BINDINGLISTJUN 151923
wb
LE
FLAMBEAU
REVUE BELGE
DES
QUESTIONS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES
Directeurs : Henri GRÉGOIRE et Oscar GROJEAX
5e ANNÉE
^
DS-7- 3
TOME DEUXIÈME
Mai-Août 1922
1922
BRUXELLES
Maurice LAMERTIN, Éditeur- Libraire
58-62, Rue Coudenberg
PARIS
BERGER-LEVRAULT, Éditeurs
5, Rue des Beaux-Arts (vie)
i I
TABLE DES MATIÈRES
5* Année. — Nù 5. — 31 mai 1922.
Edouard Bénès : La Conférence de Gênes.
Baron Beyens: Deux Politiques (II).
XXX: La Pologne à Gênes.
Colonel Bujac: Les fautes de 1914: le Corps de cavalerie du
général Sordet en Belgique.
Charles Maurras: Romantisme et Révolution.
Marguerite Devigne: Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy.
Richard Dupierreux: Ernest Solvay.
Fax : Échéance et Divers, soit Canards, Cattier et Carnages.
5e Année. — N° 6. — 30 juin 1922.
Pierre Nothomb : Les Compensations à la Hollande (mars-avril 1919).
Isabella Errera: Une Esquisse de l'Histoire des Tissus.
Altiar: La Protection des Minorités chrétiennes en Asie mineure.
Marcel Laurent: Le Monument aux Elèves de l'Université de Liège
morts pour la Patrie.
Paul Vanderborght: Charles Lecocq.
Charles Lecocq : Zadig.
Archibald Bigfour: Emile le Versaillais.
Emile Vandervelde: Avant le Procès de Moscou (Notes au jour
le jour).
Anagnoste : Est-Ouest-Express.
Correspondance : Lettre de M. Pierre Nothomb.
Huit planches hors texte.
5e Année — N° 7. - 31 juillet 1922.
Abel Lefranc: Le Secret de William Stanley.
B.-S. Chlepner: Midas ou le Change sans migraine.
Richard Dupierreux: Un peintre liégeois, Auguste Donnay.
P. Heger et M. Bourquin: Paul Errera.
Z. : La Crise des Alliances.
Grégoire Le Roy: Un peintre ostendais, James Ensor.
Anagnoste: Le Mois des Crises.
Quatre planches hors texte.
5e Année. — N» 8. — 31 août 1922.
Abel Lefranc: Le Secret de William Stanley (II).
Paul Crokaert: « Little Belgium ».
Lucien Christophe: Le Stupide xixe Siècle.
René Verboom : Poèmes.
Emile Cammaerts: Propos irlandais.
Paul Gille: L'Intégration humaine.
S. E. : La Volonté de Smyrne.
Fax: L'Unité de Front.
TABLE DES AUTEURS
Pau es .
Altiar (Mme L.-E. Ducros) :
La Protection des Minorités chrétiennes en Asie mineure. 185
Anagnoste :
Le Mois des Crises 360
Bénès (Edouard), Président du Conseil de la République
Tchéco-Slovaque :
La Conférence de Gênes 1
Beyens (Baron), ancien Ministre des Affaires Etrangères:
Deux Politiques 23
Bigfour (Archibald) :
Emile le Versaillais 211
Bourquin (Maurice), Professeur à l'Université de Bruxelles:
Paul Errera 319
Bujac (Colonel) :
Le Corps de cavalerie du général Sordet en Belgique
(6-24 août 1914) 50
Cammaerts (Emile) :
Propos irlandais 470
Chlepner (B.-S.):
Midas ou le Change sans migraine 278
Christophe (Lucien) :
Le Stupide xixe Siècle 443
Crokaert (Paul) :
« Little Belgium » 427
Devigne (Marguerite) :
Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy ...... 93
Ducros (Mme L.-E.) :
Voir Altiar 185
Dupierreux (Richard) :
Sur Ernest Solvay 104
Auguste Donnay 301
E. (S.):
La Volonté de Smyrne 506
Errera (Isabella) :
Une Esquisse de l'Histoire des Tissus 161
Fax:
Echéance et Divers, soit Canards, Cattier et Carnages. . 106
Est-Ouest-Express 231
L'Unité de Front 515
Flambeau (Le) :
Paul Errera 315
IV —
Pages .
Gille (Paul), Professeur à l'Institut des Hautes-Etudes de
Belgique :
L'Intégration .humaine 484
Heger (Paul), Président du Conseil d'administration de l'Uni-
versité de Bruxelles:
Paul Errera 317
Laurent (Marcel), Professeur à l'Université de Liège:
Le Monument aux Elèves de l'Université de Liège morts
pour la Patrie 198
Lecocq (Charles) :
Zadig 208
Lefranc (Abel), Professeur au Collège de France:
Le Secret de William Stanley, VIe comte de Derby . 257, 389
Le Roy (Grégoire) :
James Ensor 340
Maurras (Charles) :
Romantisme et Révolution 81
Nothomb (Pierre):
Les Compensations à la Hollande (mars-avril 1919) . . 129
Correspondance. ..." 255
Vanderborght (Paul) :
Charles Lecocq 205
Vandervelde (Emile) :
Avant le procès de Moscou (Notes au jour le jour) . . 217
Verboom (René) :
Poèmes 462
XXX:
La Pologne à Gênes 43
Z.:
La Crise des Alliances * • 326
Erratum. — Page 515, T ligne, lire: Car, au moment, etc.
La Conférence de Gênes
L'attitude de la Petite Entente, à la Conférence de Gênes, a été
l'objet de certaines critiques. M. Edouard Bénès, l'éminent Président
du Conseil de la République tchéco-slovaque, précise admirablement,
dans le magistral exposé qu'on va lire, le rôle joué par son pays et
par son groupe.
Les Problèmes politiques européens :
la Question russe.
Le travail de la Conférence de Gênes était réparti
entre quatre commissions: politique, financière, écono-
mique et des transports. C'est la commission politique
qui a donné son caractère à la Conférence, quoique
celle-ci eût dû être avant tout économique. Les organisa-
teurs de la Conférence estimaient, en effet, qu'on ferait
le plus grand pas vers la reconstruction économique de
l'Europe en établissant des relations directes entre la
Russie et l'Europe et en écartant les conflits armés pos-
sibles entre la Russie et les autres Etats. C'est en partant
de ce principe que la première commission et sa sous-
commission furent chargées de résoudre le problème
russe sur la base de la résolution de Cannes.
Il serait sans aucun effet de commenter ici en détail
les délibérations des différentes commissions. Les résul-
tats de la commission économique, de la commission finan-
cière et de la commission des transports sont connus par
les communications des journaux, et les faits courants de
la commission politique ont été, eux aussi, suffisamment
commentés par la presse.
Je vais essayer de donner, par un exposé sommaire, la
caractéristique générale de ce qui s'est passé à la Confé-
rence.
2 Le Flambeau.
La délégation russe, dans sa première déclaration,
accentua ses principes communistes, mais, tout en le
faisant, elle laissait aussitôt percer entre les lignes que,
sous certaines conditions, il lui serait possible, en quel-
ques matières, de se départir des dits principes, mais
seulement sous une forme susceptible d'être tolérée par
la société communiste russe.
Les questions dont il s'agissait étaient les suivantes :
1° Reconnaissance des dettes d'avant-guerre;
2° Reconnaissance et remboursement des dettes de
guerre ;
3° Restitution des biens des étrangers socialisés en
Russie ou, le cas échéant, indemnisation exceptionnelle.
En outre, il s'est posé une série de questions relatives
aux droits de l'ancien Empire russe: certaines questions
territoriales, la question de l'or roumain confisqué à
Moscou, enfin la question de la propagande, à laquelle,
en général, la Conférence a attaché une grande impor-
tance.
En ce qui concerne la reconnaissance des dettes con-
tractées avant et pendant la guerre, les délégués des
Soviets y mettaient comme condition nécessaire l'octroi
immédiat de crédits. Dans la question des biens étrangers,
socialisés en Russie, ils ne faisaient aucune concession.
Dans toutes ses négociations, la délégation soviétique
laissait percer nettement trois tendances:
1° Sauver en apparence, autant que possible, l'intégrité
de la doctrine communiste ;
2° Défendre les questions de principe, de manière à
pouvoir pourtant offrir aux Etats européens des conces-
sions pratiques, afin qu'en aucun cas les négociations
entre la Russie et l'Europe ne soient interrompues et que
la Russie ne soit pas rejetée dans son isolement ;
3° Au cours de tous les pourparlers, la délégation
russe a constamment insisté sur la réciprocité et l'égalité
complètes; elle s'opposait a priori à l'immixtion, sous
La Conférence de Gênes. 3
quelque forme que ce soit, de l'Europe dans les affaires
intérieures de la Russie, soit qu'il s'agisse de législation,
de juridiction, ou de questions politiques et internatio-
nales, dans lesquelles l'ancien Empire russe avait des
droits, et qui avaient été résolues sans la participation de
la Russie.
La délégation, avec une opiniâtreté et une persévérance
dignes d'admiration, continuait la lutte à propos de cha-
que question, car chacune d'elles signifiait pour la délé-
gation un nouveau pas, sinon vers la reconnaissance de
jure, tout au moins vers la reconnaissance de facto.
Les problèmes russes ainsi posés, surgit sans conteste
une question de principe, qui fut spécialement soulignée
dans la dernière réponse russe: la société non-commu-
niste d'Europe fut brutalement opposée au régime com-
muniste de Russie. Les membres de la délégation sovié-
tique insistaient sur deux points touchant la Russie :
1° De la révolution est sortie la Russie entièrement
nouvelle, qui existe aujourd'hui, une Russie sans presque
rien de commun avec la Russie de l'ancien régime et qui,
nécessairement, conservera la plus grande partie des
résultats de la révolution.
Les masses paysannes, même lorsqu'elles ne sont pas
communistes, sont tout autres, affirmaient-ils, qu'elles ne
l'étaient sous l'ancien régime.
Dans les négociations entamées avec l'Europe, il fau-
dra compter avec cette Russie nouvelle, dont les repré-
sentants sortiront des masses populaires.
2° Toutes les exigences posées par l'Europe appar-
tiennent, d'après les Soviets, au passé. Il devrait être
fait table rase du passé et une vie nouvelle devrait com-
mencer. Il ne s'agit plus de se quereller sur ce qui existait
avant la guerre et ce qui a été fait pendant la guerre. Il
est nécessaire d'oublier toutes les dettes, toutes les obliga-
tions et d'entamer une vie nouvelle non alourdie par le
passé. C'est seulement ble cette façon qu'on pourrait se
4 Le Flambeau.
rencontrer, se rapprocher et essayer de nouvelles colla-
borations.
Dans ce sens, la délégation des Soviets se présentait
elle-même comme l'avenir, et présentait au contraire le
reste de l'Europe comme un passé définitivement con-
damné.
Mais le grotesque de la situation apparaît d'autant plus
clairement lorsqu'on considère qu'après avoir critiqué le
plus énergiquement possible la vieille Europe et démontré
qu'elle était vouée à sa perte, les délégués demandaient
à cette vieille Europe de l'argent afin de se sauver. C'est,
pour les Russes, une horrible réalité, mais elle est telle.
Par là même, le régime des Soviets reconnaissait à Gênes,
bon gré mal gré, sa défaite. Les bolcheviks condamnaient
l'Europe et son capitalisme à la mort politique et sociale;
ils déclaraient la guerre au capitalisme, en prédisaient la
disparition prochaine, et tout à coup, ces hommes opposés
par principe au capitalisme lui demandent aide, c'est-
à-dire de l'argent, des capitaux. Cette situation a été
exprimée par de multiples caricatures où l'on voit un
bolchevik mendiant auprès des capitalistes.
Je n'entrerai pas ici dans des considérations théoriques;
je me bornerai à constater l'impression et l'expérience
que tous les participants ont emportées de la Conférence
touchant la question primordiale, c'est-à-dire le conflit
du communisme et du capitalisme. M. Lloyd George a
formulé cette situation d'une manière habile sous une
forme agréable pour les Russes, mais pourtant topique.
Par leur tactique, les Russes ont fait que les délibéra-
tions de La Haye seront réduites aux questions essen-
tielles suivantes :
1° La reconnaissance des dettes d'avant-guerre, des
dettes de guerre et la reconnaissance de la propriété pri-
vée des étrangers;
2° L'ouverture définitive de l'Europe à la Russie et de
la Russie à l'Europe, au moyen de l'octroi de crédits, et
La Conférence de Gênes. 5
le rétablissement des relations commerciales et écono-
miques normales, ce qui serait une préparation pour la
reconnaissance politique de la Russie actuelle.
Pour arriver à une entente réelle, il n'existe, vu les
conditions actuelles, qu'une seule voie : le franc aveu des
Soviets que la Russie ne subsiste plus au point de vue
communiste intégral, et qu'elle s'adapte au reste du
monde non-communiste; l'aveu franc et net qu'il est né-
cessaire de recourir à un compromis dans toutes les ques-
tions posées à Gênes, et qu'il faut non seulement com-
mencer une collaboration avec l'Europe, c'est-à-dire faire
des compromis en politique internationale, mais, avant
tout, faire des compromis en politique intérieure avec les
autres classes de la population non-communiste. Un pareil
aveu ne doit pas être une humiliation pour la Russie,
mais il est nécessaire pour les Russes eux-mêmes, s'ils
veulent venir en aide à leur nation. Sans netteté dans ces
questions fondamentales, une administration et une poli-
tique efficaces ne sont pas possibles.
La Russie, par la Conférence de Gênes, a repris une
politique internationale active, ayant été en réalité recon-
nue de fait. Il ne faut pas se méprendre sur ce point. La
Russie n'est pas et ne sera pas pendant longtemps un
facteur économique, même si elle entre de nouveau en
collaboration économique avec l'Europe.
Jusqu'à présent, trois procédés politiques ont été appli-
qués vis-à-vis du régime soviétique: le premier est une
politique de résistance par principe, refusant toute rela-
tion avec les Soviets en tant que gouvernement. Cette
politique a d'abord essayé de les détruire par des expédi-
tions militaires, puis, cela n'ayant pas réussi, a pris à
leur égard une attitude purement négative. Le deuxième
procédé est tout le contraire du premier. Sans connais-
sance réelle de la situation en Russie, sans connaissance
véritable de la psychologie de la révolution russe et du
communisme russe, il admet la possibilité de rapports
6 Le Flambeau.
politiques et diplomatiques définitifs avec les Soviets,
accepte de les reconnaître et de collaborer avec eux.
Le gouvernement tchécoslovaque a rejeté l'un et l'autre
procédé: le premier pour des raisons de principe et, en
ceci, il a été approuvé presque unanimement par la
nation; le deuxième, parce qu'il lui semblait faux au point
de vue politique, incapable d'aboutir au but visé.
Nous avons défendu une politique de moyen terme.
Nous nous sommes déclarés pour l'entrée en relations;
pour un contact permanent; pour l'arrangement progres-
sif d'une collaboration, surtout économique; pour l'adap-
tation, par une lente évolution, des conditions régnant en
Russie aux conditions prévalant dans les autres Etats, et
ainsi pour la conservation des résultats essentiels de la
révolution russe, sans provoquer une nouvelle anarchie
en Russie; enfin, pour l'évolution vers la collaboration
avec les autres classes du peuple russe. A notre avis, c'est
la seule voie possible et praticable, même pour le reste
de l'Europe.
La première de ces trois politiques suppose une nouvelle
révolution, l'anarchie et de nouvelles luttes en Russie.
La seconde ne s'aperçoit point qu'elle devance les événe-
ments; qu'elle empêche, par son point de vue trop
brusque, la première de ces politiques d'accepter tout
compromis. Elle augmente le chaos des esprits dans les
masses ouvrières européennes et ajourne la solution du
problème fondamental existant entre le communisme et
le socialisme. Il ne reste donc, pour faire une bonne poli-
tique russe, qu'à suivre la troisième voie. Celle-ci est en
même temps susceptible d'apporter rapidement secours à
la population russe et d'adoucir sa grande misère.
Si la Conférence de Gênes n'a point eu un plus grand
succès dans les affaires russes, c'est notamment parce
que 'des points de vue extrêmes et contraires s'y sont
heurtés, chacun d'eux étant défendu pour des raisons
politiques différentes.
La Conférence de Gênes. 7
Si l'Europe pouvait adopter le point de vue moyen, qui
serait en même temps l'expression définie d'une méthode
politique, il n'y a pas de doute que la marche vers la
reconstruction de l'Europe et de la Russie serait de beau-
coup plus rapide et de beaucoup plus avantageuse. Il n'y
a pas de raison pour que nous soyons pessimistes a priori
en ce qui concerne la Conférence des experts à La Haye.
Nous désirerions simplement que toutes ces choses
fussent bien considérées, dans cet esprit, tant du côté de
la Russie que du côté des Etats de l'Europe, avant qu'il
soit procédé à de nouvelles délibérations.
L'Angleterre et la France : les deux
courants de la politique européenne.
La lutte engagée autour du problème russe à la Confé-
rence de Gênes a eu une forte répercussion sur toutes les
questions actuelles de la politique européenne. Je men-
tionnerai au moins les plus importantes.
La première de ces graves questions était la divergence
de vues entre l'Angleterre et la France, qui s'est manifes-
tée sous différentes formes à la Conférence de Gênes.
Dès l'origine, la France ne voyait pas avec plaisir la convo-
cation de la Conférence. Celle-ci lui paraissait prématurée,
non préparée et dangereuse, du fait que se manifestaient
des tendances à y discuter les questions des réparations et
des traités de paix, et à opérer ainsi la première tentative
de revision des traités.
Par là apparaissaient déjà, dans leurs grands traits, les
deux courants politiques de l'Europe présente. Le pre-
mier, issu des résultats de la dernière guerre, veut le
maintien des traités de paix et des alliances qui en sont
résultées; il estime qu'avec le temps, pas à pas, par évolu-
tion, la psychologie de guerre et d'inimitié réciproque dis-
paraîtra. Par l'application progressive des traités de paix,
la confiance mutuelle renaîtra et l'on parviendra à la récon-
8 Le Flambeau.
ciliation finale et à la collaboration nécessaire entre les
peuples, ainsi qu'il est dans les intentions de la Société
des Nations.
Les partisans de cette tendance ont conscience que les
conséquences de la guerre se font encore beaucoup sentir
dans l'esprit des hommes; l'anéantissement de quatre
énormes Etats, la dévastation des territoires, la ruine de
millions de familles — tout cela est encore trop vivant et
trop puissant. Ce serait une faute de pratiquer immédiate-
ment une politique telle que s'il n'en était pas ainsi, ce
serait mettre une arme dans la main de ceux qui recon-
naissent uniquement la politique de la force, qui ne croient
pas à la nécessité de la fraternisation des nations et dont
la religion est le chauvinisme et le militarisme.
Le second courant, à vrai dire, a les mêmes buts, mais
il estime nécessaires, pour les atteindre, une procédure et
une méthode politique entièrement nouvelles. Alors que
les partisans de la première tendance insistent sur une pro-
cédure évolutive, l'admission graduelle des anciens enne-
mis à la collaboration, afin de pouvoir ainsi se convaincre
de la bonne volonté des uns à l'égard des autres, les par-
tisans de la seconde veulent rompre rapidement et par la
force avec la tradition de guerre, veulent oublier tout ins-
tantanément, proclament la nécessité d'une collaboration
immédiate et sans restriction avec tous les autres. Ils ne
sont pas si susceptibles au sujet des traités de paix ; ils ne
font aucune différence entre les anciens alliés et les anciens
ennemis, et leur attitude à l'égard de la Russie des Soviets
est inspirée du même esprit. Cette tendance est expressé-
ment pacifiste ; ses partisans demandent le désarmement
général et en parlent beaucoup ; ils sont, en outre, modé-
rés dans la question des réparations.
Cette tendance se caractérise en même temps par une
certaine méfiance à l'égard des petits Etats, car une pro-
pagande a fait naître la légende suivant laquelle les petits
Etats sont plus chauvins et plus militaristes que les grands.
La Conférence de Gênes. 9
Cette méfiance apparaît dans le souci des minorités eth-
niques dans les petits Etats et spécialement dans les Etats
nouveaux, ainsi que dans les efforts faits en vue de réduire
l'indépendance économique de ces petits Etats en travail-
lant à la formation de sphères d'intérêts économiques plus
étendues.
Ces deux tendances et le conflit existant entre elles sont
apparus au cours de tous les travaux de la Conférence de
Gênes à propos des moindres questions, fût-ce même
questions de forme.
Couramment, quoique pas toujours avec raison, on
identifie la première tendance avec la politique française ;
la seconde, avec la politique anglaise et italienne. La
politique américaine a une place à part et ce n'est que
dans certaines questions qu'elle adopte la politique paci-
fiste tantôt de la France, tantôt de l'Angleterre.
Les anciens Etats ennemis se placent naturellement en
tout à la suite des partisans de la seconde tendance. Il est
également naturel que les minorités ethniques, dans les
nouveaux Etats, manifestent leur sympathie pour cette
tendance politique et s'efforcent de la faire prévaloir dans
leur pays.
Il est vrai que des tentatives sont faites pour proclamer
cette tendance comme le système de la démocratie et du
progrès, alors que le premier système est flétri des termes
de réaction et de violence. J'estime inutile de m 'élever
contre ce fait. Il est connu que, chez nous, souvent ceux
qui furent pendant la guerre les plus grands défenseurs
de la véritable réaction et de la véritable violence, se
sentent, tout d'un coup, les défenseurs élus du progrès,
de la justice ethnique et sociale, des principes démocra-
tiques, et se réclament aujourd'hui de cette tendance de la
politique extérieure.
La Crise des alliances.
L'accentuation de ces deux courants politiques à la
Conférence de Gênes a provoqué ce qu'on commence à
10 Le Flambeau.
appeler aujourd'hui la crise des alliances; on commence,
à la suite du désaccord entre l'Angleterre et la France à la
Conférence de Gênes, à discuter la question de savoir si
les anciens liens d'alliance entre ces deux Etats se main-
tiendront ou non.
Jusqu'ici certains hommes politiques ont d'un côté jugé
nécessaire de modifier d'après les circonstances l'alliance
de la guerre, de maintenir tout ce dont il est besoin dans la
situation d'après-guerre, et de persister dans la solidarité
fondamentale qui existe entre les Etats alliés du fait de la
guerre. A ce propos, on a calculé que ces alliances seraient
complétées par une série d'ententes entre les Etats alliés,
notamment par le pacte dit pacte franco-britannique de
garantie, auquel adhérerait aussi la Belgique, puis par un
accord spécial avec l'Italie et, éventuellement, par des
accords spéciaux avec les Etats de l'Europe centrale. On a
cru qu'un pacte de garantie particulier serait ainsi conclu,
d'où sortirait avec le temps un pacte de garantie européen.
Ce dernier finirait par comprendre aussi l'Allemagne.
Ce plan politique aurait surtout pour but de procéder
systématiquement à l'édification de l'Europe d'après-
guerre, de progresser dans la réalisation intégrale des
traités de paix ; de s'efforcer de les appliquer sans crise ni
violence ; de créer une atmosphère de calme ; de résoudre
avant tout particulièrement le problème des réparations et
d'empêcher par tous les moyens les tentatives d'une poli-
tique catastrophale, tant de la part des « catastrophistes »
de droite que des « catastrophistes » de gauche, tant de la
part des militaristes ou des chauvins que de ceux qui
sabotent systématiquement les traités de paix.
A cela s'oppose la deuxième conception soutenant que
l'alliance issue de la guerre peut donner l'impression que
l'on entend poursuivre la politique de guerre, plaidant le
point de vue non de la rupture des accords antérieurs,
mais d'un certain relâchement, d'une plus grande liberté
dans la solution des diverses questions internationales.
La Conférence de Gênes. 11
Il importe de souligner qu'il ne s'agit pas aujourd'hui de
rompre d'une manière éclatante la quadruple entente
anglo-franco-italo-japonaise, non plus que la solidarité de
guerre des alliés, dans lesquels rentrent en même temps la
Belgique et les Etats de l'Europe centrale, ni de cesser la
collaboration étroite existant aujourd'hui entre l'Angle-
terre et la France. Il ne s'agit pas non plus de remplacer
immédiatement ces anciennes ententes par des blocs alliés
nouveaux en y incorporant les anciennes puissances enne-
mies, par exemple l'Allemagne ou peut-être la Russie
soviétique. Il est trop tôt pour cela; les obstacles sont
grands; les facteurs politiques auxquels incombe la déci-
sion s'en rendent fort bien compte et personne n'y songe
sérieusement. Les hommes politiques français, anglais et
italiens voient clairement les importantes conséquences
qui en découlent. Ils voient également que l'Allemagne,
dans son état présent, est un contractant inopportun pour
une alliance, de même que la Russie. L'opinion publique
de ces Etats ne le supporterait pas.
A juger objectivement les choses, la soi-disant crise des
alliances nous apparaît ainsi après la Conférence de
Gênes : on ne peut pas actuellement compter approfondir
davantage et plus en détail les principes actuels des accords
entre Alliés. Il me semble que c'est une faute pour l'Eu-
rope. Autant que je puis en juger, on le ressent aussi dans
tous les milieux politiques allemands sérieux, lesquels se
rendent compte qu'une ferme politique alliée franco-
anglaise donne à l'Allemagne une plus grande possibilité
de se restaurer économiquement, d'obtenir une solution
plus modérée de la question des réparations et, en général,
d'opérer une évolution politique plus calme dans un
avenir prochain.
On parle beaucoup de l'isolement de la France, notam-
ment dans divers milieux antifrançais. Je voudrais attirer
l'attention sur le fait que c'est mal comprendre la véritable
situation politique actuelle de l'Europe; il n'y a que les
12 Le Flambeau.
milieux extrêmement nationalistes français qui souhaitent
aussi cet isolement.
Cette évolution vers une plus grande liberté politique
des deux parties est d'ailleurs naturelle: le grand danger
commun qui a étroitement uni les alliés pendant la guerre
disparaît de plus en plus, et plus il en est ainsi, plus il
s'agit entre eux de résoudre des questions au sujet des-
quelles leurs intérêts ne sont pas toujours identiques.
C'est pourquoi nous devons sans cesse être préparés à
nous trouver en face de désaccords tels qu'il en est surgi
à la Conférence de Gênes, mais de grandes scissions et
des changements de front ne sont pas à craindre. Les
divergences d'intérêts étant chose naturelle, la tâche de la
politique est de trouver un bon terrain d'accord malgré
cet obstacle.
Il n'est pas douteux que les regroupements diploma-
tiques occasionnels qui pourraient se produire ne feraient
que renforcer le sentiment d'incertitude et d'imprécision
dans les Etats de l'Europe. Dans ces conditions, nous
devons d'autant plus accentuer notre collaboration avec
les Etats avec lesquels nous sommes le plus liés; cette
collaboration est pour chacun de nous inestimable non
seulement en ce qui concerne les questions de défense
nationale et les pourparlers diplomatiques qui ont lieu
dans les conférences et congrès internationaux, mais
encore parce qu'elle nous apporte d'énormes succès maté-
riels et moraux.
Notre politique actuelle était préparée à une telle situa-
tion par le travail des dernières années, qui lui a permis
de raffermir sa position et de jeter les bases d'alliances.
Elle n'a aucune raison pour changer ses rapports envers
la France, l'Angleterre ou l'Italie, l'Allemagne ou la
Russie. A l'égard de ces Etats, elle continuera dans la
direction suivie jusqu'ici. Mais elle sera prête, à tous
égards, pour toute éventualité possible.
La Conférence de Gênes. 13
La Politique tchéco -slovaque.
Au cours des deux dernières années, le programme de
ces deux courants politiques a pris forme peu à peu et,
finalement, il est apparu avec une suffisante netteté à la
Conférence de Gênes. Chez nous, cela s'est manifesté de
temps en temps par des interpellations et des attaques
contre notre politique extérieure; déjà on avait posé la
question de savoir si je voulais faire une politique fran-
çaise ou anglaise. Les uns parlaient de vassalité envers la
France; d'autres nous traitaient de réactionnaires; d'au-
tres encore voyaient d'un mauvais œil notre politique à
l'égard de la Russie; à leur avis, nous n'étions ni assez
russophiles, ni assez francophiles. Nous avons même été
traités de germanophiles.
La Conférence de Gênes nous fournit l'occasion de
donner en quelques mots une réponse plus précise à ces
reproches. Le gouvernement tchécoslovaque a toujours
répondu à ce genre de reproches en disant qu'il prati-
quait une politique tchécoslovaque. Le plus bel exemple
que l'on puisse donner de ce que nous venons de dire,
c'est la politique que nous avons suivie à la Conférence
de Gênes.
Quiconque a quelque intelligence des principes de la
politique internationale ne demande pas seulement avec
qui marche tel ou tel Etat, mais il se pose d'abord une
question: quels sont les intérêts de l'Etat, de quel côté
sont-ils, et quels sont les principes qui dirigent sa poli-
tique extérieure?
La démocratie, le progrès politique et social sont de
tradition dans notre nation. Nous resterons fidèles à cette
tradition. Il est de notre intérêt que les traités de paix
soient respectés et exécutés; que les ennemis déclarés
ou secrets de notre Etat ne puissent, sous le couvert du
progrès et de la démocratie, semer de nouvelles disputes
en Europe et faire crouler les fondements de cet Etat. Il
14 Le Flambeau.
est de notre intérêt qu'une Russie nouvelle puisse coopé-
rer le plus tôt possible à la reconstruction politique et
économique de l'Europe, et que l'on ne retourne pas au
système, en usage avant la guerre, d'armements à
outrance, lequel nous a conduits à la guerre mondiale.
Il est également de notre intérêt que les minorités eth-
niques, dans chaque Etat, obtiennent autant de liberté
qu'il est compatible avec la sécurité et les intérêts de
l'Etat, et que cette liberté facilite les bonnes relations
entre les divers Etats.
C'est ce qui détermine la politique que nous avons
pratiquée depuis l'origine de la République et que nous
entendons continuer. Ainsi se trouve formulée la réponse
à la question de savoir si nous suivons une politique
française ou anglaise. Nos adversaires politiques conti-
nueront à parler de vassalité; ils continueront à com-
menter notre dépendance à l'égard de l'un, parce que
leur but est d'aboutir à une véritable dépendance à l'égard
de l'autre ; et, en tous cas, de créer des difficultés à l'Etat.
Chacun des petits Etats doit tenir compte de l'attitude
prise par les grands et, dans une certaine mesure, s'en
inspirer. Mais sa solidarité avec un grand Etat est limitée
par ses propres intérêts; les grands Etats respectent les
intérêts vitaux des petits, lorsque ceux-ci se trouvent
dans une situation telle qu'ils sont tenus de choisir entre
tel ou tel point de vue et d'agir en conséquence.
Bien des gens n'ont, semble-t-il, pas compris ces
notions élémentaires. Dès le début, le principe de toute
notre politique extérieure a été de conserver la liberté de
pratiquer notre propre politique, une politique réellement
tchécoslovaque. De cette façon-là seulement nous pouvons
être et rester un allié appréciable pour celui avec lequel
nous marchons de concert. Ce qui constitue l'importance
de la Petite Entente, c'est qu'elle facilite pour nous,
comme pour chacun de ses membres, une politique con-
La Conférence de Gênes. 15
forme aux conditions historiques, géographiques et éco-
nomiques.
L'Etat tchécoslovaque n'est pas et ne doit jamais être
le jouet d'aucun grand Etat, il ne saurait non plus prendre
à l'avance des engagements envers quelque Russie future
artificiellement édifiée.
Ce point de vue ne cesse pas d'être slave. Bien au
contraire, il constitue une base sérieuse pour une poli-
tique slave positive. A Gênes précisément, nous nous
sommes, avec M. Nintchitch, ministre des Affaires étran-
gères du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, con-
vaincu à nouveau et plus directement de la nécessité
d'une collaboration étroite et d'une alliance des plus éten-
due pour l'avenir. De même nous avons senti clairement
ce qui nous unissait aux Polonais. Même dans les conver-
sations avec M. Tchitchérine, nous n'avons pas oublié
les questions de la politique slave.
L'Europe centrale commence à être une partie conso-
lidée de l'Europe. On peut même dire qu'elle est plus
solide qu'on ne le croit généralement. On a pu s'en
apercevoir à la Conférence de Gênes. Nous avons encore,
il est vrai, un certain nombre de difficultés, mais en
quelques années nous avons fait de grands progrès. Dans
l'Europe centrale nous sommes aujourd'hui arrivés à une
entente avec la Yougoslavie, la Roumanie et la Pologne,
de sorte qu'il n'est pas à craindre de voir tenter une
modification de la situation actuelle de l'Europe. De jour
en jour cette situation se raffermit; je voudrais même
souligner que la Conférence de Gênes qui, pour certains
hommes politiques, devait constituer la première attaque
contre les traités de paix, n'a fait en réalité que raffermir
encore le nouveau statut de l'Europe centrale.
Ce résultat est dû à la politique qui, depuis la fin de la
guerre, poursuit méthodiquement l'organisation de l'Eu-
rope centrale, à la politique consciente de ses tâches
immédiates et de ses devoirs à l'extérieur. Quoiqu'elle
16 Le Flambeau.
n'y voie pas une sorte de garantie éternelle pour la
sécurité de notre pays, cette politique considère cepen-
dant cette organisation nouvelle comme un moyen efficace
d'en affermir les fondements. Le fait que notre politique
a été longuement méditée ressort de ce que les bases de
la Petite Entente ont été posées à Paris dès le mois de
décembre 1918.
La politique que nous venons d'exposer ne change rien
à nos rapports étroits et cordiaux avec la France, l'Angle-
terre et les autres nations. Au contraire, l'indépendance
et la fermeté de notre politique extérieure ne font qu'ac-
croître l'importance et le prix que l'on attache à notre
alliance. Il était utile de le dire; la Conférence de Gênes
nous en a fourni l'occasion.
La Petite Entente à la Conférence de Gênes.
La Conférence de Gênes a été pour la Petite Entente et
la Pologne la première occasion d'une collaboration diplo-
matique internationale au grand jour. Disons immédiate-
ment que cette collaboration a fait ses preuves. Dans les
commissions économique, financière et des transports, les
experts ont systématiquement pratiqué une action com-
mune et obtenu tout ce qui était dans l'intérêt de la Petite
Entente. Dans les questions politiques, la tactique com-
mune fut établie dans tous les détails. Les chefs des délé-
gations se tinrent en rapports constants ; ils discutèrent en
commun et décidèrent en commun toutes les questions
politiques, et l'on peut affirmer que pendant toute la Con-
férence il n'y a eu aucun fait, soit matériel, soit formel,
soit personnel, qui ait pu faire naître un désaccord. Les
représentants de la Pologne ont participé constamment à
toutes nos réunions et avec eux aussi nous avons travaillé
en complet accord dans les questions de forme ainsi que
dans les questions de fond. Au cours de cette collabora-
tion, la sincérité et la loyauté de tous s'affirma d'une façon
éclatante. Nous avons quitté la Conférence avec le désir
La Conférence de Gênes. 17
qu'une telle collaboration subsiste à l'avenir. Tout le
monde a constaté que l'un des résultats positifs de la Con-
férence de Gênes était justement la consolidation et l'affir-
mation de l'influence politique internationale de la Petite
Entente et de la Pologne qui travaillait avec elle.
Je ne citerai pas ici tous les cas concrets de cette collabo-
ration. Je ferai remarquer que notre groupement, dans
les différentes questions se présentant à la Conférence de
Gênes, a adopté régulièrement un point de vue modéré et
médiateur. C'est ainsi, par exemple, qu'il a cherché à
atténuer les divergences dans le conflit anglo-français. En
ce qui concerne le mémorandum russe, son point de vue
fut modéré, et quand il s'est agi de prendre une décision
définitive dans les affaires russes, il a défendu le point de
vue qu'il ne convenait pas d'interrompre toute négocia-
tion avec la Russie et de rejeter à nouveau ce pays dans
l'isolement. Quand il s'est agi de l'engagement réciproque
des différents Etats de ne pas s'attaquer, notre groupe-
ment a défendu cette opinion moyenne qu'il n'est cer-
tainement pas nécessaire de renforcer particulièrement la
garantie des traités de paix, mais que, dans le pacte con-
clu, il est nécessaire de rappeler que la base de tous les
engagements internationaux de ce genre est que chacun
respecte le principe fondamental du droit international,
c'est-à-dire qu'il respecte ses engagements.
Critique de la Conférence. Ses résultats.
Il serait très facile de critiquer la Conférence et ses tra-
vaux. Les critiques qui lui ont été adressées sont générale-
ment les suivantes:
1° Elle aurait été prématurée et insuffisamment pré-
parée. Suivant ces critiques, la Conférence aurait eu un
plus grand succès si elle avait eu lieu six mois plus tard.
2° Son programme aurait été erroné. La reconstruction
de l'Europe doit commencer par le règlement du problème
2
18 Le Flambeau,
des réparations, par des négociations directes entre l'An-
gleterre, la France et l'Allemagne. Ensuite, il faut régler
la question des dettes de guerre interalliées. De l'avis
unanime de tous les spécialistes, le monde est aujourd'hui
surchargé de dettes. Aussitôt qu'une entente sur cette
question sera réalisée, il sera nécessaire d'en appliquer le
résultat à la vie économique des autres Etats européens,
et ceci améliorera rapidement la situation économique de
l'Europe. Ce n'est qu'après que ces deux résultats auront
été obtenus que l'on pourra commencer à régler le pro-
blème économique russe.
3° La Conférence aurait montré une connaissance
insuffisante des questions russes. Sans cela, on n'aurait
pas commis dans ces questions russes certaines erreurs et
on se serait aperçu plus tôt que, dans la situation actuelle
de la Russie, la Délégation des Soviets ne pouvait pas
accepter les conditions des puissances occidentales: il
n'aurait pas été possible non plus que le contraste entre la
Russie communiste et l'Europe bourgeoise apparût aussi
nettement à la Conférence qu'au dernier moment. En
outre on dit que la Russie pourra accepter dans six mois,
mais qu'elle ne pouvait accepter maintenant.
4° On incrimine particulièrement la suspicion que cer-
tains Etats ont apportée à la Conférence. A ce propos,
on considère généralement le traité germano-russe comme
ayant dès le début fait disparaître la confiance récipro-
que, en provoquant une grande nervosité et l'incertitude,
en raison de quoi on n'a pu compter sur un grand succès.
5° Ensuite, on dit que la France a bien formulé exacte-
ment ce qu'elle ne veut pas; mais qu'elle n'a pas indiqué
d'une façon concrète comment elle se représente la
reconstruction de TEurope.
6° Il y avait une incertitude à la Conférence. On ne
savait pas quand, de quelle façon et dans quel sens une
question quelconque se poserait; quelles questions
seraient discutées; à quel moment on discuterait une
La Conférence de Gênes. 19
question; tout était imprévu et incertain. Ceci créait un
milieu nerveux, susceptible, irritable, par suite un man-
que de calme et de capacités pour un travail positif. La
Conférence de Gênes a été aussi la première Conférence
où des luttes diplomatiques aient eu lieu devant le grand
public, devant une assemblée populaire sous la forme de
réunion publique. Cela avait son très bon côté, mais créait
un état d'esprit encore plus nerveux.
Il serait possible de citer encore toute une série d'autres
arguments formulés de divers côtés. Je ne les considère
pas tous comme justifiés, mais il est bon de signaler ce
que l'on reproche à la Conférence afin de pouvoir juger
de la situation exacte. On tentera de parler d'un insuccès
'de la politique anglaise et italienne, d'un succès de la
politique française, de succès ou d'insuccès de la Russie
et de l'Allemagne. Je pense que de tels jugements ne
seraient pas exacts.
A la Conférence s'affrontaient les représentants de
trois courants de la politique internationale ; ils ont quitté
Gênes en gardant leur position et sans changer de point
de vue. C'est un fait que le but que s'était assigné la
Conférence n'a pas été entièrement atteint. Nous ne
devons pourtant pas nous laisser tromper : on ne conti-
nuera que plus obstinément à travailler pour y arriver.
Tous ceux qui ont suivi les travaux de la Conférence de
Gênes ont dû admirer la persévérance, la largeur de vues
et l'optimisme avec lesquels M. Lloyd George s'efforça
d'écarter d'énormes obstacles. Et tous ceux qui ont vu
'de quelle façon la Conférence a été préparée et quelles
furent ses véritables difficultés intérieures n'ont pas pu
ne pas reconnaître que le scepticisme de la politique fran-
çaise à l'égard de la procédure employée n'était pas
injustifié. L'idée qui avait conduit à l'organisation de la
Conférence et à la présentation de certaines questions,
était juste. Il est nécessaire de l'affirmer à nouveau. Mais
les conditions dans lesquelles on pouvait arriver à un
20 Le Flambeau.
résultat, ainsi que les difficultés que l'on devait rencontrer
n'avaient pas été exactement indiquées. En outre, on
n'avait pas connu suffisamment à temps, avant la Confé-
rence, le point de vue de la Russie et, même pendant la
Conférence, les idées et le point de vue russes n'ont pas
été convenablement aperçus. C'est pourquoi on ne pou-
vait obtenir un plein succès.
Ce serait néanmoins une très grande erreur que de
penser que la Conférence a perdu ainsi son grand intérêt
politique. Les résultats obtenus par les commissions éco-
nomique, financière et des transports sont certainement
remarquables, bien que d'ordre tout à fait général; ils
mettent bien en relief les différents problèmes de la
reconstruction de l'Europe.
Si, avant la Conférence de Gênes, ce mot de reconstruc-
tion de l'Europe n'était qu'une formule, tous ceux qui
ont participé aux travaux de la Conférence comprennent
maintenant très clairement ce que signifie la question de
la reconstruction de l'Europe. Mais l'importance princi-
pale de la Conférence réside dans les résultats de ses tra-
vaux politiques, que l'on peut résumer ainsi:
1° La Conférence a été la première manifestation inter-
nationale de la communauté politique et économique euro-
péenne après la guerre. Pour la première fois, les chefs
politiques de tous les Etats se sont rencontrés personnelle-
ment et ont conféré ensemble. Ceci est déjà un succès
remarquable.
2° La Russie, après sa révolution, est entrée pour la
première fois en relations avec le reste de l'Europe
et est sortie de son isolement ; elle a noué des relations
qu'elle conservera probablement, et le danger de conflits
armés entre elle et les autres Etats a disparu dans une large
mesure.
3° Le problème russe par rapport à l'Europe est apparu
aux Etats européens beaucoup plus clair qu'il ne l'était
auparavant, il s'est réduit à quelques questions très
La Conférence de Gênes. 21
simples, de telle sorte que les négociations ultérieures
seront beaucoup plus faciles. Les divergences entre la
Russie communiste et l'Europe non communiste sont
apparues très nettement. Le fait qu'on continuera à négo-
cier dans la commission nouvellement constituée à La
Haye doit être considéré comme une bonne chose, car
ainsi le contact avec la Russie se trouve maintenu.
4° Toute une série de questions importantes de la poli-
tique européenne se sont posées à la Conférence: rela-
tions des Alliés entre eux, rapports franco-anglo-italiens,
situation de l'Allemagne en Europe et rapports des Alle-
mands avec la Russie, situation de l'Amérique par rapport
à la reconstruction de l'Europe et, d'une façon générale,
directives de la politique européenne. Il est sans doute bon
qu'une série de questions aient été éclaircies, que la crise
cachée se soit révélée publiquement et qu'ainsi de meil-
leurs préparatifs de l'action à venir aient été rendus plus
faciles.
5° La Petite Entente s'est manifestée comme un élément
de consolidation dans la politique européenne. Elle a jus-
qu'au bout défendu ses intérêts et elle a ainsi rempli la
tâche que lui ont tracée ceux qui ont travaillé à sa réali-
sation. Les Etats qui la constituent ont assuré à ce grou-
pement de nations une influence internationale pour
l'avenir, et le prestige particulier de chacun de ses
membres.
La Tchécoslovaquie elle-même, pendant le cours de la
Conférence, a empêché tout ce qui, sous une forme quel-
conque, aurait pu porter atteinte à ses intérêts. Il n'y a eu
pendant la Conférence aucun incident par lequel elle au-
rait été atteinte. Dans l'esprit de ses principes et de sa
politique précédente, qui a toujours servi les intérêts et les
idées incorporés dans la Conférence de Gênes, la Tchéco-
slovaquie a collaboré efficacement à la reconstruction
européenne. Nous revenons de la Conférence sans être ni
lésés dans nos intérêts, ni ébranlés dans nos positions et,
par là même, renforcés.
22 Le Flambeau.
Conclusion.
Parler dans ces conditions d'un échec de la Conférence
de Gênes et ne pas voir cette situation serait inexact. Si
Ton n'a pas atteint ce que pensaient obtenir les organisa-
teurs de la Conférence, on est arrivé à de sérieux résul-
tats qui parfois n'étaient pas attendus; l'historien de la
politique européenne devra s'arrêter certainement à la
Conférence de Gênes; l'homme politique doit méditer à
son sujet, s'efforcer de la comprendre et en tirer les con-
séquences nécessaires pour la politique pratique. Avant de
partir pour Gênes, la Délégation tchécoslovaque ne se fai-
sait aucune illusion sur le résultat de la Conférence. J'af-
firmerai que nous nous sommes rendus à la Conférence
sans espoir particulier, mais aussi sans crainte. Je n'ap-
prouvais pas ceux qui maudissaient la Conférence et qui
aujourd'hui parlent de son grand insuccès. Sa convocation
fut un grand acte international. L'homme politique qui
porte la responsabilité de la politique de l'Etat, a le devoir
d'adopter un point de vue positif; en vue d'un tel acte
international il doit avoir son programme et un but bien
fixé. S'il restait dans une position purement négative, il
ferait certainement le plus grand tort aux intérêts de l'Etat
qu'il représente. Seul un opposant, qui fait de l'opposi-
tion pour l'opposition, et celui qui se contente d'une atti-
tude négative peuvent faire une politique purement néga-
tive. C'est une expérience politique bien connue et cou-
rante. Nous avons adopté dès le début un point de vue
modéré, critique et non négateur. Nous avons essayé,
dans la mesure de nos forces, de collaborer au programme
de la Conférence et de faciliter un règlement à l'amiable
des conflits. Nous avons fait preuve envers tous et dans
tous les cas de bonne volonté.
Dans tous nos actes, nous sommes restés entièrement
fidèles à la ligne de notre politique.
Edouard Bénès.
Prague, mai 1922.
Deux Politiques
(i)
VII
La non-adhésion de la Belgique au pacte de Londres
eut pour effet de provoquer de la part des Alliés la décla-
ration de Sainte- Adresse. Le gouvernement belge ne put
que se féliciter de sa réserve. Les cabinets de Londres et
de Paris sentirent d'eux-mêmes l'opportunité de prendre
envers lui des engagements positifs qui avaient trop tardé
depuis le commencement des hostilités, celui de ne pas
déposer les armes tant que l'indépendance de la Belgique
ne serait pas restaurée, celui aussi de reconstituer au
moyen de larges indemnités son patrimoine économique,
qu'elle avait sacrifié en restant héroïquement fidèle à ses
obligations internationales.
Les termes de la déclaration, arrêtés par les cabinets de
Paris et de Londres et soumis à celui de Pétrograd, furent
discutés avec moi au quai d'Orsay. J'eus le tort d'y vou-
loir introduire le mot vague de « revendications », qui
dans ma pensée ne visait pas des acquisitions de territoire,
mais des réclamations (Tordre matériel et financier. On
me fit observer que ce mot prêterait à des équivoques et
je consentis â sa suppression, pour que la déclaration fût
aussi nette et aussi précise que possible.
L'Italie ne l'a pas signée, parce qu'elle n'était pas une
Puissance garante de l'indépendance et de la neutralité
belges, mais elle n'y a fait aucune objection par suite de
son adhésion au pacte de Londres. Tel est le sens de la
communication que je reçus de son représentant et qui
(1) Voyez le Flambeau du 30 avril 1922 (5e année, n° 4).
24 Le Flambeau.
fut suivie de celle du gouvernement japonais dans des
termes analogues.
La déclaration faite à la Belgique ne pouvait pas com-
prendre sa colonie. C'était comme Puissances garantes
que la France, l'Angleterre et la Russie s'étaient unies
pour affirmer leur fidélité aux engagements contractés
envers notre pays. Aucune d'elles n'avait garanti la pos-
session du Congo à la Belgique, non plus que sa neutra-
lité. L'Angleterre avant le siège d'Anvers (19 septembre
1914) avait fait remettre I notre gouvernement une note
lui donnant l'assurance de son appui pour le maintien de
l'intégrité de nos possessions coloniales. Notre Souverain,
attentif à tout ce qui pouvait sauvegarder l'avenir de notre
colonie, insista pour que je réclamasse en faveur du
Congo une promesse formelle. Nous sommes redevables
à sa clairvoyante sollicitude de la déclaration complémen-
taire faite par le Ministre de France. L'Angleterre désira
que son alliée en prît l'initiative en raison du droit de
préemption qu'elle possède sur notre domaine africain.
Le ministre britannique au Havre et le chargé d'affaires
de Russie m'informèrent par écrit de l'adhésion de leurs
gouvernements à la déclaration de M. Klobukowski ; le
ministre d'Italie et le chargé d'affaires du Japon me firent
connaître qu'ils en prenaient acte.
La déclaration de Sainte-Adresse n'a pas produit pour
notre pays tous les fruits que j'en avais espérés. La faute
n'en est ni à son esprit ni à son ttxtt, mais à la durée de
la guerre qui a dépassé les pires prévisions. La révolution
russe survenue à la fin de la troisième année, les efforts
gigantesques et les énormes sacrifices que la France et
l'Angleterre ont dû s'imposer pour soutenir la lutte, les
ruines accumulées par les armées allemandes, ont mis les
signataires hors d'état de remplir l'engagement qui pré-
voyait <( le relèvement commercial et financier de la Bel-
gique. » Le traité de Versailles, d'autre part, n'a pas
pourvu aux moyens efficaces de lui assurer les larges
Deux Politiques. 25
indemnités promises. La déclaration et la réponse que je
fis aux ministres des trois Puissances n'en ont pas moins
confirmé au grand jour, à la face de nos ennemis, la soli-
darité existant entre les Alliés et la Belgique; elles n'ont
laissé à l'Allemagne aucun doute, aucun espoir, à cet
égard. La déclaration précisait en outre les promesses
réconfortantes auxquelles la Belgique avait droit. Et par
dessus les tranchées elle apportait à une population admi-
rable dans la souffrance une consolation, un encourage-
ment, une confiance, qui devaient réjouir et raffermir
encore son héroïsme.
La déclaration a donné ainsi satisfaction à ceux qui
refusaient, comme moi, de croire au mirage d'une plus
grande Belgique. Je ne vois pas du reste que mes succes-
seurs aient cherché à obtenir davantage des Alliés avant
la fin de la guerre ( 1 ) .
Il est pitoyable que, pour aiguiser ses critiques,
M. Nothomb se soit fait une arme contre moi des appré-
ciations émises par la presse allemande. Ignore- t-il donc
ou feint-il d'ignorer que la tactique de l'Allemagne a tou-
jours été de semer la division parmi nous? Elle louait les
uns pour les rendre suspects aux autres et cherchait à
déconsidérer, en feignant de les approuver, ceux que
peut-être elle haïssait et redoutait le plus.
VIII
La restauration de la Belgique avait été assurée par la
déclaration de Sainte-Adresse autant qu'il était possible à
la diplomatie d'y pourvoir, en attendant la décision
suprême qui ne serait obtenue que par les armes. Mais
l'abandon définitif de notre neutralité, le statut interna-
tional futur de notre pays et les garanties dont il aurait
(1) Il m'est permis peut-être d'exprimer le regret que la déclara-
tion de Sainte-Adresse n'ait pas été invoquée davantage lors des
discussions de la paix.
26 Le Flambeau.
besoin étaient à mon sentiment des questions capitales qui
restaient à débattre avec les gouvernements alliés. Devant
me rendre à Londres après la Conférence économique de
Paris de juin 1916, je me proposais d'en entretenir le
vicomte Grey, secrétaire d'Etat au Foreign Office. Il était
à prévoir qu'il me parlerait à cette occasion de la question
de l'Escaut et de celle du Grand-Duché, sur lesquelles
j'avais fait parvenir deux mois auparavant des notes con-
fidentielles à Son Excellence.
La note sur l'Escaut démontrait par des exemples tirés
de la période d'avant guerre et de la guerre elle-même
l'impérieuse nécessité de modifier la situation établie par
le traité hollando-belge de 1839. Mais la note n'indiquait
pas le remède préféré par le gouvernement du Havre.
Suivant le désir du Conseil des ministres elle restait
muette sur ce point essentiel. Mes collègues avaient été
d'avis qu'il valait mieux laisser les gouvernements bri-
tannique et français chercher eux-mêmes et proposer la
solution la meilleure. Quant à moi, je pensais que deman-
der à un Anglais, et à un Anglais absorbé pendant la
guerre par tant de problèmes plus angoissants, de ré-
soudre la question si compliquée de l'Escaut, autant eût
valu charger un Belge de fournir à l'Angleterre la solu-
tion de la question du « Home Rule ».
Il y avait plusieurs moyens, indiqués dans la note, de
résoudre le problème et chacun comptait des partisans.
Le moyen le plus sûr était d'attribuer à la Belgique les
deux rives de l'Escaut occidental; le moyen le plus géné-
ralement préconisé de restituer à notre pays la Flandre
zélandaise. Elle ne nous aurait donné cependant que la
partie de l'estuaire comprise entre la rive gauche et le
thalweg du fleuve d'après les principes du droit des gens
sur la propriété des cours d'eau mitoyens; on devait
donc y ajouter une servitude générale consentie par la
Hollande à la Belgique dans les eaux hollandaises. Il
restait une troisième solution qu'on aurait obtenue au
Deux Politiques. 27
moyen d'un accord entre les deux parties intéressées. La
base de cet accord était une co-souveraineté de la Belgique
et de la Hollande, une sorte de condominium sur l'Escaut,
que le rapporteur du traité de 1839 avait fait entrevoir à
notre Parlement. La navigation serait débarrassée en
temps de paix de toute entrave, la Belgique devenant
seule maîtresse d'introduire dans le régime du fleuve les
améliorations nécessaires; Anvers ne serait plus privée
en temps de guerre des secours militaires et du ravitaille-
ment indispensables à la défense du pays. Ce dénouement
avait toutes mes préférences, parce qu'il était le plus réa-
lisable à mes yeux.
J'étais résolu à ne pas rompre la consigne du silence
que nous nous étions engagés à observer en ce qui regar-
dait la solution de l'Escaut. Mais un événement inattendu,
un fait nouveau, m'obligea malgré moi de modifier mon
attitude.
La campagne, poursuivie par des publicistes et des
journalistes belges en vue de la récupération de territoires
ayant appartenu autrefois aux provinces belges, avait
porté ses fruits. En vain avais-je mis en garde ses pro-
moteurs contre les conséquences de leurs écrits. La presse
néerlandaise, après avoir accueilli leurs revendications
par des railleries, finit par s'en indigner à l'instigation
des agents allemands et YAlgemeen Handelsblad d'Am-
sterdam en vint à sommer le Ministre de Belgique de dé-
savouer les visées de ses compatriotes. Je ne voulus pas
autoriser le baron Fallon à lui répondre, mais YAlgemeen
Handelsblad ayant prétendu que la Belgique était poussée
à des revendications territoriales par la France et l'Angle-
terre, les Cabinets de Paris et de Londres s'émurent
aussitôt die cette accusation. Leurs ministres à La Haye
leur représentaient avec force le tort que la propagande
annexionniste belge faisait à la cause des Alliés, après les
assurances formelles de respecter l'indépendance et la
28 Le Flambeau.
neutralité hollandaises qu'ils avaient données au gouver-
nement de la Reine.
A peine débarqué à Londres, le 1er juillet, je reçus la
visite de notre ministre, M. Hymans. Il m'apportait le
texte d'une déclaration destinée à la presse et par laquelle
l'Angleterre et la France condamnaient nettement la pro-
pagande en question. Le Foreign Office, me dit notre
ministre, insistait pour obTenir l'adhésion immédiate du
gouvernement belge à cette déclaration; à peine avait-il
consenti à attendre que M. Hymans, qui l'avait avisé de
mon arrivée, eût pris le temps de me consulter. J'estimai,
comme notre ministre, que le refus de nous joindre aux
deux gouvernements alliés serait une faute impossible à
commettre. Notre silence aurait passé aux yeux des Hol-
landais pour un aveu de projets annexionnistes. Le gou-
vernement du Rpi ne pouvait les concevoir ou les encou-
rager que s'il était décidé à courir le risque d'une brouille
avec la Hollande. Mais alors il aurait fortement indisposé
contre lui les Cabinets français et britannique, pressés de
dissiper les inquiétudes du public néerlandais et de déjouer
une manœuvre allemande. La hâte qu'on mettait à Paris
et à Londres à rassurer la Hollande devait nous ouvrir les
yeux sur l'accueil qui y serait fait à une politique d'agran-
dissement aux dépens de notre voisine. Le nom de la
Belgique fut donc ajouté à ceux de l'Angleterre et de la
France dans le communiqué de l'agence Reuter.
Le lendemain l'ambassadeur de la République, M. Paul
Cambon, que j'étais allé voir, s'étonnait que le gouverne-
ment du Havre disposant de la censure n'eût pas empêché
la publication d'articles de journaux susceptibles de faire
naître un conflit avec le gouvernement néerlandais.
Sir Edward Grey, qui venait d'être créé vicomte Grey
of Fallodon, dirigeait depuis dix ans avec honneur et suc-
cès la politique extérieure cle la Grande-Bretagne. Paci-
fiste convaincu, comme son Roi Edouard VII, il n'avait
pas balancé, pour maintenir la paix européenne, à con-
Deux Politiques. 29
dure l'Entente cordiale avec la France; pour secourir la
Belgique envahie, il n'avait pas hésité à précipiter l'An-
gleterre dans le plus formidable des conflits. Un Anglo-
Saxon foncièrement libéral, au visage imberbe et régulier
portant l'empreinte de sa race, une âme loyale et teintée
d'idéalisme. J'allais bien vite constater qu'il m'écouterait
d'une oreille très amicale, quand je l'entretiendrais des
desiderata de la Belgique, mais aussi qu'il serait incapable
de se plier à des combinaisons politiques qui lui semble-
raient porter atteinte au droit. D'après ce que m'avait
écrit M. Hymans, ses dispositions au sujet de l'Escaut
n'étaient pas rassurantes. Dès notre premier entretien il
reconnut que la question avait un caractère international
et que de sa solution dépendaient l'avenir du port d'An-
vers et la défense de la Belgique. Mais il ajouta avec sa
franchise habituelle qu'il était très hésitant à pousser son
gouvernement à entrer dans nos vues, si légitimes qu'elles
parussent. Il estimait en effet que l'Angleterre était liée
envers la Hollande par la reconnaissance qu'elle avait
faite de sa neutralité dès le début des hostilités, ce qui
impliquait la reconnaissance de la neutralité de l'Escaut
et par conséquent de la souveraineté de la Hollande sur
la partie du fleuve qui traverse son territoire. Comment
après cela patronner nos demandes, comment changer
d'attitude, sans risquer d'être accusé de duplicité? Le
moyen que je suggérai, consistant à laisser à la Belgique
l'initiative de réclamer la revision des traités de 1839 lors
de la conclusion de la paix, et le procédé que j'indiquai de
négociations directes avec la Hollande, en vue d'établir
un nouveau régime de l'Escaut sous le contrôle et avec le
concours des Puissances alliées, parurent tirer Lord Grey
d'un grand embarras. Mais je pus me convaincre immé-
diatement qu'il attendait de moi que je lui indiquasse une
solution à étudier et qu'il se refuserait à toute discussion,
si je lui proposais une de celles qui exigeaient la rétroces-
sion d'un territoire néerlandais. Je dus donc me contenter
30 Le Flambeau.
d'exposer à Son Excellence la solution du condominium
avec tous les arguments à l'appui.
La question du Luxembourg n'intéressait pas le Cabi-
net de Londres au même degré que celui de Paris. Je me
bornai à dire que je m'en référais sur ce sujet à la note
remise au Foreign Office et n'avais rien à y ajouter. Ce
n'est que dans le cas où les Grands-Ducaux ne pourraient
ou ne voudraient plus continuer leur existence indépen-
dante que la Belgique ferait valoir ses droits historiques
sur cette ancienne demi-province belge.
IX
Il ne suffisait pas de renoncer à notre neutralité après
la guerre et de le déclarer hautement ; il fallait la rempla-
cer par des garanties plus solides pour notre sécurité
future. J'étais de ceux qui prévoyaient que l'Allemagne
vaincue, amoindrie, forcée de restituer ses spoliations,
resterait redoutable à ses voisins. La soif de domination,
qui excitait à la lutte à outrance une masse de soixante-
six millions d'êtres humains, se transformerait en une
soif de revanche. En admettant même l'écrasement défi-
nitif de nos ennemis, nous ne pouvions pas jouer l'avenir
de la Belgique sur cette seule carte. Les Belges, incertains
du lendemain, auraient vite conscience du péril persistant
de leur situation, s'ils devaient vivre sans l'abri d'une
protection préparée à l'avance par la diplomatie de leurs
gouvernants. Ils voudraient se sentir à couvert contre un
retour offensif des hordes allemandes. Leurs craintes et
leurs désirs se lisaient clairement dans les notes transmises
par le baron Capelle; on n'aurait pas compris dans la
Belgique envahie que nous revinssions chez nous les
mains vides, sans aucun accord avec les Puissances alliées
en vue de l'avenir. Quelle satisfaction de pouvoir prouver
à nos concitoyens que nous avions répondu à leur attente,
en leur apportant, au lieu et place de la neutralité repu-
Deux Politiques. 31
diée, des garanties formelles pour l'intégrité et la sûreté
du territoire national! Il m' apparaissait que la charge,
que la responsabilité dont j'étais investi, me faisaient un
devoir de les suggérer, de les réclamer, et de compléter
ainsi celles qui nous avaient été données pour la restaura-
tion politique et économique de la Belgique.
Ces garanties, quelles seraient-elles? Des frontières
stratégiques plus faciles à défendre? Garanties insuffi-
santes. Les Belges, quelle que soit leur vaillance, seraient
incapables avec leurs seules forces de repousser une
nouvelle invasion allemande, sans parler des attaques
aériennes qui se jouent des frontières stratégiques.
Pour l'Angleterre comme pour la France l'indépen-
dance de la Belgique étant une condition indispensable de
leur propre sécurité, l'une et l'autre à mon sentiment
avaient l'obligation de la garantir. C'est un service essen-
tiel qu'elles se rendraient à elles-mêmes aussi bien qu'à
leur voisine qui par sa situation géographique est leur
boulevard naturel. Une garantie de cette espèce n'est pas
une nouveauté dans l'histoire; celle du siècle passé nous
en offre plusieurs exemples.
Le 20 novembre 1815 l'Angleterre, l'Autriche, la
Prusse et la Russie ont signé un traité par lequel elles
s'engageaient réciproquement à maintenir le traité signé
le même jour avec la France et à veiller à ce que ses sti-
pulations fussent observées. Le nouveau royaume des
Pays-Bas vit son existence garantie par ce traité, auquel
il resta étranger, et il y fit appel en 1830 après le soulève-
ment des provinces belges. Par le traité du 21 novembre
1855 l'Angleterre et la France se sont engagées à main-
tenir l'intégrité de la Suéde contre la Russie. Par le traité
du 15 avril 1856 l'Angleterre, l'Autriche et la France ont
garanti solidairement l'indépendance et l'intégrité de
l'Empire ottoman consacrées par le traité de Paris du
30 mars précédent; toute infraction à ce traité devait être
considérée par les trois Etats signataires comme un casus
32 Le Flambeau.
beîli. En invoquant cet engagement l'Angleterre fut fon-
dée à réclamer après la guerre russo-turque de 1877 la
revision du traité de San Stéphano.
L'Angleterre, la France et la Russie, — auxquelles se
serait jointe peut-être l'Italie, — ne pouvaient selon moi
refuser la garantie d'un traité analogue à la Belgique
comme une conséquence de leur victoire commune et
comme une condition de stabilité pour le nouveau statu
quo européen. La Belgique se sentant protégée aurait
repris avec confiance le cours de ses destinées et poursuivi
son libre développement, sans être hantëe par la menace
des vengeances allemandes. Mais la diplomatie germa-
nique, au lieu de déchaîner une guerre générale en
Europe, tâcherait peut-être de provoquer un incident de
frontière en Afrique pour y chercher querelle à la Bel-
gique et s'emparer d'une partie de sa colonie. Dans cette
hypothèse l'acte de garantie devait prévoir, comme dans
le cas d'un conflit européen, l'intervention des Puissances
signataires.
La Belgique ne serait pas partie au traité, dont elle
recueillerait le fruit, prix de son abnégation pendant la
guerre. Les Puissances auraient néanmoins la certitude
que la nation belge défendrait, le cas échéant, son indé-
pendance avec la même énergie qu'en 1914. A cet effet le
gouvernement du Roi maintiendrait sur un pied suffi-
sant son armée, recrutée au moyen du service général et
obligatoire d'après notre loi de 1913.
L'idée de ce traité de garantie m'était personnelle. Je
ne m'en étais ouvert qu'à un seul de mes collègues, qui
l'avait approuvée. Je voulais profiter de mon séjour à
Londres pour ta ter le terrain auprès de Lord Grey. S'il
avait repoussé de prime abord ma suggestion, il n'en
aurait plus été question et j'aurais cherché autre chose.
S'il l'avait accueillie avec sympathie, le gouvernement du
Havre aurait pu discuter sur cette base avec les gouverne-
ments alliés. La garantie avait besoin d'être précisée,
Deux Politiques. 33
ainsi que le casus fœderis, c'est-à-dire les circonstances
où elle aurait été invoquée et instantanément mise en
action. La rédaction d'un pareil traité aurait pris un cer-
tain temps; il fallait donc se hâter. Le moment psycholo-
gique me paraissait si favorable que c'eût été une faute
de le laisser échapper. Le traité n'excluait nullement la
conclusion avec nos deux voisines, la France et l'Angle-
terre, d'accords militaires défensifs qui l'auraient plus
tard complété.
Je ne doutais pas, je l'avoue, que ma conception ne fût
approuvée par le Conseil des ministres, puisqu'elle n'im-
posait aucune charge à la Belgique, si ce n'est d'entretenir
elle-même une armée pour sa défense, à quoi n'avait
jamais renoncé aucun des gouvernements précédents, au
temps où notre neutralité semblait un rempart infranchis-
sable. Le rôle de simples protégés qui laisseraient à
d'autres le soin exclusif de veiller sur leur existence
aurait paru inacceptable, j'en étais sûr, à la fierté de mes
compatriotes.
Lord Grey écouta avec beaucoup d'intérêt ce que
j'avais à lui dire tant sur notre répugnance pour les
alliances et sur notre résolution de nous défaire, le mo-
ment venu, de notre neutralité conventionnelle que sur
mon projet de remplacer celle-ci par le traité de garantie
dont je viens d'esquisser l'ébauche. Il me pria de résumer
mon exposé dans des aide-mémoire relatifs l'un à
l'Escaut, l'autre à la neutralité et au traité de garantie. Je
rédigea! à Londres ces deux mémorandums et les fis tenir
à Son Excellence. Quelques jours après je remis un
exemplaire de ces documents à M. Jules Cambon, au quai
d'Orsay.
A mon retour à Sainte-Adresse je reçus une lettre du
Ministre des Pays-Bas, par laquelle il demandait au nom
de son gouvernement, vu l'impression pénible causée en
Hollande par les publications de quelques écrivains
belges, que le gouvernement du Roi voulût bien désavouer
34 Le Flambeau.
une propagande tendant à dépouiller la Hollande d'une
partie de son territoire. Le gouvernement de la Reine se
réservait la faculté de publier cette déclaration pour cal-
mer l'opinion publique.
Deux mois auparavant j'avais prié le brillant journa-
liste qui défendait avec autant de talent que de patrio-
tisme notre cause dans le journal belge du Havre, de venir
me trouver. Je lui avais représenté que les revendications
territoriales de ses amis m'exposeraient immanquable-
ment à une demande d'explications du gouvernement
néerlandais que je voulais éviter et j'avais fait un pressant
appel à son influence pour qu'elles prissent fin. Mes pré-
visions s'étaient malheureusement réalisées. Répondre par
des phrases dilatoires, par des faux-fuyants, à une ques-
tion posée en termes précis, c'était placer le gouvernement
belge dans une situation équivoque et dangereuse qui eût
abouti tôt ou tard à une rupture avec la Hollande. Elle
aurait été accueillie peut-être sans déplaisir au Havre par
quelques groupes de réfugiés, mais avec stupéfaction en
Belgique par la population opprimée. Nous en remettre
aux Alliés du soin de répondre à notre place, tactique peu
digne de nous, c'était, d'après ce que j'avais appris à
Londres, la condamnation certaine de la propagande
annexionniste et par-dessus le marché une défiance non
moins certaine à notre égard du gouvernement néerlan-
dais. De toutes façons un manque de franchise aurait créé
entre les deux gouvernements un état de malaise et de
suspicion qui eût été préjudiciable surtout à la Belgique.
Après m 'être mis d'accord avec le chef du Cabinet de
passage à Sain te- Adresse, je fis à M. de Weede une
réponse qui donnait satisfaction au Cabinet de La Haye.
Quand M. Nothomb évoque à l'irrémédiable scandale des
promesses envoyées de Londres — motu proprio — à la
Hollande », il dénature sciemment la vérité ; il oublie en
outre de prononcer son propre mea culpa, car il avait
tout fait depuis plus d'un an pour provoquer la question
Deux Politiques. 35
du Cabinet de La Haye et pour rendre ma réponse iné-
vitable.
X
Mon projet d'obtenir des Alliés un traité de garantie
fut froidement écouté par le Conseil des ministres. Plu-
sieurs de mes collègues jugèrent qu'une telle précaution
serait inutile, attendu que la France, l'Angleterre et la
Russie étaient tenues par les traités de 1831 et de 1839
de garantir l'indépendance de la Belgique et que cette
obligation avait acquis encore plus de force à la suite des
événements de 1914. Inutile, croyez- vous? Alors que les
traités en question ne devaient pas survivre à la guerre?
Au surplus leur insuffisance avait été prouvée par le
retard du secours militaire envoyé aux Belges par la
France et l'Angleterre. En outre, l'ancienne garantie dont
jouissait la Belgique ne s'étendait pas à sa colonie du
Congo.
La critique la plus sérieuse porta sur la phrase finale
du mémorandum; elle assurait les gouvernements alliés
de notre volonté d'entretenir après la guerre une armée
suffisante, recrutée suivant le principe en vigueur chez
nous du service général et obligatoire, pour être en mesure
de coopérer nous-mêmes à notre propre défense. Mes col-
lègues estimèrent que le gouvernement ne pouvait prendre
aucun engagement de ce genre ni empiéter ainsi sur les
prérogatives du Parlement. En conséquence M. Hymans
fut chargé d'aviser le Cabinet de Londres que cette phrase
devait être supprimée 3u mémorandum. L'opinion du
Foreign Office, d'après ce que notre ministre m'écrivit
le 18 juillet, fut qu'il était fondé à nous réclamer sur ce
point un engagement formel; si un jour un gouverne-
ment pacifiste survenait en Angleterre, il serait à craindre
qu'il refusât d'intervenir et de mettre en branle toute la
puissance militaire et navale britannique en faveur d'une
Belgique volontairement désarmée. Dans ces conditions il
36 Le Flambeau.
était clair que mon projet serait abandonné de part et
d'autre. Ce fut un enterrement sans phrases qui me causa
de vifs regrets.
Je m'étais attendu à ce que mon mémorandum sur
l'Escaut soulevât d'amères critiques. Elles ne me sur-
prirent donc point. Il fermait la porte, au moins pendant
la guerre, à la discussion avec les Alliés des solutions
basées sur des accroissements territoriaux, dont ni à
Londres ni à Paris on ne voulait entendre parler. Je
n'aurais pas demandé mieux que de laisser leurs illusions
aux promoteurs de ces solutions, trop certain, hélas! que
l'attitude des Alliés leur dessillerait les yeux, si le pro-
blème de l'Escaut venait sur le tapis au Congrès de la
paix. Mais l'intempérance de plume et de parole de nos
annexionnistes avait forcé les Cabinets de Londres et de
Paris de prendre position contre eux en pleine guerre,
afin de ne pas exaspérer la Hollande, et l'on a vu com-
ment j'avais été obligé, de mon côté, de rassurer le
Cabinet de La Haye sur les desseins du gouvernement
belge. Par une cruelle ironie du sort, c'est contre moi seul
que s'est tournée la colère de ces patriotes déçus dans
leurs calculs pour avoir dédaigné mes avertissements.
Que ne s'en prenaient-ils plutôt à eux-mêmes!
XI
Les journalistes belges au Havre auraient voulu dis-
cuter avec moi mes actes et entendre mes explications,
être au courant de mes projets et exercer leur influence
sur la politique que j'avais en vue. Prétention très légi-
time en temps de paix. Un ministre des Affaires Etran-
gères a tout à gagner à de fréquents contacts avec la
presse, à des échanges de vues réguliers avec les guides
et les interprètes de l'opinion publique. Or, nous étions
en guerre, guerre de tranchées, guerre héroïque, oui,
mais aussi guerre d'espionnage, guerre de calomnies et de
diffamations, où des gaz délétères étaient employés
Deux Politiques. 37
comme sur les champs de bataille par nos ennemis. Nos
conférences n'auraient jamais eu lieu à huis clos; fatale-
ment nos discussions se seraient ébruitées au dehors.
Vous devinez quels commentaires elles auraient fait naître
et quels aliments elles auraient fournis à l'avidité toujours
en éveil de nos adversaires. Que de transformations n'au-
raient-elles pas subies, camouflées à l'allemande!
Ce n'est certes pas que je ne rende pleine justice au
rôle patriotique tenu par notre presse pendant la guerre.
Nulle autre n'a mieux réconforté les courages et soutenu
les confiances au cours de cette interminable épreuve.
J'avais espéré au début de mon ministère que nos journa-
listes comprendraient les raisons de ma discrétion et de
mon silence et qu'ils me feraient crédit. Bien au contraire.
J'ai vu avec tristesse leur impatience dégénérer en dé-
fiance et leur mauvaise humeur se muer en hostilité
déclarée, si bien qu'aucun des hommes à qui est échu
le dangereux honneur de participer au gouvernement en
ces années d'angoisses, n'a eu une plus mauvaise presse
et n'a été jugé plus sévèrement que moi par des publi-
cistes belges.
Il en est même parmi mes détracteurs qui, sans m'avoir
jamais vu, ont récolté contre moi les bruits les plus
absurdes. M. Nothomb s'en est fait l'écho complaisant
dans son article. « Ménagement de l'Allemagne »-, « doute
ou crainte de la victoire », ces mots aux sous-entendus
perfides, il ne craint pas de les imprimer. En ce qui touche
l'Allemagne, mon livre est celui dont l'auteur de
<( J'accuse », un assez bon juge de son pays, a loué l'im-
placable vérité. Quant à douter de la victoire, jamais cette
pensée ne m'est venue après la bataille de la Marne qui
avait brisé le premier élan, et le plus redoutable, de l'ar-
mée impériale. J'en appelle à mes compatriotes restés,
comme ma femme et moi, sous le bombardement des
avions et des Berthas pendant l'offensive de 1918, où
Ton était tout de même moins en sécurité à Paris qu'au
38 Le Flambeau.
Havre. Ils pourraient témoigner de l'inébranlable con-
fiance dans le triomphe final que je n'ai cessé alors de
leur communiquer. Non moins absurde est de prétendre
que je n'étais pas un ami de la France. Des Français qui
me connaissaient bien, M. Ribot et M. Jules Cambon,
m'ont écrit, tous deux, dans des termes chaleureux, les
regrets qu'ils éprouvaient de ma retraite.
Mais il fallait à M. Nothomb une victime expiatoire du
naufrage où sombrent ses rêves et ses ambitions poli-
tiques et il m'a fait l'honneur de m'en désigner comme
l'auteur responsable. Il avait eu pourtant la partie belle
après mon départ des Affaires étrangères; à côté de dé-
vouements incomparables, j'y avais laissé des inimitiés
à peine dissimulées qui pour M. Nothomb furent d'utiles
alliées. Grâce à elles, il a été écouté comme un oracle ; il
a pu disposer pour sa propagande des moyens et des pro-
cédés les plus variés, y compris ses fameuses cartes colo-
riées, dont nos voisins du Grand-Duché n'ont pas goûté
l'exubérance ; et malgré tout il a vu avorter ses plans les
mieux combinés. Le rôle d'accusateur qu'il endosse me
conviendrait beaucoup mieux qu'à lui. Je pourrais avec
raison lui reprocher d'avoir par ses imprudences étourdies
causé les embarras les plus graves à l'œuvre qui m'était
confiée, risqué de retourner contre la Belgique l'opinion
européenne et fomenté contre moi dans les villas de
Sainte-Adresse de petits complots auxquels un patrio-
tisme exalté servait de prétexte, mais non pas d'excuse.
A quoi bon de vaines récriminations? Aussi bien ce ne
sont pas deux hommes, mais deux politiques, qui se trou-
vent en présence.
XII
Restituer à la Belgique, à la faveur du conflit dont elle
fut l'admirable victime et en récompense de son sacrifice,
l'ancienne étendue de ses provinces frontières du côté de
Deux Politiques. 39
la Moselle, de la Meuse et du Rhin, était une idée capable
d'enthousiasmer des esprits patriotes. Personne n'y con-
tredira et moi moins que personne. Encore fallait-il qu'elle
fût réalisable. Elle exigeait pour être mise à exécution un
sensible remaniement de la carte occidentale de l'Europe
et une dépossession de la Hollande. Elle supposait avant
tout la participation des Puissances victorieuses à cet acte
de pression ou de violence. Or rien n'était moins certain
que leur bon vouloir, si grands que fussent les services
que nous leur avions rendus. Leur politique tradition-
nelle n'était-elle pas de tenir la balance égale entre les
petits riverains de la mer du Nord? L'idée d'une plus
grande Belgique faisait violence dans son application au
droit des gens. Elle se présentait aux regards des étran-
gers comme une imitation en miniature de la plus grande
Allemagne, que nos ennemis avaient rêvée en commen-
çant par supprimer notre indépendance. Si elle eût été
adoptée et patronnée par le gouvernement belge, elle eût
ameuté contre lui certains Etats, la veille encore admira-
teurs de la Belgique, qui n'avaient pas pris part à la
guerre. Plus de sécurité pour eux, plus de respect de leurs
droits, dès lors qu'on touchait à ceux de la Hollande,
Etat neutre dans la conflagration mondiale. Chez nous-
mêmes l'idée était désavouée, réprouvée, par l'immense
majorité de la population flamande, désireuse de vivre en
paix avec ses voisins néerlandais. Que d'efforts stériles
pour la rendre populaire dans le reste du pays, dont le
bon sens averti répugne aux aventures! Répéterai-je
qu'elle ne tenait aucun compte des opinions contraires et
que ses promoteurs ne se sont pas donné la peine d'inter-
roger les hommes d'Etat étrangers, Wilson en particulier,
le demi-dieu du Congrès de la paix, sans l'appui desquels
ils étaient condamnés à s'agiter dans le vide? L'idée était
belle sur le paojer, plus belle encore dans l'éloquence
entraînante des banquets, mais impuissante à devenir une
réalité, car autre chose est de bâtir un programme don-
40 Le Flambeau.
nant satisfaction à nos regrets patriotiques et à nos ambi-
tions nationales, autre chose de l'exécuter.
A cette politique romanesque, qui n'a produit que
d'amères déceptions, j'en ai préféré une autre. Sans cher-
cher à la comprendre, mes adversaires l'ont accablée des
termes les plus méprisants: politique de routine, d'humi-
liation, de lâcheté, que sais-je encore? Voyons donc dans
un raccourci rapide résumant les pages précédentes si elle
méritait cette avalanche d'invectives.
Elle répudiait les rêves pour s'adapter aux réalités;
elle s'inspirait du passé pour tenir tètt aux infortunes et
aux menaces du présent. Tant que durerait la guerre, elle
voulait couvrir du manteau de la neutralité, manteau troué
par les balles allemandes, mais que nos ennemis n'avaient
pas réussi à nous arracher, l'inviolabilité de la Belgique
consacrée par des traités solennels ; elle voulait conserver
à cette victime de la mauvaise foi germanique l'atmo-
sphère de sympathie et de respect, qu'avaient créée autour
d'elle sa fidélité à l'honneur, son héroïsme devant le
danger et son courage dans l'épreuve. Voilà pourquoi le
gouvernement du Havre, lorsque j'étais ministre, ne
permit pas que la Belgique fût considérée ni traitée comme
une belligérante ordinaire. Dans les déclarations qu'il a
publiées avec les Alliés il a réclamé le droit de s'exprimer
séparément, de faire entendre une parole distincte ; et la
cause des Alliés n'a pas eu à en souffrir, loin de là ; elle
s'en est trouvée renforcée et encore plus ennoblie, car la
Belgique, comme je l'écrivais à M. Briand, était la meil-
leure carte qu'ils eussent dans leur jeu.
La victoire enfin conquise, restauration complète de
notre indépendance dans notre territoire restitué, dont
l'intégrité devait être maintenue aussi bien en Afrique
qu'en Europe. Alors plus de servitude conventionnelle,
plus de neutralité, un statut international sans charge
aucune, le droit absolu de choisir nos amitiés et nos
alliances, si notre gouvernement jugeait plus tard des
Deux Politiques. 41
alliances opportunes ou nécessaires. A la place du rem-
part illusoire, élevé en 1831 par la Conférence de Lon-
dres, la Belgique avait besoin de garanties efficaces contre
une Allemagne qui resterait menaçante, quoique vaincue.
Je les avais cherchées dans un traité dit de garantie, qu'on
ne m'a pas laissé négocier avec les Alliés.
La question de l'Escaut a été au Havre un sujet d'études
approfondies. Pour moi, instruit par l'expérience et res-
pectueux du droit, j'aurais souhaité un accord amical
entre les deux parties en cause, avec le concours bienveil-
lant des Puissances victorieuses. Les efforts de notre
diplomatie devaient tendre à obtenir un partage de la sou-
veraineté sur l'Escaut occidental, suivant les principes
préconisés par tous les juristes belges.
Le sort du Luxembourg ne pouvait être fixé qu'à
l'issue de la guerre. Mais le gouvernement du Havre s'est
chargé de rappeler à ceux de Paris et de Londres que la
Belgique seule avait des liens historiques avec son ancien
Duché. Il restait à démontrer aux Grands-Ducaux l'inté-
rêt qu'ils auraient à renouer ces liens, sous une forme
compatible avec leurs préférences personnelles.
Dans l'ordre économique, réparation intégrale des
ruines causées par la guerre et indemnisation des dom-
mages subis. Combien la promesse qu'elles seraient opé-
rées avait d'importance pour les Belges du pays dévasté,
les rapports pressants qu'ils nous adressaient en secret
en faisaient foi. Aussi a-t-elle été insérée formellement
dans la déclaration de Sainte-Adresse. En conformité avec
cette assurance, il était essentiel que la Belgique gardât
jusqu'au bout une situation à part, qui lui donnât au*
moment de la paix celle d'une créancière privilégiée.
Cette politique, je l'ai poursuivie en pleine confiance
avec les deux Puissances, la France et l'Angleterre, égale-
ment nos amies, également intéressées à notre indépen-
dance et à notre restauration. L'indépendance de la Bel-
gique avait été scellée autrefois par leur entente, que notre
42 Le Flambeau.
premier Roi considérait comme le ciment de la paix euro-
péenne; et l'Histoire a montré la justesse des prévisions
formées par ce grand esprit. Notre restauration écono-
mique ne se pouvait faire que grâce à l'appui et au con-
cert de nos deux voisines, au maintien desquels notre
diplomatie aurait à cœur de s'employer.
J'ai conscience que la politique à laquelle je suis resté
attaché en dépit des critiques et des injures, était bien
une politique belge, héritière des traditions les plus sûres
du passé et soucieuse, au milieu de la tourmente, de fon-
der l'avenir du pays sur une base inébranlable, à l'abri
des orages futurs.
Beyens.
La Pologne à Gênes
A Gênes, M. Skirmunt, comme M. Bénès, brilla dans un rôle diffi-
cile. Néanmoins, on lui a reproché, semble-t-il, une prudence que la
(( situation spéciale » de la Pologne imposait à son représentant. Une
personnalité polonaise très autorisée s'en explique dans notre Revue.
La Conférence de Gênes s'est séparée sans avoir
aggravé la situation générale de l'Europe. C'est un résul-
tat très appréciable. Il convient d'en attribuer le mérite
à ceux qui de tout leur poids pesèrent sur les freins au
moment où la Conférence, lancée sur une pente très
glissante, courait avec une vertigineuse rapidité vers un
échec retentissant. En somme tout se termina d'une façon
satisfaisante: la paix ne fut pas troublée et l'union entre
les Alliés est pour le moins aussi cordiale — pour nous
servir du terme protocolaire — après qu'avant Gênes.
Résultats maigres, dira-t-on ; certes, mais quand on songe
au désastre qu'eût été une rupture entre les Alliés, on
ne peut s'empêcher de féliciter ceux qui, par leur poli-
tique prudente, contribuèrent à nous l'éviter.
Plus de trente nations participèrent à la Conférence,
nations diverses par le tempérament, les intérêts, la situa-
tion géographique. Diverses surtout par la nature et le
degré des périls auxquels cette situation les exposait.
Etant donnée cette diversité fondamentale, pouvait-on
concevoir qu'une tactique identique pût être adoptée par
toutes les délégations, j'entends évidemment toutes celles
que ne séparait point une divergence essentielle quant au
but à atteindre? La réponse n'est pas douteuse. Dans une
armée qui manœuvre sur un champ de bataille — Gênes y
ressemblait étrangement — les rôles sont nécessairement
44 Le Flambeau.
partagés. Aux unités se trouvant en première ligne on
prescrit la vigilance, mais aussi le calme et le sang-froid.
Etre toujours prêts à recevoir le choc, ne pas reculer, telle
est la mission qui leur est dévolue. Ce n'est pas celle de
narguer l'ennemi ou de provoquer une échauffourée par
des manifestation superflues.
De la fermeté, mais aussi de la prudence, voilà ce que
leur rôle dans la bataille leur commande.
Plus loin du front, abritées par des cantonnements que
n'atteint pas la canonnade, les troupes de réserve peuvent
se dispenser des précautions qui sont de rigueur en face
de l'ennemi. Cette comparaison stratégique explique l'atti-
tude adoptée par la délégation polonaise, attitude qui
avait donné lieu à maint commentaire, parfois dénué de
bienveillance.
Puisque le Flambeau veut bien m'en offrir l'occasion,
je m'efforcerai d'y répondre, en montrant dans son vrai
jour le rôle que la délégation polonaise a joué à la Confé-
rence de Gênes.
Cette conférence fut avant tout un rendez-vous avec les
Soviets. Causer avec les maîtres actuels de la Russie, tel
fut son vrai but. A tort ou à raison on estime un peu par-
tout que la reconstruction économique de l'Europe pré-
suppose nécessairement le règlement de la question russe
et exige impérieusement la rentrée de la Russie dans le
système économique du monde. L'Europe a, vis-à-vis de
la Russie, les mains libres, les Soviets n'ayant pas été
reconnus. L'Europe, par conséquent, est maîtresse de
poser aux Soviets, préalablement à toute reconnaissance,
telles conditions qu'elle jugera équitables et opportunes.
Ces conditions, la Conférence de Cannes en a dressé la
liste, véritable charte de la Conférence de Gênes, charte
acceptée par toutes les puissances invitantes et invitées et
dont toutes avaient le droit et le devoir d'exiger le main-
tien intégral. En insistant sur la nécessité, pour la Russie,
de restituer en nature la propriété des étrangers et de
La Pologne à Gênes. 45
payer des indemnités pour celles qui avaient été détruites,
en exigeant, en un mot, le respect des conditions de
Cannes, avant d'entamer toute discussion sur la recon-
naissance du gouvernement actuel de la Russie, les Alliés
usaient d'un droit naturel et remplissaient un devoir
évident.
La Pologne était-elle dans le même cas? Examinons la
situation. La Pologne, par un traité signé à Riga le
18 mars 1921, a fait la paix avec les Soviets et reconnu
leur gouvernement. Faut-il rappeler les circonstances
dans lesquelles cette reconnaissance a eu lieu? Est-il
nécessaire de dire ici que c'est après une guerre san-
glante, au cours de laquelle la vague rouge avait à un
moment donné léché le seuil de Varsovie, que la Pologne
victorieuse, malgré tout, se décida, sur les conseils pres-
sants des Alliés, à signer le traité de Riga?
N'est-il pas superflu de rappeler que cette guerre,
menée aussi bien pour le salut de l'Occident que pour
celui de la Pologne, se déroula au milieu d'une Europe
en grande partie indifférente et hostile, marquant les
coups ou même formulant contre la Pologne des accusa-
tions d'impérialisme? Non, de tout cela le souvenir n'est
point encore perdu. Par conséquent, nul n'ignore qu'en
faisant la paix avec les Bolchévistes et en reconnaissant
leur gouvernement, la Pologne a été en accord parfait
avec l'opinion publique de l'Europe entière, qui voulait
la fin des hostilités dans le plus bref délai.
Or, que dit le traité de Riga au sujet des propriétés pri-
vées? Rien, ou presque rien. D'immenses propriétés polo-
naises, terriennes principalement, sont tombées sous le
coup de la loi agraire, du décret de nationalisation. Si la
Pologne, fidèle aux principes qui sauvegardaient d'ailleurs
ses intérêts, avait exigé en 1921 leur restitution immé-
diate, îl est probable, il est certain que la guerre eût con-
tinué, et la Pologne, défaillant sous le poids d'une lutte
terrible, se fût sans nul doute attiré îe reproche d'avoir
46 Le Flambeau.
sacrifié la paix aux intérêts des grands propriétaires de
Podolie et d'Ukraine.
Pressée de terminer une guerre trop sanglante, dési-
reuse aussi de manifester à la face de l'Europe tout
entière l'ardeur de ses sentiments pacifiques, la Pologne,
passant outre aux réclamations légitimes d'un grand
nombre de ses citoyens, signa la paix de Riga, sans que
fût stipulée avec une clarté suffisante l'obligation pour les
Bolchévistes de restituer aux Polonais domiciliés en
Russie leurs propriétés confisquées.
Pour réserver l'avenir, l'article XX du traité assure seu-
lement à la Pologne le régime de la nation la plus favo-
risée, pour le cas où des arrangements quelconques
seraient conclus avec une autre puissance relativement à
la restitution des biens ou à l'indemnisation des dommages.
La Pologne se trouva donc dans l'impossibilité — et
l'on a vu pour quelles raisons — d'imposer aux Soviets
préalablement à la conclusion de la paix et à la reconnais-
sance de leur gouvernement, ses propres « conditions de
Cannes ». Telle était, à la veille de Gênes, la situation
juridique de la Pologne. Pouvait-elle, liée comme elle était
par un traité solennel, prendre dans les négociations gé-
noises avec les Soviets la même attitude que les puissances
libres de toute entrave juridique?
La Pologne a le respect de sa signature. Sa parole n'est
pas révocable. Les engagements auxquels elle a souscrit,
elle les tient scrupuleusement, quelle que soit l'autre partie
contractante.
Ce traité de Riga, que les Soviets violent chaque jour,
la Pologne le tient pour sacré et intangible. Elle se gardera
de lacérer, de froisser même un parchemin qui porte le
tracé de sa frontière orientale. Voilà tout le secret de l'atti-
tude polonaise. Attitude effacée, dira-t-on? Que non pas!
Attitude loyale et réfléchie avant tout. En se rangeant aux
côtés des puissances qui, à juste titre d'ailleurs, avaient
pris l'attitude énergique que l'on sait, la Pologne, tou-
La Pologne à Gênes. 47
jours accusée, par certains milieux, de visées guerrières,
eût peut-être donné aux Soviets et à ceux qui les sou-
tiennent l'occasion de jeter une fois encore la suspicion
sur sa volonté de paix.
Quelle est donc l'attitude de la Pologne à l'égard des
conditions de Cannes? La voici. La Pologne approuve
les conditions de Cannes, sans réserve et sans arrière-
pensées. Elle les considère comme étant le minimum
indispensable à la reprise des relations avec la Russie.
Plus encore — et M. Skirmunt l'a déclaré à plusieurs
reprises, aussi bien dans ses interviews que dans ses
discours — elle estime qu'il est de l'intérêt de la Russie
et non seulement des puissances occidentales d'en hâter
la réalisation. La délégation polonaise a fait tout ce qu'elle
a pu pour en assurer le triomphe. Mais, tant en raison
de sa situation juridique vis-à-vis de la Russie qu'en
raison de certaines nécessités politiques dont je parlerai
plus loin, la Pologne ne pouvait pas, dans les circons-
tances données, agir autrement qu'elle ne l'avait fait.
Nécessités politiques, disais-je plus haut.
Placée au point le plus vulnérable de l'Europe, exposée
à une attaque conjuguée de la Russie et de l'Allemagne,
la Pologne se devait à elle-même et à ses amis d'éviter
jusqu'aux apparences mêmes d'une rupture. Il ne fallait
pas que l'on pût l'accuser d'avoir négligé de faire quoi que
que ce fût pour détourner d'elle-même et de l'Europe le
fléau d'une nouvelle guerre russo-polonaise. Si jamais
cette guerre devait éclater, les esprits les moins bienveil-
lants et les plus prévenus seraient obligés, en présence de
l'attitude de la Pologne, d'en faire remonter la responsa-
bilité à la Russie. L'hostilité d'une partie de l'opinion
publique en 1920 a coûté trop cher à la Pologne. Il ne
faut pas que cette situation se renouvelle. Et le meilleur
moyen d'en empêcher le retour est de pratiquer une poli-
tique d'une prudence telle que les ennemis mêmes de la
48 Le Flambeau.
Pologne soient obligés de rendre hommage à son carac-
tère pacifique.
Les raisons qui expliquent l'attitude polonaise ne sont
point épuisées par les considérations qui précèdent. Il en
est d'autres et d'une importance capitale.
La Pologne a une mission à remplir dans l'Est de
l'Europe, mission historique sur laquelle le traité de
Rapallo a jeté une lueur singulièrement vive. Elle est la
gardienne de la barrière qui doit empêcher la Russie et
l'Allemagne de s'unir contre l'Europe. Cette mission, la
Pologne la remplirait-elle dignement, en restant isolée?
N'est-il pas évident que la Pologne doit se rapprocher
de ses voisins du Sud et du Nord pour les grouper, les
uns et les autres, en un faisceau cohérent de forces éco-
nomique et militaires? La solidité de la barrière est à ce
prix. Il faut que de la Mer Blanche à la Mer Noire, une
grande alliance fraternelle réunisse Etats Baltiques et
Petite Entente, avec la Pologne comme trait d'union.
Alors seulement la menace que le traité de Rapallo fait
peser sur le monde s'évanouira. Or, cette œuvre n'est
pas aisée à exécuter. Inlassablement la politique polonaise
s'efforce depuis deux ans d'en réaliser les promesses.
De grands résultats ont été obtenus: alliance avec la
Roumanie, entente avec la Tchéco-Slovaquie, accord
intime avec la Petite Entente en général. Mais ce qui reste
à faire n'est pas négligeable. Et si nous étions tentés de
l'oublier, un vote récent du parlement finlandais nous le
rappellerait. Or, tout ce que nous disons de la Pologne
s'applique aussi à la Roumanie, et dans une pro-
portion bien plus grande encore aux Etats Baltes. L'Es-
thonie, la Lettonie, la Finlande sont encore bien plus
exposées que la Pologne ou la Roumanie à une attaque
éventuelle des Soviets. En diminuer les chances, en éloi-
gner les occasions, tel est l'objet permanent de la politique
de ces Etats. Si on veut les retenir dans l'orbite de l'Occi-
dent — et la Pologne s'y emploie de son mieux — il faut
La Pologne à Gênes. 49
éviter, avec le plus grand soin, de donner aux Russes des
prétextes à querelles... d'Allemands.
Argument nouveau et particulièrement probant en
faveur de la modération polonaise. Faut-il en aligner
d'autres? Je ne le pense pas.
En se dressant à Gênes contre les prétentions des
Russes, la Belgique a rendu au monde un service signalé.
La Pologne y applaudit de tout cœur. Si elle ne crut pas
devoir adopter une attitude identique, c'est parce que,
d'accord toujours avec son alliée, la France, elle estima
que sa situation spéciale lui dictait un devoir différent.
Divergence de pure forme, car jamais au cours de cette
longue conférence Polonais et Belges ne furent en désac-
cord sur le fond. Et cela, seul, importe.
XXX.
Le Corps de Cavalerie du Générai Sordet
en Belgique (6-24 août 1914)
Ce n'est pas l'histoire, c'est seule-
ment la matière de l'histoire nue et
informe. Chacun peut en faire son
profit autant qu'il a d'entendement.
Montaigne.
I. — Dans les Ardennes
(6-15 août)
Sans entrer dans un détail, assurément fort intéressant
et instructif mais qui alourdirait mon exposé, je me borne-
rai à rappeler qu'en l'éventualité d'une guerre avec
l'Allemagne, le concept stratégique de l 'état-major géné-
ral français n'admettait que l'hypothèse d'une invasion
partielle de la Belgique, sur la rive droite de la Meuse.
Le plan de concentration régi par ce concept straté-
gique remettait au généralissime une masse articulée
comme suit: Deux armées (Ire et IIe) face à la frontière
d'Alsace-Lorraine. Trois armées bordant la frontière
belge; les IIIe et Ve en première ligne entre la Meuse et
le Luxembourg, la IVe A. en deuxième ligne.
Sur le front de ces IIIe et Ve A. devaient agir cinq divi-
sions de cavalerie : les 4e et 9e indépendantes, les lre, 3e et
5e réunies en un corps sous les ordres du général
Sordet (1).
(1) Né en 1852 — a fait la campagne de 1870-71 comme sous-lieute-
nant au 57e de marche (armée de l'Est). — Elève de l'Ecole spéciale
militaire 1871-72 (promotion de la Revanche) ; sort dans la cavalerie.
Le Corps de cavalerie Sordet. 51
La Ire D. (général Buisson) — 2e brigade de cuiras-
siers (général Louvat) ; 1er régfc (colonel Lasson) ; 2e rég*
(colonel Halna du Fretay) — 5e brigade de dragons (gé-
néral Silvestre) ; 23e rég* (colonel Feraud) ; 27e rég*
(colonel Millard). — 11e brigade de dragons (général
Corvisart) ; 6e rég* (colonel Champeaux) ; 32e rég* (colo-
nel de Boissieu). — Groupe du 13e rég* artillerie (chef
d'escadron Bordereau). — Compagnie cycliste du 26e ba-
taillon de chasseurs (capitaine Drahonnet) .
La IIIe D. (général de Lastours) — 4e B. de cuiras-
siers (colonel Gouzil) ; 4e rég* (colonel Ritleng) ; 9e rég*
(colonel Vallée) — 138 B. de dragons (général Léorat) ;
5e rég* (colonel Dauve) ; 21e rég* (colonel Violand) —
3e B. légère (général de Villeestreux) ; 3e rég* de hussards
(colonel Lyautey) ; 8 rég* de hussards (colonel Delaine).
— Groupe du 42° rég* artillerie (chef d'escadron La-
vergne). — Compagnie cycliste du 18e B. ch. (capitaine
Gendre).
La Ve D. (général Bridoux) ; 3e B. de dragons (géné-
ral Lallemand du Marais) ; 16e rég* (colonel Cochin) ;
22e rég* (colonel Robillot). — 7e B. de dragons (colonel
de Marcieux) ; 9e rég* (colonel Claret) ; 29e rég* (lieute-
nant-colonel de Trémont). — 5e B. légère (général de
Cornulier-Lucinière) ; 5e rég* de chasseurs (colonel Hen-
nocque) ; 15e rég* de chasseurs (colonel Delecluse). —
Groupe du 61e rég* artillerie (chef d'escadron Daroque).
— Compagnie cycliste du 29e B. ch. (capitaine Ribailler).
Au total : 72 escadrons et 9 batteries.
La 8e brigade d'infanterie (général Mangin) devait ser-
Officier général en 1904; général de division commandant la
4e division de cavalerie en 1911. — Commandant du 10e corps d'armée
en 1912. — Membre du Conseil supérieur de la guerre en 1913. —
Appelé le 2 août 1914 au commandement du corps de cavalerie qu'il
exerce jusqu'à la date du 8 septembre 1914.
52 Le Flambeau.
vir de soutien au corps de cavalerie ; seul le 45e rég* rejoint
à Rochefort.
Le corps de cavalerie, en principe organe de groupe
d'armées, avait pour mission: d'opérer dans la région de
Neufchâteau, de reconnaître les forces ennemies enva-
hissant la Belgique, de déterminer leur droite, de s'oppo-
ser à leur avance (cliché connu) ; Les 4e et 9e D.
(généraux Abonneau et de L'Espée) étaient tenues en dé-
pendance de leur armée; toutefois, la 4e D. fut pendant
quelques jours attribuée au C. C. mais, d'assez singulière
façon: lui revenait la surveillance jusqu'à Houffalize de
la frontière du Grand-Duché de Luxembourg, affectation
que le commandant du C. C. n'était pas autorisé à modi-
fier. Je noterai à ce propos le rejet de la proposition du
général Sordet estimant avantageux de pénétrer en terri-
toire luxembourgeois, du reste déjà violé par les Alle-
mands.
Entré en Belgique le 6 août, par Bouillon, le C. C.
atteignait le lendemain, après une marche pénible sous
une pluie torrentielle, la zone Froidfontaine = Wellin
= Resteigne, ses éléments de tëtt au contact avec des
partis ennemis qui cèdent avec une extrême facilité.
- Rien d'important n'est constaté dans le quartier de
Neufchâteau; le général Sordet décide alors de franchir
la gênante et obstruante coupure constituée par la forêt
de Saint-Hubert et par la vallée boisée de la Lesse; il
rend compte et reçoit approbation. Etabli à Rochefort [8]
le commandant du C. C. envisage, sans différer, les pro-
fits d'un coup de main sur les forces allemandes signalées
autour de Liège; il lui appartenait de chercher à déter-
miner l'importance et le rôle de ce rassemblement qui
pourrait fort bien n'avoir d'autre dessein que de dé-
Le Corps de cavalerie Sordet. 53
tourner V attention de la manœuvre vers Dinant de la
droite adverse, manœuvre prévue avec une quasi-certi-
tude par notre G. Q. G.; de plus, se resserrait la possi-
bilité, le cas échéant, de passer la Meuse à Huy et de
tendre la main à l'armée belge.
Conséquemment un vigoureux effort, en la journée
du 8, loge les divisions dans l'angle Ourthe-Meuse. —
A droite, proche Hody, la brigade légère de la Ve D. dont
les reconnaissances atteignent sur l'Ourthe les ponts de
Poulseur et de Comblain où, suivant toute probabilité,
elles ont dû trouver des postes de la 9e D. de cavalerie
allemande (K. D.) dont le gros se prélassait tant soit
peu inactif, vers Sprimont ( 1 ) . — Au centre, une brigade
de la Ire D. occupe Tavier. — Sur la gauche V avant-garde
de la IIIe D., se plante à Ehein.
Des emplacements ainsi jalonnés, il est permis de con-
clure <( théoriquement » qu'un bond, qu'un tout petit
bond dans la matinée du 9 donnerait au général Sordet,
la certitude de joindre l'ennemi... et cependant ce même
soir (21 heures) le commandant du C. C. se résignait à
un repli !
A priori, cette subite renonciation semblerait imputable
à la certitude maintenant acquise de l'entrée dans la ville
de Liège (matinée du 7) des brigades du général von
Emmich et du reflux de la IIIe D. A. vers le gros de
l'armée belge sur la Gette. Le général Sordet, se rendant
compte de l'inutilité d'escadronner aux alentours de forts
livrés à leurs propres moyens, aurait estimé qu'il n'avait
plus à combattre. Par suite qu'un seul parti restait à
prendre, celui conseillé par le maréchal Bugeaud dans
une lettre au colonel Despans de Cubières: « Quand on
ne doit pas combattre, se garder d'attendre pour faire sa
retraite d'avoir vu l'ennemi; c'est une manœuvre qui
(1) Du 5 au 8 à Rouvreux (rive droite de l'Ourthe); du 9 au 13
entre Ourthe et Meuse (Ouffet = Hody = Stree) ; passe 'a Meuse le 13
à Hermalle.
54 Le Flambeau.
n'a rien de démoralisant; on n'a point l'attitude de
vaincus et l'on ne s'expose pas sans but à une catas-
trophe. » (Le maréchal cite l'exemple du général Cor-
bineau à Reims, 1814).
Adopter une aussi décevante interprétation dénature-
rait le caractère du raid, transformé, au gré de certains
fantaisistes, en course diplomatique. La vraie, la seule
raison du repli ordonné est tout autre: l'effort consenti
les 7-8 s'avérait trop grand (1). Le général Sordet venait
d'apprendre que les misérables convois affectés aux divi-
sions n'avaient pu suivre; même les quelques camions
automobiles constituant une section légère s'attardaient à
une trentaine de kilomètres en arrière. Le ravitaillement
faisait défaut, à tel point défaut que prolonger la détresse,
pour décocher le lendemain matin le coup de poing, ris-
quait d'exposer hommes et chevaux épuisés aux plus
graves périls. Tous les projets s'effondraient. —
Inéluctable urgence d'un démarrage. — Recul d'une
quinzaine de kilomètres, jusque dans la zone Maffe =
Havelange = Ohey, autant pour écarter le danger d'une
attaque de nuit que pour se procurer quelques précaires
ressources.
Fâcheusement, les gênes de subsistance, à peine amoin-
dries, ne permettent pas au C. C. de stationner dans
cette région se prêtant avec assez de commodités aux
entreprises de l'exploration; déboîtage forcé pour se rap-
procher des convois.
Le 11, lendemain d'un repos bien nécessaire dans le
quartier Rochefort = Tellin, les divisions s'étiraient sur
le front Beauraing = Pondrôme = Wellin = les Bar-
raques, la droite couverte à Libin par un détachement
(1) Ire Division, trajet de 55 kilomètres. — La IIIe Division a
accompli, en trente-six heures, un parcours de 150 kilomètres. —
La 5e Brigade légère couvre, le 8, 98 kilomètres à ajouter aux 42 kilo-
mètres de la veille et aux 50 kilomètres de l'avant-veille ; la journée
du 9 lui imposera encore 75 kilomètres.
Le Corps de cavalerie Sofdet. 55
auquel le 45e R. I. sert de soutien (1). De ce côté,
les 4e et 9e D. C. (indépendantes) commençaient à mani-
fester des inquiétudes.
Point de sensibles modifications, les 12-13-14. Ces
journées sont employées, d'une part à étançonner le ré-
seau de sûreté, d'autre part à activer les reconnaissances
dans une zone d'activité qui se rétrécit de plus en plus
sous la pression des détachements mixtes de l'ennemi;
déjà ils ébrêchent le front (2) et, sur la droite, la IIIe D.
a dû arc-bouter Libramont.
Telle était la situation en l'après-midi du 14 lorsque
le général Sordet reçut du G. Q. G. une instruction lui
prescrivant de courir au Nord de la Sambre pour couvrir
l'établissement de la Ve A. que le général en chef s'était
enfin décidé à opposer à l'aile marchante des Allemands.
Combien le C. C. se serait mieux trouvé en état de rem-
plir cette importante mission si on ne l'avait pas éreinté
auparavant par des courses procédant d'un concept stra-
tégique que d'aucuns renoncent à comprendre. (Observa-
(1) Rassemblé le 6 dans le quartier Lumes-Nouvion/Meuse. —
Entre en Belgique par Alle/Semoy = Rochehaut. — Trajet partie à pied,
partie en autobus. — Le 9, arrivée à Rochefort du premier échelon
avec le général Mangin qui vient de prendre le commandement de la
8f- brigade, cédé par le général Weiss, malade. — Du 9 au 14 inclus,
sur la Lesse; du 15 au 17, marche de Villers/Lesse par Hastière, au
pont d'Yvoir. — Deux bataillons participent, avec un bataillon du 148°,
les 22 et 23, à la défense de Namur.
(2) Ainsi: le 14, proche des Grottes de Han, valeureuse tenue
d'un poste du 45* R. I. (4e comp. — capitaine Marlier). — Sur la
route de Villers à Rochefort, une patrouille vigoureusement conduite
par le sergent-major Mercier (76 comp.) rejetait une douzaine de
cavaliers qui avaient réussi à forcer la ligne de nos vedettes; captu-
rait une auto, le chauffeur tué, l'officier blessé... Itinéraire suivi
par la 5e D. K. qui, venant de Mersch (le 5), atteint les 12-13 le
quartier Forrières pour aboutir le 14 à Custinne et Celles; appelée
au nord de la Meuse, passe le 21 à Andenne. Un peu plus au
Nord (droite) l'axe de la D. K. de la Garde ja'onné par Bastogne (10),
La Roche (11), Marche (12-Î3), Ciney (14); appelée au nord de la
Meuse, passe le 21 à Huy. — - Les têtes des colonnes de l'armée
'von Hausen touchaient le 18 l'Ourthe à Soy = La Roche = Mabompré.
56 Le Flambeau.
tion du général Lanrezac. — Le plan de campagne fran-
çais et le premier mois de guerre, p. 90. Chez Payot) .
Les divisions rompent dans la nuit (14-15), par Beau-
raing=Mesnil-Saint-Blaise, vers Hastière.
Avant de les rejoindre au passage de la Meuse, cher-
chons à nous rendre compte du profit de l'entreprise.
¥ *
La découverte avait procuré d'utiles, voire de très im-
portantes informations. Entre toutes, celle fournie par
l'escadron Lepic du 5e chasseurs qui, suivant l'apprécia-
tion autorisée du général de Cornulier-Lucinière (1)
(( saura conquérir, entre le 5 et le 9 août au soir, toute
une série de précieux renseignements déterminant, dans
des conditions de précision rares, l'ensemble du plan
stratégique des Allemands, visant Paris par la Belgique ».
Il s'agit, après une pointe vers Vielsalm, de la rencontre
sur le plateau de La Roche = Samrée où l'escadron sabre
quelques cavaliers du régiment de dragons n° 19, des ré-
giments de ulans n° 5 et n° 13 (2) ; un des prisonniers de
ce dernier régiment, parlant un français très correct,
promet de dire tout ce qu'il sait « si on lui accorde la vie
sauve! » et il sait beaucoup par son père qui exerce un
commandement important dans la garde. Notre
G. Q. G. apprenait de la sorte au plus tard dans la
matinée du 10, que 23 (3) corps allemands débarquaient
(1) Le rôle de la cavalerie française à Vaile gauche de la Bataille
de la Marne, p. 18-30. Librairie académique Perrin.
(2) Les trois régiments identifiés à la page 23 du volume du
général de Cornulier-Lucinière appartiennent (sauf erreur pour le
régiment de ulans n° 3 à remplacer par le n° 5) à la 9e D. K. —
Il n'est peut-être pas inutile de faire constater que le G.-L. von
Poseck, dans son important ouvrage Die deutsche Kavallerie in Bel-
gien und Frankreich 1914, néglige de relater l'épisode.
(3) De fait, le 17 août, jour de 1' « Aufmarsch », les corps allemands
se dénombrent comme suit:
l'e Armée (General Oberst von Kluck), rassemblée dans la région
Le Corps de cavalerie Sordet. 57
sur la frontière de Belgique, savoir: 12, vers Aix-la-
Chapelle en marche par Liège-Bruxelles; 11, vers Gouvy
pour atteindre la Meuse entre Mézières et Namur. Et le
général de Cornulier-Lucinière ajoute: « Ce renseigne-
ment magistral recueilli tout simplement par des cava-
liers légers, tout comme avant le temps des avions, de la
T. S. F., des autos-mitrailleuses, etc., s'est trouvé être
le seul renseignement bon et complet qu'on ait reçu sur
le plus important et délicat des sujets » (p. 30) (1 ) .
Sans conteste, malgré le très grand intérêt du rensei-
gnement, le profit de la chevauchée ne fut pas compen-
sateur de la dépense généreuse consentie par les exécu-
tants. Quelles sont les causes fondamentales de cette
insuffisance? Je m'appliquerai, céans, à les rechercher.
Aix-la-Chapelle = Duisbourg: 2e, 3e, 4e Corps actifs; 3e, 4e Corps de
réserve; 2e Corps de cavalerie (von der Marwitz), 2e, 4e et 9e D.
2e Armée (General Oberst von Bûlow), rassemblée dans la région
Eupen = Montjoie: Garde, 9e, 7e, 10e C. A.; 7e, 10e C. R. et corps de
réserve de la Garde.
Soit, douze corps.
3e Armée (General Oberst von Hausen), rassemblée dans la région
Malmédy = Saint-Vith: 11e, 12e, 19e C. A.; 12e, 19e C. R.; 1er Corps
de cavalerie (von Richthofen), division de la Garde et 5e D.
4e Armée (duc Albrecht de Wurtemberg), rassemblée dans la région
Esch = Wadern = Trêves: 8e, 18e, 6e C. A.; 8e, 18e C. R.
Soit, dix corps.
Conviendrait encore d'attribuer à cette masse de choc (Stoss-
fliigel), la 5e Armée (Kronprinz), rassemblée dans la région Saint-
Ingbert = Wadern: 13e, 16e, 5e C. A.; 5e et 6e C. R.
(1) Et le général de rappeler que certains dénigreurs faisaient alors
profession de douter de l'aptitude de la cavalerie à rendre des ser-
vices dans l'exploration.
Le même scepticisme pointait également, de temps à autre, en
Allemagne; les aréopagites avaient à intervenir. C'est pourquoi le
gênerai d. I. von Falkenhausen professait dans son étude Die Massen
im Kriege (Vierteljahrshefte, 1911, I): «La cavalerie, depuis la grande
unité jusqu'à l'estafette, doit comme par )e passé être employée à la
recherche du renseignement (Erkundung). Non à la manière d'un
moyen de fortune, genre gaz ou pétrole lorsque l'électricité fait
défaut, mais à la manière d'un indispensable et équivalent moyen ».
58 Le Flambeau.
A la tète de la troupe, d'un superbe moral et d'un crâne
allant, un cavalier réputé « consensu omnium »: tacti-
cien habile, esprit novateur, entraîneur vigoureux; au
bref, un cerveau et un caractère. Des généraux de
valeur et un chef d'état-major expert (colonel de Mont-
beiliard) l'assistaient.
La méthode française, enfin stabilisée après l'expé-
rience des manœuvres de 1908-10, s'affirmait, indubi-
tablement, celle qu'il convenait le mieux d'opposer à la
méthode allemande; très apparentées, elles préconisent
toutes deux l'emploi de la masse; elles imposent toutes
deux, en cours des opérations qui précèdent les manœu-
vres tactiques, la recherche de la cavalerie adverse pour
l'expulser, par le combat, de l'arène stratégique.
Mais, plus est. En Allemagne, comme en France, les
règlements fournissent matière à controverses et, de façon
très spéciale se pose, s'agite la question: « Zusammen
halten oder theilen der Kavallerie Division Masse?... »
« Masse ou fractions? » A la grande indignation
de ceux que Pelet-Narbonne et Bissing ont élevés dans le
silencieux respect de l'orthodoxie officielle, le General
d. I. von Schlichting (1) se proclamait partisan de la dé-
congestion et ralliait autour de lui un groupe dissident. —
D'autre part, il était fait quelque bruit autour d'un article
du Correspondant (10 juillet 1912): La cavalerie dans
la guerre de demain. — La mégalomanie de la doctrine
deGalliffet (2).
L'anonyme, assez osé pour prétendre infirmer la doc-
trine officielle quoique non encore sanctionnée par l'auto-
rité du Service des armées en campagne du 2 décembre
1913 (Art. 124) et du règlement sur la conduite des
grandes unités du 28 octobre 1913 (N° 34), faisait valoir
à l'appui de sa thèse en faveur de la désagrégation de la
(1) L'auteur réputé des Taktische und Strategische Grundsâtze
*der Gegenwart.
(2) Article attribué au lieutenant-colonel Cochin, du 4e cuirassiers.
Le Corps de cavalerie Sordet. 59
masse, divers arguments non dépourvus de valeur; je
n'en retiendrai qu'un seul, approprié à mon sujet et auto-
risant un instructif parallélisme d'aperçus, savoir: la na-
ture du théâtre des opérations, facteur déjà introduit par
Ardent du Picq et énoncé dans l'admirable rapport qui
précède le règlement de 1876... Nos divisions de cavalerie
ne trouveront ni sur la frontière allemande, ni sur la
frontière belge un terrain favorable à leur action.
Or, les mêmes considérations relatives à nos frontières
se peuvent lire dans une brochure publiée par la Revue de
cavalerie austro-hongroise (1) à la suite d'un concours
organisé en 1908, intéressant l'emploi des grandes masses
de cavalerie. Le capitaine von Lerck, auteur d'une
des études insérées dans le recueil, certifie les commodités
de l'aire ouverte, sur les confins de la Pologne et de la
Galicie, à la ruée de la cavalerie austro-allemande. Par
contre, il prévoit au début d'une guerre franco-allemande
une concentration trop voisine des frontières pour que la
cavalerie d'armée (Heeres Kavallerie) puisse disposer
sur le front du champ nécessaire à l'exploration de grande
amplitude (Fernaufklàrung) . La masse de cavalerie ne
parviendra à se procurer des renseignements (autres que
ceux dits « négatifs ») que par des entreprises sur les
ailes et les derrières de l'adversaire. Dans l'espace res-
treint, de plus en plus comprimé, laissé entre les armées
prêtes à s'aborder, agit l'exploration d'amplitude réduite
(Nahaufklârung) (2) pratiquée par des détachements
-mixtes (infanterie légère, mitrailleuses, artillerie, frac-
(1) Vingt et un officiers (12 prussiens, 1 bavarois, 8 austro-hon-
grois) répondent à l'invitation des Kavalleristischen Monatshefte.
Cinq études primées. Les généraux von Bissing et von Pelet-
Narbonne préfacent.
(2) Le mode s'adapte également au bassin du Pô; cas particulier
étudié par le commandant d'état-major Karl Tersztyansky de Nadas
dans un opuscule Kavalerie Venvendung in Ober-Italien et que je
cite parce que probant exemple de la tendance à s'affranchir d'un
étroit et rigide formalisme (Manôvrierschablone).
60 Le Flambeau.
tions de cavalerie) et aidée par des reconnaissances
aériennes. Soit dit, pour écourter, que dans son
ensemble, la consultation exclut du front les masses de
cavalerie et leur assigne une mission exploratrice sur les
ailes (Aufkiârungsraid) .
Le sommaire effleurant les méthodes officielles, sans
négliger les divergences qui les affectent, doit suffire à
étayer l'état des connaissances acquises à notre entende-
ment en juillet 1914; c'est sur elles seules que je ferai
fond pour asseoir mes observations.
a) — La région des Ardennes s'offrait, la moins ap-
propriée de toutes, à l'action d'un corps de cavalerie ( 1 ) ; y
engouffrer cinq divisions était par trop se complaire à
un schéma traditionnel qui n'avait peut-être d'autre raison
que de relever un supposé cartel de la Heereskavallerie.
A qui incombe la responsabilité de l'erreur?
A ce regrettable choix de l'arène s'ajoute la complica-
tion de graves insuffisances.
b) J'ai déjà indiqué que les difficultés du ravitaillement
contraignirent le général Sordet à renoncer à son projet
vers Liège. Pourtant, le n° 130 du règlement sur la con-
duite des grandes unités (2) prévoyait des mesures spé-
(1) Le général Dubois dans son excellent ouvrage, Deux ans de
commandement. (Chez Lavauzelle), brosse une prenante esquisse de
la région des Ardennes (t. 1er, p. 26). — Le général Palat, La grande
guerre sur le front occidental, (chez Chapelot), parfait le tableau
(t. III, p. 82). — Le général Lanrezac 'ouvrage cité) estime que
le corps s'enfourne dans une région tellement défavorable à l'action
d'une masse de cavalerie qu'il n'aura rien à y faire d'utile (p. 66).
(2) « D'une manière générale, le ravitaillement et l'alimentation du
corps de cavalerie présentent de sérieuses difficultés. Il est donc
indispensable que le commandement prenne dès le début des opéra-
tions des mesures particulières destinées à assurer le ravitaillement
en vivres et en munitions. A cet effet, une ou plusieurs sections de
convois automobiles et, le cas échéant, des sections de munitions
d'artillerie sont mises à la disposition du corps de cavalerie. Lorsque
ces conditions ne sont pas réalisées, la durée des opérations du corps
de cavalerie est limitée par les difficultés que présente la subsistance
sur un espace restreint d'un nombre considérable de chevaux ».
Doit être noté que l'intendant militaire Adrian, avec l'appui des
Le Corps de cavalerie Sofdet. 61
ciales relatives au ravitaillement et à l'alimentation d'un
corps de cavalerie par convois automobiles. Pour-
tant, le décret du 28 octobre 1913 s'accordait, sur ce
chapitre, avec les mesures dont les Allemands se décla-
raient prêts à avantager leur « Verpflegwesen ». Nous ne
pouvions les ignorer ; elles sont consignées en un ouvrage
publié (1912) chez Berger-Levrault : Opinions allemandes
sur la guerre moderne, et je viserai de façon plus spéciale,
concernant l'attribution de convois automobiles à un gros
effectif de cavalerie, un passage (1) qui évoque l'en-
seignement direct du General, d. K. von Bissing (2).
A qui incombe la responsabilité de la non-attribution au
corps de cavalerie de convois automobiles?
c) — Le n° 36 du règlement sur la conduite des grandes
unités admet « que dans certaines circonstances particu-
lières ou sur certains terrains, la cavalerie d'exploration
peut être appuyée par des bataillons d'infanterie ou des
détachements mixtes : ces soutiens lui donnent le moyen
de forcer les défilés faiblement occupés ou de limiter les
généraux de l'arme, avait entrepris une campagne (qui n'aboutit pas)
en vue de rendre effectives les mesures particulières énoncées dans
le règlement.
(1) Premier fascicule, p. 70: « Dans des opérations de ce genre
(exploration, raids), le ravitaillement en vivres »t en munitions
constitue un point délicat. Si la cavalerie atteint un gros effectif, la
solution convenable ne peut se trouver que dans l'emploi des convois
automobiles assez rapides pour la suivre et la rendre indépendante
pendant quelques jours à la fois du ravitaillement sur le pays et paf
l'arrière ».
(2) « Le problème le plus complexe est celui du ravitaillement
(Nachschùbe). Sans de préalables précautions pour assurer un suffi-
sant apport en vivres et en munitions, les entreprises de grosses
masses de cavalerie vers des buts éloignés, ne peuvent espérer le
succès. D'autre part, la mobilité et l'indépendance d'une force de
cavalerie ne doivent pas être compromises par la pesanteur de son
train. En conséquence, prévoir, en tenant compte des particularités
de chaque cas, les moyens modernisés à adopter pour favoriser le
succès de l'entreprse, tout au moins pour le rendre possible ». (Die
Verwendung grôsserer Kavalleriemassen [publication de la K. M.
déjà citée — préface]).
62 Le Flambeau.
débouchés accessibles à la cavalerie ennemie ; ils peuvent
aussi lui assurer des replis éventuels. Dans tous les cas,
il importe que l'emploi de soutiens d'infanterie n'ait pas
pour conséquence de diminuer la rapidité ni l'envergure
des mouvements de la cavalerie ».
L'infanterie adjointe à la cavalerie devra donc être
très mobile: groupes cyclistes ou fractions transportées
en autos-camions.
Le corps de cavalerie était doté, nous le savons, de
trois belles compagnies cyclistes (mais sans mitrailleuses)
et du 45e régiment d'infanterie. Or, malfortune ; le nombre
d'autobus disponibles n'autorisait le déplacement rapide
que par unité. Dans ces conditions précaires(l) le régi-
ment du colonel Grumbach ne put rendre sur la Lesse
(du 10 au 14 inclus) qu'une partie des services auxquels
le général Mangin ambitionnait de se prêter. Il devint
évident, le 13, que la découverte était frappée d'impro-
ductivité.
A qui incombe la responsabilité de l'indigence en
moyens de transport et du total manquement de mitrail-
leuses?
d) J'ai insisté sur l'intérêt capital du renseignement
recueilli le 9 par le C. C. Nonobstant, le G. Q. G. per-
siste dans l'opinion qu'il ne se passe rien d'important au
nord de la Meuse !
J'ignore si le G. Q. G. recevait les rapports des agents
spéciaux auxquels fait allusion le décret du 23 octobre:
1913; mais, chose certaine, le C. C. ne disposait pas d'un
personnel (français ou belge) de contre-espionnage dans
une région travaillée de longue date, infestée d'émissaires
allemands opérant comme chez eux, avec une impudente
facilité.
Le service (militaire) des renseignements confié depuis
(1) Le général Mangin (Comment finit la guerre, chez Plon-
Nourrit), relève cette absence de « matériel moderne » (p. 24).
Le Corps de cavalerie Sordet. 6$
quelques années à la sûreté générale incompétente et indif-
férente (sinon hostile) n'existait que sur le papier.
A qui incombe la responsabilité de cette incurie?
Résumé conclusif: N'a pas été prévu, ainsi que le
recommandait le général von Bissing, l'emploi des moyens
modernisés qui, dans le cas envisagé, étaient susceptibles
de favoriser le succès de l'entreprise, tout au moins de le
rendre possible.
Toutes les responsabilités de cette imprévoyance (ou
pour dire plus exactement de ce laisser-aller) retombent
sur le vice-président du Conseil supérieur de la guerre,
chef d'état-major général de l'armée, véritable et seul
dirigeant de l' état-major, conseiller de trois ministres suc-
cessifs. Le général Joffre, « avant d'aller prendre le com-
mandement des armées en campagne, avait eu pendant
trois années ces armées en main. C'est lui qui avait
façonné l'instrument dont il aurait à se servir. »... Aussi
M. Mermeix (1) ajoute sans hésiter: <« Cette grande
liberté laissée à son initiative entraînait une grande res-
ponsabilité »... et M. le général Regnault (ancien chef
d'état-major) corrobore : « Il fut pendant trois ans à peu
près omnipotent; il est juste qu'il porte les responsabi-
lités (2) . »
II. — Dans l'Entre-Sambre-et-Meuse
(15-17 août).
A la date du 14 au soir, alors que le corps de cavalerie
rompt pour gagner le pont d'Hastière, la situation sur la
Meuse se présente comme suit :
Le 148e (de la brigade Mangin) et le 348e (envoyé de
Givet) bordent depuis le 9 la Meuse de Hastière, par
Anseremme et Dinant, à Anhée. Il ne s'agissait tout
d'abord que d'en imposer aux incursions de patrouilles
(1) Joffre, Première crise du commandement. (Ollendorff.)
(2) Lettre du 18 juin 1919 à la Commission chargée d'enquêter sur
la défense du bassin de Briey.
64 Le Flambeau.
ennemies dans le genre de celles qui incendient la gare de
Houx et s'aventurent vers Beauraing. Mais le 14, en
l'après-midi, autre affaire: de fortes reconnaissances de
cavalerie assaillent les deux compagnies du commandant
Bertrand, gardiennes du pont de Dinant; les postes du
148e fléchissent, toutefois sans rompre; puis le hourra
disparaît !
En ce temps la Ve armée (général Lanrezac), appuyant
vers l'ouest pour se loger dans l'Entre-Sambre-et-Meuse,
avait amorcé le mouvement du Ie C. A. (général Franchet
d'Esperey). La IIe D. I. (général Deligny) cantonnait
l'après-midi du 14 dans la zone Florennes= Rosée =
Anthée, que la 3e brigade (33e et 73e régts) délaisse en la
soirée, attirée vers Dinant par le bruit d'un combat.
Ce combat reprend le 15, dès 5 h. 30, avec une violence
intensifiée. Je n'ai pas ici à en relater les phases (1)
voulant me borner à une fruste esquisse de la journée
marquée pour le corps de cavalerie par le passage sur la
rive gauche de la Meuse.
Dans la matinée, à mi-chemin entre Beauraing et Has-
tière, le général Sordet a tout d'abord procédé à une sorte
de désarticulation de la masse. A gauche, la Ie D.
garnit l'éperon qui, au confluent Meuse=Lesse, descend
de Falmignoul sur le pont d'Anseremme; son groupe
cycliste et quelques pelotons trouvent occasion de parti-
ciper à une petite escarmouche intéressant le 3489 R. I.
La Ve D. et des fractions du 45e R. I., à droite, sont
engagées beaucoup plus sérieusement au pont d'Hulson-
niaux où le général Bridoux accuse intention, pour agir
vers Dinant, de franchir la Lesse. Il n'y réussit pas; ter-
rain difficile, obstacle sérieux verrouillé par l'ennemi
(5e D. K.) flanc-gardant son attaque contre la citadelle.
La IIIe D. réserve au croisement des routes Hoyet=
Feschaux= Mesnil-Saint-Blaise.
(1) Voir mon étude, La Belgique envahie, p. 231-235. (Chez
Fournier, Paris.)
Le Corps de cavalerie Sofdet. 65
Cependant renseigné par le général Franchet d'Esperey
(avec lequel il s'est rencontré à Hastière) sur le caractère
local de l'affaire dans laquelle la 3e brigade d'infanterie
est actionnée, le commandant du C. C. estime inutile d'in-
sister et donne l'ordre de rompre le combat. Les divisions
passent le pont entre 11 et 13 heures, pour gagner dans
la soirée la région Biesme = Mettet = Graux. Ce même
jour, la compagnie cycliste de la Ie D. était détachée au
pont d'Yvoir où elle sera rejointe le lendemain matin par
la 11e B. de dragons; ce, conformément à la demande de
concours faite la veille par le commandant du Ie C, mais
que le général Sordet, soucieux d'accorder un peu de
repos à ses cavaliers, avait tenu à retarder de quelques
heures (1).
Le 16, le C. C. touche la transversale Presles=Vi tri-
val = Fosse; le jour après, il s'élançait dans la plaine
qu'illustrent de glorieux souvenirs.
*
* *
Les performances du C. C. dans la journée du 15
motivent des observations qui n'échappent pas à la cri-
tique exercée et avertie de M. le général Palat. Le mieux
qualifié et le plus autorisé (de nos écrivains militaires
reproche au général Sordet (2) d'avoir, avec trop de com-
plaisance, renoncé au rôle décisif qu'il aurait pu jouer
dans le combat autour de Dinant par une pression sur la
gauche ennemie; le passage obstrué à Hulsonneaux, il
était possible de traverser la Lesse sur un autre point
(La cavalerie française en Belgique — Revue 1-15 mars
(1) On y appréhendait, d'après certaines informations, un sérieux
coup de main de Pennemi. — Le 6e régiment de chasseurs (régiment
de corps) courait au pont de Bouvignes. — La brigade Mangin
enlevée au C. C. devait être provisoirement chargée de la couverture
entre Bouvignes et Namur.
(2) Le colonel Egli de l'armée helvétique formule le même
reproche; mais Egli tout comme Stegemann recherche clientèle en
Bochie.
66 Le Flambeau.
1918). J'exprimerai le très grand et sincère regret
de ne pas me trouver d'accord sur cet article avec l'émi-
nent auteur de la Grande Guerre sur le front occidental.
La recherche d'un passage en avant d'Hulsonneaux et la
manœuvre subséquente, risquaient fort d'entraîner, non
pas la seule Ve D., mais le corps tout entier (au moins
la IIIe D.) dans une diversion dont le général Sordet, ta-
blant sur un ensemble de données (1), n'appréciait pas
l'opportunité. Il devait tenir, sous réserve du principe
essentiel d'assistance au combat, à ne pas se laisser dé-
tourner de l'impérative mission du moment, laquelle, pour
des raisons à la fois politiques et militaires, lui enjoignait
de placer au plus tôt ses divisions à la droite de l'armée
belge, dans la trouée entre Namur et la haute Gette.
D'autre part une assistance au combat de la 3e brigade I.
n'avait pas été jugée nécessaire par le général Franchet
d'Esperey, qui éconduit deux officiers de l 'état-major de
la Ire D. C, décline l'offre faite par le commandant du
G. C. et ne réclame qu'une brigade de cavalerie à placer
en couverture sur la Meuse. Dans ces conditions s'ex-
plique <( le passage en vue des troupes d'infanterie et d'ar-
tillerie de divisions de cavalerie ne paraissant pas s'in-
quiéter de la forte canonnade vers Dinant. »
J'ai quelque peu pesé sur l'incident non pour me mé-
nager le prétexte d'une critique, mais bien dans le dessein
de surprendre en sa facture un raid d'exploration
(Aufklârungsraid) (2) ; le procédé, ainsi qu'il a été établi
(1) Avait notamment laissé entrevoir, dans son compte rendu de
la veille, combien peu serait efficace une attaque en terrain très
difficile et avec une infanterie déjà fatiguée. Le G. Q. G. répondait
qu'il importait peu, le Ier Corps étant chargé de la défense de la
Meuse.
(2) Les écrivains militaires al'emands s'ingénient à distinguer les
raids suivant leur objet: le raid d'exploration (Aufklârungsraid);
le raid de destruction (Zerstôrungsraid) , dont les exemples clas-
siques sont fournis par Jakson et Stuart (1862 — juin, Virginie —
août, destruction des grands dépôts de Manassa-Junction. — Octobre,
Pennsylvanie) ; aussi, la chevauchée qui ne réussit pas de Mischts-
chenko contre les magasins d'Inkou et la voie ferrée (janvier 1905.)
Le Corps de cavalerie Sofdet. 67
précédemment, est celui dont la cavalerie allemande en-
tendait user de préférence contre les ailes et sur les der-
rières de l'adversaire. Déjà, le 12, du côté de Haelen,
la gauche des Belges avait eu à endiguer une incursion de
la 2e D. K. (du corps von der Marwitz) ; Dinant, borne
de droite du dispositif, dans le vide que les Allemands
savent (ou supposent) exister entre nos IVe et Ve A.,
n'est que la réédition du mode.
Le G. Q. G. n'ignorait pas, le 14, la course vers la
Meuse des escadrons allemands ; elle lui avait été signalée
de Pondrôme par le général Sordet, regrettant faute
d'avions (1), à employer dans un terrain aussi couvert et
serré, de ne pouvoir fournir toutes les précisions dési-
rables. Quoi qu'il en soit, le bulletin du jour mentionne :
« La région Marche = Saint-Hubert =Rochefort est occu-
pée par de la cavalerie ennemie dont la force semble être
d'une ou de deux divisions. L'une d'elles, la 5e, comprend
deux régiments de dragons, deux de hussards, un de
uhlans, un de cuirassiers, une centaine de cyclistes, des
mitrailleuses et des canons (2) ; elle est fournie par les
éléments des 5e et 6e corps (Breslau, Posen). Aucune
troupe d'infanterie (en dehors des cyclistes) n'est signa-
lée dans la zone précitée. L'autre division pourrait être
celle de la garde. »
Du reste, à Vitry-le-François, aucune inquiétude du
fait de ces deux divisions de cavalerie, le Ier C, étant
chargé de la défense des passages de la Meuse. Le com-
mandant du C. C. n'a pas à se préoccuper de la difficulté
de franchir éventuellement le très sérieux obstacle de la
Lesse.
Le raid de bataille (Schlachtenraid) dont se rapproche l'intervention
du Corps de cavalerie à Le Câteau (26 septembre 1914).
(1) Un seul renseignement avait été fourni par avion; il concernait
la région de Neufchâteau.
(2) Division du G. -M. von Ilsemann: 9e Brigade (Dragons n° 4,
Uhlans n° 10) ; 11e Brigade (Leib. Kûrassiere, Dragons n° 8) ; 12e Bri-
gade (Hussards n08 4 et 6).
68 Le Flambeau.
III. — Dans la Hesbaye
(18-24 août)
Le gros du corps de cavalerie ( 1 ) , la Sambre franchie
le 17, s'élançait dans la plaine.
Déjà vers 9 heures, le receveur des postes de Tamines
signalait le passage des cuirassiers, aussi des dragons de
la IIIe D. (2) ; puis dans l'après-midi, le major de Melotte,
détaché près du général Sordet et envoyé par lui en mis-
sion au G. Q. G. belge de Louvain, fixait comme suit les
emplacements: Sombreffe = Bothey = Mazy = Onoz
(G. Q. : Fleurus) ; de plus, l'agent de liaison était chargé
d'annoncer que le C. C. attaquerait le 18 sur l'axe Fleu-
rus = Sombreffe = Gembloux et qu'il réclamait le con-
cours d'une brigade d'infanterie belge entrant à 9 heures
précises en action vers Thorembais; enfin, un escadron
belge maintiendrait le contact entre Nil-Saint-Vincent et
Walhain-Saint-Paul.
Ai-je besoin de phrases pour donner la mesure de l'an-
xieuse impatience avec laquelle le Haut Commandement,
qui n'avait pu que regretter l'inutilité de la course dans
les Ardennes, attendait les divisions de cavalerie fran-
çaise!
A cette aile du front de bataille, six divisions belges (3)
(1) Passé le 16 sous les ordres du commandant de la Ve Armée
qui lui assigne la mission de se porter à la rencontre des colonnes
ennemies et de retarder leur avance. — Le lendemain, communication
par le général Lanrezac d'un ordre du G. Q. G. faisant ressortir
l'intérêt urgent de rejoindre l'armée belge.
(2) Les hussards (2e et 4e) gardaient les ponts de la Sambre, de
Charleroi à Tamines; le 284e (régiment de réserve du Ier C. non-
endivisionné) tenait les ponts de Tamines à Floriffoux.
(3) Bibliographie: L'action de l'armée belge (Rapport officiel)
du 31 juillet au 31 décembre 1914; chez Chapelot. La campagne de
l'armée belge, du 31 juillet 1914 au 1er janvier 1915; chez Bloud et
Gay. Les très remarquables études publiées dès le deuxième
semestre 1920 par le Bulletin belge des Sciences militaires (Librairie
Dewit, Bruxelles). Les principaux éléments de la polémique
entre le lieutenant général chevalier Selliers de Moranville et le
Le Corps de cavalerie Sofdet. 69
s'étendaient entre Diest (nord) et Jodoigne (sud-ouest) ;
la gauche, que couvrait la belle division de cavalerie du
lieutenant général de Witte, était menacée d'enveloppe-
ment par la 2e C. A. et par la 2e D. K. Le centre
allait être abordé, en direction Saint-Trond = Winghe=
Saint-Georges =Louvain par le 4e C. A. et en direction
Waremme= Tirlemont= Louvain par le 9e C. A. ( 1 ) .
La droite subissait déjà la pression des 4e et 9e D. K.,
car le canon avait été entendu du côté de Roux-Miroire et
le soir du 17 (18 heures) la présence de deux bataillons
de chasseurs allemands était révélée dans les bois entre
Walhain-Saint-Paul et Grand- Leez, Encore, sur la
Meuse, aux environs de Huy, passage ininterrompu de
grosses colonnes. C'est, après Kluck, l'apparition de
Bûlow.
* *
Le 18, la IIIe D. C., à gauche se portait de Gembloux
sur Orbais et la Ie D. C., au centre, objectivait Perwez
(pour mieux dire Hedenge) où se poste la 4e D. K.
lieutenant général baron de Ryckel; du premier, de brèves, pourtant
persuasives plaquettes: Le prélude et le début de la guerre en Bel-
gique et Pourquoi l'armée belge s'est-elle retirée sur la position for-
tifiée d'Anvers le 18 août 1914?; du second, un lourd factum,
autolâtrique. L'Immortelle Mêlée, de M. Paul Crokaert (chez
Perrin), sans le moindre doute des mieux intentionnés, mais par trop
impénitent bourreur de crâne.
(1) Les têtes des corps en première ligne atteignent dans la soirée:
Du 17: Berbroek (2e C. A., escorté à droite par la 2e D. K.) =
Alken (4e C. A.) = Ulbeek (3e C. A.) = Petit Jamine (9e C. A.) =
Waremme (10e C. A.) = Tourinne (7e C. A.).
Du 18: Montaigu (2e C A., flanqué sur la droite, à Westerloo par
la 2e D. K.) = Kersbeek-Miscom (4e C. A., dont le gros franchit la
Gette, à Geet-Betz) = Hoeleden (3e C. A., poussant ses éléments de
poursuite jusqu'à Pellenberg et Cortenberg) = Bunsbeek (9e C. A.)
= Tirlemont (10e C. A.) = Hannut (7e C. A.)
Sur le front du 7e C. A., les 4e et 9« D. K.
(2) 4e D. K. (G. L. von Garnier) ; 3e Brigade (K. n° 2, U. n° 9) ;
17» Brigade (D. n08 17 et 18); 18e Brigade (H. n0B 15 et 16).
9e D. K. (G. M. von Biilow) ; 13e Brigade (K. n° 4, H. n° 8);
14e Erigade (H. n° 11, U. n° 5); 19e Brigade (D. n° 19, U. n° 13).
70 Le Flambeau.
appuyée par deux bataillons de chasseurs. La Ve D. C,
à droite, pointait sur Aische-en-Refail, quartier dans
lequel sera pris contact (lieutenant Henard du 22e D.)
avec les colonnes mobiles du major Petit et du colonel
Iweins, derniers organes de l'action si activement étendue
à l'extérieur de la P. F. Namur par le lieutenant-général
Michel. Un peu après midi, la grande route Andenne =
Louvain était dépassée. Mais, les escadrons de tëtc et les
compagnies cyclistes se heurtent presque aussitôt à des
points d'appui solidement garnis par des chasseurs avec
mitrailleuses et artillerie (assistée pour réglage du tir par
un avion). Des efforts tenaces et prolongés certifient en
particulier à Boneffe (1), à Ramillies-Offus (tenus par la
9e D. K.) le mordant des compagnies cyclistes cherchant
à ouvrir des voies aux Ve et Ie D. C. (2). La ligne de
résistance de l'ennemi ne pouvait être ébréchée que par
l'infanterie. Fâcheusement, la brigade belge (3) sur la-
(1) Peut-être, avec plus d'exactitude, combat de Aische-en-Refail,
ainsi que porte la citation à l'ordre de la division du médecin-auxi-
liaire Fagot (du groupe cycliste du 20e Bat. de chasseurs), qui fit
preuve ce 18 et encore le 26 (Crèvecœur) du plus remarquable
dévouement.
(2) Le général Palat (une fois n'est pas coutume), insuffisamment
renseigné (Revue, 15 mars 1918, p. 458), reproche au général Sordet:
1° d'avoir prescrit au commandant de la Ire D. C. de faire manger ses
chevaux; 2° d'avoir, par deux fois, interdit à l'artillerie de cette divi-
sion de tirer. 1° Ai-je besoin d'affirmer que le commandant du C. C.
n'intervenait pas dans ces détails; 2° l'inaction n'a jamais été imposée
aux batteries; il leur était simplement recommandé de ne tirer qu'avec
la certitude absolue de ne pas porter leur feu sur l'artillerie de la
IIIe D. C, quelque peu en échelon refusé; il y a tout lieu de croire
que cette certitude ne fut pas acquise et que, par suite, les batteries
cessèrent de tirer.
(3) 19e Brigade (général Delforge) de la 6e D. réserve en arrière
de la droite vers Hamme-Mille. Je rappellerai que cette brigade avait
reçu la veille l'ordre de se trouver le 18, avant 9 heures, à Thorembais-
les-Béguines ; si le contact n'était pas établi, les 1er et 3e carabiniers
devaient se retirer. La brigade et un escadron arrivent exacte-
ment au rendez-vous, y demeurent jusqu'à 10 heures, puis se retirent,
le contact n'ayant pas été pris. Pourtant, les carabiniers ont dû
Le Corps de cavalerie Sofdet. 71
quelle le général Sordet comptait, ne voyant pas paraître
nos escadrons, s'était retirée dès 10 heures, ce que le
général ignorait.
Il devenait sans nécessité aucune, l'empreinte du front
adverse ayant été prise, de s'éterniser sous le canon
devant une inviolable barrière. Le commandant du C. C.
donna, en conséquence, l'ordre de se dégager et de
reporter les divisions à l'ouest de la route Namur =
Wavre ; elles persévéraient de la sorte en leur mission de
protection à la droite de l'armée belge.
Celle-ci résistait avec une admirable vaillance au choc
des corps allemands acharnés à rompre son centre et à
envelopper son extrême gauche. Néanmoins « une bataille
acceptée dans la journée du 19 ne pouvait être d'issue
douteuse par suite de l'écrasante supériorité des Alle-
mands. La destruction de l'armée aurait d'autre part gra-
vement compromis la défense d'Anvers et anéanti tout
espoir d'agir dans la suite de concert avec les Alliés ».
(La campagne de V armée belge, p. 46.)
Le Roi, après avoir demandé son avis au chef d'état-
major, donna dans la soirée (19 h. 30) l'ordre de repli
à l'ouest de la Dyle. Cette ferme décision fait d'autant
plus honneur au caractère du Commandant de l'armée
qu'elle écartait les suggestions du colonel Aldebert (délé-
gué du G. Q. G. français) insistant (1) pour le maintien
des forces belges sur la Gette, ne serait-ce que des Ve et
VIe Divisions, en attendant le secours des corps du géné-
ral Lanrezac.
Dans la matinée du lendemain (19), le combat d'Aer-
apercevoir les escadrons de gauche de la IIIe D. C, puisque, par
méprise, ils les accueillirent à coups de fusil (deux chevaux tués) !!??
(1) Etrange et incompréhensible insistance!
Les IIIe et Xe Corps, centre de la Ve Armée, ne se posent sur la
Sambre que dans l'après-midi du 20. — Les premiers éléments du
XVIIIe Corps prolongent à l'ouest, le 21. — A droite, le Ier Corps
sera relevé le 22 au soir, par la 51e D. R. de la garde sur la Meuse,
face à l'Est.
72 Le Flambeau.
schot confirmait le péril de la manœuvre débordante de
la droite allemande. Le Roi prescrivit la retraite, devenue
inévitable, sur le camp retranché d'Anvers.
A cette heure critique s'avérait aux yeux de tous (même
de ceux qui ont des yeux pour ne point voir) la prudente
sagesse du mode expectant régi par le projet des premières
opérations.
Les personnes mal instruites des choses militaires (qui
pourtant se complaisent prétentieusement à jouer le rôle
de Basilide) ne savent pas établir la différence entre plan
de mobilisation, plan de concentration et projet des pre-
mières opérations. Une récente polémique engagée dans
la presse belge porte témoignage de ces fourvoiements;
il n'est donc pas sans intérêt, dans le cas concret, de pro-
curer quelques précisions.
Le plan de mobilisation n'appartient pas au lieutenant-
général de Selliers de Moranville, appelé le 25 mai 1914
à remplacer dans l'emploi de chef d'état-major, le lieute-
nant général De Ceuninck; de lui toutefois (point impor-
tant), le « camouflage » de la deuxième phase (période
de tension politique) de manière à affranchir le gouverne-
ment (Ministère des Affaires étrangères) du reproche
d'avoir incité à la guerre par une mobilisation prématurée
(Pourquoi-Pas? — 15 août 1919, p. 564).
Le plan de concentration appartient en majeure partie
au lieutenant-général de Selliers de Moranville. Ne sera
pas contesté que M. de Broqueville avait spécialement
chargé, en décembre 1913, le colonel de Ryckel (imposé
comme collaborateur au lieutenant-général De Ceuninck,
puis au lieutenant-général de Selliers) de l'élaboration des
plans de concentrations éventuelles de l'armée; mais sera
dit aussi que ce travail remis fin avril, ou commencement
de mai, était affecté d'une navrante insignifiance (appré-
ciation du lieutenant-général De Ceuninck — Revue
belge, nov. 1919, p. 1030). Le lieutenant-général de Sel-
liers de Moranville (avec le concours diligent et averti du
Le Corps de cavalerie Sordet. 73
major Maglinse, chef de la lro section) pour utiliser ce
travail (dépouille des archives de l 'état-major), dut le
retoucher, le remanier, le rendre pratiquement réalisable ;
(ainsi, décentralisation des transports par voie ferrée.) —
Le dossier remis en la première quinzaine de juillet au
ministre de la Guerre comportait trois plans envisageant
les hypothèses les plus probables; ces plans sont adoptés.
Le 31 juillet, le Roi (qui venait d'assumer person-
nellement le commandement de l'armée), soucieux de ne
fournir aucun prétexte à l'Allemagne, exprima le désir
de faire reporter d'une longueur d'étape à l'ouest (quadri-
latère Tirlemont=Perwez = Louvain = Wavre, cavalerie â
Gembloux) la base de concentration fixée par le plan n° I
dans la zone Saint-Trond = Hautain-l'Evêque = Han-
nut=Tirlemont=Hamme= Mille. M. de Broqueville, de
son côté (1er août, soir) réclamait quelques modifications
de détail. Donc, le 1er août, avant l'ultimatum alle-
mand, l'accord au sujet des mesures militaires à prendre
s'affirmait complet entre le Roi, le ministre de la Guerre
et le chef d'état-major (article du lieutenant-général che-
valier de Selliers — Revue belge, nov. 1919, p. 1033).
Le projet des premières opérations appartient en entier,
et sans conteste possible, au chef d'état-major. Aucune
discussion sur ce chapitre en l'assemblée extraordinaire
des ministres d'Etat et des ministres à portefeuille tenue
sous la présidence du Souverain, au Palais Royal de Bru-
xelles, dans la soirée du 2-3 août (Revue belge, — nov.
1919, p. 1036). Questionné à son tour, ou bien d'initia-
tive, le général de Ryckel exprima l'opinion (inspirée
par le capitaine Gallet, porte-flambeau des nouvelles doc-
trines) que l'armée de campagne, sa concentration ache-
vée, (levait prendre une immédiate offensive et pousser
sur Cologne!!... (1) Une folie (je n'hésite pas à le pro-
(1) Voyez l'article du lieutenant-général de Selliers sur « le Conseil
de la Couronne du 2 août 1914 » dans le Flambeau du 31 août 1914
(4e année, n* 8).
74 Le Flambeau.
clamer), une folie de surenchère qui étale aussi la coupable
méconnaissance de l'incapacité offensive de l'armée belge,
son état d'impréparation. Du reste, toute précon-
ception devait être écartée. Il suffisait, à l'extrême gauche
du dispositif franco-anglais, de poster l'armée belge en
couverture, de la tenir prête suivant les circonstances:
soit, en cas d'invasion partielle (rive droite de la Meuse),
à agir dans le flanc droit et sur les derrières des colonnes
allemandes; soit, en cas d'invasion totale (les deux rives
de la Meuse), à établir un barrage au nord du fleuve (po-
sition de la Gette) de manière à attendre l'arrivée des
alliés pour ensuite subordonner les opérations aux leurs.
J'estime qu'il était de toute équité et justice de faire
ressortir les titres à la reconnaissance nationale acquis
jusqu'à cette date mémorable par le lieutenant-général
de Selliers de Moranville (1). Je rappelerai encore que
(1) Pourtant, peu après, devait se produire une étrange « crise du
commandement ».
Un seul et simple arrêté royal en date du 6 septembre, n° 2338,
(c limoge »:
Le lieutenant-général de Selliers de Moranville déchargé de ses
fonctions de chef d'état-major et nommé inspecteur général de
l'armée; le général-major de Ryckel, sous-chef d'état-major, envoyé
en mission au G. Q. G. russe. Le général Jungbluth assurait,
nominalement tout au moins, la direction du service qu'accaparait
en réalité, avec le titre de sous-chef, le colonel Wielemans, chef de
cabinet de M. de Broqueville. L'emploi de gouverneur de la
place forte d'Anvers était supprimé. Le lieutenant-général de Guise,
commandant de la position fortifiée, remplaçait le lieutenant-général
Dufour, nommé membre du Conseil national, récemment créé. Et
autres !
D'aucuns se désespèrent de ne pouvoir découvrir les causes de ce
chambardement. Je ne crois pas qu'il soit besoin pour cela d'aller
chercher midi à quatorze heures. Mon enquête psychologique me
permet de dénoncer l'œuvre du Comité (belge) Union >?t Progrès qui,
influencé par les ragots des Icoglans de France, affirme sa rageuse
ascension au Pouvoir.
M. de Broqueville, endoctriné par les Jeunes Turcs de son entou-
rage, peu satisfaits du rang effacé de leur patron,... le ministre de la
guerre imite de Tarquin le geste classique!
Le Corps de cavalerie Sofdet. 75
le 18 août, sa nette compréhension des contingences, sa
franche fermeté soutiennent la grave décision par laquelle
le Roi sut préserver l'armée de campagne d'une certaine
et irréparable catastrophe.
Telles sont les opinions que la critique indépendante,
sourde aux criailleries des clans, peut et doit professer
dès aujourd'hui.
Par suite de la retraite en direction nord-ouest des divi-
sions belges, le corps de cavalerie n'était plus astreint à
obstruer la trouée entre Wavre et Namur. Sa tâche sim-
plifiée consiste, dorénavant, à couvrir l'établissement sur
la Sambre de l'armée du général Lanrezac.
Le 19, alors que les Hanovriens de la 20e D. I. se
disposent à incendier Ramillies, commence un lent recul
que masquent de vigoureuses arrière-gardes aux prises
vers Jauselette avec 4e D. K. et, au nord de Gembloux
avec 9e D. K.; cette dernière affaire procurait aux batte-
ries (10, II et 12) du commandant Lavergne (IIIe D.)
l'occasion d'un très honorable début; les cyclistes de la
T C. prolongeaient à droite.
Appelé le jour suivant (20) à la gauche de la Ve A., que
les Anglais n'épaulent pas encore, le général Sordet range
tout d'abord ses divisions derrière le Piéton : la IIIe, après
un petit engagement rdu côté de Pont-à-Celles, surveille,
face au Nord (Nivelles), le secteur de Gouy-lez-Piéton=
Luttre; au centre, de Viesville à Roux, la Ie D. C. dont le
groupe cycliste occupe encore Gosselies ; à droite, la
Ve D. C. La D. K. de la garde (non encore rejointe
à gauche par 5e D. K.) et son groupe de bataillons de
chasseurs pressent sur "tout le front. Une de ces
bourrades ébranle la IIIe D. C. (1) et l'oblige à se
(1) Rôle particulièrement actif du 49 cuirassiers envoyé le 21 en
l'après-midi, de Trazegnies à Pont-à-Celles, renforcer les cyclistes
de la IIIe D. C. et concourir à la défense du pont de Gouy-lez-Piéton ;
76 . Le Flambeau.
recueillir sur la bretelle Chapelle-lez-Herlaimont=Traze-
gnies, bientôt délaissée pour la transversale Carnières=
Piéton. Le recul expose la gauche de la Ie D. C. et l'incite
à son tour à un repliement autour de Piéton =Forchies-
la-Marche.
Pour aider le C. C. à se donner de l'air, le haut com-
mandement fait intervenir la 11e brig. d'inf. (24e et 28e
régts) placée en cet après-midi du 21, à Nalinnes. Le géné-
ral A. Hollender, sans plus d'explications, est invité à
gagner Fontaine-l'Evêque où le général Sordet disposera
de lui. — La brigade, à laquelle firent défaut les camions
automobiles attendus, franchit la Sambre à la chute du
jour et arrive vers 23 h. 30 à Fontaine-J'Evêque. Le géné-
ral Hollender, ayant été renseigné sur la situation, reçut
du commandant du C. C. l'ordre de tenir coûte que coûte
les positions indiquées de manière à permettre à la cava-
lerie de se dégager de l'étreinte; il ne rompra que sur
avis.
Le 22, à l'aube, toutes les mesures étaient prises; en
première ligne les bataillons Devignes et Nicolas du 24e,
le bataillon Dutrut du 28e. L'ennemi ne pouvait
soupçonner la présence à Anderlues de cette brigade;
aussi, vers 9 heures, les compagnies allemandes non dé-
ployées se laissent surprendre à petite distance par nos
feux. Remis de leur désarroi, les régiments nos 16, 53
et 57 (7e C.) reprennent le combat, cette fois avec pru-
dence ; ils multiplient leurs attaques préparées et appuyées
le 9e cuirassiers rejoint peu après. Vers 17 heures, la brigade
Gouzil recevait l'ordre de rompre le combat et de couvrir le rassem-
blement de la division à Carnières. La brigade, arrière-garde,
touche Villereille-'ez-Brayeux vers 7 heures et repart à 9 h. 30 en
direction de Binche.
Un épisode concernant le 3e hussards est relaté par le vétérinaire
aide-major Letard, dans son volume (p. 34) : Trois mois en premier
Corps de cavalerie (chez Plon-Nourrit).
Le Corps de cavalerie Sordet. 77
par l'artillerie; nous ripostons par d'énergiques élans (1)
poussés jusqu'au corps à corps. — Enfin, proche de
16 heures, ordre du général Sordet de céder et d'occuper,
rive droite de la Sambre, les hauteurs et les ponts de
Lobbes (inclus) à Fontaine-Valmont (inclus). Pour se
décrocher, le général A. Hollender lance une dernière
contre-attaque (bataillon PIou du 24e) accompagnée de
quelques projectiles de la batterie (fort à court de muni-
tions) prêtée par la cavalerie. L'ennemi recule; ses aigres
clairons sonnent en retraite.
Le très brillant, mais aussi onéreux, combat d'An-
derlues (qui dès les premiers jours de la campagne
honore la 11e brigade) avait permis au C. C. de se tirer
d'embarras. Le soir du 22, les IIIe et Ve D. C.
nouent, dans la région Binche = Merbesnle-Château, la
liaison avec l'armée anglaise parvenue sur la ligne
Condé = Saint-Ghislain = Mons = Binche; la Ie D. C.
garde les ponts de Jeumont et de Fontaine-Valmont, à
remettre le lendemain (18 heures) à la 69° D. R. (général
Legros du IIe groupe de divisions de réserve) .
Ce mémorable dimanche 23 août, te général Lanrezac
et le maréchal French livraient, l'un la bataille d'Entre-
Sambre-et-Meuse, l'autre celle de Mons. Tous deux
durent se résigner à entamer leur retraite au sud, dans la
nuit du 23-24.
Le corps de cavalerie passait le dit 24, sous les ordres
du maréchal French qui le portait incontinent à la gauche
de l'armée anglaise... Ses opérations en territoire belge
prenaient fin.
La seconde phase de l'activité exploratrice du C. C.
n'avait guère été, plus que la première, d'un grand rende-
ment.
Et, sur le front de l'armée belge, la belle division du
(1) Le lieutenant-colonel Fesch, du 24e, tombe mortellement frappé.
36 officiers et 1,500 hommes tués, blessés ou disparus. — La Patrie
Belge (septembre 1921) donne de l'affaire une relation détaillée.
78 Le Flambeau.
lieutenant-général de Witte (1) n'obtenait pas de meil-
leurs résultats.
Les causes de toutes ces relatives improductivités sont
les mêmes : Dans une aire se prêtant de façon exception-
nelle à l'action de l'arme, la Heeres Kavallerie ne pratique
pas l'exploration (Fernaufklàrung et Nahaufklàrung) ;
elle remet à des détachements mixtes les attributions que
lui conféraient les règlements et ces détachements mixtes
ne sont que des organes de la sûreté ( Verschleierung) .
C'est ce que M. Gabriel Hanotaux (2) (Enigme de
Charleroi, — p. 45) n'a point su et n'a point voulu com-
prendre; il lui suffira de constater que nos cavaliers ne
réussissent pas à lacérer le rideau tendu devant eux ; mais
ses commettants du G. Q. G. s'abstiendront de le ren-
seigner sur le mode de tissage du rideau, pour ne pas
avoir à faire le pénible aveu d'une imprévoyance qui
priva les ouvriers des outils nécessaires. Il serait pourtant
(1) Les divisions de cavalerie allemande battaient l'estrade, sou-
tenues par des bataillons d'infanterie dotés de mitrailleuses et se
déplaçant rapidement en automobiles. Le service des reconnaissances
belges perçait difficilement ce voile épais. Les escarmouches avec
les éclaireurs furent quotidiennes... (La campagne de l'armée belge,
p. 33 et 38).
Certaines de ces escarmouches mériteraient une mention spéciale:
Orsmael-Gussenhoven (10), Boneffe (13), etc.; mais combien plus
fréquentes les dérobades!... et que penser de ces escadrons de la
2° D. K. qui, le 12, après la tape reçue à Haelen, repliés vers Lumen,
se fortifient et s'entourent d'un réseau de fil de fer ! !
Relire à propos de Haelen, dans les Pages de gloire de l'armée belge
(chez Berger-Levrault), le beau récit du commandant Willy Breton,
chroniqueur militaire, aussi brillant que solidement documenté.
(2) Relever les inexactitudes matérielles et les erreurs d'apprécia-
tion accumulées par M. Gabriel Hanotaux dans ses écrits serait peine
perdue. Deux exemples : L'Enigme de Charleroi (p. 99) place le C. C.
sur l'Authie ! ! ; le général Fonville, crédule, en sera pour les frais
d'un savant article dans la France militaire. Le fascicule 64
(p. 274) de VHistoire illustrée de la guerre de 1914 (vaste entreprise
de librairie) affirme le transport en autos-camions de la 11e brigade;
le général Palat, trop confiant, écrit dans la Revue (1-15 mars 1918)
un article que le général Hollender, traité avec quelque sévérité,
n'aura aucune peine à faire rectifier.
Le Corps de cavalerie Sordet. 79
grand temps de dérouter une légende exploitée par la
Heeres Kavallerie à son orgueilleux avantage. Cette cava-
lerie ne brille que par son absence. Un des officiers géné-
raux les plus en vue de l'armée belge a pu écrire : « J'ai
l'intime conviction que la cavalerie allemande avait dé-
fense formelle d'accepter le combat de cavalerie propre-
ment dit. »
D'autres témoins autorisés déposent dans ce même
sens, sans emprunts au lexique des lieux communs, sans
recours aux vieux clichés. L'un d'eux, chef entre tous
qualifié, pour apprécier le rôle et l'attitude de la cavale-
rie allemande en ces journées d'août 1914, prononce un
jugement que je tiens à reproduire parce que définitif et
sans appel, parce que superbe hommage rendu aux braves
gens qui méritent d'être honorés:
(( Aux anciens du Ier corps de cavalerie pour leur ra-
fraîchir la mémoire; aux nouveaux pour leur apprendre
ce qu'ils ne saveirt pas; aux uns et aux autres pour raf-
fermir leur foi et leur confiance dans leur arme et dans
son avenir.
(( Le mois d'août 1914 finissait; les armées françaises,
vaincues au Nord et à l'Est, refluaient sur la Marne et la
Seine. A ceux qui ont vu le désordre de ces colonnes
s'entassant, se bousculant sur les routes sans arrière-
gardes, il semblait que les Allemands n'eussent plus qu'à
lâcher la bride à leur cavalerie pour que la retraite devînt
l'irréparable déroute.
« Or, la cavalerie allemande resta cachée dans les
jambes de son infanterie qui, elle-même, n'avançait
qu'avec une extrême prudence.
« Pourquoi?
« Parce que, les premiers jours de la guerre, les cava-
liers français, le sabre ou la lance au poing, sautaient à
la gorge des cavaliers allemands partout où ils les rencon-
traient, leur inspirant une invincible terreur au combat à
l'arme blanche.
80 Le Flambeau.
« Parce que les escadrons ennemis, n'osant pas risquer
la rencontre à cheval, se contentaient de chercher à nous
attirer sous le feu de leurs mitrailleuses ou de nous en-
voyer des coups de fusil ( 1 ) , parce que ce combat ne se
livre qu'à pied, que pour le mener il faut s'arrêter et
qu'une cavalerie qui s'arrête perd le bénéfice de la pour-
suite... »
(Ordre du jour du commandant de la Ire Division de
cavalerie en date du 8 juillet 1917).
Colonel Bujac.
(1) « Généralement, à l'approche des nôtres, les Allemands des-
cendent de leurs montures et combattent à pied ; ou bien il font demi-
tour pour solliciter la poursuite de nos cavaliers et les attirer sous un
feu d'infanterie ou de mitrailleuses ». (Letard, ouvrage cité, p. 34.)
« ...Les cavaliers s'étaient tâtés; à cheval, les Français s'étaient
trouvés indiscutablement supérieurs aux Allemands. Aussi, von der
Marwitz avait prescrit d'employer la tactique de 1' a envoilement »,
étudiée depuis longtemps à l'avance. Sur tout son front s'étendait
une ligne de petits postes solidement défendus par des cyclistes, des
fantassins ou des cavaliers pied à terre. Que'ques patrouilles à cheval
amenaient devant eux nos escadrons qui étaient décimés à loisir par
le tir des hommes postés... » (Général Manoin, ouvrage cité, p. 23).
Romantisme et Révolutions
Liberté et Poésie.
Romantisme et Révolution. Cet enfant de Rousseau met
en bas ce qui était en haut, et inversement. Tel est le
caractère auquel il se fait reconnaître. Mais jadis, il lui
suffisait de se nommer, il était synonyme d'avancement
et de progrès. Aujourd'hui ses avocats ne peuvent plus se
contenter de définir tout bouleversement comme un bien
en soi. Ils sont réduits à faire valoir que leur révolution
littéraire et morale fut une révolution heureuse: elle
retrouva la nature, inventa le peuple, rétablit la naïveté
des passions, découvrit ce qu'il peut y avoir de charme,
d'innocence et de fécondité dans l'ignorance et dans le
manque d'éducation. Avant le romantisme, il était,
paraît-il, impossible d'aimer les jardins qui sentent le sau-
vage. Tout était apprêté, ruelle, salon et jargon. Le natu-
rel était proscrit, la vérité honnie. D'après ces contrefa-
çons de l'histoire qui dénaturent le problème pour éviter
de le résoudre, Phèdre ni Bérénice ne peuvent élever un
soupir de leur cœur sans qu'il soit titré romantique; le
discours du Paysan du Danube devient romantique par les
mêmes principes qui annexent Pascal ou Virgile à l'évan-
gile de Rousseau. Cela rappelle l'aventure d'un certain
sculpteur qui faisait aux dieux et aux héros des yeux
démesurés; des amis charitables le menèrent devant la
(1) Ces pages sont extraites de la préface de Romantisme et Révo-
lution, édition définitive de Avenir de V Intelligence, et d'autres études
de M. Charles Maurras, qui paraîtront prochainement a Paris.
Nous sommes reconnaissants au grand écrivain de nous en avoir
gracieusement permis la publication. (N. D. L. R.).
82 Le Flambeau.
Pallas poliade: — Vous voyez bien, s'écria-t-il, comme
elle a des yeux, elle aussi!... Ce romantique incorrigible
ne se rendait pas compte qu'jls étaient à leur place.
Les prétendues inventions du romantisme existaient fort
bien avant lui. Son œuvre a consisté à les changer de lieu
pour leur donner en tout la première ou même l'unique
importance. C'est ainsi que Thersite n'avait pas été ignoré
d'Homère et de ses homérides: l'esprit de la Révolution
ou du Romantisme a tendu seulement à le préférer à
Ulysse, à Achille, à Hector, à Priam: Don César, Tri-
boulet, Jean Valjean, le Satyre ont reçu de l'art roman-
tique non l'existence mais la mission expresse de détrôner
l'Olympe. Le retour à la vérité ne sera point de les pros-
crire, mais de les remettre à leur rang.
On insiste : en tant que révolutionnaire, insurgé contre
les classements, qui sont tous arbitraires, le romantisme
met les choses et les êtres où il lui plaît ; son principe le
veut, qui est la liberté.
Il faudrait toujours demander : liberté de qui et de quoi?
Mais, nulle part, l'esprit romantique et l'esprit révolution-
naire ne s'accusent aussi clairement que dans l'idée qu'ils
se sont faite de la liberté. Il convient d'examiner avec
quelque détail ce que c'est que la liberté en art. Cela fait
voir qu'ils l'ont pensée et pratiquée à faux.
L'esprit classique avait enseigné que l'artiste est libre
par la puissance sur la matière, par l'habileté à manier ses
outils, la connaissance profonde et l'observation aisée des
préceptes de l'art, enfin par la vigueur, l'abondance et
l'essor des idées qui le meuvent et qui le mènent. L'artiste
est libre, en ce sens qu'il fait ce qu'il veuf. Mais il ne le
fait pas comme il veut. Là, sa liberté est bornée par les
lois de son succès ou de son échec. Tous les formulaires
de l'art professent cette liberté, mais énoncent ces condi-
tions. Chanter, c'est ordonner les cadences, régler les
rythmes par lesquels délivrer son âme et sa voix. Mais du
Romantisme et Révolution. 83
fait qu'on se plie aux mesures du pur esprit, l'on quitte
et l'on repousse l'attraction la plus corporelle :
Nunc pede libero
Pulsarida tellus.
Le lyrique admirable qui, dans ce petit air à boire, fai-
sait probablement une allusion rapide aux mystères secrets
de toute poésie ( 1 ) , a dit plus explicitement :
Pictoribus atque poetis
Quidlibet audendi semper fuit œqua potestas.
Et cette liberté, c'est la liberté du bonheur; le même
critique-poète conseille à ses frères de tout oser, fors ce
qui ruinerait l'audace ; il les convie à tout peindre, excepté
ce qui décomposerait la peinture :
Sed non ut placidis coeant immitia, non ut
Serpentes avibus geminentur, tigribus agni...
Dans un poème qui porte en épigraphe les mots
« audendum est » et ne cesse de provoquer le génie à user
hardiment de toutes les libertés, André Chénier traduit
la restriction d'Horace:
Osons...
Mais inventer n'est pas, en un brusque abandon,
Blesser la vérité...
Ce n'est pas entasser sans dessein et sans forme
Des membres ennemis en un colosse énorme,
Ce n'est pas, élevant des poissons dans les airs,
A l'aile des vautours ouvrir le sein des mers,
Ce n'est pas sur le front d'une nymphe brillante
Hérisser du lion la crinière sanglante.
(1) Un autre écrivain de la grande race lyrique, dit: « Soit que la
parole retienne sa liberté naturelle dans l'étendue de la prose, soit
que, resserrée dans la mesure du vers, et plus libre encore d'une
autre sorte, elle prenne un vol plus hardi dans la poésie. » Bossuet.
Discours de réception à V Académie française.
84 Le Flambeau.
Donc, d'après deux esprits créateurs et puissants, la
liberté d'invention de l'art trouve sa limite normale dans
la nature des choses réelles, qui est leur vérité, dans la
mesure des possibles, qui est leur raison. Une fable a son
réalisme. Une fantaisie, sa logique interne. On peut dire
du poète comme la fée de Mistral :
Ot tout ço que soun iue tèn
A bel èime V aparlèn
La fée pourrait dire bien davantage. Ce que tient le
poète passe tous les trésors que des yeux mortels peuvent
contenir. Il dispose du temps, il se rit de l'espace. Toutes
les couleurs et les formes des réalités sont à lui, comme
tous les royaumes de l'imagination pure et simple. Mais
cette fée se garde bien de lui chanter qu'il est à lui seul
sa règle et sa loi : en l'émancipant de la sorte, elle le ferait
déchoir à plaisir. Pourquoi? Parce que, justement, sa
supériorité est engagée sur un point où l'obéissance le
sert.
En effet, son honneur et sa gloire ne tiennent essen-
tiellement ni à la finesse, à l'ampleur ou à la vivacité de
ce qu'il voit ou sent, ni à sa faculté d'être agité d'émo-
tions vives, ni même à ce tumulte d'images qui fleurissent
de sa chair, de son cœur et lui montent jusqu'au cerveau.
D'autres esprits pourraient l'égaler ou le passer sous tous
ces rapports. Son privilège vient de ce que seul il se com-
munique: l'émoi de l'âme aspire en lui à une création,
par les moyens qu'il sait, dont il s'est rendu maître, qui
ne servent de rien sans lui mais qui existent indépendam-
ment de lui. Il n'a pas inventé les prescriptions de sa tech-
nique, elles ne procèdent pas de sa volonté, mais, pour
une part, de sa nature, qu'il n'a pas faite, pour une part
plus vaste, de la nature de l'esprit et du monde qu'il n'a
pas créés. Il doit donc s'y soumettre : comme le penseur
pour penser juste, pour chanter juste, lui, chanteur. Il
peut perfectionner et il perfectionne son art, comme un
Romantisme et Révolution. 85
bon ouvrier son outil : il ne saurait le faire sans se con-
former à ces intimes lois qui président à l'échange des
pensées et des sentiments entre créatures humaines, à
l'ordre et au matériel du langage qui est en vigueur dans
les races dont il est né. Sa naissance qui l'a fait poète est
ainsi l'origine de quelques-unes des sujétions et des ser-
vitudes qui le grèvent s'il veut la gloire et le bonheur. Il
reçoit sa tribu, sa langue, son métier, l'ascendance et la
tradition de l'un et de l'autre, comme il a reçu la distinc-
tion de son cœur, la noblesse de son goût et de son génie.
Les traits qui le limitent sont aussi ceux qui le configurent.
A les aliéner tous pour de la liberté, il sacrifierait plus
encore que ce qu'il a: tout ce qu'il est. Il y perdrait ce
qu'il a la mission de faire.
Car la structure de son nom donne son signe exact. Il
est celui qui fait quelque chose avec ce qu'il sent. Les
autres n'en font rien que le vulgaire usage pour vivre et
pour mourir. Il s'agrégerait au vulgaire s'il gardait pour
son cœur les délices et les transes que son esprit subtil
excelle à recueillir et à raffiner. Quand de belles visions
jaillissent de ses lèvres et qu'un tissu de paroles d'or livre
son âme aux autres, mais le rend intact à lui-même, plus
libre, plus pur et plus fort, ni la félicité intérieure qui le
récompense, ni la sombre inquiétude qui l'agitait, ne qua-
lifient essentiellement sa nature. Il n'est pas né pour être
tel ou tel, ni pour avoir telle ou telle joie, il est né pour
faire ceci et cela. L'activité en vue de l'œuvre, c'est son
destin.
Ce que fait le poète, chacun voudrait le faire. Il sait le
faire, lui. Le beau don, le talent heureux enveloppent déjà
science. Science belle et gaie qu'il a dû acquérir et a pu
compléter parce qu'il y était apte, ce qui n'est pas donné
à tous, mais qui préexistait, ce qu'il ne doit pas oublier. Il
s'est ainsi ouvert les routes qui mènent au but. Il s'est
ainsi garé des autres. Il a distingué du regard ce qu'il doit
faire et éviter. Dès lors, s'il assemble et compose, le corn-
86 Le Flambeau.
posé, au lieu de se dissoudre, tient, il chante, éï îe choix
de ses syllabes sonores, son évocation successive d'idées
distinctes, au lieu de tomber dans le vide ou de rouler à
l'aventure, comme des gouttes d'eau, écrivent, dans l'es-
prit qui le lit ou l'écoute, les traits brillants, les couleurs
vives, l'ordre émouvant d'un monde nouveau. Par la
grâce de son action, par un jeu de mystérieuses affinités,
par la vertu des alliances et des associations provoquées,
son rêve émigré et court stimuler chaudement les rêves
des hommes. Des êtres inouïs s'élancent à sa voix, qui
vont plaire, charmer, passionner, telle étant la merveille
de leur nature : nos peines et nos joies y sont endormies
en secret.
Le poète a choisi ce qui lui convenait pour cette mise en
œuvre; au sens juridique, son choix était absolument
libre: mais, comme il est heureux ou est malheureux,
comme il réussit ou échoue, l'objet du choix ne l'est pas;
il est viable ou non, durable ou non, capable ou non
d'émouvoir les sentiments qu'il veut susciter. De ses com-
binaisons de poète, les unes étaient voulues par la forme,
la matière, le mouvement, la composition essentielle des
choses, d'autres en étaient rejetées,, le sont et le seront
pour la même raison. On ne dresserait pas le tableau
sypnotique de ces élues et de ces damnées. Toutefois, la-
déplaisante ou la discordante, la belle ou l'agréable
semblent connaître le sens de leur destinée ; elles semblent
posséder en quelque manière des voix aiguës ou basses
pour faire sentir au cœur du poète leur acîrTésion ou leur
résistance à l'hymen et lui jeter distinctement le oui ou
le non, l'encouragement, l'aiguillon ou la plainte de l'in-
visible frein. Ces stimulants, ces freins composent-ils un
critérium infaillible ou définitif? Pour courir les beaux
risques qu'aimait et conseillait Platon, le poète peut,
certes, oser braver l'obstacle et jouer la difficulté : mais
o'est son affaire. Affaire de force, de ruse et, l'on y
revient toujours, de bonheur. Car le succès prononce. Et
Romantisme et Révolution. 87
l'expérience millénaire n'est favorable ni à l'absurde ni
au laid. Ils n'ont pas réussi. Si l'industrie humaine excelle
à se frayer la route « par rame et par voile », il semble
que ce soit entre des parois de diamant qui ne se laissent
guère entamer ni rayer. La liberté heureuse est celle qui
marie à l'entrain du héros une sagesse, une science, qui,
en le limitant, le conduise et le serve: c'est l'art de la,
vie, c'est l'art même.
Les libertés à décourager sont donc celles qui sont les
ennemies de l'œuvre, soit qu'elles l'empêchent d'aboutir,
soit qu'elles la dissocient à peine formée. Si l'œuvre
intéressée recevait la parole et donnait son avis, comme
une déesse future, sans doute dirait-elle en définitive
conformément aux réactions de l'instinct vital : — «J'aime
tout ce qui me fait vivre et je déteste tout ce qui me
ferait mourir... » Les intérêts de l'œuvre sont seuls à
consulter. Ils donnent au poète le droit d'associer à sa
convenance toutes les sources d'enchantement, mais ils
ne lui permettent aucune liberté de les corrompre ou de
les troubler. Une liberté positive est ainsi accordée, une
liberté négative est ainsi refusée sur les mêmes principes.
Liberté de créer. Défense de dissocier. Tels sont les
derniers mots de la réflexion et de la tradition en matière
de Poétique. La liberté vaut par l'usage et par le fruit.
Elle n'est due qu'au bien, et le mal est sans droits.
Pourquoi? Parce que l'un fait et l'autre défait le
Poème (1).
Nature et Raison.
Il est impossible de n'être pas frappé de l'analogie de
(1) Ces réflexions étaient écrites et composées, quand j'ai lu
dans l'Enquête des Marges, du 15 mai 1920, ces lignes, qui vont loin
dans le même sens: « Chose étrange, au xixe siècle, il est plus aisé
de citer des noms immortels que des œuvres qui ne périront pas,
plus aisé de dénombrer les génies que les chefs-d'œuvre ». C'est
que la liberté romantique, si elle était favorable aux aises de l'artiste,
ne consultait pas l'intérêt de l'œuvre d'art.
88 Le Flambeau.
ces formes de la liberté en art avec les libertés que donne
ou refuse notre Politique classique. Politique fort riche
en libertés de toute sorte. Politique qu'on ne peut nom-
mer libérale : elle ne met pas la liberté au-dessus de tout
non plus qu'au principe de tout (1). La liberté d'un Etat
le rend indépendant de ses voisins, mais elle le soumet
aux lois tutélaires de la force, du travail fructueux, de la
justice et de la paix, à l'intérieur. La liberté des compa-
gnies, corps et groupes distincts qui le composent con-
siste à rester maître de leurs règlements: cela ne peut
pas être la liberté de se décomposer par des luttes désor-
données. Enfin, la liberté des citoyens, suivant leurs
conditions diverses et dans leurs services variés, propose
à chacun d'eux le régime qui sied à ce qu'il veut et doit
faire : incapable de les autoriser à se débander sans con-
trôle, elle est la faculté de s'assembler contre les forces
de mort, la faculté de se défendre contre les puissances
de dispersion.
Par contre, la liberté politique des révolutionnaires
jette sans distinction un appel uniforme à la libération
générale de tous les éléments, supposés pareils et égaux,
Etats, Compagnies ou personnes, sans tenir compte de
leurs fonctions variées. Le niveau de cette liberté indé-
terminée a dû être placé si bas que les hommes n'y sont
plus désignés que par le titre d'un caractère qu'ils ont
en commun avec les plantes et les animaux: l'individua-
lité. Liberté individuelle, individualisme social, tel est le
vocabulaire de ces doctrines de progrès. Il est bien iro-
nique ! Car enfin un chien et un âne sont des individus,
une pousse d'avoine est un individu. Comme il est
naturel, la cohue des « individus » désorganisés admettra
volontiers de l'esprit révolutionnaire ses promesses bril-
lantes de puissance et de félicité : mais, si la foule y croit,
(1) Je renvoie sur cet article à mon opuscule: Libéralisme et liber-
tés, démocratie et peuple, il est recueilli dans le volume La Démo-
cratie religieuse, p. 393.
Romantisme et Révolution, 89
la raison les conteste, et l'expérience se charge de les
démentir. La raison prévoit que la vie générale s'abais-
sera quand l'individu effréné verra patronner par l'Etat
sa funèbre liberté de ne penser qu'à soi et de ne vivre
que pour soi. La postérité qui paiera vérifiera ce pro-
nostic très motivé. Ainsi, sur un plan voisin, l'intelligence
critique aura contesté les ambitions de la liberté roman-
tique, et l'histoire littéraire en reconnaîtra les mauvais
effets sur le poète et sur son ouvrage : asservissement,
décomposition.
Tel est, en art, en politique, le double accord de la
nature et de la raison; la critique et la logique, l'histoire
et la philosophie ne se contrarient pas. Nous avons eu
beaucoup à insister autrefois sur ce point. Des influences
étrangères, principalement anglaises, exercées en sens
inverse sur l'esprit conservateur français, tendaient à re-
présenter les principes de la Révolution comme l'expres-
sion du rationnel et les principes de la Réaction comme
la voix des réalités naturelles. La raison abstraite s'était
trompée. L'expérience, ayant vu clair sur le concret,
rectifiait l'erreur de l'esprit: sa rectification devenait le
triomphe du sens pratique, l'erreur mentale ayant été
la fille de la théorie pure! Cela revenait à dire que
toutes les théories étaient fausses, toutes les vérités mal-
faisantes. Nous avons rejeté d'un même cœur ce système
contradictoire et refusé d'exclure les idées parce qu'elles
sont des idées. Le refus porte également sur la thèse
gratuite qui rend gloire et honneur à « l'idéalisme » sans
définir lequel, admettant tout système d'idées quelcon-
ques sur la simple apparence qu'il s'oppose au réel ! En
effet, la réalité et l'idée n'ont rien d'opposé ni d'incom-
patible. Il y a des idées conformes au réel, ce sont les
idées vraies ; il y a rdes réalités conformes aux plus nobles
idées, ce sont les choses saintes et les personnes grandes.
S'il y a une opposition qu'il vaille la peine d'instituer,
c'est celle des idées vraies et des idées fausses, des réalités
90 Le Flambeau.
bonnes et des mauvaises. Personne de sensé ne condam-
nera les idées révolutionnaires parce qu'elles sont abs-
traites ou parce qu'elles sont générales. Mais il y a là une
confusion.
Le caractère abstrait et général de ces idées leur vaut
un reproche légitime, qui est tout différent. Lorsque,
agacé d'entendre toujours parler de l'Homme, de ses
droits et de ses devoirs, le premier de nos philosophes
politiques protestait avoir connu des Français, des An-
glais, des Allemands et des Russes, mais n'avoir ren-
contré l'Homme abstrait nulle part, sa juste boutade
dénonçait l'erreur de méthode commise par des législa-
teurs qui avaient cru régler les destinées d'un peuple
avec des aphorismes qui ne s'appliquaient pas à lui. La
Politique n'est pas la Morale. La science et l'art de la
conduite de l'Etat n'est pas la science et l'art de la con-
duite de l'Homme. Où l'Homme général peut être satis-
fait, l'Etat particulier peut être déconfit. En bayant à
ces (( grues » (1) métaphysiques, en élaborant ces Nuées,
le Constituant a passé à côté du problème qu'il s'était
chargé de résoudre. Il battait la campagne, et la suite l'a
bien prouvé.
Mais, s'il pesait dans la balance ce qui n'était justiciable
que du boisseau, il se trompait aussi, une seconde fois,
clans l'usage de la balance, car les poids qu'il y mettait
étaient faux. Du point de vue de la raison qu'elle invo-
quait, les idées générales de la Révolution sont à l'anti-
pode du vrai. Si, pour la Constitution de la France, l'on
tenait à parler du type idéal et absolu des hommes, il ne
fallait pas écrire à leur sujet, comme à l'article 1er de la
Déclaration, qu'ils naissent et demeurent libres et égaux
en droit. « Quoi! » s'écriait Frédéric Amouretti, « à
l'âge d'une minute, ils sont libres! » (2). — Et, selon la
(1) Expression du socialiste Lafargue.
(2) Voir mon Enquête sur la Monarchie.
Romantisme et Révolution. 91
logique de la thèse, en ce même âge, aussi libres que
père et mère (1) !...
Des trois idées révolutionnaires que nous avons ins-
crites sur nos murs, la première, le principe de la liberté
politique, constitutif du système républicain, a tué le res-
pect du citoyen, je ne dis pas seulement pour les lois de
l'Etat qu'il considère comme de banales émanations d'une
volonté provisoire (comme l'est toute volonté) mais aussi
et surtout pour ces lois profondes et augustes, leges natœ,
nées de la nature et de la raison, où les volontés du
citoyen et de l'homme ne sont pour rien: oublieux,
négligent, dédaigneux de ces règles naturelles et spiri-
tuelles, l'Etat français perdit prudence, exposé ainsi à
fléchir.
La seconde des idées révolutionnaires, le principe
d'égalité, constitutif du régime démocratique, livra le
pouvoir au plus grand nombre, aux éléments inférieurs
de la nation, producteurs moins énergiques et plus vo-
races consommateurs, qui font le moins et manquent le
plus. Découragé, s'il est entreprenant, par les tracasse-
ries de l'Administration, représentante légale du plus
grand nombre, mais, s'il est faible ou routinier, encou-
ragé par les faveurs dont la même administration fait
nécessairement bénéficier sa paresse, notre Français se
résigna à devenir un parasite des bureaux, de sorte que
se ralentit et faillit s'éteindre une activité nationale
où les individus ne sont pas aidés à devenir des personnes
et les personnes étant plutôt rétrogradées jusqu'à la con-
dition des individus en troupeaux.
Enfin, la troisième idée révolutionnaire, le principe de
fraternité, constitutif du régime cosmopolite, imposa
(l'une part une complaisance sans bornes pour tous les
hommes, à condition qu'ils habitassent fort loin de nous,
nous fussent bien inconnus, parlassent une langue diffé-
(1) Le manque de place nous force icî d'omettre une page environ
de la préface de M. Maurras. L'auteur y critique certaines <c erreurs »
révolutionnaires, telles que le dogme de la souveraineté du peuple.
92 Le Flambeau.
rente de la nôtre, ou, mieux encore, que leur peau fût
d'une autre couleur; mais, en revanche, ce beau principe
nous présentait comme un monstre et comme un méchant
quiconque, fût-il notre concitoyen, notre frère, ne parta-
geait pas tous nos moindres accès de rage philanthro-
pique. Le principe de fraternité planétaire, qui voudrait
établir la paix de nation à nation, tourna vers l'intérieur
de chaque pays et contre les compatriotes ces furieux
mouvements de colère et d'inimitié qui sont secrètement
gravés par la nature dans le mécanisme de Thomme,
animal politique, mais politique carnassier. Les Français
ont été induits à la guerre civile.
Ce n'est pas tout. Les mêmes idées, propagées et dis-
tribuées comme nôtres à tous nos clients dans le monde,
causèrent à ces derniers d'assez grands torts qui retom-
bèrent sur nous par la suite. C'est par nous que furent
contaminées de biblomanie les heureuses contrées que
soit l'Inquisition, soit quelque autre fortune avaient dé-
fendues de Luther. L'Espagne, l'Italie, les petites natio-
nalités du Sud et de l'Orient, les autres peuples d'Ex-
trême Asie ou de l'Amérique latine qui nous confiaient
de tout cœur l'éducation de leur jeunesse et la direction
de leur intelligence, en sont atteintes aujourd'hui, d'au-
tant plus gravement, comme d'un virus tout nouveau
qu'aucune inoculation préalable n'atténuera. Ces nations
ont subi les conséquences de nos erreurs. Pendant que
les idées révolutionnaires déterminaient en France leur
triple anarchie, ces idées réputées françaises et qui ne
l'étaient pas, ont fait longtemps régner parmi les clients
de la France la conviction que notre rôle civilisateur ne
consiste qu'à répandre l'enseignement de l'anarchie.
Cela gêne aujourd'hui nos efforts pour la propagande
de l'ordre. Cela gêna pour répliquer au président Wilson
quand il nous rapporta les idées de Victor Hugo...
Le " Bethléem " à Notre=Dame de Huy
La sculpture monumentale du moyen âge est rare dans
le pays de Liège, pays d'ivoiriers et d'orfèvres. Le
xive siècle, cependant, nous en a laissé des vestiges dont
les plus importants sont le Couronnement de la Vierge à
Saint-Jacques de Liège, et deux portails, l'un à Notre-
Dame de Dinant, l'autre à Notre-Dame de Huy. Nous
avons étudié ailleurs le beau Couronnement de Liège. Le
portail de Dinant, qui n'a plus de tympan, est encadré de
trois voussures peuplées de petites figures de prophètes
assis, portant des phylactères; ces figures sont d'un style
très proche du xv° siècle, avec des draperies massives, du
type de ces étoffes feutrées qui, faites à l'imitation des
draperies de l'école de Bourgogne, habillent le plus grand
nombre des statues de ce temps. Quant au portail de Huy,
que le peuple désigne sous le nom de Bethléem, sa déco-
ration est disposée de façon assez originale. Les piédroits,
où s'accotaient des statues, sont ornés de culs-de-lampe
formés par des animaux monstrueux. Le support de la
statue qui devait s'adosser au trumeau est illustré d'une
scène burlesque : on y voit une femme armée d'un fuseau
qu'elle assène sur le dos d'un renard poursuivant un coq.
Au-dessus des piliers, s'allonge un linteau sculpté de
quatre-feuilles inscrits dans des cercles; il soutient l'ogive
qui forme le tympan et est divisée par de fines nervures
en trois parties où sont représentées des scènes de l'en-
fance du Christ: la Nativité et l'Annonce aux Bergers;
l'Adoration des Mages; le Massacre des Innocents (1).
(1) D'après l'estampe de REMACLE LE LOUP illustrant le t. I, 1" partie,
des Délices du Païs de Liège, de SAUMERY (p. 98-99), le tympan de celui
des portails de Saint-Lambert, à Liège, qui s'ouvrait vers le Palais, était
aussi divisé, par des arcs, en trois parties.
94 Le Flambeau.
L'arcade est bordée de dais d'un style très fleuri, abritant
quatre statuettes 'd'anges agenouillés et quatre statuettes
de prophètes assis, vêtus d'étoffes plus minces et plus
sèches que celles des figures du portail de Dinant.
La Vierge de la Nativité, couronnée, étendue sur un
grand lit qui occupe toute la largeur du panneau où ce
thème est figuré, tient l'Enfant nu dans ses bras. Une
seconde image de l'Enfant, cette fois emmailloté, repose
dans la crèche à côté de laquelle se pressent l'âne et le
bœuf. Saint Joseph est derrière le lit, et, au premier plan,
agenouillé près de la couche, on voit un petit personnage
qui joint les mains et ne joue aucun rôle dans la scène.
Il rappelle ces figures de donateurs, humbles et effacées,
que l'on voit dans les anciens tableaux religieux, et il
est lui-même, sans doute, l'effigie plus ou moins ressem-
blante d'un des bienfaiteurs de l'église qui contribua aux
frais de l'érection du portail. Les draperies de ce groupe
sont sommairement travaillées; leurs plis sont raides et
durement indiqués.
Dans la partie supérieure de la même niche est sculptée
l'Annonce aux Bergers. C'est une composition touffue,
pittoresque et réaliste qui ressemble à quelque fragment
d'un de ces retables en bois, si nombreux à l'époque
suivante.
Le Massacre des Innocents est conçu dans la même
note: entassement de personnages dans un petit espace,
geste cavalier d'Hérode qui croise les jambes, désespoir
de la femme qui s'arrache les cheveux en pleurant sur le
cadavre de son enfant; mais au point de vue du métier,
les étoffes ont un tout autre caractère que celles de la
Nativité ; elles sont très travaillées et ressemblent à celles
du Couronnement de saint Jacques, à peu près contem-
porain: ce sont les mêmes volutes à retours brusques,
à contours aigus. Cette différence de facture entre les
groupes fait supposer que l'ensemble est 'du à deux ate-
liers; un autre détail semble confirmer ce fait: c'est la
Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy. 95
façon dont les yeux des personnages ont été traités. Les
figures qui portent des draperies à grands plis simples
ont les yeux en forme de globes allongés, saillants, sans
paupières ( 1 ) ; les autres, au contraire, qui sont habillées
d'étoffes fouillées, les ont soigneusement dessinés, à la
manière gothique (2). Comme le remarque M. R. Koech-
lin : « Il y a eu là, à n'en pas douter, un atelier local
particulier, dont la façon de traiter les yeux est bien
caractéristique : tous les personnages de la porte de Huy
et du Couronnement de Walcourt, ainsi qu'une Vierge
jadis à Saint-Trond, ont les yeux aveugles, dessinés à peu
près comme dans les plaques d'albâtre contemporaines;
or, c'est un procédé qui ne se rencontre nulle part ailleurs
dans la sculpture des Pays-Bas (3). » Cette supposition
paraît fort admissible, mais M. Koechlin généralise un
détail qui, à Huy, n'apparaît que dans quelques figures,
et d'autre part, nous ne partageons pas son opinion
d'après laquelle l'influence allemande serait très sensible
dans le style de ce tympan et y aurait déterminé le choix
de certains détails de mise en scène, comme le geste du
vieux mage qui, pour offrir son présent à l'enfant, a
passé sa couronne à son bras.
L'Adoration des Mages, l'un des thèmes que l'icono-
graphie du moyen âge a le plus aimés, est ici représentée
selon la formule caractéristique du xive siècle (4). La
Vierge tient l'Enfant debout sur ses genoux; au-dessus
d'elle, un ange élève l'étoile (au tympan de Huy, elle est
(1) La Vierge, l'Enfant et le roi agenouillé, dans l'Adoration des Mages;
le petit personnage en prière dans la Nativité.
(2) Les deux mages debout, saint Joseph, etc.
(3) R. KOECHLIN; La sculpture belge et les influences françaises,
(Gazette des Beaux-Arts, XXX, 2* série, 1903), p. 342.
(4) Pour l'iconographie de l'Adoration des Mages, voir : EMILE MALE,
L'art religieux du XIW siècle en France (Paris, 1902), p. 245 et 266. —
HUGO KEHRER : Die heiligen drei Kô'nige in Literatur und Kunst,
2 volumes. (Leipzig, E. A. Seemann, 190S-1909.) — Dr NEENA HAMILTON :
Die Darstellung der Anbetung der heiligen drei Kô'nige in der toska-
nischen Malerei von Giotto bis Lionardo. (Strasbourg, Heitz, 1901. Col-
lection Zur Kunstgeschichte des Auslandes, VI.) Cf. G. Cohen, Mys-
tères et Moralités du ms. 617 de Chantilly. Paris, Champion, 1920,
p. cxxiv-cxxv.
96 Le Flambeau.
brisée) qui guide les mages. Ceux-ci sont au nombre de
trois. Deux d'entre eux sont debout. L'un, barbu et por-
tant couronne, tient son offrande dans la main droite;
il se retourne vers son compagnon et, de la main gauche
levée vers le ciel, il lui désigne l'étoile. Le second roi, de
taille moins élevée, est imberbe. La couronne en tèt&f il
tient des deux mains son offrande. Le dernier, mage est
âgé; il a de longs cheveux bouclant sur le col et une
barbe tombant sur la poitrine. Il plie le genou devant la
Mère et l'Enfant et présente à celui-ci une espèce de
ciboire qui contient l'or. Il enlève toujours sa couronne;
parfois elle repose sur son avant-bras ou bien il la porte
sur la main gauche, celle-ci étant appuyée sur le genou,
mais le plus souvent il la tient du bout des doigts.
Dans la première moitié du xme siècle, le tympan de la
Porte dorée de Fribourg montre les mages s'agenouillant
tous trois devant la Vierge et l'Enfant, et tous trois cou-
ronnés. Au portail occidental de Notre-Dame, à Trêves,
vers 1240, l'un des rois s'agenouille; il a enlevé sa cou-
ronne et la retient de la main gauche sur son genou:
c'est déjà la mise en scène qui sera observée au xive siècle.
On la retrouve, notamment, dans les peintures de Taddeo
Gaddi, à l'Académie de Florence, et elle reparaît au
tympan du portail de Saint-Laurent, à Nuremberg; ici,
c'est un ange, vu à mi-corps, qui tient l'étoile au-dessus
de la Vierge. C'est de la même façon que le sujet est
transcrit au tympan de Huy, avec ces différences que
toute la silhouette du guide céleste se découpe dans l'es-
pace et que le vieux mage, en s'agenouillant pour faire
son offrande, a glissé sa couronne au bras gauche.
Ce geste du vieux roi, familier et bonhomme, que l'on
dirait emprunté à la représentation d'un Mystère (1) et
(1) M. G. Cohen croit que les sculpteurs du portail de Huy ont pu
s'inspirer de la figuration des nativités wallonnes ; il relève l'attitude de la
Vierge, dressant l'Enfant sur ses genoux, mais il ne mentionne pas le geste
du roi mage (GUSTAVE COHEN : Mystères et moralités du manuscrit 617
de Chantilly. Paris, Edouard Champion, 1920, p. CXX1V et CXXV).
Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy. 97
qui met une note de simplicité aimable dans un thème joli,
mais trop rigidement fixé à cette époque, n'est pas très
rare. C'est en Italie qu'il semble avoir été inventé. On l'y
trouve dans les bas-reliefs de la chaire de la cathédrale
de Sienne, par Nicola Pisano, achevée en 1268; dans
trois œuvres de Giovanni Pisano : la chaire de Saint-
André de Pistoie, achevée en 1301 ; la chaire de la cathé-
drale de Pise, commencée en 1301, achevée en 1310; et
les bas-reliefs de la chaire de San-Michele-in-Borgo ( 1 ) ;
à une époque un peu plus tardive, il est reproduit à la
cathédrale d'Orviéto, dans le décor de la façade commen-
cée, en 1310, par le Siennois Lorenzo Maitani (2).
D'où venait ce motif? M. Weigelt (3) le suppose d'ori-
gine siennoise; il est connu dans l' école de Guido de
Sienne à laquelle Nicola Pisano l'aurait emprunté pour
le faire figurer, précisément pour la première fois dans
son œuvre, sur la chaire de Sienne.
En plus des Adorations bien connues du groupe Pisano
et de la façade d'Orviéto, M. Weigelt en cite quelques
autres où figure ce détail :
1. Celle de la prédelle du grand retable de Duccio di
Buoninsegna, 1308. (Œuvre du Dôme de Sienne) (4).
2. Un fragment de prédelle de la galerie d'Altenburg;
école de Guido de Sienne (milieu du xine siècle) .
3. Une miniature d'un graduel qui paraît siennois et
de la fin du xiue siècle. (Graduel I, fol. 73. Libreria
Piccolomini, Sienne).
M. Weigelt considère ce motif comme peu répandu en
dehors de l'Italie et n'en indique la présence à l'étranger
que dans une miniature du Spéculum humanœ salvativnis
(1) VENTURI : Storia delV arte italiana, IV. (1906, fig. 133-147-156.)
Les fragments de la chaire de San-Michele-in-Borgo sont au Dôme de Pise.
(2) VENTURI : La Madone (Paris, Gaultier, Magnier & Cie, s. d.), p. 257.
— ID. : Storia, IV, fig. 254. — MARCEL REYMOND : La sculpture floren-
tine (Florence, 1897), I, p. 131.
(3) C. H. WEIGELT : Duccio di Buoninsegna (Kunstgeschichtliche
Monographies XV. Leipzig, 1911). p. 233.
(4) C. H. WEIGELT : op. cit., pi. 13.
98 Le Flambeau
de Cologne, publiée par M. Hugo Kehrer (1). Ce der-
nier signale cependant encore, dans l'art septentrional,
deux Adorations des Mages où se rencontre le détail de
la couronne portée au bras: l'une se trouve sur l'antepen-
dium de Salzburg (vers 1350), l'autre sur le ciboire de
Klosterneuburg (2).
Mais la liste des peintures et sculptures où ce détail est
reproduit peut s'allonger, tout d'abord en y ajoutant le
tympan de Huy, et, en outre, des miniatures, des albâtres
et des ivoires français ou franco-flamands des xive et
xve siècles. Citons, notamment, un ivoire français, de la
première moitié du xive siècle, collection Vermeersch, aux
musées du Cinquantenaire, Bruxelles; un ivoire fran-
çais, de la première moitié du xive siècle, qui faisait partie
de la collection de feu Mgr Schoolmeesters, à Liège (3) ;
un ivoire franco-flamand, du milieu du xive siècle, publié
par Mgr Dehaisnes (4) ; l'Adoration des Mages qui se
trouve dans les Heures de Milan, parmi les feuillets
désignés par M. G. Hulin de Loo comme ayant été
peints, de 1412 à 1417, par un précurseur des Van
Eyck (5) ; un bas-relief en albâtre, de la première moitié
(1) HUGO KEHRER : op. cit., II, p. 213, fig. 254. a Spéculum Humanœ
Salvationis in Stadt-Archiv zu Kôln. W. 105, um 1370 ».
(2) HUGO KEHRER : op. cit., II, p. 187. Le ciboire de Klosterneuburg est
publié par KARL WEISS : Der Schatz der regulierten Chorherrnstiftes zu
Klosterneuburg in Niederôsterreich. (Mitteil. der K. K. Central-Com-
mission zur Erforschung und Erhaltung der Baudenkmale, 1861, p. 295,
une planche). C'est un ciboire à haut pied, dont la coupe et le couvercle
sont historiés, mais, malgré la finesse de la reproduction, on ne distingue
pas la couronne du mage agenouillé.
(3) Publié par G. TERME : Album de l'art ancien au Pays de Liège
(Liège, 1905), I, pi. 83.
(4) DEHAISNES : Histoire de l'art dans la Flandre, l'Artois et le Hai-
naut avant le XV* siècle (Lille, 1886), pi. VI.
(5) GEORGES H. DE LOO : Les Heures de Milan, 3* partie des Très
Belles Heures de Notre-Dame, enluminées par les peintres de Jean de
France, duc de Berry, et par ceux du duc Guillaume de Bavière, comte de
Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy. 99
du xve siècle, appartenant au musée de Gand où il est
classé, avec interrogation, comme œuvre italienne, mais
qui provient, croyons-nous, d'un atelier septentrional,
peut-être de Nottingham ; une charmante et délicate Ado-
ration des rois peinte par Jean Bourdichon dans le Livre
d'Heures du comte Charles d'Angoulême, dont le prix
aurait été payé au maître entre 1482 et 1485 (1). Ce
motif iconographique se répandit dans le nord, car il
figure dans deux sculptures hollandaises en bois (xve-
xvie siècle) qui appartiennent au musée épiscopal de
Harlem et au musée d'Amsterdam (2). Au commence-
ment du xve siècle, il était bien connu des enlumineurs de
Jean de France; nous avons relevé sa présence dans les
Heures de Milan, et les Frères de Limbourg l'ont répété
dans le Couronnement de la Vierge des Très Riches
Heures du duc de Berry (3), où l'on voit, au premier
plan, une jolie petite sainte qui joint pieusement les mains,
son bras frêle passé dans sa belle couronne fleuronnée.
Il est curieux d'observer la reproduction de ce détail
dans des œuvres de style aussi différent. D'origine ita-
lienne, ce motif aura été introduit en France et dans les
pays septentrionaux par l'entremise des ivoiriers et des
miniaturistes. Sa présence au tympan de Huy n'est donc
pas de nature à y faire reconnaître une influence alle-
mande qui n'est ici que très hypothétique. En considérant
la disposition des groupes, l'entassement des person-
Hainaut et de Hollande. — Vingt-huit feuillets historiés reproduits d'après
les originaux de la Biblioteca Trivulziana à Milan. — (Bruxelles, 1911).
PL XIII.
(1) Comte PAUL DURRIEU : La Peinture en France depuis l'avènement
de Charles VII, jusqu'à la fin des Valois dans l'Histoire de l'Art d'ANDRÉ
MICHEL, IV, 2« partie, 1911, p. 740, fig. 495 et pi. X.
(2) Pit ; La Sculpture hollandaise au Musée national d'Amsterdam
(1903), p. 18 et pi. XXXIb.
(3) Comte PAUL DURRIEU : Les Très Riches Heures de Jean de France,
duc de Berry (Paris, 1904), pi. XL.
100 Le Flambeau.
nages, leurs attitudes, il faut tenir compte de l'époque:
c'est l'introduction à l'art du xve siècle. Sans doute, la
sculpture mosane a subi une évolution qui, en bien des
points, est parallèle à celle de la sculpture allemande,
mais il ne semble pas qu'un rapprochement de ce genre
s'indique ici. Il ne paraît pas davantage qu'il puisse y être
question d'une influence française bien définie. Le tym-
pan de Huy est une œuvre intéressante quoique modeste,
due à un imagier averti de ce qui se faisait dans les écoles
voisines, mais qui n'a imité aucun modèle déterminé.
C'est une œuvre composite comme beaucoup de celles
qui sont conservées dans ce pays, comme le Couronne-
ment de la Vierge à Saint-Jacques de Liège, notamment,
où, à première vue, on croirait ne reconnaître qu'une
inspiration française et dont l'originalité se révèle à
l'étude.
On ignore la date de ce tympan ; J. Helbig la fixait dans
la première moitié du xive siècle et le chevalier Marchai
dit avoir découvert, inscrit sur cette porte, le chiffre de
1536 (1). Cette dernière date peut se rapporter à une
restauration. Il y a peu de temps, le tympan était encore
surmonté d'un beau bas-relief de style renaissance ayant
pour sujet l'Annonciation. Bien qu'il fût d'un art fort
italianisé et semblât devoir être d'époque plus tardive, il
ne serait pas impossible que tettQ date n'en rappelât la
mise en place. Ce bas-relief a été enlevé (2). On l'a
remplacé par un gable à crochets portant, en médaillon,
l'Assomption de la Vierge. Aux piédroits, on avait adossé
des statues qui n'avaient aucun rapport avec les autres
sculptures du portail ; l'une de ces statues est le magni-
(1) J. HELBIG : La sculpture et les arts plastiques au pays de Liège
(Bruges, 1890), p. 72. — Le chevalier EDMOND MARCHAL : La sculpture
et les chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie belge (Bruxelles, 1895), p. 238.
(2) J. HELBIQ : op. cit., donne, pi. XII, une bonne photographie du por-
tail prise à l'époque où ce bas-relief y était encore placé. Ce morceau s'est
effrité quand on l'a enlevé. Il n'en reste pas de vestige .
Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy. 101
fique saint Germain que nous avons précédemment étu-
dié et qui est à présent placé dans l'église même.
On sait que la construction de la collégiale actuelle,
élevée sur l'emplacement d'une église romane, fut com-
mencée le 15 mars 1311 (1), et il est probable que l'édi-
fice dut être en voie d'achèvement avant que l'on son-
geât à orner une porte qui est tout à fait hors d'œuvre.
En outre, en datant des ensembles tels que celui-ci, il ne
faut pas oublier que les imagiers liégeois, à la fin du
xin8 siècle, avaient encore besoin du concours de con-
frères étrangers pour décorer les portails de leurs cathé-
drales (2). Or, le tympan de Huy témoigne d'une liberté
de conception et d'exécution que peu d'écoles septentrio-
nales pouvaient posséder au milieu du xive siècle, et dont
celle du pays mosan, qui n'était pas en avance sur les
autres en fait de grande sculpture, ne devait pas jouir;
aussi peut-on situer dans le dernier quart du xive siècle
la date d'exécution de ce portail (3). Quant à la facture
particulière de certains éléments de sa décoration, elle
s'explique par l'hypothèse de M. Koechlin : il y a eu là un
(1) J. J. VAN YSENDYCK : Documents classés de l'art dans les Pays-
Bas, III (1881, Maes, Anvers), pi. 27.
(2) BORGNET : Lettre sur les artistes gui ont participé à la construc-
tion de la cathédrale Saint-Lambert à Liège. (Bull, de l'Acad. royale des
Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. 1, 1867, p. 193).
(3) D'après M. H. Demaret, ancien doyen de la collégiale Notre-Dame à
Huy, le portail aurait été construit au XIIIe siècle à l'extrémité nord du
transept, puis démonté et reconstruit où il se trouve actuellement, près du
chevet de l'église. Toutefois, on lui donnait jadis le nom de Nouveau por-
tail, ce qui indique qu'il devait être plus récent que la basilique ogivale com-
mencée en 1311. La conclusion de M. Demaret confirme d'ailleurs notre
hypothèse au sujet de ce monument : « Donc le Bethléem est du XIIP siècle
et c'est au XIVe qu'il a été démonté et reconstruit là où nous le voyons
aujourd'hui. Cependant on a dû remplacer, modifier et ajouter même
quelques éléments d'architecture et c'est ce qui explique la diversité des
opinions qui ont été émises à propos de la date de ce petit monument... »
La collégiale Notre-Dame à Huy. Notes et documents (1921, Huy), p. 17.
102 Le Flambeau.
atelier local dont la technique procède de celle des tail-
leurs d'albâtre.
Il se trouvait précisément autrefois, à la collégiale de
Huy, deux albâtres du xiv6 siècle qui ont passé dans
une collection particulière. Ce sont les fragments d'un
Calvaire; l'un représente la Vierge et saint Jean, —
l'autre, trois hommes d'armes (1). D'un style beaucoup
plus affiné que celui des nombreux albâtres sortis d'ate-
liers tels que ceux de Nottingham, ils ne peuvent être
englobés dans la masse de ces productions industrielles,
retables, statuettes et sculptures de petites dimensions, si
répandues aux xive et xve siècles (2) . La délicatesse des
silhouettes, la grâce et la sveltesse de la Vierge, défaillant
sous ses voiles, la minutie du modelé leur confèrent une
valeur artistique supérieure à celle des travaux de ce
genre qui n'étaient simplement que des objets de com-
merce.
Un autre albâtre, — une Arrestation du Christ appar-
tenant au musée diocésain de Liège, — moins finement
mais plus énergiquement travaillé, peut, lui aussi, avoir
été sculpté dans la région, mais dans un autre atelier ou
par un autre artiste; le traité des étoffes y rappelle de
près celui des draperies les plus simples du tympan de
Notre-Dame. Il est d'une facture plus rude que les deux
(1) Publiés par JOS. DESTRÉE : Groupes en albâtre provenant de
l'église collégiale de Huy (Bull, de l'Inst. archéol. liégeois, XLI, 1911,
p. 75. pi. I). — Voir aussi, du même, Chronique archéologique du pays de
Liège, juillet 1912, p. 85.
(2) Pour l'étude des albâtres en général, voir : W. H. ST. JOHN HOPE, On
the sculptured alabaster tablets called Saint John's Heads (Archaeolo-
gia, second séries, vol. Il, part II. Londres, 1890). — A. BOUILLET : La
fabrication industrielle des retables en albâtre XlVe-XVe siècle (Bulletin
monumental publié sous les auspices de la Société française d'archéo-
logie, LXV, 1901). — A. MICHEL : Histoire de l'art, II, 2e partie,
p. 733-736; III, Impartie, p. 421-428. —JOS. DESTRÉE: Sculptures en
albâtre de Nottingham (Annales de la Société d'archéologie de Bruxelles,
XXIII, 1909, p. 439-467).
Le « Bethléem » à Notre-Dame de Huy. 103
groupes du Calvaire, mais bien plus que ceux-ci encore
d'une exceptionnelle élégance de style (1).
Que l'on joigne à ces trois morceaux la petite Vierge,
aussi en albâtre, qui était jadis à St-Trond(2), et que nous
avons déjà mentionnée et tout en n'écartant pas la possi-
bilité que des morceaux semblables aient pu être impor-
tés, on conclura que leur présence dans ce pays peut
soutenir l'hypothèse qu'il s'y trouvait autrefois, peut-être
à Huy, un ou des ateliers voués à ce genre de travail et
dont les procédés ont parfois gagné la grande sculpture.
Cette influence en retour sur la statuaire proprement dite
ne doit s'être manifestée du reste que fort rarement et
les deux artistes mosans les mieux connus au xive siècle,
Jean Pépin de Huy et Jean de Liège, n'en ont nullement
subi l'action. Tous deux cependant ont travaillé l'albâtre,
les documents qui les concernent le disent expressément,
— avec cette restriction qu'au moyen âge, le mot albâtre
a pu ne désigner parfois que du marbre blanc. Mais il
n'y a pas eu confusion et c'est bien d'albâtre qu'il s'agit,
par exemple, quand Pépin de Huy dispose par testament
des quantités non ouvrées de cette pierre qu'il possède
dans son atelier. Mais ces sculpteurs qui, tous deux,
s'établirent à Paris et y firent bonne figure, n'ont rien
emprunté à la technique des « alabastermen » dont le
travail s'était industrialisé, et ils ont fait œuvre de sta-
tuaires éminents dans le milieu franco-flamand où ils
ont vécu.
Marguerite De vigne.
(1) Voir d'autres albâtres représentant le même sujet, moins élégamment
trai:é : groupe de la coll. Schnûtgen à Cologne. FRITZ WlTTE : Katalog
der Sammlung Schnûtgen in Coin (1912), pi. 56, fig, 3; groupe de la coll.
Mayer van der Bergh à Anvers. P. VITRY et G. BRIÈRE : Documents de
sculpture française, I, pi. LXXXXVI, fig. 7.
(2) D'après M. J. Destrée, elle a passé dans la collection Figdor, à
Vienne.
Sur Ernest Solvay
La mort d'Ernest Solvay prive la Belgique d'une de ses
plus grandes figures; elle appauvrit l'humanité tout
entière d'une de ses forces les plus actives. Il était à la
taille de ces financiers et de ces philanthropes du Nouveau-
Monde qui créent autour d'eux de la vie sans avoir à se
préoccuper du passé: les Etats-Unis connaissent à peine
le poids d'une tradition. Ce qui distingue Solvay de ces
hommes d'affaires et de ces hommes de bien, c'est sur-
tout qu'étant né dans un monde vieux, il a eu le courage
de s'y comporter comme s'il vivait dans un monde tout
neuf. Il fut un Américain d'Europe, avec tout ce que cha-
cun de ces deux mots justifie d'admiration, comme aussi
avec tout ce que leur rencontre — l'un corrigeant l'autre
— implique de perfection.
Sans doute a-t-il dû cette faculté de ne point s'encom-
brer d'Histoire dans sa marche à travers la vie à ce qu'il
s'est élevé vers les sommets par la vertu de ses seules
forces. C'est une admirable destinée que celle d'un
homme qui édifie une des grandes fortunes du monde par
son simple labeur, sans que les jeux de la bourse, les
hasards de la spéculation ou la fatalité des héritages y
interviennent en rien. L'argent prend alors vraiment
figure de travail. Il est allègre et productif. Il s'en dégage à
la fois de l'honneur et un bel exemple.
J'imagine que la biographie d'Ernest Solvay deviendra
demain l'une de ces « vies illustres » de notre temps que
l'on soumet à l'esprit des enfants pour leur donner de la
foi et du courage, pour soutenir leur volonté et susciter
leurs nobles ambitions. On leur dira l'épopée pacifique
Ernest Solvay. 105
de cette existence de chercheur appliqué, tenace, con-
sciencieux. Mais ce qui rendra surtout Ernest Solvay
digne du respect des âges, c'est qu'il ait si noblement com-
pris que la fortune implique des devoirs et qu'il se soit
conformé à cette exigence morale avec un si fervent scru-
pule.
La seule loi qui peut soutenir une démocratie est la loi
de formation des élites. Elle seule peut lutter contre la loi
de nivellement qui, elle aussi, hélas! régit les démocraties.
Que chacun, parvenu à un stade de la vie sociale et intel-
lectuelle, forme des adeptes, des élèves ou tout simple-
ment des hommes égaux à lui-même, qu'il s'applique à
faire monter d'un degré dans la voie du progrès ceux-là
qui, sans lui, ne parcourraient leur route qu'avec peine, et
le niveau de l'humanité tout entière s'en trouvera progres-
sivement et continuellement élevé.
C'est ce qu'Ernest Solvay n'a cessé de faire. A côté de
sa bienfaisance inépuisable, qui était administrée, chez
lui, à la façon d'un ministère — le Ministère de la
Bonté — , il faut louer surtout sa bienfaisance intellec-
tuelle qui l'amenait à s'intéresser à tout ce qui pouvait
enrichir le cerveau de l'humanité et la force productive de
la nation. On a donné la nomenclature des institutions
auxquelles il a voulu accorder son appui. Mais ceux-là
seuls qui ont été en rapport avec lui pour des œuvres
d'entr'aide intellectuelle savent avec quelle foi intelli-
gente et constante Ernest Solvay répartissait ainsi ce qu'il
considérait comme les miettes de son devoir.
Il fut un grand faiseur d'élite. Nul hommage ne le pour-
rait mieux honorer.
Richard Dupierreux.
Echéance et Divers
soit Canards, Cattier et Carnages
La Ruhr, le Rhin et le Roy.
Gallion. — L'échéance approche, Eleuthère. Nous
allons dans la Ruhr. Venez-vous avec?
Eleuthère. — Vous paraissez bien joyeux, cynique
impérialiste; cette date fatale du 31 mai, qui nous donne
tant de soucis, paraît vous remplir d'espérance. Je ne de-
mande, notez-le bien, qu'à vous suivre, j'entends: suivre
votre raisonnement. Qu'allez-vous faire dans la Ruhr?
Gallion. — Nous allons y faire la république rhénane.
Eleuthère. — Avec qui?
Gallion. — Avec qui? Avec tout le monde,.,, quand
elle sera faite ! Avec les catholiques, les communistes, les
Anglais eux-mêmes. Ce sera l'œuf de Christophe
Colomb: on trouvera tout simple qu'elle se tienne
debout.
Eleuthère. — Mais il y faudra un peu de casse, vous
l'avouez par cette image. Or, attention! L'œuf de Chris-
tophe Colomb peut dégénérer en omelette. Vos projets
sont-ils mûrs? Les hommes de M. Smeets sont-ils sûrs?
Ceux de M. Dorten sont-ils purs? Et M. Dorten lui-
même? J'ai ouï dire...
Gallion. — Que M. Dorten, et son ami M. Liebing,
avaient été excommuniés par leur fédération chrétienne?
C'est exact. On leur fait des griefs que je n'ai pas eu le
loisir d'examiner. La chair politique est faible en tous
pays. Mais l'esprit... je veux dire l'fdée, l'Idée rhénane
Echéance et Divers. 107
est forte, et pure comme la flamme... Avez-vous lu le
livre du comte de Briey, un bon Belge celui-là? Quelle
vérité, quelle clairvoyance, quelle sagesse !
Eleuthère. — Quelle Lotharingie surtout! Je vous
avouerai que je ne suis pas lotharingien ; mais je veux
bien être Rhénan. Seulement je crains de n'être pas,
comment dire, en nombre... J'ai des renseignements qui
ne concordent pas avec les vôtres. L'heure de la Lotha-
ringie me semble être passée depuis quelque dix siècles,
et celle de la Rhénanie depuis quelque trente mois.
Gallion. — C'est que vous connaissez moins bien
que la princesse Marie-José les divers ouvrages de
M. Léon Leclère.
Eleuthère. — Je connais assez bien l'histoire des
dernières élections françaises. Les électeurs départemen-
taux ont marqué leur répugnance pour les aventures...
Gallion. — Vous Badinez!
Eleuthère. — Je sais que M. Maurras mobilise les
abstentionnistes, — soixante pour cent — qui eussent
voté pour le Roi et pour la Ruhr, s'ils n'avaient dédaigné
les urnes républicaines. Mais je constate que M. Marc
Sangnier, catholique, et M. Abel Favre, clémenciste,
tiennent un langage bien pacifique. Je constate que
M. Poincaré, depuis Bar-le-Duc, est taciturne et tempo-
risateur. J'en conclus que, peut-être, l'opinion française
est moins unanime que vous ne pensez...
Gallion. — Constatez-vous aussi que l'Allemagne
mérite les ménagements que paraît conseiller votre abo-
minable tiédeur?
Eleuthère. -- Ma foi, je ne sais trop. Je ne sais plus.
Gallion. — Vous ne savez donc pas que l'offensive
allemande est déclanchée?
Eleuthère. — Laquelle? et contre qui? Vous abusez
tellement de cette métaphore!
Gallion. — L'offensive officielle contre la base des
108 Le Flambeau,
traités
bilités
traités de paix, contre la reconnaissance des responsa-
bilités!
Le " faux Eisner ".
Eleuthère. — J'ai vaguement entendu parler de cette
affaire. Un tribunal allemand aurait convaincu de faux le
défunt Kurt Eisner et presque justifié son assassinat. Mais
je n'attache pas plus d'importance à ces fantaisies qu'à la
littérature radico-socialiste sur « Poincaré-la-Guerre ».
C'est drôle, mais c'est si loin de l'histoire!
Gallion. — C'est de la politique, mon cher, et de la
plus dangereuse. Il faut la suivre. Devant le Volksgericht
de Munich vient de se plaider un procès-symptôme: le
secrétaire de Kurt Eisner, président du Conseil de la
Bavière révolutionnire, contre Prof. Dr. Cossmann et
consorts. Le secrétaire s'appelle Fechenbach. Il avait
porté plainte pour calomnie, Cossmann et les autres
l'ayant accusé de faux. Eisner, vous le savez, voulait
désolidariser l'Allemagne nouvelle d'avec l'Allemagne
impériale. Il somma les Affaires étrangères de Berlin de
publier leurs dossiers. Comme Berlin refusait, il entra
aux archives de Munich, y prit à poignées les documents
accusateurs, et les jeta à la foule. Il donna surtout le
rapport d'un chargé d'affaires bavarois à Berlin, M. von
Schoen. Entre parenthèses, il l'attribua au comte Ler-
chenfeld, mais l'erreur fut tout de suite réparée. Seule-
ment, Kurt Eisner ne publia pas ce texte in-extenso.
Il choisit les passages les plus caractéristiques. On s'en
est avisé récemment. Depuis lors, c'est chose démontrée
pour tous les Allemands, les démocrates comme les
autres, qu' Eisner fut un « empoisonneur de sources ».
Au procès de Munich, de soi-disant experts l'affirmèrent,
et les juges « coulèrent » cette affirmation en forme de
jugement. Les journaux de la guerre en manchettes cli-
chèrent une rubrique du « faux Eisner ». Le traité de
Echéance et Divers. 109
Versailles était par terre, puisque l'article 1er reposait
uniquement sur le rapport Schoen.
Eleuthère. — Votre opinion, là, entre nous?
Gallion. — Mon opinion? Voici une des phrases du
rapport von Schoen qu'Eisner a jugé bon d'omettre:
(( L'attitude des autres puissances vis-à-vis du conflit
austro-serbe dépend essentiellement du point de savoir si
l'Autriche se contenterait d'un châtiment de la Serbie
ou réclamerait pour soi des compensations territoriales.
Dans le premier cas on réussirait à localiser la guerre,
dans le cas contraire de graves complications sont inévi-
tables. » Eisner a pareillement négligé des phrases comme
celles-ci : « La Russie n'interviendra pas, aussi longtemps
que l'intégrité territoriale de la Serbie ne sera pas mena-
cée ». « L'Angleterre ne bougerait que s'il était question
de démembrer la Serbie », etc.. Les experts soutiennent
que M. von Schoen montre Berlin préoccupé de localiser
le conflit. Or, M. von Schoen, qui admet que la locali-
sation serait impossible en cas de démembrement de la
Serbie, examine complaisamment — dans des passages
supprimés, eux aussi, par Eisner — trente-six projets de
partage de la Serbie. Vous voyez que les omissions
d' Eisner, en somme, profitaient surtout à la Wilhelm-
strasse.
Eleuthère. — Je croyais qu'Eisner avait « altéré »
aussi des textes relatifs à la neutralité belge?
Gallion. — En effet, il a oublié, le gredin, le rapport
Lerchenfeld, du 5 août 1914, qui nous apprend que
« Moltke a énergiquement déconseillé d'acheter la neutra-
lité britannique en respectant la neutralité belge... »
Eleuthère. — Voyons, soyez sincère. Ne ressort-il
pas, tout de même, de ce procès bavarois, que le gouver-
nement impérial n'a pas systématiquement, obstinément,
exclusivement désiré, préparé, provoqué la guerre mon-
diale? Ne croyez-vous pas qu'à de certains moments,
certains Boches, moins féroces qu'on ne l'a dit, sou-
110 Le Flambeau.
haitaient une petite guerre, hermétiquement localisée, ou
même une opération de police sans bruit et sans mas-
sacre?
Gallion. — Je vous le concède. On aurait voulu
régler leur compte aux Serbes, sans que l'Europe s'en
mêlât. On eût préféré à une guerre contre la Russie et
la France, une guerre contre la Russie toute seule.
On aurait volontiers occupé Paris, sans s'attirer une
mauvaise affaire avec les Anglais. Du moins, quelques
bons Allemands, les modérés, bornaient ainsi leurs des-
seins. Kurt Eisner n'a pas mis en lumière les raison-
nables propos de ces justes, de ces sages. Vraiment, vous
faites trop d'honneur aux juges de Munich, en prenant
au sérieux leurs puérils considérants. Ils ne m'intéressent
que par leur impudence. J'aperçois une tentative qu'il
importe de dénoncer. C'est un symptôme de rébellion,
vous disais-je. Ce jugement de Munich, tout absurde qu'il
est, passera dans les manuels d'histoire. L'an prochain,
on l'enseignera dans les écoles rhénanes, si nous ne pour-
suivons là-bas une urgente épuration. C'est pourquoi,
allons dans la Ruhr, et chassons de la Rhénanie les fonc-
tionnaires, les instituteurs, les Schulràte et les Landrâte
prussiens.
Eleuthère. — Pourtant, les indices ne manquent
point d'une évolution de la politique allemande vers
l'acceptation loyale des traités. Voyez l'accord heureuse-
ment intervenu à Gênes, entre la commission allemande
et la commission polonaise, sur le partage définitif des
territoire silésiens.
Gallion. — Hé! mais c'est que ledit accord, en 606
articles, — car il est plus long que le traité de Versailles
— est un joli succès pour la diplomatie du Reich. Il
garantit fort bien les intérêts boches, et défend contre
l'expropriation polonaise les personnes et les biens.
Je comprends que les Allemands (en dépit de leurs offi-
Echéance et Divers, 111
cielles manifestations de deuil) en soient enchantés.
Ils sont persuadés que grâce à cette convention, ils retrou-
veront dans dix ans leurs frères... et leurs usines.
La Belgique à Gênes.
Mais est-ce l'effet de la vague de chaleur? Vous
me paraissez singulièrement amolli. Vos délégués à
Gênes avaient une autre allure. Ce sont vos hommes
d'Etat qui, une fois de plus, ont montré son de-
voir à l'Europe. Ils y ont eu, ne vous déplaise,
quelque mérite. Le devoir d'aujourd'hui, vous ne l'igno-
rez pas, est plus pénible que le devoir d'hier. En août
1914, il était clair, et tout simple: on ne pouvait hésiter.
En mai 1922, il est plus obscur. Et il a fallu que la petite
Belgique le fît voir à la France, qui allait le fouler aux
pieds !
EleuthèrE; — Vos éloges me touchent, Gallion ; mais
un doute empoisonne ma joie. On insinue que la Bel-
gique, dans tout cela, était d'accord, ou pour employer
le terme propre, de mèche avec la France: il s'agissait,
en effet, de faire sauter la Conférence. Les caricatures
anglaises représentent déjà la Belgique en petit torpilleur,
naviguant dans le sillage du Capital-ship français. Je ne
vous cache pas que j'en ai été désagréablement. impres-
sionné. Vous connaissez de longue date mes idées alba-
naises sur l'indépendance.
Gallion. — Alors, quand vos représentants, en face
d'un gouvernement de bandits, défendent, aux applau-
dissements du monde entier, un patrimoine commun à
tous les hommes, celui de l'honneur et de la probité,
vous ne vous préoccupez que d'une chose : de savoir s'ils
ne font pas une « politique d'imitation! » Qu'importe
le mimétisme, si le geste est beau? Et quel incident plus
glorieux...
Eleuthère. — Cette épithète qui, 'd'ailleurs, fait bon
effet dans un discours, je l'ai déjà rencontrée dans le
112 Le Flambeau.
Flambeau, moins lyrique d'habitude et plus mesuré.
Mais il y a autre chose. Des gens qui ont le nez fin,
prétendent avoir flairé dans tout ceci des odeurs d'huile
minérale. Il me déplairait que la Belgique eût l'air d'être
la Fiancée du Pétrolier!
La conversation des deux amis, comme la plupart des
conversations politiques qui méritent relation, avait com-
mencé, est-il besoin de le dire, autour de ce bassin du
Parc qui vit éclore tant de jolis canards. Elle s'était
poursuivie sur le brûlant trottoir Errera; après s'être
alanguie, place Royale, à la terrasse mélancolique du
Globe, elle avait rebondi devant la Ligue du Souvenir.
Au moment précis, où le soupçonneux Eleuthère évo-
quait le Roi-Pétrole, Sir Archibald Bigfour, sortant de
la Banque d'Outremer, vint apporter au débat, jus-
qu'alors digne (à peine) du Cercle Artistique, des pré-
cisions éclatantes et rassurantes.
Cattier et Canards.
— Casse-cou, s'écria Archibald, agitant un portefeuille
tout neuf. Tordez le cou, veux-je dire, à ce pétrel...
L'horreur de ce mot fit reculer Eleuthère, tandis que
Gallion applaudissait avec cynisme. Quelques hauts fonc-
tionnaires du Ministère des Colonies, qui remontaient la
rue de Namur, s'arrêtèrent pour recueillir la version défi-
nitive d'une affaire déjà très commentée.
Eleuthère. — Je n'ai accusé personne; je me suis
contenté d'exprimer une patriotique appréhension. J'ai
répété ce que des hommes d'affaires étrangères, des jour-
naux informés...
Sir Archibald Bigfour. — Vous imaginez- vous sé-
rieusement — quel belgocentrisme ! — que toute la Con-
férence de Gênes tournoya autour d'une petite rivalité
comme celle de la Société Générale et la Banque de
Bruxelles? Ce serait ravaler à une bien misérable que-
Echéance et Divers. 113
relie ce grand débat où la Belgique eut l'impérissable hon-
neur de proclamer le Droit.
Gallion. — Bravo! Bravo! Excellent!
Eleuthère. — Je ne demande qu'à vous croire. Cepen-
dant...
Sir Archibald Bigfour. — J'étais à Gênes, voyons...
Parlons net. Des histoires imbéciles circulent. Des pa-
triotes congestionnés crient la grande trahison d'un de
nos experts, des neutralistes au sang de rutabaga redoutent
<( le piège du 31 mai ». Ces apocryphes sont nettement
contradictoires. Vous avez l'air de les avoir ramassés
pêle-mêle dans un tas de papyrus provenant de la
Politique... et du Standaard. A ces choses (Sir Archibald
Bigfour diphtongua l'o, comme le poète Swinburne dans
le beau livre de M. de Reul), j'oppose (même observa-
tion philologique), non le silence du mépris, mais l'élo-
quence des faits. Vous me permettez de vous la faire
entendre ?
Gallion et Eleuthère. — Nous vous en prions.
Sir Archibald Bigfour. — Donc, à Gênes, il fut
décidé qu'une note serait envoyée à la Russie pour pré-
ciser, d'une part; les exigences minima des gouverne-
ments créanciers, et, d'autre part, les concessions et avan-
tages que les gouvernements étaient disposés à consentir
à la Russie pour sa reconstruction. Deux projets furent
préparés: l'un par la Délégation britannique; l'autre par
la Délégation française. Tandis que le projet français res-
tait, en ce qui concerne les propriétés privées « pieuse-
ment fidèle » au rapport des experts de Londres, le
projet britannique s'en écartait, on pouvait dire: s'en
moquait.
Eleuthère. — Nous savons tout cela.
Sir Archibald Bigfour. — C'est alors que M. Lloyd
George et M. Barthou s'entendirent officieusement pour
faire appel à M. Cattier. Si ce dernier est intervenu, c'est
donc uniquement parce qu'il a été sollicité. Il n'y a là nul
8
114 Le Flambeau.
mystère. On vous parle Shell, Rufus Isaacs... C'est du
roman. M. Cattier s'était mis en valeur par l'interrogation
qu'il avait fait subir au délégué des Soviets, Rakovski. Il
est à la fois bon juriste et grand financier. Ah! M. Lloyd
George, c'est certain, ne lui a pas ménagé les avances.
« Cattier, Cattier, lui disait-il un jour, je parlais juste-
ment de vous en termes plus qu'élogieux (very high
terms))). — ni guess you, répondit M. Félicien Cattier,
vous avez besoin de moi... » — « When ifs useful to tell
the truth, you must always tell it », riposta le Gallois.
Et cette formule est si belle que je ne me lasserai pas de la
citer dans les deux langues : « Quand il est utile de dire la
vérité, il faut toujours la dire... »
Le Droit de Propriété.
M. Cattier fut donc adjoint au délégué français,
M. Fronageot, et au délégué anglais, Sir Cecil Hurst,
pour tâcher de rédiger une formule conciliant les deux
points de vue. Ce travail de rédaction n'engageait ni la
sous-commission politique ni les gouvernements auxquels
les trois juristes appartenaient. Les gouvernements étaient
libres d'accepter ou de refuser la formule suggérée par
le Comité des trois désigné en dehors de la Commission
politique et sans mandat.
Gallion. — C'est évident.
Sir Archibald Bigfour. — WelU... Je retrouve sur
mes tablettes la formule suggérée par les trois juristes.
En voici le textt:
Gallion. — Inutile. Nous lisons les journaux. Les
biens étrangers devaient être payés en bons soviétiques :
monnaie de gorilles. D'autre part, il y avait le pratique-
ment impossible...
Sir Archibald Bigfour. — Et que signifiait ce pra-
tiquement impossible? Equivalait-il à matériellement
impossible? L'impossibilité pouvait être matérielle sans
doute; mais allait-on admettre aussi qu'elle fût légale
Echéance et Divers. 115
ou contractuelle? En d'autres termes, la nationalisation,
l'expropriation légale ou l'attribution du bien à un tiers
en vertu d'un contrat allait-elle, dans la pratique, être
considérée comme une impossibilité de restituer? La
« formule des Trois » qu'accepta trop facilement M. Fro-
mageot, ne plaisait guère à M. Cattier...
Eleuthère. — Il ne l'a donc pas signée?
Sir Archibald Bigfour. — Si, monsieur. Il ne con-
venait pas à un délégué technique de se séparer du bloc
des Alliés. Mais il signa sous réserves et sans engager
le moins du monde son gouvernement, votre gouverne-
ment. C'est ce qu'il déclara, m'a-t-on assuré, à M. Jaspar
lequel, avant de repousser le textt des Trois, le soumit
au collège des experts belges. Cela se passait le samedi,
si mes souvenirs ne me trompent pas; oui, dans l'après-
midi du samedi 29 avril... Vos experts belges se mirent à
l'œuvre. Le dimanche soir ils avaient terminé leur tâche,
et le lundi 1er mai, à 11 heures, M. Jaspar, après avoir
expliqué les raisons pour lesquelles il ne pouvait accepter
la formule des juristes, présentait à la sous-commission
politiques des contre-propositions en ce qui concerne la
propriété privée. Elles étaient moins raides que le mémo-
randum de Londres. J'en ai conservé le tQxtt. Le voici :
a) Si les biens existent encore et peuvent être identifiés, le pro-
priétaire recevra du Gouvernement soviétique l'octroi de leur jouis-
sance dans des conditions au moins aussi favorables pour lui, en
tout ce qui concerne l'usage et la libre disposition, que celles
résultant de son ancien droit;
b) En ce qui concerne les terres, le Gouvernement des Soviets
pourra, au lieu d'en octroyer la jouissance, offrir au propriétaire une
compensation, sauf toutefois pour ce qui est des terrains nécessaires
à la mise en valeur d'une industrie exploitée par ce dernier. En cas
de désaccord sur la détermination des terrains nécessaires à cet
effet, le Tribunal arbitral mixte statuera;
c) S'il s'agit de biens qui n'existent plus ou qui ne peuvent pas
être identifiés, le Gouvernement des Soviets devra offrir une com-
pensation au propriétaire;
d) Si le propriétaire estime ne pas pouvoir accepter la compen-
sation qui lui est offerte en vertu doit ie l'alinéa &), soit de l'ali-
116 Le Flambeau.
néa c), une indemnité lui sera versée par le Gouvernement sovié-
tique. En cas de désaccord, cette indemnité sera fixée par le Tribunal
arbitral mixte.
Dans l'entre temps, M. Jaspar avait causé — à distance
— avec M. Theunis, lequel, avant tout contact télépho-
nique, avait éprouvé des réactions télépathiques tout à
fait pareilles. Et il obtint que le Conseil des ministres
tenu à Bruxelles, le 1er mai, refusât...
Eleuthère. — N'est-ce pas M. Theunis, et lui seul,
qui imposa cette courageuse attitude?
Sir Archibald Bigfour. — Je vois que vous vous
cramponnez à la légende: conflit Cattier-Jaspar, conflit
Jaspar-Theunis. . , Hélas oui, tout cela est faux, je vous
assure.
Gallion. — Le conflit Lloyd George-Jaspar aussi?
Le Premier anglais était pourtant fort en colère !
Sir Archibald Bigfour. — Evidemment, il craignait
pour sa conférence. Mais le discours du Ministre belge
avait été si « réaliste » et si modéré que M. Lloyd George
ne mit en doute ni la sincérité de M. Jaspar ni son désir
de conciliation. Il prit, dans sa réponse, un ton attristé,
mais aimable, plein de courtoisie et même de gentillesse.
La grande colère de David? Le rusé Gallois est trop
habile pour se fâcher... Tenez, je vais vous conter une
anecdote qui vous montrera sa manière. La scène se
passe à Miramar. S. E. achève de dîner en compagnie
de Mrs Lloyd George et de quelques-uns de ses collabo-
rateurs. Passe par hasard, du moins je suppose, M. Jas-
par. Et voici ce que j'entends: « Vous avez vraiment
bien parlé, s'écrie Lloyd George la main tendue; excel-
lemment. Je le disais, il n'y a qu'un instant, à ma femme
et à ces messieurs. C'est un discours vraiment fighting.
Fort bon discours et que nous avons apprécié, n'est-ce
pas, Messieurs?... Mais maintenant que vous avez fait
un bon discours pour votre Parlement, et plus que vous
ne deviez, et tout ce que vous avez pu... » Je n'ai pas
Echéance et Divers. 117
saisi la fin de la conversation; mais j'ai lu dans les jour-
naux que le Ministre belge avait maintenu son refus:
il n'a pas signé le mémorandum du 2 mai.
Eleuthère (songeur). — Les Français ne l'ont pas
signé non plus.
Gallion. — Parce que les Belges leur avaient donné
l'exemple. Ceux-ci ont fait mieux: ils n'ont même pas
assisté à la séance du 2 mai.
Sir Archibald Bigfour. — L'ami Eleuthère, je le
vois, persiste à croire que Bruxelles fut le porte-parole
de Paris. C'est qu'il ignore l'histoire de l 'amendement
Seydoux.
L'amendement Seydoux.
Eleuthère. — L'amendement des trusts?
Sir Archibald Bigfour. — Parfaitement. Cet amen-
dement n'accordait aux anciens propriétaires qu'un droit
de préférence. Et il ajoutait: « si l'exploitation de biens
peut s'incorporer dans un autre groupement, le proprié-
taire aura droit de participer à ce groupement pour une
part égale à la valeur de sa propriété. » Qu'est-ce à dire?
Que l'ancien propriétaire, s'il n'a pas le droit de reven-
diquer sa propriété, a la faculté de souscrire dans le
trust qui l'englobera. Lorsqu'on créera le trust, il pourra
s'y intéresser pour une somme égale à la valeur de son
bien. S'il ne souscrit pas, il n'aura droit à aucune indem-
nité. Les Belges ont fait rejeter l'amendement Seydoux;
mais le plus étonnant dans cet épisode des négociations,
c'est ce qu'on racontait à Gênes: « Si les Belges ne sont
pas d'accord, aurait dit M. Barrère, nous ne présente-
rons pas cet amendement. — Mais c'est qu'en effet, nous
ne pouvons être d'accord, aurait répondu M. Jaspar. »
On se rendit à la séance: M. Barrère proposa l'amen-
dement...
Gallion. — Heureusement, le 11 mai, les Russes ont
tué la Conférence.
118 Le Flambeau.
Sir Archibald Bigfour. — u L'enfant est mort,
s'écria M. Colrat en prenant connaissance du factum
fatal; l'enfant est mort: tâchons de sauver les parents. »
Le 31 mai.
Gallion. — Sir Archibald, vous nous revenez en
belle forme, sans médire du fond qui est parfait comme
toujours. Vous savez par cœur votre Conférence. Si tout
n'est pas inédit dans vos aimables propos, tout est clair
comme l'eau de bonne source. Mais laissons, s'il vous
plaît, le passé génois pour ne penser qu'à l'imminent
avenir. Demain est le 31 mai. De quoi sera-t-il fait?
Eleuthère. — J'approuve la position de la question.
Et d'ailleurs, qu'est-ce que le 31 mai?
Sir Archibald Bigfour. — ÏÏ n'y a point, le
31 mai, d'échéance de paiement et, contrairement à oe
qu'un vain peuple pense, il n'a jamais été question d'en-
trer dans la Ruhr (1). Vous savez que l'Allemagne avait
demandé un moratoire pour l'année 1922. Le 21 mars
dernier, la Commission des réparations avait adressé au
gouvernement du Reich une lettre dans laquelle elle indi-
quait les conditions mises à l'octroi du moratoire. En
quoi consistaient celles-ci? Il s'agit d'assurer le paiement
des réparations. Pour que l'Allemagne puisse payer, il
faut arrêter la dépréciation du mark. Pour que le mark
cesse de se déprécier, la situation financière doit être
assainie. La Commission a par conséquent établi tout
un programme financier. En augmentant ses ressources
normales et en recourant à l'impôt forcé, le Reich devra
couvrir ses dépenses d'administration intérieure, ainsi
qu'une partie des dépenses qui lui incombent en vertu du
traité de Versailles. Les causes du déficit budgétaire
(1) C'est à Berlin que veut aller notre éminent collaborateur,
M. Charles Maurras. « Il est tout à fait dangereux, dit-il textuellement
dans l'Action Française, de retarder encore l'opération libératrice ».
Echéance et Divers. 119
seront supprimées, notamment les subsides qui grevaient
pour plus de 30 milliards te budget : les chemins de fer
en absorbaient 20 à eux seuls, cadeau que le gouverne-
ment faisait annuellement à l'industrie. D'autre part, la
circulation fiduciaire ne pourra dépasser le montant
qu'elle atteignait au 31 mars et la Reischbank deviendra
autonomne, comme la Banque de Belgique: l'Etat ne
sera donc plus maître de la planche aux assignats. Enfin,
le Reich soumettra recette et dépenses au contrôle du
Comité des garanties, et il prendra d'accord avec celui-ci
toutes les mesures utiles pour prévenir l'évasion des
capitaux et provoquer le retour des capitaux évadés. Les
modalités d'exécution ont été discutées à Paris, entre le
ministre des finances du Reich, M. Hermès, et la Com-
mission des réparations. Après avoir discutaillé, l'Alle-
magne — soyez-en sûrs — acceptera...
Gallion (soupirant). — Vous croyez?
Eleuthère (respirant). — Je comprends. Donc pas
de bagarres. Tant mieux. C'est ce que je disais. Votre
exposé est lumineux.
Sir Archibald Bigfour. — Je crois bien: je vous
récitais ou à peu près un paragraphe de ma chronique
du Flambeau. Ces messieurs m'ont engagé à fuir l'esprit
(comme c'est facile!) et de parler avec simplicité de
questions graves, au lieu de marivauder à propos de
questioncules. Mais je vais vous lire mon manuscrit.
Peut-être me donnerez-vous — sur la forme (Sir Archi-
bald accentua avec dignité ces mots restrictifs) des con-
seils que j'examinerai...
Une note topographique devient, en ce point, utile,
sinon indispensable. Le trio, après V indécise station de
tout groupe de causeurs débouchant Porte de Namur,
s'était attablé à la Taverne de VOld Tom, entouré, bientôt,
d'un silence respectueux: car les amateurs de bière an-
glaise sont également altérés de politique internationale.
Ainsi vont de pair le végétarisme et la théosophie.
120 Le Flambeau.
Pourquoi Wirth a cédé.
Sir Archibald Bigfour. — Je passerai, Messieurs,
ce qui dans mon mémoire, concerne la Petite Entente,
objet constant de ma sollicitude. J'expliquais longuement
comment les intrigues russo-allemandes ont fait échouer
en Finlande, la ratification du protocole de Varsovie;
comment le gouvernement ententophile Vennola-Holsti a
été renversé; comment M. Holsti, le seul Finlandais qui
soit de cœur avec nous, sera ostracisé pour avoir risqué
un seul pas vers la Pologne, un seul regard vers la France.
Eleuthère. — Vous avez raison de passer ça. Une
crise finlandaise, est-ce une affaire européenne?
Sir Archibald Bigfour. — Dame! c'est l'effritement
de la ligue, ou de la digue — comme vous voudrez —
polonobaltique ! Mais j'apprends qu'un brillant diplomate
polonais écrit là-dessus, dans le Flambeau, des choses
définitives et grâce à Dieu, consolantes. Au reste,
M. Bénès lui-même a collaboré, cette fois, à la même
Revue. Je bifferai donc tout ëe chapitre. J'avais tiré
quelques grains de vérité et quelques miettes d'histoire
des Mémoires du Kronprinz, dont l'auteur, M. Rosner,
m'avait communiqué les bonnes feuilles. Mais Payot vient
d'en publier la traduction française, et tout le monde
pourra lire comment Guillaume III, camouflé en constî-
tutionnel-démocrate-anglophile, pose sa candidature à la
présidence de la République allemande. Je crois entendre
déjà les orgues de toute la Barbarie moudre l'air connu :
Jeune Wilhelm, rentre dans ta patrie,
Jeune Wilhelm, sois bon républicain î
Il ne me reste plus qu'à vous communiquer quelques
réflexions sur la politique allemande en général. Je vous
ferai plaisir, Gallion, et je vous surprendrai, Eleuthère,
en prédisant le triomphe de M. Poincaré. L'Alle-
magne cédera, dis-je textuellement. « Elle cédera parce
Echéance et Divers. 121
qu'elle est persuadée que la France aurait marché. Elle
cédera parce qu'elle ne croit plus en Lloyd George. Les
pirouettes de cet homme d'Etat imprévisible, incapable
pour mille raisons de renoncer à l'Entente, actuellement
paralysé par l'affaire irlandaise, faisaient craindre à
MM. Wirth et Rathenau que l'Angleterre ne s'opposât
point à la marche sur Berlin. Il n'est pas jusqu'aux agi-
tations rhénanes qui n'aient inquiété les dirigeants du
Reich. Les ex-entrepreneurs d'activisme en Flandre ont
une vague terreur de ce genre de représailles. Et le résul-
tat est excellent...
Demain, MM. Wirth et Rathenau, abandonnés dere-
chef par la droite nationaliste que leur avait rallié le traité
de Rapallo, seront réduits à leur majorité « démocra-
tique » et ramenés à leur politique d' « exécution ». N'en
déplaise à M. Marc Sangnier, Abel Favre et Sembat, le
paradoxe reste vérité. L' « Allemagne nouvelle », fondée
par le traité de Versailles, se consolide à coups d'ulti-
matum ! Lisez les journaux « populistes » et « pangerma-
nistes »; ils recommencent leur réconfortante campagne
d'injures contre un gouvernement de capitulards. Et voici
même la Deutsche Zeitung, qui, après un mois de silence,
découvre que l'accord germano-russe est humiliant et
néfaste. « Le juif Rathenau a mis la main de l'Allemagne
dans la main tachée de sang du Bolchévisme ; raca sur le
juif Rathenau ».
Eleuthère {puissamment intéressé). — Très bien,
très bien! Continuez, sir Archibald. Vive la paix, vive la
démocratie!
Gallion. — Vive !a force ! vive la paix !
Oliviers et lilas. Le Dr Seipel,
Sir Archibald Bigfour. — «Soyons stricts sur le
fond, qui est l'exécution ; soyons larges quant à la forme,
conciliants quant aux modalités, et nous pourrons être
122 Le Flambeau.
optimistes. L'emprunt international n'est plus un mirage.
M. Jaspar me disait hier : « Je ne vois pas l'avenir en rose,
je le vois en lilas... »
Gallion, Eleuthère, et en sourdine, le chœur des
consommateurs. — Il vous a dit ça, Bigfour, il vous a
dit ça?
Sir Archibald Bigfour. — Il me l'a dit lui-même,
auTÔç Iqpa. (L'attention sympathique, V admiration des
buveurs de scotch redoublent: l'effet du dorien est sen-
sible).
Un consommateur (timidement). Que sait-on de pré-
cis sur l'emprunt international?
Sir Archibald Bigfour. — Je n'en dis pas grand'
chose dans mon article, n'étant (pas encore) à même de
citer des chiffres tout à fait exacts ; mais je suis heureux
de cette interruption. De l'optimisme, mais point de naï-
veté ! Un emprunt international est probable : un emprunt
de cent trente-deux milliards est une imagination mal-
saine. Les Etats-Unis, créanciers des Alliés, sont les maî-
tres du quart d'heure: à eux de fixer la dette allemande!
Le Matin l'évalue à 39 milliards seulement, moyennant
compensation des dettes interalliées, et renonciation de
l'Angleterre à sa part. Ce qu'on peut espérer, je ne dis
pas escompter, c'est — pour commencer — un petit cré-
dit de deux milliards et demi...
Le Consommateur. — Mark or?
Sir Archibald Bigfour. — Mark or, oui ; à peu près
ce dont l'Allemagne a besoin pour les paiements à effec-
tuer jusqu'à la fin de 1923.
Gallion (fronçant le sourcil). — Et après? Et après?
Sir Archibald Bigfour. — Après, on verra.
Gallion (inquiet). — C'est là ce que vous entendez
par modalité? Au fond, vous renoncez à l'ultimatum de
Londres ! Vous transigez !
Sir Archibald Bigfour. — Ce n'est pas moi. Moi, je
salue bien bas les 132 milliards de Londres. C'est la Corn-
Echéance et Divers. 123
mission des réparations... Mais n'anticipons pas. Je con-
tinue. Je louais la politique de fermeté...
Gallion (murmurant). — Hum...
Sir Archibald Bigfour. — « Considérez, disais-je,
quels beaux fruits cette politique porte en Autriche. A-t-on
assez dénoncé l'Autriche indépendante comme la pire
utopie des traités de paix? Or, l'Autriche, qui, disait-on,
ne pouvait vivre, prend goût à l'existence. Elle a, depuis
hier, un fort bon gouvernement, présidé par le Dr Seipel,
un prélat, s'il vous plaît, et prieur d'une congrégation de
femmes; ce digne ecclésiastique, violent adversaire du
rattachement à l'Allemagne, est appuyé par les pangerma-
nistes en proie au Katzenjammer . L'accord s'est fait sur
la république, le Dr Seipel renonçant aux Habsbourg,
les Grossdeutsche consentant à l'« essai loyal ». Les
crédits vont venir! C'est le miracle. M. Seipel, qui, aussi
bien, est docteur non en sciences sociales ou politiques,
mais en théologie, y avait toujours cru.
Eleuthère. — Bref, vous êtes satisfaits de l'Europe
centrale ?
Sir Archibald Bigfour. — Là aussi, j'aperçois
quelques raisons d'espérer, voilà tout.
Les nouveaux Massacres.
Gallion. — Et l'Orient? Vous le négligez, cette fois!
Sir Archibald Bigfour. — Pas tout à fait. Il ne se
laisse pas oublier, hélas !
Vis-à-vis des assassins et des affameurs russes, après
de tristes défaillances et de lamentables défections, l'unité
morale du monde s'est refaite, grâce surtout à la Bel-
gique. La Conférence de La Haye consacrera cette unité.
On imposera, espérons-le, aux Soviets, le respect des
règles du droit des gens; et s'ils veulent rentrer dans la
communauté, il leur faudra passer par la porte étroite
de l'expiation.
124 Le Flambeau.
Mais d'autres criminels, tacitement encouragés par cer-
taines puissances, continuent leur sinistre besogne; et
c'est proprement la honte de l'Europe, le grand scandale
de l'intellect et de la foi...
Gallion. — Sir Archibald, nous connaissons vos
idées; nous vous félicitons même d'y persister avec
courage, mais, vraiment, vous exagérez. De quels crimes
parlez-vous? De ces atrocités made in England, qui...
Sir Archibald Bigfour. — Voilà donc l'éternel
parti-pris ! Il est vrai : encore une fois, la grande presse
française, sauf l'admirable Journal des Débats et le vail-
lant Echo National, ont étouffé les cris de cent mille
victimes ! Quelle amertume pour les Belges qui pensent !
Eleuthère, ce silence des journaux de langue française
ne vous rappelle-t-il pas le silence des feuilles censurées
sous l'occupation? On ne vous a rien dit alors du mar-
tyre des Arméniens, parce que les Turcs étaient les amis
des Boches. Ce martyre se poursuit et se complète par
l'extermination des Grecs d'Anatolie, et tout cela reste
ignoré... parce que...
Eleuthère. — Vous calomniez notre pays. Notre
presse est la plus libre qui soit au monde. Tous les partis
flétrissent les bourreaux d'Anatolie. Mais avez-vous des
preuves? Les témoins ne sont-ils pas suspects?
Sir Archibald Bigfour. — Mes témoins sont ni des
Grecs, ni des Arméniens. Ce sont des Américains, des
philanthropes comme ceux qui vous ont nourris pendant
la guerre. V American Commission for Relief in the
Near East, sœur de la glorieuse Commission belge, avait
entrepris dans l'Asie Mineure orientale une œuvre admi-
rable, suite naturelle de l'œuvre des mission américaines
avant et pendant la guerre. Ceux de vos compatriotes
qui ont voyagé là-bas — il y en a — vous parleront de
ces stations médicales de Cappadoce, où un petit état-
major de médecins et de nurses se dévouait joyeusement
pour les malades de toute une province, faisant revivre
Echéance et Divers. 125
la légende des médecins sans honoraires, Cosme et
Damien. Quatre membres de la Commission viennent
d'arriver à Constantinople, après une captivité de plu-
sieurs mois, que les Turcs leur ont infligée à Kharpout,
vous verrez pourquoi. L'un d'eux, le colonel F. D.
Jowell, a rédigé un rapport dont je vous citerai quelques
phrases :
Les violences exercées contre des sujets américains marquent le
terme d'une longue série d'actions odieuses de la part des Turcs;
c'est le prologue de nouvelles atrocités contre tout ce qui subsiste
de populations non-turque en Asie. L'intolérant fanatisme des Turcs
vis-à-vis des minorités s'exaspère de plus en plus, encouragé par les
hésitations des Alliés et sans une énergique intervention du dehors,
nous pouvons prévoir que le dernier chapitre de la triste histoire des
minorités ne tardera pas à être écrit. J'ai été personnellement arrêté
le 5 mars, et banni avec mes compagnons, sans obtenir des autorités
turques l'explication de cette mesure. Il nous a fallu deux mois pour
arriver à Constantinople. Pendant mon séjour à Kharpout, les Turcs
nous empêchaient de recueillir les infortunés malades grecs et armé-
niens qui tombaient à moitié morts devant les grilles de notre hôpital.
La maternité que nous avions fondée fut brusquement fermée sur
l'ordre des autorités, qui se refusèrent à rous en donner la moindre
raison...
Tous les Arméniens sont réduits en esclavage: on leur interdit de
quitter le pays. On a confisqué les biens de tous ceux qui sont morts
au cours des déportations...
Les hommes sont jetés en prison sans aucun prétexte, sauf lorsqu'il
y a espoir d'en tirer une grosse rançon. Les femes sont, de force,
enfermées dans des maisons turques sans pouvoir... invoquer la
protection des tribunaux. Les fonctionnaires turcs qui depuis six mois
n'ont pas reçu leurs appointements se paient eux-mêmes en pillant
les Arméniens.
En ce qui concerne la situation des populations helléniques, on peut
dire qu'elle est pire que celle des Arméniens. Comment traite-t-on les
Grecs déportés? C'est réellement épouvantable, et encore, le terme
de leurs maux n'est-il pas encore arrivé. Des trente mille bannis
qui quittèrent Sivas, 1,500 périrent avant d'arriver à Kharpout,
2,000 autres tombèrent en route, à l'est de la ville, du côté de Diar-
békir. La commission américaine fournit ces secours à ces malheu-
reux réfugiés, mais comme il lui est interdit de dépasser Diarbékir,
il est facile d'imaginer la destinée qui, dans ces parages, est réservée
à ces infortunés.
En route, les Turcs visitent les caravanes, et choisissent les femmes
et les filles qui leur plaisent. La mortalité est formidable. La plupart
des victimes succombent à la faim, d'autres sont enlevées par la
126 Le Flambeau.
dyssenterie ou le typhus, qui sévit terriblement parmi les bannis.
Les autorités turques avouent avec une impudence cynique leur réso-
lution d'anéantir complètement les Grecs, et malheureusement leurs
actes confirment cruellement leurs paroles.
N'y a-t-il pas une cruelle ressemblance entre ce rapport
et les premières témoignages reçus en 1915, au début de
l'ère des martyrs! Mais voici une dépêche plus nette
encore :
« Les déportations et les massacres d'aujourd'hui en Asie-Mineure
sont sans précédent dans l'histoire turque. Ils dépassent en étendue
ceux de l'époque de Gladstone, ceux-là même qui ont été commis en
1915. Ils ne sont pas sporadiques, mais systématiques. Ils ont comme
but unique l'extermination totale des populations chrétiennes. Ils se
sont multipliés et accélérés au cours des dernières semaines depuis que
la question de la trêve et de la sécurité des minorités a été posée dans
les conditions de paix. Un haut fonctionnaire kémaliste a déclaré
récemment que lorsque la paix sera établie il n'y aura plus de mino-
rités, et que par conséquent il ne sera plus besoin de protection pour
les minorités; il a dit aussi que la faute commise en 1915, époque où
Von négligea de supprimer complètement le christianisme en Turquie,
devait être enfin maintenant réparée. Les déportations s'étendent
maintenant à toute la zone d'occupation kémaliste, depuis le littoral
du Pont près du Caucase, jusqu'aux environs d'Adalia.
Les méthodes exterminatrices des Turcs varient. En voici quelques
spécimens: Toute la population mâle de Trébizonde et du hinterland
a été arrêtée, enrôlée de force dans les prétendus bataillons ouvriers,
envoyée dans des villes lointaines comme 1 ars et Sary Kamysch. Les
vieillards, les femmes et les enfants du même pays, après qu'on les
eut concentrés dans les environs d'Amassia, on les obligea à se
rendre à pied à Césarée par Sivas, à Kharpout et pour les acheminer
ensuite, à pied toujours, vers Diarbékir où les observateurs civilisés
perdent leurs traces. On choisit pour ces marches les pires époques
de l'année, lorsque les montagnes d'Orient sont couvertes de neige.
La plupart des déportés meurent de froid et de fatigue, épargnant
à leurs bourreaux la peine de les égorger. Sur une très courte dis-
tance, un témoin oculaire compta 1,500 cadavres... ».
Voilà des documents officiels. Ils ont été lus à la Cham-
bre des Communes, et M. Chamberlain a confirmé leur
authenticité. Les faits sont clairs. Comme le dit le haut
commissaire britannique à Constantinople, il a suffi, dans
la dernière conférence des Trois, de parler de protection
des minorités pour que les Turcs se missent en devoir de
liquider les minorités.
Echéance et Divers, 127
Eleuthère. — N'a-t-on pas décidé une enquête?
Sir Archibald Bigfour. — Oui. On a décidé une
enquête, que des intrigues internationales et des ma-
nœuvres turques vont retarder, peut-être empêcher. An-
gora, défendue par ses avocats ordinaires (ô Temps!...)
ergote, nie, réclame... une enquête dans la région de
Smyrne ! Cela a beau être mis en français par M. Her-
bette: on croit entendre les Boches qui, lorsqu'on leur
parle de Dinant, Louvain, Tamines, Lille, Reims, ri-
postent en alléguant la honte noire, l'ignominie belge sur
le Rhin. M. Poincaré n'aurait-il pu, dans ses derniers
discours, glisser un mot de réprobation, ou une phrase
d'avertissement discret? Il aurait, par ce simple moyen,
soulagé bien des souffrances, notamment les souffrances
morales qu'éprouvent aujourd'hui les amis de son pays.
Au moins mon gouvernement, et j'en suis fier, a solen-
nellement déclaré que si ces abominations sont réelles,
il ne pourra plus jamais être question de rendre aux
Turcs, sous une forme quelconque, l'Asie mineure occi-
dentale, seul refuge des Chrétiens. Mais ce sont les
Alliés, collectivement, qui ont le devoir de prendre et
d'appliquer cette sanction minima. Les nations catho-
liques hésitent...
Roma ïocuta est...
Eleuthère. — La plus haute autorité catholique n'a
pas hésité, elle !
Sir Archibald Bigfour. — Ah! vous le savez! Je
croyais que les belles protestations du Pape avaient été
supprimées comme la déclaration de M. Chamberlain.
Devant les vingt mille congressistes réunis au Belvédère
du Vatican, le jour anniversaire de la bataille de Lépante,
Sa Sainteté s'est écriée :
Je suis heureux de voir réunis ici les chrétiens du monde entier,
pour commémorer le départ des flottes chrétiennes vers les eaux de
Lépante, où elles remportèrent, en 1571, sous le commandement de
Don Juan d'Autriche, une brillante victoire sur la barbarie musul-
128 Le Flambeau.
mane. Prions maintenant pour les chrétiens qui luttent aujourd'hui
contre la même barbarie!
Eleuthère. — Puisse la fille aînée de l'Eglise en-
tendre la voix du souverain Pontife! Oublie-t-elle vrai-
ment ces lointains Hellènes du Pont et de la Cappadoce,
descendants des plus vieux peuples civilisés et des pre-
miers chrétiens, si accueillants aux missionnaires, aux
explorateurs de France? Faut-il répéter pour eux le
Rien qu'une main, Français, je suis sauvé, du poète?
Gallion. — Je vous ferai observer que l'honorable
public réunis dans ce local ne nous écoute plus guère
depuis que nous parlons de massacres et d'Orient. Et
craignez, sir Archibald, que les lecteurs du Flambeau
eux-mêmes...
Sir Archibald Bigfour. — Ne les insultez pas. Ils
préféreraient sans doute que je leur racontasse le voyage
à Moscou du citoyen Vandervelde, et ce sera pour la
prochaine fois. Mais de précieuses approbations me per-
suadent que mon éternel plaidoyer pour les autels et les
foyers des chrétiens d'Anatolie finira par émouvoir une
nation aux colères généreuses. La Belgique se sent la
patronne naturelle des déportés et des martyrs, même de
ceux qui ont le malheur de vivre en pays exotique ; son
rôle est d'intercéder pour eux au tribunal des puissants.
Gallion. — Bien dit, sir Archibald. Mais je vous pré-
viens que vous allez brouiller le Flambeau avec l'Ambas-
sade. Déjà l'on y déclare illisible cette Revue humanitaire.
Sir Archibald Bigfour. — Ses subtils directeurs
savent là-contre, comme dirait Eleuthère. Pour se récon-
cilier avec la République, ils ont sollicité la collaboration
de Charles Maurras.
Gallion. — Il est vrai que l'auteur d'Ânthinéa s'est
converti: on le dit assez bon musulman.
Eleuthère. — Pauvres enfants grecs... Vive Victor
Hugo, Monsieur (1)"! Fax.
(1) Voyez, dans ce numéro, la fin de l'article de M. Charles
Maurras.
0 '
A
,*s
CllAKLES LeCOCQ
15 décembre 190 1^— 15 mai]1922.
▲
!_J lJ
Fig. 1. — Étoffes égyptiennes, 15o0 av. J.-G.
Fig. 3. — Fragment du vase François
(vi* siècle avant J.-C).
Fig. 4. — Étoile sicilienne
(xii* siècle après J. C.)
ft
i/i
Fig. 5. — Vierge de Miséricorde, de Benedetto Bonfigli,
l'érouse (1464).
Fig. 6. — L'Adoration de l'Eucharistie, de Théodore van Thulden (1006-1676).
Musée des Beaux-Arts, Bruxelles.
li&.C
Fig. 7. — Velours du XVe siècle.
Musée du Cinquantenaire, Bruxelles.
Fig. 13. — Fresque de Domenico Ghirlandajo (vers 1180;.
Couvent de S' Marc, Florence.
Fig. 2. — Étoffe égyptienne,
(iv siècle après J.-C.)
Fig. 8. — Velours italien du xve siècle.
Musée du Cinquantenaire, Bruxelles.
Fin. 9. _ La Vierge et l'Enfant, de Ciivelli (1182).
vil JX
Fig. H. — La Vierge et l'Enfant,
deNeridi Bicci (1419-1491?).
Fig. 12. — Étoffe de Pérouse, xve siècle.
Musée du Cinquantenaire, Bruxelles.
Fig. 1 i. — Toile de Jouy.
Musée du Cinquantenaire, Bruxelles.
Fig. 10. — Étoffe du xve siècle.
Musée du Cinquantenaire, Bruxelles.
Aux Universitaires liégeois morts pour la Patrie.
Monument de Jules Berchmans.
<-?
Les Compensations à la Hollande
(Mars-Avril 1919)
Nous publions le dernier article de M. Pierre Nothomb, article pro-
mis depuis longtemps à nos lecteurs. Les faits qu'il allègue sont
connus, en gros. M. Nothomb n'a point commis d' « indiscrétion »
diplomatique, ni cherché la « révélation » sensationnelle. Ce n'est
pas que nous entendions garantir, dans le détail, le récit d'un témoin
attentif, mais passionné. Personne ne peut se flatter d'être complète-
ment informé, surtout en pareille matière. Mais, bien que l'argumen-
tation de l'auteur prête à la controverse, son opinion n'est point
négligeable. Le lecteur impartial en conviendra, même s'il ne partage
point l'avis de notre collaborateur, et s'il estime que l'histoire des
négociations de Versailles ne saurait être écrite d'une manière défi-
nitive, dès à présent.
La décision du 8 mars, devenue le 12 mars suivant un
véritable contrat synallagmatique était pour M. Paul
Hymans, qui l'avait obtenue à force de ténacité et de
talent, un magnifique titre de gloire. Ce succès était de
nature à effacer dans l'esprit des adversaires du ministre
des Affaires étrangères le souvenir des deux fautes capi-
tales qu'ils lui reprochaient justement : la première étant
d'avoir, dans les circonstances qu'a racontées, à sa ma-
nière, M. le baron Beyens, et sur lesquelles il faudra sans
doute revenir, participé à la publication du communiqué
Reuter du 2 juillet 1916, la seconde, infiniment plus
grave, étant d'avoir empêché l'armée belge de suivre les
Allemands dans le Limbourg cédé en novembre 1918.
Tout pouvait être réparé par la décision du Conseil
suprême à condition qu'un gouvernement énergique ne
la laissât point entamer, en tirât au contraire les consé-
130 Le Flambeau.
quences logiques. Ne dissimulons pas les difficultés
qu'eût dû surmonter M. Paul Hymans pour mener cette
œuvre à bonne fin. Il avait autour de lui un gouverne-
ment qui semblait, de par sa constitution même, pré-
destiné à la capitulation, et dont M. Delacroix incarnait de
façon parfaite l'absence de doctrine et de volonté; il avait
en face de lui une Conférence prête à se ressaisir du
moment qu'elle verrait un intérêt à diminuer la portée
de ce qu'elle venait d'accorder à notre pays. Il avait à
côté de lui un second — M. Vandervelde — décidé à
servir son parti avant son pays. Il nous paraît certain
pourtant que ces obstacles eussent pu être vaincus par
un homme d'Etat tenace et résolu qui eût eu avec lui,
dans son effort, la Belgique tout entière, la Belgique à
laquelle, si elle l'avait voulu, on n'aurait pu rien refuser.
Or si les Puissances le 4 juin 1919 se déjugèrent, et
prétendirent restreindre la sentence du Conseil Suprême,
ce ne fut pas dû seulement à la façon imprécise et surtout
indirecte dont fut présentée notre thèse : ce fut dû aussi à
la série de capitulations qui marquèrent, du mois de mars
au mois de mai, les discussions, au sein de la Conférence
de la Paix, les conditions du traité relatives à la Belgique.
Voir celle-ci reculer toujours, abandonner Tune après
l'autre ses revendications, craindre visiblement une rup-
ture qui ne lui eût apporté que des profits: cela ne
pouvait qu'encourager l'Europe et l'Amérique à nous
imposer, après ces sacrifices bénévolement consentis,
d'autres sacrifices. Si l'on dit que l'on a marqué des pas
en arrière sur le terrain du traité de Versailles, pour
mieux résister sur le terrain du traité de revision, on
dénonce un mauvais calcul. Directement ou indirecte-
ment, chacun de nos sacrifices préparait une nouvelle et
plus pénible exigence. A mesure que l'on cède d'ailleurs,
il est plus difficile de résister.
C'est surtout à force de s'être résigné et d'avoir jeté
du lest pendant les négociations du traité de Versailles
Les Compensations à la Hollande. 131
que M. Paul Hymans, vainqueur du 8 mars, allait être
le vaincu du 4 juin.
Cette période tragique vaut qu'on s'en souvienne, cette
aventure comporte une leçon.
Peu d'hommes d'Etat ont une intelligence plus lucide
que M. Paul Hymans, un esprit plus délié, une éloquence
plus claire et plus vive. Sa vivacité intuitive en fait le plus
agréable des causeurs, son charme personnel séduit et
enchante. Ceux qui l'ont attaqué l'ont toujours fait avec
regret. A peu près seul parmi les hommes politiques
de sa génération, il connaît à fond notre histoire
diplomatique et parlementaire, et tâche de s'en inspirer.
C'est en étudiant son cas et en esquissant son portrait que
l'on s'aperçoit de quelles richesses une nation se prive en
écartant trop longtemps du pouvoir certains partis et cer-
tains hommes. Né politiquement dans l'opposition,
M. Hymans y avait grandi, en était devenu le chef. Eloi-
gné nécessairement du ministère, cette grande école des
réalités, il était de ceux dont se sont exercées surtout les
facultés critiques et l'action verbale. Le jour où le pays
a besoin d'eux il ne les trouve pas préparés. Il s'étonne
et s'indigne d'une faiblesse, d'une inexpérience dont il est
en somme responsable. Il se scandalise de les voir stériles
et c'est lui qui est la cause de leur infécondité. Rien ne
montre mieux que des cas comme celui-ci l'imperfection
d'un régime parlementaire sans balancement, la vanité
aussi, peut-être, d'une doctrine à laquelle on ne s'attache
que faute d'un plus substantiel aliment.
Le voici Ministre des Affaires étrangères. Il voit clair et
il voit loin. Il sait parfaitement ce qu'il faut atteindre eî
il mesure avec minutie ce qu'il faut craindre. Rien ne lui
échappe : ni le but, ni les moyens adéquats, ni les obsta-
cles. Mais ceux-ci, au moment qu'il faut les franchir, lui
paraissent infranchissables. Qu'on manque de respect à
132 Le Flambeau.
son pajs, il ne le supportera pas: et l'on se rappelle son
succès d'éloquence lorsque la Belgique fut reléguée au
bout de la table de la Conférence. Mais qu'aux revendica-
tions nationales s'oppose une difficulté, il n'a plus l'au-
dace de la vaincre. C'est impossible! pense-t-il, et dit-il.
Et il ne se doute pas que toute l'opinion publique der-
rière lui est prête à bondir, à le soutenir, à le renforcer
s'il va de l'avant. Il ne sent pas qu'il est des oui qu'il ne
faut pas dire, des choses qu'il faut savoir faire, des respon-
sabilités positives, et non pas seulement négatives, qu'il
faut affronter. Il aime son pays, il le sert le mieux qu'il
peut, mais il n'a pas en lui la foi qu'il devrait avoir. Pire :
lorsqu'il a consommé le sacrifice il croit que l'opinion pu-
blique n'est pas assez mûre pour le supporter avec lui, il le
pare des plus belles couleurs, il le déclare très supportable,
il en développe les avantages! Dans les pires épreuves
qu'il subit il veut paraître vainqueur et content. Quand
nous lui avons reproché d'être satisfait nous ne lui avons
jamais fait l'injure de croire qu'il l'était: nous nous som-
mes désolés de le voir essayer de persuader au pays qu'il
devrait l'être. Il ne faut jamais jouer à cache cache avec la
nation. Elle est majeure. Elle a droit à la vérité. Par ses
reculs et par ses sourires en des jours qui eussent dû être
des jours de deuil, M. Hymans l'a, en 1919, doublement
déçue — d'autant plus qu'elle avait beaucoup espéré de
lui et qu'il avait, à la veille du 8 mars, donné sa mesure.
La question de l'Escaut et celle du Limbourg étant ré-
servées pour la négociation du traité de revision, il sem-
blait à première vue qu'une seule question territoriale
se posât directement pour la Belgique dans les débats
relatifs au traité de paix : celle de notre frontière devant
Liège. La revendication des cantons arrachés par la
Prusse aux provinces belges en 1815 ne comportait pas
de solution pure et simple. L'ancienne frontière qui des-
sinait autour de Montjoie une sorte de golfe profond qui,
Les Compensations à la Hollande. 133
remontant au nord, longeait la Kerrneterwald, s'avançait
jusqu'à Call, englobant capricieusement, avant de revenir
au val de l'Our, les territoires de Schleyden et de Cro-
nenbourg, et après être descendue vers le Sud repartait
à l'Est, en contournant l'enclave de Prùm, — l'ancienne
frontière n'était plus une frontière moderne. Il fallait la
« normaliser » en la minimisant ou en l'arrondissant. La
solution raisonnable, admise et désirée dans les milieux
les plus compétents, conforme aux nécessités de la dé-
fense de Liège, était — grosso- modo — la frontière Roër-
Urft-Kyll. Elle était indiquée sur la carte remise à la délé-
gation belge, par une ligne verte. Une position de repli
était dessinée par une ligne bleue, elle englobait seule-
ment Eupen, Montjoie, Malmedy, Saint-Vith. Aucune
considération historique particulière ne militait pour la
revendication de ces régions si l'on abandonnait les
autres; l'avantage stratégique de cette ligne bleue était
minime. L'intérêt économique des Malmédiens exigeait
qu'on leur laissât les régions d'alentour; et je me rappelle
avoir conduit un jour au ministère Henri Bragard,
accouru à Bruxelles à la nouvelle de l'abandon possible
de celles-ci, et chargé par ses amis de protester contre cette
faute entrevue. La délégation restait dans l'expectative.
Il arriva un jour où les Puissances demandèrent à la
Belgique de dire avec précision ce qu'elle désirait de ce
côté. On sait comment la Délégation ayant télégraphié 'à
M. Delacroix pour que Bruxelles délibérât et décidât, la
réponse arriva avec une rapidité inusitée, quelques heures
plus tard. La ligne minimisée qui présentait tous les
risques de l'autre et n'avait aucun de ses avantages, était
choisie. Le Conseil des ministres, qui ignora toujours
tout de ce problème, n'avait pas été consulté.
Une autre question territoriale était en réalité posée
depuis qu'était envisagée la revision des traités de 1839.
La décision du 8 mars la posa avec plus de force : celle
des compensations éventuelles à la Hollande.
134 Le Flambeau.
Il était évident que celle-ci allait résister de toutes ses
forces à la restitution à la Belgique des territoires qu'elle
nous avait enlevés par ce traité de 1839 dont les clauses
avaient en réalité préparé et facilité l'invasion de 1914.
Une solution amiable devait donc être considérablement
facilitée si les Puissances avaient une monnaie d'échange
à lui offrir. Cette monnaie d'échange ne pouvait guère
consister qu'en territoires allemands. La Belgique n'eut
pas besoin de beaucoup d'efforts pour le montrer à
M. André Tardieu et à ses collègues de la « Commission
des affaires belges ».
M. le baron Beyens, sans penser que ce fut pendant
plusieurs mois celle d'un de ses successeurs, trouve natu-
rellement cette idée absurde : « Afin de faire accepter par
la Hollande le sacrifice d'une partie de son bien, on envi-
sageait pour elle de larges compensations territoriales
aux dépens de l'Allemagne. Quelle apparence y avait-il
que la Hollande consentît à échanger de bons territoires
néerlandais ou néerlandisés contre une région où elle
aurait eu à lutter sans cesse contre un vivace patriotisme
germanique? »
Il faut oublier résolument l'histoire et la géographie
pour parler de la sorte. Il suffit de regarder la carte pour
s'apercevoir du coin qu'enfoncent dans le territoire néer-
landais, en sa partie la plus vulnérable, l'ancien duché de
Clèves et les territoires circonvoisins, pour comprendre
l'intérêt puissant qu'auraient les Pays-Bas à posséder
la rive gauche de l'Ems, sa frontière naturelle, et
à récupérer une partie au moins de la Frise orientale
pour avoir la maîtrise du golfe du Dollart, où elle a,
mutatis mutandis, sa question de l'Escaut. Il suffit de se
rappeler l'histoire de ces régions pour savoir l'attention
que la Hollande y a porté chaque fois qu'elle a hésité
sur sa destinée.
Au cours de la guerre de quatre-vingts ans, désireuse
de se garder à l'Est comme au Sud, l'armée des Etats
Les Compensations à la Hollande. 135
généraux s'installa solidement dans les marches occiden-
tales de l'Allemagne dont le passé était intimement mêlé
à celui des Pays-Bas. En même temps qu'au Sud-Ouest
elle confisquait V Escaut et mettait des garnisons sur la
rive gauche, au Nord-Est elle confisquait les bouches
de l'Ems en s'installant à Emden, nid des Gueux de
mer, et le long de la frontière, à Lieroord notamment,
à Lingen et à Bevergeren. En même temps qu'elle mettait
son verrou sur la Meuse, à Maestricht, elle en fermait un
à Wesel, sur le Rhin. Et de même qu'elle disséminait dans
le Limbourg ses compagnies et ses enclaves, elle plaçait
des garnisons dans toute la région du Bas-Rhin: à Em-
merick, à Buderic, à Fort Orange, à Rynberg, à Rees, à
Lipperschans, à Orsoy, à Meurs et à Huiskrakau, plus
bas encore. J'ai insisté trop longuement dans la Barrière
belge ( 1 ) sur le parallélisme des deux systèmes pour donner
ici autre chose que de sommaires indications. Visiblement
l'admirable République, prête à toute éventualité, s'orga-
nisait à toute fin. Quand le péril définitivement s'installa
au Sud elle consolida, par le traité de Munster, son orga-
nisation méridionale. Mais elle n'abandonna point l'autre
tout de suite. Ce même traité de Munster (art. 50) no-
tamment, remettait au prince d'Orange la souveraineté
du comté de Lingen et des seigneuries vassales; et pen-
dant plus d'un siècle on voit se maintenir sur les cartes
qui illustrent le magistral ouvrage du général F. de Bas
(L'armée des Etats) l'emprise précautionneuse de la
Hollande sur des territoires de sécurité, moins rebelles à
son influence et à son génie que ceux qu'elle asservissait
au Sud. Elle ne s'en retire que peu à peu, et en y laissant
une profonde empreinte.
Aussi fut-ce tout naturellement qu'en 1794, lors des
(1) La Barrière belge. Essais d'Histoire territoriale et diploma-
tique. Librairie académique Perrin, 1916 (Prix Drouyn de Lhuys,
1917), p. 87 et ss., p. 134 et ss.
136 Le Flambeau.
négociations du Comité de Salut Public avec les délégués
bataves, ceux-ci, Meyer et Blauw, obligés de consentir à
l'abandon de la rive gauche de l'Escaut, demandèrent à
titre de compensation un territoire équivalent dans la
Gueldre prussienne. Cette demande fut confirmée peu
après (26 avril 1794) par les Etats Généraux. Le traité
de La Haye (17 mai 1795) prévoyait comme contre partie
des cessions faites par la Hollande la remise de cet équiva-
lent à la paix générale. Aux négociations de la paix
d'Amiens, les plénipotentiaires hollandais n'eurent garde
d'oublier cette clause, ils insistèrent sur la nécessité pour
leur pays d'obtenir la frontière de l'Ems, et Clèves avec
Wesel. Et si Schimmelpenninck se contenta de la promesse
d'un règlement ultérieur que lui fit Joseph Bonaparte,
la Hollande se hâta de reparler des compensations à l'Est
lorsqu'elle eut comme porte parole le roi Louis : elle n'ob-
tint que la Frise orientale. Elle revint à la charge en 1809
quand la France voulut annexer la Zélande et le Brabant,
et lorsque en 1838 s'agitaient les questions hollando-bel-
ges, l'idée fut lancée à nouveau, par l'intermédiaire de la
presse allemande, d'une remise de la Frise orientale par
le Hanovre à la Hollande, pour être érigée en Grand-
Duché ressortissant à la Conférence germanique, en
remplacement du Luxembourg.
Comment s'étonner dès lors que les Hollandais n'aient
pas oublié leurs marches de l'Est, aue leurs historiens,
leurs folkloristes et leurs artistes n'aient cessé de s'inté-
resser, passionnément parfois, à cette « Hollande d'au
delà des frontières »? Il faut lire dans l'ouvrage de Johan
Winckler ( 1 ) les pages consacrées à cette Frise orientale
« qui est, depuis très longtemps, plus hollandaise qu'alle-
mande »; à ce comté de Bentheim « où les cœurs sont
ouverts à l'influence hollandaise »; à Wesel qui « à
(1) Oud Nederland, par Johan Winckler. (La Haye, Charles Ewings,
1887).
Les Comvensations à la Hollande. 137
chaque pas rappelé la patrie », où « le profil des maisons,
des églises, des vieux édifices publics, l'aspect des rues
et des marchés, le va-et-vient et le vêtement des habi-
tants sont du plus pur néerlandais: si la troisième per-
sonne que Ton rencontre dans la rue n'était pas un
soldat prussien, on se croirait dans une ville de notre
Gueldre »; aux régions de Rees, de Xanten, de Calcar,
de Clèves, d'Emmerick où « c'est à peine si l'on peut se
croire en Allemagne »; à ces endroits où l'Yssel néerlan-
dais coule en territoire allemand — Isselberg, Coespelt,
Loon, Freden et plus loin Bocholt — et où « la langue
des habitants est à ce point identique au patois gueldro-
saxon que les habitants de ces pays ne doivent pas ap-
prendre le hollandais quand ils viennent résider dans nos
villes (1). »
Comment s'étonner aussi de ce que pendant la guerre
maints Hollandais notables aient songé avec plus de force
à ces régions, que la question de l'Ems ait été étudiée à
fond par une partie de la presse, que des brochures et des
cartes aient popularisé ce problème (2), que le profes-
seur Pen ait attiré l'attention de ses compatriotes dans
des articles remarquables du Nieuw Amsterdammer (3)
sur les liens toujours vivants entre les Pays-Bas et les
régions d'Ostfrise et de Westphalie, qu'un correspondant
hollandais de la Gazette de Lausanne y ait publié (le 25
(1) Il n'est pas inutile peut-être de rapprocher de ce que Winckler
dit de ces régions ce qu'il dit des régions naguère enlevées à la
Belgique; « La partie néerlandaise du Limbourg (Gennep, Venlo,
Ruremonde, Maestricht et Weert), de même que la plus grande partie
du Erabant et la Flandre zélandaise doivent, pour les caractéristiques
populaires, linguistiques et morales, faire partie des Pays-Bas du
Sud (Belgique), les caractéristiques populaires de la Néerlande sep-
tentrionale ne se trouvent pas ou peu dans le Limbourg et les mœurs
hollandaises n'y existent pas! »
(2) Notamment De Eemskwestie, par J. van der Hoeven-Leonhard,
brochure publiée par le Bond van Neutrale Landen (octobre 1918).
(3) Notamment le 22 janvier 1916.
138 Le Flambeau.
mars 1916) ce curieux et loyal article où il montrait que
la Hollande, ayant pris ses sûretés sur la Meuse et
l'Escaut tant que le péril venait du Sud, manquerait à sa
vocation en s'immobilisant dans une attitude dangereuse
et vaine et devrait répondre aux traditions de son histoire
en pivotant sur elle-même pour prendre désormais ses
sûretés — puisque le péril dorénavant viendrait de l'Est
— dans les positions parallèles de l'Ems et du Rhin?(l).
Comment s'étonner surtout que les Belges sachant le
salut de leur pays impossible sans une révision complète
des traités de 1839, et désireux d'établir avec la Hollande
une paix véritable et une amitié solide aient pensé dès le
début à des compensations orientales; que le gouverne-
ment les ait suivis; et que ceux qui, parmi les alliés,
étaient désireux de nous aider efficacement aient trouvé
cette idée féconde, raisonnable et parfaitement réalisable ?
M. Hymans hésita d'abord à la mettre en avant. Des
articles sympathiques à cette idée ayant paru dans la
presse étrangère il se sentit encouragé. Mais dès l'abord
la Délégation belge à Paris la présenta sans assez de
force. M. Tardieu discerne fort bien le motif de cette
timidité :
Deux courants contradictoires s'étaient manifestés dans le gouverne-
ment belge — gouvernement de concentration où tous les partis étaient
représentés — . Les socialistes disaient: pas d'annexion! Les partis
bourgeois inclinaient à penser que pour donner à la Belgique de
pleines garanties militaires et économiques la solution la meilleure
était de placer sous la souveraineté belge la rive gauche de l'Escaut
et le Limbourg hollandais. Il est superflu d'ajouter que ce transfert
de souveraineté se justifiait d'une part, non seulement pour des rai-
sons historiques mais aussi par d'excellents arguments de sécurité
vérifiés par plus de quatre années de guerre. Quoi qu'il en soit la
thèse belge marquait quelque flottement... Elle indiquait cependant
que, dans le cas où satisfaction leur serait accordée, la Hollande
pourrait recevoir compensation, soit sur les rives de l'Ems, soit en
(1) Gazette de Lausanne, 25 mars 1916.
Les Compensations à la Hollande. 139
Gueldre, pays prussiens habités par une race d'origine et de tradition
hollandaise (1).
Au début de février un des membres de la Délégation
américaine chargé par le président Wilson d'étudier les
questions belges avait un entretien avec la Délégation
belge et déclarait que ses conclusions personnelles étaient
favorables à nos vues. Il souhaitait que la Belgique in-
sistât sur les indications qu'elle avait données au sujet
des compensations éventuelles pour la Hollande et qu'elle
précisât ses vagues communications antérieures, en signa-
lant les traditions historiques, les raisons ethniques qui
pourraient rattacher plus facilement ces territoires à la
Hollande ainsi que les circonstances économiques et au-
tant que possible l'équivalence qui en résulterait.
L'invite était claire. Elle créait un devoir d'autant plus
urgent que, à la même époque, si l'on en croît M. Tardieu,
le président Wilson, travaillé par M. Lloyd George, se
montrait sceptique:
« Je ne vois pas, disait-il le 22 février, comment on peut
amener la Hollande à discuter cette question » (2). La
Délégation belge n'eut pas de peine à se documenter. N'y
eût-il eu que les notes que le Comité de politique nationale
lui transmit, le ministère eût eu un dossier sortable.
Mais outre ces enquêtes privées, des enquêtes officieuses
étaient poursuivies tant en Frise orientale que dans la
région du Bas-Rhin.
Qu'en fit la Délégation belge? Ce secret ne m'appar-
tient pas. Toujours est-il que dès le 15 février elle était
à même de répondre.
Tout d'abord l'équivalence était parfaite, les cercles de
Rees, de Clèves, de Mors, de Geldern, de Kempen et de
Borken avaient à eux seuls plus d'habitants et de terres
qu'il n'en fallait pour remplacer matériellement les terri-
(1) La Paix, p. 246.
(2) Idem, p. 247.
140 Le Flambeau.
toires belges que la Hollande aurait rétrocédés. Les rai-
sons historiques étaient abondantes et faciles à fournir.
Les avantages stratégiques que retirerait la Hollande de
l'échange envisagé étaient évidents. Les affinités eth-
niques ne s'étaient pas affaiblies depuis Winckler. Le
moindre de nos soldats cantonnant dans le Nord du
Rheinland s'étonnait d'entendre parler le néerlandais par
les paysans, il relevait les inscriptions d'avant Bismark,
si nombreuses en patois thiois, admirait l'architecture
néerlandaise partout répandue, notait les noms flamands
des villages et des familles — Coning, van Doornyk,
Vanderlinden, Andriessen, Ridder,Ten Haef,Ten Brinck,
De Haas, Van Oy, Luycken, Wever, Verlege, Ten Hage,
etc. — et ceux qui s'intéressaient aux coutumes s'émer-
veillaient des souvenirs de l'ancienne liberté que conser-
vaient les vieilles gens dans ces pays où les Rois de
Prusse, jusqu'en 1870, prenaient soin de se proclamer
ducs de Gueldre et ducs de Clèves, et où ils devaient se
soumettre, à Geldern notamment, à des cérémonies ar-
chaïques d'intronisation, restes de nos Joyeuses Entrées.
Que la Hollande et ces régions eussent tout avantage
à s'unir au point de vue économique, la preuve en écla-
tait aux yeux de l'observateur même superficiel. Ce ne
sont pas seulement les touristes qui viennent par milliers,
l'été, dans leurs villas de Clèves ^qu'ils surnomment
« Het Hartje van Holland »), et qui traversent cette fron-
tière artificielle que cent routes, chemins de fer, trams
électriques, voies d'eau empêchent d'être une vraie bar-
rière; ce ne sont pas seulement les pèlerins, qui, par
milliers aussi, accourent des provinces catholiques de
Néerlande prier la Vierge à Kevelaer ; ce sont les ouvriers
qui indifféremment travaillent en deçà, travaillent au delà ;
ce sont les capitaux qui commandent nombre d'industries
(celle de la margarine notamment), ce sont les bateaux
qui naviguent sur ce Rhin déjà bordé de paysages de
Hollande. Il faut tenir compte aussi des innombrables
Les Compensations à la Hollande. 141
citoyens hollandais installés dans la région comme chez
eux. Il faut considérer l'aire considérable dont s'aug-
menterait l'hinterland de Rotterdam. Il faut penser aux
mines plus riches que celles que la Hollande perdrait dans
le Limbourg — si une combinaison ne pouvait être trou-
vée qui lui laisserait celles-ci et lui ajouterait une nouvelle
richesse.
Mêmes résultats des enquêtes menées consciencieuse-
ment en Frise Orientale. Patois groningois des paysans,
architecture hollandaise, inscriptions hollandaises des
vieux monuments, notamment dans ces églises d'Emden
et d'Aurich où l'on prêchait encore en hollandais il y a
trente ans, et où on devrait le faire encore, plusieurs mil-
liers d'habitants parlant exclusivement le hollandais;
relations de famille; relations d'affaires; relations de
villégiatures — Loga, Logabirum, Turichenhan, Leer,
Nordeney, Borkum, peuplés de Hollandais — ; relations
de religions, les calvinistes recevant jusqu'en ces dernières
années toutes leurs inspirations d'outre Dollart; pro-
priétés agricoles et industrielles hollandaises. Et mêmes
dispositions d'esprit des habitants, encore tout proches
de la défaite, très désireux de sécurité, de prospérité, de
stabilité, très indifférents au surplus — sauf une jeunesse
« pangermanisée » — vis-à-vis de l'Allemagne, et qui, sans
enthousiasme certes, mais non sans satisfaction, auraient
changé d'obédience. Ils n'eussent pas tous crié — loin
de là — comme ce châtelain de la Gueldre rhénane
« qu'ils courraient avec joie jusqu'à La Haye sur leurs
genoux pour supplier la reine de les prendre », mais ils
auraient accepté sans colère de devenir de bons Néerlan-
dais. Un de mes amis frisons, au retour d'un voyage sur
la rive droite de l'Ems, m'envoyait la note suivante: « On
parle actuellement beaucoup de la séparation, chacun
tâche de ne pas être entraîné dans la chute allemande.
Les intellectuels, pour autant qu'ils soient autochtones,
ne se considèrent pas comme Allemands, mais comme
142 Le Flambeau.
Frisons; les commerçants estiment qu'il est de leur inté-
rêt d'appartenir à un Etat neutre, ils craignent qu'Emden
ne perde tout en restant prussien, tandis qu'ils prévoient
un grand développement de cette ville si elle devient hol-
landaise. Une hollandification paraît donc assez facile,
surtout lorsqu'on prend en considération que la plupart
des habitants de la province sont anti-prussiens. » Et il
faisait suivre cette note d'une longue série de propos
suggestifs entendus et notés en wagon de chemin de fer...
La même mentalité, plus anti-prussienne encore, se mani-
festait dans le Sud. Des difficultés locales n'étaient donc
guère à craindre.
Tout cela, les délégués belges purent l'exposer aux
membres de la Commission des affaires belges. Celle-ci
accueillit favorablement l'idée de compensations — « la
commission, précise M. Tardieu, après une minutieuse
discussion, admit le principe de cette solution qui lui
apparaissait comme une garantie nécessaire et juste de la
sécurité belge ». C'était un premier résultat considérable.
Il s'était imposé d'autant plus à la Commission qu'on
était au lendemain du 8 mars et que, sans la compensa-
tion territoriale, répétons-le, l'exécution intégrale de la
décision du Conseil Suprême paraissait plus difficile.
Nous devions donc ne rien négliger pour que le principe
se traduisît au plus tôt en une formule et pour que cette
formule fût rendue définitive. Elle reçut bientôt une
consécration et une précision par le vote au sein de la
Commission du tcxtt suivant qui devint la clause 9 des
articles relatifs aux frontières occidentales de l'Alle-
magne :
Art. 9. Les gouvernements alliés et associés inviteront la Société
des Nations, si les Pays-Bas le désirent, à nommer dans le délai d'un
an après la signature de la paix une commission chargée de rectifier
la frontière hollando-allemande aux bouches de l'Ems, afin de donner
à la Hollande, par les eaux néerlandaises, un libre accès au port de
Delfzyl.
Les Compensations à la Hollande. 143
En outre l'Allemagne renoncera à tout droit sur les cercles de
Clèves, Mors, Geldern, Kempen, Rees et Borken, et les puissances
associées transféreront à la Hollande autant de territoires qu'il aura
été convenu avec le gouvernement des Pays-Bas, après approbation
de la Ligue des Nations, le reste faisant retour à l'Allemagne (1).
Comme on le voit, la Commission avait réduit la com-
pensation au minimum dans la région du Nord. Elle y
comprenait au contraire, au sud-est des Pays-Bas, tous les
districts indiqués par les diplomates belges.
Tout paraissait bien emmanché. Il y avait beaucoup de
chances pour que le traité de paix comprît non seulement
le principe de la re vision des traités de 1839, mais encore
le moyen pratique le meilleur pour y atteindre. La France
était bien disposée, l'Italie aussi, l'Angleterre ne s'oppo-
sait pas encore ouvertement, M. Wilson qui semblait le
plus à craindre disait: « Vous demandez que l'Allemagne
cède du territoire allemand à un pays neutre : c'est peut-
être juste, mais c'est difficile à motiver. » Ce « peut-être
juste » était une demi-consécration. Il répétait encore ce
propos d'après M. Tardieu, le 31 mars. A la séance tenue
par le Conseil des Quatre le 28 mars, où la délibération
avait porté sur les limites de l'Allemagne vers l'Ouest, la
cause de la Belgique, sur ce point, n'avait donc pas subi
de recul. Elle n'en subit pas davantage le 1er avril, jour
où le Conseil examina plus spécialement la question de
l'occupation rhénane.
Est-il exact — comme on l'a imprimé à l'époque —
qu'à une de ces réunions, M. Hymans, qui y avait été
admis par extraordinaire, ait été vivement pris à partie
par M. Lloyd George qui osa parler des exagérations de
la Belgique dans le libellé de ses dommages? Est-il exact
que M. Hymans, ayant répondu avec toute la dignité et
même avec toute la vivacité désirables, sentît le besoin
pour consolider la situation de la Belgique de faire venir
(1) Traduction littérale du texte anglais publié le 7 avril par le
Daily Mail.
144 Le Flambeau.
à Paris l'ambassadeur le plus éminent que la Belgique pût
choisir? Quoi qu'il en soit, il apparut à tous que la visite
du Roi à Paris le 4 avril avait une particulière importance.
Le héros de l'Yser allait être avec une autorité non pareille
le porte-parole de son gouvernement.
Le soir du 4 avril la Délégation belge donne à la presse
le communiqué suivant :
... « Le Roi a eu l'occasion de s'entretenir avec les chefs des gou-
vernements des intérêts essentiels de la Belgique.
Il régnait en Belgique quelque anxiété et on se demandait si les
questions belges avaient conservé leur rang dans la sollicitude de la
Conférence.
Le Roi a pu donner des précisions sur les points principaux du
programme belge et particulièrement sur les réparations qui sont dues
à la Belgique pour assurer son relèvement économique, et sur les
conditions de sa sécurité.
Le Roi a été écouté partout avec la plus grande attention et a quitté
Paris satisfait des impressions recueillies... »
Les Britanniques avaient pris position, sur des
rapports de leur amirauté, contre une restitution à la
Belgique de la rive gauche de V Escaut ( 1 ) . « Avec sa claire
et droite franchise, le Roi des Belges insistait, s'étonnait
des objections présentées. M. Lloyd George lui répondit:
« Si vous voulez modifier le régime de l'Escaut, nous
sommes prêts. S'il s'agit de questions territoriales, c'est
autre chose (2) . » La discussion semble n'avoir pas porté
sur la question (les compensations. La réponse de
M. Lloyd George indiquait suffisamment que lorsqu'elle
serait traitée il faudrait être énergique.
Est-ce pour rendre plus bienveillante l'Angleterre?
La question de l'avenir de la Rhénanie était posée par la
(1) M. Ch. Terlinden a raconté (Revue générale d'août 1921)
comment nous avions connu la thèse britannique. C'est par un pli
adressé « To the Belgium Commission » et remis, par suite d'une
fausse interprétation de ce libellé, à l'Hôtel Lotti.
(2) Tardieu, /. c, ibid.
Les Compensations à la Hollande. 145
France. L'Angleterre s'opposait au régime de sécurité
définitive que demandait le maréchal Foch. L'avis de la
Belgique pouvait être décisif. Il le fut. Elle se prononça
nettement pour l'occupation de cinq, dix et quinze ans
que proposait M. Lloyd George.
Le résultat de cette erreur de M. Hymans ne se fit
pas attendre. Le 7 avril, le Daily Mail publiait la clause 9.
dont l'existence avait, jusque-là, été tenue secrète; publi-
cation destinée, semble-t-il, à provoquer une opposition
préventive du gouvernement néerlandais. Quelques jours
plus tard, sous l'influence de M. Wilson, la commission
de la Société des Nations décidait que Bruxelles ne serait
pas le siège de celle-ci,- et le jour même (16 avril) où la
Chambre belge, sur une motion de M. du Bus de War-
naffe, protestait avec véhémence contre cette décision, le
Conseil des Quatre — où nous nous étions aliéné la
France sans gagner à notre cause la Grande-Bretagne et
qui semblait avoir épuisé toute la bienveillance qu'il pou-
vait avoir pour nous en faisant suspendre le fameux
référendum luxembourgeois, — abordait enfin, mais dans
l'esprit le plus étroit, l'examen des problèmes politiques
belges.
M. André Tardieu en fit l'exposé. Il défendit avec
talent les conclusions de la commission qu'il avait pré-
sidée et particulièrement la clause relative aux avantages
éventuels à réserver à la Hollande en territoire allemand.
Appuyé par M. Hymans, il insista, devant les premières
objections, sur le caractère de la proposition présentée:
il ne fallait pas la considérer en elle-même, mais en con-
cordance avec la décision du 8 mars et avec l'article du
traité qui prévoyait la revision des arrangements de 1839.
Il serait bien difficile d'arriver à une modification satis-
faisante de ceux-ci sans une monnaie d'échange. Peut-
être ne devrait-on pas faire usage de celle-ci, mais quelle
imprudence de ne pas la garder à la main ! Il s'agissait de
maintenir une porte ouverte, et en aucun cas on ne dis-
10
146 Le Flambeau.
poserait de populations allemandes contre leur gré. Les
droits à un plébiscite leur étaient expressément réservés...
Hélas! ce fut en vain. Le Conseil des Quatre invoqua le
refus préalable qu'avait opposé la Hollande, dès le lende-
main de la publication du Daily Mail, à tout accroisse-
ment de territoire, et écarta l'article 9.
On ne peut croire que la gravité de cette décision
échappa à M. Hymans. C'était l'échec presque certain du
traité de révision, la ruine pratique de ce qu'il avait si
heureusement obtenu le mois précédent. Certes, les com-
pensations n'étaient pas essentielles, et nous ayant pris
nos provinces sans contre-partie en 1839, il n'y avait
aucune impossibilité juridique à ce qu'elle nous les rendît
sans contre-partie. Mais il était bien audacieux d'espérer
réussir dans ces conditions. Que fallait-il faire dès lors?
Refuser. Résister, faire appel, s'il le fallait, à l'opinion
publique belge.
Celle-ci s'émouvait-elle? Peut-être au début M. Hy-
mans avait-il pu en douter. Il ne le pouvait plus aujour-
d'hui. La séance de la Chambre, le 16 avril, avait été
symptomatique. Le premier échec quelle apprenait — le
moins grave en définitive, et sa confiance restait entière
pour le reste qu'on lui cachait — avait refait dans l'assem-
blée l'unanimité du 4 août, du 12 mars. On sentait main-
tenant qu'on pouvait s'appuyer sur elle, retrouver dans
cette législature périmée des forces vives et ardentes. Ja-
mais une parole d'énergie ne lui avait été dite en vain.
Et le pays, où un vaste mouvement était organisé depuis
deux mois par le Comité de politique nationale pour sou-
tenir l'action de ceux qui étaient, à la Conférence, chargés
de défendre des revendications politiques auxquelles
s'attachait spécialement ce groupement, était mûr aussi
pour une insistance et une résistance. Le gouvernement
lui-même n'aurait pas osé ne pas suivre un ministre qui
eût eu la foi. M. Hymans ne l'avait pas.
Les Compensations à la Hollande. 147
— A quoi bon? disait-il. La Hollande est butée, elle ne
reviendra pas sur son non. Comment lui imposer ce
qu'elle refuse?... C'était oublier qu'elle ne pouvait faire
autrement que de dire non. Lui était-il possible de pren-
dre une attitude d'hostilité vis-à-vis de l'Allemagne? Elle
devait recevoir malgré elle les territoires de compensa-
tion. Lui était-il possible de marquer, en ne protestant pas,
qu'elle se résignait facilement à la perte de ses territoires
belges? Ce n'eût été ni vrai, ni habile. A ceux qui ne
voyaient pas cette évidence, des indices nombreux étaient
là pour montrer combien peu irréductible était cette iné-
vitable opposition.
Dans un article du 8 avril, à la suite de la publication du
Daily Mail, l'officieux Algemeen Handelsblad, tout en dé-
clarant que personne en Hollande ne désirait la moindre
parcelle de territoire allemand, et en qualifiant de fantai-
siste l'information du journal anglais, montrait l'intérêt
puissant que la Hollande doit attacher à la liberté du port
de Delfzyl, et révélait que le rapport provisoire de la Pre-
mière Chambre sur le budget proposait de faire intervenir
le gouvernement auprès de la Conférence de la Paix afin
d'obtenir une rectification de frontière à l'embouchure de
VEms. Le Handelsblad ajoutait bien : « Le gouvernement
n'a toutefois pas adhéré à cette manière de voir, il a sim-
plement répondu que les négociations avec l'Allemagne à
propos de cette question ont été interrompues par la
guerre, mais qu'il se propose de les poursuivre; il n'y a
donc pas trace d'une initiative hollandaise pour intéresser
la Conférence de la paix à cette question ». Initiative offi-
cielle, non, mais initiative parlementaire suffisante pour
indiquer à la Commission des affaires belges qu'elle était
sur la bonne voie, et surtout pour montrer combien était
contradictoire et imprudente « la question posée dans les
commissions de la Chambre demandant sur quoi la presse
belge s'est basée pour démontrer que la Hollande recon-
148 Le Flambeau.
naissait elle-même la Conférence comme un organe pou-
vant modifier les frontières de l'Europe... » (1)
Indice plus intéressant encore. A la veille du 16 avril,
une interview de M. Heemskerk avait fait le tour de la
presse européenne. L'éminent homme d'Etat néerlandais
y demandait que, ayant le même intérêt à se préserver
du bolchevisme, la France et la Belgique et la Hollande
s'entendissent pour tracer le nécessaire cordon sanitaire
continu devant l'Allemagne. Il suggérait que, prolongeant
l'effort des armées d'occupation, l'armée hollandaise
occupât le territoire allemand, le long de la frontière des
Pays-Bas, sur une profondeur de vingt-cinq kilomètres.
N'était-ce pas dire à ceux qui voulaient bien l'entendre
que si on nantissait la Hollande d'un tel gage avec l'espoir
pour elle de le garder, et si on la faisait entrer dans une
profitable alliance, elle pourrait bien se montrer moins
intransigeante dans les affaires de l'Escaut et de la
Meuse ?
Enfin, ce n'était un secret pour personne à la Déléga-
tion que, dans certains milieux officiels de La Haye, on
avait répété, de façon à être entendu à Bruxelles, que si
la Hollande refusait toute acquisition territoriale, c'était
afin de pouvoir, en l'acceptant, exciper vis-à-vis de la
Prusse d'une contrainte des alliés; qu'en attendant elle
ne pouvait qu'imiter l'attitude du Danemark devant
l'offre du Sleswig. Elle serait enchantée qu'on lui imposât
la Frise et Clèves...
L'obstacle irréductible n'était donc pas à La Haye,
comme le disait M. Wilson. L'obstacle était à la Confé-
rence. C'était là qu'il fallait agir, après avoir au besoin
repris contact avec la Nation.
M. Hymans laissa celle-ci dans l'ignorance. C'était
fort bien s'il n'avait cessé de lutter. Il lui donna la fausse
impression de l'énergie. À un télégramme qui lui était
\\) Algemeen Handelsblad, 8 avril 1919; Avondblad, \*t6 blad.
Les Compensations à la Hollande. 149
adressé le 15 avril, jour anniversaire des traités de 1839,
par le C. P. N., et où lui étaient témoignées « la confiance
du peuple belge, sa satisfaction des premiers résultats
obtenus, sa volonté d'obtenir, avec la pleine réparation
des dommages subis, l'intégrité de ses droits et les
sécurités nécessaires sur l'Escaut, dans le Limbourg et
vers l'Allemagne », il répondit que la Délégation pour-
suivrait « avec énergie la réparation intégrale de ses dom-
mages et les conditions de développement économique et
de sécurité nécessaires à son avenir ». On ne savait pas
que déjà, sur une question capitale, il se résignait.
Cependant les bruits filtraient, se répandaient partout,
indignaient le peuple. La Conférence, l'une après l'autre,
rejetait toutes nos demandes. Il ne servait donc à rien —
combien de fois la preuve devait-elle en être faite? —
de céder sur un point. Peu à peu, on savait que nos répa-
rations restaient compromises, qu'on ne forçait pas les
Allemands à reprendre nos marks, qu'Eupen et Malmedy
ne nous seraient restitues qu'après une consultation popu-
laire humiliante; que, rendant ces territoires presque
inutilisables, le président Wilson avait fait écarter Mont-
joie pour des motifs historiques qu'il jugeait ailleurs
n'avoir aucune importance (1), que nous étions exclus
de la répartition des bateaux allemands (à laquelle par-
ticiperait la Hollande), etc.; enfin — tout finit par se
savoir — qu'il n'était plus question des territoires de
compensation dont on venait de tant parler. Rien n'est
plus émouvant que de suivre dans les adresses des con-
(1) Connaît-on ce mot de M. Wilson? M. Hymans, insistant auprès
de lui pour qu'il ne s'opposât pas à ce que Montjoie fît partie du
territoire restitué, disait: « En admettant que les habitants soient de
vrais Allemands il n'y en a que quatre mille ». M. Wilson plaisanta:
« Vous parlez comme une fille-mère à qui on reprocherait sa faute
et qui répondrait: « L'enfant est si petit! » C'est avec des mots de ce
genre, en guise d'arguments, qu'on examinait et rejetait nos revendi-
cations les plus graves.
150 Le Flambeau.
seils communaux la progression de ces nouvelles. Solli-
citées, dès le mois de mars, de s'affilier au Comité de
Politique nationale par un vote motivé, les municipalités,
par centaines, répondaient à cet appel. Les premières se
contentaient de l'énoncé d'un programme général, les
autres, à mesure que se révélait un péril, que s'annonçait
un recul, insistaient sur un point, sur un autre; dès la
mi-avril les conseils communaux, sentant le traité de
revision en péril, parlaient surtout de l'Escaut, du Lim-
bourg et, dans le traité de paix dont les grandes lignes se
dessinaient, voyaient tout d'abord les clauses politiques.
C'est surtout parce que nos revendications de sécurité
étaient méconnues que le cri naquit, se propagea, grandit :
« Quittez la Conférence! » Les Italiens, eux, le 23 avril,
n'hésitèrent pas.
— Ce serait folie de rompre, disaient les officieux, les
humbles. La Belgique n'est pas assez grande pour faire
un tel geste, elle doit se tenir sage, dans l'ombre! Voyez
l'Italie! Enviez-vous son sort? Force lui sera de reve-
nir humiliée, vaincue. On n'obtient jamais ce qu'on exige
ainsi. Pour la question de Fiume, qu'elle n'aura jamais,
elle risque tout son avenir. Il faut voir les réalités en
face, il faut se contenter du possible. Il ne faut surtout
pas oublier que les Anglo-Saxons sont les maîtres!... »
On sait les résultats du geste de l'Italie. En ne l'imitant
pas, ou en ne le faisant pas avant elle, nous méconnais-
sions cette « situation privilégiée, spéciale, exception-
nelle » de la Belgique que les résignés, précisément, cha-
que fois qu'il fallait faire acte de virilité, avaient invaria-
blement à la bouche. La Conférence eût pu se passer de
l'Italie, à la rigueur. Elle ne pouvait pas se passer de nous.
Nous avions beau être la « Puissance à intérêts limités »,
nous avions beau être écartés dédaigneusement des con-
versations essentielles et des décisions souveraines, nous
avions eu beau nous laisser asseoir au bout de la table.
— M. Jaspar, il faut le dire, a su changer cela — on ne con-
Les Compensations à la Hollande. 151
cevait pas sans la présence de la Belgique la Conférence,
sans la signature de la Belgique le traité. Ah ! la guerre de
la justice et de l'honneur ! Ah ! la Belgique héroïque à qui
allait, pendant qu'on pouvait se servir de son martyre
comme enseigne, la sollicitude de tous î Et la Paix du Droit
— avec des majuscules — qui devait réaliser les serments
solennels faits par chacun à « cette enfant gâtée de
l'Europe »! Devant l'indignation de l'opinion universelle
elle eût été, après un jour, rappelée et comblée. La Délé-
gation belge n'osa pas tenter un geste de rupture. Elle se
contenta de protester.
Et en protestant, la Délégation, le ministre des affaires
étrangères, le gouvernement firent exactement une ma-
nœuvre contraire à celle que spontanément réalisait l'opi-
nion. Celle-ci, nous l'avons vu, d'instinct, songeait de plus
en plus à la sécurité, aux frontières. Le gouvernement,
donnant l'impression d'une renonciation résignée à toutes
ses revendications politiques, s'appliqua à restreindre sa
protestation à tout ce que l'opinion nationale faisait juste-
ment passer au second plan. « La Belgique, me dit un jour
avec dédain un très éminent diplomate, n'a jamais su se
passionner que pour les questions d'argent! — Pariez
pour son gouvernement », répondis-je.
Le 23 avril M. Vanden Heuvel est convoqué chez
M. Loucheur — c'était en fait sur lui, et sur les experts
qui lui avaient été adjoints, MM. Despret, Theunis, Lé-
preux, qu'avait reposé tout le travail en matière de répa-
rations, M. Hymans s'étant réservé les questions politi-
ques — . L'éminent professeur s'y rencontre avec les délé-
gués de la Serbie, du Portugal et du Brésil: on voit
le rang que nous occupons à la Conférence; et M. Lou-
cheur leur fait connaître les dispositions du traité relatives
aux indemnités. Elles sont loin d'être satisfaisantes.
Naturellement! On avait mesuré notre puissance de recul.
Le lendemain M. Vanden Heuvel, qui n'avait pas eu la
veille le loisir de discuter, retourne chez M. Loucheur, il
152 Le Flambeau.
déclare les propositions inacceptables. La délégation écrit
au Conseil Suprême devenu le Conseil des Trois, demande
à être entendue. Son émotion gagne Bruxelles d'où, le
27, MM. Delacroix, Jaspar, Renkin et Franck partent pour
Paris. On se concerte. M. Renkin demande que la
résistance porte sur l'ensemble. M. Jaspar aussi, semble-
t-il, qui eut en tout cas avec M. Hymans une
scène violente. On devine ce que répond M. Franck,
ce qu'oppose le délégué du parti socialiste (n'oublions
pas les aveux de Moscou!). Le 28 il y a séance
plénière de la Conférence. M. Hymans proteste avec élo-
quence... contre le choix de Genève. Il faut rapporter à ce
propos, à sa décharge, le bruit d'après lequel M. Vander-
velde se serait opposé à ce qu'il parlât d'autre chose. Peut-
être aussi le ministre des Affaires étrangères jugeait-il
prudent de ne pas faire d'éclat public avant l'entrevue
que la Délégation devait avoir le lendemain avec le
Conseil suprême.
C'est au complet — avec ses principaux experts — que
la Délégation se présente, le 29 avril, place des Etats-
Unis, dans le salon de M. Wilson. M. Hymans a décrit
lui-même en sobres traits cette scène ( 1 ) . Aux côtés du
Président se trouvent MM. Lloyd George et Clemenceau.
Successivement les deux premiers délégués parlent.
M. Vandervelde ajoute son mot « au nom de la classe
ouvrière ». Un colloque suit, d'où sortent des proposi-
tions à peine moins inacceptables que les clauses finan-
cières qu'on songeait d'abord à nous imposer. Devant
cette obstination M. Hymans proteste à nouveau. Il va
jusqu'à la menace de rupture, énoncée il est vrai dans les
termes les plus modérés: « Il ne savait s'il serait présent
à la séance où l'on remettrait aux Allemands les proposi-
tions. »
Une deuxième interruption. Conciliabule entre experts.
(1) Le Soir, 28 décembre 1921.
Les Compensations à la Hollande. 153
C'est alors que ressurgit une idée suggérée à M. Hymans
dès le 23 février par le colonel House : la priorité de deux
milliards et demi. « Ainsi vous serez toujours certains
d'avoir quelque chose », sourit un délégué britannique
qui dès lors marque son scepticisme sur la rentrée effec-
tive de l'indemnité. Un mot pareil eût dû pousser les
nôtres à se demander s'ils n'avaient par tort de s'hypno-
tiser sur les milliards... Une autre « concession » est
faite à la Belgique : ce sera l'Allemagne qui se substituera
à elle pour le paiement de ses dettes de guerre à ses
alliés. Belle ironie ! Ayant le droit à une restauration inté-
grale par nos alliés à défaut de l'Allemagne, nous nous
entendons promettre généreusement quTon ne nous
réclamera rien, mais que nos alliés toucheront quand
même, diminuant ainsi à notre détriment la capacité de
paiement du vaincu. On a peine à croire qu'on ait consi-
déré cette proposition comme un succès. La priorité était
un avantage plus sérieux. M. Hymans avait fait un geste
d'énergie, mais il l'avait limité à un objet restreint. Il s'en
contenta, abandonnant définitivement tout le reste.
Primum vivere! disait-il à son entourage. Tout de suite,
d'accord d'ailleurs avec ses collègues, il décida de capi-
tuler. Il déclara « qu'il soumettrait la solution au Cabinet
et qu'il en recommanderait l'acceptation ».
A la même heure, le Sénat est réuni à Bruxelles et le
Baron de Favereau prononce un discours. C'est toujours
la question de Genève, qui apparaît, dans la bouche de
nos orateurs officiels, être la plus importante de toutes !
On regrette de ne rien trouver dans le discours du pré-
sident du Sénat qui précise le moins du monde des reven-
dications jugées jusque-là essentielles. M. Delacroix parle
ensuite. Il déclare valeureusement que la Belgique ne
cédera pas, que le principe de la réparation intégrale sera
inscrit dans le Traité, que les négociations se poursuivent
pour que cette réparation ne soit pas échelonnée sur
trente années. Il proclame la « suprême énergie du gou-
154 Le Flambeau.
vernement (sic) ». Les chefs des trois partis, croyant
sans doute qu'il n'y a rien d'autre en jeu, s'associent à
ces paroles. Eux aussi ne parlent que d'argent. Le monde
entier — on transmet la protestation du Sénat à tous les
parlements alliés — en conclura naturellement qu'on se
désintéresse de tout le reste.
On se rappelle la stupeur du pays quand, officielle-
ment, le 30 avril, il apprit les conditions qui lui étaient
faites. Elles se résumaient dans ce mot du Matin: « La
Belgique a obtenu le néant! » Réparations aléatoires,
sécurités gravement compromises... Le traité de revi-
sion y pourvoira, dit-on aux bonnes gens. Ceux-ci
voient clair. L'émotion dans le pays est à son com-
ble. Les télégrammes, les lettres, les adresses af-
fluent au ministère, à l'Hôtel Lotti. Spontanément, sans
lien entre elles, des manifestations de protestation s'or-
ganisent dans les grandes villes... Le gouvernement en
est ému. Le Conseil des ministres du 30 avril n'accueille
pas la proposition d'acceptation de M. Hymans. Il décide
que MM. Jaspar, Renkin et Franck repartiront aussitôt
pour Paris. En revenant dans la nuit du 1er au 2 mai,
accompagnés de M. Vandervelde, ils croisent, sans le
savoir, le premier ministre, reparti brusquement dans la
soirée avec M. Pierre Orts. A 11 heures, les ministres
présents à Bruxelles tiennent un conseil sous la prési-
dence de M. Vandervelde.
Je me souviens, comme d'hier, de cette journée du
2 mai. Malgré les insistances de notre Délégation, le
gouvernement semblait vouloir faire preuve de vigueur.
Avec inquiétude, tous ceux qui essayaient de savoir se
raccrochaient à l'espérance. J'allai confier mes sentiments,
au début de l'après-midi, à l'homme en qui je voyais la
seule énergie du ministère. M. Renkin me dit ses
craintes, ses soucis, ses révoltes: — « Et si tous étaient
amenés à accepter les conditions financières? demanda-
t-il enfin. — Pourquoi, répondis-je, si on est acculé à
Les Compensations à la Hollande. 155
cette extrémité, ne mettrait-on pas in extremis comme
condition le rétablissement de la clause 9? » L'idée parut
féconde à mon éminent interlocuteur. Il rédigea sur le
champ, pour M. Delacroix, et dans ce sens, un télé-
gramme qu'il me demanda de porter aux Affaires étran-
gères pour le faire chiffrer. Quand je le revis une heure
plus tard il m'assura qu'il venait de voir ses deux col-
lègues qui, après avoir été au Palais, retournaient à Paris.
Il avait trouvé M. Jaspar d'accord avec lui sur l'oppor-
tunité de revenir aux clauses de sécurité. M. Vandervelde
aussi. Ceci me parut trop optimiste. Toujours est-il que
\e soir les journaux annoncèrent que MM. Vandervelde
et jaspar étaient repartis « avec le mandat impératif de
ne pas signer un traité où ne se trouveraient pas des
clauses garantissant notre avenir économique et notre
sécurité militaire ». Ces derniers mots apaisèrent un peu
l'anxiété publique. Mais il ne semble pas qu'à Paris
M. Hymans ait eu fort à faire pour rallier ses collègues
à l'idée de l'acceptation pure et simple. Un indice eût pu
pourtant leur montrer à tous que la résurrection de cer-
taines revendications politiques n'était pas si impossible :
jusqu'au dernier moment le texte de la clause 9 avait
figuré dans les épreuves des conditions de paix (1).
La Conférence pourtant attendait un oui ou un non.
<( Si vous n'acceptez pas, vous n'aurez rien », avait dit
M. Wilson. Et l'on avait pris au sérieux ce scandaleux
ultimatum. M. Hymans partit pour Bruxelles. Un Con-
seil des ministres, qui se réunit le 3 mai à 2 heures, ne
fut que la préface du Conseil de la Couronne convoqué
pour le dimanche 4 mai, à 8 heures du soir, au Palais.
Nul parmi les ministres et les ministres d'Etat ne pou-
vait ignorer l'état de l'opinion. C'est par milliers que nous
(1) M. Charles Terlinden qui fut un des secrétaires de notre Délé-
gation confirme ce détail dans son curieux et éloquent article de la
Revue générale du 15 avril 1921, déjà cité plus haut, sur le Traité de
Versailles et le Livre de M. Tardieu.
156 Le Flambeau.
recevions au Comité de politique nationale les témoigna-
ges de celle-ci. Nous lisions dans tous les journaux la
même indignation et le même vœu. Les préoccupations
d'ordre politique dont le ministre des Affaires étrangères,
confiant imprudemment dans des négociations futures,
faisait si bon marché, plus que jamais étaient au premier
plan.
Nous a-t-on assez dit, écrivait M. Fernand Neuray dans la Nation
Belge, que nous sommes le rempart de la France et de l'Angleterre!...
Or, au lieu de renforcer ce bastion, bien plus dans leur intérêt que
dans le nôtre, nos alliés, comme s'ils étaient sûrs de la guérison de
l'Allemagne et de la parfaite correction de la Hollande de demain,
laissent notre Meuse captive et notre Escaut enchaîné. Parmi tous les
enseignements de la guerre il n'en est pourtant pas de plus évident
que ceux-ci: Liège est trop près de la Prusse; la défense de notre
Limbourg sans la possession du « Limbourg hollandais » est difficile
et précaire; une armée belge, établie entre Anvers et Ostende ne peut,
sans s'exposer à un péril mortel, être séparée de l'Escaut par un terri-
toire étranger. S'ils avaient détruit l'unité de l'Allemagne ou seule-
ment affaibli l'hégémonie prussienne on aurait compris que les Alliés
se désintéressent des garanties et des sécurités qu'ils ont eux-mêmes
reconnues indispensables, dans leur déclaration solennelle de 1917,
à l'indépendance de la Belgique...
Nous entendions le peuple dans la rue, nous connais-
sions les appels adressés au Roi par les combattants de la
guerre « prêts à reprendre la lutte s'il le fallait », les
pétitions déchirantes des villes martyres. Nous venions
d'assister enfin à cette inoubliable manifestation de l'hôtel
de ville où M. Max, qui avait renoncé à une fête préparée
en ce jour pour l'honorer, avait reçu les délégués de tous
les grands groupements nationaux. Ceux-ci lui avaien re-
mis cette adresse :
Les grandes associations patriotiques de Belgique, représentant
plusieurs centaines de milliers de membres, appartenant à toutes les
classes et à tous les partis, prient M. le Bourgmeste de Bruxelles,
qui fut l'incarnation de la Patrie dans sa résistance à l'envahisseur,
de transmettre à la Délégation belge le refus énergique d'adhérer à
Les Compensations à la Hollande. 157
des préliminaires de paix qui ne répondraient pas aux nécessités de
notre vie nationale, aux promesses sacrées faites par nos alliés et
aux devoirs qui résultent pour eux des traités de 1839.
Elles conjurent la Délégation belge, si elle est sans espoir de voir
améliorer les conditions proposées, de quitter la Conférence, de reve-
nir à Bruxelles pour connaître le sentiment d'un peuple qui préfère
tout risquer, comme il y a quatre ans, que d'abdiquer toute fierté et
de sacrifier l'intérêt vital de la Patrie.
En sortant de l'hôtel de ville, les délégués transmet-
taient à M. Delacroix ce message:
Les délégués de la Ligue des Patriotes, de la Fédération des sociétés
d'anciens militaires, de la Confédération nationale des classes
moyennes, de la Fédération nationale des condamnés politiques, de
la Ligue de Défense nationale, de la Ligue maritime belge, de la
Fédération des avocats, de la Ligue du Souvenir, des Artisans
réunis (1), etc., assemblés à l'issue de leur réception par le bourg-
mestre de Bruxelles, réitèrent avec instance au chef du gouvernement
l'expression de leur angoisse et de leur volonté, demandent que la
Belgique quitte la Conférence si elle n'y peut obtenir satisfaction
pleine et entière, si les serments ne sont pas tenus, si les indemnités
restent dérisoires, si le territoire national doit rester indéfendable,
si appui formel n'est pas promis pour les négociations prochaines
relatives à l'Escaut et au Limbourg. Parlez haut et ferme. La Nation
qui ne comprendrait pas votre acceptation sera avec vous dans la
résistance. Les peuples alliés ne permettront pas que leurs gouverne-
ments nous abandonnent.
Et conscient de représenter un immense mouvement
nous télégraphiions à Sa Majesté le suprême appel suivant :
Sire. Nous sommes, ce matin, cent mille membres actifs et près
de 300 communes de Flandre et de Wallonie. D'immenses groupe-
ments ouvriers dans ces derniers jours se sont solidarisés avec nous.
Nous sommes l'écho d'une opinion publique qui ne cesse de croître;
qui s'indigne du peu qui nous est offert et de tout ce qui nous est
(1) A la fin de l'après-midi le Grand Orient de Belgique priait le
C. P. N. de transmettre au gouvernement un message dans lé même
sens.
158 Le Flambeau.
refusé. Pour le salut de la Belgique et de la dynastie nous conjurons
Votre Majesté de refuser de signer le traité plutôt que d'accepter
l'aumône qui nous est faite. La Belgique quittant la Conférence ferait
éclater l'immoralité d'une paix qui se signerait sans elle en la sacri-
fiant, elle se grandirait aux yeux du monde autant que par son refus
du 4 août 1914 et les peuples alliés exigeraient que justice lui soit
rendue.
Nous pensons, en tout cas, qu'il vaut mieux risquer de ne rien
avoir que d'abdiquer notre droit à des réparations et à des garanties
promises par les serments les plus solennels.
Au milieu de l'angoisse de la Nation nous plaçons entre Vos mains
notre volonté et notre confiance.
Contentons-nous de publier en face de ces textes le
communiqué remis à la presse, à une heure de la nuit, par
le secrétariat du conseil :
M. Hymans a fait l'exposé complet des conditions de
paix et a émis l'avis, au nom de la Délégation à Paris,
qu'il y avait lieu de signer le traité qui, dans la situation
actuelle, donne à la Belgique des conditions honorables
et satisfaisantes.
Le conseil à l'unanimité a estimé qu'il y avait lieu de
signer le traité, mais à l'unanimité également, qu'il y avait
lieu d'attirer l'attention sur la situation financière et éco-
nomique de la Belgique et sur la nécessité qu'il y a pour
les Alliés de nous assurer leur appui le plus complet en
vue de notre restauration économique.
Il demande également l'appui des alliés pour entamer
dans le plus bref délai possible des négociations avec la
Hollande en vue de régler les questions qui se rattachent
à la liberté de l'Escaut et à la liberté de nos communica-
tions fluviales vers l'Est de la Belgique et vers le Rhin.
Ce communiqué n'était pas l'œuvre 'du Conseil, il
reflétait très inexactement la physionomie de la séance,
au cours de laquelle M. Renkin notamment (que M. Dela-
croix avait supplié, avant d'entrer, de ne pas démission-
ner), avait prononcé un discours énergique contre l'ac-
Les Compensations à la Hollande. 159
reptation, et qui n'avait été terminée par aucun vote (1),
— ce communiqué suscita, faut-il le dire, plus de tristesse
et de colère que d'étonnement.
Ceux qui savaient l'acceptation virtuelle donnée à
Paris, le 29 avril, par M. Hymans comprirent l'une des
causes au moins de cette maladroite résignation.
Maladroite dans son expression même. Le dernier
paragraphe était la satisfaction platonique donnée à ceux
qui se plaignaient de ce qu'on eût abandonné la clause 9
sans qu'on eût sérieusement livré bataille. Mais mieux
valait ne pas donner de précisions que de sembler, pour
ne pas froisser les socialistes, renoncer par des termes
ambigus à une revision territoriale — alors qu'on n'y
renonçait pas du tout. Le second paragraphe était plus
platonique encore: on ne se résignait pas aux clauses
financières sous conditions, on faisait un vœu de pur
style, fait pour encourager les Puissances à nous contenter
par des phrases de même valeur. Le premier, enfin,
contenait les mots terribles que M. Hymans a dû souvent
regretter et qui resteront dans l'Histoire, son « Cœur
léger ». Je n'attribue pas ici, je le répète, comme on l'a
fait avec injustice, à un sentiment de vanité, ce besoin
de paraître toujours vainqueur que témoigna toujours
M. Hymans au milieu de ses pires échecs. Plus juste-
ment, c'est la seconde forme de son manque de foi
dans la Nation. Non seulement il ne pouvait croire qu'elle
le soutiendrait de son énergie, mais il ne pouvait croire
qu'elle est assez forte pour supporter une défaite. En
essayant de lui cacher des insuccès, dont il était loin au
surplus d'être le seul responsable, il ôtait toute force à
ses revendications futures. Comment l'Europe croira-
t-elle dorénavant au caractère vital de revendications aux-
quelles on renonce avec satisfaction. M. Delacroix accen-
tuait cette faute grave le lendemain dans des interviews
(1) Nous avons entendu le lendemain M. de Sadeleer s'indigner
d'un communiqué « qui le ferait passer pour responsable d'une partie
de cette faute ».
160 Le Flambeau.
optimistes. « Nous ne pouvions songer à nous en aller »,
disait-il. C'était s'interdire à tout jamais de se servir
encore dans d'autres négociations d'une telle menace.
C'était encourager les Puissances à continuer de nous
traiter avec désinvolture. Sous le coup d'un ultimatum
plus grave, les diplomates de 1839, invoquant la nécessité
et formulant des réserves solennelles, avaient sacrifié plus
encore, certes: mais gravement, tristement, et en ména-
geant l'avenir.
Si au moins notre sacrifies nous eût servi à quelque
chose! L'histoire des mois suivants nous a démontré le
contraire. Celle d'aujourd'hui continue la démonstration.
Pour quelle chimère, pour quel néant avons-nous en
avril-mai 1919 abandonné ou compromis des revendica-
tions tangibles? Que disent les pseudo « réalistes » qui
nous demandaient alors: « que pouvons-nous faire sans
argent? » D'abord il ne s'agissait pas de renoncer à
l'indemnité. L'Allemagne nous eût payés autrement si
notre attitude lui eût montré que nous n'étions pas
peuple à nous contenter de nuées. Et à défaut de milliards
— que nous ne toucherons quand même pas — nous
eussions assuré notre renaissance plus sûrement qu'au-
jourd'hui. De quoi est faite, avant tout, la prospérité du
peuple? De son crédit. De quoi est fait son crédit? De sa
sécurité, de sa stabilité, du spectacle de sa volonté et de
sa foi en lui-même. Par la faute d'hommes d'Etat qui
avaient encore la mentalité d'avant-guerre, nous n'avons
pas donné ce spectacle à une heure décisive où nos amis
nous jugèrent — et nos ennemis aussi. A moins d'un
(( rétablissement » décisif, dont l'occasion s'est déjà pré-
sentée, dont l'occasion se présentera encore peut-être —
mais la laisserons-nous encore passer et où est l'Homme
que nous attendons? — il sera très long et très dur de
nous relever des suites de cette faute.
Pierre Nothomb.
Une Esquisse de l'Histoire des Tissus
La tâche que nous entreprenons est ardue, car on a peu
de renseignements sur l'évolution du tissage. Seuls de
rares documents nous donnent quelques aperçus sur cette
industrie artistique. Le dessin reproduit sur les étoffes
pourra un peu nous guider, malheureusement bien peu,
car pendant des siècles on dessina les mêmes genres de
modèles. Dans l'antiquité jusqu'au VIe siècle de notre
ère, les tissus étaient souvent faits de lin ou de laine, et
c'est sur ceux-ci que nous trouverons les dessins les plus
intéressants. Plus tard, c'est surtout la soie, et encore plus
tard, les draps d'or et les velours, qui nous guideront, car
ces différents tissus étant considérés comme aussi pré-
cieux que l'or, on y dessinait les figurations les plus rares
et les plus typiques.
Les étoffes les plus anciennes connues sont celles qu'on
a trouvées dans les tombes des Pharaons. Déjà on en voit
dans des sarcophages qui datent de 5,000 ( ?) ans avant
J.-C. Ce sont des lins très fins à lisières de couleur, qui
enveloppent les momies de rois avec le plus de luxe pos-
sible, car on craignait sans cela que l'âme courroucée du
mort ne vînt troubler les vivants.
Les premiers tissus avec dessins que nous connaissions,
sont le drap funéraire conservé à Turin, provenant de la
tombe de Kha et de sa femme Mirit, et datant d'environ
1,600 ans avant J.-C. Cette tombe a été rapportée intacte
de la nécropole de Thèbes. Déférant au vœu du conser-
vateur du musée de Turin, qui désire le publier le pre-
11
162 Le Flambeau.
mier, nous nous abstiendrons de montrer ce tissu qui
est orné de fleurs de lotus stylisées, ouvertes et fermées.
Mais, au musée du Caire, il y a deux spécimens du même
genre, l'un pris dans la tombe d'Amenophis II (vers 1540-
1550 avant J.-C.) (1), l'autre que nous reproduisons,
datant d'environ 1550 avant J-C, fig. 1. Ces tissus sont
en toile incrustée de dessins faits en tapisserie, représen-
tant des hiéroglyphes (écriture des anciens Egyptiens).
Sur la même planche on voit une étoffe de lin à lignes
entre lesquelles se trouvent des rosettes, qui date de la
même époque. Ces spécimens sont d'une conservation
merveilleuse : les tons sont restés vifs, grâce à la séche-
resse du sable d'Egypte.
Continuons à parler des tissus qui ne sont pas de soie,
pour pouvoir ensuite, jusqu'à la fin du moyen âge, ne
parler que d'eux.
En Europe, on commença très tôt à tisser ; on le croit du
moins d'après les fouilles faites en Suisse et en Haute-
Saône, dans les villages lacustres des temps préhistori-
ques (2) . Elles ont mis au jour des tissus nattés de grosses
toiles, des rubans de lin, des franges, des cordes avec des
houpettes et des filets. L'état lamentable de ces dé-
chets, consumés par l'humidité, forme un contraste
avec les tissus conservés dans le pays des Pharaons.
La Grèce nous fournit depuis l'antiquité des tissus de
lin et de laine ornés de dessins. On voit par exemple sur
les statues archaïques et l'Acropole des péplums bordés
de grecques. Souvent en Attique on faisait des étoffes de
haute lisse en se servant de métiers verticaux qui étaient
très primitifs. En voici une description : le métier était
simplement un cadre de forme rectangulaire, avec un
(1) Carles et Newberry, The tomb of Thoutmosis JVth. (West-
minster, 1904.) Catalogue général des Antiquités égyptiennes du
Caire: n° 46526.
(2) Hampe, Katalog der Gewebesammlung des Germanischen
Nationalmuseums. (Nurnberg, 1897. t. I, p. 5.)
Une Esquisse de l'histoire des tissus. 163
rouleau dans le haut pour y mettre l'étoffe déjà faite. Le
cadre était orné de cordes qui avaient dans le bas deux
pesons. Vers le milieu du métier se trouvaient deux bâtons
parallèles pour maintenir les cordes d'aplomb. La navette
courait horizontalement d'un côté à l'autre du cadre en en-
chevêtrant les cordes. Cette navette était lancée par la
main du travailleur. On voit un spécimen de ces métiers
sur un vase représentant Pénélope ( 1 ) et sur une minia-
ture du me siècle (avant J.-C.) illustrant un manuscrit
de Virgile qui se trouve au Vatican (2) .
On n'a pas pour le moment de reproduction de métiers
horizontaux. Probablement ils ont existé.
Nous reparlerons plus loin des dessins des étoffes grec-
ques en même temps que de la soie.
Faisait-on déjà au Ier siècle des toiles imprimées? Nous
ne le croyons pas. M. Verneuil dit que Pline l'Ancien
(Ier siècle après J.-C.) donne une description de la tech-
nique de ces impressions encore en usage de nos jours (3) .
En tous cas Forrer a trouvé, dans ses fouilles d'Achmim,
en Egypte, une matrice à imprimer des étoffes, datant du
ive siècle.
Le même pays, à la même époque, nous donne encore
des exemplaires de ces tissus de lin à incrustations de
tapisserie dont nous avons parlé plus haut (fig. 2) . Ils ont
un fond de lin et un dessin de laine pourpre. Parfois ces
motifs sont polychromes et d'un ton assez dur. Dans le haut
de l'étoffe reproduite se trouvent des arcades inscrivant
des bustes de personnages nous rappelant les têtes peintes
découvertes par Graf dans les tombes égyptiennes; ces
portraits datent du Ier siècle ( avant J.-C.) jusqu'au IIe
(1) Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques
et romaines, verbo Textrinum, fig. 6844.
(2) Ibidem, fig. 6845.
(3) Art et Décoration, 1912, p. 13. Nous n'avons pas pu retrouver
ce passage dans Pline : il y en a un qui parle d'impressions, mais pas
d'impressions sur étoffes.
164 Le Flambeau.
après J.-C. On voit aussi sur ces tissus égyptiens des des-
sins géométriques, des sujets religieux, des poissons sym-
bolisant le Christ, des personnages, des animaux, des
branches courantes de vignes, etc. Ces tissus sont de mo-
dèle romain, puis byzantin.
Les dessins dégénèrent à partir des vie et viie siècles.
Les personnages au vne siècle n'ont presque plus de
forme; à l'époque arabe, l'on trouve quelques tapisseries
de laine, mais surtout de soie. Longtemps elles portèrent
le nom d'étoffes coptes, car elles ont été prises dans les
tombes chrétiennes d'Egypte.
On croit que la Chine est la patrie de la soie. On
assure que vers 2689 ans avant J.-C. (1), l'impératrice
Hsi-Ling-Shi instaura cette industrie dans son empire.
Elle fut la première à se vêtir de soies somptueuses et
aussi à enrichir son pays de cette découverte si enviée
par ses voisins. Les Chinois gardèrent jalousement pen-
dant des siècles les vers à soie et la belle industrie que
donnent leurs cocons. Ils furent les seuls exportateurs
dans le monde entier. Enfin, au vie siècle avant J.-C,
paraît-il, le tissage de la soie était connu en Asie Mineure.
Darius Ier (521-485) après ses conquêtes T'introduisit en
Perse. L'Europe fut peut-être moins heureuse. Cepen-
dant un siècle plus tard on filait la soie en Grèce, car
Aristote ( 384-322) dit dans son Histoire des Animaux:
<( D'une certaine larve, qui est fort grande, qui a de
(( (petites) cornes, et qui diffère de toutes les autres, il
« sort en premier lieu, par le changement de cette larve,
« une chenille ; de cette chenille, il sort un cocon ; et du
<( cocon, un nécydale. Il faut six mois pour ces méta-
(( morphoses successives. Dans quelques pays les fem-
(1) Otto von Falcke, Kunstgeschichte der Seidenweberei. Berlin,
1913, t. I, p. 25.
Une Esquisse de V histoire des tissus. 165
u mes déroulent les cocons de cet animal en les dévidant
« et ensuite elles filent cette matière. Pamphile, fille de
« Plateus, dans l'île de Cos, passe pour être la première
« qui ait imaginé ce tissage (1). » Erreur! Une autre
preuve, c'est qu'on a trouvé en Crimée des étoffes qu'on
assure être grecques, des ve et ive siècles avant J.-C. (2).
Elles étaient au musée de Saint-Pétersbourg, à l'Ermi-
tage; y sont-elles toujours? Souhaitons que ces précieux
fragments n'aient pas disparu depuis la révolution! Ce
sont des reps, des satins, de la peluche, des fils d'or et
de soie, de la mousseline ajourée, etc. Les ornements
reproduits sur ces étoffes représentent des canards, des
palmettes, des rinceaux, des branches courantes, des
bandes renfermant des sujets mythologiques (3), d'autres
avec des chars (4) attelés de chevaux.
Cependant pour connaître vraiment les dessins des
tissus qui se faisaient au temps des Grecs, il faut exa-
miner les vêtements ornés de dessins géométriques,' de
palmes, etc., figurant sur les vases et les coupes de cette
époque (fig. 3). Entre autres il faut regarder le vase
François qui nous montre tant d'habillements à motifs
différents. Il est amusant de retrouver sur les quatre
femmes se suivant des rayures renfermant des chars très
différents de celles de l'étoffe que nous citions plus haut,
mais cependant la même idée inspire les deux artistes.
Cette merveille a été décorée par Clitias d'Athènes, qui
vivait au vie siècle avant J.-C. Ce précieux objet est à
Florence, au Musée d'Archéologie, c'est-à-dire à la
Crocetta.
(1) Aristote, Histoire des Animaux. Traduction de Barthélémy
Saint-Hilaire. Livre V, c. XVII, t. II, p. 209. (Les mots placés entre
parenthèses sont des additions arbitraires du traducteur.)
(2) Hampe, Katalog der Gewehesammlung, etc., t. I, p. 6.
(3) Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, verbo Textri-
num, fig. 6849. Tissu trouvé en Crimée.
(4) Lady Evans, Greek Dress. London, 1893, p. €0, fig. 54.
166 Le Flambeau.
Les Japonais aussi, dès qu'ils furent civilisés, com-
mencèrent à tisser la soie. Cet art leur vint de la Chine
par l'intermédiaire de la Corée (le style s'en ressent) (1 ) .
Les Nippons faisaient de beaux brocarts de soie dès 457
après J.-C.
Pour étudier les dessins des ue et iue siècles jusqu'au
xie siècle il faut examiner les mosaïques et les bas^reliefs.
Souvent une grande similitude existe entre les motifs
reproduits sur les tissus et sur les œuvres d'art déjà
citées. Que de fois on voit, par exemple, sur les pave-
ments romains des médaillons renfermant des person-
nages, des chars de triomphe, des animaux affrontés et
des dessins géométriques; et on retrouve à peu près le
même dessin sur les tissus de l'Egypte chrétienne ou sur
les belles soies enfouies dans les châsses des saints.
La décoration sassanide (persane) était surtout un
mélange d'art chinois et d'art gréco-romain. Cette pé-
riode va de 226 à 632.
Un dessin favori de ces Asiatiques était des animaux
affrontés avec un fleuron à l'articulation de l'épaule et
séparés par un motif central. M. Migeon (2) nous dit
qu'ils aimaient les scènes mouvementées. Souvent celles-ci
sont tracées sur les bas-reliefs de leurs monuments et
peuvent être comparées aux tissus et ainsi identifiées.
De l'art gréco-romain et sassanide est sorti l'art byzantin,
ceci se remarque surtout sur les étoffes. Il naît au vie siècle
après J.-C. sous le règne de Justinien.
Maurice Besnier (3) assure qu'« en l'année 552
(1) Art et Décoration, 1905, p. 90. — Histoire de Vart au Japon.
Ouvrage publié par la Commission impériale du Japon à l'Exposition
de Paris, 1900. Paris, De Brunoff, p. 46.
(2) Gaston Migeon, Les arts du tissu, p. 8. Paris, 1909.
(3) Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques
et romaines, v° Sericum.
Une Esquisse de l'histoire des tissus. 167
<( des moines persans, sur l'ordre de l'empereur Justi-
« nien, allèrent chercher des œufs de ver à soie du
« mûrier (bombyx mori) à cocons blancs dans une région
« que Procope appelle la Serinde et qui correspond,
« semble-t-il, au Khotan des modernes; ils les rappor-
« tèrent à Constantinople, les firent éclore, élevèrent les
« chenilles en les nourrissant de feuilles de mûrier et
« montrèrent aux Byzantins à dévider les cocons. Justi-
« nien réglementa sévèrement l'industrie et le commerce
« de la soie, organisés désormais en monopole d'Etat,
« sous la surveillance du préfet des Thesauri. »
Nous avons consulté les deux textes cités par Besnier
sur ce dernier point ; les voici :
<( Lorsque, après la reprise de la guerre avec la Perse,
« en 540, le prix de la soie monta de façon trop considé-
« rable, Justinien crut pouvoir remédier à cet état de
« choses en publiant, dans les années 543 à 546, une loi
« par laquelle il fixait le prix de la soie écrue à huit pièces
<( d'or la livre. Mais comme les Persans ne purent pas
« être obligés à livrer la soie à aussi bon compte, le
« commerce et l'industrie de la soie cessèrent complète-
« ment. Alors le « Cornes S. Largitionum » Petrus Bar-
ce sames eut l'idée d'acquérir de la soie écrue au « Cornes
« commerciorum », de la faire travailler dans les f abri-
ce ques pour le compte de l'empereur, et de vendre les
« objets fabriqués. Ayant obtenu l'autorisation de l'em-
« pereur, il institua une Régie-Monopole, qui rapporta
« de gros bénéfices. Cet état de choses dura au moins
« jusqu'en 557 (1). »
D'autre part, nous trouvons dans Procope (2) que:
Justinien et l'impératrice, « après avoir placé Pétros Bar-
Ci) E. Zachariae von Lingenthal, Eine Verordnung des
Kaisers Justinianus ïïber Seidenhandel. Mémoires de l'Académie impé-
riale des Sciences de Saint-Pétersbourg. VIIe série, t. IX, 1866.
(2) Histoire secrète de Justinien. Traduite de Procope, p. 301-303.
Paris, Firmin Didot, 1856.
168 Le Flambeau.
« syame à la tète de cette charge, les souverains ne tar-
« dèrent pas d'en tirer avantage, même en y employant
« les procédés les plus injustes. Il mit sous l'interdiction
« spéciale de la loi tous ceux qui auparavant s'occupaient
« de ce commerce ; quant aux ouvriers employés au tis-
« sage de la soie, il les força de ne plus travailler que pour
(( son compte.
« Sans prendre la peine de s'en cacher, et même en
(( plein marché, il fit vendre l'once (de soie) de couleur
« commune, pas moins de six chrysos (84 francs envi-
« ron), et celle de teinture royale, qu'on appelle Holo-
« vère, 24 chrysos et plus (338 francs environ) .
« Par ce moyen il procurait à l'empereur de grandes
« richesses. Mais il en détourna secrètement plus encore ;
« et cette pratique, en commençant par lui, a continué de
<( subsister d'une manière permanente, car le grand tré-
« sorier est aujourd'hui ouvertement le seul marchand
<( de soie, et il est le maître du marché. Tous ceux qui au-
(( paravant exerçaient ce négoce, soit à Byzance, soit en
« chaque cité, les marins et ouvriers de terre, n'eurent à
« supporter que des pertes dans ce métier. Dans les villes,
« la foule entière de ceux qui s'y livraient fut réduite à
« la mendicité. Les artisans et les manœuvres furent
(( obligés de vieillir dans la détresse. Beaucoup d'entre
« eux, changeant de patrie, allèrent se réfugier au milieu
<( des Perses.
« Seul, l'intendant des trésors, en se livrant à cette
« exploitation commerciale, voulait bien, comme je l'ai
« dit, réserver une part à l'empereur des bénéfices qu'il
<( en recueillait ; mais il en gardait la meilleure partie, et
« s'enrichissait des souffrances publiques. »
En lisant ces documents nous voyons que sous Juslinien
il n'y avait pas de loi établissant un monopole, mais il
s'est établi un monopole de fait. Nous trouvons encore
en 886-91 1 , sous le règne de Léon le Sage, un édit de cet
empereur qui nous montre un code complet des règle-
Une Esquisse de l'histoire des tissus. 169
mentations pour les corporations des tisserands et pour
leur commerce. Ils avaient à leur tète le préfet de By-
zance. On retrouve les mêmes décrets dans les documents
du moyen âge de nos pays. Les lois de Constantinople
étaient très sévères. On était souvent puni du fouet ou de
l'amputation de la main. Quand la peine était légère, on
subissait des confiscations. Nous citerons un de ces
passages qui nous paraît intéressant :
« Si l'on trouve dans les magasins des séricaires des
(( pailles en rouleaux non marquées de la bulle du préfet,
<( ces pailles seront confisquées et l'ouvrier qui les aura
« reçues et roulées subira la confiscation ( 1 ) . »
Très probablement ces beaux tissus ne s'exportaient
pas, ils servaient aux seigneurs de l'empire byzantin
et parfois pour faire des cadeaux aux rois étrangers.
Signalons l'opinion traditionnelle sur l'introduction des
vers à soie dans ce pays. Elle a un fond de vérité ; elle
affirme que des moines grecs revenant d'Asie apportèrent
clandestinement des œufs de vers à soie (2) . Pour bien
les cacher, ils les introduisirent dans 'des bambous. Ils
firent don à l'empereur de ces précieuses graines. Justi-
nien, enchanté et fier de posséder ce trésor, installa im-
médiatement une manufacture près de son palais et fit
faire des étoffes somptueuses dont on a encore beaucoup
de spécimens. Par exemple dans le Sanctum Sanctorum, ,
au Vatican, où l'on voit des tissus avec des médaillons
renfermant des scènes religieuses, des chasses, des
canards, des coqs auréolés, etc.
En Europe, Constantinople ne put garder longtemps,
croyons-nous, le monopole des soies. Francisque Mi-
(1) Le Livre du Préfet ou l'Edit de l'empereur Léon le Sage sur
les Corporations de Constantinople. Traduit par Jules Nicole. Genève,
1894, p. 36-45.
(2) Dreger, Kunstlerische Entwickelung der Weberei und Stickerei
Wien, 1904, p. 24.
170 Le Flambeau.
chel (1) dit qu'au commencement du xi6 siècle, l'Es-
pagne produisait ces riches tissus ; Anastase le Bibliothé-
caire en parle en quatre endroits sous le nom de « spa-
niscum » qu'il emploie comme substantif et comme ad-
jectif et qui, en tous cas, désigne un tissu. L'étymologie
du mot « spaniscum » n'est pas certaine. Du Cange lui
donne la signification de « espagnol, tissu espagnol ».
Il est cependant probable qu'on fabriquait la soie en
Espagne sous la domination des Maures (712), car au
vif siècle on faisait des tapisseries de cette matière en
Afrique, on en trouve avec inscriptions qui permettent
de les dater de 648 à 750 (2) .
Dans les pays du nord de l'Europe, on tissait aussi
de la soie à ces époques, mais seulement dans les monas-
tères et dans les châteaux (3). Les ouvrières étaient
souvent nombreuses. Les dessins en Europe furent pen-
dant longtemps (jusqu'au xnie siècle peut-être) inspirés
de l'Orient, de l'Espagne, de la Sicile ou de Byzance,
mais pas toujours copiés.
Après l'Ibérie c'est une autre colonie arabe, c'est-à-dire
la Sicile qui a la plus importante et la plus belle manu-
facture de soieries. Ce qui nous étonne c'est que Nicétas
Choniate (? 1210-1220), écrivain presque contemporain
du roi Roger (1093-1154), racontant les victoires de ce
monarque en Grèce dit qu'entre autres il ramena des
tisserands, mais ne mentionne pas qu'ils travaillaient la
soie. D'un autre côté Christianus Urstisius de Bâle parle
en détail des tisserands de soie ramenés de l'expédition
grecque. Ce dernier livre date de 1585.
Il est très possible que Nicetas Choniate voulait parler
d'ouvriers fabriquant de la soie, mais il ne le dit pas; ou
(1) F. Michel, Recherches sur les étoffes. Paris, 1852, t. I,
p. 291-292.
(2) Guest, « Notice of some Arabie Inscriptions on Textiles »,
Journal of the Royal Asiatic Society. April 1906, p. 390.
(3) UArte, 31 décembre 1919, p. 194.
Une Esquisse de V histoire des tissus. 171
bien Urstisius l'a ajouté pour rendre son récit plus
intéressant (1).
Une manufacture de soie a-t-elle vraiment été installée
par le roi Roger II en 1146-1147? Tel n'est pas l'avis
d'Amare, approuvé par Francisque Michel ; nous le repro-
duisons textuellement ci-dessous:
« Je suis persuadé que cette manufacture existait long-
« temps avant et que les captifs grecs, hommes et enfants,
« ne firent qu'augmenter le nombre des ouvriers. Le fa-
ce meux manteau de la Schatzkammer de Vienne en est
« une preuve certaine, puisque l'inscription arabe qui s'y
« trouve est de l'an 528 de l'hégire (1133 de J.-C.) (2).
Cette chape est ornée de deux lions écrasant sous leurs
pattes un chameau, entre les lions adossés se voit un
nom ou arbre de la vie qui est aussi le symbole de la
Croix. Sur la bordure du vêtement est l'inscription qui
dit qu'elle a été finie à Palerme en 528 de l'hégire.
Il est presque certain que la soie existait déjà dans cette
ville avant 1146. Peut-être le roi Roger a-t-il installé la
grande manufacture de soie nommée « L'Hôtel de Tiraz ».
Ce nom d'origine arabe nous renseigne sur les débuts de
l'industrie de cette île. On y faisait entre autres des tissus
comme celui que nous montrons ici (fig. 4).
Après la Sicile ce fut Lucques qui, la première, en 1248
eût des tissages de soie. Les dessins prirent alors un autre
aspect : la flore et la faune sont moins stylisées. On voit
de grandes palmettes surmontées d'oiseaux entourés de
feuillage. Un peu plus tard ce sont les branches courantes
interrompues par des oiseaux et des quadrupèdes, des
(1) Nicetae Choniatae Historia, éd. de Bonn, p. 99. — Germaniae
Historicum Illustrium, opéra et studio Christiani Urstisii Basiliensis.
Francofurti ad Moenum, Jacobus Godefredus Seyler MDCLXX. T. I,
p. 426.
(2) F. Michel, Recherches, etc., t. I, p. 73-75. — Cette réduction du
calendrier de l'hégire à celui de J.-C. est juste à un ou deux ans près.
172 Le Flambeau.
personnages, des imitations d'Orient avec des inscrip-
tions pseudo arabes, etc.
En 1309, quatre familles lucquoises montèrent des ate-
liers de soie à Venise. Mais les fabriques importantes
datent seulement de 1314. A ce moment, de nombreux
tisserands s'enfuirent de Lucques, à cause de la prise de
cette ville par Uguccione délia Fagiuola (1), homme cruel
qui, pour gouverner, terrorisait les vaincus. Ces artisans
se répandirent à Venise, à Florence, à Milan, à Bologne
et un peu dans toute l'Italie, peut-être même en Angle-
terre, en Allemagne et en France.
Francisque Michel est incrédule sur ce dernier point,
bien qu'il cite le « Registre des Mestiers et Marchandises
de la Ville de Paris du xiiie siècle » qui est intitulé:
« Ordonance du mestier des Ouvriers de soye de
Paris et de veluyaus (velours)... », etc. Nous ne sommes
pas de son avis, bien que le compilateur de ces statuts
mette une note disant qu'il croit ce texte postérieur. Sur-
tout que nous trouvons dans le même registre une ordon-
nance <( Des Ouvrières de tissuz de soie » (de Paris).
L'auteur dit: « Que ces ouvrières ne faisaient apparem-
ment que des rubanneries. » Pourquoi cela?... Rien dans
le texte ne le prouve ; voici les deux paragraphes qui se
rapportent à ce tissage (2) :
(( Aucunes maîtresses du métier ne peuvent ni ne
(( doivent ourdir fil avec soie, ni florin (filoselle) avec
(1) F. Michel, t. I, p. 87-89.
(2) « Nule mestresse du mestier ne puent ne ne doivent ourdir fil
avèques soi, ne flourin avèque soi, porce que l'uevre est fause et
mauvèse ; et doit estre arse, se elle est trouvée. » — « Nule mestresse
ne ouvrière du mestier desus dit ne puent fère fausse entaveleure
ourdie, ne tissue de fil ne de flourin, ne fère oevre enlevée où il ait
fil ou flourin; et se tèle oevre est trouvée, elle doit estre arse, quar
elle est fausse et mauvaise. » — Règlements sur les Arts et Métiers
de Paris, par G.-B. Deppino. Paris, Crapelet, 1837; titre XXXVIII,
p. 88. Pour « florin » voir Godefroid sub verbo, et La Cune v° Flo-
rete, « soie tirée de la bourre enveloppant le cocon ».
Une Esquisse de l'histoire des tissus. 173
<( soie, parce que l'œuvre est fausse et mauvaise, et elle
« doit être brûlée, si elle est trouvée. »
« Nulle maîtresse ni ouvrière du métier dessus dit ne
« peuvent faire fausse entavelure ourdie ou tissue de fil ou
« de florin, ni faire œuvre enlevée où il y ait fil ou florin
« et si pareille œuvre est trouvée, elle doit être brûlée,
<( car elle est fausse et mauvaise. »
Notre avis est qu'on faisait des tissus de soie à Paris
au xiiie siècle, peut-être pas en grand nombre. Nous ne
croyons pas qu'on en fabriquait en drap d'or ou en
velours mélangé de ce métal.
Vers la même époque, c'est-à-dire au commencement
du xive siècle, on faisait des nappes et des serviettes à
Pérouse( 1 ) ; ce sont des étoffes de toile, à œils de perdrix,
agrémentées de bandes de lin bleu, représentant des des-
sins d'animaux, des zig-zags, etc. Nous trouvons une de
ces nappes ornant la table d'autel d'une peinture repré-
sentant saint Martin célébrant la messe. Cette œuvre de
Simone Martini (mort vers 1344) se trouve en l'église de
Saint-François, à Assise. Donc la nappe a dû être tissée
à la fin du xme siècle ou au commencement du xiv° siècle.
Revenons à nos tissus de soie. Nous avons trouvé dans
les inventaires de 1352 des tisserands de soie à Tour-
nai (2), en 1368 à Valenciennes (3). En Angleterre
également, on faisait de la soie à la fin du xive siècle,
car nous voyons dans l'inventaire 'de Marguerite de
Flandre, fille de Louis de Maie, morte en 1405, une
rubrique disant:
« IX draps de soie d'Angleterre, de plusieurs couleurs
et façons (4). »
(1) Nous avons la preuve que ces tissus sont de Pérouse par un
inventaire de 1482. Voir Borghesi e Bianchi, Nuovi Documenti per
la Storia Senese, p. 311. Sienna, 1898.
(2) Dehaisnes, Documents et Extraits divers concernant l'His-
toire de l'Art. Lille, 1886, t. I, p. 376.
(3) Ibidem, t. I, p. 487.
(4) Dehaisnes, op. cit., t. II, p. 896.
174 Le Flambeau,
A partir de cette époque, l'étude des tableaux devient
utile pour classer les étoffes, car les personnages figurant
sur les peintures ont souvent des vêtements faits en tissus
ornés de dessins. Ainsi on peut parfois se rendre compte
qu'ils ont été faits à une date antérieure à celle qu'on
croyait. Malheureusement, les mêmes motifs ont été
reproduits à des époques très différentes. Pour voir vers
quel moment on a commencé à faire un dessin d'étoffe,
il faut rechercher quand pour la première fois elle figure
sur une peinture.
Le velours doit être très ancien: de la peluche a été
découverte dans les fouilles de la Crimée. Parmi les
tissus provenant des tombes égyptiennes et datant clés
premiers siècles de notre ère, il y a des velours de laine.
Mais c'est seulement, croyons-nous, au début du
xive siècle qu'apparaissent les beaux velours de soie. On
les cite dans un inventaire de 1385, traitant des ornements
de la Chapelle du Duc de Bruges, fournis par Chrétien
le Chasublier ainsi mentionnés:
« Casule de vluel ouvré...», etc. (velours travaillé) (1).
Ces tissus se faisaient surtout en Orient et à Venise.
Certains les disent flamands, chose peu probable, car
à cette époque il y avait un commerce très grand entre
les Flandres et l'Italie. Les inventaires et documents du
temps mentionnent souvent que des marchands venus de
Lucques ou d'une autre partie d'Italie s'installèrent à
Bruges, Lille et ailleurs pour vendre des soieries. Une
autre preuve nous est donnée par le livre « Travaux
artistiques du moyen âge aux Pays-Bas » (2) qui est
un document sérieux et important. Il dit qu'en Flandre
la fabrication des velours ne se faisait pas avant le
(1) Dehaisnes, Documents et Extraits, etc., t. II, p. 614. Gode-
froy, Dictionnaire de Vancienne langue française, 1885, t. VIII, p. 164.
(2) Gilde van Sint-Bernulphus. 1900, Utrecht. Bijdrage tôt de ge-
schiedenis der middeleeuwsche kunstweverij in Nederland.
Une Esquisse de V histoire des tissus. 175
xvme siècle, mais dès le xve siècle on tissait de la soie
à Bruges; probablement était-elle sans dessins et mi-satin,
mi-coton. C'est ainsi qu'était le satin dit « de Bruges ».
En tous cas, ces étoffes devaient être fort rares, puis-
qu'une ordonnance de 1497 défend, par protectionnisme
pour la draperie flamande, de porter les tissus de soie.
Un autre document de 1506 défend l'alourdissement de
la soie brute travaillée en Flandre, etc. On ne proscrit
pas le velours venant d'Italie, dont l'industrie locale ne
pouvait fournir l'équivalent. En 1604 seulement, Gas-
pard Benoît demande la permission de faire des draps
de soie, qui jusqu'alors étaient importés d'Espagne,
d'Italie et d'autres pays.
Nous croyons donc que dès le xive siècle on ne faisait
pas ces tissus de velours et d'or dans le Nord de l'Europe,
mais bien en Italie, en Espagne et en Orient.
Les motifs de ce genre d'étoffes étaient parfois dessi-
nés par des artistes. Par exemple celui qui se trouve
dans l'album Vallardi du Louvre. C'est un modèle des-
siné par Vittorio Pisanello (1380-1456). Il a représenté
sur ce tissu une grosse branche courante ornée de feuilles,
de fleurs d'où sort une autre branche plus mince se
terminant par une grenade lobée. Le fond de l'étoffe est
fait d'asters mises l'une à côté de l'autre. Un autre de ces
velours venant d'Italie ou d'Orient est peint sur un pan-
neau de l'Agneau Mystique des frères Van Eyck. Il est
sur la houppelande de l'ange jouant de l'harmonium, ce
vêtement est de même époque et rappelle le dessin des
étoffes de cette période (1). C'est une autre preuve,
nous semble-t-il, qu'au commencement du xve siècle on
faisait déjà ces beaux tissus d'or ornés de velours qui
durant de longues années furent considérés comme étant
du xvi6 siècle.
(1) Voir Catalogue des étoffes anciennes et modernes, décrites
par I. Errera. Bruxelles, 1907, fig. 124 et 133.
176 Le Flambeau.
Le plus riche de ces motifs est, croyons-nous, la
branche interrompue par une grenade. Parfois ces motifs
renfermés dans des meneaux sont plus ou moins enjo-
livés; parfois ils forment le dessin central d'où sortent
les branches à grenades plus petites. On peut facilement
s'en rendre compte en faisant le tour des collections
d'étoffes du Musée de Cluny, du Musée de Bruxelles, etc.
(fig. 7). Ces tissus figurent sur les tableaux depuis le
xve siècle jusqu'à la fin du xvne, voyez la « Vierge de
Miséricorde » de Benedetto Bonfigli (fig. 5) tout impré-
gnée de cette grâce primitive, caractéristique des peintres
de second ordre avant Raphaël: elle date de 1464 et
appartient à l'église du Gonfalone à Pérouse. L'on
retrouve le même genre de drap d'or sur un tableau de
Baldassarre Franceschini (1611-1689) représentant « La
Vierge et l'Enfant avec des saints ». Il est à la cathédrale
de Volterra. Qui pourra contester encore, après cela, que
ces tissus se firent, ou tout au moins se peignirent pen-
dant des siècles?
Une étoffe du même genre a servi au Titien pour la
chasuble de saint Nicolas dans le tableau de la « Madone »
placé en 1523 sur un autel de l'église des Frari à Venise.
Elle est aujourd'hui au Musée du Vatican (1). Cette
sorte de velours se rencontre aussi sur les peintures du
Nord de l'Europe; Hans Memling en revêt souvent ses
personnages. Le « Mariage Mystique » exposé à l'hôpital
de Bruges en offre un exemple. Chose curieuse, cette
œuvre date de 1479, donc à peu près de la même époque
que celle de Bonfigli. D'autre part ces draps d'or se
retrouvent jusque dans l'œuvre de Van Dyck et sur la
peinture de Van Thulden (1606-1676) que nous mon-
trons ici et qui se trouve au Musée de Bruxelles (fig. 6).
(1) Voir le Catalogue de ce musée, n° 238, p. 128. Photographie
Alinari, n° 7749.
Une Esquisse de l'histoire des tissus. 177
Donc en Flandre comme en Italie, les mêmes dessins
étaient reproduits, du xve à la fin du xviie siècle.
Une étoffe d'un genre approchant (ornée de grenades
lobées sur pétiole, ayant dans le bas deux branches qui
vont en s'élargissant pour rejoindre deux autres grenades
qui se trouvent à la ligne inférieure; dans le haut des
deux branches une grappe de feuilles ; les interstices sont
ornés d'une petite grenade) se voit sur la robe de la
« Vierge de Bon-Secours » de Sinibaldo Ibi. Cette pein-
ture, pleine de charme et de douceur, est datée de 1492;
elle est exposée dans l'église Saint-François à Montone.
Nous avons eu la chance de trouver un tissu analogue(l).
Le velours ciselé, orné de feuilles lobées, renfermant
des grenades, était très en vogue au même moment (fig. 8) .
Les dessins étaient parfois très légers, parfois très alour-
dis; cependant ils étaient faits à la même époque. Une des
preuves est la partie centrale d'un triptyque de Cri-
velli (2) daté de 1482, reproduisant deux tissus de ce
genre (fig. 9). Remarquez combien le dessin du velours
est plus simple sur le drap d'honneur que sur le manteau
de la Vierge. On retrouve aussi ces étoffes sur des tableaux
du xvie siècle. Par exemple Pinturicchio nous montre une
peinture datée de 1508, à l'église de Saint-André, à
Spello (3), représentant la Vierge sur un trône élevé,
tenant dans ses bras l'Enfant Jésus, debout, tout nu,
quatre saints l'entourant et le petit saint Jean assis sur
une marche du trône. La dalmatique de saint Laurent est
du tissu en question, beaucoup plus léger de dessin que
celui du manteau de la Vierge de Crivelli.
Une autre soie à ne pas omettre, car on a toujours cru
qu'elle était du xvie siècle, c'est celle dite « vase à fleurs »
(fig. 10). De semblables dessins se remarquent sur le
vêtement de la Vierge de Bon-Secours du Musée de
(1) Catalogue d'étoffes Isabelle Errera, fig. 159c.
(2) Musée Brera, n° 201, p. 32 du Catalogue.
(3) Photographie Alinari, n° 5727.
12
178 Le Flambeau.
Montefalco (1), œuvre anonyme du xive siècle. Le motif
plus complet, avec feuille lobée, orne le drap d'honneur,
derrière la Vierge et l'Enfant, peinte par Neri di Bicci
(1419-1491?) et qui est au Musée de Prato (fig. 11).
Ce tissu figure aussi sur un tableau présumé de Marco
Marzale, daté de 1506, la Circoncision, de la National
Gallery. Voici, nous semble-t-il, assez de raisons pour
être persuadés que le motif des vases à fleurs se tissait
avant le xvie siècle. Chose encore plus surprenante sur le
Couronnement de la Vierge, daté de 1447, peint par
Filippo Lippi (jadis à l'Académie de Florence, maintenant
aux Uffizzi), se trouve un personnage appelé Job, qui a
sur la manche de son vêtement un dessin fort analogue à
« la branche liée » (2), que nous croyions de la fin du
xvie siècle ou du commencement du xvne, parce qu'elle
figure sur des tableaux de ces époques, surtout chez les
Frans Hais et les autres peintres du nord de l'Europe.
Nous devons encore interrompre l'histoire de la soie
pour signaler de nouveau les tissus de Pérouse (fig. 12).
Regardons la fresque de Domenico Ghirlandajo, repré-
sentant la scène peinte sur les murs du couvent de Saint-
Marc à Florence et datant des environs de 1480 (fig. 13).
La nappe qui recouvre la table est une toile à « œils de
perdix » ; les deux bouts sont ornés de rayures bleues,
décorées de tours surmontées d'oiseaux comme sur le
tissu que vous voyez. Maintes fois sur les tableaux italiens
figurent pareilles nappes. Nous les croyons de Pérouse
à cause des articles d'un inventaire de 1482, qui les
décrivent ainsi :
« Une nappe d'autel en toile de lin, pour maître-autel,
à dragons et lions de coton, à la pérugine. »
« Deux nappes d'autel à trois verges, pour le maître-
(1) Photographie Alinari, n° 5476.
(2) Voir notre « Catalogue » susmentionné, p. 271, n° 368.
Une Esquisse de V histoire des tissus. 179
autel) à dragons et lions de coton, à la pérugine. » (1).
D'ailleurs la fabrication de ces nappages à bandes figu-
rées s'est conservée dans cette ville comme industrie
locale. Souvent aussi en Italie, probablement à Sienne,
on fabriquait des bandes en soie et lin, reproduisant des
sujets religieux : elles ornaient des chasubles, des chapes
et des dalmatiques. Nous avons eu la chance de trouver
un morceau de ces bandes représentant des séraphins
dans des médaillons de fleurs, les interstices sont ornés
de trois grenades fermées. Ce dessin est peint sur le
tableau du Pérugin, exposé au Vatican (2). C'est sur
la daîmatique de saint Laurent que se voient les plaques
qui nous intéressent. Cette œuvre date de 1496. Dans les
inventaires, on fait allusion à de pareilles étoffes. En
voici de 1482, venant de l'Œuvre Métropolitaine de
Sienne :
« Deux bandes d'or, avec séraphine entre des ro-
saces. » (3). Il s'agit sûrement de tissages, non de bro-
deries, car ces dernières sont toujours mentionnées
comme telles. Dans ces mêmes documents on cite des
bandes ornées d'annonciations, d'anges tenant des croix,
etc., que nous trouvons si souvent sur les tissus.
Vers la fin du xv6 siècle, peut-être avant, on faisait ces
merveilleux velours à deux hauteurs, ornés parfois d'or,
brochés et bouclés: ce travail est probablement italien. On
en cite dans les inventaires, par exemple, dans ceux des
ornements artistiques de l'Œuvre Métropolitaine de
(1) S. Borchesi e L. Bianchi, Nuovi documenti per la storia
delV Arte Senese. Siena, 1898, p. 311: « Una guardanappa di lenzo,
per l'Altare maggiore, a draghi e leoni, di bambagia, a la perugina ».
« Due guardanappe con tre verghe, per l'altare », etc.
(2) Voir le Catalogue de ce musée, n° 224, p. 109.
(3) S. Borchesi e L. Bianchi, Nuovi documenti, etc., p. 294:
« Due piviali di crenesi piano con fregi d'oro e serafini in fa
rasoni, etc. ».
180 Le Flambeau.
Sienne, datant de 1482 (1). Naturellement l'étoffe men-
tionnée ne venait pas d'être faite, car elle était déjà dans
les trésors.
En France, c'est Lyon, qui la première eut une manu-
facture officielle et obligatoire de soieries. Dans les ar-
chives de cette ville, on a trouvé une lettre patente de
1466, donnée par Louis XI (2) instituant cette fabrique.
En 1470, Tours avait aussi ses soieries. Orléans vint
après. Mais la première fabrique fut celle de plus longue
durée, puisqu'elle existe encore.
A l'époque de la Renaissance nous ne connaissons pas
en France de dessins typiques.
En Espagne, au xvie siècle, on faisait beaucoup de
tissus à dessins assez chargés, ordinairement en drap d'or
orné d'or et d'argent bouclés. Ce sont souvent des
meneaux fermés, ornés de branches de grenades enca-
drant des palmes, au centre desquelles il y a des grenades
ouvertes; parfois ce sont des soies lamées d'or, avec le
même genre de figuration. Les premiers motifs sont
reproduits sur des tableaux de Grunwald (1500-1530),
de Bronzino (1544-1603), du Greco (1599-1625), de
Velasquez (1559-1660) jusqu'à ceux de Cardi, de Gigoli
(1559-1613) et de Zurbaran (1598-1663).
A Venise les vêtements des grands seigneurs étaient
maintes fois façonnés en velours rouge sur velours, sur-
tout ceux destinés aux sénateurs. Le dessin se composait
de palmes doubles renfermant une fleur et ayant dans le
bas deux branches recourbées se réunissant par une cou-
ronne. De ces étoffes sont souvent faits les vêtements des
personnages peints par Le Titien (1477-1570) et par
Le Tintoret (1518-1594). Parfois les tissus de cette
(1) Borchesi e Bianchi, Nuovi documenti per la storia delV
Arte Senese, p. 284: « 1482. Un paro di paramenti di velluto crenesi
alto e basso brocatto d'oro cio è campo d'oro e le figure ver-
miglie... » etc.
(2) F. Michel, Recherches, etc., t. II, p. 272.
Une Esquisse de V histoire des tissus. 181
époque sont décorés de dessins à rinceaux et à motifs
Renaissance analogues à ceux qu'on peut voir sur les
charmants bas-reliefs italiens du xve siècle et français
du xvie. Maintes fois aussi on copiait des ornements
orientaux ou l'on s'en inspirait. Ces étoffes étaient fré-
quemment agrémentées d'inscriptions arabes, de grandes
palmettes entourées de meneaux. Paul Véronèse a peint
de ces soies à dessins somptueux. Par exemple, à Venise,
sur le tableau du « Mariage de Sainte-Catherine », datant
de 1557. Un autre dessin très usité à la fin du xvie siècle
et au commencement du xvnc est le semis de fleurs, de
branches et de grenades, genre de soie dont le dessin est
ordinairement en velours qui se remarque sur la robe
d'une dame de la famille Pitti, dont le portrait est aux
Offices. Ces motifs se retrouvent sur les tableaux belges
et hollandais de cette époque. Des ornements analogues
figurent encore sur une toile manufacturée à Rouen
en 1737.
La caractéristique du goût français date de Louis XIV,
peut-être déjà de Louis XIII et se continue jusqu'à la fin
de l'Empire.
Voyons l'évolution du dessin des tissus en ce pays; il
fut accepté et imité partout. Par exemple à Gênes on
faisait les beaux velours dits « Giardinetto », à fond de
soie blanche et motifs de velours polychrome. Le dessin
en était du Louis XIV italianisé. Un modèle typique est
celui du gros fruit entouré de branches grêles ; une simili-
dentelle orne les interstices entre ces motifs. On y dessi-
nait parfois aussi des motifs d'architecture entourés de
gros fruits, etd. La Régence a encore des motifs lourds
à la Louis XIV ; parfois ce sont des dessins d'architecture
avec des personnages, des vases, des coquilles et des
nœuds stylisés. On sent déjà l'approche du Rococo.
L'époque Louis XV est plus gracieuse; les dessins
forment des méandres sur les tissus. Ce sont parfois des
branches fleuries, ou des rubans serpentant et enroulant
182 Le Flambeau.
des bouquets; d'autres fois des coquilles ou des dessins
copiés de la Chine.
En Allemagne ce style devient trop grêle et trop com-
pliqué ; il est de mauvais goût.
C'est alors, en 1760, que Christophe Oberkampff, sous
le patronage de Louis XV, installa à Jouy la manufacture
des toiles imprimées (fig. 14). On voit sur ces tissus des
ruines, des scènes champêtres, des chasses, etc. Le prin-
cipal décorateur fut Jean-Baptiste Huet. Oberkampff
mourut en 1815, du chagrin de voir les troupes occu-
per Jouy. La manufacture dura jusqu'en 1843; Mulhouse
et Rouen en recueillirent l'héritage.
Le style Louis XVI devient plus rigide; ce sont des
rayures, entre lesquelles il y a des bouquets, des médail-
lons renfermant de petits personnages assis à côté d'un
vase, des paniers remplis de fleurs, suspendus par un
ruban à des oves, etc.
L'époque Empire est tout à fait classique ; c'est la dé-
couverte de Pompéi qui inspira cet art, cependant les
motifs romains sont plus spontanés, moins figés. Les des-
sins faits à l'époque napoléonienne représentent entre
autres des cornes d'abondance, des amphores, des buires,
des caducées, des lyres. La décadence de cet art com-
mence en 1815, et depuis lors, les dessins des tissus sont
de mauvaises copies très alourdies des époques anté-
rieures.
Heureusement, à la fin du xixe siècle, un nouveau
souffle artistique nous arrive d'Angleterre et il lui venait
d'Italie. C'est Dante Gabrielle Rossetti (1828-1882) qui,
tout imprégné de l'art de Botticelli, bien que son talent
fût moderne et personnel, fonda l'école Préraphaélite. Et
alors, comme à la Renaissance italienne, les artistes s'oc-
cupent aussi d'art industriel. Par exemple William Morris
et Walter Crâne font des dessins pour les tissus, à bran-
ches courantes, à personnages adossés à des arbres, à
macarons.
Une Esquisse de V histoire des tissus. 183
Le (( Modem style » pendant une vingtaine d'années a
dominé le goût du monde entier. Il a enfanté l'art moderne
qui a pris naissance en Autriche. Ce sont les architectes
Otto Wagner (né en 1841) et Olbrich (1) qui en furent
les promoteurs. Ils ne sont pas seulement architectes mais
aussi décorateurs. Ces artistes appelés Sécessionnistes,
dessinent le mobilier et les étoffes, etc. C'est seulement
en 1903, que les célèbres « Wiener Werkstâtte » furent
fondés par les professeurs Roller et Hoffmann; Fritz
Wamdorfer, qui était fabricant, en fut bailleur de fonds.
Dans ces ateliers on fait, — ou on tâche de faire artisti-
quement tout ce qui sert à la maison (la bâtisse comprise)
et à la toilette, naturellement aussi les tissus. Mais regar-
dez les spécimens sortant de ces ateliers autrichiens,
notamment ceux dessinés par Nechansky. C'est un art
décadent. Voyez comme le personnage est allongé, le
visage anti-esthétique! D'autres nous montrent un mo-
dèle encore plus incompréhensible. Souvent aussi on
retrouve des imitations de l'art persan avec des lon-
gueurs exagérées; on fait des conglomérats de fleurs
déformées, du cubisme, etc. Ces dessins font le tour du
monde: il sont à la mode.
La France a moins mauvais goût, en imprimant ses
toiles genre Jouy. Ce sont les étoffes de Rambouillet et les
cretonnes éditées par André Groult (2). Ces tissus ont
parfois des figurations inspirées de l'Extrême-Orient,
parfois ils ont un caractère tout à fait local.
Pendant la grande guerre, tous les belligérants ont fa-
briqué des étoffes avec des dessins de circonstances. Par
exemple, on faisait des cretonnes, des mouchoirs de soie
et de coton représentant les alliés. Un des dessins les
plus harmonieux a été composé par Mlle Suzanne Lesboué
et imprimé par M. Maurice Lauer.
Après cette terrible secousse, le goût devient en général
(1) Art et Décoration, 1902, p. 113.
(2) Idem, 1912, p. 15.
184 Le Flambeau.
de plus en plus décadent; le cubisme et le futurisme
battent leur plein. Chose étrange, les dessins inspirés de
l'Allemagne et de l'Autriche se voient un peu partout.
Cependant on aperçoit rarement des motifs simples,
comme une torsade, des branches rappelant les dessins
de William Morris, etc.
Le tout dernier cri est une tendance vers le dessin
1830-1870. Pourquoi doit-on toujours tomber d'un ex-
trême dans l'autre? Irait-on du style fou au style pom-
pier?
Isabella Errera.
La Protection des Minorités chrétiennes
en Asie Mineure
Nos lecteurs n'ignorent point les nouveaux massacres d'Anatolie,
dont Sir Archibald Bigfour leur a conté, dans sa dernière chronique,
les atroces péripéties (1). Le Flambeau s'honore de défendre une
cause qui a paru quelque temps désespérée, mais qui triomphera
grâce à l'opinion publique universelle enfin réveillée. Nous saisissons
cette occasion de remercier notre éloquent ami, le R. P. Rutten, qui,
le mardi 13 juin, a ému le Sénat belge en faveur des chrétiens
d'Orient.
(( Nous regrettons tous, s'est-il écrié — après avoir lu les quelques
extraits du Rapport Jowell que nous avons publiés (2), — que tant de
nos compatriotes s'intéressent si peu à l'activité et à l'avenir de la
Société des Nations. Mais comment voulez-vous que nous réagissions
avec succès contre leur scepticisme regrettable, lorsqu'en présence de
pareilles abominations nous voyons les grandes puissances continuer
indéfiniment à décréter des enquêtes et à échanger des notes? Pen-
dant ce temps on laisse aux massacreurs qui se moquent des enquêtes
et des notes tout le loisir nécessaire pour achever leur besogne
sinistre (Très bien!)
« L'ordre auquel j'ai l'honneur d'appartenir possède une mission
en Arménie. Je n'oublierai jamais ce regard d'un vieux missionnaire
à qui je demandais récemment ce qu'étaient devenues ces innom-
brables femmes arméniennes emmenées en captivité par les Turcs...
« Il me regarda d'un air triste et fit un geste découragé qui en
disait long sur ce qu'il avait vu! Songez donc, Messieurs, à ce que
vous ressentiriez vous-mêmes si l'on traitait ainsi vos femmes, vos
filles et vos sœurs ! Sera-t-il dit que les grandes puissances auront été,
au début du xxe siècle, tellement absorbées par les questions d'in-
(1) Voyez le Flambeau du 31 mai 1922, 5e année, n° 5, p. 123
et suiv.
(2) Annales parlementaires. Sénat. Séance du mardi 13 juin 1922,
p. 627.
186 Le Flambeau.
térêt matériel qu'il ne leur est plus resté ne fût-ce que quelques
heures pour s'intéresser au sort affreux de tous ces malheureux,
exposés à chaque instant aux traitements les plus cruels et à des
humiliations pires que la mort? Si, contre tout espoir, les grandes
puissances n'avaient pas le temps de s'occuper de ces milliers de
petits malheureux et de ces pauvres femmes, qu'alors tout au moins,
devant la postérité qui nous jugera, on cesse d'ajouter le ridicule à
l'odieux et que nous ayons au moins la pudeur de ne plus parler
d'honneur, de solidarité internationale, et de Société des Nations.
« Monsieur le ministre, vous ne pourriez mieux honorer les victimes
belges de la guerre qu'en plaidant, en souvenir d'elles, auprès des
grandes puissances, la cause de ces autres victimes qui, depuis si
longtemps, attendent dans l'anxiété et dans des privations inouïes
l'heure bénie de la délivrance ». (Longs applaudissements sur tous
les bancs.)
Quelques minutes plus tard, M. Henri Jaspar, ministre des Affaires
Etrangères, associait officiellement, à ces nobles paroles et à cette
manifestation, le Gouvernement belge:
« L'honorable R. P. Rutten, dans un langage élevé, énergique et
émouvant, a rappelé à la conscience du monde qu'il y a une question
arménienne. Elle est ancienne, et nombre de mes prédécesseurs ont
déjà eu à s'en occuper. Elle s'est intensifiée depuis le traité de paix,
et le P. Rutten disait avec raison qu'il est vraiment incroyable que
l'habitude semble s'être implantée de considérer avec indifférence le
massacre d'êtres humains innocents. C'est là, Messieurs, une triste
et lourde conséquence de la guerre.
« Mais l'honorable sénateur sait que la sauvegarde des droits des
minorités a été conférée par les traités à la Société des Nations;
que la Société des Nations — et ce doit être l'une de ses activités
les plus nobles — doit constamment se préoccuper du sort de ces
malheureuses populations. Elle peut être saisie d'une question par
tel de ses membres qui le jugera opportun.
« Seule, à ce jour, la Belgique l'a saisie de la question du sort
des populations arméniennes. C'est le gouvernement belge seul, qui,
à un moment déterminé, au cours de l'année dernière, a saisi le
conseil de la Société des Nations de la situation déplorable des
populations arméniennes, et le conseil a eu à délibérer sur cette
demande. Le gouvernement belge, en ce faisant, n'a pas, je crois,
manqué au programme que j'indiquais tout à l'heure. J'ai dit, en
effet, que nous devions nous garder d'intervenir là où les intérêts
de la Belgique n'étaient pas engagés directement ou indirectement,
mais je n'ai pas dit que la Belgique n'avait dans le monde que des
intérêts matériels. Elle possède des intérêts intellectuels et des inté-
Ua Protection des minorités chrétiennes. 187
rets moraux. Parmi ces intérêts moraux, par le rôle qu'elle a joué
pendant la guerre, par celui qu'elle entend conserver dans la paix,
figure le respect du droit, de l'honneur et de la vie des populations
malheureuses, partout où ce respect est en péril! Le gouvernement
tiendra à honneur d'observer à l'avenir la même ligne de conduite
que par le passé. » (Applaudissements.)
Si M. Henri Jaspar a voulu préciser avec cette courageuse netteté
le point de vue belge en cette affaire, c'est que le moment semble
venu des résolutions et des solutions. Le scandale oriental a trop
duré. M. Poincaré l'admet aussi bien que M. Lloyd George. Il faut
que soit proclamé, et garanti, le droit à l'existence des Arméniens et
des Grecs d'Asie. Il est impossible que les massacreurs d'Angora
soient, purement et simplement, remis en possession de leurs rayas.
Un écrivain français, Mme L. E. Ducros, qui a signé naguère du
pseudonyme d' Altiar des ouvrages remarqués sur l'Amérique et
l'Allemagne, et s'est fait une spécialité des questions asiatiques, a
bien voulu exposer à nos lecteurs le régime que les amis de l'huma-
nité souhaitent de voir octroyer aux diverses minorités de la Turquie,
sous l'égide de la Société des Nations.
La Conférence de Paris, pour le règlement des questions
qui depuis si longtemps troublent le Proche Orient, s'est
ouverte le 22 mars, après avoir été remise à plusieurs
reprises, d'abord par suite de la retraite de M. Briand,
ensuite parce que le ministère italien ne parvenait pas à
se constituer de façon stable. Peut-être faudrait-il trouver
d'autres causes de retard dans le fait que Lord Curzon et
M. Poincaré, — les deux véritables protagonistes de la
conférence (1), — n'arrivaient pas à une entente préa-
lable, les points de vue français et anglais divergeant pro-
fondément à l'origine.
Des flots d'encre ont été répandus sur cette réunion
des trois ministres, et elle n'avait pas encore eu lieu que
les journaux anglais, français et italiens ouvraient déjà
leurs colonnes aux pronostics les plus divers. Une chose
(1) Il va de soi que l'Italie avait son mot à dire, ses espoirs écono-
miques en Asie Mineure ayant été quelque peu endommagés par les
accords franco-kémalistes. Son attitude à la Conférence ne fut pas
moins intéressante que celle des deux autres nations, et, sur certains
points du problème, elle se montra même un facteur déterminant.
188 Le Flambeau.
seulement était certaine, c'est qu'il fallait mettre de
l'ordre enfin dans le chaos anatolien.
Aussi la Conférence a-t-elle tenu avant tout à empêcher
toute nouvelle campagne militaire, toute autre effusion de
sang entre les Hellènes et les Turcs, et les ministres des
Affaires étrangères de France et d'Italie tombèrent
promptement d'accord sur les termes d'une proposition
d'armistice qu'avait préparée leur collègue anglais. C'était
là le meilleur des commencements.
Mais ce n'était qu'un commencement : des négociations
de paix devaient suivre ; des clauses finales devaient être
élaborées. Le dimanche 27 mars, les trois ministres alliés
se séparaient, après avoir, en une dernière séance, com-
plété leur œuvre par une offre de médiation qu'ils en-
voyèrent aussitôt aux Grecs et aux Turcs (à la fois à
Constantinople et à Angora).
En somme, on peut dire que les propositions faites aux
belligérants sont un compromis entre les points de vue
anglais et français, un heureux compromis s'il met fin
au désaccord que la question gréco-turque avait fait naître
entre les deux grandes Puissances alliées, — et si, par lui,
un pas est fait vers la pacification de l'Orient.
Voici les principes sur lesquels la Conférence a basé ses
propositions concernant les minorités chrétiennes d'Asie
Mineure (nous laissons de côté celles qui concernent le
conflit gréco-turc, lequel n'entre pas dans le cadre de cet
article) :
<( ... rétablir la nation et la puissance turques dans les
territoires qui peuvent être considérés comme leur appar-
tenant, avec Constantinople, leur historique et illustre
capitale, pour centre, et aussi avec les pouvoirs qui per-
mettront à la Turquie de reprendre une existence natio-
nale vigoureuse et indépendante.
«... assurer aux Musulmans le régime le plus équitable
La Protection des minorités chrétiennes. 189
et maintenir l'autorité séculière et religieuse du sultan de
Turquie.
«... prendre des dispositions pour la protection et la
sécurité des différentes minorités, tant musulmanes que
chrétiennes, ou de toute autre race et de toute autre con-
fession qui, soit en Europe, soit en Asie, se trouvent
placées au milieu de groupements politiques ou ethniques
plus considérables... »
Revenant, un peu plus loin, sur cette « impérieuse
nécessité, qui découle à la fois de causes historiques et
géographiques, d'assurer la protection des minorités de
race ou de religion, quelquefois très nombreuses, aussi
bien dans les vilayets de Turquie qu'en Europe dans les
possessions de la Grèce », les ministres ont proposé une
série de mesures pour garantir dans les deux régions la
sécurité complète des minorités, sans distinction de race
ou de religion. Ces mesures devront reposer à la fois
« sur les stipulations contenues dans les traités en vigueur
ou dans les projets de traités qui ont été préparés, et sur
les lois civiles ou religieuses des pays intéressés ». De
plus, les ministres ont décidé d'inviter la Société des
Nations à collaborer à ce programme, « par la nomination
de commissaires spécialement chargés, dans les deux
régions, de surveiller l'exécution de ces mesures et leur
application aux communautés principalement intéres-
sées ».
On n'a pas été sans s'étonner peut-être que la Confé-
rence n'ait pas réglé définitivement le sort d'une de ces
communautés, de celle que constituent les Arméniens;
du moins l'a-t-elle pris en considération toute spéciale,
demandant là encore « en plus de la protection accordée
aux minorités par les dispositions dont il vient d'être
parlé », l'aide de la S. D. N. pour satisfaire aux aspira-
tions nationales des Arméniens et leur donner enfin le
Home auquel ils aspirent. C'est là une question impor-
190 Le Flambeau.
tante, la plus importante pour les communautés armé-
niennes, pour lesquelles le Home National Arménien
offrirait la meilleure des solutions. Toutefois, notre
champ est ici limité aux minorités que forment en Asie
Mineure les groupements d'Arméniens, de Grecs, de
Juifs, et tout à l'est, de chrétiens d'Assyrie, — question
très à part du problème arménien proprement dit ; nous
laisserons donc de côté ce problème, pour intéressant
qu'il soit, de même que nous avons laissé déjà le conflit
gréco-turc.
Nous voilà donc revenus, pour la protection des mino-
rités, aux mesures stipulées dans les traités en vigueur
ou dans les projets de traités qui avaient été préparés,
et, malgré tant de modifications apportées au traité de
Sèvres, malgré tant de concessions faites à la Turquie,
dont quelques-unes vont dangereusement loin sous quel-
ques rapports(f), les Puissances ne se montrent du moins
nullement disposées à transiger sur le principe et l'appli-
cation de la protection. La Turquie peut avoir toute
TAnatolie, pleine souveraineté sur Constantinople et une
grande partie de la Thrace orientale; les restrictions du
traité de Sèvres qu'elle trouva trop vexantes, concernant
ses finances par exemple, seront rapportées et elle ne
sera plus tenue qu'à payer une indemnité fixe en tant
que belligérant de la grande guerre; on proposera bien
un régime spécial pour les Hellènes de Smyrne (2), mais
(1) Peut-être vont-elles, en effet, au delà même de ce qui est juste
envers la Turquie, puisqu'elles sanctionnent un fort accroissement de
la gendarmerie et de l'armée régulière consenties à la Turquie de par
le Traité de Sèvres, et qu'elles retirent l'obligation, pour la Turquie,
de recourir à des officiers étrangers, — deux mesures qui ne seraient
pas sans accroître le danger pour les minorités.
(2) Smyrne jouirait d'une sorte d'administration mixte sous la
souveraineté turque, et si l'on veut bien se rappeler ce que la sou-
veraineté turque a signifié pour les vies et les libertés des races
La Protection des minorités chrétiennes. 191
pour cette ville seulement, point pour la région environ-
nante; — cependant, les Turcs auront désormais à res-
pecter les droits de leurs sujets chrétiens.
Il reste donc à traiter une question vitale ; il reste à la
traiter d'une façon plus précise qu'elle ne l'a été par les
termes tant soit peu vagues et généraux de l'accord de
Paris. Le Manchester Guardian le remarquait au lende-
main de la conférence : « La Turquie, même en ces der-
niers temps, s'est montrée une Puissance barbare, sans
relation avec aucune de ses rares sujettes dont l'existence
et les prétentions ont le malheur de lui déplaire, et les
massacres arméniens dépassent probablement par leur
atrocité complète et délibérée tout ce que l'Histoire peut
avoir enregistré dans ce genre. Ils ne peuvent être oubliés,
ni diminués, et on n'en peut laisser subsister une possi-
bilité de retour. » Il faut qu'il y ait désormais une clause
explicite, qu'observeront les consuls des Puissances qui
se trouveront dans les districts turcs les plus importants,
où existent des minorités chrétiennes; il faut que soient
infligées des pénalités sévères pour la moindre infraction
à ces promesses, qu'une fois de plus les Turcs ne vont
pas manquer de nous faire de se conduire décemment à
l'avenir.
Le traité de Sèvres contenait cette clause, qui en aucun
cas ne doit être absente du traité à venir, — car on a assez
vu, on a vu assez longtemps, qu'en ces sortes de choses
paroles ni serments n'avaient beaucoup de valeur. Il faut,
cette fois, des certitudes. Il n'est plus admissible que l'on
cède à la prétention des Kémalistes de régler eux-mêmes
et comme ils l'entendront la question des minorités, sans
intervention ni contrôle des Puissances. Ils déclarent que,
sujettes plus civilisées, ce n'est pas là, pour les Smyrniotes, une
perspective à considérer bien gaiement; et la protection de la mino-
rité grecque, de la minorité arménienne, dans ces régions, devient
un point sur lequel l'honneur même des Alliés est engagé.
192 Le Flambeau.
d'après le Pacte National de l'Assemblée d'Angora, ils
reconnaîtront aux minorités les mêmes droits, les mêmes
libertés que la Grèce ou la Bulgarie, ou les autres Etats
nés de la guerre (tels que la Pologne et la Bohême
par exemple), ont reconnus à leurs minorités; et ils
veulent que les Alliés reconnaissent ces promesses de
leur gouvernement comme une garantie suffisante. Il y a
cependant, entre la Grèce, la Bulgarie et les autres Etats
européens d'une part, la Turquie de l'autre, cette diffé-
rence fondamentale que les premiers sont des Etats
laïques, que le dernier est un Etat purement théocra-
tique, cela en dépit des étonnantes assertions fournies
par Youssouf Kémal Bey au correspondant trop curieux
d'un journal londonien (1). L'Islam est en Turquie la
religion d'Etat, et si les Etats européens reconnaissent
l'égalité de tous leurs citoyens sans distinction de races
ou de cultes, il n'en est certes pas de même en Turquie,
et les assurances pour nous persuader du contraire sont
toutes fallacieuses. De tous temps, et on ne le répétera
jamais assez, la Turquie a agi comme elle agit aujour-
d'hui, et si nous nous laissions ébranler par ses promesses,
ce serait de notre part une faute bien volontaire que nous
ne payerions jamais assez. En 1856, elle formulait le
même désir de voir reconnue son indépendance absolue,
la même promesse de respecter les droits de ses commu-
nautés non turques. Les Puissances consentirent à la
traiter comme une Puissance européenne et civilisée;
elles témoignèrent de leur entière confiance par les
articles 7 et 9 du traité de Paris, que nous n'avons plus
à rappeler. De son côté, la Turquie, par le Hatt (décret)
Humayoun du Sultan Abdul-Médjid promettait aux sujets
non musulmans l'égalité absolue devant la loi avec les
sujets musulmans. L'expérience se prouva-t-elle encou-
(1) Voir le Daily Telégraph du 15 mars sur « la question du
Califat ».
La Protection des minorités chrétiennes. 193
rageante? Le gouvernement ottoman montra-t-il quelque
capacité, un peu de bonne volonté dans l'application de
ces mesures de sagesse? Ne vit-on pas les populations
chrétiennes rester la race inférieure et méprisée que l'on
réduit à la servitude? Sans doute la situation s'améliora
quelque peu à Constantinople et à Smyrne, grâce à une
pression constante des Puissances, mais dans les pro-
vinces turques trop éloignées des yeux européens les
persécutions et les exactions n'en furent que plus dures.
En 1860, les massacres des Maronites éclataient, et les
Puissances se voyaient bien forcées d'intervenir; il fallut
que la France envoyât une expédition en Syrie pour
mettre fin à l'effusion de sang, et les Puissances durent
donner au Liban un régime spécial d'autonomie admi-
nistrative avant qu'y refleurît la tranquillité et la pros-
périté.
Depuis? — Depuis ce furent, en 1876-77, des mas-
sacres en Bulgarie, des atrocités en Arménie ottomane,
qui eurent pour conséquence la guerre russo-turque. Une
fois de plus on fut obligé d'abandonner le principe de
non-intervention pour imposer à la Turquie la libération
de certains territoires habités par des chrétiens, et, dans
d'autres régions, la mettre dans l'obligation d'introduire
des réformes.
Plus tard encore le même système ne devait pas cesser
de prévaloir, et le gouvernement ottoman ne respecta
aucun de ses engagements. La Roumanie orientale, la
Crète, ne furent délivrées que par des interventions des
Puissances qui les détachèrent de l'empire ottoman quand
il fut avéré qu'on ne pouvait faire rien de mieux. Sans
doute, quand la Constitution ottomane fut proclamée, en
1908, on put croire un moment à un essai de régénération
et de laïcisation, mais cela n'empêcha pas d'effroyables
massacres d'Arméniens de suivre. L'Albanie musulmane
elle-même se révolta et chercha son salut dans son indé-
pendance... puis ce fut la guerre balkanique, qui devait
13
194 Le Flambeau.
libérer une partie de la Macédoine. Enfin, ce fut la
Grande Guerre... Par leurs massacres et par leurs dépor-
tations, les Turcs ont fait périr alors, chez eux, un million
de chrétiens...
Du reste, passons en revue les traités avec la Hongrie,
la Bulgarie, la Grèce et la Pologne ; nous verrons que les
clauses relatives aux minorités portent:
1° Sur la protection pleine et entière de la vie et de la liberté, sans
distinction de race et de religion;
2° Sur le libre exercice de toute foi, religion ou croyance ;
3° Sur l'égalité devant la loi et la jouissance des mêmes droits
civils et politiques, sans distinction de race et de religion;
4° Sur l'usage de la langue en matière de presse et de publication,
dans les réunions publiques, et oralement ou par écrit devant les
tribunaux ;
5° Sur la création et l'entretien, par les minorités, d'institutions
charitables, religieuses, sociales et scolaires.
Tel est le tableau des droits que les Turcs voudraient
reconnaître à leurs minorités. Que deviendrait, par cette
concession apparente, la législation spéciale qui jusqu'à
ce jour régissait en Turquie les communautés, constituant
ce que si improprement on a appelé les « privilèges reli-
gieux » des non-musulmans? du même coup qui leur
conférerait les droits des communautés européennes, ces
minorités ne seraient-elles pas privées de ceux que les
Puissances européennes avaient pu obtenir pour elles au
cours des siècles, et qui trop souvent déjà n'entrèrent
guère dans la pratique? Jamais, jusqu'à ce jour, notre
diplomatie occidentale ne manqua d'insister, auprès du
gouvernement ottoman, sur l'absolue nécessité d'accor-
der un statut particulier aux communautés chrétiennes,
et c'est sous la pression de l'Europe que le sultan Mah-
moud II proclama en 1839 le Hatt impérial de Gulhané
qui confirmait des « privilèges » accordés depuis long-
temps. Après le traité de Paris un nouveau rescrit impé-
La Protection des minorités chrétiennes. 195
rial vint à nouveau garantir leur maintien; et en 1878 le
traité de Berlin les affirma encore par son article 62.
Il ne saurait donc être question de les supprimer ; il faut
au contraire les renforcer, obliger la Turquie à les res-
pecter avec un peu plus de sincérité. Non seulement le
changement proposé n'offrirait pas de garantie nouvelle,
mais encore il provoquerait un état de choses intolérable
pour les non-musulmans, car il est ridicule, par exemple,
de parler de l'égalité des droits politiques et civils dans
l'empire turc, vu qu'il est impossible d'y atteindre dans
un Etat théocra tique basé sur le Coran, qui refuse d'ad-
mettre l'égalité entre musulmans et non-musulmans.
C'est pourquoi une confiance et un optimisme aveugles
seraient hors de saison. Il faut des garanties positives,
dont le fonctionnement soit garanti par le contrôle direct
des Puissances. Peut-être l'impression a-t-elle trop pré-
valu, dans quelques milieux, que la conférence de Paris
avait insuffisamment préparé la défense des intérêts des
minorités chrétiennes. Si nous nous en reportons à la
déclaration même que fit en rentrant lord Curzon à la
Chambre des Lords (30 mars), il est pourtant aisé de
voir que le principe de la protection est maintenant défi-
nitivement posé. Lord Curzon a formulé en effet, pour
les minorités, quatre desiderata qui sont ce que l'on peut
demander de mieux et de plus précis pour les modalités
souhaitables de la protection :
1° Assurer aux minorités chrétiennes la jouissance de
toutes les garanties qu'il y a trois ans on trouva néces-
saire d'introduire dans tous les traités européens; nous
les avons citées plus haut en faisant allusion aux garanties
des traités de Neuilly, Trianon, etc. ;
2° Pour les minorités d'Asie Mineure surtout, assurer
les garanties additionnelles qui furent déjà proposées
dans le traité de Sèvres; ce sont celles que stipulent les
articles 142, 144, 145 du traité de Sèvres, concernant
l'annulation des conversions à l'Islamisme sous le régime
196 Le Flambeau.
terroriste qui prévalut pendant la dernière guerre; la
réparation des torts causés par les déportations, séques-
trations, captivités pendant la guerre; l'engagement, par
le gouvernement ottoman, de faciliter l'organisation de
commissions mixtes de la S. D. N., à l'effet de recevoir
les plaintes des victimes; l'annulation de la loi injuste
de 1915 sur les propriétés abandonnées par la force; l'en-
gagement de faciliter le retour dans leurs foyers à tous
les Ottomans de race non turque qui en furent chassés
par la violence ; de contribuer à la reprise des affaires le
plus tôt possible et sans aucune charge pour les victimes ;
de fournir la main-d'œuvre nécessaire pour la reconstruc-
tion et la restauration des couvents et églises dévastés;
la restitution par l'Etat, aux communautés, des biens
privés restés sans héritiers par suite de massacres; l'or-
ganisation d'un système électoral basé sur le principe de
la représentation proportionnelle des minorités ethniques,
etc., etc., — tout ce qui en somme peut réparer en partie
les horreurs subies par les populations chrétiennes pen-
dant la grande guerre, alors que le Turc se crut libre de
satisfaire ses goûts de carnage sans plus aucune entrave...
3° Rétablir les anciens privilèges ecclésiastiques ou
éducationnels accordés aux minorités d'Asie sous la loi
de l'Islam; ceci concerne les prérogatives des patriarcats
et les « privilèges » dont nous avons dit tout à l'heure la
nécessité, — une législation spéciale pouvant seule garan-
tir, et jusqu'à un certain point seulement, la vie sociale
des chrétiens en pays islamique ;
4° Fournir toutes nouvelles garanties qui pourraient
être jugées nécessaires, soit par suite des conditions des
minorités, soit par suite des circonstances de lieux où
elles sont.
En fait, conclut lord Curzon, « il ne faut plus se fier,
ici et là, à des clauses occasionnelles ; il faut formuler un
code international, établi par une conférence interalliée,
code international qu'il faudra placer sous la surveillance
La Protection des minorités chrétiennes. 197
générale et effective de la S. D. N., en laquelle lord
Curzon voit l'instrument le plus efficace, et, dans plu-
sieurs cas, le seul instrument possible pour l'exécution
des mesures protectrices. D'ailleurs, aux termes des
traités européens, la S. D. N. a été établie gardienne des
clauses de minorités. Elle peut aisément nommer six ou
sept commissaires spéciaux, dont la mission serait de
veiller assidûment à ce que soient exécutées les clauses
du code à venir, et de se tenir en contact permanent à la
fois avec les minorités et avec le gouvernement turc.
Ainsi l'espoir demeure d'une solution internationale,
et désintéressée. Il n'est que trop vrai en effet que,
dans le règlement de la troublante question des mino-
rités, les Puissances de l'Entente, tant par suite d'en-
gagements déjà pris que par suite d'appétits écono-
miques peut-être inévitables, ont manqué à la fois de la
force matérielle et de la force morale qu'il fallait pour
résoudre, en toute bonne volonté, le problème. Les mino-
rités n'ont point été jusqu'ici traitées avec la justice qu'il
eût fallu. Il appartient aux Alliés de le reconnaître, de se
mettre de côté, afin que toutes les nations civilisées,
prises dans leur ensemble, entreprennent de conclure
enfin sur ce sujet poignant. « Il n'est rien », remarque le
correspondant diplomatique du Daily Telegraph(VT avril),
« comme une politique nette et droite pour impressionner
le Turc ». La politique des Puissances occidentales en
Orient n'a pas été très nette en ces dernières années;
elle a souvent dévié de son but.
Et c'est pourquoi l'opinion semble prévaloir de plus en
plus que les sauvegardes des minorités devront être for-
mulées en pleine liberté non par les Puissances qui jus-
qu'aujourd'hui s'en sont occupées, mais par un corps
plus universel, tel que la Société des Nations.
Altiar.
Le Monument aux Élèves de l'Université de Liège
Morts pour la Patrie
La guerre n'était pas finie, la victoire ne faisait qu'ap-
paraître au loin, vision voilée, promesse incertaine, quand
des professeurs assemblés de l'université de Liège déci-
dèrent qu'à la mémoire de leurs élèves ou anciens élèves,
tombés pour la défense du pays, un monument de recon-
naissance serait élevé. Longtemps encore, le nombre des
victimes s'accrut. Puis ce fut la délivrance, et ce jour-là,
quand le peuple, respirant enfin, se sentit renaître à
l'espoir, au travail, à la joie, la signification resplendit
du sublime holocauste. « Ils sont morts, dit-on, pour que
nous vivions. »
Plus simplement encore et plus largement on eût pu
dire : « Ils sont morts pour nous. » Ces mots, hommage
de respect, cri d'amour et de gratitude, qu'on les grave
donc sur l' ex-voto de l'université de Liège inauguré
dimanche ! Ils rappellent la situation où nous fûmes et le
danger que nous avons couru, le courage qu'il fallait pour
tenter de nous défendre, le prix qu'a coûté notre salut.
Ce sont les seuls beaux après la guerre. Ils évoquent le
plus grand des martyrs, justifient un héroïsme qui en a
besoin par la sainteté du devoir. On les sent pénétrés de
tendresse, de pitié, de douleur et d'orgueil, avec je ne sais
quel accent de gravité religieuse, et si, le 18 juin passé,
le bas-relief du sculpteur Jules Berchmans qu'on venait
de dévoiler, étreignait la foule, comme je l'ai vu, d'une
sorte d'émotion sacrée, c'est qu'il traduisait avec une
Le Monument aux Elèves de V Université de Liège. 199
sobre éloquence ces sentiments-là, éclos en des heures
solennelles au plus profond de nos âmes.
Un mort, ce mort-là qui représentait les deux cent-
quarante-quatre vaillants de l'université tombés vraiment
au champ d'honneur, lui seul, étendu, sans aucun sym-
bole — enfin! — avec le seul apparat d'un long suaire
et, devant lui, le cortège ralenti des jeunes hommes sau-
vés par lui non de la mort, mais d'une vie déshonorée —
et cela constitue tout le monument — ; ce mort gisant et
ces éphèbes pensifs au point central, je dirais presque au
foyer d'une maison où l'on se flatte de préparer au pays
une élite de forces neuves, hardies, robustes pour la pen-
sée ou l'action: personne qui n'eût en soi le sentiment
d'une heureuse inspiration et d'harmonieuses concor-
dances. Au fond, il n'y a encore que de savoir aimer
pour trouver de ces effets, si grands, si simples. Il est
vrai que beaucoup de talent est alors nécessaire, car rien
n'est plus difficile que de frapper fort, et juste, avec des
moyens délibérément restreints. Berchmans a su le faire.
Le Monument aux morts de l'université de Liège se
trouve placé devant un haut palier d'où le visiteur le peut
contempler non de bas en haut, comme il arrive souvent,
mais de niveau et à une distance de quelques mètres. Il
consiste en un bas-relief rectangulaire de bronze à la
patine dorée reposant sur un socle de marbre vert an-
tique. Il s'exhausse ainsi jusqu'au point où la lumière,
tombant d'en haut, vient le baigner d'une clarté très
douce. L'entourage est de marbre blanc: ce sont les
larges plaques rectangulaires sur lesquelles brillent en
lettres d'or les noms des héros en longues, longues
colonnes. Au dessus, le rythme alourdi de quelques guir-
landes, des consoles, un larmier... L'architecte liégeois
qui conçut cet ensemble, M. Paul Combien, sentit fine-
200 Le Flambeau.
ment, lui aussi, quelle simplicité convenait à cette façon
de catafalque dressé dans la demeure des hautes études,
et le bas-relief l'y conviait assurément.
Donc, à l'avant-plan, juste sur le socle, le glorieux
cadavre rayant de sa masse rigide, horizontale, toute la
largeur du monument. On ne voit que lui, d'abord, il
requiert les regards, et la pensée qu'il attire ne peut plus
s'en détacher. D'uniforme, d'équipement, d'arme quel-
conque, nulle trace. Pas même un casque! Et ceci est
très beau déjà d'avoir compris que nous n'avions pas
besoin de ces prémonitions pour savoir et sentir profon-
dément notre récente histoire. Non, ni casque, ni sabre,
ni fusil; point de lion, ni d'aigle, ni de drapeau; mais un
linceul immense, une sainte grosse toile qui se tend ici,
là se tasse ou se déroule pour envelopper, modeler de sa
rude caresse le corps qui ne se relèvera plus.
En était-il donc ainsi là-bas, au bord de la tranchée?
Un large repli qu'on dirait repassé au fer forme à la tète
un bandeau mystérieux. On devine sous la double épais-
seur de l'étoffe le front, les yeux et voici le cou, puis le
torse bombé. Ah! qu'il était fort, ce jeune homme! Un
souffle invincible, dirait-on, gonfle encore le thorax,
bande les côtes, mais les bras reposent inertes, le corps
s'allonge et ce n'est plus rien dès lors que les jambes
gainées dans un étroit fourreau, les pieds superposés,
dressant très loin leurs pointes, une forme indistincte
qu'une main d'ami sur sa dernière couche a bordée.
Berchmans a vu plus d'une fois, j'en suis sûr, entre
Nieuport et La Panne, ce linceul étalé, cette image ano-
nyme qui représenta des milliers et des milliers de fois
les jeunes hommes alignés pour la dernière parade, et
c'est ce souvenir qui lui a permis, j'imagine, d'exprimer
avec tant de force la vision tragique ; peut-être encore se
rappelait-il certains beaux monuments admirés jadis
quand il avait commerce quotidien avec l'histoire de
l'art: les lames de cuivre gravé de Bruges où le suaire
Le Monument aux Elèves de l'Université de Liège. 201
aux plis sépulcraux, scellés d'une croix, ne laisse plus
apparaître du défunt que deux lèvres entr 'ouvertes, les
tombeaux français du xvie siècle conçus pour élucider la
mort? Je ne sais. Mais encore est-il qu'au moment où la
statuaire paraît trembler devant le « portrait ultime » et
lui préfère des symboles fatigués, lui nous a rendu avec
une tendresse, une fidélité également émouvantes le
gisant, le transi qu'il ne nous est pas permis d'oublier.
Je lui en sais, pour ma part, un gré infini !
Car ce gisant, il soutient tout dans le monument, il
souligne tout, il explique tout. A lui va notre âme. C'est
pour lui ce socle érigé comme un autel, ces plaques de
marbre qui l'accostent et célèbrent, elles aussi, son sacri-
fice. Ces jeunes gens enfin qui passent, il n'est rien dans
leur être physique, rien dans leur âme secrète qui ne soit
commandé par lui. Magnifique unité! Il est le modèle et
la leçon — la leçon proposée littéralement à tous ceux
que l'université rêve de former à son exemple.
*
* *
A vrai dire, ce thème plein de ressources étant adopté,
le gisant était de l'œuvre entière la partie la plus facile-
ment exécutable. Il y a, entre le socle et le bas-relief
adossé, l'espace suffisant, la base ménagée à souhait pour
une forme assez volumineuse; et d'indiquer un cadavre
sous une étoffe drapée, de sculpter un suaire et même de
lui faire parler un langage éloquent, c'est une tâche où
le métier obéit facilement à l'esprit qui le dirige. Il n'en
était plus de même du cortège des éphèbes contemplant
leur aîné.
Mais d'abord, comment les représenter? Je ne suis pas
sûr que plus d'un sculpteur n'eût supputé, en cette
occurrence, les avantages de la casquette d'étudiant, du
cover-coat et de la coiffure « à l'aviateur ». Dieu me garde
de penser de cela le moindre mal, mais c'est là du réalisme
202 Le Flambeau
superficiel quand il était nécessaire d'atteindre à la vie
profonde, la transcription de modes passagères dont on
devine l'effet en face du gisant, lui, l'éternel silence et
le devoir permanent.
D'autres n'eussent-ils pas pensé aux soldats de demain?
Cela eût permis l'uniforme, la baïonnette et la charge,
choses exaltantes! Sans doute. Mais si demain consistait
précisément à se battre autrement que par le fusil ou la
grenade, si l'exemple du mort commandait un effort et
des sacrifices qui n'eussent rien de commun avec ceux
de la bataille, à quoi rimerait dans le relief l'appareil mili-
taire? Mieux valait penser à l'avenir qu'au passé, ou
plutôt, mieux valait s'élever au-dessus de l'un et de
l'autre, jusqu'à la sphère des valeurs éternelles.
Et je pense enfin que c'eût été un moyen commode
de se tirer d'affaire que de concevoir une belle figure
symbolique, masculine ou féminine, tenant, portant, ten-
dant ou offrant une palme, une couronne, une épée...
Eh bien, non. Pour exprimer l'homme vrai, qui a un
cœur et une intelligence, ce ne sont pas des allégories
qu'il faut, c'est l'homme lui-même avec toutes ses puis-
sances et, dans le cas présent, c'était l'homme en sa
jeunesse, au comble de la force, doté des énergies et des
grâces qui sont fleurs de la vie, montrant enfin, non par
la façon de porter son costume, mais son âme, combien
il est pur, doux et résolu. Berchmans, encore une fois,
Ta bien compris.
Six jeunes hommes nus passent à la file dans le même
plan ou, plus exactement, se suivent de telle sorte, que
tous les plans indiqués par l'artiste en relief gradué ou
en raccourcis soient contenus dans une minime profon-
deur ; ces six jeunes hommes accomplissent le même rite,
sont pénétrés de sentiments analogues devant le commun
objet de leur reconnaissance. Les animer tous, les tenir
tous unis de corps et d'âme en variant autant qu'il était
Le Monument aux Elèves de l'Université de Liège. 203
nécessaire leurs poses, leurs attitudes et leurs gestes:
quelle difficulté!
L'écueil était la rupture entre le gisant et les éphèbes,
rupture des lignes concertantes ou des accords spirituels.
Or voici : les éphèbes sont tous debout et rangés de telle
sorte que les têtes atteignent ensemble au même niveau.
Cela est grec, de la Grèce archaïque — je n'emploie pas
de terme savant, mais tous les connaisseurs me compren-
dront — et, ce qui importe bien plus, cela est très logique
parce que cette ligne de sommet parallèle au gisant con-
fère à l'ensemble du monument un puissant cachet d'unité
en même temps que son allure monumentale.
Mais où est la variété? Dans les têtes droites, diverse-
ment penchées, fièrement levées, dans les gestes des
mains et des bras, l'énergie redressée ou la vigueur dé-
tendue et comme lasse, accablée, des torses, des reins et
des jambes en des modulations nombreuses ; elle est dans
la multiplicité des frémissements intimes auxquels cor-
respond au dehors la couleur nuancée des modelés, soit
de l'os, soit du muscle.
Et tout cela expressif au plus haut point: je pourrais
analyser les sentiments particuliers de chacun des per-
sonnages, les montrer aussi clairement dans la construc-
tion matérielle que l'accent des physionomies; tout cela
naissant d'une source commune: le mort, ramené vers
un unique objet de contemplation et d'amour: le mort.
Voilà l'unité, la grandeur.
Des thèmes austères comme celui-ci sont périlleux à
l'exécution. Non pas que l'artiste risque autant qu'on le
croit de ne pas être compris: s'il est profondément ému,
il saura communiquer son émotion à coup sûr. Mais se
priver du secours de tant d'artifices: symboles, acces-
soires, attributs divers, viser au simple, au « dépouillé »,
ne demander qu'au nu, comme ici, une sobre et mâle
séduction, c'est se condamner, en quelque sorte, à une
probité de métier incorruptible.
204 Le Flambeau.
Berchmans a du métier plastique une conception aussi
éloignée que possible de l'académisme. Il est de ceux qui
veulent atteindre au vrai, non par l'application de procé-
dés coutumiers, fussent-ils consacrés par l'exemple de
grands artistes anciens ou modernes. En sa manière, le
vrai s'accuse du dedans au dehors et les dehors qui, d'or-
dinaire, plaisent à la foule, ne sont pas les siens. Il déteste
le modelé lisse et arrondi qui, souvent, tue la couleur
superficielle, éteint la clarté intérieure. Mieux vaut pour
lui un modelé un peu fruste ou des plans multiples
attestent l'énergie des dessous et le nuancement des appa-
rences. Telle est la voie où il s'est engagé, au bout de
laquelle il fera des œuvres accomplies et où le monument
de Liège marque la plus heureuse étape.
Celui-ci fera honneur au sculpteur et au poète, l'un
servant l'autre. Au cœur même de l'université, il restera
ce que nous voulions qu'il fût: le témoignage d'un culte
impérissable, une œuvre de beauté, une leçon de vertu
et de force morale.
Marcel Laurent.
Charles Lecocq
C'est un douloureux honneur pour moi de rappeler ici
la mémoire du jeune écrivain, prématurément enlevé aux
lettres, qui, voilà queques mois, menait le bon combat
pour l'art libre, à l'Université de Bruxelles.
Le petit Liégeois Charles Lecocq — inscrit à la candi-
dature en philosophie et lettres après avoir étudié en
Polytechnique les mathématiques supérieures — vient
d'être enlevé par une affreuse et courte maladie. Et je
ne sais si je dois insister sur l'éloge amical de l'étudiant
ou sur l'hommage qui doit être rendu à un talent fauché
comme un blé vert, en pleine promesse de généreuses
moissons.
Ce qui frappait chez ce grand gamin très doux, aux
gestes menus, au regard limpide et vif, c'était une subtile
intelligence, un sens critique déjà fort développé, une
exquise cordialité qui ne se livrait que discrètement. Dès
que j'eus le bonheur de voir le « cadet » me prendre en
amitié, je sus la valeur de sa simple poignée de main et
de son dévouement scrupuleux.
Charles Lecocq fut à mes côtés quand, dans la pé-
nombre des vieux couloirs de la rue des Sols, nous allu-
mâmes la Lanterne sourde afin de dédier à la poésie
quelques rais de clarté dansante.
J'ai revu — méthodiquement rangés sur son bureau
et tels qu'il les avait laissés avant que d'être emmené
dans la triste clinique de Suisse — ses petits registres
d'administrateur consciencieux, voisinant avec les der-
niers livres parus, et des cahiers d'écolier qu'il remplis-
sait de son écriture régulière, nette ainsi que sa pensée
206 Le Flambeau,
et son style. Une poignante tristesse s'en dégageait.
Les voici sur ma table, ces feuillets, fragments d' œuvre,
points de repère. Et je songe en les triant à celui qui,
servi par un étonnant esprit de synthèse, avait dégagé
de ses lectures, de ses études universitaires et de sa
prime expérience de la vie, ce scepticisme précoce
qu'Anatole France teintait de souriant optimisme. Et je
songe, d'autre part, à celui qui, sans tapage, avait la
force juvénile d'accepter et de défendre un mouvement
d'enthousiasme.
L'œuvre de notre ami, faut-il la considérer comme une
réalisation définitive? Plutôt — et pour ne pas être
infidèles à la vraie modestie du jeune écrivain — mettons
les prémices d'art qu'il nous a laissées en regard de
l'esprit qui les offrit en signe d'adhésion à un culte de
beauté. Et devant ces nombreux essais, si solides déjà, si
dépourvus des scories et des emphases qui déparent tant
de poètes de vingt ans — pour ne point parler de cer-
tains aînés — pensons, avec un respectueux sentiment
de regret, aux livres que préparait un jeune homme éclec-
tique et sensible.
Zadig à Babylone — plaquette initiale que précédèrent,
éparses dans les revues, des nouvelles émues, finement
écrites — c'est une suite à l'histoire de « Zadig », délicieu-
sement imitée de M. de Voltaire. Charles Lecocq affec-
tionnait, tout en gardant à son style une alerte originalité,
les tournures archaïques ou les solennités classiques qui
prêtaient au remarquable humoriste qu'il était un ton de
docteur biendisant. On retrouve dans le Papou chez les
Blancs, conte inachevé que ses amis publieront, ce don
de personnelle assimilation, joint au bénéfice d'une impor-
tante culture littéraire. Mais c'est avec joie qu'on y voit,
renforcées et plus dégagées des influences inévitables, ses
qualités d'observateur primesautier, truculent, facétieuse-
ment poli. Quel précieux sourire anéanti !
Critique amène, juste et pondéré, Charles Lecocq
Charles Lecocq. 207
était apprécié par les lecteurs de la revue la Nervie. Et
c'est pourquoi ceux qui, derrière le vieux drapeau des
étudiants, conduisaient au cimetière de Forest le probe
camarade et le fantaisiste littérateur, avaient conscience
d'une double perte.
Le Flambeau a tenu à consacrer au cher disparu une
place méritée. Avec son père — qui fut pour lui un grand
ami et un stimulateur — Charles Lecocq aida de toutes
ses forces à répandre la vaillante revue, lorsqu'elle pa-
raissait clandestinement, sous l'occupation. Plus tard, il
y collabora, au grand jour.
Aucune des formes de la pensée et de l'art n'était
étrangère à Charles Lecocq. Il est mort à vingt ans!
Paul Vanderborght.
Zadig
Qui montre combien Zadig est un chef d'État unique,
puisqu'il désire le bien du peuple.
— Croyez-vous, dit Zadig, que l'Etat soit administré
selon toute équité? Il m'est venu depuis quelque temps
des scrupules au sujet du mandat que je remplis. Grâce à
la Providence, devant qui s'humilie mon front, à peine
ai-je dicté une loi que dix millions d'hommes y obéissent,
et le moindre de mes gestes allonge son ombre jusqu'aux
limites de l'Empire. Ne vous paraît-il pas, mon cher Ca-
dor, que cette puissance ne devrait pas tenir entre mes
mains seulement? Je me suis longtemps concerté avec moi-
même, et je me demande s'il ne vaudrait pas mieux
associer à mon gouvernement un certain nombre d'hom-
mes choisis par les dix millions de citoyens qui peuplent
Babylone.
— Seigneur, dit Cador, ces scrupules témoignent de la
grande bonté qui parfume votre âme; mais j'ignore s'ils
sont de saison. Souffrez que je vous présente certaines
objections insinuées par mon esprit taquin. Dans le nom-
bre des citoyens qui pourraient se choisir des mandataires,
il est certes des savants et des imbéciles. Le vote du savant
et celui de l'imbécile auront-ils même poids? Si oui, è'est
une injustice ; si non, ce n'en est pas moins une, car com-
ment juger du degré d'intelligence d'un homme? Dieu seul
peut déterminer la valeur d'un mortel, et je doute fort
qu'il consente à descendre sur notre machine ronde pour
Zadig. 209
se livrer à de telles occupations. Ensuite, que faire en
l'occurrence de l'avis des femmes? Le refuser? Les fem-
mes sont, après tout, nées de la même matrice que nous,
et ce serait les charger de mépris qu'agir de la sorte.
L'accepter? Vous n'ignorez pourtant pas, Seigneur, la
parole du Sadder : les femmes sont des êtres aux cheveux
longs et aux idées courtes. D'ailleurs, il vous serait loisi-
ble de tenter une expérience : ouvrir un bazar le jour où
l'on dévoilerait les urnes. Combien de Babyloniennes
iraient voter, et combien iraient admirer les étoffes?...
Seigneur, loin de moi la pensée que tout soit pour le
mieux : mais laissez-moi constater que les choses vont le
moins mal qu'elles puissent aller en un monde où l'homme
est un loup pour l'homme. Et si votre main douce et ferme
abandonnait le sceptre, vingt envieux aussitôt se le dispu-
teraient, tels des chiens un os. Aussitôt le pays, sur qui
pleuvaient jadis vos bienfaits, comme au printemps les
fleurs blanches du cerisier, s'allumerait d'un coin à l'autre
et retentirait du choc des armes et du son des buccins.
Non, non, croyez-m'en: gardez l'hermine, Seigneur;
gardez aussi vos soldats et leurs lances.
— Ah! l'armée, dit Zadig en hochant la tëtQf c'est la
rouille qui ronge la nation. A voir mille jeunes hommes
hauts en chair et pleins de santé joindre les pieds, tourner
à gauche, à droite, pincer les cordes des arcs, bref, ap-
prendre à tuer le plus diligemment du monde un autre
jeune homme vêtu de manière différente, je songe avec
amertume que la ronce et le chardon s'emmêlent encore
dans tant de guérets ! Ah ! comme la faux, entre leurs
mains, brillerait plus belle que la javeline! Et pourtant,
quelque désir que j'aie de les renvoyer aux champs, je
suis tenu de les garder. Si je ne hérissais pas les frontières
d'une forêt de lances, mon voisin sur le champ grugerait
mon empire comme une huître et le mettrait à la rançon
sans nulle vergogne. Mon bon Cador, des lois gravées
dans l'airain établissent que quiconque porte préjudice à
14
210 Le Flambeau.
son prochain est payé en retour d'un non moindre préju-
dice. Pourquoi les nations n'obéiraient-elles pas à ces
lois? Il serait si aisé d'établir un tribunal et des juges qui
règlent les conflits entre peuples, et, de la sorte, rendre
toute armée inutile.
— Seigneur, s'écria Cador, des juges ont-ils jamais em-
pêché les hommes de tricher, de mentir, de voler, voire
de tuer? Un tribunal, fût-il aidé de Dieu, ne saurait forcer
les nations à vivre entre elles comme des palombes amou-
reuses , et à pratiquer la divine vertu. Pour qu'il n'y eût
plus de guerres, Seigneur, le moyen serait qu'on élaguât
de l'arbre du monde comme branche morte, non l'armée,
mais la nation. Et cela est-il possible? Je ne le crois guère
— du moins pour l'heure. Aussi bien, il serait désirable
qu'on supprimât de même le prince, les juges, la police,
les lois, le fouet ; mais pour cela, il faudrait que les hom-
mes apprissent d'abord à s'en passer.
— Cela est vrai, dit Zadig, et une ombre voilait ses
beaux yeux.
1920. Charles Lecocq.
Emile le Versaillais
Moscou, juin.
Messieurs,
Envoyé par le Flambeau en Sovdépie pour y noter les
réactions de l'opinion publique au moment du voyage de
M. Emile Vandervelde, je crois répondre à vos désirs en
vous adressant quelques extraits des gazettes rouges. Vous
me dispenserez d'impressions personnelles.
Je suis chambré depuis mon arrivée. L'Okhrana m'a
cueilli dès la gare de Windau. La lecture des journaux,
néanmoins, m'est permise, et même recommandée. Le
gardien m'en apporte plusieurs pouds tous les matins. Il
s'est chargé fort volontiers de vous faire parvenir ces cou-
pures, pour la propagande. Salut et confiance.
A. B.
Vive Vandervelde! s'écrie Rabotchaïa Moskva (Mos-
cou ouvrier), n° 86, 23 mai.
Dans Moscou la rouge et la prolétarienne arrive au secours des
traîtres à la révolution, au secours des S. R. russes, le Chef jaune de
la IIe Internationale, M. Vandervelde. Cette digne figure de « lieutenant
de la classe capitaliste dans le mouvement ouvrier » est bien connue
des travailleurs russes. Placé à la tête de l'Internationale, Vandervelde,
au Congrès de Bâle de 19i2, invitait les travailleurs de tous les
pays à travailler contre la guerre par tous les moyens, si la guerre
devait être déchaînée par le capitalisme. Lorsque cette guerre, deux
ans après, devint un fait, et un fait sanglant, le même Vandervelde
invita les ouvriers russes à contribuer de toutes leurs forces à la
victoire sur l'Allemagne, à s'abstenir de lutter contre le tzar, « car
la révolution pouvait nuire à la victoire ».
212 Le Flambeau.
L'histoire de cet appel du citoyen Vandervelde au pro-
létariat russe, en 1914, joue, en effet, un rôle de premier
plan dans toute cette polémique de bienvenue.
Tous les journaux reproduisent un article de Zinoviev
(26 juillet 1915), intitulé: Comment Vandervelde et le
prince Koudackev « travaillaient » V opinion des socialistes
russes.
Dans le cabinet du ministre de la Guerre de « l'héroïque »
Belgique se sont rencontrés le président de la IIe Internationale
et le ministre du Tzar. Ensemble, ils se sont appliqués à travailler
l'opinion publique des socialistes russes. C'est un symbole! C'est
donc jusqu'à cet étiage qu'était tombé le social-chauvinisme dans la
personne d'un de ses plus éminents représentants. Par Vandervelde,
la bourgeoisie de la Triple Entente et la diplomatie du Tzar russe
donnaient l'essor, pour éblouir les simples, au canard de « la lutte
contre le junkerisme prussien! » Et cela a pris. Ecoutez le dialogue.
(( Je vous en prie, Messieurs les socialistes, venez donc combattre
avec nous le junkerisme prussien.
— Volontiers, Excellence! Nous ne combattrons pas la guerre, nous
nous souviendrons des crimes du militarisme prussien. »
Ainsi répondit au prince Koudachev, le citoyen Vandervelde.
<c A vos ordres, répondirent en choeur Plekhanov, Alexinsky, Rou-
banovitch. »
C'est un fait historique que le seul camouflet public que reçut
alors Vandervelde lui vint de notre parti et de son Comité central.
De notre réponse d'alors, les joues leur en cuisent encore aux chau-
vins franco-russes.
Tel est donc le grand crime du citoyen Vandervelde. Le
second est naturellement d'être entré dans le « personnel
gouvernemental » du roi Albert, où il se trouve encore
aujourd'hui.
Troisième crime :
Au moment où le Kaiser était renversé par les ouvriers allemands
(tout seuls?), où les soviets se formaient à Berlin, les impérialistes
de France et d'Angleterre jetèrent sur l'Allemagne révolutionnaire le
mortel lasso du traité de Versailles. Parmi les signatures des repré-
sentants des puissances victorieuses qui ornent ce document de
brigandage, brille la signature du ministre du Roi, le citoyen Van-
dervelde.
Emile le Versaillais. 213
Quatrième crime :
A Gênes, la division se met parmi les pays de l'Entente. La
France, intéressée au payement de ses vieilles dettes, fait tout ce
qu'elle peut pour contrarier la politique conciliante de l'Angleterre
intéressée au développement normal de son commerce avec la Russie.
La Belgique, dont Vandervelde reste ministre jusqu'à présent, adopte
complètement le point de vue de la France. Les intérêts des action-
naires des sociétés anonymes belges expropriées par les ouvriers
russes sont plus chers à Vandervelde que les intérêts du prolétariat
non seulement russe, mais encore belge. Car non seulement, il n'a
pas donné sa démission, mais il n'a pas eu un mot de protestation
contre la politique de brigandage de ce gouvernement dont il reste
membre.
Vive donc Vandervelde ! conclut le journal russe :
Aujourd'hui ce laquais éprouvé du capital arrive à Moscou au secours
de ces autres laquais du capital, les socialistes révolutionnaires russes.
Les prolétaires de Moscou saluent dans les murs de la capitale rouge
le traître à la classe ouvrière. Place au renégat, au laquais de la
bourgeoisie. Vive Vandervelde, ministre du Roi!
La réception à la gare de Windau avait été préparée
avec le plus grand soin. Les journaux soviétiques la dé-
crivent en termes presque identiques. La foule attendit
quatre ou cinq heures l'arrivée du train. Cette foule,
d'après la relation même de la Pravda (Vérité), était com-
posée surtout de « masses organisées », de colonnes de
manifestants parfaitement commandés et équipés. Cha-
cune de ces processions portait, outre ses bannières, des
cartels et pancartes avec caricatures, devises et souhaits
de bienvenue pour les « chers hôtes ». Sur un immense
carré de calicot était peinte l'effigie du roi Albert, escorté
de son ministre Vandervelde le Versaillais, IIe Internatio-
nale, laquais de Sa Majesté! Dans le champ on lisait la ques-
tion suivante : « M. le Ministre du Roi, Vandervelde, quand
comparaîtrez-vous devant le tribunal révolutionnaire? »
Une autre inscription interpelle ainsi Théodore Liebk-
necht: « Caïn, Caïn, qu'as-tu fait de ton frère Karl? »
214 Le Flambeau.
Puis encore: « Honte aux chefs de la IIe Internationale
et de la IIe Internationale et demie, qui viennent défendre
les assassins des chefs de la Révolution prolétarienne. »
Les metteurs en scène s'épuisent en ingénieux efforts
pour disposer toutes ces pancartes bien en vue, face à la
sortie. On a traduit pour plus de sûreté les légendes en
français, en allemand. Il faut que rien n'échappe aux
(( laquais », ni l'image ni le tQxto. Au dernier moment un
long cortège apporte un tableau qui est sans doute le
« clou » du Proletkult. Le tableau représentait un gigan-
tesque éléphant accosté de deux roquets aboyants « à
gueule de Vandervelde et de Rosenfeld. » Texte: « L'élé-
phant des Soviets ne craint pas les aboiements des roquets
jaunes de la IIe et de la IIe 1/2 Internationale ».
Le train arrive. La foule se presse vers la sortie, impa-
tiente de voir les « chers hôtes longtemps attendus ». Les
voici. Un ouragan s'élève sur la place. De milliers de
poitrines un seul cri sort: A bas! A la porte! Traîtres,
canailles! (Doloï, vonn, predateli, kanalyi). Cette der-
nière injure recommandée par les chefs de file, comme
plus internationale...
Lorsque les autos emportent Vandervelde, Liebknecht,
Rosenfeld et Wauters, sous la protection de Vokhrana,
s'élève ce chant créé pour la circonstance et lancé par
une femme en blouse blanche :
Vandervelde, Vandervelde arrive :
Faisons-lui joyeux accueil.
C'est un laquais des mencheviks,
C'est le laquais de tous les laquais.
Il vient à nous le mondial larbin,
Quelle joie pour nous! Allons l'attendre.
Dommage pourtant, mes petits amis,
Que, sur le champ, on ne puisse le pendre! (bis)
Et la foule enthousiasmée reprend en chœur :
Dommage pourtant, mes petits amis,
Que, sur le champ, on ne puisse le pendre! (bis)
Emile le Versaillais. 215
VIzvestia (n° 116, 27 mai) ajoute ce détail, qu'à la
sortie de la gare les « étrangers » aperçurent une affiche
représentant le poing tendu et menaçant du prolétariat
soviétique. Aux pieds de Vandervelde vint tomber, gra-
cieux présent des ouvrières, un bouquet d'orties et de
fleurs jaunes, fanées et fangeuses.
Si les Soviets détestent à ce point M. Vandervelde, ce
n'est pas seulement à cause des « crimes » que lui
reproche la Rabotchaia Moskva. C'est parce qu'il a
défendu la Géorgie socialiste. Et il s'est trouvé un Belge
flamingant pour opposer au particularisme géorgien celui
de la Flandre. Voici la « lettre ouverte » que publie la
Pravda (n° 115, 25 mai) :
Vous venez défendre les socialistes de la contre-révolution qui ont
attaqué et attaquent encore la révolution par le revolver et le poison.
Mais votre cri d'indignation est étouffé par les voix indignées de
centaines de révolutionnaires que, par vos ordres, M. Vandervelde,
on a arrêtés, expulsés du pays ou privés de la vie. Qu'il me soit
permis, citoyen Vandervelde de la IIe Internationale, de rafraîchir
quelques-uns de vos souvenirs. Après votre retour à Bruxelles en
qualité de ministre de la Justice, c'est-à-dire en qualité de défenseur
attitré des coffres-forts incombustibles de la bourgeoisie, vous avez
arrêté dans notre petit pays plus de 1,500 hommes flamands, dont
toute la faute consistait en ceci qu'ils avaient réclamé l'autonomie
pour la Flandre; des socialistes qui avaient voulu suivre la route
tracée par la grande révolution russe; des paysans, coupables seu-
lement d'avoir, au temps de l'occupation allemande, vendu leur
vache aux Allemands. Et tous ces socialistes, tous ces autonomistes,
tous ces paysans, vous leur avez appliqué le même paragraphe de la
loi, vous les avez inculpés de rapports avec l'ennemi. Beaucoup de ces
hommes ont réussi à s'enfuir, mais les autres ont été condamnés
à la peine de mort, avec confiscation des biens, ou à la prison per-
pétuelle. Des condamnations à mort ont été prononcées même contre
des journalistes. Parmi des milliers de cas, j'évoquerai seulement
ceux-ci :
Joseph van Esterheim, typographe, 20 ans, arrêté à Anvers, pour
activité révolutionnaire. La coupe de ses crimes déborda lorsqu'au
tribunal, il lança à la face de ses juges ce cri : « Vive la Russie des
Soviets! » On lui infligea vingt ans de prison.
216 Le Flambeau.
Arthur Librecht, vieillard de 81 ans, professeur à Anvers, condamné
à 18 mois de prison pour avoir, dans une réunion publique, réclamé
l'autonomie de la Flandre.
Auguste Goras (lisez Borms?), leader flamand, fut condamné à
la détention perpétuelle.
Jean Guénau (Hénault?), détenu politique, se vit refuser par
l'administration des prisons l'autorisation d'assister aux funérailes
de sa femme.
Peu de temps après, il expirait en captivité.
Rosa Guchtenaere, pacifiste, fut condamnée à 3 ans de prison
pour propagande « défaitiste ».
Et cette liste, M. Vandervelde, je pourrais l'allonger à l'infini.
Les ouvriers allemands, eux aussi, ont éprouvé, en février 1920, la
valeur de votre « politique démocratique », lorsque les troupes belges
d'occupation à Mors tirèrent sur les grévistes, couchant vingt hommes
sur le carreau.
Ainsi jusqu'au moment de votre démission comme ministre de la
Justice, les prisons de votre pays étaient pleines. Je demande une
enquête sur la situation en Belgique durant votre ministère. En
qualité d'avocat reconnu de la démocratie, de l'humanité et du
socialisme, n'appuyerez-vous pas, M. Vandervelde, cette demande?
Ce flamingant signe Imprecor. Ces imprécations ne
sont pourtant pas de Camille, qui n'est point, que nous
sachions, réfugié en Allemagne. Imprecor prend nette-
ment la qualité d'« émigré » et il écrit de Berlin. La lec-
ture de la Pravda n'est pas toujours agréable, mais elle
est parfois utile, puisqu'on découvre dans cette gazette
officielle la preuve des étroites relations qui existent si
heureusement, qui devaient exister, entre le prolétariat
moscovite et Vintelligenzia activiste.
Archibald Bigfour.
Avant le procès de Moscou
Notes au jour le jour
24 mai. A la frontière de Lettonie,
Nous sommes partis pour Moscou, hier soir, à 10 h. 45.
On nous avait annoncé un voyage particulièrement incon-
fortable. Ce n'est point le cas. Est-ce un hasard ou le
souci de nous donner une première impression qui soit
favorable ? Toujours est-il que le « wagon diplomatique »
de la R.S.F.S.R.(l) est en assez bon état. Il y a des draps
et des oreillers pour les couchettes. Le linge n'est pas trop
douteux ; et, somme toute, ce seraient à peu près les con-
ditions d'un voyage en wagon-lit de l'Europe occidentale,
si le steward, vêtu et botté de cuir, n'était pas affreuse-
ment sale et les « dépendances » plutôt malpropres.
Comme compagnons de voyage, Otto Pohl, ministre
d'Autriche à Moscou, qui ne paraît guère désireux de
parler, ici, des choses de Russie; deux ou trois citoyens;
quelques tavarich, portant l'insigne bolcheviste, et qui
tiennent, à toute évidence, la correction du costume pour
un préjugé bourgeois.
25 mai. Sebej : La Frontière russe !
Notre compartiment est envahi par les douaniers et les
récoleurs de billets (il y en a cinq!). Dehors, des soldats,
pieds nus, haillonneux, la baïonnette au canon, montent la
garde. Un délégué de Kurski, le Commissaire du Peuple à
la Justice, vient nous saluer et nous annonce qu'une voi-
(1) République socialiste fédérative des Soviets de Russie.
218 Le Flambeau.
ture spéciale nous a été réservée. C'est un wagon de la
Compagnie des Wagons-Lits, que, sans doute, M° Paul
Hymans, avocat de cette Compagnie, viendra, quelque
jour, réclamer à Moscou.
Pendant que je m'installe, tout heureux de dormir seul
cette nuit, la foule s'assemble sur le quai et nous réclame :
beaucoup de curieux ; quelques exaltés aussi ; entre autres
un reporter de la Pravda, qui se cache la figure quand
nous photographions la scène.
On nous assaille de questions : Avez-vous signé le Traité
de Versailles? Le fardeau des réparations n'écrase-t-il
pas le prolétariat allemand? Que pensez- vous de l'impu-
nité des assassins de Liebknecht et de Rosa Luxembourg?
Pourquoi ne voulez-vous pas de l'unité du front socia-
liste? Pourquoi défendez-vous les socialistes-révolution-
naires qui ont pactisé avec l'Entente?
Un des voyageurs bolchevistes se charge de traduire
les demandes et les réponses; très objectivement,
semble-t-il, à en juger par les réactions de la foule.
Rosenfeld et moi parlons d'abord. Puis Liebknecht.
Au moment où il termine, le train s'ébranle. Les gens se
découvrent. Lentement, pieusement, ils chantent Y In-
ternationale.
A la gare suivante, Veliki Luki, les choses vont moins
bien. Il fait nuit noire. On crie. On hurle. On donne des
coups de marteau sur la paroi du wagon. La vitre du
coupé de Liebknecht est enfoncée. On tire même un coup
de revolver. Quelques excités essaient d'entrer de vive
force dans la voiture. Un des employés du train, qui leur
résiste, est blessé légèrement. Et cela recommence, mais
moins violemment, à la ville prochaine.
Le lendemain vers 5 heures, arrivée à Moscou.
Des délégués du gouvernement nous souhaitent la
bienvenue. Le même gouvernement, par l'intermédiaire
de la Tcheka ou du Parti communiste, a organisé, sur la
place de la gare, une manifestation hostile, qui servira de
Avant le procès de Moscou. 219
prétexte à des mesures en vue « d'assurer notre sécu-
rité. »
Il peut y avoir, en tout, deux ou trois mille personnes,
parmi lesquelles un membre du gouvernement, le citoyen
Boukharine !
Tous ne sont pas hostiles. Les uns nous crient des
injures ou font mine de se jeter sur nous. Mais d'autres,
à la dérobée, nous jettent des fleurs. Impartialement, du
reste, la police à cheval, culottée de rouge, refoule tout
le monde, et, les bagages chargés par douze soldats, nos
autos démarrent « vers les quartiers que le Gouverne-
ment des Soviets nous a assignés ».
Où allons-nous?
Les faubourgs, traversés en coup de vent, ont un triste
aspect : beaucoup de maisons n'ont pas de carreaux aux
fenêtres ; nombre de boutiques sont encore fermées. Mais
vers le centre, les coupoles bleues ou dorées des églises
et du Kremlin, gardent, sous le soleil du soir, leur splen-
deur de rêve.
Nous passons devant la cathédrale du Rédempteur.
Nous traversons la Moskowa ; puis le quartier paisible où
se trouve le Musée de peinture Tretyakoff. Voici, dere-
chef, des faubourgs, à l'autre extrémité de la ville, sur le
chemin qui conduit à la Montagne des Moineaux.
Il y a foule de ce côté. Point de chapeaux. Beaucoup
de casquettes. Les femmes, proprement nippées, ont des
blouses blanches d'été. Voici une foire de quartier, avec
des escarpolettes et des chevaux de bois. La vie continue.
Mais où allons-nous?
Au milieu de nuages de poussière, nos autos dépassent
les dernières maisons. Elles prennent la route de Kaluga
— par où partit Napoléon — ; puis, un peu plus loin une
traverse.
Il y a quarante-cinq minutes que nous roulons, depuis
la gare.
Mais voici l'étape.
220 Le Flambeau.
Nous logerons, décidément, à la campagne, dans l'an-
cien domaine de Voronzoff-Dashkoff, ci-devant vice-roi
du Caucase. Mais on nous promet un bureau en ville et
des autos à notre disposition.
A Voronzoff.
Au milieu des floraisons merveilleuses du printemps
russe, parmi les vergers, les étangs et les bois, Voronzoff
est une résidence délicieuse.
La ferme et les communs sont en très mauvais état. La
chapelle, délabrée, n'a plus guère de visiteurs. Mais, à
notre intention, on a complètement remis à neuf le pavil-
lon principal et c'est une surprise — fort agréable, ma foi
— que de trouver ici des lits scrupuleusement propres, de
beaux tapis, fraîchement arrivés d'Orient, un ameuble-
ment de chambre à coucher auquel il ne manquerait rien,
s'il y avait une carafe et des verres, un miroir à barbe et
des appareils d'ablution un peu moins primitifs. Mais on
y parera et, en passant à Berlin, nous avons pris la pré-
caution d'acheter un tub en caoutchouc. Si vous allez à
Moscou, faites de même!
Notre bureau, à côté, est charmant, avec ses fenêtres
qui donnent sur le parc et le verger tout blanc de fleurs.
Dans la bibliothèque on a mis pour nous, des livres fran-
çais, anglais et allemands: Goethe, Byron, Racine et
Molière; les Misérables de Hugo; The Taie of two Cities
de Dickens. Au mur, Karl Marx, flanqué de Trotzky et
de Lénine, nous contemple. Dans la Cour d'honneur, le
drapeau rouge des Soviets claque au vent.
C'était une vie de campagne très simple, en somme, que
menaient ces grands seigneurs russes: point de salle de
bain; en fait d'installations sanitaires une chaise percée
et, dehors, une planche à trois lunettes; des lampes à
pétrole; et, pour se laver, des seaux d'eau que l'on va
tirer au puits.
On eût fort étonné, sans doute, les Voronzoff et les
Avant le procès de Moscou. 221
Troubetzkoï, qui furent jadis maîtres en ce lieu, si on leur
avait prédit, que, expropriée par les Soviets, leur maison
servirait, un jour, de quartier à des délégués de la II0 In-
ternationale !
27 mai. Au Commissariat de la Justice.
Notre première visite à Moscou : chez Kursky, le Com-
missaire du Peuple à la Justice.
On entre chez lui, à peu près comme dans un moulin.
Chose rare au pays des Soviets, il n'y a pas de sentinelles
à la porte, et, de la rue, on peut voir si le Ministre est à
son bureau.
Kursky est, nous dit-on, un des premiers parmi les
avocats de Moscou qui se soit rallié au régime. Figure
intelligente et sympathique. Aspect et costume bourgeois.
Dans ce bureau, propre et sévère, c'est un Ministre de la
Justice comme un autre. A ses côtés, Krilenko, le prési-
dent du Tribunal révolutionnaire, mué provisoirement en
Procureur général, est d'apparence moins rassurante.
Tout petit, vêtu d'une sorte de costume de sport, l'œil dur,
la bouche mauvaise, il fait songer, dès le premier abord, à
une sorte de Fouquier-Tinville. C'est lui qui, dans un
procès récent, disait aux juges d'un tribunal de province:
« Si vous jugez que les preuves ne sont pas suffisantes,
suppléez-y par votre courage révolutionnaire ! »
Dans un couvent.
Après avoir été à l'hôtel de ville, pour voir Kameneff,
puis au Tribunal révolutionnaire, pour prendre contact
avec les défenseurs russes, nous allons, hors des murs,
visiter le couvent où est enterré Pierre Kropotkine.
C'est samedi. L'Eglise conventuelle est pleine de monde.
Des popes, en dalmatique jaune, officient.
Jusqu'en ces derniers temps, il n'y avait pas eu de con-
flits entre l'Etat et l'Eglise orthodoxe, vivant sous le
régime de la Séparation.
222 Le Flambeau,
Dans le bas-clergé, beaucoup de prêtres sympathisent
ou sympathisaient avec le bolchevisme. L'un des hauts
dignitaires, même, Antonin, publiait récemment un mani-
feste commençant ainsi :
« Depuis cinq ans, par la volonté de Dieu, sans laquelle
rien n'arrive, le Gouvernement des Paysans et des
Ouvriers s'est établi en Russie... ».
Mais, depuis un mois, les choses ont changé. Le Gou-
vernement a pris la décision de réquisitionner les objets
sacrés, en or et en argent, pour venir en aide aux affamés
de la Volga.
A-t-on pensé que le produit de ces réquisitions serait
affecté à d'autres usages? A-t-on considéré, simplement,
que, même dans un but humanitaire, pareille confisca-
tion était sacrilège? Toujours est-il que le clergé résiste.
Il y a eu des émeutes; du côté de Saratoff, notamment.
On poursuit l 'ex-patriarche Tikhon. Le Tribunal révo-
lutionnaire vient de condamner un certain nombre de per-
sonnes, et notamment, la bru du général Broussiloff, qui
est, comme on sait, l'un des conseillers militaires de
Trotzky. Il y aura, certes, des commutations de peine;
mais ces jours prochains, cinq popes seront fusillés.
30 mai. La NEP.
Nous sommes allés hier à Sophisoa Nebreznaïa, voir
nos amis des Missions de ravitaillement (Nansen et Inter-
nationale syndicale).
Ils nous disent que, depuis trois mois, l'aspect de Mos-
cou s'est profondément modifié.
En avril, la situation paraissait désastreuse. Il en est
autrement aujourd'hui. Non pas que l'industrie ait repris.
A ce point de vue rien n'est changé. Mais à Moscou
même, il y a dix fois plus de magasins ouverts qu'au
début de la NEP (nouvelle politique économique). On
vend de tout, dans les boutiques ou à la rue, depuis des
Avant le procès de Moscou. 223
orchidées chez les fleuristes, jusqu'à du pain sur le trot-
toir. Les gens, grâce peut-être à leurs vêtements d'été,
ont l'air moins pauvre. Les affaires reprennent. Com-
merce d'importation et de spéculation, d'ailleurs, mais
qui tend à provoquer une reprise de la vie économique.
Quelques mercantis arrivent: des Américains, notam-
ment, qui font du ravitaillement et placent des voitures
Ford; beaucoup d'Allemands aussi, logés, comme des
hôtes d'importance, ici même, dans l'ancien Palais de
Konovaloff, le roi du sucre.
Il semble bien — ajoute un de nos amis — que ce ne
soient pas seulement les fonctionnaires du Tsar qui aient
connu et pratiqué les moyens de s'enrichir. Des gens ont
été expropriés. D'autres sont en train de se mettre à leur
place. Des fortunes nouvelles naissent. De nouveaux
riches commencent à se montrer. Ce n'est plus la Ter-
reur; c'est déjà le Directoire.
Mais le Directoire, lui aussi, avait ses Jacobins et usait
de la guillotine; tout au moins de la guillotine sèche.
Les audiences de Kalinine.
Lénine est le Président du Conseil des Ministres. Kali-
nine est le Président de la République (PCOCP).
Nous le voyons presque tous les jours, car son bureau
est à côté du nôtre, dans la 4e Maison des Soviets,
ci-devant Hôtel Métropole.
C'est là que chaque matin il donne audience — tel
saint Louis sous son chêne — à des centaines de paysans
et d'ouvriers, qui viennent le voir jusque du fin fond des
provinces.
André Morizet, dans son dernier livre, l'appelle, très
justement, le Juge de Paix de toutes les Russies.
Autant Lénine, invisible, est jalousement gardé, autant
Kalinine, fils de paysans, resté paysan lui-même, est lar-
gement accessible à tous ; et c'est une chose vraiment tou-
chante que de voir venir à lui, pour exposer un grief,
224 Le Flambeau.
pour réclamer un conseil, tous ces pauvres hères, mal-
odorants et en loques, qui — repoussés peut-être de par-
tout — se voient enfin donner audience par le premier
magistrat de la République.
31 mai. Chez Tolstoï.
Tatiana Tolstoï nous montre le Musée Léon Tolstoï,
ouvert depuis l'an dernier; puis, la maison, très simple,
que la famille avait à Moscou.
De la salle commune, spacieuse et ornée, on descend
dans les « catacombes », un réduit mal éclairé où le Père
avait tenu à installer son bureau. C'est quelques pieds
carrés. L'ameublement est plus que simple. Mais il y a
d'amples fauteuils, et un divan où il doit faire bon se
coucher. Rien n'a changé depuis le jour où Tolstoï est
parti pour son suprême voyage. Des journaux, sous
bande, sont encore là. Sa dernière paire de bottes, faite
par lui, pend au mur.
T. Tolstoï nous raconte qu'elle aussi s'en va régulière-
ment au marché, dans un des coins des anciens bourgeois,
pour vendre un châle, une paire de bottines et rapporter
du beurre et des œufs.
— Ce n'est pas du tout ennuyeux, dit-elle. On se
donne rendez-vous, entre gens de connaissance. On se
communique les nouvelles du jour. C'est le dernier salon
où l'on cause.
Au Tribunal Suprême.
Nous retournons au tribunal révolutionnaire pour y
réclamer, vainement, l'acte d'accusation des S. R.
C'est le ci-devant palais du richissime marchand Ria-
bouchich, celui-là même qui disait en 1914 : « La main des
saints s'apprête à étrangler le sémitisme en Russie. »
Deux sentinelles veillent dans le corridor d'entrée. Le
grand escalier conduit à un immense salon, avec un pla-
fond où l'on a peint, à la Tiepolo, un sujet mythologique.
Avant le procès de Moscou. 225
De l'ancien ameublement il ne reste, parmi les tables à
écrire, qu'un piano à queue. De jeunes dactylos — quel-
ques-unes en chaussettes blanches et les mollets nus —
tapent à qui mieux mieux, sauf à s'interrompre pour
griller une cigarette. Un officier, en culotte rouge, passe,
avec une botte de muguets. Quelques visiteurs font tapis-
serie sur les banquettes. Des saute-ruisseaux attendent le
message à porter. Peut-être sera-ce l'ordre d'exécuter les
cinq prêtres que l'on n'a pas graciés!
En passant à la Tverskaïa.
Mon compagnon, Narcisse Sorokine, interroge un jeune
gars, de 16 à 17 ans, assez dépenaillé, qui vend des allu-
mettes. Il était, au moment de la révolution, élève à
l'Ecole supérieure de commerce. H trouva, ensuite, à
s'occuper dans un bureau ; mais, comme on fait, à présent
— par milliers — des coupes sombres parmi les petits
fonctionnaires (politique d'économies), il s'est fait mar-
chand ambulant.
— Et vous arrivez à vivre?
— Mais oui ; passablement. Je gagne mes 3 ou 4 mil-
lions de roubles par jour.
A la devanture d'un kiosque, à côté, on nous montre un
petit journal publié par des ci-devants à Berlin, et que
le Gouvernement autorise, sous condition d'être sage. Il
met d'ailleurs dix jours à arriver et on ne l'achète guère.
A part cela, il n'y a d'autres journaux politiques à Moscou
que des journaux officiels, lePravda, Vlzvestia, le Travail.
Mais il y a des journaux de mode ; j'en vois cinq à l'étalage :
un anglais, un allemand et trois russes !
1er juin. La Galerie Morosoff.
Il faut aller à Moscou pour apprendre à bien connaître
les peintres français contemporains !
Enrichie par des expropriations intelligentes, la Galerie
15
226 Le Flambeau.
Morosoff, devenue Galerie Nationale, est simplement
admirable.
On y voit des Cézanne à se mettre à genoux devant ;
des Renoir, des Claude Monet, qui sont des chefs-d'œu-
vre ; des fresques de Maurice Denis, qui sont à Puvis de
Chavannes ce que la comédie la plus exquise est au
drame classique, ce que Réjane est à la Duse. Matisse est
représenté par une quinzaine de toiles, qui permettent de
suivre toute son évolution. Il y a aussi, en grand nombre,
des Picasso, des Fiesch, et, parmi les modernistes russes,
des Kontchtalovsky, des Sapounoff , que sais-je encore !
Tous les musées, le dimanche, sont pleins de monde:
des paysans, des ouvriers, à qui l'un ou l'autre artiste
explique les choses.
Au Musée du Kremlin, j'ai acheté, pour le rapporter à
Salomon Reinach, le Catalogue illustré de la Section
préhistorique, qui a été préparé en pleine guerre civile
et que l'on a édité en 1920.
Partout on assiste à un effort, parfois émouvant, pour
instruire et pour s'instruire.
Mais au point de vue scolaire — me disait Louna-
tcharsky — , la situation est plus que difficile.
— <( Vous nous envoyez du pain. Envoyez-nous aussi
des ardoises ou des plumes métalliques! »
Un des jeunes communistes qui « veillent à notre sécu-
rité » ajoutait :
« Je connais des écoles où, pour cent élèves, il y a
un crayon! ».
2 juin. Un Bazar soviétique.
Tous les grands magasins de Moscou ont été nationa-
lisés. Quelques-uns se rouvrent, donnés en location par
les Soviets à des particuliers. D'autres sont exploités en
régie, mais ne vendent que des spécialités. Il n'y a qu'un
seul Bazar soviétique, du type de la Samaritaine ou des
magasins Tietz. Les anciens procédés de vente sont main-
Avant le procès de Moscou. 227
tenus. Les vendeurs ont un fixe et des gueltes. Peu de
beaux articles; beaucoup de camelote allemande. A
l'étage, nous voyons étaler, à côté du portrait de Marx,
avec ses inséparables Trotzky-Lenine, le Tapis des Alliés :
un soldat russe faisant le coup de feu avec un Anglais, un
Français, un Italien et un Belge!
Ailleurs, sur la place Rouge, j'ai vu vendre des paquets
de cigarettes belges à bande tricolore : les Héros de l'Yser.
Un reliquat, sans doute, de notre Compagnie d'auto-
canons !
La NEP ne laisse pas d'être éclectique!
5 juin. Une République vertueuse.
Dire que des journaux bourgeois ont gravement
affirmé que les Bolchevîstes pratiquaient la communauté
des femmes!
Je suis allé pendant trois semaines, tous les jours, à
Moscou: jamais je n'y ai vu une image, je ne dis pas
pornographique ou licencieuse, mais simplement légère.
Il y a très peu de cinémas. Les théâtres ne donnent guère
que du classique. Pas une affiche qui rappelle, même de
loin, les réclames de l'Alcazar ou du Palais d'Eté.
Thomas, de l'Internationale d'Amsterdam, nous disait
l'autre jour:
<( Les gens ici, mangent peu — guère plus d'une fois
par jour. Ils sont pauvres. Ils n'ont guère de quoi s'ha-
biller. Mais, comme tenue morale, les Soviets moscovites
l'emportent nettement sur la population des faubourgs de
nos grandes villes ».
Sauf l'inévitable coefficient de fraude et de vente clan-
destine, la vodka, strictement prohibée, a disparu. La
vente des boissons titrant moins de 20 degrés d'alcool
n'est pas interdite. Mais elles coûtent trop cher. La bière
est rare. Je n'ai pas vu un seul verre de vin dans les res-
taurants. Les gens ne boivent guère que de l'eau, du lait,
ou du thé. On ne voit jamais d'ivrognes.
228 Le Flambeau.
Bref, à l'heure actuelle, les deux plus grands pays du
monde, la Russie et les Etats-Unis sont dry!
6 Juin- Au Soviet de Moscou-
Les journaux ont raconté que sur l'invitation de Kame-
neff, j'étais allé au Soviet de Moscou, que j'y avais été
insulté par la foule; que Radek m'avait couvert d'invec-
tives; qu'indigné de ce guet-apens, j'avais pris la fuite.
La vérité est que nous avons passé une demi-heure
dans la tribune présidentielle ; que, ne comprenant pas le
russe, nous n'avons pas tardé à nous ennuyer et que nous
sommes partis à l'anglaise. C'est deux heures après —
les affaires administratives étant réglées — que Radek
a fait son discours.
Et voilà comment on écrit l'histoire!
Le Soviet de Moscou compte 1,400 délégués, dont
1,100 sont des communistes et 300 des « sans-parti ».
Très peu de femmes. Beaucoup de soldats, ou des démo-
bilisés — portant encore la capote militaire. Devant
le bureau, un seul militaire, baïonnette au canon.
Kameneff préside. Pour lui demander la parole, on
jette vers le bureau une boulette de papier. Séance admi-
nistrative très calme. Un orateur, d'allure bourgeoise,
fait rapport sur la situation municipale. On pourrait se
croire à l'Hôtel de Ville de Paris ou de Bruxelles. Mais
quelques ouvriers se présentent à la tribune, pour exposer
des griefs spéciaux. On écoute avec le plus grand calme,
avec quelques signes d'approbation à la fin du discours.
Il n'est pas inutile d'ajouter que le Soviet de Moscou
est aussi peu représentatif que possible: le scrutin est
public; les socialistes non bolchevistes sont exclus des
listes électorales; les non-producteurs n'ont pas le droit
de vote.
7 juin.
Je cherche en vain, depuis mon arrivée ici, en quoi la
hiérarchie sociale de la PCOCP diffère essentiellement
Avant le procès de Moscou. 229
de la nôtre. Officiellement il n'y a plus de bourgeois, c'est
entendu, et ceux qui vivent encore comme des bourgeois, se
costument en prolétaires. Mais il y a des maîtres et des
serviteurs, des fonctionnaires, des prêtres, et aussi des
mendiants, beaucoup de mendiants, beaucoup plus tie
mendiants que chez nous; et aussi des soldats, beaucoup
de soldats, beaucoup plus de soldats que dans l'Europe
occidentale !
Nous sommes allés, cette après-midi, à la Montagne des
Moineaux — la colline d'où les Français découvrirent
Moscou en 1812. C'est, à peu près, le même aspect que
sous Kerensky ou avant la guerre. Le tramway électrique
roule, et pour ne pas payer 25,000 roubles son ticket, un
pauvre s'est accroché aux buttoirs d'arrière. Le Restaurant
du Mont est fermé ; mais on a ouvert un café plus modeste
et, sur la route, des femmes, aux pieds nus, vendent des
faînes, des mastelles, des graines de tournesol et du pois-
son sec.
Dans le village de Voronzoff que nous traversons au
retour et où l'on bâtit une chapelle — la seule construction
neuve que nous ayons vue depuis quinze jours — ce sont
toujours les mêmes isbas, avec leurs fenêtres de bois ou-
vragé, ornées de feuillages à l'occasion de la Pentecôte.
Quelques-unes aussi ont arboré un drapelet rouge.
Des enfants, beaucoup d'enfants, courent pieds nus,
dans la boue. Les paysans sont au travail. Ils ont subi de
dures réquisitions. Ils maugréent, sans doute, contre l'im-
pôt en nature. Mais ils ont la terre. Ils ont plus de terre
que jadis. Ils ne sont plus les serfs ou les tenanciers de
Voronzoff. Et c'est cela, en somme, qui donne son fonde-
ment solide — mais sous le régime de la propriété privée —
à la révolution russe.
Quant aux usines, aux chemins de fer, aux tramways,
aux immeubles de rapport, ils sont propriété collective;
ils appartiennent à l'Etat soviétique. Mais on paie pour
loger dans ceux-ci. On paie pour voyager dans ceux-là.
230 Le Flambeau.
Et quant aux établissements industriels, c'en est fait,
depuis longtemps, des repas communistes, des salaires
égaux, de la direction laissée aux ouvriers.
Il y a aujourd'hui, dans les usines soviétiques, des
techniciens qui dirigent et des manuels qui exécutent.
Sauf pour quelques catégories spéciales, les allocations
en nature ont pris fin. Tous les salaires sont en argent,
ou plutôt en papier : il y a des ouvriers et des employés
à 6 millions de roubles par mois — tout juste de quoi
manger du pain noir tous les jours. Quant aux institu-
teurs, aux professeurs d'Université par exemple, le Gou-
vernement des Soviets avait dû passer une convention
avec Nansen pour assurer leur ravitaillement.
Faut-il s'étonner, dans ces conditions, que Radek,
dans sa Rothe Fahne, ait pu dire :
« Il y a beaucoup plus de possibilités pour des réalisa-
tions communistes dans les pays industriels de l'Europe
occidentale que dans la Russie économiquement arriérée. »
Ce qui existe actuellement, au pays des Soviets, ce n'est
pas du communisme ; ce n'est même pas du collectivisme ;
c'est ce que Lénine lui-même a appelé du capitalisme
d'Etat.
Un résultat, néanmoins, est acquis. Au prix d'efforts et
de souffrances terribles, l'Etat a nationalisé, dans le do-
maine industriel, les immeubles et les principaux moyens
de production. Ce doit être la préoccupation de tous les
socialistes, Bolcheviks ou non, d'empêcher que ce résul-
tat, si chèrement payé, ne soit pas compromis par la NEP,
la politique économique nouvelle.
E. Vandervelde.
Est=Ouest=Express
La Chine.
Faut-il écrire de nouveau : la Chine, et non plus : les
Chines? C'est possible, et c'est presque gênant. Car
sur les conseils des spécialistes, nous nous étions résignés
à attendre « pendant une génération », l'unification inéluc-
table. Voici qu'une brève campagne militaire semble avoir
abrégé le « lent travail » qu'on prévoyait. Oui, les choses
ont marché assez rondement. A la fin d'avril, Wou Pei
Fou et Tchang Tso Lin se faisaient face sur un front allant
de Tchang Hsin Tien, à 16 kilomètres au sud-ouest de
Peking, à Matchang sur la ligne de Tsien-Tsin à Pukeou
(Nanking). On estime que Tchang Tso Lin disposait de
130,000 hommes, dont 110,000 amenés de Mandchourie.
Les forces de Wou Pei Fou se montaient à 63,000 hom-
mes, plus 35,000 en réserve sur la ligne de Peking à
Hankeou.
Les hostilités commencèrent le 28 avril. L'opération
principale eut lieu vers Tchang-Hsin-Tien : un mouve-
ment tournant, exécuté par Wou Peï Fou dans la nuit du
4 au 5 mai déborda l'armée du nord, qui se débanda.
Tchang Tso Lin se replia sans trop d'encombre sur la
Mandchourie, découvrant Peking. Et le 2 juin, le président
de la République H su Cheu Tchang, brave homme qui
assistait impuissant à cette bataille perdue d'avance, pour
lui, dans tous les cas, Hsu Cheu Tchang démissionna.
C'est ce que voulait le général patriote et vainqueur. L'an-
cien président, Li Yuen Houng, lequel s'était retiré après
la dissolution du Parlement et le coup d'Etat de 1917,
le remplaça.
232 Le Flambeau.
Il y eut une péripétie. Au milieu de juin, les avant-gardes
de Wou Pei Fou, qui étaient arrivées à Chan Hai Koan,
près de la Grande Muraille, y furent attaquées par celles
de Tchang Tso Lin auxquelles la surprise de l'armistice
rompu assura d'abord un léger succès (18-19 juin). Mais
Wou Pei Fou reprit l'avantage, et Tchang Tso Lin, battu
de nouveau, continua sa retraite. Du 5 mai jusqu'à ce jour,
il aurait perdu 70,000 prisonniers...
Tandis que Wou Pei Fou conquérait ainsi, de haute lutte,
le Nord et la capitale historique de la Chine, une révolu-
tion inattendue faisait disparaître le gouvernement du Sud.
Depuis 1918, le président Soun Yat Sen, occidentalisé,
chrétien, démagogue, rêveur et brouillon, se chamaillait
avec divers militaires: Lou Young Ting, originaire de la
province de Koangsi, où il fonda un gouvernement séparé ;
puis Tcheng Tchioung Ming, commandant de Canton.
L'année 1921 fut remplie par la guerre interprovinciale
de Canton et du Koangsi, puis par celles du Yunnan et du
Koueitchéou d'une part, du Sentchoan de l'autre.
En 1922, Soun Yat Sen, exaspéré par la « révolte » du
Koangsi, fit une singulière alliance avec le satrape
mandchou Tchang Tso Lin. Il réussit à se débarrasser de
Tcheng Tchioung Ming, qui, battu à Canton, s'enfuit,
selon le rite, dans la colonie britannique de Hong Kong.
Le « démocrate » Soun Yat Sen s'apprêtait à attaquer par
derrière le général Wou Pei Fou, aux prises avec les
Mandchous. Mais la victoire du sauveur de la Chine eut
un contre-coup immédiat dans le Sud. Soun Yat Sen, se
sentant perdu, s'enfuit à son tour, dans la colonie portu-
gaise de Macao, et son ennemi, Tchen Tchioung Min,
reparut à Canton, se déclarant prêt à coopérer avec Wou
Pei Fou à l'unification de la Chine.
Wou Peï Fou est le maître de l'heure. Il a eu l'immense
joie de voir s'évanouir ses rivaux du Nord et du Sud. Il a
voulu montrer la pureté de ses intentions, sa modestie et
son civisme en s'inclinant devant le gouvernement légal.
Est-Ouest-Express . 233
Il a reconnu Li Yuen Houng comme président de la Répu-
blique. L'ancien parlement, dissous, a été aussitôt con-
voqué avec l'appui des chefs militaires des provinces.
Wou Peï Fou est très jeune-Chine. Il n'y a qu'une voix
pour louer son honnêteté personnelle. Dans cette lutte des
généraux et des politiciens, le meilleur homme, incontes-
tablement, a gagné. Mais il ne suffit pas que ce soit le
meilleur. Il faut encore, pour qu'il mette fin à l'anarchie
féodale et au morcellement provincial, qu'il soit un Bona-
parte chinois, un Bonaparte qui se contenterait du
« masque étroit ». Wou Peï Fou est convaincu de sa
mission, et c'est beaucoup. Malheureusement, voici un
nouvel obstacle à la régénération de la Chine: c'est le
sentiment de trop parfaite sécurité que lui donne la
Conférence de Washington, laquelle a garanti l'intégrité
territoriale de la république céleste. Prime à la guerre
civile, nous affirme un sinologue. Puis, il y a les
habitudes de mangerie contractées par les chefs et les
soldats. Mais croyons, en ce mois de juin, à l'étoile de
Wou Peï Fou. Soyons Woupeïfoutistes.
L'Enver du Turkestan.
L'embarras chronique des chroniqueurs, ce sont les
transitions. Cette fois, nous passerons sans peine de
l'Extrême au Proche Orient. Le Turkestan nous servira
de pont, et Enver de guide.
Donc, Enver Pacha est arrivé, il y a quelques mois,
à Tachkent, capitale du Turkestan. Puis il s'est rendu à
Bokhara, où il était chargé de réconcilier les insurgés
musulmans, ou Buzmaches, avec la république soviétique
locale. On sait que le bolchévisme est plutôt en recul dans
ces régions. Les commissaires du peuple ont tyrannisé à
loisir Bokhara, Samarcande, Tachkent, Andidjan; les
ouvriers du chemin de fer Krasnovodsk-Tachkent se sont
faits les missionnaires de la doctrine.
Tachkent est un « séminaire de propagande sovié-
234 Le Flambeau.
tique ». Mais dans le Sud-Est du pays (la « Fergana »),
dans l'Est (V « Hissar »), les paysans et les montagnards,
soulevés, résistent aux réquisitions bolcheviks.
Enver, envoyé en négociateur auprès des dits Buz-
maches, au lieu de les calmer, se mit à leur têtt. Depuis
trois mois, il taille des croupières aux Bolcheviks; il a
battu le fameux général de cavalerie Budienny ; il a brûlé
les puits de pétrole de Kokan, il a poussé jusque tout près
de Bokhara.
L'Afghanistan voisin, naguère si chaud pour les Bol-
cheviks, accueille aujourd'hui les proscrits, les insurgés,
les insoumis de Bokhara. Affranchi, par les Russes, des
Anglais, il commence à s'appuyer sur les Anglais contre
les Russes. L'émissaire de Moscou, Bravine, a été assas-
siné au sud de Kaboul en 1921, par deux fanatiques;
son successeur, Raskolnikof, annonce qu'il laissera les
Afghans tranquilles. Et l'émir de Kaboul, fort ambitieux,
et à qui l'appétit vient en mangeant, commence à se décou-
vrir des droits historiques sur l'Oxus, Merv, une partie
du Turkestan.
Enver, ennemi des Bolcheviks, ennemi de Moustafa
Kemal, peut-être allié des Afghans, réussira-t-il à fonder
dans l'Asie centrale un grand Etat « turc-oriental »?
Beaucoup de gens le croient. Les Russes, démoralisés,
vont évacuer le Turkestan. Déjà ils négocient avec l'an-
cien khan de Khiva, Djumaïd, auquel ils offrent de rendre
son trône.
Qui pousse Enver? Les Anglais, affirme-t-on. Si c'est
vrai, le jeu est grandiose. L'Empire britanno-indien ne
peut se passer d'une politique musulmane. Or, Moustafa
Kemal est l'ennemi de l'Angleterre; il ne faut pas que
le khalifat tombe en ses mains. Faïçal peut rendre des
services; mais il manque d'étoffe; personne ne le prend
au sérieux; il y a trop d'hilarité à la Chambre des Com-
munes chaque fois qu'on prononce le nom du roi de
Mésopotamie II ne serait pas difficile, peut-être, de pas-
Est-Ouest-Express . 235
sionner les Musulmans de l'Inde pour la légende, l'épo-
pée d'Enver. Le résultat final, d'ailleurs, importe peu.
L'essentiel, c'est que Moustafa, l'ami des Bolcheviks,
l'hôte de Claude Farrère, soit un peu diminué aux yeux
des Musulmans. Cet effet ne saurait manquer. L'encoura-
gement, qu'on y réfléchisse, n'est point négligeable pour
tous ceux qui, dans l'Anatolie non occupée, en ont assez
d'une guerre sans gloire. Les soulèvements, les mouve-
ments réfractaires qui se produisent derrière le front de
Moustafa Kemal, qui ruinent peu à peu son autorité, son
gouvernement et son armée, tout cela, se faisant au nom
d'Enver, héros de l'Islam, devient recommandable aux
vrais croyants.
Géniale est la politique, anglaise ou non, qui exploite le
désir de guerre et de gloire d'Enver, et le désir de paix
des sujets de Moustafa Kemal.
Take Jonesco.
Cette question d'Orient, il y avait tout de même quel-
ques hommes qui la connaissaient, et qui auraient fini
par la résoudre. Mais l'ostracisme et la mort les atteignent
l'un après l'autre.
Le 21 juin décédait inopinément, dans une clinique
roumaine, un homme d'Etat d'une haute culture, d'une
intelligence vaste et clairvoyante, qui fut un grand citoyen
et un grand Européen.
On pourrait répéter à son propos ce qu'il a dit de
M. Vénizélos: qu'il fut une vraie grandeur humaine.
« J'entends par grandeur humaine, écrivait-il, l'harmo-
nieux ensemble d'une haute intelligence, de la beauté
morale et de l'inflexibilité de la volonté. » Ces qualités
si rares, Take Jonesco les possédait et par sa politique
comme par ses méthodes, c'est à l'illustre Cretois qu'il
s'apparente.
Comme M. Vénizélos, il fut un partisan convaincu de
l'Entente. Selon le mot de M. Barthou, il « entra en
236 Le Flambeau.
guerre aux côtés des Alliés, le 4 août 1914 ». C'est qu'il
avait depuis longtemps vu venir l'orage et qu'il avait
compris que l'intérêt de la Roumanie lui commandait de
chercher un appui non point auprès des Centraux, mais
auprès des puissances libérales de l'Occident.
A la veille de la conflagration européenne, M. Take
Jonesco était à Londres. Le roi Charles lui avait confié,
le 9 juillet, que l'empereur Guillaume avait décidé de
provoquer la guerre générale. Aussi, dès que l'ultimatum
Berchtold eut été signifié à la Serbie, il s'empressa de
rentrer dans son pays. Le matin même de son arrivée,
il fut prié à déjeuner par le roi. Il a raconté dans l'atta-
chant volume de Souvenirs où sont reproduits quelques-
uns des articles qu'il publia dans son journal la Roumanie,
l'entretien qu'il eut avec Charles de Hohenzollern.
Il prédit que l'Angleterre ne resterait pas en dehors de
la lutte, mais que, comme au temps de Napoléon, elle
dépenserait jusqu'à son dernier shilling, jusqu'à son der-
nier homme. Il soutint qu'une victoire allemande, qui
équivaudrait à une victoire hongroise, était « incompa-
tible avec l'indépendance du royaume de Roumanie ».
Le lendemain, le lundi 3 août, eut lieu, à Sinaïa, un
Conseil de la Couronne. Sous la présidence du roi, étaient
réunis les membres du gouvernement libéral que dirigeait
M. Jean Bratiano, les anciens présidents du Conseil et les
chefs de parti.
« Des engagements, dit le roi, nous lient aux puissances
de la Triple Alliance et je suis saisi d'une demande des
deux empereurs insistant pour que la Roumanie entre
dans la guerre à leurs côtés. L'honneur aussi bien que
l'intérêt nous obligent à répondre à leur appel.
— Aucun engagement ne nous lie, répond Take Jonesco,
puisque les empires centraux n'ont pas été attaqués, mais
ont provoqué la guerre. Et notre intérêt nous conseille à
séparer notre cause de la leur. Imitons l'Italie qui, dans
Est-Ouest-Express . 237
une situation identique à la nôtre, vient de se déclarer
neutre. »
L'assemblée se rallie à son avis: la Roumanie n'inter-
viendra pas.
A partir de ce moment, Take Jonesco ne cesse dans ses
discours et dans ses articles de répéter que le devoir de la
Roumanie est d'empêcher le triomphe des Centraux, sous
peine de manquer à sa mission historique. Il dénonce le
danger de l'intervention bulgare. Il prêche une politique
d'action. Il montre que le Roumain n'a qu'un ennemi : le
Magyar. « Il appartient ou bien aux Hongrois d'être sur
les sommets des Carpathes et, de là, de nous dominer,
ou bien à nous de nous installer dans la citadelle de la Tran-
sylvanie et de là, de dominer la steppe hongroise; il n'y
a pas d'autre possibilité. » Aussi défend-il ce qu'il appelle
la politique de l'instinct national. Il l'expose et la définit
dans un grand discours prononcé, les 16 et 17 décembre
1915, à la Chambre des députés.
Quelques mois plus tard, cette politique l'emportait. Un
nouveau Conseil de la Couronne, qui se tint à Cotroceni
le 14 août 1916, décida la guerre.
<( Messieurs, dit le roi Ferdinand, le moment est venu
pour la Roumanie de choisir. Ce choix n'est pas douteux :
nous ne pouvons que nous ranger aux côtés de l'Entente. »
La Roumanie entreprit sa « guerre de libération ». Les
épreuves ne lui furent pas épargnées. Take Jonesco fut,
dans les mauvais jours, l'âme de la résistance morale. Et
lorsque se furent accomplies les prédictions qu'il avait
faites, lorsque la victoire des alliés eut réalisé l'idéal qui
lui était cher et que les Roumains des Carpathes s'unirent
à ceux de la Bessarabie, l'éminent homme d'Etat fut aussi
utile à son pays dans la paix qu'il l'avait été dans la guerre.
En mars 1908 il s'était séparé de ses amis conservateurs.
Deux grands partis historiques, le libéral et le conserva-
teur, s'étaient jusqu'alors succédé au gouvernement de la
Roumanie, comme en Angleterre les whigs et les tories.
238 Le Flambeau.
Take Jonesco essaya de briser les cadres traditionnels des
vieilles organisations oligarchiques. De tempérament et
d'éducation il était conservateur, mais il n'était pas hostile
à des réformes sagement progressives. 11 créa le parti dé-
mocrate. Après la guerre, il tenta de fondre les anciens
partis dans un parti nouveau qui plaçât au-dessus des inté-
rêts électoraux l'intérêt de la nation. Il échoua. Devenu
président du Conseil à la chute du cabinet Âveresco, il ne
put se maintenir au pouvoir et les élections lui furent
défavorables.
Il réussit mieux dans sa politique extérieure. C'est
grâce à lui que fut édifiée la Petite Entente.
Take Jonesco eut le mérite de discerner que les intérêts
de la Roumanie la lient indissolublement aux puissances
occidentales, et de faire de cette idée ^inspiratrice de toute
sa politique.
La Roumanie, — il l'a fort bien vu, — est carpathique,
et non balkanique. Ce sont les Carpathes qui forment,
pour ainsi parler, le noyau de l'Etat roumain. La Rouma-
nie fait partie de l'Europe centrale, non de l'Europe orien-
tale. Ses destinées l'unissent aux peuples que l 'Autriche-
Hongrie opprimait autrefois, en même temps que les
Transylvains, aux nations mises comme une barrière entre
la Russie et l'Allemagne. Take Jonesco préconisa l'union
des Etats de la nouvelle « Moyenne-Europe ». Il fut avec
M. Edouard Bénès l'artisan de la Petite-Entente. C'est
qu'il connaissait admirablement la Roumanie et l'Europe.
Il a eu des échecs personnels et le plus durable des succès.
Ses idées sont devenues propriété nationale. Oui, c'était
un grand Roumain et un grand Européen.
Le Mariage du roi Alexandre
Les noces de Belgrade étaient un point de son pro-
gramme.
Les mariages de raison, dit-on, sont les meilleurs. S'ils
Est-Ouest-Express. 239
ne sont point toujours l'origine d'une longue postérité, ils
enfantent au moins la Paix, cette fille immortelle. Le
mariage du roi Alexandre fut un mariage de haute raison
et de haute politique. Tant mieux pour les peuples des
Balkans. On dit que par surcroît, et par miracle, ce fut
aussi un mariage d'amour. Tant mieux pour ce couple
sympathique.
Ce fut, enfin, un mariage pittoresque. Les journalistes
qui ne l'ont pas vu l'ont décrit avec beaucoup plus de
couleur que les autres. Ils ne tarissent pas sur le « rituel »
et la « tradition ». Pas de demoiselles d'honneur, mais
« des centaines de jeunes filles, habillées de blanc et por-
tant des fleurs, formèrent une gracieuse garde d'honneur
autour de la jeune princesse Marie de Roumanie, au mo-
ment où elle entra dans la cathédrale. » Le roi Alexandre
est assisté d'un témoin, le duc d'York, second fils du roi
d'Angleterre. Ce témoin, ou Koum, se tient à côté du
maître de cérémonies (le Stary svat) derrière le couple
nuptial. Tous deux portent pendant la cérémonie des
couronnes au-dessus de la ittt des époux... La fiancée est
accompagnée d'un chevalier-servant (le dever) qui l'es-
corte à l'église, tient son bouquet et ses gants...
Après la cérémonie religieuse, le jeune couple est con-
duit à sa nouvelle résidence. En travers du seuil de la
cour d'honneur est tendue une pièce de drap qui sym-
bolise son entrée dans une nouvelle existence.
Ensuite l'épouse prend un tamis rempli de blé et de
sucre. Elle en jette des poignées à tous les coins de la
cour. Suivant la « tradition », elle doit compléter le rite
en lançant elle-même le tamis par-dessus le toit de sa
nouvelle maison.
Ici, le « journaliste qui n'a pas vu » s'avise, judicieuse-
ment, que l'élévation du palais royal de Belgrade a bien
pu obliger la reine à donner une légère entorse au proto-
cole. La jeune reine s'approche ensuite « de la porte en
tenant un pain et un carafon de vin », symbole de la joie et
240 Le Flambeau.
de l'abondance qu'elle apporte à son mari. Enfin, elle
prend dans ses bras un enfant, l'embrasse et l'orne d'une
des parties de sa parure. Le bénéficiaire de ce geste gra-
cieux sera un enfant de Topola, le berceau de la famille
des Karageorges.
Les journalistes qui ont vu la cérémonie ne l'ont pas
trouvée moins pittoresque; mais ce qui les a surtout frap-
pés, c'est l'averse persistante dont elle fut « favorisée »
et sous laquelle les Belgradois demeurèrent « stoïquee »
jusqu'au bout.
Cette pluie historique, et qui n'est pas du tout natio-
nale, est-elle de bon augure pour le jeune royaume? Les
Serbes, les Croates et les Slovènes différeront peut-être
d'avis sur ce point-là comme sur tant d'autres. Mais la
majorité de la nation y verra un excellent présage. Dans
les pays du mauvais œil, les petites mésaventures de cette
espèce sont considérées comme la minime rançon des
grands bonheurs...
Les souverains de Serbie, longtemps, se sont assez mal
mariés. Les maisons régnantes, alors fort dégoûtées, sem-
blaient faire fi de leur alliance. Le prince Michel épousa
une descendante d'Hunyadi Jânos, héros authentique,
certes, mais dont le nom est aujourd'hui mal porté. Le roi
Milan épousa une noble d'origine russo-moldavienne.
Alexandre Obrénovitch prit Draga pour femme, après
avoir d'abord songé à une princesse allemande. Pierre
Karageorgévitch épousa jadis la princesse Zorka du Mon-
ténégro, sœur de la reine d'Italie, mais elle mourut pré-
maturément, et l'histoire n'a connu le roi Pétar que sous
l'aspect d'un veuf mélancolique...
Marie, reine de Roumanie, a changé cette tradition.
Elle a fait entrer Alexandre le Victorieux dans une famille
plusieurs fois royale. Elle lui a donné sa seconde fille.
L'aînée, Elisabeth, avait épousé le diadoque hellénique, le
futur Georges II, celui qui réconciliera définitivement la
Grèce avec la Grande Entente. Quant à la princesse
Est-Ouest-Express . 241
Hélène de Grèce, c'est aujourd'hui la compagne du prince
royal de Roumanie...
Qu'on le veuille ou non, la cérémonie de Belgrade con-
sacre le système balkanique de 1913. Des gens pressés,
des conseillers pressants, et même importuns, avaient
arrangé une autre combinaison, que certains diplomates
nous présentent sans cesse comme réalisée; la Bulgarie
s'unirait à la Serbie, et naturellement, la Grèce ferait les
frais du rapprochement.
M. Stambouliski, paysan matois, prédit volontiers une
immense Yougoslavie, qui, touchant à toutes les mers,
compterait au nombre de ses cités, Andrinople, Salonique,
Serrés, Castoria ( 1 ) . Belle vision. Mais il a soufflé dessus,
sans le vouloir, le jour où il a envoyé au Croate Raditch
un télégramme de sympathie. Les Serbes ont compris que
les Bulgares, n'ayant pu tuer la Serbie par une attaque de
front, ni par un coup de poignard dans le dos, veulent
maintenant la ruiner de l'intérieur, en s'y introduisant.
« En appelant de ses vœux un remaniement de la carte
politique des Balkans, dit un bon observateur, M. Stam-
bouliski brûle une étape : celle du rétablissement des rap-
ports de confiance et de cordialité entre les deux peuples ».
Par contre, la politique des mariages balkaniques a déjà
porté des fruits amers pour la Bulgarie ; les ministres des
Affaires étrangères de Serbie, de Roumanie et de Grèce,
réunis à Belgrade à l'occasion des noces royales, ont
rédigé une note à l'adresse du gouvernement de Sofia:
c'est un ultimatum, s'il vous plaît, invitant le gouverne-
ment bulgare à dissoudre ses bandes de komitadjis qui,
par habitude, reprenaient le chemin de la Macédoine...
Que si, même, par l'effet de quelque magie, les Bul-
(1) M. Stambouliski s'est fait le champion de la plus grande Yougo-
slavie « d'un grand Etat qui, des côtes de la mer Noire à l'Adria-
tique, de Dédéagatch, Cavalla, Salonique, Voden et Castoria, à Tutra-
kan et à Balchik, d'Enos-Midia au Drin noir, partout où retentit le
verbe slave, engloberait tous les Slaves du Sud ».
16
242 Le Flambeau.
gares renonçaient à leurs réclamations, et que l'entente se
fit, il est puéril de supposer que la spoliation de la Grèce
s'en suivrait. La puissance qui mène la Confédération du
Sud est la Grande Roumanie. Elle prétend, plus que
jamais, n'être point balkanique. Mais elle a besoin de
l'équilibre ftans les Balkans; menacée par la Russie,
haïe des Bulgares, elle doit forcément encourager dans la
Péninsule l'élément non-slave. L'Albanie n'existait pas:
elle fut, en 1912, au premier rang de ses inventeurs. La
Grèce existe, quoi qu'on dise: la Roumanie doit logique-
ment la souhaiter la plus grande et la plus forte possible. La
Roumanie attaquée sur deux fronts en 1916, veut être abso-
lument tranquille du côté des Bulgares et du côté des
Turcs, leurs alliés. N'en déplaise à la France, jamais
Bucarest ne souffrira même ces quelques kilomètres de
frontière commune que, sur la demande de M. Poincaré,
il avait été question de donner aux Bulgares et aux Turcs.
Voilà la traduction politique des mariages roumano-gréco-
serbes. Si ces faits et ces idées paraissent surprenants,
même à nos lecteurs, la faute en est à cette constante pro-
pagande turco-bulgaro-magyarophile, qui substitue une
série de mirages à la vision réelle du monde oriental. Le
public est aujourd'hui pourvu d'opinions commodes sur
les (( nouveaux pays ». Il est généralement aussi sévère
pour nos alliés qu'il est indulgent à nos ennemis. Il ra-
baisse, au profit des Bulgares, « peuple laborieux, peuple
d'avenir », les Roumains et les Serbes. Il affecte de « ne
pas croire à la Yougoslavie », à moins qu'elle ne soit
<( régénérée par les Bulgares ».
(( Les Occidentaux, dit justement M. Gauvain, se
montrent singulièrement sévères, dans leurs appréciations
hâtives. Leur ignorance est immense, et pourtant ils n'hé-
sitent guère à porter des jugements tranchants. Au lieu de
critiquer, ils feraient mieux de s'instruire. Avant d'aller
porter ce qu'ils croient être la bonne parole à des popula-
tions disposées à les accueillir avec sympathie, mais
Est-Ouest-Express . 243
promptes à relever des erreurs qui paraissent inexcu-
sables, ils devraient étudier l'histoire et les mœurs des
pays où ils promènent leur dilettantisme ».
Pilsndski et Ponikowski.
Par exemple, il faut pardonner aux Occidentaux qui
ne comprennent rien à la crise polonaise! Ces choses-là
sont rudes... La Pologne elle-même y perd son vieux
latin parlementaire. Mais le Flambeau ne brille nulle part
d'un plus vif éclat que dans la nuit sarmate.
M. Ponikowski, ancien recteur de l'Ecole polytech-
nique de Varsovie, accepta, en septembre 1921, le poste
de président du Conseil. Il forma un cabinet d'affaires,
qui devait « finir la session ». Le 5 mars de cette année,
l'affaire de Wilno amena la démission du cabinet. La
droite, en effet, ardente à la conquête du pouvoir, fait
flèche de tout bois pour tirer sur les gouvernements qui
collaborent avec la gauche. Elle réclamait l'annexion
immédiate de Wilno, et accusait de tiédeur le ministère,
gêné par ses engagements internationaux. Mais la Droite
ne réussit pas. 247 députés de la Diète, contre 136, pro-
posèrent de confier à M. Ponikowski la mission de for-
mer le nouveau cabinet. Et ce fut le second cabinet Poni-
kowski (10 mars) à peu près identique au premier, sauf
que le portefeuille de l'Intérieur y fut confié à M. Antoine
Kamienski, remplaçant M. Dowranowicz. Tout « tiède »
qu'il était, M. Ponikowski, d'ailleurs, annexa Wilno
aussi bien qu'un autre, sans avoir l'air d'y toucher.
Donc, le cabinet, appuyé sur une majorité d'une dou-
zaine de voix, vivait assez tranquillement en attendant la
date fixée pour les élections: 1er octobre 1922, au plus
tard. Car la Diète actuelle ne peut vraiment prolonger son
existence au delà de cette date. C'est une Constituante,
et elle a voté la Constitution le 17 mars 1921 !
La grande force du cabinet Ponikowski, c'était la
244 Le Flambeau.
faveur du chef de l'Etat. Le maréchal Pilsudski tenait à
ce cabinet extra^parlementaire d'origine, mais qui, en
somme, gouvernait avec la gauche. Aussi la stupéfaction
fut-eile complète parmi les Polonais de Pologne et de
l'étranger, lorsque le Président, dans l'historique conseil
du 2 juin, se mit à critiquer âprement la gestion des dif-
férents ministres. Le maréchal était, ce jour-là, très noir.
Nos lecteurs connaissent une des raisons de son pessi-
misme. La chute du ministère finlandais Vennola-Holsti,
la non-ratification, par le gouvernement de Helsingfors,
de l'accord de Varsovie, et par conséquent l'effritement
de la Petite Entente élargie, c'était certes un échec pour
M. Skirmunt. Nos lecteurs savent aussi que la politique
de ce ministre à Gênes, quoique défendable ( 1 ) , fut blâ-
mée. Le maréchal reprochait au ministre un optimisme un
peu trop rayonnant. M. Michalski, ministre des Finances,
fut aussi pris à partie : il aurait fait de dangereuses éco-
nomies sur la défense nationale ! M. Kamienski, ministre
de l'Intérieur, fut tenu pour responsable du mécontente-
ment général, lequel promettait des élections assez
funestes !
Bref, les ministres, accusés de « bavarder sans agir »,
donnèrent séance tenante leur démission collective. Ainsi
commença la crise de juin, qui sera peut-être encore la
crise de juillet. C'est, au fond, un nouvel épisode du duel
de Pilsudski et de la Droite. La Droite, en effet, voyant
le maréchal renvoyer comme des domestiques ces mi-
nistres qu'elle n'aimait pas, se sentit au cœur le vif désir de
les soutenir. La gauche hésita, et ce qui est pis, se divisa.
Le groupe des conservateurs modérés de Galicie, lequel
avait fait partie de la majorité, fut d'accord avec la droite
pour conserver, malgré le Président, le gouvernement en
disgrâce,
Par contre, les partis paysans Thugutt et Witos, qui
(1) Voyez le Flambeau du 31 mai 1922.
Est-Ouest-Express . 245
détestent M. Skirmunt, se portèrent, avec les juifs et
les socialistes, au secours du chef de l'Etat.
Il existe à la Diète une « Commission des chefs de
parti », qui depuis longtemps tendait à s'arroger un cer-
tain contrôle sur l'Exécutif. Instrument de la Droite, la
dite Commission invita le maréchal-président à venir
s'expliquer devant elle ; ce qu'il fit d'assez mauvaise grâce
et non sans deminuiio capitis. Après quoi, le prési-
dent de la Diète, M. Trompczynski, demanda aux partis
leur avis sur la crise. Et toute la droite, y compris les
députés allemands, soit 256 voix, vota pour le maintien
de Ponikowski; 164 voix de gauche se prononcèrent pour
le gouvernement.
Le Belvédère, battu, contre-attaqua la Commission,
à laquelle il refusait tout droit constitutionnel. Il se
mit à consulter directement les chefs de parti, et marqua
si nettement sa résolution que M. Ponikowski, malgré le
vote du Parlement, renonça à reformer le Cabinet. Enfin,
le maréchal crut pouvoir rallier la majorité en posant, à
son tour, une question à la Diète. Il lui demanda d'élucider
un point sur lequel la Constitution ne se prononce pas
clairement, ni la « Petite Constitution » du 2 février 1919 :
le Chef de l'Etat jouit-il seul du droit d'initiative, peut-il
choisir le premier ministre, ou bien ce droit appartient-il
à la Diète ou à sa Commission ?
La Chambre répondit par le vote du 16 juin. Elle recon-
nut « en principe » le droit d'initiative du chef de l'Etat,
mais elle le nia en fait, puisqu'elle s'attribua à elle-même
ou à sa délégation la décision en cas de conflit.
La <( réponse » fut votée par 188 voix contre 179.
Deuxième défaite pour le chef de l'Etat, deuxième victoire
de la droite. Celle-ci put croire venue cette heure qu'elle
attend depuis 1918. Le chef de l'Etat s'inclina. La Com-
mission s'érigeant en comité de Salut public, usa du droit
qu'elle venait de se reconnaître, et voulut faire un prési-
dent du Conseil. Ce fut M. Przanowski, élu à une très
246 Le Flambeau.
forte majorité... Mais M. Przanowski voulait conserver
M. Skirmunt, et M. Skirmunt avait des ennemis ailleurs
qu'au Belvédère.
M. Przanowski comprit bientôt les difficultés de sa
tâche. Il ne s'entêta point, la Commission non plus. Elle
ne recommença pas son coup d'essai. Le maréchal reprit
lentement l'offensive. Le 25 juin, un député populiste de
gauche, M. Woznicki, lui soumettait une motion priant le
chef de l'Etat d'user du droit d'initiative que lui confère
la Petite Constitution. Et le spectre d'une crise présiden-
tielle, d'un gouvernement national-démocrate, d'élections
brusquées, provoqua un retournement de la majorité. Le
25 juin, la motion était votée par 300 voix contre 100. Le
maréchal avait perdu deux manches, mais gagné la belle.
A ce jeu-là, c'est la victoire. Le centre galicien repassait
à gauche. L'opposition irréductible ne comprenait plus
que les N. D. de M. Dmowski.
Le 26 juin, M. Pilsudski adressait à M. Trompczynski,
président de la Diète, une lettre l'informant qu'il avait
chargé M. Arthur Sliwinski, vice-président de la ville de
Varsovie, de former le ministère. M. Sliwinski, historien
de valeur, politicien sans couleur, accepta, et le 30, le
gouvernement était constitué. MM. Skirmunt et Michalski
en sont exclus. La gauche exulte; la droite prédit des
catastrophes.
Nous verrons si MM. Sliwinski, Narutowicz et consorts
feront de bonne politique, de bonnes finances et de bonnes
élections. C'est en octobre seulement qu'on jugera si le
maréchal a vraiment gagné sa bataille et son bâton.
La Crise Tchéco-Slovaque.
Ce sont des partis qui s'affrontent en Pologne. En
Tchéco-Slovaquie, ce sont des nationalités. Le mois de
juin a été caniculaire sous cette latitude. On s'est battu
tout le temps, et surtout pour les écoles.
Les Allemands qui jouissaient autrefois d'une situation
Est-Ouest-Express . 247
privilégiée, voudraient conserver une hégémonie qui leur
échappe. Le gouvernement de Prague ayant été amené,
pour des raisons d'ordre administratif ou financier, à
supprimer quelques écoles allemandes, fut interpellé vio-
lemment le 13 juin, et la discussion ne se termina que
le 21 juin par le vote d'un ordre du jour de confiance.
Le ministre de l'Instruction publique, M. Srobâr, n'eut
pas de peine à démontrer que la situation était loin d'être
défavorable aux Allemands. Au 1er décembre 1921, sur
un budget de 597,620,954 couronnes, 64.13 p. c. reve-
naient aux écoles primaires tchèques et 35.87 p. c. aux
écoles primaires allemandes, bien que la proportion des
habitants de nationalité tchèque s'élève, en Bohême, à
66.6 p. c. et celle des habitants de nationalité allemande,
à 33.03 p. c.
La proportion des écoles secondaires est la même que
celle des écoles primaires. Les Tchéco-Slovaques ont une
école secondaire tchèque pour 34,300 habitants, les Alle-
mands une école secondaire allemande pour 26,900 habi-
tants.
En ce qui concerne les écoles spéciales les chiffres
sont plus éloquents encore: 33.3 p. c. des écoles indus-
trielles en Bohême, en Moravie et en Silésie sont des
écoles allemandes; il en est de même pour 63.4 p. c. des
écoles professionnelles et pour 67.9 p. c. des écoles
spéciales.
Enfin l'on sait que, sous le régime autrichien, il n'y
avait pour tous les Tchéco-Slovaques qu'une seule uni-
versité, celle de Prague, et deux écoles techniques supé-
rieures.
M. Srobâr — et c'est la partie à notre sens la plus
intéressante de son discours — a dressé un tableau précis
de l'enseignement en Slovaquie. Car a-t-il dit, « si en
Bohême, en Moravie et en Silésie les écoles tchèques
étaient traitées d'une façon injuste, les torts causés à la
jeunesse slovaque allaient jusqu'à la barbarie. »
248 Le Flambeau.
L'Etat n'avait pas créé d'autres écoles primaires que
les écoles magyares et dans les écoles libres, c'est-à-dire
confessionnelles, qui formaient 10 p. c. du nombre des
écoles, renseignement du magyar était obligatoire.
Toutes les écoles primaires supérieures, secondaires,
professionnelles, industrielles, agricoles et supérieures
étaient des écoles magyares, non seulement par la langue
d'enseignement, mais encore par leur esprit. C'est-à-dire
qu'elles étaient autant d'instruments de magyarisation. Et
la magyarisation étouffait de la même manière Slovaques,
Allemands et Ruthènes.
La situation a changé. Pas assez, au gré des membres
du Parti populaire slovaque, lesquels sont intraitables.
Comme le ministre qui est Slovaque, lisait, à la fin d'une
séance de nuit, le 21 juin, des statistiques rédigées en
tchèque, voici ce que rapportent les Annales parlemen-
taires :
M. Juriga (du Parti populaire slovaque) : C'est une honte, il
rougit de parler slovaque !
Le vice-président, M. Hruban, rappelle l'interrupteur à l'ordre.
M. Juriga: Il trahit le peuple slovaque!
L'interrupteur est de nouveau rappelé à l'ordre.
M. Pelikan (de la Coalition gouvernementale) : Parlez magyar,
Monsieur le ministre; cela leur sera plus agréable!
Le Dr Schollich (national-allemand) : On voit à présent le bluff
de « l'unité tchéco-slovaque ! ».
Le vice-président rappelle à l'ordre le député Schollich.
Quelques jours plus tard, le ministre déposait un projet
de loi sur l'enseignement, la « petite loi scolaire ». Elle ne
réalise point, en effet, une réforme générale et définitive ;
mais une réforme partielle et provisoire.
Elle décrète (art. 8) que, dans tout le territoire de la
République, la fréquentation scolaire sera de huit années.
Pour la Slovaquie, où les élèves n'étaient autrefois
astreints qu'à six années d'école, l'augmentation est sé-
rieuse. Et dans ce pays où l'instruction fut singulièrement
négligée par le régime magyar et où l'immense majorité
Est-Ouest-Express. 249
de la population ne dépasse pas l'école primaire, le pro-
grès est indéniable.
Cependant, les Slovaques n'épargnent pas les critiques
à la loi.
« Quand la République tchéco-slovaque s'est fondée, a
dit le D1 Bobok, porte-parole du Parti populaire slovaque,
les Slovaques ont mis dans le blason de leur nouvelle patrie
une croix double, la croix apostolique; ils espéraient
qu'elle symboliserait la victoire de la Foi religieuse et de
l'Idée nationale. Le peuple slovaque a bientôt été déçu,
car il a vu que la double croix n'était pas le signe de la
victoire, mais d'une double défaite pour sa religion et sa
nationalité. » Ce que les Slovaques reprochent à la loi (et
ces critiques n'étonneront pas le lecteur belge) c'est de
substituer à l'enseignement religieux la morale laïque et
de favoriser les écoles de l'Etat au détriment des écoles
confessionnelles.
Le projet Srobâr institue, en effet, des cours de morale
civique.
« Belle morale que votre morale laïque ! s'écrie le Dr Petersilka,
chrétien-social allemand.
Le député Cermak: Vous vous servez de l'Eglise dans un but
politique !
Des députés : Dire que c'est un prêtre qui parle ainsi !
M. Petersilka : Vous savez bien que dans certains gouvernements
russes les laïcisateurs ont obligé des jeunes filles de 18 ans à se faire
inscrire sur les registres de la prostitution!
Le député Hillebrand: Vous en avez menti!
Des députés: Vous êtes un calomniateur, un ratichon menteur!
Vacarme. Le président sonne sans interruption.
Quant aux Allemands, ils voient dans l'enseignement
civique une machine de guerre contre le germanisme et
l'un d'eux s'écria: « Ne poussez point notre patience à
bout, sinon vous provoquerez la guerre civile ! » C'est du
Schollich !
Une autre question qui, à première vue, semble inof-
fensive, a déchaîné, elle aussi, une opposition acharnée.
250 Le Flambeau.
Comme l'Etat possède toutes les voies ferrées de Tchéco-
slovaquie, le ministre des Chemins de fer, M. Sramek,
proposait le rachat du chemin de fer d'Aussig (Usti)-
Teplitz (Teplice), dont l'administration et les capitaux
sont exclusivement allemands.
L'exaspération des Allemands grandit encore lorsque
vint en discussion le projet de loi sur les emprunts de
guerre austro-hongrois. Dans l'intérêt d'une foule de
petites gens et d'un grand nombre d'entreprises indus-
trielles et financières, le gouvernement propose d'indem-
niser une partie des porteurs de titres. Toutefois, il met
comme condition que ceux-ci emploieront le montant des
sommes qui leur seront remboursées à souscrire au qua-
trième emprunt tchéco-slovaque. Il demande aux Alle-
mands une preuve de loyalisme. Cette prétention les
irrite.
M. Bénès se croyait certain d'emporter un vote favo-
rable. Il ne comptait pas trop sur l'adhésion des députés
allemands qui représentent la bourgeoisie capitaliste de
Bohême; mais il espérait que les socialistes allemands,
qui représentent les petits porteurs de titres, voteraient
le projet, moyennant quelques retouches. Les Kriegsan-
leihe-Schutzverbànde (associations pour la protection des
détenteurs d'emprunts de guerre) s'agitaient. Les socia-
listes allemands n'osèrent promettre leur suffrage. D'autre
part, les nationalistes tchèques et les nationaux-démo-
crates annonçaient qu'ils ne participeraient pas à la dis-
cussion d'une loi qui, sans doute, les intéressait médiocre-
ment. La session parlementaire touchait à sa fin. En vain
le président du Conseil essaya-t-il de négocier avec Alle-
mands et Tchèques, également intraitables. La séance de
la Chambre avait commencé à 8 heures du soir. A l'aube,
M. Bénès retira son projet.
C'est regrettable pour son prestige et pour le nôtre. Nos
ennemis ne manqueront pas de dire que c'est un échec
pour le Flambeau!
Est-Ouest-Express. 251
Rathenau.
« Après l'assassinat de Kotzebue, immolé par Karl Lud-
wig Sand, le 23 mars 1819, dit la Deutsche Zeitung, le prince
de Metternich convoqua ses collègues, les ministres des
divers Etats allemands, et leur dicta les décrets de Karls-
bad. Ce furent des temps terribles pour la partie devenue
consciente de la bourgeoisie allemande, pour la fleur de
la jeunesse académique. Les plus nobles, les plus méri-
tants parmi les fils du peuple, Stein, Greisenau, Arndt
furent suspectés, persécutés. Dans notre histoire, ces
années de réaction ont une réputation funeste et personne
ne les a condamnées plus impitoyablement que nos partis
de gauche. »
On le voit : Kotzebue, l'espion tu tzar, l'œil de Moscou,
c'est Rathenau, Rathenau de Rapallo. Giïnther, si fier de
sa modeste collaboration à l'œuvre libératrice, le jeune
Gunther, cand. phil., secrétaire de Ludendorff, corres-
pondant de Helfferich, l'ange de l'assassinat, le vengeur
vierge, c'est Sand redivivus. Nous nous imaginions les
monarchistes allemands courbant la tët& sous les impré-
cations ; nous croyions au discrédit durable du « parti du
crime ». Mais si le parti du crime a quitté, un instant, son
attitude isolente, c'est qu'il lui convenait de poser au mar-
tyr. Il se drape à présent dans des souvenirs romantiques.
Il se plaint d'être persécuté, et proteste, au nom de toutes
les libertés germaniques, contre les ordonnances du Pré-
sident d'Empire. M. Wirth est un Metternich qui veut,
comme l'autre, vinculer la pensée allemande. Les univer-
sités le combattront jusqu'à la mort.
A Heidelberg, le 28 juin, le conseiller intime, Prof.
Dr Lenard, prix Nobel, refusa de mettre en berne le
drapeau de l'Institut de physique, et commença son cours,
au mépris d'une ordonnance ministérielle. Comme les
ouvriers républicains voulaient faire respecter la loi, les
étudiants, groupés autour de leur maître, tentèrent sur la
252 Le Flambeau.
foule une expérience physico-politique en l'arrosant
scientifiquement...
En 1819, les universités étaient seules contre les gou-
vernements à défendre l'idée allemande. En 1922, der-
rière les princes de la science s'avancent les princes tout
court. Et la Bavière, en état de semi-restauration, n'a
pas attendu vingt-quatre heures après la mort de Rathe-
nau pour proclamer, au nom de l'Allemagne des patriotes,
la résistance à l'oppression.
Les rôles sont retournés, dira-t-on. Parfaitement, et
complètement. Ouvrez les journaux nationalistes. Lisez
les titres: Attentat contre... Helfferich!... Le Bolché-
visme en marche... La Dictature sanglante... L'Appel aux
baïonnettes françaises et aux canonnières anglaises... Les
patriotes privés du droit de penser, pour deux ans.
Le comte Lerchenfeld, en plein Landtag de Bavière, a
traduit ces sentiments et trouvé la formule de la résis-
tance légale à l'arbitraire :
Le gouvernement bavarois, a-t-il dit, ne peut approuver l'ordonnance
principale et cela pour les raisons suivantes. Le point essentiel est
l'extension de la protection aux anciens gouvernements républicains
et à leurs membres. Cette mesure est excessive. Elle est inutile à la
protection du gouvernement actuel. En Bavière elle pourrait amener
des poursuites judiciaires que réprouverait le sentiment public (1).
La peine de trois mois de prison fixée comme minimum est exagérée.
Les prescriptions relatives au Tribunal extraordinaire empiètent sur
la souveraineté des Etats confédérés. Ce tribunal n'a pas le caractère
fédéral que devraient posséder toutes les institutions communes de
l'Allemagne. Le droit de grâce du Président d'Empire reçoit une
extension incompatible avec la souveraineté des Etats dans l'ordre
judiciaire. Enfin il s'agit de mesures d'exception qui, d'après la
déclaration expresse du ministre de la Justice d'Empire, M. Radbruch,
sont dirigées contre la Droite, par conséquent contre une partie du
peuple allemand. Or les mesures d'exception sont toujours regret-
tables et devraient disparaître le plus tôt possible, tandis que l'ordon-
nance principale doit être transformée en loi. Toutes nos objections
(1) Le comte Lerchenfeld fait probablement allusion aux assassins
de Kurt Eisner.
Est-Ouest-Express . 253
contre l'ordonnance valent, et bien plus fortement encore, contre
la loi.
Il est incontestable que nos mœurs politiques sont devenues sau-
vages. C'est la dernière conséquence de la guerre, c'est le résultat
de l'impossible traité de Versailles, c'est l'effet de la pression inouïe
à quoi notre patrie est soumise depuis le 28 juin 1919. Il ne peut
s'agir du choix entre la république ou la monarchie. Si des ordon-
nances sont nécessaires, leur titre doit exprimer qu'elles sont rendues
pour la protection de la Constitution, non de la République. C'est
seulement à cette condition que tous les citoyens pourront respecter
des décrets destinés à combattre les excitations et les mensonges
politiques.
On a bien lu. Le comte Lerchenfeld veut proscrire le
nom même de la République (Republik), employé, il est
vrai, dans ces ordonnances avec une ostentation à quoi
nous n'étions pas habitués. La République veut imposer
« son nom, ses lois et son drapeau ». Quelle audace!
N 'est-ce pas une audace excessive ? La Frankfurter se le
demande mélancoliquement.
Il y a huit jours que Rathenau est tombé. La première nouvelle
nous avait atterrés. Puis éclata en nous le sentiment qui inspira au
chancelier d'Empire la parole célèbre: « Maintenant, c'est assez. »
Assez de tolérance, assez de conciliation. Soyons fermes, soyons
impitoyables envers ceux qui nous menacent, qui menacent notre
patrie commune. Telle fut notre seconde pensée, il y a une semaine.
Mais la troisième, hélas! fut la question résignée: combien de temps
cette volonté d'assurer à tout prix le respect et la sécurité de l'Etat,
combien de temps cette volonté restera-t-elle tendue? Ne sera-ce pas,
comme après l'assassinat d'Erzberger, grande effervescence d'abord,
et puis au bout de deux, de trois semaines, toute cette agitation
vint se briser contre I'écueil de la bureaucratie, du particularisme,
de la veulerie?
Et l'orthodoxe gazette de la dynastie Sonnemann,
quelques lignes plus bas, nous administre topiquement
la preuve de cette veulerie en s'inquiétant des manifesta-
tions socialistes qui, dit-on, se préparent!... Mais est-on
bien sûr que les socialistes majoritaires soient, eux-mêmes,
aussi joyeusement disposés à la lutte qu'ils le paraissaient
254 Le Flambeau.
d'abord? Le compagnon Scheidemann, l'autre jour,
réclamait la dissolution du Reichstag, l'entrée en cam-
pagne de toutes les forces socialistes contre les assassins
et les affameurs. On sait que l'Allemagne agrarienne
exigeait le retour au commerce libre et la suppression du
ravitaillement en pain; c'était la question de VUmlage, de
la livraison forcée par les cultivateurs de 2,500,000 tonnes
de céréales à un prix de beaucoup inférieur à celui du com-
merce libre. La suppression de VUmlage devait faire mon-
ter de 14 à 40 marks le prix du pain. M. Scheidemann affir-
mait que le cri de guerre « Gegen den Brotwucher » pro-
mettait la revanche des élections de malheur, celles de 1920.
Le meurtre de Rathenau augmentait encore les chances
du seul parti qui en Allemagne soit vraiment républicain.
Or, les socialistes, subitement calmés, viennent de sous-
crire à un compromis. VUmlage aura lieu; mais les prix
consentis aux paysans sont rémunérateurs et se rappro-
chent des prix du marché intérieur libre. Dans tous les cas,
c'est le pain cher. Les socialistes ont-ils reçu l'assurance
qu'en échange de leurs concessions aux agrariens la ma-
jorité votera, malgré la Bavière, la loi sur la protection
de la République? Il n'y paraît pas. Rien n'apparaît d'ail-
leurs sur le brumeux horizon.
Aussi préférons-nous finir par des citations plutôt que
par des prophéties. Walther Rathenau l'a dit : « La nou-
velle Allemagne est de tous les peuples le plus inconnu. »
Et il a dit encore, cet Hébreu : « Nous sommes une géné-
ration de transition, destinée au fumier, indigne de la
moisson. »
Anagnoste.
Correspondance
Nous avons reçu de M. Pierre Nothomb, la lettre suivante que nous
nous faisons un devoir de publier.
Messieurs,
M. le baron Beyens vient de répondre longuement dans
le Flambeau à mon article sur la Déclaration de Sainte-
Adresse. Il me serait personnellement agréable de ripos-
ter. Je m'abstiendrai de le faire pour quatre motifs:
1° Le premier motif est que l'ancien Ministre des
Affaires étrangères a fait de sa politique un tableau qui
confirme tout ce que j'en ai dit et qui rend inutile tout ce
que je pourrais dire. Souci de notre petitesse, attachement
à la neutralité, peur des alliances, ignorance de notre esprit
public, humiliation devant la Hollande, crainte que les
Allemands ne nous traitent en ennemis (!) — doute de la
victoire en un mot: voilà la folle politique qu'on nous
expose comme ayant été pendant deux années de guerre
celle de la sagesse. Il y a beaucoup de détails à ajouter au
tableau, rien d'essentiel;
2° Le second motif est qu'il me déplaît de faire usage
d'éléments que je n'ai connus, après le départ du baron
Beyens, que grâce à une collaboration avec ses succes-
seurs. Il est facile et assez peu courageux de la part de mon
éminent contradicteur de traiter 'de « bruits sans fonde-
ment » et même de « ragots de trottoir » certains faits que
j'ai cités. J'ai écrit dans les premières lignes de mon article
de février que j'aurais le souci de ne dire que ce que savait
à ce moment à Sainte-Adresse « tout patriote indépendant
256 Le Flambeau.
et inquiet ». Si M. le baron Beyens n'a pas compris ma
discrétion, ce n'est pas une raison pour moi de m'en dé-
partir, fût-ce pour lui prouver ses erreurs;
3° Le troisième motif c'est que certaines allégations de
M. Beyens se réfutent d'elles-mêmes. Sa politique était
celle du Gouvernement : allons donc ! Il dit lui-même que
le Cabinet était divisé sur les problèmes d'avenir. Et le
comte de Broqueville vient de lui donner un démenti assez
éclatant en disant que son gouvernement avait, dès 1915,
posé devant l'Europe la question rhénane. La vérité est
que pendant deux ans un ministère faible et dispersé crut
tenir en mains un ministre des Affaires étrangères qui
lui échappait et agissait seul, comme à Londres, en juillet
1916, à la première injonction du voisin... Quand la poli-
tique rhénane que nous préconisions fut-elle une politique
d'annexion de la Rhénanie? etc., etc.;
4° Le quatrième motif, et le plus grave, c'est que, en se
défendant, M. Beyens, ancien Ministre des Affaires étran-
gères et ambassadeur en fonctions, entraîné par son sujet
s'est oublié jusqu'à fournir aux Hollandais des arguments
de nature à leur être puissamment utiles contre nous dans
des négociations en cours. Les traités de 1839 étaient intan-
gibles dans leurs stipulations territoriales! Déclaration
aussi peu juridique que fâcheuse au moment où il s'agit
de montrer à la Hollande que ce qui domine le problème
hollando-belge c'est la décision du 8 mars 1919, qui décide
la revision des traités « dans l'ensemble de leurs clauses ».
Je préfère ne plus donner à l'honorable diplomate l'occa-
sion de fournir des armes à nos adversaires et, par des
déclarations certainement inconsidérées, de nuire grave-
ment à son pays.
Veuillez agréer, etc.
Pierre Nothomb.
XX
Paul Errera
(25 juillet 1860 — 12 juillet 1922).
H
ft.
w
Georges Petit : Buste du peintre Auguste Donnay.
o
-?
Le Secret de William Stanley
VIe Comte de Derby
M. Abel Lefranc, l'éminent professeur du Collège de France, l'au-
teur de Sous le Masque de William Shakespeare, a fait au Flambeau
l'insigne honneur de lui adresser, en trois articles, une réfutation d'une
objection stratfordienne, formulée ici même par M. Paul de Reul.
Pourquoi le VIe comte de Derby a-t-il gardé toute sa vie l'anonymat
qui le privait d« la gloire la plus éclatante? M. Lefranc admet que
s'il ne réussit pas à expliquer ce secret, son hypothèse a beaucoup
de chances de rester une hypothèse. La publication de la présente
étude, attendue avec impatience par tous les shakespeariens, doit
apporter la <c décision » de cette passionnante bataille littéraire.
Au cours de deux volumes, publiés dans les premiers
mois de 1919 et intitulés: Sous le Masque de William
Shakespeare: William Stanley, VIe comte de Derby
(Paris, Payot, in-16), j'ai entrepris de prouver que le
théâtre shakespearien n'était pas l'œuvre de l'acteur de
Stratford-sur-Avon, mais celle d'un membre de l'aristo-
cratie anglaise de l'époque élisabéthaine, et, selon toutes
les vraisemblances, de William Stanley, VIe comte de
Derby. Depuis lors, cette thèse a été discutée, parfois
avec passion, en plusieurs centaines d'articles (1 ), tant en
France qu'à l'étranger. Parmi les critiques, les uns l'ap-
prouvèrent; d'autres la contestèrent ou la nièrent;
d'autres encore, incertains et troublés, réservèrent
leur jugement définitif, tout en admettant le bien-fondé
de certaines parties de la démonstration. En par-
ticulier, les pages relatives à la charmante comédie
(1) On peut en évaluer le nombre à près d'un millier.
17
258 Le Flambeau.
de Peines d'Amour perdues retinrent, à peu d'excep-
tions près, l'attention de tous ceux qui s'appliquèrent
avec quelque esprit de suite à l'examen de la question.
Les éléments réels dégagés au cours de cette étude frap-
pèrent quantité de personnes( 1 ) . On doit noter, en outre,
que certains juges, et non des moins qualifiés, se sont
prononcés pour une solution transactionnelle. Partant de
cette idée que Lord Derby, grand amateur des choses
du théâtre et mêlé de très près au monde des acteurs de
son temps, a composé certainement une série d'ouvrages
dramatiques (2), ils considèrent qu'il a pu fort bien
utiliser la collaboration ou le concours technique de l'ac-
teur William Shakespeare, dont le nom aurait figuré seul
pour des raisons faciles à deviner. On s'expliquerait ainsi
les rapports incontestables qui rattachent le VIe comte
au théâtre shakespearien. Une telle hypothèse offrirait,
d'après ces critiques, le grand avantage de concilier tous
les éléments du problème.
Au reste, quelle qu'ait été l'injustice flagrante dont
certains jugements hostiles portaient l'empreinte, je me
suis abstenu résolument de toute controverse, estimant
préférable de continuer avec méthode les recherches
Commencées, plutôt que de poursuivre des polémiques,
que, trop souvent, l'ignorance ou la légèreté de mes con-
tradicteurs risquait de rendre assez vaines. De toutes
manières, aucune des démonstrations positives, présen-
tées dans les deux volumes de Sous le Masque, n'a été
(1) Voyez The Nineteenth Century, juillet 1919, article de
M. E. Andrews, etc.
(2) Le fait est prouvé par deux lettres envoyées en juin 1599, de
Londres, par un agent secret du parti catholique, George Fenner, à
ses correspondants de Venise et d'Anvers: « Le comte de Derby
s'occupe uniquement à écrire des comédies pour les comédiens
publics. » — <( Notre comte de Derby est occupé à écrire des comédies;
pour les comédiens publics. »
Le Secret de William Stanley. 259
jusqu'à présent compromise, ni même entamée, par une
argumentation sérieuse.
* ♦
Depuis quelques années, les choses ont évolué: il est
de plus en plus manifeste que le scepticisme à l'égard du
dogme shakespearien tend à se répandre dans le monde
entier, en Angleterre comme ailleurs. D'innombrables
articles, dans la presse des deux mondes, sont là pour le
prouver. Un bulletin impartial, consacré à ce mouvement
d'idées, révélerait sûrement des changements fort pi-
quants. Certains journaux considérables, de grandes
revues d'outre-Manche accueillent fréquemment des
études qui impliquent une hétérodoxie non dissimulée.
Que de propos n'avons-nous pas entendus personnelle-
ment, depuis l'apparition de Sous le Masque, et qui
attestent, en des milieux fort différents, l'ébranlement,
chaque jour plus sensible, de l'ancienne foi shakespea-
rienne! Désormais, le problème demeure posé devant
l'opinion, et il n'est plus au pouvoir de personne de
l'écarter. Beaucoup d'excellents esprits s'avouent, de ce
chef, troublés ou inquiets. D'autres confessent que la
défense de la foi orthodoxe leur apparaît comme si faible,
si étroite, parfois même si puérile, qu'ils se sentent invin-
ciblement attirés vers^ une exégèse nouvelle. Une orienta-
tion toute différente leur semble souhaitable en matière
de recherches critiques et de raisonnement. Il est trop
clair que le credo actuel ne fournit aucune réponse aux
innombrables questions que les progrès de la psychologie,
aussi bien que ceux de l'histoire littéraire, donnent main-
tenant le droit de poser. La critique indépendante, long-
temps prohibée, pénètre décidément dans ce magnifique
domaine de recherches. On n'est plus exposé à passer
pour un demi-fou, ou tout au moins pour un halluciné,
par le simple fait qu'on ose émettre des doutes sur l'iden-
tité véritable de l'auteur d'Hamlet. Oserais-je ajouter que
260 Le Flambeau.
l'abondante correspondance qu'il m'a été donné de rece-
voir, depuis le début de l'année 1919, suffirait à révéler
avec quelle ferveur quantité de personnes cultivées s'inté-
ressent, à peu près en tous lieux, à la solution de cette
passionnante énigme? Les professeurs d'universités,
aussi bien que ceux de l'enseignement secondaire, com-
mencent à s'émouvoir. J'ai pu recueillir, de ce côté, une
série de déclarations vraiment encourageantes. Et ces
sympathies ne restent pas platoniques. Des maîtres écou-
tés de la jeunesse n'hésitent pas à affirmer leurs doutes
dans des cours publics. Si nous donnions ici un aperçu
de ces adhésions, recueillies, sous des formes diverses,
parmi les hommes d'action de notre temps, les savants,
les historiens, les professeurs de littérature, on serait
sans doute fort étonné de leur variété et de leur portée
singulière.
L'heure est passée où la curiosité provoquée par le
problème shakespearien pouvait être satisfaite avec de
belles négations doctrinales.
Puisque cette évolution récente ne saurait plus être
niée, qu'il nous soit permis de rendre un hommage
public à l'un des hommes qui ont le plus travaillé à la
préparer: Sir George Greenwood, ancien membre du
Parlement d'Angleterre, l'infatigable critique, dont les
ouvrages, pénétrants et solides, ont tant contribué, au
cours des quinze dernières années, à battre en brèche la
tradition surannée qui prétend monopoliser les études
shakespeariennes. Sir George n'a cessé de révéler les
contradictions que suppose le credo stratfordien, l'insi-
gnifiance et l'invraisemblable pauvreté des moyens mis
en œuvre pour le défendre, mais il n'a pas été au delà.
Sa position d'« agnostique » ne l'empêche pas, cependant,
de suivre avec un intérêt non dissimulé l'argumentation
qui tend à faire de William Stanley, VIe comte de Derby,
le plus grand dramaturge des temps modernes, l'auteur
Le Secret de William Stanley. 261
mystérieux caché sous le nom de William Shakespeare,
acteur de la troupe de son frère.
#
* •
Depuis la publication de Sous le Masque, nous avons
eu l'occasion de mettre au jour divers travaux qui en ont
affermi ou précisé les conclusions, du moins sur certains
points, par exemple en ce qui touche le Songe d'une nuit
d'été (1), les Joyeuses Commères de Windsor (2) et
L'Origine d'Ariel (3). Avant d'aborder le nouvel ordre
d'études que nous voudrions exposer aux lecteurs du
Flambeau, il ne sera pas inutile d'indiquer les principaux
résultats acquis sur la genèse et le sens du Songe d'une
nuit d'été, en raison de leur signification toute particu-
lière. Nous avons pu démontrer, en effet, et de la manière
la plus sûre, les points suivants :
1° Cette charmante comédie, l'une des créations les
plus exquises qui soient au théâtre, a été composée, à la
fin de l'année 1594, d'après les indications mêmes qu'elle
contient, et représentée pour la première fois, devant la
cour d'Elisabeth, à l'occasion du mariage du VIe comte
de Derby avec Elisabeth Vere, fille aînée du comte d'Ox-
ford et petite-fille de Lord Burghley, vers le 24 jan-
vier 1595.
2° Les célèbres allusions de l'acte II (scène 1, vers
60-174) qui ont donné lieu à des volumes de commen-
taires, ne visent en aucune façon les fêtes données par
(1) Voir L'Opinion des 16 et 23 octobre 1920: Le Secret du Songe
d'une nuit d'été; les Mélanges Bernard Bouvier, édit. Sonor,
Genève, 1920, p. 301-320: La réalité dans le Songe d'une nuit d'été;
L'Illustration et The lllustrated London News, du 30 octobre 1920.
(2) Voir L'Opinion des 5 et 12 février 1921 : A propos des
« Joyeuses commères de Windsor ».
(3) L'Origine d'Ariel, dans le volume du Cinquantenaire de l'Ecole
pratique des Hautes Etudes. Paris, Ed. Champion, 1921, et le tirage
à part. Voir aussi la Revue du xvie siècle, t. VIII, p. 137.
262 Le Flambeau.
le comte de Leicester, en 1575, en l'honneur de la reine
Elisabeth, à Kenilworth : elles s'appliquent, de toute évi-
dence, aux fêtes offertes à cette souveraine par le comte
de Hertford, au château d'Elvetham (Hampshire), en
septembre 159Î . C'est là que parurent ou furent évoqués,
au cours de magnifiques spectacles, la reine des Fées,
Auréola (véritable Titania), Auberon, le roi de féerie,
Coridon et Phyllida, la sirène ou la néréide montée sur
un dauphin, les étoiles amoureuses, etc., qui se retrouvent
dans la scène citée plus haut du Songe d'une nuit d'été.
Les concordances sont indéniables.
Toutes les explications antérieures, tant de fois répé-
tées, et qui figurent encore dans la toute récente édition
de la Vie de Shakespeare de Sir Sidney Lee (avril 1922),
s'évanouissent définitivement. On doit, du reste; remar-
quer qu'elles étaient contraires aux vraisemblances les
plus élémentaires. Il ne saurait s'agir, un seul moment,
dans tout cela, du comte de Leicester et encore moins de
ses relations passionnelles avec la reine. La belle Vestale
est bien la reine Elisabeth, qui trône réellement à l'ouest
sur la gravure où sont représentés les spectacles nautiques
et autres d'Elvetham. Quant à « la petite fleur de l'ouest »,
c'est tout simplement Elisabeth Vere, filleule de la reine,
qui avait accompagné cette dernière à Elvetham, en raison
de ses fonctions de fille d'honneur. L'hommage rendu à
Elisabeth est tout naturel, et en harmonie, si j'ose dire,
avec le rôle rempli par la mariée auprès d'elle et le sou-
venir de leur présence simultanée chez le comte de Hert-
ford. Il est hors de doute que William Stanley assista
pareillement aux fêtes. Les deux jeunes gens se rencon-
trèrent et se plurent au cours de ces belles journées. Le
trait de Cupidon vint frapper la jeune fille « auparavant
blanche comme le lait, mais maintenant pourpre grâce à
la blessure de l'amour: c'est la fleur que les jeunes filles
appellent V amour oisif », comme il est dit dans le Songe
d'une nuit d'été. Mais, hélas! William Stanley n'était
Le Secret de William Stanley. 263
alors qu'un simple cadet de famille (1). Il dut attendre
d'être devenu Lord, c'est-à-dire un peu plus de quatre
ans, pour épouser celle qu'il aimait. Ce sont ces souve-
nirs que l'auteur du Songe se plaît à évoquer. Il est pro-
bable que nous possédons, en d'autres parties de la pièce,
des allusions non moins significatives à ce roman. Qui
donc pouvait être au fait de tels sentiments d'ordre
intime, sinon le comte de Derby lui-même? Rien de
commun entre ces éléments si caractéristiques et l'acteur
Shakespeare.
3° Les diverses scènes relatives à « la pièce dans la
pièce » évoquent les représentations données à la Mid-
summer (2) par les acteurs populaires de Chester, ville
chère au cœur de William Stanley, sous les auspices des
comtes de Derby. Bottom et ses compagnons, d'inou-
bliable mémoire, personnifient les artisans de la vieille
cité, qui, transformés en comédiens occasionnels, organi-
saient, le 24 juin et à la Pentecôte, alternativement, des
spectacles réputés dans toute l'Angleterre. Il n'est pas
jusqu'à cette particularité si saillante d'un personnage,
tel que Bottom, transformé en âne et parlant comme un
homme, qui ne se retrouve dans une pièce propre à
Chester: Balaam and his Ass, une des plus populaires
et des plus recherchées du cycle dramatique de cette ville.
4° Les bruyantes nuits de la Saint-Jean donnaient lieu à
des excès notoires: nulle soirée plus redoutable, dans
(1) Entre 1590 et 1595, le grand ministre Burghley, aïeul maternel
de la jeune fille, songea successivement à trois autres grands partis :
au comte de Bedford, au comte de Northumberland, au jeune comte
de Southampton. Ce dernier fut donc, pendant un certain temps, le
rival de William Stanley. La rencontre n'est-elle pas curieuse, pour
peu que l'on songe à tout ce qui a été dit depuis un siècle sur les
rapports de l'auteur du théâtre shakespearien avec Southampton?
(2) Les seules allusions au théâtre populaire que renferme le
théâtre de Shakespeare s'appliquent aux spectacles de la Midsummer
et de la Pentecôte. Or, ces dates de représentations sont alors propres
à la ville de Chester, ville des Derby.
64 Le Flambeau.
l'année, pour la vertu des jeunes filles de Chester et
même des femmes. Les documents du xvf siècle abondent
en enquêtes et poursuites motivées par des aventures amou-
reuses de la Midsummer Eve. Les couples s'égaraient, à
la suite des pageants, dans un petit bois tout proche de
Chester... Comment ne pas songer, en lisant le compte-
rendu des troubles passionnels propres à cette nuit, et
dont le petit bois proche de Chester fut le témoin complai-
sant! 1), aux aventures des divers couples du Midsummer
Night's Dream, dans le bois, près d'Athènes, pendant la
nuit : Lysandre et Hermia, Demetrius et Helena et même
Bottom et Titania? Tel épisode, par exemple celui de
l'acte II, se. 2 (v. 35-65), ou celui de l'acte III, se. 2,
évoque, d'une manière aimable et piquante, les traditions
chestériennes de la nuit du 23 au 24 juin.
5° La fameuse allusion que l'on rencontre à l'acte V,
se. 1, touchant la représentation proposée du « Masque »
des Neuf Muses pleurant sur la mort de la Science, décé-
dée récemment dans la misère, allusion qui a suscité tant
d'hypothèses diverses et de commentaires aventureux,
vise de toute certitude le Masque proposé par Arthur
Throgmorton, dans une lettre adressée à Robert Cecil,
pour le mariage du comte de Derby. L'autre masque visé
dans cette lettre serait le Songe d'une nuit rd'été lui-même.
Des rapports multiples sont donc établis entre William
Stanley et la comédie dont le mariage de Thésée avec la
belle Hippolyte forme l'aimable sujet.
Nous arrêtons là ces conclusions. Si elles sont exactes,
comme cela ne paraît pas contestable, l'aspect de la ques-
tion shakespearienne en est modifié du même coup. Non
seulement, l'histoire et le commentaire de la pièce
doivent être renouvelés d'un bout à l'autre, mais, ce qui
est plus grave, l'édifice stratfordien s'en trouve ébranlé
(1) Cf. le curieux recueil de Frederick Furniwall sur Chester dans
Early Engî. Text Soc. Orig. Séries, 108.
Le Secret de William Stanley. 265
dans ses fondements. Cela est si vrai que tous ses défen-
seurs ont prudemment gardé, sur ces résultats certains,
un silence absolu (1). Je ne crois pas que de pareils
procédés aient jamais été employés dans une controverse
historique quelconque. Voilà trente-cinq ans qu'un tra-
vailleur a commencé son labeur professionnel : toutes les
thèses et recherches qu'il lui a été donné de présenter au
public ont été acceptées sans nulle exception, et quand
ce même travailleur s'avise d'appliquer les méthodes
ainsi éprouvées au problème shakespearien, il s'aperçoit
que le sujet est tabou. Les prêtres du temple stratfordien
considèrent comme un sacrilège celui qui ose discuter
leur credo, même s'il apporte les meilleures preuves à
l'appui de ses assertions. « Raison? dit le sophiste Janotus
de Bragmardo — nous n'en usons point céans. »
*
Un nouveau texte, essentiel, va nous montrer, après
d'autres, la place exceptionnelle que les choses du
théâtre ont tenue dans la vie du VIe comte de Derby.
Déjà, dans le premier volume de Sous le Masque, nous
avions consacré un chapitre entier (le Ve) à cette matière :
La famille des comtes de Derby et les comédiens de
V époque élisabéthaine . Ces pages, qui ont, semble-t-il,
trop peu retenu l'attention des critiques, même bienveil-
lants, groupaient tous les textes relatifs aux rapports des
Derby avec les acteurs publics. Aucune famille n'a entre-
tenu avec l'art dramatique des relations plus continues
(1) Dans la nouvelle édition revisée qui vient de paraître de son
livre: A Life of William Shakespeare (776 pages!), Sir Sidney Lee n'y
fait pas la plus petite allusion. La consigne est de tout ignorer. Quel
jour de tels procédés ne jettent-ils pas sur la mentalité stratfordienne?
Je pourrais signaler d'autres faits à peine croyables. Le Supplément
littéraire du Times (16 déc. 1920) avait cependant inséré une lettre
de Sir George Greenwood résumant toutes les études que j'ai publiées
sur le Songe d'une nuit d'été.
266 Le Flambeau,
ni plus ferventes que celle qui nous intéresse ici. Les plus
célèbres comédiens du temps ont appartenu aux troupes
patronnées par Ferdinando, Ve comte de Derby, frère
aîné de notre William Stanley, depuis sa plus tendre
jeunesse — il n'avait pas 17 ans — jusqu'à sa mort.
L'acteur William Shakespeare appartint à la compagnie
qu'il protégea de septembre 1588 à avril 1594, date de
son décès. William Stanley, devenu comte de Derby,
entretint pareillement une troupe, dont nous avons
raconté les destinées, et qui se maintint jusque vers 1617.
Thomas Heywood en fit partie.
Quelque temps après l'apparition de nos deux volumes,
l'éminent historien du théâtre anglais, M. E. K. Cham-
bers a bien voulu attirer notre attention sur une lettre
qui avait été publiée au cours de la guerre (1915) dans
le tome XIII du Calendar of the Manuscripts of the
Most hon. Marquis of Salisbury, preserved at Hatfield
House (p. 609) (1). Ce document n'est pas daté, mais
il paraît tout à fait plausible de le rapporter aux toutes
dernières années du xvie siècle, et probablement aux envi-
rons de 1600. C'est une lettre de Lady Derby, femme
du VIe comte, adressée à son oncle Robert Cecil, le secré-
taire d'Etat d'Elisabeth. Aucune pièce ne pouvait démon-
trer d'une manière plus frappante le culte passionné de
William Stanley à l'égard de l'art dramatique, en même
temps que ses relations étroites avec les acteurs (2). On
devine, par les expressions mêmes employées par Lady
Derby, qu'il s'agit, chez son mari, d'une préférence telle
pour le divertissement théâtral que l'équilibre de sa vie
morale paraît presque en dépendre. Un tel document
confirme avec une force singulière les inductions que
(1) Publication de VHistorical Manuscripts Commission.
(2) Cette lettre est à rapprocher de celle que nous avons reproduite
dans notre ouvrage, t. I, p. 349.
Le Secret de William Stanley. 267
nous avions formulées, il y a trois ans. En voici la tra-
duction :
Mon bon Oncle, Etant pressée par mon mari de solliciter votre bien-
veillance en faveur de ce Brown (1) et de sa compagnie d'acteurs,
afin d'obtenir qu'ils ne soient pas privés de leurs représentations
habituelles, alors surtout que pour les maintenir ils ont employé la
meilleure partie de leurs ressources, si toutefois une matière de si
peu de conséquence peut ne pas vous paraître importune, je désirerais
que votre appui pût être un moyen de les soutenir, pour cette raison
que mon mari faisant ses délices de cette troupe, cela le préserverait
de plus grandes prodigalités et contribuerait à faire prévaloir votre
influence vis-à-vis de lui dans des matières de plus haute importance
et pour mon bien. En rappelant ma meilleure affection à votre égard,
je vous dis adieu.
Votre très attachée nièce,
E. Derby. (2)
Coïncidence vraiment surprenante: la comtesse em-
ploie, en parlant de son mari, les mots taking délite in
them (3), c'est-à-dire exactement les mêmes termes dont
use Rosenkranz, dans Hamlet (II, 2, 1. 350), quand il pré-
sente les comédiens à Hamlet en disant : « Ces acteurs
sont ceux-là mêmes, Monseigneur, qui avaient coutume de
vous charmer si fort, les tragédiens de la ville. » (Even
those you were wont to take delight in, the tragedians of
the city.)
Quelle rencontre étrange ! Si l'on veut bien relire tout ce
que nous avons écrit naguère sur les rapports du person-
nage d'Hamlet avec la physionomie morale de Derby (4),
et notamment sur le goût si vif que ce dernier manifeste,
comme le prince danois, à l'égard de ces comédiens, on
conviendra que le document nouveau offre pour l'étude de
(1) L'acteur Robert Brown.
(2) Adresse: Au très honorable, mon très bon oncle, Monsieur le
Secrétaire.
(3) Faisant ses délices des comédiens, se plaisant fort en leur
compagnie.
(4) Sous le Masque, t. II, chap. IX en entier.
268 Le Flambeau.
la question shakespearienne un intérêt tout spécial. Com-
ment identifier l'attitude d'Hamlet dans les scènes des
comédiens avec celle que l'on peut attribuer à l'acteur
Shakespeare? Quelle dérision, pour peu qu'on y songe un
instant! Est-ce que le prince danois, féru lui aussi de
théâtre et ami des comédiens, ne représente pas, de la façon
la plus évidente, le grand seigneur anglais, de souche
royale, qui accueille une troupe d'acteurs, déjà connue
de lui, dans son château et qui paraît si familier avec toute
la pratique du théâtre qu'il leur donne les conseils les plus
judicieux et les plus techniques sur l'exercice bien compris
de leur art?
Que de fois William Stanley accueillit dans ses châteaux de L'atham
et de Knowsley les troupes de comédiens venues pour y donner des
représentations!... Avec quelle sollicitude il les recommandait à ses
amis ! Entre Hamlet, fervent des choses du théâtre en même temps
qu'écrivain dramatique, et ce personnage, le parallélisme est frappant.
Aucune autre hypothèse n'a été proposée jusqu'à présent qui puisse
être assimilée à celle-là au point de vue de la vraisemblance. L'épi-
sode des comédiens dans Hamlet est le miroir fidèle de la réception
d'une compagnie d'acteurs en tournée chez un grand seigneur. II
reproduit les scènes véritables qui se déroulaient en pareille circons-
tance dans une vaste et magnifique demeure telle que Latham et
Knowsley (1). Les conseils que donne Hamlet à ses comédiens sont
sans doute ceux-là mêmes que William Stanley avait adressés plus
d'une fois aux troupes qui fréquentaient chez son père ou chez lui (2).
J'affirme à nouveau, avec l'inébranlable conviction
qu'on le reconnaîtra un jour, que tous les épisodes, allu-
sions ou évocations relatifs au théâtre, qui se rencontrent
à travers le théâtre shakespearien, s'expliquent unique-
ment, et sans aucune exception, par les circonstances de
la vie du VIe comte et spécialement par les représentations
de Latham et de Knowsley comme par les mystères et
spectacles de la Midsummer et de la Pentecôte qu'il prési-
(1) Les plus nombreuses, de beaucoup, qui aient été relevées dans
des châteaux anglais, à l'époque d'Elisabeth.
(2) Sous le Masque, t. II, p. 151-152.
le Secret de William Stanley. 269
dait annuellement et que donnaient devant lui ses com-
patriotes, les artisans de Chester.
» »
Si, comme nous croyons pouvoir le démontrer, Wil-
liam Stanley, VIe comte de Derby, doit être considéré
comme l'auteur véritable du théâtre shakespearien, il
devient indispensable d'expliquer avec quelque vraisem-
blance le secret profond dont il a entouré son activité de
poète. Pourquoi ce mystère complet qu'il a su préserver
jusqu'au bout avec une volonté et une habileté supé-
rieures? Quel intérêt considérable avait-il à dissimuler
ainsi son identité réelle? Il est de toute nécessité que des
raisons vraiment probantes puissent légitimer l'étonnante
substitution qui s'est accomplie et la rendre acceptable.
Il importe que l'existence d'une énigme shakespearienne
soit justifiée par des arguments en quelque sorte sans
réplique. Là est peut-être, à l'heure présente, le point
essentiel de la controverse.
Les motifs pour lesquels l'auteur de Jules César, de
Richard III et de tant d 'œuvres immortelles a voulu cacher
sa personnalité véritable doivent se rattacher à des cir-
constances très graves et infiniment délicates de sa vie
morale. Il ne saurait s'agir, en l'espèce, de fantaisie pure,
et encore moins de je ne sais quel calcul bizarre, ni de
mépris ironique de la gloire. Même en tenant compte des
mœurs du temps, un pareil renoncement suppose, pour
paraître plausible, une rencontre étrange de causes excep-
tionnelles. Si, pourtant, le repos, la liberté, la vie même
du poète se fussent trouvés en péril, au cas où une seule
indiscrétion eût été commise... Faut-il penser que la révé-
lation de son nom, puisqu'elle n'a jamais été faite, eût
entraîné des conséquences redoutables? Un secret si bien
gardé touchait apparemment à des intérêts de grande
importance. Serait-il donc absurde d'imaginer qu'une
270 Le Flambeau.
sorte de secret d'Etat a pu se trouver, dès l'origine, mêlé
à cette énigme extraordinaire? Et si, par hasard, notre
hypothèse venait à se vérifier, quel aspect nouveau,
inattendu, saisissant entre tous, s'offrirait aux méditations
de ceux qui s'appliquent à l'étude du théâtre shakespea-
rien î La genèse de ce dernier impliquerait, en effet, un
véritable drame bien digne du créateur de Richard III et
de Macbeth.
A vrai dire, l'heure paraît singulièrement propice pour
une telle recherche. A travers les multiples témoignages
qui nous arrivent des points les plus divers, se dégage
avec constance un ardent désir de voir la question ainsi
posée s'acheminer vers une solution satisfaisante. On
peut même affirmer que pour beaucoup d'âmes sincères,
que trouble le doute, la vérité dernière ne saurait être
conquise autrement. Tant que l'explication du mystère
n'aura pas été livrée, avec toutes les preuves d'ordre
psychologique susceptibles d'en faire comprendre l'abso-
lue nécessité, nombre d'esprits prudents, même hostiles
à la foi stratfordienne, hésiteront toujours à admettre la
croyance nouvelle, quels que soient les arguments qui
l'appuient par ailleurs.
Reconnaissons, dès l'abord, que si une pareille expli-
cation existe, elle devra présenter un caractère digne, à
tous égards, des éléments mêmes du problème. Puisque
la production dramatique dont il s'agit est une des plus
hautes et des plus compréhensives qui existent, il importe
que la justification du secret qui l'a accompagnée implique
une telle grandeur et, par ailleurs, une telle force dé-
monstrative, qu'il ne soit pas possible de la récuser. En
un mot, le secret du plus grand des poètes modernes, dès
lors qu'il peut être révélé, doit se trouver en pleine har-
monie avec la prodigieuse splendeur de son œuvre.
• *
Le Secret de William Stanley. 271
Peut-être paraîtra-t-il à propos, avant d'aborder l'ample
sujet qui s'offre à notre examen, de fournir des indica-
tions préliminaires sur ce qu'on pourrait appeler la
question des personnalités cachées en littérature. Certes,
de vastes collections, bien connues des érudits, ont été con-
sacrées, au cours du xixc siècle, aux ouvrages anonymes
et aux pseudonymes adoptés par de nombreux écrivains.
Le besoin qu'ont éprouvé certains auteurs de dissimuler
ainsi leur véritable personnalité remonte assurément très
haut dans l'histoire littéraire. Pour ne parler que des gen-
res dramatique et romanesque, quantité d'ouvrages célè-
bres de notre littérature sont demeurés anonymes. C'est
ainsi que, sans remonter jusqu'au moyen âge où l'ano-
nymat fut si fréquent, la Farce de Pathelin et les Quinze
joyes du mariage, deux chefs-d'œuvre par excellence, qui
datent de la fin du xve siècle, n'ont jamais livré les noms
de leurs auteurs. Il n'est pas douteux que des circons-
tances particulières ont aussi contribué à mettre cette
mode en faveur à certaines époques plutôt qu'à d'autres.
Le xvie siècle peut offrir, pour sa part, toute une série
d'exemples curieux de dissimulations volontaires. Un
livre d'une grande valeur technique, dont il parut, entre
1548 et 1594, au moins dix éditions (texte et traductions),
le meilleur traité de science militaire qu'ait vu éclore la
Renaissance: Instructions sur le faict de la guerre,
extraictes des livres de Polybe, Frontin, Vegece, Corna-
zan, Machiavelle et plusieurs bons autheurs (lre éd. en
1548), appelé aussi le traité de la Discipline militaire,
fut partout attribué à Guillaume du Bellay, même dans
la préface, alors qu'il est l'œuvre certaine du seigneur
de Fourquevaux, personnage considérable et fort connu
en son temps, qui remplissait les plus hautes charges du
royaume (1). Fourquevaux a laissé volontairement l'er-
(1) Voyez notre étude: Un Réformateur militaire au xvie siècle y
Raymond de Fourquevaux dans la Revue du xvie siècle, t. III, 1915,.
p. 109 à 154.
272 Le Flambeau.
reur se propager: il n'a jamais écrit un mot pour la
combattre.
L'histoire du xvif siècle, en particulier, abonde en
substitutions de ce genre: on sait combien les ouvrages
de Charles Sorel, de Mme de la Fayette et de nombre
d'autres écrivains parurent souvent dans des conditions
qui étaient destinées à dérouter les contemporains. Ce
serait un piquant chapitre de notre histoire littéraire à
écrire. Au xvme siècle, les publications faites, soit sous le
voile de l'anonymat, soit sous des noms supposés, ne se
comptent plus: quantité d'oeuvres parmi les plus célèbres
du temps, à commencer par celles de Voltaire et de plu-
sieurs philosophes, ne virent le jour — il importe de
ne jamais l'oublier — qu'accompagnées d'iridications
fausses ou énigmatiques.
Combien de mystères encore se succèdent à travers le
xixe siècle! La seule histoire des collaborations, faite à
l'aide des documents déjà accessibles, offrirait une série
de surprises à peine croyables. Est-il un épisode plus
saisissant, pour nous en tenir à cet unique exemple, que
celui de la collaboration d'Alexandre Dumas père et
d'Auguste Maquet? Les révélations véritablement sensa-
tionnelles que nous ont apportées, sur ce point, des
publications toutes récentes ont singulièrement ému et
frappé l'opinion publique. Désormais, il est avéré que
certaines des œuvres les plus célèbres du xixe siècle ne
sont pas, pour une part essentielle, de l'auteur qu'elles
ont illustré et rendu à jamais populaire. Maquet, dont
on croyait qu'il n'avait été qu'un collaborateur tout à fait
secondaire, remplit en réalité, dans l'association des deux
écrivains, le rôle de guide et d'inspirateur. C'est lui qui
a conçu, conduit et écrit, non seulement Les Trois Mous-
quetaires, d'immortelle mémoire, mais encore une longue
série de romans et de pièces de théâtre, parus sous le nom
de Dumas père, et qui figurent parmi les plus connus
de cet auteur. Il est prouvé qu'à part quelques phrases
Le Secret de William Stanley. 273
modifiées ou interverties, certains changements dans l'or-
donnance et quelques courts développements, le tQxtQ
imprimé de nombre de pages fameuses entre toutes, —
l'exécution de Milady, par exemple, — est conforme au
manuscrit de Maquet. La comparaison qui a été faite
entre les deux textes n'est pas moins décisive en ce qui
touche les autres chapitres du chef-d'œuvre attribué à
Dumas. « Le succès fut étourdissant; on attendait avec
impatience la publication de chaque feuilleton dans le
Siècle, et quand les volumes parurent chez Baudry, les
éditions se succédèrent sans interruption, tant elles étaient
rapidement enlevées par la foule. Maquet assista à ce
triomphe en spectateur. Il eut une consolation, sinon pro-
fitable, du moins réconfortante : il entendit, il lut le récit
des louanges délirantes adressées à Dumas. Il avait pro-
bablement l'âme d'un philosophe, il jouissait d'un succès
dont un autre avait le bénéfice. Il eut encore une récom-
pense : le tome Ier de l'édition originale des Trois Mous-
quetaires revêtu de cette dédicace: Cui pars magna fuit...
ce qui dans le modeste latin de Dumas signifie : « A celui
qui y fut pour une grande part. »
« Maquet était l'homme ignoré, l'homme masqué,
l'homme au masque de fer. Il dépensait beaucoup de
talent : il en tirait un maigre profit au point de vue finan-
cier, il n'en tirait aucun au point de vue de la réputation,
puisqu'il ne signait pas les œuvres. » On connaît, d'autre
part, l'émouvante réclamation qu'il a formulée dans son
testament.
Or, tout cela s'est accompli, pour ainsi dire sous nos
yeux, il y a trois quarts de siècle à peine. Beaucoup,
parmi nous, ont pu connaître encore l'un des deux acteurs
de cette étrange aventure, mort seulement en 1888. Il a
fallu la volonté tenace d'un érudit et tout le bruit produit
par un conflit judiciaire récent pour amener le public à
connaître enfin une vérité qui aurait pu rester encore
longtemps cachée. Que la correspondance de Maquet et de
18
274 Le Flambeau.
Dumas eût été anéantie, et la démonstration devenait dès
lors bien difficile, sinon impossible à poursuivre (1).
Pareillement, il serait aisé de relever en Angleterre, au
cours du xixe siècle, plus d'un exemple topique de pro-
cédés semblables. Pour ne parler que du roman, le cas de
Walter Scott et celui des sœurs Brontë figurent parmi les
plus impressionnants qui soient. Personne n'ignore que
le célèbre auteur des Waverley Novels publia une notable
partie de ses romans sous un pseudonyme, et qu'il s'obs-
tina, durant un certain nombre d'années, à nier, contre
toutes les apparences, la paternité de ceux-ci, alors que
d'innombrables lecteurs les accueillaient dans le monde
entier avec une faveur dont il n'y a peut-être pas d'autre
exemple.
« On s'arracha Waverley (juillet 1814), qui fut aussitôt
traduit dans toutes les langues. Nul ne savait qui l'avait
écrit; ce secret fut si parfaitement gardé que, de 1814 à
1826, pendant treize ans, aucune indiscrétion ne le trahit.
Ballantyne faisait copier le manuscrit avant de le livrer
aux typographes. L'original ne passait sous les yeux d'au-
cune autre personne. En vain l'Angleterre, l'Europe se
(1) Voyez Gustave Simon, Histoire d'une collaboration. Alexandre
Dumas et Auguste Maquet. Documents inédits. Paris, Crès, 1919,
in-16. De nombreux articles de journaux et de revues ont, vers le
même moment, et tout récemment encore (juillet 1922), amplement
étudié cette question si passionnante : par ex. Le Temps des 21 juin
et 8 juillet 1922, etc. — Sans vouloir mettre en parallèle une question
aussi importante avec celle d'Ubu-Roi, il sera peut-être à propos de
remarquer que l'auteur véritable de cette pièce singulière, que nombre
de critiques saluèrent en son temps comme un chef-d'œuvre, était
resté complètement inconnu jusqu'à ces derniers mois. Il paraît bien
établi que Jarry, qui fit jouer et publia la pièce sous son nom, n'y
fut en réalité pour rien. Voir sur ce piquant problème: Sous le
Masque d'Alfred Jarry (?) Les sources d' « Ubu-Roi », par Charles
Chassé, curieuse et probante brochure, et les nombreux articles dont
elle a été l'occasion. — Que d'énigmes du même ordre il serait facile
de découvrir dans l'histoire littéraire de notre temps, à commencer
par le cas si curieux d'un auteur très lu, tel que « Pierre de Cou-
levain » !
Le Secret de William Stanley. 275
demandaient qui donc était ce mystérieux génie dont les
chefs-d'œuvre se succédaient d'année en année. ...Mille
suppositions s'échafaudaient. Tantôt c'était Rob-Roy où
l'on voulait voir des mémoires, tantôt Péveril du Pic que
l'on attribuait à un frère de l'auteur de la Dame du lac,
parce qu'il avait habité l'île de Man. Walter Scott lui-
même s'amusait à égarer le public (1). »
Dans la Préface générale de ses œuvres (1829), le
romancier essaya d'expliquer les raisons de son anony-
mat. A toutes les questions posées sur cette obstination
dans l'incognito, il était difficile de donner une réponse
satisfaisante. Aussi, comme on l'a dit avec raison, n'en
a-t-il donné aucune. « J'ai déjà dit dans l'introduction des
Chroniques de la Canongate que je n'avais guère de meil-
leures raisons à alléguer que celle de Shylock : « Tel était
mon caprice du moment. » Y a-t-il tout simplement un
certain appétit « du mystère », lequel caractérise d'ailleurs
ou doit caractériser « l'organisation intellectuelle du
romancier? ou encore une certaine pudeur, pour un
grave sheriff, à signer des œuvres qui passent pour fri-
voles? Toujours est-il qu'il n'avoua que très tard, et à la
dernière extrémité, la paternité de ses romans » (2) . Ce
fait a frappé au plus haut point l'attention de notre
Balzac (3).
L'histoire du mystère qui environna longtemps les
œuvres des sœurs Brontë et spécialement celles de Char-
(1) Walter Scott, par Charles Simond. (Paris, Louis Michaud),
p. 9.
(2) Walter Scott, par Louis Maigron. (Paris, La Renaissance du
Livre), p. 8.
(3) « Tôt ou tard, l'avenir ou le présent vous savent gré d'avoir
souffert en silence. Il est un grand homme, qui, prévoyant sa gloire,
s'en est épargné les souffrances: Walter Scott a gardé pendant trente
ans l'anonymat le plus sévère, il a joué sans amertume de toute sa
renommée. » (Le Lys dans la Vallée, préface de l'édition de 1836,
p. XIII). Voyez aussi Victor Hugo dans le Conservateur littéraire r
éd. Marsan, t. I, p. 66, etc.
276 Le Flambeau.
lotte, l'auteur de Jeanne Eyre, n'est, certes, pas moins
surprenante. 11 faut lire chez les biographes de cette der-
nière, par exemple chez Mme Gaskell, les détails rela-
tifs au secret littéraire de celle qui devint illustre sous le
pseudonyme de Currer Bell. Charlotte n'hésita pas à
écrire une lettre de dénégation formelle. « La raison qui
rendait Miss Brontë si anxieuse de conserver son secret,
était, m'a-t-on dit, la promesse qu'elle avait faite à ses
sœurs en engageant sa parole, que jamais la révélation ne
viendrait d'elle. L'énigme de la publication des romans.des
trois sœurs sous des noms supposés, prenait tous les jours
des proportions plus importantes ; plusieurs critiques per-
sistaient à croire que les trois Bell n'étaient qu'un seul et
même auteur et que la différence existant dans les trois
productions marquait simplement les époques successives
de son développement littéraire (1). » Les trois sœurs
avaient tenu secrètes leurs aventures littéraires même à
leur père, et celui-ci ignora longtemps les publications
faites par ses filles, tout en habitant avec elles dans un
petit presbytère, fort isolé, du nord de l'Angleterre. Ce ne
fut qu'après la seconde édition de Jeanne Eyre que Char-
lotte voulut mettre son père dans son secret. Un jour ce
dernier s'était rencontré dans le jardin de la cure avec le
facteur apportant un gros paquet à l'adresse de Currer
Bell. (( Currer Bell... », dit le vieux ministre, « nous
n'avons pas ça dans la paroisse (2). »
Il est utile de rappeler ces faits pour montrer à quel
point la gloire littéraire a été diversement appréciée par
les écrivains, à travers les âges. On ferait aisément un gros
livre de tous les cas particuliers que révèle à cet égard
l'histoire littéraire de tous les temps. Et je ne parle pas ici
des nombreux écrivains de haute valeur qui ont écrit des
ouvrages, souvent considérables, sans se soucier de les
(1) Vie de Charlotte Brontë (Currer Bell), par Mme Gaskell (trad.
Mme Ambr. Tardieu). Paris, 1877, p. 157. Voyez aussi p. 141 à 155.
(2) E. Dimnet, Les sœurs Brontë. Paris, 1910, p. 168 et passim.
Le Secret de William Stanley. 277
publier, ni même de les faire connaître à leur entourage.
Tels d'entre eux ont composé des chefs-d'œuvre, qui ont
négligé tous les moyens de conquérir la réputation à
laquelle ils pouvaient prétendre. Le cas du duc de Saint-
Simon, l'un des plus grands écrivains français, est bien
fait pour nous inciter à réfléchir. Pour peu qu'on examine
de près les choses, il est aisé d'apercevoir que l'uniformité
d'aspirations, qui semble naturelle en pareille matière,
chez les auteurs, n'a jamais été réalisée.
Abel Lefranc.
(La suite au prochain numéro.)
Midas
ou
le Change sans migraine
Parmi les multiples problèmes nés de la guerre, celui
du change est sans conteste un des plus inattendus et des
plus nouveaux pour le public. Dans la plupart des pays
le change n'était connu, avant la guerre, que des écono-
mistes et des banquiers. Depuis 1914, et surtout depuis
1919, les problèmes du change s'imposent de plus en
plus à l'attention de l'opinion publique. Couramment le
public rencontre le change comme facteur important dans
toutes les grandes questions sur lesquelles son attention
est attirée. S'agit-il de la cherté de la vie, de la crise
économique, des réparations, etc., partout le change
intervient.
Or, si par le fait même de voir le change invoqué à
îout propos, le public commence à se rendre compte de
son importance, il s'en faut de beaucoup que même le
public cultivé ait une idée quelque peu précise de son
mécanisme et de ses répercussions sur l'activité écono-
mique et, en général, sur toute la vie sociale. On consi-
dère d'ordinaire que ces questions sont par trop compli-
quées, qu'il est impossible de les étudier sans posséder
une préparation spéciale et qu'il convient par conséquent
de les abandonner aux économistes.
Il y a dans cette opinion une grande part de vérité,
mais aussi une certaine exagération. S'il est vrai que cer-
taines questions spéciales relatives au change sont com-
plexes, s'il est vrai que pour étudier la question à fond
Midas ou le Change sans migraine. 279
une forte préparation scientifique est nécessaire, il n'en
reste pas moins vrai cependant que les grandes lignes du
problème peuvent être exposées au public non spécia-
liste.
Il serait d'autant plus souhaitable que les gens cultivés
possédassent quelques notions précises sur ce problème,
que celui-ci ne paraît pas devoir disparaître de sitôt des
préoccupations des hommes d'Etat.
Dans les lignes qui vont suivre nous ferons un exposé
général de la question du change. Négligeant les détails,
nous nous en tiendrons aux grandes lignes, qui elles-
mêmes d'ailleurs ne seront qu'esquissées.
*
* *
Le change est un phénomène né de la nécessité de
régler les paiements internationaux, ou autrement dit
c'est un procédé par lequel les habitants d'un pays
reçoivent des paiements de l'étranger ou s'acquittent de
leurs dettes envers l'extérieur (1).
Le seul élément qui différencie les paiements extérieurs
des paiements faits dans le pays même, et qui donne nais-
sance aux phénomènes du change, c'est la diversité des
monnaies de pays à pays. Lorsqu'un Bruxellois doit
effectuer un paiement à Anvers, il lui suffit de choisir le
procédé par lequel il enverra un certain nombre de francs
à son créancier; mais doit-il faire un paiement à l'étran-
ger, il faudra qu'au préalable il convertisse ses francs en
monnaie du pays créancier.
On doit donc distinguer entre les monnaies nationales
(1) Le terme change s'emploie encore pour désigner le cours, le
prix des monnaies étrangères; c'est dans ce sens que l'on dit: le
change hausse ou baisse. Il s'emploie également pour désigner l'opé-
ration même d'échanger certaines monnaies contre d'autres: « faire
le change ». Dans ce dernier sens, on dit également « le change
manuel ».
280 Le Flambeau.
circulant dans chaque pays et la monnaie internationale.
La monnaie nationale sera en or, en argent, en papier,
elle peut même prendre d'autres formes et, en somme,
elle ne nous intéresse pas pour le moment. La monnaie
internationale, en principe, est fournie exclusivement par
l'or, sauf dans les relations avec l' Extrême-Orient où le
métal argent joue un rôle important. Il semble donc à
première vue que les paiements internationaux soient
réglés exclusivement en or. C'est ce que beaucoup de
personnes s'imaginent d'ailleurs. Cette idée s'est encore
renforcée dans le public depuis qu'il entend constamment
parler des marks-or à propos des réparations.
En fait cependant l'or ne joue dans les règlements
internationaux qu'un rôle tout à fait minime, il n'inter-
vient que dans certaines circonstances, comme appoint
pour régler le solde de dettes et de créances interna-
tionales. L'usage constant de l'or présenterait de très
grosses difficultés pratiques, en outre il en faudrait des
quantités qui excèdent de loin les stocks existants.
De sorte que, contrairement à ce qu'on croit très sou-
vent, le change n'est pas basé sur un usage régulier de
l'or. Bien au contraire, tout le mécanisme du change tend
à régler les paiements internationaux en réduisant l'usage
du métal à un minimum aussi bas que possible.
Le commerçant de Bruxelles dont nous avons parlé,
pour payer les marchandises achetées à Londres, deman-
dera un chèque à son banquier; le particulier partant
pour l'étranger demandera une lettre de crédit, etc.
Mais le banquier, pour fournir des chèques ou autres
moyens de paiement sur l'étranger, doit y posséder un
avoir. D'où celui-ci proviendra-t-il ? Il proviendra prin-
cipalement des créances sur l'étranger que le banquier
aura obtenues de sa clientèle. Car si certains clients lui
demandent des chèques sur l'étranger, d'autres lui offrent
des chèques ou des traites qu'ils détiennent comme
contre-valeur de marchandises exportées, ou encore des
Midas ou le Change sans migraine. 281
coupons des valeurs étrangères (actions, obligations, etc.)
qu'ils possèdent, etc.
il en résulte qu'il existe un marché permanent de
moyens de paiement sur l'étranger (les devises étran-
gères) qui s'effectue par l'intermédiaire des banques.
Les uns demandent des devises, les autres en offrent.
C'est l'état de ce marché qui détermine le cours du
change.
C'est ici que nous abordons la question essentielle,
celle qui est spécialement de nature à intéresser le lecteur.
Comment le prix du change s'établit-il? Pourquoi la livre
anglaise ou le dollar coûtent-ils autant de francs et pas
plus ou moins? Pourquoi coûtent-ils plus ou moins cher
à certains moments qu'à d'autres?
Pour donner une réponse à cette question, 'il convient
au préalable de faire abstraction des circonstances
actuelles. Envisageons d'abord comment les choses se
passaient avant la guerre, dans les circonstances nor-
males; nous pourrons ensuite décrire plus facilement la
situation présente.
Comme nous l'avons dit, le système monétaire de la
plupart des pays était basé sur l'or, en ce sens notam-
ment que les banques d'émission remboursaient leurs
billets en or. En principe un franc ou une livre anglaise
étaient donc des monnaies d'or. Il n'y avait par consé-
quent rien de plus facile que d'établir le rapport existant
entre ces deux monnaies, il suffisait de connaître leur
poids en métal fin. Or, comme il y a autant d'or en une
livre qu'en 25 francs 22 centimes, ce dernier chiffre
représente la valeur de la livre-or exprimée en francs-or.
C'est ce qu'on appelle le pair nominal, le pair métallique
ou le pair tout court. Pour le dollar le pair est de 5 fr. 18 c,
pour le florin hollandais de 2 fr. 09 c, etc.
En principe le prix d'un dollar (représenté par un
chèque, une traite, un billet de banque américain, etc.)
ne devait donc pas dépasser 5 fr. 18 c. Et en fait, dans les
282 Le Flambeau,
rapports entre les pays à circulation monétaire normale,
le cours du change oscillait aux environs du pair. Il s'en
détachait, soit dans le sens de la hausse, soit dans le sens
de la baisse, mais dans des proportions très minimes. Les
limites des fluctuations des cours étaient représentées par
les frais de transport du métal jaune plus les frais d'assu-
rances et autres petits frais accessoires.
Or ces frais étaient tout à fait minimes. Ainsi dans les
relations entre Paris ( 1 ) et Londres ils atteignaient envi-
ron 10 à 12 centimes par livre. Quelle en était la consé-
quence? Lorsque la demande des devises sur l'étranger
augmentait, parce qu'il y avait plus de paiements à faire
qu'à recevoir, lorsque la balance des comptes envers
l'étranger était passive — comme diraient les écono-
mistes — le prix de la livre montait, mais sans dépasser
environ 25 fr. 35 c. Inversement lorsqu'il y avait plus de
créances à recevoir de l'étranger qu'à lui payer, lorsque
la balance des paiements était active, le prix de la livre
baissait, sans tomber cependant au-dessous du cours
approximatif de 25 fr. 10 c. (2).
(1) Nous prenons l'exemple de Paris et non de Bruxelles parce
qu'ici la situation était quelque peu anormale avant la guerre déjà.
La Banque Nationale ne remboursait pas les billets en or, elle ne
donnait que des pièces d'argent de 5 francs, qui n'avaient cours que
dans les pays de l'Union monétaire latine. Il en résultait que ces
pièces étaient exportées en France où l'on pouvait toujours avoir de
l'or ou des devises sur l'étranger. La base-or de la circulation moné-
taire belge se trouvait donc en France. Mais, comme les frais de
transport des pièces d'argent étaient plus élevés que pour l'or, et
surtout comme on ne pouvait avoir ces pièces à volonté, le change
sur l'étranger s'élevait parfois jusqu'à 1 p. c. au-dessus du pair, ce
qui avant la guerre était beaucoup déjà.
(2) Dans notre exemple, nécessairement simplifié, nous n'envi-
sageons que les rapports entre deux pays. En fait, sur une place
déterminée, les cours de tous les changes sont solidaires. Si la
demande des livres ou des dollars augmente à Bruxelles, par exemple,
les autres changes hausseront également. Même si les paiements
doivent se faire surtout à Londres ou à New-York, l'arbitrage fera
Midas ou le Change sans migraine. 283
La fixité des changes de la plupart des pays était avant
la guerre une circonstance éminemment favorable à l'ac-
tivité économique. Il convient cependant de ne pas perdre
de vue que cette stabilité n'était pas obtenue, comme on
le croit souvent, exclusivement par le fait que i'or était
devenu la base de presque tous les systèmes monétaires.
Cette stabilité résultait d'une série de circonstances dont
nous indiquerons les plus importantes: les grands pays
industriels avaient généralement une balance de comptes
équilibrée et même plutôt active. C'est-à-dire que le plus
souvent leurs créances sur l'étranger dépassaient leurs
dettes. Ils plaçaient le solde actif à l'étranger sous forme
d'achats de titres des sociétés étrangères ou de fonds
d'Etats étrangers. Par contre, les pays dits neufs, ou en
général les pays dont l'expansion économique commen-
çait seulement, étaient généralement débiteurs et équili-
braient leurs dettes par des placements de titres dans les
pays anciens. Telle était notamment la situation de la
plupart des républiques sud-américaines, de la Russie,
des pays balkaniques, etc.
Enfin, en ce qui concerne les balances temporairement
passives de l'un ou l'autre pays industriel, celles-ci étaient
facilement équilibrées soit par l'exportation de titres par
des banquiers arbitragistes, soit par des crédits tempo-
raires obtenus à l'étranger, soit par l'intervention de la
banque d'émission qui, en augmentant son taux d'es-
compte, attirait vers le pays des capitaux étrangers, soit
enfin par l'exportation d'or.
Il ne faudrait donc pas s'imaginer que le seul fait de
baser la circulation monétaire sur l'or suffit pour stabi-
hausser le cours des autres changes^ En effet, si le dollar ou la livre
montent, tandis que le florin par exemple reste stationnaire, on achè-
tera des florins pour se procurer à leur aide des livres ou des dollars
en Hollande. Rappelons encore que dans cet article nous sommes
obligé de simplifier les choses et que nos exemples portent tous un
caractère quelque peu schématique.
284 Le Flambeau.
liser le change. Celui-ci ne peut intervenir que spora-
diquement pour régler des balances temporairement pas-
sives. Quand on envisage de courtes périodes, l'on con-
state que le rôle du crédit, et plus spécialement du mou-
vement international des capitaux, est plus important que
celui de l'or. Si enfin l'on envisage de longues périodes,
on constate qu'à la longue les paiements entre pays sont
liquidés par des marchandises ou des services (1).
# *
Jusqu'à présent nous avons envisagé la situation telle
qu'elle se présente dans les circonstances normales.
Nos lecteurs n'ignorent pas cependant que dans la
plupart des pays européens et notamment chez les anciens
belligérants, les circonstances actuelles sont loin d'être
normales. Ils connaissent aussi, dans leurs grandes lignes
(1) Certains lecteurs se seront probablement dit que notre exposé
n'est pas complet puisque nous négligeons le billet de banque en tant
que moyen de paiement à l'étranger. Ne leur est-il pas arrivé d'em-
porter des billets belges dans un voyage à l'étranger et de les échanger
auprès du premier changeur venu? Les billets sont donc acceptés à
l'étranger? Nous avons d'ailleurs vu un jour une personne occupant
une situation sociale élevée s'imaginer que l'excédent de nos impor-
tations sur les exportations se réglait par des billets de banque.
Faut-il dire qu'il y a dans les idées de ce genre une illusion com-
plète? Les billets de banque ne sont acceptés à l'étranger que pour
être utilisés comme moyen de paiement dans leur pays d'origine. Les
banquiers ou changeurs n'en conservent qu'une petite quantité néces-
saire pour les demandes courantes des voyageurs. Dès que la quantité
des billets étrangers qu'ils possèdent dépasse le minimum nécessaire,
une partie en est renvoyée dans les pays d'origine et constitue l'avoir
des banquiers expéditeurs, grâce auquel ils pourront tirer des chèques
sur les pays en question. Si on ne leur demande pas de chèques sur
ce pays ils pourront soit y conserver l'avoir, lorsque le taux d'intérêt
est suffisamment élevé, soit acheter des devises sur leur propre pays,
soit enfin échanger ces billets contre de l'or qu'ils feront rentrer dans
leur pays.
Il n'arrive que les billets soient détenus longtemps à l'étranger que
Midas ou le Change sans migraine. 285
du moins, la série d'événements qui ont bouleversé l'équi-
libre monétaire et ont provoqué la dislocation des
changes.
Dès le début de la guerre, les banques d'émission de la
plupart des pays envisagés ont cessé de rembourser leurs
billets en monnaie métallique ( 1 ) . Dans plusieurs cas, en
effet, les porteurs de billets, pris de panique, les présen-
taient en masse au remboursement et menaçaient d'épui-
ser l'encaisse. Dans d'autres cas, les banques ont sus-
pendu la convertibilité, sans même que la panique se soit
produite. C'était une mesure de précaution, pour con-
server l'encaisse et afin de pouvoir éventuellement l'uti-
liser pour des buts d'utilité nationale. Dorénavant il
n'était donc plus possible aux banquiers de faire appel
aux encaisses des banques d'émission pour régler les
paiements envers l'étranger. Celles-ci sont restées réser-
vées aux gouvernements. Par conséquent le prix des
devises étrangères était dorénavant déterminé exclusive-
ment par l'offre et la demande, la limite supérieure à la
hausse du change, limite constituée par le pair majoré des
frais d'envois du métal, avait donc disparu.
Cette suspension de la convertibilité des billets, le
régime de papier-monnaie, est même considéré très sou-
vent comme la cause de l'instabilité du régime monétaire
lorsqu'ils sont dépréciés. Dans ce cas, des spéculateurs étrangers les
achètent et les conservent dans l'espoir d'une hausse future. Il suffit
de se rappeler le nombre considérable des marks allemands que le
public imprévoyant et aveugle a achetés depuis l'armistice, tant en
Belgique que dans beaucoup d'autres pays. Pareille détention de
billets équivaut à un crédit sans intérêt accordé au pays qui les a
émis. Nous aurons à revenir sur cette question.
(1) Cette suspension de la convertibilité, accompagnée de la pro-
clamation du cours forcé pour les billets, constitue le passage au
régime de papier-monnaie. En effet ce dernier terme est réservé par
les économistes aux billets qui ne sont pas convertibles en monnaie
métallique.
286 Le Flambeau.
actuel. Mais c'est une erreur. Le régime de papier-mon-
naie n'est lui-même qu'un symptôme d'une situation
déséquilibrée. D'ailleurs, on peut parfaitement concevoir,
et l'histoire en a montré des exemples, un régime de
papier-monnaie qui ne serait pas accompagné d'une
hausse des changes étrangers.
Ce qui caractérise essentiellement la situation moné-
taire actuelle, c'est d'abord la dépréciation de la plupart
des monnaies européennes, dépréciation qui se manifeste
par la hausse des changes sur les pays à étalon-or (1),
c'est ensuite l'instabilité permanente, les fluctuations
continuelles des changes.
Cette situation est due à plusieurs circonstances, que
nous indiquerons sommairement. D'abord, pendant toute
la durée de la guerre l'activité économique des pays
belligérants ou bien s'est sensiblement réduite ou bien
a été dirigée en grande partie vers les nécessités de
guerre. Leurs exportations se sont réduites, tandis que
leurs importations, notamment en matériel de guerre et
denrées alimentaires, se sont considérablement élevées.
Après la guerre la même situation a duré pendant
longtemps; si le matériel de guerre n'était plus néces-
saire, il fallait par contre reconstituer les stocks de ma-
tières premières, rétablir le matériel industriel détruit ou
détérioré, etc. Pendant toute cette période les pays belli-
gérants d'Europe et même certains pays neutres, mais
dans une mesure beaucoup plus restreinte, ont donc vu
leur balance commerciale empirer de plus en plus. Tandis
que les pays fournisseurs, Etats-Unis, Japon, certaines
républiques sud-américaines, etc., voyaient par contre
leurs exportations croître démesurément en volume et
surtout en valeur, et devenaient créancières de l'Europe.
La balance passive des paiements était donc la première
(1) La dépréciation monétaire se manifeste en outre par la hausse
des prix des marchandises.
Midas ou le Change sans migraine 287
raison de la dépréciation des monnaies européennes ( 1 ) .
Ce n'était pas la seule. Il faut ensuite tenir compte d'un
deuxième facteur, l'inflation fiduciaire, c'est-à-dire la
création excessive de billets de banque. Mais contraire-
ment à ce qu'on croit souvent l'action de ce facteur sur le
change n'est pas simple et automatique; elle est au con-
traire très complexe et soulève une série de questions que
nous ne pouvons examiner ici. Bornons-nous à noter
l'essentiel.
En temps normal, les banques d'émission n'émettent
de billets que pour accorder des crédits à l'industrie et au
commerce. Lorsque l'émission augmente, elle correspond
donc à une extension de l'activité économique et par con-
séquent n'agit pas sur les prix, en principe du moins.
Qu 'est-il arrivé pendant et depuis la guerre? Les
banques ont émis des billets, en quantité souvent consi-
dérable, pour faire des avances aux gouvernements. Les
billets ont été lancés dans la circulation par le canal des
fournisseurs, fonctionnaires, etc. Ils ont provoqué une
augmentation du pouvoir d'achat entre les mains de la
population, à laquelle n'a pas correspondu un accroisse-
ment équivalent de la production. La conséquence en était
(1) La balance des paiements n'est pas déterminée exclusivement
par le mouvement des marchandises, d'autres éléments entrent encore
en ligne de compte: vente et achat de titres, intérêts des valeurs
étrangères, services rendus par la flotte, etc. Un autre facteur, qui
actuellement exerce une grande influence dans certains pays, surtout <•
en Allemagne, c'est l'évasion des capitaux. Soit pour éviter les impôts,
soit par crainte de troubles, un grand nombre de capitalistes cherchent
à placer leurs capitaux à l'étranger. Il en résulte une demande intense
de devises, tandis que d'autre part les exportateurs ne jettent pas sur
le marché toutes les devises provenant des exportations. Ils laissent
à l'étranger la contre-valeur d'une partie, plus ou moins importante,,
des marchandises exportées. A l'heure actuelle c'est là une des rai-
sons les plus importantes de la baisse permanente du mark allemand.
La même raison agit d'ailleurs dans d'autres pays encore, mais avecr
moins d'intensité, pour autant du moins qu'on puisse en juger.
288 Le Flambeau,
une hausse des prix, plus ou moins forte suivant l'in-
tensité de l'inflation et suivant aussi l'influence d'autres
facteurs agissant sur les prix.
Lorsque les prix des marchandises haussent dans un
pays, il y a une tendance à les importer de l'étranger où
les prix n'ont pas haussé, ou n'ont haussé que dans une
proportion plus faible. Les importations continueront
aussi longtemps que le change n'aura pas haussé dans la
même proportion que les prix.
Le mécanisme que nous venons d'esquisser n'agit pas
toujours. Ce qui arrive souvent, c'est que le change
hausse beaucoup plus vite que les prix, de sorte qu'au
lieu d'être entraîné par les prix, c'est lui qui les entraîne
dans un mouvement ascensionnel. C'est ce qui se passe
notamment en Allemagne depuis l'armistice.
Il y a entre le niveau des prix, ce qu'on appelle la
valeur intérieure de la monnaie, et le cours des changes,
ou la valeur extérieure de la monnaie, des actions et
réactions réciproques dont l'étude sort des limites de cet
article, si celui-ci doit justifier son titre.
*
* *
D'autres facteurs, également très importants, agissent
sur le change. Ceux dont nous allons parler sont tout
particulièrement responsables de l'amplitude des mouve-
ments subis par le change. Ces facteurs sont avant tout
* la confiance, qu'on pourrait aussi appeler le facteur psy-
chologique, et ensuite la spéculation. Ces deux facteurs
agissent d'ailleurs l'un sur l'autre et souvent même se
confondent.
Le facteur psychologique agit de différentes manières.
Lorsque par suite d'événements favorables — seul l'es-
poir d'événements favorables suffit souvent — il y a lieu
de croire que la situation économique et financière va
s'améliorer, le change s'en ressent immédiatement. Les
Midas ou le Change sans migraine. 289
événements de ce genre peuvent être de natures diverses :
consolidation de la situation politique, amélioration de
la situation militaire, pendant la guerre, développement
de l'activité industrielle, probabilité d'obtenir des em-
prunts à l'étranger, etc. A ce point de vue il convient de
signaler tout spécialement l'importance de l'assainisse-
ment de la situation budgétaire. Lorsque l'on parvient à
supprimer le déficit, l'étranger considère que le danger
de voir la situation financière empirer, surtout par la
continuation de l'inflation, disparaît et le crédit du pays
s'améliore sensiblement. De même l'inflation fiduciaire
n'agit pas seulement directement sur le change. Son
influence indirecte, en tant que baromètre du crédit dont
le pays jouit à l'étranger, est souvent plus importante que
son action directe.
Les facteurs dont nous venons de parler, en augmentant
**u en réduisant la confiance dans l'avenir économique et
financier, exercent une influence favorable ou défavorable
sur les mouvements du change. En effet, lorsque la con-
fiance augmente, les banquiers, les industriels ou le gou-
vernement du pays obtiennent plus facilement des crédits
à l'étranger, ce qui fait baisser le cours des changes. Par
contre si la confiance se réduit, non seulement les crédits
s'obtiendront plus difficilement, mais il arrivera même
que les nationaux chercheront à placer leurs capitaux à
l'étranger.
La confiance exerce surtout une grande influence en
déterminant les mouvements spéculatifs. Il faut mention-
ner ici avant tout les crédits spéculatifs, dont l'action est
actuellement très importante. Voici ce qu'on entend par
là. Les capitalistes, parfois aussi les banquiers, des pays
à change favorable spéculent souvent sur le change des
pays à monnaie dépréciée, en escomptant une améliora-
tion des cours. Cette spéculation peut se faire de diffé-
rentes manières ; la plus simple, mais non la plus ration-
nelle, consiste à acheter des billets de banque du pays à
19
290 le Flambeau.
monnaie dépréciée et à attendre que leur valeur aug-
mente. C'est ainsi qu'on a acheté après l'armistice des
marks allemands dans le monde entier, pour des sommes
qui se comptent par milliards. Des billets français et
belges ont également été achetés à l'étranger, mais dans
des proportions beaucoup plus restreintes.
Un procédé plus rationnel consiste à se faire ouvrir un
compte dans une banque du pays à monnaie dépréciée et
à y faire un dépôt. Ce procédé est plus rationnel parce
qu'en attendant le dépôt rapporte un intérêt, tandis que
les billets de banque n'en rapportent aucun. C'est ainsi,
pour citer un exemple concret, que des Américains ont
fait des dépôts dans des banques françaises et belges.
Avec un dollar un Américain obtient, disons, 12 francs
et les dépose dans une banque; si dans quelque temps
le cours du dollar tombe à 10 francs, l'Américain pourra
racheter un dollar avec cette somme et aura fait un béné-
fice de 2 francs.
Ou bien, au lieu de déposer l'argent en banque, on
peut acheter des titres, des fonds d'Etat notamment, pour
les revendre lorsque le cours du change se sera amélioré.
C'est ainsi que beaucoup d'étrangers ont acheté de* fonds
d'Etat allemands, que des Hollandais ont fait beaucoup
d'achats de titres en Belgique, etc.
Or, lorsque la confiance dans la situation d'un pays
augmente, les étrangers non seulement conservent les
billets ou les dépôts en banque, maisles augmentent encore.
Tandis que lorsque la confiance diminue, l'étranger
réalise les billets, il retire les dépôts et le change s'en
ressent défavorablement.
La confiance exerce également une influence sur l'atti-
tude des habitants d'un pays à monnaie dépréciée. Lors-
qu'elle augmente, lorsque l'on croit que le change va
baisser, on n'achète des devises que dans la mesure
strictement nécessaire, tandis que leurs détenteurs cher-
chent à s'en débarrasser. Leur prix baisse donc. Par
Midas ou le Change sans migraine. 291
contre lorsque l'on croit que la tendance est à la hausse,
les détenteurs de devises tâchent de les retenir, tandis
que d'autres cherchent à en acheter en tue des besoins
futurs. Parfois on en achète même tout simplement pour
les thésauriser, ce qui se fait actuellement sur une grande
échelle en Allemagne, en Pologne, etc.
Il serait facile de citer des chiffres et des dates multiples
pour illustrer ce que nous venons de dire, mais l'espace
dont nous disposons étant limité, nous nous contenterons
des observations générales que nous venons de présenter.
L'ensemble des facteurs que nous venons d'indiquer
a donc provoqué un déséquilibre complet et des fluc-
tuations fréquentes dans les cours des changes. Pour se
rendre compte du degré de la hausse des changes, nous
allons indiquer les cours pratiqués à une date récente, à
New- York. La première colonne du tableau qui suit
indique le pair, la deuxième le cours effectif pratiqué le
1er juillet 1922.
Tours
du 1" juillet
COURS SUR :
Pair.
1922
Londres. Nombre de dollars
pour 1 livre 4.86
4.42
Paris. Nombre de cents
pour 1 franc 19.30
8.05
Bruxelles.
»
1 franc 19.30
7.95
Italie.
»
1 lire 19.30
4.45
Suisse.
»
1 franc 19.30
19.10
Amsterdam.
»
1 florin 40.195 38.73
Stockholm.
»
1 couronne 26.80
25.93
Copenhague.
»
1 couronne 26.80
21.70
Berlin.
»
1 mark 23.83
0.215
Vienne.
»
1 couronne 20.26
0.0045
Athènes.
»
1 drachme 19.30
2.75
Madrid.
»
1 peseta 19.30
15.62
Ce tableau fait ressortir une graduation dans la situa-
tion des pays européens. Il y a d'abord les pays dont le
292 Le Flambeau.
change est au pair (Suisse), ou légèrement déprécié (An-
gleterre, le cours de la livre s'étant fort sensiblement
amélioré depuis quelques mois, Suède, Hollande).
Ensuite nous avons les pays dont le change est fort dé-
précié, où l'unité monétaire a perdu de 50 à 75 p. c. de
sa valeur (France, Belgique, Italie, Grèce). Et enfin les
pays où l'unité monétaire a conservé à peine 1 p. c. de
sa valeur (Allemagne) ou même beaucoup moins de
1 p. c. (notamment l'Autriche et la Pologne avec la
Russie, qui ne figurent pas dans le tableau, n'étant pas
cotées à New-York).
Il convient d'ailleurs de faire ressortir non seulement
la dépréciation de la plupart des monnaies européennes,
mais encore l'intensité de leurs fluctuations, l'amplitude
des mouvements des cours. Cette instabilité de la valeur
des monnaies est un fait tout aussi grave, peut-être même
plus grave, que la dépréciation elle-même.
N'ayant pas sous la main un tableau complet de tous
les cours pratiqués à New- York, nous allons prendre les
cours cotés en Suisse. Le tableau qui suit indique le
cours le plus haut et le plus bas pratiqués en Suisse pen-
dant chacune des trois années précédentes.
1919 1920 1921
COURS
Cours
Cours
Cours
Cours
Cours
Cours
EN
le plus
le plus
le plus
le plus
le plus
le plus
SUISSE SUR :
Pair.
haut.
bas.
haut.
bas.
haut.
bas.
Belgique (a) .
100.—
87.—
44.75
52.37
34.19
48.91
34.25
France {b). .
100.—
90.27
41.62
52.07
31.69
48.48
36.24
Italie (c) . .
100.—
76.77
36.87
42.20
21.—
31.24
20.33
Allemagne ( d)
123.45
60.37
9.12
15.62
5.24
11.19
1.63
Autriche (e) .
105.—
30.50
2.50
4.05
1.30
1.85
0.13
Angleterre (/).
25.22
25.11
18.73
23.21
19.47
24.20
20.20
New- York (£).
5.18
5.71
4.80
6.57
5.42
6.56
5.11
(a) pour 100 fr. belges; (b) pour 100 fr. français; (c) pour 100 lires;
(d) pour 100 marks; (e) pour 100 couronnes; (/) pour 1 livre; (g) pour
1 dollar.
Midas ou le Change sans migraine. 293
La dislocation des changes que nous venons de carac-
tériser par quelques chiffres a eu des conséquences éco-
nomiques et sociales d'une exceptionnelle gravité.
Si nous nous plaçons d'abord au point de vue des pays
à change déprécié, nous constatons que la hausse des
changes étrangers y est un des facteurs de la hausse des
prix (1), dont les effets économiques et sociaux sont
suffisamment connus pour qu'il soit superflu d'y insister.
D'autre part, les fluctuations du change apportent un
élément de perturbation et d'instabilité permanente dans
toutes les opérations économiques et les rend essentielle-
ment aléatoires. Les pays à change élevé n'ont pas
d'ailleurs à se féliciter non plus. Par le fait du change
leurs marchandises sont par trop chères à l'extérieur et
leurs exportations s'en ressentent douloureusement. Si
les habitants de ces pays ont fait des placements à l'exté-
rieur, dans les pays à monnaie dépréciée, ils subissent
des pertes graves. C'est ainsi qu'en Suisse de nombreux
particuliers et des institutions financières ont subi des
pertes importantes pour avoir jadis fait des placements
en Allemagne. Enfin l'instabilité des changes est un fac-
teur de perturbation constante dans toutes les relations
internationales et toute l'activité économique mondiale
en subit les effets déprimants.
Parmi les effets du dérèglement des changes il en est
un qui mérite une attention particulière, et dont on parle
beaucoup d'ailleurs. On lit tous les jours dans les jour-
naux que l'Allemagne, par suite de la baisse du mark,
est en train de conquérir les marchés mondiaux. Pour
(1) Cependant il ne faut pas considérer la hausse des prix comme
due exclusivement au change, l'inflation y entre pour une grande
part. D'ailleurs la hausse du change, au lieu de provoquer la hausse
des prix, peut aussi en être la conséquence. Comme nous l'avons dit,
il y a entre le change et le niveau des prix une interdépendance, pré-
sentant un très grand intérêt, tant au point de vue théorique qu'au
point de vue pratique, mais que nous ne pouvons analyser ici.
294 Le Flambeau.
peu que l'on pousse cette idée à sa conclusion logique on
envierait à P Allemagne la chute de son mark et l'on
proposerait de faire baisser exprès le cours du franc belge,
ce qui serait d'ailleurs pour le gouvernement ou pour la
Banque Nationale d'une facilité enfantine.
Si cette manière de voir comporte une légère parcelle de
vérité, c'est se faire bien des illusions et faire preuve de
beaucoup d'ignorance que de l'adopter d'une manière abso-
lue. C'est un fait que les économistes ont constaté depuis
longtemps, que la dépréciation de l'unité monétaire dans
un pays déterminé peut y favoriser, dans une certaine
mesure et pendant une certaine période, les exportations.
La raison en est bien simple. A l'intérieur du pays les
prix, les salaires, les traitements, etc., ne haussent pas
d'ordinaire aussi rapidement que le change ; il en résulte
que les industriels ont avantage à exporter puisqu'ils se
procurent du change qu'ils vendent avec bénéfice. De
même, les étrangers ont avantage à venir faire des achats
dans le pays. C'est ce qui explique qu'un grand nombre
d'étrangers envahissent l'Allemagne, et que beaucoup de
Hollandais, par exemple, fréquentent les plages belges.
Cette constatation brutale étant faite, plusieurs observa-
tions supplémentaires s'imposent. D'abord la baisse de
P unité monétaire à elle seule ne suffit pas à favoriser
les exportations. Il faut encore que le pays intéressé
possède une industrie bien outillée et une organisation
commerciale adéquate. S'il n'en était pas ainsi, nous
entendrions des plaintes non seulement au sujet de la
concurrence allemande, mais encore et surtout au sujet
de la concurrence autrichienne, polonaise ou russe.
Ensuite, les effets que nous venons d'indiquer ne peuvent
durer indéfiniment. A la longue les prix et les salaires à
l'intérieur du pays finissent par atteindre le niveau du
change et alors la prime à l'exportation disparaît. Si la
chose ne s'est pas produite en Allemagne, c'est parce que
le mark baisse constamment, de sorte que les prix et les
Midas ou le Change sans migraine. 295
salaires ne parviennent pas à le rattraper, il reste toujours
une marge, mais cette marge se rétrécit constamment et
à chaque nouvelle chute du mark l'adaptation se fait de
plus en plus rapidement.
Au surplus cette situation ne présente pas que des
avantages. En somme elle se réduit à vendre les mar-
chandises à l'étranger au-dessous des prix mondiaux. Or,
si en présence de la concurrence internationale il est
avantageux de pouvoir vendre moins cher que les con-
currents, il y a là cependant une question de limite. Et
quand le prix obtenu est fort au-dessous du prix mondial
on pratique une espèce de vente à rabais, de liquidation
(Ausverkaufung, comme disent les Allemands), suscep-
tible de rapporter gros à certains industriels ou certains
commerçants, mais peu avantageuse pour l'économie
nationale dans son ensemble.
Il convient donc d'être très prudent et de ne pas s'illu-
sionner sur les prétendus bienfaits de la dépréciation
monétaire. Un régime monétaire stable présente infini-
ment plus d'avantages tant au point de vue économique
proprement dit qu'au point de vue social, c'est-à-dire au
point de vue de l'intérêt du plus grand nombre.
Quand et comment reviendra-t-on vers un régime
monétaire stable? C'est par l'examen de cette question
que nous terminerons cet article. C'est la plus délicate,
d'ailleurs, mais celle qui s'imposera de plus en plus à
l'attention de l'opinion publique.
Ce serait vouloir jouer le prophète que de lui donner
une réponse catégorique. Or, la prophétie est toujours
chose dangereuse. Il convient d'ailleurs de scinder le pro-
blème et de laisser complètement de côté la question
« quand? ». Elle dépend de tant d'éléments économiques
et politiques! Reste donc à envisager « comment » on
296 Le Flambeau,
peut revenir à un régime monétaire stable. Si l'on ne
peut répondre à cette question d'une manière catégo-
rique, du moins est-il possible de concevoir certaines
hypothèses. On peut s'appuyer dans cette matière sur
Fexpérience d'un grand nombre de pays qui ont connu
des périodes, plus ou moins prolongées, de change dé-
précié (1).
Lorsque dans un pays déterminé l'unité monétaire a
été dépréciée, le retour vers un régime stable peut, notam-
ment, se produire de deux manières (2). Ou bien, lors-
que la situation économique s'améliore, lorsque les
finances publiques sont assainies, l'inflation arrêtée, etc.,
le change s'améliore peu à peu et revient au pair. Il y a
donc tout simplement retour vers la situation antérieure
et le régime monétaire continue à fonctionner comme
avant la crise. C'est ce qui s'est passé en France après
la guerre de 1871, en Angleterre après les guerres napo-
léoniennes, etc.
(1) A ce propos il serait utile de mentionner que c'est à tort que
l'on s'imagine souvent que la désorganisation actuelle des changes
est un phénomène tout à fait nouveau et sans précédent. Ce qu'il y a
de nouveau dans la situation actuelle, c'est l'amplitude des phénomènes
et leur généralité. Ce qui rend le problème actuel particulièrement
complexe, c'est que la dépréciation monétaire a atteint la plupart des
pays européens et bon nombre de pays extraeuropéens. Mais en soi
le problème des changes dépréciés n'est pas nouveau. Des pays nom-
breux l'ont connu et parfois pendant des décades entières. Des obser-
vations nombreuses ont été recueillies sur ces matières. Les écono-
mistes ne sont donc ici nullement sur un terrain nouveau et inconnu.
Ajoutons même que, contrairement à ce que l'on affirme fréquem-
ment, les événements actuels n'ont infirmé en rien les principes de la
théorie monétaire tels qu'ils ont été dégagés par la science écono-
mique, pour autant évidemment qu'il s'agisse de principes scienti-
fiques et non de balivernes que le public ou certains journalistes
attribuent aux économistes.
(2) Nous faisons abstraction des cas exceptionnels où les billets
émis se déprécient au point de perdre toute valeur, ce qui arriva par
exemple aux assignats émis lors de la Révolution française.
Midas ou le Change sans migraine. 297
Mais il arrive souvent que, lorsque la dépréciation a
été assez prolongée et surtout lorsque la plupart des
branches de l'activité économique se sont adaptées à
cette dépréciation par la hausse correspondante des prix,
des traitements, etc., il arrive que le retour du change au
pair soit jugé impossible et même indésirable. On cher-
che alors, quand la situation économique s'améliore, à
consolider la dépréciation et à stabiliser le cours du
change à un niveau nouveau. Pour cela on rétablit parfois
la convertibilité des billets, non d'après leur valeur nomi-
nale mais d'après le cours que l'on cherche à stabiliser.
Ou même on ne rétablit pas la convertibilité, mais la
banque d'émission achète et vend du change au cours
fixé en l'empêchant de hausser ou de baisser. Cette poli-
tique a été suivie par de nombreuses républiques sud-
américaines.
Parfois cette politique de stabilisation est couronnée
par un retrait des billets dépréciés qui sont remboursés
en billets nouveaux, d'après un cours déterminé, les nou-
veaux billets étant convertibles en monnaie métallique
comme avant la crise.
Ou bien les billets restent en circulation tels quels,
mais on rétablit leur convertibilité en monnaie métallique
dont le poids a été réduit. Des réformes de ce genre ont
été réalisées en Autriche, en Russie et dans d'autres
pays.
Dans la littérature économique on désigne ces réformes,
qui ont pour but de consolider la dépréciation au lieu de
revenir au pair, par le terme « dévaluation ».
Il est bien certain que de nombreux pays européens,
tels que l'Allemagne, l'Autriche, la Pologne, etc., ne
verront plus leur unité monétaire revenir à la valeur
d'avant-guerre. Cela ne permet aucun doute. Pour
d'autres pays, comme l'Angleterre ou la Hollande, dont
l'unité monétaire n'est que légèrement dépréciée, le
retour au pair est possible et même probable. Pour les
298 Le Flambeau.
pays qui occupent une situation intermédiaire (France,
Belgique, Italie), l'avenir ne peut être prédit avec certi-
tude. Mais que l'on se rassure! Le fait de ne pas revenir
au pair d'avant-guerre, en lui-même n'est nullement un
malheur.
Dans les milieux officiels de ces pays on affirme — ie
pense-t-on vraiment? c'est là une autre question — que
seule une politique tendant vers un retour au pair est
admissible. C'est également le point de vue de certains
théoriciens. On désigne généralement cette politique
comme étant celle de la déflation, parce qu'on s'imagine
que le principal moyen d'arriver à ce but est de réduire
le nombre de billets en circulation.
Dans les milieux d'affaires par contre, ainsi que dans
certains milieux scientifiques, on est de plus en plus
persuadé, qu'une politique de retour au pair ne sera ni
possible ni utile, et que l'on devra finir par pratiquer une
politique de stabilisation. C'est également notre avis. En
faveur de la politique du retour au pair, on invoque sur-
fout les arguments suivants: on dit d'abord que toute
autre solution constituerait une politique de faillite, qui
ébranlerait le crédit de l'Etat. On ajoute aussi que le
retour au pair est nécessaire pour rétablir les situations
anciennes, spécialement en ce qui concerne les créanciers
et débiteurs. Il faut reconnaître, en effet, que la déprécia-
tion monétaire a été surtout préjudiciable aux créanciers,
parmi lesquels il faut mentionner tout spécialement les
rentiers, grands et petits. Tandis que l'unité monétaire
se dépréciait, le montant de leur capital et des intérêts
touchés restait le même. Enfin, on considère aussi le
retour au pair comme indispensable pour provoquer une
baisse des prix.
A ces arguments on peut répondre brièvement par les
©onsidérations suivantes. L'essentiel pour l'activité éco-
nomique c'est de maintenir un certain équilibre moné-
taire, la valeur absolue cie l'unité monétaire importe peu,
Midas ou le Change sans migraine. 299
ce sont ses fluctuations qui sont pernicieuses. Lorsque
l'activité économique s'est adaptée à un certain niveau
des changes, provoquer une baisse c'est déclancher une
révolution économique en sens inverse de celle qui s'est
produite pendant la période de dépréciation. C'est de
nouveau une longue période d'instabilité, de réadaptation
avec tous les troubles économiques et sociaux qui l'ac-
compagnent. Si encore les bénéficiaires de cette nouvelle
perturbation étaient ceux-là mêmes qui pâtirent naguère !
Mais ce n'est nullement certain, car un grand nombre de
porteurs de rente ou d'obligations ont vendu leurs titres.
Les bénéficiaires seront surtout ceux qui souscrivirent
aux emprunts pendant la période de dépréciation. Ils ont
versé leurs souscriptions en francs dépréciés et touche-
ront les intérêts en francs-or. Il en résultera donc une
augmentation de la charge de l'Etat, c'est-à-dire de la
masse des contribuables, du chef des emprunts nombreux
conclus depuis l'armistice.
D'autre part, la politique du retour au pair équivaut
à signifier aux industriels et commerçants qu'ils vont se
trouver en présence d'une baisse permanente des prix.
Or, rien n'entrave l'activité économique comme la certi-
tude de la baisse. En outre pareille politique constituerait
une entrave aux exportations, parce que les prix baissent
d'ordinaire plus lentement que le change, ce qui handicape
l'exportation.
Au surplus l'examen détaillé de cette question deman-
derait des développements auxquels nous ne pouvons
nous livrer ici, cet article ayant déjà dépassé les limites
qui lui ont été assignées.
»
* *
Les considérations qui précèdent auront montré, nous
l'espérons du moins, la complexité du problème du
change et son importance. Ce qu'il faut retenir surtout
300 Le Flambeau,
c'est que le change ne doit pas être envisagé comme un
phénomène autonome. Il Qst la résultante d'un ensemble
de facteurs économiques et psychologiques et on ne peut
l'influencer qu'en agissant sur ces facteurs.
Certains lecteurs auront peut-être été étonnés que nous
n'ayons rien dit des conférences internationales qui ont
discuté ou doivent discuter les mesures internationales à
prendre (crédits, etc.) pour stabiliser le change. Jusqu'à
présent ces projets n'ont pas donné d'effets pratiques et
il est peu probable qu'ils en donnent dans l'avenir. Il y a
de graves obstacles, d'ordre politique et psychologique,
qui s'opposent à l'entr'aide internationale en cette ma-
tière (1). Mais il ne faut pas oublier en outre que les
crédits internationaux, si on parvient à les réaliser, ne
seront jamais que des palliatifs, dont l'action sera tempo-
raire. Avant tout, les pays intéressés doivent compter sur
eux-mêmes: mettre de l'ordre dans leurs finances, équi-
librer leur budget, supprimer le recours à l'inflation,
intensifier l'activité industrielle, chercher de nouveaux
débouchés, éviter les troubles politiques et sociaux. En
outre, au point de vue international, ce qui importe tout
autant que les emprunts, plus même peut-être, c'est la
suppression des causes de conflits et le rétablissement
d'une stabilité politique et sociale dans l'Europe entière.
Mais ce sont là des questions qui dépassent de beaucoup
le cadre de cet article.
B.-S. Chlepner.
(1) Il s'agit de crédits internationaux en vue de stabiliser les
changes. Nous laissons de côté les emprunts internationaux pour
faciliter le règlement de la question des réparations. C'est là une
autre question, non moins hérissée de difficultés d'ailleurs.
Auguste Donnay
Quand on suit aujourd'hui, au gré d'un petit train
quelquefois capricieux, le chemin provincial qui, de Liège
conduit à Méry, on se sent lentement envahi d'une émo-
tion dont la qualité est si subtile que j'ose à peine m'ef-
forcer de la caractériser par des mots. Cette émotion,
je l'ai ressentie naguère, et bien loin de nos paysages
liégeois. C'était dans le rapide express qui glissait sur
ses voies étroites, entre Kioto, capitale du vieux Japon,
et Tokio, capitale du Japon moderne: des deux côtés du
convoi, défilaient sans interruption les rizières inondées
aux acides verdures, les cryptoméries découpées en écran
sur le ciel, les petits villages de papier et de chaume, les
Toriis arqués comme les sourcils d'un acteur tragique,
les ponts bossus où passaient des coolies coiffés d'un
champignon noir, les chemins encaissés auprès des cata-
ractes, les paysans vêtus de paille, les jeunes filles qui
marchaient haut sur leurs ghetas, protégées contre
l'averse oblique par un parapluie bleu. Tout le Japon
pittoresque et familier se déroulait ainsi, dans la cinémato-
graphie du voyage, devant mes yeux qui par delà les appa-
rences s'efforçaient d'en surprendre l'âme. Mais surtout,
une vision dominait et les villages et les foules et les
arbres et le réseau des eaux courantes: celle du mont
Fuji, l'immense cône aux cimes veinées de neige qui se
présentait à chaque détour du voyage, identique et divers
dans le soleil ou sous la pluie d'un temps mobile dont
on eût dit qu'il modifiait à plaisir les éclairages, à la façon
d'un peintre qui veut offrir son œuvre sous ses aspects
les plus variés. Et à mesure que je voyais se préciser
302 Le Flambeau.
cette féerie japonaise, je sentais une inquiétude en-
vahir ma sensibilité. Ces paysages, je les avais vus
déjà. Je ne les découvrais point, je ne faisais que les
retrouver. Les artistes me les avaient appris avant que
je ne fusse confronté avec ces aspects de la nature. Et ce
n'était point parce que tel détail avait été utilisé par
Hiroshigue ou par Hokusai que je pensais à eux, mais
parce que la stylisation sous laquelle m 'apparaissait ce
Japon d'estampe appartenait à Hokusai ou à Hiroshigue.
Ce n'était pas l'apparence qui me venait d'eux, c'était
l'âme même. Quand ces maîtres étaient allés chercher
une ligne, un trait, une inflexion du pinceau au flanc du
Fuji ou sur la grève de galets blancs du lac Biwa, ils
avaient surpris cette harmonie, cet équilibre, ces origi-
nalités qui constituent l'esprit vivant d'un peuple en
même temps que l'esprit vivant d'un paysage. Ils avaient
fini par s'identifier ainsi à ce paysage et à ce peuple, si
bien qu'il était impossible de penser aux uns sans évoquer
les autres.
* *
Donnay, sur les collines de Méry, a fait le même miracle
que les dessinateurs japonais au long de leur pays de
rêve. En traçant le portrait de sa Wallonie, il lui a con-
féré un visage qu'elle n'avait point encore. Et l'on se
demande si son œuvre a découvert la Wallonie ou si elle
l'a tout simplement créée. Si bien que notre sensibilité,
craignant d'être dupe d'une sensibilité étrangère, reste
déconcertée devant des paysages où elle retrouve un
homme et où elle a peur de ne point se retrouver elle-
même. Auguste Donnay, comme le vieil Hokusai, inflige
à notre orgueil une sorte d'humiliation en nous empêchant
de faire une découverte sans passer par son âme.
Dès que la vallée de l'Ourthe s'encaisse dans ses col-
lines aux tons de velours et d'ardoise, on pénètre dans
son domaine à lui. Qu'un autre peintre vienne planter
Un peintre liégeois, Auguste Donnay. 303
son chevalet au bord de la petite rivière argentée, et il
composera malgré lui un tableau où flottera l'esprit de
Donnay. Un sortilège l'enveloppera, à la façon de ces
rondes fantastiques que le maître de Méry se complaisait
à dessiner aux pages de ses albums. Il ne pourra plus, ce
peintre, évoquer le paysage de l'Ourthe. Il évoquera,
toujours et malgré lui, l'image que le maître de Méry a
tracée de ce paysage ; ou, plus exactement encore, il évo-
quera l'âme du maître de Méry.
11 y a deux façons de concevoir l'œuvre peinte, comme
H y a deux façons d'ailleurs de comprendre l'œuvre
écrite. L'art, quelle que soit l'époque à laquelle on l'étu-
dié, est partagé entre deux tendances: la première est
réaliste, la seconde est idéaliste. Ce classement n'est point
absolu; il l'est moins en tout cas à certaines heures
de l'évolution historique des Beaux-Arts qu'à certaines
autres. On peut difficilement dire qu'un artiste soit exclu-
sivement réaliste ou exclusivement idéaliste. Il participe
de ces deux attitudes. Il y a du réalisme chez Burne-
Jones comme il y a de l'idéalisme chez Courbet. Mais à
certains moments, le conflit entre le réel et l'idéal est plus
dessiné, plus accentué, plus exclusif. Celui que traver-
saient notre intelligence et notre sensibilité quand Donnay
ouvrait à la beauté les yeux de son esprit, était assuré-
ment de ceux-là.
Souvenez-vous: le symbolisme venait de naître. Las
des formules zolistes, dont l'exactitude, encore que plus
romantique qu'on l'a souvent dite, emprisonnait l'imagi-
nation, on en revenait au conte pour le plaisir du conte,
de l'imprévu des situations, des rencontres de person-
nages, des drôleries ou du pathétique des décors. Ce
qu'on commençait à rechercher, ce n'est point la vérité
des mensurations scientifiques dont le maître de Médan
s'était fait une loi sans gaîté, c'était le charme d'une ima-
gination qui aimait à se débrider, à se jouer d'elle-même,
à prendre des attitudes décoratives, fussent-elles fausses
3D4 Le Flambeau.
et mensongères. Ce phénomène que Ton observait dans
la psychologie des romanciers ou des nouvellistes, on le
remarquait aussi chez les poètes. Les Parnassiens étaient
des réalistes à leur manière. C'est-à-dire qu'ils étaient
exacts et que si les Parthénons dont ils faisaient le décor
de leurs poèmes restaient en dehors du temps, du moins
gardaient-ils très précisément leur aspect d'histoire. Un
poète parnassien comptait les colonnes de ses temples
comme Zola comptait les boutons de la tunique de ses sol-
dats. Si, de part et d'autre, l'intelligence avait fort à faire
dans cette façon de considérer la beauté, l'âme n'y appa-
raissait que très accessoirement. Notons aussi que le sym-
bolisme est une révolte de l'âme à laquelle les musiciens
ont accordé leur alliance. La fraternité qui existe entre les
mots et les sons, voulut s'affirmer contre cet accord sans
base que les Parnassiens avaient prétendu établir entre
les formes et les mots. Quand Verlaine réclamait « de la
musique avant toute chose », il levait l'étendard de cette
révolte, victorieuse à coup sûr, puisque la seule résolution
de la tenter assurait déjà sa victoire.
Les peintres devaient venir plus faiblement à la res-
cousse des autres arts dans cet effort de libération de
l'esprit. Et, curieuse remarque, tandis que les littéra-
teurs, dans le même temps où ils se dégageaient du pré-
jugé naturaliste, échappaient à l'académisme verbal, les
peintres fréquentaient davantage l'académie à mesure
qu'ils devenaient idéalistes. Verlaine, Laforgue, Mallar-
mé, et tous ceux qui les ont suivis, ont, selon le mot
d'un d'entre eux, tordu le cou à l'éloquence. En même
temps, ils l'ont aussi tordu à la syntaxe et, violant délibé-
rément les règles du langage pour donner plus de sou-
plesse à leur expression, ils ont atteint en poésie un stade
que nous n'avons rejoint, en peinture, que dans ces tout
derniers temps. Au contraire, les idéalistes du pinceau
s'en tenaient fidèlement aux méthodes académiques. Les
corps de Dante Gabriel Rossetti, les visages de Burne
Un peintre liégeois, Auguste Donnay. 305
Jones, les attitudes d'Holmann Hunt viennent de la plus
sévère tradition classique. Nulle déformation, nulle inter-
prétation; la vérité, strictement observée et selon les
formules. Il est exact que cet idéalisme-là soit britannique
et que l'art anglais, Turner mis à part, fut, en ce dernier
siècle, un constant exemple de sagesse et de modération
voulue. Le préraphaélisme n'eut guère d'écho dans la
peinture française. L'évolution de celle-ci, au lendemain
du naturalisme, est sortie directement des recherches
naturalistes. Le divisionnisme, le pointillisme, l'impres-
sionnisme sont des conséquences de la peinture naturaliste
bien plus que des réactions contre elle.
Donc, la réaction idéaliste, venue de la peinture anglaise,
n'a pas frappé les peintres de chez nous. Mais elle a
frappé les gens de lettres et tout le symbolisme en est
inspiré. Si, plus que les autres peintres, Donnay en fut
touché, c'est non point directement, mais par raccroc.
Ses relations l'avaient conduit dans les cercles de gens
de lettres où le préraphaélisme triomphait. Quand on
étudie l'histoire du symbolisme, on ne peut s'empêcher
de parler de Liège et de quelques revues liégeoises.
Floréal et surtout La Wallonie, du beau poète Albert
Mockel, sont à l'avant-garde de la littérature symboliste.
Au foyer de ces revues, Auguste Donnay regardait, de ses
grands yeux étonnés, le spectacle de tant de jeunes esprits
inventifs et enthousiastes qui dessinaient dans leurs
poèmes et dans leurs proses la fresque emportée de leurs
révolutions sentimentales et verbales. Et Donnay, fruste
et ému, à peine sorti des travaux manuels auxquels il
s'était consacré jusque-là, se mit, lui aussi, à écrire des
poèmes, à sa façon. Ceci signifie que Donnay, illustrateur,
est né. Et si l'on veut voir la genèse de son idéalisme, on
doit feuilleter les livres et les revues d'alors auxquels il a
collaboré.
L'illustration d'Auguste Donnay, c'est en quelque
façon l'alphabet de son âme. Au seuil de cette âme, on
20
306 Le Flambeau.
me permettra de feuilleter cet alphabet ou d'en examiner
tout au moins les premières lettres. Nous voyons le peintre
se chercher tout d'abord au travers des décors préraphaé-
listes qui, vers 1890, avaient les faveurs de ses amis: de
jeunes princesses se promènent alanguies au bord des
étangs, que sillonne la blanche mélancolie des cygnes;
de jeunes princesses s'accoudent aux terrasses, devant
des jardins fleuris de lys où, dans les vasques, sous la
lune, chante un jet d'eau. De jeunes princesses! Les
souples rêveries d'alors s'incarnent naturellement en ces
allégories alanguies. Et quand le pinceau de Donnay se
fait illustrateur, comme son crayon, nous voyons appa-
raître sur les vantaux d'un paravent des figures qui sor-
tent tout droit de la littérature. Je cite Albert Mockel:
« Sur le fond d'or régnait un paysage heureux, aux
grandes et nobles lignes ; de gracieuses et claires figures y
évoquaient mes propres poèmes. »
Mais, dans les illustrations de cette époque, Donnay
tâtonnait à la découverte de soi-même. Il y a, entre
l'allégorie et le symbole, une différence essentielle:
l'allégorie prend l'idée par le dehors et lui donne un
vêtement. Le symbole prend l'idée par le dedans et lui
donne une forme. Donnay devait faire inconsciemment
le chemin qui va de l'une à l'autre et, dépassant le sym-
bole, atteindre enfin à cette vision subjective par quoi
nous allons brusquement apercevoir sa sensibilité origi-
nale et l'expression même de la race dont il est.
Lui-même, sa race, ce n'est point assez dire. Ajoutons-y
son époque. C'est seulement après avoir fait ce voyage
vers soi-même qu'Auguste Donnay arrivera à s -appro-
prier les belles conquêtes du symbolisme. Le symbolisme
en littérature ressemble un peu, à certains égards, au
cubisme en peinture. On a raillé ses essais comme on
raillait hier les essais du cubisme. Et il est vrai qu'il y
eut souvent quelque baroque fumisterie dans l'harmonie
coloriste d'après Rimbaud ou dans l'instrumentisme 'de
Un peintre liégeois, Auguste Donnay. 307
M. René Ghill, comme il y en eut dans les tentatives de
Picasso ou de Metzinger. Mais de même que la peinture
d'aujourd'hui a conservé du cubisme une force et un
sens, de même la littérature et la peinture d'hier ont
reçu du symbolisme, fût-il le plus échevelé, une leçon
et une révélation. Ce sont et cette leçon et cette révé-
lation qu'il nous plaît de découvrir dans l'œuvre dont
nous nous occupons aujourd'hui.
On peut considérer un paysage sous un double aspect.
Le premier est objectif. Le morceau de la nature que l'on
s'est proposé représente des formes et des couleurs exclu-
sivement, des rapports de tons et des rapports de lignes.
Ce qui intéresse dans ce cas le paysagiste n'est pas diffé-
rent de ce qui intéresserait un peintre de natures mortes;
l'inclinaison d'une colline n'est pas plus émouvante que
la courbe d'un broc de cuivre; la somptuosité d'un arbre
d'automne n'est pas autrement prenante que le pelage
d'un lièvre ou les plumes d'un faisan sur une table d'une
cuisine. Le peintre peint pour peindre. Il est un œil qui
voit et une main qui reproduit avec habileté la vérité des
choses vues.
Disons en passant, non point pour en médire, mais
pour le caractériser, que l'art flamand fut souvent dominé
par ce fétichisme de la couleur pour la couleur. Regardez
les Courtens, les Claus, les Alfred Verhaeren.
La seconde façon de considérer un paysage est subjec-
tive. Qu'on me permette ici de citer un écrivain qui s'est
attaché à définir l'attitude du lyrisme contemporain,
M. Tancrède de Visan. « j'ai supposé, dit-il, une forêt
regardée du point de vue de l'analyse et du point de vue
de l'intuition. Dans le premier cas, on décrit la forêt, on
en note les colorations, on décompose et recompose les
formes, bref, on voit la forêt de l'extérieur. Dans la
seconde hypothèse, on s'efforce de sentir la forêt, de la
vivre en quelque sorte, de se mêler à son souffle, de
communier, par une façon de panthéisme immanent, à
308 Le Flambeau.
son ardeur, de devenir la forêt, en l'identifiant à son état
d'âme. » Remarquez qu'en cette hypothèse, la couleur et
la forme ne sont en quelque sorte que des figurations
sentimentales. Elles doivent satisfaire le cœur et l'esprit
au moins autant que les yeux. La peinture de Donnay est
de cette qualité. Elle s'oppose en cela à la peinture fla-
mande dont j'ai parlé plus haut. Et ce n'est ni sans
ironie, ni sans satisfaction que je comprends ainsi, aux
lumières de M. Bergson, les grands bois aux bords de
l'Ourthe que Donnay a dessinés comme des visages
humains ou, mieux encore, comme des âmes humaines.
Ne nous en a-t-il pas lui-même donné le secret quand
il écrivait cette note: « L'artiste wallon doit penser? »
Mais à côté de cette parole, une autre parole s'évoque
d'elle-même. Elle est de Léonard : « La peinture est chose
mentale. » Mentale, assurément, avec tout ce que l'esprit
renferme de grave et de grand, et surtout d'ineffable.
* *
Il y a beaucoup d'ineffable dans un tableau de Donnay.
L'émotion dont il nous remplit est souvent si subtile
qu'elle échappe à notre analyse et qu'elle déçoit notre en-
quête. Et peut-être, s'il n'avait créé que des tableaux,
vaudrait-il mieux en goûter l'ivresse sans en étudier les
causes ou les effets de crainte de les amoindrir. Mais
reprenons cet alphabet dont nous n'avons examiné que
le début. Dans la suite de ses illustrations, Donnay nous
a révélé le schéma de sa pensée et les étapes de son
voyage sentimental.
Nous l'avons quitté à l'âge des princesses adolescentes
et des cygnes sur les lacs rêveurs. Il n'y était pas tout à
fait à l'aise. Les sites convenus de la légende aristocra-
tique et anglo-saxonne intimidaient ce campagnard wal-
lon. Il lui tardait de fuir, Dieu sait où!, au diable vauvert
des taillis, des ronciers, des clairières et des champs. Le
Un peintre liégeois, Auguste Donnay. 309
voilà parti : il va rencontrer, au creux moussu des sources,
assise entre les pierres, la faunesse capripède, égarée
des mythologies, qui boit, à même la conque, la fraîcheur
de l'eau pure. Plus loin, à chevauchons sur son balai,
la sorcière nue des sabbats déchiffre les grimoires
d'enfer. Ainsi, l'esprit de Donnay s'éveille anxieusement
au surnaturel populaire. Des ténébreuses forêts du fol-
klore, mille impressions viennent à lui. Assise entre les
racines d'un vieil arbre aux branches duquel sont perchés
les corbeaux, la Tradition l'accueille et soulève à demi
pour lui le pan du manteau qui couvrait son grave visage.
Mais pour mieux entendre la voix du passé, l'artiste
s'assied au coin de l'âtre, dans les chaumières. Il écoute
l'aïeule évoquer le vieux temps et le peuple vieux. Son
âme se remplit du parfum des âges et maintenant, quand
il regarde les paysages et les gens de son pays, il lui
semble qu'il les voit pour la première fois: autour de
ceux-ci, qui font leurs quotidiennes besognes avec simpli-
cité, l'âme des pères est éparse, et le grand paysage est
lourd du poids immémorial des légendes.
Le paysage! En quelques traits, maintenant, Donnay
l'enclôt dans un carré de papier. Feuilletons le précieux
In Memoriam des Ecrits wallons de François Renkin.
La censé chaulée aux immenses toits à pans, est grande
et tranquille comme la foi, autoritaire comme le dogme.
Au bord du chemin qui monte, l'une contre l'autre, se
pressent les maisons villageoises. Le champ se mame-
lonné, où poussera le bon grain. Aux portes du fourni],
où le pain roux cuira, le noyer s'apprête à feuiller, pour
le repos des aoûterons. Ce sera l'heure où les meules se
dresseront, hautes et blondes comme des châsses, sur
l'éteule rase.
Les croquis de Donnay ont une vie prolongée: dans
ceux-ci, se révèle toute l'existence du village. Des sensa-
tions de couleurs, de parfums, de musique s'agrègent en
nous, grâce à l'accord des lignes. Ces quelques arbres,
310 Le Flambeau.
dans les prés, ces buissons qui annoncent une orée, la
pureté du ciel, n'est-ce pas toute la primevère, à l'aurore
d'un mars venteux? Et ce croquis: l'eau lisse, les collines
rondes, les arbres légers, les maisons paysannes, si joli-
ment blotties au bord du cadre, n'est-ce pas comme une
bouffée d'air violent, chargé de la fraîcheur de la rivière
débordante?
On sent frémir, par delà ces paysages que jamais ne
hante pourtant un personnage, la vie heureuse et multiple
des hommes. De parfaites fiançailles unissent les gestes
de ceux-ci aux lignes de ceux-là. « Entre le tèle où écume
le lait frais, l'été qui gonfle le pis du troupeau, la mélodie
du pâtre, et le rajeunissement éternel des âmes, il y a
des relations harmonieuses. Un humain est le fils du
fleuve, de la plaine et des monts : il porte en soi toute la
durée illimitée des ancêtres. » Ces mots, on les dirait
écrits devant les dessins de Donnay ; ils illustrent le natu-
risme de Bouhélier. Claire vision qui distingue la noblesse
intérieure des choses, la beauté éternelle des tâches
humaines, dans l'adorable unité de la vie.
Donnay a su conférer aux humbles gens des villages et
des bourgs une noblesse inconnue. A côté de l'hymne de
bronze de Constantin Meunier, d'une voix modeste, il a
chanté les louanges du travail ; il a dit le mineur couché
dans les bouveaux, heurtant du pic le charbon croulant.
Il a dit le bon menuisier, dans l'atelier parfumé de co-
peaux. Il a dit la « cotch' tresse » penchée sous le faix,
tandis qu'au lointain, le fleuve s'enfonce sous les arches.
Il a conté la douce aventure paysanne: le petit berger,
rêveur et souffrant, dans la solitude des prés ; la faneuse
perdue dans un rêve d'amour, et tout alanguie par l'odeur
des foins; le vieux faucheur quittant au crépuscule les
champs moissonnés où les gerbes s'accotent. Il a dit tout
cela avec une simplicité grave et pure qui élargit infini-
ment le cadre de ses petits Croquis. Il l'a dit pour vingt
revues ou livres, pour Wallonia, pour L'Ame des
Un veintre liégeois, Auguste Donnay. 311
Humbles, de M. Banneux, pour les écrits de Defrecheux,
traduits par Mme Emma Lambotte, pour les adorables
poèmes du Père Lecocq, pour les Noëls wallons, de
M. Auguste Doutrepont.
Avec les illustrations de ces deux derniers ouvrages,
nous découvrons peut-être le Donnay qui, ayant terminé
son voyage vers soi-même, nous donne la mesure de sa
sensibilité. Nous l'avons suivi, sur les chemins frayés par
le symbolisme, passant de l'allégorie au symbole et du
symbole à la vision intérieure du paysage. L'alphabet que
nous avons adopté pour le comprendre nous fut utile et,
grâce à lui, nous est apparu le secret de ses paysages.
Mais, encore qu'ils en constituent l'essentiel, les paysages
ne sont pas toute l'œuvre de Donnay. Parfois il les anime
d'une apparition d'êtres humains, et comme dans Patinir
ou dans Blés, la légende biblique s'évoque au bord d'une
petite rivière ou dans un village de Wallonie. Nous voici
devant Donnay artiste religieux, et c'est la dernière étape
de son beau voyage.
Reprenons ici notre alphabet. Dans les Noëls wallons,
nous trouverons une série d'en-têtes au trait qui sont
peut-être parmi ses œuvres les plus grandes. Ces petits
dessins expliquent le Voyage en Egypte ou le polyptique
de Saint-Walhère, mieux qu'un long commentaire. Ils
nous montrent où le peintre mystique peut découvrir le
mieux les objets de sa foi. Cette foi, il la retrouvera dans
les chaumières des villages; le décor paysan l'entoure,
le coquemar et la tasse sont posés sur la table, à côté du
crasset, des gens ont poussé la porte ; farouche et doux,
le père agenouille sa petite fille, qui contemple le spec-
tacle divin avec les yeux timides d'un naïf émerveille-
ment; des femmes prient derrière elle; sur le seuil, le
berger en houppelande, venu de loin, bourdon au poing,
regarde gravement le sommeil de la Vierge et de l'enfant
Jésus. Donnay, comme un berger de la Nativité, a dé-
312 Le Flambeau.
couvert chez les humbles une religion simple et candide.
Il nous l'apporte sans faste, telle qu'il l'a vue.
Puisque nous parlons ici de Donnay artiste religieux,
il n'est peut-être pas inutile de distinguer la qualité spé-
ciale de sa religiosité, parmi tant d'autres efforts réalisés
en ces derniers temps pour donner une forme plastique
nouvelle à la croyance et aux images du culte. Les diffé-
rents salons d'art religieux qui se sont ouverts depuis
quelque dix ans en Belgique ont assurément révélé une
renaissance mystique chez bien des artistes. L'école de
Laethem-Saint-Mar tin, Servaes, Vande Woestijne, Minne,
et même Anto Carte, ce Wallon qui a mis avec tant de
bonheur son admirable talent à l'école des Flamands et
des Espagnols, ont réagi avec succès contre les carica-
tures stéréotypées, comme un mauvais byzantinisme, de
l'école Saint-Luc; aussi ne s'étonne-t-on point que l'école
Saint-Luc ait éprouvé le besoin, pour se défendre, de mo-
biliser le Vatican lui-même. Dans cette phalange, Donnay,
qui est d'ailleurs un précurseur, — et des Belges et même
de Maurice Denis, — a sa place bien particulière.
Le mysticisme des Flamands a le plus souvent une
allure sauvage et terrorisée. L'homme se débat devant
Dieu un peu comme il se débattrait devant le diable. Il
passe, dans son amour, un visage infernal. Prenez les
Servaes du chemin de croix de Vieux-Dieu: le Christ,
Marie ou les apôtres poussent leurs expressions de dou-
leur jusqu'à un point tel qu'elles sont proches de la carica-
ture. Les gestes se déséquilibrent, les rictus s'exagèrent.
On a reproché à l'artiste d'avoir trop pensé à des hommes
quand il avait à peindre des figures divines. Je dirais
plus volontiers qu'il a pensé à des damnés. L'accent des
grands mystiques est sensible en ces œuvres farouches,
où l'amour de Dieu s'allie au mépris de la chair et où le
mépris de la chair conduit aux pires mortifications de la
forme.
Autre remarque: si nous en exceptons Breughel, d'ail-
Un peintre liégeois. Auguste Donnay. 313
leurs bien plus réaliste que mystique, tous les peintres
flamands qui se sont préoccupés d'exprimer un état d'âme
religieux ont isolé le personnage et l'ont soustrait à son
décor. Ce sont des religieux abstraits comme les mys-
tiques de leur sombre moyen âge. Il y a, entre Servaes
et Ruysbroeek l'Admirable, une évidente parenté.
Auguste Donnay n'a rien de commun avec cette façon
de considérer les rapports de l'homme et de l'au-delà.
Sa religion est amène, souriante ; elle s'accommode de ten-
dresse et d'humour. On ne trouvera pas, dans son œuvre,
de grandes heures pathétiques et douloureuses. Le drame
de la Passion ne l'attire pas. Les descentes de croix, les
mises au tombeau, les flagellations ne sont point son fait.
Mais le doux miracle de la Nativité, le faste naïf de l'Ado-
ration des bergers et des mages, l'aventure pittoresque de
la Fuite en Egypte, l'épisode familier de la Visitation
requièrent bien davantage son attention et sollicitent son
émotion. L'aspect revêche et dur de la vie du Christ ne
l'intéresse point. Ce qui le séduit, ce sont les moments
gracieux et paisibles de la légende.
En outre, Donnay se refuse à dissocier ses héros
humains ou divins de paysages dans lesquels il a vécu
lui-même. On pourrait presque dire que la légende n'est
pour lui qu'un prétexte au décor. Le saint Joseph vêtu
de brun, la Vierge vêtue de bleu, le petit Jésus lumineux
sur le bon âne tranquille et doux n'ont d'autre raison
d'être, semble-t-il, que de justifier le paysage d'ardoise,
de sapins et de neige qui les entoure. Et l'homme en
houppelande qui leur montre le chemin, c'est Auguste
Donnay lui-même, dans son milieu, au bord de la rivière.
Quand sainte Elisabeth vient rendre visite à la Vierge,
c'est une femme d'une bourgade wallonne qui vient saluer
sa cousine. Cette façon — plus naturelle que volontaire
— de réduire le Nouveau Testament aux proportions
d'un incident villageois n'a point pour but d'en diminuer
la portée, mais plutôt de le mieux comprendre. Pour un
314 Le Flambeau.
Wallon, Dieu n'est pas l'être tragique et tourmenté que
les Flamands ont le plus souvent conçu. C'est un ami,
avec qui l'on peut causer quasiment d'homme à homme
et qui vous raconte des histoires.
Donnay a découvert le mystère. Mais, le découvrant,
il n'en a point conçu la terreur. A la vérité, il y a du
mystère partout. Pourquoi en serait-on plus étonné que
de l'air qu'on respire ou du lait que l'on boit? Il n'est
branche qui n'en soit pesante, il n'est pierre qui n'en
récèle des trésors. Prendre conscience de ceci, c'est déjà
faire acte de foi. Et se comporter vis-à-vis des choses
et des hommes dans cette constante pensée, c'est sanc-
tifier sa vie. Chacune des œuvres de Donnay, qu'elle
traite un sujet religieux ou qu'elle interprète simplement
un paysage, est sanctifiée de cette tendresse et de ce res-
pect. Il n'est pas un détail de ce paysage, pas un trait de
ces visages humains ou divins qui ne s'infléchissent pour
lui, selon des volontés occultes et vénérables. Les forêts et
les vieux murs sont pleins d'esprits surnaturels. Il rôde
des légendes autour de chaque demeure. Tout est chargé
de songe et de passé. Une race ancienne se rêve au travers
de ces sites, de ces peintures murales et de ces dessins.
Jamais la vieille Wallonie, toute en nuances, en douceurs,
en musique, ne s'est mieux avouée que dans l'âme de ce
maître.
Richard Dupierreux.
Paul Errera
Le Flambeau a perdu dans Paul Errera un ami de
la première heure.
Ce grand Belge, qui, au Conseil de l'Université,
comme à V Hôtel de ville d'Uccle et à la Conférence des
bourgmestres, ne cessa pas un seul jour, durant V occu-
pation, de diriger la résistance morale, avait fait de son
hospitalière maison un des principaux centres de cette
résistance. C'est là que se communiquaient le plus vite
les bonnes nouvelles, les mots d'ordre patriotiques; c'est
là que se réfugièrent tant de prisonniers évadés; c'est là
que le Flambeau clandestin trouva les premiers encou-
ragements. Nous connaissions depuis longtemps Paul
Errera. Et qui ne connaissait pas cet homme prodigieuse-
ment répandu dans tous les milieux, maître de plusieurs
générations d'étudiants en droit, et par conséquent d'une
moitié de la jeune élite bruxelloise; recteur vraiment
magnifique de l'Université libre; conférencier habile et
impeccable de l'Extension; « réserve » trop ménagée du
Parti libéral, dont les rares, mais éclatantes interven-
tions laissaient le durable souvenir et le regret d'une
éloquence ornée et nourrie, puissante et nuancée ? Nous
connaissions donc Paul Errera; mais depuis la guerre
nous le connaissions mieux, et nous l'aimions.
Nous l'aimions pour sa culture et sa bonté, pour son
humanisme et son humanité.
Ce Belge était un Européen dans toute la force de ce
mot. Il possédait à fond toutes les grandes littératures
anciennes et modernes; sa mémoire était un trésor, où
son intelligence puisait avec un à-propos merveilleux. Il
savait la langue et la psychologie de nos ennemis:
de là, sa supériorité dans les fréquentes discussions qu'il
eut avec eux, lorsqu'il défendait l'Université volontaire-
ment silencieuse ou sa commune toujours en alarmes.
316 Le Flambeau.
Dans la grande capitale captive des Barbares, à laquelle
manquaient si cruellement, pour la première fois depuis
des siècles, V afflux nécessaire de la pensée occidentale,
les communications intellectuelles avec Paris, Londres et
Rome, le commerce de Paul Errera était d'un charme
triplement précieux. Shakespearien, dantista, racinien,
ce polyglotte parfait, cet érudit, cet homme du monde
avait fréquenté à peu près tous les hommes illustres de
notre temps, ceux qui pendant les années terribles mobi-
lisèrent les esprits contre le germanisme. Il s'était entre-
tenu dans leur langue avec Ferrero, d'Annunzio, Kipling,
joseph Reinach, Anatole France. Par mille fils secrets
l'écho de leurs paroles arrivait jusqu'au salon Errera. On
y lisait avec enthousiasme leurs proclamations, et notre
prison s'éclairait alors d'une grande lumière. Mais sur-
tout, les mouvements généreux de l'âme italienne se pro-
pagaient dans ce milieu où Paul et Isabella Errera pres-
sentirent avec tant de foi et célébrèrent avec tant de joie
l'Alliance latine.
Le pays délivré, Paul Errera se voua tout entier à la
reconstruction du haut enseignement. Il rentra, plein
d'ardeur, dans la carrière qu'il avait choisie et qu'aucun
genre de succès ne lui fit jamais négliger. Il avait pour
l'Université, pour la Science, pour sa science, pour son
métier un amour inné. M. Paul Heger, président du
Conseil d'administration de l'Université, M. Maurice
Bourquin, successeur d'Errera dans la chaire de Droit
public, diront mieux que nous sa réputation et son zèle.
Il sacrifia à l'œuvre universitaire des ambitions qui
eussent été légitimes, et peut-être faut-il regretter que ses
amis politiques n'aient pas assuré au pays, au moment
des négociations de 1919, comme à l'heure de la revision
constitutionnelle, le concours de ce maître du Droit
public belge et du Droit international. Mais, si d'autres
ont pu le déplorer pour lui et surtout pour la patrie,
la bienveillance d'Errera n'en fut pas altérée. Plus actif
que jamais, plus souriant aussi, tout à tous, et toujours
Paul Errera. 317
à sa place, il ne cessa d'enchanter ses collègues, ses
élèves et ses amis par son esprit et son ingénieuse pré-
venance.
Le soin de sa santé était la seule affaire où il se permit
d'être inexact. Il dissimula avec une aisance stoïque le
mal sournois qui le rongeait. La vraie peine pour lui eût
été de renoncer à l'une des formes de son immense
labeur. Cette douleur lui fut épargnée. Il mourut tra-
giquement, puisque ce mal qu'il méprisait le terrassa
soudain en pleine force; mais il mourut comme il eût
sans doute souhaité mourir, ayant jusqu'à son dernier
jour fait le bonheur des siens, servi sa patrie et son idéal,
laissant une compagne qui puisera dans le souvenir de
l'œuvre commune la force de perpétuer une noble tradi-
tion, et dans le culte agissant de sa mémoire, la consola-
tion du plus cruel des deuils.
Paul Errera, qui goûtait les pensées profondes et l'ex-
pression sans défaut, aimait ces lapidaires formules que
la sagesse antique a faites à la mesure de la condition
humaine, et qui enferment pourtant l'éternelle espérance
des mortels éphémères. Il en est une que nous voudrions
graver sur sa tombe:
KoijuâTou* GvrjdKeiv ixf\ Xéfe toùç àYaGoOç.
// dort: ne dites pas d'un juste qu'il est mort!
Le Flambeau.
L'Universitaire (i)
Il y a quelques jours à peine, Paul Errera, s'adressant
aux étudiants de la Faculté de Droit, leur annonçait, dans
des termes émus, la mort d'Eugène Hanssens; il déplorait
qu'un tel maître fût prématurément enlevé à ses élèves
et qu'une aussi noble intelligence s'éteignît, au moment
même où elle brillait avec le plus d'éclat.
(1) Discours prononcé, le 14 juillet 1922, aux funérailles de Paul
Errera.
318 Le Flambeau.
Et c'est à Paul Errera lui-même que s'appliquent
aujourd'hui ces regrets; comment pourrais-je les traduire,
alors que nous sommes encore stupides devant cette perte
soudaine et que nous avons peine à formuler nos pen-
sées? Le vide produit par la mort de Paul Errera est
si profond qu'il nous laisse pour ainsi dire désemparés
devant un si cruel destin. Il faut pourtant, au moment
où s'ouvre cette tombe, que l'Université apporte à celui
que nous venons de perdre, le tribut d'hommages et
d'affection qui lui est dû.»
Attaché à l'Université depuis un quart de siècle, Paul
Errera occupait à la Faculté de Droit une place préémi-
nente que justifiaient l'importance de l'enseignement dont
il était chargé, et l'autorité qu'il avait acquise vis-à-vis de
ses collègues.
Appelé au Rectorat en 1908, il exerça ces délicates
fonctions avec un zèle, un dévouement et une conscience
qui lui valurent la reconnaissance et la sympathie una-
nimes du corps professoral.
Il contribua par ses cours, par ses conférences, par la
haute réputation qu'il avait acquise dans le monde scien-
tifique, à faire estimer et aimer cette Université libre de
Bruxelles que son frère Léo avait si brillamment illustrée.
Comme son frère Léo, Paul Errera avait été un écolier
modèle; ardent à l'étude, il avait l'esprit ouvert à tout ce
qui en fait l'ornement.
Dès l'enfance, il avait appris les langues vivantes, le
flamand, l'anglais, l'italien, l'allemand; il n'en possédait
pas seulement le vocabulaire, mais aussi la littérature; sa
personnalité s'affirmait ainsi sous des formes multiples,
avec une souplesse et une élégance qui ne se démentaient
jamais. Belge et ardent patriote, Paul Errera gardait de
son ascendance vénitienne ce que les biologistes appellent
des « déterminants », qui donnaient à son intelligence et
à toute sa manière d'être, une originalité et un charme
exceptionnels ; s'il est vrai que rien de ce qui est humain
ne lui était étranger, cependant les pentes naturelles de
Paul Errera. 319
son esprit le dirigeaient instinctivement vers le culte de la
poésie et de la beauté ; une partie de son cœur appartenait
à l'Italie; l'heureux choix qu'il fit de la compagne de sa
vie en est un témoignage.
Pourquoi faut-il que le deuil envahisse aujourd'hui
irrémédiablement cette maison accueillante où s'abritait
tant de bonheur? Maison pleine d'émouvants souvenirs
où semblait toujours rayonner la noble et fine figure de
Mme Marie Errera, la « Mater admirabilis » qui éleva ses
deux fils dans le culte du vrai et les orienta vers tout ce
qui est beau et généreux sur cette terre.
Je ne sais si c'est par un don de nature ou pour avoir
subi la douce influence maternelle que Paul Errera nous
donna toujours l'exemple d'une infinie bonté.
Au Conseil d'administration de l'Université où dès
1910 il fut appelé à siéger en qualité de vice-président,
tous ses collègues eurent maintes occasions d'apprécier
la grande valeur de ses avis et sa parfaite aménité. Il
suivit de près le travail de la réforme de notre enseigne-
ment dans nos diverses Facultés.
Il collabora à notre œuvre, il contribua puissamment
à assurer sa grandeur, et voici qu'il nous quitte avant
d'en avoir vu la réalisation...
Mais s'il n'est point parmi les nôtres le jour où nous
pourrons en saluer l'achèvement, sa pensée restera pré-
sente, et tous nous garderons pieusement sa mémoire.
Au nom du Conseil d'administration et de l'Université
tout entière, j'adresse à notre cher vice-président le
plus reconnaissant hommage, le plus affectueux souvenir.
Paul Heger.
Le Juriste
Le Flambeau me 'demande quelques lignes sur l'œuvre
scientifique de Paul Errera. Et voici qu'au moment de
prendre la plume, j'hésite... Toutes les réminiscences qui
320 Le Flambeau.
m'assaillent semblent se fondre en un souvenir unique:
celui d'une rayonnante bonté. J'ai beau évoquer le pro-
fesseur et l'écrivain, les livres et les leçons, partout je ne
vois que le sourire d'une âme confiante et généreuse.
La figure de l'homme qui m'honora de son amitié
dissimulerait-elle à mes yeux celle du jurisconsulte? Ou
bien l'œuvre juridique de Paul Errera ne serait-elle en
réalité qu'un reflet de son grand cœur?
*
* *
La première impression qui se dégage de cette œuvre
est peut-être celle d'une vaste érudition.
Paul Errera n'avait rien de ces savants qui s'enferment
dans le cloître de leur spécialité. Quelque attrait qu'exer-
çât sur lui la technique du Droit, il ne pouvait consentir
à se laisser absorber par elle. La vie de la pensée, sous
ses formes multiples, le séduisait. Il accordait au système
d'un philosophe, à l'œuvre d'un artiste, à la découverte
d'un historien la même attention, la même sympathie
qu'au mécanisme d'une institution juridique. Et comme
il avait beaucoup lu et beaucoup voyagé, son esprit s'épa-
nouissait dans une atmosphère de brillante culture. Un
Italien de la Renaissance, qui aurait connu le siècle de
l'Encyclopédie...
Le titre même de certains de ses écrits atteste cette
variété de connaissances. Sa carrière scientifique s'ouvre
par la publication d'une thèse de doctorat consacrée à
l'étude d'une ancienne forme de la propriété (1) ; « Dante
et les Flandres », tel fut le sujet de sa dernière commu-
nication à la classe des Lettres de l'Académie (1921).
Des Masuirs à la Divine Comédie, la curiosité de Paul
Errera se promène, glanant en cours de route quelques
réflexions sur les doctrines économiques de Henri
(1) Les Masuirs, 2 vol., 1891.
Paul Errera. 321
George (1), ou sur l'œuvre d'Adolphe Quetelet (2), ou
bien encore sur les chroniqueurs, philosophes et mora-
listes qui illustrèrent la littérature française (3) .
Qu'on ne se représente pas cependant une pensée qui
s'éparpille, sans méthode, au gré des circonstances. Le
vagabondage intellectuel n'est ici qu'un délassement, une
détente après l'effort discipliné. Il ne compromet en rien
l'unité substantielle de l'œuvre, vouée au culte fervent
et fidèle du Droit public. L'étude juridique de l'Etat, de
sa constitution, de ses organes, des principes qui régissent
son activité toujours plus absorbante et toujours plus
complexe: voilà le domaine où, pendant un quart de
siècle, s'exerça sans défaillance le labeur quotidien de
Paul Errera.
Ce fut la matière de son. enseignement.
L'Université de Bruxelles lui avait confié la chaire
de Droit public, où il succéda à Giron. Elle l'avait chargé
en outre de faire à l'Ecole des sciences politiques et
sociales un cours de Droit constitutionnel comparé.
Ce fut également l'objet de la plupart de ses publica-
tions et notamment de cet important Traité de Droit
public belge — le plus complet de notre littérature —
dont il préparait une troisième édition quand la mort
vint le frapper (4).
C'est là que se déployèrent essentiellement les res-
sources de son esprit juridique, soucieux de saisir les
institutions du Droit, non seulement dans les formes où
elles se cristallisent momentanément, mais encore et sur-
(1) La (( question de la propriété foncière en Angleterre et les idées
de Henri George », Revue Universitaire, 1892.
(2) Adolphe Quetelet, « Introduction à un cours de statistique
foncière », Revue Universitaire, 1894.
(3) ii Cours sur la littérature française. Historiens et chroniqueurs.
Philosophes et moralistes », Syllabus de l'Extension universitaire,
1896.
(4) Traité de Droit public belge. Droit constitutionnel. Droit admi-
nistratif. Paris, Giard et Brière, 2e édit., 1918.
21
322 Le Flambeau.
tout sous leur aspect dynamique, dans le mouvement de
perpétuelle transformation qui les anime.
L'étude d'une disposition constitutionnelle, d'une loi
ou d'un règlement administratif ne se réduisait jamais
pour lui à la simple analyse d'un itxtey quelque minu-
tieuse et quelque pénétrante qu'elle fût. Ce toxtc, il
entendait le faire vivre, lui donner la couleur et la sono-
rité d'une œuvre humaine. Le faire vivre d'abord, en le
suivant dans ses applications pratiques, dans les interpré-
tations de la jurisprudence, les débats des assemblées
parlementaires, les rivalités même des partis politiques.
Le faire vivre aussi, en l'insérant dans l'histoire. Les
grandes institutions du Droit public moderne sont toutes
vibrantes de souvenirs. En elles se concrétise un idéal
pour lequel, pendant des siècles, les hommes ont lutté
et souffert. Comment pénétrer leur sens, mesurer leur
valeur, si on les détache de ce passé tumultueux dont
elles sont issues et qui les a modelées? Paul Errera
prenait toujours soin de reconstituer l'ambiance histo-
rique où plongent leurs racines. Il le faisait avec une
aisance et un art d'autant plus attachants que sa science
de juriste pouvait faire abondamment appel à ses con-
naissances de lettré. L'érudition ne fut donc pas chez
lui un simple ornement. Elle ne se borna point à agré-
menter la surface de l'œuvre; elle contribua, dans une
appréciable mesure, à en nourrir la substance.
*
* *
Il serait vain de chercher dans les travaux de Paul
Errera l'ossature de ce qu'on peut appeler, au sens rigou-
reux du terme, une doctrine juridique. Sa pensée, souple
et accueillante, refusait de se laisser emprisonner dans le
cadre rigide d'un système. Aucune formule ne résumait la
totalité de sa foi. Aucune école ne répondait entièrement
aux aspirations de sa pensée. Il aimait à les passer en
Paul Errera. 323
revue, à souligner leur force et leur faiblesse. Jamais il ne
s'est arrêté à l'une d'entre elles comme à la Terre
promise
Cet éclectisme doctrinal n'avait rien de commun avec le
détachement d'un dilettante. Il ne puisait sa source ni dans
un scepticisme désabusé, ni dans la nonchalance d'un
esprit enclin à esquiver la lutte. L'œuvre juridique de
Paul Errera n'est point neutre. D'un bout à l'autre de ses
écrits, dans l'analyse des détails comme dans l'exposé des
synthèses, on sent quelque chose qui vibre, une convic-
tion qui s'échauffe, une espérance qui s'allume. L'amour,
disons mieux, la passion de quelques grandes idées
enchaîne la pensée du juriste et l'exalte.
Avant tout, la passion de la Liberté.
Son caractère l'y prédisposait. Foncièrement optimiste,
confiant dans la nature humaine, comment ne lui aurait-il
pas fait crédit? Comment n'aurait-il pas eu foi dans son
libre épanouissement? L'étude et la méditation vinrent
confirmer ce penchant instinctif.
De toutes les disciplines juridiques, nulle plus que le
Droit public ne met en relief la valeur profonde de ce
grand mot de Liberté, dont le matérialisme moderne n'est
point parvenu à briser la magie. Faire du Droit public,
c'est suivre l'esprit de liberté dans sa lutte contre l'arbi-
traire; c'est enregistrer ses victoires d'hier sur le despo-
tisme des Grands; c'est assister, le cœur anxieux, aux
résistances qu'il oppose aujourd'hui à la tyrannie des
forces massives. C'est se placer à un point de vue d'où
on peut le juger sur ses œuvres, et qui permet de mesurer
la perte, l'avilissement, le désastre que sa défaillance
entraînerait inévitablement pour l'humanité.
Dans son discours rectoral de 1910 (1), Paul Errera
Cl) « Pour nos libertés », Revue de VUniversitê, 1910-1911.
324 Le Flambeau.
s'adressait en ces termes aux étudiants de l'Université de
Bruxelles:
<( En science, comme en politique, soyez les champions
de la liberté. On vous dira peut-être que, par elle-même,
elle n'est rien; vous répondrez que, tout au contraire,
l'instruction, la richesse, la santé ne sont rien sans la
liberté, « ce bien qui fait jouir des autres biens ». (Mon-
tesquieu.) Ne la redoutez pas; qu'elle vous soit familière
et amie ; recherchez-la dans la contradiction des opinions,
dans le conflit des idées; accoutumez-vous à elle, afin
qu'elle ne vous effraie ni dans son principe, ni dans ses
conséquences. En la pratiquant sagement, montrez qu'elle
n'est redoutable qu'à ceux qui la dénaturent ou la mécon-
naissent. Soyez prêts au dévouement qu'elle attend de
vous, elle qui, selon la parole d'un des ancêtres du libéra-
lisme, (( veut toujours des citoyens, quelquefois des
héros. » (B. Constant.)
Il aima la iiberté. Cet amour toutefois ne se figea point
dans une formule doctrinaire.
Quelle que fût son admiration pour les grandes figures
de 1830, quelque plaisir qu'il éprouvât à les faire revivre
par la pensée, jamais il n'oublia qu'« il faut être de son
époque à peu près comme il faut être de son pays ( 1 ) . »
L'incessante mobilité des choses ne désorientait pas son
esprit. Il savait que la société évolue, que ses énergies se
renouvellent sans arrêt, que les points de vue se modi-
fient et que les problèmes se déplacent de génération en
génération. Et sans doute, tout le monde le sait, mais ce
sont les réactions qui diffèrent. Les uns s'aigrissent et se
cabrent devant ces transformations qui bousculent leurs
habitudes et désaxent leurs croyances. D'autres les
subissent, impuissants et résignés.
Paul Errera les accueillait avec confiance, avec sym-
pathie.
(1) Rivier.
Paul Errera. 325
C'est qu'il aimait le mouvement, la jeunesse et la vie.
C'est que son invincible optimisme croyait au Progrès.
C'est aussi que les questions sociales qui tourmentent
notre époque intéressent le sort des malheureux. Sa pitié
allait d'instinct aux déshérités de la fortune. Discrète-
ment, mais profondément, il compatissait à leurs souf-
frances. La bonté naturelle de ce patricien raffiné avait
fait de lui un démocrate sincère.
L'œuvre de Paul Errera ne se trouve pas seulement
dans ses écrits. Elle vit dans les cerveaux qu'il a formés.
L'enseignement a toujours été la forme essentielle de
son activité. Il lui a donné le meilleur de lui-même. Il s'y
vouait avec une noble passion.
Et comme il était aimé de ceux qui l 'écoutaient!
Comme il avait l'art de charmer son auditoire, de l'élever
à la hauteur des grands problèmes dont il dissertait devant
lui, de susciter en lui des enthousiasmes ! La leçon finie,
l'idée germait, la vision du Droit se développait et se pré-
cisait, façonnant, dans l'esprit de cette jeunesse, la pensée
de l'avenir.
Professeur, Paul Errera l'était totalement, jusqu'aux
fibres les plus intimes de son être.
Il le fut jusqu'à son dernier souffle.
La veille même de sa mort, comme je le suppléais pour
les examens de la candidature en Droit, il me fit parvenir
certaines questions à poser aux récipiendaires. Elles
avaient été dictées par lui, au milieu des douleurs qui
l'étreignaient...
Quelle sobre grandeur et quelle touchante beauté dans
ce sentiment du devoir, tenace jusqu'à la tombe!
Ce fut sa dernière leçon...
Maurice Bourquin.
La Crise des Alliances
Le livre de M. Fabre-Luce fait grand bruit en France. Il exprime
avec un vigoureux talent une opinion très répandue là-bas. Il a sans
doute le tort grave de considérer comme inéluctable un désaccord
qui est le pire des dangers. Sur plus d'un chapitre, notamment sur
les questions d'Orient, nos vues sont très différentes de celles de
l'auteur. Mais l'état d'esprit de M. Fabre-Luce et de la majorité des
Français est un fait d'une telle importance qu'il faut commencer par
l'étudier, sans plus. C'est pourquoi ce compte rendu a été confié à
un éminent compatriote, à un ami déclaré de l'auteur.
Les hommes d'Etat se débattent actuellement au milieu
de multiples difficultés, dont les unes, transitoires et
secondaires, sont la conséquence du récent conflit; mais
dont les autres, plus anciennes et seules sérieuses, trou-
vent leur source dans le caractère des hommes et la
nature éternelle des choses. Devant un même péril, la
plupart des peuples ont oublié pendant la guerre leurs
vieilles querelles, et jusqu'à la différence profonde de
leurs tempéraments nationaux. La paix est venue ensuite
menacer une union provoquée par le danger; l'ardeur de
la lutte entraîne une conception volontiers simpliste de la
politique. On ne regarde pas plus avant que l'adversaire,
lequel bouche l'horizon; une fois l'ennemi abattu, on
découvre derrière lui toute l'étendue du monde à recon-
struire, et une tâche si vaste qu'elle peut alimenter mille
activités contraires. Alors, les volontés anciennes se ré-
veillent; les ambitions ataviques, endormies un instant,
reprennent la poursuite de leurs buts séculaires, les diver-
gences s'accusent entre ceux qui semblaient si parfaite-
ment unis: c'est la crise des alliances (1), dont ont souf-
fert tous les associés de la guerre, qui est venue compli-
(1) La Crise des Alliances, par M. Alfred Fabre-Luce, Grasset,
éditeur, 1922.
La Crise des alliances. 327
quer singulièrement et parfois compromettre les relations
de la France et de la Grande-Bretagne; c'est à cette
crise que M. Alfred Fabre-Luce vient de consacrer un
ouvrage dont l'intérêt et la documentation méritent un
examen détaillé.
*
* *
Peu de périodes dans l'histoire ont été aussi encom-
brées de négociations diplomatiques, d'accords et de
querelles, que celle où nous vivons depuis 1919. Pour
assurer l'exécution des divers traités, l'entente franco-
anglaise était plus que jamais nécessaire. Aussi l'histoire
politique de ces dernières années semble-t-elle se con-
fondre avec celle des relations de la France et de l'Angle-
terre.
Deux méthodes s'offraient à M. Alfred Fabre-Luce
pour en faire le récit. Il pouvait, respectant l'ordre
chronologique des faits, nous laisser gravir le pénible
calvaire des multiples conférences; mais l'extrême en-
chevêtrement des questions traitées, le grand nombre
des résolutions prises inutilement, rendaient ce procédé
tout à fait vain. D'autre part, comme nous le fait juste-
ment observer l'auteur dans sa préface, sans doute « les
projets esquissés dans ces réunions sont restés le plus
souvent sans exécution... Mais, ces assemblées ont
facilité cette évolution de l'opinion publique qui est le
phénomène le plus important de l'après-guerre. Il n'est
donc pas inutile de rappeler brièvement l'histoire de ces
discussions périmées. »
Aussi M. Alfred Fabre-Luce a-t-il choisi une deuxième
méthode, beaucoup plus difficile, certes, mais seule
féconde. S 'attachant à retrouver sous la trame compliquée
des faits les lois psychologiques qui les dominent, il s'est
avant tout préoccupé de ne pas « perdre de vue la conti-
nuité de l'histoire. Envisagés avec quelque recul, les évé-
nements apparaissent dans leur enchaînement et leur
328 Le Flambeau,
nécessité. C'est un des paradoxes de notre époque que
la situation politique soit présentée chaque matin, dans
toute sa complexité, à des citoyens affairés qui ont la
curiosité d'en connaître quotidiennement le détail, sans
jamais avoir le loisir d'en rechercher la loi. » C'est à
l'étude de cette loi, beaucoup plus qu'à un récit minu-
tieux de faits dont la plupart sont déjà remis à leur place
véritable par le recul du temps, que M. Fabre-Luce a
consacré un ouvrage, dont le sous-titre: « Essai sur les
Relations franco-britanniques depuis la signature de la
Paix », précise clairement le sens et la portée.
* «
Au cours des siècles, France et Angleterre ont été
adversaires plus souvent qu'amies. L'hégémonie alle-
mande sur le continent leur avait fait oublier leurs diver-
gences; encore a-t-il fallu l'invasion de la Belgique, et
que le péril menaçât plus particulièrement la Grande-
Bretagne insulaire, pour décider en 1914 le gouverne-
ment de Londres à prendre nettement position. La gravité
de la situation l'amena à se jeter dans la lutte avec abné-
gation, jusqu'à demander lui-même un commandement
unique qu'il n'eût certes jamais admis au début. Comment
expliquer alors qu'après la guerre les politiques française
et anglaise aient suivi des voies différentes presque tou-
jours, et contraires parfois, au point de se heurter bru-
talement?
Il faut attribuer en premier lieu au traité de Versailles
ce changement d'attitude. A en étudier le textQ, à en con-
sidérer les conséquences immédiates, la France put mesu-
rer sa déception. Dans une page très remarquable,
M. Alfred Fabre-Luce montre pourquoi l'opinion publi-
que d'outre-Manche ne pouvait partager ce sentiment:
<( On a remarqué bien souvent que, dès les premières
semaines de la Conférence de la Paix, la Grande-
Bretagne a réalisé ses buts de guerre. Mise en possession
La Crise des alliances. 329
de la flotte allemande, assurée que l'Allemagne devra
céder toutes ses colonies, elle se trouve délivrée de son
rival naval, commercial et colonial ; ayant fait exclure de
la discussion le principe américain de la liberté des mers,
elle est certaine de garder en Europe sa primauté mari-
time. Son triomphe est fait du déplacement de forces qui
s'est opéré en sa faveur; il s'inscrit automatiquement
dans le Traité, et ne peut pas être détruit par une volonté
de revanche. En effet, les victoires navales ont un carac-
tère tout particulier : elles sont immédiates, car le vaincu,
ne pouvant invoquer des raisons de sécurité intérieure,
doit abandonner aussitôt en livrant ses navires, sa force
concentrée et saisissable; elles sont durables, car il faut,
pour construire une flotte, du temps, de l'argent, de
vastes ambitions, défendues aux vaincus ; elles sont sûres,
car l'armement naval ne peut pas se poursuivre en secret :
le plus léger contrôle saurait le dénoncer. Pas de fron-
tières, pas de dévastation, peu de rancune ; les flots, tou-
jours nouveaux, appartiennent sans blessure et sans sou-
venir au vainqueur naval, qui réalise d'un coup son gain.
Les Anglais ont pu rester fidèles à l'ancienne et saine
conception de la guerre: une affaire qui se paie elle-
même. »
On se rappelle la page fameuse où Albert Vandal, étu-
diant la psychologie de ceux qu'il nomme les « Jacobins
nantis », nous dépeint ces agitateurs avant tout désireux
de sauvegarder contre une révolution nouvelle les avan-
tages qu'ils ont su retirer de leur propre révolte. La
Grande-Bretagne se trouvait dès 1919 dans une situation
semblable; nantie, elle aussi, des profits qu'elle poursui-
vait, elle se montra bientôt débonnaire pour un ennemi
qui l'avait payée, et désireuse de protéger contre toute
crise nouvelle le surcroît de puissance qu'elle venait d'ac-
quérir.
Un créancier désintéressé par son débiteur devient
vite favorable à celui-ci. L'Angleterre crut très sincère-
330 Le Flambeau.
ment le Reich désarmé, puisqu'elle l'avait dépouillé de sa
flotte, seule arme dont il disposât contre elle, et elle put
de bonne foi considérer comme alarmistes ceux qui dé-
nonçaient un péril dont elle ne se sentait plus menacée.
Notons encore un désir d'équilibre, qui empêche l'An-
gleterre de trop favoriser la France, devenue par sa vic-
toire la première puissance militaire de l'Europe ; une cer-
taine ignorance des problèmes politiques continentaux,
ignorance notée dès le xvin8 siècle par Kaunitz ; un sens
aigu de ses intérêts, et, par ailleurs, un esprit nettement
favorable à tout organisme international, propre à faciliter
la reprise des affaires, et nous aurons l'explication de
l'attitude britannique, depuis la Paix. D'une part elle
abandonne vis-à-vis de l'Allemagne toute apparence, non
pas seulement de rancune, mais encore de souvenir;
d'autre part la gravité de sa situation économique lui fait
rechercher les occasions de rapprochement avec ses
anciens clients russes ou ennemis; enfin, les partis poli-
tiques, comme au lendemain de toutes les grandes crises,
comme en 1815, se replient sur eux-mêmes, et, cherchant
à rompre les trop nombreux liens noués pendant la guerre
avec le continent, provoquent ce réveil de l'esprit insu-
laire que notera M. Paul Cambon.
La France, de son côté, a vécu pendant quelques mois
dans l'ombre portée de la guerre ; elle se réveille un jour,
seule, sans garanties, aidée d'alliés incertains, devant une
Allemagne toujours puissante, et dépourvue de toute
bonne volonté. On aimerait que M. Alfred Fabre-Luce,
si complet dans sa psychologie de l'opinion anglaise,
donnât un développement égal à son étude du méconten-
tement français. Les pertes subies par la République ; sa
terrible situation financière ; la faiblesse des moyens d'ac-
tion que lui accorde le traité contre un débiteur récalci-
trant; l'isolement où la place l'incompréhension de
l'étranger, — tout contribue à faire naître en France un
trouble profond, justifié par l'insécurité du présent et
l'incertitude de l'avenir.
La Crise des alliances. 331
Dès ce moment, les deux peuples cessent de se com-
prendre entièrement. « Ils se sont ignorés à travers le
temps, écrit M. Alfred Fabre-Luce, chacun se persuadant
davantage de ses convictions et s'assourdissant de ses
propres clameurs. La presse suit fidèlement l'opinion,
qui elle-même reflète la presse. Deux miroirs, se réflé-
chissant l'un l'autre, ne montrent que le néant. Le conflit
anglo-français s'explique par des raisons psychologiques
bien simples: réaction naturelle d'indépendance après la
tension de l'effort commun; égoïsmes contradictoires de
deux peuples appauvris; affirmations des idiosyncrasies
nationales devant une situation incertaine, nouvelle;
amertume qui suit les déceptions; imagination renversée
(comme disait Stendhal) d'un peuple qui, après avoir
trop attendu la victoire, n'avoir pas assez obtenu des
vaincus, se retourne vers les vainqueurs, et explorant le
passé, accuse ses maîtres et ses alliés. »
Telles sont les positions prises par la France et l'Angle-
terre au début de ces années difficiles où M. Alfred Fabre-
Luce a été amené à distinguer trois périodes : « Le Parle-
ment français, dit-il, ayant pris l'habitude de renverser
les ministères en janvier, il s'est trouvé que ces trois
périodes correspondaient assez exactement aux divisions
communes du temps. Dans la première (1920), les Alliés,
aux prises avec des difficultés insolubles, placés entre les
dangers intérieurs et extérieurs également redoutables,
ont cherché en vain un compromis, et se sont dépensés en
efforts inutiles. Dans la seconde (1921), ils ont dû se ré-
signer, d'une part à réduire ensemble leurs revendications,
d'autre part, à poursuivre, en dehors de l'alliance, leur
politique particulière. Dans la troisième (1922) se mar-
que une tendance à la synthèse: on essaie d'adapter
l'alliance aux événements accomplis et aux nécessités de
l'avenir; on reprend en commun, sur de nouvelles bases,
l'examen d'un certain nombre de questions réglées par le
Traité de Paix. C'est le moment d'étudier la question
332 Le Flambeau.
de l'alliance, de chercher ce qu'elle a donné et ce qu'on
peut encore attendre d'elle. »
Dès 1920, les antagonismes s'accusent. En Syrie
comme à Constantinople, l'Angleterre, désireuse de com-
pléter la défense des Indes, contrecarre systématiquement
l'action du gouvernement français, bien que les intérêts
britanniques en Turquie soient très inférieurs à ceux de
la France ; mais le souvenir de Gladstone, et le désir de
supplanter sur le Bosphore la Russie défaillante, déter-
minent la politique anglaise vis-à-vis des Ottomans.
Comme en même temps, et par un paradoxe étrange,
ces derniers n'ont pas été désarmés par l'armistice que
leur a imposé l'amiral Calthorpe, sans le consentement
de son collègue français, le sentiment national se révolte
en Anatolie, et y rallume la guerre. La vigueur imprévue
de la réaction kémaliste pousse M. Lloyd George à dé-
clancher l'intervention grecque. Politique si opposée aux
intérêts traditionnels de la France, aux sentiments de
l'opinion musulmane, que la République se voit un jour
obligée d'en dégager sa responsabilité. Il n'est pas exa-
géré de dire que l'année 1920, consacrée à l'élaboration
de l'inapplicable traité de Sèvres, et à sa défense par les
armées helléniques, a aggravé d'une façon dangereuse
toutes les difficultés déjà existantes en Orient.
Une deuxième dissension, provoquée par les affaires
russo-polonaises, oppose Londres à Paris. En refusant
de traiter sans conditions préalables avec le gouverne-
ment des Soviets, en contribuant de tout son pouvoir au
salut de Varsovie, le ministère de M. Millerand a fait
preuve de courage, et d'une grande justesse de vues.
Mais l'Angleterre lui reproche l'échec de ses propres ten-
tatives, et jusqu'à une abstention, qui n'était point mau-
vaise volonté, mais seulement prudence.
L'antagonisme qui s'était aussi accusé entre les deux
politiques, vis-à-vis de la Russie comme de la Turquie,
devait provoquer sur le terrain allemand un conflit bien
La Crise des alliances. 333
plus grave. Les manquements financier, militaire, juri-
dique du Reich au traité de Versailles déterminèrent, le
6 avril 1920, le gouvernement français à occuper Franc-
fort. M. Alfred Fabre-Luce voit avec raison dans cette
action isolée le point de départ de bien des difficultés
postérieures. Il s'agissait de savoir dans quelle mesure
un des alliés pouvait se séparer des autres, lorsqu'il
jugeait en jeu sa sécurité présente ou son avenir; d'autre
part, le problème des sanctions sortait de l'incertitude
regrettable où l'avaient maintenu les conventions, et se
posait nettement pour la première fois.
Désormais, le gouvernement britannique, convaincu
que la France plaçait avant tout le souci de sa sécurité
militaire, lui fera payer chaque concession sur ce point
d'une réduction de la dette allemande: « On n'a pu,
nous dit M. A. Fabre-Luce, s'entendre en 1920 ni sur
une évaluation, ni sur une politique, ni même sur une
procédure des réparations. Vis-à-vis du débiteur alle-
mand, comme vis-à-vis de la Russie et de la Turquie,
c'est bien une année perdue. Seulement, pendant cette
année, une inégalité s'est créée entre les alliés. Moins
éblouie par les mirages de l'avenir, l'Angleterre a fixé
son attention sur le présent, et a pris de l'avance dans la
course à la répartition. »
L'année 1921 vit, en même temps que l'aggravation de
certains dissentiments, le règlement d'autres, questions.
Les frontières de Haute-Silésie furent enfin fixées par la
Société des Nations; la solution intervenue se rappro-
chait de la thèse française, et son évidente justice satisfit
tout le monde. La Conférence de Washington, après de
longs malentendus où la France laissa quelque prestige,
se termina par des accords positifs. En Orient, le gou-
vernement de M. Briand reprit sa liberté par le traité
d'Angora dont, en une formule heureuse, M. A. Fabre-
Luce nous montre « l'imperfection et la nécessité ». Vis-
à-vis de l'Allemagne enfin, la nécessité de fixer le chiffre
334 Le Flambeau.
définitif de la dette germanique fut la cause d'un trouble
durable dans les relations interalliées.
« Un conflit constant d'opinions et d'intérêts », c'est
ainsi que peut se caractériser cette longue période des
négociations. Si, de par la force du temps, certains pro-
blèmes disparaissent de l'ordre du jour, l'opposition n'en
subsiste pas moins sur les points fondamentaux. Angle-
terre et France, lasses de ne pouvoir s'entendre d'une
façon satisfaisante pour les deux parties, agissent sépa-
rément, et chacune de ces initiatives détermine une crise
sérieuse.
*
* *
Après trois années d'une entente difficilement main-
tenue, à un moment où les deux nations font preuve
d'une indépendance politique croissante, les hommes
d'Etat se sont avisés de trancher ces désaccords au moyen
d'un pacte de garantie, qui renforcerait la position de la
France, et lui permettrait de réduire ses dépenses mili-
taires. Il a été beaucoup question de ce projet;
M. A. Fabre-Luce en a fait un examen détaillé, dont les
conclusions méritent d'être rapportées.
Quelle serait la valeur morale d'un semblable lien?
De toute évidence, le sentiment de la majorité de l'Angle-
terre lui demeure contraire ; voici des siècles que sa poli-
tique traditionnelle lui interdit de s'engager étroitement
avec une puissance continentale. « Si cette alliance était
véritablement désirée, il serait inutile de la déduire d'un
traité : elle s'inscrirait elle-même dans les actes de la poli-
tique quotidienne; on la constaterait avant de l'enregis-
trer. » Quelle portée pratique, en second lieu, accorder
à cette convention, qui deviendrait applicable en cas de
guerre? « L'hypothèse officielle récemment exposée (au
Palais Bourbon) par le ministre de la guerre et le rap-
porteur de la loi sur le recrutement, est celle d'une offen-
sive française au delà du Rhin, succédant immédiatement
La Crise des alliances. 335
à la déclaration de guerre allemande. » Il est hors de
doute que dans les conditions présentes, une semblable
opération doive réussir avant l'écoulement du délai néces-
saire à une intervention britannique; mais supposons la
situation modifiée, et l'armée allemande à nouveau
capable d'une longue résistance, quels seraient les
moyens d'action de nos alliés? Ils ne pourraient plus
envoyer en Europe, d'après les projets déposés en mars
1922 par Sir L. W. Evans, « que quatre divisions mobili-
sables en quatre mois au lieu de six divisions mobilisables
en trois semaines, en 1914. » L'appui militaire serait donc
extrêmement faible. De plus, ce pacte a toujours été
considéré à Londres comme unilatéral. La France, im-
puissante à protéger la Grande-Bretagne insulaire, se
verrait réduite à demander, sans offrir aucune contre-
partie, le secours de sa voisine. Inégalité choquante, et
que le peuple français n'admettrait point.
Enfin, de quel prix ne ferait-on pas payer cette
alliance? N'oublions pas que pour insérer dans le traité
de Versailles une disposition semblable demeurée lettre
morte, M. Clemenceau a dû se résigner, en 1919 déjà, à
de pénibles concessions. La France va-t-elle acheter cette
fois encore une arme de si faible valeur, et peut-être au
prix de nouveaux abandons en Orient? M. Barthou a
donné à cette méthode le nom de Mossoulisme: « le
« Mossoulisme » est une forme saisissante d'une politique
extérieure qui donne plus qu'elle ne reçoit, qui renonce
à des droits réels pour écarter des dangers imaginaires,
et qui, sans nous avoir acquis en Europe des garanties
nécessaires, a sacrifié en Orient des droits traditionnels. »
La France ne sait que trop ce que lui a coûté sur la
rive gauche du Rhin, en Sarre, en Asie Mineure, le pacte
annexé au traité de Paix et qui ne fut jamais ratifié ; elle
se refuserait à payer, une seconde fois, de renonciations
nouvelles une garantie dont la valeur défensive serait à
peu près celle d'un sabre de bois.
* *
336 Le Flambeau.
Pour ces diverses raisons, dont la justesse paraît frap-
pante, il ne semble pas qu'un accord de cette nature
puisse apporter dans les relations franco-anglaises une
stabilité, véritable. Aux yeux de M. A. Fabre-Luce, la
solution paraît résider bien plutôt dans un examen appro-
fondi des grands problèmes qui sont l'objet des difficultés
actuelles. Réparations, d'abord. Nous saurons d'ici peu
si le gouvernement allemand consent à prendre enfin
les mesures financières propres à assurer les paiements
de 1922, et nous aurons pour la première fois une idée
précise de la capacité de paiement germanique. C'est
alors que l'on pourra voir plus clair dans l'avenir, envi-
sager une compensation éventuelle des dettes de guerre
et des dettes de réparations, ainsi qu'un emprunt inter-
national; solutions que l'incertitude actuelle rend encore
impossibles. En ce qui concerne la Russie, les intérêts de
la France sont moins positifs que ceux de l'Angleterre,
laquelle a un besoin urgent de la clientèle soviétique.
Mais, d'autre part, il importe que la reconstruction de la
Russie ne se fasse pas sans la France, en raison de
l'œuvre que cette dernière y a déjà accomplie, et des
droits considérables qu'elle y possède. Aussi, à La Haye
comme à Gênes, le gouvernement de M. Poincaré a-t-il
pu servir de modérateur, et retenir le Royaume-Uni sur
la pente de concessions dangereuses. En Turquie enfin,
la Grande-Bretagne devra (personne ne songe plus à le
nier) modifier une thèse qui néglige la victoire négative,
mais certaine, des nationalistes. Tant que ne seront pas
respectées les conditions fondamentales du Pacte National
d'Angora, la Paix ne pourra régner en Anatolie. En
revanche, la liberté de navigation dans les Détroits devra
être entourée des garanties les plus précises.
Un accord aussi général demandera bien des conces-
sions mutuelles: il semble d'ailleurs que l'heure y soit
favorable. Au cours de la Conférence de Gênes, M. Lloyd
George a pu voir qu'une partie de son peuple, si elle
La Crise des alliances. 337
désapprouve un traité de garantie, se montre bien plus
opposée encore à toute rupture avec la France. Enfin, les
récents événements d'Allemagne sont venus démontrer
que les inquiétudes de l'opinion française n'étaient pas
sans fondement.
Dans une conclusion d'une portée philosophique tout
à fait rare en un semblable ouvrage, M. Fabre-Luce
étudie l'avenir des relations franco-anglaises, si essen-
tielles pour la paix de l'Europe. Il lui paraît que les
nations devront s'orienter vers une préoccupation cons-
tante de l'intérêt général. L'interdépendance des Etats
s'est extraordinairement accrue au cours des dernières
années; il s'en faut pourtant qu'ils parviennent tous à
mettre leurs ambitions particulières en harmonie avec le
souci du bien universel. Pour obtenir ce résultat, toute
une éducation de l'opinion publique, du personnel poli-
tique, et, dans une certaine mesure, une évolution du
patriotisme, seront nécessaires.
Il faut rendre hommage à la très remarquable impar-
tialité de M. A. Fabre-Luce; à une époque où la gravité
des événements interdit l'indifférence, il était impossible
de se montrer plus objectif. La connaissance approfondie
que possède l'auteur des choses anglaises, lui a permis
de donner une image précise et loyale de la politique
britannique. Comprenant que les hommes d'Etat suivent
avant tout la leçon de leur race et reflètent les mouve-
ments de leur opinion publique, il a su s'affranchir des
questions de personnes ; en nous montrant comment sen-
taient ou raisonnaient deux grands peuples, il nous a dit
aussi comment on pouvait les concilier. Cela seul suffirait
à donner à « la Crise des Alliances » le pas sur tous les
ouvrages déjà consacrés au même sujet, et gâtés par leurs
intentions apologétiques.
Gageons cependant que tout le monde ne conclura pas
22
338 Le Flambeau.
avec autant de modération que M. A. Fabre-Luce. S'il
faut porter un jugement sur les politiques suivies par la
France et l'Angleterre depuis l'armistice, les faits se
chargent de nous l'imposer. Sans doute peut-on repro-
cher à la République d'avoir laissé, par un manque initial
de fermeté, la situation s'aggraver en Orient; de s'être,
dans la question russe, maintenue longtemps sur un ter-
rain trop purement théorique; d'avoir enfin, en ce qui
concerne les réparations, nourri d'abord des espérances
excessives, et négligé le souci des réalités.
Mais si l'on regarde l'Angleterre, à laquelle appartint
jusqu'en 1922, la direction diplomatique des alliés, il faut
bien avouer que les résultats sont moins brillants encore.
Son impérialisme a rendu presque insoluble la question
turque; son internationalisme, qu'il faudrait admirer, si
Ton pouvait croire à son entier désintéressement, l'a con-
duite à d'inutiles faiblesses vis-à-vis des Soviets, dont la
Conférence de Gênes est venue montrer les fâcheux
effets. Enfin, sur le terrain des réparations, il est permis
de penser que le plus sûr moyen de faire payer l'Alle-
magne n'était peut-être pas de lui faire entrevoir constam-
ment une réduction de sa dette. Le traité de Versailles
autorise les alliés à accorder certains adoucissements au
Reich si celui-ci exécute ses engagements; or, il serait
vraiment paradoxal de louer la bonne volonté allemande...
On ne peut que soutenir ceux qui s'intéressent passion-
nément à la reconstruction de l'Europe; mais il faut
s'étonner, avec M. Raymond Poincaré, de ne pas voir
cette reconstruction commencer par celle des régions libé-
rées de France et de Belgique.
On a prêté jadis à un ministre cette parole cynique:
« Il y a quelque chose de plus insupportable encore que
les bourreaux, ce sont les victimes. » Le rôle de Cas-
sandre fut toujours ingrat; la France en fait aujourd'hui
la triste expérience. On ne lui pardonne ni l'énormité
des dommages qu'elle a subis, ni la persistance de ses
La Crise des alliances. 339
revendications. Au contraire, l'entêtement manifesté par
l'Allemagne dans la mauvaise foi devient une excuse et
l'on voit, contrairement à tout droit, la persévérance dans
le crime amener la prescription...
Il y a là une situation intolérable à laquelle il n'est que
temps de porter remède. Au moment où M. A. Fabre-
Luce vient de nous donner une expression si impartiale
des sentiments britanniques, voici qu'un Anglais, Lord
Grey, nous montre à son tour une compréhension exacte
de la situation française. Dans un récent discours, il
s'exprimait ainsi : « Nous ne tenons pas assez compte,
en Angleterre, des sentiments des Français... La France
doit, nécessairement, être la plus désappointée des
nations, la plus anxieuse en voyant la marche suivie par
les événements. Une fois le traité de Paix signé, la
France a cru avoir obtenu sa sécurité; elle comptait sur
les traités avec les Etats-Unis et avec l'Angleterre; elle
comptait que ces deux pays allaient venir à son aide en
cas d'agression de l 'Allemagne, et elle était rassurée.
Quelle est la situation aujourd'hui? Ces traités n'existent
plus. Elle comptait aussi voir se rétablir ses finances,
grâce aux réparations dues par l'Allemagne, et le gouver-
nement britannique l'avait encouragée à compter sur ces
réparations. Qu'est-ce que la France a reçu en hit de
réparations? A-t-elle obtenu quelque chose d'appréciable
pour relever ses régions dévastées? »
Notons ces paroles de Lord Grey, et le livre de
M. Alfred Fabre-Luce comme les témoignages d'un heu-
reux effort de compréhension mutuelle. C'est en s'enga-
geant dans cette voie, et dans celle de raisonnables con-
cessions réciproques, que l'union franco-anglaise, cimen-
tée sur les champs de batailles, pourra se resserrer encore
dans la Paix.
Z.
James Ensor
James Ensor s'est écrié, un jour: Je suis un peintre
d'exception.
Verhaeren qui ne pense pas autrement, ajoute qu'il ne
doit rien ou presque rien aux maîtres du passé.
Ce n'est pas contestable. Aucune tradition d'art ne mo-
tive sa venue. Comme Rembrandt, comme Goya, comme
Turner, il est seul dans un domaine de beauté qu'il s'est
créé.
Il ne nous apporte aucun écho du passé, aucune trace de
notre double tradition breughelienne et rubénienne. Il ne
nous rappelle pas davantage, du moins de façon directe et
flagrante, les maîtres de l'école anglaise.
L'éclat et la richesse du coloris, principalement au dé-
but, le laissent assez indifférent. Du Lampiste jusqu'aux
Enfants à la toilette, il se contentera de symphonies en
gris, blanc ou noir, ou de tonalités atténuées à l'extrême.
D'autre part, il s'écarte, dans sa technique, de la touche
appuyée, voire un peu lourde ou massive en faveur auprès
des nôtres, pour y substituer une virtuosité plus spontanée
et plus logique, il s'éloigne tout autant du glacis liquide et
diaphane, du coup de pinceau dessiné des maîtres anglais.
A notre souci de la forme précise et limitée il oppose,
dès ses premières toiles, ses recherches de la forme rongée
par la lumière.
D'ailleurs son esprit perpétuellement inquiet et sollicité
par l'inconnu le fera renoncer bientôt à ces préoccupations
qui n'ont trait qu'à un des multiples aspects de la vérité.
Il négligera de plus en plus ce soin constant et presque
exclusif d'entourer d'air et d'atmosphère les choses qu'il
Un peintre ostendais, James Ensor. 341
représente, de reproduire les phénomènes lumineux qui
ont frappé son œil, plutôt que leur vérité et leur beauté
«coloristiques». Et ce seront précisément ces dernières
qui constitueront l'intérêt essentiel de la suite des natures-
mortes et des toiles traitées en clair et en tons francs. Une
technique serrée à l'extrême, une touche étudiée et voulue
ont pris la place de la virtuosité spontanée des œuvres
antécédentes.
Pour plusieurs de ces toiles le sujet est resté rigoureu-
sement le même; mais l'artiste, par un phénomène d'ins-
piration volontaire et consciente dont on trouverait à peine
l'exemple chez d'autres peintres, a transposé totalement
l'intérêt de la vision ; c'est un autre œil qui voit, c'est une
autre sensibilité qui est frappée.
Ce n'est pas assez; l'art d'imagination le tente et bien-
tôt le possède intégralement. Il est arrivé au sommet su-
prême de l'art pictural: le lyrisme de la couleur. Qu'im-
porte le sujet ! Il est assez indécis, assez lointain pour que
notre attention ne s'y attache pas. La couleur seule, l'har-
monie, la symphonie des tons, les effets d'irisation,
sources de joie esthétique dont la cause est indéfinissable
et que, seules, apprécieront les sensibilités les plus déli-
cates, voilà ce qui, pour quelque temps du moins, solli-
citera tous ses efforts.
Puis, se dépouillant encore davantage de tous les
moyens directs, presque de toute objectivité, ses toiles ne
seront plus qu'à peine rehaussées de quelques tons som-
maires mais synthétiques, et le dessin stylisé des formes
évoquera, plutôt qu'il ne rappellera, la nature.
Et pendant que se succéderont, se chevauchant quelque-
fois dans le temps, ces conceptions d'art si différentes que,
mises l'une en face de l'autre, elles se contredisent et s'ex-
cluent presque, toujours dans ses dessins et ses eaux-
fortes, continuera de se manifester cette sorte de double
satirique, étrange, burlesque, goguenard et inexplicable
de son inépuisable génie.
342 Le Flambeau.
Mais alors même que pour un instant il semble se rap-
procher de notre vision, en sacrifiant à la beauté et à la
richesse des couleurs, il n'est pas à nous cependant. Il
ignore la somptuosité chaude, la lumière dorée, l'harmo-
nie onctueuse et enveloppante de nos grands coloristes.
Il frappe notre œil de tons durs, presque crus, souvent
volontairement froids ; il préfère les bleus purs, les verts,
les blancs nacrés ; il ne cherchera pas à échauffer le coloris
général ; au contraire et, comme un défi que seul d'ailleurs
il est à même de relever, il refroidira, par le choix des
accessoires, la tonalité et la luminosité de ses plus heu-
reuses toiles.
Jamais, dès qu'il a conquis sa totale personnalité, il ne
se confond avec notre vision, pas plus qu'il ne se confond
d'ailleurs à aucun moment d'une manière intime et fla-
grante avec l'école de peinture anglaise.
Il demeure également éloigné de l'une et de l'autre.
La seule partie de son œuvre où il semble avoir quelque
peu fraternisé avec nos aspirations, c'est dans ses natures-
mortes. Encore, là, si l'on veut les bien étudier, trouvera-
t-on plus d'une différence fondamentale.
Quant à ses toiles de fantaisie, ses compositions, il n'y
a rien, dans l'histoire de notre art, qui puisse de près ou
de loin, rappeler quelque équivalence de vision. Aussi le
nom de Watteau est-il le seul qu'elles aient jamais évoqué.
Mais rien n'y est pareil et il n'est que Turner qui ait
jamais aussi exclusivement demandé à la seule magie des
couleurs tout l'intérêt et tout le charme d'un tableau.
La variété innombrable de ses aspects, ses évolutions
incessantes qui, en ses différentes phases, sont réelle-
ment des contradictions, viennent donc miner la logique
des principes et des théories de la critique courante. Le
critérium de beauté auquel on rapporte d'ordinaire
l'œuvre d'art, ne saurait servir ici. Une individualité
aussi absolue, aussi puissante, aussi violente et aussi con-
tradictoire, ne trouve place dans aucune école, dans aucun
Un peintre ostendais, James Ensor. 343
classement. Elle demeure isolée, tant au point de vue de
ses techniques successives qu'à celui de sa vision perpé-
tuellement renouvelée et il serait peut-être moins juste
qu'on ne le désirerait, d'admettre avec Emile Verhaeren
que « son œuvre s'élève au confluent de deux races —
<( race saxonne, race flamande ou hollandaise, — harmo-
<( nieusement mêlées dans le sang et dans l'âme d'un très
« beau peintre ».
Certes l'incontestable théorie de race et de milieu peut
trouver son application ici, il n'est d'ailleurs point de cas
où elle ne saurait l'être; mais elle servirait à démontrer
tant de choses contradictoires, qu'elle finirait par énerver
sa réelle valeur. Si elle suffit le plus souvent à disséquer
une personnalité, à motiver pour ainsi dire son œuvre, à
la classer dans l'ensemble d'une école, elle ne saurait
faire cependant de James Ensor le chaînon d'une tradi-
tion.
Quant à la température morale qui permet, selon
Taine, l'éclosion du génie, c'est probablement en soi,
dans le travail mystérieux de son âme, dans la fermenta-
tion obscure de son instinct, qu'il l'a trouvée et non pas
dans son milieu, ni dans le hasard des événements.
Qu'il ait le plus souvent — encore cela n'est-il vrai que
pour une partie de son œuvre, — représenté notre pays,
nos paysages, nos ciels, n'est point pour l'infirmer. —
Comment en eût-il pu être autrement? Il a à peine quitté
Ostende et le milieu direct sera éternellement la première
source d'inspiration des artistes. — Mais il ne les a pas
vus comme nos peintres les ont vus. Il y a découvert des
détails et des aspects que nous n'avions pas songé à y
observer.
En cela il ne diffère ni d'un Rembrandt, ni d'un
Turner. Plus tard, il ne faut point l'oublier, il suivit la
voie qu'ils avaient suivie eux aussi. Il se délivra de l'em-
prise trop directe de la nature, pour se hausser dans les
régions de l'imagination et de la fantaisie.
344 Le Flambeau.
C'est essentiellement dans cette partie de son œuvre
qu'il s'est avéré l'artiste d'exception qu'il est réellement,
qu'il est avant tout, bien que ses toiles réalistes ou im-
pressionnistes soient d'un si beau peintre qu'elles en ont
fait oublier ou tout au moins négliger les autres phases
de son inépuisable inspiration.
Gardons-nous des théories qui simplifient à l'excès
l'explication de cet événement extraordinairement mysté-
rieux: l'éclosion d'une personnalité, la genèse d'un
artiste.
Que de fois j'ai entendu expliquer James Ensor en
quelques mots; les uns disaient: il doit tout à la mer;
les autres: il doit tout aux coquillages. C'est bien som-
maire, pour ne pas dire puéril, quand il s'agit d'un artiste
aussi complexe, aussi divers. D'ailleurs il a pris soin
lui-même de nous dire ce qu'il doit à ces deux éléments
et il est remarquable combien peu il y insiste. Chose
curieuse, c'est plutôt moralement que la mer l'impres-
sionne.
A Ostende, écrit-il, dans la boutique de mes parents, j'avais vu les
lignes ondulées, les formes serpentines des beaux coquillages, les
feux irisés des nacres, les tons riches des fines chinoiseries et,
surtout, la mer voisine, immense et constante m'impressionnait pro-
fondément.
Mer pure, inspiratrice d'énergie et de constance, buveuse inassouvie
de soleils sanglants. Oui, je dois beaucoup à la mer! Oui, j'aimerais
la vider, comme je viderai ce verre où. l'or étincelle.
Ensor qui écrit d'une manière savoureuse et qui a le
don de s'expliquer clairement en peu de mots, nous fait
le compte, en ces quelques lignes, de ses dettes envers les
choses de la mer et envers la mer.
Il est certain que les brumes, les brouillards, la
lumière souvent irisée et l'atmosphère compacte de la
mer l'ont puissamment incité à observer que « la lumière
« et l'atmosphère mangent la forme. C'est pourquoi il
« substitua bientôt l'étude de la forme épandue de la
Un peintre ostendais, James Ensor. 345
« lumière à celle de la forme emprisonnée des objets où
<( tout est sacrifié au ton solaire, surtout au dessin pho-
(( tographique et banal ».
Ce sera sa première et grande découverte ; elle consti-
tuera l'intérêt essentiel et l'originalité de sa première
vision. Elle l'occupera jusqu'au moment où il observera,
(( dans la boutique de ses parents, les formes serpentines
« des beaux coquillages, les feux irisés des nacres, et
« les tons riches des fines chinoiseries ».
Ces mots définissent précieusement le métier, la tech-
nique de sa seconde manière. Les touches « tremblées,
tâtillonnantes, serpentines » de ses eaux-fortes en sont
comme une réplique.
Quant aux « feux irisés des nacres, les tons riches des
fines chinoiseries », ils constituent la « coloristique »
même des natures-mortes et des paysages qui vont naître
de sa vision ainsi renouvelée.
Ce n'est pas tout.
Le caractère fugitif des ciels marins, leurs nuages
capricieux, l'ondulation perpétuelle des vagues l'ont fort
probablement, — par l'impossibilité même où iï se sentait
de les traduire dans toute leur mobile fantaisie, — incité
à en tenter la restitution par la stylisation. Ce fut la
source d'une nouvelle vision.
Encore faut-il que son génie ait été doué d'une récep-
tivité et d'une sensibilité peu communes, pour qu'il ait
été inspiré là où d'autres avaient passé sans éprouver
les mêmes transes d'art. Or, c'est dans cette réceptivité
et cette sensibilité que réside le mystère et non dans l'in-
cident qui les mit en action.
Avec l'énergie et la constance qu'il proclame avoir
puisées dans le spectacle des flots, voilà donc, à peu de
chose près, le compte exact de sa dette envers la mer.
Ce sont donc bien ses toiles de jeunesse qui en furent
le plus directement inspirées.
Quand viendra la période de ses œuvres d'imagination,
346 Le Flambeau.
il conservera, de ces influences, l'amour des tons francs
et vifs, de la lumière nacrée, mais l'intérêt n'est plus
identique; il s'est déplacé; il est plutôt d'ordre abstrait,
littéraire — dans le bon sens du mot. Car jamais il ne
sombre dans cette confusion des arts, cause de tant d'er-
reurs plastiques, où l'histoire, la philosophie, l'anecdote
en un mot, constituent l'essentiel et le mobile de l'œuvre.
Sans que la priorité soit un seul moment ôtée à la
plastique, on retrouvera, chez Ensor, la recherche de la
sensation rare d'un Edgar Poe, la vision d'humanité
intégrale, avec ses laideurs et ses beautés, d'un Balzac,
la satire, l'ironie tantôt méchante, tantôt apitoyée d'un
Rabelais ou d'un Cervantes, et, dans ses toiles légen-
daires ou lyriques, un écho d'épopée ou un rayon des
Mille et une Nuits.
En réalité, le milieu tel qu'on l'entend généralement: la
maison paternelle, le pays où il est né, la ville où il a vécu,
leurs habitants, n'ont pas été, pour lui, une des sources
essentielles où s'est alimenté son art. L'ambiance artistique
de son temps, l'esprit qui régnait alors en Belgique, ne
l'ont pas davantage inspiré. Le mystère quant à l'origine
de son œuvre, reste à peu près entier, partagé entre
l'instinct obscur qui préside à la formation des artistes
et les réactions que devaient produire, sur son caractère,
les désillusions et les tristesses d'une vie tout entière
passée dans l'étroitesse d'une ville de province et dans
des luttes cruelles contre l'injustice et l'incompréhension.
Au reste, n'a-t-il pas clairement indiqué lui-même com-
bien il s'écartait et, avec conscience, tenait à se maintenir
libre du goût et de l'esprit du temps? Ce n'est qu'une
affirmation qu'il prête gratuitement à Camille Lemonnier,
mais sous son apparence narquoise elle nous donne sa
pensée :
Nous avons tout fait, Maus, Picard et moi, etc., etc., pour main-
tenir cet Anglais rétif, toujours saboté, dans le terreau gras, plantu-
Un peintre ostendais, James Ensor. 347
reux, puriné et coulant de nos beaux peintres flamands; non, non,
wallons veux-je dire! Mais il en sort toujours et demeure inclassable.
Aussi bien ii n'y croyait pas, ou plutôt n'y croyait plus,
à cet art flamand, qui, proclame-t-il dans un écrit qu'on
peut considérer comme un manifeste et une profession de
foi, « depuis Breughel, Bosch, Rubens et Jordaens est
mort, bien mort. »
Ainsi donc libre de toute vassalité envers notre école
dont il affirme, non sans quelque raison, que la suzerai-
neté a passé, depuis Courbet, à la France (1), il agit en-
solitaire, multiplie ses tentatives et ses recherches, pour-
suit, en véritable explorateur du beau, des voies incon-
nues et réalise d'authentiques anticipations dont il reven-
diquera, plus tard, la paternité, lorsqu'il écrira: « J'indi-
« quai, il y a trente ans, bien avant Vuillard, Bonnard,
(( Van Gogh et les luministes, toutes les recherches mo-
« dernes, toute l'influence de la lumière, l'affranchisse-
« ment de la vision ».
Affranchissement de la Vision! Parole grosse de tout
l'esprit individualiste qui de plus en plus caractérise notre
époque.
« Pourtant », dit Elie Faure, « plus l'individu est lui-
même, moins il cherche à se différencier ». Il est vrai.
Mais bien que lui-même autant qu'il est possible humaine-
ment de l'être, James Ensor apparaît à une époque où la
personnalité constitue l'essentielle valeur d'un artiste. Il
n'est plus de dogme souverain auquel tous obéissent, plus
de rythme unanime qui porte vers un même idéal l'en-
semble des adeptes de l'art. Les grandes écoles se sont
(1) Il ne faut pas perdre de vue qu'au moment où il pensait de la
sorte, il était en droit d'ignorer la renaissance d'art qui allait se déve-
lopper parallèlement à ses efforts et à laquelle s'attacheraient les
noms de Georges Minne, Laërmans, Jakob Smits, d'autres encore,
bien que, selon toute justice, il n'eût pas dû négliger les grands isolés
qui s'appelaient : De Groux, Joseph Stevens, Leys, de Braekeleer, etc.
348 Le Flambeau.
dispersées. Dans notre seul pays coexistent, à peu de dis-
tance près, les disciples de Leys, la pléiade glorieuse issue
de l'influence de Courbet, l'école de Tervueren et l'école
de Termonde, sans compter d'innombrables sectes secon-
daires. Et même parmi tous ces peintres il n'en est pas un,
s'il se sent de force, qui n'ait hâte de se débarrasser de ses
attaches pour essayer de devenir le chef à son tour d'une
école nouvelle.
Erreur ou raison? Rien ne sert de le démontrer. C'est
un fait qui se reproduit historiquement, chaque fois qu'une
époque a perdu sa croyance en un idéal unique, sa foi dans
l'efficacité d'une méthode ou d'une conception collective
de la beauté.
A partir de ce moment il y a des peintres, il n'y a plus
d'école de peinture belge. Chacun est isolé. Et cela durera
tant qu'il ne se sera pas trouvé quelque personnalité assez
heureuse et puissante pour condenser, en une formule
unique et complète, les aspirations générales du siècle.
Encore est-on en droit de se demander si de telles éven-
tualités sont, de nos jours, du domaine des possibilités.
Quoi qu'il en soit, en attendant ce sera le triomphe de
l'individualisme, dont la première loi sera l'affranchisse-
ment de la vision. Et plus cet affranchissement sera inté-
gral, plus, à ses propres yeux, l'artiste aura de mérite.
Ce qui se conçoit du reste, puisque, au cours de ces pé-
riodes inévitables d'individualisme, le plus grand charme
des œuvres, leur plus grande force d'attraction, leur prin-
cipal moyen d'actionner notre sensibilité, c'est cette
expression intégrale et imprévue d'un instinct, d'une per-
sonnalité, d'un être exceptionnel et puissamment accusé,
dont les yeux ont exploré des domaines où les nôtres n'au-
raient jamais pénétré.
Cet affranchissement de la vision est intégral chez
Ensor, dès qu'il délaisse l'observation directe et s'aban-
donne au lyrisme de ses compositions de visionnaire. Les
derniers liens qui relient d'ordinaire les peintres entre
Un peintre ostendais, James Ensor. 349
eux, sont rompus ; métier, couleur, dessin, mise en page,
présentation du sujet, plus rien de tout cela n'obéit à la
conception courante. La technique devient tellement
immatérielle, s'écarte si radicalement du coup de pinceau,
la couleur est appliquée en tons si purs, presque crus, le
dessin est si informulé et la composition si imprévue, si
contraire à la tradition, qu'on se trouve dépourvu de tout
critérium pour juger de telles œuvres. On les sent plutôt
qu'on ne les comprend, et on les aime, on les admire sans
qu'on puisse faire valoir des arguments qui motivent l'ad-
miration.
Il en est d'ailleurs ainsi pour tout ce qui, dans l'œuvre
de James Ensor, est du domaine de la fantaisie.
Il se trompe grossièrement, celui qui considère ses
tableaux de masques comme des études de masques pro-
prement dits, comme une manière de natures-mortes.
Ses masques sont avant tout. des « têtes d'expression ».
Il a vu, certains jours, le visage de l'homme en laid; il
a lu ou il a cru lire dans ses traits toutes les bassesses
qu'il lui suppose. Il a accentué ces traits et en a tiré des
monstres où l'on devine une humanité lâche, hypocrite,
égoïste, haïssable bien plutôt qu'on n'y voit ce que sont
d'ordinaire ces faces de ce carton : des caricatures drôles,
mais fort peu tragiques.
A-t-on remarqué l'air irrespirable, l'atmosphère étrange
et impossible, l'espace irréel où se passent ces scènes de
squelettes et de masques, vêtus d'invraisemblables fripe-
ries? Il n'est pas possible que ce cadre de vide et d'étouf-
fement ne contribue point à l'inquiétude qu'ils inspirent,
qu'il n'ait pas été voulu, recherché et, par miracle réalisé.
Ce n'est pas le peintre par excellence de la lumière, de
l'air, de l'atmosphère, ce n'est pas l'auteur du Salon
bourgeois, des Enfants à la toilette qui, sans le vouloir,
eût ainsi réalisé ces milieux extraterrestres qui tiennent
des limbes ou du monde abstrait des visions et des rêves.
En même temps que, dans son œuvre peinte, se mo-
350 Le Flambeau.
difie ainsi sa vision, dans son œuvre dessinée et gravée
se produisent des transformations analogues. Leur carac-
téristique est également d'aller de la nature à l'imagina-
tion, du réel à l'immatériel et au songe.
La plupart des artistes évoluent. Il est rare que les plus
grands demeurent, durant toute leur vie, fidèles à une
même manière; mais il est plus rare qu'ils se modifient
en sens aussi divers, voire contradictoires, et surtout
qu'ils aillent jusqu'aux extrêmes dans l'un et l'autre sens.
Si le cas se présente, il se développe généralement selon
un ordre chronologique.
Chez Ensor rien de pareil. Les diverses apparences
sous lesquelles s'est manifesté son génie, ne se classent
pas dans le temps selon une ordonnance logique. Elles se
chevauchent. Tandis qu'il achève une toile, il en conçoit
une autre selon un tout autre idéal et, cependant qu'il
achève celle-ci, rien ne l'empêche de revenir à sa pre-
mière vision. On dirait qu'à certains moments il a hésité
sur le bien-fondé de ses recherches et de sa vérité. Il
n'en est pas ainsi cependant. Ses retours ne sont ni des
regrets, ni des conversions. La vérité, c'est que jamais
il n'a eu le sentiment de la satisfaction et du repos. Son
âme fut constamment inquiète, avide d'inconnu, en quête
de moyens d'art nouveaux.
Cette inquiétude qu'accentuait encore le doute né de
l'hostilité et de l'incompréhension environnantes, fut la
cause primordiale de sa diversité.
Elle fut par surcroît la source de cet intérêt que la
moindre de ses œuvres suscite en nous. Jamais on n'a
l'impression du déjà vu.
Aussi cette inquiétude, qui n'est que la recherche de
soi, — du soi profond et subconscient — la tient-il lui-
même pour sacrée.
Ceux qui connaissent James Ensor n'ignorent pas que
l'œuvre d'art ne trouve grâce à ses yeux que pour autant
qu'elle révèle, chez son auteur, cette sorte d'interroga-
Un peintre ostendais, famés Ensor. 351
tion de l'instinct. Sans cette perception inconsciente du
mystère, sans cette beauté informulée, elle ne saurait se
sauver de la banalité.
C'est pourquoi il est inéquitable de ne juger Ensor
que sur une de ses visions. Il faut le prendre dans son
tout, avec ses différences et ne rien distraire de l'en-
semble de ses apports. A cette condition seulement peut
se faire le compte de ce qui lui est dû et se mesurer la
valeur totale de sa personnalité.
Il serait tout aussi injuste de lui dénier les influences
qu'il a exercées, pour la raison qu'on ne voit pas à sa
suite la théorie des disciples directs — trop directs —
que traînent, derrière eux, les chefs d'école légendaires.
Comment eût-il pu faire école à leur façon, lui le cher-
cheur infatigable, l'infidèle perpétuel, l'homme des essais
et des tentatives? N'était-il pas là pour dérouter, tout le
premier, quiconque eût tenté de le suivre?
Son action aura été meilleure et plus féconde, et il est
regrettable que son exemple n'ait pas eu le pouvoir de
convaincre ses contemporains que le premier devoir d'un
artiste, c'est d'être et de rester soi.
Néanmoins qui pourrait soutenir que ses observations
sur les déformations des objets par la lumière n'ont pas
eu une action sérieuse sur notre art? Le beau paysagiste
Guillaume Vogels, bien que son aîné, fut, à rencontre
de toute vraisemblance, le premier disciple d' Ensor. On
ne se doute pas de la modification de sa vision et même
de sa technique, après les premiers essais « atmosphé-
ristes » de son jeune ami ; plus d'un de leurs contempo-
rains pourrait en témoigner. Ce fut l'éclair qui lui permit
de découvrir ce qu'il portait en soi, mais qu'aucune cir-
constance n'avait éclairé auparavant.
Plus vive encore fut son influence sur ceux de sa
génération.
« Pendant dix ans, dit Lemmen, Ensor accumula les toiles les
plus hardies et les plus savoureuses, une profusion de dessins et
352 Le Flambeau.
d'études, — affirmant son incessante et fiévreuse poursuite de la
lumière et de la couleur.
« L'importance de sa production, l'intérêt de ses recherches, la foi
de ses disciples, ne pouvaient rester sans influence sur les artistes de
sa génération. Cette influence fut considérable, elle décida les enthou-
siastes et les imitateurs et atteignit la plupart d'entre ceux qui, plus
tard, évoluant, dégageant leur originalité, s'affirmèrent dans une voie
personnelle. »
Il n'était pas superflu de rappeler ces lignes, parce
qu'elles tirent toute leur signification du fait qu'elles
émanent d'un émule d'Ensor et d'un peintre par ailleurs
fort économe de ses louanges.
Aussi bien son avis est confirmé par Verhaeren:
Ensor est le premier de tous nos peintres qui fit de la peinture
vraiment claire.
Son influence fut notable sur ses amis. A part Fernand Khnopff —
et encore dans sa toile En écoutant du Schumann a-t-il peint le tapis
en se souvenant de Y Après-midi à Ostende — tous subirent plus ou
moins la fascination de son art. Ceux qui s'en garaient le plus, Van
Rysselberghe, Schlobach, de Regoyos, Charlet parlaient de lui avec
une admiration aiguë. Us sentaient sa force; ils ne tarissaient point
sur les dons qu'il manifestait, et hautement le proclamaient le plus
beau peintre du groupe entier.
Mais d'autres, tels que Finch et Toorop, se montrèrent attentifs,
non pas à son enseignement — James Ensor n'en donna jamais —
mais à sa façon nouvelle de traiter et de vivifier les couleurs. Il fut
leur maître sans qu'il le voulût et peut-être sans qu'ils le sussent.
Cette influence dure encore et, chose singulière, s'est
largement développée depuis. Mais elle s'est faite, pour
ainsi dire anonyme. On dirait que la fatalité qui poursuivit
si longtemps l'artiste incompris, tâche à présent de le
dépouiller de ses mérites de chercheur et de la paternité
de ses trouvailles.
Pourtant, sont-ils assez réels? A ce point de vue il faut
citer ces lignes de son commentateur ; elles sont, en même
Un peintre ostenâais, James Ensor. 353
temps qu'un suprême éloge, une reconnaissance de ses
droits de priorité :
Un autre rapprochement s'indique. Les récents intimistes français,
les Vuillard et les Bonnard s'attachent aujourd'hui à certaines
recherches qu'autrefois tenta James Ensor. Tels éclairages de salon
ou d'appartements, telles lueurs argentées et discrètes, tels gris, tels
bruns font songer à l'atmosphère de la Coloriste ou à la Musique
russe. Il n'est pas jusqu'au dessin vacillant et brouillé qui n'établisse
un parentage entre les deux manières. Je veux bien qu'il n'y ait que
rencontre fortuite. Il est piquant toutefois de noter ceci: si James
Ensor rappelle quelque peintre, c'est parmi ses cadets, parmi ceux qui
innovent et préparent l'avenir et non point parmi ses aînés qu'il le
faut chercher. Il n'est pas de ceux qui imitent; il est de ceux qui
découvrent. Il est plutôt d'accord avec ceux qui viennent, qu'avec
ceux qui sont venus. Si bien que ses toiles qui datent de vingt-cinq
ans recèlent toute la fraîcheur et la surprise des œuvres d'aujourd'hui.
Rencontre fortuite? Coïncidence? C'est possible; c'est
peu vraisemblable. Il faut un rien pour qu'il y ait conta-
gion d'idées, pour que les affinités existant entre deux
êtres sympathisent et se développent. J'ai vu naître ainsi
un des plus beaux recueils de poèmes de la littérature
contemporaine, un des plus originaux — ce qui paraît
plus incompréhensible — de la lecture de deux vers de
Verlaine. En peinture, en sculpture, une simple repro-
duction, si minime et si incomplète soit-elle, pourvu
qu'elle révèle une beauté nouvelle, peut aller au loin, allu-
mer l'étincelle qui éclairera soudain, aux yeux de l'artiste
hésitant, des aspirations similaires mais encore endormies
au fond de sa personnalité. N'a-t-on pas vu Georges Minne
dont l'œuvre était relativement peu nombreuse et dans
tous les cas très peu connue, influencer toute la statuaire
germanique?
Qu'importe d'ailleurs pour Ensor qu'il en soit ainsi ou
autrement. Les dates sont là qui témoignent de ses antici-
pations. Si sa maîtrise a été moins constatée, si la lignée
de ses disciples semble interrompue, il le doit principale-
ment à la déroute qu'il ne cessait de jeter dans leurs rangs,
23
354 Le Flambeau.
en se renouvelant, en brûlant, en apparence, ce qu'il avait
adoré la veille, en multipliant à l'extrême la complexité de
ses visions.
La mobilité, l'inquiétude, la vacillation de sa nature, constate Emile
Verhaeren, expliquent à la fois les recherches fiévreuses, les pas en
arrière, les brusques progrès et les soudains reculs, en un mot tous
les changements et aussi toutes les inégalités de son art. Après un
tableau clair, il rétrograde vers un tableau sombre ; après un dessin
de caractère il commence un dessin atmosphère; après une eau-forte
toute en délicatesse il burine un cuivre comme avec des clous. Il est
tumultueux et abrupt dans mainte composition ; le développement
continu ou symétrique des lignes ne l'inquiète guère; il procède par
à-coups; .il étonne plus souvent qu'il ne charme. Il fait preuve de
maladresse et il est loin de bannir de son art le dérèglement et le
chaos. Il ne tient jamais en place et souvent il ne tient pas même
sa place.
Georges Lemmen à son tour appelle l'attention sur « la
complexité d'allures, la diversité d'aspect de ce talent
singulier où le grotesque se mêle si étrangement au
sérieux, le fantastique au naturel, l'ignoble à l'exquis.
Sans doute un spectateur superficiel n'y verra-t-il que
désordre et incohérence ».
Et voici qu'à notre curiosité se présente naturellement
le problème que constitue, dans son ensemble, l'œuvre de
James Ensor. Comment un artiste aussi complexe, aussi
désordonné, aussi contradictoire même, a-t-il pu imprimer
à chacune de ses créations ce caractère d'intense person-
nalité que nous y découvrons dès le premier contact et qui
en fait d'ailleurs le vivace attrait?
C'est que son œuvre est faite tout entière de ses pas-
sions. Elle est le fruit de l'amour, de la haine, de la colère,
de tous les sentiments qui l'ont fait agir.
Il la tire de sa vie intérieure, la seule qui semble avoir
réellement compté pour Ensor. Et, devenant ainsi l'his-
toire d'un homme, elle aura cette unité qui est une des con-
ditions du génie. Elle sera vivante, c'est-à-dire remplie de
ses rapports avec les hommes, et faite pour nous émou-
Un peintre ostendais James Ensor. 355
voir, parceqirhumaine. Elle atteint et impressionne toutes
nos sensibilités. Joie, douleur, beauté, laideur, ironie,
colère, mépris, l'artiste use de tout et met en tout ce qu'il
crée un rayon de son âme. L'homme ne s'est point effacé
sous une froide esthétique ; ses travaux sont les jeux de sa
pensée, jeux de dieu, parfois, qui voit en beauté et en
lumière, jeux de félin aussi qui griffe et mord; souvent
les deux à la fois.
Oui, c'est parce qu'elle est tout entière empreinte de ce
caractère de confession sincère, parce qu'elle est V histoire
d'un homme, que l'œuvre d'Ensor est si captivante et,
jusqu'en ses moindres croquis, si palpitante d'intérêt.
Pourtant quelle existence plus banale que la sienne ! Et
l'on se demanderait comment, dans sa monotonie, elle a
pu communiquer à l'œuvre une telle flamme, si l'on ne
savait que les événements en furent tous d'ordre psycho-
logique. Les déboires ont déterminé l'évolution de son
caractère et de son inspiration; l'aspect du monde s'est
révélé à lui, moins selon ses yeux que selon ce qu'il eut
à souffrir des hommes.
Adhésion à l'instinct — un instinct de peintre riche et
varié — là se trouve le secret de son art multiple mais
toujours également net et pur de tout expédient ou sub-
terfuge de métier; conformité de son art avec sa vie,
résonnance de ses passions sur son art, voilà le secret
de cette flamme ardente qui anime son œuvre, qui la
brûle et nous communique son feu.
Emile Verhaeren ne craint pas d'affirmer que « c'est
de 1880 à 1885 que James Ensor produisit ses toiles les
plus belles ». Peut-être! Mais à condition d'attacher une
importance capitale à l'art qu'inspire plus directement
la nature. Encore est-ce faire bon marché des Enfants
à la toilette, une des pages les plus ensoriennes, des
Barques échouées, de la Raie, de ce pur chef-d'œuvre:
Mariakerke, et de ses meilleurs tableaux de masques. Tout
356 Le Flambeau
cela est-il si loin de la peinture telle qu'on l'entend habi-
tuellement? Peut-on faire abstraction de ses compositions
légendaires, de ses dessins, de ses eaux-fortes dont il en
est qui égalent ce qu'on fit de plus beau en cet art?
N'est-ce pas resserrer trop étroitement les limites du
jugement, lorsqu'il est question d'une personnalité aussi
variée d'aspects?
L'œuvre de James Ensor forme un tout dont la diver-
sité même n'est pas le moindre élément d'intérêt et de
grandeur.
On peut à la rigueur admettre que s'il se fût cantonné,
comme il en eût eu le droit, dans l'une ou l'autre de ses
visions, les toiles qui en sont l'expression auraient été
pius nombreuses; mais auraient-elles ajouté à la valeur
de ses recherches?
S'il était resté fidèle à sa première manière, nous
n'aurions pas connu ses claires et vibrantes natures-
mortes, ses compositions lyriques, ses tentatives de styli-
sation. Nous eussions sans doute aussi ignoré la page
formidable, presque inégalée, qui s'appelle le Christ
montré au peuple, et la plus grande partie de son œuvre
satirique n'eût pas vu le jour. Que l'on fasse abstraction
de l'un ou l'autre de ses modes d'expression, et l'on
verra de combien on diminue l'envergure du génie
d' Ensor.
L'âpreté des jours, les déboires, la mésintelligence
tenace entre le public et lui, les doutes et les rancunes
qui en sont résultés, ont été les grandes raisons de cette
diversité d'aspects. Mais s'il est légitime d'en tenir compte
dans l'appréciation générale et pour la place qu'on lui
assigne, autre chose est de prétendre qu'il ne doit la
valeur et l'étendue de ses recherches qu'à l'incompré-
hension dont il a souffert.
On sait ce qu'il a donné et il est juste qu'on le juge
sur l'œuvre qu'il a réalisée; mais on ignore ce qu'il eût
donné s'il avait été soutenu, s'il avait échappé aux dé-
Un peintre ostendais, James Ensor. 357
pressions du doute, s'il avait pu s'appuyer sur la con-
fiance en soi que procure à l'artiste l'attention de ses con-
temporains. Les dénis de justice ne sont pas excusés
parce qu'ils ne sont pas parvenus à l'abattre; s'il est
resté debout et vainqueur, on ignore cependant le sang
qu'il a perdu par les plaies aujourd'hui cicatrisées.
Tel quel, James Ensor occupe, dans l'art contempo-
rain, une place exceptionnellement grande et enviable.
On ne saurait la mieux définir que ne le fit Verhaeren
dans la page éloquente et pleine de sens critique — de
grande et large critique — que voici :
La place de James Ensor dans l'art de son temps apparaît belle et
nette. Le recul nécessaire pour la fixer se fait et ce jugement émis
par ses admirateurs n'est déjà plus un jugement horaire.
Un fait esthétique notoire domine la peinture du XIXe siècle : la
découverte de la lumière. D'où la recherche d'harmonies nouvelles,
de relations autres, de valeurs et de juxtapositions de tons insoupçon-
nées jadis. D'où encore un renouveau du sentiment pictural lui-même,
la joie et la vie intronisées à la place de la morosité et de la routine,
l'œil éduqué non plus à l'atelier mais dans les jardins, les bois et les
plaines, les pratiques anciennes abandonnées au profit de la surprise
et de la découverte rencontrées à chaque coin de route, à chaque
angle de carrefour. C'est la nature, bien plus que les musées, qui
forma les peintres novateurs. Elle leur imposa directement leur vision
et modifia leur technique. Même elle renouvela toute leur palette. Ils
n'ont consulté qu'elle: c'est d'après ses leçons ingénues et profondes
qu'ils se sont formés, se sont découverts et se sont exaltés à l'heure
des chefs-d'œuvre.
Dans cette conquête de la clarté, l'effort et la vaillance de James
Ensor compteront. Son geste demeurera insigne, non seulement dans
l'école de son pays, mais, un jour, dans l'art occidental tout entier.
...Ensor plus dominateur en son art, avec une vision plus aiguë
et plus fine, avec un instinct magnifiquement développé, avec une
invention plus large et plus abondante, cultiva le même champ que
Pantazis et Vogels, mais il y suscita des fleurs de lumière d'une
beauté plus rare, plus rayonnante et plus subtile. Lui ne ressemble à
personne. Ses premières œuvres contiennent déjà en puissance toute
sa force future. On ne les confond avec nulles autres. Elles s'im-
posent d'elles-mêmes. Elles sont indépendantes, fières, libres.
Au temps où elles éclatèrent, avec soudaineté et presque avec
358 Le Flambeau.
insolence, Manet occupait activement la critique d'avant-garde. Aux
salons triennaux de Bruxelles, d'Anvers et de Gand, la toile intitulée
Au Père Lathuille avait ameuté autour d'elle toute l'ignorance et la
raillerie publiques. Il était séant qu'on s'en scandalisât. Le rire et le
sarcasme étaient exigés comme un gage d'honnêteté bourgeoise et de
bon goût provincial...
Les fureurs grinçant des dents contre Manet se tournèrent à point
nommé contre James Ensor. Autant que le peintre des Batignolles il
fut accusé d'instaurer en art une sorte de commune et d'inscrire sa
doctrine esthétique aux plis d'un drapeau rouge. Bien plus: sans
égard pour les dates d'antériorité qui marquaient les toiles du peintre
d'Ostende, on les proclamait dépendantes et vassales de celles de
Manet, on leur refusait tout mérite jusqu'à celui d'être des sujets de
scandale inédits. L'erreur persista longtemps et persiste encore.
Cette dernière constatation est une des plus doulou-
reuses à noter dans la carrière pourtant si abreuvée de
fiel de James Ensor. Est-ce impuissance d'un petit peuple
ou manque de retentissement de son activité? Est-ce
manque de courage à défendre les nôtres? Ne serait-ce
pas plutôt ignorance et mauvaise volonté de ceux qui,
chez nous, détenaient les moyens de le faire valoir et qui
furent plus tenaces contre Ensor, que la France officielle
ne l'avait été pour Manet?
On s'entêta et l'on s'entête, ajoute encore Verhaeren, à ranger
James Ensor parmi les élèves de Manet. Rien n'est plus faux. Les
deux maîtres n'ont qu'un point de contact: tous les deux peignent; à
larges touches et tous les deux étudient la lumière frappant mais
surtout modifiant le dessin et le ton local des objets.
Mais que de différences immédiatement s'accusent! Manet reste,
somme toute, un peintre de tradition et d'enseignement... Manet
compose ses toiles... la mise en page est faite d'après des recettes
connues. Bien qu'il soit un peintre admirable, encore n'évite-t-il pas
les sécheresses et les duretés. Il ignore l'abondance et la richesse
prodiguées. La réflexion et le raisonnement le guident plus que
l'instinct ne le pousse. Il a une main très experte, très habile. Il fait
preuve d'esprit, parfois de virtuosité. Son intelligence surveille son
art et le raffine. Il pense autant et plus encore qu'il ne voit.
James Ensor, lui, n'est purement qu'un peintre. Il voit d'abord, il
combine, arrange, réfléchit et pense après. Il ne doit rien ou presque
rien aux maîtres du passé. Il est venu en son temps pour ne recevoir
Un peintre ostendais, James Ensor. 359
que les leçons des choses. Certes, sa mise en page le préoccupe, mais
ses compositions évitent de rappeler celles que les musées enseignent.
L'esprit qu'il met dans ses toiles et ses dessins est plutôt grossier et
populaire. Son trait de pinceau est appuyé; il ne glisse pas. Il n'est
pas adroit. Toutefois sa couleur n'est jamais commune. En chaque
œuvre le ton rare est riche, violent et doux, prismatique et soudain,
installe sa surprise et son harmonie. On dirait qu'Ensor écoute la
couleur tellement il la développe comme une symphonie.
Jamais ne s'y mêle la moindre fausse note. Il a l'œil juste comme
est juste l'oreille d'un musicien. A le voir peindre, comme au hasard,
on craint qu'à chaque instant la gamme profonde et rayonnante des
couleurs ne se fausse. Or, jamais aucun accroc n'a lieu. L'instinct, le
guide le plus sûr des artistes, bien qu'il paraisse un conducteur
aveugle, l'assiste sans qu'il s'en doute et le décide, quand à peine il
prend le temps de le consulter. Avant de poser un ton, il est sûr que
ce ton sera d'accord avec les autres. Il le sent tel, à travers tout son
être. A quoi bon examiner, discuter, raisonner, si l'examen, la discus-
sion et le raisonnement se sont faits préalablement, sans qu'on le
sache, avec la promptitude que met un éclair à traverser le ciel.
L'aptitude en art n'est jamais un acquis, mais un don. Elle est
subconsciente et sourde. Celui qui naît sans qu'elle habite en lui à
l'instant même qu'il voit, entend, flaire, goûte et touche, ne sera
jamais un artiste authentique. Aucune étude ne la lui apportera.
« James Ensor est plus purement un peintre que
Manet », dit encore Verhaeren, mais il ajoute, voulant
grandir celui-ci, qu'il est un chef d'école magnifique,
définitif et complet et qu'il « commande à un des carre-
fours de l'art où les routes bifurquent et gagnent des
contrées vierges et inconnues, n
Cette critique large et fouillée, ce parallèle entre deux
artistes également grands, est bien le plus beau chant de
triomphe qu'on puisse faire entendre en l'honneur d' En-
sor. Encore, dans cette joute, ce dernier n'intervient-il
qu'avec une partie de ses moyens. L'unité de vision, ou
du moins l'évolution dans l'unité de Manet excluait de la
lutte toute la partie imaginative et fantaisiste de James
Ensor.
« Manet, proclame Emile Verhaeren, est un chef
« d'école magnifique, définitif et complet. »
360 Le Flambeau.
Est-il bien nécessaire pour atteindre au sommet où
trônent bes maîtres souverains de l'art d'être un chef
d'école? Rembrandt et Turner sont de grands isolés,
sans famille ni disciples. Leur œuvre étrange, imprévue,
libre de tous liens quelconques, qui s'inscrit en marge de
toutes les traditions, leur œuvre d'exception en un mot,
n'est-elle pas au nombre de celles qui sollicitent le plus
vivement, le plus durablement l'intérêt, la curiosité et
l'admiration des hommes?
Les chefs d'écoles sont des semeurs de froment; des
générations se nourrissent de leur labeur, tandis que
Rembrandt a refermé derrière lui les portes sublimes qui
ouvraient sur son empire de beauté; mais combien d'ar-
tistes, par la suite, n'ont pas trouvé leur voie, grâce à la
lueur projetée par un seul des mille divins rayons qui
s'en échappent inépuisablement? (1).
Grégoire Le Roy.
(1) D'un volume à paraître chez l'éditeur G. Van Oest, à Bruxelles.
Le Mois des Crises
eu
Le Congrès rhénan.
Le dimanche 23 juillet, un congrès séparatiste tenait
ses assises, à Aix-la-Chapelle. Ce qui suit est un résumé
fidèle de ses débats. Nous ne prétendons « rendre » ici
que l'atmosphère de la salle, et la physionomie des délé-
gués. Quant à leur psychologie, et à celle de leurs com-
mettants, c'est une autre affaire...
Les pangermanistes avaient menacé de « représailles »
les organisateurs; mais il a suffi d'un avertissement donné
à l'agent berlinois, le préfet de police von Korff, pour que
la presse et les étudiants cessent leurs provocations et que
tout se passe dans le calme.
Il pleut. Quatre agents de police arpentent mélancoli-
quement la Pontstrasse déserte. L'assemblée est convo-
quée pour 1 heure de l'après-midi; mais les délégués
arrivent lentement. Petit à petit cependant, la vaste salle
du Gesellschaftshaus se remplit. Aspect habituel des salles
de fête : guirlandes de papier, bannières. Le drapeau offi-
ciel du Rheinland, rouge et blanc, se marie au drapeau
de la République rhénane, rouge, blanc et vert. On cause
avec animation et bonne humeur. On fume, on boit, on
grignote des Schnittchen. Ces bons Rhénans, il faut que
cela mange...
Deux heures. Des chants s'élèvent. Le Quartette rhé-
(1) En attendant le retour de Sir Archibald Bigfour, toujours captif
des Moscovites, nous avons chargé Anagnoste de débrouiller pour nos
lecteurs les « crises » de ce mois de juillet. On remarquera que notre
collaborateur n'a pas abordé le problème capital du moratoire. Un
éminent spécialiste traitera cette question dans notre prochain numéro
(N. de la Réd.).
362 Le Flambeau.
nan de Cologne exécute un lied: Am Rhein, am schoenen
Rhein, au Rhin, au beau pays du Rhin est ma patrie. Les
voix sont belles, l'attention religieuse.
Au nom du groupe aixois, M. Mullesheim souhaite en-
suite la bienvenue aux congressistes.
Puis, M. Trier, du groupe de Cologne, prononce un
discours qui, à plusieurs reprises, soulève les applaudis-
sements :
Trois cent soixante communes, dit-il, ont envoyé 800 délégués au
présent congrès: le Rheinland tout entier est représenté et il faut
remercier particulièrement les camarades de la Hesse, du Palatinat,
de Clèves et de la Sarre. Ils n'ont épargné ni leur peine ni leur
argent pour venir affirmer, dans la vieille ville de Charlemagne, sur
le sol historique des Francs, que la Rhénanie doit appartenir aux
Rhénans !
M. Trier, qui, avec son binocle, son crâne poli, son
long nez, son visage rasé, ressemble à un pasteur nar-
quois et finaud, excite par ses saillies l'hilarité de l'assem-
blée. Il se moque agréablement des « Messieurs de Ber-
lin » qui ont poussé la sollicitude jusqu'à inviter M. Smeets,
le chef du Parti républicain rhénan, à faire une « cure »
de quelques mois... dans les prisons du Reich.
Mais voici M. Smeets à la tribune. Il a une bonne figure
ronde, un air jeune, énergique. Un petit garçon lui offre
des roses blanches et rouges. Ovation.
Nous avions, dit-il, décidé à Bonn, au mois de décembre dernier,
de former un front unique avec les Fédéralistes, la Christliche Volks-
partei (Parti populaire chrétien) et la Rheinische Volksvereinigung
(Parti populaire rhénan). Bien qu'aucun de ces partis n'ait répondu
à notre appel, nous continuerons la lutte et poursuivrons l'union de
tous les Rhénans!
C'est de la Rhénanie, ne l'oublions pas, que la civilisation fondée
par le grand empereur, Charlemagne, s'est répandue sur l'Allemagne,
alors que Berlin n'était qu'un misérable village slave. L'empire des
Hohenzollern n'a rien de commun avec le vieil empire des Francs.
Les Prussiens ont annexé Charlemagne, les Rhénans le revendiquent!
Les « hommes de confiance » applaudissent, lorsqu'un
Le Mois des Crises. 363
coup de sifflet retentit, strident ; la salle entière est debout
et crie : « A la porte ! » Tout s'explique : le perturbateur
est un Allemand des Etats-Unis qui a marqué son en-
thousiasme à la mode yankee. Et M. Trier d'observer:
« En Prusse, notre Américain eût été assommé ; ici, nous
le traitons en ami; la Rhénanie n'est pas la Prusse ! »
M. Smeets reprend son discours interrompu.
La Rhénanie est solidaire des démocraties occidentales. La Révolu-
tion de 1789 lui avait apporté la liberté; c'est parce que celle-ci lui
fut ravie qu'éclatèrent les guerres de 1813, de 1870, de 1914. La
Révolution belge avait exalté les aspirations des Rhénans; moins
heureux que leurs voisins, ils n'obtinrent pas leur libération et la
Révolution de 1848 fut écrasée par la Prusse. Vint 1918. Cinq mille
Rhénans réunis au Gurzenich, à Cologne, acclamèrent la République
rhénane. M. Adenauer, premier bourgmestre, se déclarait prêt à
prendre la présidence. Depuis il a vendu sa patrie à la Prusse!
Les auditeurs conspuent M. Adenauer. Un vieillard à
barbe blanche s'écrie : « Je combattrai la Prusse jusqu'à
mon dernier souffle si elle touche au Rheinland ! »
M. Smeets parle des questions actuelles.
La Prusse ne paiera pas les réparations; mais elle presse la Rhé-
nanie comme un citron. Nous ne voulons pas être des Muss-Preussen,
des Prussiens malgré nous; nous ne voulons plus être les coolies de
Berlin. Les gens d'au delà de l'Elbe peuvent m'emprisonner, ils
n'empêcheront pas la volonté des Rhénans de s'exprimer. L'injustice
de 1815 doit cesser. La Haute-Commission doit museler les « chiennes
d'enfer » excitées par Berlin. Nous irons au référendum, lorsque les
fonctionnaires prussiens auront été expulsés. En avant, pour l'indé-
pendance de la Rhénanie!
L'assemblée se lève et pousse trois Hoch! pour la
République rhénane.
Après un repos de quelques minutes, le Quartette se
fait entendre de nouveau. « Il ne faut pas désespérer,
remarque M. Trier, d'un peuple qui, malgré ses malheurs,
garde une chanson aux lèvres. Un peuple qui chante ne
renonce pas! »
364 Le Flambeau.
M. Gassen, délégué d'Opladen, et des délégués d'Ehr-
weiler demandent que la personne de M. Smeets soit
protégée.
Puis, M. Smeets est réélu par acclamations président du
« Parti populaire républicain rhénan ». Il expose longue-
ment le programme du Parti.
M. Hammacher, délégué de Mayence, et M. Weiler,
délégué de l'Eifel, exposent ensuite les doléances des
vignerons de la Moselle et des cultivateurs de l'Ouest.
Les uns et les autres se plaignent de la mauvaise adminis-
tration de la Prusse, de sa Misswirtschaft, et ils réclament
la convocation d'un Parlement rhénan, où les paysans
auront leur mot à dire.
Enfin, des motions sont présentées et votées, à l'una-
nimité.
La première demande que les pouvoirs de la Haute-
Commission soient élargis de manière à donner satisfac-
tion aux aspirations rhénanes.
La seconde, que la neutralité du Rheinland soit garantie
par la Société des Nations.
La troisième, que des commissions soient établies dans
les communes rhénanes afin que l'inscription des habi-
tants soit contrôlée en vue d'un plébiscite éventuel.
La quatrième, que la Haute Commission prenne
M. Smeets sous sa protection...
De plus, deux longues motions concernent, l'une la
politique extérieure, l'autre la politique intérieure.
Politique intérieure: il faut contrôler les finances, éloi-
gner les fonctionnaires prussiens, épurer le personnel
enseignant, protéger les Rhénans contre la tyrannie
prussienne.
Politique extérieure : la paix véritable n'existera que si
la rive gauche du Rhin est neutre et indépendante; la
Rhénanie fait appel à tous les peuples civilisés pour obte-
nir sa libération.
Le Mois des Crises. 365
Lorsque ces différents vœux ont été approuvés par
l'assemblée, M. Smeets remercie les assistants:
La réunion d'aujourd'hui marque un progrès de l'idée rhénane;
nous reprendrons la lutte avec une nouvelle énergie et, grâce à
l'union, nous réaliserons notre idéal !
Il est tard. Pendant des heures, les congressistes ont
écouté avec une attention passionnée l'appel de la liberté
rhénane. Ils répètent une dernière fois le cri que Kauf-
mann entendait avec surprise en 1848, dans les rues de
Bonn ( 1 ) : « Vive la république ! Que ne sommes-nous
quittes des Prussiens! (Wiw la Republik! Wâr'n wir erst
die Preussen quitt!)»
Un vrai Prussien, Hans von Bùlow, faisait à ce cri une
réponse vraiment prussienne, le 28 mars 1892. Avant
d'exécuter la Symphonie héroïque du grand Rhénan
Louis van Beethoven, il disait à ses auditeurs de la Phil-
harmonie, à Berlin: « Aux paroles d'erreur: Liberté,
Egalité, Fraternité, opposons notre devise: Infanterie,
Cavalerie, Artillerie! »
Le Reich et la Bavière.
Le Reich d'aujourd'hui osera-t-il proclamer cette bis-
marckienne devise en présence de la révolte de la Ba-
vière? Cette rébellion, avoue la presse allemande, est le
plus grand danger dont l'unité germanique ait été mena-
cée depuis janvier 1871. S'il en est ainsi, il faudra bien
ranger parmi les hérésies historiques cette affirmation cou-
rante qu'un crime politique est toujours stérile, ou tout
au moins nuisible à ses instigateurs. Nous avions, dans
notre dernière chronique, montré comment, dès le sur-
lendemain du crime de Grunewald, le gouvernement
parut odieux, la victime indifférente, les meurtriers sym-
pathiques. Depuis, Kern et Fischer ont fait leur entrée
au Walhalla.
(1) Frankfurter Zeitung, 27 juillet 1922.
366 Le Flambeau.
Les Assassins de Rathenau.
L'étroite vallée de la Saale, par où passent la grand'-
route de Leipzig et la ligne du chemin de fer Francfort-
Leipzig-Berlin, l'étroite vallée de la Saale est bordée, sur
la rive droite, par des rochers à pic où se dressent la
ruine de la Rudelsburg et les deux tours rondes du burg
— également ruiné — de Saaleck. Les étudiants d'Iéna,
de Halle et de Leipzig y viennent souvent tenir leurs
« congrès de bière » et toute une poésie romantique, mé-
lancolique, patriotique et gambrinienne est née dans ces
beaux lieux, hantés par un génie frère du génie du Rhin.
Franz Kugler, il y a cent ans, y trouva cette perle du
<( Kommersbuch » : An der Saale hellem Strande stehen
Burgen stolz und kùhn: Sur la Saale aux rochers clairs,
les castels hautains et fiers... Et l'on chante encore:
Dort Saaleck, hier die Rudelsburg! et le « lied » le plus
fameux de tous : Auf den Bergen die Burgen, im Taie die
Saale: Les châteaux sur les monts, et la Saale est au fond.
Il y a là une strophe plaintive, qu'on murmure en se
découvrant, en mémoire des camarades morts prématuré-
ment:
Les uns pleurent, tandis que les autres cheminent; certains sont
encore dans le flot de la vie. Beaucoup sont au but, arrivés chez les
morts; beaucoup ont péri dans la joie et la peine.
Le poète Dreves, auteur de ces vers, se tira jadis une
balle dans le cœur au pied de la Saaleck. Un tilleul qui
bruissait tristement lui avait rappelé un camarade qu'il
avait eu le malheur de tuer en duel quelques années
auparavant...
Bien d'autres chants naîtront à l'ombre de la Saaleck,
pour célébrer les jeunes tyrannicides Kern et Fischer,
exécuteurs du Juif Rathenau : noble gibier traqué à mort
par la police du Reich. Une tour de Saaleck, transformée
en villa, est habitée d'ordinaire par l'écrivain Stein. Deux
voyageurs, passant le 17 juillet près de cette tour, y
Le Mois des Crises. 367
aperçurent de la lumière. Ils avaient appris à Naumburg
que le propriétaire de Saaleck, le Dr Stein, était absent
depuis longtemps et se trouvait à Berlin. La curiosité les
fit s'attarder sous les fenêtres, et dans une figure qui s'y
montra ils crurent reconnaître un des malfaiteurs dont le
signalement avait été répandu à d'innombrables exem-
plaires dans la région. La police prévenue vint faire le
siège de la tour. Trois agents et un gendarme montèrent
par l'escalier tournant jusqu'au troisième étage, sans rien
voir ni entendre. Comme ils redescendaient, ils enten-
dirent une porte s'ouvrir. Il leur sembla que l'on descen-
dait à leur suite. Mais l'escalier tournant ne leur permet-
tait de voir que les jambes des inconnus. Les policiers
crièrent: « Haut les mains! Descendez! » Les pour-
suivis sortirent des revolvers chargés. La police se mit à
l'abri dans un angle de l'escalier, puis décampa. Dans
l'après-midi, elle revint en force. Les assiégés parurent
plusieurs fois aux fenêtres et furent mitraillés. Kern,
blessé à mort, fut, mais en vain, soigné par Fischer,
qui l'étendit sur un lit, dans la chambre du Dr Stein.
Fischer revint ensuite à la fenêtre, poussa le cri de Vive
Ehrhardt! et disparut. On trouva plus tard son cadavre
étendu à côté de celui de Kern : il s'était donné la mort.
« Kern et Fischer ont échappé au juge d'ici-bas, disait
le lendemain la Deutsche Zeitung. Ils comparaissent
devant le Juge suprême. Puisse-t-il leur être indul-
gent!... »
La République n'a point de chance. On ne saurait
gouverner, en Allemagne, contre la coalition des burgs,
des tilleuls, des légendes, des sites romantiques et des
chansons à boire.
Les Lois de Défense républicaine et la Rébellion bavaroise.
Pourtant, le 18 juillet, le Reichstag votait par 203 voix
contre 102 les lois « de défense républicaine ». Votèrent
368 Le Flambeau.
contre: les Nationaux allemands, la Bayerische Volks-
partei, le Bayerischer Bauernbund (à l'exception du
ministre Fehr), les communistes. La majorité des deux
tiers était atteinte.
A la coalition des trois partis démocratiques et républi-
cains s'étaient joints les populistes, ces ralliés, et les socia-
listes indépendants.
Les lois nouvelles « prévoient de sévères sanctions contre
les associations secrètes de meurtre et contre toute action
illégale. Elles font un devoir aux citoyens de dénoncer ces
associations. Elles répriment toute excitation contre la
République et tout acte de diffamation dirigé contre elle.
Elles soumettent à certaines restrictions le droit de réunion
et la liberté de la presse. Elles contiennent également cer-
taines dispositions concernant les membres des anciennes
maisons régnantes, auxquels, s'ils vivent à l'étranger, le
retour en Allemagne peut être interdit, qui peuvent être
relégués en un lieu déterminé, ou même bannis d'Alle-
magne. Ces lois prévoient aussi de sévères mesures disci-
plinaires à l'égard des fonctionnaires. Elles organisent,
en vue de défendre la République, une Haute-Cour de
justice et une police générale d'Empire. Ainsi armé, le
gouvernement républicain pourra briser les principaux
appuis du mouvement réactionnaire. Le Reich aura sa
police, qui sera en mesure d'agir sur tout le territoire de
l'Allemagne. Il pourra opérer des changements dans l'at-
tribution des fonctions administratives, notamment dans
les services du personnel. La Cour de justice constituée
pour la défense de la République, comprenant neuf juges,
dont trois seulement doivent être des magistrats de pro-
fession, pourra paralyser les sentiments réactionnaires
du monde judiciaire allemand. »
Le vote des Lois de défense fut un grand succès répu-
blicain. L'énergie des socialistes qui menaçaient le
Tteichstag de grève générale et de dissolution, la quasi-
Le Mois des Crises. 369
réconciliation des Majoritaires et des Indépendants, tout
cela avait « rompu le front » de la Droite. Non seulement
les Populistes, comme nous l'avons dit, s'étaient ralliés;
mais, chose inattendue, le parti Deutschnational sembla
s'effriter. Il était composé d'agrariens conservateurs, de
pangermanistes, de nationalistes antisémites: les Vôl-
kische, les sectateurs d'Odin et de Freiia, les « propres
Aryens », selon le mot fameux.
Ce sont les Vôlkische qui fondèrent cette justice de
la Sainte-Vehme qui exécuta Erzberger, Rathenau, Har-
den. Leur mysticisme prit quelquefois des formes moins
pures, à preuve ce groupe ultrateutonique d'Oldenbourg
dont le principal exercice consistait à se faire photogra-
phier in naturalibus, par escouades mixtes, c'est-à-dire
composées de représentants des deux sexes. Au groupe
Vôlkisch appartient l'ineffable Bazille surnommé jadis
Heiterkeits-bazillus, le bacille de l'hilarité, M. Hennig,
qu'on mit récemment à la porte du parti National comme
trop compromettant.
Furieux de cette exclusion, les extrémistes Graefe et
Wulle s'en sont allés, eux aussi. L'honnête Dûringer, de
l'aile gauche, flairant dans la maison une odeur de sang,
était parti bien avant les autres.
Les monarchistes connaissaient donc un certain dé-
sarroi. La « tyrannie bolchevique » (c'est ainsi que
MM. Wulle, Helfferich et consorts appellent le régime
Wirth-Rathenau) triomphait. Mais la Bavière se fit le
champion de la « Démocratie » et de la « Liberté ». Cette
terminologie est étonnante. Il n'est que de s'entendre.
Nous avons fréquenté jadis des disciples de M. Maurras
qui, parlant de « conservateurs français », voulaient
désigner le parti radical. En Bavière, les Catholiques
(Bayerische Volkspartei) et la Ligue des Paysans invi-
tèrent le Gouvernement à défendre la démocratie blanc-
bleue (weissblaue Demokratie) contre les Metternichs
rouges. Toujours les souvenirs d'il y a cent trois ans!
24
370 Le Flambeau.
A côté des Catholiques et des Paysans naturellement
anti-prussiens et, en un sens, séparatistes, — persuadés
en tout cas que la révolte serait le plus sacré des devoirs
contre l'Etat unitaire — les pangermanistes indigènes et
immigrés, qui forment la Mittelpartei, arboraient avec
enthousiasme la cocarde bavaroise ; leurs journaux exhor-
taient le comte Lerchenfeld à ne pas mollir. Ainsi, Boris
Savinkov, le plus patriote des Russes, se déclarait « polo-
nais » à Varsovie, au moment de l'invasion bolchevik...
Encouragé, le comte Lerchenfeld osa braver le ban
d'Empire. Depuis le 24 juillet, la Bavière est sortie du
Reich. Elle a violé la Constitution de Weimar. Elle se
prétend un Staat (Etat), non plus seulement un pays
(Land) ; elle oppose son veto à des lois d'Empire. Les
paris sont ouverts. Les gens qui parient pour la Bavière
font remarquer que la Reichswehr, étant monarchiste,
ne marchera jamais contre le fief des Wittelsbach,
sans doute alliés aux Hohenzollern ; et ils voient leur
opinion confirmée par la faiblesse des réactions du gou-
vernement central, après le discours « cuirassé » du comte
Lerchenfeld. Ceux qui parient pour le Reich allèguent
que la Bavière est divisée contre elle-même ; que Nurem-
berg vient de changer le nom de la place Hindenburg en
place Rathenau (malgré un télégramme de Mme Mathilde
Rathenau, qui voulait qu'on ménageât les sentiments de
tous les citoyens) ; que les « vingt et une villes du Nord »,
tous les socialistes bavarois, les démocrates (les vrais)
sont pour Berlin ; que le Palatinat, plutôt que de faire le
jeu de Munich, ferait le jeu de Paris...
Souhaitons que le conflit s'engage à fond. Dans l'in-
térêt de la clarté: il faut "savoir à tout prix si les monar-
chistes, comme on l'entend répéter partout, ont vraiment
la force. Dans l'intérêt de la paix: quels que soient les
vainqueurs, la petite guerre bavaro-allemande disjoindra
le Reich de Versailles 1871-Weimar 1919, et préparera
— dans un avenir plus ou moins proche — les repu-
Le Mois des Crises. 371
bliques rhénane, silésienne, hanovrienne, l'indispensable
démembrement de la Prusse.
A plusieurs conditions, qui se ramènent à une seule,
c'est qu'il n'y ait pas d'officiers anglais, belges ou fran-
çais en uniforme aux Congrès rhénans; que M. Dard,
ambassadeur de France à Munich, subventionne plus dis-
crètement les Leoprechting ; et qu'enfin nous laissions les
Boches, en famille, « laver leurs livrées » et repasser
leurs cocardes. Ils ont naturellement le goût de la poly-
chromie. Si nous avons seulement l'air de ne pas les
regarder, les enfants d'Odin se fleuriront qui de vert-
blanc, qui de bleu-blanc, qui de noir-blanc-rouge, qui
de noir-rouge et or, et « pour des rubans », comme dans
la chanson, « seront en proie à de longs débats ». Si
nous paraissons sourire à leurs jeux, au lieu de nous
présenter « l'aro-en-ciel de la paix », ils adopterons tous,
pour nous faire enrager, le domino prussien, noir et blanc,
monotone et menaçant.
La Crise polonaise.
La plus grande consolation qui soit venue aux Alle-
mands, au milieu de leurs querelles, est le spectacle de ce
qu'ils appellent les déchirements polonais. La crise de juin
sera aussi la crise de juillet, disions-nous dans le dernier
Flambeau. En effet. Nous en étions restés au ministère
Sliwinski-Narutowicz, auquel nous souhaitions de faire
de bonne politique, et de bonnes finances. M. Sliwinski,
ami personnel du chef de l'Etat, avait au moins la bonne
volonté. Mais une Chambre houleuse fit chavirer son
esquif au bout de vingt-quatre heures. M. Pilsudski, vain-
queur la veille, perdait sa troisième bataille.
Comment la droite nationaliste combat-elle avec cette
âpreté un héros national, un patriote belliqueux? Com-
ment la gauche démocratique et socialiste soutient-elle un
autocrate qui se moque de la représentation nationale?
Ce sont choses de Pologne. Voici une explication. A Tar-
372 Le Flambeau.
mistice, il y avait (à Paris) un gouvernement polonais. Il
était présidé par M. Roman Dmowski, chef du parti natio-
nal-démocrate, à qui sa haine de l'Allemagne avait permis
'de collaborer d'abord avec la Russie: ce qui lui avait
gagné la confiance des alliés, tandis que les gouverne-
ments activistes, à Varsovie, étaient suspects à raison de
leur entente plus ou moins cordiale avec l'Allemagne.
M. Dmowski, en novembre 1918, s'apprêtait à gagner la
Pologne pour recueillir le pouvoir, lorsqu'il apprit que
M. Joseph Pilsudski venait d'y être proclamé chef de
l'Etat. M. Pilsudski était socialiste. Il eut tout de suite
pour lui les partis de gauche. La droite conspira; M. Pil-
sudski déjoua les complots. On fit contre lui le « bloc na-
tional » aux élections de 1919. Il sortit de ces élections une
Diète turbulente, à majorité incertaine, mais en somme peu
entichée de M. Pilsudski. Ce diable d'homme réussit à la
mater. Mais la fronde des bourgeois, des intellectuels, des
paysans conservateurs contre M. Pilsudski n'a jamais
cessé. On remplirait des in-folios avec les légendes iro-
niques, malicieuses et méchantes, répandues sur son
compte. « La Pologne qu'on voit » — demandez aux voya-
geurs qui l'ont traversée — est anti-pilsudskienne. Elle
conteste les talents militaires du Maréchal. Pendant sa
retraite de Kiew, la fronde s'en donna à cœur joie. Un
gouvernement national-démocrate se forma en Posnanie.
Or, M. Pilsudski vainquit les Russes et la Droite. Il forma
et soutint des ministères de plus en plus « à gauche. » Il
en veut un qui soit tout à fait pur, pour faire les élections
en octobre. C'est une des raisons qui lui ont fait renvoyer
les extra-parlementaires Ponikovvski, Michalski, Skir-
munt.
Mais l'échec de M. Sliwinski laissait le champ libre à
la Droite...
La Droite ne mit pas en avant son chef Roman
Dmowski. Elle opposa au « héros populaire » un autre
héros populaire, Korfanty, le triomphateur silésien.
Le Mois des Crises. ■ 373
M. Korfanty, comme M. Dmowsky, avait blâmé l'expédi-
tion de Kiew dans une lettre qui n'a pas été publiée. « Pre-
nez garde, disait-il ; si votre front Est fléchit, notre front
silésien cédera de lui-même ». Il pensait au plébiscite, que
l'alerte bolchevique influença défavorablement.
Faut-il conclure que la Droite est surtout germano-
phobe, la Gauche russophobe? Oui, peut-être. Que la
Droite soit entore russophile, la Gauche germanophile?
Ce serait absurde. Tous les Polonais sont conscients du
double danger. Mais vis-à-vis de problèmes aujourd'hui
résolus, ils ont eu des attitudes différentes. Les passions
ont survécu aux problèmes, les animosités personnelles
aux oppositions d'idées. Ce qui domine chez les hommes
de Droite, c'est la rancune d'avoir été sans cesse écartés
du pouvoir qu'ils méritaient peut-être, qu'ils crurent sou-
vent tenir...
La même mésaventure leur est arrivée cette fois encore.
M. Korfanty, proposé comme président du Conseil par la
Commission principale de la Diète, mais avec lequel
M. Pilsudski refusa de collaborer, M. Korfanty établit
lestement sa combinaison. Mais le veto de M. Pilsudski
n'a point perdu toute efficacité. Le Maréchal annonçait
qu'il se retirerait, si la Chambre acceptait un cabinet Kor-
fanty. Le groupe du Centre, qui pendant toute la crise
oscilla de gauche à droite, et de droite à gauche, sauva
M. Pilsudski et perdit M. Korfanty.
La séance du 27 juillet fut fort belle. La Droite avait
imaginé ceci : que le Parlement sommât M. Pilsudski de
contre-signer la liste ministérielle de M. Korfanty. Mais
comprenant qu'elle allait à la défaite, elle changea de
tactique et présenta une motion, qui, même si elle
échouait, devait au moins ébranler le chef de l'Etat. Elle
demanda un vote de méfiance. Comme le national-démo-
crate Glombinski défendait la motion, le public d'une tri-
bune jeta des œufs pourris sur la Gauche. On n'en vint
pas aux mains, pourtant. Mais M. Witos, chef des pay-
374 Le Flambeau.
sans, proclama sa confiance dans M. Pilsudski, le « héros
de l'indépendance », et des ovations enthousiastes écla-
tèrent. Les Juifs vantèrent la démocratie du président, les
Allemands s'abstinrent, et l'ordre du jour de méfiance fut
repoussé par 205 voix contre 187. Le ministère Korfanty
n'existait plus, si tant est qu'il eût jamais eu une existence
légale. Comme on proclamait le résultat, M. Korfanty,
décoré depuis la veille de la médaille Virtuti militari, quitta
la salle en souriant. La Gauche, debout, entonna l'hymne
des révolutionnaires de 1831. Et le maréchal de la Diète,
M. Trompczynski, levant la séance, convoqua l'assemblée
pour le lendemain.
Il ne reste plus à la Commission principale de la Diète
qu'à retirer la candidature de M. Korfanty; puis, à prier
M. Pilsudski de nommer un nouveau président du Conseil,
le cinquième en six semaines...
On ne voit d'ailleurs nulle raison pourquoi ce cin-
quième président serait accepté. La situation semblerait
sans issue, s'il n'y avait les^élections prochaines et la possi-
bilité de les rendre encore plus proches, par la voie d'une
dissolution. Seulement, pour qu'il y ait des élections, il
faut une loi électorale, et la Diète polonaise n'a pas
encore fini d'élaborer cette loi. On la connaît surtout,
jusqu'à présent, par les doléances des Allemands qui
prétendent que ladite loi sacrifie scandaleusement les
minorités.
Finis Poloniae! clament-ils. Et la presse anglaise fait
chorus. Ce chœur gémit la plainte funèbre sur l'infortuné
pays, et rappelle les partages. La Pologne souffrira long-
temps encore, dans l'opinion publique, d'avoir été jadis
écartelée. Elle-même et ses ennemis auront trop répété
qu'elle le fut « pour ses péchés ». Mais laissons aux histo-
riens primaires cette puérile comparaison entre la Pologne
du xvuie siècle finissant et celle d'aujourd'hui. Si une crise
ministérielle très embrouillée menaçait un pays de « par-
tage », l'Italie serait à la veille d'être coupée en petits
Le Mois des Crises. 375
morceaux. La crise ministérielle italienne est, en effet,
beaucoup plus compliquée que la polonaise. Et, en
Pologne, si le Sejm s'agite, le pays est calme, le paysan
travaille; ni fascisme, ni communisme.
La Crise italienne.
A comparer la Chambre polonaise et la Chambre ita-
lienne, le record du « partage » appartient certainement
à cette dernière: Agrariens, 23; Démocrates, groupe
Giolitti-Orlando, 42; Démocratie italienne (groupe Nitti)
36; Démocratie libérale (groupe Bevione-De Nava), 24;
Démocratie sociale (groupe Caser tano-Labriola), 41;
Groupe fasciste, 31 ; Groupe mixte, 32; Groupe nationa-
liste, 1 1 ; Groupe parlementaire libéral-démocratique
(groupe Salandra), 21; Groupe populaire, 106; Groupe
socialiste, 122; Groupe socialiste réformiste, 26; Groupe
communiste, 13. Donc deux grands partis, les socialistes
et les populaires; et des décombres de partis, du vieux
libéralisme, de la récente Démocratie, sur laquelle on
avait fondé de grands espoirs, aujourd'hui scindée en
quatre groupes... Le 19 juillet, MM. Nitti et Sturzo
renversèrent le cabinet Facta-Schanzer. Les Fascistes,
en effet, sont en guerre avec les communistes, les Nit-
tiens et les Populaires, et le Gouvernement était accusé
de ne pas avoir montré, à l'égard de ces Fascistes, assez
d'énergie. La Chambre, épouvantée par le Fascisme,
suivit allègrement M. Nitti et Dom Sturzo à l'assaut du
Cabinet. Mais ensuite, on fut très embarrassé. M. Mus-
solini, chef du groupe fasciste, un des plus petits de la
Chambre, quoiqu'il soit maître du pays, M. Mussolini
avait dit en plein Parlement une parole qu'aucun journal
n'osa reproduire: « Si vous voulez gouverner contre
nous, nous nous insurgerons! » Or, le directoire fasciste
vient de lancer un manifeste dans lequel il annonce « qu'il
dispose aujourd'hui de 700,000 hommes prêts à agir et
que la mobilisation générale des Fascistes de la Toscane,
376 Le Flambeau.
qui sont 50,000, a été d'ores et déjà ordonnée ». Au même
moment, une note officieuse fait connaître que l'armée
active italienne ne va plus compter que 130,000 hommes
par suite du renvoi d'une classe...
Successivement MM. Orlando, Bonomi, Meda, de
Nava, échouèrent dans la formation du Cabinet: le
problème, en effet, était insoluble. Les Populaires et
M. Nitti, faisant le jeu des socialistes, n'admettaient
qu'une combinaison de gauche et de guerre civile, de
lutte ouverte et acharnée contre le Fascisme. M. Orlando,
peu désireux d'affronter cette lutte, tentait de réaliser
des combinaisons plus larges, où tous les démocrates,
même la droite modérée, fussent représentés: veto des
populaires, impossibilité parlementaire. M. Bonomi ou
M. Mèda pouvaient, dans une Chambre de 528 membres,
former une majorité avec le groupe Nitti, les populaires,
les socialistes, les social-réformistes, 290 voix: veto des
Fascistes, guerre intestine.
Personne ne se soucie d'allumer cet incendie à seule
fin d'y rôtir les marrons de M. Nitti. D'ailleurs, pour-
quoi celui-ci ne tenterait-il pas sa chance? Lui seul est
assez fort, dit-on, pour réduire le fascisme. Lui seul peut
guérir P« économie » italienne. Et puisque l'un après
l'autre, le cours francophile, le cours anglophile, ont
mené l'Italie dans les fondrières, la logique et la loi du
ricorso n'imposent-elles pas le deutscher Kurs, la grande
politique allemande qui est celle de M. Nitti?
« Hélas ! écrit le correspondant spécial expédié à Rome
par la pangermaniste Deutsche Zeitung. La crainte des
fascistes domine si puissamment le Parlement qu'il ne
peut espérer ramener au pouvoir l'homme dont l'Italie
appelle à grands cris le génie financier et politique! »
M. Carlo Schanzer.
Si M. Facta manquait de prestige à l'intérieur, le der-
nier ministre italien des Affaires étrangères n'apportait
Le Mois des Crises. 377
pas à un gouvernement trop mat le lustre diplomatique
qui lui eût fait gagner sinon l'estime générale, tout au
moins les vacances.
Né à Vienne, juriste, bibliothécaire du Sénat, ensuite
chef de division au Conseil d'Etat, député de Spolète en
1915, ministre des finances sous Nitti, sénateur en 1919,
et enfin student of foreign politics, comme disent les
Anglais, M. Garlo Schanzer représenta l'Italie à la Confé-
rence du désarmement de Washington. Il y aida efficace-
ment l'Angleterre et y obtint quelques succès. L'Italie,
grâce à lui, du moins elle se le figura, vit son tonnage
en capital ships assimilé à celui de la France. Cette
satisfaction donnée à l' amour-propre italien, cette victoire
remportée sur une rivale jalousée, désigna M. Schanzer
pour succéder au marquis délia Torretta. Pauvre délia
Torretta, si vite sacré grand homme, si vite coiffé du
bonnet d'âne! Il se consolait en pensant que MM. Sforza
ou Nitti n'avaient pas mieux réussi. Et M. Sonnino donc!
Il se console maintenant, le marquis délia Torretta, en
voyant les avanies faites à M. Schanzer.
M. Schanzer fut le ministre de Gênes. Il avait mis tout
son espoir dans cette conférence. Il s'y comporta comme
le « brillant second » de M. Lloyd George, ou plutôt
comme le lieutenant du Gallois en Europe. Sauver à tout
prix sa conférence des mauvais desseins de la France,
renouer le tout premier avec les Soviets, rendre au monde
la paix par la réconciliation des Allemands ; puis appuyé
sur ses nouveaux et sur ses vieux amis, Anglais, Russes,
Allemands, allié avec le Vatican du nouveau régime, faire
une grande politique italienne, reviser le traité de Rapallo
avec la Serbie, se lancer dans la glorieuse carrière orien-
tale: tel était le plan de M. Schanzer.
Hélas, M. Schanzer ne rapporta de Gênes qu'un
accord particulier avec les Soviets ; et la veille du jour où
il devait vanter au Sénat ce beau succès, les Soviets déchi-
rèrent le traité russo-italien. Pourquoi? Dépit, mépris?
378 Le Flambeau.
Dépit d'avoir manqué l'opération essentielle, mépris
d'un pays qu'ils n'admettent pas comme un Etat de pre-
mière grandeur?
La Conférence de La Haye vint détruire ce qui restait
des illusions russes de M. Schanzer. Il se cramponna d'au-
tant plus désespérément à ses amours anglaises.
Et il partit pour Londres, à la fin de juin. Il y passa
douze jours et revint mortellement déçu, et mortellement
atteint. C'est à peine si M. Lloyd George qui, vers la
fin de la Conférence de Gênes, avait eu des paroles si
aimables pour l'Italie, c'est à peine si M. Lloyd George
consentit à le recevoir. C'est à peine si lord Balfour,
esclave du week end, se laissa entrevoir. Et Carlo
Schanzer avait tant de choses à leur demander, tant de
choses à la fois!
D'abord et comme toujours, des matières premières,
des crédits, l'amélioration du change. Puis, un peu d'air
en Méditerranée, où l'Italie étouffe, depuis que la France
et l'Angleterre se sont partagé les pays arabes et les Lieux
Saints. L'Italie aurait pu avoir l'Albanie et la région anato-
lienne d'Attalia-Koniah ; elle y a renoncé. Elle voudrait se
réserver certains droits en Palestine et en Syrie ; et à cet
effet, M. Schanzer, Israélite d'origine galicienne, se pré-
sentait en ambassadeur du Quirinal sans doute, majs aussi
du Vatican.
Seulement, le Vatican avait préféré s'entendre directe-
ment avec MM. Lloyd George, Balfour, et — juif pour
juif — avec Sir Herbert Samuel. Et le juif Schanzer
n'obtint aucune promesse relativement à la protection
des Chrétiens, aucune garantie quant au Cénacle. Que
proposait-il encore? Qu'on laissât l'Italie en possession
du Dodécanèse; que l'Angleterre forçât la Grèce à éva-
luer Smyrne; que, néanmoins, les avantages écono-
miques concédés à l'Italie par V accord tripartite fussent
encore amplifiés; que l'Italie fût admise à discuter le
statut de Tanger...
Le Mois des Crises. 379
Enfin, M. Schanzer demandait qu'on réunît à la Soma-
lie italienne un morceau du Jubaland britannique : un port
qui ne fût pas, six mois de l'année, rendu inutilisable par
la mousson ; une zone côtière pourvue de sources et de
puits d'eau potable. Au lieu de la zone, M. Schanzer
remporta une veste... et l'avis d'avoir à payer en automne
les intérêts des 100 milliards de lires dus aux Alliés. Aussi-
tôt la lire baissa, et les 100 milliards en devinrent 110.
La Crise orientale.
L'accord anglo-italien n'a pu se faire. Ce n'est pas,
assurément, la faute de M. Schanzer. C'est la faute de
l'Italie qui a dédaigné ce qu'elle aurait pu prendre, et qui
réclame maintenant ce que les autres ont pris, et veulent
garder.
M. Schanzer avait des projets orientaux fondés sur une
fausse conjecture : il croyait l'Angleterre prête à confesser
Veneur de sa politique. Or, MM. Balfour, Curzon,
Chamberlain, Lloyd George sont persuadés qu'ils n'ont
pas failli le moins du monde. Ils voient que les questions
d'Orient se résolvent ou s'endorment les unes après les
autres: l'Inde, l'Egypte, la Mésopotamie ne font plus
parler d'elles, on verra tout à l'heure comment le foyer
juif lui-même est confortablement installé. Et Smyrne?
« Les événements se chargeront de démontrer, répondait
l'autre jour M. Chamberlain à une interpellation turco-
phile, que la politique du Gouvernement de Sa Majesté
dans cette partie du monde fut heureusement inspirée. »
Le Gouvernement britannique n'a pas reconnu
Constantin, et il ne se propose nullement de le recon-
naître. Il a fait à la France une autre concession. La
Turquie ayant refusé, absolument refusé le règlement de
la question d'Orient arrêté dans la Conférence des Trois,
le 26 mars, et la Grèce ne l'ayant accepté que d'une
manière bien tacite, l'Angleterre proposait de contraindre
380 Le Flambeau.
les deux belligérants. La France et l'Italie intercédèrent
pour la Turquie, et l'Angleterre céda. Mais imagine- t-on
qu'après cela, MM. Curzon ou Balfour consentent à
expulser les Grecs de Smyrne, pour les beaux yeux de
M. Schanzer? En faisant adopter le principe de non-
intervention, la France et l'Italie ont condamné leurs
clients à ne récupérer jamais l'Ionie.
Car l'accord des Trois, s'il imposait aux Turcs d'in-
dispensables servitudes, comme le respect des minorités,
leur restituait conditionnellement Smyrne. La Turquie,
la France et l'Italie n'ont pas compris que cette « chance »
était la dernière. La France en particulier, très mal ren-
seignée par sa mission militaire en Grèce, a cru bizarre-
ment que les Turcs « jetteraient à la mer » l'armée hellé-
nique ! Nous eûmes la bonne fortune de pouvoir consul-
ter sur ce point la plus haute des autorités. Le colonel
Feyler, qui a passé quatre mois au front gréco-turc,
nous a fait part de ses observations. Sans chemins de
fer, sans artillerie, les Turcs ne songent même pas à l'of-
fensive libératrice. S'ils l'entreprenaient, ils seraient écra-
sés. La Grèce, dit-on, est économiquement très épuisée.
On ne voit pas qu'elle le soit moins que la Serbie, la Rou-
manie ou la Pologne dont le change est bien inférieur au
sien. Et sa faiblesse économique ne serait aidée en rien par
une évacuation que suivraient sans doute de graves com-
motions politiques. Elle restera donc en Asie Mineure.
Et c'est l'affaire de Vilno, l'affaire de Fiume qui recom-
mence...
La ressemblance est frappante. Car l'Ionie va se
constituer en Etat autonome. Le bruit en court depuis
un mois. On l'accueille en Occident avec un certain
scepticisme. Mais le langage des journaux d'Athènes le
confirme. Une proclamation, émanée du gouvernement
grec, sera adressée aux populations de l'Asie mineure
occidentale, appelant celles-ci à constituer un Etat indé-
pendant pour défendre leur liberté. La naissance de cet
Etat d'Asie mineure sera notifiée aussi bien aux Puis-
Le Mois des Crises. 381
sances alliées qu'à la Société des Nations, sous la pro-
tection de laquelle il se placera. Une assemblée de
notables comprendra des représentants de toutes les
races, Hellènes, Musulmans, Circassiens, Arméniens et
Israélites. Un comité exécutif, présidé par l'actuel Haut
Commissaire, M. Stergiadès, tenant ses pouvoirs de l'as-
semblée, jouera le rôle de Gouvernement. L'Etat d'Asie
mineure (Mikrasiatiki Politia) invitera les fonctionnaires
à continuer leur service sous l'égide du nouveau régime.
La presse vénizéliste s'est permis quelques critiques à
l'égard de ce projet. « Il n'améliorera point, dit-elle, la
situation internationale de la Grèce. Quel est le vice
radical de cette situation? C'est que la Grèce, par les
élections de novembre, est sortie virtuellement de l'Al-
liance. De là tous ses ennuis. Naguère, sous Vénizélos,
elle était mandataire des Puissances en Orient. A chacun
de ses efforts militaires correspondaient de nouveaux
avantages politiques et nationaux. Financièrement même,
elle était aidée par ses Alliés, assez parcimonieusement,
d'ailleurs. L'autonomie de Smyrne, si elle était proclamée
par le gouvernement d'Athènes, ne modifierait en rien
cette situation. Les Smyrniotes, qui sont tous des Vénizé-
listes enthousiastes, n'apparaîtront pas plus sympa-
thiques aux Alliés pour lier ainsi leur cause à celle des
gouvernants constantiniens. » La presse vénizéliste
sans doute fait erreur. Ce qu'il faut, c'est qu'on voie
dans les Congrès de la paix orientale, des Grecs qui ne
soient pas des représentants de Constantin, des Chrétiens
d'Asie qui plaident directement leur juste cause. L'Ionie
une fois constituée en Etat autonome n'aurait guère de
peine à faire entendre ses délégués, à Beïkos et ailleurs.
C'est là ce qui importe. Les peuples civilisés souhaitent
bonne chance aux nouveaux Ioniens.
Les Mandats.
Moins compliquées que la question d'Asie mineure, les
questions de Palestine et de Syrie ont été plus vite
résolues.
382 Le Flambeau.
Le Conseil de la Société des Nations, réuni à Londres,
a clos sa session le lundi 24 juillet, en ratifiant les mandats
de la France et de la Grande-Bretagne ( 1 ) .
Les deux mandats ne devront plus être soumis de nou-
veau ni au Conseil ni à l'Assemblée de la Société des
Nations. On ne prévoit aucune modification des textes,
aucune sanction supplémentaire: ils sont définitivement
approuvés. Toutefois, ils sont provisoirement suspendus.
Ils n'entreront en vigueur — simultanément — que quand
certains points relatifs au mandat syrien auront été réglés.
Pourquoi simultanément?
Le représentant de la France, M. Viviani, l'a fort clai-
rement expliqué :
Le gouvernement français s'est rendu compte du danger qui pour-
rait naître si on plaçait la Palestine sous le mandat britannique sans
placer en même temps la Syrie sous le mandat français. En consé-
quence, nous avons établi comme principe de voter les deux mandats
ensemble et de les mettre en vigueur simultanément.
Et Lord Balfour a dit de son côté :
11 est exact que le sort du mandat sur la Palestine est indissoluble-
ment lié à celui du mandat sur la Syrie. L'octroi de l'un sans l'octroi
de l'autre ne ferait qu'accroître les difficultés et la demande formulée
par le représentant de la France à notre dernière session a été
accueillie à ce moment, comme elle l'a été ces jours-ci, par le gou-
vernement britannique avec la plus grande bienveillance. Il n'y a pas
de divergences entre nos deux gouvernements à ce sujet.
Pourquoi distinguer entre l'approbation et l'appli-
cation?
Ecoutons encore M. Viviani :
Le gouvernement italien, il y a quelques mois, a pressenti le gou-
vernement britannique en ce qui concerne certaines des conditions de
son mandat; il a pressenti, il y a quelques jours, le gouvernement
français au sujet du mandat sur la Syrie. Il a formulé, comme il avait
(1) On sait que les Etats-Unis ne s'opposent plus aux mandats
depuis que des concessions de pétrole leur ont été accordées en
Mésopotamie et en Palestine.
Le Mois des Crises. 383
parfaitement le droit de le faire, certaines représentations qui affectent
des intérêts vitaux d'ordre matériel et moral.
En ce qui concerne les négociations avec la Grande-Bretagne, celle-ci
est tombée d'accord après quelques mois. Les négociations se pour-
suivent, depuis quelques jours, entre la France et l'Italie, mais je
désire faire remarquer que c'est là une affaire qui échappe à la compé-
tence du conseil. De même que le gouvernement britannique a traité
directement avec l'Italie, le gouvernement français traite aujourd'hui
directement avec le gouvernement italien.
Je suis autorisé par mon gouvernement à dire que les négociations
ont déjà commencé, qu'elles ne seront pas paralysées par la crise
politique qui vient de surgir en Italie, que les mandats ne seront
suspendus, en conséquence, que pour une très courte période de
temps et qu'un accord interviendra très prochainement.
Au dernier moment, et bien tardivement, — plus de
deux ans après la décision de San Remo (25 avril 1920)
qui désigna la France comme mandataire pour la Syrie —
M. Schanzer a donc présenté un certain nombre de
demandes qui concernent les tribunaux de Syrie, les écoles
italiennes, les travaux publics, le cabotage et l'immigra-
tion. Le ministre italien invoque à titre de précédent les
concessions qu'il a obtenues de l'Angleterre. On espère
que les conversations franco-italiennes seront terminées
pour le 30 août prochain. C'est à cette date qu'a été fixée
la prochaine séance du Conseil de la Société ; c'est alors
que seront résolus les problèmes posés par l'article 14 du
mandat sur la Palestine.
Cet article 14 organise la « Commission des Lieux-
Saints ». La puissance mandataire s'engage à nommer une
Commission spéciale qui examinera et définira « les droits
et revendications se rattachant aux Lieux-Saints ou ayant
trait aux différentes collectivités religieuses de la Pales-
tine ».
Le 15 mai dernier, le secrétaire d'Etat du Saint-Siège,
le cardinal Gaspard, adressait au Conseil une lettre dans
laquelle il disait : « Le Saint-Siège ne s'oppose pas à ce que
les Juifs reçoivent en Palestine les mêmes droits civils que
les autres nationalités et confessions ; mais il ne peut con-
384 Le Flambeau.
sentir à ce que les Juifs aient une situation plus favorable
que les autres nationalités et confessions, et à ce que les
droits des confessions chrétiennes ne soient pas suffisam-
ment assurés. » Aussi le cardinal Gasparri déclarait-il
l'article 14 inacceptable.
Dans un Livre blanc publié le 3 juillet, le Gouvernement
britannique proposa un nouveau ttxt& pour l'article 14.
La Commission des Lieux-Saints serait composée d'au
moins sept membres, désignés par les puissances manda-
taires, avec l'approbation de la Société des Nations. Et
dans la réponse envoyée au cardinal Gasparri, le Cabinet
de Londres exprimait l'avis que dans la Commission
devaient être représentées toutes les puissances qui s'in-
téressent à la Palestine et les trois confessions chrétienne,
mahométane et juive. Pour garantir l'impartialité de cette
Commission il se déclarait prêt à choisir les membres sur
une liste dressée par l'assemblée ou le conseil de la
Société des Nations, ou bien encore par le président de
la Cour de justice internationale.
A Londres, les cinq puissances catholiques du Conseil
(Belgique, Brésil, Espagne, France, Italie) ont demandé
que la majorité de la Commission des Lieux-Saints fût
chrétienne. Le chiffre de sept membres a été abandonné;
mais aucune autre décision n'a été prise, sinon que la
surveillance et la responsabilité appartiendraient au
Conseil.
La procédure de nomination des membres de la commission, dit
le texte de l'article 14 adopté le 24 juillet, la composition et le fonc-
tionnement de cette commission seront soumis à l'approbation du
conseil de la Société des Nations. La commission ne sera pas nommée
et ne pourra entrer en fonctions sans l'approbation du conseil.
L'Angleterre et le Sionisme.
Dans le préambule du projet de traité relatif au mandat
de l'Angleterre sur la Palestine est reproduite la déclara-
tion faite, en 1917, par M. Balfour au nom du Cabinet
Le Mois des Crises. 385
de Londres: « Le Gouvernement de S. M. considère
avec bienveillance la création d'un home national en
Palestine pour le peuple juif et il fera les plus grands
efforts pour atteindre ce but, étant bien entendu que rien
ne sera fait qui puisse influencer les droits civils et reli-
gieux des communautés non juives en Palestine ou les
droits et la situation politique des Juifs dans n'importe
quel pays. » Le traité reconnaît l'Organisation sioniste
comme Jewish agency, comme représentation du peuple
juif. C'est le triomphe définitif du Sionisme.
Les relations officielles de l'Angleterre avec les sionistes
remontent à 1901. A ce moment le Cabinet britannique
avertit Théodore Herzl qu'il était prêt à accorder à
l'Organisation sioniste la concession d'un territoire. On
songea d'abord à la presqu'île du Sinaï, plus tard à
l'Ouganda. Mais ces projets se heurtèrent à la résistance
des sionistes dont la majorité ne voulaient pas renoncer
à la Palestine. Cependant, la colonisation de la Palestine,
que le gouvernement turc était loin d'encourager-, ne donna
jusqu'à la guerre que des résultats peu satisfaisants. La
situation éconpmique du pays était mauvaise. Sur un terri-
toire grand comme la Belgique, ne vivaient en 1914 que
700,000 habitants, parmi lesquels 90,000 Juifs. Les
43 colonies agricoles fondées par les œuvres israélites
comptaient 12,000 émigrés. Politiquement, la Palestine
n'avait pas l'importance qu'elle a maintenant. La sécurité
du canal de Suez n'était nullement menacée; l'Angleterre
exerçait sur l'Egypte une incontestée souveraineté; elle
n'avait pas encore affirmé de prétentions sur la Mésopo-
tamie. Avec la défaite turque, le réveil du nationalisme
égyptien et les intrigues de Fayçal, la situation changea.
Aussi, quand les troupes du général Allenby furent entrées
à Jérusalem, l'Angleterre prit une série de mesures poli-
tiques et militaires en vue d'une occupation durable. A
Versailles, puis à San Remo, elle obtint le mandat qu'elle
sollicitait, et elle s'empressa d'organiser le pays.
25
386 Le Flambeau.
A l'administration militaire succéda une administration
civile, et Sir Herbert Samuel fut nommé Haut-Commis-
saire. Membre influent de la Chambre des Communes,
financier mêlé à toutes les grandes affaires, ancien mi-
nistre, Sir Herbert est une des personnalités les plus
éminentes'de la politique anglaise. Juif orthodoxe, il est
sympathique aux aspirations des sionistes, sans être
affilié à aucun de leurs groupements. Il s'appliqua
d'abord à doter la Palestine de chemins de fer et de
routes, à réformer les impôts (les Turcs avaient conservé
le vétusté système de l'affermage), à mettre en valeur la
contrée. Pour l'exécution des travaux publics, la cons-
truction de routes et le défrichement du sol, les organisa-
tions sionistes lui fournirent, de février 1919 à mars 1922,
24,000 travailleurs. Ce sont les Chaluzim ou Pionniers,
comme ils s'appellent eux-mêmes. De son côté, le Fonds
National Juif acquit dans la plaine d'Iezréel, aux environs
de Noûris, de vastes domaines que l'on se mit à défricher.
Des conflits -ne tardèrent pas à éclater entre'les Juifs
et la population arabe. Les grands propriétaires arabes,
les Effendis, jouissaient, sous l'ancien régime, de privi-
lèges économiques et politiques. Et les petits paysans,
les Fellahs, étaient obligés de louer leurs services à ces
effendis, afin de satisfaire aux exigences des fermiers de
l'impôt. Maintenant l'impôt est fixe; il frappe tout le
monde et il est devenu plus supportable. Grâce à l'adminis-
tration anglaise, la situation économique s'est améliorée;
aussi les fellahs réclament-ils pour aller travailler sur les
terres des grands propriétaires un salaire plus élevé. Mais
la culture des latifonds, pratiquée à l'orientale, ne rapporte
rien si la main-d'œuvre est trop onéreuse. Beaucoup
d'effendis ont dû vendre leurs biens à des Juifs. Anciens
maîtres du sol, ils n'ont pas renoncé sans amertume à
leurs privilèges féodaux. Quant au peuple, il n'assiste
pas sans colère à l'invasion des « étrangers ».
Que faut-il entendre par Foyer national juif? A cette
Le Mois des Crises. 387
question que lui posait à Versailles le représentant des
Etats-Unis, M. Lansing, le président de l'Organisation
sioniste, le professeur Weizmann, répondit : « Nous espé-
rons que chaque année 50 à 60,000 Juifs pourront retour-
ner en Palestine. » Et il ajouta: « La Palestine doit être
juive comme l'Amérique est américaine et l'Angleterre
anglaise. » Ces déclarations ne laissent pas d'inquiéter les
Arabes. En vain le Congrès sioniste de Karlsbad (1921)
a-t-il proclamé solennellement la volonté des Juifs de colla-
borer avec les Arabes, dans l'intérêt des deux peuples.
En vain, les représentants de l'Angleterre ont-ils répété
que les droits des populations arabes seraient sauvegardés
et qu'aucune injustice ne serait commise envers • elles :
M. Balfour a même dit, à Londres, que « les Arabes
jouiraient d'une liberté qu'ils n'ont jamais connue sous
la domination ottomane. » Malgré tant de protestations,
malgré tant de promesses, les Arabes se sentent menacés.
Et cela crée une situation difficile.
Il s'en faut toutefois que la politique sioniste soit, comme
on l'affirme complaisamment, « à la veille d'une faillite
retentissante » (1). En dépit des difficultés économiques
ou politiques, des rivalités des races et des langues, le
pays témoigne d'une activité remarquable. L'agriculture
progresse ; des usines se fondent ; de grandes entreprises
sont commencées: on construit le barrage du Jourdain
qui donnera l'énergie et la lumière électriques à la Pales-
tine et à la TransJordanie. Une Université hébraïque est
bâtie aux portes de Jérusalem.
L'Angleterre a jeté les bases, en Palestine, d'un Etat
non musulman qui, pendant des siècles, aura besoin de
sa protection, et contre lequel elle protégera les Arabes.
On a condamné trop tôt cette politique géniale. On oublie
qu'en Orient l'Angleterre gagne le plus souvent la der-
nière bataille.
(1) Revue catholique des idées et des faits, 28 juillet 1922.
388 Le Flambeau.
L'Entrevue de Londres.
Espérons qu'elle ne gagnera pas la bataille du mora-
toire, et qu'elle se repentira, après La Haye, d'avoir
encouragé les Bolcheviks comme les Français, les Kéma-
listes. Le résultat, c'est que la victoire est sabotée.
Il est temps de réagir, écrit très justement dans YEclair (24 juillet)
M. Michel Paillarès. Les cabinets de Paris et de Londres doivent
regarder la situation en face et de concert. Passons l'éponge sur le
passé récent. Refaisons ce que nous avons fait en 1904. Toutes les
questions se tiennent, elles forment une chaîne indissoluble. Et sur-
tout que dans leurs entretiens les Alliés aient constamment dans
l'esprit que derrière le Bolchevik et le Kémaliste se cache le Prussien.
Alors, nous aurons enfin cette Entente cordiale qui, seule, peut être
le pivot de la paix.
Ce sont paroles à méditer au moment où M. Poincaré
va rencontrer à Londres M. Lloyd George.
Anagnoste.
Le Secret de William Stanley (1)
VIe Comte de Derby.
L'œuvre la plus haute n'a de
prix que par ses rapports avec la
vie. Mieux je saisis ces rapports,
plus je m'intéresse à l'œuvre.
Anatole France, Le Jardin d'Epicure.
Si donc, il s'est rencontré, à travers les âges, d'in-
contestables exemples du désir qu'ont éprouvé certains
écrivains, et non parmi les moindres, de demeurer
cachés, on peut affirmer, sans crainte de heurter les lois
de la psychologie, que le mystère shakespearien ne
constitue, à aucun degré, une anomalie. Il n'est rien qui,
a priori, interdise à un historien d'en * admettre l'exis-
tence. Au reste, si, au lieu de nous en tenir à la littéra-
ture, nous explorions, à ce point de vue, d'autres
domaines de l'activité humaine, par exemple ceux de
l'art, de la politique ou même de la science, il est hors
de doute que les cas d'anonymat ou de substitution d'un
nom à un autre se multiplieraient singulièrement.
Vers le moment où l'auteur du théâtre shakespearien
commença à écrire, parut le premier ouvrage de critique
littéraire qu'ait vu éclore l'Angleterre: The Arte of
EngUsh Poésie, publié en 1589 par l'éditeur Richard
Field, et qui est attribué généralement à George Putten-
ham. Aucun autre témoignage ne saurait l'emporter, en
l'espèce, sur celui de ce remarquable traité, qui conquit
alors une ample réputation. Voici les observations fort
(1) Voyez le Flambeau, 5e année, n° 7, 31 juillet 1922.
26
390 Le Flambeau,
curieuses qu'il nous présente sur les poètes de l'aristocra-
tie élisabéthainë :
De nos jours... les poètes sont autant méprisés que la poésie elle-
même, et ce nom est devenu infamant, d'honorable qu'il était, et sujet
à mépris et à dérision; il est plutôt un. reproche qu'un éloge pour
celui qui en use, car, ordinairement, quiconque est amateur de cet art
ou prouve qu'il excelle à le pratiquer, on l'appelle par dédain un fou
(phantasticall) ; et un homme qui délire ou qui est fou (par réci-
procité), on l'appelle un poète...
Maintenant, en ce qui touche ceux qui font partie de la noblesse ou
de la gentry et paraissent très bien doués pour la pratique de maintes
sciences louables, et spécialement de la poésie, il est désormais
reconnu aujourd'hui qu'ils n'ont pas le courage d'écrire; et s'ils
viennent à l'avoir, ils éprouvent alors la plus grande répugnance à
laisser connaître leur talent. Cela est si vrai que je connais maints
notables « gentlemen », à la Cour, qui ont écrit des ouvrages méri-
toires et les ont cependant détruits; ou bien s'ils se sont résignés à
les voir publier, ils se sont abstenus d'y mettre leur nom: comme si
cela eût été une honte pour un « gentleman » de paraître savant et
de se montrer lui-même amoureux d'un bel art. A d'autres époques,
il n'en était pas ainsi, puisque nous lisons que des rois et des princes
ont écrit de gros volumes et les ont publiés sous leur nom royal (1).
Que d'exemples, à l'époque même de la production
shakespearienne, pourraient illustrer ces piquantes
remarques, formulées par le plus compétent des juges!
Combien d'auteurs de l'époque élisabéthainë, surtout
parmi les nobles, ont négligé de publier eux-mêmes leurs
œuvres, insoucieux de la gloire littéraire, telle que nous
la concevons. Presque tous les ouvrages d'un écrivain
aristocratique quasi contemporain de Shakespeare, Sir
♦Philip Sidney, destinés à un si grand retentissement, ne
(1) Edit. Arber, pp. 33 et 37: <c So as I know very many notable
Gentlemen in the Court that hâve written commendably, and sup-
pressed it agayne, or els suffred it to be publisht without their
owne names to it: as if it were a discrédit for a Gentleman to seeme
learned and to shew him selfe amorous of any good Art... » Un bon
juge a dit de cet auteur qu'il était le premier écrivain anglais qui
« attempted philosophical criticism of Literature or claimed for the
literary profession a high position in social economy ». La dédicace de
Richard Field est adressée à Lord Burghley.
Le Secret de William Stanley. 391
virent le jour qu'après sa mort. Le comte d'Oxford,
proclamé par Mères, en son temps, l'un des meilleurs
auteurs de tragédies et de comédies, et que la critique
célèbre aujourd'hui comme un poète lyrique de premier
ordre, n'a rien imprimé; il a même laissé sombrer presque
toutes ses œuvres (1). Nombre de grands seigneurs du
xvie siècle en ont fait autant. Edmond Spenser, d'autre
part, n'a montré aucun souci de ses œuvres dramatiques.
L'unique poète de haute valeur qui se place entre Dunbar
et Spenser, Sir Thomas Sackville, plus tard Lord Buck-
hurst et comte de Dorset, laissa périr les « sonnets douce-
ment assaisonnés » qui l'avaient rendu si célèbre.
L'un des plus remarquables poètes anglais du com-
mencement du xviie siècle, né dix ans après l'acteur
Shakespeare, John Donne, dont Edmond Gosse nous dit
qu'il fut, « dans cet âge de puissants esprits et d'imagi-
nations lumineuses, l'intellect le plus robuste et le plus
laborieusement éduqué » ne publia aucune de ses nom-
breuses œuvres. Ses divers poèmes restèrent en manuscrit
jusque deux ans après sa mort.
Quantité de recueils poétiques du temps (2), et dont
plusieurs justement renferment des œuvres de Shakes-
peare, sont remplis d'énigmes et de mystères, encore non
résolus à l'heure actuelle. Sans parler des Sonnets, dont
il y a près de quatre-vingts interprétations, on peut citer
Willobie his Avisa, A Lover's Complaint, The Phœnix
and the Turtle (3), etc.
(1) N'oublions pas que le VIe Comte de Derby, qui a composé
sûrement des pièces, en aurait fait autant, s'il n'est pas l'auteur du
théâtre shakespearien.
(2) VEngland's Helicon, dont M. Gosse note « les délicats mys-
tères » et beaucoup d'autres.
(3) Ces énigmes shakespeariennes s'expliquent de la manière la
plus naturelle par les circonstances de la vie de William Stanley.
Le Phénix et la Tourterelle, pièce sur laquelle on a tant écrit, s'ap-
plique — je l'ai démontré — à la famille Derby. La sœur illégitime de
William Stanley, Ursula Stanley, et son mari, Sir John Salisbury, sont
les héros de ce curieux poème allégorique.
392 Le Flambeau.
Ce n'est pas ici le lieu de rappeler les multiples
énigmes, ni les aspects controversés, ni toutes les parties
demeurées insolubles du problème shakespearien. Il
suffira, pour donner une idée de leur importance, totale-
ment méconnue par l'école stratfordienne, d'attirer l'at-
tention sur un seul ensemble de faits: à savoir celui qui
a trait à la publication des œuvres mêmes du poète.
Croirait-on qu'après tant d'études minutieuses, la ques-
tion de l'origine des éditions shakespeariennes est encore
aussi obscure qu'au premier jour? (1). Comment se
firent ces publications; qui les prépara; quel fut le rôle
de l'auteur; comment les textes furent-ils choisis et
fournis? Autant de questions auxquelles on ne nous
répond que par des hypothèses. Mystère et incertitude
partout. Les procédés varient constamment suivant les
pièces. On a l'impression très nette de la carence de
l'auteur en tout cela. Les choses se succèdent sans règle
fixe ni logique. En aucun cas, on n'entrevoit l'action
régulière et voulue du poète. Tout se passe comme s'il
n'avait pris aucune part à ces éditions, comme si elles
s'étaient faites en dehors de lui, sans son aveu, grâce, le
plus souvent, à des textes clandestins, dont l'origine
n'offrait guère de garantie. Le nombre des difficultés
qui subsistent dans le ttxtQ shakespearien est immense.
Erreurs et confusions de mots, passages inexplicables ou
altérés abondent à l'infini. On voit, au fur et à mesure
des impressions, les changements et additions se succéder,
sans qu'on puisse en définir l'origine. En aucun cas,
l'auteur ne révèle son intervention. Il demeure caché et
insaisissable. Aucune explication satisfaisante n'a jamais
été donnée de tant d'anomalies.
Il y a plus encore: il y a cette chose inouïe, prodi-
(1) Nous assistons, sur ce point, à des changements à vue perpé-
tuels. On n'imagine pas le « puzzle » que repésente la question des
Quartos de Shakespeare. L'histoire des textes de Richard III, par
exemple, constitue une véritable énigme. Nous en reparlerons.
Le Secret de William Stanley. 393
gieuse, unique en ce temps, que le nom de Shakespeare
est employé par un certain nombre d'éditeurs et d'impri-
meurs avec une liberté et une désinvolture qui con-
fondent. Toute une série de volumes paraissent sous son
nom, qui répandent parmi ses contemporains des pièces
ou des poèmes dans la composition desquelles il n'est
pour rien, ou du moins dont la paternité lui a toujours été
refusée par les éditeurs et les critiques modernes. On use
de la firme William Shakespeare ou W. S., comme d'une
firme que personne ne se soucie de défendre ni de reven-
diquer ouvertement. A coup sûr, le principal intéressé
se dérobe; il ne paraît en aucun cas et laisse s'accomplir,
sans jamais protester, ces multiples usurpations de nom.
Est-ce que John Lyly, Ben Jonson ou tel autre drama-
turge notoire de l'époque se sont vu attribuer avec une
pareille facilité toute une série d'ouvrages auxquels ils
étaient restés totalement étrangers? Ce phénomène n'a
pu se produire, surtout avec une pareille fréquence, pour
aucun autre contemporain de Shakespeare. Comment
l'expliquer? L'orthodoxie stratfordienne, méconnaissant
cette difficulté, aussi bien que toutes les autres, ne s'est
nullement préoccupée de l'éclaircir ou du moins elle ne
l'a expliquée que par des raisons dénuées de toute valeur.
Cette pratique singulière commença en 1594 ( 1 ) , avec les
(1) Citons, à ce sujet, la plus récente édition de A Life of William
Shakespeare, de Sir Sîdney Lee, édit. de 1922, p. 260: « Shakes-
peare's assured réputation is convincingly corroborated by the value
which unprincipled publishers attached to his name and by the zeal
with which they sought to palm off on their customers the produc-
tions of inferior pens as his work. The practice began in 1594 and
continued not only through the rest of Shakespeare's career but for
some half-century after his death. The crude déception was not
wholly unsuccessful. Six valueless pièces which publishers put to
his crédit in his lifetime found for a time unimpeded admission to his
collected works. » L'explication donnée par Sir Sidney Lee n'en est
pas une. Pourquoi le privilège de tant de fausses attributions est-il
réservé à Shakespeare? C'est évidemment parce que les éditeurs
étaient sûrs que le poète ne pouvait protester, obligé qu'il eût été,
pour le faire, de dévoiler sa véritable personnalité.
394 Le Flambeau.
initiales, quatre ans avant que le nom de Shakespeare
parût en toutes lettres sur une production dramatique
réputée authentique. Notons que la tragédie de Locrine
fut publiée en 1595 « as newly set foorth overseene and
corrected by W. S. ». De même, Lord Cromwell, en
1602, est donné comme « written by W. S. ». En 1607,
nouvel emploi des mêmes initiales — qui sont aussi celles
de William. Stanley — dans The Puritaine.
Pendant la même période, le nom entier de William
Shakespeare apparaît sur une série d'autres pièces, par
exemple, en 1600 : The first Part of the... Life of Sir John
Old-Castle, the good Lord Cobham. As it hath bene
lately aoted by the Right honorable the Earle of Noting-
ham, Lord High Admirait of England his Servants.
Written by William Shakespeare (1). N'est-ce pas d'une
belle audace? Quel autre poète s'est vu traiter avec une
telle désinvolture? La série continue avec The London
Prodigall, en 1605, A Yorkshire Tragedy, en 1608. Cette
dernière pièce porte non seulement le nom de Shakes-
peare sur son titre, mais aussi dans la « license » obtenue
pour sa publication. Une vieille pièce sur le roi Jean fut
pareillement attribuée à Shakespeare dans des éditions
de 1611 et de 1622. Par la suite, ces attributions fraudu-
leuses ne firent que se multiplier. On a pu leur consacrer
récemment nombre d'études et des volumes entiers, sans
que personne, je le répète, ait jamais réussi à expliquer
ce phénomène étrange et exceptionnel! Songeons encore
à l'incertitude du canon shakespearien.
Que de pièces contestées : agréées par les uns, écartées
(1) Certains érudits prétendent que cette édition, fort gênante, qui
porte la date de 1600, est en réalité de 1619. Il y eut aussi, en 1601,
une publication faite par Weever de The Mirror, etc., où l'on cite des
phrases du second Henri IV de Shakespeare, « which by covert impli-
cation convict Shakespeare of fathering — the false Old castle ».
(Lee, p. 245.)
Le Secret de William Stanley. 395
par les autres ( 1 ) ; que de variations à cet égard, depuis
cent cinquante ans! Et je ne parle pas ici des pièces qui
ont été ajoutées aux éditions collectives après 1623. Qui
pourrait affirmer que la pièce intitulée The Noble
Kinsmen, quoique écartée des éditions modernes de
Shakespeare, et cependant publiée en 1634 sous son nom
et celui de Fletcher, n'appartient pas au poète? Qui
éclaircira les énigmes de Faire Em (2) et de Mucédorus?
Pourquoi le célèbre The Passionate Pilgrim, publié dès
1599 avec la mention: by W. Shakespeare, et dont
seulement le quart des pièces peut être attribué au poète,
a-t-il été mis exclusivement sous son nom ? Qui pourrait
compter les mentions de pirates, piratical, employées,
depuis un siècle, par tous ceux qui ont traité des éditeurs
et des éditions de Shakespeare? Le seul fait que ces
expressions reviennent, dans tous les ouvrages consacrés
au poète, un nombre infini de fois, prouve le désarroi des
critiques. Est-ce que, véritablement, le mystère n'appa-
raît pas, à chaque détour, dans le domaine shakespearien ?
Cette impression est si notoire que l'école stratfordienne,
effrayée de ces incertitudes multiples, commence, depuis
peu, à déclarer que les problèmes bibliographiques relatifs
aux œuvres shakespeariennes comportent beaucoup plus
de logique et de clarté qu'on ne lé supposait jusqu'ici. A
tout prix il faut sauver la situation compromise. Mais la
volte-face est trop rapide : elle ne fait que souligner l'inco-
hérence de ces théories occasionnelles.
Cet autre fait que jamais un poème ou une œuvre quel-
conque n'a été dédié à Shakespeare de son vivant, qu'il
n'a jamais mis une dédicace en tëtQ de ses pièces, qu'il n'a
jamais publié, comme tous les poètes de son temps, une
(1) Pericles, Titus Andronicus, Henri VIII, Henri VI, Timon
d'Athènes, etc.
(2) Faire Em fut joué par !* Compagnie dont faisait partie Sha-
kespeare, pendant que cette troupe avait Lord Strange, frère de
William, comme patron.
396 Le Flambeau,
poésie de circonstance, à l'occasion d'un événement mar-
quant, soit pour la mort d'Elisabeth, soit pour celle du
prince de Galles, Henry, etc. (1). L'absence de dédicace
surtout, venant de l'homme qui a toujours si âprement
poursuivi ses intérêts, jusqu'à faire emprisonner son voi-
sin et ami d'enfance, simple caution, pour quelques shil-
lings prêtés à un autre, est bien faite pour surprendre au
premier chef. C'est la même indifférence qui se retrouve
dans l'absence de toute revendication de ses droits contre
les contrefaçons et fausses attributions d'ouvrages, et par-
ticulièrement de toute disposition testamentaire ou autre,
au sujet de ses œuvres et de leurs éditions. Pour ne pas
concevoir quelque étonnement de ce silence général et
obstiné, il faut à coup sûr méconnaître les suggestions les
plus élémentaires de la psychologie.
*
* *
Dès lors que, dans la question qui nous occupe, un
secret existe comme tant d'indices nous autorisent à le
penser, il s'agit maintenant d'examiner avec une extrême
attention s'il peut être justifié à la fois par les œuvres
mêmes qui composent l'immortel théâtre et par les cir-
constances de la vie de l'homme à qui nous l'attribuons.
Il ne faut pas se lasser de le répéter: un tel mystère
ne saurait être résolu, à l'aide de je ne sais quelles pré-
tendues découvertes cryptographiques, ainsi que l'affir-
ment les partisans de l'hypothèse baconienne; le seul
moyen de l'atteindre, c'est de chercher à déterminer les
conceptions en quelque sorte primordiales du théâtre
shakespearien et de vérifier ensuite si celles-ci s'accordent
avec les faits les plus caractéristiques de la vie de l'auteur
auquel nous croyons devoir les attribuer. S'il y a des
(1) Rappelons que la mort de Shakespeare ne suscita aucune épi-
taphe ou pièce de circonstance, alors que celle de Ben Jonson, par
exemple, nous en a valu tout près de quarante.
Le Secret de William Stanley. 397
chances de découvrir ce secret, c'est dans les œuvres
elles-mêmes qu'on doit le trouver.
Quelle est donc la tendance essentielle qui se dégage
du vaste ensemble que constitue ce théâtre si riche et si
varié? Aucun doute ne saurait subsister à ce sujet: cette
tendance existe, et si, sauf exception, la récente érudition
shakespearienne ne l'a pas précisée comme il l'aurait
fallu, c'est que l'idée absurde d'un poète écrivant ses
pièces au hasard, sans plan préalable, sans ambition supé-
rieure, sans convictions ardentes, sans enthousiasme
intérieur, c'est-à-dire uniquement pour gagner le plus
d'argent possible, a prévalu depuis quelque trente ans.
Comment ne pas voir qu'une préoccupation dominante se
retrouve dans le plus grand nombre des trente-sept pièces
shakespeariennes, que la plupart de celles-ci se ramènent
à une pensée continue et témoignent d'un but unique,
à savoir la poursuite certaine d'un ample et gran-
diose dessein politique? Oui, c'est vers cette conclu-
sion, peut-être surprenante pour qui ne songe qu'à l'ac-
teur, mais d'une clarté merveilleuse pour qui prétend
atteindre, à travers tous ces drames, ce qu'ils recèlent
de philosophie constante et profonde, qu'il importe de
regarder aujourd'hui.
Ne voyons-nous pas se dresser, au premier plan, les
dix drames historiques dont l'histoire d'Angleterre a
fourni la substance au poète? Voilà plus de cent ans
qu'on en a proclamé la puissance insigne et l'unité parfaite,
en même temps que le caractère national. Dès l'aube du
xixe siècle, un célèbre critique en a apprécié en ces
termes la valeur sans seconde dans toute l'histoire des
littératures. Citons ce témoignage déjà ancien, mais qui
est resté toujours juste et pénétrant ( 1 ) :
Les drames tirés de l'histoire d'Angleterre sont au nombre de dix
et forment par leur réunion un des ouvrages de Shakespeare qui a
(1) A. W. Schlegel, Cours de littérature dramatique, édit. franc,
de 1814, t. III, pp. 93-94.
398 Le Flambeau.
le plus de véritable mérite, et qui a été composé, du moins en partie
dans la plus parfaite maturité de son talent. Ce n'est pas sans y
penser que je dis un ouvrage, car il est clair que le poète en a coor-
donné toutes les parties, de manière à former un grand ensemble.
C'est une magnifique épopée dramatique dont les pièces isolées font
les différents chants. Les traits principaux des événements sont ren-
dus avec tant de justesse, leurs causes apparentes et leurs mobiles
secrets sont saisis avec tant de pénétration que nous pouvons y
étudier l'Histoire, pour ainsi dire, d'après nature, sans craindre que
des images aussi animées s'effacent jamais de notre esprit. Mais cette
suite de tragédies est faite pour donner une leçon encore plus élevée
et plus étendue; elle offre des exemples applicables à tous les temps
de la marche des affaires politiques, et ce miroir des Rois devrait
être le manuel des jeunes Princes. Ils y apprendraient combien leur
vocation est noble et combien leur position est difficile; ils y ver-
raient les dangers de l'usurpation, la chute inévitable de la tyrannie
qui mine ses propres fondements en cherchant à les raffermir; ils y
contempleraient enfin les suites funestes qu'ont souvent, pour les
peuples et les siècles entiers, les crimes, les fautes et même les fai-
blesses du chef de l'Etat.
Huit de ses pièces, depuis Richard II jusqu'à Richard III se suivent
immédiatement et sans interruption; elles comprennent ainsi une
période de près de cent ans, et qui est une des plus actives de l'his-
toire d'Angleterre. Les événements qui y sont dépeints ne se suc-
cèdent pas seulement, mais ils s'enchaînent nécessairement les uns
les autres, car ce n'est que lorsque Henri VII monta sur le trône
qu'on vit finir ce cercle de révoltes, de divisions, de guerres civiles et
étrangères qui avaient commencé avec la déposition de Richard II.
Pour faire la liaison qui existe entre ces huit pièces et leur commune
direction, je vais retracer en peu de mots les faits historiques sur
lesquels elles se fondent.
...Telle est la connexion évidente de ces huit drames. Ils n'ont
cependant pas été composés dans l'ordre chronologique, car Shakes-
peare, selon toute apparence, avait commencé par les quatre
derniers...
Plus tard, Gervinus, à son tour, donne comme conclu-
sion à un morceau non moins enthousiaste sur les pièces
anglaises la remarque capitale que voici: « Cette com-
mune signification politique et patriotique des drames en
question est beaucoup plus grande que leur valeur histo-
Le Secret de William Stanley. 399
rique en elle-même (1). » Combien il serait utile de
pouvoir citer ici les jugements non moins perspicaces
d'un François-Victor Hugo ou d'un Emile Montégut. J'y
renvoie tout spécialement: on les trouvera en tète des
pièces historiques de leurs belles traductions de Shakes-
peare (2). Nous parlerons plus loin d'une autre étude,
due à un Anglais, sans doute la plus probante de tous.
On a pu appeler Shakespeare « le poète des hommes
d'Etat et le Tacite du drame », dire de ses pièces em-
pruntées à l'histoire d'Angleterre qu'elles sont « fibres of
England's life », comparer « la série prodigieuse qui va
du règne de Richard II à celui de Henri VIII à une
immense fresque, animée, vivante, qui contient les plus
grands éléments que le théâtre puisse prendre à l'his-
toire. » (Silva Vildôsola.) Ce n'est que de nos jours,
je le répète, qu'on a commencé à méconnaître l'étonnante
portée politique du théâtre shakespearien. Mieux on a
connu la plate existence de l'acteur, que le gain seul
inspire, et plus les critiques, inconsciemment ou non, se
sont efforcés de diminuer le contraste qui existe entre la
puissante signification de ce théâtre et la personnalité
médiocre de celui qui est censé l'avoir composé. En effet,
quels rapports concevoir entre ce formidable ensemble et
l'acteur tel que nous le font connaître ses plus récentes
biographies?
Rappelons simplement les titres des dix drames
tirés de l'histoire nationale, dans l'ordre chronologique
de leurs sujets, en ajoutant pour chacun d'eux la date
approximative de sa composition (3) : Le Roi Jean (1593
ou 1594), Richard II (1593 ou peut-être 1594), les
(1) Edition anglaise: Shakespeare Commentaries, 1875, pp. 248-
258. Il cite, p. 251, un curieux texte emprunté à Thomas Heywood
(1612).
(2) Trad. Montégut, tomes IV à VI (Hachette).
(3) On sait combien ces dates sont conjecturales, pour la plupart.
Elles varient suivant les auteurs.
400 Le Flambeau.
deux Henri IV (1597-1598), Henri V (1599), les trois
parties de Henri VI (1590-1592), Richard III (1593) et
Henri VIII (1612?).
Mais qui ne sait qu'à côté de cette magnifique u épo-
pée » nationale, dont l'équivalent ne se retrouve dans
aucune littérature moderne, un autre ensemble apparaît
que la politique pénètre et inspire d'un bout à l'autre?
D'abord les trois tragédies relatives à la vieille Bretagne
et à la vieille Ecosse : Cymbeline, le Roi Lear et Macbeth;
les trois tragédies romaines: Coriolan, Jules César,
Antoine et Cléopâtre, auxquelles on peut joindre Titus
Andronicus, les tragédies italiennes Othello et Roméo
et Juliette, où le gouvernement vénitien et les factions
politiques d'une ville de la péninsule se trouvent si forte-
ment évoqués. À ces dix-neuf pièces, il est à propos de
joindre encore La Tempête, ou les plus graves problèmes
politiques sont agités, et Peines d'Amour perdues, esquisse
charmante, où la vie de la cour de Navarre et les intérêts
de son gouvernement tiennent une si large place. Une
autre pièce, qui porte au plus haut point l'empreinte de
préoccupations politiques, c'est assurément Mesure pour
Mesure, dont, à cet égard, l'importance ne saurait être
exagérée. Cela représente donc un total de vingt-deux
pièces qui constituent ce qu'on pourrait appeler le groupe
historico-politique de notre théâtre. Il serait aisé d'y
ajouter encore, pour une certaine part, des comédies qui
décrivent avec une complaisance visible la vie de cour,
les passions et les intrigues qu'elle comporte, telles que
Comme il vous plaira, Tout est bien qui finit bien,
le Conte d'Hiver et Beaucoup de bruit pour rien (1).
Nous ne parlons pas du Songe d'une nuit d'été qui
(1) Le Marchand de Venise n'offre-t-il pas également la peinture
fort exacte d'un milieu aristocratique vénitien, de la condition des
juifs, de la vie juridique de Venise; les Deux Gentilshommes de
Vérone, de l'éducation et de l'existence des jeunes nobles contem-
porains, etc.?
Le Secret de William Stanley. 401
reflète cependant, au premier chef, des événements de la
vie de cour et propres à un milieu aristocratique anglais.
On arrive ainsi à dépasser, d'une manière très sensible,
la proportion des deux tiers pour l'ensemble des œuvres
shakespeariennes. Il n'y a dans aucune littérature un
théâtre où la politique tienne autant de place que dans
celui de Shakespeare. Une telle constatation implique
d'amples conséquences.
*
* *
Quelle a été, au point de vue politique, la situation de
William Stanley, VIe comte de Derby et de sa famille,
pendant l'époque élisabéthaine ? Sans conteste, de pre-
mier plan, puisqu'elle a été dominée par un fait dont la
signification fut considérable dans l'histoire du règne: à
savoir les droits éventuels des Derby à la couronne d'An-
gleterre, en d'autres termes à la succession d'Elisabeth.
Ces droits dérivaient en première ligne de leurs liens de
parenté avec les Tudors. Le père de William Stanley,
Henry, IVe comte de Derby, avait épousé, en 1555,
Marguerite, fille aînée de Henri Clifford, IIe comte
de Cumberland, dont la mère, Eléonore, était issue
elle-même du mariage de Charles Brandon, duc de
Suffolk, avec la fille de Henri VII, Marie d'Angleterre,
veuve de Louis XII, qui fut reine de France durant
quelques mois. Ferdinando et William Stanley descen-
daient donc directement, par leur mère, d'une sœur
puînée de Henri VIII, père de la reine Elisabeth. Toute
la vie et l'activité des deux frères furent, en quelque
sorte, commandées par cette perspective du trône d'An-
gleterre. Telle est l'idée qu'il ne faut en aucun cas perdre
de vue, quand on s'occupe de l'histoire de cette famille,
entre 1580 et 1604, ou environ. Sa situation apparaît,
pour cette raison, comme infiniment délicate et, par
moment, dangereuse. Les représentants des familles qui
étaient susceptibles de fournir un successeur à Elisabeth
402 Le Flambeau.
se trouvèrent en péril, à diverses reprises. Une parole
imprudente, un geste intempestif, et, à plus forte raison,
des manœuvres suspectes ou un prétendu complot auquel
on les aurait mêlés, fût-ce à tort, étaient susceptibles
d'amasser sur leurs têtes les plus graves périls. L'exemple
du comte de Hertford suffirait à le prouver, parmi bien
d'autres faits non moins probants. On sait que ce per-
sonnage fut, une première fois, détenu sept ans à la Tour,
de 1561 à 1568, pour avoir épousé secrètement Catherine
Grey, elle aussi héritière éventuelle du trône, et une
seconde fois, en 1595-1596, pour avoir laissé paraître
quelque velléité de faire légitimer les enfants nés de cette
union, non reconnue par la reine; et cela, bien qu'il eût
alors, pour le défendre auprès d'Elisabeth, sa seconde
femme, Frances Howard, tendrement aimée de la souve-
raine, dont elle avait été la fille d'honneur favorite. Un
simple soupçon avait suffi pour lui enlever en un instant
la bienveillance d'Elisabeth et compromettre pour long-
temps sa liberté, sinon sa vie elle-même.
De très bonne heure, le IVe comte Henry (1) eut à
compter avec les susceptibilités de la reine. L'histoire
de son attitude et de celle de sa femme n'est pas encore
faite, mais on peut deviner, par toute une série d'indices
très clairs, qu'ils furent l'un et l'autre obligés de sur-
(1) Nous renvoyons au tome Ier de Sous le Masque, chapitres II et
IV, pour l'histoire politique de la famille des Derby. On sait que
l'avènement du premier Tudor fut dû, pour une large part, à l'in-
tervention de Thomas, Lord Stanley, beau-père, par sa femme, du
comte de Richmond, qui fut couronné sous le nom d'Henri VII. Ce
Lord Stanley, ancêtre direct de notre William, devint comte de Derby,
en récompense de ce rôle décisif. Son frère, mêlé plus tard, à tort ou
à raison, à un complot politique, fut décapité sur l'ordre de Henri VII.
Ce fait pourrait sans doute expliquer pourquoi le descendant de
Thomas n'a consacré aucune pièce à ce souverain, qui devait sa
couronne à la famille des Stanley et se montra ensuite si dur à l'égard
d'un de ses plus notoires représentants, dont le concours lui avait
été également fort utile.
Le Secret de William Stanley. 403
veiller de très près leurs démarches comme aussi leurs
pensées. Déjà, le IIIe comte, Edward, avait inspiré des
soupçons à sa souveraine. H passait, en effet, pour être
catholique, comme la grande majorité de ses compatriotes,
les habitants du Lancastre, et pour favoriser la cause de
Marie Stuart. Ses fils Edward et Thomas furent même
incarcérés, comme ayant participé à un complot ourdi
pour la délivrance de la reine d'Ecosse. On les considé-
rait comme faisant profession ouverte de catholicisme et
comme mêlés à tous les mouvements religieux du Lan-
cashire.
La situation devint plus délicate encore, du fait des
droits à la succession royale que sa naissance conférait
à Marguerite Clifford, femme du IVe comte, Henry,
en lui donnant l'espoir de ceindre la couronne d'Angle-
terre. Ce dernier affirmait pareillement ses droits, dès
1570, du chef de sa femme, dont il était séparé, quoiqu'il
en eût des enfants. Il passait pour un protestant assez
ardent, encore que certains documents le représentent
comme gardant plutôt une position neutre entre les deux
confessions. Marguerite Clifford subit une assez longue
détention vers le mois de mars 1579. En août de la même
année, Lady Derby commit encore plusieurs imprudences
dont les envoyés espagnols du temps nous ont conservé
le souvenir, au cours de leurs rapports. Elle fut arrêtée
pour avoir proclamé devant témoins, « qu'elle et son mari
étaient prétendants au trône ». Une enquête révéla qu'elle
avait eu recours à la sorcellerie, en s'adressant à l'une
des nombreuses magiciennes d'alors pour savoir si la reine
vivrait longtemps encore. Son intention était, sans nul
doute, de régler sa conduite en conséquence. A la suite
de cette découverte, Lady Derby ne fut pas envoyée sur
le champ à la Tour, bien que des ordres eussent été
donnés à cet effet; mais un grand nombre d'hommes et
de femmes furent arrêtés pour crime de sorcellerie. Un
domestique dans lequel la comtesse avait mis sa plus
404 Le Flambeau.
ferme confiance n'hésita pas à l'accuser nettement. Il
résulta sûrement de ces événements, qui concordent avec
la venue en Angleterrre du duc d'Alençon et les projets
de mariage d'Elisabeth, une sérieuse tension entre la
reine et les Derby. Mais le comte finit par effacer ces
impressions fâcheuses. On sait qu'il fut désigné, au com-
mencement de 1585, pour porter l'ordre de la Jarretière
à Henri III, à Paris, où il descendit à l'hôtel de Longue-
ville, ce qui expliqué assez naturellement qu'un seigneur
de Longue ville paraisse, aux côtés d'Henri IV, dans
Peii.es d'Amour perdues, première pièce écrite par
William. Il demeura toutefois quelque peu suspect; car,
à son retour, promu Lord Chambellan d'Angleterre, il vit
sa nomination annulée, après un entretien de la reine avec
Leicester. Peu après, en août 1586, son fils aîné Ferdi-
nando fut, un moment, compromis dans le complot de
Babington.
Cependant, quelques années plus tard, vers 1590,
l'action des catholiques anglais apparut, semble-t-il, plus
ardente encore et plus décidée à l'égard d'Elisabeth. La
reine avançait en âge, et il devenait de plus en plus néces-
saire, à leurs yeux, de prévoir les graves éventualités de
sa succession. Les plus gros problèmes politiques se
posaient: fallait-il profiter de la vieillesse de la souve-
raine et des animosités que son long règne avait amassées
pour précipiter sa fin ou sa déchéance? Convenait-il
simplement de préparer les événements, en faisant tout
pour assurer sa succession à un personnage dont les
attaches ou les sympathies catholiques suffiraient à
garantir la liberté des fidèles, sinon la révolution religieuse
tant souhaitée?
Ce problème de la succession d'Elisabeth qui, depuis
un certain nombre d'années déjà, avait suscité tant d'in-
trigues et de tractations, dominait dès lors toute la poli-
tique intérieure et extérieure du royaume. L'histoire
détaillée n'en est pas encore établie, comme il le faudrait,
Le Secret de William Stanley. 405
mais il est évident que son importance ne saurait être exa-
gérée. Les Derby y furent associés de très près. Nous
n'avons pas à tracer ici le tableau, assez compliqué, des
compétitions passionnées auxquelles donna lieu alors
l'héritage entrevu du trône anglais, voulant borner cet
exposé au rôle de la grande famille qui nous intéresse.
Un échange continu de vues et de projets politiques
se poursuivait, d'une part, entre les catholiques anglais
de l'intérieur, et, de l'autre, leurs coreligionnaires
exilés, le gouvernement espagnol, le Saint-Siège et spé-
cialement l'ordre des Jésuites, dont l'action fut si grande
dans toutes ces affaires. Une autre question, voisine de
la précédente, qui offrit alors une signification considé-
rable, fut celle de la légitimité des droits d'Elisabeth, qui
souleva, dans tous les milieux où l'on s'occupait de ces
dangereux problèmes, des controverses ardentes. Les
partis hostiles à Elisabeth s'y intéressèrent de près. Il
s'agissait, en outre, de savoir si les bulles de déposition
portées contre la fille d'Henri VIII par la papauté ne
déliaient pas, ipso facto, les sujets de tous leurs devoirs
d'obéissance. Dans le cas de l'affirmative, la déchéance
de la souveraine se fût trouvée acquise de droit : il deve-
nait, dès lors, tout à fait légitime d'user de violence pour
la réaliser. On sait que les complots et les projets de dépo-
sition ou même d'assassinat — par empoisonnement ou
autrement — , machinés dans divers buts, se succédèrent
avec une singulière fréquence durant la dernière partie du
règne ( 1 ) .
Deux grandes questions restent donc à l'horizon poli-
tique de l'Angleterre pendant la période qui nous occupe:
la question de la légitimité des droits d'Elisabeth au trône
et celle du choix de son successeur, puisqu'elle ne laissait
aucune postérité. D'autre part, deux solutions étaient
(1) Un seul exemple: complot fomenté par des Espagnols pour
empoisonner la reine, 1594. Hatfield, t. V, p. 54.
27
406 Le Flambeau.
envisagées par ceux que préoccupaient le retour du catho-
licisme et la défense de la liberté religieuse, ou qui aspi-
raient à un changement de gouvernement et à la suppres-
sion du despotisme de la fille d'Henri VIII : la déposition,
et, dans le cas où cette ultime résolution s'imposerait aux
factions: le meurtre de la reine. Ce sont là des circon-
stances capitales qu'il ne faut jamais perdre de vue.
Vers 1591, les catholiques anglais et spécialement le
célèbre cardinal Allen, originaire du Lancastre, Parsons,
le jésuite, qui, en 1579, avait porté en Angleterre le bref
promulgué par Grégoire XIV contre Elisabeth, plusieurs
autres membres de son ordre et des chefs influents du
parti se prononcèrent pour le choix de Ferdinando
Stanley, Lord Strange, fils aîné et héritier présomptif du
IVe comte de Derby, en qualité de successeur d'Elisabeth,
contre tous les autres compétiteurs. Ils avaient cru devoir
écarter son père (1), le jugeant beaucoup trop inféodé
au protestantisme et d'une intelligence médiocre. Ferdi-
nando, au contraire, faisait figure de lettré; son esprit
cultivé, le charme de son caractère le rendaient populaire
dans les milieux d'écrivains. Il est probable que ses
sympathies à l'égard du catholicisme leur avaient paru
suffisantes. N'appartenait-il pas, en outre, à la famille la
plus en vue du comté de Lancastre, où les catholiques
étaient si nombreux et si agissants? Il paraissait donc
légitime de faire reposer sur lui les plus larges espérances.
Notons que le chef militaire des exilés anglais qui com-
battaient pour la cause catholique, était un cousin de
Ferdinando, William Stanley (1548-1630), qui portait
les mêmes noms que son frère cadet. Mêlé à toutes les
négociations et campagnes du temps, il remplit un rôle
souvent prépondérant dans les entreprises dirigées contre
la reine et son gouvernement.
(1) Nous avons dit qu'il vivait séparé de sa femme, dont l'origine
royale motivait les droits des Derby à la couronne d'Angleterre.
Le Secret de William Stanley. 407
Les tractations relatives à Ferdinando se prolon-
gèrent un certain temps. Dans le courant de 1593, lorsque
Lord Strange n'était pas encore devenu Ve comte de
Derby, par la mort de son père (1), il y eut de nouvelles
et décisives tentatives pour le décider à favoriser les
projets des conjurés. De vastes intrigues se nouèrent à
travers l'Europe, activement menées par le gouvernement
espagnol et par le cousin des Derby, William Stanley.
Une descente en Angleterre, exécutée par les conspira-
teurs, avec l'appui de Philippe II, devait donner le signal
de la révolte. La conviction des conjurés était que Ferdi-
nando, devenu roi d'Angleterre, rétablirait aussitôt le
catholicisme. L'agent principal du complot fut, dès le
début, Richard Hesketh, originaire du Lancastre et com-
patriote des Derby. Il dirigea les menées secrètes, de
concert avec le P. Holt et Worthington. Tous leurs efforts
échouèrent auprès de Ferdinando, qui ne se décida pas
à tenter la grande aventure. Cette histoire demeure, au
reste, encore entourée d'un grand mystère. Il fallait avant
tout rendre possible la déposition de la reine. Les con-
jurés affirmaient, dans ce but, que Lord Strange et les
autres sujets de Sa Majesté pouvaient, sans le moindre
scrupule, se considérer comme déliés de leur obéissance
naturelle à l'égard de la souveraine. Grâce à la diffusion
de cette croyance, ils espéraient pouvoir exciter une
révolte et persuader Ferdinando de prendre « le diadème
et la couronne », et, par conséquent, de provoquer la
chute d'Elisabeth. Mais, à la suite de certains entre-
tiens, le dessein d'Hesketh avorta définitivement. Ferdi-
nando, devenu, sur ces entrefaites, Ve comte de Derby,
le dénonça au gouvernement royal. Le chef du complot,
livré à la justice, périt de la mort des traîtres, à
St. Albans, le 29 novembre 1593. Ses interrogatoires,
(1) Celui-ci mourut le 25 septembre 1593. Les documents prouvent
qu'il y eut, à certains moments, beaucoup d'incertitude sur sa véri-
table religion.
408 Le Flambeau.
confessions et aveux et ceux de ses compagnons (Hat-
field, t. V) offrent un singulier intérêt en ce qui touche
cet épisode si caractéristique, dont la déposition d'Elisa-
beth et le couronnement du comte de Derby devaient
constituer le dénouement. Il est hors de doute que Ferdi-
nando se trouva en butte, au cours de l'instruction, à de
périlleux soupçons, de la part du gouvernement de la
reine.
Le retentissement de ces faits fut considérable en Angle-
terre, comme à l'étranger. Quelques mois plus tard, Fer-
dinando mourut dans les circonstances les plus étranges
(avril 1594). Il avait été moins de sept mois comte de
Derby. On supposa que les catholiques s'étaient vengés
sur lui de l'hostilité qu'il avait témoignée à l'égard de
leurs plans, aussi bien que des révélations transmises en
haut lieu. De nombreux témoignages nous sont parvenus
touchant cet événement. Les uns affirmèrent que le comte
avait succombé au poison — l'état bizarre de son corps,
avant et après son décès, semblait le prouver, — les
autres que sa mort devait être attribuée à des manœuvres
d'envoûtement ou de sorcellerie. Bref, sa disparition fut
expliquée par une vengeance occulte qu'on attribua en
général aux menées du parti catholique. Il eut pour suc-
cesseur son frère cadet, lequel devint le VIe comte.
Paimi les rumeurs qui circulèrent alors, c'est-à-dire
à la fin de 1594 et au commencement de 1595, i! en est
une qui doit retenir notre attention : c'est celle que relate
Nicolas Williamson dans une lettre à l'Attorney général
(Coke), le 21 juin 1595 (Hatfield, V, 253). Selon cette
rumeur, William Stanley aurait empoisonné son frère
aîné. La comtesse de Shrewsbury (1) qui a entendu
(1) Tante d'ArabelIa Stuart, autre prétendante à la succession d'Eli-
sabeth, elle était donc mêlée de près à toutes ces questions. La lettre
de Williamson, du 21 juin 1595, est très importante pour l'étude de
cette histoire. — Chose étrange, Lord Burghley lui-même fut accusé
d'avoir fait périr Ferdinando, afin de pouvoir marier sa petite-fille à
William, devenu Lord, et candidat éventuel à la couronne d'Angleterre.
Le Secret de William Stanley. 409
formuler cette accusation et qui la rapporte, prend bien
soin de spécifier qu'elle n'y adhère pas; mais elle croit,
par contre, à la réalité des propos inconsidérés (foolish)
tenus par le nouveau comte de Derby. Celui-ci aurait dit
à Sir Francis Hastings, fils du comte de Huntingdon, que
son frère Ferdinando et lui seraient amenés à lutter un
jour l'un contre l'autre pour la couronne d'Angleterre (1 ) ;
mais elle pensait que « l'étalage de son ambition, sa passion
altière, sa recherche de la popularité et son opposition
contre le comte d'Essex feraient sûrement sa perte. Lady
Shrewsbury s'étonnait que l'on n'eût pas encore tiré
vengeance de la mort de Ferdinando, parce que si un
pareil sort était réservé au nouveau Lord — et si cela
arrivait, ce serait par l'une des trois factions, soit Sir Tho.
Stanhope avec Tho. Markham, soit ses frères, soit
l'autre, — sans doute celle qui, d'après elle, aurait
empoisonné Lord Derby — par Dieu, la vengeance
devrait être complète, si cher que cela pût coûter (2) . » La
comtesse dit ensuite que le nouveau Lord Derby, à sa
prochaine venue à Londres, ne refuserait pas d'aller
dîner en ville, mais seulement dans quelques maisons
sûres, et qu'il se défendrait sérieusement contre de telles
intrigues.
De ces propos fidèlement rapportés, une constatation
essentielle se dégage: William Stanley, au moment où
(1) Ces propos paraissent antérieurs à la mort de Ferdinando.
Un précieux texte que nous donnerons plus loin semble aussi l'in-
diquer.
(2) [« My lord of Derby] saying that they two should one day fight
for the crown, — the shew of his great will and haughty stomach,
his making of himself so popular and bearing himself so against my
lord of Essex, I thought would be his overthrow. » Il est difficile de
savoir si ces derniers propos, depuis the shew, s'appliquent à Ferdi-
nando ou à William. Il paraît plus vraisemblable de croire que Wil-
liam se trouve ici visé puisque l'ambition de son frère est, en somme,
nettement contredite par son attitude dans le complot d'Hesketh, dont
il repoussa les propositions et qu'il dénonça.
410 Le Flambeau.
son frère aîné fut emporté soudainement, victime pro-
bable d'une vengeance politique, aspirait lui-même à la
royauté; bien qu'étant le cadet, il envisageait l'éventualité
d'une lutte entre son frère et lui, au sujet de la couronne
d'Angleterre. Comment une pareille rivalité avait-elle pu
devenir possible?
* *
Nous pénétrons ici dans un domaine presque inconnu.
Un document de premier ordre, que nous ne connaissions
pas, au moment où Sous le Masque a paru, va nous
apporter, sur cette situation extraordinaire, des révéla-
tions précieuses. Il s'agit d'un ouvrage, aujourd'hui fort
rare, puisqu'il fut brûlé par la main du bourreau, sur
l'ordre du gouvernement d'Elisabeth, et qui parut préci-
sément en 1594, c'est-à-dire à l'heure même où se
déroulaient les événements auxquels nous venons de
faire allusion.
Ce livre est intitulé: A Conférence about the Next
Succession to the Crown of Englahd, Divided into Two
Parts.
Whereunto is also added A New and Perfect Arbor or
Genealogy of the Descents of ail the Kings and Princes
of England, from the Conquest unto this day : whereby
each mans Pretence is made more plain. Directed to
the Right Honorable the Earl of Essex, of Her
Majesties Privy Councell and of the Noble Oder of
the Garter. — Published by R. Doleman. Imprinted
at N. (1) with Licence, 1594. 2 vol. en un 8°, avec
planche généalogique. La préface-dédicace, adressée au
comte d' Essex et signée Doleman est datée d'Amsterdam,
le 31 décembre 1593. En réalité, cette « Conférence »
célèbre était l'œuvre du jésuite Robert Parsons, avec la
(1) Il a été réédité en 1681. L'une et l'autre éditions se trouvent
à notre Bibliothèque nationale. La première a 509 pages. Elle a été
imprimée à Saint-Omer.
Le Secret de William Stanley. 41 1
collaboration du cardinal Allen et de Francis Englefield.
Elle parut dans les premiers mois de 1594: l'impression
fut terminée avant la mort du Ve comte de Derby, sur-
venue en avril 1594. Le Parlement d'Angleterre montra
aussitôt, à l'égard de ce livre, une animosité extraor-
dinaire ; il le proscrivit de toutes les manières, ordonnant
que le seul fait d'en détenir un exemplaire chez soi devait
suffire pour entraîner l'accusation de haute trahison.
Notons, par contre, qu'un groupe important de catho-
liques le reçut avec consternation, et même, semble-t-il,
indignation, Gi(ffordj, plus tard archevêque die Reims,
dénonça le livre avec violence.
Il est curieux de remarquer combien ce volume, —
peut-être en raison de sa rareté, — a été insuffisamment
étudié jusqu'à présent. Ainsi qu'on va le constater, son
véritable but n'a jamais été dégagé avec précision, et ce
fut grand dommage pour l'étude des vastes intrigues que
la succession d'Elisabeth suscita à travers l'Europe, de
1590 jusqu'à sa mort. La première partie de l'exposé de
Parsons-Allen avait pour objet de présenter la thèse
historique et légale du droit de la nation anglaise de
changer la ligne directe de succession pour de justes
causes, spécialement dans l'intérêt de la religion; la
seconde partie, qui contenait la démonstration généalo-
gique, pesait les droits des différents prétendants et for-
mulait finalement la conclusion de l'auteur. L'argument
fondamental de . Parsons consiste en ceci que les rois
lancastriens, descendants de Jean de Gand, étaient les
souverains légitimes de l'Angleterre. Pour prouver cette
thèse, il insiste sur cette doctrine, si dangereuse pour les
souverains, qu'un roi pervers, tel que Richard II, pouvait
être légalement déposé. Sa conclusion, qui offre une
portée considérable, a été faussée presque entièrement
dans les plus notoires résumés qui en ont été présentés,
notamment dans celui du Dictionary of National Biogra-
phy (v° Parsons). On nous y affirme, en effet, que le
412 Le Flambeau.
porte-parole des catholiques anglais se prononçait nette-
ment, en terminant, pour le choix de l'Infante d'Espagne,
descendante de Jean de Gand, comme étant l'héritière
toute désignée et la plus souhaitable du trône d'Elisabeth.
Or, si l'on regarde de près la partie finale du livre, en
même temps que nombre d'autres passages, on en dégage
sans peine cette conclusion que l'auteur, après diverses
conjectures, envisage seulement deux solutions comme
possibles. La première comporte le choix du succes-
seur d'Elisabeth en dehors de l'Angleterre. L'infante
d'Espagne s'imposerait dans ce cas. Mais Parsons, sans
l'écarter, voit très nettement les inconvénients et les
dangers de cette éventualité. Reste une seconde alterna-
tive: le choix du prétendant fait en Angleterre même,
dans une famille de souche royale. Dans ce cas, on ne
peut hésiter qu'entre le second fils du comte de Hertford,
dont l'auteur expose les titres, et les fils de la comtesse
de Derby, Ferdinando et William. Visiblement, Parsons
et ses amis inclinent vers ces deux derniers candidats, rap-
pelant leurs titres spéciaux et les grands avantages que
présenterait la désignation d'un membre de cette illustre
famille, mêlée à tous les grands événements de l'histoire
anglaise. Son ouvrage se termine sur les pages qui leur
sont consacrées. En voici la conclusion :
Je dois nommer ici les enfants de la comtesse de Derby, d'abord
parce que, en vérité, les chances (probabilities) de cette famille
sont très grandes, ensuite par égard pour leur lignée, qui, en effet,
est estimée, comme absolument pure de toute bâtardise, ainsi qu'on l'a
montré précédemment, et qui l'emporte sur toutes par la proximité
du sang, puisque la comtesse actuellement vivante est plus proche
d'un degré du roi Henri VII que tout autre prétendant qui soit.
Secondement, je dois nommer les enfants de cette princesse et non
pas elle-même, parce que je vois la plupart des gens favoriser cette
maison de tous leurs vœux et désirer que l'un de ces enfants soit
préféré à leur mère, et cela parce qu'elle est une femme, et que,
leur semble-t-il, c'est beaucoup d'avoir trois règnes de femmes suc-
cessifs, comme on l'a remarqué précédemment; il vaudrait mieux,
pour cela, que ses droits fussent reportés sur l'un de ses enfants
Le Secret de William Stanley. 413
(exemples nombreux de cas analogues empruntés à l'histoire d'An-
gleterre; l'un de ces cas est précisément celui de Marguerite, com-
tesse de Richmond, aïeule des Derby, qui s'est vu préférer son fils,
lequel devint le roi Henri VII. La même situation ne ferait donc que
se reproduire à l'égard de la comtesse de Derby.) Enfin, je crois
devoir nommer les enfants de cette comtesse en général, et non le
comte de Derby personnellement, de préférence à son frère, bien que
ledit comte soit l'aîné, et cela pour deux raisons, d'abord parce que
son jeune frère [William] n'est pas marié, ce qui constitue une cir-
constance favorable dont nous avons déjà eu l'occasion de parler plu-
sieurs fois..., et secondement, parce qu'un certain nombre de gens
ne se montrent pas satisfaits de la conduite de ce Lord jusqu'à présent,
et j'ai lieu de penser que ces mêmes personnes s'accommoderaient
beaucoup mieux de son frère cadet [William], s'il peut être considéré
comme plus apte à régner. Assurément, ce sont là des choses incer-
taines, mais la nature et l'expérience de l'homme n'interdisent nulle-
ment d'espérer toujours de grandes choses des jeunes gens, spéciale-
ment des princes : Dieu permet que tous les justes désirs se réalisent.
Sur ce, je termine mon livre, m'arrêtant là, avec l'espoir d'avoir
accompli les promesses que j'ai faites en commençant (1).
Ainsi donc, le manifeste du parti catholique de 1593-1594,
le volume fameux, dont l'apparition parut si redoutable
à Elisabeth et à son gouvernement, clôt les 509 pages de
sa longue et minutieuse enquête par une déclaration
pleinement favorable à la famille des Derby, et, en der-
nière analyse, au fils cadet du IVe comte : à notre William
Derby. Ce fait, resté jusqu'à présent inconnu des histo-
riens, est, à coup sûr, d'une importance capitale: il
entraîne, par ailleurs, de grandes conséquences.
(1) A Conférence, édit. de 1594, t. II, pp. 266 et suiv. — Cf. égale-
ment: The Right of Succession to the Kingdom of England, in Two
Books; against the Sophisms of Parsons the Jésuite, who assum'd the
Counterfeit Name of Doleman; By which he endeavours to over-
throw not only the Rights of Succession in Kingdoms, but also the
Sacred Authority of Kings themselves. Written... by... Sir Thomas
Craig of Riccartoun, etc. Londres, 1703, in-fol. de 431 pages, plus la
table. — Allen's Defence of Sir William Stanley, Ed. Heywood,
Chetham Soc. — Letters and Memorials of Cardinal Allen, GPlow's
Bibl. — Alfred Bailey, The Succession to the English Crown,
1879, etc.
414 Le Flambeau.
Il ressort de ce texte que William Stanley est, du vivant
même de son frère, vers la fin de 1593 et au commence-
ment de 1594, le candidat agréé par le parti le plus puis-
sant qui s'oppose alors à Elisabeth et dont le cardinal Allen
apparaît comme le véritable chef et l'inspirateur. On s'ex-
plique maintenant sans peine les propos rapportés par la
comtesse de Shrewsbury: William songeait à ceindre un
jour la couronne d'Angleterre. Dans la pensée de ceux qui
le désignaient, comme aussi peut-être dans sa pensée
intime, un tel résultat ne pouvait être obtenu que par la
déposition de la reine Elisabeth et qui sait? — tant de
complots ourdis par ce même parti sont là pour le prouver
— au moyen de sa disparition définitive de la scène du
monde.
Combien maintenant toutes choses s'éclairent ! Quand,
en juin 1599, les agents du même parti chercheront à
circonvenir William, devenu VIe comte de Derby, ils ne
feront que reprendre le fil d'une négociation déjà
ancienne (1). Il est clair que le VIe comte eut à déployer,
à travers les dangers de toutes sortes auxquels donnaient
lieu les espérances catholiques, qu'elles fussent ou non
nettement favorisées par lui, une prudence et même une
méfiance exceptionnelles» Rien de surprenant que George
Fenner, l'un de ces agents, ait pu écrire alors à ses com-
mettants que le comte, tout occupé à écrire des comédies
pour les acteurs publics, se montrait peu porté à favoriser
les menées du parti catholique. En mandant cette nou-
velle à Venise et à Anvers, Fenner ne se doutait guère
que la production théâtrale qui l'inquiétait si fort pour
la réussite de ses projets, s'appliquait justement, depuis
le début et pour la plus grande part, à l'ensemble des
problèmes politiques dont la légitimité incertaine, la
déchéance ou la disparition éventuelle d'Elisabeth for-
maient le nœud véritable. L'histoire n'était, en somme,
(1) Sous le Masque, t. I, p. 80.
Le Secret de William Stanley. 415
pour le grand seigneur, poète et auteur dramatique,
qu'un moyen de traiter sans trop de péril les graves
questions qui s'agitaient autour de lui et dans lesquelles
il était, si j'ose dire, partie prenante. Aspirant au trône
d'Angleterre, dans le secret de son cœur, il se trouvait
directement intéressé à la solution de toutes ces contro-
verses politiques, les plus passionnantes qui fussent alors.
Les trois Henri VI, Richard III, le Roi Jean, Richard II,
les deux Henri IV, Henri V, Henri VIII, et pareillement,
quoique en dehors de l'ambiance anglaise, Jules César,
Hamlet, Mesure pour Mesure, Coriolan, Cymbeline,
La Tempête, etc. ; tous ces drames traduisent, avec les
nuances et les transpositions qu'implique l'évolution
d'une âme passionnée durant vingt ans, les désirs, les
rêves, les espérances, les incertitudes, les luttes, les
anxiétés, aussi bien que les méditations ardentes et les
résolutions parfois douloureuses de William Stanley.
Sous le voile tutélaire de l'histoire, transparaissent à
chaque moment, les préoccupations intimes du comte
de Derby, prétendant à la couronne. Tout ce magnifique
théâtre politique, encore si mal compris, puisqu'on n'a
voulu y découvrir aucun lien avec la vie du poète ni avec
la réalité contemporaine, reflète au contraire, à un degré
extraordinaire, les passions et les aspirations cachées
de son auteur. Là est l'explication certaine de son admi-
rable unité; là est aussi le secret véritable du VIe comte
de Derby. Désormais, la production shakespearienne ne
fait plus exception : elle rejoint les autres œuvres supé-
rieures de l'humanité pensante, qui, dans tous les temps
et dans tous les pays, offrent, si profondément marquée,
l'empreinte de la vie et de l'ambiance, celle aussi des
sentiments et des idées propres aux génies qui les ont
conçues et créées.
416 Le Flambeau.
Pendant qu'il confiait à une série de chefs-d'œuvre
la suite des pensées continues et silencieuses que lui
inspiraient et la situation présente du royaume et l'avenir
royal qu'il entrevoyait, William Stanley attirait du même
coup 3 'attention de ses contemporains sur les problèmes
politiques auxquels était liée sa grandeur future. On ne
doit pas oublier que, suivant la démonstration probante,
présentée jadis par un clairvoyant historien (1), le
théâtre élisabéthain remplissait, dans une certaine
mesure, le rôle dévolu à la presse, à notre époque.
Nous traiterons plus loin de cette importante question.
Pour le moment, il suffira de constater que la tendance
ainsi révélée à travers une partie de ce théâtre, convenait
d'une manière frappante aux visées du VIe comte, pré-
tendant éventuel à la couronne. Il l'adapta donc avec
une habileté remarquable à ses buts secrets. Il fit, comme
on le verra bientôt, de plusieurs de ses pièces, des œuvres
destinées à la propagande, en évitant qu'aucun indice pût
jamais trahir leur origine. La moindre indiscrétion sur
l'identité véritable de l'auteur eût amené l'incarcération
immédiate de William à la Tour, — sa mère, ses oncles,
le comte de Hertford et tant d'autres y furent envoyés,
pour des soupçons du même ordre — et peut-être un
châtiment plus grave encore. Il fallait, à tout prix, que le
secret fût maintenu. Richard II, le Roi Jean, Richard III,
les deux Henri IV, etc., produits sous le nom du repré-
sentant des Derby auraient pris, en effet, une significa-
tion si claire que la sanction n'eût pas été différée d'un
seul moment. C'est pour ce motif que jusqu'en 1598,
les drames aussi bien que les comédies, parurent sans
nom d'auteur. Observation fort importante qui ne semble
pas avoir retenu l'attention des érudits: aucun témoi-
gnage formel ne nous est parvenu qui puisse s'appliquer
à William Shakespeare, écrivain dramatique, avant
(1) M. Richard Simpson, dont nous reparlerons bientôt.
Le Secret de William Stanley. 417
1598 (1). Les premières mentions qui le concernent sont
de cette année-là : elles sont donc contemporaines de la
première apparition de ce même nom sur deux éditions
du théâtre shakespearien.
Quand, en 1598, pour éviter les soupçons d'une cen-
sure qui connaissait de brusques réveils, William se
décida à mettre un nom sur le titre de certains, d'entre
eux, il choisit celui d'un ancien acteur de son frère,
réputé comme Jean Factotum par excellence (2) et avec
lequel, féru de théâtre comme il l'était, il se trouvait
déjà en relation depuis quelque dix ans, puisque la
troupe des Ferdinando avait joué ses pièces. William
Shakespeare, qui portait le même prénom et avait les
mêmes initiales que lui, avait sans doute servi antérieure-
ment d'intermédiaire entre un confident de William
Stanley et les comédiens qui devaient ignorer l'origine
de ses pièces. C'est surtout ce rôle de factotum qui se
manifeste à travers tous les faits connus de son existence :
notamment ses prêts et affaires d'argent (3). Son nom
avait figuré au bas des dédicaces de deux poèmes amou-
reux publiés en 1593 et 1594 : Vénus et Adonis et Lucrèce,
les raisons indiquées par Puttenham (4) et peut-être
aussi en raison de sa passion pour Elisabeth Vere, que la
(1) La terrible sortie de Greene contre le plagiaire, contre le cor-
beau paré des plumes des autres, etc., ne saurait être produite comme
une preuve en faveur de Shakespeare authentique écrivain dramatique.
Le texte de Weever donné par Ingleby-Smith comme étant de 1595
est de 1599.
(2) C'est le titre même: An absolute Johannes factotum, sous
lequel l'acteur William Shakespeare entre pour la première fois dans
l'histoire, au cours de la célèbre attaque dirigée contre lui par Robert
Greene, auteur dramatique, en 1592.
(3) Et peut-être aussi l'empioi de ses initiales sur plusieurs pièces
qui n'ont rien à voir avec le théâtre shakespearien.
(4) Voir plus haut le texte de Puttenham et tout ce qui a été dit
sur l'attitude détachée de l'aristocratie anglaise de ce temps à l'égard
de la réputation littéraire.
418 Le Flambeau.
famille de Southampton voulait faire épouser à ce dernier.
Personne n'a encore expliqué pour quels motifs les
œuvres dramatiques de Shakespeare ont été publiées sous
le voile de l'anonymat jusqu'en 1598. Or, si un nom
commence à apparaître sur deux titres dans le courant
de cette même année — fin ou commencement, on ne
sait, — comment ne pas remarquer que cette date est
bien voisine du mois de juin 1599, époque à laquelle
William se trouva en butte à de nouvelles sollicitations
politiques, qui tendaient à l'engager dans une lutte dont
l'enjeu devait être la déposition d'Elisabeth.
Constatation essentielle, les trois pièces sur lesquelles
apparaît pour la première fois le nom de l'acteur de
Stratford (1) sont, d'une part, Richard II, dont on va
parler, le drame le plus agressif et le plus dangereux
assurément, au point de vue politique, de tout le théâtre
shakespearien, Richard III, et de l'autre, Peines d'Amour
perdues, exquise comédie, qui fut l'œuvre de début du
poète, remplie d'allusions à Henri IV, à son entourage et
à la France contemporaine, et qui justement, pour ce
motif, dut subir de profonds remaniements avant sa publi-
cation. Dans son état primitif, elle mettait directement en
scène les personnages que William Stanley avait connus
à la cour de Navarre et leurs actions mêmes. Tout cela fut
atténué et modifié, dans de larges proportions, pour la
scène, vers la fin de 1597. Nous l'avons démontré en
détail dans Sous le Masque (2). Les souvenirs de jeu-
nesse semés par William à travers cet ouvrage, avec tant
de grâce et d'esprit, furent donc rendus moins recon-
naissables, pendant que la pièce, par ailleurs, voyait le
jour en librairie sous le nom de l'acteur (1598).
(1) William Shakespeare, notons-le, sur Richard II et Richard III,
et W. Shakespere sur Peines d'Amour perdues.
(2) Tome II, pp. 56 et suiv. Depuis la publication de notre ouvrage,
nous avons trouvé de nouveaux indices des remaniements, à ajouter
à ceux, déjà si probants et si nombreux, que nous avions relevés.
Le Secret de William Stanley. 419
En attribuant ainsi à un personnage sans conséquence
et d'un rang social tout à fait inférieur, des compositions
si proches de la vie contemporaine, — malgré l'éloigne-
ment apparent des faits historiques qui servaient de cadre
aux drames empruntés au passé de l'Angleterre — le poète
écartait prudemment les suppositions qui pouvaient l'at-
teindre. Dès lors qu'il n'apparaissait aucune concordance
entre le comte de Derby et les allusions plus ou moins voi-
lées de ses pièces, le caractère agressif, et par là même
périlleux, de celles-ci, devenait beaucoup moins sensible,
au moins pour les non-initiés.
Voilà l 'explication, au fond naturelle et simple, du
mystère shakespearien : le secret de William Stanley
devait être préservé d'une manière absolue ; la sauvegarde
de sa liberté et celle de sa vie même en dépendaient. Le
moindre indice révélateur eût entraîné pour le poète caché
d'incalculables conséquences. On comprend que rien n'ait
pu le décider à laisser deviner sa personnalité. Si, seule-
ment, l'auteur des comédies s'était trahi, en quelque
manière, celui des drames et des tragédies eût risqué de se
trouver découvert du même coupl En effet, parmi ses
pièces, les unes racontent l'histoire de ses passions et celle
de son cœur; d'autres, l'histoire de ses rapports avec sa
famille et avec son entourage; d'autres encore, les réfle-
xions et les projets politiques dont il vient d'être parlé :
toutes apparaissent, si j'ose dire, comme solidaires les
unes des autres.
De 1590 à 1642, année de la mort de Lord Derby, sous
Elisabeth vieillissante, comme sous Jacques Ier, que mirent
en péril d'incessants complots politiques, que notre pré-
tendant avait un moment espéré pouvoir supplanter, et
qu'il voulut conseiller ensuite, et sous Charles Ier, qui
manifesta, lui aussi, quelque défiance à l'égard des Derby,
même à l'heure où le fils de William, le VIIe comte, allait
sacrifier sa tète pour la défense du trône, il ne fut jamais
420 Le Flambeau,
possible de dévoiler le mystère. Ensuite vint la révolution
anglaise et la longue éclipse du théâtre, et spécialement du
théâtre shakespearien, qui en fut la conséquence. Rappe-
lons que les archives de la famille des Derby furent anéan-
ties totalement au cours de cette même révolution, pen-
dant le siège du château de Latham, — si glorieusement
défendu par Charlotte de la Trémoïlle, — avec la tour de
l'Aigle qui les contenait (1).
*
* *
Le livre de Parsons, dont la préface est datée de décem-
bre 1593, parut au début de 1594, mais nous savons de
source sûre qu'il circula en manuscrit, à travers l'Angle-
terre, dès 1592, c'est-à-dire deux ans avant son impres-
sion. Il eut même alors de si nombreux lecteurs que le
jésuite reçut environ trois cents lettres, au sujet de sa
démonstration, au cours de la seule année 1592. C'est
donc durant une période qui embrasse 1592, 1593 et 1594
que l'action de ce traité historico-politique se fit principa-
lement sentir en pays anglais. Or, c'est exactement la
période qui correspond, de l'aveu unanime des critiques et
des éditeurs, à la composition des grands drames shakes-
peariens relatifs à l'histoire anglaise : les deux dernières
parties de Henri VI, Richard III, Richard II et le Roi
Jean, respectivement attribués par tous les juges compé-
tents aux années 1592, 1593 et 1594. Il y a plus: la corré-
lation entre la substance historique et généalogique de
A Conférence et les tragédies shakespeariennes est abso-
lue. Personne n'a jamais pu expliquer pourquoi l'auteur
du théâtre shakespearien se montre d'un bout à l'autre un
lancastrien convaincu. Cet aspect, pourtant très saisissant,
(1) Il ne faut jamais perdre de vue ce double fait que plus de la
moitié des pièces shakespeariennes ne* parurent qu'en 1623, et que,
d'autre part, nous ne savons absolument rien sur les représentations
de la plupart d'entre elles.
Le Secret de William Stanley. 421
de l'œuvre, paraissait si difficile à justifier par des raisons
plausibles, qu'on a préféré l'omettre purement et simple-
ment depuis quelque temps, ainsi qu'on l'a fait pour
nombre d'autres questions, non moins importantes, dans
tant d'ouvrages d'allure orthodoxe, parus récemment.
Entre l'œuvre de Parsons et le théâtre shakespearien, la
concordance des allusions, des préoccupations historiques
et politiques, et pareillement celle des grands problèmes
traités : légitimité, succession au trône, meurtres politiques,
dépositions de souverains, est constante. Ce n'est point
par hasard ni par une fantaisie d'ordre littéraire ou poé-
tique que l'auteur de notre théâtre a porté sur la scène
toute la guerre des Deux-Roses, en une série de tableaux
dont la grandeur et la puissance n'ont jamais été surpas-
sées: c'est pour atteindre un but certain, dont l'exposé
d'histoire politique, présenté plus haut, aussi bien que le
livre de Parsons nous donnent l'explication complète. Un
dessein supérieur, dont l'unité n'est pas contestable, anime
tout cet ensemble.
Commençons l'examen détaillé de ces pièces par le
drame de Richard II, que l'on s'accorde à attribuer à
l'année 1593. Cette tragédie parut d'abord en 1597, on
l'a vu, sans nom d'auteur, puis deux fois l'année sui-
vante, avec le nom de William Shake-speare, et enfin
en 1608. Une scène essentielle de 165 vers, celle de la
déposition du roi Richard, avait été exclue par la censure
de ces trois éditions. Elle ne vit le jour qu'en 1608 « avec
les nouvelles additions de la scène du Parlement et de
la déposition du roi Richard », c'est-à-dire cinq ans
après la mort d'Elisabeth, quand la signification de ce
dernier épisode avait perdu toute sa gravité. C'est ce
dernier ttxtt de 1608 que le Folio de 1623 a reproduit.
On sait le rôle très particulier joué par cette pièce dans
l'histoire du règne d'Elisabeth. Aucune autre composi-
tion dramatique contemporaine n'a causé, au point de vue
28
422 Le Flambeau.
politique, une émotion comparable à celle que produisit
Richard II dans les milieux gouvernementaux. Cela
résulte, au premier chef, des circonstances de la conju-
ration d'Essex, dont la déposition de la reine constituait
le but principal. Au moment où elle allait éclater, plu-
sieurs conspirateurs notoires allèrent trouver — dans les
premiers jours de février 1601 — le comédien Augustine
Philipps, l'un des membres de la troupe du Lord Cham-
bellan, qui jouait au théâtre du Globe, pour lui demander,
en lui offrant une somme de 40 shillings, de remettre en
représentation, à ce théâtre, « la pièce de la déposition
et du meurtre du roi Richard II », dans l'espoir, observe
M. Lee, que ces scènes pourraient susciter un soulève-
ment populaire. Malgré quelques objections présentées
par Phillipps, la pièce fut donnée le samedi 7 février, la
veille du jour fixé par Essex pour le commencement de
la révolte dans les rues de Londres. Lors du procès qui
suivit l'échec de la conjuration, l'acteur fut appelé à
déposer sur les circonstances dans lesquelles Richard II
avait été repris au Globe, comme offrant un sûr moyen
d'ameuter le peuple. Or, dans tout cela, il n'est pas fait la
plus petite mention de Shakespeare. S'il avait été réelle-
ment l'auteur de la pièce, nul doute qu'il se fût trouvé
mêlé aux négociations préalables et ensuite à l'enquête;
mais Phillipps, ancien acteur de la troupe du Ve comte de
Derby, Ferdinando, paraît seul. Un peu plus tard, le
4 août suivant, Elisabeth ayant appelé auprès d'elle
l'érudit greffier de la Tour, William Lambarde, se plaignit
violemment devant lui des tendances de « cette tragédie »
de Richard II, « qu'elle avait toujours considérée avec
une grande méfiance ». Comme la reine parcourait les
registres de la Tour, elle s'arrêta brusquement et dit à
Lambarde: « Je suis Richard II, savez- vous? » Lam-
barde comprit à quel souvenir récent sa maîtresse faisait
allusion et répondit: « Cette très perverse imagination
n'est le fait que d'un bien ingrat gentilhomme, la créature
Le Secret de William Stanley. 423
que V. M. a le plus comblée. » — « Celui qui oublie Dieu,
oubliera aussi ses bienfaiteurs, reprit la reine; cette
tragédie a été jouée, il y a peu de temps, avec des inten-
tions séditieuses, plus de quarante fois, en pleine rue
et dans des théâtres. » Il est avéré que le destin de
Richard II préoccupa toujours la reine Elisabeth et qu'elle
ne redouta rien tant que d'en éprouver un semblable (1).
Comment admettre qu'un simple acteur ait osé risquer
ainsi le courroux de la souveraine et se mettre en quelque
sorte en conflit avec son gouvernement? A quel mobile
aurait-il donc obéi? Tout demeure inexplicable en cette
affaire, quand on l'étudié à la lueur de la doctrine strat-
fordienne. Combien les choses deviennent plus claires
et plus logiques, si Ton tient compte d'un dessein secret,
dont l'origine était restée énigmatique depuis la première
production du drame! La déposition du roi, comme l'a
observé Montégut, est, en réalité, le but unique de cette
œuvre.
Si maintenant nous ouvrons le volume de Parsons, qu'y
trouverons-nous? Une étude développée, la plus étendue
du livre, en ce qui touche les matières historiques, con-
sacrée au cas de Richard II: conception de la royauté,
mauvais gouvernement, révolte, abdication et déposition
du souverain, etc., bref, exactement les mêmes sujets qui
constituent la trame du Richard II shakespearien (2), et
traités dans le même esprit : le tout dominé par ce point d'in-
(1) L'historien Hayward fut emprisonné, de 1599 à 1601, pour avoir
inséré une description de la déposition de Richard II dans la première
partie de son Histoire du règne de Henri IV.
(2) On sait que le Richard II shakespearien, que Sir Sidney Lee
proclame « la plus pénétrante étude d'un caractère historique et la
peinture la plus concentrée d'un fait historique que Shakespeare
ait tentée jusque-là », s'occupe exclusivement des deux dernières
années, de la chute et de la mort du roi, et laisse de côté les précé-
dentes crises de son règne. On peut appliquer à cette pièce ce que
Renan dit de Coriolan et de Jules César et la qualifier d' « étude de
psychologie absolue ».
424 Le Flambeau.
terrogation capital : la déposition du roi était-elle légitime?
Ce morceau, d'une si haute importance, se rencontre dans
A Conférence, pages 61 à 79; il faut y ajouter encore les
nombreuses allusions à la chute du monarque, répandues
à travers l'ouvrage, et même dans la préface.
Le drame de Richard II modifie profondément l'his-
toire. Il attribue un rôle magnifique dans les deux pre-
miers actes à Jean de Gand, rôle qui est entièrement
différent de celui que comporteraient les circonstances de
la vie et surtout le caractère véritable de ce personnage.
Le poète le transforme: c'est à lui qu'est dévolu l'hon-
neur de prononcer l'admirable et prophétique éloge de
l'Angleterre, tant de fois cité, et même tout récemment,
au cours de la guerre. Visiblement, le poète a élaboré ce
rôle avec une tendresse profonde. Ajoutons que, dans le
reste de ses œuvres, il prodigue les allusions à ce même
personnage avec une complaisance évidente. Or, la figure
de Jean de Gand, nous l'avons dit, constitue comme la
clef de voûte du système de Parsons; Jean de Gand est,
d'autre part, l'ancêtre direct, par sa troisième femme, de
William Stanley ; Jean de Gand, chef de la famille de Lan-
castre, est le héros populaire par excellence du Lancas-
hire ; il personnifie une région de l'Angleterre, chère entre
toutes au cœur du VIe comte, puisque le pays de Lan-
castre, berceau et résidence principale de sa famille, a été
gouverné par les Derby durant des siècles. Ce fut, à tous
égards, la terre de ses affections premières et de ses sou-
venirs.
L'autre personnage que ce poète a traité pareillement
avec une prédilection sensible est le fils de Jean de Gand,
Henri Bolingbroke, dont le rôle offre un contraste si
marqué avec celui du roi Richard II, qu'il fait déposer et
qu'il remplace. Avec lui s'accomplit la révolution lancas-
trienne. La maison de Lancastre entre dès lors dans la
grande histoire: elle triomphe et devient maîtresse du
Le Secret de William Stanley. 425
trône d'Angleterre. C'est ce triomphe qu'expose et
explique le drame de Richard H.
Autre rapprochement topique: le titre de comte de
Derby avait existé d'abord dans la famille de Jean de
Gand, avant d'être attribué aux Stanley par le roi
Henri VII, au lendemain de son avènement et en témoi-
gnage de sa reconnaissance.
Tous les changements si caractéristiques que le poète a
introduits dans son œuvre et qui apparaissent avec tant de
netteté, quand on la compare avec les faits historiques et
avec ses sources, présentent assurément un sens. Ils tra-
hissent, maintenant que nous sommes en possession du
secret, et l'esprit qui les a conçus et les tendances aux-
quelles celui-ci obéissait. La suite de notre enquête va
nous révéler encore bien d'autres données également sai-
sissantes.
Les liens étroits qui existent entre le comte de Derby
et l'ensemble historique du théâtre shakespearien vont
devenir de plus en plus apparents. En revanche, du côté
de l'auteur Shakespeare, ce sera toujours, si j'ose dire,
le néant.
Vers le milieu du dernier siècle, parurent à Londres
deux beaux volumes in-4°, remplis de nombreuses illus-
trations, sous ce titre : Lancashire : its History, Legends,
and Manufactures, by the Rev. G. N. Wright M. A. and
Thomas Allen, assisted by Résidents in various parts of
the County. — Si l'on ouvre le tome Ier de cette publica-
tion, où les fastes du Lancashire sont étudiés avec une
fierté patriotique par des savants estimés, on admire un
frontispice, qui n'est autre qu'une fine gravure du por-
trait du VIIe comte de Derby et de Charlotte de la Tré-
moïlle, sa femme. En face de cette reproduction de
l'œuvre de Van Dyck, figure le titre du volume, également
gravé : or, ce titre nous offre le portrait de Jean de Gand,
roi de Castille et de Léon, duc de Lancastre, avec ses
426 Le Flambeau.
armoiries et une vue de son tombeau. Ces deux gravures
affrontées, qui évoquent les deux grands noms du comté
de Lancastre, ne sont-elles pas comme un symbole frap-
pant des liens intimes qui unissent Richard II au VIe comte
de Derby? (1)
Abel Lefranc.
(La suite au prochain numéro.)
(1) On nous permettra de renvoyer ici au chapitre IV de Sous le
Masque: La famille des comtes de Derby et le théâtre de Shake-
speare, t. I, pp. 238 à 326.
" Little Belgium „
« On eût dit d'un chapon couvant des œufs de porcelaine... »
I
Les Belges sont des sages. A toute autre époque et en
tout autre lieu, après des événements tels que ceux que
nous vécûmes, on eût vu paraître et circuler récits, pam-
phlets et libellés. A Sainte-Adresse, chacun disait:
a Silence aujourd'hui; mais demain!... » Or, après trois
ans et plus, les « maîtres de ces jours » attendent encore
leurs autels, leurs piloris ou leurs gibets. C'est à peine
si l'on commence à rompre la tacite et unanime consigne
du silence. Il est temps. Non pas que l'heure dogmatique
de la sereine histoire ait sonné, mais l'heure semble
venue des leçons pragmatiques à tirer du faisceau des
faits. Noyés dans la brume, ces faits doivent être mis
en lumière et c'est à les y mettre que chacun qui sait
se devrait appliquer.
Nous y songions en lisant dans cette revue les articles
remarqués du baron Beyenset de M. Pierre Nothomb, con-
sacrés à la politique de Sainte-Adresse. La lanterne sourde
du diplomate jette de discrètes lueurs sur les ombres du
paysage que çà et là illumine vivement le projecteur
manié par la main nerveuse de son antagoniste. On vou-
drait la pleine clarté. Quelle leçon! Il est vrai qu'il
faudrait quelque nouveau Banning pour la bien donner
au pays et de bonnes oreilles à celui-ci pour l'entendre.
La surprise morale que fut pour nous la guerre fut
bien plus grave encore que la surprise matérielle. Ni
428 Le Flambeau.
plan politique, ni plan militaire. Au sujet de celui-ci, les
courageuses révélations du général de Selliers de Moran-
ville ont édifié ceux qui le devaient être. Le plan poli-
tique? Objectera-t-on que la réponse faite à l'ultimatum
est la preuve de l'existence de ce plan? Ce fut le langage
indigné de très honnêtes gens. Sans plus. Mais le len-
demain et les années qui suivirent! Ce qui fit penser,
à de certains jours, que Sainte-Adresse valait Bréda et
ce qui fit dire en plein conseil de cabinet qu'il fallait
prendre garde qu'on ne fût tenté plus tard de comparer
les ministres du Roi aux hommes de la Révolution bra-
bançonne.
Démosthène disait aux citoyens d'Athènes qu'il leur
fallait un gouvernement « qui marchât à la tëtt des événe-
ments comme un général à la tètt de ses troupes ». Avons-
nous eu ce gouvernement? Avons-nous eu même un
gouvernement, si nous eûmes des ministres, dont plu-
sieurs indiscutablement tinrent remarquablement l'em-
ploi? Les idées mènent les gouvernements comme elles
mènent le monde. Quelle était l'idée du gouvernement de
Sainte- Adresse ? Ce n'est plus seulement l'homme à qui
les dieux ont dit leur secret qui se pose aujourd'hui cette
question, c'est aussi « the man in the street » pour peu
qu'il ait lu, ce simple, les récents écrits du baron Beyens.
Nous vous l'affirmons parce que c'est la chose qui est:
le gouvernement de Sainte-Adresse n'a, par exemple,
jamais résolu, tant pour lui-même que pour ses agents,
la question capitale de savoir si le contrat de neutralité,
imposé à la Belgique en 1839, subsistait malgré sa trans-
gression par l'Allemagne et par l'Autriche et quelles
étaient les conséquences de droit de cette transgression.
Oh ! sans doute, il fut dit, redit et dit encore que la Bel-
gique ne consentirait plus à être contractuellement neutre
après la guerre. C'est même dès février 1915 qu'à Sainte-
Adresse, les ministres délibèrent sur cette question posée
par l'un d'eux, qui exposa, en l'occurrence, tout un vigou-
(( Utile Belgium ». 429
reux programme de politique extérieure. En mars, la déci-
sion fut prise : plus de neutralité contractuelle ; la décision
fut confirmée le 20 novembre; on la formula encore le
24 février 1916, lors de l'important conseil qui siégea toute
la journée et auquel assistèrent les ministres d'Etat
Hymans, Goblet d'Alviella et Vandervelde, mais où le
baron Beyens ne vint que l'après-midi, ayant, dit-il, été
retenu à Paris par les funérailles de la princesse Kou-
dacheff.
Fort bien donc pour l'avenir. Mais la Belgique était-
elle neutre encore tandis qu'elle faisait la guerre? Ahuris-
sante question qui, pourtant, se posait. Le contrat était-il
résilié ou suspendu, à la façon en quelque sorte dont cer-
tains prétendent que le contrat de travail est suspendu
pendant la grève? Il n'en fut point décidé, il n'en fut
jamais décidé alors que c'était la question primordiale,
celle de notre statut juridique de guerre et le postulat de
toute notre politique.
A cette question, le baron Beyens, sans hésiter, répon-
dait: oui. « C'était par là, disait insolemment un de ses
détracteurs, que ce hautain seigneur cosmopolite rejoi-
gnait les électoralistes des bourgs pourris. » Nul ne goû-
tera le ton de pareil propos encore qu'il contienne plus
qu'une âme de vérité. Patriote ardent, esprit de belle
allure, le baron Beyens servait consciencieusement la Bel-
gique qu'il aimait. Mais né loin d'elle, ayant vécu loin
d'elle, elle lui apparaissait d'autant plus petite et plus
faible qu'il avait vu de tout près la puissance des grands
Etats. Venu de Paris à Sainte-Adresse, il dut avoir quelque
commisération pour « ces parents pauvres de province »
et surtout trouver périlleuses et démesurées les ambitions
de plusieurs d'entre eux. Il n'avait pas la foi. La foi est
un don. La fée de son baptême avait oublié de le lui
donner. Ajoutez-y que la guerre était à ses yeux une sorte
de <( parenthèse » dans l'ordre diplomatique puisqu'il ne
croyait pas que l'écrasement de l'Allemagne fût possible.
430 Le Flambeau.
Ceci n'est point, d'ailleurs, un reproche, mais une consta-
tation. Un démenti sur ce point viendra-t-il ? S'il venait,
serait-il indiscret de prier son auteur de vouloir bien
publier en même temps le texte de la lettre qu'à la mi-
novembre 1915, après une scène orageuse, il écrivit à
certain de ses collègues du gouvernement et la réponse
qui y fut faite? En ce temps-là, le baron Beyens croyait-il
vraiment à la victoire? Croyait-il même au statu quo ante ?
N'envisageait-il pas déjà, — le cœur serré, sans doute, —
certains renoncements à consentir au profit de l'Allemagne
victorieuse dans les pays d'outre-mer, notamment au
Congo ? Trahie, parjurée, envahie, exsangue, la Belgique
eût encore dû payer d'une livre de sa chair le traité à la
Shylock à quoi paraissait se résigner le maître de la « Villa
Hollandaise » (1). Jadis, on eût joué sa tët& dans pareille
erreur. La douceur de nos mœurs veut qu'on n'y joue
même plus son portefeuille. Cependant, comment appelait-
on donc pendant la guerre ceux qui perdaient ainsi la foi ?
Et que fût-il advenu de la Belgique, — juste ciel ! — si
cette apostasie de la volonté avait été contagieuse?
Etrange conjonction : Le diplomate éminent, pour avoir
vu les choses de trop haut et de trop loin, mit 'son fagot
sur le même feu que les petites gens qui ne connaissaient
de la Belgique que leur bourgade et n'appréciaient rien
tant que d'y rentrer pour s'y recroqueviller à jamais, et
les espèces* d'hallucinés qui n'entendaient faire aux
gens de Hollande ou à l'Internationale « made in Ger-
many » nulle blessure même légère.
II
Oui, tout était là : étions-nous a neutres » ou « belligé-
rants » ? Sur et autour de cette question gravitèrent tous
(1) Par une piquante coïncidence, notre Ministère des Affaires
Etrangères était installé à Sainte-Adresse dans un pavillon dénommé
« Villa Hollandaise ». Et on laissa l'enseigne sur la grille...
« Little Belgium ». 431
les épisodes de l'âpre bataille livrée par les tenants d'une
politique positive et les tenants d'une politique négative,
celle qui se concrétait dans la formule du « little Belgium ».
Cette bataille ne prit point fin avec la guerre. Il fallut le
Traité de Versailles pour qu'on n'y songeât plus. On y
songerait cependant encore si, aujourd'hui même, nous
avions une vraie politique en matière de réparations. Mais
ce sont là d'autres moutons: laissons-les provisoirement
en bergerie.
Si bien qu'il fallut que l'humble servant du droit qu'est
le signataire de ces lignes, agacé par le tourbillon de mous-
tiques qui voulaient à Sainte-Adresse nous passer la
« malaria » des marais de Hollande, prît la peine d'ouvrir
un code pour qu'il apparût « qu'en fait et en droit, de par
sa transgression, le contrat de neutralité était résilié et ne
pouvait plus être invoqué que par la Belgique, et ce pour
postuler ses dommages et intérêts ».
Cette modeste étude, à peine parue à Paris, dans le
Journal de Clunet (1), suscita quelque attention. Elle
plongea même dans le ravissement certains fonctionnaires
du Ministère des Affaires Etrangères. Un membre du
Cabinet, qui n'était pas le Ministre des Colonies, y vit
même le principal arc-boutant de la thèse juridique, au
demeurant peu discutable, en vertu de quoi nos « garants
fidèles » étaient tenus in solidum au règlement de nos
dommages.
Cette étude disait substantiellement ceci :
« Ce que prescrivait le Traité de 1839, c'était: d'une
« part, pour la Belgique, l'obligation de ne pas intervenir
« dans un conflit armé (obligation de ne pas faire) et,
« pour les puissances garantes, l'obligation de ne pas
« violer la neutralité de la Belgique (obligation de ne pas
« faire).
(1) Journal de Clunet, 1917, 44e année, p. 61-68.
432 Le Flambeau.
« Or, par la circonstance même que l'Allemagne et
« l'Autriche ont pénétré en Belgique les armes à la main,
« l'obligation de ne pas faire a été méconnue; le fait est
« acquis; il est définitif et irréparable; il n'est plus loi-
ce sible à la Belgique de contraindre l'Allemagne et l'Au-
« triche à l'exécution de la convention, puisque celle-ci
« est inexécutée.
« Mais, dira-t-on peut-être, le traité de 1839 est un
<( traité perpétuel et l'obligation de l'Allemagne et de
« l'Autriche est donc continue; violée en 1914, cette obli-
« gation n'en subsiste pas moins et devra être respectée
« par elles dans l'avenir.
« Oui, le Traité était perpétuel, en ce sens que la Bel-
<( gique s'engageait à perpétuité à être neutre, mais à la
« condition expresse, — car les obligations étaient réci-
« proques, — que l'Allemagne et l'Autriche respectassent
« cette neutralité. Or, précisément, le fait par l'Allemagne
« et l'Autriche de méconnaître leur obligation a mis fin à
« l'obligation de la Belgique et, comme tout contrat, qu'il
« soit à temps ou à durée indéterminée, où est inscrite
(( une obligation de ne pas faire, le Traité de 1839, de par
« sa transgression, est résolu.
« Nous sommes ici — qu'on ne l'oublie pas — dans la
« matière des contrats. Pour étayer la thèse antijuridique
<( d'une obligation de ne pas faire, qui survivrait à la
« transgression, qu'on ne vienne donc pas donner en
« exemple l'hypothèse où quelqu'un traverserait la pro-
<( priété d 'autrui sur quoi il ne posséderait point de droit
(( de passage et où cette violation n'en laisserait pas moins
« subsister dans son chef l'obligation de ne point traverser
<( à l'avenir ladite propriété. Pour protéger sa propriété,
« le propriétaire n'a point à invoquer un contrat. Aussi
(( bien, il ne s'agit point ici de transgression d'un contrat,
« mais d'une voie de fait. Le propriétaire puise son action
« ad prohibendum et en dommages-intérêts dans son droit
« réel de propriété. Ce droit réel est protégé non par des
« Little Belgium ». 433
« contrats, mais par les lois, les tribunaux et la force
<( armée, comme l'intégrité du territoire des Etats — hors
« le cas exceptionnel de la neutralié perpétuelle — est
(( protégée non par des contrats mais par la force des
(( armes.
« Non seulement le Traité de 1839 — contrat synallag-
« matique consacrant une obligation réciproque de ne pas
(( faire — est résolu vis-à-vis de la Belgique, de l'Alle-
« magne et de l'Autriche, mais il est résolu vis-à-vis
(( des autres contractants (France, Grande-Bretagne et
« Russie).
« En effet, l'obligation de ne pas violer le territoire de
<( la Belgique était, vis-à-vis de celle-ci, une obligation
« indivisible dans le chef de ses garants..., — cette obli-
« gation était de nature telle qu'elle n'était pas susceptible
« d'exécution partielle.
(( Ce qui, en 1839, fut garanti à la Belgique par les cinq
« puissances garantes, ce fut l'inviolabilité de son terri-
« toire. C'était la contre-partie de la diminutio capitis
<( imposée à la Belgique. La méconnaissance de cette
« obligation par deux des puissances garantes déclenche
« la résiliation comme si toutes les puissances l'avaient
« méconnue. »
L'étude répondait, ensuite, à une manifeste et flagrante
confusion dans quoi verse encore « diaboliquement » le
baron Beyens: « Errare humanum est; perseverare dia-
bolicum » (1) :
« D'aucuns ont paru invoquer à la traverse de la thèse
« de la résiliation du Traité de 1839 par le seul fait de sa
« violation le textt de l'article 10 de la Convention de La
« Haye (18 octobre 1907) concernant les droits et les
(1) Voir notamment le Flambeau, n° du 30 avril 1922, pp. 423, 427
et passim.
434 Le Flambeau.
« devoirs des puissances et des personnes neutres en cas
<( de guerre sur terre, ainsi conçu : « Ne peut être consi-
(( déré comme acte hostile le fait, par une puissance
(( neutre, de repousser, même par la force, les atteintes
« à sa neutralité. »
« A la vérité, cette Convention du 18 octobre 1907 a
« disposé en faveur des neutres dont la neutralité est
« volontaire. Son t^xte le prouve et, d'ailleurs, nul ne le
<( saurait contester. Pour ces neutres, la disposition ne
(( peut être que bienveillante et profitable, du moins dans
(( les mots, sinon dans les réalités.
« Mais la condition juridique des neutres volontaires est
« tout autre que la condition juridique du neutre contrac-
te tuel, La neutralité volontaire résulte d'une simple décla-
« ration unilatérale. Elle ne constitue donc pas un contrat.
(( Elle fait naître un « état de fait » que la Convention de
« La Haye consacre comme « état de droit ». Quiconque
<( attente à une neutralité volontaire commet donc, non
« point une « violation de contrat », mais seulement une
<( « voie de fait »; dès lors, la condition juridique du
« neutre volontaire n'en peut être modifiée, car la « voie
<( de fait » ne transforme pas « l'état de droit ».
« Il en va tout autrement en cas de violation d'une neu-
(( tralité contractuelle. Ici, il ne s'agit point d'une « voie
(( de fait », mais d'une « inexécution de contrat ». Et
<» celle-ci produit des effets juridiques sur l'existence de
« la convention.
« On voit donc que ce serait tirer d'une disposition ac-
<( cessoire de la Convention de La Haye des conséquen-
te ces exorbitantes que d'en vouloir conclure que les prin-
ce cipes généraux du droit ne s'appliqueront pas, en ce
(( qui concerne la résiliation, au traité de 1839. Jamais la
<( Belgique et les puissances garantes de sa neutralité n'ont
« donné, ni pu donner le 18 octobre 1907 une pareille
« portée au dit article 10. Il n'en fut point d'ailleurs ques-
« tion.
« Little Belgium ». 435
« Au reste, si vraiment, sensu stricto, la neutralité sub-
« sistait malgré la guerre, la Hollande, pas plus que l'Al-
« lemagne, d'ailleurs, ne pourrait retenir des soldats
« belges prisonniers et l'Escaut n'aurait pu être fermé
« au ravitaillement militaire d'Anvers et à l'évacuation
« de sa garnison par la voie d'eau.
« Surabondamment, nous ajouterons que le prédit ar-
(( ticle 10 est parfaitement conciliable avec notre thèse,
« car un contrat synallagmatique, même résilié de plein
« droit par le fait de son inexécution, est réputé exister,
« si l'on peut dire, pour sa liquidation, c'est-à-dire pour
« assurer au co-contractant dont les droits ont été mécon-
« nus l'exercice de son action en dommages-intérêts.
« La Belgique n'a jamais renoncé aux droits qui résul-
« tent pour elle de la violation de sa neutralité. Elle pos-
<( tulera, lors des pourparlers de la paix, la juste et com-
(( plète réparation du dommage qui lui a été injustement
« infligé,
« En ce sens — mais en ce sens seulement — le traité de
« 1839 subsiste et produira ses pleins et entiers effets.
« Pour faire revivre la neutralité contractuelle de la
« Belgique, il faudrait donc qu'une nouvelle convention
« internationale intervînt.
« En fait et en droit, de par sa transgression, le con-
<( trat de neutralité est résilié et ne peut plus être invoqué
(( que par la Belgique, et ce pour postuler et libeller ses
<( dommages et intérêts. »
De ces prémisses la conclusion sortait comme le fruit
de la graine :
« Cet exposé résout la question de savoir si la Belgique
« aurait eu le droit d'adhérer au Pacte de Londres et a
<( le droit de conclure avec les Alliés telle convention di-
<( plomatique ef militaire qu'il appartiendra.
« Ce droit de la Belgique est indiscutable, puisque le
436 Le Flambeau.
« traité de 1839 ne subsiste plus que pour la sauvegarde
« de ses intérêts et de ses droits à une réparation.
(( Bien plus, à supposer même — ce qui n'est point —
« que la neutralité contractuelle subsisterait dans quelque
« autre de ses effets — notamment la diminutio capitis
« qu'elle inflige au neutralisé — la Belgique n'en aurait
« pas moins le droit de signer le Pacte de Londres ou
« telle autre convention analogue.
(( Le neutre contractuel dont la neutralité est violée se
trouve dans une situation juridique nouvelle:
a II devient:
« 1° L'adversaire du garant violateur;
« 2° L'allié des garants intervenants.
« D'où, pour lui, des obligations spéciales envers
« ceux-ci:
«.a) Faire la guerre à leurs côtés;
(( b) Ne pas contredire à leurs objectifs militaires et
« diplomatiques.
(( Ces obligations se confondent, d'ailleurs, avec le droit
« du neutre de se défendre par la force et d'obtenir la
« réparation du dommage causé.
<( Le recours à la force par le neutralisé contractuel
« victime d'une violation correspond à V action en justice
« du droit civil.
« a) Faire la guerre:
<( Faire la guerre, c'est essentiellement s'attacher à dé-
« truire les forces militaires de l'ennemi où qu'elles soient
« et quelle que soit la durée de leur résistance. Mieux:
« la vraie façon de se défendre étant souvent d'attaquer,
« le neutralisé contractuel a même le droit, sous l'immi-
« nence de l'agression injuste d'un de ses garants, de
« prendre l'offensive contre lui.
« b) Ne pas contredire aux objectifs militaires et diplo-
« matiques de ses garants intervenants :
« Le neutralisé et les garants auront donc le droit de
« Little Bélgium ». 437
« rédiger par écrit et de sanctionner leur alliance, celle-ci
« ayant pour but d'assurer la destruction des forces mili-
ce taires du violateur où qu'elles soient et quelque temps
« qu'il y faille consacrer, et de le contraindre ainsi à
« réparer le préjudice causé.
(( En passant acte de cette alliance de droit, le neutre
« contractuel ne fait que créer un instrument parfait de
« preuve d'un contrat verbal ou en forme écrite pré-
<( existant.
« Les obligations et les droits du neutre contractuel et
« de ses garants intervenants se confondent si bien de par
« la nature des choses et de par le droit, que les garants
« intervenants auront aussi une action pour réclamer aux
<( garants violateurs des dommages-intérêts. Ceux-ci leur
(( seront dus, d'abord, du chef de la violation de la neu-
« tralité, puisque celle-ci était une stipulation faite à leur
« profit; ensuite du chef des frais qu'ils auront exposés
« pour venir en aide au neutralisé et faire prévaloir sa
<( cause, car le plaideur qui obtient gain de cause a droit
« au paiement des frais de l'instance. »
III
Donc, pour le baron Beyens, neutres nous avions été,
neutres nous restions. Nous étions neutres jusqu'à porter
la besace, neutres jusqu'à la nausée. Ce « régime d'her-
maphrodites », — comme Charles de Brouckère qualifiait
la neutralité contractuelle en juillet 1831, — devait être
notre « camisole de force » pendant toute la guerre et on
s'appliqua à en bien boucler les sangles. Deux thèses s'af-
frontaient: l'une claire et tranchante qui, nous libérant
du servage, nous valait néanmoins tout le profit du contrat
violé; l'autre équivoque et trouble qui, nous maintenant
en étroite servitude, permettait d'entreprendre sur nos
droits. C'est celle-ci que la pusillanimité fit sienne.
De la neutralité, en quel état la métempsycose diplo-
29
438 Le Flambeau.
matique du baron Beyens entendait-elle nous faire passer?
On le sait déjà: de « neutres » que nous étions, nous
devions devenir des « protégés ». D'où son fameux
« Mémorandum », — ou plutôt ses deux aide-mémoire, —
que, spontanément et sans consulter ses collègues du
Cabinet et dans une forme insolite, il remit à lord Grey,
le 7 juillet 1916 et qui avaient trait l'un à V Escaut, l'autre
a la neutralité et à un projet de garantie. Le baron Beyens
s'en est expliqué dans cette Revue ( 1 ) .
D'une part, de prime saut et comme d'instinct, il se
jetait sur la solution la plus médiocre du problème de
l'Escaut, — celle du dérisoire et conjectural « condomi-
nium » juris tantum, — alors que le conseil des ministres
avait déclaré que la question de l'Escaut était posée dans
tout son ensemble, mais que la solution était réservée.
D'autre part, poussé par le même instinct, il allait deman-
der pour notre pays, — comme si la glorieuse Belgique de
1916 était comparable aux Pays-Bas de 1815 (2), à la
(1) Voir le Flambeau, n° du 31 mai 1922, pp. 25 et sq.
(2) Dans le Mémorandum de Londres, M. Beyens a donc envisagé
une garantie analogue à celle que les Puissances accordèrent en
1814-1815 au Royaume des Pays-Bas.
Cette garantie a joué en 1830-1831.
Or, se rappelle-t-on bien les droits que s'arrogèrent les Puissances
à l'égard du Royaume des Pays-Bas?
« La Conférence de Londres poursuivit son œuvre de pacification.
Le 17 novembre 1830, elle donna à la suspension d'armes un caractère
illimité. Le 20 décembre, elle proclama la dissolution du Royaume des
Pays-Bas, tout en s'arrogeant le droit d'intervenir, même malgré l'un
et l'autre pays, pour régler les conditions du partage. Le Roi Guil-
laume protesta contre ce protocole ; le gouvernement insurrectionnel
y souscrivit conditionnellement. La Conférence, passant outre, arrêta,
par de nouveaux protocoles du 20 et du 27 janvier 1831, des bases
de séparation entre la Belgique et la Hollande. Le Congrès, à son
tour, protesta contre ces actes qui dépossédaient la Belgique du
Luxembourg et de la rive gauche de l'Escaut; le Roi Guillaume, au
contraire, accéda aux conditions du partage... » (Th. Juste, Léo-
pold 7er et Léopold IL Bruxelles, Muquardt, p. 67.)
« Utile Belgium ». 439
Suède de 1855 et à la Turquie de 1856, — la « garantie » de
l'Angleterre et de la France, c'est-à-dire, pour qui sait
ce que parler veut dire, la « protection » de ces puissances?
Ainsi qu'il se l'entendit dire à son retour de Londres, à
la fameuse séance du conseil de cabinet, tenue le jeudi
13 juillet 1916, à Sain te- Adresse (1), ce système rencon-
trait au gouvernement des adversaires résolus: « d'abord,
parce qu'un traité de garantie ne pourrait rien donner à la
Belgique que la force des intérêts internationaux perma-
nents ne lui assurât déjà ; ensuite, parce que la stipulation
de garantie a, de tous temps, entraîné des engagements
qui servent de prétextes à des interventions et à des
pressions incompatibles avec la pleine indépendance de
l'Etat garanti et particulièrement redoutables pour la Bel-
gique de demain; enfin, parce que le système du baron
Beyens ne donnait à la Belgique rien qu'elle n'eût eu dans
le passé et dont les événements de 1914 avaient démontré
la parfaite insuffisance. » En vérité, le « mémorandum » de
Londres hypothéquait anticipativement, lourdement et
sans raison suffisante l'avenir de la Belgique.
Il fut dit encore très justement au Conseil du 13 juillet :
(« Le bouleversement actuel de l'Europe pourrait amener
les remaniements territoriaux les plus inattendus. A
l'heure actuelle, rien n'est impossible et une diplomatie
avisée devait travailler à tenir la voie libre à toutes les
solutions. C'est exactement le contraire que fait le mémo-
randum du 7 juillet. »
Etonné et morfondu, le négociateur de Londres tombait
de haut, lui qui, après la remise du « mémorandum », avait
dit à ses confidents: « Et maintenant que j'ai résolu la
question politique, je vais résoudre la question écono-
mique. »
(1) Tous les ministres étaient présents, hormis M. Segers, qui fit
tenir, le 3 août, une note de protestation contre le <( mémorandum »,
et M. Helleputte, blessé gravement dans un accident d'automobile
et en traitement à Châlons-sur-Marne.
440 Le Flambeau.
Pauvre juriste, confondant aujourd'hui encore ces deux
notions si distinctes de la neutralité contractuelle et de la
neutrailté volontaire, le baron Beyens plaçait cependant
tous ses œufs dans le panier du droit. A son « condomi-
nium » juridique de l'Escaut correspondait son protectorat
juridique de la Belgique. Comme l'a très bien dit le comte
Louis de Lichtervelde, dans un récent et remarquable
article, « l'idée maîtresse du baron Beyens était non pas
de donner à la Belgique une forte position politique, grâce
à une série d'engagements réciproques contractés avec nos
alliés, mais de lui assurer pour la paix une solide position
juridique » (1). On sait s'il y réussit.
C'est cette diplomatie châtrée, hybride et réticente, cette
diplomatie de chapon couvant des œufs de porcelaine,
cette diplomatie mortelle pour nous par la défiance qu'elle
sema chez nos alliés, qui rendit possibles l'injure et le
détriment qui nous furent infligés à la paix lorsque la
Belgique fut reléguée au rang des puissances à intérêts
limités. On nous payait en monnaie de notre pièce. Il
fallut M. Jaspar pour nous tirer de là.
Mais il est des maladies incurables. N'avons-nous point
lu sous la plume du baron Beyens (2), écrivant en 1922,
que, pour la Belgique, des frontières stratégiques plus
faciles à défendre ne constitueraient pas des garanties
suffisantes. Il convient d'engager l'honorable diplomate à
lire notamment « La Marche à la Marne » du général
von Kluck, dont, précisément, dans la Nation Belge,
M. Neuray vient d'éloquemment mettre les passages qui
nous intéressent en lumière. S'il n'en résulte pas, clair
comme le matin clair, que, malgré notre détestable fron-
tière, 200,000 Belges, et moins peut-être, eussent pu
barrer, en 1914, le défilé d'Aix-la-Chapelle, c'est que les
écrits de ce grand homme de guerre sont sans significa-
(1) Nation Belge, 12 juin 1922.
(2) Flambeau, 31 mai 1922, p. 31.
(( Little Belgium ». 441
tion. Et qu'adviendrait-il si 400,000 Belges tenaient la
crête militaire de l'Eifel, la gauche à Maestricht, la droite
à Luxembourg?
L'ironie fut qu'à ce conseil du 13 juillet 1916 où le
baron Beyens avoue qu'il fut « froidement écouté » (1)
— comme en termes mesurés ces choses-là sont dites ! —
les ministres « antimilitaristes » ne furent pas les derniers
à se récrier. Quoi! le « mémorandum » donnait à en-
tendre que la Belgique s'engagerait à maintenir le service
militaire obligatoire et à l'inscrire même dans la Constitu-
tion ! Irrémissible crime, à leurs yeux, bien moins encore
parce que cet engagement serait le signe sensible de notre
vassalité que parce qu'il consacrerait un régime de recru-
tement détesté. Aussi notre ministre à Londres reçut-il,
d'ordre du Conseil, l'humiliante mission de retirer cette
malencontreuse abdication. On dit, — mais nous n'affir-
mons rien car nous n'étions point en tiers dans l'entretien,
— que M. Harding, recevant notre ambassadeur, se caressa
le menton, écouta avec complaisance son honorable inter-
locuteur et lui tint à peu près ce langage : « Ouais ! Fort
bien! De sorte que l'armée et la marine britanniques
devraient être sans cesse prêtes à défendre votre pays et
que celui-ci ne donnerait rien en échange. » Ce sont là
« coups d'éventail » dont s'accommode mal le prestige
d'une nation, fût-elle la « noble Belgique ». Et comme on
comprend maintenant que le traitement à usage interne
qui nous fut fait à la paix ne fût point toujours de même
aloi que la littérature à usage externe dont la candeur
belge se gargarisait à flot!
Quelle tentation pour tout qui écrit sur un tel sujet de
faire livrer brusquement à la publicité les documents accu-
mulés dans le sac de ce procès! Car le contradicteur a
trop beau jeu vraiment qui plaide sans dossier et prétend
être cru sur sa simple affirmation. On n'aurait que l'em-
(1) Flambeau, 31 mai 1922, p. 35.
442 Le Flambeau.
barras du choix: depuis le texte du mémorandum jus-
qu'aux répliques écrites qui y furent faites par deux
ministres, le 3 août et le 4 août 1916, et encore la rela-
tion fidèle des débats du Conseil du 13 juillet précédent,
la lettre de démission du baron Guillaume (6 août 1916)
et quelques autres documents aux lettres de feu, sans
compter d'autres souvenirs cuisants, comme la négocia-
tion de Tabora et l'incident regrettable qui surgit entre
le baron Beyens et notre si distingué ministre à Paris.
Mais les temps ne sont pas révolus.
La Belgique en est encore à l'hiver de son histoire, et
c'est folie d'aller l'hiver chercher les figues sur le figuier.
Paul Crokaert.
Le Stupide XIXe Siècle
0
A propos d'une enquête et d'un livre récents.
C'est déjà beaucoup que d'avoir trouvé le titre d'un
livre. On conte qu'un matin Chamfort, rencontrant le
comte de Lauraguais, lui dit d'un air fort satisfait: « Je
viens de faire un ouvrage. — Comment, un livre? —
Non pas un livre, je ne suis pas si bête, mais un titre
de livre, et ce titre est tout. J'en ai déjà fait présent au
puritain Siéyès, qui pourra le commenter tout à son aise.
Il aura beau dire, on ne se ressouviendra que du titre.
— Quel est-il donc? — Le voici: Qu'est le Tiers-Etat?
Tout. Qu'a-t-il? Rien ». Il est arrivé à M. Léon Daudet
de faire, comme Chamfort, un ouvrage. Il s'est écrié un
beau jour : « Le stupide xixe siècle ! » Moins généreux que
Chamfort, mais plus bête que lui, il n'a fait présent de
son exclamation à personne et il l'a commentée en plus
de trois cents pages. Ce n'est pas fort s'avancer de dire
qu'on ne se ressouviendra que du titre.
Le Stupide xixe Siècle! M. Léon Daudet trouve que le
caractère du xixe siècle, c'est la stupidité. Et il veut le
prouver. Son livre, dit le sous-titre, est un relevé des
insanités meurtrières qui se sont abattues sur la France de
1789 à 1919. Il en a trouvé vingt-deux. Il les résume sous
forme de poncifs, tels que: « Le xixe siècle est le siècle
de la science et du progrès » ; « les ténèbres du moyen
âge », « les hommes naissent naturellement bons; c'est la
société qui les pervertit », etc.
M. Léon Daudet oublie que la plupart de ces poncifs
avaient cours déjà au xvine siècle et que certains datent de
444 Le Flambeau.
plus loin. Le dogme de la bonté naturelle, par exemple,
doit à Jean-Jacques sa popularité, et dès 1694, un Jésuite,
le père Chauchetière, voyait dans les sauvages « les beaux
restes de la nature humaine, restes qui sont entièrement
corrompus dans les peuples plus policés ». Quant aux
ténèbres du moyen âge, c'est Voltaire qui comparait Roger
Bacon à « de l'or encroûté de toutes les ordures du temps
où il vivait ». D'autre part, on trouve dans VEsquisse du
Progrès de l'Esprit humain, de Condorcet, le culte de la
science et du progrès développé jusqu'au fétichisme. On
pourrait faire d'identiques observations pour chacun des
vingt-deux aphorismes catalogués par M. Léon Daudet.
Ces erreurs faisaient partie de l'héritage que le
xviu3 siècle légua à son successeur. M. Léon Daudet feint
de croire que le siècle dernier eut pour elles une admira-
tion sans mélange. Il n'en est rien. Les écrivains et les
penseurs du xixe siècle n'ont cessé d'étudier avec une
sévérité inquiète les manifestations de leur époque.
Stendhal, en 1837, n'a que mépris et raillerie pour « les
emphatiques, les plats écrivains sans pudeur et sans
mesure » de son temps. Sainte-Beuve, dans ses Lundis,
est plein de retours amers et de considérations désenchan-
tées sur son siècle, ses doctrines, ses démarches. Michelet
le déclare changeant et vacillant. Il déplore le « déclin
universel ». En 1874, loin de s'extasier sur la science, il
constate que « ce règne des machines, admirable comme
production de richesse, en revanche attire et dévore les
races, dépeuple les campagnes ». Moins précis que
lyrique, il caractérise ainsi le xixe siècle : « Le xixe siècle,
riche et vaste, mais lourd, regarde vers la fatalité ».
Hello, ce prodigieux Hello que tout le monde oublie
toujours, que Léon Daudet ne cite même pas, a semé à
chaque page de son œuvre des aperçus d'une pénétrante
justesse sur ce siècle dont il distinguait d'un œil sans
faiblesse les infirmités, mais aussi les mérites.
Quand on voit quelle surveillance le xixe siècle ne
Le Stupide xixe Siècle. 445
cesse d'exercer sur son activité, avec quelle clairvoyance
et quelle promptitude il note ses travers, ses fautes, ses
excès, ses abandons, comme il prend soin d'assembler
lui-même pour les offrir au jugement de l'avenir les pièces
de son procès, le reproche de stupidité est bien le dernier
qu'on songe à lui faire. Cependant tant de défiance vis-
à-vis de soi-même, un si vif penchant à l'analyse semblent
l'indice d'un trouble profond, de quelque vice secret de
constitution ou de régime.
Pour M. Léon Daudet, le mal est simple : la France a
oublié la parole de ses Rois. Là est la cause de tous les
désastres réels ou imaginaires qu'il signale. Le seul
remède est dans le rétablissement de la royauté : « Avant
dix ans, avant cinq ans peut-être, la France devra être
monarchique, ou elle ne sera plus ». Voilà ce qu'on peut
lire à la page 305 de son livre. Et on songe à ces petites
brochures qui décrivent longuement les symptômes et les
effets d'une maladie, puis vous apprennent discrètement
qu'on peut se procurer dans toutes les pharmacies la
poudre X. ou les pastilles Z. On dit qu'il y a des gens
auprès de qui ça réussit.
M. Léon Daudet a le talent qu'il faut pour réussir
auprès de ces gens-là. Ses boniments sont des modèles
du genre. On y trouve de la bonhomie et de la jactance,
de la rondeur et de la majesté, enfin cet art, d'un effet
souverain sur le vulgaire, d'entrelarder un raisonnement
tour à tour de locutions populaires et de termes tech-
niques prétentieusement étalés. Ce racoleur au service
du Roy a toute la roublardise qu'il faut pour éblouir des
démagogues de cabaret. Parlant de Shakespeare et de
Molière, il dira, par exemple: « J'ai longtemps vécu avec
ces gaillards-là ! » Sentez-vous tout ce que cette familiarité
a d'heureux et d'adroit et comme ce mot « gaillard » est
ici bien placé? Il rapproche à la fois Daudet de son lec-
teur, son lecteur de Shakespeare et Shakespeare de
446 Le Flambeau.
Daudet. Notre pamphlétaire est plein d'habiletés de ce
genre.
Une autre qualité qu'il a est de ne jamais être arrêté
par le sentiment de ses infirmités et de ses faiblesses. Il
dira de Taine pour le condamner : « ...L'initiale lubie avec
laquelle il aborde un sujet le domine ensuite jusqu'à sa
conclusion. Il plie les textes à sa marotte sans les altérer
le moins du monde, mais en écartant ceux qui le gênent
et en exaltant ceux qui le corroborent » et il ne lui viendra
pas à l'idée qu'on pourrait formuler contre lui le même
reproche. Il traitera Hugo de « vieux Tartufe hyperverbal
et logomachique »,. mais il n'hésitera pas à écrire cette
phrase qui a le double défaut de ne vouloir rien dire et
d'imiter la manière du maître insulté: « Mistral est au
Rhône ce que Goethe est au Rhin, ce que Ronsard est à la
Loire, ce que Villon est à la Seine. Car le génie poétique
contracte avec l'eau les mêmes rapports mystérieux que la
civilisation. » M. Léon Daudet se plaît à jeter en passant
de ces phrases retentissantes qui aux naïfs semblent riches
de substance et ne sont pleines que de vent.
J'en ai dit assez, je pense, pour montrer que ce qu'il y
a, en effet, de plus important dans le livre de M. Léon
Daudet, c'est son titre. M. Léon Daudet a un grand choix
d'injures et elles sont souvent pittoresques, mais pour
suivre son raisonnement, il faudrait d'abord partager ses
passions. Son travers est celui de beaucoup de pamphlé-
taires. Ils ne s'attaquent pas aux hommes et à leurs idées,
mais aux idées qu'ils prêtent à des hommes. Ils arrangent
de belles cibles en papier qu'ils disposent à leur gré et puis
ils tirent dessus avec des balles dum-dum. Le résultat est
effroyable et ils en sont très fiers; mais le fait d'appeler
Leconte de Lisle un « frigide crétin » ne lui fera sans
doute pas perdre un lecteur ; si sa gloire doit s'effondrer,
ce sera sous d'autres coups.
Le scandale provoqué par la violente sortie de M. Léon
Daudet a cependant amené des protestations. La vivante
Le Stupide xixe Siècle. 447
revue Les Marges, que dirige l'excellent écrivain Eugène
Montfort, n'a pas attendu la publication de ce pamphlet
pour ouvrir une enquête à laquelle ne prirent part que
des gens de lettres et qui ne portait d'ailleurs que sur la
valeur littéraire du siècle incriminé. Presque toutes les
réponses concluaient à son exceptionnelle richesse. Non,
il n'est certes pas stupide, le siècle qui a produit des
Vigny, des Hugo, des Lamartine, des Flaubert, des Bau-
delaire, etc. Tel fut le ton et l'argument général des
réponses qui parvinrent aux Marges.
A l'examen, ces réponses, malgré leur unanimité dans
l'éloge, laissent une impression équivoque. Il apparaît
qu'elles ne satisfont pas entièrement notre curiosité, ne
tranchent pas la question. On dirait même qu'elles
essaient de nous cacher quelque chose. Ce n'est pas assez
de constater les richesses du xixe siècle, si on n'ap-
prouve en même temps l'emploi qu'on en fit. Ici les affir-
mations sont beaucoup moins hardies. Quelques-uns
avouent des doutes et des hésitations. Les plus acharnés
défenseurs du siècle dernier eux-mêmes ne prononcent
plus qu'avec timidité ce mot: « romantisme ». Les grands
hommes que cette formule d'art inspira, on les range
en cercle autour de l'idole qu'on ne nomme pas, et c'est
peut-être pour la cacher ou pour la protéger des coups.
Quarante noms éclatants et sonores, de Hugo à
Moréas, de Balzac à Zola, de Chateaubriand à Anatole
France, sont ainsi chargés d'attester, de représenter
la vitalité, la puissance, la splendeur du siècle que nous
quittons, mais de ses doctrines, du système qu'il nous
laisse, il est à peine parlé. On conseille d'en différer
l'examen afin de ne point précipiter un jugement qui
gagnerait à être longuement mûri. A coup sûr une telle
résolution est sage, mais tant de prudence paraît l'effet
d'un sentiment déjà formé dont la seule pudeur retarde
l'expression.
« Le stupide xix* siècle, s'écrie Barrés qui par ce tour
448 Le Flambeau.
de phrase enjoué raille Daudet sans le condamner, ah !
qu'il est beau, combien je l'aime ! » Mais sans doute est-ce
à la façon dont on aime pour leurs frasques les « chers
mauvais sujets » que l'on préfère aux bons dont la fadeur
écœure, car il ajoute plus loin — et la phrase a été rele-
vée ici-même par M. Maurras avec empressement (1) :
<( Chose étrange ! au xixe siècle, il est plus aisé de citer des
noms immortels que des œuvres qui ne périront point,
plus aisé de dénombrer les génies que les chefs-d'œuvre.»
Si des inclinations de sentiment ne l'excusaient, cette
distinction entre l'œuvre et l'auteur paraîtrait à bien des
gens le signe d'un sérieux dérèglement de l'esprit. Com-
ment, si leurs œuvres passent, les auteurs ne passeraient-
ils point? Le propre du génie, n'est-ce pas de s'affirmer
dans le chef-d'œuvre? Comment dès lors le génie se peut-
il concevoir sans lui ? D'autre part, si des hommes ont ces
qualités brillantes et profondes qui les élèvent au rang des
grands artistes les mieux doués, par quel sortilège les pro-
duits de leur intelligence et de leur cœur sont-ils inférieurs
à ce que l'abondance et la perfection de leurs talents fai-
saient présumer? Il est évident que si Barrés dit vrai, nous
touchons ici la tare du xixe siècle.
Le xixe siècle en proclamant les droits de l'individua-
lisme a introduit la division dans l'art et favorisé cette ano-
malie. L'incontestable bienfait de la révolution roman-
tique a été de découvrir à l'artiste les profondeurs et les
trésors de la sensibilité personnelle; son tort a été d'en
exagérer les vertus et les effets. Aujourd'hui encore, ce
qu'on demande à l'écrivain, c'est de cultiver sa personna-
lité ; ce qu'on goûte en lui, c'est ce qui le fait différent des
autres et n'appartient qu'à lui. Ces principes sont poussés
très loin; il n'y a pas de limite à leur application. Afin de
mieux bondir dans la voie où la liberté offrait à son désir
ses riantes perspectives, l'artiste s'est d'abord affranchi
(1) Voyez le Flambeau, 5e année, n° 5, 31 mai 1922, p. 87.
Le Stupide xixe Siècle. 449
des règles; comme cela ne suffisait pas, il s'est ensuite
affranchi des lois. 11 a cru que les règles et les lois l'empê-
chaient d'être lui-même, et maintenant qu'il en a secoué
le joug, ne se sentant ni plus sûr, ni plus fort qu'hier, il
cherche de quoi il lui reste encore à s'affranchir.
Le caractère de l'œuvre qui triomphe des siècles et s'im-
pose à la postérité, s'écarte par tous ses éléments consti-
tutifs des principes qui guident le poète moderne avide de
se concilier les faveurs de l'opinion, dans ses choix et dans
ses recherches.
L'œuvre d'art est une communication. Dans cet im-
mense domaine de l'entendement humain, le penseur, le
poète tracent des routes qui relient entre elles les diffé-
rentes parties de cette vaste région. Labeur qui demande
de la réflexion et de la discipline, une connaissance par-
faite de la géographie de l'esprit, de la formation du sol
intellectuel, une notion claire et respectueuse des harmo-
nies délicates et puissantes qui président à l'unité de l'en-
semble et font de ces provinces, variées en leurs aspects,
un tout parfait et ordonné.
Il en est des œuvres comme des chemins qui se subdi-
visent en plusieurs catégories: les uns, compagnons des
ruisselets et des troupeaux, vont gaîment à travers les
prairies, sous les noisetiers et dans les églantines, de la
ferme de Jacques au moulin de Paul. Au moulin s'amorce
une route empierrée qui mène au village ; de là d'autres
routes, plus larges, gagnent la ville où elles rencontrent
la voie royale qui, venant du point central, du foyer où
s'organise et se distribue la vie, répand la chaleur et le
mouvement jusqu'aux asiles les plus secrets, jusqu'aux
retraites les mieux cachées. Une piste dans les herbes, une
venelle sous les saules, un sentier au flanc de la montagne
peuvent être des choses originales et parfaites, mais les
chefs-d'œuvre sont ces « passages obligés » par où se font
les invasions et les exodes et où passent les capitaines et
les marchands. Ainsi le chef-d'œuvre est proprement l'ou-
450 Le Flambeau.
vrage à la convenance du plus grand nombre, non parce
qu'il est à l'image du plus grand nombre, mais parce qu'il
satisfait mieux que d'autres aux conditions qui en recom-
mandent et en quelque sorte en imposent l'usage à ceux
dont l'activité a l'intelligence pour objet. Le xixe siècle a
eu peu de goût pour les grands chemins ; il en a méconnu
et diminué le rôle ; il a cru volontiers que le lyrisme et les
profondeurs hantaient les lieux inaccessibles. Il a préféré
l'étrange à l'universel. Il a voulu entendre des voix ; il s'est
penché au bord de tous les gouffres et il est allé jusqu'à se
créer des abîmes artificiels. Tout ce qui dépassait l'objectif
humain l'a séduit : il a voulu sonder l'insondable, pénétrer
l'impénétrable et exprimer l'inexprimable. La raison avait
frayé et multiplié les voies; ses réseaux couvraient le
monde de l'esprit. Le romantisme a cru que le génie était
là où la raison n'avait pas encore eu accès, là où aucun che-
min n'était tracé. Ayant ainsi prononcé le divorce du génie
et de la raison, le romantisme s'est attaqué à la raison, a
essayé de ruiner son système. Un des efforts du xixe siècle
a été d'essayer de prouver que tous les chemins ne me-
naient pas à Rome.
Parmi les éloges qu'on a faits récemment du xixe siècle,
je trouve ceci sous la plume de M. P. Hazard, chargé de
cours à la Sorbonne : « Le xixe siècle a restitué aux lettres
françaises le sens de la beauté, et ce fut le mérite du roman-
tisme. Par une naturelle réaction, et devant les excès du
romantisme même, il a ramené la pensée française au culte
de la vérité ». Cette phrase est révélatrice d'un état d'es-
prit qui dure encore. Le xixe siècle s'est habitué à croire
que la beauté était sans lien avec la vérité et que la vérité
n'était pas belle. Il s'est habitué à considérer les choses
sous cet angle : la beauté est poésie, et la vérité est prose.
Il a ainsi rangé la beauté dans le domaine du fantastique
et la vérité dans le domaine des choses positives. Il s'en-
suivit que la vérité et la beauté furent dressées l'une contre
l'autre et compromises en d'indignes querelles. Idéalisme
Le Stupide xixe Siècle. 451
et naturalisme s'opposèrent. Les partisans des choses
positives furent honnis comme des contempteurs du beau,
et les amants de l'idéal affirmaient leur mépris pour tout
ce qui avait une utilité. « Il n'y a de vraiment beau que ce
qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car
c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme
sont ignobles et dégoûtants comme sa pauvre et infirme
nature ». Ainsi parle Gautier dans la préface célèbre de
Mademoiselle de Maupin.
Qu'on songe qu'ici encore l'artiste imbu de sa person-
nalité devait pousser à cette séparation de la beauté et de
la vérité. Placer la beauté sous le contrôle de la vérité,
c'était se soumettre à un examen, rentrer dans les chemins
battus et sous la coupe de la raison. Musset trancha la
difficulté en subordonnant la vérité à la beauté. Rien n'est
vrai que le beau... Ce renversement des choses était encore
une façon d'hommage à la vérité et un témoignage rendu
à la puissance de l'unité. Ces générosités de l'orgueil ne
sont permises qu'aux grands artistes.
Pour la masse des écrivains, ne pouvant, faute d'audace
ou de vigueur, suivre un Musset ou un Hugo dans leurs
radieuses émeutes, elle préféra détacher tout à fait la cause
de la beauté de celle de la vérité. Il devait en résulter toutes
sortes de désillusions et d'anathèmes. Une société litté-
raire qui met la beauté à un pôle et la vérité à un autre ne
peut produire que des fruits amers et 3es œuvres désen-
chantées. La vérité sans la beauté lui paraît triste; la
beauté sans la vérité lui paraît décevante. Elle est conti-
nuellement tendue vers un bonheur dont une moitié tou-
jours se dérobe. Elle est vouée aux aspirations et aux
aspirations contrariées.
Il est possible que cet état soit particulièrement favo-
rable à l'éclosion du lyrisme. En tous cas c'est à ce prix
que le xixe siècle s'éleva jusqu'à ses hauteurs. Plus heu-
reux dans son vol que ses prédécesseurs, son erreur fut de
faire du désenchantement et du désespoir une condition
452 Le Flambeau.
du lyrisme. Pas de poésie sans souffrance personnelle. Le
poète exploite ses infortunes comme un fonds de com-
merce. Qui veut s'établir poète et n'a pas souffert est sem-
blable à un industriel privé de capital. On le raille, on le
prend en pitié. Aussi chacun se vante-t-il d'être plus que
le voisin abreuvé de fiel, et la douleur de vivre s'exhale
sur tous les tons. Rien ne nous rend si grands qu'une
grande douleur. C'est pour cette raison qu'une âme satis-
faite est une âme médiocre, qui ne goûte point la poésie.
Une âme fine doit sentir cruellement les atteintes de la vie.
Tout la blesse et elle fuit le monde. La grandeur de
l'homme est proportionnée à son infortune ; seul le mal-
heur qui isole l'homme le rend vraiment intéressant, en
fait un personnage. Que pourrait-on bien faire pour être
malheureux? Chacun s'ingénie à trouver de nouveaux
moyens d'y parvenir.
Veut-on savoir ce que des esprits rares et subtils ont
longtemps chéri dans Baudelaire? Relisez le jugement
que portait sur lui, dans A Rebours, J.-K. Huysmans:
« A une époque où la littérature attribuait presque exclu-
sivement la douleur de vivre aux malchances d'un amour
méconnu et aux jalousies de l'adultère, il avait négligé ces
maladies infantiles et sondé ces plaies plus incurables,
plus vivaces, plus profondes qui sont creusées par la
satiété, la désillusion, le mépris dans les âmes en ruine
que le présent torture, que le passé répugne, que l'avenir
effraye et désespère. » Un homme qui avait inventé, plus
subtile et plus vive que les autres, une nouvelle manière
de souffrir; voilà ce que des générations d'êtres fins et
avertis se contentèrent de voir longtemps en Baudelaire,
en ce sonneur illuminé qui, dans la tour vermoulue où
son ardeur furieuse agitait les cloches éternelles, donnait
à ses chants un caractère d'expiation tel que le pastiche
inconscient de ces chants ne fut jamais qu'un blasphème
dans une grimace.
Descendons encore d'un degré; voici comment, en
Le Stupide xixe Siècle. 453
1884, un chroniqueur anonyme décrivait l'idéal de ce
qu'il appelait « les âmes les plus ardentes de sa généra-
tion » : « La descente dans le tréfonds, le plongeon
jusqu'aux abîmes, le dédain pour l'ordinaire de la santé
humaine. La recherche de la réalité jusqu'aux recoins
lointains où elle devient étrange au point de se confondre
avec l'hallucination. L'ennui de tout ce qu'on voit, l'aspi-
ration lancinante vers le vrai, mais seulement s'il est rare
au point de paraître le faux. Sortir non pas de la vie,
mais de la vie banale, avoir l'horreur de sa sérénité,
sentir un vomissement quand on parle de paix, de bon-
heur à la vieille mode, creuser pour arracher aux sous-
sols infernaux le diamant noir, le bézoard de sensations
que nul n'éprouva jamais. »
Nous sommes ici en plein décadentisme — et en pleine
déraison. (On constatera en passant combien un auteur
médiocre quand il déraisonne est plus vif, plus saisis-
sant qu'un auteur de talent quand il donne dans le
même travers.) Et pourtant ces déclarations font écho à
celles de Gautier. L'erreur engendre l'erreur. Une impi-
toyable logique relie toutes les manifestations intellec-
tuelles du xixe siècle. La recherche de la beauté, pour-
suivie en dehors de la vérité et comme une chose de luxe,
conduit à la tristesse et — ce qui est plus grave —
à l'adoration de la tristesse.
La tristesse peut exercer une action salutaire sur un
être; mais alors, elle n'est qu'un passage, un sentiment
transitoire ; cultivée pour elle-même, la tristesse est per-
nicieuse et stérile. Il en est de nos tristesses comme de
ces grands nuages qui traversent l'horizon. Ils fuient: le
ciel, au-dessus d'eux, reste visible; la lumière, autour
d'eux, reste belle. S'ils s'accumulent en un point, l'en-
droit au-dessus duquel ils se concentrent devient sombre,
sans voix et sans ardeur ; la clarté du jour qui fend péni-
blement leur masse pesante a la couleur même de l'ennui.
L'ennui est la conséquence de toutes ces poursuites mal
30
454 Le Flambeau *
engagées, de tous ces systèmes esthétiques, établis sur
des bases fragiles et insuffisantes, l'ennui avec ces sorties
désespérées vers l'absurde et l'étrange.
On s'étonne qu'un écrivain aussi limpide et net que
M. René Boylesve n'ait pas compris cela et qu'il émette
dans les Marges ce jugement:
« Le chaos intellectuel qui caractérise le xixe siècle a
produit le pessimisme, la tristesse, l'angoisse qui juste-
ment dans le lyrisme, ou littérature individuelle, sont les
thèmes les plus féconds. Il n'y a peut-être qu'un grand
angoissé antérieur au xixe siècle: c'est Pascal. Ne serait-il
pas le plus beau de nos écrivains?
<( Je crois que l'aliment littéraire le plus riche gît dans
les profondeurs de l'abîme que chacun de nous aperçoit
à son côté — abîme individuel. Tout ce qui remonte de là
n'est pas propre à être mangé à la table commune. Il
faut le répéter: la littérature est dangereuse. Toutes les
tentatives de littérature de société sont vouées au mé-
diocre, parce qu'il n'y a pas de société. C'est certaine-
ment regrettable, mais d'ici longtemps la littérature, si
« sociale » qu'elle se veuille, sera de la littérature per-
sonnelle. Nos écrits, comme ceux du xixe siècle, sont
encore composés dans la solitude. Nous manquons d'une
société digne d'entendre un nouveau Molière... »
Il n'y a pas une proposition de ce petit texto fertile en
lieux-communs qui ne provoque une discussion. Il n'y a
jamais eu de société au sens où l'entend M. René Boy-
lesve, même au temps de Molière qui se vit maintes fois
préférer ses rivaux et contre qui des cabales furent mon-
tées par les beaux esprits et les puissances de son temps.
C'est lentement, au cours des siècles, par l'usage, que
s'affirme la véritable importance de l'œuvre d'un grand
artiste.
L'homme de génie qui, de la hauteur où la nature l'a
mis, n'a en vue que les intérêts supérieurs de la com-
munauté humaine, parce que le monde lui apparaît dans
Le Stupide xixe Siècle. 455
ses grandes lignes, s'il réussit de son vivant, c'est contre
la foule et malgré elle. Il ne peut en être autrement. Les
grands se repaissent de grandeur, les petits de petitesse
et, chacun cherchant son appui dans les choses auxquelles
sa nature l'assimile, un débat éternel se livre ainsi entre
le génie et la médiocrité. Si la grandeur finit toujours
par avoir le dernier mot, c'est qu'elle est immuable, que
sa cause inébranlable rallie sans cesse de nouveaux parti-
sans, tandis que ses adversaires voient leurs colonnes
toujours divisées par des intérêts changeants que leur
caprice aveugle multiplie.
Le mérite du grand écrivain, le signe de sa force, la
marque de son caractère, c'est précisément de se déve-
lopper sur le terrain où il est placé, dans les conditions
qui lui sont faites, comme s'il y avait au-dessous de lui
une société, de s'attacher à ces hommes qui ne veulent
pas de lui et de les rattacher à lui, d'édifier son œuvre
sur le plan humain, de travailler non à l'imitation des
anciens, mais à l'exemple des anciens, en respectant la
ligne de démarcation qui sépare le domaine des choses
de l'esprit des régions obscures qui échappent à ses lois.
L'artiste qui, suivant le conseil de René Boylesve,
promène avec lui son abîme, son petit abîme individuel,
est persuadé qu'il ne peut tirer de ses profondeurs mysté-
rieuses que des choses extraordinaires. Il est la proie
toute désignée de la vanité qui dévore le ténor au gosier
sublime et le tragédien au geste magnifique. Le moyen
de rester simple quand la nature de vos fonctions vous
oblige à vivre penché sur un gouffre, dans une attitude
de prophète ? Et comment, quand un destin si haut vous
attend, ne pas croire qu'on est d'une autre essence que
les gens du commun? La littérature qui conduit à l'exal-
tation de l'individu, au fétichisme du tempérament, en-
gendre une génération d'hommes qui prennent en dégoût
et tournent en dérision les tâches ordinaires de la vie,
qui deviennent tout à fait incapables de collaborer aux
456 Le Flambeau.
travaux de la communauté et qui d'ailleurs s'y refusent.
L'artiste qui n'est qu'un tempérament, juge indigne de
lui de se mettre au service de la société. Il vit en marge.
Au-dessus de la mêlée? Oui. Il suffit de citer ces mots
pour montrer ce qu'une telle attitude a d'odieux, ou de
puéril, et ce qu'elle cache d'impuissance boursouflée.
Tous les défenseurs du xixe siècle s'extasient à l'envi
sur la fécondité de sa poésie. C'est de sa facilité qu'il faut
parler, de son abondance. Le xixe siècle a renouvelé la
technique du poète-virtuose, mais ce dernier, jeté sur les
mers du lyrisme, a toujours mis toute son habileté à y
faire naufrage. L'idéal du poète au xix° siècle — et le
romancier du xixe siècle s'est modelé sur cet idéal-là —
c'est de faire naufrage. Il affronte le combat avec la cer-
titude de l'échec et la traversée avec la certitude de
l'écueil. Il a exploité cette situation à l'extrême et il a eu
de fort beaux trémolos. Mais la poésie est la création par
excellence ; on la détourne de sa destination quand on la
fait servir à l'apologie de la défaite. La poésie est magni-
ficence et édification. L'hymne, qui est au commence-
ment des choses, ne se soutient que par la joie. La joie
est la marque de l'œuvre saine et vigoureuse. En perdant
de vue cette vérité, le xixe siècle s'est inoculé le germe
d'une maladie dont on voit aujourd'hui les ravages. Car
le xixe siècle n'est pas né sous un signe fatal; il avait
devant lui de radieuses promesses de bonheur, mais il
s'en est détourné.
Gœthe en faisant cette distinction souvent citée : « J'ap-
pelle le classique le sain et le romantique le malade », esti-
mait que si on considérait la question sous ce double point
de vue tout le monde serait vite d'accord. Eh bien! non
et M. Léon Daudet nous en apporte la preuve. Ce féroce
contempteur de la doctrine romantique a pour certains
artistes qui lui doivent leur succès des sympathies inexpli-
cables. Il pleure sur Marceline Desbordes-Valmore ; il s'at-
tendrit sur Verlaine; il va jusqu'à déclarer Cézanne un
Le Stupide xixe Siècle. 457
peintre parfaitement classique. Or Marceline, Verlaine,
Cézanne sont essentiellement et uniquement des tempéra-
ments.
Il faut s'entendre sur ce mot : « un tempérament ». Tous
les grands artistes sont avant tout des tempéraments, mais
des tempéraments victorieux, c'est ce qui les fait grands.
Et alors leur « tempérament » passe au second plan. On ne
considère plus que leur valeur humaine. Ils cessent d'être
des individus; ils deviennent des institutions. On ne voit
plus leur effort; on n'en voit que le résultat. En art, le
maître, c'est toujours le maître d'un champ de bataille.
Plus l'idéal qu'on a est élevé, plus le champ de bataille
est étendu, plus la victoire est éclatante, mais aussi plus les
risques à courir sont nombreux et la grandeur de l'artiste
n'est pas toujours à la mesure de l'idéal embrassé par
l'homme. Ce serait trop facile; tout le monde voudrait la
gloire et dédaignerait le succès. La grandeur, ce n'est pas
l'idéal poursuivi, c'est l'idéal conquis, réalisé; ce n'est
pas l'œuvre ébauchée, c'est l'œuvre faite.
Lorsque Beethoven, dans la maturité de son génie,
s'écrie: « A présent, je sais composer », il nous livre le
secret de son élan et la clé de son labeur. Ce cri de
triomphe, Cézanne est toute sa vie au désespoir de ne pou-
voir le jeter au monde. Lorsqu'on lit le beau, le pieux
livre de Joachim Gasquet sur Cézanne, il est impossible
de ne pas aimer cet homme vénérable, de ne pas être saisi
de respect devant la dignité de sa vie et la conscience qu'il
avait de son art. On voit bien pourquoi M. Daudet salue
en Cézanne un classique. Cézanne était pétri d'aspirations
classiques; il avait le sens de l'universel. Il se répétait
comme un ordre reçu : « Scrupule devant les idées, sin-
cérité devant soi-même, soumission devant l'objet ». Il
méditait sur cette phrase d'Auguste Comte : « La soumis-
sion est la base de tout perfectionnement », mais il disait
de lui : <( Je suis le primitif de ma propre voie ». Son exis-
tence artistique fut un long martyre. Il est douloureux de
quitter la douceur des vallées, le repos des terrasses, de
458 Le Flambeau.
tenter l'ascension des cimes et de connaître soudain qu'on
s'arrêtera en route, qu'on ne touchera pas les sommets.
Un sort si cruel désarme le sarcasme et la critique. Et
pourtant on a le droit de demander compte à un artiste de
ses actes, de l'interroger sur le succès de sa mission.
On a surtout le droit de dire « holà » à ceux qui ne
voient que les peines subies, les périls affrontés, le mou-
vement accompli et non le but visé, le fait et non le droit.
Ce que beaucoup chérissent en Cézanne, comme en Ver-
laine, comme en tant d'autres, c'est ce caractère de « pri-
mitif », cet enfoncement dans les ténèbres du sous-con-
scient. Ils n'ont que dédain pour tout ce qui est démarca-
tion et netteté. Ils rejettent l'œuvre qui les sort de l'inquié-
tude, leur apporte une solution. Ils trouvent grossière la
fougue de Rubens et bourgeoise la veine de Molière.
Une conception artistique qui ne considère pas que la
fin suprême de l'art, c'est Télévation dans la vérité, la
jubilation dans la lumière, que l'art est proprement une
géométrie de la splendeur, une démonstration esthétique
établissant la relation étroite de toutes les grandeurs entre
elles, une conception aussi diminuée ne peut être admise,
car elle justifie le désordre, fortifie l'anarchie, est un élé-
ment de démoralisation et de corruption. La question n'est
pas de savoir ce qu'aurait été tel ou tel artiste dans une
société disposant d'une organisation intellectuelle autre
que la nôtre, car il n'est au pouvoir de personne d'y ré-
pondre, mais chacun peut voir comment se composent
aujourd'hui les soi-disant élites qui imposent le goût, quels
hommes ont leurs complaisances, quelles doctrines elles
propagent et il est permis de se demander où ces hommes
nous mènent, à quoi ces doctrines aboutissent.
On aurait tort, par réaction contre l'esprit romantique,
de s'attaquer au xixe siècle dans ses productions les plus
marquantes. Il est des musiques dont nous ne pourrions
plus nous passer. Certaines strophes de Hugo, Vigny,
Baudelaire ont ouvert à l'âme des perspectives qu'elle
ignorait avant eux; Balzac, Stendhal, Michelet, Sainte-
Le Stupide xixe Siècle. 459
Beuve, Taine, Renan, d'autres ont conquis pour la posté-
rité des biens d'un prix inestimable. Le tout est de faire
un judicieux emploi de ces forces qui sont dans nos mains,
de les empêcher de nuire.
Quelque épris qu'on soit d'esprit classique, il serait
aussi sot de proscrire Hugo que de se remettre à lire
Jacques Delille. Mais il faut reconnaître que le romantisme
(par opposition au classicisme) en est arrivé au même
point que le classicisme quand Delille déversa sur le
monde ses poèmes aux innombrables chants. Au même
point, c'est-à-dire à la même impasse. Et cela serait une
raison suffisante de chercher ailleurs des inspirations et
des directions artistiques.
La renaissance classique, signalée un peu partout, n'a
pas attendu la guerre pour se manifester, mais la guerre a
souligné la nécessité d'un retour à l'ordre et à la santé.
L'art d'une époque ne peut pas mépriser la leçon de l'évé-
nement, quand l'événement bouleverse tout un univers et
rétablit par la violence le respect des lois méconnues.
L'intellectuel jeté dans la guerre a soudainement senti,
a senti jusque dans sa chair, combien il était fou de vouloir
séparer l'art et la vie, qu'en agissant ainsi il condamnait
du même coup et son art et sa vie à une répugnante sté-
rilité.
Par l'enchaînement des volontés, par la coordination
des efforts, il a compris la valeur des notions de discipline,
de subordination, de dépendance, et que ces notions, loin
d'être incompatibles avec l'idée de liberté, en donnaient
l'exacte mesure. Il a su quel était son pouvoir et connu
qu'il était borné, mais en même temps qu'il prenait con-
science de ses limites, il concevait l'étendue de la tâche à
la grandeur de laquelle il participait. Enfin ses expériences
personnelles l'éclairèrent sur la nature véritable de la dou-
leur et de la joie et lui révélèrent leur rôle respectif dans
l'économie du monde.
Il serait bien étrange qu'une génération de jeunes
hommes, nourrie de telles réflexions en de si hauts lieux,
460 Le Flambeau.
instruite par de si tonnants exemples, n'eût pas désormais
pour souci capital de clarifier ses sentiments, de pour-
chasser l'erreur partout où elle se trouve, de distinguer et
de mettre à part le sain et le malade et, en affranchissant
l'individu des tyranniques suggestions de la sensibilité per-
sonnelle qui le retient captif de son « moi » vaniteux, de
restituer à l'intelligence qui est la servante humble et zélée
de l'Unité, son rôle de conductrice.
Une telle transformation peut tarder à se manifester
dans des œuvres, être longtemps à chercher son style,
ce style qui seul donne à un mouvement sa forme défini-
tive. Il est certain que des écrivains nouveaux, excédés de
l'attention exclusive accordée aux phénomènes de la sen-
sibilité et désireux de chercher des motifs d'inspiration
ailleurs que dans le tumulte de leur cœur, subissent
encore malgré eux la séduction extérieure des maîtres
qui charmèrent leurs vingt ans, restent dominés par des
théories qui avaient cours lorsqu'ils firent leurs débuts
dans les lettres. Leurs conceptions ne sont plus les mêmes
que celles de leurs aînés, mais quand ils écrivent, ima-
ginent des récits, en assemblent les éléments, ils conti-
nuent à se soumettre aux règles, aux formules qui firent
le succès des générations précédentes. Le pouvoir de ces
règles et de ces formules reste si grand qu'à leur insu il
fausse leur vision et altère leur pensée.
On parle beaucoup en ce moment d'un renouvellement
du style et on cite comme exemples à l'appui, MM. Marcel
Proust, Jean Giraudoux, Max Jacob. Ces exemples ne
me paraissent pas concluants. Le soin compliqué que
prennent ces écrivains de se rendre inimitables, comme
on dit d'un faiseur de tours qu'il est inimitable, montre
assez que, ralliés à un principe esthétique maintes fois
formulé dans le cours du siècle dernier, ils tiennent avant
tout à « cultiver leurs différences », ce qui n'est pas un
moyen de s'élever à l'universel, de produire des œuvres
rayonnantes et largement humaines. Ce que nous aimons
en eux, c'est ce qui n'est pas accessible à tous. La liberté,
Le Stupide xixe Siècle. 461
pour ces charmants esprits, c'est la liberté d'entourer de
grilles leur petit domaine, de n'admettre à sa visite que
de rares privilégiés. Victimes de Stendhal, leur fierté est
de dédier leurs livres « to the happy few ». Ce souci
limite leur influence et circonscrit leur rôle. Un mouve-
ment littéraire qui correspond à l'avènement d'un nouvel
état d'esprit doit avoir des ambitions plus vastes et mar-
quer plus de tyrannie dans la conquête.
Il est donc possible que le xxe siècle littéraire attendra
quelques années encore son soir d'Hernani qui attestera
du même coup la constitution d'une nouvelle école et le
triomphe de sa doctrine. Il est dans l'ordre des choses
qu'il y ait d'ici là encore bien des tâtonnements et des
erreurs. Avant d'être Hugo, Dumas et Musset, le Roman-
tisme, ce fut Soumet, Guiraud, Baour-Lormian et d'Ar-
linoourt.
Mais quelle que doive être la littérature de l'avenir, on
peut dès à présent affirmer qu'un mouvement qui, s'ins-
pirant des instructions de quelques fanatiques, rejeterait
sans examen l'héritage du xixe siècle et s'acharnerait à
détruire ses acquisitions, ne pourrait s'élever bien haut.
Si ce fut une faute d'attacher une importance exagérée
à l'individu et de subordonner l'œuvre d'art à la fantaisie
de l'artiste, c'en serait une bien plus grave de mécon-
naître les accroissements qui, dans l'ordre des choses de
l'intelligence et du lyrisme, sont le fait de l'émancipation
de l'homme. Qu'il s'agisse de réformes, de manifesta-
tions sociales ou littéraires, il faudra toujours tenir compte
désormais de ce sentiment de la conscience individuelle
à laquelle la production du xixe siècle rend un magnifique
témoignage. Si on pouvait former un vœu, ce serait celui
de V)ir, à un siècle qui apporta — jusqu'à l'excès —
toute son ardeur à libérer l'individu, succéder un siècle
qui lui apprendrait la science d'être libre.
Lucien Christophe.
Poèmes
A ma Mère.
I
Ma mère, cet air fin que vous avez toujours
S'accorde avec vos traits qui sont d'une élégance
Et d'un style prouvant son ancienne France
Dans le temps que Boucher inventait ses Amours.
Mais qui donc vous transmit les grâces que voilà ?
Une aïeule de vous étant de noble souche
Et portant à souhait la perruque et la mouche
Fut-elle à Trianon en paniers de gala ?
Non. Le bel arbre humain, rude par le dessous,
Auquel le vieux Brabant donna ses fonds vivaces,
Discerna dans le sol et choisit dans l'espace
Les sucs et 'les soleils qui forcèrent vers vous;
Le sol que votre père au cœur malicieux,
D'esprit adroit, bohème et rebelle aux vigiles
Parcourut des labours de H al jusqu'à Saint-Gilles
Avec deux points aigus dans le gris de ses yeux;
Le Brabant blanc et bleu de ciel et de pigeonè,
Ligné de ses clochers, courbe de ses collines
Où vous alliez jadis vendre des capelines
A travers des hameaux passés au badigeon.
Poèmes. 463
II
Ma mère, tant d'allure avec des cheveux blonds,
L'accent vert que vos yeux portent dans leur grisaille
Et votre jeune épaule eussent conquis Versailles
Où les marquis joutaient d'esprit par les salons.
Certes vos dix-huit ans d'un dessin si subtil
Et plus d'aurore en vous que mon vers n'en démontre
Pouvaient vous protéger, mère, de malencontre.
Le destin tortueux vous en dispensa-t-il ?
Quand l'amour apparut sur le sentier ardent
Qui vous brûlait les pas, le cœur et le visage,
Que vous laissa-t-il donc après le beau présage :
La douceur de la lèvre ou le sillon des dents ?
Je sais que vous chantiez jadis au coin du feu
Et je sais que parmi les travaux monotones,
Votre orgueil fut de voir nos minimes personnes
Chacune en blouse claire où flottait un col bleu.
Je sais, je sais que moi, votre fils singulier,
Doué d'un sang rapide et chaud qui se mutine,
Je saisis votre cœur dans mes mains enfantines
Pour lui tordre parfois son rythme régulier.
Vous avez tout souffert dans le corps et l'esprit
Avec cette vaillance intime que commande
L'ascendant merveilleux de la race flamande —
Et c'est pourquoi, ma mère, à l'heure que j'écris,
En dépit des chagrins profonds et dissolvants
Votre âme et vos regards sont encore candides,
Comme aussi vos cheveux argentés et fluides
Gardent leur souple écaille et leurs frissons vivants.
464 Le Flambeau.
Les plus Doux.
A mon ami le poète Albert Valentin.
Au fond d'un siècle dur hér visant la brute,
Ils naissent, les plus Doux, effrayés d'être nus
Et d'avoir sous leurs os malingres et menus
Une âme de trouvère et de joueur de flûte.
Ils redoutent le ciel trop lourd et trop mouvant,
Eux dont l'adolescence a l'air d'une agonie;
Le sort peut les tuer d'une mélancolie,
Tous ces pauvres trop doux, vagues comme le vent.
Car ils ont, les plus Doux, dans leur forme fragile,
De ces sonorités qui les supplicieront
Et le lent désespoir modèlera leur front
Comme la pluie épuise et déprime l'argile.
Ils chantertt des mots purs que personne n'entend,
Ils errent dans le songe et sombrent dans la vie;
Rien des matins charnels ni des fautes ravies
N'alcoolise leur tête et n'éclate en leur sang.
Ils passent, les plus Doux, chimériques, trop frêles
Pour s'enliser dans les fanges de nos chemins;
La prière a rythmé leur voix, usé leurs mains
Et l'hypnose de Dieu dilate leurs prunelles.
Qu'ils tombent par un soir massif, couleur de terre,
Leur âme franchira le corps anémié
Et vous ne saurez rien de leur être oublié
Qui mourut sans un cri comme meurt la lumière.
Poèmes. . 405
Crépuscule.
CVs* vrai: je ne puis voir, en marchant vers le ciel,
Le soir faux qui soumet les fondé du paysage
Sans susciter en moi ton pauvre et beau visage
Que j'ai martyrisé de mon amour cruel.
Oui, comme le couchant du cœur, lent mais certain,
Illumine et ravage aussi les traits des femmes;
Comme V ombre ambiguë y lutte avec la flamme
Devant que le dernier rayon ne soit éteint.
Comme c'est le désert soudain, l'âpre désert
Dans ce cœur où le temps fit son sillon terrible,
Où plus rien de chantant n'est encore possible
Rien que le son voilé de ce qui fut souffert!
Pourtant, ô mon Passé, tu me suis désormais
De ton masque attentif et triste qui s'impose —
Et j'ai peur qu'il ne fuie et ne se décompose
Dans le soir infini sans base et sans sommet.
466 Le Flambeau.
Stances.
Je veux vous relater une histoire charmante
Qui ne fit pas grand bruit sinon que dans mon c-œur.
Lisez-la sans souci, madame à l'œil moqueur:
C'est l'amour qu'un poète eut pour une élégante,
Peu de chose, un bateau d'enfant dans l'eau courante
Mais ce petit jouet contenait mon bonheur.
Celui dont il s'agit vivait d'un cœur très sage
Et, délivré de tout ce qu'il avait souffert,
Il trouvait dans l'amour un prétexte à beaux vers;
La femme l'émouvait bien moins qu'un paysage
Et, narquois, dédaignant les baisers de passage,
Il laissait le printemps passer comme l'hiver.
Mais doué d'un esprit piquant et politique
Il feignait quelquefois d'être assez amoureux;
Et lorsqu'il entendait un cœur qui sonne creux,
Il savait aussitôt lui donner la réplique.
Le couple s'égarait sur un sentier oblique
Oh chacun, in petto, riait de son aveu.
Non, il ne cédait plus, madame, aux sortilèges ;
L'idéal l'amusait dans le cœur féminin;
Sachant chaque ficelle il usait du pantin —
Et qu'un manteau de loutre, à l'époque des neiges,
S'attribuât soudain de charmants privilèges,
Lui n'y croyait qu'à peine et passait son chemin.
Toutefois, sans chanter son érotomanie,
Ce poète déçu, je l'écris sans détour,
Décida que l'Amour n'est que faire l'amour.
Il écouta la Bête au fond des insomnies
Et quand il l'eut gorgée âprement de sa vie,
Il se comprit plus triste et plus seul que toujours.
Poèmes. 467
C'est alors, n'est-ce pas, madame, que vous vîntes
Si légère, si douce au poète anxieux
Que votre beau visage inquiéta mes yeux
Et que mon cœur, rebelle à ses plus vieilles craintes,
Se fondit brusquement sous votre chaude empreinte.
J'eus tort. Je le sais bien. Mais vous le savez mieux.
J'eus tort, sachant combien tout amour est factice
Lorsque c'est l'imprévu qui lui sert de mentor;
Malgré vos yeux profonds et vos lèvres, j'eus tort,
Pour goûter follement à ce nouveau délice,
De me faire soudain de moi-même un complice.
Pourtant, si je pouvais, je le ferais encor.
Rien de nous ne se mêle ou ne se juxtapose.
Votre cœur et le mien ont deux sons différents.
Tout est limpide en moi, quand j'aime, et transparent;
Vous, vous n'appréciez que la métamorphose.
Dès lors, pourquoi vouloir éterniser la chose!
Je déteste l'amour qui veut gagner du temps.
Néanmoins, pour la grâce adorable, madame,
Avec quoi je connus dans un soir d'abandon
Le jeu passionné qui rend vos yeux profonds,
Ma chair vous gardera doucement dans son âme.
On garde un souvenir plus longtemps qu'une femme -
Et puis le souvenir ignore le soupçon.
Agréez, s'il vous plaît, ce tout dernier poème
Que je vous ai rimé ce matin en tremblant.
Je ne l'ai pas tourné dans ce bout de ruban
Que vous m'avez donné d'un mouvement extrême:
Ne fût-ce qu'un ruban, c'est un peu de vous-même
Et je veux l'embrasser souvent, mais oui, souvent.
468 Le Flambeau,
Via Londres.
Douvres. Des bords crayeux. Du noir. Des quais amers,
La gare. Les locomotives vertes, rouges.
Les portières. L'attente — et les bielles qui bougent
Et la fuite en surplomb du côté de la mer.
Alors, autour du train qui bat et qui progresse,
Le ciel tourne, on croirait sur d'invisibles gonds
Et l'espace présente aux vitres des wagons
Ses deux films violents tendus par la vitesse.
Poteaux coupés! Vertige! Eclairs! Captivité
Devant le clair rectangle où vont les paysages
Et tout le dynamisme éclatant du voyage
Et ma tempe qui sonne et mes yeux dilatés.
Des murs dansant avec les fils téléphoniques. . .
Pages "du sol anglais que feuillette le vent...
Et dans un croisement imprévu, brusquement,
L'ombre et le son d'un train à motrice électrique!
Mes yeux brûlent. Torpeur d'un instant. Volupté.
Des tronçons de pays se cherchent dans ma tête
Et je rassemble en moi mes nouvelles conquêtes,
Des images, ces vers et leur rythme emporté!
Puis le couchant tragique en pleine hémorragie...
Le soir vient qui l'étanche et le berce un moment
Aux courbes des chemins et des vallonnements
El le supprime enfin par une ombre élargie.
Vide. Soumission physique au roulement,
Ses trois temps saccadés dans mon cœur taciturne.
Le train fonce à travers les distances nocturnes —
Et j'évoque les ciels et les toits du Brabant.
Poèmes. 469
Parade.
Petit bugle. Piston. Entrez: pas de débours.
C'est moi, votre acrobate et sans supercherie
Fils du risque, poète, expert en jonglerie
Et rémouleur savant des plus vieux calembours.
Masque coupant, poil blond et qui frise au rebours
Du vertex et taillé pour ma coquetterie.
Regard en radium. (O madame Curie!)
Baladin. Paladin. (Roulements de tambours!)
Je jongkavec mon cœur effrayant comme un monde.
Qui veut me confier le sien une seconde ?
Le spectacle débute humblement par un lied.
Hardi! ô jonglerie à donner le vertige!
Tombera ? Non. Tombera ? Oui. — S'il vous plaît, dis-je
Ça ne se casse pas, c'est du celluloïd!
René Verboom.
31
Propos Irlandais
Toutes les questions dans lesquelles le principe de
nationalité entre en jeu sont particulièrement difficiles à
traiter avec quelque impartialité. On ne peut, en ce qui
les concerne, baser son opinion sur de simples questions
de faits politiques ou économiques. Il est indispensable
de tenir compte de l'élément psychologique, et cet impon-
dérable modifie notre appréciation et bouleverse nos
calculs.
L'Irlande n'a cessé de préoccuper l'opinion depuis
l'insurrection de 1916 (1). L'Europe a assisté, sans trop
comprendre, aux développements du Sinn Feinisme,
encouragé par la longanimité des autorités britanniques,
aux excès commis par les révolutionnaires et par les
troupes anglaises, aux laborieuses négociations pour-
suivies l'an dernier, et aux troubles sans nombre qui ont
déchiré l'Irlande depuis la conclusion du traité. On ne
s'explique guère, à l'étranger, les brusques changements
de la politique anglaise à l'égard de l'Irlande, et l'on
reste confondu devant la complexité du problème inté-
rieur, qui met en conflit Ulstériens et Sinn Feiners, dans
le nord, partisans de l' Etat-Libre et de la République dans
le sud, majorité protestante et majorité catholique dans
l'île entière.
Sans se flatter de débrouiller l'écheveau, il est peut-être
possible de saisir quelques fils conducteurs et de voir où
ils mènent. Supposons donc, « for the sake of discus-
sion », comme on dit ici, quatre hommes d'âge prenant
(1) Voyez le Flambeau, 4e année, n° 9, 30 septembre 1921 ; 3e année,
n° 11, 25 novembre 1920; 3e année, n° 4, 25 avril 1920.
Propos irlandais. 471
leur café (car c'est seulement dans les romans qu'on
boit du thé en Angleterre), et peut-être leur pousse-
café, abîmés dans la bienfaisante fraîcheur de vastes
fauteuils de cuir, dans quelque club du West-end. L'un
d'entre eux est un Anglais, appartenant au parti gouverne-
mental ; le deuxième, un Irlandais du Nord ; le troisième,
un Irlandais du Sud, et le quatrième, un étranger, mettons,
si vous voulez, un Belge. Vous comprenez, maintenant,
pourquoi j'ai prudemment insisté sur l'âge des causeurs.
S'ils étaient jeunes, la mode n'étant pas ici aux argu-
ments frappants, la discussion serait bientôt interrompue,
et je ne pourrais achever mon exposé.
Leur conversation roule sur la mort récente d'Arthur
Griffith(l), « un homme néfaste », dit l'Ulstérien protes-
tant, « qui a attisé les haines et les préjugés, séparant les
deux Irlandes, et séparant l'Irlande de la mère patrie; un
froid calculateur qui a encore aggravé la scission provo-
quée naguère par les agitateurs nationalistes; un ambi-
tieux, qui, après avoir défendu, dans ses journaux, dans
ses pamphlets et dans ses livres, pendant plus de dix ans,
une politique intransigeante, s'est empressé de signer le
traité que lui offrait M. Lloyd George, le jour où il vit
que la paix pouvait être obtenue aux dépens du plus
faible et que l'Angleterre était disposée à sacrifier, pour
plaire aux révolutionnaires qui l'avaient trahie pendant
la guerre, les loyaux sujets de l'Ulster, qui n'avaient pas
hésité, à l'heure du danger, à sacrifier pour elle leur vie
et leur fortune. »
— « Dieu sait », répondit l'homme de Dublin, qui,
comme la plupart des Irlandais de son âge, se rattache
au nationalisme déchu, « Dieu sait que je n'ai guère de
raisons pour défendre le fondateur du Sinn Feinisme qui
a anéanti l'œuvre de conciliation poursuivie avec tant de
(1) Le meurtre de « Mike » Collins n'était pas encore connu, la
discussion datant de quinze jours.
472 Le Flambeau
dévouement par Parnell et par John Redmond; mais il
faut néanmoins être juste en présence de la mort. Si
Griffith et Collins ont triomphé, si l' Etat-Libre est aujour-
d'hui en proie à la guerre civile, et demain à des diffi-
cultés financières auxquelles j'ose à peine songer, c'est
à votre intransigeance et aux maladresses du gouverne-
ment anglais que ce résultat est dû. Il y eut un moment,
au lendemain de la déclaration de guerre, août-septembre
1914, où un accord aurait pu intervenir, non seulement
entre protestants et catholiques en Irlande, mais égale-
ment entre une Irlande unie et une Angleterre libérale.
Lord Grey ne déclara-t-il pas alors que l'attitude de
l'Irlande présentait le seul aspect encourageant, « the one
bright spot », de la politique internationale? Carson avait
offert ses hommes à la patrie; Redmond avait entrepris
une énergique campagne de recrutement. Avec un peu
de bonne volonté, de part et d'autre, nous aurions pu
nous unir tous contre l'ennemi commun. Mais le Home-
Rule Bill, voté par les Chambres, ne fut pas appliqué,
grâce aux instances des Ulstériens, soutenus par les con-
servateurs anglais. M. Asquith n'osa pas nous tenir
parole, et une scission se produisit dans nos rangs, les
Sinn Feiners entraînant avec eux une fraction des
National Volunteers, qui refusèrent de participer à la
guerre, et de voir leur pays séparé en deux partis hostiles.
Redmond, qui voyait plus loin, et qui comprenait que le
péril allemand était le plus pressant, redoubla d'efforts. »
— « Efforts peu fructueux », ricana l'Ulstérien, « puis-
que, durant les premiers mois, 10,000 hommes seulement
s'engagèrent sur les 180,000 dont vous disposiez, alors
que tous nos volontaires en âge de porter les armes,
plus de 20,000, s'étaient déjà enrôlés. »
— « A qui la faute? On a tout fait pour que nos
efforts échouent. Les Unionistes irlandais ont été jusqu'à
couvrir nos murs d'affiches exhibant l'Union Jack, et
engageant nos jeunes hommes à défendre « leur dra-
Propos irlandais. 473
peau ». Nous avions demandé un corps d'armée spécial.
Le War Office nous le refusa. Après l'insurrection de
1916, malgré nos instances, quinze exécutions capitales
eurent lieu. Si le gouvernement britannique avait voulu
alimenter la propagande des Sinn Feiners il n'aurait pu
mieux faire. Lorsqu'en juin le Home-Rule fut de
nouveau discuté, M. Lloyd George promit un amende-
ment impliquant l'exclusion définitive de l'Ulster. Le
général Maxwell, qui s'était rendu odieux aux patriotes
irlandais, fut maintenu dans le pays. Et, pour encourager
encore davantage les républicains, la presse anglaise nous
menaça de nous imposer le Military Service Act. En
février 1917, vingt-huit des leaders les plus populaires
furent déportés. Lorsqu'en juillet M. Lloyd George-
comprit enfin que la conciliation était la seule méthode
à suivre et convoqua la Convention irlandaise, les esprits
étaient aigris à ce point que cette Convention était con-
damnée d'avance à la faillite. Nous parlons de Griffith.
Je songe, moi, à Redmond, qui mourut il y a quatre ans,
le cœur brisé par votre fanatisme et votre manque de
foi. » .'■;...
— « Je suppose », dit l'Anglais, « que fanatisme
s'adresse à votre compatriote, et manque de foi au gou-
vernement britannique. Vous avez, mon pauvre ami, la
mauvaise habitude de remonter au déluge. Je me souviens
que Griffith, dont nous parlons précisément, accusa un
jour un adversaire politique d'avoir trahi la cause natio-
nale comme le fit Dermott au xne siècle. »
Et, se tournant vers l'étranger: « Il est peut-être utile
que je vous dise que Dermott est ce roi de Leinster qui
fut déposé en 1156 pour s'être sauvé avec la femme d'un
prince voisin, et qui vint chercher secours à la cour
d'Henri II d'Angleterre. C'est là l'origine de notre inter-
vention dans les affaires irlandaises, mais il faut vrai-
ment être Irlandais pour s'en souvenir. »
— « Mieux vaut encore », dit l'homme de l'Ulster,
474 Le Flambeau.
(( avoir la mémoire trop longue que trop courte. Quand
je songe aux éloges dont la presse anglaise orne la tombe
d'Arthur Griffith, et aux injures prodiguées aux Sinn
Feiners par cette même presse, il y a un an à peine, il
me semble que les principes ne comptent plus pour rien
dans la politique. Ce même gouvernement qui, en 1917,
nous promit de nous exclure du Home-Rule, nous
imposa, en juin 1921, un régime spécial auquel nous
n'aspirions pas, et se réconcilia, six mois après, avec nos
adversaires, que ses ministres avaient flétris du haut de
la tribune parlementaire. Collins et Griffith, qui n'étaient
la veille que des forbans et des assassins, devinrent, le
lendemain, de respectables patriotes, anxieux de remplir
scrupuleusement leurs engagements. Vous avez serré la
main souillée du sang des vôtres. »
— <( Je pourrais vous répondre que l'homme absurde
est celui qui ne change jamais. Nous n'avons eu qu'un
but: rétablir la paix entre la majorité et la minorité
irlandaises (car, ne l'oubliez pas, vous n'êtes, dans
l'Ulster même, que 800,000 protestants, et il y a plus
de 4,000,000 d'habitants dans la Verte Erin). Nos efforts
sont bien récompensés, et nous avons aujourd'hui tout le
monde contre nous. Pourquoi ne pas nous accuser d'avoir
colonisé vos comtés du Nord au début du xvif siècle, et
opprimé ceux du Sud au cour du xvnr? Si nous ouvrons
ce chapitre nous n'en finirons pas. Il n'est pas une seule
grande nation européenne qui n'ait à se reprocher de
telles fautes. Parlons du présent, si vous le voulez bien.
Le traité, dont vous vous plaignez tant, réserve tous vos
droits. Vous avez, dans l'Ulster, votre parlement et votre
gouvernement, dont vous vous enorgueillissez, et aux-
quels vous ne voudriez plus renoncer, même si l'on vous
offrait aujourd'hui d'en revenir à l'ancien régime. Nous
avons, en juin dernier, protégé votre frontière contre les
bandes de de Valéra. Le pire qui puisse vous arriver, si
vous vous refusez de vous entendre avec l' Etat-Libre,
Propos irlandais. 475
c'est d'avoir à envoyer quelques députés au Conseil
général de l'Irlande. Vous nous reprochez d'avoir traité
avec les Sinn Feiners modérés, mais ceux-ci nous don-
naient des garanties que ni vous ni les nationalistes ne
pouvaient nous donner. Il représentaient l'énorme majo-
rité. Les élections de 1918 leur avaient donné 73 sièges
sur 105. Celle de juin dernier, malgré l'opposition des
extrémistes, leur donne encore les deux tiers des voix.
Nous nous trouvions dans l'alternative ou bien d'entre-
prendre une guerre sanglante, coûteuse et impopulaire,
en pleine crise financière et industrielle, ou bien d'aboutir
à un arrangement, qui, sans trop compromettre notre
sécurité et notre prestige, assure, tout au moins provi-
soirement, notre tranquillité, et oblige les Irlandais à
assumer eux-mêmes la responsabilité du gouvernement.
Il eût été absurde de ne pas tout tenter pour aboutir.
Votre reproche ne m'émeut pas. Il s'applique indistincte-
ment à tous les signataires de traités, et, puisque, comme
vous le dites, nous avons de graves responsabilités en
Irlande, il eût été peu gracieux de notre part de refuser
de passer l'éponge sur un passé dont nous n'avons pas
toujours eu à nous flatter. Quant au présent, du moins,
je ne pense pas que nous ayons de graves reproches à
nous faire. En signant le traité, nous avons mis notre
amour-propre en poche. La plus grande partie de l'Ir-
lande peut se parer du nom d'Etat-Libre. Ses représen-
tants ne prêtent même pas serment au roi comme « Roi de
Grande-Bretagne et d'Irlande », mais,#« en vertu de la
concitoyenneté de l'Irlande et de la Grande-Bretagne ».
Le pays reste maître de ses douanes. Il pourra, dans
cinq ans, collaborer à la défense des "côtes. Il jouit de tous
les privilèges des Dominions rattachés à la Couronne.
Ce traité a été notre seule propagande. Accepté par le
Dail à une majorité de sept voix seulement, il a été sanc-
tionné aux élections dernières par une forte majorité.
Dès sa conclusion, nous avons procédé à l'évacuation de
476 Le Flambeau.
nos troupes, licencié notre police et libéré les prisonniers
politiques. Nous avons fait crédit aux modérés, malgré
les troubles provoqués par de Valéra à Belfast, malgré
les persécutions exercées contre les loyalistes dans le
Sud, malgré une série d'attentats provocateurs dignement
couronnés par l'abominable meurtre du maréchal Wilson.
Nous avons récolté les fruits de cette politique de patience
et de sang-froid. MM. Collins et Griffith ont rempli de
leur mieux leurs engagements dès que les élections leur
ont montré qu'ils jouissaient du crédit nécessaire. C'est
l' Etat-Libre aujourd'hui qui est chargé de rétablir
l'ordre en Irlande. »
Ni le Nord ni le Sud ne purent laisser passer cette
remarque.
— « Vous avez remplacé l'oppression par la guerre
civile. Comme Pilate, vous êtes trop heureux de vous
en laver les mains. »
L'étranger crut sans doute le moment venu d'inter-
venir, pour empêcher la discussion de s'envenimer.
— « Est-il exact, comme on l'a dit, que l'influence de
la querelle religieuse ait été exagérée ? »
— <( Beaucoup d'eau », répondit le vieux nationaliste,
(( a coulé sous le pont depuis l'époque héroïque de
Daniel O'Connell. Orangemen et Catholiques sont tou-
jours prêts à en venir aux mains, moins par principe
que par tradition, surtout à Belfast- Mais, dans le Sud,
l'Eglise elle-même est divisée. Le haut-clergé était natio-
naliste %t soutient aujourd'hui l'Etat-Libre. Le bas-clergé,
qui s'est livré à une ardente propagande républicaine,
évoluera sans doute dans la même direction. L'Etat-Libre
compte d'ailleurs sur l'appui de la minorité protestante
dans le Sud. Les distinctions religieuses ne coïncident
plus, comme vous le voyez, avec les distinctions de
partis. Du reste, les Sinn Feiners n'ont qu'un respect
relatif pour l'Eglise. Certains d'entre eux, qui se piquent
d'économie politique, l'accusent de maintenir l'Irlande
Propos irlandais. 477
sous un régime agraire peu propice à son développement.
Avez- vous lu le livre de Darrell Figgis sur « l'aspect
économique de l'indépendance irlandaise » (1)? Non?
Vous devriez le lire, ainsi que l'« Histoire économique
de l'Irlande depuis l'Union jusqu'à la Famine » (2), par
G. O'Brien. Ces deux ouvrages se complètent. Ils
montrent que l'industrie irlandaise a été systématique-
ment découragée par le gouvernement britannique. Si
un si grand nombre d'Irlandais sont obligés d'émigrer,
c'est parce qu'ils ont vécu, jusqu'à présent, sous un
régime qui ne permettait pas à l'industrie de se déve-
lopper. La famine de 1846 n'eut pas d'autre cause. Les
chiffres sont éloquents: 4,500,000 habitants, en 1800,
l'époque où l'union fut conclue; 8,500,000 en 1845, et
4,300,000 en 1910. Griffith ne cessait de citer ces
chiffres dans ses écrits, et soutenait que les Irlandais
avaient le droit de rester chez eux, comme les Belges et
les Anglais, en multipliant leurs ressources en proportion
de l'accroissement naturel de la population. L'émigration
fut une des tares les plus graves du régime britannique. »
L'Ulstérien l'interrompit:
— « Prenez-vous-en à vous-mêmes, et à votre con-
servatisme invétéré. La grande famine fut causée par
votre propre apathie bien plus que par la maladie des
pommes de terre, ou par la politique du gouvernement.
Si la concurrence britannique fit tort jadis à l'industrie
de la laine, c'est que vos tisserands refusaient d'aban-
donner le métier pour se rendre à la fabrique. Par contre,
rien ne s'opposait à l'industrie du coton et du lin, et au
développement de la construction navale. Voyez ce que
nous avons fait à Belfast. Nous sommes la minorité, je
le reconnais, mais une minorité active et prospère. Nous
n'avons bénéficié d'aucun privilège. Si vous ne vous
(1) Economie Case for Irish Independence. (1921).
(2) Economie History of Ireland from the Union to the Famine.
(1921).
478 Le Flambeau.
étiez pas cramponnés à la terre, vous auriez pu faire
comme nous et quadrupler votre population. »
— « Belfast occupe une situation privilégiée, en face
des gisements houillers d'Ecosse. Nous n'avions pas de
charbon. »
— « Il me semble », remarqua l'étranger, « que nous
avons passé de la question religieuse à la question écono-
mique. »
— « C'est la question essentielle aujourd'hui », répon-
dit le nationaliste, « et c'est peut-être pour cela que les
Sinn Feiners nous ont si rapidement supplantés. Parnell
et Redmond combattaient avant tout pour le principe de
nationalité. Ils ont, à diverses reprises, sacrifié, dans les
projets de Home-Rule, la liberté douanière. C'étaient,
si vous le voulez, des idéalistes, des romantiques. Les
disciples de Griffith sont plus positifs. Ils ont, avant tout,
insisté pour obtenir l'indépendance économique, et ils l'ont
obtenue. Demain, ils érigeront entre la Grande-Bretagne
et l'Irlande une barrière protectrice, à l'abri de laquelle
notre industrie pourra enfin se développer. »
— « Quelle illusion! » murmura l'Anglais; « il est
possible que vous trouviez, dans vos cours d'eau de
l'Ouest, une source motrice de valeur. Mais la nature
vous a voués à l'agriculture, comme elle nous a voués
à l'industrie. Nous nous complétons. Si vous nous
fermez notre marché, nous vous fermerons le nôtre.
Que ferez-vous alors de vos produits agricoles? »
— <( Sans compter », ajouta l'Ulstérien, « qu'une poli-
tique protectionniste entraînera de graves difficultés avec
le Nord. Nous sommes et nous resterons libre-échan-
gistes. Notre constitution nous laisse, Dieu merci, toute
liberté à ce point de vue. Etablirez-vous une barrière
douanière à travers le pays? »
— « Voici quelqu'un qui est mieux placé que moi pour
vous répondre », répondit le vieillard, en désignant un
jeune homme du type irlandais le plus pur, nez en bec
Propos irlandais. 479
d'aigle et sourcils noirs, qui s'était approché du groupe,
et qui suivait la conversation avec un sourire narquois.
— « Qu'en pensez-vous, O'Neil? »
Ce dernier ne se fit pas prier.
— « Je pense que vous parlez comme si de Valéra était
déjà vaincu. Même s'il l'était, les troubles continueraient.
La guerre, puis la révolution, ont retenu chez nous une
centaine de mille hommes qui, en temps ordinaire,
auraient émigré. Ils sont habitués à se battre, et, même
s'ils voulaient abandonner leurs armes, ils ne trouve-
raient pas d'autre emploi. Ils se sont voués à la cause de
la République, et le traité ne peut les satisfaire. Ils con-
tinueront une guerre de guérilla, à laquelle le pays se
prête parfaitement, et ils ont de nombreux adhérents
dans le Sud et dans l'Ouest. Collins n'aura la paix que
s'il traite avec eux. »
— « Mais », dit l'Anglais, « Collins ne demande pas
mieux que de traiter. Ce ne serait d'ailleurs pas la
première fois. Avez-vous lu sa proclamation après la
mort de Griffith? »
— « Parfaitement », dit le Républicain, « C'est un
premier signe de faiblesse. Seulement, s'il traite avec
nous, il devra passer par nos conditions. Nous transige-
rons peut-être, en ce qui concerne la forme de gouverne-
ment. Nous ne transigerons jamais en ce qui concerne
l'Ulster. L'Irlande est une et indivisible, et, chez nous
comme ailleurs, la minorité sera soumise à la loi imposée
par la majorité. »
— « Alors, c'est la guerre! » s'écria l'Ulstérien.
— « Le gouvernement britannique », ajouta l'Anglais,
« ne permettra jamais que vous enleviez à l'Ulster sa nou-
velle constitution et le parlement inauguré solennelle-
ment, il y a un an, par le roi Georges. Nous avons prévu
la difficulté. Le Conseil de toute l'Irlande devra se pro-
noncer sur les questions d'intérêt commun entre les deux
parties du pays. »
480 Le Flambeau.
— « Toutes ces combinaisons », répondit le jeune
Irlandais, « ne serviront à rien. Les membres de votre
Conseil ne s'entendront pas mieux que ceux de la Con-
vention ou que ceux de la Commission des frontières,
si vous la convoquez jamais. Le Nord et le Sud ne sont
d'accord sur rien. Les pourparlers de Sir James Craig
avec Collins le montrent bien. Ils ne s'entendent ni sur la
question des frontières, ni sur la question des douanes.
Pour le moment, les partisans de Collins l'emportent, je
le veux bien. Ils nous ont vaincus à Cork et à Limerick,
comme ils nous ont vaincus à Dublin. Mais ils n'osent
pas sévir sérieusement. Les troupes elles-mêmes accueil-
lent nos prisonniers comme des frères. La moindre sévé-
rité ferait de nous des martyrs, et nous rallierait une
foule de partisans. Il ne s'agit d'ailleurs maintenant que
de maintenir l'ordre et nos fermiers tremblent pour leurs
récoltes. Mais que demain la question douanière sur-
gisse, ou qu'on ressuscite la controverse de Donegal,
Tyrone, et Fermanagh, et vous verrez l'attitude du parle-
ment et du pays changer complètement. Si Collins ne se
met pas à notre tëtt, il sera bien obligé de nous suivre.
Nous resterons fidèles à notre nom, Sinn Fein, Nous-
mêmes. »
Et le jeune Irlandais quitta le groupe de causeurs, sans
même prendre congé, trop satisfait de ses déclarations
pour admettre un instant qu'on pût y répondre.
Les quatre vieillards restèrent un instant silencieux et
rêveurs, suivant des yeux la fumée de leurs pipes.
— « Il a peut-être raison », murmura le nationaliste
ébranlé. « Je sens que je me fais vieux. Je pense encore
comme il y a vingt ans, alors que tant de sympathie
existait entre mon pays et le libéralisme anglais. Mais
le libéralisme anglais est mort. Lloyd George l'a tué. »
— « Vous pourriez en dire autant de l'Unionisme »,
objecta le coalitioniste. « Il ne reste que le petit groupe
de Die-Hards, dont toute la politique consiste à nous
Propos irlandais. 481
maudire et à regretter le passé. Ce qui est fait est fait.
Nous avons cédé aux Irlandais tout ce que nous pouvions
leur céder pour obtenir que leurs différends cessent d'em-
poisonner notre politique intérieure. L'avenir dira si nous
avons eu tort... A moins que vous ne nous le disiez
tout de suite » ajouta-t-il, en se tournant vers l'étranger.
— « Je ne suis pas qualifié », répondit celui-ci, « pour
apprécier une question aussi complexe, à laquelle je
n'entends pas grand'chose. Il me semble pourtant dis-
cerner, dans les difficultés de l'heure présente, certains
éléments permanents, et certains éléments passagers.
L'élément permanent est l'aspiration de la nation irlan-
daise, qui est vraiment une nation, au même titre que la
mienne, avec son histoire, sa civilisation et sa littérature
propres, vers une liberté politique et économique qu'on
lui a trop longtemps refusée, et que le traité de décembre
dernier lui accorde, me semble-t-il, dans une très large
mesure. L'obstacle anglais était insurmontable. Les diffi-
cultés résultant de la situation spéciale occupée par
l'Ulster ne semblent pas, à première vue, insolubles, à
condition que les politiciens anglais cessent d'exploiter le
différend en faveur de leurs intérêts de parti, à condition,
surtout, qu'il se trouve dans le Sud des hommes d'Etat
suffisamment patients pour rassurer cette minorité
ombrageuse, pour respecter ses intérêts, et pour l'amener
peu à peu à comprendre qu'elle rentre dans l'unité irlan-
daise et qu'elle peut y jouer un rôle de tout premier
rang. »
— (( Rôle de père nourricier », murmura l'Ulstérien.
(( Le Sud dépensera et le Nord remplira le trésor public. »
— « A quels éléments passagers faisiez-vous allusion?»,
demanda l'Anglais.
— « Aux troubles de l'après-guerre, au fait qu'un
grand nombre de mécontents et d'oisifs exploitent sans
trop de discernement les griefs les plus divers. Les Sinn
Feiners sont, avant tout, des nationalistes. Ils se sont
482 Le Flambeau.
alliés à l'Allemagne durant la guerre simplement par haine
de l'Angleterre. On a saisi récemment une correspon-
dance compromettante avec les Bolchévistes. Qu'y avait-il
de commun entre la cause de l'indépendance irlandaise
et l'impérialisme germanique? Qu'y a-t-il de commun
aujourd'hui entre les républicains irlandais les plus
violents et les bolchévistes? Entre ces nationalistes
ardents et ces cyniques internationalistes? La réflexion
de notre jeune républicain m'a frappé. Il y a des milliers
d'hommes qui s'empressent de se battre parce qu'ils ne
peuvent faire autre chose. Le feu couve, et tout combus-
tible sert à en alimenter la flamme. Nous avons aussi
chez nous des mécontents qui suivent de près les événe-
ments d'Irlande. »
— (( Les Sinn Feiners de Flandre? »
— (( Parfaitement. Et ils ne se gênent pas pour écrire
aux journaux irlandais, pour se plaindre des soi-disant
« persécutions » dont ils sont l'objet, comme si la question
des langues avait le moindre rapport avec celle de l'indé-
pendance nationale. »
Le vieil Irlandais se pencha alors vers l'étranger, et lui
secouant la main avec enthousiasme, le remercia pour
ces paroles.
— « Vous m'avez fait du bien. C'est bien, comme vous
le dites, l'aspiration nationale qui est au fond de tout, et
c'est elle qui triomphera en dernier ressort. Parnell et
Redmond avaient raison, et les Sinn Feiners ne font que
répéter aujourd'hui ce qu'ils proclamèrent jadis avec tant
d'éloquence. Mais la voix de notre jeune génération est
éraillée par la guerre. Nous n'avons pas été impunément
à l'école de la haine et de la violence. La tragédie de
l'Irlande ne dérive pas tant du régime anglais. Celui-ci,
dans ces derniers temps, nous avait donné une prospérité
exceptionnelle. Le grand obstacle à l'œuvre de la libéra-
tion a été de notre côté le manque de chefs dignes de
conduire, et le manque de discipline parmi leurs adhé-
Propos irlandais. 483
rents. Les Anglais ont pu répéter, non sans raison, que
nous ne réussirions jamais à nous administrer nous-
mêmes. Nous sommes trop versatiles, trop frondeurs. Il
faut, pour qu'il s'impose à la masse, un homme de la
taille de Parnell. Vous ne manquez pas de tels hommes
en Belgique. Priez Dieu qu'il nous en envoie un à
l'heure critique! »
L'étranger détourna les yeux, un peu confus devant
cette sincère confession. Il rencontra le regard de l'An-
glais, qui, le genou entre les mains, s'était renversé dans
son fauteuil. Celui-ci hocha la tète, en murmurant:
« So be it ». Mais l'Ulstérien sourit en haussant les
épaules...
Emile Cammaerts.
L'Intégration humaine
i
Considérations préliminaires.
Etre des hommes, dans l'acception complète du mot,
être des hommes accomplis, tel est le grand but que nous
propose la vie.
Nous ne sommes encore que des barbares, comme
l'écrivait le vieux Blanqui (1). Nous ne sommes encore
qu'à un stade intermédiaire entre le singe et l'homme,
entre la bestialité originelle et l'humanité plénière.
<( L'homme, bète féroce, cousin du gorille, est parti de
la nuit profonde de l'instinct animal pour arriver à la
lumière de l'esprit... ïl est parti de l'esclavage animal,
et, traversant l'esclavage divin, terme transitoire entre
son animalité et son humanité, il marche aujourd'hui à
la conquête et à la réalisation de la liberté humaine (2) ».
Ainsi la chenille passe par l'état de chrysalide pour deve-
nir papillon.
Cette intégration de notre nature, cet épanouissement
de nos virtualités libérées, cet « état parfait » de l'être
humain, quels en seront les caractères majeurs? Quelles
en seront les caractéristiques? C'est ce qu'il importe de
dégager et de définir, c'est ce qu'il importe de connaître,
si l'on veut s'orienter dans la vie en connaissance de
cause, en homme conscient de sa nature, de sa place
dans l'univers et du vœu intime de son être.
Car c'est en vain qu'avec Stirner ou Nietzsche on
(1) Auguste Blanqui, Critique sociale, t. I, p. 174.
(2) Bakounine, Dieu et l'Etat, p. 16.
L'Intégration humaine. 485
voudrait se dépouiller de sa qualité d'homme. Celle-ci
n'est pas un vêtement qu'on enlève. Elle tient à notre
nature même. Elle n'est pas une appellation vide dont on
affuble à plaisir notre « Moi », unique et souverain. Elle
correspond à une réalité profonde. « La nature, comme
le dit Sénèque, nous a faits parents. » Et ce rapport de
famille, ce lien de parenté, cette solidarité foncière, orga-
nique, qui font de nous, collectivement, des hommes, —
ou du moins des êtres humains, des hommes en puis-
sance et en devenir. — il n'est personne, ni « Unique »
ni « superhomme », qui puisse s'y soustraire. « Nous
sommes les membres d'un grand corps », et, seule,
l'aberration métaphysique, perdant de vue les réalités,
peut aboutir à cet égotisme contre-nature ou à ce « délire
d'ambition » et d'orgueil qui renient l'humanité.
Noblesse, dignité, indépendance; échelle des valeurs;
tout cela ne peut être fondé, tout cela est sans base, en
dehors de l'histoire naturelle et de l'anthropologie, en
dehors de la science de l'homme. L'humanité est notre
norme physiologique; elle est la loi de notre nature.
Que comporte donc cette humanité complète, cette
humanité parfaite, à laquelle nous tendons, à laquelle
nous portent le développement normal de notre être et
l'évolution naturelle de la vie, à laquelle enfin nous con-
vie le sentiment de notre dignité?
II
L'autonomie.
L'autonomie, d'abord, — la pleine autonomie qui
résulte de l'état scientifique de la conscience et de la ma-
jorité de la raison, l'autonomie affranchie de toutes les
fictions théologiques ou métaphysiques, de toutes les
illusions qui l'ont égarée et asservie depuis l'enfance de
l'humanité.
32
486 ^ Flambeau ~
De toutes ces illusions, le centre, le noyau, le point
de départ et d'appui, c'est l'illusion de la causalité abso-
lue, l'illusion autoritaire, l'illusion du libre arbitre. C'est
d'elle que sont nées les superstitions primitives. C'est
sur elle encore que reposent, c'est par elle que pré-
tendent se justifier, le droit de propriété et le droit pénal
qui dominent et régissent, dans son état actuel, notre vie
collective.
Mais de cette illusion initiale, de cette illusion mère,
la critique réaliste et déterministe a eu raison : elle en a
raison chaque jour davantage. Le mirage de l'absolu et
de l'arbitraire se dissipe peu à peu. La superstition se
meurt. Les entités métaphysiques s'évanouissent. Et tan-
dis que l'Etat, — cette entité collective, cette création de
la métaphysique sociale, — tandis que l'Etat, malgré les
arguties « collectivistes », perd peu à peu son prestige et
son ascendant providentiel, tandis que le « Moi », cette
autre entité métaphysique, malgré les sophismes indivi-
dualistes, malgré les autels que lui a dressés l'égotisme,
perd peu à peu tout crédit, cesse d'être autre chose
qu'un vain mot et un sujet de verbiages sans fondement,
la nature humaine s'épanouit, libérée des dernières
entraves qu'elle s'était créées à elle-même, Vhomme
enfin apparaît dans la plénitude de son autonomie.
Cette autonomie se présente ainsi comme le terme
naturel d'un développement, d'unie évolution, dont chaque
étape, chaque phase, est un progrès de la liberté, une
diminution de l'autorité, un pas de plus vers la délivrance
de la chrysalide humaine.
Elle se traduit, tout d'abord, par le rejet de la cara-
pace capitaliste et gouvernementale qui comprime et
paralyse le libre essor de l'humanité et le déploiement
normal de la vie. Ce phénomène physiologique, cette
mue, est la condition première, en même temps que le
signe visible du triomphe définitif de la liberté, la con-
dition et le signe de l'avènement de l'autonomie Humaine,
L'Intégration humaine. 487
de l'autonomie éclairée, consciente et rationnelle, de
l'homme, affranchi de toutes les fictions juridiques, de
toutes les superstitions, de tous les fétichismes, de tous
les absolus. Derniers vestiges de l'absolutisme barbare,
le numéraire et l'Etat, quelles qu'en soient les former
quels qu'en soient les amendements, sont appelés à dis-
paraître sous la poussée organique de l'histoire, sous la
poussée souveraine du développement humain.
Faut-il, d'ailleurs, en souligner encore les méfaits,
l'impuissance au bien, l'injustice? Faut-il en rappeler
toutes les tares, toute la malfaisance naturelle, congéni-
tale, organique?
Ce qu'il importe, en tout cas, de signaler avant tout,
en y insistant, c'est, en dépit des pompeuses et « sa-
vantes » dissertations des économistes, orthodoxes ou
non, la rigoureuse équivalence concrète et la synonymie
des deux termes: capital et numéraire. Blanqui (1), sur
ce chapitre, avec son sens aigu des réalités, a vu bien
autrement clair que Marx, dont tout l'appareil pédan-
tesque ne couvre qu'une creuse métaphysique ! Le capi-
tal, c'est le numéraire — et pas autre chose; toute la
logomachie du monde n'y fera rien. Le bon sens popu-
laire, du reste, ne s'y trompe point. L'ennemi, pour lui,
c'est l'argent, c'est For, c'est le papier-monnaie, c'est le
symbole du droit de propriété et du pouvoir économique,
qui, en s 'accumulant en certaines mains, engendre le
privilège et l'exploitation, c'est ce numéraire dont la
seule existence engendre le mercantilisme et tout ce qui
s'ensuit.
L'ennemi, aussi, c'est l'Etat, le pouvoir politique. La
subtilité dialectique de certains de ses défenseurs a
(1) Auguste Blanqui, Capital et Travail (Critique sociale, tome
premier).
488 Le Flambeau.
beau s'ingénier aux jeux de mots, distinguer l' Etat-gérant
de l' Etat-gouvernement (1), opposer l'un à l'autre ces
vocables fallacieux, il n'en reste pas moins, en fait, que
l'Etat c'est la forme politique du groupement humain,
c'est-à-dire, de par l'histoire et de par sa nature, la
forme agrandie — et périmée — de la cité et du groupe-
ment territorial (2), et que ce n'est pas en lui attribuant
ou plutôt en lui restituant les fonctions économiques, qu'il
a perdues au cours des âges et au vœu du progrès, qu'on
en changera la nature et le caractère fondamental.
L'Etat est, par nature, un organe d'oppression, une
création de l'absolutisme, et c'est en vain qu'on préten-
drait en faire l'organe de la justice. Cette décentralisation
qu'on préconise, c'est sa mort même, — si on est logique
et si on va jusqu'au bout. Car ce qui fait l'Etat, c'est la
centralisation et l'unité imposée, parcellaire ou non, et
reconnaître le principe de l'autonomie, c'est, implicite-
ment, c'est, logiquement, condamner l'Etat, même démo-
cratique; c'est, en toute justice, ouvrir la porte, malgré
lui, contre lui, au droit imprescriptible des minorités et
des individus.
*
* *
L'Etat comme le numéraire, le numéraire comme
TEtat, sont donc condamnés à disparaître; ils sont con-
damnés par l'évolution naturelle de l'histoire, par les
exigences de la nature humaine, par la raison consciente
de l'homme, arrivé à sa majorité. Ces superfétations
oppressives une fois disparues, l'homme pourra enfin
être pleinement homme; débarrassé de leur contrainte,
il pourra enfin, en pleine possession de soi-même, avoir
vraiment la direction de sa vie.
Mais cette autonomie parfaite, il ne faut pas l'oublier,
(1) Voir notamment, E. Vandervelde, Le Socialisme contre l'Etat.
(2) Cf. L. Morgan, Ancient Society.
L'Intégration humaine. 489
cette autonomie parfaite, première exigence de notre
dignité d'hommes, première exigence de notre dignité de
personnes majeures, ne comporte pas seulement une
transformation purement objective des conditions maté-
rielles de la vie; elle implique aussi un état moral, un
état psychique, qu'il importe de préciser.
Remarquons d'abord que cette autonomie intégrale,
pour rationnelle qu'elle soit, n'a rien de commun avec
l'autonomie absolue dont Kant fait la condition et la base
de notre dignité.
Pour Kant, en effet, l'autonomie réside dans la déter-
mination de la volonté par la raison pure; celui-là seul
est libre qui règle sa conduite en dehors de toute influence
sensible. Est esclave, au contraire, celui dont les déci-
sions subissent, de quelque manière que ce soit, ces
influences,
L'homme libre et autonome, par exemple, voudra le
bonheur d 'autrui, non pas par sympathie pour autrui,
ou parce que le bonheur universel l'attire, mais pour
obéir à la raison qui lui dicte son devoir en lui dictant
les catégories universelles, absolues, aprioriques, du bien
et du mal. « A agir, dit Kant, par sympathie, par com-
passion, par charité, il n'y a absolument aucune mora-
lité : ces actes vont contre la morale. »
On connaît, à ce propos, la fameuse boutade de
Schiller :
<( Scrupule de conscience : Je sers volontiers mes amis,
« mais, hélas! je le fais avec inclination et ainsi j'ai sou-
« vent un remords de n'être pas vertueux.
« Décision: Tu n'as qu'une chose à faire. Il faut tâcher
(( de mépriser cette inclination et faire alors avec répu-
« gnance ce que t'ordonne le Devoir (1) ».
Kant lui-même, du reste, constate, avec quelque amer-
Ci) Schiller, Les Philosophes, cité par Schopenhauer dans Le fon-
dement de la morale, p. 31.
490 Le Flambeau.
tume, que ce détachement absolu, qu'il nous prêche,
n'est pas de ce monde: « Dans le fait, dit-il, il est abso-
lument impossible d'établir par l'expérience et avec une
parfaite certitude un seul cas où la maxime d'une action,
d'ailleurs conforme au devoir, n'ait eu d'autre base que
des principes moraux et la représentation du devoir...
On ne rencontre partout que le cher moi-même au lieu
du précepte strict du devoir (1) ». C'est que, à la vérité,
la sensibilité, aussi bien que la raison, fait partie inté-
grante de la nature humaine et qu'on n'ampute pas ainsi
un être vivant de ce qui fait sa réalité individuelle, de
ce qui fait qu'il est lui — et non autrui — et en dehors
de quoi on ne voit pas comment on pourrait légitime-
ment dire qu'il se détermine par lui-même ou qu'il est
« autonome ».
La plupart des Kantiens, il est vrai, comme la plupart
des spiritualistes, d'ailleurs, établissent une distinction
entre V individualité, qui s'incarne dans l'organisme, et
la personne, faite de ces deux éléments: raison et liberté.
Mais y a-t-il là autre chose qu'un artifice dialectique et
l'expression du préjugé spiritualiste ? Certes, on peut
discerner, on peut caractériser en nous des inclinations
qui dépendent de la raison; mais de ces inclinations la
raison n'est que partiellement, la cause, car jamais la
personnalité ne se détache de l'organisme individuel et
l'on peut dire qu'elle n'est que l'individualité mêmev
dans ses parties les plus hautes et les plus humaines.
Si le savant s'oublie dans la science, si l'homme de
conviction se dévoue à son idéal, ils le font chacun d'une
façon qui porte la marque de leur sensibilité propre et
où se révèlent leurs inclinations natives. Jamais, en réa-
lité, la personne humaine ne se détermine par la raison
pure; jamais on ne rencontre l'autonomie absolue, telle
que la rêvait Kant.
(1) Kant, Métaphysique des mœurs, pp. 35-36.
L'Intégration humaine. 491
Comment donc définir cet état moral dans lequel
l'homme n'aliène plus son pouvoir et se gouverne de
son propre chef?
Cet état, peut-on dire, est, essentiellement, un état
opposé à l'état hypnotique. L'individu autonome est celui
qu'aucune hypnose ne possède, qu'aucune fascination
ne subjuge, qu'aucun fétichisme ne domine et n'asservit.
Etat physique, état magnétique, aussi bien qu'état moral.
Etat bien connu des initiés de tous les temps.
Et cette autonomie parfaite, cette pleine maîtrise de
soi, n'est pas seulement négative. Elle suppose aussi une
discipline intérieure, une discipline découlant de l'ascen-
dant normal de la raison assainie, libérée, et reprenant
ses droits dans un réalisme éclairé et conscient, une dis-
cipline rationnelle qui, sans méconnaître les droits de la
sensibilité tout entière, ne laisse place ni à la tyrannie du
dedans ni à celle du dehors.
C'est ce qui la distingue de l'anomie, de l'indis-
cipline, qui est la négation pure et simple de toute règle,
qu'elle soit dogmatique ou raisonnée. L'homme conscient
n'ignore pas qu'on « ne triomphe de la nature qu'en
obéissant à ses lois », et s'il est sans dogmes, il n'est pas
sans principes et sans discipline. La question est de défi-
nir cette discipline, de savoir ce qu'elle doit être pour
n'être pas dogmatique, apriorique, arbitraire, pour
qu'elle ne lèse pas la dignité humaine. Mais avoir pour
principe de n'avoir pas de principes enferme d'abord
une contradiction et une impossibilité psychologiques.
Ensuite, pratiquement, cet idéal absurde et impossible,
si on tentait de le vivre, n'aboutirait, au lieu de fortifier
l'individu, qu'à le dissoudre et à l'annihiler dans une
impulsivité radicale. Une activité forte suppose des prin-
cipes solides Et sans idées directrices, sans discipline
raisonnée. l'homme ne pourrait dire qu'il se gouverne
lui-même. Il ne serait qu'un navire flottant au hasard, à
la merci des éléments, sans boussole et sans gouvernail.
492 Le Flambeau.
A la vérité, tout homme a des principes. Vrais ou faux,
justes ou erronés, c'est la raison qui en est la source,
qui leur donne le jour. Fonction naturelle, fonction
physiologique. C'est en raisonnant — ou en déraison-
nant — sur les faits qu'il observe que l'homme se fait
une idée synthétique du monde et de ce qu'il doit faire.
C'est ainsi qu'il règle son activité, sa vie, sa conduite.
Mais ces règles, ces principes, peuvent être viciés par
l'absolutisme, par l'illusion métaphysique et autoritaire,
par la croyance et la soumission à une hétéronomie quel-
conque
La science elle-même peut se prêter à ces déviations
de l'esprit. Et nous avons vu certains historiens, comme
certains sociologues, attribuer à la discipline apportée par
la science, à la discipline de l'homme conscient, un carac-
tère d 'hétéronomie radicale qui serait la négation de
toute autonomie et de toute dignité vraie. D'après eux,
ce sont les choses extérieures, et non nous-mêmes, qui
nous dirigent fatalement. Ce sont elles qui nous dictent
la ligne de conduite qu'il est rationnel de suivre, et nous
n'avons qu'à nous soumettre et à obéir. « D'avance, dit
Taine, la nature et l'histoire ont choisi pour nous; c'est
à nous de nous accommoder à elles, car il est sûr qu'elles
ne s'accommoderont pas à nous. » Et de nombreux socio-
logues, tout en tenant un autre langage, arrivent à la
même conclusion : pour eux, ce ne sont plus les prédis-
positions ethniques ou les décrets de l'histoire, ce sont
les conditions sociologiques qui décident souverainement
du sort de la société et de la destinée humaine. Une fois
qu'on connaît la norme des relations sociales et le déter-
minisme de leur action fatale sur les individus, on sait
ou l'on doit aboutir et quelle est la voie à suivre, la voie
qui sera infailliblement suivie. Pour les uns comme pour
les autres, la règle de notre conduite est en dehors de
nous : elle est dans la fatalité des choses, et la sagesse se
confond avec la résignation.
L'Intégration humaine. 493
Eh bien ! cet absolutisme, tout « scientifique » qu'il se
croie, vaut l'autre: il n'est pas autre chose que de la
pure métaphysique et du déterminisme simpliste. Dès
qu'on voit, au contraire, les choses telles qu'elles sont
réellement, c'est-à-dire essentiellement et infiniment com-
plexes, on perçoit dans cette complexité même la condi-
tion et le fondement d'une certaine autonomie, d'un cer-
tain pouvoir de self-determination de l'individu. Ce n'est
jamais qu'une demi-science, qu'une science unilatérale,
qui conclut au fatalisme et à la passivité.
Il y a évidemment, nous le savons, une part d'influence
extérieure dans les déterminations les plus spontanées
et les plus volontaires. Mais si l'action du milieu est cer-
taine, il n'en est pas moins vrai que, quoi qu'en pense
un Evolutionnisme mystique, le milieu n'est pas tout;
il n'en est pas moins vrai que l'énergie incréée de l'être
vivant — incréée et, par là, irréductible aux milieux —
a aussi son rôle, et que l'autonomie qui en résulte va
croissant à mesure du développement de la conscience,
a mesure du développement de la lucidité et du savoir,
pour atteindre sa plénitude par la connaissance scien-
tifique du monde, la fin de toutes les illusions autori-
taires, le dégagement de tout absolutisme.
III
La socialité.
Ce n'est pas à dire, pourtant, qu'il s'agisse du règne
de l'arbitraire individuel, de V individualisme. L'homme
qui se possède vraiment, celui qui est vraiment homme,
est à la fois personnel et social. La socialité est, au même
titre que l'autonomie, une qualité essentielle, une carac-
téristique, de l'homme normalement développé, de
l'homme complet.
On a discuté à perte de vue, on a ergoté, ratiociné
jusqu'à la démence, jusqu'à la négation de la saine rai-
494 Le Flambeau.
son et du bon sens, sur l'égoïsme et l'altruisme, prin-
cipes absolus, sur je devoir de solidarisé, sur la sociabi-
lité, forme de l'égoïsme... Vaine logomachie, si cela
n'aboutissait à troubler et à fausser le sens moral, le sens
social, la conscience ! En réalité, tout cela, c'est toujours
la hantise de l'absolu. Le devoir naturel de l'homme n'a
rien de ce simplisme dogmatique et exclusif. Il n'est ni
exclusivement égoïste, ni exclusivement altruiste, nf
aveuglément solidariste. Il découle de la nature sociale
de l'homme. Et tout ce fracas de mots et de prétendus
principes disparaît dès qu'on abandonne sensément la
folle prétention à l'absolu et qu'on s'attache, en natura-
liste et en physicien, à l'étude positive de la réalité
humaine.
L'homme, comme tous les animaux bisexués, est un
animal social. 11 ne s'agit pas ici d'un principe métaphy-
sique, mats d'un instinct profond, organique. Cette socia-
lité s'est développée au cours des âges, à travers la série
animale, de degré en degré de l'échelle zoologique, véri-
table échelle naturelle des valeurs. Elle tend à arriver
dans l'homme à son plein épanouissement, que contra-
rient encore les conditions économiques et politiques de
la vie.
Nous la voyons, cette socialité, apparaître, manifester
ses premiers effets, avec les premiers rudiments de vie
commune. Le sens moral naît et se perfectionne ainsi
avec l'association. Les deux phénomènes sont concomi-
tants; ils sont solidaires.
Mais le caractère social de la vie est universel. Il n'est
pas seulement le fait de la vie animale; il s'étend à l'uni-
vers tout entier: il est atomique et cosmique. Et la socia-
lité humaine n'est que cette tendance naturelle mise en
valeur et fortifiée par la raison et l'habitude. Telle est
la genèse du sens moral. Telle est la généalogie de la
L'Intégration humaine. 495
moralité. Tel est le fondement de la morale humaine:
fondement, naturel, physiologique, physique.
La socialité est partout, — à l'état latent ou à l'état
apparent. Certains corps se combinent ou s'amalgament
entre eux; d'autres ne se combinent ni ne s'amalgament...
Affinité chimique; forme élémentaire de la socialité et
de l'association. Voilà pour la matière brute. Passons à
la matière vivante. Que sont les organismes vivants, des
plus simples aux plus différenciés, sinon des sociétés
véritables, des associations d'éléments biologiques? Y
a-t-il même, objectivement, une ligne de démarcation
tranchée entre les organismes dits biologiques et les orga-
nismes dits sociaux? Dans les uns, sans doute, nous per-
cevons d'un seul regard l'ensemble des unités compo-
santes; dans les autres, non. Mais ce point de vue sub-
jectif est-il une base suffisante pour une distinction ration-
nelle et scientifique? En réalité, tout être vivant est une
société, comme toute société, animale ou humaine, est
un être vivant. Ce qui constitue la société, c'est l'action
réciproque, spontanée et constante, d'individu à individu,
d'unité à unité, quels que soient le rapprochement ou
Téloignement matériels de ces individus, des ces unités.
Ainsi, malgré leur contact immédiat, deux quartiers de
roc juxtaposés ne forment pas une association, parce
qu'il n'y a aucune action spontanément réciproque de l'un
à l'autre. La distance donc importe peu, et l'on peut dire
qu'il n'y a pas de différence essentielle, fondamentale,
entre la vie d'une société humaine, par exemple, et celle
d'une collectivité cellulaire. Vie et socialité vont de pair.
Où se manifeste Tune se manifeste aussi l'autre.
La socialité n'est, d'ailleurs, que la manifestation de
la tendance naturelle qu'a la vie, dans tout être vivant,
à s'intensifier. L'association représente, en effet, on l'a
dit, non pas une simple addition de forces, mais une
496 Le Flambeau,
multiplication de la puissance des éléments associés.
Faut-il rappeler encore, pour fixer les idées, l'exemple
classique donné par Jean-Baptiste Say, concernant la
fabrication des cartes à jouer? Il nous montre sur le vif
cette multiplication des forces. Nous voyons là que trente
ouvriers, par la collaboration, arrivent à fabriquer 15,000
cartes par jour, c'est-à-dire 500 par tète, tandis que
chaque ouvrier isolé pourrait à peine en produire deux
dans sa journée... Ce qui nous donne, dans ce cas,
comme résultat de l'association, une puissance de 250
fois supérieure à la simple addition des forces. Et cet
exemple n'est qu'un fait typique entre mille. Il exprime
une loi naturelle. Toujours l'association, l'association
sincère, amplifie l'action, multiplie l'activité des unités
associées.
Mais elle n'active pas seulement la vie; elle la pro-
longe, la rend plus durable. Tandis que tels organismes
monocellulaires durent à peine quelques heures, les cel-
lules associées qui constituent le corps humain — et qui
pourtant sont analogues à certains de ces protozoaires —
arrivent à vivre des années. Tandis que certains animaux
isolés n'échappent pas à une destruction rapide, réunis
en troupe ils s'assurent une vie normale incomparable-
ment plus longue. Tandis que dans les collectivités
minuscules la vie de l'homme, livrée à tous les périls et
à tous les hasards, ne dépasse guère, semble-t-il, une
moyenne de 10 à 12 ans, dans nos sociétés beaucoup
plus vastes et mieux organisées la moyenne de la vie
atteint déjà un chiffre quadruple et continue à s'élever
de plus en plus.
Accroissement d'action présente, accroissement de lon-
gévité, voilà comment se traduit cet accroissement de
puissance vitale, cet accroissement de vivacité que donne
l'association.
Il ne s'agit pourtant point de voir dans la socialité un
calcul, dans l'association un principe purement rationnel.
L'Intégration humaine. 497
L'accroissement de vie et d'action est un fait physique,
organique, spontané, avant d'être un but de raison et un
effet de volonté. La socialité est une vertu — au sens
étymologique du mot, — une vertu naturelle, impulsive,
inconsciente, avant d'être un moyen raisonné et un prin-
cipe finaliste. 11 n'y a là, originairement, ni intention, ni
raison raisonnante; il n'y a qu'une loi naturelle, univer-
selle, tenant à l'essence même de la vie organisée. Et
cette loi naturelle d'association se manifeste aussi bien
dans la vie cellulaire ou atomique la plus infime que dans
la vie la plus consciente et la plus haute. Elle n'est, en
somme, qu'un aspect de la loi physique d'économie des
forces, de la loi universelle du moindre effort pour le
maximum d'effet.
* *
De cette loi universelle, de cette loi cosmique, l'instinct
social est la première manifestation zoologique; il pré-
cède la socialité consciente et raisonnée, comme l'impul-
sion précède la raison : il est la forme élémentaire, la
forme embryonnaire, de la socialité animale et humaine.
Sous la poussée irrésistible de cet instinct, la solidarité
matérielle, involontaire, imposée, fortuite, la solidarité
fruste du cosmos primitif, fait place peu à peu à la soli-
darité sociale, volontaire, spontanée, élective. C'est la
loi du progrès. A la cohésion forcée se substitue, de plus
en plus largement, de plus en plus victorieusement, l'as-
sociation affinitaire, l'amour.
Cette révolution commence avec la vie organisée; elle
se déroule à travers la série innombrable des collectivités
vivantes, depuis les agrégats plastiques les plus simples
jusqu'à la vaste société humaine. Elle a pour base, pour
point de départ, la fonction de génération, le lien de
parenté et de sympathie physiologique qui unit organi-
quement, fraternellement, les éléments de même souche,
de même nature. Sous l'action de ce facteur nouveau,
498 Le Flambeau.
la vie collective s'organise, grandit, se perfectionne. Une
morale naturelle se développe, expression et outil de ce
perfectionnement, organe de ce progrès. L'altruisme
s'affirme et s'affermir, à côté de l'égoïsrne. La socialité
s'intensifie et élargit son cercle.
C'est ainsi que cie l'état grégaire les groupements
humains passent graduellement à un état social de plus
en plus parfait et de plus en plus étendu. C'est ainsi que
partie de la horde primitive, l'humanité traverse la
phase du groupement territorial, du groupement poli-
tique (1). pour arriver enfin à l'association libre des indi-
vidus selon leurs affinités réciproques et à l'abolition des
frontières. C'est ainsi que l'homme commence par se
civiliser pour aboutir à se socialiser pleinement.
Cette socialisation s'opère en étendue et en profon-
deur. La socialité croît à la fois en extension et en inten-
sité. C'est le mouvement même de l'histoire, sa loi. A
mesure que l'homme se réalise, à mesure qu'il se dégage
de la brutalité primitive, la discipline sociale se développe,
s'affine, en même temps que va s'élargissant le cercle
du monde. De plus en plus, la politesse, la politesse
réelle, l'art de vivre en société, le savoir-vivre, au sens
intégral et conscient du mot, fleurissent dans les rap-
ports humains. L'altruisme, le souci d'autrui, se géné-
ralise. L'homme obéit à sa nature d'homme.
Ainsi la collectivité humaine tend de plus en plus à
devenir une société, une association universelle. La socia-
lité native et virtuelle de l'homme, son instinct social, se
transforme peu à peu en socialité effective. L'être humain
se discipline par et pour la vie en société, par et pour
une vie sociale de plus en plus délicate, de plus en plus
solidaire et de plus en plus largeT-
(1) Ne pas oublier que «politique» vient de uô\iç, cité, et que
l'Etat n'est que la cité agrandie. — Cf. L. Morgan, Ancient Society.
L'Intégration humaine. 499
Mais ne nous y trompons point. Cette discipline sociale
croissante, cette socialisation de plus en plus parfaite de
l'individu humain, n'ont rien de la mécanisation rêvée
par les autoritaires. C'est du fond même de la nature
humaine que jaillit spontanément ce besoin d'accord et
d'harmonie, cet instinct de coordination fraternelle, que
viennent renforcer et développer la pratique et l'expé-
rience de la vie. Dans sa magistrale étude sur le Génie de
l'organisation (1), M. Van Gennep a admirablement
montré ce que valent, à ce sujet, les élucubrations
savantes des docteurs en militarisme. Réduire « la science
de la civilisation » (2) et de « l'organisation » à un sim-
ple problème de mécanique, portant sur l'utilisation la
plus économique du « matériel humain », c'est éliminer
précisément l'élément moral qui est l'élément essentiel
des rapports sociaux, des rapports humains; c'est faire
fi, dans un vain rêve de domination égoïste et d'impé-
rialisme sans vergogne, de tout ce qui fait la valeur de
la personnalité humaine, de tout ce qui fait la valeur de
la vie. La vraie discipline humaine, la discipline saine et
féconde, ne s'impose pas du dehors. Elle surgit de l'indi-
vidu lui-même; elle est l'œuvre vivante, sagace et voulue,
de sa spontanéité foncière et de sa conscience autonome.
Cette sagesse éveillée est, en réalité, le contre-pied de
la passivité mécanique qui est au fond de toute doctrine
étatiste comme au fond de tout dynamisme métaphysique.
La conduite humaine est essentiellement de source psy-
chologique, et s'il est vrai que l'emprise du monde exté-
rieur agit toujours par quelque endroit sur la volonté
même, il n'en reste pas moins que la nature énergétique
de l'homme fait qu'il ne peut être réduit à un rôle pure-
ment passif et que, quoi qu'en pense notamment l'école
matérialiste de Marx, le rôle des idées-forces, le rôle de
(1) A. Van Gennep, Le génie de V organisation. Payot, 1915.
(2) Voir Ostwald, Les fondements énergétiques d'une science de la
civilisation, etc., etc.
500 Le Flambeau.
l'imagination et du sens intime, le rôle de l'impulsion
psychique est capital. C'est de là que procède, c'est de
là que relève en dernier ressort la discipline morale de
l'homme, et l'histoire du progrès humain est l'histoire
même du développement de la conscience et de la raison
créatrice,
IV
La Justice humanitaire.
L'homme règle sa conduite d'après sa conception du
monde, d'après sa conception de la vie, — si incomplète
et si rudimentaire que soit cette conception. L'évolution
humaine est ainsi essentiellement, n'en déplaise aux fana-
tiques du marxisme et aux apologistes de la force brutale,
une évolution philosophique. La question sociale n'est
pas une simple question matérielle ; elle est aussi et par-
dessus tout une question de conscience, de conception
cosmologique, de raison et de justice. La question intel-
lectuelle, la question philosophique la domine et en donne
la clef.
Le sentiment du droit est, en effet, la force motrice
par excellence des sociétés humaines. Dans le monde
humain, la force, la vraie force, la force souveraine, la
force spécifique, c'est le droit. C'est lui qui détermine
la norme des rapports. C'est lui qui arme la conscience
morale de l'individu. C'est lui qui est le principe orga-
nique de la vie collective.
Mais le droit, comme la science, a sa source dans la
raison humaine. C'est la raison, force créatrice, qui
donne naissance à ces forces nouvelles; c'est par elle
qu'elles apparaissent dans le monde. En ce qui concerne
spécialement l'homme, la raison, peut-on dire, crée la
force.
Raison humaine, raison vivante et féconde, raison
créatrice, qu'il ne faut pas confondre avec la raison
L'Intégration humaine. 501
morte, figée, absolue, des métaphysiciens, avec l'idée
immobile de Platon.
Certes, l'instinct de justice, l'instinct du juste, existe
avant toute raison discursive, avant toute raison explicite.
Mais, comme le dit Elie Reclus, « jamais l'instinct, tout
sagace et ingénieux, tout primesautier qu'il soit, n'attein-
dra la compréhension vaste et lumineuse des choses que
la raison élabore silencieusement et sûrement ( 1) ». Celle-
ci, il est vrai, commence par s'égarer, par verser dans des
imaginations fausses, dans des conceptions enfantines,
simplistes, ingénues, par se nourrir de mirages, d'illu-
sions, de chimères, d'idées creuses et saugrenues, pour
aboutir à la superstition et à l'absolutisme. Mais peu à
peu elle se discipline au contact de la réalité; elle se
fortifie, se développe, s'émancipe des vains rêves de son
enfance, grandit en justesse et en puissance, atteint enfin
son équilibre normal et sa majorité scientifique. C'est le
cours naturel de l'évolution mentale, tel que Comte l'a
noté dans sa loi des trois états.
Evolution mentale, évolution philosophique, évolution
morale, cette évolution de la raison entraîne celle de la
conception de la justice. L'organisation sociale n'est, en
effet, qu'un prolongement de l'organisation du monde.
La justice n'est qu'un aspect de l'ordre universel. Et tout
changement dans la conception synthétique de l'univers,
tout progrès de la philosophie, implique un changement
dans la conception des rapports humains, un progrès vers
une justice plus juste.
Justice plus juste, justice plus clémente aussi : justice
plus vraiment, plus pleinement humaine, plus pénétrée
de cet esprit de bonté sans lequel l'humanité n'est qu'un
vain mot et la justice elle-même un leurre cruel, une
injure permanente à l'équité et au droit humain.
(1) Elie Reclus, Les Primitifs, préface, p. XIII.
33
502 Le Flambeau.
Car le progrès, le progrès en général, est surtout, en
dernière analyse, un progrès de la clémence, — un pro-
grès de l'harmonie des choses et des êtres, un adoucis-
sement croissant de la vie et, pour couronner ce déve-
loppement organique, un épanouissement de la douceur
et de la bonté humaines... Non pas cette bonté sans force,
cette bonté aboulique et passive qu'a prêchée le boud-
dhisme, non pas cette douceur résignée faite de faiblesse
et d'abdication, qu'a prônée l'évangélisme chrétien, mais
une bonté virile, faite à la fois de force et de douceur,
de justice scrupuleuse et de tendresse humaine.
Bonté volontaire, en même temps qu'organique. Vertu,.
— et non faiblesse, — mais vertu à la fois instinctive et
raisonnée. « Serait-il vrai, disait déjà Montaigne, que
pour être bon tout à fait il nous le faille être par occulte,
naturelle et universelle propriété, sans loi, sans raison,
sans exemple? »
Mais le germe de la clémence humaine est antérieur
pourtant à toute raison raisonnante. Déjà dans l'huma-
nité primitive, déjà dans les espèces zoologiques, l'enfant,
le petit, n'est-il pas un objet et un fauteur de clémence?
« Le seul fait de son existence prouve, selon la remarque
judicieuse d'Elie Reclus, que ce n'est point le Droit du
plus fort, comme ont dit les philosophes de faible enver-
gure, mais le Droit du plus faible, qui l'emporte dans
l'humanité comme dans les espèces animales (1) ».
Quand, plus tard, la raison intervient, c'est sur des
données déjà acquises qu'elle opère, c'est sur ces don-
nées impulsives qu'elle vient greffer un élément nou-
veau, un élément régulateur: la pensée philosophique,
source cérébrale, source intellectuelle de discipline et de
justice.
Cette discipline, cette justice, varient avec la concep-
tion du monde, qui les commande. Théologiques d'abord,
(1) Elie Reclus, Le mariage tel qu'il fut et tel qu'il est. Monsr
1907, pp. 15-16.
L'Intégration humaine. 503
fétichistes, relevant de l'arbitraire et de l'autorité divine,
elles épuisent successivement, dans leur évolution pro-
gressive, la série des avatars d'une superstition qui
devient de plus en plus abstraite et immatérielle pour
finir par n'être plus qu'un brelan d'entités verbales et
d'abstractions métaphysiques. Enfin, toute superstition
éteinte, toute imagination autoritaire disparue, c'est dans
un réalisme scientifique dépouillé de toute superfétation
illusoire qu'elles trouvent définitivement leur principe et
leur force. Leur caractère est lié à celui de la philosophie
dont elles dépendent, dont elles ne sont que l'aboutisse-
ment pratique; il est lié à celui de la cosmologie dont
elles ne sont que la suite logique et qui fournit le prin-.
cipe qui les détermine, l'image maîtresse qui les con-
crète, les réalise et les anime. Cette image est d'abord
celle de la divinité, symbole de l'arbitraire et du bon
plaisir, source d'obéissance passive et d'abdication de
soi. Mais peu à peu la raison humaine s'émancipe de cette
fantasmagorie ; elle rejette toute métaphysique, toute illu-
sion autoritaire, tout absolu, pour ne prendre désormais
son critère que dans l'idée générale, universelle, d'hu-
manité, dans le symbole vivant, à la fois scientifique et
concret, du grand organisme collectif, de l'organisme
humanitaire.
Ce réalisme grandiose concilie le bon sens le plus pra-
tique avec l'idéalisme le plus généreux. Cet humanita-
risme conscient concilie la force avec la clémence. Il unit,
dans une synthèse rédemptrice, qui est comme la fleur
de la vie terrestre, l'énergie avec la douceur, la fermeté
avec la tendresse, la justice avec la charité. Il est, cet
humanisme intégral, le terme promis de toute l'histoire
humaine, de toute l'évolution zoologique. C'est ce que
n'a pas compris Nietzsche, dans son égarement, sa folie
d'orgueil et de dureté, dans sa mégalomanie anti-hu-
maine et son « immoralisme » féroce, dans sa mécon-
504 Le Flambeau.
naissance systématique et radicale du « grand but de cha-
rité humaine qui fait l'intérêt permanent de la vie. »
Conclusion : Le Règne humain.
La vérité est qu'à mesure que la vie se fait plus har-
monieuse et plus clémente elle se fait plus délicate aussi
et que le développement normal de la vie consciente sur
notre globe se poursuit dans le sens d'une diminution
croissante de la brutalité et de la lourdeur originelles,
dans le sens d'une augmentation croissante de la délica-
tesse et des forces subtiles de l'esprit. « Visitez, dit
M. Wilfred Monod, visitez un muséum de paléontologie,
méditez sur les squelettes géants de la faune antédilu-
vienne; ils révèlent une dramatique et sublime histoire,
la rivalité séculaire entre le cerveau qui grandit et la
moelle épinière qui diminue (1). »
« Au début, l'organe prédestiné de la pensée se ba-
lance, imperceptible, au bout d'une échine et d'un cou
démesurés, tel un lampion à l'extrémité d'une perche.
Mais, peu à peu, l'encombrant mécanisme des réflexes
aveugles et des instincts brutaux fléchit devant l'encé-
phale vainqueur qui remplit, lentement, la boîte crâ-
nienne, bombe le front, arrondit la tète en dôme protec-
teur, en coupole de sanctuaire. Le berceau de l'intelli-
gence est prêt (2). » l'idée réfléchie prend le pas sur
l'impulsion réflexe.
Mais cet « empire divin de la raison » n'est pas celui
de l'insensibilité: il est aussi l'empire de Taffectuosité
humaine, de la tendresse affectueuse de l'homme pour
ses semblables, pour ses frères et pour ses parents,
proches ou lointains. Intelligence et sensibilité sont insé-
(1) C'est-à-dire, évidemment: qui perd sa prépondérance. — P. G.
(2) W. Monod, dans Coenobium, janvier-février 1913, pp. 109-110.
L'Intégration humaine. 505
parables. Le développement de l'intelligence n'est qu'un
aspect, une forme, du développement plus général de la
sensibilité et de la vivacité de l'être vivant. Et l'éveil
progressif de la raison — de la raison sensée — ne va
pas sans l'éveil progressif de l'impressionnabilité, et
notamment de l'impressionnabilité sympathique.
C'est ainsi que se développent en même temps et d'un
même essor l'intelligence et la clémence humaines. C'est
ainsi que l'homme, que l'être humain s'humanise de plus
en plus; que l'anthropoïde, se dégageant peu à peu des
simagrées, des singeries ancestrales, marche d'un pas
toujours plus ferme et sûr vers l'intégrité humaine, vers
le triomphe de la justice humanitaire, vers le règne
radieux de la vérité scientifique et de la bonté plénière.
Ce sera, bien véritablement, un nouveau « règne » de
la nature: le règne humain, dans lequel la lutte et la
sélection, transposées, ne porteront plus sur les indivi-
dus, mais sur les idées, sur les idées concrétées par la
presse; dans lequel ainsi la loi d'évolution s'affirmera
sans heurts, dans l'harmonie et dans la paix, pour le
plus grand bonheur de tous; dans lequel enfin l'amour
aura vaincu et détrôné la haine.
Paul Gille.
La Volonté de Smyrne
A l'heure où les Turcs, encouragés, ravitaillés, armés par les Bolche-
viks, par les Boches, et... par d'autres, mettent tout leur espoir dans
une u grande offensive », une haute personnalité smyrniote, amie de
l'Entente et notamment de la France — ces sentiments sont ceux de
tous les Ioniens — adresse au public occidental, par l'intermédiaire
du Flambeau, un émouvant appel. Nous avions le devoir de publier
cet appel, d'autant plus que l'opinion belge, comme l'opinion fran-
çaise, est très mal informée de la Question de Smyrne. L'antipathie
naturelle que nous éprouvons à l'égard du roi Constantin, ne doit pas
nous faire commettre d'injustice envers les chrétiens d'Orient. Aucune
paix n'est possible, sans la garantie de leur existence physique et la
conservation de leur autonomie politique. Nous sommes, avec tous
les gens de cœur, pour VHelliniki Mikrasiatiki Amyna, la Défense
grecque en Asie Mineure, au nom de laquelle parle notre corres-
pondant.
Le 17-30 juillet Î922, le Haut Commissaire de Grèce à
Smyrne publia la proclamation suivante :
Le Gouvernement hellénique a donné mandat à son
Haut Commissaire à Smyrne de porter à la connaissance
des populations du territoire occupé ses décisions concer-
nant l'organisation et V administration de l'Asie Mineure
occidentale. Le Gouvernement hellénique donne en même
temps mandat à son représentant d'appliquer les mesures
qui s'imposent pour la réalisation de ces décisions. Mais
une telle œuvre, de par sa nature et surtout à cause des
obstacles que suscite nécessairement une guerre non ter-
minée encore, ne peut être accomplie immédiatement et
d'un seul coup. Par une proclamation ultérieure, mais
prochaine, le Haut Commissaire déterminera tes mesures
qui doivent être mises graduellement à exécution, et
l'ordre dans lequel elles seront appliquées. On commen-
cera par les plus urgentes, par celles qui sont réalisables
La volonté de Smyrne. 507
dans les circonstances présentes, et surtout par celles dont
l'utilité sera la même, quelle que soit à V avenir, au point de
vue international, la forme politique donnée à l'Asie
Mineure occidentale affranchie.
L'affranchissement d'un peuple, d'ailleurs, n'est pas
seulement l'œuvre des Etats et des traités. Elle doit se
poursuivre par l'initiative du peuple délivré lui-même,
elle s'affermit par ces vertus qui rendent la liberté effec-
tive et durable.
Ce qui donc s'impose, avant tout, aux populations
d'Asie Mineure, c'est l'oubli du passé récent comme du
passé lointain. Que le fanatisme religieux et le fanatisme
racique cèdent la place aux conceptions plus modernes
de travail pacifique, de progrès économique! Enfin
puissent les caractères s'élever à la hauteur que les cir-
constances réclament!
C'est à ce prix seulement, et par une constante ten-
dance à la paix intérieure et extérieure, que la liberté
apportée par les Hellènes aux Micrasiates deviendra un
cadeau vraiment précieux.
Smyrne, 17 juillet 1922.
Le Haut-Commissaire,
A. Stergiadès.
Par cette proclamation, le gouvernement d'Athènes
promet à l'Asie Mineure occidentale un régime qui, sans
être un régime tout à fait autonome, puisque Smyrne
ne jouit pas du droit d'« autodisposition », constitue toute-
fois une certaine décentralisation par la participation, au
gouvernement du pays, de tous les éléments indigènes.
Les détails du nouveau statut micrasiatique ne sont pas
encore fixés clairement parce qu'ils doivent dépendre de
diverses raisons techniques, et surtout de la tournure et
du développement que prendront les affaires au point
de vue diplomatique international. Ce qui, pourtant,
508 Le Flambeau.
demeure incontestable, c'est l'effort du gouverne-
ment d'Athènes pour donner au nouveau régime une
allure absolument humanitaire, éloignée de toute ten-
dance nationaliste, exempte de toute préférence en faveur
de l'une ou l'autre des races qui habitent cette terre si
éprouvée.
* *
Quelles sont les opinions, quels sont les vœux des Grecs
d'Asie Mineure?
Soyons sincères! Les Micrasiates, comme tout l'hellé-
nisme irrédimé, n'eurent jamais, et n'ont actuellement en
vue, qu'une seule solution vraiment satisfaisante de la
question d'Orient: l'union complète, l'union sans aucune
réserve, avec la Mère-Hellade. Cependant, étant données
les conditions dans lesquelles se présente aujourd'hui la
situation diplomatique internationale, à la suite des élec-
tions du 1-14 novembre 1920, les Grecs d'Asie se rendent
bien compte que pareille solution est impossible. Et bor-
nant leurs revendications au minimum, ils se déclareraient
satisfaits d'une autonomie effective, sous l'égide, bien
entendu, des Puissances de V Entente et sous la protection
de V armée hellénique, seule capable — elle l'a bien prouvé
— d'imposer au Turc le respect nécessaire. Car, malgré
ce que peuvent dire en Europe occidentale les Turcophiles,
un fait demeure, incontestable pour tout témoin impartial :
l'armée hellénique, depuis l'instant de son débarquement
en Asie Mineure, constitue un facteur unique d'ordre, le
véhicule unique de la civilisation, une garantie unique de
tranquillité et de pacification. Cette vérité, si douloureuse
qu'elle puisse être pour quelques intérêts et quelques
visées impérialistes inavouables, l'Europe doit avoir le
courage et la sincérité de la reconnaître, si réellement elle
désire la pacification du Proche Orient et l'éloignement des
catastrophes qui pourraient encore s'abattre sur le monde
civilisé. N'oublions pas qu'aujourd'hui, une capitulation
La volonté de Smyrne. 509
devant les rebelles d'Angora ouvre la voie à la capitulation
devant le crime soviétique, et demain, devant l'insolence
germanique.
Que les Puissances de l'Entente, donc, reconnaissent
les services rendus par l'armée hellénique à la cause inter-
nationale; surtout qu'elles ne fassent pas expier aux
Micrasiates les fautes qu'a pu commettre la Grèce offi-
cielle ; non seulement les Grecs d'Asie ne sont point res-
ponsables de ces fautes, mais encore ils les ont toujours
condamnées. En toute circonstance, ils ont manifesté par
des actes leur attachement à l'Europe occidentale.
Lorsque les populations chrétiennes d'Asie Mineure
apprirent avec épouvante que la Conférence de Paris
(26 mars 1922) avait résolu de les replacer sous le joug
des Turcs, en restituant les territoires micrasiatiques, libé-
rés au prix de tant de sang, à leurs maîtres barbares, un
immense cri de terreur sortit de centaines de poitrines,
lesquelles portent encore les traces sanglantes qu'a laissées
en fuyant le bourreau turc.
Les Chrétiens du Proche Orient, mais spécialement les
Grecs, éprouvèrent une stupeur indescriptible, lorsqu'ils
comprirent qu'ils étaient abandonnés par ceux aux côtés
de qui ils avaient affronté la grande lutte pour l'émancipa-
tion des peuples esclaves. Leur abandon par la France,
précisément par cette France qu'ils avaient appris à aimer
et qu'ils continuent malgré tout à aimer, leur abandon
par la France noble et chevaleresque, les blessa au plus
profond de leur être. Et le peuple martyr de l'Ionie ne
voulut pas croire que l'arrêt, rendu contre lui par ses
grands patrons, était irrévocable, et il espéra, et il espère
que les Puissances de l'Entente, la France à leur tète cette
fois, reviseront leur décision qui livrait à la rage sangui-
naire des Turcs des milliers et des milliers de victimes
innocentes dont le seul crime consiste à avoir réclamé le
droit de vivre libres.
*
* ♦
510 Le Flambeau.
Car, c'est cela, et cela seulement que veulent les Micra-
siates. Ils veulent leur liberté que le monde civilisé n'a pas
le droit de leur refuser et que les puissances de l'Entente
en tout premier lieu ont le devoir de leur garantir.
L'Europe occidentale et surtout la grande République
française ne doivent pas oublier qu'en appuyant les
Kémalistes au détriment des Hellènes, — quelles qu'aient
été les maladresses, les fautes morales et politiques du
parti qui gouverne aujourd'hui à Athènes, — elles ne
réussiront qu'à nuire à leurs propres intérêts. Ceux qui
en France n'ont pas de raison particulière de se laisser
tromper par la turcophilie des cercles financiers bien
connus qui environnent le journal Le Temps, ou par
l'imagination maladive de l'auteur des Désenchantées, ou
par l 'anti-croisade du nouveau Bouillon, ne peuvent en
examinant froidement la réalité, l'évolution des choses
depuis la Conférence de Genève, ne peuvent, dis-je,
qu'apercevoir le spectre grandissant et menaçant d'une
alliance germano-russo-bulgaro-turque. Ce fantôme ne
tardera pas certainement à prendre corps pour attaquer
les vainqueurs d'hier et pour chercher quelque épou-
vantable revanche. Quelle persuasion, quel prestige,
quelle idéologie seraient capables de convaincre les petits
peuples de l'Orient que la politique d'après guerre des
puissants vainqueurs a blessés ou essayé de blesser, qu'ils
doivent se lever en faveur de leurs puissants amis comme
l'ont fait les Hellènes de Macédoine, facteurs principaux
de la rupture du front bulgare et par conséquent de la
victoire finale?
A ce grand point d'interrogation on opposera peut-être
l'argumentation du roi Constantin et des imbéciles auteurs
des tristes événements de novembre (décembre) 1916.
Argument absurde! Argument qu'a renversé, neutralisé,
pulvérisé la réponse historique de M. Vénizélos à M. Cle-
menceau: (( N'oubliez pas, M. le Président, qu'à côté des
marins français qui ont été tués par des balles helléniques,
La volonté de Smyrne. 511
sont tombés aussi des Grecs qui criaient : « Vive la
France ! » Et cette autre réponse encore, faite au public
anglais: « Le roi Constantin et moi, nous sommes des
individus qui disparaîtront demain. La Grèce est immor-
telle ».
D'ailleurs, pour tout appréciateur impartial des événe-
ments de 1915-1917, ces faits ne sont-ils pas dus exclu-
sivement aux énormes fautes commises par la diplomatie
de l'Entente, fautes qui permirent aux germanophiles
d'Athènes, comptés jusqu'en 1915 sur les doigts d'une
seule main, et au baron de Schenck, d'exercer leur pro-
pagande auprès du peuple grec au profit des puissances
centrales? Est-il nécessaire de rappeler l'instable politique
de la France et de l'Angleterre vis-à-vis de M. Vénizélos
aux heures les plus critiques de sa lutte contre ses adver-
saires germanophiles, ou l'attitude de l'Italie et dje la
Russie, ouvertement hostiles — ou presque — à tout ren-
forcement des libéraux ?
En tous cas, quelle logique permettrait de rendre les
Micrasiates, et en général les Grecs irrédimés, respon-
sables de la situation pénible où se trouve le royaume de
Grèce, à la suite des élections de novembre 1920? Quelle
logique voudrait leur faire, de leur liberté, payer « la
casse » ? Ne sait-on pas que dès que les Alliés ouvrirent
les hostilités contre les côtes de l 'Asie-Mineure, et en
Macédoine, les esclaves chrétiens d'Asie-Mineure que les
persécutions turques avaient forcés de quitter leurs foyers
et de se réfugier dans les îles de la mer Egée, se hâtèrent
de se ranger à leurs côtés, considérant justement que la
lutte de l'Entente contre les puissances centrales était une
lutte sainte et bénie, menée par la Liberté et la Civilisation
contre le Despotisme et la Barbarie? Le concours prêté
par les Micrasiates à l'œuvre commune des Alliés n'a-t-il
pas été si efficace que les autorités militaires britanniques
et françaises en Macédoine ne trouvaient point de paroles
512 Le Flambeau,
assez enthousiastes pour exprimer leur admiration et leur
reconnaissance ?
*
* ♦
Mais on peut aller plus loin. Quand commença, en réa-
lité, la guerre mondiale?
Pour celui qui étudie les causes profondes et l'origine
de ce conflit, la première attaque germano-turque contre
les Puissances occidentales n'a pas eu lieu en août 1914,
mais pendant les premiers mois de cette année, en Orient
et spécialement sur les côtes de l 'Asie-Mineure. Elle fut
marquée par une persécution systématique et méthodique
des rayas hellènes, qui n'a pas été la conséquence d'une
explosion instantanée du fanatisme musulman, mais le
résultat d'un plan mûrement étudié et froidement mis à
exécution par les gouvernements de Constantinople et de
Berlin. Ce plan avait pour but la diminution et l'humilia-
tion de l'influence matérielle et morale de l'Entente en
Orient. Car l'Hellénisme fut de tout temps le précurseur
de la Civilisation occidentale en Asie-Mineure. Par l'exter-
mination de l'Hellénisme micrasiatique, dont le mot histo-
rique de von Liman-pacha: « Balayez-moi les côtes! »,
donna le signal, l'Allemagne entreprit de porter, par le
moyen de la Turquie, le premier coup sérieux à la France
et à la Grande-Bretagne.
En conséquence, la première victime de l'invasion ger-
manique ne fut ni la Serbie, ni la France, mais l'Hellé-
nisme d'Orient.
Ce fut aussi la victime la plus durement frappée. Et de
fait, jamais le droit humain n'a été foulé aux pieds avec
tant de barbarie, jamais la vie humaine n'a été méprisée
avec tant d'inhumanité, jamais l'honneur des familles n'a
été violé si bestialement, jamais le sang humain, le sang
de victimes innocentes et sans armes, n'a coulé si abon-
damment que sur la terre martyre de l'Anatolie. Des
villes, des villages, des régions entières furent pillées,
La volonté de Smyrne. 513
incendiées, transformées en monceaux de ruines. Des
églises, des écoles, des établissements philanthropiques
élevés grâce à l'épargne d'une race qui, esclave pendant
six siècles, a conservé intactes sa nationalité et sa religion,
furent, au passage du Turc, réduits en poussière.
Des prêtres, des docteurs, des hommes, des femmes,
des enfants furent massacrés de la manière la plus inhu-
maine ou déportés avec une férocité inimaginable. Des
vierges furent violées, enfermées dans des harems. La
barbarie instinctive du Turc, guidée par la cruauté scien-
tifique des Boches, sema partout la terreur, l'épouvante,
et le désespoir! Et c'est ainsi que la plus triste victime
de la guerre mondiale fut l'Hellénisme irrédimé, dont la
voix s'élève aujourd'hui pour rappeler à l'Europe et au
monde les belles paroles de « liberté » et d'« autodispo-
sition » des peuples :
« Non, vous n'avez pas le droit de livrer les tombeaux
de mes enfants, de mes frères, de ma mère, de mes
parents, à la rage de ces lâches violateurs de cadavres!
Tu n'as pas le droit de rester indifférent, d'une indiffé-
rence si coupable, envers ceux qui se sont rangés à tes
côtés pour assurer au monde la Liberté que tu as promise
lorsque tu tirais l'épée contre le militarisme prussien et
que tu hésites à accorder aujourd'hui aux malheureux
esclaves d'Orient! Tu n'as pas le droit d'abandonner à la
folie sanguinaire des hordes kémalistes les restes précieux
des plus grands héros de la plus grande guerre que les
siècles aient vue!.. »
Conclusion :
Le peuple d'Asie-Mineure, le peuple micrasiatique, a
une conception très nette de ses droits, droits historiques,
raciques et simplement humains. Le peuple d'Asie-
Mineure, certes, apprécie les raisons pour lesquelles
depuis les élections grecques du 1-14 novembre les puis-
sances de l'Entente montrent quelque hostilité à la Grèce
514 Le Flambeau,
officielle; mais il a conscience de n'avoir jamais été res-
ponsable des fautes politiques du régime actuel.
Cette hostilité étant donnée, le peuple micrasiatique
comprend parfaitement l'impossibilité de l'union de ce
malheureux pays avec la mère-patrie, dans les circon-
stances présentes, mais ne pouvant se borner à des garan-
ties platoniques pour sa vie, son honneur et ses biens,
il limite, du moins actuellement, ses ambitions à une
autonomie réelle, sous la protection morale de ses
grands Alliés, et sous la protection matérielle de l'armée
grecque. Il désire surtout qu'à la cause de l'Hellénisme
d'Asie-Mineure soit reconnu le caractère humanitaire
que certains turcophiles d'Occident paraissent oublier
hélas! affectant de confondre injustement la Grèce d'Asie
et, en général, la Grèce souffrante et militante, la Grèce
vivante, héroïque et martyre, avec la Grèce officielle
d'aujourd'hui.
Smyrne, Août 1922. S. E.
L'Unité de Front
Dans ce numéro de vacances où la littérature a pris une
place que d'ordinaire la politique lui dispute âprement,
nous ne pouvions songer à raconter par le menu les évé-
nements du mois. Nous renvoyons donc au prochain
Flambeau l'histoire détaillée du Moratorium, celle de la
débâcle autrichienne, et la chronique d'Orient.
Nos lecteurs attendront avec calme. Mfeafc, au moment
de mettre sous presse, nous apprenons l'heureux règle-
ment de l'affaire que le grand public appelle le problème
des Réparations et les gens « informés » la crise de
l'Entente. Le mois d'août 1922 avait commencé par les
angoisses de Londres; il finit pacifiquement par un com-
promis, — un compromis d'invention belge, moins écla-
tant peut-être que la « rupture » souhaitée par l'impru-
dence de certains, mais qui nous assure des lendemains
sans fièvre, sinon sans inquiétude. L'Entente est sauvée,
et c'est encore là le plus productif des gages d'avenir.
La sagesse a triomphé dans quatre capitales; elle triom-
phera aussi, nous l'espérons, dans la cinquième, qui est
Berlin. Les historiens allemands avaient marqué sur leurs
tablettes le début d'une ère nouvelle, inaugurée par le
conflit anglo-français. Ils devront se résigner à constater
que la période d'exécution n'est point close. La France,
grâce à M. Poincaré, n'est pas isolée comme on l'affir-
mait outre-Rhin. Sa thèse, le refus du moratoire, a eu la
majorité au sein de la Commission des Réparations. En
revanche, MM. Theunis, jaspar et Delacroix voient leurs
longs efforts couronnés d'un succès plus qu'honorable. Ils
ont rétabli l'unité du front allié. Victoire belge, dit-on.
516 L'Unité de Front.
Non, victoire de /'altruisme sacré, car notre avantage
diplomatique ne va pas sans sacrifice matériel.
De nouveau — et c'est ce qui importe — les Alliés se
retrouvent unis; les hommes d'Etat, un instant aigris,
exaspérés ou lassés, ont repris, en hommes de bonne
volonté, l'examen commun du redoutable problème. La
loyauté et la raison belges, personne ne le nie, ont réalisé
ce miracle. Le problème certes demeure entier ; mais la
solution s'en laisse entrevoir. Il suffira que la vague de
conciliation traverse l'Atlantique. L'Amérique doit être
convaincue aujourd'hui de notre modération, à nous,
Belges et Français, qui, pour mieux garantir la paix du
monde, avons renoncé à aller jusqu'au bout de notre droit,
et consenti un magnanime délai à un débiteur dont la
défaillance était au moins suspecte. Ce que n'ont pu faire
à Washington la note Balfour ou la mission Parmentier,
un geste auguste V obtiendrait peut-être...
Fax.
fcv
Société Générale de Belgique
Société anonyme établie à Bruxelles, par Arrêté Royal du 28 août 1822
MONTAGNE DU PARC, 3 « RUE ROYALE, 38 - RUE RAVENSTEIN
AGENCE DU MARAiS : 31, rue du Marais
AGENCE LÈOPOLI): G3, boulevard Léopold II
Adresse télégraphique : "GÉNÉRALE" BruxeVe»
Téléphones
Bruxelles de 1977 à 1985 et 1987 — Ordres de Bourse ; Bruxelles 63ô3 et 5354
Emissions ; Bruxelles 1991
Capital ....
Fonds de réserve
FONDS SOCIAL
fr. 100,000,000.00
. . 238,384,143.70
. . 338,384,143.70
Conseil de la Direction :
MM. Jean Jadot, Gouverneur; Baron Janssen, Vice-Gouverneur; Auguste Serruys. Direc-
teur-Trésorier ; Baron Edm. Carton de Wiart, Directeur ; Emile Francqul, Directeur ;
Gérard Cooreman, Directeur; Edouard de Brabander, Directeur; Auguste Callens,
Directeur ;
Collège des Commissaires :
MM. Baron A. d'Huart ; P. Capouillet; Comte de liaillet-Latour; L. Hamoir; Comte T'Kint
de Roodenbeke; Baron C. Goffinet; Comte J. de Merode ; Edm. Solvay ; Comte L. de
Meeus.
Secrétaire : M. Jules Bagage.
TOUTES OPÉRATIONS DE BANQUE :
Comptes de dépôts — Dépôts de titres à découvert et sous pli cacheté — Sous-
cription aux Emissions — Opérations de change — Emission de lettres de crédit
sur tous pays — Ordres de Bourse (Belgique et Etranger) — Encaissement et
escompte de coupons, de titres remboursables et d'effets de commerce — Crédits
ordinaires et documentaires — Prêts sur titres — Achat et vente de monnaies
étrangères — Caisse d'Epargne — Location de Coffres-forts — Renseignements
financiers, industriels et commerciaux.
Le Service d'agence de la Société Générale de Belgique est assuré par ses banques
patronnées dans plus de 200 villes et localités importantes du pays. (Voir carie ci-dessous.
RÉSEAU tfES BANQUES PATRONNÉES
PAR LA
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE BELGIQUE.
Etail'C'arUyr^E.Patesson. Ucde-
LA ROYALE BELGE
SOCIÉTÉ ANONYME
d'Assurances sur la VIE et contre les ACCIDENTS
FONDÉE EN 1853
68, RUE DES COLONIES, 68, BRUXELLES
Téléphone Bruxelles 4680 — o— Adr. télégr. ROYBELASS
Agréée par Arrêté royal du 25 janvier 1905
pour l'Assurance contre les Accidents du Travail et le Service des Rentes
aux fins de a loi du 24 décembre 1903
BRANCHE VIE
Assurances en cas de décès, mixte et terme fixe. — Assurances de bourses d'études
Combinaison spéciale d'Assurances en cas de décès pour garantir l'amortisse
ment d'emprunt hypothécaire, contracté au Crédit Foncier de Belgique
RENTES VIAGERES
ACCIDENTS DE TOUTE NATURE
Assurances collectives — Automobiles et chauffeurs d'automobiles — Ascenseurs
Chevaux, voitures — Chasseurs et gardes-chasse — Assurances individuelles
contre les accidents de chemins de fer et accidents de toute nature
Gens de maison
Fonds de garantis réalisés an 31 dèc. 1918 : pins de 40,000,000 de fr.
CREDIT GÉNÉRAL LIÉGEOIS
SOCIÉTÉ ANONYME
RUE ROYALE, 64, et RUE DES COLONIES, 35.
Capital : SOIXANTE MILLIONS
Réserves : Fr. 15,500,000
Siège social: Liège, 5, rue Georges Clemenceau.
Succursale : Bruxelles, 68, rue Royale.
» Bruxelles, 35, rue des Colonies.
Agences : Anvers, 119, avenue de France.
» Bruges, 11, rue Nicolas Despars.
» Charleroi, 16, quai de Brabant.
» Courtrai, 30, rue de Tournai.
» Mons, 16, rue de la Station.
» Ostende, 1, square Marie-José.
» Roulers, 29, place Saint-Amand.
Bureaux : Vilvorde. 18, rue de Louvain.
» Fosses. — Sprimont.
» Pont à-Celles. — Thourout. — Gistelles.
Filiales : Crédit Général Liégeois. Akg. 5, Edelstrasse,
Aix-la-Chapelle.
a Banque d'Eupen et de Malmédy, à Eupen
et à Malmédy.
Escompte de Valeurs Commerciales. — Ouvertures de crédits. — Comptes de
dépôts. — Avanees sur titres. - Lettres de Crédits et Chèques sur les princi-
pales villes belges et étrangères. — Encaissement de Coupons. — Ordres de
bourse. — Dépôts de Titres.
Vérification des tirages à la demande des clients.
Souscriptions aux emprunts d'Etats, de villes, de sociétés, etc.
LOCATION DE COFFRES-FORTS
POUR LA GARDE DES VALEURS ET OBJETS PRÉCIEUX
BANQUE D'OUTREMER
SOCIETE ANONYME
CAPITAL : 100,000,000 francs
RÉSERVES : 28,000,000 francs
Bureaux et Caisses : 48, rue de Namur, Bruxelles
Administration : 13 rue Bréderode, »
Agence : 57, rue du Marais, »
Adresse Télégraphique : Outremer, Bruxelles
Téléphone (siège social) : 1900 à 1909
Téléphone (agence) : 1711, 1713 et 18*73
La Banque d'Outremer traite toutes les opérations
de Banque et de Bourse, notamment :
Ouverture de comptes-courants, comptes-chèques, comptes
de quinzaine, comptes à échéance fixe de 6 mois et d'un an,
comptes de dépôts à 5 ans transmissibles à toute époque et
remboursables chaque trimestre (en août 1922, 4 p. c,
portés 5 I i/t p. c. pour les dépôts dont le remboursement
n'est pas demandé avant l'expiration d'un terme de 5 ans).
Encaissement et escompte d 'effets de commerce.
Achat et vente de titres.
Souscription sans frais aux émissions.
Paiement de coupons et de titres remboursables.
Emission de lettres de crédit, chèques et mandats
sur tous pays.
Achat et vente de monnaies étrangères.
Prêts et avances sur titres.
Garde de titres et d'objets précieux.
Location de coffres -forts au Siège et à l'Agence.
r:
L'iSO£NC£ flECLaME GOOTS, Bruxeues; a ic
MONOPOLE des GRANDES PUBLICITÉS
| JOURNAUX TRAMWAYS — PEINTURES — AFFICHAGES
| , 2, Piaca de la Bourse, BRUXELLES
Téléphone: BRUX. 4299 '>.
Les annonces paraissant dans " LE FLAMBEAU " sont
Z exclusivement reçues à J'AGENCE RÉCLAME GODTS
Taverne Royale
GALERIE DU ROI - RUE D'ARENBERG
BRUXELLES
Restaurant de Premier Ordre
Banquet
Concessionnaire exclusif des Restaurants et Cafés
de la Foire Commerciale de Bruxelles
SUCRE TIRLEMORT
Raffinerie Tirlemontoise
Société Anonyme
Usine fondée en 1838 à Tirleciont (Belgique)
Production annuelle :
100,000,000 de kilogrammes
de sucre raffiné,
en morceaux, pains, poudre
20,000,000 de kilogrammes
de sucre cristallisé
BANQUE DE BRUXELLES
Société Anonyme fondée en 1871
CAPITAL : Fr. 103,000,000
RÉSERVES : Fr. 41,732,000
Siège social (Siège A), 66, rue Royale, Bruxelles
Siège administrât! (Siège B), 27, avenue des Arts, Bruxelles
Succursale C, 52a, rue du Lombard, Bruxelles
Succursale D, 33/35, boulevard Anspach, Bruxelles.
Agence de Cologne, 3, An der Rechtschule.
TOUTES OPÉRATIONS DE BANQUE ET DE CHANGE
COMPTES SPÉCIAUX 4 1/2 P. C. NETS D'IMPOTS
Ces dépôts, à terme fixe de cinq ans, peuvent être effectués
par sommes rondes de 1,000 francs ou multiples.
Ils sont productifs d'intérêts calculés au taux net de 4 i\2 p.c.
l'an (tous impôts présents et futurs sur les intérêts étant à la
charge de la Banque). Ces intérêts sont payables les 2 janvier
et 1er juillet de chaque année et, pour la dernière t'ois, à
l'échéance du dépôt.
Le déposant a la faculté d'obtenir, à tout moment, le rem-
boursement anticipé des sommes versées, moyennant préavis
d'un mois et retenue forfaitaire de 3 p. c. du montant prélevé,
quelle que soit la durée effective du dépôt. Cette retenue ne
pourra toutefois pas excéder le montant des intérêts acquis
au titulaire.
Ces Comptes spéciaux 4 1/2 p. c. assurent aux déposants un
placement rémunérateur, exempt d'aléas, et offrant, en cas de
besoin, toutes les facilités de remboursement.
LOCATION DE COFFRES-FORTS
n\ ^iczhe — ID
]
Gourmets,
dégustez le
Champagne
DELBECR
la grande marque française
universellement appréciée
Représentant général pour la Belgique :
Alexandre GOETHALS
51, Rue Birmingham
BRUXELLES Téléphone 1 05.86
1 1 -I CZ3 » 1
Centrale Électrique de l'Entre=Sambre=et=Mense
Cette société fut constituée le 30 décembre 1911 au capital de 2 millions
500,000 francs porté le 31 décembre 1920 au capital actuel de 15 millions
de francs. Les actions furent introduites à la cote officielle le 4 juillet 1921.
Il n'y a qu'une seule catégorie de titres. Nous reproduisons ci-dessus le
dernier bilan, qui sera présenté à l'assemblée générale ordinaire du mois de
mai, comparé au bilan de l'exercice 1920. Comme on le verra, les bénéfices
sont le double de ceux de l'exercice précédent. Il sera vraisemblablement
proposé de distribuer environ 50 p. c. du bénéfice, soit 45 francs brut ou
fr. 40.50 net contre 20 francs net l'année dernière, dividende payable le
1er juin. Ajoutons que les recettes se sont élevées à 7,189,000 francs pour
28,235,000 kilowattheures produits.
COMPTE DE PROFITS ET PERTES
CRÉDIT
Report de l'exercice précédent fr. 109,523 50
Bénéfice d'exploitation 2,401,101 30
Rentrées diverses 236,912 20
Fr. 2,747,537 00
DÉBIT
Intérêts divers fr. 100,165 30
Solde bénéficiaire 2,647,371 70
Fr. 2,747,537 00
MAISON FONDÉE EN 175 5
SOCIÉTÉ
ANONYME
IMPRIMEUR DU ROI, EDITEUR
fournisseur des Ministères de l'Intérieur, de l'Agriculture et des Travaux publics, des Finanoes,
M. WEÏSSENBRUCH
des Affaires Étrangères, de l'Industrie et du Travail et des Chemins de fer, Postes et Télégraphes
4-9. RUE DU POINÇON, BRUXELLES
1890 EDIMBOURG oiplome dhonneur
1890 PARIS DIPLOME D'HONNEUR
MEMBRE DU JURY
1894 ANVERS
MEMBRE DU JURY, HORS CONCOURS
1880 BRUXELLES
MÉDAILLE DE COLLABORATION
1883 AMSTERDAM 2 médailles dor
1884 CARACAS Iee. uu. Venezuela)
primer premio
1885 NOUVELLE-ORLÉANS
MÉDAILLE D'OR
1885 ANVERS
MEMBRE DU JURY, HORS CONCOURS
1888 BRUXELLES 3 médailles dor
1888 BARCELONE médaille dor
1889 PARIS
MEMBRE DU JURY, HORS CONCOURS
1895 PARIS (Livre) membre du jury
1897 BRUXELLES membre du jury
1900 PARIS MEMBRE OU JURY
1905 SAINT-LOUIS grand prix
1905 LIÈGE DIPLOME DE GRAND PRIX
MEMBRE DU JURY
1910 BRUXELLES
DEUX DIPLOMES DE G^AND PRIX
PUBLICATIONS ILLUSTRÉES & ORDINAIRES, LIVRES, REVUES, JOURNAUX
Spécialité De Œravaui en langues étrangères
EXPOSITION UNIVERSELLE ET INTERNATIONALE DE GAND 1913
Un Diplôme de Grand Prix (cl. 12) ; Deux Diplômes de Grand Prix (coll. cl. Il et 12)
là
AP Le Flambeau
22
F6
année 5
t. 2
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY