madame Ré-
camier avec ce discours roulé, attaché par un ruban rose, et,
pour commencer, il baisa avec bruit les mains de la belle
Juliette comme au plus beau temps du Consulat et de l'Em-
pire. Dupaty, à l'Académie, faisait les délices de Nodier qui
tous les jeudis soirs se plaisait à raconter toutes ses petites
historiettes ridicules. Dans les dernières années ou plutôt
pendant trente années durant, il ne cessa de faire un poème
d'Isabelle qu'il ne devait jamais finir, mais dont il récitait des
fragments à tous les candidats qui allaient lui demander sa
voix.
Sûr d'êlre écoulé par eux, il se mettait à leur réciter des
tirades, étant encore quelquefois au lit, et avec un feu, une
chaleur qui faisaient quelquefois monter le domestique. Il
s'en rendait malade. Tout cela était d'un ridicule innocent.
Voilà bien des faux-fuyants et de la menue monnaie que
je vous envoie, en attendant la date très précise que j'attends
et que je vous dirai dès que je la saurai.
Je suis tout à vous de respect et de cœur, chère madame
et amie.
SAINTE-BEUVE.
Madame Victor Hugo, de passage à Paris, habite Auteuil pour
quelque temps, elle demande sans doute à Sainte-Beuve de la venir
voir. Il lui répond :
Ce 19 septembre [i864].
Chère madame et amie.
Je vous remercie de votre amical souvenir. En temps ordi-
naire, je ne suis pas un travailleur, je suis un mercenaire,
16 Bévrier igoS. 6
'jbh l'A REVUE DE PARIS
assujetti k un article chaque semsdne et sans une minute de
loisir : avec cela, la pesanteur insensible qui vient avec le
temps et qu'augmente cette vie forcément sédentaire 1 Mais je
viens de m'accorder un congé de quelques semaines et j'.en
profiterai pour vous aller saluer. J'ai en elîet beaucoup écrit
depuis quinze ans, sous le titre de Causeries du Lundi. Gela
en tout ne fera pas moins de vingt et un ou vingt-deux vo-
lumes, et il y en a dix-sept actuellement d'imprimés. Que
n'ai-je pas dit, de quoi n'ai-je point parlé ? morts et vivants y
ont passé, je ne m'en souviens moi-même que confusément.
Mais ce que je sais, c'est que cette littérature est la moins
faite pour être vue et lue de vos amis; j'ai tâché d'y observer
toujours les convenances envers les illustres et anciennes ami-
tiés ; mais les points de vue sont autres, les jugements sont
d'un homme qui est à un autre pôle, ,bien que j'aie tâché de
me tenir toujours dans la région de l'équité. Aussi je redou-
terais d'être lu et parcouru même, dans un cercle si distinct
de celui où j'ai écrit. Voufs me direz quels articles vous dési-
reriez lire, et nous choisirons.
Je vous dois aussi une réponse au sujet de M. Allix ; et je
vous la ferai ver We, car a tous mes petits maux, cachés ou
que je dissimule de mon mieux, il se joint une grande diffi-
culté d'écrire (j'avais ce mal dès Liège, il y a quinze ans),
quand cela se prolonge et que je n'ai pas sous la main de
secrétaire, ce qui est le cas en ce moment.
A bientôt donc, chère madame et amie, avec mille hom-
mages de cœur.
SAINÏE-BEUVE.
Décidément, il redoute un peu les amis ; il est à croire cependant
qu'ils n'ont pas attendu sa permission pour lire les Causeries du
Lundi. Mais Sainte-Beuve sait que, dès i8(J/(, madame Victor Hugo a
mal aux yeux et que cette lecture devra lui être faite. Il ne veut pas
que certains articles soient commentés et soulignés par un entourage
qui le connaît bien, et dont il diffère trop sensiblement.
Sainte-Beuve avait promis à madame Victor Hugo de venir la
voir, et puis il y renonce ; il en donne la raison dans la lettre
suivante :
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 755
Ce 3 octobre [186 1].
Chère madame et amie,
Vous devez me cioire en faute 1 J'ai eu mille ennuis et
soucis, et puis j'ai reculé un peu, je l'avoue, à l'idée de cer-
tains visages que le hasard pourrait me faire rencontrer.
Vous ne pouvez savoir et sentir à quel point quelques-uns de
ceux qui vous approchent et qui sont du groupe de l'illustre
proscrit ont été et sont pour moi des ennemis personnels,
injurieux, sans que jamais je les aie offensés ni même vus.
C'est le malheur des partis et des préventions politiques.
Il y a, depuis quelques mois, suspendue sur ma tête une
nomination qui peut venir ou ne pas venir et dont le public
et les journaux s'occupent plus que je ne le voudrais. Ce que
je tenais à vous dire au sujet de M. AUix, c'est que si celte
chose (que je ne sais si je dois craindre ou désirer) m'arrivait
pourtant, le premier usage que je ferais de ma nouvelle posi-
tion qui me mettrait sur un bon pied et dans des rapports
naturels et forcés avec les membres du gouvernement, serait
de parler moi-même au ministre de l'Instruction publique sur
cette affaire de M. AUix. Mais les relards se prolongent et
menacent de s'éterniser : et voilà, en attendant, ce que je
vous confie.
Excusez-moi, chère madame et amie; ma vie n'est pas tou-
jours agréable; je suis en ce moment fort à bout de travail et
de cet assujettissement de journal à poste fixe. Je voudrais vous
expliquer bien des choses par causerie.
Je suis à vous de tout cœur et de respect.
SAINTE- DliL Vil.
La nomination que Sainte-Beuve attendait était celle de sénateur.
On comprend dès lors que les amis qui approchaient madame Victor
Hugo ne fussent pas d'une très grande bienveillance pour co futur
sénateur de l'Empire. Et on s'explique leurs « préventions poli-
tiques ». Il devait être nommé seulement le 28 avril i865, c'est-
à-dire sept mois après. Mais, comme madame \ictor Hugo insiste,
ne s'expliquant pas celte absleiilion, il lui répond :
^56 LA REVUE DE PARIS
G octobre i8G'|.
Chère madame et amie,
Je ferai en sorte d'être à Auteuil avant trois heures. — Il
n'y a pas d'énigme à débrouiller; je n'ai personne en vue,
mais je craignais d'avoir chance de rencontrer des personnes
à qui mon visage serait peu agréable, ainsi qu'eux à moi ; du
moment que vous serez seule, il n'y a plus qu'à parler de
vous.
Avec mes respects de cœur.
SAINTE-BEUVE.
Les années passent, la sanlé de Sainte-Beuve s'altère ; madame
Victor Hugo, alarmée, veut lui envoyer le médecin qui la soigne,
l'ami et le familier d'Hauteville-House, Emile Allix. Il lui répond :
Ce 30 mai iSOy.
Chère madame et amie.
Je suis bien sensible à voire intérêt affectueux. Il est assez
difficile d'expliquer, à un autre qu'à un médecin, mon état:
il est redevenu ce qu'il était avant le trop de curiosité d'une
exploration. Mais il me reste un point actif qui ne me per-
mettra [pas] probablement de me tenir indéfiniment tranquille :
il faudra recommencer à chercher. — Je serai charmé de
revoir M. Allix en votre nom et au sien. — Voilà donc paru
ce Guide à Paris^ qui nous rend, par une sorte d'illusion, la
présence du grand introducteur : plusieurs noms d'autrefois
se sont retrouvés unis et rassemblés. Cela n'est pas sans faire
un triste et dernier plaisir.
Je vous souhaite, chère et ancienne amie, tous ceux que le
cœur et la famille donnent en consolation des peines, en
dédommagement des années. L'affection naît et renaît d'elle-
même autour de vous.
Votre respectueusement dévoué,
SAI.\TE-BEL VE.
P.-S. — J'aurais bien volontiers consulté M. Segalas dont
I. Paris-Guide, publié par Lacroix, au moment de ri']xposilioii de 1867, avec
une introduction de Victor Hugo.
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 767
j'ai suivi les cours dans ma jeunesse : je le sais aussi habile
que plein de ménagements. Mais je me suis trouvé amené à
me mettre entre les mains d'un autre spécialiste des plus dis-
tingués, aussi adroit que prudent, le docteur Philips. Il m'ob-
serve et se rend compte de ce que je puis avoir : car ce n'est
pas encore très clair.
Madame Victor Hugo copie et envoie dans une « lettre à lous »,
adressée à son mari et à ses enfants, à Ilauteville-House, le passage
de la lettre de Sainte-Beuve concernant Victor Hugo : bonne et
loyale jusqu'à la fin, elle aura garde toujours, elle aura sans doute
emporté en mourant * l'espoir d'une réconciliation possible.
IX
LE « LIVRE D'AMOUR »
Nous voici arrives à la partie pénible de la tâche que nous avons
entreprise, à la conclusion nécessaire : il nous faut parler du Livre
d'amour.
Rien n'est plus douloureux que de rompre cette chose sacrée, le
silence autour des tombes. Mais le Livre d'amour a été publié, dis-
cuté, commenté ; tous l'ont qualifié sévèrement, mais beaucoup ont
pu ou voulu y croire : on ne peut le laisser sans réponse. Les lettres
de Sainte-Beuve à Victor Hugo, par nous retrouvées, ont été la pre-
mière justification de madame Victor Hugo ; où irons-nous chercher
de quoi achever la réfutation du Livre d'amour? dans le Livre d'amour
même. Il suffira d'en relever les exagérations et les impossibilités.
Le plus abominable des mensonges que renferme ce livre menteur
est celui de la pièce intitulée A la petite Ad... « La petite Ad... »,
c'est la petite Adèle, la filleule de Sainte-Beuve. Dans des termes
alambiqués et volontairement obscurs, il n'atïirme pas précisément,
mais il laisse entendre que sa filleule pourrait bien être sa fille. Il
dit à la petite, dans un vers assez singulier :
... Enfant, — loi, je te voi
Pure et tenant pourta»^ quelque chose de moi...
Or, pour que la petite Adèle, née le 25 juillet i83o, fût réelle-
1. Elle mourut à Bruxelles, te 37 août 1868,
758 LA REVUE DE PARIS
ment sa fille, il faudrait qu'il eût déjà possédé la mère en
octobre 1829. Mais les lettres sont là ; relisez les lettres désespérées
de décembre i83o, et dites si c'est là le langage d'un amant heu-
reux, père secret du dernier enfant de la maison.
Ce n'est pas le seul démenti qu'infligent les lettres à cette même
poésie: A la petite Ad .. .
Elle débute ainsi :
Enfant délicieux, que sa mère m'envoie.
Et, plus loin :
Enfant qu'avec mystère
11 me faut apporter comme an fruit adnUère.
La poésie est datée : 22 août JS3'2 . l\eportez-vous maintenant à
la lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo datée de juillet i832, un
mois auparavant ; vous y lirez :
« Je vous remercie bien de m'avoir envoyé, outre l'album, ma
jolie petite filleule. »
Ainsi, ce n'était pas sa mère qui envoyait l'enfant à Sainte-
Beuve, c'était son père, — le vrai. — Et il est probable que ce fut
cette visite de l'enfant qui inspira à Sainte-Beuve la pièce A la
petite Ad...
Est-il possible d'être pris plus cruellement en flagrant délit, la
imain dans le sac du mensonge ?
Les exagérations énormes démontrent avec la même évidence la
fausseté du Livre d'amour. On a pu voir quel amour tendre et pro-
fond Adèle portait à ses enfants, à sa mère, quel dévouement à son
mari. Erreur ! ce qui, dans ce cœur, efface tout, domine tout, ce
doit être Sainte-Beuve ! Il veut bien pourtant dire à Adèle qu'il lui
souffrira ses affections du passé,
. . . pourvu qu'entraînant et torrents et ruisseaux,
Notre amour soit le fleuve unique aux larges eaux ;
Oui, si tu m'aimes plus que l'ombre de l'amie.
Que ta mère, martyre au cercueil endormie.
Plus qu'un premier enfant,
Que l'époux dans sa gloire, et ta fille, et ton. Dieu ;
Oui, si jusqu'à la mort
Tu me redis, le front contre mon sein qui bout :
« Ami, j'ai tout senti, mais, toi, tu passes tout! »
Ne passe-t-il pas un peu, lui, la vraisemblance?
De même qu'autrefois, dans Joseph Delorme, il s'adressait à des
maîtresses imaginaires, Sainte-Beuve, dans le Livre d'amour, pour-
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 769
suivant sa chimère, rêve qu'il a trouvé en Adèle un amour exclu-
sif, unique, une amante passionnée, éperdument éprise :
Est-ce moi dont, hier, en tes inalns convulsives.
Serrant sur tes genoux le front trop défleiiri,
ïu murmurais : ^( C'est lui ! c'est le trésor chéri! »
Et lui-même, quoique si laid, quoique chauve, le voilà qui se
rêve beau :
Mon visage assidu, délices de tes yeuxl
Tout cela, encore une fois, est bien invraisemblable !
Il y a d'ailleurs dans le Livre d'amour, autre chose que les men-
songes, autre chose que les exagérations, il y a les impossibilités.
La plus forte est dans la note dictée pour être placée en tête du
volume :
« Ces vers d'amour ont été faits, de l'aveu des deux êtres intéressés,
pour consacrer le souvenir de leur lien. »
A quel homme, à quelle femme de bon sens Sainte-Beuve espère-
t-il faire accroire que madame Victor Hugo, femme du plus glorieux
des poètes, mère de quatre enfants, dont uae jeune fille de dix-sept
ans, aurait pu vouloir un instant éterniser la mémoire de sa faute et
consentir à la voir célébrer devant l'avenir, dans ces vers parfois
ridiculôs, elle à qui sont dédiés les vers de Date lilia ?
* *
Pourquoi et comment Sainte-Beuve fut-il amené à commettre un
tel livre? Quelle passion mauvaise le conseilla et l'aveugla.^ Il y en eut
plusieurs. Il y eut d'abord sa haine de Victor Hugo, qui l'avait mor-
tellement blessé et dont alors il ne se défendit plus d'envier la force
morale et de jalouser le génie. Il y eut aussi son ingrate rancune
contre madame Victor Hugo qui, selon lui, l'avait abandonné, dé-
laissé, trahi. Si elle eût agi autrement, il n'eût probablement pas
composé, inventé, les sept ou huit pièces du Livre d'amour faites
exprès pour la nommer, la livrer et la compromettre. Mais elle avait
osé s'unir à son mari pour Texpulser : tant pis pour elle ! il la puni-
rait en la calomniant !
Une autre raison qu'il eut de faire imprimer le Livre d'amour fut
son insatiable vanité, son envie malheureuse, et jamais satisfaite, de
plaire aux femmes, de séduire les femmes. Quand il leur mettrait
sous les yeux, sinon la preuve, du moins l'affirmatiDn catégorique
qu'il avait possédé la plus enviable des maîtresses, la belle madame
760 LA REVUE DE PARIS
Victor Hugo, quelle est celle qui lui résisterait? Dès que sa brochure
fut prête, les premiers exemplaires qu'il eu donna furent envoyés
à des femmes ; on en connaît seulement trois : madame Hortense
Allart, madame de Rauzan, madame d'Arbouville. Il était, en iSl\3,
très amoureux de madame d'Arbouville et comptait bien la convaincre
et la vaincre par l'illustre exemple qu'il lui mettait sous les yeux.
Peine perdue ! madame d'Arbouville aimait beaucoup l'ami, admi-
rait même le poète, mais elle regarda l'bomme et ne lui céda jamais.
Une dernière raison pour laquelle Sainte-Beuve tenait au Livre
d'amour comme à la prunelle de ses yeux, — et là, pour le coup, il
était de bonne foi, — c'est qu'il s'imaginait que ce livre, qu'il esti-
mait son chef-d'œuvre, était un chef-d'œuvre. Il croyait sincèrement
que son poème serait immortel, et qu'on dirait» Adèle» comme on
dit a Laure » et « Sainte-Beuve » comme on dit « Pétrarque ». Et
là ce critique, d'un jugement si juste et si fin pour les autres, se
trompait grossièrement pour lui-même
Et pressait tendrement un navet sur son cœur.
Le Livre d'amour contient sans doute un certain nombre de
pièces délicates, écrites un peu après les Consolations et dans le goût
de ce recueil; mais les pièces ajoutées précisément vers 1837, pour
(c découvrir » madame Victor Hugo, sont dans la manière piteuse et
pâteuse des Pensées d'août, laborieuse, obscure et tourmentée. Nous
en avons déjà cité quelques vers dont il est permis de sourire ; en
voici qui pourront aussi égayer un moment ce triste sujet :
Folle dentelle au front sous les rheveiir (lu so/;-..
C'est peut-être à Sainte-Beuve qu'on doit, dans une acception
toute moderne, le verbe ramener :
... Déjà je me sens vieux.
Je le sens bien souvent à ma tête qui pèse,
Aux cheveux dont ma main, qui s'y baignait à l'aise,
Ramène sur mon front quelque anneau dispersé.
Faire sa première communion, c'est
Sur sa langue sans fraude appeler son sauveur.
Ce sont là des vers simplement comiques; il y en a qui sont
épouvantables, comme :
Elle sait que de place on a changé deux fois...
Dès qu'on fut de voiture au logis descendu...
LETTHES DE SAINTE-BEUVE 761
« Ces vers-là sont trop mauvais pour que Sainte-Beuve n'ait pas
meuli », disait spirituellement Théophile Gautier. Tels quels, ces
vers-là ont pourtant réussi à faire illusion à nombre d'esprits super-
ficiels qu'a trop facilement convaincus leur étrange et impudente
assurance. Heureusement, le raisonnement le plus simple suffit à faire
tomber ces affirmations téméraires.
En composant le Livre d'amour, Sainte-Beuve n'avait pas seu-
lement pour objet de séduire quelques femmes crédules, il espérait
bien tromper la postérité elle-même et établir devant l'avenir qu'il
avait été l'amant heureux de la femme du grand poète. Dans ce des-
sein, quoiqu'il fit semblant, auprès de quelques amis, auprès d'Arscre
Houssaye, par exemple, de vouloir anéantir tous les exemplaires de
son libelle, il prit des précautions inouïes pour en garantir à jamais
la durée. Dans un testament confié, en i8/i3, à M. Juste Olivier,
il lui recommande de prendre possession après sa mort de tous les
exemplaires du Livre d'amour, dont il lui fait le compte minutieux.
« Ma volonté expresse, dit-il, est que ce livre ne périsse pas. » De
plus, il en iait relier un certain nombre dissimulés à la fin d'autres
volumes. Nous avons eu dans les mains un de ces exemplaires, relié
à la suite de Calixte, le roman de madame de Charrière, et à la pre-
mière page duquel il avait écrit :
Cela et serva hune libellum ut in posleruni remittatur^.
Sur l'exemplaire de M. Paul Chéron, que possède la Bibliothèque
nationale, on lit :
Lerje alque lace, et fidei tuie commissuni secreto in poster um
serva '■^.
C'est donc avec un soin minutieux, avec une vigilance passionnée
que Sainte-Beuve s'est efforcé d'assurer l'existence de ce livre qui
pourtant, nous l'espérons bien, ne déshonorera que lui. Mais quelle
garantie cette postérité aura-t-elle de la véracité de l'auteur? Il parle
seul, il raconte seul, il affirme seul. A côté du témoignage intéressé
de l'amant, il y en a un qui serait bien convaincant, et, il faut le
dire, bien nécessaire, l'aveu, le témoignage de l'amante. Ah! ce
témoignage-là, il clorait la bouche aux plus incrédules !
Qu'à cela ne tienne! Sainte-Beuve a reçu, nous dit-on, de trois à
quatre cents lettres ou billets de madame Victor Hugo. Ces lettres,
il les a religieusement conservées toutes et précieusement serrées
1. « (lâche et conserve ce petit livre pour qu'il soit transmis à la postérité. »
2. « Lis et tais-toi, et garde en secret pour la postérité ce que je confie à ta
fidélité. »
762 LA REVUE DE PARIS
dans une cassette de bois jaune. Oh 1 voilà qui est bien! parnii ces
trois ou quatre cents lettres amicales et même tendres, il y en aura
bien une dizaine, il y en aura bien trois ou quatre, il y en aura
bien une, où nous allons trouver la preuve attendue, la preuve
indiscutable. Nous ne demandons pas à y lire : a 0 mon trésor chéri.' »
Mais nous en trouverons au moins une où Adèle fera allusion à
quelque bonheur récent, à quelque rendez-vous de délices, une où
elle dira : a Je t'aime » ; une où elle dira : « tu » ? Et cette lettre-là,
cette preuve-là, Sainte-Beuve l'aura fait relier avec l'exemplaire de
la Bibliothèque P il l'aura fait copier, aulographier, authentiquer par-
devant notaire P
Eh bien, non! toutes ces lettres, ces trois ou quatre cents lettres,
Sainte-Beuve les traite fort négligemment. Dans ses premières ins-
tructions testamentaires à Juste Olivier, il lui dit qu'il « pourra les
détruire ». Plus tard,, il ordonne qu'après sa mort elles soient re-
mises à son ami Paul Chéron en bloc, sans réserve, avec cette simple
indication : il en fera ce qu'il voudra, — et cette seule interdiction :
on n'en livrera rien à aucun membre ou ami de la famille de ma-
dame Victor Hugo.
La logique la plus élémentaire, le juge d'instruction le moins
avisé, conclura qu'il n'y avait dans ces lettres rien, absolument rien,
de nature à confirmer ou à prouver les vaniteuses allégations du
Livre d'amour. Mais Sainte-Beuve, en donnant toute latitude à ses
amis pour qu'elles fussent détruites ou non, comptait bien qu'elles le
seraient : existantes, elles ne prouvaient rien ; détruites, elles lais-
seraient tout supposer.
On sait ce que sont devenues ces lettres. Paul Chéron, en mou-
rant, les avait transmises à son fils, le docteur Chéron, qui, en i885,
après la mort de Victor Hugo, trouva le dépôt quelque peu embar-
rassant. Que faire de ces lettres qu'on ne pouvait rendre à la famille i'
Le docteur Chéron consulta quelques amis ; on lut ces lettres et, dans
le moment, on jugea sans doute inutile de laisser cette trace de l'inti-
mité, même innocente au fond, que madame Victor Hugo avait
entretenue avec Sainte-Beuve à l'insu de son mari. Les lettres furent,
en conséquence, brûlées.
Il ne survit aujourd'hui qu'un seul témoin impartial qui se sou-
vienne de ces lettres, c'est l'honorable M. Henri Havard, l'inspecteur
des Beaux-Arts. Il déclare hautement qu'il n'en résultait en aucune
façon que Sainte-Beuve eût été l'amant de madame Victor Hugo.
Quelles étaient donc celles des lettres qu'il eût été fâcheux de laisser
connaître? M. Havard s'en rappelle deux qui ne sont pourtant pas
bien graves. — Lors de la première communion de Léopoldine, on
avait invite à Fourqueux tous les amis de la maison, et Sainte-Beuve
n'était plus du nombre. Madame Victor Hugo lui écrit l'heure de la
LETTRES DE SAINTE-BEUVE 768
cérémonie et lui demande d'aller à la même heure prier dans une
église où ils se sont retrouvés plusieurs fois. Ceci rentre dans l'ordre
mystique des promenades aux cimetières et des visites aux églises
que nous avons signalées. — L'autre fait est moins sérieux encore.
On avait fait, avec Châtillon et d'autres amis, une partie d'ânes dans
la forêt de Montmorency. Il y avait un âne rétif dont personne ne
voulait; Victor Hugo, seul, avait prétendu qu'ayant dompté Pégase,
il dompterait bien un âne. Mais l'âne, plus fougueux que le « cheval
de gloire », avait vivement envoyé le poète s'étaler à quinze pas sur
le sol. Madame Victor Hugo racontait cette déconfiture à Sainte-
Beuve et plaisantait agréablement son mari. Ce n'est pourtant pas
bien méchant.
En somme, voici en quels termes M. Havard, qui ne nous démen-
tira pas, résume l'impression générale qu'il a gardée des lettres de
madame Victor Hugo : « Rien des sens, rien du cœur; tout Hait
dans l'imagination. »
*
* *
Nous terminons ici l'enquête, ou, si l'on veut, le plaidoyer, auquel
nous avons été amené malgré nous pour défendre une mémoire chère
et sacrée. Vraiment on devrait bien laisser dormir en paix les pau-
vres mortes! celle-là surtout qui a été toute sa vie si indulgente et si
bonne, celle que nous désignent, pour être bénie, ces vers :
Si, quand la diatribe autour d'un nom s'élance.
Vous voyez une femme écouter en silence, •
Et douter, puis vous dire : — Attendons pour juger.
Quel est celui de nous qu'on ne pourrait charger ?
On est prompt à ternir les choses les plus belles.
La louange est sans pieds et le blâme a des ailes...
Pourquoi l'a-t-on accusée, elle qui n'a jamais accusé personne,
elle qui ne croyait pas, qui ne voulait pas croire au mal ? Et encore,
si le mal lui était prouvé, elle tâchait de l'excuser, et, si c'était
impossible, elle le plaignait. Nous avons épargné à son calomniateur
les reproches sanglants et les dures épithètes, parce que nous savons
bien qu'elle-même, elle aurait pardonné à ce triste orgueilleux,
à ce pauvre méchant.
GUSTAVE SIMOTS
LES IDÉE8 DE H.-(l. WELLS
SUR L'ÉDUCATION
Tout le monde a lu les premiers livres de H. -G. Wells, le
nouveau Jules Verne anglais, un Jules Verne mieux informé,
d'une fantaisie plus puissante, et philosophe. Cet écrivain
s'est récemment proposé d' « offrir une ébauche hypothétique
de la façon dont les choses de ce monde iront au xx*^ siècle».
Non pas sous forme de roman, quoi qu'il soit romancier : il
n'a pas voulu augmenter le tas des fictions dont l'An 2000,
publié il y a cent ans, est le prototype, rarement amusantes,
souvent puériles, et tout à fait ridicules quand on les consi-
dère quelque temps après qu'elles ont paru, tant la réalité a
débordé ou contredit les pauvres imaginations qui s'y trou-
vent. H. -G. Wells a constaté, par expérience, que la fiction,
nécessairement concrète et définie, « ne permet point d'alter-
natives indépendantes » et qu'elle exclut la démonstration ;
or, « la prophétie moderne doit être une branche de la philo-
sophie et suivre exactement la méthode scientifique ». Pro-
phète moderne, il a substitué à la description arbitraire du
monde futur ce une série d'enquêtes loyales et de spéculations
sévèrement coordonnées sur l'effort probable de l'humanité en
présence des nécessités de l'avenir ». De là, trois ouvrages
très attachants : Anticipations, the Discovery of the Future,
Mankind in the Making.
Il est si parfaitement impossible de prévoir ce que seront
LES IDÉES DE II. -G. WELLS SUR L'EDUCATION 766
les acquisitions nouvelles de la science et les transformations
de l'industrie au xx^ siècle que, si M. Wells s'en était tenu
à raisonner sur ce que seront dans cent ans l'aspect extérieur
des choses, les procédés de « locomotion » et la tactique
militaire, on ne voit pas comment il aurait pu s'élever fort
au-dessus des autres faiseurs de pronostics. Mais il a un tour
d'esprit philosophique, et ce sont les réactions sociales qui
l'intéressent par-dessus tout. Il a un tour d'esprit pratique, et
il entrevoit une foule de corrections immédiales à ce qui est.
Ses (( Anticipations », commencées comme une série d'en-
quêtes, sont promplement devenues « l'expression d'une
théorie générale, particulière à l'auteur, mais diffuse dans le
milieu oii il vit (l'Angleterre), en accord avec les conditions
modernes d'activité sociale et politique». Elles présentent, au
juste, l'idéal politique et social que H. -G. Wells, tenant
compte de ce qui a été et de ce qui est, soit en vigueur, soit
à l'état de survivance ou de germe, estime réalisable. C'est
aussi une revision générale des institutions actuelles et des
conceptions courantes au point de vue de cet idéal. Et tout
cela est intéressant parce que H. -G. Wells est un Anglais
comme on est porté à croire qu'il n'y en a pas beaucoup :
intelligent (au sens français du mot), absolument exempt de
préjugés et de cant, avec une hardiesse de pensée, une liberté
d'allures et une force de rédaction et d'invective qui sont
rares n'importe où.
En esquissant la doctrine et le plan spacieux de son Utopie,
ou, comme il dit, de la Nouvelle République (tlie ?\ew Repii-
blic), l'auteur de Mankind in the Making a été amené à disser-
ter sur plus d'un problème dont il connaissait mal les données
positives. En certaines matières son incompétence atteint, il
l'avoue en riant, des proportions remarquables, et « vérita-
blement distinguées ». C'est le cas, en particulier, pour quel-
ques parties de sa « Théorie de l'Education ». Mais les idées
sur l'éducation n'en sont pas moins ce qu'il y a de plus
frappant, et peut-être de plus utile, dans la philosophie de
Wells. Elles sont, comme on va voir, très dignes d'attention.
Au reste, ce n'est pas la première fois que, en fait de péda-
gogie, les aperçus d'un homme totalement étranger à la
pratique professionnelle, mais habitué à raisonner, clair-
766 LA REVUE DE PARIS
voyant et sincère, valent mieux que la littérature technique,
celle des gens du métier, pour inviter k pensera Et puis,
c'est moins ennuyeux.
LA FONCTION DE L'ECOLE
Soit un enfant bien né et bien portant, comme ils seront
lous dans la Nouvelle République, grâce à des mesures préa-
lables dont nous n'avons pas à nous occuper ici. S'arranger
pour qu'il se développe en l'adulte le plus parfait qu'il est
susceptible de devenir, tel est le but de l'éducation.
Or, l'enfant se développe sous deux influences qu'il est
essentiel de distinguer, le milieu et l'école. Le milieu, c'est la
famille, parents et serviteurs (home) ; mais ce sont aussi les
relations, régulières ou passagères ; c'est ce que l'on entend,
c'est ce que l'on lit. Les établissements d'instruction où l'in-
ternat est pratiqué sont à la fois des écoles et des homes. Il
arrive en Angleterre que le même établissement soit à la fois
estimable comme home et tout à fait insuffisant comme école ;
et le contraire se voit, comme on sait, dans plus d'un lycée
français.
Cette distinction est d'autant plus nécessaire à poser que
l'on tend aujourd'hui à exagérer monstrueusement le rôle
de l'école, en réclamant d'elle, non seulement sa fonction
propre, qui est le développement systématique de l'intel-
ligence, mais, par surcroît, une foule de fonctions étran-
gères. — Qu'est-ce que l'on ne demande pas k l'école, de
nos jours ? Partout oiî une religion sacerdotale est forte-
ment établie, elle a essayé d'utiliser l'école pour sa pro-
pagande doctrinale. L'État moderne, tous les Etats mo-
dernes se servent de l'école élémentaire pour répandre dans
les masses certaines conceptions politiques, telles que le loya-
I. Comparez aux idées de Wells celles de M. P. Lacombe, Esquisse d'un eitsei-
(jnemenl fondé sur la psychologie de l'enfont (1899), gui concordent sur plusieurs
points.
LES IDÉES DE H. -G. WELLS SUR L'ÉDUCATION 767
lisme dynastique ou le patriotisme républicain. Et mainte-
nant l'opinion publique demande volontiers à l'école la
(( formation du caractère », l'éducation morale, la culture du
goût, sans parler de la préparation à la vie en général et au
succès commercial en particulier. On s'étonne qu'elle ne
réussisse pas mieux à enrayer l'alcoolisme et à diminuer le
nombre des délits. On la rend responsable de la malpropreté
et de la vulgarité populaires et de la décadence économique
de la nation. Avant de dire comment l'école doit contribuer
au développement du citoyen, il importe donc d'énumérer
tout ce qui ne la regarde pas, d'abord parce qu'il ne lui
appartient point d'empiéter sur les devoirs des parents, du
clergyman, du journaliste, etc. ; ensuite, parce que l'immense
majorité des maîtres et des maîlresses sera toujours incapable
de s'acquitter convenablement de tâches si variées ; enfin
parce que si le personnel enseignant s'essaie tant bien que
mal à ces tâches étrangères, il est fatal qu'il soit amené à
négliger la sienne.
En ce qui concerne l'instruction religieuse, la cause de la
neutralité ou, pour mieux dire, de l'abstention est déjà gagnée
dans plusieurs pays démocratiques, par exemple aux Etats-
Unis. Aux Etats-Unis, l'instruction religieuse est sévèrement
bannie de l'école publique élémentaire et réservée aux Eglises :
la multiplicité et la rivalité des sectes, dont aucune n'a été
assez puissante pour prétendre h dominer l'école publique, a
valu cet état de choses k la société américaine.
A l'inverse, on s'imagine à peu près jDartout que l'école
peut et doit agir pour « former le caractère », c'est-à-dire
pour augmenter l'énergie de la volonté et l'orienter vers le
bien, au moyen d'allocutions appropriées. Mais c'est surtout
dans les pays de tradition prolestante que sévit ce genre d'élo-
quence de la chaire. « Une demi-heure de « franche causerie
avec les enfants », vagues sentimentalités impromptues sur
le Zèle, la Perfection, le Vrai Patriotisme, et ainsi de suite,
paraît compenser, mieux que n'importe quoi, des semaines
d'enseignement mal conçu et mal préparé, et des années de
préoccupations exclusives à l'endroit du canotage et du cricket.
Les exemplaires les plus extrêmes de ce type sont ceux qui
disent sur un ton de virile apologie : « Cela fait du bien aux
•yÔS LA REVUE DE PARIS
» enfants de ni'enlendre leur dire simplement ce que je pense
»sur les choses sérieuses», alors que trop souvent l'orateur en
question fait tous ses efforts pour ne penser à rien du tout, si
ce n'est au cricket et à l'avancement. De leur côté, les maî-
tresses d'école ne se montrent souvent pas peu fières, en parlant
aux parents, de ce qu'elles appellent a notre heure de morale»
(ethical hour) ; mais, renseignements pris, ce n'est qu'une
heure pendant laquelle une pauvre âme illogique patauge,
avec une inconvenance naïve, à propos de l'Idéal, du F)ien,
de la Pureté, et de beaucoup de choses secrètes et sacrées qui
embarrassent les hommes sages, devant des enfants incrédules
ou imitalifs. Pour réussir dans ces exercices, ce qui est requis
est un certain degré de vanité agressive, une dose de sottise,
de bonnes intentions et l'ignorance totale des conditions et
des limites de l'éducation. » Ce n'est pas à dire, bien en-
tendu, que l'école soit radicalement impuissante à influencer
le développement moral. Loin de là. L'éducation de l'intelli-
gence, bien conduite, est riche en sous-produits d'excellente
qualité morale : l'habitude de l'observation (rien de tel, pour
bien agir, que d'ouvrir sur la vie des yeux attentifs), l'habi-
tude de raisonnement (qui permet de mieux pressentir les
conséquences de ses actes), l'esprit critique (qui, en mettant
l'homme en garde contre la prévention, tarit en lui une
source abondante d'injustices), le goût des plaisirs intellectuels
(qui fait heureusement concurrence aux passions naturelles
pour les plaisirs bas), l'expérience du travail et, par consé-
quent, le sentiment de la nécessité de l'effort pour obtenir des
résultais convenables. Un bon maître, droit, juste, sincère,
indulgent, persévérant, consciencieux, agira aussi très forte-
ment, par son exemple, sur les enfants qui lui sont confiés,
sans prêcher. L'école peut encore contribuer à l'enrichisse-
ment de la vie morale des écoliers en les invitant à lire des
livres, quelques-uns de ces beaux livres d'histoire ou de
fiction qui sont de nature à élargir leur connaissance du
monde et de la nature humaine en ce qu'elle a d'héroïque.
L'admiration et l'enthousiasme que suscitent ces livres, qui
équivalent à des exemples, sont les plus durables des antisep-
tiques. Rien ne rancit, au contraire, comme un sermon au
premier contact de la vie.
LES IDÉES DE H. -G. WELLS SUR L'EDUCATION 769
L'École sort-elle de ses attributions en se chargeant d'éveil-
ler le sentiment et la compréhension de la beauté? — H y a
des gens qui pensent, ou qui agissent comme s'ils pensaient,
que la nature ne dirait rien aux enfants si le maître d'école
n'était pas là pour servir de truchement. Or, certaines per-
sonnes ont, en effet, le don royal de sentir très vivement, de
traduire et d'exprimer la beauté des choses ; on les appelle
artistes ; il s'en trouve dans toutes les conditions, mais pas
particulièrement parmi les maîtres d'école. L'homme du
commun , s'il s'en mêle, aboutit vite à réduire la ce Nature »
aux aspects de l'univers qui ont été consacrés par les artistes
d'autrefois : c'est ainsi que les arbres, les fleurs, les oiseaux,
les étoiles, les champs cultivés, les moulins à vent au ras de
l'horizon, voire (depuis le siècle dernier) les montagnes et les
volcans, appartiennent incontestablement au canon scolaire
des beautés naturelles, tandis que le flamboiement des hauts
fourneaux dans les nuits du Lancashire en est exclu. A quoi
bon interposer entre les choses naturelles et les esprits, dont
chacun les reflète spontanément à sa manière, l'écran d'une
interprétation littéraire, historique et désormais convention-
nelle, ou de la médiocre interprétation personnelle du premier
venu? — Quant à l'art, on ne peut penser sans souffrance au
traitement que des maîtres et des maîtresses à demi cultivés,
qui se croient obligés d' «expliquer aux enfants» les sombres
splendeurs de Vinci ou la grâce de Botticelli, font subir aux plus
purs chefs-d'œuvre, et aux plus mystérieux. — Dans la future
République, l'école n'entreprendra pas de former systémati-
quement le goût des générations nouvelles. Elle se conten-
tera : 1° d'enseigner à regarder (très peu d'individus savent
instinctivement voir, ce qui est pourtant la première des qua-
lités artistiques et la condition des autres); 2° d'offrir aux
yeux de l'écolier de belles choses qu'il n'aurait peut-être pas
l'occasion de rencontrer ailleurs : il est parfaitement légitime
que les bâtiments d'école soient transformés, comme ils le sont
déjà ça et la, en musées de photographies et de moulages,
oîi les grandes œuvres de tous les temps rayonnent silen-
cieusement et frappent au passage ceux qui sont nés pour les
aimer.
Les écoles anglaises sont-elles responsables de la décadence
i5 Février igoS. n
"y-yO LA REVUE DE PARIS
économique et du relâchement général de l'aclivité en Angle-
terre? On le prétend. Mais, quoique lesdites écoles soient
assurément à transformer de lond en comble, ce n'est pas
vrai. En Angleterre, comme partout, l'influence de l'école
est bien moins profonde que celle du milieu ambiant. Si le
jeune Anglais de la classe moyenne est aujourd'hui, sous son
vernis d'élégante réserve, profondément ignorant et versé
surtout dans l'historique des matches interscolaires de son
temps c'est, jusqu'à un certain point, la faute de ses maîlres.
Mais s'il n'a ni l'habitude, ni le désir, ni le respect du
travail, s'il méprise le travail et la science comme des
choses qui ne payent pas et qui ne sont nécessaires ni au
succès ni au bonheur, c'est dans son milieu extrascolaire
qu'il a, pour ainsi dire, respiré ces convictions dès son
enfance. « Il a vécu dans un pays où les honneurs sont pro-
digués aux brasseurs d'affaires, où le Gouvernement est auto-
matiquement confié aux pairs ou a leur famille, où quiconque
réussit n'a rien de plus pressé que de se retirer de la vie
active pour devenir un gentleman^ où le soupçon et le ridi-
cule sont le lot de quiconque peine pour une fin qui dépasse
la compréhension d'un cabinan ; — ... et il a tiré ses conclu-
sions. )) Le sc/ioolmasterj, dont on fait le bouc émissaire, n'y
est pour rien. Et cet état de choses ne peut être modifié que
par des forces extérieures à l'école, qui dépassent infiniment
la portée des réformes pédagogiques.
En résumé, l'école n'est qu'un élément parmi tous ceux
qui concourent à la formation du citoyen. Il faut maintenant
définir cet élément, et dire comment on en tirera le maximum
d'efficacité.
II
L'ÉCOLE D'AUTREFOIS ET L'ÉCOLE D'AUJOURD'HUI
La première en date et la plus universellement reconnue des
fonctions de Técole est d'initier une plus ou moins grande
partie de la population à la lecture, à l'écriture, au calcul,
c'est-à-dire à des disciplines qui augmentent les moyens
LES IDEES DE H. -G. WELLS SUR L'EDUCATION 77I
d'acquisition et d'expression. On en est venu à concevoir de
nos jours que la communauté doit à tous ses membres cette
espèce d'instruction.
D'autre part, la seconde des fonctions principales de l'école
a été jusqu'à présent d'enseigner la langue, morte ou non,
d'une ancienne civilisation dominante. Chez les peuples dont
la littérature indigène est encore dans l'enfance, la langue
d'une grande civilisation étrangère est l'instrument qui seul
procure les inestimables bienfaits de la culture littéraire ; en
outre, étudiée en même temps chez des peuples différents,
elle est pour eux un patrimoine commun. Tel fut le grec
pour les Romains, le latin pour les hommes du Moyen âge
et ceux de la Renaissance, l'arabe pour tous les barbares
convertis à l'islamisme, le sanscrit pour les populations de
l'Inde, le chinois pour les populations de l'Extrême-Orient.
Mais il s'est produit à cet égard, depuis deux ou trois
siècles, un phénomène singulier dans la plus grande partie
de l'Europe. Il s'est développé dans ces pays non seulement
une civilisation plus puissante que celle des peuples morts,
grec et latin, dont la tradition avait été installée dans les
écoles, mais des littératures plus riches, variées, vivantes,
et si longtemps nourries des littératures classiques qu'il n'y
a plus en vérité rien dans celles-ci qui n'ait passé dans
celles-là. Cependant, dans ces pays, l'enseignement des
langues classiques, recommandé par l'habitude et défendu
par toutes les forces conservatrices , notamment par les
Eglises dont le latin est la langue sacrée, a survécu à sa
raison d'être. Cela ne s'est pas produit, bien entendu, sans
que ledit enseignement ait perdu de son sérieux. On appre-
nait jadis , conformément à l'idéal des anciennes écoles
romaines de rhétorique, à penser et à écrire en latin avec
une élégante aisance, et, par là, à penser et à écrire de même
en sa langue maternelle ; mais les professeurs de langues
mortes ont dû renoncer depuis longtemps à pousser aussi
loin leurs prétentions : ils n'enseignent plus à écrire le latin
(l'écriraient-ils eux-mêmes avec aisance?); ils enseignent à
le déchiffrer tant bien que mal ; encore n'y parviennent-ils
guère. De sorte que l'efficacité des langues mortes pour
l'éducation des hautes facultés d'expression a disparu tout
772 LA REVUE DE PARIS
comme la raison d'être historique de leur présence dans les
programmes; et qu'il n'y a plus, dans la plupart des écoles,
de procédé régulier, éprouvé, pour enseigner l'art de conduire
et de disposer ses pensées.
L'enseignement des langues mortes, aujourd'hui desséché,
a laissé, d'ailleurs, des traces indélébiles (jusqu'à présent) sur
celui de la langue maternelle, qui tend, actuellement, à le
remplacer. « En Angleterre, noire méthode pour enseigner
l'anglais n'est encore qu'une ridicule caricature de la méthode
latine. » On commence par la grammaire la plus abstraite, la
plus décharnée, la plus stérile. Des garçons et des filles de douze
ans, qui ne comprennent et ne comprendront jamais que l'an-
glais vulgaire et ne sauront jamais ponctuer une lettre propre-
ment, sont informés qu'il existe huit sortes de nominatif et
qu'il y a (ou qu'il n'y a pas) un gérondif dans leur langue. On
les force ensuite, pendant des mois et des années, à accomplir
un rite appelé parsing (analyse) qu'il faut avoir vu pour le
croire. Après quoi (ou avant, peu importe), ils sont invités à
se lancer dans la « composition » ; les résultats sont
ce effrayants ». — Nul doute que s'il s'était dégagé une
méthode originale et efficace pour l'enseignement de la langue
maternelle, les partisans de la survivance des langues mortes
comme instrument de culture linguistique n'auraient pas eu
aussi beau jeu; ils triomphent, et c'est bien naturel, que l'on
ait été obligé de leur emprunter leur routine.
L'école d'autrefois avait la prétention de compléter son
œuvre en initiant a des connaissances d'agrément, les « galan-
teries )) de l'ancienne pédagogie allemande : danse, maintien,
musique, faire semblant de dessiner, faire semblant de savoir
la langue vivante d'un pays voisin (par exemple l'italien). Il
subsiste encore quelque chose de ces ce accomplissements »
sous la forme désormais comique de la danse et sous celle,
décidément offensante, du piano. Mais il en est un auquel
les circonstances nouvelles ont donné, au xix*' siècle, une
importance capitale. L'enseignement d'une ou plusieurs lan-
gues vivantes est devenu une nécessité par suite des relations
multipliées entre les peuples, des voyages et de l'existence,
en plusieurs langues modernes, d'une littérature artistique et
scientifique de premier ordre. Il n'y a pas à nier que ce ne
LES IDÉES DE H .-G . WELLS SUR L'EDUCATION 778
soit là, pour l'intelligence, une surcharge fort lourde, et bien
propre à faire désirer que l'une des grandes langues de l'hu-
manité civilisée acquière un jour sur les autres une préémi-
nence décisive ^
L'école d'aujourd'hui a dû, en outre, prendre en considé-
ration les immenses acquisitions de la science moderne. Elle
s'est trouvée, ou crue, dans l'obligation de communiquer une
masse de notions positives sur le passé et le présent du
monde. De là, les « leçons de choses » et ces énormes pro-
grammes d'histoire naturelle, de physique, de chimie, d'his-
toire, de géographie, etc. L'opinion de M. Wells est que, en
Angleterre, tous ces « sujets », considérés comme des « sujets
d'information » (information subjects), sont enseignés par
fragments inorganiques et inassimilables , qui encombrent
l'esprit sans l'éclairer. Il se plaît à croire que, dans l'école
d'autrefois, l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie du
Quadrivium étaient vraiment présentées comme des « sciences »,
pour le profit méthodologique ou philosophique que ces dis-
ciplines comportent, tandis que, de nos jours, l'enseignement
soi-disant scientifique se réduit trop souvent, en réalité, à
une énumération de faits bruts, aggravée par l'injustifiable pré-
tention que la connaissance de ces faits est pratiquement
utile. L'enseignement des mathématiques reste dans une posi-
tion ambiguë, mal dégagé de traditions surannées, quoique
l'on commence à comprendre que les nouvelles mathéma-
tiques sont une sorte de complément du langage, comme la
notation musicale et le dessin, aussi indispensables, à ce titre,
que la lecture et l'écriture pour quiconque a besoin de rai-
sonner sur des formes et des quantités.
Voilà le cunnciiliun que parcourent ordinairement les jeunes
gens jusqu'au moment oii ils bifurquent soit vers un appren-
tissage professionnel (médecine, droit, etc.), soit vers une
I. Le senlimeat personnel de M. Wells est que la prééminence reviendra au
français plutùt qu'à l'anglais, ù l'allemand ou au russe. Sa grande raison, c'est que
la littérature française est la plus diverse et la plus intelligente de toutes les litté-
ratures contemporaines : « Il suffît de contempler une librairie parisienne, en se
souvenant d'une librairie anglaise, pour comprendre que le français occupe une
position exceptionnelle. Les rangs serrés des volumes à couverture jaune embras-
sent tous les domaines de la pensée et de la curiosité humaines, sans aucune inter-
diction ni limites... » [Antic'paiions, p. 272.)
77^ I^A. REVUE DE PARIS
prolongation d'études scolaires en vue des degrés « es arts »
que confèrent les Universités anglaises. Quand on a passé par
là, on ne sait rien : « L'ordinaire B. A. (bachelier es arts)
d'Oxford, de Cambridge ou de Londres, a une inutile teinture
de grec ; il ne peut pas lire le latin couramment ; il a dans
l'esprit quelques notions insignifiantes sur l'histoire des litté-
ratures classiques ; il ne sait pas assez l'anglais pour l'écrire
clairement ; il ne peut lire le français couramment ; il ne lit
pas du tout l'allemand ; il a appris certains rudiments des
mathématiques d'après des méthodes d'un autre âge, et absorbé
des nomenclatures de faits historiques ou scientifiques. Il ne
sait rien des pensées incorporées dans la littérature anglaise,
ni de la pensée contemporaine, ni des sciences sociales, ni de
la philosophie naturelle. Tout ce qu'il en soupçonne, il l'a
puisé, au hasard, dans les magazines. L'histoire de l'art est
pour lui un livre scellé...»
Ce curriciilum irrationnel, qui n'a été combiné par per-
sonne, mais OLi l'analyse révèle des débris de traditions an-
ciennes amalgamées tant bien que mal avec des nouveautés
introduites par la force des choses, laisse fort à désirer. Tout
le monde le reconnaît et s'en plaint. Mais comment le rem-
placer? IL— G. Wells n'ignore pas que des projets de réforme
ont été produits par centaines, et même que quantité d'écoles
ont cherché à amorcer les parents, inquiets des critiques pro-
diguées aux écoles ordinaires, par l'annonce de plans d'études
plus ou moins originaux. Mais il n'a pas confiance. « Ces
écoles charlatanesques, où l'apiculture tient lieu du latin et
le jardinage des mathématiques, oii les exercices décorés des
noms de c< Tenue des livres ))etde ce Correspondance commer-
ciale », et d'autres impostures analogues, sont enseignes aux
fils de gens qui payent deux mille cinq cents francs par an
comme Science commerciale », ne lui disent rien qui vaille.
Il a son système à lui, fondé sur ce principe général que le
rôle essentiel de l'école est, non pas précisément d'apprendre
à penser, comme on l'a dit souvent, mais de perfectionner et
de multiplier les facultés d'expression qui permettent de con-
verser avec soi-même et avec autrui (to widen the range of
intercourse); bref, d'apprendre à manier avec dextérité les
instruments usuels de la pensée.
LES IDÉES DE H. -G. WELLS SUR L'EDUCATION 776
II
L'ECOLE DE L'AVENIR
Puisqu'il s'agit d'enseigner, à l'école, le maniement des
outils usuels de la pensée, le programme de l'école sera : Lec-
ture, Ecriture, Prononciation correcte de la langue maternelle,
Etude approfondie de la langue maternelle au point de vue
historique, Apprentissage de l'art d'écrire (en prose et en
vers) dans la langue maternelle, autant de Mathématiques
que chacun peut s'en assimiler. Dessin, Peinture, Musique
(comme moyens d'expression, pour développer le sens des
formes, des couleurs et des sons) ; parler, lire et écrire passa-
blement une ou plusieurs langues étrangères, celle ou celles
qu'imposent les nécessités sociales, politiques et intellectuelles
du moment. Ajoutez, pour clore le cycle de l'enseignement
élémentaire : acquisition des connaissances (ou de l'art de
les acquérir dans les livres) qui sont nécessaires pour prendre
part au mouvement de la pensée et de la vie contemporaines.
Pas de difTiculté pour les premiers articles de ce pro-
gramme : on enseigne déjà très convenablement à lire et à
écrire (sinon à prononcer), et la simptification de l'ortho-
graphe se fera tout doucement, pourvu que les charlatans
entichés de ce phonétique rationnelle » ne s'en mêlent point.
Quant à F « étude approfondie de la langue maternelle », et
particulièrement de l'anglais dans le monde anglais, c'est une
autre affaire. Au sentiment de M. Wells, personne ne sait
aujourd'hui enseigner l'anglais ni même comment l'anglais
devrait être enseigné. Découvrir ce secret est une œuvre qui
sollicite l'attention des Nouveaux Républicains. Les maîtres
de nos jours ne sont pas à blâmer s'ils l'ignorent, car, sur-
chargés comme ils sont de besognes matérielles, et tenus de
satisfaire à tant d'exigences raisonnables ou déraisonnables,
comment auraient-ils l'énergie et la liberté d'esprit nécessaires
pour réagir puissamment contre les méthodes que les livres,
les traditions et les examens leur imposent? Ce n'est pas aux
77^ LA REVUE DE PARIS
praticiens ordinaires qu'il appartient d'inventer et de fabri-
quer les instruments d'acier qui servent à faire les opérations
chirurgicales ; s'il n'y en pas dans le domaine public, ils s'en
passent, et, quelles que soient leurs qualités personnelles,
sont obligés de s'en tenir au manuel opératoire de leurs
confrères les plus médiocres.
Dans l'espèce, l'instrument qui manque pour accoucher
les esprits, ce sont de bons livres à l'usage des classes ; et
surtout c'est la méthode qui permettrait de composer de tels
livres. Les Nouveaux Républicains ne seront pas embarrassés
pour si peu. Il ne leur faudra pas, en effet, plus de dix ans
et de cent mille livres sterling pour en venir à bout. Et voici
comment. C'est bien simple : un homme d'action organisera
un comité de douze experts (qui comprendra des professeurs
éprouvés, un psychologue de profession, un ou deux étu-
diants intelligents, un philologue, un littérateur, etc.). Au
bout d'un an, on aura dépensé dix mille livres, et il sortira
des délibérations du Comité un « Cours de langue et de com-
position anglaise » qui sera publié. Ce Cours sera naturelle-
ment en butte aux plaisanteries du public ; tous les experts
qui n'auront pas été associés à l'entreprise l'attaqueront avec
virulence. Mais le Comité, complété par l'adjonction de ses
meilleurs critiques, revisera son ouvrage pour une seconde
édition. Et ainsi de suite pendant dix ans. En fm de compte,
il existera une méthode, des Prlmers, des Text-hooks gradués,
un dictionnaire scolaire, des programmes d'examens ration-
nels et tout ce qui est nécessaire pour l'enseignement normal
de l'anglais. Cent mille livres, ce n'est guère pour un pareil
objet; et puis, lorsque la Méthode aura pris, les profits seront
énormes. — Pour les mathématiques, les difficultés actuelles
d'enseignement et les remèdes sont les mêmes ^
Ici, quelques objections se présentent à l'esprit, dont les
Républicains de Wells auront peut-être à tenir compte. Et
d'abord, est-il certain qu'il n'existe point, dès maintenant,
d'excellents livres scolaires? M. Wells croyait aussi qu'il n'y
avait pas de Nursery rhymes dignes de ce nom jusqu'à ce
1. Mais non pas pour les langues vivantes. M. Wells estime qu'on a déjà fait
le nécessaire pour « révolutionner l'enseignement des langues vivantes », et cite à
cet égard les noms de Alge, de Holzel et de Gouin.
LES IDEES DE H. -G. WELLS SUR L'EDUCATION 777
qu'un éditeur de Boston lui en eût envoyé un qu'il a trouvé
estimable. Après la première édition de ses essais pédago-
giques, on lui a fait connaître un livre pour l'enseignement
de la géométrie élémentaire (par un maître d'Eton Collège),
qu'il déclare « tout à fait admirable ». Ces expériences l'ont
amené à entrevoir que des livres comme il en désire pour-
raient bien exister, après tout, quelque part, ce en pile dans
les magasins », oii, faute d'être connus, ils ne servent à rien.
Et il en est réduit à dire : « Si je ne les connais pas, moi qui
ai des loisirs et bien des occasions d'être informé, est-il pos-
sible de s'attendre a ce que les maîtres les connaissent ? »
Mais, en France, les professeurs de lycée et de collège reçoi-
vent d'office la plupart des livres de classe qui paraissent,
par les soins des éditeurs, à titre de publicité ; néanmoins les
livres de classe qui ont le plus de succès ne sont pas toujours
les meilleurs; et il en est de remarquables qui ne se sont jamais
vendus. Cela s'explique par bien des raisons qui ne cesse-
raient d'agir que le jour où le choix des livres classiques ne
serait plus, comme maintenant, confié à la discrétion des
maîtres, mais imposé d'en haut par une autorité. Laquelle?
Il ne saurait être question, semble-t-il, dans une République
anglaise, d'une autorité centrale, comme celle de notre Minis-
tère de l'Instruction publique. On compte plutôt sur l'ascen-
dant des décisions promulguées par un comité d'experts.
« Supposez qu'un comité ait déterminé le programme sco-
laire de mathématiques, et se charge ensuite d'examiner tous
les manuels de mathématiques en vente dans les pays de lan-
gue anglaise, en acceptant peut-être quelques-uns sans obser-
vations, d'autres à correction, et condamnant le reste spéci-
fiquement par leur nom. » M. Wells croit qu'en consacrant
cinq mille francs à distribuer intelligemment le Rapport du
Comité qui contiendra ces bénédictions et ces excommunica-
tions nominatives, et aussi en faisant savoir que les théories
du Comité sont celles qui seront suivies désormais dans les
examens, toutes les écoles ne seront bientôt plus équipées
que de « bons » livres. Ces mesures, ajoute-t-il avec com-
plaisance, vaudraient mieux que des rames d'essais dans les
revues pédagogiques. Mais sont-elles possibles? Seraient-elles
efficaces.^ Tout serait-il dit enfin lorsque de bons tyrans
778 LA REVUE DE PARIS
auraient établi en ces matières une orthodoxie oificielle ? Le
Nouveau Républicain paraît assez disposé à laisser aux
(( revues pédagogiques » ces discussions stériles. Aussi bien,
sans qu'il s'en doute, elles ont déjà eu lieu, car, pour le
choix des livres de classe comme pour bien d'autres choses,
la théorie du Compelle inlrare n'est pas d'hier; et d'ailleurs,
en pédagogie, tout a été dit.
En quoi consistent exactement « les connaissances néces-
saires pour participer à la vie et à la pensée contempo-
raines», dont l'acquisition complétera et couronnera l'ensei-
gnement élémentaire "^ L'idéal serait évidemment de connaître
le milieu naturel et le milieu social, et l'histoire des éléments
qui composent ces milieux dans la mesure où c'est utile pour
s'expliquer leur état actuel. Mais il faut choisir, car la capa-
cité d'apprendre est limitée et le connu est immense. Dès
lors, deux méthodes générales sont soutenables, dont une seule
est pratiquée. Définir arbitrairement un certain nombre de
notions dont on convient qu'il n'est pas permis de les igno-
rer et les seriner aux enfants sous la menace des punitions
et des examens ; c'est ce qui se fait partout. Ou bien dire :
« Communiquer des connaissances à l'enfant étant moins
utile qu'exercer son esprit, nous choisirons les connaissances
à lui donner moins pour les connaissances en elles-mêmes
que pour leur pouvoir d'exercer l'esprit, et nous les offrirons
toujours par le côté qui exercera mieux l'esprit ' » ; c'est la
thèse que M. P. Lacombe a soutenue, chez nous, si forte-
ment. Est-il besoin d'indiquer pourquoi la première de ces
méthodes l'a emporté ? La seconde suppose des maîtres dont
l'attitude soit constamment active et qui sachent assez pro-
fondément ce qu'ils enseignent pour le présenter à chacun
d'une manière originale ; la première peut être pratiquée
machinalement par des hommes ordinaires et leur permet
l'engourdissement intellectuel. On verra donc, longtemps
encore, l'enseignement des connaissances «indispensables»
conçu comme un gavage, et le choix de ces connaissances
déterminé par les commissions qui rédigent les programmes
d'examen, avec les résultats ordinaires : passivité des écoliers,
I. P. Lacombe, op. cil., p. 6,
LES IDÉES DE H. -G. AVELLS SUR L'EDUCATION 779
obligation d'apprendre et d'enseigner partout ce qui a paru
considérable, un jour, à des commissaires faillibles. On con-
tinuera en conséquence d'employer le temps des classes et la
mémoire des enfants à l'exposé et à l'acquisition de certains
détails, consacrés par la tradition scolaire, que personne ne
tient pour importants en dehors des écoles. Il va de soi que
les sympathies de M. Wells sont pour la méthode active,
quoiqu'il n'ait pas réussi, aussi bien que d'autres réforma-
teurs, à s'en faire une idée nette. Il se laisse ici trop visible-
ment dominer par ses goûts de romancier scientifique. Gomme
connaissances pragmatiques, le premier rang sera, selon lui, à
la physique, c'est-à-dire à la théorie générale de l'énergie. Des
cartes et des tableaux chronologiques éveilleront l'intérêt
pour l'histoire et la géographie (I) Et puis, ce sera tout. La
physiologie n'est pas encore une science assez avancée pour
qu'il y ait lieu d'en rien dire aux enfants (?) Quant au reste,
chaque école entretiendra une bonne bibliothèque d'ouvrages
élémentaires, copieusement et scientifiquement illustrés ; les
écoliers y seront régulièrement admis à lire ce qui leur plaira
le mieux, durant cinq ou six heures par semaine, en com-
mun, sous la surveillance du maître, dont le seul rôle sera,
comme bibliothécaire, d'inviter ses jeunes clients, s'ils le
consultent, à des lectures systématiques. Une école sans bi-
bliothèque, c'est-à-dire sans dépôt de faits commodément
et agréablement emmagasinés, c'est une pharmacie sans bou-
teilles. Que, au commencement du xx*^ siècle, 999 écoles
sur I 000 aient été dépourvues de bibliothèques convenables,
aucun symptôme de notre infériorité pédagogique ne paraîtra
plus frappant aux générations futures.
Tel sera l'enseignement primaire dans la Nouvelle Répu-
blique, uniformément distribué aux frais de la communauté
à tous les enfants jusqu'à l'âge de quatorze ans, sans distinc-
tion de fortune. Ne considérons plus maintenant que ceux, de
l'un ou l'autre sexe, qui auront convenablement parcouru ce
premier cycle. Les autres, s'ils sont de familles pauvres, iront
remplir les petits emplois dont ils sont dignes ; s'ils sont de
familles riches... pourquoi un jour ne viendrait-il pas oii un
minimum de qualification mentale sera considéré comme
780 LA REVUE DE PARIS
indispensable pour l'administration de la propriété aussi bien
que pour toutes les autres formes de pouvoir dans l'État?
L'enseignement secondaire différera grandement de l'ensei-
gnement primaire dans les sociétés de l'avenir. Comme les
choses vont de nos jours (en Angleterre), il n'en est pas ainsi :
d'un bout à l'autre des études, c'est la même discipline enfan-
tine. «Nos professeurs secondaires sont incapables, par des
rabâchages persistants, continués pendant cette longue période
de la douzième à la vingtième année, de produire la maîtrise
des langues mortes qui jadis était la préface obligée de l'édu-
cation et qui est devenue maintenant, par un déclin sécu-
laire d'énergie et de dessèchement naturel de cette espèce
d'études, l'irréalisable idéal. » Cependant, les pédagogues
classiques imposent une prolongation de leurs exercices à
l'Université jusqu'à vingt-trois, vingt-quatre ans, et s'ils
pouvaient retenir les gens jusqu'à quarante ou cinquante ans,
iis les feraient jouer encore avec les clés qui ouvrent l'accès
du trésor des littératures anciennes, ce trésor dont le contenu
a été versé tout entier, depuis longtemps, dans la circula-
tion. Mais, à quatorze ans, les enfants de l'avenir auront
été mis en possession des instruments de la pensée. Le mo-
ment sera venu de leur donner une vue juste et cohérente de
ce que nous savons sur l'univers et de commencer à les pré-
parer en vue d'une profession spéciale.
Avant de dire ce qu'ils devront apprendre, voyons com-
ment on le leur enseignera.
De nos jours, dans les établissements d'enseignement se-
condaire et dans les Universités qui en sont, à plusieurs
égards, le prolongement, le principal moyen d'enseignement
est le cours oral, parlé ou dicté : le maître parle : « Assieds-
toi là, écoule », et les élèves attrapent, tant bien que mal, sa
parole au vol. Ce procédé a des conséquences graves. Le
professeur, professant ex cathedra et sans contrôle, tend à
dogmatiser; il encourage rarement à discuter ce qu'il a dit.
Sa personnalité s'interpose entre ses auditeurs et les livres;
en l'écoutant, les élèves se familiarisent autant avec sa ma-
nière de voir qu'avec les choses qu'il enseigne. Ces choses,
ils les trouveraient dans les livres, aussi bien exposées, ou
mieux, s'ils avaient l'habitude de lire, c'est-à-dire de deman-
LES IDÉES DE H. -G. AVELLS SUR L'EDUCATION 781
der aux livres ce qu'ils contiennenl. Mais le cours oral a pré-
cisément la prétention de tenir lieu de toutes les autres
sources d'information : celui qui suit un cours s'y tient et
n'acquiert pas la science inestimable des livres, l'art de les
trouver et de s'en servir. 11 semble que les traditions sco-
laires soient demeurées, sur ce point, ce qu'il était légitime
qu'elles fussent avant la découverte de l'imprimerie. La
plupart des maîtres « lisent » en chaire, comme s'il y
avait encore intérêt à multiplier les manuscrits par la dictée '.
Et, en effet, il y a des établissements d'enseignement se-
condaire qui n'ont pas de bibliothèque d'étude. D'ailleurs,
partout où il existe des bibliothèques, les imprimés y sont
considérés apparemment comme des raretés, puisqu'on se
garderait bien d'y posséder plus d'un exemplaire des ouvrages
les plus courants...
Il n'est pas sensé d'attribuer au professeur, dans l'ensei-
gnement secondaire ou dans l'enseignement supérieur, la
fonction du Manuel (ou Text-book). — Rien n'est plus néces-
saire que de bons Manuels comme il y en a, qui, dans chaque
domaine de la science, exposent les résultats acquis et les
conceptions régnantes. De tels livres, soigneusement compo-
sés par un spécialiste ou par des spécialistes associés, et con-
tinuellement tenus à jour, devraient être les vade-mecum de
tous les étudiants. Le rôle du maître n'est nullement de leur
faire concurrence en servant à ses élèves, par tranches, un
Manuel, abrégé, de sa façon. C'est, les supposant connus, d'en
commenter les parties insulTisanles, obscures ou contestables
et d'en développer à fond certaines sections, à titre d'exemple ;
c'est, en un mot, d'être un guide, un conseiller. M. Wells,
qui ne connaît pas M. Lacombe, se rencontre ici avec lui,
I. Tous les paléographes savent que les manuscrits qui ont été exécutés au
Moyen âge par des copistes écrivant sous la dictée sont très fautifs. Les notes
prises dans ces conditions par les écoliers d'aujourd'hui ne le sont pas moins. L'in-
correction des textes dont ils avaient à se servir a fait souffrir d'une manière
inexprimable les hommes de l'antiquité et du Moyen âge ; les écoliers sont seuls
maintenant à endurer ce supplice en relisant leurs notes mal prises, souvent décou-
sues, inexactes, qui risquent de leur faire entrer des absurdités dans la tête. On
pousse encore l'inhumanité, de nos jours, jusqu'à dicter aux petits enfants les textes
de version latine, qu'ils recueillent le plus souvent sous une forme inintelligible,
alors qu'il serait si facile de les leur distribuer imprimés, comme cela se pratique
enfin, depuis quelques années, aux examens de la Sorbonne.
782 LA REVUE DE PARIS
mot pour mot : et Aujourd'hui le professeur d'histoire, de
géographie, de sciences, se croit en conscience tenu de rédi-
ger son cours. Il existe sur la matière de ce cours des livres
imprimés, rédigés par des maîtres exceptionnels, qui, écri-
vant en vue de l'impression, ont rédigé leurs leçons avec
tout le soin dont ils étaient capables. Le professeur débutant
se croit obligé de refaire ce livre; mais il est pressé, et le
métier roblige à exécuter promptement la rédaction du cours
dont il est chargé... Qu'il mette plutôt entré les mains de
ses élèves l'ouvrage qu'il estime le meilleur et que l'élève, en
apprenant la science spéciale, objet du livre, apprenne en
même temps à apprendre dans les livres. Car il aura toujours
des livres à sa disposition et il n'aura pas toujours un profes-
seur^. ))
Si le professeur était dispensé des stériles besognes qui lui
sont aujourd'hui imposées par l'usage, il aurait du temps pour
son métier véritable. « La classe, comme nous la concevons,
devient une sorte de cabinet de consultation oii le professeur
se tient à des heures convenues pour répondre aux questions
de ses élèves, éclaircir leurs doutes, leur expliquer les choses
incomprises, leur indiquer des livres à lire, juger séance
tenante les notes, résumés ou compositions qu'on lui sou-
met », diriger des discussions et pratiquer l'art difficile de
l'interrogation. Et rappelons-le en passant : commentaires d'un
« livre de texte », « disputes » et examens, tels étaient les
procédés ordinaires de l'enseignement dans les Facultés des
Arts des Universités du Moyen i\ge, d'oii notre enseignement
secondaire est sorti. Ainsi la pédagogie de la Nouvelle Répu-
I. P. Lacombe, 0. c, p. i-C. — M. Wells, qui vit dans un pays où les plus
grands éditeurs d'ouvrages scientifiques et scolaires sont des Universités (Gla-
rendon l*ress d'Oxford, Pilt Press de Cambridge), hasarde l'idée que les Univer-
sités devraient considérer comme un de leurs principaux oflices la publication et la
revision de Manuels normaux à l'usage de l'enseignement secondaire. « Personne
ne s'étonne que l'on consacre 20 000 à 20 000 francs par an à doter une chaire
nouvelle, mais il paraîtrait encore fantastique à bien des hommes d'Université
d'appliquer pareille somme à l'entretien d'un professeur chargé de composer et de
reviser chaque année le Manuel normal pour l'enseignement d'une science... Le
travail des élèves serait singulièrement plus profitable s'ils avaient ainsi une série
de lext-books sur tous les sujets, vivant cl se développant d'année en année sous leurs
yeux... Plusieurs Universités pourraient s'associer pour publier en commun un
Manuel, dont l'éditeur fédéral centraliserait et apprécierait toutes les propositions
pour l'amélioration de Tix-uvre. »
LES IDÉES DE H. -G. AVELLS SUJR L'EDUCATION 'j8'6
blique pourrait se réclamer au besoin de précédents plus vé-
nérables encore que ceux de la pédagogie actuelle.
Le moment est venu maintenant d'aborder la question des
programmes. Rien de plus simple, si l'on ne perd pas de vue
le but à atteindre. L'absurdité de l'idéal : faire que chaque
individu soit une encyclopédie vivante, a été reconnue. Nous
devons : i" procurer à l'esprit un training qui le rompe à
l'abstraction, à la généralisation, à la critique des preuves,
qui stimule et discipline l'imagination, et qui développe
l'habitude du travail sincère et consciencieux, pour préparer
et aboutir à une éducation professionnelle ; 2'' donner une
culture générale, c'est-à-dire introduire l'élève dans le vaste
cercle d'idées morales, esthétiques, etc., qui forment le
substralum de la vie intellectuelle et sociale de la commu-
nauté.
La thèse capitale des pédagogues classiques a été long-
temps de soutenir que leurs éludes, l'étude des langues et
littératures de l'antiquité gréco-romaine, étaient les seules
capables de procurer un training mental de première qualité,
quelles que fussent les destinations ultérieures des jeunes
gens. Quelques-uns en ont récemment rabattu; ils ont dit :
a Si nos études ne sont pas les seules, ce sont du moins les
meilleures ». Ils l'ont dit, mais ils ne l'ont jamais prouvé, de
sorte que bien des gens ont refusé de les en croire sur parole.
Il apparaît maintenant, chaque jour à un plus grand nombre
d'esprits, que beaucoup d'études sont aussi propres ou plus
propres que les classiques à favoriser l'éducation intellectuelle.
Dans la plupart des pays, les études classiques ne sont déjà
plus qu'une des alternatives qui s'offrent à l'enfant au sortir
de l'école élémentaire ; dans quelques-uns le jour est pro-
chain oii leur droit de rester au nombre des grandes disci-
plines scolaires sera contesté, mis en péril.
Dans la République de M. Wells, il y aura au moins trois
Cours d'enseignement secondaire à choisir. — Celui qui aurait
le mieux plu à M. Wells et que, par conséquent, M. Wells
estime ce le plus utile et le plus profitable pour la masse de la
population mâle », est le cours de Philosophie natarelle, où
l'on sera naturellement conduit par l'enseignement de la phy-
sique dans l'école élémentaire. Il durera de trois à cinq
-784 LA REVUE DE PARIS
années (de i5 k 18 ou 21 ans) et sera constitué par a une
certaine combinaison de mathématiques, de physique, de
chimie, d'astronomie, de géographie et de géologie au point
de vue de l'histoire générale de la terre ». Il aboutira aux
professions industrielles, militaires, navales, scientifiques, etc.
Une préfiguration en existe déjà en Grande-Bretagne sous le
nom à'Oi-ganhed Science School. — En second lieu, le Cours
do Biologie, et Tout de même que le concept de la Conser-
vation de l'Energie sera au centre du Cours de Philosophie
naturelle, celui de l'Evolution organique sera au centre du'
Cours de Biologie ». On s'y occupera de physique et de
chimie au point de vue des rapports de ces sciences
avec les problèmes biologiques. Ce Cours conduira à la pro-
fession médicale, à l'élude de la psychologie, de l'élevage, de
l'éducation, etc. Ce serait aussi une excellente préparation
aux hautes études théologiques, économiques, politiques. —
Le troisième Cours sera celui d'Histoire , préparatoire aux
travaux littéraires et à l'étude du droit, de la philosophie,
de la théologie, de la politique. — Ajoutons encore le Cours
« classique)} (gréco-romain), si vous voulez, par ménage-
ment pour des préjugés persistants ; et peut-être un Cours de
Musique.
Quant à la ce culture générale», elle aura sa place, sous des
formes appropriées, dans chacun des Cours prévus. La
semaine a sept jours ; on en emploiera quatre aux études
principales, objet du Cours choisi, qui « compteront » pour
les examens ; il en restera trois qui seront réservés à la récréa-
tion et aux exercices physiques, mais aussi à des enseigne-
ments accessoires et complémentaires : d'Histoire dans les
Cours de Philosophie naturelle et de Biologie, de Philosophie
naturelle et de Biologie dans le Cours d'Histoire et dans le
Cours classique. Encore ne s'agira-t-il pas ici, dans tous les
cas, d'enseignement proprement dit : c'est ainsi que lire des
livres dans la bibliothèque du collège, qui sera très bien com-
posée, prendre part aux séances d'une Dehaliinj Society et
aux exercices d'une Société dramatique d'écoliers ou d'étu-
diants, dessiner ou composer pour son compte, sera considéré
comme l'équivalent d'un travail scolaire. La connaissance des
langues vivantes, acquise à l'école élémentaire, sera aussi
LES IDÉES DE H. -G. WELLS SUR L?ÉDUCATIOi\ 786
entretenue dans les établissements secondaires pendant les jours
réservés.
L'enseignement secondaire est intimement rattaché, dans les
pays de langue anglaise, à l'enseignement supérieur, ou plutôt
il le pénètre, pour des raisons historiques qu'il serait hors de
notre propos et trop long d'analyser. Les imder graduâtes
d'Oxford et de Cambridge, avant le baccalauréat es arts, cor-
respondent aux élèves des lycées et des gymnases continen-
taux. Le «Collège» américain, quoiqu'il dépende d'une Uni-
versité, dont il est souvent la partie la plus vivace, n'est aussi
qu'un établissement secondaire. On trouvera avantage, dans
une République rationnelle, à distinguer nettement les trois
étapes : primaire, jusqu'à quatorze ans ; secondaire, jusqu'à
vingt ans environ ; supérieur, à partir de la vingtième jusqu'à
la vingt- cinquième année à peu près.
L'enseignement supérieur est censé maintenant, dans les
pays anglais, le monopole, l'affaire exclusive des Universités.
Les généreux donateurs qui se proposent d'encourager les
études et les travaux scientifiques font instinctivement, aujour-
d'hui comme au temps des Tudor, des libéralités aux Uni-
versités. Mais cette manière de voir, qui, jadis, était entière-
ment justifiée, a cessé d'être à l'abri de la critique. Il fut un
âge, en effet, oii les Universités étaient les seuls foyers actifs
de pensée et de science, et les asiles par excellence de la
sagesse. Mais des siècles se sont écoulés depuis. L'esprit scien-
tifique est répandu maintenant dans le vaste monde et fleurit
n'importe oij. Les influences susceptibles d'agrandir et
d'achever la structure mentale de l'homme et de la femme
sont en suspension partout. Ceux qui, dans nos sociétés si
fécondes en publications excellentes, tant académiques que
privées, continuent à identifier l'Université avec la pensée,, la
science, et même avec l'enseignement supérieur de la science
ou des méthodes scientifiques, font songer à un jardinier qui,
ayant créé jadis une variété de céréale précieuse, promptement
multipliée et bientôt vendue au quintal sur tous les marchés,
continuerait à offrir confidentiellement de petits paquets de
ses graines à un prix très élevé. L'Université ne sera qu'un
i5 Février igoS. 8
^86 LA REVUE DE PARIS
élément dans l'organisation future de l'enseignement supé-
rieur.
M. Wells esquisse très rapidement le tableau des Univer-
sités de l'avenir, que fréquenteront seuls les plus brillants
sujets de l'enseignement secondaire. 11 se contente de dire :
« On imagine volontiers le troisième degré de l'enseignement
comme un choix très varié d'études approfondies, écoles spé-
ciales de médecine, de droit, à' engineering, de psychologie, de
pédagogie, de science politique, de science commerciale, de
philosophie et de théologie, et de sciences physiques. » Il a,
semble-t-il, deux motifs pour ne pas insister. D'abord, il n'est
pas suffisamment au courant de ce qui se passe dans les Uni-
versités d'aujourd'hui; il ne sait pas comment se posent les
questions qui préoccupent, au sujet de leurs destinées pro-
chaines, les» meilleurs d'entre leurs maîtres ^ Ensuite, il tient
infiniment à son idée que, dans la Nouvelle République,
l'enseignement supérieur reviendra, pour la plus large part,
non pas tant aux Universités qu'à la Pensée diffuse à travers
la littérature contemporaine.
Il n'y a pas si longtemps, n'est-ce pas, que l'on se repré-
sentait le professeur d'enseignement supérieur comme un
homme très instruit, chargé de communiquer sa science. On
en est venu récemment à admettre, qu'à côté du professeur
qui enseigne les résultats acquis, il y a place, dans les Univer-
sités, pour le savant original, celui qui trouve du nouveau. Le
Research /Vo^essor enseigne autant, quoique autrement, que le
Teaching Professer, par son exemple et par ce qu'il publie.
Admettons de même qu'on enseigne, non pas seulement en
trouvant du nouveau en physique et en chimie, mais en pro-
duisant des idées intéressantes, quoiqu'elles ne soient pas de
nature à procurer une chaire, en toutes matières esthétiques,
sociales et politiques. D'où la conclusion : l'organisation de
la littérature (livres et journaux), est un office de l'Etat
moderne, aussi important que l'organisation de l'enseignement
proprement dit, à tous les degrés.
C'est par des vues sur l'organisation de la production litté-
raire et scientifique que l'auteur de Mankind in the Making
I. Voir, par exemple, Gh. Seignobos, le Bc<june de l'Enseignement supérieur des
lettres; mialyse et critique (Paris, A. Colin, igo'i).
LES IDÉES DE H . -G . WELLS SUR L'EDUCATION 787
ièrme le cercle de ses spéculations pédagogiques. — Le pro-
blème se décompose en deux : faire en sorte que la production
soit excellente, et assurer aux bons livres la circulation la
plus large.
Faire en sorte que la production soit excellente. L'Etat
peut-il quelque chose à cet égard? Et, de nos jours oii il ne
s'en occupe guère, la production n'est-elle pas, déjà, très
considérable? N'y a-t-il pas déjà plus, infiniment plus d'écrits
dignes d'être lus qu'on n'en peut lire? Ne dites pas cela aux
précurseurs de la Nouvelle République, si vous ne voulez pas
vous exposer à des vitupérations. Non, non, il y a encore
d'énormes réserves de force intellectuelle latentes, et il appar-
tient à la communauté de fournir aux Shakespeare et aux
Newton qui vivent et meurent à l'état de chrysalides ignorées
tout ce qui est nécessaire à leur développement complet.
Quoi donc? L'éducation, sans doute; mais cela va de soi.
Quoi de plus ? Les protéger contre la pression des nécessités
immédiates, qui étoulfent le génie en germe. Mais comment
découvrir le génie en germe? Dans la Nouvelle République,
celte tâche délicate pourrait fort bien être confiée, paraît-il,
à une sorte d'Académie de critiques, élus par leurs confrères
dans le sein d'une Guilde de gens de lettres. Ou bien on
fonderait pour cela des chaires de critique contemporaine,
dont les titulaires auraient l'œil sur les jeunes gens qui pro-
mettent ; est-ce que cela ne vaudrait pas mieux que de pré-
bender des gens, comme on fait, pour disserter indéfiniment
sur les Troubadours? Le talent, une fois découvert, sera pro-
tégé par des dotations et des décorations. M. Wells dit
expressément qu'il admire, en France, Finslilution de la
Légion d'honneur* ; s'il ne parle pas de l'Institut, c'est peut-
être qu'il ne sait pas bien ce que c'est que celte <c Guilde
de gens de lettres )), distributrice de couronnes. Quant à lui,
voici son système: un écrivain subventionné de 2 5ooo francs
par an pour looooo habitants : donc 4oo écrivains pour la
I. « Honours and litles are not only — as the French Légion of Honour shows
— entirely compatible witli, but they are a necessary complément to the Repiiblican
idea. » (Mankind in the Making, éd. Taùchnitz), II, p. 56. Comparez le mot de
M. Thiers lorsqu'on abandonna l'usage de décorer les hommes politiques : « Il n'v
a plus, dit M. Thiers, de gouvernement possible ».
788 LA REVUE DE PARIS
Grande Bretagne ; les cent meilleurs auront un traitement
double (5o 000 francs): en tout, 12 5oo 000 francs à payer
par an, addition insignifiante à ce que l'on dépense déjà pour
l'instruction publique. Mais la dépense sera, en réalité, beau-
coup moins forte, parce que les droits d'auteur sur les œuvres
des écrivains subventionnés bénéficieront au Trésor. Sur les
4oo il y aura bien cent hommes vraiment distingués (est-il
besoin de dire que ce ne seront pas nécessairement les émar-
geurs a cinquante mille?) pour trois cents individus habiles
et vulgaires, qui, dans tous les cas, se seraient tirés d'alïaire.
Dans d'autres conditions, cescent-là auraient été, pour la plupart,
écrasés dans l'œuf; quelques-uns auraient percé tout de même
dans le monde tel qu'il est au commencement du xx^ siècle,
mais il leur aurait fallu, pour obtenir une rémunération con-
venable, tirer vingt moutures du même sac, sous l'aiguillon
des éditeurs, ou forcer leur talent. Prélever quelques millions
annuels sur la fortune publique pour évoquer un certain
nombre de belles œuvres qui seraient restées dans les limbes
et pour dispenser quelques romanciers éminents de publier
vingt romans lorsqu'ils n'en avaient qu'un dans le ventre, ce
n'est certes pas trop cher.
Les choses se passeront ainsi, ou autrement (car M. Wells
ne se dissimule pas tout à fait la cocasserie de son plan);
mais enfin il faudra bien reconnaître que les bons littérateurs
enseignent, par leurs œuvres, aussi efficacement que des pro-
fesseurs d'Université, et que, dès lors, ils doivent être,
littérateurs et professeurs, traités sur le même pied. Il est
ridicule que l'Etat prodigue des dotations, au titre de l'ensei-
gnement supérieur, à la métrique latine et à l'histoire de
vieilles littératures sans valeur, et qu'il se refuse à rien faire
pour la littérature, c'est-à-dire pour la pensée contempo-
raine.
Mais à quoi bon des livres sans lecteurs ? 11 est désolant de
constater que, de nos jours, l'immense majorité des hommes
ne lit pas du tout ou ne lit que des ordures. Plus encore de
voir que la minorité capable de s'intéresser aux o^^uvres belles
et solides n'est informée que par hasard de celles qui parais-
sent sur le marché. Que d'esprits sans pâture ou réduits à
des nourritures inférieures, faute de connaître Texistence des
LES IDÉES DE H. -G. WELLS SUR L'ÉDUCATION 789
livres qui leur conviendraient et de savoir oii les trouver !
D'autre part, que d'excellents ouvrages dont on n'a jamais
écoulé un millier d'exemplaires, et qui se flétrissent dans
l'ombre, faute d'être tombés sous la main de ceux qui les
auraient appréciés I Dans la société future, un régime ration-
nel d'éducation aura multiplié infiniment le nombre des lec-
teurs intelligents ; encore sera-t-il nécessaire de prendre des
mesures pratiques pour que les livres soient aisément accessi-
bles. Là-dessus, M. Wells propose diverses innovations, dont
le bibliographe de profession attend la liste avec d'autant plus
de curiosité qu'il connaît mieux l'insuffisance des procédés
en vigueur jusqu'à présent. Mais voici une preuve de plus
que le système actuel d'informations bibliographiques n'est
pas bon : les panacées que M. Wells attend de l'avenir exis-
tent déjà, et il ne le sait pas; elles ne sont donc pas souve-
raines, puisqu'un médecin si clairvoyant n'en a pas remarqué
l'effet. — c< Une grande organisation.de la Librairie, qui
conduirait commodément le lecteur aux livres dont il a
besoin est un de ces indispensables services publics qu'un
homme d'initiative s'enrichirait à rendre... ; il nous faudrait
un catalogue collectif de tous les livres en vente chez les édi-
teurs anglais. » Mais l'énorme Référence Catalogue of current
literatiire de J. Whitaker existe; il ne laisse rien à désirer;
il est à jour (1902) : a-t-il enrichi Whitaker? — Les biblio-
thèques publiques sont d'inestimables auxiliaires de l'éduca-
tion à tous les degrés. La forme qu'ont prise les libéralités
colossales de M. Andrew Carnegie prouve assez que l'on tend
à s'en rendre compte dans le monde anglo-américain. Or, dit
M. Wells, les bibliothèques ne sauraient produire tout le bien
que l'on s'en promet que si chacune d'elles est munie, non
seulement de catalogues, mais de guides (j'eading lists, a listes
de livres à lire »), de nature à diriger les lecteurs inexpéri-
mentés , qui contiendraient l'indication sommaire , mais
critique, des ouvrages à consulter sur tous les sujets impor-
tants. Il a déjà été publié en Angleterre, et surtout en Amé-
rique, M. Wells ne l'ignore pas, un grand nombre de pareils
ce guides » ; et la puissante American Library Association a
pris en main d'assez vastes entreprises de ce genre. Mais
M. Wells sait-il ce que valent la plupart de ces reading lists?
790 LA REVUE DE PARIS
qu'il existe un arsenal d'instruments bibliographiques, dé-
licats, perfectionnés, très supérieurs, en théorie comme en
fait, à ces outils de pacotille? et que c'est tout un art, encore
peu répandu, de s'en servir correctement? Le ce problème
bibliographique », en vérité si grave et si pressant, que
tant de bonnes volontés éclairées se sont employées à sim-
plifier, ne sera pas résolu par les expédients candides qui se
présentent à l'esprit du premier amateur venu.
Pour conclure, il serait facile de s'amuser aux dépens d'un
réformateur dont l'érudition est courte et l'imagination sou-
vent bizarre ; qui, comme M. Josse, étale naïvement ses
préoccupations professionnelles; et qui, par-dessus le marché,
se donne à nos yeux le ridicule d'envier les institutions fran-
çaises par bien des cotés où nous les savons imparfaites.
Mais mieux vaut faire son profit des savoureuses remarques
critiques et des idées que le Prophète moderne lance à la
volée autour de lui. Au cours de sa revue rapide des grands
problèmes généraux de l'Education, il a planté, pour ainsi
dire , une série de clous commodes où accrocher nos
réflexions : c'est la principale obligation qu'on lui a. Acces-
soirement, nous lui en avons une autre, dans ce pays-ci. Une
mode s'est déclarée, depuis quelques années, en France,
qui tend à porter aux nues l'éducation anglaise, école de
moralité, école de liberté, école de virilité, d'énergie et de
volonté. Contre les exagérations de cette mode les livres de
l'anglais Wells, écrits dans un esprit tout à fait sympathique
à notre tempérament national, sont le remède spécifique.
CH.-V. LANGLOIS
EN FRANCHE-COMTE
Juin igoS.
Le Temps d'hier parlait de neige à Remiremont. Je pren-
drai quand même, ce soir, le rapide qui me déposera à minuit
en gare de Vesoul, dans cette région de l'Est oh même à la
mi-juin, paraît-il, le froid sévit comme en hiver. J'ai vu les
Vosges, la Lorraine, l'Alsace, le Dauphiné : je tiens mainte-
nant à parcourir la Franche-Comte. Cette fois, je m'en vais
du côté de la Suisse, vers une frontière que je franchirai sans
appréhension : j'en suis tout joyeux. Je me rappelle si bien la
sensation étrange qui m'a enveloppé lorsque, sur la frontière
du Luxembourg, je m'égarai au delà de la zone oh. l'on ne
peut demander du jambon sans se servir du mot schinken; et,
plus tard, dans les Hautes-Vosges oli je zigzaguai pendant
vingt jours, entre le Donon et le ballon d'Alsace, je ressentais
toujours le même serrement de cœur, et je regardais instinc-
tivement des deux côtés de la route, sous les sapins, comme
un enfant qui a peur. Comment expliquer qu'un homme né
et élevé hors de France éprouve une telle émotion à quitter
la terre française?
Deux raisons m'attirent dans cette Franche-Comté. La
première, c'est le reproche continuel de ma carte, qui me
montre trois cents kilomètres de pays français que je n'ai
jamais parcourus. La seconde est plus forte. C'est presque, si
je ne me trompe, un sentiment de pitié. Aucun sol ne me
"JQa LA IIEVLE DE PARIS
semble aussi usé par rinvasion. Même la poussière des champs
a dû perdre son caractère primitif. Quelles rancunes ataviques
et quelles tenaces ambitions , quelles méfiances héréditaires
et quels rêves de libération , quels longs espoirs déçus et
toujours vivaces ont dû se mêler pour former le caractère franc-
comtois? Les mers de glace qui, jadis, aux jours préhisto-
riques, passaient par-dessus les cols du Jura pour creuser
et arrondir les parties occidentales du massif, ne furent que
l'avant-garde des envahisseurs de toute espèce qui, tout au long
de l'histoire humaine, vinrent de l'est pour fouler ce pays,
depuis les troupes d'Arioviste jusqu'aux armées de Bismarck.
Je cherche partout dans l'histoire sans trouver peut-être
une marche-frontière si impitoyablement exposée à l'invasion.
Les plantes humaines qui ont survécu à cet effort du temps
pour les déraciner, doivent être singulièrement hardies. Des
âmes rabougries, peut-être, mais solides, ou encore des êtres
vraiment supérieurs, une élite d'hommes trempés comme
l'acier, prêts à tout, capables de tout.
Vesoul.
Cette première étape, si elle ne confirme pas mes réflexions
d'hier soir, n'offre cependant rien qui les contredise, \esoul
ne donne pas l'impression d'une vieille ville : elle est bien
bâtie, solidement assise; ses maisons de pierre grise sont fer-
mement plantées ; mais on cherche en vain un monument qui
parle du grand passé. 11 n'y a pas non plus de ruelles sales
et pittoresques, aux pignons ou portes sculptés. Cette très
petite ville semble mener une saine et paisible vie, une vie
bourgeoise, une vie moderne, sans attaches avec les siècles
vraiment franc-comtois, je veux dire avec l'époque antérieure
aux campagnes de Richelieu et de Louis XIV. Vesoul est bien
française. Elle ne semble pas dater de plus loin que la porte
même qui a été élevée à l'entrée de la rue Saint-Martin,
à Paris, pour commémorer la défaite de la vieille Franche-
Comté.
Vers Délie et vers les Franchis Montagnes.
De Bel fort, le train monte doucement. Un splendide pan
de mur des ^ osges arrête la vue à gauche. Tout autour de
EN FRANCHE-COMTÉ 798
nous, des prairies détrempées. Surélevé comme les chaussées
de Brunehaut. miroite, interminable, le canal qui relie le
Rhône et le Rhin. C'est un paisible pays. A Morvillars. les
châteaux somptueux des seigneurs usiniers étonnent, parmi ces
champs. A partir de Délie, le long de l'Allaine, on entre dans
les collines. Les femmes retournent et secouent le foin dans
les prairies. Après la tempête de grêle d'hier, elles profitent
d'une éclaircie de soleil. Par un défilé, nous débouchons dans
le bassin de Porrentruy. La douane suisse immobilise le train,
une demi-heure. Je cherche à voir le château qui s'élève à
pic sur la ville, en face de hautes sapinières. Ce fut un refuge
charmant pour les princes-évêques chassés de Baie par la
Réforme. En lui-même, le site est des plus agréables. Ce matin,
un grand aigle plane et tournoie autour du château; les courbes
de son vol sont comme les griffonnages d'un bon artiste sur
la bordure d'une eau-forte.
De plus en plus nombreuses, les faneuses peuplent les
champs. La chaîne du mont Terrible semble barrer la route.
Nous la perçons en droit-fil. quittant les prairies àCourgenay
pour pénétrer sous un tunnel d'environ trois mille mètres. La
sortie est une surprise. On se trouve dans un clos du Doubs,
haut perché sur une pente de la montagne, au-dessus d'un
tout petit pays, Sainte-Ursanne, fondé jadis par un disciple
du grand saint des Vosges, Colomban. Le Doubs serpenteau
fond de ce couloir. Vu d'en haut, il a la couleur de l'œil-de-
chat. Au sortir de ce mystérieux cloître oii se recueille un
instant la rivière, on se trouve encore en pleins champs, dans
le large bassin de Glovelier. Mais ce nouveau paysage est si
banal qu'on se demande si l'on ne vient pas de faire un rêve
romantique.
Je suis venu ici pour pénétrer en une des cluses de ce Jura
bernois dont on dit merveille. Déjà, à travers champs, on
soupçonne l'entrée des gorges. A pied, sous un ciel menaçant,
je me dirige vers ce portail. J'y entre avec une désillusion
anticipée. C'est que je porte en moi l'obsédant souvenir du
défilé du Lys et de la haute vallée de l'Aude. Il est peut-être
dangereux d'avoir accumulé trop de sensations... Jusqu'à
Undervelier, par la cluse de la Sorne, ce souvenir gâte mon
bonheur. Pourtant les rochers sont bien beaux, majestueux
79^ LA REVUE DE PARIS
même, et le village d'Undervelier, dont les maisons trapues
sont semées comme au hasard au bord de la Sorne, autour
d'une petite église, au centre d'un cercle de montagnes
tapissées de sapins, est le type du village suisse ; tout me
transporte bien loin des impressions que j'ai ressenties hier à
Vesoul.. . Subitement, tout change ; nous entrons dans la galerie
du Pichoux. Si le souvenir du défilé du Lys subsiste encore,
ce n'est plus pour troubler mon plaisir devant la beauté gran-
diose de cet âpre paysage.
A mesure qu'on monte a coté du fleuve qui cascade le long
de la route, les murailles majestueuses se rapprochent. Plon-
geant des hauts sommets crénelés ou sortant des fissures
de la paroi, des filets d'eau ou des torrents descendent à tra-
vers une végétation luxuriante, et cascadent vers la rivière.
En contraste avec les parois dénudées, déchiquetées, terribles
de la vallée de l'Aude, la sauvagerie de ces hauteurs juras-
siennes est comme dissimulée sous une verdure avenante,
qui exhale de la fraîcheur et des parfums fleuris. En haut, sous
le tunnel du Pichoux oii je m'abrite de la pluie, je cause
pendant quelques instants avec un cantonnier : je le féhcite
du bonheur de vivre dans un séjour aussi pittoresque ; il me
répond ce que nos grands-pères, méconnaissant le gothique
et les sauvages beautés, eussent répondu devant quelque cathé-
drale : (( Ah ! vous croyez que la vie est heureuse, ici ! J'ai
assez de vivre en sauvage. Je veux voir du monde, je veux
clrre dans une vallée. »
Pour redescendre, je hèle la diligence qui trottine. Un des
passagers de la voiture me parle des richesses forestières de
cette haute cluse encore inexploitée : il me dit qu'avant peu
le chemin de fer aura fait communiquer (Jlovelier et Under-
velier. Je n'ai jamais pu supporter le snobisme d'une fausse
esthétique qui proteste contre l'arrivée de la vapeur ou de
l'électricité dans des endroits sacrés par des souvenirs ou illu-
minés par la beauté. Les Vaux-de-Gernay ne seront pas moins
virgiliens quand ils seront traversés par un tramway électrique,
ni Vaucluse, ni les gorges du Pichoux moins poétiques ou
moins admirables quand je pourrai les atteindre en Avagon. Je
n'ai visité Sparte à cheval que faute de chemin de fer. Le
domaine de la beauté s'agrandit en même temps que s'élargit
EN FRANCHE-COMTÉ "JoB
le cliamp de nos sensations, et l'esprit réfléchi découvre, dans
le jeu des forces naturelles luttant contre l'énergie de l'homme,
des harmonies de plus en plus neuves.
Montbéliard.
Une odeur délicieuse de foin coupé me saisit à la sortie
de la gare. L'air nocturne est saturé de ce parfum. Les prés
doivent nous enserrer.
Le lendemain, je grimpe sur la colline, près de l'église, pour
m'orienter. Montbéliard est un petit coin de Suisse allemande,
devenue française. La ville étend à mes pieds ses toits rouges,
autour de la masse informe du vieux château des AVurtem-
berg. Comment cette ville est devenue française, c'est une
histoire réjouissante, que l'on peut lire dans les pages spiri-
tuelles de M. Pierre de Ségur. J'ai relu ce livre, Le maréchal
de Luxembourg et le prince d'Orange, Ik-haut, sur la colline,
à l'ombre d'un arbre. Château, ville et duc furent pris littéra-
lement par un assaut de compliments. C'est un épisode bur-
lesque, à la Cyrano de Bergerac, et qui justifierait presque le
mot du maire de Gray présentant les clefs de sa ville à
Louis XIV, après la chute du fort de Joux: ce Sire, votre
conquête serait plus glorieuse, si elle vous eût été disputée. »
Bussy-Rabutin a formulé un jugement sur les deux cam-
pagnes de la Franche-Comté qui est assez curieux, et, je crois,
peu connu. Dans une lettre à mademoiselle de Scudéry, du
27 juin 1674, il dit :
Il est bien juste que le Roi se délasse de toutes ses fatigues; il en
a eu assez pour prendre du repos. Ceux qui n'approfondissent pas
les choses croyent que la campagne du Comté de iGGS est la plus
grande action du monde, parce qu'elle fut faite en huit jours. Cepen-
dant il n'y a pas de comparaison entre la gloire que mérita le Roi à
cette fois et celle qu'il vient d'acquérir. Les ennemis furent surpris la
première et ne se défendirent pas et ils viennent de faire une grande
résistance parce qu'ils étoient préparés.
Je soupçonne ce courtisan exilé, qui ne perdait jamais
l'occasion de se rappeler aux bonnes grâces du Roi, d'avoir
rédigé ce jugement dans l'espoir que sa lettre serait mise
sous les yeux du maître. Un Franc- Comtois, patriote et érudit,
796 LA REVUE DE PARIS
M. Tripard, dans sa Notice sur la ville et les communes du
canton de Satins^ ne partage point cet enthousiasme et même
se laisse aller à des protestations indignées contre l'inscription
de la Porte Saint-Martin: Ludovico Magno, Sequanis bis frac tis
et victis, ù Louis le Grand, sur les Francs-Comtois deux fois bri-
sés et vaincus. M. Tripard est sans doute aussi Français que
n'importe quel habitant de l'Ile-de-France. Qu'il y ait cepen-
dant un je ne sais quoi de différent dans l'âme de ces pro-
vinces de l'est, on le voit par ce fait qu'en ces pays frontières
s'expriment quelquefois des regrets qui jamais ne se montrent
dans les régions du centre. M. ïripart nous en donne un
échantillon caractéristique dans la page que voici :
Depuis plus de deux cents ans [sous la domination espagnole], nos
ancêtres jouissaient, avec la pleine satisfaction que procure tout bien
légitimement acquis, d'un état social si merveilleusement approprié
à tes montagnes ! Hélas ! la conquête \a emporter ce bien-être lon-
guement amassé. Le produit d'efforts séculaires Na sombrer dans
l'annexion au royaume voisin... La nation des Franks, qui a com-
mencé comme les Bourguignons, plus de cinq cents ans avant toi, va
désormais absorber et tes enfants avec leurs coutumes, et tes fran-
chises. Cette grande nation pourra bien lier tes destinées à un avenir
plus brillant, mais tu n'y prendras qu'une part effacée ! D'ailleurs,
cette nouvelle patrie, si elle laisse ton sol à tes enfants, voudra qu'ils
oublient tout à la fois ton passé, les joies et les douleurs mises si
longtemps en commun. Ne sera-ce pas leur enlever l'une des meil-
leures parts de ce qui constitue vraiment la patrie?
Mais voici le château des AVurtemberg. Der Brocken ist ein
deutscher, le Brocken est bien allemand, disait Heine dans les
Reisebilder. Il est plus allemand, plus lourdaud encore, ce châ-
teau de Montbéliard : excellente coquille pour le duc Georges
de Wurtemberg, personnage « roide, gauche, et gourmé »,
un sot, pour tout dire.
A l'arrivée des Français, il descendit saluer son cousin
Luxembourg, et il l'arrêta devant le pont-levis pour causer
avec lui de ses intentions. Tout en faisant des grâces, et avec
une profusion de beaux gestes, le maréchal de Luxembourg
faisait élégamment reculer Wurtemberg jusqu'au seuil du
château, et il l'accompagnait, causant toujours, suivi par
quatre compagnies de grenadiers, qui battaient aux champs
EN FRANCHE-COMTE «jgy
pour rendre les honneurs à un aussi puissant souverain.
M. de Montbéliard comprit trop tard qu'il était dupe... C'est
en présence du plus bonasse des châteaux féodaux qu'il
faut relire cet épisode d^un comique si français.
Montbéliard ne valait pas un effort plus sérieux; comme
place-frontière, elle avait cependant sa valeur. Aujourd'hui,
les rues, pressées les unes contre les autres, décrivent des
cercles autour du laid château transformé en caserne. Je me
sens ici hors de France. Et vraiment, l'on est en dehors du
rayonnement de la monarchie parisienne, et la vie de cette
petite forteresse, si peu liée à l'évolution de la nationalité
française, manque de grand intérêt historique. Dans l'histoire
de la pensée, cependant, Montbéliard brille d'une lumière
claire et sèche. Plus que Vézelay, sa ville natale, Montbéliard
est le nom qui se lève dans la mémoire lorsqu'on pense
à Théodore de Bèze et au colloque fameux qui se tint ici.
Bèze et Montbéliard sont presque synonymes. Vous pouvez
joindre à ce nom celui de Cuvier et associer à l'odeur du foin
le souvenir de l'âme rustique du duc Georges de Wurtemberg.
Mandeure.
Tout un long après-midi de lumière bleue et dorée, je reste
étendu sur l'herbe, à l'ombre d'un acacia, contre la chapelle
qui domine les vestiges de la ville romaine à' Epomanduo-
durum. Je viens de grimper parmi les ronces, les églantiers,
les noisetiers et les buis qui voilent et étouffent les portes, les
murs, les voûtes, les gradins du théâtre de cette ancienne
capitale des Séquanes latinisés. C'est un voyage qui n'est pas
tout à fait sans péril.
Vu de loin, à travers champs, ce petit promontoire, sur-
monté d'une chapelle et entouré par le Doubs, semble pro-
mettre peu de chose, mais, de plus près, la ville antique se
dessine, et, dès que vous avez pénétré dans cet amas de pierres
enfouies, vous vous étonnez de l'étendue et de la variété de ces
ruines vraiment poétiques. La végétation a tout envahi; on
poursuit le chemin douteux, sur la pente de la colline, le long
de trous béants, ou sur des pans de murs qui chancellent.
Sauf une seule porte et le théâtre, tout dessin d'architecture
798 LA REVUE DE PARIS
a disparu. C'est un dédale interminable qui rend désespérante
la recherche d'un abri. Exténué de fatigue, brûlé par le soleil,
vous désirez un peu d'ombre où méditer sur les cartes du pays
et sur le rôle stratégique de cette place. On est ici à peu près
à mi-chemin du parcours du Doubs. Le ileuve, que j'ai vu
hier encaissé entre les parois du mont Terrible, coule ici
large et un peu langoureux, au milieu d'un paysage immense,
dans un pays fertile et de proportions élégantes, oii de petits
villages occupent l'ancienne zone militaire de celte forteresse
.latine. Les ruines à'Epomandiiodarum couvrent tout l'éperon
du promontoire qui coupe en deux le vaste amphithéâtre formé
par la courbe du Doubs.
Celte ville se révèle alors subitement comme un poste-
frontière de Rome, un peu dissimulé à l'écart de la route
naturelle qui, sortant de la vallée du Rhône, filait en remon-
tant le Doubs, par la trouée de Belfort, jusque dans la vallée
du Rhin. En face du point où je me suis installé pour prendre
ces noies, de l'autre côté de la montagne qui forme le mur de
ce bassin au nord, passe la longue voie commerciale mo-
derne, le canal du Rhône au Rhin, dont le tracé confirme
le coup d'œil topologique des Romains. La distance à vol
d'oiseau, d'ici à Voujeaucourt, — oi^i, après avoir décrit une
grande courbe, le Doubs supérieur boude définitivement le
Jura bernois et se nationalise Français — n'est que d'environ
trois kilomètres, mais un bateau mettrait un jour entier pour
descendre à' Epomanduodm'um jusqu'à Voujeaucourt.
En aval de ces ruines de Mandeure, le Doubs inférieur
descend, indécis, douteux : il trace cependant à tous les gens
de la montagne une route facile vers le Lyonnais. Ce fleuve
fut pour les Romains, qui le remontaient, la voie de pénétra-
tion vers les montagnes. Une légion, sortant de la sécurité de
Besançon, était encore en sûreté à Epomaiiduodarum. Plus
haut, le Doubs mène par une faille jusqu'à Saint-IIippolyle,
repaire redoutable pour une guerre de guérillas. Les mon-
tagnes de Lomont et tous ces chaînons que, du haut de ma
terrasse, je vois là-bas, dans le sud-ouest, pouvaient cacher
bien des périls. 11 n'aurait pas été prudent de pousser en
droite ligne à travers le massif, vers les lacs de Neuchâtel et
de Bienne. Ici même, il fallait être toujours sur le qui-vive.
EN FRANCHE-COMTÉ "JOg
Mais le bassin est si spacieux et l'emplacement de la ville si
bien choisi, commandant de haut les dernières vallées ouvertes
vers la barbarie, que l'on comprend sans peine comment le
légionnaire de Rome put installer la vie méridionale, la vie
pacifique, la vie urbaine... Rome ayant refoulé les Germains
jusqu'aux: montagnes et planté sur ce coteau l'une de ses
bornes, ce ne fut que pour un temps. Les Burgondes revinrent,
et ces ruines^ qui jonchent le sol, sont les débris mélanco-
liques de ce qu'ils ont laissé derrière eux.
On craint presque d'y pénétrer; les lézards, les crapauds et
les serpents fuient sous les pas. Mais l'alouette, la vieille et tou-
jours jeune alouette des légions gauloises, la même alouette
qui m'attendait à Dalheim dans un autre camp romain, monte
en bondissant vers le soleil, et jette son cri de ralliement sur
les ruines abandonnées de cette ville gallo-romaine.
Vers Besançon.
Dans le train, je feuillette les pages fades et vieillottes,
qu'écrivit sur la Franche-Comté l'Ermite de la Chaussée
d'Antin; c'est du café suisse à la vanille. Combien plus savou-
reux est ce bon Xavier Marmier: ses souvenirs ont de la subs-
tance et un goût de terroir qui rappelle les solides et honnêtes
fromages de ces montagnes. J'en suis au passage ovi il est
question des Grandvaliers et de leurs aventures dans les bagages
de la Grande-Armée, lorsque, tout à coup, au sortir d'un pont,
un choc épouvantable arrête notre wagon fiché dans le sol.
mais périlleusement penché au bord d'un talus. Je me préci-
pite : toute l'avant-partie du train a roulé au bas du remblai ou
reste accrochée aux arbres, sauf les deux machines qui sont
demeurées sur la voie. Mon wagon, celui qui précède et les deux
fourgons de queue ont [quitté les rails, mais restent enfoncés
dans les traverses du pont et dans le ballast. Le fourgon
d'avant et le wagon -poste sont en miettes. Par les portières
et les fenêtres des voitures de troisième classe, qui ont roulé
jusqu'en bas, sortent épouvantés, haletants, des hommes, des
femmes, des enfants qui. chose invraisemblable, n'ont eu aucun
mal. Tout le monde se précipite au secours des victimes. On
relève le chef de train et le postier grièvement blessés ; on les
800 LA REVUE DE PARIS
transporte sous une pluie battante, parmi des rails tordus
comme des brins de paille. Il y a quelque chose d'humoris-
tique, malgré l'horreur du moment, dans cet aspect si inat-
tendu des choses. Un train de bonne compagnie, un honnête
train, régulièrement monté sur sa ligne, n'a pas plus le droit,
semble-t-il, de déserter sa voie qu'un homme distingué de
prendre un faux nez pour faire le fou. En pareil cas, tous les
deux vont au ridicule.
Tandis que tous les voyageurs s'agitent sur place, arrivent,
sortis on ne sait d'oij, des paysans en grand nombre. Mais,
dans cette foule, il n'y a pas quatre personnes capables de
prendre une décision : on sort enfin une bicyclette du fourgon
de queue et un homme se met en route pour Tiranne, tandis
qu'un autre part k pied à Baume-les-Dames. Deux heures
s'écoulent avant l'arrivée des secours. Enfin, la locomotive et
le fourgon d'un train express de Besancon, qui s'était trouvé
bloqué à la gare voisine, arrivent, amenant un curé. Nous
transportons dans le fourgon le chef de train blessé. Le curé
insiste pour qu'on le conduise chez lui, à Hyèvre-Paroisse.
Quelques-uns de nous le portent donc à la cure.
Tous ces incidents m'olTraient, comme en une expérience de
laboratoire, quelques justifications des impressions que j'avais
déjà amassées pendant mon séjour en ce pays. Il m'avait sem-
blé distinguer en cette Comté deux types d'hommes bien difle-
rents. L'un mou, de langage traînard, de caractère apathique;
l'autre actif, d'intelligence vive, presque dauphinoise, de parole
scandée et alerte, très accessible à la gaieté, et d'un bon sens
sincère, que la clarté de ses yeux bleus souligne encore. Ici,
le premier type m'était fourni par l'aiguilleur, à qui l'on
reprochait de n'avoir pas couvert la voie et qui répondait :
« Ça se peut ». Le second était très nettement personnifié par
un tout jeune homme, accouru d'un village voisin et qui orga-
nisa les secours. Il montra là tant d'initiative et d'énergie que
j'eus envie de savoir qui il était. Il s'appelait monsieur R. :
orphelin au sortir de l'université, il venait d'être nommé
résident dans une des colonies françaises d'Afrique; il fera
plus tard parler de lui.
Dans le village d'IIyèvre, je trouve une voiture qui me
conduit vers Baume-les-Dames. La vallée est superbe ; le Doubs
EN FRANCHE-COMTÉ 8oi
s'est fait une roule serpentant à travers de hautes falaises
stratifiées, qui ferment et ouvrent leurs demi-cercles chan-
geants, jusqu'à Baume, en prenant des formes étranges et
belles, comme, par exemple, le colossal fauteuil de (Jargantua
oii il semble vraiment que quelque Tilan philosophe doive
parfois s'asseoir pour contempler le spectacle de la vallée.
Il me tardait de visiter Baume-les-Dames, — lieu de nais-
sance de cet intelligent abbé Coyer, qui m'a toujours semblé
un des plus modernes et des plus indépendants parmi les
petits écrivains du xviii*^ siècle. La vallée s'arrondit en petits
cirques et la célèbre demeure des nobles dames de l'abbaye
se trouve dissimulée dans une retraite profonde. Les solides
maisons de pierre conservent, comme à Remiremont, un air
de calme bienséance, mais, sauf le site admirable et ces deux
mémoires, — celle des grandes dames et celle de l'abbé Coyer,
— rien n'arrête le visiteur. Je passai la nuit à me rappeler
toutes ces petites brochures, de pensée hardie et d'esprit
alerte, où l'abbé cinglait la noblesse fainéante de son temps,
lui reprochait son peu d'initiative, sa crainte de s'embour-
geoiser dans le commerce et dans l'industrie. Avec une indé-
pendance toute franc-comtoise, il fit, avant M. Rémy de Gour-
mont, quelques belles dissociations d'idées reçues, montrant
surtout ce qu'il y avait d'étriqué dans une certaine façon de
concevoir la patrie. J'y voyais la marque de la race et le
cachet du pays. Deux jeunes étudiants en médecine entrèrent
en coup de vent dans la salle à manger de l'hôtel; ils racon-
taient, tout essoulllés, qu'on disait à Besançon que dans l'ac-
cident de chemin de fer quatre-vingts personnes avaient trouvé
la mort et ils étaient accourus à bicyclette dans l'espoir de se
rendre utiles. La jeunesse est la jeunesse partout; cependant,
il y avait chez ceux-ci une vivacité et un élan qui m'ont fait
penser à ce Jean de Walteville, que nous allons retrouver dans
l'autre Baume franc-comtoise, — la Baume les Messieurs, —
et que les Francs-Comtois ont peut-être tort de trop exécrer.
liesançon.
Enfin, il aperçut sur une montagne lointaine des murs noirs ;
c'était la citadelle de Besançon... Besançon n'est pas seulement une
des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de cœur et
i5 Février igoS. 9
8o2 LA REVUE DE PARIS
d'esprit. Mais Julien n'était qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen
d'approcher les hommes distingués.
Ces lignes, qui commencent le chapitre XXIV dans le Rouge
et le Noir, me revenaient à la mémoire, lorsque, du haut des
montagnes du nord, je regardais la capitale oii l'odieux petit
héros de Stendhal se rendait sympathique à la belle Amanda
Binet.
N'étant pas mieux muni que Julien Sorcl de moyens de
me faire guider par la ville, je contemplais avec un certain
émoi les forts modernes qui la gardent; ils semblent élevés
là pour rehausser la belle singularité provinciale de son
caractère. Non moins présent à mon esprit, le passage des
Commentaires où César parle de cette place forte « bien appro-
visionnée et qui, par sa situation, était très commode pour
tirer la guerre en longueur ». Très commode, en effet. Tout
cela se voit avec la belle précision d'une de ces toiles de Ver-
sailles, oii des villes, resserrées entre des fortifications à la
Vauban et entourées d'une riante campagne oii caracolent des
groupes de guerriers empanachés, semblent faites exprès pour
se laisser prendre par le grand roi.
A Besançon, le Doubs a ramassé la ville entière dans une
boucle de son cours, comme dans une fronde. Cet isole-
ment naturel a été rendu redoutable par une citadelle et une
enceinte de forts, tous construits d'après les plans de Vauban.
Comme un château est entouré de douves, tout Besançon est
cerné par le Doubs. A l'intérieur, les fenêtres grillées de l'oc-
cupation espagnole accentuent l'impression d'isolement jaloux.
Place forte de première classe depuis les commencements de
l'histoire française jusqu'à nos jours, siège d'un archevêché,
Besançon a une couleur très personnelle, le mélange bariolé
de ce rouge et de ce noir, entre lesquels le petit abbé Sorel ne
sut jamais choisir, mais que les fortes têtes de ces montagnes
surent toujours mettre d'accord. Besançon est la patrie du
grand cardinal de Granvelle et de Jean de AValteville. Ce sont
les revenants qui vous emboîtent le pas partout oii vous diri-
gez votre promenade, soit qu'à la cathédrale Saint-Jean vous
vous arrêtiez devant le marbre blanc du tombeau de l'ami de
Raphaël, soit que vous suiviez les quais jusqu'à la porte tail-
EN FRANCHE-COMTÉ 8o3
lée dans le rocher par les Romains, soit que dans le joli square
archéologique, parmi les colonnes corinthiennes, vous vous
reposiez sur les gradins de l'ancien théâtre pour rêver un peu
d'un passé franc-comtois que ces deux enfants de Besançon
pourraient personnifier.
Ce fut en Franche-Comté que César commença l'unifica-
tion des Gaules. Le Jura avait été franchi par les Germains
d'Arioviste qui occupaient la Franche-Comté. L'insolent défi
d'Arioviste y attira César et, dans la bataille qu'on peut appeler
« de Besançon », le chef allemand fut défait. Ce fut le jour
natal de la France latine. Ces montagnes du Jura devinrent
du coup la limite orientale du pays; lorsque, dans l'émiette-
ment féodal qui suivit la ruine de l'empire de Charlemagne,
la Franche-Comté fut de nouveau mise hors de la frontière,
devenant d'abord impériale, puis bourguignonne, ensuite espa-
gnole, cette partie intégrale de la France, tout en aimant ses
franchises, se sentait quand même en exil, comme l'Alsace
d'aujourd'hui. Louis XIV n'a fait que restaurer l'œuvre de
César : le traité de Nimègue scella la défaite d'Arioviste.
De Besançon à Ornans.
On est hissé, comme par un ascenseur, sur le premier
gradin des montagnes : le train décrit une grande courbe
au flanc des pentes en précipice, au-dessus du Doubs, et gagne
le haut plateau par une rampe gigantesque. En haut, nous
traversons des marécages immenses dont l'eau, presque sta-
gnante, s'infiltre lentement dans la masse de cette table cal-
caire et reparaît aux sources d'en bas. Plus loin, des prairies
et les senteurs du foin. Plus loin encore, le train semble fouiller
à tâtons parmi les roches à la recherche de la vallée de la Loue ;
subitement il trouve la route, descend, plonge.
C'est un véritable canon dans le calcaire. Mais, en contraste
avec les canons du Midi, celui de Rocamadour par exemple,
tous ces précipices jurassiques sont boisés jusqu'aux trois
quarts de leur hauteur; au sommet de ce talus verdoyant, le
rocher nu apparaît en longs rubans de façades grises, cou-
ronnées encore par de la verdure... Le train glisse sur la voie
taillée dans la paroi du ravin. On tombe sur Ornans.
8o^ LA BEVUE DE PARIS
Ornans.
Au pied de belles falaises qui Fenclosent, la pairie du vieux
Granvelle et de Courbet repose au fond de la vallée, sur la
limpide et fougueuse Loue. Ses maisons, construites sur pilotis
ou qui adossent,. des jardins fleuris au courant vert de la rivière,
offrent des coins très pittoresques. De partout, lorsqu'on lève
les yeux, on aperçoit des créneiures de monlagne découpées
sur le bleu du ciel. La variété de ces arrangements de lignes
et de couleur est charmante. Devant une petite statue de
bronze qui représente un pêcheur, j'aborde un homme véné-
rable qui flâne sous les arbres de la place. Je lui demande s'il
reste encore ici des traces des Granvelle et de Courbet :
(( Tenez, dit-il, cette statue est de Courbet, c'est le pêcheur
de chavols : les chavols sont les petits poissons qui se cachent
sous les pierres de la Loue et que les enfants piquent comme
vous le voyez. Et voici, en face, la maison de Courbet. »
Il me désigne une maison, à gauche de l'ancienne porte
de la ville. Une maison qui ne porte pas d'inscription, pas
plus, du reste, que celle des Granvelle, un peu plus loin, au
bout de la grande rue; celle-ci est occupée aujourd'hui par
une distillerie : c'est la maison natale de Nicolas Perrenot de
Granvelle père, du cardinal et garde des sceaux de Charles-
Quint. C'était probablement une maison de campagne dont
les jardins et le verger s'étendaient jusqu'à la Loue. Aujour-
d'hui, la grande rue la sépare de la rivière : une petite
place, reste de ce jardin, offre encore l'abri de ses arbres
séculaires.
Sur l'autre rive, mon guide me montre le séminaire oii fui
élevé Courbet : « Il était de mes amis ; il n'avait que deux
ans de plus que moi. C'était un mélancolique. Je lui ait dit
bien souvent qu'il aurait mieux fait de peindre un beau ta-
bleau de plus que de se fourrer dans la Commune. Il répon-
dait toujours : « Non, nonl II faut qu'il s'en aille... — Mais,
ajoutait ce vieil homme, ce ne sont pas les républicains de
Paris qui ont chassé l'Empereur, c'est J3ismarck. De Courbet,
voyez-vous, on ne peut pas tout dire. Il ne travaillait que
le matin. Il passait tous ses après-midi au café. C'est Delé-
EN FRANCHE-COMTÉ 8o5
cluze qui l'a perdu. Ici, de Courbet, personne ne dit plus
rien. On avait parlé de ramener son corps de Suisse, mais
on n'en a rien fait. » Ce vieillard me parla de son ami lon-
guement et avec alTection, mais comme une mère compre-
nant peu le tempérament artiste d'un fils qui s'égare. Il
revenait toujours à ce mot : « Les artistes, voyez-vous, ne
devraient jamais s'occuper de politique. »
Nous étions passés devant l'hôtel de ville. Mon compagnon
aurait voulu me montrer des autographes. Malheureusement
la salle était fermée. Je n'ai vu des Granvelle qu'un très
beau buste. Dans une salle qu'on voulut bien nous ouvrir,
se trouvent deux tableaux de Courbet : une réplique du châ-
teau de Chillon, et un portrait du peintre, la pipe à la bouche.
Je fus vivement frappé par l'exactitude extraordinaire de la
couleur et de la structure des rochers. Courbet, qui jeta la
brosse pour étendre ses couleurs avec le couteau, avait, comme
on le sait, un parti-pris pour l'ocre et le brun, les tons crayeux
et boueux. Mais ce n'est là que la couleur locale des rochers
de sa vallée, de sa Loue, comme du reste de presque tout le
calcaire jurassien. Ceux qui critiquent ce parti-pris du peintre
n'ont jamais visité les hautes vallées tributaires du Doubs.
Le soleil déclinant laisse déjà le fond de la vallée dans
l'ombre, mais il dore toujours les blanches falaises qui nous
surplombent. Nous nous détournons de la petite place Gran-
velle, et nous croisons, sur notre route, une bande de villa-
geois qui accompagnent à la gare le nouveau député du pays ;
il a les bras chargés de fleurs; il est précédé d'un cheval
enrubanné. C'est en vérité, pour Ornans, le seul successeur
de l'ancien garde des sceaux de Gharles-Quint ; le canon
tonne en son honneur.
Vers Lods.
A la tombée de la nuit, une dizaine de kilomètres plus loin,
vers Lods. Le train est bondé de gens du pays : tous les élec-
teurs qui ont banqueté à Ornans en l'honneur de leur député !
Les petits intérêts de clocher sont le sujet des conversations.
Toutes les notabihtés sont du voyage et, à chaque gare, on
crie par les portières : « Vive JanetI Vive Janet! ». Quelques-
uns ont perdu leur cravate à Ornans, dans une bagarre. On
8o6 LA REVUE DE PARIS
cause, et crie, et jure. Les gros mots ici, comme partout en
Franche-Comté, glissent facilement des lèvres ; ce sont de
simples virgules qu'ils mettent entre les phrases.
Nous suivons une ligne d'intérêt local, qui a l'avantage
de faciliter aux touristes la visite de la source de la Loue.
Sans les cent mille francs produits annuellement par les ceri-
siers de cette vallée célèbre, et sans les forges de la Franche-
Comté, il faudrait deux jours au moins pour une excursion à
ces sources. Aujourd'hui rien n'est plus facile, et il faut ajou-
ter: rien n'est plus beau, que le parcours depuis Lods, un beau
matin de juin, jusqu'à la source de la Loue. C'est le Vaucluse
du Nord; un Vaucluse aux approches plus grandioses et plus
pittoresques.
Des ravins, qu'on est tenté d'appeler incomparables, con-
nus sous le nom de Combe de Nouaille, nous y condui-
sent par un sentier taillé sur une de leurs parois. A chaque
instant, une éclaircie à pic révèle le torrent d'émeraude qui
bouillonne en bas. C'est dans les cavernes de ces couloirs
qu'habite la \ ouivre, la bête merveilleuse, le serpent-dragon à
l'œil de diamant que la splendeur sauvage du site maintien-
dra, longtemps encore, gardienne de ce vestibule de mystère.
Après trois quarts d'heure de marche, on arrive à un cul-de-
sac: la Loue se précipite hors de la montagne sous une voûte
en forme de four taillée dans le roc ; elle bondit a la lumière
comme une légion de Centaures; elle a déjà fait auparavant
une longue course nocturne dans les mystérieuses profondeurs
du plateau. D'oii viennent les eaux qui l'alimentent? Déjà, à
sa naissance, elle est plus forte que le fleuve souterrain de
Padirac ; si on pouvait sonder le plateau qui la nourrit, on
découvrirait peut-être un nouveau Padirac. Dans un pays de
fantaisie, sous un soleil apoUonien, une nymphe ortygienne
aurait remplacé ici la Youivre : les emposieiw du Jura ne sont
que les katavothra de l'Hellade. Mais je ne connais rien en
(irèce qui égale ce fleuve miraculeux. On me dit dans le pays
que, lorsque les grandes pluies ont gonflé ses eaux, la Loue
devient la Louve : grondante, elle descend comme un fauve de
son repaire. L'auteur de Sigurd qui habite une villa sur sa
route doit songer, à de tels moments, qu'il a vu la Vouivre.
EN FRANCHE-COMTÉ 807
Le Locle; le Doubs.
Vers l'est, jusqu'au Locle, à travers les plateaux. Pour la
première fois, le rocher calcaire apparaît à fleur de sol. Un
peu avant d'arriver au Locle, le paysage avec ses pâturages,
ses sapins et ses chalets, prend un air tout à fait suisse.
L'aspect du Locle étonne, avec ses maisons neuves, épar-
pillées, et ressemblant à des châteaux de cartes. Même vues
de loin, elles sentent le sapin.
Le Locle est décidément sans beauté. Son seul intérêt
est son importance commerciale, comme ville-mère de tout
un essaim d'ateliers-paysans, qui ont appris à fabriquer des
montres. Devant l'hôtel de ville, se dresse la statue d'un ou-
vrier tenant à la main une montre qu'il scrute attentivement.
Je ne suis venu ici que pour la visite classique au Saut-du-
Doubs.
Une petite ligne à voie étroite vous transporte jusqu'au
village idéal des Brenêls où, sur chaque pente du large
bassin tintent les clochettes des vaches. Le Doubs, qui sert
ici de frontière entre la Suisse et la France, s'élargit subite-
ment en une série de petits lacs d'un pittoresque ravissant.
On s'y embarque pour un voyage d'une demi-heure. Au
pied d'un des plus hauts rochers de la rive française, on
s'arrête, pour faire répondre le bel écho des hauteurs suisses
d'en face. Des phrases entières nous reviennent, avec le
timbre exact de la voix. Au bout du lac, un sentier conduit
en quelques minutes à l'endroit où le Doubs, venu le long
d'une gorge étroite, tombe subitement dans un gouffre au
milieu d'un site d'une sauvagerie grandiose. Loin, très loin
en bas, l'œil le suit le long d'une gorge majestueuse où il
continue sa route. Après les gorges du Pichoux, après la
combe de Nouaille et après la source de la Loue, on pouvait
craindre ici quelque déception; il n'en est rien. La nature,
dans ses ressources infinies, a trouvé des combinaisons nou-
velles. Ce Doubs, dans sa variété étrange, ce Doubs de Man-
deure, de Sainte-Ursanne, de Besançon et de Morteau, a une
individualité changeante, multiple, toujours étrange ou char-
mante, qui en fait vraiment un des plus beaux cours d'eau
8o8
LA REVUE DE PARIS
de l'Europe. Il mérite d'être symbolisé par l'arl; je serais très
étonné s'il ne se trouvait pas des monuments de poésie reli-
gieuse attestant la forte impression que le Doubs, si noble-
ment capricieux, a laissé chez les peuplades indigènes de la
Séquanie, ou chez les Romains de \esuntio et d'Epomanduo-
durum. Voici les vrais maîtres du pays : les dieux fluviaux.
Dans cet aréopage secret de divinités vénérables qui ont pré-
sidé depuis la préhistoire et qui président encore aux des-
tinées de la France, le Doubs a sa place et sa voix.
Je reviens de ses bords enrôlé dans son culte. Mais, tout
de suite infidèle, je sors de son domaine pour fianchir les
montagnes qui nous séparent du grand lac de Neuchâtel,
où régnent d'autres dieux. La route qui descend dans ce
canton lacustre, après avoir traversé les sapins de la mon-
tagne, passe dans les vignobles que borde le lac, en vue des
Alpes couronnées et striées de neige. On sort ici des contrées
qui subirent la séculaire influence centralisatrice de la topo-
graphie française.
Dans l'admirable musée de Neuchâtel, un des plus beaux que
j'aie vus depuis Trêves, on sent la nécessité de faiie table rase
de toutes les méthodes et de beaucoup des idées qu'on apporte
d'au delà du Jura. On y écoute les pulsations du cteur d'une
patrie nouvelle. Des terrasses du vieux château, tout près de
la statue de Farci, qui tient au-dessus de sa tête la Bible enfin
livrée aux foules, la vue, planant au delà du lac, domine une
étendue qui a été le berceau et le domaine d'un autre peuple,
d'un autre monde.
De Neuchâtel à Poiititrlier.
Le vent du nord, la bise, soufflant en mistral, a balayé le
ciel. Pas un nuage ne pend à ce dôme d'azur. Le lac, d'un
bleu profond, moutonne sous le vent. A Auvcrnier, dans la
petite baie, une heure de rêve silencieux. Les vignobles cou-
vrent les deux mamelons qui s'arrondissent en étages suc-
cessifs jusqu'au lac. Une jolie anse, avec, à l'arrière- fond, une
montagne pittoresque, complète ce paysage hellénique et rap-
pelle aussi certains . coins de la Narbonnaise. Tout à coup
j'aperçois là-bas, peints sur la toiture d'une maisonnette isolée
au coin du lac, ces mots : « Êtes-vous sauvé de vos péchés? »
EN l'K ANCHF-COMTÉ 809
Parole qui, jetée ainsi en pleine nature, parmi ces nobles
harmonies de couleurs et de lignes, tandis que l'air vibre
d'une vie presque dionysiaque au-dessus des vignes, éclate
comme une dissonance. Quelle réponse est possible à un appel
de ce genre fait en un tel lieu? Celle-ci vient à mon cerveau
mécréant : qu'on ne peut, liolas! pas toujours se sauver à la
fois de ses péchés et de la sottise.
Nous rentrons dans le Jura par la gorge de la Reuse. Ce
passage maintenant, grâce au chemin de fer, permettra une
rentrée facile. Mais, par le passé, il n'a pas pu jouer un rôle
important dans les grands mouvements de peuples. Le Jura
est un mur que la Reuse ne fait que lézarder, sans en com-
promellre le rôle de barrière internationale. Pourtant, îi
mi-dislance entre Neuchâtel et Pontarlier, la montagne s'en-
tr'ouvre et la Reuse, qui jusqu'ici a traversé des gorges gran-
dioses, sous les précipices du Creux-du-Vent, coule entre les
prés, dans une vaste cuvette entourée de sapins qui n'ont
rien de sauvage. C'est le célèbre Val de Travers, oasis de
repos, remi'lie de sensations douces. Accaparée aujourd'hui
par l'industrie neuchâleloise et parcourue par un petit chemin
de fer local, cette vallée possède une demi-douzaine de gros
villages qui prennent de plus en plus l'allure américaine. Quel
contraste entre le calme rustique de ce paisible vallon et les
hautes constructions modernes qui abritent ces ouvriers hor-
logers 1 Du moins, celte industrie a l'avantage d'ôlre propre:
elle ne déverse pas sur les champs ces détritus, ces rouilles,
ces flocons noirs et ces fumées qui salissent tant d'autres sites
champêtres. Le parfum de l'absinthe embaume les prés. Jean-
Jacques, s'il revenait dans ce vallon, pourrait revoir, à Mo-
tiers, la maison où, exilé de Genève, épave humaine poussée
vers de nouveaux rivages, il jeta l'ancre pendant plus de
deux ans. C'est ici qu'il écrivit les Letlres de la montagne. Il
trouverait, dans la présence de ce terrible commerce de l'absin-
the, l'occasion d'une protestation plus humaine et plus digne
de son génie que les misérables querelles d'église dont il dai-
gnait s'occuper alors.
J'ai retrouvé à ce vallon le caractère grand et simple, sau-
vage et animé, paisible et romantique que l'auteur d'Ober-
man avait noté. Mais, plus curieux que ce rêveur qui étendi
8io
LA REVUE DE PARIS
toujours enlre ses yeux et les choses comme un voile de
mélancolie, — la brume chatoyante qui émanait des eaux un
peu stagnantes de son âme, — je cherchais partout les traces
de Jean-Jacques. A Motiers, je questionnai les gens dans
la rue: « Où se trouve la maison de Rousseau? » Personne
n'en savait rien. Personne n'avait jamais entendu parler d'un
ce monsieur Rousseau ». Enfin, au bureau de poste, oii j'entre
en désespoir de cause, une dame répond à ma question et
m'indique le chemin. Je retrouve l'endroit, qu'aucune plaque
ne signale au voyageur pieux. Depuis un siècle, le village a
dû très peu changer et la large rue si calme, où d'anciennes
maisons s'alignent d'un seul côté, en face des champs au bout
desquels se dresse la montagne, doit être la même que lorsque
Jean-Jacques, habillé en Arménien, pauvre neurasthénique de
génie, faisait des lacets sur le seuil de sa porte pour ses jeunes
amies dn pays, ù condition qu'elles allaiteraient leurs enfants.
Jean- Jacques logeait au premier étage; le corps de logis
semble faire partie d'une maison à armoiries qu'on appelle
encore le château et oii je reconnus la disposition notée dans
les Confessions . Assis sur un banc de pierre, de l'autre côté
de la rue, à l'ombre des grands arbres, je contemplais les
vitres fermées et glauques de cette demeure avec une véri-
table tristesse, en songeant aux futiles souffrances de cet être
maladif et quand même sympathique. Mes sensations, mes
rêveries et les souvenirs de mes lectures se fondaient en une
seule impression: l'absurdité des illusions humaines. Rousseau
alla jusqu'au bout de sa vie croyant à la réalité de tous ses
rêves : croyant aux mots, croyant à la Raison, tout à fait
dépourvu du sens de la relativité ; incapable de sourire à la
destinée, à la sienne comme à celle des autres; homme reli-
gieux, incorrigiblement sérieux, comme le chien qu'on vivi-
secte sur la table de l'opérateur, ne comprenant rien aux lois
inéluclablcs, il fut toujours de son avis. Je voyais le châtelain
Martinet, le pasteur Montmollin, Pierre Boy, et les autres
échangeant à la sortie de l'église leurs propos sur le compte
d'un homme qu'ils voulaient chasser de son asile, bien qu'il
ne fit de tort qu'à lui-même. Une génisse passa dans la rue
du village et s'arrêta pour s'abreuver à la fontaine, devant
la maison de Jean-Jacques. Je crus voir lo, la divine prê-
EN FRANCHE-COMTÉ 8ll
tresse de Héra, chassée de rivage en rivage jusqu'au bord de
ce Nil où elle relrouva la forme dont Zeus s'était épris. Ainsi
passa sur la terre, mordu par les taons de ses propres imagi-
nations, de ses propres soupçons, de ses propres idées, ce
pauvre persécuté de Rousseau.
On sort des montagnes du val de Travers par un grand
portail naturel. Jusqu'à Verrières, et ensuite sous le château
de Joux, on suit la voie séculaire des nations. En ce défilé
de la haute Reuse, ont passé tous les peuples. Par cette cluse
transversale dont le fort de Joux garde l'entrée et que deux
fois les Suisses ont essayé de fermer par une chaîne de fer,
fuyards ou conquérants ont pénétré sans trop de difficulté dans le
vallon ensoleillé de Travers. Parcourir cette route, depuis les
rives de Neucliâtel jusqu'aux bords du Doubs, à Pontarlier,
est d'une suggestion topologique charmante. Naturellement, les
Romains virent l'utilité stratégique de celte route. Un reste
de fortification se trouve sur le col oii passe aujourd'hui la
ligne-frontière : le val de Travers devrait appartenir à la
France car, avant les chemins de fer, il ne fut pénétrable
que pur l'ouest. Les deux forts de Pontarlier lui font un
cadenas.
Pontarlier.
De Pontarlier même, il y a peu de chose à dire. Une tris-
tesse morne se dégage de ces pierres. Je ne sais pas tout à
fait pourquoi, mais je fus très frappé, lé soir de mon arrivée,
par la ressemblance de la ville entière avec certains vieux
quartiers de Rome où des masures et des constructions sans
style encadrent les parties déblayées de la ville ancienne.
Nulle part plus qu'ici, je n'ai ressenti ce sentiment de pitié
qui vous saisit eiT certains points de cette Franche-Comté, si
souvent dévastée, La ville, en cITet, est, par sa situation, aussi
exposée que Vesoul; sauf le nid d'aigle de Joux, aussi sauva-
gement impressionnant qu'un fort espagnol du Roussillon, il ne
reste ici aucune trace de la vie innombrable qui a traversé
ce défilé.
L'absinthe a rendu Pontarlier célèbre ; cette gloire vous
salue par les vastes affiches où flamboie un nom connu
dans le monde entier.
8l2 LA REVUE DE PARIS
Je lis quelques notes prises sur ce pays-ci par Guibert qui,
sous Je premier Empire, vint à P«»ntarlier au cours de son
inspection des établissements d invalides. En y arrivant
de Levier, pour visiter le château de Joux, il trouva la ville
« riante et bien bâtie », mais il ajoute presque immédia-
tement : (( des façades uniformes, l'air caserne ». Guibert fait
une remarque intéressante que j'étriis près d'oublier. On se
demande à quoi servent ces forts de Joux et de Larmont.
placés sur la route de Suisse, et on se répond que c est dans
l'éventualité d'une invasion par une puissance autre que la
Suisse. Guibert, dès le premier Empire, s'étant po>é la même
question, rappelle que Louis XIV avait fortifié le château
de Joux, non contre les Suisses, mais contre les Francs-Comtois
qu'il venait de conquérir et qu il sentait la nécessité de traiter
en ennemis jusqu'à ce qu'ils se fussent accoutumés à être ses
sujets. Aujourd'hui, l'habitu le est prise. La question de
l'utilité de ces deux forts ptjurrait se poser de nouveau,
n'était le rôle protecteur qu'ils ont joué en 1870, en couvrant
la retraite de l'armée de lEst.
Vers la Saône.
Je m'arrache au désir d'aller \isiter, du côté de Lausanne,
la ville romaine de l'Orbe. Je reviens à l'ouest, au cœur de
la Franche-Comté. Nous traversons un plateau imtnense. une
sorte de Beauce caillouteuse; on se croirait délinitivemenl
sorti du Jura. C'est la Ch;iux-d'Arlier, champ de bataille
pierreux, à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer; ici,
Charles-le-Chauve a vaincu son vassal Gérard de Roussillon.
A travers les pâturages, derrière Pomarlier, se dresse la haute
barrière de montagnes qui sépare la France de la Suisse,
avec l'échancrure du délilé où perche le fort de Joux, sur la
route du Val de Travers. IVous dépassons une petite station
qui s'appelle Frasne, oii est né l'aimable Xavier Marmier.
Ces hauts plateaux manquent d'intérêt, mais, sans eux, qui
reçoivent les eaux et les absorbent, nous n'aurions pas de ces
belles j^esurgences comme la source de la Loue. C'est encore du
causse, couleur de nougat, avec, comme seule végétation, d'assez
méchants sapins. A Boujailles. nous quittons le plateau et
EN FRANCHE-COMTÉ 8l3
nous commençons la descente qui va nous mener jusqu'à la
plaine de la Saône. La contrée est moins laide et moins mo-
notone. Les sapins se rassemblent en forêt.
La descente, jusqu'à la station d'Andelot, n'est pas encore très
rapide, parmi des rochers assez pittoresques. Mais celte région
de la moyenne montagne est infiniment moins belle que la région
supérieure. Le train où je me trouve est bondé de marchands
de bois qui discutentles prix du matin à la foire de Pontarlier.
Aux environs de la vallée de la Furieuse, le pittoresque revient,
et bientôt, on peut le dire, revient précipitamment : le train
dévale sur une rampe en palier. Après une secousse comme
mon accident de Baume-les-Dames, un peu de crainte se
mêle forcément au plaisir qu'on peut prendre à glisser à toute
vitesse le long d'une pente de deux pour cent, au long des
contreforts de la montagne, en face du vaste paysage de la
vallée de la Cuisance oii s'étendent, à mille pieds plus bas, les
glorieux vignobles des Arsures. A droite, les montagnes calcai-
res peu boisées, et les ruines du château de Vaugrenans, —
demeure, aussi, de la Vouivre, — contrastent, dans leur aridité
méridionale, avec le splendide et lumineux pays qui s'étend à
perte de vue vers le sud-ouest.
Cette descente de Pontarlier vers la Saône, presque en
droite ligne, m'a fait connaître les impressions larges et exactes
d'un oiseau de passage. Quels maîtres de la topologie doivent
être les pigeons voyageurs I A étudier la carte, on ne sent
qu'à moitié la vraie configuration de ce Jura. En le traversant
ainsi en droite ligne, après dix jours passés à l'élude détaillée
de quelques-uns de ses traits les plus caractéristiques, la véri-
table structure de ses chaînons est définitivement comprise. Il
me semble enfin avoir la perception du tout. De la plaine à
la moyenne montagne, de la moyenne montagne aux plateaux
intermédiaires, et de ces plateaux au grand Jura qui tombe
à pic sur les lacs de la Suisse avec ses failles transversales et
ses canons serpentants, je possède ces gigantesques gradins
du Jura comme une partie intégrante de moi-même.
Et je comprends la nostalgie de cet aventurier sublime, dom
Jean de Watleville, ce renégat dantesque qui souhaita vivre et
mourir dans ce domaine si vaste et si beau de Franche-Comté,
— qu'il finit pourtant par vendre à la France. Pendant quelque
8ï/i LA REVUE DE PARIS
temps, flallant l'amour d'indépendance dos Comtois et se rappe-
lant sans doute aussi qu'il était d'origine bernoise, ce merveil-
leux dom Jean voulut écarter sa province de l'influence française,
en faire un satellite delà confédération helvétique. 11 ne serait
pas très diflicile à un avocat habile de plaider les circonstances
atténuantes pour la volte-face qui suivit. Partant du principe
qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire, on démontrerait
que Watteville, à l'arrivée de Condé, fut illuminé par des
idées de véritable homme d'État, qu'il sentit la nécessité iné-
luctable d'allier les destinées de son pays adoplif, devenu sa
patrie bien-aimée, au sort de la France, vers laquelle cette
Franche-Comté était si naturellement orientée par la dispo-
sition de ses gradins.
Salins.
Avec ces hauts pics en bec d'oiseau, Salins figure les deux
cornes d'un dilemme; la ville semble dire à l'intrus : Il faut
être mien ou je te tiens. Si le voyageur cherche d'autres solu-
tions, il n'en trouvera pas ; mais la ville lui offre des attraits
multiples. Les montagnes de Saint-André et de Belin, entre
lesquelles coule la Furieuse, sont une Scylla et une Charybde
menaçantes, qui, non moins redoutables que les rochers an-
tiques, empêchèrent le passage des Allemands en 1870. Au
fond de cette cluse étroite, sur une longueur de trois kilo-
mètres, s'alignent les maisons d'une des villes les plus étran-
gement situées de toute la montagne. Les cimes fantastiques
qui dominent Salins reproduisent avec un réalisme surprenant
certaines enluminures de manuscrits anciens, 011 les contours
de hautes cimes bizarres se silhouettent contre le bleu de ciel
On retrouve ce modèle de pic biscornu dans le chaînon des
Alpilles. A Salins, au fond de ce couloir, entre les pics sur-
montés de forts, les armées du roi de France n'auraient pu
pénétrer, sans la trahison du gouverneur. Dom Jean de
Watteville ne fut pas étranger à cette affaire. Ce que Salins
peut faire, quand elle veut conserver son honneur, fut dé-
montré pendant la seconde campagne de Louis XIV : Salins
résista dix-sept jours, et le siège coûta deux mille hommes.
Il y a ici de célèbres sources salées ; les voûtes qui recou-
vrent aujourd'hui ces eaux ne datent, paraît-il, que du com-
EN FUANCHE-COMTÉ 8l5
mencement du x® siècle. Pourtant, il est peu probable qu'un
tel site et ces eaux mystérieuses, jaillissant des entrailles de
montagnes si bizarres, n'aient pas été fréquentées pendant la
période gallo-romaine. En tout cas, Salins est devenu bien vite
une des villes les plus caractéristiques du moyen âge. Dès la
première moitié du xiii® siècle, les monnaies de Salins com-
mencèrent à se répandre en Europe ; ce fut à Salins qu'en
i363 fut établi le premier mont de piété français ; l'une des
premières imprimeries françaises fut celle de Salins : un bré-
viaire, qu'on montre à Besançon, est le premier livre publié
en Franche-Comté.
A la nuit tombante, nous grimpons à l'église Saint-Ana-
tole, près des vignobles qui escaladent les pics jusqu'à la hau-
teur des forts. Les portes étaient closes. Nous revenons au
musée dans l'espoir, malgré l'heure tardive, d'y passer quel-
ques instants : également clos. Je dus quitter Salins sans voir
les tapisseries brugeoises si célèbres ; elles glorifient le travail
avec une franchise et une hardiesse qui rappellent la verve
de l'abbé Goyer de Baume-Ies-Dames : dans tout le Jura, et
de tout temps, le travail et le commerce n'ont jamais été
considérés comme une servitude.
De Salins à Auxonne.
A Mouchard, nous quittons les dernières ondulations du pla-
teau et, de plus en plus hors de la montagne, nous courons
vers la plaine de la Saône. On traverse la Loue, ici mécon-
naissable, coulant tranquillement dans les prés qui dorment à
la base des monts. Nous faisons, en sens inverse, la route de
la princesse Jeanne, quand elle vint de Dole à Salins pour
visiter la province que Philippe-le-Bel avait réunie à son
royaume. Cette princesse bourguignonne avait reçu comme
rente la dépouille des comptoirs israélites de Salins, Arbois
et Gray : au moment de mourir, elle ordonna la vente de sa
maison de Nesles pour bâtir à Paris un collège oii les jeunes
Francs-Comtois seraient admis de préférence. Jeanne semble
avoir désiré déjà la centralisation des bonnes volontés franc-
comtoises dans la capitale parisienne; c'était un acte « d'im-
périalisme )) très réfléchi, à la façon de Gecil Rhodes. Plus
tard, lorsque la centralisation se fut accomplie et la France
8l6 LA REVUE DE PARIS
formée, Napoléon négligea ce procédé d'assimilallon d'une
province qui avait fourni tant d'illustres officiers aux armées
de la République : il s'empara de ces quaranle-six bourses de
Nesles pour créer le Prytanée militaire. Un ministre de l'Ins-
truction publique, à mon avis, ne serait pas mal inspiré en
rétablissant cette fondation, mais en sens inverse. Il pour-
rait maintenant expédier à Salins quelques-uns de ces jeunes
Parisiens qui connaissent mal la province et ignorent presque
tout des péripéties que la France a subies pour devenir une
nation.
Auxoniie.
C'est pour voir une des étapes de Napoléon que je suis
descendu si loin de la montagne, au delà de la forêt de
Chaux, au delà du Doubs, jusqu'à la plaine bourguignonne,
jusqu'à Auxonne. J'ai suivi, à travers la plaine, la même
route, à peu près, que le jeune officier d'artillerie prenait en
sens inverse pour aller à Dole corriger chez M. Joly les bonnes
feuilles de sa brochure : Lettre de Monsieur Bonaparte à
Monsieur Matteo Bonifaclo. Le livre intéressant de M. J.-B.
Marcaggo, la Genèse de Napoléon, montre combien les deux
années que Napoléon a passées dans celte ville d'Auxonne
furent décisives pour son développement intellectuel. Le
« moment psychologique » de sa vie dut être entre 1787 et
T788, à Auxonne. On n'a peut-être pas assez remarqué que
ce fut le travail intellectuel acharné auquel il so livra pendant
celte période, — travail si ardent qu'il tomba malade de
surmenage, — qui lui donna l'habitude des idées générales
et détacha son esprit de la routine, avant que les grandes
journées révolutionnaires, à Paris, achevassent de le « déra-
ciner » complètement et pour toujours.
A Auxonne, il lisait, il lisait comme aucun jeune officier,
aujourd'hui, dans sa paisible petite garnison, n'est proba-
blement tenté de le faire. Trois fois par semaine, il allait au
polygone, à deux kilomètres de la ville, pour assister à
l'école pratique. Le reste du temps, il lisait, la plume à la
main : les dix volumes de l'histoire d'Angleterre par Bar-
rows, — (( celte noble Angleterre qui avait donné asile à
Théodore, roi de Corse, et reçu Paoli »; — Rolliji, qu'il
contrôla par une profonde étude des sources originales ;
EN FRANCHE-COMTÉ 817
Platon ; ï Histoire philosophique des Indes de Raynal ; Buffon ;
V Histoire des Arabes de Marigny ; Marmontel; le Voyage en
Suisse, de William Cox; Duclos; Bernardin de Saint-Pierre;
V Histoire critique de la no/jlesse ; Y Esprit de Gerson, etc.
Tout cela, en dehors des études spéciales de l'École. Il
compare l'aiiministration de Garthage avec celle de la Gom-
pagnle anglaise du Bengale. Il note les détails d'approvision-
nement des armées des Perses et d'Alexandre; il analyse la
Magna charta d'Angleterre et approfondit les mœurs et cou-
tumes des Anglais. Il lisait, à la dérive, sans méthode appa-
rente, tous les livres qu'il pouvait. Mais cette absence de
méthode fut, pour un esprit comme le sien, une méthode
admirable. J'oserai même dire que, pour toute culture véri-
table, c'est à certaines heures la méthode par excellence. De
ces lectures entremêlées, surgissent forcément des comparaisons
inattendues, mais souverainement suggestives, entre les idées
les plus diverses. Fouiller toujours un même sujet, c'est
comme suivre la même route entre deux haies, ou des-
cendre un fleuve entre les parois du même canon. On creuse
son sujet de plus en plus profondément, mais les points de
comparaison font défaut et jamais on ne jouit de longues
échappées sur le paysage d'alentour.
Napoléon, à Auxoniie, le cerveau maladivement excité par
l'insomnie des lièvres paludéennes, qui venaient encore
s'ajouter au surmenage, secoué dans toutes les fibres par les
nouvelles des grands événements qui se succédaient en Gorse
et à Paris, se trouva dans l'état le plus favorable pour vivre
à la plus haute tension. Je suis convaincu que si plus tard on
l'avait questionné sur le temps d^oii dataient la plupart de
ses idées, il aurait répondu que ce fut à Auxonne, dans la
caserne de cette petite ville marécageuse, ou dans son logis,
près de l'admirable église, qu'il se découvrit lui-même. La
vieille théorie du génie, don mystérieux, doit céder devant
des explications plus psychologiques. La méthode des lectures
comparatives, appliquée au moment propice, doit être un des
secrets de la fabrication des cerveaux supérieurs.
Je réfléchissais à toutes ces choses à Auxonne, tout près
de la statue de Napoléon par Jouflroy, sur la place d'Armes,
tandis que le soleil brûlait les feuillages du petit parc.
i5 Février igoS. 10
LA. REVUE DE PARIS
Auxoiine a peu de choses à offrir au voyageur. Mais nous
sommes tous ainsi faits que, sans un cadre où disposer nos
impressions, elles s'éparpillent, et se perdent. A ce moment,
l'église, la statue et le petit hôtel de ville prirent à mes yeux
un air de grandeur : Napoléon avait passé là.
Dôlc.
Auxonne est tout près de Dole. Comme Chalon-sur-Saône,
comme tant d'autres boulevards de la plaine et du commerce
exposés à toutes les convoitises, la vieille ville de Dole, siège
du parlement de la Franche-Comté, forteresse des Jésuites
du collège de l'Arc, a été incendiée, saccagée, déparée de tous
ses anciens monuments. Quelle tristesse liante les sombres
rues de ces patientes villes-frontière! Le site est beau. Le
Doubs, large et calme comme une petite Loire, serpente
parmi les champs et contourne la petite éminence qui supporte
une cathédrale de style lourdaud, entourée de vastes cou-
A'ents oii sœurs et jésuites ont éduqué des générations. Cette
cathédrale, gothique après tout, manque de grâce. Cepen-
dant, à cause de la grande hauteur de ses nefs, elle produit
un certain effet et rappelle de loin la majesté des églises for-
tifiées du Rouergue. Vue du faubourg de la ville, au delà du
Doubs, elle impressionne comme un bon géant qui prépare
un bon accueil. L'intérieur continue cette sensation d'honnête
et cordiale puissance. Les colonnes épaisses n'ont leurs
pareilles, d'après mes souvenirs, que dans l'église de Tour-
nus. Mais, à rencontre de Tournus, Noire-Dame de Dôle est
claire et gaie. Le soleil y pénètre comme dans les églises de
Belgique et joue sur les dorureset les couleurs des tableaux,
comme pour laisser aux enfants du catéchisme une impres-
sion favorable à la religion. La statue en bronze du président
Grévy tient la plus belle place de la ville. Pasteur est ici un
souvenir d'une toute autre noblesse. Il aura bientôt sa statue
dans le beau parc qui forme terrasse au-dessus du Doubs, eu
face du Jura et des Alpes lointaines, presque invisibles.
W. MORTON-FLLLERTON
(La fin prochainement.)
LA RACE SUPÉRIEURE
Il existe, en matière coloniale, un certain nombre de prin-
cipes qu'on ne discute plus. Ces principes font autorité, on
les publie en manuels, on les enseigne dans les écoles. On
me les enseigna donc, et j'y crus, car, et cela est heureux
pour le gouvernement des Etats, la jeunesse, même en France,
a conservé la faculté de croire ce qu'on lui dit, tout en se
figurant, avec ivresse, qu'elle croit des choses révolution-
naires. Après avoir visité la plupart des colonies françaises, et
la plus populeuse des colonies anglaises, qui est l'Inde, il m'est
venu le désir d'examiner quelques-unes des données que
j'avais admises jusque-là sans hésitation. Faire table rase et
considérer de nouveau tout ce qui, dans une science, est tenu
pour acquis, est un procédé d'investigation fécond, même dans
les sciences expérimentales : rien qu'à peser de nouveau
l'azote, on a trouvé qu'un élément jusqu'alors inconnu s'y
dissimulait. Mais tout le monde sait que la politique et surtout
la politique coloniale ne sont que pour une bien petite part
des sciences expérimentales : elles sont empiriques, ce qui
n'est pas du tout la même chose. En matière coloniale, on
continue à faire ce qu'on a fait, en se donnant pour raison
que ce qu'on faisait était bon à l'heure précédente, et à deux
mille lieues peut-être de Tendioit où on le fait maintenant. Et
820 LA REVUE DE PAUIS
« colonisation » signifiant aujourd'hui expansion de la race
qui colonise, poui' justifier cette expansion, on se contente
d'un postulat. Ce postulat que je voudrais examiner, c'est la
croyance en la supériorité de la race blanche sur toutes les
autres races.
La conviction qu'a la race blanche de cette supériorité est
ancienne. Les peuples européens ont cru d'abord qu'étant en
possession de la vérité chrétienne, ils valaient mieux que ceux
qui ne possédaient point cette vérité et qu'il était de leur
devoir de la répandre. Logiquement, ils eussent du considérer
les nouveaux convertis comme leurs égaux. Mais l'orgueil de
race et la rapacité des intérêts en décidèrent autrement : et
cette période de chrislianisation fut infiniment cruelle pour
les races colonisées. On exploita jusqu'à la mort les Indiens
du Nouveau-Monde. Puis on fit venir en Amérique des
nègres, on les baptisa comme les Indiens, et on les exploita,
comme les Indiens, jusqu'à la mort : un peu moins cepen-
dant, parce qu'on les avait payés au marchand.
Lorsque la foi chrétienne subit une éclipse, les blancs
prirent une autre conception. Eclairés par la raison, ils
crurent que tous les hommes, sans doute, avaient cette même
raison en partage, que tous étaient libres, égaux et frères, et
même que les peuples dits ce .sauvages » vivaient plus confor-
mément aux lois de la nature. Les blancs d'Europe se recon-
nurent cependant une supériorité, toute morale : celle d'être
les apôtres de cette bonne nouvelle. Ils aflranchirent donc les
esclaves, et les Français d'abord, les Anglo-Saxons ensuite,
leur accordèrent tous les droits civiques. Cette conduite était
généreuse. On y pouvait découvrir toutefois une illusion et
quelque orgueil. Ne considérant pas encore les noirs, jadis
esclaves, comme nos égaux intellectuels, nous espérions qu'ils
le pourraient bientôt devenir, par le bienfait de la liberté :
« Forts que nous sommes, leur disions-nous, nous vous
tendons la main, à vous qui êtes faibles. »
Il y eut des déceptions nombreuses et amères. Alors s'ou-
vrit une troisième période, dans laquelle nous nous trou-
vons aujourd'hui. Les hommes blancs crurent, et croient
encore, à la supériorité incontestable de leur cerveau. Ils
crurent, et croient encore, que celte supériorité leur donne
LA RACE SUPÉRIEURE 82 1
Viinperiiim sur ceux des hommes qui ne sont pas blancs.
L'importance des découvertes scienliliques en Europe, l'ingé-
niosité et le nombre de leurs applications, ont beaucoup con-
tribué à élal)lir ce nouveau dogme. Sous le règne de Louis XV,
pourtant, des philosophes avaient appris aux Français qu'ils
étaient fort inférieurs aux Chinois, lesquels avaient le bonheur
de n'être pas chrétiens, de haïr la guerre, et d'avoir un gou-
vernement ordonné suivant les maximes de la saine raison : les
récils des missionnaires jésuites n'avaient pas été sans influence
sur celte manière de voir des philosophes antichrétiens. Mais
un siècle plus lard, les savants, qui avaient succédé aux jésuites
et aux philosophes dans la confiance des peuples, profes-
sèrent, avec la même assurance, que les Chinois n'ayant ni
chemins de fer, ni filatures mécaniques, ni Napoléon, ni de
Mollke, nous étaient extrêmement inférieurs. Quelques faits
d'observation directe et la diffusion des théories darwiniennes
vinrent affermir celle conviction. On proclama que c'est
r homme blanc qui généralise et combine le mieux, qu'il a le
sens de l'organisation, du commandement, de la justice. Et
l'on ajouta qu'il progresse perpétuellement, tandis que d'autres
races, la chinoise par exemple, se sont arrêtées à un degré
de civilisation qu'elles ne dépasseront plus, et que les noirs
d'Afrique demeureront dans une éternelle enfance.
Ces façons de penser présentent certains inconvénients :
d'abord, cela va sans dire, pour les races déclarées inférieures.
Rudyard Kipling a parlé du « fardeau de l'homme blanc »
qui doit gouverner les autres hommes. Il n'est pas lourd, le
fardeau I On empêche les frères inférieurs de s'entre-tuer, de
s'entre-dévorer, de s'enfoncer mutuellement de petits mor-
ceaux de bambou sous les ongles des pieds. Mais on les main-
tient soigneusement dans leur infériorité; on exige d'eux les
tâches les plus pénibles, les plus ingrates, les plus mal
payées; on les taxe sans leur consentement; on en fait des
soldats qui ont pour métier d'imposer à leurs compatriotes la
domination étrangère. Ces procédés coloniaux ne nous cho-
quent point parce qu'ils sont à notre avantage; d'ailleurs,
ils choquent beaucoup moins les indigènes que ne se le figu-
rent quelques philanthropes. La plupart du temps, nous ne
faisons à ces indigènes que ce qu'ils avaient fait cent fois à
822 LA REVUE DE PARIS
leurs voisins, quand ils étaient les plus forts. En Afrique, le
vainqueur a toujours eu le droit de ne pas travailler et de
forcer le vaincu au travail. Les Hindous, avant l'arrivée des
blancs, étaient au pouvoir d'une caste aristocratique et guer-
rière. Aux Annamites, une longue éducation fait considérer
tout pouvoir établi comme vénérable, paternel, sacré, et l'o-
bligation d'acquitter l'impôt comme de même nature que
celle qui fait qu'un fds doit nourrir son père.
Les Européens sont donc arrivés, assez naturellement, à
concevoir une hiérarchisation du travail qui donnerait au
monde la physionomie d'une énorme fourmilière. Les Euro-
péens en seraient les conducteurs, les rois, et jouiraient, pour
entretenir leur supériorité, leur « volume » intellectuel, d'un
traitement de faveur, d'une nourriture spéciale. Au-dessous,
il y aurait les a soldats », Arabes ou nègres, intellectuelle-
ment aveugles, autant que possible, comme ils le sont physi-
quement chez les termites. Au-dessous, les ce neutres » ou
ouvriers, toujours comme chez les termites et les fourmis :
des «Ires minces, agiles et sobres, merveilleusement aptes aux
tâches industrielles ; on rencontre ces qualités, au plus haut
degré, chez les Chinois, les Annamites, les Hindous. Enfin,
au-dessous encore, paîtraient de grands troupeaux, du reste
parfaitement heureux de leur sort, car on leur donnerait tout
ce qui constitue le bonheur bestial qu'ils apprécient : beau-
coup de nourriture et des femelles. Ces pucerons de l'huma-
nité seraient les nègres : on leur ferait produire, non seule-
ment du sucre, comme chez les fourmis, mais encore du
coton, du caoutchouc et de l'or.
Il semble que les nègres accepteraient, sans révolte siiscep-
tihle de réussir, une telle destinée, et les Hindous n'y voient
déjà point de mal, à condition qu'on leur permette d'entretenir,
par surcroît, leurs anciens maîtres; on a pu dire que la con-
quête anglaise n'avait fait chez eux que superposer une nou-
velle caste à celles qui existaient auparavant. La résignation
serait moins sûre chez les Annamites et les Chinois, parce
qu'ils sont nombreux et très intelligents, et pour d'autres
causes, qu'on verra plus loin. Mais cet idéal de la fourmilière,
011 tout le monde est k sa place, ne va pas sans quelque
difficulté : entre ces Européens supérieurs à tous les autres
LA RA.CE SUPERIEURE
823
hommes, on peut se demander s'il n'existe pas des nuances
de supériorité. Les Anglo-Saxons conçoivent la fourmilière
comme devant être gouvernée et exploitée par eux : les An-
glais occuperaient les autres Européens en qualité d'employés
a supérieurs », mais pourtant de simples employés. Les
Latins, les Germains ont des prétentions analogues. Il peut
en résulter des conflits pénibles.
Et il ne faut pas nous en tenir là. On peut se demander
si la prééminence de cette race blanche, évidente à l'heure
actuelle, est définitive. Nous sommes aujourd'hui en pleine
période d'expansion et de conquête. L'Europe, après le long
sommeil qui suivit la double secousse, de sa conversion au
christianisme et de l'admission des Barbares, s'est réveillée
avec la passion ardente des réalités; elle s'est armée, pour
découvrir ces réalités, de qualités d'observation, d'une méthode
scientifique bien plus rigoureuse et plus féconde que celle
même à qui l'on doit les précieuses acquisitions de la science
grecque. Du développement des sciences modernes et du pen-
chant d'un esprit nouveau, qui ne cherche le bonheur que
sur terre, il est résulté des applications pratiques d'une
énorme importance, qui ont permis la création de la grande
industrie, abrégé les distances, étendu à la terre entière les
possibilités de migration de la race européenne. Et de ce que
la race blanche est en train d'envahir le monde, l'homme
blanc contemporain en conclut qu'il continuera à le couvrir
jusqu'à l'occuper entièrement, après avoir réduit les autres
races à l'état de domestiques, de «neutres» et d' ce ouvriers » ;
on prévoit le peuplement par des blancs, rien que par des
blancs, de tous les territoires déserts ou parsemés seulement
de peuples condamnés à disparaître, parce qu'ils ne sont bons
à rien pour les blancs (c'est ce qui s'est passé pour l'Amé-
rique du Nord et l'Australie), et l'organisation du reste du
monde, Afrique, Chine, Indo-Chine, etc., au profit de ces
mêmes blancs. Les pays où les blancs vivront seuls seront
constitués en démocraties; les pays où les blancs seront
superposés à une race dite inférieure deviendront des aristo-
craties dont les Européens seront ducs, princes ou barons.
11 n'y a qu'un malheur : c'est que l'aire d'une race ne peut
indéfiniment s'élargir. Le peuplement par les Européens de
89.\ LA REVUE DE PARIS
territoires pratiquement vides et d'un climat analogue au leur,
comme l'Amérique du Nord ou l'Australie, nous empêche de
distinguer nettement ce fait. Mais s'il y a un phénomène his-
torique frappant, c'est l'inutilité des conquêtes et des inva-
sions dans un territoire dont la population atteint une cer-
taine densité. La Gaule est restée celte, malgré une invasion
latine et une invasion germaine; l'Angleterre est restée celte
également, pour la plus grande part de sa population, malgré
le métissage saxon et les invasions romaines et normandes ;
le Latium est resté latin et l'Espagne, espagnole. Ce qui a
changé parfois, c'est la langue et l'organisation sociale. Mais
la superposition des conquérants et des conquis, l'institution
d'une aristocratie dominante, on en voit, après quelques
siècles, disparaître les traces. Une opération de métissage s'est
bientôt faite : les reproducteurs de la race immigrée étaient,
après tout, si peu nombreux qu'on aurait quelque peine k
retrouver leur type pur. Ce qui a survécu, ce sont des mots,
des concepts, des désirs, des ambitions, qu'ils avaient ense-
mencés dans la race ancienne. Ils ont été le sel de la terre;
mais le sel fond.
Les races qui se mêlèrent ainsi étaient, dira-t-on, de
même couleur, et proches parentes. — De même couleur, voilà
qui est presque vrai, mais non pas toujours proches parentes!
11 est curieux qu'on tienne si peu compte, en général, des
éléments étrangers que, durant des siècles, l'esclavage a im-
portés dans l'Europe méridionale. Armées d'esclaves, qui
parfois se révoltèrent. Peuples d'esclaves, que l'affranchis-
sement introduisit dans la cité. Plus les villes et provinces
méditerranéennes étaient riches, plus elles avaient d'esclaves :
des (iiermains et des Gaulois, mais aussi, et en très grand
nombre, des Syriens, des Cappadociens, des Berbères, des
nègres même venant de l'Afrique du Nord. Les ventes d'es-
claves, autant que les libres migrations, peuvent expliquer
cette persistance singulière d'un type qu'on retrouve dans tout
le bassin de la Méditerranée, de Smyrne à Marseille. Combien
de fois, à Nîmes ou à Narbonne, n'est-on pas frappé par une
physionomie déjà vue en Asie-Mineure ou en Algérie? La tête
longue, les lèvres grosses et larges, le nez long et busqué du
Levantin apparaissent chez des paysans dont les ancêtres ont
LA RACE SUPÉRIEURE 825
cullîvé la terre de France depuis la nuit des temps, Des noirs,
dans l'antiquité, furent vendus comme esclaves. Déjà, les
caravanes puniques allaient en chercher jusque dans le centre
africain. Il en arrivait aussi du Darfour, par l'Egypte. Plus
tard, aux temps chrétiens, lors des longues guerres entre
Espagnols et Arabes, ceux-ci rachetèrent souvent leurs pri-
sonniers contre des noirs qu'ils se procuraient au Maroc. La
population mé lilerranéenne fut constituée par un mélange
des races bbinches et noires, aryennes, sémites et berbères, et
la fusion s'acfomplit fort bien. Rien ne prouve que d'autres
mélanges, sinon de noirs et de blancs, du moins de jaunes et
de blancs, ne se produiront pas dans l'humanité future, avec
aussi peu d'inconvénients.
*
* *
Les parties de la terre où l'Européen peut vivre, — abstrac-
tion faite de l'ancien habitat de la race européenne, — se
divisent en plusieurs catégories. Il y a celles qui étaient désertes
quand les blancs les ont occupées, et dont le climat est tem-
péré : elles resteront sans doute un domaine européen, à
moins d'expulsion violente par les jaunes d'Asie; rien encore
ne peut faire craindre celte éviction. Il y a celles que peuple
une race indigène, ou anciennement installée, qui subsiste à
côté des conquérants blancs sans se mêler à eux : parfois ce
sont les conquis eux-mêmes qui repoussent la fusion comme
en Algérie ; parfois ce sont les envahisseurs, comme au Trans-
vaal ; il peut aussi arriver que la race ilotisée ait été trans-
portée artificiellement dans la région, comme les nègres aux
États-Unis. Mais partout le résultat, au bout d'un certain
temps, sera ("atalement le même : la disparition, par élimi-
nation lente ou massacre, de l'une des deux races en pré-
sence. Dans un certain nombre d'années ou de siècles, l'Al-
gérie aura sa crise, la Louisiane aura sa crise, l'Afrique du
Sud aura sa crise.
Pour nous. Français, qui possédons en Algérie ces popu-
lations berbères et arabes islamisées, dont les capacités mo-
rales et mentales sont si belles, la perspective est désolante.
A l'époque romaine, ces populations avaient, pour ainsi dire
826 LA REVUE DE PARIS
d'elles-mêmes, pris l'altitude la plus favorable aux intérêts
du vainqueur : confondant leurs intérêts avec ceux des con-
quérants, les haules classes se romanisèrent. Ce n'est pas
tout à fait une vérité de dire que Rome trouva un appui dans
l'aristocratie africaine et dans la population de métis qui,
riche et commerçante, exploitait la côte; mais sa situation,
tant qu'elle resta puissante, fut bien plus avantageuse encore :
c'étaient ces classes qui eurent besoin d'elle pour se main-
tenir. Privés de leurs chefs nationaux, les habitants de l'in-
térieur, bien que rudement traités, réduits à ce statut du
« colonat », dont le servage fut l'aboutissement nécessaire en
Europe, ne pouvaient guère se soulever contre une domi-
nation qui leur pesait.
Ils le tentèrent cependant, supportant mal « que l'opulence
de l'Afrique fût faite de leur misère » : sous Tibère, sous
les Antonins, sous Dioclétien, leurs insurrections durent
être noyées dans le sang. Aussi ces Berbères embrassèrent-
ils le christianisme avec une foi passionnée; la « bonne
nouvelle », que leur apportait cette religion neuve, leur parut
l'annonce d'une proche vengeance : Tertullien éclate en ana-
thèmes contre Rome et le vieux monde. Mais le vieux monde
et cette vieille Rome s'approprièrent la force politique du
christianisme, qui devint, pour les Africains, la religion des
oppresseurs. Les esclaves restèrent en bas, les maîtres en
haut. Alors, reniant la foi de Rome, ils eurent leurs héré-
sies nationales : donatistes, circoncellions ; ils tuèrent les ca-
tholiques. Et quand enfin l'islam leur arriva d'Orient, ils
l'adoptèrent «avec une facilité surprenante... 11 annonçait
un dieu unique, l'égalité de tous les fidèles. Tout musulman,
quelle que fût son origine, pouvait être un homme libre,
propriétaire, dispensé de la capitalion. Plus de privilèges de
race, plus de gouverneurs étrangers, plus de fisc impérial :
c'était une émancipation. De plus, il y avait gloire et profit
a suivre les drapeaux des conquérants devenus des alliés, à
marcher derrière eux au pillage de l'Europe... Les Berbères
devinrent musulmans comme ils étaient devenus chrétiens,
et à peu près pour les mômes raisons'.»
I, Maurice Watil, l'Algérie, p. 86.
L4 RACE SUPÉRIEURE 827
De ce jour, les Herbères sont, définitivement peut-être,
devenus impropres à s'assimiler nos conceptions. H y a quel-
ques siècles, l'esprit des deux religions était à peu près le
même. Chrétiens et musulmans pensaient que la vie terrestre,
n'étant qu'un passage, avait peu de valeur : il la fallait vivre
en vue de la vie éternelle. Aujourd'hui, sauf peut-être en
Russie, les peuples chrétiens se conduisent comme si leur
existence terrestre avait plus d'importance que celle qui doit
suivre. Pour le mahomélan, il en va différemment : il ne vit
toujours ici-bas que dans l'attente de la vie future. Il reste,
persuadé que Dieu fait tout, veut tout ce qui est, que le
monde est un miracle perpétuel de Dieu, que Dieu donnera
la puissance sur terre aux mahométans quand il le voudra;
s'il ne la leur donne point, le paradis vengera du moins les
vrais croyants de la supériorité apparente des chrétiens. Un
palefrenier musulman a résumé pour moi cette conviction en
m'expliquant que, « de l'autre côté des jours » c'est moi qui
sellerais son cheval.
Cette espèce de résignation paresseuse et butée des Arabes
d'Algérie à n'être plus rien dans un pays qui est le leur :
rien dans le gouvernement, rien dans le commerce, rien dans
les affaires, rien dans rien, ce qui fait que beaucoup ont très
peu de chose à manger, — mais alors, dormant le jour, il en
est qui se réveillent pour voler la nuit — celle patience obtuse
leur vient en grande partie de la foi prêchée par Mahomet,
lequel, en cette occasion, paraît avoir singulièrement protégé
les chrétiens ! Si nos Arabes s'étaient décidés à abandonner
leur statut personnel; s'ils étaient enlrés, pour ainsi parler,
dans le siècle et s'étaient fait naturaliser, à une époque oii
la France, comme sous le second Empire (car on en est
bien revenu sous la troisième République), était restée naï-
vement libérale et croyait à la complète égalité des races
humaines ; s'ils avaient opéré une espèce de quart de conver-
sion, non religieuse, mais civique (il ne s'agissait nulle-
ment pour eux d'abjurer), on se demande dans quelle
situation ils nous auraient mis. Nous aurions dû non seule-
ment leur ouvrir les assemblées délibérantes, non seule-
ment leur laisser p lus de terres, mais leur donner accès aux
places, ce qui aurait bouleversé les habitudes politiques.
828
LA HEVUE DE PARIS
l'économie sociale, et aussi les commodilés des familles euro-
péennes en Algérie : l'une des causes de l'agitation anlijuive
à Alger fut, non pas que les Juifs faisaient des affaires avan-
tageuses, mais que ces gens d'Afrique entraient dans notre
civil isalion, que leurs fils, élèves des mêmes lycées que nos
fils, concouraient pour les mêmes postes universitaires, civils,
militaires, et qu'ils arrivaient à faire enfin tout comme nous,
même à ne pas gagner d'argent ; il est vrai qu'en général ils
en avaient d'avance. Il se fût produit, si les Arabes avaient
imité ces israélites, un trouble de la vie algérienne encore
plus grand : rien que l'inquiétude causée par la reprise lente
et partielle de certaines terres kabyles par les Kabyles le
prouve! Mais peut-être aussi l'équilibre se fût-il ensuite réta-
bli, surtout s'il y avait eu métissage. Pourquoi une nouvelle
race ne serait-elle pas née. plus originale encore que celle
qui est en train de se constituer là-bas par le mélange des
sangs français, espagnol et italien?
Mais ce ne sont là que des questions à propos d'hypothèses,
et c'est une hypothèse aussi, bien que tentante, de s'imaginer
qu'il apparaîtra quelque jour un prophète pour enseigner aux
Arabes qu'il n'est rien d'inconciliable entre l'industrialisme
occidental et l'Islam. La vérité présente, c'est qu'il existe en
Algérie une utile population d'ilotes, relativement sobres et
sulFisamment soumis. Ils sont aujourd'hui \ millions contre
Oooooo Européens, c'est-à-dire qu'ils sont sept fois plus nom-
breux. Et ce ne sont pas nos compatriotes d'Algérie qui les
tiennent, c'est la pression des 38 millions de Français du
continent. Qu'arrivera-t-il si ces Arabes continuent à pulluler,
et nous autres à faire tout ce que nous pouvons pour ne pas
pulluler.»^ Les gens de notre génération ne le verront point,
et c'est tant mieux pour eux.
La Louisiane et l'Afrique du Sud se trouvent dans une
situation analogue. En Louisiane et dans les autres anciens
Etals esclavagistes de l'Amérique, les électeurs blancs songent
à se tirer de l'embarras où les mettent périodiquement les
électeurs noirs en leur retranchant le droit de sulïVage. Excel-
lente solution, mais provisoire I Car si ces nègres conti-
nuent à augmenter en nombre, s'ils produisent des hommes
remarquables et qui pourront avoir de l'ambition, des Booker
LA RACE SUPÉRIEURE 820
Washington moins résignés à ne pas réclamer la place qu'ils
méritent, est-ce que ces hommes ne partiront pas à ra«saut
de la hiérarchie sociale, avec leurs bandes noires derrière
eux? Par un contraste presque risible, ces mêmes Européens,
qui veulent en Amérique enlever leur bulletin de vote aux
nègres, font l'inverse dans la colonie du Cap. Pour résister
à la race hollandaise, les colons anglais ont fait dépendre
l'éleclorat d'un cens cjue beaucoup d'indigènes — Cafres,
Hottentols, etc. — sont maintenant capables de payer, et
c'est une opinion soutenue par un enquêteur exercé et a\erti,
M. Vigouroux, que le développement intellectuel, écono-
mique et numérique de la race noire constitue, entre le Cap
et le Zambèze, une grave menace pour l'élément européen.
Il semble en effet, à lire M. Vigouroux, qu'ici certaines tribus
noires montrent des qualités mentales, des possibilités d'évo-
lution dont ailleurs, il faut le reconnaître, elles n'avaient pas
fait preuve.
Il existe un troisième et un quatrième type de colonies, oii
le sang de deux races se mêle d'une façon plus ou moins
intime : le Brésd, les colonies espagnoles de l'Amérique, les
colonies françaises des Antilles ou des Mascareignes, etc. Ici
les phénomènes consécutifs sont : adoption par la race indi-
gène de la langue, de la religion, du système social et poli-
tique des maîtres; puis expulsion de ces maîtres de race pure,
soit par les armes, soit par le simple jeu des forces écono-
miques ou des mesures politiques; enfin absorption des métis
mêmes parla race fondamentale, dont la physionomie ethnique
est demeurée à peu près la même, mais qui a changé de
langage, de lois, de mœurs et de concepts. 11 en résulte pour
cette race soit un arrêt définitif, soit une longue période d'in-
cubation, un (( moyen âge », pendant lequel les blancs purs
la considèrent avec le mépris que pouvaient avoir les Byzan-
tins pour nos Barbares. Il est possible que, cette période de
trouble terminée, la race se ressaisisse, et que le terme « eu-
ropéen » soit alors pris par elle dans le même sens humiliant
que nous attribuons au mot « byzantin ». Par bonheur pour
nous, cela n'est que possible, et le fait actuel est que ces
métis nous apparaissent seulement comme une espèce de
déchet de fabrication : la chose fabriquée étant l'adaptation de
83o LA REVUE DE PARIS
la terre aux besoins des blancs, et les métis apparaissant
comme le résultat d'une légèreté ou d'une coupable impru-
dence. Voilà ce qu'on pense, si on ne le dit pas; mais on
commence même à le dire, à l'écrire, à l'imprimer.
* *
Jusqu'ici, pourtant, l'examen est assez favorable aux pré-
tentions de la race blanche à la supériorité. Des crises à
traverser, des luttes, même sanglantes, à soutenir contre des
métis peu nombreux, des noirs peu redoutables, des maho-
métans figés par une foi religieuse qui leur fait dédaigner
tout effort suivi pour améliorer leur condition terrestre, voilà
qui n'est point pour nous faire désespérer. Mais nous n'avons
pas encore parlé des jaunes.
A leur égard, on a émis une autre théorie pour justifier la
conquête de la terre tout entière par la race européenne. Cette
théorie suppose toujours la supériorité intellectuelle de notre
race. Mais ceux qui l'ont formulée sont des économistes uti-
litaires. Le principe d'une supériorité mentale leur paraît avoir
encore quelque chose de métaphysique, partant d'indémon-
trable. Ils sont allés chercher une base pour ainsi dire ma-
térielle. L'humanité n'a-t-elle pas pour devoir, disent-ils,
pour premier instinct même, de s'assurer le plus de bonheur
possible ? 11 s'agit donc de mettre le globe en valeur, d'en
tirer toutes les ressources qu'il contient, de ne laisser ni une
terre en friche, ni une mine inexploitée, ni une chute d'eau
sans usine, ni une rivière sans train de bateaux, ni un pays
sans chemins de fer, ni un homme sans ouvrage. Les peuples
qui ne font rien du sol sur lequel ils vivent, qui n'en tirent
ni caoutchouc, ni coton, ni cuivre, ni fer, ni or, seront légi -
timement, sinon dépossédés, du moins assujettis. On aura le
droit de leur apprendre, même un peu brusquement, ce qu'ils
doivent faire ou laisser faire, pour le bonheur de l'humanité.
Cette théorie ne pose pas, on le voit, comme point de
départ, la supériorité des races européennes ; mais, pensant
constater que seules celles-ci sont capables d'une exploitation
intensive du globe, elle prend ensuite pour acquis que cette
supériorité est un fait d'expérience. C'est cette théorie qui a
permis de convertir à la politique de colonisation beau-
LA RACE SUPERIEURE 83 1
coup de radicaux, et, je crois bien de socialistes. Jadis,
l'immense majorité de ceux-ci, et même des radicaux, niait
le droit des civilisés à s'imposer par la force aux non
civilisés. Sans apercevoir ou sans dire qu'on reprenait là
un idéal chrétien, on pensait qu'il est criminel d'employer
la force pour faire « régner » la civilisation, qui supprime,
croyait-on, l'emploi de la force, La France, par un re-
tour d'esprit sur un événement douloureux, se rappelait
l'étranger entrant chez nous les armes à la main, pour nous
arracher deux provinces : faire aux autres ce dont nous
avons tant souffert, n'était-ce pas un crime? D'autres, qui
ne désespéraient pas d'une revanche, craignaient qu'une poh-
tique extra-européenne ne détournât nos yeux de la fron-
tière mutilée. Les agrariens voyaient dans les colonies des
concurrentes qu'on se créait de gaieté de cœur ; et c'était
pour ces conquêtes qu'on réclamait leurs fils à nos cultiva-
teurs ! Enfin les socialistes avaient pour motif que toute con-
quête, ou toute défense d'un domaine conquis, exige une
armée ; cette armée, en attendant qu'elle serve à l'extérieur,
empêche à l'intérieur les grèves de se changer en révolutions.
Si bien que notre communauté politique présentait un spec-
tacle absolument différent de celui qu'avait offert la démocra-
tie athénienne du temps d'Aristophane . C'était jadis la plèbe
qui voulait la guerre, n'ayant rien à perdre. C'étaient les
chevaliers et les nobles, possesseurs de terres incessamment
pillées, qui demandaient la paix, l'arbitrage universel. Récem-
ment, chez nous, c'était le contraire. Une guerre, en effet,
aurait nui aux intérêts des industriels et des possédants de
toute nature ; mais la menace de cette guerre, qui n'éclatait
point en raison même des désastres qu'elle eût causés, leur
était utile en justifiant l'entretien d'une force puissante qui
assure l'ordre.
La création d'une armée coloniale, oii l'on utilise les indi-
gènes pour garder les indigènes, et dont les cadres seuls sont
aristocratiquement européens, a eu pour effet de modifier
lentement l'opinion des socialistes, bien que certains encore
protestent au nom des principes K Cent mille ouvriers à
I. Voir les délibérations du dernier Congrès socialiste d'Amsterdam.
839 LA REVUE DE t'AKIS
celle heure, vivent en France de rindustrie de la bJcyclelte
et de l'aulomobile : il faut bien que les nègres leur fournissent
du caoutchouc! Un phjs grand nombre encore de prolétaires
désirent, ou apprendront à désirer, qu'on leur apporte du
coton à très bon marché, car toute économie sur la matière
première sera un bénéfice parlagé entre eux, le patron, et le
consommateur. Ainsi, à l'électeur paysan, qui se souciait peu
de colonies, répond mainfenanl I électeur ouvrier, qui en a
besoin. A l'ancienne théorie généreuse, qui ne voulait point
qu'on allât s'emparer des terres des noirs et des jaunes, et qui
considérait tous les hommes comme ayant les mêmes droits
que nous, on voit se substituer graduellement une doctrine
utilitaire sur laquelle quelques socialistes se sont mis d'accord
avec les orateurs les plus écoutés de l'économie capitahste;
et l'on admet que, si un peuple se refuse à exploiter les res-
sources de son territoire, l'intérêt général permet de l'y obli-
ger par la force. Les démocraties industrielles étant assez fré-
quemment impulsives et brutales, il est possible qu'elles met-
tent peu de douceur, une fois converties à la colonisation, à
l'achèvement de l'œuvre coloniale.
Or, juste k ce moment où l'opinion française se retourne,
voici, pour la première fois depuis ce que les écrivains diplo-
matiques ont appelé « l'éclipsé du croissant turc », voici les
prétentions de la race européenne à dominer le monde sérieu-
sement menacées, voici qu'on commence à se demander si
l'extension de la race européenne ne rencontrera pas, n'a pas
déjà rencontré ses limites, si les jaunes consentiront à
prendre, dans la hiérarchie des races telle qu'on la rêvait, le
rang — inférieur — qu'on voulait leur attribuer. Et le conflit
russo-japonais a permis de mesurer quelle influence les vic-
toires militaires exercent encore sur l'imagination des peuples
civilisés. Il n'y avait, auparavant, que les états-majors intel-
lectuels et politiques de ces peuples civilisés pour s'inquiéler
du danger qu'un mouvement de la race jaune pouvait faire
courir aux prétentions « impériales» de la nôtre. Et dans
ces étals-majors, même après la guerre sino-japonaise, même
après l'insurrection des Boxers, on n'était pas unanime.
Quelques pessimistes dénonçaient le péril jaune , mais le
reste des prophètes et calculateurs demeurait parfaitement
LA RACE SUPÉRIEURE 833
sûr de l'avenir, pour des raisons dont plusieurs étaient fort
insuffisantes.
Il en faut ciler une parce qu'elle est caractéristique de la
confiance des Européens dans leurs méthodes et du mépris
qu'ils ont pour celles de leurs concurrents possibles. On a pu
lire quelque part que le seul fait, pour les Chinois et les
Japonais, d'avoir et de garder leur écriture idéographique
dénotait chez eux une irréparable infériorité mentale. L'usage
de l'écriture alphabétique, merveilleux outil d'analyse en effet,
devait suffire à prouver l'excellence des cerveaux européens, et
leur conserver la maîtrise du monde. Qu'un même signe, sui-
vant la place qu'il occupait dans la phrase, pût signifier trois
ou quatre choses différentes ; qu'il y eut ainsi 'io ooo ou
Go ooo signes ou modifications de signes, quelle preuve de
faiblesse inlellecluellc I On aurait pu se demander si, en
apprenant son écriture, le Chinois ou le Japonais n'appre-
nait pas, non seulement à écrire, mais à raisonner; s'il n'ac-
quérait pas par cet exercice une prestesse et une mémoire
visuelles bien précieuses dans l'étude des sciences naturelles
et des sciences appliquées ; s'il ne prenait pas de la sorte
(c l'esprit de combinaison » et une aptitude exceptionnelle à
saisir des rapports entre les choses et à voir ces rapports d'un
coup, tandis que nos procédés de langage et d'écriture les
divisent; si cette idéographie n'était pas, ou ne pouvait pas
devenir, une sorte d'algèbre appliquée, non pas aux nombres,
comme la nôtre, mais aux abstractions d'un autre ordre et aux
phénomènes; et, en ce sens, notre nomenclature chimique, qui
veut exprimer en un seul mot complexe la composition
d'un corps ternaire ou quaternaire (diméthylamidopropanol ,
par exemple) imprononçable, mais qui, pour le chimiste,
se lit d'un coup d'œil , n'est-elle pas une intelligente
chinoiserie? Non, on ne se demandait pas tout cela, bien
qu'après tout il n'eût pas été insensé de se poser ces questions,
même en décidant d'attendre pour les résoudre honnêtement.
Mais c'est peut-être qu'il n'était plus temps, c'est peut-être
qu'on était déjà, même les gens sages, à se payer de raisons
déraisonnables. L'industrie européenne, et bien plus encore
la spéculation, avait besoin qu'on parlât de la mainmise de
l'Europe sur la Chine, comme d'un événement non encore
i5 Février igoS. Il
83/| LA REVUE DE PARIS
échu, mais inévitable. Et la spéculation aujourd'hui a besoin
de terres neuves, de conquêtes, de traités; c'est elle qui mène
aujourd'hui, en grande partie, la politique : j'entends la poli-
tique extérieure. Engageant tous les hommes à donner leur
argent, avec espoir et enthousiasme, aux œuvres d'adaptation
et de transformation du globe, la spéculation fabrique, peut-
être sans même s'en douter, les convictions dont elle a besoin.
C'est ainsi que non seulement les hommes d'Etat, mais les
écrivains de cabinet, et surtout les journalistes, ont admis,
comme un fait qu'il n'était même plus utile de discuter, que
les pays jaunes tomberaient sous la dépendance inlellectuelle
et économique de l'Europe. Et une dépendance politique
d'une certaine sorte étant la conséquence fatale de cette dépen-
dance économique et intellectuelle, les pays jaunes seraient
partagés entre les Etats blancs. Parmi ces Etals blancs, les
uns préféraient attendre, les autres voulaient brusquer les
choses ; mais sur le fond, tout le monde était du même avis :
la Chine serait partagée.
Si, parmi les Européens qui résilient en Extrême— Orient,
il y en eut de moins optimistes, ils furent en bien petit nombre,
surtout dans notre Indo-Chine. Établis dans les basses plaines
du Mékong et du fleuve Rouge à la suite de nos armées viclo-
rieuses, nos compatriotes n'ont pu voir dans les Annamites
que des vaincus, cl, par conséfjuent, une race inférieure. Et
rien n^étant en effet clair comme une épée, ni plus significatif
que les coups qu'elle assène, les Annamites, récemment
domptés, heureux de vivre enfin sous une administration
civile un peu plus douce que la règle militaire, mais restés
matés quand même par celle-ci, acceptent leur sort pour
l'instant. Les Français d'Indo-Chine n'avaient donc aucune
crainte. Nul avertissement ne nous est venu par eux. Et
pourtant, de toutes les races européennes établies sur les
confins du Pacifique, c'est la nôtre qui a le plus d'imagination.
Les Anglo-Saxons, moins bien doués à cet égard — ce qui
d'ailleurs est souvent avantageux en affaires — paraissent
avoir été, cette fois, aveuglés par leurs rancunes du moment
et leurs intérêts immédiats. Ils en voulaient à la Russie : donc
il leur parut agréablement spécieux d'opposer le « Japon civi-
lisé à la Russie barbare ». Il leur parut flatteur de voir dans
LA HACE SUPKUIEURE 835
le Japon la Grande-Bretagne du Pacifique ». Et celte Grande-
Bretagne du Pacifique prenant en Angleterre et en Amérique,
non seulement ses éducateurs, mais encore, mais surtout, son
outillage intellectuel, y contractant ses emprunts, y achetant
ses navires, les Anglo-Saxons se plurent à considérer le
Japon comme une avant-garde précieuse et un peu naïve, qui
les payait au lieu d'être payée par eux, et à la suite de
laquelle ils s'installeraient eux-mêmes, — leur propre supé-
riorité définitive ne pouvant faire aucune espèce de doute
dans leur esprit.
Enfin les Russes eux-mêmes n'avaient guère prévu cette
période d'orages jaunes, dont ils subissent la première rafale.
Une sorte particulière d'insouciance, où se mêlent la fierté et
le fatalisme, leur avait fermé les yeux. Mais c'est aussi, peut-
être, qu'ils espéraient, qu'ils avaient le droit d'espérer, s'ar-
ranger avec les Chinois, en devenir du moins les conquérants
agréés, quelque chose comme de nouveaux Tartares-Mand-
chous plus civilisés. Leur état d'âme politique et moral les rend
en effet plus proches peut-être des races d'Extrême-Orient.
La férocité tranquille qui leur permit de noyer 0 ooo Chinois
a Blagoviestchensk étonna le monde entier, sauf peut-être
leurs victimes : car ils faisaient de même, Tinïour-Lenk et
denghis-Khan! Et on a vu les Busses traiter ensuite ces mêmes
Chinois et leurs mandarins avec plus de justice et surtout, ce
qui est politiquement plus important, avec moins d insolence,
que n'eût fait, à leur place, n'importe quel autre peuple
d'Europe.
Aujourd'hui, les Russes trouvent devant eux une tâche for-
midable et peut-être écrasante. En France, on invective contre
le ministre de la marine parce qu'il n'a pas pris, dit-on, les
précautions nécessaires pour défendre notre Indo-Chine
contre une descente des terribles Japonais. L'Angleterre elle-
même, malgré sa jalousie contre la Russie et son habitude
de résoudre les questions au jour le jour, commence à s'in-
quiéter. Un haut fonctionnaire des possessions asiatiques de
la Grande-Bretagne écrit : «Tout le monde ici est russophobe.
Ces gens-là ne voient pas que nous ne sommes, en Asie,
qu'une poignée d'hommes administrant des milliers d'indi-
gènes, et qu'une défaite infligée par une nation asiatique à
836 LA REVUE DE PARIS
une puissance européenne est un danger sérieux. Ils ne
voient pas cela, ces ânes, et c'est ce qui ni'irrile. » L'admi-
nistration de lord Curzon a été obligée d'interdire aux babous
indiens d'aller chercher au Japon une éducation scientifique,
et peut-être de bien mauvais conseils ou de bien mauvais
exemples. Et l'on prédit maintenant — il est vrai que
c'est un Français, M. Villars, correspondant des Débals à
Londres, mais il exprime l'opinion des Anglais qui l'entourent
— que si le Japon se substitue à la Russie en Corée ou en
Mandchourie, c'est le Japon, et non la Russie, qui deviendra
le rival de l'Angleterre dans le Pacifique, d'autant plus qu'il
possède déjà Foimose, la « Malte » de l'Extrême-Orient.
L'Angleterre est aujourd'hui, il est vrai, l'alliée du Japon,
mais il n'est point d'alliance qui puisse résister au conflit
d'inlérêts vitaux.
Voilà une partie, une très faible partie, des réflexions qu'a
suggérées ce seul début de guerre; mais on voudrait remettre
l'examen sérieux de l'avenir à la fin de cette même guerre.
On voudrait encore espérer qu'à la fin la masse énorme de
la Russie triompliera de l'alerte exiguïté de son ennemi, que
l'éléphant aura d'assez bons veux pour poser ses formidables
pieds juste où il faut pour écraser la fourmi, cette fourmi qui
ne devait rester qu'un auxiliaire, un « neutre », et qui s'est
révoltée. Hélas! j'ai toujours vu, surtout en Orient, surtout
dans ces vastes terres d'Asie, les fourmis recommencer à
foisonner à chaque renouveau de saison ! On voudrait pou-
voir admetire, comme l'écrit M. Ular^ qu'à la fin, et une
fois les armes posées, c'est, non pas la Russie, mais l'Eu-
rope, qui profilera politiquement de la situation. Il y aurait
un nouveau congrès de Berlin, ou tout au moins un nouveau
traité de Simonoseki : le Japon n'aurait pas la Corée et la
Russie rendrait la Mandchourie à la Chine. Ces prévisions
paraissent aujourd'hui bien optimistes! D'ailleurs, quelle
que soit Ihypothèse qui se réalise, est-ce que la guerre en
aura moins eu lieu, est-ce qu'il n'y aura rien de changé,
est-ce que l'Europe pourra espérer encore rester indéfiniment
l'administrateur et le bénéficiaire de la fortune jaune ? Une
I. A. L'Iar, l'Européen, 7 juilltt igc'i.
LA RACE SUPÉRIEURE 887
guerre de ce genre ne signifie pas seulement par elle-même,
ni par les résultats qui apparaîtront sur un traité de paix :
elle montre, et c'est bien de quoi s'inquiète avec raison l'ins-
tinct populaire, elle montre de quoi les jaunes sont capables.
Ils sont capables, au Japon, de patriotisme, d'un patrio-
tisme exalté, fanatique, religieux. Ils sont capables de manœu-
vrer des armées, des flottes, d'utiliser des mécanismes compli-
qués mieux que leurs rivaux actuels. Et ils répondent ainsi à
l'accusation dédaigneuse, portée contre eux, de n'être que des
imitateurs. Il est bien certain qu'ils imitent. Ils imitent nos
manœuvres navales, ils n'ont proprement rien inventé en
stratégie et en tactique. Mais qu'avons-nous fait en Europe,
au point de vue militaire, si ce n'est de nous imiter nous-
mêmes depuis des siècles, de Jules César à Napoléon et à de
Moltke? Ce sont les masses armées, les outils à tuer, les moyens
de transport, qui ont changé, et les vainqueurs ont été ceux
qui, au service des mêmes principes fondamentaux, ont employé
de la façon la moins prévue ces outils à tuer, ces masses armées,
ces moyens de transport, avec un esprit de critique et d'intel-
ligence, un sens adroit et rapide de l'adaptation des moyens à
l'objet : il semble que les Japonais possèdent cet esprit de cri-
tique et ce sens de l'adaptation. Ils imitent donc, mais ils n'imi-
tent pas mal, ils imitent utilement, ils imitent mieux que leurs
adversaires. Et puisque le progrès même des sociétés euro-
péennes exige qu'on publie toujours tous les procédés de per-
fectionnement, que rien ne soit tenu secret, de telle sorte que
quiconque soit toujours à même de perfectionner le perfection-
nement, les jaunes seront toujours à même de savoir ce qu'ils
ont besoin de savoir pour imiter. Ou, si nous changeons de
méthode, ce serait le progrès dans la science et l'industrie
qui s'arrêterait, chez nous comme en Extrême-Orient, et per-
sonne n'y gagnerait rien.
Mais la guerre est encore un signe, une preuve, à d'autres
égards. Elle montre dans quelle mesure l'individu est capable
de sacrifier ses propres intérêts à ceux de la communauté
dont il fait partie. Si les Turcs, si les populations mêmes
de l'Amérique espagnole ont peine à garder pour eux une
industrie, un chemin de fer, une banque, c'est qu'ils n'ont
pas chez eux des hommes d'une intelligence assez haute, d'une
838
LA REVUE DE PARIS
abnégation assez complète, pour renoncer à satisfaire leurs
ambitions personnelles ou leurs appétits. Ils ne travaillent,
ne traitent, ne vendent ou ne se vendent, que pour eux,
leur clan ou leur coterie. Et dans l'état actuel des sociétés,
une usine, une banque, une grande affaire quelconque, il
faut que cela marche comme une armée ou une patrie, avec
de la discipline, de la régularité, de la probité dans les
comptes, de la solidarité dans les rapports individuels; le
meilleur à la meilleure place, honoré, payé, obéi, et n'en
abusant pas cependant pour tout prendre et tout vendre. Or
des gens qui savent se l'aire tuer utilement, à leur place et
avec entrain, sont très probablement capables de travailler et
d'être honnêtes à leur place et avec entrain. La grande
question, la vraie question, ce n'est donc peut-être pas de
connaître la teneur du papier diplomatique qui finira cette
guerre, c'est de savoir si les peuples d'Extrême-Orient sont
capables de garder pour eux la direction de leur outillage
économique, l'exploitation de leurs mines, l'administration
suprême de leur fortune publique.
Il semble bien, à cet égard, que ceux qui ont cru au péril
jaune l'aient très inexactement défini. Je ne parle pas des écri-
vains, qui se sont offert le plaisir ingénu de trembler conforta-
blement, en songeant à l'entrée dans Paris des hordes de (iengis-
Khan ! Mais des esprits plus modérés ont prédit et redouté la
concurrence de l'industrie jaune. Ils ont vu, à bref délai,
600 millions d'Asiatiques qui, vivant de rien, payés d'une poi-
gnée de sapèques en zinc, inonderont l'Europe de leurs soies,
de leurs cotonnades, de leur vaisselle, de leurs parapluies et de
leur acier. A quoi on a pu répondre que, les salaires, sur la
face du monde, tendant toujours à prendre un niveau égal,
une Chine ou un Japon industriels ne tarderaient pas à fabri-
quer au même prix de revient que l'Occident. Yoilk qui est
bien possible, encore que ce ne soit pas tout à fait suri Car
durant des siècles, l'ouvrier pauvre peut garder ses habi-
tudes physiologiques, se nourrir de riz et de poissons, qui
coûtent moins que le pain et la viande : non par pauvreté,
mais par goût. Et dans quelle mesure doit-on tenir compte
d'une loi économique ne réalisant son plein effet qu'au bout
d'une vingtaine de lustres? D'ici là, «le roi, l'âne ou moi»
LA RACE SUPÉRIEURE 83q
peuvent mourir, et « l'âne » ce peut être l'organisation
de l'Europe... Mais le problème véritable est celui-ci : les
Européens garderont-ils, en Asie, les usines, les chemins de
fer qu'ils ont créés ou même les capitaux engagés dans ces
affaires? On peut, à certains signes, craindre qu'il n'en soit
rien.
Le Japon et la Chine ont dû emprunter de grosses sommes
à l'Europe, et il se passera longtemps avant que les particu-
liers chinois rachètent toute la rente nationale, ou que le
gouvernement la convertisse. De ce côté, la situation est
bonne. Mais le Japon n'a guère que des industries, natio-
nales, et le nombre des affaires qui, dans l'Inde, l'Indo-
Chine et la Chine, sont hindoues, annamites, chinoises, ou
qui — fait encore plus significatif et grave — le deviennent,
grandit tous les jours.
Voici des filatures de coton, dans l'Inde anglaise. Elles ont
été. créées par des Anglais et il en est encore un grand nombre
qui sont anglaises. Mais beaucoup sont tombées entre les
mains de Parsis, et ceux-ci, à leur tour, les ont cédées à des
Hindous. C'est la race nationale qui reconquiert ses moyens
de production. Le Parsi, négociant et spéculateur excellent,
achète le coton brut au paysan : l'Européen ne peut guère ici
rivaliser avec lui. A un moment donné, possédant la matière
première, le Parsi hausse les prix, puis les baisse, suscite des
fluctuations, et surtout profite de celles qui se produisent
naturellement. L'industriel européen devient un débiteur, que
le Parsi étrangle un beau jour, et le Parsi devient propriétaire
de la manufacture, d'autant plus qu'il sait tirer un meilleur
parti de la main-d'œuvre indigène. Mais 'à ce spéculateur,
l'industrie, qui immobilise ses capitaux, ne convient qu'à
demi. Il repasse donc l'affaire à des Hindous, en demeurant
parfois actionnaire ou intéressé'.
I. Le rapport de notre consul général à Calcutta, M. Pilinski, public dans le
Moniteur officiel du Commerce, indique d'autres causes encore de cette reprise
d'une industrie nationale par les nationaux : c'est qu'il n'est pas nécessaire à
ceux-ci de faire de grands bénéfices pour persévérer. '( On comptait dans l'Inde en
1908, dit M. Pilinski, 201 fabriques représentant 43 676 métiers et 5 i6/j 36o bro-
ches. 84 de ces fabriques faisaient concurremment le filage et le tissage; ii3 ne
faisaient que le filage; 4 ne faisaient que le tissage.
Peu de ces fabriques peuvent payer un dividende raisonnable aux actionnaires.
8Ao
LA REVUE DE PARIS
Le même phénomène, exactement, a eu lieu en Cochin-
chinç pour le décortiquage du riz. C'est une industrie floris-
sante et fructueuse, exigeant des capitaux considérables et
donnant des revenus avantageux. La Gochinchine est l'un
des plus grands producteurs de riz du globe. Elle en exporte
chaque année près de 900 millions de tonnes d'une valeur de
plus de 100 millions de francs. Or, pour éviter un excédent
de poids, et, par conséquent, un surcroît inutile du prix du
fret, chaque grain de riz doit être débarrassé de sa cosse de
paille, de sa « balle » pareille à celle du blé, mais beaucoup
plus adhérente. Auparavant ce travail se faisait à la main
avec des pilons. L'Europe a inventé des machines, installé
des décortiqueries et des « élévateurs ». Sur les neuf usines
fondées par elle, sept sont aujourd'hui entre les mains des
Chinois, et dans les deux autres les Chinois ont de très gros
intérêts! De ces entreprises dont ils avaient eu l'initiative, les
Européens ont donc été expulsés, capital et personnel... Non,
cependant : il reste un employé blanc, l'ingénieur, payé au plus
juste prix, subordonné au patron chinois. C'est ce blanc qui est
devenu le neutre de la fourmilière : il travaille honnêtement,
obscurément, au profit d'un homme de cette race aux yeux
qui sont presque exclusivement des indigènes, Parsis, Mahométans ou Hindous,
mais il est très remarquable qu'il n'y a cependant que très rarement des faillites
déclarées; cela lient à ce que les actionnaires ont d'autres ressources, qu'ils font,
lorsque c'est nécessaire, de nouveaux sacrifices et attendent patiemment des temps
meilleurs.
Dans les momenls les plus difficiles, les usines exécutent la somme do travail
indispensable, même à perte, pour conserver le matériel en bon état; les bâtiments
sont entretenus et soignés et n'ont pas l'apparence d'abandon et de détresse où l'on
devrait s'attendre à les voir après des séries do crises qui auraient sûrement ruiné
complètement une industrie dans un autre pays.
L'association des filateurs et tisseurs est très disciplinée ; les membres prennent
des mesures en commun dans l'intérêt général, sans cherchera se faire une concur-
rence dangereuse qui, si profitable qu'elle puisse être pour quelques individus,
amènerait des désastres pour celle industrie en général. Sauf en ce qui concerne
quelques mécaniciens européens, on n'emploie que des indigènes pour la main-
d'œuvre et lorsqu'il est nécessaire d'arrêter le travail ou de le diminuer, on
licencie les ouvriers, pour ne garder que le nombre strictement indispensable, sans
que cette mesure entraîne les conséquences de misère qu'elle comporte en Europe,
où un ouvrier industriel n'a aucune ressource que le produit de son travail à
l'usine, sans pouvoir s'employer autre part en cas do chômage prolongé. Les
ouvriers indigènes forment une population flottante dans les villes ; ils n'y viennent
que provisoirement, pour gagner un salaire plus élevé, et retournent fréquemment
dans leurs villages où, généralement, ils laissent leur famille établie. »
LA RACE SUPERIEURE
8/|I
obliques dont nous avions voulu nous imaginer qu'elle ne
fournirait que des serviteurs, Et souvent cet ingénieur est
anglais : il appartient à cette sous-race européenne qui, entre
toutes, se croyait faite pour commander et toucher les béné-
fices royaux du commandement. Que s'est-il donc passé ?
Il s'est passé que le Chinois s'entend, mieux encore que
l'Anglo-Saxon, à manœuvrer le moderne levier de la spécula-
tion! Dans cette phase de grande spéculation oii nous sommes,
il est aussi habile, et probablement même plus habile et plus
fort, que n'importe quel Européen; ses congrégations commer-
ciales forment des organismes financiers, qui, mystérieux et
invulnérables, — car ils n'ont pas de raison sociale, —
existent pour toucher des bénéfices ou soutenir une campagne,
mais disparaissent s'ils sont vaincus, lorsqu'on veut s'emparer
de leurs dépouilles. Enfin les Chinois sont chez eux, même
en Indo-Chine. Ils comprennent l'ouvrier, ils comprennent le
paysan annamite. Une même civilisation les unit à la patrie
de ces Annamites : par des milliers de liens, ils en font
partie intégrante.
Et voici maintenant des steamers japonais qui abordent,
non seulement en Chine, mais en Amérique, mais aux ports
d'Angleterre, de France ou d'Allemagne. Tout le monde le
sait. Ce qu'on sait moins, c'est que les rivières chinoises sont
parcourues par des bateaux à vapeur chinois, c'est que, dans
notre Indo-Chine même, sur le Mékong, des lignes de Jerry-
boats chinois font à notre hgne française une concurrence
heureuse, si heureuse que la subvention ne suffît pas à cette
ligne française et qu'elle demande, de plus, qu'on oblige ses
rivaux chinois à prendre un personnel européen : encore
l'Européen devenant, sur sa demande, salarié d'un capitaliste
jaune! Dans le fleuve Rouge, au Tonkin, de pauvres Chinois
ont, sur de pauvres barques, installé une roue d'écureuil,
qu'ils font mouvoir en piétinant, et celte roue fait agir des
palettes qui frappent l'eau. Voilà tout ce qu'ils possèdent
aujourd'hui. Mais quand ils auront gagné un peu d'argent,
ils auront aussi leur bateau à vapeur, et puis, un jour, leur
ingénieur-domestique européen. Et je ne parle pas des Chinois
qui possèdent maintenant des marques de Champagne, de
ceux qui font, en grand, la commission et l'exportation, de
8^2 LA REVUE DE PARIS
ceux qui, dans notre colonie, prennent à ferme certains
impôts, pour le compte du gouvernement français 1
Restent les chemins de fer, les mines, les grandes entre-
prises, qui exigent des capitaux et une direction européenne.
Mais en Chine il y a déjà des voies ferrées, des mines, en
tout ou partie chinoises ^ On se plaît à signaler chez les
jaunes, comme une preuve d'infériorité, un mépris dédai-
gneux de toute recherche scientifique qui ne paie pas immé-
diatement : en cela, ils ne font que se rapprocher de leur
rival anglo-saxon, et ils montrent de plus une minutie, ils
mettent au détail une attention qui peut leur faire apporter
des perfectionnements, imaginer le petit instrument qui
donne des pesées plus délicates, étend le domaine des sens
et fournit à la science des documents qu'elle n'avait pas
encore. Leur aptitude naturelle à l'observation de l'infini-
ment petit. leur mémoire Aisuelle, entraînée peut-être par
l'usage de leur écriture a déjà rendu des services. Un Japo-
nais, Kitasato, a contribué à la découverte du sérum anti-
diphtérique. Plus la science européenne deviendra détaillée,
appliquée, déductive. plus les jaunes deviendront capables
de se l'assimiler.
On a toujours, pour se rassurer, le postulat, le bienheu-
reux postulat, qui sauve tout : la supériorité cérébrale de
l'homme blanc. C'est article de foi que l'homme blanc ira
toujours de l'avant, qu'il organisera toujours mieux, qu'il
inventera toujours autre chose, et restera le démiurge indis-
pensable de la terre. Voilà ce qu'on croit, tout tranquillement.
Mais qu'est-ce qu'on en sait? Qu'est-ce qui prouve même que
le thamp des découvertes scientifiques et de leurs applications
pratiques est illimité? Nous voyons que pour le moment «. ça
continue » et comme il n'y a pas longtemps que « ça a com-
mencé », nous pouvons supposer que ce mouvement pour
l'acquisition d'une prospérité matérielle de plus en plus grande
I. Les rapports consulaires des journaiis européens publiés en Cliine signalent
très fréquemment à cet égard des faits caractéristiques. Dans un même numéro
de l'Echo de Chine, on annonce les elTorts faits par le préfet de Seis-Amou-Fou
pour le développement d'une mine d'or, exploitée directement par le gouvernement
chinois, et la création d'une manufacture de porcelaines, dont le capital est entiè-
rement souscrit par des fonctionnaires et des négociants chinois. El le vice-roi de
Min-Che donne des instructions pour que cet exemple soit imité ailleurs, et dans
d'autres industries.
LA RACE SUI*ÉRIBLUE 8A3
continuera encore longtemps. Mais enfin, quand l'homme
aura sa suffisance de celte prospérité matérielle, est-ce que
le mouvement ne se ralentira pas? Et alors que fera-t-ii, cet
homme matériellement heureux ?
Est-ce qu'il ne devra pas employer ses forces à être heureux
autrement, est-ce qu'il ne voudra pas avoir le cœur aussi à
l'aise que le corps? Pouvant tout se procurer pour jouir,
est-ce qu'il ne faudra pas qu'il acquière une sorlc de modé-
ration dans les désirs, s'il ne veut se détruire lui-même Pl'^st-ce
qu'il ne faudra pas qu'il devienne juste, modéré, et bon? Et,
avec son orgueil individualiste, ses habitudes d'envahis-
sement, de critique, de destruction incessante de ce qui est
pour voir si on ne pourrait pas mettre autre chose à la place,
— toutes choses qui peuvent être un moment utiles à l'amé-
lioration des conditions présentes, — sa passion de l'excessif,
son dérèglement moral, pareil à celui d'un soldat en plein
assaut, pour lequel toutes lois sont suspendues, est-ce l'Eu-
ropéen qui sera le plus apte à organiser l'univers moral ?
Est-ce qu'il n'aura pas gagné, dans sa lutte pour organiser
l'univers matériel, des déformations, des nécroses spirituelles,
qui le rendront iaipropre k cette nouvelle tâche?
C'est une question, à propos seulement d'une hypothèse,
je le sais fort bien. Mais enfin cette hypothèse, qui est bles-
sante, n'est nullement déraisonnable. Et si pourtant on refuse
de l'admettre, même au rang modeste des simples possibilités,
il y a une autre hypothèse qu'on est bien forcé de considérer,
car les derniers événements lui donnent un droit certain à la
considération : c'est que l'expansion coloniale, la prééminence
politique et économique de la race blanche, pourraient fort
bien ne pas s'étendre jusqu'aux pays jaunes. Jusqu'ici, c'est
toujours la supposition contraire qui avait clé faite: on ne vou-
lait pas douter que la domination européenne couvrît toute
la terre. Or, ce qu'on peut aujourd'hui espérer de mieux,
c'est qu'après cette guerre les Européens gardent leurs posi-
tions, qui ne sont pas, en Extrême-Orient, extrêmement
brillantes. Et quand bien même les Russes iraient enfin
jusqu'à Tokio imposer la paix a leurs adversaires, — ce qui
aujourd'hui paraît impossible, — croyez-vous que ces positions
deviendraient beaucoup meilleures? Les puissances coalisées
8'l4 LA REVUE DE PARIS
d'Europe sont entrées deux fois à Paris pour effacer les traces
de la Révolution : les maximes de la Révolution n'en ont pas
moins gagné les Étals victorieux. De même, le Japon vaincu
aura fait ses preuves, avec un retentissement formidable, et
il faudrait être fou pour croire que de grands échos, quoi
qu'il arrive, ne s'en répercuteront pas jusqu'en Cliine. Les
jaunes continueront, en tout cas, leur patient travail de libé-
ration industrielle et commerciale — non pas pour s'affran-
chir, mais pour gagner de l'argent! — et il sera de moins en
moins téméraire d'admettre que la race impériale et aristocra-
tique des blancs pourrait bien avoir trouvé les limites de son
empire. Ce sera encore, à ce moment, une hypothèse, bien en-
tendu; mais on la discutera sérieusement. Et il y aura de quoi.
Il y aura de quoi : car ce sera une chose bien difficile,
même la guerre terminée au bénéfice de l'adversaire européen,
de retrouver une preuve certaine de la supériorité des blancs,
ou même du droit des blancs à « avoir l'air » supérieur. Que
fera-t-on de la thèse des économistes : qu'il n'est pas permis
à un pays de ne pas se laisser mettre en valeur? Mais ils ont
fort bien mis leur pays en valeur, les Japonais! Et ils parais-
sent fort bien disposés à mettre toutes choses en valeur, les
Chinois que j'ai rencontrés : même les connaissances des
élèves de l'Ecole centrale, qu'ils payent au plus juste prix.
Alors, que reste-t-il.^* L'aptitude particulière de l'Européen à
prévoir, organiser, diriger, innover, distinguer le vrai du
fauxP On ne se demande plus qui, dans celle guerre, a
montré des aptitudes à prévoir, organiser, diriger, et le reste!
Il faut avoir le courage d'aller au fond des choses : dans
l'ancienne assurance du blanc qu'il deviendrait le maître de
la terre, il y avait celte constatation qu'il avait toujours été
le plus fort, facilement, contre les autres races. Il n'est plus
ici, du moins facilement, le plus fort. La lutte devient malai-
sée. Il se pourrait donc, après tout, que le mouvement d'ex-
pansion de la race blanche s'arrêtât, avant d'avoir couvert la
terre : on ne peut demander h l'Europe de faire, tous les dix
ans, un effort comme celui qu'a exigé l'insurrection des Boxers,
ou le conflit actuel ; ce serait trop fatigant, et trop cher.
PIKRHE MILLE
LE PASSÉ VIVANT'
XXVIII
On clait à table chez les Jonceuse, lorsque Jean de Franois
y arriva pour déjeuner.
Les ouvriers de la maison Keilerslcin, envoyés par miss
Watson, avaient travaillé durant toute la matinée à enlever
les tapisseries qui ornaient le grand salon de Valnancé. Main-
tenant, c'était fait. Les nymphes nues formaient des ballots
roulés et enveloppés de toile. A la place oîi elles allon-
geaient parmi les roseaux verts leurs corps à la peau rosée,
le mur montrait son plâtre écaillé et poussiéreux. Jean ,de
Franois avait regardé tristement les panneaux vides. C'était
la première atteinte portée à Valnancé. Jusqu'à la fin du
repas, Jean fut rêveur et taciturne. Antoinette de Jonceuse,
de son côté, était contrainte et embarrassée...
La veille, son mari l'avait priée de parler discrètement à
Jean d'une vente future de Valnancé. Il s'agissait de le pres-
sentir k ce sujet.
— Vous ferez cela mieux que moi, ma chère, — avait dit
Maurice de Jonceuse. — Jean a beaucoup d'amitié pour vous...
car, enfin, il ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'est
un drôle de garçon... Interrogez-le un peu sur ses intentions.
1. Voir la Revue dos i5 décembre if,o^, i", i5 janvier et i^' février igoj.
846 LA REVUE DE PARIS
Moi, je vais aujourd'hui à Paris. Oui, des courses indispen-
sables... Et puis il faut que je voie le docteur Hingelin. Il
me semble que je me porte tout à fait bien...
Et il avait baisé la main de sa femme, en ajoutant :
— Oh 1 nous serons raisonnables... Nous ne sommes plus
des jeunes mariés !
Maurice voulait revenir à Paris en octobre. Il se sentait
un désir d'activité et de travail. En attendant, il avait de
fréquents entretiens avec M. Corambert. Depuis plusieurs
jours, il recevait de nombreux télégrammes. Aujourd'hui on
lui en avait apporté deux pendant le déjeuner. Il avait eu
pour les lire ce regard rapide et bref, si particulier aux gens
d'affaires et où sa femme retrouvait tout entier le Maurice d'il
y a trois mois.. .
En sortant de table, il les relut encore et alla à la fenêtre
consulter l'état du ciel.
C'était une de ces journées de la fin d'août orageuses et
menaçantes, mêlées de nuages et de brusques coups de soleil.
— Mon gendre, vous serez mouillé! — dit gaiement M. de
Saffry.
Maurice lit un geste d'indilTérence et lira sa montre :
— Monnerod doit être prêt. Adieu, Antoinette: à ce soir!
— Bon voyage, mon gendre!... Nous, nous allons, ma
femme et moi, écrire des lettres... Hé! hé! voici l'été qui
s'achève. Dans un mois, il va falloir se remettre à la be-
sogne. Les affaires sont les affaires !
Maurice de Jonceuse sourit dans sa barbe épaisse : les
affaires du papa Saffry 1 . . .
— Moi, en effet, j'ai à répondre à madame de Raumont.
J'ai reçu d'elle une lettre hier... — dit mystérieusement
madame de Saffry.
Le grondement de l'automobile devant la porte du jardin
lui coupa sa phrase. Maurice avait disparu, suivi de M. de
Saffry qui l'accompagnait jusqu'à la voiture. M. de Saffry
aimait ces petites occupations de politesse : c'étaient tou-
jours cinq minutes de gagnées sur la longueur de sa journée
oisive.
Seuls au salon, Antoinette de Jonceuse et Jean de Franois
s'assirent à leurs places accoutumées. Antoinette baissait la
LE PASSÉ VIVANT 8^7
tête sur un ouvrage de broderie. De temps à aulre, elle
regardait Jean à la dérobée. Il semblait inquiet et nerveun,
se levait pour prendre un livre, l'abandonnait pour un
autre, jetait sa cigarette à demi fumée. Le ciel s'était assom-
bri. Parfois la lueur brève d'une allumette éclairait la figure
du jeune homme. Us échangeaient de rares paroles, puis Jean
de Franois s'absorba dans une rêverie profonde ! Elle dura
si longtemps qu'Antoinette de Jonceuse, pour s'assurer s'il ne
dormait pas, laissa tomber ses ciseaux.
Il tressaillit au bruit et les ramassa.
— Merci, Jean. Quelle journée accablante!
Elle s'était renversée au dossier de son fauteuil. Sa brode-
rie reposait sur ses genoux joints. Elle lia ses deux mains
derrière sa nuque, d'un geste qui fit saillir son buste, et elle
ferma les paupières. L'ombre de ses cils descendit sur ses
joues. Un souffle de vent agita les arbres du jardin. Quand elle
rouvrit les yeux, Jean n'était plus là : debout devant la baie
ouverte, il se tenait éloigné d'elle. Silencieuse et lasse, elle
reprit son aiguille.
Vers quatre heures, le ciel s'éclaircit. Le soleil brilla.
L'orage semblait s'être dissipé.
— Voulez-vous que nous allions jusqu'à Valnancé, mon
cber Jean? Je voudrais savoir des nouvelles de la femme du
vieux François. La pauvre vieille est bien bas.
Elle revint bientôt, coiffée d'un grand chapeau couvert de
roses. Au dehors, la chaleur la saisit, ardente et pesante.
Ils gagnèrent comme d'habitude la petite porte du jardin.
Sous la charmille, une odeur de terre brûlante et de feuil-
lage roussi saturait l'air étouffant. Le père François devait
être, sans doute, auprès de sa femme, car, au coin d'une
allée, ils virent la brouette du vieux jardinier, pleine d'herbes
déjà sèches et fanées. Le ciel se voilait de nouveau depuis
un moment. Parfois une carpe sautait hors du bassin.
— Gomme il ferait bon se baigner I . . .
Antoinette, le bras levé, rajustait une mèche de sa coiffure.
La mousseline de son corsage collait légèrement à sa peau
moite. Elle avança son pied et toucha l'eau du bout de son
soulier blanc, en retroussant un peu sa robe. Pour la pre-
8iîi8 LA UEVUE DE PARIS
mière fois, Jean l'imagina nue et pensa à tout son corps.
Elle rit coquettement.
— Ne craignez rien : je n'imiterai pas les nymphes des
tapisseries!
Elle se mordit la lèvre, regrettant l'allusion.
— Les nymphes des tapisseries, elles sont parties ce matin. .
Tenez, voilà ce qu'il m'en reste.
De la poche de son veslon, il tira le chèque de miss Wal-
son et le froissa nerveusement. Il ajouta :
— Une autre fois, ce sera le tour de Valnancé I...
Tous deux, en silence, regardaient devant eux. Rose et
jaune et comme lumineux, le châleau se détachait sur un ciel
livide OLi se formait une nuée noire, opaque et lourde. Une
bouflee de vent chaud ridait la surface du bassin. Une grosse
goutte écrasa sur la margelle son étoile humide. Antoinette
ouvrit sa main tendue:
— Il pleut. Allons nous mettre à l'abri chez le père
François.
La pluie redoublait. On entendait dans l'eau, sur la pierre,
sur le sable, sur les feuilles, ses bruits différents.
— Non: c'est trop loin I vous seriez trempée, Antoinette...
J'ai une clé du châleau, heureusement I
Ils coururent. Les goultes mouillaient la mousseline du
corsage et, à leur place transparente et comme nacrée, la chair
semblait apparaître dans sa nudité délicate. Pendant qu'il
cherchait la serrure, il sentait le soufQe haletant de la jeune
femme. Derrière eux, l'averse cribla les marches du perron.
La bibliothèque, où ils pénétrèrent, était obscure et fraîche.
Antoinette frissonna légèrement. Jean s'en aperçut. Il se
dirigea vers la porte dissimulée par le panneau de volumes pos-
tiches. Le petit escalier intérieur montrait ses marches hautes.
— Venez par là, Antoinette : vous prendriez du mal ici ;
là-haut vous serez mieux. Cette averse ne peut pas durer.
Us montèrent. Antoinette s'arrêta au palier : elle était
encore essoufllée de sa course. Jean la devança. Quand elle
entra dans le ce réduit », Jean avait déjà écarté les volets.
La chambre, basse, était tiède et odorante. Un vague parfum
de tabac d'Orient l'imprégnait : Jean y avait tant fumé
de cigarettes, étendu sur le vieux lit à guirlandes seul-
LE PASSÉ VIVANT 849
plées I Hier encore, il y était venu. Sur un guéridon, des
cendres s'amoncelaient, que le jeune homme chassa de la
main. Antoinette de Jonceuse regardait autour d'elle. Devant
la glace de la cheminée, elle ôta son chapeau pour rajuster
ses cheveux. Quand elle eut fini, elle alla vers la fenêtre.
Jean s'y accouda auprès d'elle. Leurs épaules, rapprochées
par le cadre de pierre, se touchaient.
11 pleuvait lourdement et fortement. Les feuilles de trois
orangers luisaient. Le père François avait eu bien de la peine
à traîner leurs caisses hors de l'orangerie, et il avait dû re-
noncer à transporter les autres à leur place habituelle. Il
n'avait que ses bras et le secours d'un petit âne, seul et der-
nier habitant des écuries de Valnancé. La pluie continuait.
Quelques coups de tonnerre se succédèrent.
Antoinette revint au milieu de la chambre. Gracieusement,
elle lança son chapeau sur la courtepointe du lit. D'un pli
de l'étolTe quelque chose glissa à terre. C'était le portefeuille
où s'enlaçaient l'S et FF fleuris. Jean l'avait oublie là, la
veille. Il se baissa pour le ramasser.
— Je viens quelquefois lire ces vieilles lettres ici. Lauve-
reau me les a données...
Il avait rougi, et ses doigts tremblaient sur la soie fanée.
Antoinette s'était assise sur le pied du lit. Le menton dans sa
main, elle réfléchissait.
Un brusque coup de tonnerre la fit sursauter. Les gronde-
ments sourds semblaient remplir la chambre de leur rumeur.
Jean, très pâle, murmura:
— Entendez-vous, entendez- vous? N'est-ce pas le canon de
Passignano ?
La pluie redoublait, torrentielle, si violente, qu'ils restaient
tous les deux à écouter son gémissement. Instinctivement, ils
s'étaient pris les mains. Quelque chose d'invincible et de
secret les attirait l'un vers l'autre. Le moment était venu oii
Jean allait lui parler. Que lui répondrait- elle? Comment
était- elle dans cette chambre isolée, en ce château solitaire?
Certes elle aimait Jean, mais elle ne pouvait être pour lui
rien de plus qu'une parente, une amie. Soudain, elle pensa
qu'à cette même place, jadis, une scène d'amour avait mis
face à face, déjà, une Saffry et un Franois. C'était là qu'ils-
i5 Février igoS. 13
85o LA REVUE DE PARIS
S étaient dit adieu et qu'ils s'étaient séparés pour toujours...
Elle fit un mouvement pour se lever, s'en aller. Il la retint.
Elle vit devant elle l'angoisse de son visage, la supplica-
tion de ses yeux. Il parlait, maintenant, d'une voix basse et
étouffée.
— Ahl Antoinette, ne partez pas, laissez-moi vous dire, il
faut que je vous dise... Je ne voulais pas, mais je sens une
force qui me contraint. Je le dois. Ohl il ne s'agit pas de
nous, il s'agit d'eux, d'eux...
Il baissa encore la voix, d'un air mystérieux et égaré. Ses
yeux brillaient d'une lueur fébrile. Des gouttes de sueur
mouillaient son front. Il les essuya du revers de sa main. Il
reprit, douloureusement, la gorge contractée par l'émotion :
— Oh! Antoinette, Antoinette!... on croit vivre, on croit
vivre, et c'est la volonté des morts qui est en nous. Il faut
faire ce qu'ils ordonnent, il faut avoir pitié d'eux...
Il se tut, un instant. Elle le considérait, silencieuse, étonnée
et craintive.
— Les morts, mais ne les continuons-nous pas? N'est-ce
pas en nous que s'achève ce qu'ils n'ont pas eu le temps
d'accomplir? C'est en nous qu'ils se retrouvent, se recon-
naissent, s'aiment. C'est en nous qu'ils se désirent, c'est par
nos bouches qu'ils s'expriment. Nous sommes eux, ils sont
nous, et ils sont plus forts que nous!
Les paroles, d'ordinaire rares et lentes, se pressaient sur
ses lèvres. Il continua :
— Ils sont forts... et cependant songez à leur angoisse...
Gomme il y a longtemps qu'ils attendent cette minute où ils
peuvent manifester leur désir!... Quelle peine ils ont eue à le
réaliser enfin à travers des existences successives ! On ne les
écoutait pas, on ne savait pas les comprendre, on était sourd
à leurs obscures instances...
Il poussa un long soupir.
— C'est ainsi qu'il est venu à moi, l'aïeul douloureux
dont je porte le nom. Avec précautions et détours, il m'a
révélé peu à peu sa présence. Oh! ce n'était d'abord qu'un
sentiment vague et confus, un sentiment d'attente, d'anxiété,
où il me semblait que je ne m'appartenais pas à moi-même...
Mais ensuite ses avertissements se sont multipliés, et enfin j'ai
LE PASSÉ VIVANT 85l
SU avec certitude le lien occulte qui liait mon moi présent à
un moi passé. Que voulait-il de moi, ce revivant qui revivait
sa vie dans ma vie?
Il se lut, un instant, et reprit avec une exaltation crois-
sante :
— Il voulait, Antoinette, que je vous rencontrasse. Ne
portez-vous pas, comme moi, le nom d'une aïeule? Ne revi-
vait-elle pas, en vous, celte Antoinette de Saffry à qui vous
ressembliez si singulièrement, comme revit en moi ce Jean
de Franois à qui je ressemble peut-être? N'étaient- ce point eux
qui PC revoyaient en nous? Ces lettres, retrouvées par un
hasard si surprenant, n'était-ce point leur façon de nous
confier le sort de leur amour interrompu? Ne nous chargent-
ils point de les réunir dans l'étreinte dont la mort les a
frustrés?... C'est pourquoi, Antoinette, je vous aime. C'est
pourquoi je vous veux. Ah! vous savez bien qu'il est inutile
de leur refuser ce qu'ils exigent de nous. Ils sont plus forts
que nous. Ils sont l'ardeur de nos lèvres, le désir de nos
corps. Oh! Antoinette, Antoinette!...
A genoux devant elle, Jean de Franois couvrait ses mains
de baisers. Elle le laissait faire, la tête basse, étourdie de ces
paroles étranges et frissonnante à celte caresse fiévreuse.
L'orage s'éloignait. Une grande lassitude l'accablait. Elle de-
meurait là, inerte et pensive. Elle aimait Jean de Franois.
Ce qu'elle avait cru de raffection et de l'amilié, c'était de
l'amour. Pourquoi résister? A quoi bon se défendre?... Et si
ce qu'il disait était vrai?... Si elle subissait le sortilège de
quelque volonté mystérieuse?... Si elle n'était pas responsable
d'elle-même?... Une paix délicieuse l'envahit. Quoi! n'avoir
rien à se reprocher, être le jouet voluptueux du destin,
accepter l'inévitable, et que cet inévitable soit un plaisir et
un bonheur !.. . Oui, Maurice... Mais était-ce sa faute à elle?...
Un bras serrait sa taille, une bouche cherchait la sienne. Elle
ferma les yeux et se renversa en arrière. Ses épaules tou-
chèrent la courlepoinle. Elle éprouva une singulière douceur
à être étendue. Une voix murmurait à son oreille des paroles
indistinctes et son nom. Elle l'entendait, comme si on l'eût
appelée de très loin, il y avait très longtemps, et, défaillante,
elle s'abandonna, comme on s'endort...
>02 LA. REVUE DE PARIS
Quand elle rouvrit les yeux, elle se vit dans la glace de la
cheminée placée en face du lit. Un air plus frais pénétrait
dans la chambre. Jean n'était plus auprès d'elle. Elle se sou-
leva sur un coude. Le jeune homme regardait par la fenêtre.
Tout à l'heure ils étaient ainsi! Maintenant...
Maintenant il était a elle et elle était à lui. Il connaissait
le goût de sa bouche, l'odeur de sa peau, le secret de son
corps... 11 ne continuerait pas à être triste et taciturne comme
auparavant. Maintenant il allait vivre, puisqu'il aimait. Il
faudrait bien qu'il chassât de son esprit les pensées troubles
et bizarres qui lui gâtaient la vie. Elle saurait le transformer.
Doucement, elle s'était approchée de lui et, plus doucement,
elle lui passa le bras autour du cou. Il tourna la tête. Antoi-
nette eut peur devant ce visage décomposé, aux yeux cernés
et aux lèvres tremblantes. Elle se pencha à son oreille :
— Jean, es-tu heureux?
Il la regardait, morne et égaré. Elle répéta :
— Es-tu heureux ?
Il ne répondit pas. Qu'avait-il? Elle crut deviner :
— Jean, écoule-moi. Tu sais bien que ce n'est pas notre
faute. Il le fallait : nous nous aimions... Je t'aime, Jean...
Elle reprit :
— Je t'aime. C'est moi qui t'aime. Entends-tu.»^ Ne pensons
plus à eux.
Il tressaillit. Elle continua :
— Oui. Oublions-les. Ce sont de pauvres ombres imagi-
naires. Soyons-leur reconnaissants : ce sont eux qui nous ont
réunis, Jean, mais notre amour n'est à personne qu'à nous.
Brusquement, il la repoussa. Etait-ce le même Jean que
celui qui l'avait étreinte tout à l'heure, ce Jean hagard et
convulsé qui lui disait d'une voix d'épouvante :
— Taisez-vous, taisez-vous!
Il regardait autour de lui d'un air effrayé :
— Vous ne sentez donc pas qu'ils sont en nous, qu'ils nous
possèdent, que nous ne pourrons jamais nous délivrer d'eux,
qu'il faudra maintenant leur obéir .î^ Antoinette, Antoinette,
qu'avons-nous fait, qu'avons-nous fait?
Il se tordait les mains de désespoir et il gémit :
— Oh I Antoinette, il ne fallait pas avoir pitié d'eux, ils
LE PASSÉ VIVANT 853
n'auront pas pitié de nous. Ils nous imposent la trahison, le
mensonge, l'adultère... Malheur à nous, malheur à nous I
Elle le considérait avec terreur. Son corsage de mousseline
dégrafé montrait la peau de l'épaule. Elle sentait sur sa nuque
le chatouillement de sa coiffure à demi défaite. Soudain, par
la fenêtre ouverte, un coup de trompe retentit , suivi d'un
autre plus proche. L'automobile ramenait, de Paris, Maurice
de Jonceuse. Elle passait devant la grille de Valnancé. Ils
s'étaient tus. Elle murmura à mi-voix :
— Maurice I . . .
Il répéta, comme un écho douloureux :
— Maurice ! . . .
Il haletait, les veines de son front gonflées.
— Maurice!... J'ai mangé son pain, j'ai dormi sous son
toit. Il a toujours été bon pour moi. Je l'ai trahi. Ah! Antoi-
nette, nous aurions beau vouloir renoncer l'un à l'autre, le
pourrions-nous? Sommes-nous nos maîtres, main tenant .^^ Nous
allons installer à l'abri de sa confiance et de sa loyauté notre
hypocrisie et notre mensonge. Ah ! malheureuses ombres,
qu'avez-vous fait de nous? Pourquoi es-tu venu à moi, pour-
quoi n'es-tu pas reslé dans la terre de Passignano, pourquoi
veux-lu revivre dans ma vie?... Jean de Franois, Jean de
Franois, je te hais! Va-l'en, va-t'en! Ne me regarde pas
comme cela!... Le vois-tu, là, là?...
Du doigt, il désignait la glace où apparaissait son image.
Tout à coup, il saisit un fauteuil contre lequel son pas trébu-
chant avait butté, et, avec un rire de fou, il le lança sur le
vieux miroir qui se brisa en éclats, puis il se laissa tomber
sur le lit, sanglotant.
Antoinette de Jonceuse ne bougeait pas. Elle ne quittait pas
des yeux le misérable que secouait un long frisson. Une envie
d'être loin, hors de cette chambre tragique, la torturait.
Machinalement, elle avait ramassé son chapeau glissé à terre...
Le visage dans l'oreiller, Jean ne faisait plus aucun mouve-
ment. Il était peut-être mort?... Le seul sentiment qu'elle
éprouvait à cette pensée était que, s'il en était ainsi, elle
pourrait fuir. Elle surveillait ce corps étendu, tandis qu'à
reculons, sans le perdre de vue, elle se dirigeait vers la porte
dont elle n'eut pas à lever le loquet, car elle était entre-
85 A
LA REVUE DE PARIS
baillée. Elle retenait son souffle. L'escalier lui sembla inter-
minable à descendre. Elle traversa la bibliothèque. Une fois
hors du château, elle se mit à courir. Ses jambes se déro-
baient, les battements de son cœur FétoulTaient. Au bout du
jardin, la clé était sur la petite porte... Il ne pleuvait plus,
l'air était tiède et doux...
En montant à sa chambre, elle rencontra son père sur l'es-
calier.
— Eh bien, fîfille, vous n'avez pas été mouillée?... non?...
Ahl... nous avons eu de la chance de ne pas sortir I Nous
vois-tu dans la forêt, ta mère et moi, avec le pliant?... Ton
mari est rentré.
Elle s'esquivait :
— Laisse-moi, papa, je suis en retard...
Elle changea de robe sans sa femme de chambre, comme
elle faisait souvent.
On annonça le dîner.
— Est-ce que Jean ne dîne pas, ce soir? — demanda Mau-
rice de Jonceuse, en dépliant sa serviette.
Puis, sans attendre la réponse, il ajouta :
— En revenant, figurez-vous, ma chère, que j'ai failli écra-
ser le jeune Gorambert et madame de Maurebois. Ils étaient
à s'embrasser juste au milieu de la route, ces tourtereaux 1...
Vous savez, Antoinette, que madame de Maurebois est une
ancienne maîtresse de Jean. Elle a eu sur lui une très mau-
vaise influence : elle lui a farci la cervelle de beaucoup des
idées baroques qu'il y conserve... Il est un peu toqué, mon
cousin I Du reste, Antoinette, vous devez vous en apercevoir
mieux que personne, vous qui êtes sa confidente...
Antoinette de Jonceuse ne répondit pas. N'allait-il pas entrer
soudain, hagard, incohérent? Elle eut un frisson entre les
deux épaules. La peur lui serra les dents.
Maurice de Jonceuse reprit :
— 11 faudra que je parle de lui au docteur Hingelin. Lau-
vereau, l'autre jour, m'en a touché deux mots... Lui aussi
aurait besoin de se soigner, Lauvereaul Quelle mine il al
Décidément, c'est encore moi, le surmené, qui rendrais des
points à tout le monde !
LE PASSÉ VIVANT 855
Madame de SafTry pinça les lèvres. Elle jugeait M. de Saffry
rajeuni et grassouillet. Maurice de Jonceuse continuait :
— Quant au docteur, il m'a trouvé tout à fait bien, tout à
fait bien, et il m'a dit que je pouvais recommencer, quand
je voudrais, ma vie habituelle.
Il regarda sa femme : elle était délicieuse, ce soir.
En sortant de table, il lui dit :
— Avez-vous demandé à Jean, pour Valnancé?
Elle lui répondit :
— Non, je n'ai pas eu l'occasion.
— Eh bien, ce sera pour une autre lois,
Madame de Jonceuse achevait de se déshabiller, quand
on frappa à sa porte. C'était son mari. Assis au pied du lit,
il se mit à causer gaiement. Au bout de quelque temps,
voyant qu'elle fermait les yeux comme pour dormir, il lui
prit galamment la main et la baisa.
— Tout de même, ma chère, si nous achetons Valnancé,
il faudrait avoir quelqu'un à qui le laisser...
Son premier mouvement avait été de dégager sa main de
celle de Maurice. Une pensée soudaine lui traversa l'esprit : si
Jean...? Elle frémit, et lâchement, les joues rouges de honte,
elle se soumit.
XXIX
Il était près de minuit quand Lauvereau, qui toute la soi-
rée avait couvert de ses hauts jambages des feuillets succes-
sifs, cessa d'écrire. Devant lui s'étalaient les lignes inégales
que forment les répliques d'un dialogue. Il attira à lui
quelques-unes des pages, les parcourut, biffant un mot çà et
là, raturant une phrase. Quand il eut fini, il serra le tout
dans un cartonnage sur lequel il relut :
LA JEUNESSE DE CASANOVA
Pic ce en cinq actes
PAR
CHARLES LAUVEHEAU
Depuis quelques jours, il établissait le plan de cet ouvrage
856
LA REVUE DE PARIS
et il venait d'en composer les premières scènes. C'était moins
une comédie qu'une pièce à costumes et à décors et dont le
« clou » serait la fuite des Plombs. On y verrait des masques
de Venise, des sénateurs, des sbires, des comtesses, des pay-
sannes, des gondoliers, des Esclavons et même des Turcs.
L'action conduirait le héros à Constanlinople, à Rome, à
Naples, à Paris. Le tout, mélangé d'aventures, de facéties,
pourrait en somme plaire au public. Lauvereau imaginait
déjà les deux cents représentations de la Pompadoiir du père
Talgrain !
Lauvereau s'était levé. 11 fit plusieurs tours de chambre, la
tôle basse, les mains derrière son dos. Puis, brusquement, il
revint à son bureau, prit une enveloppe et une feuille de
papier à lettres. Sa plume grinça.
Sur la feuille, il traça ce seul mot :
(( Viens. »
Sur l'enveloppe, il mit l'adresse :
MADEMOISELLE JAÎNI.NE DUPRÉ
Au Vieux-Pavillon
Berlelte
(Seine-et-Oise).
Il cacheta.
Viendrait-elle, comme elle le lui avait offert cent fois?
Quillerail-elle tout pour accourir à lui, de même que lui
renonçait à tout ce qui avait été l'orgueil et la dignité de sa
vie pour se livrer k elle? Celait fini du Lauvereau solitaire
dans le passé, vivant dans ce vieux siècle oii il s'était enferme
pour proléger son indépendance et garantir sa liberté. A
partir de maintenant, il ne serait plus que le manœuvre de
lettres, qui pond, intrigue, jalouse, dénigre, à la recherche
du succès et de l'argent. Oui, il serait avili, abaissé, mais elle
serait là. Ah! rien ne pourrait rassasier son désir d'elle. Elle
serait à lui, à lui voluptueuse ou indillerenle, à lui menteuse
ou hostile, à lui trompeuse, à lui méchante, à lui, à lui, car
il la garderait à tout prix, il était décidé à toutes les com-
plaisances, à toutes les lâchetés, à toutes les ignominies, pour
l'avoir là, chez lui, à lui, avec son corps et son visage, sa
voix, ses yeux, son parfum, ses gestes. Et demain, peut-cire,
LE PASSÉ VIVANT 867
demain, sûrement, il la verrait entrer, un sourire de triomphe
aux lèvres, — à moins que...
Il blêmit. Son cœur, un moment, cessa de battre. Le silence
de la vieille maison provinciale lui sembla celui d'un tombeau.
Il tira sa montre.
— Minuit et quart... Jean ne revient pas...
Il prêta l'oreille. Nancé dormait. Il n'y avait certainement
que lui d'éveillé à trois lieues à la ronde. On n'entendait
aucun bruit. Il écoula, et il se passa quelque temps, puis
l'aboi lointain d'un chien retentit. Un peu ensuite, un coq
chanta. Lauvereau regarda de nouveau sa montre : elle mar-
quait minuit vingt-cinq. Lauvereau alla vers la croisée. Il
poussa les volets pleins qui la fermaient et qui grincèrent
sur leurs gonds. Il recula de surprise.
Le ciel nocturne était rouge.
Dans la rue déserte, quelqu'un courait. Sous la fenêtre
éclairée, l'homme s'arrêta et leva la tête. Il était sans cha-
peau, en manches de chemise et en pantalon. Lauvereau
reconnut François, le jardinier de Valnancé : il eut le pres-
sentiment d'un malheur. Hors d'haleine, époumonné, le vieil-
lard suffoquait.
Lauvereau s'était penché.
— Qu'y a-t-il, père François?
Le vieillard fit un effort pour retrouver son souille. Enfin,
il articula :
— Le feul... Le feu est au château!... Le feu!...
Il était reparti. Maintenant il pouvait crier. Sa voix hale-
tante et rauque s'éloignait dans la direction de Nancé, en
répétant son appel d'alarme :
— Au feu! au feu!
Lauvereau descendit les marches de l'escalier, quatre à
la fois. Le ciel continuait à s^embraser d'une lueur pourpre
dont l'éclat semblait s'aviver. Le coq, excité par cette aurore
insolite, s'égosillait. Lauvereau alla jusqu'au bout de la rue.
Nancé s'éveillait. Des lumières brillaient. Des voix se répondaient
Lauvereau rebroussa chemin et se dirigea vers le collage
des Jonceuse. Tout y était clos. Comme il carillonnait, le père
François le rejoignit. Le bonhomme s'arrachait les cheveux.
— Et M. Jean qui n'est pas là I... Il est venu vers les neuf
858 LA REVUE DE PAIUS
heures pendant que nous soupions, ma femme et moi. Elle
avait été toute la journée malade de Torage, la pauvre vieille...
M. Jean semblait tout chose. 11 m'a dit d'alteler la voiture
à âne pour le conduire au train de Paris. On aurait dit qu'il
était saoul, saut votre respect, monsieur Lauvereau. Ma parole,
il n'aurait pas pu marcher. En revenant de la gare, j'ai remisé
l'âne: il était bien près d'onze heures... C'est ma femme,
qui ne dort guère, qui m'a averti.. . Ah! monsieur Lauvereau...
A ce moment, Maurice de .lonceuse lui-même ouvrait la
perle.
— Le château brûle. Viens.
Maurice de Jonceuse rentra sa chemise dans son pantalon.
— Filez devant. Je remonte prévenir Antoinette.. . Et
Jean?...
Lauvereau ne répondit rien et serra le bras du père Fran-
çois. Un roulement de tambour éclata, lugubre, bref et saccadé.
Maurice de Jonceuse haussa les épaules :
— Les pompes, ce sera comme si on crachait I...
Lauvereau se hâtait. La nuit était obscure et chaude. La
cloche de l'église commençait à sonner. Un groupe d'hommes
et de femmes, lancés à toutes jambes, avec des rires et des
jurons, dépassa Lauvereau. 11 s'essoufflait et dut ralentir.
Maurice de Jonceuse le rejoignait. Au détour de la roule,
une lueur sinistre les fit s'arrêter.
Valnancé, tout entier, brûlait. Le feu avait dû prendre en
plusieurs endroits à la fois, mais il était surtout violent à la
partie droite du château. La fumée tourbillonnait. Les flammes
sortaient déjà par les fenêtres. La grille fermée se dessinait
en noir sur la façade écarlate. Le nez aux barreaux, des gens
regardaient. Il faisait clair.
— Père François, allez ouvrir la grille, qu'on puisse faire
approcher les pompes ! — ordonna Lauvereau au jardinier
qui considérait d'un air hébété l'incendie, irrésistible, soudain
et mystérieux.
— A quoi veux-tu qu'elles servent, ces pompes ! — répétait
Maurice de Jonceuse. — Il faudrait télégraphier à Versailles;
mais, avant que les secours soient là, il ne restera que les
quatre murs. Ces vieilles baraques, ça finit toujours ainsi...
Cependant le père François, qui avait fait le tour par les
LE PASSÉ VIVANT 869
communs, apportait la clé de la grille. Il y avait là une
quarantaine de personnes qui franchirent le portail, en même
temps que Lauvereau et M. de Jonceuse. On avançait crain-
tivement. Jamais, du temps de M. de Franois, quelqu'un de
Nancé n'eût osé mettre le pied au château. Si le vieux avait
vu ça, il en serait mort de rage!... C'était dommage pour
M. Jean, qui n'était pas mauvais avec le monde... L'incendie
grondait. On distinguait un ronflement sourd et des crépi-
tements aigus. Des vitres tombèrent en éclats.
— Il faut tâcher de sauver ce qu'on pourra au rez-de-
chaussée, — dit Maurice de Jonceuse à Lauvereau.
On Técoutait avec des mines goguenardes cl indiflerentes.
Personne ne bougeait. Une voix aigre de femme résuma la
pensée générale :
— Tiens, mais ça chaufle... Gare à la peau ! Faut pas se
la rôtir pour les autres.
Maurice de Jonceuse se retourna. Le groupe s'était aug-
menté de nouveaux venus. Il y avait là une petite fille de
treize ans qui berçait son frère au maillot, et un gamin qui
portait une hache.
— Donne-moi ça, — commanda Maurice de Jonceuse.
Et, tranquillement, il monta les marches du perron.
Au troisième coup, la grande porte de Valnancé céda, en
laissant échapper un tourbillon de fumée.
— Ma foi, non ! C'est l'affaire aux pompiers I — bougonna
un gros homme, les mains dans ses poches et les pieds dans
ses pantoufles.
Maurice de Jonceuse était revenu auprès de Lauvereau. Il
avait pénétré dans le vestibule, mais il avait dû s'arrêter : ,
— Mon cher, pas moyen d'y tenir : la bibliothèque flambe, le
salon aussi!... Tout ça, c'est bizarre... Ah! voilà les pompiers I
Au pas de course, casqués de cuivre, des torches fumeuses
au poing ils traînaient derrière eux leur petite pompe déri-
soire. Les gendarmes leur faisaient faire place. Le capitaine
des pompiers se démenait, sanglé dans sa tunique, affairé,
incohérent.
Lauvereau, quoiqu'il n'eût guère envie de rire, ne put s'en
empêcher, à la tournure comique du brave homme. La chaîne
s'organisa. L a fusée d'eau jaillit, mince et fluette. Quelques
86o LA REVUE DE PARIS
pompiers appliquèrent des échelles a l'aile gauche du château,
que le feu n'avait pas encore gagnée. Par les fenêtres, ils
jetaient des meubles qui se brisaient en arrivant en bas, mais
donnaient l'illusion d'un sauvetage. Devant le château, on se
poussait. On piétinait les parterres. Une odeur d'herbe foulée
se mêlait au parfum acre de la fumée.
Tout Nancé était là, maintenant, pour assister au spectacle
nocturne qui empourprait magnifiquement le ciel. Hommes
et femmes ne quittaient pas des yeux la lueur grandissante.
Dans le jardin et sur la route, ils formaient des groupes im-
mobiles. Le grotesque des costumes improvisés était un plai-
sir de plus. Une chaleur intense cuisait les visages. Le curé
de Nancé s'agitait, sa robe retroussée sur ses mollets noirs.
Il citait des exemples bibliques et comparait Valnancé au
temple de Jérusalem. On riait. On eût volontiers dansé
comme à une fctc. Il y avait là quelque chose de gratuit,
d'inattendu et de fascinant. Les propos circulaient. Le feu
avait été mis par malveillance... Il avait été allumé par l'orage
de l'après-midi: il y avait eu un gros coup de tonnerre; la
foudre avait certainement dû tomber sur Valnancé... Aussi le
vieux M. de Franois n'avait jamais voulu y faire poser de
paratonnerre ! Bah ! M. Jean pourrait bien supporter ce
désastre, puisqu'il allait épouser une héritière, une Améri-
caine : des millions!... Il était justement à Paris, aujourd'hui,
à faire sa cour à la demoiselle... C'est ce mariage qui ne
devait pas plaire à madame de Jonceuse ! La jeune dame en
pinçait pour le petit cousin. Ils se montraient toujours
ensemble... On examinait avec curiosité monsieur et madame
de Saffry et leur fille. Des carrioles arrivaient des villages
voisins, attirées par le son du tocsin. Tout à coup les gens
qui étaient sur la route se bousculèrent : la grande automo-
bile rouge de M. de Jonceuse cornait. Ses fanaux dardèrent
leur double éclair. Le jeune Monnerod filait sur Versailles
pour chercher du secours.
Au bruit de la trompe, Antoinette de Jonceuse avait pâli.
Elle revoyait la chambre au plafond bas, la glace, le lit,
Jean... Où était-il? Qu'élait-il devenu?...
Maurice de Jonceuse lui parlait :
— Ma chère, nous n'avons qu'à nous croiser les bras...
LEPASSÉVIVANT 8Cl
Oui, je suis mouillé. C'est un de ces imbéciles de pompiers
qui m'a inondé. Bah I cela séchera : il fait assez chaud !
Elle frissonnait, elle, sous le manteau qui la couvrait. Ses
dents eussent claqué, si elle n'eût serré les lèvres avec une
force désespérée. Il remarqua le trouble de sa femme.
— L'absence de Jean est inexplicable. Il n'a pas dîné à la
maison ; il n'était pas chez Lauvereau ; il n'est pas ici... Mais,
au fait, vous êtes venue, aujourd'hui, avec lui à Valnancé!...
Le reflet de l'incendie fardait la mortelle pâleur de la jeune
femme. — <( Elle s'était promenée avec Jean, comme de cou-
tume, dans le jardin. »
— Mais, pendant l'orage, oii éliez-vousP
Elle répondit d'une voix défaillante :
— Il avait une clé du châleau. Nous nous sommes abrités
dans la bibliothèque. Il faisait trop frais : nous sommes montés
dans le petit appartement au-dessus.
Ses lèvres tremblaient. Elle était près de pleurer. Le regard
de son mari pesait sur elle. Elle leva ses yeux suppliants.
Devinait-il? Avait-il un soupçon? Il lui prit le bras et lui dit
durement :
— Demain, il ne restera rien de Valnancé. Jean est
fou. C'est lui qui a mis le feu, j'en suis sûr. C'est un malheu-
reux... J'ai été très imprudent... Vous devriez rentrer. Votre
père vous ramènera.
De la têle, elle fit signe que non. Elle voulait voir disparaître
Valnancé, voir crouler dans les flammes le château funeste et
maintenant détesté. La folie de Jean de Franois ne s'était-elle
pas développée dans la solitude de la vieille demeure pleine
de passé, de souvenirs et de fantômes? Elle l'avait aimé pour-
tant, le doux compagnon de ses après-midi silencieuses, ce
Jean de Franois tendre et taciturne, mais, à celte heure, elle
éprouvait pour lui une sorte de rancune. Il ne l'avait pas
aimée, elle. Elle n'avait été qu'une image vaine pour ce
pauvre cerveau détraqué, en proie à l'idée fixe. Et il s'ajou-
tait à sa rancune une sorte de répulsion pour l'énergumène
qui frappait dans la glace l'hallucination de sa démence et
qui, de ces mains dont elle avait senti sur sa chair la caresse
fébrile, avait allumé ces flammes dont montaient au ciel
le sourd grondement et la lueur rougeâlre.
862 LA KEVUE DE PARIS
Son mari s'était éloigné d'elle. A quelques pas, M. deSafiry
continuait à regarder l'incendie. Il en suivait le progrès, sans
étonnement, sans surprise, comme celui d'un événement
simple, naturel. Ce que les autres appelaient le « sinistre »
ou le ce fléau », lui paraissait normal et nécessaire. L'incen-
die! mnis il en vivait depuis des années. C'était un allié, un
serviteur, une connaissance. C'était la peur du feu qui lui
valait ses clients. N'est-ce pas elle qui porte les gens à
prélever, chaque année, sur leurs biens, une sorle d'offrande
à l'élément destructeur comme pour en détourner sa malice
et son avidité? Dans sa carrière de vieil assureur, cet incendie
était le premier auquel il assistait et il était comme ces
gentilshommes de jadis dont toute la vie s'était passée au ser-
vice du roi et que, sur le tard, le hasard amenait une fois
a Versailles, qui, face à face avec la majesté du souverain,
prenaient, en la conscience de leurs humbles et longs mé-
rites, la force de contempler, avec un respect profond mais
familier, l'éclat du visage royal.
Madame de Saffry, qui s'était assise sur une des bornes de
la route, tira son mari de sa contemplation en l'avertissant de
l'arrivée des Corambert.
Un break, attelé de magnifiques chevaux, amenait l'entre-
preneur. Il sauta lestement à terre et vint parler à Maurice
de Jonceuse. De temps à autre, il désignait dédaigneusement
ce qui avait été Valnancé, tandis que, debout dans le break,
le jeune Léon et madame de Maurebois, la main dans la
main, se taisaient.
Le jeune homme en avait les larmes aux yeux, tant il
vénérait sincèrement ces vieilles demeures de l'ancienne
France. Elles sont l'ornement de notre sol, la gloire de nos
paysages. Il était ému. Au lieu de ces nobles et charmantes
pierres qui ne seraient plus bientôt qu'une ruine fumante,
que n'étaient-ce les moellons et les ferrailles de l'horrible
bâtisse paternelle qui finissaient ainsi ! Mais Valnancé, Val-
nancé ! Madame de Maurebois gémissait aussi. Elle songeait
au Valnancé de sa jeunesse, aux corridors par oii Jean de
Franois venait la trouver, la nuit, pieds nus, dans sa chambre.
Olil le temps passé, le temps passé... Vieillir, mourir, puis,
la nuit, les efforts de l'àme désincarnée qui cherche à renaître,
LE PASSÉ VIVANT 863
a communiquer avec les vivants, se mêle aux choses, s'agite
dans les corbeilles, s'impatiente dans les guéridons, offre à
travers l'obscurité des fleurs surnaturelles, ne veut pas être
oubliée... Oh I la vie, la vie, aimer, aimer jusqu'au bout,
aimer encore ! . . . Et elle serrait dans la sienne la main de
son jeune amant, les yeux fixés sur la brasier qui s'épar-
pillait en étincelles vives et s'exaspérait en flammes aiguës...
Valnancé brûlait maintenant tout entier. L'intensité de la
chaleur avait fait reculer la foule. Les gendarmes et les pom-
piers empêchaient qu'on approchât. Tous étaient fascinés
par l'attrait du spectacle. Une sorte d'ivresse rouge excitait
les cervelles. On riait, on s'interpellait. Les plaisanteries se
croisaient. On admirait. Les pensées sympathisaient confusé-
ment avec le feu. Comme il travaillait bien, comme il gron-
dait, comme il pétillait ! Tout à coup, il y eut un silence. Un
ce Ahl » sortit des poitrines et des bouches béantes. Un cra-
quement disloqua la masse embrasée. D'une partie de la
toiture effondrée jaillit une énorme colonne de fumée, de
cendre et d'étincelles. Quelqu'un applaudit.
Lauvereau, qui se trouvait au premier rang, se retourna.
Les faces souriaient, vermillonnées. Lauvereau, à leur vue,
éprouva une impression singulière. Oii était-il donc? Il rêvait.
Il lui semblait assister à une scène d'une autre époque. Gomme
aujourd'hui, on avait la gorge sèche, le sang aux joues, les
yeux ardents. Gomme aujourd'hui, autour de lui, on ricanait
et on se pressait. Gomme aujourd'hui, le tocsin avait sonné
au clocher, les tambours avaient battu l'alarme. Ahl il savait,
maintenant, pourquoi ils étaient là, tous, la pique et la torche
au poing et le bonnet écarlate au front ! G'était ainsi que les
patriotes de la Révolution étaient venus pour brûler Valnancé !
Et, aujourd'hui, Valnancé était en flammes. Ahl ce qui
se consumait là, ce n'était pas seulement le château des Fra-
nois, c'était le passé lui-même, et sa braise rouge ne serait
bientôt plus qu'une cendre grise. G'est en vain qu'il essaie
de durer dans la siruclure des logis, dans le plan des jardins,
dans les meubles dont il s'est servi, dans les mille débris
qu'il laisse après lui et qui passent de mains en mains. G'est
en vain qu'il tente de se prolonger par le papier ou par la
toile, par Tencre et les couleurs, par ce qui fut ses pensées et
864 LK REVUE DE PARIS
ses visages. Peu à peu le temps détruit ses reliques, et l'oubli
vient en aide au temps. C'est en vain que sa présence per-
siste en certains êtres, qu'il tâche de les garder h lui et de
revivre en eux, qu'il s'acharne h leur transmettre quelque
chose de lui-même. C'est en vain aussi que d'autres lui de-
mandent un abri et un refuge et s'y retirent en la compa-
gnie de ses ombres charmantes. C'était en vain que lui, Lau-
vereau, avait là cherché l'asile sûr. Sous le déguisement du
siècle hospitalier, il s'était cru sauf de lui-même. Hélas ! un
autre Lauvereau, celui qu'il avait fui, était venu l'arracher
sournoisement à sa retraite. D'un geste rude, cet intrus avait
fait sauter le tricorne et la perruque et avait ramené dans la
vie le récalcitrant et le déserteur. Maintenant, il était ilu-
tête et poings serrés parmi la foule brutale. Pareil à eux, il
s'y comporterait k leur image. Ah! qu'on lui donnât la pique
et la torche, et il savait bien oii il irait I... Et il se vit cou-
rant à travers la nuit : un étang luit sous les étoiles, un vieux
pavillon dort parmi les arbres; une porte, un escalier; dans
une chambre, sur un lit, une femme est étendue. Son corps
est blanc. Janine 1 Janine 1 Janine!..,
Ebloui, il essuya son front en sueur. Une lueur éclatante lui
fit baisser les yeux : une poutre enflammée avait failli l'écraser.
— Gare à vous, monsieur Lauvereau : vous allez vous faire
assommer!
Il recula. Le capitaine des pompiers le tirait par sa manche.
— C'est un sinistre, monsieur Lauvereau, c'est un sinistre :
n'y ajoutons pas un malheur! — conclut-il sentencieusement.
XXX
MADAME DE SAFFUY,
Chez madame Maurice de Jonceuse.
Le Cotta(je
Nancé
(Seine-et-Oise).
Paris, 25 août igoa.
Ma chère Louise,
Ne riez pas. Je me marie, c'est-à-dire que j'épouse le comte
Ceschini. N'en parlez pas encore, je vous prie, autour de vous. Glu-
LE PASSÉ VIVANT 865
seppe est à Rome pour obtenir l' anmilation de mon mariage avec
M. de Raumont. Je dois convenir qu'en tout ceci M. de Raumont se
montre charmant pour nous. Il ne fat jamais mauvais mari et il se
conduit en bon parent. Ces mariages dé famille ont ceci pour eux
qu'on finit toujours par s'entendre. Enfin, annulation, divorce, tout
marche à souhait.
Que voulez-vous, ma chère Louise ! il fallait bien en venir là.
Giuseppe et moi sommes du même âge, et voici que nous avons cent
ans — à nous deux. Ce n'est plus guère la saison de jouer les par-
faits amants, et, de deux ridicules, j'aime encore mieux celui d'être
de nouveaux mariés. Je suis prête aux plaisanteries comme aux féli-
citations... Avouez, ma bonne Louise, que vous ne serez pas fâchée
du parti que nous prenons. Vous avez d'autant plus le droit de ne
pas vous en défendre que vous ne m'avez jamais témoigné la gêne que
vous ressentiez à fréquenter une personne à qui il fallait toute votre
amitié pour lui pardonner l'irrégularité de sa conduite. Soyez rassurée.
Dans quelques mois, j'aurai passé devant M. le maire et M. le curé.
Quand j'y pense, j'ai un peu d'humeur. .J'aime mes habitudes, vous
le savez. Enfin!...
Et puis, vraiment, je devais bien cela à Giuseppe. Pendant vingt-
cinq ans, il a été parfait. Maintenant, je suis vieille, mais lui com-
mence seulement à n'être plus jeune. Il lui reste encore quelques
bonnes années et il a mérité que je les lui donne pour récompense. Il
aime les femmes, ma chère, et il n'en a guère eu qu'une dans sa vie.
Ce n'est point qu'il n'ait pas quelquefois songé à d'autres, mais c'étaient
des idées de tempérament oii il ne s'arrêtait pas. Je m'amusais à l'en
faire rougir. Il en était confus et malheureux. Pauvre Giuseppe !
Je le connais bien. Il ne m'a jamais inquiétée. Un homme comme lui
et une femme comme moi ne peuvent que se demeurer fidèles. Giu-
seppe n'aurait jamais trahi sa maîtresse, mais j'espère bien qu'il n'hé-
sitera pas à tromper sa Jemme. Je ne doute pas que vous ne sentiez,
ma chère Louise, toute la différence des deux procédés.
En effet, une fidélité réciproque et absolue, n'est-ce point la seule
dignité des unions illégitimes comme la nôtre ? tandis que, dans les
unions légales, l'infidélité est un agrément qui s'y joint sans leur rien
enlever de leur sérieux. Il y a loin d'un mari volage à un amant
perfide. La liaison repose sur une entente personnelle ; le mariage
est un engagement juridique. L'un n'a qu'une existence sentimentale,
l'autre se double d'une existence civile. Je ne reprocherai donc guère
à mon mari ce que je n'eusse pas souffert de mon amant, et la com-
tesse Ceschini pourra s'accommoder sans dommage de ce que la mar-
quise de Raumont n'eut pu supporter sans offense.
Bien entendu, mon pauvre Giuseppe ne se fait aucun de ces rai-
sonnements. Il croit, en se mariant, enchaîner à jamais sa liberté,
ij Féxrler igoS, i3
866
LA REVUE DE PARIS
tandis qu'au contraire il va la recouvrer, et encore fort capable d'en
jouir. Quant à moi, j'abats les cartes : j'ai garjné la partie. Je prouve
ainsi, par surcroît, au monde que je n'ai besoin, pour faire ce qu'il
admire le plus,^ — un mariage d'argent, — ni de ma beauté, ni de ma
jeunesse. C'est assez drôle, n'est-ce pas ?
En attendant, le comte est en Italie, d'où il se plaint des rigueurs
de l'absence, mais au fond il doit être très content. Il adore son pays.
Il sera de retour vers le milieu de septembre. S'il savait que je vous
écris quatre pages, il serait furieux : il n'a pa.<; encore reçu une lettre
de moi depuis qu'il est parti, tant je déteste écrire, et il a fallu le
ridicule de ce que j'avais à vous dire pour me faire prendre la plume.
Adieu, ma chère Louise. Mes amitiés à votre mari et à votre fille.
Quand revenez-vous à Paris ?
R A U M O N T
XXXI
Lorsque le comte Geschini eut fait à Rome les démarches
nécessaires à son projet, il disposa de quelques jours pour se
rendre à sa villa de Viterbe et saluer l'Hercule de bronze qui
supporte sur son épaule la boule dorée du monde. Les sou-
venirs de sa jeunesse avaient accueilli son retour à la demeure
familiale. Il y avait retrouvé l'inaltérable verdure des rouvres,
le murmure des cascades, l'odeur du buis et des citronniers,
les allées régulières bordant les parterres égaux, les statues
allongeant sur le sable ou sur l'eau leurs ombres mobiles et
déformées. Ah! que, jadis, l'Hercule du bassin lui semblait
donc une belle promesse d'avenir I Comme le héros laborieux,
il accomplirait de grandes choses. Les peuples répéteraient
son nom mêlé à l'histoire de sa patrie. Ah! que tout cela
était donc loin! Qu'avait-il fait pour cette terre natale, dont
il foulait en ce jardin solitaire le sol ornementé? Rien. Il en
avait déserté les horizons. Il en avait arraché l'arbre de sa
race pour le transplanter ailleurs , mais l'antique sève des
Geschini n'y avait pas formé de fruits, et le comte soupirait
mélancoliquement en regardant, dans le feuillage de bronze
des citronniers, les citrons pareils à des œufs d'or pale, tandis
qu'au centre du bassin l'Hercule infatigable soutenait le globe
doré que l'eau mirait comme un astre éclatant et glorieux.
LE PASSÉ VIVANT 867
Ce fut en ces pensées que le comte Ceschini revit Rome
avant de reprendre la route de France. C'était de Rome qu'il
était parti, un quart de siècle auparavant, pour ce Paris où
il allait retrouver, sous les ombrages du parc Monceau, la
colonnade qui se reflétait en fûts brisés dans le petit lac sta-
gnant. Il marchait par les rues, les yeux avides, comme pour
renouveler et fixer dans sa mémoire les aspects de la ville
latine. Le Forum étendait devant lui ses ruines éloquentes.
Il en gravait dans son esprit le dessin illustre. Les grandes
ombres romaines peuplaient la solitude des pierres. Il y ima-
ginait les Pères de la Patrie. Le laurier ceignait leurs tempes.
Il se voyait parmi eux, drapé comme eux dans la toge blanche.
A côté de lui, sous la robe patricienne, se tenait une femme.
C'était madame de Raumont, dans les atours qu'elle avait
portés, le soir du bal costumé. Ce soir-là, on avait célébré un
ironique triomphe I Ses rêves de gloire, à lui, Ceschini, avaient
abouti k cette apothéose de sa servitude... Bientôt madame
de Raumont serait sa femme. L'affaire de l'annulation était en
bonne voie. Son séjour touchait à sa fin. En revenant, il vou-
lait s'arrêter un jour a Passignano.
Il y arriva à la nuit et descendit Aiix Trois Œillets.
Gomme il attendait le dîner, il prit un joiïrnal qui traînaiit sur
la table. C'était un journal français. Il le parcourut d'un regard
indifférent. Le mol : Mariages attira son attention. Il y lut
que mademoiselle Rébecca Bloch, fille de M. Bloch, le ban-
quier, et de madame, née Figuères, épousait le comte de Cas-
telviron, lieutenant de cuirassiers; que M. Eugène Bourtel,
ingénieur, épousait mademoiselle Garzin ; que madame veuve
Hérincart épousait M. Lerry-Desfarolles, avocat à la Cour
d'appel; que monseigneur de Riboran, évêque de Luçon, avait
béni l'union de mademoiselle Cortaby, fille du baron Cortaby,
avec M.Stephenson, de Londres... La nomenclature se termi-
nait par cette note que le comte Ceschini achevait au moment
où le garçon de l'hôtel, en habit crasseux, l'avertissait que le
dîner était servi :
Oa nous annonce le prochain mariage de M. Charles Lauvereau,
l'historien bien connu par ses intéressants travaux sur le xviii'^ siècle,
avec mademoiselle Janine Dupré, artiste dramatique. Mademoiselle Ja-
868 LA REVUE DE PARIS
nine Diipré n'abandonnera pas lo théâtre. Elle créera, au contraire, le
principal rôle clans la pièce de M. Charles Lauvereau qui doit être
représentée au courant de la saison. Cette première œuvre théâtrale
du savant historien aura pour litre : la Jeunesse de Casanova. On
sait que M. Lauvereau s'est particulièrement occupé du célèbre aventu-
rier vénitien, et nul mieux que lui n'en pouvait évoquer la plaisante et
curieuse fiiiure.
Le comte Ceschini déposa le journal sur la nappe fripée et
plongea sa cuiller dans le potage.
Ainsi ni lui ni Lauvereau n'avaient suivi l'exemple du fameux
Vénitien. Ah ! celui-là n'avait jamais laissé brider sa fantaisie.
Dans sa longue course au plaisir, il avait toujours évité les
pièges à sa liberté. Des cent maîtresses qu'il avait eues, aucune
n'avait su le lier du lacet conjugal, et l'étonnante existence
du chevalier de Seingalt avait continué ses prouesses. Le siècle
l'avait vu partout, avec son visage bistré, si gai, son corps
robuste, son jarret nerveux de danseur de farlane, ses mains
habiles et dangereuses de joueur, son linge lin, ses beaux
habits, ses bijoux, ses bagues, ses breloques, et son cordon
de l'ordre de l'Eperon d'or, cjue lui avait conféré le pape : il
avait traversé les passes les plus diverses, petit abbé, lieutenant
de la Sérénissime llépublique, racleur de violon au Théâtre
San Samuele, cabaliste et nécromancien, chercheur de trésors,
possesseur de la gaine du couteau de saint Pierre, banquier
de pharaon, rimeur de vers, organisateur de loteries, fabricant
de toiles peintes, chargés d'affaires du duc de Choiseul, tou-
jours prêt au plaisir, à la débauche ou à l'amour, mais tou-
jours libre, libre, libre...
Le comte Ceschini avait fini de dîner. Il soupira, jeta un
dernier coup d'œil au journal. Il fit un mouvement de sur-
prise. Il lisait :
I, 'INCENDIE DU C If AT EAU DE VALNANCÉ
Le parquet de Versailles a clos son enquête, au sujet de l'incendie
du château de Valnancé. Le sinistre serait dû
Le bas de la feuille déchirée manquait. Le comte Ceschini
s'était levé de table. Il demanda au garçon les journaux anté-
rieurs à celui qu'il venait de lire. Il n'y avait à l'hôtel que
celui-là, oubhé la veille par un voyageur.
LE PASSÉ VIVANT 869
Le comte Cescliini était venu à Passignano lorsqu'il avait
quinze ans. Son père l'y avait mené avec lui rendre visite k
un de ses amis, Andréa Rappelle, avec qui il avait combattu
contre les Autrichiens, à Magenta et à Solferino. Le comte
Cescliini se souvenait des longues conversations de ces deux
hommes, de leurs récits de batailles, de leurs discussions
politiques. Il s'exaltait à les entendre rappeler ce passé
héroïque, et, en rôdant par les rues étroites de Passignano,
il rêvait, lui-même, alors, de guerre et de gloire. 11 rêvait aussi
d'amour, et c'était à Passignano qu'il avait éprouvé pour la
première fois la douceur d'aimer, car il avait aimé passionné-
ment cette Matilde dont l'image humble et charmante n'avait
jamais quitté sa mémoire et qu'il y retrouvait aujourd'hui plus
vive et plus précise que jamais.
Hélas ! qu'était-elle devenue, la petite servante aux yeux
sombres et gais, à la peau brune, à la bouche pourprée, qui
lui avait souri, un dimanche, à la messe? 11 l'avait suivie de
loin jusqu'à la porte de ses maîtres. Ensuite il l'avait ren-
contrée allant puiser l'eau à la fontaine. Ils s'étaient parlé.
Elle était naïve et douce. Elle riait quand elle ne savait
■ pas répondre. Ils s'étaient donné rendez-vous dans le cloître
de l'église... Il faisait chaud. C'était près d'un rosier couvert
de petites roses. Elle avait la bouche fraîche. Il lui avait
semblé que les piliers du cloître se mettaient à marcher à
grandes enjambées de pierre, puis à tourner autour de
lui...
Le comte Cescliini traversait l'église et se dirigeait, comme
jadis, vers la porte du cloître. Le cœur battant, il cherchait
à ouvrir. La serrure fermée résistait.
Le sacrislain accourait.
— Le cloître est fermé, monsieur. C'est à cause de ce qui
est arrivé...
Cependant l'homme avait introduit la clef dans la serrure,
avec un sourire qui exhortait le visiteur à le récompenser de
la complaisance.
— Entrez, monsieur, entrez... Vous n'avez donc pas lu
dans les journaux, monsieur?... C'était un jeune homme, un
jeune Français de Paris. Je nettoyais les chandeliers de l'au-
tel... Il avait l'air très tranquille... On ne pouvait pas se
870 LA REVUE DE PARIS
douter... Je frottais le flambeau. C'est alors que j'ai entendu
le coup... J'ai couru...
Le comte Ceschini écoutait avec distraction la voix du gar-
dien, en regardant devant lui. Le cloître alignait son carré de
piliers autour du préau, plein de ronces et d'herbes. Sur les
tuiles inclinées du toit, quelques pigeons posés roucoulaient
doucement. L'homme continuait à parler, sa voix résonuart
sous la voûte de la galerie.
— Les pigeons eiTrayés battaient des ailes. Le jeune Fran-
çais était étendu là, monsieur, oii vous êtes. Il y avait près
de lui une grande flaque de sang. Je crois qu'il était déjà
mort... On a nettoyé l'endroit. Tenez, monsieur, là oii j'ai
le pied.
Le comte Ceschini considérait le pavé de brique rougeâtre :
son pas et celui de Matilde avaient éveillé jadis l'écho des
voûtes. Qu'était devenu le rosier aux roses légères? Le sacris-
tain achevait :
— Un très beau jeune homme, monsieur. Ah! il ne s'est
pas manqué. Il est tombé sur le dos. Il était riche, monsieur.
On a trouvé sur lui beaucoup d'argent, plus de soixante
mille lire, paraît-il.,. Oui, monsieur, là, il avait la tête juste
sur cette vieille pierre qui est là contre le mur. . . Il s'appelait.
Les journaux ont dit son nom... Je ne sais plus: Tanois,
Lanois... non! Franois, le comte de Franois, monsieur...
Le comte Ceschini marchait tristement. Sur la place aux
arcades d'ombre, le soleil de midi cuisait les dalles. La fontaine
murmurait dans sa vasque usée. Le comte Ceschini léfléchis-
sait. Cette mort singulière, apprise inopinément, du fils de
son vieil ami, le troublait. Pourquoi ce jeune Jean de Fra-
nois s'était-il tué? On le disait un peu taciturne, un peu sau-
vage, mais était-ce une raison pour venir se tirer un coup de
pistolet dans ce cloître désert? Quelque chagrin d'amour,
sans doute... Ah 1 la mort, la mort !.. Où était Matilde aux beaux
yeux sombres et gais? Oiî était-il lui-même, le Ceschini d'au-
trefois? Maintenant ses cheveux grisonnaient- Encore quelques
années et ses forces le quitteraient... La vieillesse ! La mort!...
Mourir... Aurait-il, au moins, vécu?
L'image hautaine et belle de madame de Raumont se dressa
LE PASSÉ VIVANT 87I
devant lui. C'est à elle qu'il avait donné sa vie et elle l'avait
prise tout entière. L'Hercule de bronze du bassin lui revint
à la pensée. Il lui semblait que sur la boule d'or Omphale
avait posé ses pieds nus. Elle s'y tenait debout et souveraine.
N'était-ce pas l'emblème de son destin? Il le retrouverait aux
tapisseries de son salon qui l'attendaient là-bas, sur les murailles
de sa demeure. Comme la statue du jardin de Viterbe, elles lui
rediraient, elles aussi, leur allégorie. En vain, dans les laines
coloriées, les Centaures harcèleraient les Nymphes et les
Naïades fuiraient l' étreinte des Faunes : pareil au héros qui
file aux genoux de sa subtile maîtresse, il n'aurait eu de
l'amour qu'une seule proie, ses mains ne se seraient refermées
que sur une seule prise, et cependant, partout, d'autres visages
attirent, d'autres bras se tendent, d'autres seins palpitent,
d'autres corps s'offrent...
Il s'arrêta. Une bouffée de désir lui rougit la face, jusqu'à
la racine de ses cheveux giis. Une fille qui passait lui lança
une œiUade provocante. Ah I Matilde I Matildel
Le comte Ceschini rentrait à l'hôtel. Dans l'escalier, on
montait des malles. Des voix anglaises s'interpellaient. Le
comte Ceschini suivit le long couloir dallé qui menait à sa
chambre. La porte était ouverte. La servante, occupée à faire
le lit, rabattait le matelas. A la vue du comte, elle sourit,
en montrant les draps et le traversin en tas sur une chaise.
Elle était très brune et jeune. Ils se regardèrent, un instant,
en silence... Un duvet échappé d'un oreiller voltigeait entre
eux... Le comte Ceschini fit un pas en avant, les mains
tendues. Une bouche riait sous la sienne... Quelqu'un qui
passait dans le corridor ferma brusquement la porte, en la
heurtant d'une valise...
HENRI DE REGNIER
NOTES SUR PIE X'
III
"^ Pie X s'installa au Vatican et dut en apprendre les tradi-
tions et protocoles. Un changement de règne amène presque
toujours, dans le personnel et les habitudes du palais, des
modifications qui sont souvent utiles, mais qui choquent des
accoutumances et parfois lèsent des intérêts. La Cour papale
a trop souvent connu les crises qui sévissent, dit-on, dans
les pays d'Amérique où l'élection d'un nouveau président
entraîne le changement immédiat de tous les agents gouver-
nementaux. Pie X fit preuve d'un rare bon sens et d'une
magnanimité perspicace. Son avènement ne fit presque aucune
victime. Dès le lendemain, il confirmait purement et simple-
ment tous les dignitaires, fonctionnaires et serviteurs de la
maison pontificale, mais à titre provisoire et pour une période
maximum de deux années.
Non seulement les cardinaux, chefs des congrégations et
grandes administrations ecclésiastiques, dont les pouvoirs
étaient expirés à la mort de Léon XIII, se voyaient renouve-
ler leur juridiction, mais même l'entourage immédiat et per-
sonnel, dont le renouvellement aurait paru tout naturel,
demeura en fonctions. Le majordome, qui détient la haute
administration des palais apostoliques, le maître de chambre,
1. Voir la Revue des i5 décembre igo'i et i5 janvier igoS.
NOTES SLR PIE X 878
qui préside au service des audiences et met le pape en com-
munication avec les catholiques aflluant de tous les coins de
l'univers, V aumônier, qui distribue les libéralités pontificales,
et le sac/iste, préposé à la garde du trésor de la chapelle et à
la direction de la paroisse vaticane, conservèrent les fonctions
qu'ils tenaient du prédécesseur ; les mêmes camériers secrets
el cérémoniaires continuèrent à surveiller les salles d'audiences
ou à diriger les solennités religieuses. Jusqu'aux huissiers
des antichambres, Imssolaidi, et aux valels de chambre, qui
furent laissés en place.
De ces derniers, deux seulement furent renvoyés, parce que
le cardinal-doyen Oreglia s'était laissé persuader — faussement
d'ailleurs — qu'au moment de la mort de Léon XUI ils
s'étaient montrés à une fenêtre en s'essuyant les yeux ou le
nez de leur mouchoir, — signe de télégraphie aérienne pour les
reporters du dehors. Ce furent les deux seules victimes du
changement de règne, et l'opinion publique reprocha au car-
dinal Oreglia d'avoir fait tomber ses sévérités sur ces hum-
bles, alors qu'on aurait facilement trouvé plus haut des
personnes qui avaient abusé de la confiance ou de la longa-
nimité du défunt. Pie X n'a introduit avec lui au Vatican
que trois nouveaux fonctionnaires, deux modestes prêtres
vénitiens, dont il a fait ses chapelains et secrétaires parti-
culiers, et un cuisinier qu'au bout de six mois il a fait venir
de Venise aussi. A cela s'est réduit son vénitianisme.
On a pourtant mené grand bruit des réformes, réductions
et économies que le nouveau Pape introduirait, disait-on,
dans le personnel et le fonctionnement de ses administra-
tions. Jusqu'ici, ses desseins paraissent bien modestes.
La Curie romaine est un organisme qui s'est formé lente-
ment à travers l'histoire, selon les besoins des temps. Il est
donc inévitable que, les nécessités changeant, certaines
fonctions perdent de leur importance, tandis que d'autres, ori-
ginairement modestes, prennent un développement considé-
rable; alors la situation hiérarchique et la condition matérielle
des agents ne sont plus en rapport avec leurs services. Il en
résulte qu'à chaque génération il faut procéder à des retou-
ches, à des suppressions, fusions ou divisions d'emplois.
Léon XIII avait accompli des changements qui n'avaient pas
874 LA. REVUE DE PARIS
eu grand retentissement au dehors, mais qui avaient transformé
presque de fond en comble l'administration vaticane : réorga-
nisation du Denier de Saint Pierre, suppression des vacables
et des notaires du Vicariat, réforme de la Daterie et de la
Chancellerie, revision libérale de VIndejc, réorganisation des
archives et de la bibliothèque, des musées et galeries, etc.
Bien d'autres mesures encore donnent à ce pontife un carac-
tère de législateur et de réformateur que les contemporains
n'ont pas assez apprécié.
La rémunération de la plupart des emplois de la Curie était
établie, ab antiquo, sur le principe du casuel. Ce système avait
du bon, en ce qu'il encourageait le zèle des agents et l'appli-
cation au service, en vertu de l'adage du vieux droit : pas de
pourboire aux absents, manualia non nisi prœsentibus. Mais il
s'y trouvait des archaïsmes et des anachronismes, que Léon XIII
s'appliqua à corriger en y substituant le principe des traite-
ments fixes, modestement calculés. On est étonné en elTet de
constater, dans le détail, combien l'administration centrale de
l'Eglise est économe aujourd'hui. Le traitement même des
cardinaux (20 000 francs) n'a rien d'excessif : si l'on songe
aux dépenses obligatoires pour le loyer, le service de la
voiture et les frais de personnel, on voit le peu qui reste pour
l'entretien du pot-au-feu. Jadis certains cardinaux, chefs de
service ou préfets de congrégation, avaient en outre un assez
gros casuel, que remplace aujourd'hui une petite indemnité
supplémentaire; pour cinq ou six, occupant les hautes charges
et jouissant à ce titre d'un logement, s'ajoute l'économie du
loyer.
Mais la transformation du casuel en traitements fixes n'avait
pas été étendue par Léon XIII à toutes les fonctions. Pie X,
qui aime à se rendre compte des moindres détails et qui a
un penchant pour la réglementation bien agencée, se fit
dresser un tableau du personnel de toutes les congrégations,
dicastères et administrations diverses, avec l'horaire et les
attributions de chaque agent. Il y découvrit plus d'une ano-
malie : tel cardinal, chef de service, grâce au vieux système
du casuel, conservait encore un revenu de trois ou quatre fois
supérieur à celui des autres cardinaux chargés d'un service
équivalent; le portier ou l'huissier de tel bureau se faisait
NOTES SUR PIE X 875
800 francs par mois, tandis que le plus grand nombre des
rédacteurs et commis-secrétaires, tous munis de deux ou trois
diplômes universitaires, en étaient réduits à des mensualités
de 100 ou i5o francs. Pie X fit comprendre qu'il y avait
une meilleure proportion à établir : le cardinal renonça de
lui-même à la moitié de ses appointements et le portier subit
une réduction équivalente. Ce fut, jusqu'ici, la manifestation
la plus marquée d'une « politique extirpatrice des abus ».
Seulement, dans la Curie, on eut la sensation, réconfortante
pour le plus grand nombre, qu'on allait travailler sous « l'œil
du maître ».
*
Ajoutez quelques modifications dans l'agencement et le
matériel du palais pontifical. La plus importante a été l'instal-
lation du nouveau secrétaire d'Etat dans l'aile la plus ancienne
du Vatican. Aucun des successeurs d'Alexandre YI n'avait
voulu occuper cet appartement des Borgia, bien que les
admirables fresques du Pinturicchio en fassent un incompa-
rable joyau de la première Renaissance.
Depuis deux siècles, c'était devenu une sorte de grenier,
où, il y a vingt ans encore, de rares visiteurs, difficilement
admis, trouvaient un dépôt de marbres, de statues mutilées,
de livres inutilisés par la bibliothèque. Léon XIII s'est acquis
l'impérissable mérite d'en avoir fait exécuter la restauration
avec un sens historique auquel tous ont rendu hommage.
L'appartement était une sorte d'annexé des musées, lorsque,
durant la période de l'intérim, les architectes eurent l'idée
ingénieuse d'y installer le secrétariat du Conclave. Puis le
secrétaire du Conclave, monseigneur Merry del Val, prolon-
geant ses fonctions intérimaires de pro-secrétaire d'Etat, pro-
longea aussi son séjour dans ces salles rendues à la vie. Le
mouvement des visiteurs remplit de nouveau ce cadre mer-
veilleux des temps lointains, et lorsqu'un jour de novembre
toute la Rome papaline accourut, portant ses félicitations au
jeune cardinal anglo-espagnol qui venait d'être promu aux
fonctions de secrétaire d'Etat, il n'y eut pas un homme de
goût qui n'exprimât le souhait que le nouveau secrétaire
876 LA UEVUE DE PARIS
d'iîlat continuât d'assurer, par sa présence, la renaissance, la
vie d'une demeure si longtemps et si injustement délaissée.
De fait, on apprit bientôt que le nouveau ministre l'occupait à
titre définitif. Depuis lors, la foule des visiteurs admis chez le
cardinal-secrélaire peut parcourir ces salles du quattrocento,
animées par toute une cour de gardes et de scribes, d'au-
diteurs, de gentilshommes et de valets, d'une tenue et d'une
correction irréprochablement britanniques.
L'elï'et produit est en absolu contraste avec limpression
qu'emportaient jadis ceux qui allaient trouver le précédent se-
crétaire d'Etat, le cardinal Rampolla, au sommet d'un escalier
magnifique assurément, mais comptant trois cents marches.
C'était là-haut, au dernier étage, au-dessus de l'appartement
pontifical, un grenier lumineux et ensoleillé, mais d'une
austère simplicité, dont les honneurs étaient faits par un
secrétaire plein de bonhomie et par le fidèle Giuseppe, type
du serviteur familier.
Cette nouvelle destination des salles Borgia ne fut pas sans
soulever des critiques et des protestations. Il est des gens dont
l'idéal, en matière de conservation des monumejits, est le
froid alignement d'un musée. Ils protestèrent au nom de
l'Art. A les entendre, les fresques du Pinturicchio, si long-
temps abritées sous la poussière des siècles, allaient être
compromises par l'éclat des lumières, l'incurie des valets, les
vapeurs de cuisine ou de salle k manger, les microbes de
chambre à coucher, la chaleur des poêles ou des calorifères.
Une certaine presse somma le Gouvernement italien d'inter-
venir pour sauver delà ruine un « palais national laissé provi-
soirement à la disposition du Pape ». Pie \. malgré la
douceur de son caractère, finit par trouver la plaisanterie
trop forte : « Suis-je, oui ou non, le maître dans la maison
des Papes et suffira-t-il qu'un de mes prédécesseurs ait eu le
goût de mettre, en place de papiers peints, des fresques aux
murs de ses appartements, pour que je ne puisse plus m'en
servir? A quand donc la prétention de m'interdire la messe
dans la Chapelle Sixtine, parce qu'un autre de mes prédéces-
seurs y fit travailler Michel-Ange? Je ne suis pas un Vandale
et je saurai bien veiller à la conservation des œuvres d'art. »
Au reste, le secrétaire d'Etat n'a fait de l'appartement
NOTES SUR PIE X 877
Borgia que des salles d'audience, de réception et de travail.
Ilhabite, à l'autre bout delà galerie, un logement qui n'a rien
à redouter de l'irrespect du cuisinier ni du valet de chambre.
Et dans les salles Borgia, libéralement ouvertes aux visiteurs
qui veulent prendre la peine de se faire présenter, les chefs-
d'œuvre du Pinturicchio se révèlent dans un éclat nouveau.
Le soir, des plats en fer, style du quattrocento, mais portant
en place de mèches de résine des lampes électriques, projet-
tent sur les merveilleuses figures une lumière admirablement
ménagée, qui leur donne un relief et une vie dont les contem-
porains même de l'artiste ne connurent pas la radieuse vision.
Ce changement, ce n^est pas le cardinal Merry del Val qui
l'a demandé : il fut rendu nécessaire par suite du choix que
fit le nouveau Pape pour son habitation personnelle. Durant
le Conclave, le cardinal Sarto occupait là-haut, au-dessus
des appartements de Léon Xllï, sous le n° 57, une des six
cellules découpées dans l'appartement du cardinal Rampolla.
L'élection faite et les autres cardinaux sortis de la réclusion,
le nouveau Pape se trouva occuper à lui seul tout l'étage de
l'ancien secrétaire d'Etat.
Il fallut alors, dans l'appartement de Léon XIII, à l'étage
du dessous, procéder a la levée des scellés et à l'inventaire,
enlever le mobilier du Pape défunt. Puis Pie X ordonna
des travaux de nettoyage et de remise en état, indispen-
sables après un pontilicat de plus de vingt-cinq ans. Ces tra-
vaux durèrent près de quatre mois et furent considérables :
nouveaux pavés de marbre, nouveaux tapis, tentures et fort
beaux damas rouges à toutes les vastes parois, peintures re-
faites et dorures rafraîchies aux huis et plafonds. Quand cette
restauration fut terminée, on apprit avec quelque surprise
que Pie X ne descendrait pas dans l'appartement de son pré-
décesseur, ou du moins qu'il ne s'en servirait que comme de
salles d'apparat et de réception : pour ses repas, son travail
de cabinet et le repos de ses nuits, il conservait l'ancien
appartement du cardinal Rampolla.
Les partisans de la tradition ne purent s'empêcher de mar-
quer leur étonnement. « Ce Pape, disaient-ils, dont on nous
vantait les allures démocratiques et la simplicité des goûts,
trouve insuffisante la demeure qui avait parfaitement suffi à
878 LA REVUE DE PARIS
Pie IX et a Léon XIII : il éprouve le besoin de se loger en
partie double. » Pie X ouït-il quelque écho de ces critiques ?
Il crut devoir s'en expliquer: « Si j'ai tenu à élargir ma
prison, ce n'est certes pas par goût d'un vain faste, de gran-
dezza, mais bien par besoin de respirer. J'avoue ne pas com-
prendre comment Léon XIII a pu confiner son existence
dans les trois chambres oii il vécut et mourut : il me faut de
l'air, l'illusion de l'espace et du mouvement... Je ne pourrai
plus faire mes promenades quotidiennes au Lido: que du
moins je puisse traverser des salles, monter des escaliers et
retrouver au troisième étage de l'air, de la lumière, quelque
largeur d'horizon. C'est pour moi une question, non de
pompe et d'apparat, mais de santé et de vie. »
Seulement, en élargissant ainsi ses pénates, le Pape n'avait
plus de quoi loger son secrétaire d'Etat : dans ce palais oii la
légende connaît 11 000 chambres, la place est petite pour
l'habitant. Le Vatican- musée est immense et se fait toujours
plus envahissant; le Vatican-palais se restreint chaque jour
davantage. Et voilà pourquoi il a fallu loger le secrétaire
d'Etat dans l'appartement des Borgia.
Ce besoin d'air et de mouvement est-il un indice des pré-
dispositions aux troubles cardiaques que, depuis un certain
nombre d'années, les Vénitiens redoutaient pour leur pa-
triarche .►^ En tout cas, des raisons physiologiques expliquent
la plupart des innovations que remarquèrent bientôt les habi-
tués du Vatican dans la vie du Pape.
Léon XIII, durant sa longue et verte vieillesse, ne sortait
guère de ses appartements. Au début, son entourage avait
craint pour son délicat et nerveux organisme le passage des
montagnes de Pérouse à la réclusion du Vatican ; mais bientôt
le vieux docteur Ceccarelli avait calmé ces appréhensions, en
déclarant que rien ne convenait mieux à son auguste client
que l'air un peu mou de la demeure vaticane. Et les années
confirmèrent la justesse de cette prévision. Homme de cabinet
et de méditation, Léon XIII ne quittait guère sa vaste biblio-
thèque qui lui servait de cabinet de travail, de garde-meuble,
de dépôt d'archives et, le plus souvent, encore de salle à
manger. Il ne circulait pas à travers les grandes salles adja-
centes ; il ne se promenait pas dans les loges, les galeries.
NOTES SUR PIE X 879
les musées. Et quand parfois il devait traverser celte aile du
palais pour gagner les jardins, c'était en chaise à porteurs,
enlevée par deux robustes parafrenieri aux vareuses de pourpre.
Dans ces jardins du Vatican, que la légende s'est plu à
représenter comme un parc immense, mais dont l'étendue est
en somme fort modeste, Léon XIII n'errait pas à l'ombre des
chênes verts ; il goûtait peu le petit Bosco rocailleux que tapis-
sent la mousse et les cyclamens et qu'anime le chant des
merles ; il n'arpentait pas les monotones allées aux buis gigan-
tesques ; il ne descendait jamais dans ce parterre de fleurs
au bout duquel se dresse le délicieux <( casino » de Pie IV,
hanté par les moustiques de la malaria. Mais, prenant une
voilure pour laquelle on avait rendu carrossable une allée de
circuit, il gagnait rapidement la vieille tour carolingienne ;
là était son coin préféré, son anguhis ille ridet: avec les rémi-
niscences de son classique Horace, il laissait errer son regard
sur la Ville, sur la campagne, sur la Voie Aj)pienne, sur les
montagnes bleues du Latium, sur le dôme du Soracte et les
lignes déchiquetées de la Sabine. Le repos et la méditation en
face de ces horizons, c'était sa manière de jouir de la nature.
Et pour compléter ce Tusculum minuscule, il avait fait adosser
à la tour carolingienne un pavillon où il passait les journées
de la canicule romaine; le long de la terrasse, une vigne lui
évoquait un souvenir de sa chère Ombrie, pendant qu'il compo-
sait quelque fragment d'encyclique.
Ses chevaux le ramenaient, par le plus court chemin, vers
la chaise à porteurs qui, à travers la bibliothèque ou le
portique du Bramante, à l'abri des regards curieux, le rap-
portait à sa table de travail. Là il dictait à ses secrétaires les
pages qu'il venait de méditer, ou lisait les rapports de ses
nonces et de ses délégués apostoliques, des lettres d'évêques,
des notes qu'il recevait volontiers des personnages les plus
divers de tous pays. Il dépouillait journaux, revues et bro-
chures, étudiait, annotait, classait, — d'oii cette prodigieuse
connaissance des hommes et des choses qui surprenait tous
ceux qui obtenaient la faveur de son audience particulière.
Pie X a des habitudes toutes différentes. Ses promenades
sont de véritables courses de piéton. Une tournée matinale
dans les allées du jardin, soit au lever du soleil d'été, soit
88o LA REVUE DE PARIS
enlre sa messe et ses audiences, était devenue, dans les pre-
miers temps, d'une habitude quotidienne. Il circule d*un pas
alerte; les gardes, que les traditions lui imposent, restent à
distance; il discourt avec le camérier ou Je secrétaire qu'il
emmène, s'arrêlant auprès des jardiniers et causant avec eux,
ne s'asseyant ni ne faisant jamais halte en un coin préféré;
la fameuse vigne de son prédécesseur ne le retient guère :
un bon moine de l'abbaye de Grollaferrata se vantait que son
couvent avait eu l'honneur de fournir les planis de ladite
vigne ; Pie X répliqua avec un bon sourire : « Si je devais
juger du vin de votre abbaye par celui du Vatican, je n'en
aurais pas une haute idée. » Pour ces promenades, pas de
voiture ni de chaise à porteurs. Toutes ont été remisées au
garde-meuble, et Pie X a fait vendre les quatre paires de
chevaux qui représentaient, dans les écuries vaticanes, le
dernier reste des cavalcades pontificales d'autrefois. Le pavillon
de Léon XIII a été abandonné au directeur de l'Observatoire,
à l'effet d'y loger une collection minéralogique et les vieux
instruments qui servirent pour la réforme du calendrier de
Grégoire XIII.
Lorsqu'il ne descend pas au jardin, Pie X circule dans les
galeries des musées et dans les Loggie qui dominent la cour
de Damase; mais les Loges de Raphaël, au second étage,
lui paraissent trop près de terre; il préfère celles du troi-
sième étage, qui donnent accès à la Pinacothèque et aux
bureaux de la secrélairerie d'Etat. Elles ont vue sur les
plus admirables horizons de Rome ; c'est de cette vue que
Martial a dit : Hinc septem dominos videre montes et tolam
licet œstimare Romam. Mais Pie X évoque- t-il aussi volon-
tiers que son prédécesseur les réminiscences classiques.^
Cette Loggia est, en tout cas, le lieu préféré de ses audiences
familières. Des bancs recouverts de serge verte ont été rangés
le long des murs pour les pèlerins.
* *
Les audiences tiennent une grande place dans la vie d'un
Pape. Rome attire chaque année une foule de visiteurs tou-
jours plus grande, et presque tous veulent voir le Pape. Il
NOTES SUR l'IE X 88 1
faut bien que celui-ci leur donne salisfaclion, s'il ne veut pas
isoler la papauté et perdre quelque chose des sympathies
populaires. Mais c'est une servitude et une fatigue indicibles.
Tous les malins, à neuf heures, Pie X reçoit d'abord son
secrclaire d'Elat, puis les chefs de service des administra-
tions pontificales, puis les évoques, administrateurs ecclé-
siastiques, chefs de missions lointaines, de passage à Rome,
et qui s'y trouvent toujours en nombre. Ils viennent dans la
même matinée l'entretenir de leurs affaires d'Italie, d'Alle-
magne, de France, d'Amérique, de Chine ou d'Australie.
Puis, ce sont les notabilités politiques ou sociales des pays les
plus divers, grands seigneurs hongrois ou allemands, lords
anglais, députés belges ou espagnols, journalistes européens
ou millionnaires américains, catholiques militants, hommes
politiques ou simples politiciens des deux mondes ; et toute
celle foule bigarrée entend voir le Pape en « audience parti-
culière », et lui exposer les affaires les plus disparates. Il est
aisé de se figurer la fatigue nerveuse et cérébrale du malheu-
reux pontife, devant ce kaléidoscope vivant qui fonctionne
durant deux ou trois heures d'horloge,
Léon XIII se plaisait aux audiences particulières. Celait
pour lui une source d'informations qu'il appréciait beau-
coup. Seulement, il faisait attendre assez longtemps la faveur
sollicitée. Plus d'une fois, à quelque personnalité qui l'inté-
ressait, il faisait dire de prendre patience jusqu'à ce qu'il pût
la recevoir à son aise : c'était llatleur, mais gênant. Dans ces
entreliens, il prenait d'ordinaire le rôle d'un interrogateur
minutieux, posant les questions les plus inattendues et les
plus précises : (( Que pensez-vous de tel député, de tel mi-
nistre, de tel journaliste, de tel groupe parlementaire, de telle
œuvre ou de telle initiative ? )) A la sortie du visiteur, il pre-
nait des notes. Un tel interrogatoire, qui meltait à l'aise les
gens d'esprit, embarrassait les autres : « 11 est bien ques-
tionneur, ce Pape », disait un jour un évêque de France
auquel on demandait son impression sur l'audience de Sa
Sainteté.
Pie X est réputé pour la facilité avec laquelle il accorde
ses audiences; il rend la tâche facile à son maestro dl caméra
qui tient la feuille des admissions. Son accueil est affable
) 5 Février iQCO. i4
882 LA REVUE DE PARIS
et simple : il ne laisse pas le temps des trois inclinations
rituelles, se dérobe au baise-mule, indique du geste un
siège à côté de son bureau et fait asseoir le visiteur, que
Léon XIIT, d'ordinaire, tenait debout et parfois à genoux.
Pie X n'interroge guère ni ne questionne, mais invite à
parler. Puis, il reprend le thème de l'interlocuteur, le ré-
sume en quelques traits nets et précis, le complète par ses
réflexions, par une parole d'encouragement ou de consola-
tion, ou l'élève par quelque considération sur le devoir chré-
tien et les vues providentielles. Il congédie ceux qu'il a tenus
sous le charme de son regard limpide et de sa parole péné-
trante, non sans se prêter, avec une bonne grâce parfaite, à
l'indiscrète hardiesse des visiteurs et surtout des visiteuses,
qui lui demandent de mettre sa signature au bas d'une pho-
tographie ou d'une formule de bénédiction. C'est ce que
Léon Xlll ne faisait point; personne ne le vit jamais tenir
une plume. Pie X réussit à contenter un nombre bien plus
considérable de solliciteurs ; mais les dileltanll de politique
générale ou de sociologie sont moins satisfaits : le Pape les
renvoie à son secrétaire d'Etat.
Encore s'il n'y avait que les audiences privées ! Mais les
pèlerinages, les touristes, les députations et associations de
tous genres et de tous lieux, les groupes de voyageurs et
les pèlerins isolés! Toute cette foule, que les billets circu-
laires ou les trains spéciaux déversent sans cesse dans les
rues de la Ville éternelle, vient pour voir le Pape, ou du
moins ne veut pas quitter Rome sans l'avoir vu. A certains
moments, l'alïluence est telle qu'il y a impossibilité matérielle
à satisfaire à toutes les requêtes. Mais comment le chef de
l'Eglise pourrait-il se refuser à ce flot sans cesse renaisssant?
Il faut qu'il fasse effort pour remplir son rôle de père des
fidèles et des infidèles. De là, une inévitable succession de
réceptions et d'audiences publiques, sans grand désordre,
mais aussi sans beaucoup d'ordre, car l'entourage du Pape,
qui devrait assurer le bon fonctionnement de ce service, est
trop souvent au-dessous de sa tâche.
Léon XIlI se prêtait peu volontiers aux réceptions col-
lectives : il n aimait pas la foule, qui le fatiguait et dont la
banalité ne lui apprenait rien. Et cependant, il se soumettait
NOTES SUR PIE X 883
au devoir : une ou deux fois par semaine, trois ou quatre cents
visiteurs étaient alignés le long des murs, dans les vastes salles
qui menaient à son cabinet de travail. Passant devant les assis-
tants agenouillés, Léon XIII s'inclinait sur eux, s'informait
de leur pays, de leur famille, de leurs enfants, leur parlait de
leur évêque, de leur cathédrale, de leurs écoles et institu-
tions de bienfaisance. Ces braves gens étaient flattés, mais la
fatigue était grande pour le pontife; encore, les deux ou trois
mille qui ne se trouvaient point parmi ces élus de la semaine
élaient-ils mécontents. Vers la fin de son pontificat, le vieil-
lard ne passait plus devant les rangs : assis sur le trône, il
faisait défiler l'assistance, en donnant toujours k chacun les
mêmes marques d'intérêt.
Pie X aime la foule : il la comprend et sait se faire com-
prendre d'elle. 11 donne ses audiences publiques dans les
Loges, les vastes galeries du Musée épigraphique, des Tapis-
series, des Candélabres ou des Cartes géographiques. Parfois
même on l'a vu descendre parmi les statues antiques du braccio
nuovo ou, plus bas encore, dans la cour de Damase. Et là,
il circule d'un pas alerte à travers la foule qui s'approche
de lui; il s'arrête devant les groupes, donne sa main à baiser,
distribue des médailles, accepte des placets malgré les prohi-
bitions de l'étiquette, se laisse accoster par les enfants dont il
caresse la chevelure ou la joue, dit çà et là quelques paroles
tantôt graves, tantôt enjouées, et quelquefois un de ces
« mots » de piquante bonhomie qui sont familiers au lan-
gage vénitien. Il envoie sa bénédiction à droite et à gauche,
d'un geste grave et d'un visage souriant, séduit et enchante
les invités. Tous sans doute ne- poussent pas l'exubérance
aussi loin que ces jeunes Français qui, en septembre der-
nier, pour manifester leur contentement d'avoir vu le Pape
embrasser leur drapeau tricolore, entonnaient la Marseillaise
et escaladaient les statues antiques, à la grande terreur des
gardiens tremblant pour l'intégrité du Laocoon ; mais tous s'en
vont enchantés.
Cette façon de concevoir l'audience publique permet de
satisfaire un plus grand nombre de pèlerins. (( Voir le Pape »
et recevoir sa bénédiction est devenu chose facile. Pie X ne
donne pas seulement la fin de ses matinées à ces réceptions :
884 LA REVUE DE PARIS
dans l'après-midi, vers trois heures, il reprend sa promenade
à travers les Loges et les galeries, parmi de nouveaux
groupes et de nouveaux pèlerins, jusque vers l'heure du
crépuscule. Mais la fatigue finit par dompter cet organisme
surmené. Plus d'une fois, on l'a vu pîilir et se retirer hâtive-
ment pour ne pas succomber sous l'effort. « Il ne pourra pas con-
tinuer de ce train », entend-on murmurer dans son entourage.
Parfois, quand l'assistance est particulièrement nombreuse
et la circonstance plus solennelle, il prononce des discours :
en septembre dernier, il en adressa quatre k des groupes de
pèlerins venus de France. Pie X a la parole facile, et il
exprime sa pensée avec une simplicité qui n'exclut ni l'éléva-
tion ni l'émotion. Au discours écrit d'avance et lu, il préfère
le monologue du causeur. Lorsque, récemment, il vantait
aux curés de Paris et de Lyon la vertu du curé d'Ars, le
petit papier de circonstance remis dans la poche de sa sou-
tane, ce fut un commentaire oral, au milieu duquel il laissa
échapper le mot : ce Nous autres curés... » Rarement pérorai-
son eut plus de succès.
Très sincèrement d'ailleurs il se considère comme le pre-
mier curé de la ville épiscopale. Ses allocutions dominicales
à la population de Rome sont une innovation heureuse.
A l'arrière-saison, chaque dimanche, à l'approche de ces
admirables soirées de l'été romain, les paroisses de la Ville
sont convoquées à tour de rôle. Dans la cour du Belvédère ou
de la Pifjna, à l'ombre que projettent les grands murs, sous
le ciel encore embrasé, se massent cinq ou six mille per-
sonnes de toutes les classes. C'est le vrai peuple du Transté-
vère, des Monti ou du Campo Marzo, ouvriers endimanchés,
petits marchands et boutiquiers, bourgeois et lettrés, à la
mise plus soignée, qui ont amené leur famille, femme et
enfanls. On s^installe comme on peut, dans une respectueuse
familiarité, et tous les yeux sont tournés vers une estrade
adossée à la bibliothèque.
Le Pape apparaît, entouré de quelques prélats; aux sons
d'une fanfare paroissiale, il prend place sur un fauteuil doré :
le curé lui lit une adresse et lui présente les notables de sa
paroisse, marguilliers, membres de sa conférence, élat-major
de ses confréries. Le Pape a quelques paroles affables pour
NOTES SUR PIE X 885
chacun, puis il se lève et se tourne vers la foule devenue silen-
cieuse. La voix est chaude et vibrante. Le thème du discours
n'est pas cherché bien loin : le début est un appel à la foi, à
l'idée de Dieu, à la grâce du Rédempteur, puis vient un
rappel de l'Evangile du jour, le tableau rapidement et expres-
sivemenl tracé de la scène qu'esquisse le livre sacré, le miracle
symbolique ou la parabole du Christ avec l'enseignement qui
en rayonne. Puis le pape disparaît dans l'ombre de la biblio-
thèque de Sixte-Quint, et la foule, redevenue bourdonnante,
s'écoule sans hâte. Beaucoup des derniers venus n'ont pas
entendu les paroles pontificales, mais il leur suffit d'avoir
(( vu » la predica del Papa. A l'heure actuelle, le peuple de
Rome connaît Pie X bien mieux qu'il ne connaissait Léon XIII
après vingt-cinq ans de règne,
* *
Pie X aime aussi la solennité des grandes fêtes religieuses.
Léon XIII, s'en tenant d'abord à la réclusion de son prédé-
cesseur Pie IX, se renferma dans les « fonctions » de l'étroite
Chapelle Sixtine ou de la longue galerie qui surplombe le
portique de Charlemagne et de Constantin. Plus tard seule-
ment, il reprit la tradition des grandes cérémonies sous les
voûtes de Saint-Pierre ; mais les portes closes ne s'entr'ou-
vraient que devant les billets de faveur, si ineplement distri-
bués qu'ils finissaient par être vendus parles portiers d'hôtels.
L'histoire est restée légendaire de ce supérieur général d'une
des congrégations les plus militantes de France, qui dut
s'adresser au commissariat de police de son quartier pour
obtenir trente-cinq billets en faveur de ses moines et clients I
Les récentes fêtes de décembre et de janvier ont révélé que le
scandale fleurit toujours et que le nouveau Pape n'a pas
réformé le savoir-faire de son majordome et des chanoines
camerlingues de la basilique vaticane.
Néanmoins Pie X semble vouloir multiplier les fonctions
solennelles, et l'opinion publique lui en sait gré. Mais il
veut qu'elles reprennent leur caractère de dignité, d'auguste
gravité. L'homme du nord est choqué de certaines exubé-
rances de la dévotion méridionale. Les pèlerins d'outre-
886 LA REVUE DE PARIS
monts font volontiers écho aux invectives de Luther ou de
Lamennais contre les clinquants oripeaux des églises ita-
liennes, contre la musique théâtrale de leurs orchestres, contre
la phraséologie vide et redondante de leurs prédicateurs, les
nudités profanes de leurs peintres et sculpteurs, l'ineptie de
tant de statuettes revêtues de chiffons, sans parler de la mau-
vaise tenue d'une foule bruyante et remuante, et, le plus
souvent aussi, d'un clergé bavard et trottinant.
Le Pape vénitien, sans doute, ne méconnaît pas l'influence
des climats sur les manifestations du sentiment religieux. Il
n'ignore pas qu'aux pays du soleil l'urne populaire, môme
en priant, éprouve le besoin de lumière, de couleurs, de
dorures, de mouvement, d'éclat et de mélodique fanfare. La
pénombre des voûtes gothiques lui donne froid, et les savantes
factures des musiciens du Nord l'attristent : miisica malinco-
nical que de fois entend-on murmurer cette plainte oppressée.
Mais, Pie X, quelque condescendant qu'il soit aux fantaisies
de l'âme italienne, n'aime pas qu'au sacré se mêle par trop le
profane, ni que les motifs de la JSorma ou du Trovatore se
répercutent en quelque Ave Maria ou Tanlum errjo. De même
que Léon XIII rêvait le rajeunissement de la philosophie aris-
totélo-thomisle, Pie X rêve la restauration des bonnes tradi-
tions de la musique religieuse. Il ne proscrit pas des églises
la musique moderne, mais il veut que l'on n'admette que
celle qui s'inspire de la tradition religieuse de Palestrina et
de ses grands continuateurs. Il veut surtout qu'à côté de
cette musique moderne, on fasse une place aux vieilles mé-
lopées du plain-chant primitif. Tous les amis de l'art chrétien
applaudissent à cette pensée.
L'attente était grande, le matin du 12 avril dernier, quand,
pour fêler le millénaire du Pape Grégoire le Grand, Pie X
céléljra, dans Saint-Pierre, un office très solennel : les mélo-
dies grégoriennes devaient être exécutées par les voix de douze
cents chantres. On ne saurait nier que l'essai produisit une
déception. Peut-être faut-il, pour remplir les immenses voûtes
de la grande basilique, la polyphonie palestriniennc : Vuiùsono,
même de milliers de voix, n'y produisit qu'un effet grêle
et disproportionné. Mais il y avait une cause plus profonde.
Dans une pensée de juste hommage, on avait confié la direc-
NOTES SUR PIE X 887
tion aux bénédictins français de Solesmes, auxquels revient
le mérite d'avoir tiré d'un gigantesque travail de paléographie
musicale, les vieux textes et leurs antiques notations. Malheu-
reusement, ces infatigables savants se sont fait, pour l'exécu-
tion pratique, un système d'interprétation trop étroit. Leur
façon de chanter et de faire chanter est très savante, très
apprêtée, d'une fluidité et d'une élégance merveilleuses. Mais
elle a quelque chose de retenu, de contraint, de compassé qui
bannit toute chaleur lyrique. Or le plain-chant dépouillé de
son caractère essentiellement lyrique, de ce transport qui de
toto pectore rumpit, laissera toujours froide et indifférente la
foule du peuple chrétien. Ce sera le bruissement harmonieux
du ruisseau coulant sous les fleurs, ce ne sera jamais le flot
puissant du fleuve qui entraîne et retentit. L'esthète pourra le
savourer dans quelque chapelle de couvent : le peuple ne le
goûtera jamais sous les voûtes d'une basilique.
Ajoutez que les adeptes de celle interprétation musicale ont
eu l'idée malencontreuse de supprimer toute différence entre les
notes brèves et longues, ce qui donne à toutes les syllabes la
même valeur, et supprime le mouvement du rythme et de
l'accent tonique, pour ne laisser qu'une nénie uniforme et
sans vie. D'aucuns même préparent, dit-on, des livres officiels
qui feront chanter sœccùùla, libeera, gloinia. Ce latin gibelin,
dit-on déjà dans les sacristies romaines, a pu paraître mélo-
dique aux leiides d'Olhon-le-Saxon, à Saint-Gall ou à Fulda :
mais les clercs romains de Grégoire-le-Grand ne le prati-
quaient point. L'esprit de système est dangereux en matière
de réformes. Si l'on veut habituer de nouveau l'oreille et
l'âme des foules aux mélodies grégoriennes, il faut compléter
et élargir l'interprétation que nous en donne la mode du jour.
Sinon, la tentative musicale de Pie X subira un échec comme
la philosophie thomiste de Léon XIII, par la faute même de
ses partisans trop zélés.
Sur un point, l'énergique volonté de Pie X a rétabli la
dignité des grandes solennités papales. L'exubérance du tem-
pérament italien avait acclimaté, depuis une cinquantaine
d'années, l'habitude des acclamations et des vivais. Je n'ou-
blierai jamais la figure indignée de ce vieux marquis français,
qui a revêtu sur le tard la bure de chartreux et qui, à côté
88S
LA REVUE DE l'AUlS
de moi, dans la foule emplissant Saint-Pierre de ses applau-
dissements, finit par exhaler sa mauvaise humeur : « Dans
ma jeunesse, on s'agenouillait devant le Pape qui passait et
on recevait sa bénédiction. Aujourd'hui, ce sont des trépi-
gnements de pieds, des battements de mains, et l'on crie :
Vive le Pape-Roi! J'aimais mieux l'ancienne manière. »
Lorsque Pie X, cinq jours après son élection, parut pour
la première fois dans Saint-Pierre, des pancartes fixées aux
piliers de marbre portaient : « Défense d'acclamer ». La dé-
fense ne fut qu'imparfaitement observée. Par moments, on
voyait le Pape, les yeux noyés de larmes, assis sur la majes-
tueuse sedia rjestaloria, laissant tomber sa main bénissante et
portant le doigt à son nez. Applaudissements et vivais ces-
saient aussitôt. La foule italienne avait compris cette mimique
vénitienne, qui signifie cAm^ s//ence.' Depuis lors, les mêmes
pancartes pendent encore aux piliers de Sainl-Pierre, mais
Pie X ne porte plus le doigt h son nez : on n'acclame plus.
La foule se borne à agiter des mouchoirs, manifestation non
encore défendue.
Les formes de la démonstration étaient encore plus cho-
quantes dans l'enceinte plus étroite de la Chapelle Sixtine.
Beaucoup de solliciteurs n'obtiennent qu'un billet « de pas-
sage», qui leur permet d'assister au cortège papal, le long des
salles Royale et Ducale, ces magnifiques avenues de la cha-
pelle de Sixte IV. Les plus sincères admirateurs de Léon XIII
n'ont jamais pu comprendre comment l'esprit fm et délicat
du grand Pape pouvait tolérer, du haut de la sedia hiéra-
tique, les vociférations d'étudiants, de séminaristes et de
cercles de la jeunesse cléricale, hurlant de toute la force de
leurs juvéniles poumons, en italien, en espagnol, en français,
le conventionnel : « vive le Pape-Roi ! »
Pie X s'est montré moins tolérant; les billets «de passage»
portent la mention formelle : Défense d'acclamer, et là encore
la volonté du Pape a prévalu. Mais Pie X a pu constater que,
pour être obéis, les ordres doivent être nets, précis, ce qu'on
oublie trop souvent à Rome, oii l'on se balance volontiers
entre le oui et le non.
A son impératif catégorique , le Pape vénitien aime à joindre
l'œil du maître. A l'approche des béatifications de décembre
NOTESSURPIEX 889
dernier, il voulut examiner, d'avance et par le menu, les plans
des décorations dont, en ces occurrences, la tradition affuble
les murs de la grande basilique. Lampadaires, draperies et
guirlandes, tout fut plus simple et plus sobre. La bourse des
postulateurs aussi bien que le bon goût y trouvèrent leur
compte. Mais l'esprit pratique du Pape maintint la juste
mesure. On fut indulgent aux fameux et trop calomniés
damas de pourpre sur les piliers de marbre, à condition
qu'ils respectassent les lignes architecturales.
Pie X avait tenté, un jour, de supprimer la Sedia gestatoria
qui, dit-on, lui donne la sensation du mal de mer. Mais les
moins épris des traditions byzantines protestèrent contre la
disparition de cette merveilleuse vision d'hiéralisme : la figure
du pontife a la triple couronne, encadrée des blancs JlabelU
d'Orient, glissant au-dessus des têtes de la foule! L'entrée du
Pape ne doit pas être celle d'un simple chanoine, lui a-t-on
dit. Et c'était bien là aussi le sentiment de maint pèlerin
français accouru à la glorification du curé d'Ars au passage
du corlège silencieux. « Puisqu'il est défendu d'acclamer,
entendais -je dire autour de moi, pourquoi ne nous donne-
t-on pas, du moins, les trompettes d'argent? » Et un abbé
parisien, à la figure mystique, d'observer : « Encore, si ces
moines en procession entonnaient quelque psaume, Laetalus
siim... in domum Domiiii... Comme à Saint-Séverin ! —
Réformes et simplicité, grommelait un bon curé des Dombes,
c'est bien; mais quand les gens viennent de loin, pas trop
n'en faut : ne quid iiimis ! »
Quand le pontife des cérémonies solennelles ou le Pape
paternel des audiences s'est dérobé aux regards du public,
dans le huis-clos de son chez soi, le peuple de sa bonne ville
de Rome — il popoUno — le suit de son inlassable curiosité,
voulant savoir ce qu'il fait de sa journée, ce qu'il mange, où
il dort, avec qui il converse, comment il traite ses familiers.
Et la curiosité populaire finit toujours par connaître quelques
bribes de la journée du Pape. Car, malgré les escaliers secrets,
les antichambres secrètes, l'écuyer secret, les balayeurs secrets
890 LA REVUE DE PARIS
et les camériers secrets, le Pape, au Yalican, vit dans une mai-
son de verre.
Pie X est très matinal, il se lève à quatre heures et
demie. Après ses premières dévotions et la récitation de la
majeure partie de son bréviaire, il dit sa messe, non dans une
petite chapelle voisine de sa chambre, comme Léon XIII,
mais dans la chapelle ordinaire des Papes, conliguë k la
salle du Trône. Il descend donc l'escalier qui mène du
troisième au second étage, et se trouve à l'autel dès six
heures et demie, — heure mal commode pour les dévots
qui ont obtenu, sans trop de difficulté, la faveur d'as-
sister à la messe du Pape. Au Domine non sani dignus, il se
tourne et donne la communion à quiconque se présente au
pied de l'autel, comme un simple curé et sans qu'on ait
besoin d'en aviser au préalable le maestro dl caméra. Sa main
ne tremble pas comme le bras névralgique de Léon XIII.
Puis, la bénédiction donnée, il assiste, à genoux sur un prie-
Dieu, à une messe dite par son chapelain. Il est sept heures
et demie quand il remonte l'escalier et gagne son cabinet de
travail, dont une fenêtre donne sur Saint-Pierre et l'autre a
vue sur le château Saint-Ange, la ville nouvelle et laide des
Prati et l'horixon borné au loin par le ballon du Soracle. Le
valet de chambre lui porte une tasse de lait que les médecins
ont recommandé à son tempérament arthritique.
D'ordinaire, il fait un tour dans la loggia voisine, à moins
que, dans la saison d'été, il n'ait fait au lever du soleil une
promenade au jardin. Bientôt il se trouve installé k sa table
de travail, que domine un grand crucifix noir au Christ d'ar-
gent. Sa première tâche est le dépouillement du volumineux
courrier qu'il classe et répartit entre ses secrétaires. La
besogne de ceux-ci n'est pas mince. Léon XIII s'était com-
posé un véritable cabinet de lettrés et de philosophes, dont
la fonction, dite du « petit secrétariat », parut représenter par-
fois le ce secret du Roi » vis-k-vis de la grande et officielle
« Secrétairerie d'Etat ». Avec Pie X, rien de semblable. Ses
deux secrétaires particuliers sont deux prêtres vénitiens qui
ne portent ombrage k personne. Mais, au lieu de les loger en
quelque appartement lointain, k l'autre extrémité du palais, il
a voulu qu'ils eussent leur chambre sous la même clef que les
INOTES SUR PIE X Su I
siennes, pour les avoir toujours sous la main. Quand il est
lui-même hors de chez lui, alors seulement ils descendent
dans les nouveaux bureaux du secrétariat privé, à l'étage
inférieur, près de l'ancienne bibliothèque de Léon XIII, oii
travaillent quelques copistes et les deux secrétaires des Brefs
et des Lettres latines, deux prélats d'importance : Pie X
a confié ces délicates fonctions aux deux latinistes que le
collège cardinalice avait désignés pour prononcer l'oraison
funèbre du Pape défunt et le discours d'ouverture du Conclave.
Les moments qui lui restent avant l'arrivée du secrétaire
d'Etat, vers neuf heures, sont employés par Pie X à parcou-
rir les journaux, y compris la Difesa de Venise, à écrire lui-
même des pages rapides, tandis que son prédécesseur dictait
toujours. Puis, les audiences de la matinée, et le dîner, vers
une heure et demie.
Pie X, k la différence de Léon XIII, a franc appétit; peu
difficile sur le choix des aliments, les plus simples lui parais-
sent les meilleurs, mais il tient à ce qu'ils soient préparés avec
un soin familial. La cuisine vénitienne, avec ses épices et ses
herbes odorantes, a ses préférences : un pot-au-feu ou un
risotto aux coquillages et aux huîtres grillées alla Veneziana,
une côtelette alla Veronese ou une escaloppe alla Mantovana,
avec un légume, broccoli, haricots ou lentilles, un fruit de la
saison pour finir, tel est son menu ordinaire, qui exclut
les plats sucrés. Le vendredi, c'est un œuf, un poisson
bouilli à la sauce vénitienne, et les jours de fête, parfois,
un rognon ou une coratelle alla Veneziana. Il semble que le
Pape goûte moins que son prédécesseur les fritures et les ra-
goûts de la cuisine romaine. A l'expiration de sa première
année de pontificat, j'ai dit qu'il a fini par prendre un cuisi-
nier vénitien, sans que l'amour-propre romain s'en soit par-
ticulièrement offusqué.
Une innovation bien autrement hardie, c'est que le Pape
ne mange plus seul ; c'est la rupture avec une étiquette sécu-
laire. Pourquoi le Pape était-il condamné à s'asseoir toujours
solitaire k sa table? Personne n'en savait rien. Alexandre VI
s'étant permis d'inviter parfois sa fille Lucrèce et son fils César,
Burchard crut devoir, en sa qualité de préfet des cérémonies
pontificales, représenter au Pape le non licet de la tradition.
892 LA REVUE DE PARIS
El le pape Borgia se soumit, paraît-il, à cette injonction tiides-
que. Pie X n'a peut-être jamais lu le Dlarlum du goguenard
cérémoniaire. Il n'en voulut pas moins faire asseoir à la table
de son dîner ses deux secrétaires vénitiens, auxquels parfois
venait s'adjoindre don Perosi : l'ancien patriarche retrouvait
avec complaisance, à la tôte de la SUilne, le jeune maestro dont,
h Saint-Marc, il avait deviné et encouragé le génie naissant.
La chose parvint aux oreilles du successeur de maître Bur-
chard, qui hasarda la même rcmonlrance, en termes toutefois
moins impérieux. Pie X remercia avec affabilité son préfet
des cérémonies, et ajouta : « Puisque nous en parlons, veuillez
donc, monseigneur, me chercher la Bulle y relative : j'aime
à connaître la loi que je dois observer. » Le prélat chercha,
compulsa, et ne trouva rien. Il vint faire au Pape l'aveu qu'il
ne trouvait pas de Bulle. « J'en suis bien aise, reprit Sa
Sainteté; cela me dispense de l'abroger. Car, voyez-vous,
mon cher monsignore, je ne puis pas manger si je ne vois
pas d'autres, en face de moi, en faire autant. »
Pie X a adopté l'usage romain de l'unique repas au milieu
de la journée. Dès trois heures, il reprend les audiences, ce
que jamais Pape n'a fait. Ce sont, il est vrai, des audiences
publiques qui n'empêchent pas le tour de promenade dans les
Loggie. Seulement à cinq ou six heures, au tintement de
VAve Maria, Pie X, dans son cabinet, reprend la série de ses
audiences privées, jusqu'à sept heures. Les deux heures qui
lui restent ensuite jusqu'au souper sont consacrées au travail
de la pensée et de la plume. Le souper, vers neuf heures et
demie, est des plus sommaires, à la romaine : une soupe ou
une salade avec une tranche de jambon cru, et une orange.
Encore la soupe chaude est-elle d'importation exotique : le
Romain authentique, le soir, ne permet pas d'allumer de feu
en sa cuisine.
Léon XIII, avant son souper tout aussi sommaire, pris
sur un guéridon, à côté de sa table de travail, réunissait
d'ordinaire sa famiglla , c'est-à-dire ses domestiques et
secrétaires, dans le petit oratoire, pour réciter avec eux le
chapelet. Pie X fait présider ce dévot exercice par un de ses
chapelains et reste à sa table de travail : il a consacré plus
d'heures de sa journée aux audiences que Léon XIII, qui
NOTES SUR PIE X 898
ne recevait guère dans la soirée, et il faut qu'il rattrape le
travail accumulé sur son bureau.
Après le souper, il achève dans le silence de la nuit ses
dévotions personnelles et la récitation de son bréviaire. A
dix heures et demie, les seules lumières qui brûlent au Vati-
can sont les becs électriques qui, du haut des Loggie, éclairent
la cour de Damase. Aux portes des vastes galeries et sur les
paliers des solennels escaliers, gendarmes et suisses se relaient
toutes les deux heures pour le service de garde. Léon XIII
était celui des habitants du Vatican qui veillait le plus long-
temps. Il ne dormait guère que trois heures. Aussi prolon-
geait-il ses veillées indéfiniment. Un jour son vieux docteur,
Gecarelli, découvrit qu'il lisait dans son lit les journaux, la
Revue des Deux Mondes et la Revue de Pcœis! C'était un délit
aux yeux du célèbre médecin, qui fit, à ce sujet, une de ses
ordonnances les plus sévères : elle demeura fort mal observée.
Pie X n'a pas ces mauvaises habitudes; il dort ses six heures,
selon le principe de l'école de Salerne : Sex dormire horas sat
est juve nique senique!
Léon XIII dormait seul dans le vaste quartier de l'apparte-
ment papal. Les secrétaires et jusqu'au valet de chambre
avaient gagné, vers dix heures, leurs logements respectifs à
quelque autre bout de l'immense palais. Deuxscopatorîsegreti
(balayeurs) ronflaient à tour de rôle, à l'extrémité d'un cor-
ridor voisin. Plus d'une fois, les familiers de son entourage
se chuchotaient qu'un matin ils trouveraient le Pape mort
dans son lit. Le pronostic ne se vérifia point ; mais Pie X a
voulu que ses deux secrétaires eussent leur chambre à coucher
dans le voisinage de la sienne : « A suhitanea et improvisa
morte, libéra nos, Domine, a-t-il dit ; je ne veux pas risquer
qu'à mon dernier moment il n'y ait pas un prêlre à ma
portée pour me donner l'absolution su23rême ! »
Il est une innovation que le nouveau pontife n'a pas encore
osé faire, au grand regret du menu peuple de Rome. Dès le
premier jour, le sentiment populaire s'est intéressé aux deux
sœurs du Pape, pauvres et vieilles sœurs, qui depuis les jours
du vicariat de ïombolo et de la cure de Salzano se sont
dévouées corps et âme à leur cher Beppo: «Au moins ne va-t-il
pas les séparer de lui! » se disait la foule compatissante. Les
894 LA REVUE DE PARIS
deux sœurs, dont le patriarche de Venise avait mis la vieillesse
en sécurité par un contrat d'assurance sur la vie, vinrent
en effet à Rome ; mais on les logea au rez-de-chaussée d'une
maison neuve, tout au bout du Corso Vittorio Emanuele. Elles
y vivaient, tristes et nostalgiques, trouvant trop rares les
occasions d'entrer au Vatican. Elles viennent d'émigrer au
troisième étage d'une maison de la place Saint-Pierre : de
leurs fenêtres, elles peuvent apercevoir les fenêtres du cabinet
de travail de leur frère bien- aimé. C'est une consolation et
un progrès ; mais le peuple romain ne comprend rien aux
objections des janissaires et gens du protocole, qui semblent
craindre de laisser créer un précédent dangereux : ils auraient
la vague appréhension d'un retour de madame Liicrezia ou
de Donna Olimpia, si Pie X installait ses sœurs au palais
apostolique. Peut-être feraient-ils mieux d'empêcher les
domestiques des prélats et des cardinaux de mettre en vente
les billets des bonnes tribunes. La popularité du Pape démo-
crate et réformateur grandira encore à travers la ville et le
monde, le jour où il rappellera ses sœurs auprès de lui. La
foule qui revient le dimanche soir de la predica del Papa
se demande : « Pourquoi ne les prend-il pas au Vatican? 11
leur trouverait bien, dans l'encoignure d'un escalier, quelques
chambres comme en occupent tant de familiers avec leur
ménage. Elles lui soigneraient son linge et surveilleraient son
cuisinier. Et, le dimanche, elles pourraient dîner avec lui. »
• ••
L'AdministraUur-Ceranl : H. CASSARD
TABLE DU PREMIER VOLUME
Janvier-Février 1905
«.-A-L- DE CASTRES . •
«ENRI DE RÉGNIER ■ ■
SAINTE-BEUVE
iOUIS BERTRAND ■ ■ ■
CAPITAINE XXX
JEAN-MARIE DÉGUIGNET
GÉRARD D'HOUVILLE. .
EUGÈNE BONHOURE . ■
LIVRAISON DU 1" JANVIER
Pages.
Souvenirs de Brienne (1780-1784) i
Le Paisse vivauit (2' partie) 22
Lettres à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo. — II. "0
Le Jardin de la Mort. — I I(i9
Canon et Cuirasse. — I i3'r
Mémoires d'un Paysan bas-breton fy" série). — II ... . 153
Esclave (ftn) isii
La Réforme tunisienne 209
LIVRAISON DU 15 JANVIER
GEORGES DE LA SALLE- ■ • En Mandchourie. — La Bataille du Cha-Kho 22.ï
HENRI DE RÉGNIER Le Passé vivant (3» partie) -m
■;Hf •^■^ Notes sur Pie X. — II
SAINTE-BEUVE Lettres à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo. — III.
H'-G- WELLS Le Pays des Aveugles
JEAN-MARIE DÉGUIGNET • Mémoires d'un Paysan bas-breton (/" ««ne,^ -III. . . .
LOUIS BERTRAND Le Jardin de la Mort (fin)
VICTOR BÉRARD Questions extérieures. — France et Perse
299
31 9
351
381
/.05
/■24
896 LA REVUE DE PARIS
LIVRAISON DU 1" FÉVRIER
-k Le Japon et la Paix 4^9
PIERRE DE QUERLON. . . . Céline, Fille des Champs (/■• /wrti'ej 471
COMTE DE RAWBUTEAU. . . A la Préfecture de la Seine (Février 1848)
CHARLES DIEHL Une Famille de Bourgeoisie à Byzance
HEHRIDERÉGNIEB Le Passé vivant (f' partie)
ANDRÉ LE BRETON Les Originaux de la a Comédie Humaine »
JEAN- MARIE DÉGUIGNET . Mémoires d'un Paysan bas-breton (/'= s/h-ic. — Fin). . .
ACHILLE VIALLATE La Première Présidence de M. Rooaevelt 052
LIVRAISON OU 15 FÉVRIER
RÉGINALD KANN Les Théories tactiques et la Guerre actuelle 673
PIERRE DEQUERLON. . . . Céline, Fille des Champs fi'-' ywrtfcj 70(>
SAINTE-BEUVE Lettres à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo. — IV. 731
CH.-V- LANGLOIS Les Idées de H.-G. -Wells sur l'Éducation Ti,'.
W. MORTON-FULLERTON . • En Franche Comté. — 1 791
PIERREMILLE La Race supérieure 819
HENRIDERÉGNIER Le Passé vivant f/fn, 8'.3
-klk'k Notes sur Pie X. — III si-j.
0
BINDING SECT. APR 1 5 1966
20
R47
1905
Jan.-flv.
La Revue de Paris
PLEASE DO NOT REMOVE
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