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Full text of "La Revue de Paris"

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Z  ^' 


LA  REVUE  DE  PARIS 


LA 


REVUE  DE  PARIS 


DOUZIÈME    ^Nisr:ÉE 

TOME    PREMIER 


Janvier-Février  1905 


PARIS 

BUREAUX  DE  LA  REVUE  DE  PARIS 

SÔ*"",    FAUBOURG    SAINT-HONORÉ,    85'"' 

1905 


SOUVENIRS   DE  BRIENNE 

—  1780-1784  — 


Dans  une  boîte  de  bouquiniste  des  quais,  j'ai  fait  l'achat,  ces  temps 
derniers,  d'un  cahier  de  quelques  pages  jaunies  et  d'un  aspect  fort 
misérable,  dont  la  couverture  ne  porte  que  ce  simple  titre  :  Souve- 
nirs. «  On  y  parle  de  Napoléon  »,  m'avait  dit  le  marchand.  Il  ne  se 
trompait  pas,  et  ma  surprise  fut  grande  de  découvrir  que  l'auteur  de 
ces  souvenirs,  dont  malheureusement  il  ne  restait  que  quelques  frag- 
ments, avait  été,  pendant  plusieurs  années,  camarade  de  Bonaparte 
à  l'école  de  Brienne  et  à  l'Ecole  militaire  de  Paris, 

Une  particularité  significative  me  révéla  son  nom.  «  Le  chevalier 
de  Beynaud,  écrit-il,  me  choisit  avec  quatre  autres  élèves  pour  entrer 
à  l'École  mihtaire  de  Paris,  Bonaparte,  Montarby,  Comminges,  Lau- 
gier.  ))  Il  suffisait  de  s'en  référer  au  livre  de  M.  Chuquet,  la  Jeunesse 
de  Napoléon,  pour  connaître  le  nom  du  cinquième  élève  désigné  pour 
l'École  mihtaire.  Il  s'appelait  Ilenri-Alexandre-Léopold  de  Castres  de 
Vaux.  Nul  doute  n'était  possible,  car  la  date  de  sa  naissance,  rap- 
pelée dans  ses  souvenirs,  et  nombre  de  détails  donnés  sur  sa  vie 
concordaient  avec  les  renseignements  recueillis  par  M.  Chuquet. 

Il  semble  que  les  Souvenirs  de  de  Castres  soient  le  seul  document 
manuscrit  qui  évoque  les  souvenirs  du  séjour  de  Bonaparte  à 
Brienne  ^  Et  c'est  ce  qui  en  fait  la  grande  valeur. 

«  Il  a  été  écrit  tant  de  sottises  et  de  mensonges  sur  les  premières 
années  de  cet  homme  extraordinaire,  a  dit  justement  M.  de  Castres, 
que  je  crois  devoir  dire  ici  ce  que  j'en  sais.  » 

I.  MM.  Chuquet,  le  prince  Roland  Bonaparte  et^le  baron  Lumbroso  s'accordent 
pour  reconnaître  le  caractère  inédit  des  Souvenirs  de  de  Castres. 

!*='■  Janvier  igoS.  l 


2  LA    REVUE    DE    PARIS 

M.  Chuquet  a  loué  le  caractère  loyal  et  droit  de  l'auteur  des  Sou- 
venirs. Jamais  de  Castres  ne  voulut  rappeler  à  l'empereur  les  souve- 
nirs du  passé.  En  i8o5,  Suchet  lui  proposa  de  le  présenter  à  Napo- 
léon :  «  Vous  êtes  l'ancien  condisciple  de  l'empereur,  lui  disail-il, 
demandez-lui  le  grade  de  capitaine  et  vous  serez  mon  aide  de 
camp.  »  Il  refusa. 

De  Castres  était  pauvre,  car  Jung  se  trompe  quand  il  montre  Bona- 
parte à  Brienne  subissant  péniblement  le  contraste  de  sa  situation 
médiocre  avec  l'opulence  de  fils  de  familles  tels  que  de  Castres. 
A  l'exemple  de  tant  de  gentilshommes,  il  émigra  aux  premiers 
jours  de  la  Révolution.  Obéissait-il  à  une  nécessité?  Il  est  permis  de 
le  croire,  en  lisant  cette  mélancolique  réflexion  qui  termine  ses  Sou- 
venirs :  «  Malheureux  le  militaire  qui,  étant  sans  fortune,  est  obligé 
de  calculer  avec  son  estomac  pour  se  décider  sur  le  parti  qu'il  doit 
prendre  dans  les  dissensions  civiles  et  qui  se  trouve  forcé  de  com- 
battre contre  son  opinion  et  ses  principes.  »  Pendant  de  longues 
années,  de  1792  à  1802,  il  dut  mener  une  vie  errante,  d'abord  à 
l'armée  du  duc  de  Bourbon,  ensuite  dans  les  troupes  autrichiennes, 
enfin  à  l'armée  de  Condé. 

De  Castres  revint  en  France  après  le  licenciement  de  cette  armée. 
Ne  pouvant  plus  servir  la  royauté,  il  voulut  servir  la  France.  Il  dut 
se  contenter  d'un  emploi  modeste  au  ministère  de  la  guerre,  où  il  fut 
attaché  comme  dessinateur;  mais  l'ancien  officier  du  génie  ne  tarda 
pas  à  se  faire  remarquer;  en  181 1,  il  était  colonel  et  aide  de  camp 
du  maréchal  Davout.  Ses  campagnes  furent  nombreuses,  et  l'ancien 
olTicier  de  l'armée  de  Condé  retourna  par  deux  fois  à  Vienne  avec 
Napoléon.  A  la  chute  de  l'empire,  il  se  trouvait  à  Hambourg  avec 
Davout.  La  Restauration  le  mit  en  non-activité;  mais,  deux  ans  plus 
tard,  il  était  employé  à  la  démarcation  des  frontières  du  Nord. 
Nommé  maréchal  de  camp  en  1823,  il  mourut  à  Rennes  le  12  oc- 
tobre i832. 

Il  écrivit  ses  Souvenirs  au  lendemain  de  la  chute  de  l'empire, 
comme  le  précise  la  date  de  181 5,  rattachée  à  un  événement  de 
famille  qu'il  rapporte,  et  les  revit  en  1820,  comme  en  témoigne  une 
note  relative  à  l'un  de  ses  anciens  camarades  qui  se  trouvait  alors  à 
la  Martinique. 

FRANK    PUAUX 


J'ai  eu  une  très  bonne  mémoire,  je  commence  à  la  perdre  : 
c'est  pour  me  rappeler  les  faits  dont  j'ai  été  témoin,  ou  que 
je  tiens  de  sources  fidèles,  que  j'entreprends  ces  Souvenirs. 
Et  comme  la  mémoire  des  choses  se  rattache  à  celle  des 
temps  et  des  lieux  où  Ton  a  vécu  et  des  personnes  que  l'on  a 


SOUVENIRS    DE    BKIENNE 


fréquentées,  je  vais  parcourir  successivement  les  difiérentes 
époques  de  ma  vie  et  me  replacer,  par  la  pensée,  dans  toutes 
les  situations  où  je  me  suis  trouvé. 

Ma  famille  était  originaire  d'Espagne  ;  ma  mère  m'a 
assuré  plus  d'une  fois  que  si  j'avais  eu  la  patience  de  par- 
courir nos  papiers  de  famille,  j'y  aurais  vu  que  ce  fut  au 
commencement  du  wii*^  siècle  qu'un  de  mes  ancêtres  vint 
s'établir  en  France,  et  qu'il  était  noble,  et  même  d'une 
ancienne  famille.  Quoi  qu'il  en  soit,  ses  descendants,  au 
moment  de  ma  naissance,  se  trouvaient  partagés  en  deux 
branches  :  mon  père  était  devenu,  par  la  mort  de  plusieurs 
frères,  le  chef  de  la  branche  aînée  qui  possédait  en  Cham- 
pagne, sur  la  frontière  de  Picardie,  une  petite  terre,  sur 
laquelle  il  vivait  avec  un  frère  cadet  et  deux  sœurs,  et  qui 
valait  environ  douze  cents  livres  de  rente.  La  branche  cadette 
était  beaucoup  plus  avantagée  du  côté  de  la  fortune.  Le  cadet 
avait  été  mousquetaire  et  l'aîné  était  alors  officier  supérieur 
dans  un  régiment  de  cavalerie.  Mon  père  avait  fait  la  guerre 
de  Sept  Ans  comme  lieutenant  de  milice  et  avait  élé  fait  pri- 
sonnier. A  la  paix,  a^ant  élé  réformé  comme  capitaine,  il 
épousa,  à  Sainl^izier,  Elisabeth  Joly  de  la  Motte  Desaulnois, 
qui  lui  apporta  une  dot  de  trois  cents  livres  de  rente,  paya- 
bles sur  les  revenus  dune  assez  jolie  terre  nommée  Lignon, 
près  Vitry,  et  qui  valait  au  frère  de  ma  mère  dix  mille  livres 
de  rente. 

Mon  père  emmena  son  épouse  dans  sa  petite  terre  de 
Vaux;  il  demeura  d'abord  quelque  temps  chez  sa  mère,  qui 
vivait  encore  avec  son  frère  cadet  et  ses  deux  sœurs  ;  mais  les 
tracasseries,  suite  ordinaire  d'une  pareille  situation,  l'obligè- 
rent bientôt  à  bâtir  une  petite  maison  à  l'autre  bout  du  vil- 
lage et  à  s'y  établir  séparément. 

Je  fus  le  premier  fruit  de  ce  mariage  et  je  naquis  le 
lo  avril  1771.  Quatre  ans  après,  le  i^"^  mars  1776,  mon 
père  eut  un  second  fils.  Quelques  jours  après  les  couches  de 
ma  mère,  mon  père  fut  obligé  de  faire  un  voyage  à  Vitry  et 
il  y  mourut,  dans  la  maison  de  sa  belle-mère.  Sa  veuve  quitta 
Vaux  quelque  temps  après,  et  vint  avec  ses  deux  fils  demeu- 
rer a  Lignon  chez  son  frère,  qui  était  le  parrain  du  mien. 

M.  Desaulnois  était  dur  par  caractère  ;  il  avait  beaucoup  de 


LA    REVUE    DE    PARIS 


répugnance  pour  le  mariage,  mais  il  était  dans  l'habitude 
d'aA'oir  une  servante  maîtresse.  Cette  dernière  avait  eu  soin 
que  l'harmonie  ne  durât  pas  longtemps  entre  ma  mère  et  son 
frère,  qui  eut  pour  elle  de  très  mauvais  procédés.  L'attache- 
ment que  ma  mère  avait  pour  moi,  et  que  je  lui  rendais, 
quoique  enfant,  m'attira  la  haine  de  M,  Desaulnois;  il  porta 
toute  sa  tendresse  à  son  filleul.  Je  fus  témoin  de  plusieurs 
scènes  très  vives  entre  mon  oncle  et  sa  sœur  et  j'en  ai  con- 
servé le  souvenir  le  plus  vif.  J'ai  toujours  eu  depuis  pour 
M,  Desaulnois  une  antipathie  décidée  que  j'aurais  eu  beau- 
coup de  peine  à  déguiser  quand  je  l'aurais  revu,  s'il  ne  fût 
pas  mort  avant  cette  époque. 

Quoique  mon  père  ait  joui  de  la  plus  mince  fortune, 
j'aurais  pu  cependant,  dans  des  circonstances  ordinaires,  finir 
par  en  avoir  une  très  honnête.  Je  devais  d'abord  réunir  celle 
du  frère  et  des  sœurs  de  mon  père;  en  second  lieu.  Castres 
de  Sevricourl  mon  parent,  le  même  que  j'ai  dit  être  officier 
supérieur  de  cavalerie,  et  qui  devint  plus  tard  major  général 
des  carabiniers,  n'était  pas  dans  l'intention  de  se  marier  et 
me  destinait  pour  son  héritier  :  il  en  avait  fait  plusieurs  fois 
la  promesse  à  ma  mère  et  k  mon  oncle  le  chevalier  de  Castres. 
J'aurais  eu  ensuite  une  part  de  la  succession  de  M.  Desaul- 
nois et  enfin,  quelques  jours  après  ma  naissance,  un  oncle,  à 
la  mode  de  Bretagne,  de  ma  mère,  officier  supérieur  en 
Autriche  et  possédant  des  terres  en  Hongrie,  lui  avait  écrit 
pour  s'informer  si  elle  était  accouchée  d'un  garçon  parce  que, 
dans  ce  cas,  son  intention  était  de  le  regarder  comme  son 
héritier.  Tqqtes  ces  belles  espérances  s'en  allèrent  en  fumée. 
Sevricourt  mourut  presque  subitement  sans  avoir  pu  rien 
faire  en  ma  faveur,  et  quand  il  l'eût  fait,  ayant  émigré  à 
l'époque  de  la  Révolution,  j'aurais  perdu  cette  fortune,  comme 
j'ai  perdu  celle  de  mon  père  et  ma  part  de  la  succession  de 
mon  oncle  de  Castres  et  dune  tante. 

M.  Desaulnois  se  ruinait  avec  ses  servantes,  de  sorte  que 
ma  mère,  rentrée  en  grâce  près  de  lui,  fut  obligée  de  l'en- 
gager à  se  marier,  puisque  aussi  bien  il  ne  me  fût  rien  resté. 
Malheureusement  la  femme  qu'il  épousa  s'entendait  aussi  peu 
à  l'économie  que  lui.  Il  fut  obligé  de  vendre  sa  terre,  qui  lui 
fut  payée  ensuite  en  assignats. 


SOUVEMHS    DE    BUIENNE 


Bientôt  après  il  mourut,  laissant  une  fille  qui  vit  actuelle- 
ment (i8i5)  dans  la  misère,  avec  sa  mère,  à  Lunéville.  Enfin 
la  Révolution  a  interrompu  toute  correspondance  entre  ma 
mère  et  son  parent  autrichien.  N'étant  pas  informé  de  cette 
circonstance,  je  n'ai  pu  le  rechercher  pendant  mon  émigration, 
et  quand  j'ai  été  à  Vienne  avec  l'armée  française,  en  i8o5  et 
1809,  l'idée  ne  m'est  pas  venue  de  m'en  informer  :  nous  ne 
savons  plus  ce  qu'il  est  devenu. 

J'étais  ugé  d'environ  sept  ans  et  demi  quand  un  de  mes 
parents  maternels,  le  comte  Du  Hamel,  qui  avait  perdu  son 
fils  et  qui  venait  de  marier  ses  deux  filles,  sachant  combien 
la  fortune  de  ma  mère  était  modique,  et  combien  les  désagré- 
ments qu'elle  éprouvait  avec  son  frère  nuisaient  à  mon  éduca- 
tion, lui  écrivit  de  lui  envoyer  son  fils  aîné,  dont  il  voulait  se 
charger  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  mis  en  état  d'entrer  à  l'École  mili- 
taire. Je  quittai  donc  ma  mère  en  1778,  et,  depuis  ce  moment 
jusqu'à  mon  retour  de  Hambourg,  après  le  siège  de  181 4  et 
la  rentrée  du  roi,  je  n'ai  pas  vécu  avec  elle  la  valeur  d'un 
mois.  M.  Du  Hamel  me  mil  en  pension  dans  le  village  dont  il 
était  seigneur,  chez  un  ancien  maître  d'école  retiré.  Pendant 
tout  le  temps  que  j'y  suis  resté,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'âge  de 
neuf  ans  et  quelques  mois,  je  n'ai  eu  d'autre  nourriture  que 
celle  de  ce  villageois  qui,  tisserand  de  son  métier,  vivait  du 
travail  de  ses  mains  et  du  produit  de  la  pension  de  sept  ou 
huit  enfants  de  fermiers  ou  laboureurs  des  environs  qui  lui 
étaient  envoyés  pendant  l'hiver,  entre  la  fin  et  le  renouvelle- 
ment des  travaux  de  la  campagne,  et  qui  lui  payaient  six 
francs  et  deux  boisseaux  de  blé  par  mois  pour  être  enseignés, 
logés  et  nourris.  Aussi  ai-je  contracté  l'habitude  d'une  grande 
sobriété  qui  ne  me  fait  pas  attacher  un  grand  prix  à  la  table 
la  plus  délicate.  Je  n'ai,  de  ma  vie,  fait  un  pas  dans  la  vue 
de  me  procurer  un  dîner  meilleur  que  celui  de  mon  ordi- 
naire. Le  dimanche,  j'allais  dîner  au  château  avec  mon 
parent. 

Ce  fut  dans  cette  pension  que  j'appris  à  lire,  à  écrire,  à 
calculer.  A  l'âge  de  neuf  ans,  je  faisais  les  quatre  règles  de 
l'arithmétique,  quelque  complexes  qu'elles  fussent,  aussi  bien 
que  je  les  ai  faites  depuis  ;  mais  c'était  en  moi  une  routine  et 
je   ne  me  rendais  raison  de  rien.   Je   déchiffrais  aussi  avec 


G  LA    REVUE    DE    PARIS 

beaucoup  d'habileté  les  plus  mauvaises  écritures  :  mon  maître 
d'école  avait  plusieurs  liasses  de  vieux  titres,  de  vieux  procès, 
tous  plus  illisiblement  écrits  les  uns  que  les  autres  ;  il  me  les 
avait  fait  déchilTrer  tous,  de  sorte  que,  dans  le  courant  de  ma 
vie,  je  n'ai  rien  rencontré  que  je  n^aie  pu  lire.  Plus  tard,  ayant 
appris  l'allemand,  il  m'est  arrivé  plusieurs  fois  de  mieux 
déchiffrer  les  plus  vilaines  écritures  allemandes  que  les  Alle- 
mands mômes.  J'eus  beaucoup  de  peine  à  apprendre  ù  écrire, 
et  je  me  rappelle  à  ce  sujet  une  anecdole  qui,  plus  que  tous 
les  mauvais  traitements  qu'il  avait  fait  éprouver  à  ma  mère 
et  à  moi,  me  fit  prendre  M.  Desaulnois  en  aversion. 

Le  comte  Du  llamel,  voyant  que  je  ne  faisais  aucun  pro- 
grès dans  l'écriture,  l'avait  prié  de  m'écrire  et  de  me  gronder 
fort  de  ma  négligence.  M.  Desaulnois  crut  devoir  accourir 
lui-même  et  il  déclara  au  papa  Du  Hamel,  —  car  c'est  ainsi  que 
ma  mère,  moi  et  presque  toutes  les  dames  et  les  jeunes  gens 
des  environs  l'appelaient,  à  cause  de  sa  bonté,  —  qu'il  allait 
m'emmener  à  Lignon  pendant  quinze  jours,  et  qu'il  m'y  trai- 
terait de  manière  à  me  faire  venir  le  talent  de  l'écriture.  Il 
m'emmena  donc  en  croupe  derrière  lui,  et  me  tint  si  bien 
parole  qu'avant  ([ue  les  quinze  jours  fussent  expirés,  h  force 
de  coups  et  de  mauvais  traitements,  il  m'avait  donné  la  fièvre. 
Heureusement  que  mon  vieux  maître  de  pension,  qui  m'aimait 
comme  son  fils,  ennuyé  de  ne  pas  me  voir  depuis  dix  ou 
douze  jours,  fit  trois  lieues  à  pied  pour  me  visiter.  J'étais  au 
lit,  malade,  et  je  lui  montrai  les  cicatrices  et  les  croûtes  que 
les  coups  de  fouet  de  M.  Desaulnois  m'avaient  laissées  sur  les 
cuisses.  Le  bonhomme,  de  retour  à  Saint-Remy,  fit  au  comte 
Du  Hamel  une  telle  peinture  de  ma  position  que,  dès  le  len- 
demain, il  envoya  une  berline  à  quatre  chevaux  pour  me 
ramener.  La  fièvre  me  quitta  dans  la  voiture  ,ii  une  demi-lieue 
de  Lignon,  et  elle  n'a  jamais  reparu. 

Les  deux  seules  choses  dont  je  me  rappelle,  pendant  mon 
séjour  de  Saint-Remy,  sont  les  deux  réjouissances  et  les  feux 
de  joie  qui  eurent  lieu  au  sujet  des  naissances  de  madame  la 
duchesse  d'Angoulême  et  du  premier  Dauphin. 

Le  comte  Du  Hamel  ayant  obtenu  pour  moi  une  place  à 
l'Ecole  militaire,  et  fait  toutes  les  démarches  que  la  preuve 
de  noblesse  à  faire  exigeaient,  j'entrai  à  celle  de  Brienne,  vers 


SOUVENIRS    DE    BRIENXE 


le  milieu  de  l'année  1780^  Gomme  on  était  à  la  fin  des  cours, 
je  fis  peu  de  progrès  jusqu'à  la  rentrée  des  vacances,  mais 
l'année  suivante,  je  tombai  sur  un  excellent  professeur  de 
septième  :  comme  j'avais  beaucoup  de  mémoire  et  que  j'ap- 
prenais facilement,  il  s'attacha  à  moi  et  me  fit  faire  des  pro- 
grès rapides  dans  le  latin,  en  même  temps  que  ma  facilité  à 
calculer  me  mettait  aux  premiers  rangs  dans  la  classe  d'arith- 
métique. En  sortant  de  septième,  je  me  trouvai  assez  fort  pour 
entrer  en  cinquième  où  j'eus  le  même  maître  que  l'année 
précédente;  de  cinquième,  je  sautai  encore  une  classe  et  passai 
en  troisième.  Les  deux  premières  années,  j'avais  eu  tous  les 
prix  de  ma  classe,  mais  cetle  troisième,  je  n'eus  que  les  acces- 
sits, parce  que  je  rencontrai  un  concurrent  dans  la  personne 
de  Bourrienne  qui,  depuis  son  entrée  à  l'Ecole,  était  en  pos- 
session d'enlever  les  prix  de  toutes  ses  classes.  Je  me  trouvai 
encore  avec  lui  en  seconde  et  je  jouai  le  même  rôle,  ayant 
eu  pendant  toute  l'année  la  seconde  place  dans  les  composi- 
tions ^ 

A  l'entrée  des  vacances,  il  y  avait  chaque  année  un  examen 
public;  a  celui  de  1784,  j'expliquai  toutes  les  odes  d'Horace 
et  le  premier  volume  de  Tite-Live.  Je  présentai  encore  l'arith- 
métique, l'algèbre  jusqu'aux  équations  du  troisième  degré,  la 
géométrie,  la  trigonométrie  et  les  sections  coniques,  mais  je 
ne  savais  réellement  bien  de  ces  derniers  que  la  parabole  et 
l'ellipse.  J'exposai  aussi  quelques  dessins  de  fortification  et  je 
répondis  sur  les  éléments  de  cet  art; j'avais  alors  treize  ans  et 
demi.  Je  me  trouvai  à  l'Ecole  de  Brienne  avec  Bonaparte.  On  a 
écrit  tant  de  sottises  et  de  mensonges  sur  les  premières  années 
de  cet  homme  extraordinaire  que  je  crois  devoir  dire  ici  ce 
que  j'en  sais.  Il  parlait  à  peine  français  en  arrivant,  et  pour 
cette  raison  on  lui  donna  un  maître  particulier  de  français,  le 
Père  Dupuis.  qu'il  plaça  depuis  à  la  Malmaison.  On  jugea  que 
c'était  assez  pour  lui  d'avoir  une  langue  à  apprendre,  et  qu'il 

1.  Les  preuves  de  noblesse  devaient  être  faites  par  devant  d'Hozier  de  Serigny, 
généalogiste  et  historiographe  des  ordres  du  Roi.  Présenter,  comme  on  disait, 
quatre  degrés  du  cûté  du  père,  telle  était  la  règle  absolue,  stricte,  inviolable. 
Ghuquet,  la  Jeunesse  de  Napoléon,  p.  82. 

2.  Bourrienne,  dans  ses  Mémoires,  ne  fait  aucune  allusion  à  cette  rivalité  scolaire, 
et  Villemarest  qui  les  publia  s'est  même  trompé  sur  le  nom  de  De  Castres,  qu'il 
appelle  de  Castries. 


8  LA    REVUE    DE    PARIS 

fallait  s'abstenir  de  lui  faire  suivre  la  classe  de  latin.  Comme 
ce  n'était  cependant  que  de  cette  manière  qu'on  apprenait 
alors  le  français,  il  lui  est  resté  toute  sa  vie  quelque  chose 
d'étrange  dans  l'élocution  et  il  n'a  jamais  su  parfaitement 
l'orthographe. 

Bonaparte  manquait  de  cette  mémoire  qu'ont  les  enfants 
pour  apprendre  les  leçons  qu'on  leur  donne  et  qui,  disposées 
par  demandes  et  réponses,  doivent  être  récitées  littéralement; 
mais  il  retenait  bien  le  sens  de  tout  ce  qu'il  lisait  et  il  s'était 
habitué,  encore  enfant,  à  en  faire  des  extraits,  quoiqu'il  lût 
beaucoup,  et  particulièrement  des  livres  d'histoire.  Quand  il 
partit  pour  l'Ecole  militaire  de  Paris,  il  emporta  avec  lui  la 
valeur  de  cinq  à  six  mains  de  papier  remplies  d'extraits.  Son 
livre  de  prédilection  était  une  histoire  italienne  de  la  Corse,  où 
le  fameux  Paoli  était  exalté  comme  un  héros  patriote,  oii 
les  Français  étaient  très  maltraités  et  les  Anglais,  au  contraire, 
loués  comme  des  défenseurs.  Aussi  arriva-t-il  plusieurs  fois  à 
Bonaparte,  encore  enfant,  de  s'attirer  des  gourmades  de  la 
part  de  ses  camarades,  pour  avoir  mal  parlé  des  Français  et 
trop  bien  des  Anglais.  L'histoire  particulière  des  grands 
hommes  lui  était  assez  familière  :  je  l'ai  vu  pendant  quelque 
temps,  avec  Bourrienne  et  quelques  autres,  montés  sur  des 
tables,  jouer  des  scènes  extraites  des  histoires  qu'ils  avaient 
lues.  Les  mathématiques  furent  la  science  oîj  il  réussit  le  mieux  : 
on  ne  peut  nier  qu'il  n'eût  un*  jugement  au-dessus  de  son 
âge,  mais  la  disparate  sur  ce  point,  entre  lui  et  ses  camarades, 
était  bien  moins  grande  qu'on  n'a  voulu  le  dire.  Du  reste,  ce 
qui  peut  avoir  induit  en  erreur  ses  condisciples  quands  ils  se 
sont  rappelé  ses  premières  années,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  fait 
attention  qu'étant  entré  à  l'âge  de  onze  ans  à  l'Ecole  militaire, — 
tandis  que  communément  on  y  entrait  entre  neuf  et  dix  ans, — 
il  s'est  presque  toujours  trouvé  dans  les  différentes  classes  de 
deux  ans  plus  âgé  que  les  autres,  ce  qui,  à  cet  âge,  faisait  une 
différence  énorme  pour  tout  ce  qui  a  besoin  de  jugement'. 

Bonaparte  enfant  avait  le  teint  très  jaune  ;  ses  camarades 
l'attribuaient  à  une  raison  qu'il  doit  leur  avoir  donnée  lui-même. 


J.  Bonaparte  entra  à  Briennc  le  i5  mai  1779,  et  allait  avoir  dix  ans,  mais  il 
avait  deux  ans  do  plus  que  de  Castres,  de  là  sans  doute  l'erreur. 


SOUVENIRS    DE    HIIIENNE  Q 

J'ignore  de  qui  je  la  tiens,  mais  j'en  sais  l'anecdote  depuis 
Brienne.  On  prétend  qu'étant  à  la  mamelle  au  moment  de  la 
guerre  de  Corse,  sa  nourrice  fut  obligée  de  se  sauver  avec  lui 
dans  les  montagnes  et  que,  comme  elle  n'avait  pas  de  lait  ou 
qu'elle  n'en  avait  pas  assez,  elle  avait  emmené  pour  y  suppléer 
une  chèvre  qui  vint  à  mourir,  et  qu'alors  elle  allaita  quelque 
temps  l'enfant  avec  de  l'huile  ;  reste  à  savoir  si  l'huile  produit 
cet  effets  On  a  dit  aussi  que  Bonaparte,  dans  son  enfance, 
dédaignait  les  jeux  de  ses  jeunes  camarades  et  ne  s'occupait 
que  de  lecture.  Cette  circonstance  n'est  vraie  que  du  moment 
OTJ  il  arriva  à  l'École  militaire  de  Paris,  car  à  Brienne  il  jouait 
beaucoup  aux  Barres  et  à  un  autre  jeu  de  courses  appelé  le 
Voleur,  que  je  n'ai  vu  jouer  nulle  autre  part,  et  enfin  à  un 
troisième  nommé  La  Chasse,  dans  lequel  des  chasseurs,  suivis 
d'enfants  faisant  les  chiens,  forçaient  à  la  course  le  meilleur 
coureur,  représentant  le  cerf. 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ait  cessé  de  faire  l'enfant  à  l'Ecole 
militaire  de  Paris  :  il  avait  alors  quinze  ans  et  quelques  mois^ 
D'ailleurs  peu  communicatif,  peu  aimable,  d'une  figure  peu 
prévenante,  toujours  mal  peigné  et  d'une  assez  mauvaise  tour- 
nure, ses  camarades  étaient  plus  enclins  à  se  moquer  de 
lui  qu'à  l'associer  à  leurs  jeux.  D'ailleurs,  ces  jeux  étaient  plus 
particulièrement  des  jeux  d'adresse  :  la  paume  de  toutes  les 
espèces,  la  corde,  le  cercle,  le  volant;  or  Bonaparte  était 
excessivement  maladroit.  On  sait  qu'il  fut  impossible  de  lui 
apprendre  à  dessiner  un  œil  ou  à  tracer  un  front  de  fortifica- 
tion. Jamais  il  n'a  su  jeter  une  pierre  ;  enfin,  quoique  les  jeunes 
gens  fussent  tenus  à  se  peigner  eux-mêmes,  — c'est-à-dire  à  faire 
leur  queue  et  deux  boucles  au-dessus  de  l'oreille,  —  on  fut 
obligé,  tant  qu'il  resta  à  l'Ecole  militaire,  de  faire  une  excep- 
tion en  sa  faveur  et  de  le  faire  coiffer  par  un  perruquier.  Il  y  a 
donc  lieu  de  croire  que  son  amour-propre  contribua  autant  à 
l'éloignerdes  jeux  des  autres  élèves  que  sa  propre  inclination. 

Tout  ce  que  je  viens  de  dire  prouve  assez  combien  est 
fausse  la  prétendue  prémaluration  que  le  faussaire,  auteur  de 


1.  Est-il  besoin  de  dire  que  Napoléon  tenait  de  sa  mère  Letizia  son  teint  presque 
olivâtre. 

2.  Exactement  quinze  ans  et  deux  mois. 


lO  LA    REVUE    DE    PARIS 

sa  vie  privée,  lui  prête.  Les  aventures  qu'il  suppose  et  ses 
escapades  à  Brienne  et  à  Paris  non  seulement  sont  controu- 
vées,  mais  le  régime  intérieur  des  deux  maisons  les  rendait 
impossibles  \.  A  Brienne,  un  élève  ne  pouvait  sortir  de  la 
maison  sans  être  accompagné  d'un  des  moines.  On  ne  le 
confiait,  en  dehors  de  la  maison,  qu'à  ses  parents  quand  ils 
venaient  le  voir  et,  sous  aucun  prétexte,  il  ne  pouvait  dé- 
coucher. A  Paris,  c'était  encore  pire  :  on  ne  voyait  ses  parents 
qu'à  la  salle  de  visite,  en  présence  d'un  officier.  Toutes  les 
lettres  étaient  ouvertes  par  un  officier  et  lues  avant  que  d'être 
remises  ;  il  en  était  de  même  de  celles  que  les  jeunes  gens 
écrivaient,  en  sorte  que,  pour  en  sortir,  il  aurait  fallu  esca- 
lader des  murs  de  dix  pieds  de  haut  ou  forcer  trois  ou  quatre 
factionnaires;  un  élève  ne  pouvait  découcher  sans  la  permis- 
sion du  ministre.  Enfin,  la  rigu.eur  sur  cet  article  était  telle, 
que  le  jeune  marquis  de  Seran,  depuis  aide  de  camp  du  duc 
d'Enghien,  s'étant  cassé  la  cuisse,  et  le  chirurgien-major  Gart, 
de  l'Ecole  militaire,  la  lui  ayant  si  mal  remise  qu'on  fut  obligé 
de  la  lui  casser  une  seconde  fois,- il  fallut  une  permission  du 
ministre  pour  que  la  marquise  de  Seran  pût  emmener  son 
fils  chez  elle  et  l'y  faire  traiter. 

Quoi  que  ce  soit  un  enfantillage,  je  me  suis  toujours  rap- 
pelé une  anecdote  qui  servira  à  prouver  la  supériorité 'avec 
laquelle  Bonaparte  nous  traitait  à  Brienne.  Nous  étions 
environ  cent  élèves  ;  ils  étaient  partagés  en  quatre  pelotons, 
ayant  chacun  trois  élèves  pour  les  commander,  un  treizième 
commandait  le  tout.  J'étais  un  de  ces  treize  et  Bonaparte 
aussi  ;  Bourrienne  était  notre  commandant  en  chef.  Nous 
avions  une  petite  bibliothèque  dans  un  appartement  parti- 
culier ;  elle  appartenait  aux  élèves.  Le  bibliothécaire  éfait 
nommé  par  les  treize  chefs  ;  il  avait  le  soin  d'inscrire  le  nom 
de  ceux  qui  prenaient  des  livres,  de  constater  l'état  du  volume 
quand  il  le  prêtait  et  de  faire  payer  les  dégâts,  quand  il  y  en 
avait.  L'amende  était  fixée  :  tant  pour  un  angle  écorné,  tant 
pour  un  feuillet  arraché,  tant  pour  une  tache,  tant  pour  un 
ouvrage  perdu  ou  dépareillé;  ses  arrêts  étaient  sans  appel  :  il 

1.  De  Castres  fait,  sans  doute,  allusion  aux  livres  d'un  inconnu  qui  se  faisait 
appeler  le  baron  de  B.  ou  lé  comte  de  Ch.  d'Og.  (Mémoires  sur  la  vie  de  Bonaparte 
cl  l'Ecolier  de  Brienne.) 


SOUVENIRS    DE    BIVIENNE  II 

fallait  payer,  sinon  on  perdait  son  droit  à  avoir  des  livres. 
Les  chefs,  outre  cela,  passaient  des  inspections  tous  les  malins. 
Les  enfants  avaient  huit  ou  dix  sous  par  semaine  pour  leur 
menu  plaisir.  Tous  les  défauts  de  toilette  avaient  une  amende 
de  six  deniers  pour  la  bibliothèque  :  six  deniers  pour  chaque 
bouton  qui  manquait,  pour  un  trou  aux  vêtements,  pour  des 
mains  ou  un  visage  sales,  des  cheveux  mal  peignés,  des 
ongles  trop  longs. 

Le  bibliothécaire  avait  la  garde  de  tous  ces  fonds,  dans  une 
caisse  dont  le  principal  avait  une  clef  et  lui  une  autre,  et  il 
en  disposait  pour  l'augmentation  et  l'entretien  de  la  biblio- 
thèque. Mais  ce  qui  surtout  faisait  convoiter  cette  place, 
c'était  le  privilège  de  pouvoir  être  dans  la  bibliothèque  à 
toutes  les  heures  de  la  récréation,  et  d'avoir  ainsi,  en  quelque 
sorte,  un  appartement  à  soi  ;  enfin  c'était  une  charge,  il  y 
avait  maniement  de  deniers,  une  responsabilité,  et  par  consé- 
quent, de  la  considération.  N'est-ce  pas  plus  en  grand  ce  qui 
excite  l'ambition  de  tous  les  hommes? 

Le  bibliothécaire  étant  venu  à  partir,  je  fus  sollicité  par  un 
de  mes  amis  de  lui  faire  avoir  cette  place.  Il  cabalait  en  sa 
faveur;  j'écrivis  à  quelques  chefs  pour  obtenir  leurs  voix 
pour  mon  ami.  Ils  me  trahirent  et  firent  porter  mes  billets  à 
Bonaparte,  qui  cabalait  aussi  de  son  côté  pour  un  autre. 
Cependant  le  conseil  s'assembla.  Suivant  les  lois,  la  nomina- 
tion devait  se  faire  au  scrutin.  Bonaparte  prend  la  parole  et 
dit  qu'il  croit  de  son  devoir  de  dénoncer  au  Conseil  une 
intrigue,  qui  avait  pour  but  de  faire  nommer  bibliothécaire 
un  individu  incapable,  sous  tous  les  rapports,  de  remplir  celte 
charge  importante.  Le  hasard  le  lui  avait  fait  découvrir  :  il 
avait  trouvé  les  morceaux  d'un  papier  déchiré  ;  la  curiosité 
l'avait  porté  à  les  réunir  et  il  avait  été  fort  surpris  de  trouver 
l'invitation  à  un  camarade  de  donner  sa  voix  à  cet  individu 
plutôt  que  d'agir  selon  sa  conscience.  Il  dit  qu'il  ne  connaissait 
pas  l'écriture  du  billet;  que  le  morceau  contenant  la  signa- 
ture ne  s'était  pas  trouvé  avec  les  autres;  qu'il  aimait  croire 
qu'il  n'était  d'aucun  des  membres  du  Conseil,  mais  qu'il 
était  évident  qu'il  y  avait  cabale  et  que,  pour  la  déjouer,  il 
proposait  de  nommer  par  acclamation  quelqu'un  qu'il  dé- 
signa. Bonaparte  me  fixait  pendant  sa  harangue  :  elle  me  décon- 


12  LA    REVUE    DE    PARIS 

cerla  à  ce  point  que  je  n'osai  dire  un  seul  mot.  Tous  ceux 
que  j'avais  gagnés,  voyant  ma  confusion  et  les  sourires  sur 
les  lèvres  des  autres,  se  rangèrent  de  leur  bord,  et  le  protégé 
de  Bonaparte  fut  nommé  par  acclamation.  Cet  individu  était 
Chassepot  de  Ghapelaine  qui  depuis,  je  crois,  a  été  nommé 
préfet  ou  sous-préfet  dans  le  Midi. 

.  On  a  dit  que  le  véritable  nom  de  baptême  de  Bonaparte 
était  Nicolas,  mais  qu'il  l'avait  changé  en  celui  de  Napoléon, 
comme  plus  dislingué  et  plus  rare.  Je  ne  puis  nier  précisé- 
ment le  fait,  mais  j'ai  conservé  l'impression  que  son  nom  de 
baptême  était  inconnu  dans  le  calendrier  français  et  avait 
quelque  chose  d'extraordinaire.  Voici  d'oii  elle  m'est  venue. 
Ma  mère  était  venue  me  voir  à  Brienne  ;  on  prononça  devant 
elle  ce  nom:  «Eh!  qu^est-ce  que  ce  saint  .^  s'écria-t-elle.  C'est 
sans  doute,  dit  le  principal  du  collège  qui  l'accompagnait, 
quelque  saint  d'Italie  »  :  il  est  donc  évident  que  ce  nom  ne 
pouvait  être  Nicolas. 

Le  chevalier  de  Reynaud,  qui  avait,  en  1788,  succédé  h 
M.  de  Keralio  dans  la  place  d'inspecteur  des  Écoles  militaires, 
me  choisit  dans  son  inspection  de  1784  pour  entrer  à  l'Ecole 
militaire  de  Paris,  avec  quatre  autres  élèves  :  Bonaparte; 
Montarby,  actuellement  colonel  du  régiment  de  la  Marti- 
nique (1820);  Comminges,  depuis  receveur  de  l'octroi  à  Reims; 
Laugier,  qui  a  été  tué  en  duel  au  corps  de  Condé.  Nous  par- 
tîmes de  Brienne,  en  deux  voitures,  le  17  octobre  1784  et 
nous  prîmes  le  coche  d'eau  à  Nogent.  Bonaparte  débarqua  la 
première  fois  à  Paris,  au  port  Saint-Paul,  le  21^  et  le  22  nous 
fûmes  menés  par  les  deux  moines  qui  nous  accompagnaient 
à  l'Ecole  militaire*. 

L'un  des  deux  moines  était  le  sous-principal  Berlon  et  le 
second  le  fameux Patrault,  qui,  depuis,  a  joué  un  sigrandrôle 
dans  les  spoliations  de  l'Italie.  Il  était  alors  prêtre  minime  et 
notre  professeur  de  mathématiques.  Grand,  mince,  sec, 
presque  décharné,  le  dos  très  voûté,  décelant,  par  une  toux 
sèche  et  fréquente,  une  poitrine  fatiguée,  il  semblait  ne  pas 
devoir  vivre  encore  quelques  années.  On  l'a  vu  depuis  marié, 


I,  I.es  dates  des  i-  et  2i  octobre  178'!   ont  souvent  élc  contestées.  Le  récit  de 
de  Casitcs,  par  sa  précision,  les  confirme  et  les  fixe  déGiiitivement. 


SOUVENIRS    DE    BlUENNE  l3 

père  de  plusieurs  enfants,  riche  et  bien  portant.  J'ai  eu 
depuis,  sur  la  dissolution  de  ses  mœurs  quand  il  était  notre 
professeur,  des  détails  dont  j'aurai  peut-être,  dans  la  suite, 
occasion  de  parler. 

La  première  personne  que  nous  vîmes  à  rÉcole  militaire 
fut  le  directeur  des  études,  M.  de  Valfort.  Il  n'est  aucun  des 
élèves  qui  l'ont  connu  qui  n'ait  conservé  pour  lui  la  plus 
profonde  considération.  Singulier  dans  ses  mœurs  et  ses 
habitudes,  austère  par  tempérament,  sévère  mais  bon,  probe 
et  doué  de  l'âme  la  plus  honnête,  il  n'avait  contre  lui  que  de 
n'avoir  pas  autant  de  connaissances  qu'il  en  aurait  fallu  pour 
remplir  sa  place  avec  distinction.  Mais  il  sut,  tant  qu'il 
l'occupa,  maintenir  la  plus  exacte  discipline  parmi  les  jeunes 
gens  et,  ce  qui  était  bien  plus  difficile,  parmi  les  professeurs, 
qui,  en  leur  qualité  de  gens  de  lettres  et  accoutumés  aux 
idées  libérales,  sont  volontiers  enclins  à  l'insubordination. 

Il  est  assez  remarquable  que,  des  six  officiers  qui  étaient  à 
la  tête  de  cette  École,  le  directeur  des  études,  un  aide-major 
faisant  le  service  de  major,  quatre  sous-aides-majors,  il  n'y 
avait  qu'un  de  ces  derniers  qui  fût  en  état  d'écrire  quatre 
lignes  sans  faire  une  faute  d'orthographe.  Ce  que  je  dis,  au 
reste,  est  peut-être  rigoureux  pour  monsieur  de  Valfort,  mais 
il  est  très  exact  pour  les  autres. 

Comme  je  n'aurai  plus  occasion  d'y  revenir,  je  vais  dire 
ce  que  je  sais  sur  cet  homme  singulier.  Il  était  passé  en 
Amérique,  je  crois  comme  Mentor,  avec  M.  de  La  Fayette. 
A  son  retour  en  France,  il  avait  été  placé  à  l'Ecole  militaire. 
Il  fut  réformé  avec  elle;  la  pension,  je  crois  de  quatre  mille 
francs,  qu'on  lui  avait  accordée,  n'ayant  été  que  mal,  ou 
peut-être  pas  payée  pendant  la  Révolution,  il  avait  été  réduit 
à  demander  une  place  à  l'Hôtel  comme  officier  invalide.  Il  y 
était  encore  en  1802  quand  je  revins  en  France.  Il  mangeait, 
de  temps  en  temps,  dans  quelques  maisons  du  faubourg 
Saint-Germain  et,  ce  jour-là,  on  préparait  pour  lui  une 
soupe  du  double  plus  forte  qu'à  l'ordinaire. 

Bonaparte,  étant  Premier  Consul,  apprit  la  position  où  se 
trouvait  l'ancien  directeur  de  ses  études,  et  il  lui  envoya  le 
maréchal  Davout,  qui  sortait  aussi  de  l'Ecole  mihtaire,  pour 
lui  demander  ce  qu'il  désirait  qui  fût  fait  pour  lui.   Le  ma- 


l4  LA    REVUE    DE    PARIS 

réchal'  le  trouva  dans  une  mauvaise  chambre,  au  quatrième 
étage,  ayant  pour  tout  meuble  un  mauvais  grabat,  une  mau- 
vaise table  et  quelques  chaises  dépareillées.  11  avait  cependant 
un  domestique,  qui  venait  le  matin  lui  cirer  ses  boUes  ou  ses 
souhers,  et  ranger  ou  nettoyer  les  objets  que  son  maître  lui 
permettait  de  toucher,  car  il  avait  de  très  grandes  singulari- 
tés. Le  reste  du  jour,  son  domestique,  beaucoup  mieux  habillé 
que  lui.  Taisait  le  Monsieur  en  ville,  où  il  avait  un  logement. 
Lorsque  le  maréchal  Davout  lui  eut  fait  la  commission  du 
Premier  Consul,  comme  il  le  pressait  de  répondre,  M.  deA  al- 
fort  le  prit  par  le  bras:  «  Mon  ami,  lui  dit-il,  en  lui  montrant 
le  soleil  qui  dardait  en  plein  par  la  fenêtre  sans  rideaux,  vous 
voyez  bien  ce  soleil,  personne  ne  me  le  donne  et  ne  peut  me 
l'ôter  ». 

Le  maréchal  lui  lit  remarquer  que  cette  singularité  cynique 
avait  pu  faire  fortune  à  Athènes,  oiitout  le  monde  la  connais- 
sait, mais  qu'à  Paris,  où  elle  restait  inconnue,  elle  ne  menait 
à  rien,  pas  même  de  se  taire  moquer  de  soi.  Il  lui  représenta 
ensuite  qu'il  n'était  pas  de  la  dignité  du  chef  du  gouverne- 
ment français,  de  souffrir  que  son  ancien  instituteur  restât 
dans  une  pareille  situation.  Les  larmes  vinrent  aux  yeux  du 
bon  vieillard  qui  s'écria  :  «  Eh  bien?  je  ferai  tout  ce  que 
voudra  le  Premier  Consul  ». 

Il  fut  donc  convenu  qu'il  resterait  à  l'hôtel,  mais  qu'on  lui 
donnerait  un  appartement  plus  convenable,  moins  haut  et 
mieux  meublé;  qu'on  lui  apporterait  à  manger  chez  lui,  et 
qu'outre  cela  il  aurait  une  pension.  «  Je  n'en  veux  point, 
s'écria-l-il  encore,  je  ne  veux  pas  être  obligé  d'aller  faire  le 
pied  de  grue  dans  les  bureaux  pour  me  faire  payer.  —  On 
vous  l'apportera  tous  les  mois  chez  vous,  »  lui  dit  le  maré- 
chal. A  cette  condition  il  souscrivit  h  tout.  Il  mourut  aux 
Invalides,  quelques  années  après. 

Mon  projet,  en  arrivant  à  l'Ecole  militaire,  celui  de  ma 
famille,  était  que  j'entrasse  dans  l'artillerie  ;  mais  M.  de  Val- 
fort  prétendit  que  de  cinq  élèves  d'une  école  comme  celle  de 
Brienne,  qui  était  réputée  une  des  plus  fortes  pour  les  mathé- 

I.  De  Castres  fait  ici  une  légère  erreur.  Davout,  dotit  il  avait  été  l'aide  de  camp, 
ne  fut  nommé  maréchal  que  lors  de  la  création  de  l'Empire,  le  18  mai  i8o'i.  Sous 
le  Consulat,  il  était  commandant  en  chef  de  la  garde  consulaire. 


SOUVENIRS    DE    BRIENNE  l5 

matiques,  il  lui  en  fallait  au  moins  deux  pour  la  classe  du 
génie  et  il  nous  y  colloqua,  Laugier  et  moi.  La  famille  de 
Laugier  s'opposa  à  cette  vocation  forcée  et  on  le  remit  dans 
la  classe  d'artillerie.  J'écrivis  à  ma  mère  pour  qu'elle  voulût 
bien  demander  la  même  chose.  La  vue  des  cinq  volumes  qu'il 
fallait  présenter  pour  être  admis  k  l'examen  du  génie  m'ef- 
frayait, tandis  qu'il  n'en  fallait  qu'un  pour  être  reçu  élève,  et 
deux  pour  être  reçu  officier  d'artillerie  ^  Je  visais  à  sortir  de 
l'École  militaire  le  plus  tôt  possible.  Je  m'étais  bien  gardé  de 
donner  ces  raisons  à  ma  mère,  aussi  écrivit-elle  à  l'Ecole 
militaire  pour  que  je  passasse  dans  la  classe  d'artillerie.  M.  de 
Valfort  fit  écrire  à  ma  mère  par  le  professeur  de  mathémati- 
ques de  la  classe  du  génie  et  elle  consentit  enfin,  à  mon  regret. 
J'ai  su,  depuis,  bien  bon  gré  à  M.  de  Valfort  d'avoir  ainsi  en 
quelque  sorte  forcé  une  inclination  qui  n'était,  en  fait,  fondée 
que  sur  la  crainte  du  travail.  Si  je  n'avais  pas  servi  dans  le 
génie,  je  n'aurais  pu  me  tirer  du  régiment  autrichien  dans 
lequel  je  fus  obligé  de  servir  pendant  l'émigration  ;  je  n'aurais 
pu  me  placer  en  France,  à  ma  rentrée,  dans  le  corps  des 
ingénieurs  géographes  ;  enfin,  je  n'aurais  pas  eu  pour  amis 
et  pour  protecteurs  des  officiers  du  corps  du  génie,  à  la 
recommandation  desquels  je  peux  dire  que  je  dois  à  peu  près 
tout  ce  qui  m'est  arrivé  de  bien  depuis  que  je  suis  revenu 
dans  ma  patrie. 

Une  cause  à  peu  près  semblable  a  influé  sur  la  destinée  de 
Bonaparte:  il  s'était  annoncé,  en  arrivant  à  l'Ecole  militaire, 
comme  voulant  eutrer  dans  la  marine,  «  Depuis  plusieurs 
années,  lui  dit  M.  de  Valfort,  le  concours  est  fermé  parce  que 
le  corps  de  la  marine  est  encombré  ;  mais  comme  le  cours  est 
à  peu  près  le  même  que  celui  de  la  marine  et  se  fait  dans  la 
même  classe,  par  les  mêmes  professeurs,  si  vous  ne  pouvez 
obtenir  de  lettre  d'examen  pour  la  marine,  vous  en  serez 
quitte  pour  entrer  dans  l'artillerie  ». 

Le  cas  arriva  effectivement,  et  Bonaparte  fut  reçu  officier 
d'artillerie  en  septembre  1785-.   S'il  y  avait  eu  un  examen 


1 .  Ces  cinq  volumes  comprenaient  le  Cours  de  mathématiques  à  l'usage  du  corps 
royal  de  l'artillerie. 

2.  Le  i^r  septembre  1785. 


l6  LA    REVUE    DE    PARIS 

pour  la  marine,  il  y  serait  entré  à  cette  époque   et  jamais   i[ 
n'aurait  été  Napoléon. 

L'année  suivante  (1785),  je  demandai  des  lettres  d'examen 
et  j'aurais  présenté  les  quatre  premiers  volumes  du  Bossut. 
Mais  je  ne  pus  les  obtenir,  parce  que  je  n'avais  pas  quinze  ans  ; 
au  fait  j'aurais  fait  un  mauvais  examen,  je  n'étais  pas  assez 
fort.  En  1786  je  fus  examiné:  je  présentai  les  cinq  volumes 
et  je  fus  classé  le  quatorzième  parmi  les  refusés.  En  1787  il 
n'y  eut  pas  d'examen;  à  celui  de  1788  je  fus  le  troisième 
refusé  :  comme  on  avait  reçu  dix  élèves  j'avais  gagné  une 
place:  en  1789  et  1790  il  n'y  eut  pas  d'examen,  mais  en  1791 
il  y  en  eut  un  pour  remplacer  les  olFiciers  émigrés,  et  je  fus 
reçu  le  cinquième  sur  la  liste  qui  se  montait  à  vingt  indi- 
vidus ;  mais  j'empiète  ici  sur  les  événements. 

A  notre  arrivée  à  l'École  militaire,  nos  nouveaux  camarades 
se  hâtèrent  de  nous  raconter  l'événement  du  jeune  homme 
qui,  l'été  précédent,  avait  voulu  s'enlever  dans  le  ballon  de 
Blanchard'.  L'anecdote  est  connue,  mais  comme  on  l'a  prêtée 
k  Bonaparte,  je  n'en  parle  ici  que  pour  dire  que  le  héros  de 
l'aventure  fut  un  nommé  Dupont,  espèce  d'écervelé,  qui  fut 
placé  immédiatement  après  dans  le  régiment  de  Touraine,  oiî 
il  a  fait  bien  des  sottises.  On  m'a  dit  que,  depuis  la  Révolu- 
tion, il  était  devenu  commissaire  des  guerres  et  qu'il  a  été 
aussi  posé  et  aussi  froid  que  dans  sa  jeunesse  il  avait  été 
inquiet  et  turbulent. 

L'École  militaire  de  Paris  était  un  établissement  magni- 
fique :  on  sait  qu'elle  fut  bâtie  des  fonds  des  frères  Paris 
Duvernois,  et  que  Louis  XV  l'avait  originairement  dotée  des 
revenus  de  la  Loterie  et  de  l'impôt  sur  les  cartes  à  jouer. 
Elle  avait  d'abord  été  conçue  sur  un  plan  plus  vaste,  et  devait 
comprendre  une  École  d'application  du  génie,  de  l'artillerie 
et  de  la  marine. 

Alors  une  grande  partie  du  Ghamp-de-Mars  aurait  été 
entourée  de  bâtiments  et  on  aurait  creusé  un  bassin  capable 
de  recevoir  un  bâtiment  de  guerre,  pour  apprendre  la  manœu- 
vre aux  élèves.    Il  n'y   a  pas  de  doute  que   la    dotation  de 


1.  On  disait  que  Bonaparte,  l'épée  à  la  main,  avait  voulu  escalader  la  nacelle  du 
ballon. 


SOUVENIRS    DE    BRIENNE 


17 

l'Ecole  militaire  lui  eût  permis  d'exécuter  ce  projet  gigan- 
tesque car,  en  1776,  quand  elle  fut  réformée  par  M.  de  Saint- 
Germain,  on  trouva  dans  ses  coffres  dix  millions  d'épargne, 
malgré  les  travaux  considérables  qu'elle  avait  fait  exécuter  et 
les  biens  qu'elle  avait  achetés. 

Lorsqu'en  1778  elle  fut  rétablie  sur  un  pied  bien  plus 
modeste,  il  lui  fut  alloué  quatorze  cent  mille  francs  de  reve- 
nus, provenant  des  biens  qu'elle  avait  achetés  avant  sa  pre- 
mière suppression.  Sur  ces  fonds,  elle  devait  payer  la  pen- 
sion de  six  cents  jeunes  gens,  répandus  dans  les  douze  écoles 
mjlitaires  qu'on  avait  créées  en  la  supprimant,  et  qui  furent 
conservées  quand  on  la  rétablit,  ce  qui,  à  six  cents  francs  par 
tête,  faisait  une  somme  de  trois  cent  soixante  mille  francs. 
Elle  payait  encore  une  pension  de  deux  cents  francs  à  chacun 
des  jeunes  gens  qui  étaient  sortis  de  l'établissement  et  ser- 
vaient dans  les  corps  de  l'armée,  jusqu'au  moment  oii  ils 
étaient  capitaines  :  cet  objet  se  montait  à  quatre  cent  mille 
francs.  Il  restait  donc  en  caisse,  pour  le  seul  établissement  de 
Paris,  plus  de  six  cent  mille  francs  par  an.  Aussi  les  appoin- 
tements du  gouverneur,  de  l'inspecteur,  du  directeur  des 
études,  de  cinq  officiers  majors,  de  cinq  à  six  aumôniers,  de 
trois  écuyers,  de  trente  professeurs;  l'entretien  de  cent  cin- 
quante domestiques,  de  trente  à  quarante  palefreniers,  de 
quatre-vingts  chevaux  de  manège,  de  quinze  à  vingt  de  voi- 
tures; le  supplément  de  solde  dune  compagnie  de  sous-offi- 
ciers invalides  et  de  tous  les  ouvriers  et  hommes  de  peine 
n'en  absorbaient-ils  qu'une  partie.  Tous  les  ans,  l'Ecole  fai- 
sait bâtir,  terrasser  les  terrains  environnants,  cherchait  enfin 
à  consommer  les  revenus,  pour  que  l'envie  de  s'emparer  de 
ses  épargnes  ne  portât  pas  une  seconde  fois  le  ministre  à  la 
supprimer. 

En  1788,  on  crut  un  instant  à  une  guerre  avec  l'Autriche, 
pour  la  navigation  d'Anvers  sur  l'Escaut,  et  déjà  les  régi- 
ments qui  devaient  marcher  étaient  désignés.  L'Ecole  mili- 
taire fit  mettre  quatre  cent  mille  francs  de  côté  pour  distri- 
buer à  ceux  de  ses  anciens  élèves  qui  seraient  dans  le  cas  de 
marcher,  comme  gratification  d'entrée  en  campagne,  pour 
faire  leur  équipage,  et  il  avait  été  décidé  que  pareille  somme 
serait  employée  tous  les  ans,  pendant  la  guerre,  pour  indem- 

i«f  Janvier  igoS.  a 


LA    REVUE    DE    PARIS 


niser  ceux  qui  les  auraient  perdus  par  les  événements  de  la 
campagne. 

On  a  dit  que  l'éducation  de  l'Ecole  militaire  était  trop 
grande,  trop  splendide  pour  des  jeunes  gens  sans  fortune, 
qui  avaient  été  accoutumés  a  une  vie  plus  simple  et  qui 
devaient  ensuite,  dans  le  corps,  et  surtout  en  campagne,  sup- 
porter de  grandes  privations.  L'expérience  m'a  prouvé  le 
contraire.  J'ai  vu  partout  les  jeunes  gens,  de  l'Ecole  militaire 
supporter  aussi  bien,  j'oserai  même  dire  mieux  que  les  autres, 
les  fatigues  et  la  misère  de  l'émigration,  tandis  que  leurs 
camarades  restés  en  France  se  comportaient  de  même  dans 
les  armées  françaises,  et  je  suis  resté  persuadé  qu'une  nour- 
riture saine,  abondante  et  succulente,  fortifie  les  organes  des 
jeunes  gens  et  leur  donne  une  force  qui  leur  fait  supporter 
ensuite,  avec  moins  de  danger,  les  plus  fortes  privations. 

Les  véritables  vices  de  l'Ecole  étaient  d'abord  une  corrup- 
tion de  mœurs,  presque  inévitable  dans  les  établissements  oiî 
le  commerce  avec  le  sexe  est  interdit,  et  qui  nuisait  beaucoup 
plus  à  la  santé  des  jeunes  gens  que  s'ils  avaient  eu  plus  de 
liberté.  En  second  lieu,  le  défaut  d'émulation  :  l'élève  qui  ne 
voulait  rien  faire  en  avait  toute  la  liberté  ou  ne  travaillait 
réellement  que  dans  la  classe  du  génie  et  de  l'artillerie,  parce 
qu'on  ne  pouvait  en  sortir  pour  être  placé  qu'en  répondant 
convenablement  aux  examens  annuels  qui  avaient  lieu  pour 
l'admission  dans  ces  corps.  Les  jeunes  gens  destinés  à  l'infan- 
terie et  à  la  cavalerie,  sûrs  que,  quand  ils  seraient  âgés  de 
dix-sept  k  dix-huit  ans,  ils  seraient  placés  à  leur  tour,  que 
leur  plus  ou  moins  d'application  n'y  changerait  rien,  se  né- 
gligeaient presque  tous,  tandis  qu'ils  avaient  bien  travaillé 
dans  les  écoles  de  province  où  ils  avaient  pour  perspective 
leur  admission  à  celle  de  Paris,  ce  qui  était  un  objet  de  grande 
émulation. 

Il  est  vrai  que  tous  les  ans  on  distribuait  trois  croix  de 
Saint-Lazare,  mais  on  les  obtenait  sans  concours  public.  L'ex- 
périence que  l'on  avait,  que  les  jeunes  gens  dont  les  parents 
menaient  le  plus  souvent  aux  assemblées  du  jeudi  du  gouver- 
neur les  obtenaient  de  préférence,  la  certitude  où  l'on  était 
que  les  professeurs  étaient  moins  consultés  sur  le  choix  que 
les  officiers,    presque    tous    ignorants,    qui   ne  jugeaient  du 


SOUVENIRS    DE    BRIENM:  10 

mérite  des  jeunes  gens  que  par  leur  aptitude  à  faire  ou  a 
commander  l'exercice  et  par  la  sévérité  avec  laquelle  ils 
punissaient  leurs  camarades  lorsqu'ils  étaient  élevés  à  l'em- 
ploi de  sous-officiers,  toutes  ces  raisons,  dis-je,  tuaient  l'ému- 
lation qu'aurait  donnée  la  distribution  de  ces  trois  croix  si 
elle  s'était  faite  avec  justice.  Je  puis  certifier,  que  sur  neuf 
croix  que  j'ai  vu  donner  pendant  les  trois  ans  que  j'ai  été  à 
l'Ecole  militaire  de  Paris,  il  n'y  en  a  eu  que  trois  données 
avec  justice. 

La  compagnie  de  cadets  gentilshommes,  —  c'est  ainsi  qu'on 
appelait  les  élèves,  —  était  commandée  habituellement  par  un 
sergent-major  choisi  au  milieu  d'eux  ;  elle  était  partagée  en 
quatre  divisions,  commandées  par  un  sergent  ou  chef  de  divi- 
sion, et  chaque  division  en  trois  pelotons,  commandés  par  un 
chef  et  un  aide,  en  tout  vingt-neuf  sous-officiers.  Ces  places 
auraient  dû  être  pour  ceux  du  travail  desquels  on  aurait  été  le 
plus  satisfait,  mais  comme  c'était  le  conseil  d'état-major, 
composé  des  officiers,  qui  les  donnait,  et  que  le  témoignage 
des  professeurs  n'y  servait  de  rien,  elles  n'étaient  accordées 
qu'à  ceux  qui  faisaient  le  mieux  l'exercice,  qui  avaient  un 
meilleur  ton  de  commandement  et,  surtout,  à  ceux  qui  punis- 
saient le  plus  sévèrement,  à  tort  et  à  travers,  les  fautes  les 
plus  légères  de  leurs  camarades. 

Il  y  a  tels  individus  que  j'ai  méprisés,  et  que  je  mépriserai 
toute  ma  vie,  pour  n'avoir  pas  craint  de  s'avancer  et  même 
d'obtenir  la  croix  par  de  telles  voies,  et  d'avoir  poussé  les 
choses  au  point  de  faire  chasser  de  l'Ecole  des  jeunes  gens 
souvent  très  recommandables,  et  qu'on  a  vus  plus  tard  avoir, 
dans  les  corps  oii  ils  étaient  enfin  parvenus  à  se  placer,  une 
considération  bien  supérieure  à  celle  des  auteurs  de  leur 
perte.  J'ai  vu  le  conseil  des  officiers  renvoyer  et  perdre  des 
jeunes  gens  pour  des  fautes  qu'on  ne  peut  appeler  que  de 
véritables  polissonneries.  C'était  réellement  inconcevable. 

On  a  demandé  avec  ironie  quels  étaient  les  grands  hommes 
qu'a  produits  l'Ecole  militaire  qui  justifiassent  les  frais  de 
l'éducation  qu'ils  avaient  reçue  aux  dépens  de  l'Etat.  La  ma- 
nière d'y  répondre  péremptoirement  est,  ce  me  semble,  de 
demander  quel  rôle  auraient  joué  ces  jeunes  gens,  si  le  gou- 
vernement ne  s'était  pas  chargé  de  leur  éducation.   Relégués 


20  LA    REVUE    DE    PARIS 

dans  le  fond  de  leur  village,  où  ils  auraient  appris  à  lire  et  à 
écrire  du  maître  d'école  de  l'endroit,  ils  n'auraient  été  propres 
qu'à  servir  dans  les  emplois  subalternes,  tandis  qu'on  les  a 
vu  rivaliser  de  talent,  de  mérite  et  d'instruction  avec  tous 
ceux  auxquels  des  parents  plus  fortunés  avaient  fait  donner  la 
plus  brillante  éducation. 

Les  professeurs  de  l'Ecole  militaire  étaient,  en  général,  des 
gens  du  plus  grand  mérite  :  MM.  Lepaule  d'Agelet,  Legendre, 
Lacroix,  Labbé,  Beaujée,  Domairon  étaient  du  nombre.  Si 
l'instruction  de  leurs  élèves  n'a  pas  été  poussée  aussi  loin 
qu'elle  pouvait  l'être,  j'en  ai  dit  la  raison  :  le  défaut  d'ému- 
lation. Celte  raison  était  donc  indépendante  de  leur  mérite  et 
de  leur  volonté.  Par  une  bizarrerie  fort  extraordinaire,  le 
professeur  de  la  classe  du  génie,  qui  aurait  dû  être  un  homme 
du  premier  mérite,  était  au  contraire  un  ignorant  qui  n'au- 
rait pas  été  reçu  s'il  se  fût  présenté  à  l'examen  avec  ses  élèves, 
et  cependant  il  est  sorti  de  chez  lui  des  sujets  très  forts.  C'est 
qu'il  y  avait,  parmi  les  jeunes  gens,  une  tradition  plus  ancienne 
que  lui,  que  l'on  se  transmettait  les  uns  aux  autres,  et  que 
d'ailleurs  l'élève  qui  est  assuré  que  le  maître  lui  lèvera  la 
difficulté  qu'il  rencontre  s'occupe  peu  de  la  résoudre,  tandis 
que  celui  qui  est  privé  de  ce  secours  est  obligé  de  travailler 
de  lui-même  et  de  se  former  davantage. 

Mais,  de  tous,  le  plus  extraordinaire  en  son  genre  était, 
sans  contredit,  le  professeur  d'histoire  Léguillc.  Doué  de  la 
mémoire  la  plus  heureuse,  de  l'élocution  la  plus  facile,  il 
racontait  l'histoire  à  ses  élèves  avec  une  gruce,  une  facilité, 
je  dirai  même  un  charme,  qui  captivait  souvent  pendant  une 
heure  et  demie  l'attention  la  plus  soutenue  de  ses  jeunes 
élèves.  Quelquefois,  sans  doute  lorsqu'il  n'avait  jDas  eu  le 
temps  de  préparer  la  leçon  ordinaire,  il  comparait  les  circons- 
tances d'alors  avec  celles  qui  avaient  eu  lieu  à  différentes 
époques  de  notre  histoire.  Il  nous  indiquait  les  causes  géné- 
rales de  la  prospérité,  de  l'accroissement,  de  la  décadence  des 
gouvernements  et  des  empires.  D'autres  fois  il  nous  donnait 
des  règles  de  conduite  dans  le  monde,  dans  les  circonstances 
dilliciles  de  la  vie,  et,  toujours,  il  nous  intéressait  vivement. 
Nous  touchions  à  cette  époque  au  commencement  de  la  Révo- 
lution :  les  deux  assemblées  des  notables  avaient  fait  décider 


SOUVEMRS    DE    BRIENNE  21 

les  Etats  Généraux.  Nous  nous  sommes  plusieurs  fois  étonnés 
par  la  suite,  lorsque  nous  nous  sommes  rencontrés  ensemble, 
d'autres  de  ses  élèves  et  moi,  de  la  sagacité  avec  laquelle  il 
avait  prévu  les  premiers  événements  de  la  Révolution. 

Je  me  suis  souvent  rappelé  l'impression  qu'avait  faite  alors 
sur  moi  une  réflexion  qu'il  avait  eu  l'occasion  de  nous  faire 
plusieurs  fois.  C'est  que,  dans  les  désordres  civils,  il  était  ordi- 
nairement avantageux  pour  le  particulier  qui  visait  la  fortune 
de  s'attacher  à  quelques-uns  des  principaux  chefs  qui  pre- 
naient parti  contre  le  roi,  parce  qu'il  arrivait  de  deux  choses 
l'une  :  ou  que  ce  chef  avait  le  dessus,  et  alors  il  faisait  sa  paix 
avec  la  Cour  en  stipulant  de  grands  avantages  pour  lui  et 
pour  tous  ceux  qui  s'étaient  attachés  à  son  sort,  ou  bien  il 
était  battu  et,  pour  achever  de  le  détruire,  la  Cour  ne  man- 
quait pas  de  faire  les  conditions  les  plus  avantageuses  à  ses 
principaux  partisans  pour  les  détacher  de  lui. 

Notre  histoire,  surtout  à  l'époque  des  guerres  de  religion, 
de  celle  de  la  Ligue  et  de  la  Fronde,  est  pleine  de  ces 
exemples.  Je  m'étais,  en  conséquence,  bien  promis,  s'il  sur- 
venait quelque  trouble  de  mon  temps,  de  m'arranger  en 
conséquence.  Cependant,  quand  l'occasion  se  présenta,  je  ne 
me  suis  plus  souvenu  de  cette  résolution,  et  il  est  probable 
même  que  je  ne  m'en  souviendrai  jamais,  parce  que  je  suis 
bien  persuadé  qu'une  pareille  conduite  peut  mener  à  la  for- 
tune, mais  rarement  à  la  considération. 

Malheureux  le  militaire  qui,  étant  sans  fortune,  est  obligé 
de  calculer  avec  son  estomac  pour  se  décider  sur  le  parti  qu'il 
doit  prendre  dans  les  dissensions  civiles  et  qui  se  trouve  forcé 
de  combattre  contre  son  opinion  et  ses  principes  *. 


H.-A.-L.    DE    CASTRES 


I.  Le  manuscrit  s'arrête  brusquement  ici.  Sera-t-il  possible  de  retrouver  un 
jour  la  suite  des  Souvenirs  d'H.-A.-L.  de  Castres?  Qui  sait  si  les  quais  de  Paris  ne 
réservent  pas  celte  surprise  ? 

F.  p. 


LE  PASSÉ  VIVANT 


VII 


Le  comte  Ceschini,  à  son  arrivée  à  Paris,  en  1875,  était  un 
jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  de  haute  taille,  les  épaules 
larges,  le  visage  régulier,  la  barbe  noire  et  de  beaux  yeux.  II 
parlait  le  français  avec  aisance  et  pureté.  Lorsqu'il  s'animait, 
il  mêlait  parfois  à  son  langage  quelques  mots  italiens  qui  lui 
servaient  à  exprimer  sa  pensée  avec  plus  d'exactitude  et  de 
couleur.  En  même  temps  que  les  syllabes  sonores  de  son 
pays  lui  revenaient  aux  lèvres,  ses  gestes,  d'ordinaire  mesurés, 
devenaient  plus  fréquents  et  plus  vifs.  Son  visage  aussi  perdait 
de  sa  froideur  voulue,  et  sous  ce  gentilhomme  correct  et 
réservé  apparaissait  le  mime  qui  se  cache  en  tout  méridional, 
mais  dont  cessait  vite  la  verve  brusquement  réprimée. 

Cette  transformation  passagère,  qui  n'était  que  l'effet  d'une 
âme  ardente  et  passionnée,  n'avait  d'ailleurs  jamais  rien  de 
ridicule.  Personne  n'eût  songé  à  sourire  des  fougues  soudaines 
du  comte  Ceschini.  Qui  donc  est  disposé  à  se  moquer  de 
quelqu'un  dont  la  visible  force  corporelle  se  joint  à  une 
adresse  notoire  aux  armes  et  qui,  de  plus,  se  recommande  au 
sérieux  par  un  grand  nom  et  par  une  grande  fortune  ?  Aussi 
le  comte  Ceschini  fut-il  bien  accueilli  par  la  meilleure  société 
de  Paris. 

I.  Voir  la  Revue  du  ij  décembre  190^. 


LE    PASSÉ    VIVANT  23 

Quoiqu'il  possédât  à  Rome  un  fort  beau  palais,  le  comte 
Ceschini  n'était  pas  Romain.  Sa  famille  était  originaire  de 
Viterbe.  C'est  aux  environs  de  celte  petite  ville  farouche  et 
sombre  qu'il  était  né,  à  la  villa  Ceschini,  célèbre  par  ses  jar- 
dins, ses  eaux,  ses  buis  et  ses  magnifiques  rouvres.  Orphelin, 
riche  et  libre  de  ses  actions,  il  était  venu  à  Paris.  —  comme 
il  le  disait  alors  avec  franchise  en  montrant  ses  dénis  blan- 
ches entre  ses  lèvres  rouges,  —  pour  s'y  amuser.  Aussi 
s'amusait-il  de  son  mieux.  Il  était  d'ailleurs  intelligent  et 
lettré,  aimant  les  arts  et  particulièrement  le  théàlre.  Ce  fut 
donc  par  une  comédienne  que  commencèrent  les  amours 
françaises  du  comte  Ceschini.  La  jolie  mademoiselle  Alaret 
accueillit  l'hommage  du  jeune  étranger.  Le  comte  Ceschini 
fut  heureux. 

Chez  mademoiselle  Alaret,  le  comte  Ceschini  rencontra  le 
comte  de  Franois.  Les  deux  hommes  se  lièrent  et  M.  de 
Franois  fut  la  cause  involontaire  de  l'événement  qui  boule- 
versa la  vie  du  comte  Ceschini.  En  effet,  à  un  dîner  chez 
M.  de  Franois,  le  comte  Ceschini  fut  présenté  k  la  marquise 
de  Raumont. 

Madame  de  Raumont  était,  à  cette  époque,  dans  tout  l'éclat 
de  sa  beauté.  Blonde,  altière  et  souriante,  elle  répondit  d'un 
signe  de  têle  au  salut  du  comte  Ceschini.  Il  lui  offrit  le  bras 
pour  la  conduire  a  table.  Ils  se  trouvèrent  assis  l'un  à  côté  de 
l'autre. 

Huit  jours  après,  le  nom  de  la  marquise  de  Raumont  et  du 
comte  Ceschini  était  sur  toutes  les  bouches.  Un  soir,  madame 
de  Raumont  n'était  pas  rentrée  au  domicile  conjugal.  Par 
une  lettre,  elle  avertissait  son  mari  qu'elle  aimait  le  comte 
Ceschini  et  que,  ce  soir  même,  elle  se  donnait  à  lui.  Madame 
de  Raumont  ne  réclamait  que  sa  liberté.  Elle  laissait  son 
argent  aux  mains  de  M.  de  Raumont,  et  se  contentait  d'une 
modeste  renie  annuelle.  M.  de  Raumont  devait  renoncer  à 
toute  action  judiciaire.  Elle  ne  voulait  pas  que  leur  nom 
traînât  devant  les  tribunaux.  N'élait-elle  pas  Raumont  comme 
lui?  En  cessant  d'être  époux,  ne  demeuraient-ils  pas  les  cou- 
sins qu'ils  étaient  avant  leur  mariage,  et  ne  valait-il  pas  mieux 
régler  en  famille  celle  péripétie  intime.'^ 

M.  de  Raumont,   dans  le  premier  moment  de   sa  fureur. 


2^  LA    REVUE    DE    PARIS 

songea  aux  gendarmes,  puis  il  sentit  les  inconvénients  de  ce 
procédé.  C'était  un  homme  assez  indiflerent  et  qui  aimait  ses 
aises.  A  défaut  de  la  femme,  la  fortune  lui  demeurait.  Il  était 
disposé,  en  somme,  à  accepter  les  faits  accomplis;  mais  que 
dirait  le  monde  ?  Le  comte  Ceschini  se  prêta  volontiers  à  la  solu- 
tion désirée.  Avant  que  l'événement  fût  encore  public,  ils  s'ali- 
gnèrent sur  le  pré,  aux  environs  de  Paris.  Le  duel  fut  correct. 
Les  deux  adversaires  se  battirent  courageusement  et  raison- 
nablement, comme  des  gens  qui  accomplissent  une  action 
nécessaire.  Ils  furent  tous  deux  convenablement  blessés.  Les 
témoins,  dont  l'un  était,  pour  le  comte  Ceschini,  le  comte  de 
Franois,  rédigèrent  le  procès-verbal  de  la  double  blessure 
qui  semblait  autoriser  les  combattants  à  garder  en  compen- 
sation ce  dont  chacun  des  deux  entendait  bien  ne  se  pas 
dessaisir, — l'un  la  belle  marquise,  l'autre  de  quoi  se  consoler 
de  sa  perte. 

A  peine  rétabli,  le  comte  Ceschini  offrit  à  madame  de  Rau- 
mont  de  fuir  le  bruit  que  ces  événements  avaient  fait  autour 
d'eux.  11  voulait  l'emmener,  non  pas  à  Rome,  où  leur  situa- 
tion eût  été  difficile,  mais  dans  sa  villa,  près  de  Viterbe,  où 
ils  vivraient  solitaires  et  tranquilles  en  leur  amour,  au  mur- 
mure des  cascades  et  des  jets  d'eau,  dans  l'odeur  des  buis  et 
des  roses,  dans  le  silence  de  la  vieille  demeure  familiale. 
Madame  de  Raumont  refusa.  Elle  délestait  les  voyages  et 
tenait  à  ses  habitudes.  N'était-ce  pas  pour  conserver  son  nom 
de  jeune  fdle  qu'elle  avait  épousé  son  cousin? Ce  fut  le  même 
sentiment  qui,  plus  tard,  quand  la  loi  sur  le  divorce  fut  votée, 
l'empêcha  de  demander  le  sien  et  de  permettre  que  le  comte 
Ceschini  obtînt  à  Rome  l'annulation  du  mariage  religieux. 
Elle  déclara  donc  à  son  amant  qu'elle  ne  quitterait  pas  Paris 
et  que  le  changement  arrivé  dans  sa  vie  lui  suffisait.  Et  la 
singulière  personne  qui  venait  de  céder  à  un  mouvement  de 
passion  si  brusque  et  si  violent,  qui  avait  poussé  jusqu'au 
scandale  le  droit  d'une  femme  à  choisir  qui  elle  veut  aimer, 
n'aspirait  qu^à  s'établir  régulièrement  dans  l'irrégularité 
superbe  de  sa  nouvelle  position. 

Ceschini  consentit  au  désir  de  madame  de  Raumont.  A  part 
lui.  il  était  stupéfait  de  ce  calme  et  do  cette  simplicité  dans 
l'aventure.    Il  imaginait  que  cet  amour,   commencé  dans  la 


LE    PASSE    VIVANT 


25 


promptitude  d'un  coup  de  foudre  et  dans  l'éclair  des  épées 
croisées,  aurait  dû  se  continuer  dans  le  roman  et  le  mystère. 
Aussi  sa  surprise  fut-elle  extrême  quand  il  vit  madame  de 
Raumont  louer  un  petit  appartement,  boulevard  Malesherbes, 
en  face  du  parc  Monceau,  et  s'y  installer,  seule. 

Une  fois  chez  elle,  madame  de  Raumont  organisa  sa  nou- 
velle existence  avec  une  audace  et  une  assurance  admirables. 
Elle  ne  manqua  aucune  occasion  de  se  montrer  en  public 
avec  le  comte  Ceschini.  Elle  se  faisait  voir  avec  lui  au  Bois, 
aux  courses  et  au  théâtre,  indifférente  aux  regards  et  aux  sou- 
rires, et  comme  s'il  n'y  eût  rien  eu  en  sa  conduite  que  de 
naturel,  de  logique  et  de  parfaitement  raisonnable. 

Durant  les  premières  années  de  sa  liaison  avec  le  comte 
Ceschini,  madame  de  Raumont  vécut  assez  isolée.  Peu  à  peu 
quelques-uns  de  ses  amis  et  quelques-unes  de  ses  amies  qui 
s'étaient  éloignés  d'elle  vinrent  frapper  à  sa  porte.  Elle  les 
accueillit  comme  si  elle  les  avait  vus  la  veille.  Ils  revinrent 
plus  nombreux  et  devinrent  plus  assidus.  Elle  les  recevait 
volontiers  autour  d'une  tasse  de  thé.  Le  comte  Ceschini 
paraissait  a  ces  réunions  en  visiteur  respectueux  et  en  sigis- 
bée  empressé.  Ses  façons  étaient  irréprochables.  Il  parlait 
souvent  de  son  goût  pour  Paris  et  de  son  dessein  de  s'y 
fixer  définitivement. 

Il  avait  acheté  un  terrain  en  bordure  du  parc  Monceau  et 
y  faisait  construire.  L'hôtel  du  comte  Ceschini  reproduisait 
fidèlement  l'aspect  d'un  palais  de  Rome  ou  de  Florence.  Sur 
la  rue,  il  dressait  sa  façade  austère.  Par  derrière,  il  s'ouvrait 
sur  les  verdures  du  parc.  Le  comte  Ceschini  le  meubla  à 
l'italienne.  11  fit  venir  les  plus  beaux  meubles  et  les  plus 
beaux  tableaux  de  sa  villa  de  Yiterbe.  Le  vestibule  était  pavé 
d'une  superbe  mosaïque  antique  découverte  au  xvn^  siècle,  à 
Subiaco,  par  le  cardinal  Ceschini,  et  qui  représentait  les  sai- 
sons. Les  murs  du  grand  salon  étaient  ornés  de  tapisseries 
qui  avaient  pour  sujet  les  travaux  d'Hercule.  Sur  l'une  d'elles 
on  voyait  le  héros  soulager  Atlas  du  poids  du  monde,  et  en 
soutenir  de  son  épaule  la  boule  tissée  de  laine  et  de  fil  d'or. 
Il  y  avait  aussi,  à  côté  du  salon,  un  délicieux  boudoir  tout 
en  glaces,  peintes  de  fleurs. 

Ce  fut  dans  ce  boudoir  que  se  tint  d'ordinaire  madame  de 


26  LA    REVUE    DE    PARIS 

Raumont,  car,  lorsque  le  comte  Ceschini  habita  l'hôtel  enfin 
terminé,  elle  prit  l'habitude  d'y  venir  passer  l'après-midi. 
Comme  à  ses  amis  qui  la  demandaient  boulevard  Malesherbes 
on  répondait  qu'ils  trouveraient  sûrement  madame  la  mar- 
quise chez  M.  le  comte  Ceschini,  ils  se  décidèrent  vite  à  l'y 
rejoindre.  Quoi  de  plus  simple  que  madame  de  Raumont 
rendît  visite  à  un  adorateur  si  fervent  et  si  respectueux,  qui, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  donnait  l'exemple  de  la  passion 
la  plus  constante  et  la  plus  exclusive  ? 

Peu  à  peu  madame  de  Raumont  s'accoutuma  à  déjeuner 
chez  le  comte  Ceschini.  Bientôt  elle  y  dîna  également  chaque 
jour.  Le  comte  pria,  l'une  après  l'autre,  les  personnes  de  la 
société  de  madame  de  Uaumonl  à  goûter,  comme  elle  le  faisait 
elle-même,  de  sa  cuisine.  Le  cuisinier  du  comte  Ceschini 
était  remarquable.  Le  bruit  s'en  répandit,  et  bientôt  l'hôtel 
du  parc  Monceau  fut  considéré  comme  une  des  meilleures 
tables  de  Paris.  Le  petit  boudoir  de  glaces  devint  trop  étroit 
pour  tous  ceux  qui  désiraient  présenter  leurs  hommages  à 
madame  de  Raumont.  Elle  avait  l'art  de  recevoir.  M.  de 
Raumont,  son  mari,  disait,  en  plaisantant,  que  ce  qu'il 
regrettait  le  plus  était  de  ne  pouvoir  être  admis  au  moins 
comme  «  cousin  »  aux  dîners  que  présidait  sa  femme  chez  le 
comte  Ceschini. 

A  onze  heures,  tout  le  monde  se  retirait,  au  moment  où 
l'on  annonçait  la  voiture  de  madame  de  Raumont,  qui  chaque 
soir  la  ramenait  à  son  appartement  du  boulevard  Males- 
herbes. Chaque  soir  aussi,  sur  le  minuit,  le  comte  Ceschini 
s'y  introduisait  en  bonne  fortune,  tandis  que  le  concierge 
montait  derrière  lui  éteindre  le  gaz.  Et  cet  humble  strata- 
gème entretenait,  k  défaut  de  mieux,  chez  l'amoureux  roma- 
nesque qu'était  le  comte  Ceschini,  l'illusion  de  l'intrigue  et 
du  mystère. 

Une  conduite  si  réglée  et  si  décente  fit  de  la  liaison  de  la 
marquise  de  Raumont  et  du  comte  Ceschini  quelque  chose 
d'établi  et  d'accepté,  surtout  quand  le  temps  se  fut  chargé  de 
prouver  ce  qu'elle  avait  de  solide  et  de  respectable.  Elle  était 
admise,  consentie,  officielle.  On  reconnaissait  même  à  cette 
longue  fidélité  libre  un  caractère  de  dignité  que  n'ont  pas  les 
infidélités  légitimes  de  beaucoup  de  ménages.  Elle  leur  valut 


LE    PASSE    VIVANT  2J 

d'être  entourés  d'une  estime  très  particulière,  et  ce  iut  ainsi 
qu'ils  vécurent  durant  vingt-cinq  ans  :  la  barbe  noire  du 
comte  Cescliini  avait  grisonné  et  les  blonds  cheveux  de  la 
marquise  de  Raumont  avaient  presque  blanchi,  car  ils  étaient 
tous  deux  du  même  âge.  Elle  portait  le  sien  ouvertement, 
sans  chercher  à  se  rajeunir,  confiante  en  sa  beauté  dont  le 
pouvoir,  pendant  un  quart  de  siècle,  avait  fait  oublier  à  son 
amant  tout  ce  qui  n'était  pas  elle. 

En  ellet,  du  jour  oii  le  comte  Geschini  avait  rencontré  les 
yeux  de  madame  de  Raumont,  il  n'avait  plus  regardé  une 
femme.  De  ce  qu'il  avait  été  auparavant,  il  ne  restait  plus 
rien  en  lui.  Il  avait  même  désappris  la  langue  et  les  façons 
de  son  pays,  et  cependant  madame  de  Raumont  était  jalouse, 
au  fond  d'elle-même,  de  cette  Italie,  de  cette  rivale  mysté- 
rieuse dont  le  souvenir  survivait  en  la  pensée  de  son  amant. 
Trop  orgueilleuse  pour  rien  avouer  de  ce  sentiment,  elle 
avait  toujours  été  sourdement  hostile  à  tout  ce  qui  rattachait 
le  comte  à  la  terre  ennemie.  Il  l'avait  senti.  Aussi  évitait-il 
de  recevoir  à  Paris  aucun  de  ses  compatriotes.  Il  avait  relâché 
peu  à  peu  les  liens  de  famille  et  d'amitié  qui  eussent  pu  l'at- 
tirer là-bas.  Son  amour  lui  rendait  faciles  ces  ruptures  loin-' 
taines.  Mais  il  conservait  toujours  une  affection  silencieuse 
pour  sa  patrie.  Avec  l'âge,  même,  cette  amitié  cachée  s'était 
comme  réveillée  et  quelquefois,  en  traversant  son  salon  pour 
aller  rejoindre  madame  de  Raumont  dans  le  boudoir  aux 
glaces  peintes,  devant  la  grande  tapisserie  où  Hercule,  sur 
son  épaule,  soutenait  la  boule  de  laine  et  d'or  du  monde, 
il  revoyait  le  bassin  rond  de  sa  villa  de  Yiterbe  où  ce  même 
Hercule  en  bronze,  parmi  les  jets  d'eau,  levait  dans  le  ciel  le 
globe  de  métal. 

Aussi  avait-il  été  fort  surpris  et  touché  jusqu'aux  larmes 
quand  madame  de  Raumont  lui  avait  conseillé,  pour  le  bal 
qu'ils  voulaient  donner,  que  le  costume  italien  fût  exigé  de 
tous  ceux  qui  y  prendraient  part.  Chacun  serait  libre  de  le 
choisir  dans  l'époque  qui  lui  conviendrait  le  mieux,  mais 
pendant  toute  une  nuit  l'Italie  envahirait  l'hôtel  du  parc 
Monceau  avec  ses  modes  de  tous  les  temps,  et  madame  de  Rau- 
mont elle-même  se  conformerait  à  la  règle  imposée  par  sa 
fantaisie  inattendue. 


28 


LA     KEVLK     DE    PAHIS 


VIII 


Sur  leurs  socles  de  porphyre,  dans  le  vestibule  de  Ihôlel 
Geschini,  les  bustes  antiques,  de  leurs  yeux  de  marbre,  regar- 
daient les  arrivants.  Maurice  de  Jonceuse.  Lauvereau  et 
Jean  de  Franois  s'arrêtèrent  un  instant  au  pied  de  l'escalier. 

De  marche  en  marche,  un  cardinal  y  laissait  traîner  la 
queue  de  son  manteau  rouge  et  un  pécheur  napolitain  les 
mailles  de  son  fdet  tanné.  Derrière  eux,  montaient  une 
Golombine  et  un  Pantalon.  On  entendait  une  rumeur  sourde 
faite  de  voix  et  de  musique.  En  haut,  accoudés  à  la  rampe, 
des  hommes  et  des  femmes  se  penchaient,  habillés  d'étoffes 
éclatantes  ou  claires.  Une  fraise  tuyautée  au  cou,  le  petit 
bonnet  rayé  au  front,  la  cape  au  torse,  le  rire  élargissant  sa 
face  joviale  et  ironique,  ce  Scapin  n'était  autre  que  le 
peintre  Genvron,  qui  interpellait  Lauvereau  et  dont  les  paroles 
se  perdirent  dans  le  tumulte  de  la  porte  ouverte  à  deux  bat- 
tants par  deux  valets  de  pied  en  costumes  de  sbires.  Les 
noms  lancés  à  pleine  voix  dans  l'air  brûlant  et  lumineux  de 
la  salle  de  bal  volaient  droit  au  comte  Geschini,  debout  k  l'en- 
trée pour  recevoir  les  invités. 

Le  comte  Geschini  était  superbe.  La  lumière  sculptait  ses 
traits  solides.  De  son  épaule,  retenus  par  une  agrafe  de 
métal,  tombaient  les  plis  amples  de  la  toge  romaine,  blanche 
et  bordée  de  pourpre.  Sa  main  se  tendait  pour  l'accueil  au 
bout  d'un  bras  musculeux.  Les  lacets  des  sandales  se  croi- 
saient sur  ses  jambes  nues, 

Tandis  que  Maurice  de  Jonceuse  et  Lauvereau  le  saluaient, 
Jean  de  Franois  admirait,  de  loin,  madame  de  Raumont. 

Vêtue  de  longues  tuniques  superposées,  elle  ressemblait 
à  une  statue  vivante.  De  grandes  boucles  d'oreilles  ou- 
vragées caressaient  ses  joues.  Ses  cheveux  presque  blancs  se 
relevaient  sur  son  front  en  une  coilTure  compliquée  et  bizarre. 

—  Ils  sont  magnifiques,  —  disait  Jonceuse  à  Lauvereau 
pendant  que  Jean  de  Franois  causait  avec  le  comte  Geschini. 


LE    PASSE    VIVANT  20 

Sous  le  plafond  doré,  soutenu  par  des  colonnes  de  marbres 
divers,  contre  les  murs  tendus  des  tapisseries  herculéennes, 
une  foule  compacte  et  bigarrée  se  pressait  dans  une  confusion 
mouvante.  Béatrice  et  Laure  y  voisinaient  avec  Monna  Lisa 
et  Fiammetta.  Des  condottieri  en  armure  coudoyaient  des  bri- 
gands calabrais  au  chapeau  pointu  ;  des  pilTerari  des  Abruzzes 
s'écartaient  devant  des  pâtres  de  la  Romagne.  Un  doge  de 
Venise  montrait  son  bonnet  à  corne  pareil  à  une  conque  ma- 
rine. Des  cardinaux  plaisantaient  avec  des  moines.  Il  y 
avait  des  courtisanes  et  des  contadines,  des  dames  de  la 
cour  des  Médicis  et  [des  paysannes.  Un  Othello  à  face 
charbonnée  rajustait  son  turban  mauresque.  Deux  Julietles 
s'observaient  avec  jalousie.  Des  carabiniers  heurtaient  des 
arlequins.  Des  tableaux  célèbres  semblaient  avoir  envoyé  là 
leurs  personnages.  Les  uns  sortaient  des  Noces  de  Cana  de 
Veronèse,  les  autres  du  Printemps  de  Botticelli.  Dante  s'en- 
tretenait avec  un  garibaldien  à  chemise  rouge.  Un  homme 
en  habit  surbrodé,  avec  un  jabot  de  dentelle  d'or,  des  bagues 
k  tous  les  doigts  et,  sur  la  tête,  un  chapeau  empanaché,  arrêta 
Jean  de  Franois  ,  qui  venait  de  quitter  le  comte  Geschini 
et  rejoignait   Maurice  de   Jonceuse  et  Lauvereau. 

—  Comment!  vous  ne  me  reconnaissez  pas,  mon  cher 
Franois?...  car  c'est  bien  vous,  malgré  vos  moustaches 
coupées  ! 

M.  de  Maurebois,  par  allusion  aux  goûts  de  sa  femme, 
avait  adopté  le  costume  de  Cagliostro.  Sa  bonne  figure  suait 
sous  son  panache  de  magicien.  Il  avait  chaud, 

—  Ma  femme  est  là,  tenez,  en  tireuse  de  cartes. 

Et  il  entraîna  Jean  de  Franois  vers  madame  de  Maurebois. 
Très  fardée  en  son  accoutrement  aux  oripeaux  bizarres,  ornés 
de  sequins  et  de  cornes  en  corail,  elle  était  encore  charmante 
malgré  ses  quarante  ans  passés.  Assise  sur  une  banquette, 
auprès  d'un  jeune  homme  habillé  en  pâtre  et  qui  semblait 
timide  et  gêné  sous  sa  peau  de  mouton,  elle  accueillit  Jean 
avec  gaieté. 

—  Les  cartes  m'avaient  dit  que  je  vous  verrais  ce  soir... 
Comme  ce  costume  vous  rajeunit  1  Comme  vous  êtes  bien 
sans  vos  moustaches!  Ah!  Jean,  Jean!...  Mais  pourquoi  n'êtes- 
vous  pas  venu  dîner,  l'autre  jour.^*...  A  propos,  je  déménage  : 


3o  LA    REVUE    DE    PARIS 

rue  Darcet,  aux  BatignoUes,  un  petit  hôtel  délicieux.  Il  est 
hanté,  mon  cherl  C'était  mon  ambition  d'habiter  une  maison 
hantée,  et  justement,  celle-là,  on  y  entend  des  bruits,  toutes 
les  nuits...  Personne  ne  voulait  louer...  Une  merveille,  un 
bijou,  des  fenêtres  qui  s'ouvrent  toutes  seules,  des  portes  qui 
claquent...  Nous  nous  y  installerons  le  i5  avril.  Oh  î  voir  un 
fantôme  1 

Et  madame  de  Maurebois,  d'un  œil  attendri,  regardait 
alternativement  Jean  de  Franois  et  le  jeune  pâtre  assis  à  son 
côté  et  dont  les  yeux  ne  quittaient  pas  l'échancrure  de  son 
corsage. 

—  Mais  je  ne  vous  ai  pas  présentés.  Monsieur  Léon 
Gorambert...  le  vicomte  de  Franois. 

M.  Léon  Gorambert,  debout,  ramenait  avec  embarras  sa 
peau  de  mouton  sur  son  épaule.  11  avait  à  peine  vingt  ans, 
et  une  figure  douce.  11  balbutia  : 

—  Oh  I  je  connais  bien  monsieur...  Nous  allons  être  voi- 
sins de  campagne. 

Il  ajouta  : 

—  C'est  mon  père  qui  a  fait  bâtir  près  de  Valnancé...  Vous 
savez,  celte  affreuse  chose  moderne. 

Et  il  rougit  jusqu'aux  oreilles. 

—  . .  .Tandis  que  Valnancé ,  c'est  si  beau  ! ...  et  j'aime  tant  ces 
vieilles  demeures  d'autrefois  ! . . .  Papa  est  furieux  quand  je  lui 
dis  ça. 

Madame  de  Maurebois  considérait  son  pâtre  avec  délices, 
puis  elle  s'adressa  des  yeux  h  Jean  de  Franois  comme  pour 
obtenir  son  assentiment  à  cette  nouvelle  passion  qui  faisait 
battre  son  cœur  trop  tendre  sous  son  corsage  à  sequins  et  à 
coraux. 

Séparé  de  Maurice  de  Jonceuse,  dont  le  bonnet  de  pourpre 
s'éloignait  dans  un  remous  de  têtes,  Lauvereau  se  faisait 
place  avec  peine  au  milieu  des  groupes.  Çà  et  là,  il  recon- 
jaaissait  un  visage.  Pressé,  heurté,  il  cherchait  à  gagner  une 
porte.  Le  bal  était  dans  son  plein.  La  chaleur  était  étouffante. 
M.  Braux,  le  collectionneur,  lui  sourit,  sous  une  grosse  per- 
ruque poudrée.  Un  Polichinelle  l'appela  par  son  nom.  Lau- 
vereau s'effaça  contre  le  mur  devant  le  sculpteur  Bordolle  en 


LE    PASSÉ    VIVANT  3l 

Michel-Ange.  La  pointe  de  la  grande  barbe  géniale  lui  effleura 
la  joue.  Il  se  recula.  Derrière  lui,  une  draperie  céda.  Son 
talon  rencontra  la  marche  d'un  étroit  escalier  qui  conduisait 
à  une  loggia  en  face  de  celle  des  musiciens.  Une  fois  là-haut, 
il  s'accouda  à  la  balustrade. 

Tout  d'abord,  il  s'amusa  à  suivre  des  yeux  la  toge  blanche 
bordée  de  pourpre  du  comte  Ceschini.  Lauvereau  admirait 
ses  gestes  nobles  ;  mais  que  d'autres  n'avaient  point  cette 
allure  et  cette  aisance  I  Les  têtes  ne  semblaient  pas  appartenir 
aux  corps  et  les  corps  ne  convenaient  pas  aux  vêtements. 
Le  mouvement  seul  et  la  confusion  rendaient  le  spectacle 
supportable. 

ce  Qu'ils  s'arrêtent  un  instant,  tous  ces  gens,  —  pensait-il,  — 
et  on  aura  devant  eux  l'impression  sinistre  que  l'on  éprouve 
dans  un  cabinet  de  cire.  Ces  costumes  du  passé  ne  sont 
beaux  et  vivants  que  pendus  à  un  clou  ou  tenus  à  la  main. 
Seulement  alors  ils  évoquent  quelque  chose.  Sur  le  manne- 
quin même  ils  ont  encore  une  sorte  de  vie  mystérieuse, 
mais,  sur  le  dos  de  nos  contemporains,  ils  sont  piteux  et 
lamentables.  Ceschini  et  la  marquise,  eux,  pourtant,  sont  assez 
bien  en  leur  accoutrement  à  la  romaine...  Tiens,  voilà  le 
comte  qui  parle  à  Jean.  Il  est  étonnant,  celui-là,  par  exemple, 
en  son  habit  vénitien...  Mais  cette  dame,  là-bas,  en  ange  de 
Botticelli!  diable!...  A  première  vue,  tout  cela  fait  une  cer- 
taine illusion,  puis  cracl...  Si  j'allais  au  buffet  me  mettre 
un  peu  de  Champagne  dans  l'estomac  et  d'ivresse  dans 
l'œil?...  Ah!  je  ne  suis  pas  gai,  ces  temps-ci...  Jonceuse 
non  plus...  Au  fond,  il  est  très  embêté  d'avoir  quitté  Yera. 
Quant  à  Jean,  c'est  ce  soir  qu'il  doit  rencontrer  son  Amé- 
ricaine. . .  Pauvre  garçon I . . .  D'ailleurs,  c'est  une  idée  admirable 
de  ce  vieux  fou  de  Ceschini  d'avoir  organisé  une  entrevue  à 
un  bal  masqué.  Je  trouve  même  cela  une  invention  philo- 
sophique et  la  meilleure  critique  qu'on  puisse  faire  de  ce 
genre  d'union.  L'entrevue  en  travesti  est  une  trouvaille...  Du 
reste,  ne  se  marie-t-on  point  toujours  déguisé  l'un  à  l'autre? 
Est-ce  qu'on  se  connaît  quand  on  s'épouse?  Ceschini  est  dans 
le  vrai...  Ah!  il  a  sur  le  mariage  des  notions  singulières,  ce 
personnage  qui  fête  par  une  mascarade  ses  noces  d'argent 
illégitimes  et  qui  invite  cinq   cents  personnes  à  cette  céré- 


82  LA    REVUE    DE    PARIS 

monie  bizarre...  Au  fait,  ce  doit  être  la  Raumont  qui  aura 
voulu  se  montrer  en  public  à  côlé  de  l'homme  dont  elle 
célèbre,  ce  soir,  l'asservissement  définitif.  Voilà  qui  eût 
amusé  Balzac  !  Je  vois  ça  dans  un  de  ses  romans.  Il  y  a  tout 
de  même  quelques  jolies  femmes.  Cetle  grande-là...  Mais  je 
n'ai  pas  aperçu  la  petite  SalTry...  Ma  foi,  j'ai  soif!...  » 

Lourdement,  Lauvcreau  descendait  la  spirale  obscure  de 
l'escalier  quand  il  dérangea  quelqu'un  assis  sur  l'une  des  mar- 
ches et  qui  se  leva  péniblement. 

—  Comment,  Unterwald,  c'était  vous  le  condottiere?  je 
croyais  que  vous  ne  donniez  phis  que  dans  le  xviii^  siècle? 

M.  Unterwald  poussa  un  soupir. 

—  Ah  !  mon  cher,  quelle  idée  j'ai  eue  là  !  J'étouffe  dans 
celle  armure  :  je  n'en  puis  plus;  c'est  d'un  poids!...  Mais 
elle  est  authentique,  vous  savez. 

Et  M.  Unterwald  caressait  fièrement  le  corselet  d'acier 
bruni  qui  lui  meurtrissait  le  dos  et  les  épaules.  Il  soupira  de 
nouveau. 

—  Avcz-vous  vu,  Lauvereau,  mademoiselle  de  Saffry?  Elle 
est  délicieuse...  C'est  Ceschini  qui  lui  a  fait  venir  son  costume... 
Elle  a  l'air  d'un  personnage  de  Longhi.  Il  y  en  a  un  autre, 
un  homme.  Ah  !  s'ils  étaient  en  peinture,  ils  feraient  rude- 
ment bien,  tous  les  deu.x;,  dans  ma  collection...  Décidément, 
Lauvereau,  vous  avez  raison  :  le  xvin*^  c'est  la  seule  époque... 
Oh  I  celte  armure  ! . . . 

Et  M.  Unterwald  soupira  encore  une  fois  profondément. 

—  Allons  boire,  — dit  Lauvereau  en  prenant  le  bras  cuirassé 
du  condottiere;  —  cela  vous  donnera  des  forces. 

Au  buffet,  on  s'écarta  devant  ce  spectre  de  fer.  Lauvereau 
en  profila  pour  s'approcher.  Le  verre  qu'on  lui  tendit  était 
un  verre  de  Venise  irisé  dont  le  cristal,  semblait  pétiller  avec 
le  vin  versé...  Au  fond  de  la  salle,  au-dessus  des  pyramides 
de  fruits  et  des  édifices  de  pâtisseries,  un  tableau  de  l'école 
du  Titien  montrait  sur  un  lit  de  pourpre  un  corps  allongé 
de  Vénus  nue.  Lauvereau  buvait.  Sur  un  autre  lit,  il  ima- 
ginait un  autre  corps  qu'il  connaissait  bien.  La  nudité  peinte 
lui  en  évoquait  une  autre  moins  majestueuse.  Au  lieu  de 
la  face  placide  et  hautaine  de  la  déesse,  un  visage  ardent 
et  voluptueux  le  regardait  en  souriant...  Et,  en  reposant  son 


LE    PASSÉ    VIVANT  33 

verre,  sa  grosse  main  tremblait  de  désir  et  de  regret.  Brus- 
quement, il  s'éloigna.  Unterwald  continuait  à  avaler  force 
sandwiclies. 

«  Où  peut  être  Jean?...  Ah  1  c'est  vrai,  miss  Watson  !...  » 

Et    Lauvereau    rentra    dans   la    galerie    lumineuse,    toute 

vibrante  de  voix,  de  mouvements,  de  couleurs  cl  de  musiques. 

Jean  de  Francis  laissa  passer  devant  lui  le  comte  Ceschini. 
La  laine  souple  de  la  toge  blanche  lui  frôla  la  main.  Ils 
étaient  dans  le  boudoir  de  glaces  peintes  où  se  tenait  d'ordi- 
naire madame  de  Raumont.  La  porte  par  oii  il  communiquait 
avec  le  salon  avait  été  fermée,  on  y  arrivait  par  la  biblio- 
thèque . 

—  Je  vais  vous  présenter  k  une  charmante  jeune  fille,  une 
Américaine,  miss  Watson.  Elle  est  un  peu  fatiguée  et  a  voulu 
venir  se  reposer  ici.  Miss  Watson,  voici  le  vicomte  de  Fra- 
nois,  le  fils  d'un  de  mes  vieux  amis  ;  il  vous  tiendra  compa- 
gnie. Moi,  il  faut  que  je  retourne  là-bas. 

Du  geste,  il  montrait  la  porte  derrière  laquelle  on  enten- 
dait, assourdies,  la  musique  et  la  rumeur  du  bal. 

—  Je  reviendrai  tout  à  l'heure  pour  vous  mener  souper... 
A  bientôt  I 

La  stature  romaine  du  comte  s'éloignait  au  fond  de  la  biblio- 
thèque. Miss  Watson  et  Jean  de  Franois  s'observèrent,  un 
instant,  en  silence. 

Elle  portait  le  costume  que  l'on  voit  au  portrait  de  femme 
de  Piero  délia  Francesca  qui  est  à  Milan.  Elle  était  assise 
sur  un  grand  canapé  de  lampas,  les  genoux  joints,  le  buste 
droit,  un  peu  renversée  au  dossier;  sa  gorge  apparaissait  sous 
les  lacis  de  perles  du  corsage.  Les  bras  levés,  elle  arrangeait  à 
sa  nuque  une  mèche  défaite  de  sa  coiffure  compliquée  et  gra- 
cieuse. La  tête  inclinée  légèrement  vers  l'épaule,  elle  consi- 
dérait Jean  de  Franois  debout  devant  elle. 

—  Alors,  vous  êtes  le  monsieur  qui  veut  m'épouser  et  qui 
a  un  très  beau  château  ? 

A  l'impertinence  du  ton,  du  regard  et  de  l'attitude,  Jean 
de  Franois  devint  blême  comme  le  masque  de  carton  qu'il 
tenait  à  la  main  et  qui  craqua  entre  ses  doigts  avec  un  bruit 
sec.  Il  fit  un  pas  en  arrière. 

i*""  Janvier  igoS  3 


34  LA.    REVUE    DE    PARIS 

—  Je  ne  suis  pas  à  vendre,  mademoiselle,  et  mon  château 
n'est  pas  k  marier. 

Un  éclat  de  rire  frais,  malicieux  et  jeune,  passa  à  travers 
la  colère  stupéfaite  du  jeune  homme.  Miss  Watson  riait.  Le 
rire  donnait  à  son  visage  quelque  chose  de  gai,  de  tendre  et 
d'enfantin.  Puis,  subitement,  elle  redevint  sérieuse,  ne  con- 
servant de  son  rire  qu'un  sourire  des  yeux  et  de  la  bouche. 
Et  Jean  de  Franois,  interdit,  écoutait  ce  que  lui  disait  miss 
Watson,  avec  son  singulier  accent  étranger.  Sa  voix,  tour  à 
tour  brusque  et  douce,  se  mêlait  au  bruit  de  la  musique  qu'on 
entendait  derrière  la  porte  fermée. 

—  Ohl  monsieur  de  Franois,  il  ne  faut  pas  vous  fâcher. 
Oui,  j'ai  eu  tort  avec  vous...  Vous  me  plaisez  beaucoup  et  votre 
réponse  à  moi  était  très  bonne  :  le  château  qui  n'est  pas  à 
marier!...  Vous  ne  m'en  voulez  pas,  cher  monsieur  de  Fra- 
nois? Non?...  Et  puis  vous  avez  un  très  joli  costume.  J'aime 
tant  la  vieille  Venise!... 

—  Mais,  mademoiselle,  mademoiselle... 
Miss  Watson  reprit  : 

—  Cette  Venise,  c'est  une  chère  petite  ville...  J'y  ai  sé- 
journé tout  un  automne,  cher  monsieur  de  Franois...  Il  y  a 
deux  ans  que  je  suis  en  Europe...  Gomment  trouvez-vous  mon 
français?...  Oui,  n'est-ce  pas  que  c'est  une  chère  petite  ville? 
On  n'y  rencontre  plus  des  masques,  comme  autrefois,  mais 
ce  sont  les  palais  qui  paraissent  déguisés.  Il  y  en  a  de  toutes 
les  couleurs,  des  jaunes,  des  roses,  des  gris,  des  rouges,  des 
verts.  Ils  ont  des  parures  en  dentelles  de  marbre  et  leurs 
pieds  trempent  dans  l'eau.  Quand  on  passe  devant  eux  en  gon- 
dole, ils  ont  l'air  de  danser...  Tenez,  asseyez-vous  près  de 
moi,  j'ai  à  vous  parler. 

Elle  se  recula  sur  le  canapé  pour  faire  place  h  Jean  de 
Franois. 

—  Vous  êtes  mécontent.  Il  ne  faut  pas...  Parlons  encore 
de  Venise...  Il  y  a  un  comte  vénitien  qui  voulait  m'épouser. 
Il  était  très  pauvre.  Il  habitait  une  petite  chambre,  mais  ses 
aïeux  avaient  été  doges.  Avec  mon  argent,  il  aurait  racheté  un 
très  beau  palazzo  où  il  y  a  des  fresques  de  Tiepolo  et  qui 
porte  le  même  nom  que  lui.  Vous  savez,  on  a  beaucoup  voulu 
m'épouser  et  beaucoup  voulu  me  marier.  J'ai  vu  de  très  drôles 


LE    PASSÉ    VIVANT  35 

de  gens,  cher  monsieur  de  Francis.  Ils  me  faisaient  la  cour  et 
demandaient  ma  main,  mais  ils  ne  s'occupaient  guère  de  ma 
figure.  Ils  ne  pensaient  qu'à  mon  argent,  cher  monsieur  de  Fra- 
ncis, car  j'ai  beaucoup  d'argent. 

Sa  respiration  soulevait  sur  sa  poitrine  les  lacis  de  perles 
à  travers  lesquels  apparaissait  sa  gorge  fraîche  et  jeune. 

Elle  continua  : 

—  Ils  pensaient  à  mes  dollars.  Alors,  je  leur  disais  des 
choses  méchantes,  très  méchantes,  qui  auraient  dû  les  rendre 
furieux.  Eh  bien,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  s'est  fâché.  Ils  sou- 
riaient et  faisaient  semblant  de  ne  pas  comprendre.  Ils  étaient 
très  doux,  très  dociles,  à  cause  de  l'argent.  Ils  ne  répondaient 
pas,  et  c'étaient  de  très  méchantes  choses  que  je  leur  disais  à 
eux...  Tandis  que  vous,  parce  que  je  me  suis  un  peu  moquée, 
vous  avez  cassé  votre  masque  et  vous  êtes  devenu  tout  blanc... 
C'est  pour  cela  que  vous  me  plaisez  beaucoup,  et  je  veux  tout 
vous  dire,  à  vous.  Mais  asseyez-vous  là  d'abord,  et  puis  vous 
saurez!,..  C'est  très  joli,  ce  bal  du  vieux  comte,  et  je  ne 
croyais  pas  m'y  amuser  beaucoup... 

Le  rire  mit  un  éclair  de  malice  en  ses  yeux  et  reparut  sur 
son  visage,  dont  Jean  de  Franois,  sur  le  canapé,  admirait 
maintenant  le  profd  net,  pur  et  hardi. 

—  Il  me  semble  que  je  vous  connais  très  bien,  cher  mon- 
sieur de  Fr&nois.  On  vous  a  dit,  n'est-ce  pas  :  «  Il  faut 
épouser  miss  Watson.  »  Alors  vous  avez  dit  :  ((  Voyons  tou- 
jours miss  Watson.  »  Et  le  comte  vous  a  présenté  à  moi. 
Il  désirait  beaucoup  être  agréable  à  votre  père,  mais  je  sais 
bien  que  vous,  vous  ne  teniez  pas  à  m'épouser.  Je  vois  dans 
vos  yeux  que  non.  C'est  pourquoi  je  suis  très  contente  de 
causer  avec  vous,  maintenant  que  c'est  fini. 

Elle  s'installa  commodément  sur  le  canapé. 

—  Mon  père,  à  moi  aussi,  veut  que  je  me  marie.  Oh!  c'est 
un  très  bon  papa  I  II  a  gagné  beaucoup,  beaucoup  de  dollars, 
pour  ma  sœur  Bessie  et  pour  moi.  Ma  sœur,  elle,  elle  est 
mariée  avec  un  homme  qui  fait  beaucoup  d'argent.  Moi,  je 
suis  venue  en  Europe  avec  ma  tante  Mary...  Elle  est  en  bas 
dans  la  voiture,  la  pauvre  aunt  Mary.  Elle  n'a  jamais  voulu 
se  déguiser...  Alors,  depuis  deux  ans,  je  vais  où  je  veux.  J'ai 
été  en  Italie,  en  Allemagne,  aussi  en  Angleterre.  Papa  espère 


36  LA    REVUE    DE    PARIS 

que  je  lui  rapporterai  un  mari,  puisque  ceux  de  là-bas  ne  me 
plaisent  pas.  J'ai  promis  de  chercher.  Je  me  laisse  présenter 
toutes  sortes  de  prétendants.  Je  lui  en  écris  les  noms.  Je  lui 
en  fais  les  portraits...  et  il  attend  toujours  mon  petit  fiancé. 
Elle  haussa  les  épaules.  Sa  bouche  rouge  se  fronça  en  une 
moue  souriante. 

—  Vous  pensez  bien,  cher  monsieur  de  Franois,  que  je 
m'en  retournerai  toute  seule  avec  aiint  Mary...  Seulement, 
j'aurai  fait  ce  que  désirait  mon  père  et  il  faudra  qu'il  m'obéisse. 
à  son  tour,  quand  je  lui  dirai  en  descendant  du  paquebot  : 
a  Cher  papa,  j'aime  John  Ilarper,  et  je  veux  être  sa  femme.  » 
Il  sera  d'abord  très  en  colère,  puis  il  consentira,  et  John  Har- 
persera  mon  mari,  le  cher  garçon I...  Mais  vous  ne  pouvez  pas 
comprendre,  parce  que  vous  ne  connaissez  pas  John  Harper! 

Le  visage  de  miss  A\  atson  prit  une  singulière  expression 
de  tendresse  et  de  rêverie, 

—  Oh  !  il  est  très  laid,  John  I  II  est  petit.  Il  est  employé 
dans  les  affaires  de  mon  père.  Il  travaille  beaucoup,  beau- 
coup... Il  est  toute  la  journée  devant  un  bureau.  Il  porte  tou- 
jours un  veston  gris  et  une  cravate  noire.  Toute  la  semaine, 
il  est  là,  et,  le  dimanche,  il  fume  un  cigare  et  lit  Shakespeare. 
Je  l'aime  et  je  crois  qu'il  m'aime.  Oh  I  il  ne  m'en  a  rien  dit. 
Il  est  très  pauvre,  mais  il  cherche  quelque  chose,  et,  s'il  le 
trouve,  il  deviendra  riche.  Il  faut  qu'il  trouve,  et  il  m'a  écrit 
qu'il  a  presque  trouvé.  Il  doit  être  très  triste  parce  que  je  ne 
suis  pas  là,  mais  il  cherche  mieux.  Moi,  cela  m'est  bien  égal 
qu'il  n'ait  rien!  mais  papal,,.  Sans  cela,  je  lui  aurais  dit 
tout  de  suite  :  «  Je  vous  aime, John  Harper,  »  Oh  I  comme  il 
aurait  rougi!  parce  qu'il  est  très  timide,..  Il  a  un  ongle  écrasé 
à  un  doigt  de  la  main  gauche,  mais  c'est  avec  lui  que  je  veux 
vivre  parce  que  je  crois  qu'il  sera  heureux  d'avoir  une  femme 
à  lui,.. 

Et  miss  Watson  rougit  de  tout  son  visage,  jusqu'à  la 
racine  de  ses  cheveux  blonds.  Elle  s'était  levée  du  canapé, 

—  Et  maintenant,  cher  monsieur  de  Franois,  voulez-vous 
me  conduire  jusqu'à  ma  voiture?  11  est  tard  et  la  pauvre  aunt 
Mary  doit  être  fatiguée...  Mais  que  va  dire  le  bon  comte 
Ceschini?...  Oh!  il  a  à  Rome  un  très  beau  vieux  palais... 
J'aime  beaucoup  aussi  cette   ville-là,   mais  pas    tant   que  la 


LE    PASSÉ    VIVANT  3'J 

chère  Venise,  avec  ses  maisons  qui  dansent...  A  Rome  aussi 
elles  sont  costumées,  les  maisons,  mais  elles  sont  habillées 
d'étoffes  communes;  elles  n'ont  pas  l'air  de  princesses,  elles 
ressemblent  à  des  moines  et  à  des  mendiants... 

Et  le  rire  clair  de  miss  Watson- retentit  dans  la  biblio- 
thèque, qu'elle  traversait  appuyée  familièrement  et  amicale- 
ment au  bras  de  Jean  de  Francis. 

Comme  Lauvereau  rentrait  dans  la  salle  de  bal,  le  Polichi- 
nelle qui,  tout  à  l'heure,  l'avait,  dans  la  foule,  appelé  par 
son  nom  l'aborda  avec  une  gambade  et  une  grimace.  C'était 
M.  de  Gercy,  déformé  par  la  double  bosse  de  son  person- 
nage. 

—  Mon  cher,  avez-vous  vu  Braux.^...  Est-il  assez  ridicule 
avec  sa  perruque  poudrée  1 . . . 

Et  M.  de  Gercy  exposait  à  Lauvereau  ses  griefs  ordinaires 
contre  son  rival;  il  aurait  continué  toute  la  nuit  si  Maurice 
de  Jonceuse  n'eût  interrompu  les  confidences  de  l'amateur 
en  tirant  brusquement  Lauvereau  par  la  manche. 

—  Dis  donc,  Charles,  est-ce  que  tu  connais  mademoiselle 
de  Saffry  ? 

Lauvereau  fit  signe  que  oui. 

—  Eh  bien,  présente-moi... 

Et,  comme  Lauvereau  semblait  étonné  de  cette  demande 
soudaine,  Maurice  de  Jonceuse  ajouta  : 

—  Eh  bien,  quoi?  Je  ne  connais  presque  personne  ici,  tu 
sais  bien  :  je  ne  vais  pas  dans  le  monde...  C'est  le  petit 
Corambert  qui  me  l'a  montrée.  Elle  est  délicieuse.  Viens  : 
elle  est  là-bas. 

Mademoiselle  de  Saffry  s'entretenait  avec  M.  Unterwald.  Le 
condottiere  contemplait  la  jeune  fille,  saisi  d'admiration.  Cette 
vue  l'avait  guéri  de  la  courbature  que  lui  causait  sa  cuirasse. 
Le  costume  que  portait  mademoiselle  de  Saffry  avait  appar- 
tenu à  une  comtesse  Aldramin  dont  le  portrait  par  Longhi 
est  au  musée  Correr.  Le  comte  Ceschini  l'avait  fait  acheter 
pour  elle  à  Venise.  Unterwald  s'extasiait  justement,  car  ma- 
demoiselle de  Saffry  était  charmante  en  ces  atours  du  vieux 
temps  auxquels  sa  jeunesse  rendait  une  vie  momentanée.  Ses 
cheveux,   relevés   sur  son  front,   étaient   poudrés.   Un  ruban 


38  LA    REVUE    DE    PARIS 

noir  cerclait  son  cou  ;  sa  robe  était  d'une  étoffe  de  soie  argen- 
tée, toute  brodée  de  roses,  de  roses  en  boutons,  de  roses 
épanouies,  de  roses  effeuillées.  Lauvereau  joignit  ses  éloges  à 
ceux  d^Unterwald. 

—  Puis-je  vous  présenter,  mademoiselle,  mon  ami  Maurice 
de  Jonceuse  ? 

Jonceuse  s'inclina  silencieusement.  Mademoiselle  de  Saffry 
lui  souriait.  Soudain,  elle  baissa  les  yeux  :  le  regard  de  M.  de 
Jonceuse  exprimait  un  désir  si  brusque,  si  visible,  qu'elle  en 
sentit  l'intensité  comme  une  brûlure  à  sa  peau. 

—  Le  souper  est  prêt,  mesdames,  messieurs  !  —  criait 
joyeusement  le  comte  Ceschini,  en  passant  auprès  du  groupe 
formé  par  Lauvereau,  Jonceuse,  Unterwald  et  mademoiselle 
de  Saffry. 

—  Mademoiselle,  voulez-vous  me  permettre  de  vous  con- 
duire ? 

Mademoiselle  de  Saffry  hésitait  à  accepter  le  bras  que  lui 
offrait  Maurice  de  Jonceuse. 

—  Mais,  monsieur!...  —  protesta  Unterwald. 

Avant  qu'il  eût  achevé  sa  phrase,  Maurice  de  Jonceuse  lui 
tournait  le  dos,  emmenant  mademoiselle  de  Saffry.  Dans  sa 
hâte,  il  avait  coudoyé  l'armure  d'acier  bruni  : 

—  Ah  mais!  ah  mais!...  —  grommelait  le  condottiere, 
furieux. 

Mademoiselle  de  Saffry  entendit  derrière  elle  la  plainte  du 
pauvre  M.  Unterwald,  alourdi  dans  sa  cuirasse,  les  doigts 
écartés  en  ses  gantelets,  tandis  que  Maurice  de  Jonceuse  lui 
disait  de  sa  voix  forte  et  nette  ; 

—  J'ai  l'honneur,  mademoiselle,  de  rencontrer  quelquefois 
votre  père  chez  M.  Corambert,  notre  ami  commun... 

Mademoiselle  de  Saffry  fut  sur  le  point  de  dégager  son 
bras.  Maurice  de  Jonceuse  devina  celte  révolte  instinctive  de 
la  jeune  fdle.  Elle  le  vit  pâlir  sous  la  pourpre  ardente  de 
son  bonnet  florentin.  Il  y  avait  dans  ce  visage  d'homme 
quelque  chose  de  violent  et  de  volontaire  qui  en  même  temps 
l'offensait  et  la  flattait.  Ils  se  regardèrent  et,  baissant  la  tête, 
elle  mit  son  pied  chaussé  de  toile  d'argent  sur  la  première 
marche  de  l'escalier.  En  descendant,  ils  croisèrent  Jean  de 
Franois,  qui  remontait.  Maurice  ne  l'aperçut  point,  et  made- 


LE    PASSÉ    VIVANT  30 

moiselle  de  Saffry  remarqua  à   peine   ce  jeune  homme  qui 
portait  comme  elle  le  costume  de  Venise. 

Les  invités  se  hâtaient  vers  la  salle  oii  l'on  devait  souper 
et  qui  se  trouvait  au  rez-de-chaussée.  M.  Braux  et  M.  de 
Gercy,  inséparables,  malgré  leurs  chamailleries  continuelles, 
fraternisaient,  bras  dessus,  bras  dessous.  Le  garibaldien  con- 
duisait le  Printemps  de  Botticelli.  Pêle-mêle  se  hâtaient  les 
Colombines  et  les  cardinaux,  les  pêcheurs  napolitains  et  les 
brigands  calabrais,  les  courtisanes,  les  dogaresses  et  les  piffe- 
rari.  Michel-Ange  et  Scapin  escortaient  Shylock.  Dante  rajus- 
tait à  ses  épaules  son  camail  rouge,  et  Béatrice  le  suivait  au 
bras  de  l'échanson  des  Noces  de  Cana.  Tout  cela,  dans  la 
lumière  vive,  s'écoulait  de  marche  en  marche,  comme  une 
cascade  colorée  et  joyeuse. 

Dans  le  salon  presque  vide,  Jean  de  Franois  aperçut  Lau- 
vereau  qui  consolait  Unterwald.  Mademoiselle  de  Saffry  lui  avait 
promis  de  souper  avec  lui.  Lauvereau,  tout  en  calmant  le 
condottiere,  était  étonné  de  la  façon  dont  Maurice  de  Jonceuse 
s'était  emparé  presque  brutalement,  à  leur  nez,  de  mademoi- 
selle de  Saffry  qu'il  ne  connaissait  pas  tout  à  l'heure.  Quelle 
mouche  subite  lavait  piqué?  Unterwald  se  lamentait. 

—  Ecoutez,  mon  cher,  au  lieu  de  geindre,  vous  feriez  mieux 
d'aller  vous  coucher...  Je  ferai  de  même.  J'ai  les  jambes  rom- 
pues, et  toi,  Jean? 

—  Ah  !  moi,  j'en  ai  assez;  rentrons,  si  tu  veux. 

Le  parquet,    désert,  miroitait  sous   les  lumières.   Les  pas 
ferrés  d'Unterwald  retentirent.   Quelqu'un  marchait  derrière 
eux.  M.  [de  Maurebois,  en  Gagliostro,  avec  ses  breloques  e 
son  panache,  appelait  Jean  de  Franois. 

—  Vous  n'avez  pas  vu  ma  femme  ?  Je  la  cherche  depuis 
une  demi-heure... 

Jean  de  Franois  ne  put  le  renseigner,  et  M.  de  Maurebois 
les  précéda  sur  les  marches  de  l'escalier,  qu' Unterwald  des- 
cendait avec  précaution,  de  crainte  de  glisser  sur  ses  solerets. 

Dans  le  vestibule,  les  bustes  de  marbre  s'érigeaient  sur  leurs 
socles  en  gaine.  La  mosaïque  du  cardinal  Geschini  étalait  ses 
personnages  allégoriques  et  ses  guirlandes  de  fleurs  et  de 
fruits.  Au  dehors,  la  nuit  était  douce  et  presque  tiède. 


4o  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Si  nous  revenions  à  pied,  dis  donc,  Jean?  Nous  sommes 
très  convenables  pour  une  nuit  de  mi-carême. 

—  Volontiers  !  Je  vais  avertir  le  chauffeur  de  Maurice. 

—  Adieu  I...  Moi,  je  prends  une  voilure...  Mais  vous  con- 
viendrez, Lauvereau,  que  mademoiselle  de  Saflry  en  a  usé 
bien  cavalièrement. 

Et  UnterAvald  serra  la  main  de  Lauvereau  et  salua  Jean  de 
Franois. 

En  chemin,  Jean  dit  à  Lauvereau  : 

—  Avec  qui  donc  était  Maurice  tout  à  l'heure  ? 

—  Avec  mademoiselle  de  Saflry. 

Jean  n'ajouta  rien.  A  la  Madeleine,  comme  ils  tournaient 
rue  Royale,  Lauvereau  jeta  son  cigare  et  dit  à  Jean  : 

—  Eh  bien,  et  miss  Watson?... 
Jean  de  Franois  ne  répondit  pas. 

—  Ton  père  sera  furieux.  Enfin,  c'est  ton  affaire!... 
Et  il  alluma  un  second  cigare. 

A  la  place  de  la  Concorde,  ils  se  séparèrent.  La  place  était 
déserte.  Quelques  fiacres  passaient.  Les  fontaines  de  bronze 
étaient  silencieuses.  Les  sirènes  tenaient  par  les  ouïes  leurs 
poissons  luisants.  Les  personnages  drapés,  assis  dos  à  dos 
sous  la  vasque,  continuaient  leur  gesle  immobile.  Le  lieu 
était  noble  et  vaste.  Lauvereau  pensa  à  Rome  qu'il  verrait 
bientôt.  Il  était  décidé  à  partir.  Il  revit  la  toge  romaine  du 
comte  Ceschini...  Il  partirait...  Sa  grosse  cravate  le  gênait:  il 
en  desserra  le  nœud.  Elle  lui  fit  penser  au  costume  qu'il 
portait...  Stendhal  1...  Une  phrase  des  Promenades  dans  Rome 
lui  revint  à  l'esprit,  où  Beyle  dit  que  la  rue  qui,  k  Paris, 
donne  le  mieux  l'idée  du  Corso  est  la  rue  Saint-Florentin. 

Il  suivait  maintenant  le  quai,  lentement.  Les  horloges  de  la 
gare  d'Orsay  marquaient  trois  heures  du  matin.  Lauvereau  son- 
gea aux  débris  de  l'ancienne  Cour  des  comptes.  Paris  avait  eu 
là  sa  ruine  pittoresque.  Ces  hauts  murs,  calcinés  magnifique- 
ment, auraient  pu  aussi  bien  être  des  restes  de  thermes,  de  basi- 
lique ou  de  temple,  quelque  édifice  du  Forum  ou  du  Palatin. 

Il  était  arrivé  devant  sa  porte.  Il  hésita  un  instant,  puis, 
remontant  la  rue  de  Seine  jusqu'au  boulevard  Saint-Germain, 
il  se  dirigea  vers  le  carrefour  de  l'Odéon.  A  droite,  la  rue  de 


LE    PASSÉ    VIVANT  ^I 

Condé  s'enfonçait  dans  la  solitude  nocturne.  Le  trottoir  étroit 
longeait  des  murs  sombres.  Au  numéro  2/4,  se  dressait  une 
vieille  maison.  Ses  grandes  fenêtres  mornes  étaient  fermées. 
Sous  le  toit,  on  avait  surélevé  l'ancienne  bâtisse  d'un  étage 
un  peu  en  retrait.  Lauvereau,  la  tête  en  arrière,  regardait.  Il 
resta  là,  assez  longtemps,  à  considérer  la  façade  muette  : 
c'était  là-haut  qu'habitait  Janine,  chez  sa  mère,  la  coutu- 
rière. Janine!...  Que  faisait-elle  à  cette  heure?  et  lui  que 
faisait-il,  le  nez  en  l'air,  à  se  morfondre  et  à  s'enrhumer, 
en  costume  de  mi-carême,  devant  un  pauvre  immeuble  de  la 
rue  de  Condé,  tandis  qu'il  n'avait  qu'un  mot  à  dire,  —  qu'il 
ne  dirait  pas?...  Brusquement,  il  pivota  sur  ses  talons  et 
rentra  chez  lui... 

De  son  lit,  Lauvereau  imaginait  madame  de  Raumont  et  le 
comte  Ceschini,  debout  en  face  l'un  de  l'autre,  dans  la  salle 
de  bal  maintenant  vide,  sous  les  lustres  étincelants,  devant 
les  grandes  tapisseries  herculéennes.  Elle  avait  dû  poser  sa 
main  fine  et  forte  sur  l'épaule  puissante  où  l'agrafe  de  métal 
retenait  les  plis  de  la  toge.  Cette  soirée  n'avait-elle  pas  été, 
en  quelque  sorte,  l'apothéose  de  vingt-cinq  ans  de  constance 
et  de  passion?  Ne  donnaient -ils  pas  tous  deux,  en  leur  double 
costume  à  l'antique,  l'idée  d'une  double  médaille  frappée  en 
commémoration  de  leur  amour?  Durant  ces  longues  années, 
Ceschini  avait  appartenu  corps  et  âme  à  sa  maîtresse.  Il  lui 
avait  sacrifié  sa  force  et  ses  pensées,  tout  ce  que  le  hasard 
offre  à  un  homme  d'occasions,  d'événements  et  d'aventures. 
Cet  instinct  de  changement  et  de  nouveauté  que  chacun  porte 
dans  son  cœur  et  dans  sa  chair  n'avait  abouti,  chez  Ceschini, 
qu'au  fidèle  recommencement  du  même  désir.  Il  pouvait  bieii, 
en  paroles,  célébrer  les  exploits  innombrables  d'un  Casanova 
et  les  libertés  d'une  existence  sans  frein,  il  n'en  était  pas 
moins  un  exemple  de  l'esclavage  sensuel  et  sentimental  oii 
une  femme  peut  réduire  un  homme.  Comme  l'Hercule  qui, 
dans  le  grand  panneau  de  tapisserie,  filait  une  laine  d'or  aux 
pieds  de  la  Lycienne,  Ceschini  avait  trouvé  son  Omphale,  et 
Omphale  maintenant  avait  les  cheveux  gris. 

Lauvereau  ferma  les  yeux.  Au  lieu  du  visage  pâle  et  beau 
de  la  hautaine  madame  de  Raumont,  un  autre  visage  se  des- 


/i2  LA    REVUE    DE    PARIS 

sinait  dans  sa  mémoire.  La  bouche  rouge  souriait  dans  une 
face  voluptueuse,  sous  le  reflet  ardent  des  cheveux  roux.  Lau- 
vereau  eut  un  mouvement  de  colère.  Il  aurait  voulu  que  cette 
chcivelure  fût  blanchie,  que  cette  bouche  eût  perdu  sa  fraîcheur 
pourprée.  Il  se  serait  voulu  lui-même  vieux  et  fini...  Alors  la 
jeunesse  de  cette  Janine  ne  lui  échaufferait  pas  le  sang,  et  son 
image  ne  lui  apparaîtrait  pas  comme  aujourd'hui.  Il  la  verrait 
sur  le  fond  de  cendre  du  souvenir  et  non  dans  la  lueur  de  feu 
du  désir  qui  le  brûlait,  en  ce  lit  où  il  avait  senti  auprès  du 
sien  la  tiédeur  nue  de  son  corps. 


IX 


Le  domestique  introduisit  Lauvereau  dans  la  bibliothèque» 
Les  livres  s'étageaient  jusqu'au  plafond  k  compartiments 
sculptés  oii  des  médaillons  de  faïence  bleue  et  blanche,  à 
la  manière  des  Délia  Robbia,  montraient  les  attributs  des 
Arts  et  des  Sciences.  Par  les  fenêtres,  on  apercevait  le  parc 
Monceau.  A  [travers  les  arbres  dépouillés,  le  petit  lac  lui- 
sait. Le  lierre  grimpait  aux  chapiteaux  de  la  colonnade.  Lau- 
vereau, en  attendant  le  comte  Ceschini,  continuait  à  regarder 
par  la  vitre  ce  coin  de  jardin  qui  a  l'air  d'un  paysage  d'Italie 
peint  par  Hubert  Robert,  quand  le  bruit  d'un  pas  le  fit  se 
retourner. 

Madame  de  Raumont  s'avançait  vers  lui.  Elle  venait  du 
bout  de  la  vaste  pièce,  vêtue  d'une  robe  sombre;  ses  cheveux 
blanchissants  se  relevaient  sur  son  front  d'un  pli  harmonieux. 
Elle  tendit  la  main  à  Lauvereau  et  lui  demanda  s'il  s'était 
amusé  au  bal.  Lauvereau  loua  le  pittoresque  des  costumes. 

Madame  de  Raumont  l'interrompit  : 

—  Tant  mieux,  monsieur!...  Le  comte  aussi  aime  ces  ori- 
peaux d'autrefois...  Tenez  le  voici...  Adieu,  monsieur. 

Et  madame  de  Raumont,  lente  et  superbe,  s'éloigna  d'un 
pas  encore  jeune. 

Le  comte  Ceschini  avait  fait  asseoir  Lauvereau  auprès  de 
lui,  sur  un  vaste  canapé  de  lampas  rouge  au  dossier  duquel 


LE    PASSÉ    VIVANT  43 

se  voyaient,  sous  le  chapeau  et  les  houppes  de  bois  doré,  les 
armoiries  du  cardinal  Geschini. 

—  Vous  parliez  du  bal  avec  madame  de  Raumont...  Oui, 
il  était  assez  réussi...,  mais  cela  manquait  un  peu  de...  com- 
ment dire?...  de  casanovisme...  Oui,  il  aurait  fallu  de  l'in- 
trigue, de  l'ivresse,  de  la  folie,  du  diable  au  corps!  Il 
aurait  fallu  des  rires,  des  apostrophes,  des  lazzi,  du  vacarme, 
des  cris  de  femmes,  un  bruit  de  cristal  brisé  et  de  soie 
déchirée,  des  mains  hardies,  des  bouches  audacieuses,  tout  ce 
qui  n'est  plus  de  notre  temps . . .  Les  deux  seules  personnes  qui 
ont  profité  de  leur  soirée,  je  ne  vous  les  nommerai  pasl... 
Oui,  ici  même,  sur  ce  canapé,  sous  les  houppes  et  le  chapeau 
du  cardinal,  pendant  qu'on  allait  souper,  ils  s'embrassaient 
de  si  bon  cœur!  Je  les  ai  sarpris,  mais  chut  ! 

Et  le  comte  Geschini  se  mit  à  rire,  égayé  de  ce  souvenir  ga- 
lant, pendant  qu'involontairement  Lauvereau  pensait  k  madame 
de  Maurebois,  que  son  mari  ne  parvenait  pas  k  retrouver 
et  qui  pouvait  assez  bien  être,  avec  le  jeune  Gorambert,  le 
couple  amoureux  auquel  le  comte  Geschini  faisait  allusion. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur,  et  nous  ne  reverrons  pas 
des  mascarades  comme  celle  où.  Gasanova  parut  k  Milan, 
menant  un  quadrille  de  gueux  dont  les  costumes  étaient 
composés  des  plus  riches  étoffes  déchirées  et  rapiécées  k  plai- 
sir... Mais,  k  propos  de  notre  aventurier,  je  suis  venu  prendre 
congé  de  vous... 

Lauvereau  comptait  suivre,  les  Mémoires  k  la  main,  l'iti- 
néraire de  Gasanova,  et  visiter  ainsi  Naples,  Rome,  Venise  et 
les  autres  villes  casanoviennes.  Il  partait,  dans  quelques  jours, 
pour  l'Italie.  Il  espérait  en  rapporter  ce  livre  dont  il  avait 
parlé  au  comte  Geschini. 

Gelui-ci  rinterrompit  : 

—  Votre  idée  est  admirable.  Oui,  il  faut  réhabiliter  Gasa- 
nova. On  le  traite  de  hâbleur  et  de  menteur.  Moi,  je  suis 
certain  qu'il  disait  la  vérité...  Et  quel  homme  I  II  faisait  des 
vers.  Il  dansait  la  farlane  k  merveille...  Et  courageux  I .. .  Les 
Plombs,  hein?...  Et  inventif,  et  généreux!...  Il  y  a  de  tout 
dans  sa  vie,  de  l'escroquerie  et  de  la  bonté,  de  la  délicatesse 
et  du  cynisme,  de  la  débauche  et  de  l'amour...  Eh  bien,  oui, 
pardieu,  il  aimait  les  femmes  1 


44  LA     REVUB    DE    PARIS 

El  toute  la  figure  du  comte  Geschini  prit  une  expression 
d'indulgence,  de  respect  et  d'envie. 

—  Il  aimait  les  femmes  I  —  répéta  Lauvereau  sur  un  ton 
de  compassion,  de  regret  et  de  mélancolie. 

Tous  deux  se  regardèrent. 

Et,  l'un  après  l'autre,  ils  nommaient  les  maîtresses  du  Don 
Juan  vénitien,  celles  de  sa  jeunesse  et  de  son  âge  mûr,  celles 
d'un  jour  ou  d'une  année,  les  belles  ou  les  laides,  les  cham- 
brières et  les  filles,  les  courtisanes  et  les  demoiselles,  les 
dames  et  les  comédiennes.  Toutes  leur  revenaient  k  la  mé- 
moire, et  chacune  leur  apportait  son  souvenir,  obscène  ou 
brûlant.  C'était,  la  première,  cette  Lucie  de  Paséan,  si  fraîche 
et  si  douce,  qu'il  retrouve  vingt  ans  après  déchue  et  misé- 
rable, dans  un  bouge  d'Amsterdam,  et  Bettine,  et  Nanette  et 
Marlon,  qui  le  recevaient  dans  leur  chambre,  et  la  belle 
Grecque  du  Fort-Saint- André,  et  l'autre  belle  Grecque  du 
Lazaret,  et  Lucrezia  la  Romaine  et  sa  sœur  Angélique,  qu'il 
réunit  dans  un  même  amour,  et  Cécile  et  Marine,  les  petites 
sœurs  du  castrat  Bellino,  qui  devint  la  charmante  Thérèse, 
et  la  madame  F...,  de  Corfou,  dont  il  mêlait  des  cheveux 
coupés  au  sucre  de  bonbons,  et  la  courtisane  Mellula,  et 
Christine  la  fermière,  et  celle  qu'il  surnomme  la  Dévergondée, 
et  Henriette,  la  jolie  Française,  qu'il  devina  femme  sous  son 
travesti  et  avec  laquelle  il  vécut  à  Parme  en  se  faisant  appeler 
M.  de  Farusi  avant  d'être  le  chevalier  de  Seingalt...  Si  c'est  à 
Mantoue  qu'il  avait  eu  la  Dévergondée,  c'est  à  Ferrare  qu'il 
avait  eu  la  Catinella.  Paris  lui  avait  fourni  la  Saint-Hilaire  et 
Mimi,  la  fille  de  madame  Quinton,  ainsi  que  ces  demoiselles 
O'Morphy,  dont  l'une  fut  sa  maîtresse  et  l'autre  la  maîtresse 
de  Louis  XV.  De  Paris,  le  hasard  le  ramenait  à  Venise  et  aux 
étonnantes  aventures  de  la  belle  C...  C...  et  delà  belle  M...  M... 
L'intrigue  commencée  avec  l'une  dans  un  jardin  de  la  Zuecca 
la  conduisait  à  ce  couvent  de  Murano  d'où  l'autre  s'échap- 
pait en  secret  pour  rejoindre  M,  de  Bcrnis,  l'ambassadeur  de 
France,  dans  le  galant  casino  où  il  la  partageait  amicalement 
avec  ce  rival  infatigable... 

Et  ce  n'était  pas  tout  encore.  D'autres  noms  se  pressaient 
sur  leurs  lèvres. 

Et  Tonine,  qui  clait   servante,  et  Barberine,  et  la  malade 


LE    PASSÉ    VIVANT  45 

aux  pâles  couleurs,  des  Fondamenta  Nuova,  et,  après  sa  fuite 
des  Plombs,  mademoiselle  de  la  Meure,  et  mademoiselle 
X...-C...  V....,  et  madame  Baret,  l'aimable  marchande  de 
modes,  qu'il  recevait  dans  son  logis  de  la  «  Petite-Pologne  », 
et  les  ouvrières  de  sa  manufacture  de  toiles  peintes,  et  les  Pa- 
doanes  à  Amsterdam,  et  la  femme  du  bourgmestre  à  Cologne, 
et  la  Toscani,  et  les  filles  de  Zurich,  et  l'infâme  boiteuse  de 
Soleure  qui,  par  un  stratagème  nocturne,  avait  pris  la  place 
de  madame  de  X...,  et  l'adroite  Dubois,  si  voluptueuse  et  si 
raisonnal)le,  et  la  petite  Sara,  et  la  comtesse  Zeroli,  et  la 
juive  Lia,  et  la  fille  de  l'incestueux  Desarmoises,  et  la  fatale 
Renaud... 

Et  le  comte  Ceschini,  levé  du  grand  canapé  rouge, 
passait  et  repassait  devant  Lauvereau,  ajoutait  un  détail, 
une  circonstance,  le  teint  allumé,  le  geste  ample,  en  sa  car- 
rure de  beau  mâle,  sous  l'épaisse  toison  de  sa  chevelure 
grisonnante.    . 

De  sa  voix  forte,  il  énumérait  encore  la  Bassi,  et  la  Stras- 
bourgeoise,  et  l'actrice  Raton,  et  Mi  mi  d'Aché,  et  Hedwige 
et  Hélène,  les  Genevoises,  et  la  comtesse  espagnole  de  Milan, 
et  Zénobie,  et  Irène,  et  la  marquise  Q...,  et  l'Astrodi  et  la 
Lepi,  qui  élait  bossue,  et  Rosalie  la  Marseillaise,  et  Véronique 
de  Gênes,  et  la  Corlicelli  à  Florence,  et  Léonilda  à  Naples, 
et  Clémentine,  et  Marceline,  qui  était  la  maîtresse  de  son  frère 
l'abbé,  et  la  terrible  Charpillon,  qui  l'avait  fait  douter  de  lui- 
même,  et  la  Valville,  et  Maton,  et  la  Castelbajac,  et  Zaïre  la 
Moscovite,  sans  oublier  Sarah,  Victorine,  Augùsla,  Hippolyta 
et  Gabrielle,  les  cinq  filles  de  la  Hanovrienne! 

Lauvereau  l'examinait  pendant  qu'il  parlait.  Lui  aussi,  ce 
Ceschini,  aurait  été  fait  peut-être  pour  la  libre  existence  des 
aventuriers  et  des  séducteurs  de  femmes.  Il  en  avait  l'instinct 
violent,  le  corps  robuste.  Ses  mains  velues  et  délicates  étaient 
faites  pour  saisir  et  pour  toucher.  Elles  eussent  manié  les 
caries  et  palpé  les  gorges.  Ses  narines  semblaient  respirer 
celte  odeur  féminine  évoquée  par  tant  de  noms  dont  chacun 
suggérait  une  brève  image  de  volupté  ou  de  luxure.  Pour- 
quoi donc  n'avait-il  pas  couru  le  monde  à  la  recherche  du 
plaisir,  au  gré  de  son  caprice  et  de  sa  fantaisie  ?  Il  avait  été 
jeune,  riche,  indépendant!    Oui,  mais  il  avait  rencontré  ma- 


46  LA    REVUE    DE    PARIS 

dame  de  Raumont,  et  son  élan  avait  été  brisé  net  parce  qu'elle 
lui  avait  paru  la  nécessaire,  l'indispensable,  l'essentielle,  celle 
qui  fait  la  destinée  de  toute  une  vie. 

Et  Lauvereau  revoyait  la  personne  hautaine  qui,  tout  à 
l'heure,  avait  traversé  la  bibliothèque  silencieuse  de  son  pas 
lent,  en  sa  démarche  sûre  et  orgueilleuse.  Pour  cette  femme, 
Ceschini  avait  renoncé  à  toutes  les  femmes.  Elle  l'avait  asservi  et 
elle  le  possédait  tout  entier.  Certes  l'éternel  désir  de  l'homme 
pour  toute  la  chair  qu'il  voit,  ou  devine,  grondait  bien  sour- 
dement en  lui,  mais  cette  rumeur  de  l'instinct  était  sans 
effet.  Maintenant  qu'avec  la  vieillesse  approchait  le  sentiment 
de  l'irréparable,  cet  appel  pouvait  devenir  plus  lort  et  plus 
pressant  ;  mais  ce  ne  serait  là  qu'un  vain  soubresaut  de  son 
esclavage:  le  comte  Ceschini,  jusqu'au  bout,  subirait  le  joug 
de  sa  passion  unique.  Il  avait  beau  rêver  aux  excès  d'un  Casa- 
nova, le  pauvre  comte  Ceschini,  dénombrer  ce  troupeau  des 
maîtresses,  respirer  ce  fort  parfum  de  débauche  et  de  priapée 
qui  s'exhalait  des  pages  ardentes  et  lascives  des  Mémoires,  les 
chemins  de  l'aventure  lui  étaient  fermés  à  jamais,  comme 
cette  Italie  dont  il  contemplait  par  les  fenêtres  de  son  hôtel, 
ainsi  qu'un  souvenir  inoffensif  et  lointain,  l'imitation  minus- 
cule en  cette  colonnade  du  parc  Monceau  mirant  dans  une 
eau  morte  ses   chapiteaux  effrités. 

Le  comte  Ceschini  était  venu  se  rasseoir  à  côté  de  Lauve- 
reau sur  le  canapé. 

—  Oui,  je  crois,  cher  monsieur  Lauvereau,  que  vous  avez 
eu  une  idée  excellente  et  que  vous  rapporterez  de  là-bas  un 
livre  très  intéressant. 

Il  prononça  ce  mot  de  «  là-bas  »  sur  un  ton  particulier.  Il 
reprit  : 

—  Et  puis,  je  ne  suis  pas  fâché  que  vous  visitiez  mon  pays. 
Vous  me  raconterez  vos  impressions,  à  votre  retour.  Vous 
irez  à  Rome,  naturellement...  Ahl  Romel... 

Il  parlait  maintenant  presque  à  voix  basse,  la  main  au  dos- 
sier du  meuble,  caressant  l'écusson  aux  armes  cardinalices.  Il 
évoquait  la  ville  jaune,  aux  sept  collines,  sa  campagne  soli- 
taire, les  aqueducs,  les  tombeaux,  les  pins,  les  champs  semés 
d'asphodèles  où  jadis  il  forçait  le  renard  au  galop  de  son 
cheval.  C'était  là  qu'il  avait  vécu  autrefois,  et  à  Viterbe. 


LE    PASSÉ    VIVANT  47 

—  11  faudra,  monsieur  Lauvereau,  que  vous  alliez  à  ma 
villa  de  Viterbe.  Elle  est  un  peu  dégarnie  ;  j'en  ai  fait  venir 
beaucoup  de  choses  quand  je  me  suis  installé  ici  :  les  tapisse- 
ries du  salon,  par  exemple,  et  les  glaces  peintes  du  boudoir... 
Mais  vous  verrez  les  jardins  et  les  eaux,  et  je  serai  très  heu- 
reux de  serrer  la  main  a  quelqu'un  qui  se  sera  promené  dans 
mes  vieilles  allées  bordées  de  buis...  Ahl  vous  ferez  un  beau 
voyage,  cher  monsieur  Lauvereau  I  Amusez- vous...  Les 
femmes  de  chez  nous  sont  belles... 

Il  s'était  tu  et  semblait  hésiter.  Tout  à  coup  il  se  décida  : 

—  J'ai  encore  une  faveur  à  vous  demander...  Oui,  voilà!  Je 
voudrais,  à  votre  retour,  que  vous  vous  arrêtiez  à  Passi- 
gnano...  Oui,  à  Passignano.  C'est  une  petite  ville  entre  Milan 
et  Alexandrie.  Elle  n'a  rien  de  curieux  I  Mais,  près  de  l'église, 
il  y  a  un  cloître.  Quand  j'étais  jeune,  il  y  poussait  un  rosier. 
Je  voudrais  savoir  s'il  existe  encore...  Oui,  Passignano,  retenez 
bien  ce  nom...  Allons,  adieu,  cher  monsieur  Lauvereau,  et  que 
l'ombre  de  Casanova  vous  conduise  1 

La  voix  du  comte  Ceschini,  qui  avait  tremblé  légèrement 
en  prononçant  le  nom  de  Passignano,  s'était  raffermie.  Sa 
haute  taille  se  redressa,  et  il  tendit  la  main  à  Lauvereau. 
A  l'un  de  ses  doigts,  un  anneau  d'or  luisait,  lourd  et  gros 
comme  le  chaînon  d'une  chaîne,  —  la  chaîne  dont  sa  vie 
portait  l'entrave. 

Lauvereau  retraversa  le  salon  vide.  Sur  les  tapisseries, 
l'Hercule  de  laine,  aux  pieds  d'Omphale,  filait  sa  quenouille 
à  fils  d'or.  Au-dessus  des  personnages,  un  bosquet  de  lauriers 
entrelaçait  son  dôme  de  feuilles.  Au  fond  du  paysage,  comme 
contraste  au  héros  captif,  les  tisseurs  avaient  figuré  des  faunes 
qui  poursuivaient  des  nymphes,  et  un  centaure  barbu  empor- 
tait sur  sa  croupe  pommelée  une  femme  nue... 

—  Jean,  j'ai  une  nouvelle  à  t'annoncer.  Je  t'emmène  en 
Italie,  pour  trois  mois:  cela  te  va-t-il? 

Jean  de  Franois,  surpris,  regardait  Lauvereau,  qui  avait 
posé  sur  le  marbre  de  la  cheminée  son  chapeau  à  larges 
bords. 

Lauvereau  regrettait  de  laisser  Jean  seul  à  Paris.  L'affaire 
manquée  de  miss  Watson  avait  dû  exaspérer  M.  de  Franois, 


48  LA    REVUE    DE    PARIS 

et  le  séjour  de  Valnancé  en  ces  circonslances  serait  pénible 
au  jeune  homme.  M.  de  Franois  devait  être  d'humeur  insou- 
tenable. Son  fils  lui  avait  écrit  simplement  et  sans  autre 
explication,  au  lendemain  du  bal  Ceschini,  que  le  mariage 
auquel  il  avait  pensé  était  impossible.  Le  père  et  le  fils 
avaient,  malheureusement,  l'habitude  de  ces  rapports  succincts 
et  sans  détails  qui  ne  contribuaient  pas  à  leur  intimité  ;  mais 
le  caractère  de  Jean  était  ainsi  renfermé  et  secret  :  il  aurait 
fallu  pour  le  pénétrer  une  patience,  une  douceur,  une  habileté 
dont  n'usait  pas  M.  de  Franois,  et  ils  demeuraient,  l'un  en 
face  de  l'autre,  dans  une  attitude  d'observation  et  d'attente 
oii  ils  s'irritaient  réciproquement. 

—  Ah  I  Gbarles,  comme  lu  es  bon  !...  Mais,  tu  sais,  je  n'ai 
pas  d'argent,  et  mon  père... 

—  L'argent,  j'en  ai.  Nous  ne  vivrons  pas  en  princes,  mais 
les  auberges  sont  plus  amusantes  que  les  hûfels.  Quant  à  ton 
père,  il  ne  doit  éprouver  aucune  envie  de  l'avoir  à  Valnancé. 
Tu  l'as  si  bien  compris  que  le  voilà  encore  chez  Maurice... 
J'arrangerai  cela...  Oh  en  êles-vous  ? 

Jean  de  Franois  tendit  une  lettre  à  Lauvereau,  qui  la  lut. 

—  liigre  !  c'est  sec,  —  dit  Lauvereau  en  repliant  le  papier. 
II  reprit  : 

—  Ton  père  et  toi,  vous  ne  vous  entendrez  jamais...  Que 
veux-tu  ?  H  considère  ton  mariage  comme  une  affaire  de 
famille ,  et  ton  peu  d'empressement  à  seconder  ses  vues  lui  semble 
une  sorte  de  trahison  à  ce  qui  lui  paraît,  à  lui,  un  devoir, 
auquel  tu  te  dérobes.  Tu  penses  autrement,  c'est  ton  droit. 
Au  fond,  avec  tes  airs  calmes  et  rangés,  je  commence  à  te 
soupçonner  d'être  terriblement  romanesque.  Tu  me  fais  l'effet 
de  quelqu'un  qui  attendrait  quelque  chose  d'extraordinaire 
dans  sa  vie...  Quoi.»^  je  n'en  sais  rien,  et  toi  non  plus  peut- 
être  I . . . 

Jean  de  Franois  fit  un  geste  évasif. 

—  Je  ne  te  demande  pas  de  confidences...  Alors,  jeune 
ténébreux,  c'est  convenu  :  tu  viens  éclaircir  ta  mélancolie  au 
soleil.  Nous  partirons  la  semaine  prochaine,  et  nous  tâche- 
rons de  nous  distraire  un  peu. 

Lauvereau  soupira.  Jean  aurait  voulu  le  remercier  de  sa 
bonté.  Ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 


LE    PASSÉ    VIVANT  ^9 

—  Bah  I  mon  pauvre  vieux,  chacun  a  ses  ennuis  en  ce 
monde  :  qu'y  faire  ?  —  dit  Lauvereau  en  se  coiffant  de  son 
large  chapeau. 

Tous  deux  se  regardèrent  longuement,  et  Lauvereau  sentait 
diminuer  et  s'éteindre  en  lui  quelque  chose  d'indéfinissable 
qu'il  avait  éprouvé  envers  Jean  de  Franois  depuis  le  jour  oii 
celui-ci  avait  rencontré  Janine  chez  lui.  La  pensée  que  son 
ami  gardât  dans  son  souvenir  l'image  déshabillée  à  demi  de 
sa  maîtresse  lui  avait  été  insupportable.  Certes,  il  avait  eu 
honte  de  celte  jalousie  injuste  ;  il  en  avait  eu  peur  aussi 
comme  du  présage  d'un  danger.  Il  était  donc  enfin  plus  rai- 
sonnable. Le  comte  Ceschini  lui  avait  été  une  leçon  salutaire, 
en  lui  montrant  ce  que  devient  l'indépendance  d'un  homme 
quand  une  femme  met  dans  sa  vie  la  passion  à  la  place  du 
plaisir,  l'amour  au  lieu  de  la  volupté,  quand  elle  est  non  plus 
le  passe-temps  d'une  heure,  mais  le  besoin  durable  d'une 
existence. 

11  avait  jusque  alors  évité  ce  péril.  Qu'avait   donc  en   elle 
cette  Janine  pour  l'avoir  troublé   si  profondément?  Etait-elle 
plus    belle    que    d'autres    maîtresses    quittées    sans    regret? 
Non!  Alors,  pourquoi    sa    tristesse,    son   inquiétude?  Pour- 
quoi, la  nuit  du  bal,  être  allé,  rue  de  Condé,  se  poster  sur 
le  trottoir,  comme  un  amoureux  transi?...  Il  avait  peut-être 
eu  tort  de  ne  point  reprendre  Janine,  de  ne  pas  épuiser  son 
désir  d'elle.   Quelle  sottise  que  ces  faux  principes  de  défense 
contre  une  ennemie  imaginaire  I   L'aimait-elle  ?  A  la   vue  de 
Jean  de  Franois,  son  mouvement  de  colère  était  moins  une 
pudeur  de  femme  surprise  en  négligé  que  l'irritation  d'être 
traitée  en  camarade  sans  importance.  C'était  sa  faute,  à  lui, 
si  elle  était  venue  ensuite,  en  corset,  chercher  ce  livre.  Elle 
n'avait  fait  qu'user  d'un   sans  façon    dont   il   lui   avait   lui- 
même  donné  l'exemple.   Il   avait   été  grossier  et  bête.   Elle 
ne  lui  en  avait  témoigné  aucun  ressentiment.   Jusqu'à  la  fin 
de   leur   courte   liaison,   elle   s'était  montrée   voluptueuse  et 
tendre.  Aucun  indice  oii  supposer  qu'elle  crût  ou  souhaitât  à 
leur  caprice  mutuel  une  issue  différente  de  celle  convenue 
d'avance...   Pourtant,    au  moment  du   départ,  quand  elle  se 
regardait  pour  la  dernière  fois   dans  la  vieille  glace  à  tru- 
meau, il  lui  avait  semblé  apercevoir  daos  ses  yeux  cet  éclair 

i^f  Janvier  iço5.  4 


50  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'ironie  et  d'orgueil  qui  annonce  chez  les  femmes  la  certi- 
tude du  pouvoir  de  leur  beauté.  Mais  n'était-ce  pas  là  une 
simple  illusion  de  sa  vanité?  De  même  lorsque,  en  lui 
disant  adieu,  elle  lui  murmurait  à  l'oreille  qu'elle  serait 
toujours  prête  à  être  à  lui  de  nouveau,  n'était-ce  point  là 
une  simple  politesse?  Après  tout,  elle  n'avait  pas  été  malheu- 
reuse, cette  petite,  avec  lui.  Il  valait  toujours  bien  le  vieux 
cabot  qui  avait  eu  sa  primeur,  et  les  autres  amants  à  qui 
elle  avait  dû  se  donner  par  fantaisie  ou  par  intérêt.  D'ailleurs, 
avec  lui,  elle  n'avait  jamais  posé  pour  la  vertu.  Il  avait  eu 
des  preuves  de  son  goût  au  plaisir.  C'était  une  femme 
comme  les  autres,  plus  intelligente,  plus  fine,  plus  ardente 
peut-être.  Quelle  naïveté  d'avoir  été  jaloux  de  ce  que  le 
pauvre  Jean  de  Franois  eût  vu  un  coin  de  la  peau  de  cette 
petite  comédienne  sans  rôle  et  de  cette  petite  gueuse  sans 
pudeur,  qui  en  ce  moment  pressait  sans  doute  dans  ses 
bras  un  nouvel  amant I...  Lauvereau  tressaillit.  Il  se  sentit 
dans  la  bouche  un  goût  d'amertume,  et  brusquement  il  dit 
à  Jean  : 

—  Allons,  mon  vieux,  dans  huit  jours  nous  serons  à 
Naples.  Je  t'aime  bien,  mon  petit  Jean,  et  je  serai  content  si 
tu  l'es  aussi. 

Dans  la  rue,  il  éprouva  un  sentiment  de  repos  et  de  déli- 
vrance. Il  allait  partir  avec  Jean  de  Franois.  Maintenant,  au 
moins,  il  était  sûr  qu'il  n'irait  pas  proposer  à  Janine  de 
l'emmener  avec  lui.  Il  était  à  l'abri  de  cette  tentation  dange- 
reuse. Il  était  certain  de  l'avoir  eue.  Cela  s'était  passe  sour- 
dement, au  fond  de  son  esprit,  dans  ce  moi  lointain  qui  ne 
participe  pas  à  nos  actions,  mais  nous  en  suggère  sournoise- 
ment les  pensées.  Cela  eût  été  bon,  pourtant. . .  Oh  !  les  longues 
heures  des  nuits  dans  les  lits  d'hôtel...  Les  fenêtres  seraient 
ouvertes  sur  la  mer...  Des  parfums  de  fleurs  pénétreraient  dans 
la  chambre  avec  des  échos  de  chansons...  Le  ciel  serait 
étoile;  il  ferait  chaud...  Oui,  mais  ensuite,  comment  échap- 
per à  la  sorcellerie  de  ce  corps  charmant  dont  le  souvenir 
se  mêlerait  à  des  souvenirs  de  voyage  et  de  bonheur,  de 
lassitude  et  de  volupté?  Déjà  il  n'en  pouvait  oublier  la  pos- 
session rapide  et  passagère.  Que  serait-ce  ensuite?  La  satiété 


LE    PASSÉ    VIVANT  5l 

peut-être  ;  mais  peut-être  aussi  l'habitude,  l'asservissement  à 
un  désir  durable,   renaissant,  —  défmitif.  Non!... 


X 


Du  bout  de  la  salle,  le -gardien  obséquieux  et  empressé  leur 
faisait  signe  de  s'approcher  de  la  petite  table  oii  il  vendait  des 
photographies  et  des  catalogues.  Il  avait  de  grosses  mousta- 
ches noires,  l'œil  vif  et  rusé,  et,  voyant  que  son  étalage  n'atti- 
rait guère  les  visiteurs,  il  courut  après  eux  et  les  amena 
par  gestes  à  une  large  fenêtre  qu'il  ouvrit  et  qui  donnait  sur 
un  balcon. 

Lauvereau  et  Jean  de  Franois  s'accoudèrent  à  la  balustrade. 

Des  jardins,  des  maisons,  s'étageaient  sur  la  croupe  roide 
de  la  colline  et  descendaient  en  un  désordre  pittoresque  et 
coloré;  puis  ces  maisons,  d'abord  éparses,  se  rassemblaient,  se 
pressaient,  les  unes  contre  les  autres,  se  multipliaient,  deve- 
naient une  ville,  étendue  là,  entre  les  montagnes  et  la  mer, 
dans  la  courbe  d'un  golfe  bleu,  avec  ses  rues,  ses  toits,  ses 
dômes,  ses  campaniles,  sous  un  ciel  clair  et  sous  un  soleil 
ardent  qui  dorait  les  marbres,  empourprait  les  tuiles  et  les 
briques,  faisait  luire  l'éclair  d'une  vitre  et  saupoudrait  tout 
d'une  cendre  de  lumière.  Et  le  plus  étonnant  encore  de  ce 
spectacle,  ce  n'était  pas  Naples  tout  entière  apparue  en  sa 
beauté,  c'était  sa  rumeur  sourde,  vaste,  continuelle.  L'oreille 
«n  recevait  le  grondement  lointain  et  en  percevait  distincte- 
ment les  bruits  divers.  De  la  masse  de  ce  murmure  se  déta- 
chaient, par  instants,  des  tintements  de  cloches,  des  coups  de 
marteau,  des  sifflets,  des  cris,  des  voix  qui  montaient  ensuite, 
confondus  en  une  seule  clameur  dont  la  force  faisait  de  tout 
l'air  sonore  comme  la  respiration  même  de  la  cité. 

Lauvereau  s'était  redressé.  La  rampe  lui  brûlait  les  coudes 
Il  passa  son  mouchoir  sur  sa  large  figure  congestionnée. 

—  Comme  ils  savaient  choisir  leurs  endroits  !  C'est  magni- 
fique, ce  San  Martino,  mais  ce  n'est  pas  dans  cette  char- 
treuse-là que  j'aurais   voulu  me  retirer  pour  fuir  le   monde. 


52  LA     REVUE    DE    PARIS 

Franchement,  est-il  rien  de  moins  austère?  Gomme  on  y 
devait  garder  sous  la  bure  le  feu  au  ventre  et  l'aiguillon  aux 
reins!  Moi,  j'y  serais  resté  goinfre  et  paillard.  Et  leur  église, 
avec  sa  marbrerie  de  toutes  les  couleurs,  on  la  dirait  cons- 
truite en  victuailles!...  Le  sanctuaire  de  la  charcuterie,  le 
temple  de  la  mortadelle!...  Pendant  l'office,  les  bons  moines 
y  devaient  rêver  de  bombances...  Quant  au  cloître,  ses 
marbres  jaunes  et  blancs  tiennent,  eux,  du  sorbet  et  de  la 
pâtisserie!...  Ne  ris  pas!...  C'est  vrai  ce  que  je  te  dis  là! 
Crois-en  le  révérend  frère  Lauvereau. 

Il  reprit  haleine  et  s'éventa  le  visage. 

—  Et  ce  soleil!    comme  il  devait  chauffer  dans  les  crânes 
tondus  de  singulières  idées!...  Les  malheureux,  vivre  chastes 
avec,  au-dessous  de  soi,  le  bruit  de  cette  ville  damnée!...  Et 
encore,  maintenant,  celle  Naples,  elle  a  été  curée,  nettoyée, 
démolie,  percée.  Elle  a  des  égouts  et  des  promenades,  et  pour- 
tant sent-elle  encore  assez  la  crapule  et  la  luxure!  Autrefois, 
c'était   bien   autre   chose  :    un   carrefour,   une  hôlellerie,   un 
lupanar.    L'imagines-tu  avec  ses  rues  étroites  oij  s'agitait  la 
cohue  populaire,  où  se  coudoyaient  les  coureurs  et  les  laquais, 
les  bouffons,  les  abbés  et  les  soldats,  tout  un  monde  bariolé, 
vêtu   d'habits    brodés   et    d'oripeaux,    de    guenilles  et  d'uni- 
formes,   grouillant  sous  le   soleil,   se  querellant,   s'abordant, 
vociférant  parmi  les  épluchures,  la  poussière,  les  odeurs,  dans 
la  fumée  des  cuisines,  avec  des  cris,  des  jurons,  des  chants! 
Les  vois-tu,  les  pauvres  gens,  accoudés  à  ce  balcon,  au-dessus 
de  la  ville  de  péché,  pleine  de  femmes,   de  courtisanes,   de 
proxénètes  et  de  castrats,  au  temps  oii  les  grands  carrosses  de 
cour  roulaient  sur  les  dalles   plates  et  oii  venaient  s'ancrer 
dans    le    port    les   rouges    galères  d'Espagne!,..   C'est  celte 
Naples-là  qu'a  vue  Casanova.  C'est  là  qu'il  a  rencontré  un 
homme  habillé  à  l'orientale    à  qui  il  vendit,   contre    ducats 
sonnants,  la  recette  pour  alourdir  le  mercure  en  y  ajoutant 
une  part  d'antimoine,  et  qu'il  communiqua  à  son  parent  ignoré, 
don  Antonio  Casanova,  sa  généalogie  qui  les  faisait  cousins. 
Il  y   connut    la    duchesse    de    Bovino,   qui    lui    lit    présent 
d'une  boîte  d'écaillé  blonde   et  d'une  canne  à  pomme  d'or, 
et  le  marquis  Galiani,  le  frère  de  l'abbé.  Il  logeait  à  Sanla 
Anna. 


LE    PASSÉ    VIVANT  53 

Le  doigt  de  Lauvereau  se  tendit  sur  le  ciel  bleu  dans  la 
direction  du  Pausilippe,  puis  se  rabattit  vers  la  rue  de  Tolède 
et  le  vieux  quartier  oii  s'enlre-croisent  et  s'enchevêtrent  les 
ruelles  de  la  Naples  populeuse  et  sordide,  oiî  se  mêlent  des 
palais  de  marbre,  des  masures  décrépites  et  des  églises 
baroques. 

—  C'est  dans  ces  rues  qu'à  son  second  voyage  il  prome- 
nait son  bel  habit  de  velours  rose,  car  il  revint  à  Naples,  après 
sa  fuite  des  Plombs,  ses  séjours  en  France,  en  Hollande  et  en 
Allemagne,  dans  toute  sa  gloire  d'aventurier,  de  joueur  et 
de  personnage  déjà  légendaire.  Et  ce  fut  là  qu'il  retrouva 
cette  donna  Lucrezia,  qu'il  avait  jadis  aimée  à  Rome.  Elle 
habitait  avec  sa  fille  Leonilda.  Leonilda  était  jolie,  Lucrezia 
encore  désirable,  Casanova  ardent.  Tu  penses  ce  qui  arriva. 
Ce  n'est  pas  la  moins  belle  aventure  des  Mémoires  ;  mais  celle-là, 
il  ne  nous  la  raconte  pas  avec  le  détail  qu'il  met  d'ordinaire 
à  ces  sortes  de  tableaux.  Pour  une  fois,  il  jette  un  voile  sur 
les  plaisirs  qu'il  goûta  entre  ces"  deux  belles  :  car,  si  Leonilda 
était  la  fille  de  Lucrezia,  elle  était  aussi  celle  de  Casanova,  et 
il  le  savait  1  et  s'il  ne  résiste  pas  à  la  vanité  de  nous  rapporter 
le  fait,  il  arrête  son  récit  oi^i  ne  s'arrêta  pas  son  libertinage. 
Ah  !  ce  Casanova,  et  quand  je  dis  qu'il  a  ses  scrupules  à  lui  et 
ses  façons  de  délicatesse  I...  Mais  nous  cuisons,  mon  cher:  il 
est  midi.  Donnons  une  lire  à  ce  brave  gardien  :  la  rumeur 
de  Naples,  ça  vaut  bien  cela...  Et  allons-nous-en! 


XI 


Après  une  promenade  à  la  pyramide  de  Caïus  Cestius  et 
une  visite  à  Sainte-Sabine,  Lauvereau  et  Jean  de  Franois 
déjeunaient  chez  Constantin.  Sur  la  terrasse  d'une  vieille 
maison  de  l'Aventin,  le  restaurateur  avait  construit  une  grande 
salle  vitrée  où  l'on  mangeait,  avec  la  vue  de  Rome  au- 
dessus  de  son  assiette.  L'endroit  était  fort  animé.  Les  gar- 
çons circulaient  portant  des  plats  de  macaroni  ou  de  terribles 
fromages  en  des  corbeilles  de  jonc.  Les  fiasques  suspendues 
versaient  le  vin  rouge  ou   jaune  de  Chianti   ou   d'Orvieto. 


5d  LA    RBVUE    DE    PARIS 

Lauvereau,    le  bras  allongé,   fit  basculer  la  panse  vineuse. 
Jean  de  Francis  le  regardait. 

—  Que  veux-tu,  mon  pauvre  Jean!  je  ne  suis  pas  gai  et  ce 
vin  doré  me  redonne  de  la  langue.  Allons,  à  ta  santé I 

En  reposant  son  verre  sur  la  table,  Lauvereau  eut  au  visage 
l'expression  d'un  rire  silencieux. 

—  A  quoi  penses-tu  donc,  Charles? 

Jean  de  Franois  était  content  de  voir  son  compagnon 
s'égayer  un  peu.  D'ordinaire,  Lauvereau  aimait  à  parler. 
Depuis  le  début  du  voyage,  Jean  remarquait  son  abattement. 
Parfois,  il  entamait  un  de  ces  monologues  qui  lui  étaient  fami- 
liers et  qui  faisaient  de  lui,  pour  les  uns,  un  causeur  agréable, 
pour  les  autres,  un  raseur  avéré;  mais  sa  verve  cessait  vite 
et  il  demeurait  anxieux  et  absorbé.  Jean  se  reprochait  la  tris- 
tesse de  son  ami.  Ne  s'augmentait-elle  pas  un  peu  du  voisi- 
nage de  la  sienne?  Il  aurait  voulu  le  distraire,  mais  il  cons- 
tatait mélancoliquement  combien  son  existence  solitaire  avait 
fait  de  lui  un  être  taciturne  et  peu  communicatif. 

—  A  quoi  je  pense  ?  à  ce  gros  caillou  noir  qui  est  à  Sainte- 
Sabine  et  que  je  ne  sais  plus  quel  saint  lança  à  la  tête  du 
diable  pour  le  chasser.  Ce  serait  un  gentil  cadeau  pour  ma- 
dame de  Maurebois.  Elle  doit  être  en  ce  moment  occupée  à 
lutter  avec  des  fantômes  dans  sa  maison  hantée  des  Bati- 
gnolles. 

Lauvereau  se  tut  et  ajouta  : 

—  Je  blague,  mais  je  commence  à  y  croire,  aux  fantômes  I 
Il    songeait   k   cette   voluptueuse   et  diabolique    image    de 

Janine  qu'il  ne  pouvait  parvenir  à  éloigner  de  son  esprit.  Il 
reprit  : 

—  Et  toi,  y  crois-tu? 

—  Non... 

Jean  de  Franois  se  tut  aussi,  un  moment,  et  continua  : 

—  Cependant  il  y  a  des  choses  bien  singulières  et  bien 
mystérieuses  en  nous.  Est-on  seul  en  soi-même?  La  vie  que 
nous  vivons  nous  appartient-elle  en  propre?  D'oiî  nous 
viennent  certains  souvenirs,  certains  pressentiments?...  Cela, 
oui,  m'a  souvent  troublé,  mais  non  pas  qu'une  table  tourne 
ou  qu'un  guéridon  frappe  des  coups. 

Il   parlait  bas,  les  deux  mains   à  plat  sur  la    nappe,  des 


LE    PASSÉ    VIVANT  55 

mains  nerveuses,  aux  doigts  minces,  les  yeux  fixés  au  ciel, 
où,  à  travers  les  vitres,  au-dessus  de  Rome,  roulaient  des 
nuages  légers. 

Lauvereau  s'était  levé.  Au  dehors,  l'air  était  doux.  Ils  par- 
coururent les  vieilles  rues  de  l'Aventin.  C'était  un  quartier 
désert  et  silencieux,  empreint  de  cette  mélancolie  romaine 
qui  mêle  à  son  âpreté  un  insaisissable  charme.  Sur  une  petite 
place  ils  s'arrêtèrent.  Elle  était  bizarre.  Un  mur  la  bordait, 
orné  de  trophées  d'armes.  Des  cuirasses  bombaient  dans  la 
pierre  sculptée,  parmi  des  étendards  et  des  glaives.  Cela  res- 
semblait à  un  décor  de  théâtre.  On  y  attendait  des  person- 
nages emphatiques  de  tragi-comédie.  Dans  un  angle,  une 
grande  porte  brune  s'ouvrit  tout  à  coup.  Sur  le  seuil,  une 
vieille  femme  reconduisait  trois  Anglais,  leurs  baedekers 
sous  le  bras. 

—  Voyons  toujours,  —  dit  Lauvereau,  précédant  Jean  de 
Franois . 

Ils  étaient  dans  un  jardin  délicieux.  Devant  eux,  s'allon- 
geait une  allée  de  buis   énormes,  dont  les  parois  vertes  se 
rejoignaient  en  voûte  au-dessus  de  leurs  têtes.  Au  bout  de  ce 
couloir   de  feuilles, au  fond  de  cette  allée  obscure,   dans  le 
lointain,  s'encadrait  le  dôme  de  Saint-Pierre. 

—  Mais  c'est  le  prieuré  de  Malte  I  —  s'écria  Lauvereau.  — 
Suis-je  stupidel...  Le  président  de  Brosses  sfgnale,  dans  ses 
Lettres  sur  Vllalie,  ce  jeu  d'optique. 

Silencieusement ,  ils  s'avancèrent.  L'odeur  des  feuilles 
amères  était  exquise.  Elles  luisaient,  fraîchement  arrosées, 
et  quelques-unes  s'égouttaient  encore.  Au  delà,  sur  une  petite 
terrasse,  des  fleurs  entouraient  un  bassin.  Au  bas,  coulait  le 
Tibre  jaune.  La  vieille  femme  les  conduisait,  ses  clés  à  la 
main. 

Les  graviers  qu'ils  avaient  apportés  a  leurs  semelles  grin- 
cèrent sur  le  pavé  de  la  chapelle,  oii  la  gardienne  les  intro- 
duisit. Les  prie-Dieu  des  chevaliers  alignaient  dans  le  chœur 
leurs  housses  armoriées.  Çà  et  là,  quelques  tombeaux.  Sur 
l'un  d'eux  se  dressait  la  statue  d'un  homme  debout.  Il  était 
drapé  à  l'antique,  le  cou  nu,  un  rouleau  à  la  main.  Lauve- 
reau se  pencha  sur  l'inscription.  Comme  il  la  lisait,  la  vieille 
femme  dit  à  haute  voix  : 


56  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Piranesi. 

Puis  elle  agita  ses  clefs,  comme  pour  indiquer  qu'elle 
n'avait  plus  rien  à  faire  voir. 

—  Ma  foi,  —  disait  Lauvereau  en  descendant  les  pentes 
de  l'Aventin,  —  j'ignorais  qu'il  fût  enterré  là,  ce  Piranèse, 
ce  singulier  artiste,  l'un  des  plus  curieux  du  xviii'^  siècle. 
Comme  un  Hubert  Robert  ou  un  Pannini,  il  a  représenté  des 
aspects  pittoresques  de  la  Rome  d'alors.  Ses  planches  de  mo- 
numents, de  ruines,  sont  admirables...  Mais  il  ne  nous  a  pas 
laissé  seulement  ce  qu'il  voyait  les  yeux  ouverls,  il  nous  a 
conservé  les  visions  de  son  sommeil  et  de  ses  rêves.  Toute 
cette  architecture  devenait  dans  son  esprit  nocturne  une  sorte 
de  cauchemar.  Ses  songes  étaient  hantés  d'un  entassement 
inouï  de  blocs,  d'un  enchevêtrement  de  colonnes,  d'arcs  de 
triomphe,  de  temples,  de  labyrinthes,  et  toute  cette  partie  de 
son  œuvre  est  bien  étrange.  Il  s'en  dégage  de  l'angoisse,  de  la 
terreur.  On  se  perd  à  errer  dans  ces  Forums  de  visionnaire, 
dans  ces  Colisées  d'halluciné,  en  ces  catacombes  de  fou,  dans 
le  chaos  vertigineux  de  cette  Apocalypse  d'archéologue I  Ah! 
Piranèse,  je  ne  m'attendais  guère  à  le  retrouver  là,  par 
exemple  ! 

—  Est-ce  que  tu  rêves  souvent,  Charles? —  dit  Jean  de 
Franois  à  Lauvereau,  au  moment  où  ils  se  séparaient  pour 
se  coucher. 

—  Non,  presque  jamais.  Et  loi? 
Jean  hésita  : 

—  Je  fais  un  rêve,  assez  souvent,  toujours  le  même... 

Et  il  ajouta  vite,  comme  pour  détourner  les  questions  de 
Lauvereau  : 

—  Et  qui  n'a  rien  d'intéressant. 


XII 


—  Il  l'épouse  pour  elle-même,  — dit  Jean  de  Franois. 

—  Tu  veux  dire  pour  lui-même  I  —  rectifia  Lauvereau,  plus 
perspicace  et  qui  connaissait  mieux  Maurice  de  Jonceuse. 


LE    PASSÉ    VIVANT  67 

Dans  le  hall  de  Thôlel,  assis  sur  des  fauteuils  à  bascule, 
ils  tenaient  chacun  à  la  main  la  lettre  que  l'un  et  l'autre 
venait  de  recevoir  de  Maurice  de  Jonceuse  et  où  celui-ci  leur 
annonçait  laconiquement  son  prochain  mariage  avec  made- 
moiselle de  SaiTry...  Maurice  se  mariait!  C'était  un  événe- 
ment inattendu  et  que  rien  n^avait  pu  leur  faire  prévoir. 
Jamais  Jonceuse  n'avait  manifesté  aucune  intention  de 
changer  son  genre  de  vie.  Celle  qu'il  menait  semblait  conve- 
nir parfaitement  à  sa  nature  et  à  son  caractère.  Il  aimait  les 
femmes  et  le  travail.  Des  liaisons  frivoles,  des  affaires  nom- 
breuses semblaient  l'occuper  entièrement.  Que  s'était-il  donc 
passé  en  ce  garçon  pratique  et  volontaire  pour  qu'il  agît 
d'une  façon  si  empressée?  Ce  n'était  certes  pas  l'intérêt  qui 
l'avait  décidé  :  mademoiselle  de  Saffry  était  pauvre. 

Elle  était  belle.  Pour  Lauvereau,  il  était  évident  que  Mau- 
rice de  Jonceuse  avait  obéi  à  une  de  ces  impulsions  brusques, 
violentes,  irrésistibles,  qui  contrastaient  si  curieusement  en  lui 
avec  ce  que  son  esprit  avait  de  réfléchi,  de  posé  et  de  froid. 
Jonceuse  se  conduisait  avec  mademoiselle  de  SaCTry  comme 
avec  certaines  femmes  qu'il  avait  désirées.  En  d'autres  cas  il 
savait  sacrifier  a  un  caprice  son  temps  et  son  argent  ;  cette 
fois,  il  épousait.  C'était  simplement  proportionner  les  moyens 
au  but.  S'il  s'était  résolu  si  rapidement  au  mariage,  peut-être 
était-ce  aussi  que  mademoiselle  de  Saffry,  en  tentant  son 
désir,  satisfaisait  sa  raison.  Quant  au  goût  très  vif  que  la  jeune 
fille  devait  inspirer  à  Maurice,  Lauvereau  en  avait  pour  preuve 
la  scène  du  bal  Ceschini,  où  Jonceuse  avait,  presque  brutale- 
ment, soufflé  mademoiselle  de  Saffry  au  pauvre  Unterwald. 
Ainsi  Jonceuse  avait  vu  pour  la  première  fois  mademoiselle 
de  Saffry  au  milieu  de  février  et  il  l'épouserait  au  commen- 
cement de  juillet.  On  allait  êlre  k  la  fin  d'avril.  S'ils  vou- 
laient, Jean  et  lui,  êlre  à  Paris  pour  la  cérémonie,  il  fallait 
partir  pour  Venise  le  plus  tôt  possible,  de  façon  à  avoir  un 
mois  à  y  rester.  Une  semaine  suffirait  pour  Florence,  Ancone 
et  Ferra re.  Au  retour,  on  ferait  Padoue,  Milan  et  Passignano, 
puisqu'on  l'avait  promis  à  Ceschini...  Avant  de  quitter  Rome, 
on  irait  à  Viterbe  voir  la  villa  oij,  dans  le  jardin  de  buis, 
l'Hercule  de  bronze  soutient  sur  son  épaule  la  boule  du 
monde. 


58  LA    REVUE    DE    PARIS 

Il  avait  glissé  dans  sa  poche  la  lettre  de  Maurice  de  Jon- 
ceuse  et  il  exposait  ces  projets  à  Jean  de  Franois  qui  l'écoutait 
silencieusement.  Comme  le  temps  fuit!  Dans  un  mois  et 
demi,  on  serait  de  retour  et  il  rentrerait  chez  son  père. 
Dorénavant,  ce  serait  l'existence  tristement  monotone,  oii  ne 
cesseraient  d'augmenter  son  hypocondrie  et  sa  nervosité,  dans 
la  solitude  de  ce  Valnancé  où  s'était  écoulée  sa  jeunesse  inu- 
tile,   sans   ardeur,  sans  joie  et  sans  amoiir. 

Pendant  que  Jean  songeait,  Lauvereau  réfléchissait  aussi. 
Comme  le  temps  passe!  Dans  un  mois  et  demi,  il  retrouve- 
rait son  appartement,  ses  livres,  sa  lampe,  son  encrier,  ses 
papiers,  sa  robe  de  chambre  et  son  serre-tête  de  soie  noire. 
Mais  retrouverait-il  le  travail,  la  paix?  L'image  voluptueuse 
qui  l'accompagnait  partout  s'effacerait-elle  enfin  P  Revien- 
drait-il l'esprit  délivré  de  ce  malaise  dangereux  contre  lequel 
il  ne  pouvait  rien.  La  pensée  de  Janine  le  hantait.  Dans 
la  Naples  grouillante  et  ensoleillée,  dans  la  Rome  grandiose 
et  triste,  le  souvenir  de  la  jeune  femme  l'avait  poursuivi 
sans  cesse.  Elle  était  le  fantôme  familier  auquel  il  aurait 
voulu  jeter  la  pierre  noire  de  Sainte-Sabine.  L'attendait-elle 
chez  lui,  allongée  sur  cette  chaise  longue  où  elle  aimait  à 
paresser,  un  livre  à  la  main,  ou  couchée  dans  ce  lit  où  il  avait 
dormi  auprès  d'elle,  où  il  avait  aimé  la  chaleur  de  son 
corps,  l'ardeur  subtile  de  ses  caresses,  le  goût  de  sa  bouche 
et  le  parfum  de  sa  peau.  Et  il  se  demandait,  au  cas  impro- 
bable où  cela  arriverait,  ce  qu'il  ferait.  La  renverrait-il 
comme  une  intruse  ou  l'accueillerait-il  avec  joie?  Une  fois  à 
Paris,  il  se  pouvait  qu'il  la  rencontrât.  Cette  idée  le  troublait 
à  la  fois  et  l'irritait...  Eh  bien,  quoi?  on  se  saluerait  comme  de 
vieux  camarades.  N'était-ce  pas  fini  et  bien  fini  entre  eux?  Il 
l'avait  voulu  ainsi  et  quand,  au  lieu  d'évoquer  le  visage  de 
Janine,  il  pensait  à  elle  froidement,  il  le  voulait  encore.  Elle 
avait  été  dans  sa  vie  un  instant  de  plaisir  et  ne  serait  jamais 
davantage.  C'était  bon  aux  gens  comme  Maurice  de  Jonceuse 
de  s'attacher  h  une  femme  :  il  saurait  toujours,  celui-là, 
sauvegarder  sa  liberté.  Il  était  de  caractère  ferme  et  fort... 
Ah!  la  pauvre  petite  Saffry  se  trompait  bien,  si  elle  croyait 
que  Maurice  lui  appartiendrait,  qu'elle  aurait  quelque  pou- 
voir sur  lui!  «  Il  l'épouse  pour  elle-même  »,   avait  dit  tout  à 


LE    PASSÉ    VIVANT  ÔQ 

l'heure  Jean  de  Francis.  Allons  donc  !  un  égoïste  du  genre 
de  Maurice  de  Jonceuse  était  de  l'étofFe  des  maîtres,  et  non 
de  celle  des  serviteurs.  Ce  n'était  pas  un  Geschini,  lui,  et, 
s'il  consentait  à  filer  aux  pieds  d'Omphale,  il  saurait  faire  du 
fil  du  fuseau  un  lien  solide  et  dont  les  nœuds  ne  seraient  pas 
pour  lui. 


XIII 


Lauvereau  vivrait  à  Venise,  comme  il  le  disait  à  Jean  de 
Francis,  ((  casanovesquemcnt  ». 

A  la  suite  de  son  héros  favori,  il  parcourait  avidement  la 
ville.  Elle  n'avait  guère  changé  depuis  l'époque  où  Casa- 
nova paradait  sous  les  galeries  des  Procuraties.  Sur  la  place 
San  Giovanni  et  Paolo,  la  statue  du  Golleone  était  tou- 
jours là,  au  pied  de  laquelle  la  belle  nonne  venue  en  gondole 
du  couvent  de  Murano  rejoignait  son  amant.  La  Piaz- 
zetta,  d'oii  il  s'embarquait  pour  Gorfou  ou  Fusine,  bai- 
gnait toujours  ses  marches  de  marbre  dans  l'eau  marine  de 
la  lagune.  Ce  petit  pont,  près  de  ce  canal,  était  certainement 
l'endroit  où,  une  nuit,  il  avait  bâtonné  Razzetta.  Ce  puits 
sculpté  du  Campo  San  Angelo  était  celui  dont  il  avait  déplacé, 
une  nuit,  la  table  de  pierre,  à  l'époque  où,  petit  violon  au 
théâtre  San  Samuele,  avant  d'avoir  rencontré  M.  de  Bragadin 
et  de  lui  avoir  fait  la  cabale,  il  menait  mauvaise  vie  et  terro- 
risait le  quartier  par  ses  farces  nocturnes.  C'était  à  ce  tra- 
ghetto  qu'il  démarrait  sournoisement  les  gondoles.  On  pouvait 
reconstituer,  dans  le  Palais  Ducal,  l'itinéraire  de  sa  fuite  des 
Plombs.  Les  pages  du  livre  fameux  revivaient,  une  à  une, 
aux  lieux  mêmes  où  elles  avaient  été  vécues.  Certes  il  y  man- 
quait la  couleur  des  costumes,  le  chatoiement  des  étoffes,  les 
habits  de  toutes  modes,  les  livrées  et  les  uniformes,  les  séna- 
teurs en  robes  rouges  et  les  esclavcns  vêtus  à  la  turque,  la 
foule  gaie  et  mouvante  qui,  au  branle  des  cloches  et  au  son 
des  musiques,  s'amusait  des  processions  et  des  cortèges,  et 
s'enivrait  delà  folie  d'un. carnaval  de  six  mois!  Mais  le  décor 
de  cette  Venise  subsistait  toujours,  propice  aux  illusions  du 


6o  LA    REVUE    DE    PARIS 

passé,  de  ce  passé  dont  Lauvereau  retrouvait  les  personnages 
dans  les  tableaux  et  les  dessins  du  temps.  Guardi,  Ganaletto, 
Longhi,  Rosalba,  les  lui  rendaient  en  leurs  atours  et  leurs 
gestes  familiers.  Ils  lui  souriaient  encore  sous  le  fard,  le 
masque  et  la  perruque,  les  contemporains  de  ce  Casanova 
dont  le  prince  de  Ligne  trace  le  portrait  sous  le  nom  d'Aven- 
turos  et  dont  il  nous  montre  la  carrure  d'Hercule,  les  yeux 
vifs  et  le  «  teint  africain  ». 

Et  Lauvereau,  vers  les  Archives  ou  la  bibliothèque  de  San 
Marco,  s'en  allait  de  son  pas  lourd,  par  les  petites  calle 
chaudes  et  dallées,  le  long  des  canaux  oiî  glissaient  les  gon- 
doles, se  retournant  parfois  pour  regarder  une  des  femmes 
qui  le  croisaient,  le  châle  noir  aux  épaules  et  le  chignon 
en  torsade  au-dessus  de  la  nuque,  perlée  de  sueur... 

Souvent,  durant  ces  après-midi  où  Lauvereau  travaillait 
aux  Archives,  Jean  de  Franois  restait  seul  à  l'hôtel.  Il 
s'étendait  sur  son  lit,  sous  la  moustiquaire  blanche.  Par  la 
fenêtre  ouverte  montaient  jusqu'à  lui  des  clapotements  d'eau, 
des  bruits  de  pas,  des  éclats  de  voix.  Puis  de  longs  silences 
s'établissaient  où  l'on  n'entendait  plus  que  la  vibration  aiguë 
ou  la  sourdine  lointaine  d'un  moustique...  Le  prochain  ma- 
riage de  Maurice  de  Jonceuse  occupait  sa  rêverie.  Il  cher- 
chait à  s'imaginer  le  visage  de  mademoiselle  de  Saffry.  Il 
n'avait  rencontré  la  jeune  fille  que  le  jour  de  l'exposition  des 
Portraits  du  xviii''  siècle,  et  le  soir  du  bal  Ceschini,  où  elle 
descendait  l'escalier  au  bras  de  Maurice.  La  première  fois,  il 
n'avait  aperçu  d'elle  qu'un  profil  rapide  sous  un  grand  cha- 
peau. De  la  seconde,  il  ne  se  rappelait  d'elle  que  des  cheveux 
poudrés,  une  joue  fraîche,  une  oreille  délicate,  mais  il  gar- 
dait de  cette  brève  vision  une  impression  charmante,  le  sou- 
venir de  sa  robe  d'argent,  brodée  de  roses...  C'était  en  ce 
costume  à  la  mode  de  Venise  qu'elle  se  présentait  le  plus 
ordinairement  à  sa  pensée.  Il  lui  en  restait  quelque  chose 
d'irréel  et  de  lointain.  Pourtant  il  lui  semblait  que  son  visage, 
presque  inconnu,  lui  serait  tout  de  suite  familier  et  qu'il  le 
reconnaîtrait  sans  presque  le  connaître. 

Mademoiselle  de  Saffry  le  faisait  aussi  quelquefois  songer 
à  miss  Watson.  Toutes   deux    étaient  liées  au   souvenir  du 


LE    PASSÉ    VIVANT  6l 

bal  Ceschini.  Jean  n'avait  revu  ni  le  comte  ni  rAméricaine 
depuis  son  entrelien  avec  elle  dans  le  boudoir  aux  glaces 
peintes.  L'impertinence  de  l'élrangère,  la  colère  et  la  honte 
qu'il  avait  ressenties  à  son  insolente  apostrophe,  les  bizarres 
confidences  qu'elle  lui  avait  faites  ensuite,  constituaient  pour 
Jean  de  Franois  une  sorte  de  scène  fantastique,  trop  vraie 
cependant,  puisqu'il  en  était  résulté,  entre  son  père  et  lui, 
presque  une  brouille,  et,  à  coup  sûr,  un  refroidissement  qui 
rendrait  encore  plus  pénible  son  séjour  à  Valnancé.  Quelque- 
fois, pourtant,  lorsqu'il  se  promenait  dans  Venise,  lui  reve- 
naient à  l'esprit  les  propos  de  miss  Watson  sur  la  «  chère 
petite  ville  »  où  les  palais  ont  l'air  déguisés  et  semblent  dan- 
ser quand  on  passe  devant  eux  en  gondole. 

Jean  de  Franois  aimait,  lui  aussi,  la  ville  aux  couleurs  dan- 
santes et  il  sentait  avec  intensité  la  beauté  et  le  charme  de 
Venise  ;  mais  il  y  éprouvait  une  sorte  d'anxiété  et  dïnquié- 
lude.  Le  lacis  compliqué  des  canaux  et  des  rues  qui  se  cou- 
pent, s'entre-croisent,  vous  ramènent  au  même  point  ou  vous 
égarent  perfidement,  fait  d'elle  la  ville  même  de  l'incertain 
et  de  l'imprévu.  A  travers  ses  détours  inextricables,  il  souf- 
frait, à  la  longue,  d'une  sorte  d'angoisse  nerveuse  qui  le 
forçait  à  regagner  l'hôtel  à  la  hâte,  et  qui  même  parfois  l'em- 
pêchait d'en  sortir.  Alors  il  demeurait  accoudé  à  la  fenêtre 
ou  couché  sur  son  lit;  mais,  à  rester  ainsi  enfermé,  son  ma- 
laise ne  cessait  pas  et  devenait  l'attente  d'un  événement 
mystérieux  qu'il  ne  pouvait  en  rien  hâter  ni  retarder,  dont 
il  ne  savait  ni  la  nature  ni  l'effet,  et  dont  l'appréhension 
vague  le  tenait,  tressaillant  au  moindre  bruit,  les  nerfs  tendus 
et  le  cœur  battant. 

Ce  sentiment  d'attente  angoissée,  qu'il  connaissait  depuis 
longtemps,  c'est  lui  qui  avait  paralysé  sa  force  et  sa  volonté, 
qui  avait  été  la  souffrance  et  le  tourment  de  sa  vie  indécise 
et  solitaire,  et  qui,  maintenant,  l'assaillait  avec  une  acuité 
nouvelle.  Cet  événement  inconnu  lui  semblait  se  rapprocher 
peu  à  peu,  le  frôler,  le  toucher,  le  saisir  :  il  épiait  au  détour 
de  cette  rue,  guettait  derrière  celte  porte.  Jean  s'y  sentait 
conduit  par  une  pente  inévitable,  par  des  circuits  nécessaires. 
C'est  par  lui  qu'il  saurait  en  quoi  consistait  cette  sorte  de 
devoir  dont  il  avait  obscurément  conscience  et  qui  était  celui 


62  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  sa  destinée,  ce  devoir  qu'il  lui  était  réservé  d'accomplir, 
et  dont  l'obligation  l'obsédait,  dans  ce  rêve,  toujours  le 
même...  Presque  chaque  nuit  maintenant,  en  son  sommeil, 
il  voyait  au-dessus  de  lui  un  ciel  très  haut,  très  pur,  très 
bleu,  comme  ce  ciel  qu'il  apercevait  par  sa  fenêtre  et  sur 
l'azur  duquel  se  détachait  la  tente  orangée  de  Valtana  d'un 
palais  voisin... 

A  l'issue  de  son  travail,  Lauvereau  donnait  d'ordinaire 
rendez-vous  à  Jean  de  Franois  au  Café  Florian;  mais,  ce 
jour-là,  il  avait  été  convenu  qu'ils  se  retrouveraient  devant 
l'église  des  Frari,  proche  du  Palais  des  Archives. 

—  Sois  là  vers  six  heures  :  nous  ferons  un  tour,  et  je  te 
montrerai  quelque  chose  de  curieux  et  de  casanovesque. 

Et  Lauvereau  était  parti,  sa  serviette  sous  le  bras,  pour 
continuer  ses  recherches  sur  ce  bon  M.  de  Bragadin,  protec- 
teur du  jeune  Casanova  et  grand  amateur  de  cabale... 

En  sortant  de  l'hôtel,  Jean  de  Franois  lit  signe  à  un  des 
gondoliers  qui  stationnaient  là  et  lui  donna  l'ordre  de  gagner 
la  lagune.  Il  préférait  son  étendue  vaste  et  plate,  où  l'on 
respire  plus  librement,  au  labyrinthe  des  petits  canaux.  Ici 
les  noires  gondoles  semblent  s'être  égarées  depuis  des  siècles; 
elles  rôdent,  dociles  et  ingénieuses,  entre  les  hauts  palais 
dont  l'onde  découvre  et  recouvre  d'un  mouvement  doux  les 
marches  mouillées.  Jean  se  laissait  bercer  au  charme  à  demi 
nocturne  de  ces  allées  d'eau  jusqu'au  moment  où  le  fer  den- 
telé de  sa  gondole  se  détacha  sur  la  clarté  de  la  lagune.  Sous 
un  ciel  délicieux,  elle  étalait  son  miroir  azuré,  au  milieu 
duquel  l'île  San  Michèle  dressait  ses  murs  rouges  ;  là-bas 
Murano  semblait  balancer  le  campanile  de  son  église.  Der- 
rière lui,  il  entendait  l'effort  rythmé  de  la  rame.  Il  aurait 
voulu  continuer  ainsi  indéfiniment  ;  mais  il  pensa  à  Lauve- 
reau qui  l'attendait,  et  il  se  retourna  pour  dire  au  gondolier 
de  le  conduire  aux  Frari.  L'homme  porta  la  main  à  son 
bonnet.  Depuis  qu'il  était  en  Italie,  Jean  avait  appris  à  parler 
l'italien.  Il  avait  trouvé  à  cette  langue  une  extrême  facilité, 
comme  si  les  mots  lui  en  eussent  été  d'avance  familiers. 

Lauvereau  l'attendait.  De  loin,  Jean  de  Franois  le  vit  qui 
repliait  un  papier  qu'il  était  occupé  à  lire  :  sans  doute  quelque 
note  qu'il  avait  prise  aux  Archives... 


LE    PASSÉ    VIVANT  63 

C'était  une  lettre  reçue  trois  jours  auparavant  et  que  depuis 
lors  il  conservait  dans  son  portefeuille.  On  la  lui  avait  remise 
comme  il  sortait  pour  l'une  de  ses  promenades  habituelles.  Il 
y  en  avait  une  autre,  avec  celle-là,  qu'il  avait  ouverte  la  pre- 
mière et  qui  était  d'Unterwald.  Le  triste  condottiere  ne  pou- 
vait se  consoler  du  mariage  de  mademoiselle  de  Saffry  avec 
Maurice  de  Jonceuse.  Pourquoi  avait-il  hésité  si  longtemps  à 
se  déclarer.»^  Un  intrus  Tavait  devancé.  Oui,  mais  se  décide- 
t-on  ainsi  à  épouser  une  jeune  fille  sans  fortune?  Et  les 
Saffry  n'avaient  pas  le  sou  ! . . .  Cependant  ils  possédaient  leur  La 
Tour  :  un  La  Tour  authentique,  au  temps  actuel,  c'est  presque 
une  petite  dot.  Avec  l'Antoinette  de  SaflPry  d'aujourd'hui,  il  fût 
devenu  propriétaire  de  l'Antoinette  de  Saffry  d'autrefois,  et  ces 
deux  regrets  se  confondaient  dans  la  lettre  du  pauvre  Unter- 
wald  d'une  façon  sincère  et  comique  à  la  fois.  Comme  conso- 
lation, il  avait  acquis,  pour  une  forte  somme,  une  esquisse  de 
Fragonard,  et  il  avait  hâte  d'avoir  Tavis  de  Lauvereau  sur 
cette  nouvelle  acquisition,   11  avait  été  «  refait  »   si  souvent  ! 

Lauvereau  avait  souri  :  il  connaissait  l'esquisse  de  Frago- 
nard et  il  la  jugeait  d'une  authenticité  douteuse.  Il  froissa  la 
lettre  et  regarda  l'autre  enveloppe.  Elle  était  timbrée  de  Paris 
et  lui  avait  été  adressée  rue  de  Seine.  L'écriture  enfantine  de 
la  concierge  se  superposait  à  une  écriture  droite  et  hardie.  Il 
déchira  le  papier  et  alla  tout  de  suite  à  la  signature... 

C'est  dans  un  angle  de  l'étroite  rue  qu'on  appelle  la  Frez- 
zaria  et  dont  le  couloir  dallé  mène  à  la  place  Saint-Marc, 
devant  la  boutique  d'un  fruitier,  qu'il  avait  lu  ce  que  lui  écri- 
vait Janine  et,  depuis  lors,  il  gardait  dans  la  pensée  ces  quelques 
lignes  brèves  et  cruelles.  La  jeune  femme  lui  déclarait  que, 
puisqu'il  n'avait  pas  cherché  à  la  revoir  et  qu'il  semblait  ne 
plus  vouloir  d'elle,  elle  avait  pris  un  amant.  Mais  elle  ajoutait 
qu'elle  serait  de  nouveau  à  lui,  quand  et  pour  aussi  longtemps 
qu'il  lui  plairait,  si  jamais  il  en  témoignait  le  désir.  Qu'il  dît 
un  mot  et  elle  reviendrait  dans  ses  bras.  C'était  tout...  Les 
beaux  fruits  étalaient  toujours  leur  mûre  fraîcheur;  une  barre 
de  soleil  coupait  une  des  dalles  de  l'étroite  rue,  les  passants 
de  la  Frezzaria  continuaient  à  se  hâter  à  leurs  affaires  sans 
s'occuper  de  ce  monsieur  qui  lisait  une  lettre. 

Lauvereau  se  souvenait  d'avoir  éprouvé  au  cœur  une  m  or- 


6/i  LA    REVUE    DE    PARIS 

sure  douloureuse.  Toute  la  journée,  il  avait  ressenti  une  irri- 
tation amère  de  tout  son  être.  Que  Janine  eût  un  amant, 
quoi  de  plus  simple?  Mais  pourquoi  ce  soin  de  le  lui  annoncer 
ainsi,  de  donner  à  cette  pensée  une  réalité  précise?  Etait-ce 
une  vengeance  de  femme  dépitée,  un  moyen  de  demeurer 
présente  à  la  mémoire  de  celui  auquel  elle  tenait  peut-être, 
après  tout,  comme  l'indiquait  la  fin  de  sa  lettre,  celte  oflre 
d'elle-même  qui  pouvait  bien  n'être  qu'un  raffinement  de 
cruauté?...  Qu'il  allât  trouver  Janine,  lui  réclamer  l'exécution 
de  sa  promesse  :  ahl  comme  elle  le  mettrait  à  la  porte  en  se 
moquant  de  lui  et  en  lui  riant  au  nez  ! 

Lauvereau  avait  été  sur  le  point  de  prendre  le  train  et  de 
tenter  l'épreuve,  mais,  en  réfléchissant  mieux,  il  avait  renoncé 
à  ce  projet.  Non,  Janine  ne  le  verrait  jamais  revenir  à  elle, 
fût-ce  pour  un  jour,  fût-ce  pour  une  heure,  —  le  temps  de 
goûter  encore  une  fois  l'attrait  de  son  corps  voluptueux  :  — 
cela,  Laiivereau  se  l'était  juré  à  lui-même.  Restait  donc  à 
tirer  le  meilleur  parti  de  ce  qui  arrivait.  Il  était  certain  que  le 
souvenir  de  cette  femme  n'était  pas  en  lui  comme  le  souvenir 
des  autres  femmes  qu'il  avait  eues.  L'idée  qu'elle  appartenait 
maintenant  à  un  autre  lui  était  insupportable.  Il  était  jaloux. 
Eh  bien,  qu'il  en  profitât,  au  moins!  Au  lieu  de  penser  à 
Janine  avec  la  lâcheté  du  regret  ou  la  brûlure  du  désir,  qu'il 
y  pensât  avec  l'aigreur  de  la  rancune  et  l'amertume  de  la 
haine.  Que  ce  fût  fini  de  ces  songeries  dangereuses  oii  il 
croyait  sentir  encore  le  lien  de  son  étreinte,  en  cette 
chambre  où  il  l'avait  possédée  longuement  et  voluptueuse- 
ment; qu'il  se  l'imaginât  maintenant,  ce  même  corps,  servant 
au  plaisir  d'un  autre.  Certes,  les  premiers  temps,  cela  serait 
dur,  mais  peu  a  peu  lui  viendrait  ce  dégoût  que  la  jalousie 
nous  inspire  envers  son  objet  même  et  d'oii  finissent  par 
naître  l'indifférence  et  l'oubli. 

C'était  ce  que  se  disait  Lauvereau  en  relisant  la  lettre  de 
Janine.  N'avait-il  pas  un  autre  remède  dont  il  lui  fallait  user 
énergiquement  :  ce  passé  oii  il  avait  transporté  sa  véritable 
existence?  Au  lieu  de  vivre  Charles  Lauvereau,  que  ne  vivait-il 
Jacques  Casanova?  Le  mieux  encore,  pour  être  tranquille  en 
ce  monde,  c'est  de  se  réfugier  dans  la  peau  de  quelque  per- 
sonnage d'autrefois. 


LE    PASSÉ    VIVANT  65 

ce  J'en  voudrais  bien  trouver  un,  de  personnage,  pour 
mon  pauvre  Jean!  —  se  dit  Lauvereau,  comme  il  voyait  s'ap- 
procher la  gondole  de  Jean  de  Franois;  —  il  m'inquiète.  Il  a 
l'air  de  plus  en  plus  d'une  ombre  qui  a  perdu  son  homme...  » 

Us  revenaient,  à  pied,  à  l'hôtel,  par  les  étroites  calle  de  la 
vieille  Venise.  Au-dessus  des  hautes  maisons  à  façades  décré- 
pites et  sculptées,  se  montrait  un  ciel  vert  et  rose.  Au  jour 
baissant,  les  ruelles  étaient  presque  obscures.  Les  ponts  bom- 
baient leur  arche  de  brique  ou  de  marbre  sur  l'eau  sombre 
des  canaux.  A  un  petit  campo  solitaire,  ils  s'arrêtèrent.  Le 
ciel  prenait  une  teinte  merveilleuse.  Dans  un  coin  delà  place, 
une  lumière  s'alluma  au  fond  d'une  boutique.  Parla  porte  ou- 
verte, ils  aperçurent  un  plafond  peint,  encadré  de  rocailles. 
Sur  des  rayons  étaient  rangés  des  pots  de  faïence  à  fleurs.  11 
y  en  avait  de  toutes  les  tailles,  et  de  toutes  les  formes,  de  minces, 
de  sveltes,  de  pansus,  d'obèses,  de  petits  comme  des  fioles,  de 
grands  comme  des  jarres.  Chacun  portait  un  cartouche  où 
quelque  chose  était  écrit.  L'odeur  du  lieu  était  douce  et  fade, 
aromatique  et  médicinale.  A  un  comptoir  sculpté  comme  un 
autel,  un  homme  barbu  pesait  des  graines  à  une  balance. 

Il  leur  fit  signe  qu'ils  pouvaient  entrer.  La  pharmacie 
s'était  conservée  telle  qu'au  xviii*^  siècle,  mais  au  phar- 
macien manquaient  la  longue  perruque  et  les  grosses  besicles 
de  l'apothicaire  des  comédies  de  Goldoni  ou  des  farces  de 
Gozzi,  de  celui  qui,  dans  le  tableau  de  Longhi,  présente  si 
galamment  un  clystère  à  une  dame  masquée.  Il  souriait  aux 
visiteurs,  tout  en  continuant  à  empaqueter  les  graines  qu'il  avait 
pesées.  Sur  une  chaise,  une  femme  du  peuple  attendait.  Elle 
n'était  pas  jolie,  mais  elle  avait  un  gros  chignon  massé  sur 
le  haut  de  la  tête  et  relevé  au-dessus  de  la  nuque.  Ses  mains 
jaunes  croisaient  élégamment  le  châle  noir  à  franges  qui  lui 
serrait  les  épaules. 

—  Est-ce  étonnant I  —  disait  Lauvereau  avec  admiration. 
—  C'est  ici  peut-être  que  le  bon  Casanova  venait  acheter  cette 
ellébore  qu'il  considérait  comme  un  remède  admirable,  une 
drogue  infaillible,  un  spécifique  souverain  I  II  s'asseyait  là, 
sur  celte  chaise,  avec  ses  beaux  habits,  ses  breloques,  son  air 
avantageux,  sa  faconde,  paradait  et  ressortait  avec  les  onces 
prescrites  de  la  précieuse  substance  que  l'on  tirait  pour  lui  de 

i®*"  Janvieer  igo5.  5 


66  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'un   de  ces  mêmes  bocaux...  Qu'est-ce  que  tu  demandes  à 
monsieur? 

—  Du  sulfonal:  je  dors  très  mal  depuis   quelques   nuits... 


XIV 


L'Hôtel  des  Trois -Œillets  —  /  ire  Garojanl  —  donnait 
dans  une  petite  rue  qui  sentait  l'eau  tiède,  les  épluchures  et 
le  haillon. 

—  Ce  n'est  pas  un  endroit  très  merveilleux  que  Passi- 
gnano...  Enfin...  nous  devions  cela  au  brave  Ceschini,  et 
nous  n'avons  que  deux  heures  jusqu'au  train... 

Lauvereau  et  Jean  de  Franois,  en  arrivant  à  Passignano, 
étaient  venus  tout  droit  déjeuner  aux  Trois-Glillets.  On  leur 
avait  servi  dans  la  salle  basse,  à  plafond  sluqué,  un  excel- 
lent risotto.  Ils  devaient  revenir  coucher  à  Milan  d'où,  le 
lendemain,  ils  prenaient  l'express  pour  Paris.  Leur  voyage  se 
terminait,  et  Lauvereau  n'avait  pas  voulu  manquer  sa  visite  à 
Passignano.  Debout,  il  allumait  un  cigare,  tout  en  réglant 
la  note  du  repas. 

Devant  l'hôtel,  la  rue  était  déserte,  en  son  odeur  fade  et 
chaude.  Des  guenilles  pendaient  aux  fenêtres  des  maisons, 
dont  les  façades  peintes  de  jaune  et  de  gris  s'écaillaient  misé- 
rablement. Les  gens  de  Passignano  faisaient  sans  doute  la 
sieste,  car  personne  ne  se  montrait. 

—  Allons  tout  de  suite  à  Santa  Maria,  mais  nous  aurions 
dû  demander  le  chemin  à  l'hôtel.  Par  oii,  diable,  y  va-t-on?... 

—  Parla! 

Jean  de  Franois  avait  parlé  presque  involontairement  et 
s'étonnait  lui-même  de  ce  qu'il  venait  de  dire.  Qu'en  savait- 
il?  et  pourtant  un  instinct  subit  l'avait  poussé  à  diriger  ainsi 
Lauvereau  qui  le  suivait  en  s'essuyant  le  front  et  en  cherchant 
l'ombre... 

f^a  grande  place  de  Passignano,  oii  ils  parvinrent  en  quel- 
ques minutes,  ne  présentait  rien  de  remarquable.  Elle  était 
en  partie  bordée  d'arcades.  Le  soleil  brûlait  les  dalles.  Une 
fontaine  y  coulait  dans  une  vasque  usée,  auprès  de  laquelle 


LE    PASSÉ    VIVANT  67 

était  couché  un  gros  chien  endormi.  Des  enfants  jouaient  et 
criaient.  Lauvereau  s'était  arrêté. 

—  Et  maintenant  ? 

—  Par  ici. 

La  certitude  de  Jean  le  surprit. 

—  Tu  as  donc  pioché  la  route  dans  le  baedeker? 

Jean  de  Franois  ne  répondit  rien  et  continua  d'avancer. 
Il  éprouvait  une  sensation  singulière.  Il  lui  semblait  connaître 
depuis  très  longtemps  cette  place,  ces  arcades,  cette  pauvre 
fontaine.  Il  avait  déjà  vu  ce  campanile  qui  se  dressait  au- 
dessus  des  maisons  et  qui  se  détachait  sur  le  ciel  bleu.  Il 
savait  que  Santa  Maria  serait  au  bout  de  cette  rue...  Tout  à 
coup,  à  un  détour,  ils  se  trouvèrent  devant  le  portail. 

Lauvereau  avait  jeté  son  cigare  à  demi  fumé  et  regardait, 
le  nez  en  l'air,  l'architecture  médiocre  de  la  vieille  église.  La 
porte  était  fermée,  mais  déjà  le  sacristain  accourait  avec 
ses  clés. 

Ce  qu'avait  de  mieux  Santa  Maria  de  Passignano,  c'était 
sa  fraîcheur,  délicieuse  après  le  soleil  du  dehors.  Elle  ne  con- 
tenait rien  de  curieux.  Le  sacristain  tira  la  toile  de  quelques 
mauvais  tableaux.  A  un  pilier,  une  assez  belle  statue  de  la 
Vierge,  en  bois  sculpté,  tenait  entre  ses  bras  un  horrible  bam- 
bin joufflu  et  difforme,  en  carton  grossièrement  colorié. 

—  L'Enfant  a  été  brisé  pendant  la  guerre  de  1747.  Les 
Français  et  les  Espagnols  occupèrent  Passignano  contre  les 
Autrichiens,  qui  attaquèrent  la  ville...  Si  ces  messieurs  veu- 
lent voir  aussi  le  cloître  ? 

Et  le  sacristain  se  dirigea  vers  une  petite  porte  basse,  en 
choisissant  une  clé  à  son  trousseau. 

Le  cloître  de  Santa  Maria  était  un  lieu  mélancolique  et 
délabré.  Les  piliers  soutenaient  les  poutres  d'un  plafond  de 
bois  vermoulu  et  entouraient  de  leurs  arcades  un  carré  d'herbe, 
de  ronces  et  d'orties.  A  un  des  angles  du  promenoir,  on  avait 
relégué  le  brancard  pour  les  enterrements  et  quelques  hauts 
candélabres  de  bois  noir  que  l'on  posait  sans  doute  aux 
quatre  coins  du  catafalque.  On  respirait  là  une  odeur  de 
cire,  de  plantes  chaudes,  de  poussière  et  de  pigeonnier  : 
quelques  colombes  roucoulaient,  perchées  sur  les  tuiles  de 
la  toiture. 


68  LA    REVUE    DE    PARIS 

Lauvereau  cherchait  des  yeux  le  rosier  dont  lui  avait  parlé 
le  comte  Ceschini. 

—  Ce  n'est  pas  gai,  cet  endroit...  Jean,  te  souviens-tu  du 
cloître  de  San  Martino,  à  Naples,  avec  son  jardin  à  halus- 
trades  qu'ornaient  des  têtes  de  morts  en  marbre,  dont  l'une 
était  couronnée  de  laurier?...  tandis  qu'ici... 

Tout  en  parlant,  il  s'était  baissé.  Un  objet  blanc  et  rond 
avait  roulé  au  choc  de  son  soulier.  Le  cloître  avait  servi  de 
cimetière.  On  voyait  encore  dans  la  muraille  des  plaques 
funéraires  scellées  et  qui  portaient  des  inscriptions  et  des  em- 
blèmes. Ce  crâne  qu'il  tenait  maintenant  dans  la  main  et  dont 
il  louchait  l'os  dur  et  poli  avait  sans  doute  été  exhumé  et 
abandonné  là  par  quelque  ouvrier  négligent.  Des  fragments  de 
terre  bouchaient  ses  orbites,  et  des  fientes  de  pigeons  !c 
blanchissaient  de  leurs  larmes  crayeuses.  Lauvereau  le  con- 
sidéra un  instant,  puis,  d'un  geste,  il  le  lança  parmi  les  herbes 
et  les  ronces,  où  il  s'enfouit  au  fond  d'un  trou  de  verdure  au- 
dessus  duquel  se  mirent  à  voleter  deux  petits  papillons  blancs. 

Jean  était  resté  muet.  Les  deux  papillons  semblaient  vou- 
loir s'atteindre  et  mêler  leurs  ailes,  puis  ils  se  séparèrent  et 
doucement  montèrent  dans  le  soleil  où  ils  disparurent... 

La  voix  de  Lauvereau  tira  Jean  de  sa  rêverie.  Du  bout  de 
la  galerie,  Lauvereau  lui  faisait  signe  de  venir.  Il  était  penché 
sur  une  pierre  tombale  adossée  au  mur  du  cloitre  et  ache- 
vait d'en  déchiffrer  l'épitaphc  à  demi  effacée. 

—  Viens  donc  :  c'est  1res  curieux.  Savais-tu  que  tu  avais 
eu  un  ancêtre  tué  en  Italie?  et  ton  homonyme,  encore  ! 
Tiens,  lis  ! 

Et  Lauvereau  indiquait  du  doigt  à  Jean  les  grosses  lettres 
aisément  visibles  dans  le  marbre  moussu  cl  moisi. 

—  «  Ci-gît,  haut  et  puissant  seigneur,  Jean  de  Francis, 
comte  de  Valnancé,  colonel  du  régiment  de  Dreux-Dragons, 
tué  au  combat  de  Passignano,  le  8  octobre  17/47...»  J'en  ferai 
mon  compliment  à  ton  père  :  il  soigne  bien  les  sépultures 
de  famille! 

Il  s'était  redressé.  Il  fut  saisi  île  la  pâleur  subite  de  Jean 
de  Francis,  qui  était  livide  et  comme  sur  le  point  de  s'éva- 
nouir. Il  le  prit  doucement  par  le  bras,  et  l'entraîna  vers 
l'église. 


LE    PASSÉ    VIVANT  69 

—  Il  fait  tout  de  même  trop  chaud  icil  On  étouffe  dans  ce 
cloître...  Allons  sur  la  place,  j'ai  vu  un  café  oii  l'on  pour- 
rait se  rafraîchir  en  attendant  l'heure  du  train...  Quelle  idée 
a  eue  Ceschini  de  m'envoyer  dans  cet  ossuaire  !  Au  diable, 
lui  et  son  rosier!...  Pour  aller  à  la  place,  on  tourne  à  droite, 
n'est-ce  pas? 

Jean,  sans  répondre,  fit  signe  que  oui.  Derrière  eux,  le 
sacristain  refermait  la  porte  de  l'église. 

Au  café,  on  leur  apporta  en  de  hauts  verres  une  boisson 
glacée.  Jean  buvait  lentement.  Les  gorgées  passaient  à  peine 
dans  sa  gorge  contractée. 

—  A  quoi  penses-tu,  Jean?...  Eh I  que  veux-tu,  mon  pauvre 
vieux,  nous  sommes  tous  mortels. 

Lauvereau  soupira.  Un  jour,  sa  tête  aux  cheveux  épais,  aux 
larges  joues,  à  la  bpuche  gourmande,  aux  yeux  vifs,  serait 
comme  ce  crâne  qu'il  avait  ramassé  tout  à  l'heure  dans  le 
cloître.  Alors  à  quoi  lui  servirait-il  d'avoir  fait  ceci  ou  cela  ? 
Qu'importerait  alors  qu'il  se  fût  privé  volontairement  du  corps 
voluptueux  de  Janine  ?  Ne  sont-ce  pas  deux  squelettes  qui 
s'étreignent  déjà  à  travers  la  chair  et  la  peau?  Ah  I  quelle 
folie  I  quelle  folie  ! . . . 

Et  il  soupira  plus  fort,  le  cœur  mordu  d'une  jalousie  aiguë 
et  sourde. 

—  Quand  on  est  mort,  on  est  mort,  —  conclut-il  mélan- 
coliquement. 

—  Qui  sait?... 

Et  Jean  de  Franois  reposa  d'une  main  qui  tremblait  son 
verre  sur  la  table,  oli  les  veines  du  marbre  semblaient  dessi- 
ner des  caractères  incertains  et  mystérieux. 


HENRI    DE    REGNIER 


(A  suivre.) 


LETTRES  DE  SAINTE-BEUVE 


VICTOR  HUGO 


ET    A 


MADAME  VICTOR  HUGO' 


RETROUVÉES  ET  PUBLIÉES 
PAR 

M.  GUSTAVE  SIMON 


IV 

LE    CALVAIRE    DE    S  AINTE-I5EL  VE 


C'était  bien  de  l'amour!  Et  cette  découverte,  à  coup  sûr,  jeta 
Sainte-Beuve  dans  un  trouble  profond.  Cette  amie  douce  et  sage,  en 
qui  naguère  il  avait  trouvé  sa  consolatrice  et  sa  conseillère,  s'il 
l'aimait  d'amour,  est-ce  que  leurs  relations  n'en  seraient  pas  du  tout 
au  tout  changées?  est-ce  qu'il  ne  la  verrait  pas  avec  d'autres  yeux? 
est-ce  que  ce  charme  apaisant  n'aurait  pas  désormais  un  tout  autre 
caractère  et  ne  deviendrait  pas  un  danger?  La  bienheureuse  année  qui 
venait  de  s'écouler,  est-ce  qu'elle  se  renouvellerait  pour  lui?  Toutes 
ces  questions,  il  se  les  posait  sans  doute  avec  une  mortelle  inquié- 
tude. Oui,  dans  l'état  d'esprit  où  il  se  complaisait  alors,  tout  pénétré 
des  idées  morales,  devoir,  abnégation,  vertu,  si  récemment  échangées, 
nous  croyons  qu'en  reconnaissant  l'attrait  et  le  péril  jusque-là  ignorés 
il  n'éprouva  qu'un  sentiment  de  peine  et  d'angoisse;  nous  croyons 
qu'il  était  maintenant  une  conscience,  qu'il  était  digne  de  souffrir. 

Ce  ne  sont  pas  là  des  conjectures  de  fantaisie.  Tant  qu'on  n'avait 

I.  Voir  la  Revue  du  i5  décembre  igo^. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  7I 

dans  les  mains  que  les  lettres  de  Victor  Hugo,  on  n'avait  conclu,  en 
effet,  qu'à  des  hypothèses  peut-être  trompeuses  et  qui  parfois  le 
furent.  Mais  les  lettres  de  Sainte-Beuve,  éclairant  et  complétant  les 
premières,  jettent  un  jour  limpide  non  seulement  sur  les  faits,  mais 
sur  les  âmes.  On  a  désormais  les  moyens  d'arriver  à  la  vérité;  si 
l'on  n'a  pas  la  route,  on  en  a,  de  chaque  côté,  les  jalons,  —  ces 
deux  séries  de  lettres,  —  qui  permettent  de  ne  plus  s'égarer.  Ajoutez 
à  cela  les  actes  et  les  ouvrages  des  deux  amis.  Avec  tous  ces  élé- 
ments, il  va  être  posssible  de  reconstituer  les  phases  successives,  les 
crises  intimes  de  cette  douloureuse  histoire. 

Après  la  lettre  fiévreuse  écrite  à  la  veille  d'Hernani,  nous  rencon- 
trerons une  lacune  de  trois  grands  mois  dans  la  double  correspon- 
dance. Or,  c'est  précisément  durant  cette  période  que  vont  se  trans- 
former les  relations  et  les  sentiments  des  trois  intéressés,  que  se 
préparera  la  première  péripétie  de  leur  drame  secret.  Il  nous  a 
semblé,  du  moins,  qu'en  rappelant  des  faits  notoires  et  en  les  illumi- 
nant pour  ainsi  diae  par  le  reflet  des  lettres  ultérieures,  on  pouvait, 
sous  les  yeux  et  le  contrôle  du  public,  instituer  une  sorte  d'enquête 
morale,  dont  les  témoignages  écrits,  venant  à  leur  date,  seraient 
ensuite  les  pièces  justificatives. 

Les  événements  qui  suivirent  la  première  représentation  d'Hernani 
n'étaient  pas  faits  pour  calmer  les  inquiétudes  et  les  tourments  de 
Sainte-Beuve.  Il  y  avait  eu  d'abord  la  représentation  même  :  il  y 
assistait,  et  il  contribua  pour  sa  part  à  la  victoire  en  faisant  vaillam- 
ment son  devoir  de  combattant  et  d'ami;  mais  on  peut  deviner, 
sans  trop  lui  en  vouloir,  que  le  cœur  n'y  était  pas.  Le  rideau 
baissé,  il  ne  fut  pas  encore  au  bout  de  ses  peines.  On  sait  ce  que 
furent,  de  la  première  à  la  dernière,  ces  tumultueuses  soirées.  Le 
camp  romantique  et  le  camp  classique  ne  posaient  jamais  les  armes, 
et  la  bataille,  gagnée  tourna  tour  par  l'un  ou  l'autre  parti,  était  à 
recommencer  le  lendemain.  Le  résultat  de  cette  lutte  perpétuée  était 
de  faire  des  salles  combles,  et  l'administration  du  théâtre  avait  soin 
de  réserver  chaque  jour  à  l'auteur  un  certain  nombre  de  places 
pour  qu'il  pût  y  envoyer  ses  champions.  La  distribution  des  billets 
et  le  va-et-vient  des  «  Hernanistes  »  continuaient  donc  rue  Notre- 
Dame-des-Champs.  De  plus,  il  était  impossible  que,  dans  la  maison 
du  poète,  l'entretien  principal,  la  pensée  dominante,  ne  fût  pas  cet 
Hcrnani  dont  tout  Paris  s'occupait.  «  Comment  s'est  passée  la  soirée 
d'hier.3  »  C'était  là  forcément,  le  lendemain  de  chaque  représenta- 
tion, la  grande  question,  le  grave  intérêt. 

L'intérêt. était  double  :  il  y  avait  celui  du  poète  et  celui  du  père 
de  famille.  Le  succès  d'argent  était  venu  à  point  pour  le  jeune 
ménage  et  pour  la  jeune  ménagère.  Le  jour  de  la  «  première  >>,  Victor 


72  LA    REVUE    DE    PARIS 

Hugo  n'avait  que  cinquante  francs  dans  son  tiroir.  La  vente  du 
manuscrit  et  les  recettes  quotidiennes  y  apportaient  des  billets  de 
mille  francs  qui  n'avaient  pas  l'habitude  de  s'y  amonceler.  C'était  là 
une  petite  fortune  qui,  encore  une  fois,  tombait  à  merveille.  Madame 
Victor  Hugo  était  de  nouveau  enceinte;  le  modeste  appartement  de 
la  rue  Notre-Dame-des-Champs,  où  l'on  s'était  installé  avec  un  seul 
enfant,  deviendrait  bien  étroit  pour  quatre  :  Victor  Hugo  avait  donc 
résolu  de  déménager,  et,  pour  se  rapprocher  quelque  peu  du  centre 
et  des  théâtres,  il  voulait  s'établir  sur  la  rive  droite.  A  la  fm  de 
mars,  il  donna  congé,  se  mit  en  quête  et  découvrit  un  appartement 
rue  Jean-(Joujon,  tout  près  des  Champs-Elysées,  alors  déserts,  mais 
où  l'on  commençait  à  bâtir.  L'appartement  était  vacant,  Victor  Hugo 
allait  écrire  Notre-Dame  de  Paris,  qu'il  serait  bon  de  ne  pas  inter- 
rompre :  il  décida  que,  sans  attendre  la  fin  de  son  bail,  il  emména- 
gerait à  la  fin  d'avril  ou  au  commencement  de  mai. 

On  devine  avec  quel  chagrin  croissant  Sainte-Beuve  assistait  à 
tous  ces  incidents,  apprenait  cette  résolution.  Il  devenait  comme 
étranger  à  la  vie  de  son  grand  ami,  à  la  vie  de  celle  qu'il  sentait 
maintenant  être  pour  lui  plus  qu'une  amie.  Et  la  séparation  allait 
encore  empirer  par  la  distance;  il  allait  rester  sans  eux,  seul  dans  son 
quartier  lointain,  et  il  ne  pouvait,  cette  fois, -songer  à  les  rejoindre. 

La  publication  de  son  volume,  les  Consolations,  au  mois  de  mars, 
fit  quelque  diversion  à  ses  graves  soucis.  A  vrai  dire,  il  ne  dut  pas 
revoir  sans  mélancolie  ces  pages  toutes  remplies  de  ceux  qui  s'éloi- 
gnaient au  moment  où  il  les  eût  voulus  plus  voisins  et  plus  pré- 
sents que  jamais.  Qu'avait-il  pourtant  à  leur  reprocher?  Tous  deux, 
ils  l'accueillaient  avec  la  même  joie  :  il  n'était  pas  un  frère  moins 
cordial,  elle  n'était  pas  une  sœur  moins  tendre.  Ne  lui  avait-on  pas 
dit  tout  de  suite  qu'il  serait  le  parrain  de  l'enfanti*  C'est  lui  seul, 
Sainte-Beuve,  qui  était  changé.  Son  secret  lui  pesait  et  le  faisait 
différent  de  lui-même;  il  n'avait  plus  la  vivacité,  l'enjouement,  la 
franchise,  la  liberté  d'esprit,  les  effusions  d'autrefois;  dans  la  maison, 
il  n'était  plus  chez  lui  ;  lui  qu'on  y  voyait  tous  les  jours  et  plutôt 
deux  fois  qu'une,  il  manquait  assez  souvent  de  venir  ;  ses  visites, 
jadis  si  régulières,  n'étaient  plus  qu'intermittentes.  C'est  par  là  sans 
doute  qu'il  se  trahit.  Ses  amis  s'étonnèrent  d'abord,  puis  s'inquié- 
tèrent. Victor  Hugo  l'interrogea  avec  sollicitude;  il  répondit  évasive- 
ment,  donna  des  raisons,  des  prétextes.  Un  jour  enfin,  pressé  de  ques- 
tions, il  avoua  sa  détresse  :  brusquement,  il  s'était  aperçu  qu'il  n'avait 
pu  voir  impunément  la  grâce  de  madame  Victor  Hugo  ;  à  son  insu, 
il  en  avait  été  ému  autrement  qu'il  ne  fallait.  Ce  ne  serait  rien,  cela 
passerait;  mais,  pour  le  présent,  il  valait  mieux  qu'il  cessât  de  venir 
aussi  fréquemment,  afin  de  ne  pas  entretenir  sa  blessure. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  ^S 

Victor  Hugo  ne  reçut  pas  cette  confidence  imprévue  sans  ressentir 
le  coup  qui  l'atteignait  à  la  fois  dans  son  amitié  et  dans  son  amour; 
mais,  s'il  était  tel  dans  ce  temps-là  que  ses  amis  plus  récents  l'ont 
connu  toute  sa  vie,  sa  nature  robuste  et  saine  dut  aussitôt  réagir  et 
se  redresser.  Sa  façon  de  traiter  le  mal  était  de  n'y  pas  croire  :  il  ne 
l'admettait  pas  ;  il  ne  fallait  même  pas  y  penser!  C'est  la  faculté 
d'oubli  des  êtres  supérieurs,  qui  ont  besoin  de  poursuivre  en  paix 
ce  qu'ils  ont  à  faire  en  ce  monde  :  ils  ne  veulent  pas  penser  à  leur 
mal  et  ils  n'y  pensent  pas.  Mais  le  mal,  au  fond  d'eux,  selon  toute 
probabilité,  demeure,  assoupi.  Victor  Hugo  répondit  à  Sainte-Beuve  : 
«  Vous  vous  trompez,  mon  ami,  vous  rêvez;  ce  que  vous  dites  là 
est  impossible,  et  ce  n'est  pas.  Ne  changez  rien  à  vos  habitudes; 
venez  comme  par  le  passé,  venez  deux  fois  par  jour...  y> 

Mais  Sainte-Beuve,  lui,  était  loin  d'avoir  cette  énergie;  il  était  de 
ceux  qui  «  s'écoutent  »  :  il  sentait  sa  souffrance  et  se  laissait  souffrir. 
Madame  Victor  Hugo  n'était  pas  obligée  non  plus  d'être  aussi  forte 
que  son  mari  et  fut  assurément  troublée  quand  elle  fut  avertie.  — 
Avertie,  comment,  par  qui  le  fut- elle. ^^  par  elle-même,  sans  doute, 
par  son  instinct  de  femme;  ou,  qui  sait.^  par  son  mari,  près  de 
qui  elle  se  serait  alarmée  des  absences  et  des  inégalités  de  Sainte- 
Beuve...  «  Ahl  ce  pauvre  Sainte-Beuve!  tu  ne  sais  pas,  il  s'imagine 
qu'il  est  amoureux  de  toi!  il  est  fou  !...  »  Stupéfaite,  effrayée,  cons- 
ternée, elle  dut  n'en  laisser  rien  paraître  à  Sainte-Beuve;  mais  elle  le 
réprimanda  doucement,  se  plaignit  de  ses  façons  nouvelles,  essaya  de 
le  ramener  dans  les  termes  de  l'ancienne  intimité.  On  verra  ce  qu'il 
répliquait,  s'accuS'?nt,  s'excusant,  inquiet  et  embarrassé  comme  un 
coupable.  Entre  ces  trois  êtres  si  unis,  si  aimants,  si  heureux,  si 
paisibles,  il  y  avait  maintenant  un  point  noir,  un  principe  de  dis- 
corde, de  lutte  et  de  douleur. 

Quand  il  vit  arriver  le  moment  où  le  couple  aimé  allait  décidé- 
ment quitter  son  voisinage,  Sainte-Beuve  ne  put  tenir  à  Paris  ; 
l'idée  de  se  trouver  brusquement  seul  lui  fut  insupportable  :  il  courut 
se  réfugier  à  Rouen  chez  leur  ami  commun,  le  poète  Ulric  Gut- 
tinguer. 

Il  avait  demandé  à  madame  Victor  Hugo  la  permission  de  lui 
écrire,  comme  il  avait  fait  l'année  précédente,  lors  de  son  voyage  en 
Allemagne;  mais  il  commença  par  Victor  Hugo: 

Rouen,  ce  vendredi  7  mai  i83o*. 

Mon  cher  Victor,  je  sens  le  besoin  de  vous  écrire,  quoique 
je  n'aie  à  vous  faire  aucune  description  pareille  à  celles   de 

I.  La  lettre  est  adressée  à  «  Monsieur  Victor  Hugo,  9,  rue  Jean-Goujon,  quar- 
tier de  François  I*"",  Paris  ». 


'^Ix  LA    REVUE    DE    PARIS 

notre  dernier  voyage,  mais  nous  parlons  de  vous  et  pensons 
à  vous,  Guttinguer  et  moi,  autant  que  nous  faisions  alors 
avec  Boulanger.  Nous  sommes  allés  dimanche  soir  coucher 
aux  Hayons,  terre  de  Guttinguer  à  huit  lieues  de  Rouen  ; 
nous  y  avons  passé  le  lundi.  C'est  le  plus  beau  et  le  plus 
riche  pays  du  monde,  oii  vous  seriez  à  ravir,  loin  de  tout 
bruit,  sous  d'admirables  hêtres,  pour  faire  une  ou  deux  piè- 
ces ;  Guttinguer  voudrait  bien  que  l'idée  vous  en  prît  et  qu'un 
nouvel  Hernani  prît  naissance  de  ce  côté. 

Nous  sommes  partis  et  arrivés  mardi  à  Rouen,  oii  nous 
avons  été  reçus  par  mesdemoiselles  Guttinguer,  tante  et 
nièces,  très  aimables  et  fort  gaies,  quoique  fort  pieuses  ;  c'est 
une  maison  de  bien  bon  ordre,  et  qui  donne  du  calme  à  y 
vivre.  Nous  parlons  beaucoup  de  vous,  de  madame  Hugo; 
nous  nous  récitons  de  vos  vers,  Guttinguer  et  moi;  et  le  soir 
nous  racontons  à  ces  demoiselles  des  histoires  de  chez  vous; 
elles  connaissent  votre  société,  les  noms  de  vos  amis  et  de  vos 
visiteurs,  —  jusqu'à  M.  de  Saxe-Gobourg  :  vous  voyez  qu'elles 
sont  au  fait  de  tout.  —  Vous,  j'espère  que  vous  êtes  installé 
et  bien  près  de  recommencer  quelque  nouveau  chef-d'œuvre. 
Madame  Hugo  est-elle  contente.'  Est-elle  bien  fatiguée?  Qu'a- 
t-elle  fait  de  ses  enfants  dans  ces  jours  de  grand  embarras? 
Voilà  ce  que  je  me  suis  demandé  souvent.  Nous  nous  disions  : 
c'est  aujourd'hui  le  grand  déménagement,  aujourd'hui  Victor 
découche,  où  dînera-t-il?  Oii  passera-t-il  sa  journée? —  Vous 
êtes  tout  pour  moi,  mon  cher  ami;  je  n'ai  compté  que  de- 
puis que  je  vous  ai  connu,  et  quand  je  m'éloigne  de  vous,  ma 
flamme  s'éteint.  Elle  est  bien  morte,  je  n'ai  rien  fait,  ni  pensé 
à  rien  faire  depuis  mon  départ.  Je  vis,  assez  heureux,  content 
de  me  voir  chez  notre  bon  ami,  mais  sans  but  et  sans  passé 
—  cela  durera  encore  un  certain  nombre  de  jours,  j'oublie. 

L'oubli  seul  désormais  est  ma  félicité. 

Vous  le  dirai-je  et  à  madame  Hugo?  Je  crains  que,  dans 
tous  ces  tracas,  vous  pensiez  peu  à  moi;  le  peu  que  vous  en 
ferez,  j'en  serai  bien  reconnaissant.  Dites-lui,  à  madame 
Hugo,  que  j'ai  d'elle  aussi  et  de  ses  bontés  pour  moi  un  sou- 
venir bien  profond  ;  c'est  par  elle  et  vous  que  je  suis  revenu 
à  croire  au  bien  moral. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  y5 

Embrassez  bien  Victor,  Chariot  pour  moi;  faites  mes  com- 
pliments à  mademoiselle  Didine.  —  Je  me  recommande  par 
vous  à  tous  nos  vrais  amis.  Je  voudrais  vous  voir  mieux,  plus 
cordialement  que  vous  n'êtes,  Lamartine  et  vous;  cela  ne 
tient  pas  à  vous,  je  le  sais;  mais,  je  vous  en  prie,  ne  relevez 
pas  trop  des  riens  sans  importance;  allez  au  fond,  et  quel 
fond  que  le  sieni 

Adieu,  mon  cher  Victor,  ne  m'écrivez  pas.  Pourtant,  si 
d'ici  à  un  mois  vous  vouliez  jeter  un  mot  à  l'adresse  de  Gut- 
tinguer,  rue  des  Fontenelles ,  Rouen,  je  ne  voudrais  pas  vous 
en  empêcher.  Mais  je  vous  récrirai  auparavant. 

Adieu  encore  et  mes  profonds  respects  à  madame  Hugo. 

SAINTE-BEUVE 

Guttinguer  est  de  moitié  dans  tout  ceci. 

P. -S.  —  S'il  y  a  un  article  sur  moi  dans  les  Débats,  comme 
je  ne  puis  remercier  Nisard,  voudriez-vous  le  faire  pour  moi 
par  lettre  ou  verbalement  P 


Celte  lettre  à  Victor  Hugo,  triste,  mais  assez  calme,  fut  suivie 
d'une  autre,  qui  nous  manque,  mais  qui  ne  devait  pas  différer 
beaucoup  de  la  première. 

La  lettre  à  madame  Victor  Hugo  est  autrement  expressive  : 


Honfleur,  ce  jeudi  i3  [mai  i83o]. 

Madame, 

Vous  avez  été  assez  bonne  pour  me  permettre  de  vous  écrire 
ce  voyage-ci  comme  Tautre,  et  si  j'ai  un  peu  tardé  à  profiter 
de  la  permission,  ce  n'est  pas  faute  de  penser  à  vous,  de  cau- 
ser de  vous  tous  les  jours  avec  Guttinguer  ou  avec  moi- 
même,  de  regretter  votre  vue  et  vos  chers  entretiens.  Je 
voudrais  bien  que  vous  fussiez  contente  et  commodément  ins- 
tallée aux  Champs-Elysées,  et  savoir  comment  votre  vie  nou- 
velle y  est  ordonnée;  que  fait  Victor?  que  font  vos  enfants? 
Ne  regrettez-vous  rien  de  votre  ancien  quartier?  Pensez-vous 
quelquefois  à  ceux  qui  ne  vous  voient  plus  aussi  souvent,  et  à 


76  LA.    REVUB    DE    PARIS 

ceux  qui,  depuis  quinze  jours,  ne  vous  voient  plus  du  tout? 
Je  me  pose  ces  questions  un  peu  timidement; je  voudrais  que 
vous  eussiez  quelques  regrets  et  qu'il  vous  parût  que  quelque 
chose  vous  manque;  c'est  bien  égoïste,  n'est-ce  pas?  Mais 
vous  me  le  pardonnerez;  je  doute  tant,  non  pas  de  mon  ami- 
tié pour  vous,  non  pas  de  votre  bonté  pour  moi,  mais  de  mon 
utilité,  de  ma  valeur  auprès  de  vous;  j'ai  été  si  nul,  si  cou- 
pable dans  tous  ces  derniers  temps,  si  sottement  irrégulier  et 
ianlasque,  si  préoccupé  de  moi-même  en  votre  présence,  que 
je  conçois  que  j'ai  dû  bien  perdre  dans  votre  esprit;  blâmez- 
moi,  accusez-en  mon  caractère,  ma  tête,  mon  peu  de  puis- 
sance à  vouloir  et  à  faire;  mais,  je  vous  en  prie,  ne  croyez  à 
aucune  froideur,  à  aucun  éloignement  de  mon  affection;  bien 
au  contraire,  elle  s'est  encore  accrue,  s'il  était  possible;  elle 
ne  peut  jamais  diminuer.  Quand  je  ne  vous  verrais  plus,  quand 
je  serais  jeté  pour  toujours  à  des  centaines  de  lieues  de  vous 
sans  même  vous  écrire,  je  n'en  serais  pas  moins  le  même 
pour  vous  par  le  cœur,  et  votre  pensée  ne  serait  pas  moins 
mon  consolant  recours,  mon  bon  génie,  ma  meilleure  action. 
Je  vous  demande  pardon,  madame,  de  m'exprimer  avec  celte 
sincérité  d'épancliement;  mais  quand  le  ferais-je,  sinon  main- 
tenant qu'une  nouvelle  vie  commence  pour  vous,  et  que  je 
souffre  en  pensant  qu'il  se  pourrait  que  je  n'y  obtinsse  pas  la 
même  place  que  dans  la  précédente?  Victor,  qui  n'est  qu'un 
avec  vous,  me  le  pardonnera  aussi,  j'ai  une  amitié  inquiète  et 
superstitieuse,  il  faut  y  savoir  compatir. 

J'ai  passé  un  jour  aux  Hayons,  terre  de  Guttinguer,  séjour 
de  calme,  de  silence  et  d'ombre;  puis  quelques  jours  à  Rouen, 
presque  sans  sortir  de  la  maison  excepté  le  soir  avec  ces 
demoiselles,  bien  aimables  et  distinguées  d'esprit,  l'aînée, 
triste  et  profondément  rêveuse,  la  plus  jeune,  plus  heureuse, 
plus  enjouée;  j'ai  revu  pourtant  la  cathédrale  et  Saint-Ouen. 
Le  Prévost  n'y  était  pas,  mais  nous  sommes  allés  avec  (Jut- 
tinguer  au  Parquet,  campagne  à  quelques  lieues,  voir  madame 
Ricard,  amie  intime  de  Le  Prévost,  qui  la  voit  ou  lui  écrit 
tous  les  jours  ;  elle  a  déjà  eu  trois  maris,  et  l'on  pense  que, 
sans  la  honte  d'en  avoir  un  quatrième,  elle  prendrait  Le  Pré- 
vost :  elle  est  romantique  comme  on  ne  l'est  pas  à  Paris  ;  assez 
d'esprit,  mais  maniérée,  et  puis  vieille  et  laide  avec  du  rouge. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE 


77 


Nous  sommes  depuis  trois  ou  quatre  jours  à  Honfleur,  à 
deux  lieues  de  la  forêt  de  Gultinguer,  admirablement  située 
au  bord  de  la  mer,  comme  les  forets  de  Bretagne;  nous  y 
allons  quelquefois,  même  par  les  mauvais  temps,  à  cheval, 
par  d'horribles  chemins,  le  long  de  la  mer. 

Je  ne  vois  personne  ici,  et  me  couche  de  bonne  heure. 
Nous  irons  dans  quelques  jours  aux  Quatre  f avrils,  terre  en 
Basse-Normandie,  très  retirée,  et  de  là  je  regagnerai  Paris. 
Je  ne  travaille  pas,  je  me  porte  bien;  je  rêve  d'une  tristesse 
assez  douce,  je  cherche  à  calmer  mes  mauvaises  passions,  à 
régler  mes  désirs,  mes  pensées;  et  je  pense  souvent  à  vous, 
madame,  à  Victor,  à  vos  heureux  enfants  que  je  baise  d'in- 
tention. 

Adieu,  et  recevez  mon  éternelle  et  respectueuse  amitié. 


SAINTE-BEUVE 


Gutlinguer  se  rappelle  bien  vivement  à  votre  souvenir  cl  à 
celui  de  Victor. 


Le  iG  mai,  Victor  Hugo  répondait  aux  deux  lellres  de  Sainte- 
Beuve.  Sa  lettre,  à  lui,  généreuse,  bonne  et  tendre,  n'a  qu'une  pensée, 
—  apaiser  et  raffermir  le  mieux  possible  la  pauvre  àme  soulTranle  : 

((  ...Si  vous  saviez  combien  vous  nous  avez  manqué  dans  ces  der- 
niers temps!  Combien  il  y  a  eu  de  vide  et  de  tristesse  pour  nous, 
même  eu  famille  comme  nous  vivons,  même  au  milieu  de  nos  enfants, 
à  emménager  ainsi  sans  vous  dans  cette  déserte  ville  de  François  1"^! 
Gomme,  à  chaque  instant,  vos  conseils,  votre  concours,  vos  soins 
nous  manquaient,  et,  le  soir,  votre  conversation,  et  toujours  votre 
amitié!  C'est  fini.  L'habitude  est  prise  dans  le  cœur.  Vous  n'aurez 
plus  désormais,  j'espère,  la  mauvaise  volonté  de  nous  quitter,  de  nous 
déserter  ainsi. 

n  Du  reste,  nous  sommes  matériellement  bien  ici,  parfaitement 
même.  Beaucoup  de  solitude,  plus  de  Hcrnanistes,  tout  serait  bien, 
n'était  celte  chaise  vide,  qui  fait  vide  pour  nous  lout  le  reste  cîe  la 
maison...  » 

«  Plus  de  llernanistes!  »  11  dut  sembler  à  Sainte-Beuve  que  la 
disparition  de  ses  ennemis  allait  lui  rendre  ses  amis.  11  quitta  Gutlin- 
guer et  revint  à  sa  rue  Notre-Dame-des-Champs. 


yS  LA    REVUE    DE    PARIS 

Mais  il  ne  s'était  pas  trompé  lorsque,  fuyant  Paris,  il  redoutait  si 
fort  la  morne  solitude  de  son  logis  de  célibataire.  Il  la  retrouva 
plus  froide  et  plus  désolée  encore  qu'il  ne  l'avait  imaginé.  Ils 
n'étaient  plus  là,  ses  chers  voisins!  il  ne  les  avait  plus  porte  à  porte, 
cœur  à  cœur  !  Souvenir  amer  et  doux  :  naguère  il  arrivait  sans 
avertir,  il  entrait  sans  frapper,  il  s'asseyait  ;  on  causait,  c'était  char- 
mant!... Sans  doute,  ils  habitaient  .la  même  ville,  ils  étaient  là 
tout  près...  Tout  près,  mais  si  loin!  Il  ne  voisinait  plus  :  il  faisait 
des  visites.  Il  fallait  s'habiller,  passer  les  ponts,  monter  deux  étages; 
et,  d'abord,  parler  au  concierge...  Une  fois,  ce  concierge  lui  dit 
qu'ils  n'y  étaient  pas,  et  ils  y  étaient  !  Victor  Hugo  lui  écrivit  le 
lendemain  un  billet  amical,  lui  donnant  un  autre  rendez-vous  :  — 
on  en  était  à  se  donner  des  rendez-vous,  maintenant  ! 

Qu'on  lise  les  deux  lettres  suivantes;  on  y  sentira  l'amertume  et 
l'airiiction  de  ce  faible  et  malheureux  cœur  désemparé.  Ce  qu'on  y 
sentira  encore,  c'est  une  acre  et  cruelle  jalousie,  une  jalousie  mala- 
dive, une  double  jalousie  d'un  caractère  étrange,  —  jalousie  pour 
la  femme,  jalousie  pour  l'ami,  —  la  torture  d'une  idée  fixe  :  «  Ils  ne 
pensent  plus  à  moi  !  ils  ne  m'aiment  plus!  ils  m'oublient  l...  » 


Ce  lundi  matin  [3i  mai  i83oJ. 

Mon  cher  Victor,  je  Aeux  vous  écrire,  car  hier  nous  étions 
si  tristes,  si  froids,  nous  nous  sommes  si  mal  quittés  que  tout 
cela  m'a  fait  bien  du  mal,  j'en  ai  souffert  tout  le  soir  en 
revenant,  et  la  nuit:  je  me  suis  dit  qu'il  m'était  impossible 
de  vous  voir  souvent  à  ce  prix,  puisque  je  ne  pouvais  vous 
voir  toujours;  qu'avons-nous  en  effet  à  nous  dire,  à  nous 
raconter?  Rien,  puisque  nous  ne  pouvons  tout  mettre  en  com- 
mun comme  avant.  Je  m'aperçois  que  je  ne  vous  ai  pas 
demandé  instamment  vos  vers  à  moi  ;  mais  que  m'importent 
vos  vers,  ceux-là,  plutôt  que  d'autres?  c'est  tous  que  je  vou- 
drais; c'est  vous,  c'est  madame  Victor,  à  toute  heure  et  sans 
fin.  —  Cela  doit  aussi  vous  attrister,  je  pense;  pourtant,  vous, 
vous  avez  tout  ce  qui  console  et  ce  qui  est  réel,  votre  femme, 
vos  enfants.  Songez  bien  que  moi,  je  suis  celui  qui  souffrirai 
le  plus,  moi  qui  n'ai  rien,  pas  un  être  au  monde;  que  vais-je 
devenir?  Croyez  donc  bien  que  si  je  ne  vais  pas  là-bas,  je 
ne  vous  en  aimerai  pas  moins,  vous  et  madame,  qu'aupa- 
ravant. Il  y  a  dans  mon  amitié  pour  vous  et  pour  elle  plus 
que  de   l'habitude  ;   croyez-le,    et  n'allez  pas    imaginer  qu'il 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  -yO 

entre    dans    ma   nouvelle    conduite    la   moindre    diminution 
d'amitié. 

Il  n'y  a  pas  eu  cette  fois  de  nuage  dans  notre  amitié  pure, 
rien,  pas  une  tache,  pas  un  point  noir  au  ciel;  c'est  le  ton- 
nerre qui  est  tombé  sur  moi  par  un  temps  serein  ;  plaignez- 
moi,  mais  il  n'y  a  pas  de  ma  faute. 

Croyez  (car  la  vraie  amitié  est  jalouse  aussi)  croyez  que  je 
ne  verrai  personne  désormais}  comme  je  vous  ai  vus  autrefois, 
qu'absents,  aucune  liaison  ne  vous  remplacera,  et  que  seul,  je 
ne  penserai,  jour  et  nuit,  qu'à  vous. 
A  un  de  ces  jours. 


SAINTE-BEUVE 


Ce  lundi  soir  [6  juillet  i83o.] 

Mon  cher  Victor,  je  suis  persuadé  que  vous  croyez  que  je 
vous  aime  moins,  qu'autre  chose  vous  remplace  en  moi;  c'est 
une  superstition  de  ma  part,  vous  n'avez  peut-être  pas  celte 
idée,  mais  vous  me  pardonnerez  de  m'en  inquiéter.  Non,  mon 
cher  ami,  rien  n'a  changé  ni  ne  changera  en  moi,  quoique 
je  vous  voie  moins  que  jamais.  Si  vous  saviez  ce  que  je  sens 
quand  je  vous  vois,  quand  je  reviens  de  chez  vous  et  que  je 
retombe  à  ma  morte  solitude  !  Rien,  personne,  pas  un  être, 
et  des  souvenirs  déchirants  de  cette  intimité,  que  je  n'ai  ni 
n'aurai  plus.  Les  jours,  les  soirs  où  je  ne  suis  pas  trop 
fatal  et  farouche,  je  me  traîne  à  deux  ou  trois  visites  pour 
tuer  une  soirée  ;  le  plus  souvent,  incapable  de  travail  et 
de  toute  conversation  ,  j'erre  autour  de  mon  Luxembourg, 
craignant  de  rencontrer  un  visage  ami,  faisant  vingt  pro- 
jets d'allées  et  de  venues,  allant  jusqu'à  la  porte  de  Lacroix 
ou  de  Magnin,  et  m'en  revenant  sans  avoir  la  force  d'en- 
trer. Chez  vous,  je  ne  puis  aller:  cela  me  fait  trop  mal, 
et  j'en  ai  pour  un  jour  à  me  remettre  avant  de  pouvoir 
écrire  une  ligne.  Puis,  je  me  figure  ce  que  vous  devez  penser 
et  madame  Hugo  :  —  «  Qui  l'aurait  dit!  »  et  que  vous  accu- 
sez mon  indifférence  en  vous  arrêtant  à  vingt  motifs  faux: 
ou,  ce  qui  est  plus  douloureux  encore  à  penser,  que  vous  n'y 
pensez  guère  et  que  vous  finissez  par  ne  plus  vous  soucier  de 


8o  LAREVL'BDEPARIS 

celte  absence  obstinée.  —  Oh  !  ne  me  blâmez  pas,  mon  cher 
ami;  gardez-moi,  vous  au  moins,  un  souvenir,  un,  entier, 
aussi  vif  que  jamais,  impérissable,  sur  lequel  je  compte  dans 
mon  amertume.  J'ai  d'affreuses,  de  mauvaises  pensées,  des 
haines,  des  jalousies,  de  la  misanthropie  ;  je  ne  puis  plus 
pleurer  ;  j'analyse  tout  avec  perfidie  et  une  secrète  aigreur. 
Quand  on  est  ainsi,  il  faut  se  cacher,  lâcher  de  s'apaiser; 
laisser  déposer  son  fiel,  sans  trop  remuer  le  vase;  s'accuser 
devant  soi-même,  devant  un  ami  comme  vous,  ainsi  que  je 
fais  en  ce  moment.  Ne  me  répondez  pas,  mon  ami,  ne  m'in- 
vitez pas  à  vous  aller  voir;  je  ne  pourrais;  dites  h  madame 
Hugo  qu'elle  me  plaigne  et  prie  pour  moi.  —  Mais  surtout, 
n'est-ce  pas?  croyez-moi  le  même,  tout  changé  que  je  suis; 
croyez,  par  miracle  d'amitié,  à  ma  présence  dans  ce  qui  vous 
est  cher;  et  ne  me  laissez  pas  mourir  dans  votre  cœur.  — 
Excusez  toutes  ces  contradictions,  sentez- les  avec  votre  âme 
la  plus  tendre,  et  qu'il  n'en  soit  pas  question  entre  nous. 
Adieu,  à  toujours. 

SAINTE-BEUVE 


Dans  les  premiers  jours  de  juillet,  Sainte-Beuve,  excédé  de  souf- 
france, s'enfuit  encore  une  fois  de  Paris  et  retourna  chez  Ulric 
Gullinguer. 

La  révolution  de  Juillet  éclata,  bouleversant  bien  des  existences, 
agitant  toutes  les  pensées  ;  pendant  des  semaines,  la  vie  publique 
absorba  tout  et  sembla  tout  suspendre.  Cela  n'avait  pas  empêché  la 
petite  Adèle  de  venir  au  monde,  le  20  juillet,  au  bruit  des  premières 
fusillades;  cela  n'empêcha  pas  madame  Victor  Hugo  d'allaiter  son 
quatrième  nourrisson, — et  cela  n'empêchait  pas  Victor  Hugo  d'avoir 
avec  un  éditeur,  pour  Notre-Dame  de  Paris,  des  engagements  qu'il 
fallait  tenir  sous  peine  de  ruine  ;  il  s'enferma  dans  son  cabinet  le 
i"^""  septembre,  se  condamnant  à  n'en  pas  sortir  qu'il  n'eût  fini,  et  se 
mit  à  l'œuvre. 

Sainte-Beuve,  dans  tous  ces  jours-lù,  paraît  s'être  peu  montré  rue 
.Jean-Goujoa.  Il  écrit,  le  i/i  septembre,  à  madame  Victor  Hugo  : 

Ce  mardi  [l'j  septemljre  i83o]. 

Madame,  je  ne  vous  vois  pas,  ni  Victor.  J'ai  si  peu  de 
temps,  je  suis  si  plein  de  mes  maudites  affaires,  si  peu  digne 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  8l 

de  jouir  de  votre  bonne  et  paisible  conversation  à  l'amiable 
comme  autrefois  !  Aussitôt  entré,  il  faudrait  que  je  sortisse. 
Allez,  croyez-le  bien,  malgré  toute  cette  occupation  appa- 
rente, et  cette  distraction  qui  ressemble  à  de  l'activité,  j'ai 
le  vide  et  la  mort  au  cœur.  Mais,  je  vous  en  conjure,  croyez 
que  votre  pensée  y  est  toujours,  et  n'imaginez  pas  que  je 
vous  oublie,  ni  cette  si  longue  et  si  douce  amitié.  Hélas  1  où 
est  tout  ce  temps  pour  moi?  Le  matin,  quand  je  m'éveille, 
j'y  pense  avec  larmes  comme  en  ce  moment;  puis  viennent 
Leroux,  les  affaires,  les  colères,  la  politique  etl'étourdissement. 
Mais  sachez  au  moins  que  j'y  pense,  et  ne  me  chassez  pas 
tout  à  fait,  vous  et  Victor,  de  la  place  que  j'occupais  en  vous. 
Adieu,"  madame, 

SAINTE-BEUVE 


On  dut  répondre  à  Sainte-Beuve  par  une  lettre  amicale,  lui  repro- 
chant ses  absences  et  lui  rappelant  qu'il  avait  promis  d'être  le  parrain 
de  la  petite  Adèle.  Il  se  rendit  aussitôt  à  l'appel,  et  il  tenait  l'enfant 
sur  les  fonts  baptismaux  le  dimanche  19  septembre.  Puis,  de  nou- 
veau, il  laissa  de  longs  espaces  entre  ses  visites;  il  cessa  tout  h  fait 
d'écrire. 

Au  commencement  de  novembre,  il  publia  une  seconde  édition 
de  Joseph  Delorme  et  en  rendit  compte  lui-même  dans  le  Globe 
comme  s'il  étudiait  l'ouvrage  d'un  autre.  Il  parlait  de  son  ancien 
moi,  non  sans  sévérité,  et  finissait  en  doutant  que,  si  Joseph 
Delorme  eût  survécu,  —  comme  il  survivait  lui,  Sainte-Beuve,  —  le 
malheureux  eût  été  capable  de  se  relever.  Voici  comment  se  terminait 
l'article  : 

«  Ce  Joseph,  qui  se  consumait  ainsi  sans  foi,  sans  croyances, 
sans  action,  cet  individu  malade  qui  suivait  son  petit  sentier  loin  delà 
société  et  des  hommes,  avait  commencé  vers  la  fm  de  sa  vie  à  renaître 
à  une  sympalliie  plus  bienveillante  et  à  chercher  les  regards  conso- 
lants de  quelques  amis  poètes  ;  c'est  ce  qu'il  fît  de  mieux  et  de  plus 
profitable  pour  lui;  son  cœur  se  dilata  à  leur  côté;  son  talent 
s'échaufFa  aux  rayons  du  leur,  et  il  dut  à  l'un  d'eux  surtout,  au 
plus  grand,  au  plus  cher,  le  peu  qu'il  nous  a  laissé... 

»  Par  malheur,  l'association  romantique,  formulée  par  la  Restau- 
ration, était  trop  restreinte  elle-même,  trop  artificielle  et  trop  peu 
mêlée  au  mouvement  profond  de  la  société;  le  Cénacle  n'était  après 

!*"■  Janvier  igoi.  6 


82  LA    REVUE    DE    PARIS 

tout  qu'un  salon  ;  il  s'est  dissous  après  une  certaine  durée,  pour  se 
refondre,  nous  l'espérons,  en  quelque  chose  de  plus  social  et  de  plus 
grand.  Les  individus  illustres  sont  assurés  de  retrouver  leur  place 
dans  cette  prochaine  association  de  l'art  vers  laquelle  convergent 
rapidement  toutes  les  destinées  de  notre  avenir... 

»  Ce  pauvre  Joseph  ne  verra  rien  de  tout  cela  ;  il  n'était  pas  de 
force  d'ailleurs  à  traverser  ces  diverses  crises;  il  s'était  trop  amolli 
dans  ses  propres  larmes.  Sans  doute,  vers  la  fin  de  sa  carrière,  il 
en  était  venu  à  chérir  ses  amis  et  à  reconnaître  Dieu  ;  mais  c'était 
chez  lui  amitié  domestique  et  religion  presque  mystique  ;  c'était  une 
tendresse  de  solitaire  pour  quelques  êtres  absents  et  un  mouvement 
de  piété  monacale  vers  le  Dieu  intérieur.  Il  aurait  eu  bien  à  faire 
pour  arriver  de  là  à  l'intelligence  et  à  l'amour  de  l'humanité  pro- 
gressive et  à  une  communion  pratique  de  l'âme  individuelle  avec 
Dieu  se  révélant  par  l'humanité.  » 

Victor  Hugo  lut  l'article  du  Globe,  et,  à  l'instant  même,  interrom- 
pant son  travail,  il  écrivit  à  Sainte-Beuve  : 

«  Je  viens  de  lire  votre  article  sur  vous-même  et  j'en  ai  pleuré. 
De  gràce^  mon  ami,  je  vous  en  conjure,  ne  vous  abandonnez  pas 
ainsi.  Songez  aux  amis  que  vous  avez,  à  un  surtout,  à  celui  qui  vous 
écrit  ici.  Vous  savez  ce  que  vous  êtes  pour  lui,  quelle  confiance  il  a 
en  vous  pour  le  passé  comme  pour  l'avenir.  Vous  savez  que  votre 
bonheur  empoisonne  à  jamais  le  sien,  parce  qu'il  a  besoin  devons  savoir 
heureux.  Ne  vous  découragez  donc  pas.  Ne  faites  pas  il  de  ce  qui  vous 
lait  grand,  de  votre  génie,  de  votre  vie,  de  votre  vertu.  Songez  que 
vous  nous  appartenez,  et  qu'il  y  a  ici  deux  cœurs  dont  vous  êtes  tou- 
jours le  plus  constant  et  le  plus  cher  entretien. 
,»  Votre  meilleur  ami. 


»  Venez  nous  voir.  » 

Point  de  réponse  écrite  à  cette  lettre  si  bonne;  mais  Sainte-Beuve, 
touché,  alla  nécessairement  lui-même  en  remercier  Victor  Hugo.  H 
dut  y  avoir,  ce  jour-là,  entre  les  deux  amis,  un  épanchement  suprême. 

Hélas!  cet  amour  néfaste,  que  Victor  Hugo  avait  d'abord  voulu 
nier,  il  s'était  imposé  par  sa  persistance,  il  n'y  avait  plus  à  en 
méconnaître  la  cruelle  réalité  :  celui  qui  en  avait  douté  commençait 
trop  lui-même  à  en  souffrir!  Victor  Hugo  en  parla  donc  à  Sainte- 
Beuve,  affectueusement,  fraternellement;  il  lui  en  parla  au  nom  de  sa 
femme  et  au  sien;  il  lui-  représenta  doucement  comme  cet  amour 
impie  était  funeste  à  leur  amitié  à  tous  trois,  jusque-là  si  chaste  et  si 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  83 

pure  ;  qu'il  faisait  de  leur  ancien  bonheur  leur  tourment...  Sainte- 
Beuve  enfin,  ne  s'apercevait  donc  pas  que  cet  amour  était  aussi  pour 
son  Victor  une  double  offense,  —  offense  à  l'ami,  offense  à  l'homme  P. . . 
Sans  doute,  le  plus  vigoureux,  le  plus  énergique  supplia  l'autre  de 
faire  un  effort  viril,  de  se  vaincre  lui-même,  et  de  leur  rendre  à 
tous  la  paix,  et  la  joie;  et,  sans  doute,  l'autre  convint  de  tout, 
pleura  de  tout,  comme  un  malade  et  comme  un  enfant  qu'il  était, 
et  promit  d'essayer,  de  faire  tout  ce  qu'il  pouvait, . . 

Mais  il  n'était  plus  maître  de  lui,  le  mal  en  était  à  la  période 
aiguë.  Nous  allons  donner,  avec  les  brèves  réponses  de  Victor  Hugo, 
les  deux  lettres  qu'il  écrivit  en  décembre.  Elles  sont  d'une  navrante 
éloquence,  ces  lettres,  aussi  déchirantes,  ou  peu  s'en  faut,  que 
celles  qu'écrira  Victor  Hugo  l'année  d'après.  Voilà  de  ces  pages 
qu'aucune  littérature  n'imite  et  n'égale  :  on  n'y  reconnaît  pas  la 
plume  qui  écrit,  mais  le  cœur  qui  saigne. 


[7  décembre  i83o.] 

Mon  ami,  je  n'y  puis  tenir;  si  vous  saviez  comment  mes 
jours  et  mes  nuits  se  passent  et  à  quelles  passions  contradic- 
toires je  suis  en  proie,  vous  auriez  pitié  de  qui  vous  a  offensé 
et  vous  me  souhaiteriez  mort,  sans  me  blâmer  jamais  et  en 
gardant  sur  moi  un  éternel  silence.  —  Je  me  repens  déjà  de 
ce  que  je  fais  en  ce  moment,  et  cette  idée  de  vous  écrire  me 
paraît  aussi  insensée  que  le  reste  ;  tant  je  viens  de  tous  les 
côtés  me  briser  contre  l'impossible;  mais  enfin  la  chose  est 
commencée  et  je  poursuis.  —  Si  vous  saviez,  hélas  î  ce  que 
j'éprouve  toutes  les  fois  que  votre  nom  est  prononcé  à  mes 
oreilles,  toutes  les  fois  qu'il  m'arrive  sur  madame  Hugo  et 
sur  vous  quelque  nouvelle  et  quelque  rapport;  si  vous  saviez 
comme  tous  les  jours  passés  dans  leurs  moindres  circonstances, 
nos  promenades  à  la  plaine,  nos  visites  aux  Feuillantines  et 
tout  ce  que  j'avais  rêvé  de  vie  paisible  et  bénie  auprès  de 
vous,  si  vous  saviez  comme  tout  cela  se  déchaîne  en  moi  au 
fond  de  mon  cœur  dans  mes  veilles  et  à  quel  supplice  de 
damné  je  suis  livré  sans  relâche  depuis  trois  ou  quatre  heures 
du  matin  jusqu'au  jour;  mon  cœur  se  referme  alors;  il  se  fait 
une  glace  à  l'ouverture,  et  rien  ne  paraît  plus  jusqu'à  ce  que 
le  soir  vienne  tout  remuer  encore  dans  ce  gouffre.  Il  y  a  en 
moi  du  désespoir,  voyez-vous,  de  la  rage;  des  envies  de  vous 


8/i  LA    IIEVUE    DE    PARIS 

luer,  de  vous  assassiner  par  moments  en  vérité;  pardonnez- 
moi  ces  horribles  mouvements.  —  Mais  pensez  à  ceci,  vous 
que  tant  de  pensées  remplissent,  pensez  au  vide  que  laisse 
une  telle  amitié.  —  Quoi?  pour  jamais  perdus  !  —  Je  ne  puis 
plus  aller  vous  voir;  je  ne  remettrai  plus  les  pieds  sur  votre 
seuil,  c'est  impossible;  mais  ce  n'est  pas  indiflerencc  au 
moins.  Ah  !  ne  prononcez  pas,  je  vous  en  conjure,  priez  ma- 
dame Hugo  de  ne  jamais  prononcer  ce  mot  d'inconstance  qui 
me  revient  de  toutes  parts.  Inconstant  avec  vous^  le  pouvez-vous 
dire,  hélas!  l'avez-vous  donc  oublié  déjà,  est-ce  pour  trop  peu 
aimer  que  notre  amitié  cesse;  et  n'est-ce  pas  un  excès  plulôt 
qui  l'a  tuée  ?  Je  vous  ai  déjà  expliqué  mon  inconstance  en 
idées  et  d'oii  elle  vient  ;  vous  devez  en  être  convaincu;  elle 
vient  de  cette  poursuite  éternelle  du  cœur  à  travers  tout  vers 
un  seul  et  même  objet  qui  soit  un  amour  capable  de  rem- 
plir. Cet  amour,  Dieu  m'est  témoin  que  je  l'ai  cherché  unique- 
ment en  vous,  dans  votre  double  amitié  à  madame  Hugo  et 
à  vous,  et  que  je  n'ai  commencé  à  me  cabrer  et  à  frémir  que 
lorsque  j'ai  cru  voir  la  fatale  méprise  de  mon  imagination  et 
de  mon  cœur.  Si  donc  je  cesse  brusquement  et  si  je  ne  vous 
vois  plus  désormais,  c'est  que  des  amitiés  comme  celle  qui 
était  entre  nous  ne  se  tempèrent  pas  :  elles  vivent,  ou  on  les 
tue.  Que  ferais-je  désormais  à  votre  foyer,  quand  j'ai  mérité 
votre  défiance,  quand  le  soupçon  se  glisse  entre  nous,  quand 
votre,  surveillance  est  inquiète  et  que  madame  Hugo  ne  peut 
effleurer  mon  regard  sans  avoir  consulté  le  vôtre.»^  il  faut  bien 
se  retirer  alors  et  c'est  une  religion  de  s'abstenir.  Vous  avez 
eu  la  bonté  de  me  prier  de  venir  toujours  comme  par  le 
passé;  mais  c'était  de  votre  part  compassion  et  indulgence 
pour  une  faiblesse  que  vous  pensiez  soulager  par  celte  marque 
d'attention;  je  n'y  puis  consentir; j'en  éprouverais  moi-même 
trop  de  torture,  si,  vous,  vous  en  éprouviez  seulement  quel- 
que gêne.  Elle  est  donc  tuée  irréparablement,  celte  amitié  qui 
fut  de  ma  part  un  culte,  il  ne  nous  reste  plus,  mon  ami,  qu'à 
l'ensevelir  avec  autant  de  piété  qu'il  se  peut.  Je  l'ensevelis 
dans  mon  cœur,  comme  je  vous  prie  de  faire  dans  le  vôtre, 
comme  je  vous  prie  (soyez  généreux)  de  dire  à  madame  Hugo 
de  faire  dans  le  sien;  chez  moi,  il  y  aura  toujours,  quoi  qu'il 
m'arrive  désormais  dans  la  vie,   une  pensée  mélancolique  et 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  85 

sainte  qui  veillera  sur  cette  amitié  déplorée;  oui,  quoiqu'il 
m'arrive,  et  même  si,  par  impossible,  il  m'arrivait  en  cette  vie 
des  joies,  cette  pensée  triste  et  muette  restera  à  sa  place  en 
mon  cœur  et  ne  se  dévoilera  jamais;  tâchez  de  faire  de  même 
au  milieu  des  joies  de  famille  et  de  gloire  qui  continueront 
de  descendre  sur  madame  Hugo  et  sur  vous  ;  qu'il  y  ait  en 
tout  ceci  mystère  et  silence;  parlons  désormais  le  moins  pos- 
sible les  uns  des  autres,  mon  ami,  de  peur  d'en  mal  parler 
de  loin,  de  peur  que  le  dépit  n'aigrisse  des  paroles  légères  et 
que  l'amitié  ensevelie  n'en  soit  troublée. 

Et  puis  peut-être  un  jour,  mon  ami,  quand  je  n'aurai 
plus  rien  au  monde,  ni  mère  à  soigner,  ni  amour  de  femme 
à  espérer,  ni  erreur  de  système  à  essayer,  quand  je  serai 
vieux,  et  que  madame  Hugo  elle-même  sera  vieille,  qui  sait? 
si  je  reviens  à  la  piété,  à  la  religion  chaste  et  austère,  à  la 
pratique  des  vertus,  peut-être,  mon  ami,  vous  me  permet- 
trez alors,  après  quelque  expiation  que  vous  m'imposerez,  de 
venir  fmir  mes  jours  sous  votre  toit,  et  vous  m'aurez  rendu 
assez  de  confiance  pour  me  laisser  quelquefois  seul  encore 
avec  celle  qui  est  digne  uniquement  de  vous,  mais  que  je  n'ai 
jamais  méconnue,  je  vous  jure. 
Adieu. 

SAINTE-BEUVE 


Le  lendemain  8  décembre,  Vic'or  Hugo  répond  : 

«  Ce  8  décembre  i83o. 

»  Pouvez-vous  croire  que  je  parle  de  vous  légèrement?  J'ai  pu 
vous  dire  inconslant  pour  des  affaires  d'art  ou  autres  misères,  mais 
point  pour  des  affaires  de  cœur.  N'ensevelissons  point  notre  amitié  : 
gardons-la  chaste  et  sainte,  comme  elle  a  toujours  été.  Soyons  indul- 
gents l'un  pour  l'autre,  mon  ami.  J'ai  ma  plaie,  vous  avez  la  vôtre; 
l'ébranlement  douloureux  se  passera.  Le  temps  cicatrisera  tout;  espé- 
rons qu'un  jour  nous  ne  trouverons  dans  tout  ceci  que  des  raisons 
de  nous  aimer  mieux.  Ma  femme  a  lu  votre  lettre.  Venez  me  voir  sou- 
vent. Ecrivez-moi  toujours. 

»  Songez  qu'après  tout,  vous  n'avez  pas  de  meilleur  ami  que  moi. 

»  V.   » 


« 

86  LA    REVUE    DE    PARIS 

Le  2  3  décembre,  nouvelle  lettre  de  Sainte-Beuve  : 


a3  décembre  i83o. 

Mon  cher  ami,  ma  dernière  lettre  était  trop  sincèrement  et 
trop  irrévocablement  l'expression  de  ma  triste  pensée  pour 
que  j'allasse  vous  voir  comme  vous  aviez  la  bonté  de  m'y 
engager;  mais  vous  m'engagiez  aussi  à  vous  écrire,  et  je  le 
fais  aujourd'hui,  parce  que  j'éprouve  plus  que  jamais  le  besoin 
de  me  rappeler  à  votre  souvenir.  Je  n'ai  vu  depuis  plusieurs 
jours  aucune  personne  qui  vous  ait  visités  et  de  qui  j'aie  pu 
savoir  comment  vous  vous  portiez,  madame  Hugo  et  vous; 
quand  je  pense  dans  quels  termes  d'intimité  et  de  confiance 
nous  étions  tous,  il  y  a  un  an,  à  pareille  époque,  ce  retour 
m'est  bien  douloureux.  —  Il  y  a  un  an,  mon  ami,  j'écrivais 
cette  préface  des  Consolations  que  je  vous  donnais  à  lire  la 
veille  du  jour  de  l'an  et  sur  laquelle  vous  écriviez  quelques 
lignes  de  votre  main  que  j'ai  conservées  comme  reliques. 
Hélas  !  cette  amitié  est-elle  donc  finie  ?  Et  finie  de  ma  faute  ? 
l'irréparable  est-il  donc  consommé?  J'ai  besoin,  croyez-le, 
d'espérer  encore  pour  un  avenir  dont  je  n'ose  assigner  le 
terme.  Mais  ne  pressons  pas  trop  ces  idées. 

Vous  vous  êtes  mépris,  mon  ami,  quand  vous  avez  cru 
que  je  me  plaignais  que  vous  eussiez  ^a.T\é  légèrement  de  moi. 
Non,  ce  mot-là  s'appliquait  à  moi  autant  qu'à  vous;  et  quand 
je  disais  :  parlons  le  moins  possible  l'un  de  l'autre,  de  peur 
d'en  parler  légèrement  de  loin,  c'était  presque  un  repentir 
que  j'exprimais,  mon  ami,  d'avoir  pu  parler  ou  penser  de 
vous  avec  dépit  depuis  ces  tristes  affaires.  Mais  croyez  que, 
depuis  ma  lettre,  ma  pensée  est  redevenue  plus  paisible  et 
plus  équitable  à  votre  égard,  et  qu'il  n'y  reste  aucun  mauvais 
levain,  je  vous  jure. 

Ecrivez-moi,  avant  la  fin  de  l'année,  un  petit  mot  de  sou- 
venir. J'en  serai  bien  reconnaissant.  Dites-moi  comment  vous 
allez,  tâchez  de  me  dire  que  votre  plaie  est  guérie.  Quant  à 
la  mienne,  elle  dure  ;  ne  pouvant  la  guérir,  je  voudrais  ouvrir 
d'autres  plaies  à  côté  ;  allez,  je  souffre  bien  et  le  bonheur  et 
moi  ne  nous  connaissons  pas  et  ne  pouvons  nous  connaître. 
Si  j'étais  prêt  à  l'atteindre  d'un  côté,  la  pensée  de  ce  qui  me 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  87 

manque  en  vous,  en  votre  maison  qui  était  la  mienne,  en 
la  confiance  que  j'ai  perdue,  cette  amère  pensée  gâterait 
le  bonheur  au  moment  même  où  je  croirais  l'obtenir. 
Adieu,  soyez  assez  bon  pour  dire  à  madame  Hugo  mon  sou- 
venir. 

Je  vous  écrirai  ainsi  quelquefois,  pour  vous  prouver  qu'il 
y  a  en  mon  cœur  une  lampe  qui  veille  et  une  pensée  qui 
prie  éternellement  au  tombeau  de  notre  amitié. 

Oh!  mon  ami,  qui  l'eût  dit,  il  y  a  un   an,   et  que  je  suis 
coupable  et  insensé  I  Pardonnez-moi. 
Adieu. 

SAINTE-BEUVE 


Sans  tarder,  Victor  Hugo  réplique,  le  2^  décembre  :_ 

«  Vous  faites  bien  de  m'écrira,  mon  ami,  vous  faites  bien  pour 
nous  tous.  Nous  lisons  vos  lettres  ensemble,  ma  femme  et  moi,  et 
nous  parlons  de  vous  avec  une  profonde  amitié.  Les  temps  que  vous 
me  rappelez  sont  pleins  de  douceur.  Croyez- vous  qu'ils  ne  reviennent 
jamais?  Moi,  je  l'espère.  Allez,  j'aurai  toujours  joie  à  vous  voir,  joie 
à  vous  écrire.  Il  n'y  a  dans  la  vie  que  deux  ou  trois  réalités,  et  l'ami- 
tié en  est  une.  Mais  écrivons-nous,  écrivons-nous  souvent.  Ce  sont 
nos  cœurs  qui  continuent  à  se  voir.  Rien  n'est  rompu. 

))    VICTOR    » 


Les  lettres  de  Sainte-Beuve  sont  belles,  parce  qu'elles  souffrent  ;  il 
faut  convenir  que  les  réponses  de  Victor  Hugo  sont  belles  aussi,  parce 
qu'elles  consolent  et  parce  qu'elles  consolent  en  souffrant.  On  ne 
connaît  pas  beaucoup  de  témoignages  d'une  amitié  plus  profonde  et 
d'une  plus  généreuse  confiance. 

Il  clôt  le  tout  par  l'exquis  billet  qu'il  écrit  à  Sainte-Beuve,  le  pre- 
mier jour  de  l'an  i83i,  en  le  remerciant  de  jouets  envoyés  aux  en- 
fants. 

«  ...  Venez  donc  dîner  avec  nous  après-demain  mardi.  i83o  est 
passé  !  » 


8S  LA    REVUE    DE    PARIS 


LE    CALVAIHE    DE'VICTOU    III  GO 


Dans  ce  récit,  —  où  l'on  essaie  de  renouer  les  faits  et  de  retrouver  les 
sentiments, —  pour  remplir  les  intervalles  des  lettres,  il  n'y  a  eu  jus- 
qu'ici qu'à  louer  et  à  plaindre.  Les  deux  amis  souffrent,  l'un  avec 
désespoir  et  remords,  l'autre  avec  dignité  et  bonté;  tous  deux  sont 
dignes  d'admiration  et  dignes  de  pitié.  Les  choses  vont  malheureuse- 
ment changer  ;  on  va  sortir  de  la  sphère  idéale,  on  va  se  heurter  aux 
tristes  et  brutales  réalités  des  passions  et  de  la  vie. 

La  condition  essentielle  de  notre  enquête  est  l'impartialité  :  nous 
sommes  obligés  de  dire  que  le  premier  tort  —  un  tort  grave  —  est 
venu  de  Victor  Hugo. 

Les  lettres  de  Sainte-Beuve,  qu'on  vient  de  lire,  ces  lettres  d'amour 
éperdu,  on  a  vu,  par  les  billets  de  Victor  Hugo,  qu'il  les  avait  don- 
nées à  lire  à  sa  femme.  Il  avait  en  celle  qu'il  aimait  et  dont  il  était 
aimé  une  confiance  absolue,  une  conBance  inaltérable,  et,  sans  doute, 
il  avait  raison;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  jouait  là  un  jeu  aussi 
dangereux  que  généreux  et  qu'en  exposant  une  âme  sensible  et  délicate 
à  la  contagion  de  cette  fièvre  il  commettait  une  grave  imprudence. 
La  pureté  n'est  pas  la  froideur,  et  quelle  est  la  femme,  fùt-elle  la  plus 
honnête  du  monde,  qui  n'eût  été  touchée  d'un  pareil  amour?  De 
plus,  celui  qui  écrivait  ces  lettres  enflammées  était  depuis  deux  ans 
pour  elle  l'ami  le  plus  dévoué  et  le  plus  tendre;  il  était  aussi  son  con- 
verti, et  cette  âme,  qu'elle  eût  voulue  pour  l'instant  moins  ardente, 
c'était  elle  un  peu  qui  l'avait  refaite.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si 
elle  pensait  à  l'absent,  si  elle  le  plaignait,  si  Victor  Hugo  la  surprit 
parfois  en  pleurs  à  cause  de  lui.  Elle  était,  d'ailleurs,  le  cœur  le  plus 
sincère  et  le  plus  ingénu,  elle  le  resta  toute  sa  vie,  elle  était  incapable 
de  dissimulation  :  elle  ne  dut  cacher  ni  ses  larmes  ni  la  cause  de  ses 
larmes. 

Pour  la  première  fois,  Victor  Hugo  crut  sentir  qu'il  y  avait  peut- 
être  là  quelque  chose  de  plus  que  de  l'amitié  et  qu'il  serait  possible 
que  celle  qui  était  tout  pour  lui  cessât  d'otre  à  lui  tout  entière.  Il 
devint  jaloux. 

Tous  les  sentiments  étaient  excessifs  dans  cette  âme  hors  mesure, 
et  surtout  la  jalousie.  Il  l'avait  éprouvée  avec  une  violence  extrême 
pour  sa  fiancée,  à  plus  forte  raison  pour  sa  femme.  Rien  que  le 
doute  lui  était  insupportable.    Sainte-Beuve  venait  rarement,   mais 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  89 

enfin  il  venait  quand  il  voulait:  dans  sa  compassion,  Victor  Hugo  lui- 
même  l'avait  engagé  constamment  à  venir.  Qu'avait-il  donc  à  faire, 
le  véridique  et  loyal  grand  homme?  Rester  dans  leur  commun 
diapason  d'abnégation  et  de  dévouement,  confesser  en  toute  sin- 
cérité à  Sainte-Beuve  sa  jalousie  et  son  tourment,  puis  s'en 
remettre  à  lui,  le  faire  juge,  le  faire  maître,  le  laisser  décider  seul 
des  moyens  de  rendre  à  son  ami  la  tranquillité  d'esprit  si  nécessaire 
à  son  travail.  Sainte-Beuve  ému  n'eût  pas  voulu  demeurer  au- 
dessous  de  Victor:  il  eût  spontanément  renoncé,  au  moins  pour  un 
temps,  à  voir  madame  Victor  Hugo,  ce  qui  n'était  plus  d'ailleurs 
pour  lui  qu'une  occasion  de  souffrir,  et  il  se  fût  volontairement  éloi- 
gné, satisfait  de  lui-même  et  fier  de  son  sacrifice.  —  Voilà  la 
conduite  qu'aurait  conseillée  à  Victor  Hugo  son  cœur;  mais  il  en 
suivit  une  autre,  et  bien  différente,  que  lui  suggéra  son  orgueil. 

Il  vit  Sainte-Beuve  et  lui  représenta,  sans  doute,  avec  tous  les 
adoucissements  possibles,  que  son  mal,  au  lieu  de  s'améliorer, 
s'aggravait  et  que  cette  situation  sans  issue  était  intenable.  Sa  femme 
et  lui  Sainte-Beuve  étaient  les  deux  êtres  qu'il  aimait  le  plus  au 
monde  et  il  les  avait  jusque-là  confondus  dans  son  cœur  ;  mais  il 
voyait  le  moment  cruel  où  il  serait  obligé  de  choisir  entre  lui  et  elle; 
il  n'en  voulait  cependant  rien  faire,  il  ne  se  targuerait  pas  de  sou 
droit  de  mari,  il  était  de  ceux  qui  reconnaissent  le  droit  supérieur 
de  l'amour,  et  il  proposait  à  Sainte-Beuve  de  laisser  sa  femme  elle- 
même  choisir  entre  eux  :  s'il  n'était  pas  le  préféré,  c'est  lui  qui 
s'inclinerait,  lui  qui  ferait  ce  que  voudrait  Sainte-Beuve.  —  Il  se  don- 
nait là  le  beau  rôle  et  il  fallait  admirer  sa  grandeur  d'âme  ! 

Il  va  sans  dire  que  Sainte-Beuve  refusa  de  tenter  l'épreuve  et  se 
déclara  vaincu  d'avance.  Il  se  retira  donc,  mais  mécontent,  blessé  à 
la  fois  dans  son  amour-propre  et  dans  son  amour. 

Il  chercha  quelque  diversion  puissante  et  il  la  trouva  aussitôt.  Son 
ami  Pierre  Leroux  prenait  la  direction  du  Globe,  qui  allait  désormais 
se  consacrer  à  la  doctrine  saint-simonienne.  Sainte-Beuve  y  demanda 
sa  place,  rédigea  d'emblée  le  préambule  et  le  programme  du  journal 
renouvelé,  et  brusquement,  avec  son  étonnante  souplesse,  se  fit,  de 
romantique,  saint-simonien. 

Victor  Hugo,  lui,  qui  de  bonne  foi  s'imaginait  avoir  été  magna- 
nime, avait  gardé  sur  Sainte-Beuve  toutes  ses  illusions;  il  l'aimait 
sincèrement,  profondément;  il  croyait  lui  avoir  à  jamais  communiqué 
sa  flamme  et  sa  foi;  il  avait  la  ferme  et  candide  assurance  que, 
l'amoureux  écarté,  il  allait  conserver  l'ami.  Il  ne  l'avait  pas  laissé 
partir  sans  lui  faire  promettre  qu'ils  s'écriraient,  qu'ils  se  verraient 
au  dehors,  qu'ils  ne  cesseraient  pas  de  s'aider  l'un  l'autre  dans  le 
bon  combat  qu'ils  combattaient  ensemble  depuis  des  années.  Il 
saisit  le  premier  l'occasion  de  servir  utilement  son  ami. 


90  LA.    REVUE    DE    PARIS 

Biiloz,  qui  fondait  alors  la  Reine  des  Deux  Mondes  et  manifestait 
l'iatention  de  l'ouvrir  à  toutes  les  jeunes  gloires  littéraires  de  l'époque, 
vint  tout  d'abord  frapper  à  la  porte  de  l'auteur  d'//erna/i/  et  de  Notre- 
Dame  de  Paris,  qui  allait  paraître  et  dont  déjà  l'on  faisait  grand 
bruit,  Victor  Hugo  l'accueillit  à  merveille  et  lui  promit  son  concours; 
seulement,  ce  concours  ne  pourrait  être  que  fort  intermittent  ;  il  y 
avait  une  collaboration  plus  active  et  plus  précieuse  qu'il  lui 
conseillait  de  s'acquérir  sur-le-champ,  celle  du  premier  critique  de 
l'époque  :  Sainte-Beuve.  Et  il  se  hâta  d'annoncer  à  Sainte-Beuve 
la  visite  de  Buloz  par  un  billet  qu'il  signait  :  «  Votre  éternel  ami  », 
et  où  il  se  plaignait  doucement  de  ne  l'avoir  pas  revu. 

Sainte-Beuve,  en  effet,  n'avait  pas  pris  avec  lui  de  rendez-vous, 
ne  lui  avait  pas  écrit,  ne  lui  avait  pas  donné  signe  de  vie.  Il  reçut 
M.  Buloz,  il  s'entendit  avec  lui,  et  c'est  par  cette  porte  qu'il  entra  à 
la  revue  oii  il  devait  acquérir  sa  place  définitive  ;  mais  il  ne  remercia 
pas  Victor  Hugo.  Qu'y  avait-il.»*  Victor  Hugo  commençait  à  s'in- 
quiéter. Un  jour  qu'il  devait  aller  à  l'Odéon  avec  sa  femme,  il 
envoya  un  mot  à  Sainte-Beuve,  qui  «  serait  mille  fois  aimable  de 
venir  les  y  rejoindre  ».  —  Une  loge  de  théâtre  était  un  terrain 
neutre  où  il  serait  peut-être  bien  aise  de  retrouver  ses  amis.  — 
Sainte-Beuve  ne  vint  pas  et  ne  s'excusa  même  pas  de  n'être  pas  venu. 

Victor  Hugo,  tout  à  fait  inquiet,  lui  écrivit  : 


«  Ce  dimanctie  i3  [mars  i83i]. 

»  Je  rue  vous  ai  pas  vu  hier  soir,  mon  ami,  et  vraiment,  c'a  été  un 
chagrin.  J'ai  tant  de  choses  à  vous  dire,  tant  de  peines  que  vous  me 
faites  à  vous  conter,  tant  de  prières  à  vous  faire,  mon  ami,  du  plus 
profond  de  mon  cœur,  pour  vous,  Sainte-Beuve,  qui  m'êtes  plus 
cher  que  moi,  j'ai  tant  besoin  que  vous  me  disiez  encore  que  vous 
m'aimez  pour  le  croire,  qu'il  faudra  que  j'aille  un  de  ces  matins 
vous  chercher  et  vous  prendre  pour  causer  longuement,  profondé- 
ment, tendrement,  de  toutes  ces  choses  avec  vous  I  N'avez-vous  pas 
quelquefois  l'idée  que  vous  vous  trompez,  mon  ami  ?  Oh  !  je  vous  en 
supplie,  ayez-la,  c'est  la  seule  prise  qui  me  reste  peut-être  encore 
sur  vous.  Nous  en  causerons,  n'est-ce  pas?...  » 

Victor  Hugo  terminait  en  annonçant  à  Sainte-Beuve  l'envoi  pro- 
chain de  Notre-Dame  de  Paris  et  lui  demandait  si,  après  avoir  lu 
ce  roman,  il  voudrait  en  rendre  compteMans  le  Globe.  î 

Sainte-Beuve  répondit  enfin,  deux  ou  trois  jours  après.  Sa  lettre 
éclaire  en  sa  faveur  un  point  sur  lequel,  avant  de  la  connaître,  on 
pouvait  l'accuser.  Oui,  il  a  raison  :  Victor  Hugo,  sans  le  vouloir,  il 
est  vrai,  et  sans  le  savoir,  avait  manqué  envers  lui,  à  un   moment 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  OI 

décisif,  «  d'abandon,  de  confiance,  de  franchise  ».  N'importe!  pour 
répondre  à  la  lettre  si  cordiale  et  si  tendre  de  Victor  Hugo,  on 
trouvera  peut-être  l'explication  de  Sainte-Beuve  un  peu  sèche  et 
un  peu  dure.  Joseph  Delornie,  amer  et  douleur,  y  reparaît  : 

[Mars  i83i.] 

Mon  cher  ami,  j'ai  été  moi-même  très  fâché  de  ne  pas 
vous  avoir  vu  l'autre  jour.  Je  vous  aurais  rejoints  à  l'Odéon 
s'il  n'avait  pas  été  trop  tard.  Nous  aurions  en  effet,  mon  ami, 
énormément  de  choses  à  nous  dire  ;  et  je  vous  avoue  que  je 
ne  sais  si  nous  n'en  aurions  pas  trop,  maintenant,  pour  nous 
y  engager  jamais.  Mon  affection  pour  vous  et  tout  ce  qui 
vous  touche,  mon  admiration  pour  votre  génie,  sont  chez 
moi  des  sentiments  invariables.  Mais  vous  dire  que  cette 
affection  est  restée  la  même  que  ce  qu'elle  a  été,  vous  dire 
que  cette  admiration  est  demeurée  en  moi  comme  un  culte 
intérieur,  domestique  et  de  famille,  ce  serait  vous  mentir,  et 
je  vous  le  répéterais  vingt  fois  que  vous  ne  le  croiriez  pas. 
Je  vous  admire  et  je  vous  admirerai  toujours  comme  la  plus 
grande  chose  littéraire  du  temps  en  France;  et  plus  j'y  réflé- 
chirai, plus  je  trouverai  de  motifs  légitimes  à  cette  admira- 
tion; mais  l'objet  en  est  hors  de  moi,  mais  le  sentiment  n'en 
est  plus  chez  moi  instinctif  et  aussi  essentiel  que  la  vie.  —  Ceci 
est  triste,  mais,  je  crois,  fatal.  Vous  auriez  tort  d'y  voir  sim- 
plement l'influence  de  certaines  idées  qui  m^ont  été  inoculées 
depuis  quelques  mois.  Ces  idées  peuvent  y  être  pour  quelque 
chose,  mais  leur  action  sur  moi  n'a  été  'que  consécutive  à  un 
fait  moral  que  nous  n'avons  que  trop  ressenti,  moi  du  moins. 
C'est  dans  les  obscurités  mystérieuses  de  ce  fâcheux  accident 
qu'il  me  faudrait  chercher  toutes  les  réponses  aux  questions 
que  vous  pourriez  me  faire  sur  mes  sentiments  actuels  à  votre 
égard.  Quelque  coupable  que  j'aie  été  envers  vous  et  que  j'aie 
dû  vous  paraître,  j'ai  cru,  mon  ami,  que  vous-même  aviez  eu 
alors  envers  moi  des  torts  réels  dans  l'état  d'amitié  intime  où 
nous  étions  placés,  des  torts  par  manque  d'abandon,  de  con- 
fiance, de  franchise.  Mon  dessein  n'est  pas  de  remuer  ces 
tristesses.  Mais  toute  la  plaie  est  là. 

Votre  conduite,  aux  yeux  de  l'univers,  si  vous  l'exposiez, 
serait  irréprochable;  elle  a  été  digne,  ferme  ejt  noble;  je  ne 


()2  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'ai  pas  trouvée  à  beaucoup  près  aussi  tendre,  aussi  bonne, 
aussi  rare,  aussi  unique,  qu'elle  pouvait  l'être  dans  l'état 
d'amitié  unique  oij  nous  vivions.  —  Depuis  ce  temps,  je  ne  suis 
plus  de  votre  famille,  de  votre  intérieur  ;  je  n'en  puis  plus 
être;  je  suis  retombé  après  bien  des  déchirements,  vis-à-vis 
de  vous,  dans  un  état  intellectuel  et  d'amitié  extérieure  ;  je  ne 
suis  plus  un  membre  de  votre  être,  une  fonction  de  voire 
vie.  Croyez  que  mon  cœur  a  bien  saigné  et  qu'il  en  saigne 
encore  quand  il  souffle  dans  l'air  un  certain  vent  dupasse  qui 
rouvre  les  plaies  et  fait  mourir.  —  Mais  qu'y  faire .^^... 

C'est  dans  ces  dispositions  morales  que  les  idées  saint- 
simoniennes  me  sont  survenues  ;  distraction  puissante  ;  je  m'y 
suis  livré;  le  rapport  qu'elles  avaient  avec  mes  variations  et 
mes  égarements  antérieurs  était  déjà  un  lien;  j'ai  cru  y 
voir  un  dernier  progrès,  une  assiette,  un  couronnement  à 
ma  vie  si  agitée  et  toujours  croulante.  J'ai  par  moments 
beaucoup  de  doutes,  non  pas  sur  tel  ou  tel  point, en  particu- 
lier ;  mais  sur  tous  ces  systèmes  généreux  qu'on  croit  répondre 
à  la  loi  des  choses,  et  j'ai  des  quarts  d'heure  de  scepticisme 
absolu  et  universel.  Vous  auriez  par  là  une  large  prise  sur 
moi;  mais  pour  me  ramener  oii  j'étais  vis-à-vis  de  vous,  mon 
ami,  à  ce  que  je  regretterai  éternellement,  que  faire? 

Cela  est  si  vrai  que  dans  tout  ce  que  vous  m'écrivez,  et 
dans  tout  ce  que  je  vous  écris,  nous  n'osons  même  aborder 
par  son  nom  le  sujet  vrai  et  si  adorable  de  toute  celte  dis- 
sension. 

L'extrait  du  roman  dans  le  Globe  n'aurait  pu  paraître  ;  il 
aurait  fallu  un  jugement  en  tête  à  cause  de  l'orthodoxie  du 
journal,  et  ce  jugement  aurait  été  prématuré.  Je  serais  heu- 
reux de  faire  l'article  moi-même;  on  me  presse  là-bas,  vous 
paraissez  le  désirer  ;  et,  au  milieu  de  mes  anxiétés,  j'en  ai  aussi 
un  vif  désir.  —  Je  lirai,  je  causerai  avec  eux,  nous  cause- 
rons tous  les  deux  ensemble,  et  si  je  puis  tout  concilier  avec 
ce  que  je  sentirai  éternellement  pour  vous,  personne  et  génie, 
je  ferai. 

Adieu,  tout  à  vous,  mon  ami. 

SAINTE-BEUVE 

Présentez,  s.  v.  p.,  mes  respects  à  madame  Hugo. 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  q3 

Celle  lettre  semble  avoir  atteint  au  cœur  Victor  Hugo.  Ainsi, 
entre  Sainte-Beuve  et  lui,  ce  ne  serait  plus  seulennent  la  séparation, 
ce  serait  la  brouille  ?  Avait-il  donc  tout  à  fait  perdu  cet  ami  ?  Il  laisse 
passer  quelques  jours  et  il  lui  écrit  : 


«  Ce  vendredi  i8  mars  i83i. 
»  Mon  ami, 

»  Je  n'ai  pas  voulu  vous  écrire  sur  la  première  impression  de  votre 
lettre.  Elle  a  été  trop  triste  et  trop  amère.  J'aurais  été  injuste  à 
mon  tour.  J'ai  voulu  attendre  plusieurs  jours.  Aujourd'hui,  je  suis 
du  moins  calme,  et  je  puis  relire  votre  lettre  sans  raviver  la  profonde 
blessure  qu'elle  m'a  faite.  Je  ne  croyais  pas,  je  dois  vous  le  dire,  que 
ce  qui  s'est  passé  entre  nous,  ce  qui  est  connu  de  nous  deux  seuls  au 
monde,  pût  jamais  être  oublié,  surtout  par  vous,  par  le  Sainte-Beuve 
que  j'ai  connu.  Oh!  oui,  je  vous  le  dis  avec  plus  de  tristesse  encore 
pour  vous  que  pour  moi,  vous  êtes  bien  changé!  Vous  devez  vous 
souvenir,  si  vos  nouveaux  amis  n'ont  pas  effacé  en  vous  jusqu'à 
l'ombre  de  l'image  des  anciens,  vous  devez  vous  souvenir  de  ce  qui 
s'est  passé  entre  nous  dans  l'occasion  la  plus  douloureuse  de  ma 
vie,  dans  un  moment  où  j'ai  eu  à  choisir  entre  elle  et  vous  ;  rappelez- 
vous  ce  que  je  vous  ai  dit,  ce  que  je  vous  ai  offert,  ce  que  je  vous  ai 
proposé,  vous  le  savez,  avec  la  ferme  résolution  de  tenir  ma  promesse 
et  de  faire  comme  vous  voudriez;  rappelez- vous  cela,  et  songez  que 
vous  venez  de  m'écrire  que  dans  cette  affaire  j'avais  manqué  envers 
vous  d'abandon,  de  confiance,  de  FRANCHISE  !  Voilà  ce  que  vous 
avez  pu  écrire  trois  mois  à  peine  après.  Je  vous  le  pardonne  dès  à 
présent.  Il  viendra  peut-être  un  jour  où  vous  ne  vous  le  pardonnerez 
pas. 

»  Toujours  votre  ami  malgré  vous. 

»  V .  H  .    » 

Voici  la  réplique  de  Sainte-Beuve  : 

[3  avril  i83i.] 

J'ai  moi-même  eu  besoin  d'attendre  bien  des  jours,  avant 
de  vous  répondre,  mon  ami  ;  voire  lettre  m'a  paru  bien  sévère 
et  je  me  suis  demandé  si  la  mienne  avait  mérité  une  réponse 
si  triste  pour  moi.  Mais  je  suis  venu  à  bout  de  moi,  et  telle 
qu'est  votre  lettre,  je  l'accepte  entièrement  et  cordialement. 
Entre  amis  comme  nous  l'avons  été,  des  paroles  sévères  peu- 
vent être  reçues  sans  honte;  et  toutes  les  révoltes  d'amour- 
propre  qui  ont  eu  lieu  dans  mon  cœur  à  ce  sujet,  et  que  je 


g/;  LA.    REVUE    DE    PARIS 

VOUS  confesse  avoir  été  violentes,  sont  aujourd'hui  tout  à  fait 
apaisées  clans  un  sentiment  de  repentir  que  je  vous  prie  de 
recevoir  à  votre  tour  avec  clémence  et  générosité. 

Il  n'était  pas  entré  dans  ma  pensée  de  vous  offenser  le 
moins  du  monde  dans  ma  lettre  ;  l'expression  m'en  avait  paru 
triste  et  douloureuse,  mais  sans  aigreur;  je  vous  avais  dit 
sincèrement  là  où  était  ma  plaie  :  qu'il  n'en  soit  plus  ques- 
tion entre  nous,  mon  ami;  car  vous  l'êtes  toujours,  non  pas 
malgré  mol,  je  vous  jure  ;  comment  avez-vous  pu  croire  que 
j'avais  voulu  ne  plus  être  le  vôtre? 

Qu  il  y  ait  eu  rel'roidissement,  déchirement,  froissement 
entre  nous,  comme  vous  voudrez  l'appeler,  c'est  malheureuse- 
ment incontestable.  Mais,  l'amitié  a  des  degrés  et  je  me  con- 
tenterai avec  joie,  orgueil  et  reconnaissance,  de  la  moindre 
place  que  vous  voudrez  me  conserver. 

Une  prière  seulement.  Si  vous  savez  maintenant  et  si  vous 
croyez  qu'il  y  a  entre  nous,  comme  cause  de  déchirement, 
autre  chose  que  les  idées  saint-simoniennes,  insislez-y  moins 
dans  la  conversation  avec  moi,  je  vous  prie;  si  je  croyais 
cela,  j'irais  vous  voir  pour  vous  prouver  que  j'accepte  votre 
pardon.  Mais  je  crains  toujours  que  ces  malheureuses  idées 
qui  cachent  autre  chose  pour  moi  ne  m'impatientent  et  ne 
renouvellent  les  tristes  discussions  dont  je  rougis. 

Vous  me  blâmez,  je  le  sais,  de  n'avoir  point  parlé  du 
roman,  mais  l'opinion  qu'il  faudrait  exprimer  ne  sortira 
jamais  de  ma  plume,  avec  quelque  assaisonnement  de 
louanges  que  ce  soit.  Quant  aux  extraits,  il  aurait  fallu  une 
tête,  une  demi-colonne,  et,  même  dans  ces  courtes  lignes, 
j'aurais  été  obligé  par  le  journal  de  glisser  quelques  mots 
qu'il  ne  me  convient  pas  d'écrire  de  vous. 

Il  est  possible  que  j'entre  plus  avant  dans  le  saint- 
simonisme.  Mais  est-ce  donc  une  barrière  entre  nous  ?  Si  je 
devenais  tout  à  fait  saint-simonien,  je  deviendrais  meilleur, 
croyant  en  Dieu,  moral,  aimant  les  hommes.  Si  je  suis  si 
méchant,  si  passionné,  si  inégal,  c'est  que  je  suis  livré  aux 
caprices  de  mon  misérable  cœur. 

Dites-moi,  mon  ami,  puis-je  aller  vous  serrer  la  main? 


SAINTE-BEUVE 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  ()5 

Victor  Hugo  répondit  dès  le  lendemain  : 

«  Ce  4  avril  [i83i]. 

»  C'est  moi,  mon  ami,  qui  veux  aller  vous  voir,  vous  remercier, 
vous  serrer  la  main.  Votre  lettre  m'a  causé  une  vive  et  réelle  joie. 
Croyez,  mon  ami,  du  moins  je  l'éprouve,  qu'on  ne  se  défait  pas  si 
vite  d'une  vieille  amitié  comme  la  nôtre.  Ce  serait  un  profond  mal- 
heur que  de  pouvoir  vivre  après  la  mort  d'un  si  grand  morceau  de 
nous-mêmes. 

»   VIGTOK    HUGO. 

»  Vous  viendrez  dîner  un  de  ces  jours  avec  nous,  n'est-ce  pas.^*  » 

Ce  post-scriptum  rouvrait  à  Sainte-Beuve  la  maison  de  A'ictor 
Hugo,  et  il  est  certain  qu'il  y  retourna.  Mais  il  partait,  quelques  jours 
après,  pour  un  voyage  en  Belgique. 

Il  écrit  de  Bruxelles  à  Victor  Hugo  : 


Bruxelles,  ce  i4  avril  i83i. 

Mon  cher  ami,  j'ai  beaucoup  pensé  à  vous  depuis  mon 
départ  de  Paris  ;  je  me  suis  rappelé  quelle  part  vous  avez  tou- 
jours eue  jusqu'ici  dans  tous  mes  voyages  et  dans  toutes  mes 
absences,  lorsque  je  suis  allé  en  Angleterre,  lorsque  je  suis 
allé  sur  les  bords  du  Rhin,  ou  en  Normandie  ;  et  j'ai  senti 
avec  une  joie  A^ve  et  profonde  que  vous  occupiez  encore  en 
moi  une  large  place,  et  que  je  tenais  encore  à  vous  par  des 
liens  que  je  n'ose  dire  aussi  forts  que  ceux  d'autrefois  (quoi- 
qu'ils le  soient  redevenus  de  mon  côté  et  que  j'espère  que  mes 
fautes  ne  les  aient  pas  trop  relâchés  du  vôtre)  mais  au  moins 
par  des  liens  qui  ne  se  rompront  plus  puisqu'ils  ont  résisté  à 
la  plus  redoutable  épreuve.  J'ai  songé  avec  une  joie  sincère 
que  j'étais  encore  votre  ami,  et  que  pourtant,  après  tout  ce 
que  j'avais  fait  d'insensé,  d'aigre  et  de  violent,  j'avais  mérité 
de  ne  plus  l'être  ;  j'ai  été  heureux,  je  vous  jure,  de  cette  idée 
que  je  vous  avais  bien  quitté  et  que  je  n'emportais  pas  un 
remords  attaché  à  votre  souvenir.  Chaque  tour  gothique, 
chaque  flèche  d'église,  chaque  hôtel  de  ville  que  j'ai  rencontré 
sur  ma  roule  n'a  pas  été  pour  moi  un  monument  funèbre  de 


()G  LA    REVUE    DE    PARIS 

notre  amitié,  un  témoignage  accusateur  de  mon  ingratitude 
envers  celui  qui  m'avait  révélé  la  clef  de  cette  poésie  et  la 
pensée  de  ces  vieux  ûges.  Je  suis  depuis  quelques  jours  à 
Bruxelles.  J'ai  vu  l'hôtel  de  ville  et  Sainte-Gudule.  L'hôtel 
de  ville  surtout  est  rare  et  admirable  au  milieu  de  cette  place 
où  chaque  maison  montre  encore  son  pignon  en  façade,  orné, 
ciselé,  décoré  à  la  flamande  et  à  l'espagnole.  Pourtant,  quoi- 
que je  me  plaise  à  celte  vue  et  que  j'en  aie  quelque  intel  - 
ligence  vague  et  confuse,  je  sens  bien  que  le  guide  n'est  pas  là, 
que  l'interprète  me  manque  et  qu'il  y  a  longtemps  que  je  ne 
me  suis  aimanté  à  ses  paroles  et  à  ses  regards. 

Oh  !  mon  ami,  je  vous  le  dis  d'ici  en  toute  quiétude  de  cœur, 
en  toute  timidité  d'âme,  en  toute  plénitude  d'effusion,  et  en 
étant  moi-même,  autant  que  je  le  puis  être,  il  ne  s'est  rien  brisé 
d'essentiel  entre  nous;  l'aigreur  qui  est  venue  de  moi  n'a  été 
qu'à  la  surface  et  comme  un  dépit  de  maîtresse.  Je  suis  à  vous 
autant  que  jamais,  à  vous,  homme  loyal  et  fort,  à  vous,  carac- 
tère constant  et  inébranlable,  à  vous,  dont  les  opinions,  même 
quand  je  ne  les  adopte  pas,  me  passent  sur  la  tête  et  me  ré- 
duisent à  admirer. 

Il  y  a  une  chose  dont  j'ai  à  vous  parler;  je  ne  l'ai  pas  fait 
là-bas;  c'est  de  votre  roman.  Mon  avis  sincère  est  ceci:  j'y 
distingue  i"  l'expression  fondamentale,  générale,  s'appliquant 
à  tout,  le  style  ;  2°  la  couleur  locale,  le  sentiment  historique, 
la  forme  architecturale  se  détachant  en  saillie  et  encadrant  le 
reste  ;  3°  les  caractères  et  personnages  qui  sont  en  jeu  ; 
fX^  les  groupes  ou  l'action  résultant  du  jeu  de  ces  personnages 
(pardon  de  cette  sèche  analyse,  mais  c'est  pour  plus  de  briè- 
veté). Eh  bien,  quant  au  style,  je  le  trouve  unique,  merveil- 
leux, inventé  en  tout  et  pour  tout,  fin,  fort,  souple,  colossal, 
opulent.  —  S'il  pèche,  c'est  par  excès  de  qualité  en  tout  sens, 
cl  parce  qu'il  est  à  trop  haute  dose  tout  ce  qu'il  est.  2*^  Quant  à 
la  couleur  historique,  merveilleuse  encore  !  Science,  imagina- 
tion, reconstruction  vivante  et  au  point  de  vue  de  l'art  d'un 
passé  déjà  inconnu.  —  Je  n'y  trouverais  à  redire  que  la  saillie 
excessive  de  toutes  les  parties  du  cadre,  et  l'absence  des  inter- 
valles ordinaires  et  plus  prosaïques  qui  tempèrent  l'admiration 
dans  la  réalité.  L'interprétation  fantastique,  si  chère  à  l'anti- 
quaire artiste,  me  paraît  aussi  l'emporter  un  peu  trop  souvent 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  QT 

sur  l'interprétation  pieuse  du  croyant  ou  du  moins  de  l'homme 
qui  regrette  la  croyance  —  pour  préciser,  je  n'aime  pas  que 
vous  disiez  de  Quasiiiiodo  qu'il  est  l'âme  de  la  cathédrale; 
l'âme  de  la  cathédrale,  même  avec  sa  fantaisie,  ses  grotesques 
et  son  portail  hermétique,  celte  âme,  c'eût  été,  selon  moi,  un 
Ange,  avec  quelque  tache  peut-être  aux  pieds  ou  aux  ailes, 
avec  quelque  brûlure  que  lui  aurait  faite  au  doigt  une  étincelle 
échappée  du  fourneau  de  Nicolas  Flamel  ;  mais  c'eût  été  en 
somme  un  Ange  chrétien,  beau,  fort,  triste  et  grave  dans  sa 
prière  éternelle.  —  3° Les  caractères  sont  créés  et  ineffaçables; 
le  prêtre  est  sublime  de  vérité  et  de  profondeur,  la  petite 
Esmeralda  est  une  merveille,  la  mère  a  des  accents  à  faire 
pleurer  les  voix  les  plus  viriles  qui  les  voudraient  prononcer. 
Le  seul  défaut  ici,  selon  moi,  c'est  que  quelques-uns  de  ces 
caractères,  tout  en  tenant  toujours  par  une  observation  vraie 
à  la  nature  humaine,  tout  en  se  rattachant  au  tissu  de  cette 
nature,  en  traversent  trop  fréquemment  la  trame  dans  un  sens 
ou  dans  un  autre,  dessus  et  dessous,  en  féerie  ou  en  gro- 
tesque, vers  le  ciel  ou  vers  l'enfer.  Alors  vous  êtes  plus  volon- 
tiers vertical  qu'horizontal  par  rapport  à  la  trame  humaine. 
—  4°  Enfin  vient  l'action;  tout  ce  qu'elle  a  de  fort,  de  drama- 
tique, d'artistement  édifié  et  architecture,  vous  pouvez  croire 
que  je  le  sens  et  que  je  l'admire.  Je  ne  vous  ferai  donc  que  ma 
critique.  Vous  rappelez-vous  ce  soir  oii  je  vous  priais  de  nous 
dire  si  l'âme  de  la  Esmeralda  était  sauvée?  Voici  ce  que  j'enten- 
dais par  là  :  à  une  époque  encore  catholique  (quoique  Luther 
fût  déjà  né),  avec  le  dogme  de  l'enfer  et  les  foudres  de  l'excom- 
munication; à  une  époque  encore  féodale  (quoique  Louis  XI 
y  portât  déjà  la  cognée),  avec  la  guerre,  la  violence,  et  Mont- 
faucon  ;  vous  nous  avez  peint  surtout  le  côté  violent,  sombre, 
déchirant,  la  face  lugubre  du  catholicisme  et  par  laquelle  il 
touchait  à  la  société  brutale  du  dehors  ;  le  bûcher,  la  haine  de 
l'hérétique  et  du  maudit,  vis-à-vis  du  gibet  et  de  la  guerre  à 
mort  de  Louis  XI  contre  les  seigneurs  ;  ceci  est  bien  ;  mais 
n'aurait-il  pas  fallu  pour  compléter  le  tableau,  pour  illuminer 
d'en  haut  l'action,  y  faire  luire  le  flambeau  de  foi  qui  n'était 
pas  éteint  alors,  l'idée  de  cette  vie  éternelle  à  laquelle  tous 
croyaient;  nous  montrer  cette  espérance  consolante  du  paradis 
et  de  la  cité  de  Dieu,  non  pas  en  votre  propre  nom,  mais  dans 

i"  Janvier  igoS.  7 


C)8  LA    REVUE    DE    PARIS 

les  bouches  et  dans  les  vœux  d'agonie  de  vos  personnages  ?  En 
ce  sens,  je  comprends  que  M.  de  Lamennais  vous  ait  reproché 
de  n'avoir  pas  été  assez  catholique.  — Voilà  tout  ce  que  j'avais 
à  vous  dire  en  fait  de  critique;  quant  aux  éloges,  ils  ne  tari- 
raient pas.  Mais  comme  je  ne  vous  avais  pas  parlé  là-bas  de 
votre  livre  et  que  vous  saviez  combien  j'avais  dû  y  penser,  je 
me  serais  reproché  de  ne  pas  vous  ouvrir  toute  ma  pensée, 
comme  j'ai  fait  pour  Cromwell,  pour  Hernani  ;  d'ailleurs  croyez 
bien  que  vous  ne  m'avez  jamais  paru  plus  grand,  plus  fort,  plus 
maître  de  votre  puissance  et  plus  libre  de  l'appliquer  désor- 
mais à  toutes  choses.  Mais,  je  vous  svipplie,  pesez  bien  dans 
mes  critiques,  moins  ce  qui  est  particuHer  à  Notre-Dame,  que 
ce  qui  est  général  et  ce  qui  touche  par  quelque  point  voire 
système  complet  d'art;  voyez  s'il  n'y  aurait  pas  moyen,  sans 
perdre  aucune  de  vos  qualités,  de  réduire  à  néant  toutes  nos 
discussions  qui,  bien  ou  mal  soutenues,  de  notre  part,  doivent 
porter  sur  quelque  chose  de  vrai,  partant  d'admirateurs  aussi 
entiers  de  votre  génie,  que  nous  le  sommes,  Leroux  et 
moi. 

Vous  me  demanderez  ce  que  je  fais  ici  :  rien  encore.  Je  ne 
suis  pas  saint-simonien  classé,  ni  ne  le  serai,  soyez  tran- 
quille ,  bien  que  les  aimant  beaucoup ,  et  logé  dans  leur 
maison.  Je  ne  sais  pour  combien  de  temps  je  suis  ici;  il  y  a 
des  jours  oii  il  me  prend  idée  qu'on  y  pourrait  vivre  et  tra- 
vailler comme  ailleurs.  Allez,  mon  ^ami,  je  suis  bien  vieux 
déjà;  ma  sève  ne  bouillonne  plus;  j'aspire  à  me  reposer  et  à 
oubher;  mes  cheveux  s'éclaircissent  par  devant;  je  ne  désire 
plus  grand'chose,  j'ai  perdu  l'habitude  d'espérer,  et  j'ai  besoin 
que  ceux  à  qui  j'ai  fait  mal  m'aiment  et  me  pardonnent. 

Vous  m'écrirez  un  jour  à  votre  aise  et  aussi  brièvement 
que  vous  le  voudrez.  Je  vous  aurai  peut-être  écrit  déjà  une 
seconde  fois  auparavant.  Dites-moi  comment  se  porte  ma- 
dame Hugo,  assurez-la  de  mon  respectueux  et  inaltérable  sou- 
venir. Tâchez  qu'elle  aille  aux  eaux  ou  à  la  campagne,  son 
mal  n'est  qu'un  mal  d'estomac,  une  gastrite  nerveuse,  et  il 
céderait  vite  au  grand  air,  à  la  promenade,   à  la  distraction. 

Mes  amitiés  à  Leroux,  c'est  le  bon  côté  de  moi-même,  qu'il 
me  représente  auprès  de  vous  et  que  son  amitié  pour  vous 
plaide  pour  moi. 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  00 

Adieu,  mon  cher  ami,  travaillez,  mais  sans  trop  vous  fati- 
guer. Pressez  votre  rôle  ;  il  est  grand  et  peut  l'être  davantage 
encore,  sinon  dans  les  lettres,  du  moins  en  politique,  A  quoi 
en  est  l'affaire  de  la  censure? 

Tout  et  toujours  à  vous. 

SAINTE-BEUVE 

Mes  baisers  à  vos  beaux  enfants  et  à  ma  filleule  en  parti- 
culier. 

Je  vous  prie  de  dire  mille  amitiés  à  Pavie,  à  Boulanger.  Si 
mon  séjour  se  prolonge,  j'écrirai  à  Pavie, 


*  * 


Les  liens  rompus  étaient  renoues.  Quand  Sainte-Beuve  revint  à 
Paris,  il  y  eut  reprise  des  relations  anciennes  et  tous  avaient  l'espoir 
qu'elles  allaient  être  aussi  douces  que  par  le  passé .  Mais  les  condi- 
tions, hélas!  en  étaient  bien  changées.  Il  avait  été  virtuellement  con- 
venu qu'il  ne  serait  plus  question  de  la  cause  du  désaccord  :  le  fatal 
amour  de  Sainte-Beuve.  Mais  si  le  sujet  défendu  n'était  pas  dans  les 
mots,  il  était  dans  les  pensées  :  on  y  pensait  encore  en  s'efforçant  de 
l'éviter.  Ce  n'était  plus  l'abandon  d'autrefois,  c'était  la  gêne.  La  situa- 
tion fausse  faussait  la  parole,  faussait  l'attitude,  faussait  tout. 

Les  dispositions  des  esprits  n'étaient  pas  non  plus  les  mêmes. 
Sainte-Beuve  surtout  revenait  avec  des  sentiments  tout  différents. 
A  côté  et  à  l'exemple  de  Victor  Hugo,  il  avait  voulu,  il  avait  pu  haus- 
ser son  âme  ;  mais  on  peut  convenir  que  la  magnanimité  ne  lui  était 
pas  naturelle.  Rendu  à  lui-même  et  à  cette  indépendance  de  l'es- 
prit, et  surtout  du  cœur,  qu'il  pratiqua  toujours  volontiers,  il 
n'avait  pas  dû  secouer  sans  quelque  joie  de  sa  délivrance  le  joug  du 
maître  et  le  joug  de  la  vertu.  S'étant  une  fois  repris,  il  était  loin 
de  se  redonner  tout  entier.  Il  n'avait  plus  pour  Victor  Hugo  cette 
foi  aveugle  qui  ne  raisonne  pas;  il  faisait  plus  que  raisonner,  il 
doutait,  Victor  Hugo,  en  se  trompant  lui-même,  l'avait  une  fois 
trompé;  pour  une  pièce  fausse  qu'il  avait  reçue,  le  malin  personnage 
se  demandait,  il  était  bien  aise  de  se  demander,  si  les  autres  étaient 
vraies.  L'ami  ingrat  venait  de  le  rappeler,  mais  Sainte-Beuve  ne  pou- 
vait oublier  qu'il  l'avait  banni  ;  cette  blessure  à  son  amour-propre  avait 
beau  avoir  été  fermée,  il  en  sentait  la  cicatrice.  Il  avait  été  humilié  à 
cause  de  celle  qu'il  aimait,  devant  elle  !  Pourrait-il  réprimer  la  secrète 
envie  d'avoir  auprès  d'elle  son  jour  et  de  prendre  sa  revanche? 


lOO  LA    REVUE    DE    PARIS 

Dans  l'âme  simple  et  droite  de  madame  Victor  Hugo  elle-même, 
il  pouvait  y  avoir  aussi,  à  l'endroit  de  son  mari,  reproche  et  troublé. 
Elle  qui  n'était  que  bonté  et  pitié,  elle  n'avait  pu  s'empêcher  de  le 
trouver  injuste  et  dur  quand  il  avait  exilé  son  ami;  elle  avait  dû 
dire,  et  tout  haut  peut-être  :  «  Oh  !  ce  pauvre  Sainte-Beuve  I ...  »  Victor 
Hugo  avait  eu  la  prétention  de  ne  pas  faire  le  mari;  mais  il 
l'avait  été,  chose  fâcheuse.  Quand  Sainte-Beuve  était  revenu,  il  n'avait 
pas  manqué  de  dire  à  madame  Victor  Hugo,  en  exagérant  un  peu, 
quels  avaient  été,  loin  d'elle,  son  supplice  et  son  désespoir.  Il  s'était 
plaint  et  elle  l'avait  plaint,  contre  son  mari.  Et  quelle  contrainte 
encore,  pour  l'exilé  à  qui  l'on  faisait  grâce,  de  ne  pouvoir  plus  lui 
parler  librement,  de  devoir  taire  tout  ce  qu'il  éprouvait,  tout  ce  qu'il 
souffrait!  Elle  lui  manquerait  donc,  sa  consolatrice!*...  Il  n'était  plus 
si  timide  et  si  respectueux  :  peut-être  il  lui  écrivit,  elle  .lui  répondit 
peut-être.  Elle  avait  maintenant  quelque  chose  de  secret,  quelque 
chose  d'étranger,  presque  d'hostile,  pour  l'homme  à  qui  jusque-là 
elle  avait  appartenu  tout  entière. 

Et  luiP...   Shakespeare  a  bien  fait  voir  comme  la  jalousie,  d'abord 
étincelle,  devient  feu,  flamme,  incendie,  et  dévore  tout,  consume  tout. 
Cela  est  vrai  principalement  pour  une  âme  et  pour  une  imagination 
telles  que  l'imagination  et  l'âme  de  Victor  Hugo  :  l'âme  a  une  péné- 
tration,  une   intuition   particulière   pour  saisir  dans  l'êlre   aimé   les 
moindres   sentiments   qui  lui   sont   contraires  ;    l'imagination  a   une 
puissance  extraordinaire  pour  les  grossir.   Lui   si   confiant,    il   était 
devenu  soupçonneux,  ombrageux,  irritable  ;  il  interrogeait,  il  épiait, 
il  accusait  :  «  Elle  l'aimait  moins  !  elle  ne  l'aimait  plus  !...  Pourquoi, 
pour  qui  ne  l'aimait-elleplus.î^...  »  Sainte-Beuve,  correct  et  réservé  en 
sa  présence,  n'encourait  pas  de  lui  le  moindre  reproche,  et,  d'ailleurs, 
Victor  Hugo  eût  rougi  encore,  à  ce   moment,  de   lui  laisser  voir  sa 
faiblesse.  Il  n'en  souffrait  que  davantage.  Il  souffrait  beaucoup,  et  la 
triste  loi  humaine  voulait  que,  souffrant,  il  fît  souffrir.  11  devait  avoir, 
avec  sa  femme,  des  scènes  de  douleur  violente  qui  la  rendaient  bien 
malheureuse  à  son  tour.  Elle  tâchait  de  l'apaiser  par  la  patience  et  la 
douceur  ;  parfois  aussi  elle  dut  se  révolter  :  «  Si  elle  l'aimait  moins, 
était-ce  donc  sa  faute,  quand  il  la  torturait  ainsi?  »  Alors  il  s'accusait, 
se  jetait   à   ses  pieds,   se  répandait   en   paroles  de  tendresse.  Nous 
avons  sous  les  yeux  une  lettre  pleine  d'adoration,  écrite  à  ce  mo- 
ment-là, et  qu'il  achève  par  cette  prière-:  «  Pardonne-moi!  » 

Selon  toute  vraisemblance  elle  n'avait  pu  cacher  à  Sainte-Beuve 
ses  angoisses  ;  et  lui,  selon  toute  vraisemblance,  en  avait  profité  pour 
tenir  un  langage  plus  expressif  et  plus  ardent  :  et  ce  dut  être  pour  la 
pauvre  femme  un  redoublement  de  peine. 

C'est  alors,  sans  doute,  que  pour  rassurer  son  mari,  pour  se  rassu- 
rer contre  Sainte-Beuve  et  peut-être  contre  elle-même,  elle  demanda 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  lOI 

à  Victor  Hugo  d'être  toujours  là  quand  Sainte-Beuve  la  viendrait 
voir.  L'aveu,  dont  Victor  Ilugo  fut  touché,  n'était  pas  fait  cependant 
pour  calmer  ses  inquiétudes. 

Ils  en  étaient  là  quand  arriva  de  Liège  à  Sainte-Beuve  une  offre 
de  venir  pour  un  temps  dans  cette  ville.  On  ne  sait  de  quelle  nature 
était  celte  offre  ;  il  est  probable  qu'il  s'agissait  d'un  cours  de  litté- 
rature à  l'Université,  comme  celui  qu'il  fit  à  Liège  même  en  i8/i8. 
Le  certain,  c'est  qu'il  n'était  pas  question  d'un  simple  voyage^  mais 
d'un  séjour  assez  prolongé.  Sainte-Beuve  n'était  toujours  pas  riche  et 
la  proposition  avait  ses  avantages.  Il  en  parla  à  ses  amis  :  Victor 
Hugo  l'engagea  fort  à  accepter.  Il  en  parla  aussi,  soit  de  vive  voix, 
soit  par  lettre,  à  madame  Victor  Hugo.  Il  est  à  supposer  qu'elle  vit 
là  une  issue  pour  sortir  elle-même  de  la  situation  cruelle  où  elle 
était  prise,  entre  ces  deux  hommes  qui  s'aimaient,  qu'elle  aimait,  et 
qui  étaient  devenus  des  rivaux;  il  est  à  supposer  qu'au  nom  de  son 
repos  elle  adjura  Sainte-Beuve  de  lui  faire  ce  sacrifice  :  Sainte- 
Beuve  accepta  l'offre  de  Liège. 

Il  est  inutile  de  dire  ce  que  celte  résolution  dut  causer  à  Victor 
Hugo  de  soulagement  et  de  joie  :  un  homme  ne  s'éloigne  de  la 
femme  qu'il  aime,  ni  lorsqu'il  est  un  amant  heureux,  ni  même 
lorsqu'il  espère  le  devenir.  Madame  Victor  Hugo  en  eut  aussi  le  cœur 
allégé  ;  après  ces  jours  d'orage,  elle  pourrait  donc  respirer.  On  était 
alors  à  la  lin  de  juin  ;  c'était  l'époque  où  Victor  Hugo  et  sa  famille 
allaient  passer  des  semaines  chez  les  Berlin  :  -on  fit  ses  adieux  à 
Sainte-Beuve,  on  partit  pour  les  Roches. 

Sainte-Beuve,  resté  pour  quelques  jours  à  Paris,  écrivit  à  Victor 
Hugo  ce  billet^  : 

Ce  mercredi  [3o  juin  i83i]. 

Mon  cher  Victor, 

Je  suis  en  train  de  faire  votre  biographie  que  je  dois  donner 
à  l'imprimerie  samedi;  après  quoi,  je  partirai  sans  vous  revoir 
peut-être  à  voire  retour.  Comment  êtes- vous .►^  Comment  est 
Madame?  J'espère  que  vous  allez  bien  tous  les  deux  et  que 
vos  douleurs  de  tête  vous  ont  laissé  en  même  temps  que  le 
bruit  de  Paris.  Dites,  seriez-vous  assez  bon  pour  m'écrire  les 
quatre  ou  cinq  premiers  vers  que  M.  François  de  Neufcha- 
teau  vous  adressa  après  votre  concours  sur  les  avantages  de 

I.  Adressé  à  «  Monsieur  Victor  Hugo,  chez  Monsieur  Berlin,  aux  Roches,  près 
Bièvre  ». 


102  LA    REVUE     DE    PARIS 

r Élude?  J'ai  oublié  de  les  prendre,  et  si  je  ne  les  encadre  pas 
dans  l'anecdole,  ils  seront  à  jamais  perdus  pour  la  postérité. 
Si  vous  êtes  assez  bon  pour  me  répondre  dès  la  présente 
reçue,  je  recevrai  à  temps  la  petite  pacotille  que  je  mettrai  à 
bord  de  votre  vaisseau  amiral.  Adieu,  mon  cher  Victor, 
je  pense  bien  à  vous,  et  j'espère  que  vous  m'aimez  toujours. 
Mes  respects,  s'il  vous  plaît,  à  Madame. 

SAINTE-BEUVE 

Victor  Hugo  avait  eu  un  tort  grave  quand,  au  commencement  de 
l'année,  il  avait  brusquement  fermé  sa  maison  à  Sainte-Beuve;  il 
fit,  en  répondant  à  son  billet,  une  faute  tout  aussi  grave. 

Après  cette  lutte  secrète  de  trois  mois  qui  l'avait  tant  fait  souffrir, 
il  était  enfin  au  bout  de  sa  peine  ;  son  rival  renonçait,  s'effaçait,  lui 
laissait  le  champ  libre;  il  triomphait...  Quel  besoin  eut-il  de  pro- 
clamer son  triomphe  ? 

Le  i*""  juillet,  il  envoya  des  Roches  à  Sainte-Beuve  les  vers  de 
François  de  Neufchâteau  et  termina  sa  lettre  par  cette  fanfare  : 

«   Nous  sommes  ici  admirablement,  si  bien  que  nous  ne  savons 
guère  quand  nous  en  partirons  ;  ma   femme  est  ravie,  gaie,  émer- 
veillée,  heureuse,  bien  portante.    C'est  une  charmante  hospitalité. 
Adieu.  On  sonne  la  cloche  pour  le  déjeuner. 
»  N'oubliez  pas  de  m'écrire  de  Liège. 
»  Toujours  bien  à  vous, 

»    VICTOR.    » 


Sainte-Beuve  reçut  cette  lettre  pleine  de  joie  avec  un  frémissement 
de  colère.  —  Ah  !  c'était  ainsi  !  elle  s'était  lamentée,  elle  s'était  dite 
malade,  épuisée,  elle  l'avait  conjuré  de  partir  !  11  avait  consenti,  il 
s'immolait,  il  s'éloignait,  la  mort  dans  l'Ame  !...  et  voilà  qu'elle  était 
«.ravie,  gaie,  émerveillée,  heureuse,  bien  portante  »  !...  Il  écrivit  à 
Victor  Hugo  une  lettre  qui,  malheureusement,  nous  manque,  mais  à 
laquelle  il  est  aisé  de  suppléer  :  —  ses  amis  faisaient  des  objections 
à  son  départ;  il  disait  les  obstacles,  il  donnait  des  raisons...  Il  ne 
partirait  pas  pour  Liège. 

Sainte-Beuve  ne  part  pas  !  La  lutte  n'est  donc  pas  finie  ?  Tout  va 
recommencer,  tout,  les  nuits  sans  sommeil,  les  jours  sans  travail,  et 
les  soupçons  aigus,  et  les  fureurs  et  les  larmes P  Oh!  alors  il  n'y  a 
plus  d'orgueil  qui  tienne,  il  n'y  a  plus  de  génie  qui  vaille,  il  n'y  a 
plus  de  grand  poète,  plus  de  nom  illustre,  plus  d'œuvre  glorieuse  : 
il  y  a  un  pauvre  homme  qui  soulTre,  qui  saigne  et  qui  pleure.  Il 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  lo3 

doit  prendre  un  parti  :  ce  supplice  est  au-dessus  de  ses  forces.  Il 
ouvre  son  cœur  à  sa  femme  dont  la  tendresse  et  la  bonté  s'émeuvent 
d'une  telle  douleur.  Ils  reviennent  tous  deux  à  Paris,  et  il  réplique  à 
Sainte-Beuve  : 


«  Ce  6  juillet  [i83i]. 

»  Ce  que  j'ai  à  vous  écrire,  cher  ami,  me  cause  une  peine  profonde, 
mais  il.  faut  pourtant  que  je  vous  l'écrive.  Votre  départ  pour  Liège 
m'en  aurait  dispensé,  et  c'est  pour  cela  que  je  vous  ai  semblé  quel- 
quefois désirer  une  chose  qui,  en  tout  autre  temps,  eût  été  pour  moi 
un  véritable  malheur,  votre  éloignement.  Puisque  vous  ne  partez  pas, 
et  j'avoue  que  vos  raisons  peuvent  être  bonnes,  il  faut,  mon  ami,  que 
je  décharge  mon  cœur  dans  le  vôtre,  fût-ce  pour  la  dernière  fois.  Je 
ne  puis  supporter  plus  longtemps  un  état  qui  se  prolongerait  indéfi- 
niment avec  votre  séjour  à  Paris. 

»  Je  ne  sais  si  vous  en  avez  fait  comme  moi  l'amère  réflexion,  mais 
cet  essai  de  trois  mois  d'une  demi-intimité,  mal  reprise  et  mal  recou- 
sue, ne  nous  a  pas  réussi.  Ce  n'est  pas  là,  mon  ami,  notre  ancienne 
et  irréparable  amitié.  Quand  vous  n'êtes  pas  là,  je  sens  au  fond  du 
cœur  que  je  vous  aime  comme  autrefois;  quand  vous  y  êtes,  c'est 
une  torture.  Nous  ne  sommes  plus  libres  l'un  avec  l'autre,  voyez-vous! 
Nous  ne  sommes  plus  ces  deux  frères  que  nous  étions.  Je  ne  vous  ai 
plus,  vous  ne  m'avez  plus,  il  y  a  quelque  chose  entre  nous.  Cela  est 
affreux  à  sentir,  quj'nd  on  est  ensemble,  dans  la  même  chambre,  sur 
le  même  canapé,  quand  on  peut  se  toucher  la  main.  A  deux  cents 
lieues  l'un  de  l'autre,  on  se  figure  que  ce  sont  les  deux  cents  lieues  qui 
vous  séparent.  C'est  pour  cela  que  je  vous  disais  :  partez  !  Est-ce  que 
vous  ne  comprenez  pas  bien  tout  ceci,  Sainte-Beuve .^^  Où  est  notre 
confiance,  notre  mutuel  épanchement,  notre  liberté  d'allée  et  venue, 
notre  causerie  intarissable  sans  arrière-pensée?  Bien  de  tout  cela.  Tout 
m'est  un  supplice  à  présent.  L'obligation  même,  qui  m'est  imposée  par 
une  personne  que  je  ne  dois  pas  nommer  ici,  d'être  toujours  là  quand 
vous  y  êtes,  me  dit  sans  cesse  et  bien  cruellement  que  nous  ne  sommes 
plus  les  amis  d'autrefois.  Mon  pauvre  ami,  il  y  a  quelque  chose 
d'absent  dans  votre  présence  qui  me  la  rend  plus  insupportable  que 
votre  absence  même.  Au  moins,  le  vide  sera  complet.  Cessons  donc 
de  nous  voir,  croyez-moi,  encore  pour  quelque  temps,  afin  de  ne 
pas  cesser  de  nous  aimer.  Votre  plaie  est-elle  cicatrisée  ?  je  n'en  sais 
rien.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  la  mienne  ne  l'est  pas.  Chaque  fois 
que  je  vous  vois,  elle  saigne.  Vous  devez  trouver  quelquefois  que  je 
ne  suis  plus  le  même.  C'est  que  je  souffre  avec  vous  maintenant,  cela 
m'irrite,  contre  moi  d'abord  et  surtout,  puis  contre  vous,  mon 
pauvre  et  toujours  cher  ami,  et  enfin  contre  une   autre  dont  c'est 


I04  LA.    REVUE    DE    PARIS 

peut-être  aussi  le  vœu  que  je  vous  exprime  dans  celte  lettre.  De  toutes 
ces  souffrances  du  cœur,  il  s'échappe  toujours,  quoi  que  je  fasse, 
quelque  chose  au  dehors;  et  cela  nous  rend  tous  malheureux,  plus 
malheureux  qu'avant  de  nous  être  revus. 

))  Cessons  donc  de  nous  voir  en  ce  moment,  afin  de  nous  revoir  un 
jour,  le  plus  tôt  possible,  et  pour  la  vie.  L'éloignement  de  nos  quar- 
tiers, l'été,  les  courses  à  la  campagne,  qu'on  ne  me  trouve  jamais 
chez  moi,  voilà  des  prétex-tes  suffisants  pour  le  monde.  Quant  à  nous, 
nous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir.  Nous  nous  aimerons  toujours. 
Nous  nous  écrirons,  n'est-ce  pas.^  Quand  nous  nous  rencontrerons 
quelqiie  part,  ce  sera  une  joie,  nous  nous  serrerons  la  main  avec 
plus  de  tendresse  et  d'effusion  qu'ici.  Que  dites-vous  de  cela.^  Ecrivez- 
moi  un  mot. 

))  J'arrête  ici  cette  lettre.  Ayez  pitié  de  toutes  ces  idées  sans  suite. 
Cette  leltr;  m'a  bien  fait  souffrir,  mon  ami.  Brûlez-la,  que  personne 
ne  puisse  jamais  la  relire,  pas  même  vous. 
»  Adieu. 

»  Votre  ami,  votre  frère, 

»    VICTOR 

»  J'ai  fait  lire  cette  lettre  à  la  seule  personne  qui  devait  la  lire  avant 
vous.  » 


Sainte-Beuve  répond  dès  le  lendemain 


[7  juillet  i83i]. 


Je  trouve  en  rentrant  votre  lettre,  mon  cher  ami;  elle 
m'étourdit  et  me  bouleverse.  Je  la  relis  et  redemande  à  ce 
papier  s'il  dit  vrai  et  s'il  ne  dit  pas  autre  chose.  Je  repasse 
ma  conduite  depuis  ces  trois  mois  pour  voir  en  quoi  elle  a 
pu  vous  blesser  et  rouvrir  un  passé  que  mon  vœu  était  d'abo- 
lir. J'ai  été  avec  vous  comme  autrefois  et  je  vous  ai  cru  aussi 
souvent  le  même.  Par  moments,  j'avais  bien  quelques  doutes 
de  ce  qui  pouvait  rester  en  vous  de  tristesse  et  d'irréparable, 
mais  j'attribuais  votre  air  plus  sombre  à  l'âge,  à  la  vie  plus 
avancée,  et  votre  silence  à  ce  que  nous  nous  étions  tout  dit 
depuis  longtemps  et  que  nous  nous  connaissions  à  fond.  Quant 
à  l'autre  personne  que  j'éviterai  aussi*  de  nommer,  ■ —  bien 
qu'elle  soit  restée  pour  moi  l'objet  d'une  affection  invincible  et 
inaliénable,  je  ne  crois  pas  l'avoir  pu  blesser  par  aucun  retour 
vers  un  temps  évanoui.  Je  ne  l'ai  jamais  revue  seule:  quand 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  105 

VOUS  n'y  étiez  pas,  il  y  avait  toujours  des  témoins,  et  mon 
intérêt  ne  se  manifestait  jamais  que  par  des  questions  relatives 
à  la  santé  et  à  l'état  physique.  Je  regrette  que  ce  départ  n'ait 
pu  avoir  lieu  à  temps  pour  prévenir  une  si  douloureuse  ouver- 
ture; mais  les  raisons  qui  m'ont  fait  retarder  sont  venues,  je 
vous  assure,  k  l'idée  de  presque  tous  mes  autres  amis;  si  j'en 
avais  de  secrètes,  s'il  y  avait  des  séparations  personnelles  qui 
pussent  me  coûter  en  quittant  Paris  et  dont  la  pensée  entrât 
dans  mes  ajournements,  vous  y  étiez  sans  doute,  vous  et  votre 
maison,  pour  quelque  chose;  sans  doute  il  m'était  dur  de  vous 
laisser  alors  même  que  je  croyais  vous  avoir  retrouvés;  mais 
dans  le  cas  oii  vous  m'auriez  supposé  quelque  arrière-pensée 
plus  secrète,  plus  attachante  encore,  il  me  semble  qu'il  vous 
était  facile,  sans  beaucoup  d'efforts,  d'en  saisir  la  clé  et  de 
l'appliquer  ailleurs.  —  Au  surplus,  mon  ami,  cette  lettre  qui 
m'accable  et  m'afflige  beaucoup  ne  m'irrite  nullement,  j'ai  un 
regret  amer,  une  douleur  secrète  d'être  pour  une  amitié 
comme  la  vôtre  une  pierre  d'achoppement,  un  gravier  inté- 
rieur, une  lame  brisée  dans  la  blessure;  j'ai  besoin  de  me 
rejeter  sur  la  fatalité  pour  m'absoudre  d'être  ainsi  l'inslru- 
ment  meurtrier  qui  laboure  votre  grand  cœur.  Prenez  garde, 
mon  ami,  je  vous  le  dis  sans  aucune  amertume,  prenez  garde, 
poète  comme  vous  êtes,  de  trop  emplir  la  réalité  de  votre 
fantaisie,  de  faire  éclore  des  soupçons  sous  votre  soleil,  et  de 
prêter  une  oreille  trop  émue  aux  simples  échos  de  votre  voix. 
Vous  êtes  à  l'âge  et  au  moment  oii  se  pose  la  plus  large 
assise  de  votre  vie;  toute  gloire  désormais  vous  est  possible 
et  vous  est  due;  les  hommes  seront  trop  heureux  et  fiers  de 
vous  prendre  sur  le  pied  dont  vous  vous  offrirez  à  eux,  fût-ce 
sur  un  piédestal.  Mais  au  moins,  mon  ami,  sous  cette  vie 
magnifique  et  bruyante  du  dehors,  gardez  le  plus  que  vous 
le  pourrez  une  vie  simple,  nette,  non  fantastique  au  dedans, 
réelle,  éparse  au  hasard  et  sans  montagnes  de  chimères.  Quand 
votre  flamme  va  aux  autres,  que  la  fumée  ne  revienne  pas 
contre  vous.  Sachez  jouir  de  votre  bonheur  au  moment  oii  il 
vous  arrive,  le  plus  complet  que  vous  l'ayez  rêvé.  Adieu.  Je 
suis  à  vous  comme  toujours  et  autant  que  toujours,  avec 
affliction  et  sans  amertume,  soumis  à  ce  que  vous  aurez 
décidé,  bien  que  j'aie  peine  à  le  comprendre,  considérant  une 


Io6  LA    REVUE    DE    PARIS 

séparation  d'avec  vous  comme  des  arrêts  indéfinis  que  votre 
amitié  plus  calme  et  tout  à  l'ait  guérie  se  réserve  de  lever  un 
jour. 

Adieu,  mon  ami,  adieu, 

S.-B. 

Victor  Hugo  reçoit  cette  lettre  qui,  sans  plainte  et  sans  amertume, 
essaie,  par  tous  les  moyens,  raisonnement  et  douceur,  de  le  rassurer, 
de  le  calmer.  Alors  son  cœur  se  fond  en  reconnaissance,  et  tout  de 
suite,  à  l'instant  même,  sans  réfléchir,  dans  une  confiance  éperdue, 
dans  un  abandon  aveugle,  il  crie  à  son  ami  sa  douleur,  —  qui  res- 
semble à  sa  défaite;  mais  ce  qui  fait  la  grandeur  de  celte  lettre 
déchirante,  absurde  et  sublime,  c'est  justement  la  défaillance  de  ce 
fort,  l'humilité  de  ce  superbe  : 

«   7  juillet  i83i . 

»  Je  reçois  votre  lettre,  cher  ami,  elle  me  navre.  Vous  avez  raison 
en  tout,  votre  conduite  a  été  loyale  et  parfaite,  vous  n'avez  blessé  ni 
dû  blesser  personne...  tout  est  dans  ma  pauvre  malheureuse  tête, 
mon  ami  !  Je  vous  aime  en  ce  moment  plus  que  jamais,  je  me  hais, 
sans  la  moindre  exagération,  je  me  hais  d'être  fou  et  malade  à  ce 
point.  Le  jour  où  vous  voudrez  ma  vie  pour  vous  servir,  vous  l'aurez, 
et  ce  sera  peu  sacrifier.  Car,  voyez -vous,  je  ne  dis  ceci  qu'à  vous 
seul,  je  ne  suis  plus  heureux.  J'ai  acquis  la  certitude  qu'il  était 
possible  que  ce  qui  atout  mon  amour  cessât  de  m'aimer,  que  cela  avait 
peut-être  tenu  à  peu  de  chose  avec  vous.  J'ai  beau  me  redire  tout  ce 
que  vous  me  dites  et  que  cette  pensée  même  est  une  folie,  c'est 
toujours  assez  de  cette  goutte  de  poison  pour  empoisonner  toute  ma 
vie.  Oui,  allez,  plaignez-moi,  je  suis  vraiment  malheureux.  Je  ne 
sais  plus  où  j'en  suis  avec  les  deux  êtres  que  j'aime  le  plus  au 
monde.  Vous  êtes  un  des  deux.  Plaignez-moi,  aimez-moi,  écrivez-moi. 

»  Voilà  trois  mois  que  je  souffrais  plus  que  jamais.  Vous  voir  tous 
les  jours  en  cet  état,  vous  le  comprendrez,  remuait  sans  cesse  toutes 
ces  fatales  idées  dans  ma  plaie.  Jamais  rien  de  tout  cela  ne  sortira 
au  dehors,  vous  seul  en  saurez  quelque  chose.  Vous  êtes  toujours, 
n'est-ce  pas  que  vous  le  voulez  bien?  le  premier  et  le  meilleur  de 
mes  amis.  Voilà  un  jour  pourtant  sous  lequel  vous  ne  me  connaissiez 
pas  encore!  Que  je  dois  vous  sembler  fou  et  vous  affliger!  Écrivez- 
moi  que  vous  m'aimez  toujours.  Cela  me  fera  du  bien...  Et  je  vivrai 
dans  l'attente  du  jour  bienheureux  où  nous  nous  reverrons  ! 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  IO7 

Sainte-Beuve  répond  aussitôt,  et  l'on  aimerait  à  croire  que,  touché 
d'une  si  pathétique  elTusion,  il  écrit  vraiment  pour  consoler  l'ami, 
non  pour  rassurer  le  mari;  on  aimerait  à  croire  que,  devant  l'angoisse 
de  la  pauvre  grande  âme,  il  est  redevenu  sincèrement  le  Sainte-Beuve 
d'autrefois,  le  Sainte-Beuve  qui  s'était  haussé  au-dessus  de  lui-même 
dans  les  jours  héroïques  de  leur  héroïque  amitié  : 


Ce  8  juillet  [i83i]. 

Mon  cher  ami, 

Votre  nouvelle  lettre  me  comble  à  la  fois  d'affliction  et 
de  reconnaissance.  Non  seulement  je  ne  vous  en  veux  pas 
de  ce  qui  se  passe,  mais  je  vous  en  aime  mieux  que  jamais. 
Tâchez,  mon  ami,  lâchez  de  vaincre  le  malheureux  et  noir 
soupçon  qui  vous  est  né  ;  je  sais  combien  une  telle  plaie  est 
douloureuse,  pudique,  et  combien  on  rougit  qu'une  main  y 
louche,  même  la  main  la  plus  délicate  et  la  plus  compatis- 
sante. Mais  que  n'avez-vous  parlé  plus  tôt?  Que  n'avez- vous, 
par  un  mot  de  confiance ,  éloigné  plus  à  temps  pour  vous 
l'auteur  de  ce  tourment  ?  Permettez-moi  de  vous  dire  encore  : 
êtes-vous  sûr,  sous  l'influence  de  cette  fatale  imagination,  de 
ne  pas  porter  dans  vos  rapports  avec  ia  personne  si  faible  et 
si  chère  quelque  chose  d'excessif  qui  l'effraie  et  resserre 
contre  votre  gré  son  cœur  :  de  sorte  que  vous-même  par 
votre  soupçon  la  jetiez  dans  l'état  moral  qui  réfléchisse  ce 
soupçon  et  vous  le  rende  plus  brûlant.  Vous  êtes  si  fort,  mon 
ami,  si  accentué,  si  hors  de  toutes  nos  dimensions  vulgaires 
et  de  nos  imperceptibles  nuances,  que,  surtout  dans  ces  mo- 
ments passionnés,  vous  devez^  jeter  et  voir  dans  les  objets  la 
couleur  de  vos  regards,   le  reflet  de  vos  fantômes. 

Tâchez  donc,  mon  ami,  de  laisser  cette  eau  limpide  re- 
commencer à  courir  à  vos  pieds  sans  la  troubler  et  vous  y 
reverrez  bientôt  votre  image.  Je  ne  vous  dirai  pas  :  soyez  clé- 
ment, soyez  bon,  —  car  vous  l'êtes,  Dieu  merci  I  Mais  je  vous 
dirai:  soyez  bon  k  la  manière  vulgaire,  facile  dans  les  petites 
choses;  j'ai  toujours  pensé  qu'une  femme^  épouse  d'un  homme 
de  génie,  ressemblait  à  Sémélé;  la  clémence  du  dieu  consiste  à 
se  dépouiller  de  ses  rayons,  à  émousser  ses  éclairs  ;  là  où  il 
croit  jouer  et  briller  seulement,  il  blesse  souvent  et  il  consume. 


Io8  LA    REVUE    DE    PARIS 

Quant  à  moi,  mon  ami,  je  vous  écrirai  quelquefois  puisque 
vous  me  le  permettez  ;  quelquefois  peut-être,  plus  tard,  je 
vous  demanderai  de  venir  dîner  avec  moi  à  quelque  café,  car 
j'aurais  besoin  de  vous  voir,  et,  dans  un  certain  temps,  cela 
ne  vous  fera  plus  trop  de  mal,  je  l'espère. 

Adieu,  mon  ami,  votre  ami  comme  toujours  et  plus  que 
toujours. 

SAINTE-BEL VE 


Violer  Hugo,  un  peu  soulagé,  répond  : 


«   lo  juillet  i83i. 

»  Votre  lellre  m'a  fait  du  bien.  Oh!  oui,  vous  êtes  toujours  et  plus 
que  jamais  mon  ami!  Il  n'y  a  qu'un  bon  et  tendre  ami  comme  vous 
qui  sache  SDuder  d'une  main  si  délicate  une  douleur  si  profonde  et 
si  vive!  Nous  nous  reverrons  çà  et  là.  Nous  dînerons  quelquefois 
ensemble.  Ce  sera  une  joie  pour  moi.  En  attendant,  mon  pauvre 
ami,  priez  Dieu  pour  que  le  calme  du  cœur  me  revienne.  Je  ne  suis 
pas  habitué  à  souffrir! 

»  V. 


»  Écrivez-moi.  Ne  m'abandonnez  pas.   » 


GUSTAVE    s  I  M  O  X 


{La  fin  prochainement.) 


LE  J/VRDIN  DE  LA  MORT' 


Mai  igoS. 

...Je  viens  de  passer  la  nuit  à  M'Sila,  petite  ville  de ^ la  pro- 
vince de  Constantine.  L'administrateur  a  très  aimablement 
consenti  à  me  procurer  un  guide  et  un  cheval  pour  traverser 
les  steppes  du  Hodna  et  rejoindre  Bou-Saâda,  un  des  ksars 
du  Sud,  dont  l'aspect  tout  saharien  ne  s'est  guère  modifié  de- 
puis l'occupation  française.  Nous  causons,  assis  sous  la  vé- 
randa d'un  café,  en  attendant  l'heure  de  mon  départ.  Ce 
voyage  de  Bou-Saâda  n'est,  paraît- il,  qu'une  a  simple  pro- 
menade !  » 

Pourtant  la  «  simple  promenade  »  annoncée  ne  va  pas 
sans  quelques  préparatifs  et  sans  un  certain  appareil  dont  je 
m'ébahis.  D'abord  il  convient  de  prévenir  le  caïd  de  l'Oued- 
Chellal  qui  doit  m'héberger  la  nuit  prochaine.  Une  belle 
lettre  d'introduction  a  été  calligraphiée  par  l'interprète  indi- 
gène, \e  kodja'  de  la  commune  mixte,  —  qui  l'apporte  lui- 
même  à  son  supérieur  hiérarchique  et  la  lui  fait  lire.  Tandis 
que  celui-ci  la  parcourt  des  yeux,  l'Arabe  se  recule  à  une 
distance  respectueuse,  dans  une  attitude  qui  exprime  la  plus 

1.  Nous  publions  sous  ce  titre  un  fragment  d'un  livre  sur  les  ruines  antiques 
et  les  paysages  désertiques  de  l'Afrique  du  Nord. 

2.  Kodja,  terme  très  élastique,  qui  signifie  tantôt  maître  d'école  ou  lettre  cl  tan- 
tôt interprète  ou  secrétaire. 


IIO  LA    REVUE    DE    PARIS 

passive  subordination.  Je  l'observe  à  la  dérobée,  et  je  me 
souviens  tout  à  coup  que  je  suis  chargé  pour  ce  même  kodja 
d'une  commission  assez  délicate  de  la  part  d'un  personnage 
du  gouvernement  général. 

Le  liodja  ambitionne,  depuis  de  longues  années,  les  palmes 
académiques.  Il  espérait  fermement  les  obtenir,  à  l'occasion 
du  voyage  présidentiel.  Mais  hélas  I  son  nom  ne  figure  point 
sur  la  récente  liste.  Je  lui  apporte  les  consolations  et  les  pro- 
messes du  chef  de  bureau  qui  le  protège.  Je  lui  jure  que  c'est 
un  oubli,  qu'il  sera  compris  sûrement  dans  la  prochaine  pro- 
motion. Le  kodja  ne  veut  pas  y  croire.  Il  a  été  leurré  si  sou- 
vent! Et,  sans  môme  me  répondre,  il  reste  impassible,  les  yeux 
obstinément  fixés  à  terre.  En  vain  l'administrateur  lui  répète 
mes  paroles,  l'Arabe  ulcéré  de  l'injustice  des  roumis  ne  des- 
serre pas  les  dents;  il  se  borne  à  lever  un  bras  en  l'air,  puis 
il  le  laisse  retomber  d'un  geste  résigné,  en  homme  qui  s'en 
remet  totalement  à  la  volonté  d'Allah  I 

Muet  et  farouche,  il  reprend  sa  lettre  et  la  donne  à  une 
espèce  de  moricaud  qui  traîne  au  bout  d'une  corde  d'alfa  une 
mauvaise  rosse  couverte  d'un  sac,  en  guise  de  selle.  Cet  indi- 
vidu a  la  gandoura  vermineuse,  aux  narines  écrasées,  à  la 
bouche  lippue  et  fendue  jusqu'aux  oreilles,  —  c'est  mon  cou- 
reur. Muni  de  la  lettre  officielle,  il  va  partir  ventre  à  terre 
pour  avertir  le  caïd  de  mon  arrivée.  Derrière  lui,  un  goujat 
est  tout  prêt  à  se  mettre  en  route  avec  un  mulet  qui  porte 
mon  bagage  et  les  ustensiles  nécessaires  au  campement  :  un 
lit  de  fer,  un  matelas,  un  traversin,  des  draps,  et,  —  par 
mesure  de  précaution,  —  un  coffre  qui  contient  des  eaux  mi- 
nérales et  deux  bouteilles  de  bordeaux. 

Enfin  on  me  présente  mon  guide,  un  grand  escogriffe 
barbu  qui  s'appelle  El-Haoussine,  —  ancien  tirailleur  devenu 
cavalier  de  commune  mixte.  C'est  un  Kabyle  des  environs  de 
Bougie.  Il  est  beau  parleur  et  il  a  conservé  de  sa  vie  militaire 
des  expressions  de  loustic  et  des  facéties  de  chambrée,  dont  il 
émaille  son  jargon  franco-arabe  et  qui,  passant  par  sa  bouche 
de  turco,  se  déforment  de  la  façon  la  plus  imprévue  et  la 
plus  drolatique.  Il  me  paraît  d'ailleurs  d'une  roublardise  peu 
ordinaire  :  une  coquinerie  de  vieux  brisquard  mâtinée  de 
toute  l'astuce  et  de  toute  la  duplicité  africaines  ! 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  IH 

El-Haoussine  s'applique  à  refréner  mes  impatiences  de  dé- 
part :  «  Il  faut  attendre  que  le  sirocco  soit  tombé.  D'ailleurs 
la  route  n'est  pas  si  mauvaise  jusqu'à  l'Oued-Chellal.  En 
trois  petites  heures  au  plus,  nous  serons  rendus  chez  le  caïd  ! ...  » 
—  Et  le  voilà  qui  s'en  va,  sous  prétexte  de  harnacher  les 
chevaux,  mais  en  réalité  pour  achever  sa  sieste  interrompue. 

Nous  musons  interminablement,  l'administrateur  et  moi, 
sous  la  véranda  du  café,  en  compagnie  de  quelques  colons 
qui  discutent. 

La  rue  est  presque  déserte.  Toute  la  ville  est  assoupie  pen- 
dant cette  heure  chaude.  Seul  un  enfant  complètement  nu 
nous  épie  de  loin,  le  doigt  pendu  aux  lèvres.  Il  rit,  il  tend  la 
main,  pour  que  nous  lui  donnions  quelque  chose.  Dans  sa 
maigreur  dorée,  il  est  joli  comme  une  figurine  d'ivoire.  Je 
l'appelle  en  lui  montrant  un  morceau  de  sucre.  Il  accourt 
bien  vite,  la  poussière  vole  sous  ses  pieds  menus  qui  trot- 
tinent, et  il  se  campe  gravement  devant  moi,  une  main 
appuyée  sur  la  rondeur  de  son  petit  ventre.  On  l'attire  aux 
tables  voisines,  oii  il  récolte  de  nouveaux  morceaux  de  sucre. 
Ses  poings  serrés  en  éclatent.  Alors,  comme  il  n'a  pas  de 
poche  pour  y  loger  sa  provision,  il  prend  le  parti  de  fourrer 
le  tout  dans  sa  bouche,  puis  il  détale  brusquement,  en  enten- 
dant nos  cris  de  stupéfaction,  éperdu  sans  doute  à  l'idée  qu'on 
lui  fasse  recracher  les  friandises  dont  il  s'étrangle  I 


iOIR    DANS     LE    VENT 


Nous  chevauchons,  depuis  une  heure,  à  travers  la  plaine 
monotone  du  Hodna.  La  route  vient  de  cesser  tout  à  coup, 
comme  un  oued  qui  s'enlize  et  se  perd  dans  les  sables  :  il 
n'y  a  plus  qu'une  piste  marquée  par  de  profondes  ornières  et 
par  des  empreintes  de  sabots. 

Le  sirocco,  qui  diminue  d'intensité,  entretient  pourtant 
dans  l'atmosphère  une  lourdeur  pénible.  L'horizon  est  tou- 
jours voilé  d'une  poussière   fine    qu'on   prendrait    pour    un 


112  LA    REVUE    DE    PARIS 

brouillard  :  c'est  h  peine  si  l'on  aperçoit,  très  loin  au  fond 
de  la  perspective,  les  monts  des  Ouled-Nayls  qui  s'étendent 
sur  le  ciel  gris,  comme  une  traînée  d'encre.  Le  passage  est 
aussi  désolé  que  celui  des  steppes  désertiques  de  Bougzoul,  et 
l'aspect  en  est  tout  semblable  :  un  sol  presque  entièrement 
dépourvu  de  végétation  et  sillonné  de  crevasses  profondes  qui 
le  font  ressembler,  dans  les  endroits  secs,  à  une  aire  de  grange, 
ef,  dans  les  endroits  humides,  au  lit  vaseux  d'un  grand  lac  tari. 
De  loin  en  loin,  des  champs  de  blé  et  d'orge,  oîi  des  équipes 
de  moissonneurs  sont  éparpillées.  La  tige  des  épis  est  telle- 
ment courte  que  les  hommes  doivent  se  baisser  très  forf,  pour 
trancher  les  chaumes  presque  à  ras  de  terre. 

Ils  redressent  leurs  maigres  échines,  au  bruit  de  notre  ca- 
valcade et  ils  nous  regardent  passer.  La  serpe,  en  forme  de 
sistre  isiaque,  reluit  entre  leurs  mains.  Us  ont,  aux  poignets, 
des  brassards  et,  aux  reins,  des  espèces  de  tabliers  de  cuir  qui 
les  protègent  contre  les  piqûres  des  barbes.  Quelques-uns 
portent  de  grands  chapeaux  coniques  en  paille  polychromes 
comparables,  pour  la  forme,  aux  pétases  des  vases  grecs. 
Devant  ces  groupes  de  moissonneurs  qui,  d'un  mouvement 
souple  et  gracieux,  cueillent,  pour  ainsi  dire,  leurs  petits 
bouquets  d'épis,  j'ai  l'illusion  d'assister  à  une  scène  très  an- 
tique. En  tout  cas,  je  m'imagine  que  ni  leurs  gestes  ni  leurs 
coslumes  n'ont  dû  changer  beaucoup,  depuis  l'époque  loin- 
taine, où,  dans  les  champs  de  Cirta,  les  esclaves  de  Salluste 
coupaient  les  blés  numides  pour  leur  maîlre  latin... 

Les  moissonneurs  nous  regardent,  très  intrigués  :  il  est  de 
fait  que  notre  cortège  est  assez  imposant  pour  des  yeux 
arabes!  Nous  venons  de  rejoindre  le  goujat,  parti  avant  nous, 
avec  mes  bagages.  11  est  juché  sur  uu  fort  mulet,  entre  mon 
matelas  roulé  et  mon  lit  de  fer  dont  les  pieds  à  roulettes  me- 
nacent le  ciel.  En  croupe,  derrière  lui,  se  cramponne  un 
adolescent  guenilleux  qu'il  a  emmené  par  pompe,  et  aussi 
pour  le  faire  profiter  de  mes  largesses.  Dès  qu'ils  m'aper- 
çoivent, tous  deux  se  mettent  à  gémir  sur  la  longueur  et  la 
fatigue  de  la  roule.  Les  gros  sous  que  leur  jette  El-Haoussine 
les  apaisent  jusqu'à  nouvel  ordre. 

J'essaie  vainement  de  lier  conversation  avec  ce  dernier.  En 
homme  qui  a  le  sentiment  de  l'étiquette,   il  s'obstine  à  rester 


LE   JARDIN    DE    LA    MORT  Il3 

en  arrière,  observant  toujours  un  intervalle  cérémonieux.  Il 
tient  à  ce  que  les  rangs  soient  gardés,  comme  dans  l'escorte 
d'un  personnage  de  marque.  J'ouvre  la  marche,  ainsi  qu'il 
sied  à  ma  qualité.  Vingt  pas  plus  loin,  trotte  El-Haoussine, 
drapé  dans  le  grand  manteau  bleu  de  cavalier  indigène,  —  ce 
manteau,  symbole  de  l'Empire,  et  perpétuel  épouvantail  des 
douars;  enfin,  à  une  distance  plus  grande,  arrive  notre  goujat 
qui  dodeline  du  ventre,  sur  son  mulet,  au  milieu  de  tout 
l'appareil  majestueux  de  mon  campement.  C'est  dans  ce  bel 
ordre  que  nous  défdons  devant  les  moissonneurs  éblouis. 

La  dignité  d'El-Haoussine  est  parfaite.  On  sent  qu'il  re- 
présente l'autorité.  Lorsqu'il  se  rapproche  de  moi,  pour  une 
explication  ou  un  renseignement,  je  le  dévisage  pendant  qu'il 
cause.  Il  a  tout  à  fait  grand  air,  avec  son  turban,  son  burnous 
à  passe-poils  rouges  qui  flotte  relevé  sur  ses  deux  épaules,  ses 
bottes  écarlates  toutes  chamarrées  de  broderies  en  fils  d'or. 
Les  pieds  dans  les  larges  étriers  de  cuivre  chaussés  à  fond, 
les  mollets  collés  aux  flancs  du  cheval,  le  torse  légèrement 
incliné  sur  le  pommeau  de  la  haute  selle  arabe,  il  se  laisse 
bercer  à  l'amble  de  sa  monture,  avec  une  grâce  virile  qui 
n'est  point  sans  noblesse.  Quand  je  fais  un  retour  sur  moi- 
même,  je  suis  humilié  d'un  tel  voisinage,  et,  près  de  ce 
grand  cavalier  au*:  gestes  élégants  et  sûrs,  aux  amples  étoffes 
éclatantes,  j'ai  honte  de  ma  tenue  équestre,  comme  de  mon 
costume  européen,  hélas  !  si  complètement  dénué  de  splen- 
deur!... Décidément,  je  renonce  à  l'entretien  d'El-Haoussine, 
qui  a  repris  sa  place  à  vingt  pas  derrière  moi;  et,  pour 
abréger  l'ennui  de  la  route,  je  lance  ma  bête  au  galop. 

Les  étendues  fauves  se  succèdent,  —  d'une  nudité  et  d'une 
platitude  identiques.  L'horizon,  où  roule  une  poussière  dense, 
s'enfonce  dans  un  lointain  tellement  inaccessible  qu'à  de  cer- 
tains moments  il  me  semble  que  l'immobilité  des  choses  me 
gagne,  que  le  galop  de  mon  cheval  s'arrête  et  que  je  suis  sus- 
pendu dans  le  vide.  L'air  est  encore  lourd  à  respirer,  mais, 
par  intermittence,  il  s'élève  des  coups  de  vent  frais  qui  annon- 
cent un  retour  offensif  du  mistral.  Déjà  le  ciel  est  tout  rouge 
du  côté  oiî  le  soleil  se  couche  et  de  longs  nuages  enflammés 
s'étirent  sur  de  grands  espaces  clairs,  subitement  balayés  de 
leurs  vapeurs. 

i"  Janvier  igoS.  8 


11/4  LA    REVUE    DE    PARIS 

Le  crépuscule  va  tomber  très  vite.  Tout  un  côté  de  la  plaine 
ne  reçoit  plus  qu'une  lumière  oblique.  Un  peu  à  gauche  de 
la  piste,  un  renflement  de  terrain  se  couronne  encore,  à  son 
sommet,  d'une  lueur  vermeille.  Il  y  a  là  toute  une  zone  de 
couleurs  légères,  —  de  fraîches  teintes  d'aquarelles  qui  con- 
trastent avec  la  dureté  des  tons  environnants.  J'y  distingue 
des  blancheurs  de  murailles  et,  tout  autour,  une  ligne  mince 
de  verdure,  d'oii  émerge  un  rideau  d'arbres  très  grêles  qui  se 
profilent  sur  un  coin  de  ciel  bleu.  Kl-Haoussine  me  crie  que 
ce  sont  les  bergeries  du  caïd  et  la  maison  cantonnière  de 
rOued-Ghellal. 


* 


Je  rejoins  un  tronçon  de  roule  qui  passe  devant  le  petit 
groupe  des  bâtisses  signalées  par  mon  guide.  Enfin  nous  voici 
à  l'étape  I  Lorsque  je  mets  pied  à  terre,  je  suis  immédiatement 
accueilli  par  le  caïd  entouré  d'une  dizaine  d'individus  qui  lui 
font  comme  une  cour.  Il  me  touche  la  main,  se  baise  l'index 
à  la  mode  arabe,  puis  il  me  présente  son  fils,  grand  gaillard 
au  nez  fortement  aquilin,  aux  grosses  lèvres  qui  crèvent  de 
sang  et  au  teint  gras  de  garçon  boucher  ;  ensuite  il  me  dési- 
gne son  kodja,  —  lequel  doit  cumuler  les  fonctions  de  secré- 
taire et  d'intendant,  car  il  porte  à  sa  ceinture  un  volumi- 
neux trousseau  de  clés  à  côté  du  mouchoir  de  soie  rouge,  qui 
pend  par  une  corne  le  long  de  sa  gandoura.. 

On  me  conduit  tout  de  suite  à  ce  qu'on  appelle  «  la  maison 
de  l'administration  »,  —  le  local  réservé  aux  fonctionnaires 
en  tournée.  C'est  une  simple  cambuse  éclairée  d'une  étroite 
fenêtre  et  défendue  par  une  mauvaise  couverture  de  tuiles.  Le 
sol  n'est  même  pas  nivelé  et  l'on  a  dû  caler  la  table  avec  des 
briques.  Pourtant  une  cheminée  grossièrement  construite  a 
été  ménagée  dans  l'un  des  angles,  —  précaution  utile  en  un 
pays  oii  le  froid  des  matins  et  des  soirs  égale  presque  l'ardeur 
diurne  I  Tandis  que  je  verse  quelques  gouttes  d'absinthe  dans 
le  verre  d'eau  saumâlre  qui  m'est  offert,  El-IIaoussine,  très 
affairé  et  très  important,  m'interroge  de  la  part  du  caïd  : 
celui-ci  ne  parle  pas  le  français.  Il  voudrait  savoir  ce  que  je 
désire  manger  à  souper  : 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  Il5 

—  Le  caïd  demande  combien  il  faut  tuer  de  moutons  pour 
toi? 

A  cette  proposition  d'hécatombe,  je  me  récrie  bien  fort.  Je 
proteste  que  deux  œufs  à  la  coque  et  un  peu  de  couscouss  me 
suffiront.  Ma  phrase,  traduite  par  El-Haoussine,  fait  rire  le 
caïd,  qui  recommence  à  discuter  avec  mon  guide. 

—  Alors,  tu  n'auras  qu'un  seul  mouton  I  reprend  celui-ci, 
d'un  air  vexé. 

—  Je  te  dis  que  je  ne  veux  pas  de  mouton  I 

Et,  modestement,  je  répète  mon  menu  :  «  Deux  œufs  à  la 
coque  et  un  peu  de  couscouss  I  »  Je  sais  combien  les  touristes 
abusent  de  l'hospitalité  indigène  et  je  serais  fâché  de  fournir 
à  mon  hôte  un  prétexte  pour  rançonner  davantage  sa  tribu. 
Mais  on  ne  m'écoute  pas  :  le  ce  mouton  »  est  obligatoire.  Je 
devine  même  chez  tous  les  assistants  un  mépris  secret  pour  le 
piètre  personnage  que  je  dois  être,  puisque  je  me  contente  si 
petitement,  On  me  dévisage  en  silence.  Toute  la  séquelle  du 
caïd  a  fait  irruption  dans  la  salle  qui  est  pleine  à  ne  plus 
pouvoir  s'y  retourner.  Je  suis  gêné  d'être  seul  a  boire  mon 
absinthe,  devant  un  public  si  nombreux  et  qui  épie  tous  mes 
mouvements.  Ma  gêne  se  communique  à  mon  entourage.  Je 
sens  d'ailleurs  que  celte  corvée  de  réception,  trop  fréquente  en 
pays  d'administration  civile  ou  militaire,  est  un  ennui  pour  eux 
tous...  Cependant  le  kodja  s'agite.  On  entend  cliqueter  son 
trousseau  de  clés.  Il  fait  étendre  des  nattes,  ouvrir  des  coffres 
dont  on  bouleverse  le  contenu.  Le  caïd  lui-même,  payant  de 
sa  personne,  dirige  le  service,  injurie  les  coquins  en  burnous 
qui  s'arrachent  des  mains  les  objets. 

Je  profite  de  la  bousculade  pour  m'échapper  et  jeter  un 
coup  d'œil  aux  alentours. 


Le  soleil  est  tout  à  fait  descendu  derrière  l'horizon.  Le  cré- 
puscule est  morne,  sans  un  reflet,  sans  même  la  déprimante 
mélancolie  des  lieux  complètement  déserts.  Une  bise  très  âpre 
s'est  mise  à  souffler  :  tout  ce  qui  m'environne  me  paraît  souf- 
freteux et  misérable.  Je  longe  un  gourbi,  oiî  est  installé  un 
café  maure,  puis  j'arrive  à  un  large  abreuvoir  qu'assiègent  en 


Il6  LA    REVUE    DE    PARIS 

ce  moment  des  Arabes  avec  leurs  chevaux.  Je  tends  mes 
mains  et  j'approche  ma  bouche  du  goulot  :  l'eau  est  tiède, 
comme  si  elle  sortait  d'un  conduit  de  plomb  surchauffé,  et  le 
goût  en  est  douceâtre  jusqu'à  la  nausée. 

A  côté,  il  y  a.  une  mare  vaseuse  et  frangée  d'écume,  où 
éclatent  sans  cesse  des  bulles  d'air  qui  remontent  du  fond  et 
où  flottent  de  gros  crapauds,  pareils  k  des  morceaux  de  bois 
pourri.  Je  recule,  effrayé,  en  voyant  d'énormes  cailloux  ronds 
qui  se  soulèvent  à  mon  approche  :  ce  sont  des  tortues.  Elles 
grouillent  tout  autour  du  bourbier  et  elles  s'y  précipitent  lour- 
dement, avec  un  bruit  de  pierres  roulant  dans  un  puits.  En 
avançant  encore,  je  rencontre  une  rigole  que  borde  une  ran- 
gée de  peupliers  mal  venus.  Par  derrière,  quelques  champs 
cultivés,  des  prés  à  l'herbe  rare  qui  font  une  ceinture  verte  h 
la  bergerie;  puis  plus  rien,  que  des  étendues  en  friche  à 
perte  de  vue... 

Quelle  tristesse  navrante  î  Je  me  rappelle  vaguement  des 
lieux  tout  semblables  où  j'ai  passé  jadis,  au  temps  de  mon 
enfance.  Il  me  semble  que  je  suis  dans  un  coin  perdu  de  ma 
Lorraine  natale,  dans  quelque  bourgade  de  la  Woëvre,  pays 
de  plaines  grises  et  d'eaux  stagnantes.  Ces  murs  bas  de  la 
métaierie,  cette  mare  et  cette  rangée  de'peupliers,  je  les  recon- 
nais pour  avoir  promené  au  milieu  d'eux  mes  nostalgies 
d'adolescent  épris  de  lumière  et  de  couleur  orientales.  Seule- 
ment, il  n'y  avait  pas  de  tortues  autour  de  la  mare,  mais  des 
troupeaux  d'oies  qui,  toutes  ensemble,  se  mettaient  à  battre 
des  ailes  et  poussaient  une  longue  clameur  lugubre  'dans  la 
nuit  tombante. 

Je  lève  les  yeux  vers  les  profondeurs  des  steppes  où  l'ombre 
s'épaissit,  et  je  frissonne  d'angoisse  devant  le  vide  de  ces 
espaces  désolés  qu'emplit  uniquement  le  fracas  de  la  rafale 
prochaîne  et  qui  fuient,  sous  le  regard,  vers  des  fantômes  de 
montagnes  si  lointaines  et  si  voilées  de  brume  qu'elles  se  con- 
fondent avec  les  nuées  d'orage... 

Mais  un  bruit  de  voix  m'interrompt  dans  ma  songerie. 
C'est  celle  du  caïd,  flanqué  d'un  jeune  homme  à  turban  et 
d'El-Haoussine  qui  porte  deux  chaises,  —  les  deux  seules  du 
local  administratif.  L'une  de  ces  chaises  m'est  destinée,  l'autre 
est  pour  le  caïd.  On  vient  me  tenir  compagnie.  J'ai  beau][me 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  II7 

défendre  contre  cet  excès  de  politesse,  ils  ne  veulent  rien  en- 
tendre :  tels  sont  les  devoirs  de  l'hospitalité  !  On  m'oblige  à 
prendre  ma  chaise,  le  caïd  s'installe  sur  la  sienne,  en  face  de 
moi,  comme  il  convient  à  sa  dignité.  El-Haoussine  et  le 
jeune  homme  au  turban  se  couchent  à  côté  de  nous  sur  l'herbe 
maigre.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable,  c'est  que  mon  hôte 
ne  sait  pas  un  mot  de  français  :  n'importe,  il  est  persuadé 
qu'il  me  doit  son  entretien  et  il  a  recours  aux  bons  offices  de 
mon  guide  qui,  dans  son  langage  de  vieux  turco,  essaie  de 
me  traduire  ses  questions. 

Je  devine  que  le  caïd  est  inquiet  de  ma  présence,  qu'il 
tâche  de  savoir  le  but  de  mon  voyage,  qu'il  me  soupçonne 
d'espionnage  ou  d'inquisition  officielle.  Lorsque  je  lui  déclare, 
en  riant,  que  je  n'ai  pas  d'autre  objectif  que  de  voir  et  d'ad- 
mirer son  pays,  il  accueille  ma  réponse  avec  une  défiance 
mal  déguisée.  Alors,  pour  le  flatter,  je  loue  les  cultures  mé- 
diocres qui  avoisinent  sa  bergerie  :  c'est  bien  pis  I  II  prend 
fort  mal  mes  éloges.  Il  se  plaint  de  la  mauvaise  qualité  des 
terres,  de  la  disette  en  perspective,  de  l'insuffisance  habituelle 
des  récoltes.  Enfin  ce  sont  les  jérémiades  d'un  fermier  nor- 
mand devant  son  propriétaire.  Là-dessus,  le  jeune  homme  au 
turban  juge  à  propos  d'intervenir  : 

—  Nous  sommes  bien  pauvres,  monsieur  I...  Et  c'est  partout 
la  même  chose  ! 

11  s'est  exprimé  dans  un  français  si  correct  et  avec  une  telle 
pureté  d'accent,  que  je  me  retourne  vers  lui,  tout  étonné, 
tandis  qu'El-Haoussine,  faisant  chorus,  s'empresse  d'ajouter  : 

—  C'est  vrai  ce  qu'il  a  dit,  le  ce  jeune  homme  »  I  L'Arabe, 
il  est  bien  meskine  ^ . 

Je  considère  attentivement  le  ce  jeune  homme  »  :  il  est  mis 
avec  un  certain  luxe;  il  a  les  mains  blanches  et  soignées,  les 
ongles  teints  de  henné.  Sa  physionomie  est  avenante  :  des 
yeux  bleus  très  doux,  une  jolie  barbe  blonde.  Lorsque  je  lui 
demande  pourquoi  il  n'a  pas  parlé  plus  tôt,  connaissant  aussi 
bien  noire  langue,  il  prétexte,  en  rougissant,  qu'il  n'a  pas 
osé.  ce  II  a  appris  le  français  à  l'école  primaire  de  Bou-Saâda 
oii  il  est  né  ;  son  père  est  un  ami  du  caïd.  C'est  ainsi  que, 

I.  Meskine,  misérable. 


Il8  LA    REVUE    DE    PARIS 

lui,  le  fils,  il  est  venu  passer  quelque  temps  à  l'Oued-Chellal  — 
uniquement  pour  se  distraire  et  prendre  l'air  de  la  cam- 
pagne... » 

Ces  explications,  un  peu  embarrassées,  trahissent  je  ne  sais 
quoi  de  suspect,  et,  je  finis  par  supposer  que  ce  grand  garçon, 
si    timide  d'apparence  et  qui  parle   si   bien  le  français,  doit 
rendre  au  caïd  plus  d'un  service  occulte,  dans   ses  démêlés 
avec  l'administration.  Je  me  souviens  des  griefs   souvent  for- 
mulés devant  moi  par  les  fonctionnaires  algériens  contre  ces 
produits  des  écoles  indigènes  qui  ne  savent,  —  disent-ils,  — 
qu'exciter  contre  nous  leurs  compatriotes,  fomenter  un  esprit 
de  révolte,  créer  des  difficultés  perpétuelles.  Je  tente  vaine- 
ment d'interroger  celui-ci  :  il  se  répand  en  phrases  molles  et 
fuyantes  qui  ne  m'apprennent  rien  du  tout.  A  voir  ses  façons 
patelines  et,  si  je  puis  dire,  «  cléricales  »  —  tellement  l'em- 
preinte religieuse  est  la  même  en  tous  pays,   —  l'idée    me 
vient  subitement  que  peut-être  il  est  affilié  à  quelque  confrérie 
secrète,  et  je  lui  demande  insidieusement  s'il  n'a  point  étudié 
dans  une  medersa.  —  «  Non!  il  n'a  jamais  quitté  Bou-Saâda, 
si  ce  n'est  une  fois  pour  aller  à  Sétif  I  »  —  Alors  je  l'entre- 
prends  sur  la   zaouïa  d'El-Hamel,    —  établissement  célèbre 
dans  toute  la  région.  Je  lui  parle  de  la  fameuse  maraboule, 
Lella-Zineb,   qui   dirige  cette  école  de  théologie,   et  qui  est 
comme  l'abbesse  de  cette  communauté  musulmane.  Le  «jeune 
homme  »   n'a  vu  qu'une  seule  fois   Lella-Zineb.   «  Elle  est 
toute  petite,   un  peu  voûtée  par  l'âge,  et   elle   a,  me  dit-il, 
les    mains    fines    comme     de    petites    cafetières    d^argent.  » 
C'est  tout  ce  que  je  puis  tirer  de  lui.  L'air  grave  et  candide, 
M  caresse  sa  belle  barbe  blonde   avec  une  douceur  de  gestes 
toute  pharisaïque.  Chaque  fois  que  mes  yeux  rencontrent  les 
siens,  il  soutient  un  instant  mon  regard,  et  aussitôt  ses  pau- 
pières s'abaissent  et  battent  mollement,  ses  prunelles  se  déro- 
bent, sous  les  longs  cils  d'or.  Et  je  lis  clairement  la  pensée 
hostile  qui   se  cache  derrière   ce  front   incliné,   l'obstination 
invincible  qui  perce   à  travers  les  attitudes   soumises  et  les 
paroles  mielleuses  :  «  Tu  ne  sauras  rien  de  moi  I  » 

C'est  le  silence  obstiné,  la  dissimulation  impénétrable  dont 
l'Arabe  enveloppe  sa  haine  et  son  mépris  de  l'Envahisseur. 

Nous  nous  taisons.  Nous   sentons  trop  que  nous   n'avons 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  II9 

rien  à  nous  dire.  D'ailleurs,  l'obscurité  est  presque  complète. 
Je  distingue  à  peine  les  blanches  silhouettes  de  mes  compa- 
gnons. De  temps  en  temps,  de  grands  souffles  d'air  froid  font 
un  bruissement  lamentable  dans  les  petites  feuilles  dures  des 
peupliers.  Je  grelotte  et  je  demande  à  rentrer  dans  la  cam- 
buse. On  se  lève  immédiatement,  comme  si  mon  désir  était 
un  ordre.  El-Haoussine,  derrière  nous,  porte  les  chaises. 
Nous  longeons  la  mare  ténébreuse.  Au  bruit  de  nos  pas,  les 
tortues  surprises  se  précipitent  dans  l'eau  trouble,  où  la  chute 
des  lourdes  carapaces  sonne  encore  une  fois,  comme  une 
grêle  de  pierres  roulant  au  fond  d'un  puits. 

* 
*  * 

Un  terrible  brouhaha  remplit  la  «  chambre  de  l'adminis- 
tration». Ils  sont  au  moins  une  douzaine  d'individus  occupés 
à  mettre  ma  table.  Bientôt  la  confusion  devient  telle  que  je 
suis  obligé  de  sortir  de  nouveau,  pour  échapper  au  vacarme 
et  à  la  cohue.  Instantanément,  le  vent  du  nord  s'est  déchaîné 
dans  toute  sa  violence.  Soulevées  par  la  tempête,  des  averses 
de  cailloux  aux  arêtes  tranchantes  me  cinglent  les  oreilles. 
J'entends  au  fond  de  la  nuit  des  hurlements  démoniaques  qui 
s'évanouissent  dans  la  rumeur  exaspérée  de  l'ouragan,  pour 
renaître  durant  les  pauses  très  brèves.  Les  poivriers  qui  bor- 
dent le  fossé  de  la  route  se  courbent  et  se  redressent  sur  le 
fond  clair  du  ciel,  avec  des  sifflements  de  rage,  des  fureurs 
et  des  soubresauts  de  révolte,  des  aplatissements  soudains  et 
des  éche vêlements  de  panique.  Une  grande  lueur  intermit- 
tente, pareille  à  celle  d'un  éclair,  illumine  le  sol  tout  autour 
de  moi. 

Je  me  retourne.  Un  brasier  est  allumé  à  l'angle  de  la  ber- 
gerie. La  flamme  couchée  par  le  vent  rejaillit  tout  à  coup. 
Une  pluie  d'étincelles  crépite.  J'aperçois,  dans  la  lueur  rou- 
geoyante, une  bande  de  grands  diables  qui  gesticulent  et  qui 
poussent  des  cris.  L'un  d'eux  brandit  une  longue  perche  au- 
dessus  des  charbons.  Les  autres  sont  accroupis  en  cercle,  et 
les  étoffes  de  leurs  burnous  agitées  par  la  rafale  s'envolent  et 
retombent  silencieusement,  comme  les  ailes  de  gigantesques 
chauves-souris.  Transis  par  le  mistral  glacé,  ils  se  réchauffent, 


I 90  LA     REVUE     DE     PARIS 


en  regardant  rôtir  le  mouton  destiné  au  festin.  Les  prunelles 
luisent  au  fond  des  orbites  creusées,  les  nez  aquilins  se 
recourbent  sur  les  lèvres  contractées  par  une  grimace  cruelle, 
que  déforme  encore  le  jeu  incessant  des  ombres  et  des  lueurs 
brusques;  et,  du  trou  noir  des  bouches,  sortent  ces  hurle- 
ments démoniaques  qui  m'effrayaient  tout  à  l'heure. 

Je  les  examine  un  instant,  la  poitrine  dilalée  à  se  rompre 
par  la  respiration  de  la  tempête.  La  flamme  du  brasier  s'avive 
et  s  élance  en  un  jet  d'incendie,  les  burnous  tourbillonnent. 
Puis  subitement  tout  s'éteint  ;  les  tisons  pétillent  et  fument 
dans  le  noir.  Je  chancelle,  écrasé  sous  les  masses  d'air  qui 
roulent;  et  une  détresse  inexprimable  m'envahit,  a  me  sentir 
emporté  par  la  force  invisible  du  vent,  perdu  dans  la  nuit  de 
ce  désert  sinistre,  oii  l'ouragan  mugit  et  se  lamente  avec 
l'accent  d'une  plainte  surhumaine  ! 


*  * 


Lorsque,  chassé  par  le  mistral,  je  me  décide  enfin  à  venir 
me  réfugier  dans  la  cambuse,  je  trouve  la  table  mise. 

On  a  étendu  des  nattes  à  terre.  La  table  est  recouverte 
d'une  nappe  russe  à  bordure  rouge  qui  a  dû  servir  un  nombre 
incalculable  de  fois,  car  elle  est  toute  graisseuse  et  maculée 
de  vin.  Il  s'y  étale  des  assiettes  en  faïence  à  Heurs,  des  cuil- 
lers et  des  fourchettes  de  ruolz,  des  verres  à  pied;  il  y  a 
même,  outre  la  salière,  un  petit  moulin  à  poivre  dont  le 
nickel  resplendit  :  le  tout  dans  un  assez  beau  désordre.  Les 
serviteurs  se  pressent  contre  la  table  pour  contempler  de  plus 
près  ces  merveilles.  Mais  ce  qui  excite  surtout  l'étonnemenl, 
ce  sont  les  bouteilles  d'eaux  minérales  que  l'administrateur 
de  M'Sila  m'a  données.  Ces  liquides  mystérieux  intriguent 
la  curiosité  publique.  Quand  El-Haoussine,  interrogé,  en 
révèle  le  contenu,  on  sourit  finement,  comme  à  une  plaisan- 
terie. On  ne  peut  pas  croire  qu'il  faille  tant  de  précautions 
pour  l'estomac  d'un  roumi  ! 

Enfin  le  caïd  s'installe  en  face  de  moi.  Ses  gens,  repoussés 
assez  brutalement  par  lui,  se  décident  à  s'accroupir  sur  les 
nattes  autour  de  nous.  Le  «jeune  homme  »  blond  est  au 
milieu  d'eux  avec  le  fils  du  caïd.  Quant  au  kodja,  tout  péné- 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  131 

tré  de  l'importance  de  ses  fonctions,  il  ne  cesse  d'aller  et 
venir,  en  remuant  son  trousseau  de  clés  et  en  se  mouchant 
avec  ostentation  dans  le  carré  de  soie  rouge  qui  pend  à  sa 
ceinture. 

Dehors,  le  vent  continue  à  faire  rage  :  à  travers  le  grésil- 
lement des  cailloux  qui  rebondissent  sur  le  toit,  il  arrive  un 
bruit  de  dispute.  On  heurte  la  porte  violemment  :  ce  sont  des 
affamés  qui  veulent  forcer  l'entrée.  Le  caïd,  en  colère,  se 
met  à  crier  des  menaces  contre  eux.  Le  kodja,  très  émo- 
tionné,  entre-bâille  la  porte.  11  lance  une  bordée  d'injures, 
puis  il  reclaque  la  porte  au  nez  des  misérables,  et  il  donne 
un  tour  de  clé  à  la  serrure.  Le  vacarme  ne  se  calme  point. 
Ceux  du  dehors  persistent  à  taper  contre  la  porte,  en  vocifé- 
rant de  plus  belle.  Ceux  du  dedans  répondent  par  des  cla- 
meurs effroyables.  Cela  devient  tout  à  fait  sublime.  Finale- 
ment, le  caïd  se  lève  et,  derrière  la  porte  close,  il  profère  de 
telles  menaces  que,  peu  a  peu,  le  charivari  s'apaise.  Il  tend 
l'oreille,  un  instant,  tire  une  dernière  injure  du  fond  de  sa 
gorge  rauque,  et,  le  silence  s'étant  rétabli,  il  revient  s'asseoir 
avec  sérénité.  Grâce  à  cette  démonstration  autoritaire,  nous 
pouvons  dîner  à  peu  près  tranquillement. 

Le  repas  est  presque  somptueux  :  une  soupe  au  beurre, 
tellement  épaissie  de  vermicelle  que  la  cuiller  y  tient  debout; 
des  œufs  frais,  des  galettes  feuilletées,  dont  la  croûte  légère 
se  brise  au  contact  des  doigts  ;  un  plat  de  couscouss  arrosé 
d'une  sauce  délicatement  parfumée.  Dans  cette  sauce,  qui 
est  une  pure  merveille  culinaire,  il  entre,  avec  toute  sorte 
d'épices,  des  herbes  aromatiques  dont  les  femmes  arabes  se 
transmettent  le  secret.  La  chose  exquise  que  celte  sauce  de 
couscouss  !  C'est  un  mélange  de  parfums  arides,  de  saveurs 
rafraîchissantes  et  âpres,  où  mon  imagination  s'amuse  à  re- 
trouver tous  les  violents  contrastes  du  sol  africain  ! 

Je  tente  sans  succès  de  faire  accepter  un  peu  de  vin  au 
caïd.  Il  s'en  tient  rigoureusement  à  la  prohibition  du  Pro- 
phète. D'ailleurs,  son  médecin  l'a  mis  au  régime  du  lait  de 
chamelle.  Il  en  a,  près  de  lui,  toute  une  pleine  bouteille, 
dont  il  se  verse  continuellement  et  qu'il  m'offre  à  son  tour 
de  partager  avec  moi.  Notre  conversation  se  fait  par  signes, 
puisque  nous  ne  nous  entendons  ni  l'un  ni  l'autre.  Autour 


122  LA    REVUE  DE    PARIS 

de  nous,  les  individus  accroupis  contemplent  tous  nos  gestes 
dans  un  silence  respectueux... 

Soudain  le  tintamarre  recommence  à  la  porte.  Un  appel 
guttural  domine  toutes  les  vociférations  ;  le  kodja  se  préci- 
pite, tourne  la  clé  dans  la  serrure,  et  un  grand  coquin 
d'Arabe,  au  profil  mince  et  coupant  comme  une  lame  de 
sabre,  se  rue  dans  la  cambuse  en  brandissant,  au  bout  d'une 
longue  fourche,  le  «  mouton  »  rôti,  et  en  criant  k  pleins 
poumons  : 

—  Bonjour  la  compagnie  ! 

C'est  un  véritable  coup  de  théâtre.  Un  souille  de  tempête 
s'engouffre  par  l'ouverture  de  la  porte  qui  bat  furieusement 
contre  le  mur.  La  nappe  se  soulève,  la  flamme  de  la  lampe 
plonge  au  fond  du  verre,  comme  si  elle  allait  s'éteindre.  Sur 
le  seuil,  les  affamés  se  bousculent,  prêts  à  une  nouvelle  inva- 
sion. Il  fautqu'El-Haoussine,  aidé  du  kodja,  les  refoule  dans 
la  cour,  avec  force  gourmades  et  des  clameurs  frénétiques, 
tandis  que  l'Arabe  à  profil  de  sabre  désembroche  le  ce  mou- 
ton »  et  le  fait  glisser  doucement  dans  un  grand  plat  d'étain. 

Sitôt  l'opération  terminée,  on  expulse  lestement  le  coquin, 
on  pousse  la  porte  sur  ses  talons  et  on  redonne  un  tour  de 
clé  à  la  serrure.  Alors  le  caïd  installe  gravement  le  plat 
devant  lui,  puis,  ayant  tiré  un  petit  couteau  triangulaire  d'une 
trousse  en  cuir  rouge  qui  est  attachée  à  sa  ceinture,  il  se  met 
à  trancher  dans  les  viandes,  avec  une  majesté  pontificale.  Un 
superbe  manteau  de  drap  couleur  café  au  lait  et  tout  galonné 
de  soie  bleue  lui  bride  fortement  les  épaules,  de  sorte  qu'il  est 
un  peu  gêné  pour  découper,  comme  un  prêtre,  engainé  dans 
sa  chape  pesante,  pour  manœuvrer  l'ostensoir  des  béné- 
dictions. 

Cependant  je  n'ai  jamais  vu  dépecer  un  morceau  avec  une 
adresse  et  une  dignité  plus  parfaites.  D'un  léger  coup  de  poi- 
gnet, il  fait  tomber,  l'une  après  l'autre,  les  côtelettes  du 
mouton;  il  en  choisit  deux  des  plus  succulentes  et  des  plus 
grasses  et  il  me  les  tend  au  bout  de  son  doigt,  après  quoi  il 
se  sert  lui-même.  Il  plante  ses  dents  dans  la  noix  de  la  côte- 
lette, arrache  la  chair  savoureuse,  suce  les  peaux  qui  pendillent, 
et  incontinent  il  passe  l'os  à  demi  rongé  à  un  pauvre  idiot  qui 
est  assis  par  terre,  à  côté  de  lui,  et  qui  guette  tous  ses  mou- 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  123 

vements  avec  un  œil  humide  de  convoitise  et  des  flagorneries 
de  bon  chien  assistant  au  repas  de  son  maître. 

El-IIaoussine,  la  serviette  sous  le  bras,  —  telle  une  ordon- 
nance bien  stylée,  —  se  tient  derrière  moi  et  débarrasse  mon 
assiette.  Je  remarque  son  attitude  diplomatique.  Vis-à-vis  des 
autres,  il  dissimule  à  peine  son  mépris  pour  moi  sous  des  formes 
obséquieuses;  et  quand  il  sent  que  je  l'observe,  il  aflecte, 
à  l'égard  de  ses  coreligionnaires  et  du  caïd  lui-même,  toute  la 
raideur  administrative  d'un  homme  qui  appartient  au  heylick. 

Les  autres,  accroupis  sur  les  nattes,  nous  regardent  sans 
mot  dire,  comme  ravis  en  admiration  par  la  splendeur  du 
festin.  Et  je  devine  chez  ces  hommes  primitifs  quelque  chose 
qui  ressemble  beaucoup  à  de  la  vénération  religieuse,  un  sen- 
timent très  antique  qui  a  complètement  disparu  chez  nous  : 
l'humble  bonheur  de  s'associer  à  la  joie  des  puissants  I  Les 
historiens  anciens  nous  apprennent  qu'à  Rome,  dans  les 
grandes  circonstances,  le  peuple  donnait  à  manger  à  ses  dieux  : 
c'est  ce  qu'on  appelait  un  lectisterne.  Eh  bien!  il  me  semble 
que  le  peuple  romain  devait  regarder  ses  dieux  à  table  un 
peu  avec  les  mêmes  yeux  que  les  Arabes  contemplent  les  invités 
d'une  dijja! 

Je  grignote  une  dernière  galette  feuilletée,  tandis  qu'El- 
Haoussine  dépose  les  reliefs  du  mouton  au  milieu  des  accrou- 
pis. Ils  se  jettent  sur  le  plat,  se  disputent  les  morceaux, 
finissent  par  en  venir  aux  mains.  C'est  une  mêlée  générale, 
avec  des  horions,  des  grognements  de  colère,  des  malédic- 
tions et  des  injures.  Le  caïd,  impassible,  ne  paraît  ni  voir, 
ni  entendre.  Cependant  son  fils  et  le  kodja  s'évertuent  à  cal- 
mer les  fureurs.  Dédaigneux  de  se  mêler  à  la  rixe,  le  «  jeune 
homme  »  blond,  toujours  très  digne  sous  ses  voiles,  me  lance 
des  clins  d'yeux  d'intelligence  .il se  souvient  de  son  éducation 
française  et  il  a  l'air  de  me  demander  pardon  pour  ces  mal- 
appris. Subitement  l'efPervescence  s'arrête.  Chacun  étant  loti 
d'un  os,  ils  ne  songent  plus  qu'à  le  ronger,  et  tous  ces  gens 
qui  dévorent  par  terre  font  un  bruit  de  chenil  à  l'heure  de  la 
pâtée.  On  heurte  encore  à  la  porte  :  c'est  le  kaouadji  qui 
apporte  le  café  sur  un  plateau  de  cuivre.  Il  entre  sans  encom- 
bre :  les  aff'amés  qui  assiégeaient  le  seuil  sont  partis,  ayant 
perdu  patience  sans  doute . 


124  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mon  hôte  lient  à  me  servir  lui-même  mon  café!  11  dose 
le  sucre,  'puis  il  verse  minutieusement,  dans  une  petite  lasse 
dorée,  le  contenu  d'une  cafetière  en  métal  anglais,  de  façon  à 
entraîner  le  moins  de  marc  possible.  Je  regarde  le  caïd  dans 
ces  fonctions  domestiques  qui  jurent  un  peu  avec  son  mas- 
que de  vieux  forban,  son  grand  nez  de  vautour,  son  haut 
turban  rejeté  en  arrière  du  front,  comme  un  diadème,  son 
burnous  chamarré  et  galonné  de  soie.  Je  m'émerveille  de  ce 
mélange  de  pompe  et  de  familiarité.  Pour  moi  qui  arrive  de 
France  et  sur  qui  vient  de  peser,  durant  tout  un  hiver,  la 
platitude  déprimante  des  mœurs  occidentales,  c'est  une  joie 
de  me  retrouver  en  conipagnie  d'êtres  pompeux.  J'estime  la 
pompe  dans  le  costume  et  dans  les  altitudes  à  l'égal  de  la 
poésie.  C'est,  k  mon  sens,  presque  toute  la  poésie  de  la  vie 
ordinaire. 

Accomplir  un  acte  pompeux,  c'est  figurer  symboliquement 
la  valeur  qu'on  s'attribue  à  de  certaines  minutes  exception- 
nelles. C'est  faire  se  toucher  un  instant  la  Poésie  et  la  Vie; 
c'est,  durant  une  exaltation  passagère,  se  proclamer  supérieur 
à  soi-même  et  aux  autres,  et,  si  je  l'ose  dire,  participer  à  la 
gloire  du  monde.  J'en  veux  au  bas  matérialisme  de  notre 
temps,  à  nos  idées  égalitaires,  non  pas  seulement  de  ravaler 
l'individu  à  des  préoccupations  médiocres,  mais  de  tuer  dans 
le  peuple  et  chez  tous  les  êtres  instinctifs  la  faculté  qu'ils  ont 
de  se  hausser  parfois  jusqu'à  la  poésie  et  de  la  réaliser  en 
eux,  ne  fût-ce  que  par  la  couleur  ou  la  coupe  d'un  costume, 
la  solennité  d'une  formule  ou  d'un  geste... 

Combien,  à  cet  égard,  nous  avons  déchu,  en  comparaison 
des  Orientaux!  Parmi  nos  souverains  d'Europe,  il  n'y  a  plus 
que  l'empereur  Guillaume  II  qui  se  soucie  de  la  pompe  exté- 
rieure, —  et  encore  avec  quelle  désagréable  manie  de  caboti- 
nage! Seule,  l'Église  catholique,  grâce  à  ses  cérémonies  et 
aux  ornements  de  son  culte,  continue  à  entretenir  parmi  nous 
le  sentiment  de  la  pompe.  Quant  à  moi,  la  notion  ne  m'en  a 
guère  été  fournie,  en  dehors  des  milieux  arabes,  que  par 
quelques  prêtres,  des  rouhers  espagnols,  des  paysans  de 
Valence  ou  de  Séville... 

J'oublie  le  savoureux  café  maure  qui  refroidit  au  fond  de 
ma  tasse,  pour  épier  d'un  œil  complaisant  les  hommes  élé- 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  125 

ganls  et  rudes  qui  mangent  et  qui  s'agitent  autour  de  nous. 
Ils  se  doutent  certainement  de  ma  sympathie,  car  voici  qu'ils 
essaient  maintenant  de  lier  conversation  avec  moi.  Je  suis 
tout  fier  de  les  avoir  apprivoisés  petit  à  petit  et  de  finir  par 
leur  inspirer  quelque  confiance.  Le  caïd  surtout  redouble  de 
politesse  et  de  prévenances,  me  pose  des  questions,  avec  une 
curiosité  enfantine.  C'est  le  «  jeune  homme  »  blond  qui  sert 
d'interprète.  Nous  parlons  de  Paris,  et  des  principales  villes 
de  France,  de  l'industrie,  des  invenlions  nouvelles,  mais  sur- 
tout du  Métropolitain,  «  le  chemin  de  fer  qui  marche  tout  le 
temps  sous  terre  ».  Celte  merveille  les  passionne.  Un  cavalier 
du  douar  qui,  lors  de  la  récente  visite  de  Nicolas  II,  a  fait 
partie  de  l'escorte  ofFicielle,  leur  a  conté  sur  ce  chemin  de  fer 
des  choses  surprenantes.  Je  confirme  les  dires  du  cavalier. 
Alors  c'est,  par  toute  la  chambrée,  des  exclamations,  des 
onomatopées  singulières,  oii  il  y  a  tout  ensemble  de  la  moque- 
rie et  de  la  stupeur. 

Mais  El-IIaoussine,  jaloux  de  briller  devant  les  autres, 
interrompt  la  conversation,  pour  me  demander  si  je  connais 
«  le  Brisedent  public  »  :  c'est  ainsi  que,  dans  son  français  de 
turco,  il  appelle  le  Président  de  la  République.  Là-dessus,  le 
caïd  commence  à  gémir.  Il  regrette  «  l'Emberour  ».  Les 
temps  sont  bien  changés!  Autrefois,  quand  «  l'Emberour  » 
venait  en  Afrique,  il  offrait  des  présents  aux  chefs  arabes. 
Aujourd'hui,  hélas!  ce  sont  les  chefs  qui  se  cotisent  pour 
offrir  un  cadeau  au  «  Brisedent  public  »  I 

Tout  en  se  lamentant,  en  se  plaignant  sans  cesse  de  sa 
pauvreté,  le  vieux  pirate  me  verse  du  thé  dans  un  grand 
verre  à  pied.  Le  kaouadji  vient  d'en  apporter  une  théière 
fumante.  El-Haoussine  ramasse  vivement  les  petites  tasses 
dorées  qu'il  empile  sur  le  plateau  de  cuivre.  Après  une  courte 
pause,  l'entretien  repart  sur  ce  terrible  «  Brisedent  »,  qui 
traverse  en  ce  moment  l'Algérie,  au  bruit  du  canon  et  dans 
tout  l'éblouissement  des  fantasias.  On  est  avide  de  détails, 
et,  avec  cette  admirable  patience  des  Arabes,  habitués  aux 
récits  des  conteurs  dans  les  cafés  maures,  ils  m'écouteraient 
volontiers  jusqu'à  l'aube. 

Cependant  je  suis  recru  de  fatigue  et  je  tombe  de  sommeil. 
Vers  onze  heures,  je  me  décide  à  les  mettre  à  la  porte,  autre- 


126  LA    REVUE    DE    PARIS 

ment  ils  ne  s'en  iraient  pas.  Après  avoir  échangé  avec  moi 
des  saluts  cérémonieux,  le  caïd  se  retire  suivi  de  ses  gens;  ils 
vont  faire  près  d'une  lieue  pour  regagner  leur  tente.  On  a 
dressé  mon  lit  dans  un  coin  de  la  cambuse,  sous  une  étroite 
meurtrière  qui  laisse  passer  des  souffles  glacés.  Je  me  couche  à 
demi  vêtu.  El-Haoussine,  enveloppé  de  son  burnous,  s'al- 
longe tout  simplement  sur  les  nattes,  la  tête  appuyée  contre 
sa  selle,  qui  lui  sert  d'oreiller. 

Au  dehors,  la  tempête  est  dans  toute  sa  fureur.  Les  tuiles 
bougent  sur  le  toit.  Des  rafales,  par  instant,  s'abattent  sur  la 
frôle  masure  avec  des  grondements  prolongés  de  trains  en 
marche.  Grelottant  derrière  mon  abri  de  pierres  sèches,  les 
oreilles  brisées  par  le  fracas  continuel  de  cette  force  sauvage 
qui  accourt  en  hurlant  des  profondeurs  de  l'espace,  j'ai  la 
sensation  d'être  en  mer,  un  soir  de  gros  temps,  lorsque  der- 
rière la  cloison  mince  de  la  cabine,  dans  le  branle-bas  de  la 
bourrasque,  on  perçoit  les  frôlements  tout  proches,  puis  les 
heurts  et  les  coups  de  bélier  des  grandes  eaux  qui  s'écrasent 
sur  la  coque  du  navire... 


II 


L'EXALTATION    DE    LA    LUAIIERE 

Après  quelques  heures  d'un  mauvais  sommeil,  je  me  ré- 
veille au  petit  jour.  El-Haoussine,  qui  a  déjà  roulé  la  couver- 
ture, est  en  train  d'épousseter  nos  deux  selles.  Je  cours  me 
tremper  la  tête  sous  le  goulot  de  l'abreuvoir.  A  côté  de  moi, 
des  chevaux,  des  vaches,  des  moutons  piétinent  tout  autour 
des  auges.  Je  prolonge  le  délice  de  l'ablution  matinale,  et, 
tout  en  m'essuyant  la  figure,  je  laisse  errer  mes  yeux  vers 
les  lointains  de  la  plaine.  Le  vent,  qui  diminue,  souffle  encore 
avec  vigueur.  L'atmosphère  est  débarrassée  de  ses  brumes. 
D'un  jaune  boueux,  sans  végétation  apparente,  unie  comme 
une  aire  à  battre  le  blé,  l'immense  étendue  désertique  se  dé- 
roule jusqu'à  la  ligne  grisâtre  des  montagnes.  Bien  que  les 
plans   soient  découpés    avec    une    précision  géométrique,   le 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  127 

paysage  a  quelque  chose  d'infini  et  d'écrasant.  Et  j'éprouve 
une  vague  inquiétude  à  l'idée  du  départ  tout  proche,  une 
tristesse  particulière  que  je  ne  ressens  jamais  en  pays  civilisé. 
C'est  une  sorte  de  découragement  devant  l'inutilité  de  tout 
elTort,  —  le  sentiment  confus  d'une  agitation  sans  but  à  tra- 
vers le  vide  illimité  ! . . . 

Dans  la  cour,  oii  nos  bêtes  harnachées  nous  attendent,  je 
retrouve  le  caïd,  avec  la  même  suite  que  la  veille.  Nous  pre- 
nons ensemble  le  café  des  adieux  sur  la  table  de  la  cambuse,  — 
et,  après  un  grand  nombre  de  saluts  et  de  compliments,  nous 
nous  séparons,  je  crois,  assez  satisfaits  l'un  de  l'autre. 

Alors  commence  une  chevauchée  lugubre.  Durant  plusieurs 
lieues,  nous  suivons  les  fils  du  télégraphe,  jusqu'au  bordj  mili- 
taire de  Baniou.  La  piste  est  tellement  envahie  de  blocs  de 
pierre,  tellement  hérissée  de  touffes  d'alfa,  qu'il  est  impossible 
de  trotter.  Nous  allons  au  pas  presque  continuellement,  dans 
le  vent  glacial  qui  nous  coupe  la  figure.  Ces  steppes  inco- 
lores sont  d'une  monotonie  si  navrante  que  l'ennui  me  gagne. 
Je  m'abandonne  à  des  réflexions  chagrines  et  je  m'avoue  hon- 
teusement une  déception  secrète.  Bien  que  je  sois  parti  sans 
autre  ambition  que  de  vivre  au  grand  air,  ce  Hodna  me  désen- 
chante tout  à  fait,  et  je  m'afflige  de  lui  voir  un  aspect  si 
ingrat... 

Maintenant,  le  mistral  est  complètement  tombé.  Le  soleil 
monte.  Une  chaleur  accablante  pèse  bientôt  dans  l'air.  Mes 
lèvres  se  gercent,  et,  lorsque  je  les  humecte  avec  ma  langue, 
je  perçois  un  petit  goût  salé.  Il  me  vient,  à  la  longue,  une 
soif  intolérable. 

El-Haoussine,  découvrant  à  droite  de  la  piste  une  masure 
en  ruine,  m'entraîne  derrière  lui,  en  me  criant  que  c'est  un 
café  maure  et  que  nous  y  trouverons  sûrement  à  boire.  A  notre 
approche,  un  grand  chien  slougui,  les  deux  pattes  de  devant 
posées  sur  le  rebord  d'un  mur  à  demi  écroulé,  se  met  à 
pousser  des  aboiements  furieux,  puis  tout  à  coup  il  bondit, 
s'acharne  après  les  jambes  de  nos  chevaux.  Mon  cavalier, 
ayant  mis  pied  à  terre,  le  lapide  à  coups  de  gros  cailloux  qu'il 
ramasse  entre  les  touffes  d'alfa.  La  bête  se  sauve  derrière  le 
mur,  mais  ses  grognements  nous  menacent  toujours,  tandis 
que  nous  pénétrons  dans  la  masure. 


128  LA    REVUE    DE    PARIS 

C'est  une  désolation.  Le  toit  est  complètement  effondré.  Le 
sol  est  jonché  de  détritus  de  paille  et  de  morceaux  de  bois 
carbonisés.  Les  nomades  ont  dû  passer  par  là  et  mettre  le  feu 
au  logis.  Peut-être  ont-ils  tué  le  propriétaire  par-dessus  le 
marché.  En  tout  cas,  le  café  maure  n'existe  plus.  Nous  ne 
rencontrons  là  qu'un  vieil  homme  et  une  vieille  femme, 
accroupis  autour  d'un  foyer,  d'oii  sort  une  fumée  acre,  et  qui 
se  lèvent  craintivement  en  nous  voyant  entrer. 

La  femme  m'apporte  un  peu  d'eau  saumâtre  dans  une  casse- 
role cabossée  et  toute  rongée  de  rouille,  dont  le  contenu 
s'échappe  goutte  à  goutte.  Elle  me  la  tend  d'un  geste  peu- 
reux, —  et  mes  yeux  tombent  sur  sa  main,  —  une  pauvre 
main  simiesque,  toute  plissée  de  rides,  à  la  peau  presque 
noire,  aux  ongles  teints  de  henné  et  qui  ressemblent  à  des 
griffes.  La  misérable  n'a  pour  vêtement  qu'une  chemise  de 
grosse  toile  sans  manches,  serrée  autour  des  reins  par  une 
corde.  Le  vieux,  qui  se  tient  debout  à  côté  d'elle,  est  couvert 
d'une  espèce  de  burnous,  fait  de  loques  grossièrement  cou- 
sues, de  chiffons  de  toute  couleur  et  de  toute  provenance,  et 
si  ravaudé,  si  alourdi  de  rapiéçages,  qu'on  dirait  des  feuilles 
de  fer-b'anc  juxtaposées.  Je  n'ai  jamais  vu  plus  lamen- 
table et  plus  extravagante  guenille. 

Avant  de  partir,  j'essaie  de  glisser  quelques  sous  dans  la 
main  de  la  vieille.  Elle  refuse,  elle  recule  épouvantée.  Il  faut 
qu'El-IIaoussine  se  fâche  et  prenne  sa  grosse  voix  pour  la 
décider  à  accepter  la  monnaie  de  l'hôte.  Alors  le  vieux  bal- 
butie un  remerciement,  il  lève  vers  moi  un  regard  timide  ;  et 
voici  que,  tout  à  coup,  je  distingue,  dans  ces  pauvres  yeux 
aux  paupières  saignantes,  une  flamme  d'une  douceur  et  d'une 
noblesse  singulières.  Cet  être  sordide  a  une  âme.  Elle  l'illu- 
mine d'un  tel  éclat  que  j'en  oublie  ses  haillons...  Quelle  diffé- 
rence entre  cette  tête  de  barbare  et  celles  de  nos  paysans  ou 
des  ouvriers  de  nos  grandes  villes  I  C'est  un  visage  purifié  par 
la  contemplation.  J'ai  devant  moi  un  homme  qui,  chaque 
jour,  se  prosterne  trois  fois  et  dit  les  cinq  prières  du  Prophète, 
en  inclinant  son  front  vers  l'Orient!  Hélas  1  chez  nous,  celte 
beauté  toute  spirituelle  du  regard  n'est  plus  dans  les  yeux  des 
simples!... 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT 


* 


129 


Poursuivis  par  le  slougui  qui  recommence  ses  aboiemenls 
féroces,  nous  revenons  sur  la  mauvaise  piste  sillonnée  d'or- 
nières profondes,  coupée  de  blocs  de  pierre  aussi  liauls  que  des 
bornes.  Rien  ne  bouge,  l'air  est  d'un  calme  absolu.  La  cha- 
leur monte  toujours...  Soudain,  le  cri  aigre  d'une  flûte  s'élève 
dans  un  grondement  de  tambour.  Mon  cheval  fait  un  violent 
écart.  Un  Arabe  et  une  femme  en  costume  de  danseuse  vien- 
nent de  surgir  derrière  un  pistachier.  A  cause  du  manteau 
bleu  de  mon  cavalier,  ils  me  croient  un  personnage  officiel  et 
ils  se  livrent,  en  mon  honneur,  à  un  vacarme  infernal. 
L'homme  souffle  de  toutes  ses  forces  dans  la  dure  raita  dou- 
blée de  cuivre,  et  les  poings  de  la  femme  roulent  sur  la  peau 
du  tambour  qui  rend  un  son  rauque  et  continu.  El-Haoussine 
est  obligé  de  les  faire  taire,  en  leur  lançant  des  injures  et  des 
gros  sous. 

Ils  sont  à  l'avant-garde  d'une  caravane,  dont  j'aperçois, 
très  loin,  les  premiers  chameaux.  Des  étoffes  rouges  se  balan- 
cent autour  des  giiitouns^  qui  tanguent,  sur  le  dos  des  bêtes, 
avec  des  mouvements  de  nacelles.  Ces  animaux  en  marche  et 
qui  viennent  de  si  loin,  c'est  pour  moi  le  symbole  du  Désert 
tout  entier...  Le  Désert!...  A  celte  idée,  mille  sensations  an- 
ciennes et  depuis  longtemps  oubliées  s'évoquent  dans  ma 
mémoire.  Je  suis  reconquis  par  mes  instincts  de  nomade, 
envahi  par  la  poésie  sauvage  de  cette  terre.  Je  sors  de  ma 
somnolence  et  je  regarde  autour  de  moi. 

Il  est  neuf  heures.  Le  soleil  pèse  sur  ma  nuque,  comme 
une  barre  de  fer.  Tout  l'espace  est  plein  d'une  accablante 
magnificence.  La  lumière  déborde,  les  couleurs  s'avivent  et 
s'exaltent.  Transporté  par  la  gloire  unique  du  spectacle,  je 
sens  que  c  est  pour  cela  que  je  suis  venu.  A  l'infini,  la  plaine 
flamboie  sous  un  ruissellement  d'or.  Les  moindres  objets 
en  sont  nimbés.  Les  cailloux  de  la  piste  rutilent,  comme  des 
pavés  d'or.  Je  regarde  avidement,  je  m'emplis  les  yeux,  je  ne 
songe  plus  aux  fatigues,  aux  déceptions  de  toute  sorte:  la 
récompense  les  surpasse  tellement! 

I.   Guiloan,  tente  qui  surmonte  les  cacolets  des  chameaux. 

i^f  Janvier  igoô.  9 


l30  LA     REVUE     DE    PARIS 

En  face,  les  monts  des  Ouleds-Nayls,  à  gauche  les  monts 
du  Zab,  à  droite  les  derniers  contreforts  du  Djebel- Amour  se 
dressent  comme  des  parois  de  cristal  bleu.  A  leurs  pieds, 
l'étendue  est  toute  rose,  —  d'un  rose  qui  se  dégrade  en  une 
infinité  de  nuances,  ou  qui  s'embrase  jusqu'aux  tons  les  plus 
ardents,  —  depuis  ce  rose  détrempé  de  blanc,  ce  rose  aérien 
et,  pour  ainsi  dire,  céleste,  ce  rose  de  nuée  qui  flotte  dans  les 
ciels  de  Tiepolo,  jusqu'à  ces  roses-blonds,  ces  roses-roux  dont 
s'ombrent  les  duvets  des  chairs  féminines,  ces  rougeurs  de 
braise  dont  s'allument  les  visages  fardés  et  comme  incendiés 
de  désir,  dans  les  toiles  mythologiques  de  Boucher.  Cette 
opulence,  cette  joie  des  couleurs  est  un  délice  pour  l'œil.  La 
volupté  en  est  si  intense  et  si  délicate  que  mes  yeux  eux-mêmes 
me  semblent  devenus  des  choses  précieuses. 

Je  suis  dans  un  monde  de  chimères  ovi  les  formes  inépuisa- 
bles s'écroulent  à  peine  ébauchées,  un  lieu  plein  d'enchan- 
tements et  de  miracles,  tel  qu'on  se  figure  les  fabuleuses  con- 
trées édéniques.  Maintenant  on  dirait  la  mer,  —  une  mer 
calme  oii  se  déroulent  de  longs  courants  lilas  et  mauves.  Les 
montagnes  se  soulèvent  comme  des  vagues,  elles  tremblent 
dans  la  mobilité  continuelle  des  reflets.  Des  spires  laiteuses 
serpentent  aux  flancs  des  roches,  coulées  de  gemmes  fondues 
qui  se  déversent  dans  des  lacs  illusoires.  La  courbe  du  ciel 
s'élance  en  une  coupole  de  turquoise  et  d'opale  tellement 
éblouissante  que,  même  à  travers  les  paupières  closes,  le 
rayonnement  en  est  douloureux.  \ers  l'est,  des  gris  lumineu]^ 
s'étendent,  et  ce  sont  des  entassements  d'architectures  baby- 
loniennes, de  hauts  palais  de  perles  qui  se  détachent  sur  une 
gloire  orangée  et  violet  sombre.  Tout  brûle,  tout  ondule  et 
bouge,  dans  le  furieux  mouvement  vibratoire  de  la  chaleur. 

Des  mirages  se  lèvent.  Dans  le  lointain,  j'aperçois  très 
nettement  une  ville  blanche  sous  des  palmes,  et,  soupçonnant 
que  c'est  Bou-Saâda,  je  cours  interroger  El-Haoussine.  11  est 
très  loin  en  avant.  Les  pieds  de  mon  cheval  s'enfoncent  dans 
le  sable.  De  tous  les  côtés,  les  sables  s'étalent,  élouflant  les 
derniers  brins  d'herbes.  C'est  un  sable  fin,  moelleux  comme 
celui  d'une  plage,  et  tout  resplendissant  de  mica.  Il  est  diffi- 
cile de  trotter  sur  ce  terrain  mouvant  et  il  est  encore  plus 
insupportable  d'aller  au  pas,  avec  celte  brûlure  perpétuelle  de 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  l3l 

l'air  qui  vous  aiguillonne.  Voyant  mon  cavalier  mettre  Son 
cheval  au  galop,  j'éperonne  le  mien  et  je  le  lance  pendant 
les  douze  kilomètres  que  dure  cette  traversée  des  sables.  Gela 
devient  du  vertige.  La  plaine  tout  entière  s'ébranle,  les  roches 
se  volatilisent  et,  dans  cette  vibration  torride  de  l'atmosphère, 
parmi  ces  grandes  ondes  de  lumière  et  de  chaleur  que  se  ren- 
voient les  montagnes  et  les  étendues  sablonneuses,  je  suffoque 
et  je  défaille,  comme  si  je  marchais  entre  des  bûchers  en 
flammes... 

Les  pays  roses  se  rapprochent  tellement  que,  —  semble-t-il, 
—  je  vais  toucher  avec  la  main  leurs  colhnes  en  forme  de 
carènes  renversées.  Je  précipite  ma  course,  ayant  le  poids 
du  soleil  sur  la  nuque,  les  yeux  brûlés  par  la  réverbération 
des  sables  qui  miroitent  immensément,  à  la  façon  d'une  lagune 
recouverte  d'une  croûte  de  sel.  Le  sol  est  si  parfaitement 
lisse  qu'on  y  voit  inscrites,  comme  avec  le  doigt,  les  em- 
preintes laissées  par  les  sabots  des  chevaux,  les  pieds  four- 
ches des  moutons,  ou  les  spirales  rampantes  des  cérastes.  De 
loin  en  loin,  surgissent  des  tas  d'ossements  que  les  rouliers 
du  Sud  appellent,  en  leur  langage,  «des  poulaillers»  :  ce  sont 
des  squelettes  de  chameaux ,  dont  les  côtes  formant  claire-voie 
ressemblent  aux  barreaux  d'une  cage  vide. 

J'excite  encore  ma  monture,  emporté  par  une  sorte  de  dé- 
lire de  l'espace  et  de  la  vitesse,  et  tellement  assommé  par  la 
chaleur  que  je  perds  à  peu  près  toute  conscience  de  ce  qui 
m'entoure.  Enfin,  je  rejoins  El-Haoussine  à  la  lisière  des 
sables,  dans  un  bas-fond  caillouteux...  La  ville  blanche  et  les 
palmiers  ont  disparu  à  l'horizon.  Les  monts  des  Ouled-Nayls 
ont  l'air  toujours  plus  inaccessibles.  Je  ne  vois,  devant  nous, 
que  des  monticules  jaunes  qui  barrent  la  vue  très  désagréa- 
blement. Pourtant,  si  j'en  crois  mon  guide,  nous  sommes 
tout  près  de  Bou-Saâda,  bien  qu'il  ne  s'aperçoive  pas  encore, 
étant  caché  par  des  replis  de  terrain. 

Tout  à  coup,  derrière  une  éminence,  au  sommet  d'un  ma- 
melon grisâtre,  émerge  une  citadelle  dominée  par  une  tour  à 
horloge  qui,  à  distance,  prend  l'aspect  imposant  d'un  vieux 
palais  florentin.  Aussitôt  El-Haoussine  me  crie,  le  doigt  tendu 
vers  le  fort  : 

—  C'est  là  qu'il  demeure  M'si  le  commandant  s'périorl.  . 


l32  LA    REVUE    DE    PARIS 

Rien  ne  saurait  rendre  l'intonation  respectueuse  avec 
laquelle  il  a  prononcé  ces  mots  :  «  M'si  le  commandant  s'pé- 
rior  ! . . .  » 

Dans  le  flux  de  ses  explications,  je  comprends  sans  trop  de 
peine  que  celte  bâtisse  militaire  surplombe  la  ville  indigène 
qui  ne  se  découvre  toujours  pas.  Nous  franchissons  les  der- 
nières ondulations  de  terrain  :  un  couloir  s'élargit  en  manière 
de  vallon  arrosé  par  un  oued  et  couvert  de  la  végétation  bril- 
lante des  oasis.  Gomme  nous  prenons  Bou-Saâda  de  flanc, 
nous  ne  pouvons  embrasser  l'amphithéâtre  que  forment  les 
maisons.  Cependant,  nous  voici  à  l'entrée  de  la  ville.  Voici 
les  murs  en  terre  sèche  qui  enclosent  les  jardins  I 

Nous  sommes  obligés  de  mettre  pied  à  terre  et  d'entraîner 
nos  chevaux  par  la  bride  pour  traverser  l'oued  :  car  ils  s'épou- 
vantent et  renâclent  à  la  vue  de  cette  grande  surface  claire 
dont  le  resplendissement  les  aveugle. 

De  l'autre  côté  de  l'oued,  nous  nous  engageons  sur  une 
piste  qui  longe  les  murs  en  terre  sèche.  Entre  les  verdures 
étagées,  apparaissent  les  cubes  boueux  de  la  ville  saharienne. 
Mais  pas  un  être  vivant  ne  se  montre,  si  loin  que  fouille  le 
regard.  Rien  !  pas  une  clameur,  pas  une  fuite  de  lézard  entre 
les  pierres,  pas  un  cri  d'oiseau  ou  un  froissement  d'ailes  dans 
les  branches  I  Cette  ville  semble  plus  déserte  et  plus  morte 
que  le  désert  lui-même. 

Il  est  midi.  Le  ciel  se  creuse  au-dessus  de  nos  têtes,  comme 
un  gouffre  blanc,  d'oii  sort  une  haleine  de  fournaise.  Sur  le 
fond  embrasé  —  telle  une  ligne  de  cyprès  sur  un  mur  de 
marbre,  se  détache  la  végétation  énorme  et  confuse  de  l'oasis, 
qui,  —  pour  mes  yeux  habitués  à  la  stérilité  des  steppes,  — 
prend  un  aspect  féerique  de  Paradis  terrestre.  Les  arbres  frui- 
tiers, qui  pullulent  à  l'abri  des  palmes,  plient  écrasés  par  la 
surabondance  de  la  récolte.  Les  amandes,  les  abricots,  les 
figues,  les  prunes,  les  grenades  éclatent,  dans  les  découpures 
des  feuilles,  comme  de  lourds  joyaux  barbares.  Çà  et  là,  les 
fuis  des  palmiers  se  dressent,  pareils  à  des  colonnes  d'airain 
sous  les  guirlandes  d'un  péristyle.  L'étrange  paysage  semble 
sculpté  dans  un  métal  éblouissant  et  dur.  Aucun  souille  n'en 
dérange  l'immobilité.  L'oued  lui-même,  qui  répand  sa  nappe 
liquide  parmi  les  cailloux  et  les  lauriers-roses,  a  l'apparence 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT 


l33 


vitrifiée  d'une  glace  de  cristal  poli.  L'heure  est  écrasante  de 
splendeur.  Dans  l'air  en  feu,  plane  on  ne  sait  quel  mystère. 
Ce  lieu  magnifique  et  morne,  où  tout  reluit,  où  rien  ne  paraît 
vivre,  on  dirait  qu'il  se  recueille,  se  contracte  et  se  tait  dans 
l'épouvante  d'un  maître  effrayant  qui  va  venir... 

Le  sable  s'éboule  sous  les  pieds  de  nos  chevaux,  les  murs 
de  terre  sèche  se  fendillent  et  s'effritent  par  la  véhémence  du 
soleil.  L'atmosphère  est  si  lourde  qu'on  la  croirait  imprégnée 
d'une  cendre  diaphane  et  corrosive  qui  s'insinue  par  tous  les 
pores.  Dans  cette  aridité  implacable,  dans  ce  silence  des 
choses  qui  pèse  encore  plus  que  l'accablement  de  midi,  devant 
cette  exubérance  des  verdures  et  des  fruits,  inertes  comme  des 
métaux  ou  des  pendeloques  de  jade,  de  topaze  et  d'agate,  — 
sous  les  murs  de  cet  enclos  plein  d'une  ombre  brûlante,  et 
qui  repose  en  un  sommeil  d'éternité,  ma  tête  surchauffée 
s'hallucine  et  s'égare  :  je  m'imagine  entrer  dans  le  Jardin 
de  la  Mort. . . 

LOUIS    BERTRAND 

(La  fin  prochainement.) 


CANON   ET   CUIRASSE 


A  mesure  que  les  progrès  de  notre  armement  naval  néces- 
sitent des  augmentations  de  crédit,  les  ministres  sont  obli- 
gés de  faire  appel  à  l'opinion  publique  et  de  lui  sou- 
mettre leurs  conceptions.  Il  faut  que  l'opinion  publique  com- 
prenne la  nécessité  de  ne  plus  abandonner  ces  affaires  navales 
aux  ambitions  des  spécialistes  ou  aux  fantaisies  des  amateurs. 
Il  faut  qu'elle  impose  aux  uns  et  aux  autres  l'arbitrage  de  son 
bon  sens.  C'est  au  grand  public  que  s'adressent  les  pages  qui 
vont  suivre  :  elles  n'ont  pour  objet  que  de  lui  fournir  quel- 
ques notions,  quelques  définitions  élémentaires,  mais  précises, 
qui  lui  permettront  de  s'intéresser  ensuite  aux  discussions  des 
gens  du  métier. 

Le  navire  de  combat  peut  avoir  à  jouer  les  rôles  les  plus 
variés,  depuis  la  participation  à  une  lutte  d'escadre  jusqu'au 
simple  service  de  transport.  Il  est  donc  impossible  de  ne 
construire  qu'un  type  de  navire  de  guerre  ;  il  faut  de  toute 
nécessité  prévoir  diverses  catégories  de  bâtiments  et,  dans 
chaque  catégorie,  les  moyens  d'action  les  plus  capables  de 
donner  le  maximum  d'effet  utile.  Parmi  ces  moyens,  il  en  est 
un  particulièrement  efficace,  sans  lequel,  à  vrai  dire,  le  bâti- 
ment de  guerre  n'existe  pas  :  c'est  le  moyen  d'attaque,  le  pro- 
jectile —  boulet  ou  torpille;  c'est  donc  en  vue  de  la  meilleure 


CANON     ET    CUIRASSE  l35 

utilisation  du  projectile  que  doit  être  disposé  tout  le  bâtiment. 
Mais  cet  emploi  du  projectile  ne  peut  avoir  d'efficacité  que 
si  le  navire  peut  combattre  sous  le  feu  de  l'ennemi  :  il  faut 
donc  aux  moyens  d'attaque  joindre  les  moyens  de  protection, 
la  cuirasse. 


* 
*  * 

L'arme  par  excellence  des  bâtiments  de  guerre  est  sans 
contredit  le  canon.  La  torpille  est  l'arme  des  faibles,  des 
petits  bâtiments,  qui  agiront  par  ruse  et  surprise  :  un  grand 
navire  n'emploie  la  torpille  que  comme  arme  auxiliaire,  avant 
de  recourir  à  l'ultime  ressource  de  l'éperon,  si  l'ennemi  se 
laisse  approcher.  Les  bâtiments  de  guerre,  sauf  les  tor- 
pilleurs et  les  sous-marins,  doivent  donc  être  disposés  d'abord 
pour  la  meilleure  utilisation  du  canon,  —  nécessité  d'autant 
plus  impérieuse  que  le  nombre  des  pièces  à  bord  est  toujours 
restreint,  en  raison  de  leur  poids,  de  leur  encombrement  et 
du  coût  de  leur  installation.  Or,  les  conditions  du  tir  à  bord 
sont  toutes  particulières  :  la  mobilité  et  l'instabilité  du  na- 
vire gênent  naturellement  la  manœuvre  et  diminuent  les 
chances  de  visée.  La  précision  théorique  du  tir  doit  donc 
être  aussi  grande  que  possible,  afin  de  diminuer  l'influence 
de  mille  erreurs  accidentelles.  Il  en  résulte  quelques  néces- 
sités inéluctables. 

Pour  atteindre  le  but  avec  son  projectile,  l'artilleur  a  deux 
procédés  :  le  tir  de  plein  Jouet  et  le  tir  en  bombe.  Dans  le  tir 
de  plein  fouet,  la  pièce  est  pointée  à  l'horizontale  ou  à  un 
angle  relativement  faible,  et  le  projectile  dans  sa  course  ne 
s'élève  que  modérément  dans  les  airs.  Le  tir  en  bombe,  au 
contraire,  correspond  à  un  angle  de  pointage  beaucoup  plus 
fort  :  le  projectile  décrit  une  courbe  très  prononcée;  envoyé 
à  une  grande  hauteur,  il  retombe  presque  verticalement. 

En  mer,  la  trajectoire  de  plein  fouet  rase  presque  les 
vagues  ;  tous  les  obstacles  un  peu  hauts,  tels  que  les  mu- 
railles d'un  navire,  seront  atteints,  si  la  direction  du  projec- 
tile est  bonne,  même  s'il  y  a  eu  quelque  erreur  dans  l'ap- 
préciation de  la  distance.  Lancé  en  bombe,  au  contraire,  le 
projectile  qui  tombe  du  ciel  ne  frappe  que  les  obstacles  situés 


l36  LA    REVUE    DE    PARIS 

à  son  point  précis  de  chute.  11  est  évident,  dans  ces  condi- 
tions, qu'une  erreur  sur  la  distance  a  beaucoup  moins  d'in- 
fluence dans  le  tir  de  plein  fouet  que  dans  le  tir  en  bombe. 
Sur  mer,  l'appréciation  des  dislances  étant  des  plus  difficiles, 
on  a  donc  préféré  le  tir  de  plein  fouet  et  les  canons  ont  été 
choisis  en  conséquence. 

Gonséquemment  aussi,  dans  la  protection  des  navires,  on 
n'a  guère  prévu  que  les  coups  de  plein  fouet  qui  menacent  les 
murailles  verticales,  les  parois  extérieures  du  bâtiment.  Peut- 
être  serait-il  intéressant  de  chercher  à  bord  l'emploi  du  canon 
tirant  en  bombe  (ou  mortier)  :  les  projectiles  en  bombe  pour- 
raient porter  des  coups  terribles  aux  navires  actuels...,  s'ils  les 
atteignaient.  Mais  les  atteindre  est  d'une  difficulté  presque 
insurmontable.  Il  y  a  quelques  années,  on  avait  installé  à 
terre  une  tourelle  de  bâtiment,  sur  le  toit  de  laquelle  on 
voulait  constater  les  effets  d'un  projectile  lancé  en  bombe  : 
on  tira  pendant  quatre  jours  et  l'on  dépensa  cent  soixante 
projectiles  sans  parvenir  à  toucher  la  tourelle.  Cependant  le 
canon  et  le  but  étaient  fixes,  à  terre,  —  toutes  conditions 
bien  plus  favorables  que  si  l'expérience  avait  eu  lieu  en  mer, 
—  et  les  expérimentateurs  de  pleine  paix  avaient  tout  leur 
sang-froid  et  connaissaient  exactement  les  distance  et  situation 
respectives  du  canon  et  du  but...  Il  faut  donc  que  les  marins 
se  contentent  du  tir  de  plein  fouet;  c'est  à  lui  qu'a  été  donné 
le  monopole  dans  l'artillerie  navale.  Nos  escadres  n'emploient 
plus  que  des  canons;  le  mortier  a  disparu  de  nos  navires. 
Reste  à  déterminer  les  dimensions  du  canon. 

Le  canon  doit  envoyer  au  but  un  projectile  dont  la  puis- 
sance destructive  résultera  soit  de  la  vitesse  dont  il  est 
animé,  soit  de  l'explosif  qu'il  contient,  soit  de  la  réunion  de 
ces  deux  moyens  de  destruction  :  c'est  pour  le  projectile  qu'il 
faut  choisir  le  canon.  Mais  ce  projectile,  à  son  tour,  doit 
varier  avec  la  disposition  et  la  protection  du  navire  qu'il 
attaque  :  il  y  a  différents  types  de  navires  à  attaquer  ;  il  faut 
pour  un  canon  plusieurs  types  de  projectiles,  entre  lesquels 
on  choisira  au  moment  du  tir;  le  canon  devra  donc  être 
établi  de  façon  à  convenir  le  mieux  possible  à  chacun  d'eux. 
Mais  le  projectile  n'étant  mis  en  marche  que  par  la  déflagra- 
tion d'une  substance  explosive,  d'une  poudre,  il  faut  prévoir 


CANON     ET     CUIRASSE  iSj 

aussi  des  relations  bien  définies  entre  le  projectile,  le  canon 
et  la  poudre. 

Ces  relations  peuvent  être  mises  en  évidence  par  une  ana- 
lyse sommaire  des  phénomènes  qui  se  passent  à  l'intérieur 
du  canon,  dans  «  l'âme»,  quand  la  charge  vient  d'être  enflam- 
mée. Les  gaz,  produits  par  la  combustion,  se  dégagent  à 
l'arrière  du  projectile.  La  pression  de  ces  gaz  croît  très  rapi- 
dement :  le  projectile  commence  à  se  déplacer  dans  le  canon. 
La  pression  augmente  jusqu'au  moment  où  toute  la  poudre 
a  été  brûlée  :  elle  atteint  alors  sa  valeur  maximum  (2  000 
ou  3  000  fois  la  pression  atmosphérique).  Mais  le  projec- 
tile, qui  avance  dans  le  canon,  laisse  derrière  lui  un  espace 
de  plus  en  plus  grand,  que  les  gaz  viennent  constamment 
remplir;  en  même  temps  ils  se  refroidissent  :  la  pression 
dans  le  canon  décroit  donc  régulièrement.  En  théorie,  celte > 
pression  pourrait  être  utilisée  tant  qu'elle  est  supérieure 
à  la  pression  atmosphérique;  pendant  toute  cette  période, 
les  gaz  tendraient  à  pousser  le  projectile  hors  du  canon.  En 
théorie  donc,  plus  le  canon  serait  long  —  et  cette  longueur 
pourrait  dépasser  cent  mètres,  —  et  plus  l'utilisation  de  la 
pression  serait  complète;  mais  nous  verrons  plus  loin  les  rai- 
sons qui  limitent  la  longueur  des  canons. 

Il  est  à  peine  besoin  de  signaler  la  relation  entre  le  projec- 
tile et  la  charge  de  poudre  :  un  projectile  a  besoin  d'une 
charge  d'autant  moins  forte  qu'il  est  moins  lourd  ;  sa  vitesse,  par 
contre,  est  d'autant  moins  diminuée  par  la  résistance  de  l'air 
qu'il  est  plus  lourd.  Il  faut  donc  choisir  un  projectile  assez 
lourd  pour  garder  une  bonne  vitesse,  assez  léger  pour  ne  pas 
exiger  une  trop  forte  charge.  Mais,  pour  une  charge  donnée, 
la  vitesse  du  projectile  à  la  sortie  sera  d'autant  plus  grande 
qu'il  aura  été  soumis  plus  longtemps  à  l'action  des  gaz  :  cette 
vitesse  augmentera  donc  avec  la  longueur  du  canon  et  un 
projectile,  lancé  dans  un  canon  assez  long  par  une  faible 
charge,  pourra  être  animé  de  la  même  vitesse  que  si  l'on  avait 
employé  une  plus  forte  charge  dans  un  canon  plus  court. 

Aussi  les  canons  des  navires  ont  été  choisis  du  type  long. 
La  fatigue  que  le  métal  du  canon  éprouve  dépend  de  la  pres- 
sion des  gaz  ;  en  diminuant  la  charge  de  poudre,  on  diminue 
la  pression  maximum  et  par  suite  la  fatigue  du  métal.   Mais, 


l38  LA    REVUE    DE    PARIS 

la  charge  diminuée,  il  faut  augmenter  le  plus  possible  la 
longueur  du  canon;  il  ne  faudrait  pas  cependant  l'exagérer. 
Il  est  évident  que  les  considérations  d'encombrement  et  de 
poids  limitent  les  progrès  dans  cette  voie,  d'autant  plus  que 
l'affût  doit  être  d'autant  plus  solide, — partant  plus  lourd,  — 
que  le  poids  du  canon  est  plus  élevé.  En  outre,  le  canon  et 
sa  charpente  doivent  être  protégés,  et  le  poids  du  blindage 
qui  les  couvre  augmente  avec  la  longueur  à  abriter.  De  plus, 
il  est  une  limite  de  longueur  et  de  poids  imposée  par  les 
moyens  de  fabrication  dont  on  dispose  dans  les  usines.  Enfin, 
—  et  c'est  la  raison  principale  contre  la  longueur  excessive 
des  canons,  — il  n'y  a  plus  de  gain  appréciable  k  partir  d'une 
certaine  longueur,  l'accroissement  dans  la  vitesse  du  projec- 
tile devenant  insignifiant. 

Quant  aux  poudres,  elles  peuvent  être  divisées  en  deux 
grandes  classes,  poudres  vives  et  poudres  lentes,  —  qualifi- 
cations qui  n'ont  d'ailleurs  qu'une  valeur  relative.  Une  poudre 
est  dite  vive,  lorsque  sa  déflagration  est  très  rapide  :  les  gaz 
arrivent  presque  inlantanément  au  maximum  de  la  pression. 
La  poudre  lente,  au  contraire,  brûle  avec  plus  de  tranquillité  : 
la  pression  des  gaz  n'arrive  que  lentement  à  sa  valeur  maxi- 
mum. La  poudre  vive  produit  presque  tout  son  effet  au  début 
de  la  déflagration  :  elle  travaille  pour  ainsi  dire  par  choc,  tan- 
dis que  l'action  de  la  poudre  lente  se  rapprocherait  beaucoup 
plus  d'une  sorte  de  poussée  constante.  En  fin  de  compte,  la 
poudre  lente,  dans  un  canon  assez  long,  imprime  la  même 
vitesse  au  projectile  sans  que  les  gaz  atteignent  une  pression 
maximum  aussi  grande. 

Avec  une  poudre  lente,  on  peut  diminuer  l'épaisseur  des 
parois  du  canon.  Et  pour  le  projectile  lui-même,  la  poudre 
lente  est  encore  préférable,  puisque  le  choc  reçu  au  départ 
est  diminué. 

De  ces  conditions  multiples  auxquelles  doit  satisfaire  l'ar- 
tillerie navale,  se  déduit  l'équilibre  qu'il  faut  réaliser  entre 
ces  diverses  nécessités  ;  mais  répétons  qu'il  en  est  une  qui 
prime  toutes  les  autres  :  dans  les  installations  à  bord,  les 
perfectionnements  de  tout  ordre  sont  toujours  limités  par  la 
question  si  importante  du  poids. 


CANON     ET     CUIRASSE  iSq 


*    * 


Après  ces  généralités,  examinons  la  façon  dont  un  canon 
doit  être  construit.  Une  des  questions  primordiales  est  le  choix 
du  métal  à  employer  :  il  doit  posséder  au  plus  haut  degré 
les  qualités  d'indéformabilité,  de  dureté  et  de  résistance  pour 
supporter,  sans  fatigue  et  sans  usure,  la  détente  des  gaz  et  le 
passage  du  projectile  ;  il  doit,  de  plus,  être  inaltérable  sous 
l'action  de  l'atmosphère  et  des  produits  de  la  combustion  de 
la  poudre;  enfin,  il  doit  être  d'une  mise  en  œuvre  facile  et 
d'un  prix  peu  élevé.  Trois  métaux,  le  bronze,  la  fonte  et  l'acier, 
réunissent  d'une  façon  plus  ou  moins  satisfaisante  l'ensemble 
de  ces  qualités  nécessaires.  Les  Chinois,  inventeurs  de  la 
poudre,  possédaient  encore  au  xix*^  siècle  des  canons  de  bois 
cerclés  en  fer.  L'idée  était  ingénieuse,  mais  semble  peu  pra- 
tique de  nos  jours  :  instruits  par  les  exemples  qu'ils  ont  actuel- 
lement sous  les  yeux,  il  est  probable  que  les  Chinois  se  déci- 
deront sous  peu,  si  ce  n'est  déjà  fait,  à  renoncer  complète- 
tement  à  un   système  de  construction  qui  paraît  archaïque. 

A  son  tour,  le  bronze  n'a  plus  qu'un  intérêt  historique  : 
il  avait  l'avantage  d'une  fabrication  facile,  mais  sa  résistance 
relativement  faible  et  son  peu  de  dureté  l'ont  fait  abandonner 
presque  généralement,  malgré  les  essais  de  bronze  durci  qui 
ont  été  tentés  un  peu  partout.  Le  bronze  coûte  cher  (les  frag- 
ments d'objets  en  bronze  détériorés  se  vendent  environ  un 
franc  le  kilogramme)  ;  mais  il  n'est  jamais  perdu,  car  il  se 
refond  et  se  moule  à  nouveau  avec  la  plus  grande  facilité. 

La  fonte  présente  les  mêmes  facilités  de  fusion.  En  i85o, 
l'artillerie  des  vaisseaux  était  en  fonte  :  on  se  trouvait  encore 
à  l'enfance  de  l'art  :  la  navigation  à  vapeur  commençait  à 
peine  et  la  cuirasse  était  inconnue.  Le  canon  de  bord  était 
un  simple  bloc  de  fonte,  percé  d'un  canal  central  à  parois 
lisses.  Il  se  chargeait  par  la  bouche,  —  c'était,  comme  on  dit 
encore  en  marine,  un  canon-bouche,  —  ce  qui  occasionnait  de 
désagréables  surprises  :  il  arrivait  qu'un  canonnier  trop  pressé 
rechargeât  la  pièce  pendant  que  les  résidus  enflammés  du 
coup  précédent  étaient  encore  dans  l'âme  ;  la  nouvelle  charge 
s'enflammait  et  tuait  l'homme  à  la  bouche  de  la  pièce;  ou 


l4o  LA    REVUE    DE    PARIS 

bien  un  distrait  mettait  dans  le  canon  deux  gargousses  et  la 
pièce  éclatait  au  commandement  de  «  feu  ».  En  outre,  la 
pièce  devait  être  reculée  pour  les  manœuvres  de  nettoyage  et 
de  chargement.  Et  le  feu  n'était  communiqué  à  la  charge 
que  par  le  canal  de  lumière,  qui  s'obstruait  facilement.  Enfin, 
la  fonte  a  une  résistance  très  aléatoire:  il  fallait,  pour  conju- 
rer tout  risque  d'éclatement,  donner  au  boulet  sphérique, 
alors  en  usage,  un  diamètre  inférieur  à  celui  de  l'âme  ;  de 
cette  façon,  la  pression  était  notablement  diminuée,  une  partie 
des  gaz  s'échappant  librement  entre  le  boulet  et  la  paroi.  Il 
en  résultait  des  ballottements,  des  rebondissements  du  boulet 
sphérique  dans  le  canon.  Les  trajectoires  étaient  capricieuses, 
la  portée  et  la  vitesse  du  projectile  très  faibles  :  l'artillerie 
navale  se  trouvait  condamnée  à  n'agir  qu'aux  faibles  distances. 

La  protection  des  navires  au  moyen  d'une  cuirasse  prit 
naissance  à  ce  moment  :  il  fallut  augmenter  la  puissance  de 
l'artillerie  pour  percer  les  cuirasses.  En  même  temps,  l'emploi 
de  la  vapeur  rendait  faciles  les  manœuvres  et  les  évolutions  : 
il  devenait  important  d'avoir  les  moyens  de  se  servir  de  son 
artillerie  à  grande  dislance.  En  i855,  la  marine  française 
adopta  les  canons  rayés.  L'idée  n'était  pas  nouvelle;  elle  date, 
dit-on,  du  xv^  siècle.  Mais  elle  n'entra  dans  le  domaine  de  la 
pratique  que  vers  i83o  pour  les  armes  portatives,  et  ce  ne 
fut  qu'en  iSÔy,  au  retour  de  Grimée,  que  l'infanterie  fran- 
çaise reçut  le  fusil  rayé.  Les  expériences  avaient  démontré 
qu'un  projectile  lancé  par  une  arme  rayée  a  des  trajectoires 
beaucoup  moins  capricieuses  :  la  rotation  du  projectile  — 
conséquence  de  la  rayure  en  hélice  des  armes  —  augmente, 
en  eftet,  dans  des  proportions  surprenantes  la  précision  du 
tir.  En  i855,  la  marine  essaya  donc  quelques  canons  rayés 
avec  des  projectiles  munis  d'ailettes,  qui  s'engageaient  dans 
les  rainures  de  l'âme. 

Ces  projectiles  allongés,  plus  lourds  que  les  projectiles 
sphériques,  nécessitaient  des  charges  de  poudre  plus  fortes: 
il  fallut  augmenter  la  résistance  du  canon  ;  mais  on  se  trouva 
en  présence  d'une  énorme  diiBculté  :  si  paradoxal  que  le  fait 
paraisse,  la  résistance  des  parois  n'augmente  pas  indéfiniment 
lorsque  l'épaisseur  augmente.  La  pression  maximum  que  peut 
supporter  un  canon  dépend  de  la   nature  du  métal  et  nulle- 


CANON     ET     CUIRASSE  1 4  I 

ment  de  l'épaisseur  ;  elle  est  approximativement  de  4oo 
atmosphères  pour  le  bronze,  600  atmosphères  pour  la  fonte, 
3  000  à  /i  000  atmosphères  pour  l'acier.  La  fonte  étant  seule 
employée,  il  fallait  tourner  la  difficulté  :  le  problème  fut  résolu 
vers  1860,  de  la  façon  la  plus  simple,  par  l'emploi  du  frettage. 

La  frette  est  un  tube  dont  le  diamètre  intérieur,  à  la  tempé- 
rature ordinaire,  est  légèrement  plus  petit  que  le  diamètre 
extérieur  du  canon  ;  mais  si  l'on  chauffe  la  frette,  elle  se  dilate 
et  peut  être  emmanchée  à  chaud  sur  le  canon.  En  se  re- 
froidissant, elle  tend  à  reprendre  son  diamètre  primitif  et, 
se  contractant,  elle  vient  serrer  énergiquement  le  tube  du 
canon  qu'elle  recouvre  et  consolide.  Ce  procédé  était  employé 
depuis  longtemps  par  les  charrons  j)our  le  cerclage  des  roues 
de  voitures  ;  il  permit  d'imposer  au  canon,  avec  sécurité,  des 
pressions  intérieures  beaucoup  plus  grandes.  De  1860  à  i8G5, 
les  canons  de  bord  restèrent  en  fonte  et  munis  de  frettes.  Ils  se 
chargeaient  toujours  par  la  bouche;  pour  faciliter  le  charge- 
ment, les  ailettes  du  projectile  devaient  entrer  librement  dans  les 
rainures  de  l'âme  ;  il  restait  un  intervalle  libre  par  lequel  les 
gaz  s'échappaient  en  partie  :  d'oii  perte  d'énergie  et,  de  plus,  le 
passage  de  ces  gaz  dégradant  les  rayures,  usure  de  ces  dernières. 

On  arriva  en  France  vers  i865  au  chargement  par  la  culasse 
(ce  procédé  ne  fut  adopté  en  Angleterre  qu'en  i884).  Puis, 
au  lieu  d'ailettes,  on  munit  le  projectile  à! xme  ceinture  forçante, 
d'un  anneau  en  métal  malléable  que  la  pression  des  gaz 
force  dans  les  rayures  de  l'âme,  dont  tous  les  vides  sont 
ainsi  remplis.  Mais  la  vitesse  initiale  du  projectile  n'était  en- 
core que  de  3oo  mètres  par  seconde,  et  les  effets  sur  les  cui- 
rasses insignifiants.  Il  fallait  augmenter  la  vitesse  du  projec- 
tile, par  suite  la  pression  des  gaz  dans  le  canon.  Malgré  le 
frettage,  la  fonte  était  incapable  de  résister  aux  pressions 
nécessaires.  On  pensa  à  l'acier;  mais  la  métallurgie  de  l'acier 
présentait  encore  bien  des  mystères  et  ne  pouvait  pas  obtenir 
de  gros  blocs  dont  la  texture  fût  homogène.  On  com- 
mença donc  à  confectionner  en  acier  certaines  parties  seu- 
lement du  canon,  de  dimensions  réduites  ;  puis  on  géné- 
ralisa l'emploi  de  ce  métal  au  fur  et  à  mesure  des  améliora- 
tions apportées  à  sa  fabrication.  Autre  innovation  radicale  : 
l'adoption  de  la  poudre  sans  fumée   vers   1886    obligea   de 


ILl2  LA    REVUE    DE    PARIS 

remanier  les  pièces.  Aujourd'hui,  les  canons  sont  tout  en 
acier,  et,  grâce  aux  énormes  pressions  des  poudres  nouvelles, 
la  vitesse  du  projectile  à  la  sortie  dépasse  900  mètres  par 
seconde,  —  trois  mille  kilomètres  à  l'heure  ;  il  est  probable 
que  la  limite  n'est  pas  encore  atteinte. 

A  l'étranger,  on  a  suivi  la  même  voie  qu'en  France.  Il 
n'y  a  d'intéressant  à  signaler,  comme  différence,  que  l'em- 
ploi du  fretlage  en  fil  d'acier  essayé  en  Amérique  au  milieu 
du  xix'^  siècle  et  employé  actuellement  en  Angleterre  :  dans 
ce  système,  le  canon  est  consolidé  non  par  des  Ireltes  em- 
manchées à  chaud,  mais  par  un  enroulement  de  fils  d'acier 
fortement  tendus.  Ce  système  n'est  pas  employé  chez  nous  ; 
il  semble  qu'il  ne  soit  pas  à  recommander  :  en  Angleterre, 
il  y  a  souvent  des  éclatements. 

* 

Les  progrès  de  la  poudre  furent  en  quelque  façon  paral- 
lèles à  ceux  du  canon.  Les  explosifs  sont  ou  des  mélanges  de 
corps  ou  un  seul  corps  de  décomposition  facile.  La  transfor- 
mation en  gaz  de  ces  mélanges  ou  de  ces  corps  ne  doit  pas 
être  spontanée  ;  il  faut  que  l'on  puisse  conserver  la  poudre 
sans  qu'elle  se  décompose,  tout  au  moins  dans  les  conditions 
ordinaires  de  conservation  et  de  manipulation.  Dans  le  canon, 
donc,  la  détonation  de  la  charge  sera  produite  par  la  détona- 
tion auxiliaire  d'un  corps  plus  explosif,  qui  constitue  l'amor- 
çage. Cet  amorçage  ne  représentant  qu'une  masse  assez  faible 
peut,  en  temps  normal,  être  mis  k  l'abri  des  influences  exté- 
rieures :  dans  la  pièce,  il  détone  sous  l'action  soit  d'un  choc 
direct,  soit  de  la  chaleur,  et  provoque  l'explosion  de  la  charge 
auquel  il  est  adjoint. 

Les  explosifs  se  distinguent  les  uns  des  autres  par  leurs 
effets.  Certains  produisent  facilement  la  dislocation,  la  rupture 
de  l'obstacle  contre  lequel  ils.  sont  placés.  D'autres,  au  con- 
traire, sont  plus  aptes  au  lancement  des  projectiles  :  leur  vi- 
vacité est  moins  grande;  leurs  effets  nuisibles  sur  le  canon 
et  le  projectile  sont  très  diminués.  C'est  à  ces  derniers  que 
l'on  donne  le  nom  de  poudres,  la  qualification  d'explosifs  étant 
plus  spécialement  réservée  aux  corps  à   action  brusque. 


CANON     ET     CUIRASSE  1/^3 

La  poudre  employée  dans  les  canons  a  été  pendant  long- 
temps la  poudre  noire,  composée  de  salpêtre,  de  soufre  et  de 
charbon.  Elle  avait  l'inconvénient  d'être  sensible  à  l'humidité 
et  d'encrasser  les  pièces.  En  grains  fins,  elle  brûlait  très  rapi- 
dement, elle  était  vive  :  utilisable  dans  les  canons  lisses  d'au- 
trefois, elle  aurait  dans  les  canons  rayés  donné  des  pressions 
dangereuses.  Vers  1868,  on  reconnut  que,  moulée  en  gros 
grains,  cette  poudre  noire  brûlait  moins  vite  qu'en  grains  fins  : 
elle  devenait  lente.  On  poursuivit  la  recherche  d'une  poudre 
plus  lente,  en  modifiant  les  proportions  de  charbon,  de  soufre 
et  de  salpêtre.  La  question  avait  reçu  une  solution  satisfai- 
sante, lorsque  fut  découverte,  en  France,  vers  1886,  une  nou- 
velle poudre  qui,  a  poids  égal,  avait  une  puissance  bien  supé- 
rieure, brûlait  plus  lentement  encore  et  sans  produire  de 
fumée  :  cette  dernière  propriété  lui  valut  du  public  le  nom  de 
poudre  sans  fumée. 

Les  autres  puissances  suivirent  la  France  dans  l'emploi 
des  poudres  nouvelles.  Sauf  que  les  compositions  varient  d'un 
pays  à  l'autre,  toutes  ces  poudres  se  ressemblent  :  les  pro- 
duits de  leur  décomposition  sont  entièrement  gazeux  ;  elles 
sont  toutes  sans  fumée  ;  elles  n'encrassent  pas  les  parois  des 
armes.  Un  des  plus  grands  reproches  qu'on  puisse  leur  faire 
à  toutes,  c'est  la  facilité  avec  laquelle  elles  se  décomposent 
presque  spontanément:  dès  que  la  température  du  local  oii  elles 
sont  renfermées  s'élève  au-dessus  de  la  normale,  elles  dé- 
gagent des  vapeurs  inflammables. 

Quant  aux  explosifs,  ils  sont  employés  en  général,  pour  la 
destruction  d'un  obstacle  avec  lequel  ils  sont  mis  en  contact 
soit  directement  soit  par  l'intermédiaire  d'un  projectile  qui  les 
contient  et  qui  leur  sert  de  véhicule.  Les  explosifs  contenus 
dans  les  projectiles  sont  nombreux  :  poudre  noire,  fulmi- 
coton,  dynamite,  lyddite,  mélinite,  fulgurite,  roburite,  etc. 

Le  fulmi-coton  résulte  de  l'action  de  l'acide  azotique  sur 
le  coton  ordinaire  :  une  fois  sec,  ce  produit  ne  se  distingue 
que  difficilement  du  coton  d'où  il  a  été  tiré.  Sa  rapidité  de 
combustion  est  telle  qu'on  peut  sans  danger  en  faire  brûler 
une  touffe  dans  le  creux  de  la  main.  Sa  conservation,  difficile 
lorsqu'il  est  sec,  est  facile  lorsqu'il  est  humecté  d'eau  :  il 
peut  d'ailleurs  détoner  encore  lorsqu'il  est  mouillé.  Il  produit, 


l/i4  l'A.    REVUE    DE    PARIS 

à  poids  égal,  cinq  fois  plus  d'effet  que  la  poudre.  En  dehors 
des  applications  militaires,  il  est  employé  en  dissolution  dans 
l'éther  :  c'est  alors  le  collodion  qui,  à  son  tour,  donne  le  cel- 
luloïd ou  les  fils  fms  et  brillants  de  la  soie  artificielle. 

Dans  la  dynamite,  l'élément  actif  est  la  nitroglycérine:  en 
faisant  agir  l'acide  azotique  sur  la  glycérine,  on  produit  un 
liquide  huileux,  très  dangereux  à  manier,  —  la  nitroglycé- 
rine, —  qui  détone  au  moindre  choc  et  h  la  moindre  élé- 
vation de  température.  Le  chimiste  suédois  Nobel  reconnut 
qu'en  mélangeant  la  nitroglycérine  à  de  l'argile,  on  obtenait 
un  corps  explosif  presque  aussi  puissant  et  bien  moins  dan- 
gereux à  manipuler:  la  dynamite.  Depuis  Nobel,  on  a  inventé 
d'autres  dynamites,  en  remplaçant  l'argile  par  un  autre  corps, 
telle  la  dynamite-gomme,  oiî  la  nitroglycérine  est  mélangée  à 
du  coton-poudre.  Mais  toutes  les  dynamites  se  décomposent 
une  fois  gelées  :  la  nitroglycérine  alors  se  sépare  en  partie  et 
reprend  tous  ses  défauts.  Ce  phénomène  est  bien  connu  des 
industriels  et  entrepreneurs  :  pour  dégeler  les  cartouches  qui 
ont  été  exposées  au  froid,  les  ouvriers  les  approchent  d'un 
fourneau  ;  comme  une  partie  de  nitroglycérine  séparée  du 
mélange  se  trouve  à  l'état  pur,  l'explosion  ne  se  fait  pas 
attendre...  La  dynamite  a  une  grande  vivacité  d'action;  de 
plus,  elle  possède  sur  la  poudre  noire  l'avantage  de  détoner 
dans  des  endroits  humides. 

Les  autres  explosifs  ne  sont  pas  livrés  au  commerce  :  les 
gouvernements,  qui  les  emploient  dans  leur  armement,  ont 
des  formules  et  des  procédés  secrets  pour  les  obtenir.  On  sait 
toutefois  que  la  lyddite,  employée  en  Angleterre,  contient  de 
l'acide  picrique  :  outre  ses  propriétés  médicinales,  tincto- 
riales et  explosives,  cet  acide  picrique  donne  des  gaz  très 
vénéneux.  A  l'attaque  du  8  février  dernier  contre  Porl-Arthur, 
il  y  eut  plusieurs  hommes  empoisonnés  sur  le  Pallada  par 
une  torpille  japonaise,  qui  était  chargée  de  lyddite. 

* 
*  * 

Arrivons  au  projectile  lui-même  dont  les  dispositions  sont 
particulièrement  importantes,  puisque  c'est  lui  qui  doit  pro- 
duire l'effet  utile. 


CANON     ET     CUIRASSE  1^5 

Un  navire  de  guerre  peut  avoir  diverses  missions  destruc- 
trices à  remplir  sur  le  matériel  ou  le  personnel  de  l'ennemi. 
En  dehors  du  combat  d'escadre,  oii  il  s'agit  de  couler  son 
adversaire  ou  tout  au  moins  de  le  mettre  hors  d'état  de 
manœuvrer,  un  navire  peut  avoir  à  bombarder  une  place 
maritime,  à  protéger  un  débarquement,  à  se  défendre  lui- 
même  contre  les  petits  bâtiments.  Mais  tous  ces  rôles  se 
résument  à  deux  :  destruction  du  matériel  et  mise  hors  de 
combat  du  personnel.  ' 

La  destruction  du  matériel  est  la  partie  la  plus  difficile  de 
la  tâche  à  cause  des  progrès  réalisés  dans  la  protection  des 
navires  ;  la  mise  hors  de  combat  du  personnel  est  beaucoup 
plus  facile.  Dans  certains  cas  où  ce  personnel  est  peu  ou  mal 
protégé,  il  est  inutile  d'employer  contre  lui  les  moyens  puis- 
sants :  il  suffit  d'un  projectile  qui  éclate  en  lançant  une 
multitude  de  petits  éclats  qui  couvrent  une  grande  surface. 
Boîtes  à  mitraille,  obus  à  balles,  shrapnells,  tous  ces  projec- 
tiles sont  formés  d'une  enveloppe  mince  qui  enferme  des 
fragments  de  métal,  avec  une  charge  de  poudre  noire ^qui  fait 
éclater  l'enveloppe  au  moment  voulu.  Ces  fragments  sont 
sans  effet  sensible  sur  le  matériel,  pour  peu  que  celui-ci  soit 
protégé. 

Contre  le  matériel  protégé,  il  faut  des  moyens  de  pénétra- 
tion beaucoup  plus  puissants,  dont  les  effets  résulteront  soit 
du  simple  choc,  soit  du  choc  et  de  l'explosion  du  projectile. 
Les  effets  de  choc  réclament  des  projectiles  massifs,  autre- 
fois en  fonte,  maintenant  en  acier,  qui,  lourds,  animés  d'une 
grande  vitesse ,  sont  capables  de  percer  des  épaisseurs  énor- 
mes :  un  obus  en  acier  de  3o5  millimètres  de  diamètre,  arri- 
vant avec  une  vitesse  de  600  mètres  à  la  seconde  sur  une 
plaque  de  fer  de  5o  centimètres  d'épaisseur,  la  traverse  à  coup 
sûr...  D'autres  projectiles  au  contraire  sont  formés  d'une 
enveloppe  creuse  contenant  un  explosif  puissant  qui  doit 
éclater  au  choc.  Selon  la  résistance  opposée,  le  projectile  ou 
bien  traverse  le  but  sans  éclater  et  n'éclate  qu'après  avoir  tra- 
versé, ou  bien  éclate  au  simple  contact.  Au  simple  contact, 
l'explosif  en  détonant  continue  l'œuvre  de  destruction  com- 
mencée par  le  choc.  Lorsque  le  projectile  n'éclate  qu'au  delà 
de  la   muraille  protectrice,    les    effets   sont   terribles    par  la 

i*''  Janvier    1906.  ïO 


l/|6  LA    RBVUE    DE    PARIS 

masse  énorme  de  gaz  développés,  qui  se  répandent  avec  vio- 
lence dans  le  navire  :  un  projectile  de  3o5  millimètres  chargé 
de  1 5  kilos  de  poudre  noire  pourrait  traverser  une  cuirasse  en 
fer  de  9.00  millimètres  et  éclater  au  delà,  si  sa  vitesse  au 
moment  du  choc  était  de  600  mètres  par  seconde. 

La  fabrication  des  projectiles  a  suivi  les  progrès  de  la 
métallurgie  :  après  les  boulets  ronds  en  fonte  ou  en  fer,  on  a 
fait  des  obus  en  fonte,  à  formes  allongées,  ce  qui  permettait 
d'augmenter  à  la  fois  la  précision  du  tir  et  le  poids  d'explosif 
contenu  dans  le  projectile.  Puis  on  a  employé  l'acier,  et  la 
métallurgie  est  à  même  aujourd'hui  de  livrer  des  aciers  de 
toutes  duretés,  variant  depuis  celle  du  fer  jusqu'à  celle  du 
diamant  :  la  pointe  de  certains  obus  peut  rayer  le  verre.  A  la 
poudre  noire  contenue  dans  certains  d'entre  eux,  on  a  subs- 
titué des  explosifs  plus  puissants  :  mélinite,  lyddite,  etc.  La 
poudre  noire  garde  encore  la  préférence,  ayant  la  propriété 
de  provoquer  des  incendies  dans  les  locaux  oii  elle  fait  explo- 
sion; mais  elle  tendra  bientôt  à  disparaître,  ses  autres  effets 
destructeurs  étant  de  beaucoup  inférieurs  à  ceux  des  explosifs 
plus  récents. 

D'autre  part,  comme  un  navire  de  guerre  peut  avoir  affaire 
aux  bâtiments  dont  la  protection  est  très  variable,  depuis  le 
torpilleur,  dont  les  flancs  ont  quelques  millimètres  d'épais- 
seur, jusqu'au  cuirassé  d'escadre,  protégé  par  des  plaques  de 
3o  à  4o  centimètres,  il  a  été  nécessaire  de  prévoir  une  grande 
variété  dans  la  dimension  des  projectiles  et,  par  suite,  dans 
les  calibres  des  canons;  on  est  arrivé  à  la  classification  sui- 
vante. Jusqu'au  calibre  de  100  millimètres,  l'artillerie  est  dite 
légère;  au  delà  de  100  jusqu'à  200  millimètres,  c'est  l'artil- 
lerie moyenne;  au  delà  de  200  millimètres,  c'est  la  grosse 
artillerie. 

L'artillerie  légère  est  employée  contre  les  biiliments  dont  la 
coque  est  peu  résistante  :  torpilleurs,  petits  croiseurs,  avisos. 
En  raison  de  la  mobilité  de  ces  petits  bâtiments,  l'artillerie 
légère,  pour  être  à  même  de  les  cribler  de  projectiles,  a 
besoin  d'un  tir  très  rapide  :  le  canon  Maxim  de  87  millimètres 
(le porn-pom  de  la  guerre  Sud-Africaine)  peut  envoyer  260  pro- 
jectiles, pesant  chacun  environ  5oo  grammes,  en  une  minute; 
les  canons  de  petit  calibre  autres  que  le  Maxim,  qui  est  auto- 


CANON     ET     CUIRASSE  l/j'J 

matique,  atteignent  facilement  une  rapidité  de  tir  de  lo  coups 
à  la  minute.  —  L''artillerie  moyenne  est  employée  contre  les 
bâtiments  de  fort  tonnage;  mais  son  tir  est  dirigé  sur  les  par- 
ties de  l'ennemi  peu  ou  point  protégées;  suivant  les  calibres, 
elle  peut  lancer  par  minute  4  ou  5  projectiles  d'un  poids 
variant  entre  20  et  5o  kilogrammes.  Enfin  la  grosse  artil- 
lerie, destinée  ù  porter  le  coup  fatal  à  l'adversaire,  emploie  des 
projectiles  pesant  jusqu'à  3oo  kilogrammes  :  la  rapidité  du 
tir  est  d'environ  un  coup  par  minute. 

Dans  les  plus  gros  canons,  on  ne  dépasse  plus,  de  nos 
jours,  le  calibre  de  3o  centimètres.  H  y  a  une  vingtaine  d'an- 
nées, on  construisait  des  pièces  de  /ia  centimètres,  qui  lan- 
çaient un  projectile  dépassant  700  kilogrammes.  Le  canon  seul 
pesait  75  000  kilogrammes  et  sa  culasse  2  000  kilogrammes. 
En  Italie,  on  fit  même  des  canons  dont  le  poids  dépassait 
100 000  kilogrammes.  Mais  les  progrès  de  l'artillerie  ont  per- 
mis de  réduire  le  calibre  des  grosses  pièces,  tout  en  augmen- 
tant la  pénétration  des  projectiles.  Les  canons  de  3o  centi- 
mètres actuels,  longs  de  plus  de  12  mètres,  pèsent  environ 
40  000  kilogrammes.  Leur  prix  dépasse  100  000  francs.  Chaque 
coup  de  guerre  revient  à  environ  3  000  francs. 

Ces  canons  de  gros  calibre  s'usent  très  vite  :  leurs  rayures 
disparaissent  rapidement,  aussi  bien  par  le  passage  du  pro- 
jectile que  par  l'action  des  gaz  chauds  ;  au  bout  d'une  cen- 
taine de  coups,  le  canon,  mis  hors  de  service,  pourrait 
encore  tirer  sans  danger  pour  les  servants,  mais  sans  préci- 
sion, les  rayures  ayant  disparu  et  le  calibre  ayant  augmenté. 
Comme  ces  gros  canons  peuvent  tirer  un  coup  par  minute 
et  que  cent  coups  les  mettent  hors  d'usage,  il  suffît  donc  de 
deux  heures  de  combat  pour  les  rendre  inutiles.  Aussi  faut-il 
prévoir  leur  remplacement  en  temps  de  guerre  ;  les  Japonais 
ont  dû  certainement  avoir  à  procéder  à  cette  opération.  En 
temps  de  paix,  afin  d'éviter  ces  usures  rapides,  les  exercices 
sont  faits  avec  des  charges  réduites  qui  ne  produisent  que 
des  dégradations  sans  importance.  Cette  brièveté  d'existence 
ne  menace  que  les  grosses  pièces  :  la  vie  des  canons  est 
d'autant  plus  longue  que  leur  calibre  est  plus  petit  ;  les  petits 
canons  résistent  à  plusieurs  milliers  de  coups. 


lA8  LA    REVUE    DE    PARIS 


* 
*     * 


Les  canons  doivent  être  munis  d'un  certain  nombres  d'acces- 
soires soit  pour  empêcher  les  accidents  et  fausses  manœuvres, 
soit  pour  accélérer  le  tir.  Parmi  les  organes  de  sécurité,  il  en 
est  un  particulièrement  important  :  c'est  le  mécanisme  qui 
empêche  de  faire  feu  quand  la  culasse  n'a  pas  été  complète- 
ment fermée.  La  culasse  mal  assujettie  pourrait  faire  projectile 
en  arrière  :  les  servants  de  la  pièce  seraient,  non  seulement 
atteints  par  la  culasse,  mais  encore  brûlés  par  les  gaz  de  la 
poudre.  Parmi  les  dispositifs  pour  accélérer  le  tir,  se  trouvent 
en  première  ligne  les  moyens  d'annuler  les  effets  du  recul  : 
chacun  sait  qu'au  départ  du  coup,  toute  arme  à  feu  est  pro- 
jetée en  arrière;  l'ampleur  de  ce  recul  est  d'autant  plus  grande 
que  la  vitesse  initiale  et  le  poids  du  projectile  sont  plus  élevés. 
Autrefois,  on  laissait  le  canon  reculer  à  sa  guise,  puis  on  le 
ramenait  à  sa  place  pour  le  coup  suivant.  On  s'opposa  d'abord 
à  ce  mouvement  de  recul  par  un  système  de  cordages  ou  de 
plans  inclinés  :  pendant  le  recul,  le  canon  avait  à  remonter 
ces  plans,  puis  de  lui-même  redescendait  à  son  poste  de  tir. 

Ce  ne  fut  qu'au  milieu  du  xix®  siècle  que  commencèrent  à 
apparaître  les  freins,  qui  établissent  une  résistance  de  frotte- 
ment énergique  soit  entre  l'affût  et  le  navire,  soit  entre  le 
canon  et  l'aiTût.  Ces  freins  ont  l'avantage  de  la  simplicité  et 
de  la  solidité;  mais,  seuls,  ils  sont  insuffisants;  ils  diminuent, 
ils  ne  suppriment  pas  les  effets  du  recul  ni  le  temps  pendant 
lequel  le  canon  est  indisponible.  Il  y  faut  ajouter  un  appareil 
qui  automatiquement  ramène  le  canon  à  sa  place  :  le  récupé- 
rateur. Formé  de  ressorts  que  le  canon  comprime  en  recu- 
lant, ce  récupérateur  remet  la  pièce  à  sa  position  initiale.  La 
rapidité  du  tir  a  été  augmentée  d'autant.  En  outre,  le  frein 
a  permis  de  diminuer  Jes  dimensions  et  le  poids  de  l'affût  qui 
ne  supporte  plus  des  chocs  aussi  violents,  le  frein  atténuant 
progressivement  la  vitesse  de  recul. 

Des  dispositions  d'un  autre  ordre  ont  été  prises,  toujours 
dans  le  but  d'accélérer  la  rapidité  du  tir  :  c'est  ainsi  que 
dans  la  grosse  artillerie,  tous  les  mouvements  (ouverture  de 
la    culasse,    introduction   du   projectile  et    de   la  gargousse, 


CANON     ET     CUIRASSE  I^Q 

fermeture  de  la  culasse,  etc.)  sont  effectués  mécanique- 
ment par  des  engins  complémentaires;  le  poids  des  pièces 
à  manœuvrer  est  trop  considérable  pour  qu'un  tir  accéléré 
soit  possible  à  la  main.  Toutefois,  comme  il  faut  prévoir  les 
avaries  dans  ce  matériel  de  guerre  exposé  au  choc  des  projec- 
tiles, toutes  les  dispositions  sont  prises  afin  de  passer  instanta- 
nément de  la  manœuvre  mécanique  à  la  manœuvre  à  bras. 
Autres  engins  mécaniques  :  les  projectiles  sont  conservés  en 
temps  normal  dans  les  soutes  à  munitions,  tout  au  fond  du 
navire,  pour  être  abritées  du  tir  de  l'ennemi  ;  de  ces  soutes 
jusqu'aux  canons,  les  projectiles  sont  montés  par  des  monte- 
charges,  ascenseurs  électriques,  etc. 


*  * 


Voilà  les  instruments  ;  reste  à  trouver  la  meilleure  instal- 
lation de  cette  artillerie  à  bord.  Si  l'on  en  veut  l'utilisation 
parfaite,  il  faut  que  les  canons  puissent  avoir  un  champ  de  tir 
aussi  étendu  que  possible.  Un  bâtiment  peut,  en  effet,  avoir 
à  combattre  contre  plusieurs  navires  à  la  fois  :  il  faut  que  ses 
canons  menacent  tous  les  points  de  la  mer.  Etant  donné  le 
nombre  réduit  de  canons  à  bord,  cette  considération  de  l'éten- 
due du  champ  est  capitale.  Ce  champ  est  limité  par  les  super- 
structures du  navire  (mâts,  cheminées,  passerelles,  embarca- 
tions, etc.),  et  par  les  autres  pièces.  Il  est  en  effet  dangereux 
d'orienter  les  canons,  non  seulement  les  uns  contre  les  autres, 
mais  encore  dans  une  direction  qui  mettrait  des  installations 
peu  solides  au  voisinage  de  la  bouche  :  les  gaz  qui  sortent 
derrière  le  projectile  sont  à  une  pression  très  élevée  et  pro- 
duisent des  effets  destructeurs  ;  ce  souple  du  canon  peut  être 
dangereux  pour  le  matériel  non  protégé  et  pour  le  personnel 
occupé  sur  le  pont. 

Afin  d'augmenter  l'étendue  du  champ,  les  canons  sont 
établis  aussi  haut  que  possible  au-dessus  de  la  flottaison  : 
cette  élévation  permet  de  mieux  voir  l'adversaire  et,  si  la 
mer  est  houleuse  ou  clapoteuse,  les  embruns  ne  viennent 
pas  gêner  le  pointeur.  Malgré  tous  ces  avantages,  il  ne  fau- 
drait pas  exagérer  cette  hauteur,  qu'on  appelle  en  termes 
techniques  le  commandement  de  la  pièce  :  en  effet,   un  poids 


l5o  LA    REVUE    DE    PARIS 

aussi  lourd  et  si  haut  perché  compromet  la  stabihté  du  navire; 
ajoutez  que  la  charpente  de  ces  gros  canons,  —  charpente  qui 
doit  être  protégée  par  un  blindage,  —  ne  peut  être  augmentée 
indéfiniment,  pour  les  mêmes  considérations  de  stabilité. 
Toutes  ces  raisons  empêchent  de  dépasser  huit  mètres  au- 
dessus  de  la  flottaison,  aussi  bien  pour  la  grosse  artillerie 
que  pour  la  moyenne  :  cette  hauteur  de  huit  mètres  repré- 
sente déjà  un  deuxième  étage  de  maison.  La  petite  artillerie 
n'est  pas  protégée,  puisque  son  but  principal  est  d'attaquer 
les  torpilleurs  qui  ne  portent  qu'une  artillerie  des  plus 
réduites  ;  légère  et  non  pourvue  de  blindage,  elle  peut  donc 
être  installée  aussi  haut  que  l'on  veut,  jusque  dans  les  hunes 
des  mâts  ou  sur  le  pont  supérieur  des  navires  :  de  cette 
façon,  elle  peut  battre  tout  l'horizon,  découvrir  de  loin  les 
torpilleurs   et  diriger  sur  eux  une  grêle  de  petits  projectiles. 

L'artillerie  moyenne  et  l'artillerie  de  gros  calibre  deman- 
dent au  contraire  à  être  protégées  :  sinon,  leurs  adversaires 
pourraient  les  réduire  trop  facilement  au  silence.  Il  ne  s'agit 
pas  ici  de  la  protection  du  navire  lui-même,  de  la  cuirasse 
qui  recouvre  tout  ou  partie  de  la  coque.  Mais  en  dehors  ou 
au-dessus  de  cette  cuirasse,  on  installe  les  canons  soit  derrière 
des  masques  en  acier,  soit  dans  des  casemates  blindées,  soit 
en  des  tourelles  blindées. 

Les  masques  ne  sont  employés  que  pour  les  pièces  d'artil- 
lerie moyenne  ;  sortes  de  boucliers  mobiles,  la  protection 
qu'ils  donnent  n'est  pas  complète,  puisqu'ils  couvrent  par 
devant,  mais  n'entourent  pas  complètement  le  canon,  les  ser- 
vants et  les  mécanismes.  Les  casemates  sont  des  chambres 
closes  et  blindées,  qui  sont  fixes  et  munies  d'embrasures  par 
oii  passent  les  canons.  Elles  permettent  de  réunir  plusieurs 
canons  sous  une  même  enveloppe  protectrice,  ce  qui  donne 
une  économie  de  poids;  de  plus,  les  canons  seuls,  et  non  la 
chambre  elle-même,  se  déplacent  lors  du  pointage,  ce  qui 
simplifie  et  allège  les  mécanismes.  Mais  tous  les  canons  con- 
tenus dans  une  casemate  peuvent  être  simultanément  mis 
hors  de  combat  par  un  projectile  qui  éclate  à  l'intérieur  de  la 
chambre,  après  avoir  traversé  le  blindage  ;  de  plus,  les  néces- 
sités du  pointage,  faisant  osciller  la  bouche  du  canon  dans  un 
champ  assez  large,  créent  de  larges  ouvertures  dans  la  pro- 


CANON     ET     CUIRASSE  i5t 

tection,  et,  malgré  tout,  le  champ  de  tir  reste  toujours  un 
peu  limité. 

Pour  l'artillerie  de  gros  calibre,  rien  ne  vaut  la  tourelle 
mobile.  Entièrement  close,  cette  tourelle  blindée  contient  le 
canon,  les  mécanismes,  les  servants  et  reçoit  projectiles  et 
charges,  venus  des  soutes,  par  des  monte-charges  intérieurs. 
Tout  entière,  d'un  bloc,  avec  son  contenu,  elle  vire  au  com- 
mandement et  se  déplace  pour  le  pointage.  Sa  muraille 
blindée  n'est  percée  que  d'une  ouverture  circulaire  par  oii 
passe  la  gueule  du  canon  et  d'une  fenêtre  étroite  pour  la 
vue.  On  emploie  des  tourelles  simples,  ne  contenant  qu'un 
seul  canon,  et  des  tourelles  jumelées,  ou  se  trouvent  deux 
canons.  Les  tourelles  jumelées  ont  trois  inconvénients  ma- 
jeurs :  un  seul  coup  heureux  de  l'adversaire  peut  mettre  les 
deux  canons  hors  de  service;  la  manœuvre  simultanée  de 
deux  pièces  dans  un  étroit  espace  serait  difficile  en  temps  de 
combat;  enfin,  les  deux  canons  ne  pourraient  pas  tirer  simul- 
tanément dans  des  directions  différentes.  Comme  avantage, 
une  tourelle  jumelée  pèse  moins  que  deux  tourelles  simples 
contenant  chacune  un  seul  canon  de  même  calibre. 

Pour  l'artillerie  moyenne,  une  controverse  s'est  élevée 
depuis  longtemps  sur  la  disposition  —  casemates,  tourelles 
jumelées  ou  tourelles  simples  —  qu'il  convient  d'adopter.  Si 
l'on  ne  considère  que  l'indépendance  de  chaque  pièce,  plusieurs 
tourelles  simples  sont  préférables  :  malheureusement,  c'est 
une  augmentation  dans  la  grandeur  et  le  coût  des  navires, 
chaque  tourelle  nécessitant  des  appareils  compliqués  pour  sa 
manœuvre.  Aussi,  sur  presque  tous  les  bâtiments  nouveaux, 
l'artillerie  moyenne  se  trouve-t-elle  disposée  partie  en  case- 
mates, partie  en  tourelles  simples  ou  jumelées.  Les  bâtiments 
actuels  reçoivent  en  général  l'armement  suivant  : 

CUIRASSÉS 

4  grosses  pièces  en  tourelles  jumelées  (les  calibres  variant 
de  24  centimètres  à  34  centimètres  et  étant  en  moyenne  de 
3o  centimètres)  ; 

12  à  16  pièces  d'artillerie  moyenne,  en  casemates  ou  tou- 
relles (calibres  variant  de  12  à  16  centimètres)  ; 


l52  LA.    REVUE    DE    PARIS 

3o  pièces  d'artillerie  légère,  dont  plus  de  la  moitié  est  en 

canons  d'un  calibre  voisin  de  5  centimètres,  les  autres  pièces 

étant,  soit  de  8    à    lo  centimètres,   soit  de  87   millimètres. 


CROISEURS    CUIRASSES 

2  gros  canons  (de  19  à  aA  centimètres)  en  tourelles  simples  ; 
12  à  16  canons  moyens  (de  10  à  16  centimètres)  en  case- 
mates, tourelles  ou  derrière  des  masques  ; 
24  pièces  d'artillerie  légère,  sans  protection. 

CROISEURS    PROTÉGÉS 

Pas  de  grosse  artillerie  ; 

Suivant  l'importance,  10  a  16  pièces  d'artillerie  moyenne 
(de  10  à  16  centimètres)  en  tourelles,  casemates  ou  masques; 
Environ   16  petits  canons  (de  87  ou  [x']  millimètres). 


Les  inventaires  ci-dessus  ne  sont  donnés  qu'à  titre  d'exem- 
ple. Mais  ils  permettent  de  se  rendre  compte  de  l'armement 
ordinaire  des  vaisseaux.  A  mesure  que  les  canons  se  perfec- 
tionnent, on  en  profite  d'ailleurs  pour  réduire  le  calibre  des 
grosses  pièces;  j'ai  dit  que.  presque  partout  déjà,  le  calibre 
maximum  est  de  3o  centimètres,  alors  qu'on  utilisait,  il  y  a 
quelques  années,  des  canons  de  42  centimètres.  C'est  que  les 
progrès  de  l'artillerie  sont  plus  rapides  que  ceux  de  la  cui- 
rasse. L'artilleur  peut  modifier  à  la  fois  le  canon,  la  poudre 
et  le  projectile,  tandis  que  la  protection  ne  peut  faire  progrès 
que  dans  la  métallurgie  des  plaques,  et  la  question  des  poids 
apparaît  encore  avec  toute  son  importance  dès  que  l'on  cherche 
à  augmenter  l'épaisseur  des  cuirasses.  Il  semble  donc  qu'en 
théorie  le  canon  doit  toujours  arriver  à  vaincre  le  blindage. 


CAPITAINE    XXX 

(La  fin  prochainement .  ) 


MEMOIRES 


D'UN 


PAYSAN   BAS-BRETON 


PREMIERE    SERIE 


A    LA    CASERNE 


Me  voilà  lancé  sur  la  route  de  l'avenir.  Oh  me  mènerait- 
elle?  En  tout  cas,  je  ne  pensais  ni  à  la  fortune,  ni  a  la 
gloire,  ni  même  au  patriotisme.  Je  n'avais  qu'une  idée  dans 
ma  cervelle  inculte,  c'était  de  chercher  à  voir  et  à  savoir. 
Dans  celte  idée,  je  quittai  heureux  et  content  cette  pauvre 
Bretagne,  que  tant  de  jeunes  gens  alors  ne  voulaient  quittera 
aucun  prix.  Beaucoup  dépensaient  des  centaines  de  francs 
chez  les  sorciers  pour  avoir  la  chance  de  tirer  un  bon  numéro  ; 
d'autres  s'empoisonnaient  en  avalant  toutes  sortes  de  drogues 
ou  se  mutilaient  afin  de  se  rendre  impropres  au  service. 

Lorsque  je  fus  arrivé  à  environ  six  kilomètres  de  Quimper, 
j'aperçus  le  bourg  d'Ergué-Gabéric  et  beaucoup  de  fermes, 
dans  lesquelles  j'allais  autrefois,  chaque  semaine,  chercher 
quelque  chose  à  manger  pour  moi  et  mes  parents  ;  je  regardai 
le  clocher,  l'église,  le  cimetière  oij  mes  parents  devaient  bientôt 
aller  se  reposer  de  leur  longue  vie  de  misère.  Je  contemplai 
aussi  ce  vieux  presbytère  oii,  pendant  trois  années  consécu- 
tives, à  l'époque  des  communions,  j'avais  mangé  de  bonnes 
écuellées  de  soupe  que  le  recteur  nous  faisait  donner  à  midi, 

I.  Voir  la  Revue  du  i5  décembre  igo^. 


l54  LA    REVUE    DE    PARIS 

pendant  les  jours  de  retraite.  Je  m'étais  arrêté  un  instant 
devant  ce  petit  coin  de  terre,  témoin  muet  et  inconscient  de 
mes  premières  et  précoces  misères,  mais  qui  fut  aussi  témoin 
de  ma  première  joie,  en  ce  jour  divresse  et  plein  de  charmes 
cil  je  reçus  Dieu  pour  la  première  fois;  de  grosses  larmes  me 
coulaient  le  long  des  joues  :  n'ayant  pas  de  mouchoir,  je  les 
essuyai  avec  le  revers  de  ma  blouse  et  je  me  remis  en  route 
presque  en  courant,  sans  plus  regarder  derrière  moi. 

J'avais  attaché  mes  vieux  souliers  par  les  cordons  cl  les 
avais  mis  à  cheval  sur  mon  épaule,  sans  même  les  avoir  essayés. 
J'arrivai  vers  huit  heures  àRosporden,  que  je  traversai  presque 
sans  m'arrêter,  m'informant  seulement  de  la  route  de  Quim- 
perlé.  Au  bourg  de  Bannalec,  je  fis  une  pause  en  buvant  une 
chopine  de  cidre  :  il  faisait  chaud  et  la  route  était  couverte 
de  poussière. 

Il  était  environ  une  heure  quand  j'arrivai  à  Quimperlé  ;  je 
commençais  à  avoir  faim  :  avant  même  de  songer  îi  mon 
billet  de  logement,  j'allai  demander  à  manger  dans  un  petit 
débit  que  je  remarquai  au  coin  de  la  place.  Je  n'étais  pas 
fatigué  du  tout  et,  après  m'être  restauré,  j'avais  presque  envie 
de  continuer  ma  route  sur  Lorient  ;  mais  ma  feuille  de  route 
marquait  que  je  devais  coucher  à  Quimperlé  et  j'avais  peur 
de  me  mettre  du  premier  coup  en  contravention  avec  les  règle- 
ments militaires.  J'allai  donc  demander  un  billet  de  logement, 
La  personne  à  qui  j'étais  adressé  me  donna  deux  francs  pour 
mon  billet  avec  un  grand  verre  de  vin.  Je  retournai  chez  l'au- 
bergiste d'oij  je  venais,  demander  à  loger;  elle  m'offrit  un  lit, 
k  souper  et  à  déjeuner  pour  vingt  sous  :  je  faisais  vingt  sous 
d'économie  dans  ma  première  journée  de  soldat. 

Le  lendemain,  je  quittai  Quimperlé  vers  cinq  heures,  tou- 
jours mes  vieux  souKers  à  cheval  sur  mon  épaule.  Lorsqu'en 
regardant  les  bornes  je  vis  que  je  n'étais  plus  qu'à  cinq  kilo- 
mètres de  Lorient,  je  sortis  de  la  route  pour  chercher  un  ruisseau 
ou  une  fontaine  que  je  trouvai  bientôt.  Là,  je  secoue  la  pous- 
sière de  mes  effets,  je  me  lave  les  pieds,  les  jambes,  les  mains 
et  toute  la  tête;  puis,  après  avoir  bien  essuyé  mes  pieds,  je  mets 
mes  vieux  souliers  qui  ne  m'allaienl  pas  trop  mal.  Avant  de 
revenir  sur  la  route,  je  pensai  à  ma  ceinture.  Qu'est-ce  que 
je  ferais  avec  ça  au  régiment.»^   On  ne  me  laisserait  pas  la 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  l55 

porter,  sans  doute;  et  puis  il  me  faudrait  passer  la  visite  du 
docteur  :  on  verrait  ma  ceinture  et  on  se  moquerait  certaine- 
ment. Alors,  après  avoir  regardé  autour  de  moi,  je  me  blottis 
contre  la  haie  et,  vivement,  je  défis  ma  ceinture;  j'en  retirai 
toutes  les  pièces  et,  mettant  les  pièces  en  or  dans  mon  porte- 
monnaie,  je  nouai  les  pièces  de  cinq  francs  dans  un  coin  de 
ma  poche,  avec  un  bout  de  toile  arraché  du  pan  de  ma  che- 
mise. Je  revins  sur  la  route,  laissant  là  ma  ceinture  vide. 

Lorsque  je  fus  arrivé  aux  fortifications  de  Lorient,  devant 
la  porte  de  Kerentrech,  je  m'arrêtai  un  instant  à  regarder  ces 
grandes  murailles  et  ces  fossés  ;  de  l'autre  côté  de  la  porte, 
un  soldat  se  promenait  avec  un  fusil  dans  les  bras.  Ayant 
peur  d'être  reconnu  pour  un  conscrit  et  conduit  tout  droit  à 
la  caserne,  où  je  ne  voulais  pas  entrer  sans  manger  et  sans 
avoir  vu  la  ville,  je  passai  légèrement  du  côté  opposé  au.  corps 
de  garde  au  moment  oii  beaucoup  de  passants  s'y  trouvaient, 
et  je  filai  vers  le  centre  de  la  ville,  en  regardant  de  tous 
côtés,  pensant  à  chaque  instant  qu'on  allait  m'arrcter.  Bien- 
tôt j'arrivai  sur  une  grande  place  toute  couverte  de  légumes. 
Midi  venait  de  sonner;  j'avais  faim,  je  vis  une  enseigne,  où 
l'on  vendait  à  boire  et  à  manger.  J'entrai  et  j'allai  me  cacher 
dans  un  coin  où,  sur  ma  demande,  on  m'apporta  un  plat  de 
ragoût,  du  pain  et  une  chopine  de  cidre. 

Quand  j'eus  fini  de  manger,  la  femme  qui  m'avait  servi 
vint  me  demander  si  je  voulais  prendre  du  café  :  «  Vous  allez 
entrer  au  régiment,  n'est-ce  pas?  me  dit-elle.  Je  connais  ça, 
vous  êtes  du  côté  de  Quimper.  »  Tout  en  me  parlant  ainsi 
dans  son  breton  du  Morbihan,  que  je  comprenais  k  peine,  et 
sans  attendre  ma  réponse,  elle  alla  me  chercher  le  café.  Je 
n'en  avais  jamais  pris  ;  je  ne  le  trouvai  d'abord  pas  mauvais, 
mais  lorsque  la  femme  eut  versé  de  l'eau-de-vie  dedans,  j'eus 
mille  peines  k  l'avaler,  quoiqu'elle  m'assurât  qu'il  était  bon. 
Elle  me  dit  aussi  qu'il  y  avait  beaucoup  de  jeunes  soldats 
bretons  au  S']^,  qui  venaient  chez  elle,  le  soir  et  le  dimanche, 
boire  du  bon  cidre  ou  de  la  bonne  eau-de-vie,  que  quand  je 
serais  habillé  je  n'avais  qu'à  porter  mes  effets  civils  chez  elle  : 
là,  une  revendeuse  viendrait  me  les  acheter  et  si  je  voulais 
acheter  un  pantalon  rouge  numéro  2  pour  faire  mes  exercices 
et  les  corvées,  afin  d'épargner  mon  pantalon  numéro  i  pour 


l56  LA    REVUE    DE    PARIS 

le  dimanche  et  les  revues,  elle  m'en  trouverait  également.  Je 
vis  que  cette  femme  connaissait  le  métier  de  soldat;  je  la 
remerciai  beaucoup  de  son  obligeance  et  lui  promis  de  reve- 
nir quand  je  serais  habillé.  Après  avoir  payé  mon  dîner,  elle 
me  versa  encore  une  rasade  dans  ma  tasse  et  se  versa  elle- 
même  un  petit  verre  pour  trinquer  avec  moi. 

Avant  de  me  présenter  à  la  caserne,  j'allai  encore  faire  un  tour 
du  côté  du  quai:  il  était  couvert  de  soldats  faisant  l'exercice.  Je 
voyais  bien  qu'il  y  en  avait  là  beaucoup  qui  ne  faisaient  que 
de  commencer  ;  les  uns  avaient  encore  leurs  blouses,  d'autres 
leurs  pantalons  civils.  Gela  me  réjouissait  :  je  ne  serais  donc 
pas  seul  à  faire  l'apprentissage  du  métier.  Mais,  tout  en  obser- 
vant les  commandements  et  les  remarques  des  instructeurs 
et  les  mouvements  des  conscrits,  je  ne  pouvais  m'empêcher 
de  regarder  avec  étonnement  les  grands  navires  dans  le  port. 
Je  me  demandais  comment  de  pareilles  masses  pouvaient 
rester  sur  l'eau  sans  s'y  engloutir.  C'était  un  nouveau  pro- 
blème qui  m'entrait  dans  la  tête  et  qui  ne  devait  en  sortir 
que  bien  des  années  après,  avec  les  problèmes  du  télégraphe 
et  du  chemin  de  fer.  Mais  le  soir  approchait  :  il  était  temps 
de  me  présenter. 

En  arrivant  à  la  porte  de  la  caserne,  pour  ne  pas  donner  le 
temps  de  m'interroger,  je  tendis  de  loin  ma  feuille  de  route, 
sans  trop  savoir  à  qui  je  la  tendais  ;  mais  presque  en  même 
temps,  un  sergent,  —  le  sergent  de  planton,  je  crois,  —  vint 
me  la  prendre,  et,  après  avoir  jeté  les  yeux  dessus  et  avoir 
plaisanté,  avec  un  autre  sergent  qui  se  trouvait  là,  sur  ma 
petite  taille  et  mon  air  naïf  et  timide,  il  appela  le  planton  de 
l'adjudant  pour  me  conduire  chez  le  «gros  major»,  qui  est 
celui  qui  lient  le  registre-matricule  du  régiment.  Là,  je  fus 
incorporé  définitivement  sous  le  numéro  6/i3o  et  versé  à  la 
2^  compagnie  du  3®  bataillon. 

Pendant  le  trajet,  le  planton  essayait  de  me  parler,  et  moi 
j'essayais  de  le  comprendre  :  ce  fut  bien  difficile.  J'avais  déjà 
entendu  parler  le  français  chez  moi  et  je  comprenais  même 
beaucoup  de  mots  ;  mais  je  pensai  que  le  français  ne  se  parlait 
pas  ailleurs  comme  à  Quimper,  car,  de  tout  ce  que  le  planton 
de  l'adjudant  me  disait,  je  ne  compris  qu'une  phrase  :  «  Tou 
payase  pas  oun  vero  ?  »  Je  répondis  vivement  C(  si  »,  ce  fameux 


MEMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  167 

si  qui  m'avait  fait  rire  plus  d'une  fois,  quand  je  l'entendais 
prononcer  par  les  écoliers  de  M.  Olive,  le  mot  de  5/  étant 
employé  en  breton  pour  chasser  les  cochons  importuns.  Nous 
entrâmes  dans  un  débit  et  je  lui  fis  servir  un  demi-quart, 
ration  qui  était  alors  à  la  mode  dans  le  monde  des  buveurs 
et  qu'on  prenait  ordinairement  à  deux,  puis  je  demandai  une 
chopine  de  cidre  pour  moi.  En  trinquant,  il  me  dit  :  «  Tou 
farai  oun  boun  soudât,  vaï,  et  oun  boun  camarao  »  et  après 
avoir  avalé  son  demi-quart  d'un  seul  trait,  il  me  dit  qu'il 
allait  me  conduire  à  ma  compagnie,  ce  chez  lou  serginte- 
majour  ». 

Ce  sergent-major  était  un  tout  petit  homme,  à  peu  près 
comme  moi,  aussi  un  engagé  volontaire,  dont  le  français,  ou 
du  moins  l'accent,  me  surprit  autant  que  celui  du  planton  : 
ce  n'était  pas  encore  là  le  français  que  j'avais  entendu  à 
Quimper.  Sa  figure  était,  comme  la  mienne,  complètement 
dépourvue  de  duvet  ;  il  eût  été  très  joli  garçon  sans  son  nez 
en  bec  d'aigle.  La  première  chose  qu'il  dit  en  me  voyant 
fut  :  «En  voici  un  qui  ne  passera  pas  aux  grenadiers.  »  Puis, 
aussitôt,   il  me  demanda  si  j'avais  de  l'argent. 

Je  répondis  : 

—  Un  petit  peu,  major. 

—  Oh!  mais,  tu  comprends  bien  le  français. 

Je  répétai  la  même  phrase,  et,  pendant  qu'il  m'expliquait 
ce  qu'on  m'avait  déjà  expliqué  à  Quimper  à  propos  de  la 
masse  individuelle,  pour  répondre  ou  plutôt  pour  couper 
a  ses  explications,  je  déposai  quarante  francs  sur  sa  table. 

—  A  la  bonne  heure,  dit-il,  je  vois  que  tu  comprends 
ton  affaire;    ceci  te  servira  d'un  bon  point  pour  commencer. 

Il  vint  lui-même  me  conduire  à  mon  escouade,  la  dernière 
qui  occupait  seule  une  petite  chambre  à  part;  il  y  avait  juste- 
ment un  lit  disponible  que  le  sergent  me  montra  du  doigt,  et 
il  dit  quelques  mots  au  caporal  qui  était  dans  un  coin,  un 
petit  livre  à  la  main. 

Je  restais  planté  là,  au  pied  de  mon  lit  que  je  trouvais  bien 
étroit;  j'étais  embarrassé  de  mon  individu,  surtout  de  mes 
mains  que  je  ne  savais  oii  fourrer;  je  fus  mis  un  peu  à  mon 
aise  par  un  soldat  qui  me  demanda  en  breton  d'oii   j'étais  : 

—  D'Ergué  Gabéric,  tout  près  de  Quimper. 


l58  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Moi,  je  suis  de  Léon,  dit-il  ;  il  y  a  six  mois  que  je 
suis  ici.  Je  n'avais  plus  qu'un  an  à  faire  de  mon  congé 
lorsqu'on  m'a  appelé  ;  je  suis  marié,  père  de  famille  et  fer- 
mier; j'ai  été  obligé  d'abandonner  tout,  et  on  parle  à  chaque 
instant  que  le  régiment  va  partir  pour  la  guerre.  C'est  embê- 
tant d'aller  se  faire  tuer  lorsqu'on  a  femme  et  enfants  et  qu'on 
n'a  que  six  mois  à  faire. 

Il  me  disait  tout  ça  d'un  air  conlristé,  pendant  que  les 
autres  soldats  parlaient  et  riaient  entre  eux  de  ce  «  pauvre 
bleu,  de  ce  blanc-bec»,  dans  le  beau  langage  des  soldats  de 
l'époque,  qu'on  apprenait  ordinairement  au  bout  de  six  mois, 
et  que  la  plupart  des  soldats  de  ce  temps  ont  continué  à  parler 
toute  leur  vie. 

Quand  il  eut  fini  son  histoire,  il  me  dit  d'aller  cher- 
cher, si  j'avais  de  l'argent,  un  litre  d'eau-de-vie  à  la  cantine 
pour  payer  ma  bienvenue  ;  comme  ça,  je  contenterais  tout  le 
monde.  C'était  à  cela  que  je  pensais  depuis  mon  entrée,  mais 
je  ne  savais  comment  m'y  prendre.  Il  descend  avec  moi  me 
montrer  la  cantine;  je  lui  paie  un  verre  d'abord  et  nous  remon- 
tons à  la  chambrée  avec  un  litre  et  un  verre,  .le  commençai  la 
distribution  par  le  caporal  d'escouade.  Tous,  à  mesure  qu'ils 
avaient  bu  leur  verre,  me  mettaient  la  main  sur  l'épaule  en 
me  disant:  «C'est  bien  ça;  toi,  bon  camarade.»  Mon  Breton 
revint  avec  moi  reporter  le  litre  vide  à  la  cantine,  où  nous 
bûmes  encore  quelques  verres,  en  attendant  l'appel  du  soir. 

Je  ne  dormis  guère  celte  nuit-là.  Le  lendemain,  on  me 
mena  à  la  visite  du  médecin,  pour  voir  si  j'étais  réellement 
bon  pour  le  service  et  s'assurer  que  j'étais  vacciné.  Ensuite, 
on  me  mena  au  magasin,  où,  après  avoir  été  habillé  à  neuf  des 
pieds  à  la  tête,  on  me  donna  ma  charge  d'effets  d'équipement 
et  d'armement.  Quand  j'arrivai  avec  tout  ça  dans  la  cham- 
brée et  que  je  les  eus  déposés  sur  mon  lit,  j'en  fus  effrayé. 
Gomment  arranger  tout  ça?  Heureusement,  mon  Breton  vint 
encore  à  mon  aide  :  il  commença  d'abord  par  monter  mon 
fusil  qui  était  en  quatre  ou  cinq  morceaux;  ensuite,  il  m'ap- 
prit à  plier  mes  elfels  et  à  les  placer  sur  les  planches  à  bagages, 
puis  il  donna  un  bon  coup  d'astiquage  à  ma  giberne  et  à  mon 
ceinturon. 

Enfin,  vers  le  soir,  j'étais  paré;  j'avais  presque  l'air  d'un 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  iBo 

vieux  soldat.  On  aurait  pu  me  dire  comme  disait  une  chan- 
son du  temps  : 

Ea  vous  voyant  sous  l'habit  militaire, 
J'ai  deviné  que  vous  étiez  soldat. 

Après  la  soupe  du  soir,  on  me  permit  de  sortir  avec  mon 
camarade,  pour  vendre  mes  effets  civils.  Nous  allâmes  chez  la 
femme  qui  m'avait  si  bien  reçu  la  veille.  Là,  je  trouvai  moyen 
d'échanger  tous  mes  effets  civils  contre  un  vieux  pantalon 
rouge,  lequel,  du  reste,  me  rendit  de  grands  services  dans  les 
exercices  et  les  corvées  et  me  permit  d'épargner  mon  pan- 
talon numéro  i  pour  les  dimanches  et  les  revues. 

Le  lendemain,  je  devais  aller  à  l'exercice.  Le  matin,  avant 
de  descendre,  je  me  fis  montrer,  par  mon  camarade,  la  ma- 
nière de  porter  mon  fusil,  afin  de  ne  pas  paraître  plus  bête 
que  j'en  avais  l'air.  Etant  décidé  d'aller  le  plus  vite  possible 
dans  mon  apprentissage,  j'y  mettais  de  la  bonne  volonté  et 
du  goût  :  en  peu  de  temps,  j'atteignis  des  hommes  qui 
manœuvraient  depuis  longtemps. 

Au  bout  de  trois  mois,  je  passais  au  bataillon  avec  des 
hommes  qui  étaient  arrivés  deux  mois  avant  moi.  J'avais 
appris  non  seulement  les  exercices,  mais  même  les  comman- 
dements et  la  théorie,  à  force  de  les  entendre  rabâcher  par 
les  instructeurs.  Je  savais  aussi  à  peu  près  tout  le  français  du 
troupier  de  ce  temps,  le  français  de  caserne  que  tout  soldat 
apprenait  en  six  mois  au  moins,  et  avec  lequel  tous  ou  presque 
tous  revenaient  chez  eux,  au  bout  de  sept  ans  et  même  de 
vingt-cinq  ans.  Comment,  du  reste,  en  aurait-il  été  autre- 
ment .►^  Sur  cent  soldats,  il  y  avait  quatre-vingt-dix-neuf 
illettrés.  Et  tous  ces  hommes  se  réunissaient  dans  les  cham- 
brées, dans  les  promenades,  dans  les  camps,  par  «  pays  », 
pour  parler  entre  eux  leurs  patois  ou  leurs  jargons.  Les 
caporaux  et  les  sergents  n'étaient  guère  plus  avancés  que  les 
autres,  sinon  que  je  les  trouvais  encore  plus  grossiers.  Moi 
qui  étais  allé  au  régiment  dans  le  seul  but  de  m'instruire,  je 
me  voyais  un  des  plus  savants,  car  je  savais  lire  et  même  un 
peu  écrire.  Où  et  comment  en  apprendre  davantage  ?  Pas 
d'école,  pas  moyen  de  trouver  ni  de  posséder  un  seul  livre.  Je 
fus  désolé. 


l6o  LA    REVUE    DE    PARIS 

Cependant  on  parlait  déjà  beaucoup  de  la  guerre  entre  la 
Russie  et  la  Turquie,  et  on  disait  que  notre  régiment  y  serait 
bientôt  appelé.  A  la  fin  de  décembre  i85/i,  le  régiment  reçut, 
en  effet,  l'ordre  de  se  mettre  en  route,  sans  trop  savoir  où 
nous  devions  aller  :  on  parlait  de  Paris,  de  Marseille,  de 
Lyon,  puis  enfin  de  la  Turquie.  Sans  rien  savoir  au  juste,  du 
moins  nous  autres  soldats,  nous  quittâmes  Lorient  aux  der- 
niers jours  de  décembre,  par  un  temps  froid,  avec  de  la  neige. 
Le  dépôt  restant  à  Lorient,  on  y  avait  versé  tous  les  soldats 
trop  vieux  ou  trop  jeunes,  les  hommes  faibles,  les  malingres, 
enfin  tous  ceux  qu'on  croyait  incapables  de  supporter  les 
fatigues  d'une  longue  route.  Je  crus  un  instant  qu'on  allait 
m'y  verser,  moi  aussi,  avec  les  trop  jeunes.  Mais  je  dis  à 
mon  sergent-major  que  je  n'étais  pas  engagé  volontaire  pour 
rester  à  flâner  dans  les  dépôts,  que  je  me  sentais  capable 
d'aller  partout  où  iraient  les  autres  ;  il  me  décocha,  ainsi  que 
plusieurs  des  vieux  soldats  qui  se  trouvaient  présents,  un  sou- 
rire de  doute  et  peut-être  de  pitié.  N'importe,  je  partis. 

Pendant  les  quatre  premières  étapes,  je  craignis  plus  d'une 
fois  d'être  obligé  de  donner  raison  au  doute  de  mon  sergent- 
major  sur  mes  forces  réelles.  La  neige  était  épaisse,  la 
marche  était  pénible  et  j'eus  les  pieds  blessés  dès  la  première 
étape;  je  sentais  aussi  que  mon  sac  était  un  peu  lourd: 
ses  bretelles  me  coupaient  les  épaules.  Je  grinçais  des  dents 
et  je  me  disais  souvent  :  c<  Courage,  petit,  tu  es  volontaire, 
meurs  plutôt  que  de  rester  en  arrière.  »  J'en  voyais  cepen- 
dant qui  restaient  à  la  traîne,  et  même  des  vieux  soldats,  et 
c'est  ce  qui  me  donnait  du  courage.  Quand  je  Aboyais  un 
vieux  soldat  rester  en  arrière,  surtout  s'il  était  de  ma  compa- 
gnie, il  me  semblait  que  mon  sac  s'allégeait  de  plusieurs  kilos 
et  que  les  pieds  me  faisaient  moins  de  mal.  J'arrivai  ainsi 
clopin-clopant  à  la  quatrième  étape,  qui  était  Plélan-le-Grand, 
où  nous  devions  faire  séjour.  Nous  y  restâmes  même  qua- 
rante-huit heures,  car  la  marche  était  empêchée  non  plus  par 
la  neige,  mais  par  une  épaisse  couche  de  verglas,  sur  laquelle 
ni  hommes  ni  chevaux  ne  pouvaient  se  tenir  debout.  Je  pro- 
fitai de  ce  repos  pour  soigner  mes  pieds  et  graisser  mes  sou- 
liers. 

Nous  étions  logés,  mon  camarade  de  lit   et  moi,  chez  un 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  l6l 

brave  cultivateur  qui  avait  l'air,  lui  ainsi  que  sa  femme,  d'avoir 
une  grande  pitié  de  moi,  me  voyant  si  jeune,  avec  une 
charge  si  lourde  par  ce  temps  abominable.  Nous  fûmes  soi- 
gnés par  ces  braves  gens  mieux  que  les  enfants  de  la  maison  ; 
ils  me  firent  oublier  complètement  les  misères  des  jours  pré- 
cédents. Le  troisième  jour,  le  dégel  étant  venu  avec  de  la 
pluie,  on  se  remit  en  route,  mais  seulement  à  dix  heures  du 
matin,  ce  qui  fit  que  nous  n'arrivâmes  à  Rennes  qu'à  la  nuit 
close,  trempes  jusqu'aux  os  et  de  la  boue  par-dessus  nos  têtes, 
après  avoir  laissé  quantité  d'hommes  en  roule.  Beaucoup  ne 
purent  trouver  leurs  logements  :  après  avoir  erré  longtemps 
dans  les  rues,  ils  durent  passer  la  nuit  au  poste  de  la  mairie. 
Les  habitants  étaient  venus  cependant  sur  la  place,  avec  des 
lanternes,  chercher  les  soldats  qui  leur  étaient  destinés,  mais 
c'était  bien  difficile  de  se  trouver  dans  un  pareil  brouhaha; 
plus  ils  criaient,  plus  ils  se  perdaient.  J'étais  content  de  moi, 
ce  jour-là  :  je  n'avais  plus  aucun  mal  aux  pieds  et  je  ne  me 
sentais  pas  trop  fatigué  ;  mais  mon  pauvre  camarade  était 
rendu;  il  ne  pouvait  plus  tenir  debout. 

Quand  j'eus  notre  billet  de  logement  et  le  pain,  je  m'ap- 
prochai d'un  homme  qui  tenait  une  lanterne  à  la  main,  pour 
lire  le  nom  de  notre  logeur.  Je  vis  que  c'était  un  jardinier  ; 
mon  camarade  dit  :  ((  Un  jardinier!  ça  doit  être  loin  alors, 
en  dehors  de  la  ville.  Je  resterais  plutôt  coucher  ici  sur  la 
place,  je  n'en  puis  plus.  »  Mais  l'homme  à  la  lanterne  nous 
dit  que  ce  n'était  pas  loin  et  que  ce  jardinier  devait  être  aussi 
par  là  à  nous  chercher.  En  effet,  au  moment  où  nous 
allions  nous  engager  dans  la  rue  qu'on  nous  avait  indiquée, 
j'entendis  un  homme  qui  criait  son  nom  à  tous  les  soldats 
qui  passaient  :  ce  nom  était  celui  qui  se  trouvait  sur  notre 
billet  de  logement. 

—  Nous  voici,  monsieur  le  jardinier,  lui  dis-je  en  lui  ten- 
dant le  billet;  n'est-ce  pas  ça? 

—  Si,  mes  amis,  dit-il.  Je  savais  bien  qu'ici  j'étais  le 
mieux  placé  pour  vous  trouver.  Vous  devez  être  esquintés. 

—  Oui.  vraiment,  monsieur,  mon  camarade  n'en  peut  plus. 
Il  nous  fit  entrer  dans  un  débit  et  nous  fit  servir  une  bonne 

goutte  d'eau-de-vie  à  chacun,  ce  qui  permit  à  mon  camarade 
d'arriver  jusqu'au  but.   Là,   nous   fûmes  reçus   par  toute  la 

i^r  Janvier  igoS.  li 


l62  LA    REVUE    DK    PARIS 

famille  comme  on  recevait  les  voyageurs  aux  temps  bibliques. 
Le  lendemain ,  nous  ne  partîmes  encore  qu'à  neuf  heures 
du  matin.  Les  traînards  et  les  égarés  de  la  veille  eurent  bien 
de  la  peine  à  se  retrouver.  Plusieurs  hommes  restèrent  à 
l'hôpital  de  Rennes.  Nous  voyageâmes  ainsi,  par  le  même 
temps  et  à  peu  près  dans  les  mêmes  conditions,  jusqu'aux 
premiers  jours  de  mars,  où  nous  arrivâmes  enfin  à  Lyon, 
dans  la  seconde  ville  de  France,  alors  gouvernée  ou  plutôt 
tyrannisée  par  le  fameux  Castellane,  dont  le  nom  seul  faisait 
trembler  les  soldais  aussi  bien  que  les  civils,  «  les  pékins  ». 
surtout  les  pékins  lyonnais,  qui  vivaient  alors  dans  des  transes 
continuelles,  car  ils  étaient  a\ertis  qu'à  la  moindre  velléité  de 
révolte  ou  de  désordre,  Castellane  ferait  bombarder  et  incen- 
dier la  ville  par  les  canons  des  forts. 


YI 


sous     CVSTELLANi: 

Nous  eûmes  à  éprouver,  des  notre  arrivée,  la  tyrannie, 
comme  nous  disions,  de  ce  vieil  autocrate.  Après  avoir  fait 
quarante  kilomètres  ce  jour-là  dans  la  boue,  il  nous  tint 
encore  deux  heures  sur  la  place  Bellecour  pour  nous  passer 
en  revue.  Le  colonel  du  64^  de  ligne,  arrivant  aussi  avec  son 
régiment  à  peu  près  en  même  temps  par  une  autre  route,  fut 
gratifié  de  trente  jours  d'arrêts  pour  avoir  fait  voyager  ses 
hommes  en  guêtres  blanches,  ou  du  moins  en  guêtres  de  toile, 
car  elles  n'étaient  guère  plus  blanches  que  les  nôtres  qui 
étaient  en  cuir  noir. 

Nous  vîmes  arriver  le  vieux  sur  la  place,  avec  son  insé- 
parable cheval  blanc,  sa  bosse  légendaire,  son  chapeau  de 
travers,  son  nez  et  son  menton  prêts  à  s'embrasser.  Si  Cas- 
tellane eût  eu  les  oreilles  bien  percées,  en  ce  moment-là,  il 
aurait  entendu  de  belles  litanies.  Toutes  les  belles  expressions, 
toutes  les  épithètes  qui  composaient  alors  le  riche  vocabulaire 
du  soldat  lui  étaient  adressées  ;  les  officiers,  qui  tremblaient 
derrière  les  rangs,  avaient  beau  dire  tout  bas  c<  silence  »,  les 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  l63 

litanies  n'en  continuaient  pas  moins.  Quand  la  revue  fut  ter- 
minée, on  nous  conduisit  dans  les  casemates  froides  et 
humides  de  Fourvières. 

Nous  étions  éreinlés  et  mourants  de  faim  ;  malgré  cela,  il 
fallut  aller  immédiatement  chercher  nos  elïets  de  campement: 
tentes,  bâtons,  piquets,  demi-couvertures,  bidons,  marmites, 
gamelles,  pelles,  pioches,  enfin  tout  le  bagage  et  tout  le  mobi- 
lier du  soldat  en  campagne.  Qu'allions-nous  faire  de  tout  ça  et 
comment  l'empaqueter,  l'attacher  sur  notre  sac  avec  notre 
précédent  bagage  que  nous  trouvions  déjà  assez  lourd?  Il  y 
avait  au  régiment  et  dans  presque  toutes  les  compagnies  quel- 
ques vieux  soldats,  qui  avaient  fait  campagne  en  Afrique  ou 
qui  avaient  déjà  servi  à  Lyon.  Ceux-là  furent  chargés  d'ensei- 
gner aux  autres  la  manière  de  s'y  prendre  pour  faire  leur  sac 
«  à  la  Castellane  »  :  en  Crimée,  par  la  suite,  nous  vîmes 
combien  cet  apprentissage  était  utile.  Il  fallait  se  dépêcher, 
car  on  nous  avait  avertis  que  l'on  repartirait  le  lendemain 
matin.  Pour  où?  On  ne  nous  le  disait  pas.  Mais  tout  le  monde 
pensait  et  disait  que  c'était  certainement  pour  Sébastopol,  dont 
on  faisait  alors  le  siège.  La  guerre,  qui  avait  commencé  en 
Turquie,  était,  depuis  le  mois  de  novembre,  portée  en  Crimée, 
où  se  trouve  la  ville  de  Sébastopol,  qu'on  disait  alors 
imprenable.  Nous  étions  contents  de  partir  de  Lyon,  car  on 
aimait  mieux  aller  se  faire  tuer  à  Sébastopol  que  rester  pour 
souffrir  les  mille  et  une  misères  des  soldats  de  Castellane. 

Hélas!  nous  fûmes  déçus  dans  notre. espoir.  Nous  partîmes 
le  lendemain  matin,  il  est  vrai,  mais  ce  ne  fut  pas  pour  Sébas- 
topol, ce  fut  pour  le  camp  de  Sathonay,  à  quelques  kilomètres 
de  Lyon,  sur  un  plateau  élevé,  entre  la  Saône  et  le  Rhône. 
Pour  nous  guérir  des  fatigues  et  des  misères  que  nous  subis- 
sions depuis  deux  mois,  on  nous  envoyait  dans  ce  camp  nou- 
vellement formé,  dans  des  baraques  en  planches,  ouvertes  à 
tous  les  vents,  à  la  pluie  et  à  la  neige,  n'ayant  pour  coucher 
que  le  lit  de  camp,  une  mauvaise  paillasse  et  une  demi-cou- 
verture. Là,  nous  fûmes  transformés  en  terrassiers,  ou,  comme 
disaient  les  vieux  soldats,  en  forçats.  Nous  allions  travailler 
sur  la  route  qu'on  établissait  alors  de  Lyon  au  camp  et  qu'on 
avait  nommée  avec  raison  «  la  route  des  soldats  ». 

Quand  nous  n'allions  pas  au  travail,  on  nous  envoyait  aux 


l64  LA    REVUE    DE    PARIS 

manœuvres,  à  la  cible,  faire  la  petite  guerre.  Une  ou  deux  fois 
par  semaine,  l'armée  de  Lyon  venait,  la  nuit,  attaquer  le  camp. 
A  la  première  alarme,  il  fallait  se  dépêcher  de  ramasser  ses 
effets,  de  mettre  tout  sur  le  dos,  armes  et  bagages,  et  de  parlir 
au  plus  vite  comme  si  on  ne  devait  plus  revenir.  Nous  cou- 
rions alors  à  travers  champs,  à  la  rencontre  de  l'ennemi  que 
nous  repoussions  jusqu'à  Lyon,  ou  bien  c'était  lui  qui 
nous  repoussait  dans  notre  camp  et  même  parfois  au  delà  : 
alors  le  camp  était  censément  pris  ;  nous  étions  vaincus.  Ces 
manœuvres  duraient  souvent  jusqu'au  jour,  ce  qui  n'empê-  ' 
chait  pas,  aussitôt  rentrés  au  camp,  de  nous  envoyer  aux 
travaux  de  la  roule  ;  mais  ce  qui  n'empêchait  pas  non  plus 
nos  gémissements,  nos  plaintes  et  nos  murmures  :  on  enviait 
le  sort  de  ceux  qui  étaient  à  Sébastopol,  car  il  n'était  pas 
possible  qu'ils  fussent  aussi  malheureux  que  nous,  du  moins 
à  ce  que  disaient  les  vieux  soldais. 

Etant  depuis  mon  plus  jeune  âge  habitué  à  toutes  sortes  de 
misères,  je  ne  trouvais  là  rien  d'extraordinaire.  Je  connaissais 
les  courses  de  nuit  depuis  le  temps  où  je  mendiais  mon  pain 
à  travers  nos  campagnes  sauvages  ou  quand  je  cherchais  les 
bestiaux  dans  les  garennes,  les  landes  et  les  bois,  où  j'enten- 
dais souvent  hurler  les  loups;  je  savais  aussi  manier  la  pelle, 
la  pioche  et  le  marteau  casse-pierres.  Ce  qui  me  chagrinait  le 
plus,  c'était  d'entendre  les  chefs,  par  peur  sans  doule,  parler 
toujours  de  consigne,  de  salle  de  police,  de  prison,  de  conseil 
de  guerre.  Ce  qui  me  déconcertait  encore,  c'était  de  ne  pou- 
voir trouver  aucun  moyen  de  m'inslruire  ;  nous  n'avions 
aucun  livre  ni  aucun  journal.  On  n'aurait  guère  eu  le  temps 
du  reste  de  s'en  occuper. 

Le  i'''"  mai,  il  y  eut  un  changement  :  la  division  de  Lyon 
vint  nous  remplacer  au  camp  et  nous  vînmes  occuper  ses 
casernements  en  ville  et  autour  de  la  ville.  Notre  régiment 
fut  réparti  entre  les  forts  Saint-Just,  Saint-ïrénée  et  Sainte- 
Foy.  C'est  dans  ce  dernier  fort  que  se  trouvait  alors  la  prison 
d'arrêt  des  officiers  :  on  l'avait  surnommée  la  pension  de 
Castellane.  Elle  était  presque  toujours  pleine,  cette  pension, 
d'olïiciers  de  tous  grades,  depuis  les  sous-lieulenants  jus- 
qu'aux colonels,  les  uns  aux  arrêts  forcés,  avec  un  factionnaire 
à  la  porte  de  leurs  cellules,  les  autres  ayant  le  droit  de  se 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  l65 

promener  k  de  certaines  heures  sur  le  rempart,  escortés  par 
des  soldats  en  armes.  Là,  nous  étions  un  peu  mieux,  du 
moins  on  se  le  figurait,  puisque  nous  couchions  dans  des 
lits  et  qu'on  n'allait  plus  piocher  sur  la  route  ;  mais,  en 
revanche,  le  service  de  place,  les  marches  militaires,  les  alertes 
de  nuit,  les  grandes  manœuvres,  les  revues  et  parades  du 
samedi  et  du  dimanche  ne  nous  laissaient  guère  plus  de 
repos  qu'au  camp. 

Les  caporaux  et  les  sous- officiers  étaient  plus  occupés  que 
nous.  On  leur  avait  donné  leurs  théories  qu'ils  n'avaient  pas 
vues  depuis  Lorient.  Ils  étaient  obligés,  dans  les  intervalles  de 
manœuvre,  d'aller  à  la  théorie  pratique  ou  récitative,  où  ils 
attrapaient  beaucoup  de  punitions,  car  la  plupart  ne  savaient 
plus  rien.  Ne  trouvant  pas  d'autre  livre,  je  m'amusais  sou- 
vent à  regarder  la  théorie  de  mon  caporal,  que  je  savais 
du  reste  par  cœur  depuis  mes  premiers  exercices  à  Lorient. 
Je  disais  à  ce  pauvre  caporal,  qui  était  toujours  puni  faute  de 
savoir  sa  théorie:  «  Si  vous  voulez,  j'irai  réciter  pour  vous.  » 

Cependant,  un  jour,  vint  dans  nos  chambres  un  monsieur 
avec  un  grand  paquet  de  papiers  sous  le  bras.  C'étaient  des 
images  de  Notre-Dame  de  Fourvières,  qu'il  distribuait  à  tout 
le  monde  avec  une  petite  médaille,  puis  de  petites  brochures 
qu'il  donnait  seulement  à  ceux  qui  savaient  lire.  De  celles-ci,  il 
n'eut  pas  beaucoup  à  distribuer  :  quatre-vingt-dix-neuf  soldats 
sur  cent  étaient  alors  complètement  illettrés.  Je  tendis  vers  ces 
brochures  une  main  empressée  et  je  remerciai  le  monsieur  avec 
effusion,  puis  j'allai  vite  sur  mon  lit,  voir  ce  qu'il  y  avait  dans 
ce  beau  petit  livre.  C'était  tout  des  cantiques  militaires  et 
des  prières  arrangées  spécialement  pour  les  soldats.  A  la 
dernière  page,  je  vis  deux  R.  et  deux  P.  Je  demandai  au 
caporal  ce  que  voulaient  dire  ces  lettres  :  il  ne  le  savait 
pas. 

Mais  ce  que  je  comprenais  et  qui  me  faisait  beaucoup  de 
plaisir,  c'était  le  renseignement  suivant  :  Tous  les  sous-ojjî- 
ciers,  caporaux  et  soldats  peuvent  venir  tous  les  jours,  de  cinq 
à  huit  heures  du  soir,  rue  Sainte-Hélène,  n°  h  ;  on  se  charge 
de  leur  apprendre  gratuitement  la  lecture,  Vécriture  et  la  comp- 
tabilité. 

Enfin,    me  dis-je,   me  voilà  sauvé.    Je   vais  pouvoir  ap- 


l66  LA    REVUE    DE    l'AllIS 

prendre  quelque  chose  des  histoires  de  ce  monde.  Le  len- 
demain, aussitôt  la  soupe  de  quatre  heures  mangée,  n'étant 
ni  de  service  ni  de  corvée,  je  courus  à  la  recherche  de  la  rue 
Sainte-Hélène,  que  je  n'eus  du  reste  pas  grand'peine  à  trou- 
ver, car  elle  est  située  entre  les  deux  grandes  places  de  Lyon, 
la  place  Napoléon  et  la  place  Bellecour.  J'entre  au  n°  4,  et 
bientôt  je  me  trouve  dans  une  grande  salle,  toute  remplie  de 
bancs,  lesquels  étaient  couverts  de  livres,  de  papiers,  de 
cahiers,  d'encriers  et  de  plumes  :  il  n'y  avait  là  que  sept* 
ou  huit  individus  ;  c'étaient  tous  des  sous-olïiciers  et  des 
caporaux. 

Un  monsieur  très  bien  mis,  très  poli  et  très  doux,  ayant 
presque  la  voix  d'une  femme,  vint  à  moi  en  me  disant  : 
«  Bonsoir,  mon  ami.  »  Il  me  prit  par  la  main  et  me  condui- 
sit m'asseoir  sur  un  banc,  derrière  les  autres,  qui  étaient  déjà 
occupés  à  lire  et  à  écrire,  puis  me  demanda  où  j'en  étais  de 
mon  instruction,  si  je  savais  lire  et  écrire.  Je  lui  répondis  que 
je  savais  lire  un  peu  et  que  j'avais  même  essayé  autrefois,  en 
gardant  les  vaches,  de  griffonner  des  lettres  et  des  mots  sur 
des  morceaux  d'ardoise.  Il  me  donna  un  livre  dans  lequel  il 
me  fit  lire  quelques  hgnes  à  haute  voix.  Je  m'en  tirai  assez 
bien,  quoique  je  fusse  un  peu  troublé  et  intimidé,  en  présence 
de  tout  ce  monde  supérieur  et  inconnu.  Ensuite,  il  me  donna 
un  modèle  d'écriture  que  j'essayai  de  copier  tant  bien  que 
mal,  en  perçant  souvent  le  papier  avec  la  pointe  de  ma  plume. 
Je  n'avais  jamais  gribouillé  qu'avec  la  pointe  de  mon  couteau 
ou  quelque  mauvais  crayon.  Je  voyais  alors  que  la  plume 
était  plus  difficile  à  manier  que  la  pioche.  N'importe,  le  mon- 
sieur me  dit  tout  de  même,  toujours  de  sa  voix  féminine,  que 
je  lisais  très  bien  et  que  je  n'écrivais  pas  trop  mal,  que  j'ap- 
puyais seulement  un  peu  trop  sur  ma  plume  :  je  le  voyais 
bien,  mon  grifionnage  transperçait  les  deux  feuilles. 

Un  peu  avant  la  fin  de  séance,  un  autre  monsieur  entra 
dans  la  salle  en  disant  :  «  Bonsoir,  mes  amis»,  puis  il  passa 
devant  chaque  écolier  en  lui  adressant  quelques  questions  et 
quelques  observations.  Ce  devait  être  le  maître  ou  le  chef  de 
l'établissement,  car  l'autre,  qui  le  suivait  par  derrière,  avait 
l'air  d'être  son  subordonné. 

Quand  il  vint  à  moi,  il  dit  : 


MÉMOIRES    DUN    PAYSAN    BAS-BRETON  167 

—  Voici  un  jeune  engagé  volontaire,  n'est-ce  pas,  mon 
ami? 

—  Oui,  monsieur. 

—  De  quel  pays  êtes-vous  P 

—  Du  Finistère,  monsieur. 

—  Ah  !  un  petit  Breton  !  Et  vous  avez  fait  beaucoup 
d'études  ? 

—  Aucune,  monsieur,  excepté  celles  que  j'ai  pu  faire  seul 
en  gardant  les  vaches,  chez  M.  Olive,  de  Kermahonec. 

Et  lui,  après  m'avoir  fait  lire  quelques  lignes  : 

—  Cependant,  vous  lisez  très  bien  et  votre  écriture  est  assez 
bien.  Un  peu  de  courage  et  de  bonne  volonté  et  vous  arriverez. 

—  Je  le  voudrais  bien,  monsieur,  c'est  mon  plus  grand 
désir. 

11  nous  donna  alors  la  petite  brochure  que  je  possédais  déjà 
et  nous  dit  de  chercher  le  cantique  n*^  8  que  nous  allions 
chanter  en  chœur.  Ce  cantique  commençait  par 

Te  souviens-tu,  jeune  enfant  de  la  France, 
Jeune  guerrier  gardien  de  son  drapeau,  etc. 

et  se  chantait  sur  un  air  connu  de  tous  les  soldats.  Après  le 
cantique,  ce  furent  les  prières  du  soir,  puis  les  deux  messieurs 
vinrent  serrer  la  main  à  leurs  «  chers  amis  »,  en  nous  invi- 
tant à  revenir  le  plus  souvent  possible  :  hélas  !  ce  plus  sou- 
vent possible  était  tout  au  plus  deux  fois  par  semaine.  Ils  le 
savaient  bien,  du  reste,  ces  messieurs,  que  nous  étions  retenus 
par  le  service,  les  manœuvres,  les  marches  militaires  et  les 
revues,  que  Gastellane  se  souciait  peu  de  l'instruction  des 
soldats,  si  ce  n'était  de  leur  instruction  militaire,  et  qu'il 
se  chargeait  de  nous  la  donner  dans  des  manœuvres  érein- 
tantes,  en  faisant  monter  des  fantassins,  avec  armes  et  baga- 
ges, en  croupe  derrière  les  cavaliers  dont  les  chevaux,  peu 
habitués  à  ces  sortes  de  manœuvres,  envoyaient  à  terre  cava- 
lier et  fantassin. 

Nous  l'avons  entendu,  un  jour,  dire  à  un  commandant  de 
chasseurs  à  pied  de  se  jeter  vivement  dans  le  Rhône  avec  son 
bataillon,  pour  surprendre  l'ennemi  qui  se  trouvait  de  l'autre 
coté  ;  ce  commandant  eut  le  courage  de  lui  répondre  : 
«  Maréchal,   veuillez  passer   le  premier  »  ;    il   en  fut  quitte 


l68  LA    REVUE    DE    PARIS 

pour  trente  jours  d'arrêts.  Le  vieux  disait  qu'un  bon  soldat 
sous  ses  ordres,  faisant  continuellement  et  exactement  son 
service,  ne  devait  pas  durer  plus  que  sa  capote.  Ce  fut  h 
ce  sujet,  paraît-il,  qu'un  cerlain  voltigeur  resté  inconnu, 
du  moins  de  Castellane,  lui  avait  flanqué  un  tire-balle  dans 
son  chapeau,  durant  une  manœuvre  au  camp  de  Sathonay  : 
Castellane  avait  adressé  des  compliments  à  ce  tireur  in- 
connu, en  lui  disant  de  sortir  des  rangs,  qu'il  allait  le  décorer 
sur-le-champ  pour  l'avoir  si  bien  visé  ;  mais  personne  ne 
bougea.  Il  fit  fouiller  toutes  les  gibernes  :  aucun  tire-balle 
ne  manquait. 

Je  ne  pus  retourner  à  mon  école  que  trois  jours  après. 
J'allai  m'asseoir  à  la  même  place,  oii  je  retrouvai  mon  cahier. 
Je  me  mis  immédiatement  à  copier  :  je  voulais  voir  si  ma 
main,  cette  fois,  était  plus  légère.  Mais  j'avais  beau  rete- 
nir ma  plume  en  faisant  des  jambages,  elle  s'accrochait  tou- 
jours. Le  monsieur  vint  me  voir  et,  voyant  que  je  perçais 
toujours  mon  cahier,  il  me  donna  une  plume  doie  ;  celle-là 
glissait  mieux  ;  avec  elle,  je  ne  faisais  pas  de  trous,  mais  je 
faisais  d'énormes  pâtés.  Je  songeai  alors  que  jamais  je  n'ap- 
prendrais à  écrire,  puisque  ça  dépendait  de  la  main  et  que  la 
mienne  n'était  pas  faite  pour  cela;  je  pensai  que  c'était  trop 
tard,  que  ma  main  et  mes  doigts  étaient  devenus  trop  raides. 
Quand  j'eus  fini  de  griffonner  une  page,  je  pris  un  livre  qui 
était  à  côté  de  moi  et  sur  lequel  j'avais  les  yeux  fixés  depuis 
le  commencement.  Sur  la  couverture,  je  lisais  en  grosses 
lettres  :  Grammaire  française  de  Noël  et  Chapsal.  Ce  mot  de 
grammaire  ne  me  disait  pas  grand'chose,  mais  lorsque  je  lus 
à  la  première  page  :  ce  La  grammaire  est  l'art  de  parler  et 
d'écrire  correctement  en  français  »,  je  fus  saisi  d'étonnement 
en  considérant  ce  petit  volume.  Quoil  il  suiïisait  d'apprendre 
ça  par  cœur  pour  savoir  parler  et  écrire  correctement  I  Mais 
alors  je  le  saurais  bientôt,  apprenant  facilement  et  prompte- 
ment  les  choses  par  cœur. 

J'étais  plongé  dans  ces  réflexions,  tout  en  regardant  la 
grammaire,  lorsque  le  monsieur  nous  dit  de  prendre  le  livre 
des  cantiques  :  la  séance  était  terminée.  Après  le  cantique  et 
la  prière,  il  nous  dit  qu'il  y  avait  tous  les  dimanches,  à  midi, 
grand'messe  militaire  dans  l'église  de  la  Charité,  sur  la  place 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  169 

Bellecour;  il  nous  invitait  à  y  assister  toutes  les  fois  que  le 
service  militaire  nous  le  permettrait  ;  mais  le  service  militaire 
ne  nous  le  permettait  guère. 

Je  pus  toutefois  y  aller  le  deuxième  dimanche  après  cet 
avis  :  j'arrivai  un  peu  en  retard  ;  la  messe  était  commencée, 
il  y  avait  beaucoup  de  monde  ;  cependant  l'église  aurait  bien 
pu  en  contenir  plus  que  le  double  ;  il  y  avait  des  soldats,  des 
caporaux,  des  sous-officiers;  on  voyait  même  quelques  offi- 
ciers dans  le  haut.  L'église  était  remplie  de  bancs,  comme  les 
bancs  de  l'école,  sur  lesquels  il  y  avait  des  livres  de  messe 
répandus  à  profusion.  J'en  pris  un  que  je  m'amusai  à  feuil- 
ter  pour  voir  si  c'était  un  livre  de  messe  comme  celui  qu'on 
m'avait  donné  lors  de  ma  première  communion.  C'était  en 
effet  à  peu  près  le  même;  c'était  aussi  presque  tout  du  latin, 
excepté  à  la  fin  où  se  trouvaient  encore  les  mêmes  cantiques. 

Dans  le  chœur,  il  y  avait  plusieurs  civils  et  quelques  mili- 
taires qui  chantaient.  Je  reconnus  là  le  chef  de  notre  école, 
puis  l'autre  monsieur,  qui  allait  et  venait  parmi  les  bancs, 
souriant,  saluant  et  donnant  des  poignées  de  main  à  ses 
((  chers  amis  ». 

Lorsqu'il  vint  à  moi,  il  me  prit  doucement  par  la  main, 
en  me  disant  tout  bas  :  ce  Venez  donc  là-haut;  vous  chantez 
très  bien.  » 

J'aurais  bien  voulu  me  sauver,  mais  il  me  tenait  toujours 
la  main  et  il  m'entraîna  jusque  dans  le  chœur,  oià  je  me 
trouvai  bien  penaud  et  bien  honteux  ;  je  ne  savais  trop  quelle 
position  prendre.  «Vous  chantez  très  bien»,  avait  dit  le  mon- 
sieur. S'il  m'eût  forcé  à  chanter  en  ce  moment-là,  je  crois 
bien  que  je  n'aurais  chanté  ni  bien  ni  mal  :  il  m'aurait  été 
impossible  de  prononcer  la  moindre  syllabe. 

Heureusement,  j'avais  mon  livre  dans  lequel  je  fourrai  mon 
nez  le  plus  avant  possible,  pour  dissimuler  mon  embarras 
et  la  rougeur  de  ma  figure.  La  messe,  du  reste,  touchait  à  sa 
fin,  et  quand  je  vis  que  les  regards  s'étaient  détournés  de 
moi,  je  relevai  la  tête  et  pris  une  meilleure  contenance.  Lors- 
qu'on chanta  le  Domine  salvam  fac  imperatorem .  je  voulus 
même  ouvrir  un  peu  la  bouche,  mais  je  crois  que  je  ne  pro- 
duisis aucun  son.  Cependant,  quand  on  chanta  le  cantique 
final  n°  8,  que  je  savais  déjà  par  cœur,  on  entendit  ma  voix. 


170 


LA    REVLE    DE    PARIS 


tremblant  un  peu  il  est  vrai,  mais  ce  n'était  que  mieux  pour 
la  circonstance  et  pour  le  cantique  même  que  1  on  chantait. 

Ce  jour-là,  j'eus  l'explication  des  RR.  PP.,  que  je  voyais 
sur  tous  les  livres  de  l'école  de  la  rue  Sainte-Hélène  et  de 
l'église  de  la  Charité  :  cela  voulait  dire  les  Révérends  Pères 
jésuites.  Chez  nous,  les  curés  bretons  disaient  k  celte  époque 
que  ces  gens-là  n'étaient  pas  de  vrais  prêtres,  qu'ils  n'étaient 
pas  consacrés.  Qu'étaient  donc  ces  hommes  qui,  à  Lyon, 
pourtant,  disaient  la  messe,  confessaient  et  donnaient  l'absolu- 
tion ?  Ici,  il  est  vrai,  il  y  avait  deux  sortes  de  jésuites  :  les 
jésuites  en  soutane  et  les  jésuites  en  redingote;  il  y  en  avait 
même,  je  l'ai  su  plus  tard,  en  shako  et  en  casque.  En  me 
rendant  ce  soir-là  au  fort  Saint-Irénée,  où  nous  étions  casernes 
alors,  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  songer  à  ce  nom  de 
jésuite,  qui  sonnait  fort  mal  à  mon  oreille,  quoique  je  ne 
connusse  pas  alors  cette  fameuse  société. 

En  rentrant  au  fort,  j'étais  quelque  peu  tourmenté  par 
ce  nom  de  jésuite  ;  en  arrivant  dans  mon  escouade,  ce  fut 
bien  autre  chose  encore.  Un  soldat  de  la  compagnie,  étant 
entré  par  curiosité,  disait-il,  dans  l'église  de  la  Charité,  sur  la 
fin  de  la  messe,  m'avait  vu  dans  le  cliœur.  Ce  fut  assez  pour 
me  faire  passer  pour  un  jésuite,  et  ce  fut  par  ce  nom  que  je 
fus  reçu  dans  la  chambrée.  Un  vieux  soldat,  qui  se  disait 
parisien,   m'apostropha  par  : 

—  Te  voilà,  petit  jésuite  ! 

Et  les  autres  de  rire  ;  moi,  je  restai  tout  bête,  sans  trouver 
un  mot  à  dire,  moitié  colère,  moitié  abasourdi.  Quand  ils 
eurent  fini  de  me  gouailler,  cherchant  à  me  donner  un  peu 
d'aplomb  et  un  air  de  colère,  je  leur  dis  : 

—  Mes  vieux  amis,  vous  vous  trompez  beaucoup,  si  vous 
croyez  trouver  en  moi  un  jésuite  :  sans  les  connaître,  j'étais 
déjà  et  je  suis  toujours  un  de  leurs  plus  grands  ennemis. 
Quand,  l'autre  jour,  je  demandai  au  caporal  ce  que  voulaient 
dire  les  RR.  PP.,  qui  sont  sur  le  petit  livre  qu'on  m'avait 
donné,  il  me  répondit  qu'il  n'en  savait  rien.  J'ai  voulu  le  savoir 
et  aujourd'hui  je  l'ai  appris  :  je  sais  que  ces  lettres  veulent 
dire  Révérends  Pères  jésuites  ;  mais  soyez  persuadés  qu'on  ne 
verra  plus  mes  pieds  chez  eux. 

Je  ne  puis  écrire  ici  toutes  les  vilenies,  toutes  les  saletés 


MEMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  I7I 

que  le  vieux  soldat  débita  sur  les  jésuites.  Etant  déjà  naturel- 
lement prévenu  contre  eux,  je  ne  pouvais  qu'approuver  mon 
vieux  Parisien,  et,  comme  personne  ne  prenait  la  défense 
des  jésuites,  les  choses  en  restèrent  là  ;  mais  c'était  pour  moi 
une  déception  de  plus.  Je  voyais  alors  qu'il  était  impossible 
aux  malheureux  comme  moi  d'arriver  à  la  connaissance  des 
choses  de  ce  monde. 

Un  dimanche  enfin,  j'allai  me  promener  sur  le  quai  du 
Rhône  :  je  vis  là  beaucoup  de  livres,  que  j'aurais  voulu  tous 
prendre,  car  tous  me  plaisaient,  par  leurs  titres  tout  au 
moins.  En  feuilletant  dans  ces  bouquins,  je  trouvai  une 
grammaire  toute  petite,  qu'on  pouvait  mettre  dans  les  poches 
de  sa  tunique  ou  de  sa  capote;  je  demandai  le  prix  :  cin- 
quante centimes.  Je  les  avais  ;  je  payai  comptant,  en  me 
disant  :  cinquante  centimes  pour  apprendre  à  parler  et  à  écrire 
correctement  en  français  I  ce  n'est  pas  trop  cher,  d'autant 
plus  que  cette  grammaire  était  une  grammaire  de  l'Académie. 
Quinze  jours  après,  j'aurais  récité  cette  grammaire  aussi 
bien  que  la  théorie  des  soldats  ;  mais  je  n'étais  pas  plus 
avancé,  car  je  n'y  comprenais  rien.  J'aurais  bien  dit  que  le 
substantif  est  un  nom,  qu'un  nom  est  un  substantif.  J'aurais 
dit  aussi  qu'un  adjectif  est  un  qualificatif,  mais  sans  savoir  ni 
comprendre  ce  que  j'aurais  dit.  Ce  qui  m'embarrassait  le 
plus,  c'étaient  les  verbes  :  f  eusse,  nous  aimâmes,  vous  fûtes, 
que  nous  fissions j,  que  vous  j^eçussie:.  Jamais  je  n'avais  entendu 
parler  comme  ça.  Je  pensai  que  ça  ne  devait  pas  être  du  bon 
français  et  bientôt  je  laissai  cette  grammaire  de  côté. 

Au  i^'^  juillet,  nous  retournâmes  au  camp.  Quelques  jours 
après,  il  vint  à  Lyon  un  prince  ou  un  petit  roi  allemand. 
Gastellane,  pour  faire  voir  à  ce  petit  potentat  comment  ses 
soldats  manœuvraient,  avait  ordonné  une  attaque  générale 
de  la  garnison  de  Lyon  contre  le  camp.  Ce  fut  une  véri- 
table guerre,  comme  j'en  ai  vu  faire  plus  tard  en  Afrique 
et  au  Mexique  :  infanterie,  cavalerie,  artillerie,  nous  pas- 
sâmes au  pas  de  course  ou  au  galop  à  travers  les  fermes, 
les  champs  de  blés  mûrs,  les  légumes,  dévastant  et  écrasant 
tout  ;  on  se  battait  comme  Russes  et  Turcs,  en  se  tirant 
des  coups  de  fusil  dans  le  nez  ;  des  luttes  corps  à  corps 
et  à  l'arme  blanche  eurent  lieu  entre  fantassins   et  cavaliers  ; 


1^2  LA    REVUE    DE    PARIS 

il  y  eut  plusieurs  soldais  grièvement  blessés.  Castellane  riait 
comme  un  bossu,  disait-on,  et  les  cultivateurs  n'avaient  pas 
été  fâchés  de  celte  manœuvre  qui  s'était  chargée  en  quelques 
heures  de  faire  la  moisson  :  ils  furent  largement  dédommagés 
et  n'eurent  pas  beaucoup  à  suer  pour  faire  leurs  récoltes. 
Castellane  agissait  à  peu  près  de  même  dans  la  ville  :  il  réu- 
nissait une  bande  de  gamins  et  les  faisait  monter  à  l'assaut 
d'une  épicerie  ou  pâtisserie  quelconque,  oii  ils  avaient  ordre 
de  casser  et  de  briser  tout. 


VII 

SÉBASTOPOL 

En  ce  temps-là,  il  courait  des  bruits  contradictoires  sur 
Sébaslopol  :  tantôt  on  disait  qu'elle  était  prise,  tantôt  on  disait 
que  c'était  l'armée  française  qui  avait  été  battue  et  presque 
complètement  détruite,  et  que  nous  allions  partir  de  suite  pour 
la  remplacer.  Ce  ne  fut  pas  de  suite;  mais  vers  le  lo  août, 
vint  un  ordre  que  tous  les  régiments  de  Lyon  devaient  fournir 
un  certain  nombre  d'hommes  pour  combler  les  vides  que  les 
boulets  et  les  balles  russes  avaient  faits  dans  les  rangs  des 
régiments  de  Crimée.  On  devait  d'abord  demander  des  volon- 
taires, puis,  si  on  n'en  trouvait  pas  assez,  procéder  par  voie 
de  tirage  au  sort.  On  n'en  trouva  pas  assez,  et  c'est  ce  qui 
me  surprit,  depuis  si  longtemps  que  j'entendais  tous  les  sol- 
dats demander  à  grands  cris  d'aller  à  Sébastopol,  ne  fût-ce 
que  pour  être  délivrés  de  la  tyrannie  de  Castellane!  Cepen- 
dant, lorsque  notre  sergent  entra  dans  notre  baraque  de- 
mander les  volontaires,  personne  ne  dit  mot  ;  ce  fut  moi  le 
premier  qui  me  proposai,  et,  après  moi,  le  sergent  en  trouva 
encore  une  de  mi- douzaine.  Il  en  fallait  trente  ;  il  fit  alors  des 
billets  et  ceux  qui  tombèrent  sur  un  numéro  partant  furent 
bien  obligés  de  faire  comme  nous. 

Ce  fut  presque  dans  toutes  les  compagnies  la  même  chose  : 
dans  une  seule  on  trouva  assez  de  volontaires,  dans  la 
sixième  du  second.   Dans  la  mienne,  on  me  fit  les  mêmes 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  I^S 

observations  qu'en  quittant  Lorieni  :  que  j'étais  trop  jeune, 
trop  blanc-bec  pour  aller  affronter  les  balles  et  les  boulets  et 
le  climat  meurtrier  de  l'Orient,  qui  faisait  plus  de  victimes 
encore,  disait-on,  que  la  guerre... 

Ce  fut  un  dimanche  soir  que  nous  quittâmes  le  camp  de 
Sathonay  pour  aller  prendre  à  Lyon  le  chemin  de  fer  qui 
devait  nous  conduire  à  Marseille. 

Le  colonel  vint  nous  faire  un  discours  avant  le  départ.  Il 
nous  disait  qu'il  regrettait  beaucoup  de  ne  pas  être  appelé 
lui-même  à  nous  conduire  au  feu ,  que  ses  vœux  nous 
accompagnaient,  qu'il  ne  fallait  pas  oublier  que,  quoique 
changés  de  régiment,  nous  étions  toujours  les  soldats  de  la 
France,  que  le  nouveau  drapeau  sous  lequel  nous  allions  ser- 
vir, quoique  ne  portant  pas  le  même  numéro,  était  toujours  le 
drapeau  de  la  gloire  et  de  l'honneur  :  il  pleurait,  notre  vieux 
colonel,  en  nous  adressant  ses  derniers  adieux.  Le  lendemain, 
à  la  même  heure,  nous  étions  à  Marseille;  ce  fut  mon  premier 
voyage  en  chemin  de  fer. 

Marseille  présentait  un  curieux  spectacle,  du  moins  pour 
moi.  Là,  je  voyais  pour  la  première  fois  tous  les  échantillons 
des  races  humaines,  noirs,  blancs  et  jaunes,  et  toutes  les 
variétés  de  costumes  dont  l'homme  s'affuble  dans  les  diffé- 
rents pays  et  sous  les  différents  climats  ;  on  entendait  parler 
toutes  les  langues  et  tous  les  jargons  du  monde,  et  tout  ce 
monde  marchait,  courait,  trottait,  parlait,  gesticulait  comme 
des  hommes  fous  ou  comme  des  hommes  saouls.  Il  y  avait, 
dans  cette  fourmilière  multicolore,  des  hommes  qui  m'in- 
téressaient plus  que  les  autres  :  c'étaient  les  soldats  reve- 
nant de  Sébastopol,  avec  des  pantalons  déchirés,  rapiécés, 
des  capotes  râpées  et  couleur  de  terre,  des  casquettes  lanter- 
nées,  écrasées,  les  uns  avec  un  bandeau  autour  de  la  tête  ou 
des  bras  eri  écharpe,  d'autres  marchant  avec  des  béquilles  et 
des  jambes  de  bois.  Je  me  disais  à  moi-même  :  Voilà  donc 
comment  on  revient  de  là-bas,  quand  on  en  revient  !  Le 
patron  chez  qui  nous  avions  logé  deux  nuits,  mon  camarade 
et  moi,  en  attendant  l'embarquement,  nous  disait,  en  riant 
comme  rient  les  gens  du  midi  :  <(  Oui,  troun  de  l'air  I  mon 
brave,  des  soldats  de  là-bas,  j'en  vois  revenir  beaucoup  sans 
bras  et  sans  jambes;  mais  je  n'en  vois  jamais  revenir  sans  tête.» 


I'74  LA    REVUE    DE    PARIS 

Le  23  août,  jusle  le  jour  anniversaire  de  mon  engagement, 
nous  embarquâmes  à  bord  du  Liverpool,  transport  anglais  : 
c'était  un  voilier,  mais  il  était  remorqué  par  un  transport  à 
vapeur,  à  bord  duquel  il  y  avait  un  autre  détachement  prove- 
nant de  la  garnison  de  Lyon.  Embarqués  à  dix  heures  du 
malin,  nous  ne  nous  mîmes  en  route  que  vers  cinq  heures  du 
soir.  Au  moment  du  départ,  tout  le  monde  était  debout  sur 
le  pont,  agitant  des  casquettes  ou  des  mouchoirs  et  criant  : 
Vive  l'empereur!  Vive  la  France.'  Adieu  la  France!  Il  y  en 
avait  qui  pleuraient,  d'autres  chantaient. 

Les  Anglais  nous  avaient  servi  déjà  deux  repas,  qui  furent 
trouvés  excellents  ;  ils  nous  avaient  donné  du  biscuit  blanc, 
beaucoup  meilleur  que  le  biscuit  français,  de  la  viande  fraîche 
et  du  bon  vin.  Aussi,  parmi  les  cris  que  l'on  poussait,  on 
entendait  :  Vivent  les  Anglais!  Une  heure  après  le  départ, 
lorsque  les  navires  eurent  gagné  la  haute  mer  et  que  les  vagues 
commencèrent  à  nous  bercer,  on  ne  chantait  plus.  On  courait 
de  bâbord  à  tribord  ou  vers  la  poulaine,  pour  restituer  tout  ce 
que  nous  avions  mangé  dans  la  journée.  C'était  là  ce  fameux 
mal  de  mer  dont  j'avais  entendu  souvent  parler  1  Un  instant 
après,  nous  étions  tous  comme  des  morts,  nos  figures  toutes 
blanches,  toutes  décomposées,  comme  les  figures  de  cadavres; 
on  se  regardait  tout  triste,  tout  abattu,  sans  se  parler;  les 
Anglais  riaient  sous  cape  ;  ils  devaient  se  dire  :  et  Voilà  le.s 
soldats  qui  veulent  aller  prendre  Sébastopol  I  » 

Le  lendemain  malin,  presque  personne  ne  se  présenta  pour 
prendre  le  café.  Nous  élions  arrangés  à  huit  par  plat  ;  dans  le 
mien,  nous  ne  vînmes  que  trois,  et  nous  eûmes  à  boire  et  à 
manger  pour  huit.  Nous  partageâmes  le  café  et  le  rhum,  que 
nous  mîmes  dans  nos  petits  bidons.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de 
deux  jours  que  beaucoup  d'hommes  se  trouvèrent  à  peu  près 
remis. 

Les  Anglais  nous  laissaient  libres  d'aller  et  venir,  de  nous 
asseoir,  de  jouer  aux  cartes  et  au  loto,  de  nous  coucher  où 
nous  voulions.  J'avais  trouvé,  vers  le  milieu  du  navire,  en 
dehors  du  bastingage,  un  trou  tout  entouré  de  cordes  et  qui 
ressemblait  à  une  cage.  C'était  là  que  j'allais  me  reposer,  la 
nuit  comme  le  jour,  quand  le  sommeil  me  prenait. 

Le   quatrième  jour,    dans  l'après-midi,    nous  arrivions   à 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  176 

Malte,  où  nous  passâmes  la  nuit  et  la  journée  du  lendemain 
pour  prendre  de  l'eau,  du  charbon  et  d'autres  provisions. 
Nos  deux  navires  furent  constamment  entourés  de  marchands 
et  de  marchandes  de  fruits,  et  de  bandes  de  gamins  tout  nus, 
qui  jouaient  dans  l'eau  ou  sur  l'eau  comme  des  bandes  de 
marsouins.  Quand  on  leur  jetait  un  sou  dans  la  mer,  ils  plon- 
geaient à  quatre  ou  cinq  dessus  et  on  les  voyait  se  battre 
entre  deux  eaux  pour  attraper  ce  sou  ;  ils  fumaient  des  ciga- 
rettes dans  l'eau,  les  bras  croisés,  ayant  l'air  d'être  assis 
comme  dans  un  fauteuil. 

En  quittant  le  port  de  Malte,  le  lendemain  soir,  nous  fail- 
lîmes être  précipités  dans  la  mer.  Nous  marchions  déjà  bon 
train,  lorsque  notre  ancre,  qui  n'était  pas  ajustée  à  sa  place, 
s'échappe  et  tombe  au  fond  en  entraînant  avec  elle  toute 
l'énorme  chaîne  et  un  pauvre  mousse  qui  se  trouvait  dessus 
pour  la  cheviller.  Lorsque  cette  ancre  arriva  au  fond  et  s'ac- 
crocha aux  rochers,  notre  navire  reçut  une  telle  secousse  qu'il 
se  coucha  net  sur  le  flanc;  les  soldats,  qui  étaient  à  jouer  aux 
cartes  ou  au  loto,  furent  lancés  pêle-mêle  contre  le  bastingage; 
plusieurs  reçurent  d'assez  graves  contusions.  Je  me  trouvais 
justement  penché  sur  le  bord,  contemplant  le  rivage  qui 
avait  l'air  de  fuir;  aussitôt  que  j'entendis  le  bruit  de  la  chaîne 
qui  filait  avec  un  bruit  de  tonnerre,  je  saisis  instinctivement 
un  cordage  a  deux  mains.  Bien  m'en  prit,  car  si  j'étais  resié 
dans  la  position  où  je  me  trouvais  avant,  j'allais  certainement 
piquer  une  tête  dans  la  mer.  Un  matelot  qui  se  trouvait  de 
garde  à  la  proue  eut  la  présence  d'esprit  de  couper  les  câbles 
qui  rattachaient  notre  voilier  au  vapeur  ;  sans  cela,  notre 
navire  aurait  été  infailliblement  coulé  ou  démembré. 

Les  câbles  coupés,  notre  bateau  se  redressa  sur  sa  quille, 
puis  se  cabra  comme  un  cheval,  se  renversa  encore  sur  le 
flanc,  enfm,  au  bout  de  trois  ou  quatre  balancements,  finit 
par  reprendre  l'équilibre.  Alors  il  fallut  se  remettre  au 
cabestan  pour  remonter  l'ancre,  au  pas  de  charge,  au  son  du 
clairon  ;  pendant  ce  temps,  le  vapeur  avait  disparu  à  l'ho- 
rizon. Nous  pensions  que,  fatigué  des  sottises  qu'on  com- 
mettait à  notre  bord,  il  nous  abandonnait  à  nous-mêmes. 
Au  bout  d'un  certain  temps,  on  le  vit  reparaître  et  revenir 
à  nous  par  un  grand  détour.    Quand  il  fut  arrivé  à  portée  de 


176  LA    REVUE    DE    PARIS 

voix,  il  y  eut  des  explications  entre  les  commandants. 
Bientôt  on  renoua  les  câbles.  On  ne  voulut  pas,  cependant, 
repartir  avant  que  l'ancre  fût  complètement  ajustée  à  sa  place. 

Après  ce  coup,  nous  arrivâmes  sans  autre  accident  à  Gons- 
tantinople.  D'après  les  poètes,  les  artistes  et  tous  les  grands 
amateurs  de  la  belle  nature,  il  n'y  a  nulle  part  un  coup  d'oeil 
plus  admirable  que  celui  que  procure  Gonstantinople  vue  de 
la  rade.  Moi,  qui  n'étais  ni  poète,  ni  artiste  et  fort  peu  con- 
naisseur en  belle  nature,  ce  que  j'admirais  le  plus,  c'étaient 
toutes  ces  maisons  blanches,  ces  dômes,  ces  minarets  et  ces 
arbres  à  branches  tombantes  qui  se  reflétaient  dans  la  mer. 
Nous  passâmes  sans  nous  arrêter.  Au  milieu  de  la  rade, 
notre  vapeur  frôla  un  petit  bateau  turc  et  le  remous  produit 
par  la  grande  roue  de  bâbord  fit  chavirer  et  plonger  ce  petit 
bateau  :  il  disparaissait  sous  l'eau  au  moment  oii  nous  pas- 
sions à  côté  de  lui  ;  les  quatre  hommes  qui  le  montaient 
avaient  déjà  gagné  une  chaloupe  qui  se  trouvait  non  loin 
de  là. 

Les  quais  étaient  couverts  de  monde  dont  les  trois  quarts, 
au  moins,  étaient  des  soldats  turcs  qui  nous  regardaient  passer 
fans  rien  dire,  quoique  nous  criions  cependant  assez  fort  : 
Vivent  les  soldais  turcs!  Vive  la  France!  Vive  T  empereur!  Vive 
le  sultan!  A  nous  Sébastopol !  Ils  ne  nous  entendaient  pas, 
sans  doute.  Il  y  avait  des  soldats  qui  disaient  :  «  Quel  tas 
d'abrutis  1  Ils  ne  comprennent  donc  rien  ces  imbéciles-là  I 
C'est  cependant  pour  eux  que  nous  allons  nous  faire  tuer.  » 
Mais  les  navires  marchaient  toujours,  et  bientôt  nous  eûmes 
dépassé  le  Bosphore  ;  nous  étions  maintenant  dans  la  mer 
Noire. 

J'avais  entendu  dire  par  de  vieux  marins  que  la  mer  Noire 
était,  en  effet,  noire  comme  de  l'encre,  qu'elle  sentait  mau- 
vais et  qu'elle  communiquait  avec  l'enfer.  Ces  contes  de 
marins  qui  n'avaient  jamais  vu  la  mer  Noire,  me  revinrent  à 
la  mémoire  et,  instinctivement,  je  me  penchai  sur  l'eau  pour 
bien  l'observer.  Je  vis  bien  qu'elle  n'était  pas  plus  noire  que 
la  Méditerranée;  seulement  elle  n'avait  pas  à  refléter  les 
cottages  verdoyants  de  la  mer  de  Marmara,  des  Dardanelles  et 
du  Bosphore.  Quoiqu'elle  ne  fût  pas  en  fureur,  ce  jour-là, 
ses  vagues  étaient  grosses,  elles  luisaient  cabrer  notre  navire 


MEMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  l'^'J 

qui,  dans  ce  mouvement,  tirait  en  arrière  le  vapeur,  ou  tout 
au  moins  l'empêchait  d'avancer  ;  aussi  nous  ne  marchions 
guère.  Le  lendemain,  nous  n'apercevions  plus  rien  vers  l'ho- 
rizon ;  nous  avancions  toujours  a  peu  près  avec  la  même 
lenteur.  Le  tangage  étant  très  fort,  il  y  avait  encore  beaucoup 
de  soldats  pris  du  mal  de  mer. 

La  nuit  suivante,  je  ne  sais  trop  à  quelle  heure,  je  fus 
réveillé  par  un  grand  bruit  qui  se  faisait  sur  le  pont.  Je  lève 
la  têle,  pensant  que  c'était  encore  quelque  accident.  Je  vois 
tous  les  hommes  debout,  regardant  du  même  côté.  Je  me 
dresse  sur  ma  cage  et  dirige  mes  regards  dans  la  même 
direction.  Un  spectacle  s'offrit  alors  à  mes  yeux  que  je  ne 
pouvais  comparer  à  rien,  pas  même  à  un  feu  d'artifice,  n'en 
ayant  jamais  vu;  mais  il  me  mit  en  mémoire  des  rêves  de 
mon  enfance,  lorsque  j'avais  entendu  mon  père  raconter 
des  histoires  de  batailles.  Devant  nous,  on  voyait  un  grand 
espace  rougeâtre,  au-dessus  duquel  passaient,  en  s'entre- 
croisant  et  en  décrivant  des  lignes  courbes,  comme  des  globes 
de  feu;  d'autres  globes,  plus  clairs  et  allant  plus  vite,  filaient 
presque  en  ligne  droite.  Enfin  j'entendis  les  Anglais,  qui 
avaient  déjà  passé  par  là,  crier  :  Sibastoupaoul I  Sibastoupaoul ! 

C'était  donc  là  Sébastopol.  Cet  espace  rougeâtre  était  sans 
doute  la  ville  en  feu;  ces  globes  de  feu  décrivant  des  lignes 
courbes  ou  courant  en  lignes  droites,  c'étaient  des  bombes  et 
des  fusées.  Dans  mes  rêves  d'autrefois,  il  me  semblait  avoir 
vu  tout  ça,  et,  ici,  je  n'étais  pas  loin  de  croire  que  ce  n'était 
encore  qu'un  rêve,  car  aucun  bruit  ne  parvenait  jusqu'à  nous. 
Nous  restâmes  tous,  môme  les  malades,  debout  à  con- 
templer ce  spectacle  jusqu'au  jour.  La  mer  s'était  calmée,  et 
l'émotion  du  spectacle  avait  fait  fuir  le  mal  de  mer  ;  tout  le 
monde  déjeuna  bien. 


VIII 


L'ASSAUT 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  le  bateau  s'arrêta  devant 
un  amas  considérable   de  baraques  en  bois.  C'était  Kamiech, 

i^r  Janvier  igoS.  la 


178  LA    REVUE    DE    PARIS 

point  de  débarquemenl  pour  les  Français.  Depuis  la  soupe 
de  midi,  nous  étions  déjà  en  branle-bas  pour  entrer  en  pos- 
session de  nos  sacs  et  de  nos  fusils,  qui  avaient  été  déposés  au 
fond  du  navire.  Aussi,  en  arrivant  dans  le  port,  étions-nous 
prêts  à  débarquer  ;  mais  nous  avions  encore  un  repas  à  manger, 
toute  notre  journée  devant  compter  à  bord;  nos  bons  amis  les 
Anglais,  sachant  que  nous  ne  pouvions  le  manger  de  suite, 
nous  servirent  de  la  viande  froide,  des  biscuits  et  du  vin  que 
nous  pouvions  emporter.  Après  la  distribution,  nous  descen- 
dîmes dans  de  grands  chalands  manœuvres  par  des  Turcs, 
qui  nous  conduisirent  sur  la  terre  ferme,  «  sur  le  plancher 
des  vaches  »,  que  nous  n'avions  pas  foulé  depuis  quinze 
jours. 

En  mettant  pied  k  terre,  je  vis  des  officiers  et  des  sous- 
. officiers  du  26^^  de  ligne,  dans  lequel  nous  étions  versés.  J'en 
remarquai  un  qui  portait  des  galons  de  sous-lieutenant  sur 
une  capote  de  soldat  ;  les  sous-ofTiciers  avaient  des  panta- 
lons, des  capotes  et  des  casquettes  écrasées,  on  ne  savait  trop 
de  quelle  couleur;  toutes  les  figures  étaient  délabrées  et  bron- 
zées. Nous  étions  frais  et  bien  habillés  auprès  de  ceux-là. 
Hélas  !  combien  de  temps  resterions-nous  en  ce  bel  étal  ; 
beaucoup  ne  sont  pas  revenus  dans  leur  pays  j)our  le  dire. 
On  nous  mit  en  rangs,  et  je  ne  fus  pas  peu  surpris  de  voir 
des  sous-officiers  déployant  des  feuilles  et  faisant  l'appel  par 
compagnie,  comme  si  nous  étions  au  87®.  Gomment  et  par  où 
nos  noms  étaient-ils  arrivés  là  avant  nous?  Je  ne  savais  pas 
qu'un  petit  vapeur  français,  qui  faisait  le  service  de  courrier 
entre  Marseille  et  Sébastopol,  était  arrivé  à  Kamiech  huit 
jours  avant  nous  et  qu'il  avait  apporté  les  listes  des  détache- - 
ments  attendus. 

L'appel  fini,  on  se  mit  en  route  pour  le  camp.  Après  avoir 
traversé»  la  ville  en  bois  »  de  Kamiech,  nous  nous  trouvâmes 
en  vue  des  lignes  de  tentes  qui  s'allongeaient  à  perle  de  vue 
vers  notre  droite.  Bientôt  nous  rencontrâmes  des  redoutes, 
des  retranchements,  des  parallèles,  qui  avaient  été  les  travaux 
préliminaires  du  siège.  Partout  on  voyait  des  boulets,  des 
riiitrailles,  des  bombes  éclatées  ou  entières,  des  lambeaux  de 
gibernes  et  de  ceinturons.  11  y  avait  sur  un  plateau  un  télé- 
graphe  aérien,  dont  les  grands  bras  ne  cessaient  de  remuer 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  IfJ^ 

en  formant  toutes  sorles  de  figures  géométriques.  Notre  nou- 
veau régiment  était  campé  en  avant  et  un  peu  h  gauche  de  ce 
télégraphe. 

En  arrivant  devant  le  camp,  le  colonel  et  les  commandants 
vinrent  nous  inspecter,  puis  chaque  capitaine  prit  ses  hommes 
pour  les  conduire  à  sa  compagnie,  où  nous  fûmes  distribués 
par  escouades.  Je  tombai  encore,  grâce  h.  ma  taille,  le  dernier 
de  la  dernière  escouade,  la  huitième.  Il  n'y  avait  plus,  dans 
celte  escouade,  que  quatre  hommes  et  le  caporal;  nous  y  arri- 
vions cinq,  ce  qui  remontait  l'escouade  à  dix.  Nous  n'avions 
pas  encore  mangé  la  ration  que  les  Ëngllsh  nous  avaient 
servie  abord.  Mais,  avant  de  manger,  nous  nous  arrangeâmes 
tous  les  cinq  pour  avoir  deux  litres  d'eau-de-vie,  afm  de  trin»- 
quer  avec  nos  nouveaux  camarades  pendant  qu'ils  nous  racon- 
teraient un  peu  les  misères  de  la  guerre.  La  nuit  était  venue, 
le  canon  tonnait  toujours.  Nous  étions  maintenant  tout  près. 
Quand  l'eau-de-A  ie  fut  arrivée,  le  caporal  dit  qu'il  vaudrait 
mieux  la  brûler  pour  en  faire  un  punch,  qu'il  se  chargeait, 
lui,  de  fournir  le  sucre. 

Quand  nous  eûmes  bu  quelques  gobelets  de  punch,  ces 
cinq  malheureux,  qui  avaient  l'air  abattu,  se  réveillèrent  un 
peu  et  nous  racontèrent  qu'ils  avaient  passé  la  nuit  précédente 
et  la  moitié  de  la  journée  dans  les  tranchées,  et  c'était  ainsi 
toutes  les  deux  nuits ,  et  souvent  encore  des  alertes  et  des 
prises  d'armes  pendant  le  temps  qu'ils  devaient  se  reposer. 
Depuis  longtemps,  nous  disait  le  caporal,  on  parlait  tous  les 
jours  de  donner  l'assaut,  qui  avait  déjà  été  tenté  deux  ou 
trois  fois,  mais  toujours  sans  succès.  Pendant  que  nous  écou- 
tions nos  camarades  au  bruit  du  canon,  le  sergent  de  la 
section  entra  dans  la  tente,  pour  voir  ses  nouvelles  figures  et 
mettre  nos  noms  sur  son  calepin  particulier.  Le  punch  n'était 
pas  encore  tout  bu;  il  trinqua  avec  nous  et  nous  dit  :  «  Mes 
pauvres  amis,  je  crois  que  vous  êtes  arrivés  juste  à  propos  : 
je  viens  d'apprendre  par  l'adjudant  qu'on  va  donner  l'assaut 
demain.  —  Tant  mieux,  dit  un  de  nous,  un  petit  Parisien, 
alors  nous  serons  baptisés  demain  par  le  baptême  du  feu. 
En  attendant,  les  Russes  n'auront  toujours  pas  ce  punch; 
buvons-en  et  vive  le  26"^!  » 

11  n'y  avait  pas  longtemps  non   plus  que   ces   malheureux 


l8o  LA    REVUE    DE    PARIS 

étaient  arrivés  à  Sébastopol  ;  ils  étaient  venus,  comme  nous, 
pour  remplir  les  vides  qui  s'étaient  faits  dans  le  régiment  le 
i8  juin,  devant  MalakoH.  Depuis  longtemps,  il  n'y  avait  plus 
au  aô'^un  seul  homme  de  ceux  qui  étaient  partis  les  premiers... 
Enfin,  vaincus  par  le  sommeil,  chacun  finit  par  s'étendre  à 
terre,  la  tête  sur  son  sac,  et  sa  femme,  c'est-à-dire  son  fusil, 
entre  les  bras,  ce  que  le  sergent  nous  avait  recommandé  en 
cas  d'alerle  :    le  canon  grondait  toujours. 

Le  lendemain,  nous  fûmes  réveillés  par  La  mère  Michel, 
musique  à  laquelle  nous  avions  été  assez  habitués  au  camp  de 
Sathonay.  Aussitôt,  on  nous  réunit  sur  le  front  de  bandière 
pour  l'appel,  puis  on  fit  former  les  faisceaux  et  nous  retour- 
nâmes dans  nos  tentes  prendre  le  café,  moulu  à  coups  de 
crosse  de  fusil.  On  nous  avait  recommandé  de  ne  pas  nous 
éloigner.  On  nous  distribua  du  biscuit  qui  n'était  pas  si  beau 
ni  si  bon  que  celui  des  Anglais.  Un  instant  après,  on  cria  : 
((  Aux  armes  !  tout  le  monde  aux  faisceaux  !  »  Quelques 
vieux  soldats  disaient  :  «  Ahl  ah!  ça  y  est,  cette  fois,  ce 
n'est  pas  trop  tôt;  nous  allons  bien  rire  aujourd'hui;  gare 
les  Russes  !  » 

Notre  sergent-major,  comme  tous  les  autres,  était  allé  h 
l'ordre  :  lorsqu'il  revint,  on  nous  fit  former  le  cercle.  11  nous 
lut  alors  l'ordre  ou  le  discours  du  général  Pélissier,  lequel 
disait,  en  effet,  que  nous  allions  enfin  porter  le  dernier  coup 
à  Sébastopol  et  à  l'armée  du  tsar,  qu'il  était  plein  de  confiance 
dans  le  courage  et  la  bravoure  de  son  armée,  comme  elle 
pouvait  avoir  confiance  en  lui.  Celle  exhortation  se  terminait 
comme  toujours  par  les  cris  de  vive  la  France  !  vive  l'empe- 
reur !  et  de  tous  côtés  on  entendait  des  hourras.'  et  on  voyait 
les  casquettes  s'agiter  en  l'air,  accompagnant  le  cri  :  A  nous 
Sébastopol  ! 

Les  Russes  entendirent  bien  nos  cris.  Mais  à  eux  aussi  on 
faisait  en  ce  moment  un  discours  comme  à  nous.  On  leur 
disait  qu'ils  allaient  enfin  en  finir  avec  l'armée  des  alliés,  la 
jeter  à  la  mer  ou  la  faire  prisonnière,  et  ils  poussaient  aussi, 
comme  nous,  de  formidables  hourras!  vive  la  Russie!  vive  le 
tsar  !  à  nous  les  Français,  les  Anglais  et  les  Piémontais  !  Il 
devait  êlre  alors  neuf  heures  du  malin  :  le  soleil  semblait  gai 
et  brillant.  Je   me  souvins  que  nous  étions  le  8  septembre. 


MEMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  101 

jour  de  la  grande  fête  de  mon  pays,  la  fête  de  Notre-Dame 
de  Kerdevot  qui  m'avait  guéri  de  la  fièvre.  Quoique  beaucoup 
attiédi  dans  ma  ferveur  religieuse,  je  pensai  tout  de  même  que 
peut-être  cette  bonne  dame  me  protégerait  encore  dans  les 
terribles  éventualités  qui  se  préparaient. 

Le  mouvement  commença.  Nous  marchâmes  en  colonne 
jusqu'à  l'entrée  des  tranchées.  Là  on  fit  halte.  De  l'endroit 
oii  nous  nous  trouvions,  on  embrassait  tout  le  panorama  de 
Sébastopol,  de  la  tour  MalakolT,  de  la  rade,  de  la  ligne  des 
troupes  françaises,  anglaises  et  piémontaises.  Sur  la  hauteur 
du  télégraphe,  on  voyait  un  grand  nombre  de  civils,  hommes 
et  femmes,  qui  étaient  venus  de  loin,  sans  doute,  pour  assister 
au  drame  qui  allait  se  jouer,  comme  autrefois  les  Romains 
allaient  au  cirque  assister  et  applaudir  à  la  lutte  des  esclaves 
contre  les  bêtes  féroces.  Depuis  le  matin,  le  canon  avait 
cessé;  il  se  faisait  un  grand  silence  qu'on  n'avait  pas  eu, 
disaient  les  vieux,  depuis  longtemps  ;  mais  ce  silence  avait 
quelque  chose  de  lugubre,  de  terrible  ;  il  faisait  battre  tous  les 
cœurs. 

Tout  à  coup  une  détonation  se  fit  entendre  du  côté  de  Mala- 
kolT; presque  au  même  instant,  un  boulet,  qui  avait  ricoché 
contre  une  tranchée,  vint  passer  droit  au-dessus  de  notre 
compagnie  qui  n'était  pas  encore  engagée  dans  les  tranchées; 
tout  le  monde  baissa  plus  ou  moins  la  tête  pour  saluer  ce 
monstrueux  projectile;  il  alla,  sans  faire  de  mal,  s'entasser 
parmi  ses  confrères  qui  gisaient  par  milliers  dans  les  ravins. 
C'était  le  signal  du  branle-bas. 

Deux  secondes  après,  la  terre  tremblait  sous  les  bordées 
qui  partaient  toutes  à  la  fois  et  de  tous  les  côtés.  Nous  avions 
pris  la  file  dans  la  tranchée,  marchant  les  uns  derrière  les 
autres,  le  fusil  en  bandoulière.  Les  ofTiciers  et  les  sous- offi- 
ciers nous  criaient  à  chaque  instant  :  «  Baissez  la  tête  1  )3  Nous 
avancions  lentement  ;  souvent  on  entendait  :  Gare  la  bombe  ! 
Une  de  ces  bombes  vint  tomber  à  dix  pas  en  face  de  notre 
compagnie.  On  cria  :  A  plat  ventre!  Nous  nous  jetâmes  à  plat 
ventre.  Malgré  toutes  les  précautions,  cette  bombe,  en  écla- 
tant, nous  fit  cinq  victimes,  deux  morts  et  trois  grièvement 
blessés.  Nous  avions  tous  été  éclaboussés,  couverts  de  terre  et 
de  graviers.  Les  boulets,  la  mitraille,  les  biscaïens  passaient 


I02  LA    REVUE    DE    PARIS 

par-dessus  nos  lêtes,  rasant  le  parapet,  nous  aveuglant  de 
terre  et  de  poussière.  Malgré  les  recommandations  des  chefs 
et  malgré  les  volées  de  mitraille,  je  ne  pouvais,  par  instants, 
m'empêcher  de  regarder  par-dessus  le  parapet,  cherchant  à 
voir  Malakoff,  si  nous  en  étions  encore  loin.  Mais  on  ne  pou- 
vait plus  rien  voir  qu'un  immense  nuage,  noir  et  gris,  de 
fumée  et  de  poussière  :  les  spectateurs  civils  du  plateau  du 
télégraphe  ne  devaient  pas  être  contents. 

Nous  marchions  toujours;  nous  étions  arrivés  presque  aux 
dernières  parallèles.  Tout  à  coup  nos  canons  cessèrent  leur  feu  ; 
mais  en  même  temps  la  fusillade,  qui  ne  s'était  pas  encore 
fait  entendre,  éclata  drue  et  serrée  du  côté  de  Malakoff.  C'était 
l'assaut  qui  commençait.  On  allait  jouer  la  dernière  scène  de 
ce  long  et  terrible  drame.  Nous  étions  arrêtés.  Nous  atten- 
dions notre  tour  de  monter.  Nous  étions  dans  le  ravin  qui 
précède  Malakoff  :  d'après  le  dire  de  M.  Jurien  de  la  Gra- 
vière,  si  les  Russes  y  avaient  seulement  placé  deux  pièces 
de  canon,  jamais  nous  n'aurions  pris  celte  fameuse  tour, 
la  clef  de  Sébaslopol.  Les  Russes  l'ont  bien  reconnu  après, 
mais  c'était  trop  tard...  Des  hommes  du  génie  passaient 
devant,  avec  des  cordes,  des  crampons,  des  échelles  de 
corde  et  de  bois.  Les  soldats  riaient  et  se  moquaient  en 
disant  :  «  Eh  bien,  mon  vieux,  s'il  nous  faut  entrer  par  là 
dans  Sébastopol,  un  par  un,  nous  ne  sommes  pas  près  d'y 
être.  »  Du  côté  de  Malakoff,  commença  à  revenir  aussi  la  file 
des  blessés,  avec  des  mouchoirs  autour  de  la  tête,  des  bras  en 
écharpe  ou  traînant  une  jambe,  d'autres  portés  sur  des  civières 
d'oii  l'on  voyait  le  sang  dégoutter. 

La  fusillade  continuait  toujours  et  le  défilé  des  blessés  aug- 
mentait. Nous  étions  avertis  de  nous  tenir  prêts,  et  notre 
capitaine,  M.  Lamy,  nous  exhortait  à  le 'suivre  bravement. 
Nous  demandions  aux  blessés  qui  passaient  comment  ça  mar- 
chait là-haut  ;  mais  leurs  réponses  étaient  contradictoires  :  les 
uns  disaient  que  les  zouaves  étaient  déjà  dans  la  tour,  les 
autres  disaient  qu'on  n'y  entrerait  jamais,  et  que  nous  serions 
tous  sacrifiés  comme  au  i8  juin.  On  commençait  déjà  à  parler 
de  trahison,  lorsqu'une  immense  clameur,  venant  de  tous  les 
côtés  à  la  fois  :  «  Notre  drapeau  flotte  sur  la  tour  Malakotfl 
Sébastopol  est  à  nous  !  »  nous  édifia  enfin  sur  l'état  des  choses. 


MEMOIRES    D'UN    PAYSAN     BAS-BRETON 


83 


La  fusillade  avait  diminué  et  peu  à  peu  s'éteignit  complète- 
ment. Nous  restâmes  presque  à  la  même  place  jusqu'à  la  nuit. 

Alors  on  nous  fit  faire  demi-tour  pour  rentrer  au  camp,  en 
traversant  cette  fois  les  parallèles,  au  risque  de  nous  casser  le 
cou.  Arrivés  au  camp,  nous  trouvâmes  la  soupe  prête,  soupe 
fabriquée  avec  de  l'eau,  du  lard  rance  et  du  biscuit  gâté,  que 
les  soldats  appelaient  turlutine.  Cette  turlutine  était  à  peine 
servie  que  nous  entendions  de  tous  côtés  le  cri  :  Aux  armes  ! 
et  prenez  vos  sacs  et  tout  le  campement  !  Pour  nous,  les  nou- 
veaux arrivés,  cette  subite  alerte  n'avait  rien  d'extraordinaire  : 
Castellane  nous  y  avait  assez  habitués,  et  nos  sacs  n'étaient 
pas  difficiles  à  faire,  puisque  nous  n'avions  pas  eu  le  temps 
de  les  défaire.  Mais  il  n'en  était  pas  de  même  pour  les  anciens, 
qui  n'avaient  pas  mis  sac  au  dos  depuis  longtemps  et  ne 
savaient  pas  trop  on  se  trouvaient  leurs  bagages  de  campagne. 
Les  chefs  tempêtaient,  frappaient  du  pied  sur  la  terre,  et  du 
plat  de  sabre  sur  les  lentes,  en  lançant  de  furieuses  épithètes 
contre  les  anciens  qui  ne  sortaient  pas,  tandis  que  les  jeunes 
étaient  prêts  depuis  longtemps.  On  entendait  au  loin  les  offi- 
ciers supérieurs  crier  aussi.  Enfin  on  finit  par  se  trouver  tous 
à  peu  près  et  l'on  partit. 

On  se  dirigeait  vers  la  droite,  du  côté  des  Anglais.  Notre 
route  était  éclairée  par  les  flammes  qui  s'élevaient  de  Sébas- 
topol.  Tout  à  coup,  la  terre  trembla  sous  nos  pas  et  un  bruit 
épouvantable  nous  secoua  de  la  tête  aux  pieds.  En  regardant 
du  côté  de  Sébastopol,  on  vit  tourner  en  l'air,  à  une  très 
grande  hauteur,  des  affûts  de  canons,  des  pierres  énormes, 
des  sacs  à  terre,  des  gabions,  etc.  C'était  la  première  mine 
qui  venait  de  sauter,  qui  fut  suivie  bientôt  d'une  deuxième  et 
d'une  troisième.  La  terre  ne  cessait  de  trembler;  je  commen- 
çais à  croire  que  nous  allions  tous  sauter  ou  nous  engloutir 
avec  la  ville.  On  savait  depuis  longtemps  que  tous  les  alen- 
tours de  Sébastopol  étaient  minés  et  que  ces  mines  étaient 
préparées  pour  faire  sauter  l'assaillant.  Mais  notre  génie,  que 
nous  appelions  à  Lyon  le  génie  malfaisant,  prétendait  avoir 
découvert  et  annulé  toutes  ces  mines  :  c'est  du  moins  ce 
qu'on  nous  racontait.  Nous  continuions  à  marcher,  dans  un 
silence  complet,  toujours  en  appuyant  vers  la  gauche,  c'est- 
à-dire  du  côté  de  la  ville  que  nous  avions  cependant  perdue 


l84  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  vue,  nous  trouvant  maintenant  dans  un  ravin.  Il  y  avait 
plus  de  deux  heures  que  nous  marchions,  sans  savoir 
pourquoi  ni  où  nous  alHons,  lorsque,  enfin,  nous  enten- 
dîmes des  coups  de  lusil  devant  nous.  C'étaient  encore  les 
Russes  aux  prises  avec  les  Anglais. 

Les  Russes,  après  la  prise  de  Malakoff,  qui  était  la  clef  de 
Sébastopol,  avaient  passé  de  l'autre  côté,  ne  voulant  pas  rester 
pour  défendre  une  ville  oiî  il  n'y  avait  plus  que  des  ruines. 
Ils  étaient  venus  dans  l'espoir  de  surprendre  les  armées  alliées, 
du  moins  les  portions  de  ces  armées  qui  devaient  se  trouver 
alors  au  repos,  pendant  que  les  mines  feraient  sauter  les 
environs  de  Malakoff,  de  sorte  que  les  vainqueurs  se  seraient 
trouvés  ensevelis  dans  leur  victoire.  Heureusement  pour  nous, 
la  ruse  avait  été  éventée  à  temps.  Quand  les  Russes  appri- 
rent que  nous  marchions  au  secours  des  Anglais,  ils  battirent 
en  retraite  et  tout  fut  fini. 

Le  lendemain  de  la  prise  de  Sébastopol,  après  avoir  assisté 
au  défilé  des  prisonniers  russes,  nous  retournâmes  à  notre 
camp,  mais  ce  ne  fut  que  pour  repartir  encore  le  lendemain 
pour  une  excursion  ou  une  autre  campagne  qui  devait  durer 
sept  mois,  dans  les  plaines  de  Baïdar,  les  montagnes  de  Kar- 
dambcl,  les  vallées  et  les  montagnes  du  Belbeck.  Nous  par- 
tîmes pour  cette  campagne  environ  quinze  mille  hommes  et 
nous  en  avions,  disait-on,  devant  nous,  quarante  mille. 


JEAN-MARIE     DEGUIGNET 

(A  suivre.) 


ESCLAVE' 


III 


—  Moi,  mes  petits,  je  vais  me  coucher.  Bonsoir. 
Et  la  mère  de  Grâce  embrassa  sa  fille  et  Gharlie. 

—  Bonsoir,  maman.  Tu  peux  tout  éteindre  :  Gharlie  et  moi, 
nous  allons  au  jardin. 

—  Mets  ton  châle  !  Les  nuits  sont  si  perfides  ! 

Et  la  grosse  dame  soufflait  en  éteignant  les  lampes  et  les 
bougies,  la  main  écartée  derrière  les  mèches.  Puis  elle 
monta. 

Gharlie  avait  enveloppé  Grâce  d'un  crêpe  de  Ghine  ver- 
dâtre  à  dessins  d'argent.  Le  beau  jardin  était  mystérieux. 
Les  feuillages  obscurs  et  les  fleurs  invisibles  palpitaient  sous 
un  vent  léger  et  répandaient  une  senteur  si  pénétrante  que 
les  deux  jeunes  gens  restèrent  silencieux  pour  mieux  la  respi- 
rer. 

—  Oh!  Grâce,  qu'il  fait  bon!...  Et  que  l'heure  oii  je  suis 
seul  avec  vous  me  semble  toujours  bonne  ! . . .  Je  suis  heu- 
reux, ma  chère.  Je  suis  si  bien  ainsi!... 

Timidement  il  prit  le  bras  de  sa  cousine,  et  ils  firent  quel- 
ques pas  dans  l'allée; 

—  Gharlie,  pour  vous  contenter  il  faut  peu  de  chose;  mais 
c'est  que  vous  êtes  si  enfant  !... 

T.  Voir  la  Revue  des  i^''  et  i5  décembre  iC)o4. 


l86  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Ne  me  dites  pas  toujours  celai  —  fit  Gharlie  avec  impa- 
tience. —  Je  suis  jeune,  oui  !  mais  ce  n'est  pas  ma  faute,  et 
je  ne  vous  aime  pas  du  tout  com.me  aimerait  un  enfant. 

—  Vraiment?...  Et  de  quelle  façon  m'aimez-vous? 

—  Hélas  !  ne  l'avez-vous  pas  deviné?  Ne  l'avez-vous  pas  lu 
cent  fois  dans  mes  yeux  et  pressenti  sur  ma  bouche  ? 

Incertain,  il  se  tut. 

—  Oui,  je  sais  que  vous  m'aimez,  mon  petit  Charlie... 
Je  suis  pour  vous  une  grande  sœur...,  une  jolie  cousine  plus 
âgée  qui  vous  aime  bien  et  dont  le  parfum  vous  plaît. 

—  Vous  n'êtes  pas  gentille  I  —  dit-il  avec  dépit. 

—  Ce  n'est  pas  cela? 

—  Non,  ce  n'est  pas  cela.  Pas  du  tout,  du  tout...  Oh! 
Grâce,  je  n'arriverai  pas  à  vous  le  dire...  J'ai  peur  de  vous, 
moi  I  Je  n'ai  pas  l'autorité  de  cet  Antoine  Ferlier,  que  je 
souhaiterais  au  bout  du  monde.  Je  n'ai  pas  voyagé.  Je  n'ai 
pas  d'expérience,  je  ne  connais  pas  les  femmes;  je  ne  sais 
pas  leur  parler...  Je  ne  sais  même  pas  vous  regarder  long- 
temps. Je  baisse  les  yeux  tout  de  suite  et  j'ai  presque  envie 
de  pleurer,  et  pourtant  je  vous  aime...  ah!  tellement,  si  vous 
saviez  I . . . 

—  Je  vous  aime  aussi,  Charlie,  de  tout  mon  cœur. 

—  Ce  n'est  pas  ainsi  que  je  voudrais  être  aimé. 
Et  le  jeune  homme  hésitait. 

—  Eh  quoi?  —  dit-elle  sur  un  ton  de  plaisanterie,  —  ce 
n'est  pas  suffisant,  «  de  tout  mon  cœur  »  ? 

—  Non,  ma  chère  jolie  Grâce!  C'est  très  peu  pour  moi. 
très  peu,  maintenant.  On  aime  de  tout  son  cœur  un  petit 
garçon  auquel  on  donne  des  billes  et  des  confitures.  Je  ne 
suis  plus  un  petit  garçon. 

—  Et  comment  voulez-vous  que  je  vous  aime  ?  petit  vieil- 
lard!... 

—  Dieu  merci!  (et  Charlie  secoua  ses  cheveux  avec 
orgueil)  je  ne  suis  pas  vieux.  J'ai  dix-neuf  ans  et  je  suis 
plein  de  force,  et  je  voudrais  vous  protéger  et  me  dévouer 
pour  vous.  (Il  se  troubla.)  Je  voudrais  que  vous  m'aimiez... 
pardonnez-moi...  que  vous  m'aimiez  de  tout  votre  corps. 

Il  releva  lentement  les  yeux,  et  son  regard  monta  des  pieds 
au  visage  de  la  jeune  femme. 


ESCLAVE  187 

—  Gomme  vous  avez  grandi,  ce  soir,  Charlie  !  Je  vous 
trouve  beaucoup  trop  avancé  pour  votre  âge. 

—  Est-ce  que  je  vous  déplais  ?  —  demanda-t-il  d'une  voix 
défaillante. 

—  Non,  mon  enfant.  Vous  me  plaisez. 

—  Oh  !  ne  m'appelez  pas  :  «  Mon  enfant  » ,  je  vous  en 
supplie  I  Cela  m'irrite  affreusement.  Vous  n'avez  à  mes  yeux 
rien  de  maternel. 

—  Je  suis  si  vieille,  moi  I 

—  Vous  mentez.  Oh  !  vous  mentez!...  Vous  êtes  plus  belle 
que  toutes  les  autres...  Et  puis  qu'est-ce  que  cela  fait  que  vous 
soyez  jeune  ou  vieille?  Je  ne  regarde  que  vous. 

—  Charlie! 

—  Il  faut  pourtant  que  je  vous  le  dise.  Grâce!  écoutez! 
Je  suis  si  jaloux!  Vous  ne  m'avez  pas  parlé  plus  de  trois  fois  ce 
soir.  Vous  n'avez  pas  quitté  du  regard  ce  jeune  homme 
noir  à  nez  d'aigle.  Gomme  il  m'a  paru  laid,  haïssable  !  Je  me 
suis  vu  dans  une  glace  et  me  suis  trouvé  bien  moins  laid 
que  lui...  Je  me  trompe,  sans  doute...  Vous  n'aimez  pas  les 
cheveux  blonds,  Grâce? 

—  Si,  extrêmement,  au  contraire!  —  dit-elle  en  souriant 
dans  l'ombre.  —  Vous  êtes  très  beau,  Charlie,  et  vous  me 
plaisez  beaucoup. 

—  Ahl  —  dit-il,  effaré. 

Et,  n'ayant  pas  compris  l'intonation  seulement  amicale  et 
indulgente,  il  osa  étreindre  sa  cousine  et  mettre  un  baiser  sur 
sa  nuque. 

Grâce  se  pencha  vers  lui. 

—  Il  ne  faut  pas.  Il  ne  faut  pas,  Charlie.  Il  est  très  mau- 
vais pour  vous  de  m'aimer  ainsi.  Vous  savez  bien  que  je  ne 
suis  pas  libre. 

—  Oui.  Vous  avez  un  mari,  et  lui  vous  adore.  Mais  vous  ne 
pouvez  pas  avoir  pour  M.  Mirbel  des  sentiments  très  exaltés. 

—  Mais...  j'aime  M.  Mirbel!... 

—  Oui,  j'en  suis  sur;  mais  il  pourrait  être  votre  père. 
Grâce.  Il  est  tellement  plus  âgé  que  vous!...  Et  d'ailleurs  il 
n'est  pas  ici!  —  ajouta-t-il  avec  espièglerie. 

—  C'est  très  vilain  ce  que  vous  dites  là. 

Et  Grâce  sourit  encore,  séduite  par  ce  charme  tendre. 


LA    REVUE    DE    PARIS 


—  Enfin,  Grâce,  entendez-moi  une  fois  sérieusement.  Il  y  a 
si  longtemps  que  je  n'ose  pas  parler!  Ce  soir,  je  me  sens  plus 
hardi  parce  qu'il  ne  m'a  pas  semblé  que  la  hardiesse  vous 
déplaise.  Je  vous  aime  autrement  que  vous  ne  le  supposez.  Et, 
si  je  ne  vous  quitte  pas,  si  je  vous  tiens  compagnie,  si  j'obéis 
à  vos  ordres,  si  je  porte  votre  châle,  si  je  fais  vos  commis- 
sions, s'il  m'est  si  doux  de  vivre  à  vos  côtés,  c'est  que  j'ai  tou- 
jours eu  l'espoir  qu'un  jour  viendrait  où  vous  me  laisseriez 
vous  serrer  dans  mes  bras,  contre  mon  cœur...  oiî  je  serai  si 
près  de  vous,  ô  ma  chérie,  si  proche  que,  lorsque  je  pense  à 
ce  moment  futur,  le  souffle  me  manque  et  j'ai  peur  de  mourir! 

—  Vous  avez  peur  d'aimer, —  dit-elle  tout  bas,  pensive,  — 
etvous  faites  bien.  C'est  une  chose  redoutable,  Charlie,  que 
l'amour. 

—  Oui,  j'en  ai  peur  peut-être.  (Et  la  nuit  exaltait  Charlie 
et  le  rendait  presque  éloquent.)  Je  le  crains  ;  mais  je  l'appelle, 
il  m'eflraie,  et  sans  lui  la  vie  n'est  qu'une  première  mort.  Je 
vois  avec  une  folle  impatience  les  jours  succéder  aux  jours; 
mon  ardeur  se  consume  en  vain,  mon  bonheur  est  fait  de 
souffrance,  et  ma  tristesse  de  volupté.  Mon  désir  n'étreint  que 
des  ombres...  Ah  !  songez  à  toute  ma  jeunesse,  k  sa  force  vive, 
à  tout  ce  qui  en  moi  palpite  et  bouillonne,  à  mon  cœur,  que 
rien  n'a  rempli  depuis  mon  enfance,  sinon  vous,  vous!  et  tou- 
jours vous,  votre  tendresse,  voire  parfum,  votre  image.  Je  suis 
tout  à  vous.  Je  suis  fait  de  vous.  Refuserez- vous  tout  cela.^^ 
Est-ce  un  don  si  méprisable  que  celui  que  je  vous  offre? 
est-ce  un  amour  si  vil?  Est-ce  un  trop  faible  élan  vers  vous 
que  celui  de  tout  mon  être?  Mes  bras  sont-ils  indignes  de  se 
refermer  sur  vous?  Ne  serez- vous  pas  à  moi?  jamais?  jamais? 

Et,  dans  une  sorte  de  rage  désespérée,  il  saisit  Grâce,  la 
pressa  contre  lui.  Il  effleura  ses  yeux,  il  chercha  ses  lèvres. 
Elle  les  lui  donna.  Et  elle  prit  à  ce  baiser  un  plaisir  profond. 
Les  mains  sur  les  épaules  de  Charlie,  elle  essayait  de  le 
repousser  avec  douceur,  car  il  s'acharnait  à  ce  premier  bai- 
ser. Il  haletait  et,  maladroitement,  il  étouffait  à  demi  la  jeune 
femme  sous  sa  bouche  inexperte  et  avide. 

Enfin  elle  se  délivra.  Elle  avait  cru  sourire  de  cette  can- 
dide et  fougueuse  ardeur.  Mais  elle  ne  sourit  pas,  car  la  pré- 
sence de  l'amour  impose  une  gravité  sombre. 


ESCLAVE  i8q 

Charlie  était  tombé  aux  pieds  de  Grâce.  11  pressait  ses 
genoux.  Le  visage  caché  dans  la  robe  blanche,  éperdu,  confus, 
anéanti,  il  n'osait  plus  ouvrir  les  yeux.  Allait-il  implorer 
son  pardon?  Fallait-il  rester?  fallait-il  fuir?  Une  force  invin- 
cible le  terrassait,  le  prosternait  devant  cette  femme  tant 
aimée.  Un  désarroi  délicieux  le  bouleversait.  Il  ne  savait  s'il 
était  heureux.  Il  se  sentait  à  la  fois  pénétré  de  langueur,  de 
violence,  d'élonnement,  de  plaisir,  de  douleur  ;  et  enfin, 
succombant  k  une  tristesse  mystérieuse,  il  se  mit  à  pleurer. 

Grâce  fut  touchée  jusqu'au  désespoir  par  ces  larmes  d'en- 
fant tendre,  ces  divines  et  brûlantes  larmes  d'adolescent  pas- 
sionné qui  se  croit  un  amant  proche.  Elle  regretta  l'abandon 
presque  fraternel  qui  l'avait  fait  consentir  à  ce  baiser  et  à 
cette  étreinte.  Elle  se  baissa  vers  cette  lêle  sanglotante  et  ca- 
ressa les  blonds  cheveux  en  désordre.  Charlie  frémit.  Grâce 
l'entraîna  vers  le  banc,  sous  les  magnoliers  séculaires.  Elle 
s'assit.  Il  s'étendit  sur  le  sol,  le  front  sur  les  genoux  réunis 
de  sa  cousine. 

—  Qu'attendez-vous  de  moi  ?  —  dit-elle  anxieusement. 

—  Oh!  faut-il  que  je  vous  le  dise? 
Et  il  soupira. 

■' —  Oui,  dites-le,  dites-le.  Et  soyez  sincère  autant  que 
possible, 

—  Eh  bien!  je  veux  que  vous  consentiez  à  être,  pendant 
de  longues  heures,  si  près,  si  près  de  moi,  que  je  ne  sache 
plus  qui  est  moi  et  qui  est  vous.  Je  veux  que  tout  entière 
(et  il  frissonna)  vous  me  soyez  une  longue,  une  douce  ca- 
resse ;  que  votre  chevelure  et  que  vos  bras  m'entourent, 
que  vos  yeux  soient  transformés  par  le  reflet  de  mes  yeux, 
que  votre  bouche  me  nourrisse  et  me  désaltère,  que  l'odeur 
de  votre  peau  imprègne  ma  peau,  que  votre  souffle  se  mêle 
au  mien  et  s'y  confonde  et  que  double  il  ne  soit  qu'un,  et  que 
de  tout  cela,  de  tout  cela...  naissent  des  délices  inconnues. 

Grâce  courbait  la  tête  et  elle  écoutait  l'amour  lui-même. 
L'éternelle  voix  parlait  par  la  bouche  de  l'enfant  amoureux 
et  troublé.  Avec  une  impudique  naïveté  il  exprimait  son  désir. 
Et  ce  qu'elle  inspirait  à  Charlie,  Antoine  le  lui  avait  inspiré 
à  elle-même.  Elle  ferma  les  yeux,  et,  songeant  à  la  caresse 
émouvante,  au  charme  du  toucher,  à  la  sensation  superficielle 


igO  LA    REVUE    DE    PARIS 

à  la  fois  et  profonde,  à  ce  souvenir  ivre  et  voluptueux,  ses 
mains  serrèrent  le  eou  de  Charlie.  Mais,   à  son  contact,   elle 
n'éprouva  que  le  bonheur  délicat  des  mères,  lorsqu'elles  posent 
leur  joue  contre  celle,  fraîche  et  si  lisse,  de  leur  enfant. 
Elle  soupira  et,  honteuse,  dit  à  demi-voix  : 

—  Charlie,  mon  petit  Charlie,  vous  m'aimez  trop  et  je  ne 
saurais  vous  aimer  ainsi.  Et  puis,  voyez-vous,  nous  ne  serions 
pas  heureux  longtemps.  Je  vous  lasserais,  car  je  ne  suis  plus 
jeune;  je  vous  excéderais,  car  je  suis  triste  et  souvent  maus- 
sade; et  cet  amour  que  vous  décrivez  si  bien,  cet  amour  ne 
sulïirait  plus  à  votre  jeunesse  ;  il  vous  faudrait  vile  des  joies 
nouvelles,  d'autres  femmes  et  d'autres  plaisirs. 

Obstinément  Charlie  secouait  la  tête,  en  disant  :  «  Non! 
non!  Oh!  non!  »  et,  réunissant  les  deux  mains  de  Grâce,  les 
respirait,  les  collait  contre  son  front,  sur  ses  yeux,  près  de 
ses  lèvres. 

—  El  vous  trouveriez  donc  tout  simple  que,  pour  vous 
plaire,  je  trompe  la  confiance  et  raflection  de  mon  mari? 

—  Mais  oui!  —  dit  Charlie  convaincu. 

—  Et  si  vous  appreniez  (et  Grâce  hésita)  que  cette  même 
trahison  qui,  accomplie  pour  vous,  vous  paraît  juste  et  natu- 
relle, si  vous  appreniez  que  j'ai  pu  l'accomplir  pour  l'amour 
d'un  autre,  que  penseriez-vous  de  moi? 

Charlie  se  releva  d'un  bond  et  prit  Grâce  par  les  épaules. 

—  Ah!  —  gémit-il,  —  vous  /'avez  aimé!  j'en  étais  sûr!  et 
vous  Taimez.  Voilà  ce  que  je  devine  [et  prévois  depuis  son 
retour,  ce  que  je  redoute,  ce  qui  m'épouvante,  ce  qui  m'a 
donné  l'audace  de  vous  parler  enfin  ce  soir...  Comme  je  le 
hais  !  comme  je  le  hais  ! 

—  Et  moi,  —  dit-elle,  — vous  me  haïssez  aussi? 

—  Oh!  non.  Je  vous  en  veux,  mais  je  vous  aime.  Je  vous 
défendrai.  Je  vous  conquerrai.  Je  vous  garderai.  C'est  lui 
que  je  hais! 

—  Je  ne  l'aimais  plus,  Charlie...  (Et  sa  voix  était  basse, 
étranglée  par  les  larmes.)  Je  ne  croyais  plus  l'aimer!... 
Plaignez-moi.  Ne  frémissez  pas.  Jugez-moi,  réconfortez-moi... 
Oui,  soyez-mon  juge,  mon  sauveur,  Charlie.  Je  suis  si  faible, 
si  misérable!  Ah!  si  vous  pouviez  comprendre!...  Qui  donc 
aura  pitié  de  moi,  si  ce  n'est  vous,  vous  qui  m'aimez  P.. . 


ESCLAVE  191 

Elle  pleura  tout  bas,  et  ses  doigts  s'enlacèrent  à  ceux  de 
Charlle. 

—  Non,  vous  n'êtes  plus  un  enfant  comme  je  le  suppo- 
sais encore  tout  à  l'heure  :  j'ai  vu  vos  yeux  et  senti  votre 
étreinte;  vous  êtes  un  homme,  et  vous  me  soutiendrez!  Vous 
me  libérerez  de  ce  passé  qui  m'accable,  qui  m'écrase.  Aidez- 
moi  à  en  repousser  le  poids...  Apprenez  ma  lâcheté,  ma 
honte,  ma  faiblesse.  Absolvez-m'en,  Et  soyez  mon  défen- 
seur... 

Elle  courbait  la  tête  sur  les  mains  de  Gharlie,  qu'elle  serrait 
toujours  dans  les  siennes.  Il  s'était  assis  près  d'elle.  Il  sentait 
des  gouttes  tièdes  mouiller  ses  poignets,  et  lui-même  avait 
les  paupières  humides. 

—  Il  est  venu  pour  me  reprendre  (et  elle  parlait  par  sac- 
cades comme  une  petite  fille  qui  sanglote)  ;  il  ne  faut  pas 
qu'il  le  puisse,  Gharlie,  il  ne  faut  pas...  C'est  vous  que  je 
veux  aimer!  vous  qui  êtes  pur,  vous  qui  êtes  bon,  vous  qui 
êtes  tendre...  Je  vous  aimerai  pour  toujours,  Gharlie,  je  serai 
à  vous  uniquement,  pour  toute  ma  vie,  si  vous  me  sauvez...  si 
vous  me  sauvez  de  moi-même... 

Elle  fondit  en  pleurs,  et  sa  tête  s'appuya  tout  à  fait  sur  les 
mains  amies.  Gourbée,  exténuée,  suppliante,  elle  inspira  une 
immense  pitié.  Elle  le  comprit.  Elle  se  redressa  et  essuya  son 
visage  avec  le  pan  soyeux  de  son  châle. 

Et,  plus  calme,  elle  continua  : 

—  Pardonnez-moi  si  je  vous  ai  fait  mal  par  cet  aveu.  Je 
ne  pouvais  pas  ne  pas  vous  le  faire.  Gela  a  été  irrésistible.  Je 
ne  voulais  pas  vous  mentir,  à  vous  confiant,  à  vous  sincère. 
Ecoutez!  pendant  deux  années,  j'ai  été  sa  pauvre,  sa  misé-" 
rable  esclave;  le  jouet  de  tous  ses  caprices,  la  complice  de 
ses  fantaisies,  la  victime  de  sa  cruauté  peut-être  inconsciente. 
Ah!  j'aurais  préféré  qu'il  me  battît  !  ou  qu'il  fût  menteur! 
Mais  il  n'était  que  fourbe  et  impitoyable.  Il  me  trompait  et 
me  le  contait  presque;  il  était  monstrueusement  véridique... 
Certains  jours,  à  ces  récits,  il  préférait  que  je  pleure,  et, 
d'autres  fois,  que  je  sourie...  Et  toujours  j'ai  pardonné... 
A  peine,  de  temps  en  temps,  l'essai  d'une  révolte,  d'une  rup- 
ture. Alors  il  me  témoignait  tant  d'amour,  tant  de  regrets, 
retrouvait  tant  de  séduction  et  une  si  terrible  coquetterie  que, 


iga  LA    REVUE    DE    PARIS 

chaque  fois,   je  me   repris   au  piège  pour   mieux  souffrir  et 
mieux  l'aimer, 

—  Epargnez-moi,  —  fit  Charlie  en  pâlissant,  —  épargnez- 
moi,  et  ne  pleurez  plus.  Grâce,  je  vous  supplie! 

—  Sil  il  faut  que  vous  sachiez,  — répliqua-t-elle  avec  l'obsti- 
nation de  qui  peut  enfin  confesser  une  longue  peine  ; — il  faut 
que  vous  connaissiez  toute  l'étendue,  toute  la  force  du  sortilège 
qui  m'unit  à  cet  être  en  dépit  de  mon  orgueil,  de  mon  hon- 
nêteté... oui,  je  puis  dire,  malgré  tout,  de  mon  honnêteté...  Il 
le  faut  !  pour  bien  comprendre  à  quel  danger  vous  devez  m'ar- 
racher...  Il  avait  cent  maîtresses  ;  il  me  les  montrait,  me  par- 
lait des  beautés  de  leurs  corps,  les  comparait  aux  miennes, 
qu'il  rabaissait  ou  exaltait  selon  son  humeur.  Il  jouissait  de 
mon  pauvre  visage  convulsé  quand  je  le  voyais  ébaucher 
quelque  aventure,  poursuivre  quelque  caprice,  ou  s'acharner 
à  une  tentative  amoureuse  qui  ne  lui  eût  peut-être  pas  paru 
si  délectable,  si  je  n'en  eusse  été  le  témoin  averti,  impuissant 
et  déchiré...  Et  je  l'aimais  1  Comme  je  l'aimais!  Que  je 
redoutais  de  lui  déplaire  !  J'approuvais,  je  souffrais,  muette 
et  navrée.  A  la  moindre  question,  au  moindre  reproche,  il 
avouait,  sûr  de  lui,  tranquille,  séducteur,  hélas!  charmant! 
Il  consolait,  puis  il  fuyait,  perfide,  ironique,  léger  et  triom- 
phant. On  ne  peut  être  cruel  avec  plus  de  charme;  incon- 
stant, avec  moins  de  traîtrise;  amant,  avec  moins  de  pitié! 

Charlie,  mordant  ses  lèvres,  pressait  le  bras  de  Grâce.  Elle 
aussi,  à  son  tour,  le  torturait,  inhumaine  et  misérable,  lui 
rendant,  involontairement,  un  peu  de  ce  qu'elle  avait  souffert 
par  un  autre. 

—  Oh  !  Charlie  !  Charlie  !  quelque  chose  manquait  encore 
à  ce  lent  supplice  que  je  redoutais  pourtant  de  voir  finir.  Il 
me  manquait  d'être,  moi-même,  ma  rivale...  Jusqu'alors  je  me 
leurrais  d'idées  stupides.  Je  me  disais  :  «  Oui,  il  me  trompe, 
il  me  délaisse  pour  me  revenir  quand  il  est  las  d'être  infidèle; 
mais  peut-être  m'aime-t-il  plus  que  les  autres:  elles  ne  lui 
offrent  que  le  plaisir,  et  moi  je  lui  donne  toute  ma  tendresse. 
C'est  un  autre  êlre  que  mon  amant  qu'elles  accueillent.  Il 
ne  leur  dit  pas  les  mêmes  paroles,  ne  les  entoure  pas  des 
mêmes  caresses,  et  l'expression  différente  de  ses  yeux  me  le 
rendrait  presque  étranger. 


ESCLAVE  igS 

»  Un  soir  de  carnaval,  il  y  eut  ici,  pour  lui  plaire,  une 
soirée    masquée.    Par  fantaisie,    moi  et    une    de  mes    amies 
avions  mis  des  dominos  de  même  couleur  violette  aux  capu- 
chons rabattus  sur  des  loups  à   très   longues  dentelles.  Nous 
étions   de  même  stature,   minces   toutes   deux  et  d'ailleurs  a 
peu  près  méconnaissables  sous  les  plis  du  taffetas.  J'ai  su  plus 
tard  que  mon  amie  avait  épingle  à  son  capuchon  une  rose 
qui  tomba  au  mouvement  d'une  danse;   rien  n3  me  distin- 
tinguait  plus  donc  de  cette  amie,   et  comme  je  m'amusais  à 
intriguer  Antoine,  il  me  prit  pour  elle...  Je  ne  la  soupçonnais 
pas,  car  je  l'aimais  tendrement.  Antoine  entoura  ma  taille  en 
prononçant  l'autre  nom,  il  m'emmena  dans  ce  jardin...  ici... 
sur  ce  banc.  Il  fut  pressant,  il  fut  tendre.  Hélas  !  il  voulait 
persuader  de  sa  constance  celle  qu'il  me  croyait  être,  et  m'as- 
surait ainsi  d'une  trahison  nouvelle.  Et  je  reconnaissais  ces 
gestes  si  câlins,  cette  voix  insinuante.  Oui,  c'était  bien  le  même, 
qui  prononçait  les  paroles  amoureuses  que  je  me  figurais  être 
seule  à  entendre.  C'étaient  des  promesses  et  des  baisers  pareils. 
Et  de  plus,  il  y  apportait  je  ne  sais  quoi  de  véhément  que  je 
ne  lui  connaissais  plus. 

»  Et  cela  mit  le  comble  à  ma  jalousie.  Elle  me  causa  une 
brusque  fureur  :  je  souffris  tant  que  je  crus  le  haïr  enfin  I  et 
pour  toujours.  J'arrachai  mon  masque.  Je  me  souviens  que 
la  lune  pâle,  masquée  par  un  nuage  noir,  en  émergea  comme 
un  brillant  visage.  Dans  l'affolement  de  mon  esprit  et  de  mon 
cœur,  je  contemplai  fixement  le  ciel,  d'un  violet  bleu,  parsemé 
d'étoiles  et  qui  me  sembla  vêtu,  pour  cette  nuit  de  fête,  d'un 
grand  domino  pailleté. 

))  Antoine  m'avait  reconnue;  il  me  parlait,  malgré  moi,  sa 
bouche  sur  ma  bouche.  Il  murmurait:  «  Eh  bien,  oui,  je 
t'ai  prise  pour  une  autre.  C'est  bien  à  elle  que  s'adressait  mon 
désir,  qu'allaient  mes  paroles  et  mes  baisers.  Mais  elles  n'eus- 
sent pu  être  si  brûlantes,  ils  n'auraient  pas  été  si  profonds,  si 
je  ne  t'avais  pressentie  sous  ce  velours  obscur  comme  on 
devine  la  lune  argentée  sous  le  nuage  qui  passe.  A  travers 
toutes,  en  dépit  de  tout,  je  t'aime.  Mes  infidélités  ne  peuvent 
t'humilier.  Si  tu  es  trahie,  c'est  que  c'est  moi  qui  suis  im- 
parfait. Il  faut  que  tu  dédaignes  et  que  tu  pardonnes.  C'est 
toi   seule  qui   es  ma  vie,  mon  amour  et  mon  bonheur.  » 

I*''  Janvier  igoS  i3 


ig4  A    REVUE    DE    PARIS 

»  Et  encore  une  fois  je  lus  prise  à  l'éternel  mensonge  et 
je  retombai  sous  le  jbug... 

»  Tout  cela  j'en  suis  sûre,  vous  paraît  bien  ordinaire.  C'est 
verser  beaucoup  de  larmes  pour  bien  peu.  Et  pourtant  l'im- 
portance de  ces  choses  était  pour  moi  immense.  J'en  vivais, 
j'en  mourais.  11  a  fallu  bien  longtemps  avant  que  je  puisse 
condamner  ma  faiblesse  passée.  Quoi  !  tant  aimer  qui  se  joue  de 
vous!...  J'en  ai  pu  rire,  il  y  a  quelques  semaines.  Mais,  à  pré- 
sent, je  comprends  de  nouveau  mes  tristesses  d'autrefois.  Je 
les  retrouve.  Elles  m'accablent.  Elles  causent  mes  larmes.  Je 
redeviens  un  cœur  lamentable,  honteux,  épris  et  mal  résigné. 
Et  cela  m'épouvante,  et,  puisque  je  me  juge  encore,  il  est 
peut-être  temps  de  faire  un  effort  suprême  et  de  recouvrer 
pour  jamais  ma  liberté. 

»  Consentirez-vous  à  la  défendre  ?  Par  milliers  des  hommes 
ont  combattu  sur  cette  terre  d'Amérique  pour  affranchir  le 
peuple  noir.  Et  moi,  Charlie,  qui  libérera  mon  âme  possédée, 
en  même  temps  que  mon  corps,  qui  peut-être  encore  va  se 
soumettre  à  la  force  adverse,  à  l'ennemi .*^ 

Violemment,  sans  répondre,  Charlie  serra  sa  main. 

—  11  me  faut  terminer  ma  triste  et  pauvre  histoire,  — 
reprit-elle.  —  Après  cette  dernière  scène,  ma  jalousie  fut, 
je  le  crois,  plus  active  et  plus  indiscrète.  Je  ne  sus  plus 
retenir  Antoine  par  ma  douceur,  à  laquelle  il  trouvait  sans 
doute  une  volupté  particulière.  J'eus  le  tort  de  faire  des 
reproches  amers,  des  scènes  de  désespoir  et  de  colère.  Il  se 
lassa  de  mes  larmes,  et  probablement  aussi  de  l'agrément 
qu'il  trouvait  ailleurs,  car  il  quitta  la  ville  secrètement,  sans 
m'en  avoir  parlé,  sans  me  prévenir  par  une  lettre  ou  un 
mot  d'adieu,  et  pas  une  fois  en  quatre  années  il  ne  m'écrivit. 

»  Et  je  l'ai  pleuré,  regretté,  appelé!...  Ce  qui  m'épargna 
la  honte  de  l'importuner,  ce  fut  l'ignorance  où  il  m'avait 
laissée  de  lui.  J'appris  plus  tard,  indirectement,  qu'il  vivait 
en  France.  Alors  j'étais  plus  tranquille  et  plus  fière.  Le  temps 
s'écoula.  J'étais  presque  consolée,  presque  guérie;  voyant 
s'éloigner  le  souvenir  de  ces  funestes  années,  je  renaissais, 
m'étudiais  à  l'oublier.  J'étais  près  d'y  réussir.  Votre  affection, 
Charlie,  vint  embellir  mes  jours,  et  leur  donner  un  très  doux 
attrait. 


ESCLAVE  Iq5 

»  J'allais  enfin  effacer  de  ma  mémoire  tout  vestige  de  ce 
passé.  La  haine  et  son  tourment,  qui  avaient  succédé  d'abord 
à  l'amour  désolé,  faisaient  place  à  la  paix  et  à  l'indifférence. 

»  Et  c'est  alors  qu'il  revient.  Impitoyable  et  en  dépit  de 
moi-même,  il  me  convoite  comme  une  proie,  il  me  traque, 
m'affole,  m'épouvante.  11  me  poursuit  de  son  désir  pervers, 
de  son  influence  néfaste.  Perfide,  il  me  rappelle  les  heures 
heureuses  de  notre  amour  ancien,  il  m'environne  de  volup- 
tueux fantômes,  il  ressuscite  les  félicités  abolies.  Et  je  me 
sens  défaillir,  Charlie,  je  me  sens  faible  à  mourir.  Il  faut 
que  vous  me  sauviez. 

»  C'est  un  danger  mortel  qui  plane  sur  moi.  Qu'Antoine 
me  reprenne!  mais  ce  sera  pour  m'abandonner  encore  et  je 
serai  plus  meurtrie,  plus  définitivement  abaissée,  et  je  n'aurai 
plus  pour  revivre  la  force  de  la  jeunesse.  Ce  sera  la  fm,  — 
et  plus  dure  d'être  méritée  par  ma  soumission  d'esclave, 
mon  indigne  retour  à  mon  abaissement,  —  la  méprisable  lin 
de  moi-même  ! 

Charlie  sentait  son  cœur  battre  à  grands  coups  précipités. 
Sa  gorge  était  sèche  comme  si  c'était  lui  qui  avait  parlé. 
Dans  l'ombre  profonde  du  feuillage  nocturne  une  lueur  de 
lune  filtrait.  Le  blanc  rayon  semblait  ainsi  venir  de  la  fleur 
ronde  épanouie  sur  le  magnolier  séculaire.  Grâce  était  pen- 
chée en  avant,  toute  blanche,  forme  pâle  et  incertaine  dans 
les  verdâtres  plis  du  châle  et  ses  arabesques  d'argent.  Et  ses 
yeux  verts  embués  de  larmes  étaient  ternis.  Et  Charlie 
voyait  tout  couleur  de  jade  et  de  nacre  :  les  yeux  aimés  et 
les  magnolias,  et  la  lune  et  l'air  brumeux  et  le  ciel  voilé  de 
vapeurs  opaques  et  le   châle  pareil  à  elles. 

Il  entendait  le  petit  souffle  oppressé  de  Grâce.  Il  se  sentait 
inondé  par  une  grande  pitié.  Il  n'avait  jama  s  éprouvé  un 
sentiment  si  violemment,  si  tendrement  douloureux. 

—  O  ma  pauvre  chérie  !  —  dit-il,  —  que  puis-je  pour 
vous,  sinon  vous  aimer,  vous  défendre  par  ma  présence  vigi- 
lante et  mon  affection  passionnée  ! 

—  Il  faut  que  vous  trouviez,  Charlie,  le  mo}'en  de  l'éloi- 
gner de  nouveau.  N'a-t-il  pas  dit  qu'il  était  là  pour  des 
années,  peut-être,  et  qu'il  reviendrait  ici,  chez  moi,  malgré 
moi  et  comme  autrefois  .^  Il  ne  veut  pas  comprendre  mon  sup- 


igC)  LA    REVUE    DE    PARIS 

pliant  effroi.  Ma  mère  ne  sait  rien  :  puis-je  lui  dire?...  Et  si 
mon  mari  était  là,  pourrais-je  lui  expliquer  mon  aversion 
subite  pour  cet  Antoine  toujours  reçu  chez  nous  avec  ami- 
tié?... Trouvez,  Charlie  1  Cherchez  bien.  Ah!  qui  pourrait 
lui  parler...  l'attendrir...  faire  appel  à  sa  générosité,  s'il  en 
a...  à  sa  loyauté,  s'il  lui  en  reste!...  Mais  non!  rien  ni 
personne  ne  le  persuadera,  ne  l'intimidera.  Car,  s'il  est 
inconstant,  il  est  obstiné,  et,  s'il  est  cruel,  il  n'est  pas  lâche... 
Et  je  vous  aurai  tourmenté  inutilement...  Et  pourtant,  pour- 
tant, il  ne  faut  pas  qu'il  reparaisse;  il  faut  qu'il  parle  ou  que 
je  ne  le  rencontre  plus  ! 

—  Comme  vous  l'aimez!  —  dit  Charlie  avec  accable- 
ment. 

Elle  ne  répondit  rien.  Elle  tordait  ses  doigts  dont  elle  ôtait 
et  remettait  nerveusement  les  bagues.  Elle  porta  la  main  à  sa 
tête  lasse.  Elle  souffrait.  Distraite,  elle  enleva  le  peigne  meur- 
trissant, et  la  grande  chevelure  tomba  comme  un  manteau  : 
secouée,  elle  couvrit  le  cou,  les  bras,  les  épaules,  la  taille,  et 
seul  le  petit  visage  anxieux  y  fit  une  tache  claire  et  délicate. 
Et  toujours  tout  se  ressemblait,  le  noir  feuillage  et  ses  fleurs 
pures,  les  longs  cheveux  et  la  face  d'ivoire  et  l'astre  blanc 
sous  une  nuée  onduleuse  qui  s'assombrissait. 

Grâce  suppliait  : 

—  Délivrez-moi,  —  dit  elle,  —  et  je  vous  appartiens. 
Alors  il  songea  aux  contes  de  son  enfance,   aux  princesses 

captives  dans  les  hautes  tours,  au  méchant  sorcier,  au  jeune 
roi  qui  combat  les  monstres,  au  triomphe  final  de  l'amour 
sauveur.  Et,  comme  il  était  très  jeune,  il  s'exalta.  11  plongea 
sa  main  timide  dans  les  tresses  éparses.  A  son  poignet  s'en- 
roula une  lourde  boucle.  Le  bras  passé  derrière  la  taille  de 
Grâce,  il  soupesa,  voluptueux,  le  poids  vivant,  ondoyant  et 
chaud.  De  ce  bras  tendu  comme  pour  prêter  un  serment 
solennel,  il  déploya  dans  toute  sa  longueur  la  chevelure  bien- 
aiméc,  il  la  tordit,  il  y  plongea  son  front.  Puis  il  se  leva. 

—  Je  vous  le  jure,  Grâce,  je  vous  le  jure,  je  vous  protége- 
rai. Je  ferai  pour  vous  tout  ce  qu'il  me  sera  humainement 
possible  de  faire.  Adieu. 

—  Adieu,  —  dit-elle,  —  et  ne  m'en  veuillez  pas  trop! 
Déjà  je  me  reproche  de  troubler  votre  jeunesse,  de  vous  de- 


ESCLAVE  197 

mander  ce  qui  dépasse  vos  forces  et  voire  âge.  Je  vous  ai  cha- 
grinée par  cette  confidence  inutile.  Il  arrivera  ce  qu'il  pourra, 
Cliarlie,  mais  d'abord  merci  :  cela  m'a  fait  tant  de  bien  de 
vous  parler,  de  tout  vous  dire,  de  n'avoir  pas  à  vous  mentir! 
Elle  l'accompagnait,  en  chuchotant  ces  paroles,  jusqu'à  la 
porte  de  la  rue.  Elle  avait  rallumé  au  salon  une  lampe  qui 
vacillait.  A  sa  clarté,  elle  vit  le  jeune  homme  et  fut  frappée 
de  la  transformation  subite  de  son  visage  :  il  n'avait  plus  son 
expression  incertaine  et  tendre,  mais  quelque  chose  de  mélan- 
colique et  de  viril. 

—  Au  revoir.  Au  revoir,  Charlie...  Et  pardonnez-moi!  — 
dit-elle  d'une  voix  tremblante. 

—  A  bientôt!  —  répondit-il. 

Il  s'inclina  avec  respect  devant  elle,  et  la  lourde  porte  se 
referma. 

Pensive  et  lasse,  elle  allait  regagner  sa  chambre,  quand  elle 
vit  une  lueur  rouge  filtrer  de  la  cuisine.  Elle  y  entra.  Le  vieux 
Dominique  était  accoudé  sur  la  table;  la  tête  levée,  il  contem- 
plait le  plafond.  Une  odeur  acre  de  bois  vert,  de  fumée  et 
d'épices  flottait  dans  la  grande  pièce,  que  la  pénombre  ren- 
dait mystérieuse.  Aux  solives  pendaient  des  herbes  ficelées, 
des  bottes  d'oignons,  des  grappes  de  piments  et  un  jambon. 
Les  marmites,  les  casseroles,  les  daubières,  les  récipients 
variés  ornaient  les  murs  de  trophées  brillants,  y  allongeaient 
des  formes  bizarres.  Dominique,  tout  noir,  avait  l'air  d'un 
sorcier.  Près  de  lui,  sur  la  table,  étaient  préparées  en 
paquets  bruns  des  gousses  de  vanille,  et  une  boîte  de  vannerie 
japonaise  ouvrait  tous  les  petits  compartiments  oià  il  rangeait 
des  épices  triées. 

—  Quoi!  Dominique,  tu  n'es  pas  couché? 

Il  grommela  qu'il  n'avait  pas  voulu  s'en  aller  avant  le 
départ  de  moussu  Cliarlie.  Il  ne  dit  pas  qu'il  avait  craint  que 
le  dernier  restant  ne  fût  Antoine. 

Il  venait  seulement  de  reconnaître,  au  départ,  la  voix  de 
Charlie.  Il  dit  aussi  que  quelqu'un  rôdait  dans  la  rue  et  qu'il 
avait  veillé,  ayant  toujours  peur  que  les  amoureux  de  Migue- 
line  ne  s'introduisent  dans  la  maison. 

Dominique  avait  vu  naître  Grâce.  Il  l'aimait  peut-être  plus 


I  gS  LA    REVUE    DE    PARIS 

que  Migueline  et  comme  «  son  enfant  blanc».  Attendri,  il  la 
regarda.  Elle  était  rapetissée  et  rajeunie  par  ses  cheveux 
défaits  qu'il  regarda  sans  soupçon,  puisque  cet  Antoine  de 
malheur  était  parti  depuis  longtemps. 

Il  dit  k  Grâce,  de  sa  voix  zézayante  et  puérile,  qu'elle 
rappelait  ainsi  la  toute  petite  fille  qu'elle  avait  été...  Alors  il 
la  faisait  jouer  dans  la  vieille  plantation  paternelle  oii  l'on 
habitait  de  longs  mois  ;  il  lui  fabriquait  de  si  belles  seringues 
avec  des  bambous  I  On  pouvait,  en  visant  bien,  mouiller  du 
jardin  le  nez  des  gens  qui  se  montraient  aux  fenêtres  de  la 
maison,  avec  ces  mirifiques  seringues  1 .. .  Et  Dominique  rit 
sans  bruit,  en  montrant  ses  belles  dents  restées  saines  qui 
dans  sa  face  noire  et  ridée  avaient  l'air  d'amandes  fraîches 
dans  une  vieille  coque. 

Grâce  posa  sa  lampe.  Elle  s'assit  sur  la  table,  jambes  pen- 
dantes. Elle  respirait  les  paquets  luisants  des  gousses  odo- 
rantes. Elle  sourit  un  peu  et,  après  la  vanille,  se  mit  à  manier 
des  raclures  de  cannelle,  des  clous  de  girofle,  des  grains  de 
poivre,  et  fit  filtrer  entre  ses  doigts,  près  de  la  clarté,  le 
safran  jaune  et  impalpable  qui  semblait  ainsi  s'écouler  d'un 
sablier  lumineux  pour  ne  marquer  que  les  heures  chaudes. 

Dominique  se  plaisait  à  ce  tête  k-tête.  Un  peu  radoteur, 
il  énuméra  ses  souvenirs.  Ah!  les  noix  du  «  pecan  »,  qu'il  lui 
ramassait,  toutes  rondes  et  noires:  toujours  elle  lui  demandait 
si  c'étaient  les  œufs  d'oii  naîtraient  les  petits  nègres. 

Et  comme  elle  raffolait  des  nèfles  du  Japon,  pour  collec- 
tionner, une  fois  qu'elles  étaient  mangées,  leurs  noyaux  nom- 
breux, lisses  comme  des  osselets  1 

Et  le  nid  de  colibri,  pas  plus  large  qu^une  fleur,  creux 
comme  un  bonnet  de  nain,  qu'il  lui  avait  trouvé,  rempli 
d'œufs  minuscules  1 .. .  On  avait  piqué  les  œufs  d'une  aiguille 
pour  les  vider  et  conservé  pendant  des  années  ce  petit  nid  et 
ces  petits  œufs. 

Il  lui  avait  élevé  un  oiseau  moqueur  qui  imitait  tous  les 
bruits  :  la  porte  qu'on  ferme,  le  store  qu'on  lève,  le  poulet 
qu'on  tue,  le  fusil  qui  part,  le  chien  qui  aboie,  le  chat  qui 
miaule,  et  le  crissement  du  vol  de  l'oiseau-mouche,  et  les  pas 
étouffés  ou  grinçant  sur  le  gravier,  et  les  battements  d'ailes, 
et  le  bouillonnement  de  l'eau,  et  les  lunettes  rentrant  sec  dans 


ESCLAVE  ig^ 

l'élui,   et  le  vent  dans  les  feuilles,  et  jusqu'aux  exclamations 
rageuses  de  la  grand' mère  jouant  aux  cartes... 

Il  avait  soigné  aussi  un  bel  oiseau  cardinal,  tout  rouge  : 
sa  dignité  était  vraiment  ecclésiastique  lorsqu'il  inclinait, 
bénisseur,  sa  tête  coiffée  d'un  bonnet  cramoisi.  Parfois  il 
restait  songeur,  dolent.  Il  regrettait  peut-être  de  ne  pouvoir 
jamais  échanger  ce  bonnet  épiscopal  pour  la  tiare  de  quelque 
pape  ailé. 

Un  petit  perroquet  avait  complété  le  trio  multicolore  et 
emplumé.  Ce  perroquet  avait  appris  une  phrase  désespérée 
que  répétaient  les  serviteurs  quand  Grâce  s'échappait  sans 
chapeau  pour  courir  ainsi  dans  la  chaleur  meurtrière  des 
après-midi  torrides. 

Lé  perroquet  délateur  disait  alors,  d'une  voix  rauque,  se 
balançant  d'une  patte  sur  l'autre  et  dodelinant  de  l'aigrette  : 

((  Madame...  Grâce  est  au  soleil...  Grâce  est  au  soleil I...  » 

Il  séparait  les  premières  syllabes  et  précipitait  la  fm  de  la 
phrase.  Le  vieux  Dominique  l'imita. 
■  Et  les  papillons  immenses  qu'il  capturait  pour  les  offrir  à 
son  enfant  blanc!...  Avec  précaution,  il  serrait  les  grandes 
ailes;  au  signe  de  Grâce,  on  libérait  le  captif:  il  s'envolait, 
d'abord  lourd,  hésitant,  puis  léger,  aérien.  Et  Dominique 
restait  à  regarder  ses  doigt  marrons  où  collait  une  pous- 
sière d'or.  Et  Grâce  songeait  à  des  grimoires,  dont  les  carac- 
tères cabalistiques  auraient  séché  sous  cette  poudre  mysté- 
rieuse... 

Dominique  se  délectait  à  ces  évocations.  Il  bavardait  tou- 
jours. Grâce  ne  l'écoutait  plus.  Mille  papillons  palpitants 
voilaient  d'un  mouvant  rideau  les  choses  de  son  enfance...  Et 
c'étaient  ceux  admirés  dans  la  journée  amoureuse  dont  Antoine 
avait  jiarlé  ce  soir.  C'étaient  ceux-là  qui  tournoyaient  dans 
sa  mémoire;  et,  défaillant  encore  à  ce  souvenir,  elle  mit  la 
main  sur  ses  yeux  :  ainsijadis  avait-elle  fait  quand  l'un  de  ces 
papillons,  volant  trop  près  de  son  visage,  avait  ébloui  ses 
regards. 

Elle  roulait  sur  son  doigt  une  longue  boucle,  et  elle  dit 
d'une  voix  triste  : 

—  Ahl  que  je  A^oudrais  redevenir  enfant,  mon  vieux  Domi- 
nique ! 


200  LA    REVUE    DE    PARIS 

Il  secoua  la  tête  et  cracha  sa  chique.  Le  jet  sûr  de  sa  sahve 
noire  traversa  la  pièce  sans  éclaboussure  et  tomba  dans  le 
foyer. 

—  Je  voudrais  être  morte,  Dominique!  tu  m'entends P 
Morte. 

Mais  Dominique  croisa  les  bras  au-dessus  de  son  crâne  et  fit 
avec  ses  index  des  signes  singuliers  :  il  croyait  ainsi  éloigner 
le  mauvais  sort.  Dominique  était  superstitieux.  Dominique 
n'allait  jamais  sans  peur  faire  une  visite  pieuse  à  sa  femme, 
enterrée  dans  un  antique  cimetière  marécageux.  A  la  Nouvelle- 
Orléans  les  morts  n'ont  pas  de  tombes  souterraines  :  on  ne 
peut  pas  creuser  profondément  le  sol  trop  humide,  et  ils  sont 
recouverts  de  tertres  hauts.  De  grands  cyprès  les  abritent, 
non  pas  rigides  et  droits  comme  ceux  d'Europe,  mais  levant 
vers  le  ciel  chaud  leurs  bras  désespérés  oij  pend  l'éternelle 
mousse  grise,  moisie  et  emmêlée,  qui  fait  songer  aux  che- 
velures qu'ont  sans  doute  les  mortes  dans  leurs  sépultures 
fangeuses. 

Et  Dominique  frissonna  en  regardant  les  longs  cheveux 
vivants  de  Grâce  qui  se  séparaient  en  mèches  nombreuses 
et  qui  avaient  la  couleur  de  la  brune  et  soyeuse  vanille. 

—  Toi  pas  mourir!  —  dit-il  avec  émotion,  dans  son  lan- 
gage enfantin  et  naïf.  —  Toi  vivre  longtemps  !  longtemps 
après  que  ton  vieux  Dominique  sera  klklrlboiit  ^ . 

—  Ah!  je  t'aime  bien,  va,  mon  vieux  Dominique! 

Elle  passa  la  main  sur  la  tignasse  crépue  à  l'odeur  laineuse, 
■et  le  nègre  frémit  de  plaisir  à  celte  blanche  caresse. 

—  Allons,  bonsoir!  —  dit-elle  en  sautant  à  terre.  —  Il 
est  bien  tard. 

Dominique  se  moucha.  Les  coins  de  son  vaste  mouchoir 
d'indienne  jaune  étaient  noués,  pour  contenir  des  sous,  du 
tabac  et  lui  remémorer  plusieurs  choses  :  son  nez  soufflait 
entre  qualre  cornes.  Il  s'élira,  bâilla.  Dans  un  coin  de  la  cui- 
sine il  fureta,  cassa  un  morceau  de  sucre,  le  grignota  en 
singe  âgé  et  gourmand.  Il  montra  à  Grâce,  sur  des  rayons, 
les  pots  de  confiture  de  figues  vertes,  de  goyaves,  alignés  en 
bon  ordre,  ambrés,  verdùlres  ou  rubis.  Puis  il  prit  dans  sa 

1,  Mort. 


ESCLAVE  201 

main  noire  aux  ongles  violacés  l'espèce  de  petit  falot  qui 
éclairait,  fit  le  lour  de  son  domaine,  et,  grimaçant,  lippu, 
voûté,  suivit  Grâce,  ombre  légère.  . 

Pendant  que  Grâce  et  le  vieux  Dominique  conversaient 
doucement  dans  la  cuisine  noire  et  rouge,  enfumée  et  dorée, 
des  voix  assourdissaient  leur  vive  dispute  dans  la  rue  déserte. 
Charlie  avait  à  peine  fait  quelques  pas  lorsqu'il  se  trouva  en 
face  d'Antoine. 

—  Vous  rentrez  bien  tard,  monsieur!  —  dit  celui-ci  d'un 
ton  sarcaslique. 

—  Eh  quoi!  vous  m'épiez I...  De  quel  droit?  —  s'écria 
Charlie  fou  de  colère  et  tout  tremblant  d'émotion. 

Car  il  ne  s'attendait  pas  à  se  trouver  ainsi,  ce  soir  même,  si 
près  de  cet  homme  haï,  lui  encore  tout  brûlant  des  confidences 
de  son  amie. 

—  De  quel  droit?  —  répliqua  Antoine,  insolent.  —  Ce 
n'est  pas  à  moi  de  vous  le  dire,  si  vous  l'ignorez.  Mais,  en 
tout  cas,  je  vous  conseille  de  renoncer  à  vos  assiduités  noc- 
turnes :  elles  compromettent  madame  Mirbel. 

Charlie  eut  envie  de  le  tuer.  Il  n'avait  pas  d'arme.  Au 
moins  l'étoufler  !  l'étrangler!  Il  crispa  ses  mains.  Son  sang 
vif  lui  montait  a  la  face.  Il  bégaya  : 

—  Je  n'ai  que  faire  de  vos  avis  et  les  considère  comme  une 
insulte.  Je  vous  enverrai  demain  mes  témoins,  et  je  préfère 
que  les  vôtres  ne  soient  pas  conciliants.  Nous  nous  battrons! 
Le  plus  tôt  sera  le  mieux. 

—  Soit!  —  dit  Antoine  avec  hauteur  et  mépris,  —  à  votre 
gré. 

Ils  se  tournèrent  le  dos.  S'ils  étaient  restés  là  une  minute 
de  plus,  ils  tombaient  l'un  sur  l'autre  à  poings  fermés,  pour 
s'assommer  et  se  mordre.  Maintenant  ils  étaient  un  peu  cal- 
més par  la  pensée  de  ce  duel  proche  qui  leur  causait  à  chacun 
un  mauvais  plaisir.  Réciproquement,  ils  se  jugeaient  un 
dangereux  rival,  un  ennemi.  Bretteurs  comme  tous  les  jeunes 
gens  de  cette  ville,  et  fils  de  gens  qui  adoraient  se  battre, 
l'idée  de  ce  duel,  qui  pouvait  être  meurtrier,  leur  semblait 
désirable  et  les  apaisait  momentanément. 

«  Je  le  tuerai  !  —  pensait  Charlie  ivre  d'une  fureur  gran- 


202  LA    REVUE    DE    PARIS 

dissante  et  chevaleresque.  —  D'ailleurs,  n'est-ce  pas  le  seul 
et  le  vrai  moyen  de  venger  Grâce  tout  en  la  délivrant?...  Je 
le  tuerai.  » 

ce  Je  donnerai  à  ce  gamin  la  leçon  qu'il  mérite,  —  pensait 
Antoine,  mortifié,  rageur,  mais  moins  irrité,  ne  pouvant  pas 
croire  que  Gharlie  fût  réellement  l'amant  de  Grâce.  —  Je 
lui  apprendrai  à  rester  plus  tard  que  moi  chez  ma  maîtresse, 
et  un  bon  coup  d'épée  l'empêchera  pendant  quelque  temps  de 
rôder  autour  des  femmes  qui  m'appartiennent...  » 

Car  il  considérait  Grâce  comme  sienne  :  tel  un  livre 
qu'on  ne  lit  jamais,  un  objet  relégué  dans  une  armoire,  une 
maison  lointaine  où  l'on  n'habite  plus. 

* 

*  * 

Grâce  était  au  jardin,  au  milieu  des  fleurs.  Les  pieds  nus 
dans  des  mules,  les  cheveux  réunis  sur  le  dos  en  une  grosse 
natte,  les  bras  libres,  hors  de  l'ample  et  transparente  cami- 
sole qui  compose,  avec  une  jupe  à  fronces,  la  a  blouse  flot- 
tante »  des  créoles,  —  elle  savourait  l'air  matinal,  la  chaleur 
plus  légère,  les  parfums  plus  frais  de  cette  heure. 

A  l'instant  du  réveil  joyeux  qui  rajeunit  les  choses,  elle  se 
sentait  encore  plus  lasse  et  plus  triste.  Elle  s'efforçait  de  ne 
songer  à  rien  pour  échapper  à  son  obsédante  pensée  et  au 
perpétuel  combat  qu'elle-même  soutenait  contre  elle-même... 
Il  y  avait  en  elle  deux  âmes  :  l'une,  simple,  douce,  résignée, 
fatiguée  de  chagrin  et  d'amour,  aspirant  au  repos,  à  la  paix, 
au  silence;  une  âme  si  vieille,  si  meurtrie,  si  prête  au  renon- 
cement, si  lasse  de  peine,  que  Grâce  courbait  le  dos  et  que 
ses  mains  tremblaient  lorsqu'elle  était  hantée  par  cette  âme- 
là  ;  mais  il  y  avait  l'autre  I  l'autre  âme  jeune,  avide  de  joie 
et  de  tendresse,  l'autre  âme  amoureuse  et  vivante,  révoltée, 
ardente  de  désir,  et  qui  surgissait  parfois  si  impérieuse,  que 
Grâce  la  réprimait  mal,  —  âme  redoutable  et  instinctive. 

Ces   deux    forces  différentes  se  disputaient  son   être.   Elle 
était  tour  a  tour  la  proie  de  l'une  ou  de  l'autre.   Longtemps 
faible  et  alanguie,  elle  avait  de  brusques  sursauts  d'énergie  et 
de  passion;  ils  la   laissaient  plus  découragée,  plus  morne... 
Elle  était  ainsi,  ce  matin.  Elle  allait  à  pas  lents;  elle  soûle- 


ESCLAVE  203 

vait  les  roses  et  les  frôlait  de  son  nez  délicat,  puis  coupait 
les  Heurs  fanées  avec  des  ciseaux  brefs  et  luisants.  Les  citrons 
pendaient  sous  leurs  feuilles  vernies,  comme  des  gourdes 
jaunes.  Ses  mains,  de  loucher  les  écorces  mûres,  restaient 
imprégnées  d'un  arôme  acide  et  désaltérant  :  elle  flaira  ses 
mains  avec  plaisir.  Le  jasmin  exhalait,  au  jour,  une  moins 
puissante  odeur  que  dans  l'air  sombre  des  nuits.  Le  jardin 
sentait  le  miel,  la  vanille,  le  poivre,  le  musc.  Un  magnolia 
se  flétrissait  auprès  de  boutons  nouveaux,  et»  fauve  et  brunis- 
sant, oflrait  comme  une  étrange  coupe  de  cuir.  Les  œillets 
ébourifîaient  leurs  pétales  déchiquetés,  et  les  roses,  les  roses 
amies,  ruisselaient  sur  les  murs,  exubérantes  de  vie.  Elles 
inclinaient  leurs  rameaux  vers  la  jeune  femme  pensive  et  sem- 
blaient lui  dire:  «Respire-nous;  imite-nous;  fleuris,  parfume 
et  meurs,  sans  rêve,  sans  tristesse.  Nous  nous  ouvrons,  nous 
embaumons,  nous  nous  elTeuillons  et  nous  mourons,  pour 
renaître  en  d'autres  roses,  depuis  qu'il  y  a  des  roses  sur  la 
terre...  » 

—  Quoi!  —  dit  Grâce,  confuse  d'être  surprise  ainsi.  — 
c'est  vous,  Francis.^  si  tôt?...  Votre  femme... 

Francis  marchait  vers  elle  d'un  pas  hâtif. 

—  Ma  femme  va  bien,  —  dit-il. 

—  Alors  qu'avez-vous ?  Qu'est-il  arrivé? 

—  Rien...  c'est-k-dire...  rassurez-vous...   Charlie  est  là... 

Ce  préambule  étrange  et  surtout  l'aspect  bouleversé  de  Fran- 
cis émurent  sinistrement  Grâce,  et  après  ces  mots  si  simples  : 
«  Charlie  est  la  »,  elle  demanda,  les  dents  serrées  : 

—  Oh!...  il  est  mort? 

Les  ciseaux  tombèrent  à  terre;  ils  brillèrent,  en  angle 
acéré.  Elle  les  regarda,  stupide  et  anéantie. 

—  Non,  grand  Dieu!  blessé  seulement,  oh!  très  peu. 
Elle  respira  très  fort. 

—  Il  s'est  donc  battu!  —  dit-elle. 

Elle  en  avait  eu  la  certitude  en  voyant,  après  ses  confi- 
dences imprudentes  à  Charlie,  arriver  Francis,  à  cette  heure 
inusitée. 

—  Ne  craignez  rien,  —  dit  celui-ci,  —  et  surtout,  près  de 
lui,  ne  laissez  rien  percer  de  votre  inquiétude...  J'étais  témoin 
d'Antoine...  Charlie  a  reçu  un  coup  d'épée  dans  le  poumon 


20/l  LA    REVUE    DE    PARIS 

droit.  Il  a  voulu  être  transporté  ici,  être  soigné  par  vous... 
Le  docteur  Fa  déjà  pansé... 

—  Où  l'a-t-on  mis?  —  dit  Grâce.  —  Pourquoi  ne  pas 
m'avoir  avertie  tout  de  suite? 

—  Dominique  nous  a  vus  venir;  affolé,  il  l'a  fait  porter 
dans  la  grande  chambre  inoccupée,  au  rez-de-chaussée... 
Votre  mère  dormait;  on  a  cru  que  vous  dormiez  aussi...  Et 
nous  étions  éperdus;  nous  ramenions  le  docteur...  Je  vais 
aller  avertir  votre  mère.  Ne  vous  hâtez  pas.  Le  docteur  n'a 
pas  fini... 

—  Non,  non  !  j'y  vais  ;   n'insistez  pas,   —   dit  Grâce.  — 
Elle  fit  un  pas,  puis  s'arrêta  : 

—  Et  comment  cela  s'est-il  passé  ? 

—  Ils  se  sont  bien  battus,  —  dit  Francis  à  voix  basse,  en 
traversant  le  salon,  —  je  vous  l'assure!  Tous  deux  sont 
remarquablement  adroits  à  l'épée,  habiles,  très  exercés.  Mais 
Antoine  était  plus  maître  de  lui  que  Charlie,  qui  paraissait 
fou  de  rage  et  perdait  peu  à  peu  tout  sang-froid  dans  une 
frénésie  inexplicable...  Il  cherchait  visiblement  à  tuer  son 
adversaire  :  c'est  dans  ce  désir  de  plus  en  plus  apparent  qu'il 
a  oublié  le  soin  de  sa  propre  vie,  et  l'épée  d'Antoine  alors 
Fa  atteint  au  poumon... 

—  C'est  très  grave,  n'est-ce  pas?  —  dit-elle. 

—  On  le  sauvera,  allez!  Le  docteur  l'affirme. 

Grâce  entra  dans  la  chambre.  Dominique  et  Migueline 
avaient  aidé  le  docteur.  Charlie  était  couché.  Il  avait  le  visage 
un  peu  contracté;  il  ouvrit  les  yeux  en  entendant  le  pas  de 
Grâce. 

—  Ahl  ma  chérie,  —  dit  sa  voix  indistincte,  —  ma  chérie  I 

—  Ne  parlez  pas,  —  fit  le  docteur. 

Grâce  avait  le  cœur  déchiré  par  une  douleur  maternelle. 
Elle  prit  la  main  du  jeune  homme,  s'agenouilla  près  du  lit. 
Il  y  gisait,  jeune  et  beau.  Tout  était  dans  un  désordre  extrême. 
Migueline  n'avait  pu  enlever  assez  vite  les  vêtements  amon- 
celés a.  terre  :  Grâce  vit  qu'ils  étaient  pleins  de  sang.  Des  ser- 
viettes, des  cuvettes,  des  bandes,  des  morceaux  d'ouate,  des 
fioles  encombraient  les  tables  et  les  chaises.  Les  instruments 
d'acier  brillaient  auprès  de  la  trousse  ouverte.  Le  docteur  se 
lavait  les  mains...  Grâce  vit  tout  cela  d'un  œil  hagard  :   elle 


ESCLAVE  205 

se  détourna,  et  sa  lourde  tresse  pendit  de  son  épaule  sur  le  lif. 
Ahl  c'était  ce  que  Gharlie  désirait  tant,  ce  qu'il  souhaitait  si 
passionnément  1  Qu'elle  soit  près  de  lui  si  proche  I  Que  ses 
cheveux  l'entourent,  que  ses  mains  pressent  les  siennes,  que 
leurs  visages  soient  l'un  contre  l'autre!  Qu'ils  respirent  tous 
deux  le  parfum  de  leur  peau,  de  leur  souille  confondus  I 

Ah!  elle  sentait  une  odeur  de  sang!  Elle  crut  défaillir. 
Il  avait  les  yeux  fermés,  les  jambes  raides  sous  la  couverture, 
le  cou  nu  dans  l'entre-bâillement  de  la  chemise  passée  à  grand 
peine  après  le  pansement  :  Migueline  emportait  l'autre,  lacé- 
rée, coupée,  déchiquetée...  rouge!  Grâce  fut  triste  jusqu'à 
la  mort. 

La  mère  arrivait  en  larmes,  pauvre  masse  gémissante.  Elle 
franchit  à  peine  la  porle  :  impérieux  et  suppliant,  le  docteur 
coupa  court  à  ses  sanglots  trop  bruyants  et  à  ses  reniflements 
lamentables. 

Grâce  se  releva.  Avec  précaution,  elle  posa  la  main  pâle  de 
Gharlie  sur  le  drap   et,  anxieuse,  vint  interroger  le  médecin. 

—  Nous  l'en  tirerons,  —  déclara-t-il  énergiquement,  —  et 
il  a  de  la  chance!...  J'espère  qu'à  présent  il  n'aura  pas  d'hé- 
morragie interne...  Avec  six  semaines  de  lit...  des  soins 
constants...  Je  vais  vous  envoyer  une  infirmière...  La  pré- 
sence des  gens  aimés  est  peut- cire  au  malade  aussi  funeste 
que  salutaire...  En  tout  cas,  il  faut  une  garde,  quelqu'un  qui 
ait  l'habitude  de  tout  cela.  Vous  ne  sauriez  pas  le  remuer, 
seulement...  Gette  garde,  vous  l'aurez  dans  une  heure...  Ne 
vous  laissez  pas  abattre...  Il  a  voulu  être  chez  vous.  Il  y  est... 
Ne  vous  dérangez  pas,  madame.  A  ce  soir!... 

Et,  après  quelques  recommandations,  il  sortit. 

Grâce  vécut  dans  cette  chambre,  à  genoux  près  de  ce  lit, 
des  heures  de  détresse  et  d'agonie.  N'était-ce  pas  par  sa  fante, 
à  elle,  que  Gharlie  était  en  danger?  Ah  !  s'il  y  échappait, 
par  quel  amour  sans  bornes  elle  l'enchanterait,  le  récompen- 
serait!... Gar  elle  faiblissait  sous  la  tendresse,  la  pitié,  le  re- 
mords, la  reconnaissance.  Ce  sang  juvénile  et  versé  pour  elle, 
n'effaçait-il  pas  définitivement  toute  néfaste  empreinte  de  la 
mémoire  de  Grâce  et  de  sa  chair?  Et  le  honteux  désir  n'était-il 
pas  à  jamais  entraîné  vers  l'oubli  par  le  flot  pourpré  qui  avait 
coulé  de  cette  blessure  et  lavé  tout  le  passé?... 


206  LA    REVUE    DE    PARIS 

Charlie  sommeillait;  il  passa  sa  main  sur  les  cheveux  de 
son  amie,  et  il  dit. dans  un  soufïle  faible  : 

—  O  bien-aimée  ! . . . 

Alors  Grâce  pleura.  Elle  pleura,  et  ses  larmes  chaudes  et 
non  étanchées  trempaient  la  batiste  qui  la  vêtait,  et  ses  nattes 
s'imprégnaient  de  gouttes  chaudes  et  salées. 

La  garde,  qui  était  arrivée,  vint  la  remplacer.  Elle  était 
ronde,  réconfortante,  sous  la  housse  de  toile  bise  et  le  tablier 
dont  la  bavette  dessinait  sa  poitrine  rebondie.  Elle  avait  une 
bonne  figure.  Elle  arrangea  tout,  alignales  fioles,  roulales  ban- 
des, empila  le  linge,  puis  elle  renvoya  Grâce  en  la  rassurant  : 

—  Bah!  j'en  ai  vu  revenir  de  plus  loin  que  ça...  surtout 
à  son  âge...  On  le  guérira,  ce  joli  garçon  I 

Grâce  se  pencha  vers  le  malade.  11  paraissait  dormir.  Elle 
eut  le  pressentiment  qu'il  guérirait.  Et  une  sorte  d'apaise- 
ment lui  sembla  descendre  en  elle  et  sur  toutes  choses.  Elle 
sortit  lentement. 

Elle  remontait  sans  bruit  l'escalier  lorsqu'elle  croisa  sa 
mère  qui  lui  dit,  tout  essoulïlée,  à  voix  amortie  : 

—  Va  donc  voir  ce  qui  se  passe  en  bas.  J'ai  vu  par  la 
fenêtre  Antoine  qui  voulait  entrer  et  Dominique  qui  lui 
barrait  la  porte.  Il  ne  faut  pas  qu'ils  se  disputent  :  si  Charlie 
entendait!...  Dominique  a  le  diable  au  corps... 

Grâce  n'écoutait  plus.  Raide,  les  mains  crispées,  le  pas 
inégal,  elle  se  dirigea  vers  le  vestibule.  Elle  croyait  porter 
sur  le  front  une  pierre  qui  pesait  de  plus  en  plus  lourd,  et 
qu'elle  allait  succomber  sous  son  poids. 

Elle  vit  la  porte  ouverte.  Dominique,  hostile,  hargneux, 
la  barrait  de  ses  bras  étendus  et  secouait  obstinément  la  tête. 
Antoine,  impatient,  le  sommait  au  moins  de  répondre,  d'aller 
prévenir  qu'il  était  là.  Mais  le  vieux  nègre  faisait  le  sourd. 
Il  défendait  la  maison  contre  ce  qu'il  sentait  être  l'ennemi, 
avec  une  tenace  et  secrète  terreur. 

—  Ah!  vous  enfin,  madame  !  —  dit  Antoine.  —  On  m'in- 
terdit votre  seuil  !  Je  viens  prendre  des  nouvelles  de  mon 
adversaire  que  je  suis  désespéré  d'avoir  blessé  si  gravement. 
Je  voudrais  vous  parler  un  instant,  vous  dire... 

Dominique  tourna  vers  Grâce  sa  figure  suppliante. 


ESCLAVE  207 

—  Laisse-le  entrer,  Dominique!  —  dit-elle  faiblement. 
Antoine  fit  un  mouvement;  Dominique  ne  bougea  pas. 

—  Laisse-le  entrer  1  —  ordonna  Grâce  d'une  voix  plus 
forte. 

Le  vieux  nègre  se  courba.  Il  laissa  tomber  ses  bras  et, 
désesiDéré,  il  s'en  alla  vers  sa  cuisine  en  marmottant  entre  ses 
grosses  lèvres  un  judicieux  proverbe  créole  : 

—  ZaiTaires  cabri  pas  zaffaires  mouton... 

Grâce  marchait  près  d'Antoine  comme  dans  un  songe.  Elle 
éprouvait  un  étrange  effroi,  —  le  même  qu'en  découvrant, 
petite  fille,  dans  les  orangers,  la  terrible  chenille  cornue  d'oiî 
naît  le  plus  beau  papillon  pourpre  et  or  :  mélange  d'horreur, 
d'épouvante,  d'admiration  mystérieuse. 

Ils  allèrent  en  silence  jusqu'au  jardin.  Elle  s'arrêta  en  face 
de  lui,  émue,  frémissante.  Elle  aurait  voulu  lui  crier  qu'elle 
le  détestait,  qu'elle  le  méprisait,  qu'elle  le  chassait  !  Elle  ne 
dit  rien. 

—  Pardonnez-moi  —  dit  Antoine  —  le  chagrin  et  l'inquié- 
tude que  je  vous  cause.  Votre  jeune  cousin  m'a  provoqué  ;  il 
voulait  me  tuer,  je  vous  le  jure  ;  c'est  en  me  défendant  que  je 
l'ai  atteint...  Je  ne  cherchais  qu'à  le  ménager. 

—  Je  sais,  —  dit  Grâce. 

Elle  le  contemplait,  très  droite,  très  pâle.  Sous  sa  cheve- 
lure dépeignée,  en  désordre,  ses  traits  étaient  défaits  et  ses 
joues  rougies  de  larmes.  Sa  blouse  était  souillée,  fripée, 
dégrafée.  Mais  il  regardait  tour  à  tour  ses  pieds  nus  sortant 
à  demi  des  mules  étroites,  et  ses  yeux  qui  étaient  verts 
extraordinairement,  d'un  vert  vivace  de  feuillage.  Elle  le 
contemplait  fixement.  Rien  de  civilisé  ne  restait  en  elle. 
Echevelée,  à  peine  vêtue,  elle  était  sauvage  et  presque 
animale. 

Un  irrésistible  tourbillon  balayait  en  elle  tous  les  senti- 
ments développés  par  l'éducation  et  la  famille.  Sa  nature 
farouche  et  ardente  reparaissait  au  milieu  d'un  bouleverse- 
ment suprême.  Elle  haïssait,  elle  adorait.  Elle  aurait  voulu 
ne  pas  être.  La  voix  changée,  très  rauque,  elle  dit  : 

—  Vous  n'êtes  pas  blessé?  Vous    n'avez  rien? 

—  Rien,  —  dit-il,  sans  bouger,  admirant  la  beauté  terri- 
ble de  cette  femme. 


208  LA    REVUE    DE    PARIS 

Elle  élait  secouée  d'un  grand  frisson.  Elle  voyait  Antoine 
à  la  place  de  Charlie,  sanglant,  inanimé,  mort  peut-être. 

Elle  leva  les  bras,  avec  un  cri  d'épouvante  : 

—  Ah!  s'il  t'avait  tuél... 

Il  la  reçut  sur  sa  poitrine,  enfin  vaincue  et  toute  pantelante. 
Elle  cacha  son  visage  sur  l'épaule  du  dominateur.  Elle  se 
cramponnait  à  lui.  Elle  éprouvait  enfin  le  bonheur  et  sa  paix 
immense,  un  bien-être,  un  oubli  divin  qu'elle  avait  cru  ne 
plus  jamais  connaître.  Orgueil,  ressentiment,  douleur,  re- 
mords, loyauté,  tendresse,  tout  élait  refoulé  par  l'amour 
triomphant.  Sauf  lui,  rien  n'était  plus. 

Antoine  souleva  la  tête  de  l'amante  reconquise.  Il  regarda 
tout  au  fond  des  yeux  verts,  et  il  comprit  que  la  lutte  était 
finie  et  que  l'esclave  amoureuse  revenait  au  joug  de  son 
maître. 


GERARD     D'HOUVILLE 


LA  RÉFORME    TUNISIENNE 


La  Tunisie  est  sur  la  sellette.  On  discute  ses  finances,  son 
commerce,  son  administration.  Jusqu'à  présent,  tout  le  monde 
chantait  les  louanges  du  Protectorat,  les  mérites  de  l'autono- 
mie tunisienne.  On  propose  aujourd'hui  de  rattacher  la  Tuni- 
sie au  ministère  des  Colonies.  Non  pas  qu'on  entende  toucher 
au  Protectorat  ou  même  à  l'autonomie.  Il  ne  s'agit  que  de 
leur  donner  «  les  directions  nécessaires  ».  Et,  comme  les 
aflaires  tunisiennes,  vues  de  Paris,  n'apparaissent  point  exac- 
tement sous  le  même  angle  que  vues  de  Tunis,  il  arrive  que 
les  questions  dont  les  Tunisiens  se  préoccupent  le  plus,  sont 
précisément  celles  dont,  à  Paris,  on  s'occupe  le  moins. 

Il  est  pourtant  une  question  qui  s'impose  à  tous  :  il  va 
falloir,  dans  quelques  semaines,  procéder  à  la  réélection  de  la 
Conférence  consultative  :  sous  quelle  législation  électorale  ?  Il 
est  universellement  reconnu  qu'il  est  impossible  de  le  faire 
avec  la  législation  actuelle.  C'est  que  le  Protectorat  tunisien 
est  un  Etat  très  jeune  qui  a  marché  très  vile  :  l'extrême  rapi- 
dité de  son  évolution  a  constamment  devancé  les  institutions 
successives  dont  on  l'a  doté  ;  à  peine  mises  en  pratique,  ces 
institutions  se  trouvaient  insuffisantes  et  démodées.  Songez 
qu'en  moins  de  vingt-six  ans  la  Tunisie  a  passé  de  la  bar- 
barie turque  à  la  civilisation  française  et  que  son  organisa- 
it Janvier  igoô.  l4 


2IO  LA    REVUE    DE    PARIS 

tion  politique,  de  1881  à  190/i,  a  franchi  par  de  courtes 
étapes  la  distance  qui  sépare  un  pachalik  ottoman  d'un  gou- 
vernement représentatif.  Comment  s'est  faite  cette  évolution, 
quelles  en  ont  été  les  étapes,  quelles  sont  aujourd'hui  les 
défectuosités  du  régime  en  vigueur,  comment  faut-il  s'y 
prendre  pour  mettre  ce  régime  en  harmonie  avec  le  dévelop- 
pement actuel  de  la  colonie  tunisienne?  Toutes  questions 
urgentes  et  graves. 

* 
*  * 

Le  suffrage  universel  existe  en  Tunisie  ;  il  y  est  depuis 
longtemps  pratiqué.  Même  il  est  assez  curieux  de  constater 
qu'il  y  fut  établi  avant  l'occupation  française,  par  les  pachas 
et  les  beys,  qui,  dans  chaque  colonie  européenne  de  Tunis, 
faisaient  élire  par  tous  les  nationaux  les  «  députés  de  la 
nation  ».  Le  premier  corps  élu  qu'institua  l'occupation  fran- 
çaise, la  Chambre  de  commerce,  procédait  également  du  suf- 
frage universel;  de  même  les  nouveaux  corps  électifs  qui 
furent  créés  à  mesure  que  s'organisa  le  Protectorat.  Enfin,  le 
23  avril  189G,  M.  Millet,  résident  général,  compléta  l'orga- 
nisation électorale  de  la  Régence,  en  donnant  le  droit  de 
suffrage  à  tous  les  citoyens  français  de  la  colonie.  A  l'heure 
actuelle,  tout  Français  majeur,  de  vingt-cinq  ans  et  non  privé 
de  ses  droits  politiques,  est  inscrit  sur  une  liste  électorale  et 
jouit  du  droit  de  vote. 

Donc,  en  principe,  le  suffrage  universel  existe  en  Tunisie. 
Mais  c'est  un  suffrage  a  compartiments,  où  tous  les  votes  n'ont 
pas  la  même  valeur  et  où  l'on  voudrait  que  tous  les  élus 
n'eussent  pas  les  mêmes  droits.  La  Tunisie  possède,  comme  la 
France  avant  1789,  trois  classes  de  citoyens,  répartis  en  trois 
«ordres»  distincts,  dont  deux  privilégiés.  Et  la  question  qui 
se  discute  aujourd'hui,  par  un  singulier  recommencement  de 
l'histoire,  reproduit  en  tout  petit,  mutatis  mutandis,  la  que- 
relle par  laquelle  commença  la  Révolution  :  vote  ce  par  ordre» 
ou  a  par  tête  ». 

Il  est  hors  de  doute  que  l'organisation  actuelle  fut,  à  son 
heure,  un  grand  progrès.  Lorsque,  en  1881,  après  l'occupation, 
naquit  le  Protectorat,  la  Tunisie  était  encore  très  loin  morale- 


LA    REFORME     TUNISIENNE  211 

ment  de  la  France.  On  la  comptait  toujours  parmi  «  les[Eclielles 
du  Levant  »,  et  ce  n'en  était  pas  la  moins  turque.  Il  ne  s'y 
trouvait  guère  que  sept  cents  Français,  tous  commerçants, 
presque  tous  «  vieux  Tunisiens  »,  soumis  —  et  attachés  —  au 
régime  des  Capitulations  qui  les  constituait  en  «  Nation  fran- 
çaise »,  communiquant  avec  le  Bey  par  l'intermédiaire  des 
«  députés  de  la  nation»,  avec  la  France  par  l'intermédiaire  du 
Consul.  Aujourd'hui,  la  Tunisie  compte,  en  dehors  du  corps 
d'occupation,  plus  de  29  000  Français,  dont  plus  de  7000  ma- 
jeurs de  vingt-cinq  ans,  inscrits  aux  listes  électorales  et  divisés 
en  trois  ordres,  savoir:  i  i3o  électeurs  agricoles,  quelque  chose 
comme  l'ordre  des  seigneurs-terriens,  la  noblesse;  i  38o  élec- 
teurs commerciaux,  l'aristocratie  d'argent  ;  et  /)  5oo  «divers», 
non  agricoles,  non  commerçants,  moitié  fonctionnaires  et 
moitié  ce  commun  des  martyrs  »,  une  façon  de  Tiers-Etat, 
Le  changement  est  grand,  mais  ce  n'est  pas  le  seul.  Avant 
l'occupation  française  il  n'existait,  cela  va  sans  dire,  rien  qui 
ressemblât  à  un  joui'nal.  Il  se  publie  aujourd'hui  en  Tunisie, 
sans  parler  des  revues  et  brochures,  une  vingtaine  de  pério- 
diques, oii  toutes  les  opinions  et  tous  les  intérêts  —  voire 
toutes  les  rancunes,  —  peuvent  se  produire  d'autant  plus  à 
l'aise  qu'en  débarrassant  les  journaux  de  l'entrave  du  caution- 
nement, le  Résident  actuel  a  mis  la  presse  tunisienne  sous  le 
régime  de  notre  loi  de  1881. 

Ce  n'est  pas  sans  quelques  tiraillements  que  la  Tunisie,  en 
moins  de  vingt-cinq  ans,  a  passé  de  la  barbarie  turque  à  la 
civilisation.  Mais,  somme  toute,  l'évolution  s'est  faite  paisi- 
blement, ou  à  peu  près,  grâce  au  fait  initial  qui  a  déterminé 
le  caractère  de  noire  occupation  :  nous  n'avons  pas  pris  la 
Tunisie  ;  nous  l'avons  acquise.  Notre  occupation  ne  fut  pas 
une  guerre,  mais  une  simple  prise  de  possession.  Nous  n'avons 
pas  fait  figure  d'oppresseurs,  mais  de  protecteurs  bienfaisants. 
Les  ménagements  nécessaires  nous  obligèrent  de  donner  à 
notre  domination  le  caractère  éminemment  diplomatique  du 
Protectorat,  qui  a  fait  le  salut  et  la  fortune  de  la  Tunisie. 
Non  seulement  il  lui  a  épargné  les  calamités  et  les  ressenti- 
ments de  la  conquête,  les  secousses  de  l'insurrection  ;  non 
seulement  il  lui  a  donné  la  paix  intérieure  et  la  sécurité  ;  mais 
la  Tunisie  n'a  point  connu  les  juridictions  exceptionnelles,  ni 


212  LA    REVUE    DE    PARIS 

le  régime  des  colonnes  et  ses  conséquences,  et  elle  n'a  connu 
qu'un  instant,  et  tout  à  fait  accidentellement,  les  entraves 
bureaucratiques,  les  chinoiseries  des  rattachements  ministé- 
riels, le  gouvernement  indirect  et  lointain  de  l'antichambre 
■et  du  couloir. 

A  l'intérieur,  la  Tunisie  n'eut  pas  à  subir  non  plus  le  bou- 
leversement soudain  des  institutions,  la  subslilution  brusque 
d'une  administration  étrangère  à  l'administration  indigène, 
l'invasion  subite  des  fonctionnaires  coloniaux.  Obligée  par 
l'article  l\  du  traité  de  Ksar-Saïd  à  respecter  les  traités  exis- 
tant entre  la  Tunisie  et  les  autres  Puissances,  la  France  ne 
pouvait  toucher  que  progressivement,  et  par  voie  diplomatique, 
au  régime  des  Capitulations.  La  transition  dut  se  faire  sans 
secousses,  régulièrement,  avec  beaucoup  de  temps  et  de  pa- 
tience. Ainsi  ménagée,  l'évolution  ne  pouvait  manquer  d'être 
pacifique.  A  ses  débuts,  le  Protectorat  ne  s'occupa  guère  de 
colonisation.  La  Tunisie,  à  ce  moment,  n'était,  comme  on  le 
disait  officiellement,  «qu'une  affaire  diplomatique».  Le  Rési- 
dent n'avait  qu'à  négocier,  a  préparer  l'abrogation  progressive 
des  Capitulations,  à  contenir  les  prétentions  des  colonies  étran- 
gères, —  des  ce  Nations  »,  comme  on  disait  alors.  La  seule 
<c  Nation  française  »,  n'ayant  affaire  qu'au  Protectorat  et  non 
plus  au  gouvernement  beylical,  avait  disparu  en  tant  que  corps 
constitué  et  n'avait  plus  de  députés.  On  lui  donna  une 
Chambre  de  commerce,  dénuée  de  toute  compétence  politique 
et  maintenue  strictement  dans  les  limites  de  son  domaine 
professionnel. 

Ce  fut  pour  la  colonie  une  grosse  déception.  Elle  avait 
•espéré  beaucoup  de  l'occupation  française.  Il  lui  semblait 
qu'elle  devait  bénéficier  la  première  de  notre  domination, 
•qu'elle  devait  être,  elle  aussi,  dominante,  privilégiée,  supé- 
rieure en  droits  aux  autres  colonies  européennes.  Et  M.  Cam- 
bon,  préoccupé  avant  tout,  et  avec  raison,  de  l'œuvre  primor- 
diale, qui  était  l'établissement  même  du  protectorat,  devait 
lui  prêcher  la  patience,  la  modestie,  l'abnégation  même,  lui 
rappelant  qu'elle  était  la  dernière  venue,  la  moins  nombreuse. 
A  quoi  la  Chambre  de  commerce  répondait  qu'elle  ne  compre- 
oiait  pas  qu'on  lui  fit  regretter  le  gouvernement  du  Bey. 

La    lutte    s'engagea,    vive    et    presque    violente,    entre    la 


L\     REFORME     TUNISIENNE 


2lS 


Chambre  de  commerce  et  le  Résident.  La  Chambre  avait 
pour  elle  qu'elle  était  le  seul  corps  élu  du  pays  et  que^ 
d'ailleurs,  l'élément  commercial  constituant  presque  a  lui 
seul  toute  la  population  française,  elle  représentait,  autant 
que  faire  se  pouvait,  la  colonie.  Elle  linit  par  avoir  raison  du 
Résident  à  force  d'habileté  patiente  et  de  ténacité.  Cette  vic- 
toire marqua  l'entrée  en  scène  de  la  colonie,  revendiquant 
—  et  obtenant  —  des  droits,  exerçant  en  fait  une  action 
directe  sur  les  affaires  publiques. 

Mais  à  côté  de  cet  élément  commercial  qui  préexistait  à  la 
conquête,  une  autre  catégorie  survenait,  riche,  puissante.  Rui- 
nés ou  menacés  par  ]e  phylloxéra,  les  gros  viticulteurs  français 
se  jetaient  sur  la  Tunisie  comme,  vingt  ans  auparavant,  s'étaient 
jetées  sur  l'Algérie  les  victimes  de  Toïdium.  Et  comme  le 
Protectorat,  pacifique  et  incontesté,  garantissait  à  la  Tunisie 
la  paix  et  la  sécurité,  les  capitaux  affluèrent.  Pour  l'acquisi- 
tion de  grands  domaines  et  la  création  d'immenses  vignobles, 
près  de  deux  cent  millions  d'argent  français,  en  moins  de 
deux  ans,  passèrent  la  mer.  Ces  nouveaux  venus  n'étaient 
pas  les  premiers  venus,  tant  s'en  faut  :  appartenant  tous  à 
l'une  des  quatre  ou  cinq  aristocraties  qui  se  disputent,  en 
France,  le  haut  du  pavé,  ils  entendaient  que  l'on  comptât 
avec  eux.  L'importance  de  leurs  domaines,  la  supériorité  toute- 
puissante  de  leur  richesse  sur  la  misère  arabe  donnaient  a 
leur  situation  quelque  chose  de  seigneurial.  Parmi  ces  puis- 
sants, figuraient  des  sociétés  de  grande  envergure  :  l'Enfida,. 
rOued-Zarga,  etc.  Leurs  intérêts  communs,  —  et  surtout  la 
préoccupation  de  défendre  le  vignoble  tunisien  contre  l'inva- 
sion possible  du  phylloxéra,  —  les  rapprochèrent  dès  le  pre- 
mier jour  et  les  firent  se  grouper  en  syndicats.  A  côté  de 
Tordre  ancien  du  commerce,  naquit  un  ordre  nouveau  qui 
revendiqua  et  bientôt  obtint  une  supériorité  sur  le  commerce 
lui-môme. 

Dès  lors  il  fallut  modifier  l'institution  primitive  du  Protec- 
torat. L'œuvre  diplomatique,  déjà  faite  aux  trois  quarts,  se 
poursuivait  sans  efforts,  et,  pour  ainsi  dire,  toute  seule^ 
L'œuvre  administrative,  au  contraire,  commençait,  de  jour  en 
jour  plus  épineuse  :  les  dilTicultés  intérieures  surgissaient,  se 
multipliaient.  Les  intérêts  nouveaux  entraient  en  lutte  ;  des- 


2l4  LA    REVUE    DE    PARIS 

réclamations,    des    revendications   se    formulaient.    Il    fallail 
aviser. 

Le  successeur  de  M.  Cambon  était  un  administrateur  de 
carrière  ;  mais,  frotté  de  diplomatie  à  l'école  de  Jules  Simon, 
il  se  rendait  compte  qu'il  ne  pouvait  guère  compter  sur 
l'administration  des  Affaires  étrangères  qui,  n'ayant  pas 
encore  la  pratique  du  Protectorat,  éparpillait  les  responsabi- 
lités, consultant,  sur  la  moindre  vétille,  tous  les  ministères  ap- 
proximativement compétents  ;  sans  parler  du  Résident  et  du 
Bey,  la  Tunisie  passait  par  les  mains  d'une  douzaine  de  gou- 
vernements, —  lesquels  s'entendaient  rarement  entre  eux. 
D'autre  part,  les  relations  qui  s'établissaient,  spontanément  et 
presque  au  hasard,  entre  la  Résidence  et  les  corps  constitués, 
chambres  ou  syndicats,  avaient  quelque  chose  de  confus  et 
d'incohérent.  Ces  consultations,  k  peu  près  fortuites,  prenaient 
parfois  un  caractère  de  fantaisie  imprévue,  le  président  du 
syndicat  répondant  à  lui  tout  seul  pour  ne  pas  importuner 
ses  collègues  en  les  convoquant.  Si  bien  que  M.  Massicault 
écrivait  à  son  ministre  :  «  Ces  réponses  ne  sont,  le  plus  sou- 
vent, que  l'écho  des  opinions  et  des  intérêts  de  deux  ou  trois 
colons.  ))  Ces  rouages  mal  agencés  se  heurtaient;  le  Résident 
se  sentait  mal  équilibré  sur  un  terrain  peu  stable.  Aussi 
M.  Massicault  voulut-il  avoir  auprès  de  lui,  pour  le  couvrir, 
une  autorité  plus  réelle,  plus  collective  et  cependant  maniable, 
quelque  chose  de  décoratif  et  de  commode  à  la  fois.  De  ce 
désir,  naquit  la  Conférence  consultative. 

Au  début,  ce  ne  fut  rien  de  bien  imposant.  L'institution 
n'eut  pas  les  honneurs  d'une  investiture  solennelle,  pas  même 
ceux  d'une  création  officielle  par  décret.  Elle  sortit  modeste- 
ment et  sans  bruit  d'une  lettre  de  Paris,  en  date  du  24  octobre 
1890,  où  il  était  dit  en  réponse  aux  propositions  de  Massicault 
«  qu'il  semblerait  utile  que  le  Résident  général  réunît,  à  des 
époques  fixes,  les  représentants  de  la  colonie  pour  prendre 
leur  avis  au  sujet  des  questions  touchant  à  leurs  intérêts 
agricoles,  industriels  et  commerciaux  ».  Cette  formule  pru- 
dente ne  spécifiait  pas  quels  seraient  ces  «  représentants  », 
mais  la  lettre  reconnaissait  implicitement  deux  «  ordres  »  : 
l'Agriculture  et  le  Commerce. 

M.  Massicault  ne  tenait  point  a  élaborer  une  constitution 


LA     RÉFORME     TUNISIENNE  2l5 

monumentale,  à  chaux  et  à  sable.  J'ai  dit,  à  celte  même  place, 
—  i5  avril  1897  —  comment  il  définissait  son  œuvre  :  une 
simple  couverlure,  forte,  mais  souple.  Le  nom  qu'il  lui  donna 
l'encadrait  exactement  dans  les  limites  étroites  de  ses  attribu- 
tions. Ce  ne  devait  pas  être  une  «  chambre  »,  pas  même  un 
«  conseil  »,  mais  une  simple  «  conférence  »,  qui  n'aurait 
point  à  donner  son  avis  sans  qu'on  le  lui  eût  demandé- 
D'ailleurs,  peu  ou  pas  d'élections.  C'était  déjà  trop  que  la 
Chambre  de  commerce  fût  élue.  Les  syndicats  agricoles, 
simples  associations  privées,  nommaient  eux-mêmes  leurs 
bureaux.  Aux  délégués  du  Commerce  et  de  l'Agriculture, 
M.  Massicault  adjoignit  les  présidents  et  secrétaires  français 
des  municipalités  principales;  plus  quelques  chefs  de  service, 
en  nombre  suffisant  pour  assurer  le  Résident  d'une  majorité. 
Telle  quelle,  cette  institution  fonctionna  pendant  quelques 
années  à  la  satisfaction  générale.  Elle  n'était  point  gênante  ni 
même  indiscrète,  répondait  avec  convenance  et  modestie  aux 
questions  qu'on  voulait  bien  lui  poser  et  ne  se  hasardait  point 
à  en  poser  elle-même,  encore  moins  à  formuler  des  vœux 
téméraires;  en  somme,  une  conférence  de  tout  repos. 

Ce  furent  les  Résidents  eux-mêmes,  qui,  pour  y  pouvoir 
prendre  un  appui  dont  ils  avaient  besoin,  s'efforcèrent  de  lui 
donner  un  peu  plus  de  consistance  et  de  poids.  M,  Massicault 
s'en  servit  pour  se  défendre  de  son  mieux  contre  les  empiéte- 
ments parlementaires  et  la  faiblesse  ministérielle.  M.  Rouvier, 
plus  heureux,  y  trouva  l'appui  suffisant  pour  éviter  de  sou- 
mettre au  Parlement  français  la  question  des  ports  tunisiens. 
Ce  furent  les  beaux  jours  de  la  Conférence,  son  apogée.  Elle 
commençait  à  faire  parler  d'elle;  ses  membres  devenaient  per- 
sonnages d'importance  :  tout  le  monde  voulut  en  être. 

A  côté  des  gros  syndicats  qui  monopolisaient  la  représen- 
tation de  l'Agriculture,  des  syndicats  d'occasion  se  formèrent, 
à  seule  fin  d'être  représentés.  On  en  vit  surgir  qui,  composés 
de  trois  colons,  députèrent  deux  délégués.  Un  autre  ne  se 
réunit  qu'une  fois  et,  lorsque  ses  délégués  prirent  place,  le 
syndicat  n'existait  déjà  plus.  Il  y  eut  surabondance  de  candi- 
datures, compétitions,  polémiques,  gros  mots  et  petits  scan- 
dales. A  Sousse,  les  élections  furent  par  deux  fois  annulées; 
à  la  seconde  fois,  l'annulation  arriva  trop  tard  :  les  invalidés 


2l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

avaient  déjà  siégé.  La  Conférence,  d'autre  part,  s'émancipait, 
devenait  houleuse,  menaçait  de  tourner  en  une  façon  de  Par- 
lement au  petit  pied,  de  sorte  qu'après  une  expérience  peu 
encourageante,  M.  René  Millet  la  ce  réorganisa  »  (aS  fé- 
vrier 1896). 

Le  point  essentiel  de  la  réforme,  c'est  qu'à  côté  des  deux 
catégories  anciennes,  des  deux  ordres  officiellement  reconnus, 
elle  en  créait  un  troisième  :  «  le  Troisième  Collège  ».  Rien 
n'était  plus  juste.  A  côté  des  i  200  agriculteurs  et  commer- 
çants représentés  à  la  Conférence,  plus  de  3  000  citoyens 
français  pouvaient  réclamer  la  qualité  d'électeurs,  mais,  n'ap- 
partenant pas  aux  deux  catégories  privilégiées,  n'étaient  pas  re- 
présentés .  Donc ,  après  cette  réorganisation ,  la  colonie  tunisienne 
fut  divisée  en  trois  catégories  distinctes  :  les  Agriculteurs,  les 
Commerçants  et...  les  autres,  le  Troisième  Collège.  Ce  Tiers- 
Etat  nouveau  comptait  moitié  environ  de  fonctionnaires,  de 
petits  fonctionnaires  surtout.  La  Résidence  pouvait  être  sûre 
d'avoir,  grâce  à  leurs  délégués,  une  majorité  —  les  Tunisiens 
disaient  :  docile.  C'était  se  donner  trop  d'avantage.  Trop  bien 
jouer  est  parfois  une  faute.  M.  Millet  en  fit  l'épreuve.  L'oppo- 
sition, en  minorité  dans  la  Conférence,  n'abdiqua  pas  et  tout 
simplement  se  déplaça,  se  concentra  dans  les  Chambres  d'Agri- 
culture et  de  Commerce  oi!i  elle  était  chez  elle  et  où  le  Résident 
n'entrait  pas.  Les  deux  Chambres  —  la  Chambre  d'Agri- 
culture surtout  —  se  campèrent  en  face  de  la  Conférence, 
déclarèrent  que,  domestiquée  et  déconsidérée,  celle-ci  ne 
représentait  plus  la  colonie.  Cette  tactique  avait  l'avantage 
d'annihiler  le  Troisième  Collège  qui,  n'ayant  pas  l'organisme 
psrmanent  d'une  Chambre  élue,  ne  possédait  aucun  moyen 
d'action  en  dehors  de  la  Conférence. 

Les  ce  agrariens  »,  plus  mécontents  de  la  réforme  que  les 
commerçants  parce  qu'ils  y  perdaient  davantage,  avaient  pris 
la  tête  de  l'opposition.  Ils  avaient  une  certaine  supériorité  de 
considération  et  de  prestige,  un  état-major  ardent  et  distingué. 
Surtout,  ils  avaient  pour  eux  le  mécontentement  que  soule- 
vaient dans  la  population  certaines  conceptions  gouA  ernemen- 
tales  :  l'impôt  vexatoire  des  prestations,  l'arabophilie  excessive 
de  certains  hauts  fonctionnaires,  l'arrière-pensée  du  Rési- 
dent qui   prétendait  constituer,    pour  faire  contrepoids   à   la 


LA.     REFORME     TUNISIENNE  217 

colonie,  une  aristocratie  musulmane.  Aussi  la  lutte  fut-elle 
très  vive  et  le  Protectorat  en  pâtit,  car,  dans  ces  querelles 
entre  la  Colonie  et  le  Résident,  c'est  toujours  le  Protectorat 
qui  paie  les  fautes.  Les  incidents  pittoresques,  mais  peu 
diplomatiques,  dont  s'égayèrent  les  solennités  de  l'inaugura- 
tion du  monument  de  Jules  Ferry,  n'étaient  point  pour  relever 
le  prestige  de  l'institution.  Ce  ne  fut  pas  une  aventure  banale 
que  celle  des  ministres  venus  tout  exprès  de  France  pour 
receAoir,  à  bout  portant,  dans  les  harangues  officielles  et 
publiques,  l'expression  franche  mais  peu  ménagée  d'un  in- 
tense mécontentement  et  pour  assister,  le  même  jour,  devant 
toute  la  population  tunisienne  —  qui  semblait  y  prendre 
beaucoup  de  plaisir  " —  à  l'échange  entre  le  Résident  et  la 
Chambre  d'Agriculture  d'une  volée  de  «  ces  bons  coups  de 
poing  qui  entretiennent  l'amitié  »,  selon  l'expression  par 
laquelle  M.  Millet  lui-même,  au  cours  de  cette  cérémonie, 
caractérisa  la  conversation.  Ces  compétitions,  ces  disputes  de 
personnes  jetèrent  le  désarroi  dans  le  pays.  Comme  on  se 
battait  principalement  sur  des  questions  d'amour-propre,  les 
rancunes  devenaient  féroces.  Si  bien  qu'après  le  départ  de 
M.  Millet,  il  fallut  six  mois  d'un  intérim  purement  adminis- 
tratif, six  mois  d'un  gouvernement  neutre  et  volontairement 
effacé  pour  laisser  tomber  toutes  les  agitations,  s'apaiser  toutes 
les  colères. 

Aujourd'hui,  le  calme  est  revenu.  Les  questions  irritantes 
—  prestations,  cautionnement  des  journaux,  etc.,  —  sont 
résolues.  Entre  la  colonie  et  le  Résident,  les  relations  nor- 
males se  sont  rétablies  avec,  en  plus,  une  nuance  de  cordia- 
lité. Reste  à  résoudre  ce  qu'on  peut  appeler  «  la  question 
constitutionnelle  » ,  c'est-à-dire  la  composition  de  la  Con- 
férence consultative  ,  son  mode  d'élection ,  son  fonction- 
nement. 


* 


Le  vice  flagrant  du  système  actuel,  c'est  que  tous  les  suf- 
frages n'ont  pas  la  même  valeur.  Si  l'on  calcule  la  puissance 
électorale  de  chaque  suffrage  en  divisant  le  nombre  des  élus 
par  celui  des  électeurs,  on  trouve  que  le  vote  d'un  agriculteur 


3l8  LA    REVUE    DE    PARIS 

vaut  o,oo885  ;  celui  d'un  commerçant  0,00870;  celui  d'un 
électeur  du  Troisième  Collège  o,ooi5/i  seulement,  c'est-à-dire 
presque  six  fois  moins  que  celui  des  deux  autres  :  les  Agri- 
culteurs ayant  dix  représentants,  les  Commerçants  douze, 
le  Troisième  Collège  devrait  en  avoir  quarante  ;  or,  il  n'en  a 
que  sept.  Les  privilégiés  avouent  l'inégalité,  mais  ne  la  croient 
point  injustifiable.  Ils  allèguent  qu'ils  représentent,  dans  la 
colonie ,  des  intérêts ,  des  capitaux ,  des  droits  acquis  bien 
autrement  considérables  que  ceux  du  Troisième  Collège  et  que, 
par  conséquent,  ils  doivent  avoir  une  plus  large  part  d'in- 
fluence et  d'action  sur  les  affaires  publiques.  Ils  admettraient 
qu'il  lut  accordé  quelques  sièges  de  plus  au  Troisième  Collège. 
Mais  ce  dont  ils  ne  veulent  pas  entendre  parler,  c'est  que 
toutes  les  catégories  soient  fondues  en  une  seule  masse  élec- 
torale. Le  jour  où  la  question  du  vote  par  tête  s'est  posée, 
les  deux  ordres  privilégiés  ont  réuni,  hors  session,  leurs 
délégués  à  la  Conférence  et,  dans  cette  séance  particulière,  ils 
ont  émis  un  vœu  pour  le  maintien  du  statu  (juo,  concédant 
toutefois  l'élection  directe  des  délégués  par  tous  les  membres 
du  collège  et  consentant  à  ce  que  chaque  collège  eût  le  même 
nombre  de  délégués. 

Les  groupes  du  Troisième  Collège  ont  fait  remarquer  qu€ 
cette  a  réforme  »  constituerait  une  aggravation  de  la  situa- 
tion actuelle,  en  consacrant  officiellement  la  séparation  de  la 
colonie  en  trois  ordres;  que  les  quatre  mille  cinq  cents  élec- 
teurs du  Troisième  Collège  n'auraient  que  douze  représen- 
tants alors  que  les  deux  mille  cinq  cents  électeurs  des  deux 
autres  collèges  en  auraient  vingt-quatre.  En  conséquence,  le 
Troisième  Collège  demandait  que  la  Conférence  consultative 
fût  élue  au  suffrage  universel  direct,  sans  distinction  entre 
les  électeurs  et  sans  catégorie  d'éligibles,  admettant  d'ailleurs 
la  division  de  la  Régence  en  deux  circonscriptions  —  Nord  et 
Sud  —  proportionnellement  représentées. 

Les  privilégiés  protestèrent  vigoureusement,  l'Agriculture 
faisant  bloc  et  le  Commerce  se  divisant  quelque  peu.  Tous 
deux  repoussaient  la  fusion  électorale  avec  le  Troisième 
Collège,  parce  que  «  cette  fusion  pouvait  avoir  pour  résultat 
de  faire  élire  des  délégués  qui,  n'étant  point  commerçants  ni 
agriculteurs,  n'auraient  point  qualité  pour  représenter  le  Com- 


LA    REFORME     TUMSIEJ^NE  219 

merce  ni  l'Agriculture  ».  Ces  protestations  étaient  inspirées 
par  une  crainte  qui  pouvait,  à  la  rigueur,  n'être  pas  absolu- 
ment vaine.  Il  était  possible,  en  eflet,  que,  blessé  de  l'hostilité 
dédaigneuse  qu'on  lui  témoignait,  le  Troisième  Collège  ripos- 
tât en  abusant  de  son  énorme  supériorité  numérique  pour 
écraser  ses  adversaires  et  les  priver  de  toute  représentation. 
Aussi  des  esprits  conciliants  et  avisés  proposèrent-ils  une  tran- 
saction. La  Dépêche  Tunisienne  exposa,  le  12  décembre  1908, 
un  projet  qui,  consacrant  le  principe  de  l'élection  directe  et 
supprimant  le  particularisme  des  trois  collèges ,  conservait 
cependant  les  catégories  d'éligibles  et  réservait  à  l'Agricul- 
ture, au  Commerce  et  au  Troisième  Collège  un  tiers  des 
sièges  pour  chacun. 

Il  est  regrettable  que  cet  expédient  si  conciliant  et  si  sage, 
suggéré,  dit-on,  et  en  tout  cas  approuvé  parle  Résident,  n'ait 
pas  aussitôt  réuni  l'assentiment  de  tous  les  intéressés.  Il  eût 
mis  fin  à  une  situation  de  malaise.  Mais  les  intérêts  froissés 
ont  plus  de  ténacité  que  de  clairvoyance.  Les  représentants 
actuels  de  l'Agriculture  et  du  Commerce  jouissent  d'une  sorte 
d'inamovibilité  qui  pourrait  être  menacée  si  la  masse  des  élec- 
teurs leur  préférait  d'autres  éligibles  de  la  même  catégorie. 
Aussi,  pendant  que  tous  les  groupes  du  Troisième  Collège 
acceptaient  cette  solution  et  que  la  fraction  la  moins  intransi- 
geante du  Commerce  s'y  résignait,  les  «  agrariens  »  s'y 
déclarèrent  résolument  hostiles.  Une  partie  des  commerçants 
suivit  leur  exemple.  Le  18  décembre  1908,  la  Chambre 
d'Agriculture,  réunie  par  convocation  spéciale,  vota  un  ordre 
du  jour  par  lequel  «  elle  se  refusait  à  admettre  que  la  repré- 
sentation des  intérêts  agricoles  au  sein  de  la  Conférence  fût 
livrée  à  la  merci  d'électeurs  étrangers  à  ces  intérêts  ». 

Cette  procédure  et  cette  déclaration  donnaient  au  différend 
son  véritable  caractère.  L'Agriculture  prenait  ofFiciellement 
position,  posait  en  principe  sa  qualité  d'ordre  distinct,  déli- 
bérant et  agissant  par  l'intermédiaire  d'une  Assemblée  à 
peu  près  indépendante,  laquelle  se  convoquait  spontanément, 
négociait  et,^u  besoin,  entrait  en  lutte  avec  le  Gouvernement 
comme  l'avait  fait  autrefois  la  Chambre  de  commerce  contre 
M.  Cambon,  comme  l'avait  fait  récemment  la  Chambre 
d'Agriculture    contre   M.    Millet.    Aussitôt  voté,   l'ordre    du 


220  LA    REVUE    DE    PARIS 

jour  fut  porlc  au  Résident.  Et,  le  Résident  n'ayant  pas  admis 
ces  revendications,  la  Chambre  d'Agriculture  tint  le  jour 
même  une  seconde  séance  et  vola  une  seconde  motion  qui  se 
terminait  ainsi  :  «  La  Chambre  estime  que.  si  le  Gouverne- 
ment veut  transformer  la  Conférence  consultative  en  Assemblée 
politique,  les  principes  démocratiques  et  la  loyauté  lui  créent 
le  devoir  d'appliquer  intégralement  le  suffrage  universel  sans 
catégories  ni  d'électeurs  ni  d'éligibles.   » 

Cet  ultimatum,  qui  posait  l'alternative  du  tout  ou  rien, 
déplaçait  la  question,  la  portait  sur  le  terrain  politique  et  ren- 
dait toute  réforme  impossible  en  proposant  une  solution 
extrême  qu'on  était  à  peu  près  sûr  de  voir  rejeter  à  Paris. 
Proposer  le  suffrage  universel  direct,  sans  catégories  d'élec- 
teurs ni  d'éligibles,  c'était  donner  à  la  réforme  projetée  un 
caractère  politique,  et  même  révolutionnaire,  qui  ferait  tout 
échouer.  Et,  de  fait,  la  manœuvre  réussit  ;  elle  a  abouti  à 
l'ajournement  de  la  réforme  et  au  maintien  provisoire  du 
slaia  quo. 

L'Agriculture  et  le  Commerce  continuaient  de  se  constituer 
en  «  ordres  »  distincts.  La  Tunisie  française,  journal  de  la 
Chambre  d'Agriculture,  déclarait  que  «les  agriculteurs  avaient 
le  droit  de  n'être  représenlés  que  par  leurs  pairs  ».  Le  Pro- 
meneur protestait  que  «  les  intérêts  agricoles  et  commerciaux 
ne  voulaient  pas  être  représentés  par  des  élus  qui  n  appar- 
tiendraient pas  à  leurs  catégories  ».  Toute  fusion  avec  le 
Troisième  Collège  était  hautement  répudiée.  II  était  impossible 
que  le  Troisième  Collège  ne  répondît  pas  aux  déclarations 
exclusivistes  des  groupes  privilégiés.  Et  ce  ne  fut  pas,  cepen- 
dant, le  Troisième  Collège  qui  répondit.  La  protestation  fut 
faite  au  nom  de  «  tous  les  groupes  républicains  de  la  Régence», 
réunis  en  assemblée  plénière,  qui  réclamèrent  le  suffrage 
universel  direct,  sur  une  liste  électorale  unique,  sans  distinc- 
tion de  catégories  d'électeurs  ou  d'éligibles. 

La  question  ainsi  posée,  il  était  inévitable  que  le  Protec- 
torat en  pâlît.  En  de  semblables  luttes,  le  premier  mouvement 
des  partis  est  d'appeler  à  leur  aide  les  influences  et  les  pou- 
voirs de  la  métropole.  En  querelle  avec  M.  Millet,  la  Chambre 
d'Agriculture  avait  provoqué  l'immixtion  parlemenlaire,  l'in- 
tervention  de  la   Commission  du  budget.  Aujourd'hui,  c'est 


LA    REFORME     TUNISIENNE  221 

également  aux  pouvoirs  métropolitains  qu'elle  a  demandé 
secours.  La  partie  adverse  usa  des  mêmes  procédés  et  lit  appel 
aux  mêmes  influences  de  la  métropole,  à  la  Ligue  de  l'Ensei- 
gnement surtout,  et  à  la  Commission  du  budget.  Le  rapport 
de  M.  Chautemps  prouve  que  leur  action  n'est  pas  demeurée 
inefficace,  mais  non  sans  quelque  danger  :  sous  prétexte  de 
soustraire  la  Tunisie  à  la  ce  direction  réactionnaire  »  du  quai 
d'Orsay,  on  propose  de  l'annexer  au  Pavillon  de  Flore,  ce 
qui  serait,  quoi  qu'on  en  dise,  la  suppresion  déguisée,  mais 
réelle,  du  Protectorat. 

Ce  qu'il  y  a  de  fâcheux,  c'est  que,  de  part  et  d'autre,  ayant 
introduit  la  politique  dans  le  débal,  on  y  apporte  la  passion 
et  les  vivacités  d'usage  dans  les  conflits  politiques.  De  la 
meilleure  foi  du  monde,  le  rapport  de  M.  Chautemps  tombe 
en  des  exagérations  flagrantes.  Et  cette  querelle  d'attributions 
qu'on  institue  entre  deux  ministères,  ou  plutôt  entre  les  bu- 
reaux de  deux  ministères,  paraît  n'avoir  pas  uniquement  pour 
cause  et  pour  but  les  intérêts  tunisiens  ;  elle  les  menace  plus 
qu'elle  ne  les  rassure.  La  Tunisie  tient  fermement  au  Protec- 
torat ;  elle  sait  qu'elle  lui  doit  beaucoup  :  elle  le  considère 
comme  sa  meilleure  garantie  de  paix  et  de  prospérité.  D'ail- 
leurs, avant  la  question  du  «  rattachement  »,  il  faut,  d'urgence, 
résoudre  la  question  électorale.  La  Conférence  devant  siéger 
en  avril  prochain,  en  mai  au  plus  tard,  il  n'est  que  temps  de 
lui  donner  sa  loi  constitutionnelle,  c'est-à-dire  de  régler  sa 
composition  et  son  mode  d'élection,  —  ses  attributions  demeu- 
rant absolument  inchangées. 

A  moins  qu'on  ne  veuille  perpétuer  en  Tunisie  les  querelles 
intestines,  il  faut  renoncer  aux  décisions  extrêmes  et  aboutir 
à  une  transaction  acceptable  pour  les  deux  partis.  Un  modus 
Vivendi,  sur  lequel  l'apaisement  puisse  se  faire  n'est  point 
difficile  à  trouver.  Aux  débuts  du  Prolectorat,  il  était  tout 
naturel  qu'on  fît  à  l'Agriculture  une  situation  prépondérante. 
Les  «  grands  colons  »,  prenant  à  coups  de  millions  posses- 
sion du  sol  tunisien,  constituaient  une  sorte  d'armée  d'occu- 
pation pacifique.  Ils  représentaient,  à  ce  moment,  mieux  et 
plus  que  personne,  la  colonie  française.  Aujourd'hui,  ce  qu'il 
faut  encourager,  c'est  la  petite  colonisation,  le  travail,  la 
main-d'œuvre,  l'élément  ouvrier  qui  devient  de  plus  en  plus 


222  LA    REVUE    DE    PARIS 

indispensable  à  la  Tunisie  et  qui,  par  conséquent,  doit  être 
représenté.  Si  donc  il  ne  serait  pas  juste  de  trop  enlever  à 
l'Agriculture,  il  ne  faut  pas  non  plus  trop  refuser  au  travail, 
c'est-à-dire  au  Troisième  Collège.  11  faut  et  il  suffit  que 
chaque  parti  fasse  et  obtienne  des  concessions. 

Plusieurs  combinaisons  ont  été  déjà  proposées  :  l'une  d'elles 
paraît  équitable  et  logique.  Aux  uns,  on  concéderait  le  main- 
tien du  vote  par  catégories  ;  aux  autres,  l'égalité  de  représen- 
tation et  la  parité  des  suffrages.  On  incorporerait  aux  groupes 
agrariens  et  commerçants  ceux  des  membres  du  Troisième 
Collège  qui  s'y  rattachent  par  leur  profession.  Pour  faire 
partie  du  ce  Collège  agricole  »,  il  ne  serait  plus  nécessaire 
d'être  patron  inscrit  à  la  Chambre  d'Agriculture.  L'ouvrier 
rural  aurait  ses  droits  électoraux  tout  comme  le  propriétaire. 
Quiconque,  par  sa  profession,  appartiendrait  à  l'agriculture, 
serait  électeur  dans  sa  catégorie.  De  même,  la  main-d'œuvre 
commerciale  entrerait  dans  la  catégorie,  dans  le  Collège  com- 
mercial, employés,  ouvriers,  marins,  etc.  Le  Troisième 
Collège,  alors,  ne  serait  plus,  comme  il  est  aujourd'hui, 
une  sorte  de  «  reliquat  »,  composé  du  rebut  des  deux  autres. 
Il  ne  comprendrait  plus  que  trois  catégories  nettement 
définies  :  les  professions  libérales,  les  fonctionnaires,  les 
rentiers. 

A  celte  organisation  de  la  Conférence,  les  Chambres  d'Agri- 
culture et  de  Commerce  perdraient  peut-être  quelque  chose. 
Mais  elles  y  gagneraient  aussi.  N'étant  plus,  comme  aujour- 
d'hui, la  représentation  unique,  exclusive,  de  l'Agriculture  et 
du  Commerce,  ces  Chambres  cesseront  d'être  des  assemblées 
politiques,  des  «  sous-conférences  »,  discutant  et  reprenant 
les  votes  de  la  Conférence  et  les  actes  du  Gouvernement. 
Mais,  rentrant  dans  leurs  attributions  professionnelles,  elles 
rendront  plus  de  services  et  ne  s'exposeront  plus  aux  foudres 
de  la  Commission  du  budget  :  on  ne  les  traitera  plus  de 
((  puissances  d'ancien  régime,  tyrans  de  la  Tunisie  ». 

La  formule  de  cette  combinaison  devient  alors  un  simple 
calcul  d'arithmétique.  Si  l'on  se  reporte  au  recensement 
de  1901,  la  population  française  de  Tunisie  figure  au  tableau 
de  «  répartition  par  professions  »  avec  les  chiffres  sui- 
vants : 


LA     RÉFORME     TUNISIENNE  223 

1°  AfjncLiUiire  :   propriétaires  ruraux  et  personnel  des 

exploitations  rurales  (hommes  seulement)  ....  2  ici 

2"  Industrie:  métiers,  mines,  entreprises  de  travaux.    .  3  157 

3"   Transports:   chemins  de  fer,   camionneurs,  marins.  918 
4°  Commerce  :    ventes,    banques,  courtiers^,  assurances, 

hôtels,  elc 2  168 

5°  Police 622 

6"  Administrations  publiques 2  38o 

7°  Professions  libérales  :  barreau,  médecins,  clergé,  ma- 
gistrature, etc 96G 

8"  Rentiers  et  propriétaires 4io 

9°  Sans  profession 196 

TOTAL 12917 


Le  Collège  agricole  devra  comprendre  la  première  catégorie 
et  peut-être  une  petite  partie  de  la  huitième.  Il  compterait 
donc  environ  de  2  200  à  2  3oo  têtes  ;  le  Collège  commercial, 
comprenant  les  numéros  2,  3  et  4  en  aurait  environ  6  25o;  le 
Troisième  Collège  4  55o. 

Tous  ces  recensés  ne  sont  pas  des  électeurs.  Les  chiffres 
devront  être  un  peu  réduits  si  l'on  exige,  comme  il  est  pro- 
bable, deux  ans  de  séjour  ou  d'exercice  de  la  profession.  Par 
contre,  l'abaissement  de  l'âge  électoral  à  vingt  et  un  ans  aug- 
mentera sensiblement  le  nombre  des  électeurs.  Mais  la  propor- 
tion entre  les  catégories  ne  variera  guère.  On  peut  calculer 
qu'il  y  aura  de  8  à  9000  électeurs,  dont  environ  2000  pour 
l'Agriculture,  4  000  pour  le  Commerce,  3  000  pour  le  Troisième 
Collège.  En  prenant  pour  base  l'attribution  d'un  délégué 
pour  3oo  électeurs,  la  Conférence  devrait  se  composer  d'une 
trentaine  de  membres. 

Si  chaque  collège  obtenait  un  nombre  de  délégués  rigou- 
reusement proportionnel  à  son  importance,  l'Agriculture  n'en 
aurait  que  7;  le  Commerce  en  aurait  i3;  le  Troisième  Col- 
lège, 10.  Mais  c'est  une  transaction  qu'il  s'agit  de  faire,  en 
donnant  satisfaction  à  tous  les  intéressés,  et  il  [est  juste  de 
reconnaître  que  l'Agriculture,  jusqu'à  ce  jour  prépondérante, 
subirait  une  trop  forte  diminution,  presque  une  déchéance.  Il 
convient  aussi  de  reconnaître  que  par  l'importance  des  inté- 
rêts, par  le  mérite  et  même  par  l'éclat  des  services  rendus, 
l'Agriculture  a  droit  à  un'^ traitement  de  faveur.  Aussi,  dans 


22a  LA    REVUE    DE    PARIS 

une  pensée  de  conciliation,  d'équité,  de  justice,  il  faudrait 
admettre  pour  chacun  des  trois  groupes  l'égalité  de  représen- 
tation. 

Aussi  bien,  dans  les  circonslances  actuelles,  une  pareille 
affaire  ne  saurait  se  traiter  avec  une  rigueur  mathématique. 
C'est  une  question  de  convenances  et  non  point  de  chiffres. 
Ce  régime  nouveau  durera  ce  qu'il  pourra,  c'est-à-dire  aussi 
longtemps  qu'il  répondra  aux  besoins  et  aux  circonstances. 
Le  jour  oii  le  développement  de  la  Tunisie  exigera  des  chan- 
gements, on  pourra  les  faire  avec  la  même  facilité  qu'aujour- 
d'hui. C'est  là,  —  il  n'est  pas  inutile  de  le  répéter,  —  un  des 
avantages  de  ce  régime  du  Protectorat  qui,  par  la  double  na- 
ture de  ses  institutions,  autocratie  musulmane  et  suzerainelc 
française,  présente  le  double  avantage  d'une  souplesse,  d'une 
mobilité  indéfinies,  et,  en  même  temps,  d'une  stabilité  iné- 
branlable. 

Mais  le  Protectorat  n'a  pas  que  ce  mérite  et  les  récents 
événements  contiennent  pour  les  Tunisiens  un  enseignement 
qui  ne  saurait  être  perdu.  Pour  leur  faire  apprécier  la  \aleur 
du  régime  dont  ils  jouissent,  il  a  fallu  que,  peut-être  un  peu 
par  leur  faute,  la  stabilité  en  fut  compromise,  et  l'exislence 
du  Protectorat  mise  en  péril.  Menacés  du  ce  rattachement  », 
ils  en  ont  pu  prévoir  et  mesurer  les  conséquences.  La  réflexion 
leur  a  fait  comprendre  combien  il  était  imprudent  de  donner 
prise  à  «  l'impérialisme  colonial»,  en  faisant  appel  contre  le 
Protectorat  aux  influences  politiques  de  la  Métropole.  La 
Tunisie  possède  en  elle-même  tous  les  instruments  pour 
gérer  ses  affaires  au  mieux  de  ses  intérêts.  Qu'elle  gère  elle- 
même  ses  affaires,  en  se  souvenant  que  son  régime  représen- 
tatif doit  être  et  demeurer  avant  tout  une  gestion  d'intérêts. 


EUG.     BONHOURE. 


L'Adminislrateur-Gércnl  :    H.  CASSARD 


EN    MANDCHOURIE 


LA  BATAILLE  DU  CHA-KHO 


«   Car  le  tout  est  d'en  tuer,  d'en  tuer 
des  monceaux...  » 

Jules    Ferry. 


L'inaction  dans  laquelle  nous  vivions  depuis  des  semaines 
commençait  à  peser.  Chaque  matin,  nous  posions, tous  la 
même  question  :  ((  Quand  se  bat-on?  »  Les  engagements 
d'avant-garde  étaient  incessants.  Chaque  jour,  ou  presque, 
grondait  le  canon,  mais  la  grande  bataille  se  faisait  attendre. 
A  Moukden,  on  vivait  dans  un  calme  absolu.  Pour  passer  le 
temps,  on  allait  se  promener  aux  Tombeaux  des  empereurs 
mandchous  (j'y  rencontrai  un  jour  le  général  Kouropatkine), 
ou,  par  les  rues  toujours  pleines  d'animation,  encombrées  de 
longues  files  de  convois  militaires,  on  visitait  les  boutiques, 
on  marchandait  les  bibelots  chinois  d'Allemagne,  les  fourrures. 

Un  beau  matin,  les  Russes  me  parurent  plus  nerveux; 
et  bientôt  courut  le  bruit  très  vague  d'une  olfensive,  d'une 
grande  action  prochaine.  Nous  étions  alors  aux  premiers 
jours  d'octobre.  Je  ne  croyais  guère  à  toutes  ces  histoires.  La 
possibilité  même  d'une  offensive  m'étonnait  ;  je  n'étais  pas 
le  seul  :  et  que  de  fois,  depuis  des  mois,  n'avais-je  pas  entendu 
des  prophéties  de  tout  genre,  fausses  pour  la  plupart  î  Une 
provision  de  scepticisme  pour  tous  les  jours,  de  tangle-foot 
(papier  à  prendre  les  mouches)  pour  l'été,  et  de  poudre  insec- 

l5  Janvier  1906.  1 


'226  LA    REVUE    DE    PARIS 

licide  en  toutes  saisons,  voilà  trois  choses  dont  il  fallait,  en 
Mandchourie,  être  toujours  pourvu.  Mais  les  bruits  de  ba- 
taille prenaient  une  telle  ampleur  que  je  commençai  à  me 
sentir  troublé.  Le  hasard  fit  que,  le  5  octobre  au  matin,  je 
dus  me  rendre  à  l'évidence. 

J'allais  à  la  gare.  Mon  chemin  me  Taisait  passer  au  long  de 
la  hgne  de  garage,  occupée  par  le  train  du  généralissime.  Son 
propre  Avagon  était  arrêté  en  face  d'une  tente  oii  se  célél)raient 
les  cérémonies  du  culte  orthodoxe.  Aux  alentours  de  celte 
tente,  je  remarquai  des  groupes  nombreux.  Je  m'approchai, 
par  curiosité  —  et,  de  suite,  je  fus  empoigné  par  un  spectacle 
imposant  dans  son  cadre  magnifique  et  dans  sa  familiale  sim- 
plicité. C'était  bien,  si  j'ose  dire,  une  réunion  de  famille.  Sous 
la  tente,  le  service  divin  venait  d'être  célébré.  Le  pope,  haute 
taille,  longue  chevelure  et  visage  barbu,  avait,  à  la  fin  du 
service,  présenté  la  croix  a  chaque  assistant,  le  généralissime 
était  venu  le  premier,  puis  chacun,  en  plein  air,  têle  nue,  à 
genoux,  avait  baisé  le  crucifix  et  échangé,  avec  le  pope,  l'acco- 
lade de  paix.  Un  cantique  avait  alors  été  entonné  par  tous, 
demandant  au  Dieu  des  armées  son  assistance  dans  l'oflensive 
prochaine. 

Le  généralissime  procéda  ensuite  à  une  remise  de  déco- 
rations. Il  donnait  les  dernières  quand  j'arrivai.  Quelques 
troupes,  peu  nombreuses,  un  bataillon  a  peine,  devaient  défiler, 
être  inspectées  par  lui.  On  attendait.  Les  oiliciers,  dans  l'espace 
libre  entre  la  tente  et  le  Avagon,  mettaient  leurs  hommes 
en  formation  «  pour  défiler  ».  Le  froid  était  assez  vif;  mais 
l'hiver,  en  Mandchourie,  est  un  hiver  joyeux,  tout  ensoleillé, 
sous  un  ciel  sans  nuage.  Un  temps  qui  donne  envie  de  sauter, 
de  courir.  Dans  cette  atmosphère  étonnante  de  pureté,  les 
uniformes  de  tous  ces  officiers,  chamarrés  d'or,  bariolés  de 
rouge,  de  bleu,  de  vert,  resplendissaient.  Les  dames  étaient 
nombreuses,  sœurs  de  la  Croix-Rouge  pour  la  plupart,  et, 
parmi  elles,  deux  infiniment  élégantes,  chapeautées  chez  le 
bon  faiseur,  jeunes  et  jolies.  J'admirai  leurs  robes,  leur  teint 
rosé  par  le  froid,  leurs  bijoux  qui  jetaient  des  lueurs,  et  je 
pensai  à  Paris.  On  se  serait  cru  au  Bois,  un  beau  jour 
d'hiver.  Les  conversations  ne  dépassaient  pas  un  murmure  de 
bon  ton  ;  une  intimité  de  parfums,  de  salon,  nous  entourait; 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  237 

les  grandes  tailles  des  officiers  se  penchaient,  pour  des  baise- 
mains... 

En  face,  à  l'écart  du  petit  groupe,  encadré  par  deux  aides 
de  camp,  le  général  Kouropatkine  était  debout  contre  la 
balustrade  qui  longeait  les  wagons.  Il  attendait,  grave,  le 
défilé  des  hommes.  Son  uniforme  détonait  par  sa  simplicité. 
J'en  ai  oublié  les  détails,  la  couleur  même.  Mais  je  garde  le 
souvenir  d'un  homme  au-dessous  de  la  moyenne,  à  la  barbe 
grisonnante,  aux  traits  affables  où  il  me  semblait  découvrir 
une  émotion  contenue,  —  tout  de  sombre  vêtu.  N'eût-ce  été  la 
déférence  visible  de  l'entourage,  on  l'eût  pris  pour  un  subor- 
donné entre  ses  supérieurs...  Le  défilé  commença. 

Par  rangs  de  quatre,  chargés  comme  des  bêtes  de  somme, 
les  musettes,  les  cartouchières  ballottant  à  chacun  de  leurs 
grands  pas  lourds,  ils  passèrent  et,  à  hauteur  du  chef,  la  tête 
tournée  vers  lui,  saluèrent  avec  la  formule  hachée  et  les  cris 
habituels  :  Dieu  vous  garde.  Excellence  !  C'étaient  des  réser- 
vistes ,  des  hommes  d'une  trentaine  d'années.  Beaucoup 
d'entre  eux  étaient  alourdis  d'embonpoint.  J'ai  souvenir  sur- 
tout d'un  officier  obèse  et  court,  qui  faisait  des  pas  trop 
grands,  pour  garder  la  cadence.  La  main  au  képi,  immobile, 
le  général  en  chef  répondait  aux  saluts...  Et,  si  je  ne  pou- 
vais l'entendre,  je  l'ai  deviné  si  bien  !  malgré  la  maîtrise  sans 
égale  qu'il  possède  sur  lui-même,  malgré  tout  son  empire,  sa 
voix  était  émue,  en  répondant  à  cet  :  Ave  Cœsar! 

Ils  passèrent  dans  un  nuage  de  poussière.  Et  ces  troupes, 
que  depuis  neuf  mois  on  avait  arrachées  k  leur  foyer  de 
famille,  à  leurs  affaires,  à  leurs  champs,  à  la  mère-patrie  pour 
cette  campagne  de  recul  perpétuel,  s'en  allèrent  prendre  leur 
poste.  Ohl  les  braves  gensi  —  Autour  de  moi,  sans  que  d'ail- 
leurs elles  eussent  jamais  cessé,  les  conversations  conti- 
nuaient... un  murmure  de  bon  ton...  Le  mélange  de  parfums 
flottait,  et,  dans  l'oreille  des  trop  jolies  dames,  sous  l'abri  des 
grands  chapeaux  empanachés,  les  voix  des  officiers  se  faisaient 
confidentielles. 

Le  gros  des  troupes  avait  commencé  sa  marche  en  avant 
la  veille.  Le  G  octobre,  le  général  Kouropatkine  reçut  la  visite 
du  vice-roi  amiral  Alexeieff.  L'entrevue  dura  longtemps,  à  la 


238  LA    REVUE    DE    PARIS 

gare  de  Moukden,  dans  le  train  même  du  vice-roi  qui  devait 

aussitôt  repartir  pour  Kharbine.  Ils  se  séparèrent  vers   midi 

et,   quelques  heures   après,   le   généralissime,   avec   tout   son 

état-major,  se  dirigeait  à  cheval  vers  le   sud.   Le  lendemain, 

7  octobre,  les  attachés  militaires  étrangers  suivaient  et  toutes 

les  troupes  disponibles  partaient  en  avant,  impassibles,  splen- 

dides...   Toujours    la    même    déférence    à   tous   les    ordres  : 

«  On  attaque  ?»  —  ce  On  attaquera  !  «  —  «  On  évacue  ?  »  — 

«  On  évacuera!  »  Enfin,  l'on  attaquaill    L'enthousiasme  était 

grand.  L'ordre  du  jour  du  général  en  chef  avait  été  accueilli 

par  d'unanimes  «   hourrahs  I    »   Mais    l'étonnement    qu'avait 

provoqué    en   moi   ce    changement    de    tactique    n'était    pas 

amoindri,    et  bien   des   officiers    russes    m'avaient   fait    sentir 

leurs  appréhensions.  On  annonçait  que  la   gare  de   Cha-Kho 

était  réoccupée.  On  disait  que  les  Japonais  ne  disposaient  que 

de  faibles  eflectifs  sur  la  ligne  du  chemin   de  fer  ainsi  qu'à 

l'ouest,    dans  les  plaines  immenses  de  la  rivière  Liao,  oxi  la 

force  russe  pourrait  se  déployer.  Je  retrouve  aussi  dans  mes 

notes  le  bruit,   sans  confirmation  d'ailleurs,   d'une   première 

prise    de    contact  entre  notre   extrême-gauche   et  l'ennemi  ; 

j'appris  ensuite  que  ce  n'était  qu'un  de   ces  engagements  de 

cavalerie  comme  il  s'en  produisait  incessamment.  Le  malin  du 

8  octobre,  on   annonça   qu'une   action   générale   n'aurait  pas 

lieu  avant  deux  jours,  et  l'action,  en  effet,  ne  devint  générale 

que  dans  la  seconde  moitié  de  la  nuit  du  lo  au  ii. 

* 
*  * 

L'objectif  était  Yentaï,  et,  par  ricochet,  Liaoyang.  Le 
général  Kouropatkine  prit  les  dispositions  suivantes. 

Trois  corps  d'armée,  le  i"  et  le  2^  de  Sibérie,  le  S'\  com- 
posé, en  Mandchourie,  d'éléments  divers,  constituaient,  sous 
le  commandement  du  général  Stackelberg,  notre  gauche.  Nous 
l'appelions  l'armée  de  l'Est.  Le  i^'  corps  de  Sibérie  avait  à 
sa  tête,  primitivement,  le  général  Stackelberg  lui-même:  je  ne 
me  souviens  plus  du  nom  du  général  auquel  ensuite  il  confia 
ce  commandement.  Le  2''  corps  de  Sibérie  était  commandé 
par  le  général  Sassoulitch.  Le  3''  corps,  enfin,  par  le  général 
Ivanoff.  Cette  armée  de  l'Est  avait  pour  mission  d'attaquer 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KIIO  229 

le  flanc  droit  japonais,  à  la  hauteur  des  mines  de  Yentaï,  en 
passant  par  une  région  montagneuse  oii  la  marche  des  troupes 
devait  être  fort  lente.  Ayant  une  quarantaine  de  verstes  à 
couvrir,  cette  armée  de  l'Est  partit  la  première.  Je  crois 
qu'elle  était  accompagnée  d'environ  six  batteries,  mais  je  n'en 
suis  pas  sûr. 

Le  centre  et  la  droite  russes,  des  environs  de  Moukden  oli  ils 
piétinaient  depuis  des  semaines,  s'ébranlèrent  à  leur  tour,  en- 
viron deux  jours  après.  Le  centre  comprenait  :  le  [\^  corps  de 
Sibérie  (général  Soroubaieff)  et  le  i*"'  de  Russie  (général  Meyen- 
dorff).  L'armée  de  droite  avait  pour  éléments  (l'ordre  de  cette 
nomenclature  va  de  gauche  à  droite),  le  lo®  corps  (général 
Sloutchevsky),  le  17'^  (général  Binderlinck),  le  6*^  (incomplet, 
une  brigade,  je  crois,  et  je  n'ai  jamais  pu  savoir  exactement 
le  nom  du  commandant  en  chef),  enfin  le  5''  corps. 

L'effectif  total,  pour  moi,  ne  dépassait  pas  deux  cent  mille 
hommes,  et  encore  I  Je  donne  un  chiffre  rond,  et,  dans  mon 
incertitude,  je  préfère  estimer  plus  haut  que  trop  bas.  Les 
officiers  russes  —  et  je  serai  le  dernier  à  le  leur  reprocher  — 
se  montraient  plus  que  discrets  sur  le  chiffre  de  leurs  troupes.  Je 
ne  parle  pas  russe.  Allez  donc  évaluer  exactement  ces  masses 
d'hommes I  Sur  le  papier,  c'est  bien  simple,  trop  simple!  On 
ouvre  un  annuaire  :  on  y  voit  que  le  corps  sibérien,  par  exem- 
ple, comprend  environ  vingt  mille  hommes;  donc  X..,,  à  la 
tête  de  «  tel  w  corps,  a  vingt  mille  hommes  sous  ses  ordres  I 
Mais  quand  on  revient  de  Mandchourie,  on  n'ose  pas  faire  une 
évaluation  quelconque,  sans  réserver  une  marge  d'erreur  d'au 
moins  cinquante  pour  cent.  Encore  une  fois,  le  secret  était 
bien  gardé,  et  mon  inexpérience  technique  est  complète.  Je 
dirai  simplement  que  je  sais  des  régiments  qui  n'ont  compté 
que  cinq  cents  hommes,  alors  que  l'effectif  régulier  est  de 
deux  mille  quatre  cents  hommes  dans  les  corps  de  Sibérie,  et 
d'environ  quatre  mille  hommes  dans  les  corps  de  Russie... 

Donc,  l'objeclif  était  Yentaï,  contre  lequel  marchaient  envi- 
ron deux  cent  mille  hommes.  L'étendue  totale  du  front  d'ac- 
tion occupait  de  soixante-dix  à  quatre-vingts  verstes  ;  la  verste 
vaut  un  peu  plus  d'un  kilomètre.  Mais  les  forces  russes  for- 
maient trois  masses  :  armée  de  l'Est  ou  de  gauche  (Stackel- 
berg)  ;    armée  du   centre  ;   armée  de  droite  ;   entre  ces  trois 


33o 


LA    REVUE    DE    PARIS 


masses,  deux  intervalles,  deux  «  trous  »  de  plusieurs  kilo- 
mètres chacun.  Et  ces  deux  trous  ont  fait,  d'après  moi,  que 
la  rencontre  du  Cha-Kho,  en  ses  dix  jours  de  combat,  com- 
prend trois"  batailles  nettement  distinctes,  indépendantes  les 
unes  des  autres. 

Avec  une  étendue  d'action  aussi  grande,  il  fallait  faire  un 
choix.  Je  ne  pouvais  pas  tout  voir  et  bien.  Je  décidai  d'assister 
aux  opérations  du  centre:  mes  données  sur  les  autres  armées 
ne  peuvent  être  que  vagues.  Je  suis  même  resté  dans  une 
ignorance  complète  de  l'armée  de  l'Est,  jusqu'au  12  au   soir. 


Nous  sommes  donc  trois  masses  distinctes.  Les  deux  ailes 
pressent  les  flancs  de  l'ennemi  que  le  centre  maintient  dans 
l'étau.  Nous  avançons  lentement,  de  façon  à  donner  à  nos 
ailes  le  temps  d'effectuer  leur  arc  de  cercle.  Puis,  la  concen- 
tration achevée,  en  avant  sur  Yentaï  et  Liaoyang! 

Le  10  octobre,  je  quittai  Moukden  vers  midi,  pour  joindre 
au  centre  le  grand  état-major.  Le  général  Kouropatkine  se 
trouvait  à  Erdago,  à  environ  trente  verstes  au  sud-sud-est  de 
Moukden.  Je  traversai  la  rivière  Houn  sur  le  grand  pont  de 
la  route  mandarine,  auquel  on  avait  adjoint  sept  ponts  pro- 
visoires. Le  canon  se  faisait  entendre  sans  interruption.  Je  me 
hâtais.  La  figure  de  mon  mafou  —  palefrenier  chinois  —  qui 
m'accompagnait,  était  sans  joie... 

J'allai,  j'allai  longtemps  :  jusqu'à  cinq  heures  du  soir.  Je 
contemplais  le  soleil,  fréquemment,  et  avec  inquiétude.  Evi- 
demment, le  bruit  du  canon  me  prouvait  que  j'étais  tout 
proche,  et  je  jugeais  inutile  d'être  trop  proche;  mais  où 
diable  étaient  les  troupes  .'^  Sur  cette  route,  droite,  monotone, 
durant  une  trentaine  de  verstes,  je  ne  vis  pas  une  âme, 
européenne  du  moins.  Et  tout  était  si  calme,  si  paisible  !  Sur 
leur  seuil,  quand  nous  passions  des  villages,  les  Chinois  se 
tordaient  de  rire  en  regardant  mon  accoutrement  de  diable 
étranger,  ou  plaisantaient  avec  mon  homme.  J'étais,  je  m'en 
rendis  compte  le  lendemain,  dans  un  des  «  trous  »,  entre 
notre  centre  et  notre  droite. 

Personne.   Oii  me  renseigner?  Oiî  trouver  un  indice,   un 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  23l 

guide?  La  compagnie,  que  je  commençais  à  désirer,  m'appa- 
rut  enfin  sous  la  forme  d'une  bicyclette...  ou  plutôt  ce  fut 
mon  cheval  qui  me  la  signala.  Les  petites  roues  scin- 
tillaient à  quelque  cent  mètres,  et  le  poney  y  prit  un  vif 
intérêt,  à  en  juger  par  ses  oreilles  et  son  pas  défiant.  Quel- 
ques secondes,  ça  alla  bien  encore,  puis  il  décida  que  l'ins- 
trument inconnu  et  bizarre  l'approchait  trop,  et  me  prouva 
par  une  défense  énergique  qu'il  voulait  rentrer  à  Moukden. 
Je  le  maintenais  à  grand'peine.  C'était  assez  grotesque,  car 
l'officier  qui  pédalait  avait  courtoisement  mis  pied  à  terre  et 
tâchait  de  cacher  derrière  lui  la  bicyclette,  tandis  que,  la 
voix  coupée  par  les  cabrioles,  je  me  répandais  tour  a  tour  en 
phrases  polies  à  cet  aimable  officier  et  en  injures  à  ma  bête 
rétive  :  <(  Je  suis  désolé...  Allons,  sale  rosse!...  >:> 

Mais  j'eus  des  nouvelles.  J'étais,  à  ce  que  me  dit  cet  offi- 
cier, presque  au  pied  des  batteries  du  ly*'  corps  :  «  Rien  d'ex- 
traordinaire ne  s'est  passé  aujourd'hui.  Notre  position  est 
bonne,  nous  avons  pris  même  une  légère  avance.  Ce  village 
à  côté  est  très  sûr;  vous  n'avez  rien  à  craindre  pour  la  nuit. 
Bonne  chance.  Adieu.  » 

Il  me  quitte.  Arrive  au  même  instant  un  autre  officier,  à 
cheval,  celui-là.  Nous  causons  :  presque  tous  les  officiers 
russes,  surtout  d'état-major,  parlent  français.  Il  est  plein  de 
complaisance,  me  sort  une  carte,  m'indique  des  endroits; 
puis,  soudain,  lui  vient  une  inquiétude  :  «  Vous  n'êtes  pas 
avec  les  Japonais,  au  moins  !  »  Je  le  rassure  et  pars  chercher 
un  gîte.  La  nuit  vient. 

Au  village,  mon  mafou  cogne  à  quelques  portes.  Je  vois 
bien,  — j'y  suis  habitué  d'ailleurs,  —  qu'on  fait  la  grimace  : 
loger  un  diable  étranger  !  Je  vais  user  du  talisman  ordinaire  : 
Fâ-goua,  dis-je  à  plusieurs  reprises,  et  les  visages  se  dé- 
tendent, s'élargissent  en  bons  sourires,  je  serre  des  mains 
offertes,  les  petits  enfants  n'ont  plus  peur:  Fd-goua,  Français! 
Les  Chinois  se  disent  sans  doute  en  me  regardant  :  «  C'en  est 
un  de  la  même  race  que  celui-là,  barbe  blanche  ou  noire,  qui 
porte  une  longue  robe,  pareille  aux  nôtres,  qui  est  doux,  cha- 
ritable, nous  donne  des  vêtements,  et,  tous  les  matins,  accom- 
plit des  rites  devant  une  table  que  domine  une  belle  statue 
peinte,  les  bras  ouverts  ». 


23a  LA    REVUE    DE    PARIS 

Les  femmes  de  la   maison  ont  disparu.  La  chambre  que 
j'occuperai  est  balayée.  Je  dîne  et  m'endors. 


*  * 

Le  1 1  au  matin,  vers  cinq  heures,  à  moitié  réveillé,  je  me 
félicite  du  zèle  de  mon  ma/ou.  Il  est  déjà  en  train  de  faire  bouillir 
l'eau  pour  le  thé.  Du  lit  de  camp  oii  je  suis  encore  étendu, 
j'entends  l'eau  qui  chante  à  gros  bouillons.  Je  me  lève  el 
sors.  Pas  de  bouillotte,  ni  de  thé,  mais  bien  des  feux  d'in- 
fanterie crépitant  de  tous  côtés  et  que,  dans  mon  demi- 
sommeil,  j'avais  pris  pour  la  chanson  de  l'eau,  ,1e  crois  que 
je  jurai;  au  même  instant,  des  batteries  toutes  voisines  ou- 
vrirent le  feu...  Le  day's  work  (la  besogne  du  jour)  com- 
mençait. 

Durant  la  nuit,  les  Japonais  s'étaient  emparés  d'une  hau- 
teur en  face  de  nous,  non  loin  de  la  route  mandarine.  Il  avait 
fallu  reculer  les  positions  de  nos  batteries,  si  bien  que  je 
m'éveillais  entre  deux  feux.  Mes  préparatifs  de  départ  ne 
traînèrent  pasi 

Je  piquai  à  gauche,  vers  Test,  à  travers  champs.  Durant 
une  heure,  je  rencontrai  peu  de  troupes.  Puis,  au  bas  d'un 
mamelon,  je  distinguai  des  hommes  el  des  chevaux.  C'était 
un  parc  d'artillerie.  Au  flanc  du  monticule  même,  se  dressaient 
quelques  tentes.  J'allai  me  renseigner.  Je  reçus  un  accueil  par- 
fait. On  ignorait  oii  se  trouvait  le  corps  que  je  désirais  re- 
joindre. Mais  je  ne  partirais  pas  comme  ça.  Et  l'on  m'offrit  du 
café  qui  fut  le  bienvenu.  Il  ne  faisait  pas  chaud  et  j'étais  a 
jeun.  A  mon  tour,  je  présentai  ma  gourde  de  cognac,  et  nous 
causâmes  de  la  flotte  de  la  Baltique,  noire  préoccupation  cons- 
tante. La  batterie  était  en  réserve.  Au  pied  du  mamelon, 
cachés  sous  des  brassées  de  gao-lian,  les  canons  attendaient. 

A  notre  gauche,  au  sommet  de  cette  hauteur  en  forme  de 
selle  que  j'apercevais,  se  trouvait  probablement  le  général 
Binderlinck  et  son  état-major.  Je  me  remis  en  route.  En  effet, 
je  pus  bientôt  distinguer  que  la  hauteur  était  couronnée  de 
monde.  J'éprouvai  quelque  pudeur  à  venir  les  déranger  en  un 
pareil  moment.  Mais  que  faire?  Je  me  présentai  donc  au  gé- 
néral, un  homme  superbe,  avec  une  grande  barbe  blanche. 


LA    BATAILLE    DU    CHA-  KHO  233 

Il  me  tendit  une  main  blanche  aux  ongles  très  roses,  et  je  re- 
marquai combien  les  miennes  étaient  sales  :  «  A  l'est,  plus 
loin...  vous  trouverez  ..  Adieu I  » 

J'avais  des  connaissances  parmi  les  nombreux  officiers  qui 
entouraient  le  général.  Nous  échangions  quelques  mois, 
quand  l'un  d'eux,  tendant  le  bras,  me  dit,  avec  une  fierté 
dins  la  voix  :  ce  Regardez!  »  Devant  nous,  dans  la  grande 
plaine  jaune  que  nous  dominions,  des  troupes  de  renfort,  en 
formation  serrée,  comme  à  la  parade,  partaient  au  feu... 

Le  restant  de  cette  journée  se  passa  ainsi,  à  errer  dans 
la  plaine,  à  m'informer  des  lieux  où  se  trouvait  l'élat-major 
général.  La  canonnade  tonnait  sans  trêve.  Vers  cinq  heures 
du  soir,  elle  redoubla  encore  de  violence.  Je  croisai  alors 
mon  ami  Maurice  Baring,  qui  suivait  une  batterie  du 
Transbaïkal,  mandée  auprès  du  général  Kouropalkinc.  .  Voilà 
mon  affaire.  Le  colonel  commandant  la  batterie  m'autorise  à 
les  accompagner.  Baring  et  moi,  nous  nous  mettons  à  ba- 
varder. Nous  sommes  heureux  de  nous  revoir.  Nous  nous 
étions  perdus  de  vue  depuis  quelque  temps,  et,  dame!  par 
des  journées  pareilles,  on  ne  sait  jamais. 

Nous  nous  arrêtons  dans  un  village.  Nous  occupons  une 
maison.  En  un  instant,  la  cour  est  remplie  d'hommes,  de 
chevaux,  de  bagages.  Nous  entrons  tous  deux  dans  une  pièce 
disponible.  Autour  de  nous,  les  mouches  tourbillonnent.  Nous 
nous  asseyons  sur  l'un  des  deux  kaiigs  (sortes  de  lits-poêles); 
sur  le  kang  en  face,  est  étendu  ce  que  nous  prenons  tout 
d'abord  pour  un  cadavre.  Est-ce  un  homme,  une  femme  P 
Une  figure  d'une  pâleur  de  cire  s'entrevoit  hors  de  haillons 
sombres,  d'une  maigreur  effroyable,  d'une  immobilité  de 
mort;  les  yeux  sont  fermés,  mais  une  plainte  soudain  sort 
de  ces  lèvres  blanches,  et  un  bras  décharné,  une  main  de 
squelette  se  mettent  en  mouvement  et  fouillent  la  tignasse 
avec  une  lassitude  d'épuisement,  et  il  me  semble  que  Baring 
me  dit  alors  :  c<  La  mort  partout  I  » 

La  batterie  attend  un  ordre.  Dans  la  cour,  se  dresse  une 
table,  et,  tasse  sur  tasse,  nous  buvons  du  thé.  Un  volontaire 
polonais,  très  parisien  (il  a  même  fait  son  service  militaire  à 
Paris),  monte  à  cheval  pour  aller  voir,  chez  le  général  Bin- 
derlinck,  oiî  en   est  l'action.   Le  bruit  du  canon  est  terrible, 


234  LA.    REVUE    DE    PARIS 

l'atmosphère  est  pleine  de  vibrations  étranges.  L'ordre  vient  : 
.1  cheval!  En  route.  La  route  onduleuse  est  encombrée  de 
files  de  voitures  sans  fin,  qui  vont  ou  viennent.  De  temps  à 
autre,  une  voiture  s'arrête  :  le  conducteur  saute  dans  le 
champ  voisin,  rapporte  à  plein  bras  des  gerbes  de  gao-lian 
abandonné,  —  autant  de  fourrage  que  les  ((  Japs  »  n'auront  pas. 

Je  me  sens  un  peu  fiévreux.  Ah!  je  voulais  y  être,  dans 
la  bataille!  J'y  suis  bien  maintenant!  Chaque  pas  de  mon 
cheval  m'y  porte  un  peu  plus. 

Au  bout  d'une  heure  environ,  nous  nous  arrêtons.  Le 
commandant  met  pied  à  terre;  nous  l'imitons.  Baring  vient 
de  me  parler  de  lui  :  un  homme  étrange,  artilleur  hors  ligne, 
rongé  par  un  cancer  de  l'estomac,  aux  traits  ravagés;  pres- 
que incapable  de  tenir  en  selle,  mais  voulant  toujours  mar- 
cher avec  ses  hommes  et  ses  pièces.  Il  s'assied  au  bord  de 
la  route,  se  prend  la  tête  dans  les  deux  mains,  accablé.  Un 
officier  part  en  avant  pour  préparer  les  logements,  tâcher 
d'en  trouver  plutôt.  Car  ce  village,  dans  un  bas-fond  pitto- 
resque, plein  de  verdure,  et  que  nous  dominons  de  la  route, 
nous  abritera  cette  nuit. 

Le  volontaire  polonais  nous  a  rejoints.  Les  nouvelles  ne 
sont  pas  bonnes.  Notre  droite  semble  fléchir...  Je  quitte 
Baring  qui  reste  avec  c<  sa  »  batterie  et  va  loger  avec  «  ses  » 
officiers,  Dieu  sait  où?  Dans  ce  village  de  vingt  maisons,  oii 
se  pressent  des  milliers  d'hommes,  je  me  mets  à  la  recherche 
d'une  faiidza  (maison  chinoise).  A  mon  grand  étonnement, 
je  parviens  à  en  trouver  une.  J'étais  préparé  à  une  nuit 
dehors.  Ah  1  le  Fà-goaa!  Les  bons  Chinois  me  trouvèrent 
même  deux  œufs,  mais  mon  domestique  en  cassa  un,  en  les 
apportant  triomphalement. 

Le  général  Kouropalkine  était,  paraît-il,  tout  près.  L'ac- 
tion était  engagée  à  fond  sur  toute  la  ligne.  Après  avoir 
abandonné,  la  veille,  sans  grande  résistance,  leurs  premières 
positions  qui  leur  parurent  peut-être  trop  avancées,  les  Japo- 
nais semblaient  esquisser  aujourd'hui  un  début  de  contre- 
attaque.  Ils  repassaient,  eux  aussi,  de  l'oflenslve  à  la  défen- 
sive. On  était  sans  nouvelle  aucune  de  l'armée  du  général 
Stackelberg. 

La  canonnade  et  les  feux  d'infanterie  durèrent  toute  la  nuit. 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  235 


*    * 


12  octobre.  —  Dix  minutes  de  cheval,  au  petit  jour,  me 
portent  au  village  voisin,  oiîloge  le  grand  état-major.  Comme 
c'était  beau,  de  couleur  et  de  mouvement,  sous  le  soleil  nais- 
sant! Les  champs  fourmillant  d'hommes,  de  chevaux,  les  bat- 
teries tonnantes,  aux  éclairs  livides,  dans  des  auréoles  de 
fumée  légère,  les  grandes  flammes  des  bivouacs,  les  fumées 
épaisses  qui  tourbillonnaient,  les  olïlciers  à  pied,  à  cheval, 
allairés,  au  grand  galop,  toutes  les  ruelles  du  village  emplies 
de  charrettes  bondissant  dans  les  flaques  d'eau  et  les  ornières, 
les  jurons  des  conducteurs,  les  appels,  les  drapeaux,  les 
enseignes  flottant  au  bout  des  tentes,  les  cours  et  les  maisons 
pleines  d'hommes,  des  chevaux  attachés  partout!  et  la  lumière 
incomparable  baignant  toute  cette  fête  de  la  Mort!  Je  m'en 
voulus  d'oser  trouver  cela  beau... 

J'arrivai  soudain  sur  les  tentes  de  la  Croix-Rouge.  Une 
tente-hôpital  imposante,  en  toile  verte,  dominait  de  plus 
petites;  tout  autour,  des  centaines  de  brancardiers  s'agitaient. 
Un  mouvement  machinal  me  fit  me  retourner,  et  je  me 
trouvai  face  à  face  avec  le  défilé  des  blessés,  les  heureux, 
ceux  qui  revenaient... 

Sur  des  brancards  perfectionnés,  ou  sur  quatre  fusils  ficelés 
à  la  hâte  autour  d'un  manteau,  d'un  pas  saccadé,  —  le  temps 
pressait,  d'autres  attendaient  leur  tour,  là-bas,  —  on  trans- 
portait... des  choses.  Des  choses  sans  nom,  couvertes  de 
linges  dont  le  sang  dégouttait,  des  corps  déchiquetés,  en  mor- 
ceaux, sans  bras,  sans  jambes;  des  moitiés  de  figures  empor- 
tées. Et  pas  une  plainte.  Quelque  chose  me  prit  à  la  gorge  : 
j'étais  cloué  sur  place.  Je  me  découvris.  Je  voudrais  pouvoir 
dire...  Oii  trouA^er  les  mots?  Même  maintenant,  en  écrivant, 
en  revoyant  cette  heure,  une  émotion  pareille  m'étreint. 
C'était  à  pleurer. 

Je  laisse  mes  chevaux  à  la  garde  du  ma/ou.  Il  disparaîtra 
avec  eux,  peut-être.  Ils  risquent  aussi  d'être  volés.  Tant  pis  ! 
11  est  encore  plus  risqué  d'amener  ma  monture  trop  près,  et 
la  perspective  d'avoir  un  cheval  tué  et  de  devenir  simple  fan- 
tassin n'est  pas  tentante. 


236  LA    REVUE    DE    PARIS 

Mon  point  d'observation  est  tout  choisi.  A  une  verste  à 
peine,  se  dresse  une  série  de  collines,  de  sopkas.  Elles  n'ont 
qu'une  centaine  de  mètres,  mais  leurs  flancs  sont  escarpés;  je 
m'essouflle,  dans  ma  hâte...  Mon  choix  est  boni  Je  manque 
de  tomber  dans  l'état-major  du  généralissime.  J'aurais  été  bien 
reçu!  Je  comprends,  maintenant,  pourquoi  tant  de  chevaux 
broutent  sur  le  versant  :  ce  sont  ceux  de  l'escorte.  Ma  place 
de  simple  oisif  n'est  pas  au  milieu  de  ces  gens  en  travail. 

Je  redescends  lentement.  Où  vais-je  aller  ?  J'aperçois,  sur 
la  hauteur  voisine,  un  pantalon  rouge  :  la  mission  française!... 

Sur  mon  chemin,  je  rencontre  un  jeune  officier  russe  avec 
qui  j'ai  fait  la  fête,  à  Kharbine  :  «  Avez-vous  des  cigarettes  .►*  » 
me  crie-t-il  du  plus  loin,  et  il  allume  mon  papiros  avec  dé- 
lice. Il  m'apprend  que  les  Japonais,  sur  notre  droite,  ont 
pris  hier  une  batterie,  par  deux  attaques  de  nuit,  en  la  tour- 
nant. Je  lui  demande  son  impression  générale.  Il  hoche  la 
tête:  «  Et  Stackelberg?  »  dis-je  encore.  11  fait  un  mouvement 
des  bras  pour  me  dire  qu'il  ne  sait  pas. 

Au  sommet,  je  retrouve  le  chef  de  la  mission  espagnole, 
le  marquis  de  Mendigorria  (pardonnez-moi,  mon  colonel,  si 
j'épèle  mal  votre  nom),  je  revois  avec  plaisir  sa  figure 
bronzée,  aux  yeux  ardents.  «  Oij  est  Stackelberg?  w  me  jetle- 
t-il,  des  qu'il  me  voit.  «  Isnai,  je  ne  sais  pas.  »  Nous  causons 
quelques  instants.  Puis  je  joins  le  général  Silvestre  et  le 
capitaine  Boucé.  «  Tiens!  vous  voilà!  Où  est  Stackelberg .i^  — 
Je  ne  sais  pas,  mon  général.  »  Au  grondement  du  canon, 
passionnés  tous  deux  pour  cette  lutte  eflroyable,  nous  échan- 
geons, le  capitaine  Boucé  et  moi,  quelques  phrases,  et  nous 
nous  surprenons,  au  bout  de  cinq  minutes,  à  parler  de  Paris. 
Nous  en  faisons  la  remarque  en  souriant. 

Je  le  quitte  bientôt,  m'accroupis  sur  un  roc,  et  ajuste  mes 
lorgnettes. 

Sur  ma  gauche,  la  chaîne  de  hauteurs,  bizarres,  tour- 
mentées, aux  vallées  sombres  et  boisées,  le  tout  d'aspect 
sévère,  arrêtait  la  vue.  Là,  se  tenait  le  A®  corps  de  Sibérie. 
Des  batteries,  tout  près,  grondaient  du  fond  d'un  bois,  des 
shrapnells  éclataient  aussi  loin,  à  gauche,  que  pouvait  aller 
le  regard  :  nuage  léger,  subit,  mystérieux,  tout  petit,  en  boule 
blanche,  qui  s'élargissait  mollement,  gracieusement,  en  courbes 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  23/ 

Jenles;  de  temps  à  autre,  arrivait  un  «brisant»,  projectile  con- 
tenant environ  un  kilo  de  mélinite,  ou  de  lyddite,  ou  (m'a-t-on 
dit)  de  poudre  chimosi,  ou  chimosa  (tous  ces  explosifs  se  res- 
semblent) ;  il  soulevait  une  gerbe  énorme,  noirâtre,  de  fumée  et 
de  poussière.  —  A  droite,  le  regard  se  perdait  sur  la  plaine 
infinie,  au  bout  de  laquelle  je  devinais,  tout  à  l'horizon,  le 
grand  fleuve  Liao,  distant  d'une  centaine  de  verstes.  —  De- 
vant nous,  se  dessinaient,  indécises,  bleuâtres,  les  hauteurs 
de  Yentaï  et  de  Liaoyang  :  le  but.  Un  coude  de  la  rivière 
Cha  luisait  comme  un  morceau  de  glace.  La  fumée  d'une 
locomotive  bouffait  au  loin.  Un  village  flambait  et  partout, 
dans  l'air  limpide,  sous  le  ciel  radieux,  les  flocons  des  shrap- 
nells  voltigeaient  et  se  posaient,  comme  un  vol  de  pigeons 
blancs. 

Où  est  Stackelberg?  C'est  lui  qui  doit  porterie  coup  décisif. 
De  lui  dépend  le  sort  de  la  bataille.  Les  Japonais,  débordés 
sur  leur  flanc,  devront  battre  en  retraite  pour  n'être  pas 
tournés.  Il  marche  en  montagne,  sans  doute!  Mais,  enfin, 
il  devrait  être  là,  maintenant!  Voici  cinq  ou  six  jours  que 
ses  troupes  se  sont  mises  en  mouvement.  Il  a  une  quaran- 
taine de  verstes  à  couvrir,  et,  dans  sa  direction,  on  n'entend 
pas  un  coup  de  canon  ! 

Je  devais  apprendre,  beaucoup  plus  tard,  que  les  Japonais 
devant  lui  avaient  évacué,  presque  sans  résistance,  leurs 
positions  de  première  ligne,  mais  qu'au  delà,  les  Russes 
s'étaient  heurtés  à  de  véritables  montagnes,  à  des  positions 
retranchées  formidables,  devant  lesquelles  ils  n'eurent  qu'à  se 
replier.  Leur  supériorité  numérique,  le  grand  nombre  de  leurs 
canons,  leur  bravoure  furent  vains.  L'assaut  fut  tenté.  Ce  fut 
un  massacre.  Du  haut  de  leur  repaire,  quelques  poignées  de 
Japonais  (une  brigade  et  quelques  canons,  m'a-t-on  dit),  pour 
économiser  leurs  rares  munitions,  les  écrasèrent  de  rocs. 

Il  pouvait  être  dix  heures.  Je  fouillais  de  mes  lorgnettes 
l'horizon  et  la  plaine  pour  découvrir  les  batteries  russes, 
soigneusement  dissimulées  dans  des  tranchées  profondes.  Les 
pièces  paraissaient  des  points  noirs.  Seule,  la  bouche  était 
visible.  A  part  quelques  hauteurs,  au  flanc  desquelles,  fais- 
ceaux formés,  attendait  de  l'infanterie  de  réserve,  faibles  effec- 
tifs d'ailleurs,  je  ne  vis  pas  un  homme... 


238  LA    REVUE     DE    PARIS 

J'allai  rejoindre  le  capitaine  Boucé.  Une  batterie  russe, 
assez  rapprochée  de  nous,  un  peu  sur  notre  droite,  tirait  sans 
relâche.  On  voyait,  au  loin,  à  la  lorgnette,  leurs  shrapnells 
éclater  sur  un  but  inconnu.  D'une  colline,  un  officier  debout 
donnait  de  temps  à  autre  des  ordres  à  l'homme  placé  derrière 
lui.  Celui-ci  agitait  alors  deux  drapeaux,  et  la  batterie  exécu- 
tait les  ordres.  Nous  suivions  avec  anxiété  la  riposte  des  pro- 
jectiles ennemis.  Ils  tombaient  dans  le  voisinage  de  nos 
canons,  mais  sans  grand  dommage:  on  sentait  l'hésitation,  le 
tâtonnement.  Ils  éclataient  à  droite,  puis  à  gauche,  devant, 
derrière,  puis  des  pauses  se  faisaient,  la  recherche  semblait 
abandonnée  et  je  me  réjouissais...  Le  général  Silvestre  s'était 
joint  à  nous  et  je  me  rappelle  avoir  dit  :  «  Hein  !  s'ils  envoyaient 
quelques  salves  sur  nos  collines  ?  »  Au  même  moment,  com- 
mença un  spectacle  inouï.  Les  Japonais  avaient  trouvé... 

Coup  sur  coup,  seconde  par  seconde,  les  shrapnells  écla- 
tèrent, droit  sur  la  batterie.  La  place,  ces  quelques  mètres, 
—  et  eux  seuls  —  étaient  littéralement  arrosés  de  projectiles. 
Ils  arrivaient,  comme  posés  par  une  main  invisible,  avec  une 
précision  stupéfiante,  au  ras  de  la  batterie,  à  un  mètre  peut- 
être  au-dessus  des  pièces,  comme  de  la  grêle,  ou  plutôt  comme 
un  jet  de  vaporisateur. . .  J'étais  haletant.  A  chaque  nouvel  obus, 
je  ressentais  comme  un  coup  dans  l'estomac  et  soudain  je  pen- 
sai à  mon  ami  Baring  —  il  était  peut-être  là!  —  et  à  l'enfer 
où  se  trouvaient  ces  gens  !  Il  me  semblait  les  voir,  acceptant 
le  défi,  rechargeant  sans  relâche  :  au  bruit  assourdissant  de 
leurs  pièces  se  mêlent  les  détonations  des  projectiles  ennemis  ; 
on  n'entend  plus  les  ordres  ;  décidément,  la  place  est  trop 
chaude  :  terrés  comme  des  bêtes,  au  plus  profond  des  tran- 
chées, las  et  hagards,  couverts  de  terre,  nos  hommes  regar- 
dent le  sol  crevassé,  rongé  par  les  boulets,  couvert  de  débris 
informes  qui  furent  leurs  camarades,  moitiés  de  corps  ici,  là, 
un  bras,  une  jambe.  Les  agonisants  se  tordent,  hurlent  de 
douleur,  parmi  les  culots  noircis  des  projectiles.  Us  regardent 
et  attendent  la  fin  de  l'orage. 

Arrive  un  aide  de  camp  du  général  Kouropatkine.  Il  an- 
nonce au  général  Silvestre  que  le  commandant  en  chef  pren- 
dra bientôt  son  poste  d'observation  sur  la  colline  que  nous 
occupons. 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  2^9 

Nous  nous  levons  et  nous  apprêtons  à  quitter  la  place.  Un 
ronflement  singulier  nous  fait  tourner  la  tête.  Droit  sur  nous, 
de  très  loin,  quelque  chose  dans  l'air  s'avance  à  une  vitesse 
prodigieuse...  Le  shrapnell  passe  avec  un  chant  étrange,  sonore 
et  triste,  comme  en  produit  le  vent  d'orage  dans  les  fils 
télégraphiques,  —  éclate  plus  loin.  Nous  nous  regardons.  Un 
deuxième,  puis  un  autre  se  succèdent.  Ils  tombent  derrière 
nous,  dans  le  village  en  bas.  Ah  I  Mes  chevaux  I  Je  fais  bonne 
contenance  ;  c'est  par  honte  des  regards.  Mais  j'ai  une  envie 
terrible  de  filer.  Puis,  c'est  un  obus  à  la  lyddite  qui  éclate 
au  fond  de  la  gorge  que  nous  venons  de  traverser  il  y  a  quel- 
ques secondes  à  peine.  Un  fragment  tombe  aux  pieds  du 
général  Silvestre,  qui  le  met  dans  sa  poche...  Un  nuage  de 
terre  et  de  poudre  s'élève  lourdement.  Une  puanteur  intolé- 
rable s'en  dégage. 

Je  descends,  je  vais  chercher  mes  chevaux.  Je  me  retourne 
de  temps  k  autre.  Le  général  Kouropatkine  et  son  escorte  débou- 
lent delà  colline  au  grand  trot.  Il  est  en  tête.  Un  court  espace  le 
sépare  de  son  escorte  ;  un  «  brisant  »  tombe  et  éclate  entre 
lui  et  ses  premiers  cosaques...  Au  village,  on  abat  les  tentes 
avec  une  hâte  fébrile.  La  grande  tente  de  la  Croix-Rouge  a 
disparu  déjà.  Les  transports  s'ébranlent  en  masses  confuses. 
Dans  quelques  minutes,  tout  le  village  sera  désert. 

A  deux  verstes  derrière,  se  dressent  d'autres  hauteurs;  l'une 
d'elles,  la  plus  élevée,  est  couronnée  de  rocs  sur  lesquels  est 
bâti  un  petit  temple.  Le  général  Kouropatkine  est  déjà  là-haut, 
assis  sur  un  pliant,  l'œil  à  la  longue-vue.  —  Il  est  environ 
midi.  —  Je  retrouve  les  attachés  militaires  sur  la  hauteur 
voisine  du  poste  du  général  en  chef.  Je  me  sens  complète- 
ment en  sûreté  maintenant,  et  je  pousse  un  «  ouf  »  de  sou- 
lagement. 

Je  venais  de  passer  par  une  minute  pénible.  Une  fois  à 
cheval,  le  village  franchi,  faisant  route  sous  un  petit  bois 
jauni  par  l'automne,  je  me  demandais  :  «  Est-ce  maintenant, 
est-ce  à  vingt  mètres,  dans  quelques  secondes?  »  J'étais  en 
pleine  zone  de  feu,  et  rien  à  essayer  pour  éviter  le  danger. 
Cette  masse  de  métal  perfectionnée,  à  mouvement  d'horlo- 
gerie, à  fusée  automatique,  que  sais -je  .►^  partie  Dieu  sait 
d'où,  n'avait  qu'à  être  réglée  par  les  «  Japs»  pour  la  distance 


a/jo  LA    REVUE    DE    PARIS 

exacte  où  je   me  trouvais,  et  c'était  fini...  Et  je  ne  désirais 
point  que  ce  fût  fini  ! 

La  hauteur  que  je  viens  de  gagner  avait  été  occupée  par 
les  Japonais  quelques  jours  auparavant.  Ils  y  avaient  creusé 
de  grandes  tranchées.  J'embrasse  une  vue  immense.  La  grande 
plaine  s'étend  à  l'infini.  Et  je  ne  vois  que  des  champs  jaunes, 
des  villages  enfouis  dans  des  bouquets  d'arbres  qui  font  des 
taches  sombres.  Un  village,  incendié  par  les  projectiles,  n'est 
plus  qu'une  niasse  énorme  de  fumée  que  le  vent  d'ouest 
allonge  en  interminable  draperie.  Et  je  suis  en  pleine  bataille! 

* 

*  * 

Vers  une  heure,  la  canonnade  se  ralentit,  s'espace,  se  fait 
rare.  Je  cherche  un  abri  contre  le  vent  au  fond  d'une 
tranchée. 

Tout  en  ouvrant  des  boîtes  de  conserves  et  en  déjeunant 
sans  hâte,  je  repasse  dans  ma  tête  les  événements  de  celte 
matinée  et  je  pense  que  c'est  ça  la  guerre  !  Quand  j'arrivai 
en  Mandchourie,  j'avais  soif  de  rencontres  épiques,  de  grands 
chocs  et  de  grands  coups,  de  charges  héroïques  :  je  n'avais 
alors  pas  vu  de  blessés,  qu'on  me  pardonne  !  Je  voulais  voir 
la  guerre,  la  belle  guerre,  celle  que  nous  ont  chantée  tous 
les  poètes  de  la  terre,  depuis  Homère  jusqu'à  Hugo,  et  mon 
cœur  de  Français  s'emplissait  d'enthousiasme.  Dans  le  Trans- 
sibérien, je  me  remémorais  les  grandes  batailles  de  jadis,  les 
faits  d'armes  des  ancêtres  et  des  héros,  et  ma  mémoire  retrou- 
vait des  vers  : 

Eux,  dans  l'emportement  de  leurs  liilles  épiques, 
Ivres,  ils  savouraient  tous  les  bruits  héroïques. 

Le  fer  heurtant  le  fer, 
La  Marseillaise  ailée  et  volant  dans  les  balles, 
Les  tambours,  les  obus,  les  bombes,  les  cymbales. 

Et  ton  rire,  ô  Kléber  I 

De  tout  cela,  que  resle-t-il  aujourd'hui  ?  Les  bombes,  et 
ce  sont  des  shrapnells  si  perfectionnés  que  leur  bruit  «  hé- 
roïque »  est  insignifiant.  Nos  héros,  ce  malin,  criblés  de 
projectiles,  que  pouvaient-ils  faire?  Se  terrer,  comme  ils  ont 
fait,  et  attendre  le  Destin.  Courir,  charger?  Oià?  Contre  qui? 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KIIO  2^1 

Contre  quoi?  Charge-t-on  contre  la  pluie,  ou  la  neige,  ou  le 
vent?  Maintenant,  à  midi,  l'action  diminue  de  violence, 
pourquoi  ?  Parce  qu'on  est  las,  parbleu    et  qu'on  déjeune  I 

Et  je  monologuais. 

Oui  !  Les  histoires  de  jadis  entrent  aujourd'hui  dans  le 
domaine  des  légendes.  C'est  fini  des  charges,  de  l'héroïsme, 
de  la  valeur,  du  génie,  qui  faisait  qu'un  chef,  avec  quelques 
hommes,  par  un  mouvement  d'audace  ou  par  une  heureuse 
folie,  décidait  de  la  victoire.  Maintenant,  quand  elle  est  «  arro- 
sée »  de  shrapnells,  il  faut  bien  que  la  garde  se  rende,  car 
cela  ne  servirait  h  rien  de  mourir.  C'est  la  fin  des  corps-à-corps, 
des  grandes  charges  à  la  baïonnette  et  de  cavalerie,  oii,  nous 
autres  Français,  nous  nous  sommes  couverts  de  gloire.  Dans 
une  guerre  future,  le  hasard  pourra  faire  qu'un  jour  une 
ruée  de  chevaux  et  d'hommes  se  renouvelle.  Mais,  durant 
toute  cette  guerre  mandchourienne,  jamais  pareil  fait  ne  s'est 
produit.  On  a  sabré  dans  quelques  villages  surpris,  souvent 
la  nuit.  Autrement,  les  sotnias  se  rapprochaient-elles  :  les 
canons  démasquaient  leurs  gueules.  L'expérience  pourtant 
fut  tentée.  Dans  leur  griserie  de  courage,  les  Russes  chargè- 
rent un  jour  une  halierie  :  les  Japonais  guettaient,  tapis  dans 
leurs  tranchées,  dans  leur  chambre  aux  machines  ;  un  officier 
donna  des  ordres,  on  tira  quelques  ficelles  pour  mettre  en 
branle  ces  instruments  de  précision  :  en  cinq  minutes,  la 
sotnia  était  en  bouillie. 

La  guerre,  telle  que  je  l'ai,  à  cette  heure,  sous  les  yeux, 
c'est  l'usine  de  mort,  l'usine  oii  ronflent  les  dynamos  des  bat- 
teries, la  boucherie  pour  hommes,  toute  semblable  aux  bouche- 
ries de  porcs  que  l'on  vous  montre  à  Chicago.  Au  réveil 
du  jour,  la  cloche  —  un  premier  coup  de  canon,  qu'il  soit 
russe  ou  japonais,  peu  importe!  —  annonce  l'ouverture. 
La  journée  de  travail,  le  day's  luork  commence.  Du  fond  de 
son  bureau  —  et  mes  yeux  se  tournent  vers  la  colline  oii  le 
généralissime  doit  déjeuner —  le  directeur  répartit  la  besogne 
entre  ses  subordonnés.  L'usine  est  si  vaste  —  on  y  emploie  près 
de  deux  cent  mille  hommes  —  qu'il  ne  pourrait  l'inspecter 
tout  entière,  et  il  reste  dans  son  cabinet,  donnant  des  ordres 
à  ses  secrétaires,  qui  s'agitent  au  tableau  chargé  d'appareils 
téléphoniques  ou  rédigent  des  dépêches  que  l'employé  transmet. 

i5  Janvier  igoS.  a 


2^2  LA    REVUE    DE    PARIS 

C'est  une  belle  usine.  Rien  n'y  manque.  Un  homme  a-t-il 
le  bras  pris  dans  un  engrenage,  vile  une  voiture  d'ambu- 
lance !  elles  attendent  dans  la  cour.  Et,  pour  ces  machines, 
qui  consomment  énormément,  de  tous  cotés,  incessam- 
ment, vient  la  nourriture.  Aujourd'hui,  c'est  le  coup  de  feu. 
On  est  débordé  d'ouvrage.  On  travaillera  nuit  et  jour.  Les 
équipes  de  relève  sont  prêtes.  Midi,  une  heure!  La  cloche, 
de  nouveau.  On  se  repose.  On  mange  un  morceau  en  hâte, 
—  pas  tousl  Car  ce  sont  de  braves  ouvriers  :  certains  d'entre 
eux  ont  acceplé  de  ne  point  cesser  leur  travail,  —  sans  dou- 
ble payel 

Chez  nous,  ceux  qui  ne  cessent  point,  ce  sont  ceux  de  la 
droite,  qui  se  maintiennent  k  grand'peine  sur  la  route  man- 
darine et  dans  la  plaine  de  l'ouest,  aussi  loin  que  portent 
mes  lorgnettes.  C'est  atroce  et  exaspérant  !  Sur  toute  cette 
étendue  sans  bornes,  les  projectiles  ennemis  tombent,  tom- 
bent sans  relâche  :  une  pluie  de  fer  ou,  plus  mécanique 
et  plus  irrégulièrement  dru,  un  arrosage  à  la  pompe.  La 
distance  rapetisse  les  flocons  des  shrapnells.  Je  revois, 
maintenant,  ce  champ  de  bataille,  comme  un  verger  tout 
blanc,  tout  fleuri,  dont  on  ne  pourrait  distinguer  les  branches 
parmi  les  fleurs. 

Les  Japonais  avancent,  irrésistiblement.  Oh!  comme  c'était 
Iragiique,  tous  ces  points  blancs  qui  tuaient  en  progressant 
lentement,  mètre  à  mètre,  sans  arrêt,  dans  cette  grande  plaine 
paisible  et  déserte,  où  pas  un  homme  n'était  visible,  sous 
cette  grande  lumière  si  pure,  si  sereine,  si  gaie  !  Et  je  sentis 
qu'on  ne  pouvait  lutter  contre  cette  marée. 

Là-bas,  le  travail  continuait,  sans  soupe,  sans  double  paye. 
Tout  mon  être,  toutes  les  torces  d'admiration,  de  respect  dont 
je  dispose  s'en  allaient  vers  eux,  qui  se  donnaient  tout  entiers 
à  leur  besogne  sanglante.  Sans  double  paye!...  les  bottes 
crevées,  depuis  des  jours  sans  sommeil,  mangeant  à  peine  — 
à  ces  moments-là,  on  n'a  plus  faim,  —  crasseux,  farouches, 
toujours  au  feu  contre  un  ennemi  qu'ils  ne  sauraient  détester, 
ne  le  connaissant  pas,  et  dont  ils  savent  seulement  qu'il  est 
jaune.  Sans  double  paye!...  Ils  meurent  ou  vont  mourir,  et  ils 
le  savent  et  ils  l'acceptent,  par  esprit  de  discipline,  de  sou- 
mission, de  résignation. 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  2l\'S 

Un  jour,  l'empereur  a  dit  un  mot,  a  écrit  quelques  lignes, 
il  y  a  de  cela  neuf  mois.  Et,  depuis  ce  jour,  Ivan  Ivanovilch 
est  là,  parla  plaine  ou  parla  montagne,  sous  un  soleil  de  feu 
ou  sous  le  froid,  toujours  le  même,  sans  pain,  dans  la  boue, 
dans  le  marais:  /iZ/cAero/ toujours  jovial,  toujours  bon  et  doux, 
accomplissant  paisiblement  sa  lâche,  avec  la  même  résigna- 
tion courageuse,  —  après  huit  mois  de  reculade  et  de  retraite. 
Comme    ils    savent    mourir,   ces    braves    gars  1   Ivan,   fils 
d'Ivan,  qu'il  vienne  des  provinces  de  la  Baltique,  de  la  Petite 
Russie,  du  Caucase,  delà  Sibérie  ou  du  Transbaïkal,  qu'il  soit 
catholique,  orthodoxe  ou  israélite,    il   se  fait  tuer  oiî  on   Ta 
mis.   Et  je  me  souviens  du  ton  étonné   de  l'officier  qui,  un 
jour,  me  disait  la  chose.   La   Russie  —  qui  ne  le  sait  ?  —  est 
profondément  antisémite.  On  avait  expédié  en  Mandchourie 
des  soldats  israélites  sans  espérer  rien  d'eux,  et  ils  égalèrent 
les  autres... 

Les  shrapnells  pleuvent.  A  quoi  pensent-ils,  tous  ces  héros, 
dans  leurs  tranchées?  Le  projectile  arrive  du  fond  de  l'hori- 
zon. On  ignore  d'oii  il  vient.  On  l'entend  se  rapprocher.  On 
devine  sa  venue  meurtrière.  On  ne  voit  rien.  Est-ce  pour 
toi?  pour  moi?  La  chose  invisible  éclate!  Et  vingt  hommes  à 
terre.  On  ne  moissonnera  pas,  la  saison  prochaine,  dans  la 
moitié  d'un  village  à  dix  mille  kilomètres  d'ici. 

Je  suis  depuis  six  mois  en  Mandchourie.  Je  suis  fatigué 
d'entendre  tant  de  médisances,  de  ce  scandales  »,  de  critiques, 
d'infamies  même.  Que  tout  cela  est  loin  !  Comme  tout  ça 
disparaît!  Que  m'importe  à  cette  minute  que  le  général  X... 
soit  un  âne,  le  général  \...  un  ivrogne  et  le  général  Z...  un 
joueur  ou  un  voleur  !  Au  bout  de  mes  lorgnettes,  invisibles 
mais  devinés  sous  les  flocons  dévastateurs,  ils  sont  tous  la, 
généraux,  simples  soldats,  dont  toutes  les  faiblesses,  toutes 
les  erreurs  se  rachètent,  s'expient  en  cette  heure  du  grand 
nivellement,  en  face  de  la  mort,  de  cette  mort  purificatrice. 
Quelle  exaspération  doit  être  la  leur,  quelle  rage  d'impuis 
sance  !  Ah!  combattre,  charger,  faire  œuvre  de  soldat!  Mais 
non  !  C'est  l'usine,  le  produit  fabriqué,  expédié  à  l'acheteur 
inconnu,  aux  clients  qui  ne  le  demandaient  pas. 

Si  encore  on  pouvait  faire  des  prévisions,  dire  :  «  Je  ferai 
telle  ou   telle  chose;  il  en  résultera  ceci!  »...  Que  des  plans 


aii/j  LA    REVUE    DE    PARIS 

soient  possibles  pour  une  guerre  européenne,  peut-êlre!  L'ex- 
périence ne  fut  point  faite  depuis  nos  désastres  de  1870.  Mais 
en  Mandchourie  !  sans  cartes  valables,  dans  un  pays  pourri 
d'espions,  au  milieu  d'une  population  qui  cédera  toujours  à 
l'argent  offert,  de  quelque  côté  qu'il  vienne,  allez  donc  faire 
des  plans,  concerter  de  loin  quelque  secrète  opération  !  Les 
plans,  comme  on  en  veut  toujours  trouver  après  coup  dans 
les  actions  humaines,  on  les  forge  d'imagination,  la  bataille 
finie  :  «  Oui,  il  voulait  ceci,  il  voulait  cela. . .  »  Mais  Stackelberg 
télégraphie  au  général  en  chef:  «  La  carte  de  l'élat-major,  au 
lieu  des  montagnes  qui  s'élèvent  devant  moi,  ne  donnait 
qu'une  tache  blanche  ».  Et  je  me  rappelle  aussi  ce  mot  de 
Kouropalkine,  qui  n'est  pas  qu'une  vérité  de  la  Palisse  :  «  Ma 
conduite  dépendra  de  celle  de  l'ennemi  ». 

Le  feu  japonais  continue  à  se  faire  plus  rare...  Ils  emploient 
surtout  des  «  brisants  »  maintenant.  Lentement,  méthodique- 
ment, ils  fouillent  un  terrain,  d'où  répond  une  de  nos  balle- 
ries.  Ils  ne  la  trouvent  pas.  Ils  ne  la  découvriront  pas  de  la 
journée!  J'ai  envie  de  battre  des  mains,  chaque  fois  que  je 
vois  leur  projectile  s'écarter.  Eux,  ils  tirent  leurs  coups  métho- 
diques, espacés.  Je  suis  trop  loin  même  pour  les  entendre 
distinctement.  Un  petit  jet  de  llamme,  un  peu  de  fumée,  et, 
plusieurs  secondes  après,  une  détonation  sourde. 


Mais  la  canonnade  reprend  son  intensité.  Il  est  quatre 
heures  environ.  Les  Japonais  sur  notre  droite  avancent,  avan- 
cent ;  il  me  faut  déjà  me  détourner  à  demi  pour  lorgner  les 
positions  russes.  Au  centre  noire  i*^'^  corps  s'est  peu  retiré  ; 
la  situation,  là,  est  en  somme  stationnaire  ;  plus  à  gauche, 
le  4*^  corps  de  Sibérie  se  voit  forcé  d'abandonner  ses  pre- 
mières lignes,  ses  positions  avancées.  Et,  du  côté  du  général 
Stackelberg,  pas  un  coup  de  canon  :  que  fait- il  donc?  Le 
tout  prend  mauvaise  tournure.  Je  n'ai  plus  d'espoir  de  revoir 
Liaoyang  et  sa  belle  tour  coréenne,  environnée  d'un  nuage 
d'oiseaux.  Un  officier  vient  nous  prier  d'évacuer  la  hau- 
teur; une  batterie  y  prend  position.  Déjà  grimpent  les 
canons.  Les  chevaux  donnent  tout  leur  effort  contre  la  pente 


LA    BATAILLE    DU    C  H  A  -  K  II  O  y^5 

rapide.  Comme  tout  cela  serait  beau  si  ce  n'était  la  guerre  ! 
Je  pars  à  la  recherche  d'une  ferme  avant  la  tombée  de  la 
nuit. 

Gomme  toujours,  j'arrive  à  trouver,  et  je  reçois  le  même 
accueil  alfable.  On  m^apporle  du  fourrage,  que  mon  cheval 
dévore  :  pauvre  bête,  elle  n'a  rien  mangé  depuis  hier  !  Les 
rues  du  village  sont  encombrées  de  troupes.  Vraiment,  je  ne 
me  serais  jamais  imaginé  que,  durant  une  bataille,  il  y  eût  tant 
de  troupes...  derrière.  Je  repars  à  pied;  je  vais  prendre  quel- 
ques photographies.  Des  soldats,  sur  mon  chemin,  enfoncent 
une  porte  ;  ils  logeront  là  de  force.  Tout  un  défilé  de  four- 
neaux de  campagne  se  succède.  Et  soudain  débouche  de  l'in- 
fanterie. Ils  vont  non  vers  le  sud,  vers  la  bataille,  mais  vers 
le  nord,  vers  Moukden.  Comment!  est-ce  que?...  Je  n'ose 
m'informer. 

Je  retourne  à  la  ferme.  Le  dîner  est  prêt.  Mon  mafou 
dort  déjà.  Je  m'étends,  sans  sommeil.  Vers  neuf  heures,  trop 
énervé  pour  rester  couché,  je  vais  voir  mes  chevaux.  A  l'angle 
de  la  cour,  un  bruit  léger,  des  voix  basses  m'attirent.  Des 
soldats  tentent  de  chiper  du  bois  amoncelé.  Comme  toutes  les 
maisons  chinoises,  même  les  plus  pauvres,  celle-ci  est 
entourée  d'un  mur  en  terre.  Une  tête  se  montre.  Je  suis  vu. 
On  disparaît. 

La  nuit  est  pleine  d'étoiles.  La  canonnade  ne  cesse  pas.  De 
temps  à  autre,  apparaissent  de  brefs  éclairs.  Ce  sont  des 
shrapnells.  Toujours  au  travail. 

Je  veux  essayer  de  dormir.  Mais  bientôt  arrivent  des  sol- 
dats. Ils  emplissent  la  maison.  Us  veulent  un  toit,  eux  aussi! 
Et  soudain  ils  m'aperçoivent,  se  taisent,  gênés,  et  m'exami- 
nent. Tout  le  luminaire  consiste  en  une  lampe  d'étain  mi- 
nuscule d'oîj  sort  une  mèche  trempée  d'huile.  Us  viennent  à 
moi  et  parlent. 

J'use  de  mes  quelques  mots  de  russe,  je  me  désigne  du 
doigt  et  dis  :  Fransouski.  Ils  répondent  oui,  de  la  tête,  me 
disent  un  tas  de  choses  que  je  ne  puis  comprendre  et  leur 
cercle  se  resserre.  —  Une  vague  inquiétude  me  saisit  :  Que 
deviennent  mes  chevaux  ?  Je  veux  sortir.  Ils  croient  que  je 
cherche  à  m'échapper  et  plusieurs  mains  solides  m'empoi- 
gnent aux  épaules.   Par  hasard,   la  lampe  s'éteint   au  même 


2^6  LA    REVUE    DE    PARIS 

moment.  Ils  raffermissent  leur  étreinte.  J'attends  que  mon 
ma/ou  rallume,  comme  je  lui  en  donne  l'ordre.  La  lampe 
rallumée,  j'essaye  des  explications.  Un  sous-officier,  très  poli, 
souriant,  plein  de  bonhomie,  apparaît;  je  lui  répète  indé- 
finiment les  quelques  phrases  russes  que  je  possède,  et  je 
m'aperçois  bientôt  que  j'aurai  beau  dire  et  beau  faire  :  il  ne 
me  croit  pas.  Décidé  d'en  finir,  je  lui  demande  :    OJJitsir? 

C'est  cela  en  somme  qu'il  voulait.  Il  est  content  que  nous 
tombions  d'accord  :  c'est  entendu  ;  nous  allons  chercher  quel- 
que officier.  Il  me  fait  comprendre  que  je  puis  laisser  mes 
affaires  ici  ;  mais  j'aime  mieux  refaire  mon  paquetage  et  res- 
seller  :  j'ai  une  si  bonne  couverture  et  une  si  belle  gourde  en 
aluminium!...  S'ils  mettaient  la  main  dessus,  ils  auraient, 
après  tout,  raison! 

Mes  préparatifs  sont  faits  en  quelques  minutes.  Je  règle  mon 
hôte  tremblant,  et,  bien  gardé  à  vue,  je  sors  dans  la  cour, 
suivi  de  mon  mafou  impassible  et  ironique. . .  Je  m'arrête 
pour  prendre  une  cigarette.  J'ai  un  tas  de  poches,  je  cherche 
un  instant  mon  étui.  Quand  je  sors  ma  main,  un  soldat  des 
plus  proches  fait  un  bond  en  arrière.  Je  lui  fais  voir  que  ce 
n'est  pas  un  revolver,  mais  des  cigarettes  que  je  prends.  Ses 
camarades  le  raillent,  nous  rions  tous  deux.  Je  songe  à 
l'énervement  de  ces  hommes.  Ils  ne  savent  pas.  Voilà  des 
jours  qu'on  se  tue.  Les  diables  japonais  en  ont  tant  abattu, 
tout  autour  de  ce  gars,  et  sans  se  laisser  entrevoir  jamais  : 
tout  lui  est  devenu  suspect. 

Me  voici  donc  élevé  au  rang  d'espion,  d'espion  en  guerre, 
ce  qui  m'honore,  et  tous  ensemble,  les  chevaux  suivant,  nous 
nous  dirigeons  vers  une  maison  distante  de  quelque  cin- 
quante mètres.  —  La  cour  est  pleine  de  soldats,  de  chevaux. 
—  Une  grande  pièce,  qu'éclairent  quelques  bougies  collées  sur 
une  table.  Deux  ou  trois  officiers  y  sont  rassemblés.  L'un  est 
étendu,  l'autre  écrit,  le  troisième  fredonne  un  air  cosaque 
que  je  connais  bien,  si  triste  !  Il  me  serre  les  mains  en  me 
souhaitant  la  bienvenue.  Nous  avons  voyagé  ensemble  depuis 
Irkoutsk.  Je  lui  raconte  mon  histoire;  il  en  dit  de  toutes  les 
couleurs  au  sous-officier,  humble  et  navré,  et  souvent  il 
répète  :   Fransouski  ojptsir. 

Je  suis,  malheureusement,  moi  aussi,  très  énervé  et  fâché. 


LA.    BATAILLE    DU    CHA-KHO  'àIx'] 

Et  je  refuse  de  retourner  dans  la  maison  d'où  je  viens. 
L'olTicier  s'efforce  en  vain  de  me  retenir.  Non  !  je  logerai 
dans  un  autre  village,  et  j'invoque  ma  décision  arrêtée  de  me 
rapprocher  de  Moukden  où  je  veux  être  demain  à  l'aube.  Et 
je  pars.  Je  regrette  aussitôt  ce  mouvement  d'humeur. 

* 
*  * 

La  nuit  était  superbe.  Et  tout,  autour  de  moi,  respirait  une 
telle  sérénité,  un  calme  si  paisible!  Bouml  hurlait  le  canon  : 
((  Nous  sommes  en  guerre  »,  me  rappelait  sa  voix.  —  Un  pas 
de  cheval  se  rapproche.  Je  pense  aux  Khoungouses.  Je  n'ai  pas 
de  revolver.  J'arrive  à  hauteur  du  cavalier  qui  me  reconnaît 
au  clair  de  lune.  Encore  un  avec  qui  j'ai  bu  du  Champagne 
à  Kharbine,  ah!  noce  et  massacre!  Nous  mettons  pied  à  terre 
et  causons.  Je  lui  demande  son  impression  générale.  Bruta- 
lement, d'une  voix  rageuse  et  lasse,  il  me  crie  :  «  Nous 
sommes  foutus  !  » 

Je  ne  savais  que  dire  et,  dans  le  silence,  je  regardais  tris- 
tement ses  traits  hâlés,  son  visage  creusé,  ses  yeux  enfoncés 
où  se  lisaient  des  jours  de  privation  et  de  lutte.  Puis  il  reprit, 
comme  heureux  de  se  soulager  :  «  Ah!  cette  guerre!  dire 
qu'on  ne  les  voit  jamais,  les  cochons  !  Savez-vous  comment 
il  faut  se  battre  maintenant?  Il  faut  faire  comme  vos  Apaches, 
ne  jamais  se  laisser  voir,  ramper  sournoisement,  traîtreuse- 
ment, et  jeter  un  coup  de  fusil  inattendu.  Il  faut  vivre  sur 
les  genoux,  se  tapir  dans  des  tranchées,  se  terrer  comme  des 
bêtes,  tirer  Dieu  sait  où,  ou  rester  immobiles  des  journées 
entières,  à  voir  les  camarades  tomber  tout  autour...  Et,  nous 
aulres  Russes,  nous  ne  sommes  pas  faits  pour  ça.  » 

Et  celte  critique  évoque  en  moi  la  vision  de  nos  collines 
où  se  dressaient  des  hommes,  des  chevaux,  tandis  qu'en  face, 
chez  l'adversaire,  se  distinguaient  à  peine  des  ombres  qui 
rampaient.  C'était  à  Tachitchao. 

Il  me  donna  de  vagues  détails  sur  l'ensemble  des  opéra- 
tions. Il  savait  simplement  que  l'armée  de  l'Est  n'avait  pu 
exécuter  son  plan  et  se  retirait  lentement  ;  que,  sur  l'aile 
droite,  nos  forces  ne  pouvaient  résister  à  l'attaque  formidable  ; 
que  les  Japonais  continuaient  à  s'avancer  vers  le  «  trou  » 


â48  LA    REVUE    DE    PARIS 

qui  séparait  noire  armée  du  centre  de  celle  de  droite  ; 
qu'ils  y  poussaient  leurs  troupes  comme  la  cognée  dans  le 
chêne... 

Il  remonta  à  cheval,  lourdement.  «  Adieu!  —  Adieu,  )-> 
répondis-je.  Il  fut  tué  quelques  jours  après. 

La  canonnade  se  ralentit  et  cesse  complètement.  Il  est 
environ  dix  heures... 


*  * 


13  octobre.  —  Le  duel  reprend  à  six  heures  du  matin.  Je 
pars  pour  Moukden.  Je  traverse  sur  ma  roule  le  village  de 
Lou-dian-foun  (j'écris  ce  nom  comme  me  sembla  le  prononcer 
mon  ma/ou)  où  se  trouve  maintenant l'élal-major général.  De 
nouveau,  je  revois  des  officiers  bien  astiqués,  gantés  de  blanc. 
Chaque  fois,  la  même  pensée  me  vient  :  «  Comme  c'est 
étrange.  En  voici  qui  connaissent  le  confort,  un  certain  luxe 
de  camp,  et,  à  quelques  kilomètres  à  peine,  les  autres, 
capotes  en  lambeaux  et  couverts  de  boue  !  Evidemment,  les 
deux  sont  utiles,  nécessaires.   » 

Un  orage  s'annonce.  La  pluie  tombe  bientôt  à  torrents. 
J'arrive  à  Moukden  vers  midi. 

Les  chevaux  dessellés,  je  passe  l'inspection.  Les  deux  bêtes 
sont  déferrées  ;  l'une  est  blessée  au  dos  ;  elles  auront  un  jour 
de  repos,  les  braves  bêtes  I  Plusieurs  raisons  me  retiennent  à 
Moukden  ;  dans  les  champs,  que  verrais-je  de  plus? 

La  canonnade,  toute  la  journée,  est  effro^'able.  Les  Japo- 
nais poussent  en  avant  leur  gauche  toujours,  toujours  ..  Leur 
droite  ne  craint  rien  ;  elle  vient  de  repousser  Stackelberg,  et 
des  troupes  nouvelles  vont  sans  doute  renforcer  encore  leur 
gauche,  dans  ces  plaines  que  les  Russes  pensaient  leur  êlre  si 
propices. 

Je  vais  au  quartier  russe,  près  de  la  gare.  L'avance  des 
Japonais  doit  être  maintenant  grande  :  le  bruit  des  canons 
semble  si  proche  !  Je  suis  accablé  de  questions  auxquelles  je 
ne  sais  que  répondre.  La  vérité  est  dure  a  dire.  Des  femmes 
d'officiers  préparent  leurs  malles  pour  partir  à  Kharbine.  El 
je  sens  que  la  bataille  est  perdue... 


LA    BATAILLE    DL^CIIA— KIIO  2^9 


* 


iU  octobre.  —  Le  bruit  du  canon  me  réveille  vers  trois 
heures  du  matin.  Vers  cinq  heures,  je  pars  pour  le  quartier 
général  au  village  de  Lou-dian-foun.  Toute  ma  vie,  je  me 
souviendrai  de  cette  route,  transformée  en  marécage,  encom- 
brée de  charrettes  noyées  dans  la  boue. 

Au  bout  d'une  heure,  je  pensai  tout  à  coup  :  «  Mais,  que 
d'officiers,  que  d'hommes,  que  de  charrettes  qui  vont  vers 
Moukden!  »  Et  je  tâchais  de  lire  dans  toutes  ces  figures  som- 
bres; je  ne  voulais  pas  croire  encore.  Une  gêne  insurmon- 
table m'arrêtait  de  questionner.  Je  reconnus  enfin  un  officier; 
j'allai  à  lui  :  «  Ça  y  est,  »  me  dit-il,  d'un  ton  qu'il  tâchait  de 
rendre  railleur,  et,  ramenant  son  bras  du  sud  au  nord,  il 
ajouta,  pour  m'indiquer  le  mouvement  de  toute  celte  masse  : 
«  Moukden!  »  Malgré  l'état  du  chemin,  je  pris  le  trot  vers  le 
sud. 

J'étais  à  dix  heures  au  quartier  général.  Le  bruit  des 
canons  dépassait  toute  description.  Dans  les  ruelles  et  sur  la 
route,  c  était  l'encombrement  habituel,  la  même  fourmil- 
lière.  J'arrivai  à  un  coude  de  route  bordée  de  maisons. 
Sur  l'une  d'elles,  flottait  le  fanion  du  généralissime.  De  nom- 
breux officiers  de  tous  grades,  aux  uniformes  variés,  atten- 
daient tout  autour.  L'escorte,  en  selle,  lances  hautes,  se  tenait 
prête.  Je  m'écartai  prudemment:  «A  celte  heure,  mieux  vaut 
n'être  pas  vu,  »  pensai-je,  et  je  guignai  un  monticule  tout 
proche,  que  surmontaient  les  arbres  d'un  temple,  et  que  mon 
mafou  nomma  Quan-gua-toun.  Je  commençai  lentement  l'es- 
calade. 

Le  terrain  mouvementé  était  rempli  de  bivouacs,  de  tentes 
alignées.  J'entends  soudain,  derrière  moi,  en  chœur,  la  for- 
mule de  salutation.  Je  me  retourne,  enlève  ma  casquette  : 
le  général  Kouropatkine  s'approche.  Il  me  rend  mon  salut, 
me  fait,  de  la  main,  un  geste  affable.  .  ccll  est  vraiment  impé- 
nétrable »,  pensais-je  en  le  suivant  des  yeux.  C'est  exacte- 
ment le  même  homme  que  mon  touriste  des  Tombeaux  à 
Moukden,  ou  l'hôte  du  wagon,  qui  surveillait  l'autre  jour  le 
défilé.  La  même  allure  jeune,  naturelle  et   simple,  la  même 


20O  LA     REVUE     DE    PAKIS 

Iranquillilé,  la  même  force,  les  mêmes  traits  souriants,  tout 
empreints  de  bonté  et  aussi  d'énergie,  le  même  ensemble  de 
respectahilily .  Je  songe  à  toutes  les  dilFicultés,  de  toute  nature, 
qu'il  lui  fallait  vaincre,  aux  responsabilités  terribles  qui  lui 
incombaient,  et  je  me  rappelle  ces  mots  d'un  officier,  un 
jour,  à  Liaoyang  :  «  Je  suis  entré  le  voir,  désespéré  :  au  bout 
d'un  quart  d'heure,  j'avais  retrouvé  près  de  lui  le  calme.  » 

La  montée  était  dure.  Je  dus  mettre  pied  à  terre.  Tirant 
mon  cheval,  j'atteignis  le  sommet  et  je  visitai  le  temple. 
Toute  une  paroi  surplombait  un  ravin  ;  deux  entrées,  une  de 
face,  l'autre  latérale,  donnaient  accès  dans  une  cour  intérieure 
où  un  vieillard  à  barbiche  rare  et  grisonnante,  aux  mille 
rides,  vous  accueillait  de  son  plus  beau  sourire  qui  fendait  sa 
bouche  édentée.  Le  petit  temple  ne  comprenait  qu'une  salle 
très  fraîche,  où  des  restes  légers  de  pieux  parfums  faisaient 
baisser  la  voix.  Sur  l'autel,  trônait  un  Bouddha  ventru  et 
serein;  nombre  de  statues,  petites  ou  grandes,  quelques-unes 
de  porcelaine,  lui  tenaient  compagnie.  Aux  murs,  de  belles 
images  sur  papier  représentaient  les  nombreuses  tortures  du 
damné  ou  le  paysage  habituel  avec  le  grand  arbre  penché  et 
le  petit  lac  calme,  où  se  mire,  au  pied  de  la  colline,  la  pagode 
minuscule. 

Au  dehors,  dans  un  coin  de  la  cour,  un  arbre  aux  feuilles 
jaunies  tend  ses  branches  :  à  chaque  souille  du  vent,  tombent 
des  coccinelles  innombrables,  de  toutes  nuances,  jaunes,  noi- 
res, tachetées,  unies;  mes  vêlements  en  sont  couverts. 

Notre  canon  continue  à  tonner.  Mais,  hélas!  je  l'apprends 
vite  :  tout  notre  effort  consiste  maintenant  à  retenir  le  flot 
envahissant  des  Japonais,  pour  permettre  à  l'armée  de  l'Est, 
si  éloignée,  de  se  replier  sur  nous.  Et  je  sais  aussi  pourquoi 
tant  d'officiers,  tant  de  transports  se  dirigent  vers  Moukden  : 
l'ordre  de  retraite  générale  a' été  donné  hier  soir.  Les  Japo- 
nais sont  sur  la  rive  gauche  du  Cha-Klio  :  à  qui  sera  la 
rivière.>^...  A  quoi  bon  rester?  Je  suis  écœuré  de  cette  tuerie 
savante,  mécanique,  à  distance.   Je  retournerai   à  Moukden. 

Je  redescends  au  quartier  général.  J'aperçois  un  instrument 
bizarre,  grotesque  en  ces  lieux,  dont  la  vue  m'avait  échappé  : 
une  sorte  de  tourelle  en  fer,  de  construction  légère,  une  tour 
Eiflel  de  quatre  mètres  surmontée  d'une  large  roue  à  ailettes, 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  25l 

tournant  au  vent,  et,  en  gros  caractères,  aero...  quelque 
chose,  je  ne  sais  plus  quoi...  Chicago...  «C'est  bien  ça,  grom- 
melai-je  découragé,  la  guerre,  maintenant,  c'est  Chicago. 
Saint-Etienne,  Fives-Lille,  des  laboratoires  et  des  usines.  » 

En  route,  la  pluie  se  remet  à  tomber.  Elle  se  fait  si  vio- 
lente que  je  cherche  un  abri  dans  une  maison,  dont  le  toit 
seul  et  les  murs  restent.  Des  soldats  sont  là,  qui  attendent 
aussi;  j'ai  du  café,  du  cognac;  je  les  leur  donne;  je  voudrais 
leur  donner  tout  ! 

Ah!  ce  retour  1  celte  boue  épaisse  couvrant  les  routes 
encombrées  de  charrettes  de  la  Croix-Rouge  !  Les  caissons,  les 
fourgons  se  succèdent  sans  relâche,  dans  les  deux  sens;  l'eau 
monte  souvent  aux  essieux  ;  les  lourdes  voitures  s'embourbent 
malgré  les  efforts  désespérés  des  chevaux,  qu'excitent  les  hur- 
lements des  hommes.  Dans  les  champs  détrempés,  des  fan- 
tassins passent,  beaucoup  sans  armes,  le  bras,  la  tête  enserrés 
dans  des  linges.  Sur  une  voiture  d'ambulance,  deux  sœurs  de 
la  Croix-Rouge,  jeunes,  causent  en  riant.  Que  font-elles  ici, 
malgré  les  ordres  du  généralissime  qui  ne  veut  point  de 
femmes  sur  le  champ  de  bataille  ?  Elles  sont  venues  voir  et 
rient  de  leur  escapade  I 

Un  soldat  traîne  un  petit  âne  rétif  qui,  pour  tout  fardeau, 
porte  un  tambour  crevé. 

Tirées  par  des  chevaux  ou  des  mules,  sans  ordre,  atte- 
lées en  hâte,  souvent  six,  sept  bêtes  à  la  même  voiture, 
c!e  lourdes  charrettes  chinoises  suivent  la  file  aussi  et  trans- 
portent la  fortune  de  la  famille,  tout  le  bien  sauvé.  Et  c'est  sur 
du  (jao-lian  un  amoncellement  d'objets  bizarres,  armoires, 
tables,  des  canards,  des  porcs  et,  juchées  au  plus  haut,  des 
femmes  mornes  berçant  leurs  enfants.  Autour  du  véhicule, 
marchent  les  hommes  ;  ils  portent  souvent,  en  balancier, 
aux  deux  bouts  d'une  longue  perche,  deux  paniers  qui 
contiennent  chacun  un  bébé  très  sage. 

Ils  fuient  la  guerre,  eux  aussi.  Derrière,  la  maison  brûle, 
est  pillée;  les  portes,  les  fenêtres,  tout  ce  qui  est  bois  est 
arraché;  la  récolte  est  perdue;  que  faire  d'autre  que  fuir? 

Dans  la  boue,  fouettés  par  la  bise  venue  des  déserts  de 
Mongolie,  sous  le  ciel  d'orage.  Russes,  Chinois,  charrettes, 
canons,  soldats  valides,   blessés,    enfants  transis,   le  flot  tout 


202  LA     REVUE     DE     PAIUS 

entier  s'en  va  vers  xMoukden.  Derrière  nous,  là-bas,  sans  relâ- 
che, tapis  dans  leurs  tranchées  profondes,  dans  leur  chambre  , 
aux  machines,  les  Japonais  donnent  des  ordres  ou  mani- 
pulent des  instruments  de  précision,  et  l'arrosage  continue. 
Je  traverse  l'embranchement  du  chemin  de  fer  qui  va  à 
Fou-Ghoun,  Là  se  trouve  un  camp  de  la  Croix-Rouge, 
et  je  pense,  en  longeant  la  voie,  qu'en  somme  je  n'ai  vu  que 
peu  de  blessés,  quoique  les  perles  doivent  être  fortes.  Je  m'en- 
tends appeler.  A  la  porte  d'un  fourgon,  j'aperçois  un  gros 
bonnet  de  la  Croix-Rouge.  Je  lui  confirme  les  mauvaises  nou- 
velles et  lui  demande  si  les  pertes  sont  nombreuses.  «  Oui. 
me  répond-il,  la  figure  grave.  —  Combien?  —  Plus  de  cin- 
quante mille!  »  Ce  chillre  me  stupéfie.  Je  viens  d'assister  à 
plusieurs  jours  de  bataille;  je  n'ai  pas  vu  cinq  cents  blessés, 
et  j'entends  parler  de  vingt  mille  morts,  de  trente  mille 
blessés!  Elle  fait  en  silence  de  la  «belle  ouvrage  »,  l'usine  de 
la  mort  ! 

* 

*  * 

La  journée  du  i^  marque,  pratiquement,  la  fin  de  l'action 
générale  qui  avait  débuté  le  lo.  C'est  le  lo,  en  effet,  que  la 
ligne  tout  entière  fut  engagée  à  fond.  C'est  le  lA  que  la 
grande  action  finit.  Qu'on  m'entende  bien  :  la  canonnade  va 
durer  cinq  jours  encore,  mais  sans  grand  résultat  :  les  posi- 
tions des  deux  adversaires  vont  rester  à  peu  près  identiques. 
Le  i5,  la  situation  reste  stationnaire.  Et  voici,  pour  moi,  où 
commence  le  mystère. 

Rentré  à  Paris,  je  viens  de  relire  les  rapports  officiels, 
dont  je  n'avais  pas  eu  connaissance  en  Mandchourie.  Cette 
lecture,  loin  de  m'éclairer,  me  complique  les  faits,  me  les 
embrouille.  J'ai  montré  combien  la  situation,  au  i/i,  était 
critique.  A  Moukden,  tard  dans  la  nuit,  j'appris  que  le 
succès  de  la  contre-attaque  japonaise  prenait,  pour  les  armes 
russes,  des  proportions  désastreuses.  Un  bataillon  japonais 
avait  même  réussi,  disait-on,  à  s'engager  entre  notre  droite  et 
notre  centre;  le  général  Kouropatkine  risquait  alors  d'être 
tourné,  coupé. 

Que  se  passa-t-il  ?  Les  rapports  russes  nous  parlent  de 
renforts  qui  auraient  réussi  à  arrêter  la  marche  de  l'ennemi . 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KUO  253 

Les  rapports  japonais  semblent  dire  que,  de  parti  pris,  ils 
avaient  fixé  la  limite  de  leur  avance  à  la  rive  du  Cha-lvlio. 
Or,  d'une  part,  si  le  général  Kouropatkine  a  pu  renforcer  sa 
droite,  ses  réserves  n'étaient  point  suffisantes  pour  arrêter 
définitivement  un  ennemi  décidé  à  profiler  de  ses  avantages  ; 
d'autre  part,  je  croirai  difficilement  que  les  Japonais  se  soient 
contentés  des  rives  du  Gha-Klio,  quand  Moukden  s'offrait,  à 
quinze  verstes  à  peine,  Moukden,  ses  maisons,  ses  ressources 
d'hivernage,  son  marché,  ses  provisions;  leur  marche  en 
avant  eût-elle  continué,  que  l'évacuation  de  la  ville  eût  été 
bien  probable.  Car  l'armée  russe,  coupée,  débordée,  n'aurait 
point  eu  le  temps,  je  crois,  de  préparer,  sous  Moukden,  une 
défense  sérieuse,  malgré  les  positions  très  fortes  qu'elle  pos- 
sède, m'a-t-on  dit,  au  sud. 

Puis,  où  donc  étaient  tous  ces  renforts  dont  parlent  les 
rapports  russes?  Dans  ces  derniers  jours  de  bataille,  les 
troupes  tout  entières  avaient  donné  un  suprême  effort, 
jusqu'au  dernier  homme. 

Epuisement  des  Japonais,  épuisement  physique,  total, 
manque  de  troupes  fraîches  et  de  munitions  *  expliqueraient 
tout,  et  de  façon  bien  plus  compréhensible...  Mais  je  vou- 
drais bien  savoir  !  Et  je  n'ai  jamais  su.  On  saura  peal-cire 
plus  tard,  comme  de  tant  d'autres  choses,  mais  beaucoup 
plus  tard. 

* 
*  *        . 

Le  i5,  la  situation  demeura  donc  stationnaire.  La  canon- 
nade fut  violente,  pendant  la  matinée.  Vers  onze  heures, 
elle  se  ralentit,  s'espaça,  enfin  se  lut.  Les  avant-postes  russes 
occupaient  la  rive  droite  du  Gha-Kho,  les  Japonais  la  rive 
gauche,  et  déjà,  sans  perdre  de  temps,  chacun  de  son  côté 
creusait,  creusait.  Après  la  lutte  d'arrosage,  la  lutte  de  bêches. 

Je  quitte  Moukden  et  j'arrive  au  petit  temple  dans  la  mati- 
née du  i6.  L'artillerie  tonne  sans  relâche.  Au  moment  d'esca- 
lader la  colline,  j'aperçois  sur  ma  droite  un  rassemblement. 
J'y  vais.    Six   hommes  poussent  à  bras  un  canon  comme  je 

I.  Dans  les  journées  des  ii,  12,  i3  et  i4,  la  moyenne  de  80000  projectiles 
furent  tirés  par  les  Russes  seuls,  m'a-t-on  affirmé.  (Le  coût  d'un  shrapnell  est 
d'environ  2  5  francs. 


254  LA    REVUE    DE    PARIS 

n'en  avais  encore  jamais  vu,  un  genlil  petit  canon,  sur  deux 
roues,  dans  la  bouche  duquel  est  fichée  une  grosse  l)uche. 
Les  hommes  s'arrêtent  à  tout  instant,  répondent  aux  questions 
multipliées;  on  regarde,  on  laie.  Qu'est-ce  que  ça  peut  bien 
être?  Je  grimpe  là-haut. 

Assis  sur  les  marches  du  temple,  pointillé  de  la  tête  aux 
pieds  de  bêles  à  bon  Dieu,  un  officier  me  met  au  courant.  Il 
allonge  le  bras,  me  montre  en  face  de  nous,  sur  la  rive 
gauche  du  Cha-Kho,  près  du  village  de  Loun-dzian-loun.  un 
petit  monticule,  encadré  de  quelques  autres,  une  chaîne  de 
hauteurs,  courte,  isolée  dans  la  plaine  immense.  Un  arbre 
tordu  lui  fait  un  panache  qui  se  balance  un  peu  de  travers, 
sur  le  côté,  (-'est  la  «  Sopka  Poutiloff  ». 

Les  Russes  occupaient  primitivement  celte  hauteur.  Dans 
la  nuit  du  1 4  au  i5,  les  Japonais  s'en  emparèrent.  Dans  la 
matinée  du  i5,  le  général  Kouropalkine  décida  de  la 
reprendre.  On  l'arrosa  de  shrapnells  la  journée  entière.  Vers 
quatre  heures,  l'assaut  fut  ordonné,  mais  sans  succès;  les 
Russes  passèrent  la  nuit  sur  le  versant  et  reçurent  des  renforts 
de  Slackelberg,  dont  la  retraite  était  définitivement  eflecluée  : 
une  vingtaine  de  bataillons  de  la  5*^  et  de  la  ()'  divisions. 
Le  lO,  à  quatre  heures  du  matin,  l'attaque  reprend,  en  force 
celte  fois  :  «  C'a  été  atroce;  une  boucherie!  Nos  hommes  sont 
si  éner\és  par  tous  ces  jours  de  bataille  qu'on  ne  fit  pas  de 
quartier.  En  une  heure,  à  l'arme  blanche,  tout  fut  fini. 
Les  cinq  ou  six  tranchées  qu'avaient  creusées  les  Japonais 
débordaient  de  cadavres.  On  fit  à  peine  cent  cinquante  pri- 
sonniers ». 

Et  il  ajouta  :  «  Ce  n'étaient  plus  des  humains,  mais  de 
véritables  fauves.  J'ai  vu  un  homme  du  nf  régiment,  blessé 
à  la  main  :  il  avait,  de  toutes  ses  forces,  plongé  sa  baïonnette 
dans  le  corps  de  l'adversaire;  l'élan  l'entraîna,  il  tomba  sur 
le  Japonais  à  moitié  mort;  sa  main,  par  hasard,  rencontra  la 
bouche,  et  l'autre  n  planta  ses  dénis.  Nous  avons  pris  douze 
canons  :  une  batterie  de  campagne  (les  batteries  japonaises 
sont  de  six)  et  cinq  canons  de  montagne,  c'est  un  de  ceux- 
là  que  vous  venez  de  voir,  en  bas,  —  et  un  pom-pom 
(Holchkiss)... 

—  Et  vos  pertes? 


LA    BATAILLE    DU    CHA-KHO  355 

Il  dit  simplement:  «  J'ai  entendu  dire  que  d'un  régiment 
deux  officiers  restent,  w 

Et  je  n'ai  jamais  pu  savoir  le  nombre  exact  des  perles.  Mais 
enfin,  c'était  une  revanche.  Les  Russes  avaient  enfin  chargé  ! 

Sur  la  droite,  cette  terrible  droite,  tout  parait  si  calme 
maintenant!  Je  n'ai  qu'à  embrasser  du  regard  cette  vaste 
étendue  pour  comprendre  que  l'affaire  «  Pouliloff  »  n'est 
qu'un  incident,  glorieux  sans  doute,  mais  sans  influence  sur 
l'issue  finale  des  opérations,  et,  découragé,  je  me  prends  à 
murmurer  en  redescendant  vers  la  plaine  :  a  Les  Japonais  ne 
voudront-ils  pas  reprendre  la  colline  à  Varhre  cette  nuit?  » 

En  bas.  dans  le  village,  la  foule  grandit  autour  des  canons, 
que  je  photographie  sur  toutes  leurs  faces.  Un  sous-olFicier 
écarte,  sans  que  je  lui  demande  quoi  que  ce  soit  d'ailleurs,  tous 
ceux  qui  peuvent  gêner  mon  objectif.  Quels  grands  enfants  ! 

J'avais  affaire  à  l'étal-major.  Je  pénètre  dans  la  salle  dune 
fandza.  De  nombreux  officiers  causaient,  consultaient  des 
cartes,  buvaient  du  thé.  Un  air  de  joie  détendait  les  visages... 
Je  me  mis  à  écrire. 

Un  pas  d'hommes,  au  seuil  de  la  porte,  me  fit  lever  la 
tête.  Escorté  de  deux  Russes,  la  main  droite  entourée  de 
linges,  un  Japonais  entra.  Ses  vêtements  de  drap  disparais- 
saient sous  un  pantalon  et  une  veste  khaki.  Il  pouvait  avoir 
un  mètre  soixante-cinq  ou  soixante-dix,  —  un  grand  Japonais. 
Ses  épaules  larges,  ses  mains  énormes,  son  port  cambré,  lui 
donnaient  un  air  de  lutteur,  d'athlète.  Les  yeux  étaient 
intelligents,  à  peine  bridés;  un  sourire  de  gêne  découvrait 
les  dents  blanches.  Il  salua  poliment,  enleva  son  képi,  se 
courba  à  plusieurs  reprises.  Les  officiers  le  contemplaient, 
tâtaient  du  doigt  ses  vêtements;  il  restait  impassible.  Un  ca- 
pitaine se  détourna  et  se  mit  a  parler,  russe  naturellement  : 
mes  regards  allèrent  dans  la  direction  et  je  remarquai  pour 
la  première  fois  un  individu  en  civil,  au  teint  maladif,  au 
nez  prononcé,  à  l'expression  sournoise  et  fausse.  Une  sorte 
de  hibou  malade,  jeté  dans  le  grand  jour.  C'était  l'interprète, 
un  métis  de  Polonais  et  de  Japonaise,  me  dit-on.  La  conver- 
sation s'engage.  On  pose  des  questions  au  grand  «  Jap  y»  : 
numéro  de  son  régiment,  de  sa  brigade,  etc.  Il  répond  poli- 
ment, d'une  voix  douce,  et  sort  de  sa  poche  un  petit  carré  de 


25G  LÀ    REVUE    DE    PARIS 

papier  comme  ils  en  ont  tous,    où  est  inscrit  son   nom,    son 
régiment  en  russe.  . 

L'interprète  traduit  d'une  voix  lasse. 

—  C'est  vrai  !  —  dit  à  plusieurs  reprises  l'olïîcier  qui  con- 
trôle et  vérifie. 

Et  le  Japonais  quitte  la  salle. 

Je  pars  bientôt  après.  J'arrive  tard  à  Moukden.  J'ai  très 
faim.  Je  vais  au  wagon-restaurant  des  officiers.  Je  suis  le 
premier  a  annoncer  la  prise  de  la  «  Sopka  PoulilofT».  Un 
officier  reste  sceptique.  Il  se  lève  et  me  dit  en  partant  : 

—  C'est  pour  compenser  la  perle  d'une  cinquantaine  de 
nos  canons,  ces  jours-ci. 

Nous  avons  perdu  cinquante  canons  1  en  voici  la  première 
nouvelle.  Ah!  décidément,  dénombrer  les  effectifs,  évaluer 
les  pertes,  les  canons  perdus,  j'y  renonce  I  Sur  un  front  de 
quatre-vingts  versles,  allez  donc  parcourir  toute  la  ligne, 
noter  le  nombre  des  blessés,  compter  les  pièces  prises  ! 

Le  canon  se  fait  entendre  durant  la  nuit. 

* 

Le  17  octobre,  journée  vide:  à  Moukden.  Le  canon  conti- 
nue au  loin. 

Le  18  octobre,  à  Taube,  je  vais  à  la  gare.  On  m'annonce 
la  reprise  de  la  station  Clia-Kho.  Pauvre  station  !  reprise  et 
perdue,  perdue  et  reprise,  elle  doit  être  dans  un  joli  état!  Et 
ce  point  n'est  qu'un  détail,  aussi  !  La  canonnade  cesse  dans 
la  matinée. 

Au  If)  octobre,  je  trouve  dans  mes  notes  :  «  Coups  de 
canon  espacés,  situation  stationnaire.  » 

Nuit  après  jour,  durant  une  semaine,  des  hommes  ont 
crevé  de  faim,  de  soif,  se  sont  fait  tuer  sans  un  murmure. 
Des  faiblesses  se  sont  sans  doute  produites,  des  retraites 
hâtives,  en  désordre,  des  paniques  même;  mais  cinquante 
mille  hommes  sont  hors  de  combat,  blessés  ou  tués,  et  quel- 
ques kilomètres  sont  gagnés  ou  perdus... 

Au  'i.o  octobre,  je  lis  :  «  Dormi  toute  la  journée,  calme 
plat  ».  La  bataille  du  Cha-Kho  est  finie... 

GEORGES    J)E    LA    SALLE 


LE  PASSÉ  VIVANT' 


XV 


Quelques  jours  après  le  bal  du  comte  Geschini,  Maurice  de 
Jonceuse  déjeunait  chez  M.  Corambert  avec  M.  de  Saffry. 

M.  Corambert  imposait,  non  seulement  par  lui-même, 
mais  aussi  par  ce  qui  l'entourait,  l'idée  d'une  fortune  solide. 
L'hôtel  qu'il  habitait  boulevard  de  Courcelles  était  bâti  de 
bonnes  pierres  bien  liées  entre  elles  et  dont  la  masse  respec- 
table ofl'rait  au  regard  de  hautes  et  larges  fenêtres  et  une 
porte  pesante.  Le  bouton  delà  sonnette  était  gros  et  fait  pour 
le  pouce.  Le  vantail  cédait  sous  la  poussée,  sans  résistance, 
mais  avec  une  sage  lenteur.  Au  dedans,  l'escalier  spacieux 
conduisait  à  de  vastes  salons  au  mobilier  cossu,  de  teinte 
sombre.  Les  fauteuils  étaient  lourds,  les  canapés  monumen- 
taux, les  cadres  des  tableaux  sculptés  en  plein  bois.  Dans  la 
salle  à  manger,  lambrissée  de  chêne,  les  buffets  et  lescrédences 
s'accordaient  avec  la  table,  oii  l'on  s'asseyait  sur  des  chaises 
trapues,  garnies  de  cuir  et  cloutées  d'or.  Le  linge  dont  on  se 
servait  était  empesé,  dur  et  cassant;  les  assiettes,  la  verrerie, 
massives.  L'argenterie  fatiguait  la  main.  Les  mets  étaient 
abondants  et  sains,  les  domestiques  qui  vous  les  présentaient 

I.  Voir  la  Revue  des  i5  décembre  igoi  et  i"  janvier  igoS. 

i5  Janvier  igoS.  3 


958  LA    UEVUE    DE    PARIS 

vigoureux.  M.  Gorambert  détestait  les  mines  pauvres  et  ché- 
tives.  Il  était  lui-même  jovial  et  corpulent.  11  aimait  aux  gens 
qui  l'approchaient  un  aspect  de  santé  et  de  bien-être.  Ce 
désir  s'étendait  jusqu'à  ses  amis,  mais,  comme  il  faut  dans  la 
vie  des  accommodements  et  des  concessions,  il  se  contentait 
que  ses  familiers,  à  défaut  de  supériorité  physique,  eussent 
celle  au  moins  d'être  sérieusement  riches.  Aussi  les  convives 
assis,  ce  matin-là,  à  la  table  de  M.  Gorambert  offraient-ils  cet 
air  de  tranquillité  que  confère  l'argent. 

En  efTel,  M.  Vernal  avait  trouvé  dans  les  blés  de  quoi  être 
sûr  de  son  lendemain  :  sa  récolte  était  faite  et  engrangée.  De 
même  M.  Archon,  —  les  aciers;  —  M.  Pallan,  —  les  char- 
bons; —  M.  Tollin,  —  les  cuirs,  —  étaient  des  gens  de  tout 
repos.  Gertes  M.  Gorambert  eût  préféré  que  son  ami  Pallan 
et  son  ami  Archon  n'eussent  point,  l'un,  la  figure  maigre  et 
tirée,  l'autre,  le  visage  apoplectique,  mais,  par  contre, 
MM.  Tollin  et  Vernal  le  satisfaisaient  complètement  parla  car- 
rure de  leurs  épaules  et  la  solidité  de  leurs  membres.  M.  Go- 
rambert souhaitait  qu'un  homme  fût  l'image  physique  de  son 
crédit  et  il  eût  voulu  Pallan  plus  gras  et  Archon  moins  con- 
gestionné, mais,  malgré  cela,  ils  avaient,  aussi  bien  que  les 
deux  autres  et  lui-même,  cet  aplomb  particulier  que  l'on  prend 
vile  à  être  riche  et  quand  le  présent  pour  vous  n'a  point  de 
soucis,  ni  l'avenir  d'inquiétude. 

Parmi  ces  puissants  personnages,  Maurice  de  Jonceuse 
n'était  pas  déplacé.  S'il  n'avait  pas  leur  autorité,  il  avait  déjà 
leur  assurance.  En  plein  combat  d'affaires,  il  portait  à  ses 
entreprises  une  activité  hardie.  On  sentait  en  lui  la  certitude 
de  réussir.  Millionnaire  futur,  il  goûtait  sans  hâte  et  sans 
envie,  dans  cette  société  de  hauts  parvenus,  le  plaisir  d'y  figu- 
rer d'avance  auprès  de  ceux  qu'il  égalerait  un  jour.  Ses 
débuts  lui  valaient  d'ailleurs  l'estime  et  la  considération  de 
ces  messieurs.  Autant  seconder  un  garçon  de  cette  espèce 
que  de  le  contrecarrer  inutilement.  G'étaitce  qu'avait  compris 
M.  Gorambert  :  aussi  recevait-il  souvent  M.  de  Jonceuse. 
M.  Gorambert  était  pour  le  jeune  homme  une  sorte  de  patron  : 
Maurice  lui  plaisait.  M.  Gorambert  n'était  pas  fâché  non  plus 
qu'un  gentilhomme  mît  la  main  à  la  pâte  :  cela  rehaussait  le 
métier. 


LE    PASSÉ    VIVANT  269 

La  présence  de  M.  de  Saffry  procurait  h  M.  Corambert  iin 
autre  genre  de  satisfaction  que  celle  de  M.  de  Jonceuse  : 
M.  deSafTry  avait  été  son  camarade  au  collège,  et  M.  de  Saffry 
représentait  pour  M.  Corambert  le  copain  malchanceux  et 
((  guignard)).  M.  Corambert  l'aidait,  mais  l'aidait  petitement.  Il 
l'avait  placé  dans  la  compagnie  d'assurances  dont  il  était  l'un 
des  administrateurs  et  il  n'était  pas  fâché  que  M.  de  Saffry 
n'y  eût  réussi  que  médiocrement.  Certes  il  n'eût  pas  souffert 
que  son  ami  Saffry  fût  tout  à  fait  mal  en  point:  il  se  serait 
cru  obligé  de  le  secourir  de  sa  bourse,  ce  qui  n'est  jamais 
agréable.  Mais  M.  de  Saffry  savait  vivre  el  avait  su  demeurer 
en  un  état  discret,  entre  le  malheur  et  la  prospérité.  Cela 
prouvait  à  M.  Corambert  que  ce  n'est  pas  tout  que  d'être 
gentilhomme  pour  tirer  son  épingle  du  jeu,  où  il  avait,  lui, 
tout  roturier  qu'il  fût,  assez  bien  fait  sa  pelote.  Et  il  fallait 
voir  quels  bons  sourires  d'encouragement  il  adressait,  au  bout 
de  la  table,  à  son  vieux  camarade  Saffry,  qui,  fluet  et  étriqué, 
maniait  péniblement  les  cristaux  Irop  taillés  et  les  argenteries 
trop  pesantes. 

Quant  à  M.  de  Saffry,  il  vouait  naïvement  une  grande 
reconnaissance  à  M.  Corambert  et  tenait  ces  déjeuners  pour 
une  faveur  insigne.  11  était  persuadé  qu'à  se  mêler  ainsi  aux 
amis  de  son  ami  Corambert,  il  lui  surviendrait  des  occasions 
avantageuses  à  ses  intérêts.  Il  est  vrai  qu'il  était  encore  à  les 
attendre  et  qu'en  attendant  il  végétait  de  broutilles,  dont  le 
maigre  profit  eût,  tout  au  plus,  suffi  à  un  M.  Corambert  pour 
payer  sa  dépense  de  cigares. 

Maurice  de  Jonceuse,  à  ces  déjeuners  où  il  le  rencontrait 
assez  fréquemment,  s'était  toujours  montré  fort  poli  avec 
M.  de  Saffry:  celui-ci  ne  l'intéressait  guère,  mais  tout  de 
même  ils  étaient  gens  du  même  monde,  et  cela  créait  entre 
eux  une  entente.  Cependant  M.  de  Saffry  fut  étonné,  ce  matin- 
là,  des  attentions  que  lui  témoignait  Maurice  de  Jonceuse. 
M.  de  Saffry  était  doux  et  simple  :  il  répondit  volontiers  à  ces 
avances.  Il  parlait  bas,  de  sa  voix  un  peu  hésitante,  quand 
M.  Corambert  interrompit  leur  conversation. 

—  Dites  donc,  Jonceuse,  y  a-t-il  longtemps  que  vous 
n'êtes  allé  à  Valnancé? Vous  savez,  là-bas,  chez  moi...  on  tra- 
vaille ferme.  Je  pourrai  m'y  installer  en  septembre.  Oh!   un 


260  LA    REVUE    DE    PARIS 

campement!  Il  y  aura  encore  beaucoup  à  faire.   Allez  voir 
ça.  Vous  m'en  direz  votre  avis. 

Et  M.  Corambert  donna  un  baiser  sonore  à  deux  de  ses 
gros  doigts  qu'il  avait  posés  sur  ses  lèvres. 

—  Certainement  I . . .  Du  reste,  moi  aussi,  je  fais  construire. . . 
Oui,  à  Nancé...  Oh!  un  pied-à- terre  !...  Avec  mon  auto,  j'y 
vais  de  Paris  en  une  heure  et  demie,  sans  me  presser. 

— ■  Vous  faites  bâtir  I...  Voyez  un  peu  quel  gaillard!...  Mes 
compliments,  mon  cher  Jonceuse.  Moi,  je  n'ai  eu  mon  hôtel 
ici  qu'à  cinquante  ans. 

Il  regarda  autour  de  lui  les  lambris  de  chêne,  les  crédences, 
les  buffets  ventrus,  puis  avala  une  bouchée  qui  lui  gonfla  les 
joues. 

—  J'ai  justement  loué  à  Nancé  pour  l'été,  —  disait  dou- 
cement M.  de  Saffry  à  Maurice  de  Jonceuse,  tandis  que 
M.  Corambert  rappelait  à  M.  Archon  et  a  M.  Tollin  son  achat 
de  terrain  au  boulevard  de  Courcelles  et  en  calculait  la  plus- 
value  ;  —  une  maisonnette  qui  appartient  à  un  de  vos  amis, 
je  crois,  M.  Charles  Lauvereau.  Si  j'étais  riche,  je  l'achèterais. 
J'aime  bien  ces  bicoques  de  province... 

—  Oui,  je  connais  la  maison  de  Lauvereau.  Elle  est  agréa- 
ble ;  mais  voyez-vous,  monsieur  de  Saffry,  je  préfère  malgré 
tout  les  habitations  neuves.  De  l'air,  du  jour  ! 

—  Pardieu,  c'est  ce  que  je  disais  dernièrement  à  votre 
oncle  Franois,  Jonceuse!  Oui,  c'est  très  beau  son  Valnancé, 
mais  ça  ne  tient  debout  qu'à  force  de  réparations  !  Tout  est 
à  refaire  chaque  année.  Tandis  que  chez  moi  !...  Et  puis,  pas 
de  calorifère,  pas  d'électricité...  Que  diable,  il  faut  être  de 
son  temps! 

Le  jeune  Léon  Corambert,  silencieux  et  distrait  depuis  le 
commencement  du  repas,  écoutait  son  père  avec  honte.  Le 
petit  ami  de  madame  de  Maurebois  ne  partageait  pas  en  archi- 
tecture les  idées  paternelles.  Sa  chambre  était  ornée  de  photo- 
graphies qui  représentaient  Versailles,  les  châteaux  de  la  Loire 
et  ceux  du  roi  de  Bavière.  A  son  piano,  il  jouait  du  Wagner 
et  du  Lully.  Il  avait  hâte  qu'on  se  levât  de  table  pour  aller 
rêver  à  son  aise.  Depuis  le  soir  du  bal  Ceschini,  oij,  pour  la 
première  fois,  sur  le  grand  canapé  de  lampas  rouge  aux  armes 
cardinalices,  il  avait  embrassé  madame  de  Maurebois,  il  vivait 


LE    PASSE    VIVANT 


261 


dans  une  sorte  d'hébétement  voluptueux.  M.  Corambert  avait 
remarqué  la  mueite  désapprobation  de  son  fils. 

—  Monsieur  mon  fils  pourra  en  penser  ce  qu'il  voudra, 
mon  château  aura  du  cachet  et  damera  le  pion  à  Valnancé. 
Tu  verras,  mon  vieux  Saffry,  et  c'est  toi  qui  feras  l'assurance 
contre  l'incendie  :  ce  sera  la  plus  belle  police  de  la  vie! 

On  passait  au  fumoir.  Le  jeune  Corambert  s'éclipsa,  suivi 
de  sa  mère,  — personne  effacée  et  vague,  qui  s'inquiétait  de  la 
mine  pâlie  et  de  l'air  distrait  de  son  fils.  — Les  cigares  allumés 
étaient  énormes.  Ils  convenaient  aux  vastes  fauteuils  oij  on  les 
fumait.  Maurice  de  Jonceuse  examinait  M.  de  Saffry  presque 
englouti  dans  le  sien  :  M.  de  Saffry  ne  ressemblait  guère  à  sa 
fille.  Soudain,  il  s'agita.  Discrètement  il  avait  consulté  sa 
montre.  11  avait  un  rendez-vous.  Comme  il  s'esquivait  sur  la 
pointe  des  pieds,  M.  Corambert  l'interpella  : 

—  Alors,  tu  files? 

M.  de  Saffry  fit  un  geste  d'embarras  et  d'excuse.  Tous  les 
regards  s'étaient  tournés  vers  lui.  M.  Vernal,  M.  Archon, 
M.  Tollin  et  M.  Pallan  considéraient  ce  petit  monsieur  chétif, 
à  la  barbe  blanche.  Il  était  celui  qui  n'a  pas  le  loisir  de 
digérer  en  paix,  qui  doit  travailler,  courir,  se  presser. 
M.  Corambert,  au  seuil  de  la  porte,  lui  lança  : 

—  Bonne  chance! 

Puis  il  ajouta,  quand  M.  de  Saffry  eut  disparu  : 

—  Ce  pauvre  Saffry,  il  est  alerte  comme  un  jeune  homme. 
Vous  parlez  aussi,  Jonceuse? 

—  Que  voulez-vous?  j'ai  ma  fortune  à  faire,  moi  ! 

On  rit.  Maurice  de  Jonceuse  était  debout,  les  doigts  dans 
sa  barbe  épaisse. 

—  Ah  I  farceur  !...  encore  quelque  femme  I...  Allons,  au 
revoir. 

M.  Archon  s'esclaffa.  Son  visage  empourpré  rougit  encore 
davantage  : 

—  Quel  gaillard  ! 

—  Ah!  il  ira  loin,  ce  Jonceuse!  —  déclara  M.  Pallan,  en 
serrant  ses  lèvres  minces. 

Devant  l'hôtel,  Maurice  de  Jonceuse  trouva  M.  de  Saffry 
arrêté  auprès  de  l'automobile  d'oii  le  chauffeur  Monnerod 
toisait  avec  mépris  les  coupés  confortables  de  M.  Tollin  et  de 


a62  LA     REVUE    DE    PARIS 

M.  Vernal.  M.  de  Safiry  contemplait  curieusement  la  lourde 
voiture  à  pétrole,  la  carrosserie  luisante  comme  une  carapace 
de  scarabée,  les  gros  yeux  cerclés  de  cuivre  de  ses  lanternes. 

—  Monsieur  de  Saffry,  voulez-vous  que  je  vous  mette 
quelque  part? 

M.  de  Saffry  hésitait.  Il  avait  rendez-vous  rue  Rougemont  : 
on  lui  avait  signalé  une  petite  assurance  à  Taire  là.  Il  crai- 
gnait de  déranger  M.  de  Jonceuse. 

—  Mais  pas  du  tout!...  On  va  vite  avec  ces  machines-là. 
Montez  donc,  cher  monsieur. 

M.  de  Saffry  hésitait  devant  l'engin  séduisant  et  redoutable. 
Que  dirait  sa  femme  quand  elle  saurait  son  imprudence  P  II 
éprouvait  un  mélange  de  crainte  et  de  curiosité.  Les  coussins 
de  cuir,  résistants  et  doux,  le  rassurèrent.  Soudain  le  moteur 
gronda.  Les  glaces  vibrèrent.  Une  secousse  puissante  et  molle 
renversa  M.  de  Saffry  en  arrière.  Étonné,  il  tirait  sa  petite 
barbe  blanche. 

Son  étonnement  était  bien  plus  grand  encore,  quand  il  des- 
cendit rue  Rougemont.  Durant  les  quinze  minutes  de  trajet, 
M.  de  Jonceuse  lui  avait  proposé  une  affaire  avantageuse  et 
il  avait  sollicité  la  permission  d'aller  présenter  ses  hom- 
mages à  madame  et  à  mademoiselle  de  Saffry,  avec  qui  il 
avait  eu  l'honneur  de  souper,  au  bal  du  comte  Geschini. 
M.  de  Saffry  y  avait  consenti... 

Un  mois  et  demi  après,  Maurice  de  Jonceuse  demandait  en 
mariage  Antoinette  de  Saffry. 

Ce  fut  pour  M.  de  Saffry  un  instant  mémorable.  Quelqu'un 
s'adressait  à  lui  pour  obtenir  quelque  chose  d'important,  qu'il 
pouvait  à  son  gré  accorder  ou  refuser.  Il  lui  fallait  décider  du 
sort  d'autrui  :  aussi  son  embarras  et  sa  confusion  furent-ils 
extrêmes,  et  il  s'excusa  presque  auprès  de  Maurice  de  Jon- 
ceuse d'une  autorité  à  laquelle  l'usage  obligeait  celui-ci  à 
recourir.  Pendant  les  trois  jours  de  réllexion  que  demanda 
la  jeune  iille,  Maurice  de  Jonceuse  vécut  la  gorge  sèche  et  la 
joue  en  feu.  Enfin  la  réponse  fut  favorable.  Quand  Maurice 
entra  dans  le  salon  des  Saffry,  Antoinette  était  assise  juste  sous 
le  portrait  de  La  Tour.  Elle  vint  à  Maurice  et  lui  tendit  la 
main.  De  joie,  M.  de  Saffry  embrassait  sa  femme.  Les  fiancés 


LE    PASSE    VIVANT 


263 


se  sourirent.  Lui  aurait  voulu  l'emporter  brusquement,  sans 
rien  dire,  en  un  vertige  de  liberté  et  de  vitesse,  dans  celte 
même  voiture  bourdonnante  et  comme  ailée  qui  l'avait  amené 
là  tout  à  rheure  et  qui  l'attendait,  en  bas,  dans  la  rue,  bru- 
tale, ibrle  et  rapide,  —  comme  son  désir  I 


XVI 


Le  soir  des  fiançailles  de  sa  fille,  M.  de  SalTry  s'endormit 
pour  la  première  fois  sans  souci  du  lendemain.  L'avenir  de 
son  enfant  était  assuré: — il  avait  ri  tout  bas,  en  sa  petite  barbe 
blanche,  du  jeu  de  mot  involontaire.  —  Il  éprouvait  dans  tout 
son  être  comme  une  détente  soudaine.  Maintenant,  il  pouvait 
vieillir,  mourir!  Il  n'appréhendait  presque  plus  les  infirmités 
et  les  maladies.  Il  n'était  plus  seulement  le  père  d'Antoinette 
de  SallVy,  il  était  aussi  le  père  de  madame  de  Jonceuse, 

Souvent  il  avait  songé  à  ce  que  deviendraient  après  lui  sa 
femme  et  sa  fille.  Mademoiselle  de  Saffry  y  pensait  également, 
et  cette  idée  lui  causait  une  sourde  angoisse. 

Mademoiselle  de  Sallry  avait  la  rare  qualité  de  savoir  être 
franche  à  l'égard  d'elle-même.  Elle  aimait  à  voir  clair  dans 
ses  sentiments.  Aussi  était-elle  forcée  de  se  reconnaître  une 
sorte  de  répugnance  instinctive  pour  le  travail.  C'était  un 
préjugé  héréditaire  qu'elle  tenait,  sans  doute,  d'une  longue 
lignée  d'aïeules  oisives  et  hautaines.  Le  travail  lui  apparais- 
sait comme  une  espèce  de  déchéance.  L'ouvrier,  le  marchand, 
l'employé  lui  étaient  secrètement  antipathiques,  ainsi  que  des 
gens  d'une  race  différente  de  la  sienne.  La  pensée  que  son 
père  travaillait  la  faisait  souffrir  d'autant  plus  que  cette  néces- 
sité le  rabassait  à  ses  yeux.  Elle  était  née  pour  l'oisiveté  et  la 
paresse,  pareille  à  cette  grand'mère  à  qui  elle  ressemblait,  et 
dont  le  peintre  La  Tour  avait  noué  si  délicatement  les  belles 
mains  l'une  à  l'autre,  dans  une  pose  de  repos  et  d'abandon. 

Le  mariage,  et  sinon  le  mariage  d'argent,  au  moins  le  ma- 
riage riche,  celui  qui  la  mettrait,  elle  et  les  siens,  à  l'abri  du 
besoin,  demeurait  donc  la  seule  ressource  de  mademoiselle  de 
Saffry.  Et  ce  fut  ainsi  qu'elle  accepta  d'épouser  Maurice  de 
Jonceuse. 


264  l'A    REVUE    DE    PARIS 

Elle  était  résolue,  pour  se  marier,  à  certaines  concessions. 
Plusieurs  fois  pourtant,  elle  s'était  refusée  à  en  consentir 
qui  l'eussent  avilie,  Maurice  de  Jonceuse,  lui,  ne  lui  déplai- 
sait pas.  Elle  l'avait  jugé  d'un  coup  d'œil  net  et  prompt.  Sa 
mère  lui  laisserait  un  jour  une  belle  fortune.  En  attendant,  il 
gagnait  de  l'argent,  ce  qui  faisait  de  lui  provisoirement  quel- 
qu'un de  la  sorte  de  gens  qu'elle  ne  prisait  point;  mais 
pourquoi  ne  se  faliguerait-il  pas  de  cette  vie  d'entreprise 
et  de  hasard?  Au  fond,  il  aimait  la  campagne,  la  terre. 
N'avait-il  pas  de  lui-même  acheté  de  quoi  bâtir  à  ^Nancé.>^ 
N'était-ce  pas  un  indice  précieux?  D'ailleurs  n'aurait-elle 
pas  quelque  pouvoir  sur  lui  ?  Mais  tout  cela  se  confondait, 
dans  l'esprit  de  mademoiselle  de  Saffry,  en  une  impression 
de  sécurité  et  se  mêlait  au  sentiment  d'accomplir  une  action 
utile,  et  pas  trop  désagréable. 

Elle  distinguait  d'ailleurs  fort  bien  les  motifs  de  la  conduite 
de  Maurice  de  Jonceuse  envers  elle.  Le  désir  qu'il  avait  de 
sa  personne  et  qu'elle  avait  deviné  à  son  premier  regard,  au 
bal  du  comte  Geschini,  éclatait  en  lui  avec  une  franchise 
presque  brutale.  Il  la  voulait  et,  pour  l'avoir,  il  l'épousait. 
Ce  désir  brusque,  violent,  tout  en  l'offusquant  un  peu,  ne 
l'offensait  pas.  Elle  s'y  soumettrait  loyalement.  Elle  lui  don- 
nerait la  part  d'elle-même  qu'il  souhaitait.  Il  n'aurait  pas  à 
compter  sur  plus  ni  à  exiger  davantage.  C'était  entre  eux  un 
échange.  Elle  offrait  sa  beauté,  sa  grâce.  Par  contre,  il  assu- 
rait son  bien-être,  son  luxe.  De  là,  pouvaient  naître  l'amitié, 
l'estime.  Et  elle  se  conservait  le  droit  d'aimer... 

Sous  son  apparence  de  raison  et  de  logique,  Antoinette  de 
SafTry  était  romanesque.  Ce  romanesque  était  d'autant  plus 
fort  en  elle  qu'il  ne  lui  venait  ni  d'éducation  ni  de  lectures, 
mais  d'elle-même.  Il  lui  était  propre.  Peut-être  lui  arrivait-il 
de  plus  loin,  de  plus  profond,  mais  la  source  en  était  cachée. 
Il  s'était  alimenté,  en  silence,  de  ses  rêveries.  Il  était  la  dignité 
de  sa  pensée  et  le  secret  de  son  cœur. 

Elle  savait  vaguement  et  obscurément  qu'elle  aimerait. 
Que  lui  demanderait  l'amour?  Quelle  folie?  Quel  sacrifice? 
Serait-ce  sa  jeunesse,  son  repos,  sa  vie?  Entrerait-il  dans  son 
existence  mystérieusement,  doucement,  insensiblement,  parles 
chemins  de  l'amitié  ou  les  brèches  de  la  passion  ?  Elle  l'igno- 


LE    PASSÉ    VIVANT  265 

rait.  Elle  attendrait  l'inévitable,  comme  l'aïeule  du  portrait  à 
qui  elle  ressemblait,  les  mains  oisives  et  nouées. 

Celte  sorte  de  pressentiment  amoureux,  elle  le  gardait  au 
fond  d'elle-même  et  n'en  avait  jamais  avoué  rien  à  per- 
sonne, même  à  madame  deRaumont  sa  confidente  habituelle. 
Madame  de  Saiïry  avait  été  en  pension  avec  madame  de  Rau- 
mont,  mais  elle  ne  parlait  jamais  de  son  amie  sans  un  peu 
d'amertume.  Le  scandale  de  la  liaison  de  madame  de  Raumont 
avec  le  comte  Cescliini  revenait  souvent  dans  les  conversations 
de  madame  de  Saffry,  qui,  malgré  ses  efforts  pour  n'en  rien 
montrer,  conservait  une  espèce  d'irritation  bourgeoise  contre 
l'irrégularité  hautaine  d'une  conduite  dont  Antoinette  au 
contraire  admirait  l'orgueilleux  dédain.  Durant  les  trois  jours 
de  réflexion  qu'elle  prit  avant  de  répondre  à  M.  de  Jonceuse, 
madame  de  Raumont  fut  la  seule  personne  qu'elle  consulta. 

Quand  mademoiselle  de  Saffry  eut  parlé,  madame  de  Rau- 
mont lui  dit  : 

—  Ma  chérie,  ce  M.  de  Jonceuse,  l'aimez-vous  ? 
Mademoiselle  de  Saffry  baissa  la  tête. 

—  Alors,  pourquoi  n'épousez- vous  pas  plutôt  tout  simple- 
ment M.  Unterwald?  Votre  mère  prétend  qu'il  vous  adore  et 
qu'elle  n'aurait  qu'un  mot  à  lui  dire.  11  est  vraiment  riche,  lui  ! 

—  Mais,  chère  madame,  ce  ne  serait  pas  moi  que  M.  Un- 
terwald épouserait,  ce  serait  notre  La  Tour...  Maman  se 
trompe:  c'est  d'un  tableau  qu'il  est  amoureux,  et  pas  de  moi. 
11  m'accepterait  peut-être  bien  aussi  par-dessus  le  marché.  Ma 
présence  chez  lui  le  rassurerait.  Il  a  peur  des  gens  dont  il 
possède  l'effigie;  ces  portraits  de  magistrats,  de  militaires, 
d'abbés,  l'intimident  :  alors,  il  pense  que,  s'il  introduisait 
parmi  eux  quelqu'un  de  leur  race,  ils  lui  feraient  meilleure 
figure...  Je  préfère  encore  M.  de  Jonceuse,  et  puis  je  crois 
que  je  ne  lui  déplais  pas... 

Elle  rougit  légèrement. 

—  C'est  bien  cela  !  Les  femmes  sont  toutes  les  mêmes.  Le 
désir  d'un  homme  les  flatte  toujours...  Allons,  épousez  ce 
Jonceuse.  Il  a  de  la  chance!  vous  êtes  délicieuse,  ma  petite. 

Antoinette  de  Saffry  s'était  levée  : 

—  Ne  vous  moquez  pas  de  moi,  chère  madame!  Papa  est 
si  content  I 


266  LA    REVUE    DE    PARIS 

Les  glaces  du  petit  boudoir  la  reflétaient  en  images  diverses 
et  pareilles.  Madame  de  Raumont  la  regardait  qui  boutonnait 
sa  jaquette  et  ses  gants  comme  si,  sur  la  véritable  Antoinette, 
elle  eût  façonné  celle  qu'elle  voulait  bien  livrer  à  la  rue,  aux 
passants,  à  la  vie... 

Quand  elle  fut  partie,  madame  de  Raumont  demeura  un 
instant  pensive,  puis  elle  rouvrit  le  livre  qu'elle  lisait,  tourna 
quelques  pages,  le  reposa  sur  ses  genoux. 

—  Ce  pauvre  M.  de  Jonceuse  !  —  murmura-t-elle  en  ho- 
chant la  tête. 

Et  elle  continua  sa  lecture. 

Le  lendemain  du  jour  oii  Maurice  de  Jonceuse  eut  reçu  la 
réponse  favorable  de  mademoiselle  de  Saflry,  son  automobile 
s'arrêta,  dans  l'après-midi,  h  la  haute  grille  du  château  de  Val- 
nancé.  Une  heure  après,  Maurice  de  Jonceuse  remontait  dans 
sa  voiture  ronflante.  Avant  de  reprendre  le  chemin  de  Paris, 
il  fit  un  détour  par  le  Bas-Nancé.  La  vieille  maison  qui 
occupait  une  partie  du  terrain  qu'il  avait  acheté  récemment 
était  déjà  aux  trois  quarts  démolie  pour  faire  place  au  cottage 
projeté.  Il  faudrait  écrire  tout  de  suite  à  l'architecte  à  propos 
de  certaines  modifications  à  apporter  au  plan  convenu...  La 
machine  repartit.  Dans  une  lueur  de  désir,  Maurice  vit  l'image 
de  mademoiselle  de  Saflry.  Elle  serait  à  luil  L'auto  fila  sur 
la  route  droite  son  train  de  bêle  souple  et  rapide... 

M.  de  Franois,  en  revenant  de  sa  promenade  favorite  aux 
bâtisses  de  M.  Gorambert,  trouv^a  sa  sœur  très  agitée.  Il  était, 
lui,  d'une  humeur  à  plaisanter:  la  laideur  des  constructions 
de  M.  Gorambert  dépassait  son  attente  et,  durant  le  dîner, 
il  ne  cessa  de  s'égayer  à  ce  sujet.  Ge  fut  en  sortant  de  table 
que  madame  de  Jonceuse  lui  annonça  le  mariage  de  son  fils 
avec  mademoiselle  de  Saffry. 

M.  de  Franois  accueillit  bien  la  nouvelle. 

—  Ton  fils  est  moins  sot  que  je  ne  l'aurais  cru.  Ges  Saffry 
sont  de  bonne  famille.  La  fille  est  jolie,  dis-tu?  Ah!  ces  gens 
d'affaires  ont  de  la  chance,  ils  peuvent  se  passer  leurs  fantai- 
sies :  Gorambert,  un  château;  Maurice,  une  femme... 

Il  n'acheva  pas  sa  phrase.  Il  songeait  à  Jean.  L'échec  de  la 
combinaison  Watson  l'irritait.  Il  mordilla  sa  moustache  blanche. 


LE    PASSÉ    VIVANT  267 

—  Certes,  Maurice  gagne  de  l'argent. . .  Il  travaille  d'arrache- 
pied,  le  pauvre  garçon... 

Madame  de  Jonceuse  s'embarrassait,  elle  serrait  plus  étroi- 
tement autour  d'elle  sa  pelisse  fourrée;  puis,  écarlate,  comme 
si  les  braises  de  sa  chaufferette  lui  eussent  monté  aux  joues, 
elle  se  décida  : 

—  Malgré  cela,  je  voudrais  lui  donner...  tu  comprends... 
oh  I  je  ne  lui  ai  rien  promis  et  il  ne  m'a  rien  demandé  !... 
je  voulais  t'en  parler...  une  petite  dot. 

M.  de  Franois,  goguenard  et  indulgent,  la  laissait  aller, 
balbutiante  et  troublée.  Au  mot  «  dot  »,  il  se  mit  à  rire,  d'un 
court  rire,  sec  et  forcé. 

—  Une  dotl...  Tu  veux  doter  ton  fils?...  Mais,  ma  bonne 
Félicie,  tu  es  folle  !  Oui,  folle,  folle,  permets-moi  de  te  le  dire... 
Le  doter!...  mais  ici,  comment  ferions-nous?  Tout  devient 
de  plus  en  plus  cher.  Les  impôts  augmentent...  Et  ce  n'est  que 
le  commencement  ! . . .  Tu  ne  lis  donc  pas  les  journaux?  Je  vais 
peut-être  me  voir  obligé  de  supprimer  un  jardinier.  L'année 
prochaine,  il  va  falloir  nettoyer  la  pièce  d'eau...  Et  les  autres 
réparations  indispensables...  Tu  veux  donc  que  Valnancé 
tombe  en  ruine?  Nous  avons  juste  de  quoi  l'entretenir  à  peu 
près,  et  tu  penses...  Non  !  tu  es  folle!... 

M.  de  Franois  ne  riait  plus.  11  était  rouge,  lui  aussi,  mais 
de  colère  et  de  surprise.  Il  se  sentait  atteint  dans  son  souci 
le  plus  cher.  Madame  de  Jonceuse  baissait  la  tête,  comme  si 
le  plafond  allait  lui  crouler  sur  les  épaules.  Cependant,  M.  de 
Franois  s'était  ressaisi.  Il  continuait,  d'un  ton  d'ironie  et  de 
persiflage,  mi-sérieux,  mi-narquois  : 

—  Doter  Maurice!...  mais  il  n'en  a  pas  besoin...  et  puis  il 
ne  voudrait  pas...  Allons  donc  I  lui,  un  fils  de  ses  œuvres, 
un  laborieux,  un  moderne  ! 

Il  s'arrêta. 

—  Réfléchis  un  peu,  Félicie,  et  tu  reconnaîtras  toi-même 
que  ce  n'est  ni  utile  ni  raisonnable...  D'ailleurs,  il  n'y 
songe  pas,  Maurice,  à  une  dotl  Pardieu,  il  est  fier,  ce  garçon; 
c'est  un  caractère.  Tu  sais,  je  l'aime  beaucoup,  au  fond...  Je 
regrette  de  ne  pas  l'avoir  vu  aujourd'hui.  Je  lui  écrirai  mon 
compliment...  Je  vais  l'inviter  a  venir  passer  à  Valnancé  un 
mois,   après    son   mariage,   avec    sa   femme.   Il    sera   comme 


LA    BEVUE    DE    PARIS 


chez  lui...  Allons,  es-tu  contente,  vieille  bête?...  Et  main- 
tenant, au  lit!...  c€s  questions  d'intérêt  me  vident  la  tête. 

Madame  de  Jonceuse  ne  répondait  pas.  Elle  sentait,  mieux 
que  d'ordinaire,  la  dureté  de  l'esclavage  où  elle  vivait  depuis 
des  années,  sous  la  main  pesante  de  son  redoutable  frère. 
Elle  comprenait  que  c'en  était  fait  à  jamais  de  sa  liberté  et 
que  la  mort  seule  la  délivrerait.  Pelotonnée  en  boule  dans  sa 
fourrure,  elle  y  pensait  avec  terreur,  Valnancé  était  déjà  un 
séjour  assez  dangereux  :  que  serait-ce  si  l'on  cessait  de  surveiller 
les  fissures  des  murailles  et  les  fentes  des  fenêtres?  Et  madame 
de  Jonceuse  entendait  siffler  autour  d'elle  des  vents  coulis 
imaginaires.  Ils  annonçaient  la  toux  qui  râpe  la  gorge,  la 
bronchite  qui  oppresse,  la  pneumonie  qui  étouffe...  Qu'im- 
portait à  Maurice  cet  argent,  dont,  du  reste,  il  n'avait  pas 
besoin?...  D'ailleurs,  n'était-il  pas  son  seul  héritier,  et,  un 
jour?...  Alors  M.  de  Franois  aurait'beau  faire,  cet  argent  lui 
échapperait.  Ahl  il  serait  bien  attrapé...  Elle  toussa.  Sou- 
dain, l'indépendance  de  la  tombe  lui  parut  moins  désirable. 
Il  valait  mieux  subir  la  tyrannie  de  son  frère  qu'en  être 
affranchie  de  cette  funèbre  façon...  Elle  toussa  encore. 
Mourir!  Pourquoi  ne  survivrait-elle  pas,  elle,  à  M.  de  Franois? 
Certes,  elle  était  délicate,  mais  lui-même  n'était-il  pas  d'une 
santé  précaire,  que  soutenait  seul  un  régime  rigoureux  auquel 
il  manquait  trop  souvent?  Elle,  au  moins,  elle  se  soignait... 
Et,  de  ses  petites  mains  furlives  et  grasses,  elle  puisa  dans  sa 
bonbonnière  une  pastille  calmante  qu'elle  glissa  dans  sa  bou- 
che, tandis  que  M,  de  Franois  se  promenait  de  long  en  large 
devant  elle  dans  le  salon. 

M.  de  Franois  pensait  à  son  fds  Jean.  Le  mariage  de 
Maurice  le  forcerait  à  revenir  d'Italie  et  supprimerait  désor- 
mais les  séjours  à  Paris.  La  solitude  de  Valnancé  porterait 
Jean  à  la  réflexion.  Il  y  avait  de  par  le  monde  d'autres 
Watson.  M.  de  Franois  ne  se  tenait  pas  pour  battu.  Si  Jean 
se  montrait  intraitable,  il  saurait  aviser,  lui,  et,  du  coin  de 
l'œil,  il  regardait  madame  de  Jonceuse  qui,  avec  une  longue 
aiguille  à  tricoter,  remuait,  sous  la  cendre,  les  braises  rouges  de 
la  chaufferette,  —  cette  chaufferette  que  M.  de  Franois  détestait 
et   qui   finirait,  certainement,  par  mettre  le  feu  à  Valnancé! 


LE    PASSÉ    VIVANT  269 


XVII 

Quelques  jours  avant  la  cérémonie  du  mariage,  les  SafTry 
vinrent  déjeuner  à  Valnancé  avec  Maurice  de  Jonceuse  et 
Lauvereau,  M.  de  Franois  fut  charmant.  Après  le  déjeuner, 
on  se  promena  dans  les  jardins.  Quoiqu'on  fût  au  commen- 
cement de  juillet,  la  chaleur  était  supportable.  Maurice  de 
Jonceuse  et  sa  fiancée  marchaient  devant,  suivis  par  Jean  de 
Franois  qui  avait  ralenti  le  pas  pour  se  régler  sur  celui  de 
madame  de  Jonceuse.  M.  de  Franois  causait  avec  M.  de 
Saffry.  Madame  de  Saffry  et  Lauvereau  s'arrêtèrent  au  bout 
de  la  charmille.  Par  les  interstices  des  feuilles,  on  aperce- 
vait le  château.  Sa  façade  rose  et  jaune,  au  soleil,  semblait 
d'une  matière  précieuse.  Madame  de  Saffry  soupira... 

Son  futur  gendre  l'agaçait  un  peu.  Le  désir  violent,  mal 
contenu,  qu'il  montrait  de  sa  fille,  offusquait  madame  de 
Saffry  malgré  elle.  De  plus,  une  certaine  brusquerie  dans 
ses  allures  et  ses  propos  déconcertait  la  grosse  femme.  Pour- 
quoi Antoinette  n'épousait-elle  pas  quelqu'un  dans  le  genre 
de  Jean  de  Franois,  si  doux,  si  discret  !  Et  puis,  ce  Valnancé, 
n'était-ce  point  là  la  demeure  qui  eût  convenu  à  la  beauté  de 
sa  fille?  Le  porti-ait  de  La  Tour  y  eût  été  à  sa  place,  parmi 
les  boiseries  et  les  meubles  anciens.  Elle  le  dit  à  Lauvereau. 

—  Vous  avez  tort,  chère  madame  :  Jonceuse  est  un  parfait 
honnête  homme,  et  il  rendra  voire  fille  heureuse. 

11  avait  répondu  avec  d'autant  plus  de  vivacité  qu'il  venait 
d'avoir  la  même  pensée,  et  il  ajouta  : 

—  D'ailleurs,  Jean  de  Franois  aussi  est  un  charmant 
garçon . 

11  se  retourna.  Jean  venait  à  eux.  Lauvereau  remarqua  ses 
yeux  cernés  et  son  air  triste.  Ce  voyage  d'Italie  n'avait  pas, 
comme  il  l'espérait^  dissipé  la  mélancolie  de  son  ami,  et  s'était 
terminé  sur  une  impression  pénible.  Lauvereau  se  souvenait 
du  cloître  de  Passignano  et  de  la  pâleur  et  du  trouble  de 
Jean,  devant  l'épitaphe  du  Franois  tué  à  la  guerre  et  qui 
portait  les  mêmes  noms  que  lui.   Quelle  malencontreuse  idée 


270  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  lui  avoir  signalé  cette  coïncidence  !  Jean  n'était  que  trop 
enclin  à  croire  aux  présages,  aux  pressentiments.  La  solitude 
où  il  allait  de  nouveau  vivre  à  Valnancé  ne  lui  vaudrait  rien. 

Tous  trois  avaient  rejoint  Maurice  de  Jonceuse  et  made- 
moiselle de  Saffry,  qui  sourit  doucement  à  Jean  de  Franois. 

Elle  lui  avait  témoigné  beaucoup  de  sympathie  lorsque, 
dès  son  retour  de  voyage,  il  avait  accompagné  son  cousin 
pour  lui  faire  son  compliment  et  présenter  ses  hommages  k 
sa  prochaine  cousine.  Il  lui  plut  aussitôt.  Pourquoi  Mau- 
rice parlait-il  au  jeune  homme  sur  ce  ton  de  protection  un 
peu  rude  et  d'amitié  un  peu  dédaigneuse  1^  Evidemment,  pour 
Maurice  de  Jonceuse,  Jean  de  Franois  était  quelqu'un  qui  ne 
comptait  guère.  Du  reste,  taciturne,  distrait,  timide,  il  ne 
faisait  rien  pour  attirer  l'attention.  Il  ne  prétendait  pas  à 
intéresser. . . 

Comme  on  sortait  de  la  charmille,  Valnancé  apparut  dans 
toute  sa  gloire. 

— -  Quel  bel  endroit  pour  être  heureux  I 

Mademoiselle  de  SalTry  rougit  légèrement  de  ce  qu'elle 
venait  de  dire.  Maurice  de  Jonceuse  Favait  pris  sans  doute 
pour  un  acquiescement  à  ses  vœux,  car  elle  sentit  son  regard 
peser  sur  elle  avec  la  force  du  désir  et  la  certitude  tranquille 
de  la  possession.  Et  elle  vit  son  ombre  étendue  h  ses  pieds, 
comme  si  elle  eût  été  déjà  couchée  là,  sur  le  sable  chaud... 

Ce  fut  ce  même  regard  que  Jean,  le  jour  du  mariage, 
retrouva  à  Maurice,  jusqu'à  l'impudeur.  La  cérémonie  fut 
simple  :  Maurice  détestait  les  exhibitions  mondaines.  Madame 
de  Jonceuse  et  M.  de  Franois,  arrivés  l'avant-veille  au 
soir,  étaient  descendus  chez  le  comte  Ceschini.  M.  de  Fra- 
nois tenait  à  donner  celte  preuve  d'amitié  à  son  vieil  ami 
Ceschini.  Ils  s'écrivaient  depuis  de  longues  années,  le  comte 
Ceschini  ne  s'absentant  pas  de  Paris  et  M.  de  Franois  n'y 
venant  jamais.  M.  de  Franois  ne  voulait  pas  que  le  comte 
pût  croire  qu'il  lui  gardait  rancune  au  sujet  de  miss  Watson. 

Le  mariage  de  son  neveu  achevé,  M.  de  Franois  profita  de 
la  fin  de  sa  journée  pour  faire  certaines  courses  qu'il  méditait. 
La  voilure  mise  à  sa  disposition  par  le  comte  Ceschini  ne  le 
conduisit  ni  chez  quelques  anciens  amis,   ni  aux  cercles  dont 


LE    PASSE    VIVANT  27I 

il  continuait  de  loin  à  faire  partie,  mais  simplement  à  travers 
les  rues.  11  parcourut  ainsi  divers  quartiers  et  poussa  sa  pro- 
menade jusqu'aux  plus  populaires,  ceux  dont  le  nom  retentit 
aux  oreilles  avec  un  bruit  de  tocsin  et  d'émeute  :  la  Bastille, 
Saint-Antoine,  Charonne,  Belleville...  M.  de  Franois  dési- 
rait observer  par  lui-même  l'état  de  Paris.  A  mesure,  il  se 
déridait.  Tout  était  dans  l'ordre  accoutumé;  que  disaient  donc 
les  journaux?  La  Révolution  prochaine  semblait  dormir  au 
soleil,  béate  et  engourdie.  Le  pavé  n'avait  pas  l'air  de  vouloir 
si  tôt  se  lever  en  barricades.  Le  pétrole  n'enduisait  pas  encore 
les  maisons.  Paris  travaillait,  allait,  venait,  riait.  Son  cœur 
battait  régulièrement.  Le  pouls  de  ses  faubourgs  ne  marquait 
aucune  fièvre.  Satisfait  et  rassuré,  M.  de  Franois  s'égaya. 
Décidément,  il  ne  verrait  pas  encore,  derrière  la  grille  de  Val- 
nancé,  les  visages  révolutionnaires  I  Et,  doucement  allongé 
dans  sa  voiture,  il  ferma  les  yeux  pour  un  de  ces  petits  som- 
meils auxquels  il  était  enclin  et  d'oij  madame  de  Jonceuse  ne 
manquait  jamais  de  le  réveiller  mal  à  propos. 

La  semaine  qui  suivit  le  mariage  de  leur  fille,  M.  et  ma- 
dame de  Saffry  s'installèrent  pour  l'été  à  Nancé,  dans  la  petite 
maison  de  Lauvereau.  M.  de  Saffry  devait  surveiller  les  travaux 
du  cottage  qu'y  faisait  bâtir  leur  gendre  ;  à  Paris,  Lauvereau 
avait  promis  à  Maurice  de  s'occuper  des  aménagements  de  son 
nouveau  logis,  avenue  Henri-Martin.  Les  jeunes  mariés  revien- 
draient à  la  fin  de  septembre  de  leur  voyage  de  noces.  Ils 
étaient  en  Angleterre  on  Maurice  avait  des  intérêts  et  oii 
M.  Corambert  l'avait  chargé  de  plusieurs  négociations  consi- 
dérables. 

Antoinette  de  Jonceuse  ne  rapporta  de  son  voyage  ni  sur- 
prise, ni  désillusion.  Son  mari  était  exactement  ce  qu'elle 
avait  jugé  qu'il  serait.  En  s'épousant,  ils  avaient  eu  chacun 
son  but  et  fait  chacun  ses  réserves.  Ce  qu'ils  associaient 
d'eux-mêmes  leur  suffisait  et  ils  ne  cherchèrent  ni  l'un  ni 
l'autre  à  en  augmenter  là  mise.  Leur  jeu  était  loyal  et  limité. 
Elle  acceptait  le  goût  violent,  sensuel,  ardent,  qu'il  montrait 
pour  elle,  et  lui  se  contentait  de  la  complaisance,  de  l'estime 
et  de  la  camaraderie  qu'elle  lui  marquait.  Ce  qu'ils  échan- 
geaient l'un   de  l'autre  les  satisfaisait  réciproquement  et  leur 


272  LA    REVUE    DE    PARIS 

existence  s'organisa  sur  ces  données  solides,  durables  et 
logiques.  Lorsque,  à  son  retour  d'Angleterre,  M.  et  madame  de 
Safliy  interrogèrent  leurfdle  sur  elle-même,  elle  leur  répondit 
que  son  mari  était  parfait  pour  elle  et  qu'ils  vivaient  en  excel- 
lent accord. 

Cette  réponse  de  sa  fille  modifia  le  sentiment  de  madame 
de  Saffry  envers  son  gendre.  D'ailleurs  l'empressement  du 
mari  ne  l'irritait  pas  comme  l'avait  irritée  obscurément  la 
hâte  du  fiancé.  Quant  à  M.  de  Saflry,  il  ne  cessait  de  vanter 
la  conduite  délicate  de  Maurice.  Déjà,  avant  le  mariage, 
M.  de  Safiry  avait  éprouvé  ce  qu'avait  d'efiicace  une  inter- 
vention de  M.  de  Jonceuse,  et  il  eut  ensuite  de  quoi  s'en 
apercevoir  mieux  encore,  car  Jonceuse  ne  négligeait  aucune 
occasion  d'être  utile  à  son  beau-père.  M.  de  SafTry,  tout 
ragaillardi  de  cet  appui  discret  et  puissant,  raconta  à  sa  fille 
les  bons  procédés  de  Maurice.  Antoinette  en  remercia  son 
mari.  Il  avoua  qu'il  n'avait  aucun  mérite  à  agir  ainsi.  Ce 
n'était  pour  lui  qu'un  moyen  de  contrôler  la  valeur  de  son 
influence  par  le  prix  que  l'on  donnait  à  sa  recommandation. 

Ce  fut  une  des  rares  fois  oii  M.  de  Jonceuse  fit  allusion 
devant  sa  femme  à  ce  qui  formait  toute  une  part  de  sa  vie. 
Jamais  il  ne  lui  parlait  de  ses  affaires.  Quelquefois  la  sonne- 
rie tardive  ou  nocturne  du  téléphone  la  faisait  tressaillir. 
M.  de  Jonceuse  allait  à  l'appareil.  Des  voix  diverses,  lointaines 
lui  chuchotaient  sans  doute  un  renseignement,  lui  commu- 
niquaient une  nouvelle,  lui  demandaient  un  ordre.  Il  répon- 
dait, et  sa  femme  comprenait  qu'il  surveillait  des  combinai- 
sons engagées,  commandait  a  des  gens  inconnus  d'elle,  réglait 
des  choses  qui  lui  demeureraient  toujours  étrangères  et  dont 
elle  ne  saurait  jamais  que  cette  sonnerie  argentine,  péremp- 
toire,  à  laquelle  elle  ne  pouvait  s'habituer  et  qu'elle  aimait  à 
oublier  dans  le  vieux  salon  de  ses  parents,  rue  de  Lubeck,  oii 
elle  allait,  presque  chaque  jour,  s'asseoir  sous  le  portrait  de 
La  Tour,  aux  mains  paresseuses,  aux  mains  oisives  et  nouées. 

—  Voulez-vous  venir  demain  à  Valnancé.»^  —  dit  un  soir, 
en  dînant,  Maurice  de  Jonceuse  à  sa  femme.  —  Nous  n'avons 
pas  encore  essayé  ma  nouvelle  automobile,  et  nous  verrons 
un  peu  où  en  sont  les  ouvriers.  J'aimerais  bien  que  la  maison 


LE    PASSÉ    VIVANT  2-j'S 

soit  finie  pour  l'étc  prochain.   J'aurai  alors   besoin  d'un  peu 
de  repos,  car  je  crois  que  l'hiver  sera  dur. 

Depuis  une  semaine,  il  n'était  guère  sorti  de  son  cabinet, 
où  il  travaillait  avec  acharnement.  En  parlant,  il  caressait 
sa  barbe  épaisse.  Ses  épaules  robusles  firent  le  mouvement 
de  soulever  un  fardeau,  puis  il  sourit  et  coupa  sur  son 
assiette  une  large  tranche  de  viande. 

—  Nous  partirons  à  onze  heures,  si  cela  vous  convient, 

Antoinette  de  Jonceuse  ajustait  sur  son  visage  le  masque 
de  soie  noire.  Elle  en  portait  un  aussi  en  entrant  à  ce  bal 
du  comte  Ceschini  oij  elle  avait  rencontré  pour  la  première 
fois  Maurice.  Tout  cela  lui  semblait  déjà  lointain...  Jean  de 
Franois  avait,  comme  elle,  choisi  pour  cette  fêle,  le  costume 
de  Venise...  Elle  n'avait  guère  revu  son  cousin  depuis  son 
mariage.  Maurice  l'avait  invité  à  dîner,  mais  il  s'était  excusé... 
Un  coup  de  trompe  brusque  et  rauque  la  tira  de  sa  rêverie. 
L'auto  filait  rapide  et  presque  silencieuse.  On  était  hors  de 
Paris.  G^était  une  belle  journée  de  mi-novembre.  A  l'air 
vif,  le  dos  du  chaufleur  courbait  sa  masse  fauve.  A  côté  de 
lui,  Maurice  de  Jonceuse  se  penchait.  Parfois,  un  bout  de  sa 
barbe  noire  s'envolait  dans  le  vent...  Pourquoi  donc  Jean  de 
Franois  élait-il  entièrement  rasé?...  Elle  se  rappela  que  Lauve- 
reau  lui  avait  raconté  que  c'était  justement  pour  le  bal  Ceschini 
que  Jean  de  Franois  avait  coupé  ses  longues  moustaches  blondes. 

Soudain  son  mari,  se  tournant  vers  elle  : 

—  Voulez-vous  que  nous  poussions  une  pointe  en  forêt 
avant  d'aller  à  Valnancé?  Nous  avons  le  temps. 

Sous  le  masque  noir,  elle  fit  signe  que  oui.  L'auto  passa 
devant  la  grille  du  château,  qui  ne  fut,  dans  la  vitesse,  qu'une 
molle  dentelle  blanche,  sur  le  fard  de  la  façade  aux  briques 
roses.  La  route  monta  une  côte.  La  pente  inverse  précipita 
la  machine  vers  un  fond  d'arbres.  La  forêt  était  admirable, 
à  ce  moment.  Les  feuilles  d'or  tombaient  sur  les  mousses 
vertes.  Un  bois  de  pins  d'Ecosse  dressa  ses  troncs  écailleux. 
Parfois  Maurice  indiquait  un  arbre,  une  percée,  un  sentier. 
Elle  s'inclinait  un  peu  en  avant  pour  mieux  entendre  sa  voix. 
La  vue  de  la  nature  les  unissait  dans  un  goût  commun. 
Un  paysage  les  rapprochait  l'un   de  l'autre.   Les   meilleures 

i5  Janvier  igo5.  4 


2-74  ^^    REVUE    DE    PAUIS 

minutes  de  leur  voyage  d'Angleterre  avaient  été  leur  admira- 
tion partagée  d'un  même  site.  De  son  doigt,  elle  toucha 
l'épaule  de  son  mari.  Elle  lui  montrait,  dans  un  creux,  une 
mare  luisante.  Des  joncs  pointaient  hors  de  l'eau.  Maurice 
baisa  la  main  gantée... 

Madame  de  Jonceuse  reçut  son  fils  et  sa  belle-fille,  au  coin 
de  la  cheminée  où  se  consumait  un  maigre  feu.  Madame  de 
Jonceuse  avait  déjà  commencé  son  hivernage,  installé  son 
paravent  et  rallumé  ses  chaufferettes.  Elle  se  plaignait  de  ne 
pouvoir  parvenir  à  se  réchauffer  et  elle  tendait  k  la  flamme 
intermittente  ses  petites  mains  grasses  et  gourdes. 

—  Mais,  si  vous  avez  froid,  ma  chère  mère,  pourquoi  ne  vous 
faites-vous  pas  une  vraie  flambée .►*...  Attendez,  vous  allez  voiri 

Dans  le  coffre  à  bois  entr'ouvert,  Antoinette  avait  pris  un 
lagot  de  menues  branches.  A  genoux,  elle  ravivait  les  braises, 
rapprochait  les  tisons.  La  flamme  jaillit,  claire  et  torse.  Une 
à  une,  la  jeune  femme  y  jetait  des  pommes  de  pin.  Il  y  en 
avait  de  grosses  aux  écailles  écartées  et  sèches,  d'autres  petites 
aux  écailles  serrées  et  vernies,  de  brunes,  de  jaunes  et  quel- 
ques-unes qui  semblaient  tout  en  or  :  toutes,  résineuses  et 
chantantes,  pétillaient  avec  un  bruit  joyeux.  Antoinette  de 
Jonceuse  s'était  relevée,  les  mains  poissées,  lès  joues  rouges, 
riant  aux  étincelles  des  bûches  et  aux  pétarades  des  pignons. 

—  Que  faites-vous,  mon  enfant?  Ah!  Dieu,  mais  vous 
allez  mettre  le  feu  à  la  cheminée.  Quelle  fournaise  I  —  s'écriait 
madame  de  Jonceuse,  épouvantée.  —  Si  mon  frère  entrait  !... 
Maurice,  empêche-la  1 

Et  madame  de  Jonceuse,  avec  les  pincettes,  écartait  les 
tisons,  éparpillait  les  pommes,  tout  en  lançant  vers  la  porte 
des  regards  inquiets  et  désespérés. 

Maurice  de  Jonceuse  haussait  les  épaules.  Il  observait  sa 
mère,  qui,  à  présent,  avec  la  pelle,  couvrait  de  cendre  le  brasier. 

—  Voulez-vous  que  j'aille  chercher  les  pompiers.^ 
Madame  de  Jonceuse  se  pelotonna  dans  son  fauteuil,  bal- 
butiante et  embarrassée. 

—  Tu  as  tort  de  te  moquer  de  moi,  Maurice.  Un  accident 
est  vite  arrivé.  Et  puis,  voyez- vous,  ma  chère  Antoinette, 
tous  ces  bûchers  ne  valent  rien,  et  ce  qu'il  y  a  encore  de 
mieux,   pour  se  tenir  chaud,    c'est  une   bonne  chaufferette. 


LE    PASSÉ    VIVANT  976 

Ils  en  étaient  là,  quand  M.  de  Francis  parut,  suivi  de  Jean. 
M.  de  Francis,  fort  galant  avec  Antoinette  de  Jonceuse, 
entreprit  Maurice  au  sujet  du  château  de  son  ami  Coram- 
bert.  Maurice  de  Jonceuse  convenait  volontiers  que  les  cons- 
tructions de  M.  Corambert  ne  devaient  pas  être  du  meilleur 
goût.  M.  de  Franois  s'animait  :  les  architectes  actuels  ne 
savaient  pas  leur  métier.  Et  il  avertit  Maurice  de  se  méfier 
d'eux.  Jonceuse  déclara  qu'il  n'avait  guère  à  craindre  leurs 
fantaisies.  Ce  qu'il  voulait,  c'était  une  maison  simple,  com- 
mode a  habiter,  spacieuse,  bien  aménagée.  Le  plan  en  était 
fait,  d'ailleurs,  et  les  ouvriers  n'avaient  qu'à  s'y  conformer. 
Quant  au  mobilier,  il  était  commandé  à  Londres.  L'impor- 
tant était  que  le  bâtiment  fût  achevé  au  jour  dit. 

—  Je  ne  peux  pas  vous  renseigner,  mon  cher  :  vous  savez 
que  je  ne  vais  jamais  à  Nancé . 

Depuis  qu'il  n'avait  pas  été  réélu  maire  de  la  commune, 
M.  de  Franois  tenait  rigueur  aux  gens  de  Nancé  qui  lui 
avaient  préféré  un  «  jean-f. . .  »  quelconque  :  il  laissa  partir 
Maurice  de  Jonceuse  et  sa  femme  quand  ceux-ci  témoignèrent 
l'intention  d'aller  à  pied  jusqu'au  Bas-Nancé... 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  n'avez  vu  M.  Lauve- 
reau.^^  —  demanda  Antoinette  de  Jonceuse  à  Jean  de  Franois, 
qui  les  accompagnait  dans  leur  promenade. 

Elle  le  regarda  à  la  dérobée.  La  figure  de  Jean  exprimait 
l'habitude  de  la  rêverie,  le  goût  des  pensées  silencieuses  et 
solitaires,  avec  quelque  chose  d'anxieux.  Au  fond,  cette  exis- 
tence oisive  dans  ce  vieux  château  ne  devait  pas  lui  déplaire. 
Il  n'avait  pas  l'air  d'être  fait  pour  la  vie. 

Au  nom  de  Lauvereau,  il  sourit.  Le  sourire  le  rajeunissait. 

—  Lauvereau,  il  m'abandonne  un  peu...  Il  travaille  beau- 
coup. Il  me  l'a  écrit  récemment.  Il  met  en  ordre  ses  notes 
de  voyage... 

—  Quelle  est  la  ville  que  vous  avez  préférée  ? 
Il  hésita  un  instant  : 

—  Venise. 
Il  reprit  : 

—  C'est  très  beau,  très  triste,  et  on  a  toujours  l'impression 
qu'on  y  va  retrouver  quelqu'un  qui  vous  attend.   Il  y  a  des 


9^6  LA    REVUE    DE    PARIS 

petites  places  désertes  et  qui   semblent  faites  pour  des  ren- 
contres mystérieuses... 

Maurice  de  Jonceuse  revenait  à  eux,  salué  par  un  gros 
homme,  en  blouse  blanche,  la  truelle  à  la  main  et  la  figure 
éclaboussée  de  plâtre. 

—  Allons,  je  crois  que  tout  sera  prêt,  mais  quels  lambins! 

Pour  regagner  le  château,  ils  traversèrent  le  bourg.  Le  so- 
leil se  couchait  dans  un  ciel  clair.  La  rue  était  déjà  dans 
l'ombre,  mais  les  toits  des  maisons  étaient  encore  éclairés.  De 
chaque  côté,  elles  se  lassaient,  trapues  et  inégales.  Des 
lampes  s'allumaient,  ça  et  là,  aux  fcnclres  basses  ou  aux 
devantures  des  boutiques.  Par  ime  porte  ouverte  arrivait  une 
odeur  de  foyer.  Cela  sentait  le  fagot  et  la  souche  :  à  (  ausc  du 
voisinage  de  la  foret,  Nancé  se  chauffait  au  bois.  Uuc  bande 
d'enfants  se  poursuivaient  en  criant.  Une  femme  qui  portail 
deux  seaux  de  fer-blanc  les  heurta  avec  un  bruit  distinct. 
D'une  charrette  attelée  d'un  vieux  cheval  gris,  un  homme 
jetait  sur  le  trottoir  des  bûches  dont  quelques-imes  roulaient 
dans  le  ruisseau.  Au  milieu  de  la  chaussée,  accroupi  sur  les 
pavés,  un  petit  chat  jaune,  rayé  de  noir,  le  dos  rond,  les 
oreilles  pointues,  ressemblait  à  un  escargot... 

Au  détour  de  la  route  qui  du  bourg  menait  au  château, 
Antoinette  de  Jonceuse  poussa  une  exclamation  de  surprise. 
Valnancé  apparaissait,  posé  de  biais  sur  un  ciel  rouge,  où 
brûlaient  de  longues  traînées  de  braises,  les  unes  encore 
incandescentes,  les  autres  déjà  presque  éteintes.  Sur  ce  fond 
enflammé,  le  château  avait  l'air  d'être  carbonisé,  debout 
en  sa  propre  cendre. 

Quand  Maurice  et  sa  femme  eurent  pris  congé  de  madame 
de  Jonceuse,  M.  de  Franois  les  conduisit  jusqu'à  l'automobile 
qui  les  avait  attendus  sur  la  roule,  au  delà  de  la  grille.  Le 
chauffeur  Monnerod  allumait  les  lanternes.  Un  groupe  d'ou- 
vriers, revenant  de  leur  journée,  l'outil  sur  l'épaule,  entou- 
raient la  voiture.  Ils  la  considéraient  d'un  air  de  goguenardise 
et  d'hostilité  sournoise.  Quelques  casquettes  saluèrent  M.  de 
Franois. 

—  Avec  ces  engins  diaboliques,  mon  cher,  vous  hâterez  de 
dix  ans  la  prochaine  révolution  !  Souvenez-vous  que  la  pre- 


LE    PASSE    VIVANT  277 

mière  a  été  faite  en  partie  contre  l'abus  de  chasse;  la  seconde 
le  sera  contre  l'abus  de  chauffe...  Le  peuple  supporte  mieux 
ce  qui  le  lèse  que  ce  qui  le  nargue.  Croyez -m'en. 

Maurice  de  Jonceuse  se  mit  à  rire.  Solidement. appuyé  aux 
coussins,  couvert  de  sa  lourde  fourrure,  il  n'avait  pas  l'air 
intimidé  par  les  prophéties  de  M.  de  Franois. 

—  Bah!  mon  oncle,  qui  chauffera  verrai...  Adieu,  Jean. 
Tu  n'as  pas  besoin  d'avertir  quand  tu  voudras  venir  déjeuner 
ou  dîner.  Tu  trouveras  toujours  Antoinette. 

Elle  se  penchait  et  tendait  la  main  à  Jean  de  Franois  du 
haut  de  la  machine  grondante.  La  bouche  de  la  jeune 
femme  souriait  sous  le  demi-visage  de  soie  noire... 

L'automobile  n'était  plus  là.  Elle  cornait  au  tournant  de  la 
roule.  Son  feu  rouge  d'arrière  rasait  le  sol  et  disparut. 

M.  de  Franois  referma  soigneusement  la  petite  porte  qui 
s'ouvrait  dans  la  grille,  h  gauche  de  la  grande  porte  toujours 
close.  A  travers  les  barreaux,  il  regardait  avec  méfiance  le 
groupe  d'ouvriers  qui  discutaient. 

—  Je  te  dis  que  c'est  une  Charron. 

—  Mais  non,  Larrenlin,  c'est  une  Panhard...  Puisque  j'y 
ai  demandé,  au  fils  Monnerodl 

—  En  fait-il,  de  l'épate,  avec  sa  peau  de  bique!  N...  deD...! 

—  Ah!  mince!  ..  oui. 

Les  voix  s'éloignaient  dans  le  crépuscule. 

Jean  de  Franois  resta  un  instant  absorbé.  Son  père  était 
rentré  au  château.  A  pas  lents,  Jean  se  dirigea  vers  l'oran- 
gerie. Il  s'y  retirait  souvent  pour  lire  dans  l'après-midi,  et  y 
avait  oublié  le  livre  que  lui  avait  fait  interrompre  la  visite 
des  Jonceuse.  Derrière  les  vitres,  il  faisait  sombre  et  tiède. 
Dans  leurs  caisses  carrées,  les  arbres  arrondissaient  leur 
boule  obscure.  Il  sortait  d'eux  une  odeur  amère  et  douce, 
un  parfum  de  terre  et  de  feuille.  Jean  pensa  à  Naples,  aux 
citronniers  de  Capri,  aux  orangers  de  Sorrente...  L'eau  des 
canaux,  à  Venise,  roulait  aussi  des  écorces  dorées...  Soudain, 
il  revit  le  masque  de  soie  noire  qui  voilait  le  visage  d'Antoi- 
nette de  Jonceuse...  Oh!  ce  crâne  qu'il  avait  tenu  dans  sa 
main  et  qu'il  avait  jeté  dans  l'herbe,  et  cette  vieille  pierre 
tombale  du  cloître  de  Passignano!...  Et,  malgré  la  tiédeur  de 
la  serre,  il  frissonna!... 


•y,']S  LA    REVUE    DE    PARIS 


XVIII 

L'existence  de  Jean  de  Francis  à  Valnancé  était  monotone 
et  sévère.  Les  jours  s'y  suivaient  dans  une  ressemblance  par- 
faite; mais  Jean  était  habitué  depuis  si  longtemps  à  ce  qu'il 
en  fût  ainsi  qu'il  n'en  éprouvait  ni  ennui  ni  impatience.  Si 
les  occupations  ne  changeaient  guère  à  Valnancé,  les  conver- 
sations n'y  variaient  pas  davantage.  Jean  de  Franois  était 
accoutumé  de  longue  date  aux  doléances  de  santé  de  sa  tante 
Jonceuse  et  aux  dissertations  d'architecture  de  son  père. 

M.  de  Franois  s'était  toujours  piqué  de  connaissances  en 
l'art  de  bâtir.  Il  feuilletait  volontiers  dans  sa  bibliothèque  Du 
Cerceau  ou  Blondel.  Ses  lumières  en  bâtiment  lui  servaient 
d'ordinaire  à  de  hargneuses  comparaisons  entre  les  différents 
châteaux  de  la  contrée,  à  l'éloge  de  Valnancé.  Il  en  louait, 
sans  jamais  se  lasser,  les  proportions  et  la  structure  et  en  faisait 
des  arguments  indirects  à  l'adresse  de  madame  de  Jonceuse, 
qu'il  entretenait  ainsi  dans  l'idée  qu'il  ne  fallait  rien  ménager 
pour  conserver  en  état  une  aussi  belle  et  rare  demeure. 

Cette  anné3,  pourtant,  il  avait  ajouté  à  ces  discours  la  cri- 
tique de  la  maison  de  Jonceuse  au  Bas-Nancé.  Quoi  qu'il  se 
fût  juré,  depuis  sa  sortie  de  la  mairie,  de  ne  plus  remettre  le 
pied  sur  ce  sol  ingrat,  il  n'avait  pu  résister  à  la  curiosité. 
D'ailleurs,  Bas-Nancé  n'était  pas  tout  k  fait  Nancé,  mais 
plutôt  une  sorte  de  faubourg  :  M.  de  Franois  ne  manquait 
donc  pas  tout  à  fait  à  son  vœu.  Le  cottarje  de  Maurice  n'avait 
ni  style  ni  caractère.  C'était  pitoyable!... 

S'il  désapprouvait  la  bicoque  de  son  neveu,  il  n'épargnait 
pas  ce  qu'il  appelait  avec  une  emphase  narquoise  le  «  château 
Corambert  ».  Là,  d'ailleurs,  il  avait  plus  beau  jeu  et  ne  s'en 
privait  pas.  De  pareilles  demeures,  orgueilleusement  fastueuses, 
seraient  la  proie  de  la  prochaine  révolution,  car  elles  sont 
des  indices  brutaux  de  ce  que  la  richesse  de  quelques-uns  a 
d'outrageant  pour  tous.  Sur  ce  thème,  il  abondait.  Il  concluait 
des  horreurs  du  passé  aux  menaces  de  l'avenir.  Il  ne  fallait 
pas  s'engourdir  dans  une  sécurité  trompeuse,  mais  ce  n'était 
pas  une  raison  pour  laisser  crouler  ce  que  les  ravages  de  jadis 


LE    PASSÉ    VIVANT  279 

avaient  par  miracle  épargné.  Ces  réflexions  préludaient  pres- 
que toujours  à  quelque  projet  de  réparation  indispensable,  qui 
coûterait  cher,  mais  qu'exigeait  l'honneur  de  la  famille  de 
Franois,  —  ce  dont  vous  êtes,  ma  chère  sœur!  »  achevait  M.  de 
Franois,  en  regardant  madame  de  Jonceuse,  comme  pour 
mieux   lui  faire  comprendre  son  devoir. 

Ces  discours  occupaient  d'ordinaire  le  temps  du  déjeuner; 
après  quoi,  on  ne  revoyait  plus  guère  M.  de  Franois  qu'au 
dîner.  Jean  pouvait  donc  employer  sa  journée  à  sa  guise.  Il 
se  promenait,  lisait,  s'absorbait  en  de  longues  rêveries.  Sou- 
vent, dans  l'après-midi,  il  tenait  compagnie  à  sa  tante  Jon- 
ceuse. Elle  interrompait  ses  patiences  pour  recevoir  son  neveu. 
Avec  madame  de  Jonceuse,  l'éloge  de  Valnancé  était  rem- 
placé par  celui  de  Maurice,  de  sa  figure,  de  son  intelligence :. 
Il  avait  tort  de  tant  travailler,  de  se  surmener...  Elle  l'ima- 
ginait dans  une  bataille  et  une  lutte  perpétuelles,  déjouant 
des  embûches  et  des  conjurations.  Les  <(  affaires  »  de  Mau- 
rice, lui  paraissaient  elle  ne  savait  quoi  de  compliqué  et  de 
ténébreux. 

De  son  fils,  madame  de  Jonceuse  en  arrivait  à  sa  belle-fille, 
et  se  perdait  en  considérations  interminables  sur  la  couleur  de 
ses  yeux,  l'éclat  de  son  teint,  la  forme  de  son  visage.  Jean 
l'écoutait  attentivement  et  quelquefois  même  avec  un  peu 
d'embarras,  car,  oubliant  qu'elle  s'adressait  à  un  jeune  homme, 
la  tante  Jonceuse  entrait  dans  des  détails  intimes  au  milieu 
desquels  elle  s'arrêtait  balbutiante  et  d'oii  elle  sortait  par  des 
quintes  de  toux,  vraies  ou  simulées,  qui  rompaient  le  propos, 
mais  trop  tard  pour  que  Jean  n'eût  pas  le  sentiment  d'une 
indiscrétion  involontaire.  Madame  de  Jonceuse  était  fière  de 
la  beauté  de  sa  belle-fiUe  et  que  son  fils  fût  le  maître  et  sei- 
gneur d'une  personne  qui  avait  su  conquérir  tous  les  suffrages, 
même  celui  de  M.  de  Franois,  —  et  M.  de  Franois  se  connais- 
sait en  femmes.  Il  avait  eu  jadis  pour  le  beau  sexe  un  goût 
très  vif  et,  maintenant  encore,  il  s'exprimait  sur  ce  point 
d'une  façon  fort  libre  et  fort  salée. 

C'était  le  soir,  après  dîner,  que  M.  de  Franois  abordait  le 
plus  volontiers  ce  chapitre.  De  quelque  histoire  de  sa  vie  de 
Paris,  il  passait  à  celles  de  son  existence  à  Valnancé.  Il  se 
plaisait  à  rappeler  qu'il  y  avait  donné  des  fêtes,    des  chasses 


28o 


LA    REVUE    DE    PARIS 


remarquables,  mais  il  ne  disait  pas  ce  que  tout  cela  lui  avait 
coûté.  11  décrivait  le  cliâleau  éclairé  tout  entier  aux  bougies, 
les  meutes  hurlant  au  chenil,  les  chevaux  remplissant  les 
écuries,  la  table  somptueusement  servie,  les  diamants,  les 
épaules  nues.  De  là,  il  se  rabattait  sur  les  gens  et  il  s'y  mon- 
trait terrible.  11  faisait  des  uns  et  des  autres  les  portraits  les 
moins  charitables  et  les  plus  divertissants. 

Parmi  les  prétentions  auxquelles  M.  de  Franois  était  le  plus 
impitoyable,  il  fallait  compter  la  nobiliaire.  Elle  lui  causait 
une  irritation  toute  spéciale.  Pour  lui,  il  ne  parlait  jamais  de 
sa  famille,  par  orgueil,  du  reste,  comme  s'il  eût  voulu  ne 
la  faire  dater  que  de  lui.  Les  mérites  de  ses  ancêtres  lui 
semblaient  peu  de  chose  auprès  du  sien. 

Jean  de  Franois  partageait  avec  son  père  celte  indifférence 
généalogique  :  aussi  M.  de  Franois  fut-il  assez  surpris  d'en- 
tendre son  fils  lui  demander,  un  jour,  au  sortir  d'un  de  ces 
longs  silences  qui  lui  étaient  habituels  et  oii  il  semblait  absent 
de  tout  ce  qui  l'environnait  : 

—  Mon  père,  quel  est  donc  ce  Jean  de  Franois  qui  fut  tué 
en  Italie,  au  xviii®  siècle? 

M.  de  Franois,  qui  jouait  à  l'écarté  avec  madame  de  Jon- 
ceuse,  tourna  la  tête  vers  le  fauteuil  où  Jean  était  assis  dans 
l'ombre. 

—  En  Italie.^...  Pensez- vous  donc  que  j'aie  dans  la  mé- 
moire les  cinq  siècles  de  notre  maison?  Je  sais  qu'elle  est 
bonne,  et  cela  me  suffit... 

Depuis  le  retour  de  son  fils,  M.  de  Franois  ne  le  tutoyait 
plus.  C'était  la  seule  marque  qu'il  lui  témoignât  de  son  mé- 
contentement avec,  quand  il  lui  parlait,  une  façon  plus  sèche 
et  plus  courte  de  ne  lui  rien  dire  d'inutile,  et  une  certaine 
affectation  de  s'adresser  presque  toujours  à  madame  de  Jon- 
ceuse  quand  elle  était  en  tiers  avec  eux.  Cependant  il  ajouta, 
en  abattant  une  carte  sur  la  table  : 

—  Vous  trouverez  cela  dans  la  bibliothèque,  si  cela  vous 
intéresse...  C'est  ton  pauvre  mari  qui  avait  classé  les  archives. 
Te  souviens-tu,  Félicie?  Il  aimait  ces  questions.  Te  rappelles- 
tu  l'histoire  de  la  perruque  du  duc  de  Crehan  ? 

Et  Jean  de  Franois,  rêveur,  entendit  une  fois  encore 
raconter  l'histoire  de  la  perruque  ducale. 


LE    PASSÉ    VIVANT  281 

Jean  pensait  souvent  à  ce  Jean  de  Franois,  dont  les  os  re- 
posaient dans  la  terre  du  petit  cloître  de  Passignano,  à  cet 
ancêtre  oublié  et  dont  il  portait  doublement  le  nom.  Qu'avait- 
il  été?  Qu'avait-il  fait?  Parmi  les  nombreux  portraits  de 
famille  dispersés  dans  les  appartements  de  Yalnancé,  le  sien 
manquait.  Jean  l'avait  en  vain  cherché  de  chambre  en 
chambre.  11  était  peut-être  dans  les  greniers  où  se  morfon- 
daient quelques  vieux  cadres  retournés,  en  si  mauvais  état 
d'ailleurs  que  les  figures  en  étaient  méconnaissables.  L'oncle 
Jonceuse,  qui  s'était  occupé  autrefois  des  tableaux  de  Valnancé, 
avait  dû  renoncer  h  faire  réparer  ces  peintures,  au  rebut  de- 
puis longtemps,  déjà  et  qu'aucune  indication  ne  permettait 
d'identifier.  Le  Franois  de  Passignano  avait-il  été  une  de  ces 
ombres  effacées  qui  dormaient  là  dans  la  poussière  et  dans 
l'oubli?  Avait-il  vécu  à  Valnancé?  Quelle  partie  du  château 
avait-il  habité?  Peut-être  ce  «  réduit  »,  où  l'on  montait  par 
un  escalier  donnant  dans  la  bibliothèque,  et  qui  avait  con- 
servé ses  boiseries  du  xviii*^  siècle,  son  lit  du  temps  de 
Louis  X\ ,  a  la  courtepointe  de  soie  brodée  de  roses  fanées... 

Il  était  né  en  i7*:>o.  C'est  ce  que  Jean  apprit  du  diction- 
naire généalogique  de  La  Chesnaye-Desbois,  a  l'article  de  la 
famille  Franois.  L'auteur  y  rapportait  le  mariage  du  comte 
de  Franois,  en  17/12,  avec  mademoiselle  de  Blérancin,  et  sa 
mort  au  combat  de  Passignano,  en  1747.  C'était  tout.  Le 
comte  de  Franois  avait  laissé  un  fils  en  bas  âge  d'où 
descendaient  directement  les  Franois  d'aujourd'hui.  11  était  le 
quatrième  aïeul  de  Jean. 

Lointain  et  mystérieux,  il  avait  contribué  à  former  son 
être;  un  peu  du  sang  de  l'un  coulait  aux  veines  de  l'autre. 
A  travers  la  race,  un  lien  semblait  unir  ces  deux  Franois 
qui  avaient  porté  doublement  le  même  nom,  et  le  hasard, 
comme  s'il  eût  voulu  affirmer  leurs  communautés,  avait  mis 
le  petit-fils  en  présence  de  l'épitaphe  de  l'ancêtre,  et  conduit 
le  Franois  actuel  à  ce  Passignano  où  le  Franois  de  jadis  était 
tombé  sur  le  champ  de  bataille,  couché  sur  le  dos  et  face 
au  ciel  bleu...  Et  Jean  pensait  à  ce  rêve  singulier  où,  étendu, 
inerte  et  vague,  il  ne  se  sentait  ni  tout  à  fait  lui-même,  ni 
tout  à  fait  un  autre.  Dans  son  lit,  durant  ses  insomnies,  il 
réfléchissait  à  ces  étranges  coïncidences,  qui  le  troublaient  sour- 


202  LA    REVUE    DE    PARIS 

dément.  Sa  solitude  lui  pesait.  Que  ne  pouvait-il  se  glisser  par 
les  corridors  obscurs  de  Valnancé,  comme  dans  les  nuits  de 
sa  jeunesse,  alors  qu'il  allait  rejoindre  dans  sa  chambre  ma- 
dame de  Maurebois?  Il  aurait  aimé  à  appuyer  sa  tête  contre 
la  chaleur  vivante  et  parfumée  d'un  sein  de  femme.  Celle-là 
avait  été  douce  à  ses  vingt  ans.  mais  son  influence  ne  lui 
avait-elle  pas  été  dangereuse  ?  C'était  de  madame  de  Mau- 
rebois que  lui  venait  en  grande  partie  sa  croyance  aux 
pressentiments,  à  tout  ce  qu'il  y  a  en  tout  d'inexplicable  et 
d'occulte.  Ce  qui,  chez  madame  de  Maurebois,  était  devenu  la 
manie  du  surnaturel,  sous  ses  formes  même  les  plus  charlata- 
nesques,  était  demeuré  en  lui  comme  une  appréhension  indé- 
cise d'événements  incertains.  Et,  les  yeux  fermés,  il  écoutait 
le  silence  de  la  nuit  d'hiver  que  n'animait  même  plus  le 
murmure  d'eau  de  la  fontaine,  devant  l'orangerie  :  le  froid 
avait  gelé  le  bassin.  On  était  aux  derniers  jours  de  décembre. 

Le  1*^'  janvier  fut  triste  à  Valnancé.  Maurice  et  Antoinette, 
qui  avaient  annoncé  leur  visite  pour  le  nouvel  an,  écrivirent 
qu'ils  partaient  pour  Londres  ovi  M.  de  Jonceuse  avait  des 
affaires  urgentes.  Lauvereau,  qui  les  devait  accompagner, 
s'excusa  sur  son  travail  et  sur  un  accès  de  goutte.  Ma- 
dame de  Jonceuse  gémit  :  son  fils  aurait  bien  pu  envoyer 
Antoinette  à  Valnancé  pendant  qu'il  irait  à  Londres.  Il  ne 
pouvait  donc  se  séparer,  une  semaine,  un  jour,  de  sa  femme? 
Cette  passion  immodérée  finirait  par  compromettre  sa  santé. 
Certes,  il  était  vigoureux  et  bien  constitué,  mais  tout  a  une 
limite,  et  on  ne  peut  pas  mener  de  front  tous  les  excès,  ceux 
du  travail  et  les  autres.  Et  madame  de  Jonceuse,  offusquée  et 
pudique,  songeait  aux  débordements  conjugaux  de  Maurice. 
Quant  à  Lauvereau,  il  ne  se  gênait  vraiment  pas...  Madame 
de  Jonceuse  était  dure  aux  maux  d'autrui  :  la  goutte  ne  l'in- 
téressait pas  :  les  bronchites  seules  méritaient  toutes  les  pitiés. 

A  ces  récriminations,  M.  de  Franois  ricanait  et  prenait  un 
air  goguenard.  Maurice,  depuis  son  mariage,  était  venu  voir 
sa  mère  trois  foisl  Ah!  c'était  un  fils  zélé!...  Madame  de  Jon- 
ceuse baissait  la  tête  et  pétrissait  sa  boule  à  mains,  pleine 
d'eau  chaude. 


LE    PASSÉ    VIVANT  283 

Un  jour,  en  entrant  au  salon,  Jean  trouva  son  père  et  sa 
tante  fort  agités.  Ils  se  querellaient  souvent,  depuis  quelque 
temps,  au  sujet  de  Maurice.  M.  de  Frayiois  ne  manquait  pas 
une  occasion  de  le  déprécier;  madame  de  Jonceuse  le  défen- 
dait. Cette  fois,  M.  de  Francis  avait  dû  aller  trop  loin,  car  il 
était  rouge  et  mordillait  sa  moustache.  Madame  de  Jonceuse, 
à  la  fois  craintive  et  révoltée,  frappait  la  chaufferette  de  sa 
bottine  de  feutre. 

—  Non,  non,  jamais  je  ne  ferai  cela,  jamais! 

Et  la  tante  Jonceuse  s'était  tue,  tournant  vers  Jean  un 
regard  qui  semblait  lui  demander  du  secours... 


XIX 


—  Tout  de  même,  c'est  gentil  d'être  venu.  Je  suis  content 
de  te  voir.  Je  me  disais  :  ce  II  néglige  les  gens  à  mansardes, 
ce  châtelain!...  »  Allons,  enlève  ton  pardessus  :  il  ne  fait  pas 
mauvais  ici. 

Et  Lauvereau  poussa  un  fauteuil  vers  la  cheminée,  tandis 
qu'il  en  rapprochait  le  sien  et  ramenait  sur  ses  jambes  les 
pans  de  sa  robe  de  chambre.  Jean  de  Franois  désigna  du  doigt 
la  pantoufle  que  Lauvereau  allongeait  vers  la  flamme. 

—  Et  cette  goutte?... 

—  Ahl  je  l'ai  eue...  là,  à  l'orteil...  Que  veux-tu!  Te  rap- 
pelles-tu le  vin  de  Chianti  et  d'Orvieto?  Eh  bien,  j'ai  continué 
ici  avec  du  bourgogne!  J'étais  trop  embêté...  Enfin!...  Alors 
mon  orteil  m'a  un  peu  tracassé.  Je  ne  me  plains  pas  :  la 
souffrance  physique  est  un  excellent  dérivatif...  Mais  tout  cela 
n'a  aucune  importance...  Merci  pourtant  de  l'inquiéter  de 
mes  maux.  As-tu  observé  qu'il  y  a  des  personnes  à  qui  on 
ne  demande  jamais  de  leurs  nouvelles?  J'en  suis...  Oui,  c'est 
comme  cela:  je  n'apitoie  pas,  parce  que  je  suis  gros. 

Il  se  mit  à  rire.  Jean  remarqua  que  le  rire  plissait  les 
larges  joues  amollies  de  Lauvereau  :  il  avait  maigri. 

—  Non,  je  n'intéresse  pas  et  je  vais  t'en  donner  une  autre 
raison.  On  se  dit  :  «  Lauvereau  !  il  n'a  besoin  de  rien,  ce 
garçon!  Ahl  il  n'est  pas  à  plaindre...  Il  n'y  a  qu'à  voir  sa 


284  LA    UE\LK    Di;    l'AUlS 

mine!...  El  puis,  il  a  ce  qu'il  lui  faut.  Mais  oui  :  son 
xviii'^  siècle,  donc!  Eh!  qu'il  y  vive  et  qu'il  y  crève!... 
Qu'est-ce  qui  lui  manque;'  Il  se  promène  parmi  Jes  falbalas, 
les  perruques,  les  paniers,  les  mouches.  Il  est  chez  lui  dans 
ce  temps-là!...  Et  puis,  faut-il  qu'il  soit  heureux,  ce  gail- 
lard, pour  s'amuser  ainsi  de  choses  et  de  gens  qui  ne  sont 
plus,  s'enquérir  de  ce  qu  ils  étaient,  de  ce  qu'ils  faisaient, 
de  ce  qu'ils  pensaient,  de  leurs  amours,  de  leurs  modes, 
de  leurs  bons  mots!  C'est  un  simple  fou.  Le  joli  citoyen  qui, 
plutôt  que  de  s'occuper  de  nous,  qu'il  connaît,  va  s'occuper 
de  gens  qu'il  n'a  jamais  vus  qu'en  peinture!...  »  Et,  ma 
foi,  je  trouve  qu'ils  ont  raison!...  Lauvereau?...  ah!  zut! 

Et  Lauvereau,  se  retournant  à  demi,  lança  sa  calotte  noire 
sur  son  bureau,  où  elle  tomba  au  milieu  des  paperasses.  Jean 
la  suivit  du  regard. 

—  Tu  as  beaucoup  travaillé,  Charles?...  Et  Casanova?... 
Et  Ceschini?...  toujours  <x  casanovisle  »,  je  suppose? 

—  Toujours!...  Je  suis  allé  lui  montrer  mes  notes,  mais, 
vois-tu,  tout  vieux  «  casanovisle  »  qu'il  est,  ce  qui  l'intéres- 
sait bien  plus,  c'était  de  savoir  comment  j'avais  trouvé  sa 
villa  de  Vllerbe.  Quand  je  lui  ai  dit  que  c'était  un  endroit 
admirable,  j'ai  cru  qu'il  me  sautait  au  cou.  Il  était  tou- 
chant... et  instructif! 

Lauvereau  se  tut,  un  instant,  puis  il  reprit  : 

—  Oui,  il  aime  son  pays,  ce  Ceschini!  Depuis  vingt-cinq 
ans  qu'il  n'y  est  pas  retourné,  il  n'a  pas  pu  l'oublier.  C'est 
que  rilalie  n'est  pas  seulement  pour  lui  l'Italie,  c'est  la  liberté, 
c'est  tout  ce  qui  aurait  pu  lui  arriver...  La-bas,  il  était  jeune, 
ardent,  audacieux.  Ah!  ouiche!...  il  a  rencontré  madame  de 
Raumont,  et  c'a  été  fini  de  lui.  Ah!  ils  font  un  beau  couple  à 
eux  deux:  les  cariatides  du  collage,  quoi!...  Mon  cher,  quand 
un  homme  tombe  sur  une  femme  comme  la  Raumont,  il  est 
perdu!...  Et  il  en  existe,  et  il  n'est  pas  besoin  qu'elles  soient 
marquises.  Il  suffît  qu'elles  aient  en  elles  ce  je  ne  sais  quoi 
d'inexplicable  qui  les  rend  indifférentes  pour  ceux  à  qui  elles 
ne  sont  pas  destinées  et  qui  leur  livre  sans  défense  celui  qui 
leur  est  réservé  ! 

Lauvereau,  debout,  le  visage  altéré,  frappait  du  poing  sur 
ses  papiers  étalés.  Soudain,  il  se  calma. 


LE    PASSÉ    VIVANT  285 

—  Tout  cela  n'est  pas  une  raison  pour  démolir  mon  bu- 
reau... Tiens,  je  vais  m'habiller  et  nous  irons  l'aire  un  tour... 
Tu  dînes  avec  moi,  n'est-ce  pas?  Mon  orleil  va  mieux  et  j'ai 
envie  d'essayer  d'une  bouteille  de  bourgogne. 

Jean  suivit  Lauvereau  dans  sa  chambre.  Il  se  rappelait  le 
jour  oii  Janine  en  élait  sortie  en  corset  pour  venir  prendre 
ce  livre  dans  la  bibliothèque...  Lauvereau  revoyait-il  la  jeune 
femme .►^  Jean  regarda  le  lit.  Venait-elle  y  élendre  parfois  son 
corps  souple  et  voluptueux? 

Dans  la  rue,  Lauvereau   dit  à  Jean  : 

—  Si  nous  passions  chez  les  Safl'ry?...  C'est  Tlieure  où  l'on 
y  trouve  d'ordinaire  Antoinette  de  Jonceuse.  .  Elle  ressemble 
de  plus  en  plus  au  La  Tour...  Quant  h  Maurice,  invisible,  ces 
temps-ci...  Il  se  vanne.  Il  est  éreinlé  de  travail...  et  puis 
sa  femme  est  jolie. 

Jean  ne  répondit  pas. 

Antoinette  de  Jonceuse  était  au  salon  avec  sa  mère  et 
M.  de  Sadry.  Depuis  que,  grâce  à  son  gendre,  ses  affaires 
allaient  mieux,  M.  de  Salfry  goûtait  le  plaisir  de  rester  quel- 
quefois chez  lui,  en  pantoufles.  Lauvereau  et  Jean  de  Franois 
furent  accueillis  amicalement.  Madame  de  Saffry  parla  de 
Valnancé.  Elle  avait  conservé  un  vif  souvenir  de  sa  visite  au 
château.  C'était  une  demeure  comme  celle-là  qu'elle  aurait 
souhaitée  pour  sa  fille  et  son  gendre,  au  lieu  de  la  maison  à 
l'anglaise  qu'ils  faisaient  bâtir...  Antoinette  de  Jonceuse 
annonça  qu'elle  irait  bientôt  à  Valnancé. 

—  Ma  belle-mère  réclame  mon  mari...  Du  reste,  une  jour- 
née de  repos  fera  du  bien  à  Maurice.  Je  le  trouve  fatigué,  ces 
temps-ci. 

Lauvereau  regarda  Jean  de  Franois  d'un  air  entendu.  Ah! 
Maurice  était  fatigué?...  Jean  avait  détourné  la  tête...  Madame 
de  Jonceuse  souhaitait  la  présence  de  son  fils.  Voulait-elle  se 
plaindre  de  M.  de  Franois? 

M.  Unterwald  entrait  au  salon. 

M.  Unterwald,  qui  avait  été  fort  affecté  du  mariage  d'Antoi- 
nette, revenait  tout  de  même  chez  les  Saffry.  Le  La  Tour  l'y 
avait  ramené  malgré  lui.  Plus  que  jamais  il  aurait  désiré  pos- 
séder ce  portrait:  l'aïeule  l'eût  consolé  de  la  petite-fille.  Mais 
il    était    bien    improbable    que  les  Saffry    ou    les    Jonceuse 


286  LA    REVUE    DE    PARIS 

consentissent  à  se  défaire  du  précieux  chef-d'œuvre...  Et 
Unterwald  imaginait  les  catastrophes  qui  pourraient  lui 
donner  des  chances  d'acquérir  le  tableau  convoité.  Jonceuse 
était  entreprenant  en  affaires,  un  accident  d'automobile  est 
vite  arrivé  !  M.  et  madame  de  Saffry  pouvaient  mourir. 
La  belle  Antoinette,  elle  non  plus,  n'était  pas  à  l'abri 
d'un  malheur.  Et  Unterwald,  qui  n'était  pas  un  méchant 
homme,  eût  vu,  non  sans  plaisir,  des  gens  qu'il  connaissait 
et  qu'il  estimait,  ruinés,  broyés,  mourants,  morts,  sans  trop  se 
rendre  compte  de  ce  qu'il  y  avait  de  monstrueux  à  demander 
k  de  pareils  événements  la  satisfaction  de  son  goût  de  col- 
lectionneur. Quoi  de  plus  naturel  que  de  penser  ainsi  et 
que  ne  ferait-on  pour  un  La  Tour  authentique!... 

M.  Unterwald  quittait  justement  la  salle  des  Ventes  où 
M.  de  Gercy  et  M.  Braux  avaient  montré  un  bel  exemple  de 
ce  que  sont  de  véritables  amateurs.  Par  rivalité,  M.  Braux 
qui  ne  recherchait  que  les  grandes  pièces,  venait  de  payer 
d'un  prix  insensé  un  minuscule  étui  que  convoitait  M.  de 
Gercy,  tandis  que  «M.  de  Gercy  avait  acheté  trop  cher,  par 
représailles,  deux  tapisseries  qui  eussent  convenu  à  M  .Braux. 
Ces  exploits  exaltaient  Unterwald.  Il  aurait  bien  aimé,  lui 
aussi,  l'étui  et  les  tapisseries,  mais  il  avait  dû  s'effacer  devant 
ces  messieurs. 

—  Des  tapisseries,  Unterwald .►^  j'ai  votre  affaire!  —  s'écria 
négligemment  Lauvereau,  qui  plaisantait  volontiers  les  pré- 
tentions d'Unterwald;  —  oui,  deux  panneaux  mythologi- 
ques à  la  manière  de  Fragonard...  des  nymphes  roses  qui  se 
baignent  dans  des  roseaux  verts...  Où  diable  les  ai-je  vus? 
Attendez. 

Il  avait  l'air  de  réfléchir  et  considérait  sournoisement  la 
mine  anxieuse  et  attentive  d'Unterwald,  quand  soudain  il  se 
frappa  le  front: 

—  Mais,  suis-je  bêle,  c'est'  à  Valnancé,  chez  M.  de  Fra- 
ncis !...  Elles  ne  sont  pas  à  vendre.  Excusez  ma  distraction, 
mon  cher  Unterwald...  C'est  comme  ce  La  Tour,  hein.^  quel 
dommage  ! 

Lauvereau  avait  pris  Unterwald  par  l'épaule  et  il  le  menait 
penaud  vers  le  cadre. 

—  Quelle  couleur!  quel  dessin!...  Est-ce  assez  la  vie!... 


LE    PASSÉ    VIVANT  287 

Tenez,  comparez  ce  visage  peint  à  celui  de  madame  de  Jon- 
ceuse:  ils  sont  aussi  réels  l'un  que  l'autre.  Si  l'on  pouvait 
couper  les  deux  têtes,  les  interclianger,  on  aurait  toujours 
deux  êtres  vivants... 

En  sortant  de  chez  madame  de  Saffry,  Lauvereau  regarda 
l'heure  à  sa  montre,  sous  la  clarté  d'un  réverbère. 

—  As-tu  remarqué,  mon  cher,  comme  ces  lanternes  de 
réverbères  ressemblent  à  de  petites  chaises  à  porteurs  aérien- 
nes? Du  reste,  il  y  a  encore  du  xv!!!*^  siècle  partout.  Les 
cabriolets  de  la  poste,  avec  leur  cocher  galonné,  ont  je  ne 
sais  quoi  de  Louis  XV,  les  voitures  de  deuil  sont  les  derniers 
carrosses  de  cour,  et  on  fait  chez  les  pâtissiers  des  gâteaux 
qui  conservent  la  forme  du  lampion  de  nos  pères...  Mais  il 
est  six  heures  :  nous  pourrions  aller  tout  doucement  dîner 
comme  de  bons  provinciaux  que  nous  sommes,  et  finir  la 
soirée  au  théâtre.  On  joue,  ce  soir,  la  Pompadour,  de  Tal- 
grain...  11  paraît  que  ce  n'est  pas  trop  mal.  Il  a  commencé, 
comme  moi,  par  faire  de  l'histoire,  Talgrain  ;  puis  il  s'est  mis 
au  théâtre,  et  maintenant,   il  est  millionnaire... 

Le  second  acte  de  la  pièce  s'achevait.  La  marquise  de 
Pompadour,  qui  n'était  encore  que  madame  d'Etiolés,  saluait 
le  public.  Lauvereau,  debout,  examinait  avec  sa  lorgnette  les 
loges  et  l'orchestre  où  l'entr'acte  faisait  des  vides.  Tout  à 
coup,  Jean  le  vit  tressaillir.  Jean  suivit  les  yeux  de  Lauve- 
reau :  Janine  était  au  balcon. 

Accoudée  au  velours  de  la  rampe,  elle  était  vêtue  avec 
élégance.  A  côté  d'elle,  la  place  était  inoccupée.  Jean  avait 
reconnu  la  jeune  femme.  Lauvereau  lorgnait  un  autre  point 
de  la  salle.    Sa  main  tremblait  sur  la  jumelle  nickelée. 

Le  rideau  se  releva  sur  la  galerie  des  Glaces,  à  Versailles, 
pleine  de  masques  et  de  dominos.  Le  décor  et  la  figuration 
reproduisaient  la  gouache  célèbre  de  Cochin.  Quatre  gros 
ifs  de  verdure,  taillés  en  gaines  et  terminés  en  pots  de  fleurs, 
oscillaient  lourdement.  L'un  d'eux  était  le  Roi... 

—  Charles,  viens-tu  fumer  une  cigarette? 

Jean  de  Franois  poussait  de  l'épaule  la  porte  battante  qui 
donnait  accès  dans  le  vestibule  du  théâtre. 


2ÔO  LA.    REVUE    DE    PARIS 

—  Non,  montons  plutôt. 

Sur  l'escalier  les  gens  se-  pressaient.  Dans  le  couloir,  Lau- 
verereau  s'adossa  au  mur.  Soudain,  Janine  parul.  Entre  les 
groupes,  ils  s'aperçurent.  Un  sourire  singulier  éclaira  le  visage 
de  la  jeune  femme.  Elle  s'appprocha  et  lendit  la  main  à  Lau- 
vereau.  Par  discrétion,  Jean  s'éloigna...  Comme  il  redes- 
cendait l'escalier,  Lauvereau  le  rejoignit.  La  sonnette  tinta. 
Quand  ils  se  furent  rassis,  côte  à  côte,  à  leurs  fauteuils,  Jean 
remarqua  la  figure  troublée  de  son  ami.  Derrière  eux,  au 
balcon,  la  place  de  Janine  demeurait  vacante... 

A  la  sortie  du  théâtre,  Lauvereau  prit  Jean  par  le  bras.  La 
nuit  était  belle  et  froide.  La  lumière  glacée  des  globes  élec- 
triques découpait  sur  le  trottoir  des  ombres  nettes.  Lauvereau 
marchait,  le  dos  courbé,  silencieux.  Tout  à  coup,  il  s'arrêta. 

—  Tu  as  reconnu  Janine  ? 

—  Oui.  La  vois-tu  souvent? 

Lauvereau  serra  fortement  le  bras  de  Jean  de  Franois. 

—  Je  ne  la  reverrai  jamais  plus,  tu  m'entends...  à  moins 
que  ce  ne  soit  comme  ce  soir,  par  hasard! 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  je  l'aime,  mon  cher. 
il  se  tut,  puis  il  reprit  : 

—  Oui,  je  l'aime...  et  j'en  crèverai. 

Il  continua  d'une  voix  sourde,  que  couvrait  par  moments  le 
bruit  des  voitures,  la  rumeur  du  boulevard  nocturne. 

—  Elle  m'a  écrit  en  Italie...  Oh!  quatre  lignes,  pas  de 
phrases  :  qu'elle  m'attendait,  qu'elle  serait  à  moi  quand  je 
voudrais...  et  qu'elle  avait  un  amant...  Elle  connaît  les 
hommes  et  la  force  de  la  jalousie...  Elle  a  calculé  juste.  Je 
soutire. 

Il  gémit. 

—  Mais,  Charles,  tu  es  fou!  Pourquoi  t'imposes-lu  cette 
soulTrance  ? 

—  Ah!  voilà!  Tu  vas  m'appeler  imbécile,  loi  aussi...  C'est 
ce  qu'elle  m'a  dit,  elle,  tout  à  l'heure...  Imbécile,  imbécile, 
tant  qu'elle  voudra,  mais  pas  si  bête!  Ah!  nous  jouons  serré, 
mais  j'aimerais  mieux  me  trouer  la  peau  que  de  la  frotter 
encore  contre  la  sienne.  Tu  ne  comprends  pas,  n'est-ce  pas? 


LE    PASSÉ    VIVA\T  289 

Non?  Mais   tu  ne  m'as  donc  jamais  regardé?...   Est-ce  que 
j'ai  la  gueule  d'un  honnête  homme? 

Lauvereau  s'était  arrêté.  La  lumière  froide  d'un  globe  élec- 
trique éclairait  sa  large  face  encadrée  de  favoris  courts,  aux 
joues  pleines,  à  la  mâchoire  forte,  aux  lèvres  épaisses,  aux 
yeux  vifs.  Le  sourire  de  bonhomie  et  d'indulgence  qui  adou- 
cissait d'ordinaire  l'ensemble  de  ses  traits  avait  disparu.  C'était 
comme  un  nouveau  visage,  brutal  et  rustre,  que  Jean  lui 
découvrait  pour  la  première  fois. 

—  Crois-tu  donc  que  si  je  ne  me  connaissais  pas  bien,  je 
vivrais  comme  je  vis?  Mais  je  serais  resté  de  mon  temps  et 
dans  mon  temps  !  Je  prendrais  ma  part  de  l'existence  com- 
mune. J'aurais  les  mêmes  passions,  les  mêmes  désirs,  les 
même  ambitions  que  les  autres.  J'aurais  été  père,  mari, 
amant.  J'aurais  tâché  de  faire  mon  trou  dans  le  monde  avec 
les  moyens  de  tout  le  monde...  J'ai  compris  tout  de  suite 
qu'il  n'y  fallait  pas  penser.  Je  savais  ce  qu'il  y  avait  en  moi... 
Ah  çàl  mon  pauvre  Jean,  tu  me  juges  brave  homme,  brave 
type,  bon  garçon?...  Ah  bien,  ouil...  Mais  je  suis  violent, 
avide,  rusé.  Et  pas  de  scrupules,  au  besoin.  Si  je  m'étais 
lâché  dans  la  vie,  comme  les  autres,  les  poings  en  avant  et 
les  mains  prêtes,  il  aurait  fallu  voir  la  belle  crapule  que  je 
serais  devenu!...  Tu  ris  I  C'est  pourtant  vrai.  Oui,  il  y  a  de 
la  canaille  en  mol. 

Rudement,  il  frappa  sa  large  poitrine  et  poussa  un  soupir. 

—  Heureusement  que  j'ai  mis  bon  ordre  à  tout  cela!  Je 
me  suis  dépaysé.  J'ai  abandonné  mon  temps.  J'ai  fait  peau 
vieille  comme  on  fait  peau  neuve.  J'ai  choisi  une  époque 
pour  y  vivre  et  y  mourir.  Je  suis  entré  en  xv!!!*^  siècle 
comme  on  entre  en  cellule.  Je  ne  m'intéresse  à  rien  d'aujour- 
d'hui. Je  n'ai  plus  de  présent.  C'est  dans  le  passé  que  j'existe. 
Si  l'on  ne  se  change  pas,  on  peut  au  moins  se  rendre  inof- 
fensif. J'ai  supprimé  à  mes  instincts  leurs  occasions.  Je  leur 
ai  mis  du  fard  aux  joues  et  une  perruque  sur  la  tête,  et, 
quand  ils  me  tourmentent  et  me  tracassent,  je  les  confie  aux 
personnages  de  l'histoire,  et  je  les  envoie  courir  les  roules 
avec  Cartouche  ou  courir  la  gueuse  avec  Casanova... 

Il  se  tut,  puis  il  reprit  : 

—  C'est  ainsi  que  s'est  formé  le  Lauvereau  qui,    ma  foi, 

i5  Janvier   igoS.  5 


290  LA    BEVUE    DE    PARIS 

peu  a  peu  était  devenu  le  véritable  et  m'avait  presque  fait 
oublier  l'autre.  C'est  en  ce  bonhomme  que  j'espérais  bien 
finir  mes  jours,  parmi  mes  livres,  mes  gravures,  mes  bibe- 
lots et  mes  paperasses,  dans  mon  petit  appartement  de  la 
rue  de  Seine,  pas  loin  des  quais,  des  bric-k-brac  et  des  bou- 
quinistes, à  deux  pas  de  la  statue  de  Voltaire,  en  qui  je 
saluais  en  passant  l'effigie  même  de  mon  siècle  adoptif.  C'est 
ce  Lauvereau  que  je  défends,  celui  que  tu  es  venu  voir,  un 
jour  néfaste,  en  sa  grande  robe  de  chambre  et  avec  son 
serre-tête  de  soie  et  que  lu  as  trouvé  jouant  à  la  petite 
maison  avec  une  jeune  personne  en  déshabillé  galant. 

Il  se  tut  de  nouveau  et  ils  firent  quelques  pas  en  silence.  Il 
continua  comme  s'il  se  parlait  à  lui-même  : 

—  Avec  les  femmes,  on  est  toujours  Casanova  ou  Des 
Grieux.  La  Manon  du  chevalier  équivaut  aux  cent  maîtresses  de 
l'aventurier.  Seulement,  au  milieu  de  ses  multiples  aventures, 
l'Italien  est  resté  libre,  tandis  que  le  jeune  Picard  est  devenu 
l'esclave  de  sa  première  fantaisie.  Depuis  l'arrivée  du  coche 
d'Arras  dans  la  cour  de  l'hôtellerie,  jusqu'aux  sables  du  Mis- 
sissipi,  il  ne  dépend  plus  que  d'un  visage!...  Ah!  Jean,  quel 
livre  que  cette  histoire  d'un  désir  unique,  renaissant,  insa- 
tiable, toujours  le  même,  que  rien  ne  lasse,  ni  la  perfidie, 
ni  la  misère,  ni  la  honte! 

Il  se  tut  encore,  puis  il  ajouta  : 

—  Pourtant  j'ai  fait  de  mon  mieux.  Je  me  contentais  de 
celles  que  l'on  trouve  sans  les  chercher,  de  celles  que  l'on 
a  sans  y  penser,  de  celles  que  l'on  quitte  sans  les  regretter. 
Qu'est-ce  que  je  leur  demandais?  D'être  des  femmes.  Ah! 
je  n'étais  pas  difficile...  Janine,  mais  je  la  considérais  comme 
l'amusement  d'une  nuit!  Que  me  resterait-il  du  petit  désir 
que  sa  figure,  ses  façons  m'avaient  donné  d'elle.^...  Eh  bien, 
non,  à  chaque  étreinte,  il  m'en  demeurait  je  ne  sais  quoi 
d'indéfinissable...  Ah!  si  j'avais  compris  alors  le  danger!... 
Si  j'avais  deviné  la  menace  et  l'avertissement  de  son 
sourire  ironique  et  voluptueux  !.. .  Plus  je  l'avais,  moins  il 
me  semblait  l'avoir  eue.  Tiens,  quand  elle  est  venue  devant 
toi  chercher  ce  livre...,  j'ai  senti  la  première  morsure  de  la 
jalousie. 

Il    avait  parlé    si    haut   qu'un    monsieur,   qui   les   croisait 


LE    PASSE    VIVANT  2gi 

fumant    son    cigare,   s'était    retourné   à    sa  voix.   Lauverean 
s'était  rapproché  de  Jean. 

—  L'idée  que  quelqu'un  la  possède  me  torture.  Ohl  j'ai 
essayé  de  me  raisonner  !  C'est  plus  fort  que  moi.  Tout  à 
l'heure,  à  ce  théâtre,  si  elle  avait  été  en  compagnie  de  Gen- 
vron,  —  oui,  c'est  lui,  son  amant,  —  j'aurais  sauté  à  la 
gorge  de  cet  aimahle  garçon  qui,  en  somme,  ne  m'a  jamais 
offensé,  car  enfin  ce  n'est  pas  ollenser  quelqu'un  que  de 
s'accommoder  d'une  femme  dont  il  ne  veut  plus.  Et  elle  le 
lâcherait,  Genvron,  je  n'aurais  qu'à  dire  un  mot;  mais  je 
ne  le  dirai  pas,  sois  tranquille.  Et  pourtant  je  sens  qu'il  me 
la  faut,  non  pas  une  fois,  non  pas  cent  fois,  mais  toujours, 
toujours! 

Il  serra  les  poings  et  gémit  de  colère  et  de  douleur  : 
—  Tu  me  trouves  idiot,  n'est-ce  pasP  Mais  je  la  connais, 
moi,  Janine  î  Ce  n'est  pas  une  grisette  avec  qui  l'on  puisse 
vivre  dans  un  grenier.  Elle  a  toutes  les  soifs  et  tous  les  appé- 
tits. Elle  est  sensuelle,  intelligente  et  ambitieuse.  Elle  est 
femme,  et,  pour  la  garder,  il  faudrait  que  je  redevinsse  un 
homme,  que  je  sortisse  de  ma  retraite,  que  j'entrasse  dans  la 
lutte...  Ahl  oui,  maintenant,  elle  se  fait  humble,  discrète; 
mais  qu'elle  me  sente  à  elle,  qu'elle  soit  sûre  de  son  pou- 
voir! Il  lui  faudrait  du  bien-être,  du  luxe,  de  l'argent,  ce 
qu'elles  veulent  toutes,  ce  qu'elles  exigent  de  l'homme,  en 
même  temps  qu'elles  prennent  sa  vie,  son  indépendance,  sa 
liberté.  Et  moi,  pour  la  conserver,  pour  lui  plaire,  pour 
la  voir  sourire,  je  ferais  ce  qu'elle  désirerait,  je  ferais  n'im- 
porte quoi,  lu  m'entends,  tout,  oui,  tout!...  Alors  je  devien- 
drais ce  que  je  suis  réellement,  ce  que  j'ai  supprimé  en 
moi-même  par  peur  de  moi-même.  Tous  les  moyens  me 
seraient  bons,  même  les  pires.  Mais  je  suis,  au  fond,  violent, 
rusé,  brutal!  Je  te  l'ai  dit.  Sais-tu  où  elle  me  mènerait  ainsi, 
à  quelles  bassesses,  à  quelles  turpitudes .î^...  Sans  cela,  est-ce 
que  je  n'aurais  pas  déjà  couru  vingt  fois  chez  elle,  est-ce  que  je  ne 
l'aurais  pas  arrachée  à  ce  Genvron,  est-ce  que  tout  à  l'heure, 
au  théâtre,  je  l'aurais  laissée  partir  pour  aller  retrouver  son 
amant,  est-ce  que  je  serais  ici  à  me  promener  sur  ce  trottoir?... 
Ce  qui  me  retient,  c'est  que  je  sais  que  si  jamais  je  res- 
pire le  parfum  de  son  corps,  si  jamais  je  la  reprends,  je  suis 


2Q'2  LA    REVUE    DE    PARIS 

perdu.  C'est  pour  cela  que  je  me  débats  et  que  je  me  cram- 
ponne. Je  retarde  en  moi  ce  Lauvereau  que  j'aurais  bon  le 
d'être  et  qui  me  dégoûte  d'avance  et  auquel  tu  ne  croirais 
que  lorsqu'il  aurait  retourné  tes  poches  pour  t'y  prendre  ton 
argent,  si  tu  en  avais  jamais...  Tiens,  si  elle  me  disait  d'aller 
mettre  le  feu  à  Valnancé,  j'irais,  oui,  mon  cher,  j'irais  ! 

Il  rit  bruyamment. 

—  Cela  t'étonne!...  Le  petit-fils  du  brave  père  Lauvereau 
qui  a  jadis  sauvé  le  même  Valnancé  des  torches  patriotes  I... 
Eh  bien,  c'est  comme  cela  1...  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau, 
c'est  que  ce  serait  la  faute  de  ce  vieux  jacobin...  Pourquoi 
aussi  s'est-il  avisé  de  rester  vertueux  à  une  époque  où  l'on 
n'était  pas  obligé  de  l'être,  pourquoi  n'a-t-il  pas  pillé  et  volé, 
fait  couper  des  têtes?  Pourquoi,  au  milieu  des  passions  de  son 
temps,  n'a-t-il  pas  donné  cours  aux  siennes  ?  Il  aurait  dû 
hurler  avec  les  loups,  au  lieu  de  japper  en  chien  de  garde  et  de 
montrer  ses  crocs  aux  fenêtres  de  Valnancé,  Il  aurait  dégorgé 
les  inslincts  qu'il  avait  en  lui,  au  lieu  de  me  les  léguer...  Et 
maintenant,  c'est  moi  qui  paye  son  honnêteté.  C'est  moi  qui 
ai  hérité  de  son  bourbier  et  qui  suis  obligé  de  le  drainer  vers 
le  passé...  C'est  égal,  elle  ne  m'a  pas  encore,   la  gueuse!... 

Tous  deux  demeurèrent  silencieux.  Sur  le  trottoir  déserl, 
les  branches  des  arbres  étalaient  les  ombres  nettes  de  leurs 
brindilles  comme  les  mailles  rompues  d'un  filet. 


XX 


Jean  de  Franois  savait  maintenant  de  quoi  il  s'agissait 
entre  son  père  et  sa  tante  et  quel  était  le  sujet  de  leur  débat. 
Ni  l'un  ni  l'autre  ne  lui  en  avait  parlé  ouvertement  ;  mais 
des  allusions,  des  mots  surpris  l'avaient  mis  au  fait  de  la 
situation,  et  il  sentait  vivement  ce  qu'elle  avait  pour  lui  de 
pénible  et  de  délicat. 

Maurice  de  Jonceuse  n'ignorait  pas  la  façon  dont  M.  de 
Franois  et  sa  sœur  vivaient  ensemble  à  Valnancé  et  que  les 
revenus  de  madame  de  Jonceuse  étaient  aux  mains  de  M.  de 
Franois,  qui  les  employait  à  sa  guise. 


LE    PASSÉ    VIVANT  2^3 

Maurice  n'avait  jamais  paru  s'étonner  de  cet  arrangement 
et  semblait  le  trouver  naturel.  Le  séjour  de  sa  mère  à  Val- 
nancé  le  dispensait  d'avoir  à  s'occuper  d'elle,  —  ce  qu'il  eût 
lait  certainement,  si  les  circonstances  avaient  été  diderenles, 
car  il  n'était  pas  mauvais  fils  ;  mais  la  présence  de  madame 
de  Jonceuse  eût  été  un  embarras  dans  sa  vie  de  travail,  d'af- 
faires et  de  plaisirs.  —  Il  est  vrai  que,  de  la  sorte,  la  fortune 
de  madame  de  Jonceuse  ne  lui  profilait  en  rien,  mais  il  ne  s'en 
plaignait  pas.  Jamais  il  n'avait  fait  devant  Jean  de  Franois 
aucune  réflexion  désobligeante  à  ce  propos.  Au  contraire,  il 
l'avait  toujours  traité  avec  une  amitié  qui,  peut-être  parfois 
un  peu  brusque  et  un  peu  rude,  n'en  était  pas  moins  réelle, 
et  c'était  justement  cette  amitié  qui  obligeait  Jean  à  avertir 
son  cousin  de  ce  qui  se  passait  h  Valnancé. 

Valnancé  avait  toujours  été  l'orgueil  et  le  souci  de  M.  de 
Franois.  Quand  il  s'y  était  retiré,  à  la  mort  de  sa  femme,  il 
avait  fait  de  grandes  dépenses  pour  le  mettre  en  état,  puis  les 
avait  continuées  pour  y  soutenir  le  train  que  méritait  une 
pareille  demeure.  Ce  furent  pour  Valnancé  des  jours  brillants 
dont  Jean  gardait  le  souvenir  confus.  Ce  fut  le  temps  des 
chasses  et  des  réceptions  que  présidait  M.  de  Franois  et  par 
lesquelles  il  se  ruina  peu  à  peu.  M.  de  Franois  était  en  ces 
difficultés  quand  la  mort  de  son  beau-frère  Jonceuse  lui  livra 
inopinément  sa  sœur  Félicie  :  M.  de  Franois  accepta  celte  au- 
baine inattendue.  Son  ascendant  fraternel  décida  madame  de 
Jonceuse  à  s'établir  à  Valnancé.  Une  fois  ce  point  obtenu, 
M.  de  Franois  en  arriva  aisément  à  ses  fins,,  et  madame  de 
Jonceuse  connut  vite  son  imprudence.  M.  de  Franois  la  con- 
fisqua, elle  et  son  argent,  au  profit  de  Valnancé.  Il  en  avait 
ainsi  assuré  le  présent  ! 

Quant  à  l'avenir,  M.  de  Franois  avait  de  quoi  y  parer  :  le 
mariage  de  son  fils  pourvoirait  au  sort  futur  du  château.  Ce 
mariage,  M.  de  Franois,  naturellement,  le  désirait  riche,  mais 
il  le  voulait  aussi  brillant.  Son  fils  pouvait  prétendre  haut, 
non  tant  par  lui-même  que  par  le  mérite  d'être  lé  fils  d'un 
pareil  père.  Le  temps  venu,  M,  de  Franois  commença  à  s'en- 
quérir des  héritières  :  il  en  cherchait  une  qui  fut  digne  de 
trouver  Valnancé  dans  sa  corbeille.  Celte  recherche  l'occupa 
assez  longtemps.   Il  la  fit,  à  lui  seul  et  sans  y  admettre  son 


294  LA    REVUE    DE    TARIS 

fils,  mais  les  démarches  qu'il  tenta  de  divers  côtés  n'eurent 
point  le  succès  qu'il. espérait.  Il  ne  se  découragea  pas.  D'ail- 
leurs rien  ne  pressait.  Jean  semblait  fort  indilT'érent  en  ma- 
tière de  mariage  et  y  paraissait  même  peu  enclin,  mais  M.  de 
Franois  ne  doutait  point  cependant  de  son  obéissance  :  ce 
n'était  là  qu'une  manière  de  faire  le  dégoûté  et  l'indépendant 
qui  cesserait  au  moment  nécessaire. 

Ce  moment  fut  celui  oii  le  comte  Geschini,  qui  était  l'un 
des  agents  matrimoniaux  de  M.  de  Franois,  lui  signala  les 
convenances  que  présentait  miss  Watson.  Faute  de  mieux,  il 
fallait  se  résoudre  à  l'Américaine.  L'affaire  manquée,  le  dépit 
de  M.  de  Franois  fut  grand.  Il  lui  vint  aussi  bien  de  l'inso- 
lence de  cette   fille  à  laisser  échapper    un    Franois   que  de 
l'indolence  de  Jean  à  ne   point  s'acquérir  une  Watson.   De 
plus,   M.   de    Franois    sentait  bien   que   cette    miss    Watson 
n'était  pas  exactement  ce  qu'il  aurait  dû  offrir  à   son  fils  :  si, 
à  la  place  de  cette  étrangère,  on    avait  pu  lui  proposer  une 
personne  de  bon  lieu   aussi  bien   que  de  forte  dot,  Jean  eût 
certainement  agi  différemment.   L'Américaine  avait  eu  le  tort 
de  représenter    à   ses    yeux   le    mariage    d'argent    en    toute 
sa   crudité.   De  là,    cette    répugnance   qui,    sans    doute  trop 
visible,  avait  offensé  cette  Watson  et  causé  l'échec  sur  lequel 
ni  Jean   ni  Geschini  n'avaient  pu  s'expliquer  clairement.   Il 
faudrait  donc  en  revenir  à  la  première  sorte  de  partis   aux- 
quels il  avait  pensé  d'abord  pour  son  fils,  mais  s'y  présenter 
en  de  meilleures  conditions.    Ce  fut  alors  que  M.  de  Franois 
conçut  ce  qui  lui  semblait  une  idée  de  génie.   Gomment  n'y 
avait-il  point  songé  plus  tôt  !  Madame  de  Jonceuse  pouvait 
disposer   d'une  part   de  sa  fortune   :  pourquoi  ne  ferait-elle 
pas  un  testament  en  faveur  de  son  neveu,  Jean  de  Franois  P 
C'est  de  ce  projet  de  M.  de  Franois  que  Jean  était   main- 
tenant certain,  et  c'était  aux  instances  de  son  frère  que  ré- 
sistait obstinément  madame  de  Jonceuse. 

Le  jeune  homme  rougissait  de  ces  manœuvres.  Certes,  il 
saurait  bien  les  rendre  inefficaces.  A  l'avance,  il  était  résolu  à 
refuser  un  legs  injuste  et  qu'il  n'aurait  pu  accepter  qu'au 
détriment  de  son  cousin  ;  mais  devait-il  avertir  Maurice  ? 
Parmi  les  raisons  qui  l'inclinaient  en  ce  sens,  la  principale 
était  la  pensée  qu'Antoinette  de  Jonceuse  pût,  par  la  suite,  le 


LE    PASSÉ    VIVANT  296 

supposer,  une  minute,  capable  d'avoir  toléré  ces  manigances. 
De  plus,  en  avertissant  Maurice,  il  épargnerait  peut-être,  par 
son  intervention,  à  la  pauvre  tante  Jonceuse  les  imporlu- 
nités  de  son  terrible  frère.  Mais  Jean  redoutait  la  colère  de 
M.  de  Franois  :  que  dirait-il  quand  il  apprendrait  que  son 
fils,  non  seulement  ne  secondait  pas  ses  vues,  mais  encore 
s'avisait  de  les  contrecarrer  ? 

Jean  appréhendait  d'entrer  en  conflit  avec  son  père,  dont 
la  santé  commandait  des  ménagements.  Jean  se  souvenait  fort 
bien  de  l'alarme  qu'avait  donnée,  quelques  années  aupara- 
vant, M.  de  Franois.  Une  nuit,  il  s'était  senti  indisposé.  Le 
médecin  l'avait  examiné  et  avait  prescrit  certains  remèdes, 
en  faisant  signe  à  Jean  de  le  suivre  :  une  fois  hors  de  la 
chambre,  le  docteur  l'avait  prévenu  qu'un  régime  sévère  était 
dorénavant  indispensable.  M.  de  Franois  s'était  remis  de  celte 
crise  et  avait  consenti  aux  précautions  qu'on  lui  ordonnait 
Il  avait  l'air  de  se  porter  assez  bien.  Il  était  vif  et  actif,  irri- 
table. 

Or,  depuis  quelque  temps,  cette  irritation  avait  augmenté. 
Jean  l'attribua  d'abord  à  l'échec  des  tentatives  matrimoniales 
par  lesquelles  son  père  essayait  de  réparer  l'insuccès  de  la 
combinaison  Watson.  M.  de  Franois  avait  mis  en  demeure  le 
comte  Ceschini  de  lui  découvrir  la  personne  riche,  belle, 
noble  et  désintéressée  devant  laquelle  Jean  n'aurait  plus  rien 
à  objecter.  Ceschini,  docile,  faisait  campagne.  Il  écrivait  fré- 
quemment à  Valnancé,  oii  M.  de  Franois  ouvrait  fébrilement 
ses  larges  lettres  à  cachet  rouge.  Maintenant  Jean  connaissait 
l'autre  cause  de  l'irritation  paternelle  :  c'était  la  résistance  de 
madame  de  Jonceuse  à  l'endroit  de  son  testament. 

Si  madame  de  Jonceuse  se  défendait,  M  .  de  Franois  ne 
cessait  pas  ses  attaques.  Elles  devaient  être  fréquentes. 
Lorsque  Jean  entrait  dans  le  salon  où  sa  tante  se  tenait  d'or- 
dinaire, et  où  il  ne  manquait  guère  de  trouver  aussi  M.  de 
Franois,  il  interrompait  des  silences  encore  vibrants  ou  des 
entretiens  animés.  M.  de  Franois  avait  le  visage  cramoisi  et 
mordait  rageusement  sa  moustache  blanche,  tandis  que  ma- 
dame de  Jonceuse,  effarée  ou  sournoise,  ramenait  sur  elle  les 
pans  de  sa  pelisse  fourrée  et  y  cachait  ses  petites  mains  molles 
et  gonflées.   M.   de  Franois  marchait  un  instant  de  long  en 


296  LA    REVUE    DE    PARIS 

large  en  faisant  craquer  ses  doigts  d'impatience  et  sortait  en 
fermant  la  porte  avec  fracas. 

C'était  a  table  que  Jean  devinait  le  mieux  ce  qu'avait  été 
dans  la  journée  la  vivacité  du  combat  que  se  livraient  M.  de 
Franois  et  madame  de  Jonceuse,  Tantôt,  pendant  le  repas, 
M.  de  Franois  se  montrait  aigre  et  agressif,  tantôt  il  était 
tout  douceur  et  prévenances.  Quelquefois,  il  mangeait  outre 
mesure  des  plats  défendus,  en  regardant  avec  défi  madame 
de  Jonceuse  qui  levait  les  yeux  au  ciel.  Quelquefois  aussi,  il 
la  consultait  sur  le  choix  d'un  mets  avec  une  déférence  exa- 
gérée. Jean  éprouvait  à  ces  alternatives  une  impression  de 
gêne  et  de  malaise  insupportables.  Il  sentait  derrière  lui  cetle 
lutte  continuelle  qui  se  poursuivait  en  sa  présence  par  des 
gestes,  des  mines,  des  attitudes,  des  réticences,  des  allusions 
qui  l'énervaient  et  qu'il  tachait  d'oublier  en  de  longues  pro- 
menades par  les  chemins. 

Ces  courses  le  conduisaient  parfois  à  un  endroit  qu'on 
appelait  la  côte  d'Aillîère  et  d'où  l'on  découvrait  une  vue  assez 
belle.  En  bas,  les  toits  de  Nancé  groupaient  piltoresquement 
leurs  tuiles  rouges  ou  leurs  ardoises  grises.  Des  fumées  mon- 
taient dans  l'air  tranquille.  Au  bout  de  la  ville,  il  distinguait 
la  maison  de  Lauvereau,  et  plus  loin,  au  Bas-Nancé,  le  collage 
que  faisait  bâtir  Maurice  de  Jonceuse.  Les  murs  de  briques 
avaient  un  aspect  de  gaieté  saine  et  neuve.  Le  gros  du  travail 
était  maintenant  achevé.  Jean  de  Franois  imaginait  clans  le  jar- 
din les  claires  robes  d'été  d'Antoinette  de  Jonceuse.  Il  pensait 
à  celle  qu'elle  portait  lorsqu'elle  était  venue  à  Yalnancé  avant 
son  mariage,  blanche  avec  un  corsage  en  guipure  qui  laissait 
voir  la  blancheur  rosée  du  cou  et  du  bras...  On  élait  alors  en 
juillet.  Ils  étaient  allés  au  collage  qui  commençait  à  sortir  de 
terre.  Quel  étrange  coucher  de  soleil,  il  y  avait  eu,  ce  soir- 
là,  sur  lequel,  comme  sur  un  fond  d'incendie,  Yalnancé  déta- 
chait sa  masse  cendreuse  et  carbonisée!...  De  cette  côte  d'Ail- 
lière,  c'était  vraiment  un  élégant  et  noble  logis  que  Yalnancé 
avec  8a  haute  toiture  et  sa  façade  fardée.  Les  jardins  dispo- 
saient alentour  leurs  parterres  réguliers.  La  pièce  d'eau  luisait 
argentée  et  plate.  Jean  comprenait  l'amour  de  son  pèrel... 
Puis,  soudain,  une  image  pénible  lui  traversait  l'esprit.  En  ce 
moment,  peut-être,  une  de  ces  scènes  âpres  ou  sourdes  mettait 


LE    PASSÉ    VIVANT  297 

aux  prises  M.  de  Franois  et  madame  de  Jonceuse,  une  de  ces 
scènes  après  lesquelles  il  retrouvait  madame  de  Jonceuse 
essoufflée  et  blottie  dans  son  fauteuil,  tandis  que  M.  de  Fra- 
ncis s'éloignait,  le  visage  rageur  et  le  pas  furieux. 

Souvent,  pour  fuir  ce  spectacle,  Jean,  au  lieu  de  rentrer  au 
salon,  se  réfugiait  dans  la  bibliothèque.  Il  essayait  de  lire, 
mais  son  doigt  distrait  oubliait  de  tourner  la  page.  Bientôt 
il  fermait  le  volume  et  se  dirigeait  vers  un  des  panneaux  où 
des  rayons  en  trompe-l'œil  dissimulaient  la  porte  qui  don- 
nait sur  l'escalier  du  petit  appartement  situé  juste  au-dessus 
de  la  bibliothèque.  Cet  appartement  se  composait  d'une 
chambre  et  d'un  cabinet.  Le  plafond  était  plus  bas  que 
dans  le  reste  du  château,  par  une  de  ces  irrégularités  de  cons- 
truction fréquentes  dans  les  anciennes  demeures.  Autrefois, 
quand  il  y  avait  beaucoup  de  monde  à  Valnancé,  M.  de  Fra- 
nois cédait  sa  chambre  à  quelque  hôte  de  marque  et  se  con- 
tentait de  ce  logement  provisoire  et  qui,  hors  ces  occasions, 
était  ce  qu'on  appelait  le  «  réduit  »,  inhabité.  Actuellement,  il 
conservait  encore,  des  séjours  de  M.  de  Franois,  un  lit  garni 
de  ses  matelas  et  couvert  d'une  très  belle  courtepointe  en 
soie.  C'étaient,  avec  quelques  fauteuils,  les  seuls  meubles 
qu'on  y  eût  laissés.  Ils  suffisaient  à  Jean.  Ce  coin  lui  plaisait. 
Il  s'étendait  sur  le  lit  et  y  rêvassait  silencieusement. 

Il  y  avait,  au-dessus  de  la  cheminée  du  «  réduit  »,  une 
glace  surmontée  d'un  trumeau  où  manquait  la  peinture  qui 
l'ornait  jadis.  Jean  contemplait  longuement  ce  cadre  et  sa 
rocaille  dédorée.  Peu  à  peu  il  y  évoquait  des  visages... 
D'abord,  ceux  des  portraits  qu'il  avait  remarqués,  l'année 
d'avant,  à  l'exposition  organisée  par  Lauvereau.  Ils  lui  appa- 
raissaient, un  par  un,  et  pour  ainsi  dire  mécaniquement, 
comme  s'ils  eussent  été  enroulés  et  déroulés  par  une  mani- 
velle, et  toujours  dans  le  même  ordre.  Cela  commençait  par 
une  figure  de  femme  aux  joues  vivement  fardées;  puis  un 
abbé  frisé  sous  la  poudre,  puis  un  magistrat  k  l'ample  per- 
ruque. A  ces  premiers  visages  en  succédaient  d'autres  que 
remplaçait  la  madame  de  Pompadour,  de  Boucher,  mais  mi- 
nuscule et  rapetissée  à  la  mesure  du  cadre,  où  çlle  tenait  tout 
entière,  des  roses  de  sa  haute  coiffure  à  la  mule  relevant 
le  bas  de  sa  robe.    L'esquisse  de   mademoiselle  Fel,  j^  La 


298  LA    REVUE    DE    PARIS 

Tour,  s'offrait  ensuite,  mais,  au  lieu  de  s'efTacer  d'un  seul 
coup,  l'image  de  là  comédienne  se  brouillait  peu  à  peu  et, 
lentement,  une  autre  forme  se  substituait  à  la  sienne,  qui 
dessinait  aux  yeux  de  Jean  de  Francis  les  traits  de  cette 
madame  de  SafPry  que  La  Tour  avait  représentée  dans  ce 
pastel  qu'il  connaissait  bien.  En  sa  pose  de  langueur  et  de 
passion,  les  mains  paresseuses  et  nouées,  elle  le  regardait 
fixement,  comme  si  elle  eût  voulu  lui  parler.  A  ce  moment,  il 
semblait  a  Jean  entendre  à  son  oreille  la  voix  d'Antoinette 
de  Jonceuse;  mais  aussitôt  la  double  illusion  cessait,  et  Jean 
attendait,  le  cœur  battant,  dans  une  anxiété  qui  se  changeait 
en  angoisse.  Allait-il  enfin  se  montrer  à  lui ,  ce  visage 
mystérieux,  inconnu  et  désiré,  qui  ne  parvenait  pas  à  devenir 
et  dont  il  sentait  devant  lui  la  présence  incertaine?  Allait-il 
surgir  du  passé,  l'aïeul  homonyme,  qui  se  rappelait  aux 
mémoires  actuelles  par  une  suite  singulière  d'indices,  par 
le  muet  effort  de  circonstances  bizarres  ;  ce  Jean  de  Fra- 
ncis de  l'autre  siècle,  dont  le  Jean  de  Francis  d'aujourd'hui 
avait  lu  par  hasard  l'épitaphe,  au  mur  d'un  vieux  cloître 
d'Italie,  et  dont  c'était  peut-être  le  crâne  même  qui,  exhumé 
de  la  terre  de  Passignano,  avait  grimacé  son  sourire  d'outre- 
lombe  au  geste  ignorant  de  Lauvereau,  avant  de  retourner 
mordre  de  ses  dents  blanches  les  ronces  et  les  orties  du 
préau?...  Mais  le  trumeau  demeurait  vide  au-dessus  de  la 
vieille  glace  011  Jean  de  Francis,  debout  et  les  mains  froides, 
voyait  son  propre  visage  qui,  au  fond  du  miroir  terni,  lui 
apparaissait  lointain,  lointain,  et  comme  en  route  vers  lui- 
même... 


H  E  >  R 1     DE     REGNIER 

(A  suivre.} 


NOTES  SUR  PIE  X' 


11 


Pour  se  rendre  compte  de  la  politique  de  Pie  X,  il  faut 
d'abord  se  rappeler  comment  il  fut  élu.  Personne,  certes, 
n'accusera  le  cardinal  Sarto  d'avoir  brigué  la  tiare,  ni  même 
de  l'avoir  espérée  ou  prévue  :  quelque  complimenteur  banal 
lui  en  avait  pu  faire  le  souhait;  pareils  souhaits  arrivent 
presque  à  tout  prêtre  romain;  lui-même,  lorsqu'il  avait  eu  la 
singulière  idée,  par  économie,  de  faire  teindre  en  rouge  sa 
ceinture  d'évêque,  comme  la  couleur  résultante  tirait  sur  le 
blanc  plutôt  que  sur  le  pourpre,  il  avait  dit  en  riant  :  ((  Voilà 
qui  me  rapproche  de  la  papauté  ».  Mais  le  patriarche  de 
Saint-Marc  était  trop  vénitien,  avait  l'esprit  trop  peu  tourné 
vers  les  affaires  générales  de  l'Église,  pour  supposer  qu'on 
songerait  à  lui.  Il  ne  connaissait  pas  Rome  :  il  n'y  était  venu 
que  trois  fois,  et  pour  moins  de  huit  jours  chaque  fois,  à 
l'occasion  de  sa  prise  de  chapeau  et  des  jubilés  de  Léon  XIII. 
On  sent  aujourd'hui  combien  peu  il  connaissait  la  Rome 
noire  :  elle  ne  l'intéressait  pas;  il  n'y  avait  pas  d'amis,  pas 
de  relations  personnelles.  Aussi,  dans  le  conclave,  sa  boutade 
n'étonna-t-elle  personne,  quand,  aux  compliments  et  souhaits, 
il  répondit  :  «  Moi,  j'ai  pris  mon  billet  d'aller  et  retour  ». 

La  composition  du  collège  cardinalice,  au  moment  oii 
Léon  XIII  tomba  malade,  en  juillet  igoS,  rendait  difficiles  les 
conjectures  sur  l'élection.  Chacun  des  correspondants  de  jour- 

I.  Voir  la  Revue  du  i5  décembre  iijoA- 


3oO  LA    REVUE    DE    PARIS 

naux  qui  s'abaltirent  sur  Rome  durant  celle  canicule  histo- 
rique, choisissait  son  candidat,  et  chacun  croyait  sincèrement 
que  ses  télégrammes  (que  les  cardinaux  enfermés  ne  lisaient 
point)  empêcheraient  le  succès  d'un  tel  et  assureraient  le 
triomphe  de  tel  autre  :  quelques-uns,  encore  aujourd'hui, 
sont  persuadés  que  leur  influence  personnelle  a  pesé  d'un  plus 
grand  poids  que  le  Veto  autrichien. 

Pour  les  initiés,  l'intérêt  était  moins  à  deviner  le  nom  de 
l'élu  futur  qu'à  distinguer  le  groupe  qui  ferait  l'élection.  Le 
vrai  point,  surtout,  —  l'élection  d'un  Italien  étant  certaine, 
—  était  de  savoir  si  le  pape  serait  pris  parmi  les  vingt  car- 
dinaux résidant  à  Rome,  membres  de  la  Curie,  ou  parmi  les 
douze  cardinaux  administrant  des  diocèses  en  province. 

La  réponse  n'était  pas  facile.  Dans  la  Curie,  les  pointages 
pronostiquaient  dix-huit  à  vingt  voix  au  cardinal  Rampolla, 
une  quinzaine  au  grand-pénitencier  Vannutelli,  quelques-unes 
au  moine  Golli  et,  pour  le  cas  probable  oii  aucun  de  ces  noms 
ne  pourrait  obtenir  l'indispensable  majorité  des  deux  tiers,  on 
se  disait  que  l'union  pourrait  se  faire,  par  transaction,  sur  le 
vieux  datairedi  Pielro  ou  le  modeste  et  sérieux  diacre  Segna. 
Le  choix  d'un  cardinal  de  curie  avait  pour  lui  de  bonnes 
raisons  :  ce*  cardinaux  romains  possèdent  mieux  la  connais- 
sance pratique  du  gouvernement  et  conservent  plus  sûrement 
les  traditions  de  l'Église  romaine.  Pourtant  l'élection  d'un 
cardinal  de  diocèse  séduisait  bon  nombre  d'esprits,  parce  que, 
disait-on,  un  archevêque  connaîtrait  mieux  les  nécessités  et 
la  pratique  du  ministère  pastoral.  Les  Italiens,  opinion  publique 
et  gouvernement,  préféraient  naturellement  cette  seconde  solu- 
tion, n'aurait-ce  été  que  par  prévention  politique  contre  Tatli- 
tude  du  monde  romain  à  l'égard  du  gouvernement  piémonlais  : 
en  un  chef  de  diocèse,  ils  espéraient  un  pape  national,  plus 
accommodant.  Du  côté  de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne,  c'était 
le  même  désir. 

Mais  dans  le  groupe  des  archevêques  italiens,  le  choix 
n'était  pas  très  étendu  :  Manara  d'Ancône,  Prisco  de  Naples, 
Cclesia  de  Palerme  et  Capecelalro  de  Capoue  étaient  trop 
vieux;  Richelmy  de  Turin,  Ferrari  de  Milan  étaient  trop 
jeunes,  comme  aussi  Svam|  u  de  Bologne,  auquel  allait  naïve- 
ment l'enthousiasme   populaire,  parce  qu'il  portait  dans   ses 


NOTES    SUR    PIE    X  3oi 

armes  un  soleil  qui  justifierait  le  fameux  Igiils  ardeiis  de  la 
pseudo-prophétie.  Boschi  de  Ferrare,  Nava  de  Gatane,  Por- 
tanova  de  Reggio,  Baccilieri  de  Vérone  étaient  trop  jeunes 
aussi.  En  réalité,  il  ne  restait  que  Sarto  de  Venise  :  seul,  il 
réunissait  l'ensemble  des  conditions  qui  font  les  papabill.  Mais 
il  était  trop  vénitien  pour  les  Autrichiens,  et  trop  peu  sympa- 
thique à  M.  Zanardelli,  le  grand  homme  de  la  région  véni- 
tienne. 

Les  pronostics  étaient  donc  iloltanls  :  on  redoutait  un  con- 
clave prolongé  et  l'on  croyait  que  le  ballottage  oscillerait 
entre  les  noms  de  Rampolla  et  de  Vannutelli,  jusqu'à  ce  que 
leurs  partisans  se  missent  d'accord  sur  une  candidature  tran- 
sactionnelle. Au  milieu  de  ces  prévisions,  que  faisait  le  groupe 
des  cardinaux  français?  La  plupart  d'entre  eux,  le  cardinal 
Mathieu  notamment,  ont  été  violemment,  grotesquement  pris 
à  parti  par  la  presse  italienne  et  allemande.  En  dépit  de  tous  les 
racontars  malveillants,  leur  attitude  fut  très  sage  et  politique. 

L'avant-veille  de  leur  entrée  en  réclusion,  ils  s'étaient  réunis 
chez  un  de  leurs  doyens.  Toute  la  situation  fut  examinée  avec 
beaucoup  de  sérénité  et  de  pénétration  :  «  Nous  devons  un 
hommage  à  la  mémoire  de  Léon  XIII  qui  a  tant  aimé  notre 
pays.  Nous  le  lui  donnerons  en  votant  tout  d'abord  pour  celui 
qui  fut  son  collaborateur  et  son  ministre  dévoué,  Rampolla. 
Mais  il  n'est  pas  probable  que  Rampolla  puisse  recueillir  le 
nombre  de  voix  nécessaires.  Nous  reporterons  alors  nos  suf- 
frages sur  le  nom  qu'il  nous  suggérera,  à  condition  toutefois 
que  ce  ne  soit  pas  le  nom  d'un  vieillard  :  dans  l'état  actuel 
de  l'Eglise  de  France,  il  nous  faut  un  chef  en  pleine  posses- 
sion de  ses  forces  et  de  son  activité.  Nous  ne  pourrions  pas 
non  plus  voter  pour  un  moine,  quelque  hautes  et  même  excep- 
tionnelles que  soient  ses  qualités,  et  quelque  profonde  véné- 
ration que  nous  professions  pour  la  personne  du  cardinal 
Gotli  :  en  ce  moment  de  brouille  entre  notre  gouvernement 
et  les  congrégations  monastiques,  une  telle  élection  pourrait 
être  interprétée  comme  une  provocation  contre  le  gouverne- 
ment de  notre  pays. 

»  Eventuellement,  nous  pourrions  nous  rallier  à  une  can- 
didature Vannutelli  :  la  personne  de  ce  cardinal  ne  peut 
que  nous  être  sympathique...  En  dernière   heure,  il  y  aura 


302  LA    REVUE    DE    PARIS 

les  indications  des  scrutins,  les  marques  des  intentions  de  la 
Providence,  et  les  intuitions  de  notre  conscience.  Surtout, 
nous  tacherons  de  marcher  d'accord.  » 

Nos  cardinaux  se  trouvaient  dans  l'agréable  liberté  de 
n'avoir  à  écarter,  par  scrupule  de  patriotisme,  aucune  candi- 
dature. Assurément  Rampolla  leur  semblait  préférable,  mais 
encore  ne  fallait-il  pas  exagérer  ses  sympathies  françaises.  Si 
réelles  qu'elles  fussent,  elles  n'avaient  pas  empêché  qu^il  mon- 
trât toujours  de  la  déférence  pour  les  désirs  allemands,  en 
matière  ecclésiastique.  Dans  l'affaire  des  missions  allemandes 
en  Chine  ;  au  sujet  de  l'organisation  du  Palœslina  Verelii  et 
de  la  nationalisation  de  la  quête  du  Vendredi-Saint  ;  dans  le 
jeu  tendant  à  transformer  le  Cen/rum  en  parti  gouvernemen- 
tal ;  à  propos  du  récent  désaveu  infligé  à  l'évêque  de  Trêves 
en  matière  scolaire  ;  dans  les  questions  intéressant  les  pays 
annexés,  telles  que  la  nomination  d'évêques  allemands  en 
Lorraine  et  en  Alsace  ;  avi  cours  des  longues  négociations  du 
baron  de  Hertling  en  vue  de  la  germanisation  du  clergé  par 
les  facultés  théologiques  de  Strasbourg  et  de  Posen  :  le  Secré- 
taire d'Etat  avait  cédé  aux  exigences  de  l'empereur. 

Quant  au  grand-pénitencier  Vannutelli,  qui  avait  été 
nonce  à  Vienne  et  avait  laissé  de  bons  souvenirs  à  la  Hof- 
burg,  il  n'avait  jamais  cessé  de  témoigner  à  la  France  le 
plus  sincère  et  sympathique  intérêt.  Les  gens  de  la  Curie  lui 
reprochaient  d'avoir  un  frère  cardinal  et  une  trop  nombreuse 
parenté  de  neveux  et  de  cousins  ;  mais  cette  particularité  était 
fort  indifférente  aux  intérêts  français. 

Le  cardinal-doyen  Oreglia  passait  pour  un  esprit  bizarre,  un 
grincheux,  qui  avait  représenté  l'opposition  sous  le  pontificat 
de  Léon  XIII;  mais  ce  vieux  gentilhomme  piémontais  vivait 
encore  dans  les  souvenirs  de  Charles-Albert  et  de  la  guerre 
de  Crimée  :  c'était  un  tenant  fidèle,  quoique  original,  de  la 
tradition  amicale  qui  unissait  alors  Paris  et  le  monde  italien. 

Le  cardinal-chancelier  Agliardi,  ancien  nonce  à  Munich  et  à 
Vienne,  avait  su  gagner  et  conserver  la  confiante  amitié  des 
ministres  ou  ambassadeurs  de  France,  qui,  dans  les  deux  capi- 
tales, avaient  été  ses  collègues  :  sa  particulière  compétence 
dans  les  affaires  d'Autriche  et  d'Allemagne  ne  faisait  aucun 
tort  à  sa  très  juste  appréciation  des   choses  de  France  :  son 


NOTES    SUR    PIE    X  3o3 

esprit  politique,  très  ouvert  aux  idées  modernes  et  très  équi- 
libré, la  sagesse  et  la  modération  de  son  tempérament 
d'homme  d'Etat  et  d'homme  d'Eglise,  donnaient  grande  con- 
fiance aux  patriotes  français. 

Le  vieux  cardinal  Capecelatro,  qui  avait  les  sympathies 
de  l'opinion  libérale  en  Italie,  est  né  à  Marseille  et  il  y  a 
passé  les  premières  années  de  son  enfance;  son  éducation, 
les  réminiscences  et  les  premières  relations  de  sa  jeunesse 
furent  françaises  :  nul  Italien  ne  connaît  mieux  notre 
littérature,  notre  histoire  ;  nul  ne  suit  avec  plus  d'intérêt  le 
mouvement  intellectuel  de  notre  pays. 

Le  cardinal  Gotti,  préfet  de  la  Propagande,  était  victime 
d'une  absurde  légende,  qu'on  a  été  stupéfait  de  voir  ressasser 
par  quelques  publicistes  français  qui,  d'ordinaire,  puisent  à 
meilleures  sources.  L'empereur  Guillaume,  de  passage  à  Rome, 
ayant  invité  à  déjeuner  le  préfet  de  la  Propagande  en  même 
temps  que  le  secrétaire  d'Etat,  quelques  faiseurs  de  romans 
diplomatiques  en  avaient  conclu  que  ce  moine  était  le  candidat 
de  l'empereur  et  de  la  Triplice.  Mais  Guillaume  II  avait  tou- 
jours invité  le  préfet  de  la  Propagande,  du  temps  que  celui-ci 
s'appelait  Ledochowski  :  le  préfet  de  la  Propagande  et  le 
secrétaire  d'Etat  tiennent,  en  réalité,  les  deux  grandes  charges 
et  dignités  politiques  de  la  Curie.  Il  est  vrai  que  l'un  des 
convives  de  la  table  impériale  au  palais  Odescalchi  eut  le 
mauvais  goût  de  présenter  Gotti  avec  la  boutade  :  ce  Majesté  : 
le  futur  Pape  !    ». 

Il  est  encore  vrai  que  Léon  XllI  avait  fait  comprendre 
parfois  à  quelques  intimes  que  Gotti  était  le  successeur 
qu'il  désirerait  :  le  grand  Pape  savait  que  son  fidèle  secré- 
taire d'Etat  ne  pourrait  jamais  réunir  la  majorité  nécessaire. 
Que  cette  indication  excitât  la  curiosité  de  Guillaume  II, 
c'est  fort  naturel,  d'autant  plus  que  Gotti  n'avait  jamais  eu 
d'intimité  avec  le  monde  germanique.  Supérieur  de  son 
ordre,  il  avait  dû  défendre  les  propriétés  du  Mont-Carmel 
contre  les  usurpations  de  la  colonie  allemande  de  Caiffa;  il 
était  demeuré  reconnaissant  au  protectorat  français  de  l'appui 
qu'alors  il  en  avait  reçu.  _\once  au  Brésil,  avec  la  difficile 
mission  de  réorganiser  là-bas  les  institutions  ecclésiastiques 
et    religieuses,   sous  le    nouveau  régime  de  la  séparation  de 


3o4  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'Eglise  et  de  l'État,  il  avait  trouvé  une  amicale  sympathie 
chez  son  collègue,  le  ministre  de  France,  un  des  fidèles  de  la 
pensée  de  Gambetta.  Préfet  de  la  Propagande,  —  poste  auquel 
l'avait  fait  appeler  la  confiante  amitié  de  RampoUa,  —  il 
avait  eu,  en  toute  occurrence,  une  équitable  déférence  pour 
les  intérêts  du  protectorat  français;  il  avait  rompu  avec  la 
politique  germanophile  de  son  prédécesseur  Ledochowski,  qui, 
trop  facilement,  pardonnait  à  Bismarck  les  mauvais  jours  du 
KiiUurlcampf. 

De  tous  les  côtés  donc,  les  cardinaux  français  se  sentaient  à 
l'aise  pour  donner  leurs  libres  votes  au  plus  digne.  Quelques- 
uns,  en  traversant  Paris,  étaient  allés  au  quai  d'Orsay.  Dans 
leurs  entretiens  avec  le  Ministre,  au  tact  duquel  ils  rendaient 
tous  hommage,  il  ne  fut  question  d'aucun  nom  à  inclure  ou 
k  exclure  :  les  raisons  de  politique  générale  faisaient  désirer 
seulement  un  pape  qui  ne  témoignât  aucune  hostilité  aux  in- 
térêts de  la  France  dans  le  monde  et  fût  enclin  à  favoriser 
l'apaisement  du  conilit  religieux  dans  noire  pays. 

* 
*  * 

Le  conclave  s'ouvrit  —  ou  plutôt  s'enferma  —  et,  comme 
à  l'ordinaire,  marcha  de  suprise  en  surprise.  La  première  fut, 
dès  le  premier  vole,  l'échec  complet  de  la  candidature  Vannu- 
lelli.  Pendant  que  les  noms  de  Rampolla  et  de  Gotli  sortaient 
24  et  17  fois  du  calice,  le  grand  pénitencier  ne  recueillait 
que  /i  suffrages.  La  stupéfaction  fut  profonde  :  la  veille 
encore,  un  prélat  très  affairé  de  la  «faction»  Vannutelli  expli- 
quait qu'il  était  sûr  de  quinze  cardinaux  qu'il  nommait. 

Les  électeurs  de  la  Curie  s'étaient  détournés  d'une  candida- 
ture que  des  amis  imprudents  avaient  trop  surchauffée.  La  pré- 
vention que  l'on  nourrissait  contre  la  trop  nombreuse  parenté 
du  candidat,  l'emporta  chez  les  auslères.  D'autres  furent  agacés 
ou  scandalisés  par  l'agitation  de  ces  prélats  trop  zélés  qui,  non 
contents  de  Iravcdller  les  membres  du  Sacré  Collège,  se  fai- 
saient voir  au  Giornale  dltalia,  dans  les  cabinets  de  sénateurs 
ou  de  députés ,  aux  bureaux  de  tel  et  tel  minisire  du  roi 
Victor-Emmanuel.  Comme  l'un  de  ces  dignitaires  de  l'Eglise 
lui  énumérait  toutes  les  raisons  en  faveur  du  grand-péniten- 


NOTES    SUR    PIE    X  3o5 

•cier,  un  de  nos  cardinaux  français  s'écria  :  Qai  petit  indignas 
est,  briguer,  cest  être  indigne. 

A  cet  échec  de  Vannutelli,  contribua  surtout  la  prudence 
trop  calculée  des  huit  cardinaux  austro-allemands,  qui,  faute 
de  trouver  parmi  les  archevêques  d'Italie  un  candidat  de  leur 
goût,  désiraient  son  élection.  S'ils  avaient  voté  tout  de  suite 
pour  VannuteUi,  c'eut  été  une  douzaine  de  voix  qui,  dès  le 
premier  scrutin,  auraient  donné  quelque  consistance  à  cette 
candidature.  Mais  ces  Autrichiens  avaient  lu,  dans  les  vieux 
traités  d'anciens  conclavistes,  qu'une  «  faction  »  ne  devait  pas 
tout  d'abord  laisser  deviner  ses  véritables  intentions,  et  que 
riiabileté  commandait  de  disperser  les  voix  sur  des  candida- 
tures improbables,  pour  les  concentrer  au  bon  moment  sur  le 
nom  tenu  en  réserve.  Les  cardinaux  austro-allemands  disper- 
sèrent donc  leurs  suffrages  d'attente;  quelques-uns,  ce  semble, 
inscrivirent  sur  leurs  premiers  bulletins  le  nom  de  Gotli,  puis 
l'abandonnèrent  avec  ensemble  dès  le  troisième  scrutin,  on 
les  voix  Gotti  descendirent  de  17  à  9.  Seulement,  il  était  trop 
lard  pour  revenir  au  candidat  de  leur  choix  :  la  candidature 
Vannutelli  n'existait  plus. 

Le  Veto  autrichien  fut  la  seconde  et  grande  surprise.  Parla 
maladresse  de  leur  excessive  habileté,  les  Autrichiens  se  trou- 
vèrent acculés  à  la  nécessité  de  recourir,  contre  la  candida- 
ture RampoUa,  à  celte  arme  dangereuse.  Pourquoi  l'Autriche 
en  voulait-elle  au  cardinal  Rampolla.»^  11  n'avait  jamais  cessé 
de  se  montrer  extrêmement  correct  à  l'égard  du  gouvernement 
de  Vienne.  Il  avait,  avec  Léon  XIII,  cherché  à  pacifier  ou  à 
atténuer  l'antagonisme  des  diverses  nationalités  qui  se  dis- 
putent la  monarchie  des  Habsbourg:  lettres  pontificales  aux 
Hongrois  et  aux  Croates,  aux  Polonais  et  aux.  Tchèques, 
pour  les  mettre  en  garde  contre  les  excès  d'un  particularisme 
aussi  nuisible  aux  intérêts  du  pays  qu'à  ceux  de  l'Eglise; 
efforts  multiples  pour  relever  le  niveau  moral  et  intellectuel 
des  clergés  tchèque,  slavon  et  ruthène;  nomination  de  nonces 
sympathiques  aux  cabinets  de  Vienne  et  de  Budapest,  Galim- 
berti,  Agliardi,  Taliani;  aucune  difficulté  sérieuse  en  matière 
de  nomination  d'évêques  ou  de  cardinaux,  sauf  parfois  en 
Hongrie,  pour  des  questions  locales  ou  personnelles  qui  ne 
pouvaient  donner  matière  à  de  sérieuses  rancunes. 

lô  Janvier  igoS.  6 


3o6  LA    REVUE    DE    PARIS 

Suivant  une  légende,  il  est  vrai,  —  créée  par  la  presse 
pangermaniste  ou  niagyare,  —  le  cardinal  Rampolla  n'aimait 
pas  la  Triplice  :  il  se  préoccupait  avant  tout,  disait- on,  d'amé- 
liorer la  situation  des  catholiques  en  Russie  et  de  maintenir 
de  longanimes  rapports  avec  le  régime  républicain  en  France; 
on  en  concluait  qu'il  cachait  une  sourde  animosité  contre  les 
intérêts  des  «  monarchies  conservatrices  de  l'Europe  centrale  ». 
Légende  inepte,  mais  tellement  répandue  que  Rampolla  en 
fut  victime. 

En  cédant  à  cette  prévention  puérile,  les  Autrichiens  man- 
quèrent de  perspicacité.  Ils  en  manquèrent  aussi  dans  l'appré- 
ciation des  chances  que  pouvait  avoir  Rampolla.  Jadis,  les 
habiles  ne  recouraient  au  Veto  que  contre  une  candidature 
certaine  du  succès.  Les  bulletins  au  nom  de  Rampolla  étaient 
montés,  dans  les  deux  premiers  scrutins,  au  chiilre  de  2 4  et 
de  29.  Mais,  étant  données  les  dispositions  de  l'assemblée 
électorale,  ces  voix  pouvaient-elles  atteindre  le  clnlFre  néces- 
saire de  4  2? 

Ce  sera  toujours  là  un  thème  à  discussions.  Les  Austro- 
Allemands  et  leurs  amis  doivent  aujourd'hui,  pour  excuser 
ou  légitimer  leur  conduite,  soutenir  l'afîirmative,  et  quel- 
ques amis  particulièrement  dévoués  au  ministre  de  Léon  XIIl 
sont  du  même  avis.  Mais  tous  ceux  qui  connaissaient  l'exact 
état  des  esprits  sont  d'une  opinion  dilïerente  :  parmi  les 
cardinaux  la  Curie,  il  y  avait  bien  une  dizaine  de  dissidents 
irréductibles,  qui,  pour  des  raisons  personnelles,  n'auraient 
jamais  donné  leurs  voix  à  l'ancien  secrétaire  d'Etat;  une  bonne 
douzaine  d'archevêques  italiens  ou  d'exotiques  étaient  dans  les 
mêmes  sentiments  :  cela  sullisait  pour  constituer  une  «  faction 
d'exclusion  » .  Les  Austro-Allemands  pouvaient  donc  s'épargner 
la  maladresse  de  dégainer  ce  Veto  impérial  :  eux-mêmes,  par 
la  suite,  en  ont  eu  le  sentiment.  Pendant  assez  longtemps, 
ils  ont  essayé  de  donner  le  change  sur  leur  intervention  :  le 
comte  Goluchowski  a  voulu  faire  croire  qu'il  ne  s'était  agi 
que  d'une  «  monition  »  amicale  et  non  d'une  exclusion  for- 
melle. Il  a  fallu  la  publication  du  texte  même  des  paroles 
prononcées  par  le  cardinal  prince-évêque  de  Cracovie,  Puzyna, 
pour  mettre  fin  à  cette  hypocrite  légende. 

Le  Veto,  qui  n'était  pas  nécessaire  pour  empêcher  l'élec- 


NOTES    SUR    PIE    X  Soj 

tion  de  Rampolla,  aurait  pu,  au  contraire,  la  favoriser.  Certes, 
le  geste  eût  été   beau,    si  une  quinzaine  d'entre  les  éminen- 
tissimes  électeurs  avaient  relevé  le  défi  austro-allemand   et, 
par  protestation,  donné  leur  vote  à  Rampolla.  Mais  un  seul 
eut  cette  générosité  :  dans  la  séance  qui  suivit  la  déclaration 
du  Veto,  le  parti  Rampolla  montait  de  son  chiffre  habituel, 
vingt-neuf  voix,  à  son  maximum  de  trente.  Les  autres  élec- 
teurs trouvèrent  sulïisante  la  modeste  protestation  du  doyen, 
qui  déclara  que  les  paroles  prononcées  par  le  prince-éveque  de 
Cracovie  ne  figureraient  pas  au  procès-verbal.  Peut-être  s'en 
trouva-t-il  parmi  eux  qui,  tout  en  blâmant  le  procédé    autri- 
chien, estimèrent  qu'il  y  aurait  imprudence  à  mettre  le  Saint- 
Siège  en  mauvais  termes  avec  l'Autriche,  et  sans  doute  aussi 
avec  l'Allemagne,  au  moment  précis  où  il  fallait  prévoir  la 
possibilité  d'une  rupture  avec  la  France. 

Cependant  la  déclaration  du  Veto  aurait  peut-être  amené 
l'élection  du  cardinal  Rampolla,  si  l'on  avait  pratiqué,  confor- 
mément à  la  procédure  traditionnelle,  le  vote  d'accession.  On 
appelle  ainsi  l'acle  des  électeurs  qui  modifient  leurs  suffrages 
a  l'issue  d'un  scrutin,  pour  le  donner  à  un  autre  des  candidats 
ayant  recueilli  des  voix.  A  la  candidature  Rampolla,  il  ne 
manquait  plus,  après  la  déclaration  du  Veto,  que  i3  voix  : 
aurait-il  été  possible  que  treize  électeurs,  sous  le  coup  de  l'in- 
dignation, dans  le  premier  moment  de  leur  émotion  géné- 
reuse, eussent  accédé  au  nom  de  la  victime?  C'est  ce  que 
personne  ne  saura  jamais  dire  avec  certitude.  Du  moins,  la 
possibilité  d'un  coup  de  théâtre  ne  saurait  être  niée  purement 
et  simplement. 

Mais  —  et  ce  fut  ici  la  troisième  surprise  de  ce  conclave  — 
pour  la  première  fois,  le  scrutin  d'accession  n'eut  pas  lieu. 
Dans  la  matinée  du  3i  juillet,  après  le  dépouillement  du 
scrutin,  l'un  des  cardinaux  scrutateurs,  qui  avait  lu  les 
bulles  de  Pie  IV,  de  Grégoire  XIII  et  d'Urbain  VIII,  avait 
dit  en  se  tournant  vers  le  doyen  :  «  Nous  allons  procéder  au 
vole  d'accession.  —  Non,  répondit  simplement  Oreglia,  ce 
procédé  est  trop  compliqué  ;  il  n'a  pas  été  employé  pour 
l'élection  de  Léon  XIII;  nous  allons  suivre  ce  précédent  ». 
Et  ainsi  fut  fait,  sans  qu'aucun  des  soixante  autres  car- 
dinaux présents  parût  se  douter  que  le  doyen  affirmait  une 


3o8  LA     KEVUE     DE    PAH18 

inexactitude  et  commettait  une  illégalilé.  Sans  doute,  le 
cardinal  Oreglia  était  le  seul  qui  eût  assisté  au  conclave  de 
Léon  XIII  :  de  ce  chef,  sa  parole  pouvait  avoir  une  cer- 
taine autorité.  Mais  il  n'eût  pas  été  dillicile  de  lui  faire 
observer  que  sa  mémoire  de  vieillard  était  en  défaut.  En  1878, 
pour  l'élection  de  Léon  XIII,  le  vote  d'accession  avait  été  pra- 
tiqué, au  moins  à  l'un  des  trois  scrutins  :  le  second,  celui  de  la 
soirée  du  19  février,  avait  été  complété  par  le  vote  d'accession. 

Les  souvenirs  du  doyen  eussent-ils  été  précis  et  son 
témoignage  exact,  il  n'avait  pas  le  droit  de  décider,  de  sa 
propre  autorité,  l'omission  de  cette  procédure  traditionnelle. 
Les  bulles,  par  lesquelles  Pie  IX  et  Léon  XIII  ont  retouché 
la  législation  du  conclave,  ont  bien  autorisé  le  collège  élec- 
toral a  négliger  certaines  des  anciennes  prescriptions  ;  mais 
elles  ont  subordonné  expressément  toute  dérogation,  au  vole 
préalable  de  tous  les  cardinaux  présents,  à  la  majorité  absolue 
des  voix.  Si  donc  le  cardinal  Oreglia  était  d'avis  que  le  vote 
par  accession  ne  se  fît  point,  son  devoir  strict  était  de  soumettre 
cette  question  au  suiïrage  de  ses  collègues.  Les  méchantes 
langues  ont  prétendu  que  le  cardinal  Oreglia  n'aurait  pas  eu 
l'idée  de  sa  capricieuse  innovation  si  le  premier  scrutin,  au 
lieu  de  marquer  de  24  suffrages  le  nom  de  Uampolla,  les  eût 
attribués  à  quelque  autre.  Le  cardinal-doyen  passait  depuis 
longtemps  pour  ne  pas  approuver  bon  nombre  d'actes  du 
secrétaire  d'Etat  ;  est-ce  une  raison  suflisante  pour  lui  attri- 
buer une  pareille  manœuvre.»^  Oreglia  fut  probablement  vic- 
time d'une  simple  erreur  de  mémoire.  Il  faut  dire  pourtant 
que  ce  vieux  conservateur  piémontais  ne  répugne  pas  à 
certaines  maniss  novatrices.  N'avait -il  pas  déjà  refusé,  en 
sa  qualité  de  camerlingue,  de  constater  la  mort  du  pon- 
tife défunt  par  les  coups  de  marteau  riluels,  sous  le  pré- 
texte, mal  fondé  aussi,  que  cela  ne  s'était  pas  fait  la  dernière 
fois? 

Inconscience  ou  calcul,  la  décision  du  cardinal-doyen,  en 
celte  occurrence,  assura  le  Veto  aulrichien  contre  les  risques 
d'un  choc  en  retour.  En  empêchant  le  vole  immédiat  d'ac- 
cession et  en  ajournant  le  scrutin  à  la  séance  prochaine, 
on  donnait  aux  réflexions  des  politiques  le  temps  d'atténuer 
l'émotion  de  la  première  heure.   Il  fut   prouve   une  fois  de 


NOTES    SUR    PIE    X  Sog 

plus  que,  dans  une  organisation  aussi  délicate  et  complexe 
que  le  gouvernement  central  de  l'Eglise,  aucune  innovation 
ne  doit  cire  introduite  à  la  légère;  mais  on  dut  constater  aussi 
—  et  ce  fut  la  quatrième  surprise  de  ce  conclave  —  que 
les  partisans  de  la  candidature  écartée  ne  surent  pas  se 
reprendre  ni  faire  prévaloir  leurs  vues  sous  quelque  forme 
nouvelle.  D'ordinaire,  en  cas  analogue,  le  candidat  exclu  pre- 
nait l'initiative  d'une  autre  candidature  qu'il  désignait,  ou 
bien  ses  électeurs  influents,  ceux  que  dans  le  langage  d'au- 
trefois on  appelait  les  «  chefs  de  sa  faction  »,  savaient  se 
résoudre  rapidement  et  trouver  quelque  combinaison  équi- 
valente. 

Celte  fois,  rien  de  semblable  ne  se  produisit.  Au  fond,  il 
n'y  avait  pas  de  «  chefs  de  faction  »  dans  la  Curie  :  le  cadet  des 
Yannutelli  seul  avait  essayé  de  prendre  ce  rôle  pour  défendre 
la  candidature  de  son  frère.  C'était  un  mouvement  instinctif 
et  spontané  qui  avait  parlagé  la  grande  majorité  des  cardinaux 
de  Curie  entre  deux  noms,  Rampolla  et  Gotli.  Il  y  avait  là, 
assurément,  une  manifestation  des  plus  honorables  pour 
ces  deux  dignitaires.  Mais,  comme  tout  mouvement  mal  cal- 
culé, cet  élan  se  brisa  devant  un  obstacle  imprévu.  Les  deux 
papahUi  ne  se  départirent  pas  de  la  plus  impénétrable 
réserve.  Se  dominant  avec  une  maîtrise  merveilleuse,  l'un 
et  l'autre  semblèrent  se  désintéresser  de  tout  :  ISec  recuso 
lahorem,  nec  quxro  honorem,  je  ne  refuse  pas  la  tâche,  mais 
je  ne  brigue  pas  Vhonneur,  paraissait  être  leur  devise.  Cette 
sainte  indifférence  était  peut-être  un  trait  de  mysticisme 
chez  Rampolla,  le  Sicilien,  qu'on  avait  comparé  à  l'Etna 
couvert  de  neige  ;  une  habitude  de  la  discipline  monastique 
chez  le  carme  génois,  qu'on  appelait  le  «  cardinal  de 
marbre». 

Mais  cette  attitude  assurément  très  digne,  qui  s'imposait  au 
respect  de  tous,  ne  faisait  pas  l'affaire  des  électeurs.  Les  Fran- 
çais notamment  étaient  déroulés,  les  Espagnols  de  même  et 
beaucoup  d'autres  avec  eux  :  ils  avaient  compté  que  les  lieu- 
tenants du  groupe  Rampolla  et,  sans  doute  aussi,  ceux  du 
groupe  Gotli  leur  indiqueraient,  au  bon  moment,  une  candi- 
dature de  substitution.  Ce  rôle  aurait  dû  être  celui  du  cardinal 
Ferrata.qui  ne  sut  ou  ne  voulut  pas  le  prendre.  Il  est  probable 


3lO  LA    REVUE    DE    PARIS 

que  le  cardinal  Rampolla  et  ses  amis  les  plus  proches  esti- 
mèrent que  la  candidature  Sarto,  née  spontanément,  était 
excellente  et  que  l'élection  d'un  pape  vénitien  était  la  meil- 
leure réponse  à  faire  au  Veto  autrichien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  personne  ne  leur  donnant  un  nouveau 
mot  d'ordre,  la  plupart  des  électeurs  continuaient  de  voter 
pour  leur  candidat  du  premier  jour,  faute  de  savoir  de  quel 
autre  côté  se  tourner. 

* 
*  * 

Cette  étrange  indécision  des  cardinaux  de  Curie  devait 
forcément  amener,  au  bout  du  compte,  la  candidature  d'un 
étranger  à  la  Curie.  Le  premier  scrutin  avait  donné  cinq 
voix  au  patriarche  de  Venise.  Les  quatre  partisans  de  la  can- 
didature ^  annutelli  vinrent  s'y  rallier  :  au  scrutin  suivant, 
les  bulletins  au  nom  de  Sarlo  furent  au  nombre  de  dix.  Ce 
chiffre  de  dix  voix  rendait  cette  candidature  sérieuse.  Et  tandis 
que  les  candidatures  Rampolla  et  Gotti  n'avaient  pas  d'agent 
électoral,  celle  du  patriarche  de  Venise  avait  trouvé,  dès  le 
début,  quelques  parrains  très  résolus  :  en  première  ligne,  les 
archevêques  de  Milan  et  de  Turin,  dont  le  zèle  s'expliquait 
par  des  raisons  de  confraternité  régionale  et  épiscopale  ;  mais 
elle  trouva  aussi,  dès  le  premier  jour,  un  promoteur  déter- 
miné dans  la  Curie  même. 

Le  cardinal  SatoUi  est  une  figure  originale.  Ardent  et  absolu 
dans  ses  idées  théoriques,  indépendant  et  impulsif  de  carac- 
tère, mais  actif  et  souple  dans  la  pratique,  c'est  un  solitaire 
parmi  ses  collègues,  sur  l'esprit  desquels  il  sait  à  l'occasion 
faire  valoir  son  incontestable  valeur  intellectuelle.  Léon  XIII, 
qui  l'avait  élevé  en  son  séminaire  de  Pérouse,  en  fit  d'abord 
un  professeur  de  philosophie  thomiste  à  la  Propagande,  puis 
le  premier  de  la  nouvelle  série  des  délégués  apostoliques  à 
Washington,  d'oii  il  revint  recevoir  le  chapeau  et  jouir  de  la 
confiance  discrète  du  Pape,  auquel  il  devait  tout. 

Ce  n'était  pas  un  secret  pour  la  Curie  que  le  pape  défunt 
avait  recommandé  la  candidature  Gotti  aux  cardinaux  sur  les- 
quels il  croyait  pouvoir  compter.  Pourquoi  Satolli,  le  pérugin  de 
la  Curie,  qui  avait  certainement  reçu  celte  consigne.  Tinter- 


NOTES    SUR    PIE    X 


3ii 


préta-t-il  autrement  que  le  pérugin  de  Ferrare,  Boschi  ?  Par 
simple  originalité  peut-être,  SatoUi  fut  dès  le  premier  jour  un 
des  cinq  partisans  du  patriarche  de  Venise.  Envoyant  la  petite 
((  faction  »  monter  à  dix,  il  redoubla  d'activité  et  réussit  à 
gagner  son  ami  américain,  le  cardinal  Gibbons,  dont  l'aclian 
au  conclave  fut  bien  plus  effacée  que  ses  admirateurs  ne  s'y 
étaient  attendus.  L'archevêque  d'Armagh  ne  fut  pas  non  plus 
insensible  aux  exhortations  de  ce  confrère  romain  qui  lui 
parlait  anglais.  Le  cardinal  belge  était  arrivé  avec  le  ferme 
propos  de  voter  pour  VannutelH,  l'ancien  nonce  à  Bruxelles; 
mais,  après  l'effondrement  de  cette  candidature,  il  eut,  dit-on, 
pour  préoccupation  principale  de  ne  pas  confondre  son  vote 
avec  celui  de  ses  voisins  de  France  et  de  ses  collègues 
d'Espagne  et  de  Portugal. 

Pour  les  sept  Austro-Allemands,  qui  avaient  dispersé,  par 
tactique,  leurs  votes  d'attente,  le  moment  était  arrivé  de  les 
concentrer  sur  la  seule  candidature  qui  pût  contre-balancer 
celle  de  leur  exclu.  Dans  l'agitation  qui  suivit  la  déclaration 
Puzyna,  tous  les  ce  Germaniques  »  se  précipitèrent  vers  la 
stalle  du  cardinal  Kopp  :  «  Pour  Sarto,  pour  Sarto!  »  fut 
le  mot  d'ordre  que  donna  l'imperturbable  prince-évêque  de 
Breslau.  Aussitôt  le  nombre  des  bulletins  Gotti  descendait 
de  i6  à  g,  les  bulletins  Rampolla  maintenaient  leur  chiffre 
de  29,  et  les  bulletins  Sarto  se  doublaient  (de  10  à  21). 
Les  sept  ce  divers  »  se  'réduisaient  à  trois  (Oreglia,  Cape— 
celatro,  di  Pietro).  Onze  voix  étaient  donc  allées  au  cardinal 
vénitien.  Dans  le  scrutin  du  soir,  celui-ci  gagnait  encore 
3  voix  (2/1),  et  Rampolla  une  (3o).  Mais,  détail  curieux,  les 
«divers»  gagnaient  aussi  2  voix  (5).  Ce  déplacement  de 
6  votes  se  faisait  au  détriment  de  Gotti  qui,  ce  soir-là,  n'en 
recueillit  que  3. 

La  nuit  ne  porta  pas  grand  changement  aux  dispositions 
du  corps  électoral.  Le  lendemain,  lundi  3  août,  la  candidature 
Rampolla,  en  descendant  à  24,  perdait  six  voix  :  mais  de 
celles-ci,  le  nom  de  Sarto  ne  gagnait  que  la  moitié  (27),  les 
trois  autres  retournaient  à  Gotti.  La  candidature  du  patriar- 
che progressait  assurément,  mais  très  lentement,  et  elle  était 
bien  loin  encore  de  l'indispensable  majorité  de  4 2  suffrages. 
De  ce  pas,  le  conclave  pouvait  se  prolonger  :  on  piétinait  sur 


3l2  LA     REVUE     DE    PARIS 

place,  et  l'on  en  était  déjà  à  la  troisième  journée  des  opéra- 
lions.  Pour  avancer,  il  fallait  détacher  un  fragment  notable 
du  bloc  Rampolla  :  cette  opération  fut  poussée  vivement  dans 
les  quelques  heures  qui  séparèrent  les  deux  scrutins  du  lundi 
3  août. 

C'est  toujours  un  spectacle  pénible  pour  l'observateur 
philosophe  que  celui  des  infidélités;  mais  on  dit  qu'en  poli- 
tique, il  y  a  parfois  des  infidélités  nécessaires.  Le  cardinal 
Ferrari,  archevêque  de  Milan,  l'avait  compris  dès  le  premier 
jour.  Son  élévation  au  cardinalat  à  l'âge  de  quarante-quatre 
ans  élait  due  à  la  favorable  opinion  qu'avait  alors  de  lui  le 
cardinal-secrétaire  d'Etat.  Puis,  durant  les  journées  révolu- 
tionnaires de  Milan,  en  mai  1898,  l'archevêque  s'était  trouvé 
en  fort  mauvaise  posture,  au  point  de  s'attirer  une  lettre  du 
général  Beccarla  qui  rendait  presque  inévitable  sa  démis- 
sion :  le  cardinal  Rampolla,  avec  une  généreuse  habileté, 
l'avait  encore  couvert  et  sauvé.  Ce  double  souvenir  n'em- 
pêcha pas  l'archevêque  de  Milan  d'être  des  cinq  premiers 
promoteurs  de  la  candidature  Sarto. 

Le  cardinal  Rampolla.  durant  son  long  ministère,  avait  eu 
naturellement  l'occasion  de  faciliter  la  carrlera  à  plusieurs  de 
ses  collaborateurs.  Si  Mocenni,  di  Pietro,  Ferrala,  Segna, 
Respighi,  Ajuti  lui  demeurèrent  affeclueusement  dévoués,  il 
en  fut  autrement  du  pro-nonce  à  Vienne.  Monseigneur  Taliani. 
cardinal  depuis  un  mois,  avait  dû  la  barrette  au  secrétaire 
d'Etat,  comme  naguère  sa  nomination  à  Vienne,  faite  à  la 
stupéfaction  générale  de  la  Curie  :  Taliani,  maintenant,  révé- 
lait son  indépendance  de  caractère  en  ne  votant  jamais  pour 
son  ancien  chef;  il  avait  cru  en  Vannutelli  et  ce  fut  sur  ses 
suggestions,  dit-on,  que  la  chancellerie  viennoise  avait  tenté 
de  faire  pression  par  l'entremise  de  la  reine-régente  sur  les 
cardinaux  espagnols  en  faveur  du  grand-pénilentier. 

Àgliardi  aussi  avait  été  nonce  à  Vienne.  Il  y  avait  eu  à  tra- 
verser des  moments  orageux,  d'oij,  seule,  l'amitié  de  Rampolla 
avait  pu  le  tirer.  Un  grave  conflit  avec  le  gouvernement  hongrois 
avait  failli  provoquer  son  rappel  :  la  fermeté  du  cardinal  Ram- 
polla l'avait  sauvé,  mais  en  amenant  la  chute  du  chancelier 
de  la  monarchie  austro-hongroise,  le  comte  Kalnoky,  qui  dut 
donner    sa  démission  pour    n'avoir   pas    épousé  la    querelle 


NOTES    SUU    PIE    X  3l3 

magyare  contre  le  représentant  du  Saint-Siège  ^  Le  cardinal 
Agliardi  n'oubliait  pas  la  marque  de  dévouement  qu'il  avait 
reçue  de  son  ancien  chef.  Mais  c'est  un  sage,  un  modéré,  et 
l'un  des  politiques  les  plus  perspicaces  du  collège  cardinalice. 
Sa  connaissance  parfaite  de  la  situation  lui  donna,  sans  doute, 
la  conviction  que  la  candidature  Rampolla  ne  pouvait  en  aucun 
cas  rallier  les  4 3  voix  requises.  Il  se  réserva  donc,  et  l'on 
prétend  que  son  suffrage  figura  régulièrement  dans  les  divers 
des  premiers  scrutins.  Puis  les  'm  voix  du  cardinal  Sarto  lui 
rappelèrent  qu'il  était  lui-même  de  Bergame,  et  Bergame, 
c'est  presque  la  Vénétie  :  il  passa  au  Vénitien... 

Il  était  aussi  de  Bergame,  ce  jeune  et  laborieux  et  distingué 
cardinal  Cavagnis,  qui,  durant  de  longues  années,  avait  été 
l'infatigable  et  discret  collaborateur  du  secrétaire  d'Etat  dans 
l'importante  charge  de  secrétaire  de  la  Congrégation  des 
Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires  :  contrairement  aux 
précédents,  la  faveur  méritée  de  son  chef  l'avait  conduit  direc- 
tement au  cardinalat...  L'évolution  d'électeurs  aussi  considé- 
rables fournit  la  preuve  que  les  cardinaux  savent  prendre  au 
sérieux  leurs  serments  de  se  dégager  de  toute  attache  de 
personnes  :  non  in  sinistruni  nos  trahat  ignorantia,  non  favor 
inflectat,  non  acceptatio  personse  corrumpat  !  selon  la  formule 
qu'ils  récitent  au  début  de  chacune  de  leurs  congrégations. 

L'effet  se  traduisit  dans  la  soirée  de  celte  troisièmejournée  : 
Le  cardinal  Rampolla  perdait  8  voix,  qui  se  portaient  sur  le 
cardinal  Sarlo  et  lui  donnaient  35  suffrages.  Les  divers 
n'étaient  plus  que  quatre.  Gotti  remontait  à  sept. 

Tous  les  conclavisles  sentirent  que  l'heure  décisive  appro- 
chait. Le  moment  était  particulièrement  impressionnant  pour 
le  groupe  des  cardinaux  français.  Avec  une  grande  loyauté, 
ils  avaient  exécuté  la  première  partie  de  leur  programme,  tel 
qu'ils  l'avaient  arrêté  l'avant-veille  de  leur  entrée  en  réclu- 
sion ;  pendant  six  scrutins  consécutifs,  ils  avaient  donné  leurs 
voix  à  l'anciv^ii  secrétaire  d'Etat.  Mais  le  soir  du  3  août, 
aucune  illusion  n'était  plus   possible  :  la  candidature   Ram- 

I.  Peut-être  la  rancune  que  garda  rc-mpereur  François-Joseph  de  l'holocauste 
de  son  premier  ministre  qu'il  aimait  beaucoup,  fut-elle  le  principal  mobile  de  son 
étrange  Vélo  contre  le  secrétaire  d'Etat,  coupable  à  ses  yeux  d'avoir  trop  soutenu 
son  nonce. 


3l4  LA    REVUE    DE    PARIS 

polla  s'évanouissait  dans  l'auréole  d'un  magnifique  crépus- 
cule ;  la  candidature  Golti,  qui  avait  toute  l'estime,  sinon  les 
votes,  des  électeurs  français,  n'avait  pas  pris  consistance;  la 
candidature  Vannutelli,  vers  laquelle  ils  auraient  été  tout  prêts 
à   se    tourner,    s'élait  effondrée   dès    la  première  heure. 

Un  instant  cependant,  ils  purent  se  demander  s'ils  n'allaient 
pas  assister  à  une  résurrection.  Les  Autrichiens  n'étaient  pas 
émerveillés  de  la  perspective  d'un  Vénitien,  bien  que,  depuis 
la  veille,  ils  eussent  voté  pour  lui;  mais  ce  n'était  pour  eux 
qu'un  pis-aller.  Après  le  scrutin  du  lundi  matin,  un  électeur 
allemand  de  grande  marque,  s'adressant  à  l'un  de  ses  voisins 
français,  lui  demanda  son  concours  pour  reprendre  la  candi- 
dature Vannutelli  :  «  Je  le  veux  bien,  fut  la  réponse,  à  condi- 
tion que  nous  trouvions  un  certain  nombre  de  nos  collègues 
italiens  pour  patronner  cette  reprise  ».  Ces  patrons  italiens  ne 
se  trouvèrent  point,  et  le  nom  du  cardinal  Vannutelli  fut 
écarté  une  seconde  fois. 

D'autre  part,  contrairement  aux  prévisions  générales, 
aucune  candidature  transactionnelle  ne  s'était  produite.  Dans 
la  soirée  du  dimanche,  le  groupe  français  avait  député  à  Ram- 
poUa  l'un  de  ses  membres  les  plus  éloquents,  pour  demander 
quelques  indications;  Rampolla  avait  simplement  laissé  en- 
tendre qu'en  toute  hypothèse  il  refuserait  la  charge  suprême, 
sans  fournir  aucune  direction  ni  suggestion. 

Il  fallait  cependant  sortir  de  l'impasse.  S'obstiner  à  voter 
pour  une  candidature  évanouie  était  puéril;  laisser  élire  le 
chef  de  l'Eglise  sans  le  concours  des  voix  françaises  était  ridi- 
cule. Le  lundi  soir,  les  sept  cardinaux  français  se  réunirent 
dans  la  cellule  du  cardinal  Langénieux.  Il  ne  leur  appartenait 
pas  de  provoquer  une  candidature  nouvelle.  Ils  n'avaient 
aucun  motif  de  repousser  le  seul  candidat  que  les  scrutins 
eussent  mis  peu  à  peu  au  premier  plan.  Avec  les  Lombards ^ 
les  Vénitiens  seuls  en  Italie  conservent  de  bons  sentiments, 
vraiment  sincères,  pour  la  France.  Ce  candidat  vénitien  n'était 
pas  l'homme  de  la  Triplice  :  si  le  Veto  avait  mis  sa  person- 
nalité en  vue,  c'était  un  résultat  indirect  et  non  voulu;  l'Au- 
triche n'était  pour  rien  dans  sa  candidature;  un  pape  vénitien 
ne  pouvait  que  déplaire  aux  anciens  maîtres   de  la  Vénétie. 

Les  cardinaux  de  France,  qui  avaient  vu  et  observé  Sarto 


NOTES    SUR    PIE    X  3(5 

depuis  trois  jours,  étaient  frappés  de  sa  simplicité,  de  sa 
modestie  alTable  et  pleine  d'aisance  :  la  bonté,  la  franchise  et 
l'intelligence  se  reflétaient  dans  son  œil  d'azur  ;  tous  ses 
mouvements  dénotaient  de  la  volonté  et  une  force  sereine. 
L'homme  était  sympathique  et  tout  ce  qu'ils  apprenaient  de 
l'évêque  leur  donnait  l'impression  qu'il  y  avait  là  une  person- 
nalité de  pasteur  zélé,  un  esprit  ouvert  aux  besoins  des  temps 
modernes,  une  austérité  de  saint  et  un  savoir-faire  de  véri- 
table homme  de  gouvernement.  Il  parlait  mal  le  français,  mais 
c'est  une  inexpérience  qui  peut  se  perfectionner.  Il  s'était  tenu 
en  dehors  de  la  politique  générale,  mais,  chez  l'homme  intel- 
ligent et  judicieux,  cette  éducation  se  fait  vite.  Somme  toute, 
c'était  une  belle  figure  de  pape  :  il  avait  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  continuer  et  fortifier  l'œuvre  de  Léon  XIII.  Le  mutisme 
même  du  cardinal  RampoUa  était  une  indication.  La  victime 
de  l'exclusion  autrichienne  voyait  dans  le  patriarche  de  Saint- 
Marc  l'homme  de  la  Providence.  Il  en  favorisait  l'élection  par 
son  silence. 

La  délibération  ne  fut  pas  longue  :  les  Français  prièrent 
leur  doyen,  l'archevêque  de  Reims,  de  demander  une  entrevue 
au  patriarche  de  Venise.  Celui-ci,  sachant  l'état  de  santé  pré- 
caire du  cardinal  Langénieux,  tint  à  lui  épargner  les  escaliers 
de  son  troisième  étage  :  «  Eminence,  lui  dit  l'archevêque  de 
Reims,  il  vous  manquait  sept  voix  tout  à  l'heure  pour  être  le 
Chef  de  l'Eglise  :  ces  sept  voix,  je  viens  vous  les  apporter  au 
nom  de  l'Église  de  France;  demain  matin,  la  Providence 
vous  imposera  le  devoir  de  conduire  les  ouailles  du  Christ  ». 

Le  patriarche  de  Venise  éclata  en  sanglots;  pâle  et  muet 
d'émotion,  il  se  jeta  dans  les  bras  de  son  aîné  qu'il  enserra 
d'une  fraternelle  étreinte.  Puis  il  exprima  les  résistances  de 
son  âme,  suppliant  le  cardinal  français  de  s'employer,  à  la 
dernière  heure,  pour  faire  tomber  le  fardeau  sur  un  plus  digne 
que  lui.  La  réplique  du  cardinal  Langénieux  fut  bien  simple  : 
((  Eminence,  ce  n'est  pas  vous  qui  êtes  le  juge  ni  de  votre 
mérite  ni  de  votre  indignité.  Ce  rôle  appartient  au  Sacré 
Collège.  Nous  sommes  ici  l'instrument  de  la  Providence  et 
l'organe  de  la  volonté  de  Dieu,  et,  devant  la  volonté  de  Dieu, 
nous  avons,  tous,  le  devoir  de  nous  incliner.  » 

La  démarche  de  l'archevêque  de  Reims  fut  bientôt  connue. 


3l6  LA    REVUE    DE    PAK18 

Un  quart  d'heure  plus  lard,  elle  faisait  l'objet  de  toutes  les  con- 
versations parmi  les  vénérables  électeurs,  qui,  vers  l'heure  du 
crépuscule,  dans  la  fraîcheur  relative  de  la  cour  de  Damase, 
cherchaient  à  oublier  les  ardeurs  de  la  canicule  romaine. 
A  les  entendre,  au  moment  où  le  tintement  de  VAve  Maiia  les 
rappelait  dans  leurs  cellules,  se  répéter  en  guise  de  Bonsoir  : 
«  A  demain  le  Pape  I  »,  il  était  aisé  de  comprendre  qu'ils 
seraient  plus  de  sept  à  faire  l'accession  suprême. 

Et  de  fait,  le  lendemain,  5o  bulletins  —  8  de  plus  qu'il 
n'aurait  fallu  —  portaient  le  nom  de  Sarlo  :  lo  votes  au  nom 
de  Rampolla  et  2  à  celui  de  Golti  représentaient  encore,  k  ce 
dernier  moment,  les  fidélités  de  la  première  heure. 

* 
*  * 

Dans  sa  brièveté,  le  Conclave  avait  eu  l'allure  classique  des 
longs  comices  pontificaux  d'autrefois  :  il  en  avait  traversé,  en 
raccourci,  toutes  les  péripéties  traditionnelles.  Mais  il  n'avait 
pas  connu  les  intrigues  savantes  et  compliquées,  que  nous 
rapportent  les  chroniqueurs  d'autrefois  et  que  s'amusaient  à 
imaginer  les  reporters.  L'élection  ne  résultait  ni  de  calculs 
prémédités  ni  d'un  entraînement  tempétueux.  Celte  candida- 
ture Sarto  s'était  dessinée  et  avait  progressé  lentement,  pres- 
que laborieusement.  A  travers  les  étapes  de  5,  10,  21,  2^, 
27,  35,  5o  suffrages,  elle  s'était  imposée  peu  à  peu  à  la 
concentration,  réQéchie  et  raisonnée,  d'une  majorité  compo- 
site. A  ce  titre,  le  nouveau  chef  de  l'Eglise  était  bien  l'élu 
de  tout  le  collège  :  ni  sa  personnalité  ni  le  succès  final  de  son 
nom  ne  pouvaient  êlre  revendiqués  par  une  coterie.  Les 
groupes  et  partis  de  la  première  heure  s'étaient  fondus  suc- 
cessivement dans  une  quasi  unanimité  d'estime  et  de  respec- 
tueuse confiance,  qui  faisait  à  la  fois  l'éloge  des  électeurs  et 
de  l'élu. 

On  a  pu  se  demander  quelle  fut,  durant  la  réclusion  électo- 
rale, l'attitude  personnelle  du  cardinal  Sarto.  Ce  ne  fut,  assu- 
rément, pas  celle  d'un  ])apegfjiante,  d'un  candidat.  Personne 
ne  l'a  soupçonné  d'avoir  désiré,  espéré,  ou  brigué  la  suprême 
dignité.  En  avait-il  même  prévu  ou  pressenti  l'éventualité 
possible? Il  semble  bien  que  non.  Un  fabricant  de  caries  pos- 


NOTESSURPIEX  Si'] 

laies  illustrées  avait  organisé  une  sorte  de  loterie  :  une  prime 
était  promise  à  ceux  qui  devineraient  le  nom  de  l'élu.  L'in- 
génieux marchand,  dit-on,  fit  une  bonne  spéculation  :  il  eut 
peu  de  primes  à  verser.  Sarto  lui-même  n'eût  pas  touché 
la  prime.  Il  était  venu  en  simple  électeur,  avec  son  billet 
de  retour,  et  les  cinq  et  les  dix  suffrages  du  premier  jour 
n'avaient  pas  altéré  son  enjouement  :  Jocanliir  in  nomine 
nieo,  ils  s'amusent  avec  mon  nom,  avait-il  dit  aux  deux 
cardinaux  étrangers,  ses  voisins  de  stalle.  Par  contre,  les 
31  votes  de  la  matinée  du  Veto  le  rendirent  pensif,  silen- 
cieux et  anxieux;  il  s'effaça,  disparut  pour  se  réfugier  de 
longs  quarts  d'heure  à  la  chapelle  Pauline  et  s'abîmer  dans 
l'émotion  d'une  prière  dont  chacun  devinait  le  sens.  Les  2t\ 
et  27  bulletins  des  séances  suivantes  provoquèrent  l'explosion 
de  son  anxiété. 

Un  «  Témoin  »  nous  l'a  dit*  :  «  Dès  le  dimanche  soir,  ses 
amis  se  heurtèrent  aux  résistances  de  son  humilité.  Au  com- 
mencement de  la  séance,  en  quelques  paroles  très  louchan- 
tes, il  avait  supplié  les  cardinaux  de  ne  point  penser  à  lui  : 
i:^ono  indegno,  sono  incqpace!  Dimenticatemi  !  Je  suis  indigne, 
je  suis  incapable,  oubliez-moi!  s'écriait-il  avec  une  sincérité 
d'accent  qui,  malgré  lui,  augmentait  ses  chances.  Le  lundi 
matin  encore,  après  la  progression  de  ses  voix  à  27  et  le 
recul  de  celles  du  cardinal  Rampolla  à  2^,  il  renouvelait  ses 
supplications  plaintives  ».  Le  cardinal  Gibbons  ajoute  son 
témoignage  ^'  :  «  L'assemblée  du  mardi  matin  se  sépara 
convaincue  qu'on  ne  pourrait  pas  le  faire  revenir  sur  sa  déci- 
sion, et  qu'il  fallait  chercher  un  autre  candidat.  On  résolut 
cependant  de  tenter  un  dernier  effort,  de  presser,  le  plus 
instamment  possible,  sur  sa  conscience,  en  lui  faisant  craindre 
d'aller,  par  l'obstination  de  son  refus,  contre  les  indications 
de  la  Providence,  contre  un  devoir  manifeste.  Tant  d'objur- 
gations et  des  motifs  d'un  ordre  si  élevé  l'emportèrent  à  la 
lin.  »  Le  consentement,  précise  le  ce  Témoin  »,  fut  arraché 
quelques  minutes  avant  le  scrutin  du  soir  et,  au  commen- 
cement de  la  séance,  le  cardinal  Satolli  put  déclarer  que  le 

I.  Paris,  Lecoffre,  Kjo'i,  p.  iio. 

1.  Voir  dans  le  Correspondant  du  10  juin  1904,  p.  917. 


3l8  LA    REVUE    DE    PARIS 

cardinal  Sarlo,  cédant  aux  instances  de  ses  collègues,  s'en 
remettait  à  la  Providence.  C'est  là-dessus  qu'il  obtint  les 
trente-cinq  voix.  Le  sacrifice  douloureux  bouleversa,  dans  les 
profondeurs  de  son  être,  l'âme  du  candidat  revêche  qui  ne 
put  plus  contenir  ses  sanglots.  C'étaient  de  vraies  larmes  que, 
ce  soir-là,  il  versa  dans  l'étreinte  du  cardinal  Langénieux  ; 
elles  se  renouvelèrent,  nous  dit  le  ce  Témoin  »,  au  moment  où 
le  doyen,  «avec  une  légère  nuance  d'impatience  »,  lui  répéta 
l'interpellation  rituelle  :  «  Acceptes-tu  l'élection.^  » 

Mais  pourquoi  a-t-il  accepté,  si  sa  répulsion  était  aussi 
vraie  et  aussi  sincère?  Le  non  récusa  laborem  (je  ne  refuse 
pas  la  tâche)  s'impose  à  la  mentalité  ecclésiastique  lorsque  la 
volonté  providentielle  paraît  marquer  le  devoir.  Le  Dante  ne 
s'est-il  pas  indigné ^de  la  c<  grande  lâcheté»,  la  gran  viltà,  de 
l'unique  pape  —  un  saint  homme  pourtant  —  qui  donna  sa 
démission  pour  se  réfugier  dans  la  solitude  d'une  cellule  monas- 
tique? Le  cardinal  ^annutelli,  il  y  a  une  douzaine  d'années, - 
refusa  le  siège  de  Bologne  auquel  le  Pape  le  priait  de  se 
résigner  :  «  Vous  avez  grand  tort,  cardinal,  lui  dit,  non  sans 
quelque  ironie,  Léon  XIII,  on  revient  parfois  de  Bologne  à 
Rome,  comme  Benoît  XH  .  »  Et  depuis  ce  jour,  il  sembla 
que  le  vieux  Pape  eût  diminué  quelque  chose  de  sa  considé- 
ration pour  ce  trop  modeste  serviteur.  Les  électeurs  du  der- 
nier conclave  n'ont-ils  pas  fait  de  même,  et  l'explication  des 
quatre  pauvres  suffrages  du  premier  scrutin  ne  doit-elle  pas 
se  chercher,  en  grande  partie,  dans  ce  souvenir  d'une  tâche 
répudiée? 

Le  patriarche  de  Venise  serait  sorti  du  conclave  diminué 
à  ses  propres  yeux  et  au  regard  de  la  conscience  ecclésias- 
tique, s'il  se  fût  obstiné  dans  son  refus,  en  négligeant  ce  que  la 
grande  majorité  de  ses  collègues  lui  représentait  comme  le 
devoir. 


(La  fin  prochainement. J 


LETTRES  DE  SAINTE-BEUVE 


VICTOR  HUGO 


ET     A 


MADAME  VICTOR  HUGO 


RETROUVÉES    ET  PUBLIÉES 
PAR 

M.  GUSTAVE  SIMON» 


VI 


LE    BANMSSEMEIST.    LA    RUPTURE. 

Sainte-Beuve,  prévenant  et  persuasif,  s'efforce  de  tranquilliser 
Victor  Hugo  et  de  le  convaincre  qu'il  a  en  lui,  Sainte-Beuve,  le  plus 
dévoué  et  le  plus  irréprochable  des  amis.  Pour  reconnaître  le  service 
que  le  poète  lui  a  rendu  en  l'introduisant  à  la  Revue  des  Deux 
Mondes,  il  va  lui  consacrer  le  premier  article  qu'il  y  écrira  : 

Ce  mardi  [19  juillet   i83i]. 

Mon  cher  ami, 

Buloz  me  tourmente  pour  un  article;  il  voudrait  que  je  lui 
en  fisse  un  sur  vous.  J'ai  pensé  que  cet  article  biographique 
repris,  complété,  développé  surtout  dans  les  dernières  parties, 
avec  un  jugement  littéraire,  ferait  l'affaire  de  Buloz  ;  mais 
serait-ce  la  vôtre,  mon  ami.^*  Gela  vous  accommoderait-il?  H 

1.  Voir  la  Revue  des  i5  décembre  1904  et  i'^'' janvier  1905. 


320  LA    UEVUE    DE    PARIS 

désirerait  aussi  que  la  pièce  dont  j'ai  cité  quelques  vers  sur 
voire  naissance  s'y  trouvât,  sinon  entière,  du  moins  en 
grande  partie;  ce  serait  peut-être  une  manière  de  lui  payer 
ce  que  vous  lui  avez  promis.  Dans  le  cas  oii  vous  consenti- 
riez, serlez-vous  assez  bon  pour  me  renvoyer  celte  pièce?  Un 
mot  de  réponse,  n'est-ce  pas?  et  dites-moi  aussi,  mon  ami, 
comment  vous  allez,  si  vous  êtes  plus  content,  si  les  nuages 
s'en  vont  de  ce  front  et  les  soupçons  de  ce  cœur,  si  j'y  ai 
toujours  une  place,  mais  une  place  moins  cruelle  pour  vous 
et  moins  irritante.  Mon  ami,  dites-moi  un  mol  de  tout  cela, 
et  croyez  toujours  à  ma  pensée  qui  vous  suit  et  à  mon  dé- 
vouement pour  tout  ce  qui  vous  louche. 
Votre  ami, 

SAINTE-BEUVE . 


Victor  Hugo  répond  avec  mélancolie  : 

«  Ce  21  [juillet  i83i]. 

»  J'ai  les  yeux  si  malades,  cher  ami,  que  j'y  vois  à  peine  pour 
vous  écrire.  Je  reçois  votre  lettre  en  rentrant  de  la  campagne  où 
j'étais  allé  passer  quelques  jours  dans  l'espoir  d'y  trouver  des  dis- 
tractions, qui  m'ont  fui  là  comme  ailleurs.  Je  n'ai  plus  qu'une 
pensée,  triste,  amère,  inquiète,  mais,  je  vous  jure,  pleine  au  fond  de 
tendresse  pour  vous.  Voici  les  vers  que  vous  me  demandez.  Faites-en 
tout  ce  que  vous  voudrez,  comme  vous  le  voudrez.  Vous  êtes  mille 
fois  trop  bon  de  vous  occuper  encore  de  moi.  J'en  suis  toujours  bien 
fier  et  plus  profondément  touché  que  jamais.  Mais  surtout  aimez- 
moi  et  plaignez-moi. 

»  Votre  frère, 

»    VICTOR.    » 

Sainle-Beuve,  dans  ses  lettres,  semble  avoir  accepté,  cette  fois 
sans  aigreur  et  sans  révolte,  l'obligation  de  ne  plus  venir  dans  la 
maison  de  Victor  Hugo.  Il  compte,  apparemment,  que  s'il  se  sou- 
met de  bonne  grâce  et  rassure  par  tous  les  moyens  son  ami,  l'inter- 
diction sera  levée.  En  attendant,  il  ne  cesse  pas  de  voir  Victor  Hugo 
au  dehors,  soit  chez  des  amis  communs,  soit  dans  quelque  restaurant 
où  ils  conviennent  de  dîner  ensemble.  11  lui  témoigne  les  égards  les 
plus  délicats.  Après  un  de  leurs  entreliens,  il  lui  vient  un  scrupule 
qu'il  se  hâte  de  lui  exprimer  : 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  321 

[Août  i83i.] 

Je  réflécliis,  mon  cher  ami,  que  vous  m'avez  dit  tantôt  que 
madame  Deschamps  vous  avait  dit  que  je  lui  avais  dit  que 
vous  n'aviez  pas  de  sensibilité.  Gela  est  une  sottise  que  je  n'ai 
pu  dire  et  que  vous  ne  croyez  pas.  Cependant  comme  il  ne 
faut  pas  laisser  pousser  ces  mauvaises  herbes  de  rapports  sur 
le  chemin  de  l'amitié,  je  vous  dirai  que  c'était,  je  ne  sais 
quel  dimanche,  chez  Nodier,  que,  parlant  à  madame  Des- 
champs de  votre  admirable  drame  ^  et  répondant  à  ses  ques- 
tions, j'en  vins  à  exprimer  le  jugement  que  voici,  pour  le 
sens  :  Que  le  personnage  essentiel  était  un  Didier,  un  autre 
vous-même,  encore  plus  passionné  que  sensible,  qui  dit  k  sa 
maîtresse  :  je  vous  aime  ardemment  et  non  tendrement;  pro- 
fond, fort,  irrévocable;  que  sa  conduite  à  la  fin,  son  refus  de 
pardonner  à  la  pauvre  fille  et  de  l'embrasser,  brisait  le  cœur 
et  l'écrasait  plutôt  que  de  le  fondre  en  larmes.  N'en  concluez 
pas  du  tout  que  je  préférasse  un  dénouement  plus  élégiaque 
à  ce  coup  de  massue  dramatique;  mieux  vaut  Eschyle  qu'Eu- 
ripide. Mérimée  disait,  je  crois,  que  c'était  bien  fait  de  tuer 
ce  Didier  qui  était  si  dur  pour  cette  pauvre  Marion.  C'est 
assez  mon  avis  aussi;  et  j'en  tire  sujet  d'admirer  comment 
vous  avez  d'une  main  intrépide  mené  à  terme  ce  merveilleux 
et  colossal  caractère.  Voilà  tout  mon  jugement.  Et  là-dessus, 
soyez  sûr  que  je  n'aurai  jamais  qu'une  façon  de  parler  comme 
de  penser  de  vous  aux  amis  et  ennemis. 

S.-B. 

Yiclor  Hugo  a  tenu  compte  des  observations  de  ses  amis  et  de 
Sainte-Beuve  lui-même  :  il  a  modifié  le  dénouement  de  Marion  de 
Lorme,  et  Didier  maintenant  pardonne  à  Marion.  Sainte-Beuve 
demande  une  entrée  à  la  répétition  générale  du  drame  et  se  met  à  la 
disposition  de  son  ami  pour  tous  les  services  qu'il  pourra  lui 
rendre  : 

Ce  vendredi  [5  août  i83i]. 

Mon  cher  ami. 

Est-ce  bien  sûr  qu'on  donne  Marion  lundi  ou  mardi  .►*  Vous 
serez  bien  bon  de  ne  pas  m'oublier  pour  la  répétition  géné- 

I .  Marion  de  Lorme . 

i5  Janvier  igoS.  ^ 


322  LA    REVUE  DE    PARIS 

raie;  je  ne  parle  pas  de  la  première  représentation.  Mais  je 
voudrais  voir  la  répétition ,  il  y  a  un  acte  que  je  ne  connais  pas, 
tel  qu'il  est  refait,  le  5*^  —  et  il  y  a  si  longtemps  que  je  n'ai 
entendu  toute  la  pièce,  qu'elle  me  fera  une  impression  fraîche 
et  presque  vierge.  Je  voudrais  bien,  mon  ami,  pouvoir  vous 
être  bon  à  quelque  chose  dans  ceci,  mais  je  ne  vois  pas  à 
quoi.  Si  vous  aviez  quelque  service  pour  lequel  je  vous  fusse 
bon,  j'éprouverais  une  vraie  reconnaissance  de  vous  voir  me 
le  demander.  J'espère  que  vous  êtes  bien,  et  que  madame 
Hugo  se  rétablit.  Je  joins  ici  la  pièce  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  me  livrer  et  dont  j'ai  fait  usage.  Vous  recevrez  cette 
Revue  dans  deux  ou  trois  jours.  Adieu,  mon  ami,  votre  suc- 
cès me  paraît  trop  certain  pour  ne  pas  vous  en  féhciter 
d'avance;  mais,  allez,  j'apporterai  u  cette  pièce  de  bien  autres 
émotions  que  des  émotions  littéraires. 
Toujours  à  vous  de  cœur. 

SAINTE-BEL  Vt: 


Victor  Hugo,  touclié,  lui  répond  :  «  \'otre  lettre  m'émeut  aux 
larmes...  »  Il  lui  envoie  un  laissez -passer,  lui  demande  de  transmettre 
des  places  pour  la  première  représentation  à  quelques  amis  communs 
et  termine  en  lui  disant  :  «  Pardon  !  vous  voyez  comme  je  dispose  de 
vous;  c'est  encore  comme  autrefois.  » 


Ici  une  lacune  de  quatre  mois  dans  la  correspondance.  En  dé- 
cembre i83i,  Victor  Hugo  publie  les  Feuilles  d'Automne.  Sainte- 
Beuve  lui  écrit  aussitôt  : 

Ce  samedi. 

Mon  cher  ami, 

Renduel  m'a  apporté  ce  matin  votre  livre  avec  la  suscrip- 
tion  que  vous  avez  bien  voulu  y  mettre  et  qui  m'a  fort 
touché.  Depuis  tantôt  trois  heures,  je  le  lis,  le  dévore,  me  pre- 
nant aux  pièces  pour  moi  nouvelles,  ou  me  replongeant  aux 
anciennes.  Vous  ne  pouvez  savoir  combien  tout  ce  qu'il  y  a 
d'intime,  de  grave,  d'irréparable  dans  les  émotions  que  vous 
exhalez  m'a  été  au  cœur  et  y  demeurera.  J'aurais  grand  bonheur 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  SsS 

a  en  parler  après  Nodier,  Nisard  et  autres  qui  le  feront  mieux, 
mais  non  plus  sincèrement,  plus  cordialement  je  vous  assure. 
Je  vous  prie  de  croire,  malgré  ces  absences  et  ces  silences 
qui  dorment  comme  des  fleuves  infranchissables  entre  nous, 
au  sentiment  durable  et  profond  qui  me  reporte  sans  cesse  à 
votre  Elysée  dont  j'étais  alors,  comme  ces  ombres  que  l'antique 
fatalité  nous  montre  tendant  encore  les  bras  au  passé  rlpœ  ul- 
terioris  amore.  —  On  me  dit  de  toutes  parts  que  madame 
Hugo  va  mieux  et  que  sa  santé  paraît  se  réparer  ;  c'est  pour 
moi  une  bonne  nouvelle  à  laquelle  j'ai  besoin  de  croire.  — 
Adieu,  mon  cher  ami,  soyez  heureux,  vous  et  tout  ce  qui 
vous  touche, 

Je  reste  a  vous  de  cœur. 

SAINTE-BEUVE 

II  manque  ici  une  lettre,  au  moins,  de  Victor  Hugo,  à  laquelle 
Sainte-Beuve  répond  tout  de  suite.  Il  s'excuse  de  n'avoir  pas  fait 
paraître  encore  son  article  sur  les  Feuilles  d'Automne  : 

Ce  dimanche  [3  avril  i832]. 

C'est  moi,  mon  cher  ami,  qui  me  disposais  à  vous  écrire 
pour  vous  demander  de  vos  nouvelles,  pour  vous  prier  d'ex- 
cuser le  long  retard  que  j'ai  mis  à  faire  une  chose  bien  agréa- 
ble pour  moi  et  que  j'espère  bien  vous  envoyer  à  lire  à  la  fin 
de  la  semaine,  sans  faute.  Mais  vous  savez  comme  on  remet 
involontairement  et  de  quelle  façon,  malgré  nous-mêmes,  les 
jours  et  les  semaines  s'accumulent  sur  le  plus  doux  et  le  plus 
facile  projet.  Mais  je  me  suis  promis  formellement  d'avoir  fini 
pour  samedi  prochain  ;  j'en  ai  fait  le  ferme  propos  et  vous  le 
recevrez  ce  jour-là.  Voilà  ce  que  j'allais  vous  écrire  pour  m'ex- 
cuser  auprès  de  vous,  quand  votre  bonne  lettre  m'est  arrivée  ; 
de  tous  vos  compliments  j'aime  et  je  prends  ce  qui  les  dicte, 
ce  que  l'absence,  je  commence  à  l'espérer  plus  que  jamais, 
laissera  vif,  intact  et  inaltérable  entre  nous. 
Tout  à  vous,  mon  ami. 

SAINTE-BEUVE 


Peu  de  jours  après,  l'article  sur  les  Feuilles  d'Automne  paraissait 
dans  la  Revue.  Sainte-Beuve  ne  comprenait  rien  à  tout  ce  qui  touche 


Sai  LA    REVUE    DE    PARIS 

au  théâtre  et  il  avait  horreur  de  ce  qu'il  ne  comprenait  pas  ;  en 
revanche,  s'il  n'était  pas  poète,  il  comprenait  à  merveille  la  poésie 
et  il  savait  l'admirer  :  il  parla  du  livre  nouveau  en  termes  éloquents 
et  chaleureux.  Il  dit  sa  joie  sincère  de  voir  le  lyrique  des  Feuilles 
d'automne  justifier  les  prédictions,  tenir  et  au  delà  les  promesses 
qu'il  avait  faites  pour  le  lyrique  des  Odes  et  Ballades.  Tout  cela 
sans  réserves,  avec  la  meilleure  volonté  de  servir  l'œuvre  et  de  satis- 
faire l'auteur.  Nous  n'avons  aucune  réponse  de  A  ictor  Hugo  :  c'est 
qu'il  aima  mieux  aller  lui-même  chez  Sainte-Beuve  pour  le  remer- 
cier avec  effusion. 

Sainte-Beuve  juge  le  moment  peut-être  favorable  pour  retrouver 
l'accès  de  la  maison  interdite.  Le  choléra  sévit  à  Paris  :  Sainle-Bcuve 
écrit  à  Victor  Hugo  ;  il  se  dit  inquiet,  —  il  l'est  sans  doute,  — 
pour  la  santé  des  êtres  chers  dont  il  est  séparé;  il  se  borne  modes- 
tement à  demander  la  permission  —  évidemment  superflue  —  d'en- 
voyer chaque  jour  prendre  de  leurs  nouvelles.  Il  espère  bien  que 
Victor  Hugo,  touché  de  sa  sollicitude,  lui  permettra  de  venir  lui- 
même.  Mais  ({  la  plaie  »  de  Victor  Hugo  n'est  pas  fermée  :  il  éludera 
la  question,  soit  dans  une  visite,  soit  dans  une  Icltre  que  nous 
n'avons  pas. 

Ce  samedi  [8  avril  i832J. 

Mon  cher  ami, 

Si  j'ai  regretté  quelquefois  l'absence  qui  nous  sépare,  comme 
un  mur  sacré,  c'est  dans  des  moments  comme  ceux-ci  qu'elle 
me  paraît  douloureuse  et  presque  affreuse  surtout,  quand  une 
maison  où  il  y  a  tant  de  têtes,  et  pour  moi  tant  de  sujets  de 
sollicitudes,  me  reste  chose  lointaine  et  inconnue.  Si  je  l'osais, 
mon  ami,  et  que  je  puisse  espérer  que  vous  le  trouvassiez 
bon,  j'enverrais  tous  les  malins  savoir  comment  va  toute  voire 
chère  famille;  car  pour  vous,  je  crains  peu,  parla  raison  qu'a 
dite  Jean-Paul:  votre  pensée  intérieure,  quoique  déjà  si  ma- 
gnifiquement produite,  vous  sert  de  sauvegarde  par  ce  qui 
reste  encore  à  développer.  —  J'ai  bien  à  vous  remercier  de  vos 
beaux  volumes.  Renduel  a  dû  vous  dire  mon  désir  d'en  parler. 
Je  ferai  l'article  comme  pour  les  Débats.  Je  ne  m'y  suis  pas 
encore  mis,  un  peu  distrait  que  je  suis  ;  mais  j'y  vais  songer 
lundi.  Je  cherche  seulement  Han  et  Notre-Dame  que  j'ai  eu 
la  bêtise  de  prêter  je  ne  sais  à  qui.  Mais  je  voudrais  bien  au- 
paravant être  tranquillisé  sur  vous  et  sur  les  vôlres.  Je  serais 
vraiment  heureux,  si  j'osais  envoyer  demander  à  voire  portier 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE 


325 


chaque  matin  des  nouvelles:  mais  c'est  enfantillage  à  moi  de 
vous  dire  cela;  n'en  riez  pas  trop. 

Tout  à  vous  de  cœur,  mon  ami, 

SAINTE-BEUVE 

C'est  que  Sainte-Beuve  ne  se  décourage  pas  ;  il  veut  rendre  à 
Victor  Hugo  encore  un  service  littéraire,  Renduel  publie  une  édition 
nouvelle  des  romans  du  poète  :  Sainte-Beuve  écrit  l'article  annoncé 
dans  la  lettre  précédente  et  l'envoie,  inédit,  à  Victor  Hugo.  Dans  le 
post-scriptum  de  la  lettre  qui  l'accompagne,  autre  invite  :  voilà  Cousin 
qui,  ignorant  le  cruel  arrêt,  voulait  emmener  Sainte-Beuve  dîner 
chez  Victor  Hugo  avec  lui!  —  Hélas!  il  y  faudrait  l'agrément  de 
Victor  Hugo... 

Ce  samedi  6  heures. 

Voici,  moucher  ami,  ce  méchant  article  que  je  vous  ai  tant 
fait  attendre.  Vous  verrez  que  Notre-Dame  la  critique  y  a  pris 
ses  ébats  sur  Notre  Dame,  et  que  c'est  presque  un  article  mé- 
chant. S'il  vous  paraît  toutefois  trop  faux  sur  quelque  point, 
soyez  assez  bon  pour  me  le  faire  dire  par  Renduel  ou  par  un 
mot  de  vous.  S'il  peut  rester  dans  quelque  journal,  aux  Débats 
ou  ailleurs,  seriez- vous  assez  bon  pour  demander  ou  faire  de- 
mander comme  condition  quon  m'envoie  t épreuve,  car  c'est 
très  essentiel  pour  un  article  de  cette  sorte,  si  l'on  ne  veut  pas 
qu'il  arrive  au  public  parfaitement  ridicule.  H  faut  prendre 
garde  aussi  d'en  perdre,  car  il  ne  m'en  reste  qu'une  incom- 
plète copie. 

J'espère,  mon  ami, que  vous  allez  bien,  vous  et  les  vôtres. 
Je  vous  serre  les  mains.  Dites-moi  que  vous  me  pardonnez 
cet  article. 

Tout  à  vous  de  cœur, 

SAINTE-BEUVE 

Cousin  que  j'ai  rencontré  au  Luxembourg  l'autre  après-midi 
m'a  fait  mille  sortes  d'amitiés  et  d'éloges  pour  vous  ;  il  vou- 
lait presque  m'emmener  dîner  chez  vous  avec  lui  :  il  m'a  causé 
prodigieusement  de  Gœthe,  et  après  Gœthe  de  vous. 

Ce  «  méchant  article  »,  Victor  Hugo  veut  user  de  son  influence 
près  de  M.  Bertin  pour  le  faire  insérer  au  Journal  des  Débats. 
Sainte-Beuve  lui  écrit  : 


320  LA    REVUE    DE    PARIS 

Ce  jeudi  [lo  mai  i83a]. 

Mon  cher  ami, 

Si  les  Débats  n'acceptent  pas  l'article  d'emblée,  je  suis 
bien  sûr  que,  sous  un  prétexte  ou  un  autre,  ils  l'ajourneront 
indéfiniment  et  ne  le  mettront  pas.  Je  vous  avoue  que, 
d'après  la  connaissance  que  je  crois  avoir  de  ce  que  c'est  que 
la  boutique  d'un  journal,  et  d'après  l'espèce  de  défaite  d'un 
article  probablement  commencé  par  je  ne  sais  quel  de  leurs 
rédacteurs,  il  ne  me  paraît  guère  probable  qu'ils  consentent 
à  l'insertion  :  le  mieux  alors  serait  de  le  leur  redemander  vile  ; 
je  ne  vois  pas  pourquoi  il  ne  passerait  pas  au  National,  oix  il 
deviendrait  un  bon  piédestal  et  où  ce  serait  une  espèce  de 
bombe  dans  les  glaces  polaires  de  leur  littérature.  Voyez  si 
ce  dernier  parti  vous  convient;  dans  ce  cas,  veuillez  me  ren- 
voyer le  morceau  et  j'entamerai  la  négociation  de  mon  côté. 

Tout  à  vous  de  cœur.  J'espère  que  vous  allez  tous  bien. 

SAINTE-BEUVE 

Yictor  Hugo  répond  qu'il  «  n'a  proposé  l'article  aux  Débats 
qu'avec  une  extrême  réserve  et  en  maintenant  tous  les  privilèges 
dus  au  talent  de  Sainte-Beuve  ».  L'article  sera  accepté  sans  être  lu 
au  préalable  : 

«  M.  Bertin  est  on  ne  peut  plus  disposé  à  insérer,  et  je  suis 
convaincu  que  l'article  passera.  Sinon,  je  compte  sur  votre  bonne 
volonté  pour  le  National.  J'ajouterai  ici,  en  confidence,  que  le  désir 
de  vous  avoir  aux  Débats  comme  rédacteur  littéraire  me  paraît  très 
grand  et  perce  dans  tout  ce  qu'on  me  dit.  Tenez  ceci  bien  secret. 
Qu'en  pensez-vous  de  votre  côté?  » 

Sainte-Beuve  répond  par  la  très  honorable  lettre  que  voici.  Il 
est  alors  de  l'opposition,  et  il  n'entrerait  aux  Débats,  même  comme 
rédacteur  littéraire,  qu'avec  un  médiocre  enthousiasme  : 

Ce  vendredi   [18  mai  iSSa]. 

Mon  cher  ami, 

Renduel  m'avait  dit  effectivement  tout  le  soin  que  vous 
preniez  par  rapport  à  ce  qui  me  concerne  dans  l'affaire 
de  l'insertion,  et  en  vérité  vous  êtes  bien  bon  de  vous 
occuper  à  ce   point  de  moi    dans    une    circonstance   oii   je 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  827 

n'avais  pour  but  que  de  vous  satisfaire.  Oui,  mon  Dieu,  que 
M.  Bertin  lise  l'article;  ce  que  je  désire  le  plus,  c'est  qu'il  le 
mette;  mais  s'il  ne  le  mettait  pas,  ce  ne  serait  pas  de  son 
refus  par  rapport  à  moi,  mais  par  rapport  à  l'objet  voulu, 
que  je  serais  contrarié.  Quant  à  la  disposition  bienveillante 
dont  vous  me  parlez,  j'en  suis  sincèrement  touché  et  recon- 
naissant, surtout  après  cette  conduite  assez  brutale  (au  point 
de  vue  privé)  dont  je  me  suis  avisé.  Je  sais  mieux  que  per- 
sonne que  les  Débats  sont  le  seul  journal  quotidien  oiîi  la 
littérature  ait  la  place  convenable  et  toute  liberté;  mes  petits 
intérêts  de  finances  comme  mes  goûts  littéraires  seraient  par- 
faitement d'accord  là-dessus.  Mais  il  y  a  autre  chose;  j'ai,  à 
tort  ou  à  raison,  des  idées  autres  que  celles  des  Débats  sur  la 
manière  de  pousser  en  avant  la  civilisation,  d'émanciper  le 
peuple;  je  prends  davantage  les  choses  par  le  côté  des  sacri- 
fices, des  risques  généreux,  et  d'une  vérité  et  d'une  équité 
plus  inflexibles,  quoique  aussi  sujettes  à  l'erreur.  Travailler, 
même  littérairement,  à  la  réussite  d'un  journal  dont  l'efifet 
général  est  contraire  à  ces  sentiments,  voilà  toute  la  difficulté 
pour  moi  et  le  scrupule.  Orner  pour  ma  part  et  autant  que 
je  puis  ce  que  je  crois,  en  somme,  peu  bon  à  propager, 
mêler  une  goutte  de  miel  de  plus  à  l'attiédissement  public, 
telle  est  encore  une  fois  mon  objection.  Vous  la  devez  sentir, 
mon  ami.  Mais  je  voudrais  séparer  de  ce  jugement  abstrait 
le  sentiment  de  profonde  reconnaissance  personnelle  que 
m'inspire  ce  que  vous  me  rapportez. 

J'arrangerai,  à  la  fin,  cette  page  que  Renduel  m^avait  déjà 
demandée  et  vous  l'enverrai  pour  l'ajouter,  demain  ou  après. 

J'espère  que  vous  allez  tous  bien,  et  je  suis  tout  à  vous  de 
cœur,  mon  ami. 

L'insurrection  de  juin  1882  vient  d'ensanglanter  Paris;  l'état  de 
siège  a  été  proclamé.  Ici  quelques  lettres  dont  le  caractère  politique 
fait  grand  honneur  aux  deux  amis. 

Sainte-Beuve  écrit  à  Victor  Hugo  : 

[7  juin  i833.]  Quatre  heures. 

Mon  cher  ami, 

On  est  décidé,  au  National,  à  rédiger  une  déclaration  des 
écrivains   en  faveur  de  l'indépendance  de  la  presse  à  rocca- 


SaS  LA    REVUE    DE    PARIS 

sion  de  l'état  de  siège.  Lerminier  rédige  celte  déclaration  et 
dans  les  termes  les  plus  généraux,  pour  comprendre  les 
diverses  nuances  de  l'opinion  libérale.  On  désirerait  le  plus 
de  noms  honorables,  voire  même  illustres.  Ampère  va  de- 
mander la  signature  de  M.  de  Chateaubriand;  on  me  prie  de 
demander  la  vôtre. 

On  sera  au  National  vers  neuf  heures.  Un  mot  de  vous  ou 
voire  présence   seraient  excellents,  quelque  chose,  enfin,  qui 
autorisât  à  mettre  votre  nom  à  l'acte. 
A  vous  de  tout  cœur, 

SAINTE-nEUVE 

Je  joins  à  ceci  la  lettre  d'Ampère. 


Victor  Hugo  répond  aussitôt  par  ce  billet  : 

«  Ce  7  juin,  dix  heures  du  soir  [iSSa]. 

»  Je  rentre,  mon  cher  ami;  l'heure  de  rendez-vous  au  National  est 
passée.  Mais  je  m'unis  à  vous  de  grand  cœur.  Je  signerai  tout  ce 
que  VOUS  signerez,  à  la  barbe  de  l'élat  de  siège. 
»  Votre  ami  dévoué, 

»    VICTOR    » 


Quatre  jours  après,  Sainte-Beuve  réplique  : 

Lundi,  1 1  juin  i833. 

Mon  cher  ami. 

Merci  de  votre  réponse  ;  je  ne  doutais  pas  de  votre  adhé- 
sion, mais  c'a  été  inutile.  —  Le  premier  soir,  on  a  ajourné 
l'insertion,  quoiqu'on  eût  signé  une  espèce  de  papier,  mais  il 
n'y  avait  pas  assez  de  noms  graves  ;  je  n'avais  pas  encore  le 
vôtre,  ni  celui  de  Déranger.  Le  lendemain,  nouvelles  signa- 
tures ;  cette  fois,  j'ai  mis  la  vôtre.  Mais  nouvelles  chicanes, 
objections,  discussions  et  ajournement  d'insertion. 

Je  sais  de  vos  nouvelles  ce  matin  par  Renduel  ;  je  suis  allé 
hier  soir  chez  Nodier,  pensant  que  vous  y  seriez  peut-être. 
Les  choses  ne  vont  pas  mal,  grâce  à  la  folie  de  nos  gouver- 
nants; mais  la  folie  de  nos  jeunes  têtes  les  avait  bien  com- 
promises, si  les  Guizot  et  Thiers  ne  les  avaient  raccommodées. 
Ohl  mon  ami,  si  vous  daignez  penser  une  demi- heure  à  ces 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  SsQ 

infamies,  que  vos  poésies  politiques  seront  belles  et  flétris- 
santes 1  Comme  vous  les  foudroierez  et  broierez  dans  leur 
boue,  ces  barbouilleurs  de  lois,  bientôt  bourreaux...  Je  sais 
que  M.  de  Chateaubriand  a  écrit  ab  irato  quelques  pages  qu'il 
ne  pourra  faire  imprimer  pour  le  quart  d'heure,  faute  de 
journal  et  d'imprimeur,  mais  qu'on  dit  élincelantes  de  cette 
belle  colère  qui  est  un  de  ses  bons  côtés  quand  elle  touche 
juste. 

Béranger  me  disait  avant-hier  :  la  République  était  en  grand 
danger  le  6,  mais,  le  7,  Louis-Philippe  a  sauvé  la  Répu- 
blique. 

J'aime  cette  unanimité  des  poètes  contre  nos  hommes  d'Etat 
politiques  ;  savez-vous  qu'à  ce  signe-là  seul  un  gouvernement 
est  jugé  quand  il  a  vous,  Chateaubriand,  M.  de  Lanlmenais 
contre  lui  ?  —  Et  aussi  le  second  rang. 
Je  vous  aime, 

SAINTE-BEUVE 

Et,  le  lendemain,  Victor  Hugo  : 

«   12  juin  i833, 

»  Je  ne  suis  pas  moins  indigne  que  vous,  mon  cher  ami,  de  ces 
misérables  escamoteurs  politiques  qui  font  disparaître  l'article  i/|  et 
qui  se  réservent  la  mise  en  état  de  siège  dans  le  double  fond  de  leur 
gobelet  ! 

»  J'espère  qu'ils  n'oseront  pas  jeter  aux  murs  de  Grenelle  ces 
jeunes  cervelles  trop  chaudes,  mais  si  généreuses.  Si  les  faiseurs 
d'ordre  public  essayaient  d'une  exécution  politique,  et  que  quatre 
hommes  de  cœur  voulussent  faire  une  émeute  pour  sauver  les  vic- 
times, je  serais  le  cinquième. 

»  Oui,  c'est  un  triste,  mais  un  beau  sujet  de  poésie  que  toutes  ces 
folies  trempées  de  sang  !  Nous  aurons  un  jour  une  république,  et 
quand  elle  viendra,  elle  sera  bonne.  Mais  ne  cueillons  pas  en  mai  le 
fruit  qui  ne  sera  mûr  qu'en  août.  Sachons  attendre.  La  république 
proclamée  par  la  France  en  Europe,  ce  sera  la  couronne  de  nos  che- 
veux blancs. 

»...  Adieu.  Nous  nous  rencontrerons  bientôt,  j'espère.  Je  travaille 
beaucoup  en  ce  moment.  Je  vous  approuve  de  tout  ce  que  vous  avez 
fait,  en  regrettant  que  la  protestation  n'ait  pas  paru.  En  tout  cas, 
mon  ami,  maintenez  ma  signature  près  de  la  vôtre. 
»  Votre  frère, 

»    VJCTOR   » 


33o  LA    REVUE    DE    PARIS 

En  répondant  à  propos  d'un  album,  où  le  poète  le  priait  d'écrire 
quelques  vers,  c'est-  maintenant  Sainte-Beuve  qui  propose  à  Victor 
Hugo,  sinon  de  collaborer  habituellement  au  National,  journal  répu- 
blicain, du  moins  d'y  signer  un  article  : 

[Juillet  i832]. 

Mon  cher  ami, 

Je  voudrais  bien  pouvoir  écrire  tout  de  suite,  mais  je  ne 
sais  rien  par  cœur  et  il  faut  que  je  choisisse  dans  mes  rapso- 
dies.  Ne  vous  donnez  pas  la  peine  de  renvoyer  chercher 
l'album;  vous  le  recevrez  demain  à  quatre  heures. 

J'ai  vu  hier  Magnin  qui  m'a  parlé  des  Tuileries  et  de  Tarticle 
à  faire  contre  ces  dilapidations  ;  il  en  a  été  question  au  Natio- 
nal, et  Garrel  a  dit  :  ce  Mais  si  Hugo  voulait  faire  l'article  lui- 
même,  s'il  le  voulait  signer,  nous  serions  très  heureux.  »  Je 
sais  bien  que  vous  y  verrez  difficulté,  mais  je  vous  redis  le 
mot  :  s'il  n'y  avait  pas  trop  d'objections  de  votre  part,  ce  serait 
certainement  un  pied  pris  dans  ce  journal,  et  que  Magnin  et 
moi  ferions  en  sorte  de  maintenir  pour  vous,  lors  de  la  repré- 
sentation de  vos  pièces,  en  parlant  ou  faisant  parler  à  Rolle  : 
ce  que  je  tâcherai  de  faire  dans  tous  les  cas. 

Je  vous  remercie  bien  de  m'avoir  envoyé,  outre  l'album, 
ma  jolie  petite  filleule. 

Vous  recevrez  donc  l'album  demain. 
Tout  à  vous  de  cœur, 

SAINTE-BEUVE 


Il  manque  ici  une  ou  plusieurs  lettres  de  Sainte-Beuve;  Victor 
Hugo  y  répond,  des  Roches  : 

«  Ce  vendredi  31  septembre  [iSSa], 

»...  Nous  sommes  ici  dans  la  plus  grande  paix  qui  se  puisse  imagi- 
ner. Nous  avons  des  arbres  et  de  la  verdure  mêlée  à  ce  beau  ciel  bleu 
de  septembre  sur  notre  tête.  C'est  tout  au  plus  si  je  fais  quelques  vers. 
Je  vous  assure  que  le  mieux  ici  est  de  se  laisser  vivre.  C'est  une  vallée 
pleine  de  paresse. 

»  Votre  lettre  pourtant  m'a  fait  regretter  Paris.  Si  j'avais  été  à 
Paris,  nous  aurions  dîné  ensemble  dans  quelque  cabaret,  et  vous 
m'auriez  lu  votre  article  sur  Lamartine.  Vous  savez  combien  j'aime 
Lamartine,  et  combien  je  vous  aime.  Vous  êtes  pour  moi  deux  poètes 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  33l 

égaux,  deux  admirables  poètes  du  cœur,  de  l'âme  et  de  la  vie.  Jugez 
combien  je  suis  impatient  de  voir  l'un  analysé  par  l'autre.  J'attends 
avidement  la  Revue  du  i"  octobre.  C'est  une  chose  singulière  que 
vous  m'ayez  amené  à  désirer  un  journal  au  milieu  de  toutes  ces 
belles  prairies. 

»  ...  Adieu,  mon  cher  ami.  Je  n'ai  pas  encore  besoin  de  votre 
bonne  présence  au  Roi  s'amuse.  Comptez  que  j'userai  de  vous  comme 
vous  useriez  de  moi.  Le  premier  bonheur  de  la  terre,  c'est  de  rendre 
des  services  à  un  ami  ;  le  second,  c'est  d'en  recevoir. 

»  Adieu.  Je  vous  serre  tendrement  les  mains. 

»    VICTOR    » 

«  Nous  nous  portons  tous  à  merveille.  Ma  femme  fait  deux  lieues 
à  pied  tous  les  jours  et  engraisse  visiblement.  » 


*  * 
En  novembre,  on  répète  le  Roi  s'amuse,  Sainte-Beuve  écrit  : 

i3  novembre  i833. 

Mon  cher  ami, 

Madame  Allart  désirerait  pour  elle  et  quelques  personnes 
de  sa  connaissance  louer  une  loge  pour  le  Roi  s'amuse.  Elle 
ne  l'a  pu  au  théâtre.  Elle  me  prie  de  vous  demander  s'il  y 
aurait  moyen,  par  vous,  d'en  louer  une,  et  comment.  Veuil- 
lez me  répondre  un  petit  mot,  s'il  vous  plaît. 

De  plus,  j'aurais  à  vous  demander,  par  grâce,  deux  billets 
pour  deux  amis  dont  je  suis  sûr,   et  je  serais  heureux  que 
vous  pussiez   me  les  donner  pour   la  première.  Voilà,  mon 
cher  ami,  bien  des  demandes.  J'ai  bien  hâte  de  cette  pièce  ; 
c'est  dans  dix  jours,  il  paraît.  Je  compte  sur  les  beaux  soirs 
à'Hernani,  et  plus  sereins.  J'ai  su  que  vous   saviez  les  mi- 
sères d'un  gentilhomme  de  notre  connaissance  *  :  un  homme 
qui  en  est  venu  là  ne  fera  plus  que  de  la  satire  ;  mais  son  en- 
thousiasme et  son  génie  poétique  sont  morts.  Les  génies  fé- 
conds sont  à  l'abri   de  ces   bassesses    que   j'appellerai    sor- 
dides. 

I.  Alfred  de  Vigny. 


332 


LA    REVUE    DE    PARIS 


Aimez-moi  toujours,  mon  cher  ami  :  j'espère  vous  voir  un 
de  ces  dimanches  chez  Nodier. 
Mille  amitiés. 


SAINTE-BEUVE 


Rue  du  Mont-Parnasse,  n"  i  ter. 
Victor  Hugo  répond,  le  jour  même  : 


«    i3  novembre  i83a. 


»  Toute  la  salle  est  louée,  mon  ami,  et  louée  je  ne  sais  trop  com- 
ment à  je  ne  sais  trop  qui.  Cela  s'est  fait  si  rapidement  que  je  n'y  ai 
vu  que  du  feu.  On  a  cependant  réservé  quelques  loges  pour  ceux  de 
mes  amis  qui  voudraient  en  louer,  et  je  suis  heureux  de  pouvoir  en 
faire  céder  une  à  madame  Allart.  Elle  pourra,  la  veille  de  la  repré- 
sentation (qui  aura  lieu  le  22),  faire  retirer  les  coupons  de  la  loge 
n°  5  des  secondes,  côté  gauche.  La  loge  est  à  six  places.  Je  vous 
garde  une  stalle  et  je  vous  donnerai  les  deux  billets  que  vous  désirez. 
Que  vous  êtes  bon  de  penser  à  moi  et  de  m'aimer  toujours  un  peu  ! 

»  Le  gentilhomme  devient,  en  effet,  fabuleux  ;  mais,  que  voulez- 
vous?  Il  faut  le  plaindre  encore  plus  que  le  blâmer.  Il  sera  bien  ravi 
si  le  Roi  s'amuse  fait  fiasco.  C  est  ainsi  qu'il  me  paye  les  applaudis- 
sements frénétiques  d'Othello. 

»  Vous,  vous  êtes  toujours  le  grand  poète  et  le  bon  ami.   J'aurai 
grande  joie  à  vous  rencontrer  un  de  ces  dimanches  soirs  chez  Nodier, 
peut-être  dimanche  prochain,  n'est-ce  pas.^ 
»  Votre  vieil  ami, 


Sainte-Beuve  réplique  : 

Ce  mercredi  [i4  novembre  iSSa]. 

Merci,  mon  cher  ami,  de  votre  réponse  que  je  transmets  à 
madame  Allart,  mais  voici  qu'Ampère  me  prie  de  la  part  de 
madame  Récamier  de  vous  supplier  pour  une  loge  :  elle  a 
assisté  à  Hernani;  elle  ne  voudrait  pas  manquer  le  Roi  s'amuse. 
Elle  va  même  jusqu'à  désirer  la  loge  numéro  i  du  rez-de- 
chaussée  qu'elle  affectionne  singulièrement.  Serez-vous  assez 
bon  pour  me  répondre  encore  à  ce  sujet  ?  Madame  Récamier 
a  pour  vous  et  a  eu  pour  Hernani  en  particulier  une  admira- 
tion que  M.  de  Chateaubriand  a  fort  partagée  à  cause  de 
l'amour  du  vieillard. 

A  propos  du  gentilhomme,  il  est  revenu  chez  Buloz  hier, 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  333 

insistant  encore  pour  sa  note  que  Buloz  a  définitivement 
repoussée.  Il  avait  promis  seulement  un  mot  dans  la  chro- 
nique. Je  suis  arrivé  hier  soir  à  la  Revue,  lorsqu'il  était  en 
train  de  fabriquer  cette  note  et  j'en  ai  raccommodé  la  phrase 
de  peur  que  sa  plume  n'aille  trop  à  droite  ou  à  gauche  :  cela 
lui  sauvera  peut-être  une  brouille  qu'il  redoute  fort.  Quant 
au  gentilhomme,  il  est  tué  moralement  pour  moi  :  et  il  fau- 
drait de  terribles  expiations  à  une  telle  conduite  et  une  palin- 
génésie  complète  pour  qu'il  me  revît  dans  son  boudoir- 
sanctuaire,  ou  que  son  nom  se  trouvât  dans  aucun  morceau 
signé  de  mon  nom. 

Je  suis  occupe  en  ce  moment  d'un  article  sur  Déranger, 
lequel  a  bien  du  sens  et  du  goût.  Je  le  voyais,  l'autre  jour,  à 
Passy,  et  chaque  fois  il  m'entretient  longuement  de  vous, 
vous  appréciant  bien  juste,  je  vous  assure,  et  croyant  de  plus 
en  plus  au  développement  croissant  de  vos  vastes  facultés.  Il 
comprend  bien  sa  situation  vis-k-vis  des  générations  nou- 
velles et  elles  l'en  récompenseront. 

Tout  à  vous  de  cœur  et  à  bientôt,  j'espère. 

SAINTE-BEUVE 

Le  Roi  s  amuse,  dès  le  lendemain  de  la  première  représentation, 
est  interdit  par  le  gouvernement  de  Louis-  Philippe.  Victor  Hugo  et 
ses  amis  s'indignent  et  protestent.  Sainte-Beuve,  qui  était  déjà  de 
l'opposition,  est  des  plus  animés  et  des  plus  ardents.  Il  veut  mettre 
le  National,  dont  il  est  rédacteur,  à  la  disposition  de  Victor  Hugo  et 
lui  ménage,  à  cet  effet,  une  entrevue  avec  son  rédacteur  en  chef, 
Armand  Carrel. 

Victor  Hugo  lui  écrit  : 

«  Ce  samedi  soir,  i^""  décembre  [1882]. 

»  J'ai  vu  Carrel,  mon  cher  ami,  et  je  l'ai  trouvé  cordial  et  excel- 
lent. Il  m'a  dit  que  vous  n'aviez  qu'à  lui  apporter  demain  un  extrait 
de  la  préface  (Uenduel  a  dû  vous  l'envoyer  ce  soir),  avec  une  espèce 
de  pelit  article  où  vous  diriez  ce  que  vous  voudriez,  que  le  tout  serait 
publié  lundi  malin  dans  la  partie  politique  du  journal.  Il  m'a  déclaré 
qu'il  croyait  que  c'était  le  devoir  du  National  de  m'appuyer  énergi- 
quement  et  sans  restriction  dans  ce  procès  que  je  vais  intenter  au 
ministère,  et  il  a  ajouté  de  son  propre  mouvement  que  je  pouvais  vous 
prier  de  sa  part  de  faire,  d'ici  à  cinq  ou  six  jours,  un  article  poli- 
tique étendu  sur  toute  la  question  et  sur  la  nécessité  où  est  l'oppo- 


33A  LA     REVUE    DE    PARIS 

silion  de  me  soutenir  cliaudement  dans  celte  occasion,  si  elle  ne  veut 
pas  s'abdiquer  elle-même.  J'ai  grand  besoin  de  tous  ces  appuis,  mon 
cher  ami,  dans  la  lutte  où  me  voilà  contraint  de  m'engager  et  de 
persister,  moi  à  qui  vous  connaissez  des  habitudes  si  recueillies  et  si 
domestiques. 

»  ...  Adieu,  mon  pauvre  ami.  Voilà  bien  des  services  que  je  vous 
demande  à  la  fois,  et  je  dois  vous  excéder.  Mais  vous  êtes  encore 
l'ami  sur  lequel  je  compte  le  plus,  et  je  demande  tous  les  jours  au 
ciel  une  occasion  de  vous  rendre  les  bons  offices  de  cœur  que  je 
vous  dois. 

))  Je  me  remets  tout  entier  dans  vos  mains , 
»  Votre  ami  à  toujours, 

»  VICTOIl   » 


Sainte-Beuve  répond  et  fait  sentir  encore,  à  la  fin  de  sa  lettre, 
combien  il  lui  est  incommode  de  ne  voir  Victor  Hugo  qu'au  dehors 
et  chez  des  tiers  : 

Ce  samedi  TS  décembre  1882]. 

Mon  cher  ami, 

Je  ne  reçois  qu'aujourd'hui  samedi  8,  votre  lettre  de  samedi 
il  y  a  huit  jours.  Il  paraît  qu'elle  a  été  k  Montrouge,  je  ne 
sais  où;  le  timbre  est  tombé  sur  l'r  de  rue,  et  on  n'a  lu  que 
Montparnasse  qu'on  a  interprété  par  Montrouge.  Bref  elle 
m'arrive  à  l'instant.  Seulement,  une  autre  fois,  mettez  rue 
tout  au  long. 

Vous  m'aurez  dû  trouver  bien  négligent,  mon  cher  ami; 
heureusement,  Renduel  m'avait  parlé  à  temps  pour  l'insertion 
d'une  citation  au  National.  Je  vous  ai  dit  que  cette  citation 
avait  été  tronquée,  et  que  deux  ou  trois  phrases  littéraires, 
très  circonspectes,  du  commencement,  avaient  été  mises  de 
côté.  Renduel  m'avait  également  parlé  hier  de  l'article  poli- 
tique à  faire  sur  la  question  théâtrale.  Ma  seule  objection, 
mon  ami,  à  une  chose  qui  vous  serait  agréable  et  qui  me  pa- 
raît si  équitable  en  elle-même,  est  celle-ci  :  Je  n'ai  pas 
d'idées  nettes  sur  cette  question  de  législation  théâtrale.  Je 
suis  hier  allé  un  moment  à  la  bibliothèque  où  j'ai  causé  avec 
Magnin  qui  m'a  fait  part  aussi  de  ses  doutes  :  il  paraît  même 
qu'il  a  écrit  autrefois  à  ce  sujet  dans  le  National  un  article 
dont  il  n'est  pas  très  content.  L'argumentation  que  vous  fai- 
tes dans  les   deux  premières  pages  de  la  préface  est  certes 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  335 

bien  claire  pour  tout  esprit  loyal  et  qui  incline  à  la  liberté  ; 
mais  les  distinctions  qu'on  peut  faire  entre  tel  et  tel  mode  de 
publication  persistent  toujours.  Rappelez-vous  une  conversa- 
tion d'il  y  a  quatre  ans  chez  Gautier  avec  le  logicien  libéral 
Desloges,  vous  ne  tombiez  pas  tout  à  fait  d'accord.  Moi,  je 
n'ai  jamais  eu  d'idées  théoriques  là-dessus,  et  je  me  réserve 
dans  tous  les  cas  particuliers  de  juger  avec  le  sens  d'équité 
et  le  sens  commun.  Je  voudrais  savoir  quelles  idées  vous  et 
Odilon  Barrot  émettrez  à  ce  sujet.  Magnin,  je  vous  le  répète, 
m'a  paru  hier  dans  la  même  situation  que  moi. 

J'ajouterai  encore  une  observation,  mon  ami;  Carrel  est 
bien  disposé,  je  le  crois,  et  tient  sincèrement  à  ce  qu'il  vous  a 
déclaré.  Comment  se  fait-il  pourtant  que  deux  ou  trois  phra- 
ses presque  insignifiantes  aient  été  retranchées  l'autre  jour? 
Il  y  a  là  un  défilé  difficile  à  ce  journal,  où  il  faut  passer  au 
risque  d'être  coupé.  Rien  ne  m'est  plus  pénible  qu'une  telle 
situation,  où,  peu  sûr  du  terrain,  je  ne  satisfais  ni  vous  ni 
moi,  oij  je  dois  vous  paraître  ami  timide,  tandis  que  je  tâche 
de  n'être  qu'adroit.  Je  vous  dis  tout  cela,  mon  ami,  pour  que 
vous  me  pardonniez  tant  de  démonstrations  incomplètes  et 
mesquines  et  n'en  imputiez  rien  à  mon  amitié. 

Il  me  tarde  de  causer  avec  vous  :  je  vous  dirais  bien  que 
j'irai  demain  chez  Nodier  ;  mais  je  crains  de  ne  pouvoir,  car 
je  suis  souffrant,  et  tout  préoccupé  d'un  voyage  hâtif  que  ma 
mère  est  obligée  de  faire  à  son  pays  par  cette  rude  saison. 
—  Je  voudrais  pourtant  avant  tout,  mon  ami,  ne  pas  vous 
manquer,  ne  pas  vous  être  inutile  en  cette  circonstance,  ne 
pas  démériter  auprès  d'une  amitié  si  glorieuse  et  toujours  si 
chère,  et  qui,  depuis  qu'elle  ne  m'a  plus  échauffé  directe- 
ment, n'a  pas  cessé  pour  cela  de  présider  à  l'astre  morne 
et  mélancolique  de  ma  vie. 

A  bientôt  donc  j'espère,  et  a  toujours. 

SAINTE-BEUVE 

*  * 

Nous  sommes  en  i833;  on  répète,  au  théâtre  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  Lucrèce  Borgia,  qui  va  être  l'éclatante  revanche  du  Roi 
s'amuse.  Il  manque  ici  au  moins  deux  lettres  :  l'une  de  Sainte-Beuve 
et  l'autre,  la  réponse,  de  Victor  Hugo.  Sainte-Beuve  réplique.  Il  sem- 


33t)  LA    REVUE    DE    PAUJS 

ble  plus  que  jamais  dévoué  à  son  ami;   il   \a  jusqu'à  lui   promettre 
«  de  parler  de  son  théâtre  »  ! 

Ce  vendredi  [8  février  i833]. 

Mon  cher  lluero, 


J'ai  été  bien  sensible  à  votre  bonne  réponse  et  à  ce  qu'elle 
contenait.  Je  crois  comme  vous  que  c'est  le  coup  de  grâce 
porté  à  l'ancien  système,  mais  c'est  plus  que  cela  :  c'est  un 
drame  nouveau,  votre  drame,  qui  se  développe  aux  yeux  et 
réalise  le  dessein  que  vous  en  avez.  Je  voudrais  que  vous  en 
fissiez  encore  un  ou  deux  en  prose,  pour  accoutumer  tout  à  fait 
le  public  et  lui  transmettre  votre  pensée  entière  sous  l'expression 
la  plus  simple.  De  quelle  utilité  d'art  puis-je  vous  être,  mon 
ami?  C'est  votre  indulgence  d'autrefois  qui  rêve  cela.  Quant 
à  l'utilité  critique,  je  voudrais  que  ce  fût  plus  vrai  :  j'espère 
qu'un  jour,  je  m'enhardirai  a  parler  de  votre  théâtre,  comme 
je  me  suis  déjà  aventuré  dans  votre  roman,  quoique  mon 
domaine  et  mon  habitation  chérie  soit  ce  monde  lyrique  où 
se  rapportent  les  plus  douces  années  de  ma  vie,  lorsque  je  les 
passais  auprès  de  vous.  Un  jour  donc,  je  ferai  en  sorte  peut- 
être,  sinon  de  vous  satisfaire,  du  moins  de  vous  prouver  mon 
effort  et  mon  désir.  En  attendant,  mes  journées  en  proie  aux 
interruptions  et  aux  petits  articles  dévorent,  soutirent,  mon 
reste  de  vertu  féconde.  — A  propos,  ou  plutôt  hors  de  propos, 
Nisard,  que  j'ai  vu  au  National  l'autre  jour,  s'est  montré  si 
désolé  d'être  oublié,  m'a-t-il  dit,  de  vous  pour  un  billet  qu'il 
vous  a  fait  demander  indirectement,  si  peiné  même  et  désireux 
de  recevoir  cette  marque  de  votre  souvenir,  que  je  n'ai  pu  lui 
refuser  de  vous  en  parler  ;  et  je  le  fais  d'autant  plus  que  je 
me  rappelle  qu'interrogé  par  vous  à  ce  sujet,  j'ai  peut-être  été 
pour  quelque  chose  dans  votre  détermination  négative.  11 
demeure  rue  Saint-Fiacre,  n°  16.  J'ajouterai  qu'il  est  assez 
malade  de  la  poitrine,  et  très  sensible  par  là  même. 

Voilà  une  commission  laite.  —  Adieu,  mon  ami,  et  croyez- 
moi  vôtre  tout  entier. 

SAINTE-BEUVE 


La  semaine  d'après,  Victor  Hugo  envoie  un  exemplaire  de  Lucrèce 
liorgia  à  Sainte-Beuve,  qui  lui  répond  : 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  887 

Ce  17  [février  i833]. 

J'ai  reçu  avec  une  vive  reconnaissance,  mon  ami,  votre 
drame  et  le  mot  si  précieux  pour  moi  qui  y  est  écrit.  A  tra- 
vers vos  croissants  succès  et  dans  mon  absence,  il  m'est  bon 
de  croire  h  un  lien  durable,  à  un  nœud  fidèle  resté  de  vous 
à  moi.  Je  serai  heureux  si  je  puis  quelque  jour  vous  montrer 
qu'il  est  resté  bien  entier  de  mon  côté;  le  temps  ne  ronge 
point  ces  anneaux  scellés  et  comme  oubliés  au  cœur,  mais  les 
forlifie. 

SAINTE-BEUVE 

Le  succès  de  Lucrèce  Borgia  est  Iriomphal  ;  ce  qui  n'empêche  pas 
Gustave  Planche,  ancien  ami  de  Victor  Hugo  devenu  son  ennemi,  de 
l'attaquer  violemment  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes.  A  la  suite  de 
quelques  propos  tenus  au  bureau  de  la  Revue,  Gustave  Planche  croit 
devoir  écrire  à  Victor  Hugo  une  lettre  où  il  paraît  s'être  mis  auprès 
du  poète  sur  le  pied  de  l'égalité  avec  Sainte-Beuve.  Victor  Hugo 
communique  à  Sainte-Beuve  le  passage  de  la  lettre  qui  le  concerne  : 

«  Ce  dimanche  [2\  février  i833]. 

»  Je  vous  envoie,  mon  ami,  un  passage  de  Planche  auquel  je  ne 
comprends  rien.  Il  faut  qu'il  soit  fou  de  se  figurer  que  j'établirai 
jamais,  je  ne  dis  pas  la  moindre  solidarité,  mais  le  moindre  rappro- 
chement entre  vous,  Sainte-Beuve,  et  lui. 

»  Vous  savez  bien,  vous,  que  vous  n'avez  pas  d'ami  meilleur  que  moi. 

»   V.    » 

Sainte-Beuve  répond  par  une  explication  quelque  peu  embarrassée. 
Il  ne  pouvait  assurément  opposer  son  veto  à  l'article  de  Planche,  mais 
un  mot  dit  à  Buloz  aurait  peut-être  empêché  le  directeur  de  la  Revue 
des  Deux  Mondes  de  rompre  avec  Victor  Hugo.  Le  rôle  de  Sainte- 
Beuve  n'apparaît  pas  bien  clair  entre  Victor  Hugo  et  ses  amis  et  enne- 
mis. Il  lui  conseille  de  ne  pas  écrire  à  Pierre  Leroux  ;  fera-t-il, 
lui,  tout  ce  qu'il  faut  pour  les  réconcilier  ? 

Ce  lundi  [26  février  i833]. 

Mon  cher  ami. 

Je   conçois  que  vous  n'ayez  rien   compris;  mais  voici,  je 

crois,  l'explication.  J'ai  su  avant-hier  que  votre  frère  Abel, 

en  vous  racontant  ce  que  lui  aurait  dit  Buloz  au  sujet  de  cet 

article,  avait  ajouté  que  moi-même  je  ne  m'étais  pas  opposé 

i5  Janvier  igoS.  8 


338  LA    REVUE    DE    PARIS 

à  l'insertion.  Je  ne  sais  pas  bien  les  termes  dont  il  s'est  servi; 
mais  la  personne  présente  qui  m'a  touché  un  mot  de  cela, 
R...,  a  bien  ajouté  aussi  que  vous  n'y  aviez  pas  ajouté  foi  et 
aviez  rejeté  l'insinuation.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  dû  savoir  si 
cette  interprétation  ofFicieuse  venait  de  Buloz  et  je  m'en  suis 
expliqué  avec  lui  devant  Abel  que  j'ai  rencontré  à  la  Revue. 
Il  en  est  résulté  qu'Abel  a  nié  avoir  rien  dit  de  tel,  et  je  n'ai 
plus  attaché  d'importance  à  ce  propos.  Mais  Planche  proba- 
blement aura  su  cela,  et  il  vous  a  écrit  là-dessus. 

Quant  à  mon  opinion  sur  la  pièce,  vous  la  savez;  j'ai 
regretté  l'article  de  Planche,  mais  du  moment  que  ce  n'était 
pas  tel  ou  tel  mot  à  rayer,  mais  l'article  entier,  j'ai  dû 
m'abstenir  de  tout  ce  qui  ressemblerait  à  un  veto,  dont  je  ne 
me  crois  aucunement  le  droit  vis-à-vis  de  Planche  ni  de  per- 
sonne. J'ai  tâché,  dans  quelques  lignes  de  la  chronique,  de 
marquer  que  c'était  une  opinion  personnelle  et  de  rétablir  le 
fait  extérieur  du  grand  succès  de  Lucrèce.  Je  me  suis  arrêté 
là  oià  il  y  aurait  eu  contradiction  évidente  entre  l'article  et  la 
chronique. 

Je  regrette  bien  tous  ces  nuages  et  tracas,  croyez-le  bien. 
Je  compte  sur  votre  amitié,  supérieure  à  tout  cela,  pour  ne 
pas  nous  en  voir  séparés.  Une  chose  que  je  regrette  bien 
encore  et  qu'un  mot  de  votre  lettre  avant-dernière  a  réveillée, 
c'est  que  Leroux  se  croit  blessé  à  fond  par  vous  pour  je  ne 
sais  quoi  qui  se  serait  dit  par  vous  sur  lui  à  Didier  la  veille 
de  Lucrèce.  N'écrivez  pas  à  Leroux  ;  je  lui  parlerai  à  la  ren- 
contre et  lui  dirai  votre  souvenir  spontané  qui  le  touchera, 
j'espère.  Pourquoi  toutes  ces  divisions  entre  des  cœurs  amis, 
faute  de  s'entendre?  Comme  je  voudrais  que  ces  épines  ces- 
sassent de  croître,  et  que  tout  se  rectifiât  entre  le  génie  et 
ceux  qui  l'admirent  I 

Tout  à  vous  de  cœur. 

SAINTE-BEUVE 

Victor  Hugo  réplique,  le  même  jour,  et  sa  lettre  est  particulièrement 
nette  et  ferme  : 

0  a5  février  [i83;i]. 

»  Entre  vous  et  moi,  Sainte-Beuve,  il  y  a  une  amitié  scellée  d'une 
façon  trop  profonde  et  trop  durable  pour  que  les  petites  alîaires  de 


LETTRES     DE     SAIATE-BEUVE  SSq 

l'amour-propre  nous  divisent  jamais  un  seul  instant.  Nous  sommes  des 
amis  sérieux.  C'est  notre  devoir  de  ne  jamais  ajouter  foi  une  minute 
aux  commérages  qu'on  pourrait  colporter  de  vous  à  moi  et  de  moi  à 
vous,  tantôt  bêtement,  tantôt  perfidement.  Vous  ne  doutez  pas,  n'est-ce 
pas,  mon  ami,  que  jamais  votre  nom  ne  sort  de  ma  bouche  que  comme 
il  en  doit  sortir,  avec  l'effusion  de  l'amitié,  de  l'admiration  et  de  la 
tendresse  la  plus  fraternelle.  Il  me  serait  même  impossible  de  souffrir 
autour  de  moi  des  hommes  qui  ne  pensassent  pas  de  vous  comme 
j'en  pense  et  qui  n'en  parlassent  pas  comme  j'en  parle.  Vous  êtes 
une  de  mes  religions,  n'oubliez  jamais  ceci,  et  toutes  les  fois  qu'on 
essaiera  de  venir  vous  dire  que  j'ai  parlé  de  vous  autrement  que 
comme  d'un  frère,  dites  simplement  :  Gela  n'est  pas.  —  Je  ne  sais 
pourquoi  je  vous  écris  tout  cela,  car  je  suis  sûr  que  c'est  tout  sim- 
plement votre  pensée  que  je  transcris  ici;  mais  puisqu'on  a  eu  la 
niaiserie  de  prononcer  votre  nom  à  propos  de  la  pauvre  conduite  de 
M.  Buloz  à  mon  égard,  j'avais  besoin  de  vous  dire,  moi,  que  jamais 
vous  n'aviez  été  plus  cher  et  plus  présent  à  ma  pensée  qu'en  ce  mo- 
ment où  je  vous  vois  à  peine. 

»  v.  » 

Quinze  jours  après,  le  lo  mars,  Victor  Hugo  écrit  encore  à 
Sainte-Beuve  pour  le  prier  d'intervenir  près  de  Buloz,  toujours  en 
froid  avec  lui  et  qui  s'en  prévaut  pour  manquer  à  l'engagement  pris 
avec  son  frère,  Abel  Hugo.  La  lettre  se  termine  ainsi  : 

«  ...J'irai  vous  chercher,  mon  ami.  J'irai  causer  avec  vous  de  cela  et 
de  tant  d'autres  choses  pour  lesquelles  j'ai  besoin  de  vos  conseils  et 
de  votre  amitié.  Votre  amitié  est  encore  un  des  meilleurs  endroits  de 
ma  vie.  Je  n'y  songe  jamais  qu'avec  attendrissement.  Je  relisais 
l'autre  jour  les  Consolations.  Où  est-il,  ce  beau  passé?  Ce  qui  ne 
passe  pas,  c'est  un  souvenir  comme  le  vôtre  dans  un  cœur  comme 
le  mien.  Adieu,  croyez  bien  que  je  n'ai  jamais  été  plus  difjne  d'être 
aimé  de  vous.  » 

Un  fait  nouveau  et  grave  s'est  produit  dans  la  vie  de  Victor  Hugo. 
Son  amour  pour  Juliette,  la  princesse  Negroni  de  Lucrèce  Borgia, 
n'a  commencé  que  comme  un  caprice;  mais,  dans  ce  monde  reten- 
tissant qu'est  le  théâtre,  le  bruit  s'en  est  rapidement  répandu,  et,  dans 
ce  même  monde  généralement  peu  scrupuleux,  un  blâme  universel  a 
atteint  l'homme  réputé  jusque-là  impeccable.  C'est  à  cela  que  fait 
allusion  la  dernière  ligne. 

* 

Pause  ou  lacune  de  trois  mois  dans  la  correspondance. 

La  première  lettre  ensuite  est  de  Sainte-Beuve.  Il  semble  se  lasser 


34o  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  son  exil  prolongé.  Il  ne  se  compare  qu'à  un  banni  littéraire,  n\ais 
il  manifeste  quelque  tendance  à  s'éloigner  lui-même,  sinon  encore  de 
l'ami,  au  moins  du  chef  romantique,  et  s'accuse,  en  phrases  quelque 
peu  subtiles,  de  devenir,  à  la  longue,  «  presque  inGdèle  «  : 


Ce  jeudi  [G  juin  i833]. 

Mon  cher  ami, 

J'ai  répondu  un  mot  k  Lafon,  beau-frère  de  M.  Leclerc, 
qui  avait  joint  à  votre  recommandation  la  sienne,  ayant  été 
mon  camarade  de  collège  :  j'ai  déjà  sept  articles  promis  pour 
différents  livres,  et  probablement  je  ne  les  ferai  pas  tous  ;  de 
plus  mon  roman  *  ;  il  m'est  donc  impossible  de  prendre  de  nou- 
veaux engagements.  Redites-le  à  M.  Leclerc,  si  vous  le  voyez. 
—  J'ai  fait  part  à  Buloz  de  ce  que  vous  me  dites  à  son  sujet: 
s'il  comprend  son  intérêt  et  si  une  gauche  vergogne  ne  le 
relient  pas,  il  ira  chez  vous  et  au  plus  tôt:  je  le  lui  ai  bien 
conseillé. 

J'ai  lu  dans  VEui'ope  votre  article  sur  le  st^le  ;  c'est  pro- 
digieux comme  style  et  par  tout  ce  qui  touche  le  langage  et 
le  caractère  de  nos  grands  écrivains  que  vous  peignez  aux 
yeux  par  quelques  traits  si  beaux  et  si  choisis.  C'est  une 
merveille  qu'une  telle  prose,  et  vous  en  jouez  comme  avec 
l'archet  de  Paganini.  Il  y  a  une  ou  deux  pensées  qui  ne 
m'ont  pas  convaincu,  celle  sur  le  drame  et  son  rôle  en  ce 
temps  :  vous  savez  que  c'est  là  un  de  mes  aveuglements  et 
de  mes  doutes.  El  une  autre  qui  m'a  paru  trop  sévère, 
quoique  si  bien  dite,  sur  la  politique  et  les  rapports  de  l'art 
avec  elle,  —  A  propos  de  politique,  j'avais  voulu  vous  écrire 
dans  ces  derniers  temps  pour  vous  dire  combien  j'avais 
regretté  un  mot  qui  avait  passé  dans  un  feuilleton  du  ,Y«- 
tional,el  que  tout  le  monde,  à  ce  journal,  avait  trouvé  injuste. 
J'espère  que  vous  aurez  ignoré  cela.  —  Où  était-il  ce  temps 
oii  nous  allions  tous  ensemble  en  petit  bataillon  sacré,  vous 
en  tête,  tous  frères  et  unanimes,  à  ce  qu'il  semblait  I  Comme 
chacun  a  été  jeté  depuis  hors  de  la  ligne  et  mêlé  à  d'autres 
rangs,  excepté  vous  qui  avez  suivi  inflexiblement  votre  des- 
sein I  Moi,   mon  ami,  qui  ne  puis  me   faire  à  moi  seul  une 

1.   Volupté. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  'St\l 

conviction  littéraire  et  qui  ne  crois  plus  qu'à  un  certain  bon 
sens  empirique  et  instinct  en  celte  matière,  je  me  compare 
souvent,  dans  les  rangs  divers  et  mêlés  où  je  passe,  et  avec 
les  nuances  que  ma  condition  de  critique  me  force  de  réflé- 
chir, à  un  banni  qui,  hors  de  l'enceinte  éternelle,  vit  tantôt 
chez  les  Volsques,  et  tantôt  chez  les  Osques,  et  auquel  l'ami 
du  dedans  doit  pardonner  beaucoup  au  milieu  de  ces  con- 
tacts forcés,  de  ces  courses  errantes  et  presque  infidèles  qu'il 
ne  dirige  pas. 

Tout  à  vous  d'amitié. 

SAINTE-BEUVE 

Si  vous  aviez  quelque  jour  de  vacance,  indiquez-moi  un 
rendez-vous  où  je  vous  trouverais  vers  cinq  heures  ;  nous 
dînerions  ensemble. 


Victor  Hugo  repond,  quelques  jours  après.  11  ne  veut  toujours  pas 
comprendre  le  reproche  muet  de  Sainte-Beuve  : 

«   13  juin  [i833]. 

»  L'amitié  que  j'ai  pour  vous,  vous  le  savez,  mon  cher  Sainte- 
Beuve,  est  en  dehors  de  toutes  les  questions  littéraires  ou  politiques 
du  monde.  Sans  doute,  ce  serait  un  grand  bonheur  pour  moi  de  sa- 
voir, sur  tous  ces  problèmes  de  l'art  dont  la  solution  occupe  ma  vie, 
votre  pensée  en  harmonie  avec  la  mienne,  comme  autrefois.  Mais 
qu'y  faire?  Nous  flottons  tous  plus  ou  moins.  Ce  qui  ne  flotte  et  ne 
varie  pas  en  moi,  c'est  mon  admiration  pour  ce  que  vous  faites  et 
ma  tendresse  pour  ce  que  vous  êtes. 

»  Vous  voulez  que  nous  dînions  ensemble.  Ce  sera  une  vive  joie 
pour  moi  et  je  vous  dirai  mille  choses.  Je  vous  écrirai  le  premier 
jour  que  j'aurai  de  libre. 

»   Je  vous  serre  la  main.  A  bientôt.  » 

Deux  mois  s'écoulent.  Sainte-Beuve  semble  à  bout  de  patience.  Il 
s'exprime  maintenant  avec  des  tiers  sur  le  compte  de  Victor  Hugo 
en  termes  qui  sont  loin  d'être  ceux  d'un  ami.  Ces  méchants  propos 
sont  rapportés  à  Victor  Hugo,  qui  achève  dans  le  moment  le  dernier 
acte  de  Marie  Tudor.  Il  s'interrompt  pour  écrire  à  Sainte-Beuve  : 

«  20  août  [iS33]. 

»  J'irai  vous  voir  un  de  ces  jours,  mon  cher  Sainte-Beuve,  j'ai 
besoin  de  vous  parler,  j'ai  besoin  de  vous  dire  ce  que  je  viens  de 


3^2  LA    REVUE    DE    PARIS 

dire  à  quelqu'un  qui  me  rapportait,  sans  malveillance  d'ailleurs,  de 
prétendues  paroles  froides  de  vous  sur  moi.  J'ai  dit  que  cela  n'était 
pas,  que  vous  saviez  bien  que  vous  n'aviez  pas  d'ami  plus  éprouvé 
que  moi,  ni  moi  que  vous,  que  notre  amitié  était  de  celles  qui  résis- 
tent à  l'absence  et  aux  bavardages,  et  que  j'étais  à  vous,  comme 
toujours,  du  fond  du  cœur.  J'ai  dit  cela,  et  puis  je  me  mets  à  vous 
l'écrire,  afin  qu  il  ne  s'introduise  rien  à  notre  insu  entre  nous,  et 
qu'il  ne  se  forme  pas  la  moindre  pellicule  entre  votre  cœur  et  le 
mien. 

»  A  bientôt.  Je  vous  serre  la  main.  J'ai  toujours  bien  mal  aux 
yeux  et  je  travaille  sans  relâche. 

»    VICTOR    » 

A  cette  adjuration  cordiale  Sainte-Beuve  répond  de  la  manière  la 
plus  inattendue,  par  une  lettre  sèche  et  dure  et  presque  insolente, 
qui,  brusquement,  brutalement,  veut  rompre,  et  rompt,  tous  les  liens 
dont  il  s'était  dit  à  jamais  attaché.  Il  nous  manque  les  premières 
pages  de  celte  réponse  cruelle,  nous  n'en  avons  que  la  conclusion  ; 
mais  on  verra  par  la  réplique  de  Victor  Hugo  que  Sainte-Beuve 
devait  s'y  appesantir  sur  des  dissidences  littéraires,  sur  de  petits  faits 
sans  importance  démesurément  grossis;  il  s'irritait  contre  cet  ami  qui 
avait  dénoncé  à  Victor  Hugo  sa  malveillance  et  il  ne  s'apercevait  pas 
que  la  suite  de  sa  lettre  allait  prouver  que  l'ami  n'avait  dit  que  la 
vérité  :  —  qu'aurait-on  pu  rapporter  d'aussi  blessant  que  l'allusion 
à  cette  «  atmosphère  plus  ou  moins  pure  »  qui  influerait  désormais 
sur  Victor  Hugo? 

Ce  mercredi  [21  août  i833.] 

Les  événements  qui  sont  survenus  et  qui  devaient  faire 
évanouir  le  reste  des  noirs  nuages,  votre  silence  absolu  sur  le 
fond  même  et  la  réparation  de  notre  amitié,  m'ont  de  plus 
en  plus  confirmé  dans  cette  idée,  contre  laquelle  je  luttais,  que 
c'était  une  chose  finie  pour  cette  vie,  que  nous  resterions 
amis  comme  tant  d'autres,  comme  ceux  dont  vous  avez  dit  : 

Et  puis  qu'importe  ?  Amis,  ennemis,  tout  s'écoule  ! 

Cela  étant  (chose  triste  !)  il  n'y  aurait  à  observer  que  les 
égards  et  les  apparences  décentes  avec  une  bienveillance  loin- 
taine. Par  malheur,  la  littérature,  infestée  de  ses  pirates,  est 
là  entre  nous,  et  mille  sottes  nouvelles  ont  chance  d'échouer 
de  mes  Açores  à  vos  Amériques,  et  réciproquement. 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  3^3 

Envers  vous,  j'aurai  toujours,  croyez-le,  à  moins  de  boule- 
versement insensé,  tous  les  égards  respectueux  qu'on  doit  à 
un  talent  si  puissant  dans  un  homme  qu'on  a  beaucoup  aimé 
et  loué,  les  égards  qu'on  se  doit  à  soi-même  en  lui.  Tout  ce 
qui  me  paraîtra  vraiment  glorieux  à  vous,  bon  à  vous  et  aux 
vôtres,  n'aura  jamais  de  témoin  plus  charmé  que  moi.  Au 
milieu  de  vos  distractions  de  travail,  de  vos  soins  de  famille, 
et  dans  cette  autre  atmosphère  plus  ou  moins  pure  qui  a  sans 
doute  ses  influences  diverses,  ce  que  je  vous  demande  en 
grâce  c'est  le  plus  d'oubli,  le  plus  de  surdité  et  de  silence 
sur  moi  qu'il  se  pourra.  Quant  à  cette  amitié  idéale,  religieuse 
et  désintéressée,  indépendante  du  temps  et  de  l'espace,  de  la 
vue  et  de  la  parole,  et  dont  votre  lettre  conserve  encore  l'em- 
preinte, je  crois  qu'il  est  l'heure  de  s'avouer  sensément  qu'elle 
a  cessé  de  régner  :  car  toutes  choses  qui  ont  un  côté  humain, 
faute  de  pratique,  tombent  à  la  longue  en  désuétude;  ce  n'est 
pas  de  ma  faute,  je  vous  l'assure,  qu'elle  y  est  tombée  :  si  je 
savais  en  ce  moment-ci  comment  la  relever  autrement  qu'en 
paroles  fictives,  je  le  ferais. 

En  ces  termes  du  moins,  je  reste  et  resterai  autant  que  qui 
que  ce  soit,  votre  dévoué  ami. 

SAINTE-BEUVE 


Sainte-Beuve,  qui  cro^yaît  connaître  Victor  Hugo,  s'attendait  sans 
doute  à  ce  qu'il  répliquât  à  son  injurieuse  réponse,  soit  par  un  silence 
dédaigneux,  soit  par  quelques  paroles  hautaines  où  serait  acceptée 
fièrement  la  rupture.  Il  reçut  la  lettre  suivante  : 

a   32  août  [i833]. 

»  Je  veux  vous  écrire  sur-le-champ,  sur  l'impression  de  votre 
lettre.  Je  devrais  peut-être  attendre  un  jour  ou  deux,  mais  je  ne 
pourrais.  Vous  connaissez  bien  peu  ma  nature,  Sainte-Beuve,  vous 
m'avez  toujours  cru  vivant  par  l'esprit,  et  je  ne  vis  que  par  le  cœur. 
Aimer,  et  avoir  besoin  d'amour  et  d'amitié,  mettez  ces  deux  mots  sur 
qui  vous  voudrez,  voilà  le  fond  heureux  ou  malheureux,  public  ou 
secret,  sain  ou  saignant,  de  ma  vie,  vous  n'avez  jamais  assez  reconnu 
cela  en  moi.  De  là,  plus  d'une  erreur  capitale  dans  le  jugement,  si 
bienveillant  d'ailleurs,  que  vous  portez  sur  moi.  Vous  secouerez 
même  peut-être  la  tête  à  ceci.  Gela  est  bien  vrai  pourtant.  Vous 
m'écrivez  une  longue  lettre,  mon  pauvre  et  bon  ami,  pleine  de  détails 


344  LA    REVUE    DE    PARIS 

littéraires  et  de  petits  faits  grossis  par  i'éioigaement  qui  s'évanoui- 
raient et  nous  feraient  rire  tous  les  deux  après  une  demi-heure  de 
causerie.  J'en  suis  tellement  convaincu  que  je  suis  sûr  que  vous  en 
conviendrez  vous-même  après  deux  minutes  de  réflexion  et  que  je  ne 
m'y  arrête  pas.  Je  vous  l'ai  déjà  écrit  une  fois,  je  crois,  Sainte-Beuve, 
il  n'y  a  pas  de  question  littéraire  entre  nous.  Il  y  avait  un  ami  et  un 
ami.  Rien  de  plus  et  rien  de  moins.  J'avoue  que  l'absence  a  produit 
sur  nous  deux  des  effets  inverses.  Vous  m'aimez  moins  qu'il  y  a 
deux  ans,  moi  je  vous  aime  plus.  En  y  réfléchissant,  on  voit  que 
c'est  tout  simple.  C'est  moi  qui  étais  le  blessé.  L'oubli  lent  et  gra- 
duel de  part  et  d'autre  des  faits  qui  nous  ont  séparés  tourne  pour 
vous  dans  mon  cœur  et  contre  moi  dans  le  vôtre.  Puisque  la  vie 
est  ainsi  faite,  résignons-nous. 

»  Tout  était  encore  tellement  adhérent  à  vous  de  mon  côté,  que 
votre  lettre,  en  m'annonçant  que  je  n'ai  plus  en  vous  un  ami,  me 
laisse  tout  à  vif  et  tout  déchiré.  La  plaie  saignera  longtemps.  Adieu, 
je  suis  toujours  à  vous  du  fond  du  cœur.  Ma  consolation  dans  cette 
vie  sera  de  n'avoir  jamais  quitté  le  premier  un  cœur  qui   m'aimait. 

»  Boulanger  ne  m'avait  rien  dit.  Je  vous  l'aurais  nommé.  » 

En  lisant  cette  noble  et  douce  réplique,  Sainte-Beuve,  qui,  à 
défaut  de  cœur,  avait  certes  la  plus  fine  intelligence,  dut  sentir  avec 
confusion  tout  ce  qu'il  y  avait  d'ingrat  et  d'odieux  dans  sa  dernière 
lettre.  Il  comprit  quel  triste  rôle  il  s'était  donné.  A  tout  prix,  il 
fallait  réparer,  se  réhabiliter  :  il  écrivit  à  Victor  Hugo  une  lettre 
qui,  malheureusement,  nous  manque  tout  entière,  mais  où  il  devait 
s'excuser,  s'humilier,  demander  grâce.  La  réponse  de  Victor  Hugo 
nous  permet  d'en  juger  : 


«  a.'t  août  [i833]. 

))  Mon  ami,  merci  de  votre  lettre.  Merci  même  de  la  première, 
puisqu'elle  me  vaut  la  seconde.  Vous  ne  savez  pas  quel  mal  vous 
m'aviez  fait  et  quel  bien  vous  me  faites.  Mon  Dieu  !  que  ne  peut-on 
voir  le  fond  de  mon  cœur,  qui  est  à  vous  plus  que  jamais  I  L'absence 
ne  tue  aucune  effusion  chez  moi,  l'amitié  pas  plus  que  l'amour.  Je 
croyais  que  vous  le  saviez.  Il  y  a  douze  ans,  dix-huit  mois  de  sépa- 
ration n'avaient  rendu  chez  moi  l'amour  que  plus  religieux  et  plus 
profond.  Mon  cœur  n'a  pas  changé.  Je  suis  encore  l'homme  obstiné 
en  tout,  qui  aime  même  sans  voir.  Je  souffre,  mais  j'aime.  —  Croyez- 
vous  que  je  n'aie  pas  bien  souffert  à  votre  endroit  depuis  deux  ans? 
Vous  vous  êtes  souvent  mépris  chez  moi  à  un  certain  calme  exté- 
rieur. 


li:ttres    de    siainte-beu VE  3/|5 

»  Ce  que  vous  désiriez,  je  le  désirais  bien  aussi,  allez  I  Nous  dîne- 
rons ensemble  une  fois  la  semaine.  Nous  ne  laisserons  aucune  pous- 
sière s'amasser  sur  nos  souvenirs  et  sur  nos  autels  cachés. 

»...  J'ai  besoin  de  vous  aimer  et  de  me  savoir  aimé  de  vous.  Cela 
est  entré  dans  ma  vie. 

»  J'ai  une  pièce ^  à  finir  et  à  livrer  sous  dédit  d'ici  au  i"  sep- 
tembre. Vous  savez  comme  le  travail  me  tient,  quand  il  me  tient  : 
il  faut  donc  que  je  finisse.  Après  quoi  j'irai  vous  trouver  ou  je  vous 
écrirai  pour  vous  demander  un  jour  de  causerie  et  d'effusion.  Je 
suis  allé  vous  voir,  il  y  a  quelque  temps.  L'avez-vous  su?  Oh! 
Sainte-Beuve,  deux  amis  comme  nous  ne  doivent  jamais  se  séparer. 
Ils  font  une  chose  impie.  Je  suis  bien  profondément  à  vous,  allez!    » 

Sainte-Beuve  écrit  une  nouvelle  lettre  de  remerciement,  —  qui 
nous  fait  encore  défaut;  —  Victor  Hugo,  tout  aux  dernières  scènes 
du  drame  qu'il  doit  livrer  le  i"  septembre,  répond  par  ce  billet  : 

0  38  août  [i833]. 

»  Je  veux  seulement  vous  dire,  mon  ami,  que  je  travaille,  que  je 
pense  à  vous,  que  je  suis  à  vous  du  fond  du  cœur. 
»  A  bientôt.  Aimez-moi. 

»   V.  » 


Tout  est  donc,  pour  le  moment,  renoué;  Sainte-Beuve  va  déployer 
plus  de  zèle  et  de  dévouement  que  jamais  :  il  admirera  Marie  Tiidor, 
une  pièce  de  théâtre,  une  pièce  en  prose  ! . , .  Victor  Hugo  l'a  invité  à 
venir  en  entendre  la  lecture  chez  lui  : 


«  i'^''  octobre  |i833J,  aux  Roches. 

0  Je  vous  écris  de  la  campagne,  mon  ami,  mais  je  serai  à  Paris 
lundi  prochain,  7.  Plusieurs  de  nos  amis  me  demandent  ma  pièce. 
Je  la  leur  lirai  à  sept  heures  du  soir,  place  Royale.  Voulez-vous  en 
être?  Vous  serez  bien  reçu  du  fond  du  cœur.  Ce  sera  une  soirée  qui 
nous  rappellera  des  jours  plus  heureux. 

»  Je  vous  serre  la  main.  Nous  choisirons,  ce  jour-là,  le  jour  que 
vous  me  demandez  pour  dîner  ensemble. 
»  Votre  vieil  ami, 

»    VICTOR    » 


I.  Marie  Tador. 


3^6  LA    REVUE    DE    PARIS 

Le  lendemain  de  la  lecture,  Sainte-Beuve  écrit  : 

Ce  mardi  [8  octobre  i833]. 

Mon  cher  ami, 

Voilà  le  billet  de  Magnin  qui  vous  rend  grâces  et  qui  est 
empêché  pour  cette  soirée  :  ainsi  usez-en  à  votre  convenance. 
—  Hier,  tout  ce  que  j'ai  entendu  de  la  pièce  me  fait  augurer 
un  succès  assuré.  Je  ne  sais  oii  la  mauvaise  humeur  pourrait 
se  prendre.  11  n'y  a  dans  tout  ce  que  j'ai  entendu  que  cette 
façon  triomphante  qui  m'ait  fait  un  doute.  Ne  serait-il  pas 
possible  de  mettre  un  mot  tout  simple  :  d'une  si  solide  manière, 
quelque  chose  qui  n'arrêtât  pas?  Au  reste,  c'est  la  queue  du 
chien  d'Alcibiade,  et  je  compte  vous  aller  serrer  la  main  de 
joie  après  un  bon  et  vrai  succès  :  le  dialogue  est  bien  franc, 
domestique  et  naturel. 

Tout  à  vous,  mon  ami. 

SAINTE-BEUVE 


Pendant  les  dernières  répétitions  de  Marie  Tador,  les  deux  amis 
se  virent  et  dînèrent  ensemble.  Sainte-Beuve  s^entremit  pour  la 
distribution  des  billets.  Comme  autrefois,  et  pour  la  dernière  fois,  il 
assista,  il  combattit  à  la  première  représentation.  Le  drame,  applaudi 
au  théâtre,  fut  très  discuté  dans  la  presse.  Quelques  jours  après  la 
«  première  »,  Sainte-Beuve  écrit  à  Victor  Hugo  : 

Ce  mardi  [26  novembre  i833]  '. 

Mon  cher  ami. 

Il  y  a  bien  longtemps  que  j'avais  l'idée  de  vous  écrire  pour 
vous  rejoindre  depuis  ce  soir  où  je  vous  ai  quitté  sans  vous 
retrouver  le  lendemain.  Mais  j'ai  eu  mille  occupations  et 
tracas  ;  j'en  ai  eu  aussi  de  tous  ces  sots  vacarmes  qu'on  sus- 
citait, au  théâtre  et  ailleurs,  k  un  triomphe  qui  aurait  dû  être 
facile,  Marie  Tiidor  étant  celle  de  vos  pièces  oii  il  y  a  le  plus 
d'action  dramatique  ininterrompue,  le  moins  de  longueurs  et 
autres  inconvénients  de  scène  précédemment  reprochés.  Je 
voudrais  bien  causer  un  de  ces  soirs  avec  vous,  et,  pour 
cela,  que  vous  dîniez  avec  moi  au  même  rendez-vous  que  les 

I.  La  lettre  est  adressée  à  «  Monsieur  \ictor  Hugo,  place  Royale,  n"  8,  au 
Marais  », 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  Sfl'J 

dernières  fois  ou  ailleurs.  Vous  seriez  bien  bon  de  me  dire  un 
de  ces  jours  de  la  semaine  prochaine  oii  vous  pensiez  être 
libre.  Moi,  je  le  serai  toujours. 
Tout  à  vous  de  cœur. 

SAINTE-BEUVE 

Je  présente  mes  respects  à  madame  Hugo. 

Victor  Hugo  répond  : 

«  37  novembre  i833. 

»  Le  jour  que  vous  voudrez,  mon  ami,  dimanche  excepté.  Indi- 
quez-moi le  jour  seulement  deux  ou  trois  jours  d'avance,  et  l'heure 
précise,  et  ,1e  lieu  où  je  vous  trouverai.  Je  serai  heureux  de  vous 
voir  et  de  causer  avec  vous.  Je  m'abriterai  près  de  votre  amitié 
pendant  quelques  instants. 

»    VICTOR    HUGO 

))  Renduel  vous  a-t-il  remis  votre  Marie  Tador?  » 


* 
*  * 

En  janvier  i83/i,  Victor  Hugo  publia  son  Étude  sur  Mirabeau, 
et  Sainte-Beuve  en  rendit  compte.  Son  article  était  tout  plein  d'éloges 
pour  la  beauté  de  la  forme  et  l'élévation  des  idées;  mais,  obéissant, 
malgré  lui,  sans  doute,  à  sa  pensée  secrète,  il  y  laissait  échapper 
certaines  appréciations  peu  bienveillantes,  non  pour  le  génie  de 
l'écrivain,  mais  pour  le  caractère  de  l'homme  :  c'était  l'article  d'un 
admirateur,  ce  n'était  pas  l'article  d'un  ami.  Victor  Hugo  sentit 
dans  son  cœur  la  nuance;  il  en  fut,  non  pas  choqué,  mais  affligé. 
Comme  on  ne  lui  reprochera  pas,  à  lui,  dans  toute  cette  corres- 
pondance, d'avoir  jamais  manqué  de  franchise,  il  voulut  s'en  ouvrir 
sur-le-champ  à  Sainte-Beuve,  et  il  lui  écrivit  : 

a  [4  février  i834.] 

»  Mon  ami, 

))  Il  faut  être  bien  sûr  des  droits  que  donne  une  amitié  comme  la 
nôtre  pour  vous  écrire  ce  que  j'ai  sur  le  cœur  en  ce  moment.  Mais 
j'aime  encore  mieux  cela  que  le  silence  qui  se  peut  mal  interpréter. 
J'ai  lu  votre  article,  qui  est  un  des  meilleurs  que  vous  ayez  jamais 
écrits,  et  il  m'en  est  resté,  comme  de  notre  conversation  de  l'autre 
jour  chez  Giittinguer,  une  impression  pénible  dont  il  faut  que  je 
vous  parle.  J'y  ai  trouvé,  mon  pauvre  ami  (et  nous  sommes  deux  à 


3/(8  LA    REVUE    DE    PARIS 

qui  il  a  fait  cet  ellel),  d'immenses  éloges,  des  formules  magnifiques, 
mais  au  fond,  et  cela  m'attriste  profondément,  pas  de  bienveillance. 
J'aimerais  mieux  moins  d'éloges  et  plus  de  sympathie.  D'où  cela 
vient-il.^  Est-ce  que  nous  en  sommes  là.**  Interrogez-vous  conscien- 
cieusement, et  dites-moi  si  j'ai  raison.  Si  j'ai  tort,  dites-le-moi  aussi, 
et  aussi  durement  que  vous  voudrez.  Je  serais  si  heureux  que  vous 
me  prouvassiez  que  j'ai  tort. 

»  Avant  de  clore  cette  lettre,  j'ai  voulu  relire  pour  la  quatrième 
fois  votre  article,  et  mon  impression  m'est  restée.  Victor  Hugo  est 
comblé,  Victor  ïlugo  vous  remercie,  mais  Victor,  votre  ancien  Victor, 
est  afflige. 

»  Je  vous  serre  bien  la  main. 


A  la  veille  de  se  détacher  tout  à  fait,  Sainte-Beuve  est  encore  dans 
les  dispositions  les  plus  bénignes.  Il  accepte  le  reproche  amical  de 
Victor  Hugo,  il  s'en  justifie  longuement,  éloquemment,  et  proteste 
avec  chaleur  de  son  dévouement  toujours  entier  : 

[Ce  G  février  i834]. 

J'ai  reçu  avec  un  plaisir  mêlé  de  douleur  votre  lettre,  mon 
ami  ;  votre  confiance  et  votre  susceptibilité  affeclueuse  m'ont 
été  au  cœur  et  je  me  suis  demandé  si  j'avais  pu  vouloir  les 
blesser,  tout  en  me  réjouissant  de  les  trouver  en  vous  si  vigi- 
lantes et  si  sincères.  Mais  non;  ce  manque  de  sympathie  dont 
votre  amitié  s'inquiète,  je  n'en  suis  pas  coupable,  et  si  je  n'ai 
pas  été  d'accord  avec  vous,  c'a  été  sur  des  opinions  et  des 
jugements  extérieurs  ;  dans  la  conversation  chez  Guttin- 
guer  (en  me  la  rappelant  bien)  il  est  bien  vrai  qu'il  y  a  eu 
contradiction  entre  nous,  mais  rien  de  fondamental  dont  je 
me  souvienne,  une  variation  sur  le  plus  ou  moins  de  bêtise 
ou  d'esprit  de  M.  Lucas  de  Montigny,  et  ensuite  sur  la  plus 
ou  moins  grande  difficulté  du  drame  en  nos  jours.  Si  ma 
contradiction  vous  a  semblé  autre  chose  qu'une  pure  contro- 
verse d'esprit,  j'aurais  été  bien  trahi  par  moi-même,  par  mon 
accent,  et  mes  paroles.  Quant  à  l'article  sur  Mirabeau,  je 
conviens  que  l'admiration  que  j'ai  pour  certaines  de  ces 
grandes  pages  n'entraîne  pas  ma  sympathie  autant  que  d'au- 
tres écrits  de  vous  où  je  suis  à  la  fois  étonné  et  convaincu... 
Je  ne  veux  pourtant  pas  que  vous  disiez  que  vous  n'y  voyez 
pas  de  bienveillance.  J'avoue  qu'il  y  a  dans  cette  nécessité  de 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  S/lQ 

critique  à  laquelle  je  me  livre  toujours  à  mon  corps  défendant 
et  qui  finit  par  devenir  mon  métier,  une  attitude  sévère  et 
judicatrice  qui  ne  va  pas  de  moi  à  vous  :  mais  sur  ce  chapitre 
de  Mirabeau,  j'ai  cru  devoir  dire  toute  celte  protestation 
contre  la  manière  de  construire  les  grands  hommes,  ce  qui 
s'adresse  à  beaucoup  d'autres,  Lerminier,  Miclielet  lui- 
même,  etc.,  —  presque  tout  le  monde  de  ce  temps-ci.  Et  je 
reconnais  de  plus  que  mon  idée  n'a  que  la  valeur  d'un  amen- 
dement ou  sous-amendement,  c'est-à-dire  ne  doit  servir  qu'à 
tempérer  la  manière  historique  sans  la  changer.  Quelques  pages 
de  votre  étude  sur  Mirabeau  prêtaient  suivant  moi  à  l'appli- 
cation de  cette  critique  que  j'avais  à  cœur  de  faire  depuis 
longtemps  ;  et  voilà  que  j'ai  pris  la  chose  de  ce  côté. 

Mais  la  sympathie  pour  l'homme,  mon  ami,  le  souvenir  de 
liens  que  rien  n'a  pu  rompre  et  le  sentiment  de  ces  liens  dans 
le  présent,  ce  sont  là  des  parties  inviolables;  je  m'interdirais 
plutôt  d'écrire  que  d'y  porter  atteinte  ;  si  j'ai  offensé  en  vous 
et  affligé  l'amitié,  qu'elle  me  pardonne  et  croie  à  tout  plutôt 
qu'à  l'oubli  et  à  l'égarement  de  la  mienne  ;  qu'elle  croie  à 
l'erreur  d'esprit,  à  li  nécessité  d'écrire  vile  qui  ne  laisse  voir 
qu'une  face  de  l'idée,  à  une  veine  de  contradiction  comme 
on  en  a  parfois  avec  ses  meilleurs  amis,  avec  ses  opinions  les 
plus  familières  qu'on  s'ennuie  d'entendre  appeler  justes^  en 
un  mot  à  je  ne  sais  quoi,  excepté  à  la  diminution  d'une 
amitié,  à  qui  j'ai  dû  tant  de  bonheur,  à  qui  j'en  devrai  tant 
encore  et  qui  est  mon  premier  titre,  après  tout,  dans  les 
lettres  comme  elle  a  été  le  premier  grand  sentiment  dans 
ma  vie. 

Tout  à  vous  toujours, 

SAINTE-BEUVE 

Aussitôt  reçue  la  lettre  de  Salnle-Bcuve,  Victor  Hugo  lui  adresse, 
tout  joyeuY,  ce  billet  : 

«  7  février  [i83^j. 

»  Je  voudrais  vous  avoir  là  pour  vous  prendre  la  main.  Votre  lettre 
est  ])onnc.  Je  vous  remercie,  mon  ami.  J'ai  à  peine  le  temps  de  vous 
écrire  quatre  ligues,  mais  je  ne  veux  pourtant  pas  laisser  ce  jour 
finir  sans  vous  dire  que  vous  allez  me  faire  passer  une  bonne  nuit. 


35o  LA     REVUE     DE     PARIS 


* 
*    * 

Que  survinl-il  dans  les  deux  mois  qui  suivirent  cette  dernière 
reprise  de  bon  accord  et  d'harmonie  ?  Y  eut-il  entre  les  deux 
hommes  quelque  pénible  explication  où  s'échangèrent  de  mutuels 
reproches?  Y  eul-il  de  la  part  de  Sainte-Beuve  résolution  soudaine, 
pour  une  cause  ancienne  ou  nouvelle?  On  ne  sait,  mais  le  certain,  c'est 
qu'à  la  fin  de  mars  une  lettre  de  lui,  une  autre  lettre  violente,  rompit 
tout.  ?sous  ne  l'avons  pas,  celle-ci,  mais  elle  devait  être  plus  offen- 
sante encore  que  celle  du  21  août,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'elle 
ne  fût  irréparable.  La  rupture,  cette  fois,  s'imposait  définitive  ;  la 
récidive  ne  laissait  plus  rien  à  espérer.  Victor  Hugo,  navré,  fît  à 
cette  lettre  la  réponse  triste  et  digne  que  voici  : 

«  Mardi  soir,  i*'  avril  [i83'i]. 

»  Il  y  a  tant  de  haines  et  tant  de  lâches  persécutions  à  partager 
aujourd'hui  avec  moi,  que  je  comprends  fort  bien  que  les  amitiés, 
même  les  plus  éprouvées,  renoncent  et  se  délient.  Adieu  donc,  mon 
ami.  Enterrons  chacun  de  notre  côté,  en  silence,  ce  qui  était  déjà 
mort  en  vous  et  ce  que  votre  lettre  tue  en  moi.  Adieu. 

»    V.    )) 


G  L  s  T  A  ^  E     S  l  ai  G  ?i 


(La  fui  prochainement.) 


LE    PAYS   DES   AVEUGLES 


A  plus  de  trois  cenls  milles  du  Chimborazo,  à  une  cen- 
taine de  milles  des  neiges  du  Cotopaxi,  dans  la  région  la 
plus  déserte  des  Andes  équatoriales,  s'étend  la  mystérieuse 
vallée  :  le  Pays  des  Aveugles. 

Il  y  a  fort  longtemps,  celte  vallée  était  suffisamment  acces- 
sible pour  que  des  gens,  en  franchissant  d'elVroyables  gorges 
et  un  glacier  périlleux,  parvinssent  jusqu'à  ses  pâturages  ; 
et,  en  effet,  quelques  familles  de  métis  péruviens  s'y  réfu- 
gièrent, fuyant  la  cruauté  et  la  tyrannie  de  leurs  maîtres  espa- 
gnols. 

Puis  vint  la  stupéfiante  éruption  du  Mindobamba,  qui, 
pendant  dix-sept  jours,  plongea  Quito  dans  les  ténèbres;  les 
eaux  bouillaient  à  \aguaclii,et  sur  les  rivières,  jusqu'à  Guya- 
quil,  les  poissons  morts  flottaient.  Partout,  sur  le  versant  du 
Pacifique,  il  y  eut  des  avalanches,  des  éboulements  énormes, 
des  dégels  subits  et  des  inondations  ;  l'antique  crête  monta- 
gneuse de  l'Arauca  glissa  et  s'écroula  avec  un  bruit  de  ton- 
nerre, élevant  à  jamais  une  infranchissable  barrière  entre  le 
Pays  des  Aveugles  et  le  reste  des  hommes. 

Au  moment  où  se  produisit  ce  bouleversement,  un  des 
premiers  colons  de  la  vallée  était  parti  pour  une  importante 


352  LA    REVUE    DE    PARIS 

mission;  n'ayant  pu  retrouver  sa  route,  il  lui  fallut,  par  force, 
oublier  sa  femme,  son  fils,  ses  amis  et  tous  les  biens  qu'il 
avait  laissés  dans  la  montagne.  Il  recommença  une  existence 
nouvelle  dans  le  monde  de  la  plaine  ;  mais  la  maladie  et  la 
cécité  l'accablèrent,  et,  pour  s'en  débarrasser,  on  l'envoya 
mourir  dans  les  mines. 

Pourquoi  avait-il  quitté  cette  retraite  dans  laquelle  il  avait 
été  transporté  tout  enfant,  lié  avec  un  ballot  d'affaires  sur  le 
dos  d'un  lama  ?  L'histoire  qu'il  raconta  pour  expliquer  son 
voyage  fut  l'origine  d'une  légende  qui  s'est  perpétuée  jusqu'à 
nos  jours  au  long  de  la  cordillère  des  Andes. 

La  vallée,  prétendait-il,  jouissait  d'un  climat  égal,  et  conte- 
nait tout  ce  que  pouvait  désirer  le  cœur  de  l'homme  :  de  l'eau 
douce,  des  pâturages,  des  pentes  de  riche  terre  brune  garnies 
d'arbrisseaux  à  fruits  excellents  ;  d'un  côté,  grimpaient  de 
vastes  forêts  de  pins  qui  retenaient  les  avalanches,  et  par- 
tout ailleurs  la  vallée  était  bornée  par  de  hautes  murailles  de 
roches  gris  vert  surmontées  d'un  faîtage  de  glaces.  Les  eaux 
de  la  fonte  des  neiges  ne  venaient  pas  jusque-là  mais  se 
déversaient  ailleurs  par  de  lointaines  déclivités  ;  parfois, 
cependant,  à  de  très  longs  intervalles,  d'énormes  masses 
se  détachaient  du  glacier  et  dégringolaient  vers  la  vallée,  sans 
y  atteindre.  Jamais  il  n'y  pleuvait  et  n'y  neigeait  ;  seules 
d'abondantes  sources,  dont  les  canaux  d'irrigation  condui- 
saient les  eaux  en  tous  sens,  arrosaient  les  gras  pâturages. 
Le  bétail  se  multipliait,  les  colons  prospéraient  vraiment, 
mais  un  souci  inquiétait  leur  bonheur:  une  étrange  calamité 
s'était  abattue  sur  eux,  qui  rendait  aveugles  tous  les  en'anis 
qui  leur  naissaient  et  même  plusieurs  de  ceux  quils  avaient 
amenés  avec  eux...  C'était  pour  chercher  un  charme,  un 
antidote  contre  ce  fléau,  qu'il  avait  affronté  les  fatigues,  les 
difficultés  et  les  dangers  de  la  descente  des  gorges. 

En  ce  temps-là,  les  hommes  ne  savaient  pas  qu'il  existe  des 
germes  morbides  et  des  infections  contagieuses;  ils  croyaient 
que  leur  mal  était  le  châtiment  de  leurs  péchés.  Selon  le  naïf 
envoyé,  la  cécité  les  affligeait  parce  que  les  premiers  immi- 
grants, arrivés  sans  prêtre,  avaient  négligé  d'élever  un  autel 
à  la  divinité  en  prenant  possession  de  la  vallée.  Aussi  en 
voulait-il  un   superbe,  efficace  et  ne  coûtant  pas   trop  cher, 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  353 

pour  l'ériger  dans  leurs  prairies  ;  il  lui  fallait  aussi  des 
reliques  et  tels  autres  puissants  symboles  de  foi,  des  médailles 
mystérieuses  et  des  prières.  Dans  son  bissac,  il  avait,  pour 
acheter  le  saint  remède  contre  le  mal,  une  barre  d'argent 
vierge  dont  il  refusa  d'abord  d'expliquer  la  provenance  ; 
avec  l'obstination  d'un  menteur  inexpérimenté,  il  affirmait 
que  ce  métal  n'existait  pas  dans  leur  vallée;  poussé  à  bout, 
il  déclara,  contre  l'évidence,  que  les  habitants  avaient  fait 
fondre  toutes  les  monnaies  et  tous  les  objets  en  argent  qu'ils 
possédaient  :  «  Car,  disait-il,  nous  n'avons  aucun  besoin,  là- 
haut,  de  métaux  précieux...  » 

On  se  représente  le  montagnard  aux  regards  déjà  ob- 
scurcis, brûlé  de  soleil,  inquiet  et  dégingandé,  tournant  fié- 
vreusement sa  coiflurc  entre  ses  doigls,  étranger  aux  us  et 
coutumes  d'en  bas,  et  narrant  son  histoire,  avant  le  cata- 
clysme, à  quelque  prêtre  attentif  et  curieux.  On  se  le  figure 
cherchant  bientôt  à  regagner  son  pays,  muni  de  pieuses  et 
infaillibles  panacées,  et  contemplant  avec  une  détresse  infinie 
le  chaos  de  rochers  amoncelés  à  l'endroit  où  débouchaient 
auparavant  les  gorges. 

On  ne  sait  rien  de  plus  de  ses  infortunes,  sinon  sa  mort 
ignominieuse,  au  bout  de  quelques  années,  épave  infortunée 
d'un  éden  inaccessible.  Le  torrent  qui  jadis  coulait  à  ciel 
ouvert  s'échappait  dorénavant  par  l'ouverture  d'une  caverne 
rocheuse,  et  les  dires  maladroits  du  pauvre  égaré  donnèrent 
lieu  à  cette  légende  d'une  race  d'aveugles  existant  quelque  part, 
là-haut,  —  légende  qui,  récemment,  s'est  vérifiée  d'une  façon 
presque  miraculeuse. 

* 
*  * 

Parmi  la  population  de  cetle  vallée  close  et  oubliée,  la 
maladie,  paraît-il,  suivit  son  cours  implacable.  La  vue  des 
vieux  s'affaiblit  à  lel  point  qu'ils  allèrent  à  tâtons,  celle  des 
jeunes  fut  confuse  et  basse  et  les  enfants  qui  leur  naquirent 
ne  virent  pas  du  tout.  Mais  la  vie  était  facile  dans  ce  soli- 
taire bassin  bordé  de  neiges,  sans  épines  ni  bruyères,  sans 
insectes  venimeux  ni  betes  mauvaises,  avec  les  lamas  doux 
et  paisibles  que  les  premiers  habitants   avaient  accompagnés, 

10  Janvier  igoS.  9 


354  LA    REVUE    DE    PARIS 

poussés  el  traînés  par  les  lits  des  torrents  et  le  fond  des 
gorges  jusqu'à  l'inabordable  refuge.  C'est  par  degrés  imper- 
ceptibles que  ceux  qui  voyaient  devinrent  aveugles,  de  sorte 
qu'ils  se  rendirent  à  peine  compte  de  leur  infortune.  Ils  gui- 
daient les  enfants  sans  regards,  qui  connurent  merveilleuse- 
ment la  vallée  entière,  et,  lorsqu'à  la  fin  toute  vue  eut  dis- 
paru d'entre  eux,  la  race  n'en  dura  pas  moins. 

Ils  eurent  le  temps  de  s'adapter  à  Tusage  du  feu,  qu'ils 
entretenaient  soigneusement  dans  des  poêles  de  pierre.  Au 
début,  les  habitants  de  la  vallée  avaient  été  des  gens  simples, 
illettrés,  à  peine  influencés  par  la  civilisation  espagnole,  mais 
conservant  quelque  chose  des  traditions  d'art  de  l'antique 
Pérou  et  de  sa  philosophie  immémoriale.  Les  générations 
succédèrent  aux  générations.  Ils  oublièrent  mainte?  habi- 
tudes et  en  inventèrent  de  nouvelles.  La  notion  du  monde 
plus  grand  dont  ils  étaient  issus  ne  fut  plus  qu'un  mythe 
incertain.  En  toutes  choses,  hors  la  vue,  ils  étaient  forts  et 
capables.  Bientôt  se  révéla  parmi  eux  un  homme  à  l'esprit 
original,  possédant  le  don  de  l'éloquence  et  de  la  persuasion; 
puis  il  y  en  eut  un  second,  qui  trépassa  comme  le  pre- 
mier; mais,  après  eux,  ils  laissaient  une  influence  durable. 
La  petite  communauté  s'accrut  en  nombre  et  en  intelli- 
gence, débattant  et  résolvant  ses  problèmes  économiques  et 
sociaux,  et  un  temps  vint  où  commença  la  quinzième  géné- 
ration à  compter  de  l'ancêtre  qui  partit  vers  les  pays  d'en 
bas  avec  une  barre  d'argent  pour  chercher  le  secours  de 
Dieu  et  ne  revint  jamais. 

C'est  à  la  même  époque  qu'un  mortel,  provenant  du  monde 
extérieur,  tomba  inopinément  dans  la  contrée  close,  et  nous 
allons  rapporter  ici  ses  aventures. 

* 
*  * 

C'était  un  montagnard  des  environs  de  Quito;  il  avait  vu 
du  pays,  étant  descendu  parfois  jusqu'à  la  mer;  il  lisait 
des  livres  dont  il  tirait  profit  et  passait  pour  un  homme  per- 
spicace et  entreprenant.  Des  Anglais,  venus  faire  l'ascension 
de  certains  pics  des  Andes,  l'engagèrent  pour  remplacer  un 
de  leurs  trois  guides  suisses  tombé  malade.  Après  avoir  réussi 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  355 

diverses  ascensions  assez  périlleuses,  ils  se  décidèrent  à  tenter 
enfin  celle  du  Parascotopell,  dans  laquelle  le  guide  indigène 
disparut.  On  a  relaté  cet  accident  une  douzaine  de  fois  par 
écrit  et  le  meilleur  récit  est  celui  qu'en  a  fait  Pointer.  Il  ra- 
conte comment  les  alpinistes,  après  une  montée  périlleuse  et 
presque  verticale,  parvinrent  au  bord  même  du  dernier  et  du 
plus  profond  précipice,  comment  ils  édifièrent  pour  la  nuit 
un  abri  dans  la  neige,  sur  un  épaulement  de  rocher,  et, 
avec  une  réelle  puissance  dramatique,  comment  ils  s'aperçurent 
soudain  que  Nunez  n'était  plus  là,  comment  ils  appelèrent 
sans  obtenir  de  réponse  et  s'époumonnèrent  à  crier  et  à  siffler 
sans  plus  fermer  l'œil  le  reste  de  la  nuit. 

A  l'aube,  ils  découvrirent  les  traces  de  sa  chute  et  com- 
prirent pourquoi  il  n'avait  pu  répondre  à  leurs  appels.  Il  avait 
glissé  du  côté  est,  sur  le  versant  inconnu  de  la  montagne,  dé- 
valant une  pente  rapide  couverte  de  neige  dans  laquelle  son 
corps  avait  creusé  un  large  sillon  et  déterminé  une  avalanche.  Sa 
trace  allait  se  perdre  ainsi  au  bord  d'un  effroyable  précipice 
par  delà  lequel  on  ne  distinguait  plus  rien.  Au-dessous  d'eux, 
tout  à  fait  en  bas,  ils  entrevirent,  confus  dans  le  lointain  bru- 
meux, des  arbres  dont  les  sommets  émergeaient  d'une  vallée 
étroite  et  encaissée  :  —  le  Pays  des  Aveugles.  —  Mais  ils  ne 
savaient  pas  que  c'était  là  cette  contrée  légendaire  qu'aucun 
trait  particulier  ne  signalait  d'ailleurs  à  l'attention.  Décou- 
ragés par  ce  malheur,  ils  abandonnèrent  dans  l'après-midi 
leur  ascension,  et  Pointer  dut  rejoindre  son  poste  avant  d'avoir 
pu  renouveler  sa  tentative.  Aujourd'hui  encore,  le  Parascoto- 
petl  dresse  vers  le  ciel  sa  tête  inconquise,  et  l'abri  édifié  par 
Pointer  et  ses  compagnons  tombe  en  ruine  parmi  les  neiges 
sans  donner  asile  à  d'autres  visiteurs. 

* 
%  * 

Le  montagnard  survécut.  Après  avoir  trébuché  sur  le 
rebord,  il  avait  fait  une  chute  de  mille  pieds,  et,  au  milieu 
d'un  nuage  de  neige,  il  avait  glissé  au  long  d'une  pente 
abrupte,  tourbillonnant,  étourdi  et  insensible,  mais  sans  un  os 
rompu;  de  chute  en  chute,  il  parvint  à  des  déclivités  plus 
douces  où  il  s'arrêta  enfin,  enfoui  dans  l'amas  de  neige  qui 


356  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'avait  accompagné  et  sauvé.  Quand  il  reprit  ses  sens,  il  s'ima- 
gina vaguement  qu'il  était  couché  dans  son  lit  et  malade  ; 
puis,  avec  son  expérience  de  la  montagne,  il  se  rendit  compte 
de  sa  situation.  Avec  des  pauses  pour  reprendre  haleine,  il  se 
dégagea  de  sa  lutélaire  prison  et  bientôt  il  aperçut  les  étoiles. 
Il  demeura  quelque  temps  à  plat  ventre,  se  demandant  en  quel 
coin  de  la  terre  il  se  trouvait  et  par  quelle  suite  de  circon- 
stances il  y  était  transporté.  Poursuivant  ses  recherches,  il 
se  palpa  les  membres,  constata  que  plusieurs  de  ses  boutons 
étaient  arrachés  et  que  sa  veste  était  rabattue  sur  son  cou  et 
sa  tête.  La  poche  dans  laquelle  il  mettait  son  couteau  était 
vide,  et  son  chapeau  avait  disparu,  bien  qu'il  eût  eu  la  pré- 
caution de  se  l'attacher  sous  le  menton.  Il  se  rappela  qu'en 
dernier  lieu  il  cherchait  des  pierres  pour  surélever,  dans  leur 
abri,  la  partie  du  mur  qui  le  protégeait.  Il  avait  perdu  son  pic 
aussi., . 

Il  en  conclut  qu'il  avait  dû  tomber,  et,  levant  la  tête,  il 
considéra,  dans  la  blême  lumière  de  la  lune  naissante  qui  l'exa- 
gérait, la  distance  qu'il  avait  parcourue.  Les  yeux  agrandis, 
il  contemplait  l'immense  et  pâle  falaise  qui,  d'instant  en  ins- 
tant projetait  davantage  hors  des  ténèbres  sa  masse  surplom- 
bante, dont  la  beauté  fantastique  et  mystérieuse  lui  serra  le 
cœur:  il  fut  secoué  d'un  accès  de  sanglots  et  de  rire... 

Un  long  espace  de  temps  s'écoula  ainsi.  Puis,  il  remarqua 
qu'il  était  arrêté  à  la  limite  des  neiges.  Au-dessous  de  lui,  k 
l'extrémité  d'une  pente  praticable  et  baignée  par  la  clarté  de 
la  lune,  il  discerna  des  intervalles  sombres  qui  devaient  être 
des  surfaces  gazonnées.  Malgré  ses  membres  endoloris  et  ses 
jointures  ankylosées,  il  réussit  à  se  mettre  sur  pieds,  se  laissa 
péniblement  glisser  au  bas  du  tas  de  neige  oii  il  était  juché, 
et  se  mit  à  dévaler  jusqu'à  ce  qu'il  fût  sur  le  gazon.  Arrivé 
la,  il  s'effondra  auprès  d'une  roche,  vida  à  longs  traits  le  flacon 
qu'il  tira  de  la  poche  intérieure  de  son  gilet,  et  s'endormit 
presque  aussitôt. 

Le  chant  des  oiseaux  dans  les  arbres  l'éveilla. 

Il  s'installa  sur  son  séant  et  chercha  à  se  reconnaître  :  il  so 
trouvait  sur  une  petite  plate-forme  triangulaire,  au  pied  d'un 
vaste  précipice  qui  coupait  obliquement  le  ravin  par  lequel  sa 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  357 

boule  de  neige  Favait  amené.  Devant  lui,  un  autre  mur  de 
roc  se  dressait  contre  le  ciel.  La  gorge,  entre  ces  deux  mu- 
railles courait  de  l'est  à  l'ouest;  les  rayons  du  soleil  levant 
la  parcouraient  toute  et  s'en  allaient  illuminer  l'amoncelle- 
ment de  roches  qui  fermait  le  défilé.  Du  côté  libre,  s'ou- 
vrait un  précipice  également  abrupt;  mais,  dans  une  crevasse, 
il  découvrit  une  sorte  de  cheminée  aux  parois  ruisselantes  de 
neige  fondante  et  par  laquelle,  en  bravant  tous  les  risques, 
on  pouvait  se  hasarder. 

La  descente  fut  plus  aisée  qu'il  ne  s'y  attendait,  et  il  par- 
vint ainsi  sur  une  seconde  plate-forme  désolée;  puis,  après 
une  escalade  qui  n'offrait  rien  de  périlleux,  il  atteignit  une 
pente  rapide  garnie  d'arbres.  Après  s'être  orienté,  il  se  tourna 
vers  l'extrémité  la  plus  élevée  de  la  gorge,  car  il  observa 
qu'elle  débouchait  sur  de  vertes  prairies,  parmi  lesquelles  il 
apercevait  très  distinctement  un  groupe  de  huttes  de  forme 
inaccoutumée.  Par  instants,  il  n'avançait  pas  plus  que  s'il 
eût  essayé  de  gravir  un  mur  à  pic,  et,  au  bout  de  peu  de 
temps,  le  soleil  cessa  d'éclairer  la  gorge,  les  oiseaux  se 
turent,  l'air  devint  glacial  et  obscur  autour  du  montagnard. 
Mais  la  vallée  lointaine  avec  ses  maisons  n'en  paraissait  que 
plus  attrayante.  Bientôt  il  arriva  sur  une  série  de  talus  et 
parmi  les  rochers  il  avisa,  car  il  était  observateur,  une  fou- 
gère inconnue  qui  semblait  tendre  hors  des  crevasses  d'avides 
mains  vertes.  Il  en  arracha  une  ou  deux  feuilles  qu'il  mâcha 
et  se  sentit  quelque  peu  réconforté. 

Vers  midi,  il  avait  enfin  gagné  le  rebord  supérieur  de  la 
gorge  et  sous  ses  yeux  s'étendait  la  plaine  ensoleillée.  Epuisé 
de  fatigue  et  les  membres  roidis,  il  s'assit  à  l'ombre,  tout 
près  d'une  source,  emplit  sa  gourde  d'eau  limpide  et  fraîche 
et  en  but  d'un  trait  le  contenu.  Il  prolongea  sa  halte,  éprou- 
vant un  grand  besoin  de  repos  avant  de  se  mettre  en  route 
vers  les  maisons. 


Ces  maisons  avaient  une  apparence  fort  étrange  et,  à  vrai 
dire,  l'aspect  de  la  vallée  tout  entière  devenait,  à  mesure  que 
ses  regards  la  parcouraient,  de  plus  en  plus  insolite.  Sa  sur- 


358  LA    REVUE    DE    PARIS 

face  était  occupée  par  des  prairies,  grasses,  luxuriantes, 
émaillées  de  fleurs  et  irriguées  avec  un  soin  extraordinaire  qui 
témoignait  d'un  entretien  systématique.  A  mi-côte,  entourant 
la  vallée,  se  dressait  un  mur  au  pied  duquel  était  creusé  un 
canal  d'oii  s'échappaient  les  ruisselets  qui  alimentaient  les 
conduites  des  prairies.  Sur  les  pentes  extérieures,  des  trou- 
peaux de  lamas  broutaient  l'herbe  rare.  De  place  en  place , 
contre  la  muraille,  des  appentis  s'appuyaient,  apparemment 
des  abris  pour  les  animaux. 

Les  rigoles  aboutissaient,  au  centre  de  la  vallée,  dans  un 
large  chenal  qui  était  clos  sur  chaque  rive  par  un  parapet  à 
hauteur  de  poitrine.  Ces  canalisations  et  de  nombreux  sen- 
tiers, pavés  de  pierres  blanches  et  noires  et  bordés  par  un 
curieux  petit  trottoir  s'entrecroisaient  d'une  façon  très  régulière 
et  donnaient  à  ce  vallon  un  caractère  singulièrement  urbain  . 
Les  maisons  ne  rappelaient  en  rien  l'agglomération  désor- 
donnée des  Alliages  qu'il  connaissait  dans  les  Andes.  Elles 
étaient  bâties,  en  rang  continu,  de  chaque  côté  d'une  rue 
centrale,  dont  la  propreté  était  surprenante  ;  ici  et  là,  elles 
étaient  percées  d'une  porte,  mais  aucune  fenêtre,  aucune  baie 
ne  rompait  la  monotonie  de  leurs  façades  aux  couleurs  dis- 
parates. Des  teintes  bizarres  les  ornaient  en  un  pêle-mêle 
étonnant  :  elles  étaient  enduites  d'une  sorte  de  plâtre,  par- 
fois gris,  parlois  brun  et  même  ardoise  ou  noirâtre.  C'est  la 
vue  de  ce  revêtement  fantasque  qui  amena  tout  d'abord  le 
mot  «  aveugle  »  dans  les  pensées  du  guide. 

«  Le  brave  homme  qui  a  fait  cet  ouvrage,  —  se  dit-il,  — 
devait  être  aveugle  comme  une  taupe  1  » 

Il  descendit  une  pente  abrupte  et  s'arrêta,  à  une  certaine 
distance  du  mur  d'enceinte,  près  de  l'endroit  oii  le  canal 
rejetait  le  surplus  de  ses  eaux  en  une  frêle  et  tremblante  cas- 
cade qui  allait  se  perdre  dans  les  profondeurs  de  la  gorge .  Il 
apercevait  maintenant,  dans  un  coin  éloigné  de  la  vallée,  des 
hommes  et  des  femmes  qui  semblaient  faire  la  sieste  sur  des 
tas  de  foin  ;  à  l'entrée  du  village,  des  enfants  étaient  couchés 
sur  le  gazon,  et,  non  loin  de  l'endroit  d'oii  Nuûez  les  obser- 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  SÔQ 

vait,  trois  hommes,  chargés  de  seaux  suspendus  à  une  sorte 
de  joug  qui  leur  emboitait  les  épaules,  suivaient  un  sentier 
partant  de  la  muraille  de  clôture  et  se  dirigeaient  vers  le 
groupe  d'habitations.  Ces  hommes  étaient  accoutrés  de  vête- 
ments en  poil  de  lama,  de  bottes  et  de  ceintures  de  cuir,  et 
coiffés  de  casquettes  de  drap  avec  un  rabat  pour  la  nuque  et 
les  oreilles.  Ils  se  suivaient  à  la  file,  avançant  lentement  et 
bâillant  comme  des  gens  qui  viennent  de  passer  la  nuit.  Il  y 
avait  dans  leur  aspect  quelque  chose  de  si  rassurant,  de  si 
prospère  et  de  si  respectable,  qu'après  un  moment  d'hésita- 
tion Nunez  se  mit  aussi  en  évidence  que  possible  sur  son 
rocher  et  lança  de  toutes  ses  forces  un  appel  qui  retentit  jus- 
qu'au bout  de  la  vallée. 

Les  trois  hommes  s'arrêtèrent,  remuant  la  tête  comme  s'ils 
regardaient  autour  d'eux.  Ils  tournaient  leurs  visages  en  tous 
sens  et  Nunez  gesticulait  tant  qu'il  pouvait.  Mais,  malgré 
cette  folle  mimique,  ils  ne  paraissaient  pas  le  voir,  et,  au 
bout  d'un  instant,  se  plaçant  dans  la  direction  des  montagnes 
de  l'ouest,  ils  répondirent  par  des  cris.  Nunez  s'égosilla  de 
nouveau  et,  pour  la  seconde  fois,  comme  il  s'était  repris  à 
gesticuler  sans  effet,  le  mot  «  aveugle  »  lui  trotta  de  nouveau 
par  l'esprit. 

«  Ces  idiots  doivent  être  aveugles!  »,  se  dit-il. 

Enfin,  quand,  après  bien  des  cris  et  des  accès  d'irritation, 
Nunez  eut  franchi  le  canal  sur  un  petit  pont  donnant  accès  à 
une  porte  percée  dans  la  muraille  et  qu'il  eut  rejoint  les  trois 
hommes,  il  constata  qu'ils  étaient  aveugles  en  effet  :  il  eut  la 
certitude  alors  que  c'était  là  le  Pays  des  Aveugles  dont  parlait 
la  légende.  Cette  conviction  s'était  aussitôt  emparée  de  lui, 
en  même  temps  qu'il  éprouvait  une  joie  irréfléchie  à  la  per- 
spective d'une  aventure  peu  commune  et  assez  enviable. 

Les  trois  hommes,  debout  côte  à  côte,  ne  le  regardaient 
pas  venir;  mais  ils  tendaient  l'oreille  dans  sa  direction,  et 
semblaient  fort  attentifs  au  bruit  inaccoutumé  de  ses  pas.  Ils 
se  pressaient  l'un  contre  l'autre  comme  des  gens  qui  ont  peur, 
et  Nunez  observait  leurs  paupières  closes  et  renfoncées  sous 
lesquelles  il  ne  devait  plus  y  avoir  de  globe  oculaire.  Leurs 
visages  exprimaient  l'inquiétude. 


36o 


LA     RBVl  E     DK     PA  R  I  8 


—  Un  homme...  C'est  un  homme...  Un  homme  ou  un 
esprit  qui  descend  par  les  rochers,  —  proféra  l'un  des 
aveugles  dans  un  espagnol  à  peine  reconnaissable. 

Nufiez  avançait,  du  pas  confiant  de  l'adolescent  qui  entre 
dans  la  vie.  Toutes  les  vieilles  histoires  de  la  vallée  enseveh'e 
et  du  Pays  des  Aveugles  lui  étaient  revenues  en  mémoire  et 
comme  un  refrain  dans  ses  pensées,  il  se  répétait  le  proverbe  : 
Au  royaume  des  aveugles,  les  borgnes  sont  rois. 

Fort  civilement,  il  les  salua,  en  les  dévisageant  avec  curio- 
sité. 

—  D'où  vient-il,  frère  Pedro .►^  —  demanda  l'un  des 
hommes. 

—  Il  descend  par  les  rochers, 

—  Je  viens  de  par  delà  les  monlagnes,  —  répondit 
Nunez.  —  Je  viens  de  la  contrée,  tout  là-bas,  où  les  hommes 
voient;  j'arrive  de  Bogota,  où  il  y  a  des  centaines  de  mille 
habitants...  Et  j'ai  franchi  la  montagne  qui  cache  à  la  vue  le 
pays  et  la  ville. 

—  La  vue?  —  murmura  Pedro.  —  La  vue? 

—  Il  vient  des  rochers,  —  dit  le  second  aveugle. 
L'étofle  de  leur  vêlement  était  curieusement  façonnée  avec 

des  coulures  de  modèles  divers. 

Les  mains  tendues,  ils  firent  vers  lui  des  gestes  simul- 
tanés qui  l'effrayèrent.  Il  recula  devant  ces  doigts  avides. 

—  Avancez  icil  —  ordonna  le  troisième  aveugle,  en  suivant 
ce  mouvement  de  recul. 

Ils  empoignèrent  l'étranger  et  le  tatèrent  des  pieds  à  la 
tête,  sans  desserrer  les  dents  avant  que  leur  examen  fût  ter- 
miné. 

—  Attention  !  —  avertit  Nufiez,  au  moment  où  un  doigt 
appuyait  fortement  sur  son  œil. 

Sans  doule,  cet  organe,  avec  ses  paupières  mobiles,  devait 
leur  paraître  en  lui  une  chose  anormale.  Ils  le  palpèrent  de 
nouveau. 

—  Singulière  créature,  Correa  I  —  conclut  celui  qui  s'ap- 
pelait Pedro.  —  Comme  ses  cheveux  sont  rudes!  On  dirait 
du  poil  de  lama. 

—  Il  est  aussi  rugueux  que  les  rochers  qui  l'ont  enfanté  ; 
peut-être  qu'il  s'affinera,  —  répondit  Correa,  explorant  d'une 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES 


36i 


main  douce  et  un  peu  moite  le  menton  non  rasé  de  Nunez, 
qui  se  débattait  entre  leurs  poignes  tenaces. 

—  Attention!  —  fit-il  encore. 

—  11  parle,  —  dit  le  troisième  aveugle.  —  Certainement, 
c'est  un  homme. 

—  Heu!  —  grommela  Pedro,  palpant  l'étoffe  de  la  veste 
de  Nufiez.  —  Alors,  vous  voilà  venu  au  monde... 

—  Hors  du  monde,  —  rectifia  le  guide.  —  Par-dessus  les 
montagnes  et  les  glaciers,  en  escaladant  les  sommets,  là-haut, 
à  mi-chemin  du  soleil...  Hors  du  grand,  du  vaste  monde  qui 
descend  jusqu'à  la  mer  après  douze  jours  de  marche. 

C'est  à  peine  s'ils  l'écoutaient. 

—  Nos  pères  nous  ont  appris  que  les  hommes  peuvent  être 
créés  par  les  forces  de  la  nature,  —  disait  Correa  :  —  la 
chaleur,  l'humidité,  la  corruption... 

—  Menons-le  aux  Anciens,  —  suggéra  Pedro. 

—  Crions  d'abord,  —  conseilla  Correa,  —  pour  que  les 
enfants  ne  s'alarment  pas.  C'est  un  événement  peu  commun 

Ils  poussèrent,  en  effet,  quelques  cris.  Puis,  Pedro  se  mit 
en  marche  en  prenant  Nufiez  par  la  main  pour  le  mener  vers 
les  maisons.  Mais  Nuûez  retira  sa  main. 

—  J'y  vois,  —  dit-il. 

—  Vois  ?  —  fit  Correa. 

—  Oui,  j'y  vois,  —  répéta  Nunez,  en  se  tournant  vers  lui 
et  en  trébuchant  contre  le  seau  de  Pedro. 

—  Ses  sens  sont  encore  imparfaits,  —  dit  le  troisième 
aveugle.  —  Il  trébuche  et  profère  des  mots  dénués  de  signifi- 
cation. Conduisez-le  par  la  main. 

—  Comme  vous  voudrez  !  —  consentit  Nunez. 
Et  il  se  laissa  mener  en  riant  de  bon  cœur. 

Il  devenait  évident  qu'ils  ignoraient  ce  qu'était  la  vue. 
Bah  I  en  temps  voulu,  il  le  leur  apprendrait. 

Des  cris  parvinrent  à  ses  oreilles  et  il  aperçut  des  gens  qui 
se  rassemblaient  dans  la  rue  principale.  Ce  premier  contact 
avec  la  population  du  Pays  des  Aveugles  mit  ses  nerfs  et  sa 
patience  à  une  épreuve  plus  rude  qu'il  ne  l'avait  supposé.  Le 
village  semblait  plus  important  à  mesure  qu'il  en  approchait 
et  les  revêtements    des  murs   se  précisaient  dans  toute  leur 


362  LA    REVUE    DE    PARIS 

étrangeté.  Une  foule  d'enfants,  d'hommes  et  de  femmes  l'en- 
tourèrent, le  palpèrent  avec  des  mains  douces  et  sensibles, 
le  flairant  et  écoutant  chaque  mot  qu'il  articulait.  Il  remarqua 
avec  plaisir  que,  pour  la  plupart,  les  femmes  avaient  des 
visages  agréables  malgré  leurs  paupières  closes  et  leurs  orbites 
vides.  Les  enfants  et  les  jeunes  filles  toutefois  se  tenaient  à 
l'écart,  comme  effrayés,  et,  par  le  fait,  sa  voix  avait  des  accents 
grossiers  et  rauques  comparée  à  leurs  tons  agréables  et  chan- 
tants. Le  contact  de  toutes  ces  mains  était  intolérable. 

Ses  trois  guides  restaient  à  ses  côtés,  avec  le  sentiment  de 
leur  responsabilité  de  propriétaires,  et  ils  répétaient  à  tout 
moment  : 

—  Un  homme  sauvage  venu  des  roches... 

—  De  Bogota,  —  fit  Nunez;  —  Bogota,  par  delà  la  crête 
des  montagnes. 

—  Un  homme  sauvage  qui  se  sert  de  mots  sauvages,  — 
expliqua  Pedro.  —  Avez-vous  entendu?...  Bogota  l...  Son 
esprit  n'est  pas  formé  ;  il  ne  possède  encore  que  les  rudiments 
de  la  parole. 

Un  bambin  pinça  la  main  de  Nunez. 

—  Bogota!  —  fit-il  en  se  moquant. 

—  Oui,  Bogota  :  une  ville  en  comparaison  de  votre  village... 
Je  viens  du  vaste  monde  oii  les  hommes  ont  des  yeux  et 
voient. 

—  Il  s'appelle  Bogota,  —  se  disaient  les  aveugles. 

—  Il  a  trébuché,  —  raconta  Gorrea,  —  il  a  trébuché  deux 
fois  en  venant. 

—  Menez-le  aux  Anciens. 

Us  le  poussèrent  tout  à  coup  vers  une  porte  qui  donnait 
accès  dans  une  pièce  aussi  obscure  quun  four,  bien  qu'au 
fond  brillât  faiblement  la  lueur  d'un  feu.  La  foule  entra 
derrière  lui,  obstruant  presque  entièrement  1^  clarté  du  jour, 
et,  avant  qu'il  pût  s'arrêter,  il  culbutait  dans  les  jambes 
d'un  homme  assis.  Son  bras,  qu'il  lança  devant  lui  pour  se 
retenir,  frappa  quelqu'un  en  pleine  ligure  :  il  entendit  une 
exclamation  de  colère,  et,  pendant  un  instant,  il  dut  se  débattre 
contre  une  infinité  de  mains  qui  le  saisissaient.  Le  combat 
était  trop  inégal  :  il  devina  la  situation  et  ne  bougea  plus. 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  363 

—  Je  suis  tombé,  —  voulut-il  expliquer;  — je  n'y  voyais 
goutte  dans  cette  obscurité. 

Le  silence   s'était  fait,  comme  si  tous  ces  êtres  invisibles 
essayaient  de  comprendre  le  sens  de  ses  paroles. 
Puis  la  voix  de  Correa  s'éleva  : 

—  Il  est  nouvellement  formé  ;  il  trébuche  en  marchant  et 
mêle  à  son  discours  des  syllabes  inintelligibles. 

D'autres  aussi  dirent  à  son  propos  des  choses  qu'il  n'en- 
tendit et  ne  comprit  qu'imparfaitement. 

—  Puis-je  me  relever  ?  —  demanda-t-il  pendant  un  inter- 
valle de  silence.  —  Je  ne  lutterai  plus  contre  vous. 

Ils  se  consultèrent  et  le  laissèrent  se  relever . 

La  voix  d'un  vieillard  se  mit  à  le  questionner,  et  Nunez 
bientôt  exposa  à  ces  Anciens  du  Pays  des  Aveugles,  assis  dans 
les  ténèbres,  les  merveilles  du  vaste  monde  d'oii  il  avait  chu  : 
le  ciel,  les  montagnes,  la  vue  et  bien  d'autres.  Ils  ne  voulu- 
rent rien  croire  ni  rien  admettre  ce  qu'il  raconta,  et  cette 
incrédulité  obstinée  dépassa  les  bornes  des  bizarreries  aux- 
quelles il  s'attendait.  Même,  ils  ne  comprirent  pas  un  bon 
nombre  de  mots  dont  il  se  servit.  Depuis  quatorze  générations, 
ces  gens  étaient  aveugles  et  séparés  de  l'univers  visible  et 
voyant.  Tous  les  termes  concernant  la  vue  étaient  tombés  en 
désuétude  ;  les  souvenirs  de  l'extérieur  s'étaient  atténués  et 
transformés  en  histoires  enfantines,  et  les  habitants  avaient  cessé 
de  s'intéresser  à  ce  qui  existait  au  dehors  des  pentes  rocheuses 
dominant  leur  mur  d'enceinte.  Des  aveugles  de  génie  étaient 
nés  parmi  eux  :  ils  avaient  révoqué  en  doute  les  lambeaux 
de  croyances  et  de  traditions  remontant  à  l'époque  oii  leurs 
ancêtres  voyaient.  Ils  avaient  écarté  tout  cela  comme  autant 
de  rêveries  illusoires  et  l'avaient  remplacé  par  de  plus  saines 
explications.  Toute  une  part  de  leur  imagination  s'était  éva- 
nouie avec  la  perte  de  leurs  yeux  et  ils  s'étaient  créé  des 
imaginations  nouvelles  adaptées  à  leurs  oreilles  et  à  leurs 
doigts  plus  sensibles. 

Lentement,  Nunez  se  rendit  compte  de  ceci,  qu'il  avait 
bien  tort  de  s'attendre  à  ce  que  son  origine  et  ses  dons  lui 
valussent  un  respect  particulier.  Lorsque  sa  pauvre  tentative 
de  démonstration  de  la  vue  eut  été  repoassée  comme  la  ver- 
sion confuse  d'un  être  nouvellement  formé,  décrivant  les  mer- 


36d 


LA     REVLE     DE    PARIS 


veilles  de  ses  sensations  incohérentes,  il  se  résigna,  quelque 
peu  déconlenancé,  à  écouter  leur  enseignement.  Le  plus  vieux 
des  aveugles  entama  un  exposé  de  la  vie,  de  la  philosophie, 
de  la  religion,  comment  le  monde  (il  entendait  sa  petite  vallée) 
n'élait  d'abord  qu'un  creux  vide  dans  les  rochers,  comment 
tour  à  tour  il  avait  été  peuplé  d'objets  inanimés  auxquels 
manquait  le  sens  du  toucher,  puis  de  lamas  et  de  diverses 
autres  créatures  qui  n'avaient  qu'une  intelligence  élémentaire, 
ensuite  d'hommes  et  enfin  d'anges  dont  on  percevait  le  chant 
et  le  bruit  d'ailes,  mais  que  personne  ne  pouvait  toucher,  — 
détail  qui  intrigua  vivement  \unez  jusqu'à  ce  qu'il  eût  pensé 
aux  oiseaux. 

Le  sage  apprit  à  Nunez  que  le  temps  était  partagé  en  deux 
divisions  :  la  chaleur  et  le  froid  (ce  qui  est  l'équivalent  de  la 
nuit  et  du  jour  pour  les  aveugles),  et  qu'il  est  bon  de  dor- 
mir pendant  la  chaleur  et  de  travailler  pendant  le  froid,  de 
sorte  que,  s'il  n'était  pas  arrivé  ainsi  à  l'improviste,  toute 
la  population  à  cette  heure- ci,  goûterait  un  sommeil  répa- 
rateur. Il  démontra  finalement  à  Nunez  qu'il  avait  été  spé- 
cialement créé  pour  acquérir  la  sagesse  recueillie  par  leurs 
aïeux  et  en  observer  avec  eux  les  règles  et  que,  malgré  son 
incohérence  mentale  et  ses  pas  chancelants,  il  devait  avoir 
bon  courage  et  faire  de  son  mieux  pour  s'instruire  prompte- 
ment...  A  cette  conclusion,  le  peuple  demeuré  sur  le  seuil  fit 
entendre  un  murmure  sympathique. 

Le  vieillard  alors  déclara  que  la  nuit  était  fort  avancée  (car 
les  aveugles  font  de  notre  jour  la  nuit)  et  qu'il  convenait  que 
chacun  s'en  allât  dormir...  Il  demanda  à  Nunez  s'il  savait 
dormir  :  Nufiez  répondit  qu'il  était  initié  à  ce  mystère,  mais 
qu'auparavant  il  désirait  un  peu  de  nourriture.  Ils  lui  appor- 
tèrent du  lait  de  lama  dans  un  bol  et  du  pain  très  salé,  et  ils 
le  menèrent  en  un  endroit  solitaire  où  il  pût  manger  hors  de 
la  portée  de  leurs  oreilles  et  ensuite  dormir  jusqu'à  ce  que 
le  froid,  tombant  le  soir  de  la  montagne,  éveillât  les  habitants 
pour  une  nouvelle  journée  de  travail. 


♦ 
i  * 


Mais    Nunez  ne  dormit   pas  :    il  s'assit  à  l'endroit  où  ils 
l'avaient  laissé,   reposant  ses  membres  rompus  de  fatigue  et 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  365 

retournant  sans  cesse  dans  son  esprit  les  circonstances  impré- 
vues de  son  arrivée.  De  temps  à  autre,  il  se  prenait  à  rire, 
amusé  parfois  et  souvent  indigné. 

((  I£sprit  pas  formé  !...  Pas  encore  ses  sens  I...  »  s'écria-t-il. 
Ils  ne  savent  guère  qu'ils  ont  insulté  le  roi  et  le  dominateur 
que  le  ciel  leur  a  envoyé...  11  faut  que  je  m'occupe  de  les 
mettre  à  la  raison...  Réfléchissons,  réfléchissons... 

Au  coucher  du  soleil,  il  réfléchissait  encore. 

Nufiez  était  sensible  à  toutes  les  belles  choses,  et  il  pensa 
que  les  reflets  sur  les  pentes  neigeuses  et  les  glaciers  qui 
entouraient  la  vallée  oiîraient  le  plus  beau  spectacle  qu'il  eût 
jamais  contemplé.  Ses  yeux  se  portaient  tour  à  tour  sur  ces 
inaccessibles  splendeurs,  sur  ce  village  et  ces  champs  irrigués 
qui  s'enfonçaient  rapidement  dans  le  crépuscule.  Soudain 
une  émotion  intense  s'empara  de  lui,  et,  du  fond  de  son  cœur 
il  remercia  le  Créateur  de  lui  avoir  donné  et  conservé  la  vue. 

11  entendit  une  voix  qui  l'appelait  de  la  lisière  du  village  : 

—  Ya-ho-hé  !  Bogota  !  venez  ici  ! 

A  cet  appel,  il  se  leva  en  souriant.  Une  fois  pour  toutes, 
il  allait  montrer  a  ces  gens  quels  services  la  vue  rendait  à 
l'homme  :  ils  le  chercheraient  sans  le  trouver. 

—  Vous  ne  bougez  pas,  Bogota  !  — insista  la  voix. 

Uiant  sous  cape,  Nufiez  fit  en  dehors  du  sentier  deux  pas 
sur  la  pointe  des  pieds. 

—  Ne  marchez  pas  sur  l'herbe,  Bogota  :  c'est  défendu. 
Nufiez  n'avait  pas  perçu  le  bruit  qu'il  avait  fait.  Il  s'arrêta 

court,  ahuri.  Le  propriétaire  de  la  voix  arrivait  en  courant 
sur  le  pavé  bigarré  que  Nufiez  regagna  aussitôt. 

—  Me  voilà  I  —  dit-il. 

—  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  quand  je  vous  ai  ap- 
pelé? —  fit  sévèrement  l'aveugle.  —  Doit-on  vous  conduire 
comme  un  enfant  ?  Ne  pouvez-vous  entendre  le  sentier  en 
marchant  ?... 

Nufiez  se  prit  à  rire. 

—  Je  puis  le  voir,  — répondit-il. 

—  Voir...  voir...,  cela  ne  signifie  rien, — assura  l'aveugle, 
après  un  instant  de  réflexion.  —  Cessez  cette  folie  et  suivez  le 
bruit  de  mes  pas. 


366  LA    REVUE    DE    PARIS 

Nufiez  suivit,  quelque  peu  ennuyé. 

—  Mon  temps  viendra,  —  dit-il  à  haute  voix, 

—  Vous  vous  instruirez,  —  répondit  l'aveugle  ;  —  il  y  a 
bien  des  choses  à  apprendre  dans  le  monde. 

—  Personne  ne  vous  a  jamais  dit  que,  dans  le  royaume 
des  aveugles,  les  borgnes  sont  rois?  —  questionna  Nuùez. 

—  Aveugle?...  qu'est-ce  que  cela?  —  demanda  son  com- 
pagnon d'un  ton  insouciant  et  par-dessus  son  épaule. 

* 
*  * 

Quatre  jours  se  passèrent,  et,  au  cinquième,  le  pseudo-roi 
des  aveugles  demeurait  toujours  dans  le  plus  strict  incognito, 
comme  un  étranger  maladroit  et  inutile,  parmi  ses  sujets. 

Il  était,  s'aperçut-il,  beaucoup  plus  difficile  qu'il  ne  l'avait 
supposé  de  proclamer  sa  souveraineté,  et,  dans  l'intervalle, 
tout  en  méditant  un  coup  d'Etat,  il  faisait  ce  qu'on  lui  com- 
mandait et  il  s'habituait  aux  mœurs  et  aux  coutumes  du  Pays 
des  Aveugles.  Pour  lui,  sortir  et  vaquer  la  nuit  à  ses  occu- 
pations était  une  méthode  particulièrement  incommode,  et  il 
décida  qu'aussitôt  au  pouvoir,  ce  serait  la  première  chose 
qu'il  changerait.. 

Ces  gens  menaient  une  vie  laborieuse  et  simple,  avec  tous 
les  éléments  de  la  vertu  et  du  bonheur,  tels  que  les  hommes 
les  comprennent.  Ils  travaillaient,  mais  le  travail  pour  eux 
n'avait  aucun  caractère  oppressif.  Ils  avaient  des  vêtements 
et  de  la  nourriture  en  quantité  suffisante  pour  leurs  besoins; 
ils  avaient  des  jours  et  des  périodes  de  repos  ;  ils  faisaient 
grand  cas  de  la  musique  et  du  chant  ;  ils  connaissaient 
l'amour  et  avaient  de  nombreux  enfants.  C'était  merveille  de 
voir  avec  quelle  confiance  et  quelle  précision  ils  se  dirigeaient 
dans  leur  monde  ordonné.  Tout  y  était  adapté  à  leurs  néces- 
sités :  les  sentiers  qui  rayonnaient  dans  la  vallée  se  coupaient 
à  angle  constant  et  se  distinguaient  les  uns  des  autres  par 
une  échancrure  spéciale  du  trottoir.  Les  obstacles  et  les  irré- 
gularités des  sentiers  et  des  champs  avaient  tous  été  supprimés 
depuis  longtemps.  Les  méthodes  et  manières  de  vivre  des 
habitants  étaient  conformes,  naturellement,  aux  exigences  de 
leur    état.    Leurs    sens    étaient    devenus    extraordinairement 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  867 

aigus.  A  une  distance  d'une  douzaine  de  pas,  ils  entendaient 
et  savaient  quel  geste  faisait  un  homme  ;  ils  percevaient  même 
les  battements  de  son  cœur.  L'intonation  avait  remplacé  l'ex- 
pression du  visage,  —  et  le  toucher,  les  gestes;  ils  maniaient 
la  houe,  la  bêche  et  la  fourche  avec  autant  de  liberté  et  d'ai- 
sance que  le  jardinier  le  plus  clairvoyant.  Leur  odorat  était 
incroyablement  affiné  :  ils  discernaient  des  différences  indivi- 
duelles d'odeur  avec  la  facilité  d'un  chien.  Sans  hésitation  ni 
erreur,  ils  gardaient  et  soignaient  les  troupeaux  de  lamas  qui 
vivaient  parmi  les  rochers  et  venaient  au  mur  d'enceinte  cher- 
cher leur  nourriture  et  un  abri. 

Ce  fut  seulement  quand  Nuriéz  voulut  revendiquer  ses  avan- 
tages qu'il  constata  combien  exacts  et  mesurés  étaient  les  mou- 
vements de  ces  aveugles.  Toutefois,  il  ne  se  rebella  qu'après 
avoir  essayé  de  la  persuasion,  et  d'abord,  à  plusieurs  reprises, 
il  chercha  a  leur  parler  de  la  vue  : 

—  Ecoutez,  vous  autres,  il  y  a  des  choses  en  moi  que  vous 
ne  comprenez  pas... 

En  diverses  occasions,  deux  ou  trois  d'entre  eux  prêtèrent 
attention  à  ses  dires.  Assis,  la  tête  penchée,  ils  tournaient 
intelligemment  l'oreille  vers  lui,  et  il  fit  de  son  mieux  pour 
leur  démontrer  ce  que  c'est  que  de  voir. 

Parmi  ses  auditeurs,  il  remarqua  une  jeune  fille  qui  avait 
des  paupières  moins  rouges  et  moins  creuses  que  les  autres, 
à  tel  point  qu'il  s'imagina  presque  qu'elle  cachait  ses  yeux, 
et  c'est  elle  surtout  qu'il  espérait  convaincre. 

Il  les  entretint  des  beautés  de  la  vue,  du  spectacle  des  mon- 
tagnes, des  splendeurs  du  ciel  et  du  soleil  levant,  et  ils  l'écou- 
tèrent  avec  une  incrédulité  amusée  qui  se  transforma  bientôt 
en  désapprobation. 

Ils  lui  répliquèrent  qu'en  réalité  il  n'existait  aucune  espèce 
de  montagne  mais  que  l'extrémité  des  rochers  oii  les  lamas 
paissaient  marquaient  exactement  les  limites  du  monde,  que 
de  là  s'élevait  le  toit  concave  de  l'univers  d'oii  tombaient  la 
rosée  et  les  avalanches.  Quand  il  soutint  fermement  que  le 
monde  n'avait  ni  bornes  ni  toit  comme  ils  le  supposaient,  ils 
déclarèrent  que  ses  pensées  étaient  perverses.  Le  ciel,  les 
nuages  et  les  astres  qu'il  leur  décrivait,  leur  paraissaient  un 


368  LA    REVUE    DE    PARIS 

vide  affreux,  un  horrible  néant,  à  la  place  du  toit  uni  et  poli 
auquel  ils  croyaieTit,  car  c'était  pour  eux  un  article  de  foi  que 
le  toit  du  monde  était  d'une  douceur  exquise  au  toucher. 

11  se  rendit  compte  qu'il  les  choquait  :  dès  lors,  il 
renonça  entièrement  k  leur  présenter  le  sujet  sous  cet  aspect 
et  s'efforça  de  leur  prouver  l'utilité  pratique  de  la  vue.  Un 
matin,  il  discerna  Pedro  qui  venait  vers  le  village  par  le 
sentier  XVII  ;  mais  il  était  encore  trop  loin  pour  être  perçu 
par  louïe  ou  l'odoral. 

—  Dans  quelques  minutes,  Pedro  sera  ici,  —  prophétisa-t-il. 

Un  vieillard  affirma  que  Pedro  n'avait  rien  k  faire  sur  le 
sentier  XVII,  et,  en  effet,  comme  pour  confirmer  ces  paroles, 
Pedro  tourna  k  gauche,  gagna  obliquement  le  sentier  X  et 
se  dirigea  prestement  vers  le  mur  de  clôture.  Bientôt,  las 
d'attendre  sans  que  personne  arrivât,  ils  raillèrent  Nufiez  qui, 
un  peu  plus  tard,  interrogea  publiquement  Pedro  pour  se 
justifier.  Mais  celui-ci  le  démentit  et  se  rebiffa,  et,  k  partir 
de  ce  moment,  lui  fut  hostile. 

Ensuite  il  obtint  d'aller,  en  compagnie  d'un  personnage 
complaisant,  se  poster  sur  une  partie  élevée  du  pâturage,  non 
loin  du  mur,  et  il  promit  de  décrire  tout  ce  qui  se  produirait 
dans  le  village.  Il  nota  certaines  allées  et  venues,  mais  tout  ce 
qui,  pour  ces  gens,  avait  une  importance  réelle  se  passait  k  l'in- 
térieur des  maisons  sans  fenêtres,  et  ils  s'obstinèrent  aie  mettre 
k  l'épreuve  par  ces  faits  et  gestes  qu'il  ne  pouvait" pas  voir. 

* 
*  * 

Ce  fut  après  que  celle  tentative  eut  échoué  et  que  les 
aveugles  n'eurent  pu  s'empêcher  de  le  tourner  en  ridicule, 
qu'il  recourut  k  la  violence.  Il  se  proposa  de  prendre  une 
bêche  et  d'abattre  inopinément  deux  ou  trois  individus,  pour 
leur  démontrer  de  façon  probante  les  avantages  que  donnent 
les  yeux.  Il  alla  jusqu'k  saisir  l'outil,  mais  il  découvrit  en 
lui  un  sentiment  nouveau  :  il  lui  était  impossible  de  frapper 
de  sang-froid  un  aveugle .- 

Il  hésita  et  remarqua  soudain  que  tous  étaient  averlis  de 
son  geste  :  en  alerte,  la  tête  penchée,  ils  tendaient  de  son  côté 
l'oreille  pour  surprendre  son  prochain  mouvement. 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  SÔQ 

—  Posez  cette  bêche  !  —  ordonna  un  ancien. 

Et  Nunez,  ressentant  une  sorte  d'indicible  horreur,  fut  bien 
près  d'obéir,  mais,  repoussant  violemment  un  des  aveugles 
contre  le  mur  d'une  maison,  il  s'enfuit  hors  du  village. 

Il  s'élança  à  travers  champs,  laissant  derrière  lui  un  double 
sillon  de  gazon  foulé;  mais  bientôt  il  s'arrêta  et  s'assit  sur 
le  rebord  d'un  sentier  :  il  éprouvait  cette  surexcitation  qui 
s'empare  de  tous  les  hommes  au  début  d'un  combat,  mais 
avec  une  perplexité  plus  grande,  et  il  se  rendit  compte 
qu'on  ne  peut  même  pas  se  battre  sans  scrupules  avec  des 
créatures  qui  ont  une  autre  base  mentale  que  la  vôtre. 

Dans  le  lointain,  il  aperçut  des  hommes  qui,  munis  de 
bêches  et  de  bâtons,  débouchaient  hors  du  groupe  des  mai- 
sons et  se  déployaient  en  une  ligne  enveloppante  par  les 
sentiers  qui  menaient  vers  lui.  Ils  avançaient  lentement,  s'in- 
terpellaient fréquemment,  et,  de  temps  à  autre,  simultanément, 
ils  faisaient  halte,  reniflaient  l'air  et  écoutaient. 

La  première  fois  qu'il  les  vit  ainsi,  le  nez  en  l'air,  Nunez 
éclata  de  rire.  Mais,  peu  après,  il  trouva  la  chose  moins  amu- 
sante. 

L'un  d'eux  découvrit  sa  piste  dans  l'herbe,  se  courba  en 
deux  et  s'engagea  sur  ses  traces.  Pendant  cinq  minutes,  Nunez 
surveilla  le  lent  déploiement  de  ce  cordon  d'investissement, 
puis  son  vague  désir  d'agir  sur-le-champ  se  changea  en  fré- 
nésie. 

Se  remettant  sur  pieds,  il  se  dirigea  vers  le  mur  d'en- 
ceinte, fit  soudain  demi-tour  et  revint  sur  ses  pas.  Tous  les 
aveugles,  immobiles  et  aux  écoules,  formaient  un  arc  de  cercle. 
Lui  aussi  demeura  immobile,  serrant  étroitement  sa  bêche 
dans  ses  deux  mains.  Allait-il  charger.»^  Son  sang,  battant 
dans  ses  oreilles,  semblait  rythmer  le  proverbe  :  Au  royaume 
des  aveugles,  les  borgnes  sont  rois.  Allait-il  charger  ?  Il  jeta  un 
coup  d'œil  en  arrière  sur  le  mur  élevé  dont  le  revêtement 
uni  rendait  impossible  l'escalade,  malgré  ses  nombreuses 
petites  portes.  Reportant  son  attention  vers  ses  assaillants,  il 
en  aperçut  une  seconde  ligne  qui  sortait  du  village.  Allait- 
il  charger? 

—  Bogota!  —  appela  un  des  aveugles.  —  Bogota,  oh  êles- 
vous? 

i5  Janvier   igoS.  lO 


870  LA    REVUE    DE    PARIS 

Il  serra  plus  fort  le  manche  de  sa  bêche  et  fit  quelques  pas 
en  avant.  Ils  convergèrent  tous  sur  lui. 

—  S'ils  me  touchent,  —  jura-t-il,  — je  tape  dessus,  sacre- 
bleu  I...  Je  cogne. 

Néanmoins,  il  jugea  utile  de  parlementer. 

—  Écoulez  1  —  cria-t-il.  —  Il  faut  que  vous  me  laissiez 
faire  ce  qu'il  me  plaît,  dans  cette  vallée,  entendez-vous  !  Je 
veux  agir  à  ma  guise  et  me  promener  comme  bon  me  semble. 

Au  son  de  sa  voix,  jls  s'étaient  mis  en  marche  vers  lui, 
d'une  allure  rapide  et  les  bras  tendus.  On  eût  dit  un  jeu 
de  colin-maillard  oii  les  joueurs  aveugles  auraient  pourchassé 
celui  qui  voyait. 

—  Attrapez-le  I  —  commanda  un  des  meneurs. 
Nufiez  se  trouvait  cerné  et  une  décision  s'imposait. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  1  —  s'écria-t-il  d'une  voix  qu'il 
voulut  en  vain  rendre  ferme  et  impérieuse.  —  Vous  êtes 
aveugles,  et  moi,  je  vois.  Laissez-moi  tranquille. 

—  Bogota,  lâchez  cette  bêche  et  ne  marchez  pas  sur  les 
pelouses. 

Ce  dernier  ordre,  burlesque  dans  ce  qu'il  avait  de  familier, 
provoqua  chez  Nunez  un  accès  de  colère. 

—  Je  vais  cogner  1  —  fit-il,  sanglotant  d'émotion.  — 
Laissez-moi  tranquille,  sacrebleu,  ou  je  cogne  ! 

Ne  sachant  guère  dans  quel  sens  s'échapper,  il  se  mit  à 
courir,  et,  incapable  de  surmonter  sa  répugnance  et  de  frap- 
per des  ennemis  qui  ne  le  voyaient  pas,  il  tourna  le  dos  h 
l'aveugle  le  plus  voisin.  Toutefois,  décidé  à  passer  coûte  que 
coûte  a  travers  leurs  rangs  qui  se  resserraient,  il  se  lança 
tête  baissée  vers  une  trouée  assez  large.  Mais  les  aveugles, 
percevant  aussitôt  son  mouvement,  se  rapprochèrent  en  hâte 
pour  lui  fermer  l'issue.  Il  vit  qu'il  allait  être  pris,  et,  au  même 
moment,  sa  bêche  retombait  sur  le  plus  proche  des  aveugles 
qui,  atteint  aux  bras,  culbuta  en  avant,  la  tête  la  première. 

Il  avait  passé  ! 

Mais  il  était  maintenant  à  deux  pas  des  maisons  :  d'autres 
aveugles  brandissant  des  bâtons  et  des  outils  se  précipitèrent 
au-devant  de  lui,  et  se  déployèrent  avec  une  rapidité  métho- 
dique pour  lui  couper  la  retraite. 

Juste  à  temps,  il  entendit  des  pas  derrière  lui  :  un  grand 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  Syi 

diable  le  tenait  presque.  Il  perdit  toute  patience,  fit  tournoyer 
sa  bêche  et  l'abattit  sur  ce  nouvel  antagoniste;  puis  il  se 
remit  k  fuir,  évitant  d'autres  ennemis  et  poussant  des  hurle- 
ments furieux.  Il  s'affola,  galopa  en  tous  sens,  faisant  inuti- 
lement de  brusques  détours;  cherchant  à  voir  de  tous  les 
côtés  h  la  fois,  il  trébucha  et  s'affala  dans  l'herbe  :  ils  enten- 
dirent sa  chute. 

Au  loin,  dans  le  mur  d'enceinte,  une  petite  porte  ouverte 
lui  parut  l'entrée  du  ciel,  et  il  dirigea  vers  elle  sa  course  folle. 
Pas  une  seule  fois  il  ne  tourna  la  tête  :  il  franchit  la  porte, 
butta  dans  les  planches  du  pont,  grimpa  à  mi-hauteur  des 
roches,  alarmant  un  jeune  lama  qui  bondit  hors  de  vue.  Enfin, 
épuisé,  à  bout  de  souffle,  il  s'affaissa  sur  le  sol. 

Ainsi  se  termina  sa  tentative  de  coup  d'Etat. 

*  * 

Pendant  deux  jours  et  deux  nuits,  sans  abri  et  sans  nour- 
riture, il  demeura  en  dehors  de  la  muraille  qui  fermait  la  vallée 
des  Aveugles,  et  il  médita  sur  les  surprises  de  l'imprévu.  Au 
cours  de  ces  méditations,  il  répéta  fréquemment,  et  chaque 
fois  sur  un  ton  de  dérision  plus  amère,  ce  proverbe  illusoire 
et  controuvé:  Aa  royaume  des  aveugles,  les  borgnes  sont  rois. 
Il  réfléchit  surtout  aux  moyens  de  combattre  et  de  vaincre 
ce  peuple,  mais  il  devint  de  plus  en  plus  clair  pour  lui  qu'au- 
cun de  ces  moyens  n'était  pratieable.  Il  n'avait  pas  d'armes 
et  il  lui  serait   difficile   maintenant  de  s'en  procurer. 

Le  chancre  de  la  civilisation  s'était  étendu  jusqu'à  Bogota 
et  avait  contaminé  Nunez,  qui  ne  savait  se  résoudre  à  assas- 
siner. Naturellement,  s'il  y  réussissait,  il  pourrait  alors  dicter 
ses  conditions  aux  aveugles,  sous  la  menace  de  les  massacrer 
tous  l'un  après  l'autre.  Mais,  tôt  ou  tard,  il  faudrait  bien 
qu'il  dormît. 

Il  explora  les  bois  de  sapins  pour  y  découvrir  quelque  nour- 
riture et  un  abri  contre  les  gelées  nocturnes  ;  avec  moins  de 
confiance,  il  essaya  de  capturer  un  lama  pour  le  tuer  en  lui 
écrasant  la  tête  à  coups  de  pierre,  et  se  procurer  une  provi- 
sion de  vivres.  Mais  les  lamas  avaient  des  doutes  sur  son 
compte  :  ils  l'épiaient  de  loin  avec  leurs  yeux  bruns  et  mé- 


872  LA    REVUE    DE    PARIS 

fiants  et  ils  s'enfuyaient  en  élernuant  dès  qu'il  approchait.  Le 
deuxième  jour,  la  fièvre  le  prit  et  il  fut  secoué  de  frissons 
douloureux.  Finalement,  avec  une  extrême  circonspection,  il 
descendit  jusqu'au  mur  de  la  vallée  des  Aveugles  pour  dis- 
cuter les  termes  de  sa  capitulation.  Il  longea  le  canal,  lançant 
de  temps  à  autre  des  appels  ;  deux  aveugles  se  présentèrent  à 
l'une  des  portes  et  il  entama  la  conversation. 

—  J'étais  fou,  —  dit-il,  —  mais  c'est  que  j'étais  tout  nou- 
vellement arrivé. 

Ils  déclarèrent  que  ce  ton-là  valait  mieux.  11  continua  en 
leur  assurant  qu'il  était  assagi  maintenant  et  se  repentait  de 
tout  ce  qu'il  avait  fait.  Soudain,  malgré  lui,  il  pleura,  car  il 
était  très  affaibli  et  souffrant,  et  ses  pleurs  parurent  aux 
aveugles  un  signe  favorable.  Ils  lui  demandèrent  s'il  croyait 
toujours  qu'il  pouvait  voir. 

—  Non,  —  répondit-il.  —  C'était  insensé.  Ce  mot  ne 
signifie  rien...  moins  que  rien. 

—  Qu'y  a-t-il  au-dessus  de  nos  têtes?  —  interrogèrent- 
ils  encore. 

—  A  environ  dix  fois  dix  hauteurs  d'homme,  il  y  a  un 
toit  au-dessus  du  monde...  un  toit  de  rocher,  très  uni,  très 
doux  au  toucher...  si  doux,  si  merveilleusement  douxl...  (Il 
éclata  de  nouveau  en  sanglots  convulsifs.)  Mais,  avant  de  me 
questionner  davantage,  —  leur  dit-il,  donnez-moi  à  manger: 
je  meurs  de  faim. 

Il  s'attendait  à  de  cruels  châtiments,  mais  ces  aveugles 
étaient  susceptibles  de  tolérance;  ils  considéraient  sa  rébellion 
comme  une  preuve  de  plus  de  son  idiotie  et  de  son  infériorité 
générale  :  après  l'avoir  fouetté,  ils  lui  assignèrent  les  travaux 
les  plus  simples  et  les  plus  durs,  et  lui,  n'imaginant  aucune 
possibilité  de  vivre  autrement,  accomplissait  sa  tâche  avec 
résignation. 

Peu  après  cette  équipée,  il  fut  malade  :  ils  le  soignèrent  avec 
bonté,  ce  qui  lui  facilita  sa  soumission.  Cependant  ils  l'obli- 
gèrent à  rester  alité  dans  les  ténèbres,  et  ce  lui  fut  une  grande 
misère.  Des  philosophes  aveugles  vinrent  le  morigéner  de  sd 
coupable  légèreté  d'esprit  et  lui  reprochèrent  d'une  façon  si 
touchante  ses  doutes  concernant  le  couvercle  qui  protégeait 
leur  casserole  cosmique  qu'il  finit  par  se  demander  si,    en 


LE    PAYS    DKS    AVEUGLES  878 

réalité,  il  n'était  pas  la  victime  de  quelque  hallucination  pour 
ne  pas  l'apercevoir  au-dessus  de  sa  tête. 


* 
*  * 

Ainsi  Nuilez  devint  citoyen  du  Pays  des  Aveugles  :  les 
habitants  cessèrent  d'être  un  groupement  impersonnel;  ils 
furent  pour  lui  des  individus  avec  lesquels  il  se  familiarisa, 
tandis  que  le  monde  de  par  delà  les  montagnes  se  perdait 
dans  le  lointain  et  l'irréel.  Il  connut  surtout  Yacob,  son 
maître ,  homme  bienveillant  quand  rien  ne  le  contrariait  ; 
Pedro,  neveu  d'Yacob,  et  Medina-Saroté,  la  plus  jeune  fille 
de  son  maître. 

Celle-ci  était  peu  prisée  de  ses  compatriotes,  parce  qu'elle 
avait  un  visage  aux  traits  nets  et  qu'il  lui  manquait  celte  face 
aplanie  et  flasque  qui  est  l'idéal  de  la  beauté  féminine  chez 
les  aveugles.  Nuaez,  dès  le  début,  l'avait  trouvée  agréable,  et 
bientôt  elle  fat  pour  lui  le  plus  bel  objet  de  la  création.  Elle 
différait  des  autres  habitants  de  la  vallée  en  ceci  que  ses  pau- 
pières fermées  n'étaient  ni  creuses  ni  rouges  :  on  aurait  pu 
croire,  à  chaque  instant,  qu'elles  allaient  s'ouvrir;  de  plus, 
elle  avait  de  très  longs  cils,  ce  qui  était  considéré  comme 
une  grave  difformité,  et  sa  voix  était  faible  et  ne  satisfaisait 
pas  les  oreilles  exigeantes  des  aveugles.  Aussi  n'avait-elle 
aucun  soupirant. 

Le  moment  arriva  où  Nufiez  se  dit  que,  s'il  pouvait  l'obtenir, 
il  se  résignerait  a  vivre  dans  la  vallée  le  reste  de  ses  jours. 

Il  la  guetta  ;  il  chercha  des  occasions  de  lui  rendre  de 
petits  services,  et  bientôt  il  eut  la  certitude  qu'elle  le  remar- 
quait. Un  jour  de  repos,  à  une  assemblée,  ils  étaient  assis 
côte  à  côte  dans  les  ténèbres  étoilées,  et  la  musique  était 
douce.  Sa  main  rencontra  celle  de  la  jeune  fille  et  il  osa  la 
presser.  Alors,  très  tendrement,  elle  répondit  à  sa  pression. 
Une  autre  fois  qu'ils  prenaient  leur  repas  dans  l'obscurité, 
elle  effleura  de  nouveau  sa  main,  et,  le  feu  ayant  flambé  tout 
à  coup,  il  vit  quelle  tendresse  exprimaient  ses  traits.  Il  se 
décida  à  lui  avouer  ses  sentiments. 

Un  soir  qu'elle  installait  son  rouet  devant  la  porte  pour 
filer,  il  vint  la  rejoindre.  La  clarté  de  la  lune  la  transformait 


S']\  LA    BEVUE    DE    PARIS 

en  une  mystérieuse  statue  d'argent.  Il  s'assit  a  ses  pieds  et  lui 
dit  combien  il  l'aimait,  et  combien  elle  lui  paraissait  belle.  11 
avait  une  voix  caressante  ;  il  parlait  avec  une  tendi^esse  res- 
pectueuse et  comme  apeurée,  et  jamais  encore  elle  n'avait 
entendu  le  langage  de  l'adoration.  Elle  ne  lui  donna  aucune 
réponse  définitive,  mais  il  était  clair  que  les  paroles  du  jeune 
bomme  lui  avaient  plu. 

Après  cela,  il  causa  avec  elle  cliaque  fois  qu'il  la  rencontrait. 
La  vallée  lut  son  univers,  et  le  monde  de  par  delà  les  mon- 
tagnes, OLi  les  hommes  vivaient  le  jour,  à  la  lumière  du  soleil, 
sembla  n'être  plus  qu'une  fable  merveilleuse  qu'il  lui  racon- 
terait quelque  jour.  Timidement  et  en  hésitant,  il  se  risqua  à 
aborder  le  sujet  de  la  vue. 

La  jeune  fille  pensait  que  cette  énigme  était  la  plus  poétique 
des  fantaisies  ;  elle  écoutait  les  descriptions  qu'il  lui  donnait 
des  astres,  des  montagnes  et  de  sa  calme  et  pâle  beauté  avec 
une  indulgence  qu'elle  se  figurait  coupable.  Elle  n'y  croyait 
pas,  elle  ne  comprenait  qu'à  moitié,  mais  elle  était  secrète- 
ment ravie,  et  lui,  tout  à  son  rêve,  s'imaginait  qu'elle  se 
représentait  exactement  toutes  les  splendeurs  qu'il  lui  dépei- 
gnait. 

Son  amour  devint  peu  à  peu  moins  craintif  et  Nunez  prit 
courage.  Bientôt  il  voulut  la  demander  en  mariage  à  Yacob 
et  aux  Anciens  de  la  vallée;  mais  elle  en  manifesta  de  l'inquié- 
tude et  elle  le  pria  de  différer  cette  démarche.  Ce  fut  une  de 
ses  sœurs  aînées  qui,  la  première,  prévint  son  père  des  amours 
de  Medina-Saroté  et  de  Nuiiez. 

Ce  projet  souleva  d'abord  la  plus  vive  opposition,  non 
pas  que  les  aveugles  fissent  trop  de  cas  de  la  jeune  fille, 
mais  parce  qu'ils  tenaient  Nunez  pour  un  être  à  part,  un,  être 
idiot  et  incomplet,  au— dessous  du  niveau  permis  à  l'homme. 
Les  sœurs  de  Medina-Saroté  se  récrièrent  amèrement,  car 
une  telle  union  jetait  le  discrédit  sur  elles  toutes  ;  et  le 
vieux  Yacob,  bien  qu'il  éprouvât  à  la  longue  une  sorte  d'af- 
fection pour  son  serf  maladroit  et  soumis,  secoua  la  tête  et 
jugea  la  chose  impossible.  Les  jeunes  hommes  s'irritaient  à 
l'idée  de  cet  abâtardissement  de  la  race,  et  l'un  d'eux  s'em- 
porta au  point  d'injurier  et  de  frapper  Nunez.  Celui-ci  rendit 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  876 

coup  pour  coup  et,  pour  la  première  fois,  la  vue  lui  fut 
avantageuse,  même  dans  la  demi-obscurité.  Après  ce  combat, 
personne  ne  s'aventura  à  lever  la  main  sur  lui  ;  mais  tous 
s'obstinaient  à  déclarer  ce  mariage  impossible. 

Le  vieux  Yacob  aimait  tendrement  sa  dernière  fille  et  il 
était  navré  qu'elle  vînt  si  souvent  pleurer  sur  son  épaule  : 

—  Tu  comprends,  ma  chérie,  c'est  un  idiot...  Il  a  des 
hallucinations...  Il  ne  peut  rien  faire  de  bien. 

—  Je  le  sais,  —  se  lamentait  Medina-Saroté.  —  Mais  il 
n'est  déjà  plus  comme  il  était  au  début.  Son  état  s'améliore  ; 
et  il  est  fort,  mon  père  chéri,  et  il  est  bon...  plus  fort  et 
meilleur  qu'aucun  d'entre  nous.  Et  il  m'aime,  pèrel...  et  je 
l'aime  ! 

Le  pauvre  père  était  grandement  affligé  de  la  désolation  de 
sa  fille,  et  son  attachement  à  Nufiez  ajoutait  à  son  chagrin. 
Une  fois,  il  se  rendit  avec  les  autres  Anciens  dans  la  salle  sans 
fenêtres  oiî  siégeait  le  conseil,  et,  tout  en  prenant  part  à  l'en- 
tretien, il  trouva  moyen,  au  moment  opportun,  de  placer  un 
mot  au  sujet  de  Nufiez: 

—  Son  état  s'améliore.  Très  vraisemblablement,  il  sera  un 
jour  aussi  sain  que  nous-mêmes... 

* 

Peu  de  temps  après,  un  des  Anciens,  qui  savait  penser  pro- 
fondément, eut  une  idée.  Parmi  ce  peuple,  c'était  lui  le  grand 
docteur,  le  guérisseur,  et  il  avait  un  esprit  inventif  et  philo- 
sophique :  l'idée  de  délivrer  Nufiez  de  ses  particularités 
bizarres  devait  le  séduire.  A  une  séance  à  laquelle  assistait 
Yacob,  il  amena  la  conversation  sur  Nufiez. 

—  J'ai  examiné  Nunez,  —  lit-il,  —  et  son  cas  me  semble 
plus   clair.  Je   pense  qu'on  pourrait  probablement  le  guérir. 

—  C'est  ce  que  j'ai  toujours  espéré  !  —  s'écria  le  vieux 
Yacob. 

—  Son  cerveau  est  atteint,  —  assura  le  docteur  aveugle. 
Les  Anciens  eurent  un  murmure  approbateur. 

—  Or,  de  quel  mal  est-il  atteint  ? 

—  Hé?  — fit  Yacob. 

—  Voici,  —  poursuivit  le  docteur,  répondant  à  sa  propre 


876  LA    REVUE    DE    PARIS 

question.  —  Ces  choses  bizarres  qu'on  appelle  les  yeux  et  qui 
existent  pour  creuser  une  agréable  dépression  dans  le  visage, 
sont,  dans  le  cas  de  Nufiez,  malades  au  point  d'affecter  son 
cerveau.  Ils  sont  extrêmement  distendus  ;  ils  ont  des  poils  et 
leurs  paupières  remuent  :  en  conséquence,  son  cerveau  est 
dans  un  état  constant  d'irritation  et  de  distraction. 

—  Oui  !  —  répétait  le  vieux  Yacob,  — oui. 

—  Je  crois  pouvoir  avancer  avec  une  certitude  raison- 
nable, que,  pour  obtenir  une  cure  radicale,  tout  ce  qu'il  nous 
faut  faire  est  une  opération  chirurgicale  simple  et  facile  :  il 
ne  s'agit  que  d'enlever  ces  corps  irritants. 

—  Et  alors,  il  sera  sain  ? 

—  Et  alors  il  sera  parfaitement  sain  et  nous  ferons  de  lui 
un  citoyen  admirable. 

—  Que  Dieu  soit  béni  de  nous  avoir  donné  la  science  1  — 
s'écria  le  vieux  Yacob. 

Et  il  partit  aussitôt  pour  annoncer  a  Nunez  son  heureux 
espoir. 

Mais  la  façon  dont  Nunez  reçut  cette  bonne  nouvelle  lui 
parut  froide  et  le  désappointa. 

—  On  croirait,  d'après  le  ton  que  vous  prenez,  —  dit  le 
vieux,  —  que  vous  ne  vous  souciez  guère  de  ma  fille  I 

Ce  fut  Médina- Saroté  qui  persuada  Nunez  d'affronter  les 
chirurgiens  aveugles. 

—  Oh!  c'est  vous,  —  protestait  Nunez,  —  qui  voulez  que 
je  renonce  au  don  de  la  vue  ! 

Elle  hocha  la  tête. 

—  Mais  mon  univers,  c'est  la  vue  ! 
Elle  baissa  la  tête  davantage. 

—  Il  existe  tant  de  belles  choses,  de  si  belles  petites 
choses!...  les  fleurs,  les  lichens,  parmi  les  rocs;  les  reflets  et 
le  chatoiement  d'une  fourrure;  le  ciel  profond  avec  son  duvet 
de  nuages,  les  couchers  de  soleil  et  les  astres!...  Et  il  y  a  voas. 
Pour  vous  seule,  il  est  bon  de  posséder  la  vue,  il  est  bon  de 
voir  votre  visage  doux  et  serein,  vos  lèvres  bienveillantes, 
vos  chères  et  jolies  mains  jointes...  Ce  sont  mes  yeux  que 
vous  avez  séduits,  mes  yeux  qui  me  lient  à  vous,  et  ce  sont 
mes  yeux  que  ces  idiots  veulent  me  prendre  !  Au  lieu  de  vous 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  S']'] 

contempler,  il  me  faudrait  vous  toucher  seulement,  vous 
palper...  vous  entendre  et  ne  plus  jamais  vous  voir  ;  il  me 
faudrait  entrer  sous  ce  toit  de  roches^  de  pierres  et  de  ténèbres, 
cet  horribls  plafond  sous  lequel  votre  imagination  se  courbe... 
Non!...  vous  ne  voudrez  pas  que  je  consente  à  cela?... 

Il  se  tut,  ayant  donné  à  sa  phrase  une  intonation  inlerro- 
gative  :  un  doute  désagréable  s'était  emparé  de  lui. 

—  Parfois  je  souhaite... 
Et  elle  n'acheva  pas. 

—  Eh  bien.»*  —  questionna-t— il,  avec  un  peu  d'appré- 
hension. 

—  Parfois  je  souhaite  que  vous  ne  parliez  plus  comme  cela. 

—  Gomme  quoi? 

—  C'est  très  beau,  je  le  sens.  C'est  votre  imagination,  et 
elle  me  ravit...  mais...  à  présent... 

Un  frisson  glacial  le  secoua. 

—  A  présent?...  —  fit-il,  d'une  voix  rauque. 

Elle  demeura  parfaitement  immobile  et  ne  répondit  pas. 

—  Vous  voulez  dire...  vous  croyez...  que  je  serais  mieux... 
qu'il  vaudrait  mieux  peut— être  ?... 

Il  devina  soudain  les  pensées  de  la  jeune  fille  et  suffoqua  de 
colère,  de  colère  contre  le  destin  stupide,  et,  en  même  temps, 
il  se  sentit  envahi,  pour  elle  qui  n'avait  pas  compris,  d'une 
infinie  sympathie,  d'une  sympathie  qui  était  presque  de  la  pitié. 

—  Ma  chérie  I  —  murmura-t-il  passionnément. 

La  pâleur  de  la  jeune  fille  lui  indiqua  combien  elle  souffrait 
de  tout  ce  qu'elle  ne  pouvait  pas  dire.  Il  passa  ses  bras  autour 
d'elle,  lui  baisa  la  joue,  et  ils  restèrent  ainsi  quelque  instants, 
silencieux. 

—  Si  je  consentais  à  ce  sacrifice?...  —  insinua-t-il  d'une 
voix  qu'il  avait  faite  très  douce. 

Elle  le  serra  contre  son  cœur  en  donnant  libre  cours  k  ses 
larmes. 

—  Oh!  situ  voulais I...  —  sanglotait-elle,  —  oh!  si  seule- 
ment tu  voulais  I . . . 

* 
*  * 

Pendant  la  semaine  qui  précéda  l'opération  par  laquelle  il 
allait  s'élever  de  sa  servitude  et  de  son  infériorité  au  rang  de 


878  LA     REVUE    DE    PARIS 

citoyen  libre  du-  Pays  des  Aveugles,  Nunez  ne  goûta  pas  une 
minute  de  sommeil.  Aux  heures  chaudes  et  ensoleillées  oii  les 
autres  dormaient  heureux,  il  restait  assis  à  réfléchir  ou  errait 
sans  but,  ramenant  sans  cesse  son  esprit  sur  le  sacrifice  de 
ses  yeux.  11  avait  fait  connaître  sa  réponse,  il  avait  donné 
son  consentement,  et  cependant  il  n'était  pas  certain  de  lui- 
même... 

Enfin  la  dernière  nuit  de  labeur  s'écoula  ;  le  soleil  baigna 
de  splendeur  les  crêtes  dorées,  et  le  dernier  jour  commença 
pour  lui  oij  il  allait  voir  encore. 

Avant  qu'elle  s'en  allât  dormir,  il  eut  quelques  minutes 
d'entretien  avec  Medina-Saroté. 

—  Demain,  —  lui  dit-il,  — je  ne  verrai  plus. 

—  Elu  de  mon  cœur,  —  répondit-elle,  en  lui  pressant 
les  mains  de  toutes  ses  forces,  —  ils  ne  vous  feront  presque 
pas  soufirir  et  vous  allez  endurer  ces  douleurs,  subir  cette 
épreuve  pour  moi,  bien-aimé...  Si  la  vie  et  l'amour  d'une 
femme  le  peuvent,  je  vous  rendrai  tout  cela,  mon  aimé,  mon 
bien-aimé  à  la  voix  caressante,  je  vous  rendrai  tout  cela. 

Plein  de  compassion  pour  lui-même  et  pour  elle,  il  l'attira 
contre  lui,  unit  ses  lèvres  aux  siennes,  et  contempla,  une 
dernière  fois,  son  doux  visage. 

Et,  à  cette  vue  si  chère,  il  murmura  : 

—  Adieu  !  adieu  ! 

Puis,  en  silence,  il  se  détourna  :  elle  écouta  le  bruit  de  ses 
pas  qui  s'éloignaient  lentement,  et  le  rythme  traînant  de  la 
marche  de  Nunez  l'attrista  à  tel  point  qu'elle  éclata  en  sanglots. . . 

11  allait  droit  devant  lui.  Au  cours  de  la  nuit,  il  avait 
décidé  de  se  rendre  en  un  endroit  écarté  d'oii  les  prairies 
seraient  belles  de  narcisses  blancs  et  d'y  rester  jusqu'à 
l'heure  de  son  sacrifice  ;  mais,  tout  en  cheminant,  il  leva  les 
yeux,  et  il  vit  le  matin,  le  matin  qui  descendait  les  pentes  de 
la  montagne  comme  un  ange  en  armure  d'or. 

Devant  cette  splendeur,  il  lui  sembla  que  le  monde  aveugle 

delà  vallée,   et  lui-même  et  son  amour,   n'étaient  pas  autre 

chose  qu'un   cauchemar  infernal.   Renonçant  k  la  prairie  des 

narcisses,    il   continua  d'avancer,  franchit  le  mur  d'enceinte 

et  gagna  les  pentes  rocheuses,  les  yeux  fixés  sur  les  glaciers 


LE    PAYS    DES    AVEUGLES  879 

et  les  neiges  ensoleillées.  Il  vit  leur  beauté  infinie  et  son  ima- 
gination prit  l'essor  vers  les  choses  d'au  delà  avec  lesquelles 
il  allait  rompre  pour  toujours.    , 

Il  pensa  au  monde  vaste  et  libre  dont  il  était  séparé,  à  ce 
monde  qui  était  le  sien,  et  il  eut  la  vision  de  pentes  plus 
lointaines,  et,  dans  la  distance,  apparut  Bogota,  ville  aux 
magnificences  multiples  et  scintillantes,  clarté  glorieuse  le 
jour,  mystère  lumineux  la  nuit;  ville  de  palais  et  de  fontaines, 
de  statues  et  de  maisons  blanches.  Il  conçut  qu'il  serait  pos- 
sible, après  tout,  de  remonter  et  de  descendre,  pendant  un 
jour  ou  deux,  par  des  passes  et  des  défilés,  pour  se  rappro- 
cher de  ses  places  et  de  ses  rues  affairées.  Il  songea  au  voyage 
sur  le  fleuve,  jour  après  jour,  de  Bogota  la  grande  jusqu'au 
monde  plus  vaste  encore,  par  des  villes  et  des  villages,  des 
forêts  et  des  déserts,  au  long  du  fleuve  tourbillonnant,  jusqu'à 
ce  que  ses  rives  reculent,  que  les  steamers  s'avancent,  dans  un 
sillage  écumant  et  qu'on  ait  atteint  la  mer,  la  mer  sans  limites, 
avec  ses  îles  par  centaines  et  par  milliers,  et  ses  navires  entre- 
vus dans  la  brume  et  sillonnant  en  tous  sens  le  monde  spa- 
cieux. Là-bas,  sans  que  des  montagnes  le  resserrent,  on  voit 
le  ciel...  le  ciel,  et  non  pas  le  couvercle  d'ici,  mais  une  arche 
bleue  sans  limites,  un  abîme  d'abîmes  dans  lequel  les  astres 
décrivent  leur  course  I . . . 

Ses  yeux,  avec  un  intérêt  plus  vif,  scrutèrent  le  rideau 
des  montagnes. 

<(  Si  j'allais  de  ce  côté,  par  ce  ravin,  jusqu'à  cette  che- 
minée plus  loin,  j'irais  sortir  au  milieu  des  pins  rabougris 
qui  croissent  sur  cette  plate-forme,  et,  si  je  grimpais  plus 
haut  encore,  je  parviendrais  à  l'extrémité  de  la  gorge...  Et 
puis?...  Ce  talus  pourrait  être  gravi  facilement.  De  là,  qui 
sait?  il  serait  possible  d'escalader  la  muraille  du  précipice 
qui  monte  jusqu'à  la  limite  des  neiges...  Et  ensuite?...  J'arri- 
verais sur  la  neige  ambrée  et  je  serais  à  mi-chemin  de  la 
crête  de  ces  magnifiques  désolations.  Supposé  que  j'aie  de  la 
chance I...  » 

Il  jeta  un  coup  d'œil  en  arrière  sur  le  village;  alors,  se 
retournant,  il  le  contempla,  les  bras  croisés.  Il  pensa  à 
Medina-Saroté,  et  l'image  de  la  jeune  fille  était  minuscule 
dans  l'éloignement... 


38o  LA    REVUE    DE    PARIS 

Tout  à  coup,  il  fit  face  à  la  pente  de  la  montagne  que  le 
matin  avait  descendue  sous  ses  yeux.  Avec  une  extrême  pru- 
dence, il  commença  l'ascension. 


*  * 

Au  coucher  du  soleil,  il  ne  montait  plus  :  il  avait  atteint 
les  hauteurs,  très  loin  de  la  vallée  des  Aveugles.  Ses  vêtements 
pendaient  en  loques,  ses  membres  étaient  ensanglantés  et 
meurtris,  mais  il  se  prélassait  sur  le  rocher  et  un  sourire 
errait  sur  son  visage. 

De  l'endroit  où  il  était  couché,  le  vallon  semblait  perdu 
au  fond  d'un  trou,  un  mille  au  moins  plus  bas.  Déjà  les 
brumes  et  l'ombre  l'obscurcissaient,  bien  que  les  sommets 
autour  de  lui  fussent  encore  embrasés  de  lumière  et  de 
flammes. 

Les  sommets  de  la  montagne  étaient  embrasés  de  lumière 
et  de  flammes,  et  les  moindres  recoins  dans  les  rochers  à 
portée  de  sa  main  étaient  baignés  d'une  limpide  beauté  ; 
une  veine  verte  transparaissait  sous  la  roche  grise;  des  cris- 
taux scintillaient  çà  et  là,  des  teintes  orange  revêtaient  un 
lichen  exigu,  minusculement  superbe.  Des  ténèbres  profondes 
et  mystérieuses  s'écroulaient  dans  la  gorge  :  des  bleus  qui 
s'assombrissaient  jusqu'au  pourpre,  et  des  pourpres  qui  se 
transformaient  en  opacités  lumineuses.  Et,  au-dessus  de  sa 
tète,  s'étendait  la  libre  immensité  du  ciel. 

Il  cessa  d'admirer  ce  spectacle  et  s'allongea,  tranquille  et 
souriant,  comme  si  ce  bonheur  lui  eût  suffi,  de  s'être  échappé 
du  Pays  des  Aveugles. 

Les  lueurs  du  couchant  s'éteignirent.  Et  ce  fut  la  nuit.  Et 
Nunez  reposait  sous  les  étoiles  froides  et  claires. 


H. -G.     WELLS 

(Traduit  de  l'anglais  par  Hemiy  D.  Davray  et  B.  Koz  aki  e  vvicz .) 


MÉMOIRES 


D'UN 


PAYSAN   BAS-BRETON 


PREMIERE  SERIE  

IX 

EN  CRIMÉE 

Durant  le  reste  de  septembre  et  tout  le  mois  d'octobre, 
nous  courûmes  ces  plaines  et  ces  montagnes,  Russes  et  Fran- 
çais se  faisant,  comme  nous  disions,  une  véritable  chasse  à 
l'homme,  sans  se  faire  beaucoup  de  mal.  Quand  nous  mar- 
chions en  avant,  les  Russes  prenaient  leurs  bagages  et 
se  retiraient  devant  nous,  sans  se  presser,  en  laissant  une 
ligne  de  tirailleurs  pour  s'amuser  avec  une  autre  ligne  de 
tirailleurs  que  nous  envoyions  faire  vis-a-vis.  Quand  nous 
battions  en  retraite,  ils  nous  suivaient,  toujours  a  peu  près  à 
la  même  distance,  sans  précipitation.  On  avait  l'air  de  s'amu- 
ser, je  crois  même  que  les  balles  se  mettaient  de  la  partie  en 
se  refusant  à  faire  du  mal,  car  on  les  entendait  bien  siffler, 
mais  elles  ne  touchaient  jamais  personne.  Je  ne  vis  qu'un 
chasseur  d'Afrique  qui,  voulant  aller  trop  près  de  la  ligne  russe, 
eut  son  cheval  tué  et  dut  s'en  revenir  avec  sa  selle  sur  son 
dos,  sans  même  que  les  tirailleurs  russes,  qui  pouvaient  le  cri- 
bler de  balles,  songeassent  à  tirer  dessus. 

Un  jour  cependant,  ou  plutôt  une  nuit,  nous  laissâmes  plu- 
sieurs hommes  sur  le  terrain;  non  des  morts,  mais  des  ivre- 
morls.  Nous  étions  depuis  trois  jours  campés  dans  la  vallée 

I.  Voir  la  Revue  du  i5  décembre  îQoi  et  du  i"^""  jan>ier  igoô. 


382  LA    REVUE    DE    PARIS 

du  Belbeck,  à  portée  de  canon  de  l'armée  russe,  dans  une 
situation,  certes,  des  plus  critiques,  ayant,  disait-on,  quarante 
mille  hommes  devant  nous  et  des  montagnes  dans  le  dos.  Il 
ne  nous  restait,  pour  sortir  de  là,  qu'un  seul  passage  qu'un 
bataillon  ou  deux  pièces  de  montagne  auraient  pu  défendre. 
Nous  avions  cependant  présenté,  par  deux  fois,  la  bataille  aux 
Russes,  mais  ils  se  contentaient,  comme  d'habitude,  d'envoyer 
quelques  tirailleurs  pour  nous  distraire. 

Un  soir,  lorsque  nous  étions  déjà  couchés,  on  vint  nous 
dire  à  voix  basse  de  ramasser  vivement  nos  bagages  en  silence, 
de  bien  attacher  les  bidons  et  les  gamelles  sur  le  sac,  afin 
qu'ils  ne  ballottent  pas  et  ne  fassent  aucun  bruit  en  mar- 
chant. Les  cantinières  avaient  aussi  envoyé  dire  dans  les  com- 
pagnies qu'elles  avaient  des  boissons  à  donner  à  très  bon 
marché,  sinon  pour  rien  :  elles  avaient  été  averties  d'abandonner 
tous  leurs  bagages  avec  les  mulets.  On  peut  penser  que  les 
soldats  ne  se  firent  pas  prier  deux  fois  pour  aller  chercher  de 
la  boisson  à  bon  marché  et  même  pour  rien.  Malheureuse- 
ment, si  quelques-uns  se  plaignirent  de  n'avoir  pas  eu  leur 
compte,  beaucoup  en  eurent  de  trop,  et,  le  sommeil  perdu 
aidant,  plusieurs  restèrent  sur  le  carreau,  soit  immédiatement, 
sur  place,  soit  succombant  en  route.  On  ne  s'occupait  guère 
d'eux;  on  n'avait  pas  le  temps  :  les  officiers  paraissaient 
n'avoir  qu'un  souci  :  c'était  de  commander  le  silence. 

Le  lendemain,  au  lever  du  soleil,  nous  nous  trouvions  au 
repos  sur  les  hauteurs,  et,  de  là,  nous  voyions  les  Russes 
dans  le  camp  que  nous  occupions  la  veille  ;  le  passage  d'oii 
nous  venions  à  peine  de  sortir  était  également  occupé  par 
eux  :  ils  avaient  cru  nous  prendre  tous  ;  mais  ils  ne  trou- 
vèrent plus  que  des  tonneaux  vides  et  n'eurent  comme  pri- 
sonniers qu'un  certain  nombre  d'ivrognes,  endormis  dans  le 
camp  ou  à  l'entrée  du  passage,  et  une  cantinière  qui  avait 
voulu,  malgré  les  ordres  et  malgré  le  danger,  enlever  ses 
bagages  et  sa  boisson. 

Nous  retournâmes  dans  la  plaine  de  Baïdar  oii  nous  devions 
prendre  nos  quartiers  d'hiver.  Là,  d'autres  ennemis,  plus  ter- 
ribles que  les  Russes,  nous  attendaient  :  le  scorbut,  la  dysen- 
terie, le  typhus  et  le  choléra  morbus.  Nous  étions  d'autant 
plus   exposés  à  leurs  attaques  que  nous  étions   mal  vêtus  et 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  385 

encore  plus  mal  nourris.  L'efTectif  des  compagnies  diminuait 
toujours,  malgré  les  renforts  que  nous  recevions  souvent  de 
France.  Déjà  mes  camarades  du  87*^  avaient  presque  tous  dis- 
paru. Un  jour,  j'entendis  le  capitaine,  qui  avait  déjà  haussé 
les  épaules  en  me  voyant  la  première  fois,  dire  au  sergent- 
major  :  «  Je  n'aurais  jamais  cru  que  le  petit  Déguignet  aurait 
résisté  si  longtemps  ». 

Hélas  !  j'étais  bien  près  de  succoinber  à  mon  tour.  Depuis 
trois  jours,  j'étais  atteint  de  dysenterie.  J'avais  beau  me 
raidir  et  chercher  à  dissimuler  mon  mal,  le  lendemain  je 
succombai.  On  fut  obligé  de  me  monter  avec  beaucoup 
d'autres  sur  les  mulets  à  cacolets,  qui  nous  conduisirent  à 
l'ambulance  temporaire  du  Camp  du  Moulin,  à  l'endroit  même 
oij  nous  avions  campé  la  première  fois  en  quittant  Sébastopol. 
Plusieurs  de  mes  compagnons  d'infortune  y  moururent  presque 
en  arrivant  ou  dans  la  nuit. 

On  nous  garda  là  deux  jours,  puis  on  nous  conduisit  à 
Kamiech,  où  l'on  nous  mit  dans  une  grande  baraque  :  il  y 
avait  des  lits  de  camp,  des  paillasses  et  des  couvertures.  Cette 
baraque  avait  deux  portes,  l'une  qui  conduisait  au  cimetière, 
l'autre  chez  les  convalescents.  J'en  voyais  beaucoup  sortir  par 
la  porte  du  cimetière,  mais  très  peu  par  la  porte  des  conva- 
lescents. Je  comptais  moi-même  passer  bientôt  par  la  pre- 
mière. Cela  m'était  indifférent  :  à  ce  moment-là,  j'étais  réduit 
à  un  tel  état  que  je  n'avais  plus  ni  force  ni  volonté.  Je  n'avais 
guère  plus  de  vie  que  les  cadavres  que  je  croyais  voir  à  côté 
de  moi  ;  on  aurait  bien  pu  m'enterrer  comme  ça  ;  je  n'aurais 
pas  réclamé,  comme  ce  grenadier  dont  l'histoire  courait  alors 
les  régiments.  Blessé  mortellement  devant  Malakoff,  ce  pauvre 
grenadier,  que  l'on  croyait  bien  mort,  fut  jeté  à  la  fosse 
commune  ;  mais  en  tombant  et  en  exhalant  sans  doute  son 
dernier  soupir,  il  fit  entendre  une  plainte;  un  soldat  en  fit 
part  au  sergent  qui  surveillait  la  corvée  et  qui  était  justement 
de  la  compagnie  de  ce  grenadier;  le  sergent  jeta  un  regard 
dans  la  fosse  et  dit  :  «  Ahl  c'est  celui-là  I  je  le  connais  ;  c'est 
un  réclameur  ;  allez  I  dans  le  trou  comme  les  autres  !  » 

Je  restai  ainsi  cinq  à  six  jours  entre  les  deux  portes.  Le  sep- 
tième jour,  si  je  ne  me  trompe,  j'entendis  le  médecin  dire  aux 
infirmiers  :    «  En  voilà  encore  un    de   sauvé  ;   menez-le    de 


384  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'autre  côté  de  suite.  »  J'allais  sortir  par  la  bonne  porte,  ce 
que  je  n'aurais  jamais  espéré.  Je  ne  me  sentais  pas  mieux  du 
tout.  Je  devais  l'être,  cependant,  puisque  le  médecin  le  disait 
et  que  l'on  me  reconduisait  parmi  les  vivants.  J'étais  sauvé, 
en  cllet  ;  au  bout  de  huit  jours,  j'étais  debout  :  je  croyais  que 
je  revenais  de  l'autre  monde.  Grâce  à  un  régime  sain  et 
réconfortant,  au  bout  d'un  mois,  j'étais  à  peu  près  revenu  à 
mon  état  normal. 

Il  se  trouvait  dans  cette  baraque  un  jeune  caporal,  un  ex- 
séminariste,  qui  avait  préféré  la  capote  à  la  soutane.  Ce  jeune 
homme  nous  racontait  tous  les  soirs  des  contes  ou  des  his- 
toires qui  nous  amusaient  et  nous  égayaient  beaucoup.  C'était 
le  premier  homme  que  j'entendisse  parler  ce  que  je  croyais 
être  le  vrai  français.  Nous  fûmes  bientôt  de  grands  amis 
Il  était  de  Rennes  ou  des  environs  :  nous  étions  donc  un 
peu  compatriotes.  Je  le  félicitai  sur  son  savoir  et  son  talent 
d'orateur,  à  quoi  il  fut  sensible  et  me  remercia.  11  me  demanda 
si  je  n'avais  pas  fait  mes  classes  :  a  Hélas,  cher  ami,  je  suis 
en  train ^de  les  faire  maintenant,  mes  classes,  sur  les  champs 
de  bataille  ;  je  les  avais  commencées  dans  d'autres  champs, 
en  gardant  les  vaches.  Mon  savoir  littéraire  va  jusqu'à  lire  et 
gribouiller  quelques  mots  illisibles.  J'étais  venu  au  régiment 
dans  l'espoir  d'apprendre  quelque  chose,  mais  je  me  suis 
trompé,  car  je  n'en  vois  guère  le  moyen.  » 

Mon  nouvel  ami  possédait  quelques  vieux  journaux  français, 
choses  rares  Ik-bas,  qu'il  recevait  de  temps  en  temps  de  son 
pays.   11  m'en  montra  un  et  me  fit  lire  : 

—  Mais  vous  lisez  à  merveille. 

—  Oui,  mon  ami,  je  lis  assez  bien,  comme  tous  ceux 
qui,  sachant  lire  une  langue  européenne  quelconque,  savent 
aussi  lire  le  latin  ;  mais,  sur  cent,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  com- 
prend ce  qu'il  lit;  il  en  est  de  même  pour  beaucoup,  je  crois, 
et  en  particulier  pour  moi  à  l'égard  du  français. 

Il  avait  aussi  du  papier  et  de  l'encre,  dont  on  pouvait  se 
fournir  à  Kamiech,  et,  tout  de  suite,  sur  son  lit,  il  me  fit  grif- 
fonner quelques  mots  et  trouva  que  ce  n'était  pas  trop  mal, 
en  me  disant  que  l'écriture  n'était  qu'un  simple  exercice  ma- 
nuel, un  travail  mécanique  d'une  importance  secondaire  dans 
l'instruction. 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  385 

—  Moi-même,  dit-il,  je  suis  loin  d'être  un  calligraphe  ; 
c'est  un  travail  de  copistes,  de  jeunes  gens  qui  ont  passé 
dix  ans  chez  les  Frères  k  faire  des  bâtons  et  des  jambages, 
sans  avoir  appris  un  mot  d'orthographe,  d'histoire  ni  de  géo- 
graphie. 

Il  me  demanda  ensuite  si  j'avais  de  la  mémoire  : 

—  Tant  qu'à  ça,  mon  ami,  je  puis  vous  le  garantir  et  je 
pourrais  vous  en  donner  des  preuves  sur-le-champ.  J'ai  retenu 
toute  la  théorie  de  l'école  du  soldat,  qu'on  me  rabâchait  du 
reste  dix  fois  par  jour,  lorsque  je  faisais  mes  premiers  débuts 
à  Lorient,  et  je  pourrais  vous  raconter  toutes  les  histoires  que 
vous  nous  avez  racontées  ici,  si  j'avais  le  talent  et  l'habitude 
d'employer  les  expressions  dont  vous  vous  servez  si  bien. 

Il  voulut  me  mettre  à  l'épreuve  et  fut  très  étonné.  A  dater 
de  ce  moment,  nous  devînmes  deux  intimes,  deux  insépa- 
rables ;  il  se  faisait  un  plaisir  d'être  mon  instituteur,  et  moi 
plus  encore  d'être  son  élève.  Ce  fut  le  premier  et  presque  le 
seul  précepteur  que  j'aie  eu  de  ma  vie,  hélas  !  pour  trop  peu 
de  temps.  C'est  lui  qui  m'a  initié  à  toutes  les  sciences  dans 
lesquelles  j'ai  pu,  plus  tard,  seul,  avec  le  temps,  avancer  un 
peu. 

La  première  chose  que  je  lui  demandai,  ce  fut  de  m'ap- 
prendre  à  calculer.  Je  ne  savais  pas  encore  le  nom  de  l'arith- 
métique. Aussitôt,  avec  son  crayon,  il  me  fit  un  petit  carré 
de  chiffres,  la  fameuse  table  de  Pyihagore,  en  me  disant 
d'apprendre  cela  par  cœur.  Je  ne  fus  pas  long  à  apprendre 
celte  table,  ni  l'addition  et  la  soustraction  ;  d'abord,  avec  les 
explications  et  les  démonstrations  qu'il  me  faisait,  il  était 
impossible,  à  moins  d'être  complètement  bouché,  de  ne  pas 
arriver  vite  à  tout  comprendre.  La  multiplication  et  la  divi- 
sion me  tinrent  plus  longtemps.  Entre  temps,  il  entreprit  de 
m'apprendre  un  peu  d'histoire,  car  il  en  savait,  mon  jeune 
ami  :  c'était  un  véritable  érudit,  un  puits  de  science. 

Il  me  dit  d'abord  que  ce  qu'on  apprenait  alors  dans  les 
écoles  primaires  sous  le  nom  d'histoire  sainte,  n'était  qu'une 
suite  de  légendes  : 

—  Moi,  je  vais  vous  donner  de  la  vraie  histoire,  constatée 
et  attestée  par  des  empreintes  ineffaçables. 

Il  commença  par  la  Perse,  la  Grèce,  Rome  et  Carthage,  la 

i5  Janvier  igoS.  n 


386  LA    REVUE    DE    PARIS 

chute  de  tous  ces -empires  et  l'envahissement  de  l'Occident  par 
les  barbares  d'Orient,  puis  l'envahissement  de  la  Gaule  par 
une  autre  espèce  de  barbares  sortis  des  forêts  de  la  Germanie, 
qui  avaient  subjugué  et  absorbé  les  Gaulois  et  donné  leur  nom 
à  la  France. 

Il  avait  beau  faire,  mon  caporal,  s'il  me  donnait  de  la 
besogne,  je  lui  en  donnais  aussi  :  une  histoire  racontée  le  soir, 
le  lendemain  je  la  lui  narrais  point  à  point,  dans  mon  jargon, 
bien  entendu,  un  français  de  cuisine  qui  le  faisait  rire  par- 
fois. Je  savais  les  quatre  règles  ;  quant  à  l'orthographe  et  à 
la  langue  française,  elles  ne  peuvent  guère  s'apprendre,  me 
disait-il,  que  par  la  lecture  de  bons  livres  et  la  fréquentation 
d'hommes  parlant  correctement  la  langue,  deux  choses  dilTî- 
ciles,  sinon  impossibles,  à  trouver  dans  le  milieu  où  je  vivais 
alors  et  dans  lequel  j'ai  passé  toute  ma  vie.  La  géographie,  il 
me  l'apprit  avec  un  crayon  et  une  feuille  de  papier  ou  un 
vieux  journal  :  le  plancher,  la  couverture  du  lit,  tout  nous 
servait  de  moyen  de  démonstration.  Le  plus  dillicile  ici  fut 
de  me  prouver  que  la  terre  était  ronde  et  de  me  faire  com- 
prendre les  latitudes  et  les  longitudes  ;  le  reste  alla  comme 
l'histoire  :  je  parle  bien  entendu  d'un  ensemble  général,  d'un 
canevas  d'histoire  et  de  géographie  ;  nous  n'avions  pas  le 
temps  d'entrer  dans  les  détails. 

Il  m'expliqua  aussi  beaucoup  de  problèmes  qui  me  trot- 
taient dans  le  cerveau  depuis  mon  enfance,  notamment  le 
télégraphe  électrique  et  la  vapeur.  Il  m'expliqua  comment 
et  par  quelles  lois  les  grands  navires  se  maintiennent  sur 
l'Océan,  lorsqu'un  simple  grain  de  poussière  s'y  enfonce,  et 
comment  les  mêmes  lois  font  monter  les  ballons  dans  l'at- 
mosphère. Il  me  raconta  même  l'aventure  d'Archimède,  à  pro- 
pos de  la  découverte  de  ces  lois.  Il  m'avait  enseigné  un  peu 
de  géométrie  et  lorsque  j'eus  compris,  non  certes  la  géométrie, 
mais  à  quoi  servait  la  géométrie,  il  me  dit  :  c<  C'est  incroyable 
que  cette  science  si  vraie,  si  juste,  si  nécessaire  à  l'homme  et 
si  facile  à  comprendre,  soit  exclue  de  nos  écoles  primaires, 
sous  prétexte  qu'elle  n'est  pas  à  la  portée  des  jeunes  intelli- 
gences. Mais  elle  est  à  la  portée  de  tout  le  monde,  au  con- 
traire, el  tout  le  monde  en  fait.  Les  maçons,  les  charrons,  les 
charpentiers,    les    cultivateurs    même    font    de    la   géométrie 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  887 

toute  leur  vie,  et  de  la  géométrie  pratique  que  bien  des  théo- 
riciens de  la  Sorbonne  ne  pourraient  faire.  » 

Le  temps  passait  vite  dans  ce  travail  attrayant.  Une  seule 
chose  autrefois  me  faisait  peur,  —  s'il  m'est  permis  d'écrire 
ce  mot,  —  en  allant  au  régiment,  c'était  l'hôpital  ou  l'ambu- 
lance :  j'en  avais  entendu  dire  des  choses  si  terribles!  Et  voici 
que  le  plus  heureux  moment  de  ma  vie,  je  le  passais  dans 
une  ambulance,  sur  une  terre  étrangère,  à  cinq  cents  lieues 
de  mon  pays.  Nous  étions  à  la  fin  de  l'année  i855.  L'hiver 
était  rude  ;  le  froid  était  descendu  jusqu'à  vingt  et  un  degrés 
au-dessous  de  zéro.  Quoique  ça,  nous  avions,  mon  camarade 
et  moi,  demandé  au  médecin  de  retourner  à  nos  régiments; 
mais  à  dire  vrai,  au  fond  de  nos  cœurs,  nous  éprouvions  le 
désir,  sinon  le  besoin,  de  rester  encore  quelque  temps  en  cet 
heureux  état.  Nous  le  sentions  d'autant  plus  que  nous  n'avions 
plus  rien  à  faire  au  régiment.  La  guerre  était  censément  ter- 
minée; les  armées  étaient  toujours  en  face  les  unes  des  autres, 
il  est  vrai,  mais  à  peu  près  dans  la  position  de  deux  chiens 
de  faïence.  Nous  attendions  le  bon  plaisir  des  diplomates  réu- 
nis à  Paris  par  notre  Empereur  pour  régler  les  comptes  «  des 
pots  cassés  »,  comme  nous  disions  là-bas.  Mais,  si  l'Empe- 
reur avait  eu  intérêt  à  faire  durer  le  siège  de  Sébastopol,  il 
avait  autant  d'intérêt  à  conserver  à  Paris  le  plus  longtemps 
possible  tous  ces  grands  diplomates  et  leur  nombreuse  suite, 
pour  occuper  les  Parisiens,  afin  que  les  Parisiens  ne  s'occu- 
passent pas  de  lui. 

A  notre  demande  de  sortie,  le  médecin  répondit  que  nous 
avions  le  temps,  que  nous  n'étions  pas  aussi  bien  rétablis  que 
nous  le  pensions,  qu'une  rechute  serait  pour  nous  un  coup 
fatal.  Ce  médecin  connaissait  l'intelligence  et  le  savoir  de  mon 
camarade  et  savait  à  quoi  nous  passions  notre  temps  ;  il  pensait 
que  nous  faisions  autant  là,  sinon  plus,  que  nos  camarades 
dans  la  plaine  de  Baïdar. 

Nous  allions  souvent  nous  promener,  quand  le  temps  n'était 
pas  trop  froid.  Nous  poussions  nos  promenades  jusque  chez 
les  Piémontais,  dont  la  plupart  parlaient  français,  cette  armée 
étant  composée  de  Savoyards  et  de  Niçois.  Nous  avions  du 
plaisir  à  visiter  aussi  le  camp  des  Anglais,  qui  était  bien 
mieux  arrangé  que  le  nôtre.  Ils  étaient  mieux  habillés  et  mieux 


388  LA    REVUE    DE    PARIS 

nourris  que  nous.  Aussi  n'avaient-ils  pas  été  atteints  comme 
nous  par  tant  d'horribles  maladies,  pas  même  par  le  spleen 
ou  maladie  du  pays,  l'Anglais  étant  ou  croyant  être  partout 
dans  son  pays,  puisque  la  terre  lui  appartient  :  qu'il  aille  en 
Amérique,  en  Australie,  en  Asie,  en  Afrique,  il  est  toujours 
chez  lui. 

Les  régiments  campés  près  de  Sébastopol  allaient  chercher 
du  bois  dans  les  décombres,  mais  en  grandes  corvées  et  accom- 
pagnés de  soldats  en  armes  ;  il  était  défendu  d'aller  isolément. 
Nous  voulions  cependant  faire  une  visite  dans  l'intérieur 
de  Sébastopol,  ou  plutôt  dans  l'intérieur  de  l'enceinte  qui 
contenait  naguère  Sébastopol.  Nous  partîmes  un  jour,  bien 
décidés.  Nous  fîmes  un  détour  pour  gagner  les  tranchées  dans 
lesquelles  nous  courûmes  bien  vile,  en  zigzag,  en  nous  bais- 
sant parfois.  Nous  arrivâmes  ainsi  sans  accident  jusque  dans 
l'enceinte  de  ce  qui  avait  été  la  ville.  Nous  errâmes  longtemps, 
ayant  un  peu  l'air  de  revenants  parmi  les  décombres,  péné- 
trant au  rez-de-chaussée  de  maisons  qui  n'étaient  pas  entière- 
ment écroulées.  Nous  entrâmes  dans  une  petite  maison  qui 
n'avait  pas  eu  tant  de  mal  que  les  autres;  je  croyais  entrer 
dans  un  ménage  de  mon  pays  ;  rien  n'y  manquait  pour  m'en 
donner  l'illusion  :  chaudrons,  pots  en  terre,  poêle  à  crêpes 
et  ses  accessoires,  tables  et  bahuts  en  chêne,  bancs,  esca- 
beaux, crémaillère,  trépieds;  il  y  avait  même  un  paquet  de 
crêpes  moisies  et  du  pain  noir;  tout  contribuait  à  me  faire 
croire  que  j'étais  dans  un  ménage  de  pauvres  Bretons, 

Nous  nous  assîmes  sur  les  escabeaux,  et  mon  ami  se  mit  à 
parler  : 

—  Voilà,  dit-il,  à  quoi  servent  les  guerres!  Que  nous  pré- 
sente cette  ville?  des  monceaux  de  ruines,  ce  que  prirent  les 
Grecs  quand  ils  entrèrent  à  Troie,  après  dix  ans  de  siège,  ce  que 
prirent  les  Romains  en  prenant  Garthage  :  des  pierres  et  de  la 
cendre.  Et  les  cent  mille  hommes  qui  dorment  d'un  sommeil 
éternel  sous  ces  décombres,  tous  des  jeunes  gens  comme  nous, 
qui  auraient  pu  rendre  de  grands  services  à  leur  pays,  à  leurs 
familles,  à  l'humanité,  et  les  habitants  de  celte  malheureuse 
ville  obligés  de  fuir  au  milieu  de  la  nuit,  en  abandonnant  tous 
leurs  biens,  réduits  aujourd'hui  à  la  misère,  à  la  mendicité  et 
pleurant  plusieurs  de  leurs  enfants  ensevelis  sous  ces  ruines. 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  SSq 

tout  cela  pour  le  plaisir  et  dans  l'intérêt  de  deux  ou  trois 
hommes,  que  les  peuples  prient  encore  les  dieux  de  leur  con- 
server éternellement  ;  mais  quand  le  peuple  crie  :  ave,  impe- 
ralor,  l'écho  du  genre  humain  répèle  :  ave,  dolor. 

Sur    ces   réflexions   philosophiques,    nous   quittâmes   cette 
pauvre  demeure  et  les  ruines  pour  regagner  notre  ambulance. 


X 


CHEZ    LES    TURCS 

Au  commencement  de  janvier  i856,  vint  un  ordre  de  faire 
évacuer  sur  Constantinople  tous  les  convalescents  et  les  ma- 
lades de  Kamiech  qui  pouvaient  supporter  la  traversée.  Mal- 
gré que  nous  ayons  tous  les  deux  manifesté  le  désir  de 
retourner  h  Baïdar  plutôt  que  d'aller  à  Constantinople,  nous 
fûmes  désignés  pour  les  premiers  convois.  On  nous  embarqua 
sur  un  transport  français,  un  transport-hôpital  qui  avait  déjà 
semé  une  ligne  de  cadavres  entre  Kamiech  et  le  Bosphore. 
Celait  à  son  bord,  si  je  ne  me  trompe,  qu'était  mort  le  maré- 
chal de  Saint-Arnaud,  par  le  poison,  disait-on. 

En  débarquant  à  Constantinople,  je  fus  bien  surpris  en 
voyant  une  ville  d'un  aspect  extérieur  si  beau  répondre  si 
peu  dans  l'intérieur  à  cet  aspect  séduisant.  Nous  traversâmes 
la  ville:  des  ruelles  étroites,  tortueuses,  pleines  d'ordures,  où 
les  chiens  se  disputaient  des  morceaux  de  charogne  ;  des  mai- 
sons brûlées  et  non  abandonnées  par  leurs  habitants  qui  y 
couchaient  parmi  les  décombres  ;  des  femmes  dont  la  figure 
était  couverte  d'un  voile  épais,  mais  dont  le  reste  du  corps 
était  presque  nu.  Nous  marchâmes  deux  heures  dans  ces 
ruelles  infectes  pour  arriver  aux  faubourgs,  auprès  desquels  se 
trouvaient  partout  des  cimetières.  Ensuite,  nous  traversâmes 
des  terres  incultes  et  couvertes  de  gros  chardons,  pour  gagner 
les  hôpitaux  et  les  ambulances,  qui  se  trouvaient  au-dessus  de 
celte  jolie  ville  impériale.  Il  y  avait  là,  sur  le  plateau  im- 
mense, des  baraquements  à  perte  de  vue,  portant  tous  des 
noms  baroques:  Daoud-Pacha,  Malplaquet,  Ramis-Tchiflik, 
etc.,  etc. 


SgO  LA    REVUK    DE    PARIS 

Nous  fûmes  dirigés  sur  les  baraques  de  Malplaquet,  où  il  y 
avait  déjà  un  grand  nombre  de  convalescents  qui  avaient  l'air 
assez  bien  portant.  Là,  nous  comptions  reprendre,  mon  ami 
et  moi,  nos  études  un  instant  interrompues  par  ce  change- 
ment. Mais,  hélas!  mon  ami  fut  pris  presque  en  arrivant  pour 
les  bureaux  de  l'intendance.  Nous  fûmes  obligés  de  nous 
séparer  avec  bien  des  regrets  et  pour  ne  plus  jamais  nous 
revoir.  Obéissant  à  une  recommandation  que  cet  ami  me  fit 
alors,  je  ne  puis  citer  ici  son  nom,  ni  son  vrai  pays.  N'im- 
porte, ce  fut  pour  moi  le  premier  homme  vraiment  digne 
de  ce  nom;  plus  tard  j'en  ai  connu  encore  quatre  ou  cinq, 
dont  quelques-uns  pouvaient  l'égaler  mais  non  le  surpasser. 
C'est  lui  qui  m'a  communiqué  l'étincelle  de  la  pensée  et  de 
la  réflexion,  qui  fait  de  l'homme  un  être  supérieur  à  tous  ses 
confrères  terrestres. 

Huit  jours  après,  j'eus,  moi  aussi,  mon  petit  emploi.  On  avait 
demandé  parmi  nous  des  volontaires  pour  aller  soigner  les 
malades  comme  infirmiers  auxiliaires.  Nous  partîmes  une 
vingtaine.  On  nous  envoya  à  l'ambulance  de  Ramis-Tchiflik, 
non  loin  de  Daoud-Pacha.  C'était  l'ambulance  des  typhoïdes, 
où  régnait  en  permanence  le  plus  terrible,  le  plus  dégoûtant 
des  fléaux  :  presque  tous  ceux  qui  en  ont  été  atteints  sont 
sortis  par  la  porte  de  l'amphithéâtre  ;  ceux  qui  ont  sur- 
vécu ont  perdu  l'intelligence  ou  l'usage  de  quelque  membre. 
En  arrivant,  un  sergent  infirmier  demanda  s'il  n'y  avait 
pas  de  comptable  parmi  nous  ;  comme  personne  ne  répon- 
dait, il  vint  brusquement  vers  moi  qui,  le  plus  petit,  me  trou- 
vais le  dernier  comme  d'habitude  : 

—  Vous  savez  lire,  vous,  j'en  suis  sûr. 

—  Oui,  sergent,  je  sais  lire,  mais  pas  beaucoup  écrire. 

—  Ça  ne  fait  rien  ;  allez  là-bas  trouver  le  vaguemestre  ; 
celui-là  vous  apprendra. 

Je  croyais  qu'il  se  moquait  de  moi  d'abord;  mais,  en  mon- 
trant la  baraque  du  doigt,  il  me  dit  : 

—  Dépêchez-vous. 

Je  fus  bien  obligé  d'obéir.  Ce  vaguemestre  était  un  simple 
sergent  qui  me  demanda  aussi  si  je  savais  lire  et  écrire  : 

—  Oui,  sergent,  je  lis  assez  bien,  mais  j'écris  très  mal. 

—  Ça  suffit.  11  s'agit  seulement  de  m'aider  à  distribuer  les 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  SqI 

lettres;  nous  avons  par  ici  une  grande  quantité  de  lettres  dont 
les  destinataires  sont  morts  depuis  longtemps  sans  doute, 
mais  qu'on  fait  toujours  circuler  d'ambulance  en  ambulance, 
jusqu'à  ce  qu'elles  soient  arrivées  à  l'ambulance  où  l'on  est 
certain  que  ces  destinataires  sont  morts.  On  passe  dans  les 
baraques  avec  ces  lettres  en  criant  les  noms,  et  celles  dont  on 
n'a  pas  trouvé  les  destinataires,  on  écrit  au  dos  :  Inconnu  à 
Ramls-TchifUI; . 

La  besogne  n'était  pas  au-dessus  de  mes  forces.  Ce  n'était  pour- 
tant pas  une  sinécure  ;  il  fallait  courir  beaucoup,  s'égosiller 
du  malin  au  soir,  et  passer  souvent  une  bonne  partie  de  la  nuit 
à  écrire  les  mots  :  inconnu  à  Ramis-Tchlfiih,  sur  des  enveloppes 
qui  étaient  déjà  couvertes  de  toutes  sortes  d'écritures  illisibles. 
Nous  étions  bien  nourris  dans  cette  ambulance.  On  envoyait 
là  les  nourritures  les  plus  fines,  des  viandes  choisies,  du  pois- 
son, des  œufs,  des  biscuits,  des  vins  fins  de  toute  provenance, 
pour  des  malades  qui  n'en  avaient  plus  besoin  ;  nous  en  pro- 
fitions. Les  médecins  nous  recommandaient  de  boire  du  rhum  : 
c'était,  d'après  eux,  le  meilleur  moyen  de  se  prémunir  contre 
le  terrible  mal.  Quoique  peu  habitué  jusque-là  aux  liqueurs 
jfortes,  je  ne  me  faisais  pas  trop  prier  pour  en  boire... 

Un  jour,  j'allai  porter  une  lettre  à  l'employé  de  l'amphi- 
théâtre, celui  qui  était  chargé  «  d'encaisser  »  les  morts,  car  on 
les  mettait  dans  des  espèces  de  cercueils.  Je  trouvai  mon 
homme  assis  sur  un  cercueil,  les  manches  retroussées  jus- 
qu'aux épaules,  un  marteau  et  une  bouteille  de  rhum  à  côté 
de  lui  ;  il  venait  d'enclouer  son  quinzième  cadavre,  et  il  y  en 
avait  encore  une  dizaine  devant  lui,  allongés  tout  nus  sur  la 
dalle.  C'était  là  le  produit  de  la  nuit  précédente,  car  c'était 
presque  toujours  dans  la  nuit  que  ces  malheureux  s'éteignaient. 
Il  me  fallut  goûter  son  rhum,  puis  il  me  fit  voir  comment  il 
s'y  prenait  pour  expédier  «  ses  cadavres  »  :  il  les  attrapait  par 
un  bras  et  par  une  jambe,  comme  font  les  bouchers  pour 
examiner  les  veaux  ;  il  les  jetait  dans  la  boîte  et,  avec  ses 
mains  et  souvent  avec  son  pied,  il  appuyait  dessus  pour  les 
bien  faire  entrer  ;  puis  une  planche  par-dessus  et  quatre 
pointes;  en  deux  minutes,  c'était  fait. 

J'avais  vu,    avant  de  quitter   Lyon,    des   gravures  ou  des 
images  représentant  des  sœurs  blanches  pansant  des  blessés 


892  LA    REVUE    DE    PARIS 

devant  Sébastopol  ;  il  est  probable  qu'il  y  en  a  eu  ;  mais, 
j'avoue,  pour  ma  part,  n'en  avoir  vu  aucune  pendant  mon 
séjour  en  Crimée.  C'est  à  Ramis-Tchiflik  que  j'ai  vu  les 
premières.  Elles  étaient  deux,  bien  jeunes  encore,  à  mon 
avis,  pour  exercer  un  pareil  métier;  elles  voyaient  et  enten- 
daient des  choses  qui  auraient  fait  fuir  bien  d'autres  filles 
et  même  des  femmes  ;  mais  elles  avaient  dû  être  initiées 
dans  leur  école  particulière  à  toutes  ces  choses,  car  elles  n'en 
rougissaient  guère  et  parlaient  très  librement  avec  les  infir- 
miers, comme  avec  les  médecins.  C'étaient,  comme  moi, 
deux  volontaires,  deux  braves  filles,  le  cœur  sur  la  main;  elles 
étaient  aussi  bonnes  que  jolies.  J'ai  connu  plus  tard  bien  des 
sœurs  blanches  et  même  des  noires  :  je  n'en  ai  jamais  vu 
d'aussi  bonnes  que  ces  deux  charmantes  filles.  J'ai  du  reste 
remarqué  que  les  plus  belles  d'entre  elles  étaient  aussi  les 
meilleures. 

Je  ne  trouvais  pas  le  temps  long  dans  cette  ambulance  ;  je 
n'étais  plus  soldat,  j'étais  un  vrai  facteur  de  la  poste.  Cepen- 
dant les  arrivages  de  lettres  avaient  beaucoup  diminué.  On  avait 
fini  par  mettre  au  rebut  toutes  les  lettres  aux  noms  incon- 
nus et  raturés.  Il  y  avait  là,  cependant,  des  centaines  et  des 
milliers  de  francs  égarés,  car  toutes  ces  lettres  renfermaient 
des  mandats... 

Le  temps  avait  marché  très  vile  pour  moi;  nous  étions 
déjà  arrivés  à  la  fin  de  mars  sans  que  je  m'en  sois  aperçu. 
La  paix  n'était  pas  encore  signée.  Mon  régiment  était  tou- 
jours à  Baïdar,  faisant  de  la  culture  et  du  jardinage.  Les  di- 
plomates ne  s'ennuyaient  pas  à  Paris.  On  continuait  d'en- 
voyer des  troupes  en  Crimée;  c'était  sans  doute  pour  qu'on 
vît  quelques  soldats  rentrer  en  France  après  la  conclusion  de 
la  paix,  afin  qu'on  ne  pût  pas  dire  que  tous  avaient  été  enfouis 
sous  les  ruines  de  Sébastopol.  Nous  voyions  quelquefois,  par 
hasard,  quelques  journaux  français,  impérialistes  bien  en- 
tendu: tous  les  autres  avaient  été  supprimés.  Ces  journaux  ne 
tarissaient  pas  d'éloges  sur  l'armée  d'Orient,  sur  sa  bravoure, 
sa  bonne  tenue  et  sa  franche  gaieté  gauloise,  disant  qu'elle 
était  du  reste  bien  nourrie,  bien  couchée  et  bien  habillée;  enfin 
rien  ne  lui  manquait  que  la  misère.  Ces  journaux  voulaient 
sans  doute  parler  de  l'armée  anglaise. 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    HAS-BRETON  SqS 

J'avais  rencontré  un  nouveau  camarade,  qui  n'était  certes 
pas  un  savant  ni  un  philosophe  comme  mon  instituteur  de 
Kamiech,  mais  un  bon  garçon,  dans  le  sens  que  les  soldats 
attachent  à  ce  mot.  11  savait,  comme  moi,  un  peu  lire  et 
écrire  ;  à  ce  titre,  on  avait  fait  de  lui  un  élève-pharmacien, 
comme  on  avait  fait  de  moi  un  petit  vaguemestre. 

Nous  allions  quelquefois,  et  sur  la  fin  même  très  souvent, 
le  soir,  notre  journée  terminée,  chez  un  marchand  arménien 
qui  était  venu  s'établir  auprès  de  Daoud-Pacha,  pour  vendre 
aux  soldats  aussi  bien  qu'aux  Turcs  tout  ce  dont  ils  pouvaient 
avoir  besoin.  Chez  lui,  on  pouvait  boire,  manger,  se  vêtir  k  sa 
fantaisie,  acheter  toutes  sortes  de  bimbeloterie  et  de  souvenirs 
de  Sébastopol  ou  de  Constantinople.  11  faisait  le  change  des  mon- 
naies; à  nous,  il  donnait  facilement  vingt-deux,  vingt-trois  et 
jusqu'à  vingt-cinq  francs  de  monnaie  pour  une  pièce  de  vingt 
francs  française,  mais  tout  ça  en  une  espèce  de  mitraille  de 
toutes  formes,  de  toutes  valeurs  et  de  toutes  nationalités,  qui  ne 
pouvait  servir  qu'à  Constantinople.  Nous  étions  devenus,  mon 
pharmacien  et  moi,  deux  amis  intimes  de  ce  riche  Arménien, 
qui  avait  sa  demeure  principale  à  Jérusalem  :  il  nétait  venu  à 
s  Constantinople,  comme  bien  d'autres,  que  dans  l'espoir  de 
ramasser  quelques  pièces  de  vingt  francs  à  la  suite  des  armées. 

Notre  Arménien  avait  encaissé  beaucoup  de  piastres  et  se 
préparait  à  retourner  à  Jérusalem  ;  il  avait  cédé  son  fonds  à  un 
Grec.  Un  jour,  il  nous  dit  : 

—  Eh  bien,  mes  amis,  vous  savez  que  la  paix  est  signée, 
tout  est  terminé  maintenant  ;  j'ai  cédé  mon  fonds  à  un  ami 
et  retourne  chez  moi  ;  si  vous  voulez  faire  une  excursion  à 
Jérusalem,  qui  n'est  pas  loin  d^ici,  je  m'offre  à  payer  votre 
voyage  et  à  vous  héberger  pendant  le  séjour.  Il  vous  faut 
pour  cela  une  permission  de  huit  jours,  que  vous  n'obtien- 
driez pas  facilement  par  vous-mêmes,  mais  que  vous  obtien- 
drez sûrement  par  mon  intermédiaire.  Je  connais  intimement 
tous  vos  officiers.  Je  m'engage,  vis-à-vis  d'eux,  à  répondre 
de  vous  pendant  toute  la  durée  de  votre  permission,  et  je 
vous  fournirai  les  effets  civils  nécessaires  pour  le  voyage,  car 
en  soldats  vous  ne  pourriez  pas  venir. 

J'ai  reçu  dans  ma  vie  quelques  autres  propositions,  mais 
aucune  ne  m'a  causé  tant  de  plaisir  et  de  surprise  à  la  fois. 


894  LA    REVUE    DE    PARIS 

Comment  1  aller  voir  Jérusalem,  cette  cité  si  célèbre  oij  se 
sont  accomplis  les  mystères  qui  dirigent  et  gouvernent  le 
monde  depuis  tant  de  siècles  ;  voir  le  tombeau  de  l' Homme- 
Dieu,  le  Jardin  des  Oliviers,  la  Voie  douloureuse,  le  Calvaire I 
Voir  tout  ça  pour  rien,  lorsque  de  malheureux  Russes  tra- 
vaillent pendant  vingt  ans  à  ramasser  des  économies  pour  faire 
ce  pèlerinage  sans  lequel  ils  croient  ne  pouvoir  aller  au  ciell 

Nous  nous  empressâmes  d'accepter  une  proposition  si 
agréable,  si  inattendue.  L'Arménien  nous  donna  deux  mots 
pour  l'officier  qui  commandait  notre  détachement,  car  le 
temps  pressait;  il  allait  partir  bientôt.  Nous  n'avions  plus 
qu'une  crainte  :  c'est  que  le  commandant  ne  pût  pas,  mal- 
gré les  recommandations  de  l'Arménien,  nous  accorder  celte 
permission.  Nous  allâmes  tout  droit  chez  lui.  Après  avoir 
lu  la  lettre,  il  réfléchit  un  instant,  puis  nous  regarda  tous 
deux  ;  il  nous  dit  enfin  : 

—  Je  puis  vous  accorder  celte  permission,  car  j'ai  con- 
fiance en  vous  et  en  notre  ami.  Je  viens  d^apprendre  ofliciel- 
lement  que  la  paix  est  signée  et,  en  même  temps,  que  nous 
devons  rester  ici  les  derniers  pour  ramasser  les  débris,  c'est- 
k— dire  encore  au  moins  deux  mois.  Le  terrible  typhus  a  enfin 
presque  terminé  ses  ravages.  Nous  n'avons  presque  plus  de 
malades  à  Tambulance;  par  conséquent,  vous  pouvez  dire  à 
l'Arménien  de  vous  emmener  avec  lui  où  il  voudra,  pourvu 
qu^il  ne  vous  perde  pas. 

Trois  jours  après,  nous  étions  sur  un  petit  vapeur  qui  filait 
comme  le  vent  dans  les  Dardanelles.  Le  temps  était  magni- 
fique, et  la  mer  unie  comme  une  glace.  Le  pont  était  encom- 
bré de  monde,  de  caisses,  de  malles  et  de  paquets  ;  on  y 
parlait  toutes  les  langues.  Deux  ou  trois  fois,  on  nous  avait 
adressé  la  parole,  je  ne  sais  trop  en  quelle  langue  ;  mais  comme 
nous  secouions  la  tête  chaque  fois,  on  nous  laissa  tranquilles. 
On  nous  prenait  pour  deux  Anglais.  Justement,  nous  étions 
blonds  tous  les  deux,  avec  l'air  sérieux  que  nous  nous  donnions 
dans  notre  habillement  de  gentleman  et,  grâce  a  notre  silence, 
nous  pouvions  donner  l'illusion  de  deux  enfants  de  la  blonde 
Albion.  Nous  ne  pouvions  parler  qu'à  notre  Arménien  qui  savait 
a  peu  près  toutes  les  langues  qui  se  parlent  à  Jérusalem.  Nous 
passâmes  quatre  jours  et  trois  nuits  en  mer.  Heureusement, 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BllETON  SqB 

notre  commandant  nous  avait  donné  dix  jours  au  lieu  de 
huit;  il  avait  calculé  le  temps  qu'il  fallait  pour  ce  voyage  : 
juste  huit  jours,  quatre  pour  aller  et  quatre  pour  revenir. 
Avec  huit  jours  de  permission,  nous  n'aurions  pu  nous  arrêter 
nulle  part. 

Nous  débarquâmes  k  Jaffa,  où  l'on  trouvait  toutes  sortes 
de  moyens  de  transport  pour  aller  à  Jérusalem,  des  cha- 
meaux, des  mulets,  des  ânes,  des  chevaux  et  des  voitures 
dont  on  pouvait  attacher  les  chevaux  des  deux  bouts. 

Avant  de  partir  pour  Jérusalem,  j'éprouve  le  besoin  de 
faire  ici  une  observation.  Je  ne  cite  pas  et  ne  puis  guère 
citer  ici  de  noms  propres  ni  de  dates  exactes.  Nous  avons, 
on  le  sait,  dans  nos  cerveaux  humains,  plusieurs  sortes  de 
mémoires  :  il  y  en  a  qui  gardent  presque  tout,  d'autres  presque 
rien  ;  il  y  en  a  qui  retiennent  les  légendes,  les  contes  ;  d'autres 
retiennent  mieux  l'histoire;  d'autres  des  noms,  des  dates,  des 
chiffres.  Moi,  si  j'ai  eu  la  mémoire  pour  retenir  les  histoires,  les 
mylhologies  et  certaines  notions  scientifiques,  elle  a  été  abso- 
lument rebelle  à  retenir  les  noms  propres  et  les  dates  ;  aussi, 
il  m'arrive  très  souvent  d'être  embarrassé  de  mettre  l'ortho- 
graphe d'un  nom  quelconque,  après  l'avoir  écrit  plus  de 
cent  fois.  Je  me  vois  donc  obligé  d'omettre  certains  noms 
propres,  de  peur  de  me  tromper  de  nom,  de  lieu  et  de  date, 
ne  possédant  aucun  document  pour  m'éclairer'.  Je  sais  bien, 
cependant,  que  nous  sommes  ici  au  commencement  d'avril 
i856. 


XI 


JERUSALEM 

Moins  d'une  demi-heure  après  le  débarquement  à  Jaffa,  nous 
trottions  sur  la  route  de  Jérusalem,  cahotés  dans  cette  voiture 
d'un  genre  tout  particulier.  De  route,  je  ne  sais  pas  s'il  y  en 
avait  :  je  n'en  voyais  guère;  nous  étions  du  reste  aveuglés  par 
la  poussière  et  les  rayons  du  soleil.  J'entrevoyais  cependant 

I.  Notre  auteur,  en  effet,  écrit  constamment  Beyroutli  pour  Jnffa. 


396  LA    REVU  i:    DE    l'ARIS 

des  champs  et  dès  jardins  bien  cultivés,  des  arbres  dont  le 
nom  nous  était  inconnu  ;  l'Arménien  nous  donna  le  nom  des 
espèces  qui  étaient  les  plus  nombreuses  :  c'étaient  des  oliviers 
et  des  cactus  géants.  Les  oliviers  me  rappelaient  certains  joncs 
verts  de  mon  pays. 

Nous  pouvions  aller  à  Jérusalem  dune  seule  traite;  mais 
notre  Arménien  préféra  passer  la  nuit  dans  une  espèce  de 
bourgade  appelée  Uamleh,  chez  un  ami  qu'il  connaissait  pour 
un  excellent  hospitalier.  Il  y  avait  là  un  grand  couvent  de 
moines  franciscains,  qui  logeaient  les  pèlerins  et  même  les  tou- 
ristes, moyennant  finances,  bien  entendu.  J'aurais  bien  voulu 
aller  voir  ce  couvent  et  ces  moines,  parmi  lesquels  il  y  avait, 
disait  notre  hôte,  beaucoup  de  Français;  mais  nous  étions  trop 
fatigués,  dix  fois  plus  que  si  nous  avions  fait  la  route  à  pied 
et  sac  au  dos.  Nous  fûmes  du  reste  fort  bien  reçus  chez  l'ami 
de  notre  ami,  qui  était  un  musulman  :  on  sait  que  la  pre- 
mière vertu  des  enfants  du  Prophète,  c'est  l'hospitalité. 

Nous  couchâmes  par  terre  sur  des  nattes,  avec  des  couver- 
tures blanches  pour  nous  envelopper.  Le  lendemain,  nous 
nous  mîmes  en  route  de  très  bonne  heure,  avant  tous  les 
autres  voyageurs,  pour  avoir  moins  de  poussière.  A  quelque 
distance  de  Ramleh,  le  pays  avait  complètement  changé,  on 
ne  voyait  plus  de  champs  cultivés,  plus  de  jardins,  plus 
d'arbres,  ni  même  aucune  espèce  de  verdure;  de  tous  côtés, 
des  montagnes  brûlées.  Le  ciel  avait  aussi  à  peu  près  la  même 
couleur  que  la  terre.  Cela  ressemblait  bien  au  pays  du  pro- 
phète :  l'abomination  de  la  désolation. 

Nous  étions  dans  la  Judée,  le  pays  de  Juda,  la  plus  grande 
des  douze  tribus  d'Israël,  puisque  c'est  d'elle  que  le  Sauveur 
du  monde  est  sorti.  Nous  marchions  très  vite,  ce  jour-là, 
afin  d'échapper  aux  cavaliers  qui  nous  avaient  fait  trop  de 
poussière  la  veille.  Bientôt  nous  poussâmes,  mon  camarade  et 
moi,  spontanément,  un  petit  cri  de  :  «  Ah!  Ah  !  voilà  Jérusa- 
lem! »  En  effet,  du  haut  d'une  colline,  on  apercevait  presque 
toute  la  ville,  ses  maisons  blanches,  ses  dômes,  ses  clochers, 
ses  minarets.  Notre  ami  nous  montra  l'endroit  oii  tous  les 
pèlerins  s'arrêtaient  pour  embrasser  la  terre  et  chanter  en 
chœur  le  Cantique  des  cantiques.  Nous  n'étions  pas  des  pèle- 
rins, nous  avions  l'air  de  deux  jeunes  touristes  ou  peut-être 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    B\S-BRETON  Sq'J 

de  deux  commis- voyageurs.   Nous  n'embrassâmes  donc  pas 
la  terre  et  ne  chantâmes  point  de  cantique. 

En  entrant  en  ville,  on  voyait  des  cabarets  ou  des  hôtels 
avec  des  enseignes  en  toutes  langues.  Notre  hôte  avait  sa 
demeure  vers  le  centre  de  la  ville  ;  il  tenait  un  grand  bazar 
universel  où  les  pèlerins  pouvaient  se  procurer  tous  les  articles 
dits  de  Jérusalem.  Nous  fûmes  reçus  comme  les  enfants  de  la 
maison.  Il  avait  deux  fils,  deux  jeunes  gars  de  quinze  à  dix- 
sept  ans  qui  parlaient  le  français  mieux  que  nous,  et  bien 
d'autres  langues  encore,  car,  à  Jérusalem,  les  jeunes  gens 
apprennent  toutes  les  langues  à  la  fois.  Nous  étions  arrives 
juste  les  jours  des  fêles  de  Pâques  des  Russes  ou  des  Ortho- 
doxes, qui  ne  se  célèbrent  pas  le  même  jour  que  les  Pâques 
catholiques  et  fort  heureusement,  car  il  n'y  aurait  pas  de 
place  pour  tout  le  monde  et  on  se  mangerait  entre  orthodoxes 
et  hétérodoxes;  on  s'étranglerait  au  Saint-Sépulcre  comme 
en  i833,  oii  trois  cents  personnes  y  périrent  étouffées. 

Nous  n'eûmes  rien  de  plus  pressé  que  d'aller  parcourir  la 
ville,  qui  ne  me  parut  pas  bien  grande.  Il  n'y  avait  alors,  ru 
dire  de  notre  conducteur,  qu'environ  quinze  mille  habitants. 
Jérusalem  ressemble  à  toutes  les  villes  mahomélanes,  avec, 
cette  différence  qu'ici  il  y  a  de  grands  couvents,  ou  plutôt  des 
hôtelleries  russes  et  françaises,  et  des  églises  qui  ont  des  clo- 
chers, choses  inconnues  aux  mahomélans. 

Un  des  fils  du  négociant  vint  nous  montrer  ce  que  nous 
désirions  voir  tout  d'abord.  Moi,  j'avais  toujours  dans  la  mé- 
moire le  souvenir  des  principales  scènes  de  la  Passion  et  les 
noms  des  lieux  oi^i  elles  s'étaient  passées  :  la  Montagne  des 
Oliviers,  la  Grotte  de  Gethsémani,  la  Maison  d'Anne,  celle 
de  Caïphe.  celle  de  Pilate  et  la  place  du  Golgolha,  oii  eut 
lieu  le  dénouement  du  drame  messianique.  Notre  jeune 
guide,  sachant  que  nous  n'étions  pas  deux  vrais  pèlerins, 
nous  fit  voir  les  choses  telles  qu'elles  étaient,  et  non  telles 
que  les  pèlerins  veulent  les  voir.  Il  sourit  quand  nous  lui 
demandâmes  oi^i  étaient  ces  maisons  de  Gaïphc,  d'Anne,  de 
Pilate  ;  il  nous  dit  qu'on  faisait  bien  voir  aux  pèlerins  des 
maisons  comme  étant  celles  de  Caïphe,  d'Anne,  de  Pilate  et 
bien  d'autres  encore. 

—  Du   moins,    lui   dis-je,    si   les   maisons  n'existent  plus. 


398  LA    REVUE    DE    JARIS 

les  montagnes  dont  il  est  si  souvent  question  dans  les  Evan- 
giles doivent  être  toujours  les  mêmes. 

—  Oli  1  oui,  dit-il,  justement  je  vais  vous  faire  voir  la 
plus  intéressante  de  toutes,  la  montagne  des  Oliviers,  qui 
est  la  première  chose  que  les  pèlerins  demandent  à  voir. 

En  effet,  nous  arrivâmes,  après  avoir  traversé  le  Cédron, 
sur  cette  fameuse  montagne  où  Jésus  et  ses  compagnons 
allaient  passer  la  nuit,  lui  qui  n'avait  pas  «  une  pierre  où 
reposer  sa  tête  ».  Je  croyais  que  j'allais  voir  là  une  forêt 
d'oliviers  au  milieu  de  rochers,  de  trous,  de  grottes  et  d'autres 
arbres  et  arbustes  sauvages.  Quelle  désillusion  !  Je  vis  un 
jardin  avec  des  légumes  et  des  fleurs,  puis  un  énorme  bâti- 
ment qui  était  le  couvent  et  l'hôtellerie  des  moines  francis- 
cains, où  sont  logés  de  nombreux  pèlerins,  moyennant  finances 
bien  entendu.  Car,  à  Jérusalem,  il  n'y  a  rien  pour  rien  :  tout 
s'y  vend,  et  très  cher.  On  y  vend  des  cailloux,  des  morceaux 
de  bois  et  de  vieux  chiffons.  Mais  ce  qui  se  vendait  le  plus 
couramment,  en  ce  temps-là,  c'était  des  mouchoirs  avec  des 
gravures  représentant  les  diverses  scènes  de  la  Passion,  le 
Saint-Sépulcre,  la  Sainte  Face  ou  diverses  vues  de  Jérusalem. 
Les  malins  négociants  juifs,  grecs,  turcs,  arméniens  et  autres, 
qui  ne  vivent  là  que  par  les  pèlerins,  savent  bien  inventer 
des  articles  nouveaux  tous  les  ans. 

Il  y  a  bien  dans  ce  jardin  potager  quelques  vieux  oliviers, 
que  l'on  montre  aux  fidèles  en  leur  affirmant  que  ce  sont 
toujours  les  oliviers  sous  lesquels  Jésus  et  ses  compagnons 
se  sont  reposés.  Il  y  a  là  aussi  une  espèce  de  grotte,  de 
laquelle  il  n'est  question  dans  aucun  évangile  et  qu'on  montre 
cependant  aux  pèlerins  comme  étant  l'endroit  où  Jésus  alla, 
le  soir  de  son  arrestation,  prier  à  part  et  où,  selon  l'évangile 
de  Luc,  il  tomba  en  agonie  et  «  où  il  lui  vint  une  sueur  comme 
des  grumeaux  de  sang  qui  coulait  jusqu'à  terre  ».  Je  vis  là, 
en  effet,  des  taches  rouges;  mais,  ayant  déjà  perdu  une  partie 
de  mes  croyances,  et  ayant  été  prévenu  par  mon  jeune 
caporal  de  Crimée  et  par  l'Arménien  lui-même  de  toutes 
sortes  de  mystifications  dont  étaient  dupes  les  pèlerins,  je  ne 
vis  dans  ces  taches  rouges  que  du  vermillon  versé  là,  il  n'y 
avait  pas  longtemps. 

Un  des   moines  propriétaires   de    ce  jardin   avait  l'air   de 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  899 

compter  les  visiteurs  qui  étaient  assez  nombreux  ce  jour-là, 
car  les  Russes  venaient  d'arriver  en  masse  pour  les  fêtes  de 
Pâques,  et  le  premier  soin  de  ces  pauvres  moujiks,  à  Jéru- 
salem, est  d'aller  embrasser  en  pleurant  ces  taches  de  ver- 
millon. Le  moine  offrait  des  cailloux  à  ceux  qui  voulaient  en 
prendre.  J'en  aurais  bien  pris  un,  mais  comme  à  Jérusalem  il 
n'y  a  rien  pour  rien,  je  laissai  ce  caillou  provenant  de  la 
fameuse  grotte,  laquelle,  au  dire  de  notre  guide,  fournit  annuel- 
lement plus  de  cailloux  qu'elle  n'en  contenait  au  premier  jour 
de  l'exploitation.  Les  cailloux  que  l'on  vendait  aux  pèlerins 
provenaient  du  torrent  du  Cédron  qui,  pendant  les  fortes 
pluies,  en  amène  de  grandes  quantités. 

Du  haut  de  cette  montagne,  Jérusalem  me  paraissait  comme 
l'une  de  ces  villes  blanches  que  j'avais  vues  de  chaque  côté 
des  Dardanelles  et  de  la  mer  de  Marmara.  Deux  monuments 
seulement  dominaient  les  autres,  le  Saint-Sépulcre  et  le  grand 
temple  ou  mosquée  d'Omar.  Celle-ci  se  trouve  sur  le  mont 
Sion,  où  était  autrefois  le  fameux  temple  de  Salomon.  En 
descendant,  notre  guide  nous  montra  la  route  de  Béthanie 
par  laquelle,  d'après  les  évangélistes,  le  fils  de  David  fit  son 
entrée  triomphale  dans  la  cité. 

En  retournant  en  ville,  notre  jeune  guide  nous  fit  passer 
devant  un  grand  nombre  de  bazars,  tous  tenus  par  des 
Juifs,  des  Grecs  ou  des  Arméniens.  C'était  ce  que  je  voyais 
de  plus  beau  dans  cette  ville  oii  tout  n'est  que  bazar.  Le 
trafic  des  objets  saints  se  pratique  partout  dans  les  rues,  sur 
les  places,  dans  les  petites  comme  dans  les  grandes,  dans 
les  couvents  aussi  bien  que  dans  le  Saint-Sépulcre  :  on  ne  vit 
que  de  cela  à  Jérusalem.  Le  bazar  de  notre  hôte  était  un  des 
plus  beaux  :  rien  n'y  manquait,  depuis  les  objets  les  plus 
luxueux  des  Orientaux  jusqu'aux  plus  petits  riens  vendus 
cependant  très  cher  aux  pèlerins.  Je  fus  un  peu  étonné,  après 
avoir  vu  cet  Arménien  à  Constantinople  dans  un  grand  bazar 
où  il  avait,  nous  disait-il,  ramassé  pas  mal  de  piastres,  de  le 
voir  maintenant  à  Jérusalem  à  la  tête  d'un  autre  bazar  plus 
grand  et  plus  beau  encore.  En  ce  temps-là,  je  ne  connaissais 
pas  les  Arméniens,  pas  plus  que  je  ne  connaissais  les  Juifs  ni 
les  Grecs.  Depuis,  j'ai  lu  plusieurs  récits  sur  ces  Arméniens, 
et,   dans  tous,  j'ai  vu  qu'ils  étaient  fort  malins. 


400  LA    REVUE    DE    l'ARIS 

C'est  chez  mon  Arménien,  ce  soir-là,  que  j'ai  fait  le  premier 
grand  repas  de  ma  vie,  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans  et  demi  : 
pour  moi,  on  avait  servi  neuf  fois  de  trop,  car  nous  avions, 
je  crois,  dix  sortes  de  choses,  et  moi,  je  n'avais  jamais  mangé 
qu'un  plat,  deux  au  plus,  et  de  hien  médiocres  choses,  tandis 
que  là  il  n'y  avait  que  des  mets  de  luxe.  Puis,  nous  fûmes 
logés,  mon  camarade  et  moi,  dans  la  même  chambre,  mais 
chacun  son  lit.  Quelle  chambre!  et  quels  lits!  Ah!  ma  doué 
IjénigaetI  C'était  simplement  une  de  ces  chambres  dont  il  est 
question  dans  les  Mille  et  une  Nuits.  Mon  camarade,  qui  avait 
été  élevé  dans  un  meilleur  milieu  que  moi,  ne  trouvait  rien 
trop  grand,  trop  bon  ni  trop  beau  ;  il  disait  toujours  que 
c'était  très  chic,  et  rien  de  plus. 

Quant  à  moi,  si  j'avais  osé,  j'aurais  demandé  la  permission 
d'aller  me  coucher  sur  la  terrasse  de  la  maison  avec  une 
simple  couverture.  Je  me  mis  donc  dans  ce  lit  de  pacha  ou 
de  fée,  mais  je  ne  dormis  guère.  J'avais  l'esprit  trop  pré- 
occupé. La  seule  pensée  que  j'étais  k  Jérusalem  suffisait  pour 
me  bouleverser,  d'autant  plus  ([ue  je  ne  voyais  rien  à  Jéru- 
salem de  tout  ce  qu'on  m'en  avait  raconté  autrefois  et  de  ce 
que  j'avais  lu  dans  mon  petit  livre  breton.  J'ai  déjà  dit,  je 
crois,  que  grâce  à  un  accident  qui  m'arriva  au  moulin  du 
Poul,  en  Ergué-Gabéric,  vers  l'âge  de  cinq  ans,  mon  crâne  v.c 
s'était  pas  complètement  fermé  ;  une  sorte  d'ouverture  très 
sensible  m'est  toujours  restée  dans  la  tempe  gauche,  par 
laquelle  de  nouvelles  idées  ont  pu  pénétrer  en  chassant  peu  à 
peu  les  premières  qu'on  y  avait  logées.  J'ai  vu  dans  l'histoire 
qu'un  de  nos  papes.  Clément  YI,  eut  le  même  accident, 
et,  par  celte  raison,  il  eut,  dit-on,  un  esprit  extraordinaire. 
Je  suis  certain  que  v^  n'a  été  que  grâce  à  cet  accident  que  j'ai 
pu  commencer,  à  1  âge  où  tous  les  autres  crânes  se  ferment 
pour  toujours,  à  avoir  de  nouvelles  idées  et  à  me  rendre 
compte  de  toutes  les  choses  de  ce  monde. 

A  Jérusalem,  oTi  tant  de  gens  trouvent  les  sources  de  toutes 
vérités,  mon  esprit  avait  beau  évoquer  les  souvenirs  du  pays 
breton  si  croyant,  les  souvenirs  de  ma  mère  qui  m'avait  si 
souvent  raconté  et  chanté  môme  tous  les  récits  qu'elle  savait 
sur  Jérusalem,  et  toutes  les  scènes  de  la  Passion  qi  3  j'avais 
lues  moi-même  dans  mon  livre  breton  ;  j'avais  beau  évoquer 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  4oi 

les  souvenirs  de  mes  premières  communions,  des  prêtres  qui 
m'avaient  dit  tant  de  choses  sur  cette  Jérusalem  :  rien  n'y 
faisait;  mon  esprit  venait  de  se  mettre  en  révolte  ouverle. 
Ah!  quelle  Irisle  nuit  j'ai  passée  là  dans  la  plus  belle  chambre 
et  dans  le  plus  beau  lit  que  j'aie  vus  de  ma  vie,  et  dans  cette 
Jérusalem  oii  des  centaines  de  pèlerins  passaient  cette  même 
nuit  en  chants  de  joie  et  d'allégresse,  dans  cette  Jérusalem 
terrestre  qui  est  pour  les  moujiks  orthodoxes  à  mi-chemin  de 
la  Jérusalem  céleste.  Cependant,  ù  chaque  réflexion  et  à  chaque 
rêve,  je  me  promettais  bien  de  relire,  avec  attention  et  dès 
que  je  le  pourrais,  tous  les  livres  de  la  Bible  et  des  Évangiles. 

Enfin  le  jour  vint.  Je  me  dépêchai  de  sortir  de  ce  lit  beau- 
coup trop  moelleux  pour  un  paysan  breton  qui  n'avait  jamais 
couché  que  sur  la  paille  ou  sur  la  terre  nue.  Mon  camarade 
avait  dormi  toute  la  nuit  comme  un  bienheureux,  sans  rêve 
ni  réflexion;  son  crâne,  à  lui,  était  fermé  depuis  longtemps. 
Il  passait  à  Jérusalem  comme  les  soldats  de  ce  temps-là 
passaient  dans  les  plus  belles  villes  du  monde,  sans  faire 
plus  d'attention  que  dans  le  plus  simple  village.  Une  seule 
chose  préoccupait  ces  vieux  soldats  de  métier,  dans  les  grandes 
comme  dans  les  petites  villes  :  c'était  le  prix  du  vin.  Mon 
camarade,  qui  était  beaucoup  plus  vieux  que  moi,  était  déjà 
près  d'arriver  à  cet  état  oîj  l'on  vous  appelait  vieux  soldat, 
vieille  gouape,  vieux  maboule,  vieux  zig,  vieux  soijfeur,  tireur 
de  plans j,  etc.  Tous  bons  soldats  à  la  guerre,  mais  bons  aussi 
à  opérer  des  razzias.  La  première  chose  qu'il  me  dit  en  se 
levant  fut  : 

—  Mon  pauvre  vieux!  je  ne  peux  plus  cracher!  Oh!  quelle 
soif! 

Aussi  il  me  pressa  de  descendre,  pour  voir  s'il  n'y  aurait 
pas  moyen  de  trouver  quelque  chose  pour  mouiller  son 
gosier. 

Tout  le  monde  était  déjà  debout  dans  cet  immense  bazar,  et 
au  travail,  car  on  prévoyait  de  la  presse  par  suite  de  l'arrivée 
de  nombreux  pèlerins.  Le  maître,  tout  occupé  qu'il  était,  vint 
cependant  nous  toucher  la  main,  à  la  manière  orientale,  en 
nous  récitant  le  chapelet  de  compliments  en  usage.  Puis  il 
nous  fit  entrer  dans  la  salle  à  manger,  nous  disant  de  boire  et 
de  manger  de  tout  ce  qui  nous  ferait  plaisir,  de  faire  comme 

i5  Janvier  igoS.  la 


/j02  LA    REVUE    DE    PARIS 

si  nous  étions  chez  nous;  ensuite  nous  pourrions  aller  nous 
promener  où  nous  voudrions,  puisque  maintenant  nous  con- 
naissions à  peu  près  la  ville,  et  nous  reviendrions  quand  nous 
aurions  besoin  de  boire  ou  de  manger.  Puis  il  s'en  alla  à  ses 
affaires.  On  peut  croire  que  mon  camarade  commença 
d'abord  par  se  mouiller  le  gosier  d'un  grand  verre  de  vin. 

Après  avoir  déjeuné,  nous  allâmes  nous  promener  du  côté  du 
Saint-Sépulcre,  lequel  ne  désemplissait  en  ce  moment,  ni  jour 
ni  nuit.  Par  les  rues,  il  y  avait  déjà  des  pèlerins  cherchant  la 
maison  dans  laquelle  Jésus  avait  été  condamné  à  mort,  pour 
suivre  de  là  la  Voie  Douloureuse  jusqu'au  Calvaire,  qui  n'est 
autre  que  le  Saint-Sépulcre.  Ces  pèlerins  s'arrêtaient  à  chaque 
instant  pour  prier,  pleurer  en  embrassant  la  terre  et  le  coin 
des  maisons,  aux  endroits  où  Jésus,  dit-on,  [avait  succombé 
sous  son  fardeau,  quoique  tous  les  évangélistes  racontent 
qu'un  paysan  de  Gyrène  fut  requis  pour  porter  sa  croix. 
A  tous  ces  embrassements,  nous  étions  habitués  depuis  long- 
temps. Nous  en  avions  assez  vu  à  Constantinople.  Les  maho- 
métans  font  cela  trois  fois  par  jour  :  au  soleil  levant,  à  midi 
et  au  soleil  couchant,  n'importe  où  ils  se  trouvent,  ils  em- 
brassent la  terre  plusieurs  fois  en  marmottant  des  prières.  Et 
tout  cela  est  obligatoire  pour  les  civils  comme  pour  les  sol- 
dats :  c'est  la  loi.  Pour  les  Turcs,  le  Koran  renferme  toutes 
les  lois  civiles  et  miUtaires. 

Nous  arrivâmes  devant  la  grande  église  du  Saint-Sépulcre, 
dans  laquelle  je  voyais  entrer  de  longues  files  de  moujiks 
se  traînant,  comme  j'avais  vu  autrefois  les  pèlerins  bretons 
se  traîner  dans  la  chapelle  de  Kerdevot.  A  l'entrée,  sous  le 
grand  porche,  il  y  avait  une  garde  turque  :  des  soldats 
de  garde  dans  une  église  I  et  des  soldats  mahométans  dans 
une  église  chrétienne  !  Mais  on  nous  avait  déjà  dit  pourquoi 
cette  garde  était  là.  C'est  qu'il  y  a,  dans  ce  grand  temple, 
une  vingtaine  d'autels  où  vingt  prêtres  chrétiens  célèbrent  le 
culte  de  vingt  manières  différentes,  en  se  traitant  d'hérétiques 
les  uns  les  autres,  à  tel  point  que  les  soldats  mahométans 
sont  souvent  obligés  d'intervenir  pour  mettre  à  l'ordre  ces 
prêtres  chrétiens. 

Si  nous  eussions  été  en  tenue  militaire,  ces  soldats  turcs 
nous  auraient  sans  doute  serré  amicalement  la  main,  surtout 


MÉMOIRES    D-UN    PAYSAN    BAS-BllETON  /io3 

quand  ils  auraient  su  que  nous  avions  assisté  à  la  prise  de 
Sébastopol.  Car  nous  venions  de  rendre  à  leur  pays  et  à  leur 
Sultan  le  plus  grand  service  qu'il  soit  possible  de  rendre  à  un 
peuple.  Nous  venions  de  sauver  le  Sultan  et  ses  mahométans , 
au  détriment  de  la  France  et  de  toute  la  chrétienté.  Cette 
guerre  n'avait,  de  la  part  des  Russes,  d'autre  but  que  de 
prendre  Gonstantinople  et  Jérusalem,  afm  de  mettre  le  tom- 
]3eau  du  Christ  sous  la  garde  de  soldats  chrétiens.  Les  Russes 
avaient  essayé  à  plusieurs  reprises  d'arranger  les  choses  à 
l'amiable,  en  demandant  à  la  Turquie  le  droit  de  mettre  une 
armée  k  Jérusalem,  simplement  pour  garder  le  Saint-Sépulcre  ; 
mais  naturellement  les  Turcs  ne  pouvaient  consentir  à  une 
nation  étrangère  de  mettre  une  armée  dans  une  de  leurs  prin- 
cipales villes.  Les  chrétiens  de  Jérusalem,  c'est-à-dire  les 
orthodoxes  grecs  et  russes  qui  sont  les  plus  nombreux,  voyant 
que  les  choses  ne  pouvaient  s'arranger  à  l'amiable,  comp- 
tèrent sur  la  guerre  pour  les  arranger.  Pour  faire  éclater  celte 
guerre  au  plus  vite,  ils  avaient  enlevé,  une  nuit,  la  belle 
coupole  d'or  du  Saint-Sépulcre  et  attribué  cet  enlèvement, 
ce  vol  et  ce  sacrilège,  aux  enfants  du  Prophète.  Ce  fut  assez 
pour  mettre  le. feu  aux  poudres.  Or,  certainement,  le  prophète 
Mahomet  aurait  été  battu  cette  fois,  si  les  chrétiens  d'Occi- 
dent ne  fussent  allés  à  son  secours  en  écrasant  les  chrétiens 
d'Orient,  et  si  la  mère  de  Jésus  n'avait  elle-même  prêté  son 
concours  aux  chrétiens  schismatiques  et  aux  mahométans 
contre  les  orthodoxes. 

Mon  camarade  ne  voulait  pas  entrer  dans  l'église  du  Saint- 
Sépulcre,  disant  :  ((  Qu'est-ce  que  nous  f...  là  ?  On  nous  a  assez 
raconté  ce  qu'il  y  a  là  dedans!  »  J'eus  mille  peines  à  l'entraî- 
ner. 11  n'était  pas  facile  de  pénétrer  au  milieu  de  ces  croyants, 
qui  ne  voyaient  rien  ni  personne.  Nous  eûmes  bien  de  la  peine 
à  gagner,  en  nous  serrant  le  long  du  mur,  un  petit  autel  oii 
il  n'y  avait  personne  en  ce  moment  ;  les  moujiks  ne  vou- 
laient pas  s'écarter  de  la  Voie  Douloureuse,  qu'ils  suivaient 
jusqu'au  trou  de  la  Croix,  dans  lequel  ils  plongeaient  leur 
tête  en  baisant  les  bords;  ensuite  ils  allaient  embrasser  une 
table  de  marbre  placée  près  du  Tombeau  et  sur  laquelle,  selon 
l'Evangile  de  Jean,  fut  embaumé  le  corps  de  Jésus,  par  deux 
riches  sénateurs,  Joseph  d'Arimathie  et  Nicodème.  Le  Tom- 


4o4  LA    REVUE    DE    PARIS 

beau,   sur  lequel  il  y  a  un  ange,  était  également  Tobjet  de 
leurs  embrassements  multiples. 

Mon  camarade  ne  voulut  pas  aller  plus  loin.  De  là,  du 
reste,  nous  voyions  la  plus  grande  partie  du  temple,  le 
grand  aulel,  qui  appartient  au  culte  grec  ou  orthodoxe,  une 
dizaine  d'autres  autels,  tous  affectés  à  des  cultes  différents. 
Mais  ce  que  nous  regardions  surtout,  c'était  le  Tombeau,  sorte 
de  grande  guérite,  percée  tout  autour  de  petits  trous  ou  gui- 
dans  laquelle  le  patriarche  orthodoxe  fait  descendre  tous  les 
ans  le  feu  sacré  du  haut  des  cieux,  dans  la  nuit  du  samedi 
saint.  Je  ragardais  aussi  beaucoup  le  Christ,  sa  Mère  et 
saint  Jean,  parce  que  ceux-là  ressemblaient  parfaitement 
à  ceux  que  j'avais  si  souvent  vus  dans  l'église  d'Ergué- 
Gabéric,  oii  ils  doivent  être  encore.  Mais  mon  camarade,  qui 
ne  regardait  rien  que  les  moujiks,  me  dit  :  «  F...  le  camp; 
il  n'y  a  rien  ici  pour  nous.  » 

Nous  sortîmes  comme  nous  étions  entrés.  Mon  camarade 
commençait  à  avoir  soif,  et,  quoique  nous  eussions  une  table 
et,  poui*  ainsi  dire,  une  cave  à  notre  disposition,  nous  vou- 
lions voir  ce  qu'il  y  avait  dans  les  auberges  de  Jérusalem,  sur 
lesquelles  on  voyait  des  enseignes  en  loulcs  langues.  Il  ne  fai- 
sait pas  bon  rester  dans  les  rues,  il  y  faisait  très  chaud,  et  on 
ne  pouvait  faire  un  pas  sans  cire  arrête  par  des  bandes  de 
gamins  qui  voulaient  nous  forcer  à  leur  acheter  des  cailloux, 
des  morceaux  de  chiffons,  des  chapelets,  des  images,  des  sca- 
pulaires,  etc.  Nous  entrâmes  donc  dans  une  auberge,  ou  plutôt 
un  hôtel,  où  l'on  servait  à  boire  et  à  manger.  Cela  était  écrit 
sur  la  maison,  en  toutes  langues.  Le  camarade  demanda  un 
lilre  de  vin  de  Jéricho,  parce  qu'il  avait  vu  cela  écrit  sur  la 
porte  et  aussi  sur  des  bouteilles.  Nous  bûmes  ce  vin  de  .léricho 
qui  était  peut-être  de  Bordeaux  ;  n'importe,  il  était  bon. 


JEAN-MAUIE    D1;;GL1CNKT 

(À  suivre.) 


LE  JÂIIDIN  DE  LA  MORT' 


III 


LES     GRENOUILLES     DE     BOU-SAADV 

Nous  pénétrâmes  dans  Bou-Saâda  par  une  avenue  plantée 
de  petits  arbres  épineux,  h  la  verdure  malade  et  poussiéreuse. 

L'alignement  des  arbres  et  des  maisons  révèle  tout  de  suite 
la  présence  du  Génie  militaire.  Ce  pays  sauvage  a  reçu  l'em- 
preinte de  l'administration.  Les  bâtisses  très  basses,  percées 
de  rares  ouvertures,  aux  murs  blanchis  à  la  chaux,  renvoient 
des  reflets  tellement  intenses  qu'il  faut  fermer  les  yeux.  La 
route  elle-même  est  incandescente.  On  marche  ^  aveugles 
dans  cet  enfer  de  blancheurs.  Le  silence  et  la  solitude  sont 
aussi  complets  qu'aux  bords  de  l'oued.  Cependant,  deux 
enfants  accroupis  sur  le  seuil  d'une  écurie  se  lèvent  paresseu- 
sement à  notre  approche.  Ils  interpellent  El-Haoussine,  lui 
demandent  qui  je  suis.  El-Haoussine,  les  repoussant  du  geste, 
répond  négligemment  : 

—  C'est  un  kodja!  ^ 

Sans  doute,  ce  titre  de  «  kodja  »  n'a  aucun  lustre  pour 
eux,  car  ils  me  dévisagent  à  peine  et  ils  vont  se  rasseoir  à  la 
même  place,  sans  même  me  demander  l'aumône  :  ce  qui  me 
paraît  le  comble  du  mépris. 

1.  Voir  la  Revue  du  i^r  janvier. 

2.  Kodja  :  Ecrivain. 


4o6  LA    REVUE    DE    PARIS 

A  mesure  que  nous  avançons  vers  le  centre,  l'animation 
grandit.  Le  fusil  en  bandoulière,  un  cavalier  passe,  légèrement 
courbé  sur  le  pommeau  de  la  selle.  Des  silhouettes  de  femmes 
se  faufilent  dans  les  ruelles  voûtées.  Sur  la  place  du  marché, 
c'est  une  foule  moutonnante,  une  mêlée  de  burnous  et  de 
chéchias. 

La  place,  irrégulièrement  découpée,  est  bordée  de  masures 
arabes  et  de  maisons  européennes  à  un  seul  étage  et  formant 
arcades.  A  l'extrémité,  des  plantations  d'arbres  escaladent  une 
rampe  assez  forte,  par  où  l'on  accède  à  la  citadelle.  Des  allées 
correctement  tracées  s'enfoncent  sous  la  verdure;  de  distance 
en  distance,  s'échelonnent  les  colonnes  de  fonte  des  réver- 
bères; il  y  a  même  des  bancs  pour  les  promeneurs,  —  et 
tout  cela  est  si  parfaitement  aligné,  si  propre,  si  bien  entre- 
tenu qu'on  se  croirait  aux  abords  d'un  square,  dans  une 
petite  garnison  de  France. 

Le  cercle  militaire,  dont  le  jardin  s'ouvre  sur  la  route, 
contribue  encore  à  l'illusion.  En  dolman  de  coutil  blanc  oii 
tranchent  les  ors  des  galons  mobiles,  les  officiers  prennent  le 
café  sur  les  petites  tables  de  fer,  à  l'ombre  des  tonnelles.  Des 
raquettes  de  tennis  sont  déposées  à  l'angle  des  tables.  On  déplie 
les  journaux  qui  viennent  d'arriver,  on  feuillette  Vlllustralion. 
Les  jeunes  causent  et  rient  bruyamment,  les  vieux  sont  plon- 
gés dans  la  manille  méridienne,  tandis  que  le  sergent  de 
semaine  arrêté  à  la  distance  convenable,  les  pieds  en  équerre, 
se  tient  très  raide,  avec  le  cahier  du  rapport  sous  le  bras. 

Ce  petit  coin  de  vie  civilisée,  ces  silhouettes  familières,  ce 
rappel  des  habitudes  françaises,  tout  cela  s'empare  si  bien 
de  moi  que  j'en  oublie  les  spectacles  désertiques  et  les  images 
violentes  qui  tout  à  l'heure  s'imposaient  à  mon  attention  excé- 
dée. Lorsque  je  descends  devant  V Hôtel  du  Sahara,  —  la 
modeste  auberge  oii  je  dois  gîter,  —  j'éprouve  un  tel  conten- 
tement que  cette  gargote  me  paraît  presque  somptueuse,  et 
que  je  goûte  toute  la  satisfaction  du  ho/ne  retrouvé. 

Je  stationne  un  instant  dans  la  salle  du  débit,  où  sont  atta- 
blés des  sous-ofïiciers,  un  bourrelier,  un  maréchal  ferrant  et 
un  entrepreneur  de  roulage  :  personnages  vraiment  symbo- 
liques en  pays  colonial  et  qu'on  est  presque  toujours  sûr  de 
rencontrer  dans  les  estaminets  et  les   caravansérails  du  Sud- 


LE    JA.RDIN    DE    LA    MORT  ^07 

Algérien!  A  côté  des  soldats  qui  défendent  le  pays  conquis, 
les  convoyeurs  qui  le  ravitaillent  et  les  artisans  qui  fabriquent 
les  objets  de  première  nécessité  :  les  fers  des  chevaux,  les 
selles  et  les  harnais.  Ici,  nous  sommes  dans  une  région  déjà 
fortement  entamée  par  l'activité  européenne,  puisque  deux 
voyageurs  de  commerce  opèrent  en  ce  moment  à  Bou-Saâda. 
Ils  jouent  aux  cartes  dans  la  salle  du  débit.  L'un  est  un  Mal- 
tais qui  représente  une  grande  maison  d'épicerie  d'Alger  et 
qui  essaie  d'écouler  ses  denrées  aux  M'zabites  ;  l'autre  est  le 
représentant  d'une  maison  d'horlogerie  parisienne  :  il  vend 
aux  Arabes  et  aux  colons  de  grosses  montres  en  nickel. 

Mais  le  chaouch  de  l'hôtel  m'entraîne  dans  la  salle  à  man- 
ger, à  peu  près  semblable  à  toutes  celles  que  j'ai  vues  au  cours 
de  mes  pérégrinations  africaines.  Les  volets  sont  clos.  Des  mous- 
tiquaires épaisses,  tendues  devant  les  portes,  empêchent  un 
peu  la  chaleur  et  les  mouches.  Aux  murs  sont  suspendus  des 
ouranes  empaillés, — énormes  lézards  aux  mâchoires  en  dents 
de  scie,  —  et  qui  dardent  une  petite  langue  de  drap  rouge; 
des  cornes  de  gazelle,  des  éventails  en  alfa  chamarrés  de  cuirs 
multicolores;  des  panoplies  alternant  avec  des  chromos.  Le 
principal  meuble  est  une  bibliothèque  en  bois  noir,  d'aspect 
sévère  et  des  plus  imposants.  Des  dorures  reluisent  derrière 
les  vitres  :  ce  sont  les  livres  de  prix  de  la  collection  Marne; 
et,  çà  et  là,  je  reconnais,  sous  leurs  couvertures  roses,  les 
célèbres  récits  de  la  comtesse  de  Ségur  qui  ont  amusé  nos 
enfances  :  Les  deux  Nigauds,  les  Mémoires  d'un  âne,  le  Général 
Dourakine.  Quelle  surprise  !  Retrouver  ces  souvenirs  puérils 
à  VHôtel  du  Sahara,  —  à  deux  pas  du  Désert,  —  et  quel 
drôle  de  contraste,  mon  Dieu!  que  ces  anodines  et  douceâtres 
histoires  dans  le  pays  des  Ouleds-Nayls  et  des  vipères  à 
cornes  !  J'ose  croire  que  les  petits  Français  d'Afrique  ont  des 
imaginations  un  peu  plus  exigeantes  et  des  instincts  un  peu 
moins  paisibles  que  les  nôtres  ! 

Pourtant,  malgré  les  ouranes  empaillés  et  les  cornes  de 
gazelles,  je  n'arrive  pas  à  me  persuader  que  je  suis  dans  un 
milieu  farouche.  L'atmosphère  qu'on  respire  ici  est  celle  de 
nos  sous-préfectures  les  plus  assoupies.  Toute  la  douceur 
française  s'y  trahit  sous  la  forme  de  mille  petits  raffinements 
bourgeois  :  la   propreté  des  nappes,   le  bel  ordre  des  hors- 


/|08  LA     REVUE     DE     l>AniS 

d'œuvre,  les  couteaux  soigneusement  nettoyés,  le  timbre 
placé  à  côté  de  mon  couvert.  Les  pensionnaires  ont  chacun 
leur  casier  où  brille,  dans  la  pénombre,  un  rond  de  serviette 
numéroté.  Les  voici,  l'un  après  l'autre,  qui  soulèvent  la  mousti- 
quaire du  fond  :  ils  viennent  de  prendre  l'absinthe  de  midi 
sur  la  terrasse  contiguë  à  la  salle  à  manger.  Ce  sont  les  fonc- 
tionnaires de  l'endroit  :  M.  l'instituteur  et  ses  adjoints,  M.  le 
receveur  des  postes,  M.  le  commissaire  de  police... 

Tout  en  ouvrant  les  boîtes  de  conserves  et  en  se  taillant 
des  tranches  dans  les  foies  gras  de  Périgueux,  ils  me  consi- 
dèrent d'un  air  soupçonneux.  Il  paraît  que  les  deux  fils  aînés 
du  Kaiser  ont  récemment  traversé  Bou-Saâda  sous  des  noms 
d'emprunt;  et  perpétuellement  des  officiers  anglais  ou  alle- 
mands parcourent  les  régions  du  Sud-Algérien,  en  trompant 
la  surveillance  des  autorités.  Aussi  les  gens  du  pays  ont-ils  la 
phobie  de  l'espionnage  et  voient-ils  dans  tout  étranger  un 
individu  suspect.  Mais  le  manteau  bleu  d'El-Haoussine,  qui 
vient  cérémonieusement  prendre  mes  ordres,  rassure  aussitôt 
ces  messieurs. 

J'achève  tranquillement  mon  repas,  servi  par  la  fille  de  la 
maison,  une  grande  perche  d'adolescente,  en  sarrau  d'écolière, 
au  teint  chlorotique,  aux  longues  mains  pâles  et  fluettes,  au 
maintien  gauche  et  pudibond  de  religieuse.  On  voit  trop 
qu'elle  a  lu  les  Deux  Nigauds  et  les  Mémoires  d'un  âne.  A  tout 
instant,  elle  s'assied,  l'air  épuisé,  le  front  moite  de  sueur:  elle 
semble  minée  par  la  fièvre. 

Sa  mère,  qui  la  relaie,  l'oblige  à  se  reposer  : 

—  Ne  te  fatigue  pas,  mon  trésor!  répète  l'hôtesse,  en  lui 
tendant  une  chaise. 

Elle  approche  ses  doigts  des  tempes  de  la  grande  fille;  elle 
l'embrasse,  lui  parle  sur  un  ton  câlin,  comme  à  une  enfant 
malade. 

: — Excusez-la,  monsieur!  me  dit  la  mère,  en  changeant 
mon  assiette,  cette  petite,  les  chaleurs  me  la  tuent I... 

Puis,  d'une  voix  qui  s'altère  subitement  : 

—  Tout  tourne  mal  pour  nous,  depuis  la  mort  de  mon 
mari! 

Et  elle  me  conte  que,  sur  le  conseil  du  médecin,  ils  ont 
dû  quitter  Boghari,  oiî  ils  étaient  établis  depuis  trente  ans, 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  /1O9 

pour  venir  s'installer  à  Bou-Saâda,  dont  le  climat  passe  pour 
être  plus  salubre. 

Tandis  que  nous  causons,  une  vieille  ratatinée  et  quelque 
peu  barbue,  qui  porte  sur  ses  cheveux  blancs  la  coiffe  des  Arlé- 
siennes,  se  glisse  silencieusement  dans  la  salle  à  manger. 
C'est  l'aïeule.  J'apprends  qu'elle  est  Provençale,  originaire  de 
Salon,  dans  les  Bouches-du-Rliône.  Elle  est  venue  en  Afrique 
en  i85o,  avec  son  mari  qui  a  tenu  un  des  premiers  caravan- 
sérails militaires  sur  la  roule  d'Alger  à  Lagliouat.  Elle  me 
parle  longuement  de  Boghari  que  je  connais,  où  elle  a  vécu 
presque  toute  sa  vie.  On  devine  qu'elle  ne  se  résigne  pas  à  cet 
exil  de  Bou-Saâda. 

Mais,  depuis  ce  matin,  elle  est  particulièrement  désolée.  Le 
courrier  lui  a  apporté  une  attristante  nouvelle,  —  l'expulsion 
des  bonnes  sœurs  de  Boghari  : 

—  Pensez,  monsieur!  Ils  ont  chassé  sœur  Rosalie,  une 
pauvre  vieille  de  mon  âge,  qui  avait  élevé  ma  fdle  et  ma 
pelite-fdle...  Ah!  monsieur,  ça  n'est  pas  bienl  Ahl  non!  Ça 
n'est  pas  bien  ce  quils  ont  fait  là!... 

Et  l'aïeule,  les  larmes  aux  yeux,  laisse  retomber  le  long  de 
son  tablier  sa  main  noueuse,  oii  l'anneau  de  mariage  usé  et 
aminci,  comme  un  fil,  brille  encore  entre  les  rides... 

Lorsque  je  me  lève  de  table,  un  bruit  de  dispute  emplit  la 
salle  du  débit.  C'est  le  fils  de  l'hôtesse  qui  se  querelle  avec 
deux  coquins  d'Arabes  aux  figures  patibulaires.  Il  est  tout  le 
portrait  de  sa  sœur,  —  la  jeune  fdle  chlorotique,  —  ce  grand 
garçon  blême  et  décharné,  à  la  pomme  d'Adam  monstrueuse. 
Il  a  beau  se  retrancher  derrière  son  comptoir,  crier  plus  fort 
que  les  deux  bandits  et  faire  des  gestes  de  menace,  je  sens,  à 
la  façon  dont  il  écoule  leurs  objections,  qu'il  finira  par  leur 
céder  et  qu'il  sera  roulé  par  eux. 

Je  songe  de  nouveau  à  l'adolescente  pâlotte  et  grelottante 
de  fièvre,  aux  deux  mères  apitoyées  et  gémissantes  ;  et  je  me 
dis  que  ces  braves  gens  sont  trop  braves,  trop  doux,  trop  hu- 
mains, tvoi^  français  en  un  mot,  pour  se  mesurer  avec  la  sau- 
vagerie africaine.  C'est  l'histoire  de  beaucoup  de  nos  compa- 
triotes transplantés  en  Algérie.  Hélas!  le  civilisé  sera  vaincu 
par  le  barbare.  Celui-ci  tuera  celui-là  ! 


4lO  LA    REVUE    DE    PARIS 


*    * 


Après  une  sieste  pénible,  la  tête  encore  lourde  et  les  mem- 
bres brisés,  je  descends,  vers  six  heures,  sur  les  bords  de 
l'oued.  D'étroites  ruelles  en  pente  y  conduisent.  Le  sol  est 
profondément  raviné,  comme  sur  le  passage  d'un  torrent.  On 
chemine  dans  une  pénombre  perpétuelle,  entre  les  petits  murs 
en  terre  sèche,  sous  le  couvert  des  palmes  et  des  arbres  frui- 
tiers. A  tout  instant,  il  faut  enjamber  des  rigoles  coupées 
d'enfantins  barrages,  minuscules  canaux  qui  vont  porter  à  la 
végétation  de  l'oasis  l'humidité  nourricière. 

Sur  de  gros  cailloux  semés  de  distance  en  distance,  je  tra- 
verse  une  nappe  d'eau  peu  profonde  et  je  m'arrête  dans  le  lit 
même  de  l'oued,  dont  tout  le  milieu,  envahi  par  des  amas  de 
sable  et  par  d'énormes  pierres,  est  presque  complètement  à  sec. 
Je  ne  reconnais  plus  ((  le  Jardin  de  la  Mort  ».  Ce  n'est  plus 
l'enclos  torride  qui  se  consupie  et  flamboie,  dans  le  silence 
terrifiant  de  midi.  A  cette  heure  crépusculaire,  il  m'apparaît 
comme  un  lieu  riant,  —  un  lieu  de  fraîcheur  et  de  rêve.  Le 
ciel  léger,  à  peine  teinté  de  rose,  se  déploie  par-dessus  les 
sveltes  colonnes  des  palmiers.  Un  semblant  de  vie  anime,  çà 
et  là ,  les  berges  et  les  vergers  tout  brillants  de  fruits  aux  cou- 
leurs vives.  Avec  des  trottinements  de  souris,  des  enfants  se 
poursuivent  dans  les  sentiers  qui  bordent  les  deux  côtés  de  la 
rivière,  ou  bien,  par  jeu,  ils  glissent  sur  leur  derrière,  le  long 
des  pentes  ravinées.  Des  hommes  grimpés  dans  les  bran- 
chages émondent  et  taillent  les  dattiers,  ou  cueillent  des  abri- 
cots. D'autres  foulent  le  linge,  au  creux  des  trous  d'eau.  Ils 
sautent  en  cadence,  et,  à  des  intervalles  rythmiques,  ils  entre- 
choquent leurs  deux  pieds,  d'un  mouvement  leste  et  gracieux, 
tandis  que  le  savon  mousse  en  grosses  bulles  bleuâtres,  sous 
leurs  talons  luisants.  Plus  loin,  à  un  endroit  où  l'oued  forme 
une  cuvette  naturelle,  des  femmes  agenouillées  en  cercle 
lavent  les  étoffes  voyantes  dont  elles  s'enveloppent.  De  temps 
en  temps,  l'une  d'elles  se  lève,  en  simple  tunique  de  coton- 
nade serrée  aux  reins  par  un  cordon  rouge,  le  visage  pâle  et 
comme  aminci  entre  des  torsades  de  cheveux  noirs,  plaqués 
de  chaque  côté  des  tempes,  en  manière  de  roues  que  dépas- 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  l\  II 

sent  les  énormes  anneaux  d'argent  des  boucles  d'oreille;  et, 
très  grave,  la  démarche  lente,  elle  étend  sur  le  sable  des  car- 
rés de  laine  rouge,  dont  la  teinte,  encore  avivée  par  le  lavage, 
tranche  sur  la  blondeur  du  sol  avec  une  crudité  tellement 
acide,  que  le  tissu  parait  trempé  dans  du  jus  de  groseille. 

Cette  pourpre  intense,  les  tons  fauves  de  la  terre,  la  patine 
verle  des  feuillages,  les  reflets  cristallins  de  la  rivière,  le  ciel 
rose  et  diaphane  qui  flotte  mollement  par-dessus  les  bouquets 
rigides  des  palmes,  —  tout  cela  forme  k  l'œil  une  harmonie 
éclatante  et  légère,  un  paysage  d'une  simplicité,  d'une  no- 
blesse et  d'une  grandeur  admirables.  Un  rayonnement,  une 
joie  continuelle  l'environne.  Nul  mouvement  brusque  n'en 
dérange  les  lignes.  Les  êtres  humains  qui  sont  là  glissent  au 
bord  de  l'eau  avec  des  gestes  silencieux  et  m.esurés,  —  tels 
des  figurants  qui  évoluent  entre  les  toiles  peintes  d'un  décor. 
Assis  sur  une  pierre,  au  faible  murmure  de  l'oued  qui  coule 
à  mes  pieds,  dans  ce  recueillement  et  cette  atmosphère  indé- 
cise du  soir,  je  me  laisse  aller  au  mirage  d'une  vision  antique 
ressuscitée... 

Je  ne  me  trompe  pas  :  voici  venir,  trottant  sous  leurs 
couffes,  les  jolis  ânes  lascifs  des  fables  milésiennes;  voici  les 
foulons  des  comédies  grecques  et  latines;  — ;  et,  drapées  dans 
leurs  linges  aux  plis  nombreux,  la  cruche  sur  la  tête,  voici 
les  spondophores  qui  défilaient  jadis  sur  les  frises  des  temples. 
J'aperçois  aussi,  tout  près  de  moi,  les  grenouilles  «à  la  voix 
de  cygne  »  que  chanta  le  bon  Aristophane. 

Attirées  par  le  calme  et  la  douceur  de  l'air,  elles  s'enhar- 
dissent à  sortir  leur  petit  museau  triangulaire  d'entre  les  her- 
bages ;  elles  sautent  sur  les  cailloux  des  mares.  Elles  tournent 
peureusement  le  cercle  d'or  de  leurs  gros  yeux  ;  puis  elles  se 
décident,  elles  s'installent.  On  dirait  des  boules  d'émeraude 
fraîchement  taillées  qui  se  posent  sur  les  pierres.  Elles  se 
multiplient.  Peu  à  peu,  les  chanteuses  aquatiques  sont  toutes 
à  leur  poste.  Alors,  comme  à  un  signal  donné,  elles  lancent 
tout  à  coup,  sur  un  mode  triomphal,  leur  immortel  Bréké- 
kékex,  coax,  coax  I 

Elles  s'excitent,  elles  s'égosillent,  se  grisent  de  leur  musique. 
Elles  y  mettent  une  âme  incroyable,  ces  petites  grenouilles 
de  Bou-Saâda,  comme   si  elles  étaient  les  grenouilles  mêmes 


f\l'2  I.AHKVL'EDEPARIS 

de  l'Achéron,  «  délices  du  dieu  et  de  la  cithare  »,  —  et 
comme  si  elles  avaient  nourri  dans  leurs  marécages  «  lo 
roseau  qui  sert  de  chevalet  à  la  Lyre...   » 

—  Brékékékex,  coax,  coax!... 

Toute  l'oasis  retentit  de  leur  clameur.  Bientôt,  celles  qui 
sommeillaient  là-haut,  tout  au  fond  de  la  palmeraie,  dans  les 
llaques  de  la  rivière  tarie,  se  réveillent  à  leur  tour  ;  et  celleis 
qui  flottaient,  comme  des  débris  de  bois  mort,  dans  les 
canaux  vaseux  des  vergers  ;  et  les  reinettes  des  jardins  qui  se 
tapissent  entre  les  dards  des  grands  aloès...  A  l'envi,  elles 
donnent  de  la  voix.  Les  crotales  de  leurs  gosiers  battent 
l'air  qu'elles  déchirent  et  raclent.  Cela  devient  un  vacarme 
infernal,  amplifié  sans  cesse,  à  mesure  que  l'ombre  s'épaissit  : 
tel  résonnait,  sans  doute,  le  coassement  éternel  des  grenouilles 
de  l'Erèbe,  qui,  sur  la  rive  du  Styx,  épouvantaient  les  pauvres 
morts!...  Puis  on  croit  entendre  la  rumeur  d'une  foule  lâchée 
à  travers  les  gradins  d'un  cirque  ou  d'un  amphithéâtre.  Cela 
monte  et  descend;  cela  s'exaspère  jusqu'à  l'injure,  cela  nasille 
et  chevrote  comme  la  parodie  d'un  imbécile,  cela  grince  e*; 
mord  et  déchire  comme  un  rire  sardonique,  cela  s'enfle  et 
crève  en  une  huée  formidable... 

—  Brékékékex,  coax,  coax!... 

Le  tympan  brisé  par  ces  milliers  de  cris  rauques,  je  sens 
vivre  d'une  vie  fantastique  le  mythe  baroque  du  poète 
athénien  qui,  sous  le  travestissement  de  grenouilles  mons- 
trueuses, osa  mettre  en  scène  la  charge  de  ses  spectateurs 
et  leur  offrit  leur  propre  image  dans  la  caricature  de  ces 
bêles  insupportables  «  qui  ne  savent  que  crier  :  Coax  ! 
coax !...  » 

Brusquement,  la  clameur  s'arrête.  Il  y  a  une  minute  de 
silence  écrasant,  oii  mes  oreilles  qui  bourdonnent  encore  ne 
distinguent  plus  que  la  plainte  isolée  d'un  crapaud,  petite 
cloche  de  verre  à  la  vibration  ténue  d'harmonica;  tandis 
qu'au  loin,  une  flûte  arabe  pleure  divinement  dans  le  soir. 
C'est  la  pure  mélodie  du  chant  lyrique,  qui,  à  la  faveur  des 
accalmies  passagères,  finit  par  s'élever  au-dessus  des  paroles 
confuses  et  des  hurlements  de  la  multitude...  Mais  aussitôt  le 
jacassement  interrompu  se  ranime  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'oasis.  Le  tumulte  recommence  : 


LE    JARDIN    DE    LA.    MORT  4l3 

—  Brékékékex,  Coax,   Coax!... 

Assourdi  par  celte  musique  enragée,  envahi  par  le  pullul- 
lement  innombrable  des  grenouilles,  je  me  sauve  Je  long  des 
sentiers  qui  bordent  l'oued  ;  j'escalade  les  rampes  escarpées  de 
la  berge,  et,  passant  derrière  Bou-Saâda,  j'atteins  la  roule 
qui  conduit  à  Djelfa  et  d'oiî  l'on  domine  toute  la  ville. 

* 
*  * 

Au  bord  du  fossé  de  la  route,  peu  s'en  faut  que  je  ne  mar- 
che sur  un  vieillard  couché  par  terre  et  roulé  dans  un  bur- 
nous tellement  poudreux,  que  sa  couleur  se  confond  avec 
celle  du  chemin.  Les  mains  noirâtres,  noueuses,  ont  toute  la 
sécheresse  du  squelette  et  le  masque  du  visage,  émacié  et 
rigiJe  est  celui  d'un  cadavre.  Ainsi  empaqueté  dans  ses 
linges,  il  a  l'air  déjà  mort  et  vêtu  pour  la  tombe. 

Je  m'arrête  un  peu  plus  haut,  sur  une  penle  rocheuse,  aux 
parois  lisses  et  luisantes  comme  du  fer.  Le  soleil  a  disparu 
derrière  le  Djebel-Amour,  mais  tout  l'espace  est  encore  vi- 
sible. C'est  l'heure  d'Afrique,  que  j'aime  entre  toutes,  celle  oùla 
lumière  qui  se  décompose  atteint  à  ses  plus  fastueuses  dissol- 
^ances. 

Devant  moi,  la  ville  s'abaisse  vers  l'oued.  Les  terrasses  des 
maisons  se  pressent  les  unes  contre  les  autres,  pareilles  à  de 
grands  damiers  vides,  et,  par-dessus  la  ligne  grisâtre  des 
murs  de  boue,  émergent  les  panaches  des  plus  liauls  palmiers 
de  l'oasis.  A  ma  droite,  s'entassent  d'énormes  masses  cal- 
caires, très  haules,  à  l'inclinaison  presque  verticale,  arrondies 
en  manière  de  tours  ou  de  forteresses  cyclopéennes.  Des 
bandes  d'une  teinte  plus  sombre  et  qui  ondulent  à  l'infini 
indiquent  les  couches  successives  de  la  montagne,  tels  des 
refends  qui  marquent  la  ligne  des  pierres  dans  une  muraille. 
Celle  maçonnerie  naturelle  est  elVrayante,  comme  si  l'on 
sentait  encore  la  menace  de  la  grande  force  mystérieuse  qui 
a  soulevé  ces  blocs  et  ordonné  ces   archilectures  colossales. 

Ce  paysage,  presque  factice  à  force  d'être  simplifié,  a  les 
arêles  vives  de  la  pierre  ;  il  en  a  l'immobilité.  Mais,  surtout, 
il  est  émouvant  par  son  silence,  —  le  perpétuel  silence  des 
étendues  désertiques. 


/ll4  LA     REVUE     DE    PARIS 

En  celte  minute,  l'ossature  jaune  et  rugueuse  du  sol  trans  • 
parait  à  peine  sous  un  voile  mauve  qui  se  moire  d'or  et  de 
glacis  d'ambre  ;  les  montagnes  se  colorent  d'un  rose  de 
jacinthe  qui  va  se  foncer  bientôt  jusqu'à  la  pourpre  et  jusqu'au 
violet  sombre.  Et  rien  n'est  exquis  et  rare  comme  la  suavité 
de. ces  teintes  dans  ce  grand  cirque  de  pierre,  d'une  nudité  et 
d'une  âpreté  farouches.  Il  n'y  a  que  la  mer  pour  créer  de 
tels  contrastes  et  de  tels  prestiges  I  Encore  l'atmosphère  ma- 
rine est-elle  moins  pure  que  celle-ci  :  il  y  flotte  des  bru- 
mes, des  vapeurs  alourdies  et  saturées  d'eau,  tandis  que  l'air 
sec  du  désert  est  d'une  limpidité  sans  bornes,  toute  vibrante 
d'imperceptibles  atomes  lumineux,  qui  tombent  sur  un  fond 
d'un  bleu  si  léger,  si  tendre,  si  délicieux  à  l'œil,  que  les 
paroles  manquent  pour  le  traduire.  C'est  un  ciel,  pour  ainsi 
dire ,  spirituel  qui  baigne  un  dur  pays  de  métal  et  de 
granit.  La  vie  animale  et  grossière  ne  respire  point  ici.  Même 
les  arbustes  qui  poussent,  de  loin  en  loin,  au  milieu  des 
sables, ont  l'apparence  immuable  et  magnifique  d'ornements  de 
bronze  ou  d'acrotères  dorés,  au  fronton  d'un  édifice  de  marbre. 

Maintenant,  de  blanches  apparitions  surgissent  sur  les  ter- 
rasses de  la  ville.  Des  bras  se  tendent,  supportant  les  plis  des 
longs  manteaux.  Les  hautes  silhouettes  s'agenouillent  et  se 
prosternent.  Bientôt,  la  prière  du  soir  suscite  toute  une  foule 
d'ombres  dans  les  limbes  crépusculaires.  Ma  pensée  docile 
suit  les  gestes  de  l'adoration  ;  et,  devant  la  mer  des  sables  qui 
s'enténèbre  immensément,  je  médite  en  une  paix  de  cloître. 
Nul  bruit,  nulle  forme  particulière  ne  détourne  l'attention  ni 
les  yeux.  Cette  solitude  a  un  visage  d'éternité,  dont  la  vue 
seule  guérit  des  curiosités  vaincs  et  des  actions  éphémères... 

O  mon  Dieu!  comme  je  comprends  que  ce  pays  est  la 
patrie  de  mon  ame  1  Je  n'en  connais  pas  qui  inspire  une  plus 
belle  confiance  dans  la  mort,  un  plus  sûr  mépris  de  toutes  les 
agitations  futiles,  en  qui  se  morcelle  et  se  dissipe  la  vie  sans 
cœur  et  sans  esprit  de  l'Occidental.  Je  voudrais  revenir  en  ce 
lieu,  chaque  année,  comme  en  une  pieuse  retraite,  pour  y 
rapprendre  le  sens  de  l'Eternel  et  du  Divin,  pour  résister  à 
l'écoulement  sans  lin  des  plaisirs  et  des  travaux  par  oiî  se  perd 
le  meilleur  de  ma  vie,  pour  me  suspendre  et  m'unir  à  quel- 
que chose  qui  ne  passe  point  !. . . 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  4l5 

Dans  celte  solennité  du  couchant,  parmi  les  lueurs  suprê- 
mes dont  s'illumine  le  Désert,  les  versets  bibliques  me  re- 
viennent en  mémoire  : 

«  Domine,  dilexl  decorem  domus  tuœ  et  lociim  habitationis 
glorise  tase!...  O  mon  Dieu,  j'aime  la  beauté  de  votre  maison, 
et  le  lieu  oii  habite  votre  gloire  ! . . .   » 

Mais  l'austère  génie  du  Prophète  me  détourne  aussitôt  des 
splendeurs  matérielles,  pour  me  hausser  à  la  contemplation  de 
splendeurs  plus  hautes  : 

((  Amictus  lamine  sicut  vestimento  ! . . .  Et  elevata  est  magnijî- 
centia  tua  super  cœlosl...  0  mon  Dieu,  la  lumière  n'est  que 
votre  vêtement, —  et  votre  magnificence  est  élevée  par-dessus 
les  cieux  ! ...  » 

Il  est  nuit.  Les  blanches  ombres  adorantes  ne  s'aperçoivent 
plus  sur  les  terrasses.  Les  derniers  reflets  du  soleil  viennent 
de  s'éteindre,  les  contours  s'eflacent.  Mes  yeux  perdus  dans 
les  espaces  constellés  ne  distinguent  plus  la  terre  ;  et,  comme 
un  écho  de  ma  méditation,  j'entends  encore  cette  phrase  du 
Psaume  se  dérouler  et  gronder,  aux  accents  d'un  orgue  invi- 
sible : 

ce  Et  Dominus  in  œternum  permanet!...  Seul,  le  Seigneur 
demeure  éternellement!...  » 

Un  froid  subit  est  descendu  sur  la  plaine.  Autour  de  moi, 
tout  est  noir,  muet,  hostile.  Je  me  lève  précipitamment  et  je 
m'enfuis  de  ce  désert  pierreux.  Mais  du  côté  de  l'Orient,  la 
lune  des  pasteurs  s'est  levée  dans  un  ciel  paradisiaque,  d'un 
vert  inconnu  et  innomable,  —  un  ciel  d'espérance,  de  ten- 
dresse et  de  mélancolie... 

* 
*  * 

Le  lendemain  est  pour  moi  une  interminable  journée  d'ennui 
et  de  désœuvrement. 

Après  laj sieste,  je  retourne  à  l'oasis,  d'où  je  suis  chassé 
encore  une  fois  par  les  clameurs  intolérables  des  grenouilles. 
Je  m'arrête  sur  une  étroite  place  qui  borde  le  ravin  et  je 
m'amuse  à  suivre  les  ébats  de  jeunes  enfants  indigènes  qui 
jouent  à  des  jeux  français,  sans  douteap  pris  à  l'école.  C'est 
assez  imprévu^a  Bou-Saâda,  ces  parties  de  barres  et  de  ma- 


4l6  LA    REVUE    DE    PARIS 

relie,  menées  par  de  petits  bédouins  à  peau  brune,  qui  n'ont 
pour  tout  vêtement  qu'une  calotte  rouge  et  un  carré  d'étofle 
en  laine  de  brebis,  agrafée  sur  l'épaule,  à  la  façon  d'une 
chlamyde.  Quelques-uns  sont  perchés  sur  les  poivriers  de  la 
placette  et  ils  en  secouent  les  branches,  pour  faire  tomber  les 
hannetons. 

Au  bas  d'un  arbre,  assis  sur  une  borne,  l'un  d'eux  s'ap- 
phquc  à  retirer  une  épine  qui  s'est  enfoncée  dans  la  corne  de 
son  pied.  Sa  pose  est  tellement  classique  qu'elle  m'évoque 
immédiatement  le  célèbre  Spinario  du  musée  de  Naples.  Les 
pans  du  burnous  rejetés  en  arrière,  sur  ses  deux  épaules,  il 
claie  ainsi  sa  nudité  tout  entière,  dont  la  maigreur  élégante 
et  précise  a  la  finesse  aiguë  et  la  douceur  de  l'ivoire.  C'est 
un  Hermès  adolescent,  un  petit  dieu  voleur,  dénicheur 
d'oiseaux  et  batteur  de  buissons. 

Ces  mains  prestes,  ces  jambes  graciles,  ce  torsie  allongé  et 
mince,  ce  corps  glissant  et  fuyant,  —  tout  annonce  la  jolie 
bêle  de  course,  de  ruse  et  de  rapine.  Même  lorsqu'il  est  au 
repos,  on  devine  l'intensité  de  vie  nerveuse  qui  se  ramasse 
dans  ces  muscles  prêts  à  se  détendre,  comme  lorsqu'on 
caresse  l'échiné  arquée  d'un  jeune  chat.  L'enveloppe  ardente 
cl  sèche  n'est  que  la  forme  extérieure  et  visible  de  l'instinct; 
et.  devant  ces  grands  yeux  noirs  oii  luit  une  telle  flamme, 
ces  membres  dorés  et  brûlés  de  soleil,  on  songe  à  un  être  de 
feu,  incarné  dans  une  matière  sublile,  agile  et  brillante. 

*  * 

Le  soir,  je  me  laisse  conduire  par  El-Haoussine  h  la 
maison  des  danseuses,  qui  sont  aussi  des  servantes  d'amour. 

Cela  tient  à  la  fois  de  l'écurie  et  du  couvent.  Nous  entrons 
par  une  porte  à  deux  vanlaux,  qui  ressemble  à  une  porte  de 
grange,  dans  une  assez  vaste  cour  rectangulaire  sur  laquelle 
s'ouvre  une  série  de  cellules  grossièrement  closes.  Quelques- 
unes  sont  ouvertes  et  confusément  éclairées  par  une  lampe  de 
cuivre  à  trois  becs,  posée  à  même  le  sol. 

Par  la  baie  d'une  cellule,  j'aperçois  la  dame  du  lieu 
accroupie  sur  une  natte,  parmi  des  coussins  épars.  Les  murs 
à  peine  maçonnés  sont  barbouillés  d'un   enduit  de  chaux,  le 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  /il-y 

mobilier  ne  comprend  que  des  objets  de  la  plus  stricte  néces- 
sité :  des  couvertures  étendues  par  terre,  la  petite  table  ronde 
et  très  basse  qui  sert  aux  Arabes  pour  prendre  le  café;  un 
grand  colïVe  tout  enluminé  d'arabesques  et  de  fleurs  criardes 
qui  se  détachent  sur  fond  vert  ou  gros  bleu;  et,  fichées  à  la 
paroi,  les  cornes  de  gazelle  auxquelles  les  femmes  accrochent 
leurs  colliers,  l'étagère  de  bois  peint  où  elles  déposent  leur 
argent  et  leurs  bijoux;  enfin,  une  jarre  de  terre  rouge  qui 
contient  de  l'eau.  La  dame,  accroupie  parmi  les  coussins, 
avec  ses  bracelets,  ses  anneaux  et  ses  bagues,  ses  plaques  de 
métal,  les  pièces  de  monnaie  en  guirlandes  qui  scintillent  à 
son  front,  apparaît,  dans  la  pénombre  de  la  case,  comme  une 
vague  idole  hindoue  au  fond  de  son  tabernacle. 

Sans  se  déranger,  d'une  voix  rauque  et  machinale,  elle 
appelle  ceux  qui  passent.  D'autres  sont  appuyées  contre  le 
mur,  à  l'entrée  des  cellules,  ou  bien  elles  se  promènent  dans 
la  cour,  à  travers  les  groupes  d'hommes,  en  se  balançant  avec 
des  coquetteries  enfantines  et  en  faisant  cliqueter,  à  chaque 
pas,  tout  l'attirail  de  leurs  parures.  Elles  se  pavanent  sous 
des  harnais  aussi  splendides  et  aussi  lourds  que  ceux  d'une 
mule  de  carrosse. 

Pour  la  plupart,  ce  sont  des  femmes  Ouled-Nayls,  assez 
décrépites  et  assez  laides,  le  visage  étoile  et  zébré  de  tatouages 
d'un  bleu  livide  :  ce  qui  contribue  encore  à  les  enlaidir.  A  les 
regarder  d'un  peu  près,  elles  étalent,  en  somme,  de  fort 
pitoyables  somptuosités.  Les  voiles  qui  tombent  de  leurs 
lourdes  coiffures  en  forme  de  turbans  aplatis  et  carrés,  elles 
les  ont  taillés  dans  des  rideaux  de  guipure,  à  un  franc  cin- 
quante le  mètre,  expédiés  par  quelque  Louvre  ou  quelque 
Bon  Marché  algérien.  Les  étoffes  brochées  ou  pailletées  de 
leurs  robes,  c'est  une  horrible  camelote  lyonnaise  qui  s'achète 
k  bas  prix  dans  les  magasins  juifs  de  la  rue  de  la  Lyre  ou 
de  la  rue  Bab-Azoun.  Mais,  malgré  cela,  on  sent  que  les 
pauvres  filles  ont  fait  tout  ce  qu'elles  pouvaient  pour  être 
belles.  Si  leurs  visages  sont  tout  fripés  et  défraîchis,  c'est 
sans  doute  que  leur  métier  a  de  rudes  exigences  ;  et  si  leur 
accoutrement  a  quelque  chose  d'un  peu  grotesque  selon  le 
goût  européen,  c'est  qu'elles  n'ont  rien  trouvé  de  mieux  chez 
les  marchands  de  Bou-Saâda. 

i5  Janvier  igoS.  i3 


4l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

Certes,  leur  bonne  volonté  est  évidente  ;  leur  naïveté,  leur 
sincérité  aussi  :  elles  ne  cherchent  pas  à  éblouir,  ni  à  jeter  de 
la  poudre  aux  yeux,  comme  leurs  pareilles  des  pays  civilisés  ; 
et  même  ce  qui  me  frappe  chez  ces  filles,  aussi  bien  dans  leurs 
costumes  que  dans  leurs  manières,  c'est  l'absence  de  tout 
trompe-l'œil,  de  tout  truquage,  de  tout  faux-semblant. 

Les  bijoux  qui  les  couvrent  sont  de  vrais  bijoux.  Ils  ont 
coûté  cher,  ils  sont  solides  et  massifs.  Ils  ont  été  travaillés 
patiemment  par  de  naïfs  artisans  indigènes  qui  se  sont  appli- 
ques, eux  aussi,  à  faire  aussi  bien  que  possible.  Les  plus 
riches  d'entre  elles  portent  toute  leur  fortune  autour  de  leurs 
fronts  enguirlandés  de  pièces  d'or;  et  ces  pièces,  elles  en  ont 
soigneusement  vérifié  le  titre  et  le  poids,  elles  en  ont  examiné 
les  bords,  de  crainte  qu'ils  ne  fussent  rognés.  Qu'importe, 
après  cela,  l'enfantillage  de  leur  toilette,  l'indigence  de  leur 
mobilier?  L'Arabe  n'en  demande  pas  davantage.  Il  sait  que 
parmi  tous  ces  oripeaux,  il  y  a  des  choses  précieuses,  diffi- 
ciles à  acquérir.  Peu  lui  chaut  de  retrouver  dans  ces  gîtes 
d'amour  les  nattes  galeuses  et  les  murs  délabrés  de  son  propre 
gourbi.  Gela  est  rude  sans  doute,  mais  exactement  approprié 
au  besoin  ;  et,  comme  il  a  un  certain  sens  artiste,  ainsi  que 
tous  les  hommes  primitifs,  il  lui  suffit  que  sa  vue  puisse  se 
reposer  sur  un  vase  d'argile  élégamment  modelé,  un  plateau 
de  cuivre,  le  réseau  de  filigrane  qui  emprisonne  une  petite 
tasse  de  porcelaine,  un  coffre  peint  de  couleurs  chaudes  et 
claires  qui  réjouissent  ses  yeux  habitués  à  la  plus  éclatante 
lumière. 

Non  seulement  leurs  courtisanes  ont,  autant  qu'eux-mêmes, 
le  mépris  du  clinquant,  du  luxe  artificiel,  des  mille  tyrannies 
du  confort  européen  ;  mais  elles  accomplissent  leurs  fonctions 
avec  sérénité  et  candeur,  comme  des  obligations  presque  reli- 
gieuses, de  sorte  qu'on  n'éprouve  point  chez  elles  cette  impres- 
sion de  duperie,  de  misère  honteuse,  et,  pour  tout  dire,  de 
navrante  tristesse  que  vous  laisse  toujours  la  prostitution  occi- 
dentale. La  courtisane  arabe  n'évoque  que  des  idées  joyeuses, 
—  non  pas  joyeuses  comme  nous  l'entendons,  au  sens  grivois 
et  polisson  du  mot,  car  la  joie  de  ces  peuples  est  toujours 
grave.  Elle  n'évoque  non  plus,  dans  leur  esprit,  aucune  idée 
de  souillure,  comme  dans  la  conscience  des  chrétiens.  L'in- 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  '  4l9 

dulgence  dont  on  l'entoure  est  assez  voisine  du  respect.  Aussi, 
lorsqu'on  cherche  à  savoir  ce  que  fut  la  courtisane  antique, 
c'est  peut-être  à  ces  femmes  du  Sud  qu'il  faudrait  le  de- 
mander. 

»  * 

Je  m'assieds  sur  un  banc  du  café  maure,  qui  est  contigu  à 
la  maison  des  danseuses.  Des  réminiscences  antiques  m'y 
poursuivent  encore  :  je  m'imagine  à  peu  près  ainsi  les  tavernes 
de  Suburre.  Par  exemple,  il  faut  oublier  l'alïreuxcczinc»  mo- 
derne qui  se  dresse  à  l'entrée,  et  sur  lequel  un  Juif,  à  ligure 
crapuleuse,  débite  les  liqueurs  frelatées  dont  s'empoisonnent 
les  ce  roumis  ».  Il  n'y  a  qu'à  tourner  le  dos  au  comptoir  :  on 
a  devant  soi  un  spectacle  des  plus  étranges  et  qui  vous  reporte 
si  loin,  si  loin  en  arrière  I... 

On  n'aperçoit  d'abord  qu'une  mêlée  de  burnous  d'un  blanc 
sale,  mais  dont  les  beaux  plis  amples  font  songer  aux  plus 
nobles  draperies.  Quand  la  cohue  s'éclaircit,  on  distingue, 
dans  le  fond,  une  estrade  inclinée  et  très  basse,  où  deux  musi- 
ciens, assis  sur  leurs  talons,  mènent  grand  tapage  avec  leurs 
instruments.  L'un  cogne  sur  un  tambour,  l'autre  souffle  dans 
une  raïta,  —  celte  grosse  flûte  arabe,  dont  le  pavillon  est 
doublé  de  cuivre.  Le  son  en  est  tellement  aigu  qu'il  surmonte 
toutes  les  clameurs  et  vous  déchire  les  oreilles  d'uue  vibration 
presque  douloureuse.  Je  me  rappelle  la  flûte  aux  trous  nom- 
breux qui,  dans  les  comédies  de  Plante,  accompagnait  le 
canticum,  —  cette  flûte  garnie  d'orichalque,  dont  la  mélo- 
die bruyante  ébranlait  jusqu'aux  gradins  de  l'amphithéâtre  et 
rivalisait  d'éclat  avec  la  trompette  mihtaire. 

Tout  le  long  de  la  salle,  court  une  espèce  de  banquette 
assez  large,  où  des  hommes  en  burnous  sont  accroupis  : 
leurs  souliers  taillés  en  forme  de  sandales  sont  déposés  par 
terre,  devant  eux.  Un  grand  maigre,  —  un  riche  sans  doute, 
—  fume  gravement  un  superbe  narguilhé,  à  canule  de  soie 
rouge,  dont  un  jeune  garçon  vient  de  temps  en  temps  raviver 
le  brasero.  La  plupart,  impassibles  et  taciturnes,  leur  pied  nu 
dans  la  paume  de  la  main,  se  balancent  légèrement  sous  leurs 
voiles,  au  rythme  brutal  du  tambour  et  de  la  raïta  ;  et  la  pointe 


420  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  leurs  capuchons  surmontés  d'une  houppette  de  laine 
blanche  dessine  une  petite  ombre  qui  bouge  parmi  les  images 
immobiles  dont  la  muraille  est  tout  enluminée. 

Car  la  salle  a  été  peinte  du  haut  en  bas  par  un  artiste  du 
cru.  La  fresque,  d'une  composition  saugrenue  et  d'un  dessin 
puéril,  représente  des  forteresses  sur  des  montages,  dans  des 
nuages  de  poudre  d'oii  émergent  de  flambants  étendards ,  puis  des 
flottes  de  guerre,  dont  les  navires  crachent  le  feu  par  tous  leurs 
sabords  et  qui  dardent  vers  le  ciel  des  matures  hyperboliques. 
Les  couleurs  non  fondues  sont  encrassées  de  poussière  et  de 
fumée,  et  il  y  domine  des  tons  de  cinabre  et  de  minium.  Vu 
de  loin,  ce  barbouillage,  avec  ses  lignes  heurtées  et  roides, 
ses  figures  conventionnelles  et  primitives,  prend  l'aspect  tout 
hiératique  d'une  vieille  mosaïque  byzantine.  Et  quand  on  y 
promène  distraitement  ses  yeux,  on  subit  un  instant  l'illusion 
de  ces  peintures  murales  à  demi  effacées  qui  s'écaillent  dans 
les  atriums  en  ruine  des  villas  romaines  ou  dans  les  absides 
des  basiliques  chrétiennes. 

Soudain,  les  groupes  d'hommes  qui  masquaient  la  porte 
d'entrée  s'écartent,  pour  livrer  passage  à  deux  danseuses. 
Aussitôt  le  tambour  se  met  à  ronfler  plus  sourdement,  la  ra?Ya 
précipite  son  rythme  et  nasille  sur  un  ton  plus  aigre. 

Les  danseuses  sont  habillées  de  robes  violettes  que  parsèment 
des  fleurs  et  des  ornements  d'un  rouge  vineux.  Un  haïck  attaché 
sur  leur  poitrine  descend  jusqu'à  la  hauteur  de  la  cheville. 
Les  plaques  de  métal  et  les  pièces  de  monnaie  qui  pendent  à 
leur  front  et  à  leur  ceinture  font  autour  d'elles  un  bruissement 
continu.  Elles  s'avancent  d'un  mouvement  rapide,  en  pinçant 
un  coin  de  leur  robe  entre  le  pouce  et  l'index  et  en  glissant 
sur  la  pointe  de  leurs  pieds.  Les  coudes  collés  au  corps,  les 
paumes  tendues  et  dépassant  à  peine  les  deux  bords  du  haïck, 
elles  gardent  un  moment  cette  attitude  de  supplication  que 
les  peintres  des  Catacombes  ont  prêtée  à  leurs  «  orantes  ». 
Puis  leurs  mains  se  nouent,  elles  tournent  ensemble  sur  une 
cadence  assez  lente;  puis  elles  se  quittent  brusquement,  et 
chacune  danse  isolément  la  «  danse  des  mains  ». 

Elles  se  tiennent  côte  à  côte,  très  droites,  le  cou  rigide,  les 
cuisses  collées  l'une  contre  l'autre,  le  corps  légèrement  sou- 
levé sur  l'extrémité  des  orteils.  Elles  ne  remuent  que  leurs 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  421 

mains  qui  se  replient  avec  des  gestes  de  marionnettes  sur  la 
frêle  jointure  du  poignet,  où  s'entrechoquent  de  lourds  bra- 
celets d'argent.  La  plus  jeune  est  toute  petite  :  elle  a  l'air  d'une 
enfant,  elle  a  quatorze  ans  au  plus.  On  ne  voit  d'elle  que 
deux  grands  yeux,  qui  brillent  extraordinairement  dans  une 
longue  figure  pâle  et  mince  comme  un  croissant  de  lune.  Les 
os  de  ses  maigres  épaules  percent  sous  la  soie  transparente  de 
son  manteau,  et  ses  bras  fuselés  sont  si  menus  qu'on  les 
prendrait  pour  deux  baguettes  d'ivoire.  On  dirait  une  de 
ces  poupées  articulées  que  les  coroplasles  anciens  revêtaient 
d'émail  polychrome  et  qu'on  retrouve,  aujourd'hui,  encore 
toutes  brillantes  de  couleurs,  dans  les  caveaux  des  nécropoles. 
La  danse  est  de  courte  durée.  Les  femmes,  sans  doute 
mécontentes  de  la  recette,  disparaissent  subitement.  El-Haous- 
sine,  qui  les  guettait,  les  poursuit  dans  la  cour.  Je  devine 
qu'il  entame  avec  la  plus  jeune  des  négociations  galantes.  Je 
m'écarte  discrètement,  et,  après  avoir  grimpé  une  vingtaine 
de  marches  très  roides,  je  m'accoude  sur  le  petit  mur  du  cou- 
loir en  terrasse  qui  longe  le  premier  étage. 

* 
*  * 

De  là,  mon  regard  plonge  à  l'intérieur  des  cellules,  dont 
presque  toutes  sont  encore  ouvertes.  Les  dames  de  joie  n'ont 
pas  beaucoup  de  visiteurs  ce  soir.  De  temps  en  temps,  une 
silhouette  drapée  de  blanc  traverse  la  cour  à  pas  muets.  Je 
n'entends  plus  le  grondement  du  tambour  ni  le  chevrotement 
strident  de  la  raita.  Aucun  souille  dans  l'air.  La  ville  est 
paisible.  Ses  toits  aplatis  s'enfoncent  comme  une  nappe  de 
boue  solidifiée,  jusqu'à  la  ligne  inégale  et  plus  sombre  que 
forment  les  cimes  des  palmiers,  du  côté  de  l'oasis. 

Alors,  dans  ce  calme  et  cette  pénombre  lumineuse  des  nuits 
africaines,  il  me  revient  un  souvenir  déjà  lointain  dont  toute 
mon  imagination  s'émeut...  C'était  à  Laghouat,  un  soir  de 
siroco.  Le  jour  même,  les  chefs  de  la  région,  grands  pro- 
priétaires de  troupeaux,  étaient  venus  en  foule  avec  leurs 
hommes,  pour  le  marché  aux  moutons.  Une  cohue  compacte 
de  burnous  se  pressait  dans  les  étroites  ruelles  où  sont  par- 
quées les  vendeuses  d'amour.  Toute  la  garnison,   lâchée  des 


^22  LA    REVUE    DE    PARIS 

casernes,  s'y  ruait  aussi.  Les  éperons  et  les  baïonnettes  son- 
naient dans  l'ombre,  les  sabres  de  cavalerie  rebondissaient  sur 
les  seuils  et  sur  les  pavés.  Des  officiers,  faisant  la  courte  échelle, 
se  hissaient,  par  jeu,  jusqu'aux  fenêtres  des  filles  qui,  à  travers 
les  barreaux,  leur  tendaient  des  mains  scintillantes  de  bagues. 
La  chaleur  était  atroce .  Par  moments ,  des  souilles  pas- 
saient, éparpillant  une  poussière  fine  et  tellement  dense  qu'on 
n'y  voyait  plus.  On  écrasait  des  grains  de  sable  entre  ses 
dents.  Le  pétrole,  qui  flambait  partout,  dans  les  estaminets 
et  les  boutiques  de  tabac,  dégageait,  avec  une  odeur  acre,  une 
chaleur  de  four  qui  s'ajoutait  à  celle  de  l'atmosphère.  La  rouge 
lumière  des  lampes  vous  enflammait  les  paupières  déjà  irritées 
par  la  morsure  du  siroco.  Et,  au-dessus  des  tourbillons  em- 
brasés, montait  sans  cesse  la  clameur  furieuse  de  la  solda- 
tesque qui  s'écrasait  contre  les  portes  closes  :  c'était  le  branle- 
bas  d'un  assaut  dans  l'enceinte  torride  d'une  ville  qui  brûle  I 
Pour  échapper  à  cette  foule  exaspérée,  je  me  rejetai  vers 
une  maison  habitée  par  des  danseuses  Ouled-Nayls.  Après 
avoir  longuement  parlementé,  je  réussis  k  y  pénétrer...  Quel 
contraste!  La  maison  regorgeait  d'Arabes,  mais  il  y  régnait 
un  silence  si  profond  qu'il  en  devenait  presque  inquié- 
tant. Ceux  qui  étaient  là  se  taisaient,  ne  remuaient  point. 
La  plupart  étaient  des  riches,  reconnaissables  à  la  finesse 
et  à  la  candeur  immaculée  de  leurs  burnous.  Assis  par 
terre,  sur  des  nattes,  ils  multipliaient  les  coupes  de  Cham- 
pagne avec  une  indifférente  prodigalité.  Je  regardai  ces 
hommes,  immobiles  sous  les  mousselines  de  leurs  turbans  et 
roulant  de  gros  yeux  stupides,  où  rien  ne  s'exprimait  que  la 
frénésie  muette,  la  sombre  ardeur  de  la  sensualité  orientale. 
Je  montai  au  premier  étage  :  par  les  baies  des  cellules  négli- 
gemment ouvertes,  des  amoncellements  de  blancheurs  s'aper- 
cevaient encore.  C'étaient  des  couples  étendus  et  qui  repo- 
saient côte  k  côte,  en  une  promiscuité  naïve  et  avec  une 
superbe  impudeur.  J'arrivai  k  la  terrasse  où  je  heurtai  de 
nouveaux  couples.  La  plate-forme  en  était  encombrée,  k  ne 
savoir  où  poser  le  pied.  Ils  ne  bougeaient  pas.  Presque  tous 
sommeillaient.  Des  manteaux  de  laine  ondulaient  vaguement 
sous  le  renflement  des  corps,  et  l'on  eût  dit  des  groupes  de 
moissonneurs  endormis  dans  un  champ. 


LE    JARDIN    DE    LA    MORT  423 

Au-dessus  de  leurs  têtes,  la  nuit  splendide  déployait  les 
grands  signes  héroïques  et  divins  des  constellations.  Le  feu 
subtil  du  Désert  incendiait  les  ténèbres.  Je  sentais  mes  veines 
surchauffées  battre  contre  mes  tempes,  mon  cerveau,  doulou- 
reux de  mille  piqûres  cuisantes,  s'enfiévrer  jusqu'à  la  folie... 
Au  dehors,  les  hurlements  de  la  soldatesque,  les  cris  affolés 
des  femmes  montaient  toujours,  le  cliquetis  des  armes  bat- 
tait les  murailles;  puis  le  vent  du  Sud  déferlait  tout  à  coup 
en  une  longue  houle  poudreuse  qui  obscurcissait  tout  le  ciel, 
comme  une  fumée  de  désastre  ;  et,  les  yeux  aveuglés  par  la 
poussière,  il  me  semblait  entendre  autour  de  moi  le  tumulte 
d'une  ville  prise... 

Le  frisson  de  l'histoire  me  traversait  les  moelles.  Des  visions 
de  deuil  et  de  triomphe  m'arrivaient  du  fond  des  siècles.  Les 
cités  illustres  s'écroulaient  au  choc  des  catapultes.  Cette  cla- 
meur de  rut  et  de  bataille,  cette  poussière  sinistre  qui  m'en- 
vironnait, —  oh!  sûrement,  par  une  nuit  semblable  à  celle- 
ci,  à  l'heure  marquée  par  le  Destin,  elle  a  dû  flotter  sur 
Corinthe  et  sur  Syracuse  envahies!  Et  j'évoquais  l'immense 
ruine  de  Carthage,  j'apercevais,  tout  en  haut  de  Byrsa,  la 
pâle  figure  de  l'Imperator  victorieux,  penché  sur  l'embrase- 
ment des  temples  et  regorgement  de  tout  un  peuple;  je  me 
murmurais  avec  lui  le  vers  fatidique  de  l'aède  : 

Un  jour  aussi  viendra,  où  tombera  Ilion  la  Sainte,  et  Priam, 
et  son  peuple  invincible!... 

Et,  derrière  le  mur  de  la  terrasse  où  j'étais  accoudé,  je 
m'attendais  presque  à  voir  surgir,  comme  entre  les  créneaux 
d'une  tour,  l'aigrette  rouge  et  le  casque  de  bronze  du  pre- 
mier légionnaire  romain  qui  escalada  les  remparts  puniques... 


LOUIS    BERTRAND 


QUESTIONS    EXTÉRIEURES 


FRANCE   ET  PERSE 


En  189^,  notre  ministre  en  Perse,  M.  R.  de  Balloy,  signait 
avec  la  cour  du  Chah  une  convention  qui  n'était  ni  politique 
ni  militaire,  ni  pacifiste  ni  commerciale,  qui  ne  nous  donnait 
ni  un  privilège  financier  ni  un  prélexle  à  empiétement  colo- 
nial, mais  qui  servait  ce  que,  pour  ma  part,  je  range 
parmi  les  plus  grands  intérêts  de  la  France  :  c'était  une 
convention  scientifique,  archéologique  surtout,  par  laquelle 
nous  obtenions  le  monopole  des  fouilles  et  recherches  dans 
toute  l'étendue  des  provinces  persanes. 

Celte  convention  passa  inaperçue  du  grand  public,  qui 
pourtant  se  pressait  au  Louvre  devant  les  admirables  trou- 
vailles de  la  mission  Dieulafoy,  devant  la  frise  des  Lions 
et  des  Archers  de  Darius,  dont  une  reconstitution,  peut- 
être  trop  soigneuse,  avait  du  moins  su  faire  revivre  la 
noblesse  des  lignes  et  le  charme  du  coloris.  Et  tout  cela 
venait  de  Suse,  et  Suse,  pour  une  oreille  française,  est  le 
nom  mystérieux,  mais  familier,  d'une  ville  de  théâtre  et 
presque  de  légende,  que  nous  situons  quelque  part  dans 
l'Orient  lointain,  près  de  Babylone  ou  de  Ninive,  en  Per^e 
ou  en  Assyrie  : 

Lève-toi,  m'a-t-il  dit,  prends  ton  chemin  vers  Suse! 

C'était  la  mission  Dieulafoy  qui  avait  donné  à  nos  diplo- 
mates et  a  l'homme  qui  allait  prendre  la  tête  de  cette  entre- 


FRANCE    ET     PERSE  /l25 

prise,  M.  de  Morgan,  la  première  idée  de  leur  convention  :  ils 
avaient  longuement  négocié  pour  l'obtenir  et  dépensé  presque 
trois  ans  à  la  rédiger  ;  mais  enfin  nous  l'avions  et  le  monde  savant 
pouvait  féliciter  M.  de  Balloy  de  la  belle  conquête  que  venaient 
de  faire  la  science  française  et  nos  musées  nationaux,  car,  à 
la  différence  de  telles  autres  fouilles  oii  nous  jetons  les  mil- 
lions pour  le  plaisir  de  meubler  les  seuls  musées  de  l'étranger, 
cette  fois  le  Louvre  allait  recevoir  la  moitié  de  nos  trou- 
vailles. 

Ces  grands  intérêts  scientifiques  et  artistiques  furent  bien 
servis  dans  les  conseils  de  notre  Gouvernement  par  les  mi- 
nistres de  l'Instruction  publique,  MM.  Bourgeois  et  Ram- 
baud.  On  se  bâta  d'organiser  une  mission  en  Perse.  On 
arriva  tout  aussitôt  à  une  parfaite  entente  entre  les  «  services 
compétents  »,  mieux  encore,  enire  deux  ministères.  La 
convention  prévoyait  un  savant  comme  chef  et  un  diplomate 
comme  conseiller  de  la  mission  ;  on  eut  la  bonne  idée  de 
réunir  ces  titres  sur  la  même  tête,  et  la  bonne  fortune  d'avoir 
un  titulaire  tout  désigné  dans  la  personne  de  M.  de  Morgan. 

M.  de  Morgan  était  connu  des  Persans  et  il  avait  appris 
à  les  connaître,  eux,  leur  pays,  leurs  langues  et  leurs  usages, 
pendant  deux  ou  trois  années  d'exploration  à  travers  leur 
empire  (i 889-1 891).  Il  s'était  fait  un  nom  auprès  des  savants 
par  les  trois  ou  quatre  gros  volumes  qu'il  venait  de  publier 
sur  celte  exploration.  Il  avait  ensuite  gagné  la  réputation 
incontestée,  moins  d'un  érudit  que  du  plus  habile  et  du  plus 
heureux  des  fouilleurs,  quand,  placé  à  la  tête  du  service  égyp- 
tien des  Antiquités,  il  avait  ramené  au  jour  les  monuments  les 
plus  beaux  peut-être  de  la  plus  vieille  civilisation  de  l'Egypte. 
En  1895,  M.  de  Morgan  tenait  encore  celte  direction  des 
Antiquités  égyptiennes  et,  pour  garder  cette  place  à  la  science 
française,  il  devait  la  conserver  jusqu'au  jour  où  G.  Maspéro 
serait  en  état  de  la  reprendre.  De  1896  à  1897,  la  mission 
en  Perse  demeura  donc  à  l'état  de  projet. 

En  1897  enfin,  M.  de  Morgan  put  quitter  l'Egypte  et 
accepter  de  repartir  en  Perse  avec  le  titre  de  Délégué  géné- 
ral et  les  pouvoirs  les  plus  étendus.  Notre  administration 
avait  compris  la  nécessité  de  donner  tous  les  pouvoirs  à 
celui  qui  aurait  toutes  les  responsabilités  :  nomination  des  colla- 


^26  LA    REVUE    DE    PARIS 

borateurs  et  recrulement  du  personnel,  choix  des  fouilles  à 
entreprendre  et  maniement  des  fonds,  achat  du  matériel, 
transport,  installation  et  publication  des  trouvailles,  gérance  in- 
térieure et  conduite  diplomatique  de  la  mission,  les  Chambres 
et  le  Gouvernement  avaient  eu  le  bon  sens  d'organiser  cette 
entreprise  publique  comme  une  entreprise  privée,  avec  un 
chef  unique,  absolu,  mais  responsable.  A  la  fin  de  1897,  la 
Mission  ou,  comme  on  l'appela  désormais,  la  Délégation  arri- 
vait en  Susiane;  elle  reprenait  dans  les  ruines  de  Suse  les 
tranchées  de  Loftus  et  des  Dieulafoy. 

Depuis  sept  ans,  elle  y  travaille  et,  malgré  le  zèle  de  M.  de 
Morgan  et  de  ses  collaborateurs,  Scheil,  Lampre,  Jéquier,  Gau- 
tier, etc.,  malgré  les  inestimables  découvertes  qui  chaque  année 
ont  marqué  son  avance,  elle  est  encore  au  début  de  sa  tâche. 
La  convention  lui  donnait  le  droit  d'explorer  et  de  fouiller 
toutes  les  ruines  de  la  Perse  antique  et  moderne,  Ecbatane, 
Persépolis,  etc.,  aussi  bien  que  Suse.  Si  M.  de  Morgan,  tout  en 
visitant  les  autres  ruines,  s'est  attaché  d'abord  au  déblaiement 
de  Suse,  c'est  pour  mille  raisons  historiques  et  présentes,  qui, 
toutes,  au  fond,  ont  leur  première  origine  dans  la  situation 
même  de  la  Susiane,  dans  sa  position  géographique  et  dans 
son  état  politique. 

* 
*  * 

La  Susiane  est  une  province,  une  acquisition  de  la  Perse  : 
ce  n'en  est  pas  à  vrai  dire  une  partie  intégrante.  La  Perse 
propre,  en  effet,  est  la  moitié  occidentale  du  plateau  de  l'Iran, 
le  fond  et  les  bords  de  cette  cuvette  close,  juchée  à  quelque 
douze  ou  quinze  cents  mètres  d'altitude,  dont  les  eaux,  en  géné- 
ral, ne  s'écoulent  pas  vers  des  mers  extérieures,  mais  vont 
croupir  dans  les  lagunes  saumâtres  et  les  bas-fonds  désertiques 
du  centre  :  la  ceinture  montagneuse  de  cette  forteresse,  tom- 
bant à  pic  sur  les  déserts  des  Turkmènes  ou  les  eaux  de  la 
Caspienne  au  nord,  sur  les  plaines  de  la  Mésopotamie  et  de  la 
Chaldée  à  l'ouest,  sur  le  Golfe  Persique  et  l'Océan  Indien  au 
sudj  sur  les  plaines  de  l'Indus  à  l'est,  n'offre  à  l'escalade  que 
les  étroits  et  âpres  gradins,  si  bien  décrits  par  Loti  dans  sa 
montée  Vers  Ispahan.  La  Susiane  au  contraire  est  une  plaine 


FRANCE     ET     PERSE  427 

maritime,  une  vallée  fluviale  et,  presque  tout  entière,  une 
ancienne  conque  lacustre  et  un  ancien  golfe  marin. 

A  l'angle  sud— occidental  du  plateau  de  l'iiran,  en  dehors, 
au  pied  de  ce  plateau,  au  ras  de  la  mer,  ces  anciens  golfe 
et  lac  de  Susiane  prolongeaient  autrefois  jusqu'au  cœur  des 
montagnes  le  cul-de-sac  du  Golfe  Persique.  Mais  les  torrents, 
qui  de  toute  part  cascadaient  des  monts  vers  cette  conque, 
y  jetèrent  leurs  roches,  leurs  galets,  leurs  sables,  leurs  arbres 
déracinés  et  leurs  boues.  Bien  avant  l'histoire  humaine,  — 
et  cependant  l'histoire  peut  remonter  ici  par  des  documents 
certains  jusqu'au  cinquième  ou  sixième  millénaire  avant  le 
Christ,  —  ces  torrents  avaient  chassé  les  lacs  et  la  mer  devant 
leurs  cônes  d'éboulis  et,  de  proche  en  proche,  ils  avaient 
construit  une  plaine  intérieure  jusqu'à  une  barrière  d'îles 
rocheuses,  qui  se  dressaient  alors  au-devant  des  monts, 
pareilles  à  ces  îles  d'Ormuzd  et  de  Tavila  qui  festonnent 
encore  le  Golfe  Persique  au-devant  des  monts  de  Bender- 
Abbas  :  sur  l'une  de  ces  bosses,  aujourd'hui  noyées  dans  les 
alluvions,  la  petite  ville  d'Ahwaz    plante    ses  masures. 

Dès  l'aube  des  âges  historiques  —  cinq  ou  six  mille  ans 
avant  notre  ère,  —  cette  première  œuvre  des  torrents 
susiens  était  accomplie  :  la  Susiane  était  un  cirque  terrestre, 
dont  les  hauts  remparts  du  plateau  faisaient  l'hémicycle  du 
fond  et  dont  les  détroits  comblés,  entre  les  anciennes  îles  de 
la  façade,  étaient  comme  les  guichets  d'entrée.  Depuis  ces 
temps  lointains,  les  torrents,  réunis  et  coalisés  dans  quelques 
petits  fleuves,  ont  franchi  la  ligne  des  îles  et  continué  au- 
devant,  dans  l'ancienne  mer  libre,  leur  patiente  construction. 
En  ce  fond  du  Golfe  Persique,  —  durant  combien  de  siècles? 
—  leurs  eaux  violentes  allèrent  s'assoupir  et  se  mélanger  aux 
lourdes  eaux  du  Tigre  et  de  l'Euphrate  :  de  ce  mélange  sur- 
chauffé et  comme  distillé  par  la  torride  chaleur  de  cette  mer 
enclose  et  par  l'haleine  ardente  des  déserts  arabiques,  une 
plaine  immense,  lentement,  se  formait;  sous  le  soleil  du  tro- 
pique, une  végétation  et  une  faune  de  jungle  doublaient  l'œuvre 
des  fleuves  et  des  vents  :  peu  à  peu,  les  marais  et  les  plantes 
conquirent  sur  le  Golfe  la  plaine  de  la  Basse  Chaldée,  le  pays 
actuel  de  Bassorah,  toute  cette  nappe  de  terres  fluentes  e* 
d'eaux  stagnantes,  oii  le  Tigre  et  l'Euphrate  viennent  aujour- 


428  LA    REVUE    DE    PARIS 

d'hui  se  joindre  dans  Fesluaire  bourbeux  du  Chat-el-Arab  et 
où  les  rivières  susiennes  confluent  aussi  en  deux  petits  fleu- 
ves, la  Kerkha  et  le  Karoun. 

Aujourd'hui,  à  cent  cinquante  ou  deux  cents  kilomètres  de 
la  mer,  la  Susiane  est  encore  accessible  aux  navires.  Mais 
après  avoir  quitté  les  eaux  libres  du  Golfe,  il  leur  faut  s'en- 
gager d'abord  dans  le  large  estuaire  du  Ghat-el-Arab  et  le 
remonter  pendant  soixante  ou  quatre-vingts  kilomètres  jus- 
qu'à Mohammerah,  qui  est  l'avant-port  fluvial  de  Bassorah. 
Là,  on  quille  le  fleuve  chaldéen  et  l'on  tourne  à  droite  dans 
les  eaux  plus  vives  et  moins  profondes  du  Karoun  susien, 
dont  les  courbes  et  les  boucles,  durant  quelque  cent  cin- 
quante ou  deux  cents  kilomètres,  conduisent  vers  Ah^vaz. 

Jusqu'à  Ahwaz,  c'est  toujours  le  marécage  deltaïque. 
A  Ahwaz,  on  entre  dans  la  conque  asséchée,  dans  la  Susiane 
proprement  dite.  A  AhAvaz,  la  grande  navigation  cesse;  elle 
rencontre,  en  ce  barrage  de  l'ancien  archipel,  des  rapides 
assez  violents,  que  les  navires  ne  peuvent  franchir.  Mais  au 
delà,  après  un  transbordement,  les  petits  vapeurs  peuvent 
encore,  pendant  cent  ou  cent  cinquante  kilomètres,  remonter 
le  Karoun  jusqu'à  Ghouster,  la  ville  du  haut  fleuve,  le  grand 
marché,  avec  Dizfoul,  de  cette  conque  susienne.  Sur  le  Karoun 
et  sur  l'Abédiz,  son  principal  aflluent,  sur  le  haut  cours  de 
ces  rivières,  Dizfoul  et  Ghouster  sont  au  terminus  de  la  petite 
navigation  et  au  départ  des  routes  terrestres  vers  les  gorges 
de  l'hémicycle  montagneux. 

Dizfoul  et  Ghouster  ont  pris  le  rôle,  sinon  la  place  même 
de  Suse.  Ge  sont  les  deux  capitales  de  ce  pays.  Elles  occupent 
des  sites  tout  pareils,  et  leur  vie  continue  la  vie  que  la  vieille 
Suse  menait   à  quelques   kilomètres  de  là. 

Vivant  de  la  plaine,  ces  villes  doivent  rester  à  l'orée 
des  champs ,  qui  leur  donnent  en  abondance  toutes  les 
récoltes,  —  blés  jaunis  vers  la  fin  de  mars,  récoltés  avant 
la  fin  d'avril,  —  et  tous  les  fruits,  dattes,  oranges  et  citrons. 
Mais  sous  ce  ciel  du  tropique,  en  celte  plaine  ouverte  ou 
olTerte  à  toutes  les  attaques  de  la  mer  et  des  monts,  les  élé- 
ments luttent  de  rage.  Par- dessus  le  Golfe  Persique,  le  delta 
chaldéen  et  les  collines  d' Ahwaz,  souffle  jusqu'ici  la  ter- 
rible haleine  des  déserts  d'Arabie,    l'infernal  vent  du  sud- 


FRANCE     ET     PERSE  ^29 

ouest,  dont  les  Chaldéens  jadis  avaient  fait  un  démon  hideux. 
Strabon  et  les  géographes  grecs  savaient  déjà  que,  de  mai  à 
la  fin  d'octobre,  la  Susiane  a  un  climat  de  feu.  Polyclèle  ra- 
contait qu'à  midi  les  lézards  et  les  serpents  sont  grillés  tout 
vifs,  quand  ils  se  hasardent  hors  de  leurs  trous.  Aristobule 
ajoutait  que  l'eau  des  baignoires  bout  d'elle-même  et  que  les 
légumes  sont  rôtis  sur  pied  ce  comme  petits  pois  en  poêle  ». 
La  plaine  trempe  dans  une  brume  de  sable  et  de  boue  séchée  : 
la  poussière  suffocante  envahit  les  abris  les  plus  secrets  : 
les  animaux,  les  oiseaux  surtout,  s'enfuient  vers  la  mon- 
tagne. Les  hommes  et  leurs  villes  ont  toujours  fait  de 
même. 

En  hiver  et  au  printemps,  ce  sont  les  torrents  et  rivières 
des  monts  qui  gonflent,  débordent  et,  parfois,  lorsque  de 
grandes  pluies  concordent  avec  la  fonte  des  neiges,  la  conque 
est  submergée,  ravagée.  Les  villes  restent  donc  perchées,  en 
garde  contre  ces  crues  soudaines.  Toute  l'année,  d'ailleurs, 
ayant  besoin  d'eau  potable,  elles  savent  que  les  sources  et  les 
puits  de  la  plaine  sont  mauvais,  salés  :  les  eaux  profondes 
traversent  une  large  bande  de  gypses,  de  marnes  et  d'argiles 
saturées  de  chlorures  et  de  sulfates,  et  le  soleil  a  tôt  fait  de 
corrompre  et  d'enfiévrer  les  mares  superficielles  ;  le  moustique 
alors  règne  sur  le  plat  pays;  pour  échapper  à  la  malaria,  les 
villes  restent  à  portée  des  eaux  saines  et  pures  et  du  «  bon 
air  ))  des  monts. 

Après  les  éléments,  l'homme.  Pour  les  nomades  du  désert 
arabique  comme  pour  les  pâtres  du  plateau  iranien,  ces  vertes 
plaines  mésopotamienne,  chaldéenne  et  susienne  furent  tou- 
jours ce  que  fut  et  reste  l'Egypte  pour  le  Bédouin  d'Afrique 
et  de  Syrie,  un  paradis  rêvé,  sur  lequel,  sans  trêve,  ils  jettent 
leurs  razzias  ou  leurs  conquêtes.  La  Susiane  est  la  Terre  des 
Arabes,  VArabisian,  depuis  qu'au  lendemain  de  l'hégire  le  flot 
musulman  força  les  guichets  d'Ahwaz,  envahit  toute  la  conque. 
Mais  cette  Terre  des  Arabes  retomba  ensuite  sous  la  dépen- 
dance des  gens  du  plateau,  quand  les  Iraniens  coalisèrent 
leurs  tribus  hétérogènes,  blanches  et  jaunes,  aryennes  et 
mongoles,  contre  le  conquérant  sémite  et,  tout  en  gardant 
une  foi  musulmane,  rejetèrent  en  bas  du  plateau,  dans  les 
plaines  chaldéenne  et  mésopotamienne,  dans  le  pays  de  Mos- 


/i3o  LA    REVUE    DE    PARIS 

soul  et  de  Bagdad  aujourd'hui,   de  Ninive   et  de  Babylone 
autrelois,  la  domination  des  khalifes. 

L'Arabistan  est  donc  une  province  persane.  Mais,  en  cette 
Perse  déchirée  de  rébellions,  le  pouvoir  du  Chah,  effectif  sur 
les  provinces  du  nord,  autour  de  Téhéran,  n'est  trop  souvent 
que  nominal  sur  les  provinces  du  sud,  à  plus  forte  raison 
dans  ces  montagnes  du  sud-ouest,  que  la  nature  fit  presque 
inaccessibles  et  que  les  routes  de  caravanes  ont  presque 
désertées.  Nomades,  à  peine  fixés  quelques  mois  de  l'année 
pour  la  culture  et  la  récolte  de  quelques  arpents;  patres  et 
chasseurs,  groupés  en  clans  autonomes  ou  en  tribus  rebelles  : 
les  habitants  de  ces  monts,  si  l'indépendance  et  le  mépris  de 
toute  loi  font  le  bonheur,  mériteraient  tous  le  nom  d'Heu- 
reux, Bakhtyaris,  que  portent  quelques-uns  de  leurs  groupes. 
Kurdes,  Louris  ou  Jîakhtyaris,  pour  tous  ces  gens  de  la  cime 
et  du  revers,  l'Arabistan  est  un  grenier  où  l'on  descend  en 
appétit  et  en  armes  et  d'oii  l'on  remonte  en  joie.  Ces  nobles 
montagnards  traitent  en  serf  le  vilain  de  la  plaine,  amènent 
leurs  troupeaux  paître  dans  ses  blés,  leurs  jeunes  gens  se  dé- 
gourdir parmi  ses  femmes.  A  ce  voisinage,  le  cultivateur  a  dû 
garder  ou  reprendre  des  mœurs  guerrières,  semi-nomades, 
que  d'ailleurs  il  portait  toujours  dans  son  hérédité  bédouine 
et  dans  son  sang  d'Arabe,  car  le  sang  arabe  prévaut  encore 
dans  le  mélange  des  races,  blanches,  jaunes  et  noires,  aryen- 
nes, mongoles  et  négri tiques,  qui  parsèment  de  leurs  villages 
ou  plutôt  de  leurs  tentes  ce  désert  de  l'Arabistan. 

La  Susiane,  qui  devrait  être  une  verdoyante  Egypte,  n'est 
plus  qu'un  désert  tacheté  d'oasis.  La  terre  et  les  eaux,  aban- 
données à  elles-mêmes,  vaguant  aussi  sans  règle  et  sans  lois, 
empiètent  les  unes  sur  les  autres,  se  déplacent  et  se  mêlent 
au  gré  de  leurs  caprices.  Les  torrents  et  fleuves  nomades 
achèvent  l'œuvre  pillarde  des  clans  et  tribus  nomades,  et  la 
conque,  bouleversée,  jonchée  de  détritus  rocheux  et  de  traî- 
nées sablonneuses,  n'est  que  sécheresse  et  désolation  ou  cours 
d'eau  violents  et  mares  croupissantes  :  on  comprend  que  les 
capitales  actuelles,  Dizfoul  et  Chouster,  ne  soient  que  deux 
pauvres  bourgades. 


FRANCE     ET     PERSE  ASl 


*    * 


Suse  régnait  en  d'autres  temps  :  du  moins  la  plaine  était 
alors  mieux  défendue  contre  les  torrents  et  contre  les  tribus 
de  la  montagne.  C'était  alors,  semble-t-il,  non  pas  le  Ka- 
roun,  comme  aujourd'hui,  mais  la  Kerkha  —  le  Choaspe, 
disaient  les  Anciens,  —  qui  réunissait  la  majeure  partie  des 
eaux  de  la  conque  et  les  emmenait  par  un  autre  guichet 
que  celui  d'Ahwaz  vers  le  delta  chaldéen.  Sur  le  haut 
Choaspe,  Suse  occupait  alors  le  même  site  que  Chouster 
aujourd'hui]  sur  le  haut  Karoun.  La  butte  de  son  acropole 
dominait  la  plaine  et  surveillait  les  monts,  juste  à  la  limite  où 
commencent  les  cultures  des  champs  irrigués,  oii  finissent  les 
arbres  et  vergers  des  pentes  bocagères,  où  luttent  et  s'harmo- 
nisent en  un  climat  plus  doux  les  ardeurs  du  bas  et  les  froi- 
dures d'en  haut,  où  les  récoltes  peuvent  être  montées,  et  les 
sources  fraîches  amenées  sans  grande  peine. 

Suse  cultivait  sa  plaine,  grande  comme  un  quart  à  peine 
de  notre  France,  comme  noire  bassin  de  Paris,  mais  cent 
fois  plus  riche  et  plus  peuplée.  Suse  avait  domplé,  canalisé 
torrents  et  rivières,  et  juridiquement  codifié  les  us  et  cou- 
tumes d'une  méthodique  irrigation.  Suse  tenait  les  monts, 
dont  elle  avait  barré  les  gorges  de  forteresses.  La  conque  était 
seule  immergée,  colmatée;  au  devant  des  collines  d'Ahwaz, 
le  flot  du  Golfe  recouvrait  encore  notre  paysduChat-el-Arab  : 
le  défilé  d'Ahwaz  ou,  ce  qui  pour  lors  en  tenait  lieu,  le  défilé 
du  Choaspe  était  de  défense  aisée  contre  les  attaques  de  l'ouest 
et  du  sud,  contre  les  gens  de  Chaldée  et  d'Arabie. 

C'est  l'âge  heureux,  qui  dure  deux  mille  ans,  trois  mille 
ans  peut-être,  de  5ooo  ou  6000  à  8700  avant  Jésus-Christ  : 
celte  Susiane  primitive,  le  pays  d'Elam,  comme  disent  les 
inscriptions  sémitiques,  vit  en  paix  sous  les  règnes  semi- 
légendaires  d'Houmbaba  et  d'Houmbasitir.  Elle  a  parfois  à 
combattre,  mais  elle  lutte  toujours  victorieusement  pour  son 
indépendance  contre  les  rois  de  Chaldée,  qui,  dans  leurs 
épopées,  ont  fait  une  place  à  ces  héros  élamites  et  qui  même, 
dans  leurs  inscriptions,  avouent  les  conquêtes  élamites  en 
plein  pays  oii  plus  tard  surgira  Babylone. 


432  LA    REVUE    DE    PARIS 

Une  période  moins  heureuse  succède,  à  mesure  que  le 
delta  chaldéen  étend  ses  terres  plus  solides  et  ses  eaux  moins 
profondes  jusqu'aux  défilés  du  Choaspe  et  d'Ahwaz.  Les  at- 
taques chaldéennes  deviennent  plus  faciles  ;  de  3760  à  3/io 
avant  Jésus-Christ,  l'histoire  de  trente-quatre  siècles,  — telle 
que  le  Père  Scheil  '  nous  l'a  fait  ressortir  des  inscriptions,  — 
ne  sera  qu'une  bataille  perpétuelle  de  la  Susiane,  tantôt  sou- 
mise, tantôt  rebelle,  tantôt  envahie,  tantôt  débordante,  contre 
la  Chaldée  et  la  Mésopotamie.  De  3700  à  3^o  avant  Jésus- 
Christ,  de  Naramsin,  roi  de  Chaldée,  au  grand  Alexandre, 
roi  des  Macédoniens,  trente-quatre  siècles  de  résistance  et 
d'expansion,  d'asservissements  et  de  renaissances,  trente- 
quatre  siècles  d'histoire  susienne,  groupant,  éclairant,  expli- 
quant toute  l'histoire  de  l'antiquité  I 

C'est  là  ce  qui  fait  avant  tout  rimporlance  capitale  —  non 
pas  seulement  pour  les  archéologues  et  rangeurs  de  vitrines, 
mais  pour  tous  les  hommes  qui  veulent  réflécliir  un  peu  —  de 
ces  fouilles  susiennes.  Seules,  peut-être,  elles  pourront  nous 
livrer  le  secret  intime  de  cette  antiquité  ou,  du  moins,  nous 
fournir  l'ordonnance  extérieure,  la  chronologie  de  cette  his- 
toire ancienne,  qu'après  cent  ans  de  merveilleuses  découvertes 
dans  le  monde  du  passé,  — aussi  merveilleuses  que  les  décou- 
vertes de  nos  chimistes,  physiciens  et  biologistes  dans  le 
monde  du  présent,  —  nos  savants  nous  font  entrevoir. 

Antiquité  bien  différente  de  celle  que  pouvaient  connaître 
les  gens  des  xvii®  et  xviii*^  siècles!  Pour  nos  grands-pères 
encore,  l'antiquité,  c'était  Rome  et  la  Grèce;  elle  commençait 
avec  Homère  et  finissait  avec  les  invasions  des  Barbares  ; 
mille  ans  avant  Jésus-Christ  semblaient  le  premier  crépuscule 
deTliistoire  profane.  Aujourd'hui,  quand  nous  voulons  prendre 
une  vue  philosophique  de  celte  histoire,  c'est  le  début  de  nos 
temps  modernes  qu'il  faut  reporter  à  l'âge  homérique.  Si  nos 
temps  contemporains,  en  effet,  sont  marqués  avant  tout  par 
le  triomphe  de  la  raison  européenne  sur  l'univers  entier  et 
sur  la  vie  humaine,  si  le  monde  ouvert  ou  soumis  aux  lois 

I.  Direcleur-adjoint  de  philosophie  assyrienne  à  l'École  des  Hautes-Études  (Sor- 
bonne),  le  Père  Scheil  est  un  dominicain  qui,  pour  obéir  aux  lois  et  décrets  sur 
les  congrégations,  est  devenu  prêtre  séculier  :  c'est  donc  aujourd'hui  Vabbé  Scheil  ; 
mais  il  a  trop  illustré  ce  nom  de  Père  Scheil  pour  qu'on  puisse  songer  à  le  lui 
reprendre. 


FRANCE    ET     PERSE  433 

de  rhomme,  si  l'humanité  elle-même  régie  par  les  droits  de 
l'homme  semble  vraiment  le  terme  promis  au  long  effort  de 
notre  civilisation,  où  commencent  les  temps  modernes,  sinon 
aux  premiers  bégaiements  de  la  raison  européenne,  aux  pre- 
miers cris  et  aux  premiers  chants  du  rationalisme  et  de  l'hu- 
manisme grecs,  aux  philosophies  ioniennes  et  aux  poèmes 
homériques  ?  Depuis  les  débuis  de  la  Grèce,  depuis  Homère 
jusqu'à  nous,  l'histoire  moderne  est  l'éveil  et  le  développement 
de  celle  raison  grecque,  puis  son  expansion  dans  le  monde 
alexandrin  et  romain  et  ses  transactions  avec  la  gnose  orientale 
et  la  discipline  romaine,  puis  son  recul  passager  devant  le 
mystère  chrétien  et  son  éclipse  durant  la  nuit  de  notre  Moyen 
Age,  puis  sa  renaissance  splendide  et  son  épanouissement 
enfin,  son  triomphe,  son  exaltation  dans  notre  Europe  con- 
temporaine. 

Avant  ces  temps  modernes,  l'Europe  n'était  rien;  l'Asie 
était  tout,  et  la  férule  ihéocratique  régissait  les  civilisations 
des  deltas  chaldéen  et  égyptien.  En  d'autres  deltas,  sur 
d'autres  façades  de  l'Asie,  d'autres  civilisations  poussaient 
également  :  Chine,  Inde,  etc.  Mais,  jusqu'à  nous,  restées  à 
l'écart,  elles  n'ont  eu  qu'une  part  bien  faible,  très  indirecte, 
à  la  culture  de  notre  famille  européenne,  et  deux  peuples  seu- 
lement  furent  les  grands  semeurs  de  noire  récolte,  l'Egypte  et 
la  Chaldée  :  l'anliquilé  pour  nous,  la  véritable  antiquité,  c'est 
l'histoire  de  ces  deux  peuples,  telle  qu'un  siècle  de  décou- 
vertes commence  de  nous  la  révéler. 

Aussi  haut  que  cinq  ou  six  mille  ans  avant  notre  ère,  cette 
histoire  de  l'Egypte  et  de  la  Chaldée  va  nous  permettre 
de  remonter  aux  sources  premières  de  nos  pensées,  de  nos 
croyances,  de  nos  mœurs,  de  nos  traditions,  de  nos  habitudes 
les  plus  familières,  ('ar  nous,  qui  vivons  au  début  du 
xx*^  siècle  après  Jésus-Christ,  nous  sommes  encore  sous  l'in- 
fluence quotidienne  de  la  Chaldée  et  de  l'Egypte.  Comme  les 
Egyptiens  d'il  y  a  quatre  mille  ans,  nous  vivons  encore 
notre  vie  terrestre  dans  l'attente  d'une  vie  plus  belle  qui 
s'ouvrira  pour  nous  derrière  les  portes  du  tombeau.  Comme 
les  Chaldcens  d'il  y  a  quatre  mille  ans,  nous  voyons  au  ciel 
les  figures  de  certains  monstres  dessinées  par  les  étoiles,  et, 
dans  les  jeux  de  ces  «  signes  »  divins,  notre  crédulité  popu- 

I  5  Janvier  i()o5.  i^ 


434  LA    REVUE    DE    PARIS 

laire  cherche  encore  les  secrets  de  l'avenir  et  les  décrets  de 
la  destinée;  de  même,  c'est  aux  sciences  chaidéennes  que 
nous  empruntons  nos  divisions  de  l'année,  du  mois,  du  jour 
et  de  l'heure,  et  nous  chantons  des  psaumes,  nous  gardons 
des  préceptes  religieux,  nous  répétons  des  récits  détaillés  sur 
Torigine  des  êtres  et  des  choses,  tout  semblables  à  ceux  que 
chantait,  gardait  et  répétait  déjà  la  foule  chaldéenne  du 
troisième  millénaire  avant  le  Christ. 

C'est  de  ce  monde  levantin  —  Hérodote  et  les  premiers 
Hellènes  le  savaient  bien,  —  que  la  Grèce  tira  les  arts,  les 
sciences,  les  philosophies,  les  poèmes,  qu'elle  transposa  pour 
notre  usage,  mais  que,  depuis  trente  ou  quarante  siècles,  lente- 
ment, obscurément,  la  savante  Chaldée  et  la  charmante  Egypte 
élaboraient.  Par  l'intermédiaire  des  Grecs,  nous  sommes  liés 
à  ces  âges  naguère  fabuleux,  qui  sont  aujourd'hui  de  l'his- 
toire réelle,  certaine  :  des  Khéops  égyptiens  qui  vivaient  six 
mille  ans  avant  nous,  des  Naramsin  chaldéens  qui  régnaient 
trois  mille  sept  cent  cinquante  ans  avant  notre  ère,  nous  pou- 
vons aujourd'hui  parler  avec  autant  de  certitude  que  des 
Alexandre,  des  César  ou  des  Louis  XIV.  Et  voici  qu'à  nos 
yeux  satisfaits  toute  l'histoire  humaine  se  groupe  et  s'ordonne, 
et  la  longue  théorie  de  notre  civilisation  se  déroule  en  trois 
actes  harmonieux,  dont  les  deux  premiers  sont  accomplis  déjà, 
dont  le  troisième  commence  à  peine. 

Après  les  obscurs  débuts  de  la  préhistoire,  après  la  vie  sau- 
vage dans  les  cavernes,  sous  les  pierres  amoncelées  ou  sur  les 
pilotis  des  lacs,  passent  d'abord  les  quarante  ou  cinquante 
siècles  de  l'histoire  ancienne,  de  l'histoire  asiatique,  jusqu'aux 
débuts  de  la  Grèce,  jusqu'à  l'âge  homérique;  puis  les  trente  ou 
quarante  siècles  de  l'histoire  moderne,  de  l'histoire  européenne, 
jusqu'à  l'explosion  révolutionnaire  et  scientifique  de  notre 
XIX®  siècle,  jusqu'à  Bonaparte  et  Pasteur,  si  l'on  veut;  enfin 
voici  l'histoire  contemporaine  qui  s'ouvre,  l'histoire  mon- 
diale qui  se  fait,  les  temps  nouveaux  qui  datent  d'avant-hier, 
mais  qui,  demain,  dans  le  monde  entier,  devenu  solidaire, 
vont  appeler,  semble-l-il,  l'humanité  tout  entière  à  cette 
course  du  flambeau  vers  la  vérité  et  vers  la  justice  incon- 
nues. 


FRANCE     ET    PERSE  435 


*    * 


Dans  les  quarante  ou  cinquante  siècles  de  l'histoire  an- 
cienne, l'Egypte  et  la  Chaldée  ont  à  coup  sûr  tenu  le  pre- 
mier rôle  :  l'immensité  et  l'exubérance  de  leurs  deltas,  leur 
faisant  une  vie  plus  commode  et  mieux  assurée,  leur  lais- 
saient plus  de  temps  pour  les  rêves  d'art  ou  les  travaux  désin- 
téressés de  l'étude.  L'Elam  et  Suse,  en  leur  conque  étroite, 
avaient  moins  de  ressources  et  moins  de  loisirs:  il  leur  fallait 
veiller  sans  cesse  aux  caprices  des  torrents,  aux  fureurs  des 
rivières,  aux  fossés,  abreuvoirs  de  la  récolte,  à  la  conquête  et 
à  la  défense  du  pain  quotidien.  Dans  cette  histoire  ancienne, 
l'Elam  et  Suse  eurent  pourtant  un  rôle  décisif  :  de  millénaire 
en  millénaire,  régulière  et  régulatrice  comme  un  balancier, 
ce  fut  toujours  une  intervention  susienne  qui  décida  les 
grandes  crises  du  monde  levantin. 

Après  quinze  siècles  de  luttes  contre  l'invasion  chaldéenne 
(de  SySo  à  aSoo  avant  notre  ère),  un  premier  débordement 
de  l'Elam  sur  la  Chaldée  déclencha,  en  quelque  façon,  l'his- 
toire universelle.  Jusqu'à  ce  déclenchement  élamite,  en  effet, 
durant  la  période  des  Origines  que  G.  Maspéro  nous  expose 
en  son  premier  volume  de  l'Histoire  Ancienne  des  Peuples  de 
r Orient,  —  ce  monument  de  la  science  française  égal,  en  son 
genre,  au  monument  dressé  par  les  Pasteur  ou  les  Berthelot, 
—  des  civilisations  locales  débutent  et  grandissent.  Mais  éloi- 
gnées, séparées  l'une  de  l'autre,  l'Egypte  et  la  Chaldée,  dans 
leurs  écrins  de  déserts,  vivent  sans  intimité  l'une  avec  l'autre 
et  avec  le  reste  du  monde  :  chacune  est  divisée,  le  plus  sou- 
vent tiraillée  entre  de  petites  cités  ou  de  petites  dynasties.  Le 
monde  civilisé  n'est  qu'une  poussière  de  bourgades  et  de  tri- 
bus; il  connaît  à  peine  les  politiques  nationales  ;  il  ne  connaît 
pas  encore  les  «  Empires  m  universels  qui  vont  se  fonder 
ensuite  sous  le  sceptre  d'un  Ramsès,  d'un  Cyrus  ou  d'un 
Alexandre,  et  qui  font  le  sujet  du  troisième  volume  de 
G.  Maspéro.  Mais,  avant  ces  Empires,  il  faut  que  les  Mêlées 
des  Peuples  (que  G.  Maspéro  nous  décrit  en  son  second  vo- 
lume) jettent  la  Chaldée  sur  la  Syrie  et  sur  l'Egypte,  l'Egypte 
sur  la  Syrie  et  sur  la  Chaldée.  l'Asie  sur  la  Méditerranée  et  la 


430  LA     REVUE     DE    PARIS 

Grèce,  la  Grèce  sur  le  Levant  et  l'Asie,  amalgament  les  races, 
les  civilisations,  les  croyances,  fassent  l'unité  du  monde  levan- 
tin et  préparent  ainsi  l'élablissement  de  ces  dominations  uni- 
verselles qui,  d'Egyptiens  en  Clialdéens,  de  Chaldéens  en 
Assyriens,  d'Assyriens  en  Mèdes  et  en  Perses,  de  Perses  en 
Macédoniens,  vont,  de  peuple  en  peuple,  finir  par  Tapolhéose 
d'un  Alexandre  au  troisième  siècle  avant  noire  ère. 

Ces  «Mêlées  des  Peuples»,  ce  fut  l'Élam  qui  les  déclencha 
au  troisième  millénaire  avant  Jésus-Clirist.  A'ers  2800  avant 
notre  ère,  le  roi  susien  Koutour-Nakhounti  conquiert  toute 
la  Chaldée  et  pousse  à  travers  la  Mésopotamie,  jusqu'à  la 
Méditerranée  peut-être,  sa  marche  triomphante.  Celte  con- 
quête élamite,  maintenue  durant  deux  siècles  (dans  la  Bible, 
la  Genèse  connait  Koutour-Lagomer,  petit-fils  ou  arrière  petit- 
fils  du  conquérant  élamile  :  Abraham  et  Lot  ont  à  souffrir  de 
ses  razzias),  amène,  par  réaction,  un  groupement  des  cités  et 
dynasties  chaldéennes,  qui  se  fédèrent  autour  de  Babylone 
et  s^incarnent  dans  le  grand  roi  babylonien  Ilammourabi 
(2060  avant  J.-C). 

Alors,  durant  mille  années  (2o5o-iioo  avant  J.-C),  Baby- 
lone, contenant  à  l'est  la  force  élamile,  pousse  vers  l'ouest 
son  influence  et  ses  troupes,  jusqu'aux  bords  de  la  Médiler- 
ranée.  La  Chaldée  vient  ainsi  au  contact  de  l'Égyple,  dans  ces 
provinces  syriennes  que  les  Pharaons  entreprennent  aussi  de 
soumettre,  et  cette  rencontre  chaldéo-égyptienne  a,  pour 
l'avenir  de  noire  Europe  et  de  noire  civilisation,  des  résultais 
décisifs.  Au  point  de  rencontre  en  effet,  deux  petits  peuples 
combinent,  résument,  quintessencienl  les  deux  grandes  civi- 
lisations de  l'antiquité,  et  ce  sont  eux  qui  vont  nous  les 
transmettre  :  les  Juifs  deviennent  la  tête  de  noire  histoire 
sacrée  ;  les  Phéniciens  deviennent  la  tête  de  notre  histoire 
profane.  Dans  la  Bible,  notre  Europe  cherche  encore  les  tra- 
ditions qu'Abraham  apporta  d'Our  en  Chaldée,  et  les  comman- 
dements que  Moïse  entendit  sur  la  route  d'Egypte:  la  Genèse 
et  les  Psaumes  d'Israël,  nous  les  comprenons  mieux  depuis 
que  les  inscriptions  cunéiformes  nous  ont  rendu  les  genèses 
et  les  psaumes  chaldéens.  Pareillement,  dans  l'alphabet  des 
Phéniciens  (car  nous  écrivons  encore  avec  les  lettres  inventées 
par  les  Phéniciens)  et  dans  les  œuvres  et  conceptions  des  pre- 


FRANCE     ET    PERSE  ^3'] 

miers  Grecs,  leurs  élèves,  notre  Europe  recueille  aujourd  liui, 
sans  parfois  même  s'en  douter,  les  théories  et  les  rêves  de 
prêtres  chaldéens  ou  de  poètes  pharaoniques. 

Ainsi,  durant  le  second  millénaire  avant  J.-C,  l'histoire  de 
l'Elam  est  liée  aux  premiers  débuts  de  la  Grèce  Or,  mille  ans 
plus  lard,  c'est  encore  l'Elam  qui,  déchaînant  une  nouvelle 
tempête  sur  les  peuples  de  Syrie,  va  pousser  à  la  Méditer- 
ranée, vers  la  Grèce,  les  flottes  des  fuyards.  Car,  durant  mille 
années  après  Hammourabi.  Babylone,  malgré  quelques  éclipses 
de  sa  puissance,  est  de  taille  à  contenir  la  force  élamite  (2o5o- 
1 100  avant  J.-G.),  et  les  rois  susiens  restent  à  l'écart  ou 
retombent  parfois  sous  la  vassalité  chaldéenne;  mais,  après 
mille  années,  surgit  à  Suse  un  nouveau  capitaine,  Ghoulrouk- 
Nakhounli,  qui  renouvelle  l'entreprise  de  Koulour-Nakhounti, 
avec  le  même  résultat.  Ghoutrouk  soumet  la  basse  Chaldée  : 
une  fois  encore,  par  une  réaction  toute  pareille,  les  vaincus 
se  groupent  dans  la  haute  Chaldée  et  dans  la  Mésopotamie  ; 
autour  de  Ninive,  celte  fois,  puis  de  Babylone  à  nouveau,  ils 
reforment  un  empire  militaire,  auquel  les  Assyriens  vont 
donner  une  impérissable  renommée. 

De  nouveau,  les  guerriers  mésopotamiens  rejettent  l'Elam 
en  ses  montagnes,  et  leurs  bataillons  paraissent  même  un 
jour  sous  les  murs  de  Suse,  enlèvent  la  ville  d'assaut,  la 
mettent  au  pillage,  et  «  emmènent  en  captivité  les  dieux, 
les  déesses  et  trente-deux  statues  de  rois»,  comme  dit  Assour- 
banipal  en  ses  inscriplions.  Les  héros  d'Assyrie  ou  de  Baby- 
lonle,  Sargon,  Sennachérib,  Assourbanipal,  Nabuchodonosor, 
—  nous  arrivons  à  des  noms  familiers  qui  se  dressent  au  seuil 
de  nos  temps  modernes  (820-5/io  avant  J.-C),  —  étendant 
aussi  leurs  conquêtes  vers  l'ouest,  jusqu'à  la  Méditerranée, 
rétablissent  sur  la  Phénicie,  sur  la  Judée  et  même  sur  Chypre 
et  l'Anatolie  méridionale,  l'ancien  empire  des  Chaldéens.  Mais 
la  tyrannie  de  ces  Assyriens  féroces  est  cent  fois  plus  dure, 
semble-l-il,  que  la  vassalité  chaldéenne  ou  égyptienne  des 
siècles  précédents  :  les  riverains  de  la  mer,  les  Phéniciens, 
s'en  vont  quérir  au  delà  des  flots  de  nouvelles  patries  ;  dans 
les  eaux  occidentales,  se  fondent  les  colonies  de  Tyr  et  de 
Sidon,  les  Carthages,  les  Villes-neaves  (c'est  le  sens  du  mot 
Carthage),  qui  répandent  les  civilisations  et  les  denrées  asia- 


438  LA    REVUE    DE    PARIS 

tiques  jusqu'à  nos  rivages  de  Gaule  et  d'Espagne,  —  grand 
événement  qui  vient  hâter  les  progrès  de  la  Grèce  et  la  venue 
des  temps  modernes  (ix*^  et  vin'-  siècles  avant  notre  ère)  ! 

Et,  quatre  cents  ans  plus  tard,  un  dernier  sursaut  de  l'Elam 
qui  donne  le  dernier  déclic  à  notre  histoire.  Du  plateau  iranien, 
de  vaillants  montagnards,  Mèdes  et  Perses,  descendent  :  ils 
viennent  infuser  aux  races  d'en  bas  leur  audace  et  leur  endu- 
rance aryennes  :  ce  sont  des  Aryens,  en  effet,  —  c'est-à-dire 
des  blancs  parlant  une  langue  indo-européenne,  —  qui,  sous  le 
nom  de  Mèdes  et  de  Perses,  descendent  avec  Cyrus  et  viennent 
s'asseoir  au  trône  susien.  Et  n'est-ce  pas  un  autre  caractère 
de  notre  histoire  moderne  que  le  rôle  prépondérant  des  Aryens 
dans  le  monde  civilisé  ?  L'histoire  ancienne  appartient  à 
d'autres,  aux  Sémites  surtout  et  à  leurs  cousins  d'Egypte; 
mais,  dans  l'histoire  moderne,  le  dernier  mot  restera  aux 
Aryens,  à  leurs  langues  d'Europe  et  à  leurs  conceptions  ratio- 
nalistes. 

Les  voici  qui  vraiment  entrent  en  scène.  Aryens  de  Perse 
et  Aryens  de  Grèce,  ils  ont  été  jusqu'ici  dans  le  voisinage, 
mais  en  marge  encore  de  la  civilisation,  dans  la  clientèle, 
mais  aussi  dans  l'hostilité  de  la  Chaldée  et  de  l'Egypte.  Avec 
Cyrus,  les  Aryens  de  Perse  viennent  prendre  la  tête  des 
humanités  levantines,  bâtir  sur  les  ruines  des  anciens  Empires 
cette  gigantesque  monarchie  du  Roi  des  Rois,  qui,  depuis 
Cyrus  jusqu'à  Darius  III,  durant  deux  siècles  (53o-33o), 
régente  tout  le  continent  entre  la  Chine  et  la  Méditerranée, 
annexe  à  l'Iran  et  à  l'Elam  la  Chaldée,  l'Assyrie,  l'Aram,  la 
Syrie  et  l'Egypte,  enfile  les  routes  de  l'Asie  Mineure,  se  bute 
contre  les  Aryens  de  l'Ionie  et  de  l'Archipel,  entreprend  de  les 
soumettre,  passe  même  en  Europe,  conquiert  la  Thrace,  la 
Macédoine,  la  Thessalie,  les  îles,  et  réclame  des  Aryens  de 
Grèce,  des  libres  citoyens  d'Athènes  et  de  Sparte,  le  serment 
d'obéissance:  [aux  champs  de  Marathon  et  de  Platées,  sur 
les  eaux  de  Salamine  et  de  Mycale,  se  heurtent  alors  ces  deux 
Aryens,  champions  de  l'Europe  et  de  F  Vsie,  du  passé  et  de 
l'avenir. 

L'Aryen  de  Grèce  l'emporte  et  rejette  à  la  côte  d'Asie  les 
«  Barbares  »,  qu'il  méprise  déjà  pour  leur  crédulité  supersti- 
tieuse  et   leur   servilité    monarchique  :    dès  maintenant,   cet 


FRANGE     ET     PERSE  4^9 

Hellène,  qu'à  l'âge  homérique,  quatre  ou  cinq  siècles  plus  tôt, 
le  maître  phénicien  enrôlait  parmi  les  disciples  de  la  Chaldée 
et  de  l'Egypte  et  initiait  aux  pensées  de  l'Asie,  dès  maintenant, 
ce  vainqueur  de  Salamine  parle  notre  langage,  formule  notre 
idéal  d'Européens,  et  défend  contre  l'Asie  les  espoirs  et  les 
prémices  de  notre  civilisation  européenne.  Quelle  date  en 
l'histoire  du  monde  !  Homère  est  le  précurseur,  mais  Thémis- 
tocle  est  le  premier  homme  de  nos  temps  modernes,  dont 
Alexandre  de  Macédoine  deviendra  le  grand  ouvrier,  le  premier 
héros,  quand,  un  siècle  et  demi  après  Salamine,  il  prendra  la 
tête  des  Aryens  de  Grèce,  leur  fera  passer  la  mer  à  leur  tour, 
enfiler  aussi,  mais  à  rebours,  les  routes  de  l'Asie  Mineure, 
soumettre  la  Syrie,  l'Egypte,  l'Aram,  l'Assyrie,  la  Chaldée  et, 
forçant  les  guichets  de  l'Elam,  piller  cette  ville  de  Suse  qui 
depuis  deux  siècles  était  le  centre  du  monde,  la  capitale  du 
Roi  des  Rois. 

Au  haut  des  montagnes  iraniennes,  en  effet,  le  Roi  des 
Rois  avait  conservé  les  capitales  de  ses  pères,  ses  palais  de 
Médie  et  de  Perse,  ses  résidences  de  plaisir  et  de  chasse,  ses 
villes  d'été,  Ecbatane  et  Persépolis.  Mais  Suse  était  devenue 
le  siège  de  sa  politique,  la  forteresse,  le  trésor  et  le  musée  où 
s'entassaient,  avec  les  archives  de  son  administration,  les  re- 
devances et  les  dépouilles  de  l'Asie  vaincue.  Diodore  nous  dit 
qu'Alexandre  trouva  dans  les  cachettes  des  palais  de  Suse 
quarante  mille  talents  en  or  et  en  argent  non  monnayés,  et 
neuf  mille  talents  en  pièces  d'or  à  l'efïigie  de  Darius,  en  da- 
riques  :  deux  ou  trois  milliards  de  notre  monnaie.  Cet  or  et 
cet  argent  furent  pillés  par  les  soudards  de  toute  race,  grecs, 
parthes,  romains,  arabes,  qui,  depuis  Alexandre,  mirent  à 
feu  ou  à  rançon  cette  grandeur  déchue. 

D'Alexandre  aux  proconsuls  romains,  tous  les  maîtres  ou 
pillards  de  l'Asie  s'abattent  sur  cette  plaine.  Les  sièges  et 
incendies  transforment  en  buttes  de  cendres,  puis  en  désert 
cette  immense  ville.  Puis,  en  l'an  64o  après  notre  ère,  les 
cavaliers  arabes,  débarqués  à  Mohamerrah,  remontent  le  Ka- 
roun  et,  de  tant  d'édifices,  ne  laissent  debout  ou  ne  relèvent 
qu'un  prétendu  tombeau  du  prophète  Daniel,  qui  dresse 
encore  au  bord  du  Choaspe  sa  coupole  blanche.  Toute  la 
population  s'enfuit  à  Ghouster  et  Dizfoul. 


AAO  LA    REVUE    DE    PARIS 

Avec  Alexandre,  finit  donc  l'histoire  ou  du  moins  la  puis- 
sance de  Suse;  avec  les  Arabes,  son  existence  même.  Deux 
ou  trois  tells  énormes  restent  seuls  dans  un  coin  de  la  plaine 
pour  garder  en  leur  profil  et  pentes  géométriques  le  sou- 
venir de  ce  passé.  Le  plus  grand  de  ces  tells,  mais  le  plus 
nivelé,  épandu  sur  quelque  cent  hectares,  représente  la  ville 
officielle  avec  le  palais,  VApadana,  que  les  Rois  des  Rois 
avaient  élevé  :  la  mission  Dieulafoy,  malgré  une  explora- 
tion incomplète,  nous  en  a  déjà  rapporté  les  merveilles  qui 
sont  au  Louvre.  Le  plus  petit  de  ces  tells,  mais  le  plus  haut 
et  le  plus  ardu,  représente  la  citadelle  primitive,  l'acropole 
de  la  plus  vieille  ville  :  c'est  autour  de  cette  butte  que  M.  de 
Morgan  et  la  Délégation  ont  concentré  leurs  efforts,  et  les 
résultats,  depuis  sept  ans,  ont  dépassé  tous  les  espoirs. 

* 
*  * 

D'avance,  on  pouvait  prédire  qu'en  cette  citadelle  de  Suse 
on  trouverait  quelques  monuments  de  toutes  les  périodes  de 
riiisloire  ancienne,  quelques  souvenirs  de  toutes  les  victoires 
et  de  toutes  les  défaites  de  FEIam.  On  sait,  par  la  Bible  et 
par  les  inscriptions  cunéiformes,  comment  procédaient  tous  les 
vainqueurs  de  cette  Asie  et  quelles  déportations  de  peuples, 
quels  rapts  de  richesses,  de  statues,  d'objets  religieux  accom- 
pagnaient toujours  leurs  conquêtes.  Ce  n'est  pas  seulement  le 
peuple  d'Israël  qui  fut  ainsi  arraché  de  ses  monls  et  trans- 
porté sur  les  fleuves  de  Babylone,  saper flamina  Babylonis;  ce 
n'est  pas  seulement  Jéhovah  qui  fut  dépouillé  de  ses  richesses, 
de  son  tabernacle  et  de  ses  livres  saints  et  qui  vit  installer  en 
son  temple,  k  sa  place,  les  faux  Dieux  de  l'ennemi  triom- 
phant. Tous  les  peuples  vaincus  et  tous  leurs  dieux,  durant 
les  cinquante  siècles  de  l'histoire  ancienne,  furent  traités  de 
même,  et  les  inscriptions  cunéiformes  sont  toutes  pleines,  en 
particulier,  de  ce  va-et-vient  des  nations  et  des  idoles  entre 
l'Elam  et  la  Chaldée, 

Dès  les  premières  campagnes  de  la  Délégation,  les  fouilles 
nous  ont  fourni  quelques  témoignages  de  ces  procédés  de  la 
conquête  asiatique.  Il  en  est  de  fort  jolis  ou  de  fort  curieux  : 
tels  les  bijoux,  les  fragments  de  vases  et  les   objets  d'ivoire 


FRANCE     ET     PEHSE  l\[\l 

OU  de  lapis-lazuli,  que  les  savants  attribuent  à  la  période 
perse  II  en  est  d'admirables,  d'inestimables,  qui  remontent 
aux  périodes  antérieures. 

De  la  période  perse,  le  Louvre  a  reçu  déjà  cet  osselet  de 
bronze  —  énorme  osselet  pesant  98  kilogrammes  —  qui 
porte  une  vieille  inscription  grecque  et  que  les  Milésiens,  au 
vi'^  siècle  avant  notre  ère,  avaient  consacré  en  souvenir  d'une 
victoire,  dans  leur  temple  suburbain  des  Branchides.  Les 
Milésiens  avaient  prélevé  cette  dime  sur  les  dépouilles  des 
ennemis;  pour  fabriquer  cet  osselet,  on  avait  fondu  les  ar- 
mures et  les  armes  des  vaincus.  Trophée  d'une  victoire  milé- 
sienne,  cet  osselet  devint  ensuite  un  trophée  perse  :  Darius 
l'emporta  à  Suse  quand  il  pilla  les  Branchides  vers  l'an  5oo 
avant  notre  ère.  Et  voici  que  M.  de  Morgan  le  retrouve,  et 
ce  trophée,  pour  la  troisième  fois,  récompense  une  campagne, 
toute  pacifique  celle-là.  Cet  osselet  est  ainsi  venu  de  Milet  à 
Paris  en  passant  par  Suse  et  les  Branchides. 

De  la  période  assyrienne,  —  qui  précéda  la  période  perse, 
—  nous  connaissions  déjà,  par  les  inscriptions  ninivites,  le 
pillage  que  Suse  eut  à  subir  des  soldats  d'Assourbanipal 
(vers  65o  avant  notre  ère).  Mais  les  fouilles  nous  en  ont  donné 
les  plus  visibles  traces  : 

Assourbanipal  nous  vante  la  richesse  des  édifices  susiens,  leurs 
revêtements  précieux,  les  statues  d'or,  d'argent  et  de  bronze  qui 
ornaient  les  temples  et,  si  nous  en  jugeons  par  nos  découvertes,  le 
roi  d'Assour  ne  nous  a  pas  trompés  dans  ses  récits.  L'armée  pilla 
pendant  plus  d'un  mois,  puis  gorgée,  repue,  ses  mulets  fléchissant 
sous  la  charge  des  trésors,  elle  s'éloigna,  laissant  dans  les  ruines 
fumantes  des  richesses  qu'en  d'autres  temps  elle  n'eût  certes  pas 
négligées.  L'or  et  l'argent  ont  été  emportés  à  Ninive;  le  marbre,  l'al- 
bâtre brisés  sont  disséminés  dans  les  terres  de  l'Acropole  ;  mais  le 
bronze  nous  est  resté,  ou  tout  au  moins  nous  possédons  quelques 
pièces  qui,  trop  lourdes,  furent  abandonnées,  mutilées,  au  milieu  des 
décombres  ;  c'est  ainsi  que  nous  possédons  aujourd'hui  une  table 
d'offrandes,  un  bas-relief  et  une  colonne  de  bronze. 

La  colonne  est  restée  intacte  :  longue  de  plus  de  quatre  mètres, 
elle  porte  une  grande  inscription  [du  xi®  siècle  avant  J.-C]  ;  jamais 
on  n'a  tenté  de  la  briser.  Mais  la  table  et  le  bas-relief  portent  encore 
la  trace  des  coups  de  masses  des  soldats  assyriens  ;  on  en  prit  tout  ce 
que  le  marteau  était  à  même  de  détacher  ;  le  reste,  trop  pesant,  fut 


442  LA    REVUE    DE    PARIS 

abandonné,  tant  étaient  grandes  les  dépouilles  de  Suse.  Ces  trois 
monuments  de  bronze  sont  d'un  grand  intérêt  par  leur  technique. 
On  conçoit  dilTicilement  comment  ces  fondeurs  sont  parvenus  à  obte- 
nir des  pièces  aussi  importantes  sans  soufflures,  alors  que,  plus  tard, 
les  Grecs  et  les  Romains  y  réussissaient  à  peine,  et  que  nous-mêmes, 
avec  tous  les  moyens  mécaniques  et  chimiques  dont  nous  disposons, 
nous  ne  faisons  pas  toujours  avec  succès  une  coulée  de  cette  impor- 
tance ' . 

Cette  habileté  métallurgique,  en  particulier  cette  technique 
du  bronze  (l'analyse  scientifique  découvre  en  ce  bronze  susien 
les  mêmes  alliage  et  proportions  qu'en  notre  bronze  moné- 
taire) paraît  avoir  été  l'un  des  caractères  de  la  civilisation 
susienne  :  ni  l'Egypte  ni  la  Chaldée,  après  un  demi-siècle 
d'explorations,  ne  nous  ont  encore  livré  la  moitié  ni  même  le 
quart  du  bronze  qu'en  moins  de  huit  ans  les  fouilles  de  Suse 
nous  ont  donné.  Allez  voir  au  Louvre  —  ces  trouvailles 
seront  bientôt  exposées  —  l'étonnante  statue  de  la  reine  Napi- 
rasou,  femme  du  roi  Ountach-gal,  qui  régnait  au  xvi^  siècle 
avant  notre  ère.  La  Satarday  Review  égale  avec  raison  cette 
merveilleuse  œuvre  d'art  au  fameux  Cheikh-el-Beled  de  nos 
salles  pharaoniques  ;  mais  le  Cheikh  égyptien  est  une  petite 
statue  de  bois  ;  la  reine  susienne  est  une  grande  statue  de 
bronze.  Debout,  le  corps  un  peu  penché  comme  pour  la 
révérence,  les  mains  jointes  l'une  sur  Taulre  et  comme  serrées 
sur  l'éventail  absent,  maîtresse  de  maison  attendant  ses  in- 
vités, en  grande  toilette,  robe  cloche,  fine  taille,  écharpe 
agrafée  sur  l'épaule,  corsage  brodé,  cette  belle  dame  fut, 
hélas  I  décapitée  par  les  soudards  ninivites,  qui  se  vengèrent 
ainsi  de  ne  pouvoir  l'emporter  :  elle  pèse  deux  mille  kilo- 
grammes !  Elle  avait  bien  un  peu  prévu  ce  triste  sort  ;  elle 
avait  cru  le  conjurer  par  les  malédictions  gravées  avec  ses 
titres  et  noms  sur  sa  cuisse,  —  in  fcmore  suo  scrijttiim:  Rex 
regwn  et  (hminus  dominantium,  comme  dit  l'Apocalypse^  : 

Je  suis  dame  iSapirasoii,  femme  d'Ountach-gal  :  celui  qui  s'empa- 
rerait de  ma  statue,  celui  qui  l'emporterait,  celai  qui  ma  légende 
détruirait,  celai  qui  mon  nom  effacerait,  ô  roi-dieu  Gai,  â  Kiririsa, 
ô  În-Chouchinak  le  grand,  qu'il  soit  maudit! 

I.  J.  de  Morgan,  la  Délégation  en  Perse,  pp.  89-91. 
a.  Apoc,  19,  16. 


FRANCE     ET     PERSE  443 

Le  traitement  qu'Assourban  ipal  infligeait  à  la  ville  conquise, 
les  Susiens  eux-mêmes  l'avaient  infligé  souvent  aux  villes 
chaldéennes,  durant  les  périodes  antérieures,  et  c'est  le  butin 
de  ces  campagnes  élamites  qui  tombe  aujourd'hui  entre  nos 
mains.  Documents  publics  et  documents  privés,  objets  reli- 
gieux et  objets  d'art,  il  semble  que  Choutrouk-Nakhounti 
surtout  (iioo  av.  J.-G.)  ait  fait  une  rafle  complète  dans 
toutes  les  villes  et  tous  les  sanctuaires  qu'il  rencontra,  et  c'est 
grâce  à  lui  que  Suse  peut  aujourd'hui  renvoyer  au  Louvre 
les  plus  beaux  documents  de  l'histoire  chaldéenne,  ou  même 
de  l'histoire  humaine,  que  jamais  fouilles  aient  donnés.  De 
la  grande  cité  de  Sippara,  Ghoutrouk  avait  enlevé  la  stèle  de 
Naramsin  et  le  code  de  Hammourabi  :  nous  possédons  ces 
deux  trophées. 

La  stèle  de  Naramsin  représente  la  victoire  de  ce  roi 
chaldéen  sur  les  Louloubis  ;  c'est  une  œuvre  d^art,  qui  remonte 
au  quatrième  millénaire  avant  notre  ère  et  qui  mérite  de  prendre 
place  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  antique.  Quant 
au  code  de  Hammourabi,  c^est  au  bas  d'une  stèle,  —  dont  la 
tête  représente  le  dieu  Chamach  dictant  au  roi  babylonien  le 
texte  même  de  ces  lois,  —  c'est  un  code  complet,  civil  et 
criminel  : 

La  condition  des  juges,  des  officiers  publics,  l'affermage  des 
terres,  l'irrigation,  la  pâture  des  troupeaux,  l'aménagement  des 
champs  en  jardins,  la  pénalité  en  cas  de  violences  contre  hommes  et 
animaux,  la  navigation,  la  location  d'hommes,  d'animaux,  d'instru- 
ments de  culture,  le  tarif  des  salaires,  l'achat  des  esclaves,  les  rap- 
ports des  esclaves  avec  leur  maître,  droit  du  commerce,  lois  sur  le 
mariage,  sur  la  condition  des  femmes,  lois  sur  les  successions,  sur 
le  brigandage,  sur  les  objets  trouvés,  etc.,  tout  était  prévu  et  réglé 
avec  sagesse  et  équité.  Ce  monument,  par  un  rare  bonheur,  nous 
le  possédons  au  complet.  Il  importe  peu,  après  cela,  de  savoir  si 
Hammourabi  en  a  fait  la  promulgation  en  plusieurs  exemplaires  dont 
l'un  aurait  été  placé  à  Suse,  comme  dans  l'un  des  centres  les  plus 
importants  du  royaume,  ou  si  plus  tard  un  conquérant  élamite  le 
charria,  comme  butin,  de  Babylone  en  Elam,  ou  si  même  un  roi 
babylonien,  devant  les  invasions  assyriennes,  mit  un  jour  en  sécurité 
à   Suse,  en  pays   allié,    les   archives   juridiques  de   la  monarchie  ^ 

I.  Cf.  de  Morgan,  la  Délégation  en  Perse,  page  ii3. 


444  LA     REVUB    DE    PARIS 

En  fait,  — ajoute  le  P.  Scheil  quia  publié  et  traduit  ce  document  dans 
le  volume  IV  de  la  Délégation  en  Perse,  —  il  paraît  probable  que 
c'est  au  roi  Choutrouk-Nakhounli  que  nous  devons  ce  beau  docu- 
ment, à  son  heureuse  m.inie  de  collectionner  et  de  rapporter  à  Suse 
tous  les  souvenirs  antiques  qu'il  découvrait  en  temps  de  paix  ou  dans 
ses  guerres. 

On  sait  que,  ayant  peut-être  lu  ce  code,  Guillaume  11  n'a 
pas  hésité  à  ranger  le  roi  Hammourabi  (2060  av.  J  -C.)  parmi 
les  envoyés  ou  les  inspirés  de  Dieu,  à  côté  de  Moïse  et  des 
fondateurs  de  l'unité  allemande.  Les  lois  d'Israël  en  effet  et 
les  lois  de  Hammourabi  doivent  avoir  la  même  origine:  cer- 
tains articles  semblent  copiés  des  unes  sur  les  autres.  Le  dieu 
Chamach.  maître  des  oracles  et  de  la  sagesse,  dieu  des  rayons 
lumineux  et  de  la  liare  à  quatre  cornes,  ne  tient  souvent 
que  le  langage  de  Jéhovah  : 

Si  quelqu'un  l'œil  d'un  homme  libre  a  crevé,  son  œil  on  crèvera  ; 
si  un  membre  d'un  homme  libre  il  a  brisé,  son  membre  on  brisera  ; 
si  quelqu'un  les  dénis  d'un  homme  de  même  condition  a  fait  tomber, 
ses  dents  on  fera  tomber. 

Et,  sans  parler  des  articles  fixant  le  minimum  des  salaires 
pour  le  journalier  et  l'artisan,  Chamach  formule  des  lois  que 
nos  Chambres  aujourd'hui  s'honoreraient  de  voter  : 

Si  un  juge  a  rendu  un  jugemeat,  et  si  [frauduleusement]  il  a 
annulé  son  jugement,  on  le  fera  comparaître  ;  la  revendication,  qui 
dans  ce  jugement  existait,  douze  fois  il  l'acquittera,  et  dans  l'assem- 
blée, de  son  siège  on  le  renversera  et  il  ne  reviendra  pas,  et  avec 
les  juges,  dans  un  jugement,  il  ne  siégera  plus. 

Si  un  médecin  traite  un  homme  libre  poui-  une  plaie  grave  avec 
le  poinçon  de  bronze  et  le  tue,  ou  si  avec  avec  le  poinçon  il  ouvre 
la  taie  et  crève  un  œil,  on  lui  coupera  les  mains. 

Si  un  architecte  a  construit  une  maison  qui  n'est  pas  solide  et  si  la 
maison  s'écroule  et  tue  le  propriétaire,  cet  architecte  est  digne  de  la 
mort. 

Ce  code  babylonien,  en  282  articles,  est  désormais  le  pre- 
mier des  grands  documents  de  l'histoire  universelle,  le  plus 
ancien  des  grands  livres  de  notre  humanité,  —  antérieur  de 
douze  ou  treize  cents  ans  aux  poèmes  homériques  et  au  texte 
des  plus  vieux  chapitres  de  la  Bible,  telle  que  nous  la  possé- 
dons aujourd'hui. 


FRANCE     ET     PERSE  ^l\^ 


* 


Il  m'est  impossible  de  dresser  ou  même  de  résumer  l'in- 
ventaire  complet  des  autres  trouvailles  :  de  l'obélisque  du  roi 
chaldéen  Manichtou-sou,  qui  régnait  vers  le  quarantième 
siècle  avant  notre  ère,  jusqu'aux  vases  et  monnaies  grecques, 
sassanides  et  arabes,  toutes  les  civilisations  antiques,  —  éla- 
mite,  chaldéenne,  babylonienne,  assyrienne,  perse,  —  sont 
ici  représentées,  non  seulement  par  des  œuvres  d'art  et  des 
bibelots  précieux,  mais  par  des  textes  et  des  documents  qui 
dépassent  en  valeur  tout  ce  que  la  Chaldée  et  l'Assyrie  elles- 
mêmes  avaient  pu  nous  fournir.  Cette  acropole  de  Suse 
apparaît  déjà  comme  le  palais  aux  archives  de  l'histoire 
ancienne,  —  et  l'on  est  au  début  des  surprises  que  les  tran- 
chées de  la  Délégation  nous  réservent. 

Que  le  lecteur,  curieux  de  cette  histoire,  feuillette  seule- 
ment les  cinq  ou  six  grands  in-folios  publiés  par  la  Délégation 
(la  publication  suit  d'aussi  près  que  possible  la  découverte)  : 
il  comprendra  pourquoi  M.  de  Morgan  s'est  adonné  avant 
tout  au  déblaiement  de  Suse.  Par  le  Karoun  et  le  Chat- 
el-Arab,  les  trouvailles  peuvent,  avec  de  grandes  diiïicultés 
et  de  grands  frais,  sans  doute,  peuvent  atteindre  la  mer, 
prendre  le  chemin  de  France  et  venir  s'entasser  au  Louvre  : 
des  ruines  d'Ecbatane  ou  de  Persépolis,  juchées  au  haut  des 
monts,  comment  des  pierres  et  des  poids  pareils  arriveraient- 
ils  jusqu'à  la  mer?  Et  depuis  1900,  une  nouvelle  convention, 
plus  favorable  encore,  est  intervenue  entre  le  Chah  et  notre 
gouvernement. 

La  convention  de  1894  nous  accordait  la  moitié  des  trou- 
vailles que  nous  pourrions  faire  dans  toute  la  Perse,  Susiane 
comprise.  La  convention  de  1900  nous  accorde  toutes  les  trou- 
vailles que  nous  ferons  en  Susiane.  Par  cet  acte  gracieux,  le 
Chah  a  voulu  nous  remercier  de  l'accueil  que  son  père  et 
lui-même  ont  toujours  trouvé  en  notre  Paris.  Il  s'est  rendu 
compte,  en  outre,  que  Suse  est  bien  loin  de  Téhéran,  et 
l'histoire  de  la  Susiane  bien  étrangère,  en  somme,  à  l'histoire 
de  la  Perse  proprement  dite  :  s'il  tient  à  réserver  à  ses  collec- 
tions la  moitié  des  monuments  que  l'on  pourra  trouver  dans 


/i46  LA    REVUE    DE    PARIS 

cette  Perse  propre,  à  Eobatane,  Persépolis,  etc.,  il  n'attache 
pas  le  même  prix  aux  documents  élamites  ou  chaldéens  que 
Suse  peut  nous  fournir.  Surtout  il  a  voulu,  par  ce  royal 
cadeau,  reconnaître  les  services  que,  depuis  sept  ans,  la  Délé- 
gation a  rendus  aux  peuples  de  ses  provinces,  à  son  trône 
même  et  à  l'avenir  de  sa  royauté. 

En  1897,  quand  la  Délégation  arriva,  l'Arabistan  était  la 
proie  des  montagnards  en  pleine  révolte:  ils  pillaient  la  plaine, 
coupaient  les  routes  entre  Téhéran  et  Dizfoul  ou  Chouster, 
dont  ils  menaçaient,  assiégeaient  les  petites  garnisons  et  les 
autorités  persanes.  L'installation  des  Français  sur  les  tells  de 
Suse  et  l'ouverture  des  fouilles  n'alla  pas  sans  coups  de 
fusil  :  il  fallut  même  relever,  sur  la  bulle  de  la  citadelle,  un 
château  fortifié,  crénelé,  contre  les  insultes  ou  les  assauts 
des  montagnards,  dont  les  nuées  tombaient,  un  beau  jour, 
comme  un  orage  de  sauterelles,  et  couvraient  de  leurs  mil- 
liers de  tentes  champs,  déblais  et  tranchées.  L'énergie  et  la 
bonne  humeur  françaises,  la  droiture  aussi  et  surtout  la 
générosité  adoucirent  peu  à  peu  el  apprivoisèrent  ces  «  cha- 
cals ».  Ils  trouvèrent  leur  bénéfice  à  s'enrôler  parmi  les 
travailleurs,  à  poser  le  fusil  pour  le  «  couffin  ;>,  —  le  panier 
qui,  dans  toutes  les  fouilles  levantines,  remplace  la  brouette. 
Aujourd'hui,  la  Susiane  n'a  pas  encore  retrouvé  les  beaux 
jours  et  la  paix  de  Koutour-Nakhounli  ;  mais,  derrière  les 
murs  de  son  château,  avec  une  douzaine  de  carabines  et 
l'habitude  de  payer  régulièrement  tous  les  travaux  et  tous  les 
services,  la  Délégation  n'a  presque  plus  rien  à  craindre  et,  du 
même  coup,  les  officiers  et  fonctionnaires  persans  ne  sont  plus 
molestés  :  les  communications  avec  Téhéran  sont  rétablies, 
les  ordres  du  Chah  quelquefois  écoutés  ;  encore  plusieurs 
années  de  ce  régime,  et  l'Arabistan  deviendrait  une  province 
persane,  autrement  que  de  nom. 

Les  intérêts  du  Chah  sont  donc  entièrement  conformes  aux 
nôtres  ;  nous  pouvons  escompter  la  prolongation  de  ses  faveurs. 
Et  pourtant,  nous  aurions  grand  intérêt  à  nous  hâter.  Quelle 
que  soit  la  solidarité,  la  cordialité  même  qui,  le  plus  souvent, 
unit  entre  eux  les  savants  d'Europe,  une  aubaine  comme  celle 
de  Suse  n'est  pas  sans  exciter  un  peu  d'envie  contre  notre 
chance  :  Londres  et  Berlin  ont  aussi  des  musées  oii  les  trou- 


FRANGE    ET    PERSE  /^^V 

vailles  susiennes  seraient  bien  accueillies...  Et  l'on  sait  quelle 
émulation  pousse  les  politiques  allemande  et  anglaise  vers  ce 
fond  du  Golfe  Persique.  A  travers  l'empire  turc,  les  chemins 
de  fer  allemands  descendront  bientôt  les  fleuves  d'Assyrie  et 
de  Chaldée.  Au  fond  du  Golfe,  les  flottes  anglaises  ont  déjà 
installé  à  Koweit  une  relâche  permanente.  De  ces  voisins 
trop  désireux  d'ouvrir,  disent-ils,  ces  vieux  pays  à  la  civilisa- 
tion nouvelle,  le  Chah  a  tout  à  craindre  pour  ses  provinces 
maritimes,  —  et,  par  contre-coup,  Suse  pourrait  bien  ne  pas 
toujours  rester  sous  notre  monopole. 

Il  faut  nous  hâter  dans  l'intérêt  de  nos  collections  natio- 
nales, mais  dans  l'intérêt  aussi  de  la  science  et  de  l'humanité 
tout  entière  :  toute  l'humanité  est  intéressée  au  salut  de 
ces  archives,  qui  lui  rendent  trente  siècles  de  son  histoire.  Or 
rien  n'est  plus  funeste  à  ces  vestiges  et  documents  de  l'anti- 
quité que  le  premier  contact  de  notre  vie  moderne  :  il  est 
toujours  brutal.  Que  de  fois,  en  Asie-Mineure,  j'ai  vu  des 
amphithéâtres  saccagés,  des  inscriptions  épannelées,  des  sculp- 
tures même  jetées  au  four  à  chaux  pour  la  construction  des 
ponts  sur  quelque  ligne  ferrée  !  lasos,  au  bord  de  l'Archi- 
pel, était,  il  y  a  vingt  ans  encore,  une  ruine  charmante,  cein- 
turée de  hauts  remparts,  peuplée  de  temples,  de  colonnes  et 
d'un  théâtre  :  en  1889,  j'ai  vu  des  bateaux  turcs,  des  bateaux 
de  guerre,  dévaster  ces  monuments  et  en  charger  la  pierre 
pour  les  nouveaux  quais  de  Constantinople. 

Il  faut  nous  hâter  :  Suse,  demain  peut-être,  aura  tout  à 
craindre  de  l'ingénieur,  du  mineur,  du  terrassier  ou  du  soldat 
venus  d'Europe,  qui  voudront  exploiter  ou  défendre  cette  en- 
trée de  la  Perse.  Le  moindre  dommage  que  pourra  nous 
causer  cette  approche  européenne  sera  de  tripler,  quadrupler 
le  prix  de  la  main-d'œuvre  qu'aujourd'hui  nous  avons  pour 
peu  de  chose. 

Il  faut  nous  hâter  pendant  que  la  barbarie  des  Bédouins 
étend  encore  la  protection  de  son  indifférence  sur  ces  collines 
inviolées.  Nous  avons  fait,  depuis  un  siècle,  deux  expériences 
qui  doivent  nous  servir.  Nous  avons  eu  une  Expédition  d'Egypte 
et  une  Expédition  de  M  orée  :  si  nous  eussions  alors  bien  usé 
de  notre  temps,  quelles  collections  uniques  au  monde  contien- 
drait   aujourd'hui    notre  Louvre!    quel    centre   d'études,   de 


448  LA    REVUE    DE    PARIS 

publications  et  de  sciences,  quel  musée,  quelle  bibliothèque 
unique  au  monde,  serait  Paris!  et  que  de  monuments  auraient 
échappé  aux  désastres  qui  les  ont  fait  disparaître  entre  l'époque 
où  nous  aurions  dû  les  prendre,  et  le  moment  où  quelque 
autre  intervention,  tardive,  a  fait  entrer  ceux  qui  survivent, 
aux  musées  d'Egypte,  de  Grèce  ou  d'Europe  ! 

Il  faut  nous  hâter.  Là-bas,  nous  avons  maintenant  un  per- 
sonnel exercé,  une  équipe  nombreuse  et  complète  de  fouilleurs, 
de  savants,  d'ouvriers,  avec  un  matériel  de  rails,  Avagonnets, 
pics,  pioches,  etc.  Mais  les  ardeurs  et  les  fièvres  de  l'été  rendent 
le  travail  impossible  et  même  le  séjour  intenable  de  la  lin 
d'avril  au  début  de  novembre,  et  durant  les  six  mois  d'hiver  ou 
de  printemps  une  partie  de  notre  main-d'œuvre  est  détournée 
par  la  culture  et  la  récolle  des  champs  voisins.  Néanmoins, 
nous  trouverions  tous  les  ouvriers  nécessaires,  si  l'argent... 
Notre  Gouvernement  inscrit  à  son  budget  annuel  cent  trente 
mille  trancs  pour  la  Délégation  :  à  ce  taux,  il  faudra  quinze 
ou  vingt  ans  encore  avant  d'achever.  En  quinze  ou  vingt  ans, 
que  de  compétitions  peuvent  surgir I...  Ne  se  trouvera-t-il  pas 
en  France  un  ministre  ou  des  citoyens  assez  éclairés  pour 
donner  à  la  Délégation  le  million  dont  elle  a  besoin  ? 


VICTOR    BEllAIiD. 


L'Administrai, ur-Cérant:    H.  CASSA  RD 


LE  JAPON  ET  LA  PAIX 


Dans  le  conflit  de  leurs  ambitions,  Japonais  et  Russes  ont, 
les  uns  et  les  autres,  des  raisons  à  s'opposer,  entre  lesquelles 
nous  ne  voulons  pas  nous  faire  arbitres.  11  s'agit  seulement 
pour  le  moment,  où  le  monde  entier  se  demande  quand, 
et  comment  se  fera  la  paix,  de  chercher  à  quelles  con- 
ditions les  belligérants  consentiraient  à  la  conclure.  Les  in- 
tentions des  Russes  après  leurs  défaites,  ne  sont  pas  très  clai- 
res, mais  le  Japon  révèle  les  siennes,  et  il  importe  que  nous 
les  connaissions  bien. 

Les  Japonais  disent  qu'ils  font  la  guerre  pour  rétablir  la 
paix  durable  dans  l'Extrême-Orient ,  cette  paix  que  ren- 
dait impossible  l'ambition  russe.  Leurs  documents  officiels  ^ 
ne  manquent  jamais  d'affirmer  que,  en  octobre  igoS,  ils 
ouvrirent  les  négociations  pour  ce  consolider  cette  paix  de 
l'Extrême-Orient»  :  seules,  les  lenteurs  dédaigneuses  de  la 
Russie,  son  insistance  à  restreindre  l'action  japonaise  en  Corée 
et  son  refus  de  discuter  la  question  mandchourienne  auraient 
amené  la  guerre.  Le  Japon,  par  son  attitude  très  raisonnée 
et  très  adroite  durant  les  négociations,  a  su  donner  l'impres- 
sion au  monde  —  au  monde  anglo-saxon  surtout  —  que  celte 

I.  Livre  blanc  sur  les  négocialions  entre  les  deux  pays,  mars  1904.  Note  du 
Ministère  des  Affaires  étrangères  aux  représentants  des  puissances,  8  février  1904. 
Déclaration  de  guerre.  Discours  du  baron  Komura  à  la  Diète,  38  mars  1904. 

|er  Février  1906.  I 


llbo  LA    REVUE    DE    PARIS 

guerre  lui  était   imposée  :  guerre  défensive,   disait-il,  et  non 
guerre  d'expansion  ;  guerre  pacifique,   si  l'on  peut  dire. 

En  1895  déjà,  sur  les  conseils  «  amicaux  »  de  la  Russie,  de  la 
France  et  de  l'Allemagne,  il  avait  rendu  à  la  Chine  le  Liaotoung 
ce  dans  l'intérêt  de  la  paix  de  l'Extrême-Orient»,  puis  toléré 
les  acquisitions  de  l'Allemagne,  de  la  Russie,  de  l'Angleterre 
et  de  la  France  sur  le  territoire  chinois,  toujours  dans  l'inté- 
rêt de  cette  paix.   En   1898,  il  avait  été  obligé,  encore  pour 
éviter  la  guerre,   de   reculer  devant  les  Etats-Unis   aux  îles 
Hawaï,  en  1899  de  ne  pas  s'opposer  à  l'annexion  des  Philip- 
pines ,  sur  lesquelles  il  avait  nourri  cependant  quelques  espé- 
rances durant  sa  campagne  d'agitation  et  de  secours  en  faveur 
des  insurgés.  Depuis,  il  avait  semblé  se  rejeter  sur  une  poli- 
tique toute   commerciale    en    Corée    et    en    Chine.    Il   avait 
obtenu,  par  le  protocole  Nishi-Rosen  (26  avril  1898),  que  la 
Russie  s'engageât  à  «  ne  point  entraver  le  développement  des 
relations  commerciales   et  industrielles  entre  le  Japon  et  la 
Corée  ».  Peu  à  peu  le  parti  japonais  avait,  à  Séoul,  gagné  sur 
le  parti  russe  et  l'on  recevait  avec  des  bannières  les  étudiants 
coréens- qui  venaient  au  Japon.  En  Chine,  oii  le  marquis  Ito 
avait   fait,    dès    1898,    un    voyage    de    conciliation,  le   Japon 
n'avait  cessé    de  développer  son   commerce  et  son  influence 
intellectuelle.     La  campagne  de    1900,  grâce  à  l'habileté  et 
à   la    modération   du  Japon,    n'avait   pas  altéré    ces  bonnes 
relations.  Les  vice-rois  progressistes    favorisaient    la  propa- 
gande japonaise.  Des  compagnies  de  navigation  japonaises  se 
fondaient  sur  le   Yang-tsé  ;    on   parlait   d'une   banque   sino- 
japonaise  ;  des  instructeurs  japonais,  militaires  et  civils,  afiluaient 
en   Chine  ;    des  étudiants  chinois  commençaient  à  venir  au 
Japon.  Enfin,  en  janvier  190/i,  quelques  jours  avant  le  début 
de  la  guerre,  le  Japon  concluait  avec  Pékin  un  traité  de  com- 
merce supplémentaire. 

Donc,  à  juger  des  intentions  du  Japon  par  la  politique  de 
ces  dernières  années,  comme  par  les  formules  proclamées  au 
début  de  la  guerre,  on  pouvait  croire  que  Tokio,  sans  désir 
de  'conquêtes,  désirait  seulement  remettre  en  place  tout  ce 
que  l'ambition  russe  avait  dérangé.  Mais  les  victoires  sont 
venues,  sans  arrêt,  sur  mer,  sur  terre,  et  les  flatteries  anglo- 
saxonnes,  et  la  joie  de  décevoir  à  chaque  rencontre  les  prévi- 


LE     JAPON     ET     LA     PAIX 


451 


sions  des  autres  puissances,  toujours  prêtes  k  imaginer  des 
justifications  spécieuses  de  l'échec  russe.  Aujourd'hui,  les 
Japonais,  avec  l'orgueil  aiguisé  de  gens  souvent  froissés  Na- 
guère, jouissent  immensément  de  ce  prestige  international 
qu'ils  gagnent  à  battre  pour  la  première  fois  une  des  plus 
redoutables  puissances  de  l'Europe.  Et  leurs  ambitions  cachées 
débordent  un  peu. 

D'autre  part,  ces  victoires  ont  coûté  cher  en  hommes  et  en 
argent.  De  Port-Arlhur,  de  Mandchourie,  on  a  vu  revenir  par 
milliers  les  malades,   les  blessés.   A  Hiroshima,   à  Tokio,   à 
Osaka  et  ailleurs,  les  hôpitaux  et  bâtiments   disponibles  n'ont 
pas   sufïi  :  il  a  fallu  en  toute  hâte  construire  des  baraque- 
ments.  De  ces  blessés,   on    a   appris  la  résistance  tenace  du 
soldat  russe  et  les  horreurs   de  cette   guerre,   d'oii   ceux  qui 
partent  n'espèrent  plus  revenir.  La  situation  financière,  sans 
être  menaçante,  est  inquiétante.  On  a  de  grandes  difficultés  à 
faire  rentrer  les  impôts.  Les  emprunts  intérieurs,   que  l'em- 
pereur, les  grandes  familles  et  les  banques   souscrivent  pour 
la  majeure  partie,  sont  pour  le  reste  difficiles  à  placer.   Les 
emprunts  extérieurs  ne  s'obtiennent  qu'à  de  dures  conditions. 
Il  y  a  une  lourde  exportation   d'or.    Et  les  impôts  fonciers, 
comme  les  impôts  sur  le  revenu  et  les  objets  de  consommation, 
augmentent.  La  misère  dans  le  peuple  se  fait  déjà  sentir.  Une 
certaine  lassitude  est   venue.    Les  premiers  mois,    on   allait, 
par  quartiers,  acclamer  —  Banzaï!  —  les  troupes  qui  partaient. 
Mais  tout  s'use  :  les  départs  des  réservistes  —  dont  l'âge  d'appel 
a  été  prolongé  jusqu'à  trente-sept  ans  et  demi  —  font  dans 
les  familles  des  vides  plus  grands.  On  s'attendait  à  une  cam- 
pagne plus  rapide.  La   grosse  déception    est  venue  de  Port- 
Arthur,  dont  on  a  prédit  la  chute  chaque  jour  depuis  le  mois 
de  juin.  Maintenant,  chaque  fois  qu'un  membre  du  Gouver- 
nement parle,  c'est  pour  annoncer  une  guerre  longue  et  de 
grands   sacrifices   à  faire. 

Donc,  orgueil  de  la  victoire,  conscience  de  l'énormité  des 
sacrifices  en  hommes  et  en  argent,  voilà  les  sentiments  nou- 
veaux qui  agissent  quand  le  Japon  se  demande  quels  sont  les 
avantages  à  tirer  de  tant  de  gloire,  et  les  compensations  à 
tirer  de  tant  de  pertes. 


A52  LA    REVUE    DE    PARIS 


* 


Sur  la  Corée,  c'est  moins  une  poussée  d'ambitions  neuves 
qu'un  réveil  d'ambitions  anciennes.  Dès  l'année  200  de  noire 
ère,  la  possession  de  la  Corée  fut  a  divinement  promise  »  et 
«  divinement  accordée  »  à  la  fabuleuse  impératrice  Dzingo, 
dont  les  galères  innombrables,  que  protégeaient  et  dirigeaient 
les  esprits  de  la  mer  et  des  airs,  furent  déposées  par  un  raz 
de  marée  au  rivage  coréen  :  cette  légende  est  enseignée  comme 
vérité  historique  dans  toutes  les  écoles  japonaises.  Le  Japon  n'a 
jamais  cessé  de  considérer  la  péninsule  comme  une  dépen- 
dance. Sa  guerre  contre  la  Chine  en  189A-1895  a  été  entre- 
prise en  grande  partie  pour  achever  d'arracher  la  Corée  à 
l'influence  chinoise  et  pour  y  assurer  cette  prépondérance 
japonaise  qu'il  a  fallu  ensuite  défendre  pied  à  pied  conlre  les 
Russes. 

Aussi,  dès  le  commencement  de  la  guerre,  en  dépit  de  la 
déclaration  de  neutralité  que  la  Corée  avait  communiquée  aux 
puissances,  les  Japonais,  prenant  le  rôle  de  protecteurs,  dé- 
barquent des  troupes   à    Chémulpo    et    occupent   Séoul.    Le 
28  février  190/i,  un  traité  vient  régler  cette  situation  :  «  Pour 
maintenir  une  permanente  et  solide  amitié  entre  le  Japon  et 
la  Corée  et   établir  fermement  la  paix  en  Extrême-Orient  », 
le  gouvernement  impérial  de  Corée  place  son  entière  confiance 
dans  le  gouvernement  impérial  du  Japon;  il  adoptera  son  opi- 
nion sur  les   améliorations  dans  l'administration.   Le   Japon 
veillera  à  la  sécurité  et  au  repos  de  la  maison  impériale  de 
Corée  et  garantira  définitivement  l'indépendance  et  l'intégrité 
territoriale  de  l'empire  :  au  cas  oîi   elles   seraient   mises   en 
danger  par   l'agression  d'une  troisième  puissance  ou  par  des 
troubles  intérieurs,   il   prendra   immédiatement   les    mesures 
nécessaires,   et  le  gouvernement  impérial  de  Corée  lui  don- 
nera  toutes  facilités  pour  agir.  Le  Japon  pourra  occuper,  si 
les  circonstances. le  réclament,  les  places  stratégiques.  Et  les 
gouvernements  des  deux  pays,  sans  un   consentement  mutuel 
avec  un  troisième  pouvoir,  ne  concluront  aucun  arrangement 
qui  puisse  être  contraire  à  ces  principes. 

Tel  est  le  traité,  dont  le  baron  Komura,  ministre  des  affaires 


LE    JAPON     ET     LA    PAIX 


/i53 


étrangères,  a  dit  qu'il  était  de  forme  satisfaisante  et  suffisante, 
et  il  ajoutait  :  «  Tout  dépend  maintenant  de  la  manière  de 
l'appliquera  »  Or,  dans  sa  forme  même,  on  se  demande  ce 
qu'un  pareil  traité  laisse  subsister  de  l'intégrité  territoriale  et 
de  l'indépendance  de  la  Corée  :  il  permet  aux  Japonais  de 
contrôler  l'administration,  de  proléger  la  dynastie,  et  il  auto- 
rise l'occupation  permanente  du  pays  en  cas  de  troubles  inté- 
rieurs ou  extérieurs.  Et  tous  les  actes  du  Japon,  depuis,  ne 
tendent  qu'à  en  rendre  obligatoire  l'exécution  stricte.  En 
mars  190/i,  le  marquis  Ito,  envoyé  extraordinaire,  va  faire 
comprendre  à  l'empereur  de  Corée  la  nécessité  d'adopter  les 
réformes  japonaises.  Le  32  août,  le  gouvernement  coréen 
promet  d'engager  comme  conseiller  financier  un  sujet  japo- 
nais, qui  donnera  son  avis  sur  toutes  les  questions  de  finances. 
Promesses  semblables  d'engager  comme  conseiller  diploma- 
tique un  étranger  recommandé  par  le  gouvernement  japonais, 
et  Séoul  devra  consulter  Tokio  avant  de  conclure  aucune 
convention  avec  les  puissances  et  de  traiter  aucune  affaire 
importante,  octroi  de  concessions  ou  de  contrats  à  des  étran- 
gers. 

Le  conseiller  financier,  M.  Megata,  entre  en  fonctions.  La 
Corée  ne  frappe  plus  de  numéraire  ;  la  monnaie  japonaise  est 
adoptée.  Le  Japon  promet  un  prêt  de  cinq  millions  de  yens 
pour  aider  aurétablissement  des  finances  coréennes.  M.  Megata 
proteste  quand  le  gouvernement  coréen  décide  de  consacrer  un 

I.  Discours  prononcé  le  1 1  novembre  chez  le  premier  ministre.  Le  professeur 
Nakamura,  professeur  à  l'école  des  nobles,  dans  la  Revue  diplomatique  japonaise  du 
30  mars  1904,  trouve  que  «  l'indétermination  des  stipulations  est  le  caractère  lo 
plus  intéressant  du  traité.  Car,  grâce  à  elle,  il  sera  possible  de  placer  la  Corée  sous 
le  protectorat  du  Japon  et  niême  d'en  faire  une  colonie  japonaise.. .  Tout  dépend  do 
l'habileté  de  nos  diplomates.  »  Dans  le  même  numéro  de  la  Revue  diplomatique,  le 
professeur  Ariga  Nagao  déclare  que  «  le  traité  semble  caduc  à  cause  d'une  contra- 
diction entre  sa  forme  et  son  contenu.  Il  peut  mener  à  des  conflits,  car  «  les 
Coréens,  s'appuyant  sur  l'apparence  extérieure  du  traité,  voudront  agir  librement, 
tandis  que  le  gouvernement  japonais,  s'aj>puyant  sur  le  vrai  contenu,  voudra 
imposer  son  intervention.  Pour  éviter  une  nouvelle  guerre,  au  cas  où  la  Corée 
aurait  recours  à  la  Russie,  il  faut  faire  un  pas  do  plus,  traiter  la  Corée  en  co- 
lonie. »  Dans  le  Jidai  Shichô,  n°  8,  on  lit  :  «  Les  rapports  de  la  presqu'île  coréenne 
avec  l'empire  japonais  sont  du  même  genre  que  les  rapports  entre  l'Irlande  et  l'An- 
gleterre. »  Tous  ceux  qui  ont  voulu  attaquer  l'Angleterre  l'ont  fait  par  l'Irlande. 
D'où  cette  conclusion  :  0  Nous  respectons  l'indépendance  de  la  Corée,  nous  désirons 
reconnaître  sa  liberté  d'action;  mais  de  son  indépendance,  de  sa  liberté  d'action, 
nous  ne  parlons  qu'à  une  condition,  c'est  que  la  Corée  aura  absolument  la  même 
politique  que  l'empire  japonais.  » 


/»54  LA     REVUE     DE     PARIS 

million  de  yens  à  l'enterrement  de  la  princesse  héritière. 
Le  ministre  japonais  à  Séoul  recommande  à  la  Corée  de 
réduire  ses  forces  de  terre.  Le  pays  est  occupé  par  des  troupes 
japonaises  qui  y  déclarent  la  loi  martiale.  Les  chemins  de  fer 
Fusan-Séoul  et  Séoul- Wiju  sont  construits  par  des  Japonais, 
et  ils  aident  h  la  diffusion  de  la  langue.  Dans  les  écoles,  on 
pousse  à  l'étude  du  japonais.  Du  Japon,  on  envoie  des  insti- 
tuteurs et  l'on  cherche  à  leur  faire  donner  une  subvention 
par  les  Coréens  :  on  veut  <(  remplacer  au  plus  vile  le  coréen 
par  le  japonais,  et  faire  que  le  traité  s'étende  à  tout,  à  la 
civilisation,  aux  mœurs...  Japoniser  pour  civiliser,  c'est  le 
bonheur  de  la  Corée  et  celui  de  l'Orient  ^  » 

Et  l'opinion  japonaise  trouve  encore  que  l'action  de  son 
gouvernement  est  vacillante,  trop  soucieuse  de  respecter  les 
formules  d'intégrité  et  d'indépendance.  Le  gouvernement 
coréen  rejette  les  demandes  de  concession  de  terres  non- 
cultivées.  En  cette  contrée  agricole  (quatre-vingt-dix  pour 
cent  des  exportations  coréennes  consistent  en  produits  de 
\a  terre),  des  compagnies  japonaises  qui  s'occupaient  d'agri- 
culture n'ont  pas  réussi,  et  il  leur  sera  difficile  de  réussir 
tant  que  les  Coréens  leur  refuseront  le  droit  de  posséder  le 
sol.  Les  Japonais,  qui  ne  se  sentent  pas  aimés,  insistent 
donc  pour  que  leur  gouvernement,  sans  se  laisser  arrêter 
par  des  scrupules,  sans  songer  au  temps  que  peut  durer  la 
guerre  actuelle,  revendique  dès  maintenant  les  devoirs  et  res- 
ponsabilités d'un  protectorat  sur  la  Corée.  A  la  fm  d'octobre 
1904,  les  progressistes^  ont  publié  un  manifeste  réclamant 
l'envoi  à  Séoul  de  commissaires-plénipotentiaires,  avec  auto- 
rité de  surveiller  et  de  réformer  la  politique  et  l'administra- 
tion de  l'empire  :  par  un  développement  de  la  police  et  une 
amélioration  du  système  monétaire,  il  faut  donner  aux  étran- 
gers toute  sécurité  et  facilité  pour  commercer  et  pour  placer 
leurs  capitaux. 

La  grande  objection  des  progressistes   à  la  convention  du 

1.  Revue  officielle  de  la  Société  d'éducation  du  Japon,   i5  mars  1904. 

2.  Les  progressistes  (Shimpoto)  et  les  constitutionnels  (Seiyu-kaiJ  sont  les  deux 
grands  partis  de  la  Chambre  des  représentants.  Avant  l'ouverture  du  Parlement 
japonais,  ils  se  partagent  toutes  les  places  importantes  du  bureau.  Dans  sa  réunion 
générale  du  26  novembre  igo'i,  le  parti  constitutionnel  (Seiyu-kai),  a  aussi  émis 
le  vœu  que  le  Japon  établît  son  protectorat  en  Corée. 


LE     JAPON     ET     LA     PAIX  455 

mois  d'août  est  qu'elle  oblige  sans  doute  les  Coréens  à  ac- 
cepter les  avis  de  conseillers  financiers  et  diplomatiques, 
mais  qu'elle  ne  fournit  aucun  moyen  de  coercition,  au  cas  oii 
les  autorités  coréennes  négligeraient  de  suivre  ces  avis.  Les 
progressistes  voudraient  que,  de  ce  traité  d'amitié,  sortît  un 
protectorat  efficace,  comme  celui  de  l'Angleterre  en  Egypte, 
de  la  France  en  Annam.  Dans  un  projet  publié  par  la 
Société  Orientale,  Toho  Kyôkaï\  le  premier  article  déclare 
que  la  Corée  devient  un  pays  uni  au  Japon;  les  affaires 
intérieures  et  extérieures  seront  réglées  par  la  même  autorité, 
ce  L'intégrité  et  l'indépendance  de  la  Corée  ne  sont  pas  des 
questions  qui  n'importent  qu'à  son  existence  ou  à  sa  chute; 
elles  constituent  un  grave  problème  pour  la  sécurité  des  pays 
orientaux  ».  Etant  donnée  l'anarchie  politique  du  pays,  <c  si 
on  l'abandonne  en  l'état  actuel,  c'est  sottement  inciter  les 
menées  des  autres  peuples,  et  cela  revient  à  créer,  de  nou- 
veau, des  dangers  extérieurs  et  intérieurs.  C'est  pourquoi 
notre  système  actuel  consiste  à  développer  le  traité  conclu 
et  à  le  transformer  en  traité  d'union  et  de  gouvernement  com- 
mun, de  telle  façon  que  la  politique  intérieure  et  extérieure  de 
la  Corée  soit  confiée  au  Japon.  C'est  le  seul  moyen  d'assurer 
la  paix  de  l'Oriçnt  ». 

I.  La  Tobo  Kyôkaï  (Société  Orientale)  «  a  pour  objet  —  une  note  en  sous- 
titre  dans  tous  les  numéros  du  bulletin  de  la  Société  l'explique  —  de  travailler  à 
assurer  la  paix  de  l'Orient  et  à  développer  la  civilisation  ».  Gomme  cette  société 
joue  un  rôle  important  dans  la  politique  japonaise  en  Extrême-Orient  et  que. 
nous  aurons  souvent  à  en  citer  les  opinions,  il  importe  de  savoir  que  ses  prin- 
cipaux membres  sont  d'anciens  ministres,  des  membres  du  Parlement,  de  hauts 
fonctionnaires  :  le  marquis  Kuroda,  du  conseil  privé,  ancien  premier  mi- 
nistre ;  le  vicomte  Watanabe  Kumitake,  ancien  ministre  des  finances  ;  Osaki 
1; ou kiao,  ancien  ministre,  député,  maire  de  Tokio;  Inoukai,  ancien  ministre  de 
l'instruction  publique  ;  Aoki  Schugo,  ancien  ministre  des  affaires  étrangères, 
ancien  ministre  à  Berlin  ;  le  prince  Shimazu;  Takata,  directeur  de  l'Université 
Waseda  (fondation  du  comte  Okuma);  le  baron  KanekoKentaru,  le  vicomte  Soga, 
le  prince  Nijo,  l'amiral  Isobé  Motohero,  membres  de  la  Chambre  des  pairs;  des 
journalistes  très  influents  comme  Hara  Kei,  ancien  ministre,  et  Asa  Hina,  directeur 
du  Nitchi  Nitchi  Shimbun,  journal  scmi-oiGciel  ;  des  financiers  comme  le  baron  Shi- 
busawa  et  Hajakawa,  administrateurs  de  la  maison  Mitsui  ;  des  professeurs  :  To- 
mizu,  Nakamura,  Takuchi,  Yamada,  etc.;  Takakusu,  l'orientaliste  le  plus  connu 
du  Japon,  directeur  de  l'École  des  langues  étrangères  ;  Tsûji,  président  de  la  Société 
d'éducation  du  Japon,  ancien  vice-ministre  de  l'instruction  publique;  Megata, 
actuellement  conseiller  japonais  des  finances  en  Corée;  Koga,  juge  à  la  Cour  su- 
prême, etc.,  etc.  Parmi  les  membres  ayant  versé  leurs  cotisations,  on  relève  l'État- 
major  et  l'Ecole  militaire,  etc.,  etc. 


456  LA    REVUE    DE    PARIS 

Celte  trop  ingénieuse  interprétation  des  promesses  qu'il 
a  données  au  monde  relativement  à  la  Corée,  inquiète  un  peu 
le  gouvernement  japonais.  Il  se  sent  observé  au  dehors  par 
des  critiques  peu  indulgents.  Il  prévoit,  en  cas  d'annexion 
dissimulée,  l'opposition  non  seulement  de  l'Europe  continen- 
tale, mais  de  l'Angleterre  et  surtout  des  Etals-Unis.  Les  puis- 
sances lui  rappelleront  ces  promesses  désintéressées,  qui  pro- 
clamaient qu'au  contraire  de  la  Russie  absorbant  la  Mand- 
chourie  et  la  fermant  au  commerce  du  monde,  le  Japon  ne 
faisait  la  guerre  que  pour  l'indépendance  de  la  Corée,  pour 
l'intégrité  de  la  Chine.  Peut-être  l'Angleterre,  sûrement  les 
Etats-Unis,  ont  cru  les  Japonais  sur  parole.  De  tels  engage- 
ments, même  pris  avec  l'idée  de  ne  pas  les  tenir,  gênent 
toujours  quand  on  est  obligé  de  passer  aux  actes.  Certains 
Japonais  estiment  qu'il  faudrait  en  douceur  préparer  le  monde 
à  cette  volte-face  : 

Il  est  grand  temps,  disait  récemment  un  écrivain  japonais,  que  le 
Japon  cesse  de  se  faire  passer  pour  un  grand  héros  moral,  un  Confucius 
ou  un  Jésus-Christ,  engagé  dans  une  guerre  sainte,  sans  vues  intéres- 
sées. Quelques-uns  de  ses  actes  et  beaucoup  des  mesures  qu'il  pro- 
jette ne  s'accordent  pas  avec  ce  sublime  idéal.  Dire  que  l'on  veut  une 
chose  et  faire  jusie  le  contraire,  voilà  ce  que  nous  devrions  éviter. 
Si  nous  avons  l'intention  de  prendre  des  territoires,  prenons-les  ou- 
vertement. Nous  avons  besoin  de  modifier  un  peu  notre  langage 
diplomatique.  Il  vaut  mieux  ne  pas  constamment  invoquer  la  pitié, 
le  droit  et  la  moralité*. 

* 
*   * 

Le  problème  coréen  n'est  qu'une  pièce  d'un  système  beau- 
coup plus  vaste  sur  la  paix  de  l'Extrême-Orient.  On  a  trop 
cru  en  Europe,  et  même  en  Russie  pendant  les  négociations, 
que  les  appétits  du  Japon  pourraient  être  satisfaits  par  des 
concessions  en  Corée.  Les  Japonais,  officiellement,  n'ont  jamais 
laissé  voir  toutes  leurs  ambitions.  S'ils  se  sont  opposés  à 
l'occupation  de  la  Mandchourie  par  les  Russes,  c'est  sous  le 
prétexte  que  cette  occupation  était  une  menace  constante  à 

I.  ÎS'°  3i5  du  Tôyô  Kelzai  Shimpô.  Article  intitulé  «  Cessons  de  prendre  des 
airs  de  héros  moral  en  diplomatie  ». 


LE     JAPON     ET     LA     PAIX  ^b'] 

l'indépendance  de  la  Corée.  Mais  là  n'était  pas  la  vraie  raison 
de  leur  insistance.  Encore  récemment,  le  ii  novembre  190/j, 
le  ministre  des  Affaires  étrangères,  le  baron  Komura,  dans 
une  réunion  chez  le  premier  ministre,  à  laquelle  assistaient 
les  principaux  chefs  des  partis  parlementaires,  demandait  la 
permission  de  ne  pas  s'expliquer  sur  les  projets  japonais  en 
Mandchourie  :  <(  Toute  explication  sur  ce  sujet  serait  assu- 
rément saisie  par  les  étrangers  et  deviendrait  un  thème  de 
discussion,  ce  qu'il  faut  éviter  actuellement.  » 

Néanmoins,  à  suivre,  dans  les  journaux  japonais  —  rédi- 
gés et  écrits  en  japonais  seulement,  et  non  pas  en  anglais, 
comme  ces  feuilles  de  Tokio  ou  d'Osaka  que  les  Euro- 
péens peuvent  lire,  —  et  surtout  dans  certaines  revues  spé- 
ciales que  les  étrangers  ne  lisent  pas,  à  suivre  la  marche 
de  l'opinion  en  ces  derniers  mois,  on  reste  convaincu  que 
des  plans  très  vastes  sur  la  mission  du  Japon  en  Extrême- 
Orient  ont  été  repris  avec  une  vigueur  toute  neuve.  A  pren- 
dre la  collection  des  publications  de  la  Tobo  Kyôkai,  on  voit 
que  dès  1896  ces  plans  sont  très  nets.  Dans  un  article  sur  le 
a  Renouvellement  de  l'Extrême-Orient  '  »,  M.  Kawasaki  dit 
alors  :  «  Le  jour  approche  où  la  voix  du  Japon  dominera 
l'Extrême-Orient;  mais,  pour  assurer  la  paix  de  l'Extrême- 
Orient  avec  une  Chine  faible  et  vaincue,  il  faut  avant  tout 
—  et  c'est  le  devoir  principal  des  Japonais  —  rendre  impos- 
sible l'intervention  des  Européens  et  leur  occupation  à  long 
terme  des  territoires  chinois,  » 

Dans  un  discours  récent  -  à  la  Société  coréo-mandchou- 
rienne,  le  comte  Okuma  rappelait  un  discours  qu'il  avait 
prononcé  en  1897  devant  la  Tobo  Kyôkaï,  et  un  autre  pro- 
noncé en  1898.  Ses  idées  n'ont  pas  varié.  Il  protestait,  alors 
comme  maintenant,  contre  la  politique  des  sphères  d'influence  : 
ce  Quand  j'étais  au  ministère  en  1898,  on  parlait  beaucoup 
du  partage  de  la  Chine,  Pour  moi,  j'ai   toujours  tenu  pour 


I.  Numéro  de  janvier  iSgS. 

3.  aS  octobre  1904.  Le  comte  Okuma  est  depuis  longtemps  le  leader  du  grand 
parti  progressiste  [Shimpoto)  ;  plusieurs  fois  au  pouvoir  comme  ministre  des 
Affaires  étrangères  et  comme  premier  ministre,  il  a  été  le  fondateur  de  la  grande 
Université  libre  Waseda  et  de  l'école  secondaire  adjointe.  Il  a  une  grande  influence 
sur  la  jeunesse. 


458  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'intégrité  de  la  Chine,  et  j'ai  toujours  poussé  à  ce  que  nous 
encouragions  la  Chine  à  ne  pas  se  laisser  détruire.  La  poli- 
tique des  sphères  d'influence  fut  inaugurée  en  Afrique.  Mais 
la  Chine  est  un  pays  de  quatre  cents  millions  d'habitants  ; 
il  diffère  trop  de  l'Afrique  pour  qu'on  y  puisse  faire  de  telles 
stupidités.  »  Tout  de  même  c<  la  Chine  est  malade.  Qui  doit 
la  guérir?  Une  seule  puissance  est  capable  d'initier  la  Chine 
à  la  civilisation  occidentale,  de  la  ressusciter,  une  seule  :  le 
Japon,  w 

Telle  est  la  thèse,  vraiment  populaire  et  nationale,  que  l'on 
retrouve  exposée  partout.  Comment,  après  la  victoire  sur  le 
Russe,  appliquer  ce  principe  de  l'intégrité  chinoise  à  la  ques- 
tion mandchourienne  ?  Le  professeur  Tomizu^  dans  un  article 
de  la  Revue  diplomatique  (3o  octobre  190A),  sur  a  la  suprématie 
en  Asie  orientale  »,  propose  une  solution  : 

Une  révolution  dans  les  idées  se  prépare  en  Chine.  La  guerre 
de  189/1-90  a  révélé  à  la  Chine  combien"  elle  était  en  retard  pour  les 
sciences  modernes  et  la  civilisation  occidentale.  L'échec  des  Boxers 
dans  le  nord  a  fait  sentir  aux  Chinois  intelligents  la  nécessité  d'étu- 
dier les  sciences  et  surtout  leurs  applications  à  l'armement.  Et  le 
résultat  a  été  l'essor  du  Nouveau  Savoir,  qui  peut  produire  des 
changements  inattendus  dans  la  politique  chinoise.  Les  Chinois, 
quand  ils  auront  acquis  de  nouvelles  connaissances,  ne  pourront 
plus  vivre  sous  le  gouvernement  actuel.  Ils  voudront  adopter  des 
institutions  plus  libres,  créer  un  gouvernement  civilise.  Actuelle- 
ment, dans  le  sud  de  la  Chine,  les  mécontents  sont  nombreux. 
L'année  dernière,  Kang-Yu-Wcï  et  d'autres  ont  essayé  une  révolu- 
tion. Le  Kouang-si  s'agite.  Il  faudra  que  le  gouvernement  chinois  se 
conforme  au  changement  des  idées  du  peuple.  S'il  aide  à  la  diffusion 
du  Nouveau  Savoir  et  s'il  manque  des  moyens  de  s'y  adapter,  le 
mouvement  révolutionnaire  renversera  la  dynastie.  Si  le  gouverne- 
ment, au  contraire,  écarte  les  sciences  modernes,  il  n'aura  plus 
le  moyen  de  remédier  à  la  faiblesse  de  la  Chine  :  elle  sera  détruite 
par  les  nations  étrangères. 

Il  y  a  donc  danger  pour  lui  à  aider  cette  diffusion  du  Nouveau 
Savoir,  et  danger  à  l'entraver.  La  Cour  de  Chine  est  réduite  à  choisir 
l'un  ou  l'autre.  Le  Japon  a  eu  à  passer  par  la  même  dilliculté  au 
moment  de  la  Restauration  ;  mais  les  puissances  européennes  étaient 
alors  moins  fortes  en  Extrême-Orient.  La  Chine,  aujourd'hui,  semble 

I.  Le  professeur  Tomizu,  professeur  de  droit  international  à  l'Université  de 
Tokio,  a  beaucoup  fait  pour  préparer  la  guerre  contre  la  Russie. 


LE     JAPON     ET     LA     PAIX  /iÔQ 

avoir  perdu  l'occasion  de  devenir  une  grande  puissance.  Dès  lors, 
l'intérêt  du  Japon  est  d'obtenir  sur  le  continent  un  territoire  touchant 
celui  de  la  Chine.  Pour  le  dire  clairement,  si  nous  rendons  la  Mand- 
chourie  à  la  Chine,  il  faut  qu'en  fait  elle  devienne  possession  japo- 
naise... 

Si  la  Mandchourie  devient  possession  japonaise,  et  que  plus  tard 
s'élèvent  des  troubles  dans  l'intérieur  de  la  Chine,  le  Japon  pourra 
les  apaiser  immédiatement.  Car  le  Japon  doit  être  résolu,  si  les  cir- 
constances l'exigent,  à  faire  entrer  son  armée  en  Chine...  Cette 
Chine  est  un  pays  étonnant  :  chaque  fois  que  la  dynastie  change, 
elle  devient  puissante;  puis,  après  quelques  générations,  elle  devient 
faible  ^  C'est  un  pays. facile  à  gouverner.  En  faisant  ce  que  les  Chinois 
appellent  delà  «  politique  de  roi  »,  n'importe  quel  étranger  peut  gou- 
verner. Si  donc,  forcé  par  les  circonstances,  le  Japon  s'empare  de  la 
Chine  il  ne  lui  sera  pas  difficile  de  la  terur.  La  longueur  même  de  la 
guerre  actuelle  peut  avoir  des  avantages.  Pendant  le  temps  où  son  armée 
restera  en  Mandchourie,  le  Japon  nouera  des  relations  amicales  avec 
le  peuple,  établira  un  gouvernement  militaire,  protégera  l'agriculture, 
recueillera  les  impôts,  etc.,  qui  lui  permettront  d'y  maintenir  une 
grande  armée  sans  grands  frais  et  de  préparer  le  terrain  pour  une 
future  prise  de  possession  réelle.  L'armée  occupe  précisément  la 
partie  riche  de  la  Mandchourie.  Il  serait  absurde,  après  y  avoir 
dépensé  tant  de  vies  et  tant  d'argent,  de  la  rendre  à  la  Chine  sans 
indemnité.  Mais,  avec  ou  sans  indemnité,  il  est  convenable  de  ne  la 
rendre  que  de  nom  :  si  les  Japonais  n'avaient  pas  combattu  les 
Russes,  les  Russes  auraient  gardé  la  Mandchourie  de  fait  et  de  nom. 

Voilà  qui  est  clair  :  si  le  Japon  abat  la  puissance  russe  en 
Extrême-Orient,  plus  précisément  en  Mandchourie  et  dans  la 
Chine  du  noM,  il  doit  hériter  de  toute  l'ambition  russe.  La 
Russie,  par  son  chemin  de  fer  et  son  armée,  surveillait  Pékin, 

I.  Cette  instabililé  des  dynasties  chinoises  est  un  fait  sur  lequel  ont  beaucoup 
insisté  tous  les  Japonais  qui  ont  prêché,  dès  le  xviii'^  siècle,  un  retour  aux  origines 
nationales  et  un  réveil  du  pur  Shintoïsme,  qu'ont  supplanté  ou  métamorphosé 
des  philosophies  étrangères  comme  le  bouddhisme  et  le  confucianisme.  «  En  quoi 
consiste  la  valeur  d'une  règle  de  conduite?  se  demande  Mabuchi.  En  ce  qu'elle 
conduit  au  bon  ordre  de  l'État  ».  Or,  tandis  que  les  Chinois  en  perpétuelle  ré- 
volte ont  été  gouvernés  par  une  succession  de  dynasties  ,  le  Japon  est  resté 
fidèle  à  une  lignée  ininterrompue  de  souverains.  Toute  dynastie  chinoise  était 
fondée  sur  la  rébellion  et  le  parricide.  Et  Mabuchi  ajoute  :  «  Une  philosophie 
qui  a  produit  de  tels  efforts  doit  être  fondée  sur  un  système  faux.  »  Cet  argument, 
familier  à  une  école  qui  a  tant  aidé  à  la  restauration  impériale  au  Japon,  reparaît 
donc  ici.  Le  Gouvernement  impérial  du  Japon  peut  et  doit  songer  à  se  mêler  des 
affaires  de  la  dynastie  mandchoue,  parce  qu'il  est  nécessaire  qu'en  cas  de  heurt  le 
stable  déplace  l'instable. 


4Go  LA    REVUE    DE    PARIS 

protégeait  la  dynastie  mandchoue.  C'est  le  Japon  qui  possédera 
la  Mandchourie  et  qui  aura  l'influence  à  Pékin.  Dans  un 
article,  publié  en  juillet  190/i  dans  le  Taiyo,  par  ce  même 
professeur  Tomizu,  «  pour  proposer  des  sujets  de  réflexion 
à  ceux  qui  ont  charge  de  négocier  la  paix  et  donner  des  points 
de  repère  à  notre  peuple  et  aux  étrangers  »,  sont  détaillées 
les  diverses  conditions  de  la  future  paix  :  reddition  nominale 
de  la  Mandchourie  à  la  Chine  ;  le  chemin  de  fer  de  l'Est- 
Chinois  cédé  au  gouvernement  japonais  ;  ouverture  du  pays 
au  commerce  du  monde  et  à  l'immigration,  chinoise  naturelle- 
ment les  Chinois  sont  déjà  venus  en  grand  nombre  du  Chan- 
toung),  mais  japonaise  aussi  et  européenne:  «  Les  Européens 
et  les  Américains  y  apporteront  de  grands  capitaux,  se  livre- 
ront activement  au  commerce  et  à  l'industrie,  et  cela  aura  les 
mêmes  eflets  qu'une  importation  de  gros  capitaux  dans  une 
possession  réelle  du  Japon.  » 

Il  faut  donc  respecter  le  titre  de  propriété  de  la  Chine. 
L'essentiel  est  de  jouir  de  la  prospérité  de  ce  pays,  de  déve- 
lopper ses  sources  de  richesses,  ou,  si  quelque  événement 
en  rend  nécessaire  la  possession  effective,  ce  ne  sera  pas  le 
Japon  qui,  de  lui-même,  parce  qu'il  le  désirait,  aura  pris  cette 
terre  chinoise,  mais  une  excitation  extérieure  l'y  contraindra. 
Seulement,  dès  aujourd'hui,  pour  posséder  le  chemin  de  fer 
de  l'Est-Chinois,  il  faut  que,  succédant  à  la  Russie,  le  Japon 
reçoive  à  bail  la  presqu'île  de  Liaoloung  avec  Dalny  et  Port- 
Arthur.  Mêmes  demandes  dans  le  Bulletin  de  la  Tobo  Kyô- 
kaï  du  20  août  190/1  :  ce  C'est  la  faiblesse  de  la  Chine  qui 
a  fait  en  partie  l'ambition  russe.  C'est  pourquoi  il  faut  qu'une 
entente  avec  la  Chine  intervienne  après  la  guerre  au  sujet 
de  la  Mandchourie.  11  faut  prévoir  des  préparatifs  militaires. 
Et  même  il  faut  que  l'administration  civile  soit  placée  sous 
la  surveillance  du  Japon.  »  Tel  est  aussi  l'avis  du  comte 
Okuma*: 

Qu'est-ce  que  le  gouvernement  japonais  va  faire  de  la  Mandchou- 
rie? Ceci  est  une  question  entre  le  Japon  et  la  Chine,  et  non  entre 
le  Japon  et  la  Russie.  La  Mandchourie  est  immense,  son  territoire 
est  environ  le  double  de  celui  du  Japon,  et  cependant  la  population 

1.  Discours  prononcé  à  la  Société  coréo-mandchourienne,  28  octobre  igo^- 


LE     JAPON     ET     LA    PAIX  46l 

y  est  rare  et  le  développement  économique  encore  dans  l'enfance  ^ 
La  raison  en  est  dans  une  mauvaise  administration  et  dans  un 
manque  de  sécurité.  Si  on  rend  la  Mandchourie  k  la  Chine  dans  ces 
conditions,  Pékin  sera-t-il  capable  de  la  gouverner?  S'il  n'eu  est 
pas  capable,  le  désordre  appellera  finalement  une  intervention  étran- 
gère, et  de  là  sortiront  beaucoup  de  malheurs,  une  atteinte  nouvelle 
à  la  paix  de  l'Extrême-Orient.  Comme  on  l'a  répété  souvent,  le 
Japon  doit,  par  bienveillance,  rendre  la  Mandchourie  à  la  Chine, 
mais  sous  beaucoup  de  conditions. 

Telle  est  bien  l'idée  que  presque  tous  les  Japonais  adoptent. 
Justifiée  encore  par  des  professeurs  de  l'Université  de  Tokio 
comme  MM.  Nakamura^  etTakabashi,  on  la  trouve  exposée  dans 
les  journaux  et  dans  les  nombreuses  publications  populaires. 
En  Corée  oij,  nominalement,  le  Japon  lutte  pour  l'indé- 
pendance et  pour  l'intégrité  territoriale,  tous  ses  actes,  prati- 
quement, tendent  h  l'annexion.  En  Mandchourie,  nominale- 
ment, le  Japon  lutte  pour  l'intégrité  de  la  Chine  ;  pratique- 
ment, ses  projets  considèrent  déjà  cette  terre  chinoise  comme 
une  possession  japonaise.  Et  tout  cela  pour  le  maintien  d'une 
paix  durable  en  Extrême-Orient!  On  part  du  principe  que  les 
conditions  de  la  Corée  et  de  la  Chine  sont  telles  que,  sans 
une  protection  efficace  du  Japon,  les  étrangers  trouveraient 
bientôt  prétexte  à  intervention,  et  l'on  arrive  à  celle  conclu- 

1 .  On  publie  une  grande  quantité  de  guides  de  Mandchourie,  destinés  à  la  propa- 
gande, tel  ce  Guide  de  Mandchourie  avec  le  sous-titre  :  «  Mandchourie,  le  grenier 
de  l'Orient  »,  publié  par  la  revue  Le  Japon  industriel  et  commercial;  préface  du 
comte  Okuma.  Voici  la  dernière  phrase  :  «  Il  faut  que  le  peuple  soit  prêt  à  se 
livrer  aux  travaux  de  la  paix  en  suivant  pas  à  pas  la  marche  des  armées.  »  La 
Yokohama  Specie  Bank  a  déjà  ouvert  des  succursales  à  Dalny  et  Liaoyang. 

2.  Le  docteur  Nakamura,  professeur  à  l'école  des  nobles,  —  dans  la  Revue  diplomati- 
que, "ii  juin  1904,  sur  la  solution  de  la  question  mandchourienne, — prouve  que  la 
Mandchourie,  tirée  des  mains  des  Russes,  ne  peut  être  abandonnée  à  la  Chine  : 
«  Les  causes  profondes  pour  lesquelles  nous  faisons  la  guerre  à  la  Russie  se  repro- 
duiraient avec  les  désordres,  »  Il  est  aussi  dangereux  de  neutraliser  la  Mandchourie: 
qui  protégerait  cette  neutralité  contre  l'ambition  russe  ?  «  Il  n'y  a  pas  d'autre  solu- 
tion de  la  question  mandchourienne  qu'une  possession  de  longue  durée  par  le 
Japon.  »  Dans  le  numéro  du  20  septembre,  M.  Nakamura  reproduit  une  cri- 
tique de  son  article  parue  dans  un  journal  chinois  :  «  Notre  territoire  de  Mandchourie 
sort  de  la  bouche  des  Russes,  mais  il  entre  dans  le  ventre  des  Japonais,  »  Et  il 
reprend:  «  La  Chine  croit-elle  avoir,  à  elle  seule,  la  force  de  maintenir  la  paix  en 
Mandchourie?...  Notre  thèse,  en  admettant  que  la  Mandchourie  reste  sous  l'autorité 
suprême  de  la  Chine,  ne  porte  aucune  atteinte  à  l'intégrité  de  la  Chine,  et  nous 
ne  nous  refuserons  pas  à  reconnaître  l'autorité  du  gouvernement  chinois  le  jour  où 
la  Chine  aura  la  force  de  gouverner  elle-même  la  Mandchourie.  » 


462  LA     REVUE     DE    PARIS 

sion  paradoxale  :  il  faut  prendre  la  Mandchourie  aux  Chinois 
pour  sauvegarder  l'intégrité  de  la  Chine. 

*  * 

Mais  la  paix  de  l'Extrême-Orient  réclame  davantage.  «Le 
principe  du  traité  devra  être  :  supprimer  toute  cause  de  trou- 
bles en  Extrême-Orient.  Il  faut  que  la  Russie  ne  soit  plus  une 
puissance  bordière  du  Pacifique  ou  du  moins  qu'elle  n'y  pos- 
sède plus  de  base  navale.  Elle  doit  abandonner  non  seulement 
la  Mandchourie,  mais  aussi  Vladivostok,  Il  est  très  dangereux, 
pour  la  tranquillité  des  mers  de  Chine  et  du  Japon  qu'il  soit 
possible  à  l'avenir  de  réunir  k  Vladivostok  une  Hotte  puis- 
sante. »  Par  droit  de  conquête  le  Japon  doit  posséder  Madi- 
vostok,  se  faire  céder  aussi  l'île  Sakhaline  et  les  Provinces 
maritimes  ^  Pour  l'île  Sakhaline,  c'est  une  simple  réparation 
d'abus  de  confiance  et  de  force,  que  les  Russes  autrefois  ont 
commis,  et  quant  aux  Provinces  maritimes,  elles  sont  néces- 
saires pour  assurer  aux  pêcheurs  japonais  le  privilège  de  ces 
riches  mers  du  Nord^.  Reste  la  Sibérie...  Le  comte  Okuma^ 
n'insiste  pas  sur  une  réclamation  de  territoires  en  Sibérie. 
L'essentiel,  c'est  que  le  Japon  possède  le  chemin  de  fer  de 
l'Est-Chinois  et  la  ligne  transsibérienne  aboutissant  à  Vladi- 
vostok. Toutefois  il  faudrait  que  la  Russie  n'établît  pas  des 
impôts  trop  lourds  h  la  frontière  sibérienne,  mais  qu'un  grand 
mouvement  commercial  se  créât:  les  provinces  sibériennes  se 
développeront,  les  relations  de  la  Russie  et  du  Japon  devien- 
dront bonnes  :  c'est  encore  une  condition  indispensable  pour 
assurer  dans  l'avenir  la  paix  de  l'Extrême-Orient. 

La  Toho  Kyôkaï  *  et  le  professeur  Tomizu  ^  sont  plus 
exigeants  :  la  Russie  doit  céder  au  Japon  toute  la  Sibérie  à 
l'est  du  loo^  degré  de  longitude,  c'est-k-dire  à  l'est  du  Baïkal. 
Il  faut  «couper  le  mal  k  sa  racine»,  «abattre  l'esprit  de  mal- 

1.  Discours  du  comte  Okuma,  33  octobre  igo'i.  , 

2.  Professeur  Tomizu,  Taiyo,  juillet  1904. 

3.  Discours  du  28  octobre  1904. 

4.  Bulletin  du  20  août  1904. 

5.  Taiyo,  juillet  1904. 


LE     JAPON     ET     LA    PAIX  463 

heur  de  la  Russie»,  en  la  repoussant  jusqu'à  l'Iénisséi  ou, 
tout  au  moins,  jusqu'à  la  Lena.  On  autorisera  le  pays  trans- 
baïkalien  à  se  gouverner  lui-même,  sous  l'autorité  suprême  de 
l'empereur  du  Japon  :  un  self  government  sur  le  modèle  cana- 
dien ou  australien,  les  questions  militaires  et  diplomatiques 
restant  sous  le  contrôle  japonais.  On  favoriserait  une  immi- 
gration russe,  japonaise,  chinoise,  juive,  etc.  Peu  à  peu, 
l'intérêt  de  toutes  les  nations  s'attacherait  à  ce  jeune  Etat  qui 
ne  serait  pas  exclusivement  japonais,  mais  qui  barrerait  la  route 
à  une  tentative  de  revanche  russe.  Le  système  des  Russes  est 
de  fermer  l'entrée  des  pays  qu'ils  absorbent,  d'en  accaparer 
tous  les  avantages.  Le  système  japonais,  au  contraire,  ten- 
drait à  créer  de  nouvelles  occasions  de  profit  pour  tout  le 
monde.  La  Russie  céderait  donc  au  Japon  toute  la  ligne  du 
Transsibérien  (à  partir  de  l'Obi),  et  le  Japon  en  ferait  une 
œuvre  internationale,  une  ligne  de  communication  mon- 
diale, et  non  plus  seulement  d'intérêt  stratégique. 

Et  toujours  le  refrain  :  ce  Le  but  de  cette  guerre  n'est  pas 
de  nous  emparer  de  territoires,  de  prendre  des  peuples;  c'est 
pour  avoir  la  paix  que  nous  avons  fait  cette  guerre'.  » 
Essaye-t-on  d'absorber  la  Corée?  C'est  pour  la  paix  de 
l'Extrême-Orient.  Projette-t -on  de  prendre  l'île  Sakhaline, 
Vladivostok,  la  Sibérie  jusqu'au  Baïkal,  la  presqu'île  du  Liao- 
toung,  etc.,  et  d'occuper  définitivement  la  Mandchourie  .»* 
C'est  encore  pour  la  paix  de  l'Extrême-Orient.  Etrange,  cette 
paix  japonaise  I  Assurément,  elle  signifierait,  non  pas  une 
remise  en  place,  suivie  d'un  temps  d'arrêt,  mais  un  formi^ 
dable  effort  de  construction,  de  révolutionnaire  réorganisa- 
tion. Il  est  des  Japonais  qui  déjà  réclament  cette  reconstruc- 
tion de  la  Chine  : 

Bien  qu'on  dise  fièrement^  que  c'est  pour  la  paix  de  l'Orient  que 
nous  dépensons  tant  de  millions,  tant  de  vies,  et  que  nous  risquons 
le  développement  de  notre  pays,  nous  ne  sommes  ni  des  bienfaiteurs 

I.  Comte  Okuma.  Discours  du  28  octobre  1904  à  la  Société  coréo-man- 
dchourienne. 

3.  Art.  du  Nihongin,  no  319.  «  L'administration  de  l'Asie  orientale  par  le  Japon.  » 
Publication  hebdomadaire  du  Nihon,  journal  conservateur,  assez  anti-étranger, 
s'ad ressaut  aux  classes  instruites  et  n'employant  pas  de  caractères  «  kana  »,  mais 
seulement  les  caractères  chinois. 


46/i  LA    REVUE    DE    PARIS 

assez  féminins  pour  nous  dépouiller  de  toutes  nos  richesses  et  les 
donner  aux  autres,  ni  des  serviteurs  du  passé  assez  fidèles  pour  dé- 
penser nos  forces  à  vouloir  garder  absolument  telles  quelles  toutes 
les  institutions  de  l'Orient  et  prolonger  sans  raison  leur  existence. 
Si  nous  n'avions  pas  quelque  chose  de  considérable  à  espérer  pour 
nous-mêmes,  pourquoi  nous  charger  de  cette  énorme  responsabilité? 
Que  signifie  donc  cette  paix  de  l'Extrême-Orienl  ? 

La  question  d'Orient,  au  début,  c'était  le  partage  de  la  Chine.  Elle 
était  de  caractère  destructeur.  Aujourd'hui,  au  contraire,  c'est  l'inté- 
grité de  la  Chine  pour  la  paix  durable  de  l'Orient.  La  question  a 
pris  un  caractère  constructif.  D'où  vient  cela.^  C'est  qu'au  début  on 
prétendait  que  la  question  d'Orient  devait  être  résolue  par  les  seuls 
Européens  et  Américains,  les  peuples  étrangers  à  l'Orient  ;  maintenant, 
la  question  d'Orient  doit  élre  résolue,  les  Européens  et  les  Améri- 
cains se  tenant  au  second  plan,  par  un  empire  qui  s'est  dressé  dans 
un  coin  de  l'Orient,  le  Japon.  La  paix  de  l'Orient  exige  que,  par 
une  union  des  Orientaux,  sous  l'influence  transformatrice  du  Japon, 
un  grand  empire  se  forme  sur  le  continent  extrême-asiatique,  si  bien 
que  militairement,  politiquement,  financièrement,  les  caprices  et  les 
violences  des  Européens  el  des  Américains  ne  soient  plus  possibles, 
mais  que  les  Orientaux  eux-mêmes  assurent  l'ordre  en  toutes  choses. 

L'action  du  Japon,  depuis  la  Restauration,  a  toujours  été  dirigée 
en  ce  sens.  Maintenant,  nous  ne  permettrons  plus  les  injures  ou  les 
violences  des  étrangers.  S'ils  veulent  considérer  ces  territoires  comme 
l'Inde  ou  l'Egypte,  s'ils  perdent  le  respect,  et,  sans  faire  de  distinc- 
tion entre  les  races,  entre  les  degrés  de  civilisation,  emploient  la 
violence  envers  des  peuples  qui  ont  le  droit  de  vivre  sur  ces  terri- 
toires, nous  les  précipiterons  dans  des  malheurs  dont  ils  ne  pour- 
ront plus  se  relever.  C'est  ce  que  nous  avons  voulu  faire  savo  r  au 
monde  et  les  événements  tournent  chaque  jour  à  noire  avantage. 
Chaque  bataille  montre  plus  clairement  la  grande  force  de  notre  droit  *. 

L'Asie  aux  Asiatiques,  tel  est  le  cri  de  ces  Monroe  japonais  : 
l'Asie  ne  doit  plus  être  traitée,  comme  l'Afrique,  en  terre  de 
colonisation  européenne.  «  Faisons  comme  les  Etals-Unis, 
dit  le  comte  Okuma^.  Ils  se  sont  occupés  d'abord  de  leur 
hémisphère  avant  de  s'occuper  du  monde.  Occupons-nous  de 
l'Asie  orientale.  »  —  «  Le  peuple  japonais  est  le  peuple  émi- 
nent  de  l'Asie  orientale;  il  est  en  celte  Asie  orientale  comme 
la  tête  ^  »  Idée  ancienne,  familière  aux  lettrés  qui,   dès  le 

1.  Nihongin,  n"  a  19. 

2.  Disc,  du  2  3  oct.  1904  . 

3.  Nihongin,  n°  319. 


LE     JAPON     ET     LA     PAIX  ^65 

xviu®  siècle,  travaillèrent  à  un  retour  vers  le  pur  Shintoïsme. 
«  Le  Japon  est  le  pays  qui  donna  naissance  à  la  déesse  du 
Soleil,  ce  qui  prouve  sa  supériorité  sur  tous  les  autres  pays 
qui  partagent  aussi  les  bienfaits  de  la  déesse.  Jusqu'à  la  fin 
des  temps,  le  mikado  est  le  fils  de  la  déesse.  L'âge  des 
dieux  et  l'âge  présent  ne  sont  pas  deux  âges,  mais  un  seul.  » 
Et,  comme  le  fait  remarquer  un  autre  écrivain  de  la  même 
école,  Ilirata  :  ce  Le  Japon  étant  le  pays  des  dieux,  et  ses 
habitants  les  descendants  des  dieux,  entre  les  Japonais  et  les 
Chinois,  les  Coréens,  les  Hindous,  les  Russes,  les  Hollandais, 
les  Siamois,  les  Cambodgiens  et  les  autres  nations  du  monde, 
il  y  a  une  différence  de  nature,  plutôt  qu'une  différence  de 
degré.  » 

L'orgueil  de  ce  peuple  élu  est  aujourd'hui  moins  mytho- 
logique, mais  tout  aussi  fort.  Il  proclame  que  sa  terre  du 
Japon  n'a  jamais  été  envahie  :  l'expédition  des  Mongols,  au 
xiii^  siècle,  finit  en  désastre.  Le  sentiment  de  celte  immunité 
nationale  entre  pour  beaucoup  dans  leur  orgueil  d'insulaires. 
Ils  disent  qu'ils  ont  su  se  rénover,  sans  révolution  intérieure 
et  en  échappant  à  l'emprise  de  l'Europe;  seuls  entre  les  Asia- 
tiques, ils  ont  su  le  faire  à  temps,  quand  la  puissance  de  l'Eu- 
rope en  Extrême-Orient  n'était  qu'à  ses  débuts  ;  il  est  trop  tard 
maintenant  pour  que  la  Corée,  la  Chine,  le  Siam  le  fassent 
sans  leur  aide.  Au  surplus  le  Japon  vit,  hanté  par  l'exemple 
de  l'Angleterre  :  l'Angleterre  «Japon  de  l'Europe»,  le  Japon 
«Angleterre  de  l'Extrême-Orient»,  formules  courantes.  Or, 
le  développement  des  idées  impérialistes  en  Angleterre  a 
justement  coïncidé  avec  le  rapprochement  anglo-japonais  : 
M.  Chamberlain  a  fourni  de  formules  les  partisans  du  «  plus 
grand  Japon  »,  qui  parlent  des  partisans  du  «  petit  Japon  » 
avec  un  mépris  que  les  impérialistes  anglais  ne  désavoue- 
raient pas. 

Sans  doute,  on  avoue  qu'en  religion,  en  philosophie,  en 
littérature,  en  art,  en  méthodes  de  gouvernement,  ce  peuple 
japonais,  qui  «  en  Asie  orientale  est  comme  la  tête  »,  a 
presque  tout  reçu  de  la  Chine.  Mais  on  se  hâte  d'ajouter  que 
le  Japon  reste  toujours  le  pays  privilégié,  où  ont  abouti 
toutes  ces  grandes  influences  asiatiques,  et  que,  venues  de 
Perse,    de    l'Inde,    de   Chine    ou   de   Corée,   c'est  au  Japon 

jer  Pévrier  ic,o5.  2 


:j66  la  revue  de  paris 

qu'elles  oui  trouvé  leur  expression  la  plus  parfaite.  L'art  japo- 
nais n'est-il  pas  l'art  asiatique  par  excellence?  et  n'est-ce  pas 
au  Japon  que  l'on  peut  le  mieux  étudier  l'art  de  tout  l'Extrême- 
Orient  ?  Les  plus  belles  œuvres  chinoises  et  coréennes  y  ont  été 
conservées,  alors  que  dans  leurs  pays  d'origine  elles  étaient 
détruites  '.  De  même  en  religion:  c'est  au  Japon  que  se  sont 
rencontrées  et  heurtées  les  grandes  religions  du  monde,  boud- 
dhisme, catholicisme,  protestantisme,  foi  orthodoxe,  comme 
si  c'était  la  mission  spéciale  du  Japon  de  trouver,  par  un 
effort  de  syntlièse,  la  formule  religieuse  de  l'avenir...  Et  cette 
fameuse  science  occidentale,  qui  donne  la  force,  le  Japon  ne 
la  possède--t-il  pas  aujourd'hui  ?  n'a-l-il  pas  la  force  scienti- 
fique, même  contre  une  grande  puissance  occidentale? 

Le  Japon  est  humain,  au  moins  aussi  humain  envers  ses 
prisonniers  que  son  ennemi  lui-même,  qui  est  chrétien.  Il  est 
juste,  désintéressé  :  dans  la  lutte  actuelle,  il  risque  de  com- 
promettre son  existence  pour  affranchir  l'Asie  de  toute  ingé- 
rence européenne.  Il  est  donc  bien  «  la  tête  de  l'Extrême- 
Orient  »  ;  il  réunit  «  l'antique  splendeur  de  la  civilisation 
asiatique  »  à  la  science  occidentale,  ce  En  dehors  du  Japon, 
les  peuples  de  l'Asie  orientale,  n'ayant  qu'une  civilisation  infé- 
rieure, ne  peuvent  pas  jouir  d'une  indépendance  absolue.  Dès 
lors  ils  seront  transformés,  absorbés  par  lui,  ou  ils  cesseront 
d'exister.  Les  Japonais  ont  ce  droit  et  ce  devoir  ;  ils  peuvent, 
à  cause  de  cela,  parler  de  la  paix  de  l'Orient  et  en  faire  l'idéal 
à  proposer  à  leur  action-.  » 

* 

Quelles  sont  les  méthodes  pour  rénover  l'Asie  orientale  par 
cette  paix  japonaise  i^  Les  actes  en  Corée  et  les  projets  sur  la 
Mandchourie  permettent  de  les  esquisser. 

Tout  d'abord  l'amélioration  de  l'administration.  Le  gou- 
vernement coréen  a  déjà  dû  placer  toute  sa  confiance  dans  le 
gouvernement  du  Japon  et  promettre  d'adopter  son  opinion 
sur  les  réformes  à  faire.  Les  dynasties,  tant  qu'elles  se  prête- 

I.  Cf.  Publication  officielle  sur  les  beaux-arts  japonais  à  propos  de  l'Exposition 
de  i()oo. 

a.  IS'ihongin,  n"  219. 


LE     JAPON     ET     LA     PAIX  ^Qn 

ront  aux  réformes,  seront  protégées  :  le  Japon,  dans  un  esprit 
de  ferme  amitié,  veille  sur  la  maison  impériale  de  Corée  ;  la 
dynastie  mandchoue  à  Pékin  disparaîtra  ou  elle  sera  japono- 
phile  ;  on  sait  l'intérêt  protecteur  que  le  Japon  témoigne  à 
l'empereur  de  Chine  ^  Le  Japon  contrôlera  les  finances.  Le  Gou- 
vernement coréen  a  engagé  comme  conseiller  financier  un 
sujet  japonais,  auquel  on  doit  soumettre  toutes  les  questions 
de  finances  coréennes.  Dans  le  traité  supplémentaire  de  com- 
merce et  de  navigation  conclu  avec  le  Japon,  en  janvier  1904, 
la  Chine,  par  l'article  VI,  promet  d'établir  elle-même,  aussitôt 
que  possible,  un  système  de  frappe  uniforme  et  de  se  donner 
un  système  monétaire  uniforme,  qui  sera  employé  librement 
et  légalement,  pour  le  paiement  de  tous  les  droits,  taxes  et 
autres  obligations,  par  les  sujets  japonais  aussi  bien  que  par 
les  sujets  chinois,  dans  tout  l'Empire.  De  même,  le  gouver- 
nement chinois  a  exprimé  le  désir  de  réformer  son  système 
judiciaire  et  de  le  mettre  en  accord  avec  celui  du  Japon  et 
des  nations  occidentales.  Le  Japon  promet  de  donner  toute 
son  assistance  à  une  telle  réforme  :  il  abandonnera  ses  droits 
d'extra-territorialité  dès  que  les  lois  chinoises,  les  arrange- 
ments administratifs  et  autres  considérations  justifieront  cette 
marque   de  confiance. 

Toutes  ces  réformes  ont  pour  objet  d'  «  écarter  les  entraves 
au  progrès  du  commerce  ».  Après  cette  guerre,  le  Japon 
escompte  une  énorme  expansion  commerciale,  industrielle, 
agricole,  — comme  l'Allemagne  en  connut  une  après  187 1, 
—  pour  compenser  ses  pertes  et  pour  permettre  la  grande 
politique  de  protectorat  sur  l'Asie  orientale.  Le  Japon  possède 
le  droit  supérieur  de  développer  —  même  chez  les  autres  — 
les  sources  de  richesses  non  encore  développées.  De  plus, 
son  territoire  a.  des  limites  étroites;  l'augmentation  de  sa 
population  est  rapide  : 

Employer  toujours  ce  territoire  étroit  comme  terrain  d'agricul- 
ture, et  pourvoir  ainsi  aux  besoins  d'une  population  décuplée  n'est 
certainement  pas  un  procédé  habile.  Heureusement,  l'esprit  scien- 
tifique a  fait  de  grands  progrès  parmi  nous,  au  point  d'étonner  les 

I.  Dans  un  discours  prononcé  peu  de  temps  après  le  coup  d'État  de  Pékin,  le 
comte  Okuma  annonça  que  l'empereur  de  Chine  était  encore  en  vie.  Cette  nou- 
velle fut  acclamée. 


468  LA    REVUE    DE    PARIS 

étrangers;  il  y  a  partout  dans  le  pays  des  mines  de  charbon;  les 
pentes  des  montagnes  sont  raides,  et  on  peut  aisément  utiliser  l'eau 
comme  force  motrice.  Nous  devons  abandonner  complètement  l'idée 
d'être  à  l'avenir  un  peuple  agricole,  mais  devenir  un  peuple  indus- 
triel et  commerçant,  et  laisser  l'agriculture  à  la  Chine  et  à  la  Corée  ; 
autrement  nous  ne  pourrons  pas  résister  à  l'Europe  et  à  l'Amérique. 
Mais  pour  cela  il  faudrait  établir  une  base  solide  en  Mandchourie  et 
en  Corée,  et  commencer  ainsi  l'exploitation  de  l'Orient.  C'est  un 
droit  qui  résulte  pour  le  Japon  de  son  développement  intérieur'. 

Entre  l'usine  nipponne  et  la  ferme  coréenne  ou  mandchoue, 
cette  paix  japonaise,  qui  doit  créer  la  solidarité  de  l'Extrême- 
Orient,   mènera-t-elle  à  un  Zollverein?  Gomme  autrefois   la 
Prusse  aux  Etats  allemands,  comme  demain  peut-être  l'An- 
gleterre à   ses  colonies,    le    Japon    proposera- l-il  ou  impo- 
sera-t-il  aux  empires  de  l'Asie  orientale  une  union  douanière? 
Actuellement,    il   ne    peut    en    être   question.    C'est   comme 
défenseur  de  la  «porte  ouverte»   contre  l'exclusivisme  russe 
que  le  Japon   s'est  acquis  l'appui   anglais  et  américain.    Cet 
appui  lui  est  encore  indispensable.  Au  reste,  pour  mettre  en 
valeur  ces  énormes  territoires  coréens  et  mandcliouriens,    de 
grands  capitaux  sont  nécessaires  :  la  Russie  avait  dû  emprun- 
ter des    milliards    pour   son   avance  asiatique.    Or   le  Japon 
manque  de  capitaux.  Et  ses  lois,  qui  ne  permettent  pas  à  un 
étranger  de  posséder  une  propriété  ni  de  prendre  des  hypo- 
thèques sur  les  propriétés,  ont  éloigné  les  capitaux  étrangers. 
La  «  porte  ouverte  »  est  d'une  nécessité  absolue  pour  les  atti- 
rer vers  ces  nouveaux  territoires.  Dans  son  manifeste  sur  la 
politique  à  suivre   en   Corée,   le  parti  progressiste    demande 
que  Wiju,  Yongamplio  et  d'autres  places  importantes  dans 
la  Corée  du  nord  soient  ouvertes  au  commerce  de  toutes  les 
nations. 

A  défaut  de  Zollcerein  économique,  on  devra  chercher  une 
union  diplomatique.  Déjà  on  voudrait  que  la  représentation 
coréenne  a  l'étranger  fût  supprimée,  et  même,  si  possible, 
que  la  représentation  des  pays  étrangers  à  Séoul  cessât  ^   La 

1.  Toho  Kyôkaï.  Bulletin  du  20  août  190^. 

3.  Pour  la  suppression  de  la  représentation  diplomatique  coréenne  à  l'étranger, 
tout  le  monde  au  Japon  est  d'accord.  Pour  le  maintien  des  ministres  étrangers 
en  Corée,  on  discute.  Des  hommes  comme  le  professeur  Nakamura  pensent  tout 
uniment  «  que  le  gouvernement  coréen  n'a  qu'à  remercier   les  diplomates  de  la 


LE     JAPON     ET     LA     PAIN:  ^69 

direction  des  affaires  diplomatiques  passerait  de  ce  fait  à  Tokio. 
C'est  le  principe  que  le  Japon  voudrait  généraliser,  appliquer 
à  tous  les  autres  pays  de  l'Asie  orientale.  La  Tobo  Kyôka'i^ 
demande  qu'il  y  ait  une  «  entente  avec  les  puissances  étran- 
gères pour  que  toutes  les  questions  entre  l'Orient  et  ces 
puissances  ne  soient  résolues  qu'après  entente  avec  le  Japon 
et  qu'aucune  d'entre  les  puissances  ne  soit  autorisée  à  agir  à 
l'insu  du  Japon.  » 

C'est  en  cette  organisation  diplomatique  que  l'on  met  ou 
que  l'on  affecte  la  plus  grande  confiance  :  on  renie  toujours 
les  procédés  violents  ;  cette  grande  œuvre  de  la  rénovation 
asiatique  se  fera  par  la  paix,  «  la  paix  japonaise».  «Mon  avis 
n'est  pas  de  prendre  un  pays  par  la  force  des  armes,  dit  le 
comte  Okuma,  mais  il  y  a  des  choses  que  les  gens  vous  offrent  : 
ne  pas  les  accepter,  c'est  appeler  sur  soi  le  malheur.  (Applau- 
dissements.) Vouloir  se  saisir  des  populations,  c'est  le  propre 
des  conquérants.  Nous  ne  faisons  pas  cela.  Mais  nous  voulons 
le  progrès  de  la  civilisation  en  Orient;  nous  voulons  retirer 
le  misérable  peuple  chinois  de  son  enfer  pour  le  conduire  au 
ciel,  et  celte  œuvre  de  paix,  nous  pouvons  certainement 
l'accomplir  par  la  paix.  Il  pourra  y  avoir  des  erreurs:  immé- 
diatement, on  aura  recours  au  soldat.  (Applaudissements.)  Le 
vrai  moyen  pourtant  c'est  l'union  de  l'empereur  et  de  son 
j)euple  pour  la  paix  du  monde.  L'erreur  passagère,  c'est  l'appel 
au  soldat^.  » 

Lne  reconstruction  de  l'Extrême-Orient  par  des  méthodes 
pacifiques,  mais  avec  la  menace  de  l'appel  au  soldat  :  telle 
est.  l'Idée  japonaise.  Mais  on  sait  bien  que  la  seule  Force  du 
Japon  protégera  l'Idée.  On  a  déjà  prévu  le  cas  oii  la  sécu- 
rité de  la  maison  impériale  de  Corée  ou  bien  l'intégrité  terri- 

peino  qu'ils  ont  prise  jusqu'à  présent  ».  M.  Niga  Nagao,  directeur  de  la  Revue 
diplomatique,  conseille  de  les  maintenir  quelque  temps,  comme  la  France  fît  pour 
les  consuls  étrangers  à  Tunis  {Revue  diplomatique,  20  mars  1904). 

1.  «  Projet  au  sujet  du  régime  après  la  guerre.  »  Article  0,  publié  le 
20  août   1904. 

2.  Cet  élan  pour  émanciper  ses  voisins  du  joug  des  tyrans,  celte  propagande 
révolutionnaire  à  main  armée,  ce  besoin  irrésistible  d'enseigner  aux  hommes  des 
vérités  toutes  neuves,  de  les  sommer  d'accepter  les  vrais  principes  ou  d'être  soumis 
par  la  force,  celte  menace  d'un  recours  aux  armes  pour  établir  l'âge  d'or  d'une 
paix  universelle  —  tout  cela  rappelle  nos  guerres  de  la  Révolution, 


^70  ■  LA    REVUE    DE    PARIS 

toriale  de  la  Corée  seraient  mises  en  danger  :  le  Japon 
occuperait  alors  toutes  les  places  stratégiques.  L'occupation 
permanente  de  la  Mandchourie  pourra  se  justifier  de  même 
par  la  nécessité  d'une  forte  opération  de  police  contre  les 
KhoBgliouses. 

Voilà  donc  le  Japon,  comme  les  Etats-Unis  dans  les  deux 
Amériques,  se  chargeant  de  faire  la  police  en  Extrême-Orient, 
oij  les  puissances  étrangères  doivent  laisser  le  champ  libre  : 
«  Si  la  Russie  après  la  guerre  perd  tout  point  d'appui  mili- 
taire en  Orient,  l'Angleterre,  la  France,  l'Allemagne,  les 
Etats-Unis,  l'Italie,  la  Hollande,  et  môme  l'Espagne  ne  se 
verront  plus  obligées  d'entretenir  de  puissantes  flottes  en 
Extrême-Orient,  surtout  si  le  Japon,  la  Corée  et  la  Chine, 
unis  par  une  solide  alliance,  adoptent  une  politique  garantis- 
sant la  paix  de  l'Orient...  Quel  soulagement  pour  tous  les 
peuples  1  C'est,  croyons-nous,  le  point  le  plus  important  du 
régime  post  helliim  que  notre  pays  doive  régler.  » 


Projets  de  circonstances,  dira-t-on,  si  ambitieux  qu'ils  ne 
peuvent  avoir  été  formés  qu'à  des  heures  d'exaltation  natio- 
nale. Au  vrai,  projets  déjà  anciens,  dont  la  guerre  contre  la 
Chine,  il  y  a  dix  ans,  avait  commencé  l'exécution  ;  projets 
que  tous  les  meneurs  de  l'opinion  japonaise  s'accordent  à 
présenter  comme  la  vraie  politique  nationale;  projets  que  l'on 
trouve  exposés  dans  toutes  les  publications  populaires  et  les 
journaux,  et  que  fait  passer  dans  l'éducation,  depuis  quatre  ou 
cinq  ans  déjà,  une  propagande  sérieuse  et  effective  impliquant 
l'agrément  du  gouvernement  japonais  et  son  appui. 


CÉLINE 


FILLE    DES    CHAMPS 


A  genoux  sur  une  loque  boueuse,  Céline,  la  petite  bonne, 
lave  le  corridor  carrelé  de  la  vieille  maison.  Le  soleil  de  la 
rue  passe  sous  la  porte,  il  éclaire  les  boiseries  décolorées  et 
les  bouquets  du  papier  des  murs.  L'eau  jaunissante  découle 
des  torchons  pressés,  et  glisse  sur  les  dalles  jusqu'aux  marches 
usées  du  seuil. 

Céline  frotte  diligemment:  ses  mains  sont  rouges  et  salies 
au  bout  de  ses  bras  blancs.  Sa  taille  remue,  sa  jupe,  tour  à 
tour,  découvre  et  couvre  ses  jarrets  ;  le  jour  luit  sur  ses 
joues  chaudes  et  des  mèches  brunes  dansent  sur  sa  nuque... 

Chaque  fois  qu'elle  lave  le  corridor,  elle  a  le  même  souve- 
nir ancien.  Elle  se  voit  au  temps  où  elle  était  une  fillette 
éveillée  qui  courait  dans  le  pré  vert  du  bord  de  l'eau.  Elle 
battait  des  mains  en  voyant  approcher  le  bouvier  Voinard  qui 
allait  faire  passer  le  gué  à  son  troupeau  :  elle  aimait  tant  qu'on 
l'assît  sur  un  bœuf  et   qu'on  la  fît  traverser  la  rivière! 

Le  grand  bouvier  n'y  manquait  jamais  :  quand  il  avait  quitté 
ses  sabots  et  relevé  sa  culotte,  il  posait  la  petite  fille  sur  le 
dos  carré  de  Rousseau,  et,  sa  main  autour  de  la  taille,  il  la 
soutenait  durant  la  traversée. 

Au  milieu  du  gué,  Rousseau  aimait  à  s'arrêter  :  entrant  à 
demi  son  mufle  dans  l'eau,  il  buvait  longuement  une  gorgée 


472  LA    REVUE    DE    PARIS 

fraîche.  La  petite  Céline  avait  toujours  peur  de  rester  là.  Les 
bœufs,  lents  et  robustes,  achevaient  le  chemin,  les  jarrets  tendus 
et  le  poitrail  avancé,  comme  s'ils  tiraient  une  lourde  charge. 

Tandis  que  la  fillette  regardait  dans  la  rivière  clapotante  sa 
frimousse  brune  et  dépeignée,  Rousseau,  enfin,  levant  vers 
les  arbres  sa  tête  pesante,  avalait  sa  gorgée  d'eau  pure. 

Sur  la  rive,  Céline,  en  se  cramponnant,  descendait  de  sa 
monture  énorme  et  courait  vers  le  pré  des  saules  où  battaient 
les  vieilles  laveuses. 

A  demi  cachées  parmi  les  joncs  humides,  elles  se  courbaient 
vers  l'eau  savonneuse  où  le  linge  étalé  bouillonnait  et  s'enflait 
en  globes  mouvants.  Sans  cesse,  la  voix  de  quelqu'une  criail- 
lait, coupée  par  le  bruit  du  Hnge  immergé  et  le  choc  des 
battoirs  sur  les  selles.  Des  bras  nus,  aux  poignets  brunis, 
s'agitaient,  brossaient  et  tordaient  sans  relâche  :  bruits  et  voix 
ricochaient  et  se  heurtaient  sur  l'eau. 

Céline  allait  de  l'une  à  l'autre,  jouait  avec  une  branche, 
s'accroupissait  pour  agiter  dans  l'eau  ses  petits  bras,  coupait 
un  jonc  pointu  ou  une  tige  de  roseau  ;  puis  elle  gagnait  un 
champ  plus  élevé,  où  elle  cueillait  du  thym  et  des  pâquerettes. 

Un  pêcheur,  dans  sa  barque  ou  sur  ses  épaules,  la  reportait 
sur  la  rive  de  la  ferme.  Elle  remontait  vite  le  pré,  vers  la 
grande  salle  claire,  au  sol  de  ciment  craquelé,  où  des  poules 
picoraient  sous  les  longues  tables  et  autour  de  la  huche.  Elle 
s'asseyait  sagement  et  mangeait  avec  appétit  une  large  tranche 
de  pain  crème... 

Plongeant  une  dernière  fois  son  torchon  dans  le  seau  de 
zinc,  elle  lava  les  marches  creuses  au  milieu  et,  sans  même 
jeter  un  regard  dans  la  rue,  quitta  le  corridor  brillant. 

Le  gué  aux  bœufs  la  hantait.  Elle  enjamba  l'escalier  de  sa 
mansarde,  poussa  la  porte,  ouvrit  la  lucarne,  et,  par-dessus 
les  toits  fumeux  de  la  ville  noire,  elle  contempla,  les  yeux 
chauds  de  désir,  un  petit  coin  de  campagne  verte  où  luisait 
un  tournant  de  rivière  blonde... 

* 

—  Céline!...  Céline!... 

Madame  veuve  Juglan  fit  claquer  la  porte  de  la  cuisine, 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  ^73 

arpenta   vivement  le  corridor  et  cria  dans  la  cage  de  l'es- 
calier : 

—  Céline! 

Aucune  réponse  ne  descendit.  Elle  fit  rouler  ses  yeux  fu- 
rieusement, bondit,  et,  maudissant  la  jupe  où  ses  jambes  se 
heurtaient,  grimpa,  s'essouffla,  fut  au  second  palier,  hurla 
d'une  voix  fausse  : 

—  Céline! 

La  petite  bonne,  qui  se  tenait  sur  les  coudes  à  la  lucarne 
élevée,  tourna  la  tête  avec  effarement,  et  vit  sa  maîtresse  qui, 
campée  sur  le  seuil,  croisait  les  bras  et  penchait  avec  ironie 
sur  une  épaule  sa  longue,  jaune  et  sèche  figure. 

Céhne  quitta  la  barre  de  la  fenêtre,  se  laissa  ghsser  jusqu'au 
parquet,  et,  le  front  baissé,  passa  sous  le  regard  de  madame 
Juglan,  dont  les  lèvres  agitées  menaçaient  en  silence;  puis 
elle  dégringola  les  deux  étages... 

En  moins  d'une  heure,  elle  nettoya  les  vitres  des  fenêtres, 
mit  en  ordre  les  seaux  et  les  loques,  emplit  deux  lampes,  en- 
fda  des  rideaux  propres  aux  tringles  du  salon,  repassa  trois 
taies,  deux  chemises,  des  mouchoirs. 

—  Céline  ! 

—  Madame  ? 

—  Je  sors.  Mets  le  gigot  au  four...  Tes  haricotsne  sont  pas 
encore  écossés?...  N'oublie  pas  de  laver  la  tête  du  petit  serin... 
Tu  es  encore  aux  mouchoirs?...  Mais  presse  donc  un  peu  !... 

Le  bruit  de  la  porte  emplit  de  résonnance  l'étroit  corridor. 
La  petite  bonne  eut  un  soupir  et  lâcha  son  fer,  et  salua  d'un 
geste  irrespectueux  et  preste  le  départ  de  la  vieille  dame. 

Elle  s'accroupit  ensuite  pour  ouvrir  la  porte  basse  d'un 
gros  bahut,  d'oii  elle  tira  deux  bonnets  de  dentelle  et  des  ru- 
bans de  moire  bleue. 

Elle  prit  une  grande  joie  à  repasser  habilement  ces  coiffes 
élégantes,  à  tuyauter  leurs  ruches  blanches,  à  pousser  dans 
leurs  coulisses  le  large  ruban  qui,  noué,  bouclé,  bouffa  joli- 
ment hors  des  dentelles.  Quand  l'une  d'elles  fut  prête,  elle 
s'en  para  devant  la  glace  carrée  qui  pendait  près  du  four- 
neau et  rit  doucement  à  sa  belle  mine,  songeant  au  «  caillon  » 
plat  qu'elle  portait,  le  premier  dimanche  de  sa  loue  :  elle 
revoyait  Irma  Caupin,  la  longue  bonne  des  Hypothèques,  qui, 


Ix'jk  LA     REVUE     DE    PA.RIS 

l'ayant  regardée  s'altifer  pour  la  promenade,  s'était  ployée  par 
le  milieu  en  dégonflant  ses  joues  bouffies  et  en  accrochant 
ses  mains  osseuses  à  ses  genoux.  Désormais  Céline  n'aurait 
plus  de  honte  en  présence  de  la  grande  Irma! 

Mais  elle  cessa,  tout  à  coup,  de  sourire  au  miroir,  défit  ses 
épingles  et  jeta  les  deux  bonnets  au  fond  du  bahut. 

Puis,  assise  près  de  la  table,  elle  enlr'ouvrit  un  cabas  de 
jonc  et,    au  creux  de  son  tablier,  écossa  des  haricots  rouges. 

«  Que  j'ai  changé  en  deux  mois!  »  se  dit-elle. 

Il  y  avait  deux  mois,  en  efïet,  que  Lungé,  le  métayer  du 
Mai,  avait  dit  k  sa  fille  : 

—  Mets  ta  robe  neuve,  la  Céline.  A  deux  heures,  je  te 
conduirai  chez  ta  patronne. 

M.  Perret-Cardonnet,  le  propriétaire  du  Mai,  avait  trouvé 
à  Vitry-sur-Indre  une  bonne  place  pour  la  fille  de  son  mé- 
tayer, —  cette  petite  dont  la  naissance,  jadis,  avait  décidé  le 
mariage  de  Lungé  avec  Madeleine. 

Dans  la  cour  tiède  et  silencieuse  de  la  ferme,  Céline  avait 
dit  adieu  au  bouvier,  à  Fanchette,  aux  garçons,  au  «  vieux  », 
—  son  grand-pèré,  —  et  baisé  sur  leurs  joues  mouillées  sa 
bonne  amie  Solange  et  Laure,  sa  sœur  de  lait.  Et,  tandis  que 
sur  le  seuil  de  la  grande  salle  sa  mère  Madeleine  lui  faisait 
du  bras  un  signe  afTectueux,  son  père  disait  en  l'entraînant  : 

—  La  jument  est  chez  Ligosin.  A  pied,  nous  en  avons  pour 
une  petite  heure  jusqu'à  Saint- Vincent...  Je  te  porterai  ta 
malle  demain  matin. 

Et  l'on  partit  :  les  pieds  s'enfonçaient  dans  le  chaume  hu- 
mide ;  des  bœufs,  à  la  longe,  frappaient  de  leur  billot  le  bois 
des  râteliers  ;  les  étables  des  moutons  bêlaient  et  mirliton- 
naient.  Puis  on  ne  marcha  plus  sur  de  la  paille  ;  on  vit  le 
noyer,  le  puits,  les  charrues  délaissées,  le  chemin  creux  oii 
Philippe,  le  petit  berger  pâlot,  veillait  la  chèvre  de  Gilberte, 
le  vieux  calvaire  incliné  sur  ses  petites  croix  votives. 

On  quitta  l'ombre  des  buissons  et,  sous  la  chaleur  qui  dar- 
dait rudement,  on  fut  sur  la  route  aux  cailloux  brillants,  qui 
s'efTaçait  et  miroitait  dans  la  lumière. 

Céline,  contente  d'aller  à  Vitry  et  d'avoir  sa  robe  de  drap 
bleu  à   gilet  rose,  marchait  avec  légèreté.  Quand  le  métayer 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  tl'jb 

de  Gilbon,  sur  sa  carriole  cahotante,  lui  demanda,  sans  s'ar- 
rêter, oii  elle  allait  si  vite. 

—  Je  vais  à  la  ville!  —  cria-t-elle. 

Et  elle  montra  de  la  main  l'ensoleillement  de  l'horizon. 

Mais  Lungé,  les  bras  ballants,  les  bajoues  pendantes,  le 
ventre  lourd,  ne  soufflait  mot  et  tirait  la  jambe,  épiant  l'om- 
bre d'un  hêtre  qui  semblait  toujours  reculer,  et  oii  enfin  on 
s'arrêta... 

Chemise  gonflée,  mouchoir  flottant  hors  du  chapeau, 
guêtres  jaunes  et  poussiéreuses,  le  clerc  de  notaire  déhanché 
montait  en  zigzag  la  côte  sur  sa  bicyclette  sautillante.  Au  bout 
d'un  long  temps,  il  fut  arrivé  et  descendit  à  l'ombre  du  hêtre. 
En  dépit  de  sa  maigreur,  sa  face  était  rubiconde  ;  il  la  fit 
ruisseler  et  s'égoutter  dans  l'herbe  sèche  ;  puis  il  la  tourna 
vers  Céline,  qui  n'attendit  pas  sa  question. 

—  Je  vais  à  la  ville,  —  dit-elle. 

—  Pour  la  loue? 

—  Je  suis  louée. 

Le  clerc  épongea  la  nouvelle  suée  qui  emperlait  son  visage, 
enjamba  sa  selle,  et  Céline,  regardant  cet  homme  filer  vers  la 
ferme,  se  trouva  un  peu  triste.  On  avait  dépassé  les  limites 
des  champs  du  Mai.  Elle  voyait  disparaître  les  toits  gris  des 
longs  bâtiments  derrière  les  buissons  d'épines  des  enclos... 

—  Bonjour,  père  Lungé,  —  dit  César,  le  vieux  facteur  ga- 
lantin,  qui,  pinçant  le  menton  de  Céline,  ajouta:  —  Oijvas-lu 
donc  de  ce  pas,  ma  petite? 

—  J'vas  à  la  ville,  —  dit-elle  d'une  voix  éteinte  et  sans 
lever  les  yeux. 

César,  croyant  deviner  de  la  brouille  entre  le  père  et  la 
fille,  salua  et  repartit  en  faisant  sonner  ses  bottes  lourdes  sur 
le  chemin. 

A  Saint-Vincent,  on  trouva  Ligosin  au  café  Chardon.  On 
monta  en  voiture,  on  se  remit  en  route,  et  enfin,  Vitry-sur- 
Indre  apparut  au  bas  d'une  descente,  avec  ses  toits  bleus  et 
ses  clochers... 

Et,  depuis  qu'elle  vivait  dans  une  des  plus  tristes  de  ces 
maisons,  elle  n'avait  pas  pu  s'accoutumer  à  la  vie  de  bonne 
de  petite  ville. 

EUe  avait  bien,  à  la  vérité,   quelques  moments  de  plaisir. 


47C  LA    REVUE    DE    PARIS 

Elle  voyait  souvent  passer  des  femmes  élégamment  vêtues,  des 
chasseurs  à  cheval  en  dolmans  bleus.  Parfois  elle  ouvrait  une 
fenêtre  assez  heureusement  pour  apercevoir  les  voitures  d'une 
noce,  l'automobile  poussiéreuse  du  docteur  Lebœuf  ou  quelque 
cavalier  à  noble  allure.  Le  vicomte  de  Choulaine  venait  rendre 
visite  à  madame,  et,  quand  Céline  allait  lui  ouvrir  la  porte,  il 
lui  disait  une  grosse  plaisanterie  qui  la  faisait  rire.  Enfin,  tous 
les  dimanches,  la  grande  Irma  venait  la  chercher  pour  se  pro- 
mener à  travers  la  ville  cj.  sur  le  mail  des  Jardiniers. 

Mais,  en  dehori  de  ces  distractions,  l'ennui  pesait  sur  elle. 
Pourquoi  l'avait-on  louée  P  Comment  avait-elle  pu  consentir 
à  quitter  le  Mai,  ses  amies  d'enfance,  la  cour  de  la  ferme, 
Fétable  où  l'on  trait  les  vaches,  la  salle  aux  tables  longues, 
le  pré  qui  descend  à  la  rive  et  les  pierres  polies  des  creux 
lavoirs  .►*... 

Et  Céline  acheva  tristement  d'écosser  les  haricots  rouges. 

*  * 

Chaque  jour,  la  petite  bonne  travaillait  si  durement  que  la 
fatigue  l'endormait  aussitôt  couchée.  Mais,  ce  soir-là,  dans 
son  lit  de  fer  étroit  et  grinçant,  elle  ne  put  gagner  le  sommeil  : 
l'image  de  la  ferme  natale  l'obsédait. 

Roulée  dans  sa  couverture,  le  drap  sous  le  menton,  elle 
s'efforça  de  fermer  les  yeux  et  de  s'assoupir  :  mais  ses  pau- 
pières, trop  légères  encore,  clignaient,  s'enlr'ouvraient  dans 
la  nuit,  et  nulle  lassitude  ne  tirait  Céline  de  ses  souvenirs. 

Elle  pensait  aux  grands  et  hauts  lits  de  la  ferme. 

H  y  en  avait  un,  immense,  qui  s'élevait  sous  les  poutres  où 
l'on  garde  les  grands  pains  ronds  ;  trois  petites  filles  y  cou- 
chaient :  Solange,  Laure,  Céline.  Pour  y  monter,  il  fallait 
approcher  une  chaise,  presser  la  petite  chemise  entre  les 
genoux  et  sauter  lestement.  Après  s'être  un  peu  bousculé,  on 
s'alignait,  on  enfonçait  dans  la  plume,  on  faisait  son  trou  et 
l'on  s'endormait  en  se  tenant  par  la  main... 

Céline  se  tournait  et  retournait  dans  ses  draps  défaits  qui 
glissaient  d'un  côté,  puis   de   l'autre:   le  fer  criait  sous  elle... 

Plus  tard,  les  trois  amies  n'avaient  plus  couché  ensemble  : 


CÉLINE    FJLLE    DES    CHAMPS  /j^'y 

Laure  et  Solange  eurent  une  chambre  au-dessus  de  la  berge- 
rie, et  Céline  un  lit  d'alcôve  auprès  du  métayer  et  de  sa  mère 
Madeleine.  Que  les  nuits,  là  aussi,  étaient  douces  et  calmes  I 
L'hiver,  on  dormait  chaudement  sous  le  dais  de  drap  rouge. 
Et,  par  les  temps  d'été,  Céline  y  avait  passé  de  longues  nuits 
sans  peine,  n'entendant  aucun  bruit  et  ne  s'apercevant  qu'au 
matin,  parfois,  que  Madeleine  était  venue  se  glisser  auprès 
d'elle,  pour  laisser  au  corpulent  métayer  tout  le  lit  voisin... 

Trop  lourdement  couverte,  Céline  écartait  le  drap  qui  étouf- 
fait sa  poitrine  et,  à  coups  de  pied,  chassait  l'édredon  qui  pesait 
sur  ses  jambes. 

Oui,  maintenant  voici  le  lit  qu'on  lui  avait  accordé:  bas, 
grinçant,  torride  ! 

D'un  geste  de  rage,  elle  repoussa  les  couvertures,  sauta  hors 
du  lit,  et  s'étendit  sur  la  peau  de  chèvre  où,  harassée,  elle 
s'assoupit. 

Mais  la  fièvre  troubla  bientôt  son  sommeil.  CéHne  roulait 
d'un  flanc  sur  l'autre  ;  sa  tête  cherchait  sans  cesse  un  appui  ; 
le  poil  rugueux  du  tapis  rougissait  ses  genoux  ;  ses  mains  se 
crispaient  sur  la  chemise  qui,  en  se  tordant,  serrait  son  corps 
moite;  ses  seins  s'écrasaient  sur  le  parquet;  sa  bouche  chu- 
chotante mâchait  des  cheveux. 

Et,  tandis  que  sa  chair  souffrait  de  ce  lourd  cauchemar,  son 
esprit  revoyait  encore  un  large  lit  où  trois  fillettes  dormaient 
paisiblement  :  trois  têles  roses  aux  paupières  cillées,  six  petits 
bras  étendus  sur  un  drap  uni... 

Soudain,  une  jambe  rejetée  frappa  le  pied  de  la  couche  et 
la  froideur  du  fer  éveilla  Céline  en  sursaut.  Elle  eut  peur, 
frémit,  se  dressa,  et,  les  bras  en  avant,  les  yeux  ouverts  dans 
la  nuit,  elle  criait  : 

—  Laure  1 . . .  Solange  I . . .  Solange  ! . . . 

Le  matin,  madame  Juglan  trouva  Céline  tremblante  et 
fiévreuse,  allongée  sur  le  parquet  :  bravement  elle  refit  le 
lit  et  aida  Céline  à  s'y  recoucher. 

Puis,  rappelant  à  sa  mémoire  tous  les  mauvais  jours  de  sa 
vie,  toutes  les  maladies  qu'elle  avait  soignées  et  toutes  ses 
formules  de  tisane  aux  herbes,  elle  visita  le  placard  où  sé- 
chaient du  tilleul,  de  la  bourrache,  du  chiendent,  des  queues 


^~8  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  cerises,  de  la  lavande   et  du   lin,   et  prépara  des   potions 
chaudes  et  variées  qui  soulagèrent  la  petite  bonne. 

Trop  robuste  pour  être  abattue  par  ce  malaise,  Céline  gué- 
rit bientôt  :  la  visite  du  docteur  Lebœuf  fut  une  précaution 
inutile,  et  les  montées  et  descentes  que  prodiguait  madame 
Juglan  furent  des  enjambées  superflues. 

* 

Cependant,  Céline  ne  se  défit  pas  de  son  ennui.  Elle  n'en 
voulait  à  personne  et  ne  songeait  pas  à  se  plaindre  ;  mais  elle 
était  malheureuse. 

Elle  ne  désirait  point  quitter  sa  maîtresse,  qui  n'était  pas  mé- 
chante, ni  se  révolter  contre  le  triste  servage  qui  la  tenait  à  la 
ville  ;  mais  elle  songeait  à  son  enfance  libre,  joyeuse  et  champêtre. 

Le  dimanche  qui  suivit  son  accès  de  fièvre,  elle  ne  voulut 
pas  faire  de  promenade.  Irma  Caupin  s'installa  dans  la  cui- 
sine et,  par  son  art  de  conter  les  faits  divers,  de  singer  les 
mines  de  madame  Juglan  et  de  glousser  à  tout  propos,  réussit 
à  éveiller  Céline  de  sa  somnolente  tristesse. 

Tandis  que  Céline  tricotait  quiètement,  Irma,  allant  et 
venant,  narrait  quelque  histoire,  tambourinait  sur  les  casse- 
roles pendues,  s'asseyait  sur  l'évier  humide,  inspectait  un 
tiroir,  qu'elle  refermait  en  pouflant,  examinait,  maniait  et 
méprisait  tout. 

Ayant  réfléchi  quelques  mmutes,  elle  tirade  sa  poche  deux 
petites  boîtes  blanches  en  carton,  à  ceintures  élastiques,  les 
posa  sur  la  table  et  fît  un  mystère  de  les  ouvrir.  Sur  de  la  ouate 
bleue  brillaient  une  boucle  circulaire  qui  ressemblait  à  de  la 
topaze  et  une  broche  dont  l'ornement  figurait  une  volée  d'hiron- 
delles. 

—  Les  trouves-tu  belles  ?  —  demanda  la  grande  Irma. 

Céline  admirait  surtout  la  broche  :  Irma  Caupin  la  lui 
donna,  puis,  insouciante  d'une  générosité  qui  surprenait  Cé- 
line, remit  l'autre  boîte  dans  sa  poche  et,  s'étant  assise  sur  le 
fourneau  éteint,  commença  d'imiter  les  gestes  singuliers  de 
madame  Auguste  Juglan.  Le  nez  dans  ses  mains  jointes,  elle 
marmonnait,    à  lèvres  molles,   de   vagues  prières  ;    abaissant 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  ^79 

ses  paupières,  elle  prit  sous  son  gilet  un  pesant  chapelet  de 
coco  et  bredouilla  un  rosaire  précipité,  faisant,  après  chaque 
«  ainsi  soit-il  »,  sauter  chaque  grain  d'une  preste  chique- 
naude. Ensuite  elle  se  mit  à  genoux,  la  tête  dans  le  giron  de 
Céline  et  confessa  des  enfantillages  ridicules  et  des  obscé- 
nités. Enfin,  lasse  de  ce  manège,  elle  se  relevait,  et,  pivotant 
sur  un  talon  dont  les  clous  grinçaient  contre  les  dalles,  elle 
se  mettait  à  chanter  : 

—  Ohé!  la  Juglan,  la  Juglan,  la  Juglan!... 

Mais  la  porte  bâilla  soudain  et,  avec  des  imprécations  et 
des  coups,  Irma  fut  saisie  rudement,  jetée  dans  la  rue  et  som- 
mée de  ne  plus  toucher  le  marteau  de  la  maison. 

* 
*  * 

Il  y  avait,  dans  une  chambre  dont  les  fenêtres  s'ouvraient 
sur  le  jardin,  de  grandes  cages  d'oiseaux  qui  garnissaient  un 
des  murs  dans  toute  sa  longueur.  M.  Juglan,  avoué,  avait 
pratiqué  toute  sa  vie  l'aviculture.  Madame  Juglan  disait  à  sa 
bonne  : 

—  Défunt  mon  pauvre  Auguste  s'asseyait  là,  dans  son  fau- 
teuil de  tapisserie,  et  fumait  son  narguilé  en  écoutant  bavar- 
der ses  perruches  etgazouiller  ses  trois  chardonnerets,  ses  deux 
fauvettes,    son   rossignol    et  ses  huit  pinsons  bengalis... 

Mais  maintenant  il  n'y  avait  plus  dans  les  cages  qu'un 
vieux  merle,  auquel  M.  de  Choulaine  avait  jadis  appris  Gen- 
tille batelière  des  rives  de  VAdour,  et  qui  sifflotait  quelquefois 
le  matin,  et  un  petit  serin  maladif  et  complètement  aphone. 
Pourtant  il  arrivait  que  tous  deux  réussissent  à  égayer  Céline, 
quand  elle  venait  coudre  dans  la  salle  des  oiseaux.  Le  serin 
sautait  sur  le  perchoir  le  plus  proche  du  grillage  et,  à  travers 
les  fils  de  fer,  observait  la  petite  bonne  avec  des  yeux  ronds 
et  en  penchant  de  côté  sa  tête  déplumée.  Le  merle,  qui  s'ap- 
pelait Attila  et  était  jaloux  de  son  voisin,  se  taisait;  mais, 
quand  Céline  posait  sa  main  sur  la  cage,  il  venait  battre  ses 
doigts  de  violents  coups  de  bec. 

Alors  elle  riait,  —  tout  bas,  de  peur  que  sa  maîtresse  ne 
l'entendît,  —  et  elle  songeait  :  «  Si  ma  bonne  Solange  était 
ici,  comme  nous  ririons  ensemble!...  »    * 


/i8o  LA    REVUE    DE    PARIS 

Depuis  le  jour  où  madame  Juglan  avait  chassé  la  grande 
Irma,  Céline  se  sentait  plus  isolée  que  jamais  . 

La  promenade  de  chaque  semaine,  qui  pourtant  ne  lui 
plaisait  guère,  lui  semblait  un  vif  plaisir  dont  elle  ne  jouirait 
plus.  Madame  Juglan  lui  répétait  avec  brusquerie  : 

—  Tu  n'as  pas  encore  trouvé  une  amie  qui  veuille  t'accom- 
pagner?...  Tu  la  regrettes  donc  bien,  ton  Irma?... 

Céline  pleurait,  allait  voir  le  serin  ou  le  vieux  merle,  ou 
bien  elle  se  réfugiait  dans  sa  mansarde  aux  murs  blanchis, 
au  lit  de  fer,  à  l'armoire  de  bois  blanc,  et,  montant  sur  sa 
malle,  regardait  par  la  lucarne  ouverte  la  route  de  Saint- 
Vincent  et  du  Mai. 

Toutefois  elle  connut  au  marché  une  petite  rousse  qui  avait 
un  langage  mi-français  mi-allemand  et  savait  dire  exactement 
l'âge  des  œufs  et  le  poids  des  poulets. 

Elle  s'appelait  Marie,  et  servait  comme  bonne  d'enfant  k  la 
sous-préfecture.  Elle  fut  admirée  de  Céline  pour  ses  talents 
de  ménagère  et  pour  la  façon  déconcertante  dont  elle  rendait 
intelligible  une  loquacité  rapide  et  barbare.  Elles  se  virent 
plusieurs  fois  chez  l'épicière  et  chez  le  pâtissier,  où  elles  firent 
la  conversation,  et  elles  furent  bientôt  de  bonnes  amies. 

Quand,  le  dimanche,  Marie,  flanquée  des  deux  petits  gar- 
çons du  sous-préfet,  vint  voir  Céline,  la  veuve  de  l'avoué, 
impérieuse,  grimaça  furieusement  et  fit  à  sa  bonne  un  dis- 
cours où  celle-ci  n'entendit  que  l'ordre  de  ne  point  passer  la 
grille  de  la  sous-préfecture  et  de  ne  plus  ouvrir  désormais  à 
celle  «  séquelle  ». 

Ce  jour-là,  néanmoins,  Céline  put  aller  à  la  promenade 
avec  Marie,  qui,  loin  de  remarquer  la  broche  et  le  bonnet 
enrubanné  de  son  amie,  dédaignant  même  de  louer  son 
propre  chapeau  qui  était  garni  de  roses  jaunes  et  de  cerises, 
ne  l'entretint  que  de  l'avantage  qu'a  une  bonne  à  se  placer 
à  Paris  : 

—  On  gagne  deux  fois  plus  !  on  est  libre  !  on  lit  les  jour- 
naux !  on  va  boire  dans  les  tavernes  !  on  ne  travaille  jamais  ! 
on  a  des  robes  à  la  mode  ! . . . 

Céline  ne  comprenait  guère  comment  on  pouvait  s'intéres- 
ser à  la  vie  de  bonne,  ni  pourquoi  on  serait  plus  heureuse  à 
Paris  qu'à  Vitry-sur-Indre. 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  ZlOI 

Elle  quitta  l'Allemande  avec  froideur,  la  jugeant  insensée 
dans  ses  principes  et  burlesque  dans  son  costume. 

La  semaine  suivante,  quand  elle  pensa  que  de  nouveau 
elle  n'avait  plus  d'amie  et  qu'il  lui  faudrait  rester  dans 
sa  cuisine,  elle  ne  songea  plus  aux  sottises  d'Irma  ni  aux 
ridicules  de  Marie,  elle  ne  vit  que  son  isolement  :  sa  maî- 
tresse avait  renvoyé  ses  deux  compagnes,  elle  chasserait 
toutes  celles  qui  viendraient;  elle  voulait  empêcher  Céline  de 
sortir,  elle  l'attachait  au  travail,  le  dimanche  comme  les  autres 
jours,  harassée  et  malheureuse. 

Céline  n'avait  jamais  connu  si  vivement  la  douleur  de 
l'ennui.. . 

Certains  jours  n'étaient  point  tout  à  fait  tristes.  Lorsque  le 
vicomte  de  Choulaine,  avec  son  impériale  au  menton,  son 
ventre  rond  oii  sonnaillaient  des  breloques  dorées,  et  sa  grosse 
canne  a  pommeau  d'agate,  venait  voir  madame  Juglan,  Céline 
ne  pouvait  s'empêcher  d'être  contente. 

Et  si  M.  l'abbé  Flouvard  venait  faire  sa  partie  de  dominos, 
elle  se  disait  : 

ce  Madame  va  être  de  bonne  humeur,  car  elle  gagne  tou- 
jours quand  elie  joue  avec  ce  bon  monsieur  le  curé!  » 

Madame  Juglan  n'y  manquait  pas,  en  effet,  et,  le  soir,  elle 
souriait  toute  seule,  elle  trouvait  le  potage  excellent,  le  melon 
juste  à  point,  elle  disait  à  sa  bonne  d'en  faire  compliment  à 
madame  Garnier,  la  fruitière. 

Mais  madame  Juglan  reprenait  vite  ses  manières  bourrues; 
et  Céline  n'oubliait  pas  longtemps  qu'elle  était  malheureuse. 
Plusieurs  fois,  en  servant  le  déjeuner,  elle  avait  laissé  couler 
une  larme,  ou  bruire  un  sanglot. 

—  Qu'as-tu  donc  à  pleurnicher? —  lui  demandait  madame 
Juglan  ? 

Elle  ne  répondait  jamais  rien  et  courait  verser  ses  larmes 
dans  sa  mansarde. 

Elle  se  trouvait  infortunée,  mais  elle  acceptait  son  sort.  11 
lui  semblait  qu'elle  ne  devait  plus  songer  au  Mai,  ni  à  sa 
vie  d'autrefois. 

Pourtant,   le    i5   septembre,   jour  de  la    grande  foire  du 

jer  Février  igoS.  3 


ASa  LA.    REVUE    DE    PARIS 

Magnet,  elle  n'imagina  tout  le  jour  que  routes  encombrées  de 
voitures,  troupeaux  dispersés,  groupes  de  filles  endimanchées, 
baraques  de  bohémiens,  vieilles  marchandes  de  couteaux, 
chanteuses  de  complaintes,  étalages  de  poterie  et  d^ étoffes... 
Madeleine  et  le  vieux  Voinard  marchandaient  de  grands  bœufs 
limousins;  Solange  se  campait  fièrement  au  milieu  des  lots 
de  moutons;  Lungé  serrait  la  main  calleuse  du  père  Blond  et 
le  gant  gris  du  petit  député;  Fanchette  traversait  la  foule  en 
traînant  la  jambe;  Laure,  une  joue  ronde  de  fluxion,  choi- 
sissait des  foulards  pour  ses  perpétuels  maux  de  dents,  et 
«  le  vieux  »  lui-même,  hochant  de  plaisir  sa  tête  ridée,  voyait 
grouiller  sous  la  tente  des  bourrées  et  des  quadrilles... 

Céline  parcourut  les  groupes  des  danseurs,  reconnut  les 
filles  de  Suron  aux  fichus  de  dentelle,  les  garçons  de  Jeu-les- 
Bois  aux  blouses  garnies  de  nœuds  de  ruban  noir,  puis, 
excitée  par  la  voix  des  vielles,  aveuglée  par  la  nacre  brillante 
des  blouses  roides,  les  banderoles  des  cocardes  et  les  foulards 
multicolores,  elle  sentit  que  des  hommes  bien  bâtis  la  ser- 
raient, lui  pinçaient  les  bras,  soulflaient  sur  sa  nuque  décou- 
verte, froissaient  sa  ceinture  moirée  :  elle  était  heureuse, 
virait  gaiement,  frappait  du  pied  les  planches  poussiéreuses, 
tandis  que,  dénuées  de  cavaliers,  des  filles  plus  grandes  et 
plus  jolies  qu'elle  jalousaient  la  broche  d'Irma  et  le  bonnet 
aux  brides  voletantes... 

Mais  elle  se  prenait  bientôt  à  plumer  un  poulet,  à  dresser 
le  couvert  ou  à  casser  d'un  petit  marteau  quelque  dur  bloc 
de  charbon.  Alors  elle  s'attristait  douloureusement  et  pleu- 
rait, ou  bien  se  mettait  en  colère,  hachait  le  bois  du  billot 
avec  la  viande  du  pâté,  bouleversait  à  coups  de  tisonnier  le 
brasier  du  fourneau. 

Vers  le  soir,  comme,  dans  un  coin  du  jardin,  elle  secouait 
rageusement  une  laitue  dans  le  panier  de  fer,  elle  s'entendit 
appeler  doucement,  se  retourna,  toute  surprise  : 

—  Ma  petite  Céline... 

Pour  la  première  fois,  sa  maîtresse  lui  parlait  avec  familia- 
rité et  politesse. 

Madame  Juglan  annonça  à  sa  bonne  qu'elle  partait  pour 
Lourdes  et  qu'elle  lui  donnait  huit  jours  de  liberté. 

Voilà  une  joie  que  la  petite  n'attendait  guère  !  Quoi  I  elle 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  483 

allait,  véritablement,  retourner  à  la  métairie?  Elle  revivrait 
huit  jours  au  Mai?... 

Céline  écrivit  aussitôt  à  son  père  pour  le  prier  de  venir  la 
chercher  en  voiture. 

Affolée  de  bonheur,  elle  courait  dans  le  jardin,  allait  dans 
la  chambre  des  oiseaux  pour  taquiner  le  vieux  merle,  sifflait 
en  lavant  sa  vaisselle,  frappait  de  pas  de  bourrée  le  parquet 
de  sa  mansarde,  riait  aux  éclats  quand  elle  laissait  tomber  de 
l'argenterie  ou  cassait  un  verre... 

* 
*  * 

Lorsqu'elle  eut,  à  la  gare,  reçu  les  vigoureuses  poignées  de 
main  de  sa  maîtresse,  Céline  revint  à  la  maison,  où,  après 
un  moment  de  timidité,  elle  employa  sa  matinée  à  chanter  à 
tue-tête. 

Elle  pensa  oublier  de  déjeuner,  puis  dévora  le  reste  du 
poulet  froid,  dont  madame  Juglan  avait,  pour  son  voyage, 
emporté  les  ailes. 

L'après-midi,  elle  alla  voir  la  vieille  servante  de  M.  l'abbé 
Flouvard  et  la  pria  de  soigner  le  petit  serin  maladif  et  de 
bien  nourrir  Attila. 

—  Ne  craignez  rien,  — dit  Elodie,  — je  les  traiterai  comme 
mes  enfants.  D'ailleurs,  madame  Juglan  m'a  remis  trois 
francs  pour  leur  subsistance,  moyennant  quoi  ils  pourront 
crever  d'embonpoint  1 

—  Vous  laverez  la  tête  du  petit  serin  avec  de  l'eau  bori- 
quée  tous  les  deux  jours,  —  dit  Céline.  —  Et  vous  ferez 
siffler  à  Attila  l'air  de  Gentille  batelière,  pour  qu'il  n'en  perde 
pas  l'habitude... 

Céline  murmura  la  chanson  et  dit  : 
' —  Vous  saurez  le  faire  ? 

Elodie  essaya  d'entonner  Gentille  batelière,  mais  s'en- 
roua. 

—  Enfin,  je  tâcherai  1  —  dit-elle. 

—  Ça  ira!  —  dit  Céline,  et  d'ailleurs  il  la  sait  si  bien 
qu'on  n'a  pas  besoin  de  la  lui  rappeler.  On  lui  dit  :  «  Siffle, 
Attila!  »  et,  tout  de  suite,  il  commence...  Allons,  au  revoir, 
mademoiselle  Elodie. 


/|84  LA    REVUE    DE    PAUIS 

—  Bon  voyage,  ma  petite!...  Passez  donc  par  le  jardin  : 
vous  verrez  monsieur  le  curé. 

M.  l'abbé  Flouvard  était  en  haut  de  son  échelle,  et  sa 
soutane  relevée  découvrait  sa  large  culotte  et  ses  bas  noirs. 

—  Bien  le  bonjour,  monsieur  le  curé  !  —  dit  Céline. 
Il  retourna  sa  grosse  face  rouge  et  toussa. 

-—  Tiens!  —  lit-il,  —  c'est  vous,  ma  petite.  Je  soufre 
mes  vignes,  voyez-vous...  Le  bon  Dieu  a  dit  :  «  Tu  gagneras 
ton  vin  à  la  sueur  de  ton  front...  » 

L'abbé  Flouvard  s'épongea  la  tête  avec  son  grand  mouchoir 
à  carreaux  et,  reprenant  le  soufflet  qui  pendait  à  sa  ceinture, 
il  continua  de  poudrer  de  jaune  ses  pampres  verdoyants, 

A  la  porte  de  chez  elle,  Céline  trouva  Irma,  qui  était  infor- 
mée du  départ  de  madame  Juglan. 

Céline  lui  montra  ses  bonnets  à  rubans  moirés,  mais  la 
bonne  des  Hypothèques  fit  basculer  les  épaules  avec  ironie  : 
de  pareilles  coiffes  nécessitaient  une  chevelure  autrement 
peignée  !  Céline  dut  monter  dans  le  cabinet  de  toilette  de  sa 
maîtresse,  où  elle  s'assit  avec  terreur  et  subit  les  brosses  pom- 
madées de  madame  Juglan  et  les  doigts  raides  d'Irma  Caupin. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  elle  vit  dans  le  miroir  ses 
cheveux  lissés  et  tordus  en  chignon  :  les  bonnets  de  dentelle 
présentèrent,  celte  fois,  toute  leur  luxueuse  élégance. 

Irma  lui  affirma  qu'elle  était  jolie  à  mordre,  que  tous  les 
garçons  de  son  pays  lui  feraient  la  cour,  et,  après  l'avoir 
embrassée  et  chatouillée  aux  aisselles,  elle  s'enfuil  en  glous- 
sant un  rire  de  folle. 

Seule,  Céline  se  regarda  complaisamment  dans  plusieurs 
glaces  et  imagina  Taccueil  qu'elle  allait  avoir  au  Mai  :  — 
Solange,  Laure,  Madeleine  accouraient  les  bras  ouverts;  toute 
la  gent  de  la  métairie  se  pressait  pour  la  revoir,  la  compli- 
menter, riant  de  joie  et  battant  des  mains... 

Cependant,  ayant  rangé  les  objets  de  toilette  de  madame 
Juglan,  elle  revêtit  sa  robe  de  drap  bleu,  dont  le  gilet  rose 
avait  été  remplacé  par  un  foulard  orange,  plissé  menu,  et 
dont  la  jupe  avait  maintenant  un  double  et  large  volant. 

Son  réveille-matin,  sonnant  l'heure,  la  lit  sursauter  :  elle 
pressa  dans  sa  longue  malle  ses  autres  robes  et  son  linge 
blanc,  courut  chercher  des  souliers  vernis  dans  le  bahut  de  la 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  /|85 

cuisine,  des  bas  qui  séchaient  au  grenier,  puis  elle  descendit 
sur  son  épaule  son  bagage  bouclé  et  ficelé. 

Elle  regarda  plusieurs  fois  par  la  fenêtre  du  salon,  mais  ne 
vit  pas  arriver  de  voiture.  Alors  elle  renoua  les  galons  bleus 
de  ses  souliers,  piqua  diversement  l'épingle  de  sa  ceinture, 
mit  et  ôta  ses  gants  de  coton  blanc,  sourit,  chantonna, 
s'ébattit  à  travers  la  demeure. 

Lungé  ne  vint  qu'à  la  nuit  et,  comme  on  ne  voyait  clair  ni 
dans  les  rues  ni  sur  la  route,  on  parla  peu.  Céline  apprit 
seulement  que  Voinard  était  mort,  que  «  le  vieux  »  n'allait  pas 
mal,  qu'on  avait  construit  un  nouveau  hangar... 

A  la  ferme,  un  chien  vint  au-devant  des  voyageurs. 

—  Bonsoir,  mon  Miret  1  —  dit  Céline  en  lui  tapotant  le 
museau. 

Madeleine,  qui  sortait  d'une  grange,  alla  vider  une  cor- 
beille de  fourrage  dans  l'étable  des  lapins  et,  après  avoir 
empli  d'eau  la  marmite  boueuse  qui  brillait  au  clair  de  lune, 
vint  embrasser  sa  fille  en  lui  demandant  comment  elle  se 
portait  depuis  trois  mois. 

—  Eh!  c'est  la  Céline!  —  firent  Solange  et  Laure  qu'on 
n'avait  pas  prévenues  de  l'arrivée  de  leur  amie  et  qui,  au 
bruit  de  la  voiture,  s'étaient  levées  et  accoudées,  bras  nus,  à 
la  lucarne  de  leur  chambre. 

Céline,  émue,  leur  fit  signe  avec  la  main,  tandis  que 
Lungé,  élevant  au-dessus  de  lui  une  des  lanternes  de  la  car- 
riole et  geignant  qu'il  était  neuf  heures  passées,  l'entraînait 
dans  la  chambre  aux  alcôves. 

* 

Dès  que  la  petite  fenêtre  à  carreaux  verts  eut  blanchi  à 
l'aube  et  que  le  premier  jour  eut  touché  les  paupières  de 
Céline,  elle  sauta  légèrement  à  bas  du  lit,  et,  sans  éveiller 
Madeleine  et  Lungé  qui  gisaient  en  travers  de  leur  couche, 
ouvrit  sa  malle,  enfila  sa  robe  grise  à  taille  serrée  et  fut  dans 
la  cour  de  la  ferme. 

Le  chaume  épars  luisait.  L'arbre  mort  étirait  ses  bras 
grêles.  Une  brise  frôlait  les  joues  de  Céline  et  soulevait  les 
cheveux  de  ses  tempes.  Par-dessus  les  bâtiments  clos,  le  jour 
montait  en  lignes  roses. 


486  LA    REVUE    DE    PARIS 

Céline  courut  k  la  bergerie  :  la  porte  ouverte  fit  lever  les 
moutons  paresseux  que  l'air  acre  et  tiède  avait  endormis. 
Elle  en  tâta  quelques-uns  de  la  main,  et  tous,  trottant  d'un 
pas  sourd  dans  leur  litière  nauséabonde,  se  pressèrent  au 
fond  de  l'étable  ;  quand  elle  les  y  poursuivit,  ils  gagnèrent  en 
silence  le  coin  opposé. 

Miret  vint  sans  bruit  lécher  le  poignet  de  Céline  :  elle 
flatta  le  poil  rugueux  des  trois  chiens. 

Lorsqu'elle  revint  dans  la  cour,  elle  regarda  la  lucarne 
fermée  des  deux  amies.  Un  coq  chanta  sous  le  hangar.  Elle 
vit  que  toutes  les  portes  étaient  encore  closes.  Un  bruit  de 
chaîne  sonna  dans  l'étable  aux  bœufs. 

Céline  songea,  un  instant,  au  vieux  bouvier  qui  était  mort, 
à  Rousseau,  qui  était  mort...  Puis,  poussant  la  porte,  elle 
fut  entre  les  cloisons  a  jour,  dont  chaque  trouée  laissait  voir 
un  bœuf  assoupi.  Elle  reconnut  Chauvet,  Robin,  Faret,  Blan- 
chard, qu'elle  frappa  d'un  bâton  :  ils  passèrent  leurs  cornes, 
puis  leurs  têtes  énormes,  au  travers  des  barreaux,  et  leurs 
bouches  aux  amples  babines  engloutirent  des  tiges  de  maïs. 
Comme  d'autres  bœufs  éveillés  dirigeaient  leurs  regards 
vers  Céline  et,  péniblement  agenouillés,  se  relevaient  d'un 
lourd  effort  de  la  croupe,  elle  s'avança  vers  le  fond  de  l'étable 
et  caressa  toutes  ces  têtes  sérieuses. 

Au  bruit  d'un  coffre  qu'on  ouvrait,  elle  se  retourna  et  vit, 
dans  l'ombre  d'une  stalle,  une  grande  et  droite  figure  d'homme 
qui  ordonnait  dans  un  bahut  des  vêtements  et  du  linge.  Parmi 
des  gilets  appendus,  un  lit  de  sangle,  un  miroir  ovale,  des 
foulards  rouges  plies  en  triangle,  des  paquets  de  ligatures  et 
des  aiguillons  de  bois,  le  nouveau  garçon  de  ferme  achevait, 
au  retour  du  pâturage,  sa  toilette  et  son  ménage  du  matin. 
Il  sourit  avec  simplicité  à  la  surprise  de  Céline  qui,  détour- 
nant la  tête,  pensa  fuir,  puis  se  ravisa  : 

—  C'est  toi  qui  es  Sylvain?  —  demanda-t-elle. 

—  Mais  oui  !  —  prononça  le  garçon  :  —  Sylvain  Gilbert, 
le  fils  de  la  Gilberte. 

—  Celui  qui  était  depuis  trois  ans  en  Afrique  ? 

Et,  comme  Céline  le  contemplait  avec  admiration,  il  lui 
répondit  : 

—  Oui,  ma  belle,  depuis  trois  ans. 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  4^7 

Elle  baissa  les  yeux,  puis  les  leva. 

Mais,  comme  Sylvain  avait  fini  de  ranger  les  menus  objets 
de  sa  loge,  il  coiiFa  son  large  chapeau  de  feutre,  prit  un  bâton 
et  sortit.  Céline  passa  entre  les  têtes  encornées  sans  les  voir, 
regarda  le  bouvier  descendre  le  pré,  et,  lorsqu'il  eut  disparu, 
elle  s'occupa  d'examiner  les  vingt-cinq  lapins  blancs  qui,  le 
nez  mouvant,  grignotaient  déjà  des  carottes  et  dentelaient 
des  feuilles  de  choux... 

Un  volet  de  porte  gifla  le  mur,  et  la  ménagère  parut,  en 
disant  : 

—  Tu  étais  donc  mal  au  lit,  que  te  voilà  déjà  debout? 
Céline  alla  se  jeter  dans  les  bras  de  sa  mère,  qui  rudement 

criait  à  deux  «  bricolins  »  sortant  de  l'écurie  : 

—  Vite  au  foin  !  Il  est  cinq  heures. 

Chemise  ouverte,  bretelles  pendantes,  Jules  et  Clément 
retinrent  vers  Céline  leurs  yeux  gonflés,  puis,  sur  un  geste 
de  Madeleine,  prirent  à  la  main  leurs  sabots  ronds  et  s'en- 
fuirent. 

Madeleine  chassa  les  poules  de  l'écurie  et  de  l'étable  des 
lapins,  puis,  appelée  par  la  voix  de  Lungé,  rentra  dans  la 
demeure.  En  même  temps,  Fanchette  poussa  une  porte  basse, 
traversa  la  cour  en  boitant  et  fit  sortir  les  moutons  de  la  ber- 
gerie :  le  troupeau  sauta  le  seuil,  se  tassa  en  bêlant  et  quitta 
la  ferme. 

A  leur  lucarne,  Solange  et  Laure^  voyant  Céline,  s'écriè- 
rent et,  vite  en  bas  de  l'échelle,  elles  coururent  baiser 
leur  amie.  Leur  joie  franche  émut  la  petite  bonne,  qui  les 
prit  par  la  taille. 

—  Je  suis  contente  î  —  disait  Céline.  —  Je  croyais  ne  plus 
vous  revoir  1...  Tu  n'as  pas  changé,  Solangette I . . .  ni  toi,  ma 
bonne  Laure  :  tu  as  toujours  ton  bandeau  de  mal  de  dents  ! 
Pauvre  Laure I... 

Les  trois  amies,  les  bras  enlacés,  se  promenèrent  dans  la 
cour.  Céline  était  heureuse  de  la  joie  qu'elle  apportait  à  ses 
compagnes.  Elle  leur  conta  ses  journées  de  ville,  ses  prome- 
nades, ses  lessives,  ses  cuisines,  ses  ennuis.  Les  servantes  la 
questionnaient  d'une  seule  voix,  sans  cesser  de  l'examiner. 

Solange  remarqua  les  souliers  à  galons  bleus,  et  Laure  le 
bracelet  de  Céline. 


488 


LA    REVUE    DE    PARIS 


—  Bon  sang  I  lu  te  mets  jolie,  ma  chère  ! 

—  On  est  coquet  dans  ta  maison  ! 

—  Oh  !  celle  broche,  au  collet  ! 

Solange  quilla  le  bras  de  Céline  pour  la  considérer  de  loin, 
en  faisant  des  mines  et  des  révérences  ;  mais,  à  une  fcnêlre. 
Madeleine  criait  : 

—  Solange,  Solange!  vite  aux  Mourons!... 

La  servante  se  retourna,  puis,  allant  vers  le  sentier  des 
prairies,  éclata  de  rire. 

—  Quand  cela  revient  de  la  ville,  —  fit-elle,  —  c'est  joli, 
c'est  fringant,  c'est  fignolant!...  Ah!  malheur!... 

Céline,"  un  peu  gênée,  suivit  à  l'étable  des  vaches  la  petite 
Laure,  dont  le  visage  pâlot  souriait  dans  son  bandeau  garni 
de  laine. 

Elles  allèrent  caresser  les  croupes  blondes  et  rousses,  puis, 
assises  sur  des  bancelles,  retroussèrent  leurs  manches  et 
massèrent  les  pis  gonflés.  Le  lait  perla  et,  giclant  sur  le 
zinc  sonore,  emplit  les  seaux  d'écume  blanche  et  de  tiède 
fumée. 

*"* 

Elles  descendirent  les  seaux  dans  la  sombre  et  fraîche  lai- 
terie. Puis,  Laure  étant  allée  aux  potagers,  Céline  resta  seule 
dans  la  cour  de  la  ferme. 

Du  bec  et  des  ergots,  des  poules  creusaient  des  trous  dans 
le  chaume  brun  du  sol  et  s'y  blottissaient  en  caquetant.  Deux 
dindons  tournaient,  furieux,  rengorgés,  déployant  en  cercle 
leurs  queues  roides. 

Un  filet  de  fumée  blanche  s'élevait  d'une  cheminée  et 
Céline  songea  :  a  Le  vieux  fait  bouillir  la  soupe  ». 

Elle  regarda  la  charrette  acculée  au  hangar  :  la  crête 
agitée,  les  ailes  ouvertes,  un  coq  y  pressait  une  poule  gémis- 
sante, la  becquetait,  lui  cassait  des  plumes,  et,  l'ayant  repoussée 
d'un  ongle  vif,  montait  sur  un  brancard  dressé  pour  clai- 
ronner hautement  sa  victoire. 

Céline  dévala  gaiement  vers  la  rivière  :  la  prée  verte  était 
calme;  un  troupeau  d'oies,  blanc  et  timide,  fuyait,  cous 
tendus,  becs  tremblants. 

Elle  vit  sur  la  rive  opposée  les  alertes  laveuses,  vêtues  de 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  /jSg 

camisoles  blanches  et  rouges,  agenouillées,  bras  nus,  parmi 
les  joncs  humides,  et  penchées  vers  l'eau  savonneuse  où 
flottait  le  linge  blanc. 

La  ïaude,  comme  toujours,  se  tenait  au  milieu  d'elles  et, 
sans  cesse,  sa  voix  flûtée  criaillait, 

Céline  s'arrêta  près  des  nasses  de  joncs  qui  séchaient  au 
bord  du  gué;  mais  les  laveuses  parurent  ne  la  point  voir, 
Gilberte  contait  fièrement  les  aventures  africaines  de  son  fils 
à  la  belle  Morison,  qui  avait  posé  sa  brosse  sur  la  pierre  du 
bord  et  resserrait  des  papillotes  à  sa  chevelure  noire.  Marie 
et  Julia  battaient  en  s'esclaflTant,  A  voix  basse,  Madeleine  et  la 
Grillonne  s'entretenaient,  et  Céline,  à  leurs  regards,  reconnut 
qu'elles  parlaient  d'elle,  La  petite  Angèle,  derrière  Marie, 
poussait  une  brouette  lourde  de  linge  lavé  qu'elle  s'en  allait 
étendre  sur  le  buisson  d'épines. 

Comme  Céline  voyait  qu'on  ne  la  regardait  qu'à  la  dérobée 
et  qu'on  ne  lui  parlerait  pas,  elle  remonta  lentement  la  prée. 

Tout  s'était  assoupi  à  la  première  chaleur  du  jour  :  les 
oies  formaient  au  loin  un  campement  ;  les  poules  s'arrondis- 
saient dans  la  charrette  et  les  dindons  à  l'ombre  des  ridelles. 
Dans  la  cour,  un  chien,  le  nez  hors  de  son  tonneau,  som- 
meillait. 

De  la  cheminée  sortait  encore  un  mince  fuseau  blanc  :  le 
vieux  faisait  encore  bouillir  la  soupe.  Et,  songeant  soudain 
que  tous  les  gens  de  la  métairie  s'étaient  dispersés  pour  les 
labeurs,  que  tout  le  bétail  était  aux  champs,  que  la  maison 
était  déserte,  Céline  se  vit  seule,  au  milieu  de  la  cour,  les 
bras  ballants,  pensive,  triste. 

♦ 
*  * 

Elle  entra  dans  la  grande  salle,  mais  le  vieux,  étant  très 
sourd,  ne  l'entendit  pas.  Assis,  comme  tout  le  jour,  sous  le 
manteau  de  la  cheminée,  il  était  courbé  vers  des  tisons 
fumeux  oii  chuchotait  une  marmite. 

Petit,  et  devenu,  par  les  ans,  fort  débile,  le  père  du 
métayer  ne  s'occupait  plus  à  la  ferme  que  du  soin  facile  de 
la  soupe,  n'allait  plus  aux  champs  qu'aux  jours  solennels  des 
vendanges,  et  ne  quittait  le  Mai  que  chaque  dimanche  pour 


490  LA     REVUE     DE     PARIS 

distribuer,  avec  le  père  Blond,  Jean  Taude  et  Cheville,  le 
pain  bénit  dans  l'église  de  Saint- Vincent. 

Il  n'avait  plus  sur  son  crâne  orange  que  trois  mèches  de 
cheveux  :  partant  toutes  les  trois  de  la  nuque,  l'une  gagnait 
le  milieu  du  front,  et  les  deux  autres,  suivant  l'ombre  des 
oreilles,  descendaient  sur  les  tempes  et  finissaient  en  pointes 
aux  creux  des  joues.  Outre  ces  mèches,  son  visage  était 
formé  d'innombrables  rides  et  de  profondes  sinuosités,  dont 
le  nez  semblait  le  bourrelet  central  et  oii  l'on  ne  distinguait 
ni  la  bouche  ni  les  sourcils  :  seuls,  les  yeux,  parfois  décou- 
verts, scintillaient  comme  des  grains  de  laitier. 

Lorsqu'il  vit  une  ombre  voiler  ses  sabots,  il  se  leva  et, 
ému  de  reconnaître  Céline  : 

—  Haï  haï  —  fit-il  joyeusement,  en  la  saisissant  aux 
bras.  —  C'est  donc  toi,  Céline I...  haï  haï  haï... 

Et  il  la  considérait  en  faisant  cligner  ses  petits  yeux,  tandis 
qu'elle  lui  criait  la  cause  de  sa  venue,  l'heure  de  son  arrivée, 
la  durée  de  son  séjour. 

—  Haï  haï  —  faisait  le  vieux. 

Et,  sans  cesser  de  tendre  son  oreille  plate  et  de  cligner  vers 
la  fille  de  son  fils,  il  s'assit  de  nouveau  pour  soulever  le  cou- 
vercle fumeux  de  la  marmite. 

La  panade  ayant  bouilli  pour  la  troisième  fois,  il  l'éloigna 
du  brasier  pour  la  faire  tiédir,  puis,  s'étant  tourné  vers  le 
bahut  de  l'horloge,  il  dit: 

—  Ils  seront  bientôt  là  :  vont-ils  être  étonnés  de  te  voir  I 
haï  haï  haï... 

—  Mais  non,  —  dit  Céline,  —  puisqu'ils  savent... 

Le  vieux  s'était  courbé  vers  la  flamme  et,  souriant,  n'en- 
tendait rien. 

Lungé,  la  métayère,  Laure  et  Sylvain  rentrèrent,  et,  tout 
en  interrogeant  Céline  sur  ses  nouvelles  habitudes,  sur  sa 
maîtresse,  sur  la  ville,  déjeunèrent  vite. 

A  la  fin  du  repas,  Gilberte  entra,  comme  elle  le  faisait  sou- 
vent, depuis  que  son  fils  était  bouvier  à  la  ferme.  Elle  sem- 
blait tracassée  de  quelque  idée  fâcheuse. 

—  Eh  bien  I  —  fit-elle  d'une  voix  triste  en  s'asseyant,  — 
la  voilà  donc  revenue,  la  jolie .^ 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  ^QI 

On  lui  raconta  ce  qu'elle  voulait  savoir,  et,  tandis  que 
Madeleine  allait  prendre  une  tasse  sur  le  dressoir  pour  lui 
offrir  du  café,  elle  soupira  et  gémit  de  la  sorte  : 

—  Tout  le  monde  va  mal;  mais  il  y  a  pourtant  des  gens 
qui  ont  plus  de  malheur  que  d'autres!...  Depuis  que  mon 
pauvre  homme  est  mort,  qu'on  l'a  trouvé  pendu  à  ce  chêne, 
dans  la  Bas-Fourrée,  mon  Dieu  I  et  que  je  suis  obligée  de 
gagner  mon  pain  moi-même,  je  ne  peux  pas  élever  une 
chèvre  sans  qu'elle  mange  des  fleurs  à  poison,  ou  des  herbes 
à  procès;  si  je  tente  du  cépage,  j'assure  une  année  empestée; 
quand  j'engraisse  un  cochon,  il  crève  dans  la  semaine;  les 
voisins  tuent  mes  poules  et  volent  mes  lapins...  C'est  trop 
misérable,  tout  de  même,  de  suer  à  la  besogne  et  de  ne  pas 
seulement  garder  son  bien... 

»  Comme  je  revenais  ce  matin  des  lavoirs  et  que  j'entrais 
dans  mon  petit  enclos,  je  m'aperçus  que  mes  dindons  vaga- 
bondaient tranquillement  dans  des  touffes  et  des  bouchures 
qu'à  l'habitude  ils  n'approchaient  pas.  Je  me  demandais 
comment  ils  avaient  tant  d'audace  et  pourquoi  Blanchette 
n'était  pas  là  pour  les  chasser,  et  je  cherchai  des  yeux  ma 
grande  bique.  Je  l'appelai  et  la  sifflai  inutilement,  je  fis  deux 
fois  le  tour  du  buisson,  et,  désespérant,  allant  au  hasard 
dans  mon  jardin,  je  trouvai  ma  bique  pendue  au  guignier, 
morte,  avec  du  sang  caillé  dans  la  barbiche.  J'ai  pensé  deve- 
nir folle  de  fureur  I...  Quand  j'eus  coupé  la  ficelle  et  que 
Blanchette  tomba  sur  le  bord  du  puits  avec  un  son  d'outre 
crevée... 

—  C'est  drôle,  —  dit  le  vieux  (courbé  vers  le  feu  qu'il 
tisonnait,  il  ignorait  qu'on  parlât  près  de  lui),  —  c'est  drôle  I 
moi  qui  me  tire  encore  de  gros  ouvrages,  je  ne  peux  plus  du 
tout  serrer  les  pincettes  d'une  seule  main...  plus  du  tout... 
Comment  expliques-tu  cela,  la  Gilberte? 

—  Ha  1  ha  !  ce  sacré  fine-oreille  I  —  dit  le  métayer  avec  un 
gros  rire  qui  fit  sursauter  ses  bajoues. 

Puis,  ayant  replacé  près  du  bahut  sa  chaise  paillée,  il 
fronça  ses  sourcils  par  gravité,  et  partit,  comptant  sur  ses 
doigts. 

—  Malheur  1  —  continua  Gilberte,  — j'aurais  voulu  tenir 
sous  ma  main  l'homme  qui  m'a  fait  un  pareil  tour! 


492  LA    REVUE    DE    PARIS 

On  écoutait  l'histoire  de  Gilberte  avec  attention  et  en  fei- 
gnant de  s'apitoyer,  car  on  savait  qu'elle  était  prompte  à  la 
colère  ;  mais  on  s'y  intéressait  peu,  sachant  que  Gilberte 
inventait  généralement  le  sujet  de  ses  lamentations. 

Gilberte,  d'un  air  irrité,  saisit  sa  tasse  et  avala  d'un  trait 
son  café. 

—  Je  me  plaindrai  au  garde-champêtre  !  — fit-elle  en  levant 
un  poing  menaçant. 

—  Laisse  donc  ça,  la  mère,  —  dit  Sylvain;  —  bon  Dieu  ! 
as-tu  besoin  de  te  mettre  de  pareilles  idées  en  lele:* 

Et,  appuyant  le  grand  pain  rond  sur  son  gilet,  il  tailla  de 
sa  large  main  brune  une  longue  tranche  qu'il  serra  dans  son 
bissac  de  toile. 

Céline  voyait  les  petits  yeux  bleus  d'acier  et  le  teint  bistre 
de  Sylvain,  mais,  comme  il  la  regardait,  elle  baissa  la  tête,  et 
elle  songea  : 

«  Le  nouveau  bouvier  est  un  bel  homme.  » 

* 

Les  gens  de  la  ferme  étant  sortis,  Céline  accompagna  Gil- 
berte sur  le  chemin  de  l'étang. 

La  vieille  femme,  en  frappant  rudement  la  terre  de  son 
bâton  d'épine,  marchait  rapidement  dans  l'herbe  grise  et 
courte  du  sol  et,  tenant  d'une  main  vigoureuse  le  bras  de 
Céline,  elle  lui  disait  : 

—  Eh  bien!  la  petite,  te  voilà  revenue:  on  t'a  trouvée  trop 
courageuse  à  la  ville?... 

—  Mais  on  ne  m'a  pas  renvoyée,  mère  Gilberte  !  Je  suis 
venue  pour  huit  jours  seulement,  parce  que  madame  est  à 
Lourdes. 

—  Mais  oui,  mais  oui,  la  petite!  —  répétait  la  vieille  d'un 
air  railleur.  —  Ah  !  ah  !  on  ne  s'ennuie  pas  à  la  ville  !  Moi 
aussi,  j'ai  connu  ça...  Mais  la  fêle  ne  dure  pas  toujours.  Et 
quand  on  s'est  bien  amusée,  qu'on  a  bien  dansé,  bien  bu, 
bien  couru  les  gars,  bien  dépensé  ses  gages,  il  faut  k  la  fin 
qu'on  retourne  à  la  ferme  et  qu'on  rapprenne  à  mener  les 
troupeaux  et  à  traire  les  vaches  !  On  a  beau  revenir  avec  un 
petit  air  canaille  et  sournois,  il  faut  travailler! 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  ^^3 

Et  Gilberte,  tenant  le  bras  de  Céline,  la  dévisageait  de  ses 
petits  yeux  malicieux  cerclés  de  rides  jaunes. 

Le  chemin  s'élargissait  à  mesure  qu'il  approchait  de  l'étang 
et  l'on  voyait,  au  bout,  l'eau  plane  et  claire  où  le  vent  léger 
dessinait  de  son  frôlement  de  larges  courbes  étincelantes. 

Sur  le  seuil  de  sa  chaumière,  la  Grillonne,  avec  son  visage 
rougeâtre  et  sans  rides,  ses  yeux  petits  et  bons,  ses  mains 
posées  sur  son  ventre,  regardait  de  loin  sa  voisine. 

—  Elle  est  revenue,  mère  Gilberte  !  —  lui  cria-t-elle,  — 
elle  est  revenue,  la  Blanchelte  I 

Gilberte  dressa  la  tête  et  s'arrêta  : 

—  Qu'est-ce  qu'elle  raconte,  cette  vieille  bête.'*  —  fit-elle. 
Derrière  la  haie  de  l'enclos,    on  voyait  le  petit  garçon  de 

la  Grillonne  occupé  à  faire  du  filet.  Son  visage  pâlot  s'effa- 
çait dans  l'ombre  d'un  grand  chapeau  de  paille  ;  son  costume 
étroit  de  coutil  bleu  était  sans  tache  et  sans  reprise;  ses  doigts 
maigres  et  blancs  poussaient  prestement  la  navette;  ses 
courts  sabots  de  bois  étaient  nettement  cirés  :  quel  petit 
homme  propre  ! 

Près  de  lui,  paissait  Blanchette,  les  babines  mouvantes  sur 
ses  dents  larges,  le  poil  jauni  reluisant  de  soleil. 

—  Philippe  a  trouvé  votre  chèvre  au  fond  de  la  Bas- 
Fourrée,  —  dit  la  Grillonne. 

Philippe  ôta  son  chapeau  et  dit  comment  la  Blanchette 
avait  pu  prendre  peur,  la  veille,  à  l'heure  de  l'express,  sauter 
la  haie  des  joncs,  dévaler  la  Bas-Fourrée  et  se  blottir  entre 
la  bouchure  et  les  fougères. 

Sa  voix  était  frêle  et  douce,  et  on  l'entendait  avec  peine, 
parce  que  le  vent  souillait  parfois  et  emportait  ses  paroles 
tremblantes. 

Quand  Philippe  eut  parlé,  Gilberte  saisit  sa  chèvre  par  son 
lien  de  chanvre  et  se  mit  à  la  frapper  de  son  bâton. 

—  Eh  bien,  la  mère  I  —  dit  Céline,  —  (u  nous  as  conté 
tantôt  une  belle  histoire  I . . . 

—  Mêle-toi  de  tes  affaires,  fainéante!  —  dit  la  vieille. 

Et,  haussant  les  épaules,  jetant  un  regard  furieux  à  la 
petite  bonne,  k  Philippe  et  à  sa  grosse  voisine  qui  souriait, 
elle  partit  en  tirant  derrière  elle  sa  Blanchette  ébouriffée,  qui 
bondissait,  de-ci,  de-là,  sur  ses  pattes  raides. 


/j94  la  revue  de  paris 


Après  le  repas  de  cinq  heures,  on  s'était  assis  dans  la  cour, 
près  du  seuil  de  la  salle.  Le  vieux  avait  sorti  sa  chaise  de 
paille  et  somnolait,  le  nez  entre  les  genoux.  Lungé  s'entrete- 
nait lentement  avec  Sylvain  d'un  projet  de  fosse  pour  la 
prairie  des  Mourons.  Céline,  accroupie  sur  un  fagot,  les  regar- 
dait. On  entendait  la  voix  de  la  métayère,  qui,  aidée  de 
Fanchette  et  de  Solange,  préparait  le  four  pour  cuire  le  pain. 

Le  soir  doux  et  tiède  caressait  le  haut  des  toits,  et,  dans  le 
chaume  épars  qui  brillait  sous  le  vieil  arbre,  des  poules  creu- 
saient encore  des  trous  en  caquetant. 

Soudain,  on  releva  la  tête,  on  écouta. 

Une  voix  accourait  sur  la  route,  et  approchait  :  bientôt  on 
la  comprit. 

—  Au  feul  —  criait-elle.  —  Au  feu! 

Et,  presque  en  même  temps.  Carre-tout- seul  apparut,  à 
l'entrée  de  la  ferme,  les  bras  agités,  les  joues  vertes,  les  yeux 
fixes. 

—  Suron  brûle  I  Suron  brûle  ! 
Lungé  prononça  : 

—  A  quel  endroit  de  Suron  dis-tu  qu'il  y  a  le  feu  ? 

—  Je  ne  sais  pas  !  —  fit  Carre-tout-seul  ;  —  je  ne  l'ai  pas 
vu,  mais  on  m'a  dit  sur  la  route  que  Suron  brûlait  ! 

Déjà  Laure  et  Solange  grimpaient  l'échelle  de  leur  man- 
sarde, et,  au  bout  d'un  instant,  leurs  figures  pâles  apparurent 
à  une  lucarne  élevée  : 

—  C'est  tout  rouge  !  — «  firent-elles  ensemble. 

Tour  à  tour,  Madeleine,  Fanchette,  Sylvain,  Céline,  Jules, 
Clément,  montèrent  et  dirent  : 

—  C'est  bien  à  Suron  que  ça  brûle  ! 

—  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  la  ferme  de  la  Marivon  I  — 
dit  Lungé. 

—  Y  allons-nous?  —  demanda  Sylvain. 

Et,  comme  le  métayer  semblait  être  de  son  avis,  il  courut  à 
l'écurie  et  attela  la  jument  à  la  carriole. 

Hommes  et  femmes  s'entassèrent  dans  la  voiture  ;  la  mé- 
tayère resta  seule  avec  le  vieux  qui,  assis  sur  la  marche, 
demanda  : 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  AqS 

—  Ça  ne  serait-il  pas  au  moulin  Surtout?... 

Mais,  k  cause  du  bruit  des  roues,  on  n'entendit  pas  ses 
paroles. 

La  jument,  fouettée  par  Sylvain,  courait  sur  la  route, 
faisant  divaguer  la  carriole  pleine.  On  dépassait  des  gens  qui 
criaient  : 

—  Où  est  le  feu  ? 
Et  l'on  répondait  : 

—  Suron  brûle  ! 

On  croisait  des  femmes  affolées  qui  allaient  chercher  du 
secours  et  on  leur  demandait  : 

—  Est-ce  chez  Ligosin?...  chez  l'épicière?...  à  la  Loge- 
des-Bois?... 

—  Suron  brûle  !  —  criaient-elles. 

Et  sur  la  route  on  les  voyait  défiler  comme  un  troupeau 
de  bêles  :  leurs  jarrets  nerveux  faisaient  claquer  leurs  jupes  ; 
leurs  cheveux  défaits  masquaient  le  visage;  et,  poings  fermés, 
bouche  bée,  hanches  lourdes  ou  jambes  débiles,  elles  conti- 
nuaient de  fuir  sur  le  chemin  pierreux,  courant,  buttant,  tom- 
bant, se  relevant  les  mains  sanglantes...' 

On  commença  à  s'attrister  dans  la  carriole,  tirant  un 
funeste  présage  de  la  sécheresse  actuelle,  de  la  forme  des 
nuages,  de  la  violence  du  vent.  On  parlait  peu,  d'ailleurs. 

—  Chez  qui  peut  bien  être  l'incendie  ?  —  demandait-on 
seulement. 

Et,  sourcils  crispés,  on  se  regardait,  on  croisait  les  bras, 
on  hochait  la  tête. 

Parmi  les  personnes  rencontrées  on  reconnut  une  servante 
du  Grand-Peuple,  une  fille  du  meunier,  des  femmes  de  la 
Loge...  Et  l'on  ne  fut  pas  renseigné  davantage  sur  le  lieu  de 
l'incendie...  Mais,  comme  on  arrivait  au  bout  d'une  montée, 
on  vit  que  le  moulin  Surtout,  la  ferme  de  la  Marivon,  les 
bâtiments  de  Ligosin  étaient  en  feu,  que,  dans  l'immense 
foyer  rouge  où  s'embrasaient  des  arbres  et  des  maisons,  brû- 
laient aussi  le  Grand-Peuple,  la  Loge-des-Bois,  la  petite  épi- 
cerie, l'auberge  de  la  Goupechoute,  l'église  au  toit  d'ardoises. 
L'incendie  s'étendait  sur  tout  le  bourg  de  Suron. 

Tout  Suron  brûlait. 


/196  LA    REVUE    DE    PARIS 

Le  vent  soufflait,  et  les  flammes,  couchées,  s'animaient, 
serpentaient  dans  l'air;  des  langues  de  feu  léchaient  les  landes; 
des  brasiers  rampaient  au  long  des  buissons  qui  s'allon- 
geaient tour  à  tour  et  clôturaient  les  champs  de  cordons  lumi- 
neux. Des  blocs  de  fumée  étaient  chassés  des  maisons,  rou- 
laient et  se  brisaient  dans  les  bois. 

Comme  la  carriole  descendait  rapidement  vers  le  bourg, 
on  distinguait,  parmi  une  rumeur  diffuse,  le  craquement  des 
arbres,  l'effondrement  des  murs  et  le  sillUniînt  des  flammes 
agitées. 

Mais,  le  vent  ayant  soudain  cesse  de  souffler,  les  amas 
de  fumée  noire  s'élevèrent  en  torsades  pareilles  à  des  que- 
nouilles, et  les  flammes  rapetissées  tressautèrent  dans  la  plaine 
comme  des  feux  follets. 

On  ne  se  regardait  plus  :  on  voyait  avec  tristesse  autour 
de  soi.  Les  routes,  aux  flancs  des  coteaux,  s'embrumaient 
peu  à  peu.  L'ûcre  parfum  des  incendies  montait. 

Au  tournant  de  la  route,  on  domina  les  toits  de  chaume  dé 
la  Loge,  qu'un  brasier,  par-dessous,  travaillait  lentement  :  ils 
semblaient  de  larges  fumiers  tièdes  et  vaporeux. 

On  aperçut  les  deux  pignons  massifs  et  isolés  du  grand 
moulin.  On  longea  un  bois  oii  des  arbres  criaient,  pétillaient, 
s'abattaient.  La  petite  maison  de  l'épicière  lançait  dans  le  ciel 
une  longue  flamme  multicolore.  L'église,  ruinée,  semblait  un 
vaste  puits  noir  et  carré. 

Peu  à  peu  la  campagne  rougie  bruissait  :  la  voix  des 
hommes,  des  bêles,  des  choses...  Et  leurs  gémissements 
épars   s'unissaient  dans  une  clameur  aérienne. 


Lungé  proposa  de  porter  secours  à  son  amie  la  Marivon, 
dont  les  demeures  étaient  encore  debout. 

La  jument  attachée  au  buisson  de  la  roule,  les  gens  du 
Mai  se  mêlèrent  à  ceux  du  Viriau.  Déjà  une  pompe  basculait, 
et  de  l'eau  rose  fouettait  les  toitures.  Des  femmes  apportaient 
des  seaux,  des  brocs  et  des  arrosoirs  ;  des  hommes  déména- 
geaient les  chambres  et  les  hangars. 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  ^97 

—  Comment  donc  que  cela  s'est  fait  ?  —  demandait  Lungé 
à  la  métayère. 

—  Ah  !  mon  pauvre  vieux  I  —  gloussait  la  Marivon  en  se 
battant  les  flancs. 

Une  chaîne  fut  organisée  :  Jules  et  Clément  puisaient  de 
l'eau;  Carre-tout-seul  prenait  des  seaux  vides  et  les  rendait 
pleins  ;  Solange,  Glaumin,  Laure,  Céline,  Suzette,  Pierriche, 
Fanchette,  le  père  Blond,  Octavie  manœuvraient  vaillam- 
ment ;  Sylvain  et  Zulma  agitaient  le  balancier  ;  Musarin  tenait 
la  flèche. 

Les  cinq  fils  du  père  Blond  continuaient  le  déménagement 
des  outils  et  des  meubles. 

Sylvain  examinait  le  sommet  de  la  grange,  où  l'eau  cla- 
quait, et,  tout  à  coup,  il  jugea  l'arrosage  inutile. 

—  Sortez  les  bêles  des  étables  !  —  dit-il. 
Il  quitta  le  balancier,  courut  à  l'écurie. 

Une  lucarne  bientôt  s'alluma  au  grenier  à  foin  et,  par  un 
trou  de  la  toiture,  passa  un  jet  de  fumée  jaune. 

On  laissa  la  pompe  aux  femmes. 

Les  bœufs,  eflarés,  furent  liés  aux  arbres  de  la  cour;  les 
moutons  gravirent  la  côte  embrasée  ;  l'étable  aux  porcs  s'af- 
faissa sur  des  grognements  ;  les  chevaux  galopèrent  dans  le 
pré  en  hennissant  et  en  dressant  le  col.  Et,  dans  la  brume 
qui  descendait,  on  courait  de  tous  côtés,  hagards  et  courageux. 

Il  y  avait,  dans  le  petit  jardin  entouré  d'une  haie  d'épines, 
la  grosse  commode  de  la  Marivon  :  elle  était  appuyée,  d'un 
côté,  sur  une  pierre  et  penchait  en  arrière,  écrasant  un  gro- 
seillier; l'acajou  calciné  se  soulevait  en  larges  plaques  bos- 
suées  ;  de  minces  filets  de  fumée  sortaient  des  fentes  des  tiroirs 
et  l'on  entendait  les  craquements  nets  et  saccadés  de  la  vais- 
selle qui  éclatait  à  l'intérieur. 

Céline  regardait  ce  meuble  et  pensait  qu'il  devait  contenir 
les  objets  les  plus  précieux  de  la  fermière.  Mais,  comme  elle 
s'en  approchait,  il  s'en  dégagea  une  bouffée  d'air  si  chaud 
qu'elle  recula,  et  soudain  la  commode,  en  pétillant,  se  dislo- 
qua, s'ouvrit,  lança  des  flammes  aiguës  et  répandit,  avec  une 
lourde  fumée  noire,  une  amère  odeur  de  suif.  Les  groseilliers 
aux  grappes  luisantes,  les  panaches  tremblants  des  asperges, 

I"  Février  igoS.  4 


498  LA    REVUE    DE    PARIS 

les  rameaux  des  poiriers  le  long  de  leurs  fils  de  fer,  les  bran- 
ches sèches  des  bouchures  se  mirent  à  crépiter  sous  un  feu 
ardent  qui  bientôt  enveloppa  la  jeune  fille.  Alors  Céline  eut 
peur  et  cria  : 

—  Sylvain  !  Sylvain  ! . . . 

Le  feu  lui  barrait  toute  issue,  brûlait  ses  mains,  léchait 
l'herbe  sous  ses  pieds. 

—  Sylvain  1  —  criait-elle. 

Et,  en  même  temps,  elle  songeait  qu'elle  pouvait  mourir  là 
tout  d'un  coup,  torturée  par  les  flammes  dans  l'acre  fumée 
du  suif  bouillant,  et  elle  songeait  qu'elle  n'avait  point  appelé 
son  père,  ni  les  fils  du  père  Blond,  ni  Garre-tout-seul,  ni  son 
cousin  Biaise  Ecot,  mais  qu'elle  criait  à  pleine  gorge  le  nom 
de  Sylvain. 

Elle  reculait,  tremblait,  suait, 

—  Sylvain  I  Sylvain  !  —  criait-elle  au  milieu  de  ses  san- 
glots. 

Et,  désespérément,  elle  s'accrochait  au  tronc  flexible  d'un 
jeune  cerisier,  elle  se  pressait  contre  lui,  elle  le  secouait  et 
pleurait  en  déchirant  l'écorce  tendre  avec  ses  ongles. 

—  Sylvain  I... 

Le  bouvier,  ayant  à  la  fin  entendu  les  cris,  arriva  et,  battant 
du  fléau,  se  fraya  un  chemin  dans  la  bouchure.  11  prit  Céline 
par  les  jambes  et  par  la  tête  et  l'emporla  par-dessus  les 
flammes.  Elle  se  mit  à  rire  et  lui  serra   le  cou  dans  ses  bras. 

—  Bon  Dieu  I  —  disait  Sylvain,  —  il  fait  chaud  dans  le 
potager! 

Leurs  têtes  suantes  et  bourdonnantes  d'effroi  se  touchaient. 
Et  Céline  se  redressa  nerveusement,  regarda  le  bouvier  avec 
ses  petits  yeux  noirs  qui  scintillaient  dans  son  visage  luisant 
et  mouillé,  et,  subitement,  elle  se  serra  davantage  sur  sa  poi- 
trine et  elle  appuya  de  toute  sa  force  son  visage  sur  le  sien. 

Le  grand  Sylvain  donnait  des  coups  de  pied  aux  branches 
embrasées  et,  à  pas  fléchissants,  gagnait  le  chemin  creux. 
Puis  il  posa  Céline  à  terre. 

La  petite,  sentant  encore  l'étreinte  du  bouvier  aux  genoux 
et  aux  aisselles,  se  laissa  tomber  sur  l'herbe  et  baissa  la  tête. 
Sylvain  frottait,  en  maugréant,  sa  main  gauche,  dont  le  feu 
avait  grillé  le  poil  et  bleui  le  pouce... 


CÉLI^A    FILLE    DES    CHAMPS  ^99 

Au  bout  du  chemin,  le  cheval  du  Mai  se  démenait  dans 
les  timons  de  la  carriole  :  Sylvain  courut  le  détacher  du 
buisson  et  le  conduisit  sous  un  arbre  isolé  au  milieu  du 
guéret,  plus  loin  de  l'incendie. 

Céline  l'avait  suivi  et,  du  haut  de  la  côte,  à  travers  la  nuit 
empourprée,  ils  contemplèrent,  un  moment,  la  marche  du 
feu. 

—  Tout  y  passera  !  —  dit  Sylvain. 

Et,  comme  ils  tournaient  les  ruines  jaunâtres  et  fumeuses 
des  bergeries,  ils  rencontrèrent  Lungé,  et  lui  dirent  : 

—  Tout  ce  que  nous  ferons  maintenant  sera  inutile. 

—  Oui,  —  répondit  le  métayer. 

Et  il  appela,  en  mettant  ses  grosses  mains  sur  ses  bajoues  : 

—  Glaumin!  Solange!  Jules!... 

Sylvain  rejoignit  la  voiture  et  ramena  le  cheval  sur  la  route. 

Bientôt  tous  les  gens  du  Mai,  las,  agités,  parlant  haut, 
traînant  les  pieds  sur  les  cailloux,  jurant,  secouant  les 
épaules,  furent  réunis  en  haut  de  la  côte,  d'oii  ils  regardèrent 
encore  une  fois  l'immense  foyer  clair  où  l'on  voyait  remuer 
les  petites  ombres  noires  des  bêtes  et  des  gens. 

On  se  tassa  de  nouveau  dans  la  voiture,  les  jambes 
inquiètes,  la  tête  lourde,  les  yeux  dilatés. 

On  se  remettait  en  route.  Lungé  alors  étendit  les  mains 
vers  Suron,  comme  on  fait  pour  se  chauffer  à  un  bon  feu, 
et  il  dit  : 

—  Ça  brûle  bien... 


PIERRE    DE    QUERLON 

(A  suiore.) 


A  LA  PRÉFECTURE 


DE 


LA  SEINE 

FÉVRIER     18A8    ■— 


Le  2^4  juillet  i833,  je  prêtai  serment  de  fidélité  entre  les 
mains  du  roi.  Je  lui  demandai  la  permission  d'ajouter  quelques 
mots  au  cérémonial  usité,  et  je  lui  dis  :  «  Sire,  Voire  Majesté 
sait  que  je  n'ai  jamais  sollicité  le  poste  qu'elle  daigne  aujour-r 
d'hui  me  confier.  Le  choléra,  mon  amitié  pour  Casimir 
Périer,  mon  dévouement  k  votre  auguste  personne,  ont  pu 
seuls  me  décider  k  quitter  la  Chambre  oii  j'ai  eu  le  bonheur 
de  rendre  quelques  services.  Je  prie  Votre  Majesté  de  me 
considérer  k  l'Hôtel  de  Ville  comme  un  commandant  dans 
une  citadelle.  Ma  démission  sera  toujours  entre  vos  mains 
sans  que  je  cherche  jamais,  dans  les  personnes  ou  les  inté- 
rêts publics,  un  appui  contre  votre  désir  ou  votre  volonté.  » 

La  première  fois  que  mes  fonctions  m'appelèrent  k  adres- 
ser officiellement  la  parole  au  roi,  ce  fut  pour  la  pose  de  la 
première  pierre  du  pont  des  Saints-Pères.  «  Sire,  lui  dis-je, 
la  mission  dont  vous  m'avez  honoré  implique  un  grand  devoir 
qui  peut  se  résumer  en  quelques  mots  :  Donner  aux  Parisiens 
de  l'eau,  de  l'air,  de  l'ombre.  »  Tel  fut  en  effet  mon  pro- 
gramme, ma  pensée  constante,  le  but  de  tous  mes  travaux. 
Les  Parisiens  sont  comme  les  enfants;  il  faut  sans  cesse  leur 
occuper  l'esprit,  et,  si  l'on  ne  veut  pas  leur  donner  tous  les 
mois  un  bulletin  de  bataille  ou  une  constitution  tous  les  ans, 
il  est  bon  de  leur  offrir  tous  les  jours  quelques  travaux  k  visi- 

I.  Extrait  d'un  volume  qui  paraîtra  prochainement  :  Mcmoires  du  comte  de 
Ramhuteau,  publiés  par  son  petit-fils;  avec  une  introduction  par  M.  G.  Lequin. 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  5oi 

ter,  quelques  projets  d'embellissement  :  c'est  une  soupape  k 
leur  besoin  de  nouveauté,  à  leur  tempérament  frondeur,  à 
leurs  discussions. 

* 
*  * 

Quand  éclatèrent  les  événements  de  i848,  beaucoup  qui, 
par  leurs  fonctions,  eussent  dû  mieux  les  prévoir  en  furent 
plus  surpris  que  moi.  Depuis  longtemps,  en  eifet,  j'étais  in- 
quiet. Je  sentais  dans  l'air  de  vagues  menaces.  Les  mêmes  pas- 
sions qui  avaient  agité  la  Chambre  et  la  France  en  1889  et  en 
i84o,  lors  de  la  Coalition,  travaillaient  le  peuple.  Un  senti- 
ment de  désaffection  s'infiltrait  presque  partout.  Nous  étions 
atteints  du  mal  le  plus  grave  chez  les  Français  :  la  lassitude, 
la  maladie  du  bien-être,  comme  il  arrive  aux  femmes  heu- 
reuses, lasses  du  bonheur  domestique,  des  joies  coutumières 
du  foyer,  d'une  douce  et  paisible  considération,  qui  se  jettent 
dans  une  passion  quelconque  sans  calcul,  sans  amour,  sans 
aspirations  ni  besoin  de  cœur,  mais  par  coup  de  tête,  par 
besoin  de  changement  et  de  nouveauté,  pour  rompre  la  mo- 
notonie d'une  existence  sans  mélange  :  il  leur  faut  du  nou- 
veau, de  l'imprévu,  du  malheur  même,  n'importe  quoi,  plu- 
tôt que  la  continuité  d'un  calme  qui  les  ennuie. 

Il  en  est  de  même  des  peuples,  surtout  des  Parisiens  :  ils 
ne  peuvent  se  faire  à  l'uniformité  d'un  gouvernement  ;  ils 
veulent  autre  chose,  et,  comme  je  le  disais  au  roi  au  début 
de  ma  préfecture,  il  faut  tenir  leur  esprit  en  éveil  comme 
celui  des  enfants,  sous  peine  de  leur  voir  faire  des  folies. 
Quand  on  n'a  pas  de  guerre  à  leur  donner,  qu'on  se  rabatte 
au  moins  sur  des  projets,  des  travaux,  des  monuments,  sur 
lesquels  ils  puissent  satisfaire  leur  goût  naturel  pour  la  cri- 
tique et  leur  curiosité  éphémère  !  Tel  avait  été  mon  système 
afin  d'empêcher  mon  conseil  municipal  électif  de  se  jeter  à 
corps  perdu  dans  les  réformes,  pour  le  plaisir  d'innover,  et 
de  se  faire  de  la  popularité  en  démolissant  le  budget  et  le 
gouvernement.  Je  l'avais  tenu  constamment  occupé  par  des 
travaux  d'importance,  proportionnés  aux  ressources  de  la 
Ville,  sans  engager  l'avenir,  ni  cesser  de  parer  aux  charges 
soudaines  que  les  circonstances  pouvaient  à  tout  moment  faire 
peser  sur  elle. 


002  LA    REVUE    DE    PARIS 

Chaque  jour,  les  élections  envoyaient  au  conseil  des  gens 
plus  disposés  à  faire  de  la  politique  que  de  l'administration, 
a  servir  leurs  intérêts  ou  ceux  de  leur  parti  plus  que  ceux  de 
la  ville;  et  cet  esprit  de  chicane,  de  rébellion  systématique 
qui  envahissait  le  conseil,  et  qui,  à  la  Chambre,  donnait 
treize  députés  sur  quatorze  à  l'opposition,  pénétrait  aussi  dans 
la  garde  nationale.  Nous  avions  perdu  des  chefs  {précieux, 
Ganneron,  Ilérard,  etc..  La  latitude  de  choisir  les  délégués 
et  les  sous-officiers  hors  de  la  compagnie  avait  permis  aux 
sociétés  secrètes  de  grouper  leurs  membres  dans  certaines 
compagnies.  Dix-neuf  nous  étaient  signalées  comme  complè- 
tement hostiles  ;  plusieurs  officiers  refusaient  de  dîner  aux 
Tuileries  ;  beaucoup  étaient  pour  le  moins  indiOTérents. 
L'agglomération  des  notables  dans  les  compagnies  d'élite 
nous  privait,  pour  les  autres,  des  meilleurs  éléments.  On 
négligeait  les  élections  des  sous-officiers.  Personne  ne  Voulait 
se  déranger  ni  accepter,  si  bien  que  l'opposition  s'organisait 
partout  oii  elle  voulait  en  prendre  la  peine.  On  ne  pouvait 
pas  faire  grand  fond  du  reste  :  le  Parisien  est  frondeur  par 
tempérament,  par  habitude,  par  vanité;  il  croit  se  rendre 
important  par  la  critique,  et  témoigner  d'un  goût  délicat  en 
blâmant  tout  sans  raison  ni  motif;  il  semble  avoir  retenu 
fidèlement  le  conseil  de  d'Alembert  à  son  fils  :  «  Si  lu  veux 
passer  pour  un  homme  d'esprit,  dans  toute  occasion  dis  que 
c'est  mauvais,  mais  garde-toi  de  dire  pourquoi!  » 

Besson,  colonel  de  la  S*^  légion,  me  déclarait  qu'il  ne  pou- 
vait pas  répondre  d'elle.  Lariboissière,  llusson,  Lavocat, 
Chapuis,  Boutarel  me  tenaient  le  même  langage.  La  i'''^  et 
la  a°  légion  étaient  peut-être  moins  mauvaises,  mais  il  y  avait 
loin  de  là  à  un  vigoureux  concours.  Les  maires,  les  membres 
du  Conseil  les  plus  dévoués  ne  me  cachaient  point  leurs 
craintes  :  nul  doute  qu'à  la  première  collision  nous  n'eussions 
l'indiflerence  et  la  mollesse  d'un  côté ,  l'audace  et  l'ac- 
tivité de  l'autre,  et  j'étais  convaincu  que  nous  verrions  l'uni- 
forme de  la  garde  nationale  dans  les  rangs  des  émeuliers  et 
sur  les  barricades.  Or,  il  était  établi  que  l'armée  ne  pouvait 
agir  contre  le  peuple  qu'à  la  suite  de  la  garde.  Donc,  sur 
quelle  force  pouvait-on  compter? 

Je  crus  devoir  communiquer  tout  de  suite  ce  renseignement 


A    LA    PREFECTURE    DE    LA    SEINE 


5o3 


à  Guizot  et  à  Duchâlel.  Je  fus  reçu  froidement,  comme  un 
homme  qui  vous  réveille  à  une  heure  importune,  ce  qui  ne 
m'empêcha  pas  de  revenir  le  soir  à  la  charge  auprès  de 
Guizot,  chez  madame  N***.  Il  me  dit  d'un  ton  d'impatience  : 
«  Si  vous  aviez  comme  moi  l'ouvrage  sur  les  bras,  vous  ne 
perdriez  pas  votre  temps  aux  billevesées  de  Paris.  » 

Le  vendredi  soir,  i8  février,  pourtant,  je  fus  aux  Tuileries. 
Deux  ou  trois  fois  j'essayai  d'entretenir  le  roi  et  de  lui 
exprimer  mes  inquiétudes,  mais  il  n'était  pas  facile  de  lui 
faire  entendre  ce  qui  ne  lui  plaisait  pas.  Je  ne  sais  quel 
ministre  a  dit  :  «  Le  roi  me  parle,  mais  je  ne  parle  pas  au 
roi.  ))  Je  ne  saurais  mieux  dire  de  Louis-Philippe,  qu'on  ne 
pouvait  joindre,  à  moins  d'une  insistance  atteignant  l'impor- 
tunité.  Malgré  sa  confiance  et  ses  bontés,  je  me  sentais  l'objet 
de  tant  de  susceptibilités,  pour  ne  pas  dire  davantage,  que 
j'évitais  de  me  mettre  en  avant  et  de  lui  parler,  même  de  ce 
qui  relevait  de  mes  fonctions.  Je  n'avais  pas  les  mômes  diffi- 
cultés avec  le  duc  de  Nemours,  beaucoup  plus  accessible  : 
aussi,  voyant  ce  soir-là  mes  efforts  échouer  auprès  du  roi,  je 
rendis  compte  au  prince  de  tout  ce  que  j'avais  appris  :  les 
menaces  républicaines,  les  calculs  d'abdication,  l'infidélité  de 
la  garde  nationale,  les  dangers  d'une  lutte  qu'on  pouvait  pré- 
venir avec  des  concessions,  et  la  folie  de  prétendre  renvoyer 
tout  naturellement  d'un  banquet  une  centaine  de  députés 
suivis  de  trente  ou  quarante  mille  acolytes,  sur  la  simple 
injonction  d'un  commissaire  de  police  :  cela  me  semblait 
tenter  Dieu!  Le  prince  m'écouta  attentivement  et  me  promit 
de  ne  rien  cacher  au  roi. 

Le  samedi,  j'avais  un  grand  dîner  de  soixante  couverts  : 
beaucoup  de  diplomates,  quelques  étrangers  curieux  de  nos 
affaires,  des  maires,  des  députés,  des  conseillers  municipaux, 
des  commandants  de  la  garde  nationale.  Le  soir,  il  y  eut 
réception  et  grande  aflluence.  Chacun  venait  apporter  ses 
renseignements  et  ses  craintes;  tout  le  monde  était  d'accord 
sur  l'extrême  gravité  des  circonstances.  Il  y  avait  aussi,  ce 
jour-là,  un  dîner  au  Tribunal  de  Commerce,  auquel  les 
anciens  présidents  avaient  été  invités.  Sur  les  onze  heures, 
tous  vinrent  en  corps  me  trouver,  et  me  dire  par  la  bouche 
de    leur    doyen,   M.   Aube,    qu'en    raison   de   l'agitation   des 


5o4  LA    REVUE    DE    PARIS 

esprits,  de  l'effervescence  générale,  des  inquiétudes  du  com- 
merce et  de  la  propriété,  ils  s'adressaient  à  moi  comme  au 
chef  de  la  cité,  à  l'ami  dont  ils  éprouvaient  depuis  quinze  ans 
la  vigilante  affection,  pour  éclairer  le  roi  et  les  ministres.  Ils 
étaient  vingt-sept.  Leur  démarche  et  leur  langage  produisirent 
une  émotion  considérable  dans  mes  salons,  mais  point  d'élon- 
nement  :  c'était  l'opinion  commune,  à  tel  point  que  M.  Séguin 
avait  dit  à  sa  femme  :  «  Allons  voir  le  préfet,  c'est  probable- 
ment la  dernière  soirée  de  l'Hôtel  de  Ville!  » 

Le  dimanche  20,  je  me  trouvais  de  service  à  la  Caisse 
d'épargne,  car  chaque  année  je  tenais  à  remplir  mes  fonctions 
d'administrateur  :  c'était  une  preuve  d'intérêt  donnée  à  une 
de  mes  plus  utiles  institutions  et  une  occasion  pour  moi  d'en 
connaître  les  rouages.  Tous  les  mois  je  me  faisais  transmettre 
le  mouvement  des  comptes,  oii  je  puisais  de  précieuses  indi- 
cations sur  l'état  moral  et  financier  de  la  population.  Or,  celte 
matinée-là,  il  y  eut  trois  cent  quinze  mille  francs  de  verse- 
ments et  un  million  deux  cent  quatre-vingt  mille  francs  de 
retraits,  tandis  que  le  dimanche  précédent  il  y  avait  eu 
huit  cent  mille  francs  versés  et  quatre  cent  quatre-vingt-sept 
mille  francs  remboursés.  Ce  symptôme  me  parut  si  grave 
que,  séance  tenante,  j'écrivis  à  Duchâtel  pour  le  lui  signaler. 
J'ai  su  depuis  par  le  général  Trézel,  alors  ministre  de  la 
Guerre,  que,  ce  même  dimanche,  au  Conseil  des  ministres, 
il  avait  appelé  l'attention  du  roi  sur  la  nécessité  de  fixer  le 
commandement  de  Paris  en  cas  d'insurrection,  lui  représen- 
tant que  Jacqueminot  ne  voudrait  pas  obéir  à  Sébastiani  en 
vertu  de  la  préséance  de  la  garde  nationale  sur  l'armée,  et 
qu'on  ne  pouvait  pas  subordonner  Sébastiani  à  Jacqueminot, 
parce  que  cette  préséance  n'allait  point  jusque-là.  Il  fut  con- 
venu que  le  commandement  supérieur  serait  confié  au  maré- 
chal Bugeaud  et  non  à  un  prince,  car  des  collisions  étant 
possibles  sinon  probables,  il  ne  fallait  point  que  la  famille 
royale  fût  responsable  du  sang  répandu. 

Au  sortir  du  Conseil,  Duchâtel  s'en  alla  prévenir  Jacque- 
minot de  cet  arrangement.  Le  voilà  qui  s'emporte,  qui  crie 
qu'il  est  déshonoré  si  on  lui  retire  le  commandement,  et  qui 
offre  sa  démission  I  En  réalité,  son  ambition  cherchait  depuis 
longtemps  une  occasion  de  franchir  le  dernier  pas.  Mais  la 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  5o5 

confiance  du  roi  et  de  son  entourage  était  si  aveugle  qu'on 
le  croyait  capable  de  tout  pourfendre  et  de  tout  sauver.  Alors 
Duchâtel  déclare  qu'il  ne  peut  pas  rester  au  ministère  quand 
son  beau-père  se  retire,  et  il  donne  également  sa  démission. 
Depuis  cinq  ou  six  mois,  lui  aussi  cherchait  un  biais  pour  se 
démettre  :  il  était  quelque  peu  jaloux  de  la  présidence  de 
Guizot  ;  il  ne  voulait  pas  jeter  sa  dernière  carte  sur  le  jeu  de 
son  collègue  ;  sa  santé  lui  donnait  certaines  inquiétudes,  et, 
comme  il  possédait  une  grande  fortune  et  de  vrais  talents,  il 
se  réservait  pour  l'avenir,  avec  un  ministère  dont  il  aurait  la 
présidence.  Lui  président  du  Conseil,  son  beau-père  maré- 
chal commandant  la  garde  nationale,  son  frère  à  l'Hôtel  de 
Ville,  tout  cela  sous  la  vieillesse  du  roi  et  la  régence  du  duc 
de  Nemours,  c'étaient  de  magnifiques  espérances  ! 

Le  roi  ne  voulut  pas  acheter,  au  prix  de  ces  deux  démis- 
sions la  poigne  du  maréchal  Bugeaud,  pour  lequel  il  ne 
cachait  pas  sa  répugnance  :  «  Bugeaud  au  ministère  de  la 
guerre  1  disait- il,  mes  enfants  ne  disposeraient  pas  d'une  seule 
nomination  dans  l'armée,  pas  même  d'une  lieutenance  I  »  Le 
dimanche  soir,  il  dit  donc  à  Trézel  :  «  Gardez  l'ordonnance 
d'aujourd'hui,  elle  est  inutile;  j'y  pourvoirai  en  envoyant 
Nemours  à  l'état-major.  »  Ce  qui  fut  fait  le  mardi,  avec  l'ex- 
presse recommandation  au  prince  de  ne  rien  prendre  sur  lui 
et  d'éviter  à  tout  prix  une  collision. 

Le  lundi  matin,  avant  neuf  heures,  j'étais  chez  Delessert  : 
je  lui  dis  que  je  ne  venais  pas  lui  demander  ses  secrets, 
sachant  combien  il  était  jaloux  de  sa  police,  mais  que  j'avais 
besoin  de  lui  communiquer  mes  informations  ;  je  lui  expli- 
quai mes  alarmes  avec  force  détails;  j'insistai  sur  l'imminence 
du  péril,  l'aveuglement  du  roi,  l'erreur  du  ministère  qui 
croyait  avoir  la  France  parce  qu'à  la  Chambre  il  avait  la 
majorité  ;  je  le  conjurai  enfin  d'éclairer  la  cour.  Il  me  répon- 
dit qu'il  partageait  mes  craintes  sans  en  redouter  les  consé- 
quences :  «  l'agitation  était  plus  superficielle  que  profonde  ; 
l'insurrection  manquait  d'armes,  de  munitions,  d'organisa- 
tion; toute  une  partie  de  l'opposition,  craignant  d'être  débor- 
dée, semblait  résolue  à  se  retirer  ou  à  composer;  les  sociétés 
secrètes,  les  meneurs  prêchaient  l'ajournement;  sans  doute  ce 
n'était  que  partie  remise  et  l'avenir  apparaissait  menaçant. 


5o6  LA    REVUE    DE    PARIS 

mais  pour  le  moment  rien  de  grave  ne  pouvait  éclater;  la 
panique  même  de  la  population  et  du  commerce  offrait  cet 
avantage  de  grouper  les  intérêts  autour  du  pouvoir  ;  bref, 
toutes  les  mesures  étaient  prises,  et  des  forces  considérables 
étaient  notamment  désignées  pour  l'Hôtel  de  Ville. 

J'allai  cliez  Sébasliani  :  «  Mon  cher  ami,  lui  dis-je,  vous 
êtes  très  satisfait  de  l'esprit  des  troupes  ;  vous  répondez  de 
leur  dévouement  ;  vous  m'assurez  que  le  duc  de  Nemours  est 
l'idole  de  l'armée  :  tout  cela  est  fort  beau  à  dire  aux  Tuile- 
ries, et,  s'il  s'agissait  de  se  battre  contre  les  Russes  ou  les 
Anglais,  je  ne  douterais  nullement  de  vos  officiers  ni  de  vos 
soldats;  mais  dans  les  rues  de  Paris,  c'est  autre  chose:  avez- 
vous  pensé  que  vous  verriez  peut-être  des  gardes  nationaux 
en  face  de  vous,  parmi  les  insurgés?  11  faut  bien  y  songer, 
et,  au  besoin,  engager  vos  hommes  précipitamment  sans  leur 
laisser  le  temps  de  réfléchir,  sans  donner  à  l'émeute  celui  de 
les  ébranler.  »  Sébastiani  me  parut  d'un  optimisme  aussi  cré- 
dule que  Delessert. 

Je  m'en  fus  alors  chez  Jacqueminot.  Il  était  souflrant.  Je 
le  trouvai  à  table,  en  robe  de  chambre.  Je  lui  dis  que  les 
dix-sept  colonels  et  lieutenants-colonels  des  dix-sept  légions, 
sans  parler  des  maires,  des  conseillers  municipaux  et  de  mille 
personnes  dignes  de  foi,  m'assuraient  que  la  garde  nationale 
ne  marcherait  pas,  qu'une  partie  irait  manifester  au  banquet, 
qu'une  autre  se  mêlerait  à  l'émeute,  que  les  meilleures  com- 
pagnies ne  résisteraient  pas  aux  cris  de  Vive  la  Réforme!  A  bas 
le  Ministère!  qu'il  était  de  notre  devoir  de  dire  la  vérité  au 
roi  et  que  je  désirais  m'entendre  avec  lui  sur  cette  démarche. 
Il  s'écria,  furieux,  en  brandissant  un  éperlan  au  bout  de  sa 
fourchette  :  «  Si  nous  n'étions  pas  des  amis  de  trente  ans,  je 
vous  dirais  que  vous  calomniez  la  garde  nationale,  que  vous 
ne  la  connaissez  pas  et  que  je  la  connais  mieux  que  vous,  que 
si  je  monte  à  cheval  j'aurai  cinquante  mille  hommes  derrière 
moi,  et  qu'il  n'y  a  que  des  alarmistes  et  des  poltrons  pour 
faire  les  contes  auxquels  vous  avez  tort  de  croire  I  » 

Un  entretien  sur  ce  ton  ne  pouvait  guère  se  prolonger  ;  je 
partis  en  faisant  des  vœux  de  tout  mon  cœur  pour  que  Jac- 
queminot eût  raison  contre  moi.  Je  n'étais  pourtant  pas  seul 
à    avoir    des    craintes  :   le   soir ,    la   reine   me   recevait   tout 


A    LA.    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  607 

inquiète  et  m'accueillait  avec  ces  mots  :  «  Mon  cher  préfet, 
nous  sommes  bien  malades  I  —  Oui,  madame,  répondis-je 
plus  en  bon  sujet  qu'en  courtisan,  mais  rien  n'est  perdu,  si 
le  roi  le  veut.  —  Parlez-lui  franchement»,  me  dit-elle.  J'abor- 
dai le  roi.  Enfin,  je  pouvais  faire  entendre  la  vérité  1 

Je  me  vois  encore  :  nous  étions  entre  deux  fenêtres, 
appuyés  sur  une  console  sur  laquelle  était  placé  un  magni- 
fique coffret  en  filigrane.  Je  dis  tout  ce  que  je  savais,  depuis 
les  projets  républicains  jusqu'à  ma  conversation  avec  M.  Sé- 
guin sur  l'abdication  et  la  régence  de  la  duchesse  d'Orléans  ; 
la  défection  ou  la  froideur  de  la  garde  nationale  ;  la  démarche 
du  Tribunal  de  Commerce  et  de  ses  anciens  présidents  ;  les 
retraits  de  la  Caisse  d'épargne  ;  l'inertie  des  ministres  qui 
croyaient  tout  déjouer  par  leurs  manœuvres  parlementaires. 
Je  parlais  vite,  avec  émotion,  car  je  craignais  de  lasser  sa 
patience  et  de  ne  pouvoir  aller  jusqu'au  bout.  Je  conclus  par 
l'urgente  nécessité  d'engager  les  troupes  vigoureusement  pour 
déconcerter  l'émeute,  avant  même  qu'elle  eût  éclaté. 

Le  roi  m'interrompit  :  ((  Mon  cher  préfet,  il  y  a  un  an 
qu'on  travaille  à  me  faire  peur  sans  y  réussir.  Pour  y  par- 
venir, on  prend  aujourd'hui  le  meilleur  moyen,  celui  de  vous 
faire  peur  à  vous-même,  sachant  ma  confiance  et  mon  atta- 
chement pour  vous.  Mais  retenez  bien  ceci  :  tout  ce  qui  vous 
inquiète  est  un  feu  de  paille  qui  ne  brûlera  pas  deux  heures. 
Dans  huit  jours,  mon  cher  préfet,  vous  serez  bien  fâché, 
bien  confus  de  vos  craintes.  »  Et  il  me  quitta  très  allègre- 
ment. 

Alors,  je  m'approchai  du  duc  de  Nemours  et  je  recom- 
mençai mon  antienne  ;  j'insistai  sur  tout  ce  que  je  lui  avais 
raconté  le  vendredi  prochain,  avec  des  précisions  nouvelles  ; 
je  gémis  sur  l'incrédulité  du  roi;  je  m'évertuai  à  lui  per- 
suader que  le  temps  n'était  pas  seulement  au  courage,  mais  à 
la  prudence.  Vains  efforts  !  Il  m'affirma  que  je  me  trompais, 
que  toutes  les  mesures  étaient  prises,  qu'on  était  sûr  des 
troupes  ;  que  la  garde  nationale  était  plus  fidèle  que  je  ne  le 
pensais,  que  les  ministres  savaient  de  bonne  source  qu'on 
renonçait  au  banquet...,  etc.  Je  partis  navré:  c'est  la  der- 
nière fois  que  je  vis  la  famille  royale.  Après  mon  départ,  le 
roi  dit  :    «  Le  préfet  est  un   brave  homme,   utile  et  dévoué, 


5o8  LA    REVUE    DE    PARIS 

mais  il  baisse,  sa  tête  faiblit.  »  Je  présume  que  si  les  choses 
avaient  tourné  autrement,  j'aurais  eu  de  la  peine  à  me  main- 
tenir. 

En  sortant  des  Tuileries,  je  me  rendis  à  une  fête  chez  le 
prince  de  Ligne.  Je  vis  là  tous  les  bons  esprits  du  corps  diplo- 
matique fort  en  peine  des  événements  du  lendemain.  Avec 
eux,  je  mesurai  mes  paroles  sans  cacher  cependant  mes 
impressions,  puis  je  cherchai  encore  à  convaincre  Duchâtel, 
mais  il  était  tout  à  ses  espérances  d'arrangement  avec  l'oppo- 
sition. Il  me  donna  des  avis.  C'est  qu'en  cessant  de  participer 
aux  intrigues  parlementaires,  j'avais  perdu  mon  crédit  poli- 
tique :  on  me  regardait  comme  un  bon  édile,  un  utile  modé- 
rateur du  Conseil,  propre  à  prévenir  le  désordre  comme  dans 
l'affaire  des  subsistances,  et  à  empêcher  les  conflits  comme 
dans  la  loi  des  patentes,  bref,  un  sage  économe  municipal, 
incapable  de  faire  des  élections  ni  de  rendre  des  services 
ministériels,  et  dès  lors  un  homme  à  tenir  à  l'écart.  J'étais 
conservé  comme  une  utilité,  une  demi-nécessité,  pour  ne  pas 
faire  crier  Paris,  pour  ne  pas  provoquer  le  Conseil  municipal, 
et  je  n'étais  ni  goûté,  ni  même  apprécié  du  ministère. 

Après  ces  infructueuses  visites,  je  rentrai  pour  la  dernière 
fois  à  l'Hôtel  de  Ville,  bien  décidé,  quoi  qu'il  advînt,  à  faire 
mon  devoir  jusqu'au  bout.  Le  mardi,  on  vint  m'annoncer  que 
les  troupes  commençaient  à  arriver.  Elles  se  composaient  du 
7^  léger,  du  63^  de  ligne,  de  six  escadrons  de  cuirassiers,  de 
quatre  pièces  d'artillerie,  d'un  escadron  de  la  garde  nationale, 
et  de  détachements  des  7^^  et  9*^  légions.  Le  général  Taillandier 
qui  en  avait  le  commandement  ne  parut  qu'à  quatre  heures 
du  soir;  jusque-là  c'est  M.  de  Luzy,  colonel  du  7''  léger,  qui 
commandait  à  l'ancienneté.  Je  désirais  beaucoup  la  présence 
du  général  en  raison  des  rivalités  entre  la  garde  nationale  et 
l'armée,  et  parce  que  Boularel,  colonel  de  la  9*^  légion,  était 
un  peu  susceptible.  Cela  du  reste  n'enlevait  rien  à  sa  valeur  ; 
je  le  connaissais  particulièrement  depuis  1889  où  j'avais  pu 
apprécier  son  courage  lors  de  l'insurrection  de  Barbes,  en  le 
voyant  marcher,  avec  cent  cinquante  grenadiers,  contre  les 
émeutiers  de  la  rue  Beaubourg,  ses  hommes  longeant  les  mai- 
sons, et  lui  dans  le  ruisseau,  calme  et  tranquille,  son  épée 
sous  le  bras.  Aussi  n'avais-je  pas  cessé  de  le  défendre  contre 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  ÔOQ 

certaines  antipathies  qui,  pendant  quatre  ou  cinq  ans,  l'avaient 
empêché  d'obtenir  le  commandement  de  sa  légion. 

Il  me  dit  :  «  Je  vous  amène  cent  quatre-vingts  hommes  que 
je  crois  solides  et  sûrs,  mais  ayez  soin  de  les  nourrir,  car  si 
je  les  laisse  aller  manger  chez  eux,  ils  ne  reviendront  pas.  » 
Je  fis  donc  dresser  dans  la  grande  antichambre  des  huissiers 
une  table  de  trente  couverts,  toujours  servie,  à  l'usage  exclu- 
sif de  la  garde  nationale.  J'en  fis  installer  une  pour  les  offi- 
ciers de  ligne  et  d'état-major  ;  le  général  et  les  colonels 
mangeaient  avec  nous,  et  les  troupes  reçurent,  comme  toutes 
les  fois  d'ailleurs  qu'elles  étaient  de  service  à  l'Hôtel  de  Ville, 
des  rations  supplémentaires  en  pain,  vin,  viande  froide,  avec 
du  bois  pour  les  bivouacs.  De  longue  main,  j'avais  pris  mes 
mesures  pour  y  pourvoir.  La  boulangerie  des  hôpitaux  était 
ma  ressource  ;  elle  avait  toujours  quinze  à  seize  mille  râlions 
prêtes.  Le  pain  se  faisant  vingt-quatre  heures  d'avance,  rien 
de  plus  facile  que  de  remplacer  celui  dont  j'avais  besoin.  Je 
m'assurai  ainsi  les  mardi  et  mercredi,  au  plus  matin,  de  trois 
a  cinq  mille  rations. 

Bien  m'en  prit  de  cette  précaution,  car  le  jeudi  les  barri- 
cades empêchèrent  toute  communication  ;  les  troupes  ne 
reçurent  aucune  distribution  de  vivres  ni  de  fourrage,  si  bien 
que  les  chevaux  des  cuirassiers  et  de  l'artillerie  furent  nourris 
avec  du  pain.  Le  jeudi  matin,  je  dus  faire  dévaliser  les  bou- 
cheries du  voisinage  :  voilà  comment  les  émeutiers  trouvèrent 
vingt-six  gigots  a  la  broche  quand  ils  envahirent  les  cuisines 
de  l'Hôtel  de  Ville. 

Naturellement,  une  de  mes  premières  questions  aux  colo- 
nels de  ligne  fut  de  leur  demander  s'ils  étaient  bien  sûrs  de 
leurs  régiments  :  a  Je  répondrais  encore  plus  volontiers,  me 
dit  M.  de  Luzy,  de  mes  soldats  que  de  mes  officiers;  ils  sui- 
vront bravement  la  garde  nationale.  »  J'ai  dit  en  effet  que, 
depuis  dix-huit  ans,  il  était  établi  que,  dans  les  émeutes, 
l'armée  marchât  derrière  la  garde.  11  fallait  donc  que  celle-ci 
donnât  l'exemple  et  engageât  le  feu  :  c'est  pourquoi  j'entou- 
rais de  soins  les  hommes  du  colonel  Boutarel,  ceux  de  la 
7*^  légion  ayant  disparu  dès  la  nuit  du  mardi. 

Le  mercredi  matin,  nous  fûmes  obligés  d'envoyer  un  fort 
détachement  à  la  mairie  du  VIP  pour  enlever  un  dépôt  d'armes 


5lO  LA    REVUE    DE    PAUIS 

insuflisamment  protégé  par  la  garde  nationale.  Le  général 
Taillandier  fit  aussi  occuper  militairement  la  place  du  Cliâ- 
telet  oij,  dans  la  soirée,  le  pauvre  M.  de  H.,  chef  de  bataillon, 
fut  tué  par  un  gamin  qui  lui  tira  un  coup  de  pistolet  dans  le 
dos,  a  bout  portant. 

Pendant  ces  deux  journées  du  mardi  et  du  mercredi,  j'eus 
beaucoup  à  me  défendre  contre  les  instances,  je  dirai  presque 
les  mises  en  demeure  du  conseil  municipal  dont  les  membres 
les  plus  avancés  me  demandaient  la  convocation  immédiate. 
Ils  me  disaient  que  j'engageais  gravement  ma  responsabilité 
en  ne  consultant  pas  l'assemblée  en  pareille  circonstance  ; 
mais  je  tins  bon,  convaincu  qu'une  résurrection  quelconque 
de  la  Commune  de  Paris  serait  la  perte  de  la  monarchie,  et 
je  leur  répondis  que  je  regarderais  et  traiterais  comme  une 
rébellion  toute  réunion  non  autorisée.  Certains  s'installèrent 
en  permanence  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  servir,  je  crois,  d'es- 
pions aux  ennemis  avec  quelques  employés;  mais  peu  m'im- 
portait la  publicité  donnée  à  ma  conduite  :  je  ne  me  cachais 
pas  de  faire  mon  devoir  ni  d'exiger  qu'on  le  lit  autour  de 
moi . 

Le  général  Taillandier  nous  quitta  le  mercredi  à  cinq  heures 
du  matin  pour  aller  chercher  sa  fille  à  l'École  militaire;  il  ne 
revint  qu'à  quatre  heures  du  soir.  En  partant,  il  avait  com- 
mandé à  la  cavalerie  de  rester  à  cheval.  C'était  pitié  de  voir 
ces  beaux  escadrons  sous  la  pluie,  trempés  jusqu'aux  os  et 
refusant  de  rentrer  sous  les  voûtes  de  l'Hôtel  de  Ville  oii  du 
moins  ils  eussent  été  à  l'abri.  Pour  moi,  j'étais  sans  ordres. 
J'avais  envoyé  demandera  Delessert,  dès  huit  heures  du  matin, 
s'il  croyait  que  je  pouvais  me  rendre  aux  Tuileries.  Il  me  fit 
répondre  de  ne  pas  m'alarmer,  que  les  sociétés  secrètes  n'étaient 
pas  descendues  dans  la  rue,  qu'il  croyait  que  tout  pouvait 
s'arranger,  et  qu'il  n'y  avait  nul  motif  d'appeler  la  banlieue, 
bonne  pour  un  coup  de  main,  mais  fort  embarrassante  au 
bout  de  vingt-quatre  heures  ;  qu'enfin  je  pourrais  sans  aucun 
doute  arriver  aux  Tuileries,  mais  qu'il  n'osait  pas  me  garantir 
les  mêmes  facilités  pour  revenir.  Devant  cette  incertitude,  je 
restai  à  mon  poste.  Qu'aurait-on  dit  si  je  ne  m'y  étais  pas 
trouvé  au  milieu  d'une  crise  pareille,  sans  gouvernement, 
sans  chef  militaire  accrédité? 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  5ll 


* 


Tout  précipitait  les  événements  :  la  retraite  du  ministère, 
l'intervention  du  duc  de  Nemours,  la  démission  de  Jacque- 
minot,  l'hésitation  de  Sébastiani  qui  ne  voulait  pas  se  com- 
promettre et  préférait  se  ranger  derrière  le  prince  dont  il 
attendait  la  régence  et  peut-être  le  couronnement.  On  man- 
quait tellement  de  direction  qu'il  n'y  avait  point  d'approvi- 
sionnements pour  les  troupes,  pas  même  de  cartouches!  A 
cinq  heures  du  soir,  le  colonel  de  Luzy  venait  me  dire  dans 
mon  cabinet  :  «  Monsieur  le  préfet,  je  vais  avec  un  bataillon 
de  mon  régiment  et  des  tirailleurs  deVincennes  dégager  qua- 
rante gardes  municipaux  cernés  et  menacés  à  la  fabrique 
Lepage,  rue  Bourg-l'Abbé.  Vous  avez  mis  à  ma  disposition 
un  détachement  de  la  garde  nationale,  mais  que  voulez-vous 
que  je  fasse  si  vous  ne  me  donnez  pas  de  cartouches?  Je  n'en 
ai  pas  quatre  par  giberne!  »  Grâce  à  Dieu,  six  mois  aupa- 
ravant je  m'en  étais  fait  délivrer  vingt  mille  par  Sébastiani. 
Autrefois,  après  i83o,  il  en  existait  un  dépôt  considérable  à 
l'Hôtel  de  Ville,  mais  j'avais  dû  le  faire  déplacer  au  moment 
des  grands  travaux,  en  raison  du  danger  au  milieu  de  douze 
cents  ouvriers.  Je  pus  donc  en  fournir  au  colonel  et  à  Tail- 
landier qui  rentrait  à  l'inslant. 

C'est  à  ce  moment  qu'on  apprit  l'attaque  de  la  mairie  du 
VU''  arrondissement  et  de  la  place  Saint- Jean,  oii  un  capitaine 
du  7*^  léger  fut  tué.  Et  nous  n'avions  toujours  point  d'ordres! 
J'avais  écrit  trois  lettres  sans  recevoir  de  réponse  :  quand  les 
ministres  s'en  vont,  ils  ne  se  soucient  pas  de  se  compromettre 
par  des  mesures  suprêmes  :  que  leurs  successeurs  s'arrangent! 
A  six  heures,  on  vint  m'annoncer  une  délégation  des  députés 
de  la  Seine,  composée  entre  autres  de  MM.  Carnot  et  Vavin. 
Je  les  reçus  dans  ma  bibliothèque.  Ils  me  dirent  qu'ils  étaient 
envoyés  près  de  moi  par  leurs  collègues  pour  me  prier  de- 
réunir  le  conseil  municipal  avec  les  maires,  les  colonels  de 
la  garde,  les  quatorze  députés  du  département,  afin  d'aviser 
aux  dangers  courus  par  la  ville  ;  que  la  confiance  des  habi- 
tants et  du  conseil  en  leur  préfet  les  engageait  à  cette  dé- 
marche à  laquelle  ils  joignaient  l'estime  de  l'opposition,  et 
que  le  but  de  cette  conférence  serait  de  solliciter  une  inter- 


5l2  LA    REVUE    DE    PARIS 

position  entre  le  peuple  et  le  roi  pour  aboutir  à  une  transac- 
tion. 

Je  leur  répondis  :  ce  Messieurs,  en  acceptant  mes  fonctions, 
j'ai  juré  fidélité  au  roi;  je  ne  donnerai  jamais  la  main  au 
rétablissement  de  la  Commune  de  Paris;  je  n'en  veux  pas 
être  le  président,  pas  plus  que  je  ne  veux  être  maire  du  palais. 
Je  vous  remercie  de  l'honneur  que  vous  me  faites,  et  je  vous 
prie  de  prendre  mon  refus  en  bonne  part.  Si  vous  croyez  que 
ma  présence  ou  mon  influence  personnelle  puissent  arrêter 
l'ellusion  du  sang,  je  suis  prêt  à  vous  accompagner  sur  les 
barricades;  donnez-moi  seulement  le  temps  de  passer  mon 
uniforme.  »  Ils  me  dirent  que  telle  n'était  pas  leur  mission, 
qu'ils  respectaient  mes  sentiments,  qu'ils  n'avaient  songé  qu'à 
prévenir  des  périls  imminents,  et  qu'ils  regrettaient  que  mon 
devoir  me  dictât  l'obéissance.  Deux  ans  après,  je  causais  de 
cette  démarche  avec  M.  de  Lamartine,  dans  un  diner  du 
conseil  général  de  Saône-et-Loire.  «  Il  fallait  accepter,  me 
dit-il,  et  la  révolution  était  faite.  —  Je  le  savais,  répondis-je, 
et  j'aimais  mieux  vous  laisser  à  la  fois  l'initiative  et  la  res- 
ponsabilité d'un  malheur  qui  pèsera  longtemps  sur  la  France.  » 

Toute  la  soirée  se  passa  dans  l'agitation.  On  avait  cepen- 
dant de  bonnes  nouvelles  du  faubourg  qui,  jusque-là,  était 
assez  tranquille  ;  les  troupes  de  la  Bastille  correspondaient  faci- 
lement avec  nous;  on  attendait  à  chaque  instant  le  nouveau 
ministère  et  la  désignation  d'un  commandant  en  chef  qui 
prendrait  enfin  des  résolutions.  Soudain,  sur  les  dix  heures, 
éclate  comme  un  coup  de  foudre  la  nouvelle  de  la  fusillade 
du  boulevard  des  Capucines,  la  promenade  aux  flambeaux 
des  cadavres  des  victimes,  le  soulèvement  des  quartiers  inté- 
rieurs et  la  descente  du  faubourg.  A  onze  heures,  le  tocsin  se 
met  à  sonner  à  Saint-Elienne-du-Mont  et  à  Notre-Dame  : 
c'était  l'insurrection  générale,  et  depuis  trente-six  heures 
nous  étions  sans  ministère  ni  commandement  1 

J'avais  distribué  aux  troupes  tout  ce  qui  me  restait  de  vivres; 
j'avais  vidé  les  boutiques  des  boulangers,  bouchers,  épiciers 
et  marchands  de  vin  du  quartier;  je  gardais  toujours  le  brave 
colonel  Boutarel  avec  ses  cent  quatre-vingts  hommes;  mais, 
prévoyant  une  attaque  sérieuse  contre  l'Hôtel  de  Ville,  je  me 
décidai,  vers  minuit,  à  mettre  en  sûreté  ma  femme  et  mes 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINe'  5i3 

enfants.  Je  les  envoyai  rue  de  la  Truanderle,  chez  M.  Jacque- 
min,  agent  judiciaire  de  la  Ville,  dont  la  maison,  à  deux  pas 
de  là,  était  à  l'abri  des  balles.  Je  ne  voulus  pas  qu'ils  empor- 
tassent le  moindre  paquet,  ni  que  dans  mes  appartements  on 
fît  aucune  disposition  de  sauvetage,  de  peur  de  provoquer  la 
panique  par  des  signes  précurseurs  du  sauve  qui  peut. 

Les  miens  partis,  je  passai  une  heure  douloureuse  à  me 
promener  de  long  en  large  dans  ces  salons  éclairés  de  mille 
feux,  au  bruit  du  tocsin  et  des  coups  de  fusil,  en  me  disant 
tristement  :  «  Tu  as  été  pendant  quinze  ans  comme  un  père 
pour  cette  population,  et  peut-être,  dans  quelques  heures, 
laisseras-tu  la  réputation  d'un  meurtrier,  car  tu  devras  dé- 
fendre ce  seuil  et  faire  ton  devoir  jusqu'au  bout.  »  Enfin, 
épuisé  de  fatigue,  je  me  jetai  sur  un  lit  en  recommandant 
qu'on  m'éveillât  à  la  première  alerte. 

Je  dormis  quatre  heures.  A  cinq  heures  du  matin,  tout 
était  dans  le  même  état.  A  six,  Sébastiani  arriva  avec  le  gé- 
néral Garraube  dont  le  chapeau  venait  d'être  traversé  par  une 
balle.  Il  me  dit  que  Thiers  était  aux  Tuileries  où  il  avait  été 
appelé  dans  la  nuit,  que  Bugeaud  avait  reçu  le  commande- 
ment général,  qu'il  était  décidé  à  agir  vigoureusement,  que 
déjà  une  colonne  balayait  les  boulevards,  que  lui-même  était 
chargé  de  défendre  l'Hôtel  de  Ville  et  qu'il  allait  établir  ses 
communications  avec  les  troupes  de  Bugeaud  par  les  rues 
Saint-Denis  et  Saint-Martin.  Je  lui  fis  observer  que  ces  deux 
voies  étaient  hérissées  de  barricades  ;  il  faudrait  en  emporter 
une  quinzaine  de  vive  force,  non  sans  pertes,  car  nos  soldats 
devraient  marcher  à  découvert  entre  le  feu  dirigé  des  fenêtres  : 
nous  avions  seulement  quatre  pièces  d'artillerie,  et  il  lui 
serait  plus  facile  d'opérer  sa  jonction  par  la  ligne  des  quais  et 
des  boulevards,  vu  qu'il  n'y  avait  que  deux  barricades  de 
l'Hôtel  de  Ville  à  la  Bastille,  faibles  du  reste  et  faciles  à  tour- 
ner par  les  bas  ports  :  la  ville  serait  ainsi  coupée  en  trois 
tronçons  qu'on  tiendrait  aisément  séparés  avec  de  la  cavalerie 
et  du  canon. 

Nous  étions  à  discuter  celte  tactique  dans  la  salle  du  con- 
seil de  préfecture  qui  servait  de  quartier  général,  pointant  sur 
le  plan  de  Paris  l'emplacement  des  barricades,  lorsque  arriva 
Roger  de  Sérensai,   aide  de  camp  de   Sébastiani  qu'il  avait 

ler  Février   logS.  5 


5l4  LA    REVUE    DE    PARIS 

laissé  auprès  du  maréchal  Bugeaud.  Il  apportait  l'ordre  du 
maréchal,  écrit  sur  le  désir  du  roi  et  vraisemblablement  dicté' 
par  le  nouveau  ministère,  de  suspendre  partout  les  hostilités, 
de  replier  les  troupes,  et  de  laisser  toutes  les  mesures  d'ordre 
et  de  police  aux  soins  de  la  garde  nationale.  Celle-ci  n'avait 
plus  de  chef.  Dans  la  plupart  des  légions,  on  ne  connaissait 
plus  ni  colonel  ni  officiers  :  c'était  l'abdication  du  pouvoir 
devant  l'émeute,  en  attendant  l'abdication  de  la  couronne 
quelques  heures  plus  tard.  Sébasliani  ne  s'y  trompa  pas  :  il 
arracha  son  épée,  la  jeta  sur  la  table  et  s'écria  :  «  Je  ne 
suis  plus  rien,  je  ne  veux  me  mêler  de  rien,  mon  com- 
mandement est  terminé.  »  Boutarel  me  déclara  qu'il  ne  pou- 
vait plus  retenir  ses  hommes  et  qu'il  allait,  lui  aussi,  se 
retirer.  Je  suppliai  les  généraux  de  ne  pas  emmener  les 
troupes,  de  les  masser  l'arme  au  pied  et  au  repos,  en  les  gar- 
dant sous  la  main,  en  sorte  que,  si  cette  mesure  de  concilia- 
tion n'avait  pas  le  succès  attendu,  du  moins  elle  permettrait 
de  reprendre  l'offensive,  au  cas  où  de  nouveaux  ordres  nous 
seraient  envoyés.  Ils  accédèrent  à  ma  demande,  et  les  troupes 
restèrent  sur  la  place  et  les  quais  jusqu'à  deux  heures  dé 
l'après-midi  où  elles  rentrèrent  à  la  caserne. 

Cela  fait,  nos  généraux  ne  songèrent  plus  qu'à  déjeuner, 
Sébastiani  à  faire  sa  toilette;  je  le  conduisis  dans  mon  appar- 
tement et  fus  assez  surpris  de  lui  voir  déposer  sur  la  chemi- 
née une  grosse  bourse  contenant  dix  mille  francs  en  or,  dont 
il  s'était  pourvu  à  tout  événement,  ce  qui  me  prouva  combien 
il  avait  peu  confiance  dans  la  résistance. 

Pendant  qu'ils  déjeunaient,  je  remarquai  dans  ma  cour 
quelques  gardes  municipaux  désarmés.  On  me  dit  que  c'étaient 
ceux  que  le  colonel  de  Luzy  avait  ramenés  des  ateliers  Lepage, 
et  qu'il  n'avait  pu  dégager  qu'à  la  condition  de  leur  faire  dé- 
poser leurs  armes.  A  ce  moment,  on  m'avertit  qu'une  colonne 
d'insurgés  commençait  à  envahir  les  cours  des  bureaux  à  la 
recherche  de  ces  gardes  municipaux,  pour  les  massacrer.  Je 
conjurai  Sébastiani  de  les  faire  placer  entre  deux  escadrons 
de  cuirassiers  rangés  sur  le  quai  et  de  les  conduire  ainsi,  tout 
près  de  là,  à  la  caserne  des  Célestins  où  ils  seraient  en  sécu- 
rité. Il  s'y  refusa  «  J'ai  reçu,  me  dit-il,  l'ordre  formel  d'éviter 
toute  rencontre;  je  ne  puis  risquer  une  opération  qui  provo- 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  5l5 

querait  des  coups  de  fusil.  J'en  suis  désolé,  mais  je  ne  veux 
pourtant  pas  passer  au  conseil  de  guerre.  » 

Et  moi,  je  ne  pouvais  pourtant  pas  laisser  tuer  ces  pauvres 
gens!  Grâce  au  dévouement  de  MM.  Buffet,  Hudry  et  Mignes 
qui  se  dépouillèrent  de  tous  les  vêtements  qu'ils  purent  aban- 
donner, nous  en  déguisâmes  quelques-uns  ;    nous  leur  cou- 
pâmes la  barbe  et  les  moustaches,   et  nous  les  fîmes  fuir  à 
temps;  les  autres  parvinrent  à  se  cacher  dans  l'Hôtel  de  Ville, 
notamment  trois  qui  se  réfugièrent  sous  le  lit  de  madame  de 
Mesgrigny,  ma  fille,  où  elle  les  découvrit  le  vendredi  en  ren- 
trant dans  sa  chambre.  Deux  émeutiers  ivres  morts  ronflaient 
étendus  sur  le  même  lit,  si  bien  qu'elle  put  les  faire  évader. 
Mais  hélas  1  tous  n'eurent  pas  cet  heureux  sort,  et  beaucoup 
périrent  de  ces  bons  serviteurs  dont  j'avais  si  souvent  appré- 
cié le  courage,  la  fidélité,  le  respect  du  devoir. 

Espérant  toujours  recevoir  de  meilleures  nouvelles,  j'atten- 
dais dans  mon  cabinet  entouré   des  généraux  et  de  sept  ou 
huit  membres  du  conseil  municipal  qui,  depuis  le  matin,  me 
pressaient  de  réunir  l'assemblée.  Parmi  eux,  il  en   était  trois 
ou  quatre  fort  au  courant  de  l'insurrection,  venus,  je  crois, 
pour  pourvoir  à  ma  sûreté  personnelle  sans  m'en   rien  dire. 
A  une  heure,  nous  apprîmes  l'abdication  du  roi.   Une  demi- 
heure  plus  tard,  on  m'annonçait  une  députation  de  la  garde 
nationale.  Environ  quinze  officiers  entrèrent,   et  leur  porte- 
parole  me  dit  :  ce  Monsieur  le  préfet,  le  peuple  est  le  maître 
de  l'Hôtel    de  Ville  ;    c'est    lui   à  l'avenir   qui    donnera   des 
ordres;   nous   venons  vous  informer  que    vos  pouvoirs   sont 
terminés.   —    C'est   bien,   messieurs,   répondis-je  ;    voici  les 
généraux  qui  me  déclarent  l'impuissance  des    troupes  à  me 
protéger  et  à   m'obéir  ;  voici  les  membres  du  conseil  muni- 
cipal, témoins  que  j'ai  fait  tout  mon  devoir  et  que  je  n'obéis 
qu'à  la  force  ;  je  me  retire,  et  je  vous  cède  mon  cabinet.  — 
Non  pas,   monsieur,    nous   ne  voulons  point   vous   chasser, 
de  chez  vous,  et  nous  allons  nous  établir  ailleurs.  —  A  Dieu 
ne  plaise,  messieurs,    que  je  reste  ici  après  avoir   perdu   le 
droit  d'y  commander.  Dans  quelques  instants,  je  serai  parti.  » 
Ils  sortirent,  mais  je  remarquai  bien  à  leur  attitude  que  cer- 
tains étaient  là  plutôt  pour  me  protéger  que  pour  m'offenser. 
Aux  premiers  mots,   les  généraux  avaient  disj^aru   :  j'étais 


5l6  LA    REVUE    DE    PARIS 

seul.  J'appelai  alors  mon  fidèle  Buffet;  je  jetai  au  feu  tous  les 
papiers  que  je  ne  voulais  pas  laisser  après  moi,  et,  prenant 
ma  canne  et  mon  chapeau,  je  descendis  l'escalier  des  bu- 
reaux, je  traversai  plusieurs  pelotons  d'insurgés,  et  je  longeai 
toute  la  façade  nord  de  l'Hôtel  de  Ville  en  dedans  de  la  grille, 
car  je  ne  pouvais  passer  à  travers  la  place  encore  encombrée 
par  la  troupe  et  l'émeute.  En  chemin,  je  rencontrai  Victor 
Hugo  et  le  maire  du  VHP  arrondissement  qui  venaient  aux 
nouvelles  ;  je  leur  confirmai  l'abdication  du  roi  ;  ils  cou- 
rurent aussitôt  à  la  Chambre,  et  moi  je  me  hâtai  de  rejoindre 
ma  femme  et  mes  enfants  dont  on  conçoit  l'inquiétude  sur 
mon  sort.  Après  les  avoir  embrassés,  je  montai  chez  mon 
secrétaire  Boullenois  qui  logeait  dans  la  maison  même,  pour 
envoyer  sur  l'heure  un  rapport  circonstancié  à  M.  Thiers. 

Le  soir,  il  fallut  nous  séparer.  Nous  avions  appris  le  pillage 
de  nos  appartements  ;  mais  comment  songer  à  nos  malheurs 
personnels  devant  ceux  de  cette  pauvre  famille  royale  .**  Ma 
fille  et  son  mari  cherchèrent  un  asile  chez  M.  Louveau,  dans 
l'île  Saint-Louis;  nous,  nous  avions  un  gîte  assez  assuré 
chez  M.  Buron,  opticien  de  mon  brave  ami  et  homme 
d'affaires  François  Fabier,  rue  des  Trois-Pavillons.  Il  fallait 
traverser  sept  ou  huit  barricades.  Plusieurs  fois  je  fus 
reconnu,  jamais  injurié  ni  menacé;  au  contraire,  on  nous 
tendait  la  main  pour  passer,  et  on  voulut  même  m'ofifrir  à 
boire.  Du  reste  ce  sentiment  de  sympathie  et  de  respect  se 
manifesta  plus  encore  au  sac  de  l'Hôtel  de  Ville.  Quand  le 
peuple,  ivre  de  sa  victoire,  se  précipita,  dans  une  immense 
poussée,  de  salon  en  salon,  il  s'arrêta  devant  mon  portrait. 
Des  voix  s'écrièrent  :  ce  II  ne  faut  pas  lui  faire  de  mal,  c'était 
le  père  des  ouvriers.  »  Toute  la  nuit,  des  hommes  de  bonne 
volonté  montèrent  la  garde  en  se  relayant  devant  lui;  puis, 
le  jour  venu,  ils  le  détachèrent  de  son  cadre,  le  promenèrent 
dans  tout  l'Hôtel  de  Ville  comme  pour  lui  faire  faire  ses 
adieux  à  sa  maison,  et  le  couchèrent  doucement  sur  mon  lit 

en  disant  : 

Dors,  papa  Rambuteau, 
T'as  bien  mérité  de  faire  dodo. 

Je  dois  dire,  à  côté  de  cela,  que  notre  garde-robe  fut  en- 
tièrement pillée;  mais  je  suis  à  peu  près  certain  qu'il  faut  en 


A    LA    PRÉFECTURE    DE    LA    SEINE  617 

accuser  les  femmes  de  Saint-Lazare,  lesquelles  vinrent  faire, 
celte  nuit-là,  un  triste  métier  et  d'autres  encore  à  l'Hôtel  de 
Ville.  Le  lendemain  vendredi,  je  traversai  tout  Paris  en  passant 
par  l'île  Saint-Louis,  pour  gagner  le  faubourg  Saint-Honoré. 
Je  fus  encore  maintes,  fois  reconnu,  car  j'allais  à  pied,  avec 
ma  fille  Amable  au  bras  et  son  mari.  Je  ne  reçus  que  des 
marques  de  politesse.  Ma  femme  qui  nous  rejoignit  dans  un 
cabriolet,  sous  la  protection  d'un  élève  de  l'Ecole  polytech- 
nique, franchit  également  tous  les  obstacles  sans  être  in- 
quiétée ;  enfin  nous  nous  trouvâmes  réunis  pour  ne  plus  nous 
quitter  à  l'hôtel  Sinet,  où  un  appartement  m'avait  été  offert 
avec  mille  instances  par  le  fils  du  propriétaire,  M.  Rougier, 
employé  dans  mes  bureaux.  Le  jour  même,  j'écrivis  la  lettre 
suivante  au  maire  du  L'  arrondissement  : 

Monsieur  le  Maire, 

En  i83o,  je  n'ai  point  pensé  que  la  qualité  de  député  dût  m'em- 
pêcher  de  concouiir  à  assurer  l'ordre  public.  Aujourd'hui  je  désire 
reprendre  ma  place  dans  la  même  légion,  et  je  n'entends  pas  que 
mon  âge  me  dispense  de  défendre  encore  l'ordre  et  la  propriété. 

De  suite,  je  reçus  ma  nomination  dans  la  compagnie  du 
capitaine  Marcotte,  pharmacien  :  je  fus  habillé,  équipé,  et 
dès  le  27  j'entrai  dans  le  rang.  Aussi,  un  journal  ayant  an- 
noncé que  j'étais  parti  pour  l'Angleterre,  je  m'en  fus  moi- 
même  assurer  le  rédacteur  de  ma  présence.  Quelques  jours 
après,  j'avais  pris  un  fiacre  pour  aller  à  l'Ecole  polytech- 
nique pour  remercier  le  jeune  élève  qui  avait  accompagné 
madame  de  Rambuteau,  quand,  en  descendant  de  voiture, 
le  cocher  m'appela  :  «  Monsieur  le  Préfet!  —  Tu  me  re- 
connais donc,  lui  dis-je.  —  Oui,  monsieur;  je  m'en  dou- 
tais quand  vous  êtes  monté,  mais  en  roule  des  camarades 
m'ont  dit  que  je  ne  me  trompais  pas.  Ah!  monsieur  le 
préfet,  vous  pouvez  courir  tant  que  vous  voudrez  tout  Paris 
en  voiture  et  sans  argent,  il  n'y  en  a  pas  un  de  nous  qui  ne 
soit  heureux  de  vous  conduire I  Vous  nous  avez  fait  assez  de 
bien  pour  cela.  »  Ces  simples  mots,  cette  reconnaissance 
naïve  au  lendemain  d'une  révolution  sanglante  sont  l'hon- 
neur de  ma  retraite  et  le  prix  de  tous  mes  travaux. 

Je  pris  part  aux  prises   d'armes  des    i6  mars,    17   avril  et 


5i8 


LA    REVUE    DE    PARIS 


i5  mai.  Cela  dura  jusqu'à  la  fin  de  mai.  Avant  de  quitter 
Paris,  je  fus  prendre  congé  du  maréchal  Gérard.  Il  me  dit  que 
dans  les  trois  fatales  journées  de  février,  il  avait  vu  deux  fois 
le  roi.  Une  première  fois,  le  mercredi  matin,  il  s'était  rendu 
aux  Tuileries  et  avait  eu  beaucoup  de  peine  à  se  faire  annon- 
cer, le  roi  étant  dans  le  cabinet  de  la  reine.  Enfin  il  fut  intro- 
duit; le  roi  fort  animé  lui  dit  sans  préambule  :  «  Concevez- 
vous  ces  gens  d'affaires  !  Voilà  trois  heures  que  je  discute 
avec  eux  ;  ils  veulent  me  faire  payer  cent  dix  mille  francs 
de  plus  que  je  ne  dois  pour  les  frais  de  succession  de  ma 
sœur,  et  je  ne  puis  leur  faire  entendre  raison  I  »  Gérard, 
stupéfait,  essaya  de  lui  parler  de  la  situation;  le  roi  l'inter- 
rompit vivement  pour  le  rassurer,  puis,  voyant  qu'il  n'y 
réussissait  point,  il  le  congédia,  non  sans  brusquerie,  en  lui 
disant  :  «  Duchâtel  m'attend;  je  ne  puis  vous  garder  davan- 
tage, mais  croyez,  mon  cher  maréchal,  que  tout  cela  finira 
vite  et  bien.  » 

Le  lendemain  jeudi.  Sa  Majesté  l'envoya  chercher  par  son 
aide  de  camp,  si  précipitamment  que  celui-ci  ne  lui  laissa  pas 
même  le  temps  de  passer  son  uniforme,  et  qu'il  fut  obligé  de 
se  le  faire  porter  au  château.  A  peine  entré,  le  roi  lui  tendit 
son  acte  d'abdication  et  lui  ordonna  de  monter  à  cheval  sur 
l'heure  pour  aller  en  donner  lecture  au  peuple,  afin  de  cal- 
mer l'émeute.  Gérard  prit  le  propre  cheval  du  roi  :  il  s'avança 
jusqu'à  la  rue  de  Rohan  pour  déboucher  dans  la  rue  Saint- 
Honoré;  mais  la  foule,  composée  en  partie  de  détachements 
de  la  3*^  légion  qui  avaient  forcé  leur  lieutenant-colonel  à  mar- 
cher à  leur  tête  sur  les  Tuileries,  aux  cris  de  :  Vive  la  Ré- 
forme .'  l'empêcha  de  passer.  Refoulé  par  la  cohue,  assourdi 
par  les  vociférations,  il  ne  put  se  faire  entendre  ni  compren- 
dre et  dut  rentrer  aux  Tuileries  dans  la  bousculade.  Alors  le 
roi  se  prépara  à  partir. 

La  Révolution  était  faite. 

COMTE    DE    RAMBUTEAU 


UNE 

FAMILLE  DE  BOURGEOISIE 

A   BYZANCE 


L'histoire  de  l'empire  byzantin  s'est  en  ces  dernières  années 
en  grande  partie  renouvelée.  L'histoire  de  la  société  byzan- 
tine reste  à  faire  presque  entière.  Assurément,  je  suis  loin  de 
méconnaître  le  très  vif  intérêt  qu'offrent  des  empereurs  tels 
qu'un  Justinien  ou   un  Nicéphore   Phocas,   un  Basile  II   ou 
un  Alexis  Comnène,  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  piquant  dans  les 
aventures  d'une  Théodora,  d'une  Zoé  ou  d'une  Théophano, 
et  je  sais  aussi  tout  ce  que  l'étude  de  ces  grands  personnages 
peut  apprendre  sur  l'histoire  des  mœurs  de  leur  temps.  Pour- 
tant,   si    curieux  et   si   pittoresque   que  nous    apparaisse  ce 
monde  de  la  cour,  il  n'est  point  a  lui  seul  l'empire  tout  entier. 
Les  intrigues  de  palais,  les  révolutions  de  caserne,  les  soulè- 
vements   militaires,    les   guerres  étrangères    et  les  discordés 
civiles    sont  l'un  des  aspects  seulement  —  et  le  plus  banal 
peut-être  —  de  la  société  byzantine.  Ce  qui  mérite  davantage 
d'attirer  l'attention,  ce  sont  ces  fortes  institutions  adminis- 
tratives, dont  le  robuste  organisme  a  maintenu  si  longtemps 
la  cohésion  de  l'empire  ;  ce  sont  aussi  ces  classes  moyennes 
de  la  capitale   et  des  provinces,    dont  les  mâles  vertus  ont 
durant  tant  de    siècles    assuré  la    durée   de  la    monarchie. 
A  n'étudier  que  le  monde  pourri  de  viveurs,  d'intrigants  et 
d'ambitieux  qui  gravite  autour  des  souverains,  on  risque  de 


520  LA    REVUE    DE    PARIS 

mal  comprendre  comment  Byzance  a  pu  survivre  à  tant  de 
crises,  échapper  à  tant  de  périls.  Pour  savoir  tout  ce  qu'elle 
gardait  en  elle  de  réserves  d'énergie  et  de  courage,  c'est 
ailleurs  qu'il  faut  jeter  les  yeux,  dans  ces  grandes  familles  de 
l'aristocratie  féodale  et  militaire  qui  peuplait  les  provinces, 
dans  ces  ménages  byzantins  de  condition  moyenne,  dans  le 
modeste  intérieur  de  ces  rudes  paysans  de  Thrace  ou  d'Ana- 
tolie,  chez  tous  ceux  enfin  qui  furent  vraiment  la  force  vive 
de  l'état  byzantin.  Et  sans  doute  nous  avons  trop  rarement 
conservé  les  documents  qui  nous  permettent  de  reconstituer 
avec  précision  ces  choses,  et  qui  nous  rendent  la  vie  intime 
et  familière  d'une  société  disparue.  Il  en  existe  pourtant,  et 
parmi  eux  le  petit  livre  dont  je  voudrais  parler  ici,  parce 
qu'il  nous  fait  admirablement  connaître  les  occupations,  les 
soucis  et  les  joies  d'une  famille  de  bourgeoisie  à  Byzance  au 
XI®  siècle. 


*  * 

Michel  Psellos,  le  grand  écrivain  byzantin  dont  j'ai  dit  ail- 
leurs^ les  qualités  éminentes,  a,  parmi  tant  d'ouvrages  sortis 
de  sa  plume  infatigable,  composé  un  curieux  éloge  funèbre 
en  l'honneur  de  sa  mère  Théodote^.  C'est  un  des  tableaux 
les  plus  achevés  que  nous  ayons  de  la  vie  byzantine.  Non 
sans  doute  que  Théodote  ait  joué  aucun  rôle  dans  les  événe- 
ments du  siècle  où  s'écoula  sa  vie.  Rien  ne  fut  plus  uni, 
plus  calme,  plus  modeste  et  en  certain  sens  plus  banal  que 
l'existence  de  cette  femme  de  condition  moyenne  et  d'impec- 
cable honnêteté.  Mais  si  par  là  elle  diffère  des  femmes  byzan- 
tines que  l'on  nous  représente  d'ordinaire,  elle  nous  offre  par 
là  aussi  un  intérêt  particulier.  Assurément,  elle  est  moins 
pittoresque,  moins  amusante  à  regarder  vivre  que  les  Théo- 
phano,  les  Zoé  et  leurs  émules:  peut-être  nous  donne-t-elle, 
mieux  que  ces  grandes  dames  d'allures  un  peu  exception- 
nelles, une  idée  plus  exacte  et  plus  juste  du  temps  oîi  elle 

1.  Voir    Ch.     Diehl,    Deux    impératrices   de   Byzance  :    Zoé   la    Porphyrogénèle 
{Grande  Revue,  i*""  juillet  iQoS). 

2.  Ce  texte  a  été  publié  en  1876    par  M.  Sathas,  au  tome  V  de  sa  Bibliolheca 
graeca  Medii  Aevi, 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  521 

vécut.  Le  portrait  que  nous  pouvons  tracer  d'elle  a  une  valeur 
en  quelque  sorte  représentative.  Elle  nous  offre  comme  le 
type  de  ces  milliers  de  bourgeoises  byzantines,  ses  contempo- 
raines, qui  ne  sont  pas  plus  qu'elle  montées  au  grand  soleil 
de  l'histoire,  mais  qui  vécurent  comme  elle,  pieusement, 
humblement,  dignement,  en  braves  femmes  qu'elles  étaient. 

* 

ïhéodote  était  née  à  Gonstanlinople,  vers  les  dernières 
années  du  x*^  siècle,  de  parents  modestes,  simples  et  vertueux. 
Elle  était  l'aînée  de  plusieurs  enfants,  et,  dans  le  milieu  étroi- 
tement uni  oii  elle  grandit,  elle  semble  avoir  été  fort  admirée 
et  fort  aimée.  Toute  petite,  elle  montra  une  précoce  beauté  ; 
jeune  fille,  elle  était  charmante  ;  et,  quoique  la  fortune  médiocre 
de  sa  famille  ne  lui  permît  guère  les  toilettes  somptueuses  et 
que  son  goût  personnel  ne  l'y  portât  point,  par  la  grâce  de  sa 
taille  bien  prise,  la  beauté  de  sa  chevelure,  la  splendeur  de 
son  teint,  l'éclat  de  ses  yeux  fiers,  elle  excitait  l'admiration 
de  tous  ceux  qui  l'approchaient.  «  Elle  était,  dit  Psellos  dans 
le  petit  livre  que  j'ai  cilé,  comme  une  rose,  qui  n'a  point 
besoin  de  beauté  empruntée.  »  Au  moral,  elle  avait  du  bon 
sens,  de  la  décision,  un  esprit  net  et  ferme,  qui  se  marquait 
rien  qu'à  la  façon  calme  et  posée  dont  elle  parlait.  Comme 
les  jeunes  filles  de  sa  condition,  elle  reçut  dans  la  maison 
paternelle  l'essentiel  de  son  éducation,  et,  selon  l'usage  du 
temps,  ce  fut  assez  peu  de  chose.  On  la  forma  aux  ouvrages 
domestiques,  on  lui  apprit  à  filer,  à  broder,  à  tisser;  avec 
cela,  on  lui  donna  quelques  rudiments  de  lettres,  dont  elle 
travailla  par  elle-même  à  compléter  l'insuffisance.  Et  peut- 
être,  dans  l'ordre  des  choses  intellectuelles,  celte  femme  intel- 
ligente eût-elle  souhaité  davantage  :  elle  regrettait  parfois  de 
n'être  point  un  homme,  et  que  son  sexe  lui  interdît  de  fré- 
quenter les  écoles  et  de  se  mêler  aux  entretiens  savants.  Elle 
était  pieuse  enfin  et  allait  volontiers  aux  églises,  nourrissant 
dès  ce  moment,  dans  sa  jeune  âme  pure,  une  ardente  et  mys- 
tique dévotion.  Et,  malgré  les  conquêtes  que  faisait  sa  beauté, 
elle  semblait  peu  disposée  au  mariage  et  se  prêtait  mal  aux 
suggestions  que    sa  famille  ne   lui    ménageait    guère  sur  ce 


532  LA    REVUE   DE    PARIS 

point.  Finalement,  son  père,  ayant  usé  vainement  toute  son 
éloquence,  prit  le  parti  de  se  fâcher,  et  il  menaça  Théodote,  si 
elle  ne  choisissait  pas  un  époux,  de  lui  donner  sa  malédic- 
tion. Elle  céda,  et,  parmi  les  prétendants  empressés  autour 
d'elle,  elle  accorda  sa  main  à  celui  qui  devait  être  le  père  de 
Psellos. 

C'était  un  homme  d'assez  bonne  race,  qui  se  piquait  de 
compter  parmi  ses  ancêtres  des  patrices  et  des  consuls  ;  mais 
c'était  un  noble  un  peu  ruiné.  Heureusement  pour  les  siens, 
on  n'avait  point  alors  à  Byzance  les  préjugés  aristocratiques 
de  nos  sociétés  d'Occident  :  ce  patricien  n'avait  point  eu  scru- 
pule à  travailler  pour  vivre  et  à  chercher  dans  le  commerce 
de  quoi  nourrir  sa  famille.  Au  physique,  c'était  un  beau  gar- 
çon, bien  planté,  droit  et  grand  «comme  un  cyprès  de  belle 
venue»;  il  avait,  sous  des  sourcils  bien  dessinés,  des  yeux 
clairs  et  rieurs  ;  une  expression  avenante  et  gracieuse  était 
répandue  sur  tout  son  visage.  Au  moral,  c'était  un  homme 
honnête  et  simple,  d'humeur  égale  et  douce  ;  jamais  on  ne  le 
vit  en  colère,  jamais  il  ne  s'emporta  à  frapper  personne.  Il 
était  actif,  laborieux  :  il  aimait  k  faire  les  choses  par  lui- 
même.  Il  n'était  pas,  à  la  vérité,  «très  prompt  à  la  parole  »; 
pourtant,  quand  il  le  fallait,  il  parlait,  et  non  sans  quelque 
agrément.  C'était,  en  un  mot,  une  âme  candide,  un  bon 
garçon  quelque  peu  médiocre.  «Rien  qu'à  le  regarder,  dit 
Psellos,  avant  même  qu'on  l'entendît  parler,  les  gens  qui  se 
piquent  d'être  physionomistes  auraient  affirmé  qu'il  gardait 
en  notre  siècle  comme  une  étincelle  de  la  simplicité  antique.  » 
Ce  brave  homme  simple  devait  toujours  faire  peu  parler  de 
lui.  «  Il  parcourut  la  vie,  selon  la  jolie  expression  de  son  fils, 
légèrement,  sans  faire  un  faux  pas,  d'une  marche  toujours 
égale,  semblable  à  l'huile  qui  coule  sans  bruit.  » 

Sa  femme  était  d'autre  sorte.  Elle  avait  toutes  les  qualités 
fortes  qui  manquaient  à  son  mari.  Lui  était  timide,  un  peu 
■apathique;  elle  avait  de  la  décision  et  de  l'initiative  pour 
deux.  Elle  fut  vraiment  l'homme  de  la  maison.  «La  Provi- 
dence, dit  Psellos,  avait  donné  en  elle  à  mon  père,  non  pas 
seulement  une  aide  et  une  collaboratrice,  mais  un  chef,  un 
guide  qui  prenait  l'initiative  de  toutes  les  grandes  choses.  » 
Seulement,    comme  elle    était   fine,   Théodote   n'avait  garde 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  523 

d'étaler  aux  yeux  de  son  faible  époux  la  profonde  influence 
qu'elle  exerçait  sur  lui.  Ce  brave  homme  qui  ne  faisait  fjeur 
à  personne,  elle  affectait  de  le  traiter  très  respectueusement  ; 
elle  lui  parlait  comme  une  inférieure,  feignant  de  le  consul- 
ter et  de  lui  obéir  en  tout,  «  moins,  écrit  Psellos  avec  une 
pointe  d'irrévérence,  par  considération  pour  son  caractère 
que  par  respect  des  antiques  traditions  de  la  famille  », 

Elle  le  rendit,  en  tout  cas,  parfaitement  heureux.  D'hu- 
meur gaie,  de  visage  souriant,  toujours  aimable  et  douce,  elle 
fut  une  femme  d'intérieur  admirable,  gouvernant  sagement 
sa  maison  et  la  faisant  prospérer,  dirigeant  ses  servantes, 
s'occupant  aux  travaux  usuels  et  aux  petits  ouvrages  qui  rem- 
plissaient l'existence  du  gynécée.  Mais  il  y  avait  en  ell«  des 
qualités  plus  hautes.  Sensée,  calme,  raisonnable,  capable 
même  d'esprit  critique,  elle  savait  parler  avec  mesure  et  se 
taire  quand  il  le  fallait.  Surtout  elle  savait  se  conduire  et 
vouloir  :  «  bien  plus  ferme  que  son  mari  »,  —  c'est  Psellos 
qui  l'affirme  —  elle  avait  vraiment  «une  âme  virile».  Avec 
cela,  elle  restait  femme  pourtant.  Elle  était  réservée,  modeste, 
d'une  grâce  chaste  et  sage,  charmante  et  bonne  pour  tous 
ceux  qui  l'entouraient.  Pour  ses  vieux  parents  elle  avait  mille 
attentions  exquises,  les  soignant  quand  ils  étaient  malades, 
les  veillant,  les  consolant.  Pour  ses  enfants,  on  le  verra  tout 
à  l'heure,  elle  sera  une  mère  incomparable.  Quoiqu'elle  fût 
jolie,  elle  n'aimait  point  le  monde.  Le  luxe  de  la  table,  la 
richesse  des  ameublements,  la  splendeur  des  toilettes  aux 
couleurs  éclatantes,  tout  cela  la  laissait  assez  indifférente.  Ne 
vivant  que  pour  les  siens,  elle  se  désintéressait  de  presque 
tout  le  reste,  ne  sachant  rien  des  bruits  de  la  ville  et  de  la 
cour,  insoucieuse  des  commérages  du  quartier,  ignorante 
même  des  tumultes  et  des  émeutes  qui  troublaient  la  capi- 
tale. «Aucune  des  femmes  de  son  temps,  dit  son  fils,  n'au- 
rait pu  lui  être  comparée.  »  Bourgeoise  ordonnée,  rangée, 
un  peu  méthodique  et  rigide,  elle  inspirait  à  tous  ceux  qui 
la  voyaient  et  aux  siens  mêmes  une  sorte  de  respect.  C'était 
une  manière  d'être  supérieur,  et,  dans  la  famille,  on  la  nom- 
mait volontiers  «la  loi  vivante». 

Elle  n'eût  point  été  complète  si  elle  n'avait  été  charitable 
et  pieuse.  Elle  aimait  à  recevoir  les  pauvres  à  sa  table,  mais 


534  LA    REVUE    DE    PARIS 

non  point  pour  se  faire  honneur  de  ses  libéralités  et  humilier 
ceux  à  qui  elle  donnait.  Elle  savait  la  manière  de  donner. 
Elle  recevait  en  personne  ses  misérables  hôles,  leur  lavait  les 
pieds,  voulait  les  servir  elle-même,  c<  comme  s'ils  eussent  été 
de  grands  seigneurs  »  ;  de  ses  mains  elle  leur  présentait  les 
plats  et  leur  versait  à  boire.  Sans  cesse  lisant  les  Saintes  Ecri- 
tures, s'abîmant  matin  et  soir  en  de  pieuses  prières,  son  âme 
s'envolait  vers  Dieu  en  de  dévotes  extases.  De  tout  temps 
elle  avait  aimé  la  vie  monastique,  les  haillons  de  bure  des 
solitaires,  les  austérités  des  ermites  ;  elle  eût  souhaité  «  vivre 
toute  pure  pour  le  Dieu  de  pureté  ».  Mais,  sur  ce  point,  son 
mari  était  intraitable.  «  Me  séparer  de  ma  femme,  déclarait-il, 
me  serait  chose  pire  que  de  me  détacher  de  Dieu  lui-même.» 
Théodote,  obligée  de  rester  dans  le  monde,  se  consolait  en 
fréquentant  les  moines  et  les  religieuses,  en  couchant  comme 
eux  sur  la  dure,  en  s'imposant  toutes  sortes  de  mortifications. 
Et  peut-être  celle  piété  un  peu  exaltée  eût-elle  versé  à  la 
longue  en  de  fâcheux  excès,  si  la  femme  intelligente  et  sensée 
qu'était  Théodote  n'avait  trouvé,  pour  l'occuper  tout  entière, 
ses  enfants  à  élever  et  à  aimer. 

* 
*  * 

Du  mariage  de  Théodote  une  fille  d'abord  était  née.  Puis 
vint  un  second  enfant,  et  ce  fut  une  fille  encore.  Celle-ci,  il 
faut  l'avouer,  fut  accueillie  dans  la  famille  avec  quelque  froi- 
deur :  tout  le  monde  souhaitait,  attendait  un  garçon.  Il  naquit 
enfin  en  l'année  1018,  et  ce  fut  Psellos.  Ardemment  désiré, 
bien  des  fois  demandé  à  Dieu  en  de  ferventes  prières,  le  nou- 
veau-né, qui  reçut  au  baptême  le  nom  de  Constantin,  entra 
dans  la  vie  parmi  les  cris  de  joie  et  les  chants  de  triomphe. 
Sur  sa  jeune  tête  se  concentrèrent  toutes  les  espérances  des 
siens,  et  sa  mère  en  particulier,  qui  voulut  elle-même  le 
nourrir,  conçut  pour  l'avenir  de  ce  fils  chéri  les  plus  hautes 
ambitions. 

Attentivement  Théodote  s'occupa  d'élever  ses  enfants. 
«Elle  ne  prit  point,  dit  Psellos,  comme  la  plupart  des  femmes, 
occasion  de  sa  maternité  pour  se  détourner  de  la  vie  active  et 
mener  une  existence  de  paresse.  Plus  fortifiée  qu'affaiblie  par 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  525 

révénement,  elle  n'en  organisa  que  plus  fermement  sa  vie  et 
sa  pensée.  »Elle  partageait  également  ses  soins  entre  ses  filles 
et  son  fils,  tendre  pour  eux  et  sévère  tour  à  tour;  et  ses 
enfants,  qui  voyaient  en  elle  le  modèle  de  toutes  les  vertus, 
lui  marquaient  une  admiration  et  un  respect  sans  bornes.  Au 
fond  du  cœur  pourtant,  Théodote  avait  quelque  secrète  préfé- 
rence pour  le  garçon,  sur  la  tête  duquel  elle  mettait  tant  de 
brillantes  et  flatteuses  espérances.  Mais  elle  se  gardait  bien  de 
lui  manifester  une  tendresse  plus  spéciale  :  cette  femme  un  peu 
rigide  eût  tenu  pour  faiblesse  de  trop  laisser  voir  ses  affec- 
tions. Elle  adorait  son  fils  ;  mais  elle  prenait  sur  elle-même, 
de  peur  qu'en  se  montrant  pour  lui  trop  facile  et  trop  tendre, 
elle  le  rendît  moins  docile  et  moins  obéissant.  Seulement  le 
soir,  quand  elle  croyait  l'enfant  endormi,  elle  allait  doucement 
le  prendre  dans  ses  bras,  et  alors  elle  l'embrassait  à  pleine 
bouche,  et  elle  lui  parlait  ainsi  :  «  Mon  enfant  désiré,  combien 
je  l'aime,  et  je  ne  puis  pas  cependant  t'embrasser  plus  sou- 
vent. ))  Est-il  besoin  d'ajouter  que  ces  soirs-là  le  petit  Psellos 
ne  dormait  que  d'un  œil?  C'est  lui-même  qui  nous  a  con- 
servé ce  joli  tableau  d'intimité  familiale. 

C'est  avec  la  même  ferme  raison  que  Théodote  dirigea 
l'éducation  de  ce  fils  adoré.  Elle  ne  voulut  laisser  a  personne 
le  soin  de  former  son  esprit  et  son  cœur,  et  elle  s'attacha  à 
faire  de  lui,  dès  son  jeune  âge,  un  enfant  honnête,  pieux  et 
raisonnable.  Aussi  n'entendait-elle  point  qu'on  lui  contât,  pour 
l'endormir  le  soir,  des  contes  de  nourrices,  qu'on  lui  farcît  la 
tête  de  sottes  histoires  de  monstres  et  de  démons.  Elle  lui 
faisait,  au  contraire,  de  pieux  et  édifiants  récits,  elle  lui  racon- 
tait l'histoire  d'Isaac  conduit  par  son  père  au  sacrifice  et 
soumis  en  tout  à  la  volonté  paternelle,  celle  de  Jacob  béni 
par  son  père  à  cause  de  l'obéissance  qu'il  témoignait  à  sa 
mère,  et  encore  celle  du  Christ  enfant,  docile  à  tous  les  ordres 
de  ses  parents;  et  de  ces  anecdotes  elle  tirait  une  morale 
appropriée  à  l'âge  de  l'enfant.  Mais  plus  encore  elle  s'occupa 
de  son  éducation  intellectuelle. 

Le  jeune  Psellos  était  un  petit  garçon  sage,  appliqué,  extra- 
ordinairement  intelligent.  Tout  enfant,  il  comprenait  et  rete- 
nait tout  ce  qu'on  disait  autour  de  lui,  et  déjà  il  adorait  le 
travail  et  l'étude,  aimant  mieux  apprendre  que  jouer  à  n'im- 


596  LA    REVUE    DE    PARIS 

porte  quel  jeu  de  son  âge.  La  mère,  qui  avait  elle-même  tou- 
jours eu  du  goût  pour  les  choses  de  l'esprit,  n'eut  garde  de 
négliger  ces  heureuses  dispositions.  Dès  cinq  ans,  elle  mit 
son  fils  à  l'école,  et  tout  de  suite  il  y  réussit  brillamment. 
Mais. quand  il  sortit  des  classes  primaires  —  il  avait  alors  huit 
ans  —  une  question  plus  grave  se  posa  :  convenait-il  de  lui 
laisser  poursuivre  ses  études  .►^  Les  parents  et  alliés,  réunis  en 
une  sorte  de  conseil  de  famille,  étaient  d'avis  qu'on  lui  fit 
apprendre  quelque  métier,  et  qu'on  lui  donnât  ainsi  —  les 
lettres  ne  nourrissant  guère  leur  homme  —  un  moyen  plus 
facile  et  plus  sûr  de  gagner  sa  vie.  Contre  ces  sages  avis, 
d'une  prudence  un  peu  terre  à  terre,  vivement  Théodo te  s'in- 
surgea, et  les  raisons  par  lesquelles  elle  convainquit  ses  pro- 
ches sont  tout  à  fait  caractéristiques  de  la  société  de  ce 
temps. 

Nul  peuple  n'a,  plus  que  les  Byzantins,  cru  à  la  valeur  des 
songes  comme  présages  de  l'avenir.  Psellos  lui-même,  qui 
est  un  esprit  fort,  qui  ne  croit  point  à  l'astrologie  et  refuse 
nettement  d'admettre  «  que  nos  destinées  soient  gouvernées 
par  le  cours  des  astres»,  Psellos,  qui  se  moque  sans  pitié  des 
gens  qui  se  piquent  de  prédire  l'avenir  et  qui  traite  de  bali- 
vernes ridicules  toutes  les  formules  et  toutes  les  pratiques  de 
la  magie,  Psellos  croit  aux  songes  et  à  leur  vertu  révélatrice. 
A  plus  forte  raison,  ses  contemporains  ne  doutaient-ils  point 
de  la  signification  prophétique  des  rêves.  Aussi  bien  avait-on 
vu  tant  de  songes  se  réaliser.  Quand  la  mère  de  Basile  le 
Macédonien  rêvait  que  de  son  sein  sortait  un  arbre  d'or  qui 
ombrageait  le  monde  entier,  quand  le  prieur  du  couvent  de 
Saint-Diomède  rêvait  que  l'homme  qui  dormait  à  la  porte  de 
son  église  était  un  futur  empereur,  l'histoire  n'avait-elle 
point  justifié  leurs  songes  en  plaçant  sur  le  trône  le  fondateur 
de  la  dynastie  de  Macédoine?  Avant  que  tant  d'autres  par- 
venus s'élevassent  au  pouvoir  suprême,  des  rêves  ne  leur 
avaient-ils  point  présagé  leurs  futures  destinées?  Il  existait 
toute  une  littérature  spéciale,  dont  nous  avons  conservé  plu- 
sieurs curieux  monuments,  pour  l'interprétation  des  oracles 
et  des  songes.  On  conçoit  donc  aisément  que  la  mère  de 
Psellos,  en  bonne  Byzantine  qu'elle  était,  ait  trouvé  là,  elle 
aussi,  des  garanties  du  brillant  avenir  réservé  k  son  enfant. 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANGE  627 

Elle  expliqua  au  conseil  de  famille  les  rêves  qu'elle  avait 
eus.  On  discutait  en  sa  présence  ce  qu'il  convenait  de  faire 
de  l'enfant,  et,  ébranlée  par  les  objurgations  de  ses  proches, 
elle  allait  céder  à  leurs  conseils,  quand  elle  avait  vu  tout  à 
coup  un  saint  homme  lui  apparaître,  qui  ressemblait  à  saint 
Jean  Ghrysostome,  le  saint  de  l'éloquence  ;  et  le  prélat  lui 
avait  parlé  en  ces  termes  :  «  Femme,  ne  te  laisse  pas  trou- 
bler, et  résolument  consacre  ton  fils  aux  lettres.  Je  le  suivrai 
comme  son  pédagogue,  et  comme  un  maître  je  le  remplirai 
de  science.  »  Une  autre  nuit  elle  avait  rêvé  qu'elle  entrait 
dans  l'église  des  Saints  Apôtres,  fort  révérencieusement  escor- 
tée, comme  une  personne  de  qualité,  d'une  foule  de  gens 
qu'elle  ne  connaissait  point.  Arrivée  devant  l'iconostase,  elle 
avait  vu  une  belle  dame  venir  à  sa  rencontre,  et  celle-ci  lui 
avait  ordonné  de  l'attendre  un  moment.  Elle  obéit,  et  la  dame 
étant  revenue  avait  dit  à  deux  hommes  qui  l'accompagnaient  : 
((  Remplissez  de  science  le  fils  de  cette  femme,  car  vous  voyez 
combien  elle  m'aime.  »  Ayant  alors  regardé  les  deux  person- 
nages à  qui  parlait  la  dame,  ïhéodote  avait  reconnu  sans 
peine  les  deux  apôtres  Pierre  et  Paul,  et  dans  l'interlocutrice 
elle-même  la  Théotokos,  la  Vierge  toute-puissante  chère  au 
cœur  de  tout  Byzantin.  Tels  étaient  les  songes  de  la  mère  de 
Psellos.  Devant  de  semblables  arguments,  les  parents^,  super- 
stitieux comme  tous  les  Byzantins,  s'inclinèrent.  On  décida 
que  l'enfant  continuerait  ses  études. 

Il  y  réussit  de  façon  admirable  :  c'est  lui  du  moins  qui 
nous  le  dit.  Il  apprit  l'orthographe,  il  sut  par  cœur  l'Iliade 
entière,  et  bientôt  il  fut  capable  d'en  expliquer  la  prosodie  et 
les  tropes,  d'y  sentir  la  beauté  des  métaphores  et  l'harmonie 
de  la  poésie.  On  l'initia  également  à  la  rhétorique  et  à  la 
musique.  Il  avait  alors  dix  ou  onze  ans.  Assidûment  la  mère 
suivait  les  progrès  de  cet  enfant  précoce  :  quand  il  rentrait 
de  l'école,  elle-même  lui  servait  de  répétiteur.  «  O  ma  mère, 
écrit  Psellos,  tu  n'étais  pas  seulement  à  mes  côtés  comme  une 
sage  conseillère,  tu  étais  ma  collaboratrice  et  mon  inspira- 
trice. Tu  m'interrogeais  sur  ce  que  j'avais  fait  à  l'école,  sur 
ce  que  m'avaient  enseigné  mes  maîtres,  sur  ce  que  j'avais 
appris  de  mes  camarades.  Puis,  tu  me  faisais  réciter  mes 
leçons,  et  l'on  eût  dit  que  rien  n'était  plus  agréable  à  écouter 


528  LA    REYUB    DE    PARIS 

qu'une  leçon  d'orthographe  ou  de  poésie,  les  règles  de  l'accord 
des  mots  ou  de  la  construction.  Je  te  revois  encore,  avec  des 
larmes  d'admiration,  lorsque  tu  veillais  avec  moi  bien  avant 
dans  la  nuit,  tombant  de  sommeil  sur  ta  couche,  à  m'entendre 
réciter,  et  que  lu  me  soufflais  le  courage  et  la  persévérance, 
mieux  que  Minerve  ne  faisait  à  Diomède  *.  »  La  scène  est 
charmante;  elle  devenait  touchante  parfois.  La  mère  de  Psellos, 
on  le  sait,  n'avait  point  fait  de  bien  fortes  études,  et  des  diffi- 
cultés se  rencontraient  souvent  oii  l'enfant  se  butait,  ne  com- 
prenant plus,  où  Théodote  s'évertuait  vainement  a  lui  faire 
répéter  le  passage,  sans  arriver  à  le  tirer  d'embarras.  «Alors, 
continue  Psellos,  levant  tes  mains  vers  Dieu,  le  frappant  la 
poitrine  à  coups  redoublés,  tu  demandais  au  ciel  dans  tes 
prières  de  résoudre  par  l'inspiration  d'en  haut  la  difficulté  qui 
m'embarrassait.  »  Et  c'est  avec  raison  que  l'écrivain  a  pu  dire 
de  celte  femme  admirable  qu'elle  ne  fut  pas  seulement  sa 
mère  selon  la  chair,  mais  vraiment  sa  mère  spirituelle,  celle 
qui  donna  a  son  esprit  la  parure  des  lettres,  ce  J'ai  contracté, 
dit-il  encore,  une  double  dette  envers  toi  ;  non  seulement  tu 
m'as  donné  le  jour,  mais  tu  m'as  illuminé  des  splendeurs  de 
la  science  ;  tu  n'as  pas  voulu  t'en  reposer  sur  des  maîtres  ;  tu 
as  voulu  toi-même  la  semer  dans  mon  cœur'.»  Et  ce  ne  sont 
pas  là,  comme  on  pourrait  croire,  des  exagérations  d'oraison 
funèbre.  Anne  Comnène,  la  savante  fille  de  l'empereur  Alexis, 
parle,  dans  un  passage  de  son  histoire,  de  la  mère  de  Psellos, 
et  nous  la  montre  de  même  tendrement  dévouée  à  ce  fils 
qu'elle  adorait,  passant  de  longues  heures  prosternée  dans  les 
églises,  à  prier  et  à  pleurer  pour  lui. 

Aussi  bien  une  fort  étroite  union  liait  tous  les  membres  de 
la  famille.  Entre  Psellos  et  sa  sœur  aînée  —  la  cadette  semble 
n'avoir  point  vécu  —  existait  une  vive  et  profonde  amitié. 
C'était  une  jeune  fille  charmante.  Avec  ses  beaux  cheveux 
d'or,  son  teint  clair,  elle  était  jolie  comme  sa  mère,  à  qui 
elle  ressemblait,  tandis  que  son  frère  au  physique  tenait  plu- 
tôt du  côté  paternel.  Gomme  la  mère,  elle  adorait  le  jeune 
Psellos;  en  intime  communion  d'idées   avec  lui,    soigneuse- 

1,  3'ai  cité  ce  passage  d'après  la  traduction  qu'en  a  donnée  M,  A.  Rambaud  dans 
un  intéressant  article  sur  Michel  Psellos  (iîew/e  historique,  1877). 

2.  Traduction  de  M.  A.  Rambaud. 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  ÔSQ 

ment  elle  aussi  le  formait  à  la  sagesse;  lui,  lui  obéissait  en 
toutes  choses  et  la  respectait  fort.  Et,  entre  cette  grande  sœur 
attentive  et  celte  mère  dévouée,  doucement  l'enfant  prodige 
grandissait. 

Au  sujet  de  cette  sœur  tant  aimée,  Psellos  nous  raconte 
une  jolie  anecdote,  qui  montre  bien  quels  étaient  le  ton  et  les 
mœurs  de  cette  pieuse  et  honnête  maison.  Tout  près  de  l'en- 
droit où  habitaient  les  parents  de  Psellos,  demeurait  une  fort 
jolie  femme,  dont  le  visage  fardé  disait  amplement  la  conduite 
douteuse;  et,  en  effet,  elle  avait  des  amants  par  douzaines.  La 
sœur  de  Psellos  lui  faisait  de  la  morale  et  s'efforçait  dé  la 
ramener  au  bien.  Mais  l'autre  s'obstinait,  et  à  tous  les  bons 
conseils  qu'on  lui  donnait  elle  opposait  cette  objection  can- 
dide :  «  Sans  doute  :  mais  si  je  renonce  à  faire  la  courti- 
sane, comment  vivrai-je?  »  La  charitable  jeune  fille  lui 
promit  qu'elle  ne  la  laisserait  manquer  de  rien,  et  elles  con- 
vinrent, l'une  de  ne  plus  regarder  désormais  les  hommes, 
l'autre  de  partager  avec  sa  pénitente  maison,  nourriture,  vê- 
tements et  toilette.  Et  elle  se  réjouissait  fort  d'avoir  arraché 
une  âme  au  démon.  On  la  blâmait  même  un  peu  dans  sa 
famille  de  l'étrange  sauvetage  qu'elle  avait  entrepris  :  à  toutes 
les  observations  qu'on  lui  faisait,  elle  répondait  par  un  sou- 
rire et  laissait  dire.  Et  pendant  quelque  temps,  en  effet,  la 
petite  voisine  se  tint  fort  bien;  elle  baissait  modestement  les 
yeux,  elle  avait  l'air  honnête,  elle  allait  à  l'église,  elle  cachait 
sa  figure  sous  un  voile  et,  quand  un  homme  la  regardait,  elle 
rougissait  énormément.  Plus  de  toilettes,  plus  de  bijoux,  plus 
de  beaux  souliers  aux  couleurs  éclatantes  :  la  conversion  sem- 
blait définitive.  Malheureusement  elle  dura  peu.  Sur  ces  entre- 
faites, la  sœur  de  Psellos  s'était  mariée;  ignorant  la  rechute 
de  sa  pénitente,  qu'elle  avait  un  peu  perdue  de  vue,  elle  con- 
tinuait à  s'occuper  d'elle  affectueusement.  Une  circonstance 
assez  tragique  allait  lui  révéler  combien  elle  avait  mal  placé 
sa  bienveillance.  La  jeune  femme  allait  être  mère,  et  les 
couches  étaient  laborieuses.  Avec  d'autres  femmes  de  la  pa- 
renté, sa  jolie  amie  l'assistait,  et  la  malade  ne  semblait  avoir 
d'yeux  et  de  bonne  grâce  que  pour  elle.  Si  bien  qu'à  la  fin 
une  des  assistantes,  impatientée  et  un  peu  jalouse,  s'exclama  : 
((  Ce  n'est  pas  étonnant  que  rien  ne  marche.  Une  femme  ejir 

jer  Février  igoS.  6 


53o  LA    REVUE    DE    PARIS 

ceinte  n'a  pas  le  droit  de  donner  des  soins  k  une  accouchée. 
C'est  la  loi  du  gynécée.  »  Etonnée,  la  sœur  de  Psellos  de- 
mande à  qui  s'adresse  l'allusion  :  on  lui  démontre  —  de 
façon  trop  brutale  pour  qu'on  la  puisse  dire  —  combien  elle 
avait  inconsidérément  égaré  son  amitié.  Déçue,  profondément 
navrée,  elle  chasse  de  sa  présence  l'amie  indigne;  et  tout 
aussitôt  l'accouchement  se  termina  le  plus  heureusement  du 
monde. 

Malgré  les  petites  tristesses  de  cette  sorte,  ces  gens  en 
somme  étaient  heureux.  Les  enfants  avaient  grandi  :  la  fille 
était  établie  ;  le  fils,  qui  avait  seize  ans  maintenant,  venait  de 
trouver  un  emploi  dans  l'administration;  et,  quoiqu'il  éprou- 
vât quelque  regret  à  quitter  ses  chères  études,  il  se  réjouissait 
à  la  pensée  de  courir  le  monde.  «  Alors,  remarque  ce  bour- 
geois de  Byzance,  étrangement  casanier,  pour  la  première 
fois  je  sortis  de  la  ville,  et  je  vis  le  mur  d'enceinte;  pour  la 
première  fois  je  découvris  la  campagne.  »  Un  grand  malheur 
allait  brusquement  ruiner  cette  félicité. 

* 
«  * 

C'était  en  io3/i.  Brusquement  la  sœur  de  Psellos  tomba 
malade,  et  en  quelques  jours  elle  mourut,  fauchée  dans  sa 
fleur,  et  si  belle  encore  jusque  dans  la  mort  même,  que,  sur 
le  passage  du  cortège  funèbre,  tout  le  monde  s'arrêtait  pour 
contempler  une  dernière  fois  la  jolie  morte,  couchée  dans  la 
parure  de  ses  beaux  cheveux  d'or.  Psellos  était  alors  absent 
de  Constantinople.  Ses  parents,  qui  savaient  la  profonde 
affection  qu'il  avait  pour  sa  sœur,  craignant  que  la  brusque 
annonce  du  malheur  qui  les  frappait  n'entraînât  peut-être  une 
autre  catastrophe,  résolurent  de  rappeler  sous  un  prétexte  le 
jeune  homme  auprès  d'eux,  afin  de  le  préparer  doucement  à 
leur  deuil  et  de  consoler  son  affliction.  On  lui  écrivit  donc 
de  revenir  à  Byzance,  afin  d'y  reprendre  ses  études  inter- 
rompues; comme  à  l'ordinaire,  la  lettre  lui  donnait  de  bonnes 
nouvelles  de  sa  sœur.  Le  hasard  allait  déjouer  brutalement 
toutes  ces  affectueuses  précautions.  Il  faut  laisser  ici  la  parole 
à  Psellos,  tant  il  y  a  dans  ce  passage,  l'un  des  plus  beaux 
assurément  de  l'éloge  funèbre,  d'émotion  vraie  et  de  douleur 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANGÉ  53l 

sincère,  tant  il  y  a  plaisir  à  retrouver  ici  sous  l'écrivain  un 
homme,  tant  on  y  rencontre  enfin  de  renseignements  intéres- 
sants sur  les  mœurs  byzantines,  toutes  pénétrées  encoi^e, 
malgré  le  christianisme,  de  souvenirs  classiques  et  païens. 

ce  Je  venais,  dit  Psellos,  de  franchir  le  mur  d'enceinte, 
j'étais  en  ville  et  je  me  trouvais  près  du  cimetière  oii  reposait 
le  corps  de  ma  sœur.  C'était  justement  le  septième  jour  après 
ses  funérailles  et  beaucoup  de  nos  parents  s'étaient  rassemblés 
là  pour  pleurer  la  défunte  et  offrir  à  ma  mère  des  consola- 
tions. J'avisai  l'un  d'entre  eux,  un  brave  homme  sans  ma- 
lice, qui  n'était  pas  dans  le  secret  du  pieux  artifice  dont 
mes  parents  avaient  usé  pour  me  rappeler.  Je  lui  demandai 
des  nouvelles  de  mon  père  et  de  ma  mère  et  de  quelques-uns 
des  miens.  Lui,  sans  chercher  d'ambages  ni  de  détours,  me 
répondit  tout  franc  :  «  Ton  père  fait  les  lamentations  fu- 
»  nèbres  sur  la  tombe  de  sa  fille;  ta  mère  est  h  ses  côtés, 
»  inconsolable,  comme  tu  le  sais,  de  son  malheur.  »  Il  dit, 
et  je  ne  sais  plus  ce  qu'alors  j'éprouvai.  Gomme  frappé  du  feu 
àa  ciel,  inerte  et  sans  voix,  je  tombai  à  bas  de  mon  cheval. 
La  rumeur  qui  s'éleva  autour  de  moi  frappa  l'oreille  de  mes 
parents;  une  autre  lamentation  éclata,  les  gémissements  re- 
commencèrent plus  violents  encore  à  mon  sujet,  comme  un 
brasier  mal  éteint  qu'un  coup  d«  vent  a  rallumé.  Ils  me  re- 
gardèrent d'un  air  égaré,  et,  pour  la  première  fois,  ma  mère 
osa  lever  son  voile,  sans  souci  d'exposer  son  visage  aux  re- 
gards des  hommes.  On  se  penchait  sur  moi,  chacun  s'efforçait 
de  me  toucher,  cherchant  à  me  rappeler  à  la  vie  par  ses  gé- 
missements. On  m'enleva  à  demi  mort  et  on  me  transporta 
près  du  tombeau  de  ma  sœur^  » 

On  voit  tout  ce  qui  persistait,  dans  cette  Byzance  chré- 
tienne du  XI®  siècle,  des  vieux  usages  de  l'antiquité  hellé- 
nique. Ces  parents  qui,  sept  jours  après  les  funérailles,  se 
rassemblent  pour  pleurer  sur  la  tombe  d'une  morte  aimée, 
c'est  la  scène  même  que  nous  voyons  représentée  sur  tant  de 
beaux  vases  funéraires  altiques,  et  il  n'est  point  rare  de  ren- 
contrer sur  les  lécythes  blancs  des  nécropoles  athéniennes 
l'épisode  même  que  Psellos  nous  a  retracé,  le  jeune  homme 

I.  J"ai  pour  ce  passage  encore  emprunté  la  traduction  de  M.  Rambaud. 


532  LA    REVUE    DE    PARIS 

revenant  de  l'élranger,  que  la  vue  de  ses  proches  groupés 
autour  d'un  tombeau  informe  brusquement  du  malheur  qui  a 
frappé  sa  famille  en  son  absence.  Ce  n'est  point  aux  portes 
de  Gonstanlinople,  dans  l'ombre  des  églises  qui  avoisinent  la 
grande  muraille,  que  nous  transporte  le  récit  de  l'écrivain 
byzanlin;  c'est  bien  plutôt  dans  cet  admirable  et  mélanco- 
lique cimetière  du  Céramique  d'Athènes,  parmi  les  hautes 
stèles  sculptées,  que  les  survivants  viennent  parer  de  bande- 
lettes et  de  guirlandes  de  fleurs.  Et  voici  qui  n'est  guère 
moins  antique  :  c'est  la  lamentation  funèbre  que  Psellos, 
revenu  à  lui,  improvise,  parmi  les  parents  assemblés,  sur  le 
tombeau  de  sa  sœur  morte. 

«  Lorsque  j'ouvris  les  yeux  et  que  je  vis  le  tombeau  de  ma 
sœur,  je  compris  toute  l'étendue  de  mon  malheur,  et,  reve- 
nant a  moi,  je  versai  sur  sa  cendre,  comme  des  libations 
funéraires,  les  ruisseaux  de  mes  larmes  : 

» —  0  ma  douce  amiel  m'écriai-je,  —  car  je  ne  la  traitais 
pas  seulement  de  sœur,  je  l'appelais  de  tous  les  noms  les  plus 
tendres  et  les  plus  affectueux, — ô  beauté  merveilleuse,  nature 
incomparable,  vertu  sans  rivale,  belle  statue-  douée  d'une 
âme,  aiguillon  de  la  persuasion,  sirène  des  discours,  grâce 
invaincue  1  O  toi  qui  es  tout  pour  moi  et  plus  que  mon  âme  I 
comment  es-tu  partie  abandonnant  ton  frère?  comment  as-tu 
pu  t' arracher  à  celui  qui  a  grandi  avec  toi  ?  comment  as-tu  pu 
te  résigner  à  cette  cruelle  séparation?  Mais  dis-moi  :  quel 
séjour  t'a  reçue  ?  dans  quelles  demeures  te  reposes-tu  ?  au 
milieu  de  quelles  prairies?  de  quelles  grâces,  de  quels  jardins 
peux-tu  récréer  tes  yeux  ?  Quelle  est  donc  la  félicité  que  tu 
as  préférée  à  ma  vue  ?  Par  quelles  fleurs  es-tu  séduite  ?  par 
quelles  roses,  par  quels  ruisseaux  murmurants?  Quels  ros- 
signols te  charment  de  leurs  doux  chants,  quelles  cigales  de 
leurs  concerts  *  ?  De  ta  beauté  resle-t-il  quelque  chose,  ou 
bien  la  mort  a-t-elle  tout  effacé?  l'éclat  de  tes  yeux  s'est-il 
évanoui,  la  fleur  de  tes  lèvres  a-t-elle  disparu,  ou  bien  le 
sépulcre  garde-l-il  ta  beauté  comme  en  un  trésor  ?  » 

Autour  de  l'improvisateur  les  parents  pleurent,  la  foule 
accompagne  de  ses  larmes  la  lamentation  funèbre.  Et,  sans 

I.  Traduction  de  M.  Rambaud. 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  533 

doute,  il  y  a  dans  ce  morceau  une  part  de  rhétorique;  à  la 
mort  de  son  père,  à  la  mort  de  sa  mère,  Psellos  dira  sa  dou- 
leur en  des  termes  assez  semblables  et  avec  les  mêmes 
recherches  de  bel  esprit  ;  mais  l'émotion  n'en  est  pas  moins 
sincère,  et  que  de  traits  intéressants  pour  l'histoire  des  idées 
on  peut  relever  dans  ce  passage.  Ce  n'est  point  le  paradis 
chrétien  que  Psellos  évoque  ici  à  nos  yeux  :  ces  jardins  pleins 
d'ombrages  et  de  fleurs,  où  les  âmes  mortes  errent  parmi  les 
chants  d'oiseaux  et  les  murmures  des  eaux  courantes,  ce  sont 
toujours  les  Champs  Elysées. 

Mais  voici,  à  côté  des  souvenirs  du  paganisme,  reparaître 
Byzance  chrétienne.  Lorsque  à  grand'peine  les  parents  arra- 
chent enfin  leur  fils  du  tombeau,  en  le  suppliant  d'avoir  pitié 
de  leur  propre  douleur,  Psellos  tout  à  coup  regarde  sa  mère, 
et  son  émotion  redouble.  Théodote  est  vêtue  du  manteau  noir, 
de  la  robe  sombre  des  religieuses;  ses  cheveux  sont  coupés. 
Au  chevet  de  sa  fille  mourante,  à  l'instant  même  où  la  jeune 
femme  vient  d'expirer,  la  tête  doucement  appuyée  sur  le  sein 
maternel,   Théodote,   tout   en   pleurs,   après  avoir   fermé   les 
yeux  de  la  morte,   s'est  résolue  à  se  consacrer  désormais  à 
Dieu.  Auprès  d'elle,  son  mari,  effondré  de  douleur,  se  lamente 
et  gémit,  comme  un  faible  homme  qu'il  est.  Elle,  au  con- 
traire, se  ressaisit,  elle  exhorte  son  époux  à  chercher  avec  elle 
la  consolation   au  cloître,   elle  l'oblige   à    souscrire  au  vœu 
qu'elle  formait  depuis  si  longtemps.  Près  de  l'endroit  où  sa 
fille  était  enterrée,  s'élevait  un  monastère  de  femmes  :  elle  s'y 
relire,  afin  d'être  plus  près  de  sa  chère  morte  et  de  Dieu.  Elle 
renonce  au  monde,  aux  affections  terrestres,  et,  à  son  exemple, 
son  mari  se  réfugie  également  dans  un  couvent.  De  tels  renon- 
cements   n'étaient  point   chose   rare  à  Byzance.   Dans   cette 
société  profondément  empreinte  de  mysticisme,  le  cloître  était 
l'asile  ordinaire  des  grandes  douleurs  comme  des  grandes  dis- 
grâces. On   n'était  point,  au  reste,  pour  y  vivre,  obligé  de 
recevoir  les  ordres,  ni  contraint  de  prononcer  des  vœux  éter- 
nels. Entre  le  couvent  et  le  monde,  la  séparation  n'était  point 
absolue,  la  barrière  point  infranchissable.  Après  y  être  entré 
par  quelque  coup  de  dépit  ou  de  désespoir,  on  en  sortait  sans 
trop  de  peine  :  et  de  l'intérieur  même  du  monastère,  on  ne 
perdait  point  tout  contact   avec  la  vie  du  dehors.   Dans   sa 


534  LA    REVUE    DE    PARIS 

retraite,  Théodole  n'eut  garde  d'abandonner  le  fils  qui  lui 
restait,  et  qu'elle  aimait  tant. 

* 

*  * 

Ce  que  fut  au  cloître  la  vie  de  celte  femme,  de  tout  temps 
portée  à  la  dévotion  et  plus  exaltée  encore  par  une  grande  dou- 
leur, on  n'a  point  de  peine  à  le  deviner.  Comme  tous  les 
ascètes,  elle  eut  pour  souci  principal  de  dompter  la  chair, 
((  d'asservir  la  bête  »,  selon  l'expression  de  Psellos,  de  refré- 
ner en  elle  toute  imagination  intempestive,  tout  raisonnement 
déplacé,  toute  vaine  pensée  de  gloire  mondaine,  tout  senti- 
ment matériel  enfin,  afin  de  vivre  toute  en  Dieu,  comme  un 
pur  esprit.  Elle  couchait  sur  la  terre  nue,  jeûnait,  ne  buvait 
que  de  l'eau  ;  toujours  strictement  voilée,  elle  passait  de  lon- 
gues heures  en  prières,  [espérant  trouver  dans  ces  effusions 
mystiques  un  moyen  de  saisir  plus  pleinement  la  divinité  ;  et 
Psellos  nous  la  peint  à  ces  moments,  ravie  en  quelque  sorte 
en  extase,  ne  bougeant  plus,  ne  remuant  plus  ni  mains,  ni 
pieds,  ni  tête,  semblable  aux  immobiles  icônes  qui  tapissaient 
les  murailles  de  l'église,  ne  se  rattachant  plus  à  la  terre  que 
par  l'éclair  de  vie  qui  brillait  dans  ses  yeux.  Pourtant,  par  un 
point  toujours,  cette  femme  était  ramenée  vers  le  monde,  par 
la  sollicitude  qu'elle  gardait  pour  son  fils.  Près  des  deux  mo- 
nastères oii  ses  parents  s'étaient  retirés,  le  jeune  Psellos  con- 
tinuait ses  études,  et  on  le  voit  leur  y  rendre  des  visites  fré- 
quentes, avoir  avec  eux  de  longs  entretiens  philosophiques  ou 
religieux,  chercher  sans  cesse,  surtout  auprès  de  Théodote, 
des  conseils  et  des  consolations.  Et  la  clôture  était  si  peu 
rigide  que  bien  des  fois,  dans  ce  couvent  de  femmes,  le  jeune 
homme  venait  dîner  et  passer  la  nuit. 

Et  de  même,  persistante  et  étroite,  l'union  de  la  famille, 
malgré  la  séparation  de  ses  membres,  se  retrouvait  dans  toutes 
les  circonstances  solennelles  ou  douloureuses.  Un  jour,  subi- 
tement, le  père  de  Psellos  tombe  malade,  et  le  fils,  qui  semble 
avoir  entrevu  sur  le  lard  tout  ce  qu'il  y  avait  en  ce  bon 
homme  de  simplicité  charmante,  accourt  tout  éploré  auprès 
de  lui.  Mais  Théodote  aussi  est  au  chevet  du  mourant  ;  elle 
console  ses  derniers  moments,  reçoit  ses  derniers  conseils,  et. 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  535 

avec  une  douleur  sincère,  elle  pleure  la  perte  de  son  époux. 
Et  voyez  quelles  sont  les  recommandations  suprêmes,  et  si 
touchantes,  .qu'adresse  le  mourant  à  son  fils  :  ce  Je  m'en  vais, 
mon  enfant,  faire  le  grand  voyage.  Prends  sur  toi  de  ne  pas 
trop  pleurer  et  console  bien  ta  mère.  »  Et  auprès  du  lit  du 
mort,  le  fils  et  la  mère  tombent  aux  bras  l'un  de  l'autre,  et, 
malgré  sa  piété,  malgré  son  détachement  des  choses  de  la 
terre,  Théodote  change  de  couleur  et  pleure,  et  ce  n'est  point 
sans  combat  qu'elle  se  ressaisit  enfin.  Sans  doute  alors  les 
enseignements  de  l'Eglise  lui  reviennent  a  la  mémoire  ;  elle  se 
raisonne,  elle  se  dit  que  maintenant  pour  la  première  fois  son 
mari  délivré  des  liens  du  monde  est  véritablement  affranchi, 
elle  explique  à  son  fils  que  les  larmes  qu'il  verse  prouvent 
simplement  qu^il  ne  s'est  point  encore  évadé  de  sa  prison  ter- 
restre, qu'il  n'a  point  encore  trouvé  le  port,  qu'il  erre  encore 
sur  la  mer  orageuse  de  la  vie.  Mais  ce  n'est  là  que  le  second 
mouvement,  et  il  ne  me  déplaît  point  de  voir  l'immobile 
icône  s'émouvoir  d'abord  et  s'attendrir  comme  une  femme. 
Sa  piété,  si  grande  fût-elle,  n'avait  point  oblitéré  en  elle  tout 
autre  sentiment. 

Après  cette  nouvelle  épreuve,  la  dévotion  pourtant  se  fit 
plus  ardente  encore  dans  cette  âme  passionnée.  Dans  son 
désir  de  retrancher  de  sa  vie  tout  le  superflu,  elle  supprimait 
même  le  nécessaire  et  son  corps  devenait,  à  ce  régime,  fluet, 
diaphane,  presque  aérien.  A  ainement  les  siens  blâmaient  les 
excès  de  son  ascétisme  ;  vainement  son  vieux  père  lui  faisait 
des  reproches  et  la  pressait  de  changer  d'existence.  Si  parfois 
elle  se  laissait  fléchir  à  ces  tendres  représentations,  si  elle  se 
résignait,  pour  faire  plaisir  à  ses  proches,  à  ordonner  un  repas 
plus  copieux,  au  moment  de  se  mettre  à  table  elle  se  repre- 
nait, sentait  la  profondeur  du  péché  qu'elle  allait  commettre, 
et  vite  elle  commandait  qu'on  appelât  dans  la  rue  quelque 
pauvresse,  pour  manger  à  sa  place  le  dîner  préparé  ;  et  toute 
joyeuse  d'avoir  échappé  à  la  tentation,  elle  appelait  son  invi- 
tée de  hasard  sa  bienfaitrice  et  sa  libératrice.  Mais,  à  ce 
régime,  elle  allait  s'affaiblissant  de  jour  en  jour  ;  maintenant, 
pour  se  rendre  à  l'église  et  s'y  tenir  debout  pendant  l'office, 
il  lui  fallait  le  bras  de  deux  servantes.  Et  par  tout  cela.  Théo- 
dote avait  acquis  un  grand  renom  de  sainteté. 


536 


LA    REVUE    DE    PARI-S 


Pourtant  elle  n'avait  toujours  pas  pris  l'iiabit  des  reli- 
gieuses, se  jugeant  en  sa  modestie  indigne  d'un  tel  honneur, 
et  cependant,  se  sentant  mourir,  elle  aspirait  ardemment  à  ce 
suprême  bien.  Cette  fois  encore,  chose  curieuse;  ce  fut  un 
rêve  qui  détermina  sa  décision.  Une  de  ses  amies  du  couvent 
eut  un  songe.  Il  lui  sembla  qu'elle  était  à  l'Hippodrome,  dans 
la  loge  impériale,  et  qu'elle  y  voyait,  autour  d'un  mystérieux 
trône  d'or,  si  éblouissant  qu'à  peine  on  le  pouvait  regarder, 
d'autres  trônes,  également  en  or  ou  en  ivoire,  rangés  en 
demi-cercle  ;  parmi  eux,  un  peu  à  l'écart  sur  la  droite,  était 
placé  un  trône  fait  d'une  matière  spéciale  et  inconnue,  sombre 
et  brillante  tout  ensemble.  Et  comme  elle  demandait  à  qui  ce 
beau  siège  était  destiné,  une  voix  lui  répondit  que  c'était  le 
trône  de  Théodote.  «  L'empereur  —  entendez  le  roi  des 
cieux  —  a  ordonné  qu'on  le  prépare,  car  elle  doit  venir  s'y 
asseoir  bientôt».  C'était  l'avertissement  de  la  mort  prochaine 
et  l'annonce  aussi  de  la  future  sainteté.  Théodote  se  résolut 
à  prendre  le  voile. 

Ce  fut  une  solennelle  et  émouvante  cérémonie.  L'église  du 
monastère  était  parée  comme  pour  une  fêle  ;  les  religieuses 
remplissaient  l'abside;  le  prêtre  était  à  l'autel.  Psellos  aussi 
était  présent,  au  premier  rang  de  la  foule  assemblée.  A  l'éton- 
nement  général,  la  professe,  si  affaiblie  d'ordinaire,  si  épuisée 
qu'on  s'attendait  k  la  voir  apporter  en  litière,  par  un  suprême 
effort  d'énergie,  se  remit  debout  pour  ce  grand  jour.  Illumi- 
née d'une  beauté  surnaturelle,  «  comme  une  fiancée  qui  va 
vers  l'époux,  »  elle  apparut  sans  personne  pour  la  soutenir, 
s'avança  d'un  pas  ferme  vers  l'autel,  et,  durant  tout  le  long 
office  de  la  consécration,  elle  se  tint  debout  sans  fléchir.  Elle 
reçut  des  mains  du  prêtre  l'anneau  d'or  ,  les  sandales ,  la 
croix  ;  puis  elle  communia.  Psellos,  très  ému,  était  tombé 
aux  pieds  de  la  sainte  femme.  Alors,  se  tournant  vers  lui,  la 
mère  lui  dit  d'une  voix  douce  :  «  Puisses-tu,  toi  aussi,  mon 
fils,  rencontrer  un  jour  tous  ces  biens.  »  En  même  temps, 
son  visage  changeait  d'aspect,  une  clarté  surnaturelle  s'allu- 
mait dans  ses  regards.  C'était  la  fin.  Elle  voulut  prendre 
alors  un  moment  de  repos  et  s'assit  sur  un  siège  bas.  Puis, 
tout  à  coup,  comme  si  elle  eût  aperçu  sur  sa  droite  quelque 
chose  d'invisible  aux  regards  des  hommes,  elle  eut  un  sursaut 


UNE    FAMILLE    DE    BOURGEOISIE    A    BYZANCE  537 

et  s'afiaissa  évanouie.  Quand  elle  revint  à  elle,  une  dernière 
fois  elle  appela  son  fils  chéri,  elle  le  réclama  avec  instance, 
et  elle  mourut  doucement,  fidèle  jusqu'à  la  fin  aux  deux  sen- 
timents qui  avaient  rempli  et  dominé  sa  vie  :  l'amour  ma- 
ternel et  l'amour  de  Dieu. 

Ce  que  fut  la  douleur  de  Psellos,  arrivé  trop  tard  pour 
recevoir  le  baiser  suprême  de  sa  mère,  on  le  devine,  et  lui- 
même  nous  l'a  dit.  «  Je  tombai  par  terre  comme  mort, 
écrit-il,  ne  sachant  plus  rien  de  ce  qui  m'entourait,  jusqu'au 
moment  oii  les  assistants,  me  jetant  de  l'eau  froide  au  visage 
et  me  faisant  respirer  des  parfums,  m'eurent  rappelé  à  la 
vie.  »  Je  passe  sur  la  lamentation  funèbre  qu'avec  son  ordi- 
naire facilité  il  improvisa  devant  le  cercueil  de  la  morte.  Il 
vaut  mieux  dire  quelles  funérailles  Constantinople  fit  à  Théo- 
dote.  La  ville  entière  s'y  associa ,  chacun  voulant  toucher 
une  dernière  fois  le  corps,  les  mains,  le  visage  de  la  pieuse 
femme.  Les  assistants  déchirèrent,  pour  s'en  partager  les 
morceaux  et  les  conserver  comme  des  reliques,  la  dernière 
robe  qu'elle  avait  portée,  et  le  vieux  père  de  la  défunte,  debout 
près  du  lit  oij  reposait  le  cadavre,  pouvait  dire  justement  a 
sa  vieille  mère  qui  sanglotait  :  «Crois-moi,  femme,  tu  as 
donné  le  jour  à  une  sainte  et  à  une  martyre.  » 


*  * 


Ce  n'est  point  cependant  par  sa  fin  pieuse,  par  les  dernières 
années  de  sa  vie  dévote,  que  Théodote  est  surtout  intéres- 
sante. Elle  l'est  bien  davantage  par  le  grand  amour  qu'elle 
eut  pour  son  fils.  Toute  sa  vie,  Psellos  demeura  persuadé  que, 
du  haut  du  ciel,  celle  qui  avait  dirigé  sa  jeunesse  continuait  à 
veiller  tendrement  sur  lui,  et  plus  d'une  fois  le  philosophe  se 
reprocha  d'avoir  trompé  quelque  peu  les  espérances  de  la 
sainte  femme,  en  embrassant  d'autres  idées  que  celles  qu'elle 
eût  aimées.  Il  y  a  assurément  quelque  chose  de  paradoxal  à 
ce  que  le  brave  homme,  dont  la  vie  s'écoula  «  comme  l'huile 
qui  coule  sans  bruit»,  à  ce  que  le  bon  bourgeois  a  peu  prompt 
à  la  parole  »  ait  eu  pour  fils  le  plus  remuant,  le  plus  actif,  le 
plus  intrigant  des  courtisans  et  le  plus  loquace  des  orateurs, 
et  à  ce  que  cette  mère  pieuse,  morte  en  odeur  de  sainteté,  ait 


538  LA    REVUE    DE    PARIS 

donné  le  jour  h  l'esprit  le  plus  libre,  le  plus  ouvert,  le  plus 
scientifique  de  son  temps.  Psellos  sentait  bien  ce  contraste, 
et  à  quel  point  il  différait  de  ses  parents.  Mais  l'amour  de  la 
science  était  chez  lui  le  plus  fort.  «  Je  devrais,  dit-il  quelque 
part,  ne  penser  qu'à  Dieu  seul.  Mais  mon  caractère,  l'impé- 
rieux désir  qu'a  mon  âme  de  toute  connaissance,  m'ont  en- 
traîné vers  la  science.  «  Ce  qu'était  cette  science,  et  combien 
vaste  et  profonde,  lui-même  nous  l'a  complaisamment  expli- 
qué :  il  nous  a  dit  comment,  à  vingt-cinq  ans,  il  savait  tout 
ce  qu'on  peut  savoir,  rhétorique  et  philosophie,  géométrie  et 
musique,  droit  et  astronomie,  médecine,  physique,  sciences 
occultes  même,  et  comment  du  néoplatonisme  et  de  «  l'ad- 
mirable Proclus»,  il  s'était  élevé  peu  à  peu  jusqu'à  «  la  pure 
lumière  de  Platon  ».  Au  fond,  malgré  les  scrupules  qu'il  en 
éprouvait  parfois,  ce  libre  et  grand  esprit  ne  regrettait  point 
sa  science,  et  sa  mère  aussi,  tout  compte  fait,  devait,  du  haut 
du  ciel,  être  contente  de  lui.  C'est  parce  qu'il  était  un  savant 
éminent  que  cet  homme  de  lettres  parvint  à  la  cour  et  se 
haussa  jusqu'au  poste  de  premier  ministre:  et  ainsi,  quoique 
d'une  autre  manière,  il  remplit  en  somme  les  grandes  ambi- 
tions et  réalisa  les  beaux  rêves  que  sa  mère  avait  formés  jadis 
pour  lui  au  bord  de  son  berceau 


CHARLES     DIEHL 


LE  PASSÉ  VlVANT^ 


XXI 


M.  de  Franois,  assuré  du  pouvoir  qu'il  exerçait  sur  l'esprit 
de  madame  de  Jonceuse,  avait  cru  qu'il  n'aurait  qu'à  en  ex- 
primer le  désir  pour  qu'elle  destinât  une  part  de  son  héritage 
à  son  neveu  Jean  :  aussi  avait-il  été  assez  surpris,  aux  pre- 
mières insinuations  détournées  qu'il  lui  en  fit,  de  lavoir  feindre 
de  ne  pas  comprendre  ce  qu'il  voulait  dire.  Il  n'était  pas 
homme  à  se  laisser  intimider  par  celte  ruse  :  madame  de  Jon- 
ceuse montrait  moins  de  bonne  volonté  qu'il  n'eût  pensé  à 
seconder  ses  vues  ;  il  aborderait  la  question  plus  nettement. 
II  ne  pouvait  supposer  que  madame  de  Jonceuse,  une 
fois  mise  en  demeure  de  s'exécuter,  se  refusât  à  ce  qu'on 
attendait  d'elle.  Son  étonnement  fut  donc  extrême  quaod 
madame  de  Jonceuse  lui  déclara  que,  sous  aucun  prétexte, 
elle  ne  distrairait  quoi  que  ce  fût  d'une  fortune  qui  devait 
revenir  tout  entière  à  son  fils.  Certes  elle  aimait  beaucoup 
son  neveu  Jean,  mais  elle  ne  se  résoudrait  jamais  à  lui 
faire,  par  testament,  un  avantage  qui  serait  au  détriment  de 
Maurice. 

M.  de  Franois  eut  quelque  peine  à  se  retenir  de  céder  au 

I.  Voir  la  Revue  des  i5  décembre  1904,  i"  et  i5  janvier  igoS. 


5Ao  LA    REVUE    DE    PARIS 

sentiment  qu'il  éprouvait  et  qui  était  celui  de  la  colère.  Le 
plus  souvent,  il  ne  ménageait  pas  les  siennes  à  madame  de 
Jonceuse  qui,  d'habitude,  n'y  résistait  guère.  M.  de  Franois 
était  persuadé  qu'il  en  serait  de  môme  en  cette  circonstance  ; 
mais,  comme  l'affaire  était  importante  et  que  parfois  les 
femmes  ont  des  entêtements  inexplicables  d'où  il  est  difficile 
de  les  ramener,  il  prit  le  parti  d'essayer  de  convaincre  ma- 
dame de  Jonceuse  de  la  légitimité  de  cette  demande  qui  lui 
avait  paru,  au  premier  abord,  inacceptable. 

L'argument  de  M.  de  Franois  fut  que  cette  fortune,  dont 
il  désirait  que  sa  sœur  fît  le  partage  entre  Jean  et  Mau- 
rice, provenait  de  la  maison  de  Franois.  Elle-même,  en 
devenant  Jonceuse  par  son  mariage,  n'en  demeurait  pas  moins 
Franois  par  le  sang.  Elle  l'avait  si  bien  senti  que,  veuve, 
c'était  à  Valnancé  qu'elle  s'était  retirée,  et  qu'elle  n'avait  pas 
hésité  à  contribuer  à  l'entretien  de  cette  habitation  de  famille. 
Elle  ne  ferait  donc,  en  acquiesçant  à  ce  que  son  frère  lui 
proposait,  que  continuer  dans  l'avenir  ce  qu'elle  avait  fait 
dans  le  passé. 

Madame  de  Jonceuse,  entre  ses  paravents,  suivait  les  rai- 
sonnements de  M.  de  Franois.  M.  de  Franois  ne  se  bornait 
pas  là.  11  lui  démontrait  qu'en  somme,  cette  fortune,  elle  la 
détenait  injustement  et  de  par  des  lois  iniques.  C'était  la 
Révolution  qui  avait  modifié  le  régime  des  héritages.  Jadis 
madame  de  Jonceuse  eût  été  réduite,  comme  les  filles  et  les 
cadets,  à  la  portion  congrue.  Il  avait  fallu  le  bouleversement 
de  l'Élat  pour  établir  l'usage  d'aujourd'hui,  auquel  elle  devait 
cet  argent  qu'elle  refusait  de' rendre,  même  en  partie,  à  ses 
propriétaires  véritables.  Ainsi  elle  entendait  profiter  de  lois 
destructrices  du  droit  des  aînés  et  de  la  force  des  familles. 
Elle  faisait  cause  commune  avec  les  sans-culottes  qui  avaient 
voulu  brûler  ce  Valnancé,  à  présent  asile  honorable  et  digne 
à  son  veuvage. 

Les  petites  mains  molles  de  madame  de  Jonceuse  ne  ces- 
saient de  s'agiter  durant  ces  discours.  Leurs  gestes  voulaient 
indiquer  certaines  réserves  au  sujet  des  commodités  qu'elle 
avait  trouvées  à  Valnancé.  Sans  formuler  de  plaintes  directes, 
madame  de  Jonceuse  se  contentait  de  toussoter  pour  laisser 
entendre  que  Valnancé  avait  bien  ses  inconvénients,  et  que,  si 


LE    PASSÉ    VIVANT  54l 

elle  comprenait  l'honneur  qu'il  y  avait  d'y  vivre,  elle  en  avait, 
par  contre,  éprouvé  plus  d'un  dommage  pour  sa  santé  ;  mais 
M.  de  Francis  ne  lui  laissait  pas  exprimer  des  griefs  qu'il  con- 
naissait bien,  et  poursuivait  sa  plaidoirie.  Valnancé  lui  fournis- 
sait encore  ses  arguments  les  plus  pathétiques.  Madame  de 
Jonceuse  subissait  le  tableau  de  Valnancé  vendu,  ce  qui  arri- 
verait, si  elle  s'obstinait  à  ne  point  donner  à  son  neveu 
Jean,  non  pas  de  quoi  y  faire  figure,  mais  y  subsister  peti- 
tement, à  portes  fermées.  Oui,  Valnancé  serait  vendu.  Et 
M.  de  Franois  y  évoquait  l'entrée  de  quelque  Gorambert  qui 
en  deviendrait  l'acquéreur,  et  qui,  non  content  d'en  user,  le 
voudrait  embellir  à  sa  façon,  en  changerait  les  distributions 
intérieures,  et  en  gâterait  la  beauté  architecturale  par  quelque 
slupide  fantaisie. 

A  cet  avenir,  M.  de  Franois  s'animait  rageusement.  Il  mor- 
dait sa  courte  moustache  blanche  et  piétinait  le  parquet.  Il 
aurait  volontiers  étranglé  madame  de  Jonceuse,  qui  le  forçait 
à  ces  suppositions  néfastes.  Quant  à  elle,  elle  écoutait  ces  pro- 
phéties la  têle  basse  et  ne  témoignait  son  émotion  que  par 
des  toux  opportunes  qu'elle  gardait  emmagasinées  en  sa  poi- 
trine et  qu'elle  en  sortait  à  son  gré  par  accès,  par  crises  et 
par  quintes. 

Malgré  tout,  il  fallait  bien  qu'elle  finît  par  répondre  quel- 
que chose  aux  instances  de  M.  de  Franois.  A  toutes  madame 
de  Jonceuse  objectait  invariablement  que  sa  fortune,  quelle 
qu'en  fût  l'origine,  revenait  de  droit  à  son  fils,  qu'il  s'était 
toujours  bien  conduit  avec  elle  et  qu'elle  n'avait  aucune  raison 
de  le  déshériter  partiellement;  que,  s'il  gagnait  de  l'argent,  il  en 
pouvait  perdre,  et  que  celui-là  le  mettrait,  un  jour,  à  même 
de  quitter  ces  entreprises  hasardeuses  qui  la  faisaient  frémir 
et  où  il  s'usait  au  travail,  le  pauvre  enfant  !  Certes ,  elle 
n'aurait  pas  voulu,  elle  vivante,  que  son  bien  servît  à  des 
spéculations  qu'elle  désapprouvait  ;  elle  l'avait  employé  avec 
plaisir  aux  dépenses  de  Valnancé.  N'avait-elle  point  fait  ainsi 
beaucoup  pour  son  neveu,  en  aidant  à  lui  garder  en  bon  état 
un  château  où,  une  fois  richement  marié,  comme  elle  le 
souhaitait,  il  pourrait  perpétuer  à  l'aise  la  lignée  des  Franois? 

Ces  réponses  exaspéraient  M.  de  Franois  et,  au  lieu  de  le 
décourager,  renforcèrent  son  ardeur  à  la  lutte.   Puisque  sa 


Ô/ia  LA    REVUE    DE     PARIS 

sœur  résistait  ainsi  et  que  rien  ne  la  pouvait  convaincre,  il 
saurait  bien  trouver  les  moyens  de  réduire  son  obstination.  Il 
supputait  ses  chances  de  réussite.  S'il  avait  contre  lui  l'entê- 
tement inattendu  de  madame  de  Jonceuse,  il  avait  pour  lui  la 
longue  habitude  oii  elle  était  de  lui  obéir,  sa  timidité  natu- 
relle, le  souci  de  sa  santé  et  de  son  repos.  C'était  par  là  qu'il 
agirait  et  M.  de  Franois  se  félicitait  d'avoir  le  caractère 
qu'il  fallait  pour  en  arriver  à  ses  fins.  N'était-il  point 
tyrannique,  violent  et  adroitP  Madame  de  Jonceuse  en  verrait 
de  dures.  Puisque  la  persuasion  et  le  raisonnement  n'avaient 
pas  d'action  sur  elle,  il  changerait  de  tactique,  et  l'entêtée  en 
viendrait  bien  où  il  la  voulait  amener,  à  ce  testament  dont  il 
avait  dans  l'esprit  la  teneur  et  qu'il  avait  à  loisir  étudié  sur 
le  papier.  Ce  fut  ainsi  que  commencèrent  les  scènes  tour  à 
tour  doucereuses,  ironiques  ou  féroces  que  Jean  de  Franois 
devinait,  sans  y  assister,  aux  attitudes  de  son  père  et  de  sa 
tante,  à  leurs  regards,  à  leurs  silences. 

Tout  le  mois  de  mars  se  passa  en  ces  escarmouches.  Un 
après-midi ,  en  revenant  de  promenade,  Jean  de  Franois 
aperçut  une  automobile  arrêtée  à  la  grille  du  château.  C'était 
une  puissante  machine,  à  la  fois  trapue  et  massive,  peinte 
d'un  rouge  vif. 

Comme  il  s'approchait,  une  voix  lui  cria  : 

—  Bonjour,  monsieur  Jean!...  Ah  I  vous  ne  connaissiez 
pas  la  nouvelle  voiture  de  monsieur? —  Avec  celle-là,  au 
moins,  on  va  !  Ça  fait  du  quatre-vingts... 

Et  le  jeune  chauffeur  Monnerod,  enfoui  dans  sa  peau  de 
loup,  soulevait  d'une  main  sa  casquette  à  visière  de  cuivre, 
tandis  qu'il  caressait  de  l'autre  l'énorme  bourrelet  de  caout- 
chouc de  la  roue  écarlate. 

—  Elle  est  bien,  n'est-ce  pas?...  Et  dire  que  monsieur 
ne  s'en  est  pas  servi  trois  fois,  depuis  qu'il  l'a!...  Il  est  si 
occupé!...  Aujourd'hui,  on  est  venu  à  Valnancé,  mais  ce 
qu'on  va  filer,  au  retour!... 

Et  le  jeune  Monnerod  montra  la  route  qui  s'allongeait  entre 
les  arbres  encore  nus  oii  pointaient  les  premiers  bourgeons. 

Maurice  à  Valnancé!  Il  n'y  avait  pas  paru  depuis  deux 
mois.  A  peine  si  madame  de  Jonceuse  recevait  de  lui  quel— 


LE    PASSÉ    VIVANT  5^3 

ques  courts  billets.  Les  lettres  d'Antoinette  de  Jonceuse  à  sa 
belle-mère  parlaient  du  travail  excessif  de  son  mari.  Cela 
durerait  ainsi  jusqu'à  l'été.  Ils  comptaient  s'installer,  en  août, 
au  Bas-Nancé.  Maurice  y  avait  invité  M.  et  madame  de  Saf- 
fry...  Jean  se  rappelait  ces  détails...  La  présence  de  Maurice 
au  château  était  insolite.  Madame  de  Jonceuse  s'élait-elle 
plainte  à  son  fils  des  importunilés  et  des  persécutions  qu'elle 
subissait?  Jean  regretta  de  n'en  avoir  pas  averti  son  cousin, 
comme  il  l'aurait  dû  peut-être. 

Comme  il  franchissait  la  grille,  Maurice  sortait  du  château. 
Tout  de  suite,  Jean  remarqua  sa  pâleur  et  son  air  fatigué.  Mau- 
rice s'aperçut,  sans  doute,   de  l'impression  qu'il  produisait  : 

—  Mais  oui,  c'est  moi  I  Hein  ?  je  ne  suis  pas  frais  I 
Il  passait  dans  sa  barbe  épaisse  ses  doigts  maigris. 

—  J'ai  consulté  le  docteur  Hingelin  :  mon  cher,  je  suis 
au  bout;  la  machine  ne  va  plus...  Surmenage I .. .  Il  faut  que 
j'enraye...  J'ai  pris  les  grands  moyens  :  six  mois  de  campa- 
gne... Heureusement  que  le  cottage  est  presque  prêt.  Il  n'y  a 
plus  qu'à  le  meubler,  et  le  mobilier  attend  en  caisses,  chez 
Dobson.  Dans  une  quinzaine,  nous  arrivons...  On  voulait 
m' envoyer  en  Suisse,  sur  un  pic,  mais  je  déteste  ces  endroits- 
là.  Ici,  au  moins,  c'est  supportable...  Je  lâche  mes  affaires; 
pas  un  télégramme,  pas  une  signature.  Le  père  Corambert 
surveillera...  Ah!  c'est  ennuyeux  :  ça  allait  si  bien!...  Bah  I 
tant  pis  !  Je  me  coucherai  à  huit  heures.  Dehors  toute  la 
journée,  en  forêt...  Je  vivrai  en  brute.  Pas  de  cigares,  et  pas 
de  femme  —  même  la  mienne  ! 

Jean  poussa  du  pied  un  petit  caillou.  Jonceuse  ajouta  en 
riant  : 

—  J'ai  fait  des  bêtises,  mon  cher,  je  les  paye...  Allons,  à 
bientôt  1...  Antoinette  m'a  chargé  pour  toi  de  ses  amitiés... 

Il  était  remonté  dans  l'automobile  rouge,  et  Jean  la  vit  dis- 
paraître, comme  si  elle  fondait  en  sa  vitesse. 

L'annonce  de  la  prochaine  arrivée  de  Maurice  et  de  sa 
femme  sembla  modifier  les  plans  de  M.  de  Franois.  Au  lieu 
de  demeurer  au  salon  à  assiéger  madame  de  Jonceuse,  il 
cessa  presque  de  s'y  montrer.  Il  laissait  sa  sœur  y  cuire  ses 
jupes  sur  sa  chaufferette  ou  essayer  la  vertu  de  quelque  nou- 


5A4  LA    REVUE    DE    PARIS 

velle  tisane  ou  de  quelques  pastilles  recommandées  par  les 
journaux.  Madame  de  Jonceuse  goûtait  fort  cet  armistice  et 
jouissait  de  ce  repos  momentané.  Jean  la  trouvait  souvent 
sommeillant  au  coin  du  feu,  comme  une  personne  qui  a  bien 
gagné  le  droit  de  savourer  une  paix  reconquise. 

M.  de  Franois,  en  effet,  avait  suspendu  ses  assauts.  Il  n'avait 
pas  pour  cela,  néanmoins,  renoncé  à  son  projet,  car  Jean 
pouvait  aisément  suivre  sur  le  visage  de  son  père  les  agita- 
lions  intérieures  qui  s'y  marquaient  avec  vivacité.  Il  était 
visible  que  M.  de  Franois  continuait  à  être  furieux  contre  sa 
sœur,  mais  il  dissimulait  sa  colère  et  son  irritation.  Il  les 
soulageait  aux  jardins.  Jean  l'y  rencontrait  marchant  par  les 
allées,  son  collet  relevé  :  bien  qu'on  fût  dans  la  seconde 
quinzaine  d'avril,  le  temps  était  aigre  et  assez  froid.  Le  nez 
rouge  du  vieux  jardinier  François  indiquait  une  basse  tempé- 
rature. Ce  bonhomme  avait  toujours  été  le  souffre-douleur  de 
M.  de  Franois  :  aussi  était-ce  sur  lui  que  le  châtelain  exer- 
çait sa  mauvaise  humeur.  Le  père  François,  la  main  au  cha- 
peau, recevait  philosophiquement  les  observations  de  M.  de 
Franois  qui  le  criblait  d'épigrammes,  d'ironies  et  de  pointes  : 
le  père  François  ne  comprenait  qu'à  demi,  mais  il  jugeait, 
au  son  de  la  voix,  qu'il  n'y  avait  qu'à  courber  l'échiné. 

Cependant  M.  de  Franois  fut  tel,  une  fois,  que  le  jardi- 
nier se  rebiffa  :  il  quitterait  monsieur  le  comte...  M.  de  Fra- 
nois lui  tourna  le  dos  en  ricanant. 

Le  soir,  à  table,  il  raconta  la  chose. 

—  Ce  vieil  imbécile  voulait  s'en  aller,  et,  comme  je  lui 
demandais  oiî  il  irait  bien  avec  sa  paralytique  de  femme,  il 
m'a  répondu  que  «  monsieur  Maurice  le  prendrait  bien  à 
son  service,  car  il  cherchait  quelqu'un  pour  son  jardin  ». 
Le  jardin  de  Maurice  1...  Et  quand  arrive-t-il,  le  châtelain 
du  Bas-Nancé? 

L'accent  de  M.  de  Franois  était  si  agressif  que  madame  de 
Jonceuse  déclara  en  balbutiant  que  son  fils  et  sa  belle -fille 
seraient  là,  sans  doute,  dans  quatre  ou  cinq  jours. 

Au  sortir  de  table,  M.  de  Franois  fit  de  long  en  large  quel- 
ques tours  de  salon,  sans  dire  un  mot.  Au  claquement  sec 
des  talons  sur  le  parquet,  Jean  jugeait  que  Fexaspération  de 
de  son  père  était  extrême.   Madame  de  Jonceuse,  accablée. 


LE    PASSÉ    VIVANT  545 

retenait  sa  toux.  A  dix  heures,  elle  se  leva  pour  monter  chez 
elle.  M.  de  Franois  répondit  à  peine  à  son  bonsoir  timide. 
Il  continua  encore  un  instant  à  se  promener,  puis  il  tambou- 
rina de  l'ongle  sur  une  vitre,  s'assit  dans  un  fauteuil,  dispersa 
avec  les  pincettes  les  braises  qui  rougeoyaient  dans  la  chemi- 
née, et  finit  par  s'en  aller  à  son  tour. 

Une  fois  seul,  Jean  se  retira  dans  la  bibliothèque.  Il  y  ter- 
minait souvent  sa  soirée  et  y  demeurait  parfois  assez  tard.  Ce 
soir-là,  il  voulait  écrire  à  Lauvereau.  Sa  lettre  écrite,  il  la 
signa.  Il  regardait  la  signature  qu'il  venait  de  tracer  au  bas 
de  la  page  :  «  Jean  de  Franois  ».  Il  lui  semblait  que  les 
caractères  changeaient  de  forme.  Ce  n'était  pas  sur  le  papier 
qu'il  les  lisait.  Il  les  épelait  gravés  sur  un  marbre  jauni  : 
«  Jean  de  Franois  ».  Etait-ce  lui  que  ce  nom  désignait  ou 
bien  un  autre?...  «Jean  de  Franois.»  Ces  trois  s;yllabes 
appartenaient  k  deux  êtres  différents,  mais  liés  par  la  race 
et  le  sang...  Il  y  avait  eu  deux  Jean  de  Franois,  comme  il 
y  avait  eu  deux  Antoinette  de  Saffry... 

Il  était  lard.  Jean  éteignit  lui-même  la  lampe  et  alluma 
un  flambeau.  A  onze  heures,  tous  les  domestiques  devaient 
être  couchés  à  Valnancé  :  c'était  l'ordre  formel  de  M.  de  Fra- 
nois. M.  de  Franois  était  intraitable  sur  ce  point,  sans  trop 
savoir  pourquoi,  du  reste,  mais  cela  faisait  partie  de  ce  qui 
constituait,  à  ses  yeux,  une  maison  bien  réglée.  Jean,  après 
avoir  traversé  le  vestibule,  montait  l'escalier.  Son  ombre  se 
brisait  sur  les  marches  de  pierre.  Pour  aller  chez  lui,  il  lui 
fallait  parcourir  un  long  corridor  sur  lequel  donnait  l'appar- 
tement de  madame  de  Jonceuse.  En  passant  devant  la  porte, 
il  s'aperçut  qu'elle  était  entr'ouverte.  Il  s'arrêta  et  écouta.  Il 
entendait  des  plaintes  étouffées,  des  paroles  basses.  Sa  tante 
serait-elle  malade  ? 

Il  avait  pénétré  dans  la  petite  antichambre  qui  séparait  du 
couloir  la  chambre  de  madame  de  Jonceuse  et,  doucement, 
il  poussa  le  battant  rembourré  de  la  seconde  porte. 

M.  de  Franois  était  debout  auprès  du  lit  de  sa  sœur.  Il 
parlait  haut  en  agitant  une  grande  feuille  de  papier,  dont  le 
bout  frôlait  la  flamme  de  la  bougie  posée  sur  la  table  de 
nuit  :  cette  bougie  éclairait  à  demi  une  forme  blanche,  un 
bonnet  à  longues  barbes,  une  figure  effarée.  Madame  de  Jon- 

jer  Février  igoô.  7 


546  LA    REVUE    DE    PARIS 

ceuse,  accroupie  sur  les  draps,  le  dos  au  mur,  faisait  tête  à 
M.  de  Franois. 

Jean  comprit  :  M.  de  Franois  était  venu  relancer  sa  sœur 
et  tenter  auprès  d'elle  un  suprême  effort.  Stupéfait  et  indigné 
à  cette  vue,  Jean  restait  immobile,  Le  flambeau  tremblait  entre 
ses  doigts. 

La  voix  de  M.  de  Franois  s'élevait  plus  aigre  et  plus  impa- 
tiente : 

—  Je  le  veux,  Félicie,  je  le  veuxl 

Et  la  voix  de  madame  de  Jonceuse  suppliait,  tremblante  et 
épouvantée  : 

—  Non,  non...  Laisse-moi. 

Il  y  eut  un  silence.  Tout  à  coup,  M.  de  Franois  s'avança 
vers  le  lit  : 

—  Ah  !  c'est  comme  cela,  têtue!...  A  moi,  moi,  ton  frère  !... 
Il  avait  levé  la  main  :  son  fils  en  vit  l'ombre  sur  le  mur, 

agrandie,  démesurée,  menaçante. 

—  Mon  père,  êtes-vous  fou?... 

Au  cri  de  Jean,  M.  de  Franois  s'était  retourné  brusquement. 
Son  fils  et  lui  se  regardaient  face  k  face,  tandis  que  madame 
de  Jonceuse,  profitant  de  la  diversion  et  glissée  à  bas  du  lit, 
en  chemise  et  en  bonnet,  s'enfuyait  vers  le  corridor.  M.  de 
Franois  était  effrayant  de  colère  et  de  rage  déçue.  Sa  mous- 
tache mordue  disparaissait  presque  entre  ses  lèvres.  Jean  eut 
peur  qu'il  ne  tombât  à  la  renverse,  foudroyé  par  le  sang  qui 
lui  empourprait  le  visage.  Soudain,  M.  de  Franois  éclata  d'un 
rire  aigu,  haussa  les  épaules  et,  froidement,  comme  si  rien  ne 
venait  de  se  passer,  il  dit  k  Jean  : 

—  Je  crois,  mon  cher,  que  votre  tante  est  folle.  Elle  va 
s'enrhumer,  k  courir  la  nuit  en  chemise  ! 

Et  il  ajouta  ironiquement  : 

—  Nous  devrions  tous  être  couchés,  surtout  vous... 

Ils  étaient  sortis  de  la  chambre  et  suivaient  le  long  et 
large  corridor  qui,  avec  des  angles,  des  détours,  traversait 
toute  l'étendue  du  château.  Madame  de  Jonceuse  n'était  pas 
là.  Ils  revinrent  sur  leurs  pas  et  descendirent  l'escalier.  A  la 
dernière  marche,  ils  s'arrêtèrent,  les  bougies  hautes. 

M.  de  Franois  appela  k  mi-voix  : 

—  Félicie  ! . . . 


LE    PASSÉ    VIVANT  5^7 

Madame  de  Jonceuse,  de  la  banquette  où  elle  s'était  affalée, 
apparut,  debout  au  milieu  du  vestibule...  Les  cornes  de  son 
bonnet  surmontaient  sa  tête.  Des  mèches  de  cheveux  s'échap- 
paient de  dessous  le  linge.  Elle  était  grotesque  et  lamentable. 
Avec  sa  chemise  de  nuit  et  sa  camisole,  elle  ressemblait  à  un 
gros  sac  de  toile  blanche,  —  plein  d'écus. 

—  Ma  tante  ! . . . 

Elle  regardait  en  silence  les  deux  hommes. 

—  Voyons,  Félicie,  cesse  tes  simagrées  !  — cria  M.  de  Fra- 
nois  a  sa  sœur. 

—  Ma  tanle,  calmez-vous.  On  ne  vous  contrariera  plus,  je 
vous  le  promets. 

Jean  s'était  approché  d'elle.  Il  lui  avait  saisi  le  poignet  ;  ses 
doigts  enfonçaient  dans  la  chair  molle  et  gonflée.  Madame  de 
Jonceuse  ne  bougeait  pas. 

—  C'est  stupide,  stupide,  Félicie!...  On  gèle  ici! 
Et  il  conclut  naïvement  : 

—  Je  vais  prendre  froid,  moi,  k  la  fin  ! 
Madame  de  Jonceuse  grelottait. 

—  Ah!  tu  as  peur  que  je  ne  prenne  du  mal. ►^...  Ça  te  serait 
bien  égal,  si  j'avais  fait  ce  testament  pour  lequel  tu  me  per- 
sécutes; mais  je  ne  le  ferai  pas  !  Il  ira  à  Maurice,  mon  argent, 
à  Maurice,  a  mon  fils...  C'est  mon  fils  qui  aura  tout...  Oh! 
toi,  Jean,  je  sais  bien  que  tu  n'es  pour  rien  dans  tout  ceci. 
Ton  père,  j'ai  cru  qu'il  allait  m'étrangler...  Mais  il  n'obtien- 
dra rien  de  moi,  pas  un  sou. 

Et  madame  de  Jonceuse,  frappant  le  dallage  de  son  pied 
nu,  répétait  d'une  voix  qui  s'enrouait  : 

—  Pas  un  sou,  pas  un  sou,  pas  un... 

Une  violente  quinte  de  toux  lui  coupa  la  parole,  qui  fit  va- 
ciller les  cornes  de  son  bonnet  et  dont  retentit  l'écho  noc- 
turne du  vestibule  glacial  et  sonore. 


XXII 

Le  docteur  Hingelin,  appelé  de  Paris,  disait  à  Maurice, 
comme  il  sortait  avec  lui  et  Jean,  de  la  chambre  de  madame 
de  Jonceuse  : 


548  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Je  ne  peux  pas  vous  cacher,  monsieur,  que  l'état  de 
votre  mère  est  fort  grave.  La  pneumonie  est  double...  La  ma- 
lade suivait  un  mauvais  régime... 

Le  médecin  de  Nancé,  M.  Lepran,  qui  soignait  ordinaire- 
ment madame  de  Jonceuse,  eut  l'air  vexé. 

—  Madame  de  Jonceuse  n'en  faisait  qu'à  sa  tête,  mon  cher 
confrère...  Nous  autres,  médecins  de  campagne,  nous  n'avons 
pas  sur  nos  clients  l'autorité  nécessaire. 

Et  le  docteur  Lepran  boutonnait  sa  redingote,  oi'i  manquait 
la  large  rosette  rouge  qui  ornait  la  boutonnière  parisienne  du 
professeur  Hingelin,  qui  ajoutait  : 

—  Enfin,  c'est  très  grave...  Madame  votre  mère  a  dû  faire 
quelque  imprudence,  M.  de  Jonceuse... 

—  Je  l'ignore,  docteur,  je  n'étais  pas  là.  Toi,  Jean,  sais-tu? 
Jean  de  Franois  fit  un  geste  évasif.  A   quoi  bon  raconter 

l'histoire  noclurnc,  la  course  en  chemise  dans  l'escalier,  les 
pieds  nus  sur  les  dalles  du  vestibule?  11  avait  honle. 

—  Enfin,  ce  qui  est  fait  est  fait...  Madame  de  Jonceuse 
peut  encore  se  tirer  de  là...  Mon  confrère,  le  docteur  Lepran, 
va  la  surveiller  de  près...  Et  vous,  monsieur  de  Jonceuse, 
êles-vous  installé  ici? 

Maurice  expliqua  au  docteur  qu'il  était  sur  le  point  de 
partir  pour  Nancé,  quand  il  avait  reçu  à  Paris  le  télégramme 
de  son  cousin. 

—  Allons,  c'est  bien.  Vous  vous  rappelez  mes  prescriptions  : 
six  mois  de  campagne,  au  moins,  aucun  travail,  aucun  souci, 
aucune  préoccupation...  C'est  entendu,  n'est-ce  pas? 

Le  docteur  Hingelin  avait  oublié  que  la  vieille  dame  qu'il 
venait  d'examiner  pouvait  mourir  d'un  moment  à  l'autre  et 
que  c'était,  après  tout,  la  mère  de  M.  de  Jonceuse.  Derrière 
lui,  M.  Lepran  grommelait  entre  ses  dents  : 

—  Pas  de  soucis,  pas  de  préoccupations,  c'est  facile  à  dire  ! . . . 
Le  docteur  Hingelin  avait  endossé  son  pardessus.   Maurice 

et  Jean  l'accompagnèrent  jusqu'à  la  grille,  où  son  automobile 
l'attendait.  C'était  une  vraie  voiture  de  médecin,  rapide, 
confortable  et  peinte  de  couleur  sombre.  Les  lanternes  sem- 
blaient des  bocaux  de  pharmacie,  en  même  temps  qu'elles 
symbolisaient  la  lumière  de  la  science,  comme  le  docteur  Hin- 
gelin le  faisait  remarquer  plaisamment  à  son  confrère  M.  Le- 


LE    PASSÉ    VIVANT  5^9 

pran.  Au  moment  de  monter,  le  docteur  Hingelin  s'adressa  à 
Jean  de  Franois  : 

—  Très  heureux,  monsieur,  d'avoir  vu  ce  Valnancé  dont 
j'ai  fort  entendu  parler  par  mon  client,  M.  Gorambert,  votre 
voisin,  je  crois,  de  même  que  j'ai  entendu  parler  de  vous 
par  une  de  mes  clientes,  que  vous  connaissez,  une  Améri- 
caine, miss  Watson...  Mon  cher  confrère,  voulez-vous  que 
je  vous  ramène  chez  vous?... 

En  rentrant  dans  le  vestibule,  Jean  de  Franois  pensait  à  la 
scène  de  l'autre  nuit.  Le  matin,  à  déjeuner,  madame  de  Jon- 
ceuse  et  monsieur  de  Franois  s'étaient  retrouvés  comme  de 
coutume.  Il  n'avait  été  fait,  de  part  ni  d'autre,  aucune  allusion 
aux  événements  récents.  A  table,  M.  de  Franois  manifesta 
l'intention  d'écrire  à  la  manufacture  des  Gobelins  pour  qu'on 
réparât  les  tapisseries  du  grand  salon.  Madame  de  Jonceuse 
approuva  le  projet  de  son  frère.  Toute  la  journée,  elle  fut  à 
son  ordinaire,  mais,  le  surlendemain,  elle  se  sentit  fatiguée. 
Elle  resta  au  lit.  Le  soir,  une  fièvre  violente  se  déclara,  avec 
une  forte  douleur  au  côté.  Le  docteur  Lepran  se  montra  sou- 
cieux; il  conseilla  d'avertir  M.  de  Jonceuse  et  demanda  une 
consultation. 

Quand  Maurice  entra  dans  la  chambre  de  sa  mère,  elle  ne 
le  reconnut  pas... 

Vers  quatre  heures,  Antoinette  de  Jonceuse  sortit  de  l'appar- 
tement de  sa  belle-mère  et  rencontra  sur  l'escalier  Jean  qui 
venait  demander  des  nouvelles  de  la  malade. 

—  Elle  est  bien  mal.  Maurice  est  auprès  d'elle.  Il  serait 
bon  de  préparer  M.  de  Franois...  Il  aimait  beaucoup  sa  sœur, 
n'est-ce  pas  ? 

M.  de  Franois  était  au  salon.  Aux  premiers  mots  d'Antoi- 
nette, il  se  rebiffa  : 

—  Félicie!...  Elle,  allons  donc!  Elle  est  robuste,  oui,  très 
robuste...  La  preuve,  c'est  qu'elle  a  résisté  aux  drogues  dont 
elle  s'empoisonnait...  Elle  se  croit  la  poitrine  délicate!  Elle 
nous  enterrera  tous,  ma  nièce.  Et  tenez  1  la  preuve  que  je 
ne  suis  pas  inquiet  :  voici  une  lettre  que  je  viens  d'écrire  pour 
qu'on  répare  les  tapisseries... 

Du  geste,  il  désignait  les  panneaux  de  laine  fine  qui  repré- 


55o  LA    REVUE    DE    PARIS 

sentaient,  parmi  de  grands  roseaux  verts,  un  bain  de  nymphes 
que  guettaient  des  faunes  cornus. 
Il  reprit  : 

—  Vous  êtes  à  vous  monter  la  tête  dans  cette  chambre  I . . . 
Est-ce  que  j'y  passe  mon  temps,  moi!...  Ahl  oui,  le  docteur 
Lepran!  C'est  un  alarmiste...  Tout  cela  s'arrangera... 

La  figure  de  M.  de  Franois  démentait  la  sécurité  de  ses 
paroles.  Jean  fut  frappé  du  changement  brusque  de  son  père  : 
il  avait  vieilli  soudain  ;  le  sang  lui  chaulTait  les  pommettes. 
M.  de  Franois  ricanait,  sa  lettre  aux  doigts,  puis  il  pivota 
sur  ses  talons  et  se  dirigea  vers  la  porte.  La  main  au  bouton, 
il  se  retourna  : 

—  Dans  trois  jours,  je  parie  qu'elle  sera  sur  pied. 
Antoinette  de  Jonceuse  et  Jean  de  Franois   demeurèrent 

seuls.  Le  fauteuil  vide  de  madame  de  Jonceuse  se  carrait 
parmi  les  paravents.  La  chaufferette  froide  montrait  sa  cendre 
grise  sous  son  couvercle  soulevé.  Tous  deux  restèrent  un 
instant  silencieux,  puis  ils  parlèrent  de  la  mort.  Jean  ne  la 
craignait  point:  ne  sommes-nous  pas  morts  déjà  bien  des  fois 
en  chacun  de  nos  aïeux  avant  de  vivre  en  nous-mêmes  pour 
y  mourir  à  notre  tour?  ne  revivons-nous  pas,  plus  que  nous 
ne  vivons  ?... 

Elle  l'écoutait,  les  mains  nouées  l'une  à  l'autre,  dans  une 
altitude  qui  lui  était  familière...  Oui,  les  propos  de  Jean 
offraient  quelque  chose  de  singulier.  Elle  avait  déjà  observé 
en  lui  certaines  idées  bizarres  et  troubles.  Quel  contraste 
avec  Maurice,  d'esprit  si  ferme,  si  net!  Il  avait  peur  de  la 
mort,  lui!  Il  l'avouait  sans  honte.  Il  aimait  la  vie... 

Ce  fut  dans  l'après-midi  du  lendemain  que  mourut  ma- 
dame de  Jonceuse.  Elle  s'éteignit  doucement.  Maurice,  Antoi- 
nette et  Jean  assistèrent  à  ses  derniers  moments.  M.  de 
Franois,  qui  avait  passé  auprès  du  lit  de  sa  sœur  une  partie 
de  la  matinée,  s'était  retiré  pour  prendre  l'air.  Sa  figure 
congestionnée  et  le  petit  tremblement  de  sa  moustache 
blanche  attestaient  le  malaise  qu'il  ressentait.  Jean  l'avait 
suivi  des  yeux  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre,  hésitant  s'il  ne 
l'accompagnerait  pas. 

Quand  tout  fut  fini,  Antoinette  de  Jonceuse  dit  à  Jean  : 


LE    PASSÉ    VIVANT    •  55l 

—  Il  faudrait  avertir  votre  père.  Faites-le  avec  ménage- 
ment :  il  n'est  pas  bien. 

M.  de  Francis  était  au  jardin.  Jean  l'aperçut  au  bout  d'une 
allée.  Au  bruit  de  ses  pas,  M.  de  Franois  se  retourna.  Jean, 
de  loin,  distinguait  la  moustache  blanche  dans  le  visage 
rouge.  Il  s'approcha  et  fit  un  geste.  M.  de  Franois  comprit 
et  baissa  la  têle.  Tout  à  coup,  sa  voix  haute  et  saccadée 
rompit  le  silence  : 

—  Morte,  morte,  Félicie!... 

Du  pied,  il  frappa  le  sol  rageusement.  Le  sang  lui  monta  aux 
joues.  Le  talon  rageur  s'enfonça  de  nouveau  dans  le  sable  dur. 

—  Morte!... 

Il  porta  la  main  à  sa  cravate,  comme  s'il  étouffait.  Les 
mots  s'arrêtaient  dans  sa  gorge  serrée.  Puis,  tendant  son 
poing  fermé  vers  les  fenêtres  de  la  chambre  de  madame  de  Jon- 
ceuse,  il  répéta  de  nouveau  : 

—  Morte! 

La  parole  lui  revenait  : 

—  Ah!  elle  a  toujours  été  comme  cela,  ma  sœur!,..  Ma 
sœur!...  Est-ce  que  j'avais  besoin  d'une  sœur,  moi?  Est-ce 
qu'elle  avait  besoin  de  se  marier,  elle?  d'avoir  un  fils?... 
Est-ce  qu'on  se  marie,  quand  on  a  un  frère?...  Et  maintenant 
il  faut  qu'elle  meure,  comme  une  sotte,  pour  avoir  couru  en 
chemise,  pieds  nus!...  Ah!  elle  est  morte,  ta  tante!  eh  bien, 
tant  pis  pour  elle! 

Sa  voix  silïlait  entre  les  poils  rudes  de  sa  courte  moustache. 

—  Et  on  prétendra  que  c'est  ma  faute.  Je  vois  bien  dans 
tes  yeux  que  tu  le  penses!  Va  donc  raconter  cela  à  Maurice  et 
à  cette  petite...  Ma  faute!  Est-ce  que  je  lui  demandais  quelque 
chose  de  si  extraordinaire?  Ce  testament!...  Ah!  elle  l'aurait 
fait...  Elle  ne  voulait  pas...  Son  fils!  Elle  s'en  fichait  bien,  de 
son  fils!  Qu'est-ce  qu'il  dit,  à  présent?  Je  suppose  qu'il  ne 
s'avise  pas  de  larmoyer,  et  la  petite  belle-fille  non  plus...  Ils 
héritent  de  tout...  Elle  doit  se  moquer  de  moi  là-haut. 

Jean  écoutait,  frémissant. 

—  Oui,  elle  a  toujours  été  jalouse  de  moi,  au  fond.  Je  le 
savais  bien.  Elle  a  voulu  me  forcer  à  sortir  d'ici  quand  elle  n'y 
serait  plus...  Mais  j'ai  pris  mes  précautions...  Ah!  au  moins, 
je  me  suis  bien  servi  de  son  argent. . .  Valnancé  est  en  bon  état. 


552  LA    REVUE    DE    PARIS 

Il  n'y  manque  pas  un  clou,  pas  une  ardoise.  Il  y  en  a  pour 
dix  ans,  sans  avoir  à  y  toucher...  Dix  ans...  Et  puis,  tu  te 
marieras,  promets-le-moi... 
Jean  demeura  silencieux. 

—  Libre  à  toi!  Eh  bien,  moi,  je  me  remarierai...  Oui,  je 
me  re-ma- rie-rai...  J'ai  écrit  à  Ceschini.  C'est  moi  qui  épou- 
serai l'Américaine,  la  bossue,  la  cul-de-jalte,  ce  qu'on  voudra... 
J'aurai  de  l'argent.  Mais,  imbécile,  lu  ne  comprends  donc 
rienl...  Vendre  Vainancé,  jamais!  Valnancé,  Valnancél 

Il  suffoquait  de  colère.  Il  avait  saisi  son  fds  par  le  revers 
du  veston,  et  le  secouait  rudement,  en  le  regardant  avec  des 
yeux  égarés.  Jean,  pâle,  cherchait  à  se  dégager  de  cette  étreinte. 
Soudain  M.  de  Franois  le  repoussa,  passa  sa  main  sur  ses 
yeux,  en  chancelant  comme  un  homme  ivre. 

—  Mon  père... 

M.  de  Franois  ne  répondit  rien,  fit  quelques  pas  en  avant, 
étendit  les  bras  et  tomba  la  face  contre  terre.  Jean  se  baissa 
vers  lui  et  se  releva  en  jetant  un  grand  eri. 

Il  faisait  beau.  C'était  la  première  journée  de  printemps. 
Sur  un  ciel  bleu,  Valnancé  se  dressait  noblement.  Une  vitre 
au  soleil  brasillait.  Une  guêpe  volait  dans  l'air  limpide.  Le 
buis  chaud  sentait  amer. 

M.  de  Franois  et  madame  de  Jonceuse  furent  enterrés  le 
même  jour.  En  revenant  du  cimetière,  Maurice  de  Jonceuse 
marchait  h  côté  de  Jean  de  Franois.  La  mort  de  sa  mère  et 
de  son  oncle  lui  donnait  un  furieux  désir  de  vie  qui  chassait 
presque  de  lui  toute  douleur.  Il  voulait  vivre...  Il  avait  encore 
en  lui  des  forces  vivaces.  Il  en  avait  abusé.  Le  repos  le  réta- 
blirait vite.  Comme  il  allait  respirer,  manger,  dormir,  se 
refaire  du  sang,  de  la  chair  et  des  os  !  Son  médecin  deman- 
dait six  mois.  Il  ferma  les  poings  comme  par  défi  à  la  maladie. 
Bientôt,  il  redeviendrait  robuste,  sain.  Et  alors  il  reprendrait 
ses  affaires.  Il  serait  riche,  vraiment  riche,  tout  à  fait  riche... 
Il  pensa  à  l'héritage  de  sa  mère.  Cet  argent  venait  à  point.  Il 
le  décuplerait.  Sa  mère  avait  bien  fait  de  dépenser  les  revenus 
de  sa  fortune  à  sa  guise.  Lui,  il  avait  travaillé  !  Il  aimait  le 
travail.  Il  y  a  des  gens  qui  en  sont  incapables.  Son  cousin 
Jean,  par  exemple...  Il  n'avait  pas  de  quoi  conserver  le  châ- 


LE    PASSÉ    VIVANT  553 

teau,  Jean  ;  il  ne  voulait  pas  se  marier  I...  D'ailleurs,  il  était 
un  peu  bizarre,  un  peu  toqué.  Un  gentil  garçon,  tout  de  même. 
Qu'allait-il  devenir,  avec  Valnancé  sur  les  bras?...  Oui,  Val- 
nancé  !  Pourquoi,  un  jour,  lui,  Maurice,  n'achèterait-il  pas 
le  château  à  Jean,  qui  pourrait,  en  somme,  y  demeurer  avec 
eux?...  Il  était  doux,  taciturne,  pas  gênant,  le  cousin;  Antoi- 
nette en  parlait  avec  amitié...  Elle  descendait  justement  de 
voiture,  avec  quelques  dames,  dont  madame  de  Maurebois. 
Sous  son  long  voile  noir,  son  visage  apparaissait  clair  et  déli- 
cat. Elle  était  belle.  Ils  auraient  dorénavant  deux  lits  :  sa  santé 
avant  tout  1... 

On  était  arrivé  au  Bas-Nancé.  Le  cottage  neuf  avait  un  air 
d'élégance,  de  confort  et  de  gaieté,  avec  ses  larges  fenêtres, 
ses  grandes  baies  vitrées. 

Maurice  dit  h  Jean  : 

—  Mon  cher,  il  y  a  une  chambre  ici  pour  toi.  Tu  ne  peux 
pas  retourner  seul  à  Valnancé.  C'est  trop  triste.  Je  suis  sûr 
que  ma  femme  est  de  mon  avis. 

Antoinette  de  Jonceuse  avait  rejeté  en  arrière  le  long  voile 
de  crêpe  qui  lui  couvrait  le  visage.  Sa  robe  sombre  lui  donnait 
un  air  d'extrême  jeunesse. 

—  Mais  oui,  Jean,  Maurice  a  raison.  La  solitude  ne  vous 
vaut  rien. 

—  Non  !  laissez-moi  Jean,  chère  madame...  Nous  nous  ins- 
tallons dans  ma  vieille  bicoque.,. 

Lauvereau  avait  posé  sa  main  sur  l'épaule  du  jeune  homme. 
Prévenu  de  la  mort  de  M.  de  Franois,  il  était  accouru  de 
Paris;  la  tristesse  profonde  et  morne  de  Jean  l'avait  ému. 
Elle  avait  frappé  également  Antoinette  de  Jonceuse.  «Que 
voulez-vous,  chère  madame  I  —  avait  dit  Lauvereau  —  son 
père  et  lui  n'étaient  pas  très  liés,  mais  c'était  son  père  cepen- 
dant. Et  puis,  il  est  très  nerveux  depuis  quelques  mois.  C'est 
un  garçon  à  pressentiments,  k  idées  noires.  Ah  !  il  n'a  pas  la 
forte  cervelle  de  Maurice.  Cette  double  mort  l'a  troublé...  » 
Lauvereau  lui-même  avait  été  ébranlé  dans  son  indifférence 
habituelle.  Ce  père  Franois  était  un  original,  un  bonhomme 
d'autrefois,  et  Lauvereau  éprouvait  l'impression  qu'il  ressen- 
tait, dans  ses  études  du  passé,  quand  il  lui  fallait  se  séparer 
d'un  personnage  dont  il  s'était  occupé  longtemps. 


554  LA    BEVUE    DE    PARIS 

Maurice  n'insista  pas. 

—  Comme  vous  voudrez  !...  Mais,  toi  et  Jean  votre  couvert 
sera  toujours  mis  ici.  N'est-ce  pas,  Antoinette? 

Elle  inclina  la  tête,  tandis  que  M.  et  madame  de  Saffry 
serraient  la  main  de  Jean  de  Francis. 

Comme  Lauvereau  et  Jean  de  Franois  s'éloignaient,  le 
jeune  Monnerod  s'approcha  d'eux.  Dépouillé  de  sa  fourrure, 
il  avait  l'aspect  minable  d'une  bête  écorchée. 

—  Excuse,  monsieur  Lauvereau!...  le  moment  n'est  pas  bien 
choisi,  mais  j'ai  une  commission  à  vous  faire  de  la  part  de 
papa.  La  vieille  demoiselle  de  Yillcfort...  Son  meuble  que 
vous  savez,  mon  père  l'a  :  il  veut  vous  l'offrir  pour  vous  remer- 
cier de  m'avoir  fait   entrer  chez  M.  de  Jonceuse. 

—  Alors,  tu  es  content? 

—  Ah!  monsieur,  un  chic  métier!...  Les  accidents?  Ben, 
quoi!  on  meurt  partout,  monsieur  Lauvereau...  Alors,  je 
peux  dire  a  papa,  pour  le  meuble,  que  vous  acceptez... 

Jean  avait  écouté  en  silence.  Comme  ils  continuaient  leur 
chemin,   Lauvereau  lui  dit  : 

—  Jadis,  j'aurais  couru  à  Villeforl,  j'y  serais  allé  à  plat 
ventre,  s'il  l'avait  fallu,  pour  voir  ce  bibelot  plus  tôt...  mais 
maintenant  î...  Ah!  mon  pauvre  Jean,  c'est  mon  dernier  essai... 
Si  dans  six  mois... 

Il  n'acheva  pas  sa  phrase  et  tira  la  sonnette  de  la  porte. 

Tous  deux  pénétrèrent  dans  la  maison  calme  et  fraîche. 
Chacun  d'eux  y  amenait  son  fantôme  :  —  Lauvereau.  le  sou- 
venir de  Janine  qui  torturait  son  désir  ;  Jean  de  Franois,  la 
pensée  de  l'aïeul  homonyme  dont  il  sentait  autour  de  lui  la 
présence  invisible  encore,  mais  chaque  jour  plus  voisine, 
plus  certaine,  plus  vivante. 


XXIII 

M.  de  SaiVry  montra  sa  tête  par  l'entre-bâillement  de  la 
porte  du  salon,  oij  Antoinette  de  Jonceuse  et  Jean  de  Fra- 
nois somnolaient  en  de  larges  fauteuils.  Celui  d'Antoinette 
de  Jonceuse  faisait  face  à  la  vaste  baie  vitrée,  ouverte  sur  le 


LE    PASSÉ    VIVANT  555 

jardin.  L'ample  carcasse  d'osier  du  siège  était  adoucie  par  des 
coussins  où  la  jeune  femme  s'appuyait  paresseusement.  Son 
corsage  de  mousseline  transparente  laissait  deviner  la  chair 
nue  des  épaules.  Ses  cheveux,  relevés,  dégageaient  sa  nuque 
moite.  La  chaleur  de  cette  cuisante  journée  de  juin  com- 
mençait seulement  à  diminuer.  Il  était  cinq  heures  du  soir. 
M.  de  Saffry  entrait  sur  la  pointe  des  pieds,  croyant  que 
sa  lille  dormait. 

—  Mon  gendre  n'est  pas  ici?  —  fit-il  presque  bas  en  s'adres- 
sant  à  Jean  de  Franois. 

Ce  fut  Antoinette  de  Jonceuse  qui  répondit  : 

—  Ah!  c'est  vous,  papa!...  Mais  non!,..  Maurice  est  parti 
tout  de  suite  après  déjeuner. 

Il  y  avait  dans  sa  voix  un  petit  accent  d'impatience.  Son 
père  savait  bien  que  Maurice  passait  ses  journées  au  grand 
air.  Dès  le  matin,  il  était  en  forêt.  11  faisait  de  longues 
courses,  qu'il  coupait  de  siestes  à  l'ombre  des  arbres.  L'auto- 
mobile rouge  restait  inactive  au  garage,  sous  sa  housse,  comme 
un  gros  insecte  pris  dans  une  toile.  M.  de  Jonceuse  préférait 
la  marche.  Il  vivait  en  vrai  sauvage.  Il  rapportait  de  ces  pro- 
menades des  silences  oii  il  s'absorbait  dans  une  méditation 
animale.  M.  de  Saffry  remarqua  l'air  contrarié  de  sa  fdle. 

—  Je  t'ai  dérangée,  petite!...  C'est  que  j'aurais  voulu  de- 
mander à  ton  mari  le  chemin  de  la  Mare  Ronde,  où  il  est 
allé  hier.  Ta  mère  désire  que  je  l'y  mène. 

M.  et  madame  de  Saffry  profitaient  aussi  de  la  campagne. 
Chaque  jour,  ils  sortaient  ensemble.  M.  de  Saffry  portait  un 
pliant  et  donnait  le  bras  à  sa  femme.  Lui  s'asseyait  sur  les 
talus,  parmi  les  bruyères.  Ils  étaient  heureux.  Le  mariage  de 
leur  fille  leur  valait  une  vie  meilleure.  Leur  gendre  était  par- 
fait pour  eux.  Il  les  avait  invités  au  Bas-Nancé.  Cette  conduite 
dissipait  les  dernières  préventions  de  madame  de  Saffry.  Elle 
avait  craint  que  l'amour  de  Maurice  ne  fût  jaloux  et  exclusif 
et  n'éloignât  sa  fdle  d'elle.  Il  n'en  était  rien.  Maurice,  sous 
ses  dehors  brusques  et  impérieux,  était  un  bon  parent.  Le 
seul  reproche  que  les  Saffry  fissent  au  jeune  couple  était  qu'il 
tardât  à  leur  donner  un  petit- fils.  Ils  en  plaisantaient  même 
un  peu,  parfois,  —  madame  de  Saffry  gaillardement,  M.  de 
Saffry  en   rougissant  et  par  obéissance  à  sa  femme.    Depuis 


556  LA     REVUE     DE     PARIS 

quelques  jours,  madame  de  Salfry  augurait  bien  de  la  lan- 
gueur de  sa  fille  et  avait  communiqué  ses  espérances  à 
M.  de  SalTry. 

Il  la  considérait,  allongée  et  lasse.  Doucement,  il  lui  tapota 
le  cou.  la  baisa  sur  la  tempe,  près  de  l'œil. 

—  Alors,  puisque  c'est  ainsi,  je  conduirai  ta  mère  à  la  Sapi- 
naie  ;  la  Mare  Ronde  sera  pour  une  autre  fois...  Tu  ne  veux 
pas  venir,  n'est-ce  pas  ? 

—  Non,  merci,  papa  :  je  suis  fatiguée.  Il  fait  si  chaud! 

Et  elle  passa  ses  mains  sur  ses  yeux,  dont  elle  sentait  les 
paupières  moites  et  lourdes. 

Quand  son  père  fut  parti,  Antoinette  de  Jonceuse  arrangea 
les  coussins  qui  lui  soutenaient  le  dos,  et  demeura  un  instant 
silencieuse.  Tout  a  coup,  elle  se  mit  à  rire  : 

—  Mais,  Jean,  pourquoi  n'avez-vous  pas  indiqué  à  mon 
père  le  chemin  de  la  mare?  Vous  le  savez  aussi  bien  que 
Maurice. 

A  la  voix  de  la  jeune  femme,  Jean  tressaillit  de  la  rêverie 
profonde  oii  il  était.  Il  n'avait  pas  écouté  la  conversation 
d'Antoinette  et  de  M.  de  SafTry.  Elle  rit  de  nouveau  : 

—  A  quoi  pensiez-vous  ? 

Elle  le  regardait  en  souriant  encore.  Ses  lèvres  fraîches 
découvraient  légèrement  ses  dents  délicates  et  blanches.  Une 
imperceptible  fossette  creusait  sa  joue.  Elle  croisa  ses  mains 
l'une  à  l'autre,  de  son  geste  habituel,  et  elle  ajouta,  regret- 
tant sa  question  : 

—  Que  vous  ê(es  donc  distrait!.,.  Donnez-moi  une  de  vos 
cigarettes. 

Jean  s'approcha  et  lui  tendit  l'étui  ouvert.  Les  bâtonnets 
de  papier  s'alignaient  dans  le  cuir  odorant.  L'allumette  craqua. 
Ils  fumèrent. 

Jean  de  Franois  pensait  k  Valnancé.  Il  n'y  avait  laissé  que 
le  vieux  jardinier  François  et  sa  femme,  paralytique;  les  autres 
serviteurs  avaient  été  congédiés.  Le  château  était  entièrement 
fermé.  Le  notaire  s'occupait  du  règlement  de  la  succession. 
Afin  de  pourvoir  aux  droits  et  à  diverses  dépenses,  Jean  s'était 
décidé  à  se  défaire  des  tapisseries  du  grand  salon.  Lauvereau 
s'était  chargé  d'écrire  à  M.  Braux  à  ce  sujet.  M.  Braux  avait 
répondu    d'Allemagne ,    où  il  voyageait,   qu'il    viendrait  les 


LE    PASSÉ    VIVANT  ÔÔy 

examiner,  dès  son  retour.  Jean  avait  pris  son  parti  :  il  vivrait 
ainsi  sur  Valnancé.  11  vendrait  peu  à  peu  le  mobilier  que 
contenait  le  château,  les  livres  qui  composaient  la  bibliothèque. 
Il  ne  conserverait  d'intact  que  le  petit  appartement  au-dessus, 
le  ((  réduit  ».  C'est  là  qu'il  s'installerait  quand  Lauvereau  et 
les  Jonceuse  retourneraient  à  Paris...  Ensuite,  ensuite,  l'avenir 
lui  apparaissait  quelque  chose  de  brumeux  et  de  confus...  Il 
continuait  à  fumer.  Un  rayon  de  soleil  déclinant  atteignit 
Antoinette  de  Jonceuse  à  la  joue.  Elle  recula  un  peu  son 
fauteuil. 

—  Vous  ne  sortez  pas,  Jean  .»^ 

Il  passait  presque  toutes  ses  journées  auprès  d'elle,  et 
presque  chaque  soir  il  dînait  au  cottage,  Lauvereau  y  dînait 
fréquemment  aussi.  Il  travaillait  avec  acharnement  et  souvent 
une  partie  de  la  nuit.  Jean,  qui  couchait  à  côté,  l'entendait 
aller  et  venir,  remuer  des  papiers.  Depuis  l'aveu  qu'il  lui 
avait  fait  de  son  tourment,  Lauvereau  ne  lui  avait  pas  reparlé 
de  Janine,  mais  Jean  apercevait  parfois,  sur  le  visage  contracté 
et  triste  de  son  ami,  les  marques  de  son  chagrin  et  de  son 
mal  secret. 

—  Que  fait  Lauvereau  aujourd'hui,  Jean? 

Lauvereau  avait  reçu,  le  matin,  le  bureau  ancien  que  le 
père  Monnerod  avait  déniché  à  Villefort  chez  une  vieille  demoi- 
selle, et  il  était  occupé  à  le  nettoyer.  C'était  un  très  beau 
meuble,  de  style  Louis  XV.  Jean  le  décrivait  à  Antoinette 
de  Jonceuse,  avec  ses  bronzes  en  rocaille,  son  dessus  en 
maroquin  vert  gaufré  d'une  bordure  d'or  terni.  A  mesure 
qu'il  parlait,  il  lui  semblait  voir  s'y  accouder  une  femme 
en  corsage  à  rubans,  les  cheveux  poudrés  comme  la  femme 
du  portrait  de  La  Tour  qui  était  chez  les  Saflry  :  elle  écrivait 
et    trempait  une    plume    dans    un    encrier... 

Jean  s'était  levé;  il  alla  vers  la  baie  ouverte.  Le  jardin  était 
vert  et  tranquille.  Antoinette  de  Jonceuse  feuilletait,  sans  les 
lire,  les  pages  d'un  livre.  Tout  à  coup,  Jean  s'écria: 

—  Ahl  voici  Charles!...  Il  m'avait  pourtant  dit  qu'il  ne 
viendrait  pas  aujourd'hui... 

Lauvereau  traversait  le  jardin.  Son  ombre  grandie  le  pré- 
cédait surle  gravier  de  l'allée  qui  craquait  sous  sa  semelle. 
Quand  il  entra  dans  le   salon,  Jean  lui  trouva  une  physio- 


558  LA    REVUE    DE    PARIS 

nomie  qu'il  lui  connaissait  bien,  celle  qu'il  avait,  à  la  sortie  des 
Archives  de  Venise,  après  quelque  trouvaille  curieuse  sur 
Casanova.  Lauvereau  paraissait,  en  ces  occasions,  à  la  fois 
important  et  mystérieux.  Il  s'assit  et  s'essuya  le  front. 

—  Eh  bien,  Charles,  tu  as  donc  fini  de  nettoyer  le  bureau? 
Lauvereau  pinça  ses  grosses  lèvres  et  mit  ses  mains  dans 

ses  poches. 

—  Le  bureau,  le  bureau...  oui...  Et  jai  même  appris  sur 
son  compte  des  choses  assez  intéressantes...  Voulez-vous  que 
je  vous  raconte  son  histoire,  au  bureau  .►* 

—  Allez,  Lauvereau...  nous  vous  écoutons...  Jean  m'a 
décrit  votre  meuble,  il  me  semble  que  je  le  vois. 

Antoinette  de  Jonceuse  se  renversa  doucement  au  dossier 
du  fauteuil  et  croisa  les  mains. 

—  Je  vous  dirai  donc  d'abord  que  mon  meuble  est  un 
meuble  volé...  Oui,  il  provient  d'un  château  des  environs 
qui  fut  brûlé  et  pillé  au  moment  de  la  Révolution.  A  cette 
époque,  il  fut  sans  doute  acheté  par  quelque  patriote  de 
Villefort,  à  moins  que  notre  gaillard  ne  se  le  soit  approprié 
pour  rien,  en  récompense  de  son  civisme.  Enfin,  c'est  à 
Villefort,  chez  une  vieille  demoiselle  qui  vient  de  mourir,  que 
Monncrod,  le  père  de  votre  chauffeur,  l'a  découvert.  Ce  bon- 
homme, qui  sait  que  j'aime  ces  vieilleries  et  qui  m'en  dé- 
niche quelquefois  dans  le  pays,  a  voulu  absolument  me 
l'offrir  en  reconnaissance  de  menus  services  que  je  lui  ai 
rendus...  Mais  c'est  plutôt  à  vous  qu'à  moi,  chère  madame, 
qu'il  aurait  dû  en  faire  présent. 

—  A  moi!...  pourquoi  donc,  Lauvereau? 

Lauvereau  prit  son  air  d'historien,  son  air  que  Jean  de 
Franois  ne  lui  voyait  plus  depuis  longtemps  et  qui  donnait  à 
la  large  figure  du  fureteur  une  expression  énigmatique  et 
confidentielle. 

—  Parce  que  ce  château  était  le  château  de  Berlette,  qui 
appartenait  à  votre  famille  avant  la  Révolution  et  parce  que 
ce  bureau  a  appartenu . . .  devinez  à  qui  ? 

Lauvereau  se  rengorgea. 

—  A  qui?...  Eh  bien,  à  cette  Antoinette  de  SafTry,  votre 
aïeule,  celle-là  même  dont  votre  père  a  le  portrait  par  La  Tour  1 

Lauvereau  s'arrêta. 


LE    PASSÉ    VIVANT  ÔSq 

—  Mais  vous  êtes  sorcier,  mon  bon  Lauvereau  I  —  secria 
madame  de  Jonceuse  en  riant. 

—  Sorcier?  non!...  je  suis  simplement  curieux,  voilà  tout. 
Et  Lauvereau,  modeste,  se   mit  à  rire  à  son   tour.  Il  était 

ressaisi  de  sa  vieille  passion,  de  son  ancien  goût  pour  les 
petits  mystères  du  passé.  11  ajouta  : 

—  Ce  matin,  quand  le  bureau  arriva  de  Villefort,  il  était 
fort  sale  et  n'avait  guère  de  mine;  mais,  sous  sa  crasse,  il 
était  en  bon  état.  Lorsque  je  l'eus  bien  astiqué,  je  m'aperçus 
que  cependant  l'un  des  tiroirs  fermait  mal.  En  poussant,  je 
sentais  une  résistance.  Le  bois  avait  joué,  sans  doute...  J'ôtai 
le  tiroir  et  je  glissai  ma  main.  Tout  au  fond,  je  rencontrai 
un  objet  qui  n'était  autre  qu'un  petit  portefeuille  de  soie... 
Depuis  combien  de  temps  était-il  là? 

—  Mais  cela  ressemble  à  un  roman  ! . . .  Montrez,  Lauvereau  ! 
Lauvereau  avait  tiré  le  portefeuille  de  sa  poche.  Il  était   en 

soie  blanche  et  portait  un  chiffre  dont  les  lettres  s'enla- 
çaient, formées  par  une  guirlande  de  roses.  Il  le  maniait 
amoureusement. 

—  On  nous  appelle  des  chercheurs,  mais  vraiment  est-ce 
que  nous  méritons  ce  nom?  C'est  le  passé  qui  vient  à  nous. 
Ne  remarquez-vous  pas  quelle  astuce  admirable  il  emploie  à 
survivre?  Tout  lui  est  bon.  Il  ne  veut  pas  de  l'oubli.  Il  ne 
demande  qu'à  se  raconter.  Il  profite  de  tous  les  hasards.  N'en 
est-ce  pas  un  bien  singulier  que  celui  qui  m'a  livré  ce  porte- 
feuille? Plus  singulier  même  que  vous  ne  pensez,  car  il  ne 
m'a  pas  seulement  appris  d'où  venait  ce  meuble  et  à  qui  il 
avait  appartenu,  mais  il  m'a  révélé  le  secret  de  deux  vies. 

Il  frappait  fièrement  du  doigt  le  cartonnage  d'oiî  s'échap- 
pait, à  travers  la  soie,  un  peu  de  poussière. 

—  Oui,  un  secret,  car  ce  sont  des  lettres  qu'il  renfermait, 
et  des  lettres  d'amour,  encore  1...  et  des  lettres  écrites  par 
votre  aïeule,  chère  madame,  oui,  par  cette  belle  Antoinette 
de  Saffry  qui  sourit  si  voluptueusement  en  son  portrait  de  La 
Tour!  Et  ces  lettres,  elle  les  écrivait...  Jean,  je  te  le  donne 
en  mille...  elle  les  écrivait  à  ce  Jean  de  Franois  qui  fut  tué 
en  Italie,  et  dont  nous  avons  découvert  la  pierre  tombale 
dans  le  cloître  de  Passignano... 

Lauvereau  s'était  levé,  dans  son  enthousiasme.  Debout  au 


5Ho  LA    REVUE    DE    PARIS 

milieu  du  salon,  il  attendait  l'exclamation  de  surprise  à 
laquelle  il  avait  droit.  Au  lieu  de  cela,  il  y  eut  un  silence. 
Antoinette  de  Jonceuse,  par  contenance,  ôtait  et  remettait  ses 
bagues.  Jean  de  Franois,  assis  sur  le  rebord  de  la  baie,  était 
à  contre-jour,  et  Lauvereau  ne  put  voir  l'altération  de  son 
visage,  mais  il  eut  l'impression  soudaine  qu'il  avait  eu  tort 
de  céder  à  sa  vanité  de  fureteur  heureux  et  qu'il  aurait 
mieux  fait  de  taire  sa  trouvaille...  Avait-il  blessé  en  madame 
de  Jonceuse  une  sorte  de  pudeur  de  famille  ?  Pourquoi 
avait-il  rappelé  à  Jean  de  Franois  le  mort  de  Passignano  ?... 
De  dépit,  il  mordit  sa  forte  lèvre. 

—  Gomme  c'est  mal,  ce  que  vous  avez  fait  là,  mon  bon 
Lauvereau I .. .  Ces  pauvres  gens,  pourquoi  avez-vous  lu  leurs 
confidences?  Des  lettres,  on  devrait  les  respecter,  même 
quand  ceux  qui  les  ont  écrites  ne  sont  plus... 

Et  il  y  avait  dans  la  voix  de  madame  de  Jonceuse  du 
reproche,  de  la  tristesse  et  du  trouble. 

A  ce  moment,  la  porte  s'ouvrit.  Maurice  de  Jonceuse 
s'avançait  d'un  pas  ferme  et  lourd.  Ce  premier  mois  de  cam- 
pagne avivait  déjà  son  teint.  Il  lança  brusquement  sur  un 
fauteuil  son  chapeau  de  paille  à  ruban  noir.  Lauvereau  avait 
instinctivement  glissé  le  portefeuille  dans  sa  poche. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faisiez  donc?  Vous  êtes  bien  sérieux. 

—  Lauvereau  nous  parlait  de  vieilles  lettres  qu'il  vient  de 
trouver  par  hasard  dans  un  meuble...  —  répondit  Antoi- 
nette de  Jonceuse,  tandis  que  son  mari  l'interrompait  en  lui 
baisant  la  main. 

—  Des  vieilles  lettres  I  Eh  bien,  moi,  je  ne  décacheté 
même  plus  mon  courrier  et  je  n'ouvre  pas  les  journaux.  C'est 
contraire  à  mon  régime...  A  propos,  Antoinette,  j'ai  ramené 
votre  père  et  votre  mère  qui  étaient  perdus  dans  la  forêt, 
comme  des  Robinsons  des  bois...  Il  faudra  les  faire  assurer  1 

M.  de  Jonceuse  s'était  assis  dans  un  des  fauteuils  d'osier. 
Une  sieste  qu'il  avait  faite  au  flanc  d'une  meule  avait  laissé 
dans  sa  barbe  quelques  brindilles  de  foin.  Il  allongea  les 
jambes.  Ses  souliers  étaient  poudreux, 

—  Vous  savez,  les  Corambert  sont  arrivés.  J'ai  rencontré 
le  jeune  Léon  en  promenade  sentimentale  avec  madame  de 
Maurebois. . .  Mais  est-ce  qu'on  ne  va  pas  dîner?  J'ai  faim,  moil 


LE    PASSÉ    VIVANT  56l 


XXIV 


La  première  des  lettres  de  madame  de  Saffry  était  datée 
d'avril  17/46  et  écrite  de  Valnancé  : 

Oui,  je  vous  aime,  mon  ami.  Je  le  savais  quand  vous  étiez  encore 
là  pour  l' entendre  ;  pourquoi  faut- il  que  vous  l'appreniez  quand  vous 
n'y  êtes  plus  pour  que  je  vous  en  convainque  ?...  Ah!  mon  ami,  le 
cœur  des  femmes  est  étrange  et  leur  tête  est  bizarre!  A  présent,  que 
vous  n'êtes  plus  ici,  je  me  sens  une  hardiesse  et  une  assurance 
incroyables  à  penser  que  je  vous  aime.  J'aurais  même  de  la  facilité  à 
le  crier  aux  gens.  N'est-il  point  naturel  d'aimer  quelqu'un  de  tel  que 
vous  ?  Et  pourtant  ne  vous  ai-je  pas  laissé  vous  éloigner  sans  autre 
marque  de  mon  amour  que  ma  résistance  au  vôtre  ?  Et  quels  moments 
ai-je  choisi  pour  ce  beau  courage?  les  derniers  que  vous  demeuriez 
auprès  de  moi...  Ah!  mon  ami!  J'entends  encore  le  brait  des  chevaux 
de  votre  chaise!  Comment  a-t-on  la  triste  force  de  résister  à  quel- 
qu'un que  l'on  aime  et  qui  s'en  va?...  Mais  c'est  votre  départ  même 
qui  me  donnait  celle  de  vous  repousser.  Quoi!  me  séparer  de  vous 
après  vous  avoir  tenu  dans  mes  bras!  J'ai  été  anéantie  à  cette  idée. 
Votre  absence  m'eut  été  trop  affreuse.  Ne  croyez  pas,  mon  ami, 
qu'elle  me  soit  aisée.  Je  souffre.  L'espoir  de  votre  retour  est  le  seul 
adoucissement  de  ma  solitude.  Ah  !  mon  ami,  revenez  :  je  suis  à 
vous...  Mais,  d'ici  là,  que  de  regrets,  que  de  transes,  que  d'alarmes! 
Vous  serez  téméraire  parce  que  vous  êtes  brave.  Ah!  ménagez- 
vous.  Ce  n'est  point  un  héros  que  je  veux  aimer,  c'est  un  homme,  le 
plus  charmant,  le  plus  tendre  des  hommes.  Qu'avez-vous  besoin  de 
lauriers  ?  A  quoi  vous  servirait  une  vaine  gloire  ?  Ne  me  faites  pas 
payer  trop  cher  les  hésitations  de  mon  cœur!  Si  je  n'ai  pas  été  à  vous, 
songez  que  vous  êtes  à  moi.  Ah  !  mon  ami,  c'est  mon  amant  que  j'im- 
plore et  que  je  conjure!  Que  la  guerre  est  donc  une  terrible  chose!  On 
dit  ce  M.  de  Maillebois  bien  entreprenant.  Il  y  aura  des  sièges,  des 
batailles.  Tout  cela  n'aurait-il  donc  pu  se  passer  sans  vous,  au  lieu  que 
j'aie  à  me  passer  de  vous  ?  Vous  direz  que  c'est  ma  faute.  Hélas  !. . . 
Et  je  vous  aime. 

Ce  fut  d'Italie  —  oii  il  était  allé  rejoindre  son  régiment  à 
l'armée  commandée  par  le  maréchal  de  Maillebois,  qui,  de 
concert  avec  les  troupes  d'Espagne,  opérait  en  Lombardie 
contre  les  Impériaux  —  que  M.   de  Franois  écrivit  la  lettre 

i"  Février  igoS.  8 


562  LA    REVUE    DE    PARIS 

suivante  avant  -d'avoir  reçu  le  billet  que  madame  de  Saffry 
lui  avait  envoyé  de  Valnancé  : 

Je  suis  arrivé  au  camp  hier,  tout  étonné  de  me  trouver  parmi  le 
soldat  et  le  canon,  tant  j'étais,  par  la  pensée,  auprès  de  vous... 
0  cruelle  et  douce  amie,  oui,  il  me  semblait  que  j'étais  là  et  que  vous 
étiez  là!  Nos  lèvres  étaient  unies,  mais  vos  bras  me  repoussaient... 
Pourquoi  ai-je  obéi  à  vos  prières?  Qu'avais-je  à  redouter  ?  Ne  voyais-je 
pas  que  vous  m'aimiez  ?  L'instant  était  propice.  La  disposition  isolée 
de  votre  appartement  nous  mettait  à  l'abri  des  importuns.  Et  cependant 
la  crainte  de  vous  déplaire  entièrement  fut  la  plus  Jorte  et  je  n'en  pus 
supporter  la  pensée.  Ah  !  si  je  n'avais  pas  dû  vous  quitter,  si  j'avais 
pu  ejfacer  par  les  soins  de  ma  tendresse  l'offense  de  mon  audace  !. . . 
Mais  je  devais  partir,  et  comment  s'éloigner  d'une  amante  irritée  et 
qu'on  adore?...  L'absence  est  certes  un  mal  extrême,  mais  le  sentiment 
que  vous  me  tenez  compte  de  mon  obéissance  me  la  rend  au  moins  un 
peu  plus  supportable .  Peut-être  ne  songez-vous  pas  à  moi  sans  quelque 
douceur  et  quelque  regret.  C'est  la  consolation  et  le  soulagement  de 
ma  peine  et  le  plus  cher  espoir  de  mon  cœur.  Il  en  forme  un  autre 
plus  ardent.  Dites-moi  que  j'ai  raison  d'espérer,  ô  mon  amie  / 

Lorsque  M.  de  Franois  eut  reçu  de  madame  de  Saffry  l'as- 
surance qu'il  était  aimé  d'elle,  il  en  éprouva  un  grand  con- 
tentement. Il  savait  maintenant  que  son  bonheur  n'était  que 
retardé,  qu'il  avait  quitté^me  amie  et  qu'il  retrouverait  une 
amante...  Ahl  que  n'était-il  auprès  de  madame  de  Saffry! 
Hélas!  il  était  loin  d'elle;  mais,  si  celte  séparation  lui  était 
pénible,  il  était  du  moins  certain  qu'elle  était  le  seul  obstacle 
à  sa  félicité.  Le  chagrin  qu'il  éprouvait  de  n'avoir  pas  été 
heureux  était  tempéré  par  celui  que  madame  de  Saffry 
témoignait  de  n'avoir  pas  été  plus  faible  et  ils  en  vinrent  assez 
vite  à  oublier,  —  lui,  les  reproches  qu'il  aurait  pu  faire  à 
madame  de  Saffry,  —  elle,  ceux  qu'elle  aurait  pu  s'adresser 
à  elle-même.  Aussi  leur  entretien  épistolaire  roulait-il  plus 
souvent  sur  le  plaisir  qu^ils  attendaient  l'un  de  l'autre  que  sur 
le  temps  oiî  ils  devaient  encore  le  différer.  Pour  mieux  ima- 
giner l'agrément  qu'ils  prendraient  à  être  ensemble,  ils  se 
rappelaient  les  circonstances  qui  les  avaient  rapprochés, 

M.  de  Franois  écrivait  : 

Je  me  retrace  souvent  mon  arrivée  à  Valnancé,  où  je  venais  prendre 
congé  de  mon  père  avant  la  campagne.  J'avais  laissé  à  Paris   mon 


LE    PASSÉ    VIVANT   *  563 

épouse  et  mon  fils,  ne  comptant  faire  au  château  que  le  séjour  néces- 
saire et  achever  à  la  Cour  le  temps  qui  me  restait  avant  de  rejoindre 
mon  régiment.  Quelle  ne  fut  pas  ma  surprise  quand  mon  père  m'an- 
nonça que  j'aurais,  outre  sa  compagnie,  celle  d'une  jeune  femme  char- 
mante !  La  saison  n'était  pas  encore  celle  oii  l'on  cherche  aux 
champs  ce  bon  air  dont  mon  père  est  si  persuadé  qu'il  sacrifie  au 
bienfait  de  le  respirer,  tout  le  long  de  l'année,  ses  intérêts  et  ceux  de 
sa  maison,  car  on  oublie  vite,  à  la  Cour,  un  vieillard  rustique  qui  ne 
s'y  montre  point  et  se  confine  au  chemin  ou  les  ornières  ne  sont  pas 
creusées  par  la  roue  de  la  Fortune.  Aussi,  quand  mon  père  m'avertit 
de  votre  présence  à  Valnancé,  je  m'en  étonnai  fort,  mais  il  m'apprit 
vite  que  votre  mari  avait  voulu  surveiller  de  ses  yeux  les  construc- 
tions dont  il  embellissait  son  château  de  Berlette;  que  ces  travaux  en 
rendaient  la  demeure  inhabitable  et  que  vous  eussiez  péri  sous  les 
plâtras  si  l'on  ne  vous  eût  conjurée  de  vous  réfugier  à  Valnancé, 
jusqu'à  ce  que  fut  fini  le  plus  gros  d'un  remue-ménage  dont  votre 
mari  prétendait  ne  rien  perdre.  Mon  père  me  contait  tout  ce  détad 
en  me  conduisant  au  salon  oii  vous  étiez.  Je  vous  vis,  et  jamais 
ce  spectacle  délicieux  ne  disparaîtra  de  mon  souvenir.  Vous  étiez 
assise  dans  un  fauteuil  et  vous  portiez  au  corsage  une  échelle  de 
rubans.  Vos  mains  étaient  croisées  ensemble  dans  une  attitude  de 
paresse  et  de  rêverie.  Ah!  le  charmant  tableau!  Quel  peintre  eût  pu 
fixer  la  grâce  de  votre  pose,  l'incarnat  de  votre  teint,  le  sourire 
de  votre  bouche,  le  feu  langoureux  et  distrait  de  votre  regard?  Je  ne 
connais  que  M.  La  Tour  de  capable  peut-être  d'y  parvenir,  et  encore 
ses  crayons  eussent-ils  réussi  à  imiter  ce  que  la  nature  a  produit 
en  vous,  l'un  de  ses  ouvrages  les  plus  délicieux? 

En  marge  de  la  lettre  de  M.  de  Francis,  il  y  avait  une 
petite  note  de  l'écriture  de  madame  de  Saffry  : 

Mon  mari  ayant  été  rappelé  à  Paris  au  mois  de  septembre  et  m'y 
ayant  ramenée  avec  lui,  je  demandai  mon  portrait  à  M.  La  Tour,  le 
peintre.  C'est  un  homme  assez  brutal,  mais  bon  artiste.  Il  consentit  et 
se  montra  fort  poli.  Il  poussa  même  la  complaisance  —  ce  qui  est 
assez  peu  ordinaire  chez  lui  —  jusqu'à  me  laisser  choisir  pour  être 
peinte  cette  attitude  même  où  m'avait  vue  M.  de  Franois  et  oii  j'avais 
les  mains  croisées  l'une  à  l'autre. 

Ce  fut  à  son  retour  k  Paris  que  madame  de  Saffry  mandait 
à  M.  de  Franois  : 

Mon  ami,  je  n'aime  point  Paris.  Comme  je  regrette  Valnancé  et  ce 
petit  appartement,  au-dessus  de  la  bibliothèque,  où  votre  père  m'avait 
logée.  Que  de  longues  heures  j'y  ai  passées,  à  songer  à  vous!  N'est-ce 


564  LA    REVUE  DE    PARIS 

point  là  que  Je  vous  l'is  la  de'^nière  fois  ?  N'est-ce  point  là  nue 
vous  m'avez  serrée  entre  vos  bras  ?  Ah  !  combien  il  me  serait  plus 
cher  encore  s'il  avait  été  le  lieu  de  notre  bonheur  !  Que  la  (/lace 
qui  est  sur  la  cheminée  n'a-t-elle  été  témoin  de  nos  étreintes  !  Mon 
ami,  elle  a  rejlété  mon  visage  mouillé  de  larmes.  J'étais  debout 
devant  elle,  j'entendais  le  bruit  des  chevaux  qui  vous  emportaient. 
Il  se  confondait  comme  avec  une  rumeur  lointaine  du  canon...  A  ce 
propos,  j'espère  que  M.  de  Maillebois  vous  continue  son  amitié.  Vous  en 
èles  digne,  comme  vous  êtes  digne  de  ma  tendresse,  6  iious  que  j'aime! 

M.  de  Francis  mêlait  parfois  h  ses  lettres  quelque  détail  des 
opérations  poursuivies  par  les  c<  Gallispans  »  contre  les  Impé- 
riaux :  —  on  nommait  «  Gallispans  »  les  troupes  alliées  de 
France  et  d'Espagne. 

Nous  eûmes,  l'autre  jour,  une  affaire  a.isez  désagréable.  Notre  cava- 
lerie cheminait  à  découvert  et  nous  nous  croyions  en  sûreté,  le  long 
d'un  petit  canal,  quand  nous  fûmes  salués  d'un  feu  de  mousqueterie 
fort  vif.  L'ennemi,  abrité  par  un  pli  de  terrain,  était  en  mesure 
de  nous  incommoder  extrêmement.  Les  premières  décharges  avaient 
mis  un  peu  de  désordre  dans  nos  rangs  et  nous  primes  le  plus  court 
moyen  de  les  faire  cesser,  ce  qui  n'arriva  pas  .mns  quelque  diffi- 
culté, car,  avant  que  nous  fussions  à  portée  de  faire  sentir  à  ces  qens 
les  inconvénients  de  leur  embuscade,  ils  eurent  le  temps  de  nous  causer 
quelques  perles,  en  nous  tirant  jusqu'à  ce  que  nous  fussions  sur  eux, 
de  sorte  que  leur  dernière  poudre  brûla  le  poil  au  poitrail  de  nos 
chevaux.  Il  y  eut  assez  de  monde  tué  et  plusieurs  bons  officiers. 
M.  de  Maillebois  en  est  furieux  :  aussi  a-t-il  prescrit  un  mouvement 
qui  nous  portera  en  avant.  J'ai  reçu  l'ordre  d'occuper  Passignano,  qui 
est  une  petite  ville  de  ce  pays.  On  ne  pense  pas  quelle  se  défende.  Je 
n'ai  rien  trouvé  de  vous  dans  le  dernier  courrier. 

Madame  de  Saffry  répondait  : 

Ah!  mon  ami,  quelle  horrible  chose  !  Cette  embuscade,  cette  mous- 
queterie, mes  pauvres  Gallispans  !  Et  que  veut-il  donc  faire  de  ce 
Passignano,  ce  M.  de  Maillebois?..  Je  n'ai  pas  dormi  de  toute  la 
nuit.  Mon  ami,  je  vous  voyais.  J'entendais  le  bruit  des  balles.  Elles 
pleuvaient  autour  de  vous.  Ah!  mon  Dieu,  si  jamais!..  Mais  je  suis 
folle.  Je  vous  aime! 

M.  de  Franois  la  rassurait  : 

Nous  sommes  depuis  phm  de  quinze  jours  à  Passignano,  et  c'est  de 
là  que  je  réponds  à  voire  billet.  Ne  craignez  rien,  ma  tendre  amie. 


LE    PASSÉ    VIVANT  565 

L'ennemi  ne  nous  a  pas  disputé  ce  triste  endroit.  Il  se  contente  de 
nous  inquiéter,  mais  il  est  peu  probable  qu'il  se  risque  à  nous  dé- 
loger d'ici,  oà  je  ne  cours  le  danger  que  de  périr  d'ennui.  Heureuse- 
ment, je  ne  pense  pas  que  la  campagne  dure  encore  beaucoup.  Il  se 
montre  de  la  fatigue  de  part  et  d'autre,  et  M.  de  Maillebois  ni  M.  de 
Gages  ne  semblent  disposés  à  frapper  le  grand  coup.  Ah  /  mon  amie, 
quel  moment  que  celui  qui  nous  réunira  !  Renoncez  donc  à  vous 
tourmenter.  Le  destin  qui  nous  a  mis  en  présence  et  qui  nous  a  sé- 
parés s'apprête  à  achever  son  œuvre  et  à  réparer  ses  torts.  La  force 
de  notre  amour  nous  donne  l'un  à  l'autre.  Rien  ne  pourrait  rompre 
ce  lien.  La  mort  même  n'y  suffirait  pas  et  nos  âmes  dégagées  de  nos 
corps  ne  cesseraient  de  se  chercher.  Elles  n'auront  pas  cette  peine, 
car  bientôt  elles  ne  feront  qu'une,  et  nos  sens  contribueront  à  la  féli- 
cité de  notre  être  tout  entier. 

Aux  lettres  de  madame  de  Saffry  et  de  M.  de  Franois  en 
était  jointe  une  autre,  celle-là  d'une  grosse  écriture  lâche  et 
cursive  et  dont  le  papier  dépassait  le  bord  du  porleieuille 
froissé  : 

Lyon,  le  8  novembre  1746. 
Madame, 

M,  le  comte  de  Franois  ayant  été  tué  dans  l'affaire  de  Passignano, 
j'ai  trouvé  dans  ses  habits  quelques  papiers  qui  vous  appartiennent. 
Ils  sont  contenus  dans  un  portefeuille  de  soie  que  j'expédie  en  lieu 
sûr  et  qui  sera  déposé  en  un  paquet  cacheté,  chez  M®  Bardeau, 
notaire,  rue  des  Petits-Augustins,  à  Paris.  Etant  aux  côtés  de  M.  de 
Franois,  quand  il  tomba  frappé  d'une  balle  dans  la  poitrine,  j'ai  aidé 
à  le  transporter  à  Passignano  oà  il  ne  tarda  pas  à  expirer.  Durant  le 
pansement  qu'on  appliqua  à  sa  blessure,  le  portefeuille  glissa  à  terre 
et  s'ouvrit.  La  mort  de  M.  de  Franois  est  d'autant  plus  regrettable 
qu'il  fut  le  seul  officier  dont  on  eut  à  déplorer  la  perte.  Elle  est  consi' 
dérable  pour  tous  ceux  qui  l'ont  connu. 

J'ai  l'honneur  d'être,  madame,  avec  respect. 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

DE    HEMONIN 
Capitaine  en  second  au  régiment  de  Dreux-Dragons, 


XXV 

11  faisait,  cet  après-midi-là,  une  chaleur  accablante.  Jean 
de  Franois,  en  arrivant  chez  les  Jonceuse,  trouva  Maurice  qui 
sommeillait  dans  un  des  grands  fauteuils  d'osier  :  levé  à  l'aube. 


566  LA    REVUE    DE    PARIS 

il  avait  fait  avant  le  déjeuner  une  longue  promenade  et  il 
était  déjà  trois  heures  qu'il  n'avait  pas  encore  songe  à  repar- 
tir pour  une  de  ces  courses  d'oii  il  ne  rentrait  d'ordinaire 
qu'à  l'heure  du  dîner,  et  dont  la  saine  fatigue  l'endormait, 
chaque  soir,  presque  au  sortir  de  table .  Antoinette,  le  col  nu, 
s'éventait  silencieusement.  M.  et  madame  de  Saffry  se  taisaient. 
Jean  de  Franois  prit  part  au  silence  général.  Seul  M.  de 
SafPry  semblait  inquiet. 

L'oisiveté  de  la  campagne  qui  lui  avait  p  aru  d'abord  déli- 
cieuse, lui  semblait  maintenant  moins  agréable.  Il  éprouvait  le 
besoin  de  s'y  créer  des  occupations.  S'il  n'avait  pas  craint  de 
déplaire  à  son  gendre  et  à  sa  fille,  il  aurait  certainement  fait  des 
assurances  dans  le  pays.  Dans  les  rues  de  Nancé,  il  examinait 
au-dessus  des  portes  les  petites  plaques  de  zinc  qui  montrent 
l'image  indicatrice  d'un  aigle,  d'une  abeille  ou  d'un  phénix, 
et  regrettait  de  n'y  pas  voir  les  insignes  de  sa  compagnie,  les 
deux  mains  enlacées  qui  symbolisaient  son  nom  de  ce  Mu- 
tuelle ».  Il  y  aurait  eu  beaucoup  à  faire  aux  environs  de 
Nancé  1  Mais  M.  de  Salfry  se  contentait  d'accompagner 
madame  de  Safifry  en  portant  son  pliant  :  à  quoi  Maurice  de 
Jonceuse  haussait  un  peu  les  épaules,  quand  il  rencontrait 
son  beau-père  et  sa  belle-mère  marchant  sur  la  route,  à 
petits  pas  de  vieux  ménage,  en  quête  d'un  endroit  pour  s'as- 
seoir, lui  sur  l'herbe  d'un  talus,  elle  sur  le  coutil  tendu,  dont 
les  jambages  de  bois  craquaient  sous  son  poids  de  grosse  dame. 

—  Dites  donc,  mon  cher  Franois,  est-ce  que  M.  Lauve- 
reau  est  chez  lui?...  Nous  pourrions  aller  voir  ce  bureau  an- 
cien qui  provient  du  château  de  Berlette...  Qu'en  dites-vous, 
madame  ma  femme? 

Madame  de  SafTry  fit  un  geste  vague. 

Lauvereau  ne  devait  pas  s'absenter  de  la  journée. 

Jean  de  Franois  s'était  approché  d'Antoinette  de  Jonceuse  : 

—  Je  suis  sûr  que  vous  ne  connaissez  pas  ce  qui  reste  de 
Berlette...  Moi  non  plus,  d'ailleurs!...  Lauvereau  m'a  dit 
qu'il  en  subsistait  encore  un  charmant  pavillon  et  une  pièce 
d'eau... 

—  A  votre  place,  j'irais  faire  un  tour  de  ce  côté.  C'est  stu- 
pide  de  passer  sa  journée  dans  ce  salon,  par  un  temps  pareil I 
On  étoufie  ici  et  vous  serez  mieux  dehors,  Antoinette.  Avec 


LE    PASSÉ    VIVANT  667 

l'automobile,  vous  aurez  plus  d'air  qu'avec  votre  éventail,  et 
vous  me  déposerez  chez  Gorambert  :  j'ai  un  mot  à  lui  dire. 
Maurice  de  Jonceuse,  en  parlant,  regardait  sa  montre.  Il 
ajouta  : 

—  On  pourrait  partir  vers  quatre  heures.  Gela  vous  con- 
vient-il, Antoinette?  Vous  n'aurez  pas  besoin  de  me  re- 
prendre avec  l'auto  :  je  rentrerai  à  pied. 

Maurice  de  Jonceuse  s'étira.  Il  engraissait.  Son  teint  avait 
bruni.  M.  de  Saffry  s'agita  discrètement. 

—  Eh  bien,  ma  bonne,  et  nous.^^ 

—  Non...  Il  faut  être  enragé  pour  sortir  par  ce  soleil! 

—  Viens  avec  nous  à  Berlette,  maman,  —  offrit  madame 
de  Jonceuse  à  sa  mère;  —  cela  ne  te  fatiguera  pas. 

—  Ah!  ma  fille,  moi,  dans  cette  machine!...  Non,  je  reste 
ici.  Que  ton  père  aille  déranger  tout  seul  ce  pauvre  monsieur 
Lauvereau. 

M.  de  SaflTry  hésitait  entre  le  devoir  de  tenir  compagnie  à 
sa  femme  et  le  plaisir  d'avoir  trouvé  quelque  chose  à  faire, 
un  but  à  sa  journée.  Il  avait  remarqué  que  la  maison  de 
Lauvereau  ne  portait  l'image  rassurante  ni  de  l'aigle,  ni  de 
l'abeille,  ni  du  phénix...  Certes,  il  ne  lui  proposerait  rien, 
mais  si  ce  sujet  se  présentait  dans  la  conversation... 
Il  s'esquivait.  Sur  le  seuil,  il  se  retourna  : 

—  Alors,  je  vais  dire  à  Monnerod  qu'il  prépare  la  voiture. 
M.  de  Saffry  aimait  à  se  rendre  utile. 

—  Ton  pauvre  père  est  bien  agité!  —  soupira  la  bonne 
madame  de  Saffry  en  s'épongeant  le  front. 

Maurice  riait.  En  descendant  à  la  salle  à  manger,  il  avait 
surpris  le  père  Saffry  pinçant  galamment  la  forte  taille  de  sa 
femme  :  l'effet  de  la  campagne,  sans  doute!  Lui,  au  con- 
traire, la  campagne  le  calmait...  Gependant,  Antoinette  était 
bien  jolie.  Il  la  regarda.  Dans  quelques  mois,  il  serait  com- 
plètement guéri. 

Antoinette  de  Jonceuse  et  Jean  de  Franois  se  mirent  au 
fond.  Maurice  se  plaça  j)rès  du  chauffeur.  L'auto  gronda.  Le 
bourdonnement  du  moteur  s'aiguisa.  La  voiture  coupait  le 
paysage  qui  semblait  se  disperser  devant  la  vitesse.  Bientôt 
le  château  de  M.  Gorambert  apparut. 


568  LA    REVUE    DE    PARIS 

Sa  laideur  brutale  et  composite  se  montrait  de  loin. 

«  Vraiment,  —  pensait  Maurice  de  Jonceusc,  —  l'oncle 
Franois  avait  raison.  Cette  bâtisse  est  ignoble.  Yalnancé  vaut 
mieux.  Une  fois  rendu  confortable  et  pratique,  ce  serait  une 
belle  demeure.  » 

Il  caressa  longuement  sa  barbe  et  réfléchit,  Jean  de  Fra- 
nois ne  pouvait  pas  garder  Yalnancé.  Il  lui  croulerait  sur  les 
épaules.  Evidemment,  le  temps  des  Franois  était  fini,  celui 
des  Jonceuse  commençait.  Ces  Franois  étaient  des  gens  d'un 
autre  âge.  L'avenir  appartenait  aux  Jonceuse.  Sans  être  tout 
à  fait  des  nouveaux  venus  comme  les  Corambert,  ils  étaient 
de  pousse  plus  récente  et  encore  vigoureuse.  Ils  conservaient 
leurs  racines  dans  le  passé,  mais  leur  fruit  mûrissait  à  l'air 
de  l'époque.  Ils  avaient  la  force,  l'activité.  Ils  étaient  prêts 
au  présent.  Il  se  sentait,  lui,  le  véritable  fondateur  de  sa 
famille.  Elle  lui  devrait  l'outil  nécessaire  :  l'argent...  Il 
Songea  à  ses  affaires  momentanément  abandonnées.  Bientôt, 
il  les  reprendrait,  d'une  main  plus  ferme,  d'une  tête  plus 
hardie,  plus  sûre,  plus  inventive.  Rien  ne  l'en  distrairait. 
Combien  de  temps  lui  serait  nécessaire  pour  édifier  celte 
fortune  aux  bases  déjà  solides  P.. .  A  celte  époque,  il  aurait  des 
enfants.  Antoinette  lui  en  donnerait...  11  vil  en  elle  la  future 
mère.  Jusqu'alors  elle  n'avait  été  pour  lui  qu'une  sorte  de 
maîtresse  légale.  Elle  avait  satisfait  son  désir,  violent,  brusque; 
maintenant  il  faudrait  que  des  fils  naquissent  d'elle  et  de  lui. 
C'est  pour  eux  qu'il  travaillerait...  Plus  lard,  il  se  repose- 
rail...  Pourquoi  ne  pas  s'assurer  de  Yalnancé?  Il  aimait  ce 
pays  auquel  il  devait  sa  santé  renaissante.  Largement,  il  res- 
pira. La  façade  éclatante  et  baroque  du  château  de  M.  Goram- 
berl  se  détachait  sur  le  ciel  bleu.  Une  poterne  à  barbacane  et 
à  ponl-levis  contrastait  avec  le  jardin  à  la  française  orné  de 
vases  et  de  statues  modernes.  De  loin,  Jean  de  Franois  aper- 
çut le  jeune  Léon  Corambert  et  madame  de  Maurebois  qui 
se  promenaient  dans  les  allées. 

—  A  ce  soir  I  —  cria  Maurice  à  sa  femme,  en  sautant  à  terre. 
Jean  disait  au    chauffeur  : 

—  Monnerod,  vous  connaissez  la  roule  de  Berlette?...  Pas 
trop  vite,  n'est-ce  pas? 

La  partie  de  la  forêt  que  l'on  traversait  pour  aller  à  Ber- 


LE    PASSÉ    VIVANT  669 

lelte  était  fort  belle.  La  chaleur  avait  diminué,  quand  ils  arri- 
vèrent au  village.  C'était  un  hameau  forestier,  aux  volets 
vetts,  aux  rues  animées  de  volailles.  Un  gamin  qui  tirait  la 
queue  d'un  chien  se  gara  lentement. 

—  Petit,  par  où  va-t-on  au  Vieux-Pavillon? 

—  Par  là,  monsieur. 

L'enfant  lâcha  la  queue  du  chien  et  désigna  un  petit  chemin 
entre  deux  haies  rapprochées. 

Ils  descendirent  de  l'automobile.  Antoinette  de  Jonceusfe 
ouvrit  son  ombrelle.  Les  branches  de  la  haie  haute  et  touffue 
égralignaient  parfois  la  soie  tendue.  Ils  allèrent  ainsi  jusqu'à 
une  barrière  de  bois  au  delà  de  laquelle  s'étendait  une  prai- 
rie où  un  étang  miroitait  dans  l'herbe  rase.  Çà  et  là,  on  dis- 
tinguait, le  long  de  la  berge,  les  restes  d'une  bordure  de  pierre. 
Elle  s'interrompait,  puis  recommençait  et  finissait  à  une  sorte 
de  socle  ébréché. 

—  C'est  l'ancien  bassin  du  château,  —  dit  Jean. 
Antoinette  de  Jonceuse  se  pencha.  Dans  l'eau  peu  profonde 

et  transparente  gisait  une  forme  verdie. 

—  Pauvre  statue  !  —  dit-elle. 
Et  elle  ajouta  en  souriant  : 

—  Elle  est  plus  belle,  toute  mutilée  qu'elle  soit,  que  celles 
des  jardins  de  M.  Corambert. 

Ils  s'avancèrent,  côte  à  côte,  marchant  dans  l'herbe  douce. 
Des  sauterelles  allongeaient  devant  eux  leur  bond  articulé. 
Derrière  un  massif  de  grands  hêti'es,  le  Pavillon  montrait 
l'angle  de  son  toit.  C'était  une  petite  construction  du  milieu 
du  xviii*^  siècle,  à  un  seul  étage  et  carrée,  avec  des  fenêtres 
délicatement  sculptées  de  masques  et  d'attributs.  Les  volets 
étaient  fermés.  Une  treille  et  un  rosier  enguirlandaient  la 
porte  close.  De  l'ancien  château,  c'était  tout  ce  qui  subsistait 
avec  ce  bassin  aux  bordures  rompues  qui  sétalait  parmi 
l'herbe  verte.  Le  ciel  était  pur.  L'ombre  des  arbres  était 
longue.  Antoinette  et  Jean  regardaient  en  silence.  Une  vieille 
temme  les  abordait  :  elle  s'était  approchée  d'eux  sans  qu'ils  la 
vissent. 

—  Vous  venez  peut-être  bien  chez  M.  Genvron,  le  peintre? 
Il  était  ici  ces  jours-ci,  mais  il  est  parti  hier.  On  l'attend  pour 
la  semaine  prochaine...  Ah!  il  avait  avec  lui  une  bien  jolie 


070  LA    REVUE    DE    PARIS 

dame  de  Paris  :  madame  Janine,  qu'on  l'appelle...  Elle  est 
dans  les  théâtres...  Vous  la  connaissez  peul-être,  si  vous  êtes 
des  Parisiens'?... 

Antoinette  de  Jonceuse  sourit.  Jean  songeait  au  peintre.  Il 
se  souvenait  de  lui  au  bal  du  comte  Gescliini,  la  collerette  au 
cou,  la  toque  au  front,  la  cape  rayée  aux  épaules,  en  cos- 
tume de  Scapin.  11  savait  par  Lauvereau  que  Janine  était  la 
maîtresse  de  Genvron.  Lauvereau  se  doutait-il  de  leur  pré- 
sence dans  le  voisinage  de  Valnancé  ? 

La  bonne  femme  continuait,  goguenarde  et  sournoise  : 

—  Si  monsieur  et  madame  veulent  se  promener  partout 
par  là,  ils  peuvent  bien,  pour  suri...  L'autre  jour,  le  fils  à 
M.  Coramberl  est  venu  ici  en  compagnie...  On  est  jeune, 
n'est-ce  pas:\..  Allons,  bien  le  bonsoir,  monsieur  et  dame! 

Elle  s'en  allait.  Antoinette  de  Jonceuse  ferma  son  ombrelle  : 
le  soleil  avait  disparu  derrière  la  crête  des  collines  boisées. 
Ils  revinrent  vers  l'étang.  Des  libellules  diaphanes  s'y  pour- 
suivaient. On  entendait  dans  le  silence  le  frémissement  sec 
de  leurs  ailes.  Antoinette  de  Jonceuse  s'était  assise  sur  le  pié- 
destal de  la  statue  tombée.  Jean  resta  debout  devant  elle.  Ils 
demeurèrent  assez  longtemps  sans  rien  dire. 

—  A  quoi  pensez-vous,  Jean? 

Elle  lui  adressait  souvent  celte  question,  et,  chaque  fois, 
elle  se  promettait  de  ne  plus  recommencer.  De  quel  droit 
l'interrogeait-elle  ?  pourquoi  cette  curiosité  presque  involon- 
taire et  qu'elle  regrettait  ensuite? 

Il  avait  tressailli  aux  paroles  de  madame  de  Jonceuse. 

—  Je  pense  à  celle  belle  Antoinette  de  SalTry  dont  nous 
avons  lu  les  lettres...  Je  pense  que  c'est  là  qu'elle  vivait... 

Sa  voix  tremblait  légèrement.  C'était  la  première  fois  qu'il 
reparlait  à  Antoinette  de  Jonceuse  de  ces  lettres.  Malgré  ce 
qu'elle  avait  dit  à  Lauvereau,  le  jour  où  il  avait  apporté  au 
Bas-Nancé  le  petit  portefeuille  de  soie,  elle  lui  avait  demandé 
de  lui  prêter  cette  correspondance  si  singulièrement  retrou- 
vée. Lauvereau  la  lui  avait  envoyée  par  Jean  de  Franois. 
Elle  avait  déchiffré,  durant  tout  un  après-midi ,  ces  feuillets 
jaunis.  Parfois,  Jean  l'aidait  à  lire  un  passage  difficile.  Il  se 
penchait  alors  sur  son  épaule.  Elle  lui  indiquait  du  doigt  le 
mot  douteux...  Sa  lecture  achevée,  elle  lui  avait  rendu  silen- 


LE    PASSÉ    VIVANT  67! 

cieusement  le  petit  portefeuille,  puis  elle  avait  murmuré  tout 
bas  : 

—  Pauvres  gens  I 

Et  ils  étaient  demeurés  dans  le  salon  assombri  de  crépus- 
cule où  pénétrait  par  la  baie  ouverte  sur  le  jardin  l'odeur 
vanillée  des  héliotropes,  jusqu'à  ce  que  retentît  sur  le  gravier 
de  l'allée  le  pas  lourd  de  Maurice  de  Jonceuse,  qui  rentrait 
pour  l'heure  du  dîner... 

Jean  de  Francis  reprit  : 

—  Je  pensais  à  elle...  Croyez-vous  qu'elle  nous  en  veuille 
de  notre  indiscrétion?... 

Antoinette  de  Jonceuse  ne  répondait  pas.  Elle  lit  un  vif 
mouvement  de  tête  pour  épargner  à  sa  joue  le  frôlement  ailé 
d'une  libellule. 

Il  continua  : 

—  Les  vivants  s'attribuent  tous  les  droits  sur  les  morts, 
mais  qui  sait  si  les  morts,  en  retour,  n'ont  pas  des  droits  sur 
les  vivants  ? 

Quelques  parcelles  du  socle  de  pierre  sur  lequel  était  assise 
Antoinette  de  Jonceuse  se  détachèrent  et  tombèrent  dans 
l'eau.  La  jeune  femme  se  mit  à  rire. 

—  Mais,  après  tout,  mon  cher  Jean,  je  suis  sa  petite-fille, 
et  son  secret  ne  sortira  pas  de  la  famille  I 

Elle  était  redevenue  sérieuse  et  elle  ajouta  gravement  : 

—  Ces  lettres,  elles  sont  touchantes  et  mélancoliques  I...  La 
mort  s'est  chargée  de  rendre  innocent  cet  amour  qu'elle  a  si 
cruellement  interrompu...  Et  puis,  si  M.  de  Franois  était 
revenu  de  la  guerre,  madame  de  SafTry  eût-elle  tenu  sa  pro- 
messe? Elle  avait  su  résister  déjà  une  fois.  Elle  aurait  peut- 
être  persuadé  à  son  ami  que  l'amour  a  d'autres  preuves  que 
celles  qu'ils  ne  s'étaient  pas  données  l'un  à  l'aytre...  Enfin, 
Jean,  laissez-moi  supposer  que  mon  aïeule,  sans  cesser  d'ai- 
mer, n'eût  pas  cessé  d'être  vertueuse. 

Elle  considérait  Jean  de  ses  beaux  yeux  tendres  et  sombres. 

—  Et  puis,  voyez-vous,  tout  cela  doit  leur  être  bien 
indifférent... 

Il  baissa  la  tête.  Il  la  releva  et  leurs  regards  se  rencon- 
trèrent. 

—  Est-il  sûr  qu'une  fois  morts  nous  ne  soyons  plus  rien , 


572  LA    REVUE    DE    PARIS 

que  nous  oubliions  ce  que  nous  avons  élé?...  Et  si  ce  que 
nous  avons  voulu,  et  si  ce  que  nous  avons  désiré,  nous  le 
voulions  et  le  désirions  encore  de  l'autre  côté  de  la  vie?... 
Si  nous  trouvions  le  moyen  de  manifester  nos  volontés  et  nos 
désirs,  d'en  transmettre  après  nous  l'instinct  mystérieux?... 

n  s'exprimait  avec  force  et  animation.  Antoinette  de  Jon- 
ceuse  remarqua  sa  pâleur.  Elle  se  sentait  elle-même  inquiète 
et  nerveuse. 

—  Jean,  taisez-vous  :  vous  me  faites  peur.  Brrr!...  Je 
déleste  les  revenants  et  les  fantômes.  Et,  si  ma  belle  aïeule 
sortait  de  ce  vieux  pavillon  pour  me  réclamer  ses  lettres,  je 
crois  que  je  m'enfuirais  à  toutes  jambes  et  sans  lui  faire  ma 
révérence... 

Elle  essayait  de  plaisanter  pour  dissiper  le  malaise  qu'elle 
ressentait.  Lestement  elle  se  laissa  glisser  en  bas  du  piédestal 
de  pierre.  Ils  étaient  debout  en  face  l'un  de  l'autre.  L'air  était 
plus  frais.  Une  odeur  d'herbe  et  d'eau  y  montait  et  s'y  mêlait 
à  un  parfum  de  forêt.  Le  soir  venait,  lent  et  doux.  Une  bande 
de  pigeons  traversa  le  ciel  encore  clair.  L'étang  refléta  leurs 
ombres  ailées  et  fugitives.  Ils  ne  s'étaient  jamais  trouvés  seuls 
ensemble,  hors  de  la  maison,  dans  un  endroit  solitaire,  parmi 
le  silence  des  choses. 

Elle  savait  que  Jean  l'aimait.  L'aimait-elle  aussi  ? 

Il  était  humble,  tendre,  discret.  Sa  tristesse,  son  silence,  le 
lui  avaient  rendu  cher.  Ne  pouvait-elle  pas  consentir  à  ce 
sentiment  sans  s'éloigner  de  son  devoir?  Elle  goûtait  auprès 
de  Jean  une  sorte  de  sécurité  heureuse.  Pourquoi  donc  aujour- 
d'hui ce  trouble  qu'elle  ne  s'expliquait  pas,  mais  que  lui  cau- 
saient, sans  doute,  l'étrangeté  des  paroles,  l'émotion  de 
l'heure  et  la  solitude  du  lieu?... 

Maintenant  ils  marchaient  côte  à  côte,  dans  l'herbe 
humide  de  rosée,  molle,  sombre.  Ils  retrouvèrent  la  bar- 
rière et  le  chemin  entre  ses  haies.  Aux  maisons  du  village, 
l'automobile  les  attendait.  Ils  y  montèrent.  La  forêt  les 
enveloppa  de  sa  fraîcheur  subite.  Ils  ne  disaient  rien.  Elle 
se  sentait  tranquille  et  rassurée.  A  quoi  avait-elle  donc 
pensé?  Et,  comme  pour  se  prouver  à  elle-même  qu'il  n'y 
avait  et  qu'il  n'y  aurait  jamais  entre  eux  que  de  l'afifeclion 
et  de  la  tendresse,  familièrement  et  doucement,  elle  posa  sa 


LE    PASSÉ    VIVANT  678 

main  gantée  sur  la  main  de  Jean  de  Francis,   en  un  geste 
d'abandon,  d'amitié  et  de  cousinage. 


XXVI 

Le  mois  de  juillet  s'écoula  dans  la  même  intimité  quoti- 
dienne. Jean  de  Franois  s'absorbait  en  ses  rêveries  habi- 
tuelles. A  ces  moments,  sa  figure,  semblait  changer  :  son  visage 
devenait,  aux  yeux  d'Antoinette  de  Jonceuse,  vague  et  indé- 
cis, comme  un  visage  dont  on  se  souvient.  Puis  un  mot,  un 
mouvement  de  la  jeune  femme  interrompaient  ses  distractions, 
et  il  la  regardait  longuement  tirer  l'aiguille  de  sa  broderie. 
Ils  n'avaient  plus  renouvelé  leur  promenade  du  Vieux-Pavil- 
lon, quoique  Maurice  de  Jonceuse  engageât  sa  femme  à  se 
servir  de  l'automobile.  Lui,  il  préférait  la  marche.  Il  s'en 
trouvait  bien  et  montrait  avec  orgueil  son  teint  brûlé  et  ses 
mains  cuites  par  le  soleil.  Quelquefois  Antoinette  et  Jean 
accompagnaient  monsieur  et  madame  de  Safifry;  mais,  le  plus 
souvent,  ils  allaient  s'asseoir,  au  soleil  couchant,  dans  le  jar- 
din de  Valnancé. 

Jean  de  Franois  avait  gardé  la  clé  d'une  porte  qui  s'ou- 
vrait sur  un  petit  chemin  par  lequel  on  pouvait,  du  cottage, 
gagner  le  château,  sans  traverser  Nancé.  Cette  porte  donnait 
au  bout  de  la  charmille.  Sous  l'abri  des  branches  taillées,  il 
faisait  sombre  et  le  sol  était  jonché  de  brindilles  sèches  qui 
craquaient  sous  les  pas.  Par  les  arcades  du  feuillage,  on 
apercevait  le  château,  en  la  mélancolie  de  ses  volets  fermés. 
Au  loin,  on  entendait  parfois  un  bruit  de  brouette  ou  de 
râteau. 

Le  vieux  François  faisait  de  son  mieux,  mais  le  jardin 
était  vaste,  et  il  demeurait  seul  des  quatre  jardiniers  qui 
l'enlrelenaient  du  temps  de  M.  de  Franois.  Il  fallait,  de  plus, 
que  le  bonhomme  soignât  sa  femme  malade.  En  vain,  il  se 
levait  à  quatre  heures  du  malin  :  les  mauvaises  herbes,  comme 
il  disait,  étaient  plus  promptes  que  lui.  Elles  envahissaient  le 
sable  des  allées.  Ahl  les  beaux  temps  de  Valnancé  n'étaient 
plus!...  Et  le  père  François  reprenait  son  sarcloir  et  faisait 


SyA  LA.    REVUE     DE    PARIS 

claquer  son  sécateur,  en   se  lamentant  du   triste  sort  de  ses 
plates -bandes  et  de  la  perte  de  ses  gazons. 

Un  jour  qu'Antoinette  de  Jonceuse  et  Jean  de  Franois 
écoutaient  ses  doléances,  Jean  lui  recommanda,  comme  il 
s'éloignait  d'eux,  en  menant  devant  lui  sa  brouette,  d'aérer 
pour  le  surlendemain  le  grand  salon  et  de  balayer  le  par- 
quet. Antoinette  de  Jonceuse  parut  étonnée  de  cet  ordre  et 
interrogea  Jean  du  regard. 

—  Lauvereau  a  reçu  une  lettre  de  M.  Braux  qui  doit  venir 
voir  les  tapisseries  que  je  voudrais  vendre...  Alors,  père 
François,  c'est  convenu.  N'oubliez  pas! 

—  Oui,  monsieur  Jean...  Ah!  ces  sacrés  pissenlits! 

Et  le  bonhomme  en  déracina  un  qui  étalait  au  milieu  de 
l'allée  son  étoile  verte... 

Le  surlendemain  matin,  Lauvereau  communiqua,  en  riant, 
à  Jean  de  Franois  un  télégramme  de  M.  Braux  : 

((12  août,  huit  heures  du  matin.  —  Arriverai  deux  heures. 
Prends  liberté  amener  amis  Geschini  et  Unterwald.  Amitiés. 
—  Braux.  » 

Jean  de  Franois  se  récria  : 

—  Mais  c'est  indiscret!...  Valnancé  n'est  pas  une  salle  des 
Ventes...  Tu  vas  leur  répondre  de  rester  chez  eux. 

Il  froissait  nerveusement  le  papier  bleu  de  la  dépêche. 

—  Voyons,  mon  cher,  pas  de  bêtises  I  Unterwald  est  un 
brave  garçon...  Et  puis,  il  a  été  amoureux  d'Antoinette  de 
Jonceuse,  le  pauvre  diable!  Il  espère  la  revoir,  c'est  touchant. 

Jean  rougit  sous  le  regard  de  Lauvereau  qui,  sans  s'aper- 
cevoir de  la  mauvaise  humeur  de  Jean,  continua  : 

—  Quant  à  Geschini,  sa  présence  ici  est  un  événement 
inouï.  Il  y  a  vingt-cinq  ans  qu'il  n'a  pas  quitté  une  journée 
Paris  et  madame  de  Raumont.  Il  doit  se  passer  quelque  chose 
d'extraordinaire...  Enfin,  nous  verrons...  Pour  les  tapisseries, 
c'est  bien  convenu,  nous  demandons  cent  mille  francs. 

A  deux  heures,  la  sonnette  retentit.  Jean  de  Franois,  qui 
fumait  sa  cigarette,  la  jeta  d'un  geste  impatient. 


LE    PASSÉ    VIVANT  675 

—  Allons,  fais-leur  bon  visage.  Je  me  charge  de  Braux. 
La  vieille  bonne  de  Lauvereau  ouvrait  la  porte  du  salon. 

M.  Braux  parut  sur  le  seuil. 

—  Mon  cher  Lauvereau,  monsieur  de  Franois,  je  vous 
annonce  une  surprise.  C'est  une  belle  dame,  qui  vous  connaît, 
monsieur  de  Franois...  Quand  elle  a  su  que  Gescliini  et 
UnterAvald  venaient  avec  moi,  elle  a  voulu  être  de  la  partie... 

M.  Braux  barrait  la  porte,  de  sa  corpulence.  Il  avait  fait  toi- 
lette :  redingote  claire,  guêtres  blanches,  chapeau  gris.  Soudain, 
M.  Braux  s'effaça...  Miss  Watson  s'avançait,  la  main  tendue; 

—  Bonjour,  cher  monsieur  de  Franois;  je  suis  très  contente 
d'être  ici...  Présentez-moi  votre  ami  Lauvereau.  J'ai  lu  ses 
articles. 

Elle  souriait,  svelle  et  élégante  en  sa  robe  blanche,  sous  un 
chapeau  couvert  de  roses.  Elle  avait  l'air  sain  et  heureux. 
Derrière  elle,  Ceschini  montrait  sa  face  romaine.  Unterwald 
saluait  en  regardant  autour  de  lui  :  hélas  !  madame  de  Jon- 
ceuse  n'était  pas  là... 

Jean  de  Franois  marchait  à  côté  de  miss  Watson,  un  peu 
a  l'écart  du  groupe  formé  par  le  comte  Ceschini,  Unterwald 
et  Lauvereau,  et  où  M.  Braux  gesticulait.  L'important  person- 
nage avait  saisi  Lauvereau  par  le  bras  et  lui  parlait  de  M.  de 
Gercy,  son  rival  exécré.  M.  de  Gercy  commençait  à  lâcher 
les  petits  cadres  et  les  petites  pièces.  Depuis  qu'il  lui  avait 
disputé  en  vente  publique  un  gros  morceau,  il  avait  pris  goût 
à  cette  taquinerie.  Il  reniait  son  passé.  Il  trahissait  l'étui,  la 
tabatière,  la  miniature.  M.  de  Gercy  était  un  apostat. 

—  C'est  gentil,  Lauvereau,  de  m'avoir  prévenu  pour  les 
tapisseries.  Gercy  fera  un  nez...  et  vous  aurez  là  un  ennemi... 
mortel...  heureusement! 

Il  rit,  et  Unterwald  l'imita,  comme  il  eût  imité  M.  de  Gercy. 
Il  admirait  également  ces  deux  maîtres.  Ahl  ils  ne  se  lais- 
saient pas  mettre  dedans,  eux!...  Il  en  aurait  voulu  à  Lauve- 
reau de  ne  pas  lui  avoir  donné  la  préférence  pour  les  tapisse- 
ries de  Valnancé  dont  il  lui  avait  parlé  une  fois,  s'il  eût  pensé 
les  avoir  à  bon  compte  ;  mais,  avec  Lauvereau,  il  u'y  avait 
aucune  chance  de  profiter  de  l'ignorance  de  M.  de  Franois. 
M.  Braux  paierait  cher,  et  cela  consolait  UnlerAvald. 


576  LA.    REVUE    DE    PARIS 

Cependant  miss  Walson,  tout  en  marchant  auprès  de 
Jean  de  Francis,  le  regardait  d'un  air  malicieux.  Gomme  il 
demeurait  silencieux,  elle  lui  toucha  légèrement  la  manche. 

—  Vous  n'êtes  pas  fâché,  cher  monsieur  de  Franois?  Dites 
que  non...  Et  puis  j'avais  envie  de  vous  revoir,  vraiment,  et 
aussi  un  peu  de  voir  votre  château,  le  château  qui  n'était 
pas  à  marier...  Vous  vous  souvenez,  le  soir  du  bal?...  Ce  vieux 
fou  de  Ceschini  a  des  idées!...  Une  entrevue  costumée... 
C'est  la  plus  belle  de  celles  que  j'ai  eues.  Je  raconterai  cela 
à  John  lïarper.  Car,  vous  ne  savez  pas,  je  vais  l'épouser, 
John  :  c'est  aussi  pour  vous  apprendre  cela  que  je  voulais 
venir...  Je  pars  dans  une  semaine,  dès  que  aunt  Mary  ne  sera 
plus  enrhumée...  Et  je  suis  heureuse,  cher  monsieur  de  Fra- 
nois. 

Une  expression  de  joie  naïve  et  forte  colora  son  beau 
visage.  Elle  agita  les  roses  de  son  chapeau  et  reprit  : 

—  Il  faut  que  je  vous  dise  que  John  Ilarper  a  tout  à  fait 
trouvé  ce  quil  cherchait,  celle  petite  chose  très  difficile,  qui 
fait  qu'il  sera  riche...  Oui,  un  dimanche,  en  fumant  son 
cigare  et  en  lisant  son  Shakespeare...  Je  suis  sûr  qu'il  tour- 
nait les  pages  avec  son  pauvre  doigt  où  il  a  eu  un  ongle 
écrasé...  Alors  il  est  allé,  comme  toujours,  prendre  le  thé 
chez  mon  père  :  je  n'étais  pas  là,  mais  il  rencontrait  ma 
sœur  que  j'aime  beaucoup  et  qui  me  ressemble  un  peu. 
Elle  a  deviné,  à  l'air  de  John,  qu'il  y  avait  du  nouveau.  Il 
n'osait  pas  dire,  il  craignait  de  s'être  trompé...  Cependant  il 
a  parlé  à  ma  sœur.  Alors  elle  a  averti  papa.  Il  est  devenu 
très  rouge.  Si  John  Harper  s'avisait  de  porter  cela  à  quel- 
qu'un d'autre?...  Papa  s'est  frappé  le  front.  Le  seul  moyen 
était  que  John  Harper  devienne  son  gendre.  Je  devais  l'épou- 
ser... Et  ma  sœur  riait  et  elle  disait  à  papa  :  «  Mais  si  elle 
s'est  fiancée  là-bas,  aujourd'hui,  par  hasard?...  Et  puis, 
est-ce  qu'elle  consentira  à  épouser  John  Harper?  »  Alors 
papa,  très  en  colère,  a  déclaré  qu'il  saurait  bien  me  faire 
obéir,  que  je  serais  la  femme  de  John  Harper  et  qu'il  allait 
me  câbler  de  revenir...  Elle  aussi,  ma  sœur,  m'a  câblé  toute 
la  scène.  Cela  a  coûté  très  cher,  parce  qu'il  y  avait  beau- 
coup de  mots... 

Elle  se  mit  à  rire,  belle  de  jeunesse,  d'entrain  et  d'amour. 


LE    PASSÉ    VIVANT  677 

toute  blonde  sous  les  roses  épanouies  de  son   chapeau.  Elle 
continua  : 

—  Alors,  j'attends  la  fin  du  rhume  de  la  pauvre  auiil 
Mary...  Ahl  je  voudrais  être  déjà  sur  la  mer.  Alors,  pour 
me  distraire,  j'ai  accompagné  ici  ces  messieurs.  Est-ce  que 
j'ai  très  mal  fait?...  Et  puis,  il  faut  que  je  vous  avoue 
encore  quelque  chose.  Je  veux  rapporter  à  ma  sœur  un 
souvenir  de  France,  qu'elle  aime  beaucoup.  Elle  a  de  très 
beaux  vieux  objets.  Et  je  voudrais  acheter  pour  elle  ces  tapis- 
series, puisque  vous  les  vendez. 

Le  visage  de  Jean  de  Franois  se  rembrunit.  Pourquoi  ce  gros 
homme  bavard  racontait-il  une  vente  qui  n'était  pas  encore  faite? 
—  C'est  M.  Braux  qui  me  l'a  dit,  cher  monsieur  de  Fra- 
nois. Et  puis,  il  est  bien  naturel  de  vendre.  Tout  le  monde 
vend  chez  nous  :  son  temps,  sa  force,  son  intelligence,  sa 
capacité,  ce  qu'on  a  découvert,  ce  qu'on  a  inventé,  ce  qu'on 
a  produit.  Vous,  vous  vendez  ce  que  vous  ont  laissé  vos  pères. 
Allez,  cher  monsieur  de  Franois,  ne  regrettez  pas  ces  ten- 
tures. Vous  les  avez  toujours  vues  et  je  suis  sûre  que  vous 
ne  vous  apercevez  même  plus  qu'elles  sont  là...  Tandis  que 
tout  cela  est  nouveau  pour  nous,  très  précieux,  très  utile, 
cher  monsieur  de  Franois  :  cela  nous  aide  à  nous  raffiner. 
Ici,  vous  n'avez  plus  besoin  de  cela...  Et  puis,  si  vous  voulez 
les  revoir,  vous  prendrez  le  paquebot  et  vous  viendrez  chez 
nous.  Vous  serez  très  bien  accueilli.  Vous  connaîtrez  John 
Harper.  Il  vous  fera  fumer  de  très  bons  cigares.  Il  vous  lira 
Shakespeare  :  il  lit  très  bien  Hamlet. 

—  Mais,  mademoiselle,  M.  Braux...  J'ai  promis... 

Jean  de  Franois  embarrassé,  s'agitait.  Miss  Watson  lui 
posa  familièrement  la  main  sur  l'épaule  : 

—  Monsieur  Braux?  Ne  vous  inquiétez  pas.  Je  m'arrangerai 
avec  lui,  si  cela  ne  vous  déplait  pas  que  j'aie  les  arras... 
Master  Braux,  j'ai  avec  lui  une  «  distinction  »...  noni  une 
((  discrétion  »,  vous  dites,  n'est-ce  pas?...  Et,  s'il  ne  veut 
pas  tenir  sa  parole,  je  raconterai  à  tout  le  monde 

Miss  Watson  prit  un  air  de  gaieté  et  de  malice  et  ajouta  . 

—  Oui,  je  raconterai  qu'il  m'a  fait  des  propositions  dés- 
honnêtes  et  que  je  lui  ai  donné  un  bon  soufflet  sur  la  figure... 
Ohl  c'est  très  bien,  monsieur  de  Franois,  votre  Valnancé  ! 

(Bf  Février  igoS.  a 


578  LA    REVUE    DE    PARIS 

Derrière  la  grille  ouverte,  le  château  apparaissait  en  toute 
sa  beauté  simple  et  noble  de  vieille   demeure  française. 

Unterwald  s'exclama.  Le  comte  Ceschini  approuvait  de  la 
tête,  en  connaisseur  d'architecture.  C'était  donc  là  ce  Val- 
nancé  oii  avait  vécu  son  vieil  ami  le  comte  de  Franois!  M.  de 
Franois  avait  souvent  invité  le  comte  Ceschini  ù  le  venir  voir, 
mais  le  comte  s'était  toujours  excusé.  Il  n'avait  pas  assisté 
aux  obsèques  de  M.  de  Franois  et  avait  écrit  à  Jean  une 
longue  lettre  cicéronienne  sur  la  perte  qu^ils  faisaient,  l'un  en 
la  personne  d'un  père,  l'autre  en  celle  d'un  ami...  Le  comte, 
tout  en  examinant  la  façade  rose  et  jaune,  lorgnait  à  la  déro- 
bée la  taille  souple  de  miss  AVatson.  Elle  avait  fait  quelques 
pas  en  avant.  Sa  silhouette  se  détachait  sur  la  masse  élégante 
du  château.  Lauvereau,  qui  avait  suivi  le  regard  de  Ces- 
chini, pensa  que  sous  sa  robe  TAméricaine  devait  avoir  la 
peau  rose  et  colorée  des  nymphes  des  tapisseries.  Le  comte, 
de  nouveau,  leva  les  yeux  sur  Valnancé. 

—  Nous  autres  Italiens,  mon  cher  Franois,  nous  sommes 
tous  un  peu  architectes.  Vous  avez  là  une  fort  belle  chose, 

Jean  de  Franois  s'inclina  : 

—  Je  suis  d'autant  plus  sensible  à  votre  compliment,  mon- 
sieur, qu'il  me  vient  de  quelqu'un  qui  aurait  le  droit  d'être 
difficile  : 

Le  visage  de  l'Italien  s'éclaira  d'une  courte  flamme  de 
plaisir. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  vous  connaissez  ma  villa  de  Viterbe, 
mon  cher  Franois.  Vous  étiez  en  Italie  avec  M.  Lauvereau. 

Il  se  tut.  Il  revoyait,  sans  doute,  les  terrasses  étagées,  le 
double  palais,  le  jardin  plat,  aux  bordures  de  buis,  les  citrons 
jaunes  au-dessus  des  vases  de  terre  cuite,  les  bassins,  l'Her- 
cule de  bronze  soutenant  de  l'épaule  la  boule  dorée. 

Comme  on  entrait  dans  le  vestibule,  le  comte  Ceschini  dit 
à  Lauvereau,  mystérieusement: 

—  Mon  cher  Lauvereau,  je  vais  peut-être  aller,  en  sep- 
tembre, à  Viterbe,  en  revenant  de  Rome  oii  j'ai  à  faire...  Ah! 
j'ai  perdu  l'habitude  des  voyages...  Alors,  aujourd'hui,  j'ai 
voulu  essayer  un  peu...  pour  une  journée  ! 

Il  parlait,  à  la  fois  heureux  et  embarrassé  du  regard  étonné 
de  Lauvereau.  Il  reprit: 


LE    PASSÉ    VIVANT  679 

—  Cela  vous  surprend,  n'est-ce  pas?...  quelqu'un  aussi 
casanier  que  moi  !...  Ma  foi,  je  n'y  pensais  guère,  le  jour  de 
votre  visite,  avant  votre  départ  pour  l'Italie. 

Lauvereau  songeait  à  sa  conversation  avec  le  comte  Ces- 
chini,  sur  le  grand  canapé  rouge  aux  armes  cardinalices, 
devant  les  grandes  fenêtres  par  où  l'on  apercevait,  à  travers 
les  arbres  du  parc  Monceau,  la  ruine  italienne,  mirant 
dans  le  petit  lac  artificiel  ses  colonnes  inégales...  Est-ce  que  le 
brave  Ceschini  se  dérangerait  et  secouerait  le  joug?...  Mais  le 
comte,  comme  s'il  devinait  la  pensée  de  Lauvereau,  ajoutait 
négligemment  : 

—  D'ailleurs,  c'est  madame  de  Raumont  elle-même  qui 
m'envoie  là-bas.  Vous  devriez  y  venir  avec  moi  :  nous 
ce  casanoverions...  »  Hél  qu'en  dites-vous? 

Lauvereau  fit  un  gesle  évasif  et  rejoignit  Jean  de  Franois 
au  salon. 

Indifférentes  et  joyeuses,  les  nymphes  de  laine  s'ébattaient 
galamment  parmi  les  roseaux  verts.  Dans  le  silence  de  la 
vaste  pièce  aux  meubles  empaquetés,  elles  se  baignaient, 
rieuses  et  nues.  M.  Braux,  en  connaisseur,  s'approchait  et  se 
reculait  tour  à  tour.  Celaient  vraiment  de  fort  beaux  panneaux 
et  dans  un  excellent  élat.  Il  était  surpris  agréablement  :  il 
en  avait  si  souvent  été  pour  sa  peine,  en  des  cas  pareils!  Ces 
nobles  ruinés  attribuent  d'ordinaire  au  moindre  objet  ancien 
qu'ils  possèdent  un  mérite  imaginaire.  Cette  fois,  il  n'en  élait 
pas  ainsi.  D'ailleurs,  Lauvereau  était  un  garçon  sérieux. 

—  Mon  cher  Lauvereau,  c'est  un  marché  conclu.  Je  ne 
marchande  pas...  Vous  pourrez  le  dire  à  Gercyl... 

Il  se  redressa  iièrement.  Du  regard,  il  prenait  possession 
des  nymphes  nues.  Il  savourait  leurs  formes  grasses  et  volup- 
tueuses. Le  chapeau  en  arrière,  les  mains  dans  ses  poches^ 
il  les  considérait  tendrement.  Miss  Watson  lui  toucha  l'épaule: 

—  Monsieur  Braux,  cher  monsieur  Braux!..   » 
L'amateur  se  retourna  : 

—  Cher  monsieur  Braux,  ne  me  devez-vous  pas  une  «  dis- 
crétion ))?...   oui,  je  dis  bien,  n'est-ce  pas,  «  discrétion?  ^.-.. 

Elle  mit  le  doigt  sur  ses  lèvres. 

—  Mais,  mademoiselle,  il  me  semble... 

—  Oui.  Eh  bien,  je  prends  ces  dames  pour  moi. 


58o  LA    REVUE    DE    PARIS 

M.  Braux  ne  comprenait  pas. 

—  Quelles  dames  ? 

—  Mais  celles-ci  ! 

Et  miss  Walson  désignait  les  nymphes  tissées. 

—  Vous  en  feriez  mauvais  usage,  et,  quoi  qu'elles  n'aient 
pas  l'air  sévère,  cela  pourrait  leur  être  désagréable...  Oui, 
c'est  moi  qui  les  achète...  C'est  convenu  avec  M.  de  Franois. 

La  mine  de  M,  Braux  était  si  déconfite  que  Lauvereau  eut 
envie  de  rire.  Cette  petite  Américaine  était  une  personne  pra- 
tique.   Unterwald,    stupéfait,    écarquillait  les  yeux. 

—  Mais,  mademoiselle,  mademoiselle,  —  balbutiait  le  gros 
homme,  décontenancé. 

—  Ah!  monsieur  Braux.  et  ma  «discrétions  P... 

M.  Braux  s'inclina  et  fît  un  geste  de  désespoir  comique. 
Cela  lui  apprendrait,  à  son  âge  ! 

Les  nymphes  nues  continuaient  à  s'ébattre  dans  l'eau  lai- 
neuse. Elles  ne  semblaient  pas  se  douter  qu'elles  allaient 
passer  la  mer. 

XXVIl 

Un  après-midi,  comme  il  parlait  pour  faire  sa  visite  quo- 
tidienne à  Antoinette  de  Jonceuse,  Jean  de  Franois  entra 
dans  le  cabinet  de  Lauvereau.  Depuis  quelques  jours,  Lauve- 
reau était  encore  plus  triste  que  de  coutume.  Il  ne  mangeait 
pas  :  les  morceaux  restaient  sur  son  assiette.  Les  lettres  de 
Voltaire,  qu'il  relisait,  en  demeuraient  toujours  à  la  même 
page.  11  avait  les  paupières  rouges  et  gonflées  comme  quel- 
qu'un qui  ne  dort  pas...  Jean  le  trouva  occupé  à  ranger  des 
papiers,  11  les  ficelait  soigneusement. 

—  Je  le  dérange,  Charles?...  lu  travailles? 
Lauvereau  secoua  la  tête. 

—  Je  ne  travaille  pas,  mon  cher. 

11  coupa  avec  ses  dents  la  ficelle  d'un  des  paquets,  le  jeta 
sur  la  table  et  dit  : 

—  Non,  je  ne  travaille  pas,  et  je  ne  travaillerai  plus.  C'est 
fini.  Tu  vois,  je  mets  de  l'ordre  ici.  Il  y  a  de  bonnes  choses 
là  dedans...,  mais  tout  cela  ne  m'intéresse  plus. 


LE    PASSÉ    VIVANT  58l 

Il  repoussa  de  la  main  des  cahiers  de  notes  qui  s'ouvrirent 
en  laissant  voir  sa  forte  et  solide  écriture.  Il  reprit  : 

—  Je  l'ai  pourtant  aimé ,  ce  vieux  siècle ,  «  mon  dix- 
huitième  »,  comme  je  disais!  Ah!  j'y  ai  bien  vécu...  Mainte- 
nant, c'est  mort  pour  moi.  J'y  suis  un  étranger... 

Il  avait  saisi  un  peloton  de  ficelle  et  rageusement  y  faisait 
des  nœuds,  avec  ses  gros  doigts  qui  tremblaient. 

—  C'est  dommage I  J'aurais  voulu  écrire  ce  livre  sur 
Casanova.  Mais  je  ne  peux  pas...  A  ses  cent  maîtresses,  je 
ne  leur  vois  qu'un  seul  visage,  toujours  le  même...  et  tu  sais 
lequel  ! 

Lourdement,  il  fit  quelques  tours  dans  la  pièce.  Le  vieux 
parquet  vermoulu  gémissait  sous  son  pas.  Il  s'arrêta. 

—  Janine,  toujours  Janine!  Elle  me  tient...  Ah!  cela  a  fait 
encore  des  progrès  depuis  le  soir  oii  je  t'ai  promené,  deux 
heures  de  nuit,  sur  le  boulevard,  à  te  raconter  ma  folie.  A  pré- 
sent, elle  a  tout  détruit  autour  de  moi.  Elle  a  tout  remplacé... 
Elle  m'attend,  elle  me  guette...  Elle  est  là,  près  d'ici...  Elle 
s'est  installée  au  Vieux-Pavillon,  avec  Genvron,  pour  redou- 
bler mon  tourment,  pour  aiguiser  ma  jalousie...  Ah!  elle 
me  juge  mûr.  Maintenant  elle  m'écrit.  Elle  me  répèle 
qu'elle  sera  à  moi  quand  je  voudrai,  que  je  n'ai  qu'un  signe 
à  lui  faire,  qu'elle  accourra. 

Il  ricana. 

—  Elle  en  ferait  là, une  bonne  gaffe!  Admets  même  que  je 
l'épouse  :  qu'est-ce  qu'elle  y  gagnera?  Genvron  est  riche, 
tandis  que  moi  I . . . 

Il  éclata  d'un  mauvais  rire  de  jaloux. 

—  Je  ne  pourrai  pas  faire  moins  pour  elle  que  Genvron. 
Il  brosse  des  ordures,  ce  garçon:  eh  bien,  moi,  j'en  écrirai. 
Je  me  ferai  journaliste!  Ah!  tu  verras  un  beau  Lauvereau  ! 
et  gentil  avec  les  confrères!...  Un  Lauvereau  dramaturge... 
Je  deviendrai  haineux,  vindicatif,  rosse.  Dame,  je  voudrai 
réussir  :  le  théâlre,  c'est  l'argent...  Regarde  ïalgrain,  l'auteur 
de  la  Pompadour,  celte  figure  sournoise,  morne,  engourdie, 
avec  sa  mèche  de  cheveux...  Il  gagne  cent  mille  francs  par 
an.  Il  écorcherait  une  ouvreuse  pour  être  joué  une  fois  de 
plus...  Le  théâtre,  pouah! 

11  ramassa  la  pelote  qui  avait  roulé  à  terre. 


582  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Tiens,  voilà  déjà  les  ficelles.  Ah!  je  devrais  bien  m'en 
passer  une  autour  du  cou  et  m'étrangler  avec  ! . . .  Mais  l'idée 
de  mourir  sans  avoir  eu  encore  une  fois  Janine  me  couvre 
d'une  sueur  froide...  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  atroce,  c'est 
que  je  songe  parfois  que  tout  cela  n'est  qu'un  leurre,  que  ses 
lettres  ne  sont  qu'un  piège,  que  le  jour  oii  je  lui  dirai  qu'elle 
fasse  de  moi  ce  qu'il  lui  plaira,  elle  me  rira  au  nez...  Qu'est-ce 
que  tu  en  penses,  Jean?  n'est-ce  pas  que  cela  n'est  pas  pos- 
sible ? 

Il  jeta  rudement  la  pelote  sur  le  maroquin  vert  du  bureau 
que  lui  avait  donné  le  père  Monnerod. 

—  Voyons,  quel  effet  t'a-t-elle  fait  quand  lu  l'as  ren- 
contrée?... 

Pendant  que  Jean  répondait  des  choses  vagues  que  Lauve- 
reau  n'écoutait  pas,  celui-ci  avait  ouvert  un  des  tiroirs  du 
bureau.  Tout  en  parlant,  Jean  y  fixait  ses  yeux  sur  un  petit 
portefeuille  de  soie  brodée  :  il  contenait  les  lettres  de  madame 
de  Saffry  et  de  M.  de  Franois.  Jean  les  avait  rendues  à  Lauve- 
reau  et  n'avait  pas  osé  les  lui  redemander.  Il  aurait  cependant 
voulu  les  relire,  ces  lettres  auxquelles  il  songeait  continuelle- 
ment. Elles  étaient  là.  Lauvereau  les  touchait.  Jean  cessa  de 
parler.  Dans  son  trouble,  il  entendait  la  voix  de  Lauvereau 
qui  lui  disait  : 

—  Ahî...  pendant  que  j'y  pense...  j'ai  mis  ces  papiers  de 
eôté  pour  toi I...  Mais  accepte-les  donc!...  que  veux-tu  que 
j'en  fasse?... 

Lauvereau  s'était  approché  de  Jean.  Jean  aussi  souffrait. 
Lauvereau  sentit  que  la  douleur  rend  égoïste  :  depuis  quelque 
temps,  il  s'était  lâchement  enfermé  dans  son  tourment  ;  il 
s'était  désintéressé  de  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Chaque 
jour,  il  voyait  Jean  de  Franois  et  il  s'apercevait  aujour- 
d'hui seulement  que  ce  qu'il  avait  déjà  cru  deviner  était 
devenu  plus  grave  qu'il  ne  l'avait  supposé.  11  avait  surpris  les 
yeux  de  Jean  sur  ce  vieux  portefeuille  de  soie.  Lauvereau  se 
repentait  :  pourquoi  en  avait-il  révélé  le  dangereux  secret?  Il 
avait  oublié,  dans  ses  préoccupations  à  lui,  la  singulière  atti- 
tude d'Antoinette  et  de  Jean  apprenant  l'existence  de  cette 
correspondance...  Il  avait  eu  tort  de  la  leur  communiquer... 
Comment  venait-il,  à  l'instant,  presque  par  distraction,  d'offrir 


LE    PASSE    VIVANT 


583 


ainsi  a  Jean  ce  pernicieux  aliment  de  rêverie?...  Il  fut  sur  le 
point  de  le  lui  reprendre.  Le  jeune  homme  vit  le  geste,  et 
Lauvereau  céda  à  son  regard  suppliant. 

Il  y  eut  entre  eux  une  minute  de  gène.  Lauvereau  réflé- 
chissait. Lui,  il  était  perdu  définitivement.  L'image  tyran- 
nique  de  Janine  dominait  son  être  tout  entier.  Jamais  il  ne 
parviendrait  à  s'en  guérir.  Il  traînerait  ainsi  son  existence 
ardente  et  misérable,  jusqu'au  jour  oii  il  serait  à  bout  de  résis- 
tance, n'en  pourrait  plus.  Alors  il  verrait  ce  qu'il  aurait  à 
faire.  Dans  cette  lutte  contre  un  désir,  il  avait  été  vaincu.  Il  se 
l'avouait.  Une  rage  froide  lui  montait  au  cerveau.  Il  n'avait  pas 
su  être  maître  de  cette  fantaisie  sensuelle  qui,  entrée  dans  sa 
vie  comme  un  plaisir  d'une  minute,  en  avait  bouleversé  l'ordre 
si  laborieusement  établi,  et  il  n'avait  pas  même  eu  les  profits 
de  sa  défaite.  Il  en  concevait  contre  Janine  une  sourde  colère. 
La  gueuse,  elle  l'avait  laissé  s'user,  s'émietter,  s'effondrer.  Si 
encore  elle  était  venue  à  lui,  despotique  et  voluptueuse!... 
NonI  Elle  l'avait  épié  de  loin,  maligne  et  confiante.  Pen- 
dant qu'il  se  torturait,  elle  vivait  gaiement  avec  ce  Genvron 
détesté...  Ah!  celui-là,  il  lui  casserait  la  tête.  Le  sang  lui 
chauffait  la  face.  Sa  pensée  déviait.  Soudain  il  la  ramena  à 
Jean,  debout  devant  lui. 

Que  se  passait-il  dans  cette  âme  mélancolique  et  taciturne, 
obscure  et  bizarre  ?  Quelle  folie  couvait  sous  ce  silence  fris- 
sonnant ?  Quel  rêve  séjournait  au  fond  de  ces  yeux  clairs  et 
tristes?  Que  méditait  ce  visage  anxieux  et  pâle?  Lauvereau  se 
sentait  pris  de  pitié,  de  crainte.  Gomment  le  sauver?  en  était- 
il  temps  encore? 

—  Ecoute,  mon  cher  Jean!  Moi,  je  suis  un  vieux  fou,  mais 
je  peux  tout  de  même  te  donner  un  bon  conseil...  Oui,  il  y  a 
des  choses  que,  même  entre  amis,  on  ne  se  dit  pas,...  mais 
on  se  comprend,  n'est-ce  pas  ? 

Les  deux  mains  de  Lauvereau  pesèrent  lourdement  sur  les 
épaules  de  Jean.  Il  continua  : 

—  Grois-moi!  brûle  ces  papiers  que  je  t'ai  remis.  Antoi- 
nette de  Jonceuse  avait  raison  :  il  faut  respecter  le  secret  des 
morts.  Ne  nous  mêlons  pas  de  leurs  affaires...  Ge  n'est  guère 
à  moi  de  te  dire  cela,  qui  ai  employé  ma  vie  de  curieux  à 
ces  indiscrétions  d'outre-tombe;   mais  ce  que  je  leur  deman- 


584  LA    REVUE    DE    PARIS 

dais,  à  ces  morts,  c'était  l'oubli  de  moi-même,  tandis  que 
toi!...   Cela  ne  m'a  guère  réussi,  d'ailleurs,   me  diras-tu... 

Un  silence  ironique  creusa  des  plis  dans  le  visage  vieilli  et 
ravagé  de  Lauvereau.  Il  reprit  : 

—  Crois-moi,  mon  vieux.  Le  chèque  de  miss  Watson  pour 
les  tapisseries  va  arriver  ces  jours-ci  :  prends  dessus  ce  qu'il 
te  faudra  et  va-t'en  d'ici.  Cela  te  fera  beaucoup  de  bien,  Jean. 
Tu  as  besoin  de  changer  de  place,  de  ne  pas  voir  toujours  les 
mêmes  personnes,  Jean,  les  mêmes  personnes... 

Il  regardait  Jean  de  Franois  au  fond  des  yeux.  Jean  baissa 
la  tête.  Dans  ses  mains  tremblait  le  petit  portefeuille  de  soie 
brodée  oh  s'enlaçaient  un  S  et  un  F  lleuris. 


HENRI    DE    REGNIER 


(La  fui  aa  prochain  numéro.) 


LES   ORIGINAUX 

DE 

"LA  COMÉDIE  HUMAINE" 


Balzac  1  Observateur  prodigieux  ?  ou  prodigieux  inven- 
teur?... Il  en  est  de  ses  romans  comme  de  tous  ceux  qui 
donnent  l'illusion  de  la  vie  :  on  ne  les  lit  pas  sans  se  demander 
((  si  cela  est  arrivé  »,  et  oii  la  fiction  commence.  En  général, 
il  n'est  pas  bien  aisé  de  le  dire,  et  de  démêler  ce  qu'il  a  vu 
de  ce  qu'il  a  inventé.  Il  existe  cependant  quelques  points  de 
repère  ;  pour  quelques-unes  de  ses  œuvres,  on  peut  nommer 
les  originaux  d'après  lesquels  il  a  travaillé. 


* 
*  * 


Le  premier  de  tous,  c'est  lui-même. 

Il  a  mis  beaucoup  de  lui-même  dans  la  Comédie  humaine, 
beaucoup  plus  que  ne  le  croient  ses  lecteurs.  Ce  n'est  pas  en 
vain  qu'il  était  le  contemporain  de  nos  grands  lyriques,  des 
grands  poètes  du  «  moi  ».  Nulle  biographie  de  lui  ne  vaudrait 
celle  qui  peut  s'extraire  de  ses  œuvres  :  celle-là  seule  est  l'his- 
toire vraie  de  sa  vie,  de  sa  vie  intime  aussi  bien  que  de  sa  vie 
extérieure,  de  ses  sentiments  et  de  ses  pensées  aussi  bien  que 
de  ses  aventures. 

I.  Extrait  d'un  volume  qui  paraîtra  prochainement  :  Balzac,  l'homme  et  l'œuvre. 


5  86  LA    REVUE    DE    PARIS 

Il  a  raconté  son  enfance  dans  Louis  Lambert,  la  Peau  de 
chagrin  et  le  Lys  dans  la  vallée.  Sur  la  prétendue  noblesse  de 
sa  famille,  sur  la  pension  de  Tours  où  il  apprit  à  lire,  sur  1^ 
collège  de  Vendôme  et  la  pension  Lepitre,  sur  Thumeur  dif- 
ficile de  sa  mère,  sur  l'état  de  contrainte  dans  lequel  il  gran- 
dit, sur  ses  privations,  ses  ardeurs  secrètes,  ses  fringales  d'in- 
dépendance, ses  rêves  de  gloire  et  d'amour,  il  a  prodigué  les 
détails  ;  tout  y  est,  jusqu'à  ses  engelures. 

Ses  années  de  stage  chez  le  notaire  et  l'avoué  s'évoquent  aux 
premières  pages  du  Colonel  Chabnrt.  Pénétrez,  malgré  ce  la 
puanteur  du  poêle  chauffé  sans  mesure  »,  dans  l'étude  de 
maître  Derville,  parcourez  des  yeux  les  murs  tapissés  d'alTi- 
ches  jaunes,  le  plancher  «  couvert  de  fange  »,  le  mobilier 
<c  crasseux  »,  les  casiers  bourrés  de  liasses,  les  petites  tables, 
le  secrétaire  à  cylindre,  le  marbre  de  la  cheminée  où  traînent 
des  verres  et  des  bouteilles,  des  morceaux  de  pain  et  des  trian- 
gles de  fromages  de  Brie  :  vous  êtes  dans  l'étude  de  maître 
Guillonnet-Merville,  l'ancien  patron  de  Balzac.  Et  regardez 
les  jeunes  gens,  clercs  ou  saute -ruisseaux,  qui  sont]  là  occupés 
à  grossoyer  quelque  exploit  et  à  échanger  d'ineptes  lazzi  :  ils 
ont  été  ses  camarades.  11  a  tenu  parmi  eux  l'emploi  d'un  des 
deux  ce  néophytes  venus  de  province  »  que  Godeschal,  le  troi- 
sième clerc,  forme  au  métier  et  qui  s'embrouillent  en  écrivant 
sous  sa  dictée;  avec  eux  il  a  fait  assaut  de  calembours,  coq- 
à-l'âne,  proverbes  retournés ,  et  autres  turlupinades  ;  il  a 
goûté  de  leurs  côtelettes  de  porc  et  de  leur  fromage  de  Brie... 
Poésie  du  souvenir  !  parfums  enivrants  du  passé  I  Le  narra- 
teur s'émeut,  il  s'attendrit,  et  après  avoir  fait,  pendant  dix 
mortelles  pages,  boufifonner,  polissonneries  clercs  de*  Der- 
ville, il  conclut  d'un  ton  mélancolique  : 

Cette  scène  représente  un  des  mille  plaisirs  qui  font  dire  plus  tard 
en  pensant  à  la  jeunesse  :  «  C'était  le  bon  temps  !  » 

Sur  son  grenier  de  la  rue  Lesdiguières,  sur  ses  jours  de 
laborieuse  et  vaillante  bohème  ce  où,  dit-il,  l'huile  de  sa 
lampe  lui  coûtait  plus  cher  que  le  pain  »,  la  Peau  de  cha- 
grin, Facino  Cane,  les  Illusions  perdues,  le  Père  Goriot  ne 
nous  laissent  rien  ignorer.  Il  n'y  oublie  ni  la  fontaine  publique 
où  il  allait  lui-même  puiser  de  l'eau,  ni  le  ce  paysage  de  toits 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    «    COMEDIE    HUMAINE    »         687 

bruns,  grisâtres,  rouges  »,  qu'il  voyait  de  sa  fenêtre,  ni  la 
vieille  femme,  «  l'Iris  messagère  »,  que  ses  parents  chargeaient 
de  temps  à  autre  de  lui  apporter  des  provisions.  Certaines 
pages  de  la  Peau  de  chagrin  seraient  à  commenter  phrase  par 
phrase,  avec  le  récit  de  sa  sœur  et  les  lettres  qu'il  lui  écrivait 
en  1819  ou  en  1820.  S'il  est  douteux  qu'il  ait  réussi  alors  à 
vivre  comme  Raphaël  de  Valenlin  avec  365  francs  par  an,  il 
avait  fait  comme  lui  la  dure  expérience  de  la  pauvreté,  et 
longtemps  après  il  était  encore  en  droit  de  dire  : 

Jamais  je  ne  serai  sans  ressembler  à  Raphaël  dans  sa  man- 
sarde ^ . 

Veut-on  le  voir  dans  l'imprimerie  de  la  rue  des  Marais- 
Saint-Germain  oij  il  a  vécu  de  1826  à  1828,  et  oii  il  a  connu 
toutes  les  ivresses  de  l'amour  et  toutes  les  angoisses  de  la 
faillite?  Qu'on  relise  les  Illusions  perdues  et  César  Birotteau  : 

Le  rez-de-chaussée  formait  une  immense  pièce  éclairée  sur  la  rue 
par  un  vieux  vitrage  et  par  vm  grand  châssis  sur  une  cour  inté- 
rieure... 

La  phrase  est  prise  des  Illusions  perdues^  oh  elle  se  rapporte 
k  l'imprimerie  de  David  Séchard  ;  elle  s'appliquerait  fort  bien, 
M.  Hanolaux  en  a  fait  la  remarque  ^  à  la  maison  de  la.  rue 
des  Marais.  Et  cet  imprimeur  sur  qui  pleuvent  les  assigna- 
tions et  les  protêts,  cet  imprimeur  de  sens  peu  pratique,  mais 
de  grande  imagination,  qui  se  flatte  de  découvrir,  au  premier 
jour,  un  nouveau  procédé  de  fabrication  du  papier,  cet  impri- 
meur amoureux  qu'un  regard  de  sa  bien-aimée  console  de 
toutes  ses  disgrâces,  est-ce  David  Séchard?  est-ce  Balzac? 

Il  se  croyait  le  plus  discret  des  amants,  et  pour  rien  au 
monde  il  n'eût  voulu  nommer  dans  ses  ouvrages  celle  qui 
avait  été  la  grande  amie  de  sa  jeunesse.  Que  de  fois  pourtant 
il  y  est  question  d'elle  I  On  sait  de  quelle  étrange  manière  se 
déclare  l'amour  de  Vandenesse  pour  madame  de  Mortsauf  (le 
Lys  dans  la  vallée)  :  assis  derrière  elle  au  bal,  il  lui  applique 
soudain  un  baiser  dans  le  dos.  Telle  avait  été,  une  lettre  iné- 

1.  Lettres  à  l'Étrangère,  p.  54. 

2.  Balzac  imprimeur,  par  MM.  Gabriel  Hanotaux  et  Georges  Vicaire,  p.  35. 


►88 


LA    REVUE    DE    PARIS 


dite  l'alleste,  la  première  déclaration  de  Balzac  à  madame  de 
B,..,  et  il  a  dit,  du  reste,  en  propres  termes,  que  madame  de 
Morsauf  n'était  qu'cc  une  pâle  épreuve  »  de  madame  de  B,..^  . 

N'en  étaient-ce  pas  déjà  des  «  épreuves  »  que  Catherine 
dans  la  Dernière  fée,  Pauline  dans  la  Peau  de  chagrin,  ma- 
dame d'Aiglemont  dans  la  Femme  de  trente  ans,  et  toutes  les 
fois  qu'il  a  essayé  d'exprimer  les  maternelles  douceurs  de 
l'âme  féminine,  toutes  les  fois  surtout  qu'il  a  peint  l'automne 
de  la  femme  et  les  amours  d'arrière-saison,  ne  peut-on  pas 
dire  avec  assurance  qu'il  pensait  à  la  «  Dilecta  »? 

Cela  n'est  nulle  part  plus  sensible  que  dans  la  Femme  aban- 
donnée. 

Gaston  de  Nueil,  que  sa  famille  a  envoyé  en  1822  à 
Bayeux  pour  le  soustraire  aux  entraînements  de  la  vie  pari- 
sienne, rencontre  madame  de  Beauséant,  naguère  délaissée 
par  le  marquis  d'Adjuda-Pinto  ;  il  s'attache  à  elle,  quoiqu'elle 
soit  bien  plus  âgée  que  lui  ;  ils  vivent  une  dizaine  d'années 
côte  h  côte  ;  puis  il  la  délaisse  à  son  tour,  se  marie,  et  presque 
aussitôt,  en  proie  au  remords  de  sa  trahison  ou  plutôt  au 
regret  du  bonheur  perdu,  il  se  fait  sauter  la  cervelle.  Sauf  le 
dénouement,  et  sauf  qu'entre  eux  la  disproportion  d'âge  était 
plus  grande  encore,  c'est  à  peu  de  chose  près  le  roman  de 
Balzac  et  de  la  Dilecta.  Il  y  avait  eu,  dit-on,  un  Adjuda- 
Pinto  dans  la  vie  de  madame  de  B...,  et  l'année  1822  est 
celle  où  Balzac  vint  jouer  auprès  d'elle  le  rôle  de  Gaston  de 
NueiP,  celle  oii,  pour  l'éloigner  d'elle,  ses  parents  l'envoyèrent 
quelque  temps  à  Bayeux  chez  sa  sœur.  Dix  ans  plus  tard,  la 
Dilecta  dut  éprouver,  dut  écrire  tout  ce  que  madame  de  Beau- 
séant  écrit  à  son  jeune  amant  en  lui  rendant  la  liberté  ;  et  si 
la  lettre  de  madame  de  Beauséant  est  admirable,  si  celte  lettre 
qui  veut  être  un  adieu  et  qui  est  une  caresse,  si  cette  lettre 
qui  voudrait  signifier  :  «  Sois  libre  »,  et  oij  chaque  ligne 
cric  :  «  Je  t'aime  I  »  est  une  des  rares  pages  de  la  Comédie 
humaine  où  Balzac  ait  su  parler  le  langage  vrai  de  la  passion, 
c'est  peut-être  qu'elle  n'est  qu'une  copie,   ou  c'est,  à  tout  le 

I.  Lettres  à  l'Elrandère,  p.  3i4  ;  Correspoiiddiice,  p,  267  ;  —  la  «  lettre  inédite  » 
est  dans  les  archives  de  M.  de  Spoelbcrcli  de  Lovenjoul. 

3.  Date  qu'il  nous  fournit  lui-même  dans  la  dédicace  de  Louis  Lambert  (pre- 
mière édition)  :  El  mine  et  semper  dilectœ  (licatum,  1822-1832. 


LES    OUIGINAUV    DE    LA    «    COMEDIE    HUMAINE     ))  689 

moins,  qu'en  l'écrivant  il  avait  encore  dans  l'oreille  le  timbre 
et  le  rythme  d'une  chère  voix  mouillée  de  larmes.  La  date 
inscrite  à  la  fin  du  récit  ^  en  marque  le  caraclère  quasi  confi- 
dentiel, elle  en  trahit  l'intention  secrète  ;  en  dépit  de  la  dédi- 
cace à  madame  d'Abrantès,  elle  dit  h  qui  ce  récit  s'adressait. 
Lorsque  Balzac  l'a  composé,  en  août  et  septembre  1882,  à 
Angoulême,  il  venait  de  dénouer  doucement  le  lien  qui  l'en- 
chaînait, et  il  voyageait  depuis  trois  mois,  par  crainte  des 
rechutes.  Il  l'a  composé  afin  de  consoler  celle  qu'il  fuyait  ^  et 
afin  de  rendre  la  rupture  définitive  en  effrayant  un  peu  sa 
tendresse.  Il  a  fait  en  sorte  qu'elle  le  reconnût  en  ce  Gaston 
de  Nueil  qui  adore  sa  maîtresse  au  moment  même  oli  il  la 
quitte,  et  qui  meurt  de  l'avoir  quittée.  Il  savait  que,  dès 
qu'elle  pourrait  craindre  de  lui  devenir  funeste,  au  lieu  de  le 
rappeler  dans  ses  bras  elle  ne  songerait  plus  qu'à  s'effacer, 
qu'à  le  guérir  de  son  amour  :  voilà  pourquoi  M.  de  Nueil 
se  tue.  —  Quant  à  M.  de  Balzac,  il  n'avait,  au  fond,  nulle 
envie  de  se  tuer.  Mais  il  lui  tardait  d'être  libre,  et  de  faire 
tranquillement  sa  cour  à  madame  de  C...,  qui  l'attendait  à 
Aix-les- Bains. 

((  Moi  seul,  a-t-il  dit,  sais  ce  qu'il  y  a  d'horrible  dans  la 
Duchesse  de  Langeais^.  »  Ce  qu'il  y  avait  d'horrible  pour  lui 

1 .  Ilisloire  d-es  œuvres  de  H.  de  Balzac,  par  le  vicomlc  de  Spoelberch  de  Lovcn- 
joul,  p.  4i5- 

3.  La  même  intention  semble  bien  marquée  dans  Louis  Lambert,  qu'il  venait 
d'écrire  au  cMleaii  de  Sache,  et  où  il  disait  : 

«  Louis  Lambert  est  l'être  qui  m'adonne  l'idée  la  p'us  poétique  et  la  plus  vraie 
de  la  créature  que  nous  appelons  un  ange,  en  exceplant  toutefois  une  femme  de 
qui  je  voudrais  dérober  au  monde  le  nom,  les  traits,  la  personne  et  la  vie,  afin 
d'avoir  été  seul  dans  le  secret  de  son  existence  et  de  pouvoir  l'ensevelir  au  fond  de 
mon  cœur.   » 

Bien  des  mots  d'amour,  dans  les  lettres  de  Louis  Lambert  &  sa  fiancée,  étaient, 
je  pense,  des  mots  vrais,  des  mots  de  madame  de  B...,  que  Balzac  n'oubliait  pas 
même  en  la  fuyant  : 

((  Tu  m'as  dit  ces  enivrantes  paroles:  Je  veux  les  peines...  » —  «  Ne  m'as-tu  pas 
dit  ce  mot  délicieux  :  Maintenant  et  toujours  !  Et  nunc  et  semper...!  »  —  «  Si  nos 
regards  sont  de  vivantes  paroles,  ne  faut-il  pas  nous  voir  pour  entendre  par  les 
yeux  ces  interrogations  et  ces  réponses  du  cœur  si  vives,  si  pénétrantes,  que  lu 
m'as  dit  un  soir  :  Taisez-vous  1  quand  je  ne  parlais  pas!*...  »  —  «  Chéricaimée,  il 
se  rencontre  tel  effet  de  lumière  sur  tes  cheveux  noirs  qui  me  ferait  rester,  les 
larmes  dans  les  jeux,  pendant  de  longues  heures,  occupé  à  voir  ta  chère  per- 
sonne, si  tu  ne  médisais  pas  en  te  retournant  :  Finis,  tu  me  rends  honteuse  !...  » 

3.   Correspondance,  p.  208. 


590  LA    HEVUE    DE    !•  A  lU  S 

Ik  dedans,  c'élail  le  rappel  et  l'exacle  analyse  de  toutes  les 
coquetteries  ou  roueries  par  lesquelles  madame  de  G...  l'avait 
naguère  attiré  et  séduit  ;  c'était  cet  art  de  jouer  avec  un 
cœur,  et  de  s'offrir,  et  de  ne  point  se  donner,  art  qu'il  prête 
h  madame  de  Langeais  et  oii  il  savait  trop  bien  que  ma- 
dame de  G...  excellait.  Il  était  si  naïvement  tombé  dans 
le  piège!  Il  avait  été  si  troublé,  si  ravi,  quand  il  s'était  cru 
aimé  d'une  grande  dame,  d'une  1res  grande  dame  : 

La  vraie  duchesse,  bien  dédaigneuse,  bien  aimante,  fine,  spiri- 
tuelle, coquette,  rien  de  ce  que  j'ai  encore  vu  !  un  de  ces  pliéno- 
mènes  qui  s'éclipsent,  et  qui  dit  m'aimer,  qui  veut  me  garder  au 
fond  d'un  palais  à  Venise  !...  la  femme  des  rêves  M... 

Arrivé  auprès  d'elle  à  Aix,  en  septembre  1882,  il  s'aperçut 
bientôt  que  le  phénomène  s'éclipsait  et  s'éclipserait  toujours 
au  moment  décisif  :  son  désappointement  fut  extrême,  les 
vraies  duchesses  lui  devinrent  odieuses,  le  monde  lui  sembla 
méprisable.  Il  comprit  l'ermite,  il  approuva  le  trappiste,  il 
envia. le  curé  de  village  ;  il  rêva  de  retraite,  d'existence  cham- 
pêtre, de  dévouement  aux  humbles,  —  et  commença  le  Méde- 
cin de  campagne.  Il  y  peignit  les  beaux  pays  que  son  séjour  a 
Aix  lui  avait  permis  de  visiter,  et  qui,  à  défaut  d'une  Elvire,  lui 
avaient  du  moins  offert  «  lacs,  rochers  muets,  grottes,  forêts 
obscures  »  ;  il  y  formula  son  rêve  de  vie  évangélique  et  rus- 
tique. Il  créa  ce  docteur  Benassis  qu'une  secrète  douleur  a 
contraint  à  fuir  le  monde,  à  se  retirer  dans  le  voisinage  de  la 
Grande-Ghartreuse,  et  qui  ne  vit  plus  que  pour  les  pauvres 
gens^  A  l'origine,  dans  le  chapitre  IV,  qui  est  comme  la  clé 
de  l'ouvrage  et  oii  Benassis  explique  sa  vie  actuelle  par  les 
malheurs  de  sa  jeunesse,  Balzac  se  proposait  de  conter  sa  ré- 
cente déception,  d'exhaler  son  chagrin  et  sa  rancune,  et  de 
châtier  la  perfide  qui  s'était  jouée  de  lui^.  Il  eut  le  tort  de  ne 
p:»s  s'en  tenir  à  sa  première  intention.  11  inventa  pour  ce  cha- 
pitre IV  une  fade  histoire  d'amour  contrarié  dont  la  banalité 

1.  Correspondance,   p.  117, 

2.  L'original  de  Benassis  est  le  docteur  Frank,  que  Balzac  avait  connu  jadis  aux 
environs  de  l'Isle-Adam,  et  qui  était  le  bienfaiteur  du  pays  {Correspondance, 
p.  G 19  ;  Balzac,  par  madame  Surville). 

3.  Gela  résulte  de  lettres  que  possède  M.  de  Spoelberch  de  Lovenjoul. 


LES    ORIGINAL  \    DE    LA    «    COMEDIE    HUMAINE    »  Bqi 

dépare  son  beau  livre ^  et  de  sa  trop  réelle  déception,  de  la 
déception  qui  avait  été  «  un  des  plus  grands  chagrins  de  sa 
vie*  »,  il  fit  un  autre  livre,  la  Duchesse  de  Langeais.  Ou  plu- 
tôt il  en  fit  deux  autres,  car  les  Secrets  de  la  princesse  de  Ca- 
dignan  où  il  se  met  en  scène  sous  le  nom  de  l'écrivain 
d'Arthez,  amoureux  et  dupe  d'une  comédienne  de  salon,  ne 
sont  qu'une  seconde  version,  moins  romanesque,  mais  aussi 
amère,  de  la  Dachesse  de  Langeais. 

D'autres  amours  ont  laissé  leur  trace  dans  son  œuvre. 

Le  Lys  dans  la  vallée,  qui  est  un  dernier  hommage  à  ma- 
dame de  B...,  est  en  même  temps  l'écho  de  tous  les  orages 
dont  la  vie  sentimentale  de  Balzac  était  faite  lorsqu'il  l'a 
publié.  Non  seulement,  dans  ce  roman  écrit  à  la  première 
personne,  en  forme  de  mémoires,  le  vocabulaire  est  le  même 
que  dans  ses  lettres  d'amour,  mais  la  situation  du  héros,  de 
Vandenesse,  pris  entre  son  pur  amour  pour  madame  de  Mort- 
sauf  et  son  très  matériel  amour  pour  lady  Dudley,  est  très 
exactement  la  sienne  en  i833,  i83/i  et  années  suivantes^, 
entre  madame  llanska,  qu'il  appelait  «  sa  chère  étoile  », 
«  son  ange  de  la  terre  »,  qu'il  adorait  à  distance,  et  plusieurs 
autres  femmes,  moins  angéliques,  qu'il  a  aimées  à  la  même 
époque  un  peu  moins  pieusement.  Laquelle,  parmi  celles-là, 
ressemblait  à  lady  Dudley?  Quel  nom  mettre  au-dessous  du 
sien  ?  Est-elle  quelqu'une  des  mystérieuses  inconnues  dont 
nous  ne  savons  que  le  prénom  de  Louise  ou  de  Maria,  imprimé 
en  grands  caractères  sur  la  première  page  de  tel  ou  tel  de  ses 
romans  P  Ou  ne  serait-elle  pas,  comme  l'ont  cru  les  premiers 
lecteurs  du  Lys  et  en  dépit  de  ses  dénégations,  la  belle  comtese 
V...,  Anglaise  de  naissance,  dont  madame  Hanska  fut  un 
moment  jalouse,  et  non  sans  raison^? 

Naturellement,  à  partir  du  jour  oii  madame  Hanska  entre 
dans  sa  vie,  c'est  elle  surtout  dont  la  pensée  le  hante  au  mi- 
lieu de  ses  travaux.  Tantôt  il  donne  son  nom  d'Evelina  à  la 
jeune  fille  qu'il  fait  apparaître  dans  le  Médecin  de  campagne  ; 
tantôt,  du  nom  de  sa  propriété  de  Wierzchownia  il  fait  le  nom 

1.  Correspondance,    p.    258. 

2.  Lettres  à  V Elrcuufere ,  p.  290. 

3.  Ihid  ,  .p.  35  I. 


5q2  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  l'officier  polonais  qui,  dans  la  Recherche  de  V absolu,  inspire 
h  Glaës  l'amour  de  la  chimie  ou  de  l'alchimie  ;  et  s'il  fait  dire 
à  madame  Vauquer,  dans  le  Père  Goriot,  «des  iieaillesyy  pour 
«  des  tilleuls  »,  c'est  que  madame  Hanska  prononçait  le  mot 
ainsi  et  qu'il  en  a  ri  avec  elle.  H  y  a  dans  Albert  Savarus  le 
souvenir  de  leurs  premières  rencontres  de  i833,  en  Suisse,  et 
Savarus  n'est  pas  plus  ému  en  contemplant  Francesca  sur  le 
seuil  de  sa  villa,  au  bord  du  lac  de  Constance,  que  ne  l'avait 
été  Balzac,  lorsque,  à  Genève,  <(  au  fond  de  cette  cour  dont 
les  moindres  cailloux  étaient  gravés  dans  sa  mémoire  »,  il 
avait  vu  à  une  fenêtre  le  ce  doux  visage»  de  madame  Hanska'. 
Cette  Francesca  qui  promet  à  Savarus  de  l'épouser  dès  que 
son  vieux  mari  lui  aura  fait  la  grâce  de  mourir,  ce  Savarus 
qui  lui  fait  serment  d'arriver  à  la  fortune  et  à  la  célébrité  pour 
se  rendre  digne  de  sa  chère  «  Etrangère»,  que  disent-ils,  que 
senlent-ils,  que  n'aient  dit  et  senti  Balzac  et  madame  Hanska? 
Il  a  repris  les  choses  d'un  peu  plus  haut  dans  un  autre  endroit 
du  même  livre  et  dans  Modeste  Mignon  ;  il  y  est  remonlé 
jusqu'à  l'origine  de  leur  liaison.  Mademoiselle  de  Watteville 
s'éprend  de  Savarus  sans  l'avoir  vu,  en  lisant  une  nouvelle 
qu'il  vient  de  publier;  en  lisant  des  vers  de  Canalis,  et  sans 
l'avoir  vu,  Modeste  s'éprend  du  poêle  et,  de  loin,  enlrc  en  cor- 
respondance avec  lui.  Ainsi  avait  fait  madame  Hanska,  et  voyez 
comme  le  rapprochement  se  précise  dans  Modeste  Mignon.  Ca- 
nalis dédaigne  ou  n'a  pas  le  temps  de  répondre  aux  lettres  de 
la  jeune  inconnue  ;  il  laisse  ce  soin  à  son  secrétaire,  Ernest 
de  la  Brière,  en  sorte  que  Modeste  lit  la  fine  et  tendre  prose  du 
secrétaire  en  croyant  lire  celle  du  poète,  et  que,  croyant 
s'attacher  à  Canalis  :  elle  s'attache  en  réalité  à  la  Brière  :  qui- 
proquo sur  lequel  repose  toute  l'action  du  roman.  Balzac  avait 
d'abord  agi  comme  Canalis  :  quelques-unes  de  ses  premières 
réponses  a  madame  Hanska  n'étaient  point  de  sa  main,  mais 
d'une  main  amie^,  et  il  n'a  eu  qu'à  se  rappeler  sa  petite  ruse ', 
à  en  tirer  les  conséquences  possibles,  pour  écrire,  dix  ans 
après,  son  roman  de  Modeste  Mignon. 

j.   Lettres  à  l'Étrangère,  pp.  38,  101  ;  Corrrespondance,  p.  Sgi. 

2.  Celle  de  madame  Carraud.  — Voir  Lettres  à  l'Etrangère,  p.  6,  noie  i. 

3.  C'est  madame  Hanslea  qui  la  lui  a  rappelée  et  lui  a  conseillé  d'en  faire  le  sujet 
d'un  roman.  {Ibid.,  pp.  39G-397,  '(OO,  423.) 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    «    COMEDIE    HUMAINE    »         ÔoS 

Est-ce  tout  ce  qu'il  nous  a  livré  de  sa  vie  dans  ses  œuvres  *  ? 
Il  a  dit,  dans  Albert  Savarus,  ses  rêves  d'ambition  politique  et 
ses  candidatures  infructueuses;  dans  César  Birotteau,  dans  les 
Petits  bourgeois,  il  a  développé  ses  conceptions  financières  et 
ses  merveilleuses  spéculations  qui  lui  servaient  à  s'endetter 
un  peu  plus  tous  les  ans.  Gobseck,  Une  fille  iVÈve,  le  Père  Go- 
riot, Un  homme  d'affaires,  Mercadet,  etc.,  c'est  sa  bataille  avec 
l'argent,  sa  détresse,  ses  luttes,  les  mille  et  un  expédients  à 
l'aide  desquels  il  s'efforçait  de  dépister  ou  d'attendrir  ses 
créanciers-.  Massimilla  Doni,  Gambara,  c'est  Balzac  abonné 
aux  Italiens  et  à  l'Opéra  en  i83/l,  écoutant,  applaudissant  de 
toutes  ses  forces  la  musique  de  Meyerbeer  et  de  Rossini^  Le 
Cousin  Pons,  c'est  Balzac  collectionneur,  en  i8/i4.  et  tout  à  sa 
passion  des  beaux  meubles,  des  objets  d'art,  des  coûteux  bibe- 
lots. Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ses  traits  et  à  sa  tournure  qu'il  ne 
nous  ait  fait  connaître  dans  un  de  ses  romans,  non  sans  les 
idéaliser  de  son  mieux  : 

Une  tête  superbe  :  cheveux  noirs,  mélangés  déjà  de  quelques  che- 
veux blancs,  des  cheveux  comme  en  ont  les  Saint-Pierre  et  les  Saint- 
Paul  de  nos  tableaux,  à  boucles  touffues  et  luisantes,  des  cheveux 
durs  comme  des  crins,  un  cou  blanc  et  rond  comme  celui  d'une 
femme,  un  front  magnifique  sépare  par  ce  sillon  puissant  que  les 
grands  projets,  les  grandes  pensées,  les  fortes  méditations  inscrivent 
au  front  des  grands  hommes  ;  un  teint  olivâtre  marbré  de  taches 
rouges,  un  nez  carré,  des  yeux  de  feu,  puis  les  joues  creusées,  mar- 
quées de  deux  rides  longues  pleines  de  souffrance,  une  bouche  à 
sourire  sarde  et  un  petit  menton  mince  et  trop  court;  la  patte  d'oie 
aux  tempes,   les   yeux  caves,    roulant  sous  les  arcades    sourcilières 

1.  Sur  le  cliapilrc  de  ses  amours,  on  pourrait  ajouter  que  l'héroïne  de  la  Muse 
du  département,  bas  bleu  berrichon  «  atteint  de  sandismc  »,  semble  assez  proche 
parente  d'une  très  authentique  Berrichonne  et  sandisle,  madame  M  ..,  qui,  habil- 
lée on  liomme,  accompagna  Balzac  à  Turin  on  i83G.  —  Voir  Autour  d'Honoré  de 
Balzac,  par  le  vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul,  p.    i53. 

3.  «  J'ai  été  offrir  à  un  capitaliste,  auquel  reviennent  des  indemnités  convenues 
entre  nous  pour  des  ouvrages  promis  et  non  faits,  une  certaine  quantité  d'exem- 
plaires des  Études  de  mœurs.  Je  lui  proposais  cinq  mille  francs  à  terme  pour  trois 
mille  échus.  Il  a  tout  refusé,  même  ma  signature  et  un  effet,  me  disant  que  ma 
fortune  élait  dans  mon  talent  et  que  je  pouvais  mourir.  Cette  scène  est  une  des  plus 
infâmes  que  je  connaisse,  Gobseck  n'est  rien  ;  j'ai  subi,  plus  rouge,  le  contact  d'une 
âme  de  fer.  Quelque  joui*,  je  peindrai  cela.  »  [Lellres  à  l'Etrangère,  p.  6i.)  —  Il  l'a 
peint,  non  pas  une,  mais  dix  fois. 

3.  Lettres  à  l'Étrangère,  pp.  i68,  170,  217,  a'iô. 

ler  Février   1906.  lO 


594  LA.    REVUE    DE    PARIS 

comme  deux  globes  ardents  ;  mais,  malgré  tous  ces  indices  de  passions 
violentes,  un  air  calme*... 

Voilà  le  portrait  physique.  Quant  au  portrait  moral,  il  n'est 
presque  aucune  de  ses  grandes  créations  à  laquelle  il  n'ait 
prêté  un  peu  de  son  âme  ;  et  Claës,  Gobseck,  Vautrin  sont  ses 
fils  par  leur  imagination  dévorante,  par  la  force  de  leur  vou- 
loir, —  comme  aussi,  hélas  !  Gaudissart  ou  Lousleau,  par  leur 
bonne  humeur  et  leur  vulgarité. 

* 
*  * 

Avec  cela,  personne  n'a  plus  souvent  que  lui  et  plus  curieu- 
sement regardé  chez  le  voisin,  et  la  Comédie  /inmaine  renferme 
plus  d'une  histoire  vraie  qui  n'est  pas  la  sienne,  plus  d'un 
portrait  d'après  nature  qui  n'est  pas  le  sien. 

Les  héros  des  Chouans,  le  Gars,  Marche-à- terre,  (îudin, 
madame  du  Gua,  avaient  existé.  11  avait  pu  les  voir  en  1828, 
aux  environs  de  Fougères,  ou,  tout  au  moins,  il  avait  entendu 
parler  d'eux  par  M.  de  Pommereul,  témoin  oculaire  des 
guerres  de  chouannerie  -. 

l;n.e  ténébreuse  ajjaire  a  son  point  de  départ  dans  une 
affaire  très  authentique,  quoique  très  ténébreuse,  qui  avait 
fait  grand  bruit  sous  le  Consulat,  —  celle  du  sénateur  Clé- 
ment de  Ris,  enlevé,  le  28  septembre  1800,  près  de  Tours, 
par  six  hommes  masqués,  conduit  par  eux  au  fond  d'un  sou- 
terrain, et  retrouvé,  après  huit  jours  de  recherches,  dans  la 
forêt  de  Loches.  Les  hommes  masqués  étaient  des  agents  de 
Fouché  ;  ils  se  trompèrent  en  s'emparant  de  Clément  de  Ris  : 
ce  n'était  pas  lui  que  Fouché  voulait  prendre.  De  dépit,  et 
pour  détourner  les  soupçons,  il  fit  arrêter  des  innocents,  d'an- 
ciens Chouans;  plusieurs  furent  exécutés^. 

1.  Albert  Savarus,  p.  170. 

2.  Balzac  en  Bretagne,  par  M.  du  Pontàvice  de  Heussey. 

3.  Préface  à' Une  lénéhreusc  affaire.  —  \oir  aussi  Honore  de  Balzac,  par  M.  Birô. — 
Dos  le  temps  de  ses  débuts,  Balzac  assure  qu'il  s'inspirait  volontiers  des  causes 
célèbres  :  la  préface  du  Vicaire  des  Ardennes  renvoie  le  lecteur  aux  Annales  de  la 
Cour  de  Cassation,  année  1816.  Dans  leur  Répertoire  de  la  Comédie  humaine, 
MM.  Anatole  Cerbeer  et  Jules  Christophe  signalent  des  analogies  entre  le  crime 
de  Tascheron  (le  Curé  de  village)  et  l'affaire  Marccllange,  procès  criminel  qui 
avait  occupé  tout  Paris. 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    «    COMÉDIE    HUMAINE    )>         ÔQÔ 

Un  récit  épisodique,  dans  V Envers  de  l'histoire  contempo- 
raine, rappelle,  et  de  plus  près  encore,  une  autre  affaire  du 
même  genre,  l'affaire  Le  Chevalier.  En  1807,  madame  Aquet 
de  Férolles,  égarée  par  ses  sentiments  royalistes  et  sa  haine 
de  Napoléon,  avait  aidé  Le  Chevalier  et  sa  bande  de  chauf- 
feurs à  s'emparer  d'une  somme  de  soixante-trois  mille  francs 
envoyée  à  Caen  par  les  receveurs  d'Argentan  et  d'Alençon. 
Elle  fut  arrêtée  avec  ses  complices  et  condamnée  à  mort.  En 
vain  elle  se  déclara  enceinte  pour  obtenir  un  sursis  ;  en  vain 
sa  grâce  fut  demandée  à  l'Empereur  :  elle  périt  sur  l'écha- 
faud.  Sa  mère,  madame  Hélie  de  Combray,  dont  le  seul  crime 
était  de  ne  pas  l'avoir  dénoncée,  fut  condamnée  à  vingt-deux 
ans  de  réclusion  ;  elle  avait  soixante-sept  ans,  et  était  fille 
d'un  président  de  la  Chambre  des  comptes  de  Rouen  ;  au 
retour  des  Bourbons,  en  181/4,  elle  obtint  la  remise  de  sa 
peine.  Elle  est  devenue  madame  de  laChanterie  dans  V Envers 
de  l'histoire  contemporaine,  o\x  tous  ces  détails  reparaissent,  à 
peine  modifiés. 

Balzac  avait  connu  l'affaire  Clément  de  Ris  et  l'affaire  Le 
Chevalier  par  les  Mémoires  de  madame  d'Abrantès.  Il  était  lié 
avec  elle,  et  grand  lecteur  de  ses  Mémoires,  dont  il  avait  faci- 
lité la  publication  en  traitant  pour  elle  avec  l'éditeur  jMame. 
Si  l'on  avait  le  courage  de  les  lire  en  entier,  on  verrait  qu'il 
leur  a  fait  plus  d'un  emprunt.  H  y  a  pris  le  nom  de  son  Ras- 
tignac.  Au  tome  L^  madame  d'Abrantès  expose  longuement 
les  démêlés  de  Bonaparte  et  de  Salicetti,  qu'une  haine  corse 
animait  l'un  contre  l'autre;  elle  peint  Salicetti  décrété  d'accu- 
sation ,  réfugié  chez  madame  Permon ,  et  de  sa  cachette 
entendant  son  ennemi  Bonaparte  parler  de  lui  d'une  voix 
méprisante,  La  scène  avait  frappé  Balzac  :  elle  a  passé  dans 
Une  vendetta  '. 

Ecoutons  maintenant  sa  sœur,  madame  Sur  ville  : 

Le  sujet  de  l' Auljevge  rouge  lui  fut  donné  par  un  ancien  chirur- 
gien des  armées,  ami  de  l'homme  qui  fut  condamné  injustement.  Mon 
frère  n'ajouta  que  le  dénouement, 

I.  Une  vendetta  a  paru  ea  i83o,  un  an  avant  les  Mémoires  de  madame  d'Abran- 
tès. Mais  Balzac,  lié  avec  elle  depuis  1828,  avait  pu  lui  entendre  conter  cette  scène, 
ou  la  lire  en  manuscrit.  Il  ne  me  paraît  pas  douteux  qu'il  la  connaissait  avant 
d'écrire  son  petit  roman. 


596  LA.    REVUE    DE    PARIS 

Un  épisode  sous  la  Terreur  lui  fut  raconté  par  le  sombre  héros  de 
cette  histoire.  Mon  frère  désirait  voir  Sanson,  l'exécuteur  des  hautes 
œuvres.  M.  Appert,  inspecteur  général  des  prisons,  avec  qui  mon 
frère  était  lié,  lui  ménagea  une  entrevue...  Il  attire  si  bien  la  con- 
fiance de  Sanson  que  celui-ci,  entraîné,  arrive  à  peindre  les  souf- 
frances de  sa  vie.  La  mort  de  Louis  XVI  lui  avait  laissé,  des  terreurs 
et  des  remords  de  criminel  (Sanson  était  royaliste).  Il  fit  dire  pour 
le  roi,  le  lendemain  de  l'exécution,  la  seule  messe  expiatoire  qui  fut 
peut-être  célébrée  à  Paris  ce  jour-là. 

Ce  fut  aussi  la  conversation  que  mon  frère  eut  avec  Martin,  le 
célèbre  dompteur  d'animaux,  à  l'issue  d'une  de  ses  représentations, 
qui  lui  fit  composer  l'article  intitulé  Une  passion  dans  le  désert. 

Dans  Béatrix,  où,  à  côté  de  mademoiselle  des  Touches,  il 
peint  madame  de  Rochefide  et  le  musicien  Conti,  rivés  l'un  h 
l'autre  par  une  vieille  passion  qui  leur  pèse  et  qu'ils  n'ont 
pas  la  force  de  rompre,  il  s'est  souvenu  de  ce  que  madame 
Sand  lui  avait  dit  de  Lislz  et  de  madame  d'Agouli  ;  il  s'est 
souvenu,  en  même  temps,  de  celle  qui  l'avait  si  bien  ren- 
seigné : 

Oui,  mademoiselle  des  Touches  est  George  Sand;  oui,  Béatrix  est 
trop  bien  madame  d'Agoult  ^ . 

Ce  qui  n'empêche  pas  mademoiselle  des  Touches  d'avoir 
aussi  quelques  traits  de  mademoiselle  Georges-. 

Thaddée  Paz,  le  Polonais  proscrit  qui,  dans  la  Fausse  mai- 
tresse,  cache  un  amour  vrai  sous  une  passion  feinte,  s'appe- 
lait dans  la  réalité  Thaddée  Wylezinski  ;  c'était  un  cousin  de 
madame  Hanska,  qu'il  adorait  silencieusement  : 

La  mort  de  Thaddée,  que  vous  m'apprenez,  m'a  fait  du  chagrin  ; 
vous  m'aviez  tant  parlé  de  lui  que  j'aimais  qui  vous  aimait  ainsi, 
quoique...  !    Vous  avez    bien  deviné  pourquoi    j'avais  appelé    Paz 


1.  I.cUres  à  i Étrangère,  p.  527. 

2.  Lettres  à  l'Etranrjere,  pp.  /|G'i,  627  ;  Histoire  des  œuvres,  p.  Sqq.  —Au  tome  11 
de  son  George  Sand,  madame  V\  ladimir  Ivarénine  fait  ressorlir  la  parfaite  ressem- 
blance de  George  Sand  et  de  mademoiselle  des  Touches,  de  Béatrix  et  de  ma- 
dame d'Agoult,  de  (Jlaude  Vignon,  autre  personnage  du  même  roman,  et  do 
Gustave  Planche,  dans  toutes  les  pages  où  il  n'y  a  point  d'action  et  qui  ne  sont 
c[uc  portraits.  —  Le  nom  de  Gonli  est  celui  d'un  avocat  qui  avait  reconnu  Balzac, 
en  i838,  dans  une  rue  d'Ajaccio,  et  lui  avait  aussitôt  consacre  un  article  dans  le 
Journal  de  la  Corse,  au  grand  déplaisir  du  voyageur  qui  eût  voulu  garder  l'inco- 
gnilo.  (Lettres  à  l'Étrangère,  p.  '171.) 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    «    COMEDIE    HUMAINE    »         697 

Tfiaddée,   en    lui  donnant    le  caractère  et  les   sentiments   de  votre 
pauvre  cousine 

Dans  la  Cousine  Bette,  il  y  a  récho  et  comme  le  contre- 
coup sur  son  cœur  de  l'affaire  Golomès,  qui  l'avait  si  vive- 
ment intéressé  en  décembre  i8/i5.  Qu'on  relise  ce  qu'il  a  dit 
de  madame  Colomès  :  nièce  d'un  maréchal  de  l'Empire, 
femme  d'un  haut  fonctionnaire,  éperdument  éprise,  à  qua- 
rante-cinq ans,  d'un  tout  jeune  homme  pour  qui  elle  en 
arrive  à  faire  des  faux  et  à  se  livrer  c<  à  des  usuriers,  à  des 
vieux-...  »  N'est-ce  pas,  en  germe,  tout  le  drame  de  la  Cou- 
sine Bette,  et  la  passion  tardive  qui  attache  Lisbeth  à  Wen- 
ceslas,  et  l'héroïsme  infâme  de  madame  Hulot  s'offrant  au 
vieux  Grevel,  et  le  délire  erotique  du  conseiller  d'Etat  Hulot, 
et  la  honte,  le  désespoir  de  son  frère,  le  vieux  maréchal?  — 
Mais  d'autres  femmes  ont  contribué  à  fournir  à  Balzac  les 
traits  dont  il  composait  la  figure  de  Lisbeth,  sa  patience  et 
son  activité  de  fourmi  économe,  ses  dévouements  de  vieille 
fille  amoureuse,  ses  susceptibilités,  ses  aigreurs,  ses  impla- 
cables rancunes  de  parente  pauvre  :  «  Elle  est,  écrit-il  à 
madame  Hanska,  un  composé  de  ma  mère,  de  madame  Val- 
more  et  de  votre  tante  »,  —  celte  tante  qu'ils  appelaient  entre 
eux  «  le  cent  de  clous ^  ». 

Il  a  dit  de  Vautrin  : 

Je  puis  vous  assurer  que  le  modèle  existe,  qu'il  est  d'une  épou- 
vantable grandeur,  et  qu'il  a  trouvé  sa  place  dans  le  monde  de  notre 
temps.  Cet  homme  était  tout  ce  qu'est  Vautrin,  moins  la  passion 
que  je  lui  ai  prêtée.  Il  était  le  génie  du  mal,  utilisé  d'ailleurs^. 

Autant  valait  nommer  Vidocq,  —  Vidocq  avec  qui  il  avait 
dîné,  certain  soir,  chez  ce  même  M.  Appert  qui  lui  avait  pré- 
senté Sanson,  Vidocq  jadis  condamné  pour  faux,  Vidocq, 
l'ancien  forçat,  devenu  un  beau  jour  chef  de  la  sûreté  à  Paris, 
sous  la  Restauration,  et  propriétaire  à  Saint-Mandé.  Non 
seulement  Balzac  avait  dîné  avec  lui,   mais   il   avait  lu   les 

I.  Lettres  à  l'Étrangère,  p.    4o8.  —  Dans  la    Valérie  de  madame  de  Kriidener 
(i8o3),  Gustave  de  Linar  avait  recours  à  la  même  feinte  généreuse, 
a.  Correspondance,  p.  470. 

3.  Correspondance,  p.  530;  —  Lettres  à  l'Étrangère,  p.  SSg. 

4.  Lettre  à  M.  Hippolyte  Caslille  {Œuvres  complètes,  t.  XXII). 


598  LA    REVUE    DE    PARIS 

œuvres  écrites  par  lui  ou  publiées  sous  son  nom.  Il  a  trouvé 
dans  ses  Mémoires  (1828-1829)*  le  récit  de  ses  évasions  sans 
nombre,  de  ses  multiples  «incarnations  »,  de  ses  coups  d'au- 
dace qui  lui  avaient  valu  la  considération  de  ses  compagnons 
de  chaîne  et  faisaient  de  lui,  dans  le  monde  des  repris  de 
justice,  une  sorte  de  grand  dignitaire  ;  et  il  y  a  trouvé  toute 
une  peinture  de  la  prison  ou  du  bagne,  depuis  les  surnoms 
grotesques  ou  terribles  qui  font  penser  à  Trompe-la-mort  et 
à  Bibi- Lupin,  jusqu'aux  plaisanteries  que  ressert  Vautrin  sur 
la  soupe  aux  a  gourganes  »,  jusqu'à  l'art,  où  excelle  la  vieille 
mademoiselle  Michonneau,  de  faire  d'une  claque  reparaître 
sur  une  épaule  de  forçat  les  deux  lettres  fatales.  Les  Mémoires 
d'un  forçat  ou  Vidocq  dévoilé  (1828)  lui  ont  suggéré  la  méta- 
morphose de  Vautrin  en  prêtre  espagnol,  et  lui  ont  appris  à 
ne  point  dire  «  du  sang  »,  mais  «  du  raisiné  »,  non  point 
«  la  tête  )),  mais  «  la  sorbonne  »  ou  «  la  tronche  »  ;  non  point 
a  la  guillotine  »,  mais  «  la  veuve  »,  et  non  point  «  tuer  » 
quelqu'un,  mais  le  «  terrer  ».  —  Les  Voleurs,  physiologie  de 
leurs  mœurs  et  de  leur  langage  (1887)  ont  achevé  de  l'initier 
aux  beautés  du  langage  «  bigorne  »;  ils  ont,  en  outre,  pour 
nous,  l'intérêt  de  nous  présenter  un  très  beau  portrait  de 
Vidocq  par  Devéria;  —  et,  en  vérité,  ce  Vidocq  en  redingote, 
cravaté  de  blanc,  cette  forte  carrure,  cette  tête  puissante,  cette 
large  face  aux  lèvres  trop  fines,  celte  expression  à  la  fois 
hardie  et  pateline,  c'est  Vautrin  embourgeoisé,  Vautrin  ren- 
tier, mais  c'est  bien  Vautrin. 

Balzac  déclare  également  que  Desplein,  Henri  de  Marsay, 
le  père  Goriot  ont  vécu^  Il  dit  de  Goriot  : 

L'événement  qui  a  servi  de  modèle  offrait  des  circonstances 
affreuses,  et  comme  il  ne  s'en  présente  pas  chez  les  cannibales;  le 
pauvre  père  a  crié  pendant  vingt  heures  d'agonie  pour  avoir  à  boire, 
sans  que  personne  arrivât  à  son  secours,  et  ses  deux  filles  étaient, 
l'une  au  bal,  l'autre  au  spectacle,  quoiqu'elles  n'ignorassent  pas 
l'état  de  leur  père. 

1.  Ces  Mémoires  ont  été  rédigés,  croit-on,  d'aprôs  des  notes  de  Vidocq,  par 
Maurice  pour  les  deux  premiers  tomes,  et  pour  les  deux  autres  par  Lhérilier, 
—  auteur  des  Mémoires  de  Sanson  auxquels  Balzac  avait  collaboré  en  i83o.  —  Les 
trois  ouvrages  relatifs  à  Vidocq  qui  sont  cités  ici  ont  servi  à  l'auteur  des  Misé- 
rables autant  qu'à  Balzac. 

2.  Lettre  à  M.  Hippolyte  CastiUe  et  préface  du  Cabinet  des  antiques. 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    «    COMÉDIE    HUMAINE    ))         699 

On  peut  rapprocher  cela  de  ce  qu'il  fait  dire  à  l'avoué 
Derville,  a  la  fin  du  Colonel  Chabert  : 

J'ai  vu  mourir  un  père  dans  un  grenier,  sans  sou  ni  maille, 
abandonné  par  deux  filles  auxquelles  il  avait  donné  ^o  ooo  livres  de 
rente. 

Il  s'agit  évidemment  du  même  fait  dans  les  deux  textes,  et 
le  second  semblerait  indiquer  que  c'est  dans  l'étude  de  maître 
Guillonnet-Merville  que  Balzac  avait  jadis  entendu  conter 
l'histoire  de  Goriot  '. 

Et  César  Birotteau  a  vécu,  lui  aussi  :  il  se  nommait 
Antoine  Caron,  marchand  parfumeur,  établi  depuis  1778  rue 
du  Four-Saint-Germain,  au  coin  de  la  rue  des  Canettes.  Sa 
boutique,  à  l'enseigne  de  la  Reine  des  Fleurs,  avait  servi  de 
refuge  aux  royalistes  et  aux  conspirateurs  sous  le  Directoire 
et  le  Consulat.  Louis  XVIII  lui  décerna  une  médaille  en 
récompense  de  ses  services-, 

* 
*  * 

Faut-il  poursuivre.»^  Faut-il  reconnaître  E.  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  dans  M.  de  Saint- Vandrille  et  le  baron  Cuvier  dans 
le  baron  Sinard  f Entre  savants  '^) ,  — -  Frédéric  Lemaître  dans 
Robert  Médal  (le  Cousin  Pons),  —  Bouffé  dans  Vignol  (les 
Illusions  perdues),  —  Delacroix  dans  Joseph  Bridau  (la 
Raijouilleuse),  —  Lherminier  dans  La  Palférine  (Un  prince  de 
la  Bohème),  —  Léon  Gozlan  dans  Nathan  ((7/ie  fdle  d'Eve), 

—  le  libraire  Ladvocat  dans  Dauriat  (les  Illusions  perdues), 

—  Emile  de  Girardin  dans  du  Tillet  (César  Birotteau)^  Et 

I.  Ainsi  peut-être  que  l'histoire  de  madame  de  Kestaud  et  du  testament  brûlé, 
dans  Gobseck.  —  Voir  le  même  passage  du  Colonel  Chabert,  p.  807. 

a.  Vieilles  maisons,  vieux  papiers,  par  G.  Lenôtre.  —  Dans  le  même  livre,  M.  Le- 
nôtre  se  fait  fort  de  nommer  les  originaux  de  Gorentin  (les  Chouans),  de  Michu  et 
des  frères  de  Simeuse  (L^ie  ténébreuse  affaire),  de  mademoiselle  d'Esgrignon  [le 
Cabinet  des  Antiques).  Selon  lui,  l'abbé  Loraux  (César  Birotteau)  a  eu,  «  sans  aucun 
doute  »,  pour  modèle  l'abbé  de  Keravenan,  vicaire  à  Saint-Sulpice.  —  Par  mal- 
heur, M.  Biré,  dont  l'érudition  n'est  pas  moins  grande,  dit  avec  une  égale  assu- 
rance :  «  L'abbé  Hinaux,  confesseur  de  la  duchesse  d'Angoulême,  a  servi  de  modèle 
à  Balzac  pour  peindre  l'abbé  Loraux...  » 

3,  Publié  par  M.  le  vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul,  dans  les  Annales  poli- 
tiques et  littéraires,  mal-juin  1901. 


600  LA    REVUE    DE    PARIS 

dans  Mercadet  reconnaîtrons-nous  Balzac,  Harel  ou  Victor 
Bohain  '  ? 

On  n'en  finirait  pas  de  compter  les  allusions  ou  les  person- 
nalités que  des  lecteurs  malveillants  ou  trop  érudits  ont 
découvertes  dans  la  Comédie  humaine.  Celui-ci  déclarait,  à  la 
lecture  des  Illusions  peixlues  :  a  Lucien  de  Rubempré,  c'est 
Jules  Janin,  c'est  sa  vivante  image  »,  —  et  celui-là,  après 
avoir  lu  la  Muse  du  département  :  «  Jules  Janin,  c'est  Lous- 
teau,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper  ».  Un  autre  se  moquait  de 
ceux  qui  avaient  vu  en  Nucingen  le  baron  James  de  Roths- 
child, mais  signalait  une  parenté  «  incontestable  »  entre 
Adolphe  Thiers  et  Rastignac...  Et  Balzac  riait  de  son  gros 
rire,  se  frottait  les  mains,  criait  :  a  J'en  suis  à  la  soixante- 
douzième  femme  qui  a  eu  l'impertinence  de  se  reconnaître 
en  Fœdora-I  » 

Les  chercheurs  de  ressemblances  n'avaient  ni  tout  a  fait 
tort  ni  tout  à  fait  raison.  Il  est  certain  qu'il  a  travaillé  les 
yeux  fixés  sur  la  réalité,  et  ses  proches  tremblaient,  dit  sa 
sœur,  que  ses  portraits  ne  lui  fissent  de  mortels  ennemis.  Il 
a  puisé  à  pleines  mains  dans  la  vie  d'aulrui  comme  dans  sa 
propre  vie.  Et  pourtant  il  n'est  aucun  de  ses  romans  qui  soit 
sa  confession,  il  n'en  est  aucun  qui  soit  un  roman  à  clé^.  Il 
y  avait  bien,  je  pense,  un  peu  de  malice  de  sa  part  à  dédier 
un  de  ses  ouvrages  au  baron  de  Rothschild  après  avoir  créé 
Nucingen,  ou  à  confier  l'illustration  des  Employés  à  Henri 
Monnier,  qu'on  y  avait  reconnu  dans  la  falote  personne  de 
Bixiou;  il  y  avait  à  cela  moins  de  malice  que  de  fierté  :  Bal- 
zac avait  conscience  d'avoir  fait  tout  autre  chose  que  de  la 
satire  personnelle,  et  d'être  véritablement  un  créateur. 

I.    Un  roman  d'amour,  par  M.  le  vicomle  de  Spoelbercli  de  Lovenjoul. 

a.  Lettres  à  l'Étrangère,  p.  9.  —  La  princesse  Bagralion  et  madame  Récamier 
étaient,  dit-il,  de  ces  «  impertinentes  ».  — M.  de  Spoelberch  de  Lovenjoul  semble 
admettre  (Une  page  perdue  de  II.  de  Balzac,  p.  38)  que  Fœdora  est  Olympe  Pélis- 
sier,  que  Ba'zac  l'a  aimée,  et  qu'un  soir,  comme  RaphaJl  de  Valcntin,  il  s'était 
caché  dans  sa  chambre  pour  assister  à  son  coucher.  Il  est  vrai  qu'en  i833  il  fré- 
quentait chez  elle  (Lettres  à  l'Étrangère,  p.  18);  mais  la  connaissait-il  dès  le  temps 
oii  a  paru  la  Peau  de  chagrin  ') 

3.  Il  elTaçait  et  corrigeait  avec  le  plus  grand  soin,  en  se  relisant,  ce  que  ses  por- 
traits pouvaient  avoir  de  trop  individuel.  —  Voir,  dans  Une  page  perdue,  les 
transformations  qu'il  a  fait  subir,  d'édition  en  édition,  au  personnage  de  Canalis, 
qui  d'abord  ressemblait  trop  à  Lamartine. 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    «    COMEDIE    HUMAINE    ))  Goi 

Le  fait  vrai  qui  a  servi  à  l'auteur  dans  la  composition  du  Cabinet 
des  antiques,  a  eu  quelque  chose  d'horrible.  Le  jeune  homme  a  paru 
en  cour  d'assises,  a  été  condamné,  a  été  marqué  ;  mais  il  s'est  pré- 
senté dans  une  autre  circonstance,  à  peu  près  semblable,  des  détails, 
moins  dramatiques  peut-être,  mais  qui  peignaient  mieux  la  \ie  de 
province.  Ainsi,  le  commencement  d'un  fait  et  la  fin  d'un  aulre  ont 
composé  ce  tout.  Cette  manière  de  procéder  doit  être  celle  d'un 
historien  des  mœurs  :  sa  tâche  consiste  à  fondre  les  faits  analogues 
dans  un  seul  tableau;  n'est-il  pas  tenu  de  donner  plutôt  l'esprit  que 
la  lettre  des  événements.»*  il  les  synthétise.  Souvent  il  est  nécessaire 
de  prendre  plusieurs  caractères  semblables  pour  arriver  à  en  com- 
poser un  seul,  de  même  qu'il  se  rencontre  des  originaux  où  le  ridi- 
cule abonde  si  bien,  qu'en  les  dédoublant  ils  fournissent  deux  per- 
sonnages. Souvent  la  tête  d'un  drame  est  très  éloignée  de  sa  queue. 
La  nature,  qui  avait  très  bien  commencé  son  œuvre  à  Paris  et  l'y 
avait  finie  d'une  manière  vulgaire,  l'a  supérieurement  achevée 
ailleurs.  Il  existe  un  proverbe  italien  qui  rend  à  merveille  cette 
observation  :  «  Cette  queue  n'est  pas  de  ce  chat.  »  (Qaesta  coda 
non  è  di  qiiesto  gatto.)  La  littérature  se  sert  du  procédé  qu'emploie 
la  peinture,  qui,  pour  faire  une  bonne  figure,  prend  les  mains  de 
tel  modèle,  le  pied  de  tel  autre,  la  poitrine  de  celui-ci,  les  épaules  de 
celui-là.  L'affaire  du  peintre  est  de  donner  la  vie  à  ces  membres 
choisis  et  de  la  rendre  probable.  S'il  vous  copiait  une  femme  vraie, 
vous  détourneriez  la  lêle  ^ 

Ainsi  parlait  déjà  Molière  dans  V Impromptu  de  Versailles, 
ainsi  parlait  La  Bruyère,  ainsi  parlent  tous  les  grands  pein- 
tres de  la  vie  humaine,  et  Balzac  avait  le  droit  de  parler 
comme  eux.  Un  roman  de  lui  est  une  création  bonne  ou 
mauvaise,  mais  toujours  une  création.  Plus  on  étudie  les 
sources  et  les  originaux  de  la  Comédie  humaine,  plus  on  s'ap- 
plique à  y  faire  la  part  du  réel,  et  plus  on  sent  combien  celle 
de  l'invention  y  est  considérable.  Et  je  n'entends  pas  seule- 
ment par  là  celte  invention  romanesque,  ce  dévergondage 
d'imagination  qui  n'est  que  trop  habituel  à  Balzac,  et  qui  sur 
des  données  vraies  lui  a  fait  écrire  tant  d'histoires  fabuleuses 
et  folles.  J'entends  aussi  cette  invention  géniale  et  créatrice 
qui  développe  logiquement  les  données  de  l'expérience,  qui 
de  la  vérité  particulière  s'élève  à  la  vérité  générale,  crée  des 
types,  et  dégage  des  lois.  Invention  qui  est  encore  de  l'obser- 
vation, qui  est  la  forme  la  plus  haute  de  l'observation. 

I.  Le  Cabinet  des  antiques,  —  préface 


602  LA    REVUE    DE    PARIS 

Point  de  romancier  qui  ait  eu  un  plus  vif  désir  que  Balzac 
de  bien  comprendre  le  sens  et  les  lois  de  la  vie  contempo- 
raine. Sa  curiosité,  si  attentive  aux  menus  détails  d'une 
silhouette  ou  d'un  caractère,  s'étend  aux  plus  vastes  questions 
de  morale  ou  de  sociologie,  aux  mystères  de  l'hérédité,  aux 
secrètes  influences  de  la  race,  du  sol  natal,  de  l'époque  et  de 
la  profession.  Dans  le  drame  d'une  existence,  il  aperçoit  celui 
d'une  condition,  d'une  classe  ;  il  y  voit  un  incident  de  l'his- 
toire nationale,  et  en  expliquant,  en  analysant  Nucingen  ou 
Rastignac,  Minoret-Levrault  ou  Rigou,  c'est  son  temps  qu'il 
analyse  et  qu'il  explique.  Il  a  vécu  en  des  jours  où  sur  les 
débris  du  passé  s'organisait  et  se  fondait  une  France  nou- 
velle ;  il  était  le  témoin,  son  ambition  a  été  d'être  l'historien. 
Il  ne  s'est  pas  borné  à  peindre  les  derniers  survivants  de 
l'ancien  régime  :  il  a  voulu  dire  pourquoi  leur  règne  était 
passé.  Il  ne  s'est  pas  borné  à  peindre  la  bourgeoisie  de  i83o: 
il  a  voulu  dire  comment  elle  était  arrivée  à  la  fortune  et  au 
pouvoir.  Il  a  marqué  le  rôle  de  chacun  dans  le  travail  de 
transformation  qui  s'accomplissait  autour  de  lui,  il  a  assigné 
les  responsabilités,  et  s'il  n'a  sans  doute  pas  résolu  tous  les 
problèmes  que  la  société  moderne  oflre  à  l'esprit  du  penseur, 
du  moins  n'en  est-il  guère  qu'il  n'ait  abordé. 

Ses  sujets  de  romans,  c'est  la  lutte  des  intérêts,  des  ambi- 
tions, qui  se  heurtent  et  s'entre-dévorent  ;  c'est  le  progrès  et 
les  ravages  de  l'esprit  individualiste  dans  le  monde  issu  de  la 
Révolution;  c'est  le  triomphe  du  tiers  état,  le  règne  des  par- 
venus dont  il  peint  les  lourdes  allures  et  les  furieux  appétits  ; 
c'est  la  tragédie  bourgeoise  cachée  dans  le  salon  ou  l' arrière- 
boutique,  et  dont  l'argent  est  le  grand  ressort  ;  c'est  la  puis- 
sance croissante  et  chaque  jour  plus  dégradante  de  l'argent. 
Que  de  sujets,  de  beaux  sujets,  neufs,  féconds,  il  a  su  trou- 
ver 1  Le  rôle  social  de  la  religion,  ses  bienfaits  et  ses  méfaits, 
dans  le  Curé  de  village,  le  Curé  de  Tours,  Une  double  famille  : 
l'efficacité  de  l'action  individuelle,  l'action  moralisatrice  de 
l'homme  éclairé  sur  les  pauvres  gens,  dans  le  Médecin  de 
campagne  et  VEnvers  de  l'histoire  contemporaine  ;  —  la  vie 
politique,  ses  dessous,  ses  marchandages,  ses  vilenies,  ses 
ennuis,  dans  Albert  Savarus  et  le  Député  d'Arcis  ;  — la  vie  de 
l'homme  de  lettres,  ses  haines,   ses  triihisons,  ses  déboires, 


LES    ORIGINAUX    DE    LA    (C    COMEDIE    HUMAINE     ))  6o3 

dans  la  Mme  du  département;  —  l'attraction  de  Paris  sur  les 
jeunes  provinciaux,  les  fausses  vocations  littéraires,  les  laides 
cuisines  du  journalisme,  dans  les  Illusions  perdues  ;  —  ail- 
leurs, dans  la  Messe  de  l'athée,  le  conflit  de  la  science  mo- 
derne et  de  la  religion  ;  —  dans  la  Recherche  de  l'absolu, 
l'ivresse  de  la  science  et  les  drames  du  laboratoire  ;  —  dans 
Ursule  Mirouet,  V Interdiction ,  le  Colonel  Chabert,  les  incerti- 
tudes de  la  justice  humaine,  les  obscurités  du  code,  les  chi- 
noiseries et  les  guets-apens  de  la  procédure  ;  —  dans  le 
Cabinet  des  antiques,  l'agonie  de  la  noblesse  de  province,  vic- 
time de  ses  entêtements,  victime  de  l'inaction  à  laquelle  elle 
se  condamne,  et  où  elle  s'use,  se  ruine,  s'amoindrit;  —  dans 
les  Paysans,  la  sourde  et  lente  et  patiente  conquête  de  la  terre 
par  le  petit  cultivateur,  et  le  morcellement  de  la  grande  pro- 
priété ;  —  dans  les  Employés,  cette  plaie  sociale  que  nous 
nommons  fonctionnarisme  et  bureaucratie  ;  —  et,  dans  dix 
ou  vingt  romans,  toutes  les  coquineries,  toutes  les  insolences 
de  la  haute  banque,  des  du  Tillet,  des  Nucingen,  et  de  leurs 
louches  auxiliaires,  les  Cériset,  ou  les  Claparon  ;  dans  dix  ou 
vingt  romans,  la  désorganisation  de  la  famille,  le  trouble  ou 
la  rupture  du  mariage  par  l'affaiblissement  du  sentiment  reli- 
gieux, par  l'émancipation  et  la  révolte  du  ce  moi  »,  par  les 
plus  viles  questions  d'intérêt. 

Et  n'oublions  pas  qu'après  avoir  pénétré  si  avant  dans  la 
vie  et  l'âme  de  son  siècle,  après  avoir  traité  tant  de  grands 
sujets,  Balzac  en  avait  encore  presque  autant  d'autres  en 
réserve,  que  la  mort,  venue  trop  vite,  ne  lui  a  pas  permis  de 
développer,  qu'il  n'a  pu  que  noter  au  courant  de  la  plume 
dans  une  lettre  ou  dans  une  préface.  Ils  n'y  existent  qu'à 
l'état  d'indication  rapide,  mais  si  intéressante  et,  comme  on 
dit  aujourd'hui,  si  suggestive  1  Tel  ce  roman  de  Sœur  Marie 
des  Anges,  que  souvent  il  a  voulu  commencer  et  dont,  en  fin 
de  compte,  il  n'a  pas  laissé  une  seule  page*  : 

Vous  lirez  cela.  C'est  une  de  mes  moins  mauvaises  idées.  Ce  sont 
les  abîmes  du  cloître  révélés  :  un  beau  cœur  de  femme,  une  imagi- 
nation exaltée,  brûlante,  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand,  rapetissé  par 


I.  A  moins  qu'il    n'en   faille  chercher   quelques  débris,  comme  le  croit  M.  de 
Spoelberch  de  Lovenjoul,  dans  les  Mémoires  de  deux  jeunes  mariées. 


6o4  LA    REVUE    DE    PARIS 

les  pratiques  monastiques,  et  l'amour  divin  le  plus  intense  tué  de 
manière  que  la  sœur  Marie  en  arrive  à  ne  plus  comprendre  Dieu, 
dont  le  goût  et  l'adoration  l'ont  amenée  là  ^ 

Tel  aussi  le  roman  qui  devait  s'intituler  les  Mitouflet  : 

Il  présentera  le  tableau  des  ambitions  électorales  qui  amènent  à 
Paris  les  riches  industriels  de  province,  et  montrera  comment  ils  y 
retournent". 

Il  n'est  pas  rare  de  le  voir  résumer  ainsi  en  une  brève 
formule  l'œuvre  qu'il  rêve  d'entreprendre  ou  celle  qu'il  vient 
de  terminer.  Qu'il  résume  le  Curé  de  village  ou  le  Médecin  de 
campagne,  le  Contrat  de  mariage  ou  les  Illusions  perdues  ^,  il 
est  admirable  pour  en  dégager  la  forte  signification  sociale. 
Ces  plans  tracés  en  quelques  lignes  suffiraient  à  nous  révéler 
le  grand  peintre  de  mœurs,  pleinement  conscient  de  sa  mis- 
sion. Peut-être  même  est-on  parfois  tenté  de  se  demander 
s'ils  ne  sont  pas  plus  beaux  que  les  œuvres  qui  en  sont  sor- 
ties, et  si  chez  Balzac  l'observateur  n'était  pas  supérieur 
encore  a  l'artiste. 


ANDRE    LE    BRETON 


1.  Lettres  à  l'Étranfjère,  p.  224. 

2.  Préface  du  Cabinet  des  antiques. 

3.  Lettres  à   l'Étrangère,  pp.    530,   i3;  Correspondance,  p.    326;    préface  de   la 
première  édition  de  Deux  poètes  et  d'Un  grand  Itoinme  de  province  à  Paris. 


xMEMOIRES 


D'UN 


PAYSAN   BAS-BRETON' 


PREMIERE    SERIE 


XII 


CAPORAL 


Nous  retournâmes  ensuite  à  la  maison  de  l'Arménien  pour 
un  dîner  qui  fut  encore  meilleur  que  le  souper  de  la  veille, 
beaucoup  trop  bon  pour  moi,  et  qui  dura  trop  longtemps. 
Moi  qui  avais  l'habitude  d'avaler  mon  repas  en  deux  minutes, 
j'aurais  eu  beaucoup  plus  de  plaisir  à  aller  dîner  avec  un 
morceau  de  pain  et  du  fromage,  là-bas  dans  le  torrent  du  Cé- 
dron.  L'après-dîner,  nous  allâmes  voir  cette  fameuse  mosquée 
d'Omar  qui  est,  au  dire  des  amateurs,  le  plus  beau  monument 
de  Jérusalem,  bail,  dit-on,  sur  l'emplacement  du  grand  temple 
de  Salomon.  Mais  nous  ne  pouvions  entrer  dans  ce  temple  de 
Mahomet  où  n'entrent  que  les  vrais  croyants.  Cela  m'était 
bien  égal,  du  reste,  puisque  je  savais  que  les  mosquées  sont 
complètement  nues  à  l'intérieur,  l'Éternel  ayant  dit  à  Moïse 
dans  VExode,  le  Lévitique  et  le  Deutéronome  :   a  Tu  ne  feras 

I.  Voir  la  Revue  des    i5  décembre  1904.  i*^""  et  i5  jan\ier  igoô. 


6o6  LA    REVUE    DE    PARIS 

point  d'images  taillées,  ni  aucune  ressemblance  des  choses 
qui  sont  là-haut  dans  les  cieux,  ni  ici-bas  sur  la  terre,  ni 
dans  les  eaux,  ni  sous  terre.  »  J'aurais  voulu  voir,  cependant, 
le  fameux  rocher  à  travers  lequel  Mahomet  passa,  dit-on, 
avec  sa  jument  blanche.  Nous  traversâmes  le  mont  Sion,  où 
se  trouve  encore  un  grand  couvent.  Ensuite,  nous  allâmes 
du  côté  de  ce  fameux  vallon  de  Josaphat,  on  nous  devons 
venir  tous  un  jour. 

Mon  camarade  en  avait  vu  assez  de  Jérusalem  et,  ma  foi, 
moi  aussi.  Nous  allâmes  encore  boire  un  lilre  de  vin  dans 
un  hôtel,  en  attendant  le  souper.  Nous  causâmes  beaucoup 
le  soir,  avec  l'Arménien  et  ses  fils,  de  ce  que  nous  avions  vu 
à  Jérusalem,  et  même  de  ce  que  nous  n'avions  pas  vu.  Le 
lendemain,  nous  devions  partir  de  bonne  heure  pour  retourner 
d'une  seule  traite  jusqu'à  Jafïa.  L'Arménien,  qui  nous  avait 
sous  sa  responsabilité,  devait  venir  lui-même  nous  conduire 
jusqu'au  bateau  à  vapeur.  Celte  deuxième  nuit  fut  pour  moi 
plus  calme  que  la  première. 

Le  lendemain  matin,  nous  étions  debout  avant  le  jour  : 
après  avoir  pris  un  copieux  déjeuner  et  avoir  rempli  nos 
poches  de  souvenirs  de  Jérusalem,  nous  remontâmes  dans  la 
curieuse  carriole  pouvant  s'atteler  des  deux  bouts.  Au  soleil 
levant,  nous  étions  déjà  loin  de  Jérusalem  que  j'avais  quittée 
sans  regrets. 

J'ai  vu  bien  des  villes  célèbres  depuis;  mais  d'aucune 
je  n'ai  gardé  d'aussi  tristes  souvenirs  :  celui  qui  voudrait 
se  faire  chrétien  ou  rester  dans  cette  religion,  il  ne  faut  pas 
qu'il  aille  à  Jérusalem  avec  les  yeux  et  les  oreilles  ouverts. 
Nous  arrivâmes  à  Jafla  juste  à  temps  pour  prendre  le  bateau, 
et,  trois  jours  après,  nous  nous  retrouvions,  en  soldats,  chez 
noire  commandant,  presque  un  jour  avant  l'expiration  de  notre 
permission.  Mon  camarade  s'était  chargé  de  lui  transmettre 
les  compliments  de  l'Arménien  et  de  lui  faire  le  récit  du 
voyage,  en  affirmant,  bien  entendu,  qu'il  avait  tout  trouvé 
très  chic  à  Jérusalem.  A  Gonstantinople,  on  nous  apprit  qu'il 
était  né  un  petit  prince  en  France  et  que  nous  avions  un 
quart  de  vin  à  boire  à  sa  santé. 

Nous  n'avions  plus  rien  à  faire  maintenant.  Mon  camarade 
et  moi,  nous  allions  nous  promener  quelquefois  très  loin  dans 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  607 

les  campagnes,  derrière  Constantinople.  D'autres  fois,  nous 
allions  sur  le  Bosphore  voir  passer  les  soldats  français,  anglais  et 
piémontais,  qui  rentraient  dans  leurs  pays. 

Nous  nous  arrêtions  pour  voir  les  Turcs  faire  l'exercice  :  on 
essayait  alors  de  les  faire  marcher  à  la  manière  des  soldais 
français,  en  marquant  la  cadence  et  en  comptant  :  une,  deusse, 
troisse,  quatre;  les  caporaux  turcs  disaient  :  hir,  ild,  îitsch,  dort. 
Un  jour,  nous  allâmes  à  la  belle  église  de  Sainte-Sophie,  où  les 
Grecs  chantaient  autrefois  les  louanges  du  Christ,  mais  oii  les 
musulmans  chantent  aujourd'hui  les  louanges  d'Allah  et  de 
Mahomet,  et  où  la  nudité  remplace  les  icônes  et  les  décors. 
Mais  les  Grecs  conservent  l'espoir  d'y  rentrer  un  jour  :  il  y  a 
une  prophétie  qui  leur  annonce  ce  fait  et  ce  sera  sous  un 
sultan  Mourad. 

A  la  fin  de  mai,  on  nous  prévint  que  les  derniers  soldats 
de  Crimée  venaient  de  passer;  notre  tour  allait  arriver,  et  en 
efiFet,  dans  les  premiers  jours  de  juin,  nous  embarquâmes  sur 
un  joli  transport  à  vapeur,  qui  venait  d'être  baptisé  du  nom  de 
Prince-Impérial,  et  qui  ramenait  les  débris  de  la  grande 
armée  d'Orient  ;  il  y  avait  là  de  riches  débris,  car  nous 
avions  à  bord  tous  les  officiers  supérieurs  et  médecins-majors 
de  Constantinople,  avec  de  riches  fournisseurs  civils.  S'il  y 
avait  eu  à  ce  bord  des  faiseurs  de  prophéties,  ils  n'auraient 
pas  manqué  d'en  tirer  de  mauvais  présages  pour  le  petit  prince 
dont  le  nom  était  écrit  en  grandes  lettres  d'or  sur  la  poupe, 
car  peu  s'en  fallut  que  le  bateau  ne  restât  au  fond  de  la 
Méditerranée  avec  sa  cargaison.  J'ai  traversé  plusieurs  fois 
la  Méditerranée  et  deux  fois  l'Océan,  mais  jamais  je  n'ai  été 
si  près  d'être  englouti,  et  cela  au  dire  de  vieux  marins  qui  se 
trouvaient  avec  nous. 

Après  vingt-quatre  heures  environ  de  cette  danse  macabre, 
le  calme  revint.  On  vit  alors  sortir  des  flancs  du  navire,  où 
ils  avaient  dû  passer  de  tristes  quarts  d'heure,  tous  ces  mes- 
sieurs de  la  finance,  avec  des  figures  plus  ou  moins  décom- 
posées :  ils  venaient  remercier  l'officier  de  la  passerelle  qui 
leur  avait  sauvé  la  vie.  Une  heure  après,  on  entendait  les 
soldats  chanter  sur  le  pont  :  Vers  les  rives  de  France,  voguons 
doucement  !  etc.  Notre  navire  ayant  repris  sa  physionomie  et 
sa  marche   ordinaires  filait,  comme   disaient   les   chanteurs. 


6o8  LA    REVUE    DE    PARIS 

vers  les  «  rivages  chéris  w.  Un  soir,  enfin,  nous  passions 
près  de  Toulon  et  dans  la  nuit  nous  jetions  l'ancre  dans  le 
port  de  Marseille,  oii  nous  débarquions  le  lendemain  matin, 
i5  juin. 

J'ai  déjà  dit  que  je  ne  citerais  des  dates  et  des  noms 
propres  que  lorsque  je  serais  certain  de  ne  pas  me  tromper. 
Ici,  je  ne  puis  me  tromper,  puisque  celte  date  figure  sur 
mes  étals  de  service.  Nous  dûmes  rester  plusieurs  jours  à 
Marseille.  Mon  régiment,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis  le 
mois  de  novembre  i855,  était  alors  à  Montélimar,  oii  j'ar- 
rivai dans  les  premiers  jours  de  juillet.  En  arrivant  dans  ma 
compagnie,  je  ne  connaissais  plus  personne.  Tous  mes 
camarades  avaient  disparu  :  les  officiers,  sous- officiers  et 
caporaux  étaient  tous  changes,  excepté  le  capitaine  Lamy, 
J'arrivai  là  à  peu  près  comme  autrefois  à  Lorient,  inconnu 
de  tout  le  monde  et  ayant  tout  l'air  dune  nouvelle  recrue  ; 
grâce  au  bon  temps  que  j'avais  eu  à  Constantinople  et  à  la 
bonne  nourriture,  j'avais  même  l'air  plus  jeune  que  quand 
j'arrivai  à  Lorient,  Deux  jours  après,  mes  nouveaux  cama- 
rades furent  bien  étonnés  de  me  voir  attacher  sur  ma  tu- 
nique la  médaille  que  la  reine  d'Angleterre  avait  donnée  à 
tous  les  Français  qui  étaient  arrivés  en  Grimée  avant  la 
prise  de  Sébaslopol.  Elle  était  rare,  celle  médaille,  dans 
noire  régiment  qui  avait  cependant  fait  toule  la  campagne 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  :  de  tous  ceux  qui 
étaient  parus,  il  n'en  restait  plus  guère.  Ceux  qui  le  com- 
posaient maintenant  étaient  presque  tous  arrivés  en  Crimée 
après  la  prise  de  Sébaslopol  ou  c'étaient  de  jeunes  recrues 
du  dépôt. 

A  la  fin  d'août,  après  avoir  passé  l'inspection  générale, 
ma  compagnie,  toujours  la  2'-  du  3,  élait  désignée  avec  la  i^^ 
pour  aller  occuper  la  pelile  garnison  de  Privas.  Là,  nous 
n'avions  pas  grand'chose  à  faire,  du  moins  les  simples  soldais, 
mais  il  n'en  élait  pas  de  même  des  sous-officiers,  caporaux  et 
élèves.  Le  général  inspecteur  avait  fait  de  grands  éloges  au 
régiment,  en  lui  rappelant  ses  belles  campagnes  d'Afrique  et 
de  Crimée  ;  mais  il  n'avait  pas  fait  compliment  aux  officiers, 
sous-officiers  et  caporaux  sur  leur  instruction  théorique  et 
pratique.    De    ce    méconlenlement,    on   peut    penser   que   le 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  609 

colonel  en  ressentit  tout  le  poids  comme  chef  de  corps;  aussi 
cette  inspection  générale,  qui  devait  accorder  à  tout  le  monde 
un  peu  de  repos,  fut-elle  pour  nos  sous-offîciers,  caporaux  et 
élèves  une  grande  reprise  du  travail,  et  du  travail  le  plus 
pénible  et  le  plus  ennuyeux.  11  n'y  avait  rien,  en  effet,  qui 
causât  plus  d'ennui  et  de  tracas  à  nos  sous-officiers  et  capo- 
raux que  la  théorie  récitalive,  si  ce  n'était  la  théorie  pratique 
sur  le  terrain,  en  présence  d'officiers  supérieurs.  Cette  chose- 
là  m'a  toujours  étonné  au  régiment,  de  voir  des  hommes 
accepter  des  grades,  des  fonctions  ou  des  emplois  sans  avoir 
les  notions  les  plus  élémentaires  des  droits  et  devoirs  inhé- 
rents à  ces  grades  et  fonctions. 

Nos  caporaux,  qui  auraient  dû  être  dans  leurs  chambrées 
comme  de  bons  chefs  d'atelier,  enseignant  et  donnant  de  bons 
exemples  d'ordre  et  de  discipline,  étaient  au  contraire,  très 
souvent,  les  premiers  à  donner  l'exemple  du  désordre  et  de 
l'indiscipline.  Pourquoi?  Parce  qu'ils  ne  savaient  rien  de  leur 
métier;  ils  étaient  souvent  punis  pour  ne  pas  savoir  leur  théo- 
rie et  les  règlements  les  concernant  ;  ils  tempêtaient  alors 
contre  ces  règlements,  contre  la  discipline,  contre  leurs  supé- 
rieurs qui  voulaient  les  forcer  à  apprendre  des  choses  impos- 
sibles, absurdes  et  désagréables.  Ils  croyaient  sans  doute  que 
les  galons  étaient  faits  tout  simplement  pour  donner  plus  de 
solde,  pour  glorifier  et  honorer  ceux  qui  étaient  appelés  k 
les  porter. 

Je  n'ai  connu  qu'un  seul  individu,  un  Corse,  qui  connût 
bien  ses  devoirs  et  ses  droits  de  caporal  et  de  sergent,  et  qui 
sût  s'y  maintenir.  Celui-là  était  un  bon  père  de  famille,  ensei- 
gnant, dirigeant  et  corrigeant  ses  enfants  avec  connaissance, 
autorité  et  justice.  Je  puis  citer  son  nom  sans  risquer  de  me 
tromper  :  il  s'appelait  Orticoni.  Ah!  si  tous  les  gradés,  y 
compris  les  officiers,  eussent  connu  leurs  droits  et  leurs 
devoirs  comme  celui-là  et  eussent  su  s'y  conformer,  les 
choses  auraient  bien  mieux  marché  !  Nous  n'aurions  pas  eu 
tant  d'hommes  dans  les  prisons,  les  cachots,  les  compagnies 
de  discipline  et  les  travaux  forcés,  tant  d'honnêtes  familles 
plongées  dans  le  désespoir  et  dans  le  deuil!  Mais,  hélas!  nos 
gradés  d'alors  ne  savaient  commander  qu'avec  brutalité,  gros- 
sièreté,   colère  et  souvent  haine  ou  vengeance.  J'ai  vu  plus 

i^''  Février  igoS.  1 1 


6lO  LA    REVUE    DE    PARIS 

d'un  soldat  s'en  aller  mourir  à  Cayenne  ou  au  Sénégal,  ou 
même,  ce  qui  était  plus  terrible  encore,  tomber  sur  le  ter- 
rain, de  douze  balles  françaises,  —  des  hommes  perdus  pour 
l'armée,  pour  la  France  et  pour  leurs  familles,  des  hommes 
qui  auraient  pu  être  de  très  bons,  d'excellents  sujels,  s'ils 
avaient  été  commandés  et  dirigés  par  des  chefs  comme  mon 
ami  Orliconi. 

Ce  fut  de  Privas  que  je  me  hasardai  d'écrire  chez  moi 
pour  la  première  fois  depuis  mon  départ.  J'y  avais  déjà  songé 
dans  différentes  circonstances,  mais  je  remettais  toujours  la 
chose,  voulant,  avant  d'écrire  une  lettre,  pouvoir  y  mettre 
un  peu  de  français  et  une  écriture  un  tant  soit  peu  lisible. 
On  reçut  et  comprit  ma  lettre,  mais  la  réponse  fut  bien 
triste  :  mon  père  était  mort,  et  ma  mère  se  trouvait  dans 
une  misère  profonde.  Je  venais  de  toucher  le  décompte  de 
ma  masse  individuelle,  en  tout  dix  francs  que  j'avais  écono- 
misés en  réparant  mes  chemises,  caleçons  et  souliers  :  je  m'em- 
pressai de  les  expédier  à  ma  mère.  Quelque  temps  après,  je 
reçus  une  autre  lettre  m'annoncant  qu'elle  était  morte.  C'est 
bien  là  ce  que  je  pensais  le  jour  où,  des  hauteurs  de  Ker- 
gonan,  j'adressais,  les  larmes  aux  yeux,  mes  derniers  adieux 
à  l'église  et  au  cimetière  d'Ergué-Gabéric,  oii  ils  reposent 
maintenant  tous  deux  après  une  longue  vie  de  travail  et  de 
misère.  J'avais  cependant  le  droit  d'être  aussi  fier  de  ces 
parents,  morts  de  faim  après  une  longue  vie  de  labeur,  que 
ceux  qui  sont  fiers  de  parents  morts  de  pléthore,  après  une 
vie  oisive  et  inutile,  n'ayant  marqué  leur  passage  dans  ce 
monde  que,  comme  LucuUus  et  Héliogabale,  par  leur  égoïsme 
et  leur  goinfrerie. 

A  Privas,  je  cherchais  toujours  les  moyens  de  m'instruire. 
J'allais  souvent  écouter  le  prédicateur  protestant,  dont  le 
temple  était  à  côté  de  notre  caserne.  Ce  bon  ministre,  me 
prenant  pour  un  coreligionnaire  ou  un  néophyte,  voulut  bien 
me  faire  cadeau  d'une  bible  et  des  évangiles  en  deux  petits 
volumes,  qui  pouvaient  être  facilement  dissimulés.  Je  le 
remerciai  avec  effusion  en  promettant  d'en  faire  bon  usage. 
Je  lisais  et  relisais  ces  deux  petits  volumes  presque  tous  les 
jours,  ne  trouvant  rien  de  mieux  à  lire,  sinon  la  théorie 
de  mon  caporal,  que  je  savais,  du  reste,  toute  par  cœur  mieux 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  6ll 

que  lui  :  le  malheureux  ne  pouvait  en  apprendre  deux  pages 
qu'en  en  oubliant  deux  autres.  Je  ne  dirai  pas  ici  les  profits 
que  j'ai  tirés  de  ces  deux  petits  volumes  précieux  et  sacrés, 
puisque  je  compte  écrire  tout  ça  plus  tard.  Les  savants  assurent 
qu'il  n'y  a  pas  d'effet  sans  cause.  Alors,  je  dois  attribuer  au 
pasteur  protestant  de  Privas  un  changement  dans  mon  exis- 
tence, produit  par  le  cadeau  qu'il  me  fit. 

En  effet,  un  jour,  j'étais  étendu  sur  mon  lit,  en  train  de  lire 
le  passage  de  la  mer  Rouge  par  les  Hébreux,  lorsque  le  four- 
rier vint  demander  mon  livret  pour  quelque  petite  rectifica- 
tion;  me  voyant  un  livre  à  la  main,  il  me  dit  : 

—  Tiens!  vous  savez  donc  lire,  vous? 

—  Un  peu.  fourrier. 

—  Cependant,  votre  livret  porte  que  vous  ne  savez  ni  lire 
ni  écrire. 

—  J'ai  appris  ça  depuis  mon  arrivée  au  corps. 

—  Chez  les  Turcs,  alors,  car  ailleurs  ça  ne  vous  a  pas  été 
possible. 

—  Un  peu  partout. 

Mais  mon  camarade  de  lit,  qui  était  là  et  à  qui  je  venais 
d'expliquer  l'histoire  épouvantable  de  Loth  et  de  Sodome,  alla 
plus  loin  que  moi  et  beaucoup  plus  loin  que  je  n'aurais  voulu  : 

—  Bien  sûr  que  oui,  dit-il,  qu'il  sait  lire  et  écrire,  aussi 
bien  et  mieux  que  le  caporal,  et  il  sait  toute  la  théorie  par 
cœur  et  bien  d'autres  choses  encore. 

—  Ah!  oui!  répondit  le  fourrier  en  s'en  allant,  nous  allons 
voir  ça. 

Le  fourrier  parti,  ce  que  j'  «  engueulai  »  mon  camarade 
pour  avoir  eu  la  langue  trop  longue,  lui  qui  pensait  me  faire 
du  bien  ! 

Le  fourrier  ne  manqua  pas  de  dire  la  chose  au  sergent- 
major,  et  le  sergent  au  capitaine  qui  me  fit  appeler  chez  lui 
et,  après  s'être  assuré  des  faits  qu^on  lui  avait  racontés  sur 
moi,  il  voulut  tout  de  suite  me  porter  sur  le  tableau  d'avance- 
ment en  qualité  de  candidat  au  caporalat.  J'eus  beau  protester 
de  mon  ignorance  de  la  langue  française,  de  mon  écriture 
défectueuse,  de  ma  jeunesse,  de  mon  inexpérience  :  tout  fut 
inutile.  Il  fit  faire  immédiatement  un  état  supplémentaire 
d'élèves-caporaux    qu'il    expédia    au    colonel    après   y   avoir 


6ia  LA    REVUE    DE    PARIS 

ajouté  de  sa  main  des  noies  parliculières  me  concernant.  Je 
me  consolai  en  pensant  que  j'aurais  le  temps  de  me  fortifier 
et  de  réfléchir  avant  que  mon  tour  arrivât,  car  on  n'avançait 
pas  vite  dans  ce  temps-là.  Les  officiers  sortaient  presque  tous 
de  Saint-Cyr  :  donc  pas  de  places  pour  les  sous-officiers, 
exceplé  quelquefois  en  temps  de  guerre  et  pour  action  d'éclat. 
Les  sous-officiers  eux-mêmes,  presque  tous  des  gens  sans 
fortune  et  sans  avenir,  une  fois  attrapé  ce  grade,  qui  était 
pour  eux  une  véritable  position  sociale,  y  restaient  jusqu'à 
leur  retraite:  donc  pas  de  places  pour  les  caporaux.  Les  capo- 
raux à  leur  tour,  après  sept  ans  de  service  et  plusieurs  années 
de  grade,  rengageaient  dans  l'espoir  de  passer  sous-officiers  : 
donc  pas  de  places  pour  les  élèves-caporaux,  lesquels  souf- 
fraient souvent  pendant  plusieurs  années  les  mêmes  ennuis  et 
les  mêmes  désagréments  que  les  caporaux  sans  en  toucher  la 
solde. 

Je  comptais  donc  avoir  le  temps  de  m'initier  dans  «  l'art 
de  gouverner  une  tribu  »  ou  escouade  ;  quelle  ne  fut  pas  ma 
surprise  et  l'étonnement  de  toute  la  compagnie  lorsque  le  ser- 
gent vint,  quatre  jours  après  mon  entretien  avec  le  capitaine, 
m'annoncer  que  j'étais  nommé  caporal  à  la  G''  compagnie  du 
2*^  bataillon  à  Montélimar! 

—  Voici  des  galons,  dit-il,  faiteî-les  coudre  tout  de  suite  et 
allez  chez  le  capitaine,  qui  vous  demande. 

A  cette  annonce,  tout  le  monde  dans  ma  chambrée  était  resté 
((  bleu  »,  les  élèves  caporaux  plus  que  les  autres,  et  moi  plus 
que  tout  le  monde.  Le  capitaine  seul  ne  fut  pas  surpris;  il  me 
dit,  quand  j'arrivai  chez  lui  avec  mes  galons: 

—  Je  savais  bien  que  vous  n'auriez  pas  attendu  long- 
temps. Voici  dix  francs  pour  arroser  vos  galons,  car  je  sais 
que  vous  n'êtes  pas  riche  et  que  vous  avez  envoyé,  il  y  a 
quelques  jours  seulement,  toutes  vos  économies  à  votre  vieille 
mère. 

A  ces  mots,  des  larmes  me  vinrent  aux  yeux,  et,  en  pre- 
nant machinalement  les  dix  francs,  je  ne  pus  que  balbutier 
quelques  mots  de  remerciement  inintelligibles  :  le  capitaine 
me  serra  la  main  et  je  sortis  en  pleurant,  comme  un  enfant 
qui  vient  de  faire  ses  adieux  suprêmes  à  une  mère  adorée. 

Le  lendemain  matin,  j'étais  de  bonne  heure,  sac  au  dos,  sur 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  6l3 

la  route  de  Montélimar.  J'avais  deux  jours  pour  m'y  rendre. 
Tout  le  long  de  la  route,  je  repassai  ma  théorie  et  les  devoirs 
du  caporal,  de  peur  de  me  tromper  lorsque  je  serais  appelé  à 
les  réciter  devant  l'adjudant  de  mon  bataillon,  car  ce  serait  là, 
sans  doute,  les  premières  choses  sur  lesquelles  on  m'attaquerait 
en  arrivant.  Cela  ne  manqua  pas.  Le  bruit  avait  couru  tout  le 
régiment  qu'un  certain  Déguignet,  qui  n'était  même  pas  élève- 
caporal,  venait  d'être  nommé  presque  de  force,  grâce  à  ses 
connaissances  théoriques. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  quoique  ce  ne  fût  pas  jour 
de  théorie,  l'adjudant  me  fit  appeler.  Il  me  questionna  sur 
tous  les  points  de  la  théorie  et  sur  les  devoirs  du  caporal,  en 
France  comme  en  campagne  ;  je  répondis  ù  toutes  ses  ques- 
tions. Il  me  dit  alors  qu'on  ne  l'avait  pas  trompé  sur  mon 
compte  et  que,  désormais,  je  pouvais  m'abstenir  d'aller  à  la 
théorie  récitative ,  sauf  lorsque  je  serais  particulièrement 
appelé.  Me  voilà  donc,  dès  le  premier  jour,  débarrassé  du 
plus  grand  ennui  et  du  plus  grand  embarras  des  caporaux. 
C'était  beaucoup.  Bien  des  collègues  auraient  payé  cher  pour 
en  arriver  là.  Cependant,  je  trouvai  qu'il  m'en  restait  encore 
assez  h  faire. 

Le  premier  dimanche  de  mon  arrivée  dans  ma  nouvelle 
compagnie,  je  vois  presque  tous  les  caporaux  punis,  quel- 
ques-uns, il  est  vrai,  pour  leur  théorie;  mais  il  y  en  avait 
aussi  pour  manque  de  surveillance  dans  leur  escouade,  un 
autre  pour  son  service  de  semaine.  C'était  surtout  cette 
fameuse  «semaine»,  le  cauchemar  de  tous  les  gradés,  qui  me 
trottait  alors  dans  la  tête  :  il  était  rare,  en  ce  temps,  qu'un 
caporal  se  retirât  de  sa  semaine  sans  punitions,  souvent  plus 
de  jours  de  punitions  que  de  jours  dans  la  semaine,  car  un 
caporal  de  semaine  était  alors  le  chien  courant  de  tout  le 
monde  :  souvent  on  l'appelait  en  deux  endroits  à  la  fois,  sinon 
en  trois.  Pendant  que  vous  étiez  retenu  par  le  sergent  de 
garde  de  la  police  pour  les  hommes  de  corvée  du  quartier,  le 
vaguemestre  vous  portait  quatre  jours  de  consigne  pour  avoir 
manqué  à  la  distribution  des  lettres  et  vice  versa.  Je  fus  assez 
heureux,  cependant,  dans  ma  première  semaine;  je  m'en  tirai 
sans  punition.  Dans  mon  escouade,  j'avais  affaire  à  de  vieux 
soldats  qui  connaissaient  à  peu  près  leur  métier. 


6l4  LA    REVUE    DE    PARIS 


XIII 


AUX     VOLTIGEURS 


Nous  ne  devions  plus  rester  longtemps  à  Montélimar;  notre 
régiment  était  désigné  pour  aller  à  Lyon.  Notre  bataillon 
devait  quitter  le  premier  et  s'arrêter  une  quinzaine  de  jours  à 
Valence.  J'ai  déjà  dit  ce  qu'était  la  garnison  de  Lyon  sous  le 
fameux  Gastellane;  je  n'ai  donc  pas  à  le  répéter  ici.  Nous 
arrivâmes  à  Lyon  en  juin  1857.  J'avais  été  nommé  caporal 
le  7  mars.  A  la  fin  de  celte  année,  j'étais  encore  le  plus  jeune 
caporal  de  ma  compagnie,  sinon  même  de  tout  le  bataillon. 
Grande  fut  donc  ma  surprise,  et  aussi  ma  joie,  lorsqu'on  vint 
m'annoncer,  le  i^"^  janvier  i858,  que  j'étais  nommé  caporal 
de  voltigeurs. 

Pour  comprendre  la  joie  que  j'éprouvai  a  cette  nouvelle, 
il  faut  savoir  ce  qu'étaient  les  voltigeurs  et  les  grenadiers, 
qu'on  appelait  aussi  les  compagnies  d'élite.  Dans  ces  com- 
pagnies, il  n'entrait  que  des  hommes  choisis  parmi  les  sol- 
dats accomplis,  des  hommes  d'une  propreté  et  d'une  con- 
duite exemplaires,  d'une  constitution  physique  irréprochable, 
bons  marcheurs  et  bons  tireurs.  Tous  les  soldats  qui  ne  pou- 
vaient ou  qui  n'avaient  pas  l'espoir  d'arriver  à  un  grade 
n'aspiraient  qu'à  la  grenade  du  grenadier  ou  au  cor  de  chasse 
du  voltigeur  ;  c'était  leur  bâton  de  maréchal ,  et  c'était  beau- 
coup :  ils  étaient  là  exempts  de  beaucoup  de  corvées,  et  des 
plus  pénibles  ;  ils  ne  montaient  la  garde  que  dans  les  postes 
d'honneur  ou  parfois  dans  des  postes  payés;  ils  touchaient 
double  solde,  avaient  une  plus  belle  tenue  et  une  meilleure 
nourriture.  Les  sous-officiers  et  caporaux  dans  ces  compagnies 
étaient  sans  embarras,  du  moins  pour  leurs  hommes,  ceux-ci 
étant  des  hommes  de  choix,  connaissant  bien  leur  métier  et 
leurs  devoirs.  Dans  les  compagnies  du  centre,  —  ainsi  nom- 
mées parce  qu'elles  étaient  encadrées  entre  les  grenadiers  et 
les  voltigeurs,  —  lorsqu'un  homme  se  trouvait  en  défaut,  on 
ne  s'en  prenait  pas  à  lui  ;  c'était  à  son  caporal  d'escouade,  et 
ces  malheureux  caporaux  d'escouades  étaient  souvent  obligés 


MÉMOIllES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  Gl5 

de  subir  des  punitions  pour  de  tristes  brutes,  des  «saligauds» 
ou  des  braillards  incorrigibles. 

Je  fus  donc  bien  heureux,  le  i^^  janvier  i858,  en  recevant 
cette  surprenante  nouvelle  que  j'étais  nommé  caporal  aux 
voltigeurs  du  i*^'  bataillon.  Je  faisais,  il  est  vrai,  beaucoup  de 
jaloux  et  de  mécontents.  On  disait  même  que.  je  devais  avoir 
quelque  haute  protection.  J'avais  pour  protections  ma  bonne 
conduite  et  la  connaissance  de  tous  mes  devoirs,  auxquels  je 
n'avais  jamais  failli  depuis  que  j'étais  caporal.  Oui,  je  fus 
réellement  heureux  ce  jour-là.  Il  n'a  jamais  fallu  beaucoup 
de  choses,  du  reste,  pour  me  rendre  heureux  :  souvent  une 
poignée  de  main,  un  sourire,  un  mot  d'affection,  d'encoura- 
gement, m'ont  fait  pleurer  de  joie.  Ah!  si,  en  ce  moment-là, 
j'eusse  trouvé  quelqu'un  comme  mon  jeune  ami  de  Kamiech 
pour  m'apprendre  le  français  et  les  sciences  utiles,  indispen- 
sables à  tout  homme  qui  est  venu  au  monde  sans  la  fortune  I 
J'aurais  été  alors  facile  à  pousser  n'importe  dans  quelle  direc- 
tion !  Comme  j'aurais  été  heureux  de  travailler  sous  un 
maître  qui  m'aurait  donné  quelques  bonnes  leçons  et  quel- 
ques bons  principes  1  Mais,  hélas  I  je  n'en  trouvai  pas  :  mes 
collègues  n'étaient  guère  plus  avancés  que  moi  en  arts  et  en 
sciences.  Des  livres?  il  ne  fallait  pas  en  parler:  ils  étaient 
hors  de  prix,  et  même  on  n'en  trouvait  pas,  du  moins  de  ceux 
que  j'aurais  voulu  avoir.  Il  manquait  donc  quelque  chose  à 
mon  bonheur,  et  c'était  justement  la  chose  après  laquelle  je 
courais  le  plus  :  le  savoir. 

Dans  la  nuit  du  i/i  février,  si  je  ne  me  trompe,  lorsque 
tout  le  monde  était  déjà  couché,  nous  entendîmes  sonner  dou- 
cement et  lugubrement  la  générale.  Il  n'y  avait  là  rien  de 
nouveau  pour  nous  ;  nous  pensions  simplement  à  une  nou- 
velle folie  ou  à  une  lubie  du  vieux  bossu  de  Castellane.  Mais 
au  moment  où  nous  étions  à  faire  nos  sacs  pour  partir  au 
galop  comme  d'habitude,  un  sergent  vint  nous  dire  :  «  Lais- 
sez vos  sacs,  prenez  vos  armes  seulement  et  vos  cartouches  à 
balles.  »  Sortir  en  armes  sans  sac!  Mais  jamais  on  n'avait  vu 
ça  à  Lyon  sous  Castellane  !  Et  les  cartouches  à  balles  !  Mais 
qu'est-ce  qu'il  y  avait  donc.»^  Nous  étions  alors  dans  la  caserne 
de  Serein,  sur  le  bord  de  la  Saône.  Quand  nous  fûmes  des- 
cendus sur  le  quai,  on  nous  dit  de  préparer  nos  cartouches 


6i6 


LA    REVUE    DE    PARIS 


pour  charger  les  armes,  puis  on  se  mit  en  roule,  en  se  diri- 
geant vers  le  centre  de  la  ville.  Je  voyais  partout  du  monde 
aux  fenêtres  sans  lumière.  Je  voyais  aussi  des  civils  groupés 
dans  les  ruelles,  et  d'autres  qui  filaient  comme  des  ombres 
le  long  des  murs. 

Nous  arrivâmes  sur  la  place  Bellecour;  elle  était  remplie 
de  civils  qui  s'éloignèrent  pour  nous  faire  place.  On  enten- 
dait de  tous  côtés  de  sourds  murmures  et  môme  des  cris 
de  :  Vive  la  République  !  C'était  donc  une  révolution  qui 
venait  d'éclater  subitement?  Dans  nos  rangs,  toutes  sortes 
de  propos  couraient.  J'étais  le  dernier  de  ma  compagnie 
de  voltigeurs  et,  par  conséquent,  du  bataillon  ;  je  me  trou- 
vais hors  des  rangs.  Piqué  par  la  curiosité  autant  que 
par  la  gravité  de  la  situation,  je  fis  quelques  pas  en  arrière, 
comme  si  je  voulais  faire  éloigner  quelques  civils  qui  se  trou- 
vaient là,  et  vivement  je  demandai  à  l'un  d'eux  ce  qu'il  y 
avait  de  nouveau  ;  il  me  répondit  à  voix  basse,  mais  très 
intelligiblement  ;  a  L'empereur  est  assassiné.  » 

Nous  restâmes  sur  la  place  plus  de  deux  heures,  pendant 
que  d'autres  bataillons  stationnaient  ailleurs  ou  parcouraient 
la  ville,  l'arme  sur  l'épaule  droite  et  baïonnette  au  canon.  Le 
lendemain,  tout  le  monde  sut  l'événement  par  une  dépêche 
envoyée  dans  la  nuit  et  affichée  partout.  L'empereur  avait 
manqué,  en  effet,  d'être  assassiné  le  soir,  en  allant  à  l'Opéra, 
par  la  bombe  du  fameux  Orsini  :  plusieurs  hommes  de  son 
escorte  avaient  été  tués  ou  blessés,  et  la  voiture  impériale 
avait  été  renversée  et  brisée,  mais  «  grâce  à  la  Providence  », 
l'empereur  n'avait  eu  aucun  mal.  La  France  pouvait  toujours 
crier  :  Vive  l'empereur  !  et  dormir  en  paix.  Les  assassins 
avaient  été  arrêtés. 

Deux  mois  environ  après  cet  événement,  nous  quittions 
encore  Lyon  pour  nous  rendre  au  camp  de  Châlons.  Ce  fut 
au  camp  de  Châlons  que  j'eus  Thonneur  de  voir  pour  la  pre- 
mière fois  Leurs  Majestés  Impériales.  Elles  arrivèrent  au  camp 
au  moment  oiî  les  grandes  manœuvres  se  terminaient  :  Elles 
rentraient  de  leur  voyage  dans  l'ouest,  oii  l'empereur  était 
allé  prouver  aux  Normands  et  aux  Bretons  qu'il  n'avait  pas  été 
assassiné  par  Orsini,  comme  beaucoup  de  gens  persistaient  à 
le  croire,  et  pour  leur  faire  voir  aussi  qu'il  avait  doté  la  France 


MÉMOIRES    D'UN    l'AYSAN    UAS-BRETON  617 

dune  belle  impératrice.  Celle  aimable  dame  venait,  seule,  se 
promener  dans  nos  camps,  habillée  comme  une  simple  bour- 
geoise ;  elle  allait  jusque  dans  les  cuisines  goûter  la  soupe. 

Mais  nous  n'eûmes  pas,  quant  à  notre  compagnie,  de  quoi 
être  très  satisfaits  de  ces  Majestés  Impériales.  La  dernière 
revue,  qui  terminait  les  manœuvres,  eut  lieu  un  dimanche. 
Après  avoir  passé  toute  la  journée  sac  au  dos,  à  peine  nous 
donna-t-on  le  temps  de  manger  notre  soupe,  qu'il  fallut  re- 
mettre le  sac  sur  le  dos  et  partir  pour  Reims,  oij  nous  devions 
former  la  haie  autour  de  Leurs  Majestés  le  lendemain.  Nous 
arrivâmes  vers  minuit  à  Reims,  et  fûmes  obligés  de  camper 
au  milieu  de  la  cour  de  la  caserne.  Nous  avions  passé  le  long 
de  la  roule  sous  plusieurs  arcs  de  triomphe;  mais  ils  ne  nous 
avaient  pas  empêché  d'avoir  mal  aux  pieds  et  aux  épaules,  ni 
d'avoir  nos  chemises  trempées,  quoique  la  nuit  fût  assez 
fraîche.  Heureusement,  les  canlinières  de  la  caserne  furent 
autorisées  à  nous  ouvrir  leurs  portes,  ce  qui  nous  permit  de 
casser  une  croûte  en  buvant  quelques  petits  verres  pour 
attendre  le  jour. 

Nous  devions  vivre,  pendant  noire  séjour  à  Reims,  avec 
notre  solde  de  roule  ;  mais  cela  était  bien  difficile  ;  on  ne 
trouvait  rien  à  manger  :  les  boulangeries,  les  charcuteries, 
boucheries  et  tous  autres  dépôts  de  comestibles,  avaient  été 
pris  d'assaut  et  complètement  dévalisés  par  les  gens  des  cam- 
pagnes, venus  au  moins  de  dix  lieues  à  la  ronde  pour  lâcher 
de  voir  la  figure  de  leurs  souverains.  Nous  fûmes  obligés  de 
nous  arranger  avec  les  soldats  de  la  garnison  pour  avoir  à 
manger.  Nous  ne  restions  pas,  du  reste,  beaucoup  de  temps  à 
table  :  nous  étions  presque  jour  et  nuit  sous  les  armes,  soit 
que  Leurs  Majestés  allassent  à  la  cathédrale,  ou  voir  quelque 
grand  atelier,  ou  passer  une  revue  ;  soit  qu'elles  allassent 
diner  chez  le  maire  et  danser  chez  le  préfet.  Elles  ne  pou- 
vaient faire  un  pas  sans  que  nous  fussions  sur  leur  passage 
pour  faire  la  haie  et  tenir  à  distance  les  curieux  et  les  plai- 
gnants. 

Mon  jeune  caporal  de  Kamiech  n'avait  pas  eu  le  temps  do 
me  donner  l'instruction  qu'il  aurait  bien  voulu  me  donner 
et  que  je  désirais  si  ardemment,  du  moins  m'avait-il  donné 
l'idée  de  la  réflexion.    Donc,   pendant  que  je  me  promenais 


(Il  8  LA    REVUE    DE    PARIS 

dans  la  ville  de  Reims,  l'arme  sur  l'épaule  droite  ou  l'arme 
au  bras,  je  songeais  à  tous  les  rois  qui  avaient  déjà  passé  par 
là.  Je  ne  finirais  pas  si  je  voulais  raconter  toutes  les  réllexions 
que  je  fis  pendant  les  longues  cérémonies  auxquelles  nous 
assistâmes  durant  quarante-huit  heures.  Ce  que  j'aurais 
voulu  voir,  c'est  la  petite  fiole  qu'on  appelle  la  Sainte  Am- 
poule. Je  me  trouvais  à  la  porte  de  la  cathédrale,  mais  j  eus 
beau  me  hausser  sur  «  mes  pieds  de  derrière  »  :  je  ne  pus 
rien  voir;  les  personnages  qui  se  trouvaient  devant  moi 
étaient,  tous,  deux  fois  grands  et  moi  j'étais  deux  fois  petit. 

Le  soir  du  bal  à  la  préfecture,  j'étais  mieux  placé  pour  voir 
ces  dames  et  tous  ces  grands  personnages  valser,  polker  et 
faire  des  chasses-croisés.  Je  n'avais  pas  le  ventre  trop  plein 
ni  trop  à  l'aise.  Cependant  j'eus  encore  un  instant  pitié 
d'un  bonhomme  écharpé  et  décoré  sur  toutes  les  coutures, 
mais  dont  la  tête  était  entièrement  dépourvue  d'ornements 
capillaires  :  il  essayait  de  faire  quelques  gambades  et  des  entre- 
chats devant  la  belle  impératrice  dont  les  bras,  les  épaules  et 
la  poitrine  nus,  et  le  diadème,  et  le  collier,  et  les  bracelets, 
et  la  ceinture  de  diamant  devaient  le  rendre  fou  et  aveugle, 
à  tel  point  qu'il  ne  savait  plus  oii  mettre  ses  pieds,  ses 
mains,  ni  probablement  sa  pauvre  langue,  qui  devait  être 
paralysée  devant  les  charmes  éblouissants  de  sa  belle  dan- 
seuse et  souveraine.  Je  m'attendais  à  chaque  instant  à  le  voir 
danser  à  quatre  pattes,  tellement  il  baissait  la  partie  supé- 
rieure de  son  corps  vers  la  terre.  Je  ne  pus  même  m'empê- 
cher  d'avoir  l'idée  saugrenue  que  sa  cavalière  n'aurait  pas 
beaucoup  de  peine  à  lui  passer  la  jambe  par-dessus  la  tête, 
comme  cela  se  pratiquait  alors  dans  certains  bals  publics. 

Je  songeais  là,  tout  en  exerçant  la  surveillance  et  gardant 
la  consigne  qui  m'avait  été  donnée,  à  la  terrible  bombe 
d'Orsini.  Si  quelque  autre  était  venu  tout  à  coup  à  la  porte 
et,  sous  prétexte  de  chercher  sa  carte  d'entrée,  eût  tiré  une 
bombe  de  sa  poche  et  l'eût  jetée  au  milieu  du  bal,  quel 
ravage  elle  aurait  pu  faire,  non  parmi  les  hommes,  dont  la 
plupart  étaient  déjà  hors  service  ou  prêts  à  l'être,  mais  parmi 
les  femmes  et  surtout  les  jeunes  filles,  qui  étaient  .toutes  de 
la  fine  fleur  des  Rémoises  et  dont  plusieurs  égalaient  leur 
souveraine  en  charmes  et  en  beauté  I 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  0  I Q 

Le  lendemain  de  cette  soirée  féerique,  nous  retournâmes 
au  camp.  Une  bonne  nouvelle  nous  y  attendait  :  le  régiment 
était  désigné  pour  aller  à  Paris.  En  elïet,  trois  jours  après, 
nous  nous  mîmes  en  route  pour  la  capitale,  en  passant  par 
Epernay,  le  pays  du  grand  Champagne,  et  par  Provins,  le 
pays  des  belles  roses.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  eut  dans  tout  le 
régiment  un  homme  qui  éprouvât  autant  de  plaisir  que  moi 
d'aller  à  Paris.  Nous  entrâmes  dans  la  capitale  par  la  barrière 
de  Fontainebleau  et  allâmes  prendre  possession  de  la  vieille 
caserne  Popincourt,  dans  le  faubourg  Saint-Antoine. 

En  arrivant  à  Paris,  je  n'avais  qu'une  préoccupation,  c'était 
de  voir  toutes  les  belles  choses  dont  j'avais  entendu  parler. 
Puisque  je  ne  trouvais  plus  de  maître  ni  de  livres  pour 
m'inslruire,je  pourrais  y  suppléer  par  la  vue  des  monuments 
conçus  parles  hommes  de  science  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays,  créés,  fabriqués,  édifiés,  tournés,  ciselés,  peints  et 
polis  par  les  mains  des  artistes  ou  artisans  depuis  que  le 
genre  humain  a  [commencé  à  se  servir  de  ses  mains  et  de 
son  intelhgence  pour  ses  besoins  matériels  et  intellectuels. 

Pour  qui  veut  connaître  les  progrès  accomplis  par  notre 
espèce  à  travers  les  âges,  depuis  le  jour  où  elle  saisit  la  pre- 
mière pierre  pour  la  dégrossir  avec  une  autre  pierre,  il  n'y  a 
qu'à  aller  au  Musée  ou  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers, 
avec  un  guide  à  la  main,  de  l'idée  et  de  l'intention  dans  la 
tête.  Il  pourrait  aussi,  et  dans  les  mêmes  conditions,  aller  au 
Musée  de  Marine,  où  il  assistera  au  développement  des  progrès 
de  l'art  nautique,  depuis  le  premier  tronc  d'arbre  qui  servit  à 
l'homme  pour  s'aventurer  sur  l'élément  liquide  jusqu'aux 
gigantesques  Léviathans  modernes.  S'il  veut  connaître  l'his- 
toire de  France,  il  n'a  qu'à  aller  aux  Musées  de  Gluny,  du 
Luxembourg  et  de  Versailles.  Voudrait-il  apprendre  l'histoire 
naturelle,  la  zoologie,  la  botanique,  la  minéralogie  et  toutes 
leurs  dépendances?  Il  suffit  d'aller  au  Jardin  des  Plantes  et 
au  Jardin  d'Acclimatation.  Enfin  veut-il  connaître  la  vie  et  les 
mœurs  des  sociétés  qu'il  ne  connaît  que  de  nom,  il  n'a  qu'à 
aller  au  théâtre  :  là,  il  pourra  voir  comment  on  vit  dans 
toutes  les  sociétés,  depuis  les  plus  hautes,  les  plus  raffinées, 
jusqu'aux  plus  basses  et  aux  plus  dégradées,  ou  s'il  ne  croit 
pas  à  la  réalité  des  choses  du  théâtre,  il  n'aurait  qu'à  aller. 


620  LA    REVUE    DE    PARIS 

en  sortant  de  dîner  chez  une  famille  honnête  et  vertueuse, 
dans  certaines  tavernes  que  j'ai  connues  à  Belleville  et  k  Mé- 
nilmontant. 

Voilà,  à  mon  avis,  des  moyens  faciles  et  peu  coûteux  de 
s'instruire,  pourvu  que  l'on  ait  dans  sa  cervelle  un  certain 
nombre  de  casiers  pour  emmagasiner  tout  ce  que  l'on  voit  et 
qu'on  entend.  On  peut  apprendre  ainsi  plus  facilement  et  plus 
promptement  qu'en  compulsant  des  centaines  ou  des  milliers 
d'écrits  contradictoires  et  souvent  inintelligibles  pour  le  com- 
mun des  mortels.  C'est  de  cette  façon  que  je  m'instruisis 
pendant  le  court,  trop  court  séjour  que  j'ai  fait  à  Paris.  Toutes 
les  fois  que  j'avais  une  heure  à  dépenser  en  dehors  du  service, 
l'allais  dans  un  musée  quelconque ,  parfois  même  à  la 
Sorbonne  où,  malheureusement,  mon  ignorance  ne  me  per- 
mettait pas  de  comprendre  les  grandes  conférences  et  les 
grands  discours  qu'on  faisait. 

J'allais  aussi  très  souvent  au  théâtre.  A  Paris,  nous  jouis- 
sions de  grands  avantages  de  ce  côté.  Nous  n'étions  pas 
obligés  de  faire  «  queue  »  comme  les  civils,  lesquels  souvent, 
pour  assister  à  une  représentation  extraordinaire,  étaient  obli- 
gés de  rester  des  heures  entières  sous  la  pluie  ou  la  neige, 
rangés  par  les  agents  de  police  les  uns  derrière  les  autres. 
Nous  n'avions,  nous,  qu'à  arriver  dix  minutes  avant  l'ouver- 
ture des  bureaux  :  on  nous  faisait  entrer  aussitôt  et  nous 
avions  droit  de  choisir  nos  places,  au  parterre  bien  entendu. 
Le  prix  pour  nous,  dans  tous  les  grands  théâtres,  était  inva- 
riablement de  vingt  sous.  Nous  ne  pouvions  avoir  de  permis- 
sion de  théâtre  que  le  dimanche  ;  pour  obtenir  cette  per- 
mission ,  il  fallait  n'avoir  encouru  aucune  punition  dans  la 
semaine. 

Nous  avions  à  Paris  certains  services  payés.  Nous  en  avions 
UQ  notamment  pour  les  sous-officiers  et  caporaux  d'élite,  qui 
consistait  à  aller  le  dimanche  soir,  avec  nos  fusils  en  ban- 
doulière, deux  à  deux,  un  sous-officier  et  un  caporal,  soit 
dans  certains  bals  de  barrière,  soit  dans  des  maisons  portant 
comme  enseigne  des  lanternes  de  couleurs  et  de  gros  nu- 
méros rouges.  Les  sergents-majors  même  étaient  admis  à 
faire  cette  espèce  de  police  de  mœurs.  Là,  on  se  rencontrait 
avec  des  hommes  à  chapeaux  hauts,   gants  et  lunettes,   des 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  G2I 

hommes  à  longues  blouses  blanches,  des  hommes  habillés  en 
femmes  et,  parfois,  des  femmes  habillées  en  hommes,  avec  de 
fausses  barbes  et  de  faux  cheveux.  Tout  cela  était  de  la  police 
secrète.  Il  y  avait  a  se  méfier  de  tous  ces  gens-là.  Il  fallait 
savoir  tourner  sa  langue  ou  se  taire  devant  eux. 

Je  me  suis  trouvé  assez  souvent  de  garde  au  poste  de 
l'Opéra,  où  l'on  avait  aussi  affaire  à  la  police  de  sûreté,  et 
surtout  à  la  police  des  mœurs.  11  y  avait  dans  ce  poste  im 
local  spécial  pour  les  femmes  prises  en  flagrant  délit  de  rac- 
colage  :  autour  de  l'Opéra,  ces  femmes  étaient  toujours  sûres 
d'être  prises,  car  si  elles  ne  trouvaient  pas  de  comte,  de  mar- 
quis ou  de  prince  pour  les  emmener  dans  leurs  voitures,  elles 
trouvaient  la  police  pour  les  conduire  au  poste.  La  première 
fois  que  je  me  trouvai  de  garde  dans  ce  poste,  je  fus  étonné 
de  voir  un  homme,  en  blouse  blanche  et  casquette,  menant 
ou  plutôt  traînant  par  le  bras  une  dame  qu'on  aurait  prise 
pour  la  reine  de  Saba,  toute  couverte  de  fleurs,  de  soie  et 
d'or;  en  entrant  au  poste,  ce  monsieur  me  dit  : 

—  Caporal,  coffrez-moi  ce  trumeau-là. 

Je  restai  tout  ébahi  autant  qu'ébloui.  Je  fus  obligé  de  de- 
mander à  ce  monsieur  pour  quel  motif  et  par  quel  ordre  je 
devais  mettre  cette  reine  au  violon.  Aussitôt  il  releva  sa 
grande  blouse  et  me  fit  voir  ses  insignes  d'agent  de  la  police 
des  mœurs,  dont  nous  avions  un  duplicata  au  poste.  Je  pris 
alors  les  clefs  et  dis  au  ce  trumeau  »  : 

—  Madame,  veuillez  me  suivre. 

Elle  voulait  regimber  et  demandait  à  s'expliquer,  mais 
l'agent  dit  aux  hommes  du  poste  : 

—  Allez,  poussez-moi  ce  fumier-là  dans  le  trou. 

Il  fallut  qu'elle  y  entrât.  Il  paraît  que,  pour  ma  première 
garde  à  ce  poste,  je  me  trouvais  dans  un  jour  de  pêche  fruc- 
tueuse, car  on  en  ramena  comme  ça  une  demi-douzaine  dans 
la  soirée,  toutes  à  peu  près  comme  la  première,  étincelantes 
de  fleurs,  de  soie  et  de  pierreries.  Les  agents  qui  nous  les 
amenaient  les  traitaient  de  «  fumier  »,  Ce  fumier  était  dissi- 
mulé sous  une  belle  couverture.  J'avais  d'abord  une  certaine 
pitié  pour  ces  femmes  dont  quelques-unes  étaient  toutes 
jeunes  encore  et  avaient  l'air  d'avoir  des  larmes  aux  yeux  en 
entrant.  Mais  lorsque  les  agents  furent  partis,  après  les  avoir 


622  LA    REVUE    DE    l'ARIS 

un  peu  interrogées  et  pris  leurs  noms,  et  que  la  nuit  fut 
déjà  avancée,  tout  changea.  11  fallait  entendre  les  belles  con- 
versations et  les  jolis  chants  qui  sortaient  a  travers  le  gril- 
lage de  ce  pandémonium  féminin,  chants  et  conversations 
qu'on  n'entendait  que  dans  les  plus  basses  tavernes  ou  dans 
les  maisons  à  gros  numéros  rouges.  Je  fus  désillusionné,  et 
ma  pitié  se  changea  presque  en  dégoût. 

Qui  étaient  donc  toutes  ces  femmes-là,  habillées  en  mar- 
quises et  en  princesses.^  Je  le  sus  bientôt.  C'étaient,  pour  la 
plupart,  des  femmes  «en  cartes»,  qui  étaient  autorisées  à 
exercer  «  la  profession  »,  mais  seulement  dans  leurs  chambres 
particulières.  Mais,  quand  les  clients  n'allaient  pas  chez  elles, 
elles  étaient  bien  obligées  d'aller  les  chercher.  Or,  il  n'y 
avait  pas  meilleure  place  que  les  environs  des  théâtres,  et 
surtout  du  théâtre  de  l'Opéra.  Là,  elles  trouvaient  de  grands 
et  de  bons  clients,  ayant  chevaux  et  voitures  et  le  gousset 
garni  de  louis  d'or.  Cependant,  j'ai  entendu  raconter  là  de 
tristes  histoires.  Il  venait  parfois  des  jeunes  filles  que  la  misère 
seule  avait  poussées  à  la  prostitution,  d'autres  y  avaient  été 
jetées  par  leurs  propres  parents  qui  les  exploitaient...  On 
peut,  à  Paris,  s'instruire  sur  toutes  les  conditions  sociales  de 
l'humanité,  et  de  près  et  sur  le  vif. 

Au  commencement  de  iSSg,  vint  à  Paris  un  individu  se 
disant  philanthrope,  et  qui  avait  fait,  disait-il,  un  livre  avec 
lequel  un  homme ,  même  complètement  illettré ,  pouvait 
tout  apprendre,  depuis  Va  h  c  jusqu'aux  plus  hautes  mathé- 
matiques. Il  passait  dans  les  casernes  et  faisait  descendre  tous 
les  soldats  dans  la  cour  et  leur  faisait  un  long  discours  au 
sujet  de  son  incomparable  livre,  qui  contenait  une  méthode 
merveilleuse  pour  tout  apprendre  sans  maître,  et  cela  jDresque 
pour  rien,  car  son  livre,  qui  renfermait  la  matière  de  plus  de 
dix  volumes,  il  le  donnait  aux  soldats  et  aux  marins,  dans  un 
but  philanthropique,  pour  la  modique  somme  de  cinq  francs 
payable  par  petites  fractions  de  vingt-cinq  centimes  par  prêt  : 
c'était  pour  rien.  Comment  pouvait-on  refuser  une  si  grande 
merveille?  J'en  pris  un,  bien  entendu,  et  beaucoup  d'autres 
firent  comme  moi,  même  parmi  ceux  qui  ne  savaient  pas  les 
premières  lettres  de  l'alphabet.  Il  y  avait  alors  dans  notre 
compagnie  un  nouveau  caporal  qui  avait  été  cassé  du  grade  de 


MÉMOIKES    D'UN    PAYSAN    lîAS-HRETON  GsS 

sergent-major;  il  avait  reçu,  me  disait-il,  une  forte  instruc- 
tion ;  il  prit  un  volume  qu'il  se  mit  à  parcourir  aussitôt  ;  mais 
le  soir  il  vint  me  trouver  et  me  dit  : 

—  Eli  bien,  es-tu  content  de  ton  livre? 

—  Ma  foi,  je  ne  sais  pas  trop.  11  y  a  beaucoup  de  choses 
dessus,  toujours. 

—  Beaucoup  d'imbécillités,  me  répondit-il  ;  ce  fameux 
J.  R...  est  un  farceur,  un  charlatan;  il  nous  a  volé  à  chacun 
cinq  francs;  celui  qui  veut  me  donner  cinquante  centimes,  je 
lui  donne  le  mien. 

En  effet,  tous  ceux  qui  savaient  quelque  chose  étaient  d'ac- 
cord pour  crier  au  charlatan,  au  voleur,  et  le  lendemain  le 
livre  était  offert  pour  une  goutte  :  beaucoup  avaient  déjà  com- 
mencé de  s'en  servir  pour  allumer  leurs  pipes  ou  pour  tout 
au  Ire  service. 


XIV 


LA    GUERRE     D'ITALIE 


Au  commencement  de  1869  aussi,  il  était  beaucoup  question 
de  guerre.  Le  caporal  dont  j'ai  parlé,  l'ex-sergent-major,  qui 
était  presque  un  savant,  s'intéressait  aux  choses  de  la  poli- 
tique. Il  était  riche  de  chez  lui  et  allait  souvent  dans  les 
grands  cafés,  oii  il  voyait  les  journaux.  Celui-là  m'assurait, 
vers  le  milieu  du  mois  de  mars,  que  la  guerre  était  immi- 
nente entre  l'Autriche  et  le  Piémont,  et  que  la  France  ne 
pouvait  manquer  d'intervenir  en  faveur  du  Piémont,  notre 
allié,  qui  nous  avait  donné  un  bon  coup  de  main  en  Crimée. 
Dans  les  premiers  jours  d'avril,  toute  l'armée  de  Paris  était 
convcKjuée  au  Champ  de  Mars  pour  une  grande  revue  de 
l'empereur  ;  on  disait  que  c'était  la  revue  de  départ. 

Notre  régiment  était  alors  au  fort  d'Ivry.  Il  y  avait  là  un 
aumônier,  qui  invitait  les  soldats  catholiques  à  faire  leurs 
Pâques.  Je  n'avais  pas  encore  renoncé  à  la  religion,  quoique 
les  charlataneries  que  j'avais  vues  à  Jérusalem  m'en  eussent 
presque   dégoûté.   Cet  aumônier,   qui  avait  l'air  d'un  vieux 


Q2^  LA    REVUE    DE    PARIS 

bonhomme,  avait  sa  chapelle  dans  une  casemale,  au  fond  du 
fort. 

Un  soir  après  la  soupe,  j'allai  me  promener  de  ce  côté  ;  je 
voyais  beaucoup  de  soldais  entrer  el  sortir  de  la  chapelle. 
J'entrai  aussi,  avec  un  sentiment  partagé  entre  la  piété  et  la 
curiosité:  plus  de  curiosité  que  de  piété,  je  crois.  Je  pris  un 
livre  et  me  cachai  dans  un  coin,  et  lorsque  tout  le  monde 
fut  parti,  j'entrai  dans  le  confessionnal.  Je  racontai  brièvement 
mon  histoire  et  mon  voyage  k  Jérusalem,  oii  j'avais  vu  les 
choses  tout  au  contraire  des  pèlerins. 

L'aumônier  commença  par  me  taxer  d'impiété;  il  me  dit  que 
je  n'avais  pas  le  sens  commun,  que  j'étais  possédé  par  le  démon 
de  l'orgueil  et  de  la  vanité,  que  de  plus  grands  esprits  que  moi 
avaient  vu  Jérusalem  et  y  avaient  vu  les  choses  telles  qu'elles 
sont  et  telles  qu'elles  doivent  être  suivant  l'esprit  des  Écritures. 
Puis  il  me  noya  sous  un  déluge  de  phraséologie,  et  finit  par 
me  dire  que  nous  allions  bientôt  partir  pour  la  guerre,  que 
l'homme  était  mortel  et  que,  sur  le  champ  de  bataille,  cette 
mort  pouvait  arriver  instantanément,  sans  vous  donner  le 
temps  de  confesser  vos  péchés  et  de  demander  pardon  k  Dieu, 
et  qu'au  lieu  de  recevoir  une  mort  on  en  recevrait  deux  :  la 
mort  du  corps  et  la  mort  de  l'âme  ;  il  fallait  donc  se  tenir 
toujours  prêt  si  l'on  voulait  sauver  au  moins  cette  âme,  et  que 
d'abord,  pour  être  bon  soldat  et  bon  patriote,  il  fallait  com- 
mencer par  être  bon  chrétien.  Et  sans  me  laisser  faire  aucune 
observation,  il  me  dit  :  ce  Je  vois,  mon  ami,  que  vous  avez 
du  repentir,  que  le  démon  de  l'orgueil  vous  abandonne  enfin. 
Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  je  vous  donne 
l'absolution;  allez  et  que  Dieu  soit  avec  vous.  » 

Si  M.  l'aumônier  ne  m'avait  pas  entièrement  convaincu 
de  l'efficacité  et  de  la  nécessité  du  christianisme  sur  les 
champs  de  bataille,  —  puisque  l'Evangile  défend  absolument 
de  verser  le  sang,  — du  moins  il  m'apprenait  ce  que  je  tenais 
le  plus  k  savoir  :  c'était  que  nous  allions  bientôt  partir  pour 
l'Italie.  Et  en  effet,  quelques  jours  après,  on  vint  nous  dire, 
un  matin,  de  tenir  nos  tuniques  et  nos  shakos  prêts  k  être  ver- 
sés au  magasin,  que  le  bataillon  allait  partir  le  soir  même 
pour  la  gare  de  Lyon.  Une  immense  exclamation  de  joie 
retentit  dans  toutes  les  chambrées.  Chacun  s'empressa  de  pré- 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  625 

parer  sa  tunique  et  son  shako  pour  le  magasin,  puis  de  faire 
son  sac  en  jetant  de  côté  tous  les  chiffons,  brosses  et  bibelots 
superflus,  inutiles  pour  le  soldat  en  campagne. 

A  deux  heures  environ ,  nous  quittions  le  fort  d'Ivry,  mu- 
sique en  tête,  jouant  la  Marseillaise .  Une  multitude  de  Pari- 
siens venus  jusqu'à  la  porte  du  fort  suivait,  sur  les  flancs  de  la 
colonne,  en  chantant  la  Marseillaise  ou  le  Chant  du  Départ. 
Le  long  de  la  route,  des  enfants,  des  femmes  et  des  vieillards 
nous  jetaient  des  fleurs  par-dessus  la  tête,  d'autres  suivaient  la 
colonne  avec  des  branches  de  laurier;  il  y  en  avait  qui  avaient 
arrache  des  plants  tout  entiers  qu'ils  portaient  avec  peine  ; 
des  vieux,  marchant  avec  des  bâtons  et  des  béquilles,  et  por- 
tant fièrement  la  médaille  de  Sainte-Hélène,  brandissaient  leurs 
chapeaux  ou  leurs  mouchoirs  au  bout  de  leurs  béquilles  en 
criant  de  toute  la  force  de  leurs  poumons  :  Vive  l'empereur  ! 
Vive  la  jeune  armée  d Italie!  Courage,  les  enfants!  vous  allez 
cueillir  de  nouveaux  lauriers  oà  vos  pères  en  ont  déjà  cueilli  ! 
Tous  ces  gens  avaient  des  larmes  de  joie  dans  les  yeux  et  moi 
j'en  avais  autant.  Nous  eûmes  mille  peines  à  traverser  les 
flots  humains  qui  se  trouvaient  depuis  la  barrière  de  Fontai- 
nebleau jusqu'à  la  gare  de  Lyon  ;  ils  allaient  toujours  s'épais- 
sissant,  et  les  cris,  les  chameaux,  les  mouchoirs  de  plus  en 
plus  en  plus  frémissants. 

Nous  finîmes  par  arriver  à  la  gare  oii  les  wagons  nous 
attendaient.  En  moins  d'un  quart  d'heure,  nous  y  étions  ins- 
tallés, pressés  à  peu  près  comme  des  sardines.  Bientôt  le 
coup  de  sifflet  se  fît  entendre  et  nous  voilà  en  marche.  Mais, 
quelques  instants  après  le  train  s'arrêta  et  on  cria  :  Tout  le 
monde  à  terre  et  sac  au  dos!  Une  fois  tout  le  monde  à  terre, 
on  fit  par  le  flanc  droit  et  nous  marchâmes  vers  une  gare  oii 
je  vis  bientôt  Melun.  Nous  traversâmes  la  gare  et  nous  en- 
trâmes en  ville. 

On  nous  conduisit  dans  un  vieux  couvent  qui  servait  de 
caserne.  Qu'est-ce  que  ça  voulait  dire  ?  Nous  nous  croyions 
en  route  pour  l'Italie  et  voilà  qu'on  nous  débarquait  à  quel- 
ques lieues  de  Paris!  Tout  le  monde  demandait  pourquoi, 
mais  personne  ne  pouvait  répondre.  Le  lendemain,  cependant, 
mon  collègue,  l'ex- sergent-major,  m'expliqua  la  chose.  Notre 
tour  n'était  pas  encore  venu.  La  garde  impériale  devait  partir 

i"  Février  igoS.  12 


626  LA    REVLE    DE    PARIS 

avant  nous.  Seulement,  on  avait  voulu  faire  sur  nous  un 
essai,  pour  savoir  en  combien  de  temps  un  bataillon,  surpris 
inopinément,  pouvait  être  embarqué  en  chemin  de  fer.  L'ex- 
plication me  parut  assez  plausible. 

Quoi  qu'il  en  soit,  beaucoup  de  soldats  n'étaient  pas  fâchés 
de  ce  temps  d'arrêt  qui  leur  donnerait  le  temps  d'écrire  et 
d'adresser  un  dernier  adieu  à  leurs  parents,  de  leur  demander 
quelques  sous  s'il  y  en  avait,  pour  boire  encore  quelques  bou- 
teilles et  quelques  petits  verres  à  la  santé  des  amis  et  de  la 
France  qu'on  ne  reverrait  peut-être  plus.  Il  y  en  eut  plus 
d'un,  certes,  qui  ne  les  a  pas  revus,  ni  ses  parents  ni  la  France. 
Moi,  qui  n'avais  plus  de  parents  à  qui  écrire  ni  d'argent  à 
demander  à  personne,  j'allai  chez  un  libraire  chercher  une 
petite  grammaire  française  et  italienne  que  je  pourrais  mettre 
dans  ma  poche.  Je  fus  servi  à  souhait  pour  un  franc  cinquante 
centimes.  J'étais  plus  heureux  de  mon  acquisition  que  ceux 
qui  recevaient  de  chez  eux  des  trente  et  des  cinquante  francs, 
qui  furent  dépensés  en  bamboche.  Moi,  je  me  mis  à  étudier 
ma  petite  grammaire  et  je  vis  bientôt  que  la  langue  italienne 
était  plus  facile  à  apprendre  que  la  langue  française.  En  effet, 
les  mots  de  cette  langue  n'ont  en  tout  que  quatre  terminai- 
sons :  o  pour  le  masculin  singulier,  i  pour  le  pluriel,  a  pour 
le  féminin  singulier  et  e  pour  le  pluriel.  C'est  une  langue 
entre  le  latin  et  le  français.  Je  comptais  bien  en  apprendre 
assez  du  moins  pour  dire  bonjour^  demander  de  l'eau  et  du 
pain  en  arrivant  en  Italie. 

Les  régiments  de  la  garde  ne  tardèrent  pas  à  partir.  Tous 
les  jours  et  même  toutes  les  nuits,  on  voyait  passer  des  trains 
d'une  longueur  inusitée.  On  entendait  des  cris  et  des  chants, 
et  l'on  voyait  voler  des  bouteilles  vides  k  travers  les  portières, 
dans  les  talus  de  la  voie,  lesquels  ont  dû  être,  pendant  cette 
période,  remplis  de  bouteilles  depuis  Paris  jusqu'à  Marseille. 
Enfin  notre  tour  vint  de  reprendre  notre  marche,  si  joyeuse- 
ment commencée.  Le  i5  mai,  si  je  ne  me  trompe,  nous 
remontions  dans  le  train  qui  nous  conduisit  cette  fois  jusqu'à 
Aix-en-Provence,  sans  s'arrêter,  sinon  dans  quelques  grandes 
gares  pour  laisser  passer  d'autres  trains  qui  all.aient  plus  vite 
que  le  nôtre. 

D'Aix,  nous  fîmes  la  route  à  pied  jusqu'à  Toulon,  oià  nous 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  627 

arrivâmes  le  22  mai.  Là,  le  général  Uhlricli,  notre  général 
de  division,  nous  adressa  son  discours  d'entrée  en  cam- 
pagne. Après  nous  avoir  parlé  météorologie  et  climatologie, 
il  nous  parla  de  la  baïonnette  qui  était  toujours  l'arme  ter- 
rible des  soldats  français  ;  il  ne  doutait  pas  un  seul  instant 
de  l'énergie  et  du  courage  de  ses  hommes  ;  mais  ce  qu'il  crai- 
gnait, c'est  que  nous  puissions  nous  laisser  entraîner  par 
l'enthousiasme,  par  un  trop  grand  élan,  par  la /«/'m  française, 
à  laquelle  rien  ne  résiste.  Nous  devions  faire  partie  du 
5®  corps,  commandé  par  le  prince  Napoléon,  surnomme  plus 
tard  le  prince  Plonplon.  Celui-là  aussi  nous  fit  un  discours, 
mais  d'un  autre  genre.  Il  dit  d'abord  que  l'empereur  l'avait 
appelé  à  l'honneur  de  nous  commander,  puis  que  beaucoup 
d'entre  nous  étaient  ses  camarades  de  Crimée,  de  l'Aima  et 
d'Inkermann,  que  nous  allions  entrer  dans  le  pays  qui  fut 
le  berceau  de  la  civilisation  antique  et  de  la  régénération 
moderne,  que  nous  aUions  délivrer  un  peuple  de  ses  domi- 
nateurs, de  ses  éternels  ennemis,  qui  étaient  aussi  les  ennemis 
de  la  France  ;  il  termina  par  les  cris  de  :  Vive  V empereur! 
Vive  la  France  !  Vive  V indépendance  italienne  ! 

Le  23  mai,  nous  nous  embarquions  de  bon  matin  et,  le  2/i, 
nous  arrivions  à  Livourne.  Le  port  était  rempli  de  bateaux  et 
de  navires  qui  disparaissaient  entièrement  sous  les  drapeaux, 
les  oriflammes  et  les  lanternes  multicolores.  Nous  fûmes 
conduits  à  terre  dans  de  grands  chalands.  En  arrivant  au 
quai,  il  y  avait  deux  jeunes  filles,  ou  plutôt  deux  anges, 
qui  nous  donnaient  le  bras  pour  nous  aider  à  mettre  pied  à 
terre;  ensuite,  nous  passions  entre  deux  haies  déjeunes  filles 
qui  nous  donnaient  des  fleurs  et  des  cigares.  Notre  chemin 
était  couvert  de  lauriers  et  de  fleurs.  Les  maisons  disparais- 
saient sous  des  lapis  de  toutes  couleurs,  les  fenêtres  et  les 
balcons  étaient  pleins  de  drapeaux  tricolores,  français  et  italiens, 
entrecroisés ,  de  couronnes  de  fleurs  et  d'énormes  branches 
de  lauriers.  Les  hommes,  les  femmes,  les  enfants  se  dressaient 
sur  la  pointe  des  pieds,  en  agitant  des  mouchoirs  et  des  cha- 
peaux et  en  criant  de  toute  la  force  de  leurs  poumons  :  Viva 
Napoleone  !  Viva  Vittorio  Emanuele  !  Viva  la  Francia  !  Viva 
ritalia  !  Viva  i  soldati  francesi,  nostri  Uheratori  ! 

Des  couronnes,  des  fleurs  effeuillées,  des  feuilles  de  laurier 


628  LA    REVUE    DE    PARIS 

nous  inondaient  a  chaque  pas,  toujours  accompagnées  d'ac- 
claraalions,  de  cris,  de  baltemenls  de  mains  et  d'agilalions 
frénétiques.  Toutes  les  cloches  étaient  en  branle  et  les  musi- 
ques de  la  ville,  qui  nous  conduisaient  à  notre  campement, 
entonnaient  la  Marseillaise  française  et  la  Marseillaise  italienne, 
coupées  parfois  par  l'air  de  la  reine  Hortense.  J'ai  lu  des  contes 
des  Mille  et  une  niiils,  des  scènes  de  la  mythologie  grecque, 
des  contes  de  fées,  et  j'ai  vu  jouer  de  grandes  féeries  sur  le 
théâtre  ;  mais  tout  cela  n'était  que  des  enfantillages  auprès  de 
la  scène  grandiose  et  de  l'enthousiasme  indescriptible  que 
nous  offrait  ce  jour-là  la  belle  ville  de  Livourne.  Il  faut  avoir 
assisté  à  de  semblables  élans  d'enthousiasme  et  d'exaltation 
patriotique,  pour  comprendre  ce  qu'est  un  peuple  dans  les 
fers  et  qui  a  soif  de  liberté. 

Le  lendemain  malin,  nous  quittâmes  Livourne  en  chemin 
de  fer.  Nous  étions  debout  et  sac  au  dos,  dans  des  wagons 
découverts.  Le  trajet,  du  reste,  ne  devait  pas  durer  longtemps, 
car  le  train  ne  nous  conduisait  que  jusqu'à  Pise,  à  environ 
vingt  kilomètres  seulement  de  Livourne.  La  gaieté  régnait  dans 
les  trains;  nous  avions  bien  bu  et  bien  mangé  la  veille  et  le 
matin  avant  de  partir;  nos  casquettes  et  nos  boutonnières  étaient 
pleines  de  ileurs,  nos  poches  pleines  de  cigares,  et  chacun  se 
flattait  d'avoir  embrassé  la  plus  belle  fille  de  Livourne.  En 
débarquant  à  Pise,  les  mêmes  scènes  recommencèrent  ;  les 
cloches  étaient  depuis  longtemps  en  branle;  la  musique  nous 
attendait  à  la  gare.  A  l'arrêt  du  train,  elle  entonne  la  Marseil- 
laise, puis  se  met  à  notre  tête  pour  nous  faire  traverser  la  ville, 
sur  un  tapis  de  fleurs  et  sous  un  déluge  de  couronnes,  de 
bouquets  et  de  ileurs  effeuillées.  Les  acclamations,  les  cris,  les 
trépignements  des  jeunes  filles,  toujours  aux  premiers  rangs 
avec  des  corbeilles  de  fleurs  et  de  cigares,  les  agitations  de 
chapeaux  et  de  mouchoirs,  c'étaient  les  mêmes  scènes  de 
transport  et  d'élans  frénétiques  qu'à  Livourne. 

Nous  ne  nous  arrêtâmes  pas  à  Pise.  Nous  devions  aller,  ce 
jour-là,  coucher  à  Pistoia.  En  sortant  de  Pise,  on  remarque 
au  bord  de  la  route  la  fameuse  colonne  penchée,  considérée 
comme  une  des  merveilles  du  monde  :  elle  n'a- cependant  rien 
de  merveilleux  que  sa  forme  colossale  et  sa  position  inclinée 
qui  ferait  croire  aux  ignorants  qu'elle  va  tomber,  quoiqu'elle 


MEMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  G29 

soit  dans  cette  position  depuis  plus  de  deux  mille  ans.  Elle 
prouve  que  les  Romains  connaissaient  bien  les  lois  de  l'équi- 
libre des  corps. 

La  musique  de  Pise  nous  accompagna  jusqu'à  ce  que  la 
musique  ou  plutôt  deux  musiques  de  Pistoia  vinssent  nous 
prendre.  La  route,  comme  les  rues  de  Livourne  et  de  Pise, 
était  couverte  de  fleurs;  des  paysans  et  des  paysannes  venus 
de  très  loin,  sans  doule,  formaient  deux  haies  aux  abords. 
A  chaque  instant,  nous  passions  sous  des  arcs  de  triomphe 
tout  faits  de  fleurs,  de  lauriers  et  de  couronnes.  Plus  loin, 
c'était  une  chapelle  où  deux  ou  trois  prêtres  chantaient  des 
Te  Deiim  et  des  Alléluia,  en  nous  lançant  des  bouffées  d'en- 
cens. Des  jeunes  gens,  des  gamins  même,  demandaient  nos 
sacs  et  nos  fusils  à  porter. 

Nous  entrâmes  à  Pistoia  au  milieu  des  mêmes  scènes  déli- 
rantes et  indescriptibles  que  la  veille  à  Livourne.  Les  haies 
étaient  toujours  formées  par  une  multitude  déjeunes  filles  aux 
cheveux  bruns,  avec  des  yeux  noirs,  des  joues  de  grenade,  des 
lèvres  de  roses,  —  des  anges!  Aucun  paradis,  pas  même  celui 
de  Mahomet,  ne  doit  en  contenir  de  semblables,  car  ils  ne 
peuvent  pas,  ces  anges  célestes,  dans  ces  immenses  déserts, 
avoir  des  mouvements  de  transport,  d'enthousiasme,  de  délire 
patriotique  comme  ces  anges  terrestres  de  la  belle  Toscane, 
qui  étaient  prêts  ù  offrir  leurs  cœurs  et  leur  sang  pour  la 
liberté  de  leur  patrie.  En  passant  entre  ces  haies  blanches  et 
mobiles,  j'avais  toujours  les  larmes  aux  yeux  ;  en  traçant  ces 
lignes,  mes  larmes  coulent  encore. 

A  Pistoia,  nous  fûmes  logés  dans  une  église  oii  il  y  avait 
de  la  paille  fraîche  à  discrétion,  mais  nous  eûmes  à  peine  le 
temps  de  mettre  nos  sacs  à  terre,  que  nous  fûmes  enlevés 
pour  ainsi  dire  et  transportés  dans  des  maisons  particulières 
ou  dans  des  cafés  et  restaurants,  par  les  gens  de  la  ville. 
Je  fus  entraîné  ou  plutôt  porté  par  deux  jeunes  gens  dans  un 
grand  établissement,  où  il  y  avait  déjà  au  moins  la  moitié  des 
hommes  du  bataillon  rangés  en  cercles  autour  des  tables  com- 
munes, toutes  couvertes  de  victuailles  et  de  boissons  chaudes  et 
froides.  Mes  deux  jeunes  gens  portaient  des  képis  de  soldats  ; 
ils  venaient  de  s'engager  volontaires  dans  l'armée  toscane, 
commandée  par  le  général  Ulloa,   qui  était  lui-même  placé 


63o 


LA    REVUE    DE    l'AUIS 


SOUS  les  ordres  du  prince  Napoléon.  On  mangeait  et  on  buvait 
fort,  chaud  ou  froid;  chacun  prenait  ce  qui  lui  plaisait.  Les 
cris  et  les  vivats  se  faisaient  entendre  autour  de  toutes  les 
tables.  Chacun  criait  et  parlait  dans  sa  langue,  on  se  com- 
prenait tous,  ou  du  moins  on  croyait  se  comprendre. 

Moi,  j'essayai  de  voir  si  ma  petite  grammaire  avait  porté 
les  fruits  que  j'en  attendais.  J'écoutais  parler  les  Italiens,  et 
je  m'aperçus  avec  plaisir  que  je  comprenais  beaucoup  de 
mots,  quand  on  ne  parlait  pas  trop  vite.  J'entendais  les  Tos- 
cans qui  disaient  :  «  Oui,  les  amis,  vous  êtes  nos  frères,  plus 
que  nos  frères,  nos  sauveurs!  »  Et  les  Français  qui  répon- 
daient :  c<  Oh!  oui,  il  est  bon,  ce  vin  et  surtout  ce  punch. 
Nous  n'avons  jamais  rien  bu  de  si  bon  en  France.  »  Les 
autres  reprenaient  :  ce  Nous  allons  aussi  combattre  avec  vous 
et  à  côté  de  vous  pour  chasser  le  maudit  Tudesque,  qui  nous 
asservit  depuis  si  longtemps.  »  Le  Français  répondait  :  «  Oui, 
sûr,  qu'elles  sont  belles,  les  filles  de  la  Toscane  :  on  dirait 
des  anges  tombés  du  ciel.  »  Mais  tout  ça  était  confondu,  noyé 
par  les  cris  de  :  Viva  la  Francia!  Viva  Cltalia!  Viva  Vindepen- 
denza!  Viva  la  Uhertà!  Viva  i  soldali  francesil  Viva  l  nostri 
salvatori  et  viva  tutti  ! 

Depuis  longtemps,  je  cherchais  à  placer  quelques  mots 
italiens  pour  voir  si  l'on  m'aurait  compris:  bientôt  j'en  trouvai 
l'occasion.  Un  homme,  assis  à  notre  table  et  qui  paraissait 
avoir  une  certaine  influence  sur  ses  compatriotes,  se  lève  et 
en  tendant  son  verre  pour  trinquer  à  la  française  dit  :  Alla 
Francia,  ai  sui  fanciulli  i-alorosi.  A  tout  hasard,  je  répondis  : 
AU' independenza  italiana,  alla  sua  unione  ed  alla  sua  liberlà! 
Ce  fut  alors  un  tonnerre  d'exclamations  et  de  vivats;  je  fail- 
lis être  étouffe  ;  tout  le  monde  voulait  m'embrasser  et  me 
serrer  les  mains  :  tous  affirmaient  que  je  parlais  l'italien  à 
merveille. 

Je  fus  écrasé  sous  des  flots  de  discours  et  de  questions  aux- 
quels je  ne  comprenais  plus  rien,  tellement  ils  étaient  nom- 
breux, variés  et  précipités.  Heureusement,  la  nuit  s'avançait 
et  le  sommeil  de  la  fatigue  et  du  vin  commençait  à  nous 
gagner.  Je  priai  mes  deux  amis  qui  m'avaient  porté  là  de 
me  montrer  le  chemin  pour  aller  à  l'église  me  reposer  dans 
la  paille.  En  traversant  les  rues  et  la  place,  j'étais  aveuglé 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  63 1 

par  les  flots  de  lumière  qui  jaillissaient  des  milliers  de  becs  de 
gaz  et  des  lanternes  vénitiennes. 

A  l'église  même,  les  cierges  et  les  candélabres  étaient  allu- 
més. Aussitôt  que  j'eus  trouvé  mon  sac,  je  posai  ma  tête  des- 
sus et,  le  corps  allongé  dans  la  paille,  j'étais  bientôt  plongé 
dans  des  rêves  charmants  ou  terribles  :  je  voyais  d'abord  des 
Heurs,  des  couronnes,  des  arcs  de  triomphes,  des  jeunes  filles 
tendant  des  bras  amoureux  et  suppliants,  puis  des  montagnes, 
de  larges  fleuves,  d'immenses  colonnes  de  troupes  marchant 
les  unes  contre  les  autres ,  des  feux  de  tirailleurs,  des 
feux  de  deux  rangs,  des  feux  de  peloton,  des  charges  à  la 
baïonnette,  des  charges  de  cavalerie,  des  boulets  et  des  volées 
de  mitrailles  se  croisant  dans  les  airs,  des  femmes,  des  enfants, 
des  vieillards  épouvantés  et  courant  de  tous  côtés,  des  champs 
de  blés  ou  de  maïs  et  des  vignes  écrasés  et  piétines,  des  arbres 
tordus  et  brisés,  des  maisons  en  flammes,  la  terre  jonchée  de 
cadavres,  de  blessés  et  de  mourants. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  rêves  que  j'entendis  les  tambours, 
clairons  et  musique  sonnerie  réveil.  Aussitôt  je  me  levai  et  je 
regardai  autour  de  moi  pour  voir  si  tous  mes  hommes  se  trou- 
vaient présents.  Ils  y  étaient,  en  effet,  couchés  pêle-mêle  et  en 
travers,  les  uns  sur  les  autres.  Les  officiers,  qui  avaient  sans 
doute  passé  une  belle  nuit  à  Pistoia,  furent  assez  étonnés  de 
voir  que  tous  les  hommes  se  trouvaient  sur  les  rangs  pour  le 
départ. 

Il  y  avait  une  raison  à  cela  :  c'est  que  les  soldats  d'alors, 
presque  tous  plus  ou  moins  anciens,  étaient  tellement  iden- 
tifiés avec  leurs  sacs,  leurs  fusils  et  leurs  cartouches,  que, 
quand  ils  ne  les  avaient  pas  sur  eux  ou  autour  d'eux,  ils  se 
croyaient  perdus  et,  même  au  milieu  de  l'ivresse,  ils  y  pen- 
saient toujours,  surtout  en  présence  de  l'ennemi.  J'ai  vu 
parfois  arriver  au  camp  des  groupes  ivres,  se  traînant  à  peine, 
mais  aussitôt  qu'ils  avaient  trouvé  leurs  sacs  et  leurs  fusils, 
ils  se  tenaient  raides  comme  des  piquets,  prêts  à  la  marche 
ou  au  combat,  comme  les  vieux  chevaux  de  cavalerie  qu'on 
voyait  attachés  au  piquet  la  tête  basse  et  les  jambes  fléchis- 
santes, mais  qui,  aussitôt  qu'ils  sentaient  le  cavalier  en  selle 
et  qu'ils  entendaient  la  trompette,  se  redressaient  sur  les 
jambes  et  relevaient  la  tête,  prêts  à  pousser  la  charge. 


632 


LA    REVUE    DE    PARIS 


XV 


FLEURS    ET    LAURIER  1 


De  Tistoia,  nous  pouvions  aller  en  un  jour  k  Florence, 
mais  on  nous  fit  faire  un  petit  détour  et  même  deux.  Enfin, 
le  27  mai,  nous  fîmes  notre  entrée  triomphale  dans  la  capi- 
tale de  la  Toscane  que  le  grand-duc  avait  quittée  depuis 
quelques  jours  avec  sa  garde  autrichienne.  Il  est  inutile  de 
dire  que,  là  comme  à  Livourne,  à  Pise  et  h  Pistoia,  les 
ovations,  les  transports  d'enthousiasme  éclataient  sur  notre 
passage.  Nous  allâmes  camper  dans  les  jardins  et  les  parcs 
du  palais  grand-ducal.  Le  i/i*^  chasseurs  à  pied  et  le  i8''  de 
ligne  arrivèrent  le  même  jour,  venant  par  d'autres  roules. 
Toute  la  première  brigade  se  trouvait  alors  réunie  à  Flo- 
rence; la  deuxième  brigade,  80^  et  82®,  devait  rester  à  Pistoia. 
Le  lendemain,  je  me  trouvais  de  planton  chez  le  général  qui 
était  installé  dans  un  palais  sur  la  grande  place.  Là,  j'ai  pu 
assister  à  une  scène  plus  délirante  encore,  si  c'est  possible. 

Le  prince  Jérôme,  venu  de  Livourne  par  le  train,  faisait 
son  entrée  triomphale  dans  la  cité  florentine,  monté  sur  un 
beau  cheval  blanc,  semblable  à  celui  de  son  oncle.  Les  mai- 
sons bordant  les  rues  par  où  il  devait  passer  étalent  décorées 
des  plus  riches  tapis  et  de  trophées  aux  armes  de  France  et 
d'Italie  ;  tous  les  balcons  étaient  chargés  de  lauriers,  de  bou- 
quets et  de  couronnes;  des  jeunes  filles  tenaient  à  la  main  de 
grandes  corbeilles  de  fleurs  effeuillées.  J'étais  bien  placé  pour 
voir  celte  scène  féerique;  je  me  trouvais  à  une  croisée  qui 
faisait  face  à  la  rue  par  où  le  prince  devait  déboucher  sur 
la  place. 

Mais  ici  ma  plume  est  impuissante  à  décrire  ce  que  mes 
yeux  ont  vu  ou  ont  cru  voir,  car  l'éblouissement  de  la 
scène  et  les  larmes  qui  me  coulaient  des  yeux  me  faisaient 
peut-être  voir  double  ou  voir  des  choses  qui,  en  réalité, 
n'existaient  pas.  Quoi  qu'il  en  soll,  depuis  l'instant  où  le 
prince  parut  au  bout  de  la  rue,  je  ne  le  revis  plus  jusqu'à  ce 
qu'il  fût  arrivé  sur  la  place,  car  tout  le  long  de  la  rue,  lui  et 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BJIETON  G33 

son  cheval  furent  complètement  inondés  sous  un  déluge  de 
fleurs,  de  bouquets  et  de  couronnes;  il  marchait  lentement; 
son  cheval  était  comme  figé  dans  une  mer  de  jeunes  filles,  ou 
plutôt  d'anges  et  de  chérubins.  Quand  il  apparut  enfin  sur  la 
place,  quatre  ou  cinq  jeunes  filles  se  cramponnaient  contre 
la  tête  du  cheval,  deux  ou  trois  autres  de  chaque  côté  s'accro- 
chaient aux  clriers  et  aux  bottes  du  prince;  quand  elles  les 
avaient  tenus  un  moment,  d'autres  prenaient  leurs  places  : 
plusieurs  avaient  leurs  crinolines  à  traîne  déchirées  par  les 
pieds  du  cheval,  mais  elles  ne  s'en  souciaient  guère.  Je  fus 
détourné  de  ce  spectacle  délirant  par  le  secrétaire  du  général 
qui  vint  me  donner  une  dépêche  pour  mon  colonel.  Je  fus 
presque  content  de  m'en  aller,  car  ce  spectacle  me  faisait 
réellement  souffrir,  souffrir  de  joie  et  de  bonheur;  j'avais  le 
devant  de  ma  capote  tout  mouillé  par  les  larmes  qui,  malgré 
moi,  ne  cessaient  de  couler  en  torrent  continu  de  mes  yeux. 

Nous  devions  rester  en  Toscane,  en  attendant  que  les  évé- 
nements de  la  guerre  se  dessinassent  dans  les  plaines  de  la 
Lombardie.  Nous  allions  faire  des  reconnaissances,  quelque- 
fois très  loin  de  Florence;  mais  d'ennemis,  on  n'en  voyait 
pas.  Je  me  demandais  souvent  ce  que  nous  faisions  là.  J'avais 
bien  lu  un  discours  du  prince  Napoléon,  affiché  sur  les  murs 
de  la  ville  et  adressé  au  peuple  toscan,  dans  lequel  il  disait 
qu'il  n'était  en  Toscane  que  pour  protéger  le  duché  contre 
une  invasion  probable  des  Autrichiens,  qu'il  n'avait  pas  à 
s'occuper  des  questions  politiques  ni  à  s'immiscer  dans  les 
affaires  administratives.  Les  opérations  militaires,  jusque-là, 
n'avaient  consisté  pour  nous  qu'à  marcher  sur  des  fleurs  et  à 
passer  sous  des  arcs  de  triomphe,  l'arme  sur  l'épaule  droite. 
Ce  qui  me  chagrinait,  c'est  que  je  ne  savais  pas  au  juste  où 
nous  nous  trouvions,  à  quelle  distance  nous  étions  des  armées 
alliées;  mes  connaissances  géographiques  étaient  insuffisantes. 

Un  jour,  me  promenant  dans  la  ville  et  regardant  les  beaux 
monuments,  j'aperçus  un  vieux  libraire  assis  devant  sa  porte  et 
lisant  un  journal;  j'entre  chez  lui  et  je  lui  demande  s'il  n'avait 
pas  de  cartes  du  théâtre  de  la  guerre. 

—  Si,  me  dit-il,  j'en  ai  une  quantité.  Je  demande  le  prix: 

—  C'est  un  franc  cinquante,  mais,  pour  les  soldats  fran- 
çais, je  les  donne  pour  rien. 


634  LA.    REVUE    DE    PARIS 

Puis  il  me  demande  si  je  n'avais  pas  soif.  Je  fis  une  petite 
grimace  qui  voulait  dire  si  :  «  Passons  de  l'autre  côté  »,  me 
dit-il.  Il  fit  apporter  un  fiascho  di  vino  vecchio  et  deux  grands 
verres,  et,  quand  nous  eûmes  bu  notre  premier  verre,  il  me 
dit  : 

—  Mais  on  dirait  que  vous  êtes  un  Toscan,  en  vous  enten- 
dant parler  notre  langue. 

—  Non,  monsieur,  j'en  suis  loin,  je  suis  Breton. 

—  Et  où  avez-vous  appris  à  parler  si  bien  l'italien. 

—  Voici,  monsieur,  mon  professeur  que  je  tiens  à  peu  près 
depuis  trois  semaines  (en  lui  montrant  ma  petite  grammaire 
que  j'avais  dans  ma  poche).  Ce  serait  étonnant,  si  je  parlais 
bien  l'italien,  que  je  ne  parle  que  depuis  quelques  jours;  il  y 
a  cinq  ans  que  je  cherche  à  apprendre  le  français,  et  je  ne  le 
sais  pas  encore;  il  est  même  probable  que  je  ne  le  saurai 
jamais. 

—  Le  français,  je  ne  sais  pas  comment  vous  le  parlez, 
mais,  pour  sûr,  vous  parlez  fort  bien  l'italien. 

—  Compliments  et  éloges  à  part,  puisque  nous  nous  com- 
prenons, je  désirerais  savoir  comment  et  pourquoi  nous 
sommes  ici. 

—  Oh!  c'est  bien  simple,  dit-il,  si  vous  n'étiez  pas  ici  en 
ce  moment,  les  Autrichiens  y  seraient  et  ils  auraient  pillé, 
dévalisé  et  ravagé  toute  notre  belle  et  riche  province.  Le 
grand-duc  est  parti  d'ici  avec  ses  Autrichiens  dans  l'intention 
d'y  revenir  avec  une  grande  armée,  de  concert  avec  son  con- 
frère de  Modène  ;  mais  lorsqu'il  a  appris  qu'une  armée  fran- 
çaise allait  débarquer  à  Livourne,  il  s'est  tenu  coi.  Nous 
avons  bien  nos  jeunes  volontaires,  commandés  par  le  général 
Ulloa,  qui  gardent  les  principaux  passages  par  où  l'ennemi 
devait  envahir  le  pays.  Mais  ces  jeunes  gens,  quoique  pleins 
d'élan  patriotique  et  brûlant  d'amour  pour  l'indépendance 
et  la  liberté,  n'auraient  jamais  pu  arrêter  ces  barbares  et  cruels 
Tudesques. 

Il  déploya  une  carte,  puis  continua  : 

—  Je  crois  que  vous  resterez  par  ici  jusqu'aux  événements 
qui  doivent  se  produire  sur  les  bords  du  Tessin.  Il  s'est  livré 
déjà  deux  petits  engagements  :  un  à  Montebello,  et  l'autre  à 
Palestro.  En  ce  moment,  les  trois  armées  sont  en  présence  sur 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN'    BAS-BRETON  635 

les  deux  rives  du  Tessin  :  c'est  là  que  va  se  décider  bientôt  le 
sort  de  l'Italie.  Si  les  Autrichiens  sont  battus,  ce  dont  je  suis 
presque  certain,  ils  seront  obligés  d'évacuer  Milan  et  de  se 
retirer  sur  l'Adda  ou  sur  le  Mincio,  et  alors  nous  n'aurons 
plus  rien  à  craindre  ici,  car  l'armée  de  Mantoue,  que  nous 
craignions,  aura  assez  à  faire  sur  la  rive  gauche  du  Pô  et  ne 
cherchera  pas  à  passer  sur  la  rive  droite.  Alors  vous  serez 
probablement  appelés  à  passer  les  Apennins  pour  vous  joindre 
aux  armées  alliées  de  l'autre  côté  du  Pô. 

Ceci  se  passait  le  3  juin.  Le  lendemain  au  soir,  après  dix 
heures,  lorsque  nous  étions  tous  couchés  sous  nos  tentes,  j'en- 
tendis un  bruit  épouvantable  du  côté  de  la  ville;  j'allais  m'en- 
dormir;  mais  à  ce  bruit  je  sors  de  la  tente,  les  yeux  à  moitié 
fermés:  en  regardant  du  côté  de  la  ville,  je  crus  qu'elle  était 
tout  en  feu  :  je  voyais  partout  de  grandes  lueurs  multicolores. 
J'attrape  ma  capote  et  je  file  au  pas  de  course  vers  ce  que  je 
prenais  pour  un  incendie,  sans  m'occuper  si  le  camp  était 
consigné  ou  non.  En  arrivant  sur  la  place,  je  fus  saisi  à  plein 
corps,  par  un  individu  qui  me  souleva  de  terre  en  m'em- 
brassant  et  criant  avec  des  larmes  dans  les  yeux  et  dans  la 
voix  :  Viva  la  Francia  I  Viva  i  soldat i  francesi  !  un  autre  en 
fit  autant,  puis  un  troisième.  Je  pensais  être  étouffé.  J'avais 
beau  demander  ce  qu'il  y  avait,  on  ne  me  répondait  que  par 
une  kyrielle  de  vivais. 

Des  bandes  parcouraient  la  ville  avec  des  torches  et 
d'énormes  flambeaux,  accompagnant  des  musiques  qui  jouaient 
et  chantaient  tout  à  la  fois  la  Marseillaise  française  et  ita- 
lienne ;  toutes  les  maisons  étaient  illuminées.  Ne  pouvant 
savoir  la  cause  de  cette  scène  nocturne,  je  cours  voir  si  mon 
libraire  était  aussi  debout.  Ohl  oui,  certes!  il  était  debout,  et 
bien  occupé  :  la  maison  était  pleine  de  monde  demandant  des 
cartes  du  théâtre  de  la  guerre.  Là,  j'allais  encore  être  l'objet 
des  mêmes  transports  que  sur  la  place,  si  le  libraire  qui  m'aper- 
çut ne  m'eût  fait  signe  de  passer  vivement  de  l'autre  côté. 

Quand  il  fut  débarrassé  de  ses  clients,  il  vint  à  moi  les  deux 
bras  tendus  et,  après  m'avoir  donné  l'accolade  fraternelle  et 
patriotique,  il  me  dit  : 

—  Eh  bien,  mon  ami,  ne  suis-je  pas  bon  stratégiste  et  bon 
prophète?  Les  Autrichiens  sont  battus,    complètement  battus 


G36 


LA    REVUE    DE    PARIS 


à  Magenta;  leur  armée  est  en  déroute.  J'ai  reçu  la  première 
dépêche  à  dix  heures,  car  il  faut  vous  dire,  mon  ami,  que  je 
suis  un  des  principaux  membres  de  la  Commission  muni- 
cipale de  Florence,  nommée  depuis  le  départ  du  grand-duc. 
L'Italie  est  sauvée,  et  c'est  à  vous,  Français,  qu'elle  devra 
son  salut. 

Il  envoya  sa  bonne  chercher  dans  sa  cave  plusieurs  bou- 
teilles du  vin  le  plus  vieux.  Quelques  amis  vinrent  aussi  le 
voir,  ivres  de  joie  et  de  transports,  mais  je  fus  obligé  de  les 
quitter,  car  la  nuit  s'avançait. 

Le  lendemain,  des  Te  Deum  furent  chantés  dans  toutes  les 
églises  ;  le  prince  Jérôme,  les  généraux  et  toutes  les  troupes  y 
assistaient.  Nous  devions  quitter  la  Toscane  de  suite  après  la  pre- 
mière défaite  des  Autrichiens,  mais  on  attendait  l'organisation 
complète  du  corps  de  volontaires  du  général  Ulloa  qui  devait 
nous  suivre  au  delà  des  Apennins.  En  attendant,  nous  faisions 
toujours  des  marches  ou  des  reconnaissances  dans  les  mon- 
tagnes, et  moi,  quand  j'avais  le  temps,  j'allais  causer  dans 
ma  nouvelle  langue  avec  le  vieux  libraire  qui  m'avait  pris  en 
affection. 

—  Maintenant,  me  disait-il,  je  n'ai  plus  qu'une  inquiétude 
et  un  chagrin,  car  pour  moi  l'Autriche  est  perdue,  mais  c'est 
le  pape  qui  va  encore,  comme  toujours,  mettre  obstacle  à 
l'indépendance  italienne.  Votre  magnanime  empereur  a  bien 
promis  de  faire  l'Italie  libre  des  Alpes  à  l'Adriatique,  mais  il 
ne  le  peut  pas  sans  renverser  le  pape,  et  jamais  Napoléon  III 
ne  renversera  son  ami  et  son  compère.  Il  y  a  là  un  véritable 
malheur  pour  l'Italie.  Ah!  si  cet  homme  n'eût  pas  .été  l'ami 
de  Napoléon,  ce  n'est  pas  dans  les  Alpes  que  Garibaldi  serait 
allé  combattre  avec  ses  volontaires  qui  sont  justement  presque 
tous  de  Rome;  non  ;  il  serait  probablement  à  Rome,  mettant 
encore  une  fois,  comme  en    i8/|8,  le  vieux  Mastaï  en  fuite. 

Je  ne  pouvais  rien  reprendre  à  cela,  ne  connaissant  pas 
alors  «  le  vieux  Mastaï  »  ni  la  question  romaine. 

Cependant  le  ii  juin,  on  nous  prévint  de  nous  tenir  prêts 
à  partir  le  lendemain,  de  ne  pas  nous  charger  de  choses  inu- 
tiles, car  la  route  serait  longue  et  pénible.  Elle  fut  pénible, 
en  effet.  Nous  étions  obligés  de  faire  quatorze  à  quinze  lieues 
par  jour,  sur  des  roules  poussiéreuses  et  sous  un  soleil  bru- 


MÉMOIUES    D'LN    PAYSAN    BAS-BRETON  687 

lant.  Nous  devions  passer  par  Massa,  Pontremoli,  Parme  et 
Casai  maggiore.  Tous  les  jours,  disait-on,  le  prince  recevait 
des  dépêches  de  l'empereur,  qui  lui  prescrivaient  de  presser  sa 
jonction  avec  les  armées  alliées.  Noire  marche  n'avait  plus 
l'air  d'être  la  marche  d'une  armée  allant  à  la  victoire  :  elle 
avait  plutôt  l'air  d'une  déroute  ;  tous  les  jours  on  voyait  des 
multitudes  de  traînards  joncher  les  bords  de  la  roule  ;  les 
sous-oiïiciers,  les  officiers  d'arrière-garde  et  les  gendarmes 
avaient  beau  essayer  de  les  faire  marcher  tantôt  par  la  dou- 
ceur, tantôt  par  les  menaces,  rien  n'y  faisait  :  ces  hommes 
n'en  pouvaient  plus,  ils  arrivaient  plus  tard  dans  la  nuit,  sur 
des  prolonges  de  train,  des  voitures  d'ambulance  et  des  cha- 
riots de  paysans. 

Dans  cette  marche  effroyable,  j'avais  bien  remarqué  la 
supériorité  des  petits  hommes  sur  les  grands.  Dans  notre 
compagnie  de  petits  voltigeurs,  il  ne  restait  presque  jamais 
personne  en  arrière;  dans  mon  escouade,  qui  comprenait  tous 
les  plus  petits,  jamais  un  seul  n'a  manqué  à  l'appel.  Tous  les 
soirs,  en  arrivant  au  camp,  après  avoir  mis  sac  à  terre  et 
tordu  leurs  chemises  pour  en  faire  sortir  cinq  à  six  litres 
d'eau  bue  et  Iranspirée  dans  la  journée,  ils  disparaissaient 
tous,  excepté  moi,  le  cuisinier  et  deux  autres  pour  monter  les 
lentes.  Quelque  temps  après,  on  les  voyait  arriver  les  uns 
après  les  autres  et  de  diflcrents  côtés,  l'un  avec  des  légumes, 
un  autre  avec  une  poule  ou  un  canard,  un  autre  avec  deux  ou 
trois  petits  bidons  de  vin  ou  de  Vacquavile.  Le  sergent-major, 
qui  mangeait  d'abord  à  la  i"^^  escouade,  avait  bientôt  demandé 
de  venir  à  la  8'',  voyant  que  nous  avions  quelque  chose  à  la 
broche  tous  les  jours,  tandis  qu'à  la  i'^*'  escouade  ils  n'avaient 
juste  que  ce  que  l'administration  voulait  bien  leur  donner. 

J'avais  dans  mon  escouade  deux  individus  qui  avaient  servi 
aux  zouaves  ;  lorsque  le  sergent-major  demandait  comment 
nous  faisions  pour  trouver  à  fricoter  là  oii  les  autres  man- 
quaient de  tout,  ceux-ci  répondaient  :  ce  C'est  de  la  magie, 
chef,  vous  savez  que  : 

Le  zouave  est  un  vrai  lion, 
Brûlé  par  le  soleil  d'Afrique. 
Pour  enfoncer  un  bataillon, 
Il  possède  une  baguette  magique. 


638  LA    REVUE    DE    PARIS 

Nous  trouvions  partout  les  mêmes  fêtes  et  les  mêmes  ova- 
tions qu'en  Toscane,  mais  on  n'y  faisait  plus  attention:  nous 
en  étions  rassasiés.  On  entendait  maintenant  dans  les  rangs 
des  jurons,  tels  que  :  Ah!  vous  nous  sciez  le  dos!  Assez! 
apportez-nous  à  boire,  ça  vaudra  mieux.  Si  nous  commen- 
cions à  êlre  blasés  de  ces  fêtes  continuelles,  le  prince  devait 
l'être  encore  davantage.  Celui-là  n'avait  de  repos  ni  jour  ni 
nuit.  Non  seulement  ses  oreilles  devaient  être  brisées  par  les 
cris  et  les  vivats  incessants,  mais  sa  pauvre  tête  devait  être 
écorchée  par  les  bouquets  et  les  couronnes  qui  pleuvaient 
dessus  à  chaque  pas. 

Cependant,  le  aS  juin,  nous  avions  fini  de  franchir  les 
Apennins  et,  le  24,  nous  marchions  sur  Fornovo  k  une  étape 
de  Parme.  Le  2^  juin  1869  est  un  jour  célèbre  dans  les  fastes 
de  la  guerre.  Toute  la  journée,  nous  avions  entendu  le  canorf 
gronder  au  loin,  sur  notre  gauche,  et  à  chaque  instant 
on  entendait  dans  les  rangs  :  «  Ça  chauffe,  Ik-bas.  »  Ça  devait 
chauffer  la-bas,  certes,  mais  ici  ça  chauffait  aussi;  jamais, 
depuis  notre  départ  de  Florence,  nous  n'eûmes  une  pareille 
journée.  La  chaleur  était  tellement  brûlante,  l'air  tellement 
étouffant,  que  les  hommes  et  les  chevaux  tombaient  instanta- 
nément sur  la  route  et  mouraient  en  tombant.  Dans  la  nuit, 
nous  fûmes  complètement  inondés  par  un  épouvantable  orage 
venu  du  côté  du  champ  de  bataille  et  produit  par  le  bruit  du 
canon.  Nous  fûmes  obligés  de  décamper  et  de  passer  la  nuit 
debout  ou  accroupis  dans  l'eau  ;  le  sucre,  le  sel  et  le  café 
furent  totalement  perdus  et,  le  lendemain,  nous  fûmes  obliges 
de  ramasser  nos  bagages  pleins  d'eau,  ce  qui  augmenta 
d'autant  le  poids  du  sac.  Le  général  Uhlrich,  qui  nous  avait 
parlé  météorologie  îi  Toulon,  aurait  bien  dû  nous  expliquer 
comment  et  pourquoi,  après  toutes  les  grandes  batailles,  il  se 
produit  d'épouvantables  orages. 

Le  lendemain,  nous  entrâmes  à  Parme  comme  nous  étions 
entrés  à  Florence.  La  duchesse  s'était  aussi  sauvée,  nous  lais- 
sant son  palais,  ses  parcs  et  ses  jardins  dans  lesquels  nous 
allâmes  camper.  Les  illuminations,  les  décors,  les  cris  de  la 
foule  de  plus  en  plus  ivre  de  joie  à  mesure  que  les  événe- 
ments marchaient,  les  jeunes  filles  même  ne  nous  attiraient 
plus  :   nous   en  avions  assez.    A  Parme,   nous    reçûmes  du 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN     BAS-BKETON  689 

renfort.  C'étaient  des  hommes  qui  venaient  de  France  par  la 
voie  de  Gênes  et  de  Plaisance.  Ces  hommes  étaient  chez  eux 
en  congé  renouvelable.  11  y  avait  parmi  eux  beaucoup  de 
caporaux  et  de  sous-officiers  dont  les  places  étaient  prises.  On 
les  plaça  à  la  suite  dans  les  compagnies,  en  attendant  des 
places  vacantes  :  cela  ne  fit  pas  plaisir  aux  caporaux  qui  s'at- 
tendaient à  passer  sergents.  Nous  restâmes  deux  jours  à 
Parme;  nous  apprîmes  là  le  résultat  de  la  grande  bataille  qui 
avait  eu  lieu  le  2^  à  Solférino  et  San  Marlino  :  c'avait  été  une 
nouvelle  défaite  pour  les  Autrichiens  ;  mais  cette  défaite  avait 
coûté  cher  aux  armées  alliées. 

Le  28,  nous  arrivâmes  sur  le  bord  du  Pô,  en  face  de  Casal- 
maggiore,  à  sept  lieues  de  Mantoue.  Le  général  d'Autemarre, 
commandant  la  première  division  du  5'^  corps  venu  d'Afrique 
et  qui  nous  attendait  depuis  longtemps  sur  le  Pô,  avait  été 
prévenu,  par  dépêche  du  prince  Napoléon,  de  nous  préparer 
des  ponts  pour  passer  le  fleuve.  Les  difficultés  étaient  grandes  : 
le  fleuve,  à  cet  endroit,  a  plus  de  neuf  cents  mètres  de  lar- 
geur, les  matériaux  manquaient  et  l'ennemi  était  près.  N'im- 
porte; en  guerre,  il  ne  doit  y  avoir  rien  d'impossible  ;  avec  des 
arbres,  on  construisit  des  têtes  de  ponts,  puis  on  réquisitionna 
ou  loua  des  bateaux  aux  riverains  pour  former  une  espèce  de 
pont  volant.  Le  29  juin,  nous  étions  sur  la  rive  gauche  du 
Pô,  tout  le  corps  d'armée  réuni.  Nous  touchions  alors  aux 
armées  alliées,  dont  nous  formions  l'aile  droite,  sur  le  bord 
de  rOglio  et  à  cheval  sur  la  grande  route  de  Crémone  à 
Mantoue. 

Le  2\  juin,  l'armée  autrichienne  était  venue  jusqu'à  l'Oglio 
dans  l'intention  de  prendre  l'armée  française  en  flanc  et  par 
derrière  ;  mais  quand  elle  apprit  que  le  5'^  corps  marchait  vers 
elle,  elle  fit  demi-tour  sans  avoir  essayé  de  rien  prendre 
sinon  la  fuite.  La  terreur  que  ce  corps  inspirait  le  dispen- 
sait de  combattre.  Le  capitaine  Lafouge,  aide  de  camp  du 
général  Autemarrre,  était  allé  un  jour,  avec  un  autre  officier 
et  quatre  gendarmes  parmesans,  faire  une  reconnaissance  à 
Bresello,  place  fortifiée  sur  la  rive  droite  du  Pô,  en  face  de 
Mantoue,  et  occupée  par  une  garnison  autrichienne.  Le  capi- 
taine ne  voyant  personne  à  l'entrée  de  la  ville  crut  que  les 
Autrichiens  étaient  partis  ;  il  entre  en  ville  suivi  des  quatre 


6/lO  LA    IIEVUE    DE    PARIS 

gendarmes,  et  se  trouva  en  présence  d'une  centaine  d'hommes 
en  armes  et  prêts  à  combattre,  mais  aussitôt  qu'ils  aperçurent 
FolTicier  français,  ils  s'empressèrent  de  déposer  les  armes. 

On  dit  qu'à  vaincre  sans  combat  on  triomphe  sans  gloire, 
c'est  possible;  mais  on  triomphe  avec  beaucoup  d'économie 
de  sang  et  d'argent.  Nos  quatre  premiers  corps  d'armée 
et  l'armée  sarde  avaient  bien  conquis  la  Lombardie,  mais  h 
quel  prix  !  Des  torrents  de  sang  versés^  des  milliers  de  morts 
et  plus  encore  de  milliers  de  mutilés,  que  la  patrie  allait 
être  obligée  de  nourrir;  des  villes  et  des  villages  en  ruines,  les 
champs  de  blé  et  les  vignes  dévastés,  les  ponts,  les  chemins 
de  fer.  le  télégraphe  et  tous  les  travaux  d'art  détruits,  les 
populations  de  la  campagne  ruinées;  nous  autres  du  5®  corps, 
avec  quinze  mille  hommes,  nous  avions  conquis  trois  riches 
provinces  sans  rien  détruire,  sinon  les  parterres  et  quelques 
futailles  de  vin. 

Le  3  juillet,  nous  allions  nous  établir  à  Goito.  Dès  noire 
arrivée,  notre  compagnie  fut  envoyée  en  reconnaissance  sur 
la  route  de  Mantoue,  qui  n'était  qu'à  dix  kilomètres.  Notre 
lieutenant,  qui  commandait  la  compagnie  en  l'absence  du 
capitaine  et  qui  était  un  c<  gachecoun  »,  disait  :  «  Tonnerre 
de  Dieu,  nous  allons  prendre  Mantoue  tout  à  Fheure.  »  Nous 
l'aurions  peut-être  prise,  ou  du  moins  nous  nous  en  serions 
approchés,  si  nous  n'eussions  trouvé  en  route  un  détachement 
d'Autrichiens.  Aussitôt  qu'ils  nous  aperçurent,  ils  détalèrent 
au  pas  de  course.  Nous  j^rîmes  aussi  le  pas  de  course  en 
jetant  des  cris  d'épouvante  ;  bientôt  nous  en  trouvâmes  une 
demi-douzaine  sur  le  bord  de  la  route  avec  leurs  crosses  en 
l'air  :  ils  étaient  aussi  blancs  que  la  neige  ;  saisis  de  frayeur, 
ils  nous  tendirent  leurs  fusils  et  se  mirent  en  rang  au  milieu 
de  la  compagnie,  sans  proférer  une  syllabe.  Nous  retournâmes 
au  camp  avec  notre  prise. 

En  route,  je  demandai  s'il  y  avait  quelqu'un  parmi  eux  qui 
sût  l'italien.  L'un  me  répondit  d'une  voix  faible  et  presque  trem- 
blante :  «  S),  signop,  io  lo  so  ».  Alors  je  lui  dis  qu'ils  n'avaient 
pas  besoin  d'avoir  peur,  qu'ils  étaient  parmi  des  gens  civilisés  : 
((  Nous  sommes  braves  et  quelquefois  lefribles  dans  la  bataille; 
mais  après,  nous  tendons  une  main  fraternelle,  secourable  et 
humaine  aux  malheureux  vaincus.  »  Il  expliqua  ça  en  aile- 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  6^1 

mand  à  ses  camarades,  puis  me  dit  :  <c  C'est  qu'on  nous 
avait  dit  que  les  Français  massacraient  souvent  les  prison- 
niers. —  Oui,  les  Francs  d'autrefois,  lui  dis-je,  mais  pas  les 
Français  modernes.  » 

Si  celui-là  eût  connu  l'histoire  de  Napoléon  F' ,  notamment  son 
expédition  d'Egypte,  il  aurait  pu  me  donner  un  démenti.  Je  lui 
demandai  ensuite  s'ils  étaient  beaucoup  d'hommes  dans  Man- 
toue.  ((  SI  sianio  moltl  »,  dit-il,  mais  il  ne  savait  pas  combien. 

Le  lendemain,  le  5'-  corps  devait  aller  occuper  le  centre  de 
la  ligne  à  Valeggio,  en  face  de  Villafranca,  à  six  lieues  de 
Vérone,  ayant  Peschiera  derrière  nous,  ovl  une  garnison 
autrichienne  était  bloquée  par  l'armée  piémoniaise.  Nous 
tenions  alors  l'armée  autrichienne  serrée  de  tous  les  côtés; 
à  Venise,  il  y  avait  la  rnarine  et  un  autre  corps  d'armée  prêts 
à  débarquer.  Ce  fut  ce  moment-là  que  Napoléon  III  choisit 
pour  offrir  la  paix  à  François-Joseph  qui  s'empressa  de  l'ac- 
cepter, car  il  voyait  bien  que  pour  lui  tout  était  perdu;  son 
armée  était  complètement  démoralisée  par  tant  de  défaites 
successives. 

Cependant,  le  7  juillet  au  soir,  on  nous  annonça  une  grande 
bataille  pour  le  lendemain  :  toutes  les  troupes  devaient  partir 
à  trois  heures  du  malin  sans  sac.  Personne  ne  dormit  cette 
nuit-là  ;  les  uns  passèrent  la  nuit  à  écrire  des  lettres  ou  leurs 
testaments,  d'autres  à  boire  et  à  chanter;  les  officiers  frater- 
nisaient avec  les  soldats  et  promettaient  à  tous  pour  le  len- 
demain des  médailles  et  des  croix.  A  trois  heures,  nous 
étions  en  route  pleins  de  gaieté  et  d'entrain.  Presque  aussitôt 
sortis  du  camp,  les  voltigeurs  furent  lancés  en  tirailleurs  en 
avant  de  la  colonne,  à  travers  les  champs  et  les  vergers. 
A  notre  vue,  les  habitants  des  villages  et  des  fermes  couraient 
épouvantés  de  tous  côtés,  abandonnant  tout  al  la  grazia  cU  Dio 
e  délia  santlssima  M  adonna.  Des  femmes  et  des  enfants  criaient 
et  pleuraient.  Nous  marchions  droit  sur  Villafranca  dont  nous 
voyions  le  clocher  reluire  au  soleil  levant,  et  nous  disions  : 
((  Voilà  un  clocher  qui  sera  bientôt  à  nous.  » 

Nous  avions  beau  marcher,  l'ennemi  ne  se  montrait  nulle 
part.  Nous  voyions  bien,  sur  la  route  de  Vérone,  des  voitures 
et  des  cavaliers  courant  à  toute  vitesse,  et  soulevant  des 
nuages  de  poussière.  Tout  à  coup  on  sonna  la  retraite,  on  nous 

ler  Février  1905.  i3 


6^2  LA    REVUE    DE    PARIS 

fait  entrer  dans  la  colonne  et  on  forme  les  faisceaux.  Alors  je 
vis  bien  qu'il  n'y  aurait  rien. 

C'était  une  simple  démonstration  qui  lut  la  dernière  de 
cette  glorieuse  campagne,  disaient  les  uns,  de  celte  triste 
campagne,  disaient  les  autres.  11  est  certain  qu'elle  n'avait  pas 
atteint  le  résultat  que  les  Italiens,  confiants  dans  les  promesses 
de  Napoléon,  en  attendaient.  Avant  de  quitter  la  France,  il 
avait  dit  qu'il  voulait  l'Italie  libre  des  Alpes  à  l'Adriatique. 
En  entrant  à  Milan,  il  fit  la  même  promesse,  et  il  invita  tous 
les  Italiens  à  prendre  les  armes  pour  finir  de  chasser  l'en- 
nemi :  ((  Volez,  disait-il,  sous  les  drapeaux  de  Victor-Emma- 
nuel, qui  vous  a  déjà  montré  la  voie  de  l'honneur...  Animés 
du  feu  sacré  de  la  patrie,  ne  soyez  aujourd'hui  que  soldats, 
demain  vous  serez  citoyens  libres  d'un  grand  pays.  »  Et  tous 
les  Italiens  accouraient  combattre  sous  le  drapeau  de  l'indé- 
pendance pour  chasser  de  toute  la  péninsule  les  maudits 
Tedcschl.  Hélas!  quelle  ne  lut  pas  leur  déception,  leur  stupé- 
faction, en  apprenant  que  Napoléon  venait  de  s'arrêter  tout  à 
coup  au  milieu  de  sa  marche  triomphale,  de  traiter  de  la  paix 
avec  son  confrère  d'Autriche  et  de  régler  le  sort  des  popula- 
tions italiennes  contre  les  promesses  qu'il  avait  faites  de  ne 
pas  s'occuper  de  leur  organisation  intérieure.  Quel  grido  di 
dolore  parcourut  toute  l'Italie  lorsqu'on  apprit  que  la  Vénétie 
resterait  sous  le  joug  ! 


XV 


RENTREE    AU    PAYS 

Quelques  jours  après,  toutes  les  troupes  quittèrent  la  Véné- 
tie, les  unes  pour  rentrer  en  France,  les  autres  pour  aller 
prendre  garnison  dans  dilTérentes  villes  de  la  Lombardie,  oij 
elles  devaient  rester  encore  un  an  pour  attendre  les  arrange- 
ments définitifs.  Notre  brigade,  iV  chasseurs,  i8''  de  ligne 
et  26®,  eut  pour  garnison  Bergame  :  nous  restâmes  là  jusqu'à 
la  fin  de  mai  1860,  à  manger  de  la  castar/na  et  de  la  polenta. 
C'est  en  quittant  cette  ville  que  j'ai  fait  le  plus  grand  trajet 
que  j'aie  jamais  fait  à  pied,  puisque,  de  Bergame,  nous  vînmes 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  6^3 

au  Tréport,  au  fond  de  la  Normandie,  en  passant  par  Milan  où 
nous  restâmes  cinq  jours,  ce  qui  me  permit  de  visiter  la 
belle  cathédrale,  Magenta,  Turin,  le  Mont-Cenis,  que  nous  tra- 
versâmes le  i5  juin  dans  la  neige  et  par  un  froid  sibérien, 
Chambéry,  où  nous  restâmes  encore  cinq  jours  pour  les  fêles 
de  l'annexion  de  la  Savoie  k  la  France.  A  propos  de  cette 
annexion,  nous  fûmes  obligés  d'aller  passer  quelques  jours 
en  observation  sur  le  lac  de  Genève,  car  les  Suisses  avaient 
protesté  contre  l'annexion  d'un  canton  qui  appartenait  à  la 
fédération  helvétique.  Tout  finit  par  s'arranger  diplomati- 
quement, et  nous  reprîmes  notre  voyage  par  Bourg,  Mâcon, 
Dijon,  Paris,  Rouen,  Dieppe,  où  devait  rester  la  plus  grande 
partie  du  régiment;  le  reste  fut  réparti  entre  la  ville  d'Eu  et 
le  Tréport  ;  notre  compagnie  fut  désignée  pour  ce  petit  port  de 
mer,  où  il  n'y  avait  alors  que  des  douaniers  et  des  pêcheurs, 
excepté  pendant  l'été  où  il  venait  quelques  baigneurs. 

Nous  arrivâmes  au  Tréport  vers  la  fin  de  juillet,  mais  je 
n'y  restai  pas  longtemps,  car  deux  jours  après  j'étais  nommé 
sergent  avec  un  autre  caporal  de  ma  compagnie,  un  certain 
Olivier,  qui  faillit  devenir  fou  de  contentement  et  d'orgueil. 
K  y  avait  longtemps  qu'il  devait  espérer  ce  grade,  car  il  avait 
alors  quinze  ans  de  service,  et  dix  ou  douze  ans  de  grade  de 
caporal.  A  moi,  cette  promotion  m'avait  causé  presque  du 
dépit.  Je  me  trouvais  si  bien  dans  cette  compagnie  de  volti- 
geurs, parmi  tous  ces  hommes  ce  d'élite  »  dont  je  m'étais  fait 
une  nouvelle  famille.  En  quittant  cette  compagnie,  j'allais 
quitter  une  deuxième  fois  mon  pays,  mes  parents  et  mes  amis. 
Si  la  chose  eût  été  possible,  j'aurais  volontiers  cédé  ma  place 
à  un  autre,  car  je  faisais  encore  assez  de  jaloux.  Ma  nouvelle 
compagnie  était  la  2"  du  3''  bataillon,  qui  était  à  Dieppe  :  c'était 
la  compagnie  même  où  j'avais  été  v«imple  soldat. 

A  Dieppe,  cependant,  je  fus  assez  heureux  pour  rencontrer 
un  nouveau  collègue  qui  partageait  à  peu  près  mes  idées  et 
mes  sentiments.  11  était  chargé  de  la  bibliothèque  du  régiment, 
et  là,  tous  les  deux,  nous  passions  de  très  agréables  moments 
dans  la  lecture  et  les  discussions  philosophiques.  Nous  n'al- 
lions jamais  avec  les  autres  sous-officiers  jouer  et  faire,  dans 
les  cafés,  des  dettes  qui  coûtèrent  cher,  plus  tard,  à  plusieurs 
d'entre  eux. 


644  LA    REVUE    DE    PARIS 

Mon  nouvel  ami  travaillait  pour  entrer  dans  la  télégraphie, 
et  je  l'aidais  de  mon  mieux  à  apprendre  la  langue  italienne, 
dont  il  avait  besoin  pour  passer  son  examen.  J'allais  quelque- 
fois avec  lui  au  bureau  du  télégraphe,  où  on  lui  apprenait  la 
manière  de  transmettre  les  dépêches  par  le  système  Morse. 
On  le  faisait  correspondre  avec  un  employé  de  Rouen,  qui 
lui  répondait  souvent  qu'il  ne  comprenait  rien  à  «  son 
griffonnage  »,  puis  ils  finissaient  par  se  dire  toutes  sortes  de 
bêtises.  On  riait  et  on  revenait  prendre  le  café  à  la  biblio- 
thèque, oiî  mon  ami  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  cela.  On 
invitait  aussi  le  correspondant  de  Rouen.  Celui-ci  répondait 
qu'il  aurait  humé  avec  plaisir  ce  café  de  sous-ofT:  il  n'y  avait 
qu'à  le  lui  expédier  par  le  télégraphe.  Je  passai  ainsi  la  fin 
de  l'année  1860  et  le  commencement  de  1861,  entre  les  exer- 
cices, les  promenades  militaires  et  la  bibliothèque.  Au  prin- 
temps, ma  compagnie  se  trouva  désignée  pour  aller  tenir  la 
petite  garnison  du  Tréport. 

J'étais,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  dans  la  compagnie  011 
j'avais  été  simple  soldat,  mais  le  capitaine  Lamy  n'y  était 
plus.  La  compagnie  était  alors  commandée  par  un  lieutenant, 
qui  n'était,  certes,  pas  la  pâle  des  hommes,  mais  le  sous-lieu- 
tenant était  encore  d'une  bien  plus  mauvaise  composition. 
Celui-là  était,  au  dire  de  tout  le  monde,  mieux  fait  pour 
commander  des  Hottentots  ou  des  Canaques  que  pour 
commander  des  hommes  civilisés  et  disciplinés.  Cet  homme 
était,  du  reste,  assez  mal  vu  également  de  ses  supérieurs  ;  il 
recevait  d'eux  non  seulement  des  reproches,  mais  souvent  des 
punitions  pour  son  inconduite  et  sa  mauvaise  tenue.  Pour  se 
venger,  ou  peut-être  pour  rentrer  en  grâce  auprès  de  ses  supé- 
rieurs, il  semait  des  punitions  à  tort  et  à  travers  autour  de  lui. 

Or,  j'étais  le  premier  et  le  plus  directement  exposé  à  ses  coups, 
étant  le  premier  sergent  de  sa  section.  Toutes  les  fois  qu'un 
officier  veut  punir  un  sergent,  les  motifs  ou  les  prétextes  ne 
lui  manquent  pas,  surtout  dans  une  compagnie  où  il  y  a  tou- 
jours des  jeunes  soldats  plus  ou  moins  malpropres  et  des 
hommes  vicieux  et  incorrigibles.  Presque  chaque  fois  qu'il  y 
avait  une  revue,  j'étais  sûr  d'être  puni  :  sans  avoir  rien  vu 
par  lui-même,  mais  pour  faire  croire  qu'il  avait  vu  et  pensant 
se   mettre  à  couvert,   le   sous-lieutenant   m'infligeait   quatre 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  645 

jours  de  consigne  ou  quatre  jours  de  salle  de  police  ;  le 
motif  était  facile  à  trouver  et  d'une  rédaction  bien  connue. 
N'ayant  eu  jusque-là  que  quelques  punitions  insignifiantes, 
ces  punitions  répétées  de  mon  sous-lieutenant,  qui  m'avaient 
d'abord  affligé,  me  consternèrent.  Je  ne  pouvais  me  consoler 
qu'en  songeant  que  mon  congé  approchant  me  permettrait 
bientôt  de  fuir  mon  petit  tyran  et  persécuteur. 

Ernest  Renan  a  dit  que  jamais  il  n'aurait  pu  faire  un  soldai; 
il  aurait  déserté  ou  se  serait  suicidé.  J'aurais  voulu  le  voir  en 
1861 ,  comme  je  l'ai  vu  plus  lard,  pour  savoir  ce  qu'il  m'aurait 
conseillé  dans  la  situation  où  je  me  trouvais.  En  ce  moment-là, 
je  ne  voyais  pour  moi  aucun  autre  moyen  de  vivre  que  la 
carrière  militaire,  et  je  me  voyais  forcé  de  l'abandonner  pour 
me  soustraire  à  la  haine  ou  à  l'imbécillité  d'un  seul  individu. 
J'avais  alors  vingt-six  ans,  plus  de  parents  ni  d'amis  capables 
de  m'ouvrir  une  porte,  aucun  métier  pour  gagner  honnête- 
ment ma  vie.  N'importe,  je  me  voyais  obligé  de  prendre  mon 
congé,  et  je  le  pris.  Le  28  août  je  quittai  le  Tréport,  mon 
congé  en  poche,  le  cœur  gros,  l'esprit  inquiet,  les  idées 
confuses. 

J'avais  pris  mon  congé  pour  Quimper,  mon  pays  natal, 
comptant  y  trouver  peut-être,  à  défaut  de  parents,  quelques 
connaissances;  je  songeais  aussi,  —  car  l'orgueil  et  la  vanité 
entrent  partout,  —  à  faire  voir  mes  deux  grandes  décorations 
de  Crimée  et  d'Itahe,  et  surtout  mes  galons  de  sous-officier, 
à  mes  «  pays  »,  à  ces  gens  de  la  campagne  qui  m'avaient 
connu  mendiant  mon  pain  et  gardant  les  vaches. 

En  arrivant  au  village,  j'allai  directement  chez  le  maire 
d'Ergué-Gabéric  qui  étail  toujours  le  même  et  qui  occupait 
ces  fondions  depuis  vingt-cinq  ans.  M.  le  maire,  qui  m'avait 
bien  connu  enfant  et  misérable,  ne  voulait  pas  me  reconnaître 
pour  le  fils  du  vieux  père  Déguignet,  mort  de  faim  au  bord 
de  la  route  quelques  années  auparavant  :  il  fallut  qu'il  vît  mes 
papiers.  Il  fui  très  étonné  de  me  voir  sous-officier  :  il  n'avait 
jamais  vu  un  seul  soldat  rentrer  dans  sa  commune  avec  ce 
grade.  Il  me  félicita  et  me  dit  que  j'étais  sûr  de  trouver  un  bon 
emploi. 

Oui,  je  voyais  bien  que  je  pouvais  trouver  en  ce  moment 
un  emploi,  ou  tout  au  moins  à  «  me  caser  »,  car,  soit  dit 


6^Q  LA    REVUE    DE    PARIS 

ici  sans  orgueil  et  sans  vanité,  j'étais  alors  sinon  un  bel 
homme,  au  moins  un  assez  joli  garçon.  Je  venais  de  passer 
plusieurs  mois  au  ïréport,  nourri  dans  une  bonne  cantine, 
où  nous  buvions  de  la  bière  brune  à  discrétion,  boisson  nour- 
rissante et  donnant  de  belles  couleurs.  Je  ne  paraissais  guère 
avoir  plus  de  vingt  et  un  ans.  Toutes  les  filles  des  environs 
bonnes  à  marier  étaient  prêtes  à  me  tendre  la  main,  comp- 
tant avoir  non  seulement  un  joli  garçon,  mais  un  homme 
dont  la  fortune  était  faite. 

Hélas,  pauvres  filles  !  elles  se  trompaient  :  je  n'avais  ni  sou  ni 
maille,  et  je  ne  voyais  devant  moi  que  ténèbres  et  misères.  On 
travaillait  alors  sur  le  chemin  de  fer  de  Quimper  à  Châteaulin. 
J'allai  demander  a  travailler.  Le  maître  de  chantier,  à  qui  on 
m'avait  adressé  ne  fit  que  se  moquer  de  moi,  pensant  lui- 
même  que  je  me  moquais  de  lui  en  m'offrant  comme  terras- 
sier. J'avais  encore  quinze  francs  dans  ma  poche.  Je  pris  la 
route  de  Brest.  En  arrivant,  j'allai  m'informer  s'il  n'y  avait  pas 
moyen  d'entrer  comme  ouvrier  à  l'arsenal.  On  me  demanda  quel 
état  j'avais.  Je  répondis  que  je  n'en  avais  aucun.  «Alors,  vous 
ne  pouvez  entrer  que  comme  manœuvre,  et  encore  il  faudra 
peut-être  attendre  longtemps.  »  Je  ne  pouvais  pas  attendre 
longtemps.  En  repassant  sur  le  pont  de  Recouvrance  qu'on 
venait  d'inaugurer,  je  m'accoudai  sur  le  bord  du  parapet, 
considérant  les  vicissitudes  et  les  misères  de  ce  monde,  la 
hauteur  de  ce  pont  et  la  profondeur  de  la  mer.  Il  me  restait 
encore  trois  chemins  à  prendre  :  celui  de  me  précipiter  là  à 
l'instant  même,  celui  de  la  mendicité  que  j'avais  si  bien  suivi 
dans  mon  enfance,  et  celui  de  retourner  à  l'armée.  Ce  fut  ce 
dernier  que  je  pris;  là,  j'étais  certain  d'être  accepté  sans  con- 
dition et  sans  délai. 

Le  bureau  de  recrutement  et  l'intendance  se  trouvaient  alors 
justement  à  Brest.  J'avais  tous  mes  papiers  sur  moi.  Je  n'eus 
qu'à  me  présenter  pour  être  immédiatement  incorporé  au 
63®  de  ligne,  dans  lequel  j'avais  demandé  à  entrer,  parce  que 
je  savais  que  ce  régiment  venait  de  partir  pour  l'Afrique  où 
je  voulais  aller.  Tout  cela  fut  fait  en  moins  de  vingt-quatre 
heures,  et  j'avais  touché  mille  francs,  en  laissant  encore  quinze 
cents  francs  à  la  caisse  de  la  dotation  de  l'armée.  Jamais  je 
n'avais  été  si  riche.  Et  moi  qui,  vingt-quatre  heures  avant. 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  647 

voulais  me  jeter  à  la  mer  faute  de  pain  et  d'argent,  lorsque  je 
n'avais  qu'à  mettre  ma  signature  au  bas  d'une  feuille  de 
papier  pour  avoir  du  pain  assuré  pendant  sept  ans,  et  deux 
mille  cinq  cents  francs  encore  par -dessus  le  marché! 

Je  pris  aussitôt  le  bateau  à  vapeur  pour  Châteaulin  puis  la 
voiture  de  Châteaulin  à  Quimper,  où  je  me  dépêchai  d'aller 
déposer  neuf  cents  francs  entre  les  mains  d'une  vieille  tante 
pour  qu'elle  les  plaçât,  en  mon  nom,  à  la  Caisse  d'épargne, 
car  je  ne  pouvais  les  placer  moi-même,  la  caisse  ne  recevant 
alors  que  de  petites  sommes  à  la  fois.  Cette  tante  était  simple- 
ment une  cousine  de  ma  mère.  Elle  ne  m'avait  jamais  vu. 
Elle  eut  l'air  d'être  très  flattée  d'avoir  un  petit-neveu  sous- 
officier  et  surtout  si  économe;  elle  me  promit  d'avoir  soin  de 
mon  argent.  J'avais  six  jours  pour  me  rendre  à  Poitiers  où 
était  le  dépôt  de  mon  nouveau  régiment.  Je  pouvais  donc 
rester  encore  deux  ou  trois  jours  au  pays.  J'avais  laissé  mon 
sac  chez  un  fermier  d'Ergué-Gabéric.  Ce  sac,  rempli  de  linge 
et  de  chaussures,  pouvait  encore  me  servir,  de  sorte  qu'en 
arrivant  dans  mon  nouveau  régiment  je  n'aurais  besoin  de  rien 
et,  au  lieu  de  verser  de  l'argent  à  ma  masse,  comme  la  pre- 
mière fois,  j'en  aurais  à  recevoir,  au  moins  à  la  fin  du  prochain 
trimestre. 

J'allai  donc  chez  le  fermier  reprendre  mon  sac,  mais  je  n'y 
allai  pas,  cette  fois,  les  poches  et  les  mains  vides.  J'avais  pris 
cinq  litres  d'eau-de-vie,  du  sucre  et  du  café.  Je  voulais  réga- 
ler, au  moins  une  fois ,  quelques-unes  de  mes  vieilles  con- 
naissances et  leur  faire  voir  que  j'étais  réellement  riche,  ainsi 
qu'on  avait  dit  dès  mon  arrivée.  Je  savais  que  tous  ces  gens 
aimaient  beaucoup  l'eau-de-vie  ;  le  café,  ils  ne  le  connais- 
saient guère  encore,  mais  je  me  proposais  de  le  leur  faire 
connaître,  en  leur  préparant  du  café  à  la  mode  du  soldat. 

J'ai  déjà  dit  que  je  m'étais  engagé  non  pas  par  pur  goût 
ou  penchant  militaire ,  pas  même  par  sentiment  patrio- 
tique, ne  sachant  pas  alors  ce  que  c'était  que  le  militarisme 
ni  le  patriotisme  ;  mon  seul  but  était  de  chercher  de  l'ins- 
truction partout  oii  j'en  trouverais  et  par  tous  les  moyens 
dont  je  pourrais  disposer.  Je  voulais  savoir  pourquoi  il  y  avait 
des  hommes  qui  savaient  tout  et  d'autres  qui  ne  savaient 
rien;  pourquoi,  comment  et  par  quelles  lois  la  terre  tournait, 


618 


LA    REVUE    DE    PARIS 


ainsi  que  les  millions  de  milliards  d'autres  globes  célestes  ; 
pourquoi  les  livres  saints,  dont  je  connaissais  déjà  une  bonne 
partie,  ne  parlaient  pas  de  ces  mouvements;  pourquoi  il  y 
avait  sur  la  terre  des  grands  et  des  pelils,  des  rois  et  des 
sujets,  des  maîtres  et  des  esclaves,  des  savants  et  des  idiots, 
des  riches  et  des  pauvres  ;  pourquoi  M.  et  madame  de  Kerorhant 
qui  ne  travaillaient  jamais,  ne  pri-aient  jamais,  se  portaient  tou- 
jours bien,  allaient  en  voiture,  mangeaient  et  buvaient  tout  ce 
qui  leur  faisait  plaisir,  sont  morts  sans  grandes  souffrances, 
ont  eu  de  grands  enterrements  et  de  nombreuses  prières, 
moyennant  quoi  leurs  âmes  sont  allées  tout  droit  au  ciel;  tandis 
que  mon  père  et  ma  mère  ont  travaillé  et  prié  toute  leur  vie, 
ne  mangeant  que  des  pommes  de  terre  cuites  k  l'eau  et  du 
mauvais  pain  de  seigle,  ont  lait  de  longues  et  terribles  mala- 
dies par  excès  de  travail  et  de  privations,  sont  morts  tous  les 
deux  de  faim  et  enterrés  à  peu  près  comme  deux  chiens,  sinon 
tout  à  fait  sans  quelques  petites  prières  isolées,  du  moins  sans 
grandes  cérémonies  et  grande  pompe  religieuse,  faute  des- 
quelles leurs  pauvres  âmes  ont  dû  aller  en  purgatoire  pour 
continuer  les  souffrances  que  leurs  corps  ont  endurées  sur  la 
terre. 

Soldat,  j'allais,  pour  m'instruire  de  toutes  ces  choses,  dans 
les  théâtres  écouter  les  drames,  les  comédies,  les  tragédies, 
les  opéras,  les  féeries;  aux  églises  écouter  les  sermons  catho- 
liques et  prolestants,  aux  tribunaux  entendre  des  plaidoiries, 
aux  facultés  ouïr  des  discours  et  des  conférences  ;  j'allais  dans 
les  laboratoires  voir  les  expériences  de  physique,  les  analyses 
et  les  synthèses  chimiques.  C'est  là  qu'il  fallait  aller,  en  ce 
temps  heureux  du  césarisme,  si  on  voulait  s'instruire,  car  des 
livres  et  des  journaux,  il  ne  fallait  pas  en  parler.  J'allais  aussi 
très  souvent,  surtout  à  Paris,  sur  les  places  publiques,  qui 
étaient  alors  constamment  couvertes  de  saltimbanques,  de 
paillasses,  de  pierrots,  de  tireuses  de  cartes,  de  vendeurs  de 
chansonnettes  plus  ou  moins  comiques,  d'arracheurs  de  dents 
«  sans  douleurs  »,  de  vendeurs  d'eau  de  Jouvence  ou  de 
panacées  universelles  ou  de  pommades  qui  faisaient  pousser 
les  cheveux  sur  les  têtes  de  quatre-vingt-dix  ans,  au  besoin 
sur  les  genoux,  voire  même  sur  les  têtes  de  bois.  Tous  ces 
gens-là  étaient  des  clients  de  l'empire,  des  soutiens  du  trône 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  6^9 

à  leur  façon;  ils  amusaient  les  badauds,  ce  qui  les  empêchait 
de  s'occuper  de  politique. 

Je  m'aperçois  que  j'ai  laissé  là-bas,  au  Guelenec,  en  Ergué- 
Gàbéric,  mes  cinq  litres  d'eau-de-vie  et  mon  café  sur  le  feu, 
pour  faire  cette  excursion  philosophique  à  travers  le  monde  ; 
mais  je  vais  revenir  quand  le  café  bouillira  et  lorsque  j'aurai 
trouvé  l'instrument  qui  va  me  servir  à  ébahir  mes  «pays» 
et  surtout  mes  payses,  celui  qui  va  faire  l'attrait,  le  bouquet 
de  cette  soirée  alcoolique  et  vraiment  bretonne. 

En  venant  en  congé,  j'avais  passé  par  Paris  oli  je  restai 
vingt-quatre  heures.  Je  ne  pus  m'empêcher  d'aller  sur  la 
place  de  la  Bastille  oii  je  vis  un  individu  qui  vendait  une 
espèce  de  carnet  recouvert  en  rouge,  au  prix  de  cinquante 
centimes,  et  qu'il  appelait  «  la  merveille  des  merveilles  ». 
Tout  le  monde  en  prenait,  et  je  fis  comme  tout  le  monde. 
Je  tendis  mes  cinquante  centimes  pour  voir  cetle  merveille 
des  merveilles  :  il  y  avait  un  petit  prospectus  pour  expli- 
quer comment  opérait  cette  grande  merveille.  En  arrivant  à 
l'auberge  où  j'étais  descendu,  je  m'empressai  d'ouvrir  mon 
carnet. 

C'était  tout  simplement  une  enveloppe,  pliée  de  façon 
spéciale,  dans  l'intérieur  de  laquelle  il  y  avait  trois  feuilles  de 
papier  tricolore  pliées  en  six.  Ces  feuilles  étaient  découpées  et 
pliées  de  telle  façon  qu'elles  formaient  en  réalité  deux  poches 
ou  deux  cachettes,  malgré  qu'on  n'en  pouvait  voir  qu'une. 
Je  compris  alors  le  «  truc  »  de  la  merveille  des  merveilles  : 
il  suffisait  de  mettre  préalablement  une  pièce  en  or  quelconque 
dans  une  des  poches,  puis  de  demander  à  «  l'honorable 
société  »  une  vieille  pièce  de  monnaie  ou  même  un  mauvais 
bouton  qu'on  mettait  dans  l'autre  poche;  après  avoir  plié  les 
trois  feuilles  sur  la  vieille  pièce  et  renfermé  le  tout  dans 
l'enveloppe  rouge,  on  posait  celle-ci  sur  la  table,  puis  on 
ouvrait  l'enveloppe  et  les  trois  feuilles  de  l'autre  bout  :  on 
trouvait  la  pièce  en  or,  et  l'on  pouvait  dire  à  a  l'honorable 
société  ))  ébahie  que  la  vieille  pièce  de  monnaie  ou  le  bouton 
était  transformé  en  or. 

Donc  à  Ergué-Gabéric,  tout  en  prenant  le  café,  fortement 
carabiné,  dans  de  grandes  écuelles  en  terre,  les  langues  de 
ma  petite  société  allèrent  bon  train.  A  la  fin,  la  fermière  n'y 


65o 


LA    REVUE    DE    PARIS 


tenant  plus,    voulut  savoir  si   réellement  j'étais    aussi   riche 
qu'on  le  disait  : 

—  Oui,  madame,  répondis-je,  beaucoup  plus  riche  même 
qu'on  ne  le  dit;  la  richesse,  du  reste,  ne  me  coûte  rien.  Je 
fais  de  l'or  quand  je  veux  et  autant  que  j'en  veux.  Voyez 
plutôt. 

Je  pris  alors  mon  carnet  rouge  dans  lequel  j'avais  eu  soin 
de  glisser  une  pièce  de  vingt  francs,  puis  je  demandai  une 
vieille  pièce  de  deux  liards  ou  un  vieux  bouton  ;  on  m'ap- 
porta une  pièce  de  deux  liards  dont  on  trouvait  encore 
beaucoup  à  cette  époque.  Après  l'avoir,  devant  tout  le  monde, 
enveloppée  dans  les  trois  feuilles  de  papier  tricolore  puis  dans 
l'enveloppe  rouge,  je  jetai  le  paquet  devant  une  des  jeunes 
filles  qui  se  trouvait  en  face  de  moi,  en  la  priant  de  l'ou- 
vrir ;  après  avoir  hésité  un  instant,  en  regardant  tout  autour 
d'elle,  elle  finit  tout  de  même  par  l'ouvrir  et  découvrit,  natu- 
rellement, la  pièce  de  vingt  francs  que  j'y  avais  mise,  tandis 
que  la  pièce  de  deux  liards  se  trouvait  à  côté,  dans  l'autre 
cachette,  dont  il  était  impossible  de  soupçonner  même  l'exis- 
tence. A  la  vue  de  cette  belle  pièce  en  or  toute  neuve,  ces 
pauvres  gens  restèrent  ahuris.  Je  recommençai  l'opération  de 
transmutation,  mais  cette  fois  avec  un  vieux  bouton,  qui 
réussit  également.  Je  ne  pouvais  plus  recommencer,  sous  peine 
de  dévoiler  le  «  truc  »  ;  je  préférais  laisser  ces  gens  dans 
l'illusion  et  sous  le  charme,  sachant  qu'ils  s'y  plaisaient. 

Mais  j'avais  encore  une  autre  merveille,  qu'on  ne  pouvait 
montrer  qu'une  seule  fois,  et  encore  fallait-il  le  faire  avec 
beaucoup  d'adresse  et  d'à-propos.  C'étaient  quatre  pièces  de 
vieille  monnaie,  à  les  voir  d'un  côté,  mais,  de  l'autre  côté, 
c'étaient  quatre  belles  pièces  de  vingt  francs.  Je  n'avais  qu'à 
prendre  ces  quatre  pièces  dans  mon  porte-monnaie  et  à  les  étaler 
sur  la  main,  en  faisant  voir  les  quatre  vieilles  pièces  de  deux 
liards,  puis,  fermant  adroitement  la  main  et  en  l'ouvrant  de 
même,  je  faisais  voir  l'autre  côté  des  pièces  qui  figurait  par- 
faitement des  pièces  en  or,  mais  il  fallait  se  dépêcher  de 
remettre  en  poche,  bien  entendu...  Voilà  comment  je  passai 
ce  soir-là  pour  un  millionnnaire,  et  sans  doute  pour  un 
homme  qui  avait  vendu  son  amc  au  diable. 

Quoi  qu'il  en  soif,  j'avais  eu  lu  une  assez  bonne  soirée  qui. 


MÉMOIRES    D'UN    PAYSAN    BAS-BRETON  65l 

m'avait  coûté  un  peu  cher,  il  est  vrai  ;  mais  j'étais  riche  : 
j'avais  encore  près  de  cent  francs  dans  mes  poches  et  neuf 
cents  francs  chez  la  vieille  tante.  Je  m'étais  du  reste  amusé  à  la 
mode  du  temps.  En  ce  temps-là,  comme  disent  les  Evangiles, 
on  ne  s'amusait  guère  autrement  sur  les  places  publiques, 
dans  les  cafés  et  cabarets,  dans  les  chemins  de  fer,  dans  les 
casernes  et  dans  les  plus  grands  salons  :  on  ne  voyait  partout 
que  sorciers,  magiciens,  thaumaturges,  prestidigitateurs,  mé- 
diums, somnambules  «  translucides  »,  etc.  L'impératrice  avait 
son  prestidigitateur,  son  magicien,  comme  elle  avait  son  coiffeur 
et  son  confesseur,  et  beaucoup  de  ces  charlatans,  voyageant  à 
travers  le  monde,  disaient  avoir  opéré  devant  S.  M.  l'Impé- 
ratrice des  Français,  comme  les  vendeurs  d'eau  de  Jouvence 
ou  autres  élixirs  de  longue  vie  se  disaient  fournisseurs  de  la 
belle  Espagnole. 

Quand  j'eus  terminé  avec  mes  tours  merveilleux  et  que  le 
café  fut  absorbé,  je  versai  deux  litres  d'eau-de-vie  dans  le 
chaudron  et  j'y  mis  le  feu,  en  ayant  soin,  toutefois,  de  faire 
brûler  sur  le  foyer,  car,  si  j'avais  mis  le  chaudron  sur  la  table, 
la  flamme  bleuâtre  de  l'alcool  qui  donne,  comme  on  sait,  aux 
figures  une  couleur  singulièrement  diabolique,  aurait  effrayé 
ces  pauvres  gens,  et,  pour  sûr,  cette  fois,  j'aurais  passé  pour 
le  diable  en  personne,  déguisé  en  soldat;  probablement  ils 
auraient  regardé  avec  la  chandelle  sous  la  table,  pour  voir  si 
je  n'avais  pas  les  pieds  fourchus.  Quand  le  punch  fut  bu,  je 
m'empressai  de  prendre  mon  sac  et  disparus  subitement, 
comme  Méphistophélès ,  dans  la  nuit,  me  dirigeant  vers 
Quimper,  laissant  ces  gens  ahuris,  moitié  ivres,  inquiets  el 
peut-être  quelque  peu  effrayés,  autant  par  tout  ce  qu'ils  ve- 
naient de  voir  que  par  ma  subite  disparition  ^ 


JEAN-MARIE    DEGUIGNET 


I.  Ici  s'arrête  la  première  partie  de  ces  Mémoires  :  la  Revue  en  donnera   la  suite 
quelque  jour. 


LA  PREMIÈRE  PRÉSIDENCE 


DE 


M.   ROOSEVELT 


A  l'élection  présidentielle  de  1900,  le  parti  républicain  pré- 
sentait pour  la  seconde  fois,  comme  candidat  à  la  présidence, 
M.  William  Mac  Kinley,  et,  comme  candidat  à  la  vice-prési- 
dence, M.  Théodore  Roosevelt,  gouverneur  de  l'Etat  de  New- 
York.  M.  Mac  Kinley  était  réélu  à  une  majorité  plus  forte  que 
celle  qu'il  avait  obtenue  en  1896  :  les  électeurs  approuvaient 
la  politique  qu'il  avait  inaugurée  à  la  suite  de  la  guerre  d'Es- 
pagne, et  notamment  l'annexion  des  Philippines.  Les  Etats- 
Unis  entraient  dans  une  nouvelle  période  de  leur  histoire  :  ils 
cessaient  d'être  une  puissance  exclusivement  américaine  pour 
devenir  une  puissance  mondiale.  Un  an  plus  tard,  la  mort  de 
M.  Mac  Kinley,  victime  d'un  anarchiste  à  l'exposition  de  Buf- 
falo,  le  i/i  septembre  1901,  faisait  de  M.  Roosevelt  le  prési- 
dent des  États-Unis. 

Bien  que  jeune,  — il  avait  quarante-trois  ans  à  peine,  —  le 
nouveau  président  était  déjà  une  figure  nationale.  11  descend 
d'une  vieille  famille  hollandaise,  établie  à  New-York  depuis 
deux  cents  ans.  Au  sortir  de  la  célèbre  université  de  Harvard, 
il  était  entré  de  bonne  heure  dans  la  vie  publique  et  lui  avait 
consacré  le  meilleur  de  ses  efforts,  sans  se  laisser  absorber 
par  elle.  La  politique  jouit  aux  Etats-Unis  d'une  réputation 
équivoque.  La  mise  en  valeur  des  richesses  naturelles  a  acca- 


LA    PREMIÈRE    PRÉSIDENCE    DE    M.     ROOSEYELT  C53 

paré,  depuis  un  demi-siècle,  l'activité  la  plus  intelligente  et  le 
travail  le  plus  soutenu  de  la  nation  qui,  du  même  coup,  a 
quelque  peu  négligé  la  surveillance  ou  la  direction  de  ses 
affaires  publiques.  Recrutés  d'ordinaire  parmi  les  éléments 
inférieurs  de  la  population,  ne  voyant  dans  la  politique  qu'un 
métier,  incapables  le  plus  souvent  de  comprendre  l'intérêt 
national,  trop  égoïstes  d'ailleurs  pour  y  subordonner  leur 
intérêt  personnel,  les  politiciens  ont  cyniquement  lié  parti 
avec  les  magnats  de  la  finance  et  de  l'industrie,  et  s'en  sont 
faits  les  instruments  dociles.  Dans  les  assemblées  muni- 
cipales des  grandes  villes,  dans  les  législatures  des  Etats,  la 
corruption  s'est  étalée  au  grand  jour.  Même  dans  les  décisions 
de  la  Chambre  basse  du  Congrès,  les  intérêts  industriels  et 
financiers  ont  prévalu  en  bien  des  circonstances ,  et  les 
syndicats  financiers  n'ont  pas  toujours  trouvé  des  consciences 
incorruptibles  dans  le  Sénat  fédéral.  Tout  à  l'aise,  les  poli- 
ticiens ont  organisé  celte  merveilleuse  ((  machine  »  qui, 
sur  toute  Tétenduc  de  l'Union,  enserre  les  électeurs.  L'assai- 
nissement de  la  vie  publique  est  le  problème  le  plus  sérieux 
et  le  plus  difficile  qui  s'offre  aux  jeunes  générations  améri- 
caines. C'est  le  but  élevé  que  se  proposait  M.  Roosevelt  en 
entrant  dans  la  politique  active. 

Dans  l'assemblée  de  l'Etat  de  New- York,  oïi  il  siégeait  de 
1882  à  i88/i,  il  s'élevait  avec  véhémence  contre  les  pratiques 
de  corruption.  Nommé  par  le  président  Harrison,  en  1889, 
membre  de  la  commission  fédérale  du  Service  civil,  il  s'effor- 
çait, pendani  six  années,  d'en  étendre  les  attributions,  et 
réussissait  à  faire  ajouter  vingt  mille  places  à  la  liste  de  celles 
qui  ne  s'obtiennent  que  par  le  concours,  les  arrachant  ainsi  à 
l'inffuence  des  politiciens.  Président,  de  1896  à  1897,  du 
comité  de  police  de  la  ville  de  New-York,  il  affrontait  cou- 
rageusement l'hostilité  du  syndicat  politique,  de  Tammany. 
La  guerre  de  Cuba  le  trouva  secrétaire-adjoint  du  départe- 
ment de  la  marine^  oii  l'avait  appelé  le  président  Mac  Kinley  : 
il  démissionna  pour  prendre  part  à  la  campagne  et  leva  ce 
fameux  régiment  de  rough-rlders,  dans  les  rangs  duquel  se 
coudoyaient  les  riches  fils  de  famille  de  l'est  et  les  aventu- 
reux cow-boys  de  l'ouest,  et  dont  il  a  lui-même  raconté  les 
exploits.   La  charge  de   Las   Guasimas    lui   donna    la   gloire 


654  l'A    REVUE    DE    PARIS 

militaire.  Son  retour  à  New- York,  en  1898,  fut  triomphal. 
Cette  année  1898  était  précisément  une  année  d'élections. 
Ses  concitoyens  de  New-York  l'élurent  gouverneur.  En  ce 
poste,  il  continua  la  lâche  épuratrice.  Ses  idées  d'honnê- 
teté l'aisaient  sourire  les  politiciens,  mais  son  caractère  les 
gênait  dans  leurs  combinaisons.  Le  gouverneur,  dans  ses 
messages,  traitait  ouvertement  de  questions  que  la  «  ma- 
chine ))  jugeait  inopportun  de  porter  ainsi  devant  le  public. 
Il  s'attaquait  aux  conditions  extraordinaires  que  la  conni- 
vence des  politiciens  avait  fait  obtenir  aux  diverses  entre- 
prises exploitant  des  concessions.  Aussi  quand,  en  1900,  11 
demanda  le  renouvellement  de  son  mandat  de  gouverneur, 
les  politiciens  de  New- York  s'avisèrent  de  le  faire  élire  vice- 
président  des  Etats-Unis.  Ils  se  débarrassaient  ainsi  d'un 
censeur  gênant,  et  ils  comptaient  que,  après  avoir  rempli 
pendant  quatre  ans  les  fonctions  honorifiques  de  vice-prési- 
dent, qui  l'éloignaient  de  tout  rôle  actif,  la  popularité  de 
Roosevelt  serait  oubliée.  Il  dut  s'incliner  devant  la  volonté  du 
parti  républicain.  Mais  la  fin  dramatique  de  M.  Mac  Kinley 
vint  déjouer  tous  les  calculs  et  porter  soudainement  au 
premier  rang  l'homme  qu'on  avait  voulu  en  tenir  éloigné. 

* 
*  * 

L'entrée  de  Roosevelt  à  la  Maison  Blanche  fit  naître  bien 
des  espérances  et  plus  encore  d'appréhensions.  Les  uns 
voyaient  en  lui  un  réformateur  radical,  qui  oserait  enfin 
engager  ouvertement  la  lutte  contre  tous  les  tyrans  :  contre 
le  système  du  «  bossism  »,  qui  fait  des  boss,  des  sénateurs, 
autant  de  dictateurs  dans  leurs  Etats  respectifs,  et,  plus 
encore,  contre  la  puissance  formidable  des  trusis,  qui  asser- 
vissent la  démocratie  américaine  au  bon  plaisir  des  capita- 
listes. Les  autres  craignaient  son  caractère  ardent,  ses  sen- 
timents impérialistes,  auxquels  il  avait  donné  libre  cours 
pendant  la  campagne  électorale  de  1900  ;  ils  redoutaient  une 
polit.ique  extérieure  d'aventures. 

Les  premiers  oubliaient  que,  s'il  est  entré  dans  la  politique 
comme  indépendant,  Roosevelt  n'a  pas  longtemps  conservé 
cette  altitude  :   dans   son  court  passage  à   la  législature  de 


LA    PIIEMIÈIIE    PRÉSIDENCE    DE    M.     ROOSEVELT  655 

New-York,  il  avait  appris  qu'un  réformateur,  si  bien  inten- 
tionné soit-il  et  quels  que  soient  son  prestige  et  sa  popula- 
rité, ne  peut  rien  s'il  demeure  isolé;  il  avait  éprouvé  la  puis- 
sance de  la  «  machine  »  et  compris  qu'il  ne  pourrait  exercer 
une  influence  sérieuse  qu'à  la  condition  d'appartenir  à  un  parti. 
H  s'était  aflîlié  au  parti  républicain.  Il  avait  donc  abandonné  la 
poursuite  du  «  plus  grand  bien  »  pour  les  réformes  réalisables  ; 
il  avait  pratiqué  les  compromis  inévitables  en  politique. 
Gouverneur  de  l'Etat  de  New-York,  tout  en  contraignant  les 
politiciens  à  des  mesures  qui  leur  déplaisaient,  il  était  de- 
meuré en  bons  termes  avec  le  sénateur  Platt,  le  boss  répu- 
blicain de  cet  Etat,  et  il  avait  soigneusement  évité  toute  me- 
sure qui  pût  amener  la  désunion  dans  son  parti.  Président, 
il  allait  user  d'une  pareille  modération  à  l'égard  des  trusts. 

La  présidence  de  M.  Mac  Kinley  avait  marqué  un  dévelop- 
pement extraordinaire  de  la  prospérité  matérielle.  La  produc- 
tion industrielle,  notamment,  avait  dépassé,  pendant  cette 
courte  période,  les  prévisions  les  plus  optimistes.  Malgré  l'ac- 
croissement constant  des  débouchés  intérieurs,  l'exportation 
des  produits  manufacturés,  qui,  en  iSqS,  n'atteignait  en- 
core qu'un  milliard  de  francs,  s'élevait  en  1900  à  plus  de 
deux  milliards.  Pour  profiter  des  avantages  de  la  concentra- 
tion industrielle  et  limiter  la  concurrence,  des  hommes  entre- 
prenants avaient  syndiqué  les  maisons  les  plus  puissantes 
dans  la  plupart  des  branches  de  la  grande  industrie;  pourvus 
de  capitaux  considérables,  ces  trusts,  grâce  à  leur  puissance 
financière  et  à  l'importance  de  leur  production,  pouvaient 
dominer  le  marché  et  maintenir  a  leur  guise  le  prix  de  leurs 
produits.  A  partir  de  1898,  la  trustomanie  avait  sévi  avec 
une  intensité  extraordinaire  ;  peu  d'industries  y  avaient 
échappé.  En  1901,  on  évaluait  à  35  milliards  de  francs  le 
capital  nominal  représenté  par  287  trusts  industriels.  Au 
nombre  des  plus  célèbres,  étaient  le  fameux  trust  du  pétrole, 
l'aîné  de  tous,  avec  un  capital  de  près  d'un  demi  milliard,  et 
le  trust  de  l'acier,  le  dernier,  le  plus  colossal,  le  chef-d'œuvre 
linancier  de  M.  Morgan,  dont  le  capital,  actions  et  obligations, 
dépassait,  en  valeur  nominale,  7  milliards. 

Le  public  avait  appris  à  redouter  ces  colosses,  dont  la  tyran- 
nie s'étendait  sur  le  domaine   tout  entier  de  l'Union.   Dans 


656  LA     BEVUE     DE    PARIS 

les  législatures  des  Etals,  au  Congrès  fédéral  même,  on  devi- 
nait leur  force  toujours  présente,  veillant  pour  écarter  toute 
législation  capable  de  gêner  leurs  intérêts  :  en  189 '4,  ils  avaient 
fait  avorter  la  réforme  douanière,  et  empêché  les  démocrates 
de  réaliser  la  promesse  qui,  lors  des  élections  précédentes, 
leur  avait  fait  gagner  la  victoire.  L'audace  des  trusts  ne  s'ar- 
rêtait même  pas  au  seuil  des  tribunaux  :  plus  d'une  fois,  ils 
avaient  réussi  à  entraver  l'exécution  des  lois.  Leur  quasi 
monopole  leur  permettait  d'exercer  un  «  contrôle  »  irrésistible 
sur  les  prix  et  les  salaires  :  les  classes  ouvrières  se  deman- 
daient s'ils  ne  parviendraient  pas  à  paralyser,  peut-être  même 
à  anéantir  leurs  syndicats.  Aux  élections  de  1900,  de  même 
qu'à  celles  de  189O,  le  parti  républicain,  pour  satisfaire  ^ux 
exigences  populaires,  avait  promis  de  prendre  des  mesures 
législatives  contre  ces  abus. 

Mais,  depuis  longtemps,  le  parti  républicain  a  fait  alliance 
avec  les  industriels  et  les  financiers  :  il  ne  peut  donc  avoir  en  ces 
questions  sa  pleine  liberté.  Le  président  Mac  Kinley,  qu'ab- 
sorbait d'ailleurs  la  guerre  contre  l'Espagne  avec  ses  consé- 
quences, avait  négligé  la  question  difficile  des  trusts.  M.  Roo- 
sevelt,  avant  son  arrivée  à  la  présidence  ,  avait,  avec  sa 
véhémence  accoutumée,  soutenu  la  nécessité  de  lois  fédé- 
rales pour  réglementer  la  concentration  industrielle.  Aussi 
les  financiers  craignaient  que,  se  laissant  entraîner  par  son 
caractère,  il  ne  soulevât  contre  les  trusts  un  mouvement  d'opi- 
nion qu'il  serait  peut-être  impuissant  à  maîtriser  et  qui,  sous 
prétexte  de  porter  remède  aux  maux  existant,  pourrait  les 
compliquer  en  déchaînant  sur  l'industrie  tout  entière  une 
crise  violente.  Le  premier  message  du  Président  dissipa  ces 
craintes  :  il  causa  une  déception  profonde  à  ceux  qui  avaient 
espéré  contre  les  trusts  une  vigoureuse  campagne. 

M.  Roosevelt  ne  s'est  pas  départi  de  cette  modération.  Il 
ne  s'est  pas  lassé  de  répéter  que  la  complexité  de  l'industrie 
moderne  exige  que  l'on  n'y  touche  qu'avec  une  extrême 
prudence  :  la  haine  et  la  crainte  ne  sauraient  être,  pour 
étudier  une  question  de  celte  nature,  de  sages  conseillères; 
on  ne  peut  prohiber  ni  les  contrats  entre  producteurs  ni  la 
concentration  industrielle;  ce  qu'il  importe,  c'est  de  les  sur- 
veiller et  de  les  contenir  dans  des  limites  raisonnables.    Ce 


LA    PREMIÈRE    PRESIDENCE    DE    M.    ROOSEVELT  667 

dernier  droit  ne  saurait  être  contesté  à  l'État  :  «  Les  grandes 
corporations  n'existent  que  parce  qu'elles  sont  créées  et  sau- 
vegardées par  nos  institutions;  c'est  donc  notre  droit  et  notre 
devoir  de  veiller  à  ce  qu'elles  vivent  en  harmonie  avec  ces 
institutions.  »  Sans  doute,  ce  droit  d'intervention  a  été  dénié 
au  gouvernement  fédéral,  mais  les  vaines  tentatives  des  Etals 
particuliers  ont  prouvé  que,  seule,  la  Confédération  pouvait 
agir  avec  succès.  Si  la  Constitution  actuelle  s'y  opposait,  le 
Président  se  déclarait  prêt  à  la  faire  amender  pour  donner  au 
Congrès  les  pouvoirs  nécessaires. 

Il  n'a  pas  été  besoin  de  cet  amendement  :  cédant  aux  objur- 
gations du  pouvoir  exécutif,  le  Congrès  a  voté,  pendant  l'hiver 
de  1902-1908,  quelques  mesures  concernant  les  iimsts,  La 
création  d'un  département  «  du  commerce  et  du  travail  »  a 
donné  satisfaction  au  Président,  qui  avait  demandé  qu'avant 
toutes  choses  on  se  préoccupât  des  moyens  de  contraindre 
les  trusts  a  la  publicité  de  leurs  opérations.  On  a  placé  sous 
l'autorité  du  nouveau  secrétaire  du  commerce  un  «  commis- 
saire des  corporations  »,  qui  devra  recueillir  et  publier  tous 
les  renseignements  possibles  sur  l'organisation,  la  conduite, 
la  direction  de  toutes  les  sociétés  et  corporations  et  de  tous 
les  trusts  qui  font  des  affaires  avec  l'étranger  ou  dont  les 
aifaires  s'étendent  sur  plusieurs  Etats  de  l'Union.  Ces  rensei- 
gnements, dont  le  Président  pourra  ordonner  la  publication, 
permettront  d'élaborer  une  réglementation  du  commerce.  Par 
une  seconde  mesure,  on  s'efforçait  d'empêcher  les  compagnies 
de  chemins  de  fer  d'accorder  aux  trusts,  d'une  manière  indi- 
recte, des  taux  de  transport  réduits,  qui  constituent  pour  eux 
des  avantages  contre  lesquels  ne  peuvent  lutter  les  petits 
producteurs. 

Une  enquête  spéciale  a  été  ouverte  sur  le  hmeux  beef  trust, 
que  l'on  accuse  d'avoir,  en  ces  derniers  temps,  maintenu  par 
des  moyens  répréhensibles  le  prix  de  la  viande  à  un  taux 
exagéré.  L'attorney-general  a  intenté  des  poursuites  contre 
quelques  autres.  Dans  le  procès  contre  la  Northern  Securities 
Company,  créée  pour  syndiquer  les  cheniins  de  fer  jusqu'alors 
rivaux  du  Northern  Pacific  et  du  Great  Northern,  la  Cour 
suprême  a  donné  gain  de  cause  au  gouvernement  et  interdit 
à  la  Northern  Securities  C°  de  prendre  part  aux  assemblées 

jer  Février  igoS.  i4 


658  LA    REVUE    DE    PARIS 

générales  des  deux  compagnies  de  chemins  de  fer,  dont  elle 
possédait  la  majorité  des  actions.  Il  est  cependant  un  remède 
auquel  M.  Roosevelt  s'est  obstinément  opposé.  L'élévation 
exagérée  des  droits  de  douane,  en  rendant  impossible  la  concur- 
rence étrangère,  permet  aux  trusts  de  tyranniser  le  marché 
intérieur.  L'abaissement  des  droits  de  douane  serait  donc  d'un 
grand  avantage  pour  les  consommateurs  américains.  Mais 
le  parti  républicain,  en  vue  de  hâter  le  développement  de 
l'industrie,  a  toujours  soutenu  la  politique  protectionniste  ; 
il  ne  saurait  l'abandonner  aujourd'hui,  sous  peine  de  s'aliéner 
ses  alliés  les  plus  fidèles  ;  c'est  pour  satisfaire  ceux-ci  qu'ont 
été  votés  les  tarifs  prohibitifs  de  1890  et  de  1897;  toute  revi- 
sion radicale  de  ces  tarifs  rencontrerait  de  leur  part  une  oppo- 
sition irréductible. 

Jadis,  M.  Roosevelt,  étudiant  à  Harvard,  avait  reçu  l'ensei- 
gnement d'économistes  favorables  au  libre  échange  ;  à  sa 
s<:>rtie  de  l'Université,  il  avait  fait  partie  du  Free  trade  Club 
de  New-York;  mais  il  avait  abandonné  ce  club  pour  devenir 
membre  du  parti  républicain.  Pourtant,  il  se  disait  «  républi- 
cain d'abord,  libre  échangiste  ensuite».  Mais,  depuis,  ses 
idées  se  sont  modifiées  :  il  vante  aujourd'hui  les  avantages 
de  la  protection  et  s'oppose  à  une  modifieation  de  la  poli- 
tique douanière.  Le  remède,  suivant  lui,  serait  pire  que  le 
mal.  En  voulant  atteindre  les  tmists  qui  bénéficient  du  tarif, 
o-n  frapperait  plus  fortement  encore  leurs  concurrents  natio- 
naux. «La  réglementation  des  trusts,  a  dit  nettement  M.  Roo- 
sevelt, n'a  aucun  rapport  avec  la  revision  douanière.  »  Cette 
affirmation  tranchante  peut  être  agréable  aux  défenseurs  des 
trusts  ;  malheureusement,  elle  est  insoutenable.  Le  Prési- 
dent a  témoigné  lui-même,  en  d'autres  occasions,  cju'il  lui 
semble  impossible  de  conserver  indéfiniment  les  droits  exa- 
gérés du  tarif  actuel.  Il  a  parlé  de  confier  à  des  experts,  qui 
«prendraient  en  considération  à  la  fois  les  intérêts  particu- 
liers et  l'intérêt  général  »,  l'étude  des  revisions  nécessaires; 
ces  experts  fourniraient  au  Congrès  les  renseignements  impar- 
tiaux d'après  lesquels  il  pourrait  agir.  Sage  proposition  !  trop 
sage  pour  avoir  quelque  chance  de  succès  :  elle  n'a  même 
pas  été  prise  en  considération  par  le  Congrès. 

Le  Président  n'a  pas   été   plus   heureux  dans    son   projet 


LA    PREMIÈRE    PRÉSIDENCE    DE    M.    ROOSEVELT  669 

de  conclure  avec  l'étranger  des  traités  de  réciprocité.  C'est, 
pourtant,  la  politique  qu'avec  une  sage  clairvoyance  avait 
préconisée  dans  son  dernier  discours,  le  jour  même  où  il  fut 
mortellement  blessé,  M.  Mac  kinley.  Profitant  d'une  clause 
insérée  dans  le  tarif  de  1897,  M.  Mac  Kinley  avait  conclu 
des  traités  avec  plusieurs  puissances  étrangères.  Malgré  ses 
objurgations,  le  Sénat  s'était  toujours  refusé  à  les  ratifier. 
M.  Roosevelt  n'a  pas  réussi  a  vaincre  cette  résistance;  ces 
traités  sont  devenus  caducs,  sans  que  les  sénateurs  aient  consenti 
à  les  discuter.  Ce  n'est  même  qu'à  grand'peineque  le  Président 
a  obtenu  du  Congrès  que  l'on  tînt  la  promesse  faite  aux  Cubains 
d'avantages  particuliers  sur  le  marché  des  Etats-Unis.  A  Cuba 
délivrée  du  joug  espagnol,  les  Américains  n'ont  pas  donné 
une  indépendance  absolue  :  ils  ont  estimé  nécessaire,  pour 
leur  sécurité  personnelle,  que  l'île  restât  liée  à  leur  système 
politique.  Cuba  a  donc  dû  se  soumettre  au  protectorat  des 
Etats-Unis,  leur  reconnaître  un  droit  éventuel  d'intervention, 
et  les  autoriser  h  établir  sur  ses  côtes  deux  stations  navales. 
En  échange,  les  Cubains  réclamaient  la  conclusion  d'un  traité 
de  réciprocité  commerciale  qui  réduirait  fortement  les  droits 
américains  sur  leurs  deux  principaux  produits  :  le  sucre  et  le 
tabac.  Menacés  par  cette  concurrence,  les  planteurs  américains 
ont  mis  tous  les  moyens  en  œuvre  pour  empêcher  la  ratifica- 
tion du  traité  qu'avait  conclu  le  Président  avec  le  gouver- 
nement cubain.  M.  Roosevelt  n'a  pu  triompher  de  cette 
résistance  qu'en  recourant  à  une  session  spéciale  du  Congrès, 
et,  malgré  ses  efibrts,  il  n'a  pu  obtenir  une  pareille  satis- 
faction aux  réclamations  des  Philippins. 

En  face  des  trusts),  la  concentration  industrielle,  en  grou- 
pant dans  un  espace  restreint  des  masses  ouvrières  considé- 
rables, a  naturellement  facilité  le  développement  des  syndi- 
cats ouvriers .  Les  directeurs  des  trusts,  impatients  de  trouvisr  ■ 
devant  eux  cette  force  organisée  qui  s'opposait  à  leurs  capri- 
ces, ont  cherché  à  briser  ces  unions.  La  lutte  s'est  pour- 
suivie, tantôt  sourde,  tantôt  à  découvert;  âpre  toujours,,  sanr- 
glante  parfois,  et  les  adversaires  se  sont  malheureusemeiit 
laissés  entraîner,  les  uns  comme  les  autres,  à  des  mesures 
inexcusables.  Ces  troubles  ne  regardent  pas  le  gouvernement 
fédéral  :  le  Président  n'a  à  intervenir  que  dans  le  cas  où  le 


66o  LA    REVUE    Dlî    PARIS 

gouverneur  d'un  Etat,  incapable  de  maintenir  l'ordre  avec  la 
seule  milice,  doit  faire  appel  aux  troupes  fédérales.  Mais 
M.  Roosevelt  n'a  pas  négligé  de  rappeler  aux  ouvriers  comme 
aux  trusts,  en  toutes  occasions,  que  l'obéissance  à  la  loi  était, 
dans  une  démocratie  surtout,  le  premier  des  devoirs.  L'Union 
des  typographes  prétendait  ne  laisser  travailler  dans  l'impri- 
merie gouvernementale  à  Washington  que  des  ouvriers  affi- 
liés ;  elle  avait  obtenu  la  révocation  d'un  contremaître  indé- 
pendant; le  Président  fit  réintégrer  celui-ci,  en  dépit  des 
menaces  de  grève. 

11  n'avait  pas  eu  à  intervenir  dans  le  différend  qui  avait 
mis  aux  prises,  en  1901,  le  steel  trust  et  l'Union  des  ouvriers 
du  fer  et  de  l'acier.  En  1902,  la  grève  du  charbon  amena  la 
cessation  du  travail  dans  toutes  les  mines  d'anthracite  de  la 
Pennsylvanie  orientale,  englobant  environ  cent  quarante-cinq 
mille  hommes,  M.  Roosevelt  se  décida  à  une  action  sans 
précédent  jusqu'alors.  Les  ouvriers  réclamaient  une  augmen- 
tation de  salaire  et  la  reconnaissance  de  leur  Union,  nouvelle- 
ment constituée.  Us  demandaient  qu'un  tarif  de  salaires  fût 
élaboré  chaque  année,  d'un  commun  accord,  par  leurs  délé- 
gués et  les  représentants  des  compagnies  minières,  ainsi  que 
l'on  procédait  déjà  dans  les  mines  de  charbons  bitumineux  de 
la  Pennsylvanie  occidentale.  Les  compagnies  minières  refu- 
saient toute  concession.  Elles  déclinaient  même  les  offres 
d'arbitrage.  La  grève  avait  éclaté  au  mois  de  mai.  Pendant 
l'été,  le  public  n'y  prêta  que  peu  d'attention  ;  au  début  de 
l'hiver,  il  s'en  émut  fortement  et  témoigna  bientôt  une  vive 
hostilité  contre  l'intransigeance  des  compagnies.  De  leur  côté, 
les  ouvriers  s'énervaient;  des  attentats  étaient  commis.  M.  Roo- 
sevelt se  décida  à  intervenir.  Il  invita  les  compagnies  à  délé- 
guer des  représentants  auprès  de  lui  ;  en  même  temps,  il  convo- 
qua le  président  de  l'Union  des  mineurs.  Ce  dernier  acceptait, 
au  nom  des  ouvriers,  la  décision  de  tout  arbitre  que  désigne- 
rait le  Président;  les  représentants  des  mines,  après  avoir 
d'abord  refusé,  acceptèrent  la  même  décision,  sur  le  conseil  de 
M.  G.  Pierpont  Morgan.  Le  Président  put  ainsi  hâter  la  fin  d'une 
grève  lamentable,  011  l'intérêt  du  public  se  confondait  avec  celui 
des  ouvriers.  Par  cette  initiative  habile,  il  donnait  la  preuve 
de  son  impartialité  entière  entre  travailleurs  et  capitalistes. 


LA  PREMIÈRE  PRÉSIDENCE  DE  M.  ROOSEVELT    66l 


On  le  guettait  sur  le  terrain  diplomatique.  Jadis,  M.  Roo- 
sevelt  avait  salué  avec  joie  la  guerre  contre  l'Espagne,  la 
«  guerre  étrangère  la  plus  absolument  juste  dans  laquelle 
une  nation  se  soit  engagée  durant  le  xix*^  siècle  )j  ;  il  avait 
applaudi  également  aux  acquisitions  territoriales  qui  en  ré- 
sultèrent. La  destruction  de  la  puissance  espagnole  aux  Phi- 
lippines laissait  aux  Américains,  pensait-il,  un  devoir  auquel 
il  eût  été  indigne  de  se  dérober.  Livrés  à  eux-mêmes,  les  Phi- 
lippins étaient  incapables  de  se  gouverner;  ils  ne  pouvaient 
que  tomber  dans  une  anarchie  plus  dommageable  encore  que 
l'ancienne  tyrannie  de  l'Espagne.  Lorsque  M.  Roosevelt  arriva 
à  la  présidence,  l'insurrection  philippine  était  presque  entiè- 
rement terminée,  et  le  gouvernement  civil  avait  déjà  fait  place, 
dans  la  plus  grande  étendue  des  îles,  au  gouvernement 
militaire.  Il  put,  le  A  juillet  1902,  proclamer  la  paix  rétablie 
dans  l'archipel,  remplacer  partout  les  autorités  militaires  et, 
usant  de  son  droit  de  grâce,  accorder  une  amnistie  générale 
à  tous  les  Philippins  qui  avaient  porté  les  armes  contre  les 
Etats-Unis. 

Mais  certains  voudraient  que  les  Etats-Unis  fissent  tout  de 
suite  aux  Philippines  ce  qu'ils  ont  fait  à  Cuba,  et  rétablissent 
l'indépendance,  en  ne  conservant  sur  les  îles  qu'un  protectorat 
virtuel.  Le  Président  a  toujours  répondu  qu'une  pareille 
mesure  témoignerait  d'une  hâte  inconsidérée  :  causant  bientôt 
de  graves  embarras  aux  Etats-Unis,  elle  ne  pourrait  qu'être 
fatale  aux  Philippins  eux-mêmes.  Mais  il  a  toujours  protesté 
qu'il  n'entendait  pas  maintenir  indéfiniment  le  lien  de  dépen- 
dance. «  Notre  but,  dit-il,  est  élevé.  Nous  ne  voulons  pas 
nous  borner  à  faire  pour  les  Philippins  ce  qui  a  été  fait  ail- 
leurs pour  les  peuples  des  Tropiques,  même  par  les  meilleurs 
gouvernements  étrangers.  Nous  espérons  faire  pour  eux  ce 
qui  n'a  jamais  été  fait  auparavant  pour  aucun  peuple  des 
Tropiques  :  leur  apprendre  à  se  gouverner  eux-mêmes,  à 
l'exemple  des  nations  réellement  libres.  »  Ce  ne  sont  pas  là 
vaines  paroles.  Les  Américains  aux  Philippines  dirigent  réso- 
lument leur  administration  vers  ce  but.   Les  fonctions  mu— 


662  LA    REVUE    DE    PARIS 

nicipales,  sauf  à  Manille,  sont  remplies  par  des  Philippins 
élus  au  suffrage  restreint.  Les  Philippins  siègent,  à  côté  de 
juges  américains,  à  la  cour  suprême  de  l'archipel.  Enfin,  des 
Philippins  ont  été  appelés  dans  la  commission,  qui  est  l'or- 
gane législatif  actuel  pour  les  îles,  et  la  loi  du  i*''^  juillet 
1902,  qui  a  reçu  l'approbation  du  Président,  prévoit  la 
réunion  prochaine,  à  côté  de  ce  conseil  législatif,  d'une 
assemblée  élue. 

Celte  question  des  Philippines  a  obligé  la  population  amé- 
ricaine à  prendre  soudainement  parti  sur  une  question  de  la 
plus  grande  importance  pour  l'avenir  même  des  Etals-Lnis. 
Jadis,  la  politique  traditionnelle  de  Monroe  limitait  les  efforts 
américains  au  Nouveau-Monde;  la  République  américaine 
répudiait  l'attitude  belliqueuse,  les  ambitions  conquérantes 
des  nations  européennes;  elle  s'applaudissait  de  pouvoir  sous- 
traire ses  citoyens  aux  lourdes  charges  que  fait  peser  sur 
l'Europe  son  appareil  militaire  et  naval.  Mais,  ayant  achevé 
la  conquête  économique  de  leur  territoire,  les  Américains  ont 
compris  l'impossibilité  de  rester  isolés  ;  ils  ont  été  entraînés 
à  leur  tour  par  le  môme  mouvement  d'expansion  qui  a 
entraîné  tous  les  peuples  de  l'Europe.  Leurs  intérêts  ont 
débordé  leurs  frontières;  leur  activité  entreprenante  leur  a 
montré  la  possibilité  de  gains  fructueux  sur  les  marchés 
étrangers.  Du  coup,  leur  isolement  était  détruit  :  ils  se  trou- 
vaient désormais  en  rivalité  avec  les  autres  puissances,  sur 
tous  les  points  du  globe.  La  nation  devait-elle  abandonner 
h  leurs  seules  forces  ceux  de  ses  citoyens  qui  allaient  ainsi 
répandre  son  influence?  Pouvait-elle  se  désintéresser  de  toute 
action  extérieure?  Le  respect  de  la  tradition,  la  crainte  de 
l'inconnu,  la  claire  vision  des  périls  nouveaux  faisaient  hésiter 
l'opinion.  Au  nombre  de  ceux  qui  proclamaient  la  nécessité 
d'un  changement  de  politique,  M.  Roosevelt  se  distingua 
comme  un  des  plus  ardents  : 

Nous  ne  pouvons  demeurer  tranquillement  assis  u  l'intérieur  de  nos 
frontières,  pressés  les  uns  contre  les  autres,  et  déclarer  que  nous  ne 
sommes  qu'une  réunion  de  petits  commerçants  aisés  qui  ne  se  sou- 
cient aucunement  de  ce  qui  se  passe  au  dehors.  Semblable  politique 
irait  d'ailleurs  contre  ses  propres  fins;  car,  à  mesure  que  croissent 
les  nations,    qu'elles  ont   des  intérêts  de  plus  en  plus  étendus,   et 


LA    PREMIÈRE    PRÉSIDENCE    DE    M.    ROOSEVELT  663 

qu'elles  se  trouvent  en  contact  chaque  jour  plus  étroit,  nous  ne  pou- 
vons conserver  notre  situation  dans  la  lutte  pour  la  suprématie  na- 
vale et  commerciale,  qu'à  la  condition  d'étendre  notre  puissance  au 
dehors  de  notre  frontière. 

Il  ne  niait  pas  qu'à  se  lancer  ainsi  dans  la  grande  lutte 
entre  nations,  on  courût  des  risques  de  guerre.  Mais  celte 
perspective  même  ne  l'elFrayait  pas.  Poursuivre  un  gain  sordi- 
dement matériel  lui  paraissait  mesquin  pour  une  nation  comme 
les  États-Unis.  Peut-on,  disait-il,  appeler  une  nation  «  grande 
et  heureuse  »,  celle  qui  jouit  d'une  paix  continue,  parce 
qu'une  prudence,  qui  confine  souvent  à  la  lâcheté,  lui  permet 
de  rester  à  l'écart  des  luttes  sanglantes  du  monde  ? 

Il  est  faux  de  dire  :  heureuse  la  nation  qui  n'a  pas  d'histoire. 
Trois  fois  heureuse,  au  contraire,  est  la  nation  qui  a  une  histoire 
glorieuse.  Mieux  vaut  tenter  de  grandes  choses,  remporter  de  glorieux 
triomphes,  même  au  prix  de  quelques  échecs,  que  de  se  mettre  au 
rang  de  ces  pauvres  esprits  qui  ne  jouissent  ni  ne  souffrent  beaucoup, 
parce  qu'ils  vivent  dans  ce  terne  crépuscule  qui  ne  connaît  ni  vic- 
toires, ni  défaites.  Est-ce  que  tous  les  grands  peuples  dominateurs 
n'ont  pas  été  des  peuples  guerriers.»^  Et  le  sentiment  populaire  n'est-il 
pas  juste,  quand  il  choisit  pour  ses  héros  nationaux  les  hommes  qui 
ont  combattu  contre  les  troubles  du  dedans  et  les  ennemis  du  dehors.!* 

En  sanctionnant  roccupalion  de  Porto-Rico  et  des  Philip- 
pines, l'annexion  des  Hawaï  et  de  Tutuila,  la  population  amé- 
ricaine a  accepté  la  situation  qui  lui  était  faite  par  sa  grandeur 
même,  et  elle  est  entrée  définitivement  dans  cette  lutte  pour 
la  suprématie  mondiale,  qui  se  poursuit  sans  relâche  entre 
les  grandes  nations.  Que  les  Etats-Unis  doivent  y  triompher, 
c'est  la  conviction  profonde  de  M.  Roosevelt  :  il  croit  sincè- 
rement que,  «  entre  tous  les  peuples  de  la  terre,  les  Amé- 
ricoins  tiennent  dans  leurs  mains  le  sort  des  années  à  venir». 

Mais  les  Etats-Unis  sont  à  peine  préparés  aux  exigences  de 
cette  politique  nouvelle.  La  guerre  d'Espagne  a  montré  com- 
bien était  défectueuse  leur  organisation  militaire,  et  insuffi- 
sante encore,  quoique  moins  critiquable,  leur  organisation 
maritime.  Par  leur  situation  sur  deux  océans,  les  Etats-Unis 
peuvent  aspirer  à  devenir  la  première  puissance  navale  de 
demain.  Dans  ses  messages,  dans  ses  discours,  M.  Roosevelt 
revient  avec  insistance  sur  la  nécessité  de  créer,  aussi  rapide- 


664  LA    REVUE    DE    PARIS 

ment  que  possible,  une  forte  marine  de  guerre  :  «  Le  peuple 
américain  doit  construire  et  entretenir  une  marine  puissante, 
ou  se  résigner  à  accepter  une  situation  secondaire  dans  la 
politique  internationale,  aussi  bien  dans  les  questions  com- 
merciales que  dans  les  questions  purement  politiques.  »  Le 
Président  demande  qu'on  accroisse  «  sans  interruption  le 
nombre  des  unités  capables  d'ajouter  à  la  puissance  de 
combat  de  la  flotte».  En  même  temps,  il  sollicite  du  Congrès 
les  crédits  pour  mettre  en  état  les  stations  navales  récemment 
acquises  dans  le  golfe  du  Mexique  et  dans  le  Pacifique,  afin 
d'assurer  à  la  flotte  américaine  une  situation  prédominante  en 
ces  régions. 

Pour  l'armée,  M.  Roosevelt,  habilement  secondé  par 
M.  Elihu  Root,  —  qui  laissera  une  réputation  comme  secré- 
taire de  la  guerre,  —  a  pu  faire  accepter  par  le  Congrès  le 
plan  qu'il  avait  dressé.  Les  Etats-Unis  n'ambitionnent  pas  de 
devenir  une  puissance  militaire.  Mais,  en  1898,  on  a  pu  voir 
combien  était  insuffisante  la  petite  armée  de  vingt-cinq  mille 
hommes  qu'ils  entretenaient  depuis  la  guerre  civile  :  elle  se 
trouva  submergée  au  milieu  des  volontaires  auxquels  il  fallut 
faire  appel  ;  dès  les  premiers  jours  de  la  campagne,  on  eut  à 
lutter  contre  une  désorganisation  dont  on  ne  s'était  pas 
encore  rendu  maître  à  la  fin  de  la  guerre.  Une  série  de  lois 
adoptées  en  1908  ont  réalisé  la  réforme  proposée  par  le 
Président.  L'armée  pourra  être  portée  à  cent  mille  hommes  ; 
elle  est  maintenue  actuellement  au  chiffre  de  soixante  mille. 
Elle  sera  organisée  de  façon  à  pouvoir  encadrer  des  réserves 
que  l'on  s'efforce  de  créer,  en  offrant  des  primes  aux  Etats 
qui  accepteront  d'équiper  leur  milice  comme  les  troupes  fédé- 
rales et  de  les  soumettre  aux  mêmes  méthodes  d'entraîne- 
ment. Enfin,  la  création  d'un  état-major  général  donne  à 
l'armée  la  direction  qui  lui  faisait  défaut  jusqu'ici. 

L'acquisition  des  Philippines  et  le  désir  des  Américains  de 
développer  leurs  relations  transpacifiques  avec  l'Extrême- 
Orient  avaient,  dès  le  lendemain  de  la  guerre  contre  l'Espagne, 
fait  regarder  l'achèvement  du  canal  de  Panama  comme  une 
œuvre  indispensable.  L'échec  de  la  Compagnie  française  et 
l'avortement  de  plusieurs  sociétés  américaines  avaient  con- 
vaincu les  Etats-Unis  que  l'entreprise  devrait  être  exécutée 


LA    PREMIÈRE    PRÉSIDENCE    DE    M.    ROOSEVELT  665 

par  le  gouvernement.  Cette  nécessité  était  d'autant  mieux 
acceptée  que,  depuis  un  quart  de  siècle,  le  peuple  américain 
s'était  accoutumé  à  regarder  le  Canal,  non  seulement  comme 
un  instrument  économique,  mais  encore  comme  une  route 
stratégique,  qui,  en  cas  de  guerre,  éviterait  aux  flottes  améri- 
caines, obligées  de  passer  d'un  océan  à  l'autre,  le  long  et 
dangereux  voyage  par  le  cap  Horn. 

Il  fallait  donc  construire  «un  canal  américain,  en  territoire 
américain  ».  Le  traité  Clayton-Bulwer,  signé  en  i85o  avec 
l'Angleterre,  s'opposant  à  l'exécution  de  ce  dessein,  M.  Mac 
Kinley  avait  ouvert  des  négociations  pour  supprimer  cet 
obstacle.  Ce  traité  de  i85o  stipulait  qu'aucun  des  gouverne- 
ments contractants  n'exercerait  une  domination  exclusive  sur 
le  futur  canal,  et  que  les  grandes  puissances  seraient  appelées 
à  garantir,  conjointement  avec  les  signataires,  la  neutra- 
lisation de  cette  voie.  L'Angleterre  hésitait  à  abroger  ce  traité 
et  à  abandonner  la  garantie  collective  de  neutralisation. 
Un  premier  traité,  signé  par  le  président  Mac  Kinley,  fut  re- 
poussé par  le  Sénat.  Le  i8  novembre  1901,  M.  Roosevelt 
obtint  toute  satisfaction  par  le  fameux  accord  Hay-Pauncefote. 
Il  restait  à  obtenir  de  la  Colombie  les  droits  de  quasi  souve- 
raineté sur  le  territoire  oii  le  Canal  devait  être  construit.  Le 
traité  du  22  janvier  1908  donnait  aux  Etals-Unis,  en  échange 
de  concessions  pécuniaires,  le  territoire  qu'ils  désiraient.  Les 
Etats-Unis  recevaient  le  droit  de  racheter  à  la  Compagnie 
française  et  d'achever  eux-mêmes  le  Canal,  avec  le  droit  de 
l'exploiter  pendant  cent  ans. 

Le  bail  était  renouvelable  indéfiniment,  à  leur  option 
unique. 

La  Colombie,  tout  en  conservant  la  suzeraineté  nominale, 
abandonnait  en  fait  l'exercice  de  ses  droits  souverains,  et  per- 
mettait aux  Etats-Unis  l'intervention  la  plus  étendue  pour 
assurer  la  sécurité  du  Canal.  Le  Sénat  américain  avait  ratifié 
ce  traité  sans  y  apporter  aucune  modification  ;  mais  le  Sénat 
de  Colombie,  après  une  longue  discusion,  refusa  d'y  donner 
son  consentement.  Les  sénateurs  colombiens  s'abritaient  der- 
rière l'opinion  publique  qui  condamnait  cet  abandon  déguisé  ; 
ils  laissaient  entendre  cependant  qu'ils  passeraient  outre,  si 
les  Etats-Unis  augmentaient    leurs   concessions    pécuniaires. 


666  '  LAUEVLEDE    PARIS 

Pour  vouloir  trop  obtenir,  les  Colombiens  devaient  tout 
perdre.  Les  représentants  de  la  province  de  Panama  au 
Congrès  de  Colombie  avaient  déclaré  que,  si  le  Congrès  se 
séparait  sans  ratifier  le  traité,  la  province  reprendrait  son 
indépendance  et  conclurait  elle-même  avec  les  Etats-Unis  les 
arrangements  nécessaires. 

Le  3i  octobre  1908,  le  Congrès  colombien  se  séparait  :  le 
3  novembre,  l'indépendance  de  la  République  de  Panama 
était  proclamée  à  Panama  et  à  Colon  ;  au  bout  de  quelques 
jours,  la  province  entière  y  faisait  adhésion.  Le  président 
Roosevelt  ordonnait  aussitôt  aux  représentants  des  Etats-Unis 
dans  l'isthme  de  reconnaître  le  gouvernement  nouveau  et, 
le  gouvernement  colombien  ayant  manifesté  l'intention  d'en- 
voyer des  troupes  contre  les  révolutionnaires,  il  l'avisait  que 
les  navires  américains  avaient  l'ordre  d'empêcher  tout  débar- 
quement. 

M.  Roosevelt  a  été  accusé  d'avoir,  au  moins,  prêté  son 
appui  aux  révolutionnaires.  Mais  le  tort  que  faisait  k  la  pro- 
vince de  Panama  le  rejet  du  traité,  suffit  à  expliquer  la  déci- 
sion de  ses  principaux  citoyens.  Quant  à  M.  Roosevelt,  les 
avantages  que  la  formation  du  jeune  Etat  devait  procurer  à 
son  pays  lui  dictaient  nettement  son  devoir  ;  un  traité  fut 
conclu  par  lui  dès  le  18  novembre  avec  la  république  de 
Panama.  Cette  fois,  les  Etats-Unis  voyaient  tous  leurs  désirs 
réalisés  :  ils  pouvaient  désormais,  sans  recourir  k  aucun 
subterfuge,  construire  «  un  canal  américain  en  territoire 
américain  ».  La  république  de  Panama  leur  abandonnait, 
moyennant  les  avantages  pécuniaires  antérieurement  consentis 
à  la  Colombie,  tous  ses  droits  de  souveraineté  sur  la  zone  du 
canal  ;  elle  les  autorisait  k  élever  des  fortifications  aux  deux 
bouts,  et  elle  s'engageait  k  leur  louer  encore,  k  chaque  extré- 
mité, le  territoire  nécessaire  pour  établir  des  stations  navales. 

Mais  il  fallait  que  le  Canal  pût  conduire  un  jour  k  des  mar- 
chés encore  exploitables.  Partisans  intéressés  de  l'intégrité  de 
la  Chine  et  de  la  «  porte  ouverte  »  en  Extrême-Orient,  les 
Etats-Unis  avaient  vu  avec  inquiétude  la  Russie  procéder  en 
Mandchourie,  malgré  ses  dénégations  répétées,  k  une  instal- 
lation provisoire,  que  tout  indiquait  comme  devant  être  de  fort 
longue  durée.   Sous  le   président   Mac    Kinley,    Washington 


LA    PREMIÈRE    PRÉSIDENCE    DE    M.    ROOSEVELT  667 

avait  obtenu  l'assurance  que  la  Russie  n'entendait  pas  fermer 
ce  marché  aux  produits  américains.  Le  président  Roosevelt, 
au  commencement  de  1903,  recevait  une  nouvelle  assurance 
de  ces  intentions;  mais,  désireux  de  mettre  la  Russie  dans 
l'impossibilité  de  se  dérober,  il  concluait  avec  la  Chine,  à  la 
fin  de  cette  même  année  igoS,  un  traité  de  commerce  qui 
ouvrait  au  commerce  international  les  villes  de  Moukden  et 
d'Antoung,  situées  en  Mandchourie.  Il  se  préparait  à  envoyer 
des  consuls  dans  ces  villes,  et  comptait  forcer  la  Russie  à  les 
accepter  ou  à  démasquer  ses  intentions  d'occupation  défini- 
tive, lorsque  éclata  la  guerre  russo-japonaise.  Alors,  il  s'efforça 
avant  tout  d'empêcher  la  Chine  de  participer  aux  hostilités 
qui  se  livreraient  sur  son  territoire.  Il  prit  l'initiative  d'une 
démarche  auprès  des  belligérants,  à  laquelle  ceux-ci  firent 
une  réponse  favorable  :  il  leur  demanda  et  ils  acceptèrent  de 
«respecter  la  neutralité  de  la  Chine,  et,  autant  qu'il  se  pour- 
rait, son  entité  administrative,  et  de  limiter  dans  la  mesure 
du  possible  la  zone  des  hostilités  ».  Malgré  les  sympathies 
témoignées  par  le  peuple  américain  aux  Japonais,  le  Prési- 
dent a  maintenu  la  plus  stricte  neutralité. 

En  même  temps,  avec  l'Angleterre,  M.  Roosevelt  réglait, 
à  la  pleine  satisfaction  des  Etats-Unis,  la  frontière  de  l'Alaska; 
la  découverte  des  mines  d'or  dans  cette  région  avait  failli 
brouiller  les  deux  voisins. 

Il  n'a  pas  négligé  non  plus  les  questions  sud-américaines. 
Comme  ses  prédécesseurs,  il  s'est  attaché  à  la  doctrine  de 
Monroe,  «  à  ce  principe  fondamental  de  la  politique  étrangère 
de  toutes  les  nations  américaines,  aussi  bien  que  de  la  poli- 
tique des  Etats-Unis  ».  11  s'est  efforcé  d'atténuer  l'inquiétude 
qu'avait  suscitée  chez  les  républiques  latines  la  révolution  de 
Panama  :  «  Monroe  déclarait  qu'il  ne  doit  y  avoir  aucun 
agrandissement  territorial  par  une  puissance  non  américaine 
aux  dépens  d'une  puissance  américaine  sur  le  sol  américain. 
Encore  moins,  sa  doctrine  pourrait-elle  permettre  quelque 
agression  par  une  puissance  du  Nouveau-Monde  aux  dépens 
d'une  autre  ».  Il  a  poussé  plus  loin  le  souci  d'écarter  toute 
intervention  européenne  :  «  Il  n'est  pas  vrai,  disait-il 
dans  une  lettre  pour  le  second  anniversaire  de  l'indépendance 
de    Cuba,    que    les  États-Unis    soient    affamés   de  territoires 


668 


LA    REVUE    DE    PARIS 


nouveaux.  Toute  nation  américaine  qui  sait  régler  décemment 
chez  elle  les  questions  politiques  et  économiques,  maintenir 
l'ordre  et  remplir  ses  obligations  financières,  ne  peut  avoir 
aucune  crainte.  Mais  des  troubles  ininterrompus,  et  le  relâ- 
chement des  liens  qui  doivent  exister  dans  ime  société  humaine 
peuvent  exiger  l'intervention  d'une  nation  civiHsée  ;  dans 
l'hémisphère  occidental,  les  Etals-Unis  ne  peuvent  délaisser 
ce  devoir.  » 

Il  eut  peu  après  l'occasion  d'agir  comme  il  avait  dit.  La 
négligence  invétérée  de  la  République  Dominicaine  à  rem- 
bourser ses  dettes  ayant  provoqué  des  réclamations,  le  secré- 
taire d'Etat  américain  avisa  le  gouvernement  de  la  République 
que,  si  les  mesures  nécessaires  n'étaient  pas  prises  pour  satis- 
faire à  ces  demandes,  les  Etats-Unis,  voulant  éviter  toute 
démonstration  navale  d'une  puissance  européenne,  prendraient 
possession  des  douanes  dominicaines  et  les  administreraient 
dans  l'intérêt  des  créanciers  de  la  République. 


* 
*  * 


Avec  sa  franchise  habituelle,  M.  Roosevelt  n'avait  jamais 
caché  qu'il  désirait  être  réélu  pour  un  nouveau  terme  de  quatre 
années,  et  qu'il  entendait  demander  à  son  parti  de  le  choisir 
comme  candidat  en  190;^.  Les  politiciens  avaient  tenté,  il  y  a 
quatre  ans,  d'arrêter  court  sa  carrière  politique;  ils  ont,  cette 
fois  encore,  essayé  de  l'entraver.  Bien  qu'il  n'ait  pas  toujours 
montré  à  leur  égard  la  rigueur  que  l'on  pouvait  attendre,  et 
qu'il  ait  confié  trop  souvent  des  fonctions  fédérales  à  des 
hommes  qui  auraient  dû  en  être  écartés,  son  intransigeance 
sur  certaines  matières  leur  faisait  désirer  son  éloignement.  Dès 
le  début  de  igoS,  on  mettait  en  avant  la  candidature  du  séna- 
teur Marçus  A.  Hanna,  l'ami  intime  du  président  Mac  Kinley, 
le  président  du  Comité  national  républicain  aux  élections  de 
1896  et  de  1900.  On  savait  Hanna  indulgent  aux  faiblesses;  son 
caractère  d'homme  d'affaires  et  son  passé  de  gros  industriel  lui 
assuraient  la  sympathie  des  trusts  et  de  tous  les  protection- 
nistes, qui  comptaient  trouver  en  lui  un  fidèle  allié.  C'était 
pour  M.  Roosevelt  un  adversaire  dangereux.  Cette  fois  encore, 
la  mort  vint  renverser  les  combinaisons  :  au  début  de  février, 


LA    PREMIÈRE    PRESIDENCE    DE    M.     ROOSEVELT  669 

le  sénateur  Hanna  élait  brusquement  enlevé  par  une  fièvre 
typhoïde.  Ce  triste  événement  mit  fm  aux  intrigues  dirigées 
contre  M.  Roosevelt,  et  le  28  juin  la  Convention  nationale 
du  parti  républicain  l'élisait  par  acclamation  candidat  à  la 
présidence. 

Quelques  jours  plus  tard,  au  commencement  de  juillet,  la 
Convention  nationale  du  parti  démocrate  se  réunissait  à  son 
tour  à  Saint-Louis.  Les  deux  défaites  successives  de  M.  Wil- 
liam J.  Bryan,  candidat  démocrate  à  la  présidence,  en  1896 
et  en  1900,  et  l'échec  définitif  du  mouvement  bimétalliste 
écartaient  cette  candidature.  L'élément  conservateur  du  parti 
démçcrate  a  réussi  à  reconquérir  la  prédominance  qui,  depuis 
huit  années,  lui  avait  échappé,  et  il  a  pu  faire  choisir  son 
candidat,  M.  Alton  B.  Parker,  président  de  la  Cour  d'appel 
de  l'État  de  New-York. 

La  campagne  électorale  n'a  été  vraiment  animée  que  pen- 
dant les  dernières  semaines.  Les  adversaires  du  Président  cri- 
tiquaient son  caractère  impulsif,  ses  actions  précipitées,  cer- 
taines de  ses  décisions  qui,  strictement  peut-être,  auraient  dû 
faire  l'objet  d'une  loi.  Ils  lui  reprochaient  notamment  d'avoir, 
à  la  veille  même  des  élections,  étendu  singulièrement,  pour 
les  anciens  combattants  de  la  guerre  civile,  le  droit  à  une 
pension,  déjà  si  libéralement  accordé.  Ils  invoquaient  aussi 
contre  lui,  dans  les  Etats  du  Sud,  son  invitation  à  la  Maison- 
Blanche  d'un  homme  de  couleur,  d'un  ancien  esclave, 
M.  Booker  T.  Washington.  Ils  l'accusaient  de  n'avoir  montré 
contre  les  trusts  qu  une  activité  modérée,  de  n'avoir  utilisé  que 
mollement  les  moyens  que  lui  offrait  la  loi  d'entraver  leurs 
actions  illégitimes  et  de  rester,  quoi  qu'il  en  dît,  leur  véritable 
défenseur  par  son  obstination  à  soutenir  la  politique  protec- 
tionniste, à  combattre  toute  réforme  radicale  du  tarif  douanier. 
Enfin,  ils  s'attaquaient  surtout  à  ses  ambitions  impérialistes. 
Son  ardeur  à  accroître  la  marine  de  guerre,  à  augmenter  les 
forces  militaires,  sa  diplomatie  agressive,  son  amour  de  la  lutte, 
son  patriotisme  bruyant,  ne  le  qualifiaient  pas,  disaient-ils, 
pour  mener  à  bien  les  destinées  du  pays  qu'il  pourrait,  sans  que 
celui-ci  s'en  doutât,  entraîner  dans  une  aventure  dangereuse. 

Mais  ces  critiques  et  la  véhémence  de  ces  attaques  ne  met- 
taient que  plus  en  relief  la  personnalité   de    M.   Roosevelt. 


670  LA    REVUE    DE    PARIS 

Malgré  ses  défaillances,  malgré  les  imprudences  que  ses  amis 
mêmes  ne   peuvent   que  déplorer,   sa   popularité  auprès   des 
masses  n'a  pas  été  atteinte.  Si  les  classes  riches,  les  conser- 
vateurs redoutent  son  caractère  belliqueux,  c'est  cela  même 
qui  assure   son    ascendant  sur  le  peuple.   Celte  démocratie, 
absorbée  presque  uniquement  par  les  soins  matériels,  par  le 
souci,  qui  s'empare  de  tous  les  hommes  sur  la  terre  améri- 
caine, de  «  faire  de  l'argent  »,  se  révèle  à  de  certains  mo- 
ments extraordinairemenl  idéaliste  :  Roosevelt  lui  apporte  un 
idéal.  A  cette  population  hétérogène,  où  les  émigrants,  venus 
de  tous  les   coins  de  la  vieille  Europe,  submergent  les  vieux 
Américains,  oii  les  arrivés  d'hier,  qui  seront  les  citoyens  de 
demain,  sont  étrangers  les  uns  aux  autres  et  n'ont  que  des 
intérêts  matériels  pc   r  les  unir,  il  inculque    sa  foi   dans  la 
c<  nation  américaine  ».  A  ces  émigrants  récents,  il  déclare  que 
les  États-Unis  ont  le  droit  d'exiger  que  ceux  qui  viennent  se 
faire  une  nouvelle  vie  et  chercher  le  bien-être,  n'aient  plus 
pour  drapeau  que  le   drapeau  étoile  ;   il  leur  dit  :    «   Soyez 
Américains.  »  Aux  descendants   des   anciennes   familles,  qui. 
par  snobisme  ou  par  répulsion  pour  le  caractère  encore  rude 
et    le  mercantilisme  de   leur  peuple,   tournent  leurs  regards 
vers  le  vieux  monde  et  s'efforcent   de   s'européaniser,  il  dit 
de  même  :  «  Soyez  Américains  ;  ne  dédaignez  pas  votre  pays, 
ne  lui  refusez  pas  le  concours  de  voire  activité,  accomplissez 
loyalement  votre  devoir  civique  :  reprenez  aux  politiciens  la 
situation   que,  par  négligence,    vous  leur  avez  abandonnée.  » 

Et,  comme  l'hisloire  ne  plonge  en  Amérique  que  de  courtes 
racines  dans  un  passé  récent,  comme  d'ailleurs  elle  ne  pour- 
rait qu'intéresser  médiocrement  des  citoyens  de  la  veille, 
Roosevelt.  au. lieu  de  parler  du  passé,  tourne  les  regards  de 
ses  auditeurs  vers  l'avenir,  il  les  convie  tous  à  l'œuvre  glo- 
rieuse, grandiose,  de  rédification  d'une  nation;  il  exalte  leur 
enthousiasme  en  leur  montrant  dans  les  Etats-Lnis  la  future 
puissance  dominatrice  du  monde,  le  peuple-roi  qui,  à  son 
tour,  mettra  son  empreinte  sur  d'autres  peuples,  et  répandra 
hors  de  ses  frontières  les  idées  d'égalité,  de  liberté  et  de 
justice. 

Les  Etals-Unis  sont  arrivés  à  ce  moment  inquiétant  pour 
un  peuple  où  il  se  sent  entraîné  dans  une  voie  nouvelle  : 


LA    PREMIÈRE    PRÉSIDENCE    DE    M.    ROOSEVELT  67I 

Finconnu  le  séduit  et  l'elTrave  à  la  fois.  Les  esprits  conser- 
vateurs reculent  devant  l'avenir  oii  les  engagent  fatalement 
les  campagnes  récentes  :  annexion  de  colonies,  accroisse- 
ment continu  de  la  flotte,  augmentation  de  l'armée.  Ils  vou- 
draient que  l'on  s'arrêtât.  Ils  prédisent  les  résultats  inévita- 
bles de  cette  politique,  dont  quelques-uns  déjà  commencent  à 
se  révéler  :  augmentation  des  dépenses,  élévation  des  impôts, 
développement  de  cet  esprit  militaire  qui  a  tant  coûté  h  l'Eu- 
rope, lin  de  l'isolement  politique  que  les  Etats-Unis  ont  trouvé 
jusqu'ici  tant  d'avantages  à  garder,  accroissement  des  pou- 
voirs du  gouvernement  central,  et,  comme  contre-partie 
inévitable,  restriction  de  la  liberté  individuelle.  M.  Roosevelt 
parle  au  contraire  aux  optimistes  et  aux  audacieux  qui,  tout 
en  respectant  le  passé,  n'entendent  pas  y  être  liés. 

Les  Américains  n'échapperont,  pas  plus  que  les  autres 
peuples,  à  cette  ambition  qu'ont  les  êtres  vigoureux  d'étendre 
leur  action,  d'agir  le  plus  fortement  possible  sur  le  monde. 
Ces  embarras,  ces  maux  qu'on  leur  prédit,  ils  n'ont  guère 
lieu  de  s'en  effrayer  pour  le  présent.  Gomment  s'inquié- 
teraient-ils  de  difficultés  diplomatiques?  Jusqu^ici,  ils  n'ont 
jamais  rencontré  le  moindre  abstacle  à  leur  volonté.  Les  plus 
glorieuses  nations  du  vieux  monde  s'attachent  à  leur  plaire  : 
lorsqu'ils  se  sont  attaqués  à  l'une  d'elles,  ont-elles  osé  s'inter- 
poser? La  vieille'Angleterre  leur  rappelle  sans  cesse  des  liens 
de  parenté  dont  elle  se  montre  plus  fière  qu'eux-mêmes;  elle 
s'évertue  à  aplanir  toutes  les  difficultés  qui  pourraient  soulever 
leur  mécontentement.  Les  puissances  continentales  les  ont 
laissé  libres  d'agir  à  leur  fantaisie  dans  la  question  du  canal 
interocéanique,  pour  créer  cette  voie  de  communication,  qui 
devrait  être  internationale  et  que  les  Américains  ont  voulu 
américaine  pour  l'ouvrir  et  la  fermer  à  leur  gré.  Ne  sont-ils 
pas  en  droit  de  conclure  qu'ils  peuvent  tout  oser?  Et,  lorsqu'ils 
voient  les  peuples  du  vieux  monde  ployant  chaque  jour 
davantage  sous  la  charge  de&  impôts,  haletant  sous  le  poids 
de  leur  armure,  quand  ils  comparent  ce  fardeau  avec  leurs 
propres  charges  encore  si  légères,  quand  chaque  année, 
par  la  seule  augmentation  de  la  population,  par  l'arrivée  de 
centaines  de  milliers  de  contribuables  adultes,  le  trésor  public 
acquiert  des  sources  nouvelles  de   richesses,  comment  pour- 


672  LA    REVUE    DE    PARIS 

raient-ils  redouter  l'accroissement  des  dépenses?  Le  déficit 
budgétaire,  angoissant  pour  les  nations  d'Europe,  ne  sera  de 
longtemps  pour  les    Etats-Unis   qu'un  malaise  passager. 

La  réélection  de  M.  Roosevelt  le  8  novembre  190A  a  été 
un  triomphe  :  Sa  Etats  sur  lib  se  sont  prononcés  en  sa 
faveur,  et  le  vote  populaire  lui  a  donné  i  200  000  voix  de 
plus  qu'à  son  concurrent.  On  n'avait  jamais  vu  si  forte  majo- 
rité. Dans  le  Congrès,  les  dernières  élections  ont  augmenté 
encore  la  majorité  républicaine;  une  opposition  efficace  ne 
pourrait  être  faite  à  M.  Roosevelt  que  par  les  membres  de 
son  propre  parti.  Résolu  il  en  a  pris  l'engagement  public)  à 
refuser  toute  nouvelle  candidature  à  la  présidence,  il  a  toute 
liberté  d'action. 

Deux  sentiments  jusqu'ici  se  sont  combattus  en  lui  :  le 
sentiment  réformateur  et  le  sentiment  impérialiste;  lequel 
l'emportera?  Une  campagne  contre  la  corruption  politique  sou- 
lèverait contre  lui  les  politiciens  qui  en  vivent.  Une  campagne 
contre  les  trusts  liguerait  toutes  les  forces  de  la  plouto- 
cratie :  le  seul  résultat  serait,  peut-être,  de  briser  le  parti 
républicain.  Dans  sa  politique  extérieure,  au  contraire, 
M.  Roosevelt  pourra  donner  libre  carrière  à  son  activité.  Ses 
projets  d'accroissement  de  la  marine  de  guerre,  de  protection 
de  la  marine  marchande,  d'aménagement  des  stations  navales 
et  des  points  d'appui  pour  la  Hotte,  sont*  acceptés  par  les 
industriels,  et  particulièrement  par  les  trusts,  qui  en  espèrent 
une  source  fructueuse  de  profils.  Son  ardent  patriotisme 
plaît  aux  foules,  qui  n'imaginent  pas  que  le  peuple  américain 
puisse  rencontrer  une  résistance  qu'il  serait  incapable  de 
briser.  M.  Roosevelt  a  montré  qu'il  se  laisse  volontiers 
entraîner  dans  ses  discours  par  son  ardeur  naturelle.  Mais  il 
tient  de  ses  ancêtres  hollandais  une  prudence  capable  de 
refréner  ses  plus  violents  désirs  :  ses  traités  d'arbitrage  et  sa 
récente  invitation  aux  puissances  pour  une  seconde  conférence 
de  la  Paix  témoignent  d'un  sincère  désir  de  diminuer  les 
causes  de  conflits  entre  les  peuples  civilisés. 

ACHILLE     VIALLATE. 


L'Adminislrateur-Géranl  :    H,  CASSARD 


LES   THÉORIES  TACTIQUES 


ET 


LA  GUERRE  ACTUELLE 


Si  l'on  ne  lient  pas  compte  des  deux  combats  que  les 
Américains  livrèrent  en  189(8  à  la  garnison  espagnole  de 
Sanliago-de-Cuba,  la  campagne  sud- africaine  est  la  première 
guerre  où  les  adversaires  se  soient  servis  de  l'armement  nou- 
veau. Le  succès  éclalant  que  remportèrent  les  Burgers  pendant 
la  première  période  des  hostilités  eut,  comme  il  fallait  s'y 
attendre,  un  retentissement  considérable  dans  les  armées 
européennes.  Tout  le  monde  fut  d'accord  pour  attribuer  la 
victoire  des  Boers  a  l'emploi  bien  compris  du  fusil  de  petit 
calibre,  et  les  échecs  de  l'armée  anglaise  aux  formations 
massives  et  surannées  qu'adoptait  son  infanterie  pour  l'attaque 
des  positions.  Les  avis  cessèrent  d'être  unanimes  lorsqu'il  s'agit 
de  tirer  de  cette  expérience  des  conclusions  pour  les  combats 
de  l'avenir.  Il  ne  manqua  pas  d'ofliciers  pour  affirmer  que 
les  règlements  aujourd'hui  en  vigueur  devaient  subir  une 
transformation  radicale  et  que  les  leçons  sud-africaines 
commandaient  l'élaboration  de  nouvelles  méthodes  de  combat 
Mais  des  contradicteurs  violents  s'élevèrent  aussitôt  :  la  guerre 
des  Boers,  disaient-ils,  s'était  déroulée  sur  un  terrain  très 
spécial,  avec  des  troupes  trop  différentes  des  nôtres  pour 
([u'on  puisse  en  tirer  des  leçons  k  l'usage  des  armées  de  l'Europe 

i5  Février  igoS.  i 


(J7  I  LA    REVLE    DE    PARIS 

continentale.  Le  débat  se  généralisa;  deux  camps  nettement 
opposés  se  formèrent,  et  les  plus  hautes  personnalités  du 
monde  militaire  en  France  exposèrent  publiquement  leurs 
opinions  sur  les  procédés  tactiques  à  employer,  — en  attendant 
qu'une  guerre,  menée  dans  des  conditions  moins  particulières, 
permît  de  conclure  avec  quelque  certitude. 

Cette  guerre  se  poursuit  aujourd'hui  dans  les  plaines  de 
Mandchourie.  Les  armées  russe  et  japonaise  posséderont 
bientôt  des  ellectifs  égaux  à  ceux  que  mettrait  en  présence 
une  rupture  entre  les  plus  grandes  puissances  militaires  de 
l'Europe.  Pendant  l'année  qui  vient  de  s'écouler,  les  contin- 
gents, faibles  au  début,  ont  atteint  progressivement  une  force 
numérique  qui  peut  suffire  à  l'élude  de  tous  les  problèmes  de 
lactique  :  aux  batailles  de  Liaoyang  et  du  Gha-lvho,  il  y 
avait  3oo  ooo  hommes  sur  le  terrain  ;  ce  chiffre  n'avait  été 
atteint  dans  aucune  campagne  antérieure.  D'autre  part,  le 
théâtre  de  la  guerre  est  un  pays  cultivé  sur  toute  sa  surface, 
couvert  de  nombreux  villages,  offrant  d'importantes  ressources 
en  approvisionnements  de  toutes  sortes;  cela  ne  nous  écarle  pas 
non  plus  des  conditions  d'un  conflit  européen.  Les  armées 
belligérantes  sont  recrutées,  instruites,  réglementées  de  la 
même  manière  que  celles  de  la  France  et  de  l'Allemagne.  Si 
la  race  japonaise  diffère  de  la  nôtre,  du  moins  l'éducation 
militaire  tend  à  rapprocher  ses  soldais  de  ceux  des  peuples 
européens  que  le  Japon  a  choisis  pour  modèle. 

Tous  ces  caractères  concourent  à  donner  aux  opérations 
russo-japonaises  un  intérêt  technique  de  premier  ordre.  Celle 
guerre  sera  fertile  en  enseignements  certainement  utiles, 
peut-être  même  définitifs.  L'objet  de  la  courte  étude  qui 
\a  suivre  est  de  rappeler  brièvement  les  théories  émises 
depuis  la  guerre  sud-africaine,  et  de  mettre  en  regard  les 
procédés  de  la  campagne  actuelle.  L'auteur  de  ces  quelques 
pages  n'a  nullement  la  prétention  de  présenter  des  conclu- 
sions ni  même  d'émettre  une  opinion  sur  la  question  en 
litige  ;  mais  il  a  eu  la  bonne  fortune  de  suivre  de  près  une 
partie  des  opérations  de  l'armée  japonaise,  notamment  sur  le 
champ  de  bataille  de  Liaoyang,  et  il  se  borne  à  décrire  ce  qu'il  a 
vu.  Dans  les  nombreux  ouvrages  qu'ont  inspirés  les  surprises 
de  la  guerre  sud-africaine,   presque  toutes  les  questions  inté- 


LES    TIIÉOKIES    TACTIQUES    ET    LA    G  L  E  M  U  K    A  C  r  L  L  L  L  E  GyÔ 

ressant  l'art  militaire  ont  été  traitées,  depuis  la  stratégie  à 
grande  envergure  jusqu'à  l'équipement  du  soldat.  On  ne  trou- 
vera ici  que  l'étude  d'un  seul  problème,  mais  le  plus  impor- 
tant de  tous,  celui  duquel  découlent  tous  les  autres  :  étant 
donnée  une  position  défendue  par  l'intanterie  et  l'artillerie, 
comment  une  iorce  de  même  composition  doit-elle  attaquer? 


1 


La  première  étude,  qui  suivit  la  guerre  des  Boers,  fut, 
au  mois  de  septembre  1901,  un  article  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  intitulé  :  les  Tendances  nouvelles  de  l'année  alle- 
mande. Deux  autres  articles  du  même  auteur  parurent  au 
cours  de  l'année  suivante.  L'un  ne  concernait  que  la  cava- 
lerie ;  l'autre  avait  pour  titre  :  Quelques  enseujnemenis  de  la 
(juerre  sud- africaine.  Dans  celle-ci  l'auteur,  que  l'on  a  dit 
plus  tard  être  le  général  de  Négrier,  déclare  que  les  anciens 
principes  ont  été  rendus  inutilisables  par  l'armement  à  tir 
rapide  ;  il  veut  que  l'instruction  de  la  troupe  «  soit  faite  sur 
des  bases  nouvelles;  l'armée  qui  saura  profiler  de  l'expérience 
acquise  par  deux  années  de  sanglantes  leçons,  évitera  les  sacri- 
fices au  prix  desquels  cette  expérience  a  été  acquise.  »  L'élude 
se  divise  en  deux  parties  :  la  première  rappelle  les  conditions 
de  la  guerre  sud-africaine  et  en  décrit  les  péripéties  ;  la  seconde 
énumère  les  idées  nouvelles  de  l'armée  anglaise  et  les  conclu- 
sions de  l'auteur  : 

La  guerre  de  masses  du  commencement  du  xix"  siècle,  qui  reste 
actuellement  en  honneur  dans  la  plupart  des  armées  européennes,  va 
se  trouver  remplacée  par  la  guerre  de  rideaux  et  par  les  opérations 
combinées  de  nombreuses  colonnes  mixtes. 

La  puissance  du  fusil  et  l'invisibilité  des  buts  rendent  les  fronts 
diflicilenient  abordables  par  des  attaques  brusquées.  La  décision  du 
combat  doit  élre  cherchée  dans  la  combinaison  des  feux  de  front  et 
d'écharpe  :  l'enveloppement  à  grande  distance,  suivi  d'une  action 
concentrique,  réalise  souvent  cette  condition.  Toutefois,  cette  ma- 
nœuvre peut  ne  pas  suffire  pour  chasser  l'adveisaire,  surtout  s'il  porte 
des  forces  au-devant  de  celles  qui  le  débordent.  L'assaillant  est  alors 
ramené  à  chercher  la  décision  dans  le  combat  de  front. 


GyÔ  LA    REVUE    DE    PARIS 

Dans  ce  combat,  la  supériorité  numérique  n'est  plus  le  facteur 
décisif.  Il  réside  essentiellement  dans  les  marches  d'approche,  proté- 
gées par  des  feux  combinés  d'artillerie  et  de  mousqueterie  et  soigneu- 
sement défilées.  Alors,  quand  la  zone  des  feux  rapprocliés  est  atteinte, 
la  valeur  individuelle  du  combattant  devient  la  condition  du  succès. 
11  faut  toutefois  remarquer  que,  même  dans  ce  cas,  une  attaque 
brusquée  peut  amener  un  échec.  Il  ne  suffit  pas  que  des  troupesnom- 
breuses  et  braves  aient  pu  s'approcher  à  courte  distance  (à  moins  de 
deux  cents  mètres,  par  exemple)  pour  qu'elles  puissent  réussir  dans 
un  assaut. 

Plus  loin,  l'auteur  ajoute  : 

C'est  par  la  marche  rampante  de  petites  fractions  qui  progressent 
jusqu'à  quelques  mètres  de  l'adversaire  que  les  Boers  arrivent  à  forcer 
des  positions,  jamais  avec  des  attaques  de  vive  force.  Mais  les  actions 
de  flanc  sont  plus  sûres  cl  d'un  eflet  plus  prompt... L'infanterie  ne 
peut  plus  combattre  que  couchée.  Aux  courtes  dislances,  elle  ne  pro- 
gresse qu'en  rampant.  Pour  remplir  ces  conditions  et  lui  permettre 
les  bonds  rapides  d'un  abri  à  l'autre,  elle  est  équipée  sans  sacs,  avec 
une  muselle  contenant  ses  vivres,  un  bonnet  de  police  et  quelques 
objets,  puis,  attachée  sur  les  reins,  une  marmite  individuelle  et,  })ar- 
dessus,  la  couverture  de  campement  roulée  en  cylindre. 

L'opinion  de  l'écrivain  peut  donc  se  résumer  comme  il  suit  : 
en  principe,  pas  d'attaques  de  front  ;  maintenir  un  rideau 
devant  la  position  et  chercher  à  déborder  l'ennemi  :  s'il  faut 
recourir  à  une  attaque  de  front,  l'infanterie  en  terrain  décou- 
vert ne  devra  avancer  qu'en  rampant. 

Dans  le  courant  de  la  même  année,  le  général  Kessler, 
membre  du  Conseil  supérieur  de  la  guerre,  lit  paraître  un 
ouvrage  intitulé  :  la  Tactique  des  trois  armes,  où  il  expose  des 
idées  très  voisines  de  celles  que  nous  venons  de  voir.  Ses 
conclusions  sont  les  suivantes  : 

Les  dispositifs  de  combat  donnés  par  le  règlement  de  manœuvres, 
sont  trop  vulnérables  pour  être  employés  dans  les  portions  de  terrain 
battu  visibles  pour  l'ennemi.  Les  terrains  découverts  et  dépourvus 
de  toute  ondulation  sont,  en  principe,  interdits  à  l  infanterie.  Le  pro- 
blème consiste  donc,  pour  l'attaque,  à  faire  progresser  les  troupes 
d'infanterie,  sous  le  feu  de  la  défense,  dans  des  conditions  telles 
qu'elles  conservent,  pendant  les  quatre  kilomètres  de  zone  battue 
qu'elles  ont  à  parcourir,  une  force  morale  suUisante  pour  triompher 
des  dernières  résistances  de  l'ennemi.  Le  seul  moyen  pratique  est  de 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE    677 

les  faire  cheminer  à  l'abri  des  vues  de  l'ennemi,  qui  sera  ainsi  privé 
de  repères  pour  régler  son  tir. 

Le  cheminement  à  couvert  est  lent,  c'est  vrai  ;  mais  mieux  vaut 
employer  deux  heures  à  se  rapprocher  de  l'ennemi  de  la  valeur  d'un 
kilomètre,  sans  avoir  subi  de  pertes,  que  de  franchir  la  même  dis- 
tance en  quinze  minutes,  après  avoir  perdu  le  quart  de  son  effectif. 
Le  cheminement  à  couvert  disloque  les  liens  tactiques,  dit-on  encore: 
mais  en  terrain  couvert  et  coupé,  il  n'y  a  plus  de  forme  tactique 
possible  ;  l'infanterie  s'avance  dans  les  formations  de  marche  les 
plus  favorables  pour  se  soustraire  à  la  vue  et  aux  coups  de  l'ennemi. 

Dans  la  zone  battue,  il  n'y  a  plus,  à  proprement  parler,  de  tactique 
d'infanterie;  la  vraie  tactique  se  résume  dans  le  «  suivez-moi  »  du 
chef.  C'est  affaire  au  chef  de  choisir  les  procédés  qui  hu  semblent  les 
meilleurs  pour  plier  les  formations  au  terrain,  sans  trop  se  préoc- 
cuper des  détours  et  des  circuits  qu'il  imposera  à  sa  troupe,  des 
allongements  qui  en  résulteront  dans  la  durée  du  trajet,  des  déplace- 
ments latéraux  qui  détourneront  momentanément  la  troupe  de  sa 
véritable  direction. 

Une  infanterie  qui  chemine  ainsi  à  couvert  et  qui  sera  amenée 
jusque  vers  quatre  cents  mètx'es  de  la  position  ennemie,  n'ayant  subi 
que  peu  ou  point  de  pertes,  sera  bien  dans  la  main  des  chefs;  en 
pleine  possession  de  son  énergie  physique  et  morale,  elle  se  trouvera 
dans  les  meilleures  conditions  pour  donner  l'assaut,  après  avoir  cou- 
vert de  feux  les  positions  ennemies. 

On  voit  que  le  général  Kessler  interdit  Tattaque  de  front 
en  terrain  découvert,  recherche  l'enveloppement,  ou  tout  au 
moins  les  cheminements  abrités;  il  insiste  sur  la  liberté  que 
l'on  doit  laisser  aux  chefs  de  petites  unités  pour  le  choix  des 
formations. 


* 
*  * 

Les  théories  qui  précèdent  rejettent  l'emploi  des  formations 
massées  et  ne  cherchent  pas  à  obtenir  le  résultat  par  le  choc  ; 
elles  ne  mentionnent  même  pas  l'emploi  de  réserves  pour  le 
combat  offensif.  Ces  opinions  radicales  n'ont  pas  tardé  à  ren- 
contrer de  violents  contradicteurs.  Les  généraux  Langlois  et 
Bonnal  se  sont  faits  les  champions  de  ce  que  l'on  pourrait 
appeler  l'école  conservatrice.  Dans  son  ouvrage  paru  en  igoS, 
Enseiynemenis  de  deux  guerres  récentes,  le  général  Langlois 
s'attache  à  prouver  que  les  principes  en  vigueur  n'ont  rien 


C)'jS  LA    REVLE    DE    l'AlUs 

j>erdu  de  leur  autorité.  La  première  partie  du  volume  décrit 
les  assauts  des  Russes  contre  Plevna,  en  1877,  et  résume 
ainsi  les  conclusions  qu'il  faut  en  tirer  pour  l'attaque  : 

Sur  tout  le  front,  il  faut  attaquer  vigoureusement,  enchaîner  l'en- 
nemi sur  place  et  ne  pas  l'occuper  seulement  par  un  combat  démons- 
tratif, comme  on  l'a  souvent  prétendu  à  tort.  Une  partie  de  l'artillerie 
tient  l'artillerie  ennemie  en  échec;  le  resie  épuise  le  combat  de  l'in- 
fanterie. Cette  artillerie  n'agit  pas  par  un  feu  lent  et  qui  se  prolonge, 
mais  par  un  tir  intermittent,  par  une  série  de  <f  rafales  »,  exécutées 
en  même  temps  sur  les  ])oints  où  l'infanterie  en  a  particulièrement 
besoin;  il  faut  alors  utiliser  toute  la  rapidité  de  tir  dont  le  matériel 
moderne  est  capable.  Au  feu  du  défenseur,  l'assaillant  doit  répondre 
par  un  feu  supérieur;  dans  ces  conditions,  l'infanterie  pourra  avancer 
aussi  bien  qu'autrefois.  Les  progrès  de  l'armement  servent  surtout  à 
celui  qui  sait  le  mieux  les  employer.  L'assaillant  le  peut  au  moins 
aussi  bien  que  le  défenseur,  car  il  a  la  faculté  de  déployer  soudaine- 
ment ce  puissant  moyen,  là  où  il  veut  obtenir  la  supériorité  du  feu. 

Le  résultat  de  ce  long  combat  préparatoire  est  le  suivant  :  sur 
toute  la  ligne,  l'infanterie  s'est  rapprochée  de  l'ennemi  ;  les  deux 
lignes  sont  moralement  et  matériellement  usées;  il  se  produit  un 
état  général  de  faiblesse,  aucun  des  adversaires  n'est  plus  capable 
d'un  elïbrt  sérieux.  Alors  quel  elfet  moral,  quand  soudain  apparaît 
une  puissante  réserve  de  troupes  fraîches,  appuyées  de  nombreuses 
batteries  surgissant  à  Timproviste,  quand  les  baïonnettes  au  bout  des 
fusils  et  la  profondeur  des  foimations  indiquent  la  volonté  bien  arrê- 
tée de  marcher  à  l'assaut!  A  la  manœuvre,  sans  doute,  cela  passe 
pour  de  la  folie,  puisque  l'élément  moral  n'intervient  pas. 

Cette  ((  masse  »  doit  être  formée  en  profondeur  pour  produire  une 
poussée  ininterrompue  d'arrière  en  avant;  les  différents  échelons,  au 
fur  et  à  mesure  qu'ils  arrivent  sur  la  ligne  de  feu,  doivent  l'entraîner 
en  avant  et  non  pas  seulement  la  renforcer.  Ces  échelons,  de  vraies 
vagues  humaines,  se  succèdent  à  une  distance  de  deux  cents  à  quatre 
cents  mètres.  Chaque  homme  ne  doit  avoir  qu'une  pensée  :  pousser 
en  avant  ce  qu'il  rencontre  devant  lui.  Des  lignes  de  tirailleurs  qui 
n'ont  rien  derrière  elles  ne  sont  pas  capables  d'un  effort  énergique. 
Les  masses  exercent  une  puissante  action  morale,  réconfortante 
pour  les  troupes  amies,  déprimante  pour  l'ennemi.  Naturellement, 
celui  qui  tire  ses  conceptions  tactiques  exclusivement  de  résultats  de 
champs  de  tir  ne  comprend  rien  à  cela  :  dans  les  manœuvres,  les 
impressions  morales  ne  peuvent  pas  se  figurer. 

Dans  la  deuxième  partie,  le  général  Langlois  confirme  ces 
doctrines  par  des  exemples  empruntés  à  la  guerre  sud-afri- 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE    GjQ 

caine,  puis  tente  de  détruire  les  théories  de  ses  adversaires  : 

Une  des'  conclusions  les  plus  dangereuses  qu'on  ait  tirées  de  la 
guerre  des  Boers  est  de  prétendre  que  les  attaques  tle  front  sont 
devenues  impossibles.  Les  attaques  des  Anglais  ont  échoué  parce 
qu'ils  n'y  ont  pas  employé  des  forces  suffisantes  ni  montré  assez 
d'énergie  dans  l'exécution.  lueurs  grandes  pertes  s'expliquent  surtout 
par  les  nombreuses  surprises  que  leur  valut  l'absence  de  tout  service 
de  reconnaissance  et  de  sùret('',  et  parce  qu'ils  n'avaient  pas  la  notion 
de  l'avant-garde.  Le  succès  de  l'attaque  dépend  de  la  supériorité 
du  feu.  Pour  l'obtenir  sur  le  point  décisif,  que  ce  soit  sur  le  front 
ou  à  une  aile,  il  faut  amener  devant  ce  point  des  forces  supérieures, 
les  engager  convenablement  et  les  faire  donner  vigoureusement.  C'est 
précisément  ce  que  les  Anglais  n'ont  pas  fait.  Partout  où  l'infanterie 
et  l'artillerie  ont.  dans  un  elTort  combiné,  obtenu  la  supériorité, 
l'attaque  de  front  a  réussi. 

Le  général  Bonnal,  ancien  directeur  de  l'Ecole  supérieure 
de  guerre,  n'est  pas  moins  affirmatil  contre  les  novateurs, 
dans  la  brochure  qu'il  a  publiée  en  1908  sur  la  Récente  Guerre 
sud- africaine  et  ses  enseignements.  Cette  étude  commente  et 
critique,  phrase  par  phrase,  et  en  termes  très  vifs,  l'article  de 
la  Revue  îles  Deux  Mondes.  Un  dernier  paragraphe  présente 
les  conclusions  de  l'auteur  : 

Par  l'armement  de  l'artillerie  et  de  l'infanterie,  le  front  de  combat 
est  devenu  inviolable  sur  la  presque  totalité  de  son  étendue  ;  mais  un 
général  habile  saura  découvrir  soit  une  zone  d'approche  et  de  rassem- 
blement favorable  à  l'attaque,  soit,  chez  l'ennemi,  un  point  faible  qui 
sera  un  saillant  du  front  mal  flanqué,  bu  une  aile  mal  appuyée,  diffi- 
cile à  protéger.  L'inviolabilité  du  front,  mcmc  pour  des  forces  sensi- 
blement supérieures  à  celles  qui  le  défendent,  conduit  à  chercher  la 
décision  du  combat  dans  une  action  par  surprise,  puissante  et  bien 
préparée,  enfin  exécutée  sur  le  point  jugé  le  plus  favorable.  L'action 
par  surprise,  très  forte,  suppose  la  concentration  clandestine,  à  courte 
distance  du  point  d'attaque,  d'un  ensemble  de  moyens  très  supérieurs 
à  ceux  de  l'ennemi.  La  préparation  est  le  fait  de  nombreux  tirail- 
leurs gagnant  du  terrain  vers  l'objectif  à  l'aide  de  nombreux  canons, 
lesquels,  après  avoir  fait  taire  l'artillerie  de  la  défense,  s'efforcent 
d'atteindre  son  infanterie.  L'exécution  est  la  dernière  phase  du  com- 
bat. Elle  comporte  la  mise  en  mouvement  de  la  masse  d'attaque. 

De  cet  exposé  rapide  des  idées  de  nos  tacticiens  les  plus  en 
vue,   ressortent   les    deux  opinions   ou   écoles   en  présence  : 


68o  LA    UËVUË    UE    PARIS 

l'école  nouvelle  qui  procède  par  l'enveloppement,  et  l'école 
((  historique  »  qui  emploie  la  masse  sur  un  point  décisif; 
pour  la  première,  le  grand  moyen  d'action  est  le  feu;  pour  la 
seconde,  c'est  le  choc. 


* 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  théo- 
ries tactiques  des  autres  grandes  armées  de  l'Europe. 

En  Autriche,  on  n'est  pas  fixé  sur  les  formations  que  doit 
prendre  l'infanterie  dans  la  zone  du  feu  efficace  ;  on  penche 
cependant  pour  l'extension  du  front  et  l'emploi  de  petites 
colonnes  au  lieu  de  lignes  ;  on  a  du  reste  conservé  l'attaque 
en  masse  compacte  et  on  utilise  peu  le  terrain.  En  Russie,  on 
ne  semble  pas  disposé  aux  innovations  :  la  première  ligne, 
avançant  par  demi-compagnie  et  par  petits  bonds  rapides,  se 
porte  à  l'assaut,  suivie  de  réserves  en  colonnes  doubles 
ouvertes. 

En  Allemagne,  jusqu'aux  manœuvres  de  igoi,  on  était  resté 
fidèle  aux  principes  de  la  tactique  napoléonienne  ;  brusque- 
ment, une  nouvelle  méthode,  intitulée  Bureiitaktlk,  fut  inau- 
gurée pendant  l'année  d'instruction  1901-1902.  Désireux  de 
contrôler  les  résultats,  l'empereur  Guillaume  invita  aux  ma- 
nœuvres de  1902  des  généraux  américains  qui  avaient  pris 
part  à  la  campagne  de  Cuba,  ainsi  que  lord  Roberts  et  les 
lieutenants-généraux  lan  Hamilton  et  French,  de  l'armée  an- 
glaise. Après  le  mouvement  d'offensive  générale  qui  termina 
les  opérations,  il  demanda  à  l'un  de  ses  hôtes  britanniques  ce 
qu'il  pensait  des  formations  employées  par  l'infanterie  pour 
l'attaque.  «  Je  ne  puis  répondre  à  Votre  Majesté,  car  nous 
sommes  ici  en  Europe,  repartit  le  général  anglais  (qui  m'a 
raconté  lui-même  cette  conversation);  mais,  en  Afrique,  je 
n'hésiterais  pas  à  déclarer  que  la  division  des  Gardes  qui  a 
donné  Tassaut  s'est  avancée  en  ordre  beaucoup  trop  serré.  » 
Là-dessus  l'Empereur  réunit  ses  officiers  et,  dans  sa  critique, 
leur  adressa  de  vifs  reproches  pour  ne  pas  s'être  conformés 
aux  instructions  qu'ils  avaient  reçues. 

Pendant  qu'on  étudiait  ainsi  sur  le  terrain,  les  théoriciens 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE    68l 

allemands  ne  demeuraient  pas  inactifs.  De  nombreuses  publi- 
cations se  suivirent  dans  les  revues  militaires;  la  plupart  mani- 
festaient une  prédilection  marquée  pour  l'attaque  par  le  feu. 
Citons  les  conclusions  que  le  lieutenant-colonel  Lindenau, 
chef  de  section  au  grand  état-major  prussien,  tire  de  la  guerre 
sud-africaine  : 

L'attaque  n'avance  sûrement  qae  si  elle  est  soutenue  par  un  feu 
incessant  et  conduite,  patiemment,  de  posilioa  de  tir  en  position  de 
tir.  Toutes  les  fois  qu'au  ïraasvaal  on  n'a  pas  pu  trouver  de  sem- 
blables positions,  l'attaque  en  terrain  découvert  tourna  en  échec  :  il 
fallut  créer  artificiellement  une  position  de  tir  avec  la  bêche,  pendant 
la  nuit,  ou  bien  rester  immobile  en  attendant  le  succès  obtenu  sur 
une  autre  partie  du  terrain  plus  favorable...  Plus  que  jamais,  l'at- 
taque d'infanterie  devra,  dans  toutes  ses  phases,  prendre  un  carac- 
tère plus  individuel.  Les  assaillants  s'avanceront  peu  à  peu,  soutenus 
par  des  feux  provenant  de  points  d'appui  bien  choisis  et  d'ailes  bien 
organisées;  ils  auront  souvent  à  lutter,  immobiles  pendant  des  heures 
entières,  pour  obtenir  la  supériorité  du  feu. 

Le  général  de  Stieler  est  encore  plus  affîrmatif  : 

On  arrive  à  se  convaincre  que,  dans  le  combat,  la  meilleure  manière 
de  se  couvrir  ne  se  trouve  ni  dans  le  terrain  ni  dans  les  formations 
plus  ou  moins  compliquées.  Elle  réside  dans  la  conduite  du  feu.  Il 
faut  s'assurer  la  supériorité  du  feu,  faute  de  quoi  on  n'avancera  pas 
plus  que  les  Anglais,  C'est  la  tactique  du  feu  qu'il  faut  surtout  tra- 
vailler. 

Pour  compléter  l'analyse  des  théories  tactiques  avant  la 
guerre  russo-japonaise,  il  faudrait  accumuler  bien  d'autres 
citations  et  sortir  des  limites  que  nous  nous  sommes  impo- 
sées. Nous  avons  simplement. voulu  énoncer  les  diverses  doc- 
trines, en  montrer  les  caractères  généraux.  Voici  maintenant 
les  procédés  qu'ont  employés  sur  le  champ  de  bataille  les 
Japonais,  dans  des  conditions  analogues  à  celles  qu'ont  envi- 
sagées les  tacticiens  d'Europe.  L'attaque  de  Ghiouchanpou, 
un  des  épisodes  décisifs  de  la  grande  bataille  livrée  autour 
de  Liaoyang,  du  2  5  août  au  4  septembre,  nous  servira 
d'exemple. 


68^  LA    REVUE    DE    PARIS 


II 


Il  convient  d'abord  d'avoir  bien  présenta  l'esprit  l'ensemble 
de  cette  bataille  de  Liaoyang, 

Liaoyang  était  le  point  de  concentration,  prévu  dès  le  début 
de  la  campagne,  pour  les  trois  armées  japonaises  qui  devaient 
opérer  en  Mandcliourie  (première,  deuxième  et  quatrième;  la 
troisième  armée  opérant  sous  Port-Arthur).  La  première 
armée  (général  Kouroki)  entrait  par  la  Corée  au  commence- 
ment de  mai,  à  la  suite  du  combat  du  ^alou;  la  deuxième 
armée  (général  Okou)  débarquait  dans  le  Liaoloung  au  même 
moment,  et,  après  avoir  isolé  la  garnison  de  Port- Arthur,  se 
dirigeait  à  son  tour  au  nord,  vers  la  plaine  mandchourienne. 
]c  long  de  la  voie  ferrée  ;  le  noyau  de  la  quatrième  armée 
(général  Nodzou),  formé  par  la  lo*"  division,  prenait  terre  h 
Takouchan,  à  peu  près  au  milieu  de  l'espace  qui  séparait  les 
deux  premières  colonnes  et  commençait  immédiatement  un 
mouvement  analogue  vers  le  nord.  La  marche  de  ces  armées 
se  continua  lentement,  les  trois  colonnes  se  maintenant  à  la 
même  hauteur  et  resserrant  peu  à  peu  leurs  intervalles  à 
mesure  qu'elles  approchaient  de  leur  objectif. 

Les  forces  russes  s'étaient  retirées  devant  les  Japonais,  en 
essayant  de  retarder  leur  marche  le  plus  possible  ;  elles  comp- 
taient, elles  aussi,  livrer  bataille  au  devant  de  Liaoyang,  où 
arrivaient  journellement  les  renforts  de  Sibérie  et  de  Russie. 
La  place  avait  été  mise  en  état  de  défense  dès  le  début  de  la 
guerre.  Deux  lignes  successives  avaient  été  fortifiées.  La  pre- 
mière, la  plus  avancée,  s'étendait  à  cinq  kilomètres  environ 
au  sud  de  la  ville  et  utilisait  les  hauteurs  parallèles  au  cours 
du  Taïtsého,  notamment  les  fortes  positions  de  Chiouchanpou. 
La  seconde,  qui  comportait  une  série  de  retranchements  et 
de  redoutes,  formait  un  demi-cercle  au  sud  et  à  l'ouest  de  la 
ville,  à  un  kilomètre  environ  de  l'enceinte  chinoise  et  se  pro- 
longeait sur  la  gauche  russe  par  les  collines  qui  masquent  les 
mines  de  charbon  de  Yentaï  :  on  les  appela  pour  cette  raison 
les  lignes  de  Yentaï.  Au  devant  de  la  première  ligne,  de  forts 
détachements   se   maintenaient  au  contact  des    avant-gardes 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE     683 

japonaises  et  occupaient  les  villages  d'Anping  et  d'Anchantien. 
Les  armées  japonaises  placées  sous  le  commandement  gé- 
néral du  maréchal  Oyama  comptaient  huit  divisions,  disposées 
comme  suit  de  la  droite  à  la  gauche  :  12®,  2®,  garde  impé- 
riale, formant  la  première  armée;  10'',  5*^,  formant  la  deuxième 
armée  ;  3^,  6^  et  4'\  formant  la  quatrième  armée.  A  cet  effectif, 
il  faut  ajouter  deux  brigades  d'artillerie  et  une  de  cavalerie 
non  endivisionnées.  La  quatrième  et  la  deuxième  armées 
se  touchaient  ;  la  première,  par  contre,  était  séparée  de 
la  deuxième  par  un  vide  de  plusieurs  kilomètres.  Le  plan 
du  maréchal  Oyama  consistait  à  attaquer  vig;oureusement  sur 
tout  le  front  pour  maintenir  l'ennemi,  puis  à  agir  par  la 
droite,  afin  de  le  déborder  et  de  rejeter  la  gauche  russe  sur  son 
centre,  puis  de  prolonger  cette  marche  sur  les  derrières  des 
Russes  et  de  couper  leurs  communications  avec  Mou kden. 

Le  mouvement  commença  dans  la  nuit  du  2  5  août.  Anping 
fut  occupé  le  lendemain,  sans  grandes  difficultés.  Le  général 
Okou  rencontra  une  résistance  plus  énergique  à  Anchantien 
qui  ne  fut  occupé  que  le  28.  Le  29,  les  forces  japonaises 
arrivaient  en  face  de  la  première  ligne  défensive  des  Russes  : 
elles  commencèrent  leur  marche  d'approche  dans  la  soirée. 
Avec  la  première  armée,  dès  le  lendemain,  le  général  Kou- 
roki  occupa  la  portion  de  la  ligne  qui  se  trouvait  devant,  mais 
il  hésitait  à  continuer  son  mouvement  en  avant,  qui  l'éloignait 
du  reste  de  l'armée.  Aussi,  pour  appuyer  le  mouvement  de 
Kouroki,  le  général  Okou  reçut-il  l'ordre,  le  3i  au  matin, 
d'enlever  coûte  que  coûte  les  lignes  de  Ghiouchanpou  (c'est 
sur  l'attaque  de  ces  lignes  par  le  général  Okou  que  j'insis- 
terai tout  à  l'heure).  A  midi,  la  '.V-  et  la  5^  division  prenaient 
d'assaut  la  plupart  des  tranchées  et,  dans  la  nuit,  les  Russes 
devaient  se  replier,  autour  de  Liaoyang.  sur  leur  deuxième 
position  de  défense. 

Cette  évacuation  des  lignes  de  Chiouchanpou  permit  à  la 
première  armée  japonaise  de  reprendre  sa  marche  vers  le  nord. 
Le  i*^^  septembre,  elle  franchissait  le  Taïtsého  et  se  portait 
immédiatement  contre  les  positions  de  Yentaï  pour  déborder 
la  gauche  russe.  Mais  le  général  Kouropatkine,  se  rendant 
compte  du  danger  qui  le  menaçait,  porta  vers  sa  gauche  toutes 
ses  réserves  et  réussit  à  faire  échouer  le  mouvement  tournant 


684  LA    REVUE    DE    PARIS 

des  Japonais.  Pourtant  la  défense  russe  était  compromise  par 
la  perte  d'une  partie  des  positions  dont  les  Japonais  de  la 
division  de  Sendaï  avaient  chassé,  le  2  septembre,  la  brigade 
Orlolï  et  que  les  Russes  ne  purent  reprendre  le  lendemain, 
malgré  des  conlrc-attaques  désespérées.  Aussi  le  général  Kou- 
ropalkine  se  décida  à  se  retirer  vers  Moukden  en  abandonnant 
Liaoyang  dans  la  nuit  du  3  au  4,  quoique  les  Japonais  eussent 
échoué  dans  tous  leurs  assauts  contre  les  redoutes  qui  entou- 
raient cette  ville.  Ce  mouvement  de  retraite  s'opéra  en  ordre 
parfait,  sans  laisser  ni  prisonniers  ni  canons  aux  mains  de 
l'ennemi  ;  les  Japonais  vainqueurs,  exténués  par  neuf  jours 
de  combats,  furent  incapables  d'inquiéter  la  marche  des 
Russes. 

* 

Dans  celte  bataille  de  huit  jours,  prenons  maintenant  l'at- 
taque des  lignes  de  Chiouchanpou,  exécutée  par  les  3''  et 
5"  divisions  japonaises,  du  39  au  3i  août.  Cette  phase  de  la 
lutte  présente  le  développement  complet  de  l'attaque  d'une 
position  et  répond  parfaitement  au  problème  envisagé  par  nos 
tacticiens  :  des  circonstances  favorables  m'ont  permis  d'en 
suivre  de  près  toutes  les  péripéties. 

Les  lignes  dites  de  Chiouchanpou  s'étendaient  sur  un  front 
de  quatre  kilomètres.  Orientées  du  nord-ouest  au  sud-est, 
elles  se  décomposaient  ainsi  qu'il  suit,  de  la  droite  à  la  gauche 
russe.  Immédiatement  à  l'est  du  chemin  de  fer  se  dresse  le 
mont  Chiouchan,  roc  isolé,  dominant  de  deux  cents  mètres 
environ  les  plaines  qui  l'entourent.  De  toute  part,  ce  massif 
se  dresse  abrupt  et,  dans  la  direction  du  sud  et  de  l'ouest,  il 
présente  des  escarpements  verticaux,  inaccessibles  aux  meil- 
leurs grimpeurs;  un  sentier  à  lacets,  qui  dégringole  sur  la 
face  orientale,  met  le  haut  de  la  montagne  en  communication 
avec  le  village  de  Chiouchanpou.  Au  sommet,  s'élève  une 
des  nombreuses  tours  de  guet  qu'on  trouve  éparpillées  sur 
tous  les  points  culminants  du  pays  et  qui  datent  des  jours 
lointains  oii  cette  Mandchourie  du  sud  redoutait  les  invasions 
coréennes  et  chinoises.  On  peut  voir  sur  notre  plan  que  ce 
bloc  inattaquable  se  trouve  légèrement  en  retrait  par  rapport 


LES  THÉORIES  TACTIQLES  ET  LA  GUEURE  ACTUELLE     685 

à  la  ligne  principale  de  collines  qu'avait  utilisée  la  défense  : 
le  mont  Chiouchan  est  là  comme  un  donjon  isolé. 

Cette  ligne  elle-même  se  compose  d'une  première  ondu- 
lation basse  A,  située  à  cinq  cents  mètres  environ  du  mont 
Chiouchan,  puis  d'un  second  massif  plus  élevé  B,  couronné 
par  deux  mamelons  et  limité  à  droite  et  a.  gauche  par  deux 
routes  convergeant  sur  le  village  de  Chiouchanpou.  Plus  à 
l'est,  s'élève  une  troisième  croupe  C,  dont  la  cime  horizontale 
est  assombrie  par  des  bouquets  de  broussailles  rabougries  et 
noires  :  en  avant,  un  coteau  également  boisé  D  se  détache 
sur  le  glacis  qui  dévale  vers  le  lit  d'un  torrent  peu  encaissé, 
alors  complètement  à  sec.  Un  autre  chemin,  franchissant  la 
ligne  par  un  col,  sépare  de  la  hauteur  C  et  du  coteau  D 
un  nouveau  groupe  de  trois  pitons  très  escarpés  E,  F,  G,  qui, 
séparés  les  uns  des  autres,  sont  comparables  à  trois  tours 
alignées  :  au  devant  de  ces  tours,  un  peu  plus  au  sud  et  a 
l'est,  se  dressent  des  groupes  de  montagnes  assez  élevées, 
qui  font  face  à  ces  trois  pitons  E,  F,  G,  et  les  dominent  de 
front  et  de  flanc. 

Le  caractère  général  de  toute  celte  ligne  de  hauteurs, 
depuis  A  jusqu'à  G,  était  de  présenter  des  abords  raides  sur 
le  versant  de  Liaoyang,  qui  regardait  l'armée  russe,  et  au 
contraire  un  glacis  parfait  du  côté  de  Syangyoungsou,  où 
devait  se  produire  l'attaque  japonaise.  Ces  conditions  favo- 
rables aux  Russes  leur  permettaient  de  faire  un  excellent 
emploi  du  feu,  —  les  angles  morts  étant  presque  complète- 
ment supprimés,  —  et  de  défiler  les  attelages  d'artillerie  et 
les  réserves  derrière  les  troupes  de  première  ligne.  Mais  le 
plus  grand  défaut  de  la  position  russe  était  de  se  trouver  très 
exposée  sur  sa  gauche,  où  les  pentes  du  dernier  piton  G  se 
perdaient  dans  un  éventail  de  crêtes:  séparées  par  des  vallées," 
ces  crêtes  olFraient  à  l'assaillant  des  abris  contre  le  feu  et 
même  contre  la  vue,  jusqu'à  deux  cent  cinquante  mètres 
environ  de  celte  corne  orientale  de  la  défense. 

Cette  faiblesse  n'était  qu'insuffisamment  compensée,  en 
arrière  des  trois  pitons  E,  F,  G,  par  une  position  secondaire 
et  en  retrait,  une  ce  position  en  échelon»,  qu'offrait  au-dessus 
du  village  de  Fantziutoun,  une  colline  semi-circulaire  à  double 
sommet   L-M.  ;  à    près   de  deux  kilomètres  plus    en  arrière, 


680  LA    KEVUE    DE    PARIS 

les  batteries  de  cette  position  L-M  pouvaient  enfiler  le  col 
séparant  de  la  colline  C  les  trois  pitons  E,  F,  G,  et  atteindre 
le  versant  opposé. 

La  mise  en  état  de  ces  lignes  de  défense  de  Chiouchanpou 
avait  été  prévue  par  les  Russes  depuis  le  début  des  hostilités 
et  exécutée  [avec  soin  par  les  troupes  du  génie.  Le  mont 
Chiouchan  lui-même,  malgré  son  inviolabilité,  était  couvert 
d'ouA^rages.  Toutes  les  collines  A,  B,  C  et  le  promontoire  D 
étaient  sillonnés,  légèrement  en  avant  des  crêtes,  par  des 
éléments  de  tranchées  ;  les  cols  séparant  les  hauteurs  avaient 
été  laissés  intacts,  mais  de  chaque  côté,  des  retranchements 
coudés,  en  retour  de  ilanc,  commandaient  les  chemins  à 
courte  distance.  Des  coupures  et  des  tunnels  perpendiculaires 
aux  ouvrages  permettaient  de  communiquer  sans  danger  avec 
le  versant  de  Liaoyang.  Des  défenses  accessoires,  multiples  et 
puissantes,  complétaient  ces  ouvrages  à  une  distance  moyenne 
de  cent  mètres  en  avant  des  tranchées.  Réseaux  de  lils  de  fer 
et  de  ronces  artificielles,  trous  de  loup  simples  ou  avec  pieux, 
disposés  en  quinconce  sur  (quatre  rangs,  fougasses  à  mise  de 
feu  électrique,  en  un  mot,  tous  les  types  réglementaires 
avaient  été  utilisés  et  donnaient  a  ces  positions  un  aspect 
formidable.  Néanmoins  on  pouvait  relever  de  nombreuses 
imperfections,  qui  facilitèrent  l'offensive  japonaise  et  contri- 
buèrent a  son  succès. 

On  avait  complètement  négligé  de  recouvrir  de  mottes 
gazonnées  les  parapets  :  ils  se  signalaient  de  loin  ù  la  vue  par 
l'opposition  des  couleurs;  à  cinq  kilomètres,  on  apercevait 
distinctement  leurs  lignes  bistres,  coupant  le  fond  sombre  du 
glacis.  Une  autre  erreur  non  moins  grave  avait  été  commise 
dans  la  construction  des  défenses  accessoires  :  le  génie  a 
l'habitude  de  protéger  les  réseaux  de  lils  de  fer  contre  les  coups 
percutants  de  l'artillerie  par  une  banquette  de  terre;  mais  il 
faut  veiller  à  ce  (jue  cette  banquette  présente  un  plan  très 
incliné  du  coté  de  l'ennemi,  afin  de  ne  pas  lui  fournir  d'abri. 
Cette  précaution  élémentaire  n'avait  été  prise  nulle  part  :  c'est 
par  un  talus  à  double  revers  qu'on  avait  préservé  les  abalis 
et  les  trous  de  loup.  Enfin,  les  ouvrages  réguliers  s'arrêtaient 
à  la  route  qui  sépare  les  hauteurs  C  et  E  ;  de  mauvaises 
trancliées,    creusées    par    l'infanterie,    garnissaient  seules  les 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GLEHKE  ACrUKLLE     687 

pitons  E,  F,  G,  c'est-à-dire  le  point  le  plus  compromis  où 
l'on  aurait  dû,  au  contraire,  multiplier  les  couverts  pour  les 
défenseurs  et  les  obstacles  contre  les  assaillants. 

Les  troupes  chargées  de  la  défense  se  composaient  de  ba 
taillons  sibériens  dont  il  nous  a  été  impossible  de  déterminer 
le  nombre,  mais  d'un  effectif  suffisant  pour  que,  dans  les 
tranchées,  l'on  pût  placer  les  hommes  au  coude  à  coude, 
ainsi  qu'en  faisaient  foi  les  piles  de  boîtes  de  cartouches  que, 
le  lendemain  de  la  bataille,  on  trouva  sur  le  parapet,  espacées 
de  quatre-vingts  centimètres  l'une  de  l'autre.  C'était  là  une 
faute  de  plus  :  les  officiers  russes,  en  entassant  leurs  soldats 
à  ce  point,  avaient  méconnu  l'enseignement  capital,  peut-être 
le  seul  enseignement  certain,  qu'on  a  pu  tirer  de  la  campagne 
sud-africaine.  Si  la  défensive  des  Burgers  a  donné  des  ré- 
sultats si  surprenants,  c'est  grâce  à  ce  principe  capital,  dont 
ils  ne  se  sont  jamais  départis,  de  placer  les  tireurs  aussi  loin 
que  possible  les  uns  des  autres.  Cette  disposition  ne  leur  fut 
pas  dictée  seulement,  comme  on  pourrait  le  croire,  par  la 
pénurie  d'hommes  et  le  large  front  à  occuper  :  là  où  ils 
avaient  des  défenseurs  en  nombre  suffisant  pour  former  une 
ligne  continue,  ils  n'en  conservaient  pas  moins  les  mêmes 
intervalles,  en  laissant  le  surplus  des  combattants  au  repos,  en 
arrière  de  la  ligne  de  bataille.  Ils  avaient,  en  effet,  constaté  dès 
les  premiers  engagements  que  la  rapidité  de  tir  du  fusil  à  char- 
geur permettait  de  diminuer  considérablement  le  nombre  des 
tireurs,  sans  affaiblir  sensiblement  la  valeur  de  la  résistance. 
De  plus,  pendant  toute  la  période  du  combat  où  le  feu  n'était 
pas  employé  par  la  défense,  les  hommes  espacés  pouvaient 
se  coucher  au  fond  de  la  tranchée,  où  ils  jouissaient  d'une  im- 
munité complète  :  à  la  bataille  de  Colenso,  le  i5  décembre  1899, 
l'artillerie  anglaise  prépara  l'attaque  de  l'infanterie  en  bombar- 
dant les  retranchements  depuis  quatre  heures  jusqu'à  sept 
heures  du  matin,  avec  plus  de  cinquante  pièces;  pendant  cette 
canonnade,  les  Boers  perdirent  deux  hommes  tués  et  un  blessé. 

Les  Russes  ignoraient  cette  première  loi  de  la  défensive; 
ils  en  méconnurent  une  autre  en  ne  dégageant  pas  suffisam- 
ment leur  champ  de  tir.  Sur  tout  le  front  de  leur  droite  et  de 
leur  centre,  un  glacis  descendait  jusqu'au  lit  d'un  torrent 
situé  à  huit   cents  mètres  des  tranchées;  au  delà  le   terrain 


688  LA    REVUE    DE    PARIS 

était  absolument  plat.  Sur  ce  glacis,  les  cultures  offraient 
d'excellents  abris  aux  vues;  elles  étaient  réparties  uniformé- 
ment sur  toute  la  pente,  mais  consistaient  en  deux  espèces 
bien  distinctes  :  les  fèves  et  le  sorgho.  Les  fèves  ne  dépassaient 
pas  le  mollet;  le  sorgho,  au  contraire,  atteignait  à  cetle  époque 
de  l'année  la  hauteur  d'un  premier  étage  :  trois  mètres  h.  trois 
mètres  cinquante. 

Cette  plante,  nommée  kaoUang  par  les  Chinois  et  fjaoUan  par 
les  Russes,  mérite  une  mention  particulière.  Elle  sert  à 
presque  tous  les  usages  de  la  vie  en  Mandchourie;  elle  repré- 
sente pour  les  Chinois  ce  que  le  bambou  est  à  l'Annamite,  le 
cocotier  au  Canaque,  le  dattier  au  lîédouin.  La  graine  sert  à 
faire  le  pain,  et  on  en  tire  aussi  par  la  fermentalion  une  hor- 
rible eau-de-vie  qui  fait  les  délices  des  indigènes.  La  partie 
inférieure  de  la  tige,  qui  est  ligide  et  dure,  remplace  le  bois 
comme  combustible  et  le  chaume  pour  couvrir  les  maisons  ; 
elle  sert,  de  plus,  à  clôturer  les  cours  et  les  jardins.  Avec  le 
haut  de  la  pousse,  on  nourrit  le  bétail.  Dans  les  champs,  les 
épis  de  gaoUun  sont  serrés  les  uns  contre  les  autres,  de  ma- 
nière à  rendre  la  traversée  diflicile  pour  les  fantassins  et 
impossible  pour  les  cavaliers;  il  existe  seulement  quelques 
sentiers  où  les  troupes  montées  doivent  passer  en  fde  indienne. 
Ces  champs  de  gaoUan,  alternant  avec  ceux  de  fèves,  offraient 
donc  des  couverts  aux  vues  complets  pour  l'assaillant;  les 
Russes,  cependant,  ne  les  avaient  fauchés  qu'à  cinquante 
mètres  en  avant  des  défenses  accessoires,  soit  à  cent  cinquante 
mètres  environ  en  avant  de  leurs  tranchées. 

L'artillerie  de  la  défense  comptait  —  comme  nous  pûmes  le 
constater  plus  tard,  en  relevant  le  nombre  des  épaulemenls 
destinés  à  la  protection  des  pièces  —  sept  batleries  de  cam- 
pagne :  la  première  était  placée  en  arrière  de  la  crête  A  ;  cinq 
autres  réjjarties  en  arrière  des  collines  R  et  C  ;  la  dernière 
défendait  les  positions  en  échelon  L-M;  au  tolal,  cinquante- 
six  canons.  Toutes,  sans  exception,  étaient  placées  en  arrière 
des  crêtes,  de  manière  à  ne  pouvoir  exécuter  que  du  tir  indirect. 

* 
*  * 

Telle  était  la  position  contre  laquelle  marchaient  les  Japo- 
nais venant  du  sud.  Dans  la  matinée  du  29  août,  cetle  marche 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUEURE  ACTUELLE    689 

ne  rencontra  aucune  opposition  de  la  part  des  Russes.    L'ar- 
mée d'Okou  allait  arriver  à  distance  de  tir  ;  les  5*^  et  3*^  divi- 
sions se  trouvaient  en  face  des  positions  russes,  et  c'est  à  ces 
deux  divisions  qu'allait  incomber  la  lâche  de  s'emparer  des 
lignes  de  Chiouchanpou.  L'effectif  dont  elles  disposaient  pour 
cette  attaque  comprenait  lo  régiments  d'infanterie  (8  d'activé 
et  2  de  réserve)  k  3  bataillons,  soit  20000  hommes  environ. 
L'artillerie  comptait  les  36  pièces  de  campagne  de  la  3*^  divi- 
sion,  les   36   pièces  de  montagne  de  la  5''  et  36  obusiers  de 
campagne  appartenant  à  l'armée  territoriale  :  en  tout  108  ca- 
nons,  presque   le   double  de  l'artillerie  de  la    défense.    Les 
canons  japonais  des  divisions  actives  sont  du  modèle  Arisaka, 
de  75  millimètres,  à  tir  accéléré,  enregistrant  le  recul  sur  des 
freins  élastiques,  mais  nécessitant  sinon  une  remise  en  batte- 
rie, du  moins  un  nouveau  pointage  après   chaque  coup.   Les 
obusiers  de  la  territoriale  sont  de  vieilles  pièces  de  bronze 
adhérant  à  une  plate-forme  :  tout  le  système  saute  en  arrière 
au  départ  du  coup  ;  il  est  remis  en  batterie  grâce  à  des  roues 
mobiles  se  glissant  sur  deux  fusées.   Ces  canons  sont  portés 
sur   des    espèces   de   brouettes   traînées   par   des  équipes   de 
quatre  hommes. 

La  cavalerie  des  deux  divisions  leur  avait  été  enlevée  pour 
couvrir  le  flanc  droit  de  la  5'-  et  maintenir  le  contact  avec  la 
10''  ;  elle  ne  joua  aucun  rôle  dans  l'attaque,  non  plus  que  les 
divisions  de  gauche  (4*^  et  6'),  qui  se  bornèrent  à  un  combat 
traînant  contre  les  corps  d'infanterie  et  la  nombreuse  cava- 
lerie russe  dispersés,  au  delà  du  chemin  de  fer,  dans  la  plaine 
du  Liao. 

Dès  l'après-midi  du  29,  les  lignes  japonaises  avaient  franchi 
le  Cha-Kho.  L'avant-garde  de  la  5°  division  s'engageait  dans 
le  défilé  de  Loulaoutchouan,  dont  la  pente  s'élève  graduelle- 
ment vers  les  pitons  E,  F,  G.  Pendant  la  nuit,  toute  la  division 
occupa  le  défilé,  et  son  artillerie  de  montagne  se  mit  en  posi- 
tion :  3  batteries  sur  le  point  H  et  3  autres  sur  le  sommet  l, 
qui  dominait  d'une  vingtaine  de  mètres  la  gauche  de  la  ligne 
russe.  Toutes  les  pièces  étaient  défilées  en  arrière  des 
crêtes  ;  comme  l'artillerie  adverse,  elles  étaient  dans  l'impos- 
sibilité d'exécuter  aucun  tir  direct.  Avant  le  lever  du  jour,  le 
i*^*^  bataillon  du  4i''  d'infanterie,  appuyé  par  le  reste  du  régi- 

iT)  Février  igoS.  '  a 


690  LA    UtA  LE    DE    l'AUlS 

ment,  se  porta  contre  le  piton  G,  extrême  gauche  de  la  position 
russe,  et  1  enleva  k  la  baïonnette  après  un  sanglant  combat. 

La  3''  division  avait  de  son  côté  commencé  sa  marche  d'ap- 
proche pendant  la  nuit.  Un  pareil  mouvement,  toujours  diffi- 
cile, l'était  particulièrement  sur  le  terrain  très  spécial  qu'il 
fallait  parcourir  dans  l'obscurité.  Les  fantassins  avançaient 
dans  leur  formation  de  combat,  c'est-à-dire  sur  plusieurs 
lignes  déployées,  échelonnées  en  profondeur;  la  direction 
était  à  gauche,  les  lignes  successives  devant  rester  perpendi- 
culaires à  la  voie  ferrée  et  conserver  rigoureusement  leur  ali- 
gnement. Le  fouillis  inextricable  du  (jaoUan  constituait  un 
obstacle  très  sérieux.  Aussi,  un  peu  avant  l'aurore,  la  pre- 
mière ligne  ne  se  trouvait  encore  qu'à  hauteur  de  Kheiniout- 
chouang,  entre  ce  village  et  le  remblai  du  chemin  de  fer. 
Elle  s'arrêta  et  creusa  de  suite  des  tranchées-abri  pour  se 
trouver  protégée,  au  lever  du  jour,  contre  l'artillerie  russe, 
éloignée  de  2  3oo  mètres.  Les  bataillons  disposaient  à  cet 
effet  des  outils  du  sac  (analogues  aux  nôtres)  et  des  outils 
du  bataillon,  portés  par  quatre  chevaux  de  bât  du  train  de 
combat. 

Aux  premières  lueurs  deFaube,  à  cinq  heures  et  demie  exac- 
tement, le  duel  d'artillerie  commença  sur  toute  la  ligne.  Les 
batteries  de  montagne  japonaises  étaient  groupées  sur  les 
hauteurs  ;  les  batteries  de  campagne,  au  contraire  (qu'on 
avait  renforcées  de  plusieurs  batteries  provenant  de  la  bri- 
gade indépendante),  se  trouvaient  éparpillées  dans  la  plaine, 
en  arrière  de  l'infanterie.  Elles  procédaient  également  à  un 
tir  indirect  et  se  dissimulaient  derrière  le  (jaoUan,  presque 
toutes  dans  le  voisinage  des  villages.  Cette  disposition  procu- 
rait un  meilleur  abri  aux  attelages  rassemblés  derrière  les 
maisons  ;  de  plus,  les  arbres  qui  entourent  les  habitations 
offraient  d'excellents  observatoires  aux  officiers  chargés  de 
régler  le  tir  des  pièces.  Les  batteries  d'obusiers  de  la  territo- 
riale, arrêtées  par  l'état  des  chemins,  n'arrivèrent  que  dans 
l'après-midi.  On  les  groupa  dans  le  fond  de  la  vallée,  en 
arrière  des  pièces  de  la  5'-  division,  d'où  elles  tiraient  à  très 
grand  angle  par-dessus  les  hauteurs.  Leur  tir  était  corrigé 
par  des  observateurs  placés  sur  le  sommet  des  collines  et 
reliés  aux  batteries  par  le  téléphone  de  campagne. 


LES    TIIÉOIIIES    TACTIQUES    ET    LA    GUERRE    ACTUELLE  69 1 

Ce  duel  d'artillerie  se  poursuivit  pendant  toute  la  journée 
du  3o,  sans  grands  résultats;  l'emplacement  des  pièces  de  la 
5®  division  ne  fut  jamais  découvert  par  l'artillerie  russe,  qui 
fut  un  peu  plus  heureuse  contre  les  batteries  de  la  plaine, 
grâce  au  procédé  de  tir  qu'elle  employa.  Il  consistait  à 
louiller  méthodiquement  et  à  battre  une  zone  profonde  de 
terrain,  en  exécutant  du  tir  progressif  par  salves  de  batteries. 
Bien  des  salves  étaient  perdues,  mais  de  temps  à  autre  une 
d'entre  elles  éclatait  au-dessus  de  l'objectif  et  causait  des 
pertes.  Des  deux  côtés,  d'ailleurs,  on  ne  tira  que  par  salves 
de  batteries.  L'absence  d'objectifs  sulïisants  et  la  nécessité 
d'économiser  les  munitions  firent  dégénérer  le  feu  en  bom- 
bardement régulier  et  lent,  sans  permettre  de  donner  au  tir 
toute  la  rapidité  que  pouvait  fournir  le  matériel  en  service - 
La  rafale^  dont  il  a  été  si  souvent  parlé  depuis  l'adoption  des 
pièces  à  recul  sur  affût,  n'a  jamais  pu  être  employée. 

L'infanterie  de  la  3*^  division  resta  toute  la  journée  terrée 
dans  ses  tranchées  de  la  plaine  sans  bouger  d'un  pas.  La 
5*^  division  au  contraire,  profilant  des  abris  naturels  et  de 
l'avantage  obtenu  grâce  à  l'occupation  du  piton  G,  tenta  de 
continuer  le  mouvement,  afin  de  déborder  complètement  le 
flanc  gauche  de  l'ennemi.  Un  régiment,  laissé  en  arrière  pen- 
dant la  nuit  précédente,  passa  le  défilé  de  Loutaoutchouan  et. 
obliquant  franchement  à  droite,  prolongea  la  gauche  de  la 
première  ligne.  De  là,  il  avait  pour  mission  de  déboucher  au 
nord  du  sommet  G  et  de  prendre  à  revers  les  positions  E,  F. 
Arrêté  de  front  par  le  feu  de  F  et  d'écharpe  par  les  balles  et 
les  obus  de  la  position  flanquante  L-M,  il  ne  parvint  pas  à  se 
déployer  et  battit  en  retraite,  après  avoir  éprouvé  des  pertes 
considérables.  La  tentative  plusieurs  fois  renouvelée  échoua 
toujours.  Vers  quatre  heures  du  soir,  lecommandant  de  la  9^  bri- 
gade (5"  division)  fit  également  un  effort  sur  le  front  de  la 
gauche  russe;  un  bataillon,  massé  dans  un  lit  de  torrent 
entre  0  et  H,  reçut  l'ordre  de  prendre  l'olfensive  :  il  fut 
décimé  et  se  replia  sur  ses  abris. 

Le  3o  au  soir,  toutes  les  troupes  de  la  5'  division  avaient 
renforcé  la  première  ligne  en  se  rassemblant  dans  le  défilé 
qui  sépare  O  et  K;  elles  se  préparaient  à  venir  combler,  la 
nuit  suivante,  le  vide  existant  entre  la  droite  de  la  3*  division 


692  LA    REVUE    DE    PARIS 

et  le  sommet  O  ;  déjà  deux  compagnies  avaient  réussi  à  s'éta- 
blir sur  la  légère  élévation  P.  La  nuit  du  3o  au  3i,  le  mou- 
vement de  l'infanterie,  arrêté  pendant  la  journée,  recommença. 
Au  lever  du  soleil  la  première  ligne,  n'ayant  progressé  que  de 
quelques  centaines  de  mètres,  se  trouvait  à  hauteur  des  pre- 
mières maisons  du  village  de  Syangyoungsou,  à  un  kilomètre 
des  tranchées  russes.  Sur  la  droite,  le  ^i'^  régiment  avait 
enlevé  à  minuit  le  piton  E  et,  avant  le  jour,  avait  réussi  à 
occuper  la  colline  F;  un  furieux  combat  s'était  livré  sur  ce 
point;  les  Russes  firent  deux  contre-attaques  successives  et  ne 
furent  définitivement  repoussés  qu'après  une  mêlée  sanglante 
au  cours  de  laquelle  un  bataillon  japonais  fut  presque  anéanti. 
Pour  faciliter  le  mouvement  enveloppant  de  la  première 
armée  sur  sa  droite,  le  maréchal  Oyama  prescrivit,  le  3i  au 
matin,  d'enlever  la  ligne  de  Chiouchanpou  avant  la  nuit. 

Je  suis  obligé  ici  d'interrompre  le  compte-rendu  des  évé- 
nements pour  exposer  dans  quelles  conditions  je  pus  suivre 
les  différentes  phases  du  combat.  Attaché  à  l'étal-major  de  la 
deuxième  armée  en  qualité  de  correspondant  de  guerre  étran- 
ger, je  me  trouvais  soumis  a  la  stricte  surveillance  de  trois 
officiers  japonais.  Dans  la  nuit  du  29,  notre  groupe  quitta  la 
gare  d'Anchantien,  où  nous  cantonnions,  et  parvint  au  lever 
du  soleil  jusqu'à  une  colline  située  à  plusieurs  kilomètres  au 
sud  du  Cha-Kho.  C'était  l'observatoire  qu'on  avait  la  pré- 
tention de  nous  imposer  et  qu'on  nous  interdit  de  dépasser 
malgré  notre  insistance  et  nos  réclamations.  Décidé  à  voir  les 
choses  de  plus  près,  je  quittai  mes  compagnons  d'infortune, 
passai  la  rivière  à  l'est  du  chemin  de  fer  et,  après  avoir  tra- 
versé la  plaine ,  je  rejoignis  sur  le  point  K  le  général  Yama— 
goutchi  et  l'étal-major  de  la  5*^  brigade.  Je  me  portai  dans 
l'après-midi  sur  la  colline  O,  d'oîj  l'on  avait  une  vue  excel- 
lente de  toutes  les  positions  russes.  C'est  de  là  que  j'assistai 
à  l'attaque  infructueuse  de  la  5*^  division. 

Je  passai  la  nuit  du  3o  au  3i  dans  un  temple  bouddhiste,  voi- 
sin du  village  de  Loutaoutchouan,  que  je  quittai  à  cinq  heures 
du  matin.  Après  avoir  traversé  les  rues  encombrées  par  les 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE    (JqS 

convois,  j'obliquai  à  droite  et,  contournant  le  contre-fort  R, 
j'arrivai  à  huit  heures  au  piton  F,  puis  au  sommet  E,  encore 
encombré  de  nombreux  cadavres  russes  et  japonais  qui 
témoignaient  de  l'opiniâtreté  de  la  lutte  livrée  sur  ce  point 
quelques  heures  auparavant.  Le  mamelon  E  offrait  certaine- 
ment le  meilleur  observatoire  de  tout  le  champ  de  bataille. 
Du  haut  de  ses  pentes  escarpées,  on  découvrait  droit  devant 
soi  toutes  les  positions  russes  jusqu'au  mont  Chiouchan. 
A  gauche,  s'étendait  la  vaste  plaine  occupée  par  l'infanterie 
japonaise  ;  à  droite,  au  premier  plan,  s'élevait  la  position 
flanquante  des  Russes,  L-M,  qui  nous  couvrait  de  shrapnells, 
et,  plus  loin,  la  tour  coréenne  de  Liaoyang  émergeait  des 
jardins  et  des  plantations  qui  nous  cachaient  la  ville  chinoise. 

*  * 

Le  3i  au  matin,  vers  huit  heures,  l'artillerie,  renforcée  par 
le  reste  des  batteries  de  la  brigade  indépendante,  couvrait  les 
tranchées  russes  d'un  ouragan  de  projectiles  pour  faciliter 
l'assaut.  L'infanterie  japonaise  (3®,  et  gauche  de  la  5*^  divi- 
sion) attendait,  dans  les  abris  creusés  à  raille  mètres  environ 
de  la  position,  l'ordre  de  se  porter  en  avant,  La  première 
ligne  comprenait  un  effectif  d'environ  trois  bataillons^,  les 
hommes  au  coude  à  coude  dans  les  tranchées.  Le  terrain  à 
parcourir  était  découvert,  n'offrant  d'autre  protection  que 
quelques  renflements  du  sol.  Pour  l'attaque,  on  avait  frac- 
tionné les  lignes  en  petits  groupes  de  12  à  20  hommes, 
placés  chacun  sous  le  commandement  d'un  officier  ou  d'un 
gradé.  On  fixait  à  chacun  de  ces  groupes  le  point  où  il  devait 
parvenir;  c'est  la  seule  indication  qu'il  devait  recevoir  du 
commandement. 

A  midi  dix  minutes  exactement,  les  fantassins  japonais  met- 
tent sac  à  terre  et  l'attaque  générale  commence.  La  première 
ligne  bondit  hors  des  tranchées;  les  chefs  de  groupe  se 
jettent  en  avant,  courant  de  toutes  leurs  forces  jusqu'à  la  ride 
de  terrain  la  plus  proche,  oii  ils  se  couchent  à  terre.  Leurs 
fractions  les  suivent  sans  observer  aucun  ordre,  chaque 
homme  ayant  pour  unique  préoccupation  d'arriver  le  plus 
vite  possible  à  l'endroit  oii  il  pourra  s'aplatir.  Quelques-unes 


G()\  LA    REVUE    DE    PARIS 

des  fractions  ont  eu  à  traverser  des  carrés  de  sorgho  ;  leur 
marche  s'est  poursuivie  lentement,  mais,  n'étant  pas  aperçus, 
ces  fantassins  ont  pu  avancer  à  loisir  et  sans  danger  jusqu'à 
la  lisière  opposée  du  gaoUaih.  D'autres,  au  contraire,  ont 
franchi  un  espace  nu  en  courant  aussi  vile  que  leurs  courtes 
jambes  le  leur  permettaient. 

La  marche  continue  ainsi  par  bonds  successifs,  avec  des 
arrêts  très  longs  pour  reprendre  haleine  ;  les  hommes  suivent 
le  chef;  le  chef  choisit  l'abri  en  avant  et  le  cheminement  à 
suivre  pour  s'y  rendre.  Souvent,  profilant  de  couverts  favo- 
rables situés  en  dehors  de  leur  axe  de  marche,  on  voit  des 
groupes  obliquer  à  droile  ou  à  gauche,  prendre  la  même 
route  qu'une  fraction  voisine  et  revenir  ensuite  à  leur  direc- 
tion primilive.  Aussi,  dès  le  premier  arrêt,  le  bel  alignement 
du  début  est  brisé  ;  bientôt  on  voit  les  demi-sections  dissémi- 
nées sur  le  glacis,  les  unes  couchées,  d'autres  rampant,  d'au- 
tres en  pleine  course.  Les  groupes  se  dépassent  et  se  mas- 
quent muluellement.  Les  neuf  cents  mètres  à  parcourir 
jusqu'aux  défenses  accessoires  des  Russes  sont  franchis  de 
la  sorle,  et  c'est  là  seulement  que  ce  qui  reste  de  la  première 
ligne  japonaise  se  reforme,  à  l'abri  du  talus  de  terre  maladroite- 
ment élevé  par  les  Russes  pour  proléger  leurs  fils  de  fer. 

La  formation  —  ou  plutôt  l'absence  de  formation  —  adop- 
tée pendant  cette  marche  a  eu  pour  premier  elfet  d'interdire 
complètement  aux  assaillants  l'emploi  du  feu  :  les  groupes  de 
fantassins  chevauchant  les  uns  sur  les  autres  s'interposaient 
entre  leurs  camarades  et  les  Russes  ;  en  tirant,  on  eût  risqué 
de  faire  plus  de  mal  à  ses  propres  troupes  qu'à  l'ennemi: 
d'ailleurs,  les  Russes,  cachés  derrière  le  parapet  de  leurs 
tranchées,  n'offraient  qu'un  objectif  difficile  à  apercevoir. 
Pour  les  viser  convenablement,  les  Japonais  auraient  dii 
quitter  eux-mêmes  la  position  couchée,  et  cela  au  prix  de 
pertes  telles  que  le  mouvement  n'eût  pas  pu  se  poursuivre. 
Aussi  toute  l'attaque  s'était  exécutée  sans  faire  usage  du  feu  ; 
à  la  lettre,  aucun  coup  de  fusil  n  avait  été  tiré  par  les  fantas- 
sins japonais. 

Lorsque  la  première  ligne  d'assaillants  fut  arrivée  à  moitié 
chemin  de  son  objectif,  la  deuxième  ligne  quitta  à  son  tour 
les  tranchées  oti   elle  était  restée  abritée  et  se  lança  sur  le 


LES    THÉOIUES    TACTIQUES    ET    LA    G  U  E  II  U  E    ACTUELLE  ÔqÔ 

glacis,  utilisant  le  terrain  et  marchant  comme  la  première. 
La  troisième  ligne  suivit  la  seconde  et  ainsi  de  suite.  Six 
vagues  successives  niontèrent  la  côte  semée  de  cadavres  et  de 
blessés  et,  Tune  après  l'autre,  vinrent  se  tapir  derrière  le 
talus  protecteur,  à  cent  mètres  de  la  ligne  ennemie.  Pendant 
ce  temps,  des  volontaires  avaient  coupé  les  fils  de  fer  sous  la 
bouche  même  des  fusils  russes;  en  rampant,  ils  réussirent  à 
ouvrir  des  passages  à  travers  les  défenses  accessoires  ;  mais 
bien  peu  de  ces  héros  rejoignirent  leurs  camarades. 

Quand  tout  le  monde  fut  réuni,  on  mit  baïonnette  au 
canon.  De  mon  observatoire,  je  vis  toute  la  ligne  comme 
illuminée  par  l'éclair  de  l'acier  sortant  des  fourreaux.  Une 
fois  de  plus,  les  officiers  quittèrent  l'abri  au  cri  de  hanzaï 
«hourra»,  répété  par  tous  les  assaillants.  La  masse  entière  se 
rua  sur  les  tranchées.  Alors,  du  côté  des  Russes,  la  longue 
ligne  grise  des  fusiliers  sibériens  se  dressa  à  son  tour,  envoya 
une  dernière  salve  sur  l'ennemi  et  descendit  en  courant  le 
revers  de  la  montagne.  Sur  d'autres  points  du  front,  les 
Russes  attendirent  l'ennemi;  le  combat  s'engagea  à  la  baïon- 
nette et  les  Japonais  furent  rejetés.  Plusieurs  tranchées  en  B 
et  C,  ne  purent  être  enlevées  de  vive  force,  mais  les  derniers 
défenseurs,  menacés  d'être  coupés,  se  replièrent  pendant  la 
nuit.  Le  lendemain  matin,  toutes  les  lignes  de  Chiouchanpou, 
ainsi  que  la  position  flanquante  de  Fantzialoun  (L-M),  avaient 
été  évacuées. 


III 


Le  rôle  de  l'artillerie  japonaise  m'a  beaucoup  surpris  ;  je 
m'attendais  à  la  voir  soutenir  jusqu'au  bout  l'attaque  de  son 
infanterie.  Mais ,  à  peine  la  première  [ligne  avait-elle  fait  la 
moitié  du  chemin  que  les  batteries  japonaises  cessèrent  le  feu, 
précisément  à  l'instant  où  elles  auraient  rendu  les  plus  grands 
services. 

On  ne  peut  attribuer  cette  abstention  qu'à  la  crainte  de 
tirer  sur  ses  propres  fantassins;  il  faut  avouer  que  la  mau- 
vaise qualité  des  munitions  japonaises  "permet  d'adopter  cette 


CqC  la   revue  de  pakis 

explication.  Il  est  difficile,  à  distance,  de  se  rendre  compte 
du  degré  de  précision  de  la  fusée;  néanmoins,  de  la  défec- 
tuosité des  obus  percutants  des  Japonais,  on  peut  conclure 
que  leurs  projectiles  fusants  ne  doivent  pas  être  parfaits.  On 
sait,  en  effet,  que  l'artillerie  mikadonale  ne  possède  pas  d'obus 
à  double  effet,  mais  des  munitions  distinctes  pour  les  deux 
genres  de  tir.  Or.  on  a  pu  constater,  le  lendemain  de  la 
bataille,  qu'une  proportion  considérable  des  obus  percutants 
n'avaient  pas  éclaté  ;  les  Japonais  paraissaient  avoir  prévu  ce 
résultat,  car  leur  premier  soin,  le  lendemain  du  combat,  avait 
été  d'envoyer  des  équipes  de  fantassins  chargés  de  relever 
l'emplacement  des  obus  encore  intacts  ;  les  hommes  fichaient 
en  terre  des  baguettes  surmontées  d'un  avis  en  caractères 
chinois,  prescrivant  de  ne  pas  toucher  aux  projectiles  avant 
l'arrivée  des  artificiers.  Si  les  obus  fusants  ne  valaient  pas 
mieux,  la  prudence  des  artilleurs  est  très  compréhensible; 
on  m'a  affirmé  qu'elle  résultait  d'une  expérience  cruelle, 
acquise  sur  les  champs  de  bataille  du  Yalou  et  de  Vafangou. 

L'artillerie  russe,  de  son  côté,  fut  dans  l'impossibilité,  à 
cause  de  l'angle  de  site  trop  considérable,  de  battre  le  glacis 
oii  s'avançait  l'infanterie  ennemie.  Son  rôle  se  borna,  pendant 
l'attaque,  k  tirer  quelques  dernières  salves  contre  les  batteries 
ennemies,  qui  ne  répondirent  pas.  Toutes  les  pièces  russes 
furent  sauvées. 

En  ce  qui  concerne  le  feu  de  l'infanterie,  j'ai  déjà  dit  que 
les  troupes  d'assaut  ne  brûlèrent  pas  une  cartouche  en  avan- 
çant ;  après  avoir  occupé  les  tranchées  des  fusiliers  sibériens 
elles  ne  purent  poursuivre  l'ennemi  à  coup  de  fusil,  la  pente 
raide  du  versant  que  descendaient  les  Russes  leur  assurant  un 
angle  mort  complet.  Ce  fut  le  rôle  des  subdivisions  placées 
sur  le  flanc,  et  auprès  desquelles  je  me  trouvais  à  ce  mo- 
ment, de  prendre  d'enfilâde  les  troupes  qui  se  repliaient  sur 
Liaoyang.  La  distance  était  d'abord  de  huit  cents  mères, 
et  le  tir  continua  jusqu'aux  limites  de  la  hausse.  Le  feu  à 
volonté  du  début  dégénéra  bientôt  en  feu  rapide  et  fut  promp- 
tement  arrêté  par  les  officiers,  qui  commandèrent  alors  des 
salves  de  section.  La  raison  qu'ils  m'en  donnèrent  est  l'inef- 
ficacité du  feu  rapide  à  grande  distance  et  la  nécessité  de 
contrôler  la  consommation  des  cartouches,  les  soldats  étant 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE    697 

toujours  portés  à  tirer  trop  vite,  lorsqu'ils  ne  se  trouvent  pas 
eux-mêmes  sous  le  feu  et  qu'ils  prévoient  que  leur  objectif  va 
leur  échapper. 

Mon  insubordination  vis-à-vis  de  l'état-major  japonais 
m'obligea  à  quitter  l'armée  peu  de  temps  après  l'occupation 
de  Liaoyang.  Néanmoins,  pendant  les  quelques  jours  qui  pré- 
cédèrent mon  départ,  j'eus  souvent  l'occasion  de  causer  avec 
des  officiers  japonais  et  de  leur  demander  des  renseignements 
au  sujet  des  procédés  de  combat  que  j'avais  vu  employer. 
Ma  conversation  avec  le  colonel  Nagata,  commandant  l'artil- 
lerie de  la  5®  division  et  promu  depuis  général  de  brigade, 
fut  particulièrement  intéressante. 

Je  lui  demandai  d'abord  pourquoi  l'artillerie  japonaise 
n'exécutait  jamais  que  du  tir  indirect.  «  La  raison  est  simple, 
dit  en  souriant  le  colonel  :  parce  que  le  tir  direct  est  de- 
venu complètement  impossible.  Avec  la  rapidité  de  tir  des 
pièces  russes,  les  nôtres  seraient  vite  hors  de  combat,  si  l'en- 
nemi parvenait  à  en  découvrir  remplacement.  En  un  mot, 
montrer  une  batterie,  c'est  la  détruire.  » 

Je  m'étonnai  également  du  bombardement  lent  et,  selon  moi, 
prématuré  que  l'on  avait  dirigé,  le  3o,  contre  les  lignes  russes, 
apparemment  avec  une  efficacité  médiocre  :  ((\otre  observa- 
tion, repartit  mon  interlocuteur,  est  tout  à  fait  exacte.  L'effet 
matériel  sur  l'ennemi  est  presque  négligeable.  Ne  croyez  pas 
pourtant  que  nous  ayons  ainsi  vidé  nos  caissons  en  pure 
perte  ;  l'effet  moral  produit  a  été  considérable  pour  l'ennemi 
et  pour  nos  propres  troupes.  Soyez  persuadé  que  les  nerfs  des 
défenseurs,  forcés  de  se  terrer  derrière  des  parapets  à  chacune 
de  nos  salves,  ont  été  fortement  secoués  après  un  jour  et  demi 
de  cet  exercice,  et  qu'au  moment  de  l'assaut  la  précision  de 
leur  tir  s'en  est  ressentie.  Voyez  la  batterie  qui  tire  devant 
vous  (cette  conversation  se  tenait  le  2  septembre,  pendant 
l'attaque  de  la  deuxième  ligne  de  défense  de  Liaoyang)  ;  elle 
vise  les  redoutes  russes  à  3  5oo  mètres,  et  elle  n'est  compo- 
sée que  de  pièces  de  montagne.  Je  suis  sûr,  à  cette  distance, 
de  ne  pas  tuer  grand  monde,  mais  je  ne  doute  pas  du  plaisir 
qu'éprouvent  nos  fantassins,  à  deux  kilomètres  en  avant  de 
nous,  en  entendant  nos  obus  siffler  par-dessus  leur  tête.  » 

Avec  les  nombreux  officiers  d'infanterie  que  je  rencontrai. 


698  LA    REVUE    DE    PARIS 

je  parlai  surtout  des  formations  d'attaque  du  3i  :  «  \  ous  êtes 
sans  doute  étonné,  me  dit  l'un  d'eux,  des  diflerences  qui 
existent  avec  ce  que  vous  avez  pu  voir  chez  vous  en  temps 
de  paix.  Nous  ne  l'avons  pas  moins  été  nous-mêmes,  car 
vous  savez  que  nos  règlements  sont  identiques  à  ceux  des  ar- 
mées européennes;  aussi  avons-nous  commencé  par  manœu- 
vrer selon  les  livres,  et  c'est  ainsi  qu'on  nous  a  fait  enlever 
les  lignes  de  Nanchan,  le  27  mai,  en  une  seule  journée,  mais 
au  prix  de  quelles  pertes!...  Notre  3'  division,  qui  était  à 
gauche  et  ne  bénéficiait  pas  du  secours  des  canonnières  em- 
bossées  dans  la  baie  de  Kintchéou.  fut  décimée.  Cette  leçon 
nous  profita,  et  grâce  à  l'expérience  acquise,  nous  en  sommes 
arrivés  à  aller  moins  vite,  mais  à  nous  couvrir  davantage, 
comme  vous  avez  pu  vous  en  rendre  compte  l'autre  jour.  » 

De  ces  conversations,  ainsi  que  des  observations  recueillies 
sur  le  champ  de  bataille,  je  ne  prétends  tirer  aucune  conclu- 
sion. Je  me  bornerai  en  terminant  à  résumer  les  caractères 
principaux  de  l'oflensive  japonaise  et  à  noter  en  quoi  elle 
diffère  ou  se  rapproche  des  théories  de  nos  tacticiens. 

11  faut  remarquer,  tout  d'abord,  qu'à  Liaoyang  une  attaque 
de  front  en  terrain  découvert  a  réussi.  L'assaillant  avait  bien 
essayé  du  mouvement  enveloppant,  préconisé  par  les  écri- 
vains français  et  allemand,  mais  cette  tentative ,  exécutée 
le  3o  août,  a  en  somme  échoué  :  l'occupation  des  positions 
secondaires  E,  F,  G,  n'a  été  d'aucun  secours  appréciable 
pour  l'assaut  des  positions  principales  de  la  ligne.  Sur  ce 
point  l'attaque  du  3i  paraît  confirmer  les  prévisions  des  géné- 
raux Langlois  et  Bonnal.  Mais  oii  la  tactique  japonaise  dif- 
fère radicalement  de  la  leur,  c'est  au  sujet  du  rôle  du  com- 
mandement et  de  l'emploi  de  réserves. 

La  rapidité  de  tir  et,  par  conséquent,  la  puissance  destruc- 
trice des  armes  actuelles  est  telle  ([ue  les  Japonais  ont  dû  avant 
toute  chose  éviter  de  présenter  au  feu  de  l'ennemi  des  objec- 
tifs favorables.  Aussi  la  faculté  de  manœuvrer  dans  la  zone  du 
feu  a-t-elle  été  très  restreinte  et  chaque  mouvement  devenait  ou 
très  lent  ou  très  dangereux.  C'est  ce  ([ui  a  décidé  le  comman- 
dement à  assigner  d'avance  à  l'artillerie  des  emplacements 
dont  elle  n'a  pas  bougé,  et  à  indiquer  dès  le  début  du  combat 
à  toutes  les  fractions  de  l'infanterie,    leur    sphère  d'action, 


LES  THÉORIES  TACTIQUES  ET  LA  GUERRE  ACTUELLE    699 

pour  leur  éviter  l'obligation  de  se  transporter  rapidement 
d'un  point  à  un  autre  et  de  renforcer  tel  ou  tel  endroit  de  la 
ligne  de  combat.  Pendant  toute  la  bataille  de  Cliiouchanpou, 
le  général  Okou,  chef  de  la  deuxième  armée,  s'est  tenu  sur 
«ne  hauteur  située  à  huit  kilomètres  de  la  ligne  de  combat.  Le 
seul  ordre  qu'il  ait  donné  à  ses  divisionnaires  est  :  «  Atta- 
quez. »  Il  n'avait  conservé  à  sa  disposition  aucune  réserve 
pour  amener  le  résultat  décisif.  Ce  résultat  a  été  amené  par 
la  pression  générale  et  égale  sur  toute  la  ligne,  qu'exécutè- 
rent des  troupes  pourtant  fort  éprouvées  :  les  3*^  et  5'^  divi- 
sions en  effet  n'avaient  pas  perdu  moins  de  trois  mille  hommes 
pendant  l'attaque. 

En  ce  qui  concerne  les  formations  employées  pour  la 
marche  d'approche  et  l'attaque  proprement  dite,  il  est  inté- 
ressant de  constater  que  celles  dont  les  Japonais  se  sont 
servis  avec  succès,  coïncident  presque  exactement  avec  le 
dispositif  conseillé  par  le  général  Kessler  pour  les  terrains 
coupés.  Si  les  Japonais  ont  pu  arriver  en  force  suffisante  à 
distance  d^assaut,  c'est  grâce  à  l'emploi  qu'ils  ont  fait  en 
toutes  circonstances  d'un  couvert  qui  ne  fait  jamais  défaut  et 
que  ne  mentionne  pourtant  aucun  des  ouvragés  tactiques  ; 
l'obscurité  de  la  nuit. 

V^nfin  les  procédés  japonais  présentent  un  dernier  caractère, 
plus  intéressant  et  plus  inattendu,  parce  qu'il  est  le  seul  à  se 
trouver  en  contradiction  absolue  avec  toutes  les  théories 
émises  depuis  la  guerre  sud-africaine  ;  je  veux  dire  l'attaque 
sans  tirer,  imposée  par  la  recherche  de  l'abri.  L'armée  japo- 
naise au  combat  ne  suit  donc  ni  les  principes  de  la  tactique 
du  feu  ni  ceux  de  la  tactique  du  choc.  Elle  représente  l'école 
du  mouvement  abrité. 


REGINALD     KANN 


CELINE 

FILLE    DES    CHAMPS  1 


Céline  alla  aux  Mourons  avec  Solange  et  les  moutons. 
Elles  cheminèrent  sous  les  noyers,  près  des  tas  de  fagots, 
sous  l'allée  ombreuse  des  châtaigniers,  atteignirent  la  barrière 
en  bois  de  la  prairie.  Les  brebis  se  bousculaient  dans  le  passage 
étroit. 

—  Miret!  —  criait  Solange  à  son  chien  qui,  en  jappant 
de  tous  côtés,  conduisait  mal  son  troupeau. 

Et,  de  sa  branche  feuillue  d'ormeau,  elle  frappait  vigou- 
reusement, au  hasard  des  dos  de  laine. 

Quand  ils  eurent  défdé,  Solange,  en  colère,  injuriait  encore 
son  chien. 

Céline  souriait. 

—  Cela  me  fait  bien  du  plaisir  de  retourner  au  champ  I  — 
disait-elle. 

—  Ouil  —  dit  Solange  en  secouant  les  épaules,  —  c'est 
un  joli  amusement,  en  efleti 

—  Crois-tu,  —  dit  Céline,  —  que  je  suis  toujours  heu- 
reuse dans  ma  cuisine,  avec  mon  fourneau,  ma  lessiveuse, 
mes  casseroles  et  ma  table  à  repasser,  et  sans  personne  à  qui 
parler,  qu'une  vieille  femme  qui  bougonne  toute  la  journée? 

I.  Voir  la  Revue  du  i^»"  février. 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  7OI 

—  Je  vais  peut-être  te  plaindre!  —  dit  Solange. 

Céline  regardait  trotter  de  leurs  pas  menus  les  moutons 
dans  la  prairie  :  les  hautes  herbes  frôlaient  leurs  ventres 
tachés  de  vert,  et  le  soleil  faisait  sur  leurs  dos  briller  des 
brins  de  laine  comme  des  branches  sous  la  gelée. 

—  Ahl  tu  ne  sais  pas,  ma  Solange,  comme  c'est  bon 
de  courir  les  champs,  quand  on  ne  fait  plus  que  cirer  des 
parquets  et  polir  des  casseroles  I 

—  Sans  doute,  c'est  un  grand  malheur,  —  dit  Solange,  — 
d'habiter  la  ville  et  d'avoir  une  place  de  vingt-cinq  francs  I 

Céline  s'affligea  que  son  amie  ne  la  comprît  pas,  et,  comme 
Solange  s'asseyait  sur  les  racines  saillantes  d'un  vieux  châ- 
taignier, elle  se  mit  près  d'elle,  sans  rien  dire. 

Elle  regarda  les  grands  arbres  qu'elle  connaissait  bien,  la 
bouchure  avec  ses  arceaux  d'épines  blanches  et,  au  loin, 
l'étendue  brune  et  violacée  des  guérets  qui  montaient  jus- 
qu'à l'horizon,  et  elle  songea  à  sa  mansarde  étroite,  à  la 
petite  cour  oii  l'on  casse  le  charbon,  au  seuil  de  la  porte 
d'oii  l'on  voit  la  rue  morne  avec  son  trottoir  dépavé,  oii  erre 
le  chien  du  coiffeur,  et  la  fenêtre  du  cordonnier  au  marteau 
monotone,  et  la  boutique  de  l'antiquaire  où,  derrière  la  vitre, 
la  mère  Garcet  mâchonne  en  attrapant  des  mouches... 

Solange,  qui  tricotait  des  bas  en  faisant  prestement  virer 
entre  ses  doigls  ses  aiguilles  brillantes,  considéra  Céline  qui 
tenait  les  mains  sur  ses  genoux,  et,  devant  son  air  piteux  et 
désœuvré,  elle  rit  à  pleine  bouche  : 

—  Ha!  ha!  ha!  malheur  de  malheur!  —  fit-elle,  de  sa 
grosse  voix  enrouée. 

Céline  releva  les  yeux  tristement,  et  elle  vit  combien  peu 
son  amie  compatissait  à  sa  peine.  Elle  sentit  encore  une  fois 
qu'elle  était  une  chose  inutile  dans  la  ferme,  une  fille  que 
l'on  nourrissait  et  qui  ne  faisait  rien. 

Elle  se  dressa  tout  d'un  coup  : 

—  Je  vais  travailler,  —  dit-elle. 

—  Bah!  —  dit  Solange,  —  tu  n'as  pas  peur  de  salir  ta 
robe  de  finette  ? 

Céline  implora  : 

—  Qu'est-ce  que  je  pourrais  bien  faire,  à  celle  heure-ci? 

—  C'est  l'heure  où  les  vieilles  vont  laver,  —  dit  Solange. 


702  LA    REVUE    DE    PARIS 

Céline  gagna  hâtivement  la  ferme,  et  trouva  Madeleine 
dans  la  grande  salle. 

—  Si  tu  veux  me  donner  le  linge,  —  dit  Céline,  —  je  vais 
aller  au  lavoir. 

—  Tu  peux  prendre  celui  qui  est  dans  le  bahut,  —  dit  la 
métayère. 

Comme  elle  chargeait  la  brouette,  Madeleine  ajouta  : 

—  N'en  prends  pas  plus  que  tu  ne  veux  en  laver;  ne 
dérange  pas  ce  linge  pour  le  plaisir  I 

Mais  Céline  emplit  la  brouette. 

Dans  la  prée  elle  rencontra  son  père  conversant  avec 
M.  Perret-Cardonnet,  qui  avait  une  luisante  jaquette  noire  et 
un  chapeau  panama  couleur  d'orange. 

—  Notre  maître,  —  faisait  Lungé,  —  je  vous  dis  cela  dans 
votre  avantage.  Une  petite  réparation  ne  servira  de  rien  et 
nos  cochons  auront  vite  démoli  vos  lattes  de  bois  blanc. 
Voyez-vous,  monsieur  Perret-Cardonnet,  prenez-moi  voire  por- 
cherie par  la  faîture  et  renversez-la-moi  cul  par-dessus  tête  : 
ce  sera  bien  moins  coûteux. 

M,  Perret-Cardonnet  prononça  : 

—  Soyez  sûr  que  je  ferai  ce  qu'il  faudra  faire.  J'examinerai 
la  chose  dans  le  silence  du  cabinet. . .  Je  vous  ferai  connaître 
ensuite  ma  décision. 

—  Je  comprends  bien,  notre  maître,  je  comprends  bien... 
Vous  ferez  comme  vous  voudrez...  Mais  je  vous  ai  dit  la  chose 
dans  votre  avantage. 

Quand  Céline,  poussant  sa  brouette,  passa  près  d'eux,  le 
propriétaire  du  Mai  l'arrêta  : 

—  Bonjour,  petite. 

Il  lui  lendit  mollement  sa  main  et  elle  la  toucha  avec  timi- 
dité : 

—  Bonjour,  monsieur  Perret-Cardonnet. 

—  Eh  bien  !   vous  plaisez-vous  chez  madame  Juglan  !' 

—  Mais  oui,  monsieur,  il  faut  bien  ! 

—  Vous  verrez,  Lungé,  —  dit  M.  Perret-Cardonnet,  — 
que  votre  fdle  reviendra  de  la  ville  dix  fois  plus  courageuse 
et  plus  avisée  que  si  vous  l'aviez  gardée  a  la  ferme. 

—  Peut-être  bien  I  —  dit  le  métayer. 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  --oS 

—  Si  ]a  Morison  avait  envoyé  quelques  années  sa  fille  en 
servage,  elle  saurait  comment  conduire  un  ménage,  tandis 
qu'elle  ne  pense  qu'à  ses  robes  et  à  ses  papillotes...  La  petite 
Jeanne,  de  chez  Ligosin,  n'est-elle  pas  bien  plus  débrouillée? 

—  Peut-être  bien  ! 

Et  les  deux  hommes  regardaient  Céline  comme  on  examine 
une  greffe  récente  ou  un  jeune  plant.  Il  semblait  qu'ils 
allaient  dire  :  «  Si  le  beau  temps  dure,  les  bourgeons  vont 
se  montrer...  »  Mais  ils  regardaient  et  se  taisaient. 

Bientôt  ils  tournèrent  le  dos  à  Céline  et  ils  remontèrent  la 
prée. 

Alors  elle  reprit  sa  brouette  et  s'en  alla  en  pensant  : 

ce  Monsieur  Perrel-Cardonnet  a  raison  :  je  m'ennuie  chez 
madame,  mais  j'y  apprends  à  travailler.  » 

Comme  elle  contemplait  au  loin  l'horizon  des  terres  labou- 
rées, elle  vit  une  petite  forme  d'homme  qui  menait  des  bœufs  : 
elle  reconnut  que  c'était  Sylvain  et  qu'il  allait  vers  les  Mou- 
rons. 

((  Si  j'étais  restée  un  peu  plus  longtemps  avec  Solange,  — 
se  dit-elle,  — Sylvain  aurait  passé  près  de  nous,  et  il  se  serait 
arrêté  pour  causer...  » 

Céline  prit  la  sapine  et  la  selle  sous  le  noyer  et  descendit 
aux  lavoirs. 

* 

*  * 

Céline  aidait  sa  mère  à  faire  le  ménage,  elle  conduisait  les 
brebis  aux  Mourons,  allait  traire  les  vaches  avec  Laure,  tirait 
le  vin,  balayait  la  salle  et  la  chambre  aux  alcôves,  portait  le 
déjeuner  des  bricolins,  puisait  l'eau,  préparait  les  repas. 

Elle  rencontrait  Sylvain  sous  le  hangar,  et  elle  s'arrêtait 
sans  lui  rien  dire  pour  le  regarder  scier  une  planche,  son 
grand  dos  voûlé,  son  bras  robuste  poussant  et  ramenant  la 
scie  d'un  mouvement  régulier. 

—  Les  graines  commencent  à  pourrir  dans  le  silo,  —  disait 
le  bouvier,  —  il  faut  bien  que  je  raccommode  cette  vieille 
porte. 

Et,  pendant  qu'il  ajustait  sa  traverse,  Céline  lui  tendait  les 
clous . 


■JOJ  LA    REVCE    DE    PARIS 

Il  enfonçait  un  poteau,  et,  à  chaque  coup  de  maillet,  il 
faisait  : 

—  Hu!... 

Céline  lui  demandait  pourquoi  il  faisait  ce  hu  !  »  alors  que 
tout  le  monde  fait  c<  han  !  »...  Il  souriait  et  continuait  de 
frapper  en  faisant  : 

—  Han!... 

Mais  bientôt  il  reprenait  son  habitude  et  il  abattait  son 
maillet  en  avançant  un  peu  le  menton  et  faisant  : 

—  Hu!...  hu!...  hu!... 

Le  travail  achevé,  il  devenait  gaillard  et,  apelissant  ses 
yeux  bleus,  il  frôlait  de  sa  main  poilue  le  cou  de  Céline  : 

—  Eh  bien  !  —  disait-il,  —  est-ce  qu'il  ne  faisait  pas  un 
brin  chaud,  l'autre  soir,  dans  le  petit  pré  de  la  Marivon? 

Mais  Céline  ne  se  laissait  pas  saisir  et  s'enfuyait,  toute 
réjouie. 

Les  jours  de  chaleur  oii  le  chaume  étincelle,  oii  les  dindes 
sont  immobiles  à  l'ombre  de  leurs  roues  bleues,  où  les  pigeons 
roucoulent  en  se  poussant  de  l'aile  sur  l'arbre  mort,  oi'i  l'on 
sent  la  fraîcheur  humide  en  passant  le  seuil  de  la  salle,  on 
allait  dans  le  coin  sombre  oii  dort  l'eau  froide  des  seaux  et 
on  buvait  de  bonnes  gorgées  au  jet  raide  de  la  buie  de  terre. 

Quelquefois  Céline  cueillait  les  légumes  avec  Laure,  qui 
lui  disait  : 

—  Rattache  bien  mon  bandeau,  une  bonne  fois,  pour  qu'il 
ne  glisse  pas  quand  je  me  baisse. 

Ou  bien  elle  montait  le  petit  escalier  lisse  et  luisant  du 
grenier  et  mesurait  avec  Fanchetle  de  la  féverole  et  du  son. 

Et,  un  matin,  il  arriva  qu'un  était  au  dimanche,  que  Syl- 
vain attelait  la  jument  pour  conduire  les  femmes  à  la  messe 
de  Saint-Vincent,  que  Madeleine  nouait  sous  le  col  de  chemise 
le  foulard  écossais  du  vieux,  que  Céline,  avec  sa  robe  jaune  à 
volant,  courait  aux  écuries  pour  dire  adieu  à  son  père,  que 
Fanchette,  Solange,  Laure,  Madeleine,  Céline,  le  vieux,  s'en- 
tassaient dans  la  carriole  et  qu'on  partait. 

Sous  le  fouet  de  Sylvain  la  jument  allait  vile.  La  route 
filait  entre  les  roues  sonores.   Solange  racontait  comment  la 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  705 

belle  Marivon  était  tombée  dans  l'eau  et  elle  fit  rire  tout  le 
monde.  Le  vieux  remuait  les  yeux  et  souriait  en  branlant  la 
tête.  Céline,  avec  tristesse,  regardait  un  coin  de  sa  malle  qui 
était  sous  la  banquette.  On  rencontrait  des  paysans  qui 
avaient  des  blouses  bleues  et  brillantes  et  de  grands  chapeaux 
de  feutre,  des  enfants  que  leurs  parents  tiraient  par  la  main, 
des  vieilles  en  capes  et  des  femmes  avec  des  coiffes  de  tulle 
blanc  et  des  robes  vertes  et  roses. 

On  fut  bientôt  a  Saint-Vincent,  on  passa  le  pont,  on  vit  la 
femme  du  coiffeur  qui  a  de  beaux  yeux.  Et,  le  cheval  dételé, 
on  alla  en  groupe,  accostant  dans  la  foule  des  paysans  que 
l'on  connaissait. 

A  l'église,  on  prit  des  chaises,  on  s'agenouilla. 

Des  hommes  en  blouses  raides,  des  enfants  en  veston,  des 
femmes  avec  des  paniers  d'osier,  des  filles  aux  petits  bonnets 
blancs  fraîchement  repassés,  tous  ces  gens  arrivaient,  et  leurs 
pas  bruissaient  sur  les  dalles. 

Le  vieux,  le  dos  courbé,  son  petit  chapeau  rond  à  la  main, 
gagna  la  sacristie,  oii  la  Reméry,  qui  offrait  le  pain  bénit 
pour  l'âme  de  son  mari  défunt,  lui  donna  une  large  croûte 
jaune  et  quadrillée,  enveloppée  d'un  linge  blanc. 

—  Bonjour,  Clément. 

Cheville  et  Taude  étaient  là,  et  tout  en  taillant  leur  pain 
bénit,  tendaient  une  main  au  vieux  du  Mai. 

—  Bonjour,  Cheville,  bonjour,  Jean...  Ha!  haï  haï... 

Le  vieux  traça  de  la  lame  de  son  couteau  une  croix  au 
revers  de  la  galette,  puis,  l'appuyant  d'un  côté  à  la  table,  de 
l'autre  à  son  menton,  il  se  mit  à  la  couper  en  petites  portions 
carrées. 

Dans  les  bancs  fermés,  aux  pupitres  étroits  et  aux  portes 
brunes  qui  grincent,  des  dames  lèvent  ou  inclinent  leurs  cha- 
peaux fleuris  ;  des  tabourets  de  bois  remuent  ;  un  enfant,  la 
tête  dans  un  petit  bonnet  de  paille,  vagit. 

Au  fond  du  chœur,  dans  l'atmosphère  tiède  oïi  le  jour  gris 
de  l'église  se  mêle  aux  rayons  bleus  des  vitraux  ensoleillés, 
le  vieux  curé  dit  la  messe  avec  sa  voix  de  chèvre,  cependant 
qu'un  cierge  penché  mire  sa  flamme  rose  sur  la  tête  glabre  et 
reluisante. 

Puis,  dans  le  silence,  on  entend  un  bruit  net  de  sabots  sur 

i5  Février  igoS.  3 


706  LA    REVUE    DE    PARIS 

la  pierre  :  Jean  Taude,  Cheville  et  le  vieux  du  Mai  sont  sortis 
de  la  sacristie  avec  leurs  «  nids  de  pigeons  »  pleins  de  galette, 
et,  tenant  à  deux  mains  les  longs  manches  de  bois,  ils  intro- 
duisent les  corbeilles  entre  les  rangs  des  assistants,  comme 
des  pelles  à  pain  dans  des  fours. 

Céline  est  agenouillée  à  côté  du  panier  de  beurre  de  Fan- 
chette.  Comme  on  lui  ollre  trois  fois  du  pain  bénit,  elle 
mange  un  morceau  et  met  les  deux  autres  dans  sa  poche.  Les 
yeux  un  peu  rouges,  les  mains  tremblantes,  elle  prie  en 
regardant  autour  d'elle.  Elle  somnole.  Elle  ne  songe  à  rien.  Il 
faut  que  la  messe  finisse,  que  sabots,  corbeilles,  capes,  blouses, 
parapluies  s'entrechoquent  autour  d'elle  pour  l'éveiller. 

Alors  on  retrouve  Sylvain  au  café  Chardon.  La  jument  est 
attelée.  Fanchelte,  son  panier  sur  la  hanche,  se  hâte  en  boi- 
tillant d'aller  vendre  son  beurre  au  marché.  Céline  embrasse 
sa  mère  qui  parle  de  pintades  avec  la  Pournine  de  C'iavières. 

—  Adieu,  ma  Solange  I  —  dit  Céline. 

Laure  veut  l'accompagner  jusqu'à  la  ville  et  monte  dans  la 
carriole  avec  elle.  Sylvain  fouette  la  jument. 

Le  vieux  sort  de  l'église  et,  de  ses  deux  mains  trembleuses, 
pose  son  petit  chapeau  rond  sur  sa  tête  jaune.  Céline  lui  dit 
adieu  avec  la  main. 

* 
*  * 

Laure  et  Céline,  Tune  en  face  de  l'autre,  leurs  quatre 
pieds  sur  la  malle  de  bois,  sursautent  dans  la  carriole. 

Laure  se  tient  la  joue  dans  la  main  :  elle  n'a  pas  son  ban- 
deau sur  les  oreilles,  parce  que  c'est  dimanche.  Mais  elle  a 
tout  de  même  mal  aux  dents. 

—  Tu  m'écriras  des  lettres,  —  dit  Céline,  en  se  penchant 
A^ers  son  amie  pour  dominer  le  bruit  des  roues.  —  J'ai  dit  à 
Solange  de  m'écrire,  mais  il  faudra  que  tu  me  donnes,  toi 
aussi,  des  nouvelles  du  Mai. 

—  Oui,  —  dit  Laure,  —  je  t'écrirai  souvent,  souvent...  Et 
tu  me  répondras  des  grandes  lettres! 

Entre  les  petits  arbres  de  la  route,  la  jument,  à  longues 
enjambées,  file  son  trot. 

Céline  a  envie  de  parler  à  Sylvain,  de   lui  dire  :  «  Son- 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  '7O7 

geras-tu  k  moi  quelquefois?  »  Mais  elle  n'ose  pas  le  faire,  k 
cause  de  Laure.  Et  Sylvain  fouette  la  Grise  :  il  n'y  a  pas  de 
temps  k  perdre,  si  l'on  veut  être  de  retour  pour  midi. 

Mais  la  Grise  marche  bien  :  on  est  vite  en  vue  de  Vitry, 
qui  étend  ses  toits  violets  au  bas  du  vallon.  Peu  k  peu  on 
distingue  les  clochers  qui  s'effilent  sur  le  ciel,  les  chemi- 
nées qui  fument...  On  est  dans  la  Grande  Rue  aux  pavés 
cahoteux,  puis  on  traverse  la  place  de  l'Eglise,  on  arrive  dans 
la  rue  de  madame  Juglan.  Céline  indique  la  porte  oii  il  faut 
s'arrêter. 

—  Allons,  il  faut  se  dire  au  revoir  1  —  fait  Sylvain,  sans 
descendre  de  la  voiture. 

—  Vous  entrerez  bien,  un  moment,  pour  voir  comment  c^est 
fait  chez  ma  patronne?  —  dit  Céline. 

—  Oh!  oui,  —  dit  Laure. 

Sylvain  se  résolut  k  descendre,  attacha  son  cheval  au 
crochet  du  contrevent  et  entra  dans  le  vestibule,  en  se 
balançant  de  droite  et  de  gauche  sur  ses  jambes  arquées  et 
en  laissant  baller  ses  bras. 

Céline  montrait  sa  cuisine  k  la  petiie  Laure,  qui  regardait 
de  tous  côtés  avec  des  yeux  futés. 

—  Voilk  le  fourneau  avec  le  bain-marie,  le  four...  Voilk 
la  lessiveuse,  voilk  l'évier  avec  l'eau  de  la  ville... 

—  Comme  c'est  commode  1  —  dit  Laure,  en  faisant  tourner 
le  robinet. 

—  Dépêchez-vous,  bon  Dieu!  —  dit  Sylvain;  —  il  faut 
que  nous  soyons  k  Saint-Vincent  k  midi... 

Céline  fit  visiter  la  salle  k  manger,  le  salon,  la  chambre  de 
madame...  Elle  introduisait  Laure  et  Sylvain  et  allait  vivement 
pousser  les  volets,  puis  elle  donnait  l'explication  détaillée. 
Laure  ne  disait  rien  et  observait  tout  k  la  dérobée.  Sylvain 
aimait  k  toucher  les  meubles,  les  objets,  avec  sa  grosse  main, 
et  il  disait  : 

—  Voilk  un  narguilé!... 

—  C'était  feu  monsieur  Juglan  qui  fumait  avec  cette  pipe- 
Ik,  —  déclarait  la  petite  bonne. 

—  Voilk  un  éventail  de  plumes  de  paon! 

Et  Sylvain,  le  prenant  par  le  manche,  le  faisait  tourner  de 
toutes  ses  forces  sous  le  nez  de  Laure,  qui  reculait  en  riant. 


708  LA    REVUE    DE    PARIS 

Céline  les  éloniia  surtout  en  manœuvrant  les  robinets  et 
les  soupapes  de  la  salle  de  bain. 

—  Et  la  chambre?  —  demanda  Laure,  —  montre-la-nous! 
Sylvain  prit  la  malle  sur  son  épaule  et  on  grimpa  jusqu'à 

la  mansarde. 

Céline  ne  fut  pas  lière  de  montrer  son  bahut  de  bois  blanc, 
sa  petite  glace,  ses  chaises  dépaillées,  son  lit  de  fer  et  sa  peau 
de  chèvre. 

Sur  la  cloison  de  planches  étaient  collées  des  images  décou- 
pées dans  VJllustratii)n  et  qui  attirèrent  l'attention  de  Sylvain  : 

—  Voilà  monsieur  Constans,  —  dit-il,  en  posant  le  doigt 
sur  un  portrait  ovale.  —  Je  le  connais...  Il  est  bien  ressem- 
blant... Il  a  de  tout  petits  cheveux  grisonnants  qui  luisent  au 
soleil.  Je  l'ai  vu,  un  jour  qu'il  passait  la  revue  à  Oran,  et 
qu'il  courait  à  cheval  devant  le  bataillon,  avec  son  chapeau 
à  la  main... 

Les  yeux  bleus  de  l'ancien  zouave  brillaient  comme  de 
l'acier,  et  Céline  les  regardait  avec  admiration. 

—  Allons,  cette  fois,  il  faut  s'en  aller! 

On  descendit  l'escalier  en  silence,  on  traversa,  l'un  der- 
rière Tautre,  le  corridor. 

Sur  le  seuil,  Laure  embrassa  Céline,  ne  disant  rien  pour 
ne  pas  pleurer.  Puis,  comme  Sylvain  lui  disait  au  revoir, 
Céline  s'approcha  si  près  de  lui  en  le  tirant  par  sa  blouse 
qu'il  fallut  bien  que  le  bouvier  baissât  la  tête  pour  toucher 
du  bout  des  lèvres  sa  joue  rougissante. 


—  Voilà  madame!  Bonjour,  madame!... 

—  Bonjour,  ma  petite  Céline! 

Par  la  portière  madame  Juglan  tendit  à  sa  bonne  son  sac, 
ses  cartons,  son  parapluie,  et,  chargée  de  couvertures  et  de 
manteaux,   elle  sauta  à  bas  du  wagon. 

—  Adieu,  monsieur  le  curé,  —  dit-elle  aussitôt  en  se  re- 
tournant, —  adieu,  mes  sœurs... 

Elle  ferma  la  portière  et  alla  embrasser  sa  petite  bonne. 

—  Eh  bien!  ma  chère  petite,  tu  t'es  bien  portée  pendant 
mon  pèlerinage  ? 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  7O9 

—  Mais  oui,  je  remercie  madame...  Madame  a  fait  un  bon 
voyage  ? 

—  Un  saint,  pur  et  admirable  voyage,  ma  chère  enfant  I 
—  dit  madame  Juglan  fermant  les  yeux  et  hochant  la  tête. 

Elles  traversèrent  la  foule,  débouchèrent  sur  la  place  de  la 
gare,  et  madame  Juglan  demanda  : 

—  Tu  n'es  pas  trop  chargée  ^ 

—  Mais  non,  madame  :  ce  n'est  pas  lourd. 

Elles  rencontrèrent  des  dames  qui  se  disaient  :  ce  Voilà 
madame  Juglan  qui  revient  de  Lourdes  »,  et  qui  saluaient  en 
souriant.  Comme  elles  arrivaient  sur  la  place  de  l'Eglise, 
M.  le  curé  Flouvard  sortait  du  presbytère.  Il  leva  les  bras  au 
ciel  et  s'empressa  au  devant  de  son  amie  : 

—  Ma  chère  madame  I  ma  chère  madame  ! 

—  Mon  cher  abbé,  vous  voilà  I...  Je  suis  contente  de  vous 
voir...  Ah!  si  vous  saviez!... 

Et  madame  Juglan  se  mit  à  parler,  à  répondre,  à  ques- 
tionner, à  raconter. 

—  Venez  jusque  chez  moi,  monsieur  l'abbé. 

Tous  les  trois  entrèrent  dans  la  maison,  et  madame  Juglan 
avait  encore  son  chapeau  qu'elle  défaisait  déjà  ses  paquets  pour 
étaler  devant  l'abbé  et  Céline  des  chapelets,  des  statuettes, 
des  livres  d'heures,  des  scapulaires  et  des  crucifix  qui  fai- 
saient leur  admiration.  Céline  ouvrait  de  grands  yeux;  mon- 
sieur l'abbé  regardait,  les  mains  sur  le  ventre. 

—  Tout  cela  est  bénit,  —  disait  madame  Juglan. 

De  son  sac  de  cuir,  qui  fermait  à  clef,  elle  tira  une  boîte 
de  carton  et  l'offrit  à  M.  Flouvard  : 

—  Cela,  c'est  un  petit  souvenir  pour  mon  ami  monsieur 
le  curé. 

L'abbé  ouvrit  le  paquet  religieusement  et  développa  un 
magnifique  ciboire  de  vermeil  : 

—  Vous  êtes  vraiment  trop  généreuse,  ma  chère  fille  ! 
Quelle  fine  ciselure,  quelles  formes  élégantes!  quelle  œuvre 
merveilleuse  ! 

Une  autre  boîte  fut  donnée  à  Céline,  qui  déroula  une  chaî- 
nette d'or  où  pendaient  un  scapulaire  de  flanelle,  à  l'image  de 
saint  Denis,  et  une  médaille  d'argent,  à  l'image  de  Notre-Dame. 


710  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Ohl  c'est  trop  beau,  madame;  je  n'oserai  jamais  mettre 
ça  à  mon  coul 

Madame  Juglan,  ayant  fait  deux  heureux,  se  décida  à 
s'asseoir  et,  tout  en  goûtant  leurs  remerciements  émus,  elle 
ôta  ses  gants,  son  chapeau,  ses  bottines,  et  prit  ses  pantoufles. 

Quand  l'abbé  fut  parti,  Céline  servit  le  dîner.  Mais  madame 
Juglan  mangeait  mal.  Elle  piquait  une  bouchée  et  elle  racon- 
tait la  procession  à  la  grotte  miraculeuse,  en  brandissant  sa 
fourchette  comme  un  étendard. 

—  Et  l'église,  la  belle  vieille  église  du  onzième!...  Et  les  pe- 
tites chapelles  aux  murs  garnis  d'ex-voto  somptueux!...  Pour 
témoigner  de  ma  joie  etdema  vénération,  j'y  ai  mis,  moi  aussi, 
une  modeste  ofl'rande  à  l'adresse  de  Notre-Dame  :  un  petit 
cœur  d'argent  avec  une  flamme  dorée  et  des  gouttes  de  sang 
en  grenats... 

Elle  parlait  de  tant  de  choses  et  si  longuement  que  la  sauce 
se  figeait  autour  de  sa  viande  et  que  Céline  pensait  : 

((  Madame  va  me  dire  que  sa  viande  est  froide  et  que  j'ai 
encore  oublié  de  faire  chauffer  son  assiette...  » 

Mais  elle  se  trompait.  Madame  Juglan  ne  songeait  guère  h 
faire  des  reproches  à  sa  bonne.  Elle  racontait  son  pèlerinage 
et  mangeait  sans  y  prendre  intérêt. 

Quand  elle  eut  fini,  et  que  Céline  ôta  le  couvert,  et  alla 
dîner  à  son  tour,  madame  Juglan  la  suivit  dans  la  cuisine  et 
alla  s'asseoir  en  face  d'elle  pour  lui  décrire  la  foule  de  prê- 
tres, de  curieux,  de  marchands  et  de  fidèles  assemblés  sur  la 
place  de  l'Eglise,  à  Lourdes,  à  l'heure  oii  le  carillon  des 
cloches  annonce  la  sainte  messe  à  tous  les  échos  du  gave  et 
de  la  montagne. 

*  * 

Quand  Céline,  le  lendemain  matin,  alla  porter  son  petit 
déjeuner  à  madame  Juglan,  elle  la  trouva  endormie  et  n'osa 
l'éveiller.  Sa  figure  posée  sur  son  grand  bras  maigre,  à  moitié 
cachée  par  ses  cheveux  gris  et  jaunes,  son  œil  fermé,  tout 
rétréci  de  fatigue,  son  long  nez,  comme  étiré,  sa  bouche  entre- 
bâillée entre  ses  lèvres  retombantes  émurent  la  petite  bonne. 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  yl  I 

«  Madame  paraît  bien  éprouvée  par  son  voyage  »,  pensa- 
t-elle. 

Mais  le  bruit  de  la  cuiller  sur  l'assiette  fit  sursauter  ma- 
dame Juglan. 

—  Mon  Dieu!  quelle  heure  est-il?  —  s'écria-t-elle,  déjà 
assise  sur  le  bord  de  son  lit. 

—  Mais  il  n'est  que  sept  heures  I  —  dit  Céline.  — 
Madame  devrait  rester  au  lit  pour  se  reposer. 

—  Sept  heures  1 

Et,  debout,  dans  sa  grande  chemise,  elle  courut  sur  le  par- 
quel,  en  dressant  les  doigts  de  pieds,  ouvrit  sa  fenêtre  et 
poussa  les  volets... 

Un  quart  d'heure  après,  madame  Juglan  était  dans  sa  salle 
à  manger,  elle  ordonnait  ses  souvenirs  de  Lourdes  sur  le 
marbre  de  la  commode. 

Céline  l'admirait. 

—  J'ai  de  quoi  reconstituer  entièrement  la  scène  de  la 
Crèche,  —  disait  madame  Juglan. 

Au  miheu,  elle  plaça  le  petit  Jésus  rose  qui  levait  les  bras 
et  les  jambes  sur  un  fond  de  paille  dorée  ;  saint  Joseph  et  la 
Vierge  le  veillaient;  et,  auprès  de  lui,  saint  Jean-Baplisle, 
avec  ses  grands  yeux  bleus  et  ses  cheveux  frisés,  souriait  en 
tenant  sa  petite  croix  rustique. 

—  Voici  Gaspard,  —  disait  madame  Juglan.  —  Il  apporle 
des  colliers  d'or  à  l'enfant  divin.  Voici  Melcliior. 

—  C'est  un  petit  nègre  !  —  dit  Céline  en  riant. 

—  Melchior,  deuxième  roi  mage,  était  noir,  en  effet.  Il 
offre  de  l'encens  à  Jésus.  Balthazar,  enfin,  tient  un  coffret 
d'argent  qui  renferme  la  myrrhe...  Tu  sais  bien,  ma  petite 
Céline...  le  cantique  : 

—  Qu'as-tu  vu.  bergère, 

Qu'as-tu  vu? 

—  J'ai  vu  trois  mages 
Venant  d'Orieait 
Offrir  leurs  hommages 
Au  petit  enfant. 

—  Quels  hommages,  bergère. 

Quels  hommages? 

—  Le  premier,  de  l'or  ; 


712  LA     KEVUE     DE     PARIS 

Le  second,  la  myrrhe  ; 
Le  troisième,  l'encens  : 
Voici  leurs  présents. 


Céline  écrivit  le  soir  à  Solange  : 

«  Ma  chère  Solange, 

»  Je  m'ennuie  bien  de  ne  plus  être  avec  toi.  Mais  madame, 
qui  est  revenue  de  Lourdes,  est  bien  aimable.  Elle  m'a  rap- 
porté une  chaînette  de  cou  qui  est  en  or  et  très  belle  :  je  l'ai 
beaucoup  remerciée;  elle  a  une  médaille  en  argent  de  Notre- 
Dame  et  un  scapulaire  de  saint  Denis  qui  protège  des  acci- 
dents. Je  suis  bien  contente.  J'ai  eu  bien  du  chagrin  quand 
Laure  avec  Sylvain  m'ont  laissée  toute  seule  ici  ;  mais,  enfin, 
il  ne  faut  pas  être  trop  exigeante.  Je  sais  que  c'est  pour  mon 
bien  que  je  suis  en  service.  M.  Perret-Gardonnet  le  disait 
jeudi  à  mon  père.  Il  disait  que  je  saurais  bien  travailler  quand 
je  reviendrais.  Allons,  je  te  quitte,  ma  bonne  Solange,  pour 
aller  au  Salut  avec  Madame.  J'embrasse  Laure  et  aussi  ma 
mère  Madeleine,  et  tout  le  monde.  Donne-moi  des  nouvelles 
de  Chauvet.  qui  avait  du  mal  dans  l'œil  à  cause  du  maïs  qui 
était  corrompu.  Ecris-moi.  Je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur. 
»  Ta  fidèle  amie  pour  la  vie, 

))   CÉLINE    LUNGÉ.    » 

Madame  Juglan,  ayant  disposé  sur  une  boîte  d'acajou, 
derrière  la  crèche,  un  petit  autel  composé  de  flambeaux,  d'un 
tabernacle  complet  ,  d'un  petit  évangile,  d'un  encensoir 
en  aluminium  et  d'un  ostensoir  de  plomb  doré,  mûrit  une 
pensée  secrète. 

Elle  pria  Céline  de  lui  chercher  un  mouchoir  de  batiste 
festonné,  et.  sur  ce  linge  élégant,  rétablit  son  délicat  autel. 

—  Est-ce  assez  joli!  —  demanda  madame  Juglan, 

—  Un  vrai  autel  à  dire  la  messe!  —  répondit  Céline. 
Madame  Juglan  eut  un  frisson. 

Quand  M.  l'abbé  Flouvard  vint  faire  sa  partie,  il  trouva 
son  amie  distraite. 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  Jl'd 

—  A  VOUS,  chère  amie,  —  disait-il. 

Elle  se  trompait  de  domino,  oubliait  de  jouer. 

—  Mais  piochez  donc  ! 

A  la  fin,  madame  Juglan  dit  à  l'abbé  Flouvard  : 

—  Mon  ami,  voulez-vous  dire  la  messe  sur  mon  petit  autel 
de  Lourdes  ? 

—  Tiens,  c'est  une  idée!...  Mais  comment  donc!  avec  grand 
plaisir. . . 

—  Tous  les  objets  étant  bénits,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
d'empêchement  canonique  à  ce  que... 

—  Absolument  aucun,  ma  chère  enfant.  Le  bon  Dieu  sait 
discerner  la  bonne  inlenlion  de  la  tromperie. 

Madame  Juglan  était  heureuse. 


Peuples  chrétiens,  ouvrez  les  yeux 
A  cette  merveille  des  cieux. . . 

Madame  Juglan  chantait,    son   binocle    au    bout   du  nez, 
battant  la  mesure  avec  son  doigt. 

—  Madame,  c'est  monsieur  le  vicomte. 

M.  de  Ghoulaine,  le  chapeau  en  arrière,  la  canne  brandie, 
entra  en  disant  : 

—  Parbleu!  j'en  sais,  moi  aussi,  un  beau  cantique: 

Les  bourgeois  de  Chartres 
Et  ceux  de  Montlhéry 
Menèrent  tous  grande  joie, 

Cette  journée-ci, 
Que  naquit  Jésus-Christ 
De  la  Vierge  Marie, 
Où  le  bœuf  et  l'ânon. 

Don,  don, 
Entre  lesquels  coucha, 

La,  la. 
En  une  bergerie... 

Madame  Juglan  ôla  son  binocle  pour  regarder  son  ami, 

—  J'ai  encore  de  la  voix,  entendez-vous?  —  dit  le  vicomte.  — 
Mâtin,  voilà  un  reposoir!  —  ajouta- t-il,.  en  désignant  l'aulel. 


•yi'l  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Mais  oui...  un  petit  autel...  Monsieur  le  curé  y  viendra 
dire  une  messe. 

—  Vrai?...  Alors  je  suis  de  la  partie  :  je  ferai  l'enfant  de 
chœur,  avec  Céline. 

—  Gaston,  vous  n'êtes  jamais  sérieux  I 

—  Vous  ne  me  ferez  pas  croire  que  l'abbé  va  vous  dire  une 
messe  sur  votre  commode  1 

—  Pourquoi  non? 

—  D'abord  il  n'en  a  pas  le  droit,  je  sais  cela.  Je  me  suis 
donné  assez  de  mal,  du  temps  de  ma  vieille  mère,  pour  obtenir 
que  le  curé  Goperond  vînt  dire  la  messe  à  la  chapelle  du 
château,  et,  finalement,  je  ne  l'ai  pas  obtenu...  C'est  même 
pour  cela  que  je  ne  vais  plus  à  la  messe... 

Madame  Juglan  était  abattue. 

Le  soir,  elle  ne  dîna  pas. 

Mais,  dès  le  lendemain,  elle  avait  une  autre  préoccupation. 

Elle  écrivit,  toute  la  journée,  des  lettres  aux  personnes  qu'elle 
avait  connues  à  Lourdes,  et  notamment  à  l'excellent  abbé 
Treguiez,  curé  de  Keramezec  en  Bretagne, 

Madame  Juglan,  sur  un  escabeau,  cherchait  la  boîte  aux 
clous  dans  le  placard  verdâtre  et  poussiéreux  plein  de  fioles 
et  de  papiers  d'emballage. 

—  Céline,  va  donc  m'acheter  des  crochets  et  des  pitons. 
Céline,   avec   ses  huit  sous  dans  la  main,  courait  chez  le 

quincaillier. 

On  étalait  un  rosaire  sur  la  glace  de  la  chambre  de 
madame.  On  tendait  une  flanelle  bleue  et  on  y  piquait  une 
image  du  Sacré-Cœur  et  des  prières  en  gothique  à  bordures 
rouges. 


Et,  de  temps  en  temps,    Céline  recevait  des  nouvelles  du 
Mai  : 

((  Ma  chère  sœur  de  lait, 

»  Je   suis  bien   contente   que  madame  Juglan  soit  mieux 
avec   loi.   Ici,    c'est   toujours  le  même  travail.   J'ai  été  à  la 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  7x6 

foire  de  Saint-Aout  avec  Sylvain  et  nous  avons  vendu  douze 
lots  de  brebis.  Notre  maître  était  content.  On  dit  que  le  petit 
Philippe  à  la  Grillonne  est  bien  malade  :  la  pauvre  femme 
est  bien  affectée.  Le  neveu  de  M.  Perret-Cardonnet  est  venu 
ce  matin  pêcher  à  la  ligne.  Il  n'a  rien  pris.  Mère  Madeleine 
a  toujours  grand  mal  aux  yeux,  et,  quand  elle  souffre,  ça  la 
rend  très  coléreuse.  Il  y  a  un  nouveau  à  l'écurie  :  il  s'appelle 
Désiré;  il  est  poli  et  bien  honnête. 

»  Solange  te  fait  son  compliment  et  t'embrasse.  Et  moi,  je 
t'embrasse  aussi  de  tout  mon  cœur. 

»    LAURE. 

»  J'ai  encore  eu  bien  mal  aux  dents,  toute  cette  semaine, 
mais  ça  passe.  » 

Cécile  répondait  : 

ce  Ma  chère  petite  Laure, 

»  J'ai  beaucoup  de  peine  de  savoir  que  tu  as  encore  mal 
aux  dents.  Je  vais  prier  le  bon  Dieu  pour  qu'il  te  guérisse. 
Madame  me  lit  toujours  la  Vie  dévote  :  c'est  un  livre  bien 
beau  et  très  religieux. 

»  Gomme  c'est  dimanche,  j'ai  été  me  promener  aux  Jardi- 
niers avec  Clara  Vérinot,  la  bonne  du  docteur  Lebœuf  :  elle 
est  bien  aimable.  Elle  a  été  une  fois  à  Saint- Vincent  et  connaît 
la  femme  du  coiffeur  qui  a  de  si  beaux  yeux  et  qui  demeure 
au  coin  du  pont. 

»  Il  faut  dire  à  Solange  qu'elle  est  vilaine  de  ne  pas 
m'écrire.  Il  faut  m'écrire  très  long,  sur  ma  mère  Madeleine, 
sur  le  père,  sur  Fanchette,  sur  le  vieux,  sur  Sylvain,  sur  tous, 
tu  entends,  tous. 

»  Madame  se  porte  bien.  Moi,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur,  Solange  et  toi  et  aussi  ma  mère  Madeleine,  et 
mon  père  et  tous  les  autres. 

»   CÉLINE.    » 

Et  elle  lisait  les  adresses  des  lettres  que  lui  confiait  madame 
Juglan  : 

a  Madame  Hélène  Ravelin,  3  bis,  rue  Guénégaud^  à  Paris. 


■ylG  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Monsieur  Percepied,  libraire,  rue  Saint-Sulpice...  Il  faudra 
prendre  un  mandat  de  trois  francs  pour  M.  Percepied...) 
Monsieur,  Monsieur  l'abbé  Alf.  Treguiez,  curé  de  Kerame2ec, 
rue  du  Port-Marie,  à  Keramezec  (Finistère)  . .  » 

Elle  les  enveloppait  dans  un  morceau  du  Bon  Pèlerin,  pour 
ne  les  pas  salir.  Elle  y  joignait  la  sienne  : 

«  Mademoiselle  Laure  Bornichet,  à  la  ferme  du  Mai,  par 
Saint-Vincent  (Indre)...  » 

Et,  comme  elle  s'en  allait  à  la  poste,  elle  songeait  que 
César,  le  vieux  facteur  de  Saint- Vincent,  allait  la  mettre,  cette 
enveloppe,  dans  son  sac  de  cuir,  et  partir  pour  la  ferme  en 
faisant  sonner  ses  bottes  sur  la  route.  11  trouverait  Laure  et 
la  taquinerait  pour  lui  donner  sa  lettre.  Puis  Laure  s'en  irait 
la  lire  sur  le  tas  de  foin,  en  la  tenant  à  deux  mains  pour 
bien  s'appliquer;  ou  bien,  au  bord  de  l'eau,  assise  dans  une 
bancelle...  Ou  plutôt,  comme  César  passait  vers  trois  heures, 
il  entrerait  dans  la  grande  salle  :  le  vieux  se  retournerait 
avec  surprise  et  en  branlant  la  tête  et  prendrait  la  lettre  ; 
sans  doute,  il  la  mettrait  sur  la  cheminée,  sous  les  portraits 
encadrés  de  paille  et  de  rubans,  et  l'appuierait  à  une  des 
grandes  tasses  bleues  aux  fleurs  dorées. 


*  * 


Madame  Juglan  entra  dans  la  cuisine  et  dit  a  sa  bonne  à 
demi-voix  : 

—  Il  y  a  dans  le  vestibule  un  marchand  d'oiseaux  que  j'ai 
trouvé  sur  la  place  de  l'Eglise.  Il  m'a  proposé  très  poliment 
de  me  vendre  des  colibris  et  je  ne  veux  pas  le  renvoyer  sans 
lui  faire  la  charité.  Il  a  l'air  très  malheureux.  Viens  m'aider 
à  choisir  un  chardonneret  ou  un  serin. 

On  fit  entrer  l'oiselier  avec  sa  petite  voiture  gazouillante 
par  la  porte  de  la  cour. 

—  Montrez-nous  votre  marchandise,  —  dit  madame  Juglan. 
Il  enleva  la  housse  de  toile  verte  qui  cachait  les  cages  et 

on  vit  une  multitude   sauteuse,  grimpeuse  et  agitée  qui  ga- 
zouillait, roucoulait,  pépiait  et  silllait. 

Il  y  avait  des  perroquets  et  des  mauviettes,   des  rouges- 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  "jl^ 

gorges  el  des  piverts,  des  cmerillons  et  des  mésanges,  des 
moineaux  et  des  oiseaux  de  paradis,  des  geais,  des  bengalis, 
des  pinsons,  des  sansonnets,  des  coucous,  des  bruants-fous, 
des  linottes,  des  chardonnerets... 

—  Donnez-moi  un  serin  pour  tenir  compagnie  à  mon  mal- 
heureux petit  Jaunet. 

L'oiselier  en  désigna  une  dizaine  dans  une  cage  basse,  et 
Céline  s'écria  : 

—  Voilà  le  plus  joli! 

—  En  effet,  —  dit  l'oiselier,  —  c'est  un  des  plus  beaux. 

—  Il  a  un  bien  gros  bec,  —  dit  madame  Juglan. 
Le  marchand  prit  le  serin  et  l'examina. 

—  C'est  une  femelle,  —  dit-il. 

—  Tant  mieux!  —  dit  madame  Juglan.  —  Puisse-t-elle 
inspirer  de  joyeux  sentiments  à  mon  Jaunet. 

—  Vous  m'achèterez  bien  aussi  ce  joli  cul-blanc,  —  dit 
l'oiselier. 

—  Quelle  horreur!  —  fit  la  vieille  dume. 

—  Que  dites-vous  de  ce  superbe  coucal? 

Le  coucal,  arcbouté  solidement  à  une  branche,  montrait 
son  ventre  brun  et  noir,  et  agitait  nerveusement  sa  queue 
rou2:e. 

—  Oh!  la  jolie  bêtel  — fit  Céline. 
On  acheta  le  coucal. 

Et  on  acheta  aussi  un  cyitostome,  qui  avait  les  ailes  vertes, 
le  ventre  jaune  et  «  la  gorge  métallique,  parce  qu'il  était 
mâle  »  ;  un  griset,  qui  c<  aurait,  au  printemps,  prochain,  un 
plumage  magnifique  »;  un  conopophage,  qui  avait  une  toute 
petite  queue,  de  grandes  pattes  et  un  bec  crochu  et  manœu- 
vrait au  trapèze  comme  un  acrobate,  —  et  enfin,  comme  le 
marchand,  qui  avait  examiné  Jaunet,  le  jugeait  incapable 
d'aucune  galanterie  à  l'égard  de  la  compagne  qu'on  lui  don- 
nait, on  choisit  deux  jolis  serins  mâles  pour  le  seconder. 

L'oiselier  dicta  à  Céline  la  liste  des  aliments  nécessaires  à 
chacun  des  oiseaux. 

Quand  il  fut  parti,  madame  Juglan  dit  à  sa  bonne  : 

—  Il  ne  les  vend  pas  bon  marché,  ses  volatiles. 

—  Ils  sont  si  jolis!  —  répondit  Céline.  —  El  il  assure  qu'il 
en  a  qui  viennent  de  la  Malaisie  et  de  l'Alaska  ! 


7l8  LA    BEVUE    DE    PARIS 

Elles  passèrent  toute  la  journée  à  regarder  à  travers  les  bar- 
reaux des  cages.  Le  cyrtostome  mâle  paraissait  fort  ennuyé  ; 
il  observait  la  vieille  dame  en  tenant  de  profil  sa  grosse  tête 
bleue.  Son  voisin  Attila  paraissait  furieux  :  il  se  cachait  der- 
rière sa  boîte  à  graines  et.  par  moments,  sifllait  de  toutes  ses 
forces  ;  Céline  était  obligée  de  frapper  sa  cage  pour  qu'il  se 
tût.  Le  griset  se  baignait  sans  façon.  En  vain  ses  trois  cama- 
rarades  sautillaient  en  gazouillant  autour  de  Jaunet. 

—  Mais  sois  donc  un  peu  aimable!  —  disait  madame  Juglan. 
Il  restait  immobile  et  bourru. 

Le  coucal  s'était  collé  dans  un  coin  et  continuait  d'agiter 
sa  queue  de  pourpre.  Le  conopophage,  au  contraire,  voletait 
comme  s'il  eût  été  en  liberté.  On  lui  avait  donné  la  plus 
grande  cage  et  il  courait  dans  tous  les  sens,  criait,  sautait,  se 
balançait,  pirouettait. 

—  Celui-ci  est  ce  impossible  »,  —  dit  madame  Juglan. 
Et  Céline,  en  battant  des  mains,  s'écria  : 

—  Nous  l'appellerons  le  Singe  ! 
Puis  elle  se  sauva  en  disant  : 

—  Et  le  dîner  que  j'oublie! 

Le  soir,  madame  Juglan  fit  à  sa  bonne  la  lecture  de  la  Vie 
Dévote  dans  la  chambre  des  oiseaux. 

La  petite  bonne  ne  s'ennuyait  pas. 

Madame  Juglan  ne  la  conduisait  plus  devant  sa  commode, 
parce  qu'elle  n'osait  plus  parler  de  son  autel  depuis  qu'elle 
savait  qu'on  n'y  pouvait  pas  dire  la  messe.  Mais  Céline 
aimait  à  y  venir  faire  sa  prière  le  matin,  en  regardant  les 
yeux  bleus  de  saint  Jean  et  la  figure  du  nègre  Melchior,  qui 
était  habillé  de  soie  rouge  et  tenait  à  la  main  un  petit  encen- 
soir d'argent. 

Sa  maîtresse  n'avait  pas  tout  à  fait  perdu  l'habitude  de 
gronder,  mais  Céline  n'en  souffrait  plus,  et,  quand  elle  la 
voyait  tempêter,  elle  songeait  seulement  :  «  Madame  se  fait 
du  mal,  à  se  manger  le  sang  pareillement!...  » 

Et  elle  accomplissait  son  travail  quotidien  avec  une  tran- 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  7  I  () 

quille  sagesse,  trouvant  du  plaisir  à  faire  quelque  commission 
au  presbytère,  oii  elle  voyait  l'excellente  Elodie,  et  de  l'hon- 
neur à  aller  tous  les  jours  arroser  à  l'église  les  pots  de  fleurs 
dont  madame  Juglan  avait  orné  la  chapelle  de  la  Vierge. 

Et  que  de  consolations  dans  les  lettres  que  Laure  lui  écri- 
vait sur  le  bout  de  la  grande  table,  avec  l'encrier  pris  sur  le 
placard  aux  livres  de  messe,  et  le  porte-plume  de  bois  recou- 
vert de  papier  doré  qu'on  avait  acheté  jadis  à  la  foire  de  la 
la  Berthenoux  ! 

Sa.  mansarde  lui  semblait  moins  solitaire,  depuis  qu'elle 
pouvait  se  dire  :  «Laure  y  est  venue,  Sylvain  y  est  venu...  » 
Et,  lorsqu'elle  regardait  le  portrait  ovale  de  M.  Conslans,  elle 
songeait  :  «  Sylvain  l'a  reconnu,  il  m'a  dit  :  «  Je  l'ai  au  en 
Afrique.  Il  a  de  tout  petits  cheveux  grisonnants  qui  luisent 
au  soleil...  » 


Sur  l'enveloppe,  Céline  vit  la  grosse  écriture  enfantine  de 
Laure.  Elle  courut  en  sautillant  dans  la  cuisine  et  s'assit  près 
de  la  fenêtre. 

a  Ma  chère  sœur  de  lait, 

»  J'ai  grand  mal  aux  dents  et  je  ne  sais  pas  quelles  choses 
te  conter  pour  te  l'aire  plaisir.  Et  puis  j'ai  bien  de  la  peine 
parce  que  Solange  ne  se  conduit  pas  bien.  Elle  sort  presque 
tous  les  soirs  et  rentre  tard.  Ce  n'est  pas  parce  que  j'ai  peur 
toute  seule  ;  mais  je  sais  qu'elle  va  avec  Sylvain  dans  la 
grange  au  blé  ;  et  elle  revient  lasse  et  un  peu  honteuse,  mais 
bien  contente.  Je  lui  avais  fait  des  remontrances,  mais  elle 
ne  m'écoutait  pas  ou  se  moquait  de  moi.  Je  ne  lui  dis  plus 
rien  et,  quand  elle  rentre  la  nuit  avec  son  cotillon  défait  et 
ses  savates  pleines  de  paille,  je  fais  semblant  de  dormir,  parce 
que,  sans  cela,  elle  me  raconte  des  choses  que  je  suis  hon- 
teuse d'écouter. 

))  Je  suis  bien  malheureuse  que  tu  ne  sois  pas  là  pour  que 
nous  causions  ensemble.  Je  ne  veux  plus  causer  avec  elle. 

»  11  y  a  la  Marivon  qui  est  venue  aujourd'hui  au  Mai  et 
qui  pleure  toujours  quand  on  lui  reparle  de  sa  ferme.   Les 


730  LA    REVUE    DE    PAHI8 

maisons  commencent  à  se  rebâtir  autour  de  la  place  de 
Suron,  foyer  principal  de  l'incendie.  Le  petit  à  la  Grillonne 
va  mieux  :  on  dirait  qu'il  a  des  couleurs.  M.  Perret-Cardonnet 
est  venu  ce  matin,  et  il  va  faire  cimenter  l'étable  aux  porcs, 
memement  que  ton  père  n'est  pas  content  :  il  dit  que  c'est 
une  dépçnse  qui  ne  servira  à  rien,  qu'il  aurait  fallu  abattre 
l'étable  et  la  reconstruire,  que  cela  n'aurait  pas  coûté  beau- 
coup plus  et  que  cela  aurait  été  bien  plus  favorable. 

»  Ecris-moi,  ma  chère  sœur  de  lait,  et  parle-moi  encore 
de  vos  oiseaux,  d'Attila,  du  joli  cyrtostome,  comme  lu  dis, 
et  surtout  du  Singe,  si  drôle  I 

»  Je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur.  Allons,  au  revoir. 

))   LAURE    BORNICHET.    » 

Céline  sanglotait.  Elle  relisait  la  lettre  et  imaginait  Solange 
remontant  l'échelle  de  la  mansarde  avec  sa  camisole  débou- 
tonnée, son  jupon  tombant,  ses  savates  pleines  de  paille.  Elle 
revoyait  Sylvain  avec  le  mouvement  de  menton  et  le  regard 
brillant  qu'il  a  lorsqu'il  s'approche  pour  vous  caresser:  elle 
le  revoyait  avec  Solange,  dans  la  grange  au  blé...  «  Dans 
quel  coin  de  la  grange  au  blé? —  songeait-elle.  —  A  l'endroit 
oiî  l'on  met  la  batteuse,  ou  bien  sous  les  chevrons  où  .pen- 
dent les  fléaux  et  les  vans,  ou  bien  auprès  des  anciennes 
auges,  sur  le  grand  tas  des  sacs  vides?...  » 

Elle  monta  dans  sa  chambre  pour  serrer  sa  lettre  avec  les 
autres  lettres  de  Laure.  Elle  regarda  la  cloison  aux  images 
découpées  et  pleura  davantage  dans  ses  mains. 

* 
*  * 

Pendant  quelques  jours,  Céline  ne  mangea  pas.  Elle  avait 
de  grands  yeux  cernés  qui  effrayaient  madame  Juglan. 

«  La  pauvre  enfant  doit  avoir  une  mauvaise  constitution  », 
se  disait-elle. 

Et  elle  la  ménageait,  ne  la  faisait  pas  sortir  le  soir,  donnait 
le  linge  aune  repasseuse... 

Un  matin,  comme  Céline  venait  de  casser  du  charbon  sous 
le  petit  hangar  sombre,  et  qu'elle  prenait  un  fagot  en  haut 
du  tas,  elle  sentit  ses  jambes  fléchir;  et,  sur  le  seuil,  elle  eut 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  '721 

un  éblouissement  :  le  toit  de  zinc,  le  ciel  gris,  l'eau  du  baquet 
se  mêlaient  dans  son  œil  en  un  même  miroitement  bleu. 

Elle  se  trouva  assise  sur  son  fagot. 

Gomme  elle  rentrait  à  la  maison,  en  suivant  le  mur,  de 
peur  de  tomber,  elle  rencontra  madame  Juglan  qui  lui  dit  : 

—  Eh  bien,  qu'est-ce  que  tu  fais,  ma  petite?...  tu  n'al- 
kimes  pas  le  feu  du  salon?... 

Céline  ne  savait  quoi  répondre.  Elle  sentait  ses  yeux  se 
mouiller.  Elle  reprit  soudain  courage  et  revint  au  hangar. 

Elle  cassa  des  branches,  emplit  son  seau  de  charbon  et 
l'emporta.  La  traversée  de  celle  petite  cour  lui  sembla  un 
trajet  immense.  A  chaque  pas,  elle  pensait  lâcher  son  fardeau. 
Elle  réussit  pourtant  à  gagner  le  perron,  monta  son  seau  en 
le  posant  de  marche  en  marche .  et  en  regardant  si  sa  maî- 
tresse ne  la  voyait  pas. 

Quand  elle  tomba  à  genoux  devant  la  cheminée  du  salon, 
elle  se  crut  morte  et  resta  immobile  un  moment. 

Puis  elle  étendit  les  branches  sur  les  chenets,  arrangea  les 
morceaux  de  charbon,  qui  semblaient  lourds  comme  du  plomb 
à  sa  petite  main  froide.  Elle  frotta  une  allumette. 

Céline  était  inerte,  les  genoux  sur  le  marbre  du  foyer,  les 
mains  sur  son  seau,  et  son  menton  retombant  sur  son  épaule. 

Enfin  le  feu  prit,  les  branches  embrasées  pétillèrent  et,  à 
leurs  flammes,  ses  membres  glacés  se  ranimèrent  peu  à  peu. 


* 


Madame  Juglan  veillait  maternellement  sur  sa  bonne. 
Un  jour,  elle  lui  dit  : 

—  As -lu  bien  chaud  dans  ta  mansarde? 

—  Je  n'ai  pas  froid,  —  dit  Céline. 

—  Il  y  a  un  petit  poêle  dans  la  cave  :  on  pourrait  le  mettre 
dans  ta  chambre... 

—  Si  madame  veut. 

L'après-midi,  l'ouvrier  fumiste  vint  poser  le  tuyau. 
Céline  le  fit  grimper  à  sa  mansarde. 

—  C'est  ici,  —  dit-elle.  —  Vous  ferez  passer  le  tuyau  par 
la  fenêtre  :  ce  sera  plus  commode. 

Les  mains  dans  les  poches  de  son  bourgeron  bleu,  l'ou- 

i5  Février  igoS.  4 


722  LA    REVUE  DE    PARIS 

vrier,  qui  élait  un  grand  garçon  brun,  au  visage  enfumé, 
aux  mains  sales,  avec  une  cigarette  éteinte  collée  au  coin  des 
lèvres,  épiait  Céline  en  louchant. 

—  C'est  bien,  ma  belle,  —  dit-il  en  jetant  sur  le  parquet 
sa  boîte  à  outils;  —  nous  allons  faire  pour  le  mieux. 

Il  plaça  le  poêle,  ajusta  le  tuyaulage,  fit  un  trou  dans  une 
vitre. 

Céline  le  regardait  travailler,  en  silence.  Sans  se  retourner, 
le  fumiste  lui  dit  d'une  voix  paresseuse  : 

—  Eh  bien,  jeunesse,  j'espère  que  tu  Vas  avoir  chaud,  à 
présent!...  Peut-être  tu  aimerais  mieux  un  bon  compagnon 
dans  tes  draps? 

Céline  haussa  les  épaules  et  sentit  ses  joues  rougir. 
L'ouvrier,  qui  était  accroupi  au  milieu  de  ses  instruments, 
se  releva  et  vint  à  Céline. 

—  Je  crois  que  je  ne  te  reviens  pas  beaucoup,  —  dit-il  en 
lui  coulant  la  main  sous  le  menton. 

—  Laissez-moi  tranquille  !  —  fit  Céline  en  le  repoussant. 
Déjà,  les  yeux  brillants,  il  l'avait   saisie  par  la  taille.    Et, 

malgré  Céline  qui  lui  frappait  le  front  avec  son  poing,  il  par- 
vint à  lui  baiser  les  joues  à  pleine  bouche. 

Céline  se  sentit  soulevée  par  les  jambes  et  par  la  taille; 
mais  elle  griffa,  frappa  des  mains  et  des  pieds,  et  se  sauva. 

Elle  s'enferma  dans  la  cuisine. 

—  Quelle  brute,  quelle  brute!  —  murmurait-elle. 

Puis,  comme  elle  songeait  à  Sylvain,  elle  s'assit  sur  la 
chaise  basse,  auprès  du  fourneau,  et  elle  pleura  dans  son 
mouchoir  :  elle  pleurait  comme  une  petite  fille  qu'on  aurait 
battue. 

Devant  sa  maîtresse,  la  petite  bonne  s'efforce  de  paraître 
gaie,  de  travailler  avec  plaisir,  d'être  satisfaite  quand  on  lui 
fait  la  lecture  de  saint  François  d'Assise.  Mais,  quand  elle  est 
seule,  elle  relit  les  lettres  de  Laure,  elle  erre  de  pièce  en  pièce, 
elle  regarde  d'un  air  attendri  le  joyeux  conopophage  et  le 
petit  griset  toujours  occupé  à  prendre  des  bains  et  à  secouer 
ses  ailerons  bourrus. 

Parfois  elle  s'assied  à  une  fenêtre  et,  soulevant  le  rideau, 
guette  les  passants  de  la  triste  rue. 


CÉLINE    FILLE    DES    CHAMPS  728 

En  face,  il  y  a  la  vieille  boutique  de  l'antiquaire,  et,  der- 
rière la  vitre  sale,  la  mère  Garcet...  Elle  mâchonne;  de  sa 
main  jaune  et  ridée  elle  tâche  à  prendre  les  mouches  qui  se 
promènent  le  long  du  carreau...  Une  voiture  chargée  de  char- 
bon s'avance  :  c'est  un  tombereau,  noir  et  lent.  On  l'a  trop 
empli,  car  il  en  tombe  trois  morceaux  qui  roulent  à  terre, 
égrenant  une  poussière  noire... 

La  porte  s'ouvre  ;  la  vieille  elle-même  tend  âon  cou  ridé  de 
tortue,  sort  sa  tête  plus  branlante  que  de  coutume.  De  ses 
petits  yeux  pointus  elle  observe  la  rue  :  la  voiture  a  passé,  il 
n'y  a  personne...  Elle  trotte,  courbée  et  tremblante,  une 
corbeille  antique  à  la  main  ;  elle  se  baisse  vers  le  pavé,  et, 
de  ses  doigts  crochus,  elle  ramasse  les  morceaux,  puis  la 
poussière  qui  s'en  est  détachée. 

Elle  rampe  pour  rentrer  avec  son  butin  ;  la  porte  se 
referme... 

Pendant  longtemps  il  ne  passe  rien  dans  la  rue. 

Puis  la  marchande  de  «  sable  blanc  »  paraît  au  coin  de 
l'épicerie,  où  elle  arrête  son  équipage.  La,  devant,  est-ce  un 
knei'  On  ne  saurait  l'affirmer,  car  il  est  si  lent,  si  pelé,  si  roux, 
si  difforme,  que  son  corps  se  confond  avec  les  haillons  qui 
lui  servent  d'attaches,  et  le  tout  ne  fait  qu'un  avec  l'informe 
voiture  qui  est  k  l'arrière. 

La  vieille  femme  glapit.  C'est  de  l'absinthe  qu'elle  vient 
chercher  dans  cette  bouteille  verdâtre  qu'elle  tend  d'une  main 
faible  à  l'épicière.  Soudain  celle-ci  remarque  le  chiffon  noir 
qui  entoure  la  coiffe  de  la  vieille  : 

—  Vous  êtes  en  deuil,  la  mère  ? 

—  L'homme  est  crevé  ce  matin. 

—  Quoi.^*... 

—  Oui,  il  était  dans  le  lit,  se  sentant  mal:  je  lui  ai  donné 
le  litre;  il  n'avait  pas  plus  tôt  mis  le  goulot  dans  sa  bouche 
qu'il  a  tout  laissé  tomber  ;  il  ne  bougeait  plus...  Je  l'ai  appelé, 
je  l'ai  pincé  ;  je  lui  ai  f...  des  coups  :  rien  n'a  fait... 

—  Alors,  il  s'est  éteint?  —  hasarde  l'épicière. 

—  Oh  !  il  est  mort,  et  bien  mort. . .  Allons,  mon  litre  !  Je  vous 
paierai  en  revenant...  Hue!  cochon!  Hue  donc,  sale  cochon! 

Elle  frappe,  à  deux  mains,  la  bête.  L'équipage  se  meut.  La 
petite  clochette,  à  l'arrière,  près  de  l'écriteau  :  «  Sable  blanc», 


■72/4  LA    REVUE    DE    PARIS 

sonne  avec  timidité  la  présence  de  la  laide  ivrognesse  et,  tout 
ensemble,  le  glas  de  l'homme  qui  vient  de  ce  crever  »... 

11  n'y  a  plus  rien  dans  la  rue  déserte. 

Seul,  un  mince  rayon  de  soleil  joue  sur  les  vitres  d'une 
fenêtre.  Pourquoi  le  soleil  vient-il  dans  celte  rue  morte  .^ 


M.  le  vicomte  de  Ghoulaine,  le  venire  contre  le  grillage, 
silïlait  en  vain  à  Allila  l'air  de  GeidlUe  Batelière. 

—  Mais  silïle  donc,  imbécile  I  Gentille  Batelière  des  rives 
(le  VAdour...  Est-il  assez  abruti,  ce  vieux  merle! 

—  Domino  I  —  fit  madame  Juglan  éclatant  de  rire.  —  Mon 
pauvre  abbé,  je  vous  ai  battu  comme  un  lapis. 

—  Positivement  I  —  fit  l'abbé  Flouvard. 
Et  il  se  leva  pour  s'en  aller. 

Céline  cousait  dans  une  fenêtre,  et  elle  ne  remuait  pas, 
parce  que  le  moindre  geste  la  faisait  souffrir. 

Madame  Juglan  alla  reconduire  le  curé  et  le  vicomte,  et, 
en  rentrant  dans  la  salle  des  oiseaux  pour  ranger  les  domi- 
nos dans  leur  boîte,  elle  vit  que  Céline  se  tenait  la  tête. 

—  Qu'as-tu,  mon  enfant?  —  lui  demanda-t-elle. 

—  Rien,  madame... 

Mais  Céline  s'évanouissait,  et  madame  Juglan  l'attrapa 
dans  ses  grandes  mains. 

Elle  retendit  sur  le  canapé,  courut  chercher  des  sels,  la 
ranima. 

—  Essaie  de  te  relever,  mon  enfant...  Souffres-tu,  souffres-tu 
beaucoup,  ma  pauvre  petite? 

Céline,  les  yeux  à  demi  clos,  se  mit  sur  ses  pieds,  et  ma- 
dame Juglan  l'aida  à  monter  l'escalier.  Mais,  au  premier 
étage,  Céline  eut  une  syncope. 

Madame  Juglan  la  porta  sur  le  lit  de  «la  chambre  à  don- 
ner». Puis  elle  alla  chercher  l'épicier,  qui  envoya  son  petit 
garçon  chez  le  médecin. 


Quelques  heures  après,  l'automobile  du  docteur  Lebœuf 
trépidait  à  la  porte  de  la  maison,  au  grand  effarement  de  la 
paisible  rue. 


CÉLINK    FILLE    DES    CHAMPS  7^5 

Le  docteur  examina  la  petite  bonne,  qui  lui  parut  fort  ané- 
miée. 

—  Vous  ne  lui  fichez  donc  rien  à  manger?  —  dit-il. 
Madame  Juglan  se  récria. 

—  Otez-moi  toutes  vos  chemises!  —  dit  le  docteur  àCéhne. 

—  Voulez-vous  une  serviette  pour  l'ausculter?  —  dit  ma- 
dame Juglan. 

—  Inutile,  —  dit  Lebœuf.  —  Elle  est  rudement  bien,  celte 
gosse-là! 

Il  l'examina  encore,  lui  regarda  les  paupières,  la  bouche. 
L'oreille  entre  ses  petits  seins,  il  la  fit  aspirer  et  expirer. 
Son  visage  restait  impassible  :  on  ne  savait  pas  s'il  était  con- 
tent ou  inquiet.  A  la  fin,  il  dit  : 

—  Je  sors  de  chez  une  vieille  bancale  qui  m'a  dévoilé  tous 
les  mystères  de  sa  vilaine  carcasse.  Ça  fait  plaisir  ensuite  de 
se  frotter  à  une  jolie  fille...  Pourrais  je  avoir  un  encrier, 
madame  Juglan? 

M.  Lebœuf  riait,  mais  il  écrivit  une  ordonnance  où  ma- 
dame Juglan,  par-dessus  son  épaule,  lut  bien  des  mots  sé- 
rieux et  des  termes  pharmaceutiques  très  complexes. 

—  Est-ce  très  grave?  —  demanda-t-elle. 

Le  docteur  répondit  par  un  vague  grognement. 
Quand   il  eut    fini,   il   se  leva   et,    en  posant   le   bout    de 
porte-plume,  il  dit  : 

—  11  ne  faut  pas  être  manchot  pour  écrire  avec  ça  ! 

Madame  Juglan  reconduisit  le  docteur  Lebœuf  à  son  auto- 
mobile qui,  avec  un  bruit  de  soufllet  de  forge,  se  mit  en 
marche. 

Quand  elle  revint  au  chevet  de  Céline,  la  petite  bonne 
dormait  en  sanglotant. 

* 
*  * 

Céline  reposait,  à  demi  éveillée.  M.  l'abbé  Flouvard  et  ma- 
dame Juglan  jouaient  aux  dominos  dans  la  pièce  voisine. 

Parfois  la  malade  entendait  un  bruit  de  pantoufles  sur  le 
parquet  :  elle  devinait  que  madame  Juglan  venait  voir  à 
la  porte  si  elle  dormait  bien.  Mais  elle  ne  tournait  pas  la  tête. 


72G  LA    REVUE    DE    PARIS 

L'abbé  disait  : 

—  Vous  savez,  mon  amie,  qu'EIodie  est  à  voire  entière 
disposition. 

—  Je  vous  remercie,  mon  ami,  —  disait  madame  Juglan, 
d'une  voix  étoulîée  ;  —  j'aurai  recours  à  son  obligeance  si  je 
ne  puis  suffire  à  soigner  ma  pauvre  bonne.  Quant  à  moi- 
même,  voyez-vous,  je  ne  suis  qu'une  vieille  femme  qui  mange 
des  œufs  sur  le  plat  sur  un  coin  de  console,  et  qui  se  passe 
facilement  de  camériste. 

Céline,  pendant  de  longs  silences,  ne  percevait  plus  que  le 
glissement  furtif  des  dominos  sur  l'acajou. 
Puis  M.  l'abbé  reprenait  ; 

—  Mais  les  feux.^*...  Vous  avez  deux  cheminées  au  moins 
et  le  fourneau  de  la  cuisine  à  allumer. 

—  Je  m'y  entends  assez,  —  disait  madame  Juglan.  —  Je 
vais  le  malin  dans  le  bûcher  avec  un  fichu  et  des  mitaines, 
et  je  casse  du  charbon  avec  le  petit  marteau. 

—  Je  ne  souffrirai  pas  cela,  ma  bonne  amie  :  je  vous 
enverrai  Elodie  tous  les  matins  pour  allumer  votre  feu. 

Céline  essaya  de  remuer,  mais  ne  bougea  pas.  Le  drap  fai- 
sait un  pli  sous  son  épaule  et  la  gênait. 

Elle  songeait  :  «  Quand  donc  va-t-elle  enfin  m'apporter  mon 
lait?...  » 

—  J'ai  reçu  une  lettre  de  ce  bon  abbé  Treguiez,  —  disait- 
on  dans  la  chambre  voisine. 

—  Il  est  en  famille,  à  Keramezec  ! 

—  Il  demeure  avec  sa  sœur,  qui  a  cinquante  ans,  et  est 
restée  demoiselle,  et  trois  de  ses  cousines  demeurent  à  cinq 
minutes  du  presbytère. 

Céline  regardait  le  cadran  de  la  pendule. 

Elle  se  disait  :  «  Ce  pli  du  drap,  sous  mon  épaule,  me  fait 
mal.  Si  j'appelais  !^...  » 

Et  elle  essayait  de  discerner  les  aiguilles,  mais  elle  voyait 
trouble  :  «  C'est  bête,  —  pensait-elle;  — je  les  voyais,  ce 
matin...  Je  suis  comme  le  vieux  cheval  du  moulin  de  Veniers 
qui  est  borgne  et  ne  voit  de  son  bon  œil  que  jusqu'à  midi  : 
après,  il  ne  sait  plus  ce  qu'il  fait,  on  le  mènerait  aussi  bien 
au  grenier  qu'à  l'abreuvoir.  » 

L'automobile  du  docteur  Lebœuf  stridait  sous  la  fenêtre  : 


CELINE    FILLE    DES    CHAMPS  72"^ 

madame  Juglan  se  précipita.   L'abbé  Flouvard    vint    à    pas 
légers  dans  la  chambre  de  Céline. 

Le  médecin  entra  en  se  frottant  les  mains  : 

—  Eh  bien,  comment  va  ma  bonne  amie,  aujourd'hui? 

—  Pas  mal,  monsieur  le  docteur,  — dit  Céline, — je  vous 
remercie. 

Il  plongea  sa  main  dans  le  lit. 

—  Fichtre  !  il  fait  plus  chaud  là  dedans  que  sur  l'auto  1 
Et  il  alla  s'asseoir  auprès  de  la  cheminée. 

—  Connaissez-vous  madame  Defoy  ?  —  dit-il  à  ma- 
dame Juglan. 

—  Oui,  docteur  :  la  mère  de  la  jeune  madame  RouUier. 

—  Parfaitement!...  Eh  bien,  madame  Defoy  a  un  gosse. 

—  Vous  riez,  docteur  ?  C'est  madame  Roullier  qui  attendait 
un  enfant. 

—  Madame  Roullier  a  une  petite  sœur,  voilà  tout. 

—  Ce  n'est  pas  vrai. 

—  Je  vous  dis  que  je  viens  de  l'attraper  1 

—  Et  madame  Roullier? 

—  Rien. 

L'abbé  Flouvard  mit  sa  tête  de  côté  et,  avec  un  geste  de 
désolation,  murmura  : 

—  Et  ce  pauvre  M.  RouUier  qui  me  disait  hier  :  ce  Mes 
vœux  sont  à  leur  comble,  monsieur  le  curé  :  j'ai  épousé  une 
fille  unique  et  elle  me  donne  tout  de  suite  un  enfant  I . . .  » 

Le  docteur  Lebœuf  examinait  Céline  quand  on  sonna. 

Madame  Juglan  descendit,  et  remonta  avec  des  lettres,  et, 
comme  elle  passait  près  du  lit,  Céline  vit  qu'une  enveloppe 
portait  son  adresse. 

ce  Une  lettre  de  Laure,  —  songea-t-elle.  —  Elle  me  la  don- 
nera quand  le  docteur  sera  parti.  » 

L'abbé  Flouvard  vint  s'asseoir  à  côté  de  Céline,  et  lui 
tapota  les  mains  en  souriant. 

—  Allons,  —  dit-il,  —  à  présent,  ça  va  aller  tout  seul. 

—  Oui,  monsieur  le  curé. 

—  Prions-nous  le  bon  Dieu,  de  temps  en  temps?  —  de- 
manda le  prêtre. 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  et  j'embrasse  la  petite  médaille 
de  Notre-Dame. 


720  LA    REVUE    DE    PARIS 

Céline  lira  sa  chaîne  de  cou,  et  lendit  à  l'abbé  Flouvard  la 
médaille  et  son  scapulaire  dont  la  flanelle  était  chaude  et 
moite. 

—  C'est  très  bien,  mon  enfant,  —  dit  M.  le  curé.  —  Et 
avons-nous  envie  de  nous  confesser?... 

—  Je  suis  donc  bien  malade,  monsieur  le  curé,  que  vous 
me  dites  des  affaires  pareilles? 

—  Mais  non,  mon  enfant... 

Pendant  qu'ils  parlaient,  madame  Juglan  et  le  docteur 
Lebœuf  lisaient  dans  un  coin  la  lettre  de  Laure  : 

a  Ma  chère  sœur  de  lait, 

»  Pourquoi  ne  m'écris-tu  pas?  Je  m'ennuie  de  toi,  depuis 
que  je  ne  parle  plus  à  Solange.  Elle  dit  comme  ça  que  si  je  ne 
fais  pas  comme  elle,  c'est  parce  que  personne  ne  veut  de  moi, 
parce  que  je  suis  laide.  Je  sais  bien  que  je  ne  suis  pas  jolie, 
mais,  si  j'étais  jolie,  je  sais  bien  que  je  ne  ferais  pas  comme 
elle.  Le  vieux  ne  va  toujours  pas  trop  bien,  mais  il  a  encore 
un  bon  coup  de  fourchette.  Nous  irons  dimanche  à  l'assem- 
blée des  Loges.  Le  neveu  de  M.  Perret-Cardonnet  est  venu  ce 
malin  pêcher  à  la  ligne,  mais  il  n'a  rien  pris.  La  Gilberteesl 
venue  ce  matin  au  Mai  :  elle  a  dit  devant  tout  le  monde  qu'on 
ne  payait  pas  comme  il  faut  son  fils,  que  c'était  lui  qui  menait 
la  ferme,  qu'il  fallait  le  payer  mieux  que  cela  ou  que,  alors, 
elle  lui  dirait  de  ne  pas  rester  à  la  ferme.  C'est  bien  vrai  que 
Sylvain  travaille  bien,  mais  la  Gilberte  parle  toujours  sans 
savoir  ce  qu'elle  dit.  Il  y  a  aussi  le  petit  à  la  Grillonne  qui 
est  venu  apporter  un  faisan  qu'il  avait  pris  au  collet  :  on  lui 
a  dit  que  c'était  défendu,  mais  on  lui  a  tout  de  même  acheté 
son  faisan  huit  sous.  Il  élait  content.  Désiré,  le  nouveau  bri- 
colin,  est  très  drôle  :  quand  on  ne  le  regarde  pas,  il  fait  des 
pirouettes  comme  les  hommes  en  maillot  dans  les  assemblées. 
Chauvet  est  tout  à  fait  guéri  de  son  œil.  Il  faut  que  tu 
m^écrives.  Je  m'ennuie.  Ta  mère  m'a  dit  l'aulrc  jour  :  «  Si 
je  te  vois  encore  prendre  cet  air  rechigneux,  je  te  calotte!  » 
Moi,  je  sais  bien  que  je  ne  devrais  pas  avoir  l'air  rechigneux, 
parce  qu'on  m'a  recuellie  au  Mai  par  charité,  à  cause  que  j'étais 
ta  sœur  de  lait,   mais  je  ne  peux  pas  rire  :  ce  n'est  pas  ma 


CELINE    FILLE    DES    CHA.MPS  yaO 

faute.   AlJons,    au  revoir.  Je  t'embrasse   de  tout  mon  cœur. 
Fail-il  bien  froid  dans  ta  maison? 

))    LAURE    BORNICHET.     » 

—  Tout  cela  est  bien  joli,  —  dit  le  médecin,  —  mais  ça 
ne  modifie  pas  ma  manière  de  penser. 

—  Que  faut-il  faire?  —  dit  madame  Juglan. 

—  La  guérir,  parce  que  vous  êtes  une  bonne  femme,  et 
puis  la  renvoyer  dans  sa  ferme. 

Et,  en  s'en  allanl,  il  s'écria  : 

—  Madame  Juglan,  je  vous  préviens  que  l'abbé  Fiouvard 
conte  fleurette  à  votre  petite  bonne...  Hardi,  monsieur  le  curé! 
Je  vous  fais  mon  compliment... 

Quand  le  médecin  fut  parti,  on  voulut  faire  prendre  à  Cé- 
line une  potion  rougeâlre  qui  sentait  la  viande  crue,  mais  elle 
la  rejeta  avec  une  grimace.  On  posa  le  bol  sur  une  table  de 
nuit. 

«Je  ne  veux  pas  avaler  leur  médicament:  ça  me  dégoûte!  » 
songeait-elle. 

Elle  était  fatiguée,  avait  besoin  de  sommeil,  mais  la  fièvre 
la  tenait  éveillée.  Elle  regardait  le  bol  bleu  et  la  frêle  vapeur 
qui  s'en  élevait,  et  elle  songeait  : 

«  Derrière  ma  boîte  à  fil,  à  côté  de  ma  glace,  il  y  a  un 
morceau  de  pain  bénit  que  j'ai  rapporté  de  Saint-Vincent.  Je  le 
mangerais  bien,  si  je  pouvais  aller  le  chercher...  Ma  lettre! 
lis  sont  bêtes  de  ne  pas  me  donner  ma  lettre...  Elle  doit 
parler  de  Solange  :  elle  dit  peut-être  que  ce  n'est  pas 
vrai  qu'elle  va  dans  la  grange  avec...  Tiens,  c'est  peut- 
être  parce  que  je  suis  comme  le  petit  a  la  Grillonne  que 
je  vais  mourir  un  de  ces  jours.  On  dit  qu'on  ne  sait  pas, 
que  ça  peut  durer,  que  ça  peut  durer...  mais  guérir,  non, 
jamais,  jamais!...  Le  vieux,  il  n'a  pas  ça,  lui!...  Je  suis 
bien  sûre  que  c'est  une  lettre  de  Laure  qu'elle  lisait  à  la 
fenêtre.  Pourquoi  ne  me  la  donne-t-on  pas,  celte  lettre?  Parce 
que  je  suis  une  pauvre  fille  qui  va  mourir.  Ah!  c'est  bête... 
Il  est  très  aimable,  M.  Lebœuf.  Il  a  une  grande  barbe  qui  me 
chatouille  le  dos  quand  il  écoute  si  j'ai  encore  un  peu  de  vie 
dans  le  dos...  L'ouvrier  fumiste  avait  aussi  de  la  barbe. 
Aïe!  aïe!  m'a-t-il  fait  mal  au  bras,  ce  vaurien-là!...  J'aurais 


'jHo  LA    REVUE    DE    PARIS 

mieux  fait  de  le  laisser  faire  :  je  serais  peut-être  morte  tout  de 
suite...  Ils  m'ont  pris  ma  lettre  parce  que  je  commence  à  être 
morte...  Ah  I  mon  pauvre  Silvain,  mon  pauvre  Sylvain  I...  » 

* 
*  * 

Quand  elle  put  se  lever,  Céline,  au  bras  de  sa  maîtresse, 
descendit  dans  la  chambre  des  oiseaux. 

Auprès  de  la  cheminée,  un  châle  sur  les  genoux,  elle 
regardait  se  battre  les  serins,  assistait  à  la  baignade  du  griset, 
à  la  gymnastique  du  conopophage. 

Elodie  venait,  de  temps  en  temps,  lui  tenir  compagnie  ; 
madame  Juglan  lisait  à  haute  voix;  M.  de  Ghoulaine  appre- 
nait à  la  petite  bonne  le  besigue  et  l'écarté. 

Enfin,  sa  convalescence  avançait.  Elle  pouvait  manger, 
marcher,  sortir. 

Selon  le  conseil  du  docteur  Lebœuf,  Lungé  vint  chercher 
sa  fille.  Et  quand  Céline  monta  dans  la  carriole,  madame 
Juglan  lui  prodigua  de  larmoyants  adieux,  l'embrassa,  et  lui 
fit  présent  des  Histoires  édifiantes  du  Révérend  Père  Le  Borel. 


PIERRE    DE    OUERLON 


(La  fin  au  prochain  numéro.) 


LETTRES  DE  SAINTE-BEUVE 

A 

VICTOR  HUGO 

ET    A 

MADAME  VICTOR  HUGO 


RETROUVÉES  ET  PUBLIÉES 
PAR 

M.  GUSTAVE  SIMON  ' 


VII 

COMMENT     FINIT     L'AMOUR    DE     SAINTE-BEUVE 

Dans  cette  dernière  période  de  la  correspondance  entre  Victor  Hugo 
et  Sainte-Beuve,  —  de  i83i  à  i83/i,  —  le  nom  de  madame  Victor 
Hugo  a  été  prononcé  à  peine  ;  on  n'en  sent  pas  moins  sa  présence  à 
toutes  les  lignes.  Nous  avons  nous-même  cessé  de  parler  d'elle:  il 
nous  faut  donc  revenir  un  peu  en  arrière.  Nous  l'avons  laissée,  au 
mois  d'août  i83i,  en  pleine  crise  morale,  profondément  affectée  des 
angoisses  jalouses  de  son  mari  et  du  bannissement  de  son  ami.  Elle 
était  d'ailleurs  physiquement  souffrante,  fatiguée  par  l'allaitement  de 
sa  petite  Adèle  et  par  des  douleurs  de  reins  qui  se  prolongèrent  près 
de  deux  années  après  ses  couches.  Son  chagrin,  en  voyant  souffrir, 
et  souffrir  par  elle,  deux  êtres  chers,  n'était  pas  fait  pour  rétablir  sa 
santé. 

Elle  ne  tarda  pas  à  être  rassurée  sur  le  compte  de  son  mari.  Victor 
Hugo  ne  voyait  plus  Sainte-Beuve  auprès  de  sa  femme  ;  il  n'avait 
plus  à  s'inquiéter  de  regards  échangés,  de  serrements  de  mains,  de 
mots  à  voix  basse.  Dès  lors,  il  ne  pensa  plus  qu'à  poursuivre  en  paix 
sa  tâche  nécessaire,   son  œuvre.  Il  se  rencontrait  avec  Sainte-Beuve, 

I.  Voir  la  Revue  des  i5  décembre  igod,  i''"'  et  i5  janvier  igoS. 


7^2  LA    REVUE    DE    PARIS 

soit  rue  du  Montparnasse,  soit  chez  des  amis  communs,  soit  au  restau- 
rant: Sainte-Beuve  protestait  de  son  zèle  et  de  son  dévouement,  et  ses 
lettres,  on  l'a  vu,  ses  actes  aussi,  ne  contredisaient  pas  ses  paroles. 
Victor  Hugo  y  ajoutait  pleinement  foi  :  il  croyait  à  l'amitié,  à  l'hon- 
neur, au  sacrifice  ;  il  avait  ce  ridicule.  Pour  ce  qui  est  de  sa  femme, 
il  la  connaissait  bien,  il  connaissait  la  droiture  de  son  caractère  et 
l'élévation  de  ses  idées;  il  la  savait  incapable  de  dissimulation  et  de 
mensonge;  il  avait  en  elle  une  confiance  absolue  qui  ne  s'est  pas 
démentie  un  seul  instant,  dans  tout  le  cours  de  sa  vie.  Il  vivait  donc 
maintenant  tout  au  travail,  en  pleine  sécurité. 

Mais  la  bonne  et  grande  âme  de  madame  Victor  Hugo,  tranquille  de 
ce  côté,  restait  émue  et  alarmée  du  côté  de  Sainte-Beuve.  L'exil  qui  lui 
était  imposé,  et  qu'elle-même  avait  reconnu  nécessaire,  n'en  était  pas 
moins  dur  et  devait  lui  être  bien  douloureux.  Froide  peut-être,  —  on 
l'a  dit,  —  de  tempérament,  elle  n'était  certes  pas  froide  de  cœur  :  il 
n'était  guère  possible  de  l'avoir  plus  sensible  et  plus  tendre;  elle  souf- 
frait avec  tous  les  souffrants,  à  plus  forte  raison  avec  ceux  qu'elle 
aimait  et  dont  elle  était  aimée.  Les  lettres  de  Victor  Hugo  lui-même  ne 
laissent  pas  douter  qu'elle  n'ait  été  atteinte  et  troublée  par  l'ardente 
passion  de  Sainte-Beuve,  et,  à  moins  d'être  de  glace,  quelle  femme, 
si  honnête  qu'elle  fût,  n'en  eût  été  touchée  .►*  Il  faut  aussi  se  rappeler 
qu'on  était  au  temps  de  l'amour  romantique,  qu'on  était  en  i83i, 
l'année  de  Didier  et  d'Antony.  Pour  jouer  ces  rôles,  Sainte-Beuve, 
s'il  n'avait  guère  le  physique  de  l'emploi,  en  avait  pris  du  moins  le 
langage  :  on  se  rappelle  la  lettre  où  il  se  dit  «  farouche  et  fatal  ». 
Adèle  Hugo,  qui  avait  eu  le  roman  de  la  jeune  fille,  avec  toute  sa 
poésie,  pouvait  rêver,  dans  cette  atmosphère  de  fièvre,  d'avoir  le 
roman  de  la  femme,  sans  toutefois  le  laisser  aller  au  delà  de  ce 
qu'admettait  sa  nature  calme  et  douce.  Le  moins  qu'elle  pût  faire 
pour  le  pauvre  Sainte-Beuve  banni,  c'était  de  chercher  à  consoler 
son  exil,  et  c'est  probablement  vers  ce  temps-là  qu'elle  commença  à 
lui  écrire.  Il  lui  répondait,  et  parfois  joignait  à  sa  lettre  des  vers  dans 
le  goût  des  Consolations,  avec  cette  grave  différence  que  ce  que  ces 
vers  exprimaient  maintenant,  ce  n'était  plus  l'amitié,  c'était  l'amour. 

Rien  à  redire  pourtant,  jusque-là,  à  cet  échange  de  pensées  et  de 
tendresses  entre  deux  âmes  plus  ou  moins  blessées.  Le  blâme  com- 
mence quand  l'un  des  deux  intéressés  répand  au  dehors  le  délicat 
secret  et  manque  le  premier  au  respect  qui  le  devrait  entourer. 

Victor  Hugo,  lorsqu'il  avait  demandé  à  Sainte-Beuve  de  cesser 
chez  lui  ses  visites,  lui  avait  indiqué  plusieurs  raisons  à  donner  pour 
expliquer  son  absence.  Mais  ces  prétextes,  aux  yeux  des  habitués  de 
la  maison,  devaient  sembler  bien  insuffisants  pour  justifier  la  com- 
plète disparition  de  Sainte-Beuve.  A  celte  époque,  Victor  Hugo  qui, 
avant  d'avoir  trente  ans,  avait  fait  Notre-Dame  de  Paris,  Hernani  et 


LETTRES     DE     S  AIIN  T  E-BE  U  V  E  'ySS 

les  Feuilles  d'Automne,  exerçait  autour  de  lui  une  espèce  de  royauté, 
royauté  aimable  et  fraternelle,  librement  consentie.  Il  faut  lire  les 
lettres,  les  vers  que  lui  adressaient  les  poètes  d'alors,  les  deux  Des- 
champs, Gautier,  Ulric  Gutlinguer,  Fouinet,  Arvers,  Lamartine  lui- 
même,  pour  savoir  avec  quelle  admiration  aiïectueuse  et  quel  respect 
cordial  ils  lui  parlent.  Sainte-Beuve,  pendant  des  années,  avait  été  le 
second  et  Y  aller  ego  du  maître  aimé  :  on  s'adressait  aussi  bien  à  lui 
quand  on  avait  quelque  chose  à  demander  à  Victor  Hugo.  Et  voilà 
que  ces  inséparables  s'étaient  brusquement  et  complètement  séparés  ; 
pourquoi  .^  La  vanité  de  Sainte-Beuve  ne  souffrit  pas  qu'on  en  ignorât 
longtemps  la  véritable  raison  :  la  maison  de  Victor  Hugo  lui  avait  été 
fermée  parce  qu'il  aimait  madame  Victor  Hugo.  Mais,  si  on  l'éloi- 
gnait,  c'est  donc  qu'il  était  dangereux?  11  en  convenait  sans  trop 
d'elTort  :  il  aimait  —  et  il  était  aimé  ! 

A  défaut  de  documents  directs,  nous  avons  ici  un  précieux  témoi- 
gnage, celui  de  Fontaney,  écrivain  distingué  d'alors,  fort  oublié 
aujourd'hui.  F'ontaney,  collaborateur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes 
et  de  la  Revue  de  Paris,  lié  avec  la  plupart  des  célébrités  du  temps, 
écrivait,  pour  lui  seul,  un  curieux  journal,  qui  sera  prochainement 
publié  sous  ce  titre  :  Journal  romantique,  et  où,  de  i83i  à  1887,  il 
note  chaque  soir  ses  impressions,  ses  entretiens,  ses  visites,  tous  les 
faits  littéraires,  grands  et  petits,  du  jour. 

Le  lundi  01  octobre  i83i,   il  écrit  : 

«  ...  Puis  j'allais  chez  Sainte-Beuve,  Buloz  et  Bocage  m'ont  pris 
et  mené  dans  leur  cabriolet.  —  Je  suis  resté  longtemps  avec  Sainte- 
Beuve.  Nous  avons  bien  causé  de  l'art  et  des  artistes,  et  de  tout.  «  Il 
est  fâcheux  et  triste,  disait-il,  de  vivre  d'art,  avec  l'art!...  L'art  pur 
ne  peut  pas  ainsi  durer.  »  Il  me  reconduisait,  nous  parlions  de  Victor  : 
«  C'est  un  misérable  »,  m'a-t-il  dit. — Et  il  m'a  fait  d'étranges  confi- 
dences :  «  Victor  s'est  fait  jaloux  !  et  par  orgueil  !  et  voilà  la  maladie 
de  sa  femme  !  »  —  Il  dit  qu'il  n'y  a  nul  lien  au  fond  de  son  âme, 
mais  il  n'y  a  que  du  granit,  du  fer  !  Et  lui,  le  pauvre  Sainte-Beuve, 
il  aimait  et  il  s'est  séquestré  ensuite  !  —  Il  y  eut  des  explications,  puis 
des  lettres  vives,  il  y  eut  absence  ;  alors,  pour  se  distraire,  Sainte- 
Beuve  fit  de  la  politique  et  du  saint-simonisme,  puis  il  fut  rappelé, 
puis  banni  de  nouveau  et  à  jamais;  —  Adèle  fut  enfermée;  et  ils 
ne  se  voient  plus;  s'ils  se  voyaient,  il  faudrait  du  sang,  des  coups 
d'épée  ^ .  » 

Peu  de  jours  après,  le  4  novembre  : 

«...  Je  rencontre  Victor  sur  le   pont  Boyal  en  revenant,  allant, 

1.    Inédit. 


73A  LA     REVUE     DE    PARIS 

dil-il,  chez  Sainte-Beuve  ;  —  il  y  a  évidemment  à  l'horizon  quelque 
nouvel  orage  ^  » 

«  C'est  un  misérable  !...  Il  n'y  a  dans  son  âme  (jue  <ki(jranit,  du 
fer  !  »  —  Voilà  en  quels  termes  Sainte-Beuve  parlait  de  Victor  Hugo 
à  un  ami  commun.  Et,  dramatisant  la  situation  :  «  //  faudrait  du 
sang,  des  coups  d'épée.  »  Qu'on  se  rappelle  cependant  la  correspon- 
dance, y  trouve-t-on  rien  de  pareil?  Sainte-Beuve,  précisément  vers 
ces  jours-là,  écrivait  à  Victor  Hugo  :  u  Je  vous  prie  de  croire...  au 
sentiment  durable  et  profond  qui  me  reporte  sans  cesse  à  votre  Ely- 
sée... Je  reste  à  vous  de  cœur.  » —  Le  mensonge  s'ajoute  à  l'exagé- 
ration :  on  n'enferme  pas  une  maîtresse  de  maison,  mère  de  quatre 
enfants  ;  les  maux  de  reins  dont  souffrait  madame  Victor  Hugo 
étaient  une  raison  suffisante  pour  l'obliger  à  garder  la  chambre.  Mais, 
avant  tout,  que  penser  de  cette  confidence  si  grave  faite  sur  le  pas  de 
la  porte  à  un  visiteur  qui  n'est  pas  même  un  intime  ?  On  y  constatera 
du  moins  l'aveu  qu'à  la  fin  de  i83i  Sainte-Beuve  n'avait  pas  revu 
madame  Victor  Hugo. 

Fontaney  n'était  pas  le  seul  pour  lequel  Sainte-Beuve  confessait,  ou 
plutôt  proclamait  son  amour.  Il  n'en  laissait  rien  ignorer  à  la  plupart 
de  ses  autres  amis  du  cercle  de  Victor  Hugo.  Il  étendit  même  ses 
«aveux»  hors  de  ce  cercle,  à  Ampère,  par  exemple,  à  Xavier  Mar- 
mier.  Par  bonheur,  amis  et  étrangers,  plus  réservés,  plus  Français 
que  cet  expansif  amoureux,  lui  gardèrent  tous  le  secret,  qu'il  ne  leur 
demandait  pas,  et  rien  n'en  transpira  ni  auprès  de  Victor  Hugo  ni 
auprès  de  la  personne  directement  intéressée. 

Au  commencement,  d'ailleurs,  Sainte-Beuve  se  contentait  de  lais- 
ser entendre  que  son  amour  n'était  pas  repoussé  ;  il  ne  prétendait 
pas  qu'il  fût  partagé,  et  c'est  dans  ces  termes  modestes  qu'il  en 
parlait  à  Fontaney.  Mais,  au  bout  d'un  certain  temps,  comme  on 
pouvait  commencer  à  sourire  de  cette  passion  platonique,  il  dut 
prendre  les  airs  et  se  donner  le  rôle  d'un  amant  heureux. 

Ce  fut  sur  un  de  ses  amis  les  plus  disposés  à  être  crédule  qu  il  es- 
saya cette  attitude  de  vainqueur.  TJlric  Guttinguer  fut  son  grand 
confident,  confident  non  d'un  jour,  mais  de  plusieurs  années.  Lue 
singulière  figure,  cet  Ulric  Guttinguer,  poète  de  Normandie,  roman- 
tique de  province.  On  n'admire  jamais  si  bien  que  de  loin  :  ami  de 
Victor  Hugo,  d'Alfred  de  Musset  et  de  Sainte-Beuve,  et  justement 
fier  de  ces  glorieuses  amitiés,  Ulric  Guttinguer  les  flattait,  les  adulait, 
leur  adressait  des  vers  assez  médiocres,  [)lus  médiocres  que  ceux  de 
Sainte-Beuve.  Mais  il  avait  sur  Sainte-Beuve  d'autres  supériorités  : 
il  était  riche,  il  était  beau,  il  passait  pour  avoir  été  souvent  aimé. 

...  Front  pâli  sous  des  baisers  de  femme, 
I.   Inédit. 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  786 

avait  dit  de  lui  Alfred  de  Musset.  Beau  !  aimé  !  on  pense  s'il  fut  envié 
de  Sainte-Beuve  !  Mais  quoi  !  Sainte-Beuve  n'éclipsait-il  pas  d'un 
seul  coup  toutes  les  conquêtes  départementales  de  Gutlinguer,  le 
jour  où  il  put  se  dire  à  lui  l'amant,  —  de  qui?  d'une  des  plus  célèbres 
beautés  de  Paris,  femme  en  même  temps  du  plus  admiré  des  poètes  ! 

Guttinguer  fut  en  effet  ébloui  :  on  voit  dans  toutes  ses  lettres  que 
c'est  lui  désormais  qui  enviera  Sainte-Beuve.  Son  rôle  en  tout  ceci 
est  des  plus  singuliers  :  il  était  catholique  et  pratiquant,  c'était  un 
Don  Juan  dévot  ;  il  ne  peut  approuver  Sainte-Beuve  dans  son  amour 
adultère;  il  ne  l'approuve  donc  pas,  mais  il  l'admire  ;  «  il  prie  Dieu 
pour  qu'il  lui  laisse  son  coupable  bonheur  !  »  D'autre  part,  quand 
il  apprend  que  Victor  Hugo  a  une  maîtresse,  il  déplore  avec  Sainte- 
Beuve  ses  égarements;  il  conjure  Sainte-Beuve  de  ne  pas  l'aban- 
donner :  «  Le  désordre  de  Victor  ne  va-t-  il  pas  troubler  tout  cet 
intérieur  ^  ?  » 

Sainte-Beuve  joua  encore  ce  jeu  de  la  confidence  avec  George 
Sand,  mais  sous  une  forme  différente.  George  Sand  l'appelait  pour 
le  consulter  sur  ses  affaires  de  cœur  avec  Alfred  de  Musset  ;  il  feignait 
parfois  quelque  embarras  à  venir  à  ses  rende^^-vous  :  c'est  qu'il  crai- 
gnait de  rendre  jalouse  une  certaine  personne...  Et  la  bonne  George 
Sand  d'ajouter  foi  a.  cette  terrible  jalousie  et  de  se  résigner.  Ou  bien 
elle  le  prie  d'obtenir  de  cette  amante  inquiète  l'autorisation  de  voir 
une  amie,  une  sœur;  «  qu'il  la  rassure  »,  qu'il  lui  «  ôte  tout  motif 
de  souffrance^  »,  qu'il  lui  montre  leurs  lettres.  Il  n'en  montrait  que 
ce  qu'il  voulait,  et,  de  l'autre  côté,  tentait  sans  doute  d'exciter  la 
jalousie  de  madame  Victor  Hugo,  et  lui  parlait  à  mots  couverts  des 
avances  de  l'auteur  de  Lélia... 

Y  avait-  il  une  part  de  vérité  dans  toutes  ces  fausses  confidences  ? 
Nous  ne  voulons  pas  le  nier.  Il  nous  manque,  par  malheur,  les  let- 
tres de  madame  Victor  Hugo,  si  fâcheusement  brûlées.  11  n'est  pas 
impossible  d'y  suppléer  par  celles  de  Sainte-Beuve  lui-même  :  elles 
nous  aideront  à  dégager  de  ses  vanteries  des  probabilités  à  peu  près 
certaines. 

Nous  savons  par  Fontaney  qu'à  la  fin  de  i83i  madame  Victor 
Hugo  n'avait  pas  revu  Sainte-Beuve  ;  mais  il  paraît  vraisemblable 
qu'en  1882,  suppliée  par  lui,  elle  consentit  à  le  voir  au  dehors.  Elle 
voulait  être,  elle  était  toujours,  la  consolatrice.  Quel  sentiment  éprou- 
vait-elle alors  pour  lui  ?  C'était  encore  de  l'amitié,  mais  cela  pouvait 
être  devenu  de  l'amitié  amoureuse.  L'amour  a,  selon  les  temps,  ses 
façons  d'être  ;  l'amour  romantique,  l'amour  selon  le  verbe  de  Victor 
Hugo  surtout,  a  généralement  la  forme  d'un  amour  pur.  Il  est  permis 

1.  G.  Michaut,  le  Livre  d'amour  de  Sainte-Beuve, 

2.  Correspondance  de  George  Sand  et  de  Sainte- Beuve. 


"ySÔ  LA    BEVLE    DE    PARIS 

de  croire  qu'Adèle  Hugo  pouvait  voir  l'amour  à  travers  doiia  Sol  et 
Marion  ;  Gatarina,  dans  A nge h,  resie  h.  la  fois  «  fidèle  à  son  amour 
et  à  son  honneur,  à  son  amant  et  à  son  mari  ».  L'amour  sans  la 
faute,  Sainte-Beuve  lui-même  l'exprimait  tel,  non  seulement  dans 
Arthur  en  i83o,  mais  en  i83/i  dans  Volupté.  Ne  le  peignait-il  pas 
d'après  un  modèle?  Notons  que  l'héroïne  de  Volupté,  madame  de 
Couaën,  a  tous  les  traits  de  madame  Victor  Hugo;  brune  comme 
elle;  comme  elle,  rêveuse,  distraite,  mystique,  ingénue;  comme  elle, 
la  plus  tendre  mère.  D'après  Volupté,  d'après  les  vers  de  Sainte- 
Beuve  faits  pour  Adèle  à  cette  époque,  on  peut,  ce  nous  semble,  se 
faire  une  idée  de  ce  qu'étaient  leurs  rendez-vous,  leurs  entretiens, 
leurs  promenades  :  secours  apportés  à  des  pauvres,  visites  aux  églises, 
visites,  à  de  certains  jours,  au  cimetière.  «  Nous  célébrerons  ensemble 
les  anniversaires  de  la  mort  de  ma  mère  »,  dit  madame  de  Çouaën. 
Et,  parlant  de  son  mari  :  «  Il  a  en  vous  une  confiance  parfaite  et 
j'en  ai  une  immense.  »  Il  y  a  toute  une  conversation,  qui  est  assu- 
rément un  souvenir,  et  où  l'on  retrouve  la  candeur  d'âme  d'Adèle. 
Amaury  dit  à  madame  de  Couaën  que  «  les  désirs  diminuent  et 
passent  une  fois  qu'ils  sont  satisfaits  »  ;  elle  lui  demande  s'il  ne 
pourrait  pas  «  supposer  à  l'avance  qu'ils  sont  satisfaits  dès  longtemps 
et  garder  tout  de  suite  le  simple  et  doux  sentiment  qui  doit  survivre  ». 
Amaury  est  obligé  de  lui  répondre  en  riant  :  «  Est-ce  donc  qu'on 
peut  supposer  ces  choses  à  volonté,  enfant  que  vous  êtes  î  » 

Mais,  sans  recourir  à  la  fiction,  Sainte-Beuve  a  dit  lui-même,  et 
cela  dans  son  libelle,  ce  qu'a  été  la  nature  de  leur  amour  : 

Un  pur  et  chaste  amour  où  l'ange  peut  descendre... 
Qui  ne  veut  et  n'aura  rien  d'elle  que  son  cœur. 

Tu  n'as  jamais  connu,  dans  nos  troubles  extrêmes, 
Caresse  ni  discours  qui  n'ait  tout  respecté  ; 
Je  n'ai  jamais  tiré  de  l'amour  dont  lu  m'aimes 
Ni  vanité  ni  volupté. 

* 
*    * 

Si  l'on  cherchait  à  quel  moment  précis  placer  la  prétendue  chute 
de  madame  Victor  Hugo,  on  serait  assez  embarrassé  de  le  trouver. 
On  serait  pourtant  tenté  de  croire  que  ce  pourrait  être  au  commen- 
cement de  i833,  mais  il  est  aisé  de  démontrer  qu'il  n'en  est  rien. 
C'est  en  février  de  celte  année-là,  au  cours  des  représentations  de 
Lucrèce  Borgia,  que  se  produisit  le  grave  incident  que  l'on  sait  : 
l'amour  de  Victor  Hugo  pour  Juliette,  après  onze  ans  de  fidélité 
conjugale,  (Que  le  mari  qui  peut  en  compter  douze  lui  jette  la  pre- 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  7H7 

mière  pierre!)  Madame  Victor  Hugo  —  c'est  l'usage  —  fut  très 
promptemenl  informée.  Espérons  que  ce  ne  fut  pas  par  Sainte- 
Beuve.  Qui  sait  si  ce  ne  fut  pas  par  Victor  Hugo  lui-même  ? 

Il  savait  sa  femme  par  cœur,  —  c'est  le  cas  de  le  dire,  — •  il  savait 
les  trésors  d'indulgence  qu'il  trouverait  en  elle  ;  un  sentiment  de  ven- 
geance vulgaire  n'entrerait  jamais  dans  cette  âme  généreuse;  quelque 
déchirement  que  lui  put  causer  le  cruel  aveu,  sa  douleur  môme  ne 
serait  pas  injuste:  elle  tiendrait  compte  à  l'époux  qui  lui  avait  donné 
ses  quatre  enfants  adorés  des  longues  années  où,  malgré  les  tentations 
offertes  au  poète  jeune,  beau  et  glorieux,  il  s'était  gardé  tout  entier  à 
elle.  Etant  de  celles  qui  consolent,  elle  était  aussi  de  celles  qui  pardon- 
nent: après  quelque  confession  éloquente  et  douloureuse  où  ils  mêlèrent 
leurs  soupirs  et  leurs  larmes^  il  est  certain  qu'elle  pardonna,  qu'elle 
pardonna  sans  condition  et  sans  revanche. 

Nous  en  avons  le  plus  beau  et  le  plus  doux  témoignage  qu'ait 
exprimé  la  reconnaissance  émue  d'un  grand  poite,  les  admirables  vers: 
Date  lilia. 

Oh  !  qui  que  vous  soyez,  bénissez-la.  C'est  elle  ! 

La  sœur,  visible  aux  yeux,  de  mon  âme  immortelle  ! 

Mon  orgueil,  mon  espoir,  mon  abri,  mon  recours  ! 

Toit  de  mes  jeunes  ans  qu'espèrent  mes  vieux  jours  ! 

C'est  elle  !  la  vertu  sur  ma  lèle  penchée  ; 

\j3i  figure  d'albâtre  en  ma  maison  cachée  ; 

L'arbre  qui,  sur  la  roule  où  je  marcliG  à  pas  lourds. 

Verse  des  fruits  souvent  et  de  l'ombre  toujours  ; 

La  femme  dont  ma  joie  est  le  bonheur  suprême  ; 

Qui,  si  nous  chancelons,  ses  enfants  ou  moi-même. 

Sans  parole  sévère  et  sans  regard  moqueur, 

Les  soutient  de  la  main  et  me  soutient  du  cœur; 

Celle  qui,  lorsqu'au  mal,  pensif,  je  m'abandonne. 

Seule,  peut  me  punir  et  seule  me  pardonne  ; 

Qui  de  mes  propres  loris  me  console  et  m'absout  ; 

A  qui  j'ai  dit  :  toujours!  et  qui  m'a  dit  :  partout  ! 

Chose  étrange,  cequi,  pour  le  commun  des  mortels,  est  une  cause  de 
discorde  et  de  séparation,  fut,  pources  deux  êtres  d'élite,  un  renouvelle- 
ment de  tendresse.  Ils  furent  si  profondément  touchés  l'un  et  l'autre, 
lui  de  son  sacrifice,  elle  de  son  remerciement  !  Elle  lui  sut  gré 
d'avoir  pu  être  pour  lui  si  bonne.  Ils  eurent  occasion,  vers  ce  temps-là, 
d'échanger  des  lettres  que  nous  avons  sous  les  yeux  et  où  se  révèlent 
les  généreux  sentiments  de  confiance  et  d'abandon  qui  les  animaient. 

Victor  Pavie,  ami  de  Victor  Hugo,  ami  aussi  de  Sainte-Beuve, 
se  mariait  à  Angers,  sa  ville,  et  pria  à  ses  noces  Victor  Hugo  et 
madame  Victor  Hugo.  Victor  Hugo,  absent  de  Paris,  ne  pouvait  se 
rendre  à  l'invitation  ;  mais,  bien  que  Sainte-Beuve,  selon  toutes  pro- 

i5  Février  logS.  5 


7.38  LA    REVUE    DE    PARIS 

habilités,  dût  être  invité,  il  désira  que  du  moins  sa  femme  ne  man- 
quât pas  en  un  tel  jour  à  un  ami  clier  à  tous  deux.  Elle  partit  donc 
pour  Angers,  accompagnée  de  son  père,  M.  Fouciier,  convié  par  Victor 
Pa\ie,  et  de  sa  fille  Léopoldine,  alors  Agée  de  onze  ans  et  qu'elle  ne 
pouvait  laisser  à  Paris,  Deux  jours  après  elle,  Sainte-Beuve  arrivait, 
à  son  tour,  à  Angers.  Elle  en  inform.iit  aussitôt  son  mari,  et  dans  la 
même  lettre  elle  lui  disait  : 

«  J'ai  bien  pensé  à  toi,  mon  bon  clier  Victor,  je  t'aurais  voulu  là 
près  de  moi.  Comme  j'ai  senti  ce  vide  !  C'était  la  première  fois  que 
je  voyageais  sans  toi!  et  l'impression  a  été  bien  pénible...  » 

Et  Victor  Hugo  lui  répond  aussitôt  : 

«  ...  J'ai  toute  confiance  en  toi,  à  cette  heure  où  je  n'ai  le  cœur 
plein  que  d'amour  et  de  dévouement  |X)ur  toi  et  pour  nos  chers 
petits.  » 

Sainte-Beuve  eut  pour  madame  Victor  TTugo  les  attentions  les 
plus  respectueuses  et  pour  sa  fille  la  plus  tendre  sollicitude.  Il  rede- 
vint le  frère  qu'il  élait  autrefois.  Elle  le  mande  à  son  mari,  et  — 
voici  la  preuve  d'innocence  la  plus  forte  qu'on  puisse  attendre  d'une 
honnête  femme  —  elle  ajoute  : 

«  Quand  lu  seras  à  Paris,  je  te  prierai,  mon  ami,  de  lui  écrire 
quelques  lignes  de  remerciement  pour  ses  soins  '.  » 

Nous  aurions  bien  mal  réussi  à  donner  une  idée  de  ce  qu'était  la 
nature  sincère  et  loyale  de  madame  Victor  Hugo  si  l'on  supposait  un 
instant  qu'elle  pût  seulement  admettre  la  rouerie  de  faire  remercier 
son  amant  par  son  mari. 

Quant  à  Victor  Hugo,  il  avait  assurément  foi  entière  en  sa  femme. 
Pendant  et  après  le  séjour  à  Angers,  voici  quelques  fragments  des 
lettres  c|u'il  lui  écrivait^  : 

«  6  août...  Je  me  suis  promené  toute  la  soirée  sur  la  falaise.  Ohl 
c'est  là  qu'on  sent  des  frémissements  d'ailes.  Si  je  n'avais  mon  nid 
à  Paris,  je  m'élancerais.  Mais  tu  es  là  et  je  reste.  Et  tant  que  tu  seras 
là,  mon  ange,  je  resterai.  Je  suis  donc  pris  pour  la  vie,  mais  j'aime 
la  cage  où  tu  es.  » 

..  «  13  août...  Tu  vois,  mon  Adèle,  qu'aucune  de  ces  belles  et  bonnes 
choses  ne  m'empêche  pas  de  songer  à  toi.  Tu  es  la  plus  belle  des 

I.   Incdit. 

3.   Lcllres  publiées  dans  France  et  Belgique. 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  'jS^ 

choses  qui  sont  belles,  tu  es  la  meilleure  des  choses  qui  sont  bonnes. 
—  Avec  quelle  joie  je  te  reverrai  I  v 

((  i6  août. . .  Je  suis  à  la  Roche-Guyon  et  j'y  pense  à  toi.  Il  y  a  qua- 
torze ans,  presque  jour  pour  jour,  j'étais  ici,  et  à  qui  pensais-je?  à 
toi,  mon  Adèle!  Ohl  rien  n'est  changé  dans  mon  cœur.  Je  t'aime 
toujours  plus  que  tout  au  monde,  va,  tu  peux  bien  me  croire.  Tu  es 
presque  ma  vie.  » 

«  17  août...  Je  suis  heureux  que  tu  te  sois  un  peu  amusée  à. 
Angers.  Je  n'ai  le  cœur  plein  que  de  pensées  d'amour  pour  toi  et 
pour  tous  nos  petits  bien-aimés.  » 

Ce  voyage  d'Angers,  en  i835,  fut  peut-être  une  des  dernières  ren- 
contres heureuses  et  de  parfait  accord  entre  Sainte-Beuve  et  madame 
Victor-Hugo.  Par  l'opposition  la  plus  imprévue,  ce  qui  avait  été  pour 
elle  une  cause  de  rapprochement  avec  son  mari  devint  une  cause  de 
refroidissement  avec  Sainte-Beuve.  Voici  à  quelle  occasion. 

Victor  Hugo,  à  son  retour  à  Paris,  avait  fait  commencer  l'impres- 
sion de  son  nouveau  recueil,  les  Chants  du  Crépuscule,  et,  selon  sa 
constante  habitude,  il  lisait  à  ses  amis,  sur  les  épreuves,  nombre  de 
ces  poésies.  C'était  la  première  fois  que  Sainte-Beuve  manquait 
à  pareille  fête,  ce  qui  n'était  pas  sans  lui  causer  quelque  dépit.  Très 
friand  de  ces  primeurs,  il  s'en  informait  avec  une  curiosité  inquiète 
auprès  des  amis  plus  heureux.  Il  y  avait  Louis  Boulanger  et  Robelin 
qui  le  tenaient  au  courant  et  lui  citaient  les  plus  belles  pièces.  Napo- 
léon II  ou  la  Cloche.  On  lui  disait  aussi  les  vers  d'amour,  qui,  sans  / 
dédicace  et  sans  nom,  ne  s'en  adressaient  pas  moins  évidemment  à 
Juliette;  ce  dont  il  s'indignait  vertueusement.  Mais  ce  dont  il  s'irrita 
bien  davantage,  ce  fut  des  deux  poésies  écrites  pour  madame  Victor 
Hugo;  elles  donnaient  un  démenti  trop  clair  à  ses  prétentions  et  à  ses 
sous-entendus;  et,  quand  un  ami  lui  récitait  ces  premiers  vers  : 

Toi  !  sois  bénie  à  jamais, 
Eve  qu'aucun  fruit  ne  tente  ! 
Qui,  de  la  vertu  contente. 
Habites  les  purs  sommets  ! 
Ame  sans  tache  et  sans  rides  ! . . . 

l'ami  n'ajoutait  sans  doute  aucune  réflexion  ;  mais  il  était  bien  cer- 
tain qu'il  pensait  :  «  Qu'est-ce  donc  que  vous  nous  disiez .►*...  » 

Les  Chants  du  Crépuscule  parurent  en  octobrei835.  Sainte-Beuve, 
atteint  à  son  endroit  le  plus  sensible,  dans  sa  terrible  vanité,  ne  put 
s'empêcher  de  laisser  percer  son  aigreur  dans  l'article  qu'il  consacra 
au  nouveau  livre  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes.  Il  était  bien  obligé  de 
reconnaître  et  de  louer  les  indéniables  beautés  de  l'œuvre  ;  il  mêla  du 


y/^O  LA    REVUE    DE    PARIS 

moins  aux  éloges  plus  d'une  critique  acerbe,  plus  d'une  insinuation 
méchante.  Mais  où  éclate  sa  rage  secrète,  c'est  dans  la  dernière  page, 
sorte  de  post-scriptum  de  l'article  : 

a  Les  douze  ou  treize  pièces  amoureuses,  élégiaques,  qui  forment 
le  milieu  du  recueil  dans  sa  partie  la  plus  vraie  et  la  plus  sincère, 
sont  suivies  de  deux  ou  trois  autres,  et  surtout  d'une  dernière,  intitu- 
lée :  Date  lilia,  qui  a  pour  but  en  quelque  sorte  de  couronner  le 
volume  et  de  le  protéger...  On  dirait  qu'en  finissant  le  poète  a  voulu 
jeter  une  poignée  de  lis  aux  yeux.  Nous  regrettons  que  l'auteur  ait 
cru  ce  soin  nécessaire.  Le  manque  de  tact  littéraire..,  lui  a  inspiré 
d'introduire  dans  la  composition  de  son  volume  deux  couleurs  qui  se 
heurtent,  deux  encens  qui  se  repoussent.  11  n'a  pas  vu  que  l'impres- 
sion de  tous  serait  qu'un  objet  respecté  eût  été  mieux  honoré  et  loué 
par  une  omission  entière  '.  » 

Le  «  tact  moral  »  de  Sainte-Beuve  aurait  bien  dû  l'avertir  lui- 
môme  de  la  haute  inconvenance  qu'il  commettait  en  intervenant  sur 
un  sujet  si  délicat  :  cette  allusion  à  un  «  objet  respecté  »  était  de  sa 
part  le  manque  de  respect  le  plus  grave.  En  voulant  blesser  Victor 
Hugo,  c'est  madame  Victor  Hugo  qu'il  blessait.  Quand  elle  avait 
pardonné,  quand  elle  acceptait  avec  émotion,  comme  une  réparation 
et  comme  un  hommage,  non  pas  cette  poignée,  mais  ce  bouquet  de 
lis,  de  quel  droit  ce  défenseur  imprévu  le  refusait-il  pour  elle?  Victor 
Hugo,  en  lisant  l'article  de  Sainte-Beuve,  n'eut  qu'à  hausser  les 
épaules  ;  on  sut  alors  que  madame  Victor  Hugo  en  fut  au  plus  haut 
point  froissée.  «  Froissée  »  n'est  pas  le  mot  quand  on  parle  d'elle  : 
elle  en  fut  profondément  aflligée.  Ce  n'était  plus  là  le  Sainte-Beuve  de 
1800,  le  Sainle-Beuve.des  Consolations  ;  elle  jugeait  la  petitesse  de  celui 
qu'elle  avait  aimé,  qu'elle  aimait  encore.  Quelque  chose  s'était  rompu 
dans  l'union  de  leurs  âmes,  et,  dans  ces  chaînes -là,  quand  un  anneau 
se  défait,  les  autres  suivent.  Elle  dut  faire  doucement  des  reproches 
à  Sainte-Beuve  de  la  faute  qu'il  avait  commise  et  se  montra  sans 
doute  avec  lui  plus  froide  et  moins  expansive.  Elle  prit  de  là  une 
teinte  de  mélancolie  :  sa  vie  de  cœur  était-elle  finie  ? 

?S'ous  ne  faisons  pas  là  de  vaines  conjectures  ;  qu'on  lise  avec  nous 
ces  fragments  des  lettres  touchantes  qu'en  i83G,  elle  écrivait  à  son 
mari  encore  en  voyage  : 

((  f)  jnillel...  Je  suis  bien  vieille  par  les  goûts  et  assez  triste  quoique 
sans  chagrins.  Que  peut-on  de  mieux  dans  celte  vie?  Je  n'ai  au 
monde  qu'un   désir,  c'est  que  ceux  que  j'aime   soient  heureux;  le 

I.  Porlraiis  contemporain?. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  J^l 

bonheur  de  la  vie  est  passé  pour  moi,  je  le  cherche  dans  la  satisfac- 
tion des  autres.  Il  y  a  bien  de  la  douceur  malgré  tout  là  dedans, 
aussi  lu  as  bien  raison  quand  tu  dis  que  j'ai  le  sourire  indulgent  ; 
mon  Dieu,  lu  peux  faire  tout  au  monde,  pourvu  que  tu  sois  heu- 
reux, je  le  serai.  Ne  crois  pas  que  ce  soit  indifférence,  mais  c'est 
dévouement  et  détachement  pour  moi  de  la  vie.  D'ailleurs,  jamais  je 
n'abuserai  des  droits  que  le  mariage  me  donne  sur  toi.  Il  est  dans 
mes  idées  que  tu  sois  aussi  libre  qu'un  garçon,  pauvre  ami,  toi  qui 
t'es  marié  à  vingt  ans,  je  ne  veux  pas  lier  ta  vie  à  une  pauvre 
femme  comme  moi.  Au  moins,  ce  que  tu  me  donneras,  tu  me  le 
donneras  franchement  et  en  toute  liberté.  Ne  te  tourmente  donc  pas 
et  crois  que  rien  dans  cet  état  de  mon  âme  n'altérera  ma  tendresse 
pour  toi,  si  solide  et  si  complètement  dévouée  quand  mâme^...  » 

«  i6  août...  T'amuses-tu  bien?  es-lu  heureux?  Tu  sais  que  je 
veux  que  tu  sois  ainsi.  Tu  es  fait  pour  la  joie,  la  gloire,  le  triomphe 
et  tout  ce  qui  est  resplendissant.  Ne  manque  pas  ta  destinée,  mon 
ami  ;  tu  sais  que  la  seule  chose  que  je  ne  te  pardonnerais  pas,  ce 
serait  d'être  peu  heureux...  —  Adieu,  mon  ami,  mon  véritable  ami, 
crois  que  tu  ne  trouveras  pas  plus  de  dévouement  dans  aucun  cœur 
que  dans  le  mien  ^.  » 

Sainte-Beuve,  dans  l'état  présent  de  son  esprit,  clait-il  capable  de 
comprendre  la  douleur  résignée  d'Adèle  et  de  la  réconforter?  Il  était 
trop  préoccupé  de  lui-même  et  de  l'attitude  à  garder  vis-à-vis  de  ses 
confidents.  Il  constatait  cependant  avec  chagrin  le  ralentissement  de 
cette  affection  si  tendre  et  si  dévouée.  Dans  le  même  temps  où 
madame  Victor  Hugo  écrivait  à  son  mari,  il  écrivait,  lui,  à  Ulric 
Guttinguer  : 

«  Ce  bonheur  dont  vous  voulez  bien  vous  inquiéter  dure  toujours, 
mais  si  lointain,  si  rare  et  si  sevré  ^  !  » 

Au  commencement  de  1887,  Sainte-Beuve  publia  une  nouvelle 
intitulée  Madame  de  Pontivy,  écrite,  disait-il,  pour  essayer  de  ramener 
Adèle;  mais  cette  histoire  banale,  et  d'un  sentiment  assez  grossier, 
était  plutôt  faite  pour  la  détacher  davantage.  Sainte-Beuve  la  voyait 
avec  colère,  à  mesure  qu'elle  s'éloignait  de  lui,  se  rapprocher  de  son 
mari. 

Enfin,  le  jour  vint  où  il  la  trouva  dressée  contre  lui,  à  côté  de  son 

1.  Inédit. 

2.  laédit. 

3.  G.  Mi  chaut,  le  Livre  d'amour  de  Sainte-Beuve. 


74a  LA    REVUE    DE    PARIS 

protecteur  naturel,  pour  lui  signifier  une  rupture  définitive,  non  plus 
seulement  avec  lui,  mais  avec  elle. 


* 
*  * 

Victor  Hugo  ignora  longtemps  l'existence  du  Livre  d'amour.  Ce 
ne  fut  qu'après  son  retour  en  France  qu'un  jour,  un  visiteur  le 
croyant  informé,  lui  révéla  le  libelle  dont  il  possédait  un  exem- 
plaire. Indigné,  le  poète  des  Châtiments  écrivit  sur  l'heure  ces  vers 
vengeurs  : 

A    S-B 

Que  dit-on  .^  on  m'annonce  un  libelle  postbumc. 

De  toi.  C'est  bien.  Ta  fange  est  faite  d'amertume  ; 

Rien  de  toi  ne  m'étonne,  ô  fourbe  tortueux. 

Je  n'ai  point  oublié  ton  regard  monstrueux, 

Le  jour  où  je  te  mis  hors  de  chez  moi,  vil  drôle, 

Lox'sque  sur  l'escalier  te  poussant  par  l'épaule. 

Je  te  dis  :  N'entrez- plus,  monsieur,  dans  ma  maison  1 

Je  vis  luire  en  tes  yeux  toute  ta  trahison. 

J'aperçus  ta  fureur  dans  ta  peur,  ô  coupable, 

Et  je  compris  de  quoi  pouvait  être  capable 

La  lâcheté  changée  en  haine,  le  dégoût 

Qu'a  d'elle-même  une  âme  où  s'amasse  un  égout. 

Et  ce  que  méditait  ta  laideur  dédaignée; 

Oïl  devine  la  toile  en  voyant  l'araignée. 

ai  octobre.. 

Ces  vers  ne  furent  rendus  publics  que  longtemps  après  la  mort 
de  Victor  Hugo,  et  seulement  —  d'après  sa  volonté  —  le  jour  où  les 
pièces  calomnieuses  du  Livre  d'amour  furent  imprimées  avec  de  plus 
calomnieux  commentaires. 

La  question  alors  se  posa  de  savoir  quand  et  à  quelle  occasion 
s'était  passée  la  scène  que  révèlent  les  vers;  et  les  amis  de  Sainte- 
Beuve  prétendirent  qu'elle  n'avait  jamais  été  que  dans  l'Imagination 
du  poète.  C'est  Sainte-Beuve  lui-même  qui,  dans  une  de  ses  lettres  à 
Ukic  Guttinguer,  confirme  et  précise  le  fait.  Il  aurait  eu  lieu  en 
octobre  1887,  avant  le  départ  de  Sainte-Beuve  pour  Lausanne. 

La  scène  a-t-elle  été  aussi  violente  que  le  disent  les  vers?  il  faut  sans 
doute  faire  la  part  de  l'hyperbole  poétique.  Madame  Victor  Hugo  y 
était-elle  présente;'  c'est  peu  |)robable.  Ce  qui  est  sut,  c'est  que  Victor 
Hugo  y  parlait  aussi  au  nom  de  sa  femme.  Quel  en  était  le  motif? 
Il  ne  peut  pas  y  en  avoir  deux;  une  seule  cause  a  pu  réunir  les  deux 
époux  dans  une  irritation  commune  :  l'honneur  de  la  femme  en  jeu. 


LETTllE»    DE     SAINTE-BEUVE  743^^ 

Une  demi-confidence  laite  par  Louis  Boulanger  à  Vacquerie  avait 
déjà  jeté  quelque  jour  sur  la  situation.  En  1837,  les  propos  et  les 
vanteries  de  Sainte-Beuve  commençaient  à  se  répandre  un  peu  trop 
au  dehors;  il  avait  été  amicalement  prévenu  que,  s'il  n'y  mettait 
pas  fin,  on  serait  obligé  d'informer  Victor  Hugo.  Il  ne  tint  pas  compte 
de  l'avis,  et  Victor  Hugo,  mis  en  efiet  au  courant,  ne  pouvait  plus 
avoir  qu'une  pensée  :  sévir.  Cependant  sa  colère  n'aurait  peut-être 
pas  ému  Sainte-Beuve  plus  que  de  raison  ;  ce  qui  l'exaspéra,  ce  fut 
de  se  dire  que  madame  Victor  Hugo  était  d'accord  avec  son  mari, 
qu'ils  s'étaient  rapprochés  dans  le  même  sentiment  de  réprobation 
contre  lui  et  que  l'arrêt  d'expulsion  était  cette  fois  approuvé,  sinon 
prononcé  par  elle  aussi  bien  que  par  lui.  Blessé  au  cœur,  il  précipita 
avec  une  sorte  de  rage  son  départ,  jusque-là  toujours  retardé,  poux 
Lausanne,  où  il  allait  faire  pendant  une  saison  son  cours  sur  Port- 
Royal.  11  quitta  Paris  «  sombre  et  trois. fois  sombre  ». 

C'est  plus  de  six  mois  après  (i8  mars  i838)  que  Sainte-Beuve, 
dans  cette  lettre  à  Guttinguer,  constate,  en  l'expliquant  à  sa  façon, 
la  scène  de  la  rupture  : 

«  Du  côté  de  la  place  Royale,  j'ai  éprouvé  ce  que  deux  mots  de 
conversation  pourront  seuls  vous  expliquer  ;  d'une  part  une  noire  et 
grossière  machination  qui  sent  son  cyclope  ;  de  l'autre  une  inouïe 
et  vraiment  stupide  crédulité,  qui  m'a  donné  la  mesure  d'une  intel- 
ligence que  l'amour  n'éclaire  plus  '.  » 

Sainte-Beuve  appelle  «  noire  et  grossière  »  machination  la  révolte 
d'un  époux  ofifensé,  et  madame  Victor  Hugo,  jusque-là  si  hautement 
louée  et  flattée,  du  moment  qu'elle  ne  l'aime  plus,  devient  subitement 
«  stupide  ». 

Il  ne  pardonne  pas,  et,  six  semaines  après,  il  écrit  encore  : 

«  Ai-je  éprouvé  la  vérité  de  ce  mot  de  La  Rochefoucauld  :  a  On 
»  pardonne  tant  que  l'on  aime  »  ?  Cependant  il  me  semble  que  c'en 
est  fait  de  l'amour,  au  moins  de  ce  côté-là  ^.  » 

Enfin,  trois  ans  après,  en   i8/ii,  dans  son  Journal  inédit,  se  de- 
mandant s'il  ainie  encore  Adèle,  il  se  répond  : 
«  Non,  je  la  hais^.  » 

Ainsi  finit  l'amour  de  Sainte-Beuve. 

1.  G.  Michaut,  le  Livre  d'amour  de  Sainte-Beuve. 

2.  Id.,  Ibid. 

3.  Id.,  Ibid. 


jlxll  LA     REVUE     DE    PARIS 


VIII 


LES    DERNIERES    ANNEES 


Des  mois,  des  années  se  passèrent,  jetant  leur  cendre  sur  ces  dis- 
cordes. En  i84i,  Victor  Hugo  fut  élu  à  l'yVcadémie  française;  on 
pouvait  espérer  qu'il  allait  en  ouvrir  la  porte  à  tout  le  groupe  roman- 
tique. Sainte-Beuve  écrivait  à  madame  Juste  Olivier  :  «  Il  a  toutes  nos 
destinées  académiques  dans  ses  flancs.  »  Et,  plus  tard  :  «  Hugo  apporte 
comme  candidats  de  sa  prédilection  et  de  sa  charge  quatre  illustres  : 
Alexandre  Dumas,  Balzac,  Vigny  ;  je  suis  le  quatrième,  très  indigne, 
et  pourtant  moins  impossible,  je  crois,  qu'aucun  des  trois  autres.  » 

Le  fauteuil  académique  devait  ctre  et  était  le  rêve  le  plus  choyé 
d'un  homme  tel  que  Sainte-Beuve  :  il  sentait  donc  la  nécessité  de  se 
rapprocher  d'un  électeur  aussi  influent  que  Victor  Hugo.  Il  avait 
peut-être  fait  une  assez  longue  pénitence.  11  guetta,  il  saisit  l'occasion 
de  la  réception  du  poète.  Rien  ne  lui  était  plus  facile  que  d'obtenir 
une  entrée  à  cette  réception,  ne  fût-ce  qu'en  s'adressant  au  secréta- 
riat. Il  demanda  son  billet  à  Victor  Hugo  lui-même  : 

Ce  dimanche  [fin  mai  i84i]. 

Ce  n'est  pas  sans  une  grande  hésitation  que,  vous  sachant 
accablé  comme  vous  devez  l'être  de  demandes,  je  me  décide 
à  y  venir  ajouter  la  mienne.  Il  me  serait  pourtant  très 
agréable  de  vous  devoir  mon  billet  d'entrée  à  votre  réception. 
Dans  mes  sollicitations  près  de  M.  Lebrun,  je  n'en  ai  pas  fait 
pour  moi,  me  réservant  de  vous  l'adresser.  Ce  que  vous 
pourrez  ou  ne  pourrez  pas  sera  bien,  car  je  ne  doute  pas  que 
vous  ne  désiriez  répondre  favorablement  à  mon  désir. 

Mille  souvenirs  et  hommages  autour  de  vous. 

SAINTE-BEUVE. 

I  ter,  ruo  Mont-Parnasse. 

La   longue   rancune   était   un   sentiment  que   ne  connaissait  pas 
Victor  Hugo;  il  regrettait  toujours  d'avoir  été  sévère,  même  quand 
il  n'avait  été  que  juste.  Il  acquiesça  donc  au  désir  de  Sainte-Beuve 
qui  lui  écrivit  pour  le  remercier  : 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  -y/iÔ 

Dimanche  (juin  i84i]. 

Je  voulais  vous  remercier  l'autre  jour,  après  celle  belle 
solennité,  de  voire  amabilité  pour  moi  ;  mais  vous  éliez  trop 
entouré  pour  que  je  l'aie  pu  faire.  Maintenant  que  le  flot  est 
moins  pressé,  laissez-moi  vous  dire  combien  j'ai  été  recon- 
naissant, et  pour  tout  le  plaisir  que  vous  m'avez  procuré  et 
pour  la  façon  que  vous  y  avez  mise.  Votre  billet,  que  je 
garde,  est  pour  moi  un  jeton  très  honorable  de  présence  qui 
pour  longtemps  me  suffit. 

Mille  et  mille  compliments  et  hommages,  s'il  vous  plaît,  à 
voire  famille, 

SAINTE-BEUVE . 

Deux  années  se  passent  encore,  années  de  silence  et  d'absence.  En 
septembre  i8/|3,  la  catastrophe  de  Villequier  fait  périr  à  la  fois 
Léopoldine  Hugo  et  son  jeune  mari.  Tous  les  amis  s'émeuvent  devant 
l'affreux  malheur,  des  adversaires  se  rapprochent,  des  ennemis  se 
réconcilient.  Victor  Pavie  écrit  éloquemment  à  Sainle-Beuve:  «C'est 
le  moment  pour  vous  de  rentrer  par  cette  large  blessure  »  Sainte- 
Beuve  répond  que  c'est  impossible  et  que,  depuis  1887,  Victor  Hugo 
a  répondu  à  toutes  ses  avances  par  des  lettres  d'injures.  Le  men- 
songe est  flagrant  :  Sainte-Beuve  a  conservé  toutes  les  lettres  de 
Victor  Hugo  qui  le  confondent,  comment  n'aurait-il  pas  gardé  celles 
qui  l'excusent  ?  Dans  le  désespoir  de  Victor  Hugo  et  de  la  pauvre 
mère,  il  ne  donne  pas  signe  de  vie. 

Deux  mois  après  (novembre  i843),  il  achève  de  faire  imprimer 
le  Livre  d'amour. 

Il  va  sans  dire  que  madame  Victor  Hugo  ignora  alors  le  libelle, 
comme  elle  l'ignora  toute  sa  vie'. 

La  rupture  avec  Sainte-Beuve  n'empêcha  pas  Victor  Hugo  de 
le  servir,  en  1 8/1/4,  pour  son  élection  à  l'Académie.  Après  s'être 
assuré  que  le  premier  siège  vacant  par  la  suite  appartiendrait  àVigny, 
Victor  Hugo  s'entremit  avec  zèle  pour  faire  passer  d'abord  Sainte- 
Beuve.  Il  lui  donna  une  preuve  encore  plus  grande  de  son  indulgente 
bienveillance  lorsque,  l'année  suivante,  il  fut  chargé  de  répondre  à 
son  discours  de  réception.  Il  ne  marchanda  pas  l'éloge  au  critique 
et  à  l'historien  et  alla  jusqu'à  louer  le  poète. 

I.  On  a  dit  le  contraire,  sur  la  foi  du  seul  Sainle-Beuve.  Une  seule  preuve 
semblerait  attester  que  Sainte-Beuve,  cette  fois,  n'a  pas  menti  :  une  prétendye 
lettre  d'Alphonse  Ivarr  à  madame  Victor  Hugo,  où  il  lui  parle  du  Livre  d'amour. 
Mais  celte  lettre  est  adressée  à  madame  Alice  Hugo.  Or,  Alice  Hugo,  ce  n'est  pas 
madame  Victor  Hugo,  c'est  madame  Charles  Hugo. 


746  LA    REVUE    DE    PARIS 

Sainte-Beuve  le  remercia  par  celle  lettre  : 

[2G  février  i845.] 

Le  flot  de  monde  m'a  empêché  hier  de  vous  atteindre.  J'ai 
couru  le  soir  pour  vous  chercher.  Recevez  mes  remercie- 
ments pour  ce  que  vous  avez  écrit  et  proféré  sur  moi  avec 
l'autorité  que  j'attache  à  vos  paroles,  pour  ce  que  vous  avez 
pour  ainsi  dire  écrit  deux  fois  puisque  vous  l'avez  maintenu. 
Quand  je  m'occuperai  de  Port-Royal,  j'aurai  désormais  en 
vue  le  grand  tableau  que  vous  en  avez  tracé  comme  fond  de 
perspective,  et  quant  à  ma  poésie,  ce  que  vous  avez  bien 
voulu  en  dire  restera  ma  gloire. 

SAINTE-BKUVE, 

Victor  Hugo  répondit  : 

«  Monsieur, 

»  Votre  lettre  me  touche  et  m'émeut.  C'est  du  fond  du  cœur  que 
je  vous  remercie  de  votre  remerciement. 

»   V I  c  T  o  u  H  i  (  ;  (  »  ' . 

Quand  sa  réponse  au  discours  de  réception  de  Sainte-Beuve  fut 
imprimée,  Victor  Hugo  en  offrit  à  sa  femme  un  exemplaire  en  tête 
duquel  il  écrivit  : 

A  ma  femme. 

Double  hommage, 

de  tendresse  parce  (ju'elle  est  char  niante, 

de  respect  parce  qu'elle  est  bonne. 

\.   11. 

Et  il  épingla  sur  la  première  page  la  lettre  de  remerciement  de 
Sainte-Beuve. 


*   * 

De  rapports  quelconques  entre  madame  Victor  Hugo  et  Sainte- 
Beuve  il  n'y  en  a  plus  trace  jusqu'aux  journées  de  juin  i848,  où 
madame  Victor  Hugo,  enfermée  par  l'insurrection  dans  la  place 
Royale,  courut  avec  ses  enfants  de  véritables  dangers,  Sainte-Beuve 
lui  écrivit  pour  la  prier  de  lui  faire  savoir  par  un  mot  si  elle  et  les 

I.  G.  Michaut,  le  Livre  d'amour  de  Sainle-Betive. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  7^7 

siens  étaient  saufs  :  «  Gomment  vont  vos  fils?...  Votre  mari  a-t-il  pu 
être  avec  vous.^'^..  » 

Puis  vint  i85i,  le  coup  d'I'^tat,  l'exil.  Nous  n'avons  retrouvé  de 
lettres  de  Sainte-Beuve  à  madame  Victor  Hugo  qu'à  la  date  de  i858. 

Ils  ne  sont  plus  jeunes  ni  l'un  ni  l'autre  :  le  caractère  de  la  corres- 
pondance a  forcément  changé  ;  elle  est  d'ime  gravité  respectueuse  ou 
d'un  amical  enjouement  :  Sainte-Beuve  vieilli  dit  son  désenchantement 
et  sa  mélancolie. 

La  première  lettre  est  une  réponse  à  madame  Victor  Hugo,  qui 
avait  mis  Sainte-Beuve  au  courant  du  projet  de  mariage  de  sa  sœur 
.lulie  avec  M.  Chenay.  Cette  lettre,  comme  les  suivantes,  est  adressée 
à  Guernese\  : 

Ce  38  juillet  [i858]. 

Je  vous  remercie  d'avoir  pensé  qu'il  me  serait  agréable 
d'apprendre  ce  qui  fait  deux  heureux  et  qui  vous  fait  plaisir 
à  vous-même.  Je  n'avais  plus  eu  de  nouvelles  depuis  quelque 
temps,  et,  voire  frère  Victor  que  j'avais  rencontré  ne  m'ayant 
rien  dit  à  ce  sujet,  je  ne  lui  en  avais  point  parlé.  H  serait 
bien  que  vous  pussiez  venir  dans  ce  beau  mois  d'août,  et 
peut-être  la  santé  du  poète  qui  n'est  pas  fait  pour  la  maladie 
serat-elle  assez  tôt  réparée  pour  vous  le  permettre.  —  Je  me 
rappelle  un  temps  bien  lointain  oii  nous  faisions  avec  lui  le 
projet  presque  fabuleux  de  quitter  Paris  et  d'aller  habiter  je 
ne  sais  quel  domaine  champêtre  du  côté  du  Rhin  :  c'était  au 
temps  des  grandes  rêveries  lyriques  et  avant  qu'il  songeât  à 
la  lutte  présente  du  théâtre.  Comment,  après  des  années,  après 
trente  ans,  cette  absence,  cette  émigration  de  Paris  s'est-elle 
accomplie  dans  des  conditions  et  sous  des  étoiles  si  diffé- 
rentes? L'inspiration  lyrique,  certes,  y  a  gagné,  et,  au  point 
de  vue  de  l'avenir,  le  poète  (pour  ne  parler  que  de  lui)  pa- 
raîtra s'y  être  retrempé  à  des  sources  puissantes  bien 
qu'amères. 

Voilà  ce  qu'il  faut  vous  dire  et  ce  qu'il  se  dit  bien,  sans 
doute,  à  lui-même  tout  bas.  Cela  n'empêche  pas  les  lon- 
gueurs et  les  ennuis  de  bien  des  journées.  —  Nous  autres,  — 
moi  du  moins,  qui  vis  ici  à  deux  pas  du  tourbillon,  mais  en 
dehors,  si  je  ne  m'ennuie  pas,  c'est  que  j'ai  fait  dès  long- 
temps mon  deuil  de  tout  vrai  plaisir.   Excepté  cette  grande 

I.  G.  Michaut,  le  Livre  d'amour  de  Sainte-Beuve, 


7/18  LA    REVUE    DE    PAKIS 

table,  toute  chargée  de  plusieurs  couches  de  volumes,  je  n'ai 
pas  de  distractions  et  n'en  veux  plus,  et  n'en  conçois  plus. 

La  vie  isolée  permet  d'arriver  ainsi  à  une  indifférence  finale 
consommée  qui  n'est  pas  faite  pour  l'homme  et  que  doivent 
ignorer  ceux  qui  vivent  de  la  vie  de  famille. 

Quoique  les  mêmes  pensées  de  déclin  et  de  terme  doivent 
être  pressenties  de  tous  à  de  certains  âges,  elles  sont  heureu- 
sement corrigées  et  sauvées  pour  ceux  qu'entourent  à  chaque 
instant  des  affections  et  des  liens.  C  est  ainsi  que  les  extrêmes 
fins  d'automne  peuvent  être  riches  encore,  et  qu'on  arrive  à 
l'hiver  avec  une  provision  de  chaleur  et  de  cordialilé  qui 
chez  d'autres  est  dès  longtemps  épuisée. 

J'oublie  de  vous  dire  qu'une  chute  que  j'ai  faite  sur  mon 
escalier,  il  y  a  cinq  semaines,  m'a  endommagé  un  doigt,  et  le 
plus  essentiel  des  doigts  de  la  main  droite  :  il  en  résulte  pour 
moi  une  grande  difficulté  d'écrire  dont  je  me  tire  pour  mon 
travail  en  dictant,  mais  qui  se  fait  sentir  dans  mes  lettres  par 
un  redoublement  de  griffonnage.  Vous  devez  vous  en  aper- 
cevoir assez. 

Je  voudrais  savoir  quelques  nouvelles  littéraires,  de  celles 
qui  vous  pourraient  intéresser.  Il  me  semble  qu'il  y  a,  dans 
l'ordre  de  l'imagination  et  de  la  poésie,  bien  du  ralentissement 
et  une  longue  pause.  A  peine  si  l'on  distingue  deux  ou  trois 
essais  vraiment  neufs  et  dignes  d'attention  dans  le  roman. 

En  fait  de  poésie,  ce  ne  sont  que  des  imitations  ou  des 
diminutifs.  Un  ou  deux  poètes  des  derniers  venus  soutiennent 
assez  noblement  l'honneur  du  pavillon  :  mais  ce  sont  les  vieux 
encore  qui  sont  les  plus  jeunes  et,  entre  tous,  celui  qui  est 
dans  son  île  comme  le  roi  de  Thulé.  On  dirait  que  la  légende 
a  commencé  pour  lui.  Je  désire  qu'elle  ne  s'éternise  pas,  dût 
la  poésie  y  perdre.  Je  souhaite  qu'un  jour  et  sans,  pour  cela, 
que  la  terre  ait  à  trembler  sous  nos  pas.  nous  puissions  le 
retrouver,  ne  fût-ce  qu'à  l'Académie,  et  vous,  chère  amie, 
vous  revoir  fixée  au  milieu  de  ceux  qui  vous  aiment,  avant 
les  cheveux  blancs.  Car  vous  n'en  avez  pas  du  tout. 

Voilà,  direz-vous,  un  étrange  compliment  que  je  vous  fais 
là  pour  finir.  Mais  j'ai  mes  licences,  étant  du  même  âge. 

A  vous  de  cœur  et  de  respect. 

SAINTE-BEUVE. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  7^9 

Les  lettres  sont  assez  espacées.  Cependant,  comme  on  va  le  voir 
par  celle  du  i4  octobre  i858,  ce  n'est  pas  le  désir  d'écrire  qui  a 
manqué  à  Sainte-Beuve,  mais  il  souffrait  du  bras  : 

Ce  I  \  octobre  i8r)8. 

Croyez  bien  que  je  n'ai  pas  été  insensible  à  la  bonne  et 
amicale  lettre  que  j'ai  reçue  de  vous,  et  à  la  permission  que 
vous  me  donniez  de  vous  écrire  quelquefois  .  Je  n'en  ai  pas 
usé  plus  tôt  parce  que  j'ai  été  (et  suis  encore)  pris  par  des 
maux  de  nerfs  au  bras  droit  qui  tiennent  à  un  écrasement  de 
doigt  datant  déjà  de  quatre  mois  et  non  guéri  :  je  suis  devenu 
un  peu  manchot,  et  partant  plus  paresseux.  Je  n'aurais  rien 
su,  sans  vous,  de  ce  mariage  ni  de  toutes  ces  péripéties, 
amusantes  du  moment  qu'elles  ont  bien  tourné  et  que  le 
bonheur  des  deux  conjoints  est  au  bout.  D'après  ce  que  j'ai 
appris,  depuis,  du  caractère  de  l'artiste,  il  serait  bon  que  sa 
femme,  dans  tout  ordre  de  choses,  s'accoutumât  à  le  régler  et 
à  prendre  en  main  le  gouvernement  domestique  :  s'il  est 
faible  de  caractère,  cela  est  nécessaire  pour  le  bien  du 
ménage.  J'ai  causé  un  moment  de  lui  avec  Robelin  que  j'ai 
rencontré,  et  celte  conversation  a  amené  ce  bon  Robelin  à 
m  inviter  a  l'aller  voir  à  sa  maison  de  Saint-James,  et  à  y 
dîner.  C'est  ce  que  j'ai  fait,  il  y  a  huit  jours,  on  y  a  parlé  de 
vous,  et  les  oreilles  ont  pu  vous  tinter.  J'ai  vu  là  sa  fille  et 
son  fds  :  sa  fille  est,  en  effet,  fort  jolie  et  des  plus  agréables, 
recevant  à  merveille  et  faisant  les  honneurs  de  la  maison. 
Comme  il  y  avait  près  de  trente  ans  que  je  n'avais  dîné  chez 
Ilobelin,  cela  a  été  pour  moi  un  événement  intérieur  par  tous 
les  souvenirs  que  j'ai  sentis  se  réveiller.  —  Je  serais  assez 
embarrassé  à  me  traduire  à  moi-même  l'effet  que  le  temps  a 
produit  en  moi  :  je  crains  que  cet  effet  n'ait  pas  été  un 
simple  apaisement.  Je  me  suis  appesanti,  j'ai  essayé  de  recou- 
rir à  tout  un  ordre  de  sentiments  et  d'idées.  J'ai  réussi  du 
moins  à  me  donner  un  grand  désabusement  et  à  acquérir  un 
découragement  profond.  Assis  auprès  de  ma  table,  je  m'en 
tire  avec  ces  gros  livres  que  vous  avez  vus  et  que  je  renou- 
velle de  temps  en  temps  :  toute  mon  activité  se  porte  désor- 
mais sur  eux  et  se  passe  autour  d'eux.  Hors  de  là,  je  ne  suis 
guère    d'usage,     ni,    comme    on    disait    autrefois,    de   bonne 


75o  LA    REVUE    DE    PARIS 

compagnie.  Le  repos,  la  tranquillité  est  mon  rêve:  mais  une 
tranquillité  parfaite,  au  milieu  d'un  jardin,  et  avec  une 
monotonie  de  vie  que  rien  n'interrompe.  Cette  tranquillité-là, 
on  ne  la  trouve  complète  que  sous  le  gazon. 

Je  serai  heureux  de  vous  revoir  ici;  je  crois  qu'en  elTet 
cela  serait  bon  pour  votre  chère  enfant.  On  m'a  cité  deux  ou 
trois  mots  d'elle  qui  prouveraient  qu'elle  regrette  le  séjour  de 
France.  Vous  pourriez  chaque  été  lui  donner  cette  distraction: 
il  y  a  un  moment  charmant,  c'est  aux  mois  de  printemps 
avant  que  Paris  soit  à  moitié  désert.  Pourquoi  n'y  feriez-vous 
pas,  chaque  année,  quelque  station  régulière,  à  laquelle  vos 
amis  s'accoutumeraient  et  qui  varierait  ainsi  cette  uniformité 
de  là-bas  ?  —  Vous  me  dites  que  vous  vous  occupez  de  mettre 
en  ordre  ces  souvenirs  littéraires  de  notre  jeunesse  ;  vous 
faites  bien,  vous  avez  entre  les  mains  de  riches  matériaux, 
vous  pouvez,  par  des  questions,  suppléer  à  tout  ce  qui  man- 
querait. Ecrivez  simplement  ce  que  vous  avez  vu,  entendu; 
rangez  les  lettres  que  vous  retrouverez,  et  mettez-les,  pour 
être  imprimées,  à  leur  date.  Vous  êtes  à  même  de  dire  des 
choses  qui,  sous  votre  plume,  seront  plus  convenables  que 
sous  celle  même  du  grand  chef  d'Ecole  :  il  ne  pourrait  entrer 
dans  certains  détails,  qui,  de  votre  part,  seront  bien  reçus. 
Si,  sur  quelques  points,  je  pouvais  vous  donner  quelques 
éclaircissements,  vous  n'avez  qu'à  parler  ;  je  vous  les  don- 
nerais. 

Je  n'ai  jamais  douté  du  fonds  de  bons  sentiments  que  je 
trouverais  pour  moi  en  vous  à  chaque  rencontre.  Seulement,  je 
suis  un  peu  en  méfiance,  et  tout  naturellement,  les  personnes 
qui  vous  entourent  et  qui  vous  sont  proches  et  chères  n'étant 
pas  tenues  à  une  égale  bienveillance  envers  quelqu'un  qui  a 
dû  leur  être  présenté  plus  d'une  fois  soùs  une  face  au  moins 
douteuse.  C'est  là  la  seule  ombre  que  je  vois  aux  idées  de 
rapprochement  et  aux  perspectives  amicales  que  vous  m'en- 
tr'ouvrez.  Mais  il  m'est  déjà  1res  doux  que  vous  en  ayez  la 
pensée;  et  j'en  accueille  l'espérance  sans  trop  presser  l'avenir, 
sans  trop  me  demander  comment  elle  pourra  se  réaliser. 
Veuillez,  mon  amie,  me  conserver  ces  indulgentes  disposi- 
tions et  croire  à  ma  reconnaissance. 

SAIN  I  E-BEU>  E. 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  761 

Sainte-Beuve  se  dérobe  à  la  «  perspective  amicale  »  d'une  réconci 
liation,  qui  ne  pourrait  que  le  compromettre  vis-à-vis  de  ses  protec- 
teurs actuels;  il  lui  suffît  de  se  mêler  de  loin  des  affaires  de  famille; 
il  s'agit,  cette  fois,  d'im  projet  de  mariage  pour  Adèle  : 

Ce  .'io  janvier  1809. 

Laissez-moi  protester  tout  d'abord  sur  ce  mot  :  crainte  iT en- 
nuyer, qui  ne  saurait  avoir  de  sens  de  vous  à  moi.  Un  sou- 
venir de  vous  est  toujours  un  événement  dans  ma  vie.  —  En 
tombant  dans  le  lac  immobile  et  mort,  la  pierre  peut  bien  ne 
pas  éveiller  d'écho,  mais  l'abîme  profond  a  tressailli. 

J'ai  aussi  des  lettres  de  Béranger,  et  il  y  parle  de  lai  (V.  H.) 
comme  à  lui,  il  lui  parlait  de  moi.  Je  crois  que,  sur  tous  ces 
points,  il  faut  laisser  dire.  On  est  en  proie  à  la  publicité. 
Tous  ces  propos  vrais,  faux,  contradictoires,  se  confondent, 
se  corrigent,  et  dans  tous  les  cas  on  n'y  peut  rien. 

—  Je  crois,  puisque  vous  voulez  bien  vous  découvrir  à  moi 
sur  ce  point  de  tendresse  maternelle,  qu'il  y  aurait  lieu,  en 
effet,  de  songer  à  un  mariage.  Pourquoi  ne  réaliseriez-vous 
pas  celte  idée  que  vous  avez  eue,  de  venir  ici  passer  trois 
mois,  de  janvier  ou  février  à  avril?  C'est  ici  seulement  que 
voire  chère  enfant  trouverait  qui  l'apprécierait  :  ce  serait  pour 
vous  tous  un  lien  étroit  si  elle  s'établissait  à  Paris;  vous  y 
seriez  tout  naturellement  rappelés,  et  une  partie  de  la  famille 
venant  ici  de  temps  en  temps  serait  utile  à  ceux  qui  reste- 
raient là-bas  sur  le  rocher.  Il  n'est  pas  hors  de  propos  de 
s'assurer  comment  le  monde  continuera  chez  nous  de  rouler, 
de  se  renouveler,  de  faire  sa  danse  comme  devant. 

Je  crois  que  le  Shakespeare  de  votre  fils  réussit,  et  je  vous 
en  félicite.  C'est  un  travail  qui  lui  fera  honneur.  — Vous  étant 
à  Paris  pour  quelques  mois,  il  suffirait  qu'on  ïe  sût,  qu'on 
devinât  vos  intentions,  que  quelques  amis  particuliers  eussent 
le  mot,  pour  que  les  occasions  passassent  devant  vous  et 
devant  elle,  la  chère  enfant,  qui  se  laisserait  peut-être  re- 
prendre, de  la  sorte,  à  l'espérance  et  au  rayon. 

J'aime  mieux  vous  écrire  peu  et  vous  répondre  vite. 

Je  suis,  mon  amie,  tout  à  vous  d'un  cœur  bien  respec- 
tueux. 

s  \TNTE-BEUVE. 


752  LA    REVUE    DE    PARIS 


*    * 


Ici,  une  lacune  de  quatre  ans,  mais  les  lettres  (jui  nous  manquent 
ne  devaient  pas  difTérer  beaucoup  des  précédentes.  En  i863,  ma- 
dame Victor  Hugo  publie  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa 
vie  et  en  envoie  un  exemplaire  à  Sainte-Beuve.  Il  la  remercie  : 

Ce  17  juin  i863. 

Madame  et  amie, 

Je  reçois  avec  un  mot  de  voire  main  les  beaux  volumes  ; 
Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie.  Je  me  mets  a  la 
lecture  avec  l'intérêt  qu'inspirent  et  le  sujet  et  le  témoin. 
J'y  trouve  des  faits  tout  nouveaux,  j^y  retrouve  des  faits  que 
je  connaissais  et  qu'un  récit  piquant  réveille.  Je  goûte  le 
talent  du  narrateur.  Mais  combien  je  suis  touché  en  voyant 
le  souvenir  aimable  qu'on  a  gardé  de  moi  et  la  manière  char- 
mante et  honorable  dont  mon  nom  est  encadré  dans  ces 
pages  que  tous  désormais  liront!  Agréez,  madame  et  amie, 
l'expression  de  ma  gratitude  et  de  mes  respectueuses  amitiés. 

SAINTE-BEUVE . 


Madame  Victor  Hugo  projetait  de  donner  une  suite  à  ces  deux 
volumes  et  demandait  à  Sainte-Beuve  quelques  renseignements.  Il 
lui  répond  : 

Ce  3o  juillet  iSO'j. 

Chère  madame  et  amie, 

M.  Dupaty  a  été  nommé  de  l'Académie  en  i835.  Je 
cherche  encore  à  qui  il  a  succédé;  dès  que  je  le  saurai,  je 
vous  l'écrirai. 

Cet  excellent  homme,  à  qui  Alfred  de  Musset  a  succédé 
en  i85a,  était  légèrement  comique.  Il  était  resté  tout  à  fait 
de  sa  date  première  :  le  jeune  homme  de  1800,  passé  de  la 
marine  où  il  était  aspirant  au  vaudeville  et  à  l'opéra-comique, 
vrai  troubadour,  élève  de  Demoustiers  (l'auteur  des  Lettres 
à  Emilie),  faisant  florès  dans  les  coulisses  de  ce  temps-là.  Sa 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  753 

prétention,  plus  tard,  a  été  d'avoir  été  persécuté,  et  il  a  voulu 
devenir  un  homme  sérieux,  un  citoyen,  capitaine  de  la  garde 
nationale,  et  qui  ne  plaisantait  pas  sur  la  consigne,  un  peu 
bretteur  ou  s'en  donnant  l'air,  ayant  fait  une  petite  satire 
intitulée  les  Délateurs  où  il  se  posait  en  Tacite  sous  la 
Restauration.  Mais,  malgré  tout,  il  ne  put  jamais  se  faire 
prendre  très  au  sérieux.  Il  resta  toujours  le  ci-devant  gentil 
jeune  homme.  Je  me  rappelle  qu'après  son  discours  de 
réception  à  l'Académie,  il  arriva  un  matin  chez  madame  Ré- 
camier  avec  ce  discours  roulé,  attaché  par  un  ruban  rose,  et, 
pour  commencer,  il  baisa  avec  bruit  les  mains  de  la  belle 
Juliette  comme  au  plus  beau  temps  du  Consulat  et  de  l'Em- 
pire. Dupaty,  à  l'Académie,  faisait  les  délices  de  Nodier  qui 
tous  les  jeudis  soirs  se  plaisait  à  raconter  toutes  ses  petites 
historiettes  ridicules.  Dans  les  dernières  années  ou  plutôt 
pendant  trente  années  durant,  il  ne  cessa  de  faire  un  poème 
d'Isabelle  qu'il  ne  devait  jamais  finir,  mais  dont  il  récitait  des 
fragments  à  tous  les  candidats  qui  allaient  lui  demander  sa 
voix. 

Sûr  d'êlre  écoulé  par  eux,  il  se  mettait  à  leur  réciter  des 
tirades,  étant  encore  quelquefois  au  lit,  et  avec  un  feu,  une 
chaleur  qui  faisaient  quelquefois  monter  le  domestique.  Il 
s'en  rendait  malade.  Tout  cela  était  d'un  ridicule  innocent. 

Voilà  bien  des  faux-fuyants  et  de  la  menue  monnaie  que 
je  vous  envoie,  en  attendant  la  date  très  précise  que  j'attends 
et  que  je  vous  dirai  dès  que  je  la  saurai. 

Je  suis  tout  à  vous  de  respect  et  de  cœur,  chère  madame 
et  amie. 

SAINTE-BEUVE. 

Madame  Victor  Hugo,  de  passage  à  Paris,  habite  Auteuil  pour 
quelque  temps,  elle  demande  sans  doute  à  Sainte-Beuve  de  la  venir 
voir.  Il  lui  répond  : 

Ce  19  septembre  [i864]. 

Chère  madame  et  amie. 

Je  vous  remercie  de  votre  amical  souvenir.  En  temps  ordi- 
naire, je  ne  suis  pas  un  travailleur,  je  suis  un  mercenaire, 

16  Bévrier  igoS.  6 


'jbh  l'A    REVUE    DE    PARIS 

assujetti  k  un  article  chaque  semsdne  et  sans  une  minute  de 
loisir  :  avec  cela,  la  pesanteur  insensible  qui  vient  avec  le 
temps  et  qu'augmente  cette  vie  forcément  sédentaire  1  Mais  je 
viens  de  m'accorder  un  congé  de  quelques  semaines  et  j'.en 
profiterai  pour  vous  aller  saluer.  J'ai  en  elîet  beaucoup  écrit 
depuis  quinze  ans,  sous  le  titre  de  Causeries  du  Lundi.  Gela 
en  tout  ne  fera  pas  moins  de  vingt  et  un  ou  vingt-deux  vo- 
lumes, et  il  y  en  a  dix-sept  actuellement  d'imprimés.  Que 
n'ai-je  pas  dit,  de  quoi  n'ai-je  point  parlé  ?  morts  et  vivants  y 
ont  passé,  je  ne  m'en  souviens  moi-même  que  confusément. 
Mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  cette  littérature  est  la  moins 
faite  pour  être  vue  et  lue  de  vos  amis;  j'ai  tâché  d'y  observer 
toujours  les  convenances  envers  les  illustres  et  anciennes  ami- 
tiés ;  mais  les  points  de  vue  sont  autres,  les  jugements  sont 
d'un  homme  qui  est  à  un  autre  pôle,  ,bien  que  j'aie  tâché  de 
me  tenir  toujours  dans  la  région  de  l'équité.  Aussi  je  redou- 
terais d'être  lu  et  parcouru  même,  dans  un  cercle  si  distinct 
de  celui  où  j'ai  écrit.  Voufs  me  direz  quels  articles  vous  dési- 
reriez lire,  et  nous  choisirons. 

Je  vous  dois  aussi  une  réponse  au  sujet  de  M.  Allix  ;  et  je 
vous  la  ferai  ver We,  car  a  tous  mes  petits  maux,  cachés  ou 
que  je  dissimule  de  mon  mieux,  il  se  joint  une  grande  diffi- 
culté d'écrire  (j'avais  ce  mal  dès  Liège,  il  y  a  quinze  ans), 
quand  cela  se  prolonge  et  que  je  n'ai  pas  sous  la  main  de 
secrétaire,  ce  qui  est  le  cas  en  ce  moment. 

A  bientôt  donc,  chère  madame  et  amie,  avec  mille  hom- 
mages de  cœur. 

SAINÏE-BEUVE. 

Décidément,  il  redoute  un  peu  les  amis  ;  il  est  à  croire  cependant 
qu'ils  n'ont  pas  attendu  sa  permission  pour  lire  les  Causeries  du 
Lundi.  Mais  Sainte-Beuve  sait  que,  dès  i8(J/(,  madame  Victor  Hugo  a 
mal  aux  yeux  et  que  cette  lecture  devra  lui  être  faite.  Il  ne  veut  pas 
que  certains  articles  soient  commentés  et  soulignés  par  un  entourage 
qui  le  connaît  bien,  et  dont  il  diffère  trop  sensiblement. 

Sainte-Beuve  avait  promis  à  madame  Victor  Hugo  de  venir  la 
voir,  et  puis  il  y  renonce  ;  il  en  donne  la  raison  dans  la  lettre 
suivante  : 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  755 

Ce  3  octobre  [186 1]. 

Chère  madame  et  amie, 

Vous  devez  me  cioire  en  faute  1  J'ai  eu  mille  ennuis  et 
soucis,  et  puis  j'ai  reculé  un  peu,  je  l'avoue,  à  l'idée  de  cer- 
tains visages  que  le  hasard  pourrait  me  faire  rencontrer. 
Vous  ne  pouvez  savoir  et  sentir  à  quel  point  quelques-uns  de 
ceux  qui  vous  approchent  et  qui  sont  du  groupe  de  l'illustre 
proscrit  ont  été  et  sont  pour  moi  des  ennemis  personnels, 
injurieux,  sans  que  jamais  je  les  aie  offensés  ni  même  vus. 
C'est  le  malheur  des  partis  et  des  préventions  politiques. 

Il  y  a,  depuis  quelques  mois,  suspendue  sur  ma  tête  une 
nomination  qui  peut  venir  ou  ne  pas  venir  et  dont  le  public 
et  les  journaux  s'occupent  plus  que  je  ne  le  voudrais.  Ce  que 
je  tenais  à  vous  dire  au  sujet  de  M.  AUix,  c'est  que  si  celte 
chose  (que  je  ne  sais  si  je  dois  craindre  ou  désirer)  m'arrivait 
pourtant,  le  premier  usage  que  je  ferais  de  ma  nouvelle  posi- 
tion qui  me  mettrait  sur  un  bon  pied  et  dans  des  rapports 
naturels  et  forcés  avec  les  membres  du  gouvernement,  serait 
de  parler  moi-même  au  ministre  de  l'Instruction  publique  sur 
cette  affaire  de  M.  AUix.  Mais  les  relards  se  prolongent  et 
menacent  de  s'éterniser  :  et  voilà,  en  attendant,  ce  que  je 
vous  confie. 

Excusez-moi,  chère  madame  et  amie;  ma  vie  n'est  pas  tou- 
jours agréable;  je  suis  en  ce  moment  fort  à  bout  de  travail  et 
de  cet  assujettissement  de  journal  à  poste  fixe.  Je  voudrais  vous 
expliquer  bien  des  choses  par  causerie. 

Je  suis  à  vous  de  tout  cœur  et  de  respect. 

SAINTE-   DliL  Vil. 


La  nomination  que  Sainte-Beuve  attendait  était  celle  de  sénateur. 
On  comprend  dès  lors  que  les  amis  qui  approchaient  madame  Victor 
Hugo  ne  fussent  pas  d'une  très  grande  bienveillance  pour  co  futur 
sénateur  de  l'Empire.  Et  on  s'explique  leurs  «  préventions  poli- 
tiques ».  Il  devait  être  nommé  seulement  le  28  avril  i865,  c'est- 
à-dire  sept  mois  après.  Mais,  comme  madame  \ictor  Hugo  insiste, 
ne  s'expliquant  pas  celte  absleiilion,  il  lui  répond  : 


^56  LA     REVUE    DE    PARIS 

G  octobre  i8G'|. 

Chère  madame  et  amie, 

Je  ferai  en  sorte  d'être  à  Auteuil  avant  trois  heures.  —  Il 
n'y  a  pas  d'énigme  à  débrouiller;  je  n'ai  personne  en  vue, 
mais  je  craignais  d'avoir  chance  de  rencontrer  des  personnes 
à  qui  mon  visage  serait  peu  agréable,  ainsi  qu'eux  à  moi  ;  du 
moment  que  vous  serez  seule,  il  n'y  a  plus  qu'à  parler  de 
vous. 

Avec  mes  respects  de  cœur. 

SAINTE-BEUVE. 

Les  années  passent,  la  sanlé  de  Sainte-Beuve  s'altère  ;  madame 
Victor  Hugo,  alarmée,  veut  lui  envoyer  le  médecin  qui  la  soigne, 
l'ami  et  le  familier  d'Hauteville-House,  Emile  Allix.  Il  lui  répond  : 

Ce  30  mai  iSOy. 

Chère  madame  et  amie. 

Je  suis  bien  sensible  à  voire  intérêt  affectueux.  Il  est  assez 
difficile  d'expliquer,  à  un  autre  qu'à  un  médecin,  mon  état: 
il  est  redevenu  ce  qu'il  était  avant  le  trop  de  curiosité  d'une 
exploration.  Mais  il  me  reste  un  point  actif  qui  ne  me  per- 
mettra [pas]  probablement  de  me  tenir  indéfiniment  tranquille  : 
il  faudra  recommencer  à  chercher.  —  Je  serai  charmé  de 
revoir  M.  Allix  en  votre  nom  et  au  sien.  —  Voilà  donc  paru 
ce  Guide  à  Paris^  qui  nous  rend,  par  une  sorte  d'illusion,  la 
présence  du  grand  introducteur  :  plusieurs  noms  d'autrefois 
se  sont  retrouvés  unis  et  rassemblés.  Cela  n'est  pas  sans  faire 
un  triste  et  dernier  plaisir. 

Je  vous  souhaite,  chère  et  ancienne  amie,  tous  ceux  que  le 
cœur  et  la  famille  donnent  en  consolation  des  peines,  en 
dédommagement  des  années.  L'affection  naît  et  renaît  d'elle- 
même  autour  de  vous. 

Votre  respectueusement  dévoué, 

SAI.\TE-BEL  VE. 

P.-S.  —  J'aurais  bien  volontiers  consulté  M.  Segalas  dont 

I.  Paris-Guide,  publié  par  Lacroix,  au  moment  de  ri']xposilioii  de  1867,  avec 
une  introduction  de  Victor  Hugo. 


LETTRES    DE     SAINTE-BEUVE  767 

j'ai  suivi  les  cours  dans  ma  jeunesse  :  je  le  sais  aussi  habile 
que  plein  de  ménagements.  Mais  je  me  suis  trouvé  amené  à 
me  mettre  entre  les  mains  d'un  autre  spécialiste  des  plus  dis- 
tingués, aussi  adroit  que  prudent,  le  docteur  Philips.  Il  m'ob- 
serve et  se  rend  compte  de  ce  que  je  puis  avoir  :  car  ce  n'est 
pas  encore  très  clair. 

Madame  Victor  Hugo  copie  et  envoie  dans  une  «  lettre  à  lous  », 
adressée  à  son  mari  et  à  ses  enfants,  à  Ilauteville-House,  le  passage 
de  la  lettre  de  Sainte-Beuve  concernant  Victor  Hugo  :  bonne  et 
loyale  jusqu'à  la  fin,  elle  aura  garde  toujours,  elle  aura  sans  doute 
emporté  en  mourant  *  l'espoir  d'une  réconciliation  possible. 


IX 


LE    «   LIVRE    D'AMOUR   » 

Nous  voici  arrives  à  la  partie  pénible  de  la  tâche  que  nous  avons 
entreprise,  à  la  conclusion  nécessaire  :  il  nous  faut  parler  du  Livre 
d'amour. 

Rien  n'est  plus  douloureux  que  de  rompre  cette  chose  sacrée,  le 
silence  autour  des  tombes.  Mais  le  Livre  d'amour  a  été  publié,  dis- 
cuté, commenté  ;  tous  l'ont  qualifié  sévèrement,  mais  beaucoup  ont 
pu  ou  voulu  y  croire  :  on  ne  peut  le  laisser  sans  réponse.  Les  lettres 
de  Sainte-Beuve  à  Victor  Hugo,  par  nous  retrouvées,  ont  été  la  pre- 
mière justification  de  madame  Victor  Hugo  ;  où  irons-nous  chercher 
de  quoi  achever  la  réfutation  du  Livre  d'amour?  dans  le  Livre  d'amour 
même.   Il  suffira  d'en  relever  les  exagérations  et  les  impossibilités. 

Le  plus  abominable  des  mensonges  que  renferme  ce  livre  menteur 
est  celui  de  la  pièce  intitulée  A  la  petite  Ad...  «  La  petite  Ad...  », 
c'est  la  petite  Adèle,  la  filleule  de  Sainte-Beuve.  Dans  des  termes 
alambiqués  et  volontairement  obscurs,  il  n'atïirme  pas  précisément, 
mais  il  laisse  entendre  que  sa  filleule  pourrait  bien  être  sa  fille.  Il 
dit  à  la  petite,  dans  un  vers  assez  singulier  : 

...  Enfant,  —  loi,  je  te  voi 
Pure  et  tenant  pourta»^  quelque  chose  de  moi... 

Or,  pour  que  la  petite  Adèle,  née  le  25  juillet  i83o,    fût  réelle- 

1.  Elle  mourut  à  Bruxelles,  te  37  août  1868, 


758  LA     REVUE     DE     PARIS 

ment  sa  fille,  il  faudrait  qu'il  eût  déjà  possédé  la  mère  en 
octobre  1829.  Mais  les  lettres  sont  là  ;  relisez  les  lettres  désespérées 
de  décembre  i83o,  et  dites  si  c'est  là  le  langage  d'un  amant  heu- 
reux, père  secret  du  dernier  enfant  de  la  maison. 

Ce  n'est  pas  le  seul  démenti  qu'infligent  les  lettres  à  cette  même 
poésie:  A  la  petite  Ad .. . 

Elle  débute  ainsi  : 

Enfant  délicieux,  que  sa  mère  m'envoie. 

Et,  plus  loin  : 

Enfant  qu'avec  mystère 
11  me  faut  apporter  comme  an  fruit  adnUère. 

La  poésie  est  datée  :  22  août  JS3'2 .  l\eportez-vous  maintenant  à 
la  lettre  de  Sainte-Beuve  à  Victor  Hugo  datée  de  juillet  i832,  un 
mois  auparavant  ;  vous  y  lirez  : 

«  Je  vous  remercie  bien  de  m'avoir  envoyé,  outre  l'album,  ma 
jolie  petite  filleule.  » 

Ainsi,  ce  n'était  pas  sa  mère  qui  envoyait  l'enfant  à  Sainte- 
Beuve,  c'était  son  père,  —  le  vrai.  —  Et  il  est  probable  que  ce  fut 
cette  visite  de  l'enfant  qui  inspira  à  Sainte-Beuve  la  pièce  A  la 
petite  Ad... 

Est-il  possible  d'être  pris  plus  cruellement  en  flagrant  délit,  la 
imain  dans  le  sac  du  mensonge  ? 

Les  exagérations  énormes  démontrent  avec  la  même  évidence  la 
fausseté  du  Livre  d'amour.  On  a  pu  voir  quel  amour  tendre  et  pro- 
fond Adèle  portait  à  ses  enfants,  à  sa  mère,  quel  dévouement  à  son 
mari.  Erreur  !  ce  qui,  dans  ce  cœur,  efface  tout,  domine  tout,  ce 
doit  être  Sainte-Beuve  !  Il  veut  bien  pourtant  dire  à  Adèle  qu'il  lui 
souffrira  ses  affections  du  passé, 

.  . .  pourvu  qu'entraînant  et  torrents  et  ruisseaux, 
Notre  amour  soit  le  fleuve  unique  aux  larges  eaux  ; 
Oui,  si  tu  m'aimes  plus  que  l'ombre  de  l'amie. 
Que  ta  mère,  martyre  au  cercueil  endormie. 

Plus  qu'un  premier  enfant, 

Que  l'époux  dans  sa  gloire,  et  ta  fille,  et  ton.  Dieu  ; 

Oui,  si  jusqu'à  la  mort 

Tu  me  redis,  le  front  contre  mon  sein  qui  bout  : 
«  Ami,  j'ai  tout  senti,  mais,  toi,  tu  passes  tout!  » 

Ne  passe-t-il  pas  un  peu,  lui,  la  vraisemblance? 
De  même  qu'autrefois,  dans  Joseph  Delorme,  il  s'adressait  à  des 
maîtresses  imaginaires,  Sainte-Beuve,  dans  le  Livre  d'amour,  pour- 


LETTRES    DE    SAINTE-BEUVE  769 

suivant  sa  chimère,  rêve  qu'il  a  trouvé  en  Adèle  un   amour  exclu- 
sif, unique,  une  amante  passionnée,  éperdument  éprise  : 

Est-ce  moi  dont,  hier,  en  tes  inalns  convulsives. 

Serrant  sur  tes  genoux  le  front  trop  défleiiri, 

ïu  murmurais  :  ^(  C'est  lui  !  c'est  le  trésor  chéri!  » 

Et  lui-même,  quoique  si  laid,  quoique  chauve,  le  voilà  qui  se 
rêve  beau  : 

Mon  visage  assidu,  délices  de  tes  yeuxl 

Tout  cela,  encore  une  fois,  est  bien  invraisemblable  ! 

Il  y  a  d'ailleurs  dans  le  Livre  d'amour,  autre  chose  que  les  men- 
songes, autre  chose  que  les  exagérations,  il  y  a  les  impossibilités. 
La  plus  forte  est  dans  la  note  dictée  pour  être  placée  en  tête  du 
volume  : 

«  Ces  vers  d'amour  ont  été  faits,  de  l'aveu  des  deux  êtres  intéressés, 
pour  consacrer  le  souvenir  de  leur  lien.  » 

A  quel  homme,  à  quelle  femme  de  bon  sens  Sainte-Beuve  espère- 
t-il  faire  accroire  que  madame  Victor  Hugo,  femme  du  plus  glorieux 
des  poètes,  mère  de  quatre  enfants,  dont  uae  jeune  fille  de  dix-sept 
ans,  aurait  pu  vouloir  un  instant  éterniser  la  mémoire  de  sa  faute  et 
consentir  à  la  voir  célébrer  devant  l'avenir,  dans  ces  vers  parfois 
ridiculôs,  elle  à  qui  sont  dédiés  les  vers  de  Date  lilia  ? 


*  * 

Pourquoi  et  comment  Sainte-Beuve  fut-il  amené  à  commettre  un 
tel  livre?  Quelle  passion  mauvaise  le  conseilla  et  l'aveugla.^  Il  y  en  eut 
plusieurs.  Il  y  eut  d'abord  sa  haine  de  Victor  Hugo,  qui  l'avait  mor- 
tellement blessé  et  dont  alors  il  ne  se  défendit  plus  d'envier  la  force 
morale  et  de  jalouser  le  génie.  Il  y  eut  aussi  son  ingrate  rancune 
contre  madame  Victor  Hugo  qui,  selon  lui,  l'avait  abandonné,  dé- 
laissé, trahi.  Si  elle  eût  agi  autrement,  il  n'eût  probablement  pas 
composé,  inventé,  les  sept  ou  huit  pièces  du  Livre  d'amour  faites 
exprès  pour  la  nommer,  la  livrer  et  la  compromettre.  Mais  elle  avait 
osé  s'unir  à  son  mari  pour  Texpulser  :  tant  pis  pour  elle  !  il  la  puni- 
rait en  la  calomniant  ! 

Une  autre  raison  qu'il  eut  de  faire  imprimer  le  Livre  d'amour  fut 
son  insatiable  vanité,  son  envie  malheureuse,  et  jamais  satisfaite,  de 
plaire  aux  femmes,  de  séduire  les  femmes.  Quand  il  leur  mettrait 
sous  les  yeux,  sinon  la  preuve,  du  moins  l'affirmatiDn  catégorique 
qu'il  avait  possédé  la  plus  enviable  des  maîtresses,  la  belle  madame 


760  LA    REVUE    DE    PARIS 

Victor  Hugo,  quelle  est  celle  qui  lui  résisterait?  Dès  que  sa  brochure 
fut  prête,  les  premiers  exemplaires  qu'il  eu  donna  furent  envoyés 
à  des  femmes  ;  on  en  connaît  seulement  trois  :  madame  Hortense 
Allart,  madame  de  Rauzan,  madame  d'Arbouville.  Il  était,  en  iSl\3, 
très  amoureux  de  madame  d'Arbouville  et  comptait  bien  la  convaincre 
et  la  vaincre  par  l'illustre  exemple  qu'il  lui  mettait  sous  les  yeux. 
Peine  perdue  !  madame  d'Arbouville  aimait  beaucoup  l'ami,  admi- 
rait même  le  poète,  mais  elle  regarda  l'bomme  et  ne  lui  céda  jamais. 
Une  dernière  raison  pour  laquelle  Sainte-Beuve  tenait  au  Livre 
d'amour  comme  à  la  prunelle  de  ses  yeux,  —  et  là,  pour  le  coup,  il 
était  de  bonne  foi,  —  c'est  qu'il  s'imaginait  que  ce  livre,  qu'il  esti- 
mait son  chef-d'œuvre,  était  un  chef-d'œuvre.  Il  croyait  sincèrement 
que  son  poème  serait  immortel,  et  qu'on  dirait»  Adèle»  comme  on 
dit  a  Laure  »  et  «  Sainte-Beuve  »  comme  on  dit  «  Pétrarque  ».  Et 
là  ce  critique,  d'un  jugement  si  juste  et  si  fin  pour  les  autres,  se 
trompait  grossièrement  pour  lui-même 

Et  pressait  tendrement  un  navet  sur  son  cœur. 

Le  Livre  d'amour  contient  sans  doute  un  certain  nombre  de 
pièces  délicates,  écrites  un  peu  après  les  Consolations  et  dans  le  goût 
de  ce  recueil;  mais  les  pièces  ajoutées  précisément  vers  1837,  pour 
(c  découvrir  »  madame  Victor  Hugo,  sont  dans  la  manière  piteuse  et 
pâteuse  des  Pensées  d'août,  laborieuse,  obscure  et  tourmentée.  Nous 
en  avons  déjà  cité  quelques  vers  dont  il  est  permis  de  sourire  ;  en 
voici  qui  pourront  aussi  égayer  un  moment  ce  triste  sujet  : 

Folle  dentelle  au  front  sous  les  rheveiir  (lu  so/;-.. 

C'est  peut-être  à  Sainte-Beuve  qu'on  doit,  dans  une  acception 
toute  moderne,  le  verbe  ramener  : 

...  Déjà  je  me  sens  vieux. 
Je  le  sens  bien  souvent  à  ma  tête  qui  pèse, 
Aux  cheveux  dont  ma  main,  qui  s'y  baignait  à  l'aise, 
Ramène  sur  mon  front  quelque  anneau  dispersé. 

Faire  sa  première  communion,  c'est 

Sur  sa  langue  sans  fraude  appeler  son  sauveur. 

Ce  sont  là  des  vers  simplement  comiques;  il  y  en  a  qui  sont 
épouvantables,  comme  : 

Elle  sait  que  de  place  on  a  changé  deux  fois... 
Dès  qu'on  fut  de  voiture  au  logis  descendu... 


LETTHES     DE     SAINTE-BEUVE  761 


«  Ces  vers-là  sont  trop  mauvais  pour  que  Sainte-Beuve  n'ait  pas 
meuli  »,  disait  spirituellement  Théophile  Gautier.  Tels  quels,  ces 
vers-là  ont  pourtant  réussi  à  faire  illusion  à  nombre  d'esprits  super- 
ficiels qu'a  trop  facilement  convaincus  leur  étrange  et  impudente 
assurance.  Heureusement,  le  raisonnement  le  plus  simple  suffit  à  faire 
tomber  ces  affirmations  téméraires. 

En  composant  le  Livre  d'amour,  Sainte-Beuve  n'avait  pas  seu- 
lement pour  objet  de  séduire  quelques  femmes  crédules,  il  espérait 
bien  tromper  la  postérité  elle-même  et  établir  devant  l'avenir  qu'il 
avait  été  l'amant  heureux  de  la  femme  du  grand  poète.  Dans  ce  des- 
sein, quoiqu'il  fit  semblant,  auprès  de  quelques  amis,  auprès  d'Arscre 
Houssaye,  par  exemple,  de  vouloir  anéantir  tous  les  exemplaires  de 
son  libelle,  il  prit  des  précautions  inouïes  pour  en  garantir  à  jamais 
la  durée.  Dans  un  testament  confié,  en  i8/i3,  à  M.  Juste  Olivier, 
il  lui  recommande  de  prendre  possession  après  sa  mort  de  tous  les 
exemplaires  du  Livre  d'amour,  dont  il  lui  fait  le  compte  minutieux. 
«  Ma  volonté  expresse,  dit-il,  est  que  ce  livre  ne  périsse  pas.  »  De 
plus,  il  en  iait  relier  un  certain  nombre  dissimulés  à  la  fin  d'autres 
volumes.  Nous  avons  eu  dans  les  mains  un  de  ces  exemplaires,  relié 
à  la  suite  de  Calixte,  le  roman  de  madame  de  Charrière,  et  à  la  pre- 
mière page  duquel  il  avait  écrit  : 

Cela  et  serva  hune  libellum  ut  in  posleruni  remittatur^. 

Sur  l'exemplaire  de  M.  Paul  Chéron,  que  possède  la  Bibliothèque 
nationale,  on  lit  : 

Lerje  alque  lace,  et  fidei  tuie  commissuni  secreto  in  poster um 
serva '■^. 

C'est  donc  avec  un  soin  minutieux,  avec  une  vigilance  passionnée 
que  Sainte-Beuve  s'est  efforcé  d'assurer  l'existence  de  ce  livre  qui 
pourtant,  nous  l'espérons  bien,  ne  déshonorera  que  lui.  Mais  quelle 
garantie  cette  postérité  aura-t-elle  de  la  véracité  de  l'auteur?  Il  parle 
seul,  il  raconte  seul,  il  affirme  seul.  A  côté  du  témoignage  intéressé 
de  l'amant,  il  y  en  a  un  qui  serait  bien  convaincant,  et,  il  faut  le 
dire,  bien  nécessaire,  l'aveu,  le  témoignage  de  l'amante.  Ah!  ce 
témoignage-là,  il  clorait  la  bouche  aux  plus  incrédules  ! 

Qu'à  cela  ne  tienne!  Sainte-Beuve  a  reçu,  nous  dit-on,  de  trois  à 
quatre  cents  lettres  ou  billets  de  madame  Victor  Hugo.  Ces  lettres, 
il   les  a  religieusement  conservées    toutes   et  précieusement  serrées 

1.  «  (lâche  et  conserve  ce  petit  livre  pour  qu'il  soit  transmis  à  la  postérité.  » 

2.  «  Lis  et  tais-toi,  et  garde  en  secret  pour  la  postérité  ce  que  je  confie  à  ta 
fidélité.  » 


762  LA    REVUE    DE    PARIS 

dans  une  cassette  de  bois  jaune.  Oh  1  voilà  qui  est  bien!  parnii  ces 
trois  ou  quatre  cents  lettres  amicales  et  même  tendres,  il  y  en  aura 
bien  une  dizaine,  il  y  en  aura  bien  trois  ou  quatre,  il  y  en  aura 
bien  une,  où  nous  allons  trouver  la  preuve  attendue,  la  preuve 
indiscutable.  Nous  ne  demandons  pas  à  y  lire  :  a  0  mon  trésor  chéri.'  » 
Mais  nous  en  trouverons  au  moins  une  où  Adèle  fera  allusion  à 
quelque  bonheur  récent,  à  quelque  rendez-vous  de  délices,  une  où 
elle  dira  :  a  Je  t'aime  »  ;  une  où  elle  dira  :  «  tu  »  ?  Et  cette  lettre-là, 
cette  preuve-là,  Sainte-Beuve  l'aura  fait  relier  avec  l'exemplaire  de 
la  Bibliothèque  P  il  l'aura  fait  copier,  aulographier,  authentiquer  par- 
devant  notaire  P 

Eh  bien,  non!  toutes  ces  lettres,  ces  trois  ou  quatre  cents  lettres, 
Sainte-Beuve  les  traite  fort  négligemment.  Dans  ses  premières  ins- 
tructions testamentaires  à  Juste  Olivier,  il  lui  dit  qu'il  «  pourra  les 
détruire  ».  Plus  tard,,  il  ordonne  qu'après  sa  mort  elles  soient  re- 
mises à  son  ami  Paul  Chéron  en  bloc,  sans  réserve,  avec  cette  simple 
indication  :  il  en  fera  ce  qu'il  voudra,  —  et  cette  seule  interdiction  : 
on  n'en  livrera  rien  à  aucun  membre  ou  ami  de  la  famille  de  ma- 
dame Victor  Hugo. 

La  logique  la  plus  élémentaire,  le  juge  d'instruction  le  moins 
avisé,  conclura  qu'il  n'y  avait  dans  ces  lettres  rien,  absolument  rien, 
de  nature  à  confirmer  ou  à  prouver  les  vaniteuses  allégations  du 
Livre  d'amour.  Mais  Sainte-Beuve,  en  donnant  toute  latitude  à  ses 
amis  pour  qu'elles  fussent  détruites  ou  non,  comptait  bien  qu'elles  le 
seraient  :  existantes,  elles  ne  prouvaient  rien  ;  détruites,  elles  lais- 
seraient tout  supposer. 

On  sait  ce  que  sont  devenues  ces  lettres.  Paul  Chéron,  en  mou- 
rant, les  avait  transmises  à  son  fils,  le  docteur  Chéron,  qui,  en  i885, 
après  la  mort  de  Victor  Hugo,  trouva  le  dépôt  quelque  peu  embar- 
rassant. Que  faire  de  ces  lettres  qu'on  ne  pouvait  rendre  à  la  famille  i' 
Le  docteur  Chéron  consulta  quelques  amis  ;  on  lut  ces  lettres  et,  dans 
le  moment,  on  jugea  sans  doute  inutile  de  laisser  cette  trace  de  l'inti- 
mité, même  innocente  au  fond,  que  madame  Victor  Hugo  avait 
entretenue  avec  Sainte-Beuve  à  l'insu  de  son  mari.  Les  lettres  furent, 
en  conséquence,  brûlées. 

Il  ne  survit  aujourd'hui  qu'un  seul  témoin  impartial  qui  se  sou- 
vienne de  ces  lettres,  c'est  l'honorable  M.  Henri  Havard,  l'inspecteur 
des  Beaux-Arts.  Il  déclare  hautement  qu'il  n'en  résultait  en  aucune 
façon  que  Sainte-Beuve  eût  été  l'amant  de  madame  Victor  Hugo. 
Quelles  étaient  donc  celles  des  lettres  qu'il  eût  été  fâcheux  de  laisser 
connaître?  M.  Havard  s'en  rappelle  deux  qui  ne  sont  pourtant  pas 
bien  graves.  —  Lors  de  la  première  communion  de  Léopoldine,  on 
avait  invite  à  Fourqueux  tous  les  amis  de  la  maison,  et  Sainte-Beuve 
n'était  plus  du  nombre.  Madame  Victor  Hugo  lui  écrit  l'heure  de  la 


LETTRES     DE     SAINTE-BEUVE  768 

cérémonie  et  lui  demande  d'aller  à  la  même  heure  prier  dans  une 
église  où  ils  se  sont  retrouvés  plusieurs  fois.  Ceci  rentre  dans  l'ordre 
mystique  des  promenades  aux  cimetières  et  des  visites  aux  églises 
que  nous  avons  signalées.  —  L'autre  fait  est  moins  sérieux  encore. 
On  avait  fait,  avec  Châtillon  et  d'autres  amis,  une  partie  d'ânes  dans 
la  forêt  de  Montmorency.  Il  y  avait  un  âne  rétif  dont  personne  ne 
voulait;  Victor  Hugo,  seul,  avait  prétendu  qu'ayant  dompté  Pégase, 
il  dompterait  bien  un  âne.  Mais  l'âne,  plus  fougueux  que  le  «  cheval 
de  gloire  »,  avait  vivement  envoyé  le  poète  s'étaler  à  quinze  pas  sur 
le  sol.  Madame  Victor  Hugo  racontait  cette  déconfiture  à  Sainte- 
Beuve  et  plaisantait  agréablement  son  mari.  Ce  n'est  pourtant  pas 
bien  méchant. 

En  somme,  voici  en  quels  termes  M.  Havard,  qui  ne  nous  démen- 
tira pas,  résume  l'impression  générale  qu'il  a  gardée  des  lettres  de 
madame  Victor  Hugo  :  «  Rien  des  sens,  rien  du  cœur;  tout  Hait 
dans  l'imagination.  » 

* 
*   * 

Nous  terminons  ici  l'enquête,  ou,  si  l'on  veut,  le  plaidoyer,  auquel 
nous  avons  été  amené  malgré  nous  pour  défendre  une  mémoire  chère 
et  sacrée.  Vraiment  on  devrait  bien  laisser  dormir  en  paix  les  pau- 
vres mortes!  celle-là  surtout  qui  a  été  toute  sa  vie  si  indulgente  et  si 
bonne,  celle  que  nous  désignent,  pour  être  bénie,  ces  vers  : 

Si,  quand  la  diatribe  autour  d'un  nom  s'élance. 
Vous  voyez  une  femme  écouter  en  silence,  • 
Et  douter,  puis  vous  dire  :  —  Attendons  pour  juger. 
Quel  est  celui  de  nous  qu'on  ne  pourrait  charger  ? 
On  est  prompt  à  ternir  les  choses  les  plus  belles. 
La  louange  est  sans  pieds  et  le  blâme  a  des  ailes... 

Pourquoi  l'a-t-on  accusée,  elle  qui  n'a  jamais  accusé  personne, 
elle  qui  ne  croyait  pas,  qui  ne  voulait  pas  croire  au  mal  ?  Et  encore, 
si  le  mal  lui  était  prouvé,  elle  tâchait  de  l'excuser,  et,  si  c'était 
impossible,  elle  le  plaignait.  Nous  avons  épargné  à  son  calomniateur 
les  reproches  sanglants  et  les  dures  épithètes,  parce  que  nous  savons 
bien  qu'elle-même,  elle  aurait  pardonné  à  ce  triste  orgueilleux, 
à  ce  pauvre  méchant. 

GUSTAVE    SIMOTS 


LES  IDÉE8  DE  H.-(l.  WELLS 

SUR   L'ÉDUCATION 


Tout  le  monde  a  lu  les  premiers  livres  de  H. -G.  Wells,  le 
nouveau  Jules  Verne  anglais,  un  Jules  Verne  mieux  informé, 
d'une  fantaisie  plus  puissante,  et  philosophe.  Cet  écrivain 
s'est  récemment  proposé  d'  «  offrir  une  ébauche  hypothétique 
de  la  façon  dont  les  choses  de  ce  monde  iront  au  xx*^  siècle». 
Non  pas  sous  forme  de  roman,  quoi  qu'il  soit  romancier  :  il 
n'a  pas  voulu  augmenter  le  tas  des  fictions  dont  l'An  2000, 
publié  il  y  a  cent  ans,  est  le  prototype,  rarement  amusantes, 
souvent  puériles,  et  tout  à  fait  ridicules  quand  on  les  consi- 
dère quelque  temps  après  qu'elles  ont  paru,  tant  la  réalité  a 
débordé  ou  contredit  les  pauvres  imaginations  qui  s'y  trou- 
vent. H. -G.  Wells  a  constaté,  par  expérience,  que  la  fiction, 
nécessairement  concrète  et  définie,  «  ne  permet  point  d'alter- 
natives indépendantes  »  et  qu'elle  exclut  la  démonstration  ; 
or,  «  la  prophétie  moderne  doit  être  une  branche  de  la  philo- 
sophie et  suivre  exactement  la  méthode  scientifique  ».  Pro- 
phète moderne,  il  a  substitué  à  la  description  arbitraire  du 
monde  futur  ce  une  série  d'enquêtes  loyales  et  de  spéculations 
sévèrement  coordonnées  sur  l'effort  probable  de  l'humanité  en 
présence  des  nécessités  de  l'avenir  ».  De  là,  trois  ouvrages 
très  attachants  :  Anticipations,  the  Discovery  of  the  Future, 
Mankind  in  the  Making. 

Il  est  si  parfaitement  impossible  de  prévoir  ce  que  seront 


LES    IDÉES    DE    II. -G.    WELLS    SUR    L'EDUCATION  766 

les  acquisitions  nouvelles  de  la  science  et  les  transformations 
de  l'industrie  au  xx^  siècle  que,  si  M.  Wells  s'en  était  tenu 
à  raisonner  sur  ce  que  seront  dans  cent  ans  l'aspect  extérieur 
des  choses,  les  procédés  de  «  locomotion  »  et  la  tactique 
militaire,  on  ne  voit  pas  comment  il  aurait  pu  s'élever  fort 
au-dessus  des  autres  faiseurs  de  pronostics.  Mais  il  a  un  tour 
d'esprit  philosophique,  et  ce  sont  les  réactions  sociales  qui 
l'intéressent  par-dessus  tout.  Il  a  un  tour  d'esprit  pratique,  et 
il  entrevoit  une  foule  de  corrections  immédiales  à  ce  qui  est. 
Ses  ((  Anticipations  »,  commencées  comme  une  série  d'en- 
quêtes, sont  promplement  devenues  «  l'expression  d'une 
théorie  générale,  particulière  à  l'auteur,  mais  diffuse  dans  le 
milieu  oii  il  vit  (l'Angleterre),  en  accord  avec  les  conditions 
modernes  d'activité  sociale  et  politique».  Elles  présentent,  au 
juste,  l'idéal  politique  et  social  que  H. -G.  Wells,  tenant 
compte  de  ce  qui  a  été  et  de  ce  qui  est,  soit  en  vigueur,  soit 
à  l'état  de  survivance  ou  de  germe,  estime  réalisable.  C'est 
aussi  une  revision  générale  des  institutions  actuelles  et  des 
conceptions  courantes  au  point  de  vue  de  cet  idéal.  Et  tout 
cela  est  intéressant  parce  que  H. -G.  Wells  est  un  Anglais 
comme  on  est  porté  à  croire  qu'il  n'y  en  a  pas  beaucoup  : 
intelligent  (au  sens  français  du  mot),  absolument  exempt  de 
préjugés  et  de  cant,  avec  une  hardiesse  de  pensée,  une  liberté 
d'allures  et  une  force  de  rédaction  et  d'invective  qui  sont 
rares  n'importe  où. 

En  esquissant  la  doctrine  et  le  plan  spacieux  de  son  Utopie, 
ou,  comme  il  dit,  de  la  Nouvelle  République  (tlie  ?\ew  Repii- 
blic),  l'auteur  de  Mankind  in  the  Making  a  été  amené  à  disser- 
ter sur  plus  d'un  problème  dont  il  connaissait  mal  les  données 
positives.  En  certaines  matières  son  incompétence  atteint,  il 
l'avoue  en  riant,  des  proportions  remarquables,  et  «  vérita- 
blement distinguées  ».  C'est  le  cas,  en  particulier,  pour  quel- 
ques parties  de  sa  «  Théorie  de  l'Education  ».  Mais  les  idées 
sur  l'éducation  n'en  sont  pas  moins  ce  qu'il  y  a  de  plus 
frappant,  et  peut-être  de  plus  utile,  dans  la  philosophie  de 
Wells.  Elles  sont,  comme  on  va  voir,  très  dignes  d'attention. 
Au  reste,  ce  n'est  pas  la  première  fois  que,  en  fait  de  péda- 
gogie, les  aperçus  d'un  homme  totalement  étranger  à  la 
pratique    professionnelle,   mais    habitué  à    raisonner,    clair- 


766  LA    REVUE    DE    PARIS 

voyant  et  sincère,  valent  mieux  que  la  littérature  technique, 
celle  des  gens  du  métier,  pour  inviter  k  pensera  Et  puis, 
c'est  moins  ennuyeux. 


LA    FONCTION    DE    L'ECOLE 

Soit  un  enfant  bien  né  et  bien  portant,  comme  ils  seront 
lous  dans  la  Nouvelle  République,  grâce  à  des  mesures  préa- 
lables dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici.  S'arranger 
pour  qu'il  se  développe  en  l'adulte  le  plus  parfait  qu'il  est 
susceptible  de  devenir,  tel  est  le  but  de  l'éducation. 

Or,  l'enfant  se  développe  sous  deux  influences  qu'il  est 
essentiel  de  distinguer,  le  milieu  et  l'école.  Le  milieu,  c'est  la 
famille,  parents  et  serviteurs  (home)  ;  mais  ce  sont  aussi  les 
relations,  régulières  ou  passagères  ;  c'est  ce  que  l'on  entend, 
c'est  ce  que  l'on  lit.  Les  établissements  d'instruction  où  l'in- 
ternat est  pratiqué  sont  à  la  fois  des  écoles  et  des  homes.  Il 
arrive  en  Angleterre  que  le  même  établissement  soit  à  la  fois 
estimable  comme  home  et  tout  à  fait  insuffisant  comme  école  ; 
et  le  contraire  se  voit,  comme  on  sait,  dans  plus  d'un  lycée 
français. 

Cette  distinction  est  d'autant  plus  nécessaire  à  poser  que 
l'on  tend  aujourd'hui  à  exagérer  monstrueusement  le  rôle 
de  l'école,  en  réclamant  d'elle,  non  seulement  sa  fonction 
propre,  qui  est  le  développement  systématique  de  l'intel- 
ligence, mais,  par  surcroît,  une  foule  de  fonctions  étran- 
gères. —  Qu'est-ce  que  l'on  ne  demande  pas  k  l'école,  de 
nos  jours  ?  Partout  oiî  une  religion  sacerdotale  est  forte- 
ment établie,  elle  a  essayé  d'utiliser  l'école  pour  sa  pro- 
pagande doctrinale.  L'État  moderne,  tous  les  Etats  mo- 
dernes se  servent  de  l'école  élémentaire  pour  répandre  dans 
les  masses  certaines  conceptions  politiques,  telles  que  le  loya- 

I.  Comparez  aux  idées  de  Wells  celles  de  M.  P.  Lacombe,  Esquisse  d'un  eitsei- 
(jnemenl  fondé  sur  la  psychologie  de  l'enfont  (1899),  gui  concordent  sur  plusieurs 
points. 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    WELLS    SUR    L'ÉDUCATION  767 

lisme  dynastique  ou  le  patriotisme  républicain.  Et  mainte- 
nant l'opinion  publique  demande  volontiers  à  l'école  la 
((  formation  du  caractère  »,  l'éducation  morale,  la  culture  du 
goût,  sans  parler  de  la  préparation  à  la  vie  en  général  et  au 
succès  commercial  en  particulier.  On  s'étonne  qu'elle  ne 
réussisse  pas  mieux  à  enrayer  l'alcoolisme  et  à  diminuer  le 
nombre  des  délits.  On  la  rend  responsable  de  la  malpropreté 
et  de  la  vulgarité  populaires  et  de  la  décadence  économique 
de  la  nation.  Avant  de  dire  comment  l'école  doit  contribuer 
au  développement  du  citoyen,  il  importe  donc  d'énumérer 
tout  ce  qui  ne  la  regarde  pas,  d'abord  parce  qu'il  ne  lui 
appartient  point  d'empiéter  sur  les  devoirs  des  parents,  du 
clergyman,  du  journaliste,  etc.  ;  ensuite,  parce  que  l'immense 
majorité  des  maîtres  et  des  maîlresses  sera  toujours  incapable 
de  s'acquitter  convenablement  de  tâches  si  variées  ;  enfin 
parce  que  si  le  personnel  enseignant  s'essaie  tant  bien  que 
mal  à  ces  tâches  étrangères,  il  est  fatal  qu'il  soit  amené  à 
négliger  la  sienne. 

En  ce  qui  concerne  l'instruction  religieuse,  la  cause  de  la 
neutralité  ou,  pour  mieux  dire,  de  l'abstention  est  déjà  gagnée 
dans  plusieurs  pays  démocratiques,  par  exemple  aux  Etats- 
Unis.  Aux  Etats-Unis,  l'instruction  religieuse  est  sévèrement 
bannie  de  l'école  publique  élémentaire  et  réservée  aux  Eglises  : 
la  multiplicité  et  la  rivalité  des  sectes,  dont  aucune  n'a  été 
assez  puissante  pour  prétendre  h  dominer  l'école  publique,  a 
valu  cet  état  de  choses  k  la  société  américaine. 

A  l'inverse,  on  s'imagine  à  peu  près  jDartout  que  l'école 
peut  et  doit  agir  pour  «  former  le  caractère  »,  c'est-à-dire 
pour  augmenter  l'énergie  de  la  volonté  et  l'orienter  vers  le 
bien,  au  moyen  d'allocutions  appropriées.  Mais  c'est  surtout 
dans  les  pays  de  tradition  prolestante  que  sévit  ce  genre  d'élo- 
quence de  la  chaire.  «  Une  demi-heure  de  «  franche  causerie 
avec  les  enfants  »,  vagues  sentimentalités  impromptues  sur 
le  Zèle,  la  Perfection,  le  Vrai  Patriotisme,  et  ainsi  de  suite, 
paraît  compenser,  mieux  que  n'importe  quoi,  des  semaines 
d'enseignement  mal  conçu  et  mal  préparé,  et  des  années  de 
préoccupations  exclusives  à  l'endroit  du  canotage  et  du  cricket. 
Les  exemplaires  les  plus  extrêmes  de  ce  type  sont  ceux  qui 
disent  sur  un  ton  de  virile  apologie  :  «  Cela  fait  du  bien  aux 


•yÔS  LA    REVUE    DE    PARIS 

»  enfants  de  ni'enlendre  leur  dire  simplement  ce  que  je  pense 
»sur  les  choses  sérieuses»,  alors  que  trop  souvent  l'orateur  en 
question  fait  tous  ses  efforts  pour  ne  penser  à  rien  du  tout,  si 
ce  n'est  au  cricket  et  à  l'avancement.  De  leur  côté,  les  maî- 
tresses d'école  ne  se  montrent  souvent  pas  peu  fières,  en  parlant 
aux  parents,  de  ce  qu'elles  appellent  a  notre  heure  de  morale» 
(ethical  hour)  ;  mais,  renseignements  pris,  ce  n'est  qu'une 
heure  pendant  laquelle  une  pauvre  âme  illogique  patauge, 
avec  une  inconvenance  naïve,  à  propos  de  l'Idéal,  du  F)ien, 
de  la  Pureté,  et  de  beaucoup  de  choses  secrètes  et  sacrées  qui 
embarrassent  les  hommes  sages,  devant  des  enfants  incrédules 
ou  imitalifs.  Pour  réussir  dans  ces  exercices,  ce  qui  est  requis 
est  un  certain  degré  de  vanité  agressive,  une  dose  de  sottise, 
de  bonnes  intentions  et  l'ignorance  totale  des  conditions  et 
des  limites  de  l'éducation.  »  Ce  n'est  pas  à  dire,  bien  en- 
tendu, que  l'école  soit  radicalement  impuissante  à  influencer 
le  développement  moral.  Loin  de  là.  L'éducation  de  l'intelli- 
gence, bien  conduite,  est  riche  en  sous-produits  d'excellente 
qualité  morale  :  l'habitude  de  l'observation  (rien  de  tel,  pour 
bien  agir,  que  d'ouvrir  sur  la  vie  des  yeux  attentifs),  l'habi- 
tude de  raisonnement  (qui  permet  de  mieux  pressentir  les 
conséquences  de  ses  actes),  l'esprit  critique  (qui,  en  mettant 
l'homme  en  garde  contre  la  prévention,  tarit  en  lui  une 
source  abondante  d'injustices),  le  goût  des  plaisirs  intellectuels 
(qui  fait  heureusement  concurrence  aux  passions  naturelles 
pour  les  plaisirs  bas),  l'expérience  du  travail  et,  par  consé- 
quent, le  sentiment  de  la  nécessité  de  l'effort  pour  obtenir  des 
résultais  convenables.  Un  bon  maître,  droit,  juste,  sincère, 
indulgent,  persévérant,  consciencieux,  agira  aussi  très  forte- 
ment, par  son  exemple,  sur  les  enfants  qui  lui  sont  confiés, 
sans  prêcher.  L'école  peut  encore  contribuer  à  l'enrichisse- 
ment de  la  vie  morale  des  écoliers  en  les  invitant  à  lire  des 
livres,  quelques-uns  de  ces  beaux  livres  d'histoire  ou  de 
fiction  qui  sont  de  nature  à  élargir  leur  connaissance  du 
monde  et  de  la  nature  humaine  en  ce  qu'elle  a  d'héroïque. 
L'admiration  et  l'enthousiasme  que  suscitent  ces  livres,  qui 
équivalent  à  des  exemples,  sont  les  plus  durables  des  antisep- 
tiques. Rien  ne  rancit,  au  contraire,  comme  un  sermon  au 
premier  contact  de  la  vie. 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    WELLS    SUR    L'EDUCATION  769 

L'École  sort-elle  de  ses  attributions  en  se  chargeant  d'éveil- 
ler le  sentiment  et  la  compréhension  de  la  beauté?  —  H  y  a 
des  gens  qui  pensent,  ou  qui  agissent  comme  s'ils  pensaient, 
que  la  nature  ne  dirait  rien  aux  enfants  si  le  maître  d'école 
n'était  pas  là  pour  servir  de  truchement.  Or,  certaines  per- 
sonnes ont,  en  effet,  le  don  royal  de  sentir  très  vivement,  de 
traduire  et  d'exprimer  la  beauté  des  choses  ;  on  les  appelle 
artistes  ;  il  s'en  trouve  dans  toutes  les  conditions,  mais  pas 
particulièrement  parmi  les  maîtres  d'école.  L'homme  du 
commun  ,  s'il  s'en  mêle,  aboutit  vite  à  réduire  la  ce  Nature  » 
aux  aspects  de  l'univers  qui  ont  été  consacrés  par  les  artistes 
d'autrefois  :  c'est  ainsi  que  les  arbres,  les  fleurs,  les  oiseaux, 
les  étoiles,  les  champs  cultivés,  les  moulins  à  vent  au  ras  de 
l'horizon,  voire  (depuis  le  siècle  dernier)  les  montagnes  et  les 
volcans,  appartiennent  incontestablement  au  canon  scolaire 
des  beautés  naturelles,  tandis  que  le  flamboiement  des  hauts 
fourneaux  dans  les  nuits  du  Lancashire  en  est  exclu.  A  quoi 
bon  interposer  entre  les  choses  naturelles  et  les  esprits,  dont 
chacun  les  reflète  spontanément  à  sa  manière,  l'écran  d'une 
interprétation  littéraire,  historique  et  désormais  convention- 
nelle, ou  de  la  médiocre  interprétation  personnelle  du  premier 
venu? —  Quant  à  l'art,  on  ne  peut  penser  sans  souffrance  au 
traitement  que  des  maîtres  et  des  maîtresses  à  demi  cultivés, 
qui  se  croient  obligés  d'  «expliquer  aux  enfants»  les  sombres 
splendeurs  de  Vinci  ou  la  grâce  de  Botticelli,  font  subir  aux  plus 
purs  chefs-d'œuvre,  et  aux  plus  mystérieux.  —  Dans  la  future 
République,  l'école  n'entreprendra  pas  de  former  systémati- 
quement le  goût  des  générations  nouvelles.  Elle  se  conten- 
tera :  1°  d'enseigner  à  regarder  (très  peu  d'individus  savent 
instinctivement  voir,  ce  qui  est  pourtant  la  première  des  qua- 
lités artistiques  et  la  condition  des  autres);  2°  d'offrir  aux 
yeux  de  l'écolier  de  belles  choses  qu'il  n'aurait  peut-être  pas 
l'occasion  de  rencontrer  ailleurs  :  il  est  parfaitement  légitime 
que  les  bâtiments  d'école  soient  transformés,  comme  ils  le  sont 
déjà  ça  et  la,  en  musées  de  photographies  et  de  moulages, 
oîi  les  grandes  œuvres  de  tous  les  temps  rayonnent  silen- 
cieusement et  frappent  au  passage  ceux  qui  sont  nés  pour  les 
aimer. 

Les  écoles  anglaises  sont-elles  responsables  de  la  décadence 

i5  Février  igoS.  n 


"y-yO  LA    REVUE    DE    PARIS 

économique  et  du  relâchement  général  de  l'aclivité  en  Angle- 
terre? On  le  prétend.  Mais,  quoique  lesdites  écoles  soient 
assurément  à  transformer  de  lond  en  comble,  ce  n'est  pas 
vrai.  En  Angleterre,  comme  partout,  l'influence  de  l'école 
est  bien  moins  profonde  que  celle  du  milieu  ambiant.  Si  le 
jeune  Anglais  de  la  classe  moyenne  est  aujourd'hui,  sous  son 
vernis  d'élégante  réserve,  profondément  ignorant  et  versé 
surtout  dans  l'historique  des  matches  interscolaires  de  son 
temps  c'est,  jusqu'à  un  certain  point,  la  faute  de  ses  maîlres. 
Mais  s'il  n'a  ni  l'habitude,  ni  le  désir,  ni  le  respect  du 
travail,  s'il  méprise  le  travail  et  la  science  comme  des 
choses  qui  ne  payent  pas  et  qui  ne  sont  nécessaires  ni  au 
succès  ni  au  bonheur,  c'est  dans  son  milieu  extrascolaire 
qu'il  a,  pour  ainsi  dire,  respiré  ces  convictions  dès  son 
enfance.  «  Il  a  vécu  dans  un  pays  où  les  honneurs  sont  pro- 
digués aux  brasseurs  d'affaires,  où  le  Gouvernement  est  auto- 
matiquement confié  aux  pairs  ou  a  leur  famille,  où  quiconque 
réussit  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  se  retirer  de  la  vie 
active  pour  devenir  un  gentleman^  où  le  soupçon  et  le  ridi- 
cule sont  le  lot  de  quiconque  peine  pour  une  fin  qui  dépasse 
la  compréhension  d'un  cabinan ;  —  ...  et  il  a  tiré  ses  conclu- 
sions. ))  Le  sc/ioolmasterj,  dont  on  fait  le  bouc  émissaire,  n'y 
est  pour  rien.  Et  cet  état  de  choses  ne  peut  être  modifié  que 
par  des  forces  extérieures  à  l'école,  qui  dépassent  infiniment 
la  portée  des  réformes  pédagogiques. 

En  résumé,  l'école  n'est  qu'un  élément  parmi  tous  ceux 
qui  concourent  à  la  formation  du  citoyen.  Il  faut  maintenant 
définir  cet  élément,  et  dire  comment  on  en  tirera  le  maximum 
d'efficacité. 


II 

L'ÉCOLE    D'AUTREFOIS     ET    L'ÉCOLE    D'AUJOURD'HUI 

La  première  en  date  et  la  plus  universellement  reconnue  des 
fonctions  de  Técole  est  d'initier  une  plus  ou  moins  grande 
partie  de  la  population  à  la  lecture,  à  l'écriture,  au  calcul, 
c'est-à-dire    à  des    disciplines    qui    augmentent    les    moyens 


LES    IDEES    DE    H. -G.    WELLS    SUR    L'EDUCATION  77I 

d'acquisition  et  d'expression.  On  en  est  venu  à  concevoir  de 
nos  jours  que  la  communauté  doit  à  tous  ses  membres  cette 
espèce  d'instruction. 

D'autre  part,  la  seconde  des  fonctions  principales  de  l'école 
a  été  jusqu'à  présent  d'enseigner  la  langue,  morte  ou  non, 
d'une  ancienne  civilisation  dominante.  Chez  les  peuples  dont 
la  littérature  indigène  est  encore  dans  l'enfance,  la  langue 
d'une  grande  civilisation  étrangère  est  l'instrument  qui  seul 
procure  les  inestimables  bienfaits  de  la  culture  littéraire  ;  en 
outre,  étudiée  en  même  temps  chez  des  peuples  différents, 
elle  est  pour  eux  un  patrimoine  commun.  Tel  fut  le  grec 
pour  les  Romains,  le  latin  pour  les  hommes  du  Moyen  âge 
et  ceux  de  la  Renaissance,  l'arabe  pour  tous  les  barbares 
convertis  à  l'islamisme,  le  sanscrit  pour  les  populations  de 
l'Inde,  le  chinois  pour  les  populations  de  l'Extrême-Orient. 
Mais  il  s'est  produit  à  cet  égard,  depuis  deux  ou  trois 
siècles,  un  phénomène  singulier  dans  la  plus  grande  partie 
de  l'Europe.  Il  s'est  développé  dans  ces  pays  non  seulement 
une  civilisation  plus  puissante  que  celle  des  peuples  morts, 
grec  et  latin,  dont  la  tradition  avait  été  installée  dans  les 
écoles,  mais  des  littératures  plus  riches,  variées,  vivantes, 
et  si  longtemps  nourries  des  littératures  classiques  qu'il  n'y 
a  plus  en  vérité  rien  dans  celles-ci  qui  n'ait  passé  dans 
celles-là.  Cependant,  dans  ces  pays,  l'enseignement  des 
langues  classiques,  recommandé  par  l'habitude  et  défendu 
par  toutes  les  forces  conservatrices ,  notamment  par  les 
Eglises  dont  le  latin  est  la  langue  sacrée,  a  survécu  à  sa 
raison  d'être.  Cela  ne  s'est  pas  produit,  bien  entendu,  sans 
que  ledit  enseignement  ait  perdu  de  son  sérieux.  On  appre- 
nait jadis ,  conformément  à  l'idéal  des  anciennes  écoles 
romaines  de  rhétorique,  à  penser  et  à  écrire  en  latin  avec 
une  élégante  aisance,  et,  par  là,  à  penser  et  à  écrire  de  même 
en  sa  langue  maternelle  ;  mais  les  professeurs  de  langues 
mortes  ont  dû  renoncer  depuis  longtemps  à  pousser  aussi 
loin  leurs  prétentions  :  ils  n'enseignent  plus  à  écrire  le  latin 
(l'écriraient-ils  eux-mêmes  avec  aisance?);  ils  enseignent  à 
le  déchiffrer  tant  bien  que  mal  ;  encore  n'y  parviennent-ils 
guère.  De  sorte  que  l'efficacité  des  langues  mortes  pour 
l'éducation   des  hautes   facultés  d'expression    a  disparu    tout 


772  LA    REVUE    DE    PARIS 

comme  la  raison  d'être  historique  de  leur  présence  dans  les 
programmes;  et  qu'il  n'y  a  plus,  dans  la  plupart  des  écoles, 
de  procédé  régulier,  éprouvé,  pour  enseigner  l'art  de  conduire 
et  de  disposer  ses  pensées. 

L'enseignement  des  langues  mortes,  aujourd'hui  desséché, 
a  laissé,  d'ailleurs,  des  traces  indélébiles  (jusqu'à  présent)  sur 
celui  de  la  langue  maternelle,  qui  tend,  actuellement,  à  le 
remplacer.  «  En  Angleterre,  noire  méthode  pour  enseigner 
l'anglais  n'est  encore  qu'une  ridicule  caricature  de  la  méthode 
latine.  »  On  commence  par  la  grammaire  la  plus  abstraite,  la 
plus  décharnée,  la  plus  stérile.  Des  garçons  et  des  filles  de  douze 
ans,  qui  ne  comprennent  et  ne  comprendront  jamais  que  l'an- 
glais vulgaire  et  ne  sauront  jamais  ponctuer  une  lettre  propre- 
ment, sont  informés  qu'il  existe  huit  sortes  de  nominatif  et 
qu'il  y  a  (ou  qu'il  n'y  a  pas)  un  gérondif  dans  leur  langue.  On 
les  force  ensuite,  pendant  des  mois  et  des  années,  à  accomplir 
un  rite  appelé  parsing  (analyse)  qu'il  faut  avoir  vu  pour  le 
croire.  Après  quoi  (ou  avant,  peu  importe),  ils  sont  invités  à 
se  lancer  dans  la  «  composition  »  ;  les  résultats  sont 
ce  effrayants  ».  —  Nul  doute  que  s'il  s'était  dégagé  une 
méthode  originale  et  efficace  pour  l'enseignement  de  la  langue 
maternelle,  les  partisans  de  la  survivance  des  langues  mortes 
comme  instrument  de  culture  linguistique  n'auraient  pas  eu 
aussi  beau  jeu;  ils  triomphent,  et  c'est  bien  naturel,  que  l'on 
ait  été  obligé  de  leur  emprunter  leur  routine. 

L'école  d'autrefois  avait  la  prétention  de  compléter  son 
œuvre  en  initiant  a  des  connaissances  d'agrément,  les  «  galan- 
teries ))  de  l'ancienne  pédagogie  allemande  :  danse,  maintien, 
musique,  faire  semblant  de  dessiner,  faire  semblant  de  savoir 
la  langue  vivante  d'un  pays  voisin  (par  exemple  l'italien).  Il 
subsiste  encore  quelque  chose  de  ces  ce  accomplissements  » 
sous  la  forme  désormais  comique  de  la  danse  et  sous  celle, 
décidément  offensante,  du  piano.  Mais  il  en  est  un  auquel 
les  circonstances  nouvelles  ont  donné,  au  xix*'  siècle,  une 
importance  capitale.  L'enseignement  d'une  ou  plusieurs  lan- 
gues vivantes  est  devenu  une  nécessité  par  suite  des  relations 
multipliées  entre  les  peuples,  des  voyages  et  de  l'existence, 
en  plusieurs  langues  modernes,  d'une  littérature  artistique  et 
scientifique  de  premier  ordre.  Il  n'y  a  pas  à  nier  que  ce  ne 


LES    IDÉES    DE    H  .-G  .    WELLS    SUR    L'EDUCATION  778 

soit  là,  pour  l'intelligence,  une  surcharge  fort  lourde,  et  bien 
propre  à  faire  désirer  que  l'une  des  grandes  langues  de  l'hu- 
manité civilisée  acquière  un  jour  sur  les  autres  une  préémi- 
nence décisive  ^ 

L'école  d'aujourd'hui  a  dû,  en  outre,  prendre  en  considé- 
ration les  immenses  acquisitions  de  la  science  moderne.  Elle 
s'est  trouvée,  ou  crue,  dans  l'obligation  de  communiquer  une 
masse  de  notions  positives  sur  le  passé  et  le  présent  du 
monde.  De  là,  les  «  leçons  de  choses  »  et  ces  énormes  pro- 
grammes d'histoire  naturelle,  de  physique,  de  chimie,  d'his- 
toire, de  géographie,  etc.  L'opinion  de  M.  Wells  est  que,  en 
Angleterre,  tous  ces  «  sujets  »,  considérés  comme  des  «  sujets 
d'information  »  (information  subjects),  sont  enseignés  par 
fragments  inorganiques  et  inassimilables ,  qui  encombrent 
l'esprit  sans  l'éclairer.  Il  se  plaît  à  croire  que,  dans  l'école 
d'autrefois,  l'arithmétique,  la  géométrie  et  l'astronomie  du 
Quadrivium  étaient  vraiment  présentées  comme  des  «  sciences  », 
pour  le  profit  méthodologique  ou  philosophique  que  ces  dis- 
ciplines comportent,  tandis  que,  de  nos  jours,  l'enseignement 
soi-disant  scientifique  se  réduit  trop  souvent,  en  réalité,  à 
une  énumération  de  faits  bruts,  aggravée  par  l'injustifiable  pré- 
tention que  la  connaissance  de  ces  faits  est  pratiquement 
utile.  L'enseignement  des  mathématiques  reste  dans  une  posi- 
tion ambiguë,  mal  dégagé  de  traditions  surannées,  quoique 
l'on  commence  à  comprendre  que  les  nouvelles  mathéma- 
tiques sont  une  sorte  de  complément  du  langage,  comme  la 
notation  musicale  et  le  dessin,  aussi  indispensables,  à  ce  titre, 
que  la  lecture  et  l'écriture  pour  quiconque  a  besoin  de  rai- 
sonner sur  des  formes  et  des  quantités. 

Voilà  le  cunnciiliun  que  parcourent  ordinairement  les  jeunes 
gens  jusqu'au  moment  oii  ils  bifurquent  soit  vers  un  appren- 
tissage professionnel    (médecine,    droit,   etc.),    soit  vers  une 

I.  Le  senlimeat  personnel  de  M.  Wells  est  que  la  prééminence  reviendra  au 
français  plutùt  qu'à  l'anglais,  ù  l'allemand  ou  au  russe.  Sa  grande  raison,  c'est  que 
la  littérature  française  est  la  plus  diverse  et  la  plus  intelligente  de  toutes  les  litté- 
ratures contemporaines  :  «  Il  suffît  de  contempler  une  librairie  parisienne,  en  se 
souvenant  d'une  librairie  anglaise,  pour  comprendre  que  le  français  occupe  une 
position  exceptionnelle.  Les  rangs  serrés  des  volumes  à  couverture  jaune  embras- 
sent tous  les  domaines  de  la  pensée  et  de  la  curiosité  humaines,  sans  aucune  inter- 
diction ni  limites...  »  [Antic'paiions,  p.  272.) 


77^  I^A.     REVUE     DE     PARIS 

prolongation  d'études  scolaires  en  vue  des  degrés  «  es  arts  » 
que  confèrent  les  Universités  anglaises.  Quand  on  a  passé  par 
là,  on  ne  sait  rien  :  «  L'ordinaire  B.  A.  (bachelier  es  arts) 
d'Oxford,  de  Cambridge  ou  de  Londres,  a  une  inutile  teinture 
de  grec  ;  il  ne  peut  pas  lire  le  latin  couramment  ;  il  a  dans 
l'esprit  quelques  notions  insignifiantes  sur  l'histoire  des  litté- 
ratures classiques  ;  il  ne  sait  pas  assez  l'anglais  pour  l'écrire 
clairement  ;  il  ne  peut  lire  le  français  couramment  ;  il  ne  lit 
pas  du  tout  l'allemand  ;  il  a  appris  certains  rudiments  des 
mathématiques  d'après  des  méthodes  d'un  autre  âge,  et  absorbé 
des  nomenclatures  de  faits  historiques  ou  scientifiques.  Il  ne 
sait  rien  des  pensées  incorporées  dans  la  littérature  anglaise, 
ni  de  la  pensée  contemporaine,  ni  des  sciences  sociales,  ni  de 
la  philosophie  naturelle.  Tout  ce  qu'il  en  soupçonne,  il  l'a 
puisé,  au  hasard,  dans  les  magazines.  L'histoire  de  l'art  est 
pour  lui  un  livre  scellé...» 

Ce  curriciilum  irrationnel,  qui  n'a  été  combiné  par  per- 
sonne, mais  OLi  l'analyse  révèle  des  débris  de  traditions  an- 
ciennes amalgamées  tant  bien  que  mal  avec  des  nouveautés 
introduites  par  la  force  des  choses,  laisse  fort  à  désirer.  Tout 
le  monde  le  reconnaît  et  s'en  plaint.  Mais  comment  le  rem- 
placer? IL— G.  Wells  n'ignore  pas  que  des  projets  de  réforme 
ont  été  produits  par  centaines,  et  même  que  quantité  d'écoles 
ont  cherché  à  amorcer  les  parents,  inquiets  des  critiques  pro- 
diguées aux  écoles  ordinaires,  par  l'annonce  de  plans  d'études 
plus  ou  moins  originaux.  Mais  il  n'a  pas  confiance.  «  Ces 
écoles  charlatanesques,  où  l'apiculture  tient  lieu  du  latin  et 
le  jardinage  des  mathématiques,  oii  les  exercices  décorés  des 
noms  de  c<  Tenue  des  livres  ))etde  ce  Correspondance  commer- 
ciale »,  et  d'autres  impostures  analogues,  sont  enseignes  aux 
fils  de  gens  qui  payent  deux  mille  cinq  cents  francs  par  an 
comme  Science  commerciale  »,  ne  lui  disent  rien  qui  vaille. 
Il  a  son  système  à  lui,  fondé  sur  ce  principe  général  que  le 
rôle  essentiel  de  l'école  est,  non  pas  précisément  d'apprendre 
à  penser,  comme  on  l'a  dit  souvent,  mais  de  perfectionner  et 
de  multiplier  les  facultés  d'expression  qui  permettent  de  con- 
verser avec  soi-même  et  avec  autrui  (to  widen  the  range  of 
intercourse);  bref,  d'apprendre  à  manier  avec  dextérité  les 
instruments  usuels  de  la  pensée. 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    WELLS    SUR    L'EDUCATION  776 


II 


L'ECOLE    DE    L'AVENIR 

Puisqu'il  s'agit  d'enseigner,  à  l'école,  le  maniement  des 
outils  usuels  de  la  pensée,  le  programme  de  l'école  sera  :  Lec- 
ture, Ecriture,  Prononciation  correcte  de  la  langue  maternelle, 
Etude  approfondie  de  la  langue  maternelle  au  point  de  vue 
historique,  Apprentissage  de  l'art  d'écrire  (en  prose  et  en 
vers)  dans  la  langue  maternelle,  autant  de  Mathématiques 
que  chacun  peut  s'en  assimiler.  Dessin,  Peinture,  Musique 
(comme  moyens  d'expression,  pour  développer  le  sens  des 
formes,  des  couleurs  et  des  sons)  ;  parler,  lire  et  écrire  passa- 
blement une  ou  plusieurs  langues  étrangères,  celle  ou  celles 
qu'imposent  les  nécessités  sociales,  politiques  et  intellectuelles 
du  moment.  Ajoutez,  pour  clore  le  cycle  de  l'enseignement 
élémentaire  :  acquisition  des  connaissances  (ou  de  l'art  de 
les  acquérir  dans  les  livres)  qui  sont  nécessaires  pour  prendre 
part  au  mouvement  de  la  pensée  et  de  la  vie  contemporaines. 

Pas  de  difTiculté  pour  les  premiers  articles  de  ce  pro- 
gramme :  on  enseigne  déjà  très  convenablement  à  lire  et  à 
écrire  (sinon  à  prononcer),  et  la  simptification  de  l'ortho- 
graphe se  fera  tout  doucement,  pourvu  que  les  charlatans 
entichés  de  ce  phonétique  rationnelle  »  ne  s'en  mêlent  point. 
Quant  à  F  «  étude  approfondie  de  la  langue  maternelle  »,  et 
particulièrement  de  l'anglais  dans  le  monde  anglais,  c'est  une 
autre  affaire.  Au  sentiment  de  M.  Wells,  personne  ne  sait 
aujourd'hui  enseigner  l'anglais  ni  même  comment  l'anglais 
devrait  être  enseigné.  Découvrir  ce  secret  est  une  œuvre  qui 
sollicite  l'attention  des  Nouveaux  Républicains.  Les  maîtres 
de  nos  jours  ne  sont  pas  à  blâmer  s'ils  l'ignorent,  car,  sur- 
chargés comme  ils  sont  de  besognes  matérielles,  et  tenus  de 
satisfaire  à  tant  d'exigences  raisonnables  ou  déraisonnables, 
comment  auraient-ils  l'énergie  et  la  liberté  d'esprit  nécessaires 
pour  réagir  puissamment  contre  les  méthodes  que  les  livres, 
les  traditions  et  les  examens  leur  imposent?  Ce  n'est  pas  aux 


77^  LA    REVUE    DE    PARIS 

praticiens  ordinaires  qu'il  appartient  d'inventer  et  de  fabri- 
quer les  instruments  d'acier  qui  servent  à  faire  les  opérations 
chirurgicales  ;  s'il  n'y  en  pas  dans  le  domaine  public,  ils  s'en 
passent,  et,  quelles  que  soient  leurs  qualités  personnelles, 
sont  obligés  de  s'en  tenir  au  manuel  opératoire  de  leurs 
confrères  les  plus  médiocres. 

Dans  l'espèce,  l'instrument  qui  manque  pour  accoucher 
les  esprits,  ce  sont  de  bons  livres  à  l'usage  des  classes  ;  et 
surtout  c'est  la  méthode  qui  permettrait  de  composer  de  tels 
livres.  Les  Nouveaux  Républicains  ne  seront  pas  embarrassés 
pour  si  peu.  Il  ne  leur  faudra  pas,  en  effet,  plus  de  dix  ans 
et  de  cent  mille  livres  sterling  pour  en  venir  à  bout.  Et  voici 
comment.  C'est  bien  simple  :  un  homme  d'action  organisera 
un  comité  de  douze  experts  (qui  comprendra  des  professeurs 
éprouvés,  un  psychologue  de  profession,  un  ou  deux  étu- 
diants intelligents,  un  philologue,  un  littérateur,  etc.).  Au 
bout  d'un  an,  on  aura  dépensé  dix  mille  livres,  et  il  sortira 
des  délibérations  du  Comité  un  «  Cours  de  langue  et  de  com- 
position anglaise  »  qui  sera  publié.  Ce  Cours  sera  naturelle- 
ment en  butte  aux  plaisanteries  du  public  ;  tous  les  experts 
qui  n'auront  pas  été  associés  à  l'entreprise  l'attaqueront  avec 
virulence.  Mais  le  Comité,  complété  par  l'adjonction  de  ses 
meilleurs  critiques,  revisera  son  ouvrage  pour  une  seconde 
édition.  Et  ainsi  de  suite  pendant  dix  ans.  En  fm  de  compte, 
il  existera  une  méthode,  des  Prlmers,  des  Text-hooks  gradués, 
un  dictionnaire  scolaire,  des  programmes  d'examens  ration- 
nels et  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  l'enseignement  normal 
de  l'anglais.  Cent  mille  livres,  ce  n'est  guère  pour  un  pareil 
objet;  et  puis,  lorsque  la  Méthode  aura  pris,  les  profits  seront 
énormes.  —  Pour  les  mathématiques,  les  difficultés  actuelles 
d'enseignement  et  les  remèdes  sont  les  mêmes  ^ 

Ici,  quelques  objections  se  présentent  à  l'esprit,  dont  les 
Républicains  de  Wells  auront  peut-être  à  tenir  compte.  Et 
d'abord,  est-il  certain  qu'il  n'existe  point,  dès  maintenant, 
d'excellents  livres  scolaires?  M.  Wells  croyait  aussi  qu'il  n'y 
avait  pas   de  Nursery  rhymes   dignes  de   ce  nom  jusqu'à  ce 

1.  Mais  non  pas  pour  les  langues  vivantes.  M.  Wells  estime  qu'on  a  déjà  fait 
le  nécessaire  pour  «  révolutionner  l'enseignement  des  langues  vivantes  »,  et  cite  à 
cet  égard  les  noms  de  Alge,  de  Holzel  et  de  Gouin. 


LES    IDEES    DE    H. -G.    WELLS    SUR   L'EDUCATION  777 

qu'un  éditeur  de  Boston  lui  en  eût  envoyé  un  qu'il  a  trouvé 
estimable.  Après  la  première  édition  de  ses  essais  pédago- 
giques, on  lui  a  fait  connaître  un  livre  pour  l'enseignement 
de  la  géométrie  élémentaire  (par  un  maître  d'Eton  Collège), 
qu'il  déclare  «  tout  à  fait  admirable  ».  Ces  expériences  l'ont 
amené  à  entrevoir  que  des  livres  comme  il  en  désire  pour- 
raient bien  exister,  après  tout,  quelque  part,  ce  en  pile  dans 
les  magasins  »,  oii,  faute  d'être  connus,  ils  ne  servent  à  rien. 
Et  il  en  est  réduit  à  dire  :  «  Si  je  ne  les  connais  pas,  moi  qui 
ai  des  loisirs  et  bien  des  occasions  d'être  informé,  est-il  pos- 
sible de  s'attendre  a  ce  que  les  maîtres  les  connaissent  ?  » 
Mais,  en  France,  les  professeurs  de  lycée  et  de  collège  reçoi- 
vent d'office  la  plupart  des  livres  de  classe  qui  paraissent, 
par  les  soins  des  éditeurs,  à  titre  de  publicité  ;  néanmoins  les 
livres  de  classe  qui  ont  le  plus  de  succès  ne  sont  pas  toujours 
les  meilleurs;  et  il  en  est  de  remarquables  qui  ne  se  sont  jamais 
vendus.  Cela  s'explique  par  bien  des  raisons  qui  ne  cesse- 
raient d'agir  que  le  jour  où  le  choix  des  livres  classiques  ne 
serait  plus,  comme  maintenant,  confié  à  la  discrétion  des 
maîtres,  mais  imposé  d'en  haut  par  une  autorité.  Laquelle? 
Il  ne  saurait  être  question,  semble-t-il,  dans  une  République 
anglaise,  d'une  autorité  centrale,  comme  celle  de  notre  Minis- 
tère de  l'Instruction  publique.  On  compte  plutôt  sur  l'ascen- 
dant des  décisions  promulguées  par  un  comité  d'experts. 
«  Supposez  qu'un  comité  ait  déterminé  le  programme  sco- 
laire de  mathématiques,  et  se  charge  ensuite  d'examiner  tous 
les  manuels  de  mathématiques  en  vente  dans  les  pays  de  lan- 
gue anglaise,  en  acceptant  peut-être  quelques-uns  sans  obser- 
vations, d'autres  à  correction,  et  condamnant  le  reste  spéci- 
fiquement par  leur  nom.  »  M.  Wells  croit  qu'en  consacrant 
cinq  mille  francs  à  distribuer  intelligemment  le  Rapport  du 
Comité  qui  contiendra  ces  bénédictions  et  ces  excommunica- 
tions nominatives,  et  aussi  en  faisant  savoir  que  les  théories 
du  Comité  sont  celles  qui  seront  suivies  désormais  dans  les 
examens,  toutes  les  écoles  ne  seront  bientôt  plus  équipées 
que  de  «  bons  »  livres.  Ces  mesures,  ajoute-t-il  avec  com- 
plaisance, vaudraient  mieux  que  des  rames  d'essais  dans  les 
revues  pédagogiques.  Mais  sont-elles  possibles?  Seraient-elles 
efficaces.^  Tout    serait-il  dit    enfin  lorsque   de    bons    tyrans 


778  LA    REVUE    DE    PARIS 

auraient  établi  en  ces  matières  une  orthodoxie  oificielle  ?  Le 
Nouveau  Républicain  paraît  assez  disposé  à  laisser  aux 
((  revues  pédagogiques  »  ces  discussions  stériles.  Aussi  bien, 
sans  qu'il  s'en  doute,  elles  ont  déjà  eu  lieu,  car,  pour  le 
choix  des  livres  de  classe  comme  pour  bien  d'autres  choses, 
la  théorie  du  Compelle  inlrare  n'est  pas  d'hier;  et  d'ailleurs, 
en  pédagogie,  tout  a  été  dit. 

En  quoi  consistent  exactement  «  les  connaissances  néces- 
saires pour  participer  à  la  vie  et  à  la  pensée  contempo- 
raines», dont  l'acquisition  complétera  et  couronnera  l'ensei- 
gnement élémentaire  "^  L'idéal  serait  évidemment  de  connaître 
le  milieu  naturel  et  le  milieu  social,  et  l'histoire  des  éléments 
qui  composent  ces  milieux  dans  la  mesure  où  c'est  utile  pour 
s'expliquer  leur  état  actuel.  Mais  il  faut  choisir,  car  la  capa- 
cité d'apprendre  est  limitée  et  le  connu  est  immense.  Dès 
lors,  deux  méthodes  générales  sont  soutenables,  dont  une  seule 
est  pratiquée.  Définir  arbitrairement  un  certain  nombre  de 
notions  dont  on  convient  qu'il  n'est  pas  permis  de  les  igno- 
rer et  les  seriner  aux  enfants  sous  la  menace  des  punitions 
et  des  examens  ;  c'est  ce  qui  se  fait  partout.  Ou  bien  dire  : 
«  Communiquer  des  connaissances  à  l'enfant  étant  moins 
utile  qu'exercer  son  esprit,  nous  choisirons  les  connaissances 
à  lui  donner  moins  pour  les  connaissances  en  elles-mêmes 
que  pour  leur  pouvoir  d'exercer  l'esprit,  et  nous  les  offrirons 
toujours  par  le  côté  qui  exercera  mieux  l'esprit  '  »  ;  c'est  la 
thèse  que  M.  P.  Lacombe  a  soutenue,  chez  nous,  si  forte- 
ment. Est-il  besoin  d'indiquer  pourquoi  la  première  de  ces 
méthodes  l'a  emporté  ?  La  seconde  suppose  des  maîtres  dont 
l'attitude  soit  constamment  active  et  qui  sachent  assez  pro- 
fondément ce  qu'ils  enseignent  pour  le  présenter  à  chacun 
d'une  manière  originale  ;  la  première  peut  être  pratiquée 
machinalement  par  des  hommes  ordinaires  et  leur  permet 
l'engourdissement  intellectuel.  On  verra  donc,  longtemps 
encore,  l'enseignement  des  connaissances  «indispensables» 
conçu  comme  un  gavage,  et  le  choix  de  ces  connaissances 
déterminé  par  les  commissions  qui  rédigent  les  programmes 
d'examen,  avec  les  résultats  ordinaires  :  passivité  des  écoliers, 

I.  P.  Lacombe,  op.  cil.,  p.  6, 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    AVELLS    SUR    L'EDUCATION  779 

obligation  d'apprendre  et  d'enseigner  partout  ce  qui  a  paru 
considérable,  un  jour,  à  des  commissaires  faillibles.  On  con- 
tinuera en  conséquence  d'employer  le  temps  des  classes  et  la 
mémoire  des  enfants  à  l'exposé  et  à  l'acquisition  de  certains 
détails,  consacrés  par  la  tradition  scolaire,  que  personne  ne 
tient  pour  importants  en  dehors  des  écoles.  Il  va  de  soi  que 
les  sympathies  de  M.  Wells  sont  pour  la  méthode  active, 
quoiqu'il  n'ait  pas  réussi,  aussi  bien  que  d'autres  réforma- 
teurs, à  s'en  faire  une  idée  nette.  Il  se  laisse  ici  trop  visible- 
ment dominer  par  ses  goûts  de  romancier  scientifique.  Gomme 
connaissances  pragmatiques,  le  premier  rang  sera,  selon  lui,  à 
la  physique,  c'est-à-dire  à  la  théorie  générale  de  l'énergie.  Des 
cartes  et  des  tableaux  chronologiques  éveilleront  l'intérêt 
pour  l'histoire  et  la  géographie  (I)  Et  puis,  ce  sera  tout.  La 
physiologie  n'est  pas  encore  une  science  assez  avancée  pour 
qu'il  y  ait  lieu  d'en  rien  dire  aux  enfants  (?)  Quant  au  reste, 
chaque  école  entretiendra  une  bonne  bibliothèque  d'ouvrages 
élémentaires,  copieusement  et  scientifiquement  illustrés  ;  les 
écoliers  y  seront  régulièrement  admis  à  lire  ce  qui  leur  plaira 
le  mieux,  durant  cinq  ou  six  heures  par  semaine,  en  com- 
mun, sous  la  surveillance  du  maître,  dont  le  seul  rôle  sera, 
comme  bibliothécaire,  d'inviter  ses  jeunes  clients,  s'ils  le 
consultent,  à  des  lectures  systématiques.  Une  école  sans  bi- 
bliothèque, c'est-à-dire  sans  dépôt  de  faits  commodément 
et  agréablement  emmagasinés,  c'est  une  pharmacie  sans  bou- 
teilles. Que,  au  commencement  du  xx*^  siècle,  999  écoles 
sur  I  000  aient  été  dépourvues  de  bibliothèques  convenables, 
aucun  symptôme  de  notre  infériorité  pédagogique  ne  paraîtra 
plus  frappant  aux  générations  futures. 

Tel  sera  l'enseignement  primaire  dans  la  Nouvelle  Répu- 
blique, uniformément  distribué  aux  frais  de  la  communauté 
à  tous  les  enfants  jusqu'à  l'âge  de  quatorze  ans,  sans  distinc- 
tion de  fortune.  Ne  considérons  plus  maintenant  que  ceux,  de 
l'un  ou  l'autre  sexe,  qui  auront  convenablement  parcouru  ce 
premier  cycle.  Les  autres,  s'ils  sont  de  familles  pauvres,  iront 
remplir  les  petits  emplois  dont  ils  sont  dignes  ;  s'ils  sont  de 
familles  riches...  pourquoi  un  jour  ne  viendrait-il  pas  oii  un 
minimum   de    qualification   mentale    sera    considéré   comme 


780  LA    REVUE    DE    PARIS 

indispensable  pour  l'administration  de  la  propriété  aussi  bien 
que  pour  toutes  les  autres  formes  de  pouvoir  dans  l'État? 

L'enseignement  secondaire  différera  grandement  de  l'ensei- 
gnement primaire  dans  les  sociétés  de  l'avenir.  Comme  les 
choses  vont  de  nos  jours  (en  Angleterre),  il  n'en  est  pas  ainsi  : 
d'un  bout  à  l'autre  des  études,  c'est  la  même  discipline  enfan- 
tine. «Nos  professeurs  secondaires  sont  incapables,  par  des 
rabâchages  persistants,  continués  pendant  cette  longue  période 
de  la  douzième  à  la  vingtième  année,  de  produire  la  maîtrise 
des  langues  mortes  qui  jadis  était  la  préface  obligée  de  l'édu- 
cation et  qui  est  devenue  maintenant,  par  un  déclin  sécu- 
laire d'énergie  et  de  dessèchement  naturel  de  cette  espèce 
d'études,  l'irréalisable  idéal.  »  Cependant,  les  pédagogues 
classiques  imposent  une  prolongation  de  leurs  exercices  à 
l'Université  jusqu'à  vingt-trois,  vingt-quatre  ans,  et  s'ils 
pouvaient  retenir  les  gens  jusqu'à  quarante  ou  cinquante  ans, 
iis  les  feraient  jouer  encore  avec  les  clés  qui  ouvrent  l'accès 
du  trésor  des  littératures  anciennes,  ce  trésor  dont  le  contenu 
a  été  versé  tout  entier,  depuis  longtemps,  dans  la  circula- 
tion. Mais,  à  quatorze  ans,  les  enfants  de  l'avenir  auront 
été  mis  en  possession  des  instruments  de  la  pensée.  Le  mo- 
ment sera  venu  de  leur  donner  une  vue  juste  et  cohérente  de 
ce  que  nous  savons  sur  l'univers  et  de  commencer  à  les  pré- 
parer en  vue  d'une  profession  spéciale. 

Avant  de  dire  ce  qu'ils  devront  apprendre,  voyons  com- 
ment on  le  leur  enseignera. 

De  nos  jours,  dans  les  établissements  d'enseignement  se- 
condaire et  dans  les  Universités  qui  en  sont,  à  plusieurs 
égards,  le  prolongement,  le  principal  moyen  d'enseignement 
est  le  cours  oral,  parlé  ou  dicté  :  le  maître  parle  :  «  Assieds- 
toi  là,  écoule  »,  et  les  élèves  attrapent,  tant  bien  que  mal,  sa 
parole  au  vol.  Ce  procédé  a  des  conséquences  graves.  Le 
professeur,  professant  ex  cathedra  et  sans  contrôle,  tend  à 
dogmatiser;  il  encourage  rarement  à  discuter  ce  qu'il  a  dit. 
Sa  personnalité  s'interpose  entre  ses  auditeurs  et  les  livres; 
en  l'écoutant,  les  élèves  se  familiarisent  autant  avec  sa  ma- 
nière de  voir  qu'avec  les  choses  qu'il  enseigne.  Ces  choses, 
ils  les  trouveraient  dans  les  livres,  aussi  bien  exposées,  ou 
mieux,  s'ils  avaient  l'habitude  de  lire,  c'est-à-dire  de  deman- 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    AVELLS    SUR    L'EDUCATION  781 

der  aux  livres  ce  qu'ils  contiennenl.  Mais  le  cours  oral  a  pré- 
cisément la  prétention  de  tenir  lieu  de  toutes  les  autres 
sources  d'information  :  celui  qui  suit  un  cours  s'y  tient  et 
n'acquiert  pas  la  science  inestimable  des  livres,  l'art  de  les 
trouver  et  de  s'en  servir.  11  semble  que  les  traditions  sco- 
laires soient  demeurées,  sur  ce  point,  ce  qu'il  était  légitime 
qu'elles  fussent  avant  la  découverte  de  l'imprimerie.  La 
plupart  des  maîtres  «  lisent  »  en  chaire,  comme  s'il  y 
avait  encore  intérêt  à  multiplier  les  manuscrits  par  la  dictée  '. 
Et,  en  effet,  il  y  a  des  établissements  d'enseignement  se- 
condaire qui  n'ont  pas  de  bibliothèque  d'étude.  D'ailleurs, 
partout  où  il  existe  des  bibliothèques,  les  imprimés  y  sont 
considérés  apparemment  comme  des  raretés,  puisqu'on  se 
garderait  bien  d'y  posséder  plus  d'un  exemplaire  des  ouvrages 
les  plus  courants... 

Il  n'est  pas  sensé  d'attribuer  au  professeur,  dans  l'ensei- 
gnement secondaire  ou  dans  l'enseignement  supérieur,  la 
fonction  du  Manuel  (ou  Text-book).  —  Rien  n'est  plus  néces- 
saire que  de  bons  Manuels  comme  il  y  en  a,  qui,  dans  chaque 
domaine  de  la  science,  exposent  les  résultats  acquis  et  les 
conceptions  régnantes.  De  tels  livres,  soigneusement  compo- 
sés par  un  spécialiste  ou  par  des  spécialistes  associés,  et  con- 
tinuellement tenus  à  jour,  devraient  être  les  vade-mecum  de 
tous  les  étudiants.  Le  rôle  du  maître  n'est  nullement  de  leur 
faire  concurrence  en  servant  à  ses  élèves,  par  tranches,  un 
Manuel,  abrégé,  de  sa  façon.  C'est,  les  supposant  connus,  d'en 
commenter  les  parties  insulTisanles,  obscures  ou  contestables 
et  d'en  développer  à  fond  certaines  sections,  à  titre  d'exemple  ; 
c'est,  en  un  mot,  d'être  un  guide,  un  conseiller.  M.  Wells, 
qui  ne  connaît  pas  M.   Lacombe,    se  rencontre  ici  avec  lui, 

I.  Tous  les  paléographes  savent  que  les  manuscrits  qui  ont  été  exécutés  au 
Moyen  âge  par  des  copistes  écrivant  sous  la  dictée  sont  très  fautifs.  Les  notes 
prises  dans  ces  conditions  par  les  écoliers  d'aujourd'hui  ne  le  sont  pas  moins.  L'in- 
correction des  textes  dont  ils  avaient  à  se  servir  a  fait  souffrir  d'une  manière 
inexprimable  les  hommes  de  l'antiquité  et  du  Moyen  âge  ;  les  écoliers  sont  seuls 
maintenant  à  endurer  ce  supplice  en  relisant  leurs  notes  mal  prises,  souvent  décou- 
sues, inexactes,  qui  risquent  de  leur  faire  entrer  des  absurdités  dans  la  tête.  On 
pousse  encore  l'inhumanité,  de  nos  jours,  jusqu'à  dicter  aux  petits  enfants  les  textes 
de  version  latine,  qu'ils  recueillent  le  plus  souvent  sous  une  forme  inintelligible, 
alors  qu'il  serait  si  facile  de  les  leur  distribuer  imprimés,  comme  cela  se  pratique 
enfin,  depuis  quelques  années,  aux  examens  de  la  Sorbonne. 


782  LA    REVUE    DE    PARIS 

mot  pour  mot  :  et  Aujourd'hui  le  professeur  d'histoire,  de 
géographie,  de  sciences,  se  croit  en  conscience  tenu  de  rédi- 
ger son  cours.  Il  existe  sur  la  matière  de  ce  cours  des  livres 
imprimés,  rédigés  par  des  maîtres  exceptionnels,  qui,  écri- 
vant en  vue  de  l'impression,  ont  rédigé  leurs  leçons  avec 
tout  le  soin  dont  ils  étaient  capables.  Le  professeur  débutant 
se  croit  obligé  de  refaire  ce  livre;  mais  il  est  pressé,  et  le 
métier  roblige  à  exécuter  promptement  la  rédaction  du  cours 
dont  il  est  chargé...  Qu'il  mette  plutôt  entré  les  mains  de 
ses  élèves  l'ouvrage  qu'il  estime  le  meilleur  et  que  l'élève,  en 
apprenant  la  science  spéciale,  objet  du  livre,  apprenne  en 
même  temps  à  apprendre  dans  les  livres.  Car  il  aura  toujours 
des  livres  à  sa  disposition  et  il  n'aura  pas  toujours  un  profes- 
seur^. )) 

Si  le  professeur  était  dispensé  des  stériles  besognes  qui  lui 
sont  aujourd'hui  imposées  par  l'usage,  il  aurait  du  temps  pour 
son  métier  véritable.  «  La  classe,  comme  nous  la  concevons, 
devient  une  sorte  de  cabinet  de  consultation  oii  le  professeur 
se  tient  à  des  heures  convenues  pour  répondre  aux  questions 
de  ses  élèves,  éclaircir  leurs  doutes,  leur  expliquer  les  choses 
incomprises,  leur  indiquer  des  livres  à  lire,  juger  séance 
tenante  les  notes,  résumés  ou  compositions  qu'on  lui  sou- 
met »,  diriger  des  discussions  et  pratiquer  l'art  difficile  de 
l'interrogation.  Et  rappelons-le  en  passant  :  commentaires  d'un 
«  livre  de  texte  »,  «  disputes  »  et  examens,  tels  étaient  les 
procédés  ordinaires  de  l'enseignement  dans  les  Facultés  des 
Arts  des  Universités  du  Moyen  i\ge,  d'oii  notre  enseignement 
secondaire  est  sorti.  Ainsi  la  pédagogie  de  la  Nouvelle  Répu- 

I.  P.  Lacombe,  0.  c,  p.  i-C.  —  M.  Wells,  qui  vit  dans  un  pays  où  les  plus 
grands  éditeurs  d'ouvrages  scientifiques  et  scolaires  sont  des  Universités  (Gla- 
rendon  l*ress  d'Oxford,  Pilt  Press  de  Cambridge),  hasarde  l'idée  que  les  Univer- 
sités devraient  considérer  comme  un  de  leurs  principaux  oflices  la  publication  et  la 
revision  de  Manuels  normaux  à  l'usage  de  l'enseignement  secondaire.  «  Personne 
ne  s'étonne  que  l'on  consacre  20  000  à  20  000  francs  par  an  à  doter  une  chaire 
nouvelle,  mais  il  paraîtrait  encore  fantastique  à  bien  des  hommes  d'Université 
d'appliquer  pareille  somme  à  l'entretien  d'un  professeur  chargé  de  composer  et  de 
reviser  chaque  année  le  Manuel  normal  pour  l'enseignement  d'une  science...  Le 
travail  des  élèves  serait  singulièrement  plus  profitable  s'ils  avaient  ainsi  une  série 
de  lext-books  sur  tous  les  sujets,  vivant  cl  se  développant  d'année  en  année  sous  leurs 
yeux...  Plusieurs  Universités  pourraient  s'associer  pour  publier  en  commun  un 
Manuel,  dont  l'éditeur  fédéral  centraliserait  et  apprécierait  toutes  les  propositions 
pour  l'amélioration  de  Tix-uvre.  » 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    AVELLS    SUJR    L'EDUCATION  'j8'6 

blique  pourrait  se  réclamer  au  besoin  de  précédents  plus  vé- 
nérables encore  que  ceux  de  la  pédagogie  actuelle. 

Le  moment  est  venu  maintenant  d'aborder  la  question  des 
programmes.  Rien  de  plus  simple,  si  l'on  ne  perd  pas  de  vue 
le  but  à  atteindre.  L'absurdité  de  l'idéal  :  faire  que  chaque 
individu  soit  une  encyclopédie  vivante,  a  été  reconnue.  Nous 
devons  :  i"  procurer  à  l'esprit  un  training  qui  le  rompe  à 
l'abstraction,  à  la  généralisation,  à  la  critique  des  preuves, 
qui  stimule  et  discipline  l'imagination,  et  qui  développe 
l'habitude  du  travail  sincère  et  consciencieux,  pour  préparer 
et  aboutir  à  une  éducation  professionnelle  ;  2''  donner  une 
culture  générale,  c'est-à-dire  introduire  l'élève  dans  le  vaste 
cercle  d'idées  morales,  esthétiques,  etc.,  qui  forment  le 
substralum  de  la  vie  intellectuelle  et  sociale  de  la  commu- 
nauté. 

La  thèse  capitale  des  pédagogues  classiques  a  été  long- 
temps de  soutenir  que  leurs  éludes,  l'étude  des  langues  et 
littératures  de  l'antiquité  gréco-romaine,  étaient  les  seules 
capables  de  procurer  un  training  mental  de  première  qualité, 
quelles  que  fussent  les  destinations  ultérieures  des  jeunes 
gens.  Quelques-uns  en  ont  récemment  rabattu;  ils  ont  dit  : 
a  Si  nos  études  ne  sont  pas  les  seules,  ce  sont  du  moins  les 
meilleures  ».  Ils  l'ont  dit,  mais  ils  ne  l'ont  jamais  prouvé,  de 
sorte  que  bien  des  gens  ont  refusé  de  les  en  croire  sur  parole. 
Il  apparaît  maintenant,  chaque  jour  à  un  plus  grand  nombre 
d'esprits,  que  beaucoup  d'études  sont  aussi  propres  ou  plus 
propres  que  les  classiques  à  favoriser  l'éducation  intellectuelle. 
Dans  la  plupart  des  pays,  les  études  classiques  ne  sont  déjà 
plus  qu'une  des  alternatives  qui  s'offrent  à  l'enfant  au  sortir 
de  l'école  élémentaire  ;  dans  quelques-uns  le  jour  est  pro- 
chain oii  leur  droit  de  rester  au  nombre  des  grandes  disci- 
plines scolaires  sera  contesté,  mis  en  péril. 

Dans  la  République  de  M.  Wells,  il  y  aura  au  moins  trois 
Cours  d'enseignement  secondaire  à  choisir.  —  Celui  qui  aurait 
le  mieux  plu  à  M.  Wells  et  que,  par  conséquent,  M.  Wells 
estime  ce  le  plus  utile  et  le  plus  profitable  pour  la  masse  de  la 
population  mâle  »,  est  le  cours  de  Philosophie  natarelle,  où 
l'on  sera  naturellement  conduit  par  l'enseignement  de  la  phy- 
sique   dans  l'école   élémentaire.   Il    durera  de    trois  à    cinq 


-784  LA    REVUE    DE    PARIS 

années  (de  i5  k  18  ou  21  ans)  et  sera  constitué  par  a  une 
certaine  combinaison  de  mathématiques,  de  physique,  de 
chimie,  d'astronomie,  de  géographie  et  de  géologie  au  point 
de  vue  de  l'histoire  générale  de  la  terre  ».  Il  aboutira  aux 
professions  industrielles,  militaires,  navales,  scientifiques,  etc. 
Une  préfiguration  en  existe  déjà  en  Grande-Bretagne  sous  le 
nom  à'Oi-ganhed  Science  School.  —  En  second  lieu,  le  Cours 
do  Biologie,  et  Tout  de  même  que  le  concept  de  la  Conser- 
vation de  l'Energie  sera  au  centre  du  Cours  de  Philosophie 
naturelle,  celui  de  l'Evolution  organique  sera  au  centre  du' 
Cours  de  Biologie  ».  On  s'y  occupera  de  physique  et  de 
chimie  au  point  de  vue  des  rapports  de  ces  sciences 
avec  les  problèmes  biologiques.  Ce  Cours  conduira  à  la  pro- 
fession médicale,  à  l'élude  de  la  psychologie,  de  l'élevage,  de 
l'éducation,  etc.  Ce  serait  aussi  une  excellente  préparation 
aux  hautes  études  théologiques,  économiques,  politiques.  — 
Le  troisième  Cours  sera  celui  d'Histoire ,  préparatoire  aux 
travaux  littéraires  et  à  l'étude  du  droit,  de  la  philosophie, 
de  la  théologie,  de  la  politique.  —  Ajoutons  encore  le  Cours 
«  classique)}  (gréco-romain),  si  vous  voulez,  par  ménage- 
ment pour  des  préjugés  persistants  ;  et  peut-être  un  Cours  de 
Musique. 

Quant  à  la  ce  culture  générale»,  elle  aura  sa  place,  sous  des 
formes  appropriées,  dans  chacun  des  Cours  prévus.  La 
semaine  a  sept  jours  ;  on  en  emploiera  quatre  aux  études 
principales,  objet  du  Cours  choisi,  qui  «  compteront  »  pour 
les  examens  ;  il  en  restera  trois  qui  seront  réservés  à  la  récréa- 
tion et  aux  exercices  physiques,  mais  aussi  à  des  enseigne- 
ments accessoires  et  complémentaires  :  d'Histoire  dans  les 
Cours  de  Philosophie  naturelle  et  de  Biologie,  de  Philosophie 
naturelle  et  de  Biologie  dans  le  Cours  d'Histoire  et  dans  le 
Cours  classique.  Encore  ne  s'agira-t-il  pas  ici,  dans  tous  les 
cas,  d'enseignement  proprement  dit  :  c'est  ainsi  que  lire  des 
livres  dans  la  bibliothèque  du  collège,  qui  sera  très  bien  com- 
posée, prendre  part  aux  séances  d'une  Dehaliinj  Society  et 
aux  exercices  d'une  Société  dramatique  d'écoliers  ou  d'étu- 
diants, dessiner  ou  composer  pour  son  compte,  sera  considéré 
comme  l'équivalent  d'un  travail  scolaire.  La  connaissance  des 
langues  vivantes,   acquise    à  l'école   élémentaire,   sera  aussi 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    WELLS    SUR    L?ÉDUCATIOi\  786 

entretenue  dans  les  établissements  secondaires  pendant  les  jours 
réservés. 

L'enseignement  secondaire  est  intimement  rattaché,  dans  les 
pays  de  langue  anglaise,  à  l'enseignement  supérieur,  ou  plutôt 
il  le  pénètre,  pour  des  raisons  historiques  qu'il  serait  hors  de 
notre  propos  et  trop  long  d'analyser.  Les  imder graduâtes 
d'Oxford  et  de  Cambridge,  avant  le  baccalauréat  es  arts,  cor- 
respondent aux  élèves  des  lycées  et  des  gymnases  continen- 
taux. Le  «Collège»  américain,  quoiqu'il  dépende  d'une  Uni- 
versité, dont  il  est  souvent  la  partie  la  plus  vivace,  n'est  aussi 
qu'un  établissement  secondaire.  On  trouvera  avantage,  dans 
une  République  rationnelle,  à  distinguer  nettement  les  trois 
étapes  :  primaire,  jusqu'à  quatorze  ans  ;  secondaire,  jusqu'à 
vingt  ans  environ  ;  supérieur,  à  partir  de  la  vingtième  jusqu'à 
la  vingt- cinquième  année  à  peu  près. 

L'enseignement  supérieur  est  censé  maintenant,  dans  les 
pays  anglais,  le  monopole,  l'affaire  exclusive  des  Universités. 
Les  généreux  donateurs  qui  se  proposent  d'encourager  les 
études  et  les  travaux  scientifiques  font  instinctivement,  aujour- 
d'hui comme  au  temps  des  Tudor,  des  libéralités  aux  Uni- 
versités. Mais  cette  manière  de  voir,  qui,  jadis,  était  entière- 
ment justifiée,  a  cessé  d'être  à  l'abri  de  la  critique.  Il  fut  un 
âge,  en  effet,  oii  les  Universités  étaient  les  seuls  foyers  actifs 
de  pensée  et  de  science,  et  les  asiles  par  excellence  de  la 
sagesse.  Mais  des  siècles  se  sont  écoulés  depuis.  L'esprit  scien- 
tifique est  répandu  maintenant  dans  le  vaste  monde  et  fleurit 
n'importe  oij.  Les  influences  susceptibles  d'agrandir  et 
d'achever  la  structure  mentale  de  l'homme  et  de  la  femme 
sont  en  suspension  partout.  Ceux  qui,  dans  nos  sociétés  si 
fécondes  en  publications  excellentes,  tant  académiques  que 
privées,  continuent  à  identifier  l'Université  avec  la  pensée,,  la 
science,  et  même  avec  l'enseignement  supérieur  de  la  science 
ou  des  méthodes  scientifiques,  font  songer  à  un  jardinier  qui, 
ayant  créé  jadis  une  variété  de  céréale  précieuse,  promptement 
multipliée  et  bientôt  vendue  au  quintal  sur  tous  les  marchés, 
continuerait  à  offrir  confidentiellement  de  petits  paquets  de 
ses  graines  à  un  prix  très  élevé.   L'Université  ne  sera  qu'un 

i5  Février  igoS.  8 


^86  LA    REVUE    DE    PARIS 

élément  dans  l'organisation  future  de   l'enseignement  supé- 
rieur. 

M.  Wells  esquisse  très  rapidement  le  tableau  des  Univer- 
sités de  l'avenir,  que  fréquenteront  seuls  les  plus  brillants 
sujets  de  l'enseignement  secondaire.  11  se  contente  de  dire  : 
«  On  imagine  volontiers  le  troisième  degré  de  l'enseignement 
comme  un  choix  très  varié  d'études  approfondies,  écoles  spé- 
ciales de  médecine,  de  droit,  à' engineering,  de  psychologie,  de 
pédagogie,  de  science  politique,  de  science  commerciale,  de 
philosophie  et  de  théologie,  et  de  sciences  physiques.  »  Il  a, 
semble-t-il,  deux  motifs  pour  ne  pas  insister.  D'abord,  il  n'est 
pas  suffisamment  au  courant  de  ce  qui  se  passe  dans  les  Uni- 
versités d'aujourd'hui;  il  ne  sait  pas  comment  se  posent  les 
questions  qui  préoccupent,  au  sujet  de  leurs  destinées  pro- 
chaines, les»  meilleurs  d'entre  leurs  maîtres  ^  Ensuite,  il  tient 
infiniment  à  son  idée  que,  dans  la  Nouvelle  République, 
l'enseignement  supérieur  reviendra,  pour  la  plus  large  part, 
non  pas  tant  aux  Universités  qu'à  la  Pensée  diffuse  à  travers 
la  littérature  contemporaine. 

Il  n'y  a  pas  si  longtemps,  n'est-ce  pas,  que  l'on  se  repré- 
sentait le  professeur  d'enseignement  supérieur  comme  un 
homme  très  instruit,  chargé  de  communiquer  sa  science.  On 
en  est  venu  récemment  à  admettre,  qu'à  côté  du  professeur 
qui  enseigne  les  résultats  acquis,  il  y  a  place,  dans  les  Univer- 
sités, pour  le  savant  original,  celui  qui  trouve  du  nouveau.  Le 
Research  /Vo^essor  enseigne  autant,  quoique  autrement,  que  le 
Teaching  Professer,  par  son  exemple  et  par  ce  qu'il  publie. 
Admettons  de  même  qu'on  enseigne,  non  pas  seulement  en 
trouvant  du  nouveau  en  physique  et  en  chimie,  mais  en  pro- 
duisant des  idées  intéressantes,  quoiqu'elles  ne  soient  pas  de 
nature  à  procurer  une  chaire,  en  toutes  matières  esthétiques, 
sociales  et  politiques.  D'où  la  conclusion  :  l'organisation  de 
la  littérature  (livres  et  journaux),  est  un  office  de  l'Etat 
moderne,  aussi  important  que  l'organisation  de  l'enseignement 
proprement  dit,  à  tous  les  degrés. 

C'est  par  des  vues  sur  l'organisation  de  la  production  litté- 
raire et  scientifique  que  l'auteur  de  Mankind  in   the  Making 

I.  Voir,  par  exemple,  Gh.  Seignobos,  le  Bc<june  de  l'Enseignement  supérieur  des 
lettres;  mialyse  et  critique  (Paris,  A.  Colin,  igo'i). 


LES    IDÉES    DE    H  . -G  .    WELLS    SUR    L'EDUCATION  787 

ièrme  le  cercle  de  ses  spéculations  pédagogiques.  —  Le  pro- 
blème se  décompose  en  deux  :  faire  en  sorte  que  la  production 
soit  excellente,  et  assurer  aux  bons  livres  la  circulation  la 
plus  large. 

Faire  en  sorte  que  la  production  soit  excellente.  L'Etat 
peut-il  quelque  chose  à  cet  égard?  Et,  de  nos  jours  oii  il  ne 
s'en  occupe  guère,  la  production  n'est-elle  pas,  déjà,  très 
considérable?  N'y  a-t-il  pas  déjà  plus,  infiniment  plus  d'écrits 
dignes  d'être  lus  qu'on  n'en  peut  lire?  Ne  dites  pas  cela  aux 
précurseurs  de  la  Nouvelle  République,  si  vous  ne  voulez  pas 
vous  exposer  à  des  vitupérations.  Non,  non,  il  y  a  encore 
d'énormes  réserves  de  force  intellectuelle  latentes,  et  il  appar- 
tient à  la  communauté  de  fournir  aux  Shakespeare  et  aux 
Newton  qui  vivent  et  meurent  à  l'état  de  chrysalides  ignorées 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  leur  développement  complet. 
Quoi  donc?  L'éducation,  sans  doute;  mais  cela  va  de  soi. 
Quoi  de  plus  ?  Les  protéger  contre  la  pression  des  nécessités 
immédiates,  qui  étoulfent  le  génie  en  germe.  Mais  comment 
découvrir  le  génie  en  germe?  Dans  la  Nouvelle  République, 
celte  tâche  délicate  pourrait  fort  bien  être  confiée,  paraît-il, 
à  une  sorte  d'Académie  de  critiques,  élus  par  leurs  confrères 
dans  le  sein  d'une  Guilde  de  gens  de  lettres.  Ou  bien  on 
fonderait  pour  cela  des  chaires  de  critique  contemporaine, 
dont  les  titulaires  auraient  l'œil  sur  les  jeunes  gens  qui  pro- 
mettent ;  est-ce  que  cela  ne  vaudrait  pas  mieux  que  de  pré- 
bender  des  gens,  comme  on  fait,  pour  disserter  indéfiniment 
sur  les  Troubadours?  Le  talent,  une  fois  découvert,  sera  pro- 
tégé par  des  dotations  et  des  décorations.  M.  Wells  dit 
expressément  qu'il  admire,  en  France,  Finslilution  de  la 
Légion  d'honneur*  ;  s'il  ne  parle  pas  de  l'Institut,  c'est  peut- 
être  qu'il  ne  sait  pas  bien  ce  que  c'est  que  celte  <c  Guilde 
de  gens  de  lettres  )),  distributrice  de  couronnes.  Quant  à  lui, 
voici  son  système:  un  écrivain  subventionné  de  2  5ooo  francs 
par  an  pour    looooo  habitants  :  donc  4oo  écrivains  pour  la 


I.  «  Honours  and  litles  are  not  only  —  as  the  French  Légion  of  Honour  shows 
—  entirely  compatible  witli,  but  they  are  a  necessary  complément  to  the  Repiiblican 
idea.  »  (Mankind  in  the  Making,  éd.  Taùchnitz),  II,  p.  56.  Comparez  le  mot  de 
M.  Thiers  lorsqu'on  abandonna  l'usage  de  décorer  les  hommes  politiques  :  «  Il  n'v 
a  plus,  dit  M.  Thiers,  de  gouvernement  possible  ». 


788  LA    REVUE    DE    PARIS 

Grande  Bretagne  ;  les  cent  meilleurs  auront  un  traitement 
double  (5o  000  francs):  en  tout,  12  5oo  000  francs  à  payer 
par  an,  addition  insignifiante  à  ce  que  l'on  dépense  déjà  pour 
l'instruction  publique.  Mais  la  dépense  sera,  en  réalité,  beau- 
coup moins  forte,  parce  que  les  droits  d'auteur  sur  les  œuvres 
des  écrivains  subventionnés  bénéficieront  au  Trésor.  Sur  les 
4oo  il  y  aura  bien  cent  hommes  vraiment  distingués  (est-il 
besoin  de  dire  que  ce  ne  seront  pas  nécessairement  les  émar- 
geurs  a  cinquante  mille?)  pour  trois  cents  individus  habiles 
et  vulgaires,  qui,  dans  tous  les  cas,  se  seraient  tirés  d'alïaire. 
Dans  d'autres  conditions,  cescent-là  auraient  été,  pour  la  plupart, 
écrasés  dans  l'œuf;  quelques-uns  auraient  percé  tout  de  même 
dans  le  monde  tel  qu'il  est  au  commencement  du  xx^  siècle, 
mais  il  leur  aurait  fallu,  pour  obtenir  une  rémunération  con- 
venable, tirer  vingt  moutures  du  même  sac,  sous  l'aiguillon 
des  éditeurs,  ou  forcer  leur  talent.  Prélever  quelques  millions 
annuels  sur  la  fortune  publique  pour  évoquer  un  certain 
nombre  de  belles  œuvres  qui  seraient  restées  dans  les  limbes 
et  pour  dispenser  quelques  romanciers  éminents  de  publier 
vingt  romans  lorsqu'ils  n'en  avaient  qu'un  dans  le  ventre,  ce 
n'est  certes  pas  trop  cher. 

Les  choses  se  passeront  ainsi,  ou  autrement  (car  M.  Wells 
ne  se  dissimule  pas  tout  à  fait  la  cocasserie  de  son  plan); 
mais  enfin  il  faudra  bien  reconnaître  que  les  bons  littérateurs 
enseignent,  par  leurs  œuvres,  aussi  efficacement  que  des  pro- 
fesseurs d'Université,  et  que,  dès  lors,  ils  doivent  être, 
littérateurs  et  professeurs,  traités  sur  le  même  pied.  Il  est 
ridicule  que  l'Etat  prodigue  des  dotations,  au  titre  de  l'ensei- 
gnement supérieur,  à  la  métrique  latine  et  à  l'histoire  de 
vieilles  littératures  sans  valeur,  et  qu'il  se  refuse  à  rien  faire 
pour  la  littérature,  c'est-à-dire  pour  la  pensée  contempo- 
raine. 

Mais  à  quoi  bon  des  livres  sans  lecteurs  ?  11  est  désolant  de 
constater  que,  de  nos  jours,  l'immense  majorité  des  hommes 
ne  lit  pas  du  tout  ou  ne  lit  que  des  ordures.  Plus  encore  de 
voir  que  la  minorité  capable  de  s'intéresser  aux  o^^uvres  belles 
et  solides  n'est  informée  que  par  hasard  de  celles  qui  parais- 
sent sur  le  marché.  Que  d'esprits  sans  pâture  ou  réduits  à 
des  nourritures  inférieures,  faute  de  connaître   Texistence  des 


LES    IDÉES    DE    H. -G.    WELLS    SUR    L'ÉDUCATION  789 

livres  qui  leur  conviendraient  et  de  savoir  oii  les  trouver  ! 
D'autre  part,  que  d'excellents  ouvrages  dont  on  n'a  jamais 
écoulé  un  millier  d'exemplaires,  et  qui  se  flétrissent  dans 
l'ombre,  faute  d'être  tombés  sous  la  main  de  ceux  qui  les 
auraient  appréciés  I  Dans  la  société  future,  un  régime  ration- 
nel d'éducation  aura  multiplié  infiniment  le  nombre  des  lec- 
teurs intelligents  ;  encore  sera-t-il  nécessaire  de  prendre  des 
mesures  pratiques  pour  que  les  livres  soient  aisément  accessi- 
bles. Là-dessus,  M.  Wells  propose  diverses  innovations,  dont 
le  bibliographe  de  profession  attend  la  liste  avec  d'autant  plus 
de  curiosité  qu'il  connaît  mieux  l'insuffisance  des  procédés 
en  vigueur  jusqu'à  présent.  Mais  voici  une  preuve  de  plus 
que  le  système  actuel  d'informations  bibliographiques  n'est 
pas  bon  :  les  panacées  que  M.  Wells  attend  de  l'avenir  exis- 
tent déjà,  et  il  ne  le  sait  pas;  elles  ne  sont  donc  pas  souve- 
raines, puisqu'un  médecin  si  clairvoyant  n'en  a  pas  remarqué 
l'effet.  —  c<  Une  grande  organisation.de  la  Librairie,  qui 
conduirait  commodément  le  lecteur  aux  livres  dont  il  a 
besoin  est  un  de  ces  indispensables  services  publics  qu'un 
homme  d'initiative  s'enrichirait  à  rendre...  ;  il  nous  faudrait 
un  catalogue  collectif  de  tous  les  livres  en  vente  chez  les  édi- 
teurs anglais.  »  Mais  l'énorme  Référence  Catalogue  of  current 
literatiire  de  J.  Whitaker  existe;  il  ne  laisse  rien  à  désirer; 
il  est  à  jour  (1902)  :  a-t-il  enrichi  Whitaker?  —  Les  biblio- 
thèques publiques  sont  d'inestimables  auxiliaires  de  l'éduca- 
tion à  tous  les  degrés.  La  forme  qu'ont  prise  les  libéralités 
colossales  de  M.  Andrew  Carnegie  prouve  assez  que  l'on  tend 
à  s'en  rendre  compte  dans  le  monde  anglo-américain.  Or,  dit 
M.  Wells,  les  bibliothèques  ne  sauraient  produire  tout  le  bien 
que  l'on  s'en  promet  que  si  chacune  d'elles  est  munie,  non 
seulement  de  catalogues,  mais  de  guides  (j'eading  lists,  a  listes 
de  livres  à  lire  »),  de  nature  à  diriger  les  lecteurs  inexpéri- 
mentés ,  qui  contiendraient  l'indication  sommaire ,  mais 
critique,  des  ouvrages  à  consulter  sur  tous  les  sujets  impor- 
tants. Il  a  déjà  été  publié  en  Angleterre,  et  surtout  en  Amé- 
rique, M.  Wells  ne  l'ignore  pas,  un  grand  nombre  de  pareils 
ce  guides  »  ;  et  la  puissante  American  Library  Association  a 
pris  en  main  d'assez  vastes  entreprises  de  ce  genre.  Mais 
M.  Wells  sait-il  ce  que  valent  la  plupart  de  ces  reading  lists? 


790  LA    REVUE    DE    PARIS 

qu'il  existe  un  arsenal  d'instruments  bibliographiques,  dé- 
licats, perfectionnés,  très  supérieurs,  en  théorie  comme  en 
fait,  à  ces  outils  de  pacotille?  et  que  c'est  tout  un  art,  encore 
peu  répandu,  de  s'en  servir  correctement?  Le  ce  problème 
bibliographique  »,  en  vérité  si  grave  et  si  pressant,  que 
tant  de  bonnes  volontés  éclairées  se  sont  employées  à  sim- 
plifier, ne  sera  pas  résolu  par  les  expédients  candides  qui  se 
présentent  à  l'esprit  du  premier  amateur  venu. 

Pour  conclure,  il  serait  facile  de  s'amuser  aux  dépens  d'un 
réformateur  dont  l'érudition  est  courte  et  l'imagination  sou- 
vent bizarre  ;  qui,  comme  M.  Josse,  étale  naïvement  ses 
préoccupations  professionnelles;  et  qui,  par-dessus  le  marché, 
se  donne  à  nos  yeux  le  ridicule  d'envier  les  institutions  fran- 
çaises par  bien  des  cotés  où  nous  les  savons  imparfaites. 
Mais  mieux  vaut  faire  son  profit  des  savoureuses  remarques 
critiques  et  des  idées  que  le  Prophète  moderne  lance  à  la 
volée  autour  de  lui.  Au  cours  de  sa  revue  rapide  des  grands 
problèmes  généraux  de  l'Education,  il  a  planté,  pour  ainsi 
dire ,  une  série  de  clous  commodes  où  accrocher  nos 
réflexions  :  c'est  la  principale  obligation  qu'on  lui  a.  Acces- 
soirement, nous  lui  en  avons  une  autre,  dans  ce  pays-ci.  Une 
mode  s'est  déclarée,  depuis  quelques  années,  en  France, 
qui  tend  à  porter  aux  nues  l'éducation  anglaise,  école  de 
moralité,  école  de  liberté,  école  de  virilité,  d'énergie  et  de 
volonté.  Contre  les  exagérations  de  cette  mode  les  livres  de 
l'anglais  Wells,  écrits  dans  un  esprit  tout  à  fait  sympathique 
à  notre  tempérament  national,  sont  le  remède  spécifique. 


CH.-V.     LANGLOIS 


EN  FRANCHE-COMTE 


Juin  igoS. 

Le  Temps  d'hier  parlait  de  neige  à  Remiremont.  Je  pren- 
drai quand  même,  ce  soir,  le  rapide  qui  me  déposera  à  minuit 
en  gare  de  Vesoul,  dans  cette  région  de  l'Est  oh  même  à  la 
mi-juin,  paraît-il,  le  froid  sévit  comme  en  hiver.  J'ai  vu  les 
Vosges,  la  Lorraine,  l'Alsace,  le  Dauphiné  :  je  tiens  mainte- 
nant à  parcourir  la  Franche-Comte.  Cette  fois,  je  m'en  vais 
du  côté  de  la  Suisse,  vers  une  frontière  que  je  franchirai  sans 
appréhension  :  j'en  suis  tout  joyeux.  Je  me  rappelle  si  bien  la 
sensation  étrange  qui  m'a  enveloppé  lorsque,  sur  la  frontière 
du  Luxembourg,  je  m'égarai  au  delà  de  la  zone  oh.  l'on  ne 
peut  demander  du  jambon  sans  se  servir  du  mot  schinken;  et, 
plus  tard,  dans  les  Hautes-Vosges  oli  je  zigzaguai  pendant 
vingt  jours,  entre  le  Donon  et  le  ballon  d'Alsace,  je  ressentais 
toujours  le  même  serrement  de  cœur,  et  je  regardais  instinc- 
tivement des  deux  côtés  de  la  route,  sous  les  sapins,  comme 
un  enfant  qui  a  peur.  Comment  expliquer  qu'un  homme  né 
et  élevé  hors  de  France  éprouve  une  telle  émotion  à  quitter 
la  terre  française? 

Deux  raisons  m'attirent  dans  cette  Franche-Comté.  La 
première,  c'est  le  reproche  continuel  de  ma  carte,  qui  me 
montre  trois  cents  kilomètres  de  pays  français  que  je  n'ai 
jamais  parcourus.  La  seconde  est  plus  forte.  C'est  presque,  si 
je  ne  me  trompe,  un   sentiment  de  pitié.  Aucun  sol  ne  me 


"JQa  LA    IIEVLE    DE    PARIS 

semble  aussi  usé  par  rinvasion.  Même  la  poussière  des  champs 
a  dû  perdre  son  caractère  primitif.  Quelles  rancunes  ataviques 
et  quelles  tenaces  ambitions ,  quelles  méfiances  héréditaires 
et  quels  rêves  de  libération ,  quels  longs  espoirs  déçus  et 
toujours  vivaces  ont  dû  se  mêler  pour  former  le  caractère  franc- 
comtois?  Les  mers  de  glace  qui,  jadis,  aux  jours  préhisto- 
riques, passaient  par-dessus  les  cols  du  Jura  pour  creuser 
et  arrondir  les  parties  occidentales  du  massif,  ne  furent  que 
l'avant-garde  des  envahisseurs  de  toute  espèce  qui,  tout  au  long 
de  l'histoire  humaine,  vinrent  de  l'est  pour  fouler  ce  pays, 
depuis  les  troupes  d'Arioviste  jusqu'aux  armées  de  Bismarck. 
Je  cherche  partout  dans  l'histoire  sans  trouver  peut-être 
une  marche-frontière  si  impitoyablement  exposée  à  l'invasion. 
Les  plantes  humaines  qui  ont  survécu  à  cet  effort  du  temps 
pour  les  déraciner,  doivent  être  singulièrement  hardies.  Des 
âmes  rabougries,  peut-être,  mais  solides,  ou  encore  des  êtres 
vraiment  supérieurs,  une  élite  d'hommes  trempés  comme 
l'acier,  prêts  à  tout,  capables  de  tout. 

Vesoul. 

Cette  première  étape,  si  elle  ne  confirme  pas  mes  réflexions 
d'hier  soir,  n'offre  cependant  rien  qui  les  contredise,  \esoul 
ne  donne  pas  l'impression  d'une  vieille  ville  :  elle  est  bien 
bâtie,  solidement  assise;  ses  maisons  de  pierre  grise  sont  fer- 
mement plantées  ;  mais  on  cherche  en  vain  un  monument  qui 
parle  du  grand  passé.  11  n'y  a  pas  non  plus  de  ruelles  sales 
et  pittoresques,  aux  pignons  ou  portes  sculptés.  Cette  très 
petite  ville  semble  mener  une  saine  et  paisible  vie,  une  vie 
bourgeoise,  une  vie  moderne,  sans  attaches  avec  les  siècles 
vraiment  franc-comtois,  je  veux  dire  avec  l'époque  antérieure 
aux  campagnes  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV.  Vesoul  est  bien 
française.  Elle  ne  semble  pas  dater  de  plus  loin  que  la  porte 
même  qui  a  été  élevée  à  l'entrée  de  la  rue  Saint-Martin, 
à  Paris,  pour  commémorer  la  défaite  de  la  vieille  Franche- 
Comté. 

Vers  Délie  et  vers  les  Franchis  Montagnes. 

De  Bel  fort,  le  train  monte  doucement.  Un  splendide  pan 
de  mur  des  ^  osges  arrête  la  vue  à  gauche.  Tout  autour  de 


EN    FRANCHE-COMTÉ  798 

nous,  des  prairies  détrempées.  Surélevé  comme  les  chaussées 
de  Brunehaut.  miroite,  interminable,  le  canal  qui  relie  le 
Rhône  et  le  Rhin.  C'est  un  paisible  pays.  A  Morvillars.  les 
châteaux  somptueux  des  seigneurs  usiniers  étonnent,  parmi  ces 
champs.  A  partir  de  Délie,  le  long  de  l'Allaine,  on  entre  dans 
les  collines.  Les  femmes  retournent  et  secouent  le  foin  dans 
les  prairies.  Après  la  tempête  de  grêle  d'hier,  elles  profitent 
d'une  éclaircie  de  soleil.  Par  un  défilé,  nous  débouchons  dans 
le  bassin  de  Porrentruy.  La  douane  suisse  immobilise  le  train, 
une  demi-heure.  Je  cherche  à  voir  le  château  qui  s'élève  à 
pic  sur  la  ville,  en  face  de  hautes  sapinières.  Ce  fut  un  refuge 
charmant  pour  les  princes-évêques  chassés  de  Baie  par  la 
Réforme.  En  lui-même,  le  site  est  des  plus  agréables.  Ce  matin, 
un  grand  aigle  plane  et  tournoie  autour  du  château;  les  courbes 
de  son  vol  sont  comme  les  griffonnages  d'un  bon  artiste  sur 
la  bordure  d'une  eau-forte. 

De  plus  en  plus  nombreuses,  les  faneuses  peuplent  les 
champs.  La  chaîne  du  mont  Terrible  semble  barrer  la  route. 
Nous  la  perçons  en  droit-fil.  quittant  les  prairies  àCourgenay 
pour  pénétrer  sous  un  tunnel  d'environ  trois  mille  mètres.  La 
sortie  est  une  surprise.  On  se  trouve  dans  un  clos  du  Doubs, 
haut  perché  sur  une  pente  de  la  montagne,  au-dessus  d'un 
tout  petit  pays,  Sainte-Ursanne,  fondé  jadis  par  un  disciple 
du  grand  saint  des  Vosges,  Colomban.  Le  Doubs  serpenteau 
fond  de  ce  couloir.  Vu  d'en  haut,  il  a  la  couleur  de  l'œil-de- 
chat.  Au  sortir  de  ce  mystérieux  cloître  oii  se  recueille  un 
instant  la  rivière,  on  se  trouve  encore  en  pleins  champs,  dans 
le  large  bassin  de  Glovelier.  Mais  ce  nouveau  paysage  est  si 
banal  qu'on  se  demande  si  l'on  ne  vient  pas  de  faire  un  rêve 
romantique. 

Je  suis  venu  ici  pour  pénétrer  en  une  des  cluses  de  ce  Jura 
bernois  dont  on  dit  merveille.  Déjà,  à  travers  champs,  on 
soupçonne  l'entrée  des  gorges.  A  pied,  sous  un  ciel  menaçant, 
je  me  dirige  vers  ce  portail.  J'y  entre  avec  une  désillusion 
anticipée.  C'est  que  je  porte  en  moi  l'obsédant  souvenir  du 
défilé  du  Lys  et  de  la  haute  vallée  de  l'Aude.  Il  est  peut-être 
dangereux  d'avoir  accumulé  trop  de  sensations...  Jusqu'à 
Undervelier,  par  la  cluse  de  la  Sorne,  ce  souvenir  gâte  mon 
bonheur.    Pourtant  les  rochers  sont  bien  beaux,  majestueux 


79^  LA    REVUE    DE    PARIS 

même,  et  le  village  d'Undervelier,  dont  les  maisons  trapues 
sont  semées  comme  au  hasard  au  bord  de  la  Sorne,  autour 
d'une  petite  église,  au  centre  d'un  cercle  de  montagnes 
tapissées  de  sapins,  est  le  type  du  village  suisse  ;  tout  me 
transporte  bien  loin  des  impressions  que  j'ai  ressenties  hier  à 
Vesoul.. .  Subitement,  tout  change  ;  nous  entrons  dans  la  galerie 
du  Pichoux.  Si  le  souvenir  du  défilé  du  Lys  subsiste  encore, 
ce  n'est  plus  pour  troubler  mon  plaisir  devant  la  beauté  gran- 
diose de  cet  âpre  paysage. 

A  mesure  qu'on  monte  a  coté  du  fleuve  qui  cascade  le  long 
de  la  route,  les  murailles  majestueuses  se  rapprochent.  Plon- 
geant des  hauts  sommets  crénelés  ou  sortant  des  fissures 
de  la  paroi,  des  filets  d'eau  ou  des  torrents  descendent  à  tra- 
vers une  végétation  luxuriante,  et  cascadent  vers  la  rivière. 
En  contraste  avec  les  parois  dénudées,  déchiquetées,  terribles 
de  la  vallée  de  l'Aude,  la  sauvagerie  de  ces  hauteurs  juras- 
siennes est  comme  dissimulée  sous  une  verdure  avenante, 
qui  exhale  de  la  fraîcheur  et  des  parfums  fleuris.  En  haut,  sous 
le  tunnel  du  Pichoux  oii  je  m'abrite  de  la  pluie,  je  cause 
pendant  quelques  instants  avec  un  cantonnier  :  je  le  féhcite 
du  bonheur  de  vivre  dans  un  séjour  aussi  pittoresque  ;  il  me 
répond  ce  que  nos  grands-pères,  méconnaissant  le  gothique 
et  les  sauvages  beautés,  eussent  répondu  devant  quelque  cathé- 
drale :  ((  Ah  !  vous  croyez  que  la  vie  est  heureuse,  ici  !  J'ai 
assez  de  vivre  en  sauvage.  Je  veux  voir  du  monde,  je  veux 
clrre  dans  une  vallée.  » 

Pour  redescendre,  je  hèle  la  diligence  qui  trottine.  Un  des 
passagers  de  la  voiture  me  parle  des  richesses  forestières  de 
cette  haute  cluse  encore  inexploitée  :  il  me  dit  qu'avant  peu 
le  chemin  de  fer  aura  fait  communiquer  (Jlovelier  et  Under- 
velier.  Je  n'ai  jamais  pu  supporter  le  snobisme  d'une  fausse 
esthétique  qui  proteste  contre  l'arrivée  de  la  vapeur  ou  de 
l'électricité  dans  des  endroits  sacrés  par  des  souvenirs  ou  illu- 
minés par  la  beauté.  Les  Vaux-de-Gernay  ne  seront  pas  moins 
virgiliens  quand  ils  seront  traversés  par  un  tramway  électrique, 
ni  Vaucluse,  ni  les  gorges  du  Pichoux  moins  poétiques  ou 
moins  admirables  quand  je  pourrai  les  atteindre  en  Avagon.  Je 
n'ai  visité  Sparte  à  cheval  que  faute  de  chemin  de  fer.  Le 
domaine  de  la  beauté  s'agrandit  en  même  temps  que  s'élargit 


EN    FRANCHE-COMTÉ  "JoB 

le  cliamp  de  nos  sensations,  et  l'esprit  réfléchi  découvre,  dans 
le  jeu  des  forces  naturelles  luttant  contre  l'énergie  de  l'homme, 
des  harmonies  de  plus  en  plus  neuves. 

Montbéliard. 

Une  odeur  délicieuse  de  foin  coupé  me  saisit  à  la  sortie 
de  la  gare.  L'air  nocturne  est  saturé  de  ce  parfum.  Les  prés 
doivent  nous  enserrer. 

Le  lendemain,  je  grimpe  sur  la  colline,  près  de  l'église,  pour 
m'orienter.  Montbéliard  est  un  petit  coin  de  Suisse  allemande, 
devenue  française.  La  ville  étend  à  mes  pieds  ses  toits  rouges, 
autour  de  la  masse  informe  du  vieux  château  des  AVurtem- 
berg.  Comment  cette  ville  est  devenue  française,  c'est  une 
histoire  réjouissante,  que  l'on  peut  lire  dans  les  pages  spiri- 
tuelles de  M.  Pierre  de  Ségur.  J'ai  relu  ce  livre,  Le  maréchal 
de  Luxembourg  et  le  prince  d'Orange,  Ik-haut,  sur  la  colline, 
à  l'ombre  d'un  arbre.  Château,  ville  et  duc  furent  pris  littéra- 
lement par  un  assaut  de  compliments.  C'est  un  épisode  bur- 
lesque, à  la  Cyrano  de  Bergerac,  et  qui  justifierait  presque  le 
mot  du  maire  de  Gray  présentant  les  clefs  de  sa  ville  à 
Louis  XIV,  après  la  chute  du  fort  de  Joux:  ce  Sire,  votre 
conquête  serait  plus  glorieuse,  si  elle  vous  eût  été  disputée.  » 

Bussy-Rabutin  a  formulé  un  jugement  sur  les  deux  cam- 
pagnes de  la  Franche-Comté  qui  est  assez  curieux,  et,  je  crois, 
peu  connu.  Dans  une  lettre  à  mademoiselle  de  Scudéry,  du 
27  juin  1674,  il  dit  : 

Il  est  bien  juste  que  le  Roi  se  délasse  de  toutes  ses  fatigues;  il  en 
a  eu  assez  pour  prendre  du  repos.  Ceux  qui  n'approfondissent  pas 
les  choses  croyent  que  la  campagne  du  Comté  de  iGGS  est  la  plus 
grande  action  du  monde,  parce  qu'elle  fut  faite  en  huit  jours.  Cepen- 
dant il  n'y  a  pas  de  comparaison  entre  la  gloire  que  mérita  le  Roi  à 
cette  fois  et  celle  qu'il  vient  d'acquérir.  Les  ennemis  furent  surpris  la 
première  et  ne  se  défendirent  pas  et  ils  viennent  de  faire  une  grande 
résistance  parce  qu'ils  étoient  préparés. 

Je  soupçonne  ce  courtisan  exilé,  qui  ne  perdait  jamais 
l'occasion  de  se  rappeler  aux  bonnes  grâces  du  Roi,  d'avoir 
rédigé  ce  jugement  dans  l'espoir  que  sa  lettre  serait  mise 
sous  les  yeux  du  maître.  Un  Franc- Comtois,  patriote  et  érudit, 


796  LA    REVUE    DE    PARIS 

M.  Tripard,  dans  sa  Notice  sur  la  ville  et  les  communes  du 
canton  de  Satins^  ne  partage  point  cet  enthousiasme  et  même 
se  laisse  aller  à  des  protestations  indignées  contre  l'inscription 
de  la  Porte  Saint-Martin:  Ludovico  Magno,  Sequanis  bis  frac  tis 
et  victis,  ù  Louis  le  Grand,  sur  les  Francs-Comtois  deux  fois  bri- 
sés et  vaincus.  M.  Tripard  est  sans  doute  aussi  Français  que 
n'importe  quel  habitant  de  l'Ile-de-France.  Qu'il  y  ait  cepen- 
dant un  je  ne  sais  quoi  de  différent  dans  l'âme  de  ces  pro- 
vinces de  l'est,  on  le  voit  par  ce  fait  qu'en  ces  pays  frontières 
s'expriment  quelquefois  des  regrets  qui  jamais  ne  se  montrent 
dans  les  régions  du  centre.  M.  ïripart  nous  en  donne  un 
échantillon  caractéristique  dans  la  page  que  voici  : 

Depuis  plus  de  deux  cents  ans  [sous  la  domination  espagnole],  nos 
ancêtres  jouissaient,  avec  la  pleine  satisfaction  que  procure  tout  bien 
légitimement  acquis,  d'un  état  social  si  merveilleusement  approprié 
à  tes  montagnes  !  Hélas  !  la  conquête  \a  emporter  ce  bien-être  lon- 
guement amassé.  Le  produit  d'efforts  séculaires  Na  sombrer  dans 
l'annexion  au  royaume  voisin...  La  nation  des  Franks,  qui  a  com- 
mencé comme  les  Bourguignons,  plus  de  cinq  cents  ans  avant  toi,  va 
désormais  absorber  et  tes  enfants  avec  leurs  coutumes,  et  tes  fran- 
chises. Cette  grande  nation  pourra  bien  lier  tes  destinées  à  un  avenir 
plus  brillant,  mais  tu  n'y  prendras  qu'une  part  effacée  !  D'ailleurs, 
cette  nouvelle  patrie,  si  elle  laisse  ton  sol  à  tes  enfants,  voudra  qu'ils 
oublient  tout  à  la  fois  ton  passé,  les  joies  et  les  douleurs  mises  si 
longtemps  en  commun.  Ne  sera-ce  pas  leur  enlever  l'une  des  meil- 
leures parts  de  ce  qui  constitue  vraiment  la  patrie? 

Mais  voici  le  château  des  AVurtemberg.  Der  Brocken  ist  ein 
deutscher,  le  Brocken  est  bien  allemand,  disait  Heine  dans  les 
Reisebilder.  Il  est  plus  allemand,  plus  lourdaud  encore,  ce  châ- 
teau de  Montbéliard  :  excellente  coquille  pour  le  duc  Georges 
de  Wurtemberg,  personnage  «  roide,  gauche,  et  gourmé  », 
un  sot,  pour  tout  dire. 

A  l'arrivée  des  Français,  il  descendit  saluer  son  cousin 
Luxembourg,  et  il  l'arrêta  devant  le  pont-levis  pour  causer 
avec  lui  de  ses  intentions.  Tout  en  faisant  des  grâces,  et  avec 
une  profusion  de  beaux  gestes,  le  maréchal  de  Luxembourg 
faisait  élégamment  reculer  Wurtemberg  jusqu'au  seuil  du 
château,  et  il  l'accompagnait,  causant  toujours,  suivi  par 
quatre   compagnies  de  grenadiers,  qui  battaient  aux  champs 


EN    FRANCHE-COMTE  «jgy 

pour  rendre  les  honneurs  à  un  aussi  puissant  souverain. 
M.  de  Montbéliard  comprit  trop  tard  qu'il  était  dupe...  C'est 
en  présence  du  plus  bonasse  des  châteaux  féodaux  qu'il 
faut  relire  cet  épisode  d^un  comique  si  français. 

Montbéliard  ne  valait  pas  un  effort  plus  sérieux;  comme 
place-frontière,  elle  avait  cependant  sa  valeur.  Aujourd'hui, 
les  rues,  pressées  les  unes  contre  les  autres,  décrivent  des 
cercles  autour  du  laid  château  transformé  en  caserne.  Je  me 
sens  ici  hors  de  France.  Et  vraiment,  l'on  est  en  dehors  du 
rayonnement  de  la  monarchie  parisienne,  et  la  vie  de  cette 
petite  forteresse,  si  peu  liée  à  l'évolution  de  la  nationalité 
française,  manque  de  grand  intérêt  historique.  Dans  l'histoire 
de  la  pensée,  cependant,  Montbéliard  brille  d'une  lumière 
claire  et  sèche.  Plus  que  Vézelay,  sa  ville  natale,  Montbéliard 
est  le  nom  qui  se  lève  dans  la  mémoire  lorsqu'on  pense 
à  Théodore  de  Bèze  et  au  colloque  fameux  qui  se  tint  ici. 
Bèze  et  Montbéliard  sont  presque  synonymes.  Vous  pouvez 
joindre  à  ce  nom  celui  de  Cuvier  et  associer  à  l'odeur  du  foin 
le  souvenir  de  l'âme  rustique  du  duc  Georges  de  Wurtemberg. 

Mandeure. 

Tout  un  long  après-midi  de  lumière  bleue  et  dorée,  je  reste 
étendu  sur  l'herbe,  à  l'ombre  d'un  acacia,  contre  la  chapelle 
qui  domine  les  vestiges  de  la  ville  romaine  à' Epomanduo- 
durum.  Je  viens  de  grimper  parmi  les  ronces,  les  églantiers, 
les  noisetiers  et  les  buis  qui  voilent  et  étouffent  les  portes,  les 
murs,  les  voûtes,  les  gradins  du  théâtre  de  cette  ancienne 
capitale  des  Séquanes  latinisés.  C'est  un  voyage  qui  n'est  pas 
tout  à  fait  sans  péril. 

Vu  de  loin,  à  travers  champs,  ce  petit  promontoire,  sur- 
monté d'une  chapelle  et  entouré  par  le  Doubs,  semble  pro- 
mettre peu  de  chose,  mais,  de  plus  près,  la  ville  antique  se 
dessine,  et,  dès  que  vous  avez  pénétré  dans  cet  amas  de  pierres 
enfouies,  vous  vous  étonnez  de  l'étendue  et  de  la  variété  de  ces 
ruines  vraiment  poétiques.  La  végétation  a  tout  envahi;  on 
poursuit  le  chemin  douteux,  sur  la  pente  de  la  colline,  le  long 
de  trous  béants,  ou  sur  des  pans  de  murs  qui  chancellent. 
Sauf  une  seule  porte  et  le  théâtre,  tout  dessin  d'architecture 


798  LA    REVUE    DE    PARIS 

a  disparu.  C'est  un  dédale  interminable  qui  rend  désespérante 
la  recherche  d'un  abri.  Exténué  de  fatigue,  brûlé  par  le  soleil, 
vous  désirez  un  peu  d'ombre  où  méditer  sur  les  cartes  du  pays 
et  sur  le  rôle  stratégique  de  cette  place.  On  est  ici  à  peu  près 
à  mi-chemin  du  parcours  du  Doubs.  Le  ileuve,  que  j'ai  vu 
hier  encaissé  entre  les  parois  du  mont  Terrible,  coule  ici 
large  et  un  peu  langoureux,  au  milieu  d'un  paysage  immense, 
dans  un  pays  fertile  et  de  proportions  élégantes,  oii  de  petits 
villages  occupent  l'ancienne  zone  militaire  de  celte  forteresse 
.latine.  Les  ruines  à'Epomandiiodarum  couvrent  tout  l'éperon 
du  promontoire  qui  coupe  en  deux  le  vaste  amphithéâtre  formé 
par  la  courbe  du  Doubs. 

Celte  ville  se  révèle  alors  subitement  comme  un  poste- 
frontière  de  Rome,  un  peu  dissimulé  à  l'écart  de  la  route 
naturelle  qui,  sortant  de  la  vallée  du  Rhône,  filait  en  remon- 
tant le  Doubs,  par  la  trouée  de  Belfort,  jusque  dans  la  vallée 
du  Rhin.  En  face  du  point  où  je  me  suis  installé  pour  prendre 
ces  noies,  de  l'autre  côté  de  la  montagne  qui  forme  le  mur  de 
ce  bassin  au  nord,  passe  la  longue  voie  commerciale  mo- 
derne, le  canal  du  Rhône  au  Rhin,  dont  le  tracé  confirme 
le  coup  d'œil  topologique  des  Romains.  La  distance  à  vol 
d'oiseau,  d'ici  à  Voujeaucourt,  —  oi^i,  après  avoir  décrit  une 
grande  courbe,  le  Doubs  supérieur  boude  définitivement  le 
Jura  bernois  et  se  nationalise  Français  —  n'est  que  d'environ 
trois  kilomètres,  mais  un  bateau  mettrait  un  jour  entier  pour 
descendre  à' Epomanduodm'um  jusqu'à  Voujeaucourt. 

En  aval  de  ces  ruines  de  Mandeure,  le  Doubs  inférieur 
descend,  indécis,  douteux  :  il  trace  cependant  à  tous  les  gens 
de  la  montagne  une  route  facile  vers  le  Lyonnais.  Ce  fleuve 
fut  pour  les  Romains,  qui  le  remontaient,  la  voie  de  pénétra- 
tion vers  les  montagnes.  Une  légion,  sortant  de  la  sécurité  de 
Besançon,  était  encore  en  sûreté  à  Epomaiiduodarum.  Plus 
haut,  le  Doubs  mène  par  une  faille  jusqu'à  Saint-IIippolyle, 
repaire  redoutable  pour  une  guerre  de  guérillas.  Les  mon- 
tagnes de  Lomont  et  tous  ces  chaînons  que,  du  haut  de  ma 
terrasse,  je  vois  là-bas,  dans  le  sud-ouest,  pouvaient  cacher 
bien  des  périls.  11  n'aurait  pas  été  prudent  de  pousser  en 
droite  ligne  à  travers  le  massif,  vers  les  lacs  de  Neuchâtel  et 
de  Bienne.  Ici  même,  il  fallait  être  toujours  sur  le  qui-vive. 


EN    FRANCHE-COMTÉ  "JOg 

Mais  le  bassin  est  si  spacieux  et  l'emplacement  de  la  ville  si 
bien  choisi,  commandant  de  haut  les  dernières  vallées  ouvertes 
vers  la  barbarie,  que  l'on  comprend  sans  peine  comment  le 
légionnaire  de  Rome  put  installer  la  vie  méridionale,  la  vie 
pacifique,  la  vie  urbaine...  Rome  ayant  refoulé  les  Germains 
jusqu'aux:  montagnes  et  planté  sur  ce  coteau  l'une  de  ses 
bornes,  ce  ne  fut  que  pour  un  temps.  Les  Burgondes  revinrent, 
et  ces  ruines^  qui  jonchent  le  sol,  sont  les  débris  mélanco- 
liques de  ce  qu'ils  ont  laissé  derrière  eux. 

On  craint  presque  d'y  pénétrer;  les  lézards,  les  crapauds  et 
les  serpents  fuient  sous  les  pas.  Mais  l'alouette,  la  vieille  et  tou- 
jours jeune  alouette  des  légions  gauloises,  la  même  alouette 
qui  m'attendait  à  Dalheim  dans  un  autre  camp  romain,  monte 
en  bondissant  vers  le  soleil,  et  jette  son  cri  de  ralliement  sur 
les  ruines  abandonnées  de  cette  ville  gallo-romaine. 

Vers  Besançon. 

Dans  le  train,  je  feuillette  les  pages  fades  et  vieillottes, 
qu'écrivit  sur  la  Franche-Comté  l'Ermite  de  la  Chaussée 
d'Antin;  c'est  du  café  suisse  à  la  vanille.  Combien  plus  savou- 
reux est  ce  bon  Xavier  Marmier:  ses  souvenirs  ont  de  la  subs- 
tance et  un  goût  de  terroir  qui  rappelle  les  solides  et  honnêtes 
fromages  de  ces  montagnes.  J'en  suis  au  passage  ovi  il  est 
question  des  Grandvaliers  et  de  leurs  aventures  dans  les  bagages 
de  la  Grande-Armée,  lorsque,  tout  à  coup,  au  sortir  d'un  pont, 
un  choc  épouvantable  arrête  notre  wagon  fiché  dans  le  sol. 
mais  périlleusement  penché  au  bord  d'un  talus.  Je  me  préci- 
pite :  toute  l'avant-partie  du  train  a  roulé  au  bas  du  remblai  ou 
reste  accrochée  aux  arbres,  sauf  les  deux  machines  qui  sont 
demeurées  sur  la  voie.  Mon  wagon,  celui  qui  précède  et  les  deux 
fourgons  de  queue  ont  [quitté  les  rails,  mais  restent  enfoncés 
dans  les  traverses  du  pont  et  dans  le  ballast.  Le  fourgon 
d'avant  et  le  wagon -poste  sont  en  miettes.  Par  les  portières 
et  les  fenêtres  des  voitures  de  troisième  classe,  qui  ont  roulé 
jusqu'en  bas,  sortent  épouvantés,  haletants,  des  hommes,  des 
femmes,  des  enfants  qui.  chose  invraisemblable,  n'ont  eu  aucun 
mal.  Tout  le  monde  se  précipite  au  secours  des  victimes.  On 
relève  le  chef  de  train  et  le  postier  grièvement  blessés  ;  on  les 


800  LA    REVUE    DE    PARIS 

transporte  sous  une  pluie  battante,  parmi  des  rails  tordus 
comme  des  brins  de  paille.  Il  y  a  quelque  chose  d'humoris- 
tique, malgré  l'horreur  du  moment,  dans  cet  aspect  si  inat- 
tendu des  choses.  Un  train  de  bonne  compagnie,  un  honnête 
train,  régulièrement  monté  sur  sa  ligne,  n'a  pas  plus  le  droit, 
semble-t-il,  de  déserter  sa  voie  qu'un  homme  distingué  de 
prendre  un  faux  nez  pour  faire  le  fou.  En  pareil  cas,  tous  les 
deux  vont  au  ridicule. 

Tandis  que  tous  les  voyageurs  s'agitent  sur  place,  arrivent, 
sortis  on  ne  sait  d'oij,  des  paysans  en  grand  nombre.  Mais, 
dans  cette  foule,  il  n'y  a  pas  quatre  personnes  capables  de 
prendre  une  décision  :  on  sort  enfin  une  bicyclette  du  fourgon 
de  queue  et  un  homme  se  met  en  route  pour  Tiranne,  tandis 
qu'un  autre  part  k  pied  à  Baume-les-Dames.  Deux  heures 
s'écoulent  avant  l'arrivée  des  secours.  Enfin,  la  locomotive  et 
le  fourgon  d'un  train  express  de  Besancon,  qui  s'était  trouvé 
bloqué  à  la  gare  voisine,  arrivent,  amenant  un  curé.  Nous 
transportons  dans  le  fourgon  le  chef  de  train  blessé.  Le  curé 
insiste  pour  qu'on  le  conduise  chez  lui,  à  Hyèvre-Paroisse. 
Quelques-uns  de  nous  le  portent  donc  à  la  cure. 

Tous  ces  incidents  m'olTraient,  comme  en  une  expérience  de 
laboratoire,  quelques  justifications  des  impressions  que  j'avais 
déjà  amassées  pendant  mon  séjour  en  ce  pays.  Il  m'avait  sem- 
blé distinguer  en  cette  Comté  deux  types  d'hommes  bien  difle- 
rents.  L'un  mou,  de  langage  traînard,  de  caractère  apathique; 
l'autre  actif,  d'intelligence  vive,  presque  dauphinoise,  de  parole 
scandée  et  alerte,  très  accessible  à  la  gaieté,  et  d'un  bon  sens 
sincère,  que  la  clarté  de  ses  yeux  bleus  souligne  encore.  Ici, 
le  premier  type  m'était  fourni  par  l'aiguilleur,  à  qui  l'on 
reprochait  de  n'avoir  pas  couvert  la  voie  et  qui  répondait  : 
«  Ça  se  peut  ».  Le  second  était  très  nettement  personnifié  par 
un  tout  jeune  homme,  accouru  d'un  village  voisin  et  qui  orga- 
nisa les  secours.  Il  montra  là  tant  d'initiative  et  d'énergie  que 
j'eus  envie  de  savoir  qui  il  était.  Il  s'appelait  monsieur  R.  : 
orphelin  au  sortir  de  l'université,  il  venait  d'être  nommé 
résident  dans  une  des  colonies  françaises  d'Afrique;  il  fera 
plus  tard  parler  de  lui. 

Dans  le  village  d'IIyèvre,  je  trouve  une  voiture  qui  me 
conduit  vers  Baume-les-Dames.  La  vallée  est  superbe  ;  le  Doubs 


EN    FRANCHE-COMTÉ  8oi 

s'est  fait  une  roule  serpentant  à  travers  de  hautes  falaises 
stratifiées,  qui  ferment  et  ouvrent  leurs  demi-cercles  chan- 
geants, jusqu'à  Baume,  en  prenant  des  formes  étranges  et 
belles,  comme,  par  exemple,  le  colossal  fauteuil  de  (Jargantua 
oii  il  semble  vraiment  que  quelque  Tilan  philosophe  doive 
parfois  s'asseoir  pour  contempler  le  spectacle  de  la  vallée. 

Il  me  tardait  de  visiter  Baume-les-Dames,  —  lieu  de  nais- 
sance de  cet  intelligent  abbé  Coyer,  qui  m'a  toujours  semblé 
un  des  plus  modernes  et  des  plus  indépendants  parmi  les 
petits  écrivains  du  xviii*^  siècle.  La  vallée  s'arrondit  en  petits 
cirques  et  la  célèbre  demeure  des  nobles  dames  de  l'abbaye 
se  trouve  dissimulée  dans  une  retraite  profonde.  Les  solides 
maisons  de  pierre  conservent,  comme  à  Remiremont,  un  air 
de  calme  bienséance,  mais,  sauf  le  site  admirable  et  ces  deux 
mémoires,  —  celle  des  grandes  dames  et  celle  de  l'abbé  Coyer, 
—  rien  n'arrête  le  visiteur.  Je  passai  la  nuit  à  me  rappeler 
toutes  ces  petites  brochures,  de  pensée  hardie  et  d'esprit 
alerte,  où  l'abbé  cinglait  la  noblesse  fainéante  de  son  temps, 
lui  reprochait  son  peu  d'initiative,  sa  crainte  de  s'embour- 
geoiser dans  le  commerce  et  dans  l'industrie.  Avec  une  indé- 
pendance toute  franc-comtoise,  il  fit,  avant  M.  Rémy  de  Gour- 
mont,  quelques  belles  dissociations  d'idées  reçues,  montrant 
surtout  ce  qu'il  y  avait  d'étriqué  dans  une  certaine  façon  de 
concevoir  la  patrie.  J'y  voyais  la  marque  de  la  race  et  le 
cachet  du  pays.  Deux  jeunes  étudiants  en  médecine  entrèrent 
en  coup  de  vent  dans  la  salle  à  manger  de  l'hôtel;  ils  racon- 
taient, tout  essoulllés,  qu'on  disait  à  Besançon  que  dans  l'ac- 
cident de  chemin  de  fer  quatre-vingts  personnes  avaient  trouvé 
la  mort  et  ils  étaient  accourus  à  bicyclette  dans  l'espoir  de  se 
rendre  utiles.  La  jeunesse  est  la  jeunesse  partout;  cependant, 
il  y  avait  chez  ceux-ci  une  vivacité  et  un  élan  qui  m'ont  fait 
penser  à  ce  Jean  de  Walteville,  que  nous  allons  retrouver  dans 
l'autre  Baume  franc-comtoise,  —  la  Baume  les  Messieurs,  — 
et  que  les  Francs-Comtois  ont  peut-être  tort  de  trop  exécrer. 

liesançon. 

Enfin,  il  aperçut  sur  une  montagne  lointaine  des  murs  noirs  ; 
c'était  la  citadelle  de  Besançon...  Besançon  n'est  pas  seulement  une 
des  plus  jolies  villes  de  France,  elle  abonde  en   gens  de  cœur   et 

i5  Février  igoS.  9 


8o2  LA    REVUE    DE    PARIS 

d'esprit.  Mais  Julien  n'était  qu'un  petit  paysan  et  n'eut  aucun  moyen 
d'approcher  les  hommes  distingués. 

Ces  lignes,  qui  commencent  le  chapitre  XXIV  dans  le  Rouge 
et  le  Noir,  me  revenaient  à  la  mémoire,  lorsque,  du  haut  des 
montagnes  du  nord,  je  regardais  la  capitale  oii  l'odieux  petit 
héros  de  Stendhal  se  rendait  sympathique  à  la  belle  Amanda 
Binet. 

N'étant  pas  mieux  muni  que  Julien  Sorcl  de  moyens  de 
me  faire  guider  par  la  ville,  je  contemplais  avec  un  certain 
émoi  les  forts  modernes  qui  la  gardent;  ils  semblent  élevés 
là  pour  rehausser  la  belle  singularité  provinciale  de  son 
caractère.  Non  moins  présent  à  mon  esprit,  le  passage  des 
Commentaires  où  César  parle  de  cette  place  forte  «  bien  appro- 
visionnée et  qui,  par  sa  situation,  était  très  commode  pour 
tirer  la  guerre  en  longueur  ».  Très  commode,  en  effet.  Tout 
cela  se  voit  avec  la  belle  précision  d'une  de  ces  toiles  de  Ver- 
sailles, oii  des  villes,  resserrées  entre  des  fortifications  à  la 
Vauban  et  entourées  d'une  riante  campagne  oii  caracolent  des 
groupes  de  guerriers  empanachés,  semblent  faites  exprès  pour 
se  laisser  prendre  par  le  grand  roi. 

A  Besançon,  le  Doubs  a  ramassé  la  ville  entière  dans  une 
boucle  de  son  cours,  comme  dans  une  fronde.  Cet  isole- 
ment naturel  a  été  rendu  redoutable  par  une  citadelle  et  une 
enceinte  de  forts,  tous  construits  d'après  les  plans  de  Vauban. 
Comme  un  château  est  entouré  de  douves,  tout  Besançon  est 
cerné  par  le  Doubs.  A  l'intérieur,  les  fenêtres  grillées  de  l'oc- 
cupation espagnole  accentuent  l'impression  d'isolement  jaloux. 
Place  forte  de  première  classe  depuis  les  commencements  de 
l'histoire  française  jusqu'à  nos  jours,  siège  d'un  archevêché, 
Besançon  a  une  couleur  très  personnelle,  le  mélange  bariolé 
de  ce  rouge  et  de  ce  noir,  entre  lesquels  le  petit  abbé  Sorel  ne 
sut  jamais  choisir,  mais  que  les  fortes  têtes  de  ces  montagnes 
surent  toujours  mettre  d'accord.  Besançon  est  la  patrie  du 
grand  cardinal  de  Granvelle  et  de  Jean  de  AValteville.  Ce  sont 
les  revenants  qui  vous  emboîtent  le  pas  partout  oii  vous  diri- 
gez votre  promenade,  soit  qu'à  la  cathédrale  Saint-Jean  vous 
vous  arrêtiez  devant  le  marbre  blanc  du  tombeau  de  l'ami  de 
Raphaël,  soit  que  vous  suiviez  les  quais  jusqu'à  la  porte  tail- 


EN    FRANCHE-COMTÉ  8o3 

lée  dans  le  rocher  par  les  Romains,  soit  que  dans  le  joli  square 
archéologique,  parmi  les  colonnes  corinthiennes,  vous  vous 
reposiez  sur  les  gradins  de  l'ancien  théâtre  pour  rêver  un  peu 
d'un  passé  franc-comtois  que  ces  deux  enfants  de  Besançon 
pourraient  personnifier. 

Ce  fut  en  Franche-Comté  que  César  commença  l'unifica- 
tion des  Gaules.  Le  Jura  avait  été  franchi  par  les  Germains 
d'Arioviste  qui  occupaient  la  Franche-Comté.  L'insolent  défi 
d'Arioviste  y  attira  César  et,  dans  la  bataille  qu'on  peut  appeler 
«  de  Besançon  »,  le  chef  allemand  fut  défait.  Ce  fut  le  jour 
natal  de  la  France  latine.  Ces  montagnes  du  Jura  devinrent 
du  coup  la  limite  orientale  du  pays;  lorsque,  dans  l'émiette- 
ment  féodal  qui  suivit  la  ruine  de  l'empire  de  Charlemagne, 
la  Franche-Comté  fut  de  nouveau  mise  hors  de  la  frontière, 
devenant  d'abord  impériale,  puis  bourguignonne,  ensuite  espa- 
gnole, cette  partie  intégrale  de  la  France,  tout  en  aimant  ses 
franchises,  se  sentait  quand  même  en  exil,  comme  l'Alsace 
d'aujourd'hui.  Louis  XIV  n'a  fait  que  restaurer  l'œuvre  de 
César  :  le  traité  de   Nimègue  scella  la  défaite  d'Arioviste. 

De  Besançon  à  Ornans. 

On  est  hissé,  comme  par  un  ascenseur,  sur  le  premier 
gradin  des  montagnes  :  le  train  décrit  une  grande  courbe 
au  flanc  des  pentes  en  précipice,  au-dessus  du  Doubs,  et  gagne 
le  haut  plateau  par  une  rampe  gigantesque.  En  haut,  nous 
traversons  des  marécages  immenses  dont  l'eau,  presque  sta- 
gnante, s'infiltre  lentement  dans  la  masse  de  cette  table  cal- 
caire et  reparaît  aux  sources  d'en  bas.  Plus  loin,  des  prairies 
et  les  senteurs  du  foin.  Plus  loin  encore,  le  train  semble  fouiller 
à  tâtons  parmi  les  roches  à  la  recherche  de  la  vallée  de  la  Loue  ; 
subitement  il  trouve  la  route,  descend,  plonge. 

C'est  un  véritable  canon  dans  le  calcaire.  Mais,  en  contraste 
avec  les  canons  du  Midi,  celui  de  Rocamadour  par  exemple, 
tous  ces  précipices  jurassiques  sont  boisés  jusqu'aux  trois 
quarts  de  leur  hauteur;  au  sommet  de  ce  talus  verdoyant,  le 
rocher  nu  apparaît  en  longs  rubans  de  façades  grises,  cou- 
ronnées encore  par  de  la  verdure...  Le  train  glisse  sur  la  voie 
taillée  dans  la  paroi  du  ravin.  On  tombe  sur  Ornans. 


8o^  LA    BEVUE    DE    PARIS 


Ornans. 

Au  pied  de  belles  falaises  qui  Fenclosent,  la  pairie  du  vieux 
Granvelle  et  de  Courbet  repose  au  fond  de  la  vallée,  sur  la 
limpide  et  fougueuse  Loue.  Ses  maisons,  construites  sur  pilotis 
ou  qui  adossent,. des  jardins  fleuris  au  courant  vert  de  la  rivière, 
offrent  des  coins  très  pittoresques.  De  partout,  lorsqu'on  lève 
les  yeux,  on  aperçoit  des  créneiures  de  monlagne  découpées 
sur  le  bleu  du  ciel.  La  variété  de  ces  arrangements  de  lignes 
et  de  couleur  est  charmante.  Devant  une  petite  statue  de 
bronze  qui  représente  un  pêcheur,  j'aborde  un  homme  véné- 
rable qui  flâne  sous  les  arbres  de  la  place.  Je  lui  demande  s'il 
reste  encore  ici  des  traces  des  Granvelle  et  de  Courbet  : 
((  Tenez,  dit-il,  cette  statue  est  de  Courbet,  c'est  le  pêcheur 
de  chavols  :  les  chavols  sont  les  petits  poissons  qui  se  cachent 
sous  les  pierres  de  la  Loue  et  que  les  enfants  piquent  comme 
vous  le  voyez.  Et  voici,  en  face,  la  maison  de  Courbet.  » 

Il  me  désigne  une  maison,  à  gauche  de  l'ancienne  porte 
de  la  ville.  Une  maison  qui  ne  porte  pas  d'inscription,  pas 
plus,  du  reste,  que  celle  des  Granvelle,  un  peu  plus  loin,  au 
bout  de  la  grande  rue;  celle-ci  est  occupée  aujourd'hui  par 
une  distillerie  :  c'est  la  maison  natale  de  Nicolas  Perrenot  de 
Granvelle  père,  du  cardinal  et  garde  des  sceaux  de  Charles- 
Quint.  C'était  probablement  une  maison  de  campagne  dont 
les  jardins  et  le  verger  s'étendaient  jusqu'à  la  Loue.  Aujour- 
d'hui, la  grande  rue  la  sépare  de  la  rivière  :  une  petite 
place,  reste  de  ce  jardin,  offre  encore  l'abri  de  ses  arbres 
séculaires. 

Sur  l'autre  rive,  mon  guide  me  montre  le  séminaire  oii  fui 
élevé  Courbet  :  «  Il  était  de  mes  amis  ;  il  n'avait  que  deux 
ans  de  plus  que  moi.  C'était  un  mélancolique.  Je  lui  ait  dit 
bien  souvent  qu'il  aurait  mieux  fait  de  peindre  un  beau  ta- 
bleau de  plus  que  de  se  fourrer  dans  la  Commune.  Il  répon- 
dait toujours  :  «  Non,  nonl  II  faut  qu'il  s'en  aille... —  Mais, 
ajoutait  ce  vieil  homme,  ce  ne  sont  pas  les  républicains  de 
Paris  qui  ont  chassé  l'Empereur,  c'est  J3ismarck.  De  Courbet, 
voyez-vous,  on  ne  peut  pas  tout  dire.  Il  ne  travaillait  que 
le  matin.  Il   passait  tous  ses  après-midi  au  café.  C'est  Delé- 


EN    FRANCHE-COMTÉ  8o5 

cluze  qui  l'a  perdu.  Ici,  de  Courbet,  personne  ne  dit  plus 
rien.  On  avait  parlé  de  ramener  son  corps  de  Suisse,  mais 
on  n'en  a  rien  fait.  »  Ce  vieillard  me  parla  de  son  ami  lon- 
guement et  avec  alTection,  mais  comme  une  mère  compre- 
nant peu  le  tempérament  artiste  d'un  fils  qui  s'égare.  Il 
revenait  toujours  à  ce  mot  :  «  Les  artistes,  voyez-vous,  ne 
devraient  jamais  s'occuper  de  politique.  » 

Nous  étions  passés  devant  l'hôtel  de  ville.  Mon  compagnon 
aurait  voulu  me  montrer  des  autographes.  Malheureusement 
la  salle  était  fermée.  Je  n'ai  vu  des  Granvelle  qu'un  très 
beau  buste.  Dans  une  salle  qu'on  voulut  bien  nous  ouvrir, 
se  trouvent  deux  tableaux  de  Courbet  :  une  réplique  du  châ- 
teau de  Chillon,  et  un  portrait  du  peintre,  la  pipe  à  la  bouche. 
Je  fus  vivement  frappé  par  l'exactitude  extraordinaire  de  la 
couleur  et  de  la  structure  des  rochers.  Courbet,  qui  jeta  la 
brosse  pour  étendre  ses  couleurs  avec  le  couteau,  avait,  comme 
on  le  sait,  un  parti-pris  pour  l'ocre  et  le  brun,  les  tons  crayeux 
et  boueux.  Mais  ce  n'est  là  que  la  couleur  locale  des  rochers 
de  sa  vallée,  de  sa  Loue,  comme  du  reste  de  presque  tout  le 
calcaire  jurassien.  Ceux  qui  critiquent  ce  parti-pris  du  peintre 
n'ont  jamais  visité  les  hautes  vallées  tributaires  du  Doubs. 

Le  soleil  déclinant  laisse  déjà  le  fond  de  la  vallée  dans 
l'ombre,  mais  il  dore  toujours  les  blanches  falaises  qui  nous 
surplombent.  Nous  nous  détournons  de  la  petite  place  Gran- 
velle, et  nous  croisons,  sur  notre  route,  une  bande  de  villa- 
geois qui  accompagnent  à  la  gare  le  nouveau  député  du  pays  ; 
il  a  les  bras  chargés  de  fleurs;  il  est  précédé  d'un  cheval 
enrubanné.  C'est  en  vérité,  pour  Ornans,  le  seul  successeur 
de  l'ancien  garde  des  sceaux  de  Gharles-Quint  ;  le  canon 
tonne  en  son  honneur. 

Vers  Lods. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  une  dizaine  de  kilomètres  plus  loin, 
vers  Lods.  Le  train  est  bondé  de  gens  du  pays  :  tous  les  élec- 
teurs qui  ont  banqueté  à  Ornans  en  l'honneur  de  leur  député  ! 
Les  petits  intérêts  de  clocher  sont  le  sujet  des  conversations. 
Toutes  les  notabihtés  sont  du  voyage  et,  à  chaque  gare,  on 
crie  par  les  portières  :  «  Vive  JanetI  Vive  Janet!  ».  Quelques- 
uns  ont  perdu  leur  cravate  à  Ornans,  dans  une  bagarre.  On 


8o6  LA    REVUE    DE    PARIS 

cause,  et  crie,  et  jure.  Les  gros  mots  ici,  comme  partout  en 
Franche-Comté,  glissent  facilement  des  lèvres  ;  ce  sont  de 
simples  virgules  qu'ils  mettent  entre  les  phrases. 

Nous  suivons  une  ligne  d'intérêt  local,  qui  a  l'avantage 
de  faciliter  aux  touristes  la  visite  de  la  source  de  la  Loue. 
Sans  les  cent  mille  francs  produits  annuellement  par  les  ceri- 
siers de  cette  vallée  célèbre,  et  sans  les  forges  de  la  Franche- 
Comté,  il  faudrait  deux  jours  au  moins  pour  une  excursion  à 
ces  sources.  Aujourd'hui  rien  n'est  plus  facile,  et  il  faut  ajou- 
ter: rien  n'est  plus  beau,  que  le  parcours  depuis  Lods,  un  beau 
matin  de  juin,  jusqu'à  la  source  de  la  Loue.  C'est  le  Vaucluse 
du  Nord;  un  Vaucluse  aux  approches  plus  grandioses  et  plus 
pittoresques. 

Des  ravins,  qu'on  est  tenté  d'appeler  incomparables,  con- 
nus sous  le  nom  de  Combe  de  Nouaille,  nous  y  condui- 
sent par  un  sentier  taillé  sur  une  de  leurs  parois.  A  chaque 
instant,  une  éclaircie  à  pic  révèle  le  torrent  d'émeraude  qui 
bouillonne  en  bas.  C'est  dans  les  cavernes  de  ces  couloirs 
qu'habite  la  \  ouivre,  la  bête  merveilleuse,  le  serpent-dragon  à 
l'œil  de  diamant  que  la  splendeur  sauvage  du  site  maintien- 
dra, longtemps  encore,  gardienne  de  ce  vestibule  de  mystère. 
Après  trois  quarts  d'heure  de  marche,  on  arrive  à  un  cul-de- 
sac:  la  Loue  se  précipite  hors  de  la  montagne  sous  une  voûte 
en  forme  de  four  taillée  dans  le  roc  ;  elle  bondit  a  la  lumière 
comme  une  légion  de  Centaures;  elle  a  déjà  fait  auparavant 
une  longue  course  nocturne  dans  les  mystérieuses  profondeurs 
du  plateau.  D'oii  viennent  les  eaux  qui  l'alimentent?  Déjà,  à 
sa  naissance,  elle  est  plus  forte  que  le  fleuve  souterrain  de 
Padirac  ;  si  on  pouvait  sonder  le  plateau  qui  la  nourrit,  on 
découvrirait  peut-être  un  nouveau  Padirac.  Dans  un  pays  de 
fantaisie,  sous  un  soleil  apoUonien,  une  nymphe  ortygienne 
aurait  remplacé  ici  la  Youivre  :  les  emposieiw  du  Jura  ne  sont 
que  les  katavothra  de  l'Hellade.  Mais  je  ne  connais  rien  en 
(irèce  qui  égale  ce  fleuve  miraculeux.  On  me  dit  dans  le  pays 
que,  lorsque  les  grandes  pluies  ont  gonflé  ses  eaux,  la  Loue 
devient  la  Louve  :  grondante,  elle  descend  comme  un  fauve  de 
son  repaire.  L'auteur  de  Sigurd  qui  habite  une  villa  sur  sa 
route  doit  songer,  à  de  tels  moments,  qu'il  a  vu  la  Vouivre. 


EN    FRANCHE-COMTÉ  807 


Le  Locle;  le  Doubs. 

Vers  l'est,  jusqu'au  Locle,  à  travers  les  plateaux.  Pour  la 
première  fois,  le  rocher  calcaire  apparaît  à  fleur  de  sol.  Un 
peu  avant  d'arriver  au  Locle,  le  paysage  avec  ses  pâturages, 
ses  sapins  et  ses  chalets,  prend  un  air  tout  à  fait  suisse. 
L'aspect  du  Locle  étonne,  avec  ses  maisons  neuves,  épar- 
pillées, et  ressemblant  à  des  châteaux  de  cartes.  Même  vues 
de  loin,  elles  sentent  le  sapin. 

Le  Locle  est  décidément  sans  beauté.  Son  seul  intérêt 
est  son  importance  commerciale,  comme  ville-mère  de  tout 
un  essaim  d'ateliers-paysans,  qui  ont  appris  à  fabriquer  des 
montres.  Devant  l'hôtel  de  ville,  se  dresse  la  statue  d'un  ou- 
vrier tenant  à  la  main  une  montre  qu'il  scrute  attentivement. 
Je  ne  suis  venu  ici  que  pour  la  visite  classique  au  Saut-du- 
Doubs. 

Une  petite  ligne  à  voie  étroite  vous  transporte  jusqu'au 
village  idéal  des  Brenêls  où,  sur  chaque  pente  du  large 
bassin  tintent  les  clochettes  des  vaches.  Le  Doubs,  qui  sert 
ici  de  frontière  entre  la  Suisse  et  la  France,  s'élargit  subite- 
ment en  une  série  de  petits  lacs  d'un  pittoresque  ravissant. 
On  s'y  embarque  pour  un  voyage  d'une  demi-heure.  Au 
pied  d'un  des  plus  hauts  rochers  de  la  rive  française,  on 
s'arrête,  pour  faire  répondre  le  bel  écho  des  hauteurs  suisses 
d'en  face.  Des  phrases  entières  nous  reviennent,  avec  le 
timbre  exact  de  la  voix.  Au  bout  du  lac,  un  sentier  conduit 
en  quelques  minutes  à  l'endroit  où  le  Doubs,  venu  le  long 
d'une  gorge  étroite,  tombe  subitement  dans  un  gouffre  au 
milieu  d'un  site  d'une  sauvagerie  grandiose.  Loin,  très  loin 
en  bas,  l'œil  le  suit  le  long  d'une  gorge  majestueuse  où  il 
continue  sa  route.  Après  les  gorges  du  Pichoux,  après  la 
combe  de  Nouaille  et  après  la  source  de  la  Loue,  on  pouvait 
craindre  ici  quelque  déception;  il  n'en  est  rien.  La  nature, 
dans  ses  ressources  infinies,  a  trouvé  des  combinaisons  nou- 
velles. Ce  Doubs,  dans  sa  variété  étrange,  ce  Doubs  de  Man- 
deure,  de  Sainte-Ursanne,  de  Besançon  et  de  Morteau,  a  une 
individualité  changeante,  multiple,  toujours  étrange  ou  char- 
mante, qui  en  fait  vraiment  un  des  plus  beaux  cours  d'eau 


8o8 


LA    REVUE    DE     PARIS 


de  l'Europe.  Il  mérite  d'être  symbolisé  par  l'arl;  je  serais  très 
étonné  s'il  ne  se  trouvait  pas  des  monuments  de  poésie  reli- 
gieuse attestant  la  forte  impression  que  le  Doubs,  si  noble- 
ment capricieux,  a  laissé  chez  les  peuplades  indigènes  de  la 
Séquanie,  ou  chez  les  Romains  de  \esuntio  et  d'Epomanduo- 
durum.  Voici  les  vrais  maîtres  du  pays  :  les  dieux  fluviaux. 
Dans  cet  aréopage  secret  de  divinités  vénérables  qui  ont  pré- 
sidé depuis  la  préhistoire  et  qui  président  encore  aux  des- 
tinées de  la  France,  le  Doubs  a  sa  place  et  sa  voix. 

Je  reviens  de  ses  bords  enrôlé  dans  son  culte.  Mais,  tout 
de  suite  infidèle,  je  sors  de  son  domaine  pour  fianchir  les 
montagnes  qui  nous  séparent  du  grand  lac  de  Neuchâtel, 
où  régnent  d'autres  dieux.  La  route  qui  descend  dans  ce 
canton  lacustre,  après  avoir  traversé  les  sapins  de  la  mon- 
tagne, passe  dans  les  vignobles  que  borde  le  lac,  en  vue  des 
Alpes  couronnées  et  striées  de  neige.  On  sort  ici  des  contrées 
qui  subirent  la  séculaire  influence  centralisatrice  de  la  topo- 
graphie française. 

Dans  l'admirable  musée  de  Neuchâtel,  un  des  plus  beaux  que 
j'aie  vus  depuis  Trêves,  on  sent  la  nécessité  de  faiie  table  rase 
de  toutes  les  méthodes  et  de  beaucoup  des  idées  qu'on  apporte 
d'au  delà  du  Jura.  On  y  écoute  les  pulsations  du  cteur  d'une 
patrie  nouvelle.  Des  terrasses  du  vieux  château,  tout  près  de 
la  statue  de  Farci,  qui  tient  au-dessus  de  sa  tête  la  Bible  enfin 
livrée  aux  foules,  la  vue,  planant  au  delà  du  lac,  domine  une 
étendue  qui  a  été  le  berceau  et  le  domaine  d'un  autre  peuple, 
d'un  autre  monde. 

De  Neuchâtel  à  Poiititrlier. 

Le  vent  du  nord,  la  bise,  soufflant  en  mistral,  a  balayé  le 
ciel.  Pas  un  nuage  ne  pend  à  ce  dôme  d'azur.  Le  lac,  d'un 
bleu  profond,  moutonne  sous  le  vent.  A  Auvcrnier,  dans  la 
petite  baie,  une  heure  de  rêve  silencieux.  Les  vignobles  cou- 
vrent les  deux  mamelons  qui  s'arrondissent  en  étages  suc- 
cessifs jusqu'au  lac.  Une  jolie  anse,  avec,  à  l'arrière- fond,  une 
montagne  pittoresque,  complète  ce  paysage  hellénique  et  rap- 
pelle aussi  certains .  coins  de  la  Narbonnaise.  Tout  à  coup 
j'aperçois  là-bas,  peints  sur  la  toiture  d'une  maisonnette  isolée 
au  coin  du  lac,  ces  mots  :  «  Êtes-vous  sauvé  de  vos  péchés?  » 


EN    l'K  ANCHF-COMTÉ  809 

Parole  qui,  jetée  ainsi  en  pleine  nature,  parmi  ces  nobles 
harmonies  de  couleurs  et  de  lignes,  tandis  que  l'air  vibre 
d'une  vie  presque  dionysiaque  au-dessus  des  vignes,  éclate 
comme  une  dissonance.  Quelle  réponse  est  possible  à  un  appel 
de  ce  genre  fait  en  un  tel  lieu?  Celle-ci  vient  à  mon  cerveau 
mécréant  :  qu'on  ne  peut,  liolas!  pas  toujours  se  sauver  à  la 
fois  de  ses  péchés  et  de  la  sottise. 

Nous  rentrons  dans  le  Jura  par  la  gorge  de  la  Reuse.  Ce 
passage  maintenant,  grâce  au  chemin  de  fer,  permettra  une 
rentrée  facile.  Mais,  par  le  passé,  il  n'a  pas  pu  jouer  un  rôle 
important  dans  les  grands  mouvements  de  peuples.  Le  Jura 
est  un  mur  que  la  Reuse  ne  fait  que  lézarder,  sans  en  com- 
promellre  le  rôle  de  barrière  internationale.  Pourtant,  îi 
mi-dislance  entre  Neuchâtel  et  Pontarlier,  la  montagne  s'en- 
tr'ouvre  et  la  Reuse,  qui  jusqu'ici  a  traversé  des  gorges  gran- 
dioses, sous  les  précipices  du  Creux-du-Vent,  coule  entre  les 
prés,  dans  une  vaste  cuvette  entourée  de  sapins  qui  n'ont 
rien  de  sauvage.  C'est  le  célèbre  Val  de  Travers,  oasis  de 
repos,  remi'lie  de  sensations  douces.  Accaparée  aujourd'hui 
par  l'industrie  neuchâleloise  et  parcourue  par  un  petit  chemin 
de  fer  local,  cette  vallée  possède  une  demi-douzaine  de  gros 
villages  qui  prennent  de  plus  en  plus  l'allure  américaine.  Quel 
contraste  entre  le  calme  rustique  de  ce  paisible  vallon  et  les 
hautes  constructions  modernes  qui  abritent  ces  ouvriers  hor- 
logers 1  Du  moins,  celte  industrie  a  l'avantage  d'ôlre  propre: 
elle  ne  déverse  pas  sur  les  champs  ces  détritus,  ces  rouilles, 
ces  flocons  noirs  et  ces  fumées  qui  salissent  tant  d'autres  sites 
champêtres.  Le  parfum  de  l'absinthe  embaume  les  prés.  Jean- 
Jacques,  s'il  revenait  dans  ce  vallon,  pourrait  revoir,  à  Mo- 
tiers,  la  maison  où,  exilé  de  Genève,  épave  humaine  poussée 
vers  de  nouveaux  rivages,  il  jeta  l'ancre  pendant  plus  de 
deux  ans.  C'est  ici  qu'il  écrivit  les  Letlres  de  la  montagne.  Il 
trouverait,  dans  la  présence  de  ce  terrible  commerce  de  l'absin- 
the, l'occasion  d'une  protestation  plus  humaine  et  plus  digne 
de  son  génie  que  les  misérables  querelles  d'église  dont  il  dai- 
gnait s'occuper  alors. 

J'ai  retrouvé  à  ce  vallon  le  caractère  grand  et  simple,  sau- 
vage et  animé,  paisible  et  romantique  que  l'auteur  d'Ober- 
man  avait  noté.   Mais,  plus  curieux  que  ce  rêveur  qui  étendi 


8io 


LA     REVUE     DE     PARIS 


toujours  enlre  ses  yeux  et  les  choses  comme  un  voile  de 
mélancolie,  —  la  brume  chatoyante  qui  émanait  des  eaux  un 
peu  stagnantes  de  son  âme,  — je  cherchais  partout  les  traces 
de  Jean-Jacques.  A  Motiers,  je  questionnai  les  gens  dans 
la  rue:  «  Où  se  trouve  la  maison  de  Rousseau?  »  Personne 
n'en  savait  rien.  Personne  n'avait  jamais  entendu  parler  d'un 
ce  monsieur  Rousseau  ».  Enfin,  au  bureau  de  poste,  oii  j'entre 
en  désespoir  de  cause,  une  dame  répond  à  ma  question  et 
m'indique  le  chemin.  Je  retrouve  l'endroit,  qu'aucune  plaque 
ne  signale  au  voyageur  pieux.  Depuis  un  siècle,  le  village  a 
dû  très  peu  changer  et  la  large  rue  si  calme,  où  d'anciennes 
maisons  s'alignent  d'un  seul  côté,  en  face  des  champs  au  bout 
desquels  se  dresse  la  montagne,  doit  être  la  même  que  lorsque 
Jean-Jacques,  habillé  en  Arménien,  pauvre  neurasthénique  de 
génie,  faisait  des  lacets  sur  le  seuil  de  sa  porte  pour  ses  jeunes 
amies  dn  pays,  ù  condition  qu'elles  allaiteraient  leurs  enfants. 
Jean- Jacques  logeait  au  premier  étage;  le  corps  de  logis 
semble  faire  partie  d'une  maison  à  armoiries  qu'on  appelle 
encore  le  château  et  oii  je  reconnus  la  disposition  notée  dans 
les  Confessions  .  Assis  sur  un  banc  de  pierre,  de  l'autre  côté 
de  la  rue,  à  l'ombre  des  grands  arbres,  je  contemplais  les 
vitres  fermées  et  glauques  de  cette  demeure  avec  une  véri- 
table tristesse,  en  songeant  aux  futiles  souffrances  de  cet  être 
maladif  et  quand  même  sympathique.  Mes  sensations,  mes 
rêveries  et  les  souvenirs  de  mes  lectures  se  fondaient  en  une 
seule  impression:  l'absurdité  des  illusions  humaines.  Rousseau 
alla  jusqu'au  bout  de  sa  vie  croyant  à  la  réalité  de  tous  ses 
rêves  :  croyant  aux  mots,  croyant  à  la  Raison,  tout  à  fait 
dépourvu  du  sens  de  la  relativité  ;  incapable  de  sourire  à  la 
destinée,  à  la  sienne  comme  à  celle  des  autres;  homme  reli- 
gieux, incorrigiblement  sérieux,  comme  le  chien  qu'on  vivi- 
secte  sur  la  table  de  l'opérateur,  ne  comprenant  rien  aux  lois 
inéluclablcs,  il  fut  toujours  de  son  avis.  Je  voyais  le  châtelain 
Martinet,  le  pasteur  Montmollin,  Pierre  Boy,  et  les  autres 
échangeant  à  la  sortie  de  l'église  leurs  propos  sur  le  compte 
d'un  homme  qu'ils  voulaient  chasser  de  son  asile,  bien  qu'il 
ne  fit  de  tort  qu'à  lui-même.  Une  génisse  passa  dans  la  rue 
du  village  et  s'arrêta  pour  s'abreuver  à  la  fontaine,  devant 
la  maison  de  Jean-Jacques.    Je  crus   voir  lo,   la  divine  prê- 


EN    FRANCHE-COMTÉ  8ll 

tresse  de  Héra,  chassée  de  rivage  en  rivage  jusqu'au  bord  de 
ce  Nil  où  elle  relrouva  la  forme  dont  Zeus  s'était  épris.  Ainsi 
passa  sur  la  terre,  mordu  par  les  taons  de  ses  propres  imagi- 
nations, de  ses  propres  soupçons,  de  ses  propres  idées,  ce 
pauvre  persécuté  de  Rousseau. 

On  sort  des  montagnes  du  val  de  Travers  par  un  grand 
portail  naturel.  Jusqu'à  Verrières,  et  ensuite  sous  le  château 
de  Joux,  on  suit  la  voie  séculaire  des  nations.  En  ce  défilé 
de  la  haute  Reuse,  ont  passé  tous  les  peuples.  Par  cette  cluse 
transversale  dont  le  fort  de  Joux  garde  l'entrée  et  que  deux 
fois  les  Suisses  ont  essayé  de  fermer  par  une  chaîne  de  fer, 
fuyards  ou  conquérants  ont  pénétré  sans  trop  de  difficulté  dans  le 
vallon  ensoleillé  de  Travers.  Parcourir  cette  route,  depuis  les 
rives  de  Neucliâtel  jusqu'aux  bords  du  Doubs,  à  Pontarlier, 
est  d'une  suggestion  topologique  charmante.  Naturellement,  les 
Romains  virent  l'utilité  stratégique  de  celte  route.  Un  reste 
de  fortification  se  trouve  sur  le  col  oii  passe  aujourd'hui  la 
ligne-frontière  :  le  val  de  Travers  devrait  appartenir  à  la 
France  car,  avant  les  chemins  de  fer,  il  ne  fut  pénétrable 
que  pur  l'ouest.  Les  deux  forts  de  Pontarlier  lui  font  un 
cadenas. 

Pontarlier. 

De  Pontarlier  même,  il  y  a  peu  de  chose  à  dire.  Une  tris- 
tesse morne  se  dégage  de  ces  pierres.  Je  ne  sais  pas  tout  à 
fait  pourquoi,  mais  je  fus  très  frappé,  lé  soir  de  mon  arrivée, 
par  la  ressemblance  de  la  ville  entière  avec  certains  vieux 
quartiers  de  Rome  où  des  masures  et  des  constructions  sans 
style  encadrent  les  parties  déblayées  de  la  ville  ancienne. 
Nulle  part  plus  qu'ici,  je  n'ai  ressenti  ce  sentiment  de  pitié 
qui  vous  saisit  eiT  certains  points  de  cette  Franche-Comté,  si 
souvent  dévastée,  La  ville,  en  cITet,  est,  par  sa  situation,  aussi 
exposée  que  Vesoul;  sauf  le  nid  d'aigle  de  Joux,  aussi  sauva- 
gement impressionnant  qu'un  fort  espagnol  du  Roussillon,  il  ne 
reste  ici  aucune  trace  de  la  vie  innombrable  qui  a  traversé 
ce  défilé. 

L'absinthe  a  rendu  Pontarlier  célèbre  ;  cette  gloire  vous 
salue  par  les  vastes  affiches  où  flamboie  un  nom  connu 
dans  le  monde  entier. 


8l2  LA    REVUE     DE    PARIS 

Je  lis  quelques  notes  prises  sur  ce  pays-ci  par  Guibert  qui, 
sous  Je  premier  Empire,  vint  à  P«»ntarlier  au  cours  de  son 
inspection  des  établissements  d  invalides.  En  y  arrivant 
de  Levier,  pour  visiter  le  château  de  Joux,  il  trouva  la  ville 
«  riante  et  bien  bâtie  »,  mais  il  ajoute  presque  immédia- 
tement :  ((  des  façades  uniformes,  l'air  caserne  ».  Guibert  fait 
une  remarque  intéressante  que  j'étriis  près  d'oublier.  On  se 
demande  à  quoi  servent  ces  forts  de  Joux  et  de  Larmont. 
placés  sur  la  route  de  Suisse,  et  on  se  répond  que  c  est  dans 
l'éventualité  d'une  invasion  par  une  puissance  autre  que  la 
Suisse.  Guibert,  dès  le  premier  Empire,  s'étant  po>é  la  même 
question,  rappelle  que  Louis  XIV  avait  fortifié  le  château 
de  Joux,  non  contre  les  Suisses,  mais  contre  les  Francs-Comtois 
qu'il  venait  de  conquérir  et  qu  il  sentait  la  nécessité  de  traiter 
en  ennemis  jusqu'à  ce  qu'ils  se  fussent  accoutumés  à  être  ses 
sujets.  Aujourd'hui,  l'habitu  le  est  prise.  La  question  de 
l'utilité  de  ces  deux  forts  ptjurrait  se  poser  de  nouveau, 
n'était  le  rôle  protecteur  qu'ils  ont  joué  en  1870,  en  couvrant 
la  retraite  de  l'armée  de  lEst. 

Vers  la  Saône. 

Je  m'arrache  au  désir  d'aller  \isiter,  du  côté  de  Lausanne, 
la  ville  romaine  de  l'Orbe.  Je  reviens  à  l'ouest,  au  cœur  de 
la  Franche-Comté.  Nous  traversons  un  plateau  imtnense.  une 
sorte  de  Beauce  caillouteuse;  on  se  croirait  délinitivemenl 
sorti  du  Jura.  C'est  la  Ch;iux-d'Arlier,  champ  de  bataille 
pierreux,  à  800  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  ici, 
Charles-le-Chauve  a  vaincu  son  vassal  Gérard  de  Roussillon. 
A  travers  les  pâturages,  derrière  Pomarlier,  se  dresse  la  haute 
barrière  de  montagnes  qui  sépare  la  France  de  la  Suisse, 
avec  l'échancrure  du  délilé  où  perche  le  fort  de  Joux,  sur  la 
route  du  Val  de  Travers.  IVous  dépassons  une  petite  station 
qui  s'appelle  Frasne,  oii  est  né  l'aimable  Xavier  Marmier. 

Ces  hauts  plateaux  manquent  d'intérêt,  mais,  sans  eux,  qui 
reçoivent  les  eaux  et  les  absorbent,  nous  n'aurions  pas  de  ces 
belles  j^esurgences  comme  la  source  de  la  Loue.  C'est  encore  du 
causse,  couleur  de  nougat,  avec,  comme  seule  végétation,  d'assez 
méchants   sapins.    A  Boujailles.    nous  quittons  le   plateau  et 


EN     FRANCHE-COMTÉ  8l3 

nous  commençons  la  descente  qui  va  nous  mener  jusqu'à  la 
plaine  de  la  Saône.  La  contrée  est  moins  laide  et  moins  mo- 
notone. Les  sapins  se  rassemblent  en  forêt. 

La  descente,  jusqu'à  la  station  d'Andelot,  n'est  pas  encore  très 
rapide,  parmi  des  rochers  assez  pittoresques.  Mais  celte  région 
de  la  moyenne  montagne  est  infiniment  moins  belle  que  la  région 
supérieure.  Le  train  où  je  me  trouve  est  bondé  de  marchands 
de  bois  qui  discutentles  prix  du  matin  à  la  foire  de  Pontarlier. 
Aux  environs  de  la  vallée  de  la  Furieuse,  le  pittoresque  revient, 
et  bientôt,  on  peut  le  dire,  revient  précipitamment  :  le  train 
dévale  sur  une  rampe  en  palier.  Après  une  secousse  comme 
mon  accident  de  Baume-les-Dames,  un  peu  de  crainte  se 
mêle  forcément  au  plaisir  qu'on  peut  prendre  à  glisser  à  toute 
vitesse  le  long  d'une  pente  de  deux  pour  cent,  au  long  des 
contreforts  de  la  montagne,  en  face  du  vaste  paysage  de  la 
vallée  de  la  Cuisance  oii  s'étendent,  à  mille  pieds  plus  bas,  les 
glorieux  vignobles  des  Arsures.  A  droite,  les  montagnes  calcai- 
res peu  boisées,  et  les  ruines  du  château  de  Vaugrenans,  — 
demeure,  aussi,  de  la  Vouivre,  —  contrastent,  dans  leur  aridité 
méridionale,  avec  le  splendide  et  lumineux  pays  qui  s'étend  à 
perte  de  vue  vers  le  sud-ouest. 

Cette  descente  de  Pontarlier  vers  la  Saône,  presque  en 
droite  ligne,  m'a  fait  connaître  les  impressions  larges  et  exactes 
d'un  oiseau  de  passage.  Quels  maîtres  de  la  topologie  doivent 
être  les  pigeons  voyageurs  I  A  étudier  la  carte,  on  ne  sent 
qu'à  moitié  la  vraie  configuration  de  ce  Jura.  En  le  traversant 
ainsi  en  droite  ligne,  après  dix  jours  passés  à  l'élude  détaillée 
de  quelques-uns  de  ses  traits  les  plus  caractéristiques,  la  véri- 
table structure  de  ses  chaînons  est  définitivement  comprise.  Il 
me  semble  enfin  avoir  la  perception  du  tout.  De  la  plaine  à 
la  moyenne  montagne,  de  la  moyenne  montagne  aux  plateaux 
intermédiaires,  et  de  ces  plateaux  au  grand  Jura  qui  tombe 
à  pic  sur  les  lacs  de  la  Suisse  avec  ses  failles  transversales  et 
ses  canons  serpentants,  je  possède  ces  gigantesques  gradins 
du  Jura  comme  une  partie  intégrante  de  moi-même. 

Et  je  comprends  la  nostalgie  de  cet  aventurier  sublime,  dom 
Jean  de  Watleville,  ce  renégat  dantesque  qui  souhaita  vivre  et 
mourir  dans  ce  domaine  si  vaste  et  si  beau  de  Franche-Comté, 
— qu'il  finit  pourtant  par  vendre  à  la  France.  Pendant  quelque 


8ï/i  LA     REVUE    DE    PARIS 

temps,  flallant  l'amour  d'indépendance  dos  Comtois  et  se  rappe- 
lant sans  doute  aussi  qu'il  était  d'origine  bernoise,  ce  merveil- 
leux dom  Jean  voulut  écarter  sa  province  de  l'influence  française, 
en  faire  un  satellite  delà  confédération  helvétique.  11  ne  serait 
pas  très  diflicile  à  un  avocat  habile  de  plaider  les  circonstances 
atténuantes  pour  la  volte-face  qui  suivit.  Partant  du  principe 
qu'il  n'est  jamais  trop  tard  pour  bien  faire,  on  démontrerait 
que  Watteville,  à  l'arrivée  de  Condé,  fut  illuminé  par  des 
idées  de  véritable  homme  d'État,  qu'il  sentit  la  nécessité  iné- 
luctable d'allier  les  destinées  de  son  pays  adoplif,  devenu  sa 
patrie  bien-aimée,  au  sort  de  la  France,  vers  laquelle  cette 
Franche-Comté  était  si  naturellement  orientée  par  la  dispo- 
sition de  ses  gradins. 

Salins. 

Avec  ces  hauts  pics  en  bec  d'oiseau,  Salins  figure  les  deux 
cornes  d'un  dilemme;  la  ville  semble  dire  à  l'intrus  :  Il  faut 
être  mien  ou  je  te  tiens.  Si  le  voyageur  cherche  d'autres  solu- 
tions, il  n'en  trouvera  pas  ;  mais  la  ville  lui  offre  des  attraits 
multiples.  Les  montagnes  de  Saint-André  et  de  Belin,  entre 
lesquelles  coule  la  Furieuse,  sont  une  Scylla  et  une  Charybde 
menaçantes,  qui,  non  moins  redoutables  que  les  rochers  an- 
tiques, empêchèrent  le  passage  des  Allemands  en  1870.  Au 
fond  de  cette  cluse  étroite,  sur  une  longueur  de  trois  kilo- 
mètres, s'alignent  les  maisons  d'une  des  villes  les  plus  étran- 
gement situées  de  toute  la  montagne.  Les  cimes  fantastiques 
qui  dominent  Salins  reproduisent  avec  un  réalisme  surprenant 
certaines  enluminures  de  manuscrits  anciens,  011  les  contours 
de  hautes  cimes  bizarres  se  silhouettent  contre  le  bleu  de  ciel 
On  retrouve  ce  modèle  de  pic  biscornu  dans  le  chaînon  des 
Alpilles.  A  Salins,  au  fond  de  ce  couloir,  entre  les  pics  sur- 
montés de  forts,  les  armées  du  roi  de  France  n'auraient  pu 
pénétrer,  sans  la  trahison  du  gouverneur.  Dom  Jean  de 
Watteville  ne  fut  pas  étranger  à  cette  affaire.  Ce  que  Salins 
peut  faire,  quand  elle  veut  conserver  son  honneur,  fut  dé- 
montré pendant  la  seconde  campagne  de  Louis  XIV  :  Salins 
résista  dix-sept  jours,  et  le  siège  coûta  deux  mille  hommes. 

Il  y  a  ici  de  célèbres  sources  salées  ;   les  voûtes  qui  recou- 
vrent aujourd'hui  ces  eaux  ne  datent,  paraît-il,  que  du  com- 


EN    FUANCHE-COMTÉ  8l5 

mencement  du  x®  siècle.  Pourtant,  il  est  peu  probable  qu'un 
tel  site  et  ces  eaux  mystérieuses,  jaillissant  des  entrailles  de 
montagnes  si  bizarres,  n'aient  pas  été  fréquentées  pendant  la 
période  gallo-romaine.  En  tout  cas,  Salins  est  devenu  bien  vite 
une  des  villes  les  plus  caractéristiques  du  moyen  âge.  Dès  la 
première  moitié  du  xiii®  siècle,  les  monnaies  de  Salins  com- 
mencèrent à  se  répandre  en  Europe  ;  ce  fut  à  Salins  qu'en 
i363  fut  établi  le  premier  mont  de  piété  français  ;  l'une  des 
premières  imprimeries  françaises  fut  celle  de  Salins  :  un  bré- 
viaire, qu'on  montre  à  Besançon,  est  le  premier  livre  publié 
en  Franche-Comté. 

A  la  nuit  tombante,  nous  grimpons  à  l'église  Saint-Ana- 
tole, près  des  vignobles  qui  escaladent  les  pics  jusqu'à  la  hau- 
teur des  forts.  Les  portes  étaient  closes.  Nous  revenons  au 
musée  dans  l'espoir,  malgré  l'heure  tardive,  d'y  passer  quel- 
ques instants  :  également  clos.  Je  dus  quitter  Salins  sans  voir 
les  tapisseries  brugeoises  si  célèbres  ;  elles  glorifient  le  travail 
avec  une  franchise  et  une  hardiesse  qui  rappellent  la  verve 
de  l'abbé  Goyer  de  Baume-Ies-Dames  :  dans  tout  le  Jura,  et 
de  tout  temps,  le  travail  et  le  commerce  n'ont  jamais  été 
considérés  comme  une  servitude. 

De  Salins  à  Auxonne. 

A  Mouchard,  nous  quittons  les  dernières  ondulations  du  pla- 
teau et,  de  plus  en  plus  hors  de  la  montagne,  nous  courons 
vers  la  plaine  de  la  Saône.  On  traverse  la  Loue,  ici  mécon- 
naissable, coulant  tranquillement  dans  les  prés  qui  dorment  à 
la  base  des  monts.  Nous  faisons,  en  sens  inverse,  la  route  de 
la  princesse  Jeanne,  quand  elle  vint  de  Dole  à  Salins  pour 
visiter  la  province  que  Philippe-le-Bel  avait  réunie  à  son 
royaume.  Cette  princesse  bourguignonne  avait  reçu  comme 
rente  la  dépouille  des  comptoirs  israélites  de  Salins,  Arbois 
et  Gray  :  au  moment  de  mourir,  elle  ordonna  la  vente  de  sa 
maison  de  Nesles  pour  bâtir  à  Paris  un  collège  oii  les  jeunes 
Francs-Comtois  seraient  admis  de  préférence.  Jeanne  semble 
avoir  désiré  déjà  la  centralisation  des  bonnes  volontés  franc- 
comtoises  dans  la  capitale  parisienne;  c'était  un  acte  «  d'im- 
périalisme ))  très  réfléchi,  à  la  façon  de  Gecil  Rhodes.  Plus 
tard,  lorsque  la  centralisation   se  fut  accomplie  et  la  France 


8l6  LA    REVUE    DE    PARIS 

formée,  Napoléon  négligea  ce  procédé  d'assimilallon  d'une 
province  qui  avait  fourni  tant  d'illustres  officiers  aux  armées 
de  la  République  :  il  s'empara  de  ces  quaranle-six  bourses  de 
Nesles  pour  créer  le  Prytanée  militaire.  Un  ministre  de  l'Ins- 
truction publique,  à  mon  avis,  ne  serait  pas  mal  inspiré  en 
rétablissant  cette  fondation,  mais  en  sens  inverse.  Il  pour- 
rait maintenant  expédier  à  Salins  quelques-uns  de  ces  jeunes 
Parisiens  qui  connaissent  mal  la  province  et  ignorent  presque 
tout  des  péripéties  que  la  France  a  subies  pour  devenir  une 
nation. 

Auxoniie. 

C'est  pour  voir  une  des  étapes  de  Napoléon  que  je  suis 
descendu  si  loin  de  la  montagne,  au  delà  de  la  forêt  de 
Chaux,  au  delà  du  Doubs,  jusqu'à  la  plaine  bourguignonne, 
jusqu'à  Auxonne.  J'ai  suivi,  à  travers  la  plaine,  la  même 
route,  à  peu  près,  que  le  jeune  officier  d'artillerie  prenait  en 
sens  inverse  pour  aller  à  Dole  corriger  chez  M.  Joly  les  bonnes 
feuilles  de  sa  brochure  :  Lettre  de  Monsieur  Bonaparte  à 
Monsieur  Matteo  Bonifaclo.  Le  livre  intéressant  de  M.  J.-B. 
Marcaggo,  la  Genèse  de  Napoléon,  montre  combien  les  deux 
années  que  Napoléon  a  passées  dans  celte  ville  d'Auxonne 
furent  décisives  pour  son  développement  intellectuel.  Le 
«  moment  psychologique  »  de  sa  vie  dut  être  entre  1787  et 
T788,  à  Auxonne.  On  n'a  peut-être  pas  assez  remarqué  que 
ce  fut  le  travail  intellectuel  acharné  auquel  il  so  livra  pendant 
celte  période,  —  travail  si  ardent  qu'il  tomba  malade  de 
surmenage,  —  qui  lui  donna  l'habitude  des  idées  générales 
et  détacha  son  esprit  de  la  routine,  avant  que  les  grandes 
journées  révolutionnaires,  à  Paris,  achevassent  de  le  «  déra- 
ciner »  complètement  et  pour  toujours. 

A  Auxonne,  il  lisait,  il  lisait  comme  aucun  jeune  officier, 
aujourd'hui,  dans  sa  paisible  petite  garnison,  n'est  proba- 
blement tenté  de  le  faire.  Trois  fois  par  semaine,  il  allait  au 
polygone,  à  deux  kilomètres  de  la  ville,  pour  assister  à 
l'école  pratique.  Le  reste  du  temps,  il  lisait,  la  plume  à  la 
main  :  les  dix  volumes  de  l'histoire  d'Angleterre  par  Bar- 
rows,  —  ((  celte  noble  Angleterre  qui  avait  donné  asile  à 
Théodore,  roi  de  Corse,  et  reçu  Paoli  »;  —  Rolliji,  qu'il 
contrôla   par    une    profonde    étude    des    sources   originales  ; 


EN    FRANCHE-COMTÉ  817 

Platon  ;  ï Histoire  philosophique  des  Indes  de  Raynal  ;  Buffon  ; 
V Histoire  des  Arabes  de  Marigny  ;  Marmontel;  le  Voyage  en 
Suisse,  de  William  Cox;  Duclos;  Bernardin  de  Saint-Pierre; 
V  Histoire  critique  de  la  no/jlesse  ;  Y  Esprit  de  Gerson,  etc. 

Tout  cela,  en  dehors  des  études  spéciales  de  l'École.  Il 
compare  l'aiiministration  de  Garthage  avec  celle  de  la  Gom- 
pagnle  anglaise  du  Bengale.  Il  note  les  détails  d'approvision- 
nement des  armées  des  Perses  et  d'Alexandre;  il  analyse  la 
Magna  charta  d'Angleterre  et  approfondit  les  mœurs  et  cou- 
tumes des  Anglais.  Il  lisait,  à  la  dérive,  sans  méthode  appa- 
rente, tous  les  livres  qu'il  pouvait.  Mais  cette  absence  de 
méthode  fut,  pour  un  esprit  comme  le  sien,  une  méthode 
admirable.  J'oserai  même  dire  que,  pour  toute  culture  véri- 
table, c'est  à  certaines  heures  la  méthode  par  excellence.  De 
ces  lectures  entremêlées,  surgissent  forcément  des  comparaisons 
inattendues,  mais  souverainement  suggestives,  entre  les  idées 
les  plus  diverses.  Fouiller  toujours  un  même  sujet,  c'est 
comme  suivre  la  même  route  entre  deux  haies,  ou  des- 
cendre un  fleuve  entre  les  parois  du  même  canon.  On  creuse 
son  sujet  de  plus  en  plus  profondément,  mais  les  points  de 
comparaison  font  défaut  et  jamais  on  ne  jouit  de  longues 
échappées  sur  le  paysage  d'alentour. 

Napoléon,  à  Auxoniie,  le  cerveau  maladivement  excité  par 
l'insomnie  des  lièvres  paludéennes,  qui  venaient  encore 
s'ajouter  au  surmenage,  secoué  dans  toutes  les  fibres  par  les 
nouvelles  des  grands  événements  qui  se  succédaient  en  Gorse 
et  à  Paris,  se  trouva  dans  l'état  le  plus  favorable  pour  vivre 
à  la  plus  haute  tension.  Je  suis  convaincu  que  si  plus  tard  on 
l'avait  questionné  sur  le  temps  d^oii  dataient  la  plupart  de 
ses  idées,  il  aurait  répondu  que  ce  fut  à  Auxonne,  dans  la 
caserne  de  cette  petite  ville  marécageuse,  ou  dans  son  logis, 
près  de  l'admirable  église,  qu'il  se  découvrit  lui-même.  La 
vieille  théorie  du  génie,  don  mystérieux,  doit  céder  devant 
des  explications  plus  psychologiques.  La  méthode  des  lectures 
comparatives,  appliquée  au  moment  propice,  doit  être  un  des 
secrets  de  la  fabrication  des  cerveaux  supérieurs. 

Je  réfléchissais  à  toutes  ces  choses  à  Auxonne,  tout  près 
de  la  statue  de  Napoléon  par  Jouflroy,  sur  la  place  d'Armes, 
tandis    que    le    soleil   brûlait    les   feuillages    du   petit    parc. 

i5  Février  igoS.  10 


LA.    REVUE    DE    PARIS 


Auxoiine  a  peu  de  choses  à  offrir  au  voyageur.  Mais  nous 
sommes  tous  ainsi  faits  que,  sans  un  cadre  où  disposer  nos 
impressions,  elles  s'éparpillent,  et  se  perdent.  A  ce  moment, 
l'église,  la  statue  et  le  petit  hôtel  de  ville  prirent  à  mes  yeux 
un  air  de  grandeur  :  Napoléon  avait  passé  là. 

Dôlc. 

Auxonne  est  tout  près  de  Dole.  Comme  Chalon-sur-Saône, 
comme  tant  d'autres  boulevards  de  la  plaine  et  du  commerce 
exposés  à  toutes  les  convoitises,  la  vieille  ville  de  Dole,  siège 
du  parlement  de  la  Franche-Comté,  forteresse  des  Jésuites 
du  collège  de  l'Arc,  a  été  incendiée,  saccagée,  déparée  de  tous 
ses  anciens  monuments.  Quelle  tristesse  liante  les  sombres 
rues  de  ces  patientes  villes-frontière!  Le  site  est  beau.  Le 
Doubs,  large  et  calme  comme  une  petite  Loire,  serpente 
parmi  les  champs  et  contourne  la  petite  éminence  qui  supporte 
une  cathédrale  de  style  lourdaud,  entourée  de  vastes  cou- 
A'ents  oii  sœurs  et  jésuites  ont  éduqué  des  générations.  Cette 
cathédrale,  gothique  après  tout,  manque  de  grâce.  Cepen- 
dant, à  cause  de  la  grande  hauteur  de  ses  nefs,  elle  produit 
un  certain  effet  et  rappelle  de  loin  la  majesté  des  églises  for- 
tifiées du  Rouergue.  Vue  du  faubourg  de  la  ville,  au  delà  du 
Doubs,  elle  impressionne  comme  un  bon  géant  qui  prépare 
un  bon  accueil.  L'intérieur  continue  cette  sensation  d'honnête 
et  cordiale  puissance.  Les  colonnes  épaisses  n'ont  leurs 
pareilles,  d'après  mes  souvenirs,  que  dans  l'église  de  Tour- 
nus.  Mais,  à  rencontre  de  Tournus,  Noire-Dame  de  Dôle  est 
claire  et  gaie.  Le  soleil  y  pénètre  comme  dans  les  églises  de 
Belgique  et  joue  sur  les  dorureset  les  couleurs  des  tableaux, 
comme  pour  laisser  aux  enfants  du  catéchisme  une  impres- 
sion favorable  à  la  religion.  La  statue  en  bronze  du  président 
Grévy  tient  la  plus  belle  place  de  la  ville.  Pasteur  est  ici  un 
souvenir  d'une  toute  autre  noblesse.  Il  aura  bientôt  sa  statue 
dans  le  beau  parc  qui  forme  terrasse  au-dessus  du  Doubs,  eu 
face  du  Jura  et  des  Alpes  lointaines,  presque  invisibles. 

W.     MORTON-FLLLERTON 

(La  fin  prochainement.) 


LA  RACE  SUPÉRIEURE 


Il  existe,  en  matière  coloniale,  un  certain  nombre  de  prin- 
cipes qu'on  ne  discute  plus.  Ces  principes  font  autorité,  on 
les  publie  en  manuels,  on  les  enseigne  dans  les  écoles.  On 
me  les  enseigna  donc,  et  j'y  crus,  car,  et  cela  est  heureux 
pour  le  gouvernement  des  Etats,  la  jeunesse,  même  en  France, 
a  conservé  la  faculté  de  croire  ce  qu'on  lui  dit,  tout  en  se 
figurant,  avec  ivresse,  qu'elle  croit  des  choses  révolution- 
naires. Après  avoir  visité  la  plupart  des  colonies  françaises,  et 
la  plus  populeuse  des  colonies  anglaises,  qui  est  l'Inde,  il  m'est 
venu  le  désir  d'examiner  quelques-unes  des  données  que 
j'avais  admises  jusque-là  sans  hésitation.  Faire  table  rase  et 
considérer  de  nouveau  tout  ce  qui,  dans  une  science,  est  tenu 
pour  acquis,  est  un  procédé  d'investigation  fécond,  même  dans 
les  sciences  expérimentales  :  rien  qu'à  peser  de  nouveau 
l'azote,  on  a  trouvé  qu'un  élément  jusqu'alors  inconnu  s'y 
dissimulait.  Mais  tout  le  monde  sait  que  la  politique  et  surtout 
la  politique  coloniale  ne  sont  que  pour  une  bien  petite  part 
des  sciences  expérimentales  :  elles  sont  empiriques,  ce  qui 
n'est  pas  du  tout  la  même  chose.  En  matière  coloniale,  on 
continue  à  faire  ce  qu'on  a  fait,  en  se  donnant  pour  raison 
que  ce  qu'on  faisait  était  bon  à  l'heure  précédente,  et  à  deux 
mille  lieues  peut-être  de  Tendioit  où  on  le  fait  maintenant.  Et 


820  LA    REVUE    DE    PAUIS 

«  colonisation  »  signifiant  aujourd'hui  expansion  de  la  race 
qui  colonise,  poui'  justifier  cette  expansion,  on  se  contente 
d'un  postulat.  Ce  postulat  que  je  voudrais  examiner,  c'est  la 
croyance  en  la  supériorité  de  la  race  blanche  sur  toutes  les 
autres  races. 

La  conviction  qu'a  la  race  blanche  de  cette  supériorité  est 
ancienne.  Les  peuples  européens  ont  cru  d'abord  qu'étant  en 
possession  de  la  vérité  chrétienne,  ils  valaient  mieux  que  ceux 
qui  ne  possédaient  point  cette  vérité  et  qu'il  était  de  leur 
devoir  de  la  répandre.  Logiquement,  ils  eussent  du  considérer 
les  nouveaux  convertis  comme  leurs  égaux.  Mais  l'orgueil  de 
race  et  la  rapacité  des  intérêts  en  décidèrent  autrement  :  et 
cette  période  de  chrislianisation  fut  infiniment  cruelle  pour 
les  races  colonisées.  On  exploita  jusqu'à  la  mort  les  Indiens 
du  Nouveau-Monde.  Puis  on  fit  venir  en  Amérique  des 
nègres,  on  les  baptisa  comme  les  Indiens,  et  on  les  exploita, 
comme  les  Indiens,  jusqu'à  la  mort  :  un  peu  moins  cepen- 
dant, parce  qu'on  les  avait  payés  au  marchand. 

Lorsque  la  foi  chrétienne  subit  une  éclipse,  les  blancs 
prirent  une  autre  conception.  Eclairés  par  la  raison,  ils 
crurent  que  tous  les  hommes,  sans  doute,  avaient  cette  même 
raison  en  partage,  que  tous  étaient  libres,  égaux  et  frères,  et 
même  que  les  peuples  dits  ce  .sauvages  »  vivaient  plus  confor- 
mément aux  lois  de  la  nature.  Les  blancs  d'Europe  se  recon- 
nurent cependant  une  supériorité,  toute  morale  :  celle  d'être 
les  apôtres  de  cette  bonne  nouvelle.  Ils  aflranchirent  donc  les 
esclaves,  et  les  Français  d'abord,  les  Anglo-Saxons  ensuite, 
leur  accordèrent  tous  les  droits  civiques.  Cette  conduite  était 
généreuse.  On  y  pouvait  découvrir  toutefois  une  illusion  et 
quelque  orgueil.  Ne  considérant  pas  encore  les  noirs,  jadis 
esclaves,  comme  nos  égaux  intellectuels,  nous  espérions  qu'ils 
le  pourraient  bientôt  devenir,  par  le  bienfait  de  la  liberté  : 
«  Forts  que  nous  sommes,  leur  disions-nous,  nous  vous 
tendons  la  main,  à  vous  qui  êtes  faibles.  » 

Il  y  eut  des  déceptions  nombreuses  et  amères.  Alors  s'ou- 
vrit une  troisième  période,  dans  laquelle  nous  nous  trou- 
vons aujourd'hui.  Les  hommes  blancs  crurent,  et  croient 
encore,  à  la  supériorité  incontestable  de  leur  cerveau.  Ils 
crurent,  et  croient  encore,   que  celte  supériorité  leur  donne 


LA    RACE    SUPÉRIEURE  82  1 

Viinperiiim  sur  ceux  des  hommes  qui  ne  sont  pas  blancs. 
L'importance  des  découvertes  scienliliques  en  Europe,  l'ingé- 
niosité et  le  nombre  de  leurs  applications,  ont  beaucoup  con- 
tribué à  élal)lir  ce  nouveau  dogme.  Sous  le  règne  de  Louis  XV, 
pourtant,  des  philosophes  avaient  appris  aux  Français  qu'ils 
étaient  fort  inférieurs  aux  Chinois,  lesquels  avaient  le  bonheur 
de  n'être  pas  chrétiens,  de  haïr  la  guerre,  et  d'avoir  un  gou- 
vernement ordonné  suivant  les  maximes  de  la  saine  raison  :  les 
récils  des  missionnaires  jésuites  n'avaient  pas  été  sans  influence 
sur  celte  manière  de  voir  des  philosophes  antichrétiens.  Mais 
un  siècle  plus  lard,  les  savants,  qui  avaient  succédé  aux  jésuites 
et  aux  philosophes  dans  la  confiance  des  peuples,  profes- 
sèrent, avec  la  même  assurance,  que  les  Chinois  n'ayant  ni 
chemins  de  fer,  ni  filatures  mécaniques,  ni  Napoléon,  ni  de 
Mollke,  nous  étaient  extrêmement  inférieurs.  Quelques  faits 
d'observation  directe  et  la  diffusion  des  théories  darwiniennes 
vinrent  affermir  celle  conviction.  On  proclama  que  c'est 
r homme  blanc  qui  généralise  et  combine  le  mieux,  qu'il  a  le 
sens  de  l'organisation,  du  commandement,  de  la  justice.  Et 
l'on  ajouta  qu'il  progresse  perpétuellement,  tandis  que  d'autres 
races,  la  chinoise  par  exemple,  se  sont  arrêtées  à  un  degré 
de  civilisation  qu'elles  ne  dépasseront  plus,  et  que  les  noirs 
d'Afrique  demeureront  dans  une  éternelle  enfance. 

Ces  façons  de  penser  présentent  certains  inconvénients  : 
d'abord,  cela  va  sans  dire,  pour  les  races  déclarées  inférieures. 
Rudyard  Kipling  a  parlé  du  «  fardeau  de  l'homme  blanc  » 
qui  doit  gouverner  les  autres  hommes.  Il  n'est  pas  lourd,  le 
fardeau  I  On  empêche  les  frères  inférieurs  de  s'entre-tuer,  de 
s'entre-dévorer,  de  s'enfoncer  mutuellement  de  petits  mor- 
ceaux de  bambou  sous  les  ongles  des  pieds.  Mais  on  les  main- 
tient soigneusement  dans  leur  infériorité;  on  exige  d'eux  les 
tâches  les  plus  pénibles,  les  plus  ingrates,  les  plus  mal 
payées;  on  les  taxe  sans  leur  consentement;  on  en  fait  des 
soldats  qui  ont  pour  métier  d'imposer  à  leurs  compatriotes  la 
domination  étrangère.  Ces  procédés  coloniaux  ne  nous  cho- 
quent point  parce  qu'ils  sont  à  notre  avantage;  d'ailleurs, 
ils  choquent  beaucoup  moins  les  indigènes  que  ne  se  le  figu- 
rent quelques  philanthropes.  La  plupart  du  temps,  nous  ne 
faisons  à  ces  indigènes  que  ce  qu'ils  avaient  fait  cent  fois  à 


822  LA    REVUE    DE    PARIS 

leurs  voisins,  quand  ils  étaient  les  plus  forts.  En  Afrique,  le 
vainqueur  a  toujours  eu  le  droit  de  ne  pas  travailler  et  de 
forcer  le  vaincu  au  travail.  Les  Hindous,  avant  l'arrivée  des 
blancs,  étaient  au  pouvoir  d'une  caste  aristocratique  et  guer- 
rière. Aux  Annamites,  une  longue  éducation  fait  considérer 
tout  pouvoir  établi  comme  vénérable,  paternel,  sacré,  et  l'o- 
bligation d'acquitter  l'impôt  comme  de  même  nature  que 
celle  qui  fait  qu'un  fds  doit  nourrir  son  père. 

Les  Européens  sont  donc  arrivés,  assez  naturellement,  à 
concevoir  une  hiérarchisation  du  travail  qui  donnerait  au 
monde  la  physionomie  d'une  énorme  fourmilière.  Les  Euro- 
péens en  seraient  les  conducteurs,  les  rois,  et  jouiraient,  pour 
entretenir  leur  supériorité,  leur  «  volume  »  intellectuel,  d'un 
traitement  de  faveur,  d'une  nourriture  spéciale.  Au-dessous, 
il  y  aurait  les  a  soldats  »,  Arabes  ou  nègres,  intellectuelle- 
ment aveugles,  autant  que  possible,  comme  ils  le  sont  physi- 
quement chez  les  termites.  Au-dessous,  les  ce  neutres  »  ou 
ouvriers,  toujours  comme  chez  les  termites  et  les  fourmis  : 
des  «Ires  minces,  agiles  et  sobres,  merveilleusement  aptes  aux 
tâches  industrielles  ;  on  rencontre  ces  qualités,  au  plus  haut 
degré,  chez  les  Chinois,  les  Annamites,  les  Hindous.  Enfin, 
au-dessous  encore,  paîtraient  de  grands  troupeaux,  du  reste 
parfaitement  heureux  de  leur  sort,  car  on  leur  donnerait  tout 
ce  qui  constitue  le  bonheur  bestial  qu'ils  apprécient  :  beau- 
coup de  nourriture  et  des  femelles.  Ces  pucerons  de  l'huma- 
nité seraient  les  nègres  :  on  leur  ferait  produire,  non  seule- 
ment du  sucre,  comme  chez  les  fourmis,  mais  encore  du 
coton,  du  caoutchouc  et  de  l'or. 

Il  semble  que  les  nègres  accepteraient,  sans  révolte  siiscep- 
tihle  de  réussir,  une  telle  destinée,  et  les  Hindous  n'y  voient 
déjà  point  de  mal,  à  condition  qu'on  leur  permette  d'entretenir, 
par  surcroît,  leurs  anciens  maîtres;  on  a  pu  dire  que  la  con- 
quête anglaise  n'avait  fait  chez  eux  que  superposer  une  nou- 
velle caste  à  celles  qui  existaient  auparavant.  La  résignation 
serait  moins  sûre  chez  les  Annamites  et  les  Chinois,  parce 
qu'ils  sont  nombreux  et  très  intelligents,  et  pour  d'autres 
causes,  qu'on  verra  plus  loin.  Mais  cet  idéal  de  la  fourmilière, 
011  tout  le  monde  est  k  sa  place,  ne  va  pas  sans  quelque 
difficulté  :  entre   ces  Européens  supérieurs  à  tous  les  autres 


LA    RA.CE    SUPERIEURE 


823 


hommes,  on  peut  se  demander  s'il  n'existe  pas  des  nuances 
de  supériorité.  Les  Anglo-Saxons  conçoivent  la  fourmilière 
comme  devant  être  gouvernée  et  exploitée  par  eux  :  les  An- 
glais occuperaient  les  autres  Européens  en  qualité  d'employés 
a  supérieurs  »,  mais  pourtant  de  simples  employés.  Les 
Latins,  les  Germains  ont  des  prétentions  analogues.  Il  peut 
en  résulter  des  conflits  pénibles. 

Et  il  ne  faut  pas  nous  en  tenir  là.  On  peut  se  demander 
si  la  prééminence  de  cette  race  blanche,  évidente  à  l'heure 
actuelle,  est  définitive.  Nous  sommes  aujourd'hui  en  pleine 
période  d'expansion  et  de  conquête.  L'Europe,  après  le  long 
sommeil  qui  suivit  la  double  secousse,  de  sa  conversion  au 
christianisme  et  de  l'admission  des  Barbares,  s'est  réveillée 
avec  la  passion  ardente  des  réalités;  elle  s'est  armée,  pour 
découvrir  ces  réalités,  de  qualités  d'observation,  d'une  méthode 
scientifique  bien  plus  rigoureuse  et  plus  féconde  que  celle 
même  à  qui  l'on  doit  les  précieuses  acquisitions  de  la  science 
grecque.  Du  développement  des  sciences  modernes  et  du  pen- 
chant d'un  esprit  nouveau,  qui  ne  cherche  le  bonheur  que 
sur  terre,  il  est  résulté  des  applications  pratiques  d'une 
énorme  importance,  qui  ont  permis  la  création  de  la  grande 
industrie,  abrégé  les  distances,  étendu  à  la  terre  entière  les 
possibilités  de  migration  de  la  race  européenne.  Et  de  ce  que 
la  race  blanche  est  en  train  d'envahir  le  monde,  l'homme 
blanc  contemporain  en  conclut  qu'il  continuera  à  le  couvrir 
jusqu'à  l'occuper  entièrement,  après  avoir  réduit  les  autres 
races  à  l'état  de  domestiques,  de  «neutres»  et  d' ce  ouvriers  »  ; 
on  prévoit  le  peuplement  par  des  blancs,  rien  que  par  des 
blancs,  de  tous  les  territoires  déserts  ou  parsemés  seulement 
de  peuples  condamnés  à  disparaître,  parce  qu'ils  ne  sont  bons 
à  rien  pour  les  blancs  (c'est  ce  qui  s'est  passé  pour  l'Amé- 
rique du  Nord  et  l'Australie),  et  l'organisation  du  reste  du 
monde,  Afrique,  Chine,  Indo-Chine,  etc.,  au  profit  de  ces 
mêmes  blancs.  Les  pays  où  les  blancs  vivront  seuls  seront 
constitués  en  démocraties;  les  pays  où  les  blancs  seront 
superposés  à  une  race  dite  inférieure  deviendront  des  aristo- 
craties dont  les  Européens  seront  ducs,  princes  ou  barons. 

11  n'y  a  qu'un  malheur  :  c'est  que  l'aire  d'une  race  ne  peut 
indéfiniment  s'élargir.   Le  peuplement  par  les  Européens  de 


89.\  LA    REVUE    DE    PARIS 

territoires  pratiquement  vides  et  d'un  climat  analogue  au  leur, 
comme  l'Amérique  du  Nord  ou  l'Australie,  nous  empêche  de 
distinguer  nettement  ce  fait.  Mais  s'il  y  a  un  phénomène  his- 
torique frappant,  c'est  l'inutilité  des  conquêtes  et  des  inva- 
sions dans  un  territoire  dont  la  population  atteint  une  cer- 
taine densité.  La  Gaule  est  restée  celte,  malgré  une  invasion 
latine  et  une  invasion  germaine;  l'Angleterre  est  restée  celte 
également,  pour  la  plus  grande  part  de  sa  population,  malgré 
le  métissage  saxon  et  les  invasions  romaines  et  normandes  ; 
le  Latium  est  resté  latin  et  l'Espagne,  espagnole.  Ce  qui  a 
changé  parfois,  c'est  la  langue  et  l'organisation  sociale.  Mais 
la  superposition  des  conquérants  et  des  conquis,  l'institution 
d'une  aristocratie  dominante,  on  en  voit,  après  quelques 
siècles,  disparaître  les  traces.  Une  opération  de  métissage  s'est 
bientôt  faite  :  les  reproducteurs  de  la  race  immigrée  étaient, 
après  tout,  si  peu  nombreux  qu'on  aurait  quelque  peine  k 
retrouver  leur  type  pur.  Ce  qui  a  survécu,  ce  sont  des  mots, 
des  concepts,  des  désirs,  des  ambitions,  qu'ils  avaient  ense- 
mencés dans  la  race  ancienne.  Ils  ont  été  le  sel  de  la  terre; 
mais  le  sel  fond. 

Les  races  qui  se  mêlèrent  ainsi  étaient,  dira-t-on,  de 
même  couleur,  et  proches  parentes.  —  De  même  couleur,  voilà 
qui  est  presque  vrai,  mais  non  pas  toujours  proches  parentes! 
11  est  curieux  qu'on  tienne  si  peu  compte,  en  général,  des 
éléments  étrangers  que,  durant  des  siècles,  l'esclavage  a  im- 
portés dans  l'Europe  méridionale.  Armées  d'esclaves,  qui 
parfois  se  révoltèrent.  Peuples  d'esclaves,  que  l'affranchis- 
sement introduisit  dans  la  cité.  Plus  les  villes  et  provinces 
méditerranéennes  étaient  riches,  plus  elles  avaient  d'esclaves  : 
des  (iiermains  et  des  Gaulois,  mais  aussi,  et  en  très  grand 
nombre,  des  Syriens,  des  Cappadociens,  des  Berbères,  des 
nègres  même  venant  de  l'Afrique  du  Nord.  Les  ventes  d'es- 
claves, autant  que  les  libres  migrations,  peuvent  expliquer 
cette  persistance  singulière  d'un  type  qu'on  retrouve  dans  tout 
le  bassin  de  la  Méditerranée,  de  Smyrne  à  Marseille.  Combien 
de  fois,  à  Nîmes  ou  à  Narbonne,  n'est-on  pas  frappé  par  une 
physionomie  déjà  vue  en  Asie-Mineure  ou  en  Algérie?  La  tête 
longue,  les  lèvres  grosses  et  larges,  le  nez  long  et  busqué  du 
Levantin  apparaissent  chez  des  paysans  dont  les  ancêtres  ont 


LA    RACE    SUPÉRIEURE  825 

cullîvé  la  terre  de  France  depuis  la  nuit  des  temps,  Des  noirs, 
dans  l'antiquité,  furent  vendus  comme  esclaves.  Déjà,  les 
caravanes  puniques  allaient  en  chercher  jusque  dans  le  centre 
africain.  Il  en  arrivait  aussi  du  Darfour,  par  l'Egypte.  Plus 
tard,  aux  temps  chrétiens,  lors  des  longues  guerres  entre 
Espagnols  et  Arabes,  ceux-ci  rachetèrent  souvent  leurs  pri- 
sonniers contre  des  noirs  qu'ils  se  procuraient  au  Maroc.  La 
population  mé  lilerranéenne  fut  constituée  par  un  mélange 
des  races  bbinches  et  noires,  aryennes,  sémites  et  berbères,  et 
la  fusion  s'acfomplit  fort  bien.  Rien  ne  prouve  que  d'autres 
mélanges,  sinon  de  noirs  et  de  blancs,  du  moins  de  jaunes  et 
de  blancs,  ne  se  produiront  pas  dans  l'humanité  future,  avec 
aussi  peu  d'inconvénients. 

* 
*  * 

Les  parties  de  la  terre  où  l'Européen  peut  vivre,  —  abstrac- 
tion faite  de  l'ancien  habitat  de  la  race  européenne,  —  se 
divisent  en  plusieurs  catégories.  Il  y  a  celles  qui  étaient  désertes 
quand  les  blancs  les  ont  occupées,  et  dont  le  climat  est  tem- 
péré :  elles  resteront  sans  doute  un  domaine  européen,  à 
moins  d'expulsion  violente  par  les  jaunes  d'Asie;  rien  encore 
ne  peut  faire  craindre  celte  éviction.  Il  y  a  celles  que  peuple 
une  race  indigène,  ou  anciennement  installée,  qui  subsiste  à 
côté  des  conquérants  blancs  sans  se  mêler  à  eux  :  parfois  ce 
sont  les  conquis  eux-mêmes  qui  repoussent  la  fusion  comme 
en  Algérie  ;  parfois  ce  sont  les  envahisseurs,  comme  au  Trans- 
vaal  ;  il  peut  aussi  arriver  que  la  race  ilotisée  ait  été  trans- 
portée artificiellement  dans  la  région,  comme  les  nègres  aux 
États-Unis.  Mais  partout  le  résultat,  au  bout  d'un  certain 
temps,  sera  ("atalement  le  même  :  la  disparition,  par  élimi- 
nation lente  ou  massacre,  de  l'une  des  deux  races  en  pré- 
sence. Dans  un  certain  nombre  d'années  ou  de  siècles,  l'Al- 
gérie aura  sa  crise,  la  Louisiane  aura  sa  crise,  l'Afrique  du 
Sud  aura  sa  crise. 

Pour  nous.  Français,  qui  possédons  en  Algérie  ces  popu- 
lations berbères  et  arabes  islamisées,  dont  les  capacités  mo- 
rales et  mentales  sont  si  belles,  la  perspective  est  désolante. 
A  l'époque  romaine,  ces  populations  avaient,  pour  ainsi  dire 


826  LA    REVUE    DE    PARIS 

d'elles-mêmes,  pris  l'altitude  la  plus  favorable  aux  intérêts 
du  vainqueur  :  confondant  leurs  intérêts  avec  ceux  des  con- 
quérants, les  haules  classes  se  romanisèrent.  Ce  n'est  pas 
tout  à  fait  une  vérité  de  dire  que  Rome  trouva  un  appui  dans 
l'aristocratie  africaine  et  dans  la  population  de  métis  qui, 
riche  et  commerçante,  exploitait  la  côte;  mais  sa  situation, 
tant  qu'elle  resta  puissante,  fut  bien  plus  avantageuse  encore  : 
c'étaient  ces  classes  qui  eurent  besoin  d'elle  pour  se  main- 
tenir. Privés  de  leurs  chefs  nationaux,  les  habitants  de  l'in- 
térieur, bien  que  rudement  traités,  réduits  à  ce  statut  du 
«  colonat  »,  dont  le  servage  fut  l'aboutissement  nécessaire  en 
Europe,  ne  pouvaient  guère  se  soulever  contre  une  domi- 
nation qui  leur  pesait. 

Ils  le  tentèrent  cependant,  supportant  mal  «  que  l'opulence 
de  l'Afrique  fût  faite  de  leur  misère  »  :  sous  Tibère,  sous 
les  Antonins,  sous  Dioclétien,  leurs  insurrections  durent 
être  noyées  dans  le  sang.  Aussi  ces  Berbères  embrassèrent- 
ils  le  christianisme  avec  une  foi  passionnée;  la  «  bonne 
nouvelle  »,  que  leur  apportait  cette  religion  neuve,  leur  parut 
l'annonce  d'une  proche  vengeance  :  Tertullien  éclate  en  ana- 
thèmes  contre  Rome  et  le  vieux  monde.  Mais  le  vieux  monde 
et  cette  vieille  Rome  s'approprièrent  la  force  politique  du 
christianisme,  qui  devint,  pour  les  Africains,  la  religion  des 
oppresseurs.  Les  esclaves  restèrent  en  bas,  les  maîtres  en 
haut.  Alors,  reniant  la  foi  de  Rome,  ils  eurent  leurs  héré- 
sies nationales  :  donatistes,  circoncellions  ;  ils  tuèrent  les  ca- 
tholiques. Et  quand  enfin  l'islam  leur  arriva  d'Orient,  ils 
l'adoptèrent  «avec  une  facilité  surprenante...  11  annonçait 
un  dieu  unique,  l'égalité  de  tous  les  fidèles.  Tout  musulman, 
quelle  que  fût  son  origine,  pouvait  être  un  homme  libre, 
propriétaire,  dispensé  de  la  capitalion.  Plus  de  privilèges  de 
race,  plus  de  gouverneurs  étrangers,  plus  de  fisc  impérial  : 
c'était  une  émancipation.  De  plus,  il  y  avait  gloire  et  profit 
a  suivre  les  drapeaux  des  conquérants  devenus  des  alliés,  à 
marcher  derrière  eux  au  pillage  de  l'Europe...  Les  Berbères 
devinrent  musulmans  comme  ils  étaient  devenus  chrétiens, 
et  à  peu  près  pour  les  mômes  raisons'.» 

I,  Maurice  Watil,  l'Algérie,  p.  86. 


L4    RACE    SUPÉRIEURE  827 

De  ce  jour,  les  Herbères  sont,  définitivement  peut-être, 
devenus  impropres  à  s'assimiler  nos  conceptions.  H  y  a  quel- 
ques siècles,  l'esprit  des  deux  religions  était  à  peu  près  le 
même.  Chrétiens  et  musulmans  pensaient  que  la  vie  terrestre, 
n'étant  qu'un  passage,  avait  peu  de  valeur  :  il  la  fallait  vivre 
en  vue  de  la  vie  éternelle.  Aujourd'hui,  sauf  peut-être  en 
Russie,  les  peuples  chrétiens  se  conduisent  comme  si  leur 
existence  terrestre  avait  plus  d'importance  que  celle  qui  doit 
suivre.  Pour  le  mahomélan,  il  en  va  différemment  :  il  ne  vit 
toujours  ici-bas  que  dans  l'attente  de  la  vie  future.  Il  reste, 
persuadé  que  Dieu  fait  tout,  veut  tout  ce  qui  est,  que  le 
monde  est  un  miracle  perpétuel  de  Dieu,  que  Dieu  donnera 
la  puissance  sur  terre  aux  mahométans  quand  il  le  voudra; 
s'il  ne  la  leur  donne  point,  le  paradis  vengera  du  moins  les 
vrais  croyants  de  la  supériorité  apparente  des  chrétiens.  Un 
palefrenier  musulman  a  résumé  pour  moi  cette  conviction  en 
m'expliquant  que,  «  de  l'autre  côté  des  jours  »  c'est  moi  qui 
sellerais  son  cheval. 

Cette  espèce  de  résignation  paresseuse  et  butée  des  Arabes 
d'Algérie  à  n'être  plus  rien  dans  un  pays  qui  est  le  leur  : 
rien  dans  le  gouvernement,  rien  dans  le  commerce,  rien  dans 
les  affaires,  rien  dans  rien,  ce  qui  fait  que  beaucoup  ont  très 
peu  de  chose  à  manger,  —  mais  alors,  dormant  le  jour,  il  en 
est  qui  se  réveillent  pour  voler  la  nuit  —  celle  patience  obtuse 
leur  vient  en  grande  partie  de  la  foi  prêchée  par  Mahomet, 
lequel,  en  cette  occasion,  paraît  avoir  singulièrement  protégé 
les  chrétiens  !  Si  nos  Arabes  s'étaient  décidés  à  abandonner 
leur  statut  personnel;  s'ils  étaient  enlrés,  pour  ainsi  parler, 
dans  le  siècle  et  s'étaient  fait  naturaliser,  à  une  époque  oii 
la  France,  comme  sous  le  second  Empire  (car  on  en  est 
bien  revenu  sous  la  troisième  République),  était  restée  naï- 
vement libérale  et  croyait  à  la  complète  égalité  des  races 
humaines  ;  s'ils  avaient  opéré  une  espèce  de  quart  de  conver- 
sion, non  religieuse,  mais  civique  (il  ne  s'agissait  nulle- 
ment pour  eux  d'abjurer),  on  se  demande  dans  quelle 
situation  ils  nous  auraient  mis.  Nous  aurions  dû  non  seule- 
ment leur  ouvrir  les  assemblées  délibérantes,  non  seule- 
ment leur  laisser  p  lus  de  terres,  mais  leur  donner  accès  aux 
places,   ce    qui    aurait   bouleversé    les    habitudes  politiques. 


828 


LA     HEVUE    DE    PARIS 


l'économie  sociale,  et  aussi  les  commodilés  des  familles  euro- 
péennes en  Algérie  :  l'une  des  causes  de  l'agitation  anlijuive 
à  Alger  fut,  non  pas  que  les  Juifs  faisaient  des  affaires  avan- 
tageuses, mais  que  ces  gens  d'Afrique  entraient  dans  notre 
civil isalion,  que  leurs  fils,  élèves  des  mêmes  lycées  que  nos 
fils,  concouraient  pour  les  mêmes  postes  universitaires,  civils, 
militaires,  et  qu'ils  arrivaient  à  faire  enfin  tout  comme  nous, 
même  à  ne  pas  gagner  d'argent  ;  il  est  vrai  qu'en  général  ils 
en  avaient  d'avance.  Il  se  fût  produit,  si  les  Arabes  avaient 
imité  ces  israélites,  un  trouble  de  la  vie  algérienne  encore 
plus  grand  :  rien  que  l'inquiétude  causée  par  la  reprise  lente 
et  partielle  de  certaines  terres  kabyles  par  les  Kabyles  le 
prouve!  Mais  peut-être  aussi  l'équilibre  se  fût-il  ensuite  réta- 
bli, surtout  s'il  y  avait  eu  métissage.  Pourquoi  une  nouvelle 
race  ne  serait-elle  pas  née.  plus  originale  encore  que  celle 
qui  est  en  train  de  se  constituer  là-bas  par  le  mélange  des 
sangs  français,  espagnol  et  italien? 

Mais  ce  ne  sont  là  que  des  questions  à  propos  d'hypothèses, 
et  c'est  une  hypothèse  aussi,  bien  que  tentante,  de  s'imaginer 
qu'il  apparaîtra  quelque  jour  un  prophète  pour  enseigner  aux 
Arabes  qu'il  n'est  rien  d'inconciliable  entre  l'industrialisme 
occidental  et  l'Islam.  La  vérité  présente,  c'est  qu'il  existe  en 
Algérie  une  utile  population  d'ilotes,  relativement  sobres  et 
sulFisamment  soumis.  Ils  sont  aujourd'hui  \  millions  contre 
Oooooo  Européens,  c'est-à-dire  qu'ils  sont  sept  fois  plus  nom- 
breux. Et  ce  ne  sont  pas  nos  compatriotes  d'Algérie  qui  les 
tiennent,  c'est  la  pression  des  38  millions  de  Français  du 
continent.  Qu'arrivera-t-il  si  ces  Arabes  continuent  à  pulluler, 
et  nous  autres  à  faire  tout  ce  que  nous  pouvons  pour  ne  pas 
pulluler.»^  Les  gens  de  notre  génération  ne  le  verront  point, 
et  c'est  tant  mieux  pour  eux. 

La  Louisiane  et  l'Afrique  du  Sud  se  trouvent  dans  une 
situation  analogue.  En  Louisiane  et  dans  les  autres  anciens 
Etals  esclavagistes  de  l'Amérique,  les  électeurs  blancs  songent 
à  se  tirer  de  l'embarras  où  les  mettent  périodiquement  les 
électeurs  noirs  en  leur  retranchant  le  droit  de  sulïVage.  Excel- 
lente solution,  mais  provisoire  I  Car  si  ces  nègres  conti- 
nuent à  augmenter  en  nombre,  s'ils  produisent  des  hommes 
remarquables  et  qui  pourront  avoir  de  l'ambition,  des  Booker 


LA    RACE    SUPÉRIEURE  820 

Washington  moins  résignés  à  ne  pas  réclamer  la  place  qu'ils 
méritent,  est-ce  que  ces  hommes  ne  partiront  pas  à  ra«saut 
de  la  hiérarchie  sociale,  avec  leurs  bandes  noires  derrière 
eux?  Par  un  contraste  presque  risible,  ces  mêmes  Européens, 
qui  veulent  en  Amérique  enlever  leur  bulletin  de  vote  aux 
nègres,  font  l'inverse  dans  la  colonie  du  Cap.  Pour  résister 
à  la  race  hollandaise,  les  colons  anglais  ont  fait  dépendre 
l'éleclorat  d'un  cens  cjue  beaucoup  d'indigènes  —  Cafres, 
Hottentols,  etc.  —  sont  maintenant  capables  de  payer,  et 
c'est  une  opinion  soutenue  par  un  enquêteur  exercé  et  a\erti, 
M.  Vigouroux,  que  le  développement  intellectuel,  écono- 
mique et  numérique  de  la  race  noire  constitue,  entre  le  Cap 
et  le  Zambèze,  une  grave  menace  pour  l'élément  européen. 
Il  semble  en  effet,  à  lire  M.  Vigouroux,  qu'ici  certaines  tribus 
noires  montrent  des  qualités  mentales,  des  possibilités  d'évo- 
lution dont  ailleurs,  il  faut  le  reconnaître,  elles  n'avaient  pas 
fait  preuve. 

Il  existe  un  troisième  et  un  quatrième  type  de  colonies,  oii 
le  sang  de  deux  races  se  mêle  d'une  façon  plus  ou  moins 
intime  :  le  Brésd,  les  colonies  espagnoles  de  l'Amérique,  les 
colonies  françaises  des  Antilles  ou  des  Mascareignes,  etc.  Ici 
les  phénomènes  consécutifs  sont  :  adoption  par  la  race  indi- 
gène de  la  langue,  de  la  religion,  du  système  social  et  poli- 
tique des  maîtres;  puis  expulsion  de  ces  maîtres  de  race  pure, 
soit  par  les  armes,  soit  par  le  simple  jeu  des  forces  écono- 
miques ou  des  mesures  politiques;  enfin  absorption  des  métis 
mêmes  parla  race  fondamentale,  dont  la  physionomie  ethnique 
est  demeurée  à  peu  près  la  même,  mais  qui  a  changé  de 
langage,  de  lois,  de  mœurs  et  de  concepts.  11  en  résulte  pour 
cette  race  soit  un  arrêt  définitif,  soit  une  longue  période  d'in- 
cubation, un  ((  moyen  âge  »,  pendant  lequel  les  blancs  purs 
la  considèrent  avec  le  mépris  que  pouvaient  avoir  les  Byzan- 
tins pour  nos  Barbares.  Il  est  possible  que,  cette  période  de 
trouble  terminée,  la  race  se  ressaisisse,  et  que  le  terme  «  eu- 
ropéen »  soit  alors  pris  par  elle  dans  le  même  sens  humiliant 
que  nous  attribuons  au  mot  «  byzantin  ».  Par  bonheur  pour 
nous,  cela  n'est  que  possible,  et  le  fait  actuel  est  que  ces 
métis  nous  apparaissent  seulement  comme  une  espèce  de 
déchet  de  fabrication  :  la  chose  fabriquée  étant  l'adaptation  de 


83o  LA    REVUE    DE    PARIS 

la  terre  aux  besoins  des  blancs,  et  les  métis  apparaissant 
comme  le  résultat  d'une  légèreté  ou  d'une  coupable  impru- 
dence. Voilà  ce  qu'on  pense,  si  on  ne  le  dit  pas;  mais  on 
commence  même  à  le  dire,  à  l'écrire,  à  l'imprimer. 

*  * 

Jusqu'ici,  pourtant,  l'examen  est  assez  favorable  aux  pré- 
tentions de  la  race  blanche  à  la  supériorité.  Des  crises  à 
traverser,  des  luttes,  même  sanglantes,  à  soutenir  contre  des 
métis  peu  nombreux,  des  noirs  peu  redoutables,  des  maho- 
métans  figés  par  une  foi  religieuse  qui  leur  fait  dédaigner 
tout  effort  suivi  pour  améliorer  leur  condition  terrestre,  voilà 
qui  n'est  point  pour  nous  faire  désespérer.  Mais  nous  n'avons 
pas  encore  parlé  des  jaunes. 

A  leur  égard,  on  a  émis  une  autre  théorie  pour  justifier  la 
conquête  de  la  terre  tout  entière  par  la  race  européenne.  Cette 
théorie  suppose  toujours  la  supériorité  intellectuelle  de  notre 
race.  Mais  ceux  qui  l'ont  formulée  sont  des  économistes  uti- 
litaires. Le  principe  d'une  supériorité  mentale  leur  paraît  avoir 
encore  quelque  chose  de  métaphysique,  partant  d'indémon- 
trable. Ils  sont  allés  chercher  une  base  pour  ainsi  dire  ma- 
térielle. L'humanité  n'a-t-elle  pas  pour  devoir,  disent-ils, 
pour  premier  instinct  même,  de  s'assurer  le  plus  de  bonheur 
possible  ?  11  s'agit  donc  de  mettre  le  globe  en  valeur,  d'en 
tirer  toutes  les  ressources  qu'il  contient,  de  ne  laisser  ni  une 
terre  en  friche,  ni  une  mine  inexploitée,  ni  une  chute  d'eau 
sans  usine,  ni  une  rivière  sans  train  de  bateaux,  ni  un  pays 
sans  chemins  de  fer,  ni  un  homme  sans  ouvrage.  Les  peuples 
qui  ne  font  rien  du  sol  sur  lequel  ils  vivent,  qui  n'en  tirent 
ni  caoutchouc,  ni  coton,  ni  cuivre,  ni  fer,  ni  or,  seront  légi  - 
timement,  sinon  dépossédés,  du  moins  assujettis.  On  aura  le 
droit  de  leur  apprendre,  même  un  peu  brusquement,  ce  qu'ils 
doivent  faire  ou  laisser  faire,  pour  le  bonheur  de  l'humanité. 

Cette  théorie  ne  pose  pas,  on  le  voit,  comme  point  de 
départ,  la  supériorité  des  races  européennes  ;  mais,  pensant 
constater  que  seules  celles-ci  sont  capables  d'une  exploitation 
intensive  du  globe,  elle  prend  ensuite  pour  acquis  que  cette 
supériorité  est  un  fait  d'expérience.  C'est  cette  théorie  qui  a 
permis    de    convertir  à  la    politique    de   colonisation    beau- 


LA    RACE    SUPERIEURE  83 1 

coup  de  radicaux,  et,  je  crois  bien  de  socialistes.  Jadis, 
l'immense  majorité  de  ceux-ci,  et  même  des  radicaux,  niait 
le  droit  des  civilisés  à  s'imposer  par  la  force  aux  non 
civilisés.  Sans  apercevoir  ou  sans  dire  qu'on  reprenait  là 
un  idéal  chrétien,  on  pensait  qu'il  est  criminel  d'employer 
la  force  pour  faire  «  régner  »  la  civilisation,  qui  supprime, 
croyait-on,  l'emploi  de  la  force,  La  France,  par  un  re- 
tour d'esprit  sur  un  événement  douloureux,  se  rappelait 
l'étranger  entrant  chez  nous  les  armes  à  la  main,  pour  nous 
arracher  deux  provinces  :  faire  aux  autres  ce  dont  nous 
avons  tant  souffert,  n'était-ce  pas  un  crime?  D'autres,  qui 
ne  désespéraient  pas  d'une  revanche,  craignaient  qu'une  poh- 
tique  extra-européenne  ne  détournât  nos  yeux  de  la  fron- 
tière mutilée.  Les  agrariens  voyaient  dans  les  colonies  des 
concurrentes  qu'on  se  créait  de  gaieté  de  cœur  ;  et  c'était 
pour  ces  conquêtes  qu'on  réclamait  leurs  fils  à  nos  cultiva- 
teurs !  Enfin  les  socialistes  avaient  pour  motif  que  toute  con- 
quête, ou  toute  défense  d'un  domaine  conquis,  exige  une 
armée  ;  cette  armée,  en  attendant  qu'elle  serve  à  l'extérieur, 
empêche  à  l'intérieur  les  grèves  de  se  changer  en  révolutions. 
Si  bien  que  notre  communauté  politique  présentait  un  spec- 
tacle absolument  différent  de  celui  qu'avait  offert  la  démocra- 
tie athénienne  du  temps  d'Aristophane .  C'était  jadis  la  plèbe 
qui  voulait  la  guerre,  n'ayant  rien  à  perdre.  C'étaient  les 
chevaliers  et  les  nobles,  possesseurs  de  terres  incessamment 
pillées,  qui  demandaient  la  paix,  l'arbitrage  universel.  Récem- 
ment, chez  nous,  c'était  le  contraire.  Une  guerre,  en  effet, 
aurait  nui  aux  intérêts  des  industriels  et  des  possédants  de 
toute  nature  ;  mais  la  menace  de  cette  guerre,  qui  n'éclatait 
point  en  raison  même  des  désastres  qu'elle  eût  causés,  leur 
était  utile  en  justifiant  l'entretien  d'une  force  puissante  qui 
assure  l'ordre. 

La  création  d'une  armée  coloniale,  oii  l'on  utilise  les  indi- 
gènes pour  garder  les  indigènes,  et  dont  les  cadres  seuls  sont 
aristocratiquement  européens,  a  eu  pour  effet  de  modifier 
lentement  l'opinion  des  socialistes,  bien  que  certains  encore 
protestent  au    nom   des    principes  K    Cent   mille   ouvriers  à 

I.  Voir  les  délibérations  du  dernier  Congrès  socialiste  d'Amsterdam. 


839  LA    REVUE     DE     t'AKIS 

celle  heure,  vivent  en  France  de  rindustrie  de  la  bJcyclelte 
et  de  l'aulomobile  :  il  faut  bien  que  les  nègres  leur  fournissent 
du  caoutchouc!  Un  phjs  grand  nombre  encore  de  prolétaires 
désirent,  ou  apprendront  à  désirer,  qu'on  leur  apporte  du 
coton  à  très  bon  marché,  car  toute  économie  sur  la  matière 
première  sera  un  bénéfice  parlagé  entre  eux,  le  patron,  et  le 
consommateur.  Ainsi,  à  l'électeur  paysan,  qui  se  souciait  peu 
de  colonies,  répond  mainfenanl  I  électeur  ouvrier,  qui  en  a 
besoin.  A  l'ancienne  théorie  généreuse,  qui  ne  voulait  point 
qu'on  allât  s'emparer  des  terres  des  noirs  et  des  jaunes,  et  qui 
considérait  tous  les  hommes  comme  ayant  les  mêmes  droits 
que  nous,  on  voit  se  substituer  graduellement  une  doctrine 
utilitaire  sur  laquelle  quelques  socialistes  se  sont  mis  d'accord 
avec  les  orateurs  les  plus  écoutés  de  l'économie  capitahste; 
et  l'on  admet  que,  si  un  peuple  se  refuse  à  exploiter  les  res- 
sources de  son  territoire,  l'intérêt  général  permet  de  l'y  obli- 
ger par  la  force.  Les  démocraties  industrielles  étant  assez  fré- 
quemment impulsives  et  brutales,  il  est  possible  qu'elles  met- 
tent peu  de  douceur,  une  fois  converties  à  la  colonisation,  à 
l'achèvement  de  l'œuvre  coloniale. 

Or,  juste  k  ce  moment  où  l'opinion  française  se  retourne, 
voici,  pour  la  première  fois  depuis  ce  que  les  écrivains  diplo- 
matiques ont  appelé  «  l'éclipsé  du  croissant  turc  »,  voici  les 
prétentions  de  la  race  européenne  à  dominer  le  monde  sérieu- 
sement menacées,  voici  qu'on  commence  à  se  demander  si 
l'extension  de  la  race  européenne  ne  rencontrera  pas,  n'a  pas 
déjà  rencontré  ses  limites,  si  les  jaunes  consentiront  à 
prendre,  dans  la  hiérarchie  des  races  telle  qu'on  la  rêvait,  le 
rang  —  inférieur  —  qu'on  voulait  leur  attribuer.  Et  le  conflit 
russo-japonais  a  permis  de  mesurer  quelle  influence  les  vic- 
toires militaires  exercent  encore  sur  l'imagination  des  peuples 
civilisés.  Il  n'y  avait,  auparavant,  que  les  états-majors  intel- 
lectuels et  politiques  de  ces  peuples  civilisés  pour  s'inquiéler 
du  danger  qu'un  mouvement  de  la  race  jaune  pouvait  faire 
courir  aux  prétentions  «  impériales»  de  la  nôtre.  Et  dans 
ces  étals-majors,  même  après  la  guerre  sino-japonaise,  même 
après  l'insurrection  des  Boxers,  on  n'était  pas  unanime. 
Quelques  pessimistes  dénonçaient  le  péril  jaune ,  mais  le 
reste   des   prophètes   et    calculateurs    demeurait  parfaitement 


LA    RACE    SUPÉRIEURE  833 

sûr  de  l'avenir,  pour  des  raisons  dont  plusieurs  étaient  fort 
insuffisantes. 

Il  en  faut  ciler  une  parce  qu'elle  est  caractéristique  de  la 
confiance  des  Européens  dans  leurs  méthodes  et  du  mépris 
qu'ils  ont  pour  celles  de  leurs  concurrents  possibles.  On  a  pu 
lire  quelque  part  que  le  seul  fait,  pour  les  Chinois  et  les 
Japonais,  d'avoir  et  de  garder  leur  écriture  idéographique 
dénotait  chez  eux  une  irréparable  infériorité  mentale.  L'usage 
de  l'écriture  alphabétique,  merveilleux  outil  d'analyse  en  effet, 
devait  suffire  à  prouver  l'excellence  des  cerveaux  européens,  et 
leur  conserver  la  maîtrise  du  monde.  Qu'un  même  signe,  sui- 
vant la  place  qu'il  occupait  dans  la  phrase,  pût  signifier  trois 
ou  quatre  choses  différentes  ;  qu'il  y  eut  ainsi  'io  ooo  ou 
Go  ooo  signes  ou  modifications  de  signes,  quelle  preuve  de 
faiblesse  inlellecluellc I  On  aurait  pu  se  demander  si,  en 
apprenant  son  écriture,  le  Chinois  ou  le  Japonais  n'appre- 
nait pas,  non  seulement  à  écrire,  mais  à  raisonner;  s'il  n'ac- 
quérait pas  par  cet  exercice  une  prestesse  et  une  mémoire 
visuelles  bien  précieuses  dans  l'étude  des  sciences  naturelles 
et  des  sciences  appliquées  ;  s'il  ne  prenait  pas  de  la  sorte 
(c  l'esprit  de  combinaison  »  et  une  aptitude  exceptionnelle  à 
saisir  des  rapports  entre  les  choses  et  à  voir  ces  rapports  d'un 
coup,  tandis  que  nos  procédés  de  langage  et  d'écriture  les 
divisent;  si  cette  idéographie  n'était  pas,  ou  ne  pouvait  pas 
devenir,  une  sorte  d'algèbre  appliquée,  non  pas  aux  nombres, 
comme  la  nôtre,  mais  aux  abstractions  d'un  autre  ordre  et  aux 
phénomènes;  et,  en  ce  sens,  notre  nomenclature  chimique,  qui 
veut  exprimer  en  un  seul  mot  complexe  la  composition 
d'un  corps  ternaire  ou  quaternaire  (diméthylamidopropanol , 
par  exemple)  imprononçable,  mais  qui,  pour  le  chimiste, 
se  lit  d'un  coup  d'œil ,  n'est-elle  pas  une  intelligente 
chinoiserie?  Non,  on  ne  se  demandait  pas  tout  cela,  bien 
qu'après  tout  il  n'eût  pas  été  insensé  de  se  poser  ces  questions, 
même  en  décidant  d'attendre  pour  les  résoudre  honnêtement. 
Mais  c'est  peut-être  qu'il  n'était  plus  temps,  c'est  peut-être 
qu'on  était  déjà,  même  les  gens  sages,  à  se  payer  de  raisons 
déraisonnables.  L'industrie  européenne,  et  bien  plus  encore 
la  spéculation,  avait  besoin  qu'on  parlât  de  la  mainmise  de 
l'Europe   sur  la  Chine,   comme  d'un  événement  non  encore 

i5  Février  igoS.  Il 


83/|  LA    REVUE    DE    PARIS 

échu,  mais  inévitable.  Et  la  spéculation  aujourd'hui  a  besoin 
de  terres  neuves,  de  conquêtes,  de  traités;  c'est  elle  qui  mène 
aujourd'hui,  en  grande  partie,  la  politique  :  j'entends  la  poli- 
tique extérieure.  Engageant  tous  les  hommes  à  donner  leur 
argent,  avec  espoir  et  enthousiasme,  aux  œuvres  d'adaptation 
et  de  transformation  du  globe,  la  spéculation  fabrique,  peut- 
être  sans  même  s'en  douter,  les  convictions  dont  elle  a  besoin. 
C'est  ainsi  que  non  seulement  les  hommes  d'Etat,  mais  les 
écrivains  de  cabinet,  et  surtout  les  journalistes,  ont  admis, 
comme  un  fait  qu'il  n'était  même  plus  utile  de  discuter,  que 
les  pays  jaunes  tomberaient  sous  la  dépendance  inlellectuelle 
et  économique  de  l'Europe.  Et  une  dépendance  politique 
d'une  certaine  sorte  étant  la  conséquence  fatale  de  cette  dépen- 
dance économique  et  intellectuelle,  les  pays  jaunes  seraient 
partagés  entre  les  Etats  blancs.  Parmi  ces  Etals  blancs,  les 
uns  préféraient  attendre,  les  autres  voulaient  brusquer  les 
choses  ;  mais  sur  le  fond,  tout  le  monde  était  du  même  avis  : 
la  Chine  serait  partagée. 

Si,  parmi  les  Européens  qui  résilient  en  Extrême— Orient, 
il  y  en  eut  de  moins  optimistes,  ils  furent  en  bien  petit  nombre, 
surtout  dans  notre  Indo-Chine.  Établis  dans  les  basses  plaines 
du  Mékong  et  du  fleuve  Rouge  à  la  suite  de  nos  armées  viclo- 
rieuses,  nos  compatriotes  n'ont  pu  voir  dans  les  Annamites 
que  des  vaincus,  cl,  par  conséfjuent,  une  race  inférieure.  Et 
rien  n^étant  en  effet  clair  comme  une  épée,  ni  plus  significatif 
que  les  coups  qu'elle  assène,  les  Annamites,  récemment 
domptés,  heureux  de  vivre  enfin  sous  une  administration 
civile  un  peu  plus  douce  que  la  règle  militaire,  mais  restés 
matés  quand  même  par  celle-ci,  acceptent  leur  sort  pour 
l'instant.  Les  Français  d'Indo-Chine  n'avaient  donc  aucune 
crainte.  Nul  avertissement  ne  nous  est  venu  par  eux.  Et 
pourtant,  de  toutes  les  races  européennes  établies  sur  les 
confins  du  Pacifique,  c'est  la  nôtre  qui  a  le  plus  d'imagination. 
Les  Anglo-Saxons,  moins  bien  doués  à  cet  égard  —  ce  qui 
d'ailleurs  est  souvent  avantageux  en  affaires  —  paraissent 
avoir  été,  cette  fois,  aveuglés  par  leurs  rancunes  du  moment 
et  leurs  intérêts  immédiats.  Ils  en  voulaient  à  la  Russie  :  donc 
il  leur  parut  agréablement  spécieux  d'opposer  le  «  Japon  civi- 
lisé à  la  Russie  barbare  ».    Il  leur  parut  flatteur  de  voir  dans 


LA    HACE    SUPKUIEURE  835 

le  Japon  la  Grande-Bretagne  du  Pacifique  ».  Et  celte  Grande- 
Bretagne  du  Pacifique  prenant  en  Angleterre  et  en  Amérique, 
non  seulement  ses  éducateurs,  mais  encore,  mais  surtout,  son 
outillage  intellectuel,  y  contractant  ses  emprunts,  y  achetant 
ses  navires,  les  Anglo-Saxons  se  plurent  à  considérer  le 
Japon  comme  une  avant-garde  précieuse  et  un  peu  naïve,  qui 
les  payait  au  lieu  d'être  payée  par  eux,  et  à  la  suite  de 
laquelle  ils  s'installeraient  eux-mêmes,  —  leur  propre  supé- 
riorité définitive  ne  pouvant  faire  aucune  espèce  de  doute 
dans  leur  esprit. 

Enfin  les  Russes  eux-mêmes  n'avaient  guère  prévu  cette 
période  d'orages  jaunes,  dont  ils  subissent  la  première  rafale. 
Une  sorte  particulière  d'insouciance,  où  se  mêlent  la  fierté  et 
le  fatalisme,  leur  avait  fermé  les  yeux.  Mais  c'est  aussi,  peut- 
être,  qu'ils  espéraient,  qu'ils  avaient  le  droit  d'espérer,  s'ar- 
ranger avec  les  Chinois,  en  devenir  du  moins  les  conquérants 
agréés,  quelque  chose  comme  de  nouveaux  Tartares-Mand- 
chous  plus  civilisés.  Leur  état  d'âme  politique  et  moral  les  rend 
en  effet  plus  proches  peut-être  des  races  d'Extrême-Orient. 
La  férocité  tranquille  qui  leur  permit  de  noyer  0  ooo  Chinois 
a  Blagoviestchensk  étonna  le  monde  entier,  sauf  peut-être 
leurs  victimes  :  car  ils  faisaient  de  même,  Tinïour-Lenk  et 
denghis-Khan!  Et  on  a  vu  les  Busses  traiter  ensuite  ces  mêmes 
Chinois  et  leurs  mandarins  avec  plus  de  justice  et  surtout,  ce 
qui  est  politiquement  plus  important,  avec  moins  d  insolence, 
que  n'eût  fait,  à  leur  place,  n'importe  quel  autre  peuple 
d'Europe. 

Aujourd'hui,  les  Russes  trouvent  devant  eux  une  tâche  for- 
midable et  peut-être  écrasante.  En  France,  on  invective  contre 
le  ministre  de  la  marine  parce  qu'il  n'a  pas  pris,  dit-on,  les 
précautions  nécessaires  pour  défendre  notre  Indo-Chine 
contre  une  descente  des  terribles  Japonais.  L'Angleterre  elle- 
même,  malgré  sa  jalousie  contre  la  Russie  et  son  habitude 
de  résoudre  les  questions  au  jour  le  jour,  commence  à  s'in- 
quiéter. Un  haut  fonctionnaire  des  possessions  asiatiques  de 
la  Grande-Bretagne  écrit  :  «Tout  le  monde  ici  est  russophobe. 
Ces  gens-là  ne  voient  pas  que  nous  ne  sommes,  en  Asie, 
qu'une  poignée  d'hommes  administrant  des  milliers  d'indi- 
gènes, et  qu'une  défaite    infligée  par  une  nation  asiatique  à 


836  LA    REVUE    DE    PARIS 

une  puissance  européenne  est  un  danger  sérieux.  Ils  ne 
voient  pas  cela,  ces  ânes,  et  c'est  ce  qui  ni'irrile.  »  L'admi- 
nistration de  lord  Curzon  a  été  obligée  d'interdire  aux  babous 
indiens  d'aller  chercher  au  Japon  une  éducation  scientifique, 
et  peut-être  de  bien  mauvais  conseils  ou  de  bien  mauvais 
exemples.  Et  l'on  prédit  maintenant  —  il  est  vrai  que 
c'est  un  Français,  M.  Villars,  correspondant  des  Débals  à 
Londres,  mais  il  exprime  l'opinion  des  Anglais  qui  l'entourent 
—  que  si  le  Japon  se  substitue  à  la  Russie  en  Corée  ou  en 
Mandchourie,  c'est  le  Japon,  et  non  la  Russie,  qui  deviendra 
le  rival  de  l'Angleterre  dans  le  Pacifique,  d'autant  plus  qu'il 
possède  déjà  Foimose,  la  «  Malte  »  de  l'Extrême-Orient. 
L'Angleterre  est  aujourd'hui,  il  est  vrai,  l'alliée  du  Japon, 
mais  il  n'est  point  d'alliance  qui  puisse  résister  au  conflit 
d'inlérêts  vitaux. 

Voilà  une  partie,  une  très  faible  partie,  des  réflexions  qu'a 
suggérées  ce  seul  début  de  guerre;  mais  on  voudrait  remettre 
l'examen  sérieux  de  l'avenir  à  la  fin  de  cette  même  guerre. 
On  voudrait  encore  espérer  qu'à  la  fin  la  masse  énorme  de 
la  Russie  triompliera  de  l'alerte  exiguïté  de  son  ennemi,  que 
l'éléphant  aura  d'assez  bons  veux  pour  poser  ses  formidables 
pieds  juste  où  il  faut  pour  écraser  la  fourmi,  cette  fourmi  qui 
ne  devait  rester  qu'un  auxiliaire,  un  «  neutre  »,  et  qui  s'est 
révoltée.  Hélas!  j'ai  toujours  vu,  surtout  en  Orient,  surtout 
dans  ces  vastes  terres  d'Asie,  les  fourmis  recommencer  à 
foisonner  à  chaque  renouveau  de  saison  !  On  voudrait  pou- 
voir admetire,  comme  l'écrit  M.  Ular^  qu'à  la  fin,  et  une 
fois  les  armes  posées,  c'est,  non  pas  la  Russie,  mais  l'Eu- 
rope, qui  profilera  politiquement  de  la  situation.  Il  y  aurait 
un  nouveau  congrès  de  Berlin,  ou  tout  au  moins  un  nouveau 
traité  de  Simonoseki  :  le  Japon  n'aurait  pas  la  Corée  et  la 
Russie  rendrait  la  Mandchourie  à  la  Chine.  Ces  prévisions 
paraissent  aujourd'hui  bien  optimistes!  D'ailleurs,  quelle 
que  soit  Ihypothèse  qui  se  réalise,  est-ce  que  la  guerre  en 
aura  moins  eu  lieu,  est-ce  qu'il  n'y  aura  rien  de  changé, 
est-ce  que  l'Europe  pourra  espérer  encore  rester  indéfiniment 
l'administrateur  et   le  bénéficiaire   de  la  fortune  jaune  ?  Une 

I.  A.  L'Iar,  l'Européen,  7  juilltt  igc'i. 


LA    RACE    SUPÉRIEURE  887 

guerre  de  ce  genre  ne  signifie  pas  seulement  par  elle-même, 
ni  par  les  résultats  qui  apparaîtront  sur  un  traité  de  paix  : 
elle  montre,  et  c'est  bien  de  quoi  s'inquiète  avec  raison  l'ins- 
tinct populaire,  elle  montre  de  quoi  les  jaunes  sont  capables. 

Ils  sont  capables,  au  Japon,  de  patriotisme,  d'un  patrio- 
tisme exalté,  fanatique,  religieux.  Ils  sont  capables  de  manœu- 
vrer des  armées,  des  flottes,  d'utiliser  des  mécanismes  compli- 
qués mieux  que  leurs  rivaux  actuels.  Et  ils  répondent  ainsi  à 
l'accusation  dédaigneuse,  portée  contre  eux,  de  n'être  que  des 
imitateurs.  Il  est  bien  certain  qu'ils  imitent.  Ils  imitent  nos 
manœuvres  navales,  ils  n'ont  proprement  rien  inventé  en 
stratégie  et  en  tactique.  Mais  qu'avons-nous  fait  en  Europe, 
au  point  de  vue  militaire,  si  ce  n'est  de  nous  imiter  nous- 
mêmes  depuis  des  siècles,  de  Jules  César  à  Napoléon  et  à  de 
Moltke?  Ce  sont  les  masses  armées,  les  outils  à  tuer,  les  moyens 
de  transport,  qui  ont  changé,  et  les  vainqueurs  ont  été  ceux 
qui,  au  service  des  mêmes  principes  fondamentaux,  ont  employé 
de  la  façon  la  moins  prévue  ces  outils  à  tuer,  ces  masses  armées, 
ces  moyens  de  transport,  avec  un  esprit  de  critique  et  d'intel- 
ligence, un  sens  adroit  et  rapide  de  l'adaptation  des  moyens  à 
l'objet  :  il  semble  que  les  Japonais  possèdent  cet  esprit  de  cri- 
tique et  ce  sens  de  l'adaptation.  Ils  imitent  donc,  mais  ils  n'imi- 
tent pas  mal,  ils  imitent  utilement,  ils  imitent  mieux  que  leurs 
adversaires.  Et  puisque  le  progrès  même  des  sociétés  euro- 
péennes exige  qu'on  publie  toujours  tous  les  procédés  de  per- 
fectionnement, que  rien  ne  soit  tenu  secret,  de  telle  sorte  que 
quiconque  soit  toujours  à  même  de  perfectionner  le  perfection- 
nement, les  jaunes  seront  toujours  à  même  de  savoir  ce  qu'ils 
ont  besoin  de  savoir  pour  imiter.  Ou,  si  nous  changeons  de 
méthode,  ce  serait  le  progrès  dans  la  science  et  l'industrie 
qui  s'arrêterait,  chez  nous  comme  en  Extrême-Orient,  et  per- 
sonne n'y  gagnerait  rien. 

Mais  la  guerre  est  encore  un  signe,  une  preuve,  à  d'autres 
égards.  Elle  montre  dans  quelle  mesure  l'individu  est  capable 
de  sacrifier  ses  propres  intérêts  à  ceux  de  la  communauté 
dont  il  fait  partie.  Si  les  Turcs,  si  les  populations  mêmes 
de  l'Amérique  espagnole  ont  peine  à  garder  pour  eux  une 
industrie,  un  chemin  de  fer,  une  banque,  c'est  qu'ils  n'ont 
pas  chez  eux  des  hommes  d'une  intelligence  assez  haute,  d'une 


838 


LA    REVUE     DE    PARIS 


abnégation  assez  complète,  pour  renoncer  à  satisfaire  leurs 
ambitions  personnelles  ou  leurs  appétits.  Ils  ne  travaillent, 
ne  traitent,  ne  vendent  ou  ne  se  vendent,  que  pour  eux, 
leur  clan  ou  leur  coterie.  Et  dans  l'état  actuel  des  sociétés, 
une  usine,  une  banque,  une  grande  affaire  quelconque,  il 
faut  que  cela  marche  comme  une  armée  ou  une  patrie,  avec 
de  la  discipline,  de  la  régularité,  de  la  probité  dans  les 
comptes,  de  la  solidarité  dans  les  rapports  individuels;  le 
meilleur  à  la  meilleure  place,  honoré,  payé,  obéi,  et  n'en 
abusant  pas  cependant  pour  tout  prendre  et  tout  vendre.  Or 
des  gens  qui  savent  se  l'aire  tuer  utilement,  à  leur  place  et 
avec  entrain,  sont  très  probablement  capables  de  travailler  et 
d'être  honnêtes  à  leur  place  et  avec  entrain.  La  grande 
question,  la  vraie  question,  ce  n'est  donc  peut-être  pas  de 
connaître  la  teneur  du  papier  diplomatique  qui  finira  cette 
guerre,  c'est  de  savoir  si  les  peuples  d'Extrême-Orient  sont 
capables  de  garder  pour  eux  la  direction  de  leur  outillage 
économique,  l'exploitation  de  leurs  mines,  l'administration 
suprême  de  leur  fortune  publique. 

Il  semble  bien,  à  cet  égard,  que  ceux  qui  ont  cru  au  péril 
jaune  l'aient  très  inexactement  défini.  Je  ne  parle  pas  des  écri- 
vains, qui  se  sont  offert  le  plaisir  ingénu  de  trembler  conforta- 
blement, en  songeant  à  l'entrée  dans  Paris  des  hordes  de  (iengis- 
Khan  !  Mais  des  esprits  plus  modérés  ont  prédit  et  redouté  la 
concurrence  de  l'industrie  jaune.  Ils  ont  vu,  à  bref  délai, 
600  millions  d'Asiatiques  qui,  vivant  de  rien,  payés  d'une  poi- 
gnée de  sapèques  en  zinc,  inonderont  l'Europe  de  leurs  soies, 
de  leurs  cotonnades,  de  leur  vaisselle,  de  leurs  parapluies  et  de 
leur  acier.  A  quoi  on  a  pu  répondre  que,  les  salaires,  sur  la 
face  du  monde,  tendant  toujours  à  prendre  un  niveau  égal, 
une  Chine  ou  un  Japon  industriels  ne  tarderaient  pas  à  fabri- 
quer au  même  prix  de  revient  que  l'Occident.  Yoilk  qui  est 
bien  possible,  encore  que  ce  ne  soit  pas  tout  à  fait  suri  Car 
durant  des  siècles,  l'ouvrier  pauvre  peut  garder  ses  habi- 
tudes physiologiques,  se  nourrir  de  riz  et  de  poissons,  qui 
coûtent  moins  que  le  pain  et  la  viande  :  non  par  pauvreté, 
mais  par  goût.  Et  dans  quelle  mesure  doit-on  tenir  compte 
d'une  loi  économique  ne  réalisant  son  plein  effet  qu'au  bout 
d'une  vingtaine  de  lustres?  D'ici  là,  «le  roi,  l'âne  ou  moi» 


LA    RACE    SUPÉRIEURE  83q 

peuvent  mourir,  et  «  l'âne  »  ce  peut  être  l'organisation 
de  l'Europe...  Mais  le  problème  véritable  est  celui-ci  :  les 
Européens  garderont-ils,  en  Asie,  les  usines,  les  chemins  de 
fer  qu'ils  ont  créés  ou  même  les  capitaux  engagés  dans  ces 
affaires?  On  peut,  à  certains  signes,  craindre  qu'il  n'en  soit 
rien. 

Le  Japon  et  la  Chine  ont  dû  emprunter  de  grosses  sommes 
à  l'Europe,  et  il  se  passera  longtemps  avant  que  les  particu- 
liers chinois  rachètent  toute  la  rente  nationale,  ou  que  le 
gouvernement  la  convertisse.  De  ce  côté,  la  situation  est 
bonne.  Mais  le  Japon  n'a  guère  que  des  industries,  natio- 
nales, et  le  nombre  des  affaires  qui,  dans  l'Inde,  l'Indo- 
Chine  et  la  Chine,  sont  hindoues,  annamites,  chinoises,  ou 
qui  —  fait  encore  plus  significatif  et  grave  —  le  deviennent, 
grandit  tous  les  jours. 

Voici  des  filatures  de  coton,  dans  l'Inde  anglaise.  Elles  ont 
été. créées  par  des  Anglais  et  il  en  est  encore  un  grand  nombre 
qui  sont  anglaises.  Mais  beaucoup  sont  tombées  entre  les 
mains  de  Parsis,  et  ceux-ci,  à  leur  tour,  les  ont  cédées  à  des 
Hindous.  C'est  la  race  nationale  qui  reconquiert  ses  moyens 
de  production.  Le  Parsi,  négociant  et  spéculateur  excellent, 
achète  le  coton  brut  au  paysan  :  l'Européen  ne  peut  guère  ici 
rivaliser  avec  lui.  A  un  moment  donné,  possédant  la  matière 
première,  le  Parsi  hausse  les  prix,  puis  les  baisse,  suscite  des 
fluctuations,  et  surtout  profite  de  celles  qui  se  produisent 
naturellement.  L'industriel  européen  devient  un  débiteur,  que 
le  Parsi  étrangle  un  beau  jour,  et  le  Parsi  devient  propriétaire 
de  la  manufacture,  d'autant  plus  qu'il  sait  tirer  un  meilleur 
parti  de  la  main-d'œuvre  indigène.  Mais  'à  ce  spéculateur, 
l'industrie,  qui  immobilise  ses  capitaux,  ne  convient  qu'à 
demi.  Il  repasse  donc  l'affaire  à  des  Hindous,  en  demeurant 
parfois  actionnaire  ou  intéressé'. 


I.  Le  rapport  de  notre  consul  général  à  Calcutta,  M.  Pilinski,  public  dans  le 
Moniteur  officiel  du  Commerce,  indique  d'autres  causes  encore  de  cette  reprise 
d'une  industrie  nationale  par  les  nationaux  :  c'est  qu'il  n'est  pas  nécessaire  à 
ceux-ci  de  faire  de  grands  bénéfices  pour  persévérer.  '(  On  comptait  dans  l'Inde  en 
1908,  dit  M.  Pilinski,  201  fabriques  représentant  43  676  métiers  et  5  i6/j  36o  bro- 
ches. 84  de  ces  fabriques  faisaient  concurremment  le  filage  et  le  tissage;  ii3  ne 
faisaient  que  le  filage;  4  ne  faisaient  que  le  tissage. 

Peu  de  ces  fabriques  peuvent  payer  un  dividende  raisonnable   aux   actionnaires. 


8Ao 


LA    REVUE    DE    PARIS 


Le  même  phénomène,  exactement,  a  eu  lieu  en  Cochin- 
chinç  pour  le  décortiquage  du  riz.  C'est  une  industrie  floris- 
sante et  fructueuse,  exigeant  des  capitaux  considérables  et 
donnant  des  revenus  avantageux.  La  Gochinchine  est  l'un 
des  plus  grands  producteurs  de  riz  du  globe.  Elle  en  exporte 
chaque  année  près  de  900  millions  de  tonnes  d'une  valeur  de 
plus  de  100  millions  de  francs.  Or,  pour  éviter  un  excédent 
de  poids,  et,  par  conséquent,  un  surcroît  inutile  du  prix  du 
fret,  chaque  grain  de  riz  doit  être  débarrassé  de  sa  cosse  de 
paille,  de  sa  «  balle  »  pareille  à  celle  du  blé,  mais  beaucoup 
plus  adhérente.  Auparavant  ce  travail  se  faisait  à  la  main 
avec  des  pilons.  L'Europe  a  inventé  des  machines,  installé 
des  décortiqueries  et  des  «  élévateurs  ».  Sur  les  neuf  usines 
fondées  par  elle,  sept  sont  aujourd'hui  entre  les  mains  des 
Chinois,  et  dans  les  deux  autres  les  Chinois  ont  de  très  gros 
intérêts!  De  ces  entreprises  dont  ils  avaient  eu  l'initiative,  les 
Européens  ont  donc  été  expulsés,  capital  et  personnel...  Non, 
cependant  :  il  reste  un  employé  blanc,  l'ingénieur,  payé  au  plus 
juste  prix,  subordonné  au  patron  chinois.  C'est  ce  blanc  qui  est 
devenu  le  neutre  de  la  fourmilière  :  il  travaille  honnêtement, 
obscurément,  au  profit  d'un  homme  de  cette  race  aux  yeux 


qui  sont  presque  exclusivement  des  indigènes,  Parsis,  Mahométans  ou  Hindous, 
mais  il  est  très  remarquable  qu'il  n'y  a  cependant  que  très  rarement  des  faillites 
déclarées;  cela  lient  à  ce  que  les  actionnaires  ont  d'autres  ressources,  qu'ils  font, 
lorsque  c'est  nécessaire,  de  nouveaux  sacrifices  et  attendent  patiemment  des  temps 
meilleurs. 

Dans  les  momenls  les  plus  difficiles,  les  usines  exécutent  la  somme  do  travail 
indispensable,  même  à  perte,  pour  conserver  le  matériel  en  bon  état;  les  bâtiments 
sont  entretenus  et  soignés  et  n'ont  pas  l'apparence  d'abandon  et  de  détresse  où  l'on 
devrait  s'attendre  à  les  voir  après  des  séries  do  crises  qui  auraient  sûrement  ruiné 
complètement  une  industrie  dans  un  autre  pays. 

L'association  des  filateurs  et  tisseurs  est  très  disciplinée  ;  les  membres  prennent 
des  mesures  en  commun  dans  l'intérêt  général,  sans  cherchera  se  faire  une  concur- 
rence dangereuse  qui,  si  profitable  qu'elle  puisse  être  pour  quelques  individus, 
amènerait  des  désastres  pour  celle  industrie  en  général.  Sauf  en  ce  qui  concerne 
quelques  mécaniciens  européens,  on  n'emploie  que  des  indigènes  pour  la  main- 
d'œuvre  et  lorsqu'il  est  nécessaire  d'arrêter  le  travail  ou  de  le  diminuer,  on 
licencie  les  ouvriers,  pour  ne  garder  que  le  nombre  strictement  indispensable,  sans 
que  cette  mesure  entraîne  les  conséquences  de  misère  qu'elle  comporte  en  Europe, 
où  un  ouvrier  industriel  n'a  aucune  ressource  que  le  produit  de  son  travail  à 
l'usine,  sans  pouvoir  s'employer  autre  part  en  cas  do  chômage  prolongé.  Les 
ouvriers  indigènes  forment  une  population  flottante  dans  les  villes  ;  ils  n'y  viennent 
que  provisoirement,  pour  gagner  un  salaire  plus  élevé,  et  retournent  fréquemment 
dans  leurs  villages  où,  généralement,  ils  laissent  leur  famille  établie.  » 


LA    RACE    SUPERIEURE 


8/|I 


obliques  dont  nous  avions  voulu  nous  imaginer  qu'elle  ne 
fournirait  que  des  serviteurs,  Et  souvent  cet  ingénieur  est 
anglais  :  il  appartient  à  cette  sous-race  européenne  qui,  entre 
toutes,  se  croyait  faite  pour  commander  et  toucher  les  béné- 
fices royaux  du  commandement.  Que  s'est-il  donc  passé  ? 
Il  s'est  passé  que  le  Chinois  s'entend,  mieux  encore  que 
l'Anglo-Saxon,  à  manœuvrer  le  moderne  levier  de  la  spécula- 
tion! Dans  cette  phase  de  grande  spéculation  oii  nous  sommes, 
il  est  aussi  habile,  et  probablement  même  plus  habile  et  plus 
fort,  que  n'importe  quel  Européen;  ses  congrégations  commer- 
ciales forment  des  organismes  financiers,  qui,  mystérieux  et 
invulnérables,  —  car  ils  n'ont  pas  de  raison  sociale,  — 
existent  pour  toucher  des  bénéfices  ou  soutenir  une  campagne, 
mais  disparaissent  s'ils  sont  vaincus,  lorsqu'on  veut  s'emparer 
de  leurs  dépouilles.  Enfin  les  Chinois  sont  chez  eux,  même 
en  Indo-Chine.  Ils  comprennent  l'ouvrier,  ils  comprennent  le 
paysan  annamite.  Une  même  civilisation  les  unit  à  la  patrie 
de  ces  Annamites  :  par  des  milliers  de  liens,  ils  en  font 
partie  intégrante. 

Et  voici  maintenant  des  steamers  japonais  qui  abordent, 
non  seulement  en  Chine,  mais  en  Amérique,  mais  aux  ports 
d'Angleterre,  de  France  ou  d'Allemagne.  Tout  le  monde  le 
sait.  Ce  qu'on  sait  moins,  c'est  que  les  rivières  chinoises  sont 
parcourues  par  des  bateaux  à  vapeur  chinois,  c'est  que,  dans 
notre  Indo-Chine  même,  sur  le  Mékong,  des  lignes  de  Jerry- 
boats  chinois  font  à  notre  hgne  française  une  concurrence 
heureuse,  si  heureuse  que  la  subvention  ne  suffît  pas  à  cette 
ligne  française  et  qu'elle  demande,  de  plus,  qu'on  oblige  ses 
rivaux  chinois  à  prendre  un  personnel  européen  :  encore 
l'Européen  devenant,  sur  sa  demande,  salarié  d'un  capitaliste 
jaune!  Dans  le  fleuve  Rouge,  au  Tonkin,  de  pauvres  Chinois 
ont,  sur  de  pauvres  barques,  installé  une  roue  d'écureuil, 
qu'ils  font  mouvoir  en  piétinant,  et  celte  roue  fait  agir  des 
palettes  qui  frappent  l'eau.  Voilà  tout  ce  qu'ils  possèdent 
aujourd'hui.  Mais  quand  ils  auront  gagné  un  peu  d'argent, 
ils  auront  aussi  leur  bateau  à  vapeur,  et  puis,  un  jour,  leur 
ingénieur-domestique  européen.  Et  je  ne  parle  pas  des  Chinois 
qui  possèdent  maintenant  des  marques  de  Champagne,  de 
ceux  qui  font,   en  grand,  la  commission  et  l'exportation,  de 


8^2  LA    REVUE     DE    PARIS 

ceux  qui,  dans  notre  colonie,  prennent  à  ferme  certains 
impôts,  pour  le  compte  du  gouvernement  français  1 

Restent  les  chemins  de  fer,  les  mines,  les  grandes  entre- 
prises, qui  exigent  des  capitaux  et  une  direction  européenne. 
Mais  en  Chine  il  y  a  déjà  des  voies  ferrées,  des  mines,  en 
tout  ou  partie  chinoises  ^  On  se  plaît  à  signaler  chez  les 
jaunes,  comme  une  preuve  d'infériorité,  un  mépris  dédai- 
gneux de  toute  recherche  scientifique  qui  ne  paie  pas  immé- 
diatement :  en  cela,  ils  ne  font  que  se  rapprocher  de  leur 
rival  anglo-saxon,  et  ils  montrent  de  plus  une  minutie,  ils 
mettent  au  détail  une  attention  qui  peut  leur  faire  apporter 
des  perfectionnements,  imaginer  le  petit  instrument  qui 
donne  des  pesées  plus  délicates,  étend  le  domaine  des  sens 
et  fournit  à  la  science  des  documents  qu'elle  n'avait  pas 
encore.  Leur  aptitude  naturelle  à  l'observation  de  l'infini- 
ment  petit.  leur  mémoire  Aisuelle,  entraînée  peut-être  par 
l'usage  de  leur  écriture  a  déjà  rendu  des  services.  Un  Japo- 
nais, Kitasato,  a  contribué  à  la  découverte  du  sérum  anti- 
diphtérique. Plus  la  science  européenne  deviendra  détaillée, 
appliquée,  déductive.  plus  les  jaunes  deviendront  capables 
de  se  l'assimiler. 

On  a  toujours,  pour  se  rassurer,  le  postulat,  le  bienheu- 
reux postulat,  qui  sauve  tout  :  la  supériorité  cérébrale  de 
l'homme  blanc.  C'est  article  de  foi  que  l'homme  blanc  ira 
toujours  de  l'avant,  qu'il  organisera  toujours  mieux,  qu'il 
inventera  toujours  autre  chose,  et  restera  le  démiurge  indis- 
pensable de  la  terre.  Voilà  ce  qu'on  croit,  tout  tranquillement. 
Mais  qu'est-ce  qu'on  en  sait?  Qu'est-ce  qui  prouve  même  que 
le  thamp  des  découvertes  scientifiques  et  de  leurs  applications 
pratiques  est  illimité?  Nous  voyons  que  pour  le  moment  «.  ça 
continue  »  et  comme  il  n'y  a  pas  longtemps  que  «  ça  a  com- 
mencé »,  nous  pouvons  supposer  que  ce  mouvement  pour 
l'acquisition  d'une  prospérité  matérielle  de  plus  en  plus  grande 

I.  Les  rapports  consulaires  des  journaiis  européens  publiés  en  Cliine  signalent 
très  fréquemment  à  cet  égard  des  faits  caractéristiques.  Dans  un  même  numéro 
de  l'Echo  de  Chine,  on  annonce  les  elTorts  faits  par  le  préfet  de  Seis-Amou-Fou 
pour  le  développement  d'une  mine  d'or,  exploitée  directement  par  le  gouvernement 
chinois,  et  la  création  d'une  manufacture  de  porcelaines,  dont  le  capital  est  entiè- 
rement souscrit  par  des  fonctionnaires  et  des  négociants  chinois.  El  le  vice-roi  de 
Min-Che  donne  des  instructions  pour  que  cet  exemple  soit  imité  ailleurs,  et  dans 
d'autres  industries. 


LA    RACE    SUI*ÉRIBLUE  8A3 

continuera  encore  longtemps.  Mais  enfin,  quand  l'homme 
aura  sa  suffisance  de  celte  prospérité  matérielle,  est-ce  que 
le  mouvement  ne  se  ralentira  pas?  Et  alors  que  fera-t-ii,  cet 
homme  matériellement  heureux  ? 

Est-ce  qu'il  ne  devra  pas  employer  ses  forces  à  être  heureux 
autrement,  est-ce  qu'il  ne  voudra  pas  avoir  le  cœur  aussi  à 
l'aise  que  le  corps?  Pouvant  tout  se  procurer  pour  jouir, 
est-ce  qu'il  ne  faudra  pas  qu'il  acquière  une  sorlc  de  modé- 
ration dans  les  désirs,  s'il  ne  veut  se  détruire  lui-même Pl'^st-ce 
qu'il  ne  faudra  pas  qu'il  devienne  juste,  modéré,  et  bon?  Et, 
avec  son  orgueil  individualiste,  ses  habitudes  d'envahis- 
sement, de  critique,  de  destruction  incessante  de  ce  qui  est 
pour  voir  si  on  ne  pourrait  pas  mettre  autre  chose  à  la  place, 
—  toutes  choses  qui  peuvent  être  un  moment  utiles  à  l'amé- 
lioration des  conditions  présentes,  —  sa  passion  de  l'excessif, 
son  dérèglement  moral,  pareil  à  celui  d'un  soldat  en  plein 
assaut,  pour  lequel  toutes  lois  sont  suspendues,  est-ce  l'Eu- 
ropéen qui  sera  le  plus  apte  à  organiser  l'univers  moral  ? 
Est-ce  qu'il  n'aura  pas  gagné,  dans  sa  lutte  pour  organiser 
l'univers  matériel,  des  déformations,  des  nécroses  spirituelles, 
qui  le  rendront  iaipropre  k  cette  nouvelle  tâche? 

C'est  une  question,  à  propos  seulement  d'une  hypothèse, 
je  le  sais  fort  bien.  Mais  enfin  cette  hypothèse,  qui  est  bles- 
sante, n'est  nullement  déraisonnable.  Et  si  pourtant  on  refuse 
de  l'admettre,  même  au  rang  modeste  des  simples  possibilités, 
il  y  a  une  autre  hypothèse  qu'on  est  bien  forcé  de  considérer, 
car  les  derniers  événements  lui  donnent  un  droit  certain  à  la 
considération  :  c'est  que  l'expansion  coloniale,  la  prééminence 
politique  et  économique  de  la  race  blanche,  pourraient  fort 
bien  ne  pas  s'étendre  jusqu'aux  pays  jaunes.  Jusqu'ici,  c'est 
toujours  la  supposition  contraire  qui  avait  clé  faite:  on  ne  vou- 
lait pas  douter  que  la  domination  européenne  couvrît  toute 
la  terre.  Or,  ce  qu'on  peut  aujourd'hui  espérer  de  mieux, 
c'est  qu'après  cette  guerre  les  Européens  gardent  leurs  posi- 
tions, qui  ne  sont  pas,  en  Extrême-Orient,  extrêmement 
brillantes.  Et  quand  bien  même  les  Russes  iraient  enfin 
jusqu'à  Tokio  imposer  la  paix  a  leurs  adversaires,  —  ce  qui 
aujourd'hui  paraît  impossible,  — croyez-vous  que  ces  positions 
deviendraient  beaucoup  meilleures?  Les  puissances  coalisées 


8'l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'Europe  sont  entrées  deux  fois  à  Paris  pour  effacer  les  traces 
de  la  Révolution  :  les  maximes  de  la  Révolution  n'en  ont  pas 
moins  gagné  les  Étals  victorieux.  De  même,  le  Japon  vaincu 
aura  fait  ses  preuves,  avec  un  retentissement  formidable,  et 
il  faudrait  être  fou  pour  croire  que  de  grands  échos,  quoi 
qu'il  arrive,  ne  s'en  répercuteront  pas  jusqu'en  Cliine.  Les 
jaunes  continueront,  en  tout  cas,  leur  patient  travail  de  libé- 
ration industrielle  et  commerciale  —  non  pas  pour  s'affran- 
chir, mais  pour  gagner  de  l'argent!  —  et  il  sera  de  moins  en 
moins  téméraire  d'admettre  que  la  race  impériale  et  aristocra- 
tique des  blancs  pourrait  bien  avoir  trouvé  les  limites  de  son 
empire.  Ce  sera  encore,  à  ce  moment,  une  hypothèse,  bien  en- 
tendu; mais  on  la  discutera  sérieusement.  Et  il  y  aura  de  quoi. 
Il  y  aura  de  quoi  :  car  ce  sera  une  chose  bien  difficile, 
même  la  guerre  terminée  au  bénéfice  de  l'adversaire  européen, 
de  retrouver  une  preuve  certaine  de  la  supériorité  des  blancs, 
ou  même  du  droit  des  blancs  à  «  avoir  l'air  »  supérieur.  Que 
fera-t-on  de  la  thèse  des  économistes  :  qu'il  n'est  pas  permis 
à  un  pays  de  ne  pas  se  laisser  mettre  en  valeur?  Mais  ils  ont 
fort  bien  mis  leur  pays  en  valeur,  les  Japonais!  Et  ils  parais- 
sent fort  bien  disposés  à  mettre  toutes  choses  en  valeur,  les 
Chinois  que  j'ai  rencontrés  :  même  les  connaissances  des 
élèves  de  l'Ecole  centrale,  qu'ils  payent  au  plus  juste  prix. 
Alors,  que  reste-t-il.^*  L'aptitude  particulière  de  l'Européen  à 
prévoir,  organiser,  diriger,  innover,  distinguer  le  vrai  du 
fauxP  On  ne  se  demande  plus  qui,  dans  celle  guerre,  a 
montré  des  aptitudes  à  prévoir,  organiser,  diriger,  et  le  reste! 
Il  faut  avoir  le  courage  d'aller  au  fond  des  choses  :  dans 
l'ancienne  assurance  du  blanc  qu'il  deviendrait  le  maître  de 
la  terre,  il  y  avait  celte  constatation  qu'il  avait  toujours  été 
le  plus  fort,  facilement,  contre  les  autres  races.  Il  n'est  plus 
ici,  du  moins  facilement,  le  plus  fort.  La  lutte  devient  malai- 
sée. Il  se  pourrait  donc,  après  tout,  que  le  mouvement  d'ex- 
pansion de  la  race  blanche  s'arrêtât,  avant  d'avoir  couvert  la 
terre  :  on  ne  peut  demander  h  l'Europe  de  faire,  tous  les  dix 
ans,  un  effort  comme  celui  qu'a  exigé  l'insurrection  des  Boxers, 
ou  le  conflit  actuel  ;  ce  serait  trop  fatigant,  et  trop  cher. 

PIKRHE    MILLE 


LE  PASSÉ  VIVANT' 


XXVIII 

On  clait  à  table  chez  les  Jonceuse,  lorsque  Jean  de  Franois 
y  arriva  pour  déjeuner. 

Les  ouvriers  de  la  maison  Keilerslcin,  envoyés  par  miss 
Watson,  avaient  travaillé  durant  toute  la  matinée  à  enlever 
les  tapisseries  qui  ornaient  le  grand  salon  de  Valnancé.  Main- 
tenant, c'était  fait.  Les  nymphes  nues  formaient  des  ballots 
roulés  et  enveloppés  de  toile.  A  la  place  oîi  elles  allon- 
geaient parmi  les  roseaux  verts  leurs  corps  à  la  peau  rosée, 
le  mur  montrait  son  plâtre  écaillé  et  poussiéreux.  Jean  ,de 
Franois  avait  regardé  tristement  les  panneaux  vides.  C'était 
la  première  atteinte  portée  à  Valnancé.  Jusqu'à  la  fin  du 
repas,  Jean  fut  rêveur  et  taciturne.  Antoinette  de  Jonceuse, 
de   son  côté,    était  contrainte  et  embarrassée... 

La  veille,  son  mari  l'avait  priée  de  parler  discrètement  à 
Jean  d'une  vente  future  de  Valnancé.  Il  s'agissait  de  le  pres- 
sentir k  ce  sujet. 

—  Vous  ferez  cela  mieux  que  moi,  ma  chère,  —  avait  dit 
Maurice  de  Jonceuse. — Jean  a  beaucoup  d'amitié  pour  vous... 
car,  enfin,  il  ne  vous  quitte  pas  plus  que  votre  ombre.  C'est 
un  drôle  de  garçon...  Interrogez-le  un  peu  sur  ses  intentions. 

1.  Voir  la  Revue  dos  i5  décembre  if,o^,  i",  i5  janvier  et  i^'  février  igoj. 


846  LA    REVUE    DE    PARIS 

Moi,  je  vais  aujourd'hui  à  Paris.  Oui,  des  courses  indispen- 
sables... Et  puis  il  faut  que  je  voie  le  docteur  Hingelin.  Il 
me   semble  que  je  me  porte  tout  à  fait  bien... 

Et  il  avait  baisé  la  main  de  sa  femme,  en  ajoutant  : 

—  Oh  1  nous  serons  raisonnables...  Nous  ne  sommes  plus 
des  jeunes  mariés  ! 

Maurice  voulait  revenir  à  Paris  en  octobre.  Il  se  sentait 
un  désir  d'activité  et  de  travail.  En  attendant,  il  avait  de 
fréquents  entretiens  avec  M.  Corambert.  Depuis  plusieurs 
jours,  il  recevait  de  nombreux  télégrammes.  Aujourd'hui  on 
lui  en  avait  apporté  deux  pendant  le  déjeuner.  Il  avait  eu 
pour  les  lire  ce  regard  rapide  et  bref,  si  particulier  aux  gens 
d'affaires  et  où  sa  femme  retrouvait  tout  entier  le  Maurice  d'il 
y   a  trois  mois.. . 

En  sortant  de  table,  il  les  relut  encore  et  alla  à  la  fenêtre 
consulter  l'état  du  ciel. 

C'était  une  de  ces  journées  de  la  fin  d'août  orageuses  et 
menaçantes,  mêlées  de  nuages  et  de  brusques  coups  de  soleil. 

—  Mon  gendre,  vous  serez  mouillé! —  dit  gaiement  M.  de 
Saffry. 

Maurice  lit  un  geste  d'indilTérence  et  lira  sa  montre  : 

—  Monnerod  doit  être  prêt.  Adieu,  Antoinette:  à  ce   soir! 

—  Bon  voyage,  mon  gendre!...  Nous,  nous  allons,  ma 
femme  et  moi,  écrire  des  lettres...  Hé!  hé!  voici  l'été  qui 
s'achève.  Dans  un  mois,  il  va  falloir  se  remettre  à  la  be- 
sogne.  Les  affaires   sont  les  affaires  ! 

Maurice  de  Jonceuse  sourit  dans  sa  barbe  épaisse  :  les 
affaires  du  papa  Saffry  1 . . . 

—  Moi,  en  effet,  j'ai  à  répondre  à  madame  de  Raumont. 
J'ai  reçu  d'elle  une  lettre  hier...  —  dit  mystérieusement 
madame  de  Saffry. 

Le  grondement  de  l'automobile  devant  la  porte  du  jardin 
lui  coupa  sa  phrase.  Maurice  avait  disparu,  suivi  de  M.  de 
Saffry  qui  l'accompagnait  jusqu'à  la  voiture.  M.  de  Saffry 
aimait  ces  petites  occupations  de  politesse  :  c'étaient  tou- 
jours cinq  minutes  de  gagnées  sur  la  longueur  de  sa  journée 
oisive. 

Seuls  au  salon,  Antoinette  de  Jonceuse  et  Jean  de  Franois 
s'assirent  à  leurs  places  accoutumées.  Antoinette  baissait  la 


LE    PASSÉ    VIVANT  8^7 

tête  sur  un  ouvrage  de  broderie.  De  temps  à  aulre,  elle 
regardait  Jean  à  la  dérobée.  Il  semblait  inquiet  et  nerveun, 
se  levait  pour  prendre  un  livre,  l'abandonnait  pour  un 
autre,  jetait  sa  cigarette  à  demi  fumée.  Le  ciel  s'était  assom- 
bri. Parfois  la  lueur  brève  d'une  allumette  éclairait  la  figure 
du  jeune  homme.  Us  échangeaient  de  rares  paroles,  puis  Jean 
de  Franois  s'absorba  dans  une  rêverie  profonde  !  Elle  dura 
si  longtemps  qu'Antoinette  de  Jonceuse,  pour  s'assurer  s'il  ne 
dormait  pas,  laissa  tomber  ses  ciseaux. 
Il  tressaillit  au  bruit  et  les  ramassa. 

—  Merci,  Jean.  Quelle  journée  accablante! 

Elle  s'était  renversée  au  dossier  de  son  fauteuil.  Sa  brode- 
rie reposait  sur  ses  genoux  joints.  Elle  lia  ses  deux  mains 
derrière  sa  nuque,  d'un  geste  qui  fit  saillir  son  buste,  et  elle 
ferma  les  paupières.  L'ombre  de  ses  cils  descendit  sur  ses 
joues.  Un  souffle  de  vent  agita  les  arbres  du  jardin.  Quand  elle 
rouvrit  les  yeux,  Jean  n'était  plus  là  :  debout  devant  la  baie 
ouverte,  il  se  tenait  éloigné  d'elle.  Silencieuse  et  lasse,  elle 
reprit  son  aiguille. 

Vers  quatre  heures,  le  ciel  s'éclaircit.  Le  soleil  brilla. 
L'orage  semblait  s'être  dissipé. 

—  Voulez-vous  que  nous  allions  jusqu'à  Valnancé,  mon 
cber  Jean?  Je  voudrais  savoir  des  nouvelles  de  la  femme  du 
vieux  François.  La  pauvre  vieille  est  bien  bas. 

Elle  revint  bientôt,  coiffée  d'un  grand  chapeau  couvert  de 
roses.  Au  dehors,  la  chaleur  la  saisit,  ardente  et  pesante. 
Ils  gagnèrent  comme  d'habitude  la  petite  porte  du  jardin. 
Sous  la  charmille,  une  odeur  de  terre  brûlante  et  de  feuil- 
lage roussi  saturait  l'air  étouffant.  Le  père  François  devait 
être,  sans  doute,  auprès  de  sa  femme,  car,  au  coin  d'une 
allée,  ils  virent  la  brouette  du  vieux  jardinier,  pleine  d'herbes 
déjà  sèches  et  fanées.  Le  ciel  se  voilait  de  nouveau  depuis 
un  moment.  Parfois  une  carpe  sautait  hors  du  bassin. 

—  Gomme  il  ferait  bon  se  baigner  I . . . 

Antoinette,  le  bras  levé,  rajustait  une  mèche  de  sa  coiffure. 
La  mousseline  de  son  corsage  collait  légèrement  à  sa  peau 
moite.  Elle  avança  son  pied  et  toucha  l'eau  du  bout  de  son 
soulier  blanc,  en  retroussant  un   peu   sa  robe.  Pour  la  pre- 


8iîi8  LA     UEVUE    DE    PARIS 

mière  fois,   Jean  l'imagina  nue    et  pensa  à  tout  son    corps. 
Elle  rit  coquettement. 

—  Ne  craignez  rien  :  je  n'imiterai  pas  les  nymphes  des 
tapisseries! 

Elle  se  mordit  la  lèvre,  regrettant  l'allusion. 

—  Les  nymphes  des  tapisseries,  elles  sont  parties  ce  matin.  . 
Tenez,  voilà  ce  qu'il  m'en  reste. 

De  la  poche  de  son  veslon,  il  tira  le  chèque  de  miss  Wal- 
son  et  le  froissa  nerveusement.  Il  ajouta  : 

—  Une  autre  fois,  ce  sera  le  tour  de  Valnancé  I... 

Tous  deux,  en  silence,  regardaient  devant  eux.  Rose  et 
jaune  et  comme  lumineux,  le  châleau  se  détachait  sur  un  ciel 
livide  OLi  se  formait  une  nuée  noire,  opaque  et  lourde.  Une 
bouflee  de  vent  chaud  ridait  la  surface  du  bassin.  Une  grosse 
goutte  écrasa  sur  la  margelle  son  étoile  humide.  Antoinette 
ouvrit  sa  main  tendue: 

—  Il  pleut.  Allons  nous  mettre  à  l'abri  chez  le  père 
François. 

La  pluie  redoublait.  On  entendait  dans  l'eau,  sur  la  pierre, 
sur  le  sable,  sur  les  feuilles,  ses  bruits  différents. 

—  Non:  c'est  trop  loin  I  vous  seriez  trempée,  Antoinette... 
J'ai  une  clé  du  châleau,  heureusement  I 

Ils  coururent.  Les  goultes  mouillaient  la  mousseline  du 
corsage  et,  à  leur  place  transparente  et  comme  nacrée,  la  chair 
semblait  apparaître  dans  sa  nudité  délicate.  Pendant  qu'il 
cherchait  la  serrure,  il  sentait  le  soufQe  haletant  de  la  jeune 
femme.    Derrière  eux,  l'averse   cribla  les  marches  du  perron. 

La  bibliothèque,  où  ils  pénétrèrent,  était  obscure  et  fraîche. 
Antoinette  frissonna  légèrement.  Jean  s'en  aperçut.  Il  se 
dirigea  vers  la  porte  dissimulée  par  le  panneau  de  volumes  pos- 
tiches. Le  petit  escalier  intérieur  montrait  ses  marches  hautes. 

—  Venez  par  là,  Antoinette  :  vous  prendriez  du  mal  ici  ; 
là-haut  vous  serez  mieux.  Cette  averse  ne  peut  pas  durer. 

Us  montèrent.  Antoinette  s'arrêta  au  palier  :  elle  était 
encore  essoufllée  de  sa  course.  Jean  la  devança.  Quand  elle 
entra  dans  le  ce  réduit  »,  Jean  avait  déjà  écarté  les  volets. 
La  chambre,  basse,  était  tiède  et  odorante.  Un  vague  parfum 
de  tabac  d'Orient  l'imprégnait  :  Jean  y  avait  tant  fumé 
de    cigarettes,    étendu    sur    le  vieux  lit    à   guirlandes  seul- 


LE    PASSÉ    VIVANT  849 

plées  I  Hier  encore,  il  y  était  venu.  Sur  un  guéridon,  des 
cendres  s'amoncelaient,  que  le  jeune  homme  chassa  de  la 
main.  Antoinette  de  Jonceuse  regardait  autour  d'elle.  Devant 
la  glace  de  la  cheminée,  elle  ôta  son  chapeau  pour  rajuster 
ses  cheveux.  Quand  elle  eut  fini,  elle  alla  vers  la  fenêtre. 
Jean  s'y  accouda  auprès  d'elle.  Leurs  épaules,  rapprochées 
par  le  cadre  de  pierre,  se  touchaient. 

11  pleuvait  lourdement  et  fortement.  Les  feuilles  de  trois 
orangers  luisaient.  Le  père  François  avait  eu  bien  de  la  peine 
à  traîner  leurs  caisses  hors  de  l'orangerie,  et  il  avait  dû  re- 
noncer à  transporter  les  autres  à  leur  place  habituelle.  Il 
n'avait  que  ses  bras  et  le  secours  d'un  petit  âne,  seul  et  der- 
nier habitant  des  écuries  de  Valnancé.  La  pluie  continuait. 
Quelques  coups  de  tonnerre  se  succédèrent. 

Antoinette  revint  au  milieu  de  la  chambre.  Gracieusement, 
elle  lança  son  chapeau  sur  la  courtepointe  du  lit.  D'un  pli 
de  l'étolTe  quelque  chose  glissa  à  terre.  C'était  le  portefeuille 
où  s'enlaçaient  l'S  et  FF  fleuris.  Jean  l'avait  oublie  là,  la 
veille.  Il  se  baissa  pour  le  ramasser. 

—  Je  viens  quelquefois  lire  ces  vieilles  lettres  ici.  Lauve- 
reau  me  les  a  données... 

Il  avait  rougi,  et  ses  doigts  tremblaient  sur  la  soie  fanée. 
Antoinette  s'était  assise  sur  le  pied  du  lit.  Le  menton  dans  sa 
main,  elle  réfléchissait. 

Un  brusque  coup  de  tonnerre  la  fit  sursauter.  Les  gronde- 
ments sourds  semblaient  remplir  la  chambre  de  leur  rumeur. 
Jean,  très  pâle,  murmura: 

—  Entendez-vous,  entendez- vous?  N'est-ce  pas  le  canon  de 
Passignano  ? 

La  pluie  redoublait,  torrentielle,  si  violente,  qu'ils  restaient 
tous  les  deux  à  écouter  son  gémissement.  Instinctivement,  ils 
s'étaient  pris  les  mains.  Quelque  chose  d'invincible  et  de 
secret  les  attirait  l'un  vers  l'autre.  Le  moment  était  venu  oii 
Jean  allait  lui  parler.  Que  lui  répondrait- elle?  Comment 
était- elle  dans  cette  chambre  isolée,  en  ce  château  solitaire? 
Certes  elle  aimait  Jean,  mais  elle  ne  pouvait  être  pour  lui 
rien  de  plus  qu'une  parente,  une  amie.  Soudain,  elle  pensa 
qu'à  cette  même  place,  jadis,  une  scène  d'amour  avait  mis 
face  à  face,  déjà,  une  Saffry  et  un  Franois.  C'était  là  qu'ils- 

i5  Février  igoS.  13 


85o  LA    REVUE    DE    PARIS 

S  étaient  dit  adieu  et  qu'ils  s'étaient  séparés  pour  toujours... 
Elle  fit  un  mouvement  pour  se  lever,  s'en  aller.  Il  la  retint. 
Elle  vit  devant  elle  l'angoisse  de  son  visage,  la  supplica- 
tion de  ses  yeux.  Il  parlait,  maintenant,  d'une  voix  basse  et 
étouffée. 

—  Ahl  Antoinette,  ne  partez  pas,  laissez-moi  vous  dire,  il 
faut  que  je  vous  dise...  Je  ne  voulais  pas,  mais  je  sens  une 
force  qui  me  contraint.  Je  le  dois.  Ohl  il  ne  s'agit  pas  de 
nous,  il  s'agit  d'eux,  d'eux... 

Il  baissa  encore  la  voix,  d'un  air  mystérieux  et  égaré.  Ses 
yeux  brillaient  d'une  lueur  fébrile.  Des  gouttes  de  sueur 
mouillaient  son  front.  Il  les  essuya  du  revers  de  sa  main.  Il 
reprit,  douloureusement,  la  gorge  contractée  par  l'émotion  : 

—  Oh!  Antoinette,  Antoinette!...  on  croit  vivre,  on  croit 
vivre,  et  c'est  la  volonté  des  morts  qui  est  en  nous.  Il  faut 
faire  ce  qu'ils  ordonnent,  il  faut  avoir  pitié  d'eux... 

Il  se  tut,  un  instant.  Elle  le  considérait,  silencieuse,  étonnée 
et  craintive. 

—  Les  morts,  mais  ne  les  continuons-nous  pas?  N'est-ce 
pas  en  nous  que  s'achève  ce  qu'ils  n'ont  pas  eu  le  temps 
d'accomplir?  C'est  en  nous  qu'ils  se  retrouvent,  se  recon- 
naissent, s'aiment.  C'est  en  nous  qu'ils  se  désirent,  c'est  par 
nos  bouches  qu'ils  s'expriment.  Nous  sommes  eux,  ils  sont 
nous,  et  ils  sont  plus  forts  que  nous! 

Les  paroles,  d'ordinaire  rares  et  lentes,  se  pressaient  sur 
ses  lèvres.  Il  continua  : 

—  Ils  sont  forts...  et  cependant  songez  à  leur  angoisse... 
Gomme  il  y  a  longtemps  qu'ils  attendent  cette  minute  où  ils 
peuvent  manifester  leur  désir!...  Quelle  peine  ils  ont  eue  à  le 
réaliser  enfin  à  travers  des  existences  successives  !  On  ne  les 
écoutait  pas,  on  ne  savait  pas  les  comprendre,  on  était  sourd 
à  leurs  obscures  instances... 

Il  poussa  un  long  soupir. 

—  C'est  ainsi  qu'il  est  venu  à  moi,  l'aïeul  douloureux 
dont  je  porte  le  nom.  Avec  précautions  et  détours,  il  m'a 
révélé  peu  à  peu  sa  présence.  Oh!  ce  n'était  d'abord  qu'un 
sentiment  vague  et  confus,  un  sentiment  d'attente,  d'anxiété, 
où  il  me  semblait  que  je  ne  m'appartenais  pas  à  moi-même... 
Mais  ensuite  ses  avertissements  se  sont  multipliés,  et  enfin  j'ai 


LE    PASSÉ    VIVANT  85l 

SU  avec  certitude  le  lien  occulte  qui  liait  mon  moi  présent  à 
un  moi  passé.  Que  voulait-il  de  moi,  ce  revivant  qui  revivait 
sa  vie  dans  ma  vie? 

Il  se  lut,    un  instant,  et  reprit  avec   une  exaltation  crois- 
sante : 

—  Il  voulait,  Antoinette,  que  je  vous  rencontrasse.  Ne 
portez-vous  pas,  comme  moi,  le  nom  d'une  aïeule?  Ne  revi- 
vait-elle pas,  en  vous,  celte  Antoinette  de  Saffry  à  qui  vous 
ressembliez  si  singulièrement,  comme  revit  en  moi  ce  Jean 
de  Franois  à  qui  je  ressemble  peut-être?  N'étaient- ce  point  eux 
qui  PC  revoyaient  en  nous?  Ces  lettres,  retrouvées  par  un 
hasard  si  surprenant,  n'était-ce  point  leur  façon  de  nous 
confier  le  sort  de  leur  amour  interrompu?  Ne  nous  chargent- 
ils  point  de  les  réunir  dans  l'étreinte  dont  la  mort  les  a 
frustrés?...  C'est  pourquoi,  Antoinette,  je  vous  aime.  C'est 
pourquoi  je  vous  veux.  Ah!  vous  savez  bien  qu'il  est  inutile 
de  leur  refuser  ce  qu'ils  exigent  de  nous.  Ils  sont  plus  forts 
que  nous.  Ils  sont  l'ardeur  de  nos  lèvres,  le  désir  de  nos 
corps.  Oh!  Antoinette,  Antoinette!... 

A  genoux  devant  elle,  Jean  de  Franois  couvrait  ses  mains 
de  baisers.  Elle  le  laissait  faire,  la  tête  basse,  étourdie  de  ces 
paroles  étranges  et  frissonnante  à  celte  caresse  fiévreuse. 
L'orage  s'éloignait.  Une  grande  lassitude  l'accablait.  Elle  de- 
meurait là,  inerte  et  pensive.  Elle  aimait  Jean  de  Franois. 
Ce  qu'elle  avait  cru  de  raffection  et  de  l'amilié,  c'était  de 
l'amour.  Pourquoi  résister?  A  quoi  bon  se  défendre?...  Et  si 
ce  qu'il  disait  était  vrai?...  Si  elle  subissait  le  sortilège  de 
quelque  volonté  mystérieuse?...  Si  elle  n'était  pas  responsable 
d'elle-même?...  Une  paix  délicieuse  l'envahit.  Quoi!  n'avoir 
rien  à  se  reprocher,  être  le  jouet  voluptueux  du  destin, 
accepter  l'inévitable,  et  que  cet  inévitable  soit  un  plaisir  et 
un  bonheur  !.. .  Oui,  Maurice...  Mais  était-ce  sa  faute  à  elle?... 
Un  bras  serrait  sa  taille,  une  bouche  cherchait  la  sienne.  Elle 
ferma  les  yeux  et  se  renversa  en  arrière.  Ses  épaules  tou- 
chèrent la  courlepoinle.  Elle  éprouva  une  singulière  douceur 
à  être  étendue.  Une  voix  murmurait  à  son  oreille  des  paroles 
indistinctes  et  son  nom.  Elle  l'entendait,  comme  si  on  l'eût 
appelée  de  très  loin,  il  y  avait  très  longtemps,  et,  défaillante, 
elle  s'abandonna,  comme  on  s'endort... 


>02  LA.    REVUE    DE    PARIS 


Quand  elle  rouvrit  les  yeux,  elle  se  vit  dans  la  glace  de  la 
cheminée  placée  en  face  du  lit.  Un  air  plus  frais  pénétrait 
dans  la  chambre.  Jean  n'était  plus  auprès  d'elle.  Elle  se  sou- 
leva sur  un  coude.  Le  jeune  homme  regardait  par  la  fenêtre. 
Tout  à  l'heure  ils  étaient  ainsi!  Maintenant... 

Maintenant  il  était  a  elle  et  elle  était  à  lui.  Il  connaissait 
le  goût  de  sa  bouche,  l'odeur  de  sa  peau,  le  secret  de  son 
corps...  11  ne  continuerait  pas  à  être  triste  et  taciturne  comme 
auparavant.  Maintenant  il  allait  vivre,  puisqu'il  aimait.  Il 
faudrait  bien  qu'il  chassât  de  son  esprit  les  pensées  troubles 
et  bizarres  qui  lui  gâtaient  la  vie.  Elle  saurait  le  transformer. 

Doucement,  elle  s'était  approchée  de  lui  et,  plus  doucement, 
elle  lui  passa  le  bras  autour  du  cou.  Il  tourna  la  tête.  Antoi- 
nette eut  peur  devant  ce  visage  décomposé,  aux  yeux  cernés 
et  aux  lèvres  tremblantes.  Elle  se  pencha  à  son  oreille  : 

—  Jean,  es-tu  heureux? 

Il  la  regardait,  morne  et  égaré.  Elle  répéta  : 

—  Es-tu  heureux  ? 

Il  ne  répondit  pas.  Qu'avait-il?  Elle  crut  deviner  : 

—  Jean,  écoule-moi.  Tu  sais  bien  que  ce  n'est  pas  notre 
faute.  Il  le  fallait  :  nous  nous  aimions...  Je  t'aime,  Jean... 

Elle  reprit  : 

—  Je  t'aime.  C'est  moi  qui  t'aime.  Entends-tu.»^  Ne  pensons 
plus  à  eux. 

Il  tressaillit.  Elle  continua  : 

—  Oui.  Oublions-les.  Ce  sont  de  pauvres  ombres  imagi- 
naires. Soyons-leur  reconnaissants  :  ce  sont  eux  qui  nous  ont 
réunis,  Jean,  mais  notre  amour  n'est  à  personne  qu'à  nous. 

Brusquement,  il  la  repoussa.  Etait-ce  le  même  Jean  que 
celui  qui  l'avait  étreinte  tout  à  l'heure,  ce  Jean  hagard  et 
convulsé  qui  lui  disait  d'une  voix  d'épouvante  : 

—  Taisez-vous,  taisez-vous! 

Il  regardait  autour  de  lui  d'un  air  effrayé  : 

—  Vous  ne  sentez  donc  pas  qu'ils  sont  en  nous,  qu'ils  nous 
possèdent,  que  nous  ne  pourrons  jamais  nous  délivrer  d'eux, 
qu'il  faudra  maintenant  leur  obéir  .î^  Antoinette,  Antoinette, 
qu'avons-nous  fait,  qu'avons-nous  fait? 

Il  se  tordait  les  mains  de  désespoir  et  il  gémit  : 

—  Oh  I  Antoinette,  il   ne   fallait  pas   avoir  pitié  d'eux,  ils 


LE    PASSÉ    VIVANT  853 

n'auront  pas  pitié  de  nous.  Ils  nous  imposent  la  trahison,  le 
mensonge,  l'adultère...  Malheur  à  nous,  malheur  à  nous  I 

Elle  le  considérait  avec  terreur.  Son  corsage  de  mousseline 
dégrafé  montrait  la  peau  de  l'épaule.  Elle  sentait  sur  sa  nuque 
le  chatouillement  de  sa  coiffure  à  demi  défaite.  Soudain,  par 
la  fenêtre  ouverte,  un  coup  de  trompe  retentit ,  suivi  d'un 
autre  plus  proche.  L'automobile  ramenait,  de  Paris,  Maurice 
de  Jonceuse.  Elle  passait  devant  la  grille  de  Valnancé.  Ils 
s'étaient  tus.  Elle  murmura  à  mi-voix  : 

—  Maurice  I . . . 

Il  répéta,  comme  un  écho  douloureux  : 

—  Maurice  ! . . . 

Il  haletait,  les  veines  de  son  front  gonflées. 

—  Maurice!...  J'ai  mangé  son  pain,  j'ai  dormi  sous  son 
toit.  Il  a  toujours  été  bon  pour  moi.  Je  l'ai  trahi.  Ah!  Antoi- 
nette, nous  aurions  beau  vouloir  renoncer  l'un  à  l'autre,  le 
pourrions-nous?  Sommes-nous  nos  maîtres,  main  tenant  .^^  Nous 
allons  installer  à  l'abri  de  sa  confiance  et  de  sa  loyauté  notre 
hypocrisie  et  notre  mensonge.  Ah  !  malheureuses  ombres, 
qu'avez-vous  fait  de  nous?  Pourquoi  es-tu  venu  à  moi,  pour- 
quoi n'es-tu  pas  reslé  dans  la  terre  de  Passignano,  pourquoi 
veux-lu  revivre  dans  ma  vie?...  Jean  de  Franois,  Jean  de 
Franois,  je  te  hais!  Va-l'en,  va-t'en!  Ne  me  regarde  pas 
comme  cela!...  Le  vois-tu,  là,  là?... 

Du  doigt,  il  désignait  la  glace  où  apparaissait  son  image. 
Tout  à  coup,  il  saisit  un  fauteuil  contre  lequel  son  pas  trébu- 
chant avait  butté,  et,  avec  un  rire  de  fou,  il  le  lança  sur  le 
vieux  miroir  qui  se  brisa  en  éclats,  puis  il  se  laissa  tomber 
sur  le  lit,  sanglotant. 

Antoinette  de  Jonceuse  ne  bougeait  pas.  Elle  ne  quittait  pas 
des  yeux  le  misérable  que  secouait  un  long  frisson.  Une  envie 
d'être  loin,  hors  de  cette  chambre  tragique,  la  torturait. 
Machinalement,  elle  avait  ramassé  son  chapeau  glissé  à  terre... 
Le  visage  dans  l'oreiller,  Jean  ne  faisait  plus  aucun  mouve- 
ment. Il  était  peut-être  mort?...  Le  seul  sentiment  qu'elle 
éprouvait  à  cette  pensée  était  que,  s'il  en  était  ainsi,  elle 
pourrait  fuir.  Elle  surveillait  ce  corps  étendu,  tandis  qu'à 
reculons,  sans  le  perdre  de  vue,  elle  se  dirigeait  vers  la  porte 
dont  elle  n'eut  pas  à   lever  le  loquet,   car  elle   était  entre- 


85  A 


LA    REVUE    DE    PARIS 


baillée.  Elle  retenait  son  souffle.  L'escalier  lui  sembla  inter- 
minable à  descendre.  Elle  traversa  la  bibliothèque.  Une  fois 
hors  du  château,  elle  se  mit  à  courir.  Ses  jambes  se  déro- 
baient, les  battements  de  son  cœur  FétoulTaient.  Au  bout  du 
jardin,  la  clé  était  sur  la  petite  porte...  Il  ne  pleuvait  plus, 
l'air  était  tiède  et  doux... 

En  montant  à  sa  chambre,  elle  rencontra  son  père  sur  l'es- 
calier. 

—  Eh  bien,  fîfille,  vous  n'avez  pas  été  mouillée?...  non?... 
Ahl...  nous  avons  eu  de  la  chance  de  ne  pas  sortir  I  Nous 
vois-tu  dans  la  forêt,  ta  mère  et  moi,  avec  le  pliant?...  Ton 
mari  est  rentré. 

Elle  s'esquivait  : 

—  Laisse-moi,  papa,  je  suis  en  retard... 

Elle  changea  de  robe  sans  sa  femme  de  chambre,  comme 
elle  faisait  souvent. 

On  annonça  le  dîner. 

—  Est-ce  que  Jean  ne  dîne  pas,  ce  soir?  —  demanda  Mau- 
rice de  Jonceuse,  en  dépliant  sa  serviette. 

Puis,  sans  attendre  la  réponse,  il  ajouta  : 

—  En  revenant,  figurez-vous,  ma  chère,  que  j'ai  failli  écra- 
ser le  jeune  Gorambert  et  madame  de  Maurebois.  Ils  étaient 
à  s'embrasser  juste  au  milieu  de  la  route,  ces  tourtereaux  1... 
Vous  savez,  Antoinette,  que  madame  de  Maurebois  est  une 
ancienne  maîtresse  de  Jean.  Elle  a  eu  sur  lui  une  très  mau- 
vaise influence  :  elle  lui  a  farci  la  cervelle  de  beaucoup  des 
idées  baroques  qu'il  y  conserve...  Il  est  un  peu  toqué,  mon 
cousin  I  Du  reste,  Antoinette,  vous  devez  vous  en  apercevoir 
mieux  que  personne,  vous  qui  êtes  sa   confidente... 

Antoinette  de  Jonceuse  ne  répondit  pas.  N'allait-il  pas  entrer 
soudain,  hagard,  incohérent?  Elle  eut  un  frisson  entre  les 
deux  épaules.  La  peur  lui  serra  les  dents. 

Maurice  de  Jonceuse  reprit  : 

—  11  faudra  que  je  parle  de  lui  au  docteur  Hingelin.  Lau- 
vereau,  l'autre  jour,  m'en  a  touché  deux  mots...  Lui  aussi 
aurait  besoin  de  se  soigner,  Lauvereaul  Quelle  mine  il  al 
Décidément,  c'est  encore  moi,  le  surmené,  qui  rendrais  des 
points  à  tout  le  monde  ! 


LE    PASSÉ    VIVANT  855 

Madame  de  SafTry  pinça  les  lèvres.  Elle  jugeait  M.  de  Saffry 
rajeuni  et  grassouillet.  Maurice  de  Jonceuse  continuait  : 

—  Quant  au  docteur,  il  m'a  trouvé  tout  à  fait  bien,  tout  à 
fait  bien,  et  il  m'a  dit  que  je  pouvais  recommencer,  quand 
je  voudrais,  ma  vie  habituelle. 

Il  regarda  sa  femme  :  elle  était  délicieuse,  ce  soir. 
En  sortant  de  table,  il  lui  dit  : 

—  Avez-vous  demandé  à  Jean,  pour  Valnancé? 
Elle  lui  répondit  : 

—  Non,  je  n'ai  pas  eu  l'occasion. 

—  Eh  bien,  ce  sera  pour  une  autre  lois, 

Madame  de  Jonceuse  achevait  de  se  déshabiller,  quand 
on  frappa  à  sa  porte.  C'était  son  mari.  Assis  au  pied  du  lit, 
il  se  mit  à  causer  gaiement.  Au  bout  de  quelque  temps, 
voyant  qu'elle  fermait  les  yeux  comme  pour  dormir,  il  lui 
prit  galamment  la  main  et  la  baisa. 

—  Tout  de  même,  ma  chère,  si  nous  achetons  Valnancé, 
il  faudrait  avoir  quelqu'un  à  qui  le  laisser... 

Son  premier  mouvement  avait  été  de  dégager  sa  main  de 
celle  de  Maurice.  Une  pensée  soudaine  lui  traversa  l'esprit  :  si 
Jean...?  Elle  frémit,  et  lâchement,  les  joues  rouges  de  honte, 
elle  se  soumit. 

XXIX 

Il  était  près  de  minuit  quand  Lauvereau,  qui  toute  la  soi- 
rée avait  couvert  de  ses  hauts  jambages  des  feuillets  succes- 
sifs, cessa  d'écrire.  Devant  lui  s'étalaient  les  lignes  inégales 
que  forment  les  répliques  d'un  dialogue.  Il  attira  à  lui 
quelques-unes  des  pages,  les  parcourut,  biffant  un  mot  çà  et 
là,  raturant  une  phrase.  Quand  il  eut  fini,  il  serra  le  tout 
dans  un  cartonnage  sur  lequel  il  relut  : 

LA  JEUNESSE  DE   CASANOVA 

Pic  ce  en  cinq  actes 

PAR 
CHARLES     LAUVEHEAU 

Depuis  quelques  jours,  il  établissait  le  plan  de  cet  ouvrage 


856 


LA     REVUE     DE     PARIS 


et  il  venait  d'en  composer  les  premières  scènes.  C'était  moins 
une  comédie  qu'une  pièce  à  costumes  et  à  décors  et  dont  le 
«  clou  »  serait  la  fuite  des  Plombs.  On  y  verrait  des  masques 
de  Venise,  des  sénateurs,  des  sbires,  des  comtesses,  des  pay- 
sannes, des  gondoliers,  des  Esclavons  et  même  des  Turcs. 
L'action  conduirait  le  héros  à  Constanlinople,  à  Rome,  à 
Naples,  à  Paris.  Le  tout,  mélangé  d'aventures,  de  facéties, 
pourrait  en  somme  plaire  au  public.  Lauvereau  imaginait 
déjà  les  deux  cents  représentations  de  la  Pompadoiir  du  père 
Talgrain  ! 

Lauvereau  s'était  levé.  11  fit  plusieurs  tours  de  chambre,  la 
tôle  basse,  les  mains  derrière  son  dos.  Puis,  brusquement,  il 
revint  à  son  bureau,  prit  une  enveloppe  et  une  feuille  de 
papier  à  lettres.  Sa  plume  grinça. 

Sur  la  feuille,  il  traça  ce  seul  mot  : 

((  Viens.  » 

Sur  l'enveloppe,  il  mit  l'adresse  : 

MADEMOISELLE     JAÎNI.NE     DUPRÉ 

Au  Vieux-Pavillon 

Berlelte 
(Seine-et-Oise). 

Il  cacheta. 

Viendrait-elle,  comme  elle  le  lui  avait  offert  cent  fois? 
Quillerail-elle  tout  pour  accourir  à  lui,  de  même  que  lui 
renonçait  à  tout  ce  qui  avait  été  l'orgueil  et  la  dignité  de  sa 
vie  pour  se  livrer  k  elle?  Celait  fini  du  Lauvereau  solitaire 
dans  le  passé,  vivant  dans  ce  vieux  siècle  oii  il  s'était  enferme 
pour  proléger  son  indépendance  et  garantir  sa  liberté.  A 
partir  de  maintenant,  il  ne  serait  plus  que  le  manœuvre  de 
lettres,  qui  pond,  intrigue,  jalouse,  dénigre,  à  la  recherche 
du  succès  et  de  l'argent.  Oui,  il  serait  avili,  abaissé,  mais  elle 
serait  là.  Ah!  rien  ne  pourrait  rassasier  son  désir  d'elle.  Elle 
serait  à  lui,  à  lui  voluptueuse  ou  indillerenle,  à  lui  menteuse 
ou  hostile,  à  lui  trompeuse,  à  lui  méchante,  à  lui,  à  lui,  car 
il  la  garderait  à  tout  prix,  il  était  décidé  à  toutes  les  com- 
plaisances, à  toutes  les  lâchetés,  à  toutes  les  ignominies,  pour 
l'avoir  là,  chez  lui,  à  lui,  avec  son  corps  et  son  visage,  sa 
voix,  ses  yeux,  son  parfum,  ses  gestes.  Et  demain,  peut-cire, 


LE    PASSÉ    VIVANT  867 

demain,  sûrement,  il  la  verrait  entrer,  un  sourire  de  triomphe 
aux  lèvres,  —  à  moins  que... 

Il  blêmit.  Son  cœur,  un  moment,  cessa  de  battre.  Le  silence 
de  la  vieille  maison  provinciale  lui  sembla  celui  d'un  tombeau. 

Il  tira  sa  montre. 

—  Minuit  et  quart...  Jean  ne  revient  pas... 

Il  prêta  l'oreille.  Nancé  dormait.  Il  n'y  avait  certainement 
que  lui  d'éveillé  à  trois  lieues  à  la  ronde.  On  n'entendait 
aucun  bruit.  Il  écoula,  et  il  se  passa  quelque  temps,  puis 
l'aboi  lointain  d'un  chien  retentit.  Un  peu  ensuite,  un  coq 
chanta.  Lauvereau  regarda  de  nouveau  sa  montre  :  elle  mar- 
quait minuit  vingt-cinq.  Lauvereau  alla  vers  la  croisée.  Il 
poussa  les  volets  pleins  qui  la  fermaient  et  qui  grincèrent 
sur  leurs  gonds.  Il  recula  de  surprise. 

Le  ciel  nocturne  était  rouge. 

Dans  la  rue  déserte,  quelqu'un  courait.  Sous  la  fenêtre 
éclairée,  l'homme  s'arrêta  et  leva  la  tête.  Il  était  sans  cha- 
peau, en  manches  de  chemise  et  en  pantalon.  Lauvereau 
reconnut  François,  le  jardinier  de  Valnancé  :  il  eut  le  pres- 
sentiment d'un  malheur.  Hors  d'haleine,  époumonné,  le  vieil- 
lard suffoquait. 

Lauvereau  s'était  penché. 

—  Qu'y  a-t-il,  père  François? 

Le  vieillard  fit  un  effort  pour  retrouver  son  souille.  Enfin, 
il  articula  : 

—  Le  feul...  Le  feu  est  au  château!...  Le  feu!... 

Il  était  reparti.  Maintenant  il  pouvait  crier.  Sa  voix  hale- 
tante et  rauque  s'éloignait  dans  la  direction  de  Nancé,  en 
répétant  son  appel  d'alarme  : 

—  Au  feu!  au  feu! 

Lauvereau  descendit  les  marches  de  l'escalier,  quatre  à 
la  fois.  Le  ciel  continuait  à  s^embraser  d'une  lueur  pourpre 
dont  l'éclat  semblait  s'aviver.  Le  coq,  excité  par  cette  aurore 
insolite,  s'égosillait.  Lauvereau  alla  jusqu'au  bout  de  la  rue. 
Nancé  s'éveillait.  Des  lumières  brillaient.  Des  voix  se  répondaient 
Lauvereau  rebroussa  chemin  et  se  dirigea  vers  le  collage 
des  Jonceuse.  Tout  y  était  clos.  Comme  il  carillonnait,  le  père 
François  le  rejoignit.  Le  bonhomme  s'arrachait  les  cheveux. 

—  Et  M.  Jean  qui  n'est  pas  là  I...  Il  est  venu  vers  les  neuf 


858  LA    REVUE    DE    PAIUS 

heures  pendant  que  nous  soupions,  ma  femme  et  moi.  Elle 
avait  été  toute  la  journée  malade  de  Torage,  la  pauvre  vieille... 
M.  Jean  semblait  tout  chose.  11  m'a  dit  d'alteler  la  voiture 
à  âne  pour  le  conduire  au  train  de  Paris.  On  aurait  dit  qu'il 
était  saoul,  saut  votre  respect,  monsieur  Lauvereau.  Ma  parole, 
il  n'aurait  pas  pu  marcher.  En  revenant  de  la  gare,  j'ai  remisé 
l'âne:  il  était  bien  près  d'onze  heures...  C'est  ma  femme, 
qui  ne  dort  guère,  qui  m'a  averti.. .  Ah!  monsieur  Lauvereau... 
A  ce  moment,  Maurice  de  .lonceuse  lui-même  ouvrait  la 
perle. 

—  Le  château  brûle.  Viens. 

Maurice  de  Jonceuse  rentra  sa  chemise  dans  son  pantalon. 

—  Filez  devant.  Je  remonte  prévenir  Antoinette.. .  Et 
Jean?... 

Lauvereau  ne  répondit  rien  et  serra  le  bras  du  père  Fran- 
çois. Un  roulement  de  tambour  éclata,  lugubre,  bref  et  saccadé. 
Maurice  de  Jonceuse  haussa  les  épaules  : 

—  Les  pompes,  ce  sera  comme  si  on  crachait  I... 
Lauvereau  se  hâtait.    La  nuit  était  obscure  et  chaude.   La 

cloche  de  l'église  commençait  à  sonner.  Un  groupe  d'hommes 
et  de  femmes,  lancés  à  toutes  jambes,  avec  des  rires  et  des 
jurons,  dépassa  Lauvereau.  11  s'essoufflait  et  dut  ralentir. 
Maurice  de  Jonceuse  le  rejoignait.  Au  détour  de  la  roule, 
une  lueur  sinistre  les  fit  s'arrêter. 

Valnancé,  tout  entier,  brûlait.  Le  feu  avait  dû  prendre  en 
plusieurs  endroits  à  la  fois,  mais  il  était  surtout  violent  à  la 
partie  droite  du  château.  La  fumée  tourbillonnait.  Les  flammes 
sortaient  déjà  par  les  fenêtres.  La  grille  fermée  se  dessinait 
en  noir  sur  la  façade  écarlate.  Le  nez  aux  barreaux,  des  gens 
regardaient.  Il  faisait  clair. 

—  Père  François,  allez  ouvrir  la  grille,  qu'on  puisse  faire 
approcher  les  pompes  !  —  ordonna  Lauvereau  au  jardinier 
qui  considérait  d'un  air  hébété  l'incendie,  irrésistible,  soudain 
et  mystérieux. 

—  A  quoi  veux-tu  qu'elles  servent,  ces  pompes  !  —  répétait 
Maurice  de  Jonceuse.  —  Il  faudrait  télégraphier  à  Versailles; 
mais,  avant  que  les  secours  soient  là,  il  ne  restera  que  les 
quatre  murs.   Ces  vieilles  baraques,  ça  finit  toujours  ainsi... 

Cependant  le  père  François,    qui   avait  fait  le  tour  par  les 


LE    PASSÉ    VIVANT  869 

communs,  apportait  la  clé  de  la  grille.  Il  y  avait  là  une 
quarantaine  de  personnes  qui  franchirent  le  portail,  en  même 
temps  que  Lauvereau  et  M.  de  Jonceuse.  On  avançait  crain- 
tivement. Jamais,  du  temps  de  M.  de  Franois,  quelqu'un  de 
Nancé  n'eût  osé  mettre  le  pied  au  château.  Si  le  vieux  avait 
vu  ça,  il  en  serait  mort  de  rage!...  C'était  dommage  pour 
M.  Jean,  qui  n'était  pas  mauvais  avec  le  monde...  L'incendie 
grondait.  On  distinguait  un  ronflement  sourd  et  des  crépi- 
tements aigus.  Des  vitres  tombèrent  en  éclats. 

—  Il  faut  tâcher  de  sauver  ce  qu'on  pourra  au  rez-de- 
chaussée,  —  dit  Maurice  de  Jonceuse  à  Lauvereau. 

On  Técoutait  avec  des  mines  goguenardes  cl  indiflerentes. 
Personne  ne  bougeait.  Une  voix  aigre  de  femme  résuma  la 
pensée  générale   : 

—  Tiens,  mais  ça  chaufle...  Gare  à  la  peau  !  Faut  pas  se 
la  rôtir  pour  les  autres. 

Maurice  de  Jonceuse  se  retourna.  Le  groupe  s'était  aug- 
menté de  nouveaux  venus.  Il  y  avait  là  une  petite  fille  de 
treize  ans  qui  berçait  son  frère  au  maillot,  et  un  gamin  qui 
portait  une  hache. 

—  Donne-moi  ça,  —  commanda  Maurice  de  Jonceuse. 
Et,  tranquillement,  il  monta  les  marches  du  perron. 

Au  troisième  coup,  la  grande  porte  de  Valnancé  céda,  en 
laissant  échapper  un  tourbillon  de  fumée. 

—  Ma  foi,  non  !  C'est  l'affaire  aux  pompiers  I  —  bougonna 
un  gros  homme,  les  mains  dans  ses  poches  et  les  pieds  dans 
ses  pantoufles. 

Maurice  de  Jonceuse  était  revenu  auprès  de  Lauvereau.  Il 
avait  pénétré  dans  le  vestibule,  mais  il  avait  dû  s'arrêter  : , 

—  Mon  cher,  pas  moyen  d'y  tenir  :  la  bibliothèque  flambe,  le 
salon  aussi!...  Tout  ça,  c'est  bizarre...  Ah!  voilà  les  pompiers I 

Au  pas  de  course,  casqués  de  cuivre,  des  torches  fumeuses 
au  poing  ils  traînaient  derrière  eux  leur  petite  pompe  déri- 
soire. Les  gendarmes  leur  faisaient  faire  place.  Le  capitaine 
des  pompiers  se  démenait,  sanglé  dans  sa  tunique,  affairé, 
incohérent. 

Lauvereau,  quoiqu'il  n'eût  guère  envie  de  rire,  ne  put  s'en 
empêcher,  à  la  tournure  comique  du  brave  homme.  La  chaîne 
s'organisa.  L  a   fusée  d'eau  jaillit,  mince  et  fluette.  Quelques 


86o  LA     REVUE     DE    PARIS 

pompiers  appliquèrent  des  échelles  a  l'aile  gauche  du  château, 
que  le  feu  n'avait  pas  encore  gagnée.  Par  les  fenêtres,  ils 
jetaient  des  meubles  qui  se  brisaient  en  arrivant  en  bas,  mais 
donnaient  l'illusion  d'un  sauvetage.  Devant  le  château,  on  se 
poussait.  On  piétinait  les  parterres.  Une  odeur  d'herbe  foulée 
se  mêlait  au  parfum  acre  de  la  fumée. 

Tout  Nancé  était  là,  maintenant,  pour  assister  au  spectacle 
nocturne  qui  empourprait  magnifiquement  le  ciel.  Hommes 
et  femmes  ne  quittaient  pas  des  yeux  la  lueur  grandissante. 
Dans  le  jardin  et  sur  la  route,  ils  formaient  des  groupes  im- 
mobiles. Le  grotesque  des  costumes  improvisés  était  un  plai- 
sir de  plus.  Une  chaleur  intense  cuisait  les  visages.  Le  curé 
de  Nancé  s'agitait,  sa  robe  retroussée  sur  ses  mollets  noirs. 
Il  citait  des  exemples  bibliques  et  comparait  Valnancé  au 
temple  de  Jérusalem.  On  riait.  On  eût  volontiers  dansé 
comme  à  une  fctc.  Il  y  avait  là  quelque  chose  de  gratuit, 
d'inattendu  et  de  fascinant.  Les  propos  circulaient.  Le  feu 
avait  été  mis  par  malveillance...  Il  avait  été  allumé  par  l'orage 
de  l'après-midi:  il  y  avait  eu  un  gros  coup  de  tonnerre;  la 
foudre  avait  certainement  dû  tomber  sur  Valnancé...  Aussi  le 
vieux  M.  de  Franois  n'avait  jamais  voulu  y  faire  poser  de 
paratonnerre  !  Bah  !  M.  Jean  pourrait  bien  supporter  ce 
désastre,  puisqu'il  allait  épouser  une  héritière,  une  Améri- 
caine :  des  millions!...  Il  était  justement  à  Paris,  aujourd'hui, 
à  faire  sa  cour  à  la  demoiselle...  C'est  ce  mariage  qui  ne 
devait  pas  plaire  à  madame  de  Jonceuse  !  La  jeune  dame  en 
pinçait  pour  le  petit  cousin.  Ils  se  montraient  toujours 
ensemble...  On  examinait  avec  curiosité  monsieur  et  madame 
de  Saffry  et  leur  fille.  Des  carrioles  arrivaient  des  villages 
voisins,  attirées  par  le  son  du  tocsin.  Tout  à  coup  les  gens 
qui  étaient  sur  la  route  se  bousculèrent  :  la  grande  automo- 
bile rouge  de  M.  de  Jonceuse  cornait.  Ses  fanaux  dardèrent 
leur  double  éclair.  Le  jeune  Monnerod  filait  sur  Versailles 
pour  chercher  du  secours. 

Au  bruit  de  la  trompe,  Antoinette  de  Jonceuse  avait  pâli. 
Elle  revoyait  la  chambre  au  plafond  bas,  la  glace,  le  lit, 
Jean...  Où  était-il?  Qu'élait-il  devenu?... 

Maurice  de  Jonceuse  lui  parlait  : 

—  Ma  chère,   nous   n'avons  qu'à  nous  croiser  les  bras... 


LEPASSÉVIVANT  8Cl 

Oui,  je  suis  mouillé.  C'est  un  de  ces  imbéciles   de  pompiers 
qui  m'a  inondé.  Bah  I  cela  séchera  :  il  fait  assez  chaud  ! 

Elle  frissonnait,  elle,  sous  le  manteau  qui  la  couvrait.  Ses 
dents  eussent  claqué,  si  elle  n'eût  serré  les  lèvres  avec  une 
force    désespérée.   Il  remarqua  le  trouble  de  sa  femme. 

—  L'absence  de  Jean  est  inexplicable.  Il  n'a  pas  dîné  à  la 
maison  ;  il  n'était  pas  chez  Lauvereau  ;  il  n'est  pas  ici...  Mais, 
au  fait,  vous  êtes  venue,  aujourd'hui,  avec  lui  à  Valnancé!... 

Le  reflet  de  l'incendie  fardait  la  mortelle  pâleur  de  la  jeune 
femme.  —  <(  Elle  s'était  promenée  avec  Jean,  comme  de  cou- 
tume,  dans  le  jardin.  » 

—  Mais,  pendant  l'orage,  oii  éliez-vousP 
Elle  répondit  d'une  voix  défaillante  : 

—  Il  avait  une  clé  du  châleau.  Nous  nous  sommes  abrités 
dans  la  bibliothèque.  Il  faisait  trop  frais  :  nous  sommes  montés 
dans  le  petit  appartement  au-dessus. 

Ses  lèvres  tremblaient.  Elle  était  près  de  pleurer.  Le  regard 
de  son  mari  pesait  sur  elle.  Elle  leva  ses  yeux  suppliants. 
Devinait-il?  Avait-il  un  soupçon?  Il  lui  prit  le  bras  et  lui  dit 
durement  : 

—  Demain,  il  ne  restera  rien  de  Valnancé.  Jean  est 
fou.  C'est  lui  qui  a  mis  le  feu,  j'en  suis  sûr.  C'est  un  malheu- 
reux... J'ai  été  très  imprudent...  Vous  devriez  rentrer.  Votre 
père  vous  ramènera. 

De  la  têle,  elle  fit  signe  que  non.  Elle  voulait  voir  disparaître 
Valnancé,  voir  crouler  dans  les  flammes  le  château  funeste  et 
maintenant  détesté.  La  folie  de  Jean  de  Franois  ne  s'était-elle 
pas  développée  dans  la  solitude  de  la  vieille  demeure  pleine 
de  passé,  de  souvenirs  et  de  fantômes? Elle  l'avait  aimé  pour- 
tant, le  doux  compagnon  de  ses  après-midi  silencieuses,  ce 
Jean  de  Franois  tendre  et  taciturne,  mais,  à  celte  heure,  elle 
éprouvait  pour  lui  une  sorte  de  rancune.  Il  ne  l'avait  pas 
aimée,  elle.  Elle  n'avait  été  qu'une  image  vaine  pour  ce 
pauvre  cerveau  détraqué,  en  proie  à  l'idée  fixe.  Et  il  s'ajou- 
tait à  sa  rancune  une  sorte  de  répulsion  pour  l'énergumène 
qui  frappait  dans  la  glace  l'hallucination  de  sa  démence  et 
qui,  de  ces  mains  dont  elle  avait  senti  sur  sa  chair  la  caresse 
fébrile,  avait  allumé  ces  flammes  dont  montaient  au  ciel 
le  sourd  grondement  et  la  lueur  rougeâlre. 


862  LA    KEVUE    DE    PARIS 

Son  mari  s'était  éloigné  d'elle.  A  quelques  pas,  M.  deSafiry 
continuait  à  regarder  l'incendie.  Il  en  suivait  le  progrès,  sans 
étonnement,  sans  surprise,  comme  celui  d'un  événement 
simple,  naturel.  Ce  que  les  autres  appelaient  le  «  sinistre  » 
ou  le  ce  fléau  »,  lui  paraissait  normal  et  nécessaire.  L'incen- 
die! mnis  il  en  vivait  depuis  des  années.  C'était  un  allié,  un 
serviteur,  une  connaissance.  C'était  la  peur  du  feu  qui  lui 
valait  ses  clients.  N'est-ce  pas  elle  qui  porte  les  gens  à 
prélever,  chaque  année,  sur  leurs  biens,  une  sorle  d'offrande 
à  l'élément  destructeur  comme  pour  en  détourner  sa  malice 
et  son  avidité?  Dans  sa  carrière  de  vieil  assureur,  cet  incendie 
était  le  premier  auquel  il  assistait  et  il  était  comme  ces 
gentilshommes  de  jadis  dont  toute  la  vie  s'était  passée  au  ser- 
vice du  roi  et  que,  sur  le  tard,  le  hasard  amenait  une  fois 
a  Versailles,  qui,  face  à  face  avec  la  majesté  du  souverain, 
prenaient,  en  la  conscience  de  leurs  humbles  et  longs  mé- 
rites, la  force  de  contempler,  avec  un  respect  profond  mais 
familier,  l'éclat  du  visage  royal. 

Madame  de  Saffry,  qui  s'était  assise  sur  une  des  bornes  de 
la  route,  tira  son  mari  de  sa  contemplation  en  l'avertissant  de 
l'arrivée  des  Corambert. 

Un  break,  attelé  de  magnifiques  chevaux,  amenait  l'entre- 
preneur. Il  sauta  lestement  à  terre  et  vint  parler  à  Maurice 
de  Jonceuse.  De  temps  à  autre,  il  désignait  dédaigneusement 
ce  qui  avait  été  Valnancé,  tandis  que,  debout  dans  le  break, 
le  jeune  Léon  et  madame  de  Maurebois,  la  main  dans  la 
main,  se  taisaient. 

Le  jeune  homme  en  avait  les  larmes  aux  yeux,  tant  il 
vénérait  sincèrement  ces  vieilles  demeures  de  l'ancienne 
France.  Elles  sont  l'ornement  de  notre  sol,  la  gloire  de  nos 
paysages.  Il  était  ému.  Au  lieu  de  ces  nobles  et  charmantes 
pierres  qui  ne  seraient  plus  bientôt  qu'une  ruine  fumante, 
que  n'étaient-ce  les  moellons  et  les  ferrailles  de  l'horrible 
bâtisse  paternelle  qui  finissaient  ainsi  !  Mais  Valnancé,  Val- 
nancé !  Madame  de  Maurebois  gémissait  aussi.  Elle  songeait 
au  Valnancé  de  sa  jeunesse,  aux  corridors  par  oii  Jean  de 
Franois  venait  la  trouver,  la  nuit,  pieds  nus,  dans  sa  chambre. 
Olil  le  temps  passé,  le  temps  passé...  Vieillir,  mourir,  puis, 
la  nuit,  les  efforts  de  l'àme  désincarnée  qui  cherche  à  renaître, 


LE    PASSÉ    VIVANT  863 

a  communiquer  avec  les  vivants,  se  mêle  aux  choses,  s'agite 
dans  les  corbeilles,  s'impatiente  dans  les  guéridons,  offre  à 
travers  l'obscurité  des  fleurs  surnaturelles,  ne  veut  pas  être 
oubliée...  Oh  I  la  vie,  la  vie,  aimer,  aimer  jusqu'au  bout, 
aimer  encore  ! . . .  Et  elle  serrait  dans  la  sienne  la  main  de 
son  jeune  amant,  les  yeux  fixés  sur  la  brasier  qui  s'épar- 
pillait en  étincelles  vives  et  s'exaspérait  en  flammes  aiguës... 

Valnancé  brûlait  maintenant  tout  entier.  L'intensité  de  la 
chaleur  avait  fait  reculer  la  foule.  Les  gendarmes  et  les  pom- 
piers empêchaient  qu'on  approchât.  Tous  étaient  fascinés 
par  l'attrait  du  spectacle.  Une  sorte  d'ivresse  rouge  excitait 
les  cervelles.  On  riait,  on  s'interpellait.  Les  plaisanteries  se 
croisaient.  On  admirait.  Les  pensées  sympathisaient  confusé- 
ment avec  le  feu.  Comme  il  travaillait  bien,  comme  il  gron- 
dait, comme  il  pétillait  !  Tout  à  coup,  il  y  eut  un  silence.  Un 
ce  Ahl  »  sortit  des  poitrines  et  des  bouches  béantes.  Un  cra- 
quement disloqua  la  masse  embrasée.  D'une  partie  de  la 
toiture  effondrée  jaillit  une  énorme  colonne  de  fumée,  de 
cendre  et  d'étincelles.  Quelqu'un  applaudit. 

Lauvereau,  qui  se  trouvait  au  premier  rang,  se  retourna. 
Les  faces  souriaient,  vermillonnées.  Lauvereau,  à  leur  vue, 
éprouva  une  impression  singulière.  Oii  était-il  donc?  Il  rêvait. 
Il  lui  semblait  assister  à  une  scène  d'une  autre  époque.  Gomme 
aujourd'hui,  on  avait  la  gorge  sèche,  le  sang  aux  joues,  les 
yeux  ardents.  Gomme  aujourd'hui,  autour  de  lui,  on  ricanait 
et  on  se  pressait.  Gomme  aujourd'hui,  le  tocsin  avait  sonné 
au  clocher,  les  tambours  avaient  battu  l'alarme.  Ahl  il  savait, 
maintenant,  pourquoi  ils  étaient  là,  tous,  la  pique  et  la  torche 
au  poing  et  le  bonnet  écarlate  au  front  !  G'était  ainsi  que  les 
patriotes  de  la  Révolution  étaient  venus  pour  brûler  Valnancé  ! 

Et,  aujourd'hui,  Valnancé  était  en  flammes.  Ahl  ce  qui 
se  consumait  là,  ce  n'était  pas  seulement  le  château  des  Fra- 
nois,  c'était  le  passé  lui-même,  et  sa  braise  rouge  ne  serait 
bientôt  plus  qu'une  cendre  grise.  G'est  en  vain  qu'il  essaie 
de  durer  dans  la  siruclure  des  logis,  dans  le  plan  des  jardins, 
dans  les  meubles  dont  il  s'est  servi,  dans  les  mille  débris 
qu'il  laisse  après  lui  et  qui  passent  de  mains  en  mains.  G'est 
en  vain  qu'il  tente  de  se  prolonger  par  le  papier  ou  par  la 
toile,  par  Tencre  et  les  couleurs,  par  ce  qui  fut  ses  pensées  et 


864  LK    REVUE  DE    PARIS 

ses  visages.  Peu  à  peu  le  temps  détruit  ses  reliques,  et  l'oubli 
vient  en  aide  au  temps.  C'est  en  vain  que  sa  présence  per- 
siste en  certains  êtres,  qu'il  tâche  de  les  garder  h  lui  et  de 
revivre  en  eux,  qu'il  s'acharne  h  leur  transmettre  quelque 
chose  de  lui-même.  C'est  en  vain  aussi  que  d'autres  lui  de- 
mandent un  abri  et  un  refuge  et  s'y  retirent  en  la  compa- 
gnie de  ses  ombres  charmantes.  C'était  en  vain  que  lui,  Lau- 
vereau,  avait  là  cherché  l'asile  sûr.  Sous  le  déguisement  du 
siècle  hospitalier,  il  s'était  cru  sauf  de  lui-même.  Hélas  !  un 
autre  Lauvereau,  celui  qu'il  avait  fui,  était  venu  l'arracher 
sournoisement  à  sa  retraite.  D'un  geste  rude,  cet  intrus  avait 
fait  sauter  le  tricorne  et  la  perruque  et  avait  ramené  dans  la 
vie  le  récalcitrant  et  le  déserteur.  Maintenant,  il  était  ilu- 
tête  et  poings  serrés  parmi  la  foule  brutale.  Pareil  à  eux,  il 
s'y  comporterait  k  leur  image.  Ah!  qu'on  lui  donnât  la  pique 
et  la  torche,  et  il  savait  bien  oii  il  irait  I...  Et  il  se  vit  cou- 
rant à  travers  la  nuit  :  un  étang  luit  sous  les  étoiles,  un  vieux 
pavillon  dort  parmi  les  arbres;  une  porte,  un  escalier;  dans 
une  chambre,  sur  un  lit,  une  femme  est  étendue.  Son  corps 
est  blanc.  Janine  1  Janine  1  Janine!.., 

Ebloui,  il  essuya  son  front  en  sueur.  Une  lueur  éclatante  lui 
fit  baisser  les  yeux  :  une  poutre  enflammée  avait  failli  l'écraser. 

—  Gare  à  vous,  monsieur  Lauvereau  :  vous  allez  vous  faire 
assommer! 

Il  recula.  Le  capitaine  des  pompiers  le  tirait  par  sa  manche. 

—  C'est  un  sinistre,  monsieur  Lauvereau,  c'est  un  sinistre  : 
n'y  ajoutons  pas  un  malheur! —  conclut-il  sentencieusement. 


XXX 

MADAME     DE     SAFFUY, 

Chez  madame  Maurice  de  Jonceuse. 

Le  Cotta(je 

Nancé 
(Seine-et-Oise). 

Paris,  25  août   igoa. 
Ma  chère  Louise, 
Ne   riez  pas.   Je   me   marie,    c'est-à-dire  que  j'épouse   le  comte 
Ceschini.  N'en  parlez  pas  encore,  je  vous  prie,  autour  de  vous.  Glu- 


LE    PASSÉ    VIVANT  865 

seppe  est  à  Rome  pour  obtenir  l' anmilation  de  mon  mariage  avec 
M.  de  Raumont.  Je  dois  convenir  qu'en  tout  ceci  M.  de  Raumont  se 
montre  charmant  pour  nous.  Il  ne  fat  jamais  mauvais  mari  et  il  se 
conduit  en  bon  parent.  Ces  mariages  dé  famille  ont  ceci  pour  eux 
qu'on  finit  toujours  par  s'entendre.  Enfin,  annulation,  divorce,  tout 
marche  à  souhait. 

Que  voulez-vous,  ma  chère  Louise  !  il  fallait  bien  en  venir  là. 
Giuseppe  et  moi  sommes  du  même  âge,  et  voici  que  nous  avons  cent 
ans  —  à  nous  deux.  Ce  n'est  plus  guère  la  saison  de  jouer  les  par- 
faits amants,  et,  de  deux  ridicules,  j'aime  encore  mieux  celui  d'être 
de  nouveaux  mariés.  Je  suis  prête  aux  plaisanteries  comme  aux  féli- 
citations... Avouez,  ma  bonne  Louise,  que  vous  ne  serez  pas  fâchée 
du  parti  que  nous  prenons.  Vous  avez  d'autant  plus  le  droit  de  ne 
pas  vous  en  défendre  que  vous  ne  m'avez  jamais  témoigné  la  gêne  que 
vous  ressentiez  à  fréquenter  une  personne  à  qui  il  fallait  toute  votre 
amitié  pour  lui  pardonner  l'irrégularité  de  sa  conduite.  Soyez  rassurée. 
Dans  quelques  mois,  j'aurai  passé  devant  M.  le  maire  et  M.  le  curé. 
Quand  j'y  pense,  j'ai  un  peu  d'humeur.  .J'aime  mes  habitudes,  vous 
le  savez.  Enfin!... 

Et  puis,  vraiment,  je  devais  bien  cela  à  Giuseppe.  Pendant  vingt- 
cinq  ans,  il  a  été  parfait.  Maintenant,  je  suis  vieille,  mais  lui  com- 
mence seulement  à  n'être  plus  jeune.  Il  lui  reste  encore  quelques 
bonnes  années  et  il  a  mérité  que  je  les  lui  donne  pour  récompense.  Il 
aime  les  femmes,  ma  chère,  et  il  n'en  a  guère  eu  qu'une  dans  sa  vie. 
Ce  n'est  point  qu'il  n'ait  pas  quelquefois  songé  à  d'autres,  mais  c'étaient 
des  idées  de  tempérament  oii  il  ne  s'arrêtait  pas.  Je  m'amusais  à  l'en 
faire  rougir.  Il  en  était  confus  et  malheureux.  Pauvre  Giuseppe  ! 

Je  le  connais  bien.  Il  ne  m'a  jamais  inquiétée.  Un  homme  comme  lui 
et  une  femme  comme  moi  ne  peuvent  que  se  demeurer  fidèles.  Giu- 
seppe n'aurait  jamais  trahi  sa  maîtresse,  mais  j'espère  bien  qu'il  n'hé- 
sitera pas  à  tromper  sa  Jemme.  Je  ne  doute  pas  que  vous  ne  sentiez, 
ma  chère  Louise,  toute  la  différence  des  deux  procédés. 

En  effet,  une  fidélité  réciproque  et  absolue,  n'est-ce  point  la  seule 
dignité  des  unions  illégitimes  comme  la  nôtre  ?  tandis  que,  dans  les 
unions  légales,  l'infidélité  est  un  agrément  qui  s'y  joint  sans  leur  rien 
enlever  de  leur  sérieux.  Il  y  a  loin  d'un  mari  volage  à  un  amant 
perfide.  La  liaison  repose  sur  une  entente  personnelle  ;  le  mariage 
est  un  engagement  juridique.  L'un  n'a  qu'une  existence  sentimentale, 
l'autre  se  double  d'une  existence  civile.  Je  ne  reprocherai  donc  guère 
à  mon  mari  ce  que  je  n'eusse  pas  souffert  de  mon  amant,  et  la  com- 
tesse Ceschini  pourra  s'accommoder  sans  dommage  de  ce  que  la  mar- 
quise de  Raumont  n'eut  pu  supporter  sans  offense. 

Bien  entendu,  mon  pauvre  Giuseppe  ne  se  fait  aucun  de  ces  rai- 
sonnements. Il  croit,  en  se  mariant,  enchaîner  à  jamais  sa  liberté, 

ij  Féxrler  igoS,  i3 


866 


LA    REVUE    DE    PARIS 


tandis  qu'au  contraire  il  va  la  recouvrer,  et  encore  fort  capable  d'en 
jouir.  Quant  à  moi,  j'abats  les  cartes  :  j'ai  garjné  la  partie.  Je  prouve 
ainsi,  par  surcroît,  au  monde  que  je  n'ai  besoin,  pour  faire  ce  qu'il 
admire  le  plus,^ — un  mariage  d'argent,  — ni  de  ma  beauté,  ni  de  ma 
jeunesse.  C'est  assez  drôle,  n'est-ce  pas  ? 

En  attendant,  le  comte  est  en  Italie,  d'où  il  se  plaint  des  rigueurs 
de  l'absence,  mais  au  fond  il  doit  être  très  content.  Il  adore  son  pays. 
Il  sera  de  retour  vers  le  milieu  de  septembre.  S'il  savait  que  je  vous 
écris  quatre  pages,  il  serait  furieux  :  il  n'a  pa.<;  encore  reçu  une  lettre 
de  moi  depuis  qu'il  est  parti,  tant  je  déteste  écrire,  et  il  a  fallu  le 
ridicule  de  ce  que  j'avais  à  vous  dire  pour  me  faire  prendre  la  plume. 

Adieu,  ma  chère  Louise.  Mes  amitiés  à  votre  mari  et  à  votre  fille. 
Quand  revenez-vous  à  Paris  ? 

R  A  U  M  O  N  T 


XXXI 

Lorsque  le  comte  Geschini  eut  fait  à  Rome  les  démarches 
nécessaires  à  son  projet,  il  disposa  de  quelques  jours  pour  se 
rendre  à  sa  villa  de  Viterbe  et  saluer  l'Hercule  de  bronze  qui 
supporte  sur  son  épaule  la  boule  dorée  du  monde.  Les  sou- 
venirs de  sa  jeunesse  avaient  accueilli  son  retour  à  la  demeure 
familiale.  Il  y  avait  retrouvé  l'inaltérable  verdure  des  rouvres, 
le  murmure  des  cascades,  l'odeur  du  buis  et  des  citronniers, 
les  allées  régulières  bordant  les  parterres  égaux,  les  statues 
allongeant  sur  le  sable  ou  sur  l'eau  leurs  ombres  mobiles  et 
déformées.  Ah!  que,  jadis,  l'Hercule  du  bassin  lui  semblait 
donc  une  belle  promesse  d'avenir  I  Comme  le  héros  laborieux, 
il  accomplirait  de  grandes  choses.  Les  peuples  répéteraient 
son  nom  mêlé  à  l'histoire  de  sa  patrie.  Ah!  que  tout  cela 
était  donc  loin!  Qu'avait-il  fait  pour  cette  terre  natale,  dont 
il  foulait  en  ce  jardin  solitaire  le  sol  ornementé?  Rien.  Il  en 
avait  déserté  les  horizons.  Il  en  avait  arraché  l'arbre  de  sa 
race  pour  le  transplanter  ailleurs ,  mais  l'antique  sève  des 
Geschini  n'y  avait  pas  formé  de  fruits,  et  le  comte  soupirait 
mélancoliquement  en  regardant,  dans  le  feuillage  de  bronze 
des  citronniers,  les  citrons  pareils  à  des  œufs  d'or  pale,  tandis 
qu'au  centre  du  bassin  l'Hercule  infatigable  soutenait  le  globe 
doré  que  l'eau  mirait  comme  un  astre  éclatant  et  glorieux. 


LE    PASSÉ    VIVANT  867 

Ce  fut  en  ces   pensées  que  le   comte  Ceschini  revit  Rome 
avant  de  reprendre  la  route  de  France.  C'était  de  Rome  qu'il 
était  parti,  un  quart  de   siècle  auparavant,  pour  ce  Paris  où 
il  allait  retrouver,  sous  les  ombrages  du  parc  Monceau,  la 
colonnade  qui  se  reflétait  en  fûts  brisés  dans  le  petit  lac  sta- 
gnant. Il  marchait  par  les  rues,  les  yeux  avides,  comme  pour 
renouveler  et  fixer  dans  sa  mémoire   les  aspects  de  la  ville 
latine.  Le  Forum  étendait  devant  lui  ses  ruines  éloquentes. 
Il  en  gravait  dans  son  esprit  le  dessin  illustre.  Les  grandes 
ombres  romaines  peuplaient  la  solitude  des  pierres.  Il  y  ima- 
ginait les  Pères  de  la  Patrie.  Le  laurier  ceignait  leurs  tempes. 
Il  se  voyait  parmi  eux,  drapé  comme  eux  dans  la  toge  blanche. 
A  côté  de  lui,  sous  la  robe  patricienne,  se  tenait  une  femme. 
C'était    madame  de  Raumont,   dans  les  atours  qu'elle  avait 
portés,  le  soir  du  bal  costumé.  Ce  soir-là,  on  avait  célébré  un 
ironique  triomphe  I  Ses  rêves  de  gloire,  à  lui,  Ceschini,  avaient 
abouti  k  cette  apothéose   de  sa  servitude...  Bientôt  madame 
de  Raumont  serait  sa  femme.  L'affaire  de  l'annulation  était  en 
bonne  voie.  Son  séjour  touchait  à  sa  fin.  En  revenant,  il  vou- 
lait s'arrêter  un  jour  a  Passignano. 

Il  y  arriva  à  la  nuit  et  descendit  Aiix  Trois  Œillets. 
Gomme  il  attendait  le  dîner,  il  prit  un  joiïrnal  qui  traînaiit  sur 
la  table.  C'était  un  journal  français.  Il  le  parcourut  d'un  regard 
indifférent.  Le  mol  :  Mariages  attira  son  attention.  Il  y  lut 
que  mademoiselle  Rébecca  Bloch,  fille  de  M.  Bloch,  le  ban- 
quier, et  de  madame,  née  Figuères,  épousait  le  comte  de  Cas- 
telviron,  lieutenant  de  cuirassiers;  que  M.  Eugène  Bourtel, 
ingénieur,  épousait  mademoiselle  Garzin  ;  que  madame  veuve 
Hérincart  épousait  M.  Lerry-Desfarolles,  avocat  à  la  Cour 
d'appel;  que  monseigneur  de  Riboran,  évêque  de  Luçon,  avait 
béni  l'union  de  mademoiselle  Cortaby,  fille  du  baron  Cortaby, 
avec  M.Stephenson,  de  Londres...  La  nomenclature  se  termi- 
nait par  cette  note  que  le  comte  Ceschini  achevait  au  moment 
où  le  garçon  de  l'hôtel,  en  habit  crasseux,  l'avertissait  que  le 
dîner  était  servi  : 

Oa  nous  annonce  le  prochain  mariage  de  M.  Charles  Lauvereau, 
l'historien  bien  connu  par  ses  intéressants  travaux  sur  le  xviii'^  siècle, 
avec  mademoiselle  Janine  Dupré,  artiste  dramatique.  Mademoiselle  Ja- 


868  LA    REVUE    DE    PARIS 

nine  Diipré  n'abandonnera  pas  lo  théâtre.  Elle  créera,  au  contraire,  le 
principal  rôle  clans  la  pièce  de  M.  Charles  Lauvereau  qui  doit  être 
représentée  au  courant  de  la  saison.  Cette  première  œuvre  théâtrale 
du  savant  historien  aura  pour  litre  :  la  Jeunesse  de  Casanova.  On 
sait  que  M.  Lauvereau  s'est  particulièrement  occupé  du  célèbre  aventu- 
rier vénitien,  et  nul  mieux  que  lui  n'en  pouvait  évoquer  la  plaisante  et 
curieuse  fiiiure. 

Le  comte  Ceschini  déposa  le  journal  sur  la  nappe  fripée  et 
plongea  sa  cuiller  dans  le  potage. 

Ainsi  ni  lui  ni  Lauvereau  n'avaient  suivi  l'exemple  du  fameux 
Vénitien.  Ah  !  celui-là  n'avait  jamais  laissé  brider  sa  fantaisie. 
Dans  sa  longue  course  au  plaisir,  il  avait  toujours  évité  les 
pièges  à  sa  liberté.  Des  cent  maîtresses  qu'il  avait  eues,  aucune 
n'avait  su  le  lier  du  lacet  conjugal,  et  l'étonnante  existence 
du  chevalier  de  Seingalt  avait  continué  ses  prouesses.  Le  siècle 
l'avait  vu  partout,  avec  son  visage  bistré,  si  gai,  son  corps 
robuste,  son  jarret  nerveux  de  danseur  de  farlane,  ses  mains 
habiles  et  dangereuses  de  joueur,  son  linge  lin,  ses  beaux 
habits,  ses  bijoux,  ses  bagues,  ses  breloques,  et  son  cordon 
de  l'ordre  de  l'Eperon  d'or,  cjue  lui  avait  conféré  le  pape  :  il 
avait  traversé  les  passes  les  plus  diverses,  petit  abbé,  lieutenant 
de  la  Sérénissime  llépublique,  racleur  de  violon  au  Théâtre 
San  Samuele,  cabaliste  et  nécromancien,  chercheur  de  trésors, 
possesseur  de  la  gaine  du  couteau  de  saint  Pierre,  banquier 
de  pharaon,  rimeur  de  vers,  organisateur  de  loteries,  fabricant 
de  toiles  peintes,  chargés  d'affaires  du  duc  de  Choiseul,  tou- 
jours prêt  au  plaisir,  à  la  débauche  ou  à  l'amour,  mais  tou- 
jours libre,  libre,  libre... 

Le  comte  Ceschini  avait  fini  de  dîner.  Il  soupira,  jeta  un 
dernier  coup  d'œil  au  journal.  Il  fit  un  mouvement  de  sur- 
prise. Il  lisait  : 

I, 'INCENDIE    DU    C  If  AT  EAU    DE    VALNANCÉ 

Le  parquet  de  Versailles  a  clos  son  enquête,  au  sujet  de  l'incendie 
du  château  de  Valnancé.  Le  sinistre  serait  dû 

Le  bas  de  la  feuille  déchirée  manquait.  Le  comte  Ceschini 
s'était  levé  de  table.  Il  demanda  au  garçon  les  journaux  anté- 
rieurs à  celui  qu'il  venait  de  lire.  Il  n'y  avait  à  l'hôtel  que 
celui-là,  oubhé  la  veille  par  un  voyageur. 


LE    PASSÉ    VIVANT  869 

Le  comte  Cescliini  était  venu  à  Passignano  lorsqu'il  avait 
quinze  ans.  Son  père  l'y  avait  mené  avec  lui  rendre  visite  k 
un  de  ses  amis,  Andréa  Rappelle,  avec  qui  il  avait  combattu 
contre  les  Autrichiens,  à  Magenta  et  à  Solferino.  Le  comte 
Cescliini  se  souvenait  des  longues  conversations  de  ces  deux 
hommes,  de  leurs  récits  de  batailles,  de  leurs  discussions 
politiques.  Il  s'exaltait  à  les  entendre  rappeler  ce  passé 
héroïque,  et,  en  rôdant  par  les  rues  étroites  de  Passignano, 
il  rêvait,  lui-même,  alors,  de  guerre  et  de  gloire.  11  rêvait  aussi 
d'amour,  et  c'était  à  Passignano  qu'il  avait  éprouvé  pour  la 
première  fois  la  douceur  d'aimer,  car  il  avait  aimé  passionné- 
ment cette  Matilde  dont  l'image  humble  et  charmante  n'avait 
jamais  quitté  sa  mémoire  et  qu'il  y  retrouvait  aujourd'hui  plus 
vive  et  plus  précise  que  jamais. 

Hélas  !  qu'était-elle  devenue,  la  petite  servante  aux  yeux 
sombres  et  gais,  à  la  peau  brune,  à  la  bouche  pourprée,  qui 
lui  avait  souri,  un  dimanche,  à  la  messe?  11  l'avait  suivie  de 
loin  jusqu'à  la  porte  de  ses  maîtres.  Ensuite  il  l'avait  ren- 
contrée allant  puiser  l'eau  à  la  fontaine.  Ils  s'étaient  parlé. 
Elle  était  naïve  et  douce.  Elle  riait  quand  elle  ne  savait 
■  pas  répondre.  Ils  s'étaient  donné  rendez-vous  dans  le  cloître 
de  l'église...  Il  faisait  chaud.  C'était  près  d'un  rosier  couvert 
de  petites  roses.  Elle  avait  la  bouche  fraîche.  Il  lui  avait 
semblé  que  les  piliers  du  cloître  se  mettaient  à  marcher  à 
grandes  enjambées  de  pierre,  puis  à  tourner  autour  de 
lui... 

Le  comte  Cescliini  traversait  l'église  et  se  dirigeait,  comme 
jadis,  vers  la  porte  du  cloître.  Le  cœur  battant,  il  cherchait 
à  ouvrir.  La  serrure  fermée  résistait. 

Le  sacrislain  accourait. 

—  Le  cloître  est  fermé,  monsieur.  C'est  à  cause  de  ce  qui 
est  arrivé... 

Cependant  l'homme  avait  introduit  la  clef  dans  la  serrure, 
avec  un  sourire  qui  exhortait  le  visiteur  à  le  récompenser  de 
la  complaisance. 

—  Entrez,  monsieur,  entrez...  Vous  n'avez  donc  pas  lu 
dans  les  journaux,  monsieur?...  C'était  un  jeune  homme,  un 
jeune  Français  de  Paris.  Je  nettoyais  les  chandeliers  de  l'au- 
tel...  Il  avait  l'air  très  tranquille...    On   ne  pouvait  pas  se 


870  LA    REVUE    DE    PARIS 

douter...  Je  frottais  le  flambeau.  C'est  alors  que  j'ai  entendu 
le  coup...  J'ai  couru... 

Le  comte  Ceschini  écoutait  avec  distraction  la  voix  du  gar- 
dien, en  regardant  devant  lui.  Le  cloître  alignait  son  carré  de 
piliers  autour  du  préau,  plein  de  ronces  et  d'herbes.  Sur  les 
tuiles  inclinées  du  toit,  quelques  pigeons  posés  roucoulaient 
doucement.  L'homme  continuait  à  parler,  sa  voix  résonuart 
sous  la  voûte  de  la  galerie. 

—  Les  pigeons  eiTrayés  battaient  des  ailes.  Le  jeune  Fran- 
çais était  étendu  là,  monsieur,  oii  vous  êtes.  Il  y  avait  près 
de  lui  une  grande  flaque  de  sang.  Je  crois  qu'il  était  déjà 
mort...  On  a  nettoyé  l'endroit.  Tenez,  monsieur,  là  oii  j'ai 
le  pied. 

Le  comte  Ceschini  considérait  le  pavé  de  brique  rougeâtre  : 
son  pas  et  celui  de  Matilde  avaient  éveillé  jadis  l'écho  des 
voûtes.  Qu'était  devenu  le  rosier  aux  roses  légères?  Le  sacris- 
tain achevait  : 

—  Un  très  beau  jeune  homme,  monsieur.  Ah!  il  ne  s'est 
pas  manqué.  Il  est  tombé  sur  le  dos.  Il  était  riche,  monsieur. 
On  a  trouvé  sur  lui  beaucoup  d'argent,  plus  de  soixante 
mille  lire,  paraît-il.,.  Oui,  monsieur,  là,  il  avait  la  tête  juste 
sur  cette  vieille  pierre  qui  est  là  contre  le  mur. . .  Il  s'appelait. 
Les  journaux  ont  dit  son  nom...  Je  ne  sais  plus:  Tanois, 
Lanois...  non!  Franois,  le  comte  de  Franois,  monsieur... 

Le  comte  Ceschini  marchait  tristement.  Sur  la  place  aux 
arcades  d'ombre,  le  soleil  de  midi  cuisait  les  dalles.  La  fontaine 
murmurait  dans  sa  vasque  usée.  Le  comte  Ceschini  léfléchis- 
sait.  Cette  mort  singulière,  apprise  inopinément,  du  fils  de 
son  vieil  ami,  le  troublait.  Pourquoi  ce  jeune  Jean  de  Fra- 
nois s'était-il  tué?  On  le  disait  un  peu  taciturne,  un  peu  sau- 
vage, mais  était-ce  une  raison  pour  venir  se  tirer  un  coup  de 
pistolet  dans  ce  cloître  désert?  Quelque  chagrin  d'amour, 
sans  doute...  Ah  1  la  mort,  la  mort  !..  Où  était  Matilde  aux  beaux 
yeux  sombres  et  gais?  Oiî  était-il  lui-même,  le  Ceschini  d'au- 
trefois? Maintenant  ses  cheveux  grisonnaient-  Encore  quelques 
années  et  ses  forces  le  quitteraient...  La  vieillesse  !  La  mort!... 
Mourir...  Aurait-il,  au  moins,  vécu? 

L'image  hautaine  et  belle  de  madame  de  Raumont  se  dressa 


LE    PASSÉ    VIVANT  87I 

devant  lui.  C'est  à  elle  qu'il  avait  donné  sa  vie  et  elle  l'avait 
prise  tout  entière.  L'Hercule  de  bronze  du  bassin  lui  revint 
à  la  pensée.  Il  lui  semblait  que  sur  la  boule  d'or  Omphale 
avait  posé  ses  pieds  nus.  Elle  s'y  tenait  debout  et  souveraine. 
N'était-ce  pas  l'emblème  de  son  destin?  Il  le  retrouverait  aux 
tapisseries  de  son  salon  qui  l'attendaient  là-bas,  sur  les  murailles 
de  sa  demeure.  Comme  la  statue  du  jardin  de  Viterbe,  elles  lui 
rediraient,  elles  aussi,  leur  allégorie.  En  vain,  dans  les  laines 
coloriées,  les  Centaures  harcèleraient  les  Nymphes  et  les 
Naïades  fuiraient  l' étreinte  des  Faunes  :  pareil  au  héros  qui 
file  aux  genoux  de  sa  subtile  maîtresse,  il  n'aurait  eu  de 
l'amour  qu'une  seule  proie,  ses  mains  ne  se  seraient  refermées 
que  sur  une  seule  prise,  et  cependant,  partout,  d'autres  visages 
attirent,  d'autres  bras  se  tendent,  d'autres  seins  palpitent, 
d'autres  corps  s'offrent... 

Il  s'arrêta.  Une  bouffée  de  désir  lui  rougit  la  face,  jusqu'à 
la  racine  de  ses  cheveux  giis.  Une  fille  qui  passait  lui  lança 
une  œiUade  provocante.  Ah  I  Matilde  I  Matildel 

Le  comte  Ceschini  rentrait  à  l'hôtel.  Dans  l'escalier,  on 
montait  des  malles.  Des  voix  anglaises  s'interpellaient.  Le 
comte  Ceschini  suivit  le  long  couloir  dallé  qui  menait  à  sa 
chambre.  La  porte  était  ouverte.  La  servante,  occupée  à  faire 
le  lit,  rabattait  le  matelas.  A  la  vue  du  comte,  elle  sourit, 
en  montrant  les  draps  et  le  traversin  en  tas  sur  une  chaise. 
Elle  était  très  brune  et  jeune.  Ils  se  regardèrent,  un  instant, 
en  silence...  Un  duvet  échappé  d'un  oreiller  voltigeait  entre 
eux...  Le  comte  Ceschini  fit  un  pas  en  avant,  les  mains 
tendues.  Une  bouche  riait  sous  la  sienne...  Quelqu'un  qui 
passait  dans  le  corridor  ferma  brusquement  la  porte,  en  la 
heurtant  d'une  valise... 


HENRI    DE    REGNIER 


NOTES  SUR  PIE  X' 


III 


"^  Pie  X  s'installa  au  Vatican  et  dut  en  apprendre  les  tradi- 
tions et  protocoles.  Un  changement  de  règne  amène  presque 
toujours,  dans  le  personnel  et  les  habitudes  du  palais,  des 
modifications  qui  sont  souvent  utiles,  mais  qui  choquent  des 
accoutumances  et  parfois  lèsent  des  intérêts.  La  Cour  papale 
a  trop  souvent  connu  les  crises  qui  sévissent,  dit-on,  dans 
les  pays  d'Amérique  où  l'élection  d'un  nouveau  président 
entraîne  le  changement  immédiat  de  tous  les  agents  gouver- 
nementaux. Pie  X  fit  preuve  d'un  rare  bon  sens  et  d'une 
magnanimité  perspicace.  Son  avènement  ne  fit  presque  aucune 
victime.  Dès  le  lendemain,  il  confirmait  purement  et  simple- 
ment tous  les  dignitaires,  fonctionnaires  et  serviteurs  de  la 
maison  pontificale,  mais  à  titre  provisoire  et  pour  une  période 
maximum  de  deux  années. 

Non  seulement  les  cardinaux,  chefs  des  congrégations  et 
grandes  administrations  ecclésiastiques,  dont  les  pouvoirs 
étaient  expirés  à  la  mort  de  Léon  XIII,  se  voyaient  renouve- 
ler leur  juridiction,  mais  même  l'entourage  immédiat  et  per- 
sonnel, dont  le  renouvellement  aurait  paru  tout  naturel, 
demeura  en  fonctions.  Le  majordome,  qui  détient  la  haute 
administration  des  palais  apostoliques,  le  maître  de  chambre, 

1.  Voir  la  Revue  des  i5  décembre  igo'i  et  i5  janvier  igoS. 


NOTES    SLR    PIE    X  878 

qui  préside  au  service  des  audiences  et  met  le  pape  en  com- 
munication avec  les  catholiques  aflluant  de  tous  les  coins  de 
l'univers,  V aumônier,  qui  distribue  les  libéralités  pontificales, 
et  le  sac/iste,  préposé  à  la  garde  du  trésor  de  la  chapelle  et  à 
la  direction  de  la  paroisse  vaticane,  conservèrent  les  fonctions 
qu'ils  tenaient  du  prédécesseur  ;  les  mêmes  camériers  secrets 
el  cérémoniaires  continuèrent  à  surveiller  les  salles  d'audiences 
ou  à  diriger  les  solennités  religieuses.  Jusqu'aux  huissiers 
des  antichambres,  Imssolaidi,  et  aux  valels  de  chambre,  qui 
furent  laissés  en  place. 

De  ces  derniers,  deux  seulement  furent  renvoyés,  parce  que 
le  cardinal-doyen  Oreglia  s'était  laissé  persuader  —  faussement 
d'ailleurs  —  qu'au  moment  de  la  mort  de  Léon  XUI  ils 
s'étaient  montrés  à  une  fenêtre  en  s'essuyant  les  yeux  ou  le 
nez  de  leur  mouchoir,  —  signe  de  télégraphie  aérienne  pour  les 
reporters  du  dehors.  Ce  furent  les  deux  seules  victimes  du 
changement  de  règne,  et  l'opinion  publique  reprocha  au  car- 
dinal Oreglia  d'avoir  fait  tomber  ses  sévérités  sur  ces  hum- 
bles, alors  qu'on  aurait  facilement  trouvé  plus  haut  des 
personnes  qui  avaient  abusé  de  la  confiance  ou  de  la  longa- 
nimité du  défunt.  Pie  X  n'a  introduit  avec  lui  au  Vatican 
que  trois  nouveaux  fonctionnaires,  deux  modestes  prêtres 
vénitiens,  dont  il  a  fait  ses  chapelains  et  secrétaires  parti- 
culiers, et  un  cuisinier  qu'au  bout  de  six  mois  il  a  fait  venir 
de  Venise  aussi.  A  cela  s'est  réduit  son  vénitianisme. 

On  a  pourtant  mené  grand  bruit  des  réformes,  réductions 
et  économies  que  le  nouveau  Pape  introduirait,  disait-on, 
dans  le  personnel  et  le  fonctionnement  de  ses  administra- 
tions. Jusqu'ici,  ses  desseins  paraissent  bien  modestes. 

La  Curie  romaine  est  un  organisme  qui  s'est  formé  lente- 
ment à  travers  l'histoire,  selon  les  besoins  des  temps.  Il  est 
donc  inévitable  que,  les  nécessités  changeant,  certaines 
fonctions  perdent  de  leur  importance,  tandis  que  d'autres,  ori- 
ginairement modestes,  prennent  un  développement  considé- 
rable; alors  la  situation  hiérarchique  et  la  condition  matérielle 
des  agents  ne  sont  plus  en  rapport  avec  leurs  services.  Il  en 
résulte  qu'à  chaque  génération  il  faut  procéder  à  des  retou- 
ches, à  des  suppressions,  fusions  ou  divisions  d'emplois. 
Léon  XIII  avait  accompli  des  changements  qui  n'avaient  pas 


874  LA.    REVUE    DE    PARIS 

eu  grand  retentissement  au  dehors,  mais  qui  avaient  transformé 
presque  de  fond  en  comble  l'administration  vaticane  :  réorga- 
nisation du  Denier  de  Saint  Pierre,  suppression  des  vacables 
et  des  notaires  du  Vicariat,  réforme  de  la  Daterie  et  de  la 
Chancellerie,  revision  libérale  de  VIndejc,  réorganisation  des 
archives  et  de  la  bibliothèque,  des  musées  et  galeries,  etc. 
Bien  d'autres  mesures  encore  donnent  à  ce  pontife  un  carac- 
tère de  législateur  et  de  réformateur  que  les  contemporains 
n'ont  pas  assez  apprécié. 

La  rémunération  de  la  plupart  des  emplois  de  la  Curie  était 
établie,  ab  antiquo,  sur  le  principe  du  casuel.  Ce  système  avait 
du  bon,  en  ce  qu'il  encourageait  le  zèle  des  agents  et  l'appli- 
cation au  service,  en  vertu  de  l'adage  du  vieux  droit  :  pas  de 
pourboire  aux  absents,  manualia  non  nisi  prœsentibus.  Mais  il 
s'y  trouvait  des  archaïsmes  et  des  anachronismes,  que  Léon  XIII 
s'appliqua  à  corriger  en  y  substituant  le  principe  des  traite- 
ments fixes,  modestement  calculés.  On  est  étonné  en  elTet  de 
constater,  dans  le  détail,  combien  l'administration  centrale  de 
l'Eglise  est  économe  aujourd'hui.  Le  traitement  même  des 
cardinaux  (20  000  francs)  n'a  rien  d'excessif  :  si  l'on  songe 
aux  dépenses  obligatoires  pour  le  loyer,  le  service  de  la 
voiture  et  les  frais  de  personnel,  on  voit  le  peu  qui  reste  pour 
l'entretien  du  pot-au-feu.  Jadis  certains  cardinaux,  chefs  de 
service  ou  préfets  de  congrégation,  avaient  en  outre  un  assez 
gros  casuel,  que  remplace  aujourd'hui  une  petite  indemnité 
supplémentaire;  pour  cinq  ou  six,  occupant  les  hautes  charges 
et  jouissant  à  ce  titre  d'un  logement,  s'ajoute  l'économie  du 
loyer. 

Mais  la  transformation  du  casuel  en  traitements  fixes  n'avait 
pas  été  étendue  par  Léon  XIII  à  toutes  les  fonctions.  Pie  X, 
qui  aime  à  se  rendre  compte  des  moindres  détails  et  qui  a 
un  penchant  pour  la  réglementation  bien  agencée,  se  fit 
dresser  un  tableau  du  personnel  de  toutes  les  congrégations, 
dicastères  et  administrations  diverses,  avec  l'horaire  et  les 
attributions  de  chaque  agent.  Il  y  découvrit  plus  d'une  ano- 
malie :  tel  cardinal,  chef  de  service,  grâce  au  vieux  système 
du  casuel,  conservait  encore  un  revenu  de  trois  ou  quatre  fois 
supérieur  à  celui  des  autres  cardinaux  chargés  d'un  service 
équivalent;   le   portier  ou    l'huissier  de   tel  bureau  se  faisait 


NOTES    SUR    PIE    X  875 

800  francs  par  mois,  tandis  que  le  plus  grand  nombre  des 
rédacteurs  et  commis-secrétaires,  tous  munis  de  deux  ou  trois 
diplômes  universitaires,  en  étaient  réduits  à  des  mensualités 
de  100  ou  i5o  francs.  Pie  X  fit  comprendre  qu'il  y  avait 
une  meilleure  proportion  à  établir  :  le  cardinal  renonça  de 
lui-même  à  la  moitié  de  ses  appointements  et  le  portier  subit 
une  réduction  équivalente.  Ce  fut,  jusqu'ici,  la  manifestation 
la  plus  marquée  d'une  «  politique  extirpatrice  des  abus  ». 
Seulement,  dans  la  Curie,  on  eut  la  sensation,  réconfortante 
pour  le  plus  grand  nombre,  qu'on  allait  travailler  sous  «  l'œil 
du  maître  ». 


* 

Ajoutez  quelques  modifications  dans  l'agencement  et  le 
matériel  du  palais  pontifical.  La  plus  importante  a  été  l'instal- 
lation du  nouveau  secrétaire  d'Etat  dans  l'aile  la  plus  ancienne 
du  Vatican.  Aucun  des  successeurs  d'Alexandre  YI  n'avait 
voulu  occuper  cet  appartement  des  Borgia,  bien  que  les 
admirables  fresques  du  Pinturicchio  en  fassent  un  incompa- 
rable joyau  de  la  première  Renaissance. 

Depuis  deux  siècles,  c'était  devenu  une  sorte  de  grenier, 
où,  il  y  a  vingt  ans  encore,  de  rares  visiteurs,  difficilement 
admis,  trouvaient  un  dépôt  de  marbres,  de  statues  mutilées, 
de  livres  inutilisés  par  la  bibliothèque.  Léon  XIII  s'est  acquis 
l'impérissable  mérite  d'en  avoir  fait  exécuter  la  restauration 
avec  un  sens  historique  auquel  tous  ont  rendu  hommage. 
L'appartement  était  une  sorte  d'annexé  des  musées,  lorsque, 
durant  la  période  de  l'intérim,  les  architectes  eurent  l'idée 
ingénieuse  d'y  installer  le  secrétariat  du  Conclave.  Puis  le 
secrétaire  du  Conclave,  monseigneur  Merry  del  Val,  prolon- 
geant ses  fonctions  intérimaires  de  pro-secrétaire  d'Etat,  pro- 
longea aussi  son  séjour  dans  ces  salles  rendues  à  la  vie.  Le 
mouvement  des  visiteurs  remplit  de  nouveau  ce  cadre  mer- 
veilleux des  temps  lointains,  et  lorsqu'un  jour  de  novembre 
toute  la  Rome  papaline  accourut,  portant  ses  félicitations  au 
jeune  cardinal  anglo-espagnol  qui  venait  d'être  promu  aux 
fonctions  de  secrétaire  d'Etat,  il  n'y  eut  pas  un  homme  de 
goût  qui  n'exprimât  le   souhait   que   le    nouveau    secrétaire 


876  LA     UEVUE    DE     PARIS 

d'iîlat  continuât  d'assurer,  par  sa  présence,  la  renaissance,  la 
vie  d'une  demeure  si  longtemps  et  si  injustement  délaissée. 
De  fait,  on  apprit  bientôt  que  le  nouveau  ministre  l'occupait  à 
titre  définitif.  Depuis  lors,  la  foule  des  visiteurs  admis  chez  le 
cardinal-secrélaire  peut  parcourir  ces  salles  du  quattrocento, 
animées  par  toute  une  cour  de  gardes  et  de  scribes,  d'au- 
diteurs, de  gentilshommes  et  de  valets,  d'une  tenue  et  d'une 
correction  irréprochablement  britanniques. 

L'elï'et  produit  est  en  absolu  contraste  avec  limpression 
qu'emportaient  jadis  ceux  qui  allaient  trouver  le  précédent  se- 
crétaire d'Etat,  le  cardinal  Rampolla,  au  sommet  d'un  escalier 
magnifique  assurément,  mais  comptant  trois  cents  marches. 
C'était  là-haut,  au  dernier  étage,  au-dessus  de  l'appartement 
pontifical,  un  grenier  lumineux  et  ensoleillé,  mais  d'une 
austère  simplicité,  dont  les  honneurs  étaient  faits  par  un 
secrétaire  plein  de  bonhomie  et  par  le  fidèle  Giuseppe,  type 
du  serviteur  familier. 

Cette  nouvelle  destination  des  salles  Borgia  ne  fut  pas  sans 
soulever  des  critiques  et  des  protestations.  Il  est  des  gens  dont 
l'idéal,  en  matière  de  conservation  des  monumejits,  est  le 
froid  alignement  d'un  musée.  Ils  protestèrent  au  nom  de 
l'Art.  A  les  entendre,  les  fresques  du  Pinturicchio,  si  long- 
temps abritées  sous  la  poussière  des  siècles,  allaient  être 
compromises  par  l'éclat  des  lumières,  l'incurie  des  valets,  les 
vapeurs  de  cuisine  ou  de  salle  k  manger,  les  microbes  de 
chambre  à  coucher,  la  chaleur  des  poêles  ou  des  calorifères. 
Une  certaine  presse  somma  le  Gouvernement  italien  d'inter- 
venir pour  sauver  delà  ruine  un  «  palais  national  laissé  provi- 
soirement à  la  disposition  du  Pape  ».  Pie  \.  malgré  la 
douceur  de  son  caractère,  finit  par  trouver  la  plaisanterie 
trop  forte  :  «  Suis-je,  oui  ou  non,  le  maître  dans  la  maison 
des  Papes  et  suffira-t-il  qu'un  de  mes  prédécesseurs  ait  eu  le 
goût  de  mettre,  en  place  de  papiers  peints,  des  fresques  aux 
murs  de  ses  appartements,  pour  que  je  ne  puisse  plus  m'en 
servir?  A  quand  donc  la  prétention  de  m'interdire  la  messe 
dans  la  Chapelle  Sixtine,  parce  qu'un  autre  de  mes  prédéces- 
seurs y  fit  travailler  Michel-Ange?  Je  ne  suis  pas  un  Vandale 
et  je  saurai  bien  veiller  à  la  conservation  des  œuvres  d'art.  » 
Au    reste,    le    secrétaire    d'Etat    n'a    fait    de    l'appartement 


NOTES    SUR    PIE    X  877 

Borgia  que  des  salles  d'audience,  de  réception  et  de  travail. 
Ilhabite,  à  l'autre  bout  delà  galerie,  un  logement  qui  n'a  rien 
à  redouter  de  l'irrespect  du  cuisinier  ni  du  valet  de  chambre. 
Et  dans  les  salles  Borgia,  libéralement  ouvertes  aux  visiteurs 
qui  veulent  prendre  la  peine  de  se  faire  présenter,  les  chefs- 
d'œuvre  du  Pinturicchio  se  révèlent  dans  un  éclat  nouveau. 
Le  soir,  des  plats  en  fer,  style  du  quattrocento,  mais  portant 
en  place  de  mèches  de  résine  des  lampes  électriques,  projet- 
tent sur  les  merveilleuses  figures  une  lumière  admirablement 
ménagée,  qui  leur  donne  un  relief  et  une  vie  dont  les  contem- 
porains même  de  l'artiste  ne  connurent  pas  la  radieuse  vision. 

Ce  changement,  ce  n^est  pas  le  cardinal  Merry  del  Val  qui 
l'a  demandé  :  il  fut  rendu  nécessaire  par  suite  du  choix  que 
fit  le  nouveau  Pape  pour  son  habitation  personnelle.  Durant 
le  Conclave,  le  cardinal  Sarto  occupait  là-haut,  au-dessus 
des  appartements  de  Léon  Xllï,  sous  le  n°  57,  une  des  six 
cellules  découpées  dans  l'appartement  du  cardinal  Rampolla. 
L'élection  faite  et  les  autres  cardinaux  sortis  de  la  réclusion, 
le  nouveau  Pape  se  trouva  occuper  à  lui  seul  tout  l'étage  de 
l'ancien  secrétaire  d'Etat. 

Il  fallut  alors,  dans  l'appartement  de  Léon  XIII,  à  l'étage 
du  dessous,  procéder  a  la  levée  des  scellés  et  à  l'inventaire, 
enlever  le  mobilier  du  Pape  défunt.  Puis  Pie  X  ordonna 
des  travaux  de  nettoyage  et  de  remise  en  état,  indispen- 
sables après  un  pontilicat  de  plus  de  vingt-cinq  ans.  Ces  tra- 
vaux durèrent  près  de  quatre  mois  et  furent  considérables  : 
nouveaux  pavés  de  marbre,  nouveaux  tapis,  tentures  et  fort 
beaux  damas  rouges  à  toutes  les  vastes  parois,  peintures  re- 
faites et  dorures  rafraîchies  aux  huis  et  plafonds.  Quand  cette 
restauration  fut  terminée,  on  apprit  avec  quelque  surprise 
que  Pie  X  ne  descendrait  pas  dans  l'appartement  de  son  pré- 
décesseur, ou  du  moins  qu'il  ne  s'en  servirait  que  comme  de 
salles  d'apparat  et  de  réception  :  pour  ses  repas,  son  travail 
de  cabinet  et  le  repos  de  ses  nuits,  il  conservait  l'ancien 
appartement  du  cardinal  Rampolla. 

Les  partisans  de  la  tradition  ne  purent  s'empêcher  de  mar- 
quer leur  étonnement.  «  Ce  Pape,  disaient-ils,  dont  on  nous 
vantait  les  allures  démocratiques  et  la  simplicité  des  goûts, 
trouve  insuffisante  la  demeure  qui  avait   parfaitement  suffi   à 


878  LA    REVUE    DE    PARIS 

Pie  IX  et  a  Léon  XIII  :  il  éprouve  le  besoin  de  se  loger  en 
partie  double.  »  Pie  X  ouït-il  quelque  écho  de  ces  critiques  ? 
Il  crut  devoir  s'en  expliquer:  «  Si  j'ai  tenu  à  élargir  ma 
prison,  ce  n'est  certes  pas  par  goût  d'un  vain  faste,  de  gran- 
dezza,  mais  bien  par  besoin  de  respirer.  J'avoue  ne  pas  com- 
prendre comment  Léon  XIII  a  pu  confiner  son  existence 
dans  les  trois  chambres  oii  il  vécut  et  mourut  :  il  me  faut  de 
l'air,  l'illusion  de  l'espace  et  du  mouvement...  Je  ne  pourrai 
plus  faire  mes  promenades  quotidiennes  au  Lido:  que  du 
moins  je  puisse  traverser  des  salles,  monter  des  escaliers  et 
retrouver  au  troisième  étage  de  l'air,  de  la  lumière,  quelque 
largeur  d'horizon.  C'est  pour  moi  une  question,  non  de 
pompe  et  d'apparat,  mais  de  santé  et  de  vie.  » 

Seulement,  en  élargissant  ainsi  ses  pénates,  le  Pape  n'avait 
plus  de  quoi  loger  son  secrétaire  d'Etat  :  dans  ce  palais  oii  la 
légende  connaît  11  000  chambres,  la  place  est  petite  pour 
l'habitant.  Le  Vatican-  musée  est  immense  et  se  fait  toujours 
plus  envahissant;  le  Vatican-palais  se  restreint  chaque  jour 
davantage.  Et  voilà  pourquoi  il  a  fallu  loger  le  secrétaire 
d'Etat  dans  l'appartement  des  Borgia. 

Ce  besoin  d'air  et  de  mouvement  est-il  un  indice  des  pré- 
dispositions aux  troubles  cardiaques  que,  depuis  un  certain 
nombre  d'années,  les  Vénitiens  redoutaient  pour  leur  pa- 
triarche .►^  En  tout  cas,  des  raisons  physiologiques  expliquent 
la  plupart  des  innovations  que  remarquèrent  bientôt  les  habi- 
tués du  Vatican  dans  la  vie  du  Pape. 

Léon  XIII,  durant  sa  longue  et  verte  vieillesse,  ne  sortait 
guère  de  ses  appartements.  Au  début,  son  entourage  avait 
craint  pour  son  délicat  et  nerveux  organisme  le  passage  des 
montagnes  de  Pérouse  à  la  réclusion  du  Vatican  ;  mais  bientôt 
le  vieux  docteur  Ceccarelli  avait  calmé  ces  appréhensions,  en 
déclarant  que  rien  ne  convenait  mieux  à  son  auguste  client 
que  l'air  un  peu  mou  de  la  demeure  vaticane.  Et  les  années 
confirmèrent  la  justesse  de  cette  prévision.  Homme  de  cabinet 
et  de  méditation,  Léon  XIII  ne  quittait  guère  sa  vaste  biblio- 
thèque qui  lui  servait  de  cabinet  de  travail,  de  garde-meuble, 
de  dépôt  d'archives  et,  le  plus  souvent,  encore  de  salle  à 
manger.  Il  ne  circulait  pas  à  travers  les  grandes  salles  adja- 
centes ;   il  ne  se  promenait  pas  dans  les  loges,   les  galeries. 


NOTES    SUR    PIE    X  879 

les  musées.  Et  quand  parfois  il  devait  traverser  celte  aile  du 
palais  pour  gagner  les  jardins,  c'était  en  chaise  à  porteurs, 
enlevée  par  deux  robustes  parafrenieri  aux  vareuses  de  pourpre. 

Dans  ces  jardins  du  Vatican,  que  la  légende  s'est  plu  à 
représenter  comme  un  parc  immense,  mais  dont  l'étendue  est 
en  somme  fort  modeste,  Léon  XIII  n'errait  pas  à  l'ombre  des 
chênes  verts  ;  il  goûtait  peu  le  petit  Bosco  rocailleux  que  tapis- 
sent la  mousse  et  les  cyclamens  et  qu'anime  le  chant  des 
merles  ;  il  n'arpentait  pas  les  monotones  allées  aux  buis  gigan- 
tesques ;  il  ne  descendait  jamais  dans  ce  parterre  de  fleurs 
au  bout  duquel  se  dresse  le  délicieux  <(  casino  »  de  Pie  IV, 
hanté  par  les  moustiques  de  la  malaria.  Mais,  prenant  une 
voilure  pour  laquelle  on  avait  rendu  carrossable  une  allée  de 
circuit,  il  gagnait  rapidement  la  vieille  tour  carolingienne  ; 
là  était  son  coin  préféré,  son  anguhis  ille  ridet:  avec  les  rémi- 
niscences de  son  classique  Horace,  il  laissait  errer  son  regard 
sur  la  Ville,  sur  la  campagne,  sur  la  Voie  Aj)pienne,  sur  les 
montagnes  bleues  du  Latium,  sur  le  dôme  du  Soracte  et  les 
lignes  déchiquetées  de  la  Sabine.  Le  repos  et  la  méditation  en 
face  de  ces  horizons,  c'était  sa  manière  de  jouir  de  la  nature. 
Et  pour  compléter  ce  Tusculum  minuscule,  il  avait  fait  adosser 
à  la  tour  carolingienne  un  pavillon  où  il  passait  les  journées 
de  la  canicule  romaine;  le  long  de  la  terrasse,  une  vigne  lui 
évoquait  un  souvenir  de  sa  chère  Ombrie,  pendant  qu'il  compo- 
sait quelque  fragment  d'encyclique. 

Ses  chevaux  le  ramenaient,  par  le  plus  court  chemin,  vers 
la  chaise  à  porteurs  qui,  à  travers  la  bibliothèque  ou  le 
portique  du  Bramante,  à  l'abri  des  regards  curieux,  le  rap- 
portait à  sa  table  de  travail.  Là  il  dictait  à  ses  secrétaires  les 
pages  qu'il  venait  de  méditer,  ou  lisait  les  rapports  de  ses 
nonces  et  de  ses  délégués  apostoliques,  des  lettres  d'évêques, 
des  notes  qu'il  recevait  volontiers  des  personnages  les  plus 
divers  de  tous  pays.  Il  dépouillait  journaux,  revues  et  bro- 
chures, étudiait,  annotait,  classait,  —  d'oii  cette  prodigieuse 
connaissance  des  hommes  et  des  choses  qui  surprenait  tous 
ceux  qui  obtenaient  la  faveur  de   son   audience  particulière. 

Pie  X  a  des  habitudes  toutes  différentes.  Ses  promenades 
sont  de  véritables  courses  de  piéton.  Une  tournée  matinale 
dans  les  allées   du  jardin,  soit  au  lever  du   soleil  d'été,  soit 


88o  LA    REVUE    DE    PARIS 

enlre  sa  messe  et  ses  audiences,  était  devenue,  dans  les  pre- 
miers temps,  d'une  habitude  quotidienne.  Il  circule  d*un  pas 
alerte;  les  gardes,  que  les  traditions  lui  imposent,  restent  à 
distance;  il  discourt  avec  le  camérier  ou  Je  secrétaire  qu'il 
emmène,  s'arrêlant  auprès  des  jardiniers  et  causant  avec  eux, 
ne  s'asseyant  ni  ne  faisant  jamais  halte  en  un  coin  préféré; 
la  fameuse  vigne  de  son  prédécesseur  ne  le  retient  guère  : 
un  bon  moine  de  l'abbaye  de  Grollaferrata  se  vantait  que  son 
couvent  avait  eu  l'honneur  de  fournir  les  planis  de  ladite 
vigne  ;  Pie  X  répliqua  avec  un  bon  sourire  :  «  Si  je  devais 
juger  du  vin  de  votre  abbaye  par  celui  du  Vatican,  je  n'en 
aurais  pas  une  haute  idée.  »  Pour  ces  promenades,  pas  de 
voiture  ni  de  chaise  à  porteurs.  Toutes  ont  été  remisées  au 
garde-meuble,  et  Pie  X  a  fait  vendre  les  quatre  paires  de 
chevaux  qui  représentaient,  dans  les  écuries  vaticanes,  le 
dernier  reste  des  cavalcades  pontificales  d'autrefois.  Le  pavillon 
de  Léon  XIII  a  été  abandonné  au  directeur  de  l'Observatoire, 
à  l'effet  d'y  loger  une  collection  minéralogique  et  les  vieux 
instruments  qui  servirent  pour  la  réforme  du  calendrier  de 
Grégoire  XIII. 

Lorsqu'il  ne  descend  pas  au  jardin,  Pie  X  circule  dans  les 
galeries  des  musées  et  dans  les  Loggie  qui  dominent  la  cour 
de  Damase;  mais  les  Loges  de  Raphaël,  au  second  étage, 
lui  paraissent  trop  près  de  terre;  il  préfère  celles  du  troi- 
sième étage,  qui  donnent  accès  à  la  Pinacothèque  et  aux 
bureaux  de  la  secrélairerie  d'Etat.  Elles  ont  vue  sur  les 
plus  admirables  horizons  de  Rome  ;  c'est  de  cette  vue  que 
Martial  a  dit  :  Hinc  septem  dominos  videre  montes  et  tolam 
licet  œstimare  Romam.  Mais  Pie  X  évoque- t-il  aussi  volon- 
tiers que  son  prédécesseur  les  réminiscences  classiques.^ 
Cette  Loggia  est,  en  tout  cas,  le  lieu  préféré  de  ses  audiences 
familières.  Des  bancs  recouverts  de  serge  verte  ont  été  rangés 
le  long  des  murs  pour  les  pèlerins. 

*  * 

Les  audiences  tiennent  une  grande  place  dans  la  vie  d'un 
Pape.  Rome  attire  chaque  année  une  foule  de  visiteurs  tou- 
jours plus  grande,  et  presque  tous  veulent  voir  le  Pape.  Il 


NOTES    SUR    l'IE    X  88 1 

faut  bien  que  celui-ci  leur  donne  salisfaclion,  s'il  ne  veut  pas 
isoler  la  papauté  et  perdre  quelque  chose  des  sympathies 
populaires.  Mais  c'est  une  servitude  et  une  fatigue  indicibles. 
Tous  les  malins,  à  neuf  heures,  Pie  X  reçoit  d'abord  son 
secrclaire  d'Elat,  puis  les  chefs  de  service  des  administra- 
tions pontificales,  puis  les  évoques,  administrateurs  ecclé- 
siastiques, chefs  de  missions  lointaines,  de  passage  à  Rome, 
et  qui  s'y  trouvent  toujours  en  nombre.  Ils  viennent  dans  la 
même  matinée  l'entretenir  de  leurs  affaires  d'Italie,  d'Alle- 
magne, de  France,  d'Amérique,  de  Chine  ou  d'Australie. 
Puis,  ce  sont  les  notabilités  politiques  ou  sociales  des  pays  les 
plus  divers,  grands  seigneurs  hongrois  ou  allemands,  lords 
anglais,  députés  belges  ou  espagnols,  journalistes  européens 
ou  millionnaires  américains,  catholiques  militants,  hommes 
politiques  ou  simples  politiciens  des  deux  mondes  ;  et  toute 
celle  foule  bigarrée  entend  voir  le  Pape  en  «  audience  parti- 
culière »,  et  lui  exposer  les  affaires  les  plus  disparates.  Il  est 
aisé  de  se  figurer  la  fatigue  nerveuse  et  cérébrale  du  malheu- 
reux pontife,  devant  ce  kaléidoscope  vivant  qui  fonctionne 
durant  deux  ou  trois  heures  d'horloge, 

Léon  XIII  se  plaisait  aux  audiences  particulières.  Celait 
pour  lui  une  source  d'informations  qu'il  appréciait  beau- 
coup. Seulement,  il  faisait  attendre  assez  longtemps  la  faveur 
sollicitée.  Plus  d'une  fois,  à  quelque  personnalité  qui  l'inté- 
ressait, il  faisait  dire  de  prendre  patience  jusqu'à  ce  qu'il  pût 
la  recevoir  à  son  aise  :  c'était  llatleur,  mais  gênant.  Dans  ces 
entreliens,  il  prenait  d'ordinaire  le  rôle  d'un  interrogateur 
minutieux,  posant  les  questions  les  plus  inattendues  et  les 
plus  précises  :  ((  Que  pensez-vous  de  tel  député,  de  tel  mi- 
nistre, de  tel  journaliste,  de  tel  groupe  parlementaire,  de  telle 
œuvre  ou  de  telle  initiative  ?  ))  A  la  sortie  du  visiteur,  il  pre- 
nait des  notes.  Un  tel  interrogatoire,  qui  meltait  à  l'aise  les 
gens  d'esprit,  embarrassait  les  autres  :  «  11  est  bien  ques- 
tionneur, ce  Pape  »,  disait  un  jour  un  évêque  de  France 
auquel  on  demandait  son  impression  sur  l'audience  de  Sa 
Sainteté. 

Pie  X  est  réputé  pour  la  facilité  avec  laquelle  il  accorde 
ses  audiences;  il  rend  la  tâche  facile  à  son  maestro  dl  caméra 
qui  tient  la   feuille   des   admissions.   Son   accueil   est  affable 

)  5  Février  iQCO.  i4 


882  LA    REVUE    DE    PARIS 

et  simple  :  il  ne  laisse  pas  le  temps  des  trois  inclinations 
rituelles,  se  dérobe  au  baise-mule,  indique  du  geste  un 
siège  à  côté  de  son  bureau  et  fait  asseoir  le  visiteur,  que 
Léon  XIIT,  d'ordinaire,  tenait  debout  et  parfois  à  genoux. 
Pie  X  n'interroge  guère  ni  ne  questionne,  mais  invite  à 
parler.  Puis,  il  reprend  le  thème  de  l'interlocuteur,  le  ré- 
sume en  quelques  traits  nets  et  précis,  le  complète  par  ses 
réflexions,  par  une  parole  d'encouragement  ou  de  consola- 
tion, ou  l'élève  par  quelque  considération  sur  le  devoir  chré- 
tien et  les  vues  providentielles.  Il  congédie  ceux  qu'il  a  tenus 
sous  le  charme  de  son  regard  limpide  et  de  sa  parole  péné- 
trante, non  sans  se  prêter,  avec  une  bonne  grâce  parfaite,  à 
l'indiscrète  hardiesse  des  visiteurs  et  surtout  des  visiteuses, 
qui  lui  demandent  de  mettre  sa  signature  au  bas  d'une  pho- 
tographie ou  d'une  formule  de  bénédiction.  C'est  ce  que 
Léon  Xlll  ne  faisait  point;  personne  ne  le  vit  jamais  tenir 
une  plume.  Pie  X  réussit  à  contenter  un  nombre  bien  plus 
considérable  de  solliciteurs  ;  mais  les  dileltanll  de  politique 
générale  ou  de  sociologie  sont  moins  satisfaits  :  le  Pape  les 
renvoie  à  son  secrétaire  d'Etat. 

Encore  s'il  n'y  avait  que  les  audiences  privées  !  Mais  les 
pèlerinages,  les  touristes,  les  députations  et  associations  de 
tous  genres  et  de  tous  lieux,  les  groupes  de  voyageurs  et 
les  pèlerins  isolés!  Toute  cette  foule,  que  les  billets  circu- 
laires ou  les  trains  spéciaux  déversent  sans  cesse  dans  les 
rues  de  la  Ville  éternelle,  vient  pour  voir  le  Pape,  ou  du 
moins  ne  veut  pas  quitter  Rome  sans  l'avoir  vu.  A  certains 
moments,  l'alïluence  est  telle  qu'il  y  a  impossibilité  matérielle 
à  satisfaire  à  toutes  les  requêtes.  Mais  comment  le  chef  de 
l'Eglise  pourrait-il  se  refuser  à  ce  flot  sans  cesse  renaisssant? 
Il  faut  qu'il  fasse  effort  pour  remplir  son  rôle  de  père  des 
fidèles  et  des  infidèles.  De  là,  une  inévitable  succession  de 
réceptions  et  d'audiences  publiques,  sans  grand  désordre, 
mais  aussi  sans  beaucoup  d'ordre,  car  l'entourage  du  Pape, 
qui  devrait  assurer  le  bon  fonctionnement  de  ce  service,  est 
trop  souvent  au-dessous  de  sa  tâche. 

Léon  XIlI  se  prêtait  peu  volontiers  aux  réceptions  col- 
lectives :  il  n  aimait  pas  la  foule,  qui  le  fatiguait  et  dont  la 
banalité  ne  lui  apprenait  rien.  Et  cependant,  il  se  soumettait 


NOTES    SUR    PIE    X  883 

au  devoir  :  une  ou  deux  fois  par  semaine,  trois  ou  quatre  cents 
visiteurs  étaient  alignés  le  long  des  murs,  dans  les  vastes  salles 
qui  menaient  à  son  cabinet  de  travail.  Passant  devant  les  assis- 
tants agenouillés,  Léon  XIII  s'inclinait  sur  eux,  s'informait 
de  leur  pays,  de  leur  famille,  de  leurs  enfants,  leur  parlait  de 
leur  évêque,  de  leur  cathédrale,  de  leurs  écoles  et  institu- 
tions de  bienfaisance.  Ces  braves  gens  étaient  flattés,  mais  la 
fatigue  était  grande  pour  le  pontife;  encore,  les  deux  ou  trois 
mille  qui  ne  se  trouvaient  point  parmi  ces  élus  de  la  semaine 
élaient-ils  mécontents.  Vers  la  fin  de  son  pontificat,  le  vieil- 
lard ne  passait  plus  devant  les  rangs  :  assis  sur  le  trône,  il 
faisait  défiler  l'assistance,  en  donnant  toujours  k  chacun  les 
mêmes  marques  d'intérêt. 

Pie  X  aime  la  foule  :  il  la  comprend  et  sait  se  faire  com- 
prendre d'elle.  11  donne  ses  audiences  publiques  dans  les 
Loges,  les  vastes  galeries  du  Musée  épigraphique,  des  Tapis- 
series, des  Candélabres  ou  des  Cartes  géographiques.  Parfois 
même  on  l'a  vu  descendre  parmi  les  statues  antiques  du  braccio 
nuovo  ou,  plus  bas  encore,  dans  la  cour  de  Damase.  Et  là, 
il  circule  d'un  pas  alerte  à  travers  la  foule  qui  s'approche 
de  lui;  il  s'arrête  devant  les  groupes,  donne  sa  main  à  baiser, 
distribue  des  médailles,  accepte  des  placets  malgré  les  prohi- 
bitions de  l'étiquette,  se  laisse  accoster  par  les  enfants  dont  il 
caresse  la  chevelure  ou  la  joue,  dit  çà  et  là  quelques  paroles 
tantôt  graves,  tantôt  enjouées,  et  quelquefois  un  de  ces 
«  mots  »  de  piquante  bonhomie  qui  sont  familiers  au  lan- 
gage vénitien.  Il  envoie  sa  bénédiction  à  droite  et  à  gauche, 
d'un  geste  grave  et  d'un  visage  souriant,  séduit  et  enchante 
les  invités.  Tous  sans  doute  ne-  poussent  pas  l'exubérance 
aussi  loin  que  ces  jeunes  Français  qui,  en  septembre  der- 
nier, pour  manifester  leur  contentement  d'avoir  vu  le  Pape 
embrasser  leur  drapeau  tricolore,  entonnaient  la  Marseillaise 
et  escaladaient  les  statues  antiques,  à  la  grande  terreur  des 
gardiens  tremblant  pour  l'intégrité  du  Laocoon  ;  mais  tous  s'en 
vont  enchantés. 

Cette  façon  de  concevoir  l'audience  publique  permet  de 
satisfaire  un  plus  grand  nombre  de  pèlerins.  ((  Voir  le  Pape  » 
et  recevoir  sa  bénédiction  est  devenu  chose  facile.  Pie  X  ne 
donne  pas  seulement  la  fin  de  ses  matinées  à  ces  réceptions  : 


884  LA    REVUE    DE    PARIS 

dans  l'après-midi,  vers  trois  heures,  il  reprend  sa  promenade 
à  travers  les  Loges  et  les  galeries,  parmi  de  nouveaux 
groupes  et  de  nouveaux  pèlerins,  jusque  vers  l'heure  du 
crépuscule.  Mais  la  fatigue  finit  par  dompter  cet  organisme 
surmené.  Plus  d'une  fois,  on  l'a  vu  pîilir  et  se  retirer  hâtive- 
ment pour  ne  pas  succomber  sous  l'effort.  «  Il  ne  pourra  pas  con- 
tinuer de  ce  train  »,  entend-on  murmurer  dans  son  entourage. 

Parfois,  quand  l'assistance  est  particulièrement  nombreuse 
et  la  circonstance  plus  solennelle,  il  prononce  des  discours  : 
en  septembre  dernier,  il  en  adressa  quatre  k  des  groupes  de 
pèlerins  venus  de  France.  Pie  X  a  la  parole  facile,  et  il 
exprime  sa  pensée  avec  une  simplicité  qui  n'exclut  ni  l'éléva- 
tion ni  l'émotion.  Au  discours  écrit  d'avance  et  lu,  il  préfère 
le  monologue  du  causeur.  Lorsque,  récemment,  il  vantait 
aux  curés  de  Paris  et  de  Lyon  la  vertu  du  curé  d'Ars,  le 
petit  papier  de  circonstance  remis  dans  la  poche  de  sa  sou- 
tane, ce  fut  un  commentaire  oral,  au  milieu  duquel  il  laissa 
échapper  le  mot  :  ce  Nous  autres  curés...  »  Rarement  pérorai- 
son eut  plus  de  succès. 

Très  sincèrement  d'ailleurs  il  se  considère  comme  le  pre- 
mier curé  de  la  ville  épiscopale.  Ses  allocutions  dominicales 
à  la  population  de  Rome  sont  une  innovation  heureuse. 
A  l'arrière-saison,  chaque  dimanche,  à  l'approche  de  ces 
admirables  soirées  de  l'été  romain,  les  paroisses  de  la  Ville 
sont  convoquées  à  tour  de  rôle.  Dans  la  cour  du  Belvédère  ou 
de  la  Pifjna,  à  l'ombre  que  projettent  les  grands  murs,  sous 
le  ciel  encore  embrasé,  se  massent  cinq  ou  six  mille  per- 
sonnes de  toutes  les  classes.  C'est  le  vrai  peuple  du  Transté- 
vère,  des  Monti  ou  du  Campo  Marzo,  ouvriers  endimanchés, 
petits  marchands  et  boutiquiers,  bourgeois  et  lettrés,  à  la 
mise  plus  soignée,  qui  ont  amené  leur  famille,  femme  et 
enfanls.  On  s^installe  comme  on  peut,  dans  une  respectueuse 
familiarité,  et  tous  les  yeux  sont  tournés  vers  une  estrade 
adossée  à  la  bibliothèque. 

Le  Pape  apparaît,  entouré  de  quelques  prélats;  aux  sons 
d'une  fanfare  paroissiale,  il  prend  place  sur  un  fauteuil  doré  : 
le  curé  lui  lit  une  adresse  et  lui  présente  les  notables  de  sa 
paroisse,  marguilliers,  membres  de  sa  conférence,  élat-major 
de  ses   confréries.  Le  Pape   a  quelques  paroles  affables  pour 


NOTES    SUR    PIE    X  885 

chacun,  puis  il  se  lève  et  se  tourne  vers  la  foule  devenue  silen- 
cieuse. La  voix  est  chaude  et  vibrante.  Le  thème  du  discours 
n'est  pas  cherché  bien  loin  :  le  début  est  un  appel  à  la  foi,  à 
l'idée  de  Dieu,  à  la  grâce  du  Rédempteur,  puis  vient  un 
rappel  de  l'Evangile  du  jour,  le  tableau  rapidement  et  expres- 
sivemenl  tracé  de  la  scène  qu'esquisse  le  livre  sacré,  le  miracle 
symbolique  ou  la  parabole  du  Christ  avec  l'enseignement  qui 
en  rayonne.  Puis  le  pape  disparaît  dans  l'ombre  de  la  biblio- 
thèque de  Sixte-Quint,  et  la  foule,  redevenue  bourdonnante, 
s'écoule  sans  hâte.  Beaucoup  des  derniers  venus  n'ont  pas 
entendu  les  paroles  pontificales,  mais  il  leur  suffit  d'avoir 
((  vu  »  la  predica  del  Papa.  A  l'heure  actuelle,  le  peuple  de 
Rome  connaît  Pie  X  bien  mieux  qu'il  ne  connaissait  Léon  XIII 
après  vingt-cinq  ans  de  règne, 

*  * 

Pie  X  aime  aussi  la  solennité  des  grandes  fêtes  religieuses. 
Léon  XIII,  s'en  tenant  d'abord  à  la  réclusion  de  son  prédé- 
cesseur Pie  IX,  se  renferma  dans  les  «  fonctions  »  de  l'étroite 
Chapelle   Sixtine  ou  de  la  longue  galerie  qui  surplombe  le 
portique  de  Charlemagne  et  de  Constantin.   Plus  tard  seule- 
ment, il  reprit  la  tradition  des  grandes  cérémonies  sous  les 
voûtes  de  Saint-Pierre  ;   mais  les  portes  closes  ne   s'entr'ou- 
vraient  que  devant  les  billets  de  faveur,  si  ineplement  distri- 
bués qu'ils  finissaient  par  être  vendus  parles  portiers  d'hôtels. 
L'histoire  est  restée  légendaire  de  ce  supérieur  général  d'une 
des  congrégations    les    plus    militantes  de  France,    qui  dut 
s'adresser  au  commissariat  de  police  de   son  quartier    pour 
obtenir  trente-cinq  billets  en  faveur  de  ses  moines  et  clients  I 
Les  récentes  fêtes  de  décembre  et  de  janvier  ont  révélé  que  le 
scandale  fleurit  toujours  et    que  le  nouveau    Pape  n'a   pas 
réformé  le  savoir-faire   de   son   majordome   et   des  chanoines 
camerlingues  de  la  basilique  vaticane. 

Néanmoins  Pie  X  semble  vouloir  multiplier  les  fonctions 
solennelles,  et  l'opinion  publique  lui  en  sait  gré.  Mais  il 
veut  qu'elles  reprennent  leur  caractère  de  dignité,  d'auguste 
gravité.  L'homme  du  nord  est  choqué  de  certaines  exubé- 
rances   de   la   dévotion    méridionale.    Les    pèlerins    d'outre- 


886  LA    REVUE    DE    PARIS 

monts  font  volontiers  écho  aux  invectives  de  Luther  ou  de 
Lamennais  contre  les  clinquants  oripeaux  des  églises  ita- 
liennes, contre  la  musique  théâtrale  de  leurs  orchestres,  contre 
la  phraséologie  vide  et  redondante  de  leurs  prédicateurs,  les 
nudités  profanes  de  leurs  peintres  et  sculpteurs,  l'ineptie  de 
tant  de  statuettes  revêtues  de  chiffons,  sans  parler  de  la  mau- 
vaise tenue  d'une  foule  bruyante  et  remuante,  et,  le  plus 
souvent  aussi,  d'un  clergé  bavard  et  trottinant. 

Le  Pape  vénitien,  sans  doute,  ne  méconnaît  pas  l'influence 
des  climats  sur  les  manifestations  du  sentiment  religieux.  Il 
n'ignore  pas  qu'aux  pays  du  soleil  l'urne  populaire,  môme 
en  priant,  éprouve  le  besoin  de  lumière,  de  couleurs,  de 
dorures,  de  mouvement,  d'éclat  et  de  mélodique  fanfare.  La 
pénombre  des  voûtes  gothiques  lui  donne  froid,  et  les  savantes 
factures  des  musiciens  du  Nord  l'attristent  :  miisica  malinco- 
nical  que  de  fois  entend-on  murmurer  cette  plainte  oppressée. 
Mais,  Pie  X,  quelque  condescendant  qu'il  soit  aux  fantaisies 
de  l'âme  italienne,  n'aime  pas  qu'au  sacré  se  mêle  par  trop  le 
profane,  ni  que  les  motifs  de  la  JSorma  ou  du  Trovatore  se 
répercutent  en  quelque  Ave  Maria  ou  Tanlum  errjo.  De  même 
que  Léon  XIII  rêvait  le  rajeunissement  de  la  philosophie  aris- 
totélo-thomisle,  Pie  X  rêve  la  restauration  des  bonnes  tradi- 
tions de  la  musique  religieuse.  Il  ne  proscrit  pas  des  églises 
la  musique  moderne,  mais  il  veut  que  l'on  n'admette  que 
celle  qui  s'inspire  de  la  tradition  religieuse  de  Palestrina  et 
de  ses  grands  continuateurs.  Il  veut  surtout  qu'à  côté  de 
cette  musique  moderne,  on  fasse  une  place  aux  vieilles  mé- 
lopées du  plain-chant  primitif.  Tous  les  amis  de  l'art  chrétien 
applaudissent  à  cette  pensée. 

L'attente  était  grande,  le  matin  du  12  avril  dernier,  quand, 
pour  fêler  le  millénaire  du  Pape  Grégoire  le  Grand,  Pie  X 
céléljra,  dans  Saint-Pierre,  un  office  très  solennel  :  les  mélo- 
dies grégoriennes  devaient  être  exécutées  par  les  voix  de  douze 
cents  chantres.  On  ne  saurait  nier  que  l'essai  produisit  une 
déception.  Peut-être  faut-il,  pour  remplir  les  immenses  voûtes 
de  la  grande  basilique,  la  polyphonie  palestriniennc  :  Vuiùsono, 
même  de  milliers  de  voix,  n'y  produisit  qu'un  effet  grêle 
et  disproportionné.  Mais  il  y  avait  une  cause  plus  profonde. 
Dans  une  pensée  de  juste  hommage,  on  avait  confié  la  direc- 


NOTES    SUR    PIE    X  887 

tion  aux  bénédictins  français  de  Solesmes,  auxquels  revient 
le  mérite  d'avoir  tiré  d'un  gigantesque  travail  de  paléographie 
musicale,  les  vieux  textes  et  leurs  antiques  notations.  Malheu- 
reusement, ces  infatigables  savants  se  sont  fait,  pour  l'exécu- 
tion pratique,  un  système  d'interprétation  trop  étroit.  Leur 
façon  de  chanter  et  de  faire  chanter  est  très  savante,  très 
apprêtée,  d'une  fluidité  et  d'une  élégance  merveilleuses.  Mais 
elle  a  quelque  chose  de  retenu,  de  contraint,  de  compassé  qui 
bannit  toute  chaleur  lyrique.  Or  le  plain-chant  dépouillé  de 
son  caractère  essentiellement  lyrique,  de  ce  transport  qui  de 
toto  pectore  rumpit,  laissera  toujours  froide  et  indifférente  la 
foule  du  peuple  chrétien.  Ce  sera  le  bruissement  harmonieux 
du  ruisseau  coulant  sous  les  fleurs,  ce  ne  sera  jamais  le  flot 
puissant  du  fleuve  qui  entraîne  et  retentit.  L'esthète  pourra  le 
savourer  dans  quelque  chapelle  de  couvent  :  le  peuple  ne  le 
goûtera  jamais  sous  les  voûtes  d'une  basilique. 

Ajoutez  que  les  adeptes  de  celle  interprétation  musicale  ont 
eu  l'idée  malencontreuse  de  supprimer  toute  différence  entre  les 
notes  brèves  et  longues,  ce  qui  donne  à  toutes  les  syllabes  la 
même  valeur,  et  supprime  le  mouvement  du  rythme  et  de 
l'accent  tonique,  pour  ne  laisser  qu'une  nénie  uniforme  et 
sans  vie.  D'aucuns  même  préparent,  dit-on,  des  livres  officiels 
qui  feront  chanter  sœccùùla,  libeera,  gloinia.  Ce  latin  gibelin, 
dit-on  déjà  dans  les  sacristies  romaines,  a  pu  paraître  mélo- 
dique aux  leiides  d'Olhon-le-Saxon,  à  Saint-Gall  ou  à  Fulda  : 
mais  les  clercs  romains  de  Grégoire-le-Grand  ne  le  prati- 
quaient point.  L'esprit  de  système  est  dangereux  en  matière 
de  réformes.  Si  l'on  veut  habituer  de  nouveau  l'oreille  et 
l'âme  des  foules  aux  mélodies  grégoriennes,  il  faut  compléter 
et  élargir  l'interprétation  que  nous  en  donne  la  mode  du  jour. 
Sinon,  la  tentative  musicale  de  Pie  X  subira  un  échec  comme 
la  philosophie  thomiste  de  Léon  XIII,  par  la  faute  même  de 
ses  partisans  trop  zélés. 

Sur  un  point,  l'énergique  volonté  de  Pie  X  a  rétabli  la 
dignité  des  grandes  solennités  papales.  L'exubérance  du  tem- 
pérament italien  avait  acclimaté,  depuis  une  cinquantaine 
d'années,  l'habitude  des  acclamations  et  des  vivais.  Je  n'ou- 
blierai jamais  la  figure  indignée  de  ce  vieux  marquis  français, 
qui  a  revêtu  sur  le  tard  la  bure  de   chartreux  et  qui,  à  côté 


88S 


LA    REVUE    DE    l'AUlS 


de  moi,  dans  la  foule  emplissant  Saint-Pierre  de  ses  applau- 
dissements, finit  par  exhaler  sa  mauvaise  humeur  :  «  Dans 
ma  jeunesse,  on  s'agenouillait  devant  le  Pape  qui  passait  et 
on  recevait  sa  bénédiction.  Aujourd'hui,  ce  sont  des  trépi- 
gnements de  pieds,  des  battements  de  mains,  et  l'on  crie  : 
Vive  le  Pape-Roi!  J'aimais  mieux  l'ancienne  manière.  » 

Lorsque  Pie  X,  cinq  jours  après  son  élection,  parut  pour 
la  première  fois  dans  Saint-Pierre,  des  pancartes  fixées  aux 
piliers  de  marbre  portaient  :  «  Défense  d'acclamer  ».  La  dé- 
fense ne  fut  qu'imparfaitement  observée.  Par  moments,  on 
voyait  le  Pape,  les  yeux  noyés  de  larmes,  assis  sur  la  majes- 
tueuse sedia  rjestaloria,  laissant  tomber  sa  main  bénissante  et 
portant  le  doigt  à  son  nez.  Applaudissements  et  vivais  ces- 
saient aussitôt.  La  foule  italienne  avait  compris  cette  mimique 
vénitienne,  qui  signifie  cAm^  s//ence.' Depuis  lors,  les  mêmes 
pancartes  pendent  encore  aux  piliers  de  Sainl-Pierre,  mais 
Pie  X  ne  porte  plus  le  doigt  h  son  nez  :  on  n'acclame  plus. 
La  foule  se  borne  à  agiter  des  mouchoirs,  manifestation  non 
encore  défendue. 

Les  formes  de  la  démonstration  étaient  encore  plus  cho- 
quantes dans  l'enceinte  plus  étroite  de  la  Chapelle  Sixtine. 
Beaucoup  de  solliciteurs  n'obtiennent  qu'un  billet  «  de  pas- 
sage», qui  leur  permet  d'assister  au  cortège  papal,  le  long  des 
salles  Royale  et  Ducale,  ces  magnifiques  avenues  de  la  cha- 
pelle de  Sixte  IV.  Les  plus  sincères  admirateurs  de  Léon  XIII 
n'ont  jamais  pu  comprendre  comment  l'esprit  fm  et  délicat 
du  grand  Pape  pouvait  tolérer,  du  haut  de  la  sedia  hiéra- 
tique, les  vociférations  d'étudiants,  de  séminaristes  et  de 
cercles  de  la  jeunesse  cléricale,  hurlant  de  toute  la  force  de 
leurs  juvéniles  poumons,  en  italien,  en  espagnol,  en  français, 
le  conventionnel  :  «  vive  le  Pape-Roi  !  » 

Pie  X  s'est  montré  moins  tolérant;  les  billets  «de  passage» 
portent  la  mention  formelle  :  Défense  d'acclamer,  et  là  encore 
la  volonté  du  Pape  a  prévalu.  Mais  Pie  X  a  pu  constater  que, 
pour  être  obéis,  les  ordres  doivent  être  nets,  précis,  ce  qu'on 
oublie  trop  souvent  à  Rome,  oii  l'on  se  balance  volontiers 
entre  le  oui  et  le  non. 

A  son  impératif  catégorique ,  le  Pape  vénitien  aime  à  joindre 
l'œil  du  maître.  A  l'approche  des  béatifications  de  décembre 


NOTESSURPIEX  889 

dernier,  il  voulut  examiner,  d'avance  et  par  le  menu,  les  plans 
des  décorations  dont,  en  ces  occurrences,  la  tradition  affuble 
les  murs  de  la  grande  basilique.  Lampadaires,  draperies  et 
guirlandes,  tout  fut  plus  simple  et  plus  sobre.  La  bourse  des 
postulateurs  aussi  bien  que  le  bon  goût  y  trouvèrent  leur 
compte.  Mais  l'esprit  pratique  du  Pape  maintint  la  juste 
mesure.  On  fut  indulgent  aux  fameux  et  trop  calomniés 
damas  de  pourpre  sur  les  piliers  de  marbre,  à  condition 
qu'ils  respectassent  les  lignes  architecturales. 

Pie  X  avait  tenté,  un  jour,  de  supprimer  la  Sedia  gestatoria 
qui,  dit-on,  lui  donne  la  sensation  du  mal  de  mer.  Mais  les 
moins  épris  des  traditions  byzantines  protestèrent  contre  la 
disparition  de  cette  merveilleuse  vision  d'hiéralisme  :  la  figure 
du  pontife  a  la  triple  couronne,  encadrée  des  blancs  JlabelU 
d'Orient,  glissant  au-dessus  des  têtes  de  la  foule!  L'entrée  du 
Pape  ne  doit  pas  être  celle  d'un  simple  chanoine,  lui  a-t-on 
dit.  Et  c'était  bien  là  aussi  le  sentiment  de  maint  pèlerin 
français  accouru  à  la  glorification  du  curé  d'Ars  au  passage 
du  corlège  silencieux.  «  Puisqu'il  est  défendu  d'acclamer, 
entendais -je  dire  autour  de  moi,  pourquoi  ne  nous  donne- 
t-on  pas,  du  moins,  les  trompettes  d'argent?  »  Et  un  abbé 
parisien,  à  la  figure  mystique,  d'observer  :  «  Encore,  si  ces 
moines  en  procession  entonnaient  quelque  psaume,  Laetalus 
siim...  in  domum  Domiiii...  Comme  à  Saint-Séverin !  — 
Réformes  et  simplicité,  grommelait  un  bon  curé  des  Dombes, 
c'est  bien;  mais  quand  les  gens  viennent  de  loin,  pas  trop 
n'en  faut  :  ne  quid  iiimis  !  » 

Quand  le  pontife  des  cérémonies  solennelles  ou  le  Pape 
paternel  des  audiences  s'est  dérobé  aux  regards  du  public, 
dans  le  huis-clos  de  son  chez  soi,  le  peuple  de  sa  bonne  ville 
de  Rome  —  il  popoUno  —  le  suit  de  son  inlassable  curiosité, 
voulant  savoir  ce  qu'il  fait  de  sa  journée,  ce  qu'il  mange,  où 
il  dort,  avec  qui  il  converse,  comment  il  traite  ses  familiers. 
Et  la  curiosité  populaire  finit  toujours  par  connaître  quelques 
bribes  de  la  journée  du  Pape.  Car,  malgré  les  escaliers  secrets, 
les  antichambres  secrètes,  l'écuyer  secret,  les  balayeurs  secrets 


890  LA    REVUE    DE    PARIS 

et  les  camériers  secrets,  le  Pape,  au  Yalican,  vit  dans  une  mai- 
son de  verre. 

Pie  X  est  très  matinal,  il  se  lève  à  quatre  heures  et 
demie.  Après  ses  premières  dévotions  et  la  récitation  de  la 
majeure  partie  de  son  bréviaire,  il  dit  sa  messe,  non  dans  une 
petite  chapelle  voisine  de  sa  chambre,  comme  Léon  XIII, 
mais  dans  la  chapelle  ordinaire  des  Papes,  conliguë  k  la 
salle  du  Trône.  Il  descend  donc  l'escalier  qui  mène  du 
troisième  au  second  étage,  et  se  trouve  à  l'autel  dès  six 
heures  et  demie,  —  heure  mal  commode  pour  les  dévots 
qui  ont  obtenu,  sans  trop  de  difficulté,  la  faveur  d'as- 
sister à  la  messe  du  Pape.  Au  Domine  non  sani  dignus,  il  se 
tourne  et  donne  la  communion  à  quiconque  se  présente  au 
pied  de  l'autel,  comme  un  simple  curé  et  sans  qu'on  ait 
besoin  d'en  aviser  au  préalable  le  maestro  dl  caméra.  Sa  main 
ne  tremble  pas  comme  le  bras  névralgique  de  Léon  XIII. 
Puis,  la  bénédiction  donnée,  il  assiste,  à  genoux  sur  un  prie- 
Dieu,  à  une  messe  dite  par  son  chapelain.  Il  est  sept  heures 
et  demie  quand  il  remonte  l'escalier  et  gagne  son  cabinet  de 
travail,  dont  une  fenêtre  donne  sur  Saint-Pierre  et  l'autre  a 
vue  sur  le  château  Saint-Ange,  la  ville  nouvelle  et  laide  des 
Prati  et  l'horixon  borné  au  loin  par  le  ballon  du  Soracle.  Le 
valet  de  chambre  lui  porte  une  tasse  de  lait  que  les  médecins 
ont  recommandé  à  son  tempérament  arthritique. 

D'ordinaire,  il  fait  un  tour  dans  la  loggia  voisine,  à  moins 
que,  dans  la  saison  d'été,  il  n'ait  fait  au  lever  du  soleil  une 
promenade  au  jardin.  Bientôt  il  se  trouve  installé  k  sa  table 
de  travail,  que  domine  un  grand  crucifix  noir  au  Christ  d'ar- 
gent. Sa  première  tâche  est  le  dépouillement  du  volumineux 
courrier  qu'il  classe  et  répartit  entre  ses  secrétaires.  La 
besogne  de  ceux-ci  n'est  pas  mince.  Léon  XIII  s'était  com- 
posé un  véritable  cabinet  de  lettrés  et  de  philosophes,  dont 
la  fonction,  dite  du  «  petit  secrétariat  »,  parut  représenter  par- 
fois le  ce  secret  du  Roi  »  vis-k-vis  de  la  grande  et  officielle 
«  Secrétairerie  d'Etat  ».  Avec  Pie  X,  rien  de  semblable.  Ses 
deux  secrétaires  particuliers  sont  deux  prêtres  vénitiens  qui 
ne  portent  ombrage  k  personne.  Mais,  au  lieu  de  les  loger  en 
quelque  appartement  lointain,  k  l'autre  extrémité  du  palais,  il 
a  voulu  qu'ils  eussent  leur  chambre  sous  la  même  clef  que  les 


INOTES    SUR    PIE    X  Su  I 

siennes,  pour  les  avoir  toujours  sous  la  main.  Quand  il  est 
lui-même  hors  de  chez  lui,  alors  seulement  ils  descendent 
dans  les  nouveaux  bureaux  du  secrétariat  privé,  à  l'étage 
inférieur,  près  de  l'ancienne  bibliothèque  de  Léon  XIII,  oii 
travaillent  quelques  copistes  et  les  deux  secrétaires  des  Brefs 
et  des  Lettres  latines,  deux  prélats  d'importance  :  Pie  X 
a  confié  ces  délicates  fonctions  aux  deux  latinistes  que  le 
collège  cardinalice  avait  désignés  pour  prononcer  l'oraison 
funèbre  du  Pape  défunt  et  le  discours  d'ouverture  du  Conclave. 

Les  moments  qui  lui  restent  avant  l'arrivée  du  secrétaire 
d'Etat,  vers  neuf  heures,  sont  employés  par  Pie  X  à  parcou- 
rir les  journaux,  y  compris  la  Difesa  de  Venise,  à  écrire  lui- 
même  des  pages  rapides,  tandis  que  son  prédécesseur  dictait 
toujours.  Puis,  les  audiences  de  la  matinée,  et  le  dîner,  vers 
une  heure  et  demie. 

Pie  X,  k  la  différence  de  Léon  XIII,  a  franc  appétit;  peu 
difficile  sur  le  choix  des  aliments,  les  plus  simples  lui  parais- 
sent les  meilleurs,  mais  il  tient  à  ce  qu'ils  soient  préparés  avec 
un  soin  familial.  La  cuisine  vénitienne,  avec  ses  épices  et  ses 
herbes  odorantes,  a  ses  préférences  :  un  pot-au-feu  ou  un 
risotto  aux  coquillages  et  aux  huîtres  grillées  alla  Veneziana, 
une  côtelette  alla  Veronese  ou  une  escaloppe  alla  Mantovana, 
avec  un  légume,  broccoli,  haricots  ou  lentilles,  un  fruit  de  la 
saison  pour  finir,  tel  est  son  menu  ordinaire,  qui  exclut 
les  plats  sucrés.  Le  vendredi,  c'est  un  œuf,  un  poisson 
bouilli  à  la  sauce  vénitienne,  et  les  jours  de  fête,  parfois, 
un  rognon  ou  une  coratelle  alla  Veneziana.  Il  semble  que  le 
Pape  goûte  moins  que  son  prédécesseur  les  fritures  et  les  ra- 
goûts de  la  cuisine  romaine.  A  l'expiration  de  sa  première 
année  de  pontificat,  j'ai  dit  qu'il  a  fini  par  prendre  un  cuisi- 
nier vénitien,  sans  que  l'amour-propre  romain  s'en  soit  par- 
ticulièrement offusqué. 

Une  innovation  bien  autrement  hardie,  c'est  que  le  Pape 
ne  mange  plus  seul  ;  c'est  la  rupture  avec  une  étiquette  sécu- 
laire. Pourquoi  le  Pape  était-il  condamné  à  s'asseoir  toujours 
solitaire  k  sa  table?  Personne  n'en  savait  rien.  Alexandre  VI 
s'étant  permis  d'inviter  parfois  sa  fille  Lucrèce  et  son  fils  César, 
Burchard  crut  devoir,  en  sa  qualité  de  préfet  des  cérémonies 
pontificales,  représenter  au  Pape  le  non  licet  de  la  tradition. 


892  LA     REVUE     DE    PARIS 

El  le  pape  Borgia  se  soumit,  paraît-il,  à  cette  injonction  tiides- 
que.  Pie  X  n'a  peut-être  jamais  lu  le  Dlarlum  du  goguenard 
cérémoniaire.  Il  n'en  voulut  pas  moins  faire  asseoir  à  la  table 
de  son  dîner  ses  deux  secrétaires  vénitiens,  auxquels  parfois 
venait  s'adjoindre  don  Perosi  :  l'ancien  patriarche  retrouvait 
avec  complaisance,  à  la  tôte  de  la  SUilne,  le  jeune  maestro  dont, 
h  Saint-Marc,  il  avait  deviné  et  encouragé  le  génie  naissant. 
La  chose  parvint  aux  oreilles  du  successeur  de  maître  Bur- 
chard,  qui  hasarda  la  même  rcmonlrance,  en  termes  toutefois 
moins  impérieux.  Pie  X  remercia  avec  affabilité  son  préfet 
des  cérémonies,  et  ajouta  :  «  Puisque  nous  en  parlons,  veuillez 
donc,  monseigneur,  me  chercher  la  Bulle  y  relative  :  j'aime 
à  connaître  la  loi  que  je  dois  observer.  »  Le  prélat  chercha, 
compulsa,  et  ne  trouva  rien.  Il  vint  faire  au  Pape  l'aveu  qu'il 
ne  trouvait  pas  de  Bulle.  «  J'en  suis  bien  aise,  reprit  Sa 
Sainteté;  cela  me  dispense  de  l'abroger.  Car,  voyez-vous, 
mon  cher  monsignore,  je  ne  puis  pas  manger  si  je  ne  vois 
pas  d'autres,  en  face  de  moi,  en  faire  autant.  » 

Pie  X  a  adopté  l'usage  romain  de  l'unique  repas  au  milieu 
de  la  journée.  Dès  trois  heures,  il  reprend  les  audiences,  ce 
que  jamais  Pape  n'a  fait.  Ce  sont,  il  est  vrai,  des  audiences 
publiques  qui  n'empêchent  pas  le  tour  de  promenade  dans  les 
Loggie.  Seulement  à  cinq  ou  six  heures,  au  tintement  de 
VAve  Maria,  Pie  X,  dans  son  cabinet,  reprend  la  série  de  ses 
audiences  privées,  jusqu'à  sept  heures.  Les  deux  heures  qui 
lui  restent  ensuite  jusqu'au  souper  sont  consacrées  au  travail 
de  la  pensée  et  de  la  plume.  Le  souper,  vers  neuf  heures  et 
demie,  est  des  plus  sommaires,  à  la  romaine  :  une  soupe  ou 
une  salade  avec  une  tranche  de  jambon  cru,  et  une  orange. 
Encore  la  soupe  chaude  est-elle  d'importation  exotique  :  le 
Romain  authentique,  le  soir,  ne  permet  pas  d'allumer  de  feu 
en  sa  cuisine. 

Léon  XIII,  avant  son  souper  tout  aussi  sommaire,  pris 
sur  un  guéridon,  à  côté  de  sa  table  de  travail,  réunissait 
d'ordinaire  sa  famiglla ,  c'est-à-dire  ses  domestiques  et 
secrétaires,  dans  le  petit  oratoire,  pour  réciter  avec  eux  le 
chapelet.  Pie  X  fait  présider  ce  dévot  exercice  par  un  de  ses 
chapelains  et  reste  à  sa  table  de  travail  :  il  a  consacré  plus 
d'heures  de   sa  journée  aux  audiences  que  Léon  XIII,   qui 


NOTES    SUR    PIE     X  898 

ne  recevait  guère  dans  la  soirée,  et  il  faut   qu'il  rattrape  le 
travail  accumulé  sur  son  bureau. 

Après  le  souper,  il  achève  dans  le  silence  de  la  nuit  ses 
dévotions  personnelles  et  la  récitation  de  son  bréviaire.  A 
dix  heures  et  demie,  les  seules  lumières  qui  brûlent  au  Vati- 
can sont  les  becs  électriques  qui,  du  haut  des  Loggie,  éclairent 
la  cour  de  Damase.  Aux  portes  des  vastes  galeries  et  sur  les 
paliers  des  solennels  escaliers,  gendarmes  et  suisses  se  relaient 
toutes  les  deux  heures  pour  le  service  de  garde.  Léon  XIII 
était  celui  des  habitants  du  Vatican  qui  veillait  le  plus  long- 
temps. Il  ne  dormait  guère  que  trois  heures.  Aussi  prolon- 
geait-il ses  veillées  indéfiniment.  Un  jour  son  vieux  docteur, 
Gecarelli,  découvrit  qu'il  lisait  dans  son  lit  les  journaux,  la 
Revue  des  Deux  Mondes  et  la  Revue  de  Pcœis!  C'était  un  délit 
aux  yeux  du  célèbre  médecin,  qui  fit,  à  ce  sujet,  une  de  ses 
ordonnances  les  plus  sévères  :  elle  demeura  fort  mal  observée. 
Pie  X  n'a  pas  ces  mauvaises  habitudes;  il  dort  ses  six  heures, 
selon  le  principe  de  l'école  de  Salerne  :  Sex  dormire  horas  sat 
est  juve nique  senique! 

Léon  XIII  dormait  seul  dans  le  vaste  quartier  de  l'apparte- 
ment papal.  Les  secrétaires  et  jusqu'au  valet  de  chambre 
avaient  gagné,  vers  dix  heures,  leurs  logements  respectifs  à 
quelque  autre  bout  de  l'immense  palais.  Deuxscopatorîsegreti 
(balayeurs)  ronflaient  à  tour  de  rôle,  à  l'extrémité  d'un  cor- 
ridor voisin.  Plus  d'une  fois,  les  familiers  de  son  entourage 
se  chuchotaient  qu'un  matin  ils  trouveraient  le  Pape  mort 
dans  son  lit.  Le  pronostic  ne  se  vérifia  point  ;  mais  Pie  X  a 
voulu  que  ses  deux  secrétaires  eussent  leur  chambre  à  coucher 
dans  le  voisinage  de  la  sienne  :  «  A  suhitanea  et  improvisa 
morte,  libéra  nos,  Domine,  a-t-il  dit  ;  je  ne  veux  pas  risquer 
qu'à  mon  dernier  moment  il  n'y  ait  pas  un  prêlre  à  ma 
portée    pour    me    donner    l'absolution    su23rême  !  » 

Il  est  une  innovation  que  le  nouveau  pontife  n'a  pas  encore 
osé  faire,  au  grand  regret  du  menu  peuple  de  Rome.  Dès  le 
premier  jour,  le  sentiment  populaire  s'est  intéressé  aux  deux 
sœurs  du  Pape,  pauvres  et  vieilles  sœurs,  qui  depuis  les  jours 
du  vicariat  de  ïombolo  et  de  la  cure  de  Salzano  se  sont 
dévouées  corps  et  âme  à  leur  cher  Beppo:  «Au  moins  ne  va-t-il 
pas  les  séparer  de  lui!  »  se  disait  la  foule  compatissante.  Les 


894  LA    REVUE    DE    PARIS 

deux  sœurs,  dont  le  patriarche  de  Venise  avait  mis  la  vieillesse 
en  sécurité  par  un  contrat  d'assurance  sur  la  vie,  vinrent 
en  effet  à  Rome  ;  mais  on  les  logea  au  rez-de-chaussée  d'une 
maison  neuve,  tout  au  bout  du  Corso  Vittorio  Emanuele.  Elles 
y  vivaient,  tristes  et  nostalgiques,  trouvant  trop  rares  les 
occasions  d'entrer  au  Vatican.  Elles  viennent  d'émigrer  au 
troisième  étage  d'une  maison  de  la  place  Saint-Pierre  :  de 
leurs  fenêtres,  elles  peuvent  apercevoir  les  fenêtres  du  cabinet 
de  travail  de  leur  frère  bien- aimé.  C'est  une  consolation  et 
un  progrès  ;  mais  le  peuple  romain  ne  comprend  rien  aux 
objections  des  janissaires  et  gens  du  protocole,  qui  semblent 
craindre  de  laisser  créer  un  précédent  dangereux  :  ils  auraient 
la  vague  appréhension  d'un  retour  de  madame  Liicrezia  ou 
de  Donna  Olimpia,  si  Pie  X  installait  ses  sœurs  au  palais 
apostolique.  Peut-être  feraient-ils  mieux  d'empêcher  les 
domestiques  des  prélats  et  des  cardinaux  de  mettre  en  vente 
les  billets  des  bonnes  tribunes.  La  popularité  du  Pape  démo- 
crate et  réformateur  grandira  encore  à  travers  la  ville  et  le 
monde,  le  jour  où  il  rappellera  ses  sœurs  auprès  de  lui.  La 
foule  qui  revient  le  dimanche  soir  de  la  predica  del  Papa 
se  demande  :  «  Pourquoi  ne  les  prend-il  pas  au  Vatican?  11 
leur  trouverait  bien,  dans  l'encoignure  d'un  escalier,  quelques 
chambres  comme  en  occupent  tant  de  familiers  avec  leur 
ménage.  Elles  lui  soigneraient  son  linge  et  surveilleraient  son 
cuisinier.  Et,  le  dimanche,  elles  pourraient  dîner  avec  lui.  » 


•  •• 


L'AdministraUur-Ceranl  :    H.  CASSARD 


TABLE  DU  PREMIER  VOLUME 


Janvier-Février   1905 


«.-A-L-  DE  CASTRES  .    • 
«ENRI    DE    RÉGNIER    ■   ■ 

SAINTE-BEUVE 

iOUIS    BERTRAND  ■    ■    ■ 

CAPITAINE  XXX 

JEAN-MARIE    DÉGUIGNET 
GÉRARD    D'HOUVILLE.    . 
EUGÈNE   BONHOURE    .    ■ 


LIVRAISON  DU  1"   JANVIER 

Pages. 

Souvenirs  de  Brienne  (1780-1784) i 

Le  Paisse  vivauit  (2'  partie) 22 

Lettres  à  Victor  Hugo  et  à  Madame  Victor  Hugo.  —  II.  "0 

Le  Jardin  de  la  Mort.  —  I I(i9 

Canon  et  Cuirasse.  —  I i3'r 

Mémoires  d'un  Paysan  bas-breton  fy"  série).  —  II  ...   .  153 

Esclave  (ftn) isii 

La  Réforme  tunisienne 209 


LIVRAISON  DU  15   JANVIER 


GEORGES  DE  LA  SALLE-    ■    •     En  Mandchourie.  —  La  Bataille  du  Cha-Kho 22.ï 

HENRI  DE  RÉGNIER Le  Passé  vivant  (3»  partie) -m 


■;Hf •^■^ Notes  sur  Pie  X.  —  II 

SAINTE-BEUVE Lettres  à  Victor  Hugo  et  à  Madame  Victor  Hugo.  —  III. 

H'-G-  WELLS Le  Pays  des  Aveugles 

JEAN-MARIE   DÉGUIGNET  •  Mémoires  d'un  Paysan  bas-breton  (/"  ««ne,^    -III.   .    .    . 

LOUIS  BERTRAND Le  Jardin  de  la  Mort  (fin) 

VICTOR   BÉRARD Questions  extérieures.  —  France  et  Perse 


299 
31 9 
351 
381 
/.05 
/■24 


896  LA    REVUE    DE    PARIS 


LIVRAISON  DU  1"  FÉVRIER 


-k Le  Japon  et  la  Paix 4^9 

PIERRE  DE  QUERLON.    .    .    .  Céline,  Fille  des  Champs  (/■• /wrti'ej 471 

COMTE  DE  RAWBUTEAU.    .    .  A  la  Préfecture  de  la  Seine  (Février  1848) 

CHARLES   DIEHL Une  Famille  de  Bourgeoisie  à  Byzance 

HEHRIDERÉGNIEB Le  Passé  vivant  (f'  partie) 

ANDRÉ  LE  BRETON Les  Originaux  de  la  a  Comédie  Humaine  » 

JEAN- MARIE    DÉGUIGNET    .  Mémoires  d'un  Paysan  bas-breton  (/'=  s/h-ic.  —  Fin).  .   . 

ACHILLE    VIALLATE La  Première  Présidence  de  M.  Rooaevelt 052 


LIVRAISON  OU  15  FÉVRIER 


RÉGINALD   KANN Les  Théories  tactiques  et  la  Guerre  actuelle 673 

PIERRE  DEQUERLON.    .    .    .  Céline,  Fille  des  Champs  fi'-' ywrtfcj 70(> 

SAINTE-BEUVE Lettres  à  Victor  Hugo  et  à  Madame  Victor  Hugo.  —  IV.  731 

CH.-V-  LANGLOIS Les  Idées  de  H.-G.  -Wells  sur  l'Éducation Ti,'. 

W.  MORTON-FULLERTON  .    •  En  Franche  Comté.  —  1 791 

PIERREMILLE La  Race  supérieure 819 

HENRIDERÉGNIER Le  Passé  vivant  f/fn, 8'.3 

-klk'k Notes  sur  Pie  X.  —  III si-j. 


0 


BINDING  SECT.  APR  1  5 1966 


20 
R47 

1905 
Jan.-flv. 


La  Revue  de  Paris 


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