Skip to main content

Full text of "Le Flambeau"

See other formats


BINDINGLISTJUN  151923 


wb 


LE 


FLAMBEAU 


REVUE  BELGE 

DES 

QUESTIONS    POLITIQUES    ET    LITTÉRAIRES 


Directeurs  :  Henri  GRÉGOIRE  et  Oscar  GROJEAX 


5e  ANNÉE 


^ 


DS-7-  3 


TOME    DEUXIÈME 


Mai-Août   1922 


1922 
BRUXELLES 
Maurice  LAMERTIN,  Éditeur- Libraire 

58-62,   Rue  Coudenberg 


PARIS 
BERGER-LEVRAULT,   Éditeurs 

5,  Rue  des  Beaux-Arts  (vie) 


i   I 
TABLE  DES   MATIÈRES 


5*  Année.  —  Nù  5.  —  31  mai  1922. 

Edouard  Bénès  :  La  Conférence  de  Gênes. 

Baron    Beyens:    Deux    Politiques    (II). 

XXX:  La  Pologne  à  Gênes. 

Colonel    Bujac:    Les    fautes    de    1914:    le    Corps    de    cavalerie    du 

général    Sordet   en    Belgique. 
Charles   Maurras:    Romantisme    et    Révolution. 
Marguerite  Devigne:  Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy. 
Richard   Dupierreux:    Ernest   Solvay. 
Fax  :    Échéance    et    Divers,    soit   Canards,    Cattier   et   Carnages. 

5e  Année.  —  N°  6.  —  30  juin  1922. 

Pierre  Nothomb  :  Les  Compensations  à  la  Hollande  (mars-avril  1919). 
Isabella   Errera:   Une   Esquisse  de  l'Histoire  des  Tissus. 
Altiar:   La  Protection   des  Minorités  chrétiennes   en  Asie   mineure. 
Marcel  Laurent:  Le  Monument  aux  Elèves  de  l'Université  de  Liège 

morts    pour   la    Patrie. 
Paul    Vanderborght:    Charles    Lecocq. 
Charles  Lecocq  :  Zadig. 
Archibald   Bigfour:   Emile  le  Versaillais. 
Emile  Vandervelde:  Avant  le  Procès  de  Moscou   (Notes  au  jour 

le   jour). 
Anagnoste  :  Est-Ouest-Express. 
Correspondance  :   Lettre  de  M.   Pierre   Nothomb. 
Huit  planches  hors   texte. 

5e  Année  —  N°  7.  -  31  juillet  1922. 

Abel  Lefranc:  Le  Secret  de  William  Stanley. 

B.-S.   Chlepner:    Midas  ou   le  Change   sans   migraine. 

Richard    Dupierreux:    Un  peintre   liégeois,    Auguste   Donnay. 

P.  Heger  et  M.   Bourquin:  Paul  Errera. 

Z.  :    La   Crise   des    Alliances. 

Grégoire  Le  Roy:  Un  peintre  ostendais,  James  Ensor. 

Anagnoste:  Le  Mois  des  Crises. 

Quatre    planches   hors   texte. 

5e  Année.  —  N»  8.  —  31  août  1922. 

Abel  Lefranc:   Le   Secret   de  William   Stanley    (II). 

Paul    Crokaert:   «    Little    Belgium  ». 

Lucien  Christophe:   Le  Stupide  xixe   Siècle. 

René  Verboom  :   Poèmes. 

Emile   Cammaerts:    Propos   irlandais. 

Paul  Gille:   L'Intégration  humaine. 

S.    E.  :   La  Volonté   de   Smyrne. 

Fax:    L'Unité   de    Front. 


TABLE   DES   AUTEURS 


Pau  es . 

Altiar    (Mme   L.-E.    Ducros)  : 

La  Protection  des  Minorités  chrétiennes  en  Asie  mineure.       185 

Anagnoste  : 

Le  Mois  des  Crises 360 

Bénès    (Edouard),    Président    du    Conseil    de    la    République 
Tchéco-Slovaque  : 
La   Conférence   de    Gênes 1 

Beyens   (Baron),  ancien  Ministre  des  Affaires   Etrangères: 

Deux    Politiques 23 

Bigfour    (Archibald)  : 

Emile  le  Versaillais 211 

Bourquin   (Maurice),  Professeur  à  l'Université  de  Bruxelles: 

Paul  Errera 319 

Bujac    (Colonel)  : 

Le    Corps    de    cavalerie    du    général    Sordet    en    Belgique 

(6-24    août     1914) 50 

Cammaerts   (Emile)  : 

Propos     irlandais 470 

Chlepner    (B.-S.): 

Midas  ou  le  Change  sans  migraine 278 

Christophe  (Lucien)  : 

Le  Stupide  xixe  Siècle 443 

Crokaert    (Paul)  : 

«  Little   Belgium  » 427 

Devigne  (Marguerite)  : 

Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy  ......        93 

Ducros  (Mme  L.-E.)  : 

Voir    Altiar 185 

Dupierreux    (Richard)  : 

Sur   Ernest   Solvay 104 

Auguste     Donnay 301 

E.    (S.): 

La  Volonté  de  Smyrne 506 

Errera  (Isabella)  : 

Une  Esquisse  de  l'Histoire  des  Tissus 161 

Fax: 

Echéance  et  Divers,  soit  Canards,  Cattier  et  Carnages.      .       106 

Est-Ouest-Express 231 

L'Unité    de    Front 515 

Flambeau  (Le)  : 

Paul  Errera 315 


IV    — 

Pages . 

Gille    (Paul),    Professeur  à   l'Institut   des   Hautes-Etudes   de 
Belgique  : 
L'Intégration   .humaine 484 

Heger  (Paul),  Président  du  Conseil  d'administration  de  l'Uni- 
versité de  Bruxelles: 
Paul  Errera 317 

Laurent    (Marcel),   Professeur  à  l'Université  de  Liège: 

Le  Monument  aux  Elèves  de  l'Université  de  Liège  morts 
pour     la     Patrie 198 

Lecocq   (Charles)  : 

Zadig 208 

Lefranc  (Abel),  Professeur  au  Collège  de  France: 

Le  Secret  de  William  Stanley,  VIe  comte  de  Derby    .      257,  389 

Le  Roy    (Grégoire)  : 

James     Ensor 340 

Maurras    (Charles)  : 

Romantisme  et  Révolution 81 

Nothomb   (Pierre): 

Les  Compensations  à  la   Hollande    (mars-avril    1919)    .       .       129 
Correspondance.        ..." 255 

Vanderborght    (Paul)  : 

Charles  Lecocq 205 

Vandervelde  (Emile)  : 

Avant  le  procès  de  Moscou   (Notes  au  jour  le  jour)    .       .      217 

Verboom   (René)  : 

Poèmes 462 

XXX: 

La    Pologne    à    Gênes 43 

Z.: 

La  Crise  des  Alliances *     •  326 


Erratum.  —  Page  515,  T  ligne,  lire:  Car,  au  moment,  etc. 


La  Conférence  de  Gênes 

L'attitude  de  la  Petite  Entente,  à  la  Conférence  de  Gênes,  a  été 
l'objet  de  certaines  critiques.  M.  Edouard  Bénès,  l'éminent  Président 
du  Conseil  de  la  République  tchéco-slovaque,  précise  admirablement, 
dans  le  magistral  exposé  qu'on  va  lire,  le  rôle  joué  par  son  pays  et 
par  son  groupe. 

Les  Problèmes  politiques  européens  : 
la  Question  russe. 

Le  travail  de  la  Conférence  de  Gênes  était  réparti 
entre  quatre  commissions:  politique,  financière,  écono- 
mique et  des  transports.  C'est  la  commission  politique 
qui  a  donné  son  caractère  à  la  Conférence,  quoique 
celle-ci  eût  dû  être  avant  tout  économique.  Les  organisa- 
teurs de  la  Conférence  estimaient,  en  effet,  qu'on  ferait 
le  plus  grand  pas  vers  la  reconstruction  économique  de 
l'Europe  en  établissant  des  relations  directes  entre  la 
Russie  et  l'Europe  et  en  écartant  les  conflits  armés  pos- 
sibles entre  la  Russie  et  les  autres  Etats.  C'est  en  partant 
de  ce  principe  que  la  première  commission  et  sa  sous- 
commission  furent  chargées  de  résoudre  le  problème 
russe  sur  la  base  de  la  résolution  de  Cannes. 

Il  serait  sans  aucun  effet  de  commenter  ici  en  détail 
les  délibérations  des  différentes  commissions.  Les  résul- 
tats de  la  commission  économique,  de  la  commission  finan- 
cière et  de  la  commission  des  transports  sont  connus  par 
les  communications  des  journaux,  et  les  faits  courants  de 
la  commission  politique  ont  été,  eux  aussi,  suffisamment 
commentés  par  la  presse. 

Je  vais  essayer  de  donner,  par  un  exposé  sommaire,  la 
caractéristique  générale  de  ce  qui  s'est  passé  à  la  Confé- 
rence. 


2  Le  Flambeau. 

La  délégation  russe,  dans  sa  première  déclaration, 
accentua  ses  principes  communistes,  mais,  tout  en  le 
faisant,  elle  laissait  aussitôt  percer  entre  les  lignes  que, 
sous  certaines  conditions,  il  lui  serait  possible,  en  quel- 
ques matières,  de  se  départir  des  dits  principes,  mais 
seulement  sous  une  forme  susceptible  d'être  tolérée  par 
la  société  communiste  russe. 

Les  questions  dont  il  s'agissait  étaient  les  suivantes  : 

1°  Reconnaissance  des  dettes  d'avant-guerre; 

2°  Reconnaissance  et  remboursement  des  dettes  de 
guerre  ; 

3°  Restitution  des  biens  des  étrangers  socialisés  en 
Russie  ou,  le  cas  échéant,  indemnisation  exceptionnelle. 

En  outre,  il  s'est  posé  une  série  de  questions  relatives 
aux  droits  de  l'ancien  Empire  russe:  certaines  questions 
territoriales,  la  question  de  l'or  roumain  confisqué  à 
Moscou,  enfin  la  question  de  la  propagande,  à  laquelle, 
en  général,  la  Conférence  a  attaché  une  grande  impor- 
tance. 

En  ce  qui  concerne  la  reconnaissance  des  dettes  con- 
tractées avant  et  pendant  la  guerre,  les  délégués  des 
Soviets  y  mettaient  comme  condition  nécessaire  l'octroi 
immédiat  de  crédits.  Dans  la  question  des  biens  étrangers, 
socialisés  en  Russie,  ils  ne  faisaient  aucune  concession. 

Dans  toutes  ses  négociations,  la  délégation  soviétique 
laissait  percer  nettement  trois  tendances: 

1°  Sauver  en  apparence,  autant  que  possible,  l'intégrité 
de  la  doctrine  communiste  ; 

2°  Défendre  les  questions  de  principe,  de  manière  à 
pouvoir  pourtant  offrir  aux  Etats  européens  des  conces- 
sions pratiques,  afin  qu'en  aucun  cas  les  négociations 
entre  la  Russie  et  l'Europe  ne  soient  interrompues  et  que 
la  Russie  ne  soit  pas  rejetée  dans  son  isolement  ; 

3°  Au  cours  de  tous  les  pourparlers,  la  délégation 
russe  a  constamment  insisté  sur  la  réciprocité  et  l'égalité 
complètes;  elle  s'opposait  a  priori  à  l'immixtion,  sous 


La  Conférence  de  Gênes.  3 

quelque  forme  que  ce  soit,  de  l'Europe  dans  les  affaires 
intérieures  de  la  Russie,  soit  qu'il  s'agisse  de  législation, 
de  juridiction,  ou  de  questions  politiques  et  internatio- 
nales, dans  lesquelles  l'ancien  Empire  russe  avait  des 
droits,  et  qui  avaient  été  résolues  sans  la  participation  de 
la  Russie. 

La  délégation,  avec  une  opiniâtreté  et  une  persévérance 
dignes  d'admiration,  continuait  la  lutte  à  propos  de  cha- 
que question,  car  chacune  d'elles  signifiait  pour  la  délé- 
gation un  nouveau  pas,  sinon  vers  la  reconnaissance  de 
jure,  tout  au  moins  vers  la  reconnaissance  de  facto. 

Les  problèmes  russes  ainsi  posés,  surgit  sans  conteste 
une  question  de  principe,  qui  fut  spécialement  soulignée 
dans  la  dernière  réponse  russe:  la  société  non-commu- 
niste d'Europe  fut  brutalement  opposée  au  régime  com- 
muniste de  Russie.  Les  membres  de  la  délégation  sovié- 
tique insistaient  sur  deux  points  touchant  la  Russie  : 

1°  De  la  révolution  est  sortie  la  Russie  entièrement 
nouvelle,  qui  existe  aujourd'hui,  une  Russie  sans  presque 
rien  de  commun  avec  la  Russie  de  l'ancien  régime  et  qui, 
nécessairement,  conservera  la  plus  grande  partie  des 
résultats  de  la  révolution. 

Les  masses  paysannes,  même  lorsqu'elles  ne  sont  pas 
communistes,  sont  tout  autres,  affirmaient-ils,  qu'elles  ne 
l'étaient  sous  l'ancien  régime. 

Dans  les  négociations  entamées  avec  l'Europe,  il  fau- 
dra compter  avec  cette  Russie  nouvelle,  dont  les  repré- 
sentants sortiront  des  masses  populaires. 

2°  Toutes  les  exigences  posées  par  l'Europe  appar- 
tiennent, d'après  les  Soviets,  au  passé.  Il  devrait  être 
fait  table  rase  du  passé  et  une  vie  nouvelle  devrait  com- 
mencer. Il  ne  s'agit  plus  de  se  quereller  sur  ce  qui  existait 
avant  la  guerre  et  ce  qui  a  été  fait  pendant  la  guerre.  Il 
est  nécessaire  d'oublier  toutes  les  dettes,  toutes  les  obliga- 
tions et  d'entamer  une  vie  nouvelle  non  alourdie  par  le 
passé.  C'est  seulement  ble  cette  façon  qu'on  pourrait  se 


4  Le  Flambeau. 

rencontrer,  se  rapprocher  et  essayer  de  nouvelles  colla- 
borations. 

Dans  ce  sens,  la  délégation  des  Soviets  se  présentait 
elle-même  comme  l'avenir,  et  présentait  au  contraire  le 
reste  de  l'Europe  comme  un  passé  définitivement  con- 
damné. 

Mais  le  grotesque  de  la  situation  apparaît  d'autant  plus 
clairement  lorsqu'on  considère  qu'après  avoir  critiqué  le 
plus  énergiquement  possible  la  vieille  Europe  et  démontré 
qu'elle  était  vouée  à  sa  perte,  les  délégués  demandaient 
à  cette  vieille  Europe  de  l'argent  afin  de  se  sauver.  C'est, 
pour  les  Russes,  une  horrible  réalité,  mais  elle  est  telle. 
Par  là  même,  le  régime  des  Soviets  reconnaissait  à  Gênes, 
bon  gré  mal  gré,  sa  défaite.  Les  bolcheviks  condamnaient 
l'Europe  et  son  capitalisme  à  la  mort  politique  et  sociale; 
ils  déclaraient  la  guerre  au  capitalisme,  en  prédisaient  la 
disparition  prochaine,  et  tout  à  coup,  ces  hommes  opposés 
par  principe  au  capitalisme  lui  demandent  aide,  c'est- 
à-dire  de  l'argent,  des  capitaux.  Cette  situation  a  été 
exprimée  par  de  multiples  caricatures  où  l'on  voit  un 
bolchevik  mendiant  auprès  des  capitalistes. 

Je  n'entrerai  pas  ici  dans  des  considérations  théoriques; 
je  me  bornerai  à  constater  l'impression  et  l'expérience 
que  tous  les  participants  ont  emportées  de  la  Conférence 
touchant  la  question  primordiale,  c'est-à-dire  le  conflit 
du  communisme  et  du  capitalisme.  M.  Lloyd  George  a 
formulé  cette  situation  d'une  manière  habile  sous  une 
forme  agréable  pour  les  Russes,  mais  pourtant  topique. 

Par  leur  tactique,  les  Russes  ont  fait  que  les  délibéra- 
tions de  La  Haye  seront  réduites  aux  questions  essen- 
tielles suivantes  : 

1°  La  reconnaissance  des  dettes  d'avant-guerre,  des 
dettes  de  guerre  et  la  reconnaissance  de  la  propriété  pri- 
vée des  étrangers; 

2°  L'ouverture  définitive  de  l'Europe  à  la  Russie  et  de 
la  Russie  à  l'Europe,  au  moyen  de  l'octroi  de  crédits,  et 


La  Conférence  de  Gênes.  5 

le  rétablissement  des  relations  commerciales  et  écono- 
miques normales,  ce  qui  serait  une  préparation  pour  la 
reconnaissance  politique  de  la  Russie  actuelle. 

Pour  arriver  à  une  entente  réelle,  il  n'existe,  vu  les 
conditions  actuelles,  qu'une  seule  voie  :  le  franc  aveu  des 
Soviets  que  la  Russie  ne  subsiste  plus  au  point  de  vue 
communiste  intégral,  et  qu'elle  s'adapte  au  reste  du 
monde  non-communiste;  l'aveu  franc  et  net  qu'il  est  né- 
cessaire de  recourir  à  un  compromis  dans  toutes  les  ques- 
tions posées  à  Gênes,  et  qu'il  faut  non  seulement  com- 
mencer une  collaboration  avec  l'Europe,  c'est-à-dire  faire 
des  compromis  en  politique  internationale,  mais,  avant 
tout,  faire  des  compromis  en  politique  intérieure  avec  les 
autres  classes  de  la  population  non-communiste.  Un  pareil 
aveu  ne  doit  pas  être  une  humiliation  pour  la  Russie, 
mais  il  est  nécessaire  pour  les  Russes  eux-mêmes,  s'ils 
veulent  venir  en  aide  à  leur  nation.  Sans  netteté  dans  ces 
questions  fondamentales,  une  administration  et  une  poli- 
tique efficaces  ne  sont  pas  possibles. 

La  Russie,  par  la  Conférence  de  Gênes,  a  repris  une 
politique  internationale  active,  ayant  été  en  réalité  recon- 
nue de  fait.  Il  ne  faut  pas  se  méprendre  sur  ce  point.  La 
Russie  n'est  pas  et  ne  sera  pas  pendant  longtemps  un 
facteur  économique,  même  si  elle  entre  de  nouveau  en 
collaboration  économique  avec  l'Europe. 

Jusqu'à  présent,  trois  procédés  politiques  ont  été  appli- 
qués vis-à-vis  du  régime  soviétique:  le  premier  est  une 
politique  de  résistance  par  principe,  refusant  toute  rela- 
tion avec  les  Soviets  en  tant  que  gouvernement.  Cette 
politique  a  d'abord  essayé  de  les  détruire  par  des  expédi- 
tions militaires,  puis,  cela  n'ayant  pas  réussi,  a  pris  à 
leur  égard  une  attitude  purement  négative.  Le  deuxième 
procédé  est  tout  le  contraire  du  premier.  Sans  connais- 
sance réelle  de  la  situation  en  Russie,  sans  connaissance 
véritable  de  la  psychologie  de  la  révolution  russe  et  du 
communisme  russe,  il  admet  la  possibilité  de  rapports 


6  Le  Flambeau. 

politiques  et  diplomatiques  définitifs  avec  les  Soviets, 
accepte  de  les  reconnaître  et  de  collaborer  avec  eux. 

Le  gouvernement  tchécoslovaque  a  rejeté  l'un  et  l'autre 
procédé:  le  premier  pour  des  raisons  de  principe  et,  en 
ceci,  il  a  été  approuvé  presque  unanimement  par  la 
nation;  le  deuxième,  parce  qu'il  lui  semblait  faux  au  point 
de  vue  politique,  incapable  d'aboutir  au  but  visé. 

Nous  avons  défendu  une  politique  de  moyen  terme. 
Nous  nous  sommes  déclarés  pour  l'entrée  en  relations; 
pour  un  contact  permanent;  pour  l'arrangement  progres- 
sif d'une  collaboration,  surtout  économique;  pour  l'adap- 
tation, par  une  lente  évolution,  des  conditions  régnant  en 
Russie  aux  conditions  prévalant  dans  les  autres  Etats,  et 
ainsi  pour  la  conservation  des  résultats  essentiels  de  la 
révolution  russe,  sans  provoquer  une  nouvelle  anarchie 
en  Russie;  enfin,  pour  l'évolution  vers  la  collaboration 
avec  les  autres  classes  du  peuple  russe.  A  notre  avis,  c'est 
la  seule  voie  possible  et  praticable,  même  pour  le  reste 
de  l'Europe. 

La  première  de  ces  trois  politiques  suppose  une  nouvelle 
révolution,  l'anarchie  et  de  nouvelles  luttes  en  Russie. 
La  seconde  ne  s'aperçoit  point  qu'elle  devance  les  événe- 
ments; qu'elle  empêche,  par  son  point  de  vue  trop 
brusque,  la  première  de  ces  politiques  d'accepter  tout 
compromis.  Elle  augmente  le  chaos  des  esprits  dans  les 
masses  ouvrières  européennes  et  ajourne  la  solution  du 
problème  fondamental  existant  entre  le  communisme  et 
le  socialisme.  Il  ne  reste  donc,  pour  faire  une  bonne  poli- 
tique russe,  qu'à  suivre  la  troisième  voie.  Celle-ci  est  en 
même  temps  susceptible  d'apporter  rapidement  secours  à 
la  population  russe  et  d'adoucir  sa  grande  misère. 

Si  la  Conférence  de  Gênes  n'a  point  eu  un  plus  grand 
succès  dans  les  affaires  russes,  c'est  notamment  parce 
que  'des  points  de  vue  extrêmes  et  contraires  s'y  sont 
heurtés,  chacun  d'eux  étant  défendu  pour  des  raisons 
politiques  différentes. 


La  Conférence  de  Gênes.  7 

Si  l'Europe  pouvait  adopter  le  point  de  vue  moyen,  qui 
serait  en  même  temps  l'expression  définie  d'une  méthode 
politique,  il  n'y  a  pas  de  doute  que  la  marche  vers  la 
reconstruction  de  l'Europe  et  de  la  Russie  serait  de  beau- 
coup plus  rapide  et  de  beaucoup  plus  avantageuse.  Il  n'y 
a  pas  de  raison  pour  que  nous  soyons  pessimistes  a  priori 
en  ce  qui  concerne  la  Conférence  des  experts  à  La  Haye. 
Nous  désirerions  simplement  que  toutes  ces  choses 
fussent  bien  considérées,  dans  cet  esprit,  tant  du  côté  de 
la  Russie  que  du  côté  des  Etats  de  l'Europe,  avant  qu'il 
soit  procédé  à  de  nouvelles  délibérations. 

L'Angleterre  et  la  France  :  les  deux 
courants  de  la  politique  européenne. 

La  lutte  engagée  autour  du  problème  russe  à  la  Confé- 
rence de  Gênes  a  eu  une  forte  répercussion  sur  toutes  les 
questions  actuelles  de  la  politique  européenne.  Je  men- 
tionnerai au  moins  les  plus  importantes. 

La  première  de  ces  graves  questions  était  la  divergence 
de  vues  entre  l'Angleterre  et  la  France,  qui  s'est  manifes- 
tée sous  différentes  formes  à  la  Conférence  de  Gênes. 
Dès  l'origine,  la  France  ne  voyait  pas  avec  plaisir  la  convo- 
cation de  la  Conférence.  Celle-ci  lui  paraissait  prématurée, 
non  préparée  et  dangereuse,  du  fait  que  se  manifestaient 
des  tendances  à  y  discuter  les  questions  des  réparations  et 
des  traités  de  paix,  et  à  opérer  ainsi  la  première  tentative 
de  revision  des  traités. 

Par  là  apparaissaient  déjà,  dans  leurs  grands  traits,  les 
deux  courants  politiques  de  l'Europe  présente.  Le  pre- 
mier, issu  des  résultats  de  la  dernière  guerre,  veut  le 
maintien  des  traités  de  paix  et  des  alliances  qui  en  sont 
résultées;  il  estime  qu'avec  le  temps,  pas  à  pas,  par  évolu- 
tion, la  psychologie  de  guerre  et  d'inimitié  réciproque  dis- 
paraîtra. Par  l'application  progressive  des  traités  de  paix, 
la  confiance  mutuelle  renaîtra  et  l'on  parviendra  à  la  récon- 


8  Le  Flambeau. 

ciliation  finale  et  à  la  collaboration  nécessaire  entre  les 
peuples,  ainsi  qu'il  est  dans  les  intentions  de  la  Société 
des  Nations. 

Les  partisans  de  cette  tendance  ont  conscience  que  les 
conséquences  de  la  guerre  se  font  encore  beaucoup  sentir 
dans  l'esprit  des  hommes;  l'anéantissement  de  quatre 
énormes  Etats,  la  dévastation  des  territoires,  la  ruine  de 
millions  de  familles  —  tout  cela  est  encore  trop  vivant  et 
trop  puissant.  Ce  serait  une  faute  de  pratiquer  immédiate- 
ment une  politique  telle  que  s'il  n'en  était  pas  ainsi,  ce 
serait  mettre  une  arme  dans  la  main  de  ceux  qui  recon- 
naissent uniquement  la  politique  de  la  force,  qui  ne  croient 
pas  à  la  nécessité  de  la  fraternisation  des  nations  et  dont 
la  religion  est  le  chauvinisme  et  le  militarisme. 

Le  second  courant,  à  vrai  dire,  a  les  mêmes  buts,  mais 
il  estime  nécessaires,  pour  les  atteindre,  une  procédure  et 
une  méthode  politique  entièrement  nouvelles.  Alors  que 
les  partisans  de  la  première  tendance  insistent  sur  une  pro- 
cédure évolutive,  l'admission  graduelle  des  anciens  enne- 
mis à  la  collaboration,  afin  de  pouvoir  ainsi  se  convaincre 
de  la  bonne  volonté  des  uns  à  l'égard  des  autres,  les  par- 
tisans de  la  seconde  veulent  rompre  rapidement  et  par  la 
force  avec  la  tradition  de  guerre,  veulent  oublier  tout  ins- 
tantanément, proclament  la  nécessité  d'une  collaboration 
immédiate  et  sans  restriction  avec  tous  les  autres.  Ils  ne 
sont  pas  si  susceptibles  au  sujet  des  traités  de  paix  ;  ils  ne 
font  aucune  différence  entre  les  anciens  alliés  et  les  anciens 
ennemis,  et  leur  attitude  à  l'égard  de  la  Russie  des  Soviets 
est  inspirée  du  même  esprit.  Cette  tendance  est  expressé- 
ment pacifiste  ;  ses  partisans  demandent  le  désarmement 
général  et  en  parlent  beaucoup  ;  ils  sont,  en  outre,  modé- 
rés dans  la  question  des  réparations. 

Cette  tendance  se  caractérise  en  même  temps  par  une 
certaine  méfiance  à  l'égard  des  petits  Etats,  car  une  pro- 
pagande a  fait  naître  la  légende  suivant  laquelle  les  petits 
Etats  sont  plus  chauvins  et  plus  militaristes  que  les  grands. 


La  Conférence  de  Gênes.  9 

Cette  méfiance  apparaît  dans  le  souci  des  minorités  eth- 
niques dans  les  petits  Etats  et  spécialement  dans  les  Etats 
nouveaux,  ainsi  que  dans  les  efforts  faits  en  vue  de  réduire 
l'indépendance  économique  de  ces  petits  Etats  en  travail- 
lant à  la  formation  de  sphères  d'intérêts  économiques  plus 
étendues. 

Ces  deux  tendances  et  le  conflit  existant  entre  elles  sont 
apparus  au  cours  de  tous  les  travaux  de  la  Conférence  de 
Gênes  à  propos  des  moindres  questions,  fût-ce  même 
questions  de  forme. 

Couramment,  quoique  pas  toujours  avec  raison,  on 
identifie  la  première  tendance  avec  la  politique  française  ; 
la  seconde,  avec  la  politique  anglaise  et  italienne.  La 
politique  américaine  a  une  place  à  part  et  ce  n'est  que 
dans  certaines  questions  qu'elle  adopte  la  politique  paci- 
fiste tantôt  de  la  France,  tantôt  de  l'Angleterre. 

Les  anciens  Etats  ennemis  se  placent  naturellement  en 
tout  à  la  suite  des  partisans  de  la  seconde  tendance.  Il  est 
également  naturel  que  les  minorités  ethniques,  dans  les 
nouveaux  Etats,  manifestent  leur  sympathie  pour  cette 
tendance  politique  et  s'efforcent  de  la  faire  prévaloir  dans 
leur  pays. 

Il  est  vrai  que  des  tentatives  sont  faites  pour  proclamer 
cette  tendance  comme  le  système  de  la  démocratie  et  du 
progrès,  alors  que  le  premier  système  est  flétri  des  termes 
de  réaction  et  de  violence.  J'estime  inutile  de  m 'élever 
contre  ce  fait.  Il  est  connu  que,  chez  nous,  souvent  ceux 
qui  furent  pendant  la  guerre  les  plus  grands  défenseurs 
de  la  véritable  réaction  et  de  la  véritable  violence,  se 
sentent,  tout  d'un  coup,  les  défenseurs  élus  du  progrès, 
de  la  justice  ethnique  et  sociale,  des  principes  démocra- 
tiques, et  se  réclament  aujourd'hui  de  cette  tendance  de  la 
politique  extérieure. 

La  Crise  des  alliances. 

L'accentuation  de  ces  deux  courants  politiques  à  la 
Conférence  de  Gênes  a  provoqué  ce  qu'on  commence  à 


10  Le  Flambeau. 

appeler  aujourd'hui  la  crise  des  alliances;  on  commence, 
à  la  suite  du  désaccord  entre  l'Angleterre  et  la  France  à  la 
Conférence  de  Gênes,  à  discuter  la  question  de  savoir  si 
les  anciens  liens  d'alliance  entre  ces  deux  Etats  se  main- 
tiendront ou  non. 

Jusqu'ici  certains  hommes  politiques  ont  d'un  côté  jugé 
nécessaire  de  modifier  d'après  les  circonstances  l'alliance 
de  la  guerre,  de  maintenir  tout  ce  dont  il  est  besoin  dans  la 
situation  d'après-guerre,  et  de  persister  dans  la  solidarité 
fondamentale  qui  existe  entre  les  Etats  alliés  du  fait  de  la 
guerre.  A  ce  propos,  on  a  calculé  que  ces  alliances  seraient 
complétées  par  une  série  d'ententes  entre  les  Etats  alliés, 
notamment  par  le  pacte  dit  pacte  franco-britannique  de 
garantie,  auquel  adhérerait  aussi  la  Belgique,  puis  par  un 
accord  spécial  avec  l'Italie  et,  éventuellement,  par  des 
accords  spéciaux  avec  les  Etats  de  l'Europe  centrale.  On  a 
cru  qu'un  pacte  de  garantie  particulier  serait  ainsi  conclu, 
d'où  sortirait  avec  le  temps  un  pacte  de  garantie  européen. 
Ce  dernier  finirait  par  comprendre  aussi  l'Allemagne. 

Ce  plan  politique  aurait  surtout  pour  but  de  procéder 
systématiquement  à  l'édification  de  l'Europe  d'après- 
guerre,  de  progresser  dans  la  réalisation  intégrale  des 
traités  de  paix  ;  de  s'efforcer  de  les  appliquer  sans  crise  ni 
violence  ;  de  créer  une  atmosphère  de  calme  ;  de  résoudre 
avant  tout  particulièrement  le  problème  des  réparations  et 
d'empêcher  par  tous  les  moyens  les  tentatives  d'une  poli- 
tique catastrophale,  tant  de  la  part  des  «  catastrophistes  » 
de  droite  que  des  «  catastrophistes  »  de  gauche,  tant  de  la 
part  des  militaristes  ou  des  chauvins  que  de  ceux  qui 
sabotent  systématiquement  les  traités  de  paix. 

A  cela  s'oppose  la  deuxième  conception  soutenant  que 
l'alliance  issue  de  la  guerre  peut  donner  l'impression  que 
l'on  entend  poursuivre  la  politique  de  guerre,  plaidant  le 
point  de  vue  non  de  la  rupture  des  accords  antérieurs, 
mais  d'un  certain  relâchement,  d'une  plus  grande  liberté 
dans  la  solution  des  diverses  questions  internationales. 


La  Conférence  de  Gênes.  11 

Il  importe  de  souligner  qu'il  ne  s'agit  pas  aujourd'hui  de 
rompre  d'une  manière  éclatante  la  quadruple  entente 
anglo-franco-italo-japonaise,  non  plus  que  la  solidarité  de 
guerre  des  alliés,  dans  lesquels  rentrent  en  même  temps  la 
Belgique  et  les  Etats  de  l'Europe  centrale,  ni  de  cesser  la 
collaboration  étroite  existant  aujourd'hui  entre  l'Angle- 
terre et  la  France.  Il  ne  s'agit  pas  non  plus  de  remplacer 
immédiatement  ces  anciennes  ententes  par  des  blocs  alliés 
nouveaux  en  y  incorporant  les  anciennes  puissances  enne- 
mies, par  exemple  l'Allemagne  ou  peut-être  la  Russie 
soviétique.  Il  est  trop  tôt  pour  cela;  les  obstacles  sont 
grands;  les  facteurs  politiques  auxquels  incombe  la  déci- 
sion s'en  rendent  fort  bien  compte  et  personne  n'y  songe 
sérieusement.  Les  hommes  politiques  français,  anglais  et 
italiens  voient  clairement  les  importantes  conséquences 
qui  en  découlent.  Ils  voient  également  que  l'Allemagne, 
dans  son  état  présent,  est  un  contractant  inopportun  pour 
une  alliance,  de  même  que  la  Russie.  L'opinion  publique 
de  ces  Etats  ne  le  supporterait  pas. 

A  juger  objectivement  les  choses,  la  soi-disant  crise  des 
alliances  nous  apparaît  ainsi  après  la  Conférence  de 
Gênes  :  on  ne  peut  pas  actuellement  compter  approfondir 
davantage  et  plus  en  détail  les  principes  actuels  des  accords 
entre  Alliés.  Il  me  semble  que  c'est  une  faute  pour  l'Eu- 
rope. Autant  que  je  puis  en  juger,  on  le  ressent  aussi  dans 
tous  les  milieux  politiques  allemands  sérieux,  lesquels  se 
rendent  compte  qu'une  ferme  politique  alliée  franco- 
anglaise  donne  à  l'Allemagne  une  plus  grande  possibilité 
de  se  restaurer  économiquement,  d'obtenir  une  solution 
plus  modérée  de  la  question  des  réparations  et,  en  général, 
d'opérer  une  évolution  politique  plus  calme  dans  un 
avenir  prochain. 

On  parle  beaucoup  de  l'isolement  de  la  France,  notam- 
ment dans  divers  milieux  antifrançais.  Je  voudrais  attirer 
l'attention  sur  le  fait  que  c'est  mal  comprendre  la  véritable 
situation  politique  actuelle  de  l'Europe;  il  n'y  a  que  les 


12  Le  Flambeau. 

milieux  extrêmement  nationalistes  français  qui  souhaitent 
aussi  cet  isolement. 

Cette  évolution  vers  une  plus  grande  liberté  politique 
des  deux  parties  est  d'ailleurs  naturelle:  le  grand  danger 
commun  qui  a  étroitement  uni  les  alliés  pendant  la  guerre 
disparaît  de  plus  en  plus,  et  plus  il  en  est  ainsi,  plus  il 
s'agit  entre  eux  de  résoudre  des  questions  au  sujet  des- 
quelles leurs  intérêts  ne  sont  pas  toujours  identiques. 
C'est  pourquoi  nous  devons  sans  cesse  être  préparés  à 
nous  trouver  en  face  de  désaccords  tels  qu'il  en  est  surgi 
à  la  Conférence  de  Gênes,  mais  de  grandes  scissions  et 
des  changements  de  front  ne  sont  pas  à  craindre.  Les 
divergences  d'intérêts  étant  chose  naturelle,  la  tâche  de  la 
politique  est  de  trouver  un  bon  terrain  d'accord  malgré 
cet  obstacle. 

Il  n'est  pas  douteux  que  les  regroupements  diploma- 
tiques occasionnels  qui  pourraient  se  produire  ne  feraient 
que  renforcer  le  sentiment  d'incertitude  et  d'imprécision 
dans  les  Etats  de  l'Europe.  Dans  ces  conditions,  nous 
devons  d'autant  plus  accentuer  notre  collaboration  avec 
les  Etats  avec  lesquels  nous  sommes  le  plus  liés;  cette 
collaboration  est  pour  chacun  de  nous  inestimable  non 
seulement  en  ce  qui  concerne  les  questions  de  défense 
nationale  et  les  pourparlers  diplomatiques  qui  ont  lieu 
dans  les  conférences  et  congrès  internationaux,  mais 
encore  parce  qu'elle  nous  apporte  d'énormes  succès  maté- 
riels et  moraux. 

Notre  politique  actuelle  était  préparée  à  une  telle  situa- 
tion par  le  travail  des  dernières  années,  qui  lui  a  permis 
de  raffermir  sa  position  et  de  jeter  les  bases  d'alliances. 
Elle  n'a  aucune  raison  pour  changer  ses  rapports  envers 
la  France,  l'Angleterre  ou  l'Italie,  l'Allemagne  ou  la 
Russie.  A  l'égard  de  ces  Etats,  elle  continuera  dans  la 
direction  suivie  jusqu'ici.  Mais  elle  sera  prête,  à  tous 
égards,  pour  toute  éventualité  possible. 


La  Conférence  de  Gênes.  13 

La  Politique  tchéco -slovaque. 

Au  cours  des  deux  dernières  années,  le  programme  de 
ces  deux  courants  politiques  a  pris  forme  peu  à  peu  et, 
finalement,  il  est  apparu  avec  une  suffisante  netteté  à  la 
Conférence  de  Gênes.  Chez  nous,  cela  s'est  manifesté  de 
temps  en  temps  par  des  interpellations  et  des  attaques 
contre  notre  politique  extérieure;  déjà  on  avait  posé  la 
question  de  savoir  si  je  voulais  faire  une  politique  fran- 
çaise ou  anglaise.  Les  uns  parlaient  de  vassalité  envers  la 
France;  d'autres  nous  traitaient  de  réactionnaires;  d'au- 
tres encore  voyaient  d'un  mauvais  œil  notre  politique  à 
l'égard  de  la  Russie;  à  leur  avis,  nous  n'étions  ni  assez 
russophiles,  ni  assez  francophiles.  Nous  avons  même  été 
traités  de  germanophiles. 

La  Conférence  de  Gênes  nous  fournit  l'occasion  de 
donner  en  quelques  mots  une  réponse  plus  précise  à  ces 
reproches.  Le  gouvernement  tchécoslovaque  a  toujours 
répondu  à  ce  genre  de  reproches  en  disant  qu'il  prati- 
quait une  politique  tchécoslovaque.  Le  plus  bel  exemple 
que  l'on  puisse  donner  de  ce  que  nous  venons  de  dire, 
c'est  la  politique  que  nous  avons  suivie  à  la  Conférence 
de  Gênes. 

Quiconque  a  quelque  intelligence  des  principes  de  la 
politique  internationale  ne  demande  pas  seulement  avec 
qui  marche  tel  ou  tel  Etat,  mais  il  se  pose  d'abord  une 
question:  quels  sont  les  intérêts  de  l'Etat,  de  quel  côté 
sont-ils,  et  quels  sont  les  principes  qui  dirigent  sa  poli- 
tique extérieure? 

La  démocratie,  le  progrès  politique  et  social  sont  de 
tradition  dans  notre  nation.  Nous  resterons  fidèles  à  cette 
tradition.  Il  est  de  notre  intérêt  que  les  traités  de  paix 
soient  respectés  et  exécutés;  que  les  ennemis  déclarés 
ou  secrets  de  notre  Etat  ne  puissent,  sous  le  couvert  du 
progrès  et  de  la  démocratie,  semer  de  nouvelles  disputes 
en  Europe  et  faire  crouler  les  fondements  de  cet  Etat.  Il 


14  Le  Flambeau. 

est  de  notre  intérêt  qu'une  Russie  nouvelle  puisse  coopé- 
rer le  plus  tôt  possible  à  la  reconstruction  politique  et 
économique  de  l'Europe,  et  que  l'on  ne  retourne  pas  au 
système,  en  usage  avant  la  guerre,  d'armements  à 
outrance,  lequel  nous  a  conduits  à  la  guerre  mondiale. 
Il  est  également  de  notre  intérêt  que  les  minorités  eth- 
niques, dans  chaque  Etat,  obtiennent  autant  de  liberté 
qu'il  est  compatible  avec  la  sécurité  et  les  intérêts  de 
l'Etat,  et  que  cette  liberté  facilite  les  bonnes  relations 
entre  les  divers  Etats. 

C'est  ce  qui  détermine  la  politique  que  nous  avons 
pratiquée  depuis  l'origine  de  la  République  et  que  nous 
entendons  continuer.  Ainsi  se  trouve  formulée  la  réponse 
à  la  question  de  savoir  si  nous  suivons  une  politique 
française  ou  anglaise.  Nos  adversaires  politiques  conti- 
nueront à  parler  de  vassalité;  ils  continueront  à  com- 
menter notre  dépendance  à  l'égard  de  l'un,  parce  que 
leur  but  est  d'aboutir  à  une  véritable  dépendance  à  l'égard 
de  l'autre  ;  et,  en  tous  cas,  de  créer  des  difficultés  à  l'Etat. 

Chacun  des  petits  Etats  doit  tenir  compte  de  l'attitude 
prise  par  les  grands  et,  dans  une  certaine  mesure,  s'en 
inspirer.  Mais  sa  solidarité  avec  un  grand  Etat  est  limitée 
par  ses  propres  intérêts;  les  grands  Etats  respectent  les 
intérêts  vitaux  des  petits,  lorsque  ceux-ci  se  trouvent 
dans  une  situation  telle  qu'ils  sont  tenus  de  choisir  entre 
tel  ou  tel  point  de  vue  et  d'agir  en  conséquence. 

Bien  des  gens  n'ont,  semble-t-il,  pas  compris  ces 
notions  élémentaires.  Dès  le  début,  le  principe  de  toute 
notre  politique  extérieure  a  été  de  conserver  la  liberté  de 
pratiquer  notre  propre  politique,  une  politique  réellement 
tchécoslovaque.  De  cette  façon-là  seulement  nous  pouvons 
être  et  rester  un  allié  appréciable  pour  celui  avec  lequel 
nous  marchons  de  concert.  Ce  qui  constitue  l'importance 
de  la  Petite  Entente,  c'est  qu'elle  facilite  pour  nous, 
comme  pour  chacun  de  ses  membres,  une  politique  con- 


La  Conférence  de  Gênes.  15 

forme  aux  conditions  historiques,  géographiques  et  éco- 
nomiques. 

L'Etat  tchécoslovaque  n'est  pas  et  ne  doit  jamais  être 
le  jouet  d'aucun  grand  Etat,  il  ne  saurait  non  plus  prendre 
à  l'avance  des  engagements  envers  quelque  Russie  future 
artificiellement  édifiée. 

Ce  point  de  vue  ne  cesse  pas  d'être  slave.  Bien  au 
contraire,  il  constitue  une  base  sérieuse  pour  une  poli- 
tique slave  positive.  A  Gênes  précisément,  nous  nous 
sommes,  avec  M.  Nintchitch,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères du  Royaume  des  Serbes,  Croates  et  Slovènes,  con- 
vaincu à  nouveau  et  plus  directement  de  la  nécessité 
d'une  collaboration  étroite  et  d'une  alliance  des  plus  éten- 
due pour  l'avenir.  De  même  nous  avons  senti  clairement 
ce  qui  nous  unissait  aux  Polonais.  Même  dans  les  conver- 
sations avec  M.  Tchitchérine,  nous  n'avons  pas  oublié 
les  questions  de  la  politique  slave. 

L'Europe  centrale  commence  à  être  une  partie  conso- 
lidée de  l'Europe.  On  peut  même  dire  qu'elle  est  plus 
solide  qu'on  ne  le  croit  généralement.  On  a  pu  s'en 
apercevoir  à  la  Conférence  de  Gênes.  Nous  avons  encore, 
il  est  vrai,  un  certain  nombre  de  difficultés,  mais  en 
quelques  années  nous  avons  fait  de  grands  progrès.  Dans 
l'Europe  centrale  nous  sommes  aujourd'hui  arrivés  à  une 
entente  avec  la  Yougoslavie,  la  Roumanie  et  la  Pologne, 
de  sorte  qu'il  n'est  pas  à  craindre  de  voir  tenter  une 
modification  de  la  situation  actuelle  de  l'Europe.  De  jour 
en  jour  cette  situation  se  raffermit;  je  voudrais  même 
souligner  que  la  Conférence  de  Gênes  qui,  pour  certains 
hommes  politiques,  devait  constituer  la  première  attaque 
contre  les  traités  de  paix,  n'a  fait  en  réalité  que  raffermir 
encore  le  nouveau  statut  de  l'Europe  centrale. 

Ce  résultat  est  dû  à  la  politique  qui,  depuis  la  fin  de  la 
guerre,  poursuit  méthodiquement  l'organisation  de  l'Eu- 
rope centrale,  à  la  politique  consciente  de  ses  tâches 
immédiates  et  de  ses  devoirs  à  l'extérieur.  Quoiqu'elle 


16  Le  Flambeau. 

n'y  voie  pas  une  sorte  de  garantie  éternelle  pour  la 
sécurité  de  notre  pays,  cette  politique  considère  cepen- 
dant cette  organisation  nouvelle  comme  un  moyen  efficace 
d'en  affermir  les  fondements.  Le  fait  que  notre  politique 
a  été  longuement  méditée  ressort  de  ce  que  les  bases  de 
la  Petite  Entente  ont  été  posées  à  Paris  dès  le  mois  de 
décembre  1918. 

La  politique  que  nous  venons  d'exposer  ne  change  rien 
à  nos  rapports  étroits  et  cordiaux  avec  la  France,  l'Angle- 
terre et  les  autres  nations.  Au  contraire,  l'indépendance 
et  la  fermeté  de  notre  politique  extérieure  ne  font  qu'ac- 
croître l'importance  et  le  prix  que  l'on  attache  à  notre 
alliance.  Il  était  utile  de  le  dire;  la  Conférence  de  Gênes 
nous  en  a  fourni  l'occasion. 

La  Petite  Entente  à  la  Conférence  de  Gênes. 

La  Conférence  de  Gênes  a  été  pour  la  Petite  Entente  et 
la  Pologne  la  première  occasion  d'une  collaboration  diplo- 
matique internationale  au  grand  jour.  Disons  immédiate- 
ment que  cette  collaboration  a  fait  ses  preuves.  Dans  les 
commissions  économique,  financière  et  des  transports,  les 
experts  ont  systématiquement  pratiqué  une  action  com- 
mune et  obtenu  tout  ce  qui  était  dans  l'intérêt  de  la  Petite 
Entente.  Dans  les  questions  politiques,  la  tactique  com- 
mune fut  établie  dans  tous  les  détails.  Les  chefs  des  délé- 
gations se  tinrent  en  rapports  constants  ;  ils  discutèrent  en 
commun  et  décidèrent  en  commun  toutes  les  questions 
politiques,  et  l'on  peut  affirmer  que  pendant  toute  la  Con- 
férence il  n'y  a  eu  aucun  fait,  soit  matériel,  soit  formel, 
soit  personnel,  qui  ait  pu  faire  naître  un  désaccord.  Les 
représentants  de  la  Pologne  ont  participé  constamment  à 
toutes  nos  réunions  et  avec  eux  aussi  nous  avons  travaillé 
en  complet  accord  dans  les  questions  de  forme  ainsi  que 
dans  les  questions  de  fond.  Au  cours  de  cette  collabora- 
tion, la  sincérité  et  la  loyauté  de  tous  s'affirma  d'une  façon 
éclatante.  Nous  avons  quitté  la  Conférence  avec  le  désir 


La  Conférence  de  Gênes.  17 

qu'une  telle  collaboration  subsiste  à  l'avenir.  Tout  le 
monde  a  constaté  que  l'un  des  résultats  positifs  de  la  Con- 
férence de  Gênes  était  justement  la  consolidation  et  l'affir- 
mation de  l'influence  politique  internationale  de  la  Petite 
Entente  et  de  la  Pologne  qui  travaillait  avec  elle. 

Je  ne  citerai  pas  ici  tous  les  cas  concrets  de  cette  collabo- 
ration. Je  ferai  remarquer  que  notre  groupement,  dans 
les  différentes  questions  se  présentant  à  la  Conférence  de 
Gênes,  a  adopté  régulièrement  un  point  de  vue  modéré  et 
médiateur.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'il  a  cherché  à 
atténuer  les  divergences  dans  le  conflit  anglo-français.  En 
ce  qui  concerne  le  mémorandum  russe,  son  point  de  vue 
fut  modéré,  et  quand  il  s'est  agi  de  prendre  une  décision 
définitive  dans  les  affaires  russes,  il  a  défendu  le  point  de 
vue  qu'il  ne  convenait  pas  d'interrompre  toute  négocia- 
tion avec  la  Russie  et  de  rejeter  à  nouveau  ce  pays  dans 
l'isolement.  Quand  il  s'est  agi  de  l'engagement  réciproque 
des  différents  Etats  de  ne  pas  s'attaquer,  notre  groupe- 
ment a  défendu  cette  opinion  moyenne  qu'il  n'est  cer- 
tainement pas  nécessaire  de  renforcer  particulièrement  la 
garantie  des  traités  de  paix,  mais  que,  dans  le  pacte  con- 
clu, il  est  nécessaire  de  rappeler  que  la  base  de  tous  les 
engagements  internationaux  de  ce  genre  est  que  chacun 
respecte  le  principe  fondamental  du  droit  international, 
c'est-à-dire  qu'il  respecte  ses  engagements. 

Critique  de  la  Conférence.  Ses  résultats. 

Il  serait  très  facile  de  critiquer  la  Conférence  et  ses  tra- 
vaux. Les  critiques  qui  lui  ont  été  adressées  sont  générale- 
ment les  suivantes: 

1°  Elle  aurait  été  prématurée  et  insuffisamment  pré- 
parée. Suivant  ces  critiques,  la  Conférence  aurait  eu  un 
plus  grand  succès  si  elle  avait  eu  lieu  six  mois  plus  tard. 

2°  Son  programme  aurait  été  erroné.  La  reconstruction 
de  l'Europe  doit  commencer  par  le  règlement  du  problème 

2 


18  Le  Flambeau, 

des  réparations,  par  des  négociations  directes  entre  l'An- 
gleterre, la  France  et  l'Allemagne.  Ensuite,  il  faut  régler 
la  question  des  dettes  de  guerre  interalliées.  De  l'avis 
unanime  de  tous  les  spécialistes,  le  monde  est  aujourd'hui 
surchargé  de  dettes.  Aussitôt  qu'une  entente  sur  cette 
question  sera  réalisée,  il  sera  nécessaire  d'en  appliquer  le 
résultat  à  la  vie  économique  des  autres  Etats  européens, 
et  ceci  améliorera  rapidement  la  situation  économique  de 
l'Europe.  Ce  n'est  qu'après  que  ces  deux  résultats  auront 
été  obtenus  que  l'on  pourra  commencer  à  régler  le  pro- 
blème économique  russe. 

3°  La  Conférence  aurait  montré  une  connaissance 
insuffisante  des  questions  russes.  Sans  cela,  on  n'aurait 
pas  commis  dans  ces  questions  russes  certaines  erreurs  et 
on  se  serait  aperçu  plus  tôt  que,  dans  la  situation  actuelle 
de  la  Russie,  la  Délégation  des  Soviets  ne  pouvait  pas 
accepter  les  conditions  des  puissances  occidentales:  il 
n'aurait  pas  été  possible  non  plus  que  le  contraste  entre  la 
Russie  communiste  et  l'Europe  bourgeoise  apparût  aussi 
nettement  à  la  Conférence  qu'au  dernier  moment.  En 
outre  on  dit  que  la  Russie  pourra  accepter  dans  six  mois, 
mais  qu'elle  ne  pouvait  accepter  maintenant. 

4°  On  incrimine  particulièrement  la  suspicion  que  cer- 
tains Etats  ont  apportée  à  la  Conférence.  A  ce  propos, 
on  considère  généralement  le  traité  germano-russe  comme 
ayant  dès  le  début  fait  disparaître  la  confiance  récipro- 
que, en  provoquant  une  grande  nervosité  et  l'incertitude, 
en  raison  de  quoi  on  n'a  pu  compter  sur  un  grand  succès. 

5°  Ensuite,  on  dit  que  la  France  a  bien  formulé  exacte- 
ment ce  qu'elle  ne  veut  pas;  mais  qu'elle  n'a  pas  indiqué 
d'une  façon  concrète  comment  elle  se  représente  la 
reconstruction  de  TEurope. 

6°  Il  y  avait  une  incertitude  à  la  Conférence.  On  ne 
savait  pas  quand,  de  quelle  façon  et  dans  quel  sens  une 
question  quelconque  se  poserait;  quelles  questions 
seraient  discutées;  à  quel  moment  on  discuterait  une 


La  Conférence  de  Gênes.  19 

question;  tout  était  imprévu  et  incertain.  Ceci  créait  un 
milieu  nerveux,  susceptible,  irritable,  par  suite  un  man- 
que de  calme  et  de  capacités  pour  un  travail  positif.  La 
Conférence  de  Gênes  a  été  aussi  la  première  Conférence 
où  des  luttes  diplomatiques  aient  eu  lieu  devant  le  grand 
public,  devant  une  assemblée  populaire  sous  la  forme  de 
réunion  publique.  Cela  avait  son  très  bon  côté,  mais  créait 
un  état  d'esprit  encore  plus  nerveux. 

Il  serait  possible  de  citer  encore  toute  une  série  d'autres 
arguments  formulés  de  divers  côtés.  Je  ne  les  considère 
pas  tous  comme  justifiés,  mais  il  est  bon  de  signaler  ce 
que  l'on  reproche  à  la  Conférence  afin  de  pouvoir  juger 
de  la  situation  exacte.  On  tentera  de  parler  d'un  insuccès 
'de  la  politique  anglaise  et  italienne,  d'un  succès  de  la 
politique  française,  de  succès  ou  d'insuccès  de  la  Russie 
et  de  l'Allemagne.  Je  pense  que  de  tels  jugements  ne 
seraient  pas  exacts. 

A  la  Conférence  s'affrontaient  les  représentants  de 
trois  courants  de  la  politique  internationale  ;  ils  ont  quitté 
Gênes  en  gardant  leur  position  et  sans  changer  de  point 
de  vue.  C'est  un  fait  que  le  but  que  s'était  assigné  la 
Conférence  n'a  pas  été  entièrement  atteint.  Nous  ne 
devons  pourtant  pas  nous  laisser  tromper  :  on  ne  conti- 
nuera que  plus  obstinément  à  travailler  pour  y  arriver. 
Tous  ceux  qui  ont  suivi  les  travaux  de  la  Conférence  de 
Gênes  ont  dû  admirer  la  persévérance,  la  largeur  de  vues 
et  l'optimisme  avec  lesquels  M.  Lloyd  George  s'efforça 
d'écarter  d'énormes  obstacles.  Et  tous  ceux  qui  ont  vu 
'de  quelle  façon  la  Conférence  a  été  préparée  et  quelles 
furent  ses  véritables  difficultés  intérieures  n'ont  pas  pu 
ne  pas  reconnaître  que  le  scepticisme  de  la  politique  fran- 
çaise à  l'égard  de  la  procédure  employée  n'était  pas 
injustifié.  L'idée  qui  avait  conduit  à  l'organisation  de  la 
Conférence  et  à  la  présentation  de  certaines  questions, 
était  juste.  Il  est  nécessaire  de  l'affirmer  à  nouveau.  Mais 
les  conditions  dans  lesquelles  on  pouvait  arriver  à  un 


20  Le  Flambeau. 

résultat,  ainsi  que  les  difficultés  que  l'on  devait  rencontrer 
n'avaient  pas  été  exactement  indiquées.  En  outre,  on 
n'avait  pas  connu  suffisamment  à  temps,  avant  la  Confé- 
rence, le  point  de  vue  de  la  Russie  et,  même  pendant  la 
Conférence,  les  idées  et  le  point  de  vue  russes  n'ont  pas 
été  convenablement  aperçus.  C'est  pourquoi  on  ne  pou- 
vait obtenir  un  plein  succès. 

Ce  serait  néanmoins  une  très  grande  erreur  que  de 
penser  que  la  Conférence  a  perdu  ainsi  son  grand  intérêt 
politique.  Les  résultats  obtenus  par  les  commissions  éco- 
nomique, financière  et  des  transports  sont  certainement 
remarquables,  bien  que  d'ordre  tout  à  fait  général;  ils 
mettent  bien  en  relief  les  différents  problèmes  de  la 
reconstruction  de  l'Europe. 

Si,  avant  la  Conférence  de  Gênes,  ce  mot  de  reconstruc- 
tion de  l'Europe  n'était  qu'une  formule,  tous  ceux  qui 
ont  participé  aux  travaux  de  la  Conférence  comprennent 
maintenant  très  clairement  ce  que  signifie  la  question  de 
la  reconstruction  de  l'Europe.  Mais  l'importance  princi- 
pale de  la  Conférence  réside  dans  les  résultats  de  ses  tra- 
vaux politiques,  que  l'on  peut  résumer  ainsi: 

1°  La  Conférence  a  été  la  première  manifestation  inter- 
nationale de  la  communauté  politique  et  économique  euro- 
péenne après  la  guerre.  Pour  la  première  fois,  les  chefs 
politiques  de  tous  les  Etats  se  sont  rencontrés  personnelle- 
ment et  ont  conféré  ensemble.  Ceci  est  déjà  un  succès 
remarquable. 

2°  La  Russie,  après  sa  révolution,  est  entrée  pour  la 
première  fois  en  relations  avec  le  reste  de  l'Europe 
et  est  sortie  de  son  isolement  ;  elle  a  noué  des  relations 
qu'elle  conservera  probablement,  et  le  danger  de  conflits 
armés  entre  elle  et  les  autres  Etats  a  disparu  dans  une  large 
mesure. 

3°  Le  problème  russe  par  rapport  à  l'Europe  est  apparu 
aux  Etats  européens  beaucoup  plus  clair  qu'il  ne  l'était 
auparavant,    il   s'est   réduit  à   quelques  questions   très 


La  Conférence  de  Gênes.  21 

simples,  de  telle  sorte  que  les  négociations  ultérieures 
seront  beaucoup  plus  faciles.  Les  divergences  entre  la 
Russie  communiste  et  l'Europe  non  communiste  sont 
apparues  très  nettement.  Le  fait  qu'on  continuera  à  négo- 
cier dans  la  commission  nouvellement  constituée  à  La 
Haye  doit  être  considéré  comme  une  bonne  chose,  car 
ainsi  le  contact  avec  la  Russie  se  trouve  maintenu. 

4°  Toute  une  série  de  questions  importantes  de  la  poli- 
tique européenne  se  sont  posées  à  la  Conférence:  rela- 
tions des  Alliés  entre  eux,  rapports  franco-anglo-italiens, 
situation  de  l'Allemagne  en  Europe  et  rapports  des  Alle- 
mands avec  la  Russie,  situation  de  l'Amérique  par  rapport 
à  la  reconstruction  de  l'Europe  et,  d'une  façon  générale, 
directives  de  la  politique  européenne.  Il  est  sans  doute  bon 
qu'une  série  de  questions  aient  été  éclaircies,  que  la  crise 
cachée  se  soit  révélée  publiquement  et  qu'ainsi  de  meil- 
leurs préparatifs  de  l'action  à  venir  aient  été  rendus  plus 
faciles. 

5°  La  Petite  Entente  s'est  manifestée  comme  un  élément 
de  consolidation  dans  la  politique  européenne.  Elle  a  jus- 
qu'au bout  défendu  ses  intérêts  et  elle  a  ainsi  rempli  la 
tâche  que  lui  ont  tracée  ceux  qui  ont  travaillé  à  sa  réali- 
sation. Les  Etats  qui  la  constituent  ont  assuré  à  ce  grou- 
pement de  nations  une  influence  internationale  pour 
l'avenir,  et  le  prestige  particulier  de  chacun  de  ses 
membres. 

La  Tchécoslovaquie  elle-même,  pendant  le  cours  de  la 
Conférence,  a  empêché  tout  ce  qui,  sous  une  forme  quel- 
conque, aurait  pu  porter  atteinte  à  ses  intérêts.  Il  n'y  a  eu 
pendant  la  Conférence  aucun  incident  par  lequel  elle  au- 
rait été  atteinte.  Dans  l'esprit  de  ses  principes  et  de  sa 
politique  précédente,  qui  a  toujours  servi  les  intérêts  et  les 
idées  incorporés  dans  la  Conférence  de  Gênes,  la  Tchéco- 
slovaquie a  collaboré  efficacement  à  la  reconstruction 
européenne.  Nous  revenons  de  la  Conférence  sans  être  ni 
lésés  dans  nos  intérêts,  ni  ébranlés  dans  nos  positions  et, 
par  là  même,  renforcés. 


22  Le  Flambeau. 

Conclusion. 

Parler  dans  ces  conditions  d'un  échec  de  la  Conférence 
de  Gênes  et  ne  pas  voir  cette  situation  serait  inexact.  Si 
Ton  n'a  pas  atteint  ce  que  pensaient  obtenir  les  organisa- 
teurs de  la  Conférence,  on  est  arrivé  à  de  sérieux  résul- 
tats qui  parfois  n'étaient  pas  attendus;  l'historien  de  la 
politique  européenne  devra  s'arrêter  certainement  à  la 
Conférence  de  Gênes;  l'homme  politique  doit  méditer  à 
son  sujet,  s'efforcer  de  la  comprendre  et  en  tirer  les  con- 
séquences nécessaires  pour  la  politique  pratique.  Avant  de 
partir  pour  Gênes,  la  Délégation  tchécoslovaque  ne  se  fai- 
sait aucune  illusion  sur  le  résultat  de  la  Conférence.  J'af- 
firmerai que  nous  nous  sommes  rendus  à  la  Conférence 
sans  espoir  particulier,  mais  aussi  sans  crainte.  Je  n'ap- 
prouvais pas  ceux  qui  maudissaient  la  Conférence  et  qui 
aujourd'hui  parlent  de  son  grand  insuccès.  Sa  convocation 
fut  un  grand  acte  international.  L'homme  politique  qui 
porte  la  responsabilité  de  la  politique  de  l'Etat,  a  le  devoir 
d'adopter  un  point  de  vue  positif;  en  vue  d'un  tel  acte 
international  il  doit  avoir  son  programme  et  un  but  bien 
fixé.  S'il  restait  dans  une  position  purement  négative,  il 
ferait  certainement  le  plus  grand  tort  aux  intérêts  de  l'Etat 
qu'il  représente.  Seul  un  opposant,  qui  fait  de  l'opposi- 
tion pour  l'opposition,  et  celui  qui  se  contente  d'une  atti- 
tude négative  peuvent  faire  une  politique  purement  néga- 
tive. C'est  une  expérience  politique  bien  connue  et  cou- 
rante. Nous  avons  adopté  dès  le  début  un  point  de  vue 
modéré,  critique  et  non  négateur.  Nous  avons  essayé, 
dans  la  mesure  de  nos  forces,  de  collaborer  au  programme 
de  la  Conférence  et  de  faciliter  un  règlement  à  l'amiable 
des  conflits.  Nous  avons  fait  preuve  envers  tous  et  dans 
tous  les  cas  de  bonne  volonté. 

Dans  tous  nos  actes,  nous  sommes  restés  entièrement 
fidèles  à  la  ligne  de  notre  politique. 

Edouard  Bénès. 

Prague,  mai   1922. 


Deux  Politiques 


(i) 


VII 

La  non-adhésion  de  la  Belgique  au  pacte  de  Londres 
eut  pour  effet  de  provoquer  de  la  part  des  Alliés  la  décla- 
ration de  Sainte- Adresse.  Le  gouvernement  belge  ne  put 
que  se  féliciter  de  sa  réserve.  Les  cabinets  de  Londres  et 
de  Paris  sentirent  d'eux-mêmes  l'opportunité  de  prendre 
envers  lui  des  engagements  positifs  qui  avaient  trop  tardé 
depuis  le  commencement  des  hostilités,  celui  de  ne  pas 
déposer  les  armes  tant  que  l'indépendance  de  la  Belgique 
ne  serait  pas  restaurée,  celui  aussi  de  reconstituer  au 
moyen  de  larges  indemnités  son  patrimoine  économique, 
qu'elle  avait  sacrifié  en  restant  héroïquement  fidèle  à  ses 
obligations  internationales. 

Les  termes  de  la  déclaration,  arrêtés  par  les  cabinets  de 
Paris  et  de  Londres  et  soumis  à  celui  de  Pétrograd,  furent 
discutés  avec  moi  au  quai  d'Orsay.  J'eus  le  tort  d'y  vou- 
loir introduire  le  mot  vague  de  «  revendications  »,  qui 
dans  ma  pensée  ne  visait  pas  des  acquisitions  de  territoire, 
mais  des  réclamations  (Tordre  matériel  et  financier.  On 
me  fit  observer  que  ce  mot  prêterait  à  des  équivoques  et 
je  consentis  â  sa  suppression,  pour  que  la  déclaration  fût 
aussi  nette  et  aussi  précise  que  possible. 

L'Italie  ne  l'a  pas  signée,  parce  qu'elle  n'était  pas  une 
Puissance  garante  de  l'indépendance  et  de  la  neutralité 
belges,  mais  elle  n'y  a  fait  aucune  objection  par  suite  de 
son  adhésion  au  pacte  de  Londres.  Tel  est  le  sens  de  la 
communication  que  je  reçus  de  son  représentant  et  qui 

(1)  Voyez  le  Flambeau  du  30  avril  1922  (5e  année,  n°  4). 


24  Le  Flambeau. 

fut  suivie  de  celle  du  gouvernement  japonais  dans  des 
termes  analogues. 

La  déclaration  faite  à  la  Belgique  ne  pouvait  pas  com- 
prendre sa  colonie.  C'était  comme  Puissances  garantes 
que  la  France,  l'Angleterre  et  la  Russie  s'étaient  unies 
pour  affirmer  leur  fidélité  aux  engagements  contractés 
envers  notre  pays.  Aucune  d'elles  n'avait  garanti  la  pos- 
session du  Congo  à  la  Belgique,  non  plus  que  sa  neutra- 
lité. L'Angleterre  avant  le  siège  d'Anvers  (19  septembre 
1914)  avait  fait  remettre  I  notre  gouvernement  une  note 
lui  donnant  l'assurance  de  son  appui  pour  le  maintien  de 
l'intégrité  de  nos  possessions  coloniales.  Notre  Souverain, 
attentif  à  tout  ce  qui  pouvait  sauvegarder  l'avenir  de  notre 
colonie,  insista  pour  que  je  réclamasse  en  faveur  du 
Congo  une  promesse  formelle.  Nous  sommes  redevables 
à  sa  clairvoyante  sollicitude  de  la  déclaration  complémen- 
taire faite  par  le  Ministre  de  France.  L'Angleterre  désira 
que  son  alliée  en  prît  l'initiative  en  raison  du  droit  de 
préemption  qu'elle  possède  sur  notre  domaine  africain. 
Le  ministre  britannique  au  Havre  et  le  chargé  d'affaires 
de  Russie  m'informèrent  par  écrit  de  l'adhésion  de  leurs 
gouvernements  à  la  déclaration  de  M.  Klobukowski  ;  le 
ministre  d'Italie  et  le  chargé  d'affaires  du  Japon  me  firent 
connaître  qu'ils  en  prenaient  acte. 

La  déclaration  de  Sainte-Adresse  n'a  pas  produit  pour 
notre  pays  tous  les  fruits  que  j'en  avais  espérés.  La  faute 
n'en  est  ni  à  son  esprit  ni  à  son  ttxtt,  mais  à  la  durée  de 
la  guerre  qui  a  dépassé  les  pires  prévisions.  La  révolution 
russe  survenue  à  la  fin  de  la  troisième  année,  les  efforts 
gigantesques  et  les  énormes  sacrifices  que  la  France  et 
l'Angleterre  ont  dû  s'imposer  pour  soutenir  la  lutte,  les 
ruines  accumulées  par  les  armées  allemandes,  ont  mis  les 
signataires  hors  d'état  de  remplir  l'engagement  qui  pré- 
voyait <(  le  relèvement  commercial  et  financier  de  la  Bel- 
gique. »  Le  traité  de  Versailles,  d'autre  part,  n'a  pas 
pourvu  aux  moyens  efficaces  de  lui  assurer  les  larges 


Deux  Politiques.  25 

indemnités  promises.  La  déclaration  et  la  réponse  que  je 
fis  aux  ministres  des  trois  Puissances  n'en  ont  pas  moins 
confirmé  au  grand  jour,  à  la  face  de  nos  ennemis,  la  soli- 
darité existant  entre  les  Alliés  et  la  Belgique;  elles  n'ont 
laissé  à  l'Allemagne  aucun  doute,  aucun  espoir,  à  cet 
égard.  La  déclaration  précisait  en  outre  les  promesses 
réconfortantes  auxquelles  la  Belgique  avait  droit.  Et  par 
dessus  les  tranchées  elle  apportait  à  une  population  admi- 
rable dans  la  souffrance  une  consolation,  un  encourage- 
ment, une  confiance,  qui  devaient  réjouir  et  raffermir 
encore  son  héroïsme. 

La  déclaration  a  donné  ainsi  satisfaction  à  ceux  qui 
refusaient,  comme  moi,  de  croire  au  mirage  d'une  plus 
grande  Belgique.  Je  ne  vois  pas  du  reste  que  mes  succes- 
seurs aient  cherché  à  obtenir  davantage  des  Alliés  avant 
la  fin  de  la  guerre  (  1  ) . 

Il  est  pitoyable  que,  pour  aiguiser  ses  critiques, 
M.  Nothomb  se  soit  fait  une  arme  contre  moi  des  appré- 
ciations émises  par  la  presse  allemande.  Ignore- t-il  donc 
ou  feint-il  d'ignorer  que  la  tactique  de  l'Allemagne  a  tou- 
jours été  de  semer  la  division  parmi  nous?  Elle  louait  les 
uns  pour  les  rendre  suspects  aux  autres  et  cherchait  à 
déconsidérer,  en  feignant  de  les  approuver,  ceux  que 
peut-être  elle  haïssait  et  redoutait  le  plus. 

VIII 

La  restauration  de  la  Belgique  avait  été  assurée  par  la 
déclaration  de  Sainte-Adresse  autant  qu'il  était  possible  à 
la  diplomatie  d'y  pourvoir,  en  attendant  la  décision 
suprême  qui  ne  serait  obtenue  que  par  les  armes.  Mais 
l'abandon  définitif  de  notre  neutralité,  le  statut  interna- 
tional futur  de  notre  pays  et  les  garanties  dont  il  aurait 

(1)  Il  m'est  permis  peut-être  d'exprimer  le  regret  que  la  déclara- 
tion de  Sainte-Adresse  n'ait  pas  été  invoquée  davantage  lors  des 
discussions  de  la  paix. 


26  Le  Flambeau. 

besoin  étaient  à  mon  sentiment  des  questions  capitales  qui 
restaient  à  débattre  avec  les  gouvernements  alliés.  Devant 
me  rendre  à  Londres  après  la  Conférence  économique  de 
Paris  de  juin  1916,  je  me  proposais  d'en  entretenir  le 
vicomte  Grey,  secrétaire  d'Etat  au  Foreign  Office.  Il  était 
à  prévoir  qu'il  me  parlerait  à  cette  occasion  de  la  question 
de  l'Escaut  et  de  celle  du  Grand-Duché,  sur  lesquelles 
j'avais  fait  parvenir  deux  mois  auparavant  des  notes  con- 
fidentielles à  Son  Excellence. 

La  note  sur  l'Escaut  démontrait  par  des  exemples  tirés 
de  la  période  d'avant  guerre  et  de  la  guerre  elle-même 
l'impérieuse  nécessité  de  modifier  la  situation  établie  par 
le  traité  hollando-belge  de  1839.  Mais  la  note  n'indiquait 
pas  le  remède  préféré  par  le  gouvernement  du  Havre. 
Suivant  le  désir  du  Conseil  des  ministres  elle  restait 
muette  sur  ce  point  essentiel.  Mes  collègues  avaient  été 
d'avis  qu'il  valait  mieux  laisser  les  gouvernements  bri- 
tannique et  français  chercher  eux-mêmes  et  proposer  la 
solution  la  meilleure.  Quant  à  moi,  je  pensais  que  deman- 
der à  un  Anglais,  et  à  un  Anglais  absorbé  pendant  la 
guerre  par  tant  de  problèmes  plus  angoissants,  de  ré- 
soudre la  question  si  compliquée  de  l'Escaut,  autant  eût 
valu  charger  un  Belge  de  fournir  à  l'Angleterre  la  solu- 
tion de  la  question  du  «  Home  Rule  ». 

Il  y  avait  plusieurs  moyens,  indiqués  dans  la  note,  de 
résoudre  le  problème  et  chacun  comptait  des  partisans. 
Le  moyen  le  plus  sûr  était  d'attribuer  à  la  Belgique  les 
deux  rives  de  l'Escaut  occidental;  le  moyen  le  plus  géné- 
ralement préconisé  de  restituer  à  notre  pays  la  Flandre 
zélandaise.  Elle  ne  nous  aurait  donné  cependant  que  la 
partie  de  l'estuaire  comprise  entre  la  rive  gauche  et  le 
thalweg  du  fleuve  d'après  les  principes  du  droit  des  gens 
sur  la  propriété  des  cours  d'eau  mitoyens;  on  devait 
donc  y  ajouter  une  servitude  générale  consentie  par  la 
Hollande  à  la  Belgique  dans  les  eaux  hollandaises.  Il 
restait  une  troisième  solution  qu'on  aurait  obtenue  au 


Deux  Politiques.  27 

moyen  d'un  accord  entre  les  deux  parties  intéressées.  La 
base  de  cet  accord  était  une  co-souveraineté  de  la  Belgique 
et  de  la  Hollande,  une  sorte  de  condominium  sur  l'Escaut, 
que  le  rapporteur  du  traité  de  1839  avait  fait  entrevoir  à 
notre  Parlement.  La  navigation  serait  débarrassée  en 
temps  de  paix  de  toute  entrave,  la  Belgique  devenant 
seule  maîtresse  d'introduire  dans  le  régime  du  fleuve  les 
améliorations  nécessaires;  Anvers  ne  serait  plus  privée 
en  temps  de  guerre  des  secours  militaires  et  du  ravitaille- 
ment indispensables  à  la  défense  du  pays.  Ce  dénouement 
avait  toutes  mes  préférences,  parce  qu'il  était  le  plus  réa- 
lisable à  mes  yeux. 

J'étais  résolu  à  ne  pas  rompre  la  consigne  du  silence 
que  nous  nous  étions  engagés  à  observer  en  ce  qui  regar- 
dait la  solution  de  l'Escaut.  Mais  un  événement  inattendu, 
un  fait  nouveau,  m'obligea  malgré  moi  de  modifier  mon 
attitude. 

La  campagne,  poursuivie  par  des  publicistes  et  des 
journalistes  belges  en  vue  de  la  récupération  de  territoires 
ayant  appartenu  autrefois  aux  provinces  belges,  avait 
porté  ses  fruits.  En  vain  avais-je  mis  en  garde  ses  pro- 
moteurs contre  les  conséquences  de  leurs  écrits.  La  presse 
néerlandaise,  après  avoir  accueilli  leurs  revendications 
par  des  railleries,  finit  par  s'en  indigner  à  l'instigation 
des  agents  allemands  et  YAlgemeen  Handelsblad  d'Am- 
sterdam en  vint  à  sommer  le  Ministre  de  Belgique  de  dé- 
savouer les  visées  de  ses  compatriotes.  Je  ne  voulus  pas 
autoriser  le  baron  Fallon  à  lui  répondre,  mais  YAlgemeen 
Handelsblad  ayant  prétendu  que  la  Belgique  était  poussée 
à  des  revendications  territoriales  par  la  France  et  l'Angle- 
terre, les  Cabinets  de  Paris  et  de  Londres  s'émurent 
aussitôt  die  cette  accusation.  Leurs  ministres  à  La  Haye 
leur  représentaient  avec  force  le  tort  que  la  propagande 
annexionniste  belge  faisait  à  la  cause  des  Alliés,  après  les 
assurances  formelles  de  respecter  l'indépendance  et  la 


28  Le  Flambeau. 

neutralité  hollandaises  qu'ils  avaient  données  au  gouver- 
nement de  la  Reine. 

A  peine  débarqué  à  Londres,  le  1er  juillet,  je  reçus  la 
visite  de  notre  ministre,  M.  Hymans.  Il  m'apportait  le 
texte  d'une  déclaration  destinée  à  la  presse  et  par  laquelle 
l'Angleterre  et  la  France  condamnaient  nettement  la  pro- 
pagande en  question.  Le  Foreign  Office,  me  dit  notre 
ministre,  insistait  pour  obTenir  l'adhésion  immédiate  du 
gouvernement  belge  à  cette  déclaration;  à  peine  avait-il 
consenti  à  attendre  que  M.  Hymans,  qui  l'avait  avisé  de 
mon  arrivée,  eût  pris  le  temps  de  me  consulter.  J'estimai, 
comme  notre  ministre,  que  le  refus  de  nous  joindre  aux 
deux  gouvernements  alliés  serait  une  faute  impossible  à 
commettre.  Notre  silence  aurait  passé  aux  yeux  des  Hol- 
landais pour  un  aveu  de  projets  annexionnistes.  Le  gou- 
vernement du  Rpi  ne  pouvait  les  concevoir  ou  les  encou- 
rager que  s'il  était  décidé  à  courir  le  risque  d'une  brouille 
avec  la  Hollande.  Mais  alors  il  aurait  fortement  indisposé 
contre  lui  les  Cabinets  français  et  britannique,  pressés  de 
dissiper  les  inquiétudes  du  public  néerlandais  et  de  déjouer 
une  manœuvre  allemande.  La  hâte  qu'on  mettait  à  Paris 
et  à  Londres  à  rassurer  la  Hollande  devait  nous  ouvrir  les 
yeux  sur  l'accueil  qui  y  serait  fait  à  une  politique  d'agran- 
dissement aux  dépens  de  notre  voisine.  Le  nom  de  la 
Belgique  fut  donc  ajouté  à  ceux  de  l'Angleterre  et  de  la 
France  dans  le  communiqué  de  l'agence  Reuter. 

Le  lendemain  l'ambassadeur  de  la  République,  M.  Paul 
Cambon,  que  j'étais  allé  voir,  s'étonnait  que  le  gouverne- 
ment du  Havre  disposant  de  la  censure  n'eût  pas  empêché 
la  publication  d'articles  de  journaux  susceptibles  de  faire 
naître  un  conflit  avec  le  gouvernement  néerlandais. 

Sir  Edward  Grey,  qui  venait  d'être  créé  vicomte  Grey 
of  Fallodon,  dirigeait  depuis  dix  ans  avec  honneur  et  suc- 
cès la  politique  extérieure  cle  la  Grande-Bretagne.  Paci- 
fiste convaincu,  comme  son  Roi  Edouard  VII,  il  n'avait 
pas  balancé,  pour  maintenir  la  paix  européenne,  à  con- 


Deux  Politiques.  29 

dure  l'Entente  cordiale  avec  la  France;  pour  secourir  la 
Belgique  envahie,  il  n'avait  pas  hésité  à  précipiter  l'An- 
gleterre dans  le  plus  formidable  des  conflits.  Un  Anglo- 
Saxon  foncièrement  libéral,  au  visage  imberbe  et  régulier 
portant  l'empreinte  de  sa  race,  une  âme  loyale  et  teintée 
d'idéalisme.  J'allais  bien  vite  constater  qu'il  m'écouterait 
d'une  oreille  très  amicale,  quand  je  l'entretiendrais  des 
desiderata  de  la  Belgique,  mais  aussi  qu'il  serait  incapable 
de  se  plier  à  des  combinaisons  politiques  qui  lui  semble- 
raient porter  atteinte  au  droit.  D'après  ce  que  m'avait 
écrit  M.  Hymans,  ses  dispositions  au  sujet  de  l'Escaut 
n'étaient  pas  rassurantes.  Dès  notre  premier  entretien  il 
reconnut  que  la  question  avait  un  caractère  international 
et  que  de  sa  solution  dépendaient  l'avenir  du  port  d'An- 
vers et  la  défense  de  la  Belgique.  Mais  il  ajouta  avec  sa 
franchise  habituelle  qu'il  était  très  hésitant  à  pousser  son 
gouvernement  à  entrer  dans  nos  vues,  si  légitimes  qu'elles 
parussent.  Il  estimait  en  effet  que  l'Angleterre  était  liée 
envers  la  Hollande  par  la  reconnaissance  qu'elle  avait 
faite  de  sa  neutralité  dès  le  début  des  hostilités,  ce  qui 
impliquait  la  reconnaissance  de  la  neutralité  de  l'Escaut 
et  par  conséquent  de  la  souveraineté  de  la  Hollande  sur 
la  partie  du  fleuve  qui  traverse  son  territoire.  Comment 
après  cela  patronner  nos  demandes,  comment  changer 
d'attitude,  sans  risquer  d'être  accusé  de  duplicité?  Le 
moyen  que  je  suggérai,  consistant  à  laisser  à  la  Belgique 
l'initiative  de  réclamer  la  revision  des  traités  de  1839  lors 
de  la  conclusion  de  la  paix,  et  le  procédé  que  j'indiquai  de 
négociations  directes  avec  la  Hollande,  en  vue  d'établir 
un  nouveau  régime  de  l'Escaut  sous  le  contrôle  et  avec  le 
concours  des  Puissances  alliées,  parurent  tirer  Lord  Grey 
d'un  grand  embarras.  Mais  je  pus  me  convaincre  immé- 
diatement qu'il  attendait  de  moi  que  je  lui  indiquasse  une 
solution  à  étudier  et  qu'il  se  refuserait  à  toute  discussion, 
si  je  lui  proposais  une  de  celles  qui  exigeaient  la  rétroces- 
sion d'un  territoire  néerlandais.  Je  dus  donc  me  contenter 


30  Le  Flambeau. 

d'exposer  à  Son  Excellence  la  solution  du  condominium 
avec  tous  les  arguments  à  l'appui. 

La  question  du  Luxembourg  n'intéressait  pas  le  Cabi- 
net de  Londres  au  même  degré  que  celui  de  Paris.  Je  me 
bornai  à  dire  que  je  m'en  référais  sur  ce  sujet  à  la  note 
remise  au  Foreign  Office  et  n'avais  rien  à  y  ajouter.  Ce 
n'est  que  dans  le  cas  où  les  Grands-Ducaux  ne  pourraient 
ou  ne  voudraient  plus  continuer  leur  existence  indépen- 
dante que  la  Belgique  ferait  valoir  ses  droits  historiques 
sur  cette  ancienne  demi-province  belge. 

IX 

Il  ne  suffisait  pas  de  renoncer  à  notre  neutralité  après 
la  guerre  et  de  le  déclarer  hautement  ;  il  fallait  la  rempla- 
cer par  des  garanties  plus  solides  pour  notre  sécurité 
future.  J'étais  de  ceux  qui  prévoyaient  que  l'Allemagne 
vaincue,  amoindrie,  forcée  de  restituer  ses  spoliations, 
resterait  redoutable  à  ses  voisins.  La  soif  de  domination, 
qui  excitait  à  la  lutte  à  outrance  une  masse  de  soixante- 
six  millions  d'êtres  humains,  se  transformerait  en  une 
soif  de  revanche.  En  admettant  même  l'écrasement  défi- 
nitif de  nos  ennemis,  nous  ne  pouvions  pas  jouer  l'avenir 
de  la  Belgique  sur  cette  seule  carte.  Les  Belges,  incertains 
du  lendemain,  auraient  vite  conscience  du  péril  persistant 
de  leur  situation,  s'ils  devaient  vivre  sans  l'abri  d'une 
protection  préparée  à  l'avance  par  la  diplomatie  de  leurs 
gouvernants.  Ils  voudraient  se  sentir  à  couvert  contre  un 
retour  offensif  des  hordes  allemandes.  Leurs  craintes  et 
leurs  désirs  se  lisaient  clairement  dans  les  notes  transmises 
par  le  baron  Capelle;  on  n'aurait  pas  compris  dans  la 
Belgique  envahie  que  nous  revinssions  chez  nous  les 
mains  vides,  sans  aucun  accord  avec  les  Puissances  alliées 
en  vue  de  l'avenir.  Quelle  satisfaction  de  pouvoir  prouver 
à  nos  concitoyens  que  nous  avions  répondu  à  leur  attente, 
en  leur  apportant,  au  lieu  et  place  de  la  neutralité  repu- 


Deux  Politiques.  31 

diée,  des  garanties  formelles  pour  l'intégrité  et  la  sûreté 
du  territoire  national!  Il  m' apparaissait  que  la  charge, 
que  la  responsabilité  dont  j'étais  investi,  me  faisaient  un 
devoir  de  les  suggérer,  de  les  réclamer,  et  de  compléter 
ainsi  celles  qui  nous  avaient  été  données  pour  la  restaura- 
tion politique  et  économique  de  la  Belgique. 

Ces  garanties,  quelles  seraient-elles?  Des  frontières 
stratégiques  plus  faciles  à  défendre?  Garanties  insuffi- 
santes. Les  Belges,  quelle  que  soit  leur  vaillance,  seraient 
incapables  avec  leurs  seules  forces  de  repousser  une 
nouvelle  invasion  allemande,  sans  parler  des  attaques 
aériennes  qui  se  jouent  des  frontières  stratégiques. 

Pour  l'Angleterre  comme  pour  la  France  l'indépen- 
dance de  la  Belgique  étant  une  condition  indispensable  de 
leur  propre  sécurité,  l'une  et  l'autre  à  mon  sentiment 
avaient  l'obligation  de  la  garantir.  C'est  un  service  essen- 
tiel qu'elles  se  rendraient  à  elles-mêmes  aussi  bien  qu'à 
leur  voisine  qui  par  sa  situation  géographique  est  leur 
boulevard  naturel.  Une  garantie  de  cette  espèce  n'est  pas 
une  nouveauté  dans  l'histoire;  celle  du  siècle  passé  nous 
en  offre  plusieurs  exemples. 

Le  20  novembre  1815  l'Angleterre,  l'Autriche,  la 
Prusse  et  la  Russie  ont  signé  un  traité  par  lequel  elles 
s'engageaient  réciproquement  à  maintenir  le  traité  signé 
le  même  jour  avec  la  France  et  à  veiller  à  ce  que  ses  sti- 
pulations fussent  observées.  Le  nouveau  royaume  des 
Pays-Bas  vit  son  existence  garantie  par  ce  traité,  auquel 
il  resta  étranger,  et  il  y  fit  appel  en  1830  après  le  soulève- 
ment des  provinces  belges.  Par  le  traité  du  21  novembre 
1855  l'Angleterre  et  la  France  se  sont  engagées  à  main- 
tenir l'intégrité  de  la  Suéde  contre  la  Russie.  Par  le  traité 
du  15  avril  1856  l'Angleterre,  l'Autriche  et  la  France  ont 
garanti  solidairement  l'indépendance  et  l'intégrité  de 
l'Empire  ottoman  consacrées  par  le  traité  de  Paris  du 
30  mars  précédent;  toute  infraction  à  ce  traité  devait  être 
considérée  par  les  trois  Etats  signataires  comme  un  casus 


32  Le  Flambeau. 

beîli.  En  invoquant  cet  engagement  l'Angleterre  fut  fon- 
dée à  réclamer  après  la  guerre  russo-turque  de  1877  la 
revision  du  traité  de  San  Stéphano. 

L'Angleterre,  la  France  et  la  Russie,  —  auxquelles  se 
serait  jointe  peut-être  l'Italie,  —  ne  pouvaient  selon  moi 
refuser  la  garantie  d'un  traité  analogue  à  la  Belgique 
comme  une  conséquence  de  leur  victoire  commune  et 
comme  une  condition  de  stabilité  pour  le  nouveau  statu 
quo  européen.  La  Belgique  se  sentant  protégée  aurait 
repris  avec  confiance  le  cours  de  ses  destinées  et  poursuivi 
son  libre  développement,  sans  être  hantëe  par  la  menace 
des  vengeances  allemandes.  Mais  la  diplomatie  germa- 
nique, au  lieu  de  déchaîner  une  guerre  générale  en 
Europe,  tâcherait  peut-être  de  provoquer  un  incident  de 
frontière  en  Afrique  pour  y  chercher  querelle  à  la  Bel- 
gique et  s'emparer  d'une  partie  de  sa  colonie.  Dans  cette 
hypothèse  l'acte  de  garantie  devait  prévoir,  comme  dans 
le  cas  d'un  conflit  européen,  l'intervention  des  Puissances 
signataires. 

La  Belgique  ne  serait  pas  partie  au  traité,  dont  elle 
recueillerait  le  fruit,  prix  de  son  abnégation  pendant  la 
guerre.  Les  Puissances  auraient  néanmoins  la  certitude 
que  la  nation  belge  défendrait,  le  cas  échéant,  son  indé- 
pendance avec  la  même  énergie  qu'en  1914.  A  cet  effet  le 
gouvernement  du  Roi  maintiendrait  sur  un  pied  suffi- 
sant son  armée,  recrutée  au  moyen  du  service  général  et 
obligatoire  d'après  notre  loi  de  1913. 

L'idée  de  ce  traité  de  garantie  m'était  personnelle.  Je 
ne  m'en  étais  ouvert  qu'à  un  seul  de  mes  collègues,  qui 
l'avait  approuvée.  Je  voulais  profiter  de  mon  séjour  à 
Londres  pour  ta  ter  le  terrain  auprès  de  Lord  Grey.  S'il 
avait  repoussé  de  prime  abord  ma  suggestion,  il  n'en 
aurait  plus  été  question  et  j'aurais  cherché  autre  chose. 
S'il  l'avait  accueillie  avec  sympathie,  le  gouvernement  du 
Havre  aurait  pu  discuter  sur  cette  base  avec  les  gouverne- 
ments alliés.  La  garantie  avait  besoin  d'être  précisée, 


Deux  Politiques.  33 

ainsi  que  le  casus  fœderis,  c'est-à-dire  les  circonstances 
où  elle  aurait  été  invoquée  et  instantanément  mise  en 
action.  La  rédaction  d'un  pareil  traité  aurait  pris  un  cer- 
tain temps;  il  fallait  donc  se  hâter.  Le  moment  psycholo- 
gique me  paraissait  si  favorable  que  c'eût  été  une  faute 
de  le  laisser  échapper.  Le  traité  n'excluait  nullement  la 
conclusion  avec  nos  deux  voisines,  la  France  et  l'Angle- 
terre, d'accords  militaires  défensifs  qui  l'auraient  plus 
tard  complété. 

Je  ne  doutais  pas,  je  l'avoue,  que  ma  conception  ne  fût 
approuvée  par  le  Conseil  des  ministres,  puisqu'elle  n'im- 
posait aucune  charge  à  la  Belgique,  si  ce  n'est  d'entretenir 
elle-même  une  armée  pour  sa  défense,  à  quoi  n'avait 
jamais  renoncé  aucun  des  gouvernements  précédents,  au 
temps  où  notre  neutralité  semblait  un  rempart  infranchis- 
sable. Le  rôle  de  simples  protégés  qui  laisseraient  à 
d'autres  le  soin  exclusif  de  veiller  sur  leur  existence 
aurait  paru  inacceptable,  j'en  étais  sûr,  à  la  fierté  de  mes 
compatriotes. 

Lord  Grey  écouta  avec  beaucoup  d'intérêt  ce  que 
j'avais  à  lui  dire  tant  sur  notre  répugnance  pour  les 
alliances  et  sur  notre  résolution  de  nous  défaire,  le  mo- 
ment venu,  de  notre  neutralité  conventionnelle  que  sur 
mon  projet  de  remplacer  celle-ci  par  le  traité  de  garantie 
dont  je  viens  d'esquisser  l'ébauche.  Il  me  pria  de  résumer 
mon  exposé  dans  des  aide-mémoire  relatifs  l'un  à 
l'Escaut,  l'autre  à  la  neutralité  et  au  traité  de  garantie.  Je 
rédigea!  à  Londres  ces  deux  mémorandums  et  les  fis  tenir 
à  Son  Excellence.  Quelques  jours  après  je  remis  un 
exemplaire  de  ces  documents  à  M.  Jules  Cambon,  au  quai 
d'Orsay. 

A  mon  retour  à  Sainte-Adresse  je  reçus  une  lettre  du 
Ministre  des  Pays-Bas,  par  laquelle  il  demandait  au  nom 
de  son  gouvernement,  vu  l'impression  pénible  causée  en 
Hollande  par  les  publications  de  quelques  écrivains 
belges,  que  le  gouvernement  du  Roi  voulût  bien  désavouer 


34  Le  Flambeau. 

une  propagande  tendant  à  dépouiller  la  Hollande  d'une 
partie  de  son  territoire.  Le  gouvernement  de  la  Reine  se 
réservait  la  faculté  de  publier  cette  déclaration  pour  cal- 
mer l'opinion  publique. 

Deux  mois  auparavant  j'avais  prié  le  brillant  journa- 
liste qui  défendait  avec  autant  de  talent  que  de  patrio- 
tisme notre  cause  dans  le  journal  belge  du  Havre,  de  venir 
me  trouver.  Je  lui  avais  représenté  que  les  revendications 
territoriales  de  ses  amis  m'exposeraient  immanquable- 
ment à  une  demande  d'explications  du  gouvernement 
néerlandais  que  je  voulais  éviter  et  j'avais  fait  un  pressant 
appel  à  son  influence  pour  qu'elles  prissent  fin.  Mes  pré- 
visions s'étaient  malheureusement  réalisées.  Répondre  par 
des  phrases  dilatoires,  par  des  faux-fuyants,  à  une  ques- 
tion posée  en  termes  précis,  c'était  placer  le  gouvernement 
belge  dans  une  situation  équivoque  et  dangereuse  qui  eût 
abouti  tôt  ou  tard  à  une  rupture  avec  la  Hollande.  Elle 
aurait  été  accueillie  peut-être  sans  déplaisir  au  Havre  par 
quelques  groupes  de  réfugiés,  mais  avec  stupéfaction  en 
Belgique  par  la  population  opprimée.  Nous  en  remettre 
aux  Alliés  du  soin  de  répondre  à  notre  place,  tactique  peu 
digne  de  nous,  c'était,  d'après  ce  que  j'avais  appris  à 
Londres,  la  condamnation  certaine  de  la  propagande 
annexionniste  et  par-dessus  le  marché  une  défiance  non 
moins  certaine  à  notre  égard  du  gouvernement  néerlan- 
dais. De  toutes  façons  un  manque  de  franchise  aurait  créé 
entre  les  deux  gouvernements  un  état  de  malaise  et  de 
suspicion  qui  eût  été  préjudiciable  surtout  à  la  Belgique. 

Après  m 'être  mis  d'accord  avec  le  chef  du  Cabinet  de 
passage  à  Sain  te- Adresse,  je  fis  à  M.  de  Weede  une 
réponse  qui  donnait  satisfaction  au  Cabinet  de  La  Haye. 
Quand  M.  Nothomb  évoque  à  l'irrémédiable  scandale  des 
promesses  envoyées  de  Londres  —  motu  proprio  —  à  la 
Hollande  »,  il  dénature  sciemment  la  vérité  ;  il  oublie  en 
outre  de  prononcer  son  propre  mea  culpa,  car  il  avait 
tout  fait  depuis  plus  d'un  an  pour  provoquer  la  question 


Deux  Politiques.  35 

du  Cabinet  de  La  Haye  et  pour  rendre  ma  réponse  iné- 
vitable. 

X 

Mon  projet  d'obtenir  des  Alliés  un  traité  de  garantie 
fut  froidement  écouté  par  le  Conseil  des  ministres.  Plu- 
sieurs de  mes  collègues  jugèrent  qu'une  telle  précaution 
serait  inutile,  attendu  que  la  France,  l'Angleterre  et  la 
Russie  étaient  tenues  par  les  traités  de  1831  et  de  1839 
de  garantir  l'indépendance  de  la  Belgique  et  que  cette 
obligation  avait  acquis  encore  plus  de  force  à  la  suite  des 
événements  de  1914.  Inutile,  croyez- vous?  Alors  que  les 
traités  en  question  ne  devaient  pas  survivre  à  la  guerre? 
Au  surplus  leur  insuffisance  avait  été  prouvée  par  le 
retard  du  secours  militaire  envoyé  aux  Belges  par  la 
France  et  l'Angleterre.  En  outre,  l'ancienne  garantie  dont 
jouissait  la  Belgique  ne  s'étendait  pas  à  sa  colonie  du 
Congo. 

La  critique  la  plus  sérieuse  porta  sur  la  phrase  finale 
du  mémorandum;  elle  assurait  les  gouvernements  alliés 
de  notre  volonté  d'entretenir  après  la  guerre  une  armée 
suffisante,  recrutée  suivant  le  principe  en  vigueur  chez 
nous  du  service  général  et  obligatoire,  pour  être  en  mesure 
de  coopérer  nous-mêmes  à  notre  propre  défense.  Mes  col- 
lègues estimèrent  que  le  gouvernement  ne  pouvait  prendre 
aucun  engagement  de  ce  genre  ni  empiéter  ainsi  sur  les 
prérogatives  du  Parlement.  En  conséquence  M.  Hymans 
fut  chargé  d'aviser  le  Cabinet  de  Londres  que  cette  phrase 
devait  être  supprimée  3u  mémorandum.  L'opinion  du 
Foreign  Office,  d'après  ce  que  notre  ministre  m'écrivit 
le  18  juillet,  fut  qu'il  était  fondé  à  nous  réclamer  sur  ce 
point  un  engagement  formel;  si  un  jour  un  gouverne- 
ment pacifiste  survenait  en  Angleterre,  il  serait  à  craindre 
qu'il  refusât  d'intervenir  et  de  mettre  en  branle  toute  la 
puissance  militaire  et  navale  britannique  en  faveur  d'une 
Belgique  volontairement  désarmée.  Dans  ces  conditions  il 


36  Le  Flambeau. 

était  clair  que  mon  projet  serait  abandonné  de  part  et 
d'autre.  Ce  fut  un  enterrement  sans  phrases  qui  me  causa 
de  vifs  regrets. 

Je  m'étais  attendu  à  ce  que  mon  mémorandum  sur 
l'Escaut  soulevât  d'amères  critiques.  Elles  ne  me  sur- 
prirent donc  point.  Il  fermait  la  porte,  au  moins  pendant 
la  guerre,  à  la  discussion  avec  les  Alliés  des  solutions 
basées  sur  des  accroissements  territoriaux,  dont  ni  à 
Londres  ni  à  Paris  on  ne  voulait  entendre  parler.  Je 
n'aurais  pas  demandé  mieux  que  de  laisser  leurs  illusions 
aux  promoteurs  de  ces  solutions,  trop  certain,  hélas!  que 
l'attitude  des  Alliés  leur  dessillerait  les  yeux,  si  le  pro- 
blème de  l'Escaut  venait  sur  le  tapis  au  Congrès  de  la 
paix.  Mais  l'intempérance  de  plume  et  de  parole  de  nos 
annexionnistes  avait  forcé  les  Cabinets  de  Londres  et  de 
Paris  de  prendre  position  contre  eux  en  pleine  guerre, 
afin  de  ne  pas  exaspérer  la  Hollande,  et  l'on  a  vu  com- 
ment j'avais  été  obligé,  de  mon  côté,  de  rassurer  le 
Cabinet  de  La  Haye  sur  les  desseins  du  gouvernement 
belge.  Par  une  cruelle  ironie  du  sort,  c'est  contre  moi  seul 
que  s'est  tournée  la  colère  de  ces  patriotes  déçus  dans 
leurs  calculs  pour  avoir  dédaigné  mes  avertissements. 
Que  ne  s'en  prenaient-ils  plutôt  à  eux-mêmes! 

XI 
Les  journalistes  belges  au  Havre  auraient  voulu  dis- 
cuter avec  moi  mes  actes  et  entendre  mes  explications, 
être  au  courant  de  mes  projets  et  exercer  leur  influence 
sur  la  politique  que  j'avais  en  vue.  Prétention  très  légi- 
time en  temps  de  paix.  Un  ministre  des  Affaires  Etran- 
gères a  tout  à  gagner  à  de  fréquents  contacts  avec  la 
presse,  à  des  échanges  de  vues  réguliers  avec  les  guides 
et  les  interprètes  de  l'opinion  publique.  Or,  nous  étions 
en  guerre,  guerre  de  tranchées,  guerre  héroïque,  oui, 
mais  aussi  guerre  d'espionnage,  guerre  de  calomnies  et  de 
diffamations,    où    des   gaz    délétères   étaient   employés 


Deux  Politiques.  37 

comme  sur  les  champs  de  bataille  par  nos  ennemis.  Nos 
conférences  n'auraient  jamais  eu  lieu  à  huis  clos;  fatale- 
ment nos  discussions  se  seraient  ébruitées  au  dehors. 
Vous  devinez  quels  commentaires  elles  auraient  fait  naître 
et  quels  aliments  elles  auraient  fournis  à  l'avidité  toujours 
en  éveil  de  nos  adversaires.  Que  de  transformations  n'au- 
raient-elles pas  subies,  camouflées  à  l'allemande! 

Ce  n'est  certes  pas  que  je  ne  rende  pleine  justice  au 
rôle  patriotique  tenu  par  notre  presse  pendant  la  guerre. 
Nulle  autre  n'a  mieux  réconforté  les  courages  et  soutenu 
les  confiances  au  cours  de  cette  interminable  épreuve. 
J'avais  espéré  au  début  de  mon  ministère  que  nos  journa- 
listes comprendraient  les  raisons  de  ma  discrétion  et  de 
mon  silence  et  qu'ils  me  feraient  crédit.  Bien  au  contraire. 
J'ai  vu  avec  tristesse  leur  impatience  dégénérer  en  dé- 
fiance et  leur  mauvaise  humeur  se  muer  en  hostilité 
déclarée,  si  bien  qu'aucun  des  hommes  à  qui  est  échu 
le  dangereux  honneur  de  participer  au  gouvernement  en 
ces  années  d'angoisses,  n'a  eu  une  plus  mauvaise  presse 
et  n'a  été  jugé  plus  sévèrement  que  moi  par  des  publi- 
cistes  belges. 

Il  en  est  même  parmi  mes  détracteurs  qui,  sans  m'avoir 
jamais  vu,  ont  récolté  contre  moi  les  bruits  les  plus 
absurdes.  M.  Nothomb  s'en  est  fait  l'écho  complaisant 
dans  son  article.  «  Ménagement  de  l'Allemagne  »-,  «  doute 
ou  crainte  de  la  victoire  »,  ces  mots  aux  sous-entendus 
perfides,  il  ne  craint  pas  de  les  imprimer.  En  ce  qui  touche 
l'Allemagne,  mon  livre  est  celui  dont  l'auteur  de 
<(  J'accuse  »,  un  assez  bon  juge  de  son  pays,  a  loué  l'im- 
placable vérité.  Quant  à  douter  de  la  victoire,  jamais  cette 
pensée  ne  m'est  venue  après  la  bataille  de  la  Marne  qui 
avait  brisé  le  premier  élan,  et  le  plus  redoutable,  de  l'ar- 
mée impériale.  J'en  appelle  à  mes  compatriotes  restés, 
comme  ma  femme  et  moi,  sous  le  bombardement  des 
avions  et  des  Berthas  pendant  l'offensive  de  1918,  où 
Ton  était  tout  de  même  moins  en  sécurité  à  Paris  qu'au 


38  Le  Flambeau. 

Havre.  Ils  pourraient  témoigner  de  l'inébranlable  con- 
fiance dans  le  triomphe  final  que  je  n'ai  cessé  alors  de 
leur  communiquer.  Non  moins  absurde  est  de  prétendre 
que  je  n'étais  pas  un  ami  de  la  France.  Des  Français  qui 
me  connaissaient  bien,  M.  Ribot  et  M.  Jules  Cambon, 
m'ont  écrit,  tous  deux,  dans  des  termes  chaleureux,  les 
regrets  qu'ils  éprouvaient  de  ma  retraite. 

Mais  il  fallait  à  M.  Nothomb  une  victime  expiatoire  du 
naufrage  où  sombrent  ses  rêves  et  ses  ambitions  poli- 
tiques et  il  m'a  fait  l'honneur  de  m'en  désigner  comme 
l'auteur  responsable.  Il  avait  eu  pourtant  la  partie  belle 
après  mon  départ  des  Affaires  étrangères;  à  côté  de  dé- 
vouements incomparables,  j'y  avais  laissé  des  inimitiés 
à  peine  dissimulées  qui  pour  M.  Nothomb  furent  d'utiles 
alliées.  Grâce  à  elles,  il  a  été  écouté  comme  un  oracle  ;  il 
a  pu  disposer  pour  sa  propagande  des  moyens  et  des  pro- 
cédés les  plus  variés,  y  compris  ses  fameuses  cartes  colo- 
riées, dont  nos  voisins  du  Grand-Duché  n'ont  pas  goûté 
l'exubérance  ;  et  malgré  tout  il  a  vu  avorter  ses  plans  les 
mieux  combinés.  Le  rôle  d'accusateur  qu'il  endosse  me 
conviendrait  beaucoup  mieux  qu'à  lui.  Je  pourrais  avec 
raison  lui  reprocher  d'avoir  par  ses  imprudences  étourdies 
causé  les  embarras  les  plus  graves  à  l'œuvre  qui  m'était 
confiée,  risqué  de  retourner  contre  la  Belgique  l'opinion 
européenne  et  fomenté  contre  moi  dans  les  villas  de 
Sainte-Adresse  de  petits  complots  auxquels  un  patrio- 
tisme exalté  servait  de  prétexte,  mais  non  pas  d'excuse. 

A  quoi  bon  de  vaines  récriminations?  Aussi  bien  ce  ne 
sont  pas  deux  hommes,  mais  deux  politiques,  qui  se  trou- 
vent en  présence. 

XII 

Restituer  à  la  Belgique,  à  la  faveur  du  conflit  dont  elle 
fut  l'admirable  victime  et  en  récompense  de  son  sacrifice, 
l'ancienne  étendue  de  ses  provinces  frontières  du  côté  de 


Deux  Politiques.  39 

la  Moselle,  de  la  Meuse  et  du  Rhin,  était  une  idée  capable 
d'enthousiasmer  des  esprits  patriotes.  Personne  n'y  con- 
tredira et  moi  moins  que  personne.  Encore  fallait-il  qu'elle 
fût  réalisable.  Elle  exigeait  pour  être  mise  à  exécution  un 
sensible  remaniement  de  la  carte  occidentale  de  l'Europe 
et  une  dépossession  de  la  Hollande.  Elle  supposait  avant 
tout  la  participation  des  Puissances  victorieuses  à  cet  acte 
de  pression  ou  de  violence.  Or  rien  n'était  moins  certain 
que  leur  bon  vouloir,  si  grands  que  fussent  les  services 
que  nous  leur  avions  rendus.  Leur  politique  tradition- 
nelle n'était-elle  pas  de  tenir  la  balance  égale  entre  les 
petits  riverains  de  la  mer  du  Nord?  L'idée  d'une  plus 
grande  Belgique  faisait  violence  dans  son  application  au 
droit  des  gens.  Elle  se  présentait  aux  regards  des  étran- 
gers comme  une  imitation  en  miniature  de  la  plus  grande 
Allemagne,  que  nos  ennemis  avaient  rêvée  en  commen- 
çant par  supprimer  notre  indépendance.  Si  elle  eût  été 
adoptée  et  patronnée  par  le  gouvernement  belge,  elle  eût 
ameuté  contre  lui  certains  Etats,  la  veille  encore  admira- 
teurs de  la  Belgique,  qui  n'avaient  pas  pris  part  à  la 
guerre.  Plus  de  sécurité  pour  eux,  plus  de  respect  de  leurs 
droits,  dès  lors  qu'on  touchait  à  ceux  de  la  Hollande, 
Etat  neutre  dans  la  conflagration  mondiale.  Chez  nous- 
mêmes  l'idée  était  désavouée,  réprouvée,  par  l'immense 
majorité  de  la  population  flamande,  désireuse  de  vivre  en 
paix  avec  ses  voisins  néerlandais.  Que  d'efforts  stériles 
pour  la  rendre  populaire  dans  le  reste  du  pays,  dont  le 
bon  sens  averti  répugne  aux  aventures!  Répéterai-je 
qu'elle  ne  tenait  aucun  compte  des  opinions  contraires  et 
que  ses  promoteurs  ne  se  sont  pas  donné  la  peine  d'inter- 
roger les  hommes  d'Etat  étrangers,  Wilson  en  particulier, 
le  demi-dieu  du  Congrès  de  la  paix,  sans  l'appui  desquels 
ils  étaient  condamnés  à  s'agiter  dans  le  vide?  L'idée  était 
belle  sur  le  paojer,  plus  belle  encore  dans  l'éloquence 
entraînante  des  banquets,  mais  impuissante  à  devenir  une 
réalité,  car  autre  chose  est  de  bâtir  un  programme  don- 


40  Le  Flambeau. 

nant  satisfaction  à  nos  regrets  patriotiques  et  à  nos  ambi- 
tions nationales,  autre  chose  de  l'exécuter. 

A  cette  politique  romanesque,  qui  n'a  produit  que 
d'amères  déceptions,  j'en  ai  préféré  une  autre.  Sans  cher- 
cher à  la  comprendre,  mes  adversaires  l'ont  accablée  des 
termes  les  plus  méprisants:  politique  de  routine,  d'humi- 
liation, de  lâcheté,  que  sais-je  encore?  Voyons  donc  dans 
un  raccourci  rapide  résumant  les  pages  précédentes  si  elle 
méritait  cette  avalanche  d'invectives. 

Elle  répudiait  les  rêves  pour  s'adapter  aux  réalités; 
elle  s'inspirait  du  passé  pour  tenir  tètt  aux  infortunes  et 
aux  menaces  du  présent.  Tant  que  durerait  la  guerre,  elle 
voulait  couvrir  du  manteau  de  la  neutralité,  manteau  troué 
par  les  balles  allemandes,  mais  que  nos  ennemis  n'avaient 
pas  réussi  à  nous  arracher,  l'inviolabilité  de  la  Belgique 
consacrée  par  des  traités  solennels  ;  elle  voulait  conserver 
à  cette  victime  de  la  mauvaise  foi  germanique  l'atmo- 
sphère de  sympathie  et  de  respect,  qu'avaient  créée  autour 
d'elle  sa  fidélité  à  l'honneur,  son  héroïsme  devant  le 
danger  et  son  courage  dans  l'épreuve.  Voilà  pourquoi  le 
gouvernement  du  Havre,  lorsque  j'étais  ministre,  ne 
permit  pas  que  la  Belgique  fût  considérée  ni  traitée  comme 
une  belligérante  ordinaire.  Dans  les  déclarations  qu'il  a 
publiées  avec  les  Alliés  il  a  réclamé  le  droit  de  s'exprimer 
séparément,  de  faire  entendre  une  parole  distincte  ;  et  la 
cause  des  Alliés  n'a  pas  eu  à  en  souffrir,  loin  de  là  ;  elle 
s'en  est  trouvée  renforcée  et  encore  plus  ennoblie,  car  la 
Belgique,  comme  je  l'écrivais  à  M.  Briand,  était  la  meil- 
leure carte  qu'ils  eussent  dans  leur  jeu. 

La  victoire  enfin  conquise,  restauration  complète  de 
notre  indépendance  dans  notre  territoire  restitué,  dont 
l'intégrité  devait  être  maintenue  aussi  bien  en  Afrique 
qu'en  Europe.  Alors  plus  de  servitude  conventionnelle, 
plus  de  neutralité,  un  statut  international  sans  charge 
aucune,  le  droit  absolu  de  choisir  nos  amitiés  et  nos 
alliances,  si  notre  gouvernement  jugeait  plus  tard  des 


Deux  Politiques.  41 

alliances  opportunes  ou  nécessaires.  A  la  place  du  rem- 
part illusoire,  élevé  en  1831  par  la  Conférence  de  Lon- 
dres, la  Belgique  avait  besoin  de  garanties  efficaces  contre 
une  Allemagne  qui  resterait  menaçante,  quoique  vaincue. 
Je  les  avais  cherchées  dans  un  traité  dit  de  garantie,  qu'on 
ne  m'a  pas  laissé  négocier  avec  les  Alliés. 

La  question  de  l'Escaut  a  été  au  Havre  un  sujet  d'études 
approfondies.  Pour  moi,  instruit  par  l'expérience  et  res- 
pectueux du  droit,  j'aurais  souhaité  un  accord  amical 
entre  les  deux  parties  en  cause,  avec  le  concours  bienveil- 
lant des  Puissances  victorieuses.  Les  efforts  de  notre 
diplomatie  devaient  tendre  à  obtenir  un  partage  de  la  sou- 
veraineté sur  l'Escaut  occidental,  suivant  les  principes 
préconisés  par  tous  les  juristes  belges. 

Le  sort  du  Luxembourg  ne  pouvait  être  fixé  qu'à 
l'issue  de  la  guerre.  Mais  le  gouvernement  du  Havre  s'est 
chargé  de  rappeler  à  ceux  de  Paris  et  de  Londres  que  la 
Belgique  seule  avait  des  liens  historiques  avec  son  ancien 
Duché.  Il  restait  à  démontrer  aux  Grands-Ducaux  l'inté- 
rêt qu'ils  auraient  à  renouer  ces  liens,  sous  une  forme 
compatible  avec  leurs  préférences  personnelles. 

Dans  l'ordre  économique,  réparation  intégrale  des 
ruines  causées  par  la  guerre  et  indemnisation  des  dom- 
mages subis.  Combien  la  promesse  qu'elles  seraient  opé- 
rées avait  d'importance  pour  les  Belges  du  pays  dévasté, 
les  rapports  pressants  qu'ils  nous  adressaient  en  secret 
en  faisaient  foi.  Aussi  a-t-elle  été  insérée  formellement 
dans  la  déclaration  de  Sainte-Adresse.  En  conformité  avec 
cette  assurance,  il  était  essentiel  que  la  Belgique  gardât 
jusqu'au  bout  une  situation  à  part,  qui  lui  donnât  au* 
moment  de  la  paix  celle  d'une  créancière  privilégiée. 

Cette  politique,  je  l'ai  poursuivie  en  pleine  confiance 
avec  les  deux  Puissances,  la  France  et  l'Angleterre,  égale- 
ment nos  amies,  également  intéressées  à  notre  indépen- 
dance et  à  notre  restauration.  L'indépendance  de  la  Bel- 
gique avait  été  scellée  autrefois  par  leur  entente,  que  notre 


42  Le  Flambeau. 

premier  Roi  considérait  comme  le  ciment  de  la  paix  euro- 
péenne; et  l'Histoire  a  montré  la  justesse  des  prévisions 
formées  par  ce  grand  esprit.  Notre  restauration  écono- 
mique ne  se  pouvait  faire  que  grâce  à  l'appui  et  au  con- 
cert de  nos  deux  voisines,  au  maintien  desquels  notre 
diplomatie  aurait  à  cœur  de  s'employer. 

J'ai  conscience  que  la  politique  à  laquelle  je  suis  resté 
attaché  en  dépit  des  critiques  et  des  injures,  était  bien 
une  politique  belge,  héritière  des  traditions  les  plus  sûres 
du  passé  et  soucieuse,  au  milieu  de  la  tourmente,  de  fon- 
der l'avenir  du  pays  sur  une  base  inébranlable,  à  l'abri 
des  orages  futurs. 

Beyens. 


La  Pologne  à  Gênes 

A  Gênes,  M.  Skirmunt,  comme  M.  Bénès,  brilla  dans  un  rôle  diffi- 
cile. Néanmoins,  on  lui  a  reproché,  semble-t-il,  une  prudence  que  la 
((  situation  spéciale  »  de  la  Pologne  imposait  à  son  représentant.  Une 
personnalité  polonaise  très  autorisée  s'en  explique  dans  notre  Revue. 

La  Conférence  de  Gênes  s'est  séparée  sans  avoir 
aggravé  la  situation  générale  de  l'Europe.  C'est  un  résul- 
tat très  appréciable.  Il  convient  d'en  attribuer  le  mérite 
à  ceux  qui  de  tout  leur  poids  pesèrent  sur  les  freins  au 
moment  où  la  Conférence,  lancée  sur  une  pente  très 
glissante,  courait  avec  une  vertigineuse  rapidité  vers  un 
échec  retentissant.  En  somme  tout  se  termina  d'une  façon 
satisfaisante:  la  paix  ne  fut  pas  troublée  et  l'union  entre 
les  Alliés  est  pour  le  moins  aussi  cordiale  —  pour  nous 
servir  du  terme  protocolaire  —  après  qu'avant  Gênes. 
Résultats  maigres,  dira-t-on  ;  certes,  mais  quand  on  songe 
au  désastre  qu'eût  été  une  rupture  entre  les  Alliés,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  féliciter  ceux  qui,  par  leur  poli- 
tique prudente,  contribuèrent  à  nous  l'éviter. 

Plus  de  trente  nations  participèrent  à  la  Conférence, 
nations  diverses  par  le  tempérament,  les  intérêts,  la  situa- 
tion géographique.  Diverses  surtout  par  la  nature  et  le 
degré  des  périls  auxquels  cette  situation  les  exposait. 

Etant  donnée  cette  diversité  fondamentale,  pouvait-on 
concevoir  qu'une  tactique  identique  pût  être  adoptée  par 
toutes  les  délégations,  j'entends  évidemment  toutes  celles 
que  ne  séparait  point  une  divergence  essentielle  quant  au 
but  à  atteindre?  La  réponse  n'est  pas  douteuse.  Dans  une 
armée  qui  manœuvre  sur  un  champ  de  bataille  —  Gênes  y 
ressemblait  étrangement  —  les  rôles  sont  nécessairement 


44  Le  Flambeau. 

partagés.  Aux  unités  se  trouvant  en  première  ligne  on 
prescrit  la  vigilance,  mais  aussi  le  calme  et  le  sang-froid. 
Etre  toujours  prêts  à  recevoir  le  choc,  ne  pas  reculer,  telle 
est  la  mission  qui  leur  est  dévolue.  Ce  n'est  pas  celle  de 
narguer  l'ennemi  ou  de  provoquer  une  échauffourée  par 
des  manifestation  superflues. 

De  la  fermeté,  mais  aussi  de  la  prudence,  voilà  ce  que 
leur  rôle  dans  la  bataille  leur  commande. 

Plus  loin  du  front,  abritées  par  des  cantonnements  que 
n'atteint  pas  la  canonnade,  les  troupes  de  réserve  peuvent 
se  dispenser  des  précautions  qui  sont  de  rigueur  en  face 
de  l'ennemi.  Cette  comparaison  stratégique  explique  l'atti- 
tude adoptée  par  la  délégation  polonaise,  attitude  qui 
avait  donné  lieu  à  maint  commentaire,  parfois  dénué  de 
bienveillance. 

Puisque  le  Flambeau  veut  bien  m'en  offrir  l'occasion, 
je  m'efforcerai  d'y  répondre,  en  montrant  dans  son  vrai 
jour  le  rôle  que  la  délégation  polonaise  a  joué  à  la  Confé- 
rence de  Gênes. 

Cette  conférence  fut  avant  tout  un  rendez-vous  avec  les 
Soviets.  Causer  avec  les  maîtres  actuels  de  la  Russie,  tel 
fut  son  vrai  but.  A  tort  ou  à  raison  on  estime  un  peu  par- 
tout que  la  reconstruction  économique  de  l'Europe  pré- 
suppose nécessairement  le  règlement  de  la  question  russe 
et  exige  impérieusement  la  rentrée  de  la  Russie  dans  le 
système  économique  du  monde.  L'Europe  a,  vis-à-vis  de 
la  Russie,  les  mains  libres,  les  Soviets  n'ayant  pas  été 
reconnus.  L'Europe,  par  conséquent,  est  maîtresse  de 
poser  aux  Soviets,  préalablement  à  toute  reconnaissance, 
telles  conditions  qu'elle  jugera  équitables  et  opportunes. 
Ces  conditions,  la  Conférence  de  Cannes  en  a  dressé  la 
liste,  véritable  charte  de  la  Conférence  de  Gênes,  charte 
acceptée  par  toutes  les  puissances  invitantes  et  invitées  et 
dont  toutes  avaient  le  droit  et  le  devoir  d'exiger  le  main- 
tien intégral.  En  insistant  sur  la  nécessité,  pour  la  Russie, 
de  restituer  en  nature  la  propriété  des  étrangers  et  de 


La  Pologne  à  Gênes.  45 

payer  des  indemnités  pour  celles  qui  avaient  été  détruites, 
en  exigeant,  en  un  mot,  le  respect  des  conditions  de 
Cannes,  avant  d'entamer  toute  discussion  sur  la  recon- 
naissance du  gouvernement  actuel  de  la  Russie,  les  Alliés 
usaient  d'un  droit  naturel  et  remplissaient  un  devoir 
évident. 

La  Pologne  était-elle  dans  le  même  cas?  Examinons  la 
situation.  La  Pologne,  par  un  traité  signé  à  Riga  le 
18  mars  1921,  a  fait  la  paix  avec  les  Soviets  et  reconnu 
leur  gouvernement.  Faut-il  rappeler  les  circonstances 
dans  lesquelles  cette  reconnaissance  a  eu  lieu?  Est-il 
nécessaire  de  dire  ici  que  c'est  après  une  guerre  san- 
glante, au  cours  de  laquelle  la  vague  rouge  avait  à  un 
moment  donné  léché  le  seuil  de  Varsovie,  que  la  Pologne 
victorieuse,  malgré  tout,  se  décida,  sur  les  conseils  pres- 
sants des  Alliés,  à  signer  le  traité  de  Riga? 

N'est-il  pas  superflu  de  rappeler  que  cette  guerre, 
menée  aussi  bien  pour  le  salut  de  l'Occident  que  pour 
celui  de  la  Pologne,  se  déroula  au  milieu  d'une  Europe 
en  grande  partie  indifférente  et  hostile,  marquant  les 
coups  ou  même  formulant  contre  la  Pologne  des  accusa- 
tions d'impérialisme?  Non,  de  tout  cela  le  souvenir  n'est 
point  encore  perdu.  Par  conséquent,  nul  n'ignore  qu'en 
faisant  la  paix  avec  les  Bolchévistes  et  en  reconnaissant 
leur  gouvernement,  la  Pologne  a  été  en  accord  parfait 
avec  l'opinion  publique  de  l'Europe  entière,  qui  voulait 
la  fin  des  hostilités  dans  le  plus  bref  délai. 

Or,  que  dit  le  traité  de  Riga  au  sujet  des  propriétés  pri- 
vées? Rien,  ou  presque  rien.  D'immenses  propriétés  polo- 
naises, terriennes  principalement,  sont  tombées  sous  le 
coup  de  la  loi  agraire,  du  décret  de  nationalisation.  Si  la 
Pologne,  fidèle  aux  principes  qui  sauvegardaient  d'ailleurs 
ses  intérêts,  avait  exigé  en  1921  leur  restitution  immé- 
diate, îl  est  probable,  il  est  certain  que  la  guerre  eût  con- 
tinué, et  la  Pologne,  défaillant  sous  le  poids  d'une  lutte 
terrible,  se  fût  sans  nul  doute  attiré  îe  reproche  d'avoir 


46  Le  Flambeau. 

sacrifié  la  paix  aux  intérêts  des  grands  propriétaires  de 
Podolie  et  d'Ukraine. 

Pressée  de  terminer  une  guerre  trop  sanglante,  dési- 
reuse aussi  de  manifester  à  la  face  de  l'Europe  tout 
entière  l'ardeur  de  ses  sentiments  pacifiques,  la  Pologne, 
passant  outre  aux  réclamations  légitimes  d'un  grand 
nombre  de  ses  citoyens,  signa  la  paix  de  Riga,  sans  que 
fût  stipulée  avec  une  clarté  suffisante  l'obligation  pour  les 
Bolchévistes  de  restituer  aux  Polonais  domiciliés  en 
Russie  leurs  propriétés  confisquées. 

Pour  réserver  l'avenir,  l'article  XX  du  traité  assure  seu- 
lement à  la  Pologne  le  régime  de  la  nation  la  plus  favo- 
risée, pour  le  cas  où  des  arrangements  quelconques 
seraient  conclus  avec  une  autre  puissance  relativement  à 
la  restitution  des  biens  ou  à  l'indemnisation  des  dommages. 

La  Pologne  se  trouva  donc  dans  l'impossibilité  —  et 
l'on  a  vu  pour  quelles  raisons  —  d'imposer  aux  Soviets 
préalablement  à  la  conclusion  de  la  paix  et  à  la  reconnais- 
sance de  leur  gouvernement,  ses  propres  «  conditions  de 
Cannes  ».  Telle  était,  à  la  veille  de  Gênes,  la  situation 
juridique  de  la  Pologne.  Pouvait-elle,  liée  comme  elle  était 
par  un  traité  solennel,  prendre  dans  les  négociations  gé- 
noises avec  les  Soviets  la  même  attitude  que  les  puissances 
libres  de  toute  entrave  juridique? 

La  Pologne  a  le  respect  de  sa  signature.  Sa  parole  n'est 
pas  révocable.  Les  engagements  auxquels  elle  a  souscrit, 
elle  les  tient  scrupuleusement,  quelle  que  soit  l'autre  partie 
contractante. 

Ce  traité  de  Riga,  que  les  Soviets  violent  chaque  jour, 
la  Pologne  le  tient  pour  sacré  et  intangible.  Elle  se  gardera 
de  lacérer,  de  froisser  même  un  parchemin  qui  porte  le 
tracé  de  sa  frontière  orientale.  Voilà  tout  le  secret  de  l'atti- 
tude polonaise.  Attitude  effacée,  dira-t-on?  Que  non  pas! 
Attitude  loyale  et  réfléchie  avant  tout.  En  se  rangeant  aux 
côtés  des  puissances  qui,  à  juste  titre  d'ailleurs,  avaient 
pris  l'attitude  énergique  que  l'on  sait,  la  Pologne,  tou- 


La  Pologne  à  Gênes.  47 

jours  accusée,  par  certains  milieux,  de  visées  guerrières, 
eût  peut-être  donné  aux  Soviets  et  à  ceux  qui  les  sou- 
tiennent l'occasion  de  jeter  une  fois  encore  la  suspicion 
sur  sa  volonté  de  paix. 

Quelle  est  donc  l'attitude  de  la  Pologne  à  l'égard  des 
conditions  de  Cannes?  La  voici.  La  Pologne  approuve 
les  conditions  de  Cannes,  sans  réserve  et  sans  arrière- 
pensées.  Elle  les  considère  comme  étant  le  minimum 
indispensable  à  la  reprise  des  relations  avec  la  Russie. 
Plus  encore  —  et  M.  Skirmunt  l'a  déclaré  à  plusieurs 
reprises,  aussi  bien  dans  ses  interviews  que  dans  ses 
discours  —  elle  estime  qu'il  est  de  l'intérêt  de  la  Russie 
et  non  seulement  des  puissances  occidentales  d'en  hâter 
la  réalisation.  La  délégation  polonaise  a  fait  tout  ce  qu'elle 
a  pu  pour  en  assurer  le  triomphe.  Mais,  tant  en  raison 
de  sa  situation  juridique  vis-à-vis  de  la  Russie  qu'en 
raison  de  certaines  nécessités  politiques  dont  je  parlerai 
plus  loin,  la  Pologne  ne  pouvait  pas,  dans  les  circons- 
tances données,  agir  autrement  qu'elle  ne  l'avait  fait. 

Nécessités  politiques,  disais-je  plus  haut. 

Placée  au  point  le  plus  vulnérable  de  l'Europe,  exposée 
à  une  attaque  conjuguée  de  la  Russie  et  de  l'Allemagne, 
la  Pologne  se  devait  à  elle-même  et  à  ses  amis  d'éviter 
jusqu'aux  apparences  mêmes  d'une  rupture.  Il  ne  fallait 
pas  que  l'on  pût  l'accuser  d'avoir  négligé  de  faire  quoi  que 
que  ce  fût  pour  détourner  d'elle-même  et  de  l'Europe  le 
fléau  d'une  nouvelle  guerre  russo-polonaise.  Si  jamais 
cette  guerre  devait  éclater,  les  esprits  les  moins  bienveil- 
lants et  les  plus  prévenus  seraient  obligés,  en  présence  de 
l'attitude  de  la  Pologne,  d'en  faire  remonter  la  responsa- 
bilité à  la  Russie.  L'hostilité  d'une  partie  de  l'opinion 
publique  en  1920  a  coûté  trop  cher  à  la  Pologne.  Il  ne 
faut  pas  que  cette  situation  se  renouvelle.  Et  le  meilleur 
moyen  d'en  empêcher  le  retour  est  de  pratiquer  une  poli- 
tique d'une  prudence  telle  que  les  ennemis  mêmes  de  la 


48  Le  Flambeau. 

Pologne  soient  obligés  de  rendre  hommage  à  son  carac- 
tère pacifique. 

Les  raisons  qui  expliquent  l'attitude  polonaise  ne  sont 
point  épuisées  par  les  considérations  qui  précèdent.  Il  en 
est  d'autres  et  d'une  importance  capitale. 

La  Pologne  a  une  mission  à  remplir  dans  l'Est  de 
l'Europe,  mission  historique  sur  laquelle  le  traité  de 
Rapallo  a  jeté  une  lueur  singulièrement  vive.  Elle  est  la 
gardienne  de  la  barrière  qui  doit  empêcher  la  Russie  et 
l'Allemagne  de  s'unir  contre  l'Europe.  Cette  mission,  la 
Pologne  la  remplirait-elle  dignement,  en  restant  isolée? 
N'est-il  pas  évident  que  la  Pologne  doit  se  rapprocher 
de  ses  voisins  du  Sud  et  du  Nord  pour  les  grouper,  les 
uns  et  les  autres,  en  un  faisceau  cohérent  de  forces  éco- 
nomique et  militaires?  La  solidité  de  la  barrière  est  à  ce 
prix.  Il  faut  que  de  la  Mer  Blanche  à  la  Mer  Noire,  une 
grande  alliance  fraternelle  réunisse  Etats  Baltiques  et 
Petite  Entente,  avec  la  Pologne  comme  trait  d'union. 
Alors  seulement  la  menace  que  le  traité  de  Rapallo  fait 
peser  sur  le  monde  s'évanouira.  Or,  cette  œuvre  n'est 
pas  aisée  à  exécuter.  Inlassablement  la  politique  polonaise 
s'efforce  depuis  deux  ans  d'en  réaliser  les  promesses. 
De  grands  résultats  ont  été  obtenus:  alliance  avec  la 
Roumanie,  entente  avec  la  Tchéco-Slovaquie,  accord 
intime  avec  la  Petite  Entente  en  général.  Mais  ce  qui  reste 
à  faire  n'est  pas  négligeable.  Et  si  nous  étions  tentés  de 
l'oublier,  un  vote  récent  du  parlement  finlandais  nous  le 
rappellerait.  Or,  tout  ce  que  nous  disons  de  la  Pologne 
s'applique  aussi  à  la  Roumanie,  et  dans  une  pro- 
portion bien  plus  grande  encore  aux  Etats  Baltes.  L'Es- 
thonie,  la  Lettonie,  la  Finlande  sont  encore  bien  plus 
exposées  que  la  Pologne  ou  la  Roumanie  à  une  attaque 
éventuelle  des  Soviets.  En  diminuer  les  chances,  en  éloi- 
gner les  occasions,  tel  est  l'objet  permanent  de  la  politique 
de  ces  Etats.  Si  on  veut  les  retenir  dans  l'orbite  de  l'Occi- 
dent —  et  la  Pologne  s'y  emploie  de  son  mieux  —  il  faut 


La  Pologne  à  Gênes.  49 

éviter,  avec  le  plus  grand  soin,  de  donner  aux  Russes  des 
prétextes  à  querelles...  d'Allemands. 

Argument  nouveau  et  particulièrement  probant  en 
faveur  de  la  modération  polonaise.  Faut-il  en  aligner 
d'autres?  Je  ne  le  pense  pas. 

En  se  dressant  à  Gênes  contre  les  prétentions  des 
Russes,  la  Belgique  a  rendu  au  monde  un  service  signalé. 
La  Pologne  y  applaudit  de  tout  cœur.  Si  elle  ne  crut  pas 
devoir  adopter  une  attitude  identique,  c'est  parce  que, 
d'accord  toujours  avec  son  alliée,  la  France,  elle  estima 
que  sa  situation  spéciale  lui  dictait  un  devoir  différent. 
Divergence  de  pure  forme,  car  jamais  au  cours  de  cette 
longue  conférence  Polonais  et  Belges  ne  furent  en  désac- 
cord sur  le  fond.  Et  cela,  seul,  importe. 

XXX. 


Le  Corps  de  Cavalerie  du  Générai  Sordet 
en  Belgique  (6-24  août  1914) 


Ce  n'est  pas  l'histoire,   c'est  seule- 
ment  la   matière   de    l'histoire   nue  et 
informe.    Chacun    peut    en    faire    son 
profit  autant  qu'il  a  d'entendement. 
Montaigne. 

I.  —  Dans  les  Ardennes 

(6-15  août) 

Sans  entrer  dans  un  détail,  assurément  fort  intéressant 
et  instructif  mais  qui  alourdirait  mon  exposé,  je  me  borne- 
rai à  rappeler  qu'en  l'éventualité  d'une  guerre  avec 
l'Allemagne,  le  concept  stratégique  de  l 'état-major  géné- 
ral français  n'admettait  que  l'hypothèse  d'une  invasion 
partielle  de  la  Belgique,  sur  la  rive  droite  de  la  Meuse. 

Le  plan  de  concentration  régi  par  ce  concept  straté- 
gique remettait  au  généralissime  une  masse  articulée 
comme  suit:  Deux  armées  (Ire  et  IIe)  face  à  la  frontière 
d'Alsace-Lorraine.  Trois  armées  bordant  la  frontière 
belge;  les  IIIe  et  Ve  en  première  ligne  entre  la  Meuse  et 
le  Luxembourg,  la  IVe  A.  en  deuxième  ligne. 

Sur  le  front  de  ces  IIIe  et  Ve  A.  devaient  agir  cinq  divi- 
sions de  cavalerie  :  les  4e  et  9e  indépendantes,  les  lre,  3e  et 
5e  réunies  en  un  corps  sous  les  ordres  du  général 
Sordet  (1). 

(1)  Né  en  1852  —  a  fait  la  campagne  de  1870-71  comme  sous-lieute- 
nant au  57e  de  marche  (armée  de  l'Est).  —  Elève  de  l'Ecole  spéciale 
militaire  1871-72  (promotion  de  la  Revanche)  ;  sort  dans  la  cavalerie. 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  51 

La  Ire  D.  (général  Buisson)  —  2e  brigade  de  cuiras- 
siers (général  Louvat)  ;  1er  régfc  (colonel  Lasson)  ;  2e  rég* 
(colonel  Halna  du  Fretay)  —  5e  brigade  de  dragons  (gé- 
néral Silvestre)  ;  23e  rég*  (colonel  Feraud)  ;  27e  rég* 
(colonel  Millard).  —  11e  brigade  de  dragons  (général 
Corvisart)  ;  6e  rég*  (colonel  Champeaux)  ;  32e  rég*  (colo- 
nel de  Boissieu).  —  Groupe  du  13e  rég*  artillerie  (chef 
d'escadron  Bordereau).  —  Compagnie  cycliste  du  26e  ba- 
taillon de  chasseurs  (capitaine  Drahonnet) . 

La  IIIe  D.  (général  de  Lastours)  — 4e  B.  de  cuiras- 
siers (colonel  Gouzil)  ;  4e  rég*  (colonel  Ritleng)  ;  9e  rég* 
(colonel  Vallée)  —  138  B.  de  dragons  (général  Léorat)  ; 
5e  rég*  (colonel  Dauve)  ;  21e  rég*  (colonel  Violand)  — 
3e  B.  légère  (général  de  Villeestreux)  ;  3e  rég*  de  hussards 
(colonel  Lyautey)  ;  8  rég*  de  hussards  (colonel  Delaine). 

—  Groupe  du  42°  rég*  artillerie  (chef  d'escadron  La- 
vergne).  —  Compagnie  cycliste  du  18e  B.  ch.  (capitaine 
Gendre). 

La  Ve  D.  (général  Bridoux)  ;  3e  B.  de  dragons  (géné- 
ral Lallemand  du  Marais)  ;  16e  rég*  (colonel  Cochin)  ; 
22e  rég*  (colonel  Robillot).  —  7e  B.  de  dragons  (colonel 
de  Marcieux)  ;  9e  rég*  (colonel  Claret)  ;  29e  rég*  (lieute- 
nant-colonel de  Trémont).  —  5e  B.  légère  (général  de 
Cornulier-Lucinière)  ;  5e  rég*  de  chasseurs  (colonel  Hen- 
nocque)  ;  15e  rég*  de  chasseurs  (colonel  Delecluse).  — 
Groupe  du  61e  rég*  artillerie  (chef  d'escadron  Daroque). 

—  Compagnie  cycliste  du  29e  B.  ch.  (capitaine  Ribailler). 
Au  total  :  72  escadrons  et  9  batteries. 

La  8e  brigade  d'infanterie  (général  Mangin)  devait  ser- 


Officier   général   en    1904;   général   de   division   commandant   la 

4e  division  de  cavalerie  en  1911.  —  Commandant  du  10e  corps  d'armée 
en  1912.  —  Membre  du  Conseil  supérieur  de  la  guerre  en  1913.  — 
Appelé  le  2  août  1914  au  commandement  du  corps  de  cavalerie  qu'il 
exerce  jusqu'à  la  date  du  8  septembre  1914. 


52  Le  Flambeau. 

vir  de  soutien  au  corps  de  cavalerie  ;  seul  le  45e  rég*  rejoint 
à  Rochefort. 

Le  corps  de  cavalerie,  en  principe  organe  de  groupe 
d'armées,  avait  pour  mission:  d'opérer  dans  la  région  de 
Neufchâteau,  de  reconnaître  les  forces  ennemies  enva- 
hissant la  Belgique,  de  déterminer  leur  droite,  de  s'oppo- 
ser à  leur  avance  (cliché  connu)  ; Les  4e  et  9e  D. 

(généraux  Abonneau  et  de  L'Espée)  étaient  tenues  en  dé- 
pendance de  leur  armée;  toutefois,  la  4e  D.  fut  pendant 
quelques  jours  attribuée  au  C.  C.  mais,  d'assez  singulière 
façon:  lui  revenait  la  surveillance  jusqu'à  Houffalize  de 
la  frontière  du  Grand-Duché  de  Luxembourg,  affectation 
que  le  commandant  du  C.  C.  n'était  pas  autorisé  à  modi- 
fier. Je  noterai  à  ce  propos  le  rejet  de  la  proposition  du 
général  Sordet  estimant  avantageux  de  pénétrer  en  terri- 
toire luxembourgeois,  du  reste  déjà  violé  par  les  Alle- 
mands. 


Entré  en  Belgique  le  6  août,  par  Bouillon,  le  C.  C. 
atteignait  le  lendemain,  après  une  marche  pénible  sous 
une  pluie  torrentielle,  la  zone  Froidfontaine  =  Wellin 
=  Resteigne,  ses  éléments  de  tëtt  au  contact  avec  des 
partis  ennemis  qui  cèdent  avec  une  extrême  facilité. 
-  Rien  d'important  n'est  constaté  dans  le  quartier  de 
Neufchâteau;  le  général  Sordet  décide  alors  de  franchir 
la  gênante  et  obstruante  coupure  constituée  par  la  forêt 
de  Saint-Hubert  et  par  la  vallée  boisée  de  la  Lesse;  il 
rend  compte  et  reçoit  approbation.  Etabli  à  Rochefort  [8] 
le  commandant  du  C.  C.  envisage,  sans  différer,  les  pro- 
fits d'un  coup  de  main  sur  les  forces  allemandes  signalées 
autour  de  Liège;  il  lui  appartenait  de  chercher  à  déter- 
miner l'importance  et  le  rôle  de  ce  rassemblement  qui 
pourrait  fort  bien  n'avoir  d'autre  dessein  que  de  dé- 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  53 

tourner  V attention  de  la  manœuvre  vers  Dinant  de  la 
droite  adverse,  manœuvre  prévue  avec  une  quasi-certi- 
tude par  notre  G.  Q.  G.;  de  plus,  se  resserrait  la  possi- 
bilité, le  cas  échéant,  de  passer  la  Meuse  à  Huy  et  de 
tendre  la  main  à  l'armée  belge. 

Conséquemment  un  vigoureux  effort,  en  la  journée 
du  8,  loge  les  divisions  dans  l'angle  Ourthe-Meuse.  — 
A  droite,  proche  Hody,  la  brigade  légère  de  la  Ve  D.  dont 
les  reconnaissances  atteignent  sur  l'Ourthe  les  ponts  de 
Poulseur  et  de  Comblain  où,  suivant  toute  probabilité, 
elles  ont  dû  trouver  des  postes  de  la  9e  D.  de  cavalerie 
allemande  (K.  D.)  dont  le  gros  se  prélassait  tant  soit 
peu  inactif,  vers  Sprimont  (  1  ) .  —  Au  centre,  une  brigade 
de  la  Ire  D.  occupe  Tavier.  —  Sur  la  gauche  V avant-garde 
de  la  IIIe  D.,  se  plante  à  Ehein. 

Des  emplacements  ainsi  jalonnés,  il  est  permis  de  con- 
clure <(  théoriquement  »  qu'un  bond,  qu'un  tout  petit 
bond  dans  la  matinée  du  9  donnerait  au  général  Sordet, 
la  certitude  de  joindre  l'ennemi...  et  cependant  ce  même 
soir  (21  heures)  le  commandant  du  C.  C.  se  résignait  à 
un  repli  ! 

A  priori,  cette  subite  renonciation  semblerait  imputable 
à  la  certitude  maintenant  acquise  de  l'entrée  dans  la  ville 
de  Liège  (matinée  du  7)  des  brigades  du  général  von 
Emmich  et  du  reflux  de  la  IIIe  D.  A.  vers  le  gros  de 
l'armée  belge  sur  la  Gette.  Le  général  Sordet,  se  rendant 
compte  de  l'inutilité  d'escadronner  aux  alentours  de  forts 
livrés  à  leurs  propres  moyens,  aurait  estimé  qu'il  n'avait 
plus  à  combattre.  Par  suite  qu'un  seul  parti  restait  à 
prendre,  celui  conseillé  par  le  maréchal  Bugeaud  dans 
une  lettre  au  colonel  Despans  de  Cubières:  «  Quand  on 
ne  doit  pas  combattre,  se  garder  d'attendre  pour  faire  sa 
retraite  d'avoir  vu  l'ennemi;  c'est  une  manœuvre  qui 

(1)  Du  5  au  8  à  Rouvreux  (rive  droite  de  l'Ourthe);  du  9  au  13 
entre  Ourthe  et  Meuse  (Ouffet  =  Hody  =  Stree)  ;  passe  'a  Meuse  le  13 
à  Hermalle. 


54  Le  Flambeau. 

n'a  rien  de  démoralisant;  on  n'a  point  l'attitude  de 
vaincus  et  l'on  ne  s'expose  pas  sans  but  à  une  catas- 
trophe. »  (Le  maréchal  cite  l'exemple  du  général  Cor- 
bineau  à  Reims,  1814). 

Adopter  une  aussi  décevante  interprétation  dénature- 
rait le  caractère  du  raid,  transformé,  au  gré  de  certains 
fantaisistes,  en  course  diplomatique.  La  vraie,  la  seule 
raison  du  repli  ordonné  est  tout  autre:  l'effort  consenti 
les  7-8  s'avérait  trop  grand  (1).  Le  général  Sordet  venait 
d'apprendre  que  les  misérables  convois  affectés  aux  divi- 
sions n'avaient  pu  suivre;  même  les  quelques  camions 
automobiles  constituant  une  section  légère  s'attardaient  à 
une  trentaine  de  kilomètres  en  arrière.  Le  ravitaillement 
faisait  défaut,  à  tel  point  défaut  que  prolonger  la  détresse, 
pour  décocher  le  lendemain  matin  le  coup  de  poing,  ris- 
quait d'exposer  hommes  et  chevaux  épuisés  aux  plus 

graves  périls. Tous  les  projets  s'effondraient.  — 

Inéluctable  urgence  d'un  démarrage.  —  Recul  d'une 
quinzaine  de  kilomètres,  jusque  dans  la  zone  Maffe  = 
Havelange  =  Ohey,  autant  pour  écarter  le  danger  d'une 
attaque  de  nuit  que  pour  se  procurer  quelques  précaires 
ressources. 

Fâcheusement,  les  gênes  de  subsistance,  à  peine  amoin- 
dries, ne  permettent  pas  au  C.  C.  de  stationner  dans 
cette  région  se  prêtant  avec  assez  de  commodités  aux 
entreprises  de  l'exploration;  déboîtage  forcé  pour  se  rap- 
procher des  convois. 

Le  11,  lendemain  d'un  repos  bien  nécessaire  dans  le 
quartier  Rochefort  =  Tellin,  les  divisions  s'étiraient  sur 
le  front  Beauraing  =  Pondrôme  =  Wellin  =  les  Bar- 
raques,  la  droite  couverte  à  Libin  par  un  détachement 


(1)  Ire  Division,  trajet  de  55  kilomètres.  —  La  IIIe  Division  a 
accompli,  en  trente-six  heures,  un  parcours  de  150  kilomètres.  — 
La  5e  Brigade  légère  couvre,  le  8,  98  kilomètres  à  ajouter  aux  42  kilo- 
mètres de  la  veille  et  aux  50  kilomètres  de  l'avant-veille  ;  la  journée 
du  9  lui  imposera  encore  75  kilomètres. 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  55 

auquel  le  45e  R.  I.  sert  de  soutien  (1). De  ce  côté, 

les  4e  et  9e  D.  C.  (indépendantes)  commençaient  à  mani- 
fester des  inquiétudes. 

Point  de  sensibles  modifications,  les  12-13-14.  Ces 
journées  sont  employées,  d'une  part  à  étançonner  le  ré- 
seau de  sûreté,  d'autre  part  à  activer  les  reconnaissances 
dans  une  zone  d'activité  qui  se  rétrécit  de  plus  en  plus 
sous  la  pression  des  détachements  mixtes  de  l'ennemi; 
déjà  ils  ébrêchent  le  front  (2)  et,  sur  la  droite,  la  IIIe  D. 
a  dû  arc-bouter  Libramont. 

Telle  était  la  situation  en  l'après-midi  du  14  lorsque 
le  général  Sordet  reçut  du  G.  Q.  G.  une  instruction  lui 
prescrivant  de  courir  au  Nord  de  la  Sambre  pour  couvrir 
l'établissement  de  la  Ve  A.  que  le  général  en  chef  s'était 
enfin  décidé  à  opposer  à  l'aile  marchante  des  Allemands. 

Combien  le  C.  C.  se  serait  mieux  trouvé  en  état  de  rem- 
plir cette  importante  mission  si  on  ne  l'avait  pas  éreinté 
auparavant  par  des  courses  procédant  d'un  concept  stra- 
tégique que  d'aucuns  renoncent  à  comprendre.  (Observa- 

(1)  Rassemblé  le  6  dans  le  quartier  Lumes-Nouvion/Meuse.  — 
Entre  en  Belgique  par  Alle/Semoy  =  Rochehaut.  —  Trajet  partie  à  pied, 
partie  en  autobus.  —  Le  9,  arrivée  à  Rochefort  du  premier  échelon 
avec  le  général  Mangin  qui  vient  de  prendre  le  commandement  de  la 
8f-  brigade,  cédé  par  le  général  Weiss,  malade.  —  Du  9  au  14  inclus, 
sur  la  Lesse;  du  15  au  17,  marche  de  Villers/Lesse  par  Hastière,  au 
pont  d'Yvoir.  —  Deux  bataillons  participent,  avec  un  bataillon  du  148°, 
les  22  et  23,  à  la  défense  de  Namur. 

(2)  Ainsi:  le  14,  proche  des  Grottes  de  Han,  valeureuse  tenue 
d'un  poste  du  45*  R.  I.  (4e  comp.  —  capitaine  Marlier).  —  Sur  la 
route  de  Villers  à  Rochefort,  une  patrouille  vigoureusement  conduite 
par  le  sergent-major  Mercier  (76  comp.)  rejetait  une  douzaine  de 
cavaliers  qui  avaient  réussi  à  forcer  la  ligne  de  nos  vedettes;  captu- 
rait une  auto,  le  chauffeur  tué,  l'officier  blessé...  Itinéraire  suivi 
par  la  5e  D.  K.  qui,  venant  de  Mersch  (le  5),  atteint  les  12-13  le 
quartier  Forrières  pour  aboutir  le   14  à  Custinne  et  Celles;  appelée 

au  nord  de  la  Meuse,  passe  le  21  à  Andenne.  Un  peu  plus  au 

Nord  (droite)  l'axe  de  la  D.  K.  de  la  Garde  ja'onné  par  Bastogne  (10), 
La  Roche  (11),  Marche  (12-Î3),  Ciney  (14);  appelée  au  nord  de  la 
Meuse,  passe  le  21  à  Huy.  — -  Les  têtes  des  colonnes  de  l'armée 
'von  Hausen  touchaient  le  18  l'Ourthe  à  Soy  =  La  Roche  =  Mabompré. 


56  Le  Flambeau. 

tion  du  général  Lanrezac.  —  Le  plan  de  campagne  fran- 
çais et  le  premier  mois  de  guerre,  p.  90.  Chez  Payot) . 

Les  divisions  rompent  dans  la  nuit  (14-15),  par  Beau- 
raing=Mesnil-Saint-Blaise,  vers  Hastière. 

Avant  de  les  rejoindre  au  passage  de  la  Meuse,  cher- 
chons à  nous  rendre  compte  du  profit  de  l'entreprise. 

¥  * 

La  découverte  avait  procuré  d'utiles,  voire  de  très  im- 
portantes informations.  Entre  toutes,  celle  fournie  par 
l'escadron  Lepic  du  5e  chasseurs  qui,  suivant  l'apprécia- 
tion autorisée  du  général  de  Cornulier-Lucinière  (1) 
((  saura  conquérir,  entre  le  5  et  le  9  août  au  soir,  toute 
une  série  de  précieux  renseignements  déterminant,  dans 
des  conditions  de  précision  rares,  l'ensemble  du  plan 
stratégique  des  Allemands,  visant  Paris  par  la  Belgique  ». 
Il  s'agit,  après  une  pointe  vers  Vielsalm,  de  la  rencontre 
sur  le  plateau  de  La  Roche  =  Samrée  où  l'escadron  sabre 
quelques  cavaliers  du  régiment  de  dragons  n°  19,  des  ré- 
giments de  ulans  n°  5  et  n°  13  (2)  ;  un  des  prisonniers  de 
ce  dernier  régiment,  parlant  un  français  très  correct, 
promet  de  dire  tout  ce  qu'il  sait  «  si  on  lui  accorde  la  vie 
sauve!  »  et  il  sait  beaucoup  par  son  père  qui  exerce  un 

commandement  important  dans  la  garde.  Notre 

G.  Q.  G.  apprenait  de  la  sorte  au  plus  tard  dans  la 
matinée  du  10,  que  23  (3)  corps  allemands  débarquaient 

(1)  Le  rôle  de  la  cavalerie  française  à  Vaile  gauche  de  la  Bataille 
de  la  Marne,  p.   18-30.  Librairie  académique  Perrin. 

(2)  Les  trois  régiments  identifiés  à  la  page  23  du  volume  du 
général  de  Cornulier-Lucinière  appartiennent  (sauf  erreur  pour  le 
régiment  de  ulans  n°  3  à  remplacer  par  le  n°  5)  à  la  9e  D.  K.  — 
Il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  faire  constater  que  le  G.-L.  von 
Poseck,  dans  son  important  ouvrage  Die  deutsche  Kavallerie  in  Bel- 
gien  und  Frankreich  1914,  néglige  de  relater  l'épisode. 

(3)  De  fait,  le  17  août,  jour  de  1'  «  Aufmarsch  »,  les  corps  allemands 
se  dénombrent  comme  suit: 

l'e  Armée  (General  Oberst  von  Kluck),  rassemblée  dans  la  région 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  57 

sur  la  frontière  de  Belgique,  savoir:  12,  vers  Aix-la- 
Chapelle  en  marche  par  Liège-Bruxelles;  11,  vers  Gouvy 
pour  atteindre  la  Meuse  entre  Mézières  et  Namur.  Et  le 
général  de  Cornulier-Lucinière  ajoute:  «  Ce  renseigne- 
ment magistral  recueilli  tout  simplement  par  des  cava- 
liers légers,  tout  comme  avant  le  temps  des  avions,  de  la 
T.  S.  F.,  des  autos-mitrailleuses,  etc.,  s'est  trouvé  être 
le  seul  renseignement  bon  et  complet  qu'on  ait  reçu  sur 
le  plus  important  et  délicat  des  sujets  »  (p.  30)  (1  ) . 

Sans  conteste,  malgré  le  très  grand  intérêt  du  rensei- 
gnement, le  profit  de  la  chevauchée  ne  fut  pas  compen- 
sateur de  la  dépense  généreuse  consentie  par  les  exécu- 
tants.   Quelles  sont  les  causes  fondamentales  de  cette 

insuffisance?  Je  m'appliquerai,  céans,  à  les  rechercher. 

Aix-la-Chapelle  =  Duisbourg:  2e,  3e,  4e  Corps  actifs;  3e,  4e  Corps  de 
réserve;  2e  Corps  de  cavalerie  (von  der  Marwitz),  2e,  4e  et  9e  D. 

2e  Armée  (General  Oberst  von  Bûlow),  rassemblée  dans  la  région 
Eupen  =  Montjoie:  Garde,  9e,  7e,  10e  C.  A.;  7e,  10e  C.  R.  et  corps  de 
réserve  de  la  Garde. 

Soit,  douze  corps. 

3e  Armée  (General  Oberst  von  Hausen),  rassemblée  dans  la  région 
Malmédy  =  Saint-Vith:  11e,  12e,  19e  C.  A.;  12e,  19e  C.  R.;  1er  Corps 
de  cavalerie  (von  Richthofen),  division  de  la  Garde  et  5e  D. 

4e  Armée  (duc  Albrecht  de  Wurtemberg),  rassemblée  dans  la  région 
Esch  =  Wadern  =  Trêves:  8e,  18e,  6e  C.  A.;  8e,  18e  C.  R. 

Soit,  dix  corps. 

Conviendrait  encore  d'attribuer  à  cette  masse  de  choc  (Stoss- 
fliigel),  la  5e  Armée  (Kronprinz),  rassemblée  dans  la  région  Saint- 
Ingbert  =  Wadern:  13e,  16e,  5e  C.  A.;  5e  et  6e  C.  R. 

(1)  Et  le  général  de  rappeler  que  certains  dénigreurs  faisaient  alors 
profession  de  douter  de  l'aptitude  de  la  cavalerie  à  rendre  des  ser- 
vices dans  l'exploration. 

Le  même  scepticisme  pointait  également,  de  temps  à  autre,  en 
Allemagne;  les  aréopagites  avaient  à  intervenir.  C'est  pourquoi  le 
gênerai  d.  I.  von  Falkenhausen  professait  dans  son  étude  Die  Massen 
im  Kriege  (Vierteljahrshefte,  1911,  I):  «La  cavalerie,  depuis  la  grande 
unité  jusqu'à  l'estafette,  doit  comme  par  )e  passé  être  employée  à  la 
recherche  du  renseignement  (Erkundung).  Non  à  la  manière  d'un 
moyen  de  fortune,  genre  gaz  ou  pétrole  lorsque  l'électricité  fait 
défaut,  mais  à  la  manière  d'un  indispensable  et  équivalent  moyen  ». 


58  Le  Flambeau. 

A  la  tète  de  la  troupe,  d'un  superbe  moral  et  d'un  crâne 
allant,  un  cavalier  réputé  «  consensu  omnium  »:  tacti- 
cien habile,  esprit  novateur,  entraîneur  vigoureux;  au 

bref,  un  cerveau  et  un  caractère. Des  généraux  de 

valeur  et  un  chef  d'état-major  expert  (colonel  de  Mont- 
beiliard)  l'assistaient. 

La  méthode  française,  enfin  stabilisée  après  l'expé- 
rience des  manœuvres  de  1908-10,  s'affirmait,  indubi- 
tablement, celle  qu'il  convenait  le  mieux  d'opposer  à  la 
méthode  allemande;  très  apparentées,  elles  préconisent 
toutes  deux  l'emploi  de  la  masse;  elles  imposent  toutes 
deux,  en  cours  des  opérations  qui  précèdent  les  manœu- 
vres tactiques,  la  recherche  de  la  cavalerie  adverse  pour 
l'expulser,  par  le  combat,  de  l'arène  stratégique. 

Mais,  plus  est.  En  Allemagne,  comme  en  France,  les 
règlements  fournissent  matière  à  controverses  et,  de  façon 
très  spéciale  se  pose,  s'agite  la  question:  «  Zusammen 
halten  oder  theilen  der  Kavallerie  Division  Masse?...  » 

«  Masse  ou  fractions?  »  A  la  grande  indignation 

de  ceux  que  Pelet-Narbonne  et  Bissing  ont  élevés  dans  le 
silencieux  respect  de  l'orthodoxie  officielle,  le  General 
d.  I.  von  Schlichting  (1)  se  proclamait  partisan  de  la  dé- 
congestion et  ralliait  autour  de  lui  un  groupe  dissident.  — 
D'autre  part,  il  était  fait  quelque  bruit  autour  d'un  article 
du  Correspondant  (10  juillet  1912):  La  cavalerie  dans 
la  guerre  de  demain.  —  La  mégalomanie  de  la  doctrine 
deGalliffet  (2). 

L'anonyme,  assez  osé  pour  prétendre  infirmer  la  doc- 
trine officielle  quoique  non  encore  sanctionnée  par  l'auto- 
rité du  Service  des  armées  en  campagne  du  2  décembre 
1913  (Art.  124)  et  du  règlement  sur  la  conduite  des 
grandes  unités  du  28  octobre  1913  (N°  34),  faisait  valoir 
à  l'appui  de  sa  thèse  en  faveur  de  la  désagrégation  de  la 

(1)  L'auteur  réputé  des  Taktische  und  Strategische  Grundsâtze 
*der  Gegenwart. 

(2)  Article  attribué  au  lieutenant-colonel  Cochin,  du  4e  cuirassiers. 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  59 

masse,  divers  arguments  non  dépourvus  de  valeur;  je 
n'en  retiendrai  qu'un  seul,  approprié  à  mon  sujet  et  auto- 
risant un  instructif  parallélisme  d'aperçus,  savoir:  la  na- 
ture du  théâtre  des  opérations,  facteur  déjà  introduit  par 
Ardent  du  Picq  et  énoncé  dans  l'admirable  rapport  qui 
précède  le  règlement  de  1876...  Nos  divisions  de  cavalerie 
ne  trouveront  ni  sur  la  frontière  allemande,  ni  sur  la 
frontière  belge  un  terrain  favorable  à  leur  action. 

Or,  les  mêmes  considérations  relatives  à  nos  frontières 
se  peuvent  lire  dans  une  brochure  publiée  par  la  Revue  de 
cavalerie  austro-hongroise  (1)  à  la  suite  d'un  concours 
organisé  en  1908,  intéressant  l'emploi  des  grandes  masses 

de  cavalerie. Le  capitaine  von  Lerck,  auteur  d'une 

des  études  insérées  dans  le  recueil,  certifie  les  commodités 
de  l'aire  ouverte,  sur  les  confins  de  la  Pologne  et  de  la 
Galicie,  à  la  ruée  de  la  cavalerie  austro-allemande.  Par 
contre,  il  prévoit  au  début  d'une  guerre  franco-allemande 
une  concentration  trop  voisine  des  frontières  pour  que  la 
cavalerie  d'armée  (Heeres  Kavallerie)  puisse  disposer 
sur  le  front  du  champ  nécessaire  à  l'exploration  de  grande 
amplitude  (Fernaufklàrung) .  La  masse  de  cavalerie  ne 
parviendra  à  se  procurer  des  renseignements  (autres  que 
ceux  dits  «  négatifs  »)  que  par  des  entreprises  sur  les 
ailes  et  les  derrières  de  l'adversaire.  Dans  l'espace  res- 
treint, de  plus  en  plus  comprimé,  laissé  entre  les  armées 
prêtes  à  s'aborder,  agit  l'exploration  d'amplitude  réduite 
(Nahaufklârung)  (2)  pratiquée  par  des  détachements 
-mixtes  (infanterie  légère,  mitrailleuses,  artillerie,  frac- 


(1)  Vingt  et  un  officiers  (12  prussiens,  1  bavarois,  8  austro-hon- 
grois) répondent  à  l'invitation  des  Kavalleristischen  Monatshefte.  

Cinq  études  primées.  Les  généraux  von   Bissing  et  von  Pelet- 

Narbonne   préfacent. 

(2)  Le  mode  s'adapte  également  au  bassin  du  Pô;  cas  particulier 
étudié  par  le  commandant  d'état-major  Karl  Tersztyansky  de  Nadas 
dans  un  opuscule  Kavalerie  Venvendung  in  Ober-Italien  et  que  je 
cite  parce  que  probant  exemple  de  la  tendance  à  s'affranchir  d'un 
étroit  et  rigide  formalisme   (Manôvrierschablone). 


60  Le  Flambeau. 

tions  de  cavalerie)   et  aidée  par  des  reconnaissances 

aériennes.  Soit  dit,  pour  écourter,  que  dans  son 

ensemble,  la  consultation  exclut  du  front  les  masses  de 
cavalerie  et  leur  assigne  une  mission  exploratrice  sur  les 
ailes  (Aufkiârungsraid) . 

Le  sommaire  effleurant  les  méthodes  officielles,  sans 
négliger  les  divergences  qui  les  affectent,  doit  suffire  à 
étayer  l'état  des  connaissances  acquises  à  notre  entende- 
ment en  juillet  1914;  c'est  sur  elles  seules  que  je  ferai 
fond  pour  asseoir  mes  observations. 

a)  —  La  région  des  Ardennes  s'offrait,  la  moins  ap- 
propriée de  toutes,  à  l'action  d'un  corps  de  cavalerie (  1  )  ;  y 
engouffrer  cinq  divisions  était  par  trop  se  complaire  à 
un  schéma  traditionnel  qui  n'avait  peut-être  d'autre  raison 
que  de  relever  un  supposé  cartel  de  la  Heereskavallerie. 

A  qui  incombe  la  responsabilité  de  l'erreur? 
A  ce  regrettable  choix  de  l'arène  s'ajoute  la  complica- 
tion de  graves  insuffisances. 

b)  J'ai  déjà  indiqué  que  les  difficultés  du  ravitaillement 
contraignirent  le  général  Sordet  à  renoncer  à  son  projet 
vers  Liège.  Pourtant,  le  n°  130  du  règlement  sur  la  con- 
duite des  grandes  unités  (2)  prévoyait  des  mesures  spé- 

(1)  Le  général  Dubois  dans  son  excellent  ouvrage,  Deux  ans  de 
commandement.  (Chez  Lavauzelle),  brosse  une  prenante  esquisse  de 
la  région  des  Ardennes  (t.  1er,  p.  26).  —  Le  général  Palat,  La  grande 
guerre  sur  le  front  occidental,  (chez  Chapelot),  parfait  le  tableau 
(t.  III,  p.  82).  —  Le  général  Lanrezac  'ouvrage  cité)  estime  que 
le  corps  s'enfourne  dans  une  région  tellement  défavorable  à  l'action 
d'une  masse  de  cavalerie  qu'il  n'aura  rien  à  y  faire  d'utile  (p.  66). 

(2)  «  D'une  manière  générale,  le  ravitaillement  et  l'alimentation  du 
corps  de  cavalerie  présentent  de  sérieuses  difficultés.  Il  est  donc 
indispensable  que  le  commandement  prenne  dès  le  début  des  opéra- 
tions des  mesures  particulières  destinées  à  assurer  le  ravitaillement 
en  vivres  et  en  munitions.  A  cet  effet,  une  ou  plusieurs  sections  de 
convois  automobiles  et,  le  cas  échéant,  des  sections  de  munitions 
d'artillerie  sont  mises  à  la  disposition  du  corps  de  cavalerie.  Lorsque 
ces  conditions  ne  sont  pas  réalisées,  la  durée  des  opérations  du  corps 
de  cavalerie  est  limitée  par  les  difficultés  que  présente  la  subsistance 
sur  un  espace  restreint  d'un  nombre  considérable  de  chevaux  ». 

Doit  être  noté  que   l'intendant   militaire   Adrian,    avec    l'appui    des 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  61 

ciales  relatives  au  ravitaillement  et  à  l'alimentation  d'un 
corps  de  cavalerie  par  convois  automobiles.  Pour- 
tant, le  décret  du  28  octobre  1913  s'accordait,  sur  ce 
chapitre,  avec  les  mesures  dont  les  Allemands  se  décla- 
raient prêts  à  avantager  leur  «  Verpflegwesen  ».  Nous  ne 
pouvions  les  ignorer  ;  elles  sont  consignées  en  un  ouvrage 
publié  (1912)  chez  Berger-Levrault  :  Opinions  allemandes 
sur  la  guerre  moderne,  et  je  viserai  de  façon  plus  spéciale, 
concernant  l'attribution  de  convois  automobiles  à  un  gros 
effectif  de  cavalerie,  un  passage  (1)  qui  évoque  l'en- 
seignement direct  du  General,  d.  K.  von  Bissing  (2). 

A  qui  incombe  la  responsabilité  de  la  non-attribution  au 
corps  de  cavalerie  de  convois  automobiles? 

c)  —  Le  n°  36  du  règlement  sur  la  conduite  des  grandes 
unités  admet  «  que  dans  certaines  circonstances  particu- 
lières ou  sur  certains  terrains,  la  cavalerie  d'exploration 
peut  être  appuyée  par  des  bataillons  d'infanterie  ou  des 
détachements  mixtes  :  ces  soutiens  lui  donnent  le  moyen 
de  forcer  les  défilés  faiblement  occupés  ou  de  limiter  les 

généraux  de  l'arme,  avait  entrepris  une  campagne  (qui  n'aboutit  pas) 
en  vue  de  rendre  effectives  les  mesures  particulières  énoncées  dans 
le  règlement. 

(1)  Premier  fascicule,  p.  70:  «  Dans  des  opérations  de  ce  genre 
(exploration,  raids),  le  ravitaillement  en  vivres  »t  en  munitions 
constitue  un  point  délicat.  Si  la  cavalerie  atteint  un  gros  effectif,  la 
solution  convenable  ne  peut  se  trouver  que  dans  l'emploi  des  convois 
automobiles  assez  rapides  pour  la  suivre  et  la  rendre  indépendante 
pendant  quelques  jours  à  la  fois  du  ravitaillement  sur  le  pays  et  paf 
l'arrière  ». 

(2)  «  Le  problème  le  plus  complexe  est  celui  du  ravitaillement 
(Nachschùbe).  Sans  de  préalables  précautions  pour  assurer  un  suffi- 
sant apport  en  vivres  et  en  munitions,  les  entreprises  de  grosses 
masses  de  cavalerie  vers  des  buts  éloignés,  ne  peuvent  espérer  le 
succès.  D'autre  part,  la  mobilité  et  l'indépendance  d'une  force  de 
cavalerie  ne  doivent  pas  être  compromises  par  la  pesanteur  de  son 
train.  En  conséquence,  prévoir,  en  tenant  compte  des  particularités 
de  chaque  cas,  les  moyens  modernisés  à  adopter  pour  favoriser  le 
succès  de  l'entreprse,  tout  au  moins  pour  le  rendre  possible  ».  (Die 
Verwendung  grôsserer  Kavalleriemassen  [publication  de  la  K.  M. 
déjà  citée  —  préface]). 


62  Le  Flambeau. 

débouchés  accessibles  à  la  cavalerie  ennemie  ;  ils  peuvent 
aussi  lui  assurer  des  replis  éventuels.  Dans  tous  les  cas, 
il  importe  que  l'emploi  de  soutiens  d'infanterie  n'ait  pas 
pour  conséquence  de  diminuer  la  rapidité  ni  l'envergure 
des  mouvements  de  la  cavalerie  ». 

L'infanterie  adjointe  à  la  cavalerie  devra  donc  être 
très  mobile:  groupes  cyclistes  ou  fractions  transportées 
en  autos-camions. 

Le  corps  de  cavalerie  était  doté,  nous  le  savons,  de 
trois  belles  compagnies  cyclistes  (mais  sans  mitrailleuses) 
et  du  45e  régiment  d'infanterie.  Or,  malfortune  ;  le  nombre 
d'autobus  disponibles  n'autorisait  le  déplacement  rapide 
que  par  unité.  Dans  ces  conditions  précaires(l)  le  régi- 
ment du  colonel  Grumbach  ne  put  rendre  sur  la  Lesse 
(du  10  au  14  inclus)  qu'une  partie  des  services  auxquels 
le  général  Mangin  ambitionnait  de  se  prêter.  Il  devint 
évident,  le  13,  que  la  découverte  était  frappée  d'impro- 
ductivité. 

A  qui  incombe  la  responsabilité  de  l'indigence  en 
moyens  de  transport  et  du  total  manquement  de  mitrail- 
leuses? 

d)  J'ai  insisté  sur  l'intérêt  capital  du  renseignement 
recueilli  le  9  par  le  C.  C.  Nonobstant,  le  G.  Q.  G.  per- 
siste dans  l'opinion  qu'il  ne  se  passe  rien  d'important  au 
nord  de  la  Meuse  ! 

J'ignore  si  le  G.  Q.  G.  recevait  les  rapports  des  agents 
spéciaux  auxquels  fait  allusion  le  décret  du  23  octobre: 
1913;  mais,  chose  certaine,  le  C.  C.  ne  disposait  pas  d'un 
personnel  (français  ou  belge)  de  contre-espionnage  dans 
une  région  travaillée  de  longue  date,  infestée  d'émissaires 
allemands  opérant  comme  chez  eux,  avec  une  impudente 
facilité. 

Le  service  (militaire)  des  renseignements  confié  depuis 


(1)  Le    général    Mangin     (Comment   finit    la   guerre,    chez    Plon- 
Nourrit),  relève  cette  absence  de  «  matériel  moderne  »  (p.  24). 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  6$ 

quelques  années  à  la  sûreté  générale  incompétente  et  indif- 
férente (sinon  hostile)  n'existait  que  sur  le  papier. 

A  qui  incombe  la  responsabilité  de  cette  incurie? 

Résumé  conclusif:  N'a  pas  été  prévu,  ainsi  que  le 
recommandait  le  général  von  Bissing,  l'emploi  des  moyens 
modernisés  qui,  dans  le  cas  envisagé,  étaient  susceptibles 
de  favoriser  le  succès  de  l'entreprise,  tout  au  moins  de  le 
rendre  possible. 

Toutes  les  responsabilités  de  cette  imprévoyance  (ou 
pour  dire  plus  exactement  de  ce  laisser-aller)  retombent 
sur  le  vice-président  du  Conseil  supérieur  de  la  guerre, 
chef  d'état-major  général  de  l'armée,  véritable  et  seul 
dirigeant  de  l' état-major,  conseiller  de  trois  ministres  suc- 
cessifs. Le  général  Joffre,  «  avant  d'aller  prendre  le  com- 
mandement des  armées  en  campagne,  avait  eu  pendant 
trois  années  ces  armées  en  main.  C'est  lui  qui  avait 
façonné  l'instrument  dont  il  aurait  à  se  servir.  »...  Aussi 
M.  Mermeix  (1)  ajoute  sans  hésiter:  <«  Cette  grande 
liberté  laissée  à  son  initiative  entraînait  une  grande  res- 
ponsabilité »...  et  M.  le  général  Regnault  (ancien  chef 
d'état-major)  corrobore  :  «  Il  fut  pendant  trois  ans  à  peu 
près  omnipotent;  il  est  juste  qu'il  porte  les  responsabi- 
lités (2) .  » 

II.  —  Dans  l'Entre-Sambre-et-Meuse 

(15-17  août). 

A  la  date  du  14  au  soir,  alors  que  le  corps  de  cavalerie 
rompt  pour  gagner  le  pont  d'Hastière,  la  situation  sur  la 
Meuse  se  présente  comme  suit  : 

Le  148e  (de  la  brigade  Mangin)  et  le  348e  (envoyé  de 
Givet)  bordent  depuis  le  9  la  Meuse  de  Hastière,  par 
Anseremme  et  Dinant,  à  Anhée.  Il  ne  s'agissait  tout 
d'abord  que  d'en  imposer  aux  incursions  de  patrouilles 

(1)  Joffre,  Première  crise  du  commandement.  (Ollendorff.) 

(2)  Lettre  du  18  juin  1919  à  la  Commission  chargée  d'enquêter  sur 
la  défense  du  bassin  de  Briey. 


64  Le  Flambeau. 

ennemies  dans  le  genre  de  celles  qui  incendient  la  gare  de 
Houx  et  s'aventurent  vers  Beauraing.  Mais  le  14,  en 
l'après-midi,  autre  affaire:  de  fortes  reconnaissances  de 
cavalerie  assaillent  les  deux  compagnies  du  commandant 
Bertrand,  gardiennes  du  pont  de  Dinant;  les  postes  du 
148e  fléchissent,  toutefois  sans  rompre;  puis  le  hourra 
disparaît  ! 

En  ce  temps  la  Ve  armée  (général  Lanrezac),  appuyant 
vers  l'ouest  pour  se  loger  dans  l'Entre-Sambre-et-Meuse, 
avait  amorcé  le  mouvement  du  Ie  C.  A.  (général  Franchet 
d'Esperey).  La  IIe  D.  I.  (général  Deligny)  cantonnait 
l'après-midi  du  14  dans  la  zone  Florennes=  Rosée = 
Anthée,  que  la  3e  brigade  (33e  et  73e  régts)  délaisse  en  la 
soirée,  attirée  vers  Dinant  par  le  bruit  d'un  combat. 

Ce  combat  reprend  le  15,  dès  5  h.  30,  avec  une  violence 
intensifiée.  Je  n'ai  pas  ici  à  en  relater  les  phases  (1) 
voulant  me  borner  à  une  fruste  esquisse  de  la  journée 
marquée  pour  le  corps  de  cavalerie  par  le  passage  sur  la 
rive  gauche  de  la  Meuse. 

Dans  la  matinée,  à  mi-chemin  entre  Beauraing  et  Has- 
tière,  le  général  Sordet  a  tout  d'abord  procédé  à  une  sorte 

de  désarticulation  de  la  masse.  A  gauche,  la  Ie  D. 

garnit  l'éperon  qui,  au  confluent  Meuse=Lesse,  descend 
de  Falmignoul  sur  le  pont  d'Anseremme;  son  groupe 
cycliste  et  quelques  pelotons  trouvent  occasion  de  parti- 
ciper à  une  petite  escarmouche  intéressant  le  3489  R.  I. 

La  Ve  D.  et  des  fractions  du  45e  R.  I.,  à  droite,  sont 
engagées  beaucoup  plus  sérieusement  au  pont  d'Hulson- 
niaux  où  le  général  Bridoux  accuse  intention,  pour  agir 
vers  Dinant,  de  franchir  la  Lesse.  Il  n'y  réussit  pas;  ter- 
rain difficile,  obstacle  sérieux  verrouillé  par  l'ennemi 
(5e  D.  K.)  flanc-gardant  son  attaque  contre  la  citadelle. 

La  IIIe  D.  réserve  au  croisement  des  routes  Hoyet= 
Feschaux= Mesnil-Saint-Blaise. 

(1)  Voir  mon  étude,  La  Belgique  envahie,  p.  231-235.  (Chez 
Fournier,   Paris.) 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  65 

Cependant  renseigné  par  le  général  Franchet  d'Esperey 
(avec  lequel  il  s'est  rencontré  à  Hastière)  sur  le  caractère 
local  de  l'affaire  dans  laquelle  la  3e  brigade  d'infanterie 
est  actionnée,  le  commandant  du  C.  C.  estime  inutile  d'in- 
sister et  donne  l'ordre  de  rompre  le  combat.  Les  divisions 
passent  le  pont  entre  11  et  13  heures,  pour  gagner  dans 
la  soirée  la  région  Biesme  =  Mettet  =  Graux.  Ce  même 
jour,  la  compagnie  cycliste  de  la  Ie  D.  était  détachée  au 
pont  d'Yvoir  où  elle  sera  rejointe  le  lendemain  matin  par 
la  11e  B.  de  dragons;  ce,  conformément  à  la  demande  de 
concours  faite  la  veille  par  le  commandant  du  Ie  C,  mais 
que  le  général  Sordet,  soucieux  d'accorder  un  peu  de 
repos  à  ses  cavaliers,  avait  tenu  à  retarder  de  quelques 
heures  (1). 

Le  16,  le  C.  C.  touche  la  transversale  Presles=Vi tri- 
val  =  Fosse;  le  jour  après,  il  s'élançait  dans  la  plaine 
qu'illustrent  de  glorieux  souvenirs. 


* 
*    * 


Les  performances  du  C.  C.  dans  la  journée  du  15 
motivent  des  observations  qui  n'échappent  pas  à  la  cri- 
tique exercée  et  avertie  de  M.  le  général  Palat.  Le  mieux 
qualifié  et  le  plus  autorisé  (de  nos  écrivains  militaires 
reproche  au  général  Sordet  (2)  d'avoir,  avec  trop  de  com- 
plaisance, renoncé  au  rôle  décisif  qu'il  aurait  pu  jouer 
dans  le  combat  autour  de  Dinant  par  une  pression  sur  la 
gauche  ennemie;  le  passage  obstrué  à  Hulsonneaux,  il 
était  possible  de  traverser  la  Lesse  sur  un  autre  point 
(La  cavalerie  française  en  Belgique  —  Revue  1-15  mars 

(1)  On  y  appréhendait,  d'après  certaines  informations,  un  sérieux 
coup  de  main  de  Pennemi.  —  Le  6e  régiment  de  chasseurs  (régiment 
de  corps)  courait  au  pont  de  Bouvignes.  —  La  brigade  Mangin 
enlevée  au  C.  C.  devait  être  provisoirement  chargée  de  la  couverture 
entre  Bouvignes  et  Namur. 

(2)  Le  colonel  Egli  de  l'armée  helvétique  formule  le  même 
reproche;  mais  Egli  tout  comme  Stegemann  recherche  clientèle  en 
Bochie. 


66  Le  Flambeau. 

1918).  J'exprimerai  le  très  grand  et  sincère  regret 

de  ne  pas  me  trouver  d'accord  sur  cet  article  avec  l'émi- 
nent  auteur  de  la  Grande  Guerre  sur  le  front  occidental. 
La  recherche  d'un  passage  en  avant  d'Hulsonneaux  et  la 
manœuvre  subséquente,  risquaient  fort  d'entraîner,  non 
pas  la  seule  Ve  D.,  mais  le  corps  tout  entier  (au  moins 
la  IIIe  D.)  dans  une  diversion  dont  le  général  Sordet,  ta- 
blant sur  un  ensemble  de  données  (1),  n'appréciait  pas 
l'opportunité.  Il  devait  tenir,  sous  réserve  du  principe 
essentiel  d'assistance  au  combat,  à  ne  pas  se  laisser  dé- 
tourner de  l'impérative  mission  du  moment,  laquelle,  pour 
des  raisons  à  la  fois  politiques  et  militaires,  lui  enjoignait 
de  placer  au  plus  tôt  ses  divisions  à  la  droite  de  l'armée 
belge,  dans  la  trouée  entre  Namur  et  la  haute  Gette. 
D'autre  part  une  assistance  au  combat  de  la  3e  brigade  I. 
n'avait  pas  été  jugée  nécessaire  par  le  général  Franchet 
d'Esperey,  qui  éconduit  deux  officiers  de  l 'état-major  de 
la  Ire  D.  C,  décline  l'offre  faite  par  le  commandant  du 
G.  C.  et  ne  réclame  qu'une  brigade  de  cavalerie  à  placer 
en  couverture  sur  la  Meuse.  Dans  ces  conditions  s'ex- 
plique <(  le  passage  en  vue  des  troupes  d'infanterie  et  d'ar- 
tillerie de  divisions  de  cavalerie  ne  paraissant  pas  s'in- 
quiéter de  la  forte  canonnade  vers  Dinant.  » 

J'ai  quelque  peu  pesé  sur  l'incident  non  pour  me  mé- 
nager le  prétexte  d'une  critique,  mais  bien  dans  le  dessein 
de  surprendre  en  sa  facture  un  raid  d'exploration 
(Aufklârungsraid)  (2)  ;  le  procédé,  ainsi  qu'il  a  été  établi 

(1)  Avait  notamment  laissé  entrevoir,  dans  son  compte  rendu  de 
la  veille,  combien  peu  serait  efficace  une  attaque  en  terrain  très 
difficile  et  avec  une  infanterie  déjà  fatiguée.  Le  G.  Q.  G.  répondait 
qu'il  importait  peu,  le  Ier  Corps  étant  chargé  de  la  défense  de  la 
Meuse. 

(2)  Les  écrivains  militaires  al'emands  s'ingénient  à  distinguer  les 
raids  suivant  leur  objet:  le  raid  d'exploration  (Aufklârungsraid); 
le  raid  de  destruction  (Zerstôrungsraid) ,  dont  les  exemples  clas- 
siques sont  fournis  par  Jakson  et  Stuart  (1862  —  juin,  Virginie  — 
août,  destruction  des  grands  dépôts  de  Manassa-Junction.  —  Octobre, 
Pennsylvanie)  ;  aussi,  la  chevauchée  qui  ne  réussit  pas  de  Mischts- 
chenko  contre  les  magasins  d'Inkou  et  la  voie  ferrée  (janvier  1905.) 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  67 

précédemment,  est  celui  dont  la  cavalerie  allemande  en- 
tendait user  de  préférence  contre  les  ailes  et  sur  les  der- 
rières de  l'adversaire. Déjà,  le  12,  du  côté  de  Haelen, 

la  gauche  des  Belges  avait  eu  à  endiguer  une  incursion  de 
la  2e  D.  K.  (du  corps  von  der  Marwitz)  ;  Dinant,  borne 
de  droite  du  dispositif,  dans  le  vide  que  les  Allemands 
savent  (ou  supposent)  exister  entre  nos  IVe  et  Ve  A., 
n'est  que  la  réédition  du  mode. 

Le  G.  Q.  G.  n'ignorait  pas,  le  14,  la  course  vers  la 
Meuse  des  escadrons  allemands  ;  elle  lui  avait  été  signalée 
de  Pondrôme  par  le  général  Sordet,  regrettant  faute 
d'avions  (1),  à  employer  dans  un  terrain  aussi  couvert  et 
serré,  de  ne  pouvoir  fournir  toutes  les  précisions  dési- 
rables. Quoi  qu'il  en  soit,  le  bulletin  du  jour  mentionne  : 
«  La  région  Marche  =  Saint-Hubert  =Rochefort  est  occu- 
pée par  de  la  cavalerie  ennemie  dont  la  force  semble  être 
d'une  ou  de  deux  divisions.  L'une  d'elles,  la  5e,  comprend 
deux  régiments  de  dragons,  deux  de  hussards,  un  de 
uhlans,  un  de  cuirassiers,  une  centaine  de  cyclistes,  des 
mitrailleuses  et  des  canons  (2)  ;  elle  est  fournie  par  les 
éléments  des  5e  et  6e  corps  (Breslau,  Posen).  Aucune 
troupe  d'infanterie  (en  dehors  des  cyclistes)  n'est  signa- 
lée dans  la  zone  précitée.  L'autre  division  pourrait  être 
celle  de  la  garde.  » 

Du  reste,  à  Vitry-le-François,  aucune  inquiétude  du 
fait  de  ces  deux  divisions  de  cavalerie,  le  Ier  C,  étant 
chargé  de  la  défense  des  passages  de  la  Meuse.  Le  com- 
mandant du  C.  C.  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  la  difficulté 
de  franchir  éventuellement  le  très  sérieux  obstacle  de  la 
Lesse. 

Le  raid  de  bataille  (Schlachtenraid)  dont  se  rapproche  l'intervention 
du  Corps  de  cavalerie  à  Le  Câteau  (26  septembre  1914). 

(1)  Un  seul  renseignement  avait  été  fourni  par  avion;  il  concernait 
la  région  de  Neufchâteau. 

(2)  Division  du  G. -M.  von  Ilsemann:  9e  Brigade  (Dragons  n°  4, 
Uhlans  n°  10)  ;  11e  Brigade  (Leib.  Kûrassiere,  Dragons  n°  8)  ;  12e  Bri- 
gade  (Hussards  n08  4  et  6). 


68  Le  Flambeau. 

III.  —  Dans  la  Hesbaye 

(18-24  août) 

Le  gros  du  corps  de  cavalerie  (  1  ) ,  la  Sambre  franchie 
le  17,  s'élançait  dans  la  plaine. 

Déjà  vers  9  heures,  le  receveur  des  postes  de  Tamines 
signalait  le  passage  des  cuirassiers,  aussi  des  dragons  de 
la  IIIe  D.  (2)  ;  puis  dans  l'après-midi,  le  major  de  Melotte, 
détaché  près  du  général  Sordet  et  envoyé  par  lui  en  mis- 
sion au  G.  Q.  G.  belge  de  Louvain,  fixait  comme  suit  les 
emplacements:  Sombreffe  =  Bothey  =  Mazy  =  Onoz 
(G.  Q.  :  Fleurus)  ;  de  plus,  l'agent  de  liaison  était  chargé 
d'annoncer  que  le  C.  C.  attaquerait  le  18  sur  l'axe  Fleu- 
rus =  Sombreffe  =  Gembloux  et  qu'il  réclamait  le  con- 
cours d'une  brigade  d'infanterie  belge  entrant  à  9  heures 
précises  en  action  vers  Thorembais;  enfin,  un  escadron 
belge  maintiendrait  le  contact  entre  Nil-Saint-Vincent  et 
Walhain-Saint-Paul. 

Ai-je  besoin  de  phrases  pour  donner  la  mesure  de  l'an- 
xieuse impatience  avec  laquelle  le  Haut  Commandement, 
qui  n'avait  pu  que  regretter  l'inutilité  de  la  course  dans 
les  Ardennes,  attendait  les  divisions  de  cavalerie  fran- 
çaise! 

A  cette  aile  du  front  de  bataille,  six  divisions  belges  (3) 

(1)  Passé  le  16  sous  les  ordres  du  commandant  de  la  Ve  Armée 
qui  lui  assigne  la  mission  de  se  porter  à  la  rencontre  des  colonnes 
ennemies  et  de  retarder  leur  avance.  —  Le  lendemain,  communication 
par  le  général  Lanrezac  d'un  ordre  du  G.  Q.  G.  faisant  ressortir 
l'intérêt  urgent  de  rejoindre  l'armée  belge. 

(2)  Les  hussards  (2e  et  4e)  gardaient  les  ponts  de  la  Sambre,  de 
Charleroi  à  Tamines;  le  284e  (régiment  de  réserve  du  Ier  C.  non- 
endivisionné)    tenait  les  ponts  de  Tamines  à  Floriffoux. 

(3)  Bibliographie:  L'action  de  l'armée  belge  (Rapport  officiel) 
du  31  juillet  au  31  décembre  1914;  chez  Chapelot.  La  campagne  de 
l'armée  belge,  du  31  juillet  1914  au  1er  janvier  1915;  chez  Bloud  et 

Gay.  Les  très  remarquables   études  publiées  dès  le  deuxième 

semestre  1920  par  le  Bulletin  belge  des  Sciences  militaires  (Librairie 

Dewit,    Bruxelles).  Les    principaux   éléments   de    la   polémique 

entre   le   lieutenant    général   chevalier    Selliers   de   Moranville    et    le 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  69 

s'étendaient  entre  Diest  (nord)  et  Jodoigne  (sud-ouest)  ; 
la  gauche,  que  couvrait  la  belle  division  de  cavalerie  du 
lieutenant  général  de  Witte,  était  menacée  d'enveloppe- 
ment par  la  2e  C.  A.  et  par  la  2e  D.  K. Le  centre 

allait  être  abordé,  en  direction  Saint-Trond  =  Winghe= 
Saint-Georges  =Louvain  par  le  4e  C.  A.  et  en  direction 

Waremme= Tirlemont=  Louvain  par  le  9e  C.  A.  (  1  ) . 

La  droite  subissait  déjà  la  pression  des  4e  et  9e  D.  K., 
car  le  canon  avait  été  entendu  du  côté  de  Roux-Miroire  et 
le  soir  du  17  (18  heures)  la  présence  de  deux  bataillons 
de  chasseurs  allemands  était  révélée  dans  les  bois  entre 

Walhain-Saint-Paul  et  Grand- Leez, Encore,  sur  la 

Meuse,  aux  environs  de  Huy,  passage  ininterrompu  de 
grosses  colonnes.  C'est,  après  Kluck,  l'apparition  de 
Bûlow. 

*    * 

Le  18,  la  IIIe  D.  C.,  à  gauche  se  portait  de  Gembloux 
sur  Orbais  et  la  Ie  D.  C.,  au  centre,  objectivait  Perwez 
(pour  mieux  dire  Hedenge)  où  se  poste  la  4e  D.  K. 

lieutenant  général  baron  de  Ryckel;  du  premier,  de  brèves,  pourtant 
persuasives  plaquettes:  Le  prélude  et  le  début  de  la  guerre  en  Bel- 
gique et  Pourquoi  l'armée  belge  s'est-elle  retirée  sur  la  position  for- 
tifiée   d'Anvers    le    18    août    1914?;    du    second,    un    lourd    factum, 

autolâtrique.  L'Immortelle   Mêlée,  de  M.   Paul   Crokaert    (chez 

Perrin),  sans  le  moindre  doute  des  mieux  intentionnés,  mais  par  trop 
impénitent  bourreur  de  crâne. 

(1)  Les  têtes  des  corps  en  première  ligne  atteignent  dans  la  soirée: 
Du  17:  Berbroek  (2e  C.  A.,  escorté  à  droite  par  la  2e  D.  K.)    = 

Alken  (4e  C.  A.)  =  Ulbeek  (3e  C.  A.)  =  Petit  Jamine  (9e  C.  A.)  = 
Waremme  (10e  C.  A.)    =  Tourinne   (7e  C.  A.). 

Du  18:  Montaigu  (2e  C  A.,  flanqué  sur  la  droite,  à  Westerloo  par 
la  2e  D.  K.)  =  Kersbeek-Miscom  (4e  C.  A.,  dont  le  gros  franchit  la 
Gette,  à  Geet-Betz)  =  Hoeleden  (3e  C.  A.,  poussant  ses  éléments  de 
poursuite  jusqu'à  Pellenberg  et  Cortenberg)  =  Bunsbeek  (9e  C.  A.) 
=  Tirlemont  (10e  C.  A.)   =  Hannut  (7e  C.  A.) 

Sur  le  front  du  7e  C.  A.,  les  4e  et  9«  D.  K. 

(2)  4e  D.  K.  (G.  L.  von  Garnier)  ;  3e  Brigade  (K.  n°  2,  U.  n°  9)  ; 
17»  Brigade  (D.  n08  17  et  18);  18e  Brigade  (H.  n0B  15  et  16). 

9e  D.  K.  (G.  M.  von  Biilow)  ;  13e  Brigade  (K.  n°  4,  H.  n°  8); 
14e  Erigade  (H.  n°  11,  U.  n°  5);  19e  Brigade  (D.  n°  19,  U.  n°  13). 


70  Le  Flambeau. 

appuyée  par  deux  bataillons  de  chasseurs.  La  Ve  D.  C, 
à  droite,  pointait  sur  Aische-en-Refail,  quartier  dans 
lequel  sera  pris  contact  (lieutenant  Henard  du  22e  D.) 
avec  les  colonnes  mobiles  du  major  Petit  et  du  colonel 
Iweins,  derniers  organes  de  l'action  si  activement  étendue 
à  l'extérieur  de  la  P.  F.  Namur  par  le  lieutenant-général 
Michel.  Un  peu  après  midi,  la  grande  route  Andenne  = 
Louvain  était  dépassée.  Mais,  les  escadrons  de  tëtc  et  les 
compagnies  cyclistes  se  heurtent  presque  aussitôt  à  des 
points  d'appui  solidement  garnis  par  des  chasseurs  avec 
mitrailleuses  et  artillerie  (assistée  pour  réglage  du  tir  par 
un  avion).  Des  efforts  tenaces  et  prolongés  certifient  en 
particulier  à  Boneffe  (1),  à  Ramillies-Offus  (tenus  par  la 
9e  D.  K.)  le  mordant  des  compagnies  cyclistes  cherchant 
à  ouvrir  des  voies  aux  Ve  et  Ie  D.  C.  (2).  La  ligne  de 
résistance  de  l'ennemi  ne  pouvait  être  ébréchée  que  par 
l'infanterie.  Fâcheusement,  la  brigade  belge  (3)  sur  la- 

(1)  Peut-être,  avec  plus  d'exactitude,  combat  de  Aische-en-Refail, 
ainsi  que  porte  la  citation  à  l'ordre  de  la  division  du  médecin-auxi- 
liaire Fagot  (du  groupe  cycliste  du  20e  Bat.  de  chasseurs),  qui  fit 
preuve  ce  18  et  encore  le  26  (Crèvecœur)  du  plus  remarquable 
dévouement. 

(2)  Le  général  Palat  (une  fois  n'est  pas  coutume),  insuffisamment 
renseigné  (Revue,  15  mars  1918,  p.  458),  reproche  au  général  Sordet: 
1°  d'avoir  prescrit  au  commandant  de  la  Ire  D.  C.  de  faire  manger  ses 
chevaux;  2°  d'avoir,  par  deux  fois,  interdit  à  l'artillerie  de  cette  divi- 
sion de  tirer.  1°  Ai-je  besoin  d'affirmer  que  le  commandant  du  C.  C. 
n'intervenait  pas  dans  ces  détails;  2°  l'inaction  n'a  jamais  été  imposée 
aux  batteries;  il  leur  était  simplement  recommandé  de  ne  tirer  qu'avec 
la  certitude  absolue  de  ne  pas  porter  leur  feu  sur  l'artillerie  de  la 
IIIe  D.  C,  quelque  peu  en  échelon  refusé;  il  y  a  tout  lieu  de  croire 
que  cette  certitude  ne  fut  pas  acquise  et  que,  par  suite,  les  batteries 
cessèrent  de  tirer. 

(3)  19e  Brigade  (général  Delforge)  de  la  6e  D.  réserve  en  arrière 
de  la  droite  vers  Hamme-Mille.  Je  rappellerai  que  cette  brigade  avait 
reçu  la  veille  l'ordre  de  se  trouver  le  18,  avant  9  heures,  à  Thorembais- 
les-Béguines  ;  si  le  contact  n'était  pas  établi,  les  1er  et  3e  carabiniers 
devaient  se  retirer.  La  brigade  et  un  escadron  arrivent  exacte- 
ment au  rendez-vous,  y  demeurent  jusqu'à  10  heures,  puis  se  retirent, 
le  contact  n'ayant  pas  été  pris.  Pourtant,  les  carabiniers  ont  dû 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  71 

quelle  le  général  Sordet  comptait,  ne  voyant  pas  paraître 
nos  escadrons,  s'était  retirée  dès  10  heures,  ce  que  le 
général  ignorait. 

Il  devenait  sans  nécessité  aucune,  l'empreinte  du  front 
adverse  ayant  été  prise,  de  s'éterniser  sous  le  canon 
devant  une  inviolable  barrière.  Le  commandant  du  C.  C. 
donna,  en  conséquence,  l'ordre  de  se  dégager  et  de 
reporter  les  divisions  à  l'ouest  de  la  route  Namur  = 
Wavre  ;  elles  persévéraient  de  la  sorte  en  leur  mission  de 
protection  à  la  droite  de  l'armée  belge. 

Celle-ci  résistait  avec  une  admirable  vaillance  au  choc 
des  corps  allemands  acharnés  à  rompre  son  centre  et  à 
envelopper  son  extrême  gauche.  Néanmoins  «  une  bataille 
acceptée  dans  la  journée  du  19  ne  pouvait  être  d'issue 
douteuse  par  suite  de  l'écrasante  supériorité  des  Alle- 
mands. La  destruction  de  l'armée  aurait  d'autre  part  gra- 
vement compromis  la  défense  d'Anvers  et  anéanti  tout 
espoir  d'agir  dans  la  suite  de  concert  avec  les  Alliés  ». 
(La  campagne  de  V armée  belge,  p.  46.) 

Le  Roi,  après  avoir  demandé  son  avis  au  chef  d'état- 
major,  donna  dans  la  soirée  (19  h.  30)  l'ordre  de  repli 
à  l'ouest  de  la  Dyle.  Cette  ferme  décision  fait  d'autant 
plus  honneur  au  caractère  du  Commandant  de  l'armée 
qu'elle  écartait  les  suggestions  du  colonel  Aldebert  (délé- 
gué du  G.  Q.  G.  français)  insistant  (1)  pour  le  maintien 
des  forces  belges  sur  la  Gette,  ne  serait-ce  que  des  Ve  et 
VIe  Divisions,  en  attendant  le  secours  des  corps  du  géné- 
ral Lanrezac. 

Dans  la  matinée  du  lendemain  (19),  le  combat  d'Aer- 

apercevoir  les  escadrons  de  gauche  de  la  IIIe  D.  C,  puisque,  par 
méprise,  ils  les  accueillirent  à  coups  de  fusil  (deux  chevaux  tués)  !!?? 

(1)  Etrange   et  incompréhensible  insistance! 

Les  IIIe  et  Xe  Corps,  centre  de  la  Ve  Armée,  ne  se  posent  sur  la 
Sambre  que  dans  l'après-midi  du  20.  —  Les  premiers  éléments  du 
XVIIIe  Corps  prolongent  à  l'ouest,  le  21.  —  A  droite,  le  Ier  Corps 
sera  relevé  le  22  au  soir,  par  la  51e  D.  R.  de  la  garde  sur  la  Meuse, 
face  à  l'Est. 


72  Le  Flambeau. 

schot  confirmait  le  péril  de  la  manœuvre  débordante  de 
la  droite  allemande.  Le  Roi  prescrivit  la  retraite,  devenue 
inévitable,  sur  le  camp  retranché  d'Anvers. 

A  cette  heure  critique  s'avérait  aux  yeux  de  tous  (même 
de  ceux  qui  ont  des  yeux  pour  ne  point  voir)  la  prudente 
sagesse  du  mode  expectant  régi  par  le  projet  des  premières 
opérations. 

Les  personnes  mal  instruites  des  choses  militaires  (qui 
pourtant  se  complaisent  prétentieusement  à  jouer  le  rôle 
de  Basilide)  ne  savent  pas  établir  la  différence  entre  plan 
de  mobilisation,  plan  de  concentration  et  projet  des  pre- 
mières opérations.  Une  récente  polémique  engagée  dans 
la  presse  belge  porte  témoignage  de  ces  fourvoiements; 
il  n'est  donc  pas  sans  intérêt,  dans  le  cas  concret,  de  pro- 
curer quelques  précisions. 

Le  plan  de  mobilisation  n'appartient  pas  au  lieutenant- 
général  de  Selliers  de  Moranville,  appelé  le  25  mai  1914 
à  remplacer  dans  l'emploi  de  chef  d'état-major,  le  lieute- 
nant général  De  Ceuninck;  de  lui  toutefois  (point  impor- 
tant), le  «  camouflage  »  de  la  deuxième  phase  (période 
de  tension  politique)  de  manière  à  affranchir  le  gouverne- 
ment (Ministère  des  Affaires  étrangères)  du  reproche 
d'avoir  incité  à  la  guerre  par  une  mobilisation  prématurée 
(Pourquoi-Pas?  —  15  août  1919,  p.  564). 

Le  plan  de  concentration  appartient  en  majeure  partie 
au  lieutenant-général  de  Selliers  de  Moranville.  Ne  sera 
pas  contesté  que  M.  de  Broqueville  avait  spécialement 
chargé,  en  décembre  1913,  le  colonel  de  Ryckel  (imposé 
comme  collaborateur  au  lieutenant-général  De  Ceuninck, 
puis  au  lieutenant-général  de  Selliers)  de  l'élaboration  des 
plans  de  concentrations  éventuelles  de  l'armée;  mais  sera 
dit  aussi  que  ce  travail  remis  fin  avril,  ou  commencement 
de  mai,  était  affecté  d'une  navrante  insignifiance  (appré- 
ciation du  lieutenant-général  De  Ceuninck  —  Revue 
belge,  nov.  1919,  p.  1030).  Le  lieutenant-général  de  Sel- 
liers de  Moranville  (avec  le  concours  diligent  et  averti  du 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  73 

major  Maglinse,  chef  de  la  lro  section)  pour  utiliser  ce 
travail  (dépouille  des  archives  de  l 'état-major),  dut  le 
retoucher,  le  remanier,  le  rendre  pratiquement  réalisable  ; 
(ainsi,  décentralisation  des  transports  par  voie  ferrée.)  — 
Le  dossier  remis  en  la  première  quinzaine  de  juillet  au 
ministre  de  la  Guerre  comportait  trois  plans  envisageant 
les  hypothèses  les  plus  probables;  ces  plans  sont  adoptés. 
Le  31  juillet,  le  Roi  (qui  venait  d'assumer  person- 
nellement le  commandement  de  l'armée),  soucieux  de  ne 
fournir  aucun  prétexte  à  l'Allemagne,  exprima  le  désir 
de  faire  reporter  d'une  longueur  d'étape  à  l'ouest  (quadri- 
latère Tirlemont=Perwez  =  Louvain  =  Wavre,  cavalerie  â 
Gembloux)  la  base  de  concentration  fixée  par  le  plan  n°  I 
dans  la  zone  Saint-Trond  =  Hautain-l'Evêque  =  Han- 
nut=Tirlemont=Hamme= Mille.  M.  de  Broqueville,  de 
son  côté  (1er  août,  soir)  réclamait  quelques  modifications 
de  détail. Donc,  le  1er  août,  avant  l'ultimatum  alle- 
mand, l'accord  au  sujet  des  mesures  militaires  à  prendre 
s'affirmait  complet  entre  le  Roi,  le  ministre  de  la  Guerre 
et  le  chef  d'état-major  (article  du  lieutenant-général  che- 
valier de  Selliers  —  Revue  belge,  nov.  1919,  p.  1033). 
Le  projet  des  premières  opérations  appartient  en  entier, 
et  sans  conteste  possible,  au  chef  d'état-major.  Aucune 
discussion  sur  ce  chapitre  en  l'assemblée  extraordinaire 
des  ministres  d'Etat  et  des  ministres  à  portefeuille  tenue 
sous  la  présidence  du  Souverain,  au  Palais  Royal  de  Bru- 
xelles, dans  la  soirée  du  2-3  août  (Revue  belge,  —  nov. 
1919,  p.  1036).  Questionné  à  son  tour,  ou  bien  d'initia- 
tive, le  général  de  Ryckel  exprima  l'opinion  (inspirée 
par  le  capitaine  Gallet,  porte-flambeau  des  nouvelles  doc- 
trines) que  l'armée  de  campagne,  sa  concentration  ache- 
vée, (levait  prendre  une  immédiate  offensive  et  pousser 
sur  Cologne!!...  (1)  Une  folie  (je  n'hésite  pas  à  le  pro- 

(1)  Voyez  l'article  du  lieutenant-général  de  Selliers  sur  «  le  Conseil 
de  la  Couronne  du  2  août  1914  »  dans  le  Flambeau  du  31  août  1914 
(4e  année,  n*  8). 


74  Le  Flambeau. 

clamer),  une  folie  de  surenchère  qui  étale  aussi  la  coupable 
méconnaissance  de  l'incapacité  offensive  de  l'armée  belge, 
son  état  d'impréparation. Du  reste,  toute  précon- 
ception devait  être  écartée.  Il  suffisait,  à  l'extrême  gauche 
du  dispositif  franco-anglais,  de  poster  l'armée  belge  en 
couverture,  de  la  tenir  prête  suivant  les  circonstances: 
soit,  en  cas  d'invasion  partielle  (rive  droite  de  la  Meuse), 
à  agir  dans  le  flanc  droit  et  sur  les  derrières  des  colonnes 
allemandes;  soit,  en  cas  d'invasion  totale  (les  deux  rives 
de  la  Meuse),  à  établir  un  barrage  au  nord  du  fleuve  (po- 
sition de  la  Gette)  de  manière  à  attendre  l'arrivée  des 
alliés  pour  ensuite  subordonner  les  opérations  aux  leurs. 
J'estime  qu'il  était  de  toute  équité  et  justice  de  faire 
ressortir  les  titres  à  la  reconnaissance  nationale  acquis 
jusqu'à  cette  date  mémorable  par  le  lieutenant-général 
de  Selliers  de  Moranville  (1).  Je  rappelerai  encore  que 

(1)  Pourtant,  peu  après,  devait  se  produire  une  étrange  «  crise  du 
commandement  ». 

Un  seul  et  simple  arrêté  royal  en  date  du  6  septembre,  n°  2338, 
(c  limoge  »: 

Le  lieutenant-général  de  Selliers  de  Moranville  déchargé  de  ses 
fonctions  de  chef  d'état-major  et  nommé  inspecteur  général  de 
l'armée;  le  général-major  de  Ryckel,  sous-chef  d'état-major,  envoyé 
en  mission  au  G.  Q.  G.  russe.  Le  général  Jungbluth  assurait, 
nominalement  tout  au  moins,  la  direction  du  service  qu'accaparait 
en  réalité,  avec  le  titre  de  sous-chef,  le  colonel  Wielemans,  chef  de 

cabinet  de  M.  de    Broqueville.   L'emploi   de  gouverneur  de   la 

place  forte  d'Anvers  était  supprimé.  Le  lieutenant-général  de  Guise, 
commandant  de  la  position  fortifiée,  remplaçait  le  lieutenant-général 

Dufour,  nommé  membre  du  Conseil  national,  récemment  créé. Et 

autres  ! 

D'aucuns  se  désespèrent  de  ne  pouvoir  découvrir  les  causes  de  ce 
chambardement.  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  besoin  pour  cela  d'aller 
chercher  midi  à  quatorze  heures.  Mon  enquête  psychologique  me 
permet  de  dénoncer  l'œuvre  du  Comité  (belge)  Union  >?t  Progrès  qui, 
influencé  par  les  ragots  des  Icoglans  de  France,  affirme  sa  rageuse 
ascension  au  Pouvoir. 

M.  de  Broqueville,  endoctriné  par  les  Jeunes  Turcs  de  son  entou- 
rage, peu  satisfaits  du  rang  effacé  de  leur  patron,...  le  ministre  de  la 
guerre  imite  de  Tarquin  le  geste  classique! 


Le  Corps  de  cavalerie  Sofdet.  75 

le  18  août,  sa  nette  compréhension  des  contingences,  sa 
franche  fermeté  soutiennent  la  grave  décision  par  laquelle 
le  Roi  sut  préserver  l'armée  de  campagne  d'une  certaine 
et  irréparable  catastrophe. 

Telles  sont  les  opinions  que  la  critique  indépendante, 
sourde  aux  criailleries  des  clans,  peut  et  doit  professer 
dès  aujourd'hui. 

Par  suite  de  la  retraite  en  direction  nord-ouest  des  divi- 
sions belges,  le  corps  de  cavalerie  n'était  plus  astreint  à 
obstruer  la  trouée  entre  Wavre  et  Namur.  Sa  tâche  sim- 
plifiée consiste,  dorénavant,  à  couvrir  l'établissement  sur 
la  Sambre  de  l'armée  du  général  Lanrezac. 

Le  19,  alors  que  les  Hanovriens  de  la  20e  D.  I.  se 
disposent  à  incendier  Ramillies,  commence  un  lent  recul 
que  masquent  de  vigoureuses  arrière-gardes  aux  prises 
vers  Jauselette  avec  4e  D.  K.  et,  au  nord  de  Gembloux 
avec  9e  D.  K.;  cette  dernière  affaire  procurait  aux  batte- 
ries (10,  II  et  12)  du  commandant  Lavergne  (IIIe  D.) 
l'occasion  d'un  très  honorable  début;  les  cyclistes  de  la 
T  C.  prolongeaient  à  droite. 

Appelé  le  jour  suivant  (20)  à  la  gauche  de  la  Ve  A.,  que 
les  Anglais  n'épaulent  pas  encore,  le  général  Sordet  range 
tout  d'abord  ses  divisions  derrière  le  Piéton  :  la  IIIe,  après 
un  petit  engagement  rdu  côté  de  Pont-à-Celles,  surveille, 
face  au  Nord  (Nivelles),  le  secteur  de  Gouy-lez-Piéton= 
Luttre;  au  centre,  de  Viesville  à  Roux,  la  Ie  D.  C.  dont  le 
groupe  cycliste  occupe  encore   Gosselies  ;   à   droite,    la 

Ve  D.  C. La  D.  K.  de  la  garde  (non  encore  rejointe 

à  gauche  par  5e  D.  K.)  et  son  groupe  de  bataillons  de 
chasseurs  pressent  sur  "tout  le  front.  Une  de  ces 
bourrades  ébranle  la  IIIe  D.   C.  (1)   et  l'oblige  à  se 

(1)  Rôle  particulièrement  actif  du  49  cuirassiers  envoyé  le  21  en 
l'après-midi,  de  Trazegnies  à  Pont-à-Celles,  renforcer  les  cyclistes 
de  la  IIIe  D.  C.  et  concourir  à  la  défense  du  pont  de  Gouy-lez-Piéton  ; 


76  .  Le  Flambeau. 

recueillir  sur  la  bretelle  Chapelle-lez-Herlaimont=Traze- 
gnies,  bientôt  délaissée  pour  la  transversale  Carnières= 
Piéton.  Le  recul  expose  la  gauche  de  la  Ie  D.  C.  et  l'incite 
à  son  tour  à  un  repliement  autour  de  Piéton  =Forchies- 
la-Marche. 

Pour  aider  le  C.  C.  à  se  donner  de  l'air,  le  haut  com- 
mandement fait  intervenir  la  11e  brig.  d'inf.  (24e  et  28e 
régts)  placée  en  cet  après-midi  du  21,  à  Nalinnes.  Le  géné- 
ral A.  Hollender,  sans  plus  d'explications,  est  invité  à 
gagner  Fontaine-l'Evêque  où  le  général  Sordet  disposera 
de  lui.  —  La  brigade,  à  laquelle  firent  défaut  les  camions 
automobiles  attendus,  franchit  la  Sambre  à  la  chute  du 
jour  et  arrive  vers  23  h.  30  à  Fontaine-J'Evêque.  Le  géné- 
ral Hollender,  ayant  été  renseigné  sur  la  situation,  reçut 
du  commandant  du  C.  C.  l'ordre  de  tenir  coûte  que  coûte 
les  positions  indiquées  de  manière  à  permettre  à  la  cava- 
lerie de  se  dégager  de  l'étreinte;  il  ne  rompra  que  sur 
avis. 

Le  22,  à  l'aube,  toutes  les  mesures  étaient  prises;  en 
première  ligne  les  bataillons  Devignes  et  Nicolas  du  24e, 

le  bataillon  Dutrut  du  28e.  L'ennemi  ne  pouvait 

soupçonner  la  présence  à  Anderlues  de  cette  brigade; 
aussi,  vers  9  heures,  les  compagnies  allemandes  non  dé- 
ployées se  laissent  surprendre  à  petite  distance  par  nos 
feux.  Remis  de  leur  désarroi,  les  régiments  nos  16,  53 
et  57  (7e  C.)  reprennent  le  combat,  cette  fois  avec  pru- 
dence ;  ils  multiplient  leurs  attaques  préparées  et  appuyées 


le  9e  cuirassiers  rejoint  peu  après.  Vers  17  heures,  la  brigade 

Gouzil  recevait  l'ordre  de  rompre  le  combat  et  de  couvrir  le  rassem- 
blement de  la  division  à  Carnières.  La  brigade,  arrière-garde, 

touche  Villereille-'ez-Brayeux  vers  7  heures  et  repart  à  9  h.  30  en 
direction  de  Binche. 

Un  épisode  concernant  le  3e  hussards  est  relaté  par  le  vétérinaire 
aide-major  Letard,  dans  son  volume  (p.  34)  :  Trois  mois  en  premier 
Corps  de  cavalerie   (chez  Plon-Nourrit). 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  77 

par  l'artillerie;  nous  ripostons  par  d'énergiques  élans  (1) 
poussés  jusqu'au  corps  à  corps.  —  Enfin,  proche  de 
16  heures,  ordre  du  général  Sordet  de  céder  et  d'occuper, 
rive  droite  de  la  Sambre,  les  hauteurs  et  les  ponts  de 
Lobbes  (inclus)  à  Fontaine-Valmont  (inclus).  Pour  se 
décrocher,  le  général  A.  Hollender  lance  une  dernière 
contre-attaque  (bataillon  PIou  du  24e)  accompagnée  de 
quelques  projectiles  de  la  batterie  (fort  à  court  de  muni- 
tions) prêtée  par  la  cavalerie.  L'ennemi  recule;  ses  aigres 
clairons  sonnent  en  retraite. 

Le  très  brillant,  mais  aussi  onéreux,  combat  d'An- 
derlues  (qui  dès  les  premiers  jours  de  la  campagne 
honore  la  11e  brigade)  avait  permis  au  C.  C.  de  se  tirer 

d'embarras.  Le  soir  du  22,  les  IIIe  et  Ve  D.  C. 

nouent,  dans  la  région  Binche  =  Merbesnle-Château,  la 
liaison  avec  l'armée  anglaise  parvenue  sur  la  ligne 
Condé  =  Saint-Ghislain  =  Mons  =  Binche;  la  Ie  D.  C. 
garde  les  ponts  de  Jeumont  et  de  Fontaine-Valmont,  à 
remettre  le  lendemain  (18  heures)  à  la  69°  D.  R.  (général 
Legros  du  IIe  groupe  de  divisions  de  réserve) . 

Ce  mémorable  dimanche  23  août,  te  général  Lanrezac 
et  le  maréchal  French  livraient,  l'un  la  bataille  d'Entre- 
Sambre-et-Meuse,  l'autre  celle  de  Mons.  Tous  deux 
durent  se  résigner  à  entamer  leur  retraite  au  sud,  dans  la 
nuit  du  23-24. 

Le  corps  de  cavalerie  passait  le  dit  24,  sous  les  ordres 
du  maréchal  French  qui  le  portait  incontinent  à  la  gauche 
de  l'armée  anglaise...  Ses  opérations  en  territoire  belge 
prenaient  fin. 

La  seconde  phase  de  l'activité  exploratrice  du  C.  C. 
n'avait  guère  été,  plus  que  la  première,  d'un  grand  rende- 
ment. 

Et,  sur  le  front  de  l'armée  belge,  la  belle  division  du 

(1)  Le  lieutenant-colonel  Fesch,  du  24e,  tombe  mortellement  frappé. 
36  officiers  et  1,500  hommes  tués,  blessés  ou  disparus.  —  La  Patrie 
Belge  (septembre  1921)  donne  de  l'affaire  une  relation  détaillée. 


78  Le  Flambeau. 

lieutenant-général  de  Witte  (1)  n'obtenait  pas  de  meil- 
leurs résultats. 

Les  causes  de  toutes  ces  relatives  improductivités  sont 
les  mêmes  :  Dans  une  aire  se  prêtant  de  façon  exception- 
nelle à  l'action  de  l'arme,  la  Heeres  Kavallerie  ne  pratique 
pas  l'exploration  (Fernaufklàrung  et  Nahaufklàrung)  ; 
elle  remet  à  des  détachements  mixtes  les  attributions  que 
lui  conféraient  les  règlements  et  ces  détachements  mixtes 
ne  sont  que  des  organes  de  la  sûreté  (  Verschleierung) . 

C'est  ce  que  M.  Gabriel  Hanotaux  (2)  (Enigme  de 
Charleroi,  —  p.  45)  n'a  point  su  et  n'a  point  voulu  com- 
prendre; il  lui  suffira  de  constater  que  nos  cavaliers  ne 
réussissent  pas  à  lacérer  le  rideau  tendu  devant  eux  ;  mais 
ses  commettants  du  G.  Q.  G.  s'abstiendront  de  le  ren- 
seigner sur  le  mode  de  tissage  du  rideau,  pour  ne  pas 
avoir  à  faire  le  pénible  aveu  d'une  imprévoyance  qui 
priva  les  ouvriers  des  outils  nécessaires.  Il  serait  pourtant 

(1)  Les  divisions  de  cavalerie  allemande  battaient  l'estrade,  sou- 
tenues par  des  bataillons  d'infanterie  dotés  de  mitrailleuses  et  se 
déplaçant  rapidement  en  automobiles.  Le  service  des  reconnaissances 
belges  perçait  difficilement  ce  voile  épais.  Les  escarmouches  avec 
les  éclaireurs  furent  quotidiennes...  (La  campagne  de  l'armée  belge, 
p.  33  et  38). 

Certaines  de  ces  escarmouches  mériteraient  une  mention  spéciale: 
Orsmael-Gussenhoven  (10),  Boneffe  (13),  etc.;  mais  combien  plus 
fréquentes  les  dérobades!...  et  que  penser  de  ces  escadrons  de  la 
2°  D.  K.  qui,  le  12,  après  la  tape  reçue  à  Haelen,  repliés  vers  Lumen, 
se  fortifient  et  s'entourent  d'un  réseau  de  fil  de  fer  !  ! 

Relire  à  propos  de  Haelen,  dans  les  Pages  de  gloire  de  l'armée  belge 
(chez  Berger-Levrault),  le  beau  récit  du  commandant  Willy  Breton, 
chroniqueur  militaire,  aussi  brillant  que  solidement  documenté. 

(2)  Relever  les  inexactitudes  matérielles  et  les  erreurs  d'apprécia- 
tion accumulées  par  M.  Gabriel  Hanotaux  dans  ses  écrits  serait  peine 
perdue.  Deux  exemples  :  L'Enigme  de  Charleroi  (p.  99)  place  le  C.  C. 
sur  l'Authie  !  !  ;  le  général   Fonville,   crédule,  en  sera  pour  les   frais 

d'un  savant  article   dans  la  France   militaire.   Le    fascicule  64 

(p.  274)  de  VHistoire  illustrée  de  la  guerre  de  1914  (vaste  entreprise 
de  librairie)  affirme  le  transport  en  autos-camions  de  la  11e  brigade; 
le  général  Palat,  trop  confiant,  écrit  dans  la  Revue  (1-15  mars  1918) 
un  article  que  le  général  Hollender,  traité  avec  quelque  sévérité, 
n'aura  aucune  peine  à  faire  rectifier. 


Le  Corps  de  cavalerie  Sordet.  79 

grand  temps  de  dérouter  une  légende  exploitée  par  la 
Heeres  Kavallerie  à  son  orgueilleux  avantage.  Cette  cava- 
lerie ne  brille  que  par  son  absence.  Un  des  officiers  géné- 
raux les  plus  en  vue  de  l'armée  belge  a  pu  écrire  :  «  J'ai 
l'intime  conviction  que  la  cavalerie  allemande  avait  dé- 
fense formelle  d'accepter  le  combat  de  cavalerie  propre- 
ment dit.  » 

D'autres  témoins  autorisés  déposent  dans  ce  même 
sens,  sans  emprunts  au  lexique  des  lieux  communs,  sans 
recours  aux  vieux  clichés.  L'un  d'eux,  chef  entre  tous 
qualifié,  pour  apprécier  le  rôle  et  l'attitude  de  la  cavale- 
rie allemande  en  ces  journées  d'août  1914,  prononce  un 
jugement  que  je  tiens  à  reproduire  parce  que  définitif  et 
sans  appel,  parce  que  superbe  hommage  rendu  aux  braves 
gens  qui  méritent  d'être  honorés: 

((  Aux  anciens  du  Ier  corps  de  cavalerie  pour  leur  ra- 
fraîchir la  mémoire;  aux  nouveaux  pour  leur  apprendre 
ce  qu'ils  ne  saveirt  pas;  aux  uns  et  aux  autres  pour  raf- 
fermir leur  foi  et  leur  confiance  dans  leur  arme  et  dans 
son  avenir. 

((  Le  mois  d'août  1914  finissait;  les  armées  françaises, 
vaincues  au  Nord  et  à  l'Est,  refluaient  sur  la  Marne  et  la 
Seine.  A  ceux  qui  ont  vu  le  désordre  de  ces  colonnes 
s'entassant,  se  bousculant  sur  les  routes  sans  arrière- 
gardes,  il  semblait  que  les  Allemands  n'eussent  plus  qu'à 
lâcher  la  bride  à  leur  cavalerie  pour  que  la  retraite  devînt 
l'irréparable  déroute. 

«  Or,  la  cavalerie  allemande  resta  cachée  dans  les 
jambes  de  son  infanterie  qui,  elle-même,  n'avançait 
qu'avec  une  extrême  prudence. 

«  Pourquoi? 

«  Parce  que,  les  premiers  jours  de  la  guerre,  les  cava- 
liers français,  le  sabre  ou  la  lance  au  poing,  sautaient  à 
la  gorge  des  cavaliers  allemands  partout  où  ils  les  rencon- 
traient, leur  inspirant  une  invincible  terreur  au  combat  à 
l'arme  blanche. 


80  Le  Flambeau. 

«  Parce  que  les  escadrons  ennemis,  n'osant  pas  risquer 
la  rencontre  à  cheval,  se  contentaient  de  chercher  à  nous 
attirer  sous  le  feu  de  leurs  mitrailleuses  ou  de  nous  en- 
voyer des  coups  de  fusil  (  1  ) ,  parce  que  ce  combat  ne  se 
livre  qu'à  pied,  que  pour  le  mener  il  faut  s'arrêter  et 
qu'une  cavalerie  qui  s'arrête  perd  le  bénéfice  de  la  pour- 
suite... » 

(Ordre  du  jour  du  commandant  de  la  Ire  Division  de 
cavalerie  en  date  du  8  juillet  1917). 

Colonel  Bujac. 

(1)  «  Généralement,  à  l'approche  des  nôtres,  les  Allemands  des- 
cendent de  leurs  montures  et  combattent  à  pied  ;  ou  bien  il  font  demi- 
tour  pour  solliciter  la  poursuite  de  nos  cavaliers  et  les  attirer  sous  un 
feu  d'infanterie  ou  de  mitrailleuses  ».  (Letard,  ouvrage  cité,  p.  34.) 

«  ...Les  cavaliers  s'étaient  tâtés;  à  cheval,  les  Français  s'étaient 
trouvés  indiscutablement  supérieurs  aux  Allemands.  Aussi,  von  der 
Marwitz  avait  prescrit  d'employer  la  tactique  de  1'  a  envoilement  », 
étudiée  depuis  longtemps  à  l'avance.  Sur  tout  son  front  s'étendait 
une  ligne  de  petits  postes  solidement  défendus  par  des  cyclistes,  des 
fantassins  ou  des  cavaliers  pied  à  terre.  Que'ques  patrouilles  à  cheval 
amenaient  devant  eux  nos  escadrons  qui  étaient  décimés  à  loisir  par 
le  tir  des  hommes  postés...  »  (Général  Manoin,  ouvrage  cité,  p.  23). 


Romantisme  et  Révolutions 

Liberté  et  Poésie. 

Romantisme  et  Révolution.  Cet  enfant  de  Rousseau  met 
en  bas  ce  qui  était  en  haut,  et  inversement.  Tel  est  le 
caractère  auquel  il  se  fait  reconnaître.  Mais  jadis,  il  lui 
suffisait  de  se  nommer,  il  était  synonyme  d'avancement 
et  de  progrès.  Aujourd'hui  ses  avocats  ne  peuvent  plus  se 
contenter  de  définir  tout  bouleversement  comme  un  bien 
en  soi.  Ils  sont  réduits  à  faire  valoir  que  leur  révolution 
littéraire  et  morale  fut  une  révolution  heureuse:  elle 
retrouva  la  nature,  inventa  le  peuple,  rétablit  la  naïveté 
des  passions,  découvrit  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  charme, 
d'innocence  et  de  fécondité  dans  l'ignorance  et  dans  le 
manque  d'éducation.  Avant  le  romantisme,  il  était, 
paraît-il,  impossible  d'aimer  les  jardins  qui  sentent  le  sau- 
vage. Tout  était  apprêté,  ruelle,  salon  et  jargon.  Le  natu- 
rel était  proscrit,  la  vérité  honnie.  D'après  ces  contrefa- 
çons de  l'histoire  qui  dénaturent  le  problème  pour  éviter 
de  le  résoudre,  Phèdre  ni  Bérénice  ne  peuvent  élever  un 
soupir  de  leur  cœur  sans  qu'il  soit  titré  romantique;  le 
discours  du  Paysan  du  Danube  devient  romantique  par  les 
mêmes  principes  qui  annexent  Pascal  ou  Virgile  à  l'évan- 
gile de  Rousseau.  Cela  rappelle  l'aventure  d'un  certain 
sculpteur  qui  faisait  aux  dieux  et  aux  héros  des  yeux 
démesurés;  des  amis  charitables  le  menèrent  devant  la 

(1)  Ces  pages  sont  extraites  de  la  préface  de  Romantisme  et  Révo- 
lution, édition  définitive  de  Avenir  de  V Intelligence,  et  d'autres  études 
de  M.  Charles  Maurras,  qui  paraîtront  prochainement  a  Paris. 

Nous  sommes  reconnaissants  au  grand  écrivain  de  nous  en  avoir 
gracieusement  permis  la  publication.  (N.  D.  L.  R.). 


82  Le  Flambeau. 

Pallas  poliade:  —  Vous  voyez  bien,  s'écria-t-il,  comme 
elle  a  des  yeux,  elle  aussi!...  Ce  romantique  incorrigible 
ne  se  rendait  pas  compte  qu'jls  étaient  à  leur  place. 

Les  prétendues  inventions  du  romantisme  existaient  fort 
bien  avant  lui.  Son  œuvre  a  consisté  à  les  changer  de  lieu 
pour  leur  donner  en  tout  la  première  ou  même  l'unique 
importance.  C'est  ainsi  que  Thersite  n'avait  pas  été  ignoré 
d'Homère  et  de  ses  homérides:  l'esprit  de  la  Révolution 
ou  du  Romantisme  a  tendu  seulement  à  le  préférer  à 
Ulysse,  à  Achille,  à  Hector,  à  Priam:  Don  César,  Tri- 
boulet,  Jean  Valjean,  le  Satyre  ont  reçu  de  l'art  roman- 
tique non  l'existence  mais  la  mission  expresse  de  détrôner 
l'Olympe.  Le  retour  à  la  vérité  ne  sera  point  de  les  pros- 
crire, mais  de  les  remettre  à  leur  rang. 

On  insiste  :  en  tant  que  révolutionnaire,  insurgé  contre 
les  classements,  qui  sont  tous  arbitraires,  le  romantisme 
met  les  choses  et  les  êtres  où  il  lui  plaît  ;  son  principe  le 
veut,  qui  est  la  liberté. 

Il  faudrait  toujours  demander  :  liberté  de  qui  et  de  quoi? 
Mais,  nulle  part,  l'esprit  romantique  et  l'esprit  révolution- 
naire ne  s'accusent  aussi  clairement  que  dans  l'idée  qu'ils 
se  sont  faite  de  la  liberté.  Il  convient  d'examiner  avec 
quelque  détail  ce  que  c'est  que  la  liberté  en  art.  Cela  fait 
voir  qu'ils  l'ont  pensée  et  pratiquée  à  faux. 

L'esprit  classique  avait  enseigné  que  l'artiste  est  libre 
par  la  puissance  sur  la  matière,  par  l'habileté  à  manier  ses 
outils,  la  connaissance  profonde  et  l'observation  aisée  des 
préceptes  de  l'art,  enfin  par  la  vigueur,  l'abondance  et 
l'essor  des  idées  qui  le  meuvent  et  qui  le  mènent.  L'artiste 
est  libre,  en  ce  sens  qu'il  fait  ce  qu'il  veuf.  Mais  il  ne  le 
fait  pas  comme  il  veut.  Là,  sa  liberté  est  bornée  par  les 
lois  de  son  succès  ou  de  son  échec.  Tous  les  formulaires 
de  l'art  professent  cette  liberté,  mais  énoncent  ces  condi- 
tions. Chanter,  c'est  ordonner  les  cadences,  régler  les 
rythmes  par  lesquels  délivrer  son  âme  et  sa  voix.  Mais  du 


Romantisme  et  Révolution.  83 

fait  qu'on  se  plie  aux  mesures  du  pur  esprit,  l'on  quitte 
et  l'on  repousse  l'attraction  la  plus  corporelle  : 

Nunc  pede  libero 
Pulsarida  tellus. 

Le  lyrique  admirable  qui,  dans  ce  petit  air  à  boire,  fai- 
sait probablement  une  allusion  rapide  aux  mystères  secrets 
de  toute  poésie  (  1  ) ,  a  dit  plus  explicitement  : 

Pictoribus  atque  poetis 
Quidlibet  audendi  semper  fuit  œqua  potestas. 

Et  cette  liberté,  c'est  la  liberté  du  bonheur;  le  même 
critique-poète  conseille  à  ses  frères  de  tout  oser,  fors  ce 
qui  ruinerait  l'audace  ;  il  les  convie  à  tout  peindre,  excepté 
ce  qui  décomposerait  la  peinture  : 

Sed  non  ut  placidis  coeant  immitia,  non  ut 
Serpentes  avibus  geminentur,  tigribus  agni... 

Dans  un  poème  qui  porte  en  épigraphe  les  mots 
«  audendum  est  »  et  ne  cesse  de  provoquer  le  génie  à  user 
hardiment  de  toutes  les  libertés,  André  Chénier  traduit 
la  restriction  d'Horace: 

Osons... 

Mais  inventer  n'est  pas,  en  un  brusque  abandon, 

Blesser  la  vérité... 

Ce  n'est  pas  entasser  sans  dessein  et  sans  forme 

Des  membres  ennemis  en  un  colosse  énorme, 

Ce  n'est  pas,  élevant  des  poissons  dans  les  airs, 

A  l'aile  des  vautours  ouvrir  le  sein  des  mers, 

Ce  n'est  pas  sur  le  front  d'une  nymphe  brillante 

Hérisser  du  lion  la  crinière  sanglante. 

(1)  Un  autre  écrivain  de  la  grande  race  lyrique,  dit:  «  Soit  que  la 
parole  retienne  sa  liberté  naturelle  dans  l'étendue  de  la  prose,  soit 
que,  resserrée  dans  la  mesure  du  vers,  et  plus  libre  encore  d'une 
autre  sorte,  elle  prenne  un  vol  plus  hardi  dans  la  poésie.  »  Bossuet. 
Discours  de  réception  à  V Académie  française. 


84  Le  Flambeau. 

Donc,  d'après  deux  esprits  créateurs  et  puissants,  la 
liberté  d'invention  de  l'art  trouve  sa  limite  normale  dans 
la  nature  des  choses  réelles,  qui  est  leur  vérité,  dans  la 
mesure  des  possibles,  qui  est  leur  raison.  Une  fable  a  son 
réalisme.  Une  fantaisie,  sa  logique  interne.  On  peut  dire 
du  poète  comme  la  fée  de  Mistral  : 

Ot  tout  ço  que  soun  iue  tèn 
A  bel  èime  V  aparlèn 

La  fée  pourrait  dire  bien  davantage.  Ce  que  tient  le 
poète  passe  tous  les  trésors  que  des  yeux  mortels  peuvent 
contenir.  Il  dispose  du  temps,  il  se  rit  de  l'espace.  Toutes 
les  couleurs  et  les  formes  des  réalités  sont  à  lui,  comme 
tous  les  royaumes  de  l'imagination  pure  et  simple.  Mais 
cette  fée  se  garde  bien  de  lui  chanter  qu'il  est  à  lui  seul 
sa  règle  et  sa  loi  :  en  l'émancipant  de  la  sorte,  elle  le  ferait 
déchoir  à  plaisir.  Pourquoi?  Parce  que,  justement,  sa 
supériorité  est  engagée  sur  un  point  où  l'obéissance  le 
sert. 

En  effet,  son  honneur  et  sa  gloire  ne  tiennent  essen- 
tiellement ni  à  la  finesse,  à  l'ampleur  ou  à  la  vivacité  de 
ce  qu'il  voit  ou  sent,  ni  à  sa  faculté  d'être  agité  d'émo- 
tions vives,  ni  même  à  ce  tumulte  d'images  qui  fleurissent 
de  sa  chair,  de  son  cœur  et  lui  montent  jusqu'au  cerveau. 
D'autres  esprits  pourraient  l'égaler  ou  le  passer  sous  tous 
ces  rapports.  Son  privilège  vient  de  ce  que  seul  il  se  com- 
munique: l'émoi  de  l'âme  aspire  en  lui  à  une  création, 
par  les  moyens  qu'il  sait,  dont  il  s'est  rendu  maître,  qui 
ne  servent  de  rien  sans  lui  mais  qui  existent  indépendam- 
ment de  lui.  Il  n'a  pas  inventé  les  prescriptions  de  sa  tech- 
nique, elles  ne  procèdent  pas  de  sa  volonté,  mais,  pour 
une  part,  de  sa  nature,  qu'il  n'a  pas  faite,  pour  une  part 
plus  vaste,  de  la  nature  de  l'esprit  et  du  monde  qu'il  n'a 
pas  créés.  Il  doit  donc  s'y  soumettre  :  comme  le  penseur 
pour  penser  juste,  pour  chanter  juste,  lui,  chanteur.  Il 
peut  perfectionner  et  il  perfectionne  son  art,  comme  un 


Romantisme  et  Révolution.  85 

bon  ouvrier  son  outil  :  il  ne  saurait  le  faire  sans  se  con- 
former à  ces  intimes  lois  qui  président  à  l'échange  des 
pensées  et  des  sentiments  entre  créatures  humaines,  à 
l'ordre  et  au  matériel  du  langage  qui  est  en  vigueur  dans 
les  races  dont  il  est  né.  Sa  naissance  qui  l'a  fait  poète  est 
ainsi  l'origine  de  quelques-unes  des  sujétions  et  des  ser- 
vitudes qui  le  grèvent  s'il  veut  la  gloire  et  le  bonheur.  Il 
reçoit  sa  tribu,  sa  langue,  son  métier,  l'ascendance  et  la 
tradition  de  l'un  et  de  l'autre,  comme  il  a  reçu  la  distinc- 
tion de  son  cœur,  la  noblesse  de  son  goût  et  de  son  génie. 
Les  traits  qui  le  limitent  sont  aussi  ceux  qui  le  configurent. 
A  les  aliéner  tous  pour  de  la  liberté,  il  sacrifierait  plus 
encore  que  ce  qu'il  a:  tout  ce  qu'il  est.  Il  y  perdrait  ce 
qu'il  a  la  mission  de  faire. 

Car  la  structure  de  son  nom  donne  son  signe  exact.  Il 
est  celui  qui  fait  quelque  chose  avec  ce  qu'il  sent.  Les 
autres  n'en  font  rien  que  le  vulgaire  usage  pour  vivre  et 
pour  mourir.  Il  s'agrégerait  au  vulgaire  s'il  gardait  pour 
son  cœur  les  délices  et  les  transes  que  son  esprit  subtil 
excelle  à  recueillir  et  à  raffiner.  Quand  de  belles  visions 
jaillissent  de  ses  lèvres  et  qu'un  tissu  de  paroles  d'or  livre 
son  âme  aux  autres,  mais  le  rend  intact  à  lui-même,  plus 
libre,  plus  pur  et  plus  fort,  ni  la  félicité  intérieure  qui  le 
récompense,  ni  la  sombre  inquiétude  qui  l'agitait,  ne  qua- 
lifient essentiellement  sa  nature.  Il  n'est  pas  né  pour  être 
tel  ou  tel,  ni  pour  avoir  telle  ou  telle  joie,  il  est  né  pour 
faire  ceci  et  cela.  L'activité  en  vue  de  l'œuvre,  c'est  son 
destin. 

Ce  que  fait  le  poète,  chacun  voudrait  le  faire.  Il  sait  le 
faire,  lui.  Le  beau  don,  le  talent  heureux  enveloppent  déjà 
science.  Science  belle  et  gaie  qu'il  a  dû  acquérir  et  a  pu 
compléter  parce  qu'il  y  était  apte,  ce  qui  n'est  pas  donné 
à  tous,  mais  qui  préexistait,  ce  qu'il  ne  doit  pas  oublier.  Il 
s'est  ainsi  ouvert  les  routes  qui  mènent  au  but.  Il  s'est 
ainsi  garé  des  autres.  Il  a  distingué  du  regard  ce  qu'il  doit 
faire  et  éviter.  Dès  lors,  s'il  assemble  et  compose,  le  corn- 


86  Le  Flambeau. 

posé,  au  lieu  de  se  dissoudre,  tient,  il  chante,  éï  îe  choix 
de  ses  syllabes  sonores,  son  évocation  successive  d'idées 
distinctes,  au  lieu  de  tomber  dans  le  vide  ou  de  rouler  à 
l'aventure,  comme  des  gouttes  d'eau,  écrivent,  dans  l'es- 
prit qui  le  lit  ou  l'écoute,  les  traits  brillants,  les  couleurs 
vives,  l'ordre  émouvant  d'un  monde  nouveau.  Par  la 
grâce  de  son  action,  par  un  jeu  de  mystérieuses  affinités, 
par  la  vertu  des  alliances  et  des  associations  provoquées, 
son  rêve  émigré  et  court  stimuler  chaudement  les  rêves 
des  hommes.  Des  êtres  inouïs  s'élancent  à  sa  voix,  qui 
vont  plaire,  charmer,  passionner,  telle  étant  la  merveille 
de  leur  nature  :  nos  peines  et  nos  joies  y  sont  endormies 
en  secret. 

Le  poète  a  choisi  ce  qui  lui  convenait  pour  cette  mise  en 
œuvre;  au  sens  juridique,  son  choix  était  absolument 
libre:  mais,  comme  il  est  heureux  ou  est  malheureux, 
comme  il  réussit  ou  échoue,  l'objet  du  choix  ne  l'est  pas; 
il  est  viable  ou  non,  durable  ou  non,  capable  ou  non 
d'émouvoir  les  sentiments  qu'il  veut  susciter.  De  ses  com- 
binaisons de  poète,  les  unes  étaient  voulues  par  la  forme, 
la  matière,  le  mouvement,  la  composition  essentielle  des 
choses,  d'autres  en  étaient  rejetées,,  le  sont  et  le  seront 
pour  la  même  raison.  On  ne  dresserait  pas  le  tableau 
sypnotique  de  ces  élues  et  de  ces  damnées.  Toutefois,  la- 
déplaisante  ou  la  discordante,  la  belle  ou  l'agréable 
semblent  connaître  le  sens  de  leur  destinée  ;  elles  semblent 
posséder  en  quelque  manière  des  voix  aiguës  ou  basses 
pour  faire  sentir  au  cœur  du  poète  leur  acîrTésion  ou  leur 
résistance  à  l'hymen  et  lui  jeter  distinctement  le  oui  ou 
le  non,  l'encouragement,  l'aiguillon  ou  la  plainte  de  l'in- 
visible frein.  Ces  stimulants,  ces  freins  composent-ils  un 
critérium  infaillible  ou  définitif?  Pour  courir  les  beaux 
risques  qu'aimait  et  conseillait  Platon,  le  poète  peut, 
certes,  oser  braver  l'obstacle  et  jouer  la  difficulté  :  mais 
o'est  son  affaire.  Affaire  de  force,  de  ruse  et,  l'on  y 
revient  toujours,  de  bonheur.  Car  le  succès  prononce.  Et 


Romantisme  et  Révolution.  87 

l'expérience  millénaire  n'est  favorable  ni  à  l'absurde  ni 
au  laid.  Ils  n'ont  pas  réussi.  Si  l'industrie  humaine  excelle 
à  se  frayer  la  route  «  par  rame  et  par  voile  »,  il  semble 
que  ce  soit  entre  des  parois  de  diamant  qui  ne  se  laissent 
guère  entamer  ni  rayer.  La  liberté  heureuse  est  celle  qui 
marie  à  l'entrain  du  héros  une  sagesse,  une  science,  qui, 
en  le  limitant,  le  conduise  et  le  serve:  c'est  l'art  de  la, 
vie,  c'est  l'art  même. 

Les  libertés  à  décourager  sont  donc  celles  qui  sont  les 
ennemies  de  l'œuvre,  soit  qu'elles  l'empêchent  d'aboutir, 
soit  qu'elles  la  dissocient  à  peine  formée.  Si  l'œuvre 
intéressée  recevait  la  parole  et  donnait  son  avis,  comme 
une  déesse  future,  sans  doute  dirait-elle  en  définitive 
conformément  aux  réactions  de  l'instinct  vital  :  —  «J'aime 
tout  ce  qui  me  fait  vivre  et  je  déteste  tout  ce  qui  me 
ferait  mourir...  »  Les  intérêts  de  l'œuvre  sont  seuls  à 
consulter.  Ils  donnent  au  poète  le  droit  d'associer  à  sa 
convenance  toutes  les  sources  d'enchantement,  mais  ils 
ne  lui  permettent  aucune  liberté  de  les  corrompre  ou  de 
les  troubler.  Une  liberté  positive  est  ainsi  accordée,  une 
liberté  négative  est  ainsi  refusée  sur  les  mêmes  principes. 
Liberté  de  créer.  Défense  de  dissocier.  Tels  sont  les 
derniers  mots  de  la  réflexion  et  de  la  tradition  en  matière 
de  Poétique.  La  liberté  vaut  par  l'usage  et  par  le  fruit. 
Elle  n'est  due  qu'au  bien,  et  le  mal  est  sans  droits. 
Pourquoi?  Parce  que  l'un  fait  et  l'autre  défait  le 
Poème  (1). 

Nature  et  Raison. 

Il  est  impossible  de  n'être  pas  frappé  de  l'analogie  de 

(1)  Ces  réflexions  étaient  écrites  et  composées,  quand  j'ai  lu 
dans  l'Enquête  des  Marges,  du  15  mai  1920,  ces  lignes,  qui  vont  loin 
dans  le  même  sens:  «  Chose  étrange,  au  xixe  siècle,  il  est  plus  aisé 
de  citer  des  noms  immortels  que  des  œuvres  qui  ne  périront  pas, 
plus  aisé  de  dénombrer  les  génies  que  les  chefs-d'œuvre  ».  C'est 
que  la  liberté  romantique,  si  elle  était  favorable  aux  aises  de  l'artiste, 
ne  consultait  pas  l'intérêt  de  l'œuvre  d'art. 


88  Le  Flambeau. 

ces  formes  de  la  liberté  en  art  avec  les  libertés  que  donne 
ou  refuse  notre  Politique  classique.  Politique  fort  riche 
en  libertés  de  toute  sorte.  Politique  qu'on  ne  peut  nom- 
mer libérale  :  elle  ne  met  pas  la  liberté  au-dessus  de  tout 
non  plus  qu'au  principe  de  tout  (1).  La  liberté  d'un  Etat 
le  rend  indépendant  de  ses  voisins,  mais  elle  le  soumet 
aux  lois  tutélaires  de  la  force,  du  travail  fructueux,  de  la 
justice  et  de  la  paix,  à  l'intérieur.  La  liberté  des  compa- 
gnies, corps  et  groupes  distincts  qui  le  composent  con- 
siste à  rester  maître  de  leurs  règlements:  cela  ne  peut 
pas  être  la  liberté  de  se  décomposer  par  des  luttes  désor- 
données. Enfin,  la  liberté  des  citoyens,  suivant  leurs 
conditions  diverses  et  dans  leurs  services  variés,  propose 
à  chacun  d'eux  le  régime  qui  sied  à  ce  qu'il  veut  et  doit 
faire  :  incapable  de  les  autoriser  à  se  débander  sans  con- 
trôle, elle  est  la  faculté  de  s'assembler  contre  les  forces 
de  mort,  la  faculté  de  se  défendre  contre  les  puissances 
de  dispersion. 

Par  contre,  la  liberté  politique  des  révolutionnaires 
jette  sans  distinction  un  appel  uniforme  à  la  libération 
générale  de  tous  les  éléments,  supposés  pareils  et  égaux, 
Etats,  Compagnies  ou  personnes,  sans  tenir  compte  de 
leurs  fonctions  variées.  Le  niveau  de  cette  liberté  indé- 
terminée a  dû  être  placé  si  bas  que  les  hommes  n'y  sont 
plus  désignés  que  par  le  titre  d'un  caractère  qu'ils  ont 
en  commun  avec  les  plantes  et  les  animaux:  l'individua- 
lité. Liberté  individuelle,  individualisme  social,  tel  est  le 
vocabulaire  de  ces  doctrines  de  progrès.  Il  est  bien  iro- 
nique !  Car  enfin  un  chien  et  un  âne  sont  des  individus, 
une  pousse  d'avoine  est  un  individu.  Comme  il  est 
naturel,  la  cohue  des  «  individus  »  désorganisés  admettra 
volontiers  de  l'esprit  révolutionnaire  ses  promesses  bril- 
lantes de  puissance  et  de  félicité  :  mais,  si  la  foule  y  croit, 

(1)  Je  renvoie  sur  cet  article  à  mon  opuscule:  Libéralisme  et  liber- 
tés, démocratie  et  peuple,  il  est  recueilli  dans  le  volume  La  Démo- 
cratie religieuse,  p.  393. 


Romantisme  et  Révolution,  89 

la  raison  les  conteste,  et  l'expérience  se  charge  de  les 
démentir.  La  raison  prévoit  que  la  vie  générale  s'abais- 
sera quand  l'individu  effréné  verra  patronner  par  l'Etat 
sa  funèbre  liberté  de  ne  penser  qu'à  soi  et  de  ne  vivre 
que  pour  soi.  La  postérité  qui  paiera  vérifiera  ce  pro- 
nostic très  motivé.  Ainsi,  sur  un  plan  voisin,  l'intelligence 
critique  aura  contesté  les  ambitions  de  la  liberté  roman- 
tique, et  l'histoire  littéraire  en  reconnaîtra  les  mauvais 
effets  sur  le  poète  et  sur  son  ouvrage  :  asservissement, 
décomposition. 

Tel  est,  en  art,  en  politique,  le  double  accord  de  la 
nature  et  de  la  raison;  la  critique  et  la  logique,  l'histoire 
et  la  philosophie  ne  se  contrarient  pas.  Nous  avons  eu 
beaucoup  à  insister  autrefois  sur  ce  point.  Des  influences 
étrangères,  principalement  anglaises,  exercées  en  sens 
inverse  sur  l'esprit  conservateur  français,  tendaient  à  re- 
présenter les  principes  de  la  Révolution  comme  l'expres- 
sion du  rationnel  et  les  principes  de  la  Réaction  comme 
la  voix  des  réalités  naturelles.  La  raison  abstraite  s'était 
trompée.  L'expérience,  ayant  vu  clair  sur  le  concret, 
rectifiait  l'erreur  de  l'esprit:  sa  rectification  devenait  le 
triomphe  du  sens  pratique,  l'erreur  mentale  ayant  été 
la  fille  de  la  théorie  pure!  Cela  revenait  à  dire  que 
toutes  les  théories  étaient  fausses,  toutes  les  vérités  mal- 
faisantes. Nous  avons  rejeté  d'un  même  cœur  ce  système 
contradictoire  et  refusé  d'exclure  les  idées  parce  qu'elles 
sont  des  idées.  Le  refus  porte  également  sur  la  thèse 
gratuite  qui  rend  gloire  et  honneur  à  «  l'idéalisme  »  sans 
définir  lequel,  admettant  tout  système  d'idées  quelcon- 
ques sur  la  simple  apparence  qu'il  s'oppose  au  réel  !  En 
effet,  la  réalité  et  l'idée  n'ont  rien  d'opposé  ni  d'incom- 
patible. Il  y  a  des  idées  conformes  au  réel,  ce  sont  les 
idées  vraies  ;  il  y  a  rdes  réalités  conformes  aux  plus  nobles 
idées,  ce  sont  les  choses  saintes  et  les  personnes  grandes. 
S'il  y  a  une  opposition  qu'il  vaille  la  peine  d'instituer, 
c'est  celle  des  idées  vraies  et  des  idées  fausses,  des  réalités 


90  Le  Flambeau. 

bonnes  et  des  mauvaises.  Personne  de  sensé  ne  condam- 
nera les  idées  révolutionnaires  parce  qu'elles  sont  abs- 
traites ou  parce  qu'elles  sont  générales.  Mais  il  y  a  là  une 
confusion. 

Le  caractère  abstrait  et  général  de  ces  idées  leur  vaut 
un  reproche  légitime,  qui  est  tout  différent.  Lorsque, 
agacé  d'entendre  toujours  parler  de  l'Homme,  de  ses 
droits  et  de  ses  devoirs,  le  premier  de  nos  philosophes 
politiques  protestait  avoir  connu  des  Français,  des  An- 
glais, des  Allemands  et  des  Russes,  mais  n'avoir  ren- 
contré l'Homme  abstrait  nulle  part,  sa  juste  boutade 
dénonçait  l'erreur  de  méthode  commise  par  des  législa- 
teurs qui  avaient  cru  régler  les  destinées  d'un  peuple 
avec  des  aphorismes  qui  ne  s'appliquaient  pas  à  lui.  La 
Politique  n'est  pas  la  Morale.  La  science  et  l'art  de  la 
conduite  de  l'Etat  n'est  pas  la  science  et  l'art  de  la  con- 
duite de  l'Homme.  Où  l'Homme  général  peut  être  satis- 
fait, l'Etat  particulier  peut  être  déconfit.  En  bayant  à 
ces  ((  grues  »  (1)  métaphysiques,  en  élaborant  ces  Nuées, 
le  Constituant  a  passé  à  côté  du  problème  qu'il  s'était 
chargé  de  résoudre.  Il  battait  la  campagne,  et  la  suite  l'a 
bien  prouvé. 

Mais,  s'il  pesait  dans  la  balance  ce  qui  n'était  justiciable 
que  du  boisseau,  il  se  trompait  aussi,  une  seconde  fois, 
clans  l'usage  de  la  balance,  car  les  poids  qu'il  y  mettait 
étaient  faux.  Du  point  de  vue  de  la  raison  qu'elle  invo- 
quait, les  idées  générales  de  la  Révolution  sont  à  l'anti- 
pode du  vrai.  Si,  pour  la  Constitution  de  la  France,  l'on 
tenait  à  parler  du  type  idéal  et  absolu  des  hommes,  il  ne 
fallait  pas  écrire  à  leur  sujet,  comme  à  l'article  1er  de  la 
Déclaration,  qu'ils  naissent  et  demeurent  libres  et  égaux 
en  droit.  «  Quoi!  »  s'écriait  Frédéric  Amouretti,  «  à 
l'âge  d'une  minute,  ils  sont  libres!  »  (2).  —  Et,  selon  la 

(1)  Expression  du   socialiste   Lafargue. 

(2)  Voir  mon  Enquête  sur  la  Monarchie. 


Romantisme  et  Révolution.  91 

logique  de  la  thèse,  en  ce  même  âge,  aussi  libres  que 
père  et  mère  (1)  !... 

Des  trois  idées  révolutionnaires  que  nous  avons  ins- 
crites sur  nos  murs,  la  première,  le  principe  de  la  liberté 
politique,  constitutif  du  système  républicain,  a  tué  le  res- 
pect du  citoyen,  je  ne  dis  pas  seulement  pour  les  lois  de 
l'Etat  qu'il  considère  comme  de  banales  émanations  d'une 
volonté  provisoire  (comme  l'est  toute  volonté)  mais  aussi 
et  surtout  pour  ces  lois  profondes  et  augustes,  leges  natœ, 
nées  de  la  nature  et  de  la  raison,  où  les  volontés  du 
citoyen  et  de  l'homme  ne  sont  pour  rien:  oublieux, 
négligent,  dédaigneux  de  ces  règles  naturelles  et  spiri- 
tuelles, l'Etat  français  perdit  prudence,  exposé  ainsi  à 
fléchir. 

La  seconde  des  idées  révolutionnaires,  le  principe 
d'égalité,  constitutif  du  régime  démocratique,  livra  le 
pouvoir  au  plus  grand  nombre,  aux  éléments  inférieurs 
de  la  nation,  producteurs  moins  énergiques  et  plus  vo- 
races  consommateurs,  qui  font  le  moins  et  manquent  le 
plus.  Découragé,  s'il  est  entreprenant,  par  les  tracasse- 
ries de  l'Administration,  représentante  légale  du  plus 
grand  nombre,  mais,  s'il  est  faible  ou  routinier,  encou- 
ragé par  les  faveurs  dont  la  même  administration  fait 
nécessairement  bénéficier  sa  paresse,  notre  Français  se 
résigna  à  devenir  un  parasite  des  bureaux,  de  sorte  que 
se  ralentit  et  faillit  s'éteindre  une  activité  nationale 
où  les  individus  ne  sont  pas  aidés  à  devenir  des  personnes 
et  les  personnes  étant  plutôt  rétrogradées  jusqu'à  la  con- 
dition des  individus  en  troupeaux. 

Enfin,  la  troisième  idée  révolutionnaire,  le  principe  de 
fraternité,  constitutif  du  régime  cosmopolite,  imposa 
(l'une  part  une  complaisance  sans  bornes  pour  tous  les 
hommes,  à  condition  qu'ils  habitassent  fort  loin  de  nous, 
nous  fussent  bien  inconnus,  parlassent  une  langue  diffé- 

(1)  Le  manque  de  place  nous  force  icî  d'omettre  une  page  environ 
de  la  préface  de  M.  Maurras.  L'auteur  y  critique  certaines  <c  erreurs  » 
révolutionnaires,  telles  que  le  dogme  de  la  souveraineté  du  peuple. 


92  Le  Flambeau. 

rente  de  la  nôtre,  ou,  mieux  encore,  que  leur  peau  fût 
d'une  autre  couleur;  mais,  en  revanche,  ce  beau  principe 
nous  présentait  comme  un  monstre  et  comme  un  méchant 
quiconque,  fût-il  notre  concitoyen,  notre  frère,  ne  parta- 
geait pas  tous  nos  moindres  accès  de  rage  philanthro- 
pique. Le  principe  de  fraternité  planétaire,  qui  voudrait 
établir  la  paix  de  nation  à  nation,  tourna  vers  l'intérieur 
de  chaque  pays  et  contre  les  compatriotes  ces  furieux 
mouvements  de  colère  et  d'inimitié  qui  sont  secrètement 
gravés  par  la  nature  dans  le  mécanisme  de  Thomme, 
animal  politique,  mais  politique  carnassier.  Les  Français 
ont  été  induits  à  la  guerre  civile. 

Ce  n'est  pas  tout.  Les  mêmes  idées,  propagées  et  dis- 
tribuées comme  nôtres  à  tous  nos  clients  dans  le  monde, 
causèrent  à  ces  derniers  d'assez  grands  torts  qui  retom- 
bèrent sur  nous  par  la  suite.  C'est  par  nous  que  furent 
contaminées  de  biblomanie  les  heureuses  contrées  que 
soit  l'Inquisition,  soit  quelque  autre  fortune  avaient  dé- 
fendues de  Luther.  L'Espagne,  l'Italie,  les  petites  natio- 
nalités du  Sud  et  de  l'Orient,  les  autres  peuples  d'Ex- 
trême Asie  ou  de  l'Amérique  latine  qui  nous  confiaient 
de  tout  cœur  l'éducation  de  leur  jeunesse  et  la  direction 
de  leur  intelligence,  en  sont  atteintes  aujourd'hui,  d'au- 
tant plus  gravement,  comme  d'un  virus  tout  nouveau 
qu'aucune  inoculation  préalable  n'atténuera.  Ces  nations 
ont  subi  les  conséquences  de  nos  erreurs.  Pendant  que 
les  idées  révolutionnaires  déterminaient  en  France  leur 
triple  anarchie,  ces  idées  réputées  françaises  et  qui  ne 
l'étaient  pas,  ont  fait  longtemps  régner  parmi  les  clients 
de  la  France  la  conviction  que  notre  rôle  civilisateur  ne 
consiste  qu'à  répandre  l'enseignement  de  l'anarchie. 
Cela  gêne  aujourd'hui  nos  efforts  pour  la  propagande 
de  l'ordre.  Cela  gêna  pour  répliquer  au  président  Wilson 
quand  il  nous  rapporta  les  idées  de  Victor  Hugo... 


Le  "  Bethléem  "  à  Notre=Dame  de  Huy 

La  sculpture  monumentale  du  moyen  âge  est  rare  dans 
le  pays  de  Liège,  pays  d'ivoiriers  et  d'orfèvres.  Le 
xive  siècle,  cependant,  nous  en  a  laissé  des  vestiges  dont 
les  plus  importants  sont  le  Couronnement  de  la  Vierge  à 
Saint-Jacques  de  Liège,  et  deux  portails,  l'un  à  Notre- 
Dame  de  Dinant,  l'autre  à  Notre-Dame  de  Huy.  Nous 
avons  étudié  ailleurs  le  beau  Couronnement  de  Liège.  Le 
portail  de  Dinant,  qui  n'a  plus  de  tympan,  est  encadré  de 
trois  voussures  peuplées  de  petites  figures  de  prophètes 
assis,  portant  des  phylactères;  ces  figures  sont  d'un  style 
très  proche  du  xv°  siècle,  avec  des  draperies  massives,  du 
type  de  ces  étoffes  feutrées  qui,  faites  à  l'imitation  des 
draperies  de  l'école  de  Bourgogne,  habillent  le  plus  grand 
nombre  des  statues  de  ce  temps.  Quant  au  portail  de  Huy, 
que  le  peuple  désigne  sous  le  nom  de  Bethléem,  sa  déco- 
ration est  disposée  de  façon  assez  originale.  Les  piédroits, 
où  s'accotaient  des  statues,  sont  ornés  de  culs-de-lampe 
formés  par  des  animaux  monstrueux.  Le  support  de  la 
statue  qui  devait  s'adosser  au  trumeau  est  illustré  d'une 
scène  burlesque  :  on  y  voit  une  femme  armée  d'un  fuseau 
qu'elle  assène  sur  le  dos  d'un  renard  poursuivant  un  coq. 
Au-dessus  des  piliers,  s'allonge  un  linteau  sculpté  de 
quatre-feuilles  inscrits  dans  des  cercles;  il  soutient  l'ogive 
qui  forme  le  tympan  et  est  divisée  par  de  fines  nervures 
en  trois  parties  où  sont  représentées  des  scènes  de  l'en- 
fance du  Christ:  la  Nativité  et  l'Annonce  aux  Bergers; 
l'Adoration  des  Mages;  le  Massacre  des  Innocents  (1). 

(1)  D'après  l'estampe  de  REMACLE  LE  LOUP  illustrant  le  t.  I,  1"  partie, 
des  Délices  du  Païs  de  Liège,  de  SAUMERY  (p.  98-99),  le  tympan  de  celui 
des  portails  de  Saint-Lambert,  à  Liège,  qui  s'ouvrait  vers  le  Palais,  était 
aussi  divisé,  par  des  arcs,  en  trois  parties. 


94  Le  Flambeau. 

L'arcade  est  bordée  de  dais  d'un  style  très  fleuri,  abritant 
quatre  statuettes  'd'anges  agenouillés  et  quatre  statuettes 
de  prophètes  assis,  vêtus  d'étoffes  plus  minces  et  plus 
sèches  que  celles  des  figures  du  portail  de  Dinant. 

La  Vierge  de  la  Nativité,  couronnée,  étendue  sur  un 
grand  lit  qui  occupe  toute  la  largeur  du  panneau  où  ce 
thème  est  figuré,  tient  l'Enfant  nu  dans  ses  bras.  Une 
seconde  image  de  l'Enfant,  cette  fois  emmailloté,  repose 
dans  la  crèche  à  côté  de  laquelle  se  pressent  l'âne  et  le 
bœuf.  Saint  Joseph  est  derrière  le  lit,  et,  au  premier  plan, 
agenouillé  près  de  la  couche,  on  voit  un  petit  personnage 
qui  joint  les  mains  et  ne  joue  aucun  rôle  dans  la  scène. 
Il  rappelle  ces  figures  de  donateurs,  humbles  et  effacées, 
que  l'on  voit  dans  les  anciens  tableaux  religieux,  et  il 
est  lui-même,  sans  doute,  l'effigie  plus  ou  moins  ressem- 
blante d'un  des  bienfaiteurs  de  l'église  qui  contribua  aux 
frais  de  l'érection  du  portail.  Les  draperies  de  ce  groupe 
sont  sommairement  travaillées;  leurs  plis  sont  raides  et 
durement  indiqués. 

Dans  la  partie  supérieure  de  la  même  niche  est  sculptée 
l'Annonce  aux  Bergers.  C'est  une  composition  touffue, 
pittoresque  et  réaliste  qui  ressemble  à  quelque  fragment 
d'un  de  ces  retables  en  bois,  si  nombreux  à  l'époque 
suivante. 

Le  Massacre  des  Innocents  est  conçu  dans  la  même 
note:  entassement  de  personnages  dans  un  petit  espace, 
geste  cavalier  d'Hérode  qui  croise  les  jambes,  désespoir 
de  la  femme  qui  s'arrache  les  cheveux  en  pleurant  sur  le 
cadavre  de  son  enfant;  mais  au  point  de  vue  du  métier, 
les  étoffes  ont  un  tout  autre  caractère  que  celles  de  la 
Nativité  ;  elles  sont  très  travaillées  et  ressemblent  à  celles 
du  Couronnement  de  saint  Jacques,  à  peu  près  contem- 
porain: ce  sont  les  mêmes  volutes  à  retours  brusques, 
à  contours  aigus.  Cette  différence  de  facture  entre  les 
groupes  fait  supposer  que  l'ensemble  est  'du  à  deux  ate- 
liers; un  autre  détail  semble  confirmer  ce  fait:  c'est  la 


Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy.  95 

façon  dont  les  yeux  des  personnages  ont  été  traités.  Les 
figures  qui  portent  des  draperies  à  grands  plis  simples 
ont  les  yeux  en  forme  de  globes  allongés,  saillants,  sans 
paupières  (  1  )  ;  les  autres,  au  contraire,  qui  sont  habillées 
d'étoffes  fouillées,  les  ont  soigneusement  dessinés,  à  la 
manière  gothique  (2).  Comme  le  remarque  M.  R.  Koech- 
lin  :  «  Il  y  a  eu  là,  à  n'en  pas  douter,  un  atelier  local 
particulier,  dont  la  façon  de  traiter  les  yeux  est  bien 
caractéristique  :  tous  les  personnages  de  la  porte  de  Huy 
et  du  Couronnement  de  Walcourt,  ainsi  qu'une  Vierge 
jadis  à  Saint-Trond,  ont  les  yeux  aveugles,  dessinés  à  peu 
près  comme  dans  les  plaques  d'albâtre  contemporaines; 
or,  c'est  un  procédé  qui  ne  se  rencontre  nulle  part  ailleurs 
dans  la  sculpture  des  Pays-Bas  (3).  »  Cette  supposition 
paraît  fort  admissible,  mais  M.  Koechlin  généralise  un 
détail  qui,  à  Huy,  n'apparaît  que  dans  quelques  figures, 
et  d'autre  part,  nous  ne  partageons  pas  son  opinion 
d'après  laquelle  l'influence  allemande  serait  très  sensible 
dans  le  style  de  ce  tympan  et  y  aurait  déterminé  le  choix 
de  certains  détails  de  mise  en  scène,  comme  le  geste  du 
vieux  mage  qui,  pour  offrir  son  présent  à  l'enfant,  a 
passé  sa  couronne  à  son  bras. 

L'Adoration  des  Mages,  l'un  des  thèmes  que  l'icono- 
graphie du  moyen  âge  a  le  plus  aimés,  est  ici  représentée 
selon  la  formule  caractéristique  du  xive  siècle  (4).  La 
Vierge  tient  l'Enfant  debout  sur  ses  genoux;  au-dessus 
d'elle,  un  ange  élève  l'étoile  (au  tympan  de  Huy,  elle  est 

(1)  La  Vierge,  l'Enfant  et  le  roi  agenouillé,  dans  l'Adoration  des  Mages; 
le  petit  personnage  en  prière  dans  la  Nativité. 

(2)  Les  deux  mages  debout,  saint  Joseph,  etc. 

(3)  R.  KOECHLIN;  La  sculpture  belge  et  les  influences  françaises, 
(Gazette  des  Beaux-Arts,  XXX,  2*  série,  1903),  p.  342. 

(4)  Pour  l'iconographie  de  l'Adoration  des  Mages,  voir  :  EMILE  MALE, 
L'art  religieux  du  XIW  siècle  en  France  (Paris,  1902),  p.  245  et  266.  — 
HUGO  KEHRER  :  Die  heiligen  drei  Kô'nige  in  Literatur  und  Kunst, 
2  volumes.  (Leipzig,  E.  A.  Seemann,  190S-1909.)  — Dr  NEENA  HAMILTON  : 
Die  Darstellung  der  Anbetung  der  heiligen  drei  Kô'nige  in  der  toska- 
nischen  Malerei  von  Giotto  bis  Lionardo.  (Strasbourg,  Heitz,  1901.  Col- 
lection Zur  Kunstgeschichte  des  Auslandes,  VI.)  Cf.  G.  Cohen,  Mys- 
tères et  Moralités  du  ms.  617  de  Chantilly.  Paris,  Champion,  1920, 
p.  cxxiv-cxxv. 


96  Le  Flambeau. 

brisée)  qui  guide  les  mages.  Ceux-ci  sont  au  nombre  de 
trois.  Deux  d'entre  eux  sont  debout.  L'un,  barbu  et  por- 
tant couronne,  tient  son  offrande  dans  la  main  droite; 
il  se  retourne  vers  son  compagnon  et,  de  la  main  gauche 
levée  vers  le  ciel,  il  lui  désigne  l'étoile.  Le  second  roi,  de 
taille  moins  élevée,  est  imberbe.  La  couronne  en  tèt&f  il 
tient  des  deux  mains  son  offrande.  Le  dernier,  mage  est 
âgé;  il  a  de  longs  cheveux  bouclant  sur  le  col  et  une 
barbe  tombant  sur  la  poitrine.  Il  plie  le  genou  devant  la 
Mère  et  l'Enfant  et  présente  à  celui-ci  une  espèce  de 
ciboire  qui  contient  l'or.  Il  enlève  toujours  sa  couronne; 
parfois  elle  repose  sur  son  avant-bras  ou  bien  il  la  porte 
sur  la  main  gauche,  celle-ci  étant  appuyée  sur  le  genou, 
mais  le  plus  souvent  il  la  tient  du  bout  des  doigts. 

Dans  la  première  moitié  du  xme  siècle,  le  tympan  de  la 
Porte  dorée  de  Fribourg  montre  les  mages  s'agenouillant 
tous  trois  devant  la  Vierge  et  l'Enfant,  et  tous  trois  cou- 
ronnés. Au  portail  occidental  de  Notre-Dame,  à  Trêves, 
vers  1240,  l'un  des  rois  s'agenouille;  il  a  enlevé  sa  cou- 
ronne et  la  retient  de  la  main  gauche  sur  son  genou: 
c'est  déjà  la  mise  en  scène  qui  sera  observée  au  xive  siècle. 
On  la  retrouve,  notamment,  dans  les  peintures  de  Taddeo 
Gaddi,  à  l'Académie  de  Florence,  et  elle  reparaît  au 
tympan  du  portail  de  Saint-Laurent,  à  Nuremberg;  ici, 
c'est  un  ange,  vu  à  mi-corps,  qui  tient  l'étoile  au-dessus 
de  la  Vierge.  C'est  de  la  même  façon  que  le  sujet  est 
transcrit  au  tympan  de  Huy,  avec  ces  différences  que 
toute  la  silhouette  du  guide  céleste  se  découpe  dans  l'es- 
pace et  que  le  vieux  mage,  en  s'agenouillant  pour  faire 
son  offrande,  a  glissé  sa  couronne  au  bras  gauche. 

Ce  geste  du  vieux  roi,  familier  et  bonhomme,  que  l'on 
dirait  emprunté  à  la  représentation  d'un  Mystère  (1)  et 

(1)  M.  G.  Cohen  croit  que  les  sculpteurs  du  portail  de  Huy  ont  pu 
s'inspirer  de  la  figuration  des  nativités  wallonnes  ;  il  relève  l'attitude  de  la 
Vierge,  dressant  l'Enfant  sur  ses  genoux,  mais  il  ne  mentionne  pas  le  geste 
du  roi  mage  (GUSTAVE  COHEN  :  Mystères  et  moralités  du  manuscrit  617 
de  Chantilly.  Paris,  Edouard  Champion,  1920,  p.  CXX1V  et  CXXV). 


Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy.  97 

qui  met  une  note  de  simplicité  aimable  dans  un  thème  joli, 
mais  trop  rigidement  fixé  à  cette  époque,  n'est  pas  très 
rare.  C'est  en  Italie  qu'il  semble  avoir  été  inventé.  On  l'y 
trouve  dans  les  bas-reliefs  de  la  chaire  de  la  cathédrale 
de  Sienne,  par  Nicola  Pisano,  achevée  en  1268;  dans 
trois  œuvres  de  Giovanni  Pisano  :  la  chaire  de  Saint- 
André  de  Pistoie,  achevée  en  1301  ;  la  chaire  de  la  cathé- 
drale de  Pise,  commencée  en  1301,  achevée  en  1310;  et 
les  bas-reliefs  de  la  chaire  de  San-Michele-in-Borgo  (  1  )  ; 
à  une  époque  un  peu  plus  tardive,  il  est  reproduit  à  la 
cathédrale  d'Orviéto,  dans  le  décor  de  la  façade  commen- 
cée, en  1310,  par  le  Siennois  Lorenzo  Maitani  (2). 

D'où  venait  ce  motif?  M.  Weigelt  (3)  le  suppose  d'ori- 
gine siennoise;  il  est  connu  dans  l' école  de  Guido  de 
Sienne  à  laquelle  Nicola  Pisano  l'aurait  emprunté  pour 
le  faire  figurer,  précisément  pour  la  première  fois  dans 
son  œuvre,  sur  la  chaire  de  Sienne. 

En  plus  des  Adorations  bien  connues  du  groupe  Pisano 
et  de  la  façade  d'Orviéto,  M.  Weigelt  en  cite  quelques 
autres  où  figure  ce  détail  : 

1.  Celle  de  la  prédelle  du  grand  retable  de  Duccio  di 
Buoninsegna,  1308.  (Œuvre  du  Dôme  de  Sienne)  (4). 

2.  Un  fragment  de  prédelle  de  la  galerie  d'Altenburg; 
école  de  Guido  de  Sienne  (milieu  du  xine  siècle) . 

3.  Une  miniature  d'un  graduel  qui  paraît  siennois  et 
de  la  fin  du  xiue  siècle.  (Graduel  I,  fol.  73.  Libreria 
Piccolomini,  Sienne). 

M.  Weigelt  considère  ce  motif  comme  peu  répandu  en 
dehors  de  l'Italie  et  n'en  indique  la  présence  à  l'étranger 
que  dans  une  miniature  du  Spéculum  humanœ  salvativnis 

(1)  VENTURI  :  Storia  delV  arte  italiana,  IV.  (1906,  fig.  133-147-156.) 
Les  fragments  de  la  chaire  de  San-Michele-in-Borgo  sont  au  Dôme  de  Pise. 

(2)  VENTURI  :  La  Madone  (Paris,  Gaultier,  Magnier  &  Cie,  s.  d.),  p.  257. 
—  ID.  :  Storia,  IV,  fig.  254.  —  MARCEL  REYMOND  :  La  sculpture  floren- 
tine (Florence,  1897),  I,  p.  131. 

(3)  C.  H.  WEIGELT  :  Duccio  di  Buoninsegna  (Kunstgeschichtliche 
Monographies  XV.  Leipzig,  1911).  p.  233. 

(4)  C.  H.  WEIGELT  :  op.  cit.,  pi.  13. 


98  Le  Flambeau 

de  Cologne,  publiée  par  M.  Hugo  Kehrer  (1).  Ce  der- 
nier signale  cependant  encore,  dans  l'art  septentrional, 
deux  Adorations  des  Mages  où  se  rencontre  le  détail  de 
la  couronne  portée  au  bras:  l'une  se  trouve  sur  l'antepen- 
dium  de  Salzburg  (vers  1350),  l'autre  sur  le  ciboire  de 
Klosterneuburg  (2). 

Mais  la  liste  des  peintures  et  sculptures  où  ce  détail  est 
reproduit  peut  s'allonger,  tout  d'abord  en  y  ajoutant  le 
tympan  de  Huy,  et,  en  outre,  des  miniatures,  des  albâtres 
et  des  ivoires  français  ou  franco-flamands  des  xive  et 
xve  siècles.  Citons,  notamment,  un  ivoire  français,  de  la 
première  moitié  du  xive  siècle,  collection  Vermeersch,  aux 
musées  du  Cinquantenaire,  Bruxelles;  un  ivoire  fran- 
çais, de  la  première  moitié  du  xive  siècle,  qui  faisait  partie 
de  la  collection  de  feu  Mgr  Schoolmeesters,  à  Liège  (3)  ; 
un  ivoire  franco-flamand,  du  milieu  du  xive  siècle,  publié 
par  Mgr  Dehaisnes  (4)  ;  l'Adoration  des  Mages  qui  se 
trouve  dans  les  Heures  de  Milan,  parmi  les  feuillets 
désignés  par  M.  G.  Hulin  de  Loo  comme  ayant  été 
peints,  de  1412  à  1417,  par  un  précurseur  des  Van 
Eyck  (5)  ;  un  bas-relief  en  albâtre,  de  la  première  moitié 

(1)  HUGO  KEHRER  :  op.  cit.,  II,  p.  213,  fig.  254.  a  Spéculum  Humanœ 
Salvationis  in  Stadt-Archiv  zu  Kôln.  W.  105,  um  1370  ». 

(2)  HUGO  KEHRER  :  op.  cit.,  II,  p.  187.  Le  ciboire  de  Klosterneuburg  est 
publié  par  KARL  WEISS  :  Der  Schatz  der  regulierten  Chorherrnstiftes  zu 
Klosterneuburg  in  Niederôsterreich.  (Mitteil.  der  K.  K.  Central-Com- 
mission zur  Erforschung  und  Erhaltung  der  Baudenkmale,  1861,  p.  295, 
une  planche).  C'est  un  ciboire  à  haut  pied,  dont  la  coupe  et  le  couvercle 
sont  historiés,  mais,  malgré  la  finesse  de  la  reproduction,  on  ne  distingue 
pas  la  couronne  du  mage  agenouillé. 

(3)  Publié  par  G.  TERME  :  Album  de  l'art  ancien  au  Pays  de  Liège 
(Liège,  1905),  I,  pi.  83. 

(4)  DEHAISNES  :  Histoire  de  l'art  dans  la  Flandre,  l'Artois  et  le  Hai- 
naut  avant  le  XV*  siècle  (Lille,  1886),  pi.  VI. 

(5)  GEORGES  H.  DE  LOO  :  Les  Heures  de  Milan,  3*  partie  des  Très 
Belles  Heures  de  Notre-Dame,  enluminées  par  les  peintres  de  Jean  de 
France,  duc  de  Berry,  et  par  ceux  du  duc  Guillaume  de  Bavière,  comte  de 


Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy.  99 

du  xve  siècle,  appartenant  au  musée  de  Gand  où  il  est 
classé,  avec  interrogation,  comme  œuvre  italienne,  mais 
qui  provient,  croyons-nous,  d'un  atelier  septentrional, 
peut-être  de  Nottingham  ;  une  charmante  et  délicate  Ado- 
ration des  rois  peinte  par  Jean  Bourdichon  dans  le  Livre 
d'Heures  du  comte  Charles  d'Angoulême,  dont  le  prix 
aurait  été  payé  au  maître  entre  1482  et  1485  (1).  Ce 
motif  iconographique  se  répandit  dans  le  nord,  car  il 
figure  dans  deux  sculptures  hollandaises  en  bois  (xve- 
xvie  siècle)  qui  appartiennent  au  musée  épiscopal  de 
Harlem  et  au  musée  d'Amsterdam  (2).  Au  commence- 
ment du  xve  siècle,  il  était  bien  connu  des  enlumineurs  de 
Jean  de  France;  nous  avons  relevé  sa  présence  dans  les 
Heures  de  Milan,  et  les  Frères  de  Limbourg  l'ont  répété 
dans  le  Couronnement  de  la  Vierge  des  Très  Riches 
Heures  du  duc  de  Berry  (3),  où  l'on  voit,  au  premier 
plan,  une  jolie  petite  sainte  qui  joint  pieusement  les  mains, 
son  bras  frêle  passé  dans  sa  belle  couronne  fleuronnée. 

Il  est  curieux  d'observer  la  reproduction  de  ce  détail 
dans  des  œuvres  de  style  aussi  différent.  D'origine  ita- 
lienne, ce  motif  aura  été  introduit  en  France  et  dans  les 
pays  septentrionaux  par  l'entremise  des  ivoiriers  et  des 
miniaturistes.  Sa  présence  au  tympan  de  Huy  n'est  donc 
pas  de  nature  à  y  faire  reconnaître  une  influence  alle- 
mande qui  n'est  ici  que  très  hypothétique.  En  considérant 
la  disposition  des  groupes,   l'entassement  des  person- 

Hainaut  et  de  Hollande.  —  Vingt-huit  feuillets  historiés  reproduits  d'après 
les  originaux  de  la  Biblioteca  Trivulziana  à  Milan.  —  (Bruxelles,  1911). 
PL  XIII. 

(1)  Comte  PAUL  DURRIEU  :  La  Peinture  en  France  depuis  l'avènement 
de  Charles  VII,  jusqu'à  la  fin  des  Valois  dans  l'Histoire  de  l'Art  d'ANDRÉ 
MICHEL,  IV,  2«  partie,  1911,  p.  740,  fig.  495  et  pi.  X. 

(2)  Pit  ;  La  Sculpture  hollandaise  au  Musée  national  d'Amsterdam 
(1903),  p.  18  et  pi.  XXXIb. 

(3)  Comte  PAUL  DURRIEU  :  Les  Très  Riches  Heures  de  Jean  de  France, 
duc  de  Berry  (Paris,  1904),  pi.  XL. 


100  Le  Flambeau. 

nages,  leurs  attitudes,  il  faut  tenir  compte  de  l'époque: 
c'est  l'introduction  à  l'art  du  xve  siècle.  Sans  doute,  la 
sculpture  mosane  a  subi  une  évolution  qui,  en  bien  des 
points,  est  parallèle  à  celle  de  la  sculpture  allemande, 
mais  il  ne  semble  pas  qu'un  rapprochement  de  ce  genre 
s'indique  ici.  Il  ne  paraît  pas  davantage  qu'il  puisse  y  être 
question  d'une  influence  française  bien  définie.  Le  tym- 
pan de  Huy  est  une  œuvre  intéressante  quoique  modeste, 
due  à  un  imagier  averti  de  ce  qui  se  faisait  dans  les  écoles 
voisines,  mais  qui  n'a  imité  aucun  modèle  déterminé. 
C'est  une  œuvre  composite  comme  beaucoup  de  celles 
qui  sont  conservées  dans  ce  pays,  comme  le  Couronne- 
ment de  la  Vierge  à  Saint-Jacques  de  Liège,  notamment, 
où,  à  première  vue,  on  croirait  ne  reconnaître  qu'une 
inspiration  française  et  dont  l'originalité  se  révèle  à 
l'étude. 

On  ignore  la  date  de  ce  tympan  ;  J.  Helbig  la  fixait  dans 
la  première  moitié  du  xive  siècle  et  le  chevalier  Marchai 
dit  avoir  découvert,  inscrit  sur  cette  porte,  le  chiffre  de 
1536  (1).  Cette  dernière  date  peut  se  rapporter  à  une 
restauration.  Il  y  a  peu  de  temps,  le  tympan  était  encore 
surmonté  d'un  beau  bas-relief  de  style  renaissance  ayant 
pour  sujet  l'Annonciation.  Bien  qu'il  fût  d'un  art  fort 
italianisé  et  semblât  devoir  être  d'époque  plus  tardive,  il 
ne  serait  pas  impossible  que  tettQ  date  n'en  rappelât  la 
mise  en  place.  Ce  bas-relief  a  été  enlevé  (2).  On  l'a 
remplacé  par  un  gable  à  crochets  portant,  en  médaillon, 
l'Assomption  de  la  Vierge.  Aux  piédroits,  on  avait  adossé 
des  statues  qui  n'avaient  aucun  rapport  avec  les  autres 
sculptures  du  portail  ;  l'une  de  ces  statues  est  le  magni- 

(1)  J.  HELBIG  :  La  sculpture  et  les  arts  plastiques  au  pays  de  Liège 
(Bruges,  1890),  p.  72.  —  Le  chevalier  EDMOND  MARCHAL  :  La  sculpture 
et  les  chefs-d'œuvre  de  l'orfèvrerie  belge  (Bruxelles,  1895),  p.  238. 

(2)  J.  HELBIQ  :  op.  cit.,  donne,  pi.  XII,  une  bonne  photographie  du  por- 
tail prise  à  l'époque  où  ce  bas-relief  y  était  encore  placé.  Ce  morceau  s'est 
effrité  quand  on  l'a  enlevé.  Il  n'en  reste  pas  de  vestige . 


Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy.  101 

fique  saint  Germain  que  nous  avons  précédemment  étu- 
dié et  qui  est  à  présent  placé  dans  l'église  même. 

On  sait  que  la  construction  de  la  collégiale  actuelle, 
élevée  sur  l'emplacement  d'une  église  romane,  fut  com- 
mencée le  15  mars  1311  (1),  et  il  est  probable  que  l'édi- 
fice dut  être  en  voie  d'achèvement  avant  que  l'on  son- 
geât à  orner  une  porte  qui  est  tout  à  fait  hors  d'œuvre. 
En  outre,  en  datant  des  ensembles  tels  que  celui-ci,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  imagiers  liégeois,  à  la  fin  du 
xin8  siècle,  avaient  encore  besoin  du  concours  de  con- 
frères étrangers  pour  décorer  les  portails  de  leurs  cathé- 
drales (2).  Or,  le  tympan  de  Huy  témoigne  d'une  liberté 
de  conception  et  d'exécution  que  peu  d'écoles  septentrio- 
nales pouvaient  posséder  au  milieu  du  xive  siècle,  et  dont 
celle  du  pays  mosan,  qui  n'était  pas  en  avance  sur  les 
autres  en  fait  de  grande  sculpture,  ne  devait  pas  jouir; 
aussi  peut-on  situer  dans  le  dernier  quart  du  xive  siècle 
la  date  d'exécution  de  ce  portail  (3).  Quant  à  la  facture 
particulière  de  certains  éléments  de  sa  décoration,  elle 
s'explique  par  l'hypothèse  de  M.  Koechlin  :  il  y  a  eu  là  un 

(1)  J.  J.  VAN  YSENDYCK  :  Documents  classés  de  l'art  dans  les  Pays- 
Bas,  III  (1881,  Maes,  Anvers),  pi.  27. 

(2)  BORGNET  :  Lettre  sur  les  artistes  gui  ont  participé  à  la  construc- 
tion de  la  cathédrale  Saint-Lambert  à  Liège.  (Bull,  de  l'Acad.  royale  des 
Sciences,  des  Lettres  et  des  Beaux-Arts  de  Belgique.  1, 1867,  p.  193). 

(3)  D'après  M.  H.  Demaret,  ancien  doyen  de  la  collégiale  Notre-Dame  à 
Huy,  le  portail  aurait  été  construit  au  XIIIe  siècle  à  l'extrémité  nord  du 
transept,  puis  démonté  et  reconstruit  où  il  se  trouve  actuellement,  près  du 
chevet  de  l'église.  Toutefois,  on  lui  donnait  jadis  le  nom  de  Nouveau  por- 
tail, ce  qui  indique  qu'il  devait  être  plus  récent  que  la  basilique  ogivale  com- 
mencée en  1311.  La  conclusion  de  M.  Demaret  confirme  d'ailleurs  notre 
hypothèse  au  sujet  de  ce  monument  :  «  Donc  le  Bethléem  est  du  XIIP  siècle 
et  c'est  au  XIVe  qu'il  a  été  démonté  et  reconstruit  là  où  nous  le  voyons 
aujourd'hui.  Cependant  on  a  dû  remplacer,  modifier  et  ajouter  même 
quelques  éléments  d'architecture  et  c'est  ce  qui  explique  la  diversité  des 
opinions  qui  ont  été  émises  à  propos  de  la  date  de  ce  petit  monument...  » 
La  collégiale  Notre-Dame  à  Huy.  Notes  et  documents  (1921,  Huy),  p.  17. 


102  Le  Flambeau. 

atelier  local  dont  la  technique  procède  de  celle  des  tail- 
leurs d'albâtre. 

Il  se  trouvait  précisément  autrefois,  à  la  collégiale  de 
Huy,  deux  albâtres  du  xiv6  siècle  qui  ont  passé  dans 
une  collection  particulière.  Ce  sont  les  fragments  d'un 
Calvaire;  l'un  représente  la  Vierge  et  saint  Jean,  — 
l'autre,  trois  hommes  d'armes  (1).  D'un  style  beaucoup 
plus  affiné  que  celui  des  nombreux  albâtres  sortis  d'ate- 
liers tels  que  ceux  de  Nottingham,  ils  ne  peuvent  être 
englobés  dans  la  masse  de  ces  productions  industrielles, 
retables,  statuettes  et  sculptures  de  petites  dimensions,  si 
répandues  aux  xive  et  xve  siècles  (2) .  La  délicatesse  des 
silhouettes,  la  grâce  et  la  sveltesse  de  la  Vierge,  défaillant 
sous  ses  voiles,  la  minutie  du  modelé  leur  confèrent  une 
valeur  artistique  supérieure  à  celle  des  travaux  de  ce 
genre  qui  n'étaient  simplement  que  des  objets  de  com- 
merce. 

Un  autre  albâtre,  —  une  Arrestation  du  Christ  appar- 
tenant au  musée  diocésain  de  Liège,  —  moins  finement 
mais  plus  énergiquement  travaillé,  peut,  lui  aussi,  avoir 
été  sculpté  dans  la  région,  mais  dans  un  autre  atelier  ou 
par  un  autre  artiste;  le  traité  des  étoffes  y  rappelle  de 
près  celui  des  draperies  les  plus  simples  du  tympan  de 
Notre-Dame.  Il  est  d'une  facture  plus  rude  que  les  deux 

(1)  Publiés  par  JOS.  DESTRÉE  :  Groupes  en  albâtre  provenant  de 
l'église  collégiale  de  Huy  (Bull,  de  l'Inst.  archéol.  liégeois,  XLI,  1911, 
p.  75.  pi.  I).  —  Voir  aussi,  du  même,  Chronique  archéologique  du  pays  de 
Liège,  juillet  1912,  p.  85. 

(2)  Pour  l'étude  des  albâtres  en  général,  voir  :  W.  H.  ST.  JOHN  HOPE,  On 
the  sculptured  alabaster  tablets  called  Saint  John's  Heads  (Archaeolo- 
gia,  second  séries,  vol.  Il,  part  II.  Londres,  1890).  —  A.  BOUILLET  :  La 
fabrication  industrielle  des  retables  en  albâtre  XlVe-XVe  siècle  (Bulletin 
monumental  publié  sous  les  auspices  de  la  Société  française  d'archéo- 
logie, LXV,  1901).  —  A.  MICHEL  :  Histoire  de  l'art,  II,  2e  partie, 
p.  733-736;  III,  Impartie,  p.  421-428.  —JOS.  DESTRÉE:  Sculptures  en 
albâtre  de  Nottingham  (Annales  de  la  Société  d'archéologie  de  Bruxelles, 
XXIII,  1909,  p.  439-467). 


Le  «  Bethléem  »  à  Notre-Dame  de  Huy.  103 

groupes  du  Calvaire,  mais  bien  plus  que  ceux-ci  encore 
d'une  exceptionnelle  élégance  de  style  (1). 

Que  l'on  joigne  à  ces  trois  morceaux  la  petite  Vierge, 
aussi  en  albâtre,  qui  était  jadis  à  St-Trond(2),  et  que  nous 
avons  déjà  mentionnée  et  tout  en  n'écartant  pas  la  possi- 
bilité que  des  morceaux  semblables  aient  pu  être  impor- 
tés, on  conclura  que  leur  présence  dans  ce  pays  peut 
soutenir  l'hypothèse  qu'il  s'y  trouvait  autrefois,  peut-être 
à  Huy,  un  ou  des  ateliers  voués  à  ce  genre  de  travail  et 
dont  les  procédés  ont  parfois  gagné  la  grande  sculpture. 
Cette  influence  en  retour  sur  la  statuaire  proprement  dite 
ne  doit  s'être  manifestée  du  reste  que  fort  rarement  et 
les  deux  artistes  mosans  les  mieux  connus  au  xive  siècle, 
Jean  Pépin  de  Huy  et  Jean  de  Liège,  n'en  ont  nullement 
subi  l'action.  Tous  deux  cependant  ont  travaillé  l'albâtre, 
les  documents  qui  les  concernent  le  disent  expressément, 
—  avec  cette  restriction  qu'au  moyen  âge,  le  mot  albâtre 
a  pu  ne  désigner  parfois  que  du  marbre  blanc.  Mais  il 
n'y  a  pas  eu  confusion  et  c'est  bien  d'albâtre  qu'il  s'agit, 
par  exemple,  quand  Pépin  de  Huy  dispose  par  testament 
des  quantités  non  ouvrées  de  cette  pierre  qu'il  possède 
dans  son  atelier.  Mais  ces  sculpteurs  qui,  tous  deux, 
s'établirent  à  Paris  et  y  firent  bonne  figure,  n'ont  rien 
emprunté  à  la  technique  des  «  alabastermen  »  dont  le 
travail  s'était  industrialisé,  et  ils  ont  fait  œuvre  de  sta- 
tuaires éminents  dans  le  milieu  franco-flamand  où  ils 
ont  vécu. 

Marguerite  De  vigne. 

(1)  Voir  d'autres  albâtres  représentant  le  même  sujet,  moins  élégamment 
trai:é  :  groupe  de  la  coll.  Schnûtgen  à  Cologne.  FRITZ  WlTTE  :  Katalog 
der  Sammlung  Schnûtgen  in  Coin  (1912),  pi.  56,  fig,  3;  groupe  de  la  coll. 
Mayer  van  der  Bergh  à  Anvers.  P.  VITRY  et  G.  BRIÈRE  :  Documents  de 
sculpture  française,  I,  pi.  LXXXXVI,  fig.  7. 

(2)  D'après  M.  J.  Destrée,  elle  a  passé  dans  la  collection  Figdor,  à 
Vienne. 


Sur  Ernest  Solvay 

La  mort  d'Ernest  Solvay  prive  la  Belgique  d'une  de  ses 
plus  grandes  figures;  elle  appauvrit  l'humanité  tout 
entière  d'une  de  ses  forces  les  plus  actives.  Il  était  à  la 
taille  de  ces  financiers  et  de  ces  philanthropes  du  Nouveau- 
Monde  qui  créent  autour  d'eux  de  la  vie  sans  avoir  à  se 
préoccuper  du  passé:  les  Etats-Unis  connaissent  à  peine 
le  poids  d'une  tradition.  Ce  qui  distingue  Solvay  de  ces 
hommes  d'affaires  et  de  ces  hommes  de  bien,  c'est  sur- 
tout qu'étant  né  dans  un  monde  vieux,  il  a  eu  le  courage 
de  s'y  comporter  comme  s'il  vivait  dans  un  monde  tout 
neuf.  Il  fut  un  Américain  d'Europe,  avec  tout  ce  que  cha- 
cun de  ces  deux  mots  justifie  d'admiration,  comme  aussi 
avec  tout  ce  que  leur  rencontre  —  l'un  corrigeant  l'autre 
—  implique  de  perfection. 

Sans  doute  a-t-il  dû  cette  faculté  de  ne  point  s'encom- 
brer d'Histoire  dans  sa  marche  à  travers  la  vie  à  ce  qu'il 
s'est  élevé  vers  les  sommets  par  la  vertu  de  ses  seules 
forces.  C'est  une  admirable  destinée  que  celle  d'un 
homme  qui  édifie  une  des  grandes  fortunes  du  monde  par 
son  simple  labeur,  sans  que  les  jeux  de  la  bourse,  les 
hasards  de  la  spéculation  ou  la  fatalité  des  héritages  y 
interviennent  en  rien.  L'argent  prend  alors  vraiment 
figure  de  travail.  Il  est  allègre  et  productif.  Il  s'en  dégage  à 
la  fois  de  l'honneur  et  un  bel  exemple. 

J'imagine  que  la  biographie  d'Ernest  Solvay  deviendra 
demain  l'une  de  ces  «  vies  illustres  »  de  notre  temps  que 
l'on  soumet  à  l'esprit  des  enfants  pour  leur  donner  de  la 
foi  et  du  courage,  pour  soutenir  leur  volonté  et  susciter 
leurs  nobles  ambitions.  On  leur  dira  l'épopée  pacifique 


Ernest  Solvay.  105 

de  cette  existence  de  chercheur  appliqué,  tenace,  con- 
sciencieux. Mais  ce  qui  rendra  surtout  Ernest  Solvay 
digne  du  respect  des  âges,  c'est  qu'il  ait  si  noblement  com- 
pris que  la  fortune  implique  des  devoirs  et  qu'il  se  soit 
conformé  à  cette  exigence  morale  avec  un  si  fervent  scru- 
pule. 

La  seule  loi  qui  peut  soutenir  une  démocratie  est  la  loi 
de  formation  des  élites.  Elle  seule  peut  lutter  contre  la  loi 
de  nivellement  qui,  elle  aussi,  hélas!  régit  les  démocraties. 
Que  chacun,  parvenu  à  un  stade  de  la  vie  sociale  et  intel- 
lectuelle, forme  des  adeptes,  des  élèves  ou  tout  simple- 
ment des  hommes  égaux  à  lui-même,  qu'il  s'applique  à 
faire  monter  d'un  degré  dans  la  voie  du  progrès  ceux-là 
qui,  sans  lui,  ne  parcourraient  leur  route  qu'avec  peine,  et 
le  niveau  de  l'humanité  tout  entière  s'en  trouvera  progres- 
sivement et  continuellement  élevé. 

C'est  ce  qu'Ernest  Solvay  n'a  cessé  de  faire.  A  côté  de 
sa  bienfaisance  inépuisable,  qui  était  administrée,  chez 
lui,  à  la  façon  d'un  ministère  —  le  Ministère  de  la 
Bonté  — ,  il  faut  louer  surtout  sa  bienfaisance  intellec- 
tuelle qui  l'amenait  à  s'intéresser  à  tout  ce  qui  pouvait 
enrichir  le  cerveau  de  l'humanité  et  la  force  productive  de 
la  nation.  On  a  donné  la  nomenclature  des  institutions 
auxquelles  il  a  voulu  accorder  son  appui.  Mais  ceux-là 
seuls  qui  ont  été  en  rapport  avec  lui  pour  des  œuvres 
d'entr'aide  intellectuelle  savent  avec  quelle  foi  intelli- 
gente et  constante  Ernest  Solvay  répartissait  ainsi  ce  qu'il 
considérait  comme  les  miettes  de  son  devoir. 

Il  fut  un  grand  faiseur  d'élite.  Nul  hommage  ne  le  pour- 
rait mieux  honorer. 

Richard  Dupierreux. 


Echéance  et  Divers 

soit  Canards,  Cattier  et  Carnages 

La  Ruhr,  le  Rhin  et  le  Roy. 

Gallion.  —  L'échéance  approche,  Eleuthère.  Nous 
allons  dans  la  Ruhr.  Venez-vous  avec? 

Eleuthère.  —  Vous  paraissez  bien  joyeux,  cynique 
impérialiste;  cette  date  fatale  du  31  mai,  qui  nous  donne 
tant  de  soucis,  paraît  vous  remplir  d'espérance.  Je  ne  de- 
mande, notez-le  bien,  qu'à  vous  suivre,  j'entends:  suivre 
votre  raisonnement.  Qu'allez-vous  faire  dans  la  Ruhr? 

Gallion.  —  Nous  allons  y  faire  la  république  rhénane. 

Eleuthère.  —  Avec  qui? 

Gallion.  —  Avec  qui?  Avec  tout  le  monde,.,,  quand 
elle  sera  faite  !  Avec  les  catholiques,  les  communistes,  les 
Anglais  eux-mêmes.  Ce  sera  l'œuf  de  Christophe 
Colomb:  on  trouvera  tout  simple  qu'elle  se  tienne 
debout. 

Eleuthère.  —  Mais  il  y  faudra  un  peu  de  casse,  vous 
l'avouez  par  cette  image.  Or,  attention!  L'œuf  de  Chris- 
tophe Colomb  peut  dégénérer  en  omelette.  Vos  projets 
sont-ils  mûrs?  Les  hommes  de  M.  Smeets  sont-ils  sûrs? 
Ceux  de  M.  Dorten  sont-ils  purs?  Et  M.  Dorten  lui- 
même?  J'ai  ouï  dire... 

Gallion.  —  Que  M.  Dorten,  et  son  ami  M.  Liebing, 
avaient  été  excommuniés  par  leur  fédération  chrétienne? 
C'est  exact.  On  leur  fait  des  griefs  que  je  n'ai  pas  eu  le 
loisir  d'examiner.  La  chair  politique  est  faible  en  tous 
pays.  Mais  l'esprit...  je  veux  dire  l'fdée,  l'Idée  rhénane 


Echéance  et  Divers.  107 

est  forte,  et  pure  comme  la  flamme...  Avez-vous  lu  le 
livre  du  comte  de  Briey,  un  bon  Belge  celui-là?  Quelle 
vérité,  quelle  clairvoyance,  quelle  sagesse  ! 

Eleuthère.  —  Quelle  Lotharingie  surtout!  Je  vous 
avouerai  que  je  ne  suis  pas  lotharingien  ;  mais  je  veux 
bien  être  Rhénan.  Seulement  je  crains  de  n'être  pas, 
comment  dire,  en  nombre...  J'ai  des  renseignements  qui 
ne  concordent  pas  avec  les  vôtres.  L'heure  de  la  Lotha- 
ringie me  semble  être  passée  depuis  quelque  dix  siècles, 
et  celle  de  la  Rhénanie  depuis  quelque  trente  mois. 

Gallion.  —  C'est  que  vous  connaissez  moins  bien 
que  la  princesse  Marie-José  les  divers  ouvrages  de 
M.  Léon  Leclère. 

Eleuthère.  —  Je  connais  assez  bien  l'histoire  des 
dernières  élections  françaises.  Les  électeurs  départemen- 
taux ont  marqué  leur  répugnance  pour  les  aventures... 

Gallion.  —  Vous  Badinez! 

Eleuthère.  —  Je  sais  que  M.  Maurras  mobilise  les 
abstentionnistes,  —  soixante  pour  cent  —  qui  eussent 
voté  pour  le  Roi  et  pour  la  Ruhr,  s'ils  n'avaient  dédaigné 
les  urnes  républicaines.  Mais  je  constate  que  M.  Marc 
Sangnier,  catholique,  et  M.  Abel  Favre,  clémenciste, 
tiennent  un  langage  bien  pacifique.  Je  constate  que 
M.  Poincaré,  depuis  Bar-le-Duc,  est  taciturne  et  tempo- 
risateur. J'en  conclus  que,  peut-être,  l'opinion  française 
est  moins  unanime  que  vous  ne  pensez... 

Gallion.  —  Constatez-vous  aussi  que  l'Allemagne 
mérite  les  ménagements  que  paraît  conseiller  votre  abo- 
minable tiédeur? 

Eleuthère.  --  Ma  foi,  je  ne  sais  trop.  Je  ne  sais  plus. 

Gallion.  —  Vous  ne  savez  donc  pas  que  l'offensive 
allemande  est  déclanchée? 

Eleuthère.  —  Laquelle?  et  contre  qui?  Vous  abusez 
tellement  de  cette  métaphore! 

Gallion.  —  L'offensive  officielle  contre  la  base  des 


108  Le  Flambeau, 

traités 
bilités 


traités  de  paix,  contre  la  reconnaissance  des  responsa- 
bilités! 

Le  "  faux  Eisner  ". 


Eleuthère.  —  J'ai  vaguement  entendu  parler  de  cette 
affaire.  Un  tribunal  allemand  aurait  convaincu  de  faux  le 
défunt  Kurt  Eisner  et  presque  justifié  son  assassinat.  Mais 
je  n'attache  pas  plus  d'importance  à  ces  fantaisies  qu'à  la 
littérature  radico-socialiste  sur  «  Poincaré-la-Guerre  ». 
C'est  drôle,  mais  c'est  si  loin  de  l'histoire! 

Gallion.  —  C'est  de  la  politique,  mon  cher,  et  de  la 
plus  dangereuse.  Il  faut  la  suivre.  Devant  le  Volksgericht 
de  Munich  vient  de  se  plaider  un  procès-symptôme:  le 
secrétaire  de  Kurt  Eisner,  président  du  Conseil  de  la 
Bavière  révolutionnire,  contre  Prof.  Dr.  Cossmann  et 
consorts.  Le  secrétaire  s'appelle  Fechenbach.  Il  avait 
porté  plainte  pour  calomnie,  Cossmann  et  les  autres 
l'ayant  accusé  de  faux.  Eisner,  vous  le  savez,  voulait 
désolidariser  l'Allemagne  nouvelle  d'avec  l'Allemagne 
impériale.  Il  somma  les  Affaires  étrangères  de  Berlin  de 
publier  leurs  dossiers.  Comme  Berlin  refusait,  il  entra 
aux  archives  de  Munich,  y  prit  à  poignées  les  documents 
accusateurs,  et  les  jeta  à  la  foule.  Il  donna  surtout  le 
rapport  d'un  chargé  d'affaires  bavarois  à  Berlin,  M.  von 
Schoen.  Entre  parenthèses,  il  l'attribua  au  comte  Ler- 
chenfeld,  mais  l'erreur  fut  tout  de  suite  réparée.  Seule- 
ment, Kurt  Eisner  ne  publia  pas  ce  texte  in-extenso. 
Il  choisit  les  passages  les  plus  caractéristiques.  On  s'en 
est  avisé  récemment.  Depuis  lors,  c'est  chose  démontrée 
pour  tous  les  Allemands,  les  démocrates  comme  les 
autres,  qu' Eisner  fut  un  «  empoisonneur  de  sources  ». 
Au  procès  de  Munich,  de  soi-disant  experts  l'affirmèrent, 
et  les  juges  «  coulèrent  »  cette  affirmation  en  forme  de 
jugement.  Les  journaux  de  la  guerre  en  manchettes  cli- 
chèrent  une  rubrique  du  «  faux  Eisner  ».  Le  traité  de 


Echéance  et  Divers.  109 

Versailles  était  par  terre,  puisque  l'article  1er  reposait 
uniquement  sur  le  rapport  Schoen. 

Eleuthère.  —  Votre  opinion,  là,  entre  nous? 

Gallion.  —  Mon  opinion?  Voici  une  des  phrases  du 
rapport  von  Schoen  qu'Eisner  a  jugé  bon  d'omettre: 
((  L'attitude  des  autres  puissances  vis-à-vis  du  conflit 
austro-serbe  dépend  essentiellement  du  point  de  savoir  si 
l'Autriche  se  contenterait  d'un  châtiment  de  la  Serbie 
ou  réclamerait  pour  soi  des  compensations  territoriales. 
Dans  le  premier  cas  on  réussirait  à  localiser  la  guerre, 
dans  le  cas  contraire  de  graves  complications  sont  inévi- 
tables. »  Eisner  a  pareillement  négligé  des  phrases  comme 
celles-ci  :  «  La  Russie  n'interviendra  pas,  aussi  longtemps 
que  l'intégrité  territoriale  de  la  Serbie  ne  sera  pas  mena- 
cée ».  «  L'Angleterre  ne  bougerait  que  s'il  était  question 
de  démembrer  la  Serbie  »,  etc..  Les  experts  soutiennent 
que  M.  von  Schoen  montre  Berlin  préoccupé  de  localiser 
le  conflit.  Or,  M.  von  Schoen,  qui  admet  que  la  locali- 
sation serait  impossible  en  cas  de  démembrement  de  la 
Serbie,  examine  complaisamment  —  dans  des  passages 
supprimés,  eux  aussi,  par  Eisner  —  trente-six  projets  de 
partage  de  la  Serbie.  Vous  voyez  que  les  omissions 
d' Eisner,  en  somme,  profitaient  surtout  à  la  Wilhelm- 
strasse. 

Eleuthère.  —  Je  croyais  qu'Eisner  avait  «  altéré  » 
aussi  des  textes  relatifs  à  la  neutralité  belge? 

Gallion.  —  En  effet,  il  a  oublié,  le  gredin,  le  rapport 
Lerchenfeld,  du  5  août  1914,  qui  nous  apprend  que 
«  Moltke  a  énergiquement  déconseillé  d'acheter  la  neutra- 
lité britannique  en  respectant  la  neutralité  belge...  » 

Eleuthère.  —  Voyons,  soyez  sincère.  Ne  ressort-il 
pas,  tout  de  même,  de  ce  procès  bavarois,  que  le  gouver- 
nement impérial  n'a  pas  systématiquement,  obstinément, 
exclusivement  désiré,  préparé,  provoqué  la  guerre  mon- 
diale? Ne  croyez-vous  pas  qu'à  de  certains  moments, 
certains  Boches,  moins  féroces  qu'on  ne  l'a  dit,  sou- 


110  Le  Flambeau. 

haitaient  une  petite  guerre,  hermétiquement  localisée,  ou 
même  une  opération  de  police  sans  bruit  et  sans  mas- 
sacre? 

Gallion.  —  Je  vous  le  concède.  On  aurait  voulu 
régler  leur  compte  aux  Serbes,  sans  que  l'Europe  s'en 
mêlât.  On  eût  préféré  à  une  guerre  contre  la  Russie  et 
la  France,  une  guerre  contre  la  Russie  toute  seule. 
On  aurait  volontiers  occupé  Paris,  sans  s'attirer  une 
mauvaise  affaire  avec  les  Anglais.  Du  moins,  quelques 
bons  Allemands,  les  modérés,  bornaient  ainsi  leurs  des- 
seins. Kurt  Eisner  n'a  pas  mis  en  lumière  les  raison- 
nables propos  de  ces  justes,  de  ces  sages.  Vraiment,  vous 
faites  trop  d'honneur  aux  juges  de  Munich,  en  prenant 
au  sérieux  leurs  puérils  considérants.  Ils  ne  m'intéressent 
que  par  leur  impudence.  J'aperçois  une  tentative  qu'il 
importe  de  dénoncer.  C'est  un  symptôme  de  rébellion, 
vous  disais-je.  Ce  jugement  de  Munich,  tout  absurde  qu'il 
est,  passera  dans  les  manuels  d'histoire.  L'an  prochain, 
on  l'enseignera  dans  les  écoles  rhénanes,  si  nous  ne  pour- 
suivons là-bas  une  urgente  épuration.  C'est  pourquoi, 
allons  dans  la  Ruhr,  et  chassons  de  la  Rhénanie  les  fonc- 
tionnaires, les  instituteurs,  les  Schulràte  et  les  Landrâte 
prussiens. 

Eleuthère.  —  Pourtant,  les  indices  ne  manquent 
point  d'une  évolution  de  la  politique  allemande  vers 
l'acceptation  loyale  des  traités.  Voyez  l'accord  heureuse- 
ment intervenu  à  Gênes,  entre  la  commission  allemande 
et  la  commission  polonaise,  sur  le  partage  définitif  des 
territoire  silésiens. 

Gallion.  —  Hé!  mais  c'est  que  ledit  accord,  en  606 
articles,  —  car  il  est  plus  long  que  le  traité  de  Versailles 
—  est  un  joli  succès  pour  la  diplomatie  du  Reich.  Il 
garantit  fort  bien  les  intérêts  boches,  et  défend  contre 
l'expropriation  polonaise  les  personnes  et  les  biens. 
Je  comprends  que  les  Allemands  (en  dépit  de  leurs  offi- 


Echéance  et  Divers,  111 

cielles  manifestations  de  deuil)  en  soient  enchantés. 
Ils  sont  persuadés  que  grâce  à  cette  convention,  ils  retrou- 
veront dans  dix  ans  leurs  frères...  et  leurs  usines. 

La  Belgique  à  Gênes. 

Mais  est-ce  l'effet  de  la  vague  de  chaleur?  Vous 
me  paraissez  singulièrement  amolli.  Vos  délégués  à 
Gênes  avaient  une  autre  allure.  Ce  sont  vos  hommes 
d'Etat  qui,  une  fois  de  plus,  ont  montré  son  de- 
voir à  l'Europe.  Ils  y  ont  eu,  ne  vous  déplaise, 
quelque  mérite.  Le  devoir  d'aujourd'hui,  vous  ne  l'igno- 
rez pas,  est  plus  pénible  que  le  devoir  d'hier.  En  août 
1914,  il  était  clair,  et  tout  simple:  on  ne  pouvait  hésiter. 
En  mai  1922,  il  est  plus  obscur.  Et  il  a  fallu  que  la  petite 
Belgique  le  fît  voir  à  la  France,  qui  allait  le  fouler  aux 
pieds  ! 

EleuthèrE;  —  Vos  éloges  me  touchent,  Gallion  ;  mais 
un  doute  empoisonne  ma  joie.  On  insinue  que  la  Bel- 
gique, dans  tout  cela,  était  d'accord,  ou  pour  employer 
le  terme  propre,  de  mèche  avec  la  France:  il  s'agissait, 
en  effet,  de  faire  sauter  la  Conférence.  Les  caricatures 
anglaises  représentent  déjà  la  Belgique  en  petit  torpilleur, 
naviguant  dans  le  sillage  du  Capital-ship  français.  Je  ne 
vous  cache  pas  que  j'en  ai  été  désagréablement. impres- 
sionné. Vous  connaissez  de  longue  date  mes  idées  alba- 
naises sur  l'indépendance. 

Gallion.  —  Alors,  quand  vos  représentants,  en  face 
d'un  gouvernement  de  bandits,  défendent,  aux  applau- 
dissements du  monde  entier,  un  patrimoine  commun  à 
tous  les  hommes,  celui  de  l'honneur  et  de  la  probité, 
vous  ne  vous  préoccupez  que  d'une  chose  :  de  savoir  s'ils 
ne  font  pas  une  «  politique  d'imitation!  »  Qu'importe 
le  mimétisme,  si  le  geste  est  beau?  Et  quel  incident  plus 
glorieux... 

Eleuthère.  —  Cette  épithète  qui,  'd'ailleurs,  fait  bon 
effet  dans  un  discours,  je  l'ai  déjà  rencontrée  dans  le 


112  Le  Flambeau. 

Flambeau,  moins  lyrique  d'habitude  et  plus  mesuré. 
Mais  il  y  a  autre  chose.  Des  gens  qui  ont  le  nez  fin, 
prétendent  avoir  flairé  dans  tout  ceci  des  odeurs  d'huile 
minérale.  Il  me  déplairait  que  la  Belgique  eût  l'air  d'être 
la  Fiancée  du  Pétrolier! 

La  conversation  des  deux  amis,  comme  la  plupart  des 
conversations  politiques  qui  méritent  relation,  avait  com- 
mencé, est-il  besoin  de  le  dire,  autour  de  ce  bassin  du 
Parc  qui  vit  éclore  tant  de  jolis  canards.  Elle  s'était 
poursuivie  sur  le  brûlant  trottoir  Errera;  après  s'être 
alanguie,  place  Royale,  à  la  terrasse  mélancolique  du 
Globe,  elle  avait  rebondi  devant  la  Ligue  du  Souvenir. 
Au  moment  précis,  où  le  soupçonneux  Eleuthère  évo- 
quait le  Roi-Pétrole,  Sir  Archibald  Bigfour,  sortant  de 
la  Banque  d'Outremer,  vint  apporter  au  débat,  jus- 
qu'alors digne  (à  peine)  du  Cercle  Artistique,  des  pré- 
cisions éclatantes  et  rassurantes. 

Cattier  et  Canards. 

—  Casse-cou,  s'écria  Archibald,  agitant  un  portefeuille 
tout  neuf.  Tordez  le  cou,  veux-je  dire,  à  ce  pétrel... 

L'horreur  de  ce  mot  fit  reculer  Eleuthère,  tandis  que 
Gallion  applaudissait  avec  cynisme.  Quelques  hauts  fonc- 
tionnaires du  Ministère  des  Colonies,  qui  remontaient  la 
rue  de  Namur,  s'arrêtèrent  pour  recueillir  la  version  défi- 
nitive d'une  affaire  déjà  très  commentée. 

Eleuthère.  —  Je  n'ai  accusé  personne;  je  me  suis 
contenté  d'exprimer  une  patriotique  appréhension.  J'ai 
répété  ce  que  des  hommes  d'affaires  étrangères,  des  jour- 
naux informés... 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Vous  imaginez- vous  sé- 
rieusement —  quel  belgocentrisme  !  —  que  toute  la  Con- 
férence de  Gênes  tournoya  autour  d'une  petite  rivalité 
comme  celle  de  la  Société  Générale  et  la  Banque  de 
Bruxelles?  Ce  serait  ravaler  à  une  bien  misérable  que- 


Echéance  et  Divers.  113 

relie  ce  grand  débat  où  la  Belgique  eut  l'impérissable  hon- 
neur de  proclamer  le  Droit. 

Gallion.  —  Bravo!  Bravo!  Excellent! 

Eleuthère.  —  Je  ne  demande  qu'à  vous  croire.  Cepen- 
dant... 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  J'étais  à  Gênes,  voyons... 
Parlons  net.  Des  histoires  imbéciles  circulent.  Des  pa- 
triotes congestionnés  crient  la  grande  trahison  d'un  de 
nos  experts,  des  neutralistes  au  sang  de  rutabaga  redoutent 
<(  le  piège  du  31  mai  ».  Ces  apocryphes  sont  nettement 
contradictoires.  Vous  avez  l'air  de  les  avoir  ramassés 
pêle-mêle  dans  un  tas  de  papyrus  provenant  de  la 
Politique...  et  du  Standaard.  A  ces  choses  (Sir  Archibald 
Bigfour  diphtongua  l'o,  comme  le  poète  Swinburne  dans 
le  beau  livre  de  M.  de  Reul),  j'oppose  (même  observa- 
tion philologique),  non  le  silence  du  mépris,  mais  l'élo- 
quence des  faits.  Vous  me  permettez  de  vous  la  faire 
entendre  ? 

Gallion  et  Eleuthère.  —  Nous  vous  en  prions. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Donc,  à  Gênes,  il  fut 
décidé  qu'une  note  serait  envoyée  à  la  Russie  pour  pré- 
ciser, d'une  part;  les  exigences  minima  des  gouverne- 
ments créanciers,  et,  d'autre  part,  les  concessions  et  avan- 
tages que  les  gouvernements  étaient  disposés  à  consentir 
à  la  Russie  pour  sa  reconstruction.  Deux  projets  furent 
préparés:  l'un  par  la  Délégation  britannique;  l'autre  par 
la  Délégation  française.  Tandis  que  le  projet  français  res- 
tait, en  ce  qui  concerne  les  propriétés  privées  «  pieuse- 
ment fidèle  »  au  rapport  des  experts  de  Londres,  le 
projet  britannique  s'en  écartait,  on  pouvait  dire:  s'en 
moquait. 

Eleuthère.  —  Nous  savons  tout  cela. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  C'est  alors  que  M.  Lloyd 
George  et  M.  Barthou  s'entendirent  officieusement  pour 
faire  appel  à  M.  Cattier.  Si  ce  dernier  est  intervenu,  c'est 
donc  uniquement  parce  qu'il  a  été  sollicité.  Il  n'y  a  là  nul 

8 


114  Le  Flambeau. 

mystère.  On  vous  parle  Shell,  Rufus  Isaacs...  C'est  du 
roman.  M.  Cattier  s'était  mis  en  valeur  par  l'interrogation 
qu'il  avait  fait  subir  au  délégué  des  Soviets,  Rakovski.  Il 
est  à  la  fois  bon  juriste  et  grand  financier.  Ah!  M.  Lloyd 
George,  c'est  certain,  ne  lui  a  pas  ménagé  les  avances. 
«  Cattier,  Cattier,  lui  disait-il  un  jour,  je  parlais  juste- 
ment de  vous  en  termes  plus  qu'élogieux  (very  high 
terms))).  —  ni  guess  you,  répondit  M.  Félicien  Cattier, 
vous  avez  besoin  de  moi...  »  —  «  When  ifs  useful  to  tell 
the  truth,  you  must  always  tell  it  »,  riposta  le  Gallois. 
Et  cette  formule  est  si  belle  que  je  ne  me  lasserai  pas  de  la 
citer  dans  les  deux  langues  :  «  Quand  il  est  utile  de  dire  la 
vérité,  il  faut  toujours  la  dire...  » 

Le  Droit  de  Propriété. 

M.  Cattier  fut  donc  adjoint  au  délégué  français, 
M.  Fronageot,  et  au  délégué  anglais,  Sir  Cecil  Hurst, 
pour  tâcher  de  rédiger  une  formule  conciliant  les  deux 
points  de  vue.  Ce  travail  de  rédaction  n'engageait  ni  la 
sous-commission  politique  ni  les  gouvernements  auxquels 
les  trois  juristes  appartenaient.  Les  gouvernements  étaient 
libres  d'accepter  ou  de  refuser  la  formule  suggérée  par 
le  Comité  des  trois  désigné  en  dehors  de  la  Commission 
politique  et  sans  mandat. 

Gallion.  —  C'est  évident. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  WelU...  Je  retrouve  sur 
mes  tablettes  la  formule  suggérée  par  les  trois  juristes. 
En  voici  le  textt: 

Gallion.  —  Inutile.  Nous  lisons  les  journaux.  Les 
biens  étrangers  devaient  être  payés  en  bons  soviétiques  : 
monnaie  de  gorilles.  D'autre  part,  il  y  avait  le  pratique- 
ment impossible... 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Et  que  signifiait  ce  pra- 
tiquement impossible?  Equivalait-il  à  matériellement 
impossible?  L'impossibilité  pouvait  être  matérielle  sans 
doute;  mais  allait-on  admettre  aussi  qu'elle  fût  légale 


Echéance  et  Divers.  115 

ou  contractuelle?  En  d'autres  termes,  la  nationalisation, 
l'expropriation  légale  ou  l'attribution  du  bien  à  un  tiers 
en  vertu  d'un  contrat  allait-elle,  dans  la  pratique,  être 
considérée  comme  une  impossibilité  de  restituer?  La 
«  formule  des  Trois  »  qu'accepta  trop  facilement  M.  Fro- 
mageot,  ne  plaisait  guère  à  M.  Cattier... 

Eleuthère.  —  Il  ne  l'a  donc  pas  signée? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Si,  monsieur.  Il  ne  con- 
venait pas  à  un  délégué  technique  de  se  séparer  du  bloc 
des  Alliés.  Mais  il  signa  sous  réserves  et  sans  engager 
le  moins  du  monde  son  gouvernement,  votre  gouverne- 
ment. C'est  ce  qu'il  déclara,  m'a-t-on  assuré,  à  M.  Jaspar 
lequel,  avant  de  repousser  le  textt  des  Trois,  le  soumit 
au  collège  des  experts  belges.  Cela  se  passait  le  samedi, 
si  mes  souvenirs  ne  me  trompent  pas;  oui,  dans  l'après- 
midi  du  samedi  29  avril...  Vos  experts  belges  se  mirent  à 
l'œuvre.  Le  dimanche  soir  ils  avaient  terminé  leur  tâche, 
et  le  lundi  1er  mai,  à  11  heures,  M.  Jaspar,  après  avoir 
expliqué  les  raisons  pour  lesquelles  il  ne  pouvait  accepter 
la  formule  des  juristes,  présentait  à  la  sous-commission 
politiques  des  contre-propositions  en  ce  qui  concerne  la 
propriété  privée.  Elles  étaient  moins  raides  que  le  mémo- 
randum de  Londres.  J'en  ai  conservé  le  tQxtt.  Le  voici  : 

a)  Si  les  biens  existent  encore  et  peuvent  être  identifiés,  le  pro- 
priétaire recevra  du  Gouvernement  soviétique  l'octroi  de  leur  jouis- 
sance dans  des  conditions  au  moins  aussi  favorables  pour  lui,  en 
tout  ce  qui  concerne  l'usage  et  la  libre  disposition,  que  celles 
résultant  de  son  ancien  droit; 

b)  En  ce  qui  concerne  les  terres,  le  Gouvernement  des  Soviets 
pourra,  au  lieu  d'en  octroyer  la  jouissance,  offrir  au  propriétaire  une 
compensation,  sauf  toutefois  pour  ce  qui  est  des  terrains  nécessaires 
à  la  mise  en  valeur  d'une  industrie  exploitée  par  ce  dernier.  En  cas 
de  désaccord  sur  la  détermination  des  terrains  nécessaires  à  cet 
effet,  le  Tribunal  arbitral  mixte  statuera; 

c)  S'il  s'agit  de  biens  qui  n'existent  plus  ou  qui  ne  peuvent  pas 
être  identifiés,  le  Gouvernement  des  Soviets  devra  offrir  une  com- 
pensation au  propriétaire; 

d)  Si  le  propriétaire  estime  ne  pas  pouvoir  accepter  la  compen- 
sation qui  lui  est  offerte  en  vertu  doit   ie  l'alinéa  &),  soit  de  l'ali- 


116  Le  Flambeau. 

néa  c),  une  indemnité  lui  sera  versée  par  le  Gouvernement  sovié- 
tique. En  cas  de  désaccord,  cette  indemnité  sera  fixée  par  le  Tribunal 
arbitral  mixte. 

Dans  l'entre  temps,  M.  Jaspar  avait  causé  —  à  distance 
—  avec  M.  Theunis,  lequel,  avant  tout  contact  télépho- 
nique, avait  éprouvé  des  réactions  télépathiques  tout  à 
fait  pareilles.  Et  il  obtint  que  le  Conseil  des  ministres 
tenu  à  Bruxelles,  le  1er  mai,  refusât... 

Eleuthère.  —  N'est-ce  pas  M.  Theunis,  et  lui  seul, 
qui  imposa  cette  courageuse  attitude? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Je  vois  que  vous  vous 
cramponnez  à  la  légende:  conflit  Cattier-Jaspar,  conflit 
Jaspar-Theunis. . ,  Hélas  oui,  tout  cela  est  faux,  je  vous 
assure. 

Gallion.  —  Le  conflit  Lloyd  George-Jaspar  aussi? 
Le  Premier  anglais  était  pourtant  fort  en  colère  ! 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Evidemment,  il  craignait 
pour  sa  conférence.  Mais  le  discours  du  Ministre  belge 
avait  été  si  «  réaliste  »  et  si  modéré  que  M.  Lloyd  George 
ne  mit  en  doute  ni  la  sincérité  de  M.  Jaspar  ni  son  désir 
de  conciliation.  Il  prit,  dans  sa  réponse,  un  ton  attristé, 
mais  aimable,  plein  de  courtoisie  et  même  de  gentillesse. 
La  grande  colère  de  David?  Le  rusé  Gallois  est  trop 
habile  pour  se  fâcher...  Tenez,  je  vais  vous  conter  une 
anecdote  qui  vous  montrera  sa  manière.  La  scène  se 
passe  à  Miramar.  S.  E.  achève  de  dîner  en  compagnie 
de  Mrs  Lloyd  George  et  de  quelques-uns  de  ses  collabo- 
rateurs. Passe  par  hasard,  du  moins  je  suppose,  M.  Jas- 
par. Et  voici  ce  que  j'entends:  «  Vous  avez  vraiment 
bien  parlé,  s'écrie  Lloyd  George  la  main  tendue;  excel- 
lemment. Je  le  disais,  il  n'y  a  qu'un  instant,  à  ma  femme 
et  à  ces  messieurs.  C'est  un  discours  vraiment  fighting. 
Fort  bon  discours  et  que  nous  avons  apprécié,  n'est-ce 
pas,  Messieurs?...  Mais  maintenant  que  vous  avez  fait 
un  bon  discours  pour  votre  Parlement,  et  plus  que  vous 
ne  deviez,  et  tout  ce  que  vous  avez  pu...  »  Je  n'ai  pas 


Echéance  et  Divers.  117 

saisi  la  fin  de  la  conversation;  mais  j'ai  lu  dans  les  jour- 
naux que  le  Ministre  belge  avait  maintenu  son  refus: 
il  n'a  pas  signé  le  mémorandum  du  2  mai. 

Eleuthère  (songeur).  —  Les  Français  ne  l'ont  pas 
signé  non  plus. 

Gallion.  —  Parce  que  les  Belges  leur  avaient  donné 
l'exemple.  Ceux-ci  ont  fait  mieux:  ils  n'ont  même  pas 
assisté  à  la  séance  du  2  mai. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  L'ami  Eleuthère,  je  le 
vois,  persiste  à  croire  que  Bruxelles  fut  le  porte-parole 
de  Paris.  C'est  qu'il  ignore  l'histoire  de  l 'amendement 
Seydoux. 

L'amendement  Seydoux. 

Eleuthère.  —  L'amendement  des  trusts? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Parfaitement.  Cet  amen- 
dement n'accordait  aux  anciens  propriétaires  qu'un  droit 
de  préférence.  Et  il  ajoutait:  «  si  l'exploitation  de  biens 
peut  s'incorporer  dans  un  autre  groupement,  le  proprié- 
taire aura  droit  de  participer  à  ce  groupement  pour  une 
part  égale  à  la  valeur  de  sa  propriété.  »  Qu'est-ce  à  dire? 
Que  l'ancien  propriétaire,  s'il  n'a  pas  le  droit  de  reven- 
diquer sa  propriété,  a  la  faculté  de  souscrire  dans  le 
trust  qui  l'englobera.  Lorsqu'on  créera  le  trust,  il  pourra 
s'y  intéresser  pour  une  somme  égale  à  la  valeur  de  son 
bien.  S'il  ne  souscrit  pas,  il  n'aura  droit  à  aucune  indem- 
nité. Les  Belges  ont  fait  rejeter  l'amendement  Seydoux; 
mais  le  plus  étonnant  dans  cet  épisode  des  négociations, 
c'est  ce  qu'on  racontait  à  Gênes:  «  Si  les  Belges  ne  sont 
pas  d'accord,  aurait  dit  M.  Barrère,  nous  ne  présente- 
rons pas  cet  amendement.  —  Mais  c'est  qu'en  effet,  nous 
ne  pouvons  être  d'accord,  aurait  répondu  M.  Jaspar.  » 

On  se  rendit  à  la  séance:  M.  Barrère  proposa  l'amen- 
dement... 

Gallion.  —  Heureusement,  le  11  mai,  les  Russes  ont 
tué  la  Conférence. 


118  Le  Flambeau. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  u  L'enfant  est  mort, 
s'écria  M.  Colrat  en  prenant  connaissance  du  factum 
fatal;  l'enfant  est  mort:  tâchons  de  sauver  les  parents.  » 

Le  31  mai. 

Gallion.  —  Sir  Archibald,  vous  nous  revenez  en 
belle  forme,  sans  médire  du  fond  qui  est  parfait  comme 
toujours.  Vous  savez  par  cœur  votre  Conférence.  Si  tout 
n'est  pas  inédit  dans  vos  aimables  propos,  tout  est  clair 
comme  l'eau  de  bonne  source.  Mais  laissons,  s'il  vous 
plaît,  le  passé  génois  pour  ne  penser  qu'à  l'imminent 
avenir.  Demain  est  le  31  mai.  De  quoi  sera-t-il  fait? 

Eleuthère.  —  J'approuve  la  position  de  la  question. 
Et  d'ailleurs,  qu'est-ce  que  le  31  mai? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  ÏÏ  n'y  a  point,  le 
31  mai,  d'échéance  de  paiement  et,  contrairement  à  oe 
qu'un  vain  peuple  pense,  il  n'a  jamais  été  question  d'en- 
trer dans  la  Ruhr  (1).  Vous  savez  que  l'Allemagne  avait 
demandé  un  moratoire  pour  l'année  1922.  Le  21  mars 
dernier,  la  Commission  des  réparations  avait  adressé  au 
gouvernement  du  Reich  une  lettre  dans  laquelle  elle  indi- 
quait les  conditions  mises  à  l'octroi  du  moratoire.  En 
quoi  consistaient  celles-ci?  Il  s'agit  d'assurer  le  paiement 
des  réparations.  Pour  que  l'Allemagne  puisse  payer,  il 
faut  arrêter  la  dépréciation  du  mark.  Pour  que  le  mark 
cesse  de  se  déprécier,  la  situation  financière  doit  être 
assainie.  La  Commission  a  par  conséquent  établi  tout 
un  programme  financier.  En  augmentant  ses  ressources 
normales  et  en  recourant  à  l'impôt  forcé,  le  Reich  devra 
couvrir  ses  dépenses  d'administration  intérieure,  ainsi 
qu'une  partie  des  dépenses  qui  lui  incombent  en  vertu  du 
traité  de  Versailles.   Les  causes  du  déficit  budgétaire 

(1)  C'est  à  Berlin  que  veut  aller  notre  éminent  collaborateur, 
M.  Charles  Maurras.  «  Il  est  tout  à  fait  dangereux,  dit-il  textuellement 
dans  l'Action  Française,  de  retarder  encore  l'opération  libératrice  ». 


Echéance  et  Divers.  119 

seront  supprimées,  notamment  les  subsides  qui  grevaient 
pour  plus  de  30  milliards  te  budget  :  les  chemins  de  fer 
en  absorbaient  20  à  eux  seuls,  cadeau  que  le  gouverne- 
ment faisait  annuellement  à  l'industrie.  D'autre  part,  la 
circulation  fiduciaire  ne  pourra  dépasser  le  montant 
qu'elle  atteignait  au  31  mars  et  la  Reischbank  deviendra 
autonomne,  comme  la  Banque  de  Belgique:  l'Etat  ne 
sera  donc  plus  maître  de  la  planche  aux  assignats.  Enfin, 
le  Reich  soumettra  recette  et  dépenses  au  contrôle  du 
Comité  des  garanties,  et  il  prendra  d'accord  avec  celui-ci 
toutes  les  mesures  utiles  pour  prévenir  l'évasion  des 
capitaux  et  provoquer  le  retour  des  capitaux  évadés.  Les 
modalités  d'exécution  ont  été  discutées  à  Paris,  entre  le 
ministre  des  finances  du  Reich,  M.  Hermès,  et  la  Com- 
mission des  réparations.  Après  avoir  discutaillé,  l'Alle- 
magne —  soyez-en  sûrs  —  acceptera... 

Gallion  (soupirant).  —  Vous  croyez? 

Eleuthère  (respirant).  —  Je  comprends.  Donc  pas 
de  bagarres.  Tant  mieux.  C'est  ce  que  je  disais.  Votre 
exposé  est  lumineux. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Je  crois  bien:  je  vous 
récitais  ou  à  peu  près  un  paragraphe  de  ma  chronique 
du  Flambeau.  Ces  messieurs  m'ont  engagé  à  fuir  l'esprit 
(comme  c'est  facile!)  et  de  parler  avec  simplicité  de 
questions  graves,  au  lieu  de  marivauder  à  propos  de 
questioncules.  Mais  je  vais  vous  lire  mon  manuscrit. 
Peut-être  me  donnerez-vous  —  sur  la  forme  (Sir  Archi- 
bald accentua  avec  dignité  ces  mots  restrictifs)  des  con- 
seils que  j'examinerai... 

Une  note  topographique  devient,  en  ce  point,  utile, 
sinon  indispensable.  Le  trio,  après  V indécise  station  de 
tout  groupe  de  causeurs  débouchant  Porte  de  Namur, 
s'était  attablé  à  la  Taverne  de  VOld  Tom,  entouré,  bientôt, 
d'un  silence  respectueux:  car  les  amateurs  de  bière  an- 
glaise  sont  également  altérés  de  politique  internationale. 
Ainsi  vont  de  pair  le  végétarisme  et  la  théosophie. 


120  Le  Flambeau. 

Pourquoi  Wirth  a  cédé. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Je  passerai,  Messieurs, 
ce  qui  dans  mon  mémoire,  concerne  la  Petite  Entente, 
objet  constant  de  ma  sollicitude.  J'expliquais  longuement 
comment  les  intrigues  russo-allemandes  ont  fait  échouer 
en  Finlande,  la  ratification  du  protocole  de  Varsovie; 
comment  le  gouvernement  ententophile  Vennola-Holsti  a 
été  renversé;  comment  M.  Holsti,  le  seul  Finlandais  qui 
soit  de  cœur  avec  nous,  sera  ostracisé  pour  avoir  risqué 
un  seul  pas  vers  la  Pologne,  un  seul  regard  vers  la  France. 

Eleuthère.  —  Vous  avez  raison  de  passer  ça.  Une 
crise  finlandaise,  est-ce  une  affaire  européenne? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Dame!  c'est  l'effritement 
de  la  ligue,  ou  de  la  digue  —  comme  vous  voudrez  — 
polonobaltique  !  Mais  j'apprends  qu'un  brillant  diplomate 
polonais  écrit  là-dessus,  dans  le  Flambeau,  des  choses 
définitives  et  grâce  à  Dieu,  consolantes.  Au  reste, 
M.  Bénès  lui-même  a  collaboré,  cette  fois,  à  la  même 
Revue.  Je  bifferai  donc  tout  ëe  chapitre.  J'avais  tiré 
quelques  grains  de  vérité  et  quelques  miettes  d'histoire 
des  Mémoires  du  Kronprinz,  dont  l'auteur,  M.  Rosner, 
m'avait  communiqué  les  bonnes  feuilles.  Mais  Payot  vient 
d'en  publier  la  traduction  française,  et  tout  le  monde 
pourra  lire  comment  Guillaume  III,  camouflé  en  constî- 
tutionnel-démocrate-anglophile,  pose  sa  candidature  à  la 
présidence  de  la  République  allemande.  Je  crois  entendre 
déjà  les  orgues  de  toute  la  Barbarie  moudre  l'air  connu  : 

Jeune  Wilhelm,  rentre  dans  ta  patrie, 
Jeune  Wilhelm,  sois  bon  républicain  î 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  communiquer  quelques 
réflexions  sur  la  politique  allemande  en  général.  Je  vous 
ferai  plaisir,  Gallion,  et  je  vous  surprendrai,  Eleuthère, 
en  prédisant  le  triomphe  de  M.  Poincaré.  L'Alle- 
magne cédera,  dis-je  textuellement.  «  Elle  cédera  parce 


Echéance  et  Divers.  121 

qu'elle  est  persuadée  que  la  France  aurait  marché.  Elle 
cédera  parce  qu'elle  ne  croit  plus  en  Lloyd  George.  Les 
pirouettes  de  cet  homme  d'Etat  imprévisible,  incapable 
pour  mille  raisons  de  renoncer  à  l'Entente,  actuellement 
paralysé  par  l'affaire  irlandaise,  faisaient  craindre  à 
MM.  Wirth  et  Rathenau  que  l'Angleterre  ne  s'opposât 
point  à  la  marche  sur  Berlin.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  agi- 
tations rhénanes  qui  n'aient  inquiété  les  dirigeants  du 
Reich.  Les  ex-entrepreneurs  d'activisme  en  Flandre  ont 
une  vague  terreur  de  ce  genre  de  représailles.  Et  le  résul- 
tat est  excellent... 

Demain,  MM.  Wirth  et  Rathenau,  abandonnés  dere- 
chef par  la  droite  nationaliste  que  leur  avait  rallié  le  traité 
de  Rapallo,  seront  réduits  à  leur  majorité  «  démocra- 
tique »  et  ramenés  à  leur  politique  d'  «  exécution  ».  N'en 
déplaise  à  M.  Marc  Sangnier,  Abel  Favre  et  Sembat,  le 
paradoxe  reste  vérité.  L'  «  Allemagne  nouvelle  »,  fondée 
par  le  traité  de  Versailles,  se  consolide  à  coups  d'ulti- 
matum !  Lisez  les  journaux  «  populistes  »  et  «  pangerma- 
nistes  »;  ils  recommencent  leur  réconfortante  campagne 
d'injures  contre  un  gouvernement  de  capitulards.  Et  voici 
même  la  Deutsche  Zeitung,  qui,  après  un  mois  de  silence, 
découvre  que  l'accord  germano-russe  est  humiliant  et 
néfaste.  «  Le  juif  Rathenau  a  mis  la  main  de  l'Allemagne 
dans  la  main  tachée  de  sang  du  Bolchévisme  ;  raca  sur  le 
juif  Rathenau  ». 

Eleuthère  {puissamment  intéressé).  —  Très  bien, 
très  bien!  Continuez,  sir  Archibald.  Vive  la  paix,  vive  la 
démocratie! 

Gallion.  —  Vive  !a  force  !  vive  la  paix  ! 

Oliviers  et  lilas.  Le  Dr  Seipel, 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  «Soyons  stricts  sur  le 
fond,  qui  est  l'exécution  ;  soyons  larges  quant  à  la  forme, 
conciliants  quant  aux  modalités,  et  nous  pourrons  être 


122  Le  Flambeau. 

optimistes.  L'emprunt  international  n'est  plus  un  mirage. 
M.  Jaspar  me  disait  hier  :  «  Je  ne  vois  pas  l'avenir  en  rose, 
je  le  vois  en  lilas...  » 

Gallion,  Eleuthère,  et  en  sourdine,  le  chœur  des 
consommateurs.  —  Il  vous  a  dit  ça,  Bigfour,  il  vous  a 
dit  ça? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Il  me  l'a  dit  lui-même, 
auTÔç  Iqpa.  (L'attention  sympathique,  V admiration  des 
buveurs  de  scotch  redoublent:  l'effet  du  dorien  est  sen- 
sible). 

Un  consommateur  (timidement).  Que  sait-on  de  pré- 
cis sur  l'emprunt  international? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Je  n'en  dis  pas  grand' 
chose  dans  mon  article,  n'étant  (pas  encore)  à  même  de 
citer  des  chiffres  tout  à  fait  exacts  ;  mais  je  suis  heureux 
de  cette  interruption.  De  l'optimisme,  mais  point  de  naï- 
veté !  Un  emprunt  international  est  probable  :  un  emprunt 
de  cent  trente-deux  milliards  est  une  imagination  mal- 
saine. Les  Etats-Unis,  créanciers  des  Alliés,  sont  les  maî- 
tres du  quart  d'heure:  à  eux  de  fixer  la  dette  allemande! 
Le  Matin  l'évalue  à  39  milliards  seulement,  moyennant 
compensation  des  dettes  interalliées,  et  renonciation  de 
l'Angleterre  à  sa  part.  Ce  qu'on  peut  espérer,  je  ne  dis 
pas  escompter,  c'est  —  pour  commencer  —  un  petit  cré- 
dit de  deux  milliards  et  demi... 

Le  Consommateur.  —  Mark  or? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Mark  or,  oui  ;  à  peu  près 
ce  dont  l'Allemagne  a  besoin  pour  les  paiements  à  effec- 
tuer jusqu'à  la  fin  de  1923. 

Gallion  (fronçant  le  sourcil).  —  Et  après?  Et  après? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Après,  on  verra. 

Gallion  (inquiet).  —  C'est  là  ce  que  vous  entendez 
par  modalité?  Au  fond,  vous  renoncez  à  l'ultimatum  de 
Londres  !  Vous  transigez  ! 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Ce  n'est  pas  moi.  Moi,  je 
salue  bien  bas  les  132  milliards  de  Londres.  C'est  la  Corn- 


Echéance  et  Divers.  123 

mission  des  réparations...  Mais  n'anticipons  pas.  Je  con- 
tinue. Je  louais  la  politique  de  fermeté... 

Gallion  (murmurant).  —  Hum... 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  «  Considérez,  disais-je, 
quels  beaux  fruits  cette  politique  porte  en  Autriche.  A-t-on 
assez  dénoncé  l'Autriche  indépendante  comme  la  pire 
utopie  des  traités  de  paix?  Or,  l'Autriche,  qui,  disait-on, 
ne  pouvait  vivre,  prend  goût  à  l'existence.  Elle  a,  depuis 
hier,  un  fort  bon  gouvernement,  présidé  par  le  Dr  Seipel, 
un  prélat,  s'il  vous  plaît,  et  prieur  d'une  congrégation  de 
femmes;  ce  digne  ecclésiastique,  violent  adversaire  du 
rattachement  à  l'Allemagne,  est  appuyé  par  les  pangerma- 
nistes  en  proie  au  Katzenjammer .  L'accord  s'est  fait  sur 
la  république,  le  Dr  Seipel  renonçant  aux  Habsbourg, 
les  Grossdeutsche  consentant  à  l'«  essai  loyal  ».  Les 
crédits  vont  venir!  C'est  le  miracle.  M.  Seipel,  qui,  aussi 
bien,  est  docteur  non  en  sciences  sociales  ou  politiques, 
mais  en  théologie,  y  avait  toujours  cru. 

Eleuthère.  —  Bref,  vous  êtes  satisfaits  de  l'Europe 
centrale  ? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Là  aussi,  j'aperçois 
quelques  raisons  d'espérer,  voilà  tout. 

Les  nouveaux  Massacres. 

Gallion.  —  Et  l'Orient?  Vous  le  négligez,  cette  fois! 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Pas  tout  à  fait.  Il  ne  se 
laisse  pas  oublier,  hélas  ! 

Vis-à-vis  des  assassins  et  des  affameurs  russes,  après 
de  tristes  défaillances  et  de  lamentables  défections,  l'unité 
morale  du  monde  s'est  refaite,  grâce  surtout  à  la  Bel- 
gique. La  Conférence  de  La  Haye  consacrera  cette  unité. 
On  imposera,  espérons-le,  aux  Soviets,  le  respect  des 
règles  du  droit  des  gens;  et  s'ils  veulent  rentrer  dans  la 
communauté,  il  leur  faudra  passer  par  la  porte  étroite 
de  l'expiation. 


124  Le  Flambeau. 

Mais  d'autres  criminels,  tacitement  encouragés  par  cer- 
taines puissances,  continuent  leur  sinistre  besogne;  et 
c'est  proprement  la  honte  de  l'Europe,  le  grand  scandale 
de  l'intellect  et  de  la  foi... 

Gallion.  —  Sir  Archibald,  nous  connaissons  vos 
idées;  nous  vous  félicitons  même  d'y  persister  avec 
courage,  mais,  vraiment,  vous  exagérez.  De  quels  crimes 
parlez-vous?  De  ces  atrocités  made  in  England,  qui... 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Voilà  donc  l'éternel 
parti-pris  !  Il  est  vrai  :  encore  une  fois,  la  grande  presse 
française,  sauf  l'admirable  Journal  des  Débats  et  le  vail- 
lant Echo  National,  ont  étouffé  les  cris  de  cent  mille 
victimes  !  Quelle  amertume  pour  les  Belges  qui  pensent  ! 
Eleuthère,  ce  silence  des  journaux  de  langue  française 
ne  vous  rappelle-t-il  pas  le  silence  des  feuilles  censurées 
sous  l'occupation?  On  ne  vous  a  rien  dit  alors  du  mar- 
tyre des  Arméniens,  parce  que  les  Turcs  étaient  les  amis 
des  Boches.  Ce  martyre  se  poursuit  et  se  complète  par 
l'extermination  des  Grecs  d'Anatolie,  et  tout  cela  reste 
ignoré...  parce  que... 

Eleuthère.  —  Vous  calomniez  notre  pays.  Notre 
presse  est  la  plus  libre  qui  soit  au  monde.  Tous  les  partis 
flétrissent  les  bourreaux  d'Anatolie.  Mais  avez-vous  des 
preuves?  Les  témoins  ne  sont-ils  pas  suspects? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Mes  témoins  sont  ni  des 
Grecs,  ni  des  Arméniens.  Ce  sont  des  Américains,  des 
philanthropes  comme  ceux  qui  vous  ont  nourris  pendant 
la  guerre.  V American  Commission  for  Relief  in  the 
Near  East,  sœur  de  la  glorieuse  Commission  belge,  avait 
entrepris  dans  l'Asie  Mineure  orientale  une  œuvre  admi- 
rable, suite  naturelle  de  l'œuvre  des  mission  américaines 
avant  et  pendant  la  guerre.  Ceux  de  vos  compatriotes 
qui  ont  voyagé  là-bas  —  il  y  en  a  —  vous  parleront  de 
ces  stations  médicales  de  Cappadoce,  où  un  petit  état- 
major  de  médecins  et  de  nurses  se  dévouait  joyeusement 
pour  les  malades  de  toute  une  province,  faisant  revivre 


Echéance  et  Divers.  125 

la  légende  des  médecins  sans  honoraires,  Cosme  et 
Damien.  Quatre  membres  de  la  Commission  viennent 
d'arriver  à  Constantinople,  après  une  captivité  de  plu- 
sieurs mois,  que  les  Turcs  leur  ont  infligée  à  Kharpout, 
vous  verrez  pourquoi.  L'un  d'eux,  le  colonel  F.  D. 
Jowell,  a  rédigé  un  rapport  dont  je  vous  citerai  quelques 
phrases  : 

Les  violences  exercées  contre  des  sujets  américains  marquent  le 
terme  d'une  longue  série  d'actions  odieuses  de  la  part  des  Turcs; 
c'est  le  prologue  de  nouvelles  atrocités  contre  tout  ce  qui  subsiste 
de  populations  non-turque  en  Asie.  L'intolérant  fanatisme  des  Turcs 
vis-à-vis  des  minorités  s'exaspère  de  plus  en  plus,  encouragé  par  les 
hésitations  des  Alliés  et  sans  une  énergique  intervention  du  dehors, 
nous  pouvons  prévoir  que  le  dernier  chapitre  de  la  triste  histoire  des 
minorités  ne  tardera  pas  à  être  écrit.  J'ai  été  personnellement  arrêté 
le  5  mars,  et  banni  avec  mes  compagnons,  sans  obtenir  des  autorités 
turques  l'explication  de  cette  mesure.  Il  nous  a  fallu  deux  mois  pour 
arriver  à  Constantinople.  Pendant  mon  séjour  à  Kharpout,  les  Turcs 
nous  empêchaient  de  recueillir  les  infortunés  malades  grecs  et  armé- 
niens qui  tombaient  à  moitié  morts  devant  les  grilles  de  notre  hôpital. 
La  maternité  que  nous  avions  fondée  fut  brusquement  fermée  sur 
l'ordre  des  autorités,  qui  se  refusèrent  à  rous  en  donner  la  moindre 
raison... 

Tous  les  Arméniens  sont  réduits  en  esclavage:  on  leur  interdit  de 
quitter  le  pays.  On  a  confisqué  les  biens  de  tous  ceux  qui  sont  morts 
au  cours  des  déportations... 

Les  hommes  sont  jetés  en  prison  sans  aucun  prétexte,  sauf  lorsqu'il 
y  a  espoir  d'en  tirer  une  grosse  rançon.  Les  femes  sont,  de  force, 
enfermées  dans  des  maisons  turques  sans  pouvoir...  invoquer  la 
protection  des  tribunaux.  Les  fonctionnaires  turcs  qui  depuis  six  mois 
n'ont  pas  reçu  leurs  appointements  se  paient  eux-mêmes  en  pillant 
les  Arméniens. 

En  ce  qui  concerne  la  situation  des  populations  helléniques,  on  peut 
dire  qu'elle  est  pire  que  celle  des  Arméniens.  Comment  traite-t-on  les 
Grecs  déportés?  C'est  réellement  épouvantable,  et  encore,  le  terme 
de  leurs  maux  n'est-il  pas  encore  arrivé.  Des  trente  mille  bannis 
qui  quittèrent  Sivas,  1,500  périrent  avant  d'arriver  à  Kharpout, 
2,000  autres  tombèrent  en  route,  à  l'est  de  la  ville,  du  côté  de  Diar- 
békir.  La  commission  américaine  fournit  ces  secours  à  ces  malheu- 
reux réfugiés,  mais  comme  il  lui  est  interdit  de  dépasser  Diarbékir, 
il  est  facile  d'imaginer  la  destinée  qui,  dans  ces  parages,  est  réservée 
à  ces  infortunés. 

En  route,  les  Turcs  visitent  les  caravanes,  et  choisissent  les  femmes 
et  les  filles  qui  leur  plaisent.  La  mortalité  est  formidable.  La  plupart 
des  victimes  succombent  à   la   faim,    d'autres  sont   enlevées  par  la 


126  Le  Flambeau. 

dyssenterie  ou  le  typhus,  qui  sévit  terriblement  parmi  les  bannis. 
Les  autorités  turques  avouent  avec  une  impudence  cynique  leur  réso- 
lution d'anéantir  complètement  les  Grecs,  et  malheureusement  leurs 
actes  confirment  cruellement  leurs  paroles. 

N'y  a-t-il  pas  une  cruelle  ressemblance  entre  ce  rapport 
et  les  premières  témoignages  reçus  en  1915,  au  début  de 
l'ère  des  martyrs!  Mais  voici  une  dépêche  plus  nette 
encore  : 

«  Les  déportations  et  les  massacres  d'aujourd'hui  en  Asie-Mineure 
sont  sans  précédent  dans  l'histoire  turque.  Ils  dépassent  en  étendue 
ceux  de  l'époque  de  Gladstone,  ceux-là  même  qui  ont  été  commis  en 
1915.  Ils  ne  sont  pas  sporadiques,  mais  systématiques.  Ils  ont  comme 
but  unique  l'extermination  totale  des  populations  chrétiennes.  Ils  se 
sont  multipliés  et  accélérés  au  cours  des  dernières  semaines  depuis  que 
la  question  de  la  trêve  et  de  la  sécurité  des  minorités  a  été  posée  dans 
les  conditions  de  paix.  Un  haut  fonctionnaire  kémaliste  a  déclaré 
récemment  que  lorsque  la  paix  sera  établie  il  n'y  aura  plus  de  mino- 
rités, et  que  par  conséquent  il  ne  sera  plus  besoin  de  protection  pour 
les  minorités;  il  a  dit  aussi  que  la  faute  commise  en  1915,  époque  où 
Von  négligea  de  supprimer  complètement  le  christianisme  en  Turquie, 
devait  être  enfin  maintenant  réparée.  Les  déportations  s'étendent 
maintenant  à  toute  la  zone  d'occupation  kémaliste,  depuis  le  littoral 
du  Pont  près  du  Caucase,  jusqu'aux  environs  d'Adalia. 

Les  méthodes  exterminatrices  des  Turcs  varient.  En  voici  quelques 
spécimens:  Toute  la  population  mâle  de  Trébizonde  et  du  hinterland 
a  été  arrêtée,  enrôlée  de  force  dans  les  prétendus  bataillons  ouvriers, 
envoyée  dans  des  villes  lointaines  comme  1  ars  et  Sary  Kamysch.  Les 
vieillards,  les  femmes  et  les  enfants  du  même  pays,  après  qu'on  les 
eut  concentrés  dans  les  environs  d'Amassia,  on  les  obligea  à  se 
rendre  à  pied  à  Césarée  par  Sivas,  à  Kharpout  et  pour  les  acheminer 
ensuite,  à  pied  toujours,  vers  Diarbékir  où  les  observateurs  civilisés 
perdent  leurs  traces.  On  choisit  pour  ces  marches  les  pires  époques 
de  l'année,  lorsque  les  montagnes  d'Orient  sont  couvertes  de  neige. 
La  plupart  des  déportés  meurent  de  froid  et  de  fatigue,  épargnant 
à  leurs  bourreaux  la  peine  de  les  égorger.  Sur  une  très  courte  dis- 
tance, un  témoin  oculaire  compta  1,500  cadavres...  ». 

Voilà  des  documents  officiels.  Ils  ont  été  lus  à  la  Cham- 
bre des  Communes,  et  M.  Chamberlain  a  confirmé  leur 
authenticité.  Les  faits  sont  clairs.  Comme  le  dit  le  haut 
commissaire  britannique  à  Constantinople,  il  a  suffi,  dans 
la  dernière  conférence  des  Trois,  de  parler  de  protection 
des  minorités  pour  que  les  Turcs  se  missent  en  devoir  de 
liquider  les  minorités. 


Echéance  et  Divers,  127 

Eleuthère.  —  N'a-t-on  pas  décidé  une  enquête? 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Oui.  On  a  décidé  une 
enquête,  que  des  intrigues  internationales  et  des  ma- 
nœuvres turques  vont  retarder,  peut-être  empêcher.  An- 
gora, défendue  par  ses  avocats  ordinaires  (ô  Temps!...) 
ergote,  nie,  réclame...  une  enquête  dans  la  région  de 
Smyrne  !  Cela  a  beau  être  mis  en  français  par  M.  Her- 
bette:  on  croit  entendre  les  Boches  qui,  lorsqu'on  leur 
parle  de  Dinant,  Louvain,  Tamines,  Lille,  Reims,  ri- 
postent en  alléguant  la  honte  noire,  l'ignominie  belge  sur 
le  Rhin.  M.  Poincaré  n'aurait-il  pu,  dans  ses  derniers 
discours,  glisser  un  mot  de  réprobation,  ou  une  phrase 
d'avertissement  discret?  Il  aurait,  par  ce  simple  moyen, 
soulagé  bien  des  souffrances,  notamment  les  souffrances 
morales  qu'éprouvent  aujourd'hui  les  amis  de  son  pays. 
Au  moins  mon  gouvernement,  et  j'en  suis  fier,  a  solen- 
nellement déclaré  que  si  ces  abominations  sont  réelles, 
il  ne  pourra  plus  jamais  être  question  de  rendre  aux 
Turcs,  sous  une  forme  quelconque,  l'Asie  mineure  occi- 
dentale, seul  refuge  des  Chrétiens.  Mais  ce  sont  les 
Alliés,  collectivement,  qui  ont  le  devoir  de  prendre  et 
d'appliquer  cette  sanction  minima.  Les  nations  catho- 
liques hésitent... 

Roma  ïocuta  est... 

Eleuthère.  —  La  plus  haute  autorité  catholique  n'a 
pas  hésité,  elle  ! 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Ah!  vous  le  savez!  Je 
croyais  que  les  belles  protestations  du  Pape  avaient  été 
supprimées  comme  la  déclaration  de  M.  Chamberlain. 
Devant  les  vingt  mille  congressistes  réunis  au  Belvédère 
du  Vatican,  le  jour  anniversaire  de  la  bataille  de  Lépante, 
Sa  Sainteté  s'est  écriée  : 

Je  suis  heureux  de  voir  réunis  ici  les  chrétiens  du  monde  entier, 
pour  commémorer  le  départ  des  flottes  chrétiennes  vers  les  eaux  de 
Lépante,  où  elles  remportèrent,  en  1571,  sous  le  commandement  de 
Don  Juan  d'Autriche,  une  brillante  victoire   sur  la   barbarie   musul- 


128  Le  Flambeau. 

mane.   Prions  maintenant  pour  les  chrétiens  qui  luttent  aujourd'hui 
contre  la  même  barbarie! 

Eleuthère.  —  Puisse  la  fille  aînée  de  l'Eglise  en- 
tendre la  voix  du  souverain  Pontife!  Oublie-t-elle  vrai- 
ment ces  lointains  Hellènes  du  Pont  et  de  la  Cappadoce, 
descendants  des  plus  vieux  peuples  civilisés  et  des  pre- 
miers chrétiens,  si  accueillants  aux  missionnaires,  aux 
explorateurs  de  France?  Faut-il  répéter  pour  eux  le 
Rien  qu'une  main,  Français,  je  suis  sauvé,  du  poète? 

Gallion.  —  Je  vous  ferai  observer  que  l'honorable 
public  réunis  dans  ce  local  ne  nous  écoute  plus  guère 
depuis  que  nous  parlons  de  massacres  et  d'Orient.  Et 
craignez,  sir  Archibald,  que  les  lecteurs  du  Flambeau 
eux-mêmes... 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Ne  les  insultez  pas.  Ils 
préféreraient  sans  doute  que  je  leur  racontasse  le  voyage 
à  Moscou  du  citoyen  Vandervelde,  et  ce  sera  pour  la 
prochaine  fois.  Mais  de  précieuses  approbations  me  per- 
suadent que  mon  éternel  plaidoyer  pour  les  autels  et  les 
foyers  des  chrétiens  d'Anatolie  finira  par  émouvoir  une 
nation  aux  colères  généreuses.  La  Belgique  se  sent  la 
patronne  naturelle  des  déportés  et  des  martyrs,  même  de 
ceux  qui  ont  le  malheur  de  vivre  en  pays  exotique  ;  son 
rôle  est  d'intercéder  pour  eux  au  tribunal  des  puissants. 

Gallion.  —  Bien  dit,  sir  Archibald.  Mais  je  vous  pré- 
viens que  vous  allez  brouiller  le  Flambeau  avec  l'Ambas- 
sade. Déjà  l'on  y  déclare  illisible  cette  Revue  humanitaire. 

Sir  Archibald  Bigfour.  —  Ses  subtils  directeurs 
savent  là-contre,  comme  dirait  Eleuthère.  Pour  se  récon- 
cilier avec  la  République,  ils  ont  sollicité  la  collaboration 
de  Charles  Maurras. 

Gallion.  —  Il  est  vrai  que  l'auteur  d'Ânthinéa  s'est 
converti:  on  le  dit  assez  bon  musulman. 

Eleuthère.  —  Pauvres  enfants  grecs...  Vive  Victor 
Hugo,  Monsieur  (1)"!  Fax. 

(1)  Voyez,  dans  ce  numéro,  la  fin  de  l'article  de  M.  Charles 
Maurras. 


0   ' 


A 


,*s 


CllAKLES     LeCOCQ 

15  décembre  190 1^—  15  mai]1922. 


▲ 


!_J  lJ 


Fig.  1.  —  Étoffes  égyptiennes,  15o0  av.  J.-G. 


Fig.  3.  —  Fragment  du  vase  François 
(vi*  siècle  avant  J.-C). 


Fig.  4.  —  Étoile  sicilienne 
(xii*  siècle  après  J.  C.) 


ft 


i/i 


Fig.  5.  —  Vierge  de  Miséricorde,  de  Benedetto  Bonfigli, 
l'érouse  (1464). 


Fig.  6.  —  L'Adoration  de  l'Eucharistie,  de  Théodore  van  Thulden  (1006-1676). 
Musée  des  Beaux-Arts,  Bruxelles. 


li&.C 


Fig.  7.  —  Velours  du  XVe  siècle. 
Musée  du  Cinquantenaire,  Bruxelles. 


Fig.  13.  —  Fresque  de  Domenico  Ghirlandajo  (vers  1180;. 
Couvent  de  S'  Marc,  Florence. 


Fig.  2.  —  Étoffe  égyptienne, 
(iv  siècle  après  J.-C.) 


Fig.  8.  —  Velours  italien  du  xve  siècle. 
Musée  du  Cinquantenaire,  Bruxelles. 


Fin.  9.  _  La  Vierge  et  l'Enfant,  de  Ciivelli  (1182). 


vil  JX 


Fig.  H.  —  La  Vierge  et  l'Enfant, 
deNeridi  Bicci  (1419-1491?). 


Fig.  12.  —  Étoffe  de  Pérouse,  xve  siècle. 
Musée  du  Cinquantenaire,  Bruxelles. 


Fig.  1  i.  —  Toile  de  Jouy. 
Musée  du  Cinquantenaire,  Bruxelles. 


Fig.  10.  —  Étoffe  du  xve  siècle. 
Musée  du  Cinquantenaire,  Bruxelles. 


Aux  Universitaires  liégeois  morts  pour  la  Patrie. 
Monument  de  Jules  Berchmans. 


<-? 


Les  Compensations  à  la  Hollande 

(Mars-Avril  1919) 


Nous  publions  le  dernier  article  de  M.  Pierre  Nothomb,  article  pro- 
mis depuis  longtemps  à  nos  lecteurs.  Les  faits  qu'il  allègue  sont 
connus,  en  gros.  M.  Nothomb  n'a  point  commis  d'  «  indiscrétion  » 
diplomatique,  ni  cherché  la  «  révélation  »  sensationnelle.  Ce  n'est 
pas  que  nous  entendions  garantir,  dans  le  détail,  le  récit  d'un  témoin 
attentif,  mais  passionné.  Personne  ne  peut  se  flatter  d'être  complète- 
ment informé,  surtout  en  pareille  matière.  Mais,  bien  que  l'argumen- 
tation de  l'auteur  prête  à  la  controverse,  son  opinion  n'est  point 
négligeable.  Le  lecteur  impartial  en  conviendra,  même  s'il  ne  partage 
point  l'avis  de  notre  collaborateur,  et  s'il  estime  que  l'histoire  des 
négociations  de  Versailles  ne  saurait  être  écrite  d'une  manière  défi- 
nitive, dès  à  présent. 

La  décision  du  8  mars,  devenue  le  12  mars  suivant  un 
véritable  contrat  synallagmatique  était  pour  M.  Paul 
Hymans,  qui  l'avait  obtenue  à  force  de  ténacité  et  de 
talent,  un  magnifique  titre  de  gloire.  Ce  succès  était  de 
nature  à  effacer  dans  l'esprit  des  adversaires  du  ministre 
des  Affaires  étrangères  le  souvenir  des  deux  fautes  capi- 
tales qu'ils  lui  reprochaient  justement  :  la  première  étant 
d'avoir,  dans  les  circonstances  qu'a  racontées,  à  sa  ma- 
nière, M.  le  baron  Beyens,  et  sur  lesquelles  il  faudra  sans 
doute  revenir,  participé  à  la  publication  du  communiqué 
Reuter  du  2  juillet  1916,  la  seconde,  infiniment  plus 
grave,  étant  d'avoir  empêché  l'armée  belge  de  suivre  les 
Allemands  dans  le  Limbourg  cédé  en  novembre  1918. 
Tout  pouvait  être  réparé  par  la  décision  du  Conseil 
suprême  à  condition  qu'un  gouvernement  énergique  ne 
la  laissât  point  entamer,  en  tirât  au  contraire  les  consé- 


130  Le  Flambeau. 

quences  logiques.  Ne  dissimulons  pas  les  difficultés 
qu'eût  dû  surmonter  M.  Paul  Hymans  pour  mener  cette 
œuvre  à  bonne  fin.  Il  avait  autour  de  lui  un  gouverne- 
ment qui  semblait,  de  par  sa  constitution  même,  pré- 
destiné à  la  capitulation,  et  dont  M.  Delacroix  incarnait  de 
façon  parfaite  l'absence  de  doctrine  et  de  volonté;  il  avait 
en  face  de  lui  une  Conférence  prête  à  se  ressaisir  du 
moment  qu'elle  verrait  un  intérêt  à  diminuer  la  portée 
de  ce  qu'elle  venait  d'accorder  à  notre  pays.  Il  avait  à 
côté  de  lui  un  second  —  M.  Vandervelde  —  décidé  à 
servir  son  parti  avant  son  pays.  Il  nous  paraît  certain 
pourtant  que  ces  obstacles  eussent  pu  être  vaincus  par 
un  homme  d'Etat  tenace  et  résolu  qui  eût  eu  avec  lui, 
dans  son  effort,  la  Belgique  tout  entière,  la  Belgique  à 
laquelle,  si  elle  l'avait  voulu,  on  n'aurait  pu  rien  refuser. 

Or  si  les  Puissances  le  4  juin  1919  se  déjugèrent,  et 
prétendirent  restreindre  la  sentence  du  Conseil  Suprême, 
ce  ne  fut  pas  dû  seulement  à  la  façon  imprécise  et  surtout 
indirecte  dont  fut  présentée  notre  thèse  :  ce  fut  dû  aussi  à 
la  série  de  capitulations  qui  marquèrent,  du  mois  de  mars 
au  mois  de  mai,  les  discussions,  au  sein  de  la  Conférence 
de  la  Paix,  les  conditions  du  traité  relatives  à  la  Belgique. 
Voir  celle-ci  reculer  toujours,  abandonner  Tune  après 
l'autre  ses  revendications,  craindre  visiblement  une  rup- 
ture qui  ne  lui  eût  apporté  que  des  profits:  cela  ne 
pouvait  qu'encourager  l'Europe  et  l'Amérique  à  nous 
imposer,  après  ces  sacrifices  bénévolement  consentis, 
d'autres  sacrifices.  Si  l'on  dit  que  l'on  a  marqué  des  pas 
en  arrière  sur  le  terrain  du  traité  de  Versailles,  pour 
mieux  résister  sur  le  terrain  du  traité  de  revision,  on 
dénonce  un  mauvais  calcul.  Directement  ou  indirecte- 
ment, chacun  de  nos  sacrifices  préparait  une  nouvelle  et 
plus  pénible  exigence.  A  mesure  que  l'on  cède  d'ailleurs, 
il  est  plus  difficile  de  résister. 

C'est  surtout  à  force  de  s'être  résigné  et  d'avoir  jeté 
du  lest  pendant  les  négociations  du  traité  de  Versailles 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  131 

que  M.  Paul  Hymans,  vainqueur  du  8  mars,  allait  être 
le  vaincu  du  4  juin. 

Cette  période  tragique  vaut  qu'on  s'en  souvienne,  cette 
aventure  comporte  une  leçon. 


Peu  d'hommes  d'Etat  ont  une  intelligence  plus  lucide 
que  M.  Paul  Hymans,  un  esprit  plus  délié,  une  éloquence 
plus  claire  et  plus  vive.  Sa  vivacité  intuitive  en  fait  le  plus 
agréable  des  causeurs,  son  charme  personnel  séduit  et 
enchante.  Ceux  qui  l'ont  attaqué  l'ont  toujours  fait  avec 
regret.  A  peu  près  seul  parmi  les  hommes  politiques 
de  sa  génération,  il  connaît  à  fond  notre  histoire 
diplomatique  et  parlementaire,  et  tâche  de  s'en  inspirer. 
C'est  en  étudiant  son  cas  et  en  esquissant  son  portrait  que 
l'on  s'aperçoit  de  quelles  richesses  une  nation  se  prive  en 
écartant  trop  longtemps  du  pouvoir  certains  partis  et  cer- 
tains hommes.  Né  politiquement  dans  l'opposition, 
M.  Hymans  y  avait  grandi,  en  était  devenu  le  chef.  Eloi- 
gné nécessairement  du  ministère,  cette  grande  école  des 
réalités,  il  était  de  ceux  dont  se  sont  exercées  surtout  les 
facultés  critiques  et  l'action  verbale.  Le  jour  où  le  pays 
a  besoin  d'eux  il  ne  les  trouve  pas  préparés.  Il  s'étonne 
et  s'indigne  d'une  faiblesse,  d'une  inexpérience  dont  il  est 
en  somme  responsable.  Il  se  scandalise  de  les  voir  stériles 
et  c'est  lui  qui  est  la  cause  de  leur  infécondité.  Rien  ne 
montre  mieux  que  des  cas  comme  celui-ci  l'imperfection 
d'un  régime  parlementaire  sans  balancement,  la  vanité 
aussi,  peut-être,  d'une  doctrine  à  laquelle  on  ne  s'attache 
que  faute  d'un  plus  substantiel  aliment. 

Le  voici  Ministre  des  Affaires  étrangères.  Il  voit  clair  et 
il  voit  loin.  Il  sait  parfaitement  ce  qu'il  faut  atteindre  eî 
il  mesure  avec  minutie  ce  qu'il  faut  craindre.  Rien  ne  lui 
échappe  :  ni  le  but,  ni  les  moyens  adéquats,  ni  les  obsta- 
cles. Mais  ceux-ci,  au  moment  qu'il  faut  les  franchir,  lui 
paraissent  infranchissables.  Qu'on  manque  de  respect  à 


132  Le  Flambeau. 

son  pajs,  il  ne  le  supportera  pas:  et  l'on  se  rappelle  son 
succès  d'éloquence  lorsque  la  Belgique  fut  reléguée  au 
bout  de  la  table  de  la  Conférence.  Mais  qu'aux  revendica- 
tions nationales  s'oppose  une  difficulté,  il  n'a  plus  l'au- 
dace de  la  vaincre.  C'est  impossible!  pense-t-il,  et  dit-il. 
Et  il  ne  se  doute  pas  que  toute  l'opinion  publique  der- 
rière lui  est  prête  à  bondir,  à  le  soutenir,  à  le  renforcer 
s'il  va  de  l'avant.  Il  ne  sent  pas  qu'il  est  des  oui  qu'il  ne 
faut  pas  dire,  des  choses  qu'il  faut  savoir  faire,  des  respon- 
sabilités positives,  et  non  pas  seulement  négatives,  qu'il 
faut  affronter.  Il  aime  son  pays,  il  le  sert  le  mieux  qu'il 
peut,  mais  il  n'a  pas  en  lui  la  foi  qu'il  devrait  avoir.  Pire  : 
lorsqu'il  a  consommé  le  sacrifice  il  croit  que  l'opinion  pu- 
blique n'est  pas  assez  mûre  pour  le  supporter  avec  lui,  il  le 
pare  des  plus  belles  couleurs,  il  le  déclare  très  supportable, 
il  en  développe  les  avantages!  Dans  les  pires  épreuves 
qu'il  subit  il  veut  paraître  vainqueur  et  content.  Quand 
nous  lui  avons  reproché  d'être  satisfait  nous  ne  lui  avons 
jamais  fait  l'injure  de  croire  qu'il  l'était:  nous  nous  som- 
mes désolés  de  le  voir  essayer  de  persuader  au  pays  qu'il 
devrait  l'être.  Il  ne  faut  jamais  jouer  à  cache  cache  avec  la 
nation.  Elle  est  majeure.  Elle  a  droit  à  la  vérité.  Par  ses 
reculs  et  par  ses  sourires  en  des  jours  qui  eussent  dû  être 
des  jours  de  deuil,  M.  Hymans  l'a,  en  1919,  doublement 
déçue  —  d'autant  plus  qu'elle  avait  beaucoup  espéré  de 
lui  et  qu'il  avait,  à  la  veille  du  8  mars,  donné  sa  mesure. 

La  question  de  l'Escaut  et  celle  du  Limbourg  étant  ré- 
servées pour  la  négociation  du  traité  de  revision,  il  sem- 
blait à  première  vue  qu'une  seule  question  territoriale 
se  posât  directement  pour  la  Belgique  dans  les  débats 
relatifs  au  traité  de  paix  :  celle  de  notre  frontière  devant 
Liège.  La  revendication  des  cantons  arrachés  par  la 
Prusse  aux  provinces  belges  en  1815  ne  comportait  pas 
de  solution  pure  et  simple.  L'ancienne  frontière  qui  des- 
sinait autour  de  Montjoie  une  sorte  de  golfe  profond  qui, 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  133 

remontant  au  nord,  longeait  la  Kerrneterwald,  s'avançait 
jusqu'à  Call,  englobant  capricieusement,  avant  de  revenir 
au  val  de  l'Our,  les  territoires  de  Schleyden  et  de  Cro- 
nenbourg,  et  après  être  descendue  vers  le  Sud  repartait 
à  l'Est,  en  contournant  l'enclave  de  Prùm,  —  l'ancienne 
frontière  n'était  plus  une  frontière  moderne.  Il  fallait  la 
«  normaliser  »  en  la  minimisant  ou  en  l'arrondissant.  La 
solution  raisonnable,  admise  et  désirée  dans  les  milieux 
les  plus  compétents,  conforme  aux  nécessités  de  la  dé- 
fense de  Liège,  était  —  grosso-  modo  —  la  frontière  Roër- 
Urft-Kyll.  Elle  était  indiquée  sur  la  carte  remise  à  la  délé- 
gation belge,  par  une  ligne  verte.  Une  position  de  repli 
était  dessinée  par  une  ligne  bleue,  elle  englobait  seule- 
ment Eupen,  Montjoie,  Malmedy,  Saint-Vith.  Aucune 
considération  historique  particulière  ne  militait  pour  la 
revendication  de  ces  régions  si  l'on  abandonnait  les 
autres;  l'avantage  stratégique  de  cette  ligne  bleue  était 
minime.  L'intérêt  économique  des  Malmédiens  exigeait 
qu'on  leur  laissât  les  régions  d'alentour;  et  je  me  rappelle 
avoir  conduit  un  jour  au  ministère  Henri  Bragard, 
accouru  à  Bruxelles  à  la  nouvelle  de  l'abandon  possible 
de  celles-ci,  et  chargé  par  ses  amis  de  protester  contre  cette 
faute  entrevue.  La  délégation  restait  dans  l'expectative. 
Il  arriva  un  jour  où  les  Puissances  demandèrent  à  la 
Belgique  de  dire  avec  précision  ce  qu'elle  désirait  de  ce 
côté.  On  sait  comment  la  Délégation  ayant  télégraphié  'à 
M.  Delacroix  pour  que  Bruxelles  délibérât  et  décidât,  la 
réponse  arriva  avec  une  rapidité  inusitée,  quelques  heures 
plus  tard.  La  ligne  minimisée  qui  présentait  tous  les 
risques  de  l'autre  et  n'avait  aucun  de  ses  avantages,  était 
choisie.  Le  Conseil  des  ministres,  qui  ignora  toujours 
tout  de  ce  problème,  n'avait  pas  été  consulté. 

Une  autre  question  territoriale  était  en  réalité  posée 
depuis  qu'était  envisagée  la  revision  des  traités  de  1839. 
La  décision  du  8  mars  la  posa  avec  plus  de  force  :  celle 
des  compensations  éventuelles  à  la  Hollande. 


134  Le  Flambeau. 

Il  était  évident  que  celle-ci  allait  résister  de  toutes  ses 
forces  à  la  restitution  à  la  Belgique  des  territoires  qu'elle 
nous  avait  enlevés  par  ce  traité  de  1839  dont  les  clauses 
avaient  en  réalité  préparé  et  facilité  l'invasion  de  1914. 
Une  solution  amiable  devait  donc  être  considérablement 
facilitée  si  les  Puissances  avaient  une  monnaie  d'échange 
à  lui  offrir.  Cette  monnaie  d'échange  ne  pouvait  guère 
consister  qu'en  territoires  allemands.  La  Belgique  n'eut 
pas  besoin  de  beaucoup  d'efforts  pour  le  montrer  à 
M.  André  Tardieu  et  à  ses  collègues  de  la  «  Commission 
des  affaires  belges  ». 

M.  le  baron  Beyens,  sans  penser  que  ce  fut  pendant 
plusieurs  mois  celle  d'un  de  ses  successeurs,  trouve  natu- 
rellement cette  idée  absurde  :  «  Afin  de  faire  accepter  par 
la  Hollande  le  sacrifice  d'une  partie  de  son  bien,  on  envi- 
sageait pour  elle  de  larges  compensations  territoriales 
aux  dépens  de  l'Allemagne.  Quelle  apparence  y  avait-il 
que  la  Hollande  consentît  à  échanger  de  bons  territoires 
néerlandais  ou  néerlandisés  contre  une  région  où  elle 
aurait  eu  à  lutter  sans  cesse  contre  un  vivace  patriotisme 
germanique?  » 

Il  faut  oublier  résolument  l'histoire  et  la  géographie 
pour  parler  de  la  sorte.  Il  suffit  de  regarder  la  carte  pour 
s'apercevoir  du  coin  qu'enfoncent  dans  le  territoire  néer- 
landais, en  sa  partie  la  plus  vulnérable,  l'ancien  duché  de 
Clèves  et  les  territoires  circonvoisins,  pour  comprendre 
l'intérêt  puissant  qu'auraient  les  Pays-Bas  à  posséder 
la  rive  gauche  de  l'Ems,  sa  frontière  naturelle,  et 
à  récupérer  une  partie  au  moins  de  la  Frise  orientale 
pour  avoir  la  maîtrise  du  golfe  du  Dollart,  où  elle  a, 
mutatis  mutandis,  sa  question  de  l'Escaut.  Il  suffit  de  se 
rappeler  l'histoire  de  ces  régions  pour  savoir  l'attention 
que  la  Hollande  y  a  porté  chaque  fois  qu'elle  a  hésité 
sur  sa  destinée. 

Au  cours  de  la  guerre  de  quatre-vingts  ans,  désireuse 
de  se  garder  à  l'Est  comme  au  Sud,  l'armée  des  Etats 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  135 

généraux  s'installa  solidement  dans  les  marches  occiden- 
tales de  l'Allemagne  dont  le  passé  était  intimement  mêlé 
à  celui  des  Pays-Bas.  En  même  temps  qu'au  Sud-Ouest 
elle  confisquait  V Escaut  et  mettait  des  garnisons  sur  la 
rive  gauche,  au  Nord-Est  elle  confisquait  les  bouches 
de  l'Ems  en  s'installant  à  Emden,  nid  des  Gueux  de 
mer,  et  le  long  de  la  frontière,  à  Lieroord  notamment, 
à  Lingen  et  à  Bevergeren.  En  même  temps  qu'elle  mettait 
son  verrou  sur  la  Meuse,  à  Maestricht,  elle  en  fermait  un 
à  Wesel,  sur  le  Rhin.  Et  de  même  qu'elle  disséminait  dans 
le  Limbourg  ses  compagnies  et  ses  enclaves,  elle  plaçait 
des  garnisons  dans  toute  la  région  du  Bas-Rhin:  à  Em- 
merick,  à  Buderic,  à  Fort  Orange,  à  Rynberg,  à  Rees,  à 
Lipperschans,  à  Orsoy,  à  Meurs  et  à  Huiskrakau,  plus 
bas  encore.  J'ai  insisté  trop  longuement  dans  la  Barrière 
belge  (  1  )  sur  le  parallélisme  des  deux  systèmes  pour  donner 
ici  autre  chose  que  de  sommaires  indications.  Visiblement 
l'admirable  République,  prête  à  toute  éventualité,  s'orga- 
nisait à  toute  fin.  Quand  le  péril  définitivement  s'installa 
au  Sud  elle  consolida,  par  le  traité  de  Munster,  son  orga- 
nisation méridionale.  Mais  elle  n'abandonna  point  l'autre 
tout  de  suite.  Ce  même  traité  de  Munster  (art.  50)  no- 
tamment, remettait  au  prince  d'Orange  la  souveraineté 
du  comté  de  Lingen  et  des  seigneuries  vassales;  et  pen- 
dant plus  d'un  siècle  on  voit  se  maintenir  sur  les  cartes 
qui  illustrent  le  magistral  ouvrage  du  général  F.  de  Bas 
(L'armée  des  Etats)  l'emprise  précautionneuse  de  la 
Hollande  sur  des  territoires  de  sécurité,  moins  rebelles  à 
son  influence  et  à  son  génie  que  ceux  qu'elle  asservissait 
au  Sud.  Elle  ne  s'en  retire  que  peu  à  peu,  et  en  y  laissant 
une  profonde  empreinte. 
Aussi  fut-ce  tout  naturellement  qu'en  1794,  lors  des 

(1)  La  Barrière  belge.  Essais  d'Histoire  territoriale  et  diploma- 
tique. Librairie  académique  Perrin,  1916  (Prix  Drouyn  de  Lhuys, 
1917),  p.  87  et  ss.,  p.  134  et  ss. 


136  Le  Flambeau. 

négociations  du  Comité  de  Salut  Public  avec  les  délégués 
bataves,  ceux-ci,  Meyer  et  Blauw,  obligés  de  consentir  à 
l'abandon  de  la  rive  gauche  de  l'Escaut,  demandèrent  à 
titre  de  compensation  un  territoire  équivalent  dans  la 
Gueldre  prussienne.  Cette  demande  fut  confirmée  peu 
après  (26  avril  1794)  par  les  Etats  Généraux.  Le  traité 
de  La  Haye  (17  mai  1795)  prévoyait  comme  contre  partie 
des  cessions  faites  par  la  Hollande  la  remise  de  cet  équiva- 
lent à  la  paix  générale.  Aux  négociations  de  la  paix 
d'Amiens,  les  plénipotentiaires  hollandais  n'eurent  garde 
d'oublier  cette  clause,  ils  insistèrent  sur  la  nécessité  pour 
leur  pays  d'obtenir  la  frontière  de  l'Ems,  et  Clèves  avec 
Wesel.  Et  si  Schimmelpenninck  se  contenta  de  la  promesse 
d'un  règlement  ultérieur  que  lui  fit  Joseph  Bonaparte, 
la  Hollande  se  hâta  de  reparler  des  compensations  à  l'Est 
lorsqu'elle  eut  comme  porte  parole  le  roi  Louis  :  elle  n'ob- 
tint que  la  Frise  orientale.  Elle  revint  à  la  charge  en  1809 
quand  la  France  voulut  annexer  la  Zélande  et  le  Brabant, 
et  lorsque  en  1838  s'agitaient  les  questions  hollando-bel- 
ges,  l'idée  fut  lancée  à  nouveau,  par  l'intermédiaire  de  la 
presse  allemande,  d'une  remise  de  la  Frise  orientale  par 
le  Hanovre  à  la  Hollande,  pour  être  érigée  en  Grand- 
Duché  ressortissant  à  la  Conférence  germanique,  en 
remplacement  du  Luxembourg. 

Comment  s'étonner  dès  lors  que  les  Hollandais  n'aient 
pas  oublié  leurs  marches  de  l'Est,  aue  leurs  historiens, 
leurs  folkloristes  et  leurs  artistes  n'aient  cessé  de  s'inté- 
resser, passionnément  parfois,  à  cette  «  Hollande  d'au 
delà  des  frontières  »?  Il  faut  lire  dans  l'ouvrage  de  Johan 
Winckler  (  1  )  les  pages  consacrées  à  cette  Frise  orientale 
«  qui  est,  depuis  très  longtemps,  plus  hollandaise  qu'alle- 
mande »;  à  ce  comté  de  Bentheim  «  où  les  cœurs  sont 
ouverts  à  l'influence  hollandaise  »;  à  Wesel  qui  «  à 

(1)  Oud  Nederland,  par  Johan  Winckler.  (La  Haye,  Charles  Ewings, 
1887). 


Les  Comvensations  à  la  Hollande.  137 

chaque  pas  rappelé  la  patrie  »,  où  «  le  profil  des  maisons, 
des  églises,  des  vieux  édifices  publics,  l'aspect  des  rues 
et  des  marchés,  le  va-et-vient  et  le  vêtement  des  habi- 
tants sont  du  plus  pur  néerlandais:  si  la  troisième  per- 
sonne que  Ton  rencontre  dans  la  rue  n'était  pas  un 
soldat  prussien,  on  se  croirait  dans  une  ville  de  notre 
Gueldre  »;  aux  régions  de  Rees,  de  Xanten,  de  Calcar, 
de  Clèves,  d'Emmerick  où  «  c'est  à  peine  si  l'on  peut  se 
croire  en  Allemagne  »;  à  ces  endroits  où  l'Yssel  néerlan- 
dais coule  en  territoire  allemand  —  Isselberg,  Coespelt, 
Loon,  Freden  et  plus  loin  Bocholt  —  et  où  «  la  langue 
des  habitants  est  à  ce  point  identique  au  patois  gueldro- 
saxon  que  les  habitants  de  ces  pays  ne  doivent  pas  ap- 
prendre le  hollandais  quand  ils  viennent  résider  dans  nos 
villes  (1).  » 

Comment  s'étonner  aussi  de  ce  que  pendant  la  guerre 
maints  Hollandais  notables  aient  songé  avec  plus  de  force 
à  ces  régions,  que  la  question  de  l'Ems  ait  été  étudiée  à 
fond  par  une  partie  de  la  presse,  que  des  brochures  et  des 
cartes  aient  popularisé  ce  problème  (2),  que  le  profes- 
seur Pen  ait  attiré  l'attention  de  ses  compatriotes  dans 
des  articles  remarquables  du  Nieuw  Amsterdammer  (3) 
sur  les  liens  toujours  vivants  entre  les  Pays-Bas  et  les 
régions  d'Ostfrise  et  de  Westphalie,  qu'un  correspondant 
hollandais  de  la  Gazette  de  Lausanne  y  ait  publié  (le  25 

(1)  Il  n'est  pas  inutile  peut-être  de  rapprocher  de  ce  que  Winckler 
dit  de  ces  régions  ce  qu'il  dit  des  régions  naguère  enlevées  à  la 
Belgique;  «  La  partie  néerlandaise  du  Limbourg  (Gennep,  Venlo, 
Ruremonde,  Maestricht  et  Weert),  de  même  que  la  plus  grande  partie 
du  Erabant  et  la  Flandre  zélandaise  doivent,  pour  les  caractéristiques 
populaires,  linguistiques  et  morales,  faire  partie  des  Pays-Bas  du 
Sud  (Belgique),  les  caractéristiques  populaires  de  la  Néerlande  sep- 
tentrionale ne  se  trouvent  pas  ou  peu  dans  le  Limbourg  et  les  mœurs 
hollandaises  n'y  existent  pas!  » 

(2)  Notamment  De  Eemskwestie,  par  J.  van  der  Hoeven-Leonhard, 
brochure  publiée  par  le  Bond  van  Neutrale  Landen  (octobre  1918). 

(3)  Notamment  le  22  janvier  1916. 


138  Le  Flambeau. 

mars  1916)  ce  curieux  et  loyal  article  où  il  montrait  que 
la  Hollande,  ayant  pris  ses  sûretés  sur  la  Meuse  et 
l'Escaut  tant  que  le  péril  venait  du  Sud,  manquerait  à  sa 
vocation  en  s'immobilisant  dans  une  attitude  dangereuse 
et  vaine  et  devrait  répondre  aux  traditions  de  son  histoire 
en  pivotant  sur  elle-même  pour  prendre  désormais  ses 
sûretés  —  puisque  le  péril  dorénavant  viendrait  de  l'Est 
—  dans  les  positions  parallèles  de  l'Ems  et  du  Rhin?(l). 

Comment  s'étonner  surtout  que  les  Belges  sachant  le 
salut  de  leur  pays  impossible  sans  une  révision  complète 
des  traités  de  1839,  et  désireux  d'établir  avec  la  Hollande 
une  paix  véritable  et  une  amitié  solide  aient  pensé  dès  le 
début  à  des  compensations  orientales;  que  le  gouverne- 
ment les  ait  suivis;  et  que  ceux  qui,  parmi  les  alliés, 
étaient  désireux  de  nous  aider  efficacement  aient  trouvé 
cette  idée  féconde,  raisonnable  et  parfaitement  réalisable  ? 

M.  Hymans  hésita  d'abord  à  la  mettre  en  avant.  Des 
articles  sympathiques  à  cette  idée  ayant  paru  dans  la 
presse  étrangère  il  se  sentit  encouragé.  Mais  dès  l'abord 
la  Délégation  belge  à  Paris  la  présenta  sans  assez  de 
force.  M.  Tardieu  discerne  fort  bien  le  motif  de  cette 
timidité  : 

Deux  courants  contradictoires  s'étaient  manifestés  dans  le  gouverne- 
ment belge  —  gouvernement  de  concentration  où  tous  les  partis  étaient 
représentés  — .  Les  socialistes  disaient:  pas  d'annexion!  Les  partis 
bourgeois  inclinaient  à  penser  que  pour  donner  à  la  Belgique  de 
pleines  garanties  militaires  et  économiques  la  solution  la  meilleure 
était  de  placer  sous  la  souveraineté  belge  la  rive  gauche  de  l'Escaut 
et  le  Limbourg  hollandais.  Il  est  superflu  d'ajouter  que  ce  transfert 
de  souveraineté  se  justifiait  d'une  part,  non  seulement  pour  des  rai- 
sons historiques  mais  aussi  par  d'excellents  arguments  de  sécurité 
vérifiés  par  plus  de  quatre  années  de  guerre.  Quoi  qu'il  en  soit  la 
thèse  belge  marquait  quelque  flottement...  Elle  indiquait  cependant 
que,  dans  le  cas  où  satisfaction  leur  serait  accordée,  la  Hollande 
pourrait  recevoir  compensation,  soit  sur  les  rives  de  l'Ems,  soit  en 

(1)  Gazette  de  Lausanne,  25  mars  1916. 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  139 

Gueldre,  pays  prussiens  habités  par  une  race  d'origine  et  de  tradition 
hollandaise  (1). 

Au  début  de  février  un  des  membres  de  la  Délégation 
américaine  chargé  par  le  président  Wilson  d'étudier  les 
questions  belges  avait  un  entretien  avec  la  Délégation 
belge  et  déclarait  que  ses  conclusions  personnelles  étaient 
favorables  à  nos  vues.  Il  souhaitait  que  la  Belgique  in- 
sistât sur  les  indications  qu'elle  avait  données  au  sujet 
des  compensations  éventuelles  pour  la  Hollande  et  qu'elle 
précisât  ses  vagues  communications  antérieures,  en  signa- 
lant les  traditions  historiques,  les  raisons  ethniques  qui 
pourraient  rattacher  plus  facilement  ces  territoires  à  la 
Hollande  ainsi  que  les  circonstances  économiques  et  au- 
tant que  possible  l'équivalence  qui  en  résulterait. 

L'invite  était  claire.  Elle  créait  un  devoir  d'autant  plus 
urgent  que,  à  la  même  époque,  si  l'on  en  croît  M.  Tardieu, 
le  président  Wilson,  travaillé  par  M.  Lloyd  George,  se 
montrait  sceptique: 

«  Je  ne  vois  pas,  disait-il  le  22  février,  comment  on  peut 
amener  la  Hollande  à  discuter  cette  question  »  (2).  La 
Délégation  belge  n'eut  pas  de  peine  à  se  documenter.  N'y 
eût-il  eu  que  les  notes  que  le  Comité  de  politique  nationale 
lui  transmit,  le  ministère  eût  eu  un  dossier  sortable. 
Mais  outre  ces  enquêtes  privées,  des  enquêtes  officieuses 
étaient  poursuivies  tant  en  Frise  orientale  que  dans  la 
région  du  Bas-Rhin. 

Qu'en  fit  la  Délégation  belge?  Ce  secret  ne  m'appar- 
tient pas.  Toujours  est-il  que  dès  le  15  février  elle  était 
à  même  de  répondre. 

Tout  d'abord  l'équivalence  était  parfaite,  les  cercles  de 
Rees,  de  Clèves,  de  Mors,  de  Geldern,  de  Kempen  et  de 
Borken  avaient  à  eux  seuls  plus  d'habitants  et  de  terres 
qu'il  n'en  fallait  pour  remplacer  matériellement  les  terri- 

(1)  La  Paix,  p.  246. 

(2)  Idem,  p.  247. 


140  Le  Flambeau. 

toires  belges  que  la  Hollande  aurait  rétrocédés.  Les  rai- 
sons historiques  étaient  abondantes  et  faciles  à  fournir. 
Les  avantages  stratégiques  que  retirerait  la  Hollande  de 
l'échange  envisagé  étaient  évidents.   Les  affinités  eth- 
niques ne  s'étaient  pas  affaiblies  depuis  Winckler.  Le 
moindre  de  nos  soldats  cantonnant  dans  le  Nord  du 
Rheinland  s'étonnait  d'entendre  parler  le  néerlandais  par 
les  paysans,  il  relevait  les  inscriptions  d'avant  Bismark, 
si  nombreuses  en  patois  thiois,   admirait  l'architecture 
néerlandaise  partout  répandue,  notait  les  noms  flamands 
des  villages  et  des  familles  —  Coning,  van  Doornyk, 
Vanderlinden,  Andriessen,  Ridder,Ten  Haef,Ten  Brinck, 
De  Haas,  Van  Oy,  Luycken,  Wever,  Verlege,  Ten  Hage, 
etc.  —  et  ceux  qui  s'intéressaient  aux  coutumes  s'émer- 
veillaient des  souvenirs  de  l'ancienne  liberté  que  conser- 
vaient les  vieilles  gens  dans  ces  pays  où  les  Rois  de 
Prusse,  jusqu'en  1870,  prenaient  soin  de  se  proclamer 
ducs  de  Gueldre  et  ducs  de  Clèves,  et  où  ils  devaient  se 
soumettre,  à  Geldern  notamment,  à  des  cérémonies  ar- 
chaïques d'intronisation,  restes  de  nos  Joyeuses  Entrées. 
Que  la  Hollande  et  ces  régions  eussent  tout  avantage 
à  s'unir  au  point  de  vue  économique,  la  preuve  en  écla- 
tait aux  yeux  de  l'observateur  même  superficiel.  Ce  ne 
sont  pas  seulement  les  touristes  qui  viennent  par  milliers, 
l'été,   dans  leurs  villas  de  Clèves  ^qu'ils  surnomment 
«  Het  Hartje  van  Holland  »),  et  qui  traversent  cette  fron- 
tière artificielle  que  cent  routes,  chemins  de  fer,  trams 
électriques,  voies  d'eau  empêchent  d'être  une  vraie  bar- 
rière; ce  ne  sont  pas  seulement  les  pèlerins,  qui,  par 
milliers  aussi,   accourent  des  provinces  catholiques  de 
Néerlande  prier  la  Vierge  à  Kevelaer  ;  ce  sont  les  ouvriers 
qui  indifféremment  travaillent  en  deçà,  travaillent  au  delà  ; 
ce  sont  les  capitaux  qui  commandent  nombre  d'industries 
(celle  de  la  margarine  notamment),  ce  sont  les  bateaux 
qui  naviguent  sur  ce  Rhin  déjà  bordé  de  paysages  de 
Hollande.  Il  faut  tenir  compte  aussi  des  innombrables 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  141 

citoyens  hollandais  installés  dans  la  région  comme  chez 
eux.  Il  faut  considérer  l'aire  considérable  dont  s'aug- 
menterait l'hinterland  de  Rotterdam.  Il  faut  penser  aux 
mines  plus  riches  que  celles  que  la  Hollande  perdrait  dans 
le  Limbourg  —  si  une  combinaison  ne  pouvait  être  trou- 
vée qui  lui  laisserait  celles-ci  et  lui  ajouterait  une  nouvelle 
richesse. 

Mêmes  résultats  des  enquêtes  menées  consciencieuse- 
ment en  Frise  Orientale.  Patois  groningois  des  paysans, 
architecture  hollandaise,  inscriptions  hollandaises  des 
vieux  monuments,  notamment  dans  ces  églises  d'Emden 
et  d'Aurich  où  l'on  prêchait  encore  en  hollandais  il  y  a 
trente  ans,  et  où  on  devrait  le  faire  encore,  plusieurs  mil- 
liers d'habitants  parlant  exclusivement  le  hollandais; 
relations  de  famille;  relations  d'affaires;  relations  de 
villégiatures  —  Loga,  Logabirum,  Turichenhan,  Leer, 
Nordeney,  Borkum,  peuplés  de  Hollandais  —  ;  relations 
de  religions,  les  calvinistes  recevant  jusqu'en  ces  dernières 
années  toutes  leurs  inspirations  d'outre  Dollart;  pro- 
priétés agricoles  et  industrielles  hollandaises.  Et  mêmes 
dispositions  d'esprit  des  habitants,  encore  tout  proches 
de  la  défaite,  très  désireux  de  sécurité,  de  prospérité,  de 
stabilité,  très  indifférents  au  surplus  —  sauf  une  jeunesse 
«  pangermanisée  »  —  vis-à-vis  de  l'Allemagne,  et  qui,  sans 
enthousiasme  certes,  mais  non  sans  satisfaction,  auraient 
changé  d'obédience.  Ils  n'eussent  pas  tous  crié  —  loin 
de  là  —  comme  ce  châtelain  de  la  Gueldre  rhénane 
«  qu'ils  courraient  avec  joie  jusqu'à  La  Haye  sur  leurs 
genoux  pour  supplier  la  reine  de  les  prendre  »,  mais  ils 
auraient  accepté  sans  colère  de  devenir  de  bons  Néerlan- 
dais. Un  de  mes  amis  frisons,  au  retour  d'un  voyage  sur 
la  rive  droite  de  l'Ems,  m'envoyait  la  note  suivante:  «  On 
parle  actuellement  beaucoup  de  la  séparation,  chacun 
tâche  de  ne  pas  être  entraîné  dans  la  chute  allemande. 
Les  intellectuels,  pour  autant  qu'ils  soient  autochtones, 
ne  se  considèrent  pas  comme  Allemands,  mais  comme 


142  Le  Flambeau. 

Frisons;  les  commerçants  estiment  qu'il  est  de  leur  inté- 
rêt d'appartenir  à  un  Etat  neutre,  ils  craignent  qu'Emden 
ne  perde  tout  en  restant  prussien,  tandis  qu'ils  prévoient 
un  grand  développement  de  cette  ville  si  elle  devient  hol- 
landaise. Une  hollandification  paraît  donc  assez  facile, 
surtout  lorsqu'on  prend  en  considération  que  la  plupart 
des  habitants  de  la  province  sont  anti-prussiens.  »  Et  il 
faisait  suivre  cette  note  d'une  longue  série  de  propos 
suggestifs  entendus  et  notés  en  wagon  de  chemin  de  fer... 
La  même  mentalité,  plus  anti-prussienne  encore,  se  mani- 
festait dans  le  Sud.  Des  difficultés  locales  n'étaient  donc 
guère  à  craindre. 

Tout  cela,  les  délégués  belges  purent  l'exposer  aux 
membres  de  la  Commission  des  affaires  belges.  Celle-ci 
accueillit  favorablement  l'idée  de  compensations  —  «  la 
commission,  précise  M.  Tardieu,  après  une  minutieuse 
discussion,  admit  le  principe  de  cette  solution  qui  lui 
apparaissait  comme  une  garantie  nécessaire  et  juste  de  la 
sécurité  belge  ».  C'était  un  premier  résultat  considérable. 

Il  s'était  imposé  d'autant  plus  à  la  Commission  qu'on 
était  au  lendemain  du  8  mars  et  que,  sans  la  compensa- 
tion territoriale,  répétons-le,  l'exécution  intégrale  de  la 
décision  du  Conseil  Suprême  paraissait  plus  difficile. 
Nous  devions  donc  ne  rien  négliger  pour  que  le  principe 
se  traduisît  au  plus  tôt  en  une  formule  et  pour  que  cette 
formule  fût  rendue  définitive.  Elle  reçut  bientôt  une 
consécration  et  une  précision  par  le  vote  au  sein  de  la 
Commission  du  tcxtt  suivant  qui  devint  la  clause  9  des 
articles  relatifs  aux  frontières  occidentales  de  l'Alle- 
magne : 

Art.  9.  Les  gouvernements  alliés  et  associés  inviteront  la  Société 
des  Nations,  si  les  Pays-Bas  le  désirent,  à  nommer  dans  le  délai  d'un 
an  après  la  signature  de  la  paix  une  commission  chargée  de  rectifier 
la  frontière  hollando-allemande  aux  bouches  de  l'Ems,  afin  de  donner 
à  la  Hollande,  par  les  eaux  néerlandaises,  un  libre  accès  au  port  de 
Delfzyl. 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  143 

En  outre  l'Allemagne  renoncera  à  tout  droit  sur  les  cercles  de 
Clèves,  Mors,  Geldern,  Kempen,  Rees  et  Borken,  et  les  puissances 
associées  transféreront  à  la  Hollande  autant  de  territoires  qu'il  aura 
été  convenu  avec  le  gouvernement  des  Pays-Bas,  après  approbation 
de  la  Ligue  des  Nations,  le  reste  faisant  retour  à  l'Allemagne  (1). 

Comme  on  le  voit,  la  Commission  avait  réduit  la  com- 
pensation au  minimum  dans  la  région  du  Nord.  Elle  y 
comprenait  au  contraire,  au  sud-est  des  Pays-Bas,  tous  les 
districts  indiqués  par  les  diplomates  belges. 

Tout  paraissait  bien  emmanché.  Il  y  avait  beaucoup  de 
chances  pour  que  le  traité  de  paix  comprît  non  seulement 
le  principe  de  la  re vision  des  traités  de  1839,  mais  encore 
le  moyen  pratique  le  meilleur  pour  y  atteindre.  La  France 
était  bien  disposée,  l'Italie  aussi,  l'Angleterre  ne  s'oppo- 
sait pas  encore  ouvertement,  M.  Wilson  qui  semblait  le 
plus  à  craindre  disait:  «  Vous  demandez  que  l'Allemagne 
cède  du  territoire  allemand  à  un  pays  neutre  :  c'est  peut- 
être  juste,  mais  c'est  difficile  à  motiver.  »  Ce  «  peut-être 
juste  »  était  une  demi-consécration.  Il  répétait  encore  ce 
propos  d'après  M.  Tardieu,  le  31  mars.  A  la  séance  tenue 
par  le  Conseil  des  Quatre  le  28  mars,  où  la  délibération 
avait  porté  sur  les  limites  de  l'Allemagne  vers  l'Ouest,  la 
cause  de  la  Belgique,  sur  ce  point,  n'avait  donc  pas  subi 
de  recul.  Elle  n'en  subit  pas  davantage  le  1er  avril,  jour 
où  le  Conseil  examina  plus  spécialement  la  question  de 
l'occupation  rhénane. 

Est-il  exact  —  comme  on  l'a  imprimé  à  l'époque  — 
qu'à  une  de  ces  réunions,  M.  Hymans,  qui  y  avait  été 
admis  par  extraordinaire,  ait  été  vivement  pris  à  partie 
par  M.  Lloyd  George  qui  osa  parler  des  exagérations  de 
la  Belgique  dans  le  libellé  de  ses  dommages?  Est-il  exact 
que  M.  Hymans,  ayant  répondu  avec  toute  la  dignité  et 
même  avec  toute  la  vivacité  désirables,  sentît  le  besoin 
pour  consolider  la  situation  de  la  Belgique  de  faire  venir 

(1)  Traduction  littérale  du  texte  anglais  publié  le  7  avril  par  le 
Daily  Mail. 


144  Le  Flambeau. 

à  Paris  l'ambassadeur  le  plus  éminent  que  la  Belgique  pût 
choisir?  Quoi  qu'il  en  soit,  il  apparut  à  tous  que  la  visite 
du  Roi  à  Paris  le  4  avril  avait  une  particulière  importance. 
Le  héros  de  l'Yser  allait  être  avec  une  autorité  non  pareille 
le  porte-parole  de  son  gouvernement. 

Le  soir  du  4  avril  la  Délégation  belge  donne  à  la  presse 
le  communiqué  suivant  : 

...  «  Le  Roi  a  eu  l'occasion  de  s'entretenir  avec  les  chefs  des  gou- 
vernements des  intérêts  essentiels  de  la  Belgique. 

Il  régnait  en  Belgique  quelque  anxiété  et  on  se  demandait  si  les 
questions  belges  avaient  conservé  leur  rang  dans  la  sollicitude  de  la 
Conférence. 

Le  Roi  a  pu  donner  des  précisions  sur  les  points  principaux  du 
programme  belge  et  particulièrement  sur  les  réparations  qui  sont  dues 
à  la  Belgique  pour  assurer  son  relèvement  économique,  et  sur  les 
conditions  de  sa  sécurité. 

Le  Roi  a  été  écouté  partout  avec  la  plus  grande  attention  et  a  quitté 
Paris  satisfait  des  impressions  recueillies...  » 

Les  Britanniques  avaient  pris  position,  sur  des 
rapports  de  leur  amirauté,  contre  une  restitution  à  la 
Belgique  de  la  rive  gauche  de  V  Escaut (  1  ) .  «  Avec  sa  claire 
et  droite  franchise,  le  Roi  des  Belges  insistait,  s'étonnait 
des  objections  présentées.  M.  Lloyd  George  lui  répondit: 
«  Si  vous  voulez  modifier  le  régime  de  l'Escaut,  nous 
sommes  prêts.  S'il  s'agit  de  questions  territoriales,  c'est 
autre  chose  (2) .  »  La  discussion  semble  n'avoir  pas  porté 
sur  la  question  (les  compensations.  La  réponse  de 
M.  Lloyd  George  indiquait  suffisamment  que  lorsqu'elle 
serait  traitée  il  faudrait  être  énergique. 

Est-ce  pour  rendre  plus  bienveillante  l'Angleterre? 
La  question  de  l'avenir  de  la  Rhénanie  était  posée  par  la 

(1)  M.  Ch.  Terlinden  a  raconté  (Revue  générale  d'août  1921) 
comment  nous  avions  connu  la  thèse  britannique.  C'est  par  un  pli 
adressé  «  To  the  Belgium  Commission  »  et  remis,  par  suite  d'une 
fausse  interprétation  de  ce  libellé,  à  l'Hôtel  Lotti. 

(2)  Tardieu,  /.  c,  ibid. 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  145 

France.  L'Angleterre  s'opposait  au  régime  de  sécurité 
définitive  que  demandait  le  maréchal  Foch.  L'avis  de  la 
Belgique  pouvait  être  décisif.  Il  le  fut.  Elle  se  prononça 
nettement  pour  l'occupation  de  cinq,  dix  et  quinze  ans 
que  proposait  M.  Lloyd  George. 

Le  résultat  de  cette  erreur  de  M.  Hymans  ne  se  fit 
pas  attendre.  Le  7  avril,  le  Daily  Mail  publiait  la  clause  9. 
dont  l'existence  avait,  jusque-là,  été  tenue  secrète;  publi- 
cation destinée,  semble-t-il,  à  provoquer  une  opposition 
préventive  du  gouvernement  néerlandais.  Quelques  jours 
plus  tard,  sous  l'influence  de  M.  Wilson,  la  commission 
de  la  Société  des  Nations  décidait  que  Bruxelles  ne  serait 
pas  le  siège  de  celle-ci,-  et  le  jour  même  (16  avril)  où  la 
Chambre  belge,  sur  une  motion  de  M.  du  Bus  de  War- 
naffe,  protestait  avec  véhémence  contre  cette  décision,  le 
Conseil  des  Quatre  —  où  nous  nous  étions  aliéné  la 
France  sans  gagner  à  notre  cause  la  Grande-Bretagne  et 
qui  semblait  avoir  épuisé  toute  la  bienveillance  qu'il  pou- 
vait avoir  pour  nous  en  faisant  suspendre  le  fameux 
référendum  luxembourgeois,  —  abordait  enfin,  mais  dans 
l'esprit  le  plus  étroit,  l'examen  des  problèmes  politiques 
belges. 

M.  André  Tardieu  en  fit  l'exposé.  Il  défendit  avec 
talent  les  conclusions  de  la  commission  qu'il  avait  pré- 
sidée et  particulièrement  la  clause  relative  aux  avantages 
éventuels  à  réserver  à  la  Hollande  en  territoire  allemand. 
Appuyé  par  M.  Hymans,  il  insista,  devant  les  premières 
objections,  sur  le  caractère  de  la  proposition  présentée: 
il  ne  fallait  pas  la  considérer  en  elle-même,  mais  en  con- 
cordance avec  la  décision  du  8  mars  et  avec  l'article  du 
traité  qui  prévoyait  la  revision  des  arrangements  de  1839. 
Il  serait  bien  difficile  d'arriver  à  une  modification  satis- 
faisante de  ceux-ci  sans  une  monnaie  d'échange.  Peut- 
être  ne  devrait-on  pas  faire  usage  de  celle-ci,  mais  quelle 
imprudence  de  ne  pas  la  garder  à  la  main  !  Il  s'agissait  de 
maintenir  une  porte  ouverte,  et  en  aucun  cas  on  ne  dis- 

10 


146  Le  Flambeau. 

poserait  de  populations  allemandes  contre  leur  gré.  Les 
droits  à  un  plébiscite  leur  étaient  expressément  réservés... 
Hélas!  ce  fut  en  vain.  Le  Conseil  des  Quatre  invoqua  le 
refus  préalable  qu'avait  opposé  la  Hollande,  dès  le  lende- 
main de  la  publication  du  Daily  Mail,  à  tout  accroisse- 
ment de  territoire,  et  écarta  l'article  9. 

On  ne  peut  croire  que  la  gravité  de  cette  décision 
échappa  à  M.  Hymans.  C'était  l'échec  presque  certain  du 
traité  de  révision,  la  ruine  pratique  de  ce  qu'il  avait  si 
heureusement  obtenu  le  mois  précédent.  Certes,  les  com- 
pensations n'étaient  pas  essentielles,  et  nous  ayant  pris 
nos  provinces  sans  contre-partie  en  1839,  il  n'y  avait 
aucune  impossibilité  juridique  à  ce  qu'elle  nous  les  rendît 
sans  contre-partie.  Mais  il  était  bien  audacieux  d'espérer 
réussir  dans  ces  conditions.  Que  fallait-il  faire  dès  lors? 
Refuser.  Résister,  faire  appel,  s'il  le  fallait,  à  l'opinion 
publique  belge. 

Celle-ci  s'émouvait-elle?  Peut-être  au  début  M.  Hy- 
mans avait-il  pu  en  douter.  Il  ne  le  pouvait  plus  aujour- 
d'hui. La  séance  de  la  Chambre,  le  16  avril,  avait  été 
symptomatique.  Le  premier  échec  quelle  apprenait  —  le 
moins  grave  en  définitive,  et  sa  confiance  restait  entière 
pour  le  reste  qu'on  lui  cachait  —  avait  refait  dans  l'assem- 
blée l'unanimité  du  4  août,  du  12  mars.  On  sentait  main- 
tenant qu'on  pouvait  s'appuyer  sur  elle,  retrouver  dans 
cette  législature  périmée  des  forces  vives  et  ardentes.  Ja- 
mais une  parole  d'énergie  ne  lui  avait  été  dite  en  vain. 
Et  le  pays,  où  un  vaste  mouvement  était  organisé  depuis 
deux  mois  par  le  Comité  de  politique  nationale  pour  sou- 
tenir l'action  de  ceux  qui  étaient,  à  la  Conférence,  chargés 
de  défendre  des  revendications  politiques  auxquelles 
s'attachait  spécialement  ce  groupement,  était  mûr  aussi 
pour  une  insistance  et  une  résistance.  Le  gouvernement 
lui-même  n'aurait  pas  osé  ne  pas  suivre  un  ministre  qui 
eût  eu  la  foi.  M.  Hymans  ne  l'avait  pas. 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  147 

—  A  quoi  bon?  disait-il.  La  Hollande  est  butée,  elle  ne 
reviendra  pas  sur  son  non.  Comment  lui  imposer  ce 
qu'elle  refuse?...  C'était  oublier  qu'elle  ne  pouvait  faire 
autrement  que  de  dire  non.  Lui  était-il  possible  de  pren- 
dre une  attitude  d'hostilité  vis-à-vis  de  l'Allemagne?  Elle 
devait  recevoir  malgré  elle  les  territoires  de  compensa- 
tion. Lui  était-il  possible  de  marquer,  en  ne  protestant  pas, 
qu'elle  se  résignait  facilement  à  la  perte  de  ses  territoires 
belges?  Ce  n'eût  été  ni  vrai,  ni  habile.  A  ceux  qui  ne 
voyaient  pas  cette  évidence,  des  indices  nombreux  étaient 
là  pour  montrer  combien  peu  irréductible  était  cette  iné- 
vitable opposition. 

Dans  un  article  du  8  avril,  à  la  suite  de  la  publication  du 
Daily  Mail,  l'officieux  Algemeen  Handelsblad,  tout  en  dé- 
clarant que  personne  en  Hollande  ne  désirait  la  moindre 
parcelle  de  territoire  allemand,  et  en  qualifiant  de  fantai- 
siste l'information  du  journal  anglais,  montrait  l'intérêt 
puissant  que  la  Hollande  doit  attacher  à  la  liberté  du  port 
de  Delfzyl,  et  révélait  que  le  rapport  provisoire  de  la  Pre- 
mière Chambre  sur  le  budget  proposait  de  faire  intervenir 
le  gouvernement  auprès  de  la  Conférence  de  la  Paix  afin 
d'obtenir  une  rectification  de  frontière  à  l'embouchure  de 
VEms.  Le  Handelsblad  ajoutait  bien  :  «  Le  gouvernement 
n'a  toutefois  pas  adhéré  à  cette  manière  de  voir,  il  a  sim- 
plement répondu  que  les  négociations  avec  l'Allemagne  à 
propos  de  cette  question  ont  été  interrompues  par  la 
guerre,  mais  qu'il  se  propose  de  les  poursuivre;  il  n'y  a 
donc  pas  trace  d'une  initiative  hollandaise  pour  intéresser 
la  Conférence  de  la  paix  à  cette  question  ».  Initiative  offi- 
cielle, non,  mais  initiative  parlementaire  suffisante  pour 
indiquer  à  la  Commission  des  affaires  belges  qu'elle  était 
sur  la  bonne  voie,  et  surtout  pour  montrer  combien  était 
contradictoire  et  imprudente  «  la  question  posée  dans  les 
commissions  de  la  Chambre  demandant  sur  quoi  la  presse 
belge  s'est  basée  pour  démontrer  que  la  Hollande  recon- 


148  Le  Flambeau. 

naissait  elle-même  la  Conférence  comme  un  organe  pou- 
vant modifier  les  frontières  de  l'Europe...  »  (1) 

Indice  plus  intéressant  encore.  A  la  veille  du  16  avril, 
une  interview  de  M.  Heemskerk  avait  fait  le  tour  de  la 
presse  européenne.  L'éminent  homme  d'Etat  néerlandais 
y  demandait  que,  ayant  le  même  intérêt  à  se  préserver 
du  bolchevisme,  la  France  et  la  Belgique  et  la  Hollande 
s'entendissent  pour  tracer  le  nécessaire  cordon  sanitaire 
continu  devant  l'Allemagne.  Il  suggérait  que,  prolongeant 
l'effort  des  armées  d'occupation,  l'armée  hollandaise 
occupât  le  territoire  allemand,  le  long  de  la  frontière  des 
Pays-Bas,  sur  une  profondeur  de  vingt-cinq  kilomètres. 
N'était-ce  pas  dire  à  ceux  qui  voulaient  bien  l'entendre 
que  si  on  nantissait  la  Hollande  d'un  tel  gage  avec  l'espoir 
pour  elle  de  le  garder,  et  si  on  la  faisait  entrer  dans  une 
profitable  alliance,  elle  pourrait  bien  se  montrer  moins 
intransigeante  dans  les  affaires  de  l'Escaut  et  de  la 
Meuse  ? 

Enfin,  ce  n'était  un  secret  pour  personne  à  la  Déléga- 
tion que,  dans  certains  milieux  officiels  de  La  Haye,  on 
avait  répété,  de  façon  à  être  entendu  à  Bruxelles,  que  si 
la  Hollande  refusait  toute  acquisition  territoriale,  c'était 
afin  de  pouvoir,  en  l'acceptant,  exciper  vis-à-vis  de  la 
Prusse  d'une  contrainte  des  alliés;  qu'en  attendant  elle 
ne  pouvait  qu'imiter  l'attitude  du  Danemark  devant 
l'offre  du  Sleswig.  Elle  serait  enchantée  qu'on  lui  imposât 
la  Frise  et  Clèves... 

L'obstacle  irréductible  n'était  donc  pas  à  La  Haye, 
comme  le  disait  M.  Wilson.  L'obstacle  était  à  la  Confé- 
rence. C'était  là  qu'il  fallait  agir,  après  avoir  au  besoin 
repris  contact  avec  la  Nation. 

M.  Hymans  laissa  celle-ci  dans  l'ignorance.  C'était 
fort  bien  s'il  n'avait  cessé  de  lutter.  Il  lui  donna  la  fausse 
impression  de  l'énergie.  À  un  télégramme  qui  lui  était 

\\)  Algemeen  Handelsblad,   8  avril   1919;   Avondblad,    \*t6  blad. 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  149 

adressé  le  15  avril,  jour  anniversaire  des  traités  de  1839, 
par  le  C.  P.  N.,  et  où  lui  étaient  témoignées  «  la  confiance 
du  peuple  belge,  sa  satisfaction  des  premiers  résultats 
obtenus,  sa  volonté  d'obtenir,  avec  la  pleine  réparation 
des  dommages  subis,  l'intégrité  de  ses  droits  et  les 
sécurités  nécessaires  sur  l'Escaut,  dans  le  Limbourg  et 
vers  l'Allemagne  »,  il  répondit  que  la  Délégation  pour- 
suivrait «  avec  énergie  la  réparation  intégrale  de  ses  dom- 
mages et  les  conditions  de  développement  économique  et 
de  sécurité  nécessaires  à  son  avenir  ».  On  ne  savait  pas 
que  déjà,  sur  une  question  capitale,  il  se  résignait. 

Cependant  les  bruits  filtraient,  se  répandaient  partout, 
indignaient  le  peuple.  La  Conférence,  l'une  après  l'autre, 
rejetait  toutes  nos  demandes.  Il  ne  servait  donc  à  rien  — 
combien  de  fois  la  preuve  devait-elle  en  être  faite?  — 
de  céder  sur  un  point.  Peu  à  peu,  on  savait  que  nos  répa- 
rations restaient  compromises,  qu'on  ne  forçait  pas  les 
Allemands  à  reprendre  nos  marks,  qu'Eupen  et  Malmedy 
ne  nous  seraient  restitues  qu'après  une  consultation  popu- 
laire humiliante;  que,  rendant  ces  territoires  presque 
inutilisables,  le  président  Wilson  avait  fait  écarter  Mont- 
joie  pour  des  motifs  historiques  qu'il  jugeait  ailleurs 
n'avoir  aucune  importance  (1),  que  nous  étions  exclus 
de  la  répartition  des  bateaux  allemands  (à  laquelle  par- 
ticiperait la  Hollande),  etc.;  enfin  —  tout  finit  par  se 
savoir  —  qu'il  n'était  plus  question  des  territoires  de 
compensation  dont  on  venait  de  tant  parler.  Rien  n'est 
plus  émouvant  que  de  suivre  dans  les  adresses  des  con- 

(1)  Connaît-on  ce  mot  de  M.  Wilson?  M.  Hymans,  insistant  auprès 
de  lui  pour  qu'il  ne  s'opposât  pas  à  ce  que  Montjoie  fît  partie  du 
territoire  restitué,  disait:  «  En  admettant  que  les  habitants  soient  de 
vrais  Allemands  il  n'y  en  a  que  quatre  mille  ».  M.  Wilson  plaisanta: 
«  Vous  parlez  comme  une  fille-mère  à  qui  on  reprocherait  sa  faute 
et  qui  répondrait:  «  L'enfant  est  si  petit!  »  C'est  avec  des  mots  de  ce 
genre,  en  guise  d'arguments,  qu'on  examinait  et  rejetait  nos  revendi- 
cations les  plus  graves. 


150  Le  Flambeau. 

seils  communaux  la  progression  de  ces  nouvelles.  Solli- 
citées, dès  le  mois  de  mars,  de  s'affilier  au  Comité  de 
Politique  nationale  par  un  vote  motivé,  les  municipalités, 
par  centaines,  répondaient  à  cet  appel.  Les  premières  se 
contentaient  de  l'énoncé  d'un  programme  général,  les 
autres,  à  mesure  que  se  révélait  un  péril,  que  s'annonçait 
un  recul,  insistaient  sur  un  point,  sur  un  autre;  dès  la 
mi-avril  les  conseils  communaux,  sentant  le  traité  de 
revision  en  péril,  parlaient  surtout  de  l'Escaut,  du  Lim- 
bourg  et,  dans  le  traité  de  paix  dont  les  grandes  lignes  se 
dessinaient,  voyaient  tout  d'abord  les  clauses  politiques. 
C'est  surtout  parce  que  nos  revendications  de  sécurité 
étaient  méconnues  que  le  cri  naquit,  se  propagea,  grandit  : 
«  Quittez  la  Conférence!  »  Les  Italiens,  eux,  le  23  avril, 
n'hésitèrent  pas. 

—  Ce  serait  folie  de  rompre,  disaient  les  officieux,  les 
humbles.  La  Belgique  n'est  pas  assez  grande  pour  faire 
un  tel  geste,  elle  doit  se  tenir  sage,  dans  l'ombre!  Voyez 
l'Italie!  Enviez-vous  son  sort?  Force  lui  sera  de  reve- 
nir humiliée,  vaincue.  On  n'obtient  jamais  ce  qu'on  exige 
ainsi.  Pour  la  question  de  Fiume,  qu'elle  n'aura  jamais, 
elle  risque  tout  son  avenir.  Il  faut  voir  les  réalités  en 
face,  il  faut  se  contenter  du  possible.  Il  ne  faut  surtout 
pas  oublier  que  les  Anglo-Saxons  sont  les  maîtres!...  » 

On  sait  les  résultats  du  geste  de  l'Italie.  En  ne  l'imitant 
pas,  ou  en  ne  le  faisant  pas  avant  elle,  nous  méconnais- 
sions cette  «  situation  privilégiée,  spéciale,  exception- 
nelle »  de  la  Belgique  que  les  résignés,  précisément,  cha- 
que fois  qu'il  fallait  faire  acte  de  virilité,  avaient  invaria- 
blement à  la  bouche.  La  Conférence  eût  pu  se  passer  de 
l'Italie,  à  la  rigueur.  Elle  ne  pouvait  pas  se  passer  de  nous. 
Nous  avions  beau  être  la  «  Puissance  à  intérêts  limités  », 
nous  avions  beau  être  écartés  dédaigneusement  des  con- 
versations essentielles  et  des  décisions  souveraines,  nous 
avions  eu  beau  nous  laisser  asseoir  au  bout  de  la  table. 
—  M.  Jaspar,  il  faut  le  dire,  a  su  changer  cela  —  on  ne  con- 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  151 

cevait  pas  sans  la  présence  de  la  Belgique  la  Conférence, 
sans  la  signature  de  la  Belgique  le  traité.  Ah  !  la  guerre  de 
la  justice  et  de  l'honneur  !  Ah  !  la  Belgique  héroïque  à  qui 
allait,  pendant  qu'on  pouvait  se  servir  de  son  martyre 
comme  enseigne,  la  sollicitude  de  tous  î  Et  la  Paix  du  Droit 
—  avec  des  majuscules  —  qui  devait  réaliser  les  serments 
solennels  faits  par  chacun  à  «  cette  enfant  gâtée  de 
l'Europe  »!  Devant  l'indignation  de  l'opinion  universelle 
elle  eût  été,  après  un  jour,  rappelée  et  comblée.  La  Délé- 
gation belge  n'osa  pas  tenter  un  geste  de  rupture.  Elle  se 
contenta  de  protester. 

Et  en  protestant,  la  Délégation,  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  le  gouvernement  firent  exactement  une  ma- 
nœuvre contraire  à  celle  que  spontanément  réalisait  l'opi- 
nion. Celle-ci,  nous  l'avons  vu,  d'instinct,  songeait  de  plus 
en  plus  à  la  sécurité,  aux  frontières.  Le  gouvernement, 
donnant  l'impression  d'une  renonciation  résignée  à  toutes 
ses  revendications  politiques,  s'appliqua  à  restreindre  sa 
protestation  à  tout  ce  que  l'opinion  nationale  faisait  juste- 
ment passer  au  second  plan.  «  La  Belgique,  me  dit  un  jour 
avec  dédain  un  très  éminent  diplomate,  n'a  jamais  su  se 
passionner  que  pour  les  questions  d'argent!  —  Pariez 
pour  son  gouvernement  »,  répondis-je. 

Le  23  avril  M.  Vanden  Heuvel  est  convoqué  chez 
M.  Loucheur  —  c'était  en  fait  sur  lui,  et  sur  les  experts 
qui  lui  avaient  été  adjoints,  MM.  Despret,  Theunis,  Lé- 
preux, qu'avait  reposé  tout  le  travail  en  matière  de  répa- 
rations, M.  Hymans  s'étant  réservé  les  questions  politi- 
ques — .  L'éminent  professeur  s'y  rencontre  avec  les  délé- 
gués de  la  Serbie,  du  Portugal  et  du  Brésil:  on  voit 
le  rang  que  nous  occupons  à  la  Conférence;  et  M.  Lou- 
cheur leur  fait  connaître  les  dispositions  du  traité  relatives 
aux  indemnités.  Elles  sont  loin  d'être  satisfaisantes. 
Naturellement!  On  avait  mesuré  notre  puissance  de  recul. 
Le  lendemain  M.  Vanden  Heuvel,  qui  n'avait  pas  eu  la 
veille  le  loisir  de  discuter,  retourne  chez  M.  Loucheur,  il 


152  Le  Flambeau. 

déclare  les  propositions  inacceptables.  La  délégation  écrit 
au  Conseil  Suprême  devenu  le  Conseil  des  Trois,  demande 
à  être  entendue.  Son  émotion  gagne  Bruxelles  d'où,  le 
27,  MM.  Delacroix,  Jaspar,  Renkin  et  Franck  partent  pour 
Paris.  On  se  concerte.  M.  Renkin  demande  que  la 
résistance  porte  sur  l'ensemble.  M.  Jaspar  aussi,  semble- 
t-il,  qui  eut  en  tout  cas  avec  M.  Hymans  une 
scène  violente.  On  devine  ce  que  répond  M.  Franck, 
ce  qu'oppose  le  délégué  du  parti  socialiste  (n'oublions 
pas  les  aveux  de  Moscou!).  Le  28  il  y  a  séance 
plénière  de  la  Conférence.  M.  Hymans  proteste  avec  élo- 
quence... contre  le  choix  de  Genève.  Il  faut  rapporter  à  ce 
propos,  à  sa  décharge,  le  bruit  d'après  lequel  M.  Vander- 
velde  se  serait  opposé  à  ce  qu'il  parlât  d'autre  chose.  Peut- 
être  aussi  le  ministre  des  Affaires  étrangères  jugeait-il 
prudent  de  ne  pas  faire  d'éclat  public  avant  l'entrevue 
que  la  Délégation  devait  avoir  le  lendemain  avec  le 
Conseil  suprême. 

C'est  au  complet  —  avec  ses  principaux  experts  —  que 
la  Délégation  se  présente,  le  29  avril,  place  des  Etats- 
Unis,  dans  le  salon  de  M.  Wilson.  M.  Hymans  a  décrit 
lui-même  en  sobres  traits  cette  scène  (  1  ) .  Aux  côtés  du 
Président  se  trouvent  MM.  Lloyd  George  et  Clemenceau. 
Successivement  les  deux  premiers  délégués  parlent. 
M.  Vandervelde  ajoute  son  mot  «  au  nom  de  la  classe 
ouvrière  ».  Un  colloque  suit,  d'où  sortent  des  proposi- 
tions à  peine  moins  inacceptables  que  les  clauses  finan- 
cières qu'on  songeait  d'abord  à  nous  imposer.  Devant 
cette  obstination  M.  Hymans  proteste  à  nouveau.  Il  va 
jusqu'à  la  menace  de  rupture,  énoncée  il  est  vrai  dans  les 
termes  les  plus  modérés:  «  Il  ne  savait  s'il  serait  présent 
à  la  séance  où  l'on  remettrait  aux  Allemands  les  proposi- 
tions. » 

Une  deuxième  interruption.  Conciliabule  entre  experts. 

(1)  Le  Soir,  28  décembre   1921. 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  153 

C'est  alors  que  ressurgit  une  idée  suggérée  à  M.  Hymans 
dès  le  23  février  par  le  colonel  House  :  la  priorité  de  deux 
milliards  et  demi.  «  Ainsi  vous  serez  toujours  certains 
d'avoir  quelque  chose  »,  sourit  un  délégué  britannique 
qui  dès  lors  marque  son  scepticisme  sur  la  rentrée  effec- 
tive de  l'indemnité.  Un  mot  pareil  eût  dû  pousser  les 
nôtres  à  se  demander  s'ils  n'avaient  par  tort  de  s'hypno- 
tiser sur  les  milliards...  Une  autre  «  concession  »  est 
faite  à  la  Belgique  :  ce  sera  l'Allemagne  qui  se  substituera 
à  elle  pour  le  paiement  de  ses  dettes  de  guerre  à  ses 
alliés.  Belle  ironie  !  Ayant  le  droit  à  une  restauration  inté- 
grale par  nos  alliés  à  défaut  de  l'Allemagne,  nous  nous 
entendons  promettre  généreusement  quTon  ne  nous 
réclamera  rien,  mais  que  nos  alliés  toucheront  quand 
même,  diminuant  ainsi  à  notre  détriment  la  capacité  de 
paiement  du  vaincu.  On  a  peine  à  croire  qu'on  ait  consi- 
déré cette  proposition  comme  un  succès.  La  priorité  était 
un  avantage  plus  sérieux.  M.  Hymans  avait  fait  un  geste 
d'énergie,  mais  il  l'avait  limité  à  un  objet  restreint.  Il  s'en 
contenta,  abandonnant  définitivement  tout  le  reste. 
Primum  vivere!  disait-il  à  son  entourage.  Tout  de  suite, 
d'accord  d'ailleurs  avec  ses  collègues,  il  décida  de  capi- 
tuler. Il  déclara  «  qu'il  soumettrait  la  solution  au  Cabinet 
et  qu'il  en  recommanderait  l'acceptation  ». 

A  la  même  heure,  le  Sénat  est  réuni  à  Bruxelles  et  le 
Baron  de  Favereau  prononce  un  discours.  C'est  toujours 
la  question  de  Genève,  qui  apparaît,  dans  la  bouche  de 
nos  orateurs  officiels,  être  la  plus  importante  de  toutes  ! 
On  regrette  de  ne  rien  trouver  dans  le  discours  du  pré- 
sident du  Sénat  qui  précise  le  moins  du  monde  des  reven- 
dications jugées  jusque-là  essentielles.  M.  Delacroix  parle 
ensuite.  Il  déclare  valeureusement  que  la  Belgique  ne 
cédera  pas,  que  le  principe  de  la  réparation  intégrale  sera 
inscrit  dans  le  Traité,  que  les  négociations  se  poursuivent 
pour  que  cette  réparation  ne  soit  pas  échelonnée  sur 
trente  années.  Il  proclame  la  «  suprême  énergie  du  gou- 


154  Le  Flambeau. 

vernement  (sic)  ».  Les  chefs  des  trois  partis,  croyant 
sans  doute  qu'il  n'y  a  rien  d'autre  en  jeu,  s'associent  à 
ces  paroles.  Eux  aussi  ne  parlent  que  d'argent.  Le  monde 
entier  —  on  transmet  la  protestation  du  Sénat  à  tous  les 
parlements  alliés  —  en  conclura  naturellement  qu'on  se 
désintéresse  de  tout  le  reste. 

On  se  rappelle  la  stupeur  du  pays  quand,  officielle- 
ment, le  30  avril,  il  apprit  les  conditions  qui  lui  étaient 
faites.  Elles  se  résumaient  dans  ce  mot  du  Matin:  «  La 
Belgique  a  obtenu  le  néant!  »  Réparations  aléatoires, 
sécurités  gravement  compromises...  Le  traité  de  revi- 
sion y  pourvoira,  dit-on  aux  bonnes  gens.  Ceux-ci 
voient  clair.  L'émotion  dans  le  pays  est  à  son  com- 
ble. Les  télégrammes,  les  lettres,  les  adresses  af- 
fluent au  ministère,  à  l'Hôtel  Lotti.  Spontanément,  sans 
lien  entre  elles,  des  manifestations  de  protestation  s'or- 
ganisent dans  les  grandes  villes...  Le  gouvernement  en 
est  ému.  Le  Conseil  des  ministres  du  30  avril  n'accueille 
pas  la  proposition  d'acceptation  de  M.  Hymans.  Il  décide 
que  MM.  Jaspar,  Renkin  et  Franck  repartiront  aussitôt 
pour  Paris.  En  revenant  dans  la  nuit  du  1er  au  2  mai, 
accompagnés  de  M.  Vandervelde,  ils  croisent,  sans  le 
savoir,  le  premier  ministre,  reparti  brusquement  dans  la 
soirée  avec  M.  Pierre  Orts.  A  11  heures,  les  ministres 
présents  à  Bruxelles  tiennent  un  conseil  sous  la  prési- 
dence de  M.  Vandervelde. 

Je  me  souviens,  comme  d'hier,  de  cette  journée  du 
2  mai.  Malgré  les  insistances  de  notre  Délégation,  le 
gouvernement  semblait  vouloir  faire  preuve  de  vigueur. 
Avec  inquiétude,  tous  ceux  qui  essayaient  de  savoir  se 
raccrochaient  à  l'espérance.  J'allai  confier  mes  sentiments, 
au  début  de  l'après-midi,  à  l'homme  en  qui  je  voyais  la 
seule  énergie  du  ministère.  M.  Renkin  me  dit  ses 
craintes,  ses  soucis,  ses  révoltes:  —  «  Et  si  tous  étaient 
amenés  à  accepter  les  conditions  financières?  demanda- 
t-il  enfin.  —  Pourquoi,  répondis-je,  si  on  est  acculé  à 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  155 

cette  extrémité,  ne  mettrait-on  pas  in  extremis  comme 
condition  le  rétablissement  de  la  clause  9?  »  L'idée  parut 
féconde  à  mon  éminent  interlocuteur.  Il  rédigea  sur  le 
champ,  pour  M.  Delacroix,  et  dans  ce  sens,  un  télé- 
gramme qu'il  me  demanda  de  porter  aux  Affaires  étran- 
gères pour  le  faire  chiffrer.  Quand  je  le  revis  une  heure 
plus  tard  il  m'assura  qu'il  venait  de  voir  ses  deux  col- 
lègues qui,  après  avoir  été  au  Palais,  retournaient  à  Paris. 
Il  avait  trouvé  M.  Jaspar  d'accord  avec  lui  sur  l'oppor- 
tunité de  revenir  aux  clauses  de  sécurité.  M.  Vandervelde 
aussi.  Ceci  me  parut  trop  optimiste.  Toujours  est-il  que 
\e  soir  les  journaux  annoncèrent  que  MM.  Vandervelde 
et  jaspar  étaient  repartis  «  avec  le  mandat  impératif  de 
ne  pas  signer  un  traité  où  ne  se  trouveraient  pas  des 
clauses  garantissant  notre  avenir  économique  et  notre 
sécurité  militaire  ».  Ces  derniers  mots  apaisèrent  un  peu 
l'anxiété  publique.  Mais  il  ne  semble  pas  qu'à  Paris 
M.  Hymans  ait  eu  fort  à  faire  pour  rallier  ses  collègues 
à  l'idée  de  l'acceptation  pure  et  simple.  Un  indice  eût  pu 
pourtant  leur  montrer  à  tous  que  la  résurrection  de  cer- 
taines revendications  politiques  n'était  pas  si  impossible  : 
jusqu'au  dernier  moment  le  texte  de  la  clause  9  avait 
figuré  dans  les  épreuves  des  conditions  de  paix  (1). 

La  Conférence  pourtant  attendait  un  oui  ou  un  non. 
<(  Si  vous  n'acceptez  pas,  vous  n'aurez  rien  »,  avait  dit 
M.  Wilson.  Et  l'on  avait  pris  au  sérieux  ce  scandaleux 
ultimatum.  M.  Hymans  partit  pour  Bruxelles.  Un  Con- 
seil des  ministres,  qui  se  réunit  le  3  mai  à  2  heures,  ne 
fut  que  la  préface  du  Conseil  de  la  Couronne  convoqué 
pour  le  dimanche  4  mai,  à  8  heures  du  soir,  au  Palais. 

Nul  parmi  les  ministres  et  les  ministres  d'Etat  ne  pou- 
vait ignorer  l'état  de  l'opinion.  C'est  par  milliers  que  nous 

(1)  M.  Charles  Terlinden  qui  fut  un  des  secrétaires  de  notre  Délé- 
gation confirme  ce  détail  dans  son  curieux  et  éloquent  article  de  la 
Revue  générale  du  15  avril  1921,  déjà  cité  plus  haut,  sur  le  Traité  de 
Versailles  et  le  Livre  de  M.  Tardieu. 


156  Le  Flambeau. 

recevions  au  Comité  de  politique  nationale  les  témoigna- 
ges de  celle-ci.  Nous  lisions  dans  tous  les  journaux  la 
même  indignation  et  le  même  vœu.  Les  préoccupations 
d'ordre  politique  dont  le  ministre  des  Affaires  étrangères, 
confiant  imprudemment  dans  des  négociations  futures, 
faisait  si  bon  marché,  plus  que  jamais  étaient  au  premier 
plan. 

Nous  a-t-on  assez  dit,  écrivait  M.  Fernand  Neuray  dans  la  Nation 
Belge,  que  nous  sommes  le  rempart  de  la  France  et  de  l'Angleterre!... 
Or,  au  lieu  de  renforcer  ce  bastion,  bien  plus  dans  leur  intérêt  que 
dans  le  nôtre,  nos  alliés,  comme  s'ils  étaient  sûrs  de  la  guérison  de 
l'Allemagne  et  de  la  parfaite  correction  de  la  Hollande  de  demain, 
laissent  notre  Meuse  captive  et  notre  Escaut  enchaîné.  Parmi  tous  les 
enseignements  de  la  guerre  il  n'en  est  pourtant  pas  de  plus  évident 
que  ceux-ci:  Liège  est  trop  près  de  la  Prusse;  la  défense  de  notre 
Limbourg  sans  la  possession  du  «  Limbourg  hollandais  »  est  difficile 
et  précaire;  une  armée  belge,  établie  entre  Anvers  et  Ostende  ne  peut, 
sans  s'exposer  à  un  péril  mortel,  être  séparée  de  l'Escaut  par  un  terri- 
toire étranger.  S'ils  avaient  détruit  l'unité  de  l'Allemagne  ou  seule- 
ment affaibli  l'hégémonie  prussienne  on  aurait  compris  que  les  Alliés 
se  désintéressent  des  garanties  et  des  sécurités  qu'ils  ont  eux-mêmes 
reconnues  indispensables,  dans  leur  déclaration  solennelle  de  1917, 
à  l'indépendance  de  la  Belgique... 

Nous  entendions  le  peuple  dans  la  rue,  nous  connais- 
sions les  appels  adressés  au  Roi  par  les  combattants  de  la 
guerre  «  prêts  à  reprendre  la  lutte  s'il  le  fallait  »,  les 
pétitions  déchirantes  des  villes  martyres.  Nous  venions 
d'assister  enfin  à  cette  inoubliable  manifestation  de  l'hôtel 
de  ville  où  M.  Max,  qui  avait  renoncé  à  une  fête  préparée 
en  ce  jour  pour  l'honorer,  avait  reçu  les  délégués  de  tous 
les  grands  groupements  nationaux.  Ceux-ci  lui  avaien  re- 
mis cette  adresse  : 

Les  grandes  associations  patriotiques  de  Belgique,  représentant 
plusieurs  centaines  de  milliers  de  membres,  appartenant  à  toutes  les 
classes  et  à  tous  les  partis,  prient  M.  le  Bourgmeste  de  Bruxelles, 
qui  fut  l'incarnation  de  la  Patrie  dans  sa  résistance  à  l'envahisseur, 
de  transmettre  à  la  Délégation  belge  le  refus  énergique  d'adhérer  à 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  157 

des  préliminaires  de  paix  qui  ne  répondraient  pas  aux  nécessités  de 
notre  vie  nationale,  aux  promesses  sacrées  faites  par  nos  alliés  et 
aux  devoirs  qui  résultent  pour  eux  des  traités  de  1839. 

Elles  conjurent  la  Délégation  belge,  si  elle  est  sans  espoir  de  voir 
améliorer  les  conditions  proposées,  de  quitter  la  Conférence,  de  reve- 
nir à  Bruxelles  pour  connaître  le  sentiment  d'un  peuple  qui  préfère 
tout  risquer,  comme  il  y  a  quatre  ans,  que  d'abdiquer  toute  fierté  et 
de  sacrifier  l'intérêt  vital  de  la  Patrie. 

En  sortant  de  l'hôtel  de  ville,  les  délégués  transmet- 
taient à  M.  Delacroix  ce  message: 

Les  délégués  de  la  Ligue  des  Patriotes,  de  la  Fédération  des  sociétés 
d'anciens  militaires,  de  la  Confédération  nationale  des  classes 
moyennes,  de  la  Fédération  nationale  des  condamnés  politiques,  de 
la  Ligue  de  Défense  nationale,  de  la  Ligue  maritime  belge,  de  la 
Fédération  des  avocats,  de  la  Ligue  du  Souvenir,  des  Artisans 
réunis  (1),  etc.,  assemblés  à  l'issue  de  leur  réception  par  le  bourg- 
mestre de  Bruxelles,  réitèrent  avec  instance  au  chef  du  gouvernement 
l'expression  de  leur  angoisse  et  de  leur  volonté,  demandent  que  la 
Belgique  quitte  la  Conférence  si  elle  n'y  peut  obtenir  satisfaction 
pleine  et  entière,  si  les  serments  ne  sont  pas  tenus,  si  les  indemnités 
restent  dérisoires,  si  le  territoire  national  doit  rester  indéfendable, 
si  appui  formel  n'est  pas  promis  pour  les  négociations  prochaines 
relatives  à  l'Escaut  et  au  Limbourg.  Parlez  haut  et  ferme.  La  Nation 
qui  ne  comprendrait  pas  votre  acceptation  sera  avec  vous  dans  la 
résistance.  Les  peuples  alliés  ne  permettront  pas  que  leurs  gouverne- 
ments nous  abandonnent. 

Et  conscient  de  représenter  un  immense  mouvement 
nous  télégraphiions  à  Sa  Majesté  le  suprême  appel  suivant  : 

Sire.  Nous  sommes,  ce  matin,  cent  mille  membres  actifs  et  près 
de  300  communes  de  Flandre  et  de  Wallonie.  D'immenses  groupe- 
ments ouvriers  dans  ces  derniers  jours  se  sont  solidarisés  avec  nous. 
Nous  sommes  l'écho  d'une  opinion  publique  qui  ne  cesse  de  croître; 
qui  s'indigne  du  peu  qui  nous  est  offert  et  de  tout  ce  qui  nous  est 

(1)  A  la  fin  de  l'après-midi  le  Grand  Orient  de  Belgique  priait  le 
C.  P.  N.  de  transmettre  au  gouvernement  un  message  dans  lé  même 
sens. 


158  Le  Flambeau. 

refusé.  Pour  le  salut  de  la  Belgique  et  de  la  dynastie  nous  conjurons 
Votre  Majesté  de  refuser  de  signer  le  traité  plutôt  que  d'accepter 
l'aumône  qui  nous  est  faite.  La  Belgique  quittant  la  Conférence  ferait 
éclater  l'immoralité  d'une  paix  qui  se  signerait  sans  elle  en  la  sacri- 
fiant, elle  se  grandirait  aux  yeux  du  monde  autant  que  par  son  refus 
du  4  août  1914  et  les  peuples  alliés  exigeraient  que  justice  lui  soit 
rendue. 

Nous  pensons,  en  tout  cas,  qu'il  vaut  mieux  risquer  de  ne  rien 
avoir  que  d'abdiquer  notre  droit  à  des  réparations  et  à  des  garanties 
promises  par  les  serments  les  plus  solennels. 

Au  milieu  de  l'angoisse  de  la  Nation  nous  plaçons  entre  Vos  mains 
notre  volonté  et  notre  confiance. 

Contentons-nous  de  publier  en  face  de  ces  textes  le 
communiqué  remis  à  la  presse,  à  une  heure  de  la  nuit,  par 
le  secrétariat  du  conseil  : 

M.  Hymans  a  fait  l'exposé  complet  des  conditions  de 
paix  et  a  émis  l'avis,  au  nom  de  la  Délégation  à  Paris, 
qu'il  y  avait  lieu  de  signer  le  traité  qui,  dans  la  situation 
actuelle,  donne  à  la  Belgique  des  conditions  honorables 
et  satisfaisantes. 

Le  conseil  à  l'unanimité  a  estimé  qu'il  y  avait  lieu  de 
signer  le  traité,  mais  à  l'unanimité  également,  qu'il  y  avait 
lieu  d'attirer  l'attention  sur  la  situation  financière  et  éco- 
nomique de  la  Belgique  et  sur  la  nécessité  qu'il  y  a  pour 
les  Alliés  de  nous  assurer  leur  appui  le  plus  complet  en 
vue  de  notre  restauration  économique. 

Il  demande  également  l'appui  des  alliés  pour  entamer 
dans  le  plus  bref  délai  possible  des  négociations  avec  la 
Hollande  en  vue  de  régler  les  questions  qui  se  rattachent 
à  la  liberté  de  l'Escaut  et  à  la  liberté  de  nos  communica- 
tions fluviales  vers  l'Est  de  la  Belgique  et  vers  le  Rhin. 

Ce  communiqué  n'était  pas  l'œuvre  'du  Conseil,  il 
reflétait  très  inexactement  la  physionomie  de  la  séance, 
au  cours  de  laquelle  M.  Renkin  notamment  (que  M.  Dela- 
croix avait  supplié,  avant  d'entrer,  de  ne  pas  démission- 
ner), avait  prononcé  un  discours  énergique  contre  l'ac- 


Les  Compensations  à  la  Hollande.  159 

reptation,  et  qui  n'avait  été  terminée  par  aucun  vote  (1), 
—  ce  communiqué  suscita,  faut-il  le  dire,  plus  de  tristesse 
et  de  colère  que  d'étonnement. 

Ceux  qui  savaient  l'acceptation  virtuelle  donnée  à 
Paris,  le  29  avril,  par  M.  Hymans  comprirent  l'une  des 
causes  au  moins  de  cette  maladroite  résignation. 

Maladroite  dans  son  expression  même.  Le  dernier 
paragraphe  était  la  satisfaction  platonique  donnée  à  ceux 
qui  se  plaignaient  de  ce  qu'on  eût  abandonné  la  clause  9 
sans  qu'on  eût  sérieusement  livré  bataille.  Mais  mieux 
valait  ne  pas  donner  de  précisions  que  de  sembler,  pour 
ne  pas  froisser  les  socialistes,  renoncer  par  des  termes 
ambigus  à  une  revision  territoriale  —  alors  qu'on  n'y 
renonçait  pas  du  tout.  Le  second  paragraphe  était  plus 
platonique  encore:  on  ne  se  résignait  pas  aux  clauses 
financières  sous  conditions,  on  faisait  un  vœu  de  pur 
style,  fait  pour  encourager  les  Puissances  à  nous  contenter 
par  des  phrases  de  même  valeur.  Le  premier,  enfin, 
contenait  les  mots  terribles  que  M.  Hymans  a  dû  souvent 
regretter  et  qui  resteront  dans  l'Histoire,  son  «  Cœur 
léger  ».  Je  n'attribue  pas  ici,  je  le  répète,  comme  on  l'a 
fait  avec  injustice,  à  un  sentiment  de  vanité,  ce  besoin 
de  paraître  toujours  vainqueur  que  témoigna  toujours 
M.  Hymans  au  milieu  de  ses  pires  échecs.  Plus  juste- 
ment, c'est  la  seconde  forme  de  son  manque  de  foi 
dans  la  Nation.  Non  seulement  il  ne  pouvait  croire  qu'elle 
le  soutiendrait  de  son  énergie,  mais  il  ne  pouvait  croire 
qu'elle  est  assez  forte  pour  supporter  une  défaite.  En 
essayant  de  lui  cacher  des  insuccès,  dont  il  était  loin  au 
surplus  d'être  le  seul  responsable,  il  ôtait  toute  force  à 
ses  revendications  futures.  Comment  l'Europe  croira- 
t-elle  dorénavant  au  caractère  vital  de  revendications  aux- 
quelles on  renonce  avec  satisfaction.  M.  Delacroix  accen- 
tuait cette  faute  grave  le  lendemain  dans  des  interviews 

(1)  Nous  avons  entendu  le  lendemain  M.  de  Sadeleer  s'indigner 
d'un  communiqué  «  qui  le  ferait  passer  pour  responsable  d'une  partie 
de  cette  faute  ». 


160  Le  Flambeau. 

optimistes.  «  Nous  ne  pouvions  songer  à  nous  en  aller  », 
disait-il.  C'était  s'interdire  à  tout  jamais  de  se  servir 
encore  dans  d'autres  négociations  d'une  telle  menace. 
C'était  encourager  les  Puissances  à  continuer  de  nous 
traiter  avec  désinvolture.  Sous  le  coup  d'un  ultimatum 
plus  grave,  les  diplomates  de  1839,  invoquant  la  nécessité 
et  formulant  des  réserves  solennelles,  avaient  sacrifié  plus 
encore,  certes:  mais  gravement,  tristement,  et  en  ména- 
geant l'avenir. 

Si  au  moins  notre  sacrifies  nous  eût  servi  à  quelque 
chose!  L'histoire  des  mois  suivants  nous  a  démontré  le 
contraire.  Celle  d'aujourd'hui  continue  la  démonstration. 
Pour  quelle  chimère,  pour  quel  néant  avons-nous  en 
avril-mai  1919  abandonné  ou  compromis  des  revendica- 
tions tangibles?  Que  disent  les  pseudo  «  réalistes  »  qui 
nous  demandaient  alors:  «  que  pouvons-nous  faire  sans 
argent?  »  D'abord  il  ne  s'agissait  pas  de  renoncer  à 
l'indemnité.  L'Allemagne  nous  eût  payés  autrement  si 
notre  attitude  lui  eût  montré  que  nous  n'étions  pas 
peuple  à  nous  contenter  de  nuées.  Et  à  défaut  de  milliards 
—  que  nous  ne  toucherons  quand  même  pas  —  nous 
eussions  assuré  notre  renaissance  plus  sûrement  qu'au- 
jourd'hui. De  quoi  est  faite,  avant  tout,  la  prospérité  du 
peuple?  De  son  crédit.  De  quoi  est  fait  son  crédit?  De  sa 
sécurité,  de  sa  stabilité,  du  spectacle  de  sa  volonté  et  de 
sa  foi  en  lui-même.  Par  la  faute  d'hommes  d'Etat  qui 
avaient  encore  la  mentalité  d'avant-guerre,  nous  n'avons 
pas  donné  ce  spectacle  à  une  heure  décisive  où  nos  amis 
nous  jugèrent  —  et  nos  ennemis  aussi.  A  moins  d'un 
((  rétablissement  »  décisif,  dont  l'occasion  s'est  déjà  pré- 
sentée, dont  l'occasion  se  présentera  encore  peut-être  — 
mais  la  laisserons-nous  encore  passer  et  où  est  l'Homme 
que  nous  attendons?  —  il  sera  très  long  et  très  dur  de 
nous  relever  des  suites  de  cette  faute. 

Pierre  Nothomb. 


Une  Esquisse  de  l'Histoire  des  Tissus 

La  tâche  que  nous  entreprenons  est  ardue,  car  on  a  peu 
de  renseignements  sur  l'évolution  du  tissage.  Seuls  de 
rares  documents  nous  donnent  quelques  aperçus  sur  cette 
industrie  artistique.  Le  dessin  reproduit  sur  les  étoffes 
pourra  un  peu  nous  guider,  malheureusement  bien  peu, 
car  pendant  des  siècles  on  dessina  les  mêmes  genres  de 
modèles.  Dans  l'antiquité  jusqu'au  VIe  siècle  de  notre 
ère,  les  tissus  étaient  souvent  faits  de  lin  ou  de  laine,  et 
c'est  sur  ceux-ci  que  nous  trouverons  les  dessins  les  plus 
intéressants.  Plus  tard,  c'est  surtout  la  soie,  et  encore  plus 
tard,  les  draps  d'or  et  les  velours,  qui  nous  guideront,  car 
ces  différents  tissus  étant  considérés  comme  aussi  pré- 
cieux que  l'or,  on  y  dessinait  les  figurations  les  plus  rares 
et  les  plus  typiques. 


Les  étoffes  les  plus  anciennes  connues  sont  celles  qu'on 
a  trouvées  dans  les  tombes  des  Pharaons.  Déjà  on  en  voit 
dans  des  sarcophages  qui  datent  de  5,000  (  ?)  ans  avant 
J.-C.  Ce  sont  des  lins  très  fins  à  lisières  de  couleur,  qui 
enveloppent  les  momies  de  rois  avec  le  plus  de  luxe  pos- 
sible, car  on  craignait  sans  cela  que  l'âme  courroucée  du 
mort  ne  vînt  troubler  les  vivants. 

Les  premiers  tissus  avec  dessins  que  nous  connaissions, 
sont  le  drap  funéraire  conservé  à  Turin,  provenant  de  la 
tombe  de  Kha  et  de  sa  femme  Mirit,  et  datant  d'environ 
1,600  ans  avant  J.-C.  Cette  tombe  a  été  rapportée  intacte 
de  la  nécropole  de  Thèbes.  Déférant  au  vœu  du  conser- 
vateur du  musée  de  Turin,  qui  désire  le  publier  le  pre- 

11 


162  Le  Flambeau. 

mier,  nous  nous  abstiendrons  de  montrer  ce  tissu  qui 
est  orné  de  fleurs  de  lotus  stylisées,  ouvertes  et  fermées. 
Mais,  au  musée  du  Caire,  il  y  a  deux  spécimens  du  même 
genre,  l'un  pris  dans  la  tombe  d'Amenophis  II  (vers  1540- 
1550  avant  J.-C.)  (1),  l'autre  que  nous  reproduisons, 
datant  d'environ  1550  avant  J-C,  fig.  1.  Ces  tissus  sont 
en  toile  incrustée  de  dessins  faits  en  tapisserie,  représen- 
tant des  hiéroglyphes  (écriture  des  anciens  Egyptiens). 
Sur  la  même  planche  on  voit  une  étoffe  de  lin  à  lignes 
entre  lesquelles  se  trouvent  des  rosettes,  qui  date  de  la 
même  époque.  Ces  spécimens  sont  d'une  conservation 
merveilleuse  :  les  tons  sont  restés  vifs,  grâce  à  la  séche- 
resse du  sable  d'Egypte. 

Continuons  à  parler  des  tissus  qui  ne  sont  pas  de  soie, 
pour  pouvoir  ensuite,  jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge,  ne 
parler  que  d'eux. 

En  Europe,  on  commença  très  tôt  à  tisser  ;  on  le  croit  du 
moins  d'après  les  fouilles  faites  en  Suisse  et  en  Haute- 
Saône,  dans  les  villages  lacustres  des  temps  préhistori- 
ques (2) .  Elles  ont  mis  au  jour  des  tissus  nattés  de  grosses 
toiles,  des  rubans  de  lin,  des  franges,  des  cordes  avec  des 
houpettes  et  des  filets.  L'état  lamentable  de  ces  dé- 
chets, consumés  par  l'humidité,  forme  un  contraste 
avec  les  tissus  conservés  dans  le  pays  des  Pharaons. 

La  Grèce  nous  fournit  depuis  l'antiquité  des  tissus  de 
lin  et  de  laine  ornés  de  dessins.  On  voit  par  exemple  sur 
les  statues  archaïques  et  l'Acropole  des  péplums  bordés 
de  grecques.  Souvent  en  Attique  on  faisait  des  étoffes  de 
haute  lisse  en  se  servant  de  métiers  verticaux  qui  étaient 
très  primitifs.  En  voici  une  description  :  le  métier  était 
simplement  un  cadre  de  forme    rectangulaire,    avec  un 

(1)  Carles  et  Newberry,  The  tomb  of  Thoutmosis  JVth.  (West- 
minster, 1904.)  Catalogue  général  des  Antiquités  égyptiennes  du 
Caire:  n°  46526. 

(2)  Hampe,  Katalog  der  Gewebesammlung  des  Germanischen 
Nationalmuseums.  (Nurnberg,  1897.  t.  I,  p.  5.) 


Une  Esquisse  de  l'histoire  des  tissus.  163 

rouleau  dans  le  haut  pour  y  mettre  l'étoffe  déjà  faite.  Le 
cadre  était  orné  de  cordes  qui  avaient  dans  le  bas  deux 
pesons.  Vers  le  milieu  du  métier  se  trouvaient  deux  bâtons 
parallèles  pour  maintenir  les  cordes  d'aplomb.  La  navette 
courait  horizontalement  d'un  côté  à  l'autre  du  cadre  en  en- 
chevêtrant les  cordes.  Cette  navette  était  lancée  par  la 
main  du  travailleur.  On  voit  un  spécimen  de  ces  métiers 
sur  un  vase  représentant  Pénélope  (  1  )  et  sur  une  minia- 
ture du  me  siècle  (avant  J.-C.)  illustrant  un  manuscrit 
de  Virgile  qui  se  trouve  au  Vatican  (2) . 

On  n'a  pas  pour  le  moment  de  reproduction  de  métiers 
horizontaux.  Probablement  ils  ont  existé. 

Nous  reparlerons  plus  loin  des  dessins  des  étoffes  grec- 
ques en  même  temps  que  de  la  soie. 

Faisait-on  déjà  au  Ier  siècle  des  toiles  imprimées?  Nous 
ne  le  croyons  pas.  M.  Verneuil  dit  que  Pline  l'Ancien 
(Ier  siècle  après  J.-C.)  donne  une  description  de  la  tech- 
nique de  ces  impressions  encore  en  usage  de  nos  jours  (3) . 
En  tous  cas  Forrer  a  trouvé,  dans  ses  fouilles  d'Achmim, 
en  Egypte,  une  matrice  à  imprimer  des  étoffes,  datant  du 
ive  siècle. 

Le  même  pays,  à  la  même  époque,  nous  donne  encore 
des  exemplaires  de  ces  tissus  de  lin  à  incrustations  de 
tapisserie  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  (fig.  2) .  Ils  ont 
un  fond  de  lin  et  un  dessin  de  laine  pourpre.  Parfois  ces 
motifs  sont  polychromes  et  d'un  ton  assez  dur.  Dans  le  haut 
de  l'étoffe  reproduite  se  trouvent  des  arcades  inscrivant 
des  bustes  de  personnages  nous  rappelant  les  têtes  peintes 
découvertes  par  Graf  dans  les  tombes  égyptiennes;  ces 
portraits  datent  du  Ier  siècle  (  avant  J.-C.)  jusqu'au  IIe 

(1)  Daremberg  et  Saglio,  Dictionnaire  des  Antiquités  grecques 
et  romaines,  verbo   Textrinum,  fig.  6844. 

(2)  Ibidem,  fig.  6845. 

(3)  Art  et  Décoration,  1912,  p.  13.  Nous  n'avons  pas  pu  retrouver 
ce  passage  dans  Pline  :  il  y  en  a  un  qui  parle  d'impressions,  mais  pas 
d'impressions  sur  étoffes. 


164  Le  Flambeau. 

après  J.-C.  On  voit  aussi  sur  ces  tissus  égyptiens  des  des- 
sins géométriques,  des  sujets  religieux,  des  poissons  sym- 
bolisant le  Christ,  des  personnages,  des  animaux,  des 
branches  courantes  de  vignes,  etc.  Ces  tissus  sont  de  mo- 
dèle romain,  puis  byzantin. 

Les  dessins  dégénèrent  à  partir  des  vie  et  viie  siècles. 
Les  personnages  au  vne  siècle  n'ont  presque  plus  de 
forme;  à  l'époque  arabe,  l'on  trouve  quelques  tapisseries 
de  laine,  mais  surtout  de  soie.  Longtemps  elles  portèrent 
le  nom  d'étoffes  coptes,  car  elles  ont  été  prises  dans  les 
tombes  chrétiennes  d'Egypte. 


On  croit  que  la  Chine  est  la  patrie  de  la  soie.  On 
assure  que  vers  2689  ans  avant  J.-C.  (1),  l'impératrice 
Hsi-Ling-Shi  instaura  cette  industrie  dans  son  empire. 
Elle  fut  la  première  à  se  vêtir  de  soies  somptueuses  et 
aussi  à  enrichir  son  pays  de  cette  découverte  si  enviée 
par  ses  voisins.  Les  Chinois  gardèrent  jalousement  pen- 
dant des  siècles  les  vers  à  soie  et  la  belle  industrie  que 
donnent  leurs  cocons.  Ils  furent  les  seuls  exportateurs 
dans  le  monde  entier.  Enfin,  au  vie  siècle  avant  J.-C, 
paraît-il,  le  tissage  de  la  soie  était  connu  en  Asie  Mineure. 
Darius  Ier  (521-485)  après  ses  conquêtes  T'introduisit  en 
Perse.  L'Europe  fut  peut-être  moins  heureuse.  Cepen- 
dant un  siècle  plus  tard  on  filait  la  soie  en  Grèce,  car 
Aristote  (  384-322)  dit  dans  son  Histoire  des  Animaux: 

<(  D'une  certaine  larve,  qui  est  fort  grande,  qui  a  de 
((  (petites)  cornes,  et  qui  diffère  de  toutes  les  autres,  il 
«  sort  en  premier  lieu,  par  le  changement  de  cette  larve, 
«  une  chenille  ;  de  cette  chenille,  il  sort  un  cocon  ;  et  du 
<(  cocon,  un  nécydale.  Il  faut  six  mois  pour  ces  méta- 
((  morphoses  successives.  Dans  quelques  pays  les  fem- 

(1)  Otto  von  Falcke,  Kunstgeschichte  der  Seidenweberei.  Berlin, 
1913,  t.  I,  p.  25. 


Une  Esquisse  de  V histoire  des  tissus.  165 

u  mes  déroulent  les  cocons  de  cet  animal  en  les  dévidant 
«  et  ensuite  elles  filent  cette  matière.  Pamphile,  fille  de 
«  Plateus,  dans  l'île  de  Cos,  passe  pour  être  la  première 
«  qui  ait  imaginé  ce  tissage  (1).  »  Erreur!  Une  autre 
preuve,  c'est  qu'on  a  trouvé  en  Crimée  des  étoffes  qu'on 
assure  être  grecques,  des  ve  et  ive  siècles  avant  J.-C.  (2). 
Elles  étaient  au  musée  de  Saint-Pétersbourg,  à  l'Ermi- 
tage; y  sont-elles  toujours?  Souhaitons  que  ces  précieux 
fragments  n'aient  pas  disparu  depuis  la  révolution!  Ce 
sont  des  reps,  des  satins,  de  la  peluche,  des  fils  d'or  et 
de  soie,  de  la  mousseline  ajourée,  etc.  Les  ornements 
reproduits  sur  ces  étoffes  représentent  des  canards,  des 
palmettes,  des  rinceaux,  des  branches  courantes,  des 
bandes  renfermant  des  sujets  mythologiques  (3),  d'autres 
avec  des  chars  (4)  attelés  de  chevaux. 

Cependant  pour  connaître  vraiment  les  dessins  des 
tissus  qui  se  faisaient  au  temps  des  Grecs,  il  faut  exa- 
miner les  vêtements  ornés  de  dessins  géométriques,'  de 
palmes,  etc.,  figurant  sur  les  vases  et  les  coupes  de  cette 
époque  (fig.  3).  Entre  autres  il  faut  regarder  le  vase 
François  qui  nous  montre  tant  d'habillements  à  motifs 
différents.  Il  est  amusant  de  retrouver  sur  les  quatre 
femmes  se  suivant  des  rayures  renfermant  des  chars  très 
différents  de  celles  de  l'étoffe  que  nous  citions  plus  haut, 
mais  cependant  la  même  idée  inspire  les  deux  artistes. 
Cette  merveille  a  été  décorée  par  Clitias  d'Athènes,  qui 
vivait  au  vie  siècle  avant  J.-C.  Ce  précieux  objet  est  à 
Florence,  au  Musée  d'Archéologie,  c'est-à-dire  à  la 
Crocetta. 

(1)  Aristote,  Histoire  des  Animaux.  Traduction  de  Barthélémy 
Saint-Hilaire.  Livre  V,  c.  XVII,  t.  II,  p.  209.  (Les  mots  placés  entre 
parenthèses  sont  des  additions  arbitraires  du  traducteur.) 

(2)  Hampe,  Katalog  der  Gewehesammlung,  etc.,  t.  I,  p.  6. 

(3)  Dictionnaire  des  Antiquités  grecques  et  romaines,  verbo  Textri- 
num,  fig.  6849.  Tissu  trouvé  en  Crimée. 

(4)  Lady  Evans,  Greek  Dress.  London,   1893,  p.  €0,   fig.  54. 


166  Le  Flambeau. 

Les  Japonais  aussi,  dès  qu'ils  furent  civilisés,  com- 
mencèrent à  tisser  la  soie.  Cet  art  leur  vint  de  la  Chine 
par  l'intermédiaire  de  la  Corée  (le  style  s'en  ressent)  (1  ) . 
Les  Nippons  faisaient  de  beaux  brocarts  de  soie  dès  457 
après  J.-C. 


Pour  étudier  les  dessins  des  ue  et  iue  siècles  jusqu'au 
xie  siècle  il  faut  examiner  les  mosaïques  et  les  bas^reliefs. 
Souvent  une  grande  similitude  existe  entre  les  motifs 
reproduits  sur  les  tissus  et  sur  les  œuvres  d'art  déjà 
citées.  Que  de  fois  on  voit,  par  exemple,  sur  les  pave- 
ments romains  des  médaillons  renfermant  des  person- 
nages, des  chars  de  triomphe,  des  animaux  affrontés  et 
des  dessins  géométriques;  et  on  retrouve  à  peu  près  le 
même  dessin  sur  les  tissus  de  l'Egypte  chrétienne  ou  sur 
les  belles  soies  enfouies  dans  les  châsses  des  saints. 

La  décoration  sassanide  (persane)  était  surtout  un 
mélange  d'art  chinois  et  d'art  gréco-romain.  Cette  pé- 
riode va  de  226  à  632. 

Un  dessin  favori  de  ces  Asiatiques  était  des  animaux 
affrontés  avec  un  fleuron  à  l'articulation  de  l'épaule  et 
séparés  par  un  motif  central.  M.  Migeon  (2)  nous  dit 
qu'ils  aimaient  les  scènes  mouvementées.  Souvent  celles-ci 
sont  tracées  sur  les  bas-reliefs  de  leurs  monuments  et 
peuvent  être  comparées  aux  tissus  et  ainsi  identifiées. 
De  l'art  gréco-romain  et  sassanide  est  sorti  l'art  byzantin, 
ceci  se  remarque  surtout  sur  les  étoffes.  Il  naît  au  vie  siècle 
après  J.-C.  sous  le  règne  de  Justinien. 

Maurice   Besnier    (3)    assure   qu'«  en   l'année   552 

(1)  Art  et  Décoration,  1905,  p.  90.  —  Histoire  de  Vart  au  Japon. 
Ouvrage  publié  par  la  Commission  impériale  du  Japon  à  l'Exposition 
de  Paris,  1900.  Paris,  De  Brunoff,  p.  46. 

(2)  Gaston  Migeon,  Les  arts  du  tissu,  p.  8.  Paris,  1909. 

(3)  Daremberg  et  Saglio,  Dictionnaire  des  Antiquités  grecques 
et  romaines,  v°  Sericum. 


Une  Esquisse  de  l'histoire  des  tissus.  167 

<(  des  moines  persans,  sur  l'ordre  de  l'empereur  Justi- 
«  nien,  allèrent  chercher  des  œufs  de  ver  à  soie  du 
«  mûrier  (bombyx  mori)  à  cocons  blancs  dans  une  région 
«  que  Procope  appelle  la  Serinde  et  qui  correspond, 
«  semble-t-il,  au  Khotan  des  modernes;  ils  les  rappor- 
«  tèrent  à  Constantinople,  les  firent  éclore,  élevèrent  les 
«  chenilles  en  les  nourrissant  de  feuilles  de  mûrier  et 
«  montrèrent  aux  Byzantins  à  dévider  les  cocons.  Justi- 
«  nien  réglementa  sévèrement  l'industrie  et  le  commerce 
«  de  la  soie,  organisés  désormais  en  monopole  d'Etat, 
«  sous  la  surveillance  du  préfet  des  Thesauri.  » 

Nous  avons  consulté  les  deux  textes  cités  par  Besnier 
sur  ce  dernier  point  ;  les  voici  : 

<(  Lorsque,  après  la  reprise  de  la  guerre  avec  la  Perse, 
«  en  540,  le  prix  de  la  soie  monta  de  façon  trop  considé- 
«  rable,  Justinien  crut  pouvoir  remédier  à  cet  état  de 
«  choses  en  publiant,  dans  les  années  543  à  546,  une  loi 
«  par  laquelle  il  fixait  le  prix  de  la  soie  écrue  à  huit  pièces 
<(  d'or  la  livre.  Mais  comme  les  Persans  ne  purent  pas 
«  être  obligés  à  livrer  la  soie  à  aussi  bon  compte,  le 
«  commerce  et  l'industrie  de  la  soie  cessèrent  complète- 
«  ment.  Alors  le  «  Cornes  S.  Largitionum  »  Petrus  Bar- 
ce  sames  eut  l'idée  d'acquérir  de  la  soie  écrue  au  «  Cornes 
«  commerciorum  »,  de  la  faire  travailler  dans  les  f abri- 
ce  ques  pour  le  compte  de  l'empereur,  et  de  vendre  les 
«  objets  fabriqués.  Ayant  obtenu  l'autorisation  de  l'em- 
«  pereur,  il  institua  une  Régie-Monopole,  qui  rapporta 
«  de  gros  bénéfices.  Cet  état  de  choses  dura  au  moins 
«  jusqu'en  557  (1).  » 

D'autre  part,  nous  trouvons  dans  Procope  (2)  que: 
Justinien  et  l'impératrice,  «  après  avoir  placé  Pétros  Bar- 
Ci)    E.    Zachariae    von    Lingenthal,    Eine    Verordnung    des 
Kaisers  Justinianus  ïïber  Seidenhandel.  Mémoires  de  l'Académie  impé- 
riale des  Sciences  de  Saint-Pétersbourg.  VIIe  série,  t.  IX,  1866. 

(2)  Histoire  secrète  de  Justinien.  Traduite  de  Procope,  p.  301-303. 
Paris,  Firmin  Didot,  1856. 


168  Le  Flambeau. 

«  syame  à  la  tète  de  cette  charge,  les  souverains  ne  tar- 
«  dèrent  pas  d'en  tirer  avantage,  même  en  y  employant 
«  les  procédés  les  plus  injustes.  Il  mit  sous  l'interdiction 
«  spéciale  de  la  loi  tous  ceux  qui  auparavant  s'occupaient 
«  de  ce  commerce  ;  quant  aux  ouvriers  employés  au  tis- 
«  sage  de  la  soie,  il  les  força  de  ne  plus  travailler  que  pour 
((  son  compte. 

«  Sans  prendre  la  peine  de  s'en  cacher,  et  même  en 
((  plein  marché,  il  fit  vendre  l'once  (de  soie)  de  couleur 
«  commune,  pas  moins  de  six  chrysos  (84  francs  envi- 
«  ron),  et  celle  de  teinture  royale,  qu'on  appelle  Holo- 
«  vère,  24  chrysos  et  plus  (338  francs  environ) . 

«  Par  ce  moyen  il  procurait  à  l'empereur  de  grandes 
«  richesses.  Mais  il  en  détourna  secrètement  plus  encore  ; 
«  et  cette  pratique,  en  commençant  par  lui,  a  continué  de 
<(  subsister  d'une  manière  permanente,  car  le  grand  tré- 
«  sorier  est  aujourd'hui  ouvertement  le  seul  marchand 
<(  de  soie,  et  il  est  le  maître  du  marché.  Tous  ceux  qui  au- 
((  paravant  exerçaient  ce  négoce,  soit  à  Byzance,  soit  en 
«  chaque  cité,  les  marins  et  ouvriers  de  terre,  n'eurent  à 
«  supporter  que  des  pertes  dans  ce  métier.  Dans  les  villes, 
«  la  foule  entière  de  ceux  qui  s'y  livraient  fut  réduite  à 
«  la  mendicité.  Les  artisans  et  les  manœuvres  furent 
((  obligés  de  vieillir  dans  la  détresse.  Beaucoup  d'entre 
«  eux,  changeant  de  patrie,  allèrent  se  réfugier  au  milieu 
<(  des  Perses. 

«  Seul,  l'intendant  des  trésors,  en  se  livrant  à  cette 
«  exploitation  commerciale,  voulait  bien,  comme  je  l'ai 
«  dit,  réserver  une  part  à  l'empereur  des  bénéfices  qu'il 
<(  en  recueillait  ;  mais  il  en  gardait  la  meilleure  partie,  et 
«  s'enrichissait  des  souffrances  publiques.  » 

En  lisant  ces  documents  nous  voyons  que  sous  Juslinien 
il  n'y  avait  pas  de  loi  établissant  un  monopole,  mais  il 
s'est  établi  un  monopole  de  fait.  Nous  trouvons  encore 
en  886-91 1 ,  sous  le  règne  de  Léon  le  Sage,  un  édit  de  cet 
empereur  qui  nous  montre  un  code  complet  des  règle- 


Une  Esquisse  de  l'histoire  des  tissus.  169 

mentations  pour  les  corporations  des  tisserands  et  pour 
leur  commerce.  Ils  avaient  à  leur  tète  le  préfet  de  By- 
zance.  On  retrouve  les  mêmes  décrets  dans  les  documents 
du  moyen  âge  de  nos  pays.  Les  lois  de  Constantinople 
étaient  très  sévères.  On  était  souvent  puni  du  fouet  ou  de 
l'amputation  de  la  main.  Quand  la  peine  était  légère,  on 
subissait  des  confiscations.  Nous  citerons  un  de  ces 
passages  qui  nous  paraît  intéressant  : 

«  Si  l'on  trouve  dans  les  magasins  des  séricaires  des 
((  pailles  en  rouleaux  non  marquées  de  la  bulle  du  préfet, 
<(  ces  pailles  seront  confisquées  et  l'ouvrier  qui  les  aura 
«  reçues  et  roulées  subira  la  confiscation  (  1  ) .  » 

Très  probablement  ces  beaux  tissus  ne  s'exportaient 
pas,  ils  servaient  aux  seigneurs  de  l'empire  byzantin 
et  parfois  pour  faire  des  cadeaux  aux  rois  étrangers. 

Signalons  l'opinion  traditionnelle  sur  l'introduction  des 
vers  à  soie  dans  ce  pays.  Elle  a  un  fond  de  vérité  ;  elle 
affirme  que  des  moines  grecs  revenant  d'Asie  apportèrent 
clandestinement  des  œufs  de  vers  à  soie  (2) .  Pour  bien 
les  cacher,  ils  les  introduisirent  dans  'des  bambous.  Ils 
firent  don  à  l'empereur  de  ces  précieuses  graines.  Justi- 
nien,  enchanté  et  fier  de  posséder  ce  trésor,  installa  im- 
médiatement une  manufacture  près  de  son  palais  et  fit 
faire  des  étoffes  somptueuses  dont  on  a  encore  beaucoup 
de  spécimens.  Par  exemple  dans  le  Sanctum  Sanctorum, , 
au  Vatican,  où  l'on  voit  des  tissus  avec  des  médaillons 
renfermant  des  scènes  religieuses,  des  chasses,  des 
canards,  des  coqs  auréolés,  etc. 

En  Europe,  Constantinople  ne  put  garder  longtemps, 
croyons-nous,   le  monopole  des  soies.  Francisque  Mi- 

(1)  Le  Livre  du  Préfet  ou  l'Edit  de  l'empereur  Léon  le  Sage  sur 
les  Corporations  de  Constantinople.  Traduit  par  Jules  Nicole.  Genève, 
1894,  p.  36-45. 

(2)  Dreger,  Kunstlerische  Entwickelung  der  Weberei  und  Stickerei 
Wien,  1904,  p.  24. 


170  Le  Flambeau. 

chel  (1)  dit  qu'au  commencement  du  xi6  siècle,  l'Es- 
pagne produisait  ces  riches  tissus  ;  Anastase  le  Bibliothé- 
caire en  parle  en  quatre  endroits  sous  le  nom  de  «  spa- 
niscum  »  qu'il  emploie  comme  substantif  et  comme  ad- 
jectif et  qui,  en  tous  cas,  désigne  un  tissu.  L'étymologie 
du  mot  «  spaniscum  »  n'est  pas  certaine.  Du  Cange  lui 
donne  la  signification  de  «  espagnol,  tissu  espagnol  ». 

Il  est  cependant  probable  qu'on  fabriquait  la  soie  en 
Espagne  sous  la  domination  des  Maures  (712),  car  au 
vif  siècle  on  faisait  des  tapisseries  de  cette  matière  en 
Afrique,  on  en  trouve  avec  inscriptions  qui  permettent 
de  les  dater  de  648  à  750  (2) . 

Dans  les  pays  du  nord  de  l'Europe,  on  tissait  aussi 
de  la  soie  à  ces  époques,  mais  seulement  dans  les  monas- 
tères et  dans  les  châteaux  (3).  Les  ouvrières  étaient 
souvent  nombreuses.  Les  dessins  en  Europe  furent  pen- 
dant longtemps  (jusqu'au  xnie  siècle  peut-être)  inspirés 
de  l'Orient,  de  l'Espagne,  de  la  Sicile  ou  de  Byzance, 
mais  pas  toujours  copiés. 

Après  l'Ibérie  c'est  une  autre  colonie  arabe,  c'est-à-dire 
la  Sicile  qui  a  la  plus  importante  et  la  plus  belle  manu- 
facture de  soieries.  Ce  qui  nous  étonne  c'est  que  Nicétas 
Choniate  (?  1210-1220),  écrivain  presque  contemporain 
du  roi  Roger  (1093-1154),  racontant  les  victoires  de  ce 
monarque  en  Grèce  dit  qu'entre  autres  il  ramena  des 
tisserands,  mais  ne  mentionne  pas  qu'ils  travaillaient  la 
soie.  D'un  autre  côté  Christianus  Urstisius  de  Bâle  parle 
en  détail  des  tisserands  de  soie  ramenés  de  l'expédition 
grecque.  Ce  dernier  livre  date  de  1585. 

Il  est  très  possible  que  Nicetas  Choniate  voulait  parler 
d'ouvriers  fabriquant  de  la  soie,  mais  il  ne  le  dit  pas;  ou 

(1)  F.   Michel,    Recherches   sur   les   étoffes.    Paris,    1852,    t.    I, 
p.  291-292. 

(2)  Guest,  «  Notice  of  some  Arabie   Inscriptions  on  Textiles  », 
Journal  of  the  Royal  Asiatic  Society.  April  1906,  p.  390. 

(3)  UArte,  31  décembre  1919,  p.  194. 


Une  Esquisse  de  V histoire  des  tissus.  171 

bien   Urstisius  l'a   ajouté  pour   rendre  son   récit   plus 
intéressant  (1). 

Une  manufacture  de  soie  a-t-elle  vraiment  été  installée 
par  le  roi  Roger  II  en  1146-1147?  Tel  n'est  pas  l'avis 
d'Amare,  approuvé  par  Francisque  Michel  ;  nous  le  repro- 
duisons textuellement  ci-dessous: 

«  Je  suis  persuadé  que  cette  manufacture  existait  long- 
«  temps  avant  et  que  les  captifs  grecs,  hommes  et  enfants, 
«  ne  firent  qu'augmenter  le  nombre  des  ouvriers.  Le  fa- 
ce meux  manteau  de  la  Schatzkammer  de  Vienne  en  est 
«  une  preuve  certaine,  puisque  l'inscription  arabe  qui  s'y 
«  trouve  est  de  l'an  528  de  l'hégire  (1133  de  J.-C.)  (2). 
Cette  chape  est  ornée  de  deux  lions  écrasant  sous  leurs 
pattes  un  chameau,  entre  les  lions  adossés  se  voit  un 
nom  ou  arbre  de  la  vie  qui  est  aussi  le  symbole  de  la 
Croix.  Sur  la  bordure  du  vêtement  est  l'inscription  qui 
dit  qu'elle  a  été  finie  à  Palerme  en  528  de  l'hégire. 

Il  est  presque  certain  que  la  soie  existait  déjà  dans  cette 
ville  avant  1146.  Peut-être  le  roi  Roger  a-t-il  installé  la 
grande  manufacture  de  soie  nommée  «  L'Hôtel  de  Tiraz  ». 
Ce  nom  d'origine  arabe  nous  renseigne  sur  les  débuts  de 
l'industrie  de  cette  île.  On  y  faisait  entre  autres  des  tissus 
comme  celui  que  nous  montrons  ici  (fig.  4). 

Après  la  Sicile  ce  fut  Lucques  qui,  la  première,  en  1248 
eût  des  tissages  de  soie.  Les  dessins  prirent  alors  un  autre 
aspect  :  la  flore  et  la  faune  sont  moins  stylisées.  On  voit 
de  grandes  palmettes  surmontées  d'oiseaux  entourés  de 
feuillage.  Un  peu  plus  tard  ce  sont  les  branches  courantes 
interrompues  par  des  oiseaux  et  des  quadrupèdes,  des 

(1)  Nicetae  Choniatae  Historia,  éd.  de  Bonn,  p.  99.  —  Germaniae 
Historicum  Illustrium,  opéra  et  studio  Christiani  Urstisii  Basiliensis. 
Francofurti  ad  Moenum,  Jacobus  Godefredus  Seyler  MDCLXX.  T.  I, 
p.  426. 

(2)  F.  Michel,  Recherches,  etc.,  t.  I,  p.  73-75.  —  Cette  réduction  du 
calendrier  de  l'hégire  à  celui  de  J.-C.  est  juste  à  un  ou  deux  ans  près. 


172  Le  Flambeau. 

personnages,  des  imitations  d'Orient  avec  des  inscrip- 
tions pseudo  arabes,  etc. 

En  1309,  quatre  familles  lucquoises  montèrent  des  ate- 
liers de  soie  à  Venise.  Mais  les  fabriques  importantes 
datent  seulement  de  1314.  A  ce  moment,  de  nombreux 
tisserands  s'enfuirent  de  Lucques,  à  cause  de  la  prise  de 
cette  ville  par  Uguccione  délia  Fagiuola  (1),  homme  cruel 
qui,  pour  gouverner,  terrorisait  les  vaincus.  Ces  artisans 
se  répandirent  à  Venise,  à  Florence,  à  Milan,  à  Bologne 
et  un  peu  dans  toute  l'Italie,  peut-être  même  en  Angle- 
terre, en  Allemagne  et  en  France. 

Francisque  Michel  est  incrédule  sur  ce  dernier  point, 
bien  qu'il  cite  le  «  Registre  des  Mestiers  et  Marchandises 
de  la  Ville  de  Paris  du  xiiie  siècle  »  qui  est  intitulé: 
«  Ordonance  du  mestier  des  Ouvriers  de  soye  de 
Paris  et  de  veluyaus  (velours)...  »,  etc.  Nous  ne  sommes 
pas  de  son  avis,  bien  que  le  compilateur  de  ces  statuts 
mette  une  note  disant  qu'il  croit  ce  texte  postérieur.  Sur- 
tout que  nous  trouvons  dans  le  même  registre  une  ordon- 
nance <(  Des  Ouvrières  de  tissuz  de  soie  »  (de  Paris). 
L'auteur  dit:  «  Que  ces  ouvrières  ne  faisaient  apparem- 
ment que  des  rubanneries.  »  Pourquoi  cela?...  Rien  dans 
le  texte  ne  le  prouve  ;  voici  les  deux  paragraphes  qui  se 
rapportent  à  ce  tissage  (2)  : 

((  Aucunes  maîtresses  du  métier  ne  peuvent  ni  ne 
((  doivent  ourdir  fil  avec  soie,  ni  florin  (filoselle)  avec 

(1)  F.  Michel,  t.  I,  p.  87-89. 

(2)  «  Nule  mestresse  du  mestier  ne  puent  ne  ne  doivent  ourdir  fil 
avèques  soi,  ne  flourin  avèque  soi,  porce  que  l'uevre  est  fause  et 
mauvèse  ;  et  doit  estre  arse,  se  elle  est  trouvée.  »  —  «  Nule  mestresse 
ne  ouvrière  du  mestier  desus  dit  ne  puent  fère  fausse  entaveleure 
ourdie,  ne  tissue  de  fil  ne  de  flourin,  ne  fère  oevre  enlevée  où  il  ait 
fil  ou  flourin;  et  se  tèle  oevre  est  trouvée,  elle  doit  estre  arse,  quar 
elle  est  fausse  et  mauvaise.  »  —  Règlements  sur  les  Arts  et  Métiers 
de  Paris,  par  G.-B.  Deppino.  Paris,  Crapelet,  1837;  titre  XXXVIII, 
p.  88.  Pour  «  florin  »  voir  Godefroid  sub  verbo,  et  La  Cune  v°  Flo- 
rete,  «  soie  tirée  de  la  bourre  enveloppant  le  cocon  ». 


Une  Esquisse  de  l'histoire  des  tissus.  173 

<(  soie,  parce  que  l'œuvre  est  fausse  et  mauvaise,  et  elle 
«  doit  être  brûlée,  si  elle  est  trouvée.  » 

«  Nulle  maîtresse  ni  ouvrière  du  métier  dessus  dit  ne 
«  peuvent  faire  fausse  entavelure  ourdie  ou  tissue  de  fil  ou 
«  de  florin,  ni  faire  œuvre  enlevée  où  il  y  ait  fil  ou  florin 
«  et  si  pareille  œuvre  est  trouvée,  elle  doit  être  brûlée, 
<(  car  elle  est  fausse  et  mauvaise.  » 

Notre  avis  est  qu'on  faisait  des  tissus  de  soie  à  Paris 
au  xiiie  siècle,  peut-être  pas  en  grand  nombre.  Nous  ne 
croyons  pas  qu'on  en  fabriquait  en  drap  d'or  ou  en 
velours  mélangé  de  ce  métal. 

Vers  la  même  époque,  c'est-à-dire  au  commencement 
du  xive  siècle,  on  faisait  des  nappes  et  des  serviettes  à 
Pérouse(  1  )  ;  ce  sont  des  étoffes  de  toile,  à  œils  de  perdrix, 
agrémentées  de  bandes  de  lin  bleu,  représentant  des  des- 
sins d'animaux,  des  zig-zags,  etc.  Nous  trouvons  une  de 
ces  nappes  ornant  la  table  d'autel  d'une  peinture  repré- 
sentant saint  Martin  célébrant  la  messe.  Cette  œuvre  de 
Simone  Martini  (mort  vers  1344)  se  trouve  en  l'église  de 
Saint-François,  à  Assise.  Donc  la  nappe  a  dû  être  tissée 
à  la  fin  du  xme  siècle  ou  au  commencement  du  xiv°  siècle. 

Revenons  à  nos  tissus  de  soie.  Nous  avons  trouvé  dans 
les  inventaires  de  1352  des  tisserands  de  soie  à  Tour- 
nai (2),  en  1368  à  Valenciennes  (3).  En  Angleterre 
également,  on  faisait  de  la  soie  à  la  fin  du  xive  siècle, 
car  nous  voyons  dans  l'inventaire  'de  Marguerite  de 
Flandre,  fille  de  Louis  de  Maie,  morte  en  1405,  une 
rubrique  disant: 

«  IX  draps  de  soie  d'Angleterre,  de  plusieurs  couleurs 
et  façons  (4).  » 

(1)  Nous  avons  la  preuve  que  ces  tissus  sont  de  Pérouse  par  un 
inventaire  de  1482.  Voir  Borghesi  e  Bianchi,  Nuovi  Documenti  per 
la  Storia  Senese,  p.  311.  Sienna,  1898. 

(2)  Dehaisnes,  Documents  et  Extraits  divers  concernant  l'His- 
toire de  l'Art.  Lille,  1886,  t.  I,  p.  376. 

(3)  Ibidem,  t.  I,  p.  487. 

(4)  Dehaisnes,  op.  cit.,  t.  II,  p.  896. 


174  Le  Flambeau, 

A  partir  de  cette  époque,  l'étude  des  tableaux  devient 
utile  pour  classer  les  étoffes,  car  les  personnages  figurant 
sur  les  peintures  ont  souvent  des  vêtements  faits  en  tissus 
ornés  de  dessins.  Ainsi  on  peut  parfois  se  rendre  compte 
qu'ils  ont  été  faits  à  une  date  antérieure  à  celle  qu'on 
croyait.  Malheureusement,  les  mêmes  motifs  ont  été 
reproduits  à  des  époques  très  différentes.  Pour  voir  vers 
quel  moment  on  a  commencé  à  faire  un  dessin  d'étoffe, 
il  faut  rechercher  quand  pour  la  première  fois  elle  figure 
sur  une  peinture. 

Le  velours  doit  être  très  ancien:  de  la  peluche  a  été 
découverte  dans  les  fouilles  de  la  Crimée.  Parmi  les 
tissus  provenant  des  tombes  égyptiennes  et  datant  clés 
premiers  siècles  de  notre  ère,  il  y  a  des  velours  de  laine. 
Mais  c'est  seulement,  croyons-nous,  au  début  du 
xive  siècle  qu'apparaissent  les  beaux  velours  de  soie.  On 
les  cite  dans  un  inventaire  de  1385,  traitant  des  ornements 
de  la  Chapelle  du  Duc  de  Bruges,  fournis  par  Chrétien 
le  Chasublier  ainsi  mentionnés: 

«  Casule  de  vluel  ouvré...»,  etc.  (velours  travaillé)  (1). 

Ces  tissus  se  faisaient  surtout  en  Orient  et  à  Venise. 

Certains  les  disent  flamands,  chose  peu  probable,  car 
à  cette  époque  il  y  avait  un  commerce  très  grand  entre 
les  Flandres  et  l'Italie.  Les  inventaires  et  documents  du 
temps  mentionnent  souvent  que  des  marchands  venus  de 
Lucques  ou  d'une  autre  partie  d'Italie  s'installèrent  à 
Bruges,  Lille  et  ailleurs  pour  vendre  des  soieries.  Une 
autre  preuve  nous  est  donnée  par  le  livre  «  Travaux 
artistiques  du  moyen  âge  aux  Pays-Bas  »  (2)  qui  est 
un  document  sérieux  et  important.  Il  dit  qu'en  Flandre 
la  fabrication  des  velours  ne  se  faisait  pas  avant  le 

(1)  Dehaisnes,  Documents  et  Extraits,  etc.,  t.  II,  p.  614.  Gode- 
froy,  Dictionnaire  de  Vancienne  langue  française,  1885,  t.  VIII,  p.  164. 

(2)  Gilde  van  Sint-Bernulphus.  1900,  Utrecht.  Bijdrage  tôt  de  ge- 
schiedenis  der  middeleeuwsche  kunstweverij  in  Nederland. 


Une  Esquisse  de  V histoire  des  tissus.  175 

xvme  siècle,  mais  dès  le  xve  siècle  on  tissait  de  la  soie 
à  Bruges;  probablement  était-elle  sans  dessins  et  mi-satin, 
mi-coton.  C'est  ainsi  qu'était  le  satin  dit  «  de  Bruges  ». 
En  tous  cas,  ces  étoffes  devaient  être  fort  rares,  puis- 
qu'une ordonnance  de  1497  défend,  par  protectionnisme 
pour  la  draperie  flamande,  de  porter  les  tissus  de  soie. 
Un  autre  document  de  1506  défend  l'alourdissement  de 
la  soie  brute  travaillée  en  Flandre,  etc.  On  ne  proscrit 
pas  le  velours  venant  d'Italie,  dont  l'industrie  locale  ne 
pouvait  fournir  l'équivalent.  En  1604  seulement,  Gas- 
pard Benoît  demande  la  permission  de  faire  des  draps 
de  soie,  qui  jusqu'alors  étaient  importés  d'Espagne, 
d'Italie  et  d'autres  pays. 

Nous  croyons  donc  que  dès  le  xive  siècle  on  ne  faisait 
pas  ces  tissus  de  velours  et  d'or  dans  le  Nord  de  l'Europe, 
mais  bien  en  Italie,  en  Espagne  et  en  Orient. 

Les  motifs  de  ce  genre  d'étoffes  étaient  parfois  dessi- 
nés par  des  artistes.  Par  exemple  celui  qui  se  trouve 
dans  l'album  Vallardi  du  Louvre.  C'est  un  modèle  des- 
siné par  Vittorio  Pisanello  (1380-1456).  Il  a  représenté 
sur  ce  tissu  une  grosse  branche  courante  ornée  de  feuilles, 
de  fleurs  d'où  sort  une  autre  branche  plus  mince  se 
terminant  par  une  grenade  lobée.  Le  fond  de  l'étoffe  est 
fait  d'asters  mises  l'une  à  côté  de  l'autre.  Un  autre  de  ces 
velours  venant  d'Italie  ou  d'Orient  est  peint  sur  un  pan- 
neau de  l'Agneau  Mystique  des  frères  Van  Eyck.  Il  est 
sur  la  houppelande  de  l'ange  jouant  de  l'harmonium,  ce 
vêtement  est  de  même  époque  et  rappelle  le  dessin  des 
étoffes  de  cette  période  (1).  C'est  une  autre  preuve, 
nous  semble-t-il,  qu'au  commencement  du  xve  siècle  on 
faisait  déjà  ces  beaux  tissus  d'or  ornés  de  velours  qui 
durant  de  longues  années  furent  considérés  comme  étant 
du  xvi6  siècle. 

(1)  Voir  Catalogue  des  étoffes  anciennes  et  modernes,  décrites 
par  I.  Errera.  Bruxelles,  1907,  fig.  124  et  133. 


176  Le  Flambeau. 

Le  plus  riche  de  ces  motifs  est,  croyons-nous,  la 
branche  interrompue  par  une  grenade.  Parfois  ces  motifs 
renfermés  dans  des  meneaux  sont  plus  ou  moins  enjo- 
livés; parfois  ils  forment  le  dessin  central  d'où  sortent 
les  branches  à  grenades  plus  petites.  On  peut  facilement 
s'en  rendre  compte  en  faisant  le  tour  des  collections 
d'étoffes  du  Musée  de  Cluny,  du  Musée  de  Bruxelles,  etc. 
(fig.  7).  Ces  tissus  figurent  sur  les  tableaux  depuis  le 
xve  siècle  jusqu'à  la  fin  du  xvne,  voyez  la  «  Vierge  de 
Miséricorde  »  de  Benedetto  Bonfigli  (fig.  5)  tout  impré- 
gnée de  cette  grâce  primitive,  caractéristique  des  peintres 
de  second  ordre  avant  Raphaël:  elle  date  de  1464  et 
appartient  à  l'église  du  Gonfalone  à  Pérouse.  L'on 
retrouve  le  même  genre  de  drap  d'or  sur  un  tableau  de 
Baldassarre  Franceschini  (1611-1689)  représentant  «  La 
Vierge  et  l'Enfant  avec  des  saints  ».  Il  est  à  la  cathédrale 
de  Volterra.  Qui  pourra  contester  encore,  après  cela,  que 
ces  tissus  se  firent,  ou  tout  au  moins  se  peignirent  pen- 
dant des  siècles? 

Une  étoffe  du  même  genre  a  servi  au  Titien  pour  la 
chasuble  de  saint  Nicolas  dans  le  tableau  de  la  «  Madone  » 
placé  en  1523  sur  un  autel  de  l'église  des  Frari  à  Venise. 
Elle  est  aujourd'hui  au  Musée  du  Vatican  (1).  Cette 
sorte  de  velours  se  rencontre  aussi  sur  les  peintures  du 
Nord  de  l'Europe;  Hans  Memling  en  revêt  souvent  ses 
personnages.  Le  «  Mariage  Mystique  »  exposé  à  l'hôpital 
de  Bruges  en  offre  un  exemple.  Chose  curieuse,  cette 
œuvre  date  de  1479,  donc  à  peu  près  de  la  même  époque 
que  celle  de  Bonfigli.  D'autre  part  ces  draps  d'or  se 
retrouvent  jusque  dans  l'œuvre  de  Van  Dyck  et  sur  la 
peinture  de  Van  Thulden  (1606-1676)  que  nous  mon- 
trons ici  et  qui  se  trouve  au  Musée  de  Bruxelles  (fig.  6). 

(1)  Voir  le  Catalogue  de  ce  musée,  n°  238,  p.  128.  Photographie 
Alinari,  n°  7749. 


Une  Esquisse  de  l'histoire  des  tissus.  177 

Donc  en  Flandre  comme  en  Italie,  les  mêmes  dessins 
étaient  reproduits,  du  xve  à  la  fin  du  xviie  siècle. 

Une  étoffe  d'un  genre  approchant  (ornée  de  grenades 
lobées  sur  pétiole,  ayant  dans  le  bas  deux  branches  qui 
vont  en  s'élargissant  pour  rejoindre  deux  autres  grenades 
qui  se  trouvent  à  la  ligne  inférieure;  dans  le  haut  des 
deux  branches  une  grappe  de  feuilles  ;  les  interstices  sont 
ornés  d'une  petite  grenade)  se  voit  sur  la  robe  de  la 
«  Vierge  de  Bon-Secours  »  de  Sinibaldo  Ibi.  Cette  pein- 
ture, pleine  de  charme  et  de  douceur,  est  datée  de  1492; 
elle  est  exposée  dans  l'église  Saint-François  à  Montone. 
Nous  avons  eu  la  chance  de  trouver  un  tissu  analogue(l). 

Le  velours  ciselé,  orné  de  feuilles  lobées,  renfermant 
des  grenades,  était  très  en  vogue  au  même  moment  (fig.  8) . 
Les  dessins  étaient  parfois  très  légers,  parfois  très  alour- 
dis; cependant  ils  étaient  faits  à  la  même  époque.  Une  des 
preuves  est  la  partie  centrale  d'un  triptyque  de  Cri- 
velli  (2)  daté  de  1482,  reproduisant  deux  tissus  de  ce 
genre  (fig.  9).  Remarquez  combien  le  dessin  du  velours 
est  plus  simple  sur  le  drap  d'honneur  que  sur  le  manteau 
de  la  Vierge.  On  retrouve  aussi  ces  étoffes  sur  des  tableaux 
du  xvie  siècle.  Par  exemple  Pinturicchio  nous  montre  une 
peinture  datée  de  1508,  à  l'église  de  Saint-André,  à 
Spello  (3),  représentant  la  Vierge  sur  un  trône  élevé, 
tenant  dans  ses  bras  l'Enfant  Jésus,  debout,  tout  nu, 
quatre  saints  l'entourant  et  le  petit  saint  Jean  assis  sur 
une  marche  du  trône.  La  dalmatique  de  saint  Laurent  est 
du  tissu  en  question,  beaucoup  plus  léger  de  dessin  que 
celui  du  manteau  de  la  Vierge  de  Crivelli. 

Une  autre  soie  à  ne  pas  omettre,  car  on  a  toujours  cru 
qu'elle  était  du  xvie  siècle,  c'est  celle  dite  «  vase  à  fleurs  » 
(fig.  10).  De  semblables  dessins  se  remarquent  sur  le 
vêtement  de  la  Vierge  de  Bon-Secours  du  Musée  de 

(1)  Catalogue  d'étoffes  Isabelle    Errera,    fig.   159c. 

(2)  Musée  Brera,  n°  201,  p.  32  du  Catalogue. 

(3)  Photographie  Alinari,  n°  5727. 

12 


178  Le  Flambeau. 

Montefalco  (1),  œuvre  anonyme  du  xive  siècle.  Le  motif 
plus  complet,  avec  feuille  lobée,  orne  le  drap  d'honneur, 
derrière  la  Vierge  et  l'Enfant,  peinte  par  Neri  di  Bicci 
(1419-1491?)  et  qui  est  au  Musée  de  Prato  (fig.  11). 
Ce  tissu  figure  aussi  sur  un  tableau  présumé  de  Marco 
Marzale,  daté  de  1506,  la  Circoncision,  de  la  National 
Gallery.  Voici,  nous  semble-t-il,  assez  de  raisons  pour 
être  persuadés  que  le  motif  des  vases  à  fleurs  se  tissait 
avant  le  xvie  siècle.  Chose  encore  plus  surprenante  sur  le 
Couronnement  de  la  Vierge,  daté  de  1447,  peint  par 
Filippo  Lippi (jadis  à  l'Académie  de  Florence,  maintenant 
aux  Uffizzi),  se  trouve  un  personnage  appelé  Job,  qui  a 
sur  la  manche  de  son  vêtement  un  dessin  fort  analogue  à 
«  la  branche  liée  »  (2),  que  nous  croyions  de  la  fin  du 
xvie  siècle  ou  du  commencement  du  xvne,  parce  qu'elle 
figure  sur  des  tableaux  de  ces  époques,  surtout  chez  les 
Frans  Hais  et  les  autres  peintres  du  nord  de  l'Europe. 

Nous  devons  encore  interrompre  l'histoire  de  la  soie 
pour  signaler  de  nouveau  les  tissus  de  Pérouse  (fig.  12). 
Regardons  la  fresque  de  Domenico  Ghirlandajo,  repré- 
sentant la  scène  peinte  sur  les  murs  du  couvent  de  Saint- 
Marc  à  Florence  et  datant  des  environs  de  1480  (fig.  13). 
La  nappe  qui  recouvre  la  table  est  une  toile  à  «  œils  de 
perdix  »  ;  les  deux  bouts  sont  ornés  de  rayures  bleues, 
décorées  de  tours  surmontées  d'oiseaux  comme  sur  le 
tissu  que  vous  voyez.  Maintes  fois  sur  les  tableaux  italiens 
figurent  pareilles  nappes.  Nous  les  croyons  de  Pérouse 
à  cause  des  articles  d'un  inventaire  de  1482,  qui  les 
décrivent  ainsi  : 

«  Une  nappe  d'autel  en  toile  de  lin,  pour  maître-autel, 
à  dragons  et  lions  de  coton,  à  la  pérugine.  » 

«  Deux  nappes  d'autel  à  trois  verges,  pour  le  maître- 

(1)  Photographie  Alinari,  n°  5476. 

(2)  Voir  notre  «  Catalogue  »  susmentionné,  p.  271,  n°  368. 


Une  Esquisse  de  V histoire  des  tissus.  179 

autel)  à  dragons  et  lions  de  coton,  à  la  pérugine.  »  (1). 

D'ailleurs  la  fabrication  de  ces  nappages  à  bandes  figu- 
rées s'est  conservée  dans  cette  ville  comme  industrie 
locale.  Souvent  aussi  en  Italie,  probablement  à  Sienne, 
on  fabriquait  des  bandes  en  soie  et  lin,  reproduisant  des 
sujets  religieux  :  elles  ornaient  des  chasubles,  des  chapes 
et  des  dalmatiques.  Nous  avons  eu  la  chance  de  trouver 
un  morceau  de  ces  bandes  représentant  des  séraphins 
dans  des  médaillons  de  fleurs,  les  interstices  sont  ornés 
de  trois  grenades  fermées.  Ce  dessin  est  peint  sur  le 
tableau  du  Pérugin,  exposé  au  Vatican  (2).  C'est  sur 
la  daîmatique  de  saint  Laurent  que  se  voient  les  plaques 
qui  nous  intéressent.  Cette  œuvre  date  de  1496.  Dans  les 
inventaires,  on  fait  allusion  à  de  pareilles  étoffes.  En 
voici  de  1482,  venant  de  l'Œuvre  Métropolitaine  de 
Sienne  : 

«  Deux  bandes  d'or,  avec  séraphine  entre  des  ro- 
saces. »  (3).  Il  s'agit  sûrement  de  tissages,  non  de  bro- 
deries, car  ces  dernières  sont  toujours  mentionnées 
comme  telles.  Dans  ces  mêmes  documents  on  cite  des 
bandes  ornées  d'annonciations,  d'anges  tenant  des  croix, 
etc.,  que  nous  trouvons  si  souvent  sur  les  tissus. 

Vers  la  fin  du  xv6  siècle,  peut-être  avant,  on  faisait  ces 
merveilleux  velours  à  deux  hauteurs,  ornés  parfois  d'or, 
brochés  et  bouclés:  ce  travail  est  probablement  italien.  On 
en  cite  dans  les  inventaires,  par  exemple,  dans  ceux  des 
ornements    artistiques   de   l'Œuvre    Métropolitaine    de 

(1)  S.  Borchesi  e  L.  Bianchi,  Nuovi  documenti  per  la  storia 
delV  Arte  Senese.  Siena,  1898,  p.  311:  «  Una  guardanappa  di  lenzo, 
per  l'Altare  maggiore,  a  draghi  e  leoni,  di  bambagia,  a  la  perugina  ». 

«  Due  guardanappe  con  tre  verghe,  per  l'altare  »,  etc. 

(2)  Voir  le  Catalogue  de  ce  musée,  n°  224,  p.  109. 

(3)  S.  Borchesi  e  L.  Bianchi,  Nuovi  documenti,  etc.,  p.  294: 
«  Due  piviali  di  crenesi  piano  con  fregi  d'oro  e  serafini  in  fa 
rasoni,  etc.  ». 


180  Le  Flambeau. 

Sienne,  datant  de  1482  (1).  Naturellement  l'étoffe  men- 
tionnée ne  venait  pas  d'être  faite,  car  elle  était  déjà  dans 
les  trésors. 

En  France,  c'est  Lyon,  qui  la  première  eut  une  manu- 
facture officielle  et  obligatoire  de  soieries.  Dans  les  ar- 
chives de  cette  ville,  on  a  trouvé  une  lettre  patente  de 
1466,  donnée  par  Louis  XI  (2)  instituant  cette  fabrique. 

En  1470,  Tours  avait  aussi  ses  soieries.  Orléans  vint 
après.  Mais  la  première  fabrique  fut  celle  de  plus  longue 
durée,  puisqu'elle  existe  encore. 

A  l'époque  de  la  Renaissance  nous  ne  connaissons  pas 
en  France  de  dessins  typiques. 

En  Espagne,  au  xvie  siècle,  on  faisait  beaucoup  de 
tissus  à  dessins  assez  chargés,  ordinairement  en  drap  d'or 
orné  d'or  et  d'argent  bouclés.  Ce  sont  souvent  des 
meneaux  fermés,  ornés  de  branches  de  grenades  enca- 
drant des  palmes,  au  centre  desquelles  il  y  a  des  grenades 
ouvertes;  parfois  ce  sont  des  soies  lamées  d'or,  avec  le 
même  genre  de  figuration.  Les  premiers  motifs  sont 
reproduits  sur  des  tableaux  de  Grunwald  (1500-1530), 
de  Bronzino  (1544-1603),  du  Greco  (1599-1625),  de 
Velasquez  (1559-1660)  jusqu'à  ceux  de  Cardi,  de  Gigoli 
(1559-1613)  et  de  Zurbaran  (1598-1663). 

A  Venise  les  vêtements  des  grands  seigneurs  étaient 
maintes  fois  façonnés  en  velours  rouge  sur  velours,  sur- 
tout ceux  destinés  aux  sénateurs.  Le  dessin  se  composait 
de  palmes  doubles  renfermant  une  fleur  et  ayant  dans  le 
bas  deux  branches  recourbées  se  réunissant  par  une  cou- 
ronne. De  ces  étoffes  sont  souvent  faits  les  vêtements  des 
personnages  peints  par  Le  Titien  (1477-1570)  et  par 
Le  Tintoret   (1518-1594).   Parfois  les  tissus  de  cette 

(1)  Borchesi  e  Bianchi,  Nuovi  documenti  per  la  storia  delV 
Arte  Senese,  p.  284:  «  1482.  Un  paro  di  paramenti  di  velluto  crenesi 
alto  e  basso  brocatto  d'oro  cio  è  campo  d'oro  e  le  figure  ver- 
miglie...  »  etc. 

(2)  F.  Michel,  Recherches,  etc.,  t.  II,  p.  272. 


Une  Esquisse  de  V histoire  des  tissus.  181 

époque  sont  décorés  de  dessins  à  rinceaux  et  à  motifs 
Renaissance  analogues  à  ceux  qu'on  peut  voir  sur  les 
charmants  bas-reliefs  italiens  du  xve  siècle  et  français 
du  xvie.  Maintes  fois  aussi  on  copiait  des  ornements 
orientaux  ou  l'on  s'en  inspirait.  Ces  étoffes  étaient  fré- 
quemment agrémentées  d'inscriptions  arabes,  de  grandes 
palmettes  entourées  de  meneaux.  Paul  Véronèse  a  peint 
de  ces  soies  à  dessins  somptueux.  Par  exemple,  à  Venise, 
sur  le  tableau  du  «  Mariage  de  Sainte-Catherine  »,  datant 
de  1557.  Un  autre  dessin  très  usité  à  la  fin  du  xvie  siècle 
et  au  commencement  du  xvnc  est  le  semis  de  fleurs,  de 
branches  et  de  grenades,  genre  de  soie  dont  le  dessin  est 
ordinairement  en  velours  qui  se  remarque  sur  la  robe 
d'une  dame  de  la  famille  Pitti,  dont  le  portrait  est  aux 
Offices.  Ces  motifs  se  retrouvent  sur  les  tableaux  belges 
et  hollandais  de  cette  époque.  Des  ornements  analogues 
figurent  encore  sur  une  toile  manufacturée  à  Rouen 
en  1737. 

La  caractéristique  du  goût  français  date  de  Louis  XIV, 
peut-être  déjà  de  Louis  XIII  et  se  continue  jusqu'à  la  fin 
de  l'Empire. 

Voyons  l'évolution  du  dessin  des  tissus  en  ce  pays;  il 
fut  accepté  et  imité  partout.  Par  exemple  à  Gênes  on 
faisait  les  beaux  velours  dits  «  Giardinetto  »,  à  fond  de 
soie  blanche  et  motifs  de  velours  polychrome.  Le  dessin 
en  était  du  Louis  XIV  italianisé.  Un  modèle  typique  est 
celui  du  gros  fruit  entouré  de  branches  grêles  ;  une  simili- 
dentelle  orne  les  interstices  entre  ces  motifs.  On  y  dessi- 
nait parfois  aussi  des  motifs  d'architecture  entourés  de 
gros  fruits,  etd.  La  Régence  a  encore  des  motifs  lourds 
à  la  Louis  XIV  ;  parfois  ce  sont  des  dessins  d'architecture 
avec  des  personnages,  des  vases,  des  coquilles  et  des 
nœuds  stylisés.  On  sent  déjà  l'approche  du  Rococo. 

L'époque  Louis  XV  est  plus  gracieuse;  les  dessins 
forment  des  méandres  sur  les  tissus.  Ce  sont  parfois  des 
branches  fleuries,  ou  des  rubans  serpentant  et  enroulant 


182  Le  Flambeau. 

des  bouquets;  d'autres  fois  des  coquilles  ou  des  dessins 
copiés  de  la  Chine. 

En  Allemagne  ce  style  devient  trop  grêle  et  trop  com- 
pliqué ;  il  est  de  mauvais  goût. 

C'est  alors,  en  1760,  que  Christophe  Oberkampff,  sous 
le  patronage  de  Louis  XV,  installa  à  Jouy  la  manufacture 
des  toiles  imprimées  (fig.  14).  On  voit  sur  ces  tissus  des 
ruines,  des  scènes  champêtres,  des  chasses,  etc.  Le  prin- 
cipal décorateur  fut  Jean-Baptiste  Huet.  Oberkampff 
mourut  en  1815,  du  chagrin  de  voir  les  troupes  occu- 
per Jouy.  La  manufacture  dura  jusqu'en  1843;  Mulhouse 
et  Rouen  en  recueillirent  l'héritage. 

Le  style  Louis  XVI  devient  plus  rigide;  ce  sont  des 
rayures,  entre  lesquelles  il  y  a  des  bouquets,  des  médail- 
lons renfermant  de  petits  personnages  assis  à  côté  d'un 
vase,  des  paniers  remplis  de  fleurs,  suspendus  par  un 
ruban  à  des  oves,  etc. 

L'époque  Empire  est  tout  à  fait  classique  ;  c'est  la  dé- 
couverte de  Pompéi  qui  inspira  cet  art,  cependant  les 
motifs  romains  sont  plus  spontanés,  moins  figés.  Les  des- 
sins faits  à  l'époque  napoléonienne  représentent  entre 
autres  des  cornes  d'abondance,  des  amphores,  des  buires, 
des  caducées,  des  lyres.  La  décadence  de  cet  art  com- 
mence en  1815,  et  depuis  lors,  les  dessins  des  tissus  sont 
de  mauvaises  copies  très  alourdies  des  époques  anté- 
rieures. 

Heureusement,  à  la  fin  du  xixe  siècle,  un  nouveau 
souffle  artistique  nous  arrive  d'Angleterre  et  il  lui  venait 
d'Italie.  C'est  Dante  Gabrielle  Rossetti  (1828-1882)  qui, 
tout  imprégné  de  l'art  de  Botticelli,  bien  que  son  talent 
fût  moderne  et  personnel,  fonda  l'école  Préraphaélite.  Et 
alors,  comme  à  la  Renaissance  italienne,  les  artistes  s'oc- 
cupent aussi  d'art  industriel.  Par  exemple  William  Morris 
et  Walter  Crâne  font  des  dessins  pour  les  tissus,  à  bran- 
ches courantes,  à  personnages  adossés  à  des  arbres,  à 
macarons. 


Une  Esquisse  de  V histoire  des  tissus.  183 

Le  ((  Modem  style  »  pendant  une  vingtaine  d'années  a 
dominé  le  goût  du  monde  entier.  Il  a  enfanté  l'art  moderne 
qui  a  pris  naissance  en  Autriche.  Ce  sont  les  architectes 
Otto  Wagner  (né  en  1841)  et  Olbrich  (1)  qui  en  furent 
les  promoteurs.  Ils  ne  sont  pas  seulement  architectes  mais 
aussi  décorateurs.  Ces  artistes  appelés  Sécessionnistes, 
dessinent  le  mobilier  et  les  étoffes,  etc.  C'est  seulement 
en  1903,  que  les  célèbres  «  Wiener  Werkstâtte  »  furent 
fondés  par  les  professeurs  Roller  et  Hoffmann;  Fritz 
Wamdorfer,  qui  était  fabricant,  en  fut  bailleur  de  fonds. 

Dans  ces  ateliers  on  fait,  —  ou  on  tâche  de  faire  artisti- 
quement tout  ce  qui  sert  à  la  maison  (la  bâtisse  comprise) 
et  à  la  toilette,  naturellement  aussi  les  tissus.  Mais  regar- 
dez les  spécimens  sortant  de  ces  ateliers  autrichiens, 
notamment  ceux  dessinés  par  Nechansky.  C'est  un  art 
décadent.  Voyez  comme  le  personnage  est  allongé,  le 
visage  anti-esthétique!  D'autres  nous  montrent  un  mo- 
dèle encore  plus  incompréhensible.  Souvent  aussi  on 
retrouve  des  imitations  de  l'art  persan  avec  des  lon- 
gueurs exagérées;  on  fait  des  conglomérats  de  fleurs 
déformées,  du  cubisme,  etc.  Ces  dessins  font  le  tour  du 
monde:  il  sont  à  la  mode. 

La  France  a  moins  mauvais  goût,  en  imprimant  ses 
toiles  genre  Jouy.  Ce  sont  les  étoffes  de  Rambouillet  et  les 
cretonnes  éditées  par  André  Groult  (2).  Ces  tissus  ont 
parfois  des  figurations  inspirées  de  l'Extrême-Orient, 
parfois  ils  ont  un  caractère  tout  à  fait  local. 

Pendant  la  grande  guerre,  tous  les  belligérants  ont  fa- 
briqué des  étoffes  avec  des  dessins  de  circonstances.  Par 
exemple,  on  faisait  des  cretonnes,  des  mouchoirs  de  soie 
et  de  coton  représentant  les  alliés.  Un  des  dessins  les 
plus  harmonieux  a  été  composé  par  Mlle  Suzanne  Lesboué 
et  imprimé  par  M.  Maurice  Lauer. 

Après  cette  terrible  secousse,  le  goût  devient  en  général 

(1)  Art  et  Décoration,  1902,  p.   113. 

(2)  Idem,  1912,  p.  15. 


184  Le  Flambeau. 

de  plus  en  plus  décadent;  le  cubisme  et  le  futurisme 
battent  leur  plein.  Chose  étrange,  les  dessins  inspirés  de 
l'Allemagne  et  de  l'Autriche  se  voient  un  peu  partout. 
Cependant  on  aperçoit  rarement  des  motifs  simples, 
comme  une  torsade,  des  branches  rappelant  les  dessins 
de  William  Morris,  etc. 

Le  tout  dernier  cri  est  une  tendance  vers  le  dessin 
1830-1870.  Pourquoi  doit-on  toujours  tomber  d'un  ex- 
trême dans  l'autre?  Irait-on  du  style  fou  au  style  pom- 
pier? 

Isabella  Errera. 


La  Protection  des  Minorités  chrétiennes 
en  Asie  Mineure 


Nos  lecteurs  n'ignorent  point  les  nouveaux  massacres  d'Anatolie, 
dont  Sir  Archibald  Bigfour  leur  a  conté,  dans  sa  dernière  chronique, 
les  atroces  péripéties  (1).  Le  Flambeau  s'honore  de  défendre  une 
cause  qui  a  paru  quelque  temps  désespérée,  mais  qui  triomphera 
grâce  à  l'opinion  publique  universelle  enfin  réveillée.  Nous  saisissons 
cette  occasion  de  remercier  notre  éloquent  ami,  le  R.  P.  Rutten,  qui, 
le  mardi  13  juin,  a  ému  le  Sénat  belge  en  faveur  des  chrétiens 
d'Orient. 

((  Nous  regrettons  tous,  s'est-il  écrié  —  après  avoir  lu  les  quelques 
extraits  du  Rapport  Jowell  que  nous  avons  publiés  (2),  —  que  tant  de 
nos  compatriotes  s'intéressent  si  peu  à  l'activité  et  à  l'avenir  de  la 
Société  des  Nations.  Mais  comment  voulez-vous  que  nous  réagissions 
avec  succès  contre  leur  scepticisme  regrettable,  lorsqu'en  présence  de 
pareilles  abominations  nous  voyons  les  grandes  puissances  continuer 
indéfiniment  à  décréter  des  enquêtes  et  à  échanger  des  notes?  Pen- 
dant ce  temps  on  laisse  aux  massacreurs  qui  se  moquent  des  enquêtes 
et  des  notes  tout  le  loisir  nécessaire  pour  achever  leur  besogne 
sinistre  (Très  bien!) 

«  L'ordre  auquel  j'ai  l'honneur  d'appartenir  possède  une  mission 
en  Arménie.  Je  n'oublierai  jamais  ce  regard  d'un  vieux  missionnaire 
à  qui  je  demandais  récemment  ce  qu'étaient  devenues  ces  innom- 
brables femmes  arméniennes  emmenées  en  captivité  par  les  Turcs... 

«  Il  me  regarda  d'un  air  triste  et  fit  un  geste  découragé  qui  en 
disait  long  sur  ce  qu'il  avait  vu!  Songez  donc,  Messieurs,  à  ce  que 
vous  ressentiriez  vous-mêmes  si  l'on  traitait  ainsi  vos  femmes,  vos 
filles  et  vos  sœurs  !  Sera-t-il  dit  que  les  grandes  puissances  auront  été, 
au  début  du  xxe  siècle,  tellement  absorbées  par  les  questions  d'in- 

(1)  Voyez  le  Flambeau  du  31  mai  1922,  5e  année,  n°  5,  p.  123 
et  suiv. 

(2)  Annales  parlementaires.  Sénat.  Séance  du  mardi  13  juin  1922, 
p.  627. 


186  Le  Flambeau. 

térêt  matériel  qu'il  ne  leur  est  plus  resté  ne  fût-ce  que  quelques 
heures  pour  s'intéresser  au  sort  affreux  de  tous  ces  malheureux, 
exposés  à  chaque  instant  aux  traitements  les  plus  cruels  et  à  des 
humiliations  pires  que  la  mort?  Si,  contre  tout  espoir,  les  grandes 
puissances  n'avaient  pas  le  temps  de  s'occuper  de  ces  milliers  de 
petits  malheureux  et  de  ces  pauvres  femmes,  qu'alors  tout  au  moins, 
devant  la  postérité  qui  nous  jugera,  on  cesse  d'ajouter  le  ridicule  à 
l'odieux  et  que  nous  ayons  au  moins  la  pudeur  de  ne  plus  parler 
d'honneur,  de  solidarité  internationale,  et  de  Société  des  Nations. 

«  Monsieur  le  ministre,  vous  ne  pourriez  mieux  honorer  les  victimes 
belges  de  la  guerre  qu'en  plaidant,  en  souvenir  d'elles,  auprès  des 
grandes  puissances,  la  cause  de  ces  autres  victimes  qui,  depuis  si 
longtemps,  attendent  dans  l'anxiété  et  dans  des  privations  inouïes 
l'heure  bénie  de  la  délivrance  ».  (Longs  applaudissements  sur  tous 
les  bancs.) 

Quelques  minutes  plus  tard,  M.  Henri  Jaspar,  ministre  des  Affaires 
Etrangères,  associait  officiellement,  à  ces  nobles  paroles  et  à  cette 
manifestation,  le  Gouvernement  belge: 

«  L'honorable  R.  P.  Rutten,  dans  un  langage  élevé,  énergique  et 
émouvant,  a  rappelé  à  la  conscience  du  monde  qu'il  y  a  une  question 
arménienne.  Elle  est  ancienne,  et  nombre  de  mes  prédécesseurs  ont 
déjà  eu  à  s'en  occuper.  Elle  s'est  intensifiée  depuis  le  traité  de  paix, 
et  le  P.  Rutten  disait  avec  raison  qu'il  est  vraiment  incroyable  que 
l'habitude  semble  s'être  implantée  de  considérer  avec  indifférence  le 
massacre  d'êtres  humains  innocents.  C'est  là,  Messieurs,  une  triste 
et  lourde  conséquence  de  la  guerre. 

«  Mais  l'honorable  sénateur  sait  que  la  sauvegarde  des  droits  des 
minorités  a  été  conférée  par  les  traités  à  la  Société  des  Nations; 
que  la  Société  des  Nations  —  et  ce  doit  être  l'une  de  ses  activités 
les  plus  nobles  —  doit  constamment  se  préoccuper  du  sort  de  ces 
malheureuses  populations.  Elle  peut  être  saisie  d'une  question  par 
tel  de  ses  membres  qui  le  jugera  opportun. 

«  Seule,  à  ce  jour,  la  Belgique  l'a  saisie  de  la  question  du  sort 
des  populations  arméniennes.  C'est  le  gouvernement  belge  seul,  qui, 
à  un  moment  déterminé,  au  cours  de  l'année  dernière,  a  saisi  le 
conseil  de  la  Société  des  Nations  de  la  situation  déplorable  des 
populations  arméniennes,  et  le  conseil  a  eu  à  délibérer  sur  cette 
demande.  Le  gouvernement  belge,  en  ce  faisant,  n'a  pas,  je  crois, 
manqué  au  programme  que  j'indiquais  tout  à  l'heure.  J'ai  dit,  en 
effet,  que  nous  devions  nous  garder  d'intervenir  là  où  les  intérêts 
de  la  Belgique  n'étaient  pas  engagés  directement  ou  indirectement, 
mais  je  n'ai  pas  dit  que  la  Belgique  n'avait  dans  le  monde  que  des 
intérêts  matériels.  Elle  possède  des  intérêts  intellectuels  et  des  inté- 


Ua  Protection  des  minorités  chrétiennes.  187 

rets  moraux.  Parmi  ces  intérêts  moraux,  par  le  rôle  qu'elle  a  joué 
pendant  la  guerre,  par  celui  qu'elle  entend  conserver  dans  la  paix, 
figure  le  respect  du  droit,  de  l'honneur  et  de  la  vie  des  populations 
malheureuses,  partout  où  ce  respect  est  en  péril!  Le  gouvernement 
tiendra  à  honneur  d'observer  à  l'avenir  la  même  ligne  de  conduite 
que  par  le  passé.  »  (Applaudissements.) 

Si  M.  Henri  Jaspar  a  voulu  préciser  avec  cette  courageuse  netteté 
le  point  de  vue  belge  en  cette  affaire,  c'est  que  le  moment  semble 
venu  des  résolutions  et  des  solutions.  Le  scandale  oriental  a  trop 
duré.  M.  Poincaré  l'admet  aussi  bien  que  M.  Lloyd  George.  Il  faut 
que  soit  proclamé,  et  garanti,  le  droit  à  l'existence  des  Arméniens  et 
des  Grecs  d'Asie.  Il  est  impossible  que  les  massacreurs  d'Angora 
soient,  purement  et  simplement,  remis  en  possession  de  leurs  rayas. 

Un  écrivain  français,  Mme  L.  E.  Ducros,  qui  a  signé  naguère  du 
pseudonyme  d'  Altiar  des  ouvrages  remarqués  sur  l'Amérique  et 
l'Allemagne,  et  s'est  fait  une  spécialité  des  questions  asiatiques,  a 
bien  voulu  exposer  à  nos  lecteurs  le  régime  que  les  amis  de  l'huma- 
nité souhaitent  de  voir  octroyer  aux  diverses  minorités  de  la  Turquie, 
sous  l'égide  de  la  Société  des  Nations. 

La  Conférence  de  Paris,  pour  le  règlement  des  questions 
qui  depuis  si  longtemps  troublent  le  Proche  Orient,  s'est 
ouverte  le  22  mars,  après  avoir  été  remise  à  plusieurs 
reprises,  d'abord  par  suite  de  la  retraite  de  M.  Briand, 
ensuite  parce  que  le  ministère  italien  ne  parvenait  pas  à 
se  constituer  de  façon  stable.  Peut-être  faudrait-il  trouver 
d'autres  causes  de  retard  dans  le  fait  que  Lord  Curzon  et 
M.  Poincaré,  —  les  deux  véritables  protagonistes  de  la 
conférence  (1),  —  n'arrivaient  pas  à  une  entente  préa- 
lable, les  points  de  vue  français  et  anglais  divergeant  pro- 
fondément à  l'origine. 

Des  flots  d'encre  ont  été  répandus  sur  cette  réunion 
des  trois  ministres,  et  elle  n'avait  pas  encore  eu  lieu  que 
les  journaux  anglais,  français  et  italiens  ouvraient  déjà 
leurs  colonnes  aux  pronostics  les  plus  divers.  Une  chose 

(1)  Il  va  de  soi  que  l'Italie  avait  son  mot  à  dire,  ses  espoirs  écono- 
miques en  Asie  Mineure  ayant  été  quelque  peu  endommagés  par  les 
accords  franco-kémalistes.  Son  attitude  à  la  Conférence  ne  fut  pas 
moins  intéressante  que  celle  des  deux  autres  nations,  et,  sur  certains 
points  du  problème,  elle  se  montra  même  un  facteur  déterminant. 


188  Le  Flambeau. 

seulement  était  certaine,  c'est  qu'il  fallait  mettre  de 
l'ordre  enfin  dans  le  chaos  anatolien. 

Aussi  la  Conférence  a-t-elle  tenu  avant  tout  à  empêcher 
toute  nouvelle  campagne  militaire,  toute  autre  effusion  de 
sang  entre  les  Hellènes  et  les  Turcs,  et  les  ministres  des 
Affaires  étrangères  de  France  et  d'Italie  tombèrent 
promptement  d'accord  sur  les  termes  d'une  proposition 
d'armistice  qu'avait  préparée  leur  collègue  anglais.  C'était 
là  le  meilleur  des  commencements. 

Mais  ce  n'était  qu'un  commencement  :  des  négociations 
de  paix  devaient  suivre  ;  des  clauses  finales  devaient  être 
élaborées.  Le  dimanche  27  mars,  les  trois  ministres  alliés 
se  séparaient,  après  avoir,  en  une  dernière  séance,  com- 
plété leur  œuvre  par  une  offre  de  médiation  qu'ils  en- 
voyèrent aussitôt  aux  Grecs  et  aux  Turcs  (à  la  fois  à 
Constantinople  et  à  Angora). 

En  somme,  on  peut  dire  que  les  propositions  faites  aux 
belligérants  sont  un  compromis  entre  les  points  de  vue 
anglais  et  français,  un  heureux  compromis  s'il  met  fin 
au  désaccord  que  la  question  gréco-turque  avait  fait  naître 
entre  les  deux  grandes  Puissances  alliées,  —  et  si,  par  lui, 
un  pas  est  fait  vers  la  pacification  de  l'Orient. 

Voici  les  principes  sur  lesquels  la  Conférence  a  basé  ses 
propositions  concernant  les  minorités  chrétiennes  d'Asie 
Mineure  (nous  laissons  de  côté  celles  qui  concernent  le 
conflit  gréco-turc,  lequel  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  cet 
article)  : 

<(  ...  rétablir  la  nation  et  la  puissance  turques  dans  les 
territoires  qui  peuvent  être  considérés  comme  leur  appar- 
tenant, avec  Constantinople,  leur  historique  et  illustre 
capitale,  pour  centre,  et  aussi  avec  les  pouvoirs  qui  per- 
mettront à  la  Turquie  de  reprendre  une  existence  natio- 
nale vigoureuse  et  indépendante. 

«...  assurer  aux  Musulmans  le  régime  le  plus  équitable 


La  Protection  des  minorités  chrétiennes.  189 

et  maintenir  l'autorité  séculière  et  religieuse  du  sultan  de 
Turquie. 

«...  prendre  des  dispositions  pour  la  protection  et  la 
sécurité  des  différentes  minorités,  tant  musulmanes  que 
chrétiennes,  ou  de  toute  autre  race  et  de  toute  autre  con- 
fession qui,  soit  en  Europe,  soit  en  Asie,  se  trouvent 
placées  au  milieu  de  groupements  politiques  ou  ethniques 
plus  considérables...  » 

Revenant,  un  peu  plus  loin,  sur  cette  «  impérieuse 
nécessité,  qui  découle  à  la  fois  de  causes  historiques  et 
géographiques,  d'assurer  la  protection  des  minorités  de 
race  ou  de  religion,  quelquefois  très  nombreuses,  aussi 
bien  dans  les  vilayets  de  Turquie  qu'en  Europe  dans  les 
possessions  de  la  Grèce  »,  les  ministres  ont  proposé  une 
série  de  mesures  pour  garantir  dans  les  deux  régions  la 
sécurité  complète  des  minorités,  sans  distinction  de  race 
ou  de  religion.  Ces  mesures  devront  reposer  à  la  fois 
«  sur  les  stipulations  contenues  dans  les  traités  en  vigueur 
ou  dans  les  projets  de  traités  qui  ont  été  préparés,  et  sur 
les  lois  civiles  ou  religieuses  des  pays  intéressés  ».  De 
plus,  les  ministres  ont  décidé  d'inviter  la  Société  des 
Nations  à  collaborer  à  ce  programme,  «  par  la  nomination 
de  commissaires  spécialement  chargés,  dans  les  deux 
régions,  de  surveiller  l'exécution  de  ces  mesures  et  leur 
application  aux  communautés  principalement  intéres- 
sées ». 

On  n'a  pas  été  sans  s'étonner  peut-être  que  la  Confé- 
rence n'ait  pas  réglé  définitivement  le  sort  d'une  de  ces 
communautés,  de  celle  que  constituent  les  Arméniens; 
du  moins  l'a-t-elle  pris  en  considération  toute  spéciale, 
demandant  là  encore  «  en  plus  de  la  protection  accordée 
aux  minorités  par  les  dispositions  dont  il  vient  d'être 
parlé  »,  l'aide  de  la  S.  D.  N.  pour  satisfaire  aux  aspira- 
tions nationales  des  Arméniens  et  leur  donner  enfin  le 
Home  auquel  ils  aspirent.  C'est  là  une  question  impor- 


190  Le  Flambeau. 

tante,  la  plus  importante  pour  les  communautés  armé- 
niennes, pour  lesquelles  le  Home  National  Arménien 
offrirait  la  meilleure  des  solutions.  Toutefois,  notre 
champ  est  ici  limité  aux  minorités  que  forment  en  Asie 
Mineure  les  groupements  d'Arméniens,  de  Grecs,  de 
Juifs,  et  tout  à  l'est,  de  chrétiens  d'Assyrie,  —  question 
très  à  part  du  problème  arménien  proprement  dit  ;  nous 
laisserons  donc  de  côté  ce  problème,  pour  intéressant 
qu'il  soit,  de  même  que  nous  avons  laissé  déjà  le  conflit 
gréco-turc. 

Nous  voilà  donc  revenus,  pour  la  protection  des  mino- 
rités, aux  mesures  stipulées  dans  les  traités  en  vigueur 
ou  dans  les  projets  de  traités  qui  avaient  été  préparés, 
et,  malgré  tant  de  modifications  apportées  au  traité  de 
Sèvres,  malgré  tant  de  concessions  faites  à  la  Turquie, 
dont  quelques-unes  vont  dangereusement  loin  sous  quel- 
ques rapports(f),  les  Puissances  ne  se  montrent  du  moins 
nullement  disposées  à  transiger  sur  le  principe  et  l'appli- 
cation de  la  protection.  La  Turquie  peut  avoir  toute 
TAnatolie,  pleine  souveraineté  sur  Constantinople  et  une 
grande  partie  de  la  Thrace  orientale;  les  restrictions  du 
traité  de  Sèvres  qu'elle  trouva  trop  vexantes,  concernant 
ses  finances  par  exemple,  seront  rapportées  et  elle  ne 
sera  plus  tenue  qu'à  payer  une  indemnité  fixe  en  tant 
que  belligérant  de  la  grande  guerre;  on  proposera  bien 
un  régime  spécial  pour  les  Hellènes  de  Smyrne  (2),  mais 

(1)  Peut-être  vont-elles,  en  effet,  au  delà  même  de  ce  qui  est  juste 
envers  la  Turquie,  puisqu'elles  sanctionnent  un  fort  accroissement  de 
la  gendarmerie  et  de  l'armée  régulière  consenties  à  la  Turquie  de  par 
le  Traité  de  Sèvres,  et  qu'elles  retirent  l'obligation,  pour  la  Turquie, 
de  recourir  à  des  officiers  étrangers,  —  deux  mesures  qui  ne  seraient 
pas  sans  accroître  le  danger  pour  les  minorités. 

(2)  Smyrne  jouirait  d'une  sorte  d'administration  mixte  sous  la 
souveraineté  turque,  et  si  l'on  veut  bien  se  rappeler  ce  que  la  sou- 
veraineté  turque  a  signifié  pour  les  vies   et  les  libertés  des  races 


La  Protection  des  minorités  chrétiennes.  191 

pour  cette  ville  seulement,  point  pour  la  région  environ- 
nante; —  cependant,  les  Turcs  auront  désormais  à  res- 
pecter les  droits  de  leurs  sujets  chrétiens. 

Il  reste  donc  à  traiter  une  question  vitale  ;  il  reste  à  la 
traiter  d'une  façon  plus  précise  qu'elle  ne  l'a  été  par  les 
termes  tant  soit  peu  vagues  et  généraux  de  l'accord  de 
Paris.  Le  Manchester  Guardian  le  remarquait  au  lende- 
main de  la  conférence  :  «  La  Turquie,  même  en  ces  der- 
niers temps,  s'est  montrée  une  Puissance  barbare,  sans 
relation  avec  aucune  de  ses  rares  sujettes  dont  l'existence 
et  les  prétentions  ont  le  malheur  de  lui  déplaire,  et  les 
massacres  arméniens  dépassent  probablement  par  leur 
atrocité  complète  et  délibérée  tout  ce  que  l'Histoire  peut 
avoir  enregistré  dans  ce  genre.  Ils  ne  peuvent  être  oubliés, 
ni  diminués,  et  on  n'en  peut  laisser  subsister  une  possi- 
bilité de  retour.  »  Il  faut  qu'il  y  ait  désormais  une  clause 
explicite,  qu'observeront  les  consuls  des  Puissances  qui 
se  trouveront  dans  les  districts  turcs  les  plus  importants, 
où  existent  des  minorités  chrétiennes;  il  faut  que  soient 
infligées  des  pénalités  sévères  pour  la  moindre  infraction 
à  ces  promesses,  qu'une  fois  de  plus  les  Turcs  ne  vont 
pas  manquer  de  nous  faire  de  se  conduire  décemment  à 
l'avenir. 

Le  traité  de  Sèvres  contenait  cette  clause,  qui  en  aucun 
cas  ne  doit  être  absente  du  traité  à  venir,  — car  on  a  assez 
vu,  on  a  vu  assez  longtemps,  qu'en  ces  sortes  de  choses 
paroles  ni  serments  n'avaient  beaucoup  de  valeur.  Il  faut, 
cette  fois,  des  certitudes.  Il  n'est  plus  admissible  que  l'on 
cède  à  la  prétention  des  Kémalistes  de  régler  eux-mêmes 
et  comme  ils  l'entendront  la  question  des  minorités,  sans 
intervention  ni  contrôle  des  Puissances.  Ils  déclarent  que, 

sujettes  plus  civilisées,  ce  n'est  pas  là,  pour  les  Smyrniotes,  une 
perspective  à  considérer  bien  gaiement;  et  la  protection  de  la  mino- 
rité grecque,  de  la  minorité  arménienne,  dans  ces  régions,  devient 
un  point  sur  lequel  l'honneur  même  des  Alliés  est  engagé. 


192  Le  Flambeau. 

d'après  le  Pacte  National  de  l'Assemblée  d'Angora,  ils 
reconnaîtront  aux  minorités  les  mêmes  droits,  les  mêmes 
libertés  que  la  Grèce  ou  la  Bulgarie,  ou  les  autres  Etats 
nés  de  la  guerre  (tels  que  la  Pologne  et  la  Bohême 
par  exemple),  ont  reconnus  à  leurs  minorités;  et  ils 
veulent  que  les  Alliés  reconnaissent  ces  promesses  de 
leur  gouvernement  comme  une  garantie  suffisante.  Il  y  a 
cependant,  entre  la  Grèce,  la  Bulgarie  et  les  autres  Etats 
européens  d'une  part,  la  Turquie  de  l'autre,  cette  diffé- 
rence fondamentale  que  les  premiers  sont  des  Etats 
laïques,  que  le  dernier  est  un  Etat  purement  théocra- 
tique,  cela  en  dépit  des  étonnantes  assertions  fournies 
par  Youssouf  Kémal  Bey  au  correspondant  trop  curieux 
d'un  journal  londonien  (1).  L'Islam  est  en  Turquie  la 
religion  d'Etat,  et  si  les  Etats  européens  reconnaissent 
l'égalité  de  tous  leurs  citoyens  sans  distinction  de  races 
ou  de  cultes,  il  n'en  est  certes  pas  de  même  en  Turquie, 
et  les  assurances  pour  nous  persuader  du  contraire  sont 
toutes  fallacieuses.  De  tous  temps,  et  on  ne  le  répétera 
jamais  assez,  la  Turquie  a  agi  comme  elle  agit  aujour- 
d'hui, et  si  nous  nous  laissions  ébranler  par  ses  promesses, 
ce  serait  de  notre  part  une  faute  bien  volontaire  que  nous 
ne  payerions  jamais  assez.  En  1856,  elle  formulait  le 
même  désir  de  voir  reconnue  son  indépendance  absolue, 
la  même  promesse  de  respecter  les  droits  de  ses  commu- 
nautés non  turques.  Les  Puissances  consentirent  à  la 
traiter  comme  une  Puissance  européenne  et  civilisée; 
elles  témoignèrent  de  leur  entière  confiance  par  les 
articles  7  et  9  du  traité  de  Paris,  que  nous  n'avons  plus 
à  rappeler.  De  son  côté,  la  Turquie,  par  le  Hatt  (décret) 
Humayoun  du  Sultan  Abdul-Médjid  promettait  aux  sujets 
non  musulmans  l'égalité  absolue  devant  la  loi  avec  les 
sujets  musulmans.  L'expérience  se  prouva-t-elle  encou- 

(1)  Voir    le   Daily    Telégraph   du    15    mars    sur   «   la   question   du 
Califat  ». 


La  Protection  des  minorités  chrétiennes.  193 

rageante?  Le  gouvernement  ottoman  montra-t-il  quelque 
capacité,  un  peu  de  bonne  volonté  dans  l'application  de 
ces  mesures  de  sagesse?  Ne  vit-on  pas  les  populations 
chrétiennes  rester  la  race  inférieure  et  méprisée  que  l'on 
réduit  à  la  servitude?  Sans  doute  la  situation  s'améliora 
quelque  peu  à  Constantinople  et  à  Smyrne,  grâce  à  une 
pression  constante  des  Puissances,  mais  dans  les  pro- 
vinces turques  trop  éloignées  des  yeux  européens  les 
persécutions  et  les  exactions  n'en  furent  que  plus  dures. 
En  1860,  les  massacres  des  Maronites  éclataient,  et  les 
Puissances  se  voyaient  bien  forcées  d'intervenir;  il  fallut 
que  la  France  envoyât  une  expédition  en  Syrie  pour 
mettre  fin  à  l'effusion  de  sang,  et  les  Puissances  durent 
donner  au  Liban  un  régime  spécial  d'autonomie  admi- 
nistrative avant  qu'y  refleurît  la  tranquillité  et  la  pros- 
périté. 

Depuis?  —  Depuis  ce  furent,  en  1876-77,  des  mas- 
sacres en  Bulgarie,  des  atrocités  en  Arménie  ottomane, 
qui  eurent  pour  conséquence  la  guerre  russo-turque.  Une 
fois  de  plus  on  fut  obligé  d'abandonner  le  principe  de 
non-intervention  pour  imposer  à  la  Turquie  la  libération 
de  certains  territoires  habités  par  des  chrétiens,  et,  dans 
d'autres  régions,  la  mettre  dans  l'obligation  d'introduire 
des  réformes. 

Plus  tard  encore  le  même  système  ne  devait  pas  cesser 
de  prévaloir,  et  le  gouvernement  ottoman  ne  respecta 
aucun  de  ses  engagements.  La  Roumanie  orientale,  la 
Crète,  ne  furent  délivrées  que  par  des  interventions  des 
Puissances  qui  les  détachèrent  de  l'empire  ottoman  quand 
il  fut  avéré  qu'on  ne  pouvait  faire  rien  de  mieux.  Sans 
doute,  quand  la  Constitution  ottomane  fut  proclamée,  en 
1908,  on  put  croire  un  moment  à  un  essai  de  régénération 
et  de  laïcisation,  mais  cela  n'empêcha  pas  d'effroyables 
massacres  d'Arméniens  de  suivre.  L'Albanie  musulmane 
elle-même  se  révolta  et  chercha  son  salut  dans  son  indé- 
pendance... puis  ce  fut  la  guerre  balkanique,  qui  devait 

13 


194  Le  Flambeau. 

libérer  une  partie  de  la  Macédoine.  Enfin,  ce  fut  la 
Grande  Guerre...  Par  leurs  massacres  et  par  leurs  dépor- 
tations, les  Turcs  ont  fait  périr  alors,  chez  eux,  un  million 
de  chrétiens... 

Du  reste,  passons  en  revue  les  traités  avec  la  Hongrie, 
la  Bulgarie,  la  Grèce  et  la  Pologne  ;  nous  verrons  que  les 
clauses  relatives  aux  minorités  portent: 

1°  Sur  la  protection  pleine  et  entière  de  la  vie  et  de  la  liberté,  sans 
distinction  de  race  et  de  religion; 
2°  Sur  le  libre  exercice  de  toute  foi,  religion  ou  croyance  ; 

3°  Sur  l'égalité  devant  la  loi  et  la  jouissance  des  mêmes  droits 
civils  et  politiques,  sans  distinction  de  race  et  de  religion; 

4°  Sur  l'usage  de  la  langue  en  matière  de  presse  et  de  publication, 
dans  les  réunions  publiques,  et  oralement  ou  par  écrit  devant  les 
tribunaux  ; 

5°  Sur  la  création  et  l'entretien,  par  les  minorités,  d'institutions 
charitables,  religieuses,   sociales  et  scolaires. 

Tel  est  le  tableau  des  droits  que  les  Turcs  voudraient 
reconnaître  à  leurs  minorités.  Que  deviendrait,  par  cette 
concession  apparente,  la  législation  spéciale  qui  jusqu'à 
ce  jour  régissait  en  Turquie  les  communautés,  constituant 
ce  que  si  improprement  on  a  appelé  les  «  privilèges  reli- 
gieux »  des  non-musulmans?  du  même  coup  qui  leur 
conférerait  les  droits  des  communautés  européennes,  ces 
minorités  ne  seraient-elles  pas  privées  de  ceux  que  les 
Puissances  européennes  avaient  pu  obtenir  pour  elles  au 
cours  des  siècles,  et  qui  trop  souvent  déjà  n'entrèrent 
guère  dans  la  pratique?  Jamais,  jusqu'à  ce  jour,  notre 
diplomatie  occidentale  ne  manqua  d'insister,  auprès  du 
gouvernement  ottoman,  sur  l'absolue  nécessité  d'accor- 
der un  statut  particulier  aux  communautés  chrétiennes, 
et  c'est  sous  la  pression  de  l'Europe  que  le  sultan  Mah- 
moud II  proclama  en  1839  le  Hatt  impérial  de  Gulhané 
qui  confirmait  des  «  privilèges  »  accordés  depuis  long- 
temps. Après  le  traité  de  Paris  un  nouveau  rescrit  impé- 


La  Protection  des  minorités  chrétiennes.  195 

rial  vint  à  nouveau  garantir  leur  maintien;  et  en  1878  le 
traité  de  Berlin  les  affirma  encore  par  son  article  62. 
Il  ne  saurait  donc  être  question  de  les  supprimer  ;  il  faut 
au  contraire  les  renforcer,  obliger  la  Turquie  à  les  res- 
pecter avec  un  peu  plus  de  sincérité.  Non  seulement  le 
changement  proposé  n'offrirait  pas  de  garantie  nouvelle, 
mais  encore  il  provoquerait  un  état  de  choses  intolérable 
pour  les  non-musulmans,  car  il  est  ridicule,  par  exemple, 
de  parler  de  l'égalité  des  droits  politiques  et  civils  dans 
l'empire  turc,  vu  qu'il  est  impossible  d'y  atteindre  dans 
un  Etat  théocra tique  basé  sur  le  Coran,  qui  refuse  d'ad- 
mettre l'égalité  entre  musulmans  et  non-musulmans. 

C'est  pourquoi  une  confiance  et  un  optimisme  aveugles 
seraient  hors  de  saison.  Il  faut  des  garanties  positives, 
dont  le  fonctionnement  soit  garanti  par  le  contrôle  direct 
des  Puissances.  Peut-être  l'impression  a-t-elle  trop  pré- 
valu, dans  quelques  milieux,  que  la  conférence  de  Paris 
avait  insuffisamment  préparé  la  défense  des  intérêts  des 
minorités  chrétiennes.  Si  nous  nous  en  reportons  à  la 
déclaration  même  que  fit  en  rentrant  lord  Curzon  à  la 
Chambre  des  Lords  (30  mars),  il  est  pourtant  aisé  de 
voir  que  le  principe  de  la  protection  est  maintenant  défi- 
nitivement posé.  Lord  Curzon  a  formulé  en  effet,  pour 
les  minorités,  quatre  desiderata  qui  sont  ce  que  l'on  peut 
demander  de  mieux  et  de  plus  précis  pour  les  modalités 
souhaitables  de  la  protection  : 

1°  Assurer  aux  minorités  chrétiennes  la  jouissance  de 
toutes  les  garanties  qu'il  y  a  trois  ans  on  trouva  néces- 
saire d'introduire  dans  tous  les  traités  européens;  nous 
les  avons  citées  plus  haut  en  faisant  allusion  aux  garanties 
des  traités  de  Neuilly,  Trianon,  etc.  ; 

2°  Pour  les  minorités  d'Asie  Mineure  surtout,  assurer 
les  garanties  additionnelles  qui  furent  déjà  proposées 
dans  le  traité  de  Sèvres;  ce  sont  celles  que  stipulent  les 
articles  142,  144,  145  du  traité  de  Sèvres,  concernant 
l'annulation  des  conversions  à  l'Islamisme  sous  le  régime 


196  Le  Flambeau. 

terroriste  qui  prévalut  pendant  la  dernière  guerre;  la 
réparation  des  torts  causés  par  les  déportations,  séques- 
trations, captivités  pendant  la  guerre;  l'engagement,  par 
le  gouvernement  ottoman,  de  faciliter  l'organisation  de 
commissions  mixtes  de  la  S.  D.  N.,  à  l'effet  de  recevoir 
les  plaintes  des  victimes;  l'annulation  de  la  loi  injuste 
de  1915  sur  les  propriétés  abandonnées  par  la  force;  l'en- 
gagement de  faciliter  le  retour  dans  leurs  foyers  à  tous 
les  Ottomans  de  race  non  turque  qui  en  furent  chassés 
par  la  violence  ;  de  contribuer  à  la  reprise  des  affaires  le 
plus  tôt  possible  et  sans  aucune  charge  pour  les  victimes  ; 
de  fournir  la  main-d'œuvre  nécessaire  pour  la  reconstruc- 
tion et  la  restauration  des  couvents  et  églises  dévastés; 
la  restitution  par  l'Etat,  aux  communautés,  des  biens 
privés  restés  sans  héritiers  par  suite  de  massacres;  l'or- 
ganisation d'un  système  électoral  basé  sur  le  principe  de 
la  représentation  proportionnelle  des  minorités  ethniques, 
etc.,  etc.,  —  tout  ce  qui  en  somme  peut  réparer  en  partie 
les  horreurs  subies  par  les  populations  chrétiennes  pen- 
dant la  grande  guerre,  alors  que  le  Turc  se  crut  libre  de 
satisfaire  ses  goûts  de  carnage  sans  plus  aucune  entrave... 

3°  Rétablir  les  anciens  privilèges  ecclésiastiques  ou 
éducationnels  accordés  aux  minorités  d'Asie  sous  la  loi 
de  l'Islam;  ceci  concerne  les  prérogatives  des  patriarcats 
et  les  «  privilèges  »  dont  nous  avons  dit  tout  à  l'heure  la 
nécessité,  —  une  législation  spéciale  pouvant  seule  garan- 
tir, et  jusqu'à  un  certain  point  seulement,  la  vie  sociale 
des  chrétiens  en  pays  islamique  ; 

4°  Fournir  toutes  nouvelles  garanties  qui  pourraient 
être  jugées  nécessaires,  soit  par  suite  des  conditions  des 
minorités,  soit  par  suite  des  circonstances  de  lieux  où 
elles  sont. 

En  fait,  conclut  lord  Curzon,  «  il  ne  faut  plus  se  fier, 
ici  et  là,  à  des  clauses  occasionnelles  ;  il  faut  formuler  un 
code  international,  établi  par  une  conférence  interalliée, 
code  international  qu'il  faudra  placer  sous  la  surveillance 


La  Protection  des  minorités  chrétiennes.  197 

générale  et  effective  de  la  S.  D.  N.,  en  laquelle  lord 
Curzon  voit  l'instrument  le  plus  efficace,  et,  dans  plu- 
sieurs cas,  le  seul  instrument  possible  pour  l'exécution 
des  mesures  protectrices.  D'ailleurs,  aux  termes  des 
traités  européens,  la  S.  D.  N.  a  été  établie  gardienne  des 
clauses  de  minorités.  Elle  peut  aisément  nommer  six  ou 
sept  commissaires  spéciaux,  dont  la  mission  serait  de 
veiller  assidûment  à  ce  que  soient  exécutées  les  clauses 
du  code  à  venir,  et  de  se  tenir  en  contact  permanent  à  la 
fois  avec  les  minorités  et  avec  le  gouvernement  turc. 

Ainsi  l'espoir  demeure  d'une  solution  internationale, 
et  désintéressée.  Il  n'est  que  trop  vrai  en  effet  que, 
dans  le  règlement  de  la  troublante  question  des  mino- 
rités, les  Puissances  de  l'Entente,  tant  par  suite  d'en- 
gagements déjà  pris  que  par  suite  d'appétits  écono- 
miques peut-être  inévitables,  ont  manqué  à  la  fois  de  la 
force  matérielle  et  de  la  force  morale  qu'il  fallait  pour 
résoudre,  en  toute  bonne  volonté,  le  problème.  Les  mino- 
rités n'ont  point  été  jusqu'ici  traitées  avec  la  justice  qu'il 
eût  fallu.  Il  appartient  aux  Alliés  de  le  reconnaître,  de  se 
mettre  de  côté,  afin  que  toutes  les  nations  civilisées, 
prises  dans  leur  ensemble,  entreprennent  de  conclure 
enfin  sur  ce  sujet  poignant.  «  Il  n'est  rien  »,  remarque  le 
correspondant  diplomatique  du  Daily Telegraph(VT  avril), 
«  comme  une  politique  nette  et  droite  pour  impressionner 
le  Turc  ».  La  politique  des  Puissances  occidentales  en 
Orient  n'a  pas  été  très  nette  en  ces  dernières  années; 
elle  a  souvent  dévié  de  son  but. 

Et  c'est  pourquoi  l'opinion  semble  prévaloir  de  plus  en 
plus  que  les  sauvegardes  des  minorités  devront  être  for- 
mulées en  pleine  liberté  non  par  les  Puissances  qui  jus- 
qu'aujourd'hui s'en  sont  occupées,  mais  par  un  corps 
plus  universel,  tel  que  la  Société  des  Nations. 

Altiar. 


Le  Monument  aux  Élèves  de  l'Université  de  Liège 
Morts  pour  la  Patrie 


La  guerre  n'était  pas  finie,  la  victoire  ne  faisait  qu'ap- 
paraître au  loin,  vision  voilée,  promesse  incertaine,  quand 
des  professeurs  assemblés  de  l'université  de  Liège  déci- 
dèrent qu'à  la  mémoire  de  leurs  élèves  ou  anciens  élèves, 
tombés  pour  la  défense  du  pays,  un  monument  de  recon- 
naissance serait  élevé.  Longtemps  encore,  le  nombre  des 
victimes  s'accrut.  Puis  ce  fut  la  délivrance,  et  ce  jour-là, 
quand  le  peuple,  respirant  enfin,  se  sentit  renaître  à 
l'espoir,  au  travail,  à  la  joie,  la  signification  resplendit 
du  sublime  holocauste.  «  Ils  sont  morts,  dit-on,  pour  que 
nous  vivions.  » 

Plus  simplement  encore  et  plus  largement  on  eût  pu 
dire  :  «  Ils  sont  morts  pour  nous.  »  Ces  mots,  hommage 
de  respect,  cri  d'amour  et  de  gratitude,  qu'on  les  grave 
donc  sur  l' ex-voto  de  l'université  de  Liège  inauguré 
dimanche  !  Ils  rappellent  la  situation  où  nous  fûmes  et  le 
danger  que  nous  avons  couru,  le  courage  qu'il  fallait  pour 
tenter  de  nous  défendre,  le  prix  qu'a  coûté  notre  salut. 
Ce  sont  les  seuls  beaux  après  la  guerre.  Ils  évoquent  le 
plus  grand  des  martyrs,  justifient  un  héroïsme  qui  en  a 
besoin  par  la  sainteté  du  devoir.  On  les  sent  pénétrés  de 
tendresse,  de  pitié,  de  douleur  et  d'orgueil,  avec  je  ne  sais 
quel  accent  de  gravité  religieuse,  et  si,  le  18  juin  passé, 
le  bas-relief  du  sculpteur  Jules  Berchmans  qu'on  venait 
de  dévoiler,  étreignait  la  foule,  comme  je  l'ai  vu,  d'une 
sorte  d'émotion  sacrée,  c'est  qu'il  traduisait  avec  une 


Le  Monument  aux  Elèves  de  V Université  de  Liège.     199 

sobre  éloquence  ces  sentiments-là,  éclos  en  des  heures 
solennelles  au  plus  profond  de  nos  âmes. 

Un  mort,  ce  mort-là  qui  représentait  les  deux  cent- 
quarante-quatre  vaillants  de  l'université  tombés  vraiment 
au  champ  d'honneur,  lui  seul,  étendu,  sans  aucun  sym- 
bole —  enfin!  —  avec  le  seul  apparat  d'un  long  suaire 
et,  devant  lui,  le  cortège  ralenti  des  jeunes  hommes  sau- 
vés par  lui  non  de  la  mort,  mais  d'une  vie  déshonorée  — 
et  cela  constitue  tout  le  monument  — ;  ce  mort  gisant  et 
ces  éphèbes  pensifs  au  point  central,  je  dirais  presque  au 
foyer  d'une  maison  où  l'on  se  flatte  de  préparer  au  pays 
une  élite  de  forces  neuves,  hardies,  robustes  pour  la  pen- 
sée ou  l'action:  personne  qui  n'eût  en  soi  le  sentiment 
d'une  heureuse  inspiration  et  d'harmonieuses  concor- 
dances. Au  fond,  il  n'y  a  encore  que  de  savoir  aimer 
pour  trouver  de  ces  effets,  si  grands,  si  simples.  Il  est 
vrai  que  beaucoup  de  talent  est  alors  nécessaire,  car  rien 
n'est  plus  difficile  que  de  frapper  fort,  et  juste,  avec  des 
moyens  délibérément  restreints.  Berchmans  a  su  le  faire. 


Le  Monument  aux  morts  de  l'université  de  Liège  se 
trouve  placé  devant  un  haut  palier  d'où  le  visiteur  le  peut 
contempler  non  de  bas  en  haut,  comme  il  arrive  souvent, 
mais  de  niveau  et  à  une  distance  de  quelques  mètres.  Il 
consiste  en  un  bas-relief  rectangulaire  de  bronze  à  la 
patine  dorée  reposant  sur  un  socle  de  marbre  vert  an- 
tique. Il  s'exhausse  ainsi  jusqu'au  point  où  la  lumière, 
tombant  d'en  haut,  vient  le  baigner  d'une  clarté  très 
douce.  L'entourage  est  de  marbre  blanc:  ce  sont  les 
larges  plaques  rectangulaires  sur  lesquelles  brillent  en 
lettres  d'or  les  noms  des  héros  en  longues,  longues 
colonnes.  Au  dessus,  le  rythme  alourdi  de  quelques  guir- 
landes, des  consoles,  un  larmier...  L'architecte  liégeois 
qui  conçut  cet  ensemble,  M.  Paul  Combien,  sentit  fine- 


200  Le  Flambeau. 

ment,  lui  aussi,  quelle  simplicité  convenait  à  cette  façon 
de  catafalque  dressé  dans  la  demeure  des  hautes  études, 
et  le  bas-relief  l'y  conviait  assurément. 

Donc,  à  l'avant-plan,  juste  sur  le  socle,  le  glorieux 
cadavre  rayant  de  sa  masse  rigide,  horizontale,  toute  la 
largeur  du  monument.  On  ne  voit  que  lui,  d'abord,  il 
requiert  les  regards,  et  la  pensée  qu'il  attire  ne  peut  plus 
s'en  détacher.  D'uniforme,  d'équipement,  d'arme  quel- 
conque, nulle  trace.  Pas  même  un  casque!  Et  ceci  est 
très  beau  déjà  d'avoir  compris  que  nous  n'avions  pas 
besoin  de  ces  prémonitions  pour  savoir  et  sentir  profon- 
dément notre  récente  histoire.  Non,  ni  casque,  ni  sabre, 
ni  fusil;  point  de  lion,  ni  d'aigle,  ni  de  drapeau;  mais  un 
linceul  immense,  une  sainte  grosse  toile  qui  se  tend  ici, 
là  se  tasse  ou  se  déroule  pour  envelopper,  modeler  de  sa 
rude  caresse  le  corps  qui  ne  se  relèvera  plus. 

En  était-il  donc  ainsi  là-bas,  au  bord  de  la  tranchée? 
Un  large  repli  qu'on  dirait  repassé  au  fer  forme  à  la  tète 
un  bandeau  mystérieux.  On  devine  sous  la  double  épais- 
seur de  l'étoffe  le  front,  les  yeux  et  voici  le  cou,  puis  le 
torse  bombé.  Ah!  qu'il  était  fort,  ce  jeune  homme!  Un 
souffle  invincible,  dirait-on,  gonfle  encore  le  thorax, 
bande  les  côtes,  mais  les  bras  reposent  inertes,  le  corps 
s'allonge  et  ce  n'est  plus  rien  dès  lors  que  les  jambes 
gainées  dans  un  étroit  fourreau,  les  pieds  superposés, 
dressant  très  loin  leurs  pointes,  une  forme  indistincte 
qu'une  main  d'ami  sur  sa  dernière  couche  a  bordée. 

Berchmans  a  vu  plus  d'une  fois,  j'en  suis  sûr,  entre 
Nieuport  et  La  Panne,  ce  linceul  étalé,  cette  image  ano- 
nyme qui  représenta  des  milliers  et  des  milliers  de  fois 
les  jeunes  hommes  alignés  pour  la  dernière  parade,  et 
c'est  ce  souvenir  qui  lui  a  permis,  j'imagine,  d'exprimer 
avec  tant  de  force  la  vision  tragique  ;  peut-être  encore  se 
rappelait-il  certains  beaux  monuments  admirés  jadis 
quand  il  avait  commerce  quotidien  avec  l'histoire  de 
l'art:  les  lames  de  cuivre  gravé  de  Bruges  où  le  suaire 


Le  Monument  aux  Elèves  de  l'Université  de  Liège.     201 

aux  plis  sépulcraux,  scellés  d'une  croix,  ne  laisse  plus 
apparaître  du  défunt  que  deux  lèvres  entr 'ouvertes,  les 
tombeaux  français  du  xvie  siècle  conçus  pour  élucider  la 
mort?  Je  ne  sais.  Mais  encore  est-il  qu'au  moment  où  la 
statuaire  paraît  trembler  devant  le  «  portrait  ultime  »  et 
lui  préfère  des  symboles  fatigués,  lui  nous  a  rendu  avec 
une  tendresse,  une  fidélité  également  émouvantes  le 
gisant,  le  transi  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  d'oublier. 
Je  lui  en  sais,  pour  ma  part,  un  gré  infini  ! 

Car  ce  gisant,  il  soutient  tout  dans  le  monument,  il 
souligne  tout,  il  explique  tout.  A  lui  va  notre  âme.  C'est 
pour  lui  ce  socle  érigé  comme  un  autel,  ces  plaques  de 
marbre  qui  l'accostent  et  célèbrent,  elles  aussi,  son  sacri- 
fice. Ces  jeunes  gens  enfin  qui  passent,  il  n'est  rien  dans 
leur  être  physique,  rien  dans  leur  âme  secrète  qui  ne  soit 
commandé  par  lui.  Magnifique  unité!  Il  est  le  modèle  et 
la  leçon  —  la  leçon  proposée  littéralement  à  tous  ceux 
que  l'université  rêve  de  former  à  son  exemple. 

* 
*    * 

A  vrai  dire,  ce  thème  plein  de  ressources  étant  adopté, 
le  gisant  était  de  l'œuvre  entière  la  partie  la  plus  facile- 
ment exécutable.  Il  y  a,  entre  le  socle  et  le  bas-relief 
adossé,  l'espace  suffisant,  la  base  ménagée  à  souhait  pour 
une  forme  assez  volumineuse;  et  d'indiquer  un  cadavre 
sous  une  étoffe  drapée,  de  sculpter  un  suaire  et  même  de 
lui  faire  parler  un  langage  éloquent,  c'est  une  tâche  où 
le  métier  obéit  facilement  à  l'esprit  qui  le  dirige.  Il  n'en 
était  plus  de  même  du  cortège  des  éphèbes  contemplant 
leur  aîné. 

Mais  d'abord,  comment  les  représenter?  Je  ne  suis  pas 
sûr  que  plus  d'un  sculpteur  n'eût  supputé,  en  cette 
occurrence,  les  avantages  de  la  casquette  d'étudiant,  du 
cover-coat  et  de  la  coiffure  «  à  l'aviateur  ».  Dieu  me  garde 
de  penser  de  cela  le  moindre  mal,  mais  c'est  là  du  réalisme 


202  Le  Flambeau 

superficiel  quand  il  était  nécessaire  d'atteindre  à  la  vie 
profonde,  la  transcription  de  modes  passagères  dont  on 
devine  l'effet  en  face  du  gisant,  lui,  l'éternel  silence  et 
le  devoir  permanent. 

D'autres  n'eussent-ils  pas  pensé  aux  soldats  de  demain? 
Cela  eût  permis  l'uniforme,  la  baïonnette  et  la  charge, 
choses  exaltantes!  Sans  doute.  Mais  si  demain  consistait 
précisément  à  se  battre  autrement  que  par  le  fusil  ou  la 
grenade,  si  l'exemple  du  mort  commandait  un  effort  et 
des  sacrifices  qui  n'eussent  rien  de  commun  avec  ceux 
de  la  bataille,  à  quoi  rimerait  dans  le  relief  l'appareil  mili- 
taire? Mieux  valait  penser  à  l'avenir  qu'au  passé,  ou 
plutôt,  mieux  valait  s'élever  au-dessus  de  l'un  et  de 
l'autre,  jusqu'à  la  sphère  des  valeurs  éternelles. 

Et  je  pense  enfin  que  c'eût  été  un  moyen  commode 
de  se  tirer  d'affaire  que  de  concevoir  une  belle  figure 
symbolique,  masculine  ou  féminine,  tenant,  portant,  ten- 
dant ou  offrant  une  palme,  une  couronne,  une  épée... 
Eh  bien,  non.  Pour  exprimer  l'homme  vrai,  qui  a  un 
cœur  et  une  intelligence,  ce  ne  sont  pas  des  allégories 
qu'il  faut,  c'est  l'homme  lui-même  avec  toutes  ses  puis- 
sances et,  dans  le  cas  présent,  c'était  l'homme  en  sa 
jeunesse,  au  comble  de  la  force,  doté  des  énergies  et  des 
grâces  qui  sont  fleurs  de  la  vie,  montrant  enfin,  non  par 
la  façon  de  porter  son  costume,  mais  son  âme,  combien 
il  est  pur,  doux  et  résolu.  Berchmans,  encore  une  fois, 
Ta  bien  compris. 

Six  jeunes  hommes  nus  passent  à  la  file  dans  le  même 
plan  ou,  plus  exactement,  se  suivent  de  telle  sorte,  que 
tous  les  plans  indiqués  par  l'artiste  en  relief  gradué  ou 
en  raccourcis  soient  contenus  dans  une  minime  profon- 
deur ;  ces  six  jeunes  hommes  accomplissent  le  même  rite, 
sont  pénétrés  de  sentiments  analogues  devant  le  commun 
objet  de  leur  reconnaissance.  Les  animer  tous,  les  tenir 
tous  unis  de  corps  et  d'âme  en  variant  autant  qu'il  était 


Le  Monument  aux  Elèves  de  l'Université  de  Liège.     203 

nécessaire  leurs  poses,  leurs  attitudes  et  leurs  gestes: 
quelle  difficulté! 

L'écueil  était  la  rupture  entre  le  gisant  et  les  éphèbes, 
rupture  des  lignes  concertantes  ou  des  accords  spirituels. 
Or  voici  :  les  éphèbes  sont  tous  debout  et  rangés  de  telle 
sorte  que  les  têtes  atteignent  ensemble  au  même  niveau. 
Cela  est  grec,  de  la  Grèce  archaïque  —  je  n'emploie  pas 
de  terme  savant,  mais  tous  les  connaisseurs  me  compren- 
dront —  et,  ce  qui  importe  bien  plus,  cela  est  très  logique 
parce  que  cette  ligne  de  sommet  parallèle  au  gisant  con- 
fère à  l'ensemble  du  monument  un  puissant  cachet  d'unité 
en  même  temps  que  son  allure  monumentale. 

Mais  où  est  la  variété?  Dans  les  têtes  droites,  diverse- 
ment penchées,  fièrement  levées,  dans  les  gestes  des 
mains  et  des  bras,  l'énergie  redressée  ou  la  vigueur  dé- 
tendue et  comme  lasse,  accablée,  des  torses,  des  reins  et 
des  jambes  en  des  modulations  nombreuses  ;  elle  est  dans 
la  multiplicité  des  frémissements  intimes  auxquels  cor- 
respond au  dehors  la  couleur  nuancée  des  modelés,  soit 
de  l'os,  soit  du  muscle. 

Et  tout  cela  expressif  au  plus  haut  point:  je  pourrais 
analyser  les  sentiments  particuliers  de  chacun  des  per- 
sonnages, les  montrer  aussi  clairement  dans  la  construc- 
tion matérielle  que  l'accent  des  physionomies;  tout  cela 
naissant  d'une  source  commune:  le  mort,  ramené  vers 
un  unique  objet  de  contemplation  et  d'amour:  le  mort. 
Voilà  l'unité,  la  grandeur. 

Des  thèmes  austères  comme  celui-ci  sont  périlleux  à 
l'exécution.  Non  pas  que  l'artiste  risque  autant  qu'on  le 
croit  de  ne  pas  être  compris:  s'il  est  profondément  ému, 
il  saura  communiquer  son  émotion  à  coup  sûr.  Mais  se 
priver  du  secours  de  tant  d'artifices:  symboles,  acces- 
soires, attributs  divers,  viser  au  simple,  au  «  dépouillé  », 
ne  demander  qu'au  nu,  comme  ici,  une  sobre  et  mâle 
séduction,  c'est  se  condamner,  en  quelque  sorte,  à  une 
probité  de  métier  incorruptible. 


204  Le  Flambeau. 

Berchmans  a  du  métier  plastique  une  conception  aussi 
éloignée  que  possible  de  l'académisme.  Il  est  de  ceux  qui 
veulent  atteindre  au  vrai,  non  par  l'application  de  procé- 
dés coutumiers,  fussent-ils  consacrés  par  l'exemple  de 
grands  artistes  anciens  ou  modernes.  En  sa  manière,  le 
vrai  s'accuse  du  dedans  au  dehors  et  les  dehors  qui,  d'or- 
dinaire, plaisent  à  la  foule,  ne  sont  pas  les  siens.  Il  déteste 
le  modelé  lisse  et  arrondi  qui,  souvent,  tue  la  couleur 
superficielle,  éteint  la  clarté  intérieure.  Mieux  vaut  pour 
lui  un  modelé  un  peu  fruste  ou  des  plans  multiples 
attestent  l'énergie  des  dessous  et  le  nuancement  des  appa- 
rences. Telle  est  la  voie  où  il  s'est  engagé,  au  bout  de 
laquelle  il  fera  des  œuvres  accomplies  et  où  le  monument 
de  Liège  marque  la  plus  heureuse  étape. 

Celui-ci  fera  honneur  au  sculpteur  et  au  poète,  l'un 
servant  l'autre.  Au  cœur  même  de  l'université,  il  restera 
ce  que  nous  voulions  qu'il  fût:  le  témoignage  d'un  culte 
impérissable,  une  œuvre  de  beauté,  une  leçon  de  vertu 
et  de  force  morale. 

Marcel  Laurent. 


Charles  Lecocq 


C'est  un  douloureux  honneur  pour  moi  de  rappeler  ici 
la  mémoire  du  jeune  écrivain,  prématurément  enlevé  aux 
lettres,  qui,  voilà  queques  mois,  menait  le  bon  combat 
pour  l'art  libre,  à  l'Université  de  Bruxelles. 

Le  petit  Liégeois  Charles  Lecocq  —  inscrit  à  la  candi- 
dature en  philosophie  et  lettres  après  avoir  étudié  en 
Polytechnique  les  mathématiques  supérieures  —  vient 
d'être  enlevé  par  une  affreuse  et  courte  maladie.  Et  je 
ne  sais  si  je  dois  insister  sur  l'éloge  amical  de  l'étudiant 
ou  sur  l'hommage  qui  doit  être  rendu  à  un  talent  fauché 
comme  un  blé  vert,  en  pleine  promesse  de  généreuses 
moissons. 

Ce  qui  frappait  chez  ce  grand  gamin  très  doux,  aux 
gestes  menus,  au  regard  limpide  et  vif,  c'était  une  subtile 
intelligence,  un  sens  critique  déjà  fort  développé,  une 
exquise  cordialité  qui  ne  se  livrait  que  discrètement.  Dès 
que  j'eus  le  bonheur  de  voir  le  «  cadet  »  me  prendre  en 
amitié,  je  sus  la  valeur  de  sa  simple  poignée  de  main  et 
de  son  dévouement  scrupuleux. 

Charles  Lecocq  fut  à  mes  côtés  quand,  dans  la  pé- 
nombre des  vieux  couloirs  de  la  rue  des  Sols,  nous  allu- 
mâmes la  Lanterne  sourde  afin  de  dédier  à  la  poésie 
quelques  rais  de  clarté  dansante. 

J'ai  revu  —  méthodiquement  rangés  sur  son  bureau 
et  tels  qu'il  les  avait  laissés  avant  que  d'être  emmené 
dans  la  triste  clinique  de  Suisse  —  ses  petits  registres 
d'administrateur  consciencieux,  voisinant  avec  les  der- 
niers livres  parus,  et  des  cahiers  d'écolier  qu'il  remplis- 
sait de  son  écriture  régulière,  nette  ainsi  que  sa  pensée 


206  Le  Flambeau, 

et  son  style.  Une  poignante  tristesse  s'en  dégageait. 
Les  voici  sur  ma  table,  ces  feuillets,  fragments  d' œuvre, 
points  de  repère.  Et  je  songe  en  les  triant  à  celui  qui, 
servi  par  un  étonnant  esprit  de  synthèse,  avait  dégagé 
de  ses  lectures,  de  ses  études  universitaires  et  de  sa 
prime  expérience  de  la  vie,  ce  scepticisme  précoce 
qu'Anatole  France  teintait  de  souriant  optimisme.  Et  je 
songe,  d'autre  part,  à  celui  qui,  sans  tapage,  avait  la 
force  juvénile  d'accepter  et  de  défendre  un  mouvement 
d'enthousiasme. 

L'œuvre  de  notre  ami,  faut-il  la  considérer  comme  une 
réalisation  définitive?  Plutôt  —  et  pour  ne  pas  être 
infidèles  à  la  vraie  modestie  du  jeune  écrivain  —  mettons 
les  prémices  d'art  qu'il  nous  a  laissées  en  regard  de 
l'esprit  qui  les  offrit  en  signe  d'adhésion  à  un  culte  de 
beauté.  Et  devant  ces  nombreux  essais,  si  solides  déjà,  si 
dépourvus  des  scories  et  des  emphases  qui  déparent  tant 
de  poètes  de  vingt  ans  —  pour  ne  point  parler  de  cer- 
tains aînés  —  pensons,  avec  un  respectueux  sentiment 
de  regret,  aux  livres  que  préparait  un  jeune  homme  éclec- 
tique et  sensible. 

Zadig  à  Babylone  —  plaquette  initiale  que  précédèrent, 
éparses  dans  les  revues,  des  nouvelles  émues,  finement 
écrites  —  c'est  une  suite  à  l'histoire  de  «  Zadig  »,  délicieu- 
sement imitée  de  M.  de  Voltaire.  Charles  Lecocq  affec- 
tionnait, tout  en  gardant  à  son  style  une  alerte  originalité, 
les  tournures  archaïques  ou  les  solennités  classiques  qui 
prêtaient  au  remarquable  humoriste  qu'il  était  un  ton  de 
docteur  biendisant.  On  retrouve  dans  le  Papou  chez  les 
Blancs,  conte  inachevé  que  ses  amis  publieront,  ce  don 
de  personnelle  assimilation,  joint  au  bénéfice  d'une  impor- 
tante culture  littéraire.  Mais  c'est  avec  joie  qu'on  y  voit, 
renforcées  et  plus  dégagées  des  influences  inévitables,  ses 
qualités  d'observateur  primesautier,  truculent,  facétieuse- 
ment  poli.  Quel  précieux  sourire  anéanti  ! 

Critique  amène,    juste  et  pondéré,    Charles    Lecocq 


Charles  Lecocq.  207 

était  apprécié  par  les  lecteurs  de  la  revue  la  Nervie.  Et 
c'est  pourquoi  ceux  qui,  derrière  le  vieux  drapeau  des 
étudiants,  conduisaient  au  cimetière   de  Forest  le  probe 
camarade  et  le  fantaisiste  littérateur,  avaient  conscience 
d'une  double  perte. 

Le  Flambeau  a  tenu  à  consacrer  au  cher  disparu  une 
place  méritée.  Avec  son  père  —  qui  fut  pour  lui  un  grand 
ami  et  un  stimulateur  —  Charles  Lecocq  aida  de  toutes 
ses  forces  à  répandre  la  vaillante  revue,  lorsqu'elle  pa- 
raissait clandestinement,  sous  l'occupation.  Plus  tard,  il 
y  collabora,  au  grand  jour. 

Aucune  des  formes  de  la  pensée  et  de  l'art  n'était 
étrangère  à  Charles  Lecocq.  Il  est  mort  à  vingt  ans! 

Paul  Vanderborght. 


Zadig 

Qui  montre  combien  Zadig  est  un  chef  d'État  unique, 
puisqu'il  désire  le  bien  du  peuple. 

—  Croyez-vous,  dit  Zadig,  que  l'Etat  soit  administré 
selon  toute  équité?  Il  m'est  venu  depuis  quelque  temps 
des  scrupules  au  sujet  du  mandat  que  je  remplis.  Grâce  à 
la  Providence,  devant  qui  s'humilie  mon  front,  à  peine 
ai-je  dicté  une  loi  que  dix  millions  d'hommes  y  obéissent, 
et  le  moindre  de  mes  gestes  allonge  son  ombre  jusqu'aux 
limites  de  l'Empire.  Ne  vous  paraît-il  pas,  mon  cher  Ca- 
dor,  que  cette  puissance  ne  devrait  pas  tenir  entre  mes 
mains  seulement?  Je  me  suis  longtemps  concerté  avec  moi- 
même,  et  je  me  demande  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux 
associer  à  mon  gouvernement  un  certain  nombre  d'hom- 
mes choisis  par  les  dix  millions  de  citoyens  qui  peuplent 
Babylone. 

—  Seigneur,  dit  Cador,  ces  scrupules  témoignent  de  la 
grande  bonté  qui  parfume  votre  âme;  mais  j'ignore  s'ils 
sont  de  saison.  Souffrez  que  je  vous  présente  certaines 
objections  insinuées  par  mon  esprit  taquin.  Dans  le  nom- 
bre des  citoyens  qui  pourraient  se  choisir  des  mandataires, 
il  est  certes  des  savants  et  des  imbéciles.  Le  vote  du  savant 
et  celui  de  l'imbécile  auront-ils  même  poids?  Si  oui,  è'est 
une  injustice  ;  si  non,  ce  n'en  est  pas  moins  une,  car  com- 
ment juger  du  degré  d'intelligence  d'un  homme?  Dieu  seul 
peut  déterminer  la  valeur  d'un  mortel,  et  je  doute  fort 
qu'il  consente  à  descendre  sur  notre  machine  ronde  pour 


Zadig.  209 

se  livrer  à  de  telles  occupations.  Ensuite,  que  faire  en 
l'occurrence  de  l'avis  des  femmes?  Le  refuser?  Les  fem- 
mes sont,  après  tout,  nées  de  la  même  matrice  que  nous, 
et  ce  serait  les  charger  de  mépris  qu'agir  de  la  sorte. 
L'accepter?  Vous  n'ignorez  pourtant  pas,  Seigneur,  la 
parole  du  Sadder  :  les  femmes  sont  des  êtres  aux  cheveux 
longs  et  aux  idées  courtes.  D'ailleurs,  il  vous  serait  loisi- 
ble de  tenter  une  expérience  :  ouvrir  un  bazar  le  jour  où 
l'on  dévoilerait  les  urnes.  Combien  de  Babyloniennes 
iraient  voter,  et  combien  iraient  admirer  les  étoffes?... 
Seigneur,  loin  de  moi  la  pensée  que  tout  soit  pour  le 
mieux  :  mais  laissez-moi  constater  que  les  choses  vont  le 
moins  mal  qu'elles  puissent  aller  en  un  monde  où  l'homme 
est  un  loup  pour  l'homme.  Et  si  votre  main  douce  et  ferme 
abandonnait  le  sceptre,  vingt  envieux  aussitôt  se  le  dispu- 
teraient, tels  des  chiens  un  os.  Aussitôt  le  pays,  sur  qui 
pleuvaient  jadis  vos  bienfaits,  comme  au  printemps  les 
fleurs  blanches  du  cerisier,  s'allumerait  d'un  coin  à  l'autre 
et  retentirait  du  choc  des  armes  et  du  son  des  buccins. 
Non,  non,  croyez-m'en:  gardez  l'hermine,  Seigneur; 
gardez  aussi  vos  soldats  et  leurs  lances. 

—  Ah!  l'armée,  dit  Zadig  en  hochant  la  tëtQf  c'est  la 
rouille  qui  ronge  la  nation.  A  voir  mille  jeunes  hommes 
hauts  en  chair  et  pleins  de  santé  joindre  les  pieds,  tourner 
à  gauche,  à  droite,  pincer  les  cordes  des  arcs,  bref,  ap- 
prendre à  tuer  le  plus  diligemment  du  monde  un  autre 
jeune  homme  vêtu  de  manière  différente,  je  songe  avec 
amertume  que  la  ronce  et  le  chardon  s'emmêlent  encore 
dans  tant  de  guérets  !  Ah  !  comme  la  faux,  entre  leurs 
mains,  brillerait  plus  belle  que  la  javeline!  Et  pourtant, 
quelque  désir  que  j'aie  de  les  renvoyer  aux  champs,  je 
suis  tenu  de  les  garder.  Si  je  ne  hérissais  pas  les  frontières 
d'une  forêt  de  lances,  mon  voisin  sur  le  champ  grugerait 
mon  empire  comme  une  huître  et  le  mettrait  à  la  rançon 
sans  nulle  vergogne.  Mon  bon  Cador,  des  lois  gravées 
dans  l'airain  établissent  que  quiconque  porte  préjudice  à 

14 


210  Le  Flambeau. 

son  prochain  est  payé  en  retour  d'un  non  moindre  préju- 
dice. Pourquoi  les  nations  n'obéiraient-elles  pas  à  ces 
lois?  Il  serait  si  aisé  d'établir  un  tribunal  et  des  juges  qui 
règlent  les  conflits  entre  peuples,  et,  de  la  sorte,  rendre 
toute  armée  inutile. 

—  Seigneur,  s'écria  Cador,  des  juges  ont-ils  jamais  em- 
pêché les  hommes  de  tricher,  de  mentir,  de  voler,  voire 
de  tuer?  Un  tribunal,  fût-il  aidé  de  Dieu,  ne  saurait  forcer 
les  nations  à  vivre  entre  elles  comme  des  palombes  amou- 
reuses ,  et  à  pratiquer  la  divine  vertu.  Pour  qu'il  n'y  eût 
plus  de  guerres,  Seigneur,  le  moyen  serait  qu'on  élaguât 
de  l'arbre  du  monde  comme  branche  morte,  non  l'armée, 
mais  la  nation.  Et  cela  est-il  possible?  Je  ne  le  crois  guère 
—  du  moins  pour  l'heure.  Aussi  bien,  il  serait  désirable 
qu'on  supprimât  de  même  le  prince,  les  juges,  la  police, 
les  lois,  le  fouet  ;  mais  pour  cela,  il  faudrait  que  les  hom- 
mes apprissent  d'abord  à  s'en  passer. 

—  Cela  est  vrai,  dit  Zadig,  et  une  ombre  voilait  ses 
beaux  yeux. 

1920.  Charles  Lecocq. 


Emile  le  Versaillais 

Moscou,  juin. 
Messieurs, 

Envoyé  par  le  Flambeau  en  Sovdépie  pour  y  noter  les 
réactions  de  l'opinion  publique  au  moment  du  voyage  de 
M.  Emile  Vandervelde,  je  crois  répondre  à  vos  désirs  en 
vous  adressant  quelques  extraits  des  gazettes  rouges.  Vous 
me  dispenserez  d'impressions  personnelles. 

Je  suis  chambré  depuis  mon  arrivée.  L'Okhrana  m'a 
cueilli  dès  la  gare  de  Windau.  La  lecture  des  journaux, 
néanmoins,  m'est  permise,  et  même  recommandée.  Le 
gardien  m'en  apporte  plusieurs  pouds  tous  les  matins.  Il 
s'est  chargé  fort  volontiers  de  vous  faire  parvenir  ces  cou- 
pures, pour  la  propagande.  Salut  et  confiance. 

A.  B. 

Vive  Vandervelde!  s'écrie  Rabotchaïa  Moskva  (Mos- 
cou ouvrier),  n°  86,  23  mai. 

Dans  Moscou  la  rouge  et  la  prolétarienne  arrive  au  secours  des 
traîtres  à  la  révolution,  au  secours  des  S.  R.  russes,  le  Chef  jaune  de 
la  IIe  Internationale,  M.  Vandervelde.  Cette  digne  figure  de  «  lieutenant 
de  la  classe  capitaliste  dans  le  mouvement  ouvrier  »  est  bien  connue 
des  travailleurs  russes.  Placé  à  la  tête  de  l'Internationale,  Vandervelde, 
au  Congrès  de  Bâle  de  19i2,  invitait  les  travailleurs  de  tous  les 
pays  à  travailler  contre  la  guerre  par  tous  les  moyens,  si  la  guerre 
devait  être  déchaînée  par  le  capitalisme.  Lorsque  cette  guerre,  deux 
ans  après,  devint  un  fait,  et  un  fait  sanglant,  le  même  Vandervelde 
invita  les  ouvriers  russes  à  contribuer  de  toutes  leurs  forces  à  la 
victoire  sur  l'Allemagne,  à  s'abstenir  de  lutter  contre  le  tzar,  «  car 
la  révolution  pouvait  nuire  à  la  victoire  ». 


212  Le  Flambeau. 

L'histoire  de  cet  appel  du  citoyen  Vandervelde  au  pro- 
létariat russe,  en  1914,  joue,  en  effet,  un  rôle  de  premier 
plan  dans  toute  cette  polémique  de  bienvenue. 

Tous  les  journaux  reproduisent  un  article  de  Zinoviev 
(26  juillet  1915),  intitulé:  Comment  Vandervelde  et  le 
prince  Koudackev  «  travaillaient  »  V opinion  des  socialistes 
russes. 

Dans  le  cabinet  du  ministre  de  la  Guerre  de  «  l'héroïque  » 
Belgique  se  sont  rencontrés  le  président  de  la  IIe  Internationale 
et  le  ministre  du  Tzar.  Ensemble,  ils  se  sont  appliqués  à  travailler 
l'opinion  publique  des  socialistes  russes.  C'est  un  symbole!  C'est 
donc  jusqu'à  cet  étiage  qu'était  tombé  le  social-chauvinisme  dans  la 
personne  d'un  de  ses  plus  éminents  représentants.  Par  Vandervelde, 
la  bourgeoisie  de  la  Triple  Entente  et  la  diplomatie  du  Tzar  russe 
donnaient  l'essor,  pour  éblouir  les  simples,  au  canard  de  «  la  lutte 
contre  le  junkerisme  prussien!  »  Et  cela  a  pris.  Ecoutez  le  dialogue. 

((  Je  vous  en  prie,  Messieurs  les  socialistes,  venez  donc  combattre 
avec  nous  le  junkerisme  prussien. 

—  Volontiers,  Excellence!  Nous  ne  combattrons  pas  la  guerre,  nous 
nous  souviendrons  des  crimes  du  militarisme  prussien.  » 

Ainsi   répondit   au   prince    Koudachev,    le  citoyen   Vandervelde. 

<c  A  vos  ordres,  répondirent  en  choeur  Plekhanov,  Alexinsky,  Rou- 
banovitch.   » 

C'est  un  fait  historique  que  le  seul  camouflet  public  que  reçut 
alors  Vandervelde  lui  vint  de  notre  parti  et  de  son  Comité  central. 
De  notre  réponse  d'alors,  les  joues  leur  en  cuisent  encore  aux  chau- 
vins  franco-russes. 

Tel  est  donc  le  grand  crime  du  citoyen  Vandervelde.  Le 
second  est  naturellement  d'être  entré  dans  le  «  personnel 
gouvernemental  »  du  roi  Albert,  où  il  se  trouve  encore 
aujourd'hui. 

Troisième  crime  : 

Au  moment  où  le  Kaiser  était  renversé  par  les  ouvriers  allemands 
(tout  seuls?),  où  les  soviets  se  formaient  à  Berlin,  les  impérialistes 
de  France  et  d'Angleterre  jetèrent  sur  l'Allemagne  révolutionnaire  le 
mortel  lasso  du  traité  de  Versailles.  Parmi  les  signatures  des  repré- 
sentants des  puissances  victorieuses  qui  ornent  ce  document  de 
brigandage,  brille  la  signature  du  ministre  du  Roi,  le  citoyen  Van- 
dervelde. 


Emile  le  Versaillais.  213 

Quatrième  crime  : 

A  Gênes,  la  division  se  met  parmi  les  pays  de  l'Entente.  La 
France,  intéressée  au  payement  de  ses  vieilles  dettes,  fait  tout  ce 
qu'elle  peut  pour  contrarier  la  politique  conciliante  de  l'Angleterre 
intéressée  au  développement  normal  de  son  commerce  avec  la  Russie. 
La  Belgique,  dont  Vandervelde  reste  ministre  jusqu'à  présent,  adopte 
complètement  le  point  de  vue  de  la  France.  Les  intérêts  des  action- 
naires des  sociétés  anonymes  belges  expropriées  par  les  ouvriers 
russes  sont  plus  chers  à  Vandervelde  que  les  intérêts  du  prolétariat 
non  seulement  russe,  mais  encore  belge.  Car  non  seulement,  il  n'a 
pas  donné  sa  démission,  mais  il  n'a  pas  eu  un  mot  de  protestation 
contre  la  politique  de  brigandage  de  ce  gouvernement  dont  il  reste 
membre. 

Vive  donc  Vandervelde  !  conclut  le  journal  russe  : 

Aujourd'hui  ce  laquais  éprouvé  du  capital  arrive  à  Moscou  au  secours 
de  ces  autres  laquais  du  capital,  les  socialistes  révolutionnaires  russes. 
Les  prolétaires  de  Moscou  saluent  dans  les  murs  de  la  capitale  rouge 
le  traître  à  la  classe  ouvrière.  Place  au  renégat,  au  laquais  de  la 
bourgeoisie.  Vive  Vandervelde,  ministre  du  Roi! 

La  réception  à  la  gare  de  Windau  avait  été  préparée 
avec  le  plus  grand  soin.  Les  journaux  soviétiques  la  dé- 
crivent en  termes  presque  identiques.  La  foule  attendit 
quatre  ou  cinq  heures  l'arrivée  du  train.  Cette  foule, 
d'après  la  relation  même  de  la  Pravda  (Vérité),  était  com- 
posée surtout  de  «  masses  organisées  »,  de  colonnes  de 
manifestants  parfaitement  commandés  et  équipés.  Cha- 
cune de  ces  processions  portait,  outre  ses  bannières,  des 
cartels  et  pancartes  avec  caricatures,  devises  et  souhaits 
de  bienvenue  pour  les  «  chers  hôtes  ».  Sur  un  immense 
carré  de  calicot  était  peinte  l'effigie  du  roi  Albert,  escorté 
de  son  ministre  Vandervelde  le  Versaillais,  IIe  Internatio- 
nale, laquais  de  Sa  Majesté!  Dans  le  champ  on  lisait  la  ques- 
tion suivante  :  «  M.  le  Ministre  du  Roi,  Vandervelde,  quand 
comparaîtrez-vous  devant  le  tribunal  révolutionnaire?  » 
Une  autre  inscription  interpelle  ainsi  Théodore  Liebk- 
necht:  «  Caïn,  Caïn,  qu'as-tu  fait  de  ton  frère  Karl?  » 


214  Le  Flambeau. 

Puis  encore:  «  Honte  aux  chefs  de  la  IIe  Internationale 
et  de  la  IIe  Internationale  et  demie,  qui  viennent  défendre 
les  assassins  des  chefs  de  la  Révolution  prolétarienne.  » 
Les  metteurs  en  scène  s'épuisent  en  ingénieux  efforts 
pour  disposer  toutes  ces  pancartes  bien  en  vue,  face  à  la 
sortie.  On  a  traduit  pour  plus  de  sûreté  les  légendes  en 
français,  en  allemand.  Il  faut  que  rien  n'échappe  aux 
((  laquais  »,  ni  l'image  ni  le  tQxto.  Au  dernier  moment  un 
long  cortège  apporte  un  tableau  qui  est  sans  doute  le 
«  clou  »  du  Proletkult.  Le  tableau  représentait  un  gigan- 
tesque éléphant  accosté  de  deux  roquets  aboyants  «  à 
gueule  de  Vandervelde  et  de  Rosenfeld.  »  Texte:  «  L'élé- 
phant des  Soviets  ne  craint  pas  les  aboiements  des  roquets 
jaunes  de  la  IIe  et  de  la  IIe  1/2  Internationale  ». 

Le  train  arrive.  La  foule  se  presse  vers  la  sortie,  impa- 
tiente de  voir  les  «  chers  hôtes  longtemps  attendus  ».  Les 
voici.  Un  ouragan  s'élève  sur  la  place.  De  milliers  de 
poitrines  un  seul  cri  sort:  A  bas!  A  la  porte!  Traîtres, 
canailles!  (Doloï,  vonn,  predateli,  kanalyi).  Cette  der- 
nière injure  recommandée  par  les  chefs  de  file,  comme 
plus  internationale... 

Lorsque  les  autos  emportent  Vandervelde,  Liebknecht, 
Rosenfeld  et  Wauters,  sous  la  protection  de  Vokhrana, 
s'élève  ce  chant  créé  pour  la  circonstance  et  lancé  par 
une  femme  en  blouse  blanche  : 

Vandervelde,  Vandervelde  arrive  : 

Faisons-lui   joyeux   accueil. 

C'est  un  laquais  des  mencheviks, 

C'est  le  laquais   de   tous  les  laquais. 

Il   vient  à    nous   le   mondial    larbin, 

Quelle   joie   pour   nous!   Allons   l'attendre. 
Dommage  pourtant,  mes  petits  amis, 
Que,  sur  le  champ,  on  ne  puisse  le  pendre!  (bis) 

Et  la  foule  enthousiasmée  reprend  en  chœur  : 

Dommage  pourtant,  mes  petits  amis, 

Que,  sur  le  champ,  on  ne  puisse  le  pendre!  (bis) 


Emile  le  Versaillais.  215 

VIzvestia  (n°  116,  27  mai)  ajoute  ce  détail,  qu'à  la 
sortie  de  la  gare  les  «  étrangers  »  aperçurent  une  affiche 
représentant  le  poing  tendu  et  menaçant  du  prolétariat 
soviétique.  Aux  pieds  de  Vandervelde  vint  tomber,  gra- 
cieux présent  des  ouvrières,  un  bouquet  d'orties  et  de 
fleurs  jaunes,  fanées  et  fangeuses. 

Si  les  Soviets  détestent  à  ce  point  M.  Vandervelde,  ce 
n'est  pas  seulement  à  cause  des  «  crimes  »  que  lui 
reproche  la  Rabotchaia  Moskva.  C'est  parce  qu'il  a 
défendu  la  Géorgie  socialiste.  Et  il  s'est  trouvé  un  Belge 
flamingant  pour  opposer  au  particularisme  géorgien  celui 
de  la  Flandre.  Voici  la  «  lettre  ouverte  »  que  publie  la 
Pravda  (n°  115,  25  mai)  : 

Vous  venez  défendre  les  socialistes  de  la  contre-révolution  qui  ont 
attaqué  et  attaquent  encore  la  révolution  par  le  revolver  et  le  poison. 
Mais  votre  cri  d'indignation  est  étouffé  par  les  voix  indignées  de 
centaines  de  révolutionnaires  que,  par  vos  ordres,  M.  Vandervelde, 
on  a  arrêtés,  expulsés  du  pays  ou  privés  de  la  vie.  Qu'il  me  soit 
permis,  citoyen  Vandervelde  de  la  IIe  Internationale,  de  rafraîchir 
quelques-uns  de  vos  souvenirs.  Après  votre  retour  à  Bruxelles  en 
qualité  de  ministre  de  la  Justice,  c'est-à-dire  en  qualité  de  défenseur 
attitré  des  coffres-forts  incombustibles  de  la  bourgeoisie,  vous  avez 
arrêté  dans  notre  petit  pays  plus  de  1,500  hommes  flamands,  dont 
toute  la  faute  consistait  en  ceci  qu'ils  avaient  réclamé  l'autonomie 
pour  la  Flandre;  des  socialistes  qui  avaient  voulu  suivre  la  route 
tracée  par  la  grande  révolution  russe;  des  paysans,  coupables  seu- 
lement d'avoir,  au  temps  de  l'occupation  allemande,  vendu  leur 
vache  aux  Allemands.  Et  tous  ces  socialistes,  tous  ces  autonomistes, 
tous  ces  paysans,  vous  leur  avez  appliqué  le  même  paragraphe  de  la 
loi,  vous  les  avez  inculpés  de  rapports  avec  l'ennemi.  Beaucoup  de  ces 
hommes  ont  réussi  à  s'enfuir,  mais  les  autres  ont  été  condamnés 
à  la  peine  de  mort,  avec  confiscation  des  biens,  ou  à  la  prison  per- 
pétuelle. Des  condamnations  à  mort  ont  été  prononcées  même  contre 
des  journalistes.  Parmi  des  milliers  de  cas,  j'évoquerai  seulement 
ceux-ci  : 

Joseph  van  Esterheim,  typographe,  20  ans,  arrêté  à  Anvers,  pour 
activité  révolutionnaire.  La  coupe  de  ses  crimes  déborda  lorsqu'au 
tribunal,  il  lança  à  la  face  de  ses  juges  ce  cri  :  «  Vive  la  Russie  des 
Soviets!  »  On  lui  infligea  vingt  ans  de  prison. 


216  Le  Flambeau. 

Arthur  Librecht,  vieillard  de  81  ans,  professeur  à  Anvers,  condamné 
à  18  mois  de  prison  pour  avoir,  dans  une  réunion  publique,  réclamé 
l'autonomie  de  la  Flandre. 

Auguste  Goras  (lisez  Borms?),  leader  flamand,  fut  condamné  à 
la  détention  perpétuelle. 

Jean  Guénau  (Hénault?),  détenu  politique,  se  vit  refuser  par 
l'administration  des  prisons  l'autorisation  d'assister  aux  funérailes 
de  sa  femme. 

Peu  de  temps  après,  il   expirait  en  captivité. 

Rosa  Guchtenaere,  pacifiste,  fut  condamnée  à  3  ans  de  prison 
pour  propagande  «  défaitiste  ». 

Et  cette  liste,  M.  Vandervelde,  je  pourrais  l'allonger  à  l'infini. 
Les  ouvriers  allemands,  eux  aussi,  ont  éprouvé,  en  février  1920,  la 
valeur  de  votre  «  politique  démocratique  »,  lorsque  les  troupes  belges 
d'occupation  à  Mors  tirèrent  sur  les  grévistes,  couchant  vingt  hommes 
sur  le  carreau. 

Ainsi  jusqu'au  moment  de  votre  démission  comme  ministre  de  la 
Justice,  les  prisons  de  votre  pays  étaient  pleines.  Je  demande  une 
enquête  sur  la  situation  en  Belgique  durant  votre  ministère.  En 
qualité  d'avocat  reconnu  de  la  démocratie,  de  l'humanité  et  du 
socialisme,  n'appuyerez-vous  pas,  M.  Vandervelde,  cette  demande? 

Ce  flamingant  signe  Imprecor.  Ces  imprécations  ne 
sont  pourtant  pas  de  Camille,  qui  n'est  point,  que  nous 
sachions,  réfugié  en  Allemagne.  Imprecor  prend  nette- 
ment la  qualité  d'«  émigré  »  et  il  écrit  de  Berlin.  La  lec- 
ture de  la  Pravda  n'est  pas  toujours  agréable,  mais  elle 
est  parfois  utile,  puisqu'on  découvre  dans  cette  gazette 
officielle  la  preuve  des  étroites  relations  qui  existent  si 
heureusement,  qui  devaient  exister,  entre  le  prolétariat 
moscovite  et  Vintelligenzia  activiste. 

Archibald  Bigfour. 


Avant  le  procès  de  Moscou 

Notes  au  jour  le  jour 

24  mai.  A  la  frontière  de  Lettonie, 

Nous  sommes  partis  pour  Moscou,  hier  soir,  à  10  h.  45. 
On  nous  avait  annoncé  un  voyage  particulièrement  incon- 
fortable. Ce  n'est  point  le  cas.  Est-ce  un  hasard  ou  le 
souci  de  nous  donner  une  première  impression  qui  soit 
favorable  ?  Toujours  est-il  que  le  «  wagon  diplomatique  » 
de  la  R.S.F.S.R.(l)  est  en  assez  bon  état.  Il  y  a  des  draps 
et  des  oreillers  pour  les  couchettes.  Le  linge  n'est  pas  trop 
douteux  ;  et,  somme  toute,  ce  seraient  à  peu  près  les  con- 
ditions d'un  voyage  en  wagon-lit  de  l'Europe  occidentale, 
si  le  steward,  vêtu  et  botté  de  cuir,  n'était  pas  affreuse- 
ment sale  et  les  «  dépendances  »  plutôt  malpropres. 

Comme  compagnons  de  voyage,  Otto  Pohl,  ministre 
d'Autriche  à  Moscou,  qui  ne  paraît  guère  désireux  de 
parler,  ici,  des  choses  de  Russie;  deux  ou  trois  citoyens; 
quelques  tavarich,  portant  l'insigne  bolcheviste,  et  qui 
tiennent,  à  toute  évidence,  la  correction  du  costume  pour 
un  préjugé  bourgeois. 

25  mai.  Sebej  :  La  Frontière  russe  ! 

Notre  compartiment  est  envahi  par  les  douaniers  et  les 
récoleurs  de  billets  (il  y  en  a  cinq!).  Dehors,  des  soldats, 
pieds  nus,  haillonneux,  la  baïonnette  au  canon,  montent  la 
garde.  Un  délégué  de  Kurski,  le  Commissaire  du  Peuple  à 
la  Justice,  vient  nous  saluer  et  nous  annonce  qu'une  voi- 

(1)  République  socialiste  fédérative  des  Soviets  de  Russie. 


218  Le  Flambeau. 

ture  spéciale  nous  a  été  réservée.  C'est  un  wagon  de  la 
Compagnie  des  Wagons-Lits,  que,  sans  doute,  M°  Paul 
Hymans,  avocat  de  cette  Compagnie,  viendra,  quelque 
jour,  réclamer  à  Moscou. 

Pendant  que  je  m'installe,  tout  heureux  de  dormir  seul 
cette  nuit,  la  foule  s'assemble  sur  le  quai  et  nous  réclame  : 
beaucoup  de  curieux  ;  quelques  exaltés  aussi  ;  entre  autres 
un  reporter  de  la  Pravda,  qui  se  cache  la  figure  quand 
nous  photographions  la  scène. 

On  nous  assaille  de  questions  :  Avez-vous  signé  le  Traité 
de  Versailles?  Le  fardeau  des  réparations  n'écrase-t-il 
pas  le  prolétariat  allemand?  Que  pensez- vous  de  l'impu- 
nité des  assassins  de  Liebknecht  et  de  Rosa  Luxembourg? 
Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  de  l'unité  du  front  socia- 
liste? Pourquoi  défendez-vous  les  socialistes-révolution- 
naires qui  ont  pactisé  avec  l'Entente? 

Un  des  voyageurs  bolchevistes  se  charge  de  traduire 
les  demandes  et  les  réponses;  très  objectivement, 
semble-t-il,  à  en  juger  par  les  réactions  de  la  foule. 

Rosenfeld  et  moi  parlons  d'abord.  Puis  Liebknecht. 
Au  moment  où  il  termine,  le  train  s'ébranle.  Les  gens  se 
découvrent.  Lentement,  pieusement,  ils  chantent  Y  In- 
ternationale. 

A  la  gare  suivante,  Veliki  Luki,  les  choses  vont  moins 
bien.  Il  fait  nuit  noire.  On  crie.  On  hurle.  On  donne  des 
coups  de  marteau  sur  la  paroi  du  wagon.  La  vitre  du 
coupé  de  Liebknecht  est  enfoncée.  On  tire  même  un  coup 
de  revolver.  Quelques  excités  essaient  d'entrer  de  vive 
force  dans  la  voiture.  Un  des  employés  du  train,  qui  leur 
résiste,  est  blessé  légèrement.  Et  cela  recommence,  mais 
moins  violemment,  à  la  ville  prochaine. 

Le  lendemain  vers  5  heures,  arrivée  à  Moscou. 

Des  délégués  du  gouvernement  nous  souhaitent  la 
bienvenue.  Le  même  gouvernement,  par  l'intermédiaire 
de  la  Tcheka  ou  du  Parti  communiste,  a  organisé,  sur  la 
place  de  la  gare,  une  manifestation  hostile,  qui  servira  de 


Avant  le  procès  de  Moscou.  219 

prétexte  à  des  mesures  en  vue  «  d'assurer  notre  sécu- 
rité. » 

Il  peut  y  avoir,  en  tout,  deux  ou  trois  mille  personnes, 
parmi  lesquelles  un  membre  du  gouvernement,  le  citoyen 
Boukharine  ! 

Tous  ne  sont  pas  hostiles.  Les  uns  nous  crient  des 
injures  ou  font  mine  de  se  jeter  sur  nous.  Mais  d'autres, 
à  la  dérobée,  nous  jettent  des  fleurs.  Impartialement,  du 
reste,  la  police  à  cheval,  culottée  de  rouge,  refoule  tout 
le  monde,  et,  les  bagages  chargés  par  douze  soldats,  nos 
autos  démarrent  «  vers  les  quartiers  que  le  Gouverne- 
ment des  Soviets  nous  a  assignés  ». 

Où  allons-nous? 

Les  faubourgs,  traversés  en  coup  de  vent,  ont  un  triste 
aspect  :  beaucoup  de  maisons  n'ont  pas  de  carreaux  aux 
fenêtres  ;  nombre  de  boutiques  sont  encore  fermées.  Mais 
vers  le  centre,  les  coupoles  bleues  ou  dorées  des  églises 
et  du  Kremlin,  gardent,  sous  le  soleil  du  soir,  leur  splen- 
deur de  rêve. 

Nous  passons  devant  la  cathédrale  du  Rédempteur. 
Nous  traversons  la  Moskowa  ;  puis  le  quartier  paisible  où 
se  trouve  le  Musée  de  peinture  Tretyakoff.  Voici,  dere- 
chef, des  faubourgs,  à  l'autre  extrémité  de  la  ville,  sur  le 
chemin  qui  conduit  à  la  Montagne  des  Moineaux. 

Il  y  a  foule  de  ce  côté.  Point  de  chapeaux.  Beaucoup 
de  casquettes.  Les  femmes,  proprement  nippées,  ont  des 
blouses  blanches  d'été.  Voici  une  foire  de  quartier,  avec 
des  escarpolettes  et  des  chevaux  de  bois.  La  vie  continue. 

Mais  où  allons-nous? 

Au  milieu  de  nuages  de  poussière,  nos  autos  dépassent 
les  dernières  maisons.  Elles  prennent  la  route  de  Kaluga 
—  par  où  partit  Napoléon  —  ;  puis,  un  peu  plus  loin  une 
traverse. 

Il  y  a  quarante-cinq  minutes  que  nous  roulons,  depuis 
la  gare. 

Mais  voici  l'étape. 


220  Le  Flambeau. 

Nous  logerons,  décidément,  à  la  campagne,  dans  l'an- 
cien domaine  de  Voronzoff-Dashkoff,  ci-devant  vice-roi 
du  Caucase.  Mais  on  nous  promet  un  bureau  en  ville  et 
des  autos  à  notre  disposition. 

A  Voronzoff. 

Au  milieu  des  floraisons  merveilleuses  du  printemps 
russe,  parmi  les  vergers,  les  étangs  et  les  bois,  Voronzoff 
est  une  résidence  délicieuse. 

La  ferme  et  les  communs  sont  en  très  mauvais  état.  La 
chapelle,  délabrée,  n'a  plus  guère  de  visiteurs.  Mais,  à 
notre  intention,  on  a  complètement  remis  à  neuf  le  pavil- 
lon principal  et  c'est  une  surprise  —  fort  agréable,  ma  foi 
—  que  de  trouver  ici  des  lits  scrupuleusement  propres,  de 
beaux  tapis,  fraîchement  arrivés  d'Orient,  un  ameuble- 
ment de  chambre  à  coucher  auquel  il  ne  manquerait  rien, 
s'il  y  avait  une  carafe  et  des  verres,  un  miroir  à  barbe  et 
des  appareils  d'ablution  un  peu  moins  primitifs.  Mais  on 
y  parera  et,  en  passant  à  Berlin,  nous  avons  pris  la  pré- 
caution d'acheter  un  tub  en  caoutchouc.  Si  vous  allez  à 
Moscou,  faites  de  même! 

Notre  bureau,  à  côté,  est  charmant,  avec  ses  fenêtres 
qui  donnent  sur  le  parc  et  le  verger  tout  blanc  de  fleurs. 
Dans  la  bibliothèque  on  a  mis  pour  nous,  des  livres  fran- 
çais, anglais  et  allemands:  Goethe,  Byron,  Racine  et 
Molière;  les  Misérables  de  Hugo;  The  Taie  of  two  Cities 
de  Dickens.  Au  mur,  Karl  Marx,  flanqué  de  Trotzky  et 
de  Lénine,  nous  contemple.  Dans  la  Cour  d'honneur,  le 
drapeau  rouge  des  Soviets  claque  au  vent. 

C'était  une  vie  de  campagne  très  simple,  en  somme,  que 
menaient  ces  grands  seigneurs  russes:  point  de  salle  de 
bain;  en  fait  d'installations  sanitaires  une  chaise  percée 
et,  dehors,  une  planche  à  trois  lunettes;  des  lampes  à 
pétrole;  et,  pour  se  laver,  des  seaux  d'eau  que  l'on  va 
tirer  au  puits. 

On  eût  fort  étonné,  sans  doute,  les  Voronzoff  et  les 


Avant  le  procès  de  Moscou.  221 

Troubetzkoï,  qui  furent  jadis  maîtres  en  ce  lieu,  si  on  leur 
avait  prédit,  que,  expropriée  par  les  Soviets,  leur  maison 
servirait,  un  jour,  de  quartier  à  des  délégués  de  la  II0  In- 
ternationale ! 

27  mai.  Au  Commissariat  de  la  Justice. 

Notre  première  visite  à  Moscou  :  chez  Kursky,  le  Com- 
missaire du  Peuple  à  la  Justice. 

On  entre  chez  lui,  à  peu  près  comme  dans  un  moulin. 
Chose  rare  au  pays  des  Soviets,  il  n'y  a  pas  de  sentinelles 
à  la  porte,  et,  de  la  rue,  on  peut  voir  si  le  Ministre  est  à 
son  bureau. 

Kursky  est,  nous  dit-on,  un  des  premiers  parmi  les 
avocats  de  Moscou  qui  se  soit  rallié  au  régime.  Figure 
intelligente  et  sympathique.  Aspect  et  costume  bourgeois. 
Dans  ce  bureau,  propre  et  sévère,  c'est  un  Ministre  de  la 
Justice  comme  un  autre.  A  ses  côtés,  Krilenko,  le  prési- 
dent du  Tribunal  révolutionnaire,  mué  provisoirement  en 
Procureur  général,  est  d'apparence  moins  rassurante. 
Tout  petit,  vêtu  d'une  sorte  de  costume  de  sport,  l'œil  dur, 
la  bouche  mauvaise,  il  fait  songer,  dès  le  premier  abord,  à 
une  sorte  de  Fouquier-Tinville.  C'est  lui  qui,  dans  un 
procès  récent,  disait  aux  juges  d'un  tribunal  de  province: 
«  Si  vous  jugez  que  les  preuves  ne  sont  pas  suffisantes, 
suppléez-y  par  votre  courage  révolutionnaire  !  » 

Dans  un  couvent. 

Après  avoir  été  à  l'hôtel  de  ville,  pour  voir  Kameneff, 
puis  au  Tribunal  révolutionnaire,  pour  prendre  contact 
avec  les  défenseurs  russes,  nous  allons,  hors  des  murs, 
visiter  le  couvent  où  est  enterré  Pierre  Kropotkine. 

C'est  samedi.  L'Eglise  conventuelle  est  pleine  de  monde. 
Des  popes,  en  dalmatique  jaune,  officient. 

Jusqu'en  ces  derniers  temps,  il  n'y  avait  pas  eu  de  con- 
flits entre  l'Etat  et  l'Eglise  orthodoxe,  vivant  sous  le 
régime  de  la  Séparation. 


222  Le  Flambeau, 

Dans  le  bas-clergé,  beaucoup  de  prêtres  sympathisent 
ou  sympathisaient  avec  le  bolchevisme.  L'un  des  hauts 
dignitaires,  même,  Antonin,  publiait  récemment  un  mani- 
feste commençant  ainsi  : 

«  Depuis  cinq  ans,  par  la  volonté  de  Dieu,  sans  laquelle 
rien  n'arrive,  le  Gouvernement  des  Paysans  et  des 
Ouvriers  s'est  établi  en  Russie...  ». 

Mais,  depuis  un  mois,  les  choses  ont  changé.  Le  Gou- 
vernement a  pris  la  décision  de  réquisitionner  les  objets 
sacrés,  en  or  et  en  argent,  pour  venir  en  aide  aux  affamés 
de  la  Volga. 

A-t-on  pensé  que  le  produit  de  ces  réquisitions  serait 
affecté  à  d'autres  usages?  A-t-on  considéré,  simplement, 
que,  même  dans  un  but  humanitaire,  pareille  confisca- 
tion était  sacrilège?  Toujours  est-il  que  le  clergé  résiste. 
Il  y  a  eu  des  émeutes;  du  côté  de  Saratoff,  notamment. 
On  poursuit  l 'ex-patriarche  Tikhon.  Le  Tribunal  révo- 
lutionnaire vient  de  condamner  un  certain  nombre  de  per- 
sonnes, et  notamment,  la  bru  du  général  Broussiloff,  qui 
est,  comme  on  sait,  l'un  des  conseillers  militaires  de 
Trotzky.  Il  y  aura,  certes,  des  commutations  de  peine; 
mais  ces  jours  prochains,  cinq  popes  seront  fusillés. 

30  mai.  La  NEP. 

Nous  sommes  allés  hier  à  Sophisoa  Nebreznaïa,  voir 
nos  amis  des  Missions  de  ravitaillement  (Nansen  et  Inter- 
nationale syndicale). 

Ils  nous  disent  que,  depuis  trois  mois,  l'aspect  de  Mos- 
cou s'est  profondément  modifié. 

En  avril,  la  situation  paraissait  désastreuse.  Il  en  est 
autrement  aujourd'hui.  Non  pas  que  l'industrie  ait  repris. 
A  ce  point  de  vue  rien  n'est  changé.  Mais  à  Moscou 
même,  il  y  a  dix  fois  plus  de  magasins  ouverts  qu'au 
début  de  la  NEP  (nouvelle  politique  économique).  On 
vend  de  tout,  dans  les  boutiques  ou  à  la  rue,  depuis  des 


Avant  le  procès  de  Moscou.  223 

orchidées  chez  les  fleuristes,  jusqu'à  du  pain  sur  le  trot- 
toir. Les  gens,  grâce  peut-être  à  leurs  vêtements  d'été, 
ont  l'air  moins  pauvre.  Les  affaires  reprennent.  Com- 
merce d'importation  et  de  spéculation,  d'ailleurs,  mais 
qui  tend  à  provoquer  une  reprise  de  la  vie  économique. 
Quelques  mercantis  arrivent:  des  Américains,  notam- 
ment, qui  font  du  ravitaillement  et  placent  des  voitures 
Ford;  beaucoup  d'Allemands  aussi,  logés,  comme  des 
hôtes  d'importance,  ici  même,  dans  l'ancien  Palais  de 
Konovaloff,  le  roi  du  sucre. 

Il  semble  bien  —  ajoute  un  de  nos  amis  — que  ce  ne 
soient  pas  seulement  les  fonctionnaires  du  Tsar  qui  aient 
connu  et  pratiqué  les  moyens  de  s'enrichir.  Des  gens  ont 
été  expropriés.  D'autres  sont  en  train  de  se  mettre  à  leur 
place.  Des  fortunes  nouvelles  naissent.  De  nouveaux 
riches  commencent  à  se  montrer.  Ce  n'est  plus  la  Ter- 
reur; c'est  déjà  le  Directoire. 

Mais  le  Directoire,  lui  aussi,  avait  ses  Jacobins  et  usait 
de  la  guillotine;  tout  au  moins  de  la  guillotine  sèche. 

Les  audiences  de  Kalinine. 

Lénine  est  le  Président  du  Conseil  des  Ministres.  Kali- 
nine est  le  Président  de  la  République  (PCOCP). 

Nous  le  voyons  presque  tous  les  jours,  car  son  bureau 
est  à  côté  du  nôtre,  dans  la  4e  Maison  des  Soviets, 
ci-devant  Hôtel  Métropole. 

C'est  là  que  chaque  matin  il  donne  audience  —  tel 
saint  Louis  sous  son  chêne  —  à  des  centaines  de  paysans 
et  d'ouvriers,  qui  viennent  le  voir  jusque  du  fin  fond  des 
provinces. 

André  Morizet,  dans  son  dernier  livre,  l'appelle,  très 
justement,  le  Juge  de  Paix  de  toutes  les  Russies. 

Autant  Lénine,  invisible,  est  jalousement  gardé,  autant 
Kalinine,  fils  de  paysans,  resté  paysan  lui-même,  est  lar- 
gement accessible  à  tous  ;  et  c'est  une  chose  vraiment  tou- 
chante que  de  voir  venir  à  lui,  pour  exposer  un  grief, 


224  Le  Flambeau. 

pour  réclamer  un  conseil,  tous  ces  pauvres  hères,  mal- 
odorants et  en  loques,  qui  —  repoussés  peut-être  de  par- 
tout —  se  voient  enfin  donner  audience  par  le  premier 
magistrat  de  la  République. 

31  mai.  Chez  Tolstoï. 

Tatiana  Tolstoï  nous  montre  le  Musée  Léon  Tolstoï, 
ouvert  depuis  l'an  dernier;  puis,  la  maison,  très  simple, 
que  la  famille  avait  à  Moscou. 

De  la  salle  commune,  spacieuse  et  ornée,  on  descend 
dans  les  «  catacombes  »,  un  réduit  mal  éclairé  où  le  Père 
avait  tenu  à  installer  son  bureau.  C'est  quelques  pieds 
carrés.  L'ameublement  est  plus  que  simple.  Mais  il  y  a 
d'amples  fauteuils,  et  un  divan  où  il  doit  faire  bon  se 
coucher.  Rien  n'a  changé  depuis  le  jour  où  Tolstoï  est 
parti  pour  son  suprême  voyage.  Des  journaux,  sous 
bande,  sont  encore  là.  Sa  dernière  paire  de  bottes,  faite 
par  lui,  pend  au  mur. 

T.  Tolstoï  nous  raconte  qu'elle  aussi  s'en  va  régulière- 
ment au  marché,  dans  un  des  coins  des  anciens  bourgeois, 
pour  vendre  un  châle,  une  paire  de  bottines  et  rapporter 
du  beurre  et  des  œufs. 

—  Ce  n'est  pas  du  tout  ennuyeux,  dit-elle.  On  se 
donne  rendez-vous,  entre  gens  de  connaissance.  On  se 
communique  les  nouvelles  du  jour.  C'est  le  dernier  salon 
où  l'on  cause. 

Au  Tribunal  Suprême. 

Nous  retournons  au  tribunal  révolutionnaire  pour  y 
réclamer,  vainement,  l'acte  d'accusation  des  S.  R. 

C'est  le  ci-devant  palais  du  richissime  marchand  Ria- 
bouchich,  celui-là  même  qui  disait  en  1914  :  «  La  main  des 
saints  s'apprête  à  étrangler  le  sémitisme  en  Russie.  » 

Deux  sentinelles  veillent  dans  le  corridor  d'entrée.  Le 
grand  escalier  conduit  à  un  immense  salon,  avec  un  pla- 
fond où  l'on  a  peint,  à  la  Tiepolo,  un  sujet  mythologique. 


Avant  le  procès  de  Moscou.  225 

De  l'ancien  ameublement  il  ne  reste,  parmi  les  tables  à 
écrire,  qu'un  piano  à  queue.  De  jeunes  dactylos  —  quel- 
ques-unes en  chaussettes  blanches  et  les  mollets  nus  — 
tapent  à  qui  mieux  mieux,  sauf  à  s'interrompre  pour 
griller  une  cigarette.  Un  officier,  en  culotte  rouge,  passe, 
avec  une  botte  de  muguets.  Quelques  visiteurs  font  tapis- 
serie sur  les  banquettes.  Des  saute-ruisseaux  attendent  le 
message  à  porter.  Peut-être  sera-ce  l'ordre  d'exécuter  les 
cinq  prêtres  que  l'on  n'a  pas  graciés! 

En  passant  à  la  Tverskaïa. 

Mon  compagnon,  Narcisse  Sorokine,  interroge  un  jeune 
gars,  de  16  à  17  ans,  assez  dépenaillé,  qui  vend  des  allu- 
mettes. Il  était,  au  moment  de  la  révolution,  élève  à 
l'Ecole  supérieure  de  commerce.  H  trouva,  ensuite,  à 
s'occuper  dans  un  bureau  ;  mais,  comme  on  fait,  à  présent 
—  par  milliers  —  des  coupes  sombres  parmi  les  petits 
fonctionnaires  (politique  d'économies),  il  s'est  fait  mar- 
chand ambulant. 

—  Et  vous  arrivez  à  vivre? 

—  Mais  oui  ;  passablement.  Je  gagne  mes  3  ou  4  mil- 
lions de  roubles  par  jour. 

A  la  devanture  d'un  kiosque,  à  côté,  on  nous  montre  un 
petit  journal  publié  par  des  ci-devants  à  Berlin,  et  que 
le  Gouvernement  autorise,  sous  condition  d'être  sage.  Il 
met  d'ailleurs  dix  jours  à  arriver  et  on  ne  l'achète  guère. 
A  part  cela,  il  n'y  a  d'autres  journaux  politiques  à  Moscou 
que  des  journaux  officiels,  lePravda,  Vlzvestia,  le  Travail. 
Mais  il  y  a  des  journaux  de  mode  ;  j'en  vois  cinq  à  l'étalage  : 
un  anglais,  un  allemand  et  trois  russes  ! 

1er  juin.  La  Galerie  Morosoff. 

Il  faut  aller  à  Moscou  pour  apprendre  à  bien  connaître 
les  peintres  français  contemporains  ! 
Enrichie  par  des  expropriations  intelligentes,  la  Galerie 

15 


226  Le  Flambeau. 

Morosoff,   devenue  Galerie  Nationale,  est  simplement 
admirable. 

On  y  voit  des  Cézanne  à  se  mettre  à  genoux  devant  ; 
des  Renoir,  des  Claude  Monet,  qui  sont  des  chefs-d'œu- 
vre ;  des  fresques  de  Maurice  Denis,  qui  sont  à  Puvis  de 
Chavannes  ce  que  la  comédie  la  plus  exquise  est  au 
drame  classique,  ce  que  Réjane  est  à  la  Duse.  Matisse  est 
représenté  par  une  quinzaine  de  toiles,  qui  permettent  de 
suivre  toute  son  évolution.  Il  y  a  aussi,  en  grand  nombre, 
des  Picasso,  des  Fiesch,  et,  parmi  les  modernistes  russes, 
des  Kontchtalovsky,  des  Sapounoff ,  que  sais-je  encore  ! 

Tous  les  musées,  le  dimanche,  sont  pleins  de  monde: 
des  paysans,  des  ouvriers,  à  qui  l'un  ou  l'autre  artiste 
explique  les  choses. 

Au  Musée  du  Kremlin,  j'ai  acheté,  pour  le  rapporter  à 
Salomon  Reinach,  le  Catalogue  illustré  de  la  Section 
préhistorique,  qui  a  été  préparé  en  pleine  guerre  civile 
et  que  l'on  a  édité  en  1920. 

Partout  on  assiste  à  un  effort,  parfois  émouvant,  pour 
instruire  et  pour  s'instruire. 

Mais  au  point  de  vue  scolaire  —  me  disait  Louna- 
tcharsky  — ,  la  situation  est  plus  que  difficile. 

—  <(  Vous  nous  envoyez  du  pain.  Envoyez-nous  aussi 
des  ardoises  ou  des  plumes  métalliques!  » 

Un  des  jeunes  communistes  qui  «  veillent  à  notre  sécu- 
rité »  ajoutait  : 

«  Je  connais  des  écoles  où,  pour  cent  élèves,  il  y  a 
un  crayon!  ». 

2  juin.  Un  Bazar  soviétique. 

Tous  les  grands  magasins  de  Moscou  ont  été  nationa- 
lisés. Quelques-uns  se  rouvrent,  donnés  en  location  par 
les  Soviets  à  des  particuliers.  D'autres  sont  exploités  en 
régie,  mais  ne  vendent  que  des  spécialités.  Il  n'y  a  qu'un 
seul  Bazar  soviétique,  du  type  de  la  Samaritaine  ou  des 
magasins  Tietz.  Les  anciens  procédés  de  vente  sont  main- 


Avant  le  procès  de  Moscou.  227 

tenus.  Les  vendeurs  ont  un  fixe  et  des  gueltes.  Peu  de 
beaux  articles;  beaucoup  de  camelote  allemande.  A 
l'étage,  nous  voyons  étaler,  à  côté  du  portrait  de  Marx, 
avec  ses  inséparables  Trotzky-Lenine,  le  Tapis  des  Alliés  : 
un  soldat  russe  faisant  le  coup  de  feu  avec  un  Anglais,  un 
Français,  un  Italien  et  un  Belge! 

Ailleurs,  sur  la  place  Rouge,  j'ai  vu  vendre  des  paquets 
de  cigarettes  belges  à  bande  tricolore  :  les  Héros  de  l'Yser. 
Un  reliquat,  sans  doute,  de  notre  Compagnie  d'auto- 
canons  ! 

La  NEP  ne  laisse  pas  d'être  éclectique! 

5  juin.  Une  République  vertueuse. 

Dire  que  des  journaux  bourgeois  ont  gravement 
affirmé  que  les  Bolchevîstes  pratiquaient  la  communauté 
des  femmes! 

Je  suis  allé  pendant  trois  semaines,  tous  les  jours,  à 
Moscou:  jamais  je  n'y  ai  vu  une  image,  je  ne  dis  pas 
pornographique  ou  licencieuse,  mais  simplement  légère. 
Il  y  a  très  peu  de  cinémas.  Les  théâtres  ne  donnent  guère 
que  du  classique.  Pas  une  affiche  qui  rappelle,  même  de 
loin,  les  réclames  de  l'Alcazar  ou  du  Palais  d'Eté. 

Thomas,  de  l'Internationale  d'Amsterdam,  nous  disait 
l'autre  jour: 

<(  Les  gens  ici,  mangent  peu  —  guère  plus  d'une  fois 
par  jour.  Ils  sont  pauvres.  Ils  n'ont  guère  de  quoi  s'ha- 
biller. Mais,  comme  tenue  morale,  les  Soviets  moscovites 
l'emportent  nettement  sur  la  population  des  faubourgs  de 
nos  grandes  villes  ». 

Sauf  l'inévitable  coefficient  de  fraude  et  de  vente  clan- 
destine, la  vodka,  strictement  prohibée,  a  disparu.  La 
vente  des  boissons  titrant  moins  de  20  degrés  d'alcool 
n'est  pas  interdite.  Mais  elles  coûtent  trop  cher.  La  bière 
est  rare.  Je  n'ai  pas  vu  un  seul  verre  de  vin  dans  les  res- 
taurants. Les  gens  ne  boivent  guère  que  de  l'eau,  du  lait, 
ou  du  thé.  On  ne  voit  jamais  d'ivrognes. 


228  Le  Flambeau. 

Bref,  à  l'heure  actuelle,  les  deux  plus  grands  pays  du 
monde,  la  Russie  et  les  Etats-Unis  sont  dry! 

6  Juin-  Au  Soviet  de  Moscou- 
Les  journaux  ont  raconté  que  sur  l'invitation  de  Kame- 

neff,  j'étais  allé  au  Soviet  de  Moscou,  que  j'y  avais  été 
insulté  par  la  foule;  que  Radek  m'avait  couvert  d'invec- 
tives; qu'indigné  de  ce  guet-apens,  j'avais  pris  la  fuite. 
La  vérité  est  que  nous  avons  passé  une  demi-heure 
dans  la  tribune  présidentielle  ;  que,  ne  comprenant  pas  le 
russe,  nous  n'avons  pas  tardé  à  nous  ennuyer  et  que  nous 
sommes  partis  à  l'anglaise.  C'est  deux  heures  après  — 
les  affaires  administratives  étant  réglées  —  que  Radek 
a  fait  son  discours. 

Et  voilà  comment  on  écrit  l'histoire! 

Le  Soviet  de  Moscou  compte  1,400  délégués,  dont 
1,100  sont  des  communistes  et  300  des  «  sans-parti  ». 
Très  peu  de  femmes.  Beaucoup  de  soldats,  ou  des  démo- 
bilisés —  portant  encore  la  capote  militaire.  Devant 
le  bureau,  un  seul  militaire,  baïonnette  au  canon. 

Kameneff  préside.  Pour  lui  demander  la  parole,  on 
jette  vers  le  bureau  une  boulette  de  papier.  Séance  admi- 
nistrative très  calme.  Un  orateur,  d'allure  bourgeoise, 
fait  rapport  sur  la  situation  municipale.  On  pourrait  se 
croire  à  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris  ou  de  Bruxelles.  Mais 
quelques  ouvriers  se  présentent  à  la  tribune,  pour  exposer 
des  griefs  spéciaux.  On  écoute  avec  le  plus  grand  calme, 
avec  quelques  signes  d'approbation  à  la  fin  du  discours. 

Il  n'est  pas  inutile  d'ajouter  que  le  Soviet  de  Moscou 
est  aussi  peu  représentatif  que  possible:  le  scrutin  est 
public;  les  socialistes  non  bolchevistes  sont  exclus  des 
listes  électorales;  les  non-producteurs  n'ont  pas  le  droit 
de  vote. 

7  juin. 

Je  cherche  en  vain,  depuis  mon  arrivée  ici,  en  quoi  la 
hiérarchie  sociale  de  la  PCOCP  diffère  essentiellement 


Avant  le  procès  de  Moscou.  229 

de  la  nôtre.  Officiellement  il  n'y  a  plus  de  bourgeois,  c'est 
entendu,  et  ceux  qui  vivent  encore  comme  des  bourgeois,  se 
costument  en  prolétaires.  Mais  il  y  a  des  maîtres  et  des 
serviteurs,  des  fonctionnaires,  des  prêtres,  et  aussi  des 
mendiants,  beaucoup  de  mendiants,  beaucoup  plus  tie 
mendiants  que  chez  nous;  et  aussi  des  soldats,  beaucoup 
de  soldats,  beaucoup  plus  de  soldats  que  dans  l'Europe 
occidentale  ! 

Nous  sommes  allés,  cette  après-midi,  à  la  Montagne  des 
Moineaux  —  la  colline  d'où  les  Français  découvrirent 
Moscou  en  1812.  C'est,  à  peu  près,  le  même  aspect  que 
sous  Kerensky  ou  avant  la  guerre.  Le  tramway  électrique 
roule,  et  pour  ne  pas  payer  25,000  roubles  son  ticket,  un 
pauvre  s'est  accroché  aux  buttoirs  d'arrière.  Le  Restaurant 
du  Mont  est  fermé  ;  mais  on  a  ouvert  un  café  plus  modeste 
et,  sur  la  route,  des  femmes,  aux  pieds  nus,  vendent  des 
faînes,  des  mastelles,  des  graines  de  tournesol  et  du  pois- 
son sec. 

Dans  le  village  de  Voronzoff  que  nous  traversons  au 
retour  et  où  l'on  bâtit  une  chapelle  —  la  seule  construction 
neuve  que  nous  ayons  vue  depuis  quinze  jours  —  ce  sont 
toujours  les  mêmes  isbas,  avec  leurs  fenêtres  de  bois  ou- 
vragé, ornées  de  feuillages  à  l'occasion  de  la  Pentecôte. 
Quelques-unes  aussi  ont  arboré  un  drapelet  rouge. 

Des  enfants,  beaucoup  d'enfants,  courent  pieds  nus, 
dans  la  boue.  Les  paysans  sont  au  travail.  Ils  ont  subi  de 
dures  réquisitions.  Ils  maugréent,  sans  doute,  contre  l'im- 
pôt en  nature.  Mais  ils  ont  la  terre.  Ils  ont  plus  de  terre 
que  jadis.  Ils  ne  sont  plus  les  serfs  ou  les  tenanciers  de 
Voronzoff.  Et  c'est  cela,  en  somme,  qui  donne  son  fonde- 
ment solide  —  mais  sous  le  régime  de  la  propriété  privée  — 
à  la  révolution  russe. 

Quant  aux  usines,  aux  chemins  de  fer,  aux  tramways, 
aux  immeubles  de  rapport,  ils  sont  propriété  collective; 
ils  appartiennent  à  l'Etat  soviétique.  Mais  on  paie  pour 
loger  dans  ceux-ci.  On  paie  pour  voyager  dans  ceux-là. 


230  Le  Flambeau. 

Et  quant  aux  établissements  industriels,  c'en  est  fait, 
depuis  longtemps,  des  repas  communistes,  des  salaires 
égaux,  de  la  direction  laissée  aux  ouvriers. 

Il  y  a  aujourd'hui,  dans  les  usines  soviétiques,  des 
techniciens  qui  dirigent  et  des  manuels  qui  exécutent. 
Sauf  pour  quelques  catégories  spéciales,  les  allocations 
en  nature  ont  pris  fin.  Tous  les  salaires  sont  en  argent, 
ou  plutôt  en  papier  :  il  y  a  des  ouvriers  et  des  employés 
à  6  millions  de  roubles  par  mois  —  tout  juste  de  quoi 
manger  du  pain  noir  tous  les  jours.  Quant  aux  institu- 
teurs, aux  professeurs  d'Université  par  exemple,  le  Gou- 
vernement des  Soviets  avait  dû  passer  une  convention 
avec  Nansen  pour  assurer  leur  ravitaillement. 

Faut-il  s'étonner,  dans  ces  conditions,  que  Radek, 
dans  sa  Rothe  Fahne,  ait  pu  dire  : 

«  Il  y  a  beaucoup  plus  de  possibilités  pour  des  réalisa- 
tions communistes  dans  les  pays  industriels  de  l'Europe 
occidentale  que  dans  la  Russie  économiquement  arriérée.  » 

Ce  qui  existe  actuellement,  au  pays  des  Soviets,  ce  n'est 
pas  du  communisme  ;  ce  n'est  même  pas  du  collectivisme  ; 
c'est  ce  que  Lénine  lui-même  a  appelé  du  capitalisme 
d'Etat. 

Un  résultat,  néanmoins,  est  acquis.  Au  prix  d'efforts  et 
de  souffrances  terribles,  l'Etat  a  nationalisé,  dans  le  do- 
maine industriel,  les  immeubles  et  les  principaux  moyens 
de  production.  Ce  doit  être  la  préoccupation  de  tous  les 
socialistes,  Bolcheviks  ou  non,  d'empêcher  que  ce  résul- 
tat, si  chèrement  payé,  ne  soit  pas  compromis  par  la  NEP, 
la  politique  économique  nouvelle. 

E.  Vandervelde. 


Est=Ouest=Express 

La  Chine. 

Faut-il  écrire  de  nouveau  :  la  Chine,  et  non  plus  :  les 
Chines?  C'est  possible,  et  c'est  presque  gênant.  Car 
sur  les  conseils  des  spécialistes,  nous  nous  étions  résignés 
à  attendre  «  pendant  une  génération  »,  l'unification  inéluc- 
table. Voici  qu'une  brève  campagne  militaire  semble  avoir 
abrégé  le  «  lent  travail  »  qu'on  prévoyait.  Oui,  les  choses 
ont  marché  assez  rondement.  A  la  fin  d'avril,  Wou  Pei 
Fou  et  Tchang  Tso  Lin  se  faisaient  face  sur  un  front  allant 
de  Tchang  Hsin  Tien,  à  16  kilomètres  au  sud-ouest  de 
Peking,  à  Matchang  sur  la  ligne  de  Tsien-Tsin  à  Pukeou 
(Nanking).  On  estime  que  Tchang  Tso  Lin  disposait  de 
130,000  hommes,  dont  110,000  amenés  de  Mandchourie. 
Les  forces  de  Wou  Pei  Fou  se  montaient  à  63,000  hom- 
mes, plus  35,000  en  réserve  sur  la  ligne  de  Peking  à 
Hankeou. 

Les  hostilités  commencèrent  le  28  avril.  L'opération 
principale  eut  lieu  vers  Tchang-Hsin-Tien  :  un  mouve- 
ment tournant,  exécuté  par  Wou  Peï  Fou  dans  la  nuit  du 
4  au  5  mai  déborda  l'armée  du  nord,  qui  se  débanda. 
Tchang  Tso  Lin  se  replia  sans  trop  d'encombre  sur  la 
Mandchourie,  découvrant  Peking.  Et  le  2  juin,  le  président 
de  la  République  H  su  Cheu  Tchang,  brave  homme  qui 
assistait  impuissant  à  cette  bataille  perdue  d'avance,  pour 
lui,  dans  tous  les  cas,  Hsu  Cheu  Tchang  démissionna. 
C'est  ce  que  voulait  le  général  patriote  et  vainqueur.  L'an- 
cien président,  Li  Yuen  Houng,  lequel  s'était  retiré  après 
la  dissolution  du  Parlement  et  le  coup  d'Etat  de  1917, 
le  remplaça. 


232  Le  Flambeau. 

Il  y  eut  une  péripétie.  Au  milieu  de  juin,  les  avant-gardes 
de  Wou  Pei  Fou,  qui  étaient  arrivées  à  Chan  Hai  Koan, 
près  de  la  Grande  Muraille,  y  furent  attaquées  par  celles 
de  Tchang  Tso  Lin  auxquelles  la  surprise  de  l'armistice 
rompu  assura  d'abord  un  léger  succès  (18-19  juin).  Mais 
Wou  Pei  Fou  reprit  l'avantage,  et  Tchang  Tso  Lin,  battu 
de  nouveau,  continua  sa  retraite.  Du  5  mai  jusqu'à  ce  jour, 
il  aurait  perdu  70,000  prisonniers... 

Tandis  que  Wou  Pei  Fou  conquérait  ainsi,  de  haute  lutte, 
le  Nord  et  la  capitale  historique  de  la  Chine,  une  révolu- 
tion inattendue  faisait  disparaître  le  gouvernement  du  Sud. 
Depuis  1918,  le  président  Soun  Yat  Sen,  occidentalisé, 
chrétien,  démagogue,  rêveur  et  brouillon,  se  chamaillait 
avec  divers  militaires:  Lou  Young  Ting,  originaire  de  la 
province  de  Koangsi,  où  il  fonda  un  gouvernement  séparé  ; 
puis  Tcheng  Tchioung  Ming,  commandant  de  Canton. 
L'année  1921  fut  remplie  par  la  guerre  interprovinciale 
de  Canton  et  du  Koangsi,  puis  par  celles  du  Yunnan  et  du 
Koueitchéou  d'une  part,  du  Sentchoan  de  l'autre. 

En  1922,  Soun  Yat  Sen,  exaspéré  par  la  «  révolte  »  du 
Koangsi,  fit  une  singulière  alliance  avec  le  satrape 
mandchou  Tchang  Tso  Lin.  Il  réussit  à  se  débarrasser  de 
Tcheng  Tchioung  Ming,  qui,  battu  à  Canton,  s'enfuit, 
selon  le  rite,  dans  la  colonie  britannique  de  Hong  Kong. 
Le  «  démocrate  »  Soun  Yat  Sen  s'apprêtait  à  attaquer  par 
derrière  le  général  Wou  Pei  Fou,  aux  prises  avec  les 
Mandchous.  Mais  la  victoire  du  sauveur  de  la  Chine  eut 
un  contre-coup  immédiat  dans  le  Sud.  Soun  Yat  Sen,  se 
sentant  perdu,  s'enfuit  à  son  tour,  dans  la  colonie  portu- 
gaise de  Macao,  et  son  ennemi,  Tchen  Tchioung  Min, 
reparut  à  Canton,  se  déclarant  prêt  à  coopérer  avec  Wou 
Pei  Fou  à  l'unification  de  la  Chine. 

Wou  Peï  Fou  est  le  maître  de  l'heure.  Il  a  eu  l'immense 
joie  de  voir  s'évanouir  ses  rivaux  du  Nord  et  du  Sud.  Il  a 
voulu  montrer  la  pureté  de  ses  intentions,  sa  modestie  et 
son  civisme  en  s'inclinant  devant  le  gouvernement  légal. 


Est-Ouest-Express .  233 

Il  a  reconnu  Li  Yuen  Houng  comme  président  de  la  Répu- 
blique. L'ancien  parlement,  dissous,  a  été  aussitôt  con- 
voqué avec  l'appui  des  chefs  militaires  des  provinces. 

Wou  Peï  Fou  est  très  jeune-Chine.  Il  n'y  a  qu'une  voix 
pour  louer  son  honnêteté  personnelle.  Dans  cette  lutte  des 
généraux  et  des  politiciens,  le  meilleur  homme,  incontes- 
tablement, a  gagné.  Mais  il  ne  suffit  pas  que  ce  soit  le 
meilleur.  Il  faut  encore,  pour  qu'il  mette  fin  à  l'anarchie 
féodale  et  au  morcellement  provincial,  qu'il  soit  un  Bona- 
parte chinois,  un  Bonaparte  qui  se  contenterait  du 
«  masque  étroit  ».  Wou  Peï  Fou  est  convaincu  de  sa 
mission,  et  c'est  beaucoup.  Malheureusement,  voici  un 
nouvel  obstacle  à  la  régénération  de  la  Chine:  c'est  le 
sentiment  de  trop  parfaite  sécurité  que  lui  donne  la 
Conférence  de  Washington,  laquelle  a  garanti  l'intégrité 
territoriale  de  la  république  céleste.  Prime  à  la  guerre 
civile,  nous  affirme  un  sinologue.  Puis,  il  y  a  les 
habitudes  de  mangerie  contractées  par  les  chefs  et  les 
soldats.  Mais  croyons,  en  ce  mois  de  juin,  à  l'étoile  de 
Wou  Peï  Fou.  Soyons  Woupeïfoutistes. 

L'Enver  du  Turkestan. 

L'embarras  chronique  des  chroniqueurs,  ce  sont  les 
transitions.  Cette  fois,  nous  passerons  sans  peine  de 
l'Extrême  au  Proche  Orient.  Le  Turkestan  nous  servira 
de  pont,  et  Enver  de  guide. 

Donc,  Enver  Pacha  est  arrivé,  il  y  a  quelques  mois, 
à  Tachkent,  capitale  du  Turkestan.  Puis  il  s'est  rendu  à 
Bokhara,  où  il  était  chargé  de  réconcilier  les  insurgés 
musulmans,  ou  Buzmaches,  avec  la  république  soviétique 
locale.  On  sait  que  le  bolchévisme  est  plutôt  en  recul  dans 
ces  régions.  Les  commissaires  du  peuple  ont  tyrannisé  à 
loisir  Bokhara,  Samarcande,  Tachkent,  Andidjan;  les 
ouvriers  du  chemin  de  fer  Krasnovodsk-Tachkent  se  sont 
faits  les  missionnaires  de  la  doctrine. 

Tachkent  est  un   «  séminaire  de  propagande  sovié- 


234  Le  Flambeau. 

tique  ».  Mais  dans  le  Sud-Est  du  pays  (la  «  Fergana  »), 
dans  l'Est  (V  «  Hissar  »),  les  paysans  et  les  montagnards, 
soulevés,  résistent  aux  réquisitions  bolcheviks. 

Enver,  envoyé  en  négociateur  auprès  des  dits  Buz- 
maches,  au  lieu  de  les  calmer,  se  mit  à  leur  têtt.  Depuis 
trois  mois,  il  taille  des  croupières  aux  Bolcheviks;  il  a 
battu  le  fameux  général  de  cavalerie  Budienny  ;  il  a  brûlé 
les  puits  de  pétrole  de  Kokan,  il  a  poussé  jusque  tout  près 
de  Bokhara. 

L'Afghanistan  voisin,  naguère  si  chaud  pour  les  Bol- 
cheviks, accueille  aujourd'hui  les  proscrits,  les  insurgés, 
les  insoumis  de  Bokhara.  Affranchi,  par  les  Russes,  des 
Anglais,  il  commence  à  s'appuyer  sur  les  Anglais  contre 
les  Russes.  L'émissaire  de  Moscou,  Bravine,  a  été  assas- 
siné au  sud  de  Kaboul  en  1921,  par  deux  fanatiques; 
son  successeur,  Raskolnikof,  annonce  qu'il  laissera  les 
Afghans  tranquilles.  Et  l'émir  de  Kaboul,  fort  ambitieux, 
et  à  qui  l'appétit  vient  en  mangeant,  commence  à  se  décou- 
vrir des  droits  historiques  sur  l'Oxus,  Merv,  une  partie 
du  Turkestan. 

Enver,  ennemi  des  Bolcheviks,  ennemi  de  Moustafa 
Kemal,  peut-être  allié  des  Afghans,  réussira-t-il  à  fonder 
dans  l'Asie  centrale  un  grand  Etat  «  turc-oriental  »? 
Beaucoup  de  gens  le  croient.  Les  Russes,  démoralisés, 
vont  évacuer  le  Turkestan.  Déjà  ils  négocient  avec  l'an- 
cien khan  de  Khiva,  Djumaïd,  auquel  ils  offrent  de  rendre 
son  trône. 

Qui  pousse  Enver?  Les  Anglais,  affirme-t-on.  Si  c'est 
vrai,  le  jeu  est  grandiose.  L'Empire  britanno-indien  ne 
peut  se  passer  d'une  politique  musulmane.  Or,  Moustafa 
Kemal  est  l'ennemi  de  l'Angleterre;  il  ne  faut  pas  que 
le  khalifat  tombe  en  ses  mains.  Faïçal  peut  rendre  des 
services;  mais  il  manque  d'étoffe;  personne  ne  le  prend 
au  sérieux;  il  y  a  trop  d'hilarité  à  la  Chambre  des  Com- 
munes chaque  fois  qu'on  prononce  le  nom  du  roi  de 
Mésopotamie   II  ne  serait  pas  difficile,  peut-être,  de  pas- 


Est-Ouest-Express .  235 

sionner  les  Musulmans  de  l'Inde  pour  la  légende,  l'épo- 
pée d'Enver.  Le  résultat  final,  d'ailleurs,  importe  peu. 
L'essentiel,  c'est  que  Moustafa,  l'ami  des  Bolcheviks, 
l'hôte  de  Claude  Farrère,  soit  un  peu  diminué  aux  yeux 
des  Musulmans.  Cet  effet  ne  saurait  manquer.  L'encoura- 
gement, qu'on  y  réfléchisse,  n'est  point  négligeable  pour 
tous  ceux  qui,  dans  l'Anatolie  non  occupée,  en  ont  assez 
d'une  guerre  sans  gloire.  Les  soulèvements,  les  mouve- 
ments réfractaires  qui  se  produisent  derrière  le  front  de 
Moustafa  Kemal,  qui  ruinent  peu  à  peu  son  autorité,  son 
gouvernement  et  son  armée,  tout  cela,  se  faisant  au  nom 
d'Enver,  héros  de  l'Islam,  devient  recommandable  aux 
vrais  croyants. 

Géniale  est  la  politique,  anglaise  ou  non,  qui  exploite  le 
désir  de  guerre  et  de  gloire  d'Enver,  et  le  désir  de  paix 
des  sujets  de  Moustafa  Kemal. 

Take  Jonesco. 

Cette  question  d'Orient,  il  y  avait  tout  de  même  quel- 
ques hommes  qui  la  connaissaient,  et  qui  auraient  fini 
par  la  résoudre.  Mais  l'ostracisme  et  la  mort  les  atteignent 
l'un  après  l'autre. 

Le  21  juin  décédait  inopinément,  dans  une  clinique 
roumaine,  un  homme  d'Etat  d'une  haute  culture,  d'une 
intelligence  vaste  et  clairvoyante,  qui  fut  un  grand  citoyen 
et  un  grand  Européen. 

On  pourrait  répéter  à  son  propos  ce  qu'il  a  dit  de 
M.  Vénizélos:  qu'il  fut  une  vraie  grandeur  humaine. 
«  J'entends  par  grandeur  humaine,  écrivait-il,  l'harmo- 
nieux ensemble  d'une  haute  intelligence,  de  la  beauté 
morale  et  de  l'inflexibilité  de  la  volonté.  »  Ces  qualités 
si  rares,  Take  Jonesco  les  possédait  et  par  sa  politique 
comme  par  ses  méthodes,  c'est  à  l'illustre  Cretois  qu'il 
s'apparente. 

Comme  M.  Vénizélos,  il  fut  un  partisan  convaincu  de 
l'Entente.  Selon  le  mot  de  M.  Barthou,  il  «  entra  en 


236  Le  Flambeau. 

guerre  aux  côtés  des  Alliés,  le  4  août  1914  ».  C'est  qu'il 
avait  depuis  longtemps  vu  venir  l'orage  et  qu'il  avait 
compris  que  l'intérêt  de  la  Roumanie  lui  commandait  de 
chercher  un  appui  non  point  auprès  des  Centraux,  mais 
auprès  des  puissances  libérales  de  l'Occident. 

A  la  veille  de  la  conflagration  européenne,  M.  Take 
Jonesco  était  à  Londres.  Le  roi  Charles  lui  avait  confié, 
le  9  juillet,  que  l'empereur  Guillaume  avait  décidé  de 
provoquer  la  guerre  générale.  Aussi,  dès  que  l'ultimatum 
Berchtold  eut  été  signifié  à  la  Serbie,  il  s'empressa  de 
rentrer  dans  son  pays.  Le  matin  même  de  son  arrivée, 
il  fut  prié  à  déjeuner  par  le  roi.  Il  a  raconté  dans  l'atta- 
chant volume  de  Souvenirs  où  sont  reproduits  quelques- 
uns  des  articles  qu'il  publia  dans  son  journal  la  Roumanie, 
l'entretien  qu'il  eut  avec  Charles  de  Hohenzollern. 

Il  prédit  que  l'Angleterre  ne  resterait  pas  en  dehors  de 
la  lutte,  mais  que,  comme  au  temps  de  Napoléon,  elle 
dépenserait  jusqu'à  son  dernier  shilling,  jusqu'à  son  der- 
nier homme.  Il  soutint  qu'une  victoire  allemande,  qui 
équivaudrait  à  une  victoire  hongroise,  était  «  incompa- 
tible avec  l'indépendance  du  royaume  de  Roumanie  ». 

Le  lendemain,  le  lundi  3  août,  eut  lieu,  à  Sinaïa,  un 
Conseil  de  la  Couronne.  Sous  la  présidence  du  roi,  étaient 
réunis  les  membres  du  gouvernement  libéral  que  dirigeait 
M.  Jean  Bratiano,  les  anciens  présidents  du  Conseil  et  les 
chefs  de  parti. 

«  Des  engagements,  dit  le  roi,  nous  lient  aux  puissances 
de  la  Triple  Alliance  et  je  suis  saisi  d'une  demande  des 
deux  empereurs  insistant  pour  que  la  Roumanie  entre 
dans  la  guerre  à  leurs  côtés.  L'honneur  aussi  bien  que 
l'intérêt  nous  obligent  à  répondre  à  leur  appel. 

—  Aucun  engagement  ne  nous  lie,  répond  Take  Jonesco, 
puisque  les  empires  centraux  n'ont  pas  été  attaqués,  mais 
ont  provoqué  la  guerre.  Et  notre  intérêt  nous  conseille  à 
séparer  notre  cause  de  la  leur.  Imitons  l'Italie  qui,  dans 


Est-Ouest-Express .  237 

une  situation  identique  à  la  nôtre,  vient  de  se  déclarer 
neutre.  » 

L'assemblée  se  rallie  à  son  avis:  la  Roumanie  n'inter- 
viendra pas. 

A  partir  de  ce  moment,  Take  Jonesco  ne  cesse  dans  ses 
discours  et  dans  ses  articles  de  répéter  que  le  devoir  de  la 
Roumanie  est  d'empêcher  le  triomphe  des  Centraux,  sous 
peine  de  manquer  à  sa  mission  historique.  Il  dénonce  le 
danger  de  l'intervention  bulgare.  Il  prêche  une  politique 
d'action.  Il  montre  que  le  Roumain  n'a  qu'un  ennemi  :  le 
Magyar.  «  Il  appartient  ou  bien  aux  Hongrois  d'être  sur 
les  sommets  des  Carpathes  et,  de  là,  de  nous  dominer, 
ou  bien  à  nous  de  nous  installer  dans  la  citadelle  de  la  Tran- 
sylvanie et  de  là,  de  dominer  la  steppe  hongroise;  il  n'y 
a  pas  d'autre  possibilité.  »  Aussi  défend-il  ce  qu'il  appelle 
la  politique  de  l'instinct  national.  Il  l'expose  et  la  définit 
dans  un  grand  discours  prononcé,  les  16  et  17  décembre 
1915,  à  la  Chambre  des  députés. 

Quelques  mois  plus  tard,  cette  politique  l'emportait.  Un 
nouveau  Conseil  de  la  Couronne,  qui  se  tint  à  Cotroceni 
le  14  août  1916,  décida  la  guerre. 

<(  Messieurs,  dit  le  roi  Ferdinand,  le  moment  est  venu 
pour  la  Roumanie  de  choisir.  Ce  choix  n'est  pas  douteux  : 
nous  ne  pouvons  que  nous  ranger  aux  côtés  de  l'Entente.  » 

La  Roumanie  entreprit  sa  «  guerre  de  libération  ».  Les 
épreuves  ne  lui  furent  pas  épargnées.  Take  Jonesco  fut, 
dans  les  mauvais  jours,  l'âme  de  la  résistance  morale.  Et 
lorsque  se  furent  accomplies  les  prédictions  qu'il  avait 
faites,  lorsque  la  victoire  des  alliés  eut  réalisé  l'idéal  qui 
lui  était  cher  et  que  les  Roumains  des  Carpathes  s'unirent 
à  ceux  de  la  Bessarabie,  l'éminent  homme  d'Etat  fut  aussi 
utile  à  son  pays  dans  la  paix  qu'il  l'avait  été  dans  la  guerre. 

En  mars  1908  il  s'était  séparé  de  ses  amis  conservateurs. 
Deux  grands  partis  historiques,  le  libéral  et  le  conserva- 
teur, s'étaient  jusqu'alors  succédé  au  gouvernement  de  la 
Roumanie,  comme  en  Angleterre  les  whigs  et  les  tories. 


238  Le  Flambeau. 

Take  Jonesco  essaya  de  briser  les  cadres  traditionnels  des 
vieilles  organisations  oligarchiques.  De  tempérament  et 
d'éducation  il  était  conservateur,  mais  il  n'était  pas  hostile 
à  des  réformes  sagement  progressives.  11  créa  le  parti  dé- 
mocrate. Après  la  guerre,  il  tenta  de  fondre  les  anciens 
partis  dans  un  parti  nouveau  qui  plaçât  au-dessus  des  inté- 
rêts électoraux  l'intérêt  de  la  nation.  Il  échoua.  Devenu 
président  du  Conseil  à  la  chute  du  cabinet  Âveresco,  il  ne 
put  se  maintenir  au  pouvoir  et  les  élections  lui  furent 
défavorables. 

Il  réussit  mieux  dans  sa  politique  extérieure.  C'est 
grâce  à  lui  que  fut  édifiée  la  Petite  Entente. 

Take  Jonesco  eut  le  mérite  de  discerner  que  les  intérêts 
de  la  Roumanie  la  lient  indissolublement  aux  puissances 
occidentales,  et  de  faire  de  cette  idée  ^inspiratrice  de  toute 
sa  politique. 

La  Roumanie,  —  il  l'a  fort  bien  vu,  —  est  carpathique, 
et  non  balkanique.  Ce  sont  les  Carpathes  qui  forment, 
pour  ainsi  parler,  le  noyau  de  l'Etat  roumain.  La  Rouma- 
nie fait  partie  de  l'Europe  centrale,  non  de  l'Europe  orien- 
tale. Ses  destinées  l'unissent  aux  peuples  que  l 'Autriche- 
Hongrie  opprimait  autrefois,  en  même  temps  que  les 
Transylvains,  aux  nations  mises  comme  une  barrière  entre 
la  Russie  et  l'Allemagne.  Take  Jonesco  préconisa  l'union 
des  Etats  de  la  nouvelle  «  Moyenne-Europe  ».  Il  fut  avec 
M.  Edouard  Bénès  l'artisan  de  la  Petite-Entente.  C'est 
qu'il  connaissait  admirablement  la  Roumanie  et  l'Europe. 
Il  a  eu  des  échecs  personnels  et  le  plus  durable  des  succès. 
Ses  idées  sont  devenues  propriété  nationale.  Oui,  c'était 
un  grand  Roumain  et  un  grand  Européen. 

Le  Mariage  du  roi  Alexandre 

Les  noces  de  Belgrade  étaient  un  point  de  son  pro- 
gramme. 
Les  mariages  de  raison,  dit-on,  sont  les  meilleurs.  S'ils 


Est-Ouest-Express.  239 

ne  sont  point  toujours  l'origine  d'une  longue  postérité,  ils 
enfantent  au  moins  la  Paix,  cette  fille  immortelle.  Le 
mariage  du  roi  Alexandre  fut  un  mariage  de  haute  raison 
et  de  haute  politique.  Tant  mieux  pour  les  peuples  des 
Balkans.  On  dit  que  par  surcroît,  et  par  miracle,  ce  fut 
aussi  un  mariage  d'amour.  Tant  mieux  pour  ce  couple 
sympathique. 

Ce  fut,  enfin,  un  mariage  pittoresque.  Les  journalistes 
qui  ne  l'ont  pas  vu  l'ont  décrit  avec  beaucoup  plus  de 
couleur  que  les  autres.  Ils  ne  tarissent  pas  sur  le  «  rituel  » 
et  la  «  tradition  ».  Pas  de  demoiselles  d'honneur,  mais 
«  des  centaines  de  jeunes  filles,  habillées  de  blanc  et  por- 
tant des  fleurs,  formèrent  une  gracieuse  garde  d'honneur 
autour  de  la  jeune  princesse  Marie  de  Roumanie,  au  mo- 
ment où  elle  entra  dans  la  cathédrale.  »  Le  roi  Alexandre 
est  assisté  d'un  témoin,  le  duc  d'York,  second  fils  du  roi 
d'Angleterre.  Ce  témoin,  ou  Koum,  se  tient  à  côté  du 
maître  de  cérémonies  (le  Stary  svat)  derrière  le  couple 
nuptial.  Tous  deux  portent  pendant  la  cérémonie  des 
couronnes  au-dessus  de  la  ittt  des  époux...  La  fiancée  est 
accompagnée  d'un  chevalier-servant  (le  dever)  qui  l'es- 
corte à  l'église,  tient  son  bouquet  et  ses  gants... 

Après  la  cérémonie  religieuse,  le  jeune  couple  est  con- 
duit à  sa  nouvelle  résidence.  En  travers  du  seuil  de  la 
cour  d'honneur  est  tendue  une  pièce  de  drap  qui  sym- 
bolise son  entrée  dans  une  nouvelle  existence. 

Ensuite  l'épouse  prend  un  tamis  rempli  de  blé  et  de 
sucre.  Elle  en  jette  des  poignées  à  tous  les  coins  de  la 
cour.  Suivant  la  «  tradition  »,  elle  doit  compléter  le  rite 
en  lançant  elle-même  le  tamis  par-dessus  le  toit  de  sa 
nouvelle  maison. 

Ici,  le  «  journaliste  qui  n'a  pas  vu  »  s'avise,  judicieuse- 
ment, que  l'élévation  du  palais  royal  de  Belgrade  a  bien 
pu  obliger  la  reine  à  donner  une  légère  entorse  au  proto- 
cole. La  jeune  reine  s'approche  ensuite  «  de  la  porte  en 
tenant  un  pain  et  un  carafon  de  vin  »,  symbole  de  la  joie  et 


240  Le  Flambeau. 

de  l'abondance  qu'elle  apporte  à  son  mari.  Enfin,  elle 
prend  dans  ses  bras  un  enfant,  l'embrasse  et  l'orne  d'une 
des  parties  de  sa  parure.  Le  bénéficiaire  de  ce  geste  gra- 
cieux sera  un  enfant  de  Topola,  le  berceau  de  la  famille 
des  Karageorges. 

Les  journalistes  qui  ont  vu  la  cérémonie  ne  l'ont  pas 
trouvée  moins  pittoresque;  mais  ce  qui  les  a  surtout  frap- 
pés, c'est  l'averse  persistante  dont  elle  fut  «  favorisée  » 
et  sous  laquelle  les  Belgradois  demeurèrent  «  stoïquee  » 
jusqu'au  bout. 

Cette  pluie  historique,  et  qui  n'est  pas  du  tout  natio- 
nale, est-elle  de  bon  augure  pour  le  jeune  royaume?  Les 
Serbes,  les  Croates  et  les  Slovènes  différeront  peut-être 
d'avis  sur  ce  point-là  comme  sur  tant  d'autres.  Mais  la 
majorité  de  la  nation  y  verra  un  excellent  présage.  Dans 
les  pays  du  mauvais  œil,  les  petites  mésaventures  de  cette 
espèce  sont  considérées  comme  la  minime  rançon  des 
grands  bonheurs... 

Les  souverains  de  Serbie,  longtemps,  se  sont  assez  mal 
mariés.  Les  maisons  régnantes,  alors  fort  dégoûtées,  sem- 
blaient faire  fi  de  leur  alliance.  Le  prince  Michel  épousa 
une  descendante  d'Hunyadi  Jânos,  héros  authentique, 
certes,  mais  dont  le  nom  est  aujourd'hui  mal  porté.  Le  roi 
Milan  épousa  une  noble  d'origine  russo-moldavienne. 
Alexandre  Obrénovitch  prit  Draga  pour  femme,  après 
avoir  d'abord  songé  à  une  princesse  allemande.  Pierre 
Karageorgévitch  épousa  jadis  la  princesse  Zorka  du  Mon- 
ténégro, sœur  de  la  reine  d'Italie,  mais  elle  mourut  pré- 
maturément, et  l'histoire  n'a  connu  le  roi  Pétar  que  sous 
l'aspect  d'un  veuf  mélancolique... 

Marie,  reine  de  Roumanie,  a  changé  cette  tradition. 
Elle  a  fait  entrer  Alexandre  le  Victorieux  dans  une  famille 
plusieurs  fois  royale.  Elle  lui  a  donné  sa  seconde  fille. 
L'aînée,  Elisabeth,  avait  épousé  le  diadoque  hellénique,  le 
futur  Georges  II,  celui  qui  réconciliera  définitivement  la 
Grèce  avec  la  Grande  Entente.  Quant  à  la  princesse 


Est-Ouest-Express .  241 

Hélène  de  Grèce,  c'est  aujourd'hui  la  compagne  du  prince 
royal  de  Roumanie... 

Qu'on  le  veuille  ou  non,  la  cérémonie  de  Belgrade  con- 
sacre le  système  balkanique  de  1913.  Des  gens  pressés, 
des  conseillers  pressants,  et  même  importuns,  avaient 
arrangé  une  autre  combinaison,  que  certains  diplomates 
nous  présentent  sans  cesse  comme  réalisée;  la  Bulgarie 
s'unirait  à  la  Serbie,  et  naturellement,  la  Grèce  ferait  les 
frais  du  rapprochement. 

M.  Stambouliski,  paysan  matois,  prédit  volontiers  une 
immense  Yougoslavie,  qui,  touchant  à  toutes  les  mers, 
compterait  au  nombre  de  ses  cités,  Andrinople,  Salonique, 
Serrés,  Castoria  (  1  ) .  Belle  vision.  Mais  il  a  soufflé  dessus, 
sans  le  vouloir,  le  jour  où  il  a  envoyé  au  Croate  Raditch 
un  télégramme  de  sympathie.  Les  Serbes  ont  compris  que 
les  Bulgares,  n'ayant  pu  tuer  la  Serbie  par  une  attaque  de 
front,  ni  par  un  coup  de  poignard  dans  le  dos,  veulent 
maintenant  la  ruiner  de  l'intérieur,  en  s'y  introduisant. 

«  En  appelant  de  ses  vœux  un  remaniement  de  la  carte 
politique  des  Balkans,  dit  un  bon  observateur,  M.  Stam- 
bouliski brûle  une  étape  :  celle  du  rétablissement  des  rap- 
ports de  confiance  et  de  cordialité  entre  les  deux  peuples  ». 
Par  contre,  la  politique  des  mariages  balkaniques  a  déjà 
porté  des  fruits  amers  pour  la  Bulgarie  ;  les  ministres  des 
Affaires  étrangères  de  Serbie,  de  Roumanie  et  de  Grèce, 
réunis  à  Belgrade  à  l'occasion  des  noces  royales,  ont 
rédigé  une  note  à  l'adresse  du  gouvernement  de  Sofia: 
c'est  un  ultimatum,  s'il  vous  plaît,  invitant  le  gouverne- 
ment bulgare  à  dissoudre  ses  bandes  de  komitadjis  qui, 
par  habitude,  reprenaient  le  chemin  de  la  Macédoine... 

Que  si,  même,  par  l'effet  de  quelque  magie,  les  Bul- 

(1)  M.  Stambouliski  s'est  fait  le  champion  de  la  plus  grande  Yougo- 
slavie «  d'un  grand  Etat  qui,  des  côtes  de  la  mer  Noire  à  l'Adria- 
tique, de  Dédéagatch,  Cavalla,  Salonique,  Voden  et  Castoria,  à  Tutra- 
kan  et  à  Balchik,  d'Enos-Midia  au  Drin  noir,  partout  où  retentit  le 
verbe  slave,  engloberait  tous  les  Slaves  du  Sud  ». 

16 


242  Le  Flambeau. 

gares  renonçaient  à  leurs  réclamations,  et  que  l'entente  se 
fit,  il  est  puéril  de  supposer  que  la  spoliation  de  la  Grèce 
s'en  suivrait.  La  puissance  qui  mène  la  Confédération  du 
Sud  est  la  Grande  Roumanie.  Elle  prétend,  plus  que 
jamais,  n'être  point  balkanique.  Mais  elle  a  besoin  de 
l'équilibre  ftans  les  Balkans;  menacée  par  la  Russie, 
haïe  des  Bulgares,  elle  doit  forcément  encourager  dans  la 
Péninsule  l'élément  non-slave.  L'Albanie  n'existait  pas: 
elle  fut,  en  1912,  au  premier  rang  de  ses  inventeurs.  La 
Grèce  existe,  quoi  qu'on  dise:  la  Roumanie  doit  logique- 
ment la  souhaiter  la  plus  grande  et  la  plus  forte  possible.  La 
Roumanie  attaquée  sur  deux  fronts  en  1916,  veut  être  abso- 
lument tranquille  du  côté  des  Bulgares  et  du  côté  des 
Turcs,  leurs  alliés.  N'en  déplaise  à  la  France,  jamais 
Bucarest  ne  souffrira  même  ces  quelques  kilomètres  de 
frontière  commune  que,  sur  la  demande  de  M.  Poincaré, 
il  avait  été  question  de  donner  aux  Bulgares  et  aux  Turcs. 
Voilà  la  traduction  politique  des  mariages  roumano-gréco- 
serbes.  Si  ces  faits  et  ces  idées  paraissent  surprenants, 
même  à  nos  lecteurs,  la  faute  en  est  à  cette  constante  pro- 
pagande turco-bulgaro-magyarophile,  qui  substitue  une 
série  de  mirages  à  la  vision  réelle  du  monde  oriental.  Le 
public  est  aujourd'hui  pourvu  d'opinions  commodes  sur 
les  ((  nouveaux  pays  ».  Il  est  généralement  aussi  sévère 
pour  nos  alliés  qu'il  est  indulgent  à  nos  ennemis.  Il  ra- 
baisse, au  profit  des  Bulgares,  «  peuple  laborieux,  peuple 
d'avenir  »,  les  Roumains  et  les  Serbes.  Il  affecte  de  «  ne 
pas  croire  à  la  Yougoslavie  »,  à  moins  qu'elle  ne  soit 
<(  régénérée  par  les  Bulgares  ». 

((  Les  Occidentaux,  dit  justement  M.  Gauvain,  se 
montrent  singulièrement  sévères,  dans  leurs  appréciations 
hâtives.  Leur  ignorance  est  immense,  et  pourtant  ils  n'hé- 
sitent guère  à  porter  des  jugements  tranchants.  Au  lieu  de 
critiquer,  ils  feraient  mieux  de  s'instruire.  Avant  d'aller 
porter  ce  qu'ils  croient  être  la  bonne  parole  à  des  popula- 
tions disposées  à   les  accueillir   avec  sympathie,    mais 


Est-Ouest-Express .  243 

promptes  à  relever  des  erreurs  qui  paraissent  inexcu- 
sables, ils  devraient  étudier  l'histoire  et  les  mœurs  des 
pays  où  ils  promènent  leur  dilettantisme  ». 


Pilsndski  et  Ponikowski. 

Par  exemple,  il  faut  pardonner  aux  Occidentaux  qui 
ne  comprennent  rien  à  la  crise  polonaise!  Ces  choses-là 
sont  rudes...  La  Pologne  elle-même  y  perd  son  vieux 
latin  parlementaire.  Mais  le  Flambeau  ne  brille  nulle  part 
d'un  plus  vif  éclat  que  dans  la  nuit  sarmate. 

M.  Ponikowski,  ancien  recteur  de  l'Ecole  polytech- 
nique de  Varsovie,  accepta,  en  septembre  1921,  le  poste 
de  président  du  Conseil.  Il  forma  un  cabinet  d'affaires, 
qui  devait  «  finir  la  session  ».  Le  5  mars  de  cette  année, 
l'affaire  de  Wilno  amena  la  démission  du  cabinet.  La 
droite,  en  effet,  ardente  à  la  conquête  du  pouvoir,  fait 
flèche  de  tout  bois  pour  tirer  sur  les  gouvernements  qui 
collaborent  avec  la  gauche.  Elle  réclamait  l'annexion 
immédiate  de  Wilno,  et  accusait  de  tiédeur  le  ministère, 
gêné  par  ses  engagements  internationaux.  Mais  la  Droite 
ne  réussit  pas.  247  députés  de  la  Diète,  contre  136,  pro- 
posèrent de  confier  à  M.  Ponikowski  la  mission  de  for- 
mer le  nouveau  cabinet.  Et  ce  fut  le  second  cabinet  Poni- 
kowski (10  mars)  à  peu  près  identique  au  premier,  sauf 
que  le  portefeuille  de  l'Intérieur  y  fut  confié  à  M.  Antoine 
Kamienski,  remplaçant  M.  Dowranowicz.  Tout  «  tiède  » 
qu'il  était,  M.  Ponikowski,  d'ailleurs,  annexa  Wilno 
aussi  bien  qu'un  autre,  sans  avoir  l'air  d'y  toucher. 

Donc,  le  cabinet,  appuyé  sur  une  majorité  d'une  dou- 
zaine de  voix,  vivait  assez  tranquillement  en  attendant  la 
date  fixée  pour  les  élections:  1er  octobre  1922,  au  plus 
tard.  Car  la  Diète  actuelle  ne  peut  vraiment  prolonger  son 
existence  au  delà  de  cette  date.  C'est  une  Constituante, 
et  elle  a  voté  la  Constitution  le  17  mars  1921  ! 

La  grande  force  du  cabinet  Ponikowski,   c'était  la 


244  Le  Flambeau. 

faveur  du  chef  de  l'Etat.  Le  maréchal  Pilsudski  tenait  à 
ce  cabinet  extra^parlementaire  d'origine,  mais  qui,  en 
somme,  gouvernait  avec  la  gauche.  Aussi  la  stupéfaction 
fut-eile  complète  parmi  les  Polonais  de  Pologne  et  de 
l'étranger,  lorsque  le  Président,  dans  l'historique  conseil 
du  2  juin,  se  mit  à  critiquer  âprement  la  gestion  des  dif- 
férents ministres.  Le  maréchal  était,  ce  jour-là,  très  noir. 

Nos  lecteurs  connaissent  une  des  raisons  de  son  pessi- 
misme. La  chute  du  ministère  finlandais  Vennola-Holsti, 
la  non-ratification,  par  le  gouvernement  de  Helsingfors, 
de  l'accord  de  Varsovie,  et  par  conséquent  l'effritement 
de  la  Petite  Entente  élargie,  c'était  certes  un  échec  pour 
M.  Skirmunt.  Nos  lecteurs  savent  aussi  que  la  politique 
de  ce  ministre  à  Gênes,  quoique  défendable  (  1  ) ,  fut  blâ- 
mée. Le  maréchal  reprochait  au  ministre  un  optimisme  un 
peu  trop  rayonnant.  M.  Michalski,  ministre  des  Finances, 
fut  aussi  pris  à  partie  :  il  aurait  fait  de  dangereuses  éco- 
nomies sur  la  défense  nationale  !  M.  Kamienski,  ministre 
de  l'Intérieur,  fut  tenu  pour  responsable  du  mécontente- 
ment général,  lequel  promettait  des  élections  assez 
funestes  ! 

Bref,  les  ministres,  accusés  de  «  bavarder  sans  agir  », 
donnèrent  séance  tenante  leur  démission  collective.  Ainsi 
commença  la  crise  de  juin,  qui  sera  peut-être  encore  la 
crise  de  juillet.  C'est,  au  fond,  un  nouvel  épisode  du  duel 
de  Pilsudski  et  de  la  Droite.  La  Droite,  en  effet,  voyant 
le  maréchal  renvoyer  comme  des  domestiques  ces  mi- 
nistres qu'elle  n'aimait  pas,  se  sentit  au  cœur  le  vif  désir  de 
les  soutenir.  La  gauche  hésita,  et  ce  qui  est  pis,  se  divisa. 
Le  groupe  des  conservateurs  modérés  de  Galicie,  lequel 
avait  fait  partie  de  la  majorité,  fut  d'accord  avec  la  droite 
pour  conserver,  malgré  le  Président,  le  gouvernement  en 
disgrâce, 

Par  contre,  les  partis  paysans  Thugutt  et  Witos,  qui 

(1)  Voyez  le  Flambeau  du  31  mai  1922. 


Est-Ouest-Express .  245 

détestent  M.  Skirmunt,  se  portèrent,  avec  les  juifs  et 
les  socialistes,  au  secours  du  chef  de  l'Etat. 

Il  existe  à  la  Diète  une  «  Commission  des  chefs  de 
parti  »,  qui  depuis  longtemps  tendait  à  s'arroger  un  cer- 
tain contrôle  sur  l'Exécutif.  Instrument  de  la  Droite,  la 
dite  Commission  invita  le  maréchal-président  à  venir 
s'expliquer  devant  elle  ;  ce  qu'il  fit  d'assez  mauvaise  grâce 
et  non  sans  deminuiio  capitis.  Après  quoi,  le  prési- 
dent de  la  Diète,  M.  Trompczynski,  demanda  aux  partis 
leur  avis  sur  la  crise.  Et  toute  la  droite,  y  compris  les 
députés  allemands,  soit  256  voix,  vota  pour  le  maintien 
de  Ponikowski;  164  voix  de  gauche  se  prononcèrent  pour 
le  gouvernement. 

Le  Belvédère,  battu,  contre-attaqua  la  Commission, 
à  laquelle  il  refusait  tout  droit  constitutionnel.  Il  se 
mit  à  consulter  directement  les  chefs  de  parti,  et  marqua 
si  nettement  sa  résolution  que  M.  Ponikowski,  malgré  le 
vote  du  Parlement,  renonça  à  reformer  le  Cabinet.  Enfin, 
le  maréchal  crut  pouvoir  rallier  la  majorité  en  posant,  à 
son  tour,  une  question  à  la  Diète.  Il  lui  demanda  d'élucider 
un  point  sur  lequel  la  Constitution  ne  se  prononce  pas 
clairement,  ni  la  «  Petite  Constitution  »  du  2  février  1919  : 
le  Chef  de  l'Etat  jouit-il  seul  du  droit  d'initiative,  peut-il 
choisir  le  premier  ministre,  ou  bien  ce  droit  appartient-il 
à  la  Diète  ou  à  sa  Commission  ? 

La  Chambre  répondit  par  le  vote  du  16  juin.  Elle  recon- 
nut «  en  principe  »  le  droit  d'initiative  du  chef  de  l'Etat, 
mais  elle  le  nia  en  fait,  puisqu'elle  s'attribua  à  elle-même 
ou  à  sa  délégation  la  décision  en  cas  de  conflit. 

La  <(  réponse  »  fut  votée  par  188  voix  contre  179. 
Deuxième  défaite  pour  le  chef  de  l'Etat,  deuxième  victoire 
de  la  droite.  Celle-ci  put  croire  venue  cette  heure  qu'elle 
attend  depuis  1918.  Le  chef  de  l'Etat  s'inclina.  La  Com- 
mission s'érigeant  en  comité  de  Salut  public,  usa  du  droit 
qu'elle  venait  de  se  reconnaître,  et  voulut  faire  un  prési- 
dent du  Conseil.  Ce  fut  M.  Przanowski,  élu  à  une  très 


246  Le  Flambeau. 

forte  majorité...  Mais  M.  Przanowski  voulait  conserver 
M.  Skirmunt,  et  M.  Skirmunt  avait  des  ennemis  ailleurs 
qu'au  Belvédère. 

M.  Przanowski  comprit  bientôt  les  difficultés  de  sa 
tâche.  Il  ne  s'entêta  point,  la  Commission  non  plus.  Elle 
ne  recommença  pas  son  coup  d'essai.  Le  maréchal  reprit 
lentement  l'offensive.  Le  25  juin,  un  député  populiste  de 
gauche,  M.  Woznicki,  lui  soumettait  une  motion  priant  le 
chef  de  l'Etat  d'user  du  droit  d'initiative  que  lui  confère 
la  Petite  Constitution.  Et  le  spectre  d'une  crise  présiden- 
tielle, d'un  gouvernement  national-démocrate,  d'élections 
brusquées,  provoqua  un  retournement  de  la  majorité.  Le 
25  juin,  la  motion  était  votée  par  300  voix  contre  100.  Le 
maréchal  avait  perdu  deux  manches,  mais  gagné  la  belle. 
A  ce  jeu-là,  c'est  la  victoire.  Le  centre  galicien  repassait 
à  gauche.  L'opposition  irréductible  ne  comprenait  plus 
que  les  N.  D.  de  M.  Dmowski. 

Le  26  juin,  M.  Pilsudski  adressait  à  M.  Trompczynski, 
président  de  la  Diète,  une  lettre  l'informant  qu'il  avait 
chargé  M.  Arthur  Sliwinski,  vice-président  de  la  ville  de 
Varsovie,  de  former  le  ministère.  M.  Sliwinski,  historien 
de  valeur,  politicien  sans  couleur,  accepta,  et  le  30,  le 
gouvernement  était  constitué.  MM.  Skirmunt  et  Michalski 
en  sont  exclus.  La  gauche  exulte;  la  droite  prédit  des 
catastrophes. 

Nous  verrons  si  MM.  Sliwinski,  Narutowicz  et  consorts 
feront  de  bonne  politique,  de  bonnes  finances  et  de  bonnes 
élections.  C'est  en  octobre  seulement  qu'on  jugera  si  le 
maréchal  a  vraiment  gagné  sa  bataille  et  son  bâton. 

La  Crise  Tchéco-Slovaque. 

Ce  sont  des  partis  qui  s'affrontent  en  Pologne.  En 
Tchéco-Slovaquie,  ce  sont  des  nationalités.  Le  mois  de 
juin  a  été  caniculaire  sous  cette  latitude.  On  s'est  battu 
tout  le  temps,  et  surtout  pour  les  écoles. 

Les  Allemands  qui  jouissaient  autrefois  d'une  situation 


Est-Ouest-Express .  247 

privilégiée,  voudraient  conserver  une  hégémonie  qui  leur 
échappe.  Le  gouvernement  de  Prague  ayant  été  amené, 
pour  des  raisons  d'ordre  administratif  ou  financier,  à 
supprimer  quelques  écoles  allemandes,  fut  interpellé  vio- 
lemment le  13  juin,  et  la  discussion  ne  se  termina  que 
le  21  juin  par  le  vote  d'un  ordre  du  jour  de  confiance. 

Le  ministre  de  l'Instruction  publique,  M.  Srobâr,  n'eut 
pas  de  peine  à  démontrer  que  la  situation  était  loin  d'être 
défavorable  aux  Allemands.  Au  1er  décembre  1921,  sur 
un  budget  de  597,620,954  couronnes,  64.13  p.  c.  reve- 
naient aux  écoles  primaires  tchèques  et  35.87  p.  c.  aux 
écoles  primaires  allemandes,  bien  que  la  proportion  des 
habitants  de  nationalité  tchèque  s'élève,  en  Bohême,  à 
66.6  p.  c.  et  celle  des  habitants  de  nationalité  allemande, 
à  33.03  p.  c. 

La  proportion  des  écoles  secondaires  est  la  même  que 
celle  des  écoles  primaires.  Les  Tchéco-Slovaques  ont  une 
école  secondaire  tchèque  pour  34,300  habitants,  les  Alle- 
mands une  école  secondaire  allemande  pour  26,900  habi- 
tants. 

En  ce  qui  concerne  les  écoles  spéciales  les  chiffres 
sont  plus  éloquents  encore:  33.3  p.  c.  des  écoles  indus- 
trielles en  Bohême,  en  Moravie  et  en  Silésie  sont  des 
écoles  allemandes;  il  en  est  de  même  pour  63.4  p.  c.  des 
écoles  professionnelles  et  pour  67.9  p.  c.  des  écoles 
spéciales. 

Enfin  l'on  sait  que,  sous  le  régime  autrichien,  il  n'y 
avait  pour  tous  les  Tchéco-Slovaques  qu'une  seule  uni- 
versité, celle  de  Prague,  et  deux  écoles  techniques  supé- 
rieures. 

M.  Srobâr  —  et  c'est  la  partie  à  notre  sens  la  plus 
intéressante  de  son  discours  —  a  dressé  un  tableau  précis 
de  l'enseignement  en  Slovaquie.  Car  a-t-il  dit,  «  si  en 
Bohême,  en  Moravie  et  en  Silésie  les  écoles  tchèques 
étaient  traitées  d'une  façon  injuste,  les  torts  causés  à  la 
jeunesse  slovaque  allaient  jusqu'à  la  barbarie.  » 


248  Le  Flambeau. 

L'Etat  n'avait  pas  créé  d'autres  écoles  primaires  que 
les  écoles  magyares  et  dans  les  écoles  libres,  c'est-à-dire 
confessionnelles,  qui  formaient  10  p.  c.  du  nombre  des 
écoles,  renseignement  du  magyar  était  obligatoire. 

Toutes  les  écoles  primaires  supérieures,  secondaires, 
professionnelles,  industrielles,  agricoles  et  supérieures 
étaient  des  écoles  magyares,  non  seulement  par  la  langue 
d'enseignement,  mais  encore  par  leur  esprit.  C'est-à-dire 
qu'elles  étaient  autant  d'instruments  de  magyarisation.  Et 
la  magyarisation  étouffait  de  la  même  manière  Slovaques, 
Allemands  et  Ruthènes. 

La  situation  a  changé.  Pas  assez,  au  gré  des  membres 
du  Parti  populaire  slovaque,  lesquels  sont  intraitables. 
Comme  le  ministre  qui  est  Slovaque,  lisait,  à  la  fin  d'une 
séance  de  nuit,  le  21  juin,  des  statistiques  rédigées  en 
tchèque,  voici  ce  que  rapportent  les  Annales  parlemen- 
taires : 

M.  Juriga  (du  Parti  populaire  slovaque)  :  C'est  une  honte,  il 
rougit  de  parler  slovaque  ! 

Le  vice-président,  M.  Hruban,  rappelle  l'interrupteur  à  l'ordre. 

M.  Juriga:  Il  trahit  le  peuple  slovaque! 

L'interrupteur  est  de  nouveau  rappelé  à  l'ordre. 

M.  Pelikan  (de  la  Coalition  gouvernementale)  :  Parlez  magyar, 
Monsieur  le  ministre;  cela  leur  sera  plus  agréable! 

Le  Dr  Schollich  (national-allemand)  :  On  voit  à  présent  le  bluff 
de  «  l'unité  tchéco-slovaque  !  ». 

Le  vice-président  rappelle  à  l'ordre  le  député  Schollich. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  ministre  déposait  un  projet 
de  loi  sur  l'enseignement,  la  «  petite  loi  scolaire  ».  Elle  ne 
réalise  point,  en  effet,  une  réforme  générale  et  définitive  ; 
mais  une  réforme  partielle  et  provisoire. 

Elle  décrète  (art.  8)  que,  dans  tout  le  territoire  de  la 
République,  la  fréquentation  scolaire  sera  de  huit  années. 
Pour  la  Slovaquie,  où  les  élèves  n'étaient  autrefois 
astreints  qu'à  six  années  d'école,  l'augmentation  est  sé- 
rieuse. Et  dans  ce  pays  où  l'instruction  fut  singulièrement 
négligée  par  le  régime  magyar  et  où  l'immense  majorité 


Est-Ouest-Express.  249 

de  la  population  ne  dépasse  pas  l'école  primaire,  le  pro- 
grès est  indéniable. 

Cependant,  les  Slovaques  n'épargnent  pas  les  critiques 
à  la  loi. 

«  Quand  la  République  tchéco-slovaque  s'est  fondée,  a 
dit  le  D1  Bobok,  porte-parole  du  Parti  populaire  slovaque, 
les  Slovaques  ont  mis  dans  le  blason  de  leur  nouvelle  patrie 
une  croix  double,  la  croix  apostolique;  ils  espéraient 
qu'elle  symboliserait  la  victoire  de  la  Foi  religieuse  et  de 
l'Idée  nationale.  Le  peuple  slovaque  a  bientôt  été  déçu, 
car  il  a  vu  que  la  double  croix  n'était  pas  le  signe  de  la 
victoire,  mais  d'une  double  défaite  pour  sa  religion  et  sa 
nationalité.  »  Ce  que  les  Slovaques  reprochent  à  la  loi  (et 
ces  critiques  n'étonneront  pas  le  lecteur  belge)  c'est  de 
substituer  à  l'enseignement  religieux  la  morale  laïque  et 
de  favoriser  les  écoles  de  l'Etat  au  détriment  des  écoles 
confessionnelles. 

Le  projet  Srobâr  institue,  en  effet,  des  cours  de  morale 
civique. 

«  Belle  morale  que  votre  morale  laïque  !  s'écrie  le  Dr  Petersilka, 
chrétien-social  allemand. 

Le  député  Cermak:  Vous  vous  servez  de  l'Eglise  dans  un  but 
politique  ! 

Des  députés  :  Dire  que  c'est  un  prêtre  qui  parle     ainsi  ! 

M.  Petersilka  :  Vous  savez  bien  que  dans  certains  gouvernements 
russes  les  laïcisateurs  ont  obligé  des  jeunes  filles  de  18  ans  à  se  faire 
inscrire  sur  les  registres  de  la  prostitution! 

Le  député  Hillebrand:  Vous  en  avez  menti! 

Des  députés:  Vous  êtes  un  calomniateur,  un  ratichon  menteur! 

Vacarme.  Le  président  sonne  sans  interruption. 

Quant  aux  Allemands,  ils  voient  dans  l'enseignement 
civique  une  machine  de  guerre  contre  le  germanisme  et 
l'un  d'eux  s'écria:  «  Ne  poussez  point  notre  patience  à 
bout,  sinon  vous  provoquerez  la  guerre  civile  !  »  C'est  du 
Schollich  ! 

Une  autre  question  qui,  à  première  vue,  semble  inof- 
fensive, a  déchaîné,  elle  aussi,  une  opposition  acharnée. 


250  Le  Flambeau. 

Comme  l'Etat  possède  toutes  les  voies  ferrées  de  Tchéco- 
slovaquie, le  ministre  des  Chemins  de  fer,  M.  Sramek, 
proposait  le  rachat  du  chemin  de  fer  d'Aussig  (Usti)- 
Teplitz  (Teplice),  dont  l'administration  et  les  capitaux 
sont  exclusivement  allemands. 

L'exaspération  des  Allemands  grandit  encore  lorsque 
vint  en  discussion  le  projet  de  loi  sur  les  emprunts  de 
guerre  austro-hongrois.  Dans  l'intérêt  d'une  foule  de 
petites  gens  et  d'un  grand  nombre  d'entreprises  indus- 
trielles et  financières,  le  gouvernement  propose  d'indem- 
niser une  partie  des  porteurs  de  titres.  Toutefois,  il  met 
comme  condition  que  ceux-ci  emploieront  le  montant  des 
sommes  qui  leur  seront  remboursées  à  souscrire  au  qua- 
trième emprunt  tchéco-slovaque.  Il  demande  aux  Alle- 
mands une  preuve  de  loyalisme.  Cette  prétention  les 
irrite. 

M.  Bénès  se  croyait  certain  d'emporter  un  vote  favo- 
rable. Il  ne  comptait  pas  trop  sur  l'adhésion  des  députés 
allemands  qui  représentent  la  bourgeoisie  capitaliste  de 
Bohême;  mais  il  espérait  que  les  socialistes  allemands, 
qui  représentent  les  petits  porteurs  de  titres,  voteraient 
le  projet,  moyennant  quelques  retouches.  Les  Kriegsan- 
leihe-Schutzverbànde  (associations  pour  la  protection  des 
détenteurs  d'emprunts  de  guerre)  s'agitaient.  Les  socia- 
listes allemands  n'osèrent  promettre  leur  suffrage.  D'autre 
part,  les  nationalistes  tchèques  et  les  nationaux-démo- 
crates annonçaient  qu'ils  ne  participeraient  pas  à  la  dis- 
cussion d'une  loi  qui,  sans  doute,  les  intéressait  médiocre- 
ment. La  session  parlementaire  touchait  à  sa  fin.  En  vain 
le  président  du  Conseil  essaya-t-il  de  négocier  avec  Alle- 
mands et  Tchèques,  également  intraitables.  La  séance  de 
la  Chambre  avait  commencé  à  8  heures  du  soir.  A  l'aube, 
M.  Bénès  retira  son  projet. 

C'est  regrettable  pour  son  prestige  et  pour  le  nôtre.  Nos 
ennemis  ne  manqueront  pas  de  dire  que  c'est  un  échec 
pour  le  Flambeau! 


Est-Ouest-Express.  251 

Rathenau. 

«  Après  l'assassinat  de  Kotzebue,  immolé  par  Karl  Lud- 
wig  Sand,  le  23  mars  1819,  dit  la  Deutsche  Zeitung,  le  prince 
de  Metternich  convoqua  ses  collègues,  les  ministres  des 
divers  Etats  allemands,  et  leur  dicta  les  décrets  de  Karls- 
bad.  Ce  furent  des  temps  terribles  pour  la  partie  devenue 
consciente  de  la  bourgeoisie  allemande,  pour  la  fleur  de 
la  jeunesse  académique.  Les  plus  nobles,  les  plus  méri- 
tants parmi  les  fils  du  peuple,  Stein,  Greisenau,  Arndt 
furent  suspectés,  persécutés.  Dans  notre  histoire,  ces 
années  de  réaction  ont  une  réputation  funeste  et  personne 
ne  les  a  condamnées  plus  impitoyablement  que  nos  partis 
de  gauche.  » 

On  le  voit  :  Kotzebue,  l'espion  tu  tzar,  l'œil  de  Moscou, 
c'est  Rathenau,  Rathenau  de  Rapallo.  Giïnther,  si  fier  de 
sa  modeste  collaboration  à  l'œuvre  libératrice,  le  jeune 
Gunther,  cand.  phil.,  secrétaire  de  Ludendorff,  corres- 
pondant de  Helfferich,  l'ange  de  l'assassinat,  le  vengeur 
vierge,  c'est  Sand  redivivus.  Nous  nous  imaginions  les 
monarchistes  allemands  courbant  la  tët&  sous  les  impré- 
cations ;  nous  croyions  au  discrédit  durable  du  «  parti  du 
crime  ».  Mais  si  le  parti  du  crime  a  quitté,  un  instant,  son 
attitude  isolente,  c'est  qu'il  lui  convenait  de  poser  au  mar- 
tyr. Il  se  drape  à  présent  dans  des  souvenirs  romantiques. 
Il  se  plaint  d'être  persécuté,  et  proteste,  au  nom  de  toutes 
les  libertés  germaniques,  contre  les  ordonnances  du  Pré- 
sident d'Empire.  M.  Wirth  est  un  Metternich  qui  veut, 
comme  l'autre,  vinculer  la  pensée  allemande.  Les  univer- 
sités le  combattront  jusqu'à  la  mort. 

A  Heidelberg,  le  28  juin,  le  conseiller  intime,  Prof. 
Dr  Lenard,  prix  Nobel,  refusa  de  mettre  en  berne  le 
drapeau  de  l'Institut  de  physique,  et  commença  son  cours, 
au  mépris  d'une  ordonnance  ministérielle.  Comme  les 
ouvriers  républicains  voulaient  faire  respecter  la  loi,  les 
étudiants,  groupés  autour  de  leur  maître,  tentèrent  sur  la 


252  Le  Flambeau. 

foule  une  expérience  physico-politique  en  l'arrosant 
scientifiquement... 

En  1819,  les  universités  étaient  seules  contre  les  gou- 
vernements à  défendre  l'idée  allemande.  En  1922,  der- 
rière les  princes  de  la  science  s'avancent  les  princes  tout 
court.  Et  la  Bavière,  en  état  de  semi-restauration,  n'a 
pas  attendu  vingt-quatre  heures  après  la  mort  de  Rathe- 
nau  pour  proclamer,  au  nom  de  l'Allemagne  des  patriotes, 
la  résistance  à  l'oppression. 

Les  rôles  sont  retournés,  dira-t-on.  Parfaitement,  et 
complètement.  Ouvrez  les  journaux  nationalistes.  Lisez 
les  titres:  Attentat  contre...  Helfferich!...  Le  Bolché- 
visme  en  marche...  La  Dictature  sanglante...  L'Appel  aux 
baïonnettes  françaises  et  aux  canonnières  anglaises...  Les 
patriotes  privés  du  droit  de  penser,  pour  deux  ans. 

Le  comte  Lerchenfeld,  en  plein  Landtag  de  Bavière,  a 
traduit  ces  sentiments  et  trouvé  la  formule  de  la  résis- 
tance légale  à  l'arbitraire  : 

Le  gouvernement  bavarois,  a-t-il  dit,  ne  peut  approuver  l'ordonnance 
principale  et  cela  pour  les  raisons  suivantes.  Le  point  essentiel  est 
l'extension  de  la  protection  aux  anciens  gouvernements  républicains 
et  à  leurs  membres.  Cette  mesure  est  excessive.  Elle  est  inutile  à  la 
protection  du  gouvernement  actuel.  En  Bavière  elle  pourrait  amener 
des  poursuites  judiciaires  que  réprouverait  le  sentiment  public  (1). 
La  peine  de  trois  mois  de  prison  fixée  comme  minimum  est  exagérée. 
Les  prescriptions  relatives  au  Tribunal  extraordinaire  empiètent  sur 
la  souveraineté  des  Etats  confédérés.  Ce  tribunal  n'a  pas  le  caractère 
fédéral  que  devraient  posséder  toutes  les  institutions  communes  de 
l'Allemagne.  Le  droit  de  grâce  du  Président  d'Empire  reçoit  une 
extension  incompatible  avec  la  souveraineté  des  Etats  dans  l'ordre 
judiciaire.  Enfin  il  s'agit  de  mesures  d'exception  qui,  d'après  la 
déclaration  expresse  du  ministre  de  la  Justice  d'Empire,  M.  Radbruch, 
sont  dirigées  contre  la  Droite,  par  conséquent  contre  une  partie  du 
peuple  allemand.  Or  les  mesures  d'exception  sont  toujours  regret- 
tables et  devraient  disparaître  le  plus  tôt  possible,  tandis  que  l'ordon- 
nance principale  doit  être  transformée  en  loi.  Toutes  nos  objections 

(1)  Le  comte  Lerchenfeld  fait  probablement  allusion  aux  assassins 
de  Kurt  Eisner. 


Est-Ouest-Express .  253 

contre   l'ordonnance   valent,    et   bien   plus    fortement   encore,    contre 
la  loi. 

Il  est  incontestable  que  nos  mœurs  politiques  sont  devenues  sau- 
vages. C'est  la  dernière  conséquence  de  la  guerre,  c'est  le  résultat 
de  l'impossible  traité  de  Versailles,  c'est  l'effet  de  la  pression  inouïe 
à  quoi  notre  patrie  est  soumise  depuis  le  28  juin  1919.  Il  ne  peut 
s'agir  du  choix  entre  la  république  ou  la  monarchie.  Si  des  ordon- 
nances sont  nécessaires,  leur  titre  doit  exprimer  qu'elles  sont  rendues 
pour  la  protection  de  la  Constitution,  non  de  la  République.  C'est 
seulement  à  cette  condition  que  tous  les  citoyens  pourront  respecter 
des  décrets  destinés  à  combattre  les  excitations  et  les  mensonges 
politiques. 

On  a  bien  lu.  Le  comte  Lerchenfeld  veut  proscrire  le 
nom  même  de  la  République  (Republik),  employé,  il  est 
vrai,  dans  ces  ordonnances  avec  une  ostentation  à  quoi 
nous  n'étions  pas  habitués.  La  République  veut  imposer 
«  son  nom,  ses  lois  et  son  drapeau  ».  Quelle  audace! 
N  'est-ce  pas  une  audace  excessive  ?  La  Frankfurter  se  le 
demande  mélancoliquement. 

Il  y  a  huit  jours  que  Rathenau  est  tombé.  La  première  nouvelle 
nous  avait  atterrés.  Puis  éclata  en  nous  le  sentiment  qui  inspira  au 
chancelier  d'Empire  la  parole  célèbre:  «  Maintenant,  c'est  assez.  » 
Assez  de  tolérance,  assez  de  conciliation.  Soyons  fermes,  soyons 
impitoyables  envers  ceux  qui  nous  menacent,  qui  menacent  notre 
patrie  commune.  Telle  fut  notre  seconde  pensée,  il  y  a  une  semaine. 
Mais  la  troisième,  hélas!  fut  la  question  résignée:  combien  de  temps 
cette  volonté  d'assurer  à  tout  prix  le  respect  et  la  sécurité  de  l'Etat, 
combien  de  temps  cette  volonté  restera-t-elle  tendue?  Ne  sera-ce  pas, 
comme  après  l'assassinat  d'Erzberger,  grande  effervescence  d'abord, 
et  puis  au  bout  de  deux,  de  trois  semaines,  toute  cette  agitation 
vint  se  briser  contre  I'écueil  de  la  bureaucratie,  du  particularisme, 
de  la  veulerie? 

Et  l'orthodoxe  gazette  de  la  dynastie  Sonnemann, 
quelques  lignes  plus  bas,  nous  administre  topiquement 
la  preuve  de  cette  veulerie  en  s'inquiétant  des  manifesta- 
tions socialistes  qui,  dit-on,  se  préparent!...  Mais  est-on 
bien  sûr  que  les  socialistes  majoritaires  soient,  eux-mêmes, 
aussi  joyeusement  disposés  à  la  lutte  qu'ils  le  paraissaient 


254  Le  Flambeau. 

d'abord?  Le  compagnon  Scheidemann,  l'autre  jour, 
réclamait  la  dissolution  du  Reichstag,  l'entrée  en  cam- 
pagne de  toutes  les  forces  socialistes  contre  les  assassins 
et  les  affameurs.  On  sait  que  l'Allemagne  agrarienne 
exigeait  le  retour  au  commerce  libre  et  la  suppression  du 
ravitaillement  en  pain;  c'était  la  question  de  VUmlage,  de 
la  livraison  forcée  par  les  cultivateurs  de  2,500,000  tonnes 
de  céréales  à  un  prix  de  beaucoup  inférieur  à  celui  du  com- 
merce libre.  La  suppression  de  VUmlage  devait  faire  mon- 
ter de  14  à  40  marks  le  prix  du  pain.  M.  Scheidemann  affir- 
mait que  le  cri  de  guerre  «  Gegen  den  Brotwucher  »  pro- 
mettait la  revanche  des  élections  de  malheur,  celles  de  1920. 
Le  meurtre  de  Rathenau  augmentait  encore  les  chances 
du  seul  parti  qui  en  Allemagne  soit  vraiment  républicain. 
Or,  les  socialistes,  subitement  calmés,  viennent  de  sous- 
crire à  un  compromis.  VUmlage  aura  lieu;  mais  les  prix 
consentis  aux  paysans  sont  rémunérateurs  et  se  rappro- 
chent des  prix  du  marché  intérieur  libre.  Dans  tous  les  cas, 
c'est  le  pain  cher.  Les  socialistes  ont-ils  reçu  l'assurance 
qu'en  échange  de  leurs  concessions  aux  agrariens  la  ma- 
jorité votera,  malgré  la  Bavière,  la  loi  sur  la  protection 
de  la  République?  Il  n'y  paraît  pas.  Rien  n'apparaît  d'ail- 
leurs sur  le  brumeux  horizon. 

Aussi  préférons-nous  finir  par  des  citations  plutôt  que 
par  des  prophéties.  Walther  Rathenau  l'a  dit  :  «  La  nou- 
velle Allemagne  est  de  tous  les  peuples  le  plus  inconnu.  » 
Et  il  a  dit  encore,  cet  Hébreu  :  «  Nous  sommes  une  géné- 
ration de  transition,  destinée  au  fumier,  indigne  de  la 
moisson.  » 

Anagnoste. 


Correspondance 


Nous  avons  reçu  de  M.  Pierre  Nothomb,  la  lettre  suivante  que  nous 
nous  faisons  un  devoir  de  publier. 

Messieurs, 

M.  le  baron  Beyens  vient  de  répondre  longuement  dans 
le  Flambeau  à  mon  article  sur  la  Déclaration  de  Sainte- 
Adresse.  Il  me  serait  personnellement  agréable  de  ripos- 
ter. Je  m'abstiendrai  de  le  faire  pour  quatre  motifs: 

1°  Le  premier  motif  est  que  l'ancien  Ministre  des 
Affaires  étrangères  a  fait  de  sa  politique  un  tableau  qui 
confirme  tout  ce  que  j'en  ai  dit  et  qui  rend  inutile  tout  ce 
que  je  pourrais  dire.  Souci  de  notre  petitesse,  attachement 
à  la  neutralité,  peur  des  alliances,  ignorance  de  notre  esprit 
public,  humiliation  devant  la  Hollande,  crainte  que  les 
Allemands  ne  nous  traitent  en  ennemis  (!)  —  doute  de  la 
victoire  en  un  mot:  voilà  la  folle  politique  qu'on  nous 
expose  comme  ayant  été  pendant  deux  années  de  guerre 
celle  de  la  sagesse.  Il  y  a  beaucoup  de  détails  à  ajouter  au 
tableau,  rien  d'essentiel; 

2°  Le  second  motif  est  qu'il  me  déplaît  de  faire  usage 
d'éléments  que  je  n'ai  connus,  après  le  départ  du  baron 
Beyens,  que  grâce  à  une  collaboration  avec  ses  succes- 
seurs. Il  est  facile  et  assez  peu  courageux  de  la  part  de  mon 
éminent  contradicteur  de  traiter  'de  «  bruits  sans  fonde- 
ment »  et  même  de  «  ragots  de  trottoir  »  certains  faits  que 
j'ai  cités.  J'ai  écrit  dans  les  premières  lignes  de  mon  article 
de  février  que  j'aurais  le  souci  de  ne  dire  que  ce  que  savait 
à  ce  moment  à  Sainte-Adresse  «  tout  patriote  indépendant 


256  Le  Flambeau. 

et  inquiet  ».  Si  M.  le  baron  Beyens  n'a  pas  compris  ma 
discrétion,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  moi  de  m'en  dé- 
partir, fût-ce  pour  lui  prouver  ses  erreurs; 

3°  Le  troisième  motif  c'est  que  certaines  allégations  de 
M.  Beyens  se  réfutent  d'elles-mêmes.  Sa  politique  était 
celle  du  Gouvernement  :  allons  donc  !  Il  dit  lui-même  que 
le  Cabinet  était  divisé  sur  les  problèmes  d'avenir.  Et  le 
comte  de  Broqueville  vient  de  lui  donner  un  démenti  assez 
éclatant  en  disant  que  son  gouvernement  avait,  dès  1915, 
posé  devant  l'Europe  la  question  rhénane.  La  vérité  est 
que  pendant  deux  ans  un  ministère  faible  et  dispersé  crut 
tenir  en  mains  un  ministre  des  Affaires  étrangères  qui 
lui  échappait  et  agissait  seul,  comme  à  Londres,  en  juillet 
1916,  à  la  première  injonction  du  voisin...  Quand  la  poli- 
tique rhénane  que  nous  préconisions  fut-elle  une  politique 
d'annexion  de  la  Rhénanie?  etc.,  etc.; 

4°  Le  quatrième  motif,  et  le  plus  grave,  c'est  que,  en  se 
défendant,  M.  Beyens,  ancien  Ministre  des  Affaires  étran- 
gères et  ambassadeur  en  fonctions,  entraîné  par  son  sujet 
s'est  oublié  jusqu'à  fournir  aux  Hollandais  des  arguments 
de  nature  à  leur  être  puissamment  utiles  contre  nous  dans 
des  négociations  en  cours.  Les  traités  de  1839  étaient  intan- 
gibles dans  leurs  stipulations  territoriales!  Déclaration 
aussi  peu  juridique  que  fâcheuse  au  moment  où  il  s'agit 
de  montrer  à  la  Hollande  que  ce  qui  domine  le  problème 
hollando-belge  c'est  la  décision  du  8  mars  1919,  qui  décide 
la  revision  des  traités  «  dans  l'ensemble  de  leurs  clauses  ». 
Je  préfère  ne  plus  donner  à  l'honorable  diplomate  l'occa- 
sion de  fournir  des  armes  à  nos  adversaires  et,  par  des 
déclarations  certainement  inconsidérées,  de  nuire  grave- 
ment à  son  pays. 

Veuillez  agréer,  etc. 

Pierre  Nothomb. 


XX 


Paul  Errera 
(25  juillet  1860  —  12  juillet  1922). 


H 


ft. 


w 


Georges  Petit  :  Buste  du  peintre  Auguste  Donnay. 


o 


-? 


Le  Secret  de  William  Stanley 

VIe  Comte  de  Derby 


M.  Abel  Lefranc,  l'éminent  professeur  du  Collège  de  France,  l'au- 
teur de  Sous  le  Masque  de  William  Shakespeare,  a  fait  au  Flambeau 
l'insigne  honneur  de  lui  adresser,  en  trois  articles,  une  réfutation  d'une 
objection  stratfordienne,  formulée  ici  même  par  M.  Paul  de  Reul. 
Pourquoi  le  VIe  comte  de  Derby  a-t-il  gardé  toute  sa  vie  l'anonymat 
qui  le  privait  d«  la  gloire  la  plus  éclatante?  M.  Lefranc  admet  que 
s'il  ne  réussit  pas  à  expliquer  ce  secret,  son  hypothèse  a  beaucoup 
de  chances  de  rester  une  hypothèse.  La  publication  de  la  présente 
étude,  attendue  avec  impatience  par  tous  les  shakespeariens,  doit 
apporter  la  <c  décision  »  de  cette  passionnante  bataille  littéraire. 

Au  cours  de  deux  volumes,  publiés  dans  les  premiers 
mois  de  1919  et  intitulés:  Sous  le  Masque  de  William 
Shakespeare:  William  Stanley,  VIe  comte  de  Derby 
(Paris,  Payot,  in-16),  j'ai  entrepris  de  prouver  que  le 
théâtre  shakespearien  n'était  pas  l'œuvre  de  l'acteur  de 
Stratford-sur-Avon,  mais  celle  d'un  membre  de  l'aristo- 
cratie anglaise  de  l'époque  élisabéthaine,  et,  selon  toutes 
les  vraisemblances,  de  William  Stanley,  VIe  comte  de 
Derby.  Depuis  lors,  cette  thèse  a  été  discutée,  parfois 
avec  passion,  en  plusieurs  centaines  d'articles  (1  ),  tant  en 
France  qu'à  l'étranger.  Parmi  les  critiques,  les  uns  l'ap- 
prouvèrent; d'autres  la  contestèrent  ou  la  nièrent; 
d'autres  encore,  incertains  et  troublés,  réservèrent 
leur  jugement  définitif,  tout  en  admettant  le  bien-fondé 
de  certaines  parties  de  la  démonstration.  En  par- 
ticulier,   les  pages   relatives  à   la  charmante   comédie 

(1)  On  peut  en  évaluer  le  nombre  à  près  d'un  millier. 

17 


258  Le  Flambeau. 

de  Peines  d'Amour  perdues  retinrent,  à  peu  d'excep- 
tions près,  l'attention  de  tous  ceux  qui  s'appliquèrent 
avec  quelque  esprit  de  suite  à  l'examen  de  la  question. 
Les  éléments  réels  dégagés  au  cours  de  cette  étude  frap- 
pèrent quantité  de  personnes(  1  ) .  On  doit  noter,  en  outre, 
que  certains  juges,  et  non  des  moins  qualifiés,  se  sont 
prononcés  pour  une  solution  transactionnelle.  Partant  de 
cette  idée  que  Lord  Derby,  grand  amateur  des  choses 
du  théâtre  et  mêlé  de  très  près  au  monde  des  acteurs  de 
son  temps,  a  composé  certainement  une  série  d'ouvrages 
dramatiques  (2),  ils  considèrent  qu'il  a  pu  fort  bien 
utiliser  la  collaboration  ou  le  concours  technique  de  l'ac- 
teur William  Shakespeare,  dont  le  nom  aurait  figuré  seul 
pour  des  raisons  faciles  à  deviner.  On  s'expliquerait  ainsi 
les  rapports  incontestables  qui  rattachent  le  VIe  comte 
au  théâtre  shakespearien.  Une  telle  hypothèse  offrirait, 
d'après  ces  critiques,  le  grand  avantage  de  concilier  tous 
les  éléments  du  problème. 

Au  reste,  quelle  qu'ait  été  l'injustice  flagrante  dont 
certains  jugements  hostiles  portaient  l'empreinte,  je  me 
suis  abstenu  résolument  de  toute  controverse,  estimant 
préférable  de  continuer  avec  méthode  les  recherches 
Commencées,  plutôt  que  de  poursuivre  des  polémiques, 
que,  trop  souvent,  l'ignorance  ou  la  légèreté  de  mes  con- 
tradicteurs risquait  de  rendre  assez  vaines.  De  toutes 
manières,  aucune  des  démonstrations  positives,  présen- 
tées dans  les  deux  volumes  de  Sous  le  Masque,  n'a  été 

(1)  Voyez  The  Nineteenth  Century,  juillet  1919,  article  de 
M.  E.  Andrews,  etc. 

(2)  Le  fait  est  prouvé  par  deux  lettres  envoyées  en  juin  1599,  de 
Londres,  par  un  agent  secret  du  parti  catholique,  George  Fenner,  à 
ses  correspondants  de  Venise  et  d'Anvers:  «  Le  comte  de  Derby 
s'occupe  uniquement  à  écrire  des  comédies  pour  les  comédiens 
publics.  »  —  <(  Notre  comte  de  Derby  est  occupé  à  écrire  des  comédies; 
pour  les  comédiens  publics.  » 


Le  Secret  de  William  Stanley.  259 

jusqu'à  présent  compromise,  ni  même  entamée,  par  une 
argumentation  sérieuse. 

*    ♦ 

Depuis  quelques  années,  les  choses  ont  évolué:  il  est 
de  plus  en  plus  manifeste  que  le  scepticisme  à  l'égard  du 
dogme  shakespearien  tend  à  se  répandre  dans  le  monde 
entier,  en  Angleterre  comme  ailleurs.  D'innombrables 
articles,  dans  la  presse  des  deux  mondes,  sont  là  pour  le 
prouver.  Un  bulletin  impartial,  consacré  à  ce  mouvement 
d'idées,  révélerait  sûrement  des  changements  fort  pi- 
quants. Certains  journaux  considérables,  de  grandes 
revues  d'outre-Manche  accueillent  fréquemment  des 
études  qui  impliquent  une  hétérodoxie  non  dissimulée. 
Que  de  propos  n'avons-nous  pas  entendus  personnelle- 
ment, depuis  l'apparition  de  Sous  le  Masque,  et  qui 
attestent,  en  des  milieux  fort  différents,  l'ébranlement, 
chaque  jour  plus  sensible,  de  l'ancienne  foi  shakespea- 
rienne! Désormais,  le  problème  demeure  posé  devant 
l'opinion,  et  il  n'est  plus  au  pouvoir  de  personne  de 
l'écarter.  Beaucoup  d'excellents  esprits  s'avouent,  de  ce 
chef,  troublés  ou  inquiets.  D'autres  confessent  que  la 
défense  de  la  foi  orthodoxe  leur  apparaît  comme  si  faible, 
si  étroite,  parfois  même  si  puérile,  qu'ils  se  sentent  invin- 
ciblement attirés  vers^  une  exégèse  nouvelle.  Une  orienta- 
tion toute  différente  leur  semble  souhaitable  en  matière 
de  recherches  critiques  et  de  raisonnement.  Il  est  trop 
clair  que  le  credo  actuel  ne  fournit  aucune  réponse  aux 
innombrables  questions  que  les  progrès  de  la  psychologie, 
aussi  bien  que  ceux  de  l'histoire  littéraire,  donnent  main- 
tenant le  droit  de  poser.  La  critique  indépendante,  long- 
temps prohibée,  pénètre  décidément  dans  ce  magnifique 
domaine  de  recherches.  On  n'est  plus  exposé  à  passer 
pour  un  demi-fou,  ou  tout  au  moins  pour  un  halluciné, 
par  le  simple  fait  qu'on  ose  émettre  des  doutes  sur  l'iden- 
tité véritable  de  l'auteur  d'Hamlet.  Oserais-je  ajouter  que 


260  Le  Flambeau. 

l'abondante  correspondance  qu'il  m'a  été  donné  de  rece- 
voir, depuis  le  début  de  l'année  1919,  suffirait  à  révéler 
avec  quelle  ferveur  quantité  de  personnes  cultivées  s'inté- 
ressent, à  peu  près  en  tous  lieux,  à  la  solution  de  cette 
passionnante  énigme?  Les  professeurs  d'universités, 
aussi  bien  que  ceux  de  l'enseignement  secondaire,  com- 
mencent à  s'émouvoir.  J'ai  pu  recueillir,  de  ce  côté,  une 
série  de  déclarations  vraiment  encourageantes.  Et  ces 
sympathies  ne  restent  pas  platoniques.  Des  maîtres  écou- 
tés de  la  jeunesse  n'hésitent  pas  à  affirmer  leurs  doutes 
dans  des  cours  publics.  Si  nous  donnions  ici  un  aperçu 
de  ces  adhésions,  recueillies,  sous  des  formes  diverses, 
parmi  les  hommes  d'action  de  notre  temps,  les  savants, 
les  historiens,  les  professeurs  de  littérature,  on  serait 
sans  doute  fort  étonné  de  leur  variété  et  de  leur  portée 
singulière. 

L'heure  est  passée  où  la  curiosité  provoquée  par  le 
problème  shakespearien  pouvait  être  satisfaite  avec  de 
belles  négations  doctrinales. 

Puisque  cette  évolution  récente  ne  saurait  plus  être 
niée,  qu'il  nous  soit  permis  de  rendre  un  hommage 
public  à  l'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  travaillé  à  la 
préparer:  Sir  George  Greenwood,  ancien  membre  du 
Parlement  d'Angleterre,  l'infatigable  critique,  dont  les 
ouvrages,  pénétrants  et  solides,  ont  tant  contribué,  au 
cours  des  quinze  dernières  années,  à  battre  en  brèche  la 
tradition  surannée  qui  prétend  monopoliser  les  études 
shakespeariennes.  Sir  George  n'a  cessé  de  révéler  les 
contradictions  que  suppose  le  credo  stratfordien,  l'insi- 
gnifiance et  l'invraisemblable  pauvreté  des  moyens  mis 
en  œuvre  pour  le  défendre,  mais  il  n'a  pas  été  au  delà. 
Sa  position  d'«  agnostique  »  ne  l'empêche  pas,  cependant, 
de  suivre  avec  un  intérêt  non  dissimulé  l'argumentation 
qui  tend  à  faire  de  William  Stanley,  VIe  comte  de  Derby, 
le  plus  grand  dramaturge  des  temps  modernes,  l'auteur 


Le  Secret  de  William  Stanley.  261 

mystérieux  caché  sous  le  nom  de  William  Shakespeare, 
acteur  de  la  troupe  de  son  frère. 

# 

*    • 

Depuis  la  publication  de  Sous  le  Masque,  nous  avons 
eu  l'occasion  de  mettre  au  jour  divers  travaux  qui  en  ont 
affermi  ou  précisé  les  conclusions,  du  moins  sur  certains 
points,  par  exemple  en  ce  qui  touche  le  Songe  d'une  nuit 
d'été  (1),  les  Joyeuses  Commères  de  Windsor  (2)  et 
L'Origine  d'Ariel  (3).  Avant  d'aborder  le  nouvel  ordre 
d'études  que  nous  voudrions  exposer  aux  lecteurs  du 
Flambeau,  il  ne  sera  pas  inutile  d'indiquer  les  principaux 
résultats  acquis  sur  la  genèse  et  le  sens  du  Songe  d'une 
nuit  d'été,  en  raison  de  leur  signification  toute  particu- 
lière. Nous  avons  pu  démontrer,  en  effet,  et  de  la  manière 
la  plus  sûre,  les  points  suivants  : 

1°  Cette  charmante  comédie,  l'une  des  créations  les 
plus  exquises  qui  soient  au  théâtre,  a  été  composée,  à  la 
fin  de  l'année  1594,  d'après  les  indications  mêmes  qu'elle 
contient,  et  représentée  pour  la  première  fois,  devant  la 
cour  d'Elisabeth,  à  l'occasion  du  mariage  du  VIe  comte 
de  Derby  avec  Elisabeth  Vere,  fille  aînée  du  comte  d'Ox- 
ford et  petite-fille  de  Lord  Burghley,  vers  le  24  jan- 
vier 1595. 

2°  Les  célèbres  allusions  de  l'acte  II  (scène  1,  vers 
60-174)  qui  ont  donné  lieu  à  des  volumes  de  commen- 
taires, ne  visent  en  aucune  façon  les  fêtes  données  par 

(1)  Voir  L'Opinion  des  16  et  23  octobre  1920:  Le  Secret  du  Songe 
d'une  nuit  d'été;  les  Mélanges  Bernard  Bouvier,  édit.  Sonor, 
Genève,  1920,  p.  301-320:  La  réalité  dans  le  Songe  d'une  nuit  d'été; 
L'Illustration  et  The  lllustrated  London  News,  du  30  octobre  1920. 

(2)  Voir  L'Opinion  des  5  et  12  février  1921  :  A  propos  des 
«  Joyeuses  commères  de  Windsor  ». 

(3)  L'Origine  d'Ariel,  dans  le  volume  du  Cinquantenaire  de  l'Ecole 
pratique  des  Hautes  Etudes.  Paris,  Ed.  Champion,  1921,  et  le  tirage 
à  part.  Voir  aussi  la  Revue  du  xvie  siècle,  t.  VIII,  p.  137. 


262  Le  Flambeau. 

le  comte  de  Leicester,  en  1575,  en  l'honneur  de  la  reine 
Elisabeth,  à  Kenilworth  :  elles  s'appliquent,  de  toute  évi- 
dence, aux  fêtes  offertes  à  cette  souveraine  par  le  comte 
de  Hertford,  au  château  d'Elvetham  (Hampshire),  en 
septembre  159Î .  C'est  là  que  parurent  ou  furent  évoqués, 
au  cours  de  magnifiques  spectacles,  la  reine  des  Fées, 
Auréola  (véritable  Titania),  Auberon,  le  roi  de  féerie, 
Coridon  et  Phyllida,  la  sirène  ou  la  néréide  montée  sur 
un  dauphin,  les  étoiles  amoureuses,  etc.,  qui  se  retrouvent 
dans  la  scène  citée  plus  haut  du  Songe  d'une  nuit  d'été. 
Les  concordances  sont  indéniables. 

Toutes  les  explications  antérieures,  tant  de  fois  répé- 
tées, et  qui  figurent  encore  dans  la  toute  récente  édition 
de  la  Vie  de  Shakespeare  de  Sir  Sidney  Lee  (avril  1922), 
s'évanouissent  définitivement.  On  doit,  du  reste;  remar- 
quer qu'elles  étaient  contraires  aux  vraisemblances  les 
plus  élémentaires.  Il  ne  saurait  s'agir,  un  seul  moment, 
dans  tout  cela,  du  comte  de  Leicester  et  encore  moins  de 
ses  relations  passionnelles  avec  la  reine.  La  belle  Vestale 
est  bien  la  reine  Elisabeth,  qui  trône  réellement  à  l'ouest 
sur  la  gravure  où  sont  représentés  les  spectacles  nautiques 
et  autres  d'Elvetham.  Quant  à  «  la  petite  fleur  de  l'ouest  », 
c'est  tout  simplement  Elisabeth  Vere,  filleule  de  la  reine, 
qui  avait  accompagné  cette  dernière  à  Elvetham,  en  raison 
de  ses  fonctions  de  fille  d'honneur.  L'hommage  rendu  à 
Elisabeth  est  tout  naturel,  et  en  harmonie,  si  j'ose  dire, 
avec  le  rôle  rempli  par  la  mariée  auprès  d'elle  et  le  sou- 
venir de  leur  présence  simultanée  chez  le  comte  de  Hert- 
ford. Il  est  hors  de  doute  que  William  Stanley  assista 
pareillement  aux  fêtes.  Les  deux  jeunes  gens  se  rencon- 
trèrent et  se  plurent  au  cours  de  ces  belles  journées.  Le 
trait  de  Cupidon  vint  frapper  la  jeune  fille  «  auparavant 
blanche  comme  le  lait,  mais  maintenant  pourpre  grâce  à 
la  blessure  de  l'amour:  c'est  la  fleur  que  les  jeunes  filles 
appellent  V amour  oisif  »,  comme  il  est  dit  dans  le  Songe 
d'une  nuit  d'été.  Mais,  hélas!  William  Stanley  n'était 


Le  Secret  de  William  Stanley.  263 

alors  qu'un  simple  cadet  de  famille  (1).  Il  dut  attendre 
d'être  devenu  Lord,  c'est-à-dire  un  peu  plus  de  quatre 
ans,  pour  épouser  celle  qu'il  aimait.  Ce  sont  ces  souve- 
nirs que  l'auteur  du  Songe  se  plaît  à  évoquer.  Il  est  pro- 
bable que  nous  possédons,  en  d'autres  parties  de  la  pièce, 
des  allusions  non  moins  significatives  à  ce  roman.  Qui 
donc  pouvait  être  au  fait  de  tels  sentiments  d'ordre 
intime,  sinon  le  comte  de  Derby  lui-même?  Rien  de 
commun  entre  ces  éléments  si  caractéristiques  et  l'acteur 
Shakespeare. 

3°  Les  diverses  scènes  relatives  à  «  la  pièce  dans  la 
pièce  »  évoquent  les  représentations  données  à  la  Mid- 
summer  (2)  par  les  acteurs  populaires  de  Chester,  ville 
chère  au  cœur  de  William  Stanley,  sous  les  auspices  des 
comtes  de  Derby.  Bottom  et  ses  compagnons,  d'inou- 
bliable mémoire,  personnifient  les  artisans  de  la  vieille 
cité,  qui,  transformés  en  comédiens  occasionnels,  organi- 
saient, le  24  juin  et  à  la  Pentecôte,  alternativement,  des 
spectacles  réputés  dans  toute  l'Angleterre.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  cette  particularité  si  saillante  d'un  personnage, 
tel  que  Bottom,  transformé  en  âne  et  parlant  comme  un 
homme,  qui  ne  se  retrouve  dans  une  pièce  propre  à 
Chester:  Balaam  and  his  Ass,  une  des  plus  populaires 
et  des  plus  recherchées  du  cycle  dramatique  de  cette  ville. 

4°  Les  bruyantes  nuits  de  la  Saint-Jean  donnaient  lieu  à 
des  excès  notoires:  nulle  soirée  plus  redoutable,  dans 

(1)  Entre  1590  et  1595,  le  grand  ministre  Burghley,  aïeul  maternel 
de  la  jeune  fille,  songea  successivement  à  trois  autres  grands  partis  : 
au  comte  de  Bedford,  au  comte  de  Northumberland,  au  jeune  comte 
de  Southampton.  Ce  dernier  fut  donc,  pendant  un  certain  temps,  le 
rival  de  William  Stanley.  La  rencontre  n'est-elle  pas  curieuse,  pour 
peu  que  l'on  songe  à  tout  ce  qui  a  été  dit  depuis  un  siècle  sur  les 
rapports  de  l'auteur  du  théâtre  shakespearien   avec  Southampton? 

(2)  Les  seules  allusions  au  théâtre  populaire  que  renferme  le 
théâtre  de  Shakespeare  s'appliquent  aux  spectacles  de  la  Midsummer 
et  de  la  Pentecôte.  Or,  ces  dates  de  représentations  sont  alors  propres 
à  la  ville  de  Chester,  ville  des  Derby. 


64  Le  Flambeau. 

l'année,  pour  la  vertu  des  jeunes  filles  de  Chester  et 
même  des  femmes.  Les  documents  du  xvf  siècle  abondent 
en  enquêtes  et  poursuites  motivées  par  des  aventures  amou- 
reuses de  la  Midsummer  Eve.  Les  couples  s'égaraient,  à 
la  suite  des  pageants,  dans  un  petit  bois  tout  proche  de 
Chester...  Comment  ne  pas  songer,  en  lisant  le  compte- 
rendu  des  troubles  passionnels  propres  à  cette  nuit,  et 
dont  le  petit  bois  proche  de  Chester  fut  le  témoin  complai- 
sant! 1),  aux  aventures  des  divers  couples  du  Midsummer 
Night's  Dream,  dans  le  bois,  près  d'Athènes,  pendant  la 
nuit  :  Lysandre  et  Hermia,  Demetrius  et  Helena  et  même 
Bottom  et  Titania?  Tel  épisode,  par  exemple  celui  de 
l'acte  II,  se.  2  (v.  35-65),  ou  celui  de  l'acte  III,  se.  2, 
évoque,  d'une  manière  aimable  et  piquante,  les  traditions 
chestériennes  de  la  nuit  du  23  au  24  juin. 

5°  La  fameuse  allusion  que  l'on  rencontre  à  l'acte  V, 
se.  1,  touchant  la  représentation  proposée  du  «  Masque  » 
des  Neuf  Muses  pleurant  sur  la  mort  de  la  Science,  décé- 
dée récemment  dans  la  misère,  allusion  qui  a  suscité  tant 
d'hypothèses  diverses  et  de  commentaires  aventureux, 
vise  de  toute  certitude  le  Masque  proposé  par  Arthur 
Throgmorton,  dans  une  lettre  adressée  à  Robert  Cecil, 
pour  le  mariage  du  comte  de  Derby.  L'autre  masque  visé 
dans  cette  lettre  serait  le  Songe  d'une  nuit  rd'été  lui-même. 
Des  rapports  multiples  sont  donc  établis  entre  William 
Stanley  et  la  comédie  dont  le  mariage  de  Thésée  avec  la 
belle  Hippolyte  forme  l'aimable  sujet. 

Nous  arrêtons  là  ces  conclusions.  Si  elles  sont  exactes, 
comme  cela  ne  paraît  pas  contestable,  l'aspect  de  la  ques- 
tion shakespearienne  en  est  modifié  du  même  coup.  Non 
seulement,  l'histoire  et  le  commentaire  de  la  pièce 
doivent  être  renouvelés  d'un  bout  à  l'autre,  mais,  ce  qui 
est  plus  grave,  l'édifice  stratfordien  s'en  trouve  ébranlé 

(1)  Cf.  le  curieux  recueil  de  Frederick  Furniwall  sur  Chester  dans 
Early  Engî.  Text  Soc.  Orig.  Séries,  108. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  265 

dans  ses  fondements.  Cela  est  si  vrai  que  tous  ses  défen- 
seurs ont  prudemment  gardé,  sur  ces  résultats  certains, 
un  silence  absolu  (1).  Je  ne  crois  pas  que  de  pareils 
procédés  aient  jamais  été  employés  dans  une  controverse 
historique  quelconque.  Voilà  trente-cinq  ans  qu'un  tra- 
vailleur a  commencé  son  labeur  professionnel  :  toutes  les 
thèses  et  recherches  qu'il  lui  a  été  donné  de  présenter  au 
public  ont  été  acceptées  sans  nulle  exception,  et  quand 
ce  même  travailleur  s'avise  d'appliquer  les  méthodes 
ainsi  éprouvées  au  problème  shakespearien,  il  s'aperçoit 
que  le  sujet  est  tabou.  Les  prêtres  du  temple  stratfordien 
considèrent  comme  un  sacrilège  celui  qui  ose  discuter 
leur  credo,  même  s'il  apporte  les  meilleures  preuves  à 
l'appui  de  ses  assertions.  «  Raison?  dit  le  sophiste  Janotus 
de  Bragmardo  —  nous  n'en  usons  point  céans.  » 

* 

Un  nouveau  texte,  essentiel,  va  nous  montrer,  après 
d'autres,  la  place  exceptionnelle  que  les  choses  du 
théâtre  ont  tenue  dans  la  vie  du  VIe  comte  de  Derby. 
Déjà,  dans  le  premier  volume  de  Sous  le  Masque,  nous 
avions  consacré  un  chapitre  entier  (le  Ve)  à  cette  matière  : 
La  famille  des  comtes  de  Derby  et  les  comédiens  de 
V époque  élisabéthaine .  Ces  pages,  qui  ont,  semble-t-il, 
trop  peu  retenu  l'attention  des  critiques,  même  bienveil- 
lants, groupaient  tous  les  textes  relatifs  aux  rapports  des 
Derby  avec  les  acteurs  publics.  Aucune  famille  n'a  entre- 
tenu avec  l'art  dramatique  des  relations  plus  continues 

(1)  Dans  la  nouvelle  édition  revisée  qui  vient  de  paraître  de  son 
livre:  A  Life  of  William  Shakespeare  (776  pages!),  Sir  Sidney  Lee  n'y 
fait  pas  la  plus  petite  allusion.  La  consigne  est  de  tout  ignorer.  Quel 
jour  de  tels  procédés  ne  jettent-ils  pas  sur  la  mentalité  stratfordienne? 
Je  pourrais  signaler  d'autres  faits  à  peine  croyables.  Le  Supplément 
littéraire  du  Times  (16  déc.  1920)  avait  cependant  inséré  une  lettre 
de  Sir  George  Greenwood  résumant  toutes  les  études  que  j'ai  publiées 
sur  le  Songe  d'une  nuit  d'été. 


266  Le  Flambeau, 

ni  plus  ferventes  que  celle  qui  nous  intéresse  ici.  Les  plus 
célèbres  comédiens  du  temps  ont  appartenu  aux  troupes 
patronnées  par  Ferdinando,  Ve  comte  de  Derby,  frère 
aîné  de  notre  William  Stanley,  depuis  sa  plus  tendre 
jeunesse  —  il  n'avait  pas  17  ans  —  jusqu'à  sa  mort. 
L'acteur  William  Shakespeare  appartint  à  la  compagnie 
qu'il  protégea  de  septembre  1588  à  avril  1594,  date  de 
son  décès.  William  Stanley,  devenu  comte  de  Derby, 
entretint  pareillement  une  troupe,  dont  nous  avons 
raconté  les  destinées,  et  qui  se  maintint  jusque  vers  1617. 
Thomas  Heywood  en  fit  partie. 

Quelque  temps  après  l'apparition  de  nos  deux  volumes, 
l'éminent  historien  du  théâtre  anglais,  M.  E.  K.  Cham- 
bers  a  bien  voulu  attirer  notre  attention  sur  une  lettre 
qui  avait  été  publiée  au  cours  de  la  guerre  (1915)  dans 
le  tome  XIII  du  Calendar  of  the  Manuscripts  of  the 
Most  hon.  Marquis  of  Salisbury,  preserved  at  Hatfield 
House  (p.  609)  (1).  Ce  document  n'est  pas  daté,  mais 
il  paraît  tout  à  fait  plausible  de  le  rapporter  aux  toutes 
dernières  années  du  xvie  siècle,  et  probablement  aux  envi- 
rons de  1600.  C'est  une  lettre  de  Lady  Derby,  femme 
du  VIe  comte,  adressée  à  son  oncle  Robert  Cecil,  le  secré- 
taire d'Etat  d'Elisabeth.  Aucune  pièce  ne  pouvait  démon- 
trer d'une  manière  plus  frappante  le  culte  passionné  de 
William  Stanley  à  l'égard  de  l'art  dramatique,  en  même 
temps  que  ses  relations  étroites  avec  les  acteurs  (2).  On 
devine,  par  les  expressions  mêmes  employées  par  Lady 
Derby,  qu'il  s'agit,  chez  son  mari,  d'une  préférence  telle 
pour  le  divertissement  théâtral  que  l'équilibre  de  sa  vie 
morale  paraît  presque  en  dépendre.  Un  tel  document 
confirme  avec  une  force  singulière  les  inductions  que 

(1)  Publication  de  VHistorical  Manuscripts  Commission. 

(2)  Cette  lettre  est  à  rapprocher  de  celle  que  nous  avons  reproduite 
dans  notre  ouvrage,  t.   I,  p.   349. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  267 

nous  avions  formulées,  il  y  a  trois  ans.  En  voici  la  tra- 
duction : 

Mon  bon  Oncle,  Etant  pressée  par  mon  mari  de  solliciter  votre  bien- 
veillance en  faveur  de  ce  Brown  (1)  et  de  sa  compagnie  d'acteurs, 
afin  d'obtenir  qu'ils  ne  soient  pas  privés  de  leurs  représentations 
habituelles,  alors  surtout  que  pour  les  maintenir  ils  ont  employé  la 
meilleure  partie  de  leurs  ressources,  si  toutefois  une  matière  de  si 
peu  de  conséquence  peut  ne  pas  vous  paraître  importune,  je  désirerais 
que  votre  appui  pût  être  un  moyen  de  les  soutenir,  pour  cette  raison 
que  mon  mari  faisant  ses  délices  de  cette  troupe,  cela  le  préserverait 
de  plus  grandes  prodigalités  et  contribuerait  à  faire  prévaloir  votre 
influence  vis-à-vis  de  lui  dans  des  matières  de  plus  haute  importance 
et  pour  mon  bien.  En  rappelant  ma  meilleure  affection  à  votre  égard, 
je  vous  dis  adieu. 

Votre  très  attachée   nièce, 

E.  Derby.  (2) 

Coïncidence  vraiment  surprenante:  la  comtesse  em- 
ploie, en  parlant  de  son  mari,  les  mots  taking  délite  in 
them  (3),  c'est-à-dire  exactement  les  mêmes  termes  dont 
use  Rosenkranz,  dans  Hamlet  (II,  2,  1.  350),  quand  il  pré- 
sente les  comédiens  à  Hamlet  en  disant  :  «  Ces  acteurs 
sont  ceux-là  mêmes,  Monseigneur,  qui  avaient  coutume  de 
vous  charmer  si  fort,  les  tragédiens  de  la  ville.  »  (Even 
those  you  were  wont  to  take  delight  in,  the  tragedians  of 
the  city.) 

Quelle  rencontre  étrange  !  Si  l'on  veut  bien  relire  tout  ce 
que  nous  avons  écrit  naguère  sur  les  rapports  du  person- 
nage d'Hamlet  avec  la  physionomie  morale  de  Derby (4), 
et  notamment  sur  le  goût  si  vif  que  ce  dernier  manifeste, 
comme  le  prince  danois,  à  l'égard  de  ces  comédiens,  on 
conviendra  que  le  document  nouveau  offre  pour  l'étude  de 

(1)  L'acteur  Robert  Brown. 

(2)  Adresse:  Au  très  honorable,  mon  très  bon  oncle,  Monsieur  le 
Secrétaire. 

(3)  Faisant  ses  délices  des  comédiens,  se  plaisant  fort  en  leur 
compagnie. 

(4)  Sous  le  Masque,  t.  II,  chap.  IX  en  entier. 


268  Le  Flambeau. 

la  question  shakespearienne  un  intérêt  tout  spécial.  Com- 
ment identifier  l'attitude  d'Hamlet  dans  les  scènes  des 
comédiens  avec  celle  que  l'on  peut  attribuer  à  l'acteur 
Shakespeare?  Quelle  dérision,  pour  peu  qu'on  y  songe  un 
instant!  Est-ce  que  le  prince  danois,  féru  lui  aussi  de 
théâtre  et  ami  des  comédiens,  ne  représente  pas,  de  la  façon 
la  plus  évidente,  le  grand  seigneur  anglais,  de  souche 
royale,  qui  accueille  une  troupe  d'acteurs,  déjà  connue 
de  lui,  dans  son  château  et  qui  paraît  si  familier  avec  toute 
la  pratique  du  théâtre  qu'il  leur  donne  les  conseils  les  plus 
judicieux  et  les  plus  techniques  sur  l'exercice  bien  compris 
de  leur  art? 

Que  de  fois  William  Stanley  accueillit  dans  ses  châteaux  de  L'atham 
et  de  Knowsley  les  troupes  de  comédiens  venues  pour  y  donner  des 
représentations!...  Avec  quelle  sollicitude  il  les  recommandait  à  ses 
amis  !  Entre  Hamlet,  fervent  des  choses  du  théâtre  en  même  temps 
qu'écrivain  dramatique,  et  ce  personnage,  le  parallélisme  est  frappant. 
Aucune  autre  hypothèse  n'a  été  proposée  jusqu'à  présent  qui  puisse 
être  assimilée  à  celle-là  au  point  de  vue  de  la  vraisemblance.  L'épi- 
sode des  comédiens  dans  Hamlet  est  le  miroir  fidèle  de  la  réception 
d'une  compagnie  d'acteurs  en  tournée  chez  un  grand  seigneur.  II 
reproduit  les  scènes  véritables  qui  se  déroulaient  en  pareille  circons- 
tance dans  une  vaste  et  magnifique  demeure  telle  que  Latham  et 
Knowsley  (1).  Les  conseils  que  donne  Hamlet  à  ses  comédiens  sont 
sans  doute  ceux-là  mêmes  que  William  Stanley  avait  adressés  plus 
d'une  fois  aux  troupes  qui  fréquentaient  chez  son  père  ou  chez  lui  (2). 

J'affirme  à  nouveau,  avec  l'inébranlable  conviction 
qu'on  le  reconnaîtra  un  jour,  que  tous  les  épisodes,  allu- 
sions ou  évocations  relatifs  au  théâtre,  qui  se  rencontrent 
à  travers  le  théâtre  shakespearien,  s'expliquent  unique- 
ment, et  sans  aucune  exception,  par  les  circonstances  de 
la  vie  du  VIe  comte  et  spécialement  par  les  représentations 
de  Latham  et  de  Knowsley  comme  par  les  mystères  et 
spectacles  de  la  Midsummer  et  de  la  Pentecôte  qu'il  prési- 

(1)  Les  plus  nombreuses,  de  beaucoup,  qui  aient  été  relevées  dans 
des  châteaux  anglais,  à  l'époque  d'Elisabeth. 

(2)  Sous  le  Masque,  t.  II,  p.  151-152. 


le  Secret  de  William  Stanley.  269 

dait  annuellement  et  que  donnaient  devant  lui  ses  com- 
patriotes, les  artisans  de  Chester. 

»    » 

Si,  comme  nous  croyons  pouvoir  le  démontrer,  Wil- 
liam Stanley,  VIe  comte  de  Derby,  doit  être  considéré 
comme  l'auteur  véritable  du  théâtre  shakespearien,  il 
devient  indispensable  d'expliquer  avec  quelque  vraisem- 
blance le  secret  profond  dont  il  a  entouré  son  activité  de 
poète.  Pourquoi  ce  mystère  complet  qu'il  a  su  préserver 
jusqu'au  bout  avec  une  volonté  et  une  habileté  supé- 
rieures? Quel  intérêt  considérable  avait-il  à  dissimuler 
ainsi  son  identité  réelle?  Il  est  de  toute  nécessité  que  des 
raisons  vraiment  probantes  puissent  légitimer  l'étonnante 
substitution  qui  s'est  accomplie  et  la  rendre  acceptable. 
Il  importe  que  l'existence  d'une  énigme  shakespearienne 
soit  justifiée  par  des  arguments  en  quelque  sorte  sans 
réplique.  Là  est  peut-être,  à  l'heure  présente,  le  point 
essentiel  de  la  controverse. 

Les  motifs  pour  lesquels  l'auteur  de  Jules  César,  de 
Richard  III  et  de  tant  d 'œuvres  immortelles  a  voulu  cacher 
sa  personnalité  véritable  doivent  se  rattacher  à  des  cir- 
constances très  graves  et  infiniment  délicates  de  sa  vie 
morale.  Il  ne  saurait  s'agir,  en  l'espèce,  de  fantaisie  pure, 
et  encore  moins  de  je  ne  sais  quel  calcul  bizarre,  ni  de 
mépris  ironique  de  la  gloire.  Même  en  tenant  compte  des 
mœurs  du  temps,  un  pareil  renoncement  suppose,  pour 
paraître  plausible,  une  rencontre  étrange  de  causes  excep- 
tionnelles. Si,  pourtant,  le  repos,  la  liberté,  la  vie  même 
du  poète  se  fussent  trouvés  en  péril,  au  cas  où  une  seule 
indiscrétion  eût  été  commise...  Faut-il  penser  que  la  révé- 
lation de  son  nom,  puisqu'elle  n'a  jamais  été  faite,  eût 
entraîné  des  conséquences  redoutables?  Un  secret  si  bien 
gardé  touchait  apparemment  à  des  intérêts  de  grande 
importance.   Serait-il  donc   absurde  d'imaginer   qu'une 


270  Le  Flambeau. 

sorte  de  secret  d'Etat  a  pu  se  trouver,  dès  l'origine,  mêlé 
à  cette  énigme  extraordinaire?  Et  si,  par  hasard,  notre 
hypothèse  venait  à  se  vérifier,  quel  aspect  nouveau, 
inattendu,  saisissant  entre  tous,  s'offrirait  aux  méditations 
de  ceux  qui  s'appliquent  à  l'étude  du  théâtre  shakespea- 
rien î  La  genèse  de  ce  dernier  impliquerait,  en  effet,  un 
véritable  drame  bien  digne  du  créateur  de  Richard  III  et 
de  Macbeth. 

A  vrai  dire,  l'heure  paraît  singulièrement  propice  pour 
une  telle  recherche.  A  travers  les  multiples  témoignages 
qui  nous  arrivent  des  points  les  plus  divers,  se  dégage 
avec  constance  un  ardent  désir  de  voir  la  question  ainsi 
posée  s'acheminer  vers  une  solution  satisfaisante.  On 
peut  même  affirmer  que  pour  beaucoup  d'âmes  sincères, 
que  trouble  le  doute,  la  vérité  dernière  ne  saurait  être 
conquise  autrement.  Tant  que  l'explication  du  mystère 
n'aura  pas  été  livrée,  avec  toutes  les  preuves  d'ordre 
psychologique  susceptibles  d'en  faire  comprendre  l'abso- 
lue nécessité,  nombre  d'esprits  prudents,  même  hostiles 
à  la  foi  stratfordienne,  hésiteront  toujours  à  admettre  la 
croyance  nouvelle,  quels  que  soient  les  arguments  qui 
l'appuient  par  ailleurs. 

Reconnaissons,  dès  l'abord,  que  si  une  pareille  expli- 
cation existe,  elle  devra  présenter  un  caractère  digne,  à 
tous  égards,  des  éléments  mêmes  du  problème.  Puisque 
la  production  dramatique  dont  il  s'agit  est  une  des  plus 
hautes  et  des  plus  compréhensives  qui  existent,  il  importe 
que  la  justification  du  secret  qui  l'a  accompagnée  implique 
une  telle  grandeur  et,  par  ailleurs,  une  telle  force  dé- 
monstrative, qu'il  ne  soit  pas  possible  de  la  récuser.  En 
un  mot,  le  secret  du  plus  grand  des  poètes  modernes,  dès 
lors  qu'il  peut  être  révélé,  doit  se  trouver  en  pleine  har- 
monie avec  la  prodigieuse  splendeur  de  son  œuvre. 

•    * 


Le  Secret  de  William  Stanley.  271 

Peut-être  paraîtra-t-il  à  propos,  avant  d'aborder  l'ample 
sujet  qui  s'offre  à  notre  examen,  de  fournir  des  indica- 
tions préliminaires  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
question  des  personnalités  cachées  en  littérature.  Certes, 
de  vastes  collections,  bien  connues  des  érudits,  ont  été  con- 
sacrées, au  cours  du  xixc  siècle,  aux  ouvrages  anonymes 
et  aux  pseudonymes  adoptés  par  de  nombreux  écrivains. 
Le  besoin  qu'ont  éprouvé  certains  auteurs  de  dissimuler 
ainsi  leur  véritable  personnalité  remonte  assurément  très 
haut  dans  l'histoire  littéraire.  Pour  ne  parler  que  des  gen- 
res dramatique  et  romanesque,  quantité  d'ouvrages  célè- 
bres de  notre  littérature  sont  demeurés  anonymes.  C'est 
ainsi  que,  sans  remonter  jusqu'au  moyen  âge  où  l'ano- 
nymat fut  si  fréquent,  la  Farce  de  Pathelin  et  les  Quinze 
joyes  du  mariage,  deux  chefs-d'œuvre  par  excellence,  qui 
datent  de  la  fin  du  xve  siècle,  n'ont  jamais  livré  les  noms 
de  leurs  auteurs.  Il  n'est  pas  douteux  que  des  circons- 
tances particulières  ont  aussi  contribué  à  mettre  cette 
mode  en  faveur  à  certaines  époques  plutôt  qu'à  d'autres. 
Le  xvie  siècle  peut  offrir,  pour  sa  part,  toute  une  série 
d'exemples  curieux  de  dissimulations  volontaires.  Un 
livre  d'une  grande  valeur  technique,  dont  il  parut,  entre 
1548  et  1594,  au  moins  dix  éditions  (texte  et  traductions), 
le  meilleur  traité  de  science  militaire  qu'ait  vu  éclore  la 
Renaissance:  Instructions  sur  le  faict  de  la  guerre, 
extraictes  des  livres  de  Polybe,  Frontin,  Vegece,  Corna- 
zan,  Machiavelle  et  plusieurs  bons  autheurs  (lre  éd.  en 
1548),  appelé  aussi  le  traité  de  la  Discipline  militaire, 
fut  partout  attribué  à  Guillaume  du  Bellay,  même  dans 
la  préface,  alors  qu'il  est  l'œuvre  certaine  du  seigneur 
de  Fourquevaux,  personnage  considérable  et  fort  connu 
en  son  temps,  qui  remplissait  les  plus  hautes  charges  du 
royaume  (1).  Fourquevaux  a  laissé  volontairement  l'er- 

(1)  Voyez  notre  étude:  Un  Réformateur  militaire  au  xvie  siècle  y 
Raymond  de  Fourquevaux  dans  la  Revue  du  xvie  siècle,  t.  III,  1915,. 
p.   109  à  154. 


272  Le  Flambeau. 

reur  se  propager:  il  n'a  jamais  écrit  un  mot  pour  la 
combattre. 

L'histoire  du  xvif  siècle,  en  particulier,  abonde  en 
substitutions  de  ce  genre:  on  sait  combien  les  ouvrages 
de  Charles  Sorel,  de  Mme  de  la  Fayette  et  de  nombre 
d'autres  écrivains  parurent  souvent  dans  des  conditions 
qui  étaient  destinées  à  dérouter  les  contemporains.  Ce 
serait  un  piquant  chapitre  de  notre  histoire  littéraire  à 
écrire.  Au  xvme  siècle,  les  publications  faites,  soit  sous  le 
voile  de  l'anonymat,  soit  sous  des  noms  supposés,  ne  se 
comptent  plus:  quantité  d'oeuvres  parmi  les  plus  célèbres 
du  temps,  à  commencer  par  celles  de  Voltaire  et  de  plu- 
sieurs philosophes,  ne  virent  le  jour  —  il  importe  de 
ne  jamais  l'oublier  —  qu'accompagnées  d'iridications 
fausses  ou  énigmatiques. 

Combien  de  mystères  encore  se  succèdent  à  travers  le 
xixe  siècle!  La  seule  histoire  des  collaborations,  faite  à 
l'aide  des  documents  déjà  accessibles,  offrirait  une  série 
de  surprises  à  peine  croyables.  Est-il  un  épisode  plus 
saisissant,  pour  nous  en  tenir  à  cet  unique  exemple,  que 
celui  de  la  collaboration  d'Alexandre  Dumas  père  et 
d'Auguste  Maquet?  Les  révélations  véritablement  sensa- 
tionnelles que  nous  ont  apportées,  sur  ce  point,  des 
publications  toutes  récentes  ont  singulièrement  ému  et 
frappé  l'opinion  publique.  Désormais,  il  est  avéré  que 
certaines  des  œuvres  les  plus  célèbres  du  xixe  siècle  ne 
sont  pas,  pour  une  part  essentielle,  de  l'auteur  qu'elles 
ont  illustré  et  rendu  à  jamais  populaire.  Maquet,  dont 
on  croyait  qu'il  n'avait  été  qu'un  collaborateur  tout  à  fait 
secondaire,  remplit  en  réalité,  dans  l'association  des  deux 
écrivains,  le  rôle  de  guide  et  d'inspirateur.  C'est  lui  qui 
a  conçu,  conduit  et  écrit,  non  seulement  Les  Trois  Mous- 
quetaires, d'immortelle  mémoire,  mais  encore  une  longue 
série  de  romans  et  de  pièces  de  théâtre,  parus  sous  le  nom 
de  Dumas  père,  et  qui  figurent  parmi  les  plus  connus 
de  cet  auteur.  Il  est  prouvé  qu'à  part  quelques  phrases 


Le  Secret  de  William  Stanley.  273 

modifiées  ou  interverties,  certains  changements  dans  l'or- 
donnance et  quelques  courts  développements,  le  tQxtQ 
imprimé  de  nombre  de  pages  fameuses  entre  toutes,  — 
l'exécution  de  Milady,  par  exemple,  —  est  conforme  au 
manuscrit  de  Maquet.  La  comparaison  qui  a  été  faite 
entre  les  deux  textes  n'est  pas  moins  décisive  en  ce  qui 
touche  les  autres  chapitres  du  chef-d'œuvre  attribué  à 
Dumas.  «  Le  succès  fut  étourdissant;  on  attendait  avec 
impatience  la  publication  de  chaque  feuilleton  dans  le 
Siècle,  et  quand  les  volumes  parurent  chez  Baudry,  les 
éditions  se  succédèrent  sans  interruption,  tant  elles  étaient 
rapidement  enlevées  par  la  foule.  Maquet  assista  à  ce 
triomphe  en  spectateur.  Il  eut  une  consolation,  sinon  pro- 
fitable, du  moins  réconfortante  :  il  entendit,  il  lut  le  récit 
des  louanges  délirantes  adressées  à  Dumas.  Il  avait  pro- 
bablement l'âme  d'un  philosophe,  il  jouissait  d'un  succès 
dont  un  autre  avait  le  bénéfice.  Il  eut  encore  une  récom- 
pense :  le  tome  Ier  de  l'édition  originale  des  Trois  Mous- 
quetaires revêtu  de  cette  dédicace:  Cui  pars  magna  fuit... 
ce  qui  dans  le  modeste  latin  de  Dumas  signifie  :  «  A  celui 
qui  y  fut  pour  une  grande  part.  » 

«  Maquet  était  l'homme  ignoré,  l'homme  masqué, 
l'homme  au  masque  de  fer.  Il  dépensait  beaucoup  de 
talent  :  il  en  tirait  un  maigre  profit  au  point  de  vue  finan- 
cier, il  n'en  tirait  aucun  au  point  de  vue  de  la  réputation, 
puisqu'il  ne  signait  pas  les  œuvres.  »  On  connaît,  d'autre 
part,  l'émouvante  réclamation  qu'il  a  formulée  dans  son 
testament. 

Or,  tout  cela  s'est  accompli,  pour  ainsi  dire  sous  nos 
yeux,  il  y  a  trois  quarts  de  siècle  à  peine.  Beaucoup, 
parmi  nous,  ont  pu  connaître  encore  l'un  des  deux  acteurs 
de  cette  étrange  aventure,  mort  seulement  en  1888.  Il  a 
fallu  la  volonté  tenace  d'un  érudit  et  tout  le  bruit  produit 
par  un  conflit  judiciaire  récent  pour  amener  le  public  à 
connaître  enfin  une  vérité  qui  aurait  pu  rester  encore 
longtemps  cachée.  Que  la  correspondance  de  Maquet  et  de 

18 


274  Le  Flambeau. 

Dumas  eût  été  anéantie,  et  la  démonstration  devenait  dès 
lors  bien  difficile,  sinon  impossible  à  poursuivre  (1). 

Pareillement,  il  serait  aisé  de  relever  en  Angleterre,  au 
cours  du  xixe  siècle,  plus  d'un  exemple  topique  de  pro- 
cédés semblables.  Pour  ne  parler  que  du  roman,  le  cas  de 
Walter  Scott  et  celui  des  sœurs  Brontë  figurent  parmi  les 
plus  impressionnants  qui  soient.  Personne  n'ignore  que 
le  célèbre  auteur  des  Waverley  Novels  publia  une  notable 
partie  de  ses  romans  sous  un  pseudonyme,  et  qu'il  s'obs- 
tina, durant  un  certain  nombre  d'années,  à  nier,  contre 
toutes  les  apparences,  la  paternité  de  ceux-ci,  alors  que 
d'innombrables  lecteurs  les  accueillaient  dans  le  monde 
entier  avec  une  faveur  dont  il  n'y  a  peut-être  pas  d'autre 
exemple. 

«  On  s'arracha  Waverley  (juillet  1814),  qui  fut  aussitôt 
traduit  dans  toutes  les  langues.  Nul  ne  savait  qui  l'avait 
écrit;  ce  secret  fut  si  parfaitement  gardé  que,  de  1814  à 
1826,  pendant  treize  ans,  aucune  indiscrétion  ne  le  trahit. 
Ballantyne  faisait  copier  le  manuscrit  avant  de  le  livrer 
aux  typographes.  L'original  ne  passait  sous  les  yeux  d'au- 
cune autre  personne.  En  vain  l'Angleterre,  l'Europe  se 

(1)  Voyez  Gustave  Simon,  Histoire  d'une  collaboration.  Alexandre 
Dumas  et  Auguste  Maquet.  Documents  inédits.  Paris,  Crès,  1919, 
in-16.  De  nombreux  articles  de  journaux  et  de  revues  ont,  vers  le 
même  moment,  et  tout  récemment  encore  (juillet  1922),  amplement 
étudié  cette  question  si  passionnante  :  par  ex.  Le  Temps  des  21  juin 
et  8  juillet  1922,  etc.  —  Sans  vouloir  mettre  en  parallèle  une  question 
aussi  importante  avec  celle  d'Ubu-Roi,  il  sera  peut-être  à  propos  de 
remarquer  que  l'auteur  véritable  de  cette  pièce  singulière,  que  nombre 
de  critiques  saluèrent  en  son  temps  comme  un  chef-d'œuvre,  était 
resté  complètement  inconnu  jusqu'à  ces  derniers  mois.  Il  paraît  bien 
établi  que  Jarry,  qui  fit  jouer  et  publia  la  pièce  sous  son  nom,  n'y 
fut  en  réalité  pour  rien.  Voir  sur  ce  piquant  problème:  Sous  le 
Masque  d'Alfred  Jarry  (?)  Les  sources  d'  «  Ubu-Roi  »,  par  Charles 
Chassé,  curieuse  et  probante  brochure,  et  les  nombreux  articles  dont 
elle  a  été  l'occasion.  —  Que  d'énigmes  du  même  ordre  il  serait  facile 
de  découvrir  dans  l'histoire  littéraire  de  notre  temps,  à  commencer 
par  le  cas  si  curieux  d'un  auteur  très  lu,  tel  que  «  Pierre  de  Cou- 
levain  »  ! 


Le  Secret  de  William  Stanley.  275 

demandaient  qui  donc  était  ce  mystérieux  génie  dont  les 
chefs-d'œuvre  se  succédaient  d'année  en  année.  ...Mille 
suppositions  s'échafaudaient.  Tantôt  c'était  Rob-Roy  où 
l'on  voulait  voir  des  mémoires,  tantôt  Péveril  du  Pic  que 
l'on  attribuait  à  un  frère  de  l'auteur  de  la  Dame  du  lac, 
parce  qu'il  avait  habité  l'île  de  Man.  Walter  Scott  lui- 
même  s'amusait  à  égarer  le  public  (1).  » 

Dans  la  Préface  générale  de  ses  œuvres  (1829),  le 
romancier  essaya  d'expliquer  les  raisons  de  son  anony- 
mat. A  toutes  les  questions  posées  sur  cette  obstination 
dans  l'incognito,  il  était  difficile  de  donner  une  réponse 
satisfaisante.  Aussi,  comme  on  l'a  dit  avec  raison,  n'en 
a-t-il  donné  aucune.  «  J'ai  déjà  dit  dans  l'introduction  des 
Chroniques  de  la  Canongate  que  je  n'avais  guère  de  meil- 
leures raisons  à  alléguer  que  celle  de  Shylock  :  «  Tel  était 
mon  caprice  du  moment.  »  Y  a-t-il  tout  simplement  un 
certain  appétit  «  du  mystère  »,  lequel  caractérise  d'ailleurs 
ou  doit  caractériser  «  l'organisation  intellectuelle  du 
romancier?  ou  encore  une  certaine  pudeur,  pour  un 
grave  sheriff,  à  signer  des  œuvres  qui  passent  pour  fri- 
voles? Toujours  est-il  qu'il  n'avoua  que  très  tard,  et  à  la 
dernière  extrémité,  la  paternité  de  ses  romans  »  (2) .  Ce 
fait  a  frappé  au  plus  haut  point  l'attention  de  notre 
Balzac  (3). 

L'histoire  du  mystère  qui  environna  longtemps  les 
œuvres  des  sœurs  Brontë  et  spécialement  celles  de  Char- 

(1)  Walter  Scott,  par  Charles  Simond.  (Paris,  Louis  Michaud), 
p.  9. 

(2)  Walter  Scott,  par  Louis  Maigron.  (Paris,  La  Renaissance  du 
Livre),  p.  8. 

(3)  «  Tôt  ou  tard,  l'avenir  ou  le  présent  vous  savent  gré  d'avoir 
souffert  en  silence.  Il  est  un  grand  homme,  qui,  prévoyant  sa  gloire, 
s'en  est  épargné  les  souffrances:  Walter  Scott  a  gardé  pendant  trente 
ans  l'anonymat  le  plus  sévère,  il  a  joué  sans  amertume  de  toute  sa 
renommée.  »  (Le  Lys  dans  la  Vallée,  préface  de  l'édition  de  1836, 
p.  XIII).  Voyez  aussi  Victor  Hugo  dans  le  Conservateur  littéraire r 
éd.  Marsan,  t.  I,  p.  66,  etc. 


276  Le  Flambeau. 

lotte,  l'auteur  de  Jeanne  Eyre,  n'est,  certes,  pas  moins 
surprenante.  11  faut  lire  chez  les  biographes  de  cette  der- 
nière, par  exemple  chez  Mme  Gaskell,  les  détails  rela- 
tifs au  secret  littéraire  de  celle  qui  devint  illustre  sous  le 
pseudonyme  de  Currer  Bell.  Charlotte  n'hésita  pas  à 
écrire  une  lettre  de  dénégation  formelle.  «  La  raison  qui 
rendait  Miss  Brontë  si  anxieuse  de  conserver  son  secret, 
était,  m'a-t-on  dit,  la  promesse  qu'elle  avait  faite  à  ses 
sœurs  en  engageant  sa  parole,  que  jamais  la  révélation  ne 
viendrait  d'elle.  L'énigme  de  la  publication  des  romans.des 
trois  sœurs  sous  des  noms  supposés,  prenait  tous  les  jours 
des  proportions  plus  importantes  ;  plusieurs  critiques  per- 
sistaient à  croire  que  les  trois  Bell  n'étaient  qu'un  seul  et 
même  auteur  et  que  la  différence  existant  dans  les  trois 
productions  marquait  simplement  les  époques  successives 
de  son  développement  littéraire  (1).  »  Les  trois  sœurs 
avaient  tenu  secrètes  leurs  aventures  littéraires  même  à 
leur  père,  et  celui-ci  ignora  longtemps  les  publications 
faites  par  ses  filles,  tout  en  habitant  avec  elles  dans  un 
petit  presbytère,  fort  isolé,  du  nord  de  l'Angleterre.  Ce  ne 
fut  qu'après  la  seconde  édition  de  Jeanne  Eyre  que  Char- 
lotte voulut  mettre  son  père  dans  son  secret.  Un  jour  ce 
dernier  s'était  rencontré  dans  le  jardin  de  la  cure  avec  le 
facteur  apportant  un  gros  paquet  à  l'adresse  de  Currer 
Bell.  ((  Currer  Bell...  »,  dit  le  vieux  ministre,  «  nous 
n'avons  pas  ça  dans  la  paroisse  (2).  » 

Il  est  utile  de  rappeler  ces  faits  pour  montrer  à  quel 
point  la  gloire  littéraire  a  été  diversement  appréciée  par 
les  écrivains,  à  travers  les  âges.  On  ferait  aisément  un  gros 
livre  de  tous  les  cas  particuliers  que  révèle  à  cet  égard 
l'histoire  littéraire  de  tous  les  temps.  Et  je  ne  parle  pas  ici 
des  nombreux  écrivains  de  haute  valeur  qui  ont  écrit  des 
ouvrages,  souvent  considérables,  sans  se  soucier  de  les 

(1)  Vie  de  Charlotte  Brontë  (Currer  Bell),  par  Mme  Gaskell  (trad. 
Mme  Ambr.  Tardieu).  Paris,  1877,  p.  157.  Voyez  aussi  p.  141  à  155. 

(2)  E.  Dimnet,  Les  sœurs  Brontë.  Paris,   1910,  p.   168  et  passim. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  277 

publier,  ni  même  de  les  faire  connaître  à  leur  entourage. 
Tels  d'entre  eux  ont  composé  des  chefs-d'œuvre,  qui  ont 
négligé  tous  les  moyens  de  conquérir  la  réputation  à 
laquelle  ils  pouvaient  prétendre.  Le  cas  du  duc  de  Saint- 
Simon,  l'un  des  plus  grands  écrivains  français,  est  bien 
fait  pour  nous  inciter  à  réfléchir.  Pour  peu  qu'on  examine 
de  près  les  choses,  il  est  aisé  d'apercevoir  que  l'uniformité 
d'aspirations,  qui  semble  naturelle  en  pareille  matière, 
chez  les  auteurs,  n'a  jamais  été  réalisée. 

Abel  Lefranc. 

(La  suite  au  prochain  numéro.) 


Midas 

ou 

le  Change  sans  migraine 

Parmi  les  multiples  problèmes  nés  de  la  guerre,  celui 
du  change  est  sans  conteste  un  des  plus  inattendus  et  des 
plus  nouveaux  pour  le  public.  Dans  la  plupart  des  pays 
le  change  n'était  connu,  avant  la  guerre,  que  des  écono- 
mistes et  des  banquiers.  Depuis  1914,  et  surtout  depuis 
1919,  les  problèmes  du  change  s'imposent  de  plus  en 
plus  à  l'attention  de  l'opinion  publique.  Couramment  le 
public  rencontre  le  change  comme  facteur  important  dans 
toutes  les  grandes  questions  sur  lesquelles  son  attention 
est  attirée.  S'agit-il  de  la  cherté  de  la  vie,  de  la  crise 
économique,  des  réparations,  etc.,  partout  le  change 
intervient. 

Or,  si  par  le  fait  même  de  voir  le  change  invoqué  à 
îout  propos,  le  public  commence  à  se  rendre  compte  de 
son  importance,  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  même  le 
public  cultivé  ait  une  idée  quelque  peu  précise  de  son 
mécanisme  et  de  ses  répercussions  sur  l'activité  écono- 
mique et,  en  général,  sur  toute  la  vie  sociale.  On  consi- 
dère d'ordinaire  que  ces  questions  sont  par  trop  compli- 
quées, qu'il  est  impossible  de  les  étudier  sans  posséder 
une  préparation  spéciale  et  qu'il  convient  par  conséquent 
de  les  abandonner  aux  économistes. 

Il  y  a  dans  cette  opinion  une  grande  part  de  vérité, 
mais  aussi  une  certaine  exagération.  S'il  est  vrai  que  cer- 
taines questions  spéciales  relatives  au  change  sont  com- 
plexes, s'il  est  vrai  que  pour  étudier  la  question  à  fond 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  279 

une  forte  préparation  scientifique  est  nécessaire,  il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  cependant  que  les  grandes  lignes  du 
problème  peuvent  être  exposées  au  public  non  spécia- 
liste. 

Il  serait  d'autant  plus  souhaitable  que  les  gens  cultivés 
possédassent  quelques  notions  précises  sur  ce  problème, 
que  celui-ci  ne  paraît  pas  devoir  disparaître  de  sitôt  des 
préoccupations  des  hommes  d'Etat. 

Dans  les  lignes  qui  vont  suivre  nous  ferons  un  exposé 
général  de  la  question  du  change.  Négligeant  les  détails, 
nous  nous  en  tiendrons  aux  grandes  lignes,  qui  elles- 
mêmes  d'ailleurs  ne  seront  qu'esquissées. 


* 
*    * 


Le  change  est  un  phénomène  né  de  la  nécessité  de 
régler  les  paiements  internationaux,  ou  autrement  dit 
c'est  un  procédé  par  lequel  les  habitants  d'un  pays 
reçoivent  des  paiements  de  l'étranger  ou  s'acquittent  de 
leurs  dettes  envers  l'extérieur  (1). 

Le  seul  élément  qui  différencie  les  paiements  extérieurs 
des  paiements  faits  dans  le  pays  même,  et  qui  donne  nais- 
sance aux  phénomènes  du  change,  c'est  la  diversité  des 
monnaies  de  pays  à  pays.  Lorsqu'un  Bruxellois  doit 
effectuer  un  paiement  à  Anvers,  il  lui  suffit  de  choisir  le 
procédé  par  lequel  il  enverra  un  certain  nombre  de  francs 
à  son  créancier;  mais  doit-il  faire  un  paiement  à  l'étran- 
ger, il  faudra  qu'au  préalable  il  convertisse  ses  francs  en 
monnaie  du  pays  créancier. 

On  doit  donc  distinguer  entre  les  monnaies  nationales 

(1)  Le  terme  change  s'emploie  encore  pour  désigner  le  cours,  le 
prix  des  monnaies  étrangères;  c'est  dans  ce  sens  que  l'on  dit:  le 
change  hausse  ou  baisse.  Il  s'emploie  également  pour  désigner  l'opé- 
ration même  d'échanger  certaines  monnaies  contre  d'autres:  «  faire 
le  change  ».  Dans  ce  dernier  sens,  on  dit  également  «  le  change 
manuel  ». 


280  Le  Flambeau. 

circulant  dans  chaque  pays  et  la  monnaie  internationale. 
La  monnaie  nationale  sera  en  or,  en  argent,  en  papier, 
elle  peut  même  prendre  d'autres  formes  et,  en  somme, 
elle  ne  nous  intéresse  pas  pour  le  moment.  La  monnaie 
internationale,  en  principe,  est  fournie  exclusivement  par 
l'or,  sauf  dans  les  relations  avec  l' Extrême-Orient  où  le 
métal  argent  joue  un  rôle  important.  Il  semble  donc  à 
première  vue  que  les  paiements  internationaux  soient 
réglés  exclusivement  en  or.  C'est  ce  que  beaucoup  de 
personnes  s'imaginent  d'ailleurs.  Cette  idée  s'est  encore 
renforcée  dans  le  public  depuis  qu'il  entend  constamment 
parler  des  marks-or  à  propos  des  réparations. 

En  fait  cependant  l'or  ne  joue  dans  les  règlements 
internationaux  qu'un  rôle  tout  à  fait  minime,  il  n'inter- 
vient que  dans  certaines  circonstances,  comme  appoint 
pour  régler  le  solde  de  dettes  et  de  créances  interna- 
tionales. L'usage  constant  de  l'or  présenterait  de  très 
grosses  difficultés  pratiques,  en  outre  il  en  faudrait  des 
quantités  qui  excèdent  de  loin  les  stocks  existants. 

De  sorte  que,  contrairement  à  ce  qu'on  croit  très  sou- 
vent, le  change  n'est  pas  basé  sur  un  usage  régulier  de 
l'or.  Bien  au  contraire,  tout  le  mécanisme  du  change  tend 
à  régler  les  paiements  internationaux  en  réduisant  l'usage 
du  métal  à  un  minimum  aussi  bas  que  possible. 

Le  commerçant  de  Bruxelles  dont  nous  avons  parlé, 
pour  payer  les  marchandises  achetées  à  Londres,  deman- 
dera un  chèque  à  son  banquier;  le  particulier  partant 
pour  l'étranger  demandera  une  lettre  de  crédit,  etc. 

Mais  le  banquier,  pour  fournir  des  chèques  ou  autres 
moyens  de  paiement  sur  l'étranger,  doit  y  posséder  un 
avoir.  D'où  celui-ci  proviendra-t-il  ?  Il  proviendra  prin- 
cipalement des  créances  sur  l'étranger  que  le  banquier 
aura  obtenues  de  sa  clientèle.  Car  si  certains  clients  lui 
demandent  des  chèques  sur  l'étranger,  d'autres  lui  offrent 
des  chèques  ou  des  traites  qu'ils  détiennent  comme 
contre-valeur  de  marchandises  exportées,  ou  encore  des 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  281 

coupons  des  valeurs  étrangères  (actions,  obligations,  etc.) 
qu'ils  possèdent,  etc. 

il  en  résulte  qu'il  existe  un  marché  permanent  de 
moyens  de  paiement  sur  l'étranger  (les  devises  étran- 
gères) qui  s'effectue  par  l'intermédiaire  des  banques. 
Les  uns  demandent  des  devises,  les  autres  en  offrent. 
C'est  l'état  de  ce  marché  qui  détermine  le  cours  du 
change. 

C'est  ici  que  nous  abordons  la  question  essentielle, 
celle  qui  est  spécialement  de  nature  à  intéresser  le  lecteur. 
Comment  le  prix  du  change  s'établit-il?  Pourquoi  la  livre 
anglaise  ou  le  dollar  coûtent-ils  autant  de  francs  et  pas 
plus  ou  moins?  Pourquoi  coûtent-ils  plus  ou  moins  cher 
à  certains  moments  qu'à  d'autres? 

Pour  donner  une  réponse  à  cette  question, 'il  convient 
au  préalable  de  faire  abstraction  des  circonstances 
actuelles.  Envisageons  d'abord  comment  les  choses  se 
passaient  avant  la  guerre,  dans  les  circonstances  nor- 
males; nous  pourrons  ensuite  décrire  plus  facilement  la 
situation  présente. 

Comme  nous  l'avons  dit,  le  système  monétaire  de  la 
plupart  des  pays  était  basé  sur  l'or,  en  ce  sens  notam- 
ment que  les  banques  d'émission  remboursaient  leurs 
billets  en  or.  En  principe  un  franc  ou  une  livre  anglaise 
étaient  donc  des  monnaies  d'or.  Il  n'y  avait  par  consé- 
quent rien  de  plus  facile  que  d'établir  le  rapport  existant 
entre  ces  deux  monnaies,  il  suffisait  de  connaître  leur 
poids  en  métal  fin.  Or,  comme  il  y  a  autant  d'or  en  une 
livre  qu'en  25  francs  22  centimes,  ce  dernier  chiffre 
représente  la  valeur  de  la  livre-or  exprimée  en  francs-or. 
C'est  ce  qu'on  appelle  le  pair  nominal,  le  pair  métallique 
ou  le  pair  tout  court.  Pour  le  dollar  le  pair  est  de  5  fr.  18  c, 
pour  le  florin  hollandais  de  2  fr.  09  c,  etc. 

En  principe  le  prix  d'un  dollar  (représenté  par  un 
chèque,  une  traite,  un  billet  de  banque  américain,  etc.) 
ne  devait  donc  pas  dépasser  5  fr.  18  c.  Et  en  fait,  dans  les 


282  Le  Flambeau, 

rapports  entre  les  pays  à  circulation  monétaire  normale, 
le  cours  du  change  oscillait  aux  environs  du  pair.  Il  s'en 
détachait,  soit  dans  le  sens  de  la  hausse,  soit  dans  le  sens 
de  la  baisse,  mais  dans  des  proportions  très  minimes.  Les 
limites  des  fluctuations  des  cours  étaient  représentées  par 
les  frais  de  transport  du  métal  jaune  plus  les  frais  d'assu- 
rances et  autres  petits  frais  accessoires. 

Or  ces  frais  étaient  tout  à  fait  minimes.  Ainsi  dans  les 
relations  entre  Paris  (  1  )  et  Londres  ils  atteignaient  envi- 
ron 10  à  12  centimes  par  livre.  Quelle  en  était  la  consé- 
quence? Lorsque  la  demande  des  devises  sur  l'étranger 
augmentait,  parce  qu'il  y  avait  plus  de  paiements  à  faire 
qu'à  recevoir,  lorsque  la  balance  des  comptes  envers 
l'étranger  était  passive  —  comme  diraient  les  écono- 
mistes —  le  prix  de  la  livre  montait,  mais  sans  dépasser 
environ  25  fr.  35  c.  Inversement  lorsqu'il  y  avait  plus  de 
créances  à  recevoir  de  l'étranger  qu'à  lui  payer,  lorsque 
la  balance  des  paiements  était  active,  le  prix  de  la  livre 
baissait,  sans  tomber  cependant  au-dessous  du  cours 
approximatif  de  25  fr.  10  c.  (2). 

(1)  Nous  prenons  l'exemple  de  Paris  et  non  de  Bruxelles  parce 
qu'ici  la  situation  était  quelque  peu  anormale  avant  la  guerre  déjà. 
La  Banque  Nationale  ne  remboursait  pas  les  billets  en  or,  elle  ne 
donnait  que  des  pièces  d'argent  de  5  francs,  qui  n'avaient  cours  que 
dans  les  pays  de  l'Union  monétaire  latine.  Il  en  résultait  que  ces 
pièces  étaient  exportées  en  France  où  l'on  pouvait  toujours  avoir  de 
l'or  ou  des  devises  sur  l'étranger.  La  base-or  de  la  circulation  moné- 
taire belge  se  trouvait  donc  en  France.  Mais,  comme  les  frais  de 
transport  des  pièces  d'argent  étaient  plus  élevés  que  pour  l'or,  et 
surtout  comme  on  ne  pouvait  avoir  ces  pièces  à  volonté,  le  change 
sur  l'étranger  s'élevait  parfois  jusqu'à  1  p.  c.  au-dessus  du  pair,  ce 
qui  avant  la  guerre  était  beaucoup  déjà. 

(2)  Dans  notre  exemple,  nécessairement  simplifié,  nous  n'envi- 
sageons que  les  rapports  entre  deux  pays.  En  fait,  sur  une  place 
déterminée,  les  cours  de  tous  les  changes  sont  solidaires.  Si  la 
demande  des  livres  ou  des  dollars  augmente  à  Bruxelles,  par  exemple, 
les  autres  changes  hausseront  également.  Même  si  les  paiements 
doivent  se   faire  surtout  à  Londres   ou   à  New-York,   l'arbitrage   fera 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  283 

La  fixité  des  changes  de  la  plupart  des  pays  était  avant 
la  guerre  une  circonstance  éminemment  favorable  à  l'ac- 
tivité économique.  Il  convient  cependant  de  ne  pas  perdre 
de  vue  que  cette  stabilité  n'était  pas  obtenue,  comme  on 
le  croit  souvent,  exclusivement  par  le  fait  que  i'or  était 
devenu  la  base  de  presque  tous  les  systèmes  monétaires. 
Cette  stabilité  résultait  d'une  série  de  circonstances  dont 
nous  indiquerons  les  plus  importantes:  les  grands  pays 
industriels  avaient  généralement  une  balance  de  comptes 
équilibrée  et  même  plutôt  active.  C'est-à-dire  que  le  plus 
souvent  leurs  créances  sur  l'étranger  dépassaient  leurs 
dettes.  Ils  plaçaient  le  solde  actif  à  l'étranger  sous  forme 
d'achats  de  titres  des  sociétés  étrangères  ou  de  fonds 
d'Etats  étrangers.  Par  contre,  les  pays  dits  neufs,  ou  en 
général  les  pays  dont  l'expansion  économique  commen- 
çait seulement,  étaient  généralement  débiteurs  et  équili- 
braient leurs  dettes  par  des  placements  de  titres  dans  les 
pays  anciens.  Telle  était  notamment  la  situation  de  la 
plupart  des  républiques  sud-américaines,  de  la  Russie, 
des  pays  balkaniques,  etc. 

Enfin,  en  ce  qui  concerne  les  balances  temporairement 
passives  de  l'un  ou  l'autre  pays  industriel,  celles-ci  étaient 
facilement  équilibrées  soit  par  l'exportation  de  titres  par 
des  banquiers  arbitragistes,  soit  par  des  crédits  tempo- 
raires obtenus  à  l'étranger,  soit  par  l'intervention  de  la 
banque  d'émission  qui,  en  augmentant  son  taux  d'es- 
compte, attirait  vers  le  pays  des  capitaux  étrangers,  soit 
enfin  par  l'exportation  d'or. 

Il  ne  faudrait  donc  pas  s'imaginer  que  le  seul  fait  de 
baser  la  circulation  monétaire  sur  l'or  suffit  pour  stabi- 

hausser  le  cours  des  autres  changes^  En  effet,  si  le  dollar  ou  la  livre 
montent,  tandis  que  le  florin  par  exemple  reste  stationnaire,  on  achè- 
tera des  florins  pour  se  procurer  à  leur  aide  des  livres  ou  des  dollars 
en  Hollande.  Rappelons  encore  que  dans  cet  article  nous  sommes 
obligé  de  simplifier  les  choses  et  que  nos  exemples  portent  tous  un 
caractère  quelque  peu  schématique. 


284  Le  Flambeau. 

liser  le  change.  Celui-ci  ne  peut  intervenir  que  spora- 
diquement pour  régler  des  balances  temporairement  pas- 
sives. Quand  on  envisage  de  courtes  périodes,  l'on  con- 
state que  le  rôle  du  crédit,  et  plus  spécialement  du  mou- 
vement international  des  capitaux,  est  plus  important  que 
celui  de  l'or.  Si  enfin  l'on  envisage  de  longues  périodes, 
on  constate  qu'à  la  longue  les  paiements  entre  pays  sont 
liquidés  par  des  marchandises  ou  des  services  (1). 

#    * 

Jusqu'à  présent  nous  avons  envisagé  la  situation  telle 
qu'elle  se  présente  dans  les  circonstances  normales. 

Nos  lecteurs  n'ignorent  pas  cependant  que  dans  la 
plupart  des  pays  européens  et  notamment  chez  les  anciens 
belligérants,  les  circonstances  actuelles  sont  loin  d'être 
normales.  Ils  connaissent  aussi,  dans  leurs  grandes  lignes 

(1)  Certains  lecteurs  se  seront  probablement  dit  que  notre  exposé 
n'est  pas  complet  puisque  nous  négligeons  le  billet  de  banque  en  tant 
que  moyen  de  paiement  à  l'étranger.  Ne  leur  est-il  pas  arrivé  d'em- 
porter des  billets  belges  dans  un  voyage  à  l'étranger  et  de  les  échanger 
auprès  du  premier  changeur  venu?  Les  billets  sont  donc  acceptés  à 
l'étranger?  Nous  avons  d'ailleurs  vu  un  jour  une  personne  occupant 
une  situation  sociale  élevée  s'imaginer  que  l'excédent  de  nos  impor- 
tations sur  les  exportations  se  réglait  par  des  billets  de  banque. 

Faut-il  dire  qu'il  y  a  dans  les  idées  de  ce  genre  une  illusion  com- 
plète? Les  billets  de  banque  ne  sont  acceptés  à  l'étranger  que  pour 
être  utilisés  comme  moyen  de  paiement  dans  leur  pays  d'origine.  Les 
banquiers  ou  changeurs  n'en  conservent  qu'une  petite  quantité  néces- 
saire pour  les  demandes  courantes  des  voyageurs.  Dès  que  la  quantité 
des  billets  étrangers  qu'ils  possèdent  dépasse  le  minimum  nécessaire, 
une  partie  en  est  renvoyée  dans  les  pays  d'origine  et  constitue  l'avoir 
des  banquiers  expéditeurs,  grâce  auquel  ils  pourront  tirer  des  chèques 
sur  les  pays  en  question.  Si  on  ne  leur  demande  pas  de  chèques  sur 
ce  pays  ils  pourront  soit  y  conserver  l'avoir,  lorsque  le  taux  d'intérêt 
est  suffisamment  élevé,  soit  acheter  des  devises  sur  leur  propre  pays, 
soit  enfin  échanger  ces  billets  contre  de  l'or  qu'ils  feront  rentrer  dans 
leur  pays. 

Il  n'arrive  que  les  billets  soient  détenus  longtemps  à  l'étranger  que 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  285 

du  moins,  la  série  d'événements  qui  ont  bouleversé  l'équi- 
libre monétaire  et  ont  provoqué  la  dislocation  des 
changes. 

Dès  le  début  de  la  guerre,  les  banques  d'émission  de  la 
plupart  des  pays  envisagés  ont  cessé  de  rembourser  leurs 
billets  en  monnaie  métallique  (  1  ) .  Dans  plusieurs  cas,  en 
effet,  les  porteurs  de  billets,  pris  de  panique,  les  présen- 
taient en  masse  au  remboursement  et  menaçaient  d'épui- 
ser l'encaisse.  Dans  d'autres  cas,  les  banques  ont  sus- 
pendu la  convertibilité,  sans  même  que  la  panique  se  soit 
produite.  C'était  une  mesure  de  précaution,  pour  con- 
server l'encaisse  et  afin  de  pouvoir  éventuellement  l'uti- 
liser pour  des  buts  d'utilité  nationale.  Dorénavant  il 
n'était  donc  plus  possible  aux  banquiers  de  faire  appel 
aux  encaisses  des  banques  d'émission  pour  régler  les 
paiements  envers  l'étranger.  Celles-ci  sont  restées  réser- 
vées aux  gouvernements.  Par  conséquent  le  prix  des 
devises  étrangères  était  dorénavant  déterminé  exclusive- 
ment par  l'offre  et  la  demande,  la  limite  supérieure  à  la 
hausse  du  change,  limite  constituée  par  le  pair  majoré  des 
frais  d'envois  du  métal,  avait  donc  disparu. 

Cette  suspension  de  la  convertibilité  des  billets,  le 
régime  de  papier-monnaie,  est  même  considéré  très  sou- 
vent comme  la  cause  de  l'instabilité  du  régime  monétaire 


lorsqu'ils  sont  dépréciés.  Dans  ce  cas,  des  spéculateurs  étrangers  les 
achètent  et  les  conservent  dans  l'espoir  d'une  hausse  future.  Il  suffit 
de  se  rappeler  le  nombre  considérable  des  marks  allemands  que  le 
public  imprévoyant  et  aveugle  a  achetés  depuis  l'armistice,  tant  en 
Belgique  que  dans  beaucoup  d'autres  pays.  Pareille  détention  de 
billets  équivaut  à  un  crédit  sans  intérêt  accordé  au  pays  qui  les  a 
émis.  Nous  aurons  à  revenir  sur  cette  question. 

(1)  Cette  suspension  de  la  convertibilité,  accompagnée  de  la  pro- 
clamation du  cours  forcé  pour  les  billets,  constitue  le  passage  au 
régime  de  papier-monnaie.  En  effet  ce  dernier  terme  est  réservé  par 
les  économistes  aux  billets  qui  ne  sont  pas  convertibles  en  monnaie 
métallique. 


286  Le  Flambeau. 

actuel.  Mais  c'est  une  erreur.  Le  régime  de  papier-mon- 
naie n'est  lui-même  qu'un  symptôme  d'une  situation 
déséquilibrée.  D'ailleurs,  on  peut  parfaitement  concevoir, 
et  l'histoire  en  a  montré  des  exemples,  un  régime  de 
papier-monnaie  qui  ne  serait  pas  accompagné  d'une 
hausse  des  changes  étrangers. 

Ce  qui  caractérise  essentiellement  la  situation  moné- 
taire actuelle,  c'est  d'abord  la  dépréciation  de  la  plupart 
des  monnaies  européennes,  dépréciation  qui  se  manifeste 
par  la  hausse  des  changes  sur  les  pays  à  étalon-or  (1), 
c'est  ensuite  l'instabilité  permanente,  les  fluctuations 
continuelles  des  changes. 

Cette  situation  est  due  à  plusieurs  circonstances,  que 
nous  indiquerons  sommairement.  D'abord,  pendant  toute 
la  durée  de  la  guerre  l'activité  économique  des  pays 
belligérants  ou  bien  s'est  sensiblement  réduite  ou  bien 
a  été  dirigée  en  grande  partie  vers  les  nécessités  de 
guerre.  Leurs  exportations  se  sont  réduites,  tandis  que 
leurs  importations,  notamment  en  matériel  de  guerre  et 
denrées  alimentaires,  se  sont  considérablement  élevées. 
Après  la  guerre  la  même  situation  a  duré  pendant 
longtemps;  si  le  matériel  de  guerre  n'était  plus  néces- 
saire, il  fallait  par  contre  reconstituer  les  stocks  de  ma- 
tières premières,  rétablir  le  matériel  industriel  détruit  ou 
détérioré,  etc.  Pendant  toute  cette  période  les  pays  belli- 
gérants d'Europe  et  même  certains  pays  neutres,  mais 
dans  une  mesure  beaucoup  plus  restreinte,  ont  donc  vu 
leur  balance  commerciale  empirer  de  plus  en  plus.  Tandis 
que  les  pays  fournisseurs,  Etats-Unis,  Japon,  certaines 
républiques  sud-américaines,  etc.,  voyaient  par  contre 
leurs  exportations  croître  démesurément  en  volume  et 
surtout  en  valeur,  et  devenaient  créancières  de  l'Europe. 

La  balance  passive  des  paiements  était  donc  la  première 

(1)  La  dépréciation  monétaire  se  manifeste  en  outre  par  la  hausse 
des  prix  des  marchandises. 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine  287 

raison  de  la  dépréciation  des  monnaies  européennes  (  1  ) . 
Ce  n'était  pas  la  seule.  Il  faut  ensuite  tenir  compte  d'un 
deuxième  facteur,  l'inflation  fiduciaire,  c'est-à-dire  la 
création  excessive  de  billets  de  banque.  Mais  contraire- 
ment à  ce  qu'on  croit  souvent  l'action  de  ce  facteur  sur  le 
change  n'est  pas  simple  et  automatique;  elle  est  au  con- 
traire très  complexe  et  soulève  une  série  de  questions  que 
nous  ne  pouvons  examiner  ici.  Bornons-nous  à  noter 
l'essentiel. 

En  temps  normal,  les  banques  d'émission  n'émettent 
de  billets  que  pour  accorder  des  crédits  à  l'industrie  et  au 
commerce.  Lorsque  l'émission  augmente,  elle  correspond 
donc  à  une  extension  de  l'activité  économique  et  par  con- 
séquent n'agit  pas  sur  les  prix,  en  principe  du  moins. 

Qu 'est-il  arrivé  pendant  et  depuis  la  guerre?  Les 
banques  ont  émis  des  billets,  en  quantité  souvent  consi- 
dérable, pour  faire  des  avances  aux  gouvernements.  Les 
billets  ont  été  lancés  dans  la  circulation  par  le  canal  des 
fournisseurs,  fonctionnaires,  etc.  Ils  ont  provoqué  une 
augmentation  du  pouvoir  d'achat  entre  les  mains  de  la 
population,  à  laquelle  n'a  pas  correspondu  un  accroisse- 
ment équivalent  de  la  production.  La  conséquence  en  était 

(1)  La  balance  des  paiements  n'est  pas  déterminée  exclusivement 
par  le  mouvement  des  marchandises,  d'autres  éléments  entrent  encore 
en  ligne  de  compte:  vente  et  achat  de  titres,  intérêts  des  valeurs 
étrangères,  services  rendus  par  la  flotte,  etc.  Un  autre  facteur,  qui 
actuellement  exerce  une  grande  influence  dans  certains  pays,  surtout  <• 
en  Allemagne,  c'est  l'évasion  des  capitaux.  Soit  pour  éviter  les  impôts, 
soit  par  crainte  de  troubles,  un  grand  nombre  de  capitalistes  cherchent 
à  placer  leurs  capitaux  à  l'étranger.  Il  en  résulte  une  demande  intense 
de  devises,  tandis  que  d'autre  part  les  exportateurs  ne  jettent  pas  sur 
le  marché  toutes  les  devises  provenant  des  exportations.  Ils  laissent 
à  l'étranger  la  contre-valeur  d'une  partie,  plus  ou  moins  importante,, 
des  marchandises  exportées.  A  l'heure  actuelle  c'est  là  une  des  rai- 
sons les  plus  importantes  de  la  baisse  permanente  du  mark  allemand. 
La  même  raison  agit  d'ailleurs  dans  d'autres  pays  encore,  mais  avecr 
moins  d'intensité,  pour  autant  du  moins  qu'on  puisse  en  juger. 


288  Le  Flambeau, 

une  hausse  des  prix,  plus  ou  moins  forte  suivant  l'in- 
tensité de  l'inflation  et  suivant  aussi  l'influence  d'autres 
facteurs  agissant  sur  les  prix. 

Lorsque  les  prix  des  marchandises  haussent  dans  un 
pays,  il  y  a  une  tendance  à  les  importer  de  l'étranger  où 
les  prix  n'ont  pas  haussé,  ou  n'ont  haussé  que  dans  une 
proportion  plus  faible.  Les  importations  continueront 
aussi  longtemps  que  le  change  n'aura  pas  haussé  dans  la 
même  proportion  que  les  prix. 

Le  mécanisme  que  nous  venons  d'esquisser  n'agit  pas 
toujours.  Ce  qui  arrive  souvent,  c'est  que  le  change 
hausse  beaucoup  plus  vite  que  les  prix,  de  sorte  qu'au 
lieu  d'être  entraîné  par  les  prix,  c'est  lui  qui  les  entraîne 
dans  un  mouvement  ascensionnel.  C'est  ce  qui  se  passe 
notamment  en  Allemagne  depuis  l'armistice. 

Il  y  a  entre  le  niveau  des  prix,  ce  qu'on  appelle  la 
valeur  intérieure  de  la  monnaie,  et  le  cours  des  changes, 
ou  la  valeur  extérieure  de  la  monnaie,  des  actions  et 
réactions  réciproques  dont  l'étude  sort  des  limites  de  cet 
article,  si  celui-ci  doit  justifier  son  titre. 

* 
*    * 

D'autres  facteurs,  également  très  importants,  agissent 
sur  le  change.  Ceux  dont  nous  allons  parler  sont  tout 
particulièrement  responsables  de  l'amplitude  des  mouve- 
ments subis  par  le  change.  Ces  facteurs  sont  avant  tout 
*  la  confiance,  qu'on  pourrait  aussi  appeler  le  facteur  psy- 
chologique, et  ensuite  la  spéculation.  Ces  deux  facteurs 
agissent  d'ailleurs  l'un  sur  l'autre  et  souvent  même  se 
confondent. 

Le  facteur  psychologique  agit  de  différentes  manières. 
Lorsque  par  suite  d'événements  favorables  —  seul  l'es- 
poir d'événements  favorables  suffit  souvent  —  il  y  a  lieu 
de  croire  que  la  situation  économique  et  financière  va 
s'améliorer,  le  change  s'en  ressent  immédiatement.  Les 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  289 

événements  de  ce  genre  peuvent  être  de  natures  diverses  : 
consolidation  de  la  situation  politique,  amélioration  de 
la  situation  militaire,  pendant  la  guerre,  développement 
de  l'activité  industrielle,  probabilité  d'obtenir  des  em- 
prunts à  l'étranger,  etc.  A  ce  point  de  vue  il  convient  de 
signaler  tout  spécialement  l'importance  de  l'assainisse- 
ment de  la  situation  budgétaire.  Lorsque  l'on  parvient  à 
supprimer  le  déficit,  l'étranger  considère  que  le  danger 
de  voir  la  situation  financière  empirer,  surtout  par  la 
continuation  de  l'inflation,  disparaît  et  le  crédit  du  pays 
s'améliore  sensiblement.  De  même  l'inflation  fiduciaire 
n'agit  pas  seulement  directement  sur  le  change.  Son 
influence  indirecte,  en  tant  que  baromètre  du  crédit  dont 
le  pays  jouit  à  l'étranger,  est  souvent  plus  importante  que 
son  action  directe. 

Les  facteurs  dont  nous  venons  de  parler,  en  augmentant 
**u  en  réduisant  la  confiance  dans  l'avenir  économique  et 
financier,  exercent  une  influence  favorable  ou  défavorable 
sur  les  mouvements  du  change.  En  effet,  lorsque  la  con- 
fiance augmente,  les  banquiers,  les  industriels  ou  le  gou- 
vernement du  pays  obtiennent  plus  facilement  des  crédits 
à  l'étranger,  ce  qui  fait  baisser  le  cours  des  changes.  Par 
contre  si  la  confiance  se  réduit,  non  seulement  les  crédits 
s'obtiendront  plus  difficilement,  mais  il  arrivera  même 
que  les  nationaux  chercheront  à  placer  leurs  capitaux  à 
l'étranger. 

La  confiance  exerce  surtout  une  grande  influence  en 
déterminant  les  mouvements  spéculatifs.  Il  faut  mention- 
ner ici  avant  tout  les  crédits  spéculatifs,  dont  l'action  est 
actuellement  très  importante.  Voici  ce  qu'on  entend  par 
là.  Les  capitalistes,  parfois  aussi  les  banquiers,  des  pays 
à  change  favorable  spéculent  souvent  sur  le  change  des 
pays  à  monnaie  dépréciée,  en  escomptant  une  améliora- 
tion des  cours.  Cette  spéculation  peut  se  faire  de  diffé- 
rentes manières  ;  la  plus  simple,  mais  non  la  plus  ration- 
nelle, consiste  à  acheter  des  billets  de  banque  du  pays  à 

19 


290  le  Flambeau. 

monnaie  dépréciée  et  à  attendre  que  leur  valeur  aug- 
mente. C'est  ainsi  qu'on  a  acheté  après  l'armistice  des 
marks  allemands  dans  le  monde  entier,  pour  des  sommes 
qui  se  comptent  par  milliards.  Des  billets  français  et 
belges  ont  également  été  achetés  à  l'étranger,  mais  dans 
des  proportions  beaucoup  plus  restreintes. 

Un  procédé  plus  rationnel  consiste  à  se  faire  ouvrir  un 
compte  dans  une  banque  du  pays  à  monnaie  dépréciée  et 
à  y  faire  un  dépôt.  Ce  procédé  est  plus  rationnel  parce 
qu'en  attendant  le  dépôt  rapporte  un  intérêt,  tandis  que 
les  billets  de  banque  n'en  rapportent  aucun.  C'est  ainsi, 
pour  citer  un  exemple  concret,  que  des  Américains  ont 
fait  des  dépôts  dans  des  banques  françaises  et  belges. 
Avec  un  dollar  un  Américain  obtient,  disons,  12  francs 
et  les  dépose  dans  une  banque;  si  dans  quelque  temps 
le  cours  du  dollar  tombe  à  10  francs,  l'Américain  pourra 
racheter  un  dollar  avec  cette  somme  et  aura  fait  un  béné- 
fice de  2  francs. 

Ou  bien,  au  lieu  de  déposer  l'argent  en  banque,  on 
peut  acheter  des  titres,  des  fonds  d'Etat  notamment,  pour 
les  revendre  lorsque  le  cours  du  change  se  sera  amélioré. 
C'est  ainsi  que  beaucoup  d'étrangers  ont  acheté  de*  fonds 
d'Etat  allemands,  que  des  Hollandais  ont  fait  beaucoup 
d'achats  de  titres  en  Belgique,  etc. 

Or,  lorsque  la  confiance  dans  la  situation  d'un  pays 
augmente,  les  étrangers  non  seulement  conservent  les 
billets  ou  les  dépôts  en  banque,  maisles  augmentent  encore. 
Tandis  que  lorsque  la  confiance  diminue,  l'étranger 
réalise  les  billets,  il  retire  les  dépôts  et  le  change  s'en 
ressent  défavorablement. 

La  confiance  exerce  également  une  influence  sur  l'atti- 
tude des  habitants  d'un  pays  à  monnaie  dépréciée.  Lors- 
qu'elle augmente,  lorsque  l'on  croit  que  le  change  va 
baisser,  on  n'achète  des  devises  que  dans  la  mesure 
strictement  nécessaire,  tandis  que  leurs  détenteurs  cher- 
chent à  s'en  débarrasser.  Leur  prix  baisse  donc.  Par 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  291 

contre  lorsque  l'on  croit  que  la  tendance  est  à  la  hausse, 
les  détenteurs  de  devises  tâchent  de  les  retenir,  tandis 
que  d'autres  cherchent  à  en  acheter  en  tue  des  besoins 
futurs.  Parfois  on  en  achète  même  tout  simplement  pour 
les  thésauriser,  ce  qui  se  fait  actuellement  sur  une  grande 
échelle  en  Allemagne,  en  Pologne,  etc. 

Il  serait  facile  de  citer  des  chiffres  et  des  dates  multiples 
pour  illustrer  ce  que  nous  venons  de  dire,  mais  l'espace 
dont  nous  disposons  étant  limité,  nous  nous  contenterons 
des  observations  générales  que  nous  venons  de  présenter. 

L'ensemble  des  facteurs  que  nous  venons  d'indiquer 
a  donc  provoqué  un  déséquilibre  complet  et  des  fluc- 
tuations fréquentes  dans  les  cours  des  changes.  Pour  se 
rendre  compte  du  degré  de  la  hausse  des  changes,  nous 
allons  indiquer  les  cours  pratiqués  à  une  date  récente,  à 
New- York.  La  première  colonne  du  tableau  qui  suit 
indique  le  pair,  la  deuxième  le  cours  effectif  pratiqué  le 
1er  juillet  1922. 


Tours 
du  1"  juillet 

COURS  SUR  : 

Pair. 

1922 

Londres.  Nombre  de  dollars 

pour  1  livre    4.86 

4.42 

Paris.  Nombre  de  cents 

pour  1  franc        19.30 

8.05 

Bruxelles. 

» 

1  franc        19.30 

7.95 

Italie. 

» 

1  lire           19.30 

4.45 

Suisse. 

» 

1  franc        19.30 

19.10 

Amsterdam. 

» 

1  florin       40.195  38.73 

Stockholm. 

» 

1  couronne  26.80 

25.93 

Copenhague. 

» 

1  couronne  26.80 

21.70 

Berlin. 

» 

1  mark        23.83 

0.215 

Vienne. 

» 

1  couronne  20.26 

0.0045 

Athènes. 

» 

1  drachme  19.30 

2.75 

Madrid. 

» 

1  peseta      19.30 

15.62 

Ce  tableau  fait  ressortir  une  graduation  dans  la  situa- 
tion des  pays  européens.  Il  y  a  d'abord  les  pays  dont  le 


292  Le  Flambeau. 

change  est  au  pair  (Suisse),  ou  légèrement  déprécié  (An- 
gleterre, le  cours  de  la  livre  s'étant  fort  sensiblement 
amélioré  depuis  quelques  mois,  Suède,  Hollande). 
Ensuite  nous  avons  les  pays  dont  le  change  est  fort  dé- 
précié, où  l'unité  monétaire  a  perdu  de  50  à  75  p.  c.  de 
sa  valeur  (France,  Belgique,  Italie,  Grèce).  Et  enfin  les 
pays  où  l'unité  monétaire  a  conservé  à  peine  1  p.  c.  de 
sa  valeur  (Allemagne)  ou  même  beaucoup  moins  de 
1  p.  c.  (notamment  l'Autriche  et  la  Pologne  avec  la 
Russie,  qui  ne  figurent  pas  dans  le  tableau,  n'étant  pas 
cotées  à  New-York). 

Il  convient  d'ailleurs  de  faire  ressortir  non  seulement 
la  dépréciation  de  la  plupart  des  monnaies  européennes, 
mais  encore  l'intensité  de  leurs  fluctuations,  l'amplitude 
des  mouvements  des  cours.  Cette  instabilité  de  la  valeur 
des  monnaies  est  un  fait  tout  aussi  grave,  peut-être  même 
plus  grave,  que  la  dépréciation  elle-même. 

N'ayant  pas  sous  la  main  un  tableau  complet  de  tous 
les  cours  pratiqués  à  New- York,  nous  allons  prendre  les 
cours  cotés  en  Suisse.  Le  tableau  qui  suit  indique  le 
cours  le  plus  haut  et  le  plus  bas  pratiqués  en  Suisse  pen- 
dant chacune  des  trois  années  précédentes. 

1919  1920  1921 

COURS 


Cours 

Cours 

Cours 

Cours 

Cours 

Cours 

EN 

le  plus 

le  plus 

le  plus 

le  plus 

le  plus 

le  plus 

SUISSE  SUR  : 

Pair. 

haut. 

bas. 

haut. 

bas. 

haut. 

bas. 

Belgique  (a)  . 

100.— 

87.— 

44.75 

52.37 

34.19 

48.91 

34.25 

France  {b).     . 

100.— 

90.27 

41.62 

52.07 

31.69 

48.48 

36.24 

Italie  (c)    .     . 

100.— 

76.77 

36.87 

42.20 

21.— 

31.24 

20.33 

Allemagne  (  d) 

123.45 

60.37 

9.12 

15.62 

5.24 

11.19 

1.63 

Autriche  (e)  . 

105.— 

30.50 

2.50 

4.05 

1.30 

1.85 

0.13 

Angleterre  (/). 

25.22 

25.11 

18.73 

23.21 

19.47 

24.20 

20.20 

New- York  (£). 

5.18 

5.71 

4.80 

6.57 

5.42 

6.56 

5.11 

(a)  pour  100  fr.  belges;  (b)  pour  100  fr.  français;  (c)  pour  100  lires; 
(d)  pour  100  marks;  (e)  pour  100  couronnes;  (/)  pour  1  livre;  (g)  pour 
1  dollar. 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  293 

La  dislocation  des  changes  que  nous  venons  de  carac- 
tériser par  quelques  chiffres  a  eu  des  conséquences  éco- 
nomiques et  sociales  d'une  exceptionnelle  gravité. 

Si  nous  nous  plaçons  d'abord  au  point  de  vue  des  pays 
à  change  déprécié,  nous  constatons  que  la  hausse  des 
changes  étrangers  y  est  un  des  facteurs  de  la  hausse  des 
prix  (1),  dont  les  effets  économiques  et  sociaux  sont 
suffisamment  connus  pour  qu'il  soit  superflu  d'y  insister. 
D'autre  part,  les  fluctuations  du  change  apportent  un 
élément  de  perturbation  et  d'instabilité  permanente  dans 
toutes  les  opérations  économiques  et  les  rend  essentielle- 
ment aléatoires.  Les  pays  à  change  élevé  n'ont  pas 
d'ailleurs  à  se  féliciter  non  plus.  Par  le  fait  du  change 
leurs  marchandises  sont  par  trop  chères  à  l'extérieur  et 
leurs  exportations  s'en  ressentent  douloureusement.  Si 
les  habitants  de  ces  pays  ont  fait  des  placements  à  l'exté- 
rieur, dans  les  pays  à  monnaie  dépréciée,  ils  subissent 
des  pertes  graves.  C'est  ainsi  qu'en  Suisse  de  nombreux 
particuliers  et  des  institutions  financières  ont  subi  des 
pertes  importantes  pour  avoir  jadis  fait  des  placements 
en  Allemagne.  Enfin  l'instabilité  des  changes  est  un  fac- 
teur de  perturbation  constante  dans  toutes  les  relations 
internationales  et  toute  l'activité  économique  mondiale 
en  subit  les  effets  déprimants. 

Parmi  les  effets  du  dérèglement  des  changes  il  en  est 
un  qui  mérite  une  attention  particulière,  et  dont  on  parle 
beaucoup  d'ailleurs.  On  lit  tous  les  jours  dans  les  jour- 
naux que  l'Allemagne,  par  suite  de  la  baisse  du  mark, 
est  en  train  de  conquérir  les  marchés  mondiaux.  Pour 

(1)  Cependant  il  ne  faut  pas  considérer  la  hausse  des  prix  comme 
due  exclusivement  au  change,  l'inflation  y  entre  pour  une  grande 
part.  D'ailleurs  la  hausse  du  change,  au  lieu  de  provoquer  la  hausse 
des  prix,  peut  aussi  en  être  la  conséquence.  Comme  nous  l'avons  dit, 
il  y  a  entre  le  change  et  le  niveau  des  prix  une  interdépendance,  pré- 
sentant un  très  grand  intérêt,  tant  au  point  de  vue  théorique  qu'au 
point  de  vue  pratique,  mais  que  nous  ne  pouvons  analyser  ici. 


294  Le  Flambeau. 

peu  que  l'on  pousse  cette  idée  à  sa  conclusion  logique  on 
envierait  à  P Allemagne  la  chute  de  son  mark  et  l'on 
proposerait  de  faire  baisser  exprès  le  cours  du  franc  belge, 
ce  qui  serait  d'ailleurs  pour  le  gouvernement  ou  pour  la 
Banque  Nationale  d'une  facilité  enfantine. 

Si  cette  manière  de  voir  comporte  une  légère  parcelle  de 
vérité,  c'est  se  faire  bien  des  illusions  et  faire  preuve  de 
beaucoup  d'ignorance  que  de  l'adopter  d'une  manière  abso- 
lue. C'est  un  fait  que  les  économistes  ont  constaté  depuis 
longtemps,  que  la  dépréciation  de  l'unité  monétaire  dans 
un  pays  déterminé  peut  y  favoriser,  dans  une  certaine 
mesure  et  pendant  une  certaine  période,  les  exportations. 
La  raison  en  est  bien  simple.  A  l'intérieur  du  pays  les 
prix,  les  salaires,  les  traitements,  etc.,  ne  haussent  pas 
d'ordinaire  aussi  rapidement  que  le  change  ;  il  en  résulte 
que  les  industriels  ont  avantage  à  exporter  puisqu'ils  se 
procurent  du  change  qu'ils  vendent  avec  bénéfice.  De 
même,  les  étrangers  ont  avantage  à  venir  faire  des  achats 
dans  le  pays.  C'est  ce  qui  explique  qu'un  grand  nombre 
d'étrangers  envahissent  l'Allemagne,  et  que  beaucoup  de 
Hollandais,  par  exemple,  fréquentent  les  plages  belges. 
Cette  constatation  brutale  étant  faite,  plusieurs  observa- 
tions supplémentaires  s'imposent.  D'abord  la  baisse  de 
P unité  monétaire  à  elle  seule  ne  suffit  pas  à  favoriser 
les  exportations.  Il  faut  encore  que  le  pays  intéressé 
possède  une  industrie  bien  outillée  et  une  organisation 
commerciale  adéquate.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,   nous 
entendrions  des  plaintes  non  seulement  au  sujet  de  la 
concurrence  allemande,  mais  encore  et  surtout  au  sujet 
de   la    concurrence    autrichienne,    polonaise   ou    russe. 
Ensuite,  les  effets  que  nous  venons  d'indiquer  ne  peuvent 
durer  indéfiniment.  A  la  longue  les  prix  et  les  salaires  à 
l'intérieur  du  pays  finissent  par  atteindre  le  niveau  du 
change  et  alors  la  prime  à  l'exportation  disparaît.  Si  la 
chose  ne  s'est  pas  produite  en  Allemagne,  c'est  parce  que 
le  mark  baisse  constamment,  de  sorte  que  les  prix  et  les 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  295 

salaires  ne  parviennent  pas  à  le  rattraper,  il  reste  toujours 
une  marge,  mais  cette  marge  se  rétrécit  constamment  et 
à  chaque  nouvelle  chute  du  mark  l'adaptation  se  fait  de 
plus  en  plus  rapidement. 

Au  surplus  cette  situation  ne  présente  pas  que  des 
avantages.  En  somme  elle  se  réduit  à  vendre  les  mar- 
chandises à  l'étranger  au-dessous  des  prix  mondiaux.  Or, 
si  en  présence  de  la  concurrence  internationale  il  est 
avantageux  de  pouvoir  vendre  moins  cher  que  les  con- 
currents, il  y  a  là  cependant  une  question  de  limite.  Et 
quand  le  prix  obtenu  est  fort  au-dessous  du  prix  mondial 
on  pratique  une  espèce  de  vente  à  rabais,  de  liquidation 
(Ausverkaufung,  comme  disent  les  Allemands),  suscep- 
tible de  rapporter  gros  à  certains  industriels  ou  certains 
commerçants,  mais  peu  avantageuse  pour  l'économie 
nationale  dans  son  ensemble. 

Il  convient  donc  d'être  très  prudent  et  de  ne  pas  s'illu- 
sionner sur  les  prétendus  bienfaits  de  la  dépréciation 
monétaire.  Un  régime  monétaire  stable  présente  infini- 
ment plus  d'avantages  tant  au  point  de  vue  économique 
proprement  dit  qu'au  point  de  vue  social,  c'est-à-dire  au 
point  de  vue  de  l'intérêt  du  plus  grand  nombre. 

Quand  et  comment  reviendra-t-on  vers  un  régime 
monétaire  stable?  C'est  par  l'examen  de  cette  question 
que  nous  terminerons  cet  article.  C'est  la  plus  délicate, 
d'ailleurs,  mais  celle  qui  s'imposera  de  plus  en  plus  à 
l'attention  de  l'opinion  publique. 

Ce  serait  vouloir  jouer  le  prophète  que  de  lui  donner 
une  réponse  catégorique.  Or,  la  prophétie  est  toujours 
chose  dangereuse.  Il  convient  d'ailleurs  de  scinder  le  pro- 
blème et  de  laisser  complètement  de  côté  la  question 
«  quand?  ».  Elle  dépend  de  tant  d'éléments  économiques 
et  politiques!  Reste  donc  à  envisager  «  comment  »  on 


296  Le  Flambeau, 

peut  revenir  à  un  régime  monétaire  stable.  Si  l'on  ne 
peut  répondre  à  cette  question  d'une  manière  catégo- 
rique, du  moins  est-il  possible  de  concevoir  certaines 
hypothèses.  On  peut  s'appuyer  dans  cette  matière  sur 
Fexpérience  d'un  grand  nombre  de  pays  qui  ont  connu 
des  périodes,  plus  ou  moins  prolongées,  de  change  dé- 
précié (1). 

Lorsque  dans  un  pays  déterminé  l'unité  monétaire  a 
été  dépréciée,  le  retour  vers  un  régime  stable  peut,  notam- 
ment, se  produire  de  deux  manières  (2).  Ou  bien,  lors- 
que la  situation  économique  s'améliore,  lorsque  les 
finances  publiques  sont  assainies,  l'inflation  arrêtée,  etc., 
le  change  s'améliore  peu  à  peu  et  revient  au  pair.  Il  y  a 
donc  tout  simplement  retour  vers  la  situation  antérieure 
et  le  régime  monétaire  continue  à  fonctionner  comme 
avant  la  crise.  C'est  ce  qui  s'est  passé  en  France  après 
la  guerre  de  1871,  en  Angleterre  après  les  guerres  napo- 
léoniennes, etc. 

(1)  A  ce  propos  il  serait  utile  de  mentionner  que  c'est  à  tort  que 
l'on  s'imagine  souvent  que  la  désorganisation  actuelle  des  changes 
est  un  phénomène  tout  à  fait  nouveau  et  sans  précédent.  Ce  qu'il  y  a 
de  nouveau  dans  la  situation  actuelle,  c'est  l'amplitude  des  phénomènes 
et  leur  généralité.  Ce  qui  rend  le  problème  actuel  particulièrement 
complexe,  c'est  que  la  dépréciation  monétaire  a  atteint  la  plupart  des 
pays  européens  et  bon  nombre  de  pays  extraeuropéens.  Mais  en  soi 
le  problème  des  changes  dépréciés  n'est  pas  nouveau.  Des  pays  nom- 
breux l'ont  connu  et  parfois  pendant  des  décades  entières.  Des  obser- 
vations nombreuses  ont  été  recueillies  sur  ces  matières.  Les  écono- 
mistes ne  sont  donc  ici  nullement  sur  un  terrain  nouveau  et  inconnu. 
Ajoutons  même  que,  contrairement  à  ce  que  l'on  affirme  fréquem- 
ment, les  événements  actuels  n'ont  infirmé  en  rien  les  principes  de  la 
théorie  monétaire  tels  qu'ils  ont  été  dégagés  par  la  science  écono- 
mique, pour  autant  évidemment  qu'il  s'agisse  de  principes  scienti- 
fiques et  non  de  balivernes  que  le  public  ou  certains  journalistes 
attribuent  aux  économistes. 

(2)  Nous  faisons  abstraction  des  cas  exceptionnels  où  les  billets 
émis  se  déprécient  au  point  de  perdre  toute  valeur,  ce  qui  arriva  par 
exemple  aux  assignats  émis  lors  de  la  Révolution  française. 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  297 

Mais  il  arrive  souvent  que,  lorsque  la  dépréciation  a 
été  assez  prolongée  et  surtout  lorsque  la  plupart  des 
branches  de  l'activité  économique  se  sont  adaptées  à 
cette  dépréciation  par  la  hausse  correspondante  des  prix, 
des  traitements,  etc.,  il  arrive  que  le  retour  du  change  au 
pair  soit  jugé  impossible  et  même  indésirable.  On  cher- 
che alors,  quand  la  situation  économique  s'améliore,  à 
consolider  la  dépréciation  et  à  stabiliser  le  cours  du 
change  à  un  niveau  nouveau.  Pour  cela  on  rétablit  parfois 
la  convertibilité  des  billets,  non  d'après  leur  valeur  nomi- 
nale mais  d'après  le  cours  que  l'on  cherche  à  stabiliser. 
Ou  même  on  ne  rétablit  pas  la  convertibilité,  mais  la 
banque  d'émission  achète  et  vend  du  change  au  cours 
fixé  en  l'empêchant  de  hausser  ou  de  baisser.  Cette  poli- 
tique a  été  suivie  par  de  nombreuses  républiques  sud- 
américaines. 

Parfois  cette  politique  de  stabilisation  est  couronnée 
par  un  retrait  des  billets  dépréciés  qui  sont  remboursés 
en  billets  nouveaux,  d'après  un  cours  déterminé,  les  nou- 
veaux billets  étant  convertibles  en  monnaie  métallique 
comme  avant  la  crise. 

Ou  bien  les  billets  restent  en  circulation  tels  quels, 
mais  on  rétablit  leur  convertibilité  en  monnaie  métallique 
dont  le  poids  a  été  réduit.  Des  réformes  de  ce  genre  ont 
été  réalisées  en  Autriche,  en  Russie  et  dans  d'autres 
pays. 

Dans  la  littérature  économique  on  désigne  ces  réformes, 
qui  ont  pour  but  de  consolider  la  dépréciation  au  lieu  de 
revenir  au  pair,  par  le  terme  «  dévaluation  ». 

Il  est  bien  certain  que  de  nombreux  pays  européens, 
tels  que  l'Allemagne,  l'Autriche,  la  Pologne,  etc.,  ne 
verront  plus  leur  unité  monétaire  revenir  à  la  valeur 
d'avant-guerre.  Cela  ne  permet  aucun  doute.  Pour 
d'autres  pays,  comme  l'Angleterre  ou  la  Hollande,  dont 
l'unité  monétaire  n'est  que  légèrement  dépréciée,  le 
retour  au  pair  est  possible  et  même  probable.  Pour  les 


298  Le  Flambeau. 

pays  qui  occupent  une  situation  intermédiaire  (France, 
Belgique,  Italie),  l'avenir  ne  peut  être  prédit  avec  certi- 
tude. Mais  que  l'on  se  rassure!  Le  fait  de  ne  pas  revenir 
au  pair  d'avant-guerre,  en  lui-même  n'est  nullement  un 
malheur. 

Dans  les  milieux  officiels  de  ces  pays  on  affirme  —  ie 
pense-t-on  vraiment?  c'est  là  une  autre  question  —  que 
seule  une  politique  tendant  vers  un  retour  au  pair  est 
admissible.  C'est  également  le  point  de  vue  de  certains 
théoriciens.  On  désigne  généralement  cette  politique 
comme  étant  celle  de  la  déflation,  parce  qu'on  s'imagine 
que  le  principal  moyen  d'arriver  à  ce  but  est  de  réduire 
le  nombre  de  billets  en  circulation. 

Dans  les  milieux  d'affaires  par  contre,  ainsi  que  dans 
certains  milieux  scientifiques,  on  est  de  plus  en  plus 
persuadé,  qu'une  politique  de  retour  au  pair  ne  sera  ni 
possible  ni  utile,  et  que  l'on  devra  finir  par  pratiquer  une 
politique  de  stabilisation.  C'est  également  notre  avis.  En 
faveur  de  la  politique  du  retour  au  pair,  on  invoque  sur- 
fout les  arguments  suivants:  on  dit  d'abord  que  toute 
autre  solution  constituerait  une  politique  de  faillite,  qui 
ébranlerait  le  crédit  de  l'Etat.  On  ajoute  aussi  que  le 
retour  au  pair  est  nécessaire  pour  rétablir  les  situations 
anciennes,  spécialement  en  ce  qui  concerne  les  créanciers 
et  débiteurs.  Il  faut  reconnaître,  en  effet,  que  la  déprécia- 
tion monétaire  a  été  surtout  préjudiciable  aux  créanciers, 
parmi  lesquels  il  faut  mentionner  tout  spécialement  les 
rentiers,  grands  et  petits.  Tandis  que  l'unité  monétaire 
se  dépréciait,  le  montant  de  leur  capital  et  des  intérêts 
touchés  restait  le  même.  Enfin,  on  considère  aussi  le 
retour  au  pair  comme  indispensable  pour  provoquer  une 
baisse  des  prix. 

A  ces  arguments  on  peut  répondre  brièvement  par  les 
©onsidérations  suivantes.  L'essentiel  pour  l'activité  éco- 
nomique c'est  de  maintenir  un  certain  équilibre  moné- 
taire, la  valeur  absolue  cie  l'unité  monétaire  importe  peu, 


Midas  ou  le  Change  sans  migraine.  299 

ce  sont  ses  fluctuations  qui  sont  pernicieuses.  Lorsque 
l'activité  économique  s'est  adaptée  à  un  certain  niveau 
des  changes,  provoquer  une  baisse  c'est  déclancher  une 
révolution  économique  en  sens  inverse  de  celle  qui  s'est 
produite  pendant  la  période  de  dépréciation.  C'est  de 
nouveau  une  longue  période  d'instabilité,  de  réadaptation 
avec  tous  les  troubles  économiques  et  sociaux  qui  l'ac- 
compagnent. Si  encore  les  bénéficiaires  de  cette  nouvelle 
perturbation  étaient  ceux-là  mêmes  qui  pâtirent  naguère  ! 
Mais  ce  n'est  nullement  certain,  car  un  grand  nombre  de 
porteurs  de  rente  ou  d'obligations  ont  vendu  leurs  titres. 
Les  bénéficiaires  seront  surtout  ceux  qui  souscrivirent 
aux  emprunts  pendant  la  période  de  dépréciation.  Ils  ont 
versé  leurs  souscriptions  en  francs  dépréciés  et  touche- 
ront les  intérêts  en  francs-or.  Il  en  résultera  donc  une 
augmentation  de  la  charge  de  l'Etat,  c'est-à-dire  de  la 
masse  des  contribuables,  du  chef  des  emprunts  nombreux 
conclus  depuis  l'armistice. 

D'autre  part,  la  politique  du  retour  au  pair  équivaut 
à  signifier  aux  industriels  et  commerçants  qu'ils  vont  se 
trouver  en  présence  d'une  baisse  permanente  des  prix. 
Or,  rien  n'entrave  l'activité  économique  comme  la  certi- 
tude de  la  baisse.  En  outre  pareille  politique  constituerait 
une  entrave  aux  exportations,  parce  que  les  prix  baissent 
d'ordinaire  plus  lentement  que  le  change,  ce  qui  handicape 
l'exportation. 

Au  surplus  l'examen  détaillé  de  cette  question  deman- 
derait des  développements  auxquels  nous  ne  pouvons 
nous  livrer  ici,  cet  article  ayant  déjà  dépassé  les  limites 
qui  lui  ont  été  assignées. 

» 
*    * 

Les  considérations  qui  précèdent  auront  montré,  nous 
l'espérons  du  moins,  la  complexité  du  problème  du 
change  et  son  importance.  Ce  qu'il  faut  retenir  surtout 


300  Le  Flambeau, 

c'est  que  le  change  ne  doit  pas  être  envisagé  comme  un 
phénomène  autonome.  Il  Qst  la  résultante  d'un  ensemble 
de  facteurs  économiques  et  psychologiques  et  on  ne  peut 
l'influencer  qu'en  agissant  sur  ces  facteurs. 

Certains  lecteurs  auront  peut-être  été  étonnés  que  nous 
n'ayons  rien  dit  des  conférences  internationales  qui  ont 
discuté  ou  doivent  discuter  les  mesures  internationales  à 
prendre  (crédits,  etc.)  pour  stabiliser  le  change.  Jusqu'à 
présent  ces  projets  n'ont  pas  donné  d'effets  pratiques  et 
il  est  peu  probable  qu'ils  en  donnent  dans  l'avenir.  Il  y  a 
de  graves  obstacles,  d'ordre  politique  et  psychologique, 
qui  s'opposent  à  l'entr'aide  internationale  en  cette  ma- 
tière (1).  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  en  outre  que  les 
crédits  internationaux,  si  on  parvient  à  les  réaliser,  ne 
seront  jamais  que  des  palliatifs,  dont  l'action  sera  tempo- 
raire. Avant  tout,  les  pays  intéressés  doivent  compter  sur 
eux-mêmes:  mettre  de  l'ordre  dans  leurs  finances,  équi- 
librer leur  budget,  supprimer  le  recours  à  l'inflation, 
intensifier  l'activité  industrielle,  chercher  de  nouveaux 
débouchés,  éviter  les  troubles  politiques  et  sociaux.  En 
outre,  au  point  de  vue  international,  ce  qui  importe  tout 
autant  que  les  emprunts,  plus  même  peut-être,  c'est  la 
suppression  des  causes  de  conflits  et  le  rétablissement 
d'une  stabilité  politique  et  sociale  dans  l'Europe  entière. 
Mais  ce  sont  là  des  questions  qui  dépassent  de  beaucoup 
le  cadre  de  cet  article. 

B.-S.  Chlepner. 

(1)  Il  s'agit  de  crédits  internationaux  en  vue  de  stabiliser  les 
changes.  Nous  laissons  de  côté  les  emprunts  internationaux  pour 
faciliter  le  règlement  de  la  question  des  réparations.  C'est  là  une 
autre  question,  non  moins  hérissée  de  difficultés  d'ailleurs. 


Auguste  Donnay 


Quand  on  suit  aujourd'hui,  au  gré  d'un  petit  train 
quelquefois  capricieux,  le  chemin  provincial  qui,  de  Liège 
conduit  à  Méry,  on  se  sent  lentement  envahi  d'une  émo- 
tion dont  la  qualité  est  si  subtile  que  j'ose  à  peine  m'ef- 
forcer  de  la  caractériser  par  des  mots.  Cette  émotion, 
je  l'ai  ressentie  naguère,  et  bien  loin  de  nos  paysages 
liégeois.  C'était  dans  le  rapide  express  qui  glissait  sur 
ses  voies  étroites,  entre  Kioto,  capitale  du  vieux  Japon, 
et  Tokio,  capitale  du  Japon  moderne:  des  deux  côtés  du 
convoi,  défilaient  sans  interruption  les  rizières  inondées 
aux  acides  verdures,  les  cryptoméries  découpées  en  écran 
sur  le  ciel,  les  petits  villages  de  papier  et  de  chaume,  les 
Toriis  arqués  comme  les  sourcils  d'un  acteur  tragique, 
les  ponts  bossus  où  passaient  des  coolies  coiffés  d'un 
champignon  noir,  les  chemins  encaissés  auprès  des  cata- 
ractes, les  paysans  vêtus  de  paille,  les  jeunes  filles  qui 
marchaient  haut  sur  leurs  ghetas,  protégées  contre 
l'averse  oblique  par  un  parapluie  bleu.  Tout  le  Japon 
pittoresque  et  familier  se  déroulait  ainsi,  dans  la  cinémato- 
graphie  du  voyage,  devant  mes  yeux  qui  par  delà  les  appa- 
rences s'efforçaient  d'en  surprendre  l'âme.  Mais  surtout, 
une  vision  dominait  et  les  villages  et  les  foules  et  les 
arbres  et  le  réseau  des  eaux  courantes:  celle  du  mont 
Fuji,  l'immense  cône  aux  cimes  veinées  de  neige  qui  se 
présentait  à  chaque  détour  du  voyage,  identique  et  divers 
dans  le  soleil  ou  sous  la  pluie  d'un  temps  mobile  dont 
on  eût  dit  qu'il  modifiait  à  plaisir  les  éclairages,  à  la  façon 
d'un  peintre  qui  veut  offrir  son  œuvre  sous  ses  aspects 
les  plus  variés.  Et  à  mesure  que  je  voyais  se  préciser 


302  Le  Flambeau. 

cette  féerie  japonaise,  je  sentais  une  inquiétude  en- 
vahir ma  sensibilité.  Ces  paysages,  je  les  avais  vus 
déjà.  Je  ne  les  découvrais  point,  je  ne  faisais  que  les 
retrouver.  Les  artistes  me  les  avaient  appris  avant  que 
je  ne  fusse  confronté  avec  ces  aspects  de  la  nature.  Et  ce 
n'était  point  parce  que  tel  détail  avait  été  utilisé  par 
Hiroshigue  ou  par  Hokusai  que  je  pensais  à  eux,  mais 
parce  que  la  stylisation  sous  laquelle  m 'apparaissait  ce 
Japon  d'estampe  appartenait  à  Hokusai  ou  à  Hiroshigue. 
Ce  n'était  pas  l'apparence  qui  me  venait  d'eux,  c'était 
l'âme  même.  Quand  ces  maîtres  étaient  allés  chercher 
une  ligne,  un  trait,  une  inflexion  du  pinceau  au  flanc  du 
Fuji  ou  sur  la  grève  de  galets  blancs  du  lac  Biwa,  ils 
avaient  surpris  cette  harmonie,  cet  équilibre,  ces  origi- 
nalités qui  constituent  l'esprit  vivant  d'un  peuple  en 
même  temps  que  l'esprit  vivant  d'un  paysage.  Ils  avaient 
fini  par  s'identifier  ainsi  à  ce  paysage  et  à  ce  peuple,  si 
bien  qu'il  était  impossible  de  penser  aux  uns  sans  évoquer 
les  autres. 

*    * 

Donnay,  sur  les  collines  de  Méry,  a  fait  le  même  miracle 
que  les  dessinateurs  japonais  au  long  de  leur  pays  de 
rêve.  En  traçant  le  portrait  de  sa  Wallonie,  il  lui  a  con- 
féré un  visage  qu'elle  n'avait  point  encore.  Et  l'on  se 
demande  si  son  œuvre  a  découvert  la  Wallonie  ou  si  elle 
l'a  tout  simplement  créée.  Si  bien  que  notre  sensibilité, 
craignant  d'être  dupe  d'une  sensibilité  étrangère,  reste 
déconcertée  devant  des  paysages  où  elle  retrouve  un 
homme  et  où  elle  a  peur  de  ne  point  se  retrouver  elle- 
même.  Auguste  Donnay,  comme  le  vieil  Hokusai,  inflige 
à  notre  orgueil  une  sorte  d'humiliation  en  nous  empêchant 
de  faire  une  découverte  sans  passer  par  son  âme. 

Dès  que  la  vallée  de  l'Ourthe  s'encaisse  dans  ses  col- 
lines aux  tons  de  velours  et  d'ardoise,  on  pénètre  dans 
son  domaine  à  lui.  Qu'un  autre  peintre  vienne  planter 


Un  peintre  liégeois,  Auguste  Donnay.  303 

son  chevalet  au  bord  de  la  petite  rivière  argentée,  et  il 
composera  malgré  lui  un  tableau  où  flottera  l'esprit  de 
Donnay.  Un  sortilège  l'enveloppera,  à  la  façon  de  ces 
rondes  fantastiques  que  le  maître  de  Méry  se  complaisait 
à  dessiner  aux  pages  de  ses  albums.  Il  ne  pourra  plus,  ce 
peintre,  évoquer  le  paysage  de  l'Ourthe.  Il  évoquera, 
toujours  et  malgré  lui,  l'image  que  le  maître  de  Méry  a 
tracée  de  ce  paysage  ;  ou,  plus  exactement  encore,  il  évo- 
quera l'âme  du  maître  de  Méry. 

11  y  a  deux  façons  de  concevoir  l'œuvre  peinte,  comme 
H  y  a  deux  façons  d'ailleurs  de  comprendre  l'œuvre 
écrite.  L'art,  quelle  que  soit  l'époque  à  laquelle  on  l'étu- 
dié, est  partagé  entre  deux  tendances:  la  première  est 
réaliste,  la  seconde  est  idéaliste.  Ce  classement  n'est  point 
absolu;  il  l'est  moins  en  tout  cas  à  certaines  heures 
de  l'évolution  historique  des  Beaux-Arts  qu'à  certaines 
autres.  On  peut  difficilement  dire  qu'un  artiste  soit  exclu- 
sivement réaliste  ou  exclusivement  idéaliste.  Il  participe 
de  ces  deux  attitudes.  Il  y  a  du  réalisme  chez  Burne- 
Jones  comme  il  y  a  de  l'idéalisme  chez  Courbet.  Mais  à 
certains  moments,  le  conflit  entre  le  réel  et  l'idéal  est  plus 
dessiné,  plus  accentué,  plus  exclusif.  Celui  que  traver- 
saient notre  intelligence  et  notre  sensibilité  quand  Donnay 
ouvrait  à  la  beauté  les  yeux  de  son  esprit,  était  assuré- 
ment de  ceux-là. 

Souvenez-vous:  le  symbolisme  venait  de  naître.  Las 
des  formules  zolistes,  dont  l'exactitude,  encore  que  plus 
romantique  qu'on  l'a  souvent  dite,  emprisonnait  l'imagi- 
nation, on  en  revenait  au  conte  pour  le  plaisir  du  conte, 
de  l'imprévu  des  situations,  des  rencontres  de  person- 
nages, des  drôleries  ou  du  pathétique  des  décors.  Ce 
qu'on  commençait  à  rechercher,  ce  n'est  point  la  vérité 
des  mensurations  scientifiques  dont  le  maître  de  Médan 
s'était  fait  une  loi  sans  gaîté,  c'était  le  charme  d'une  ima- 
gination qui  aimait  à  se  débrider,  à  se  jouer  d'elle-même, 
à  prendre  des  attitudes  décoratives,  fussent-elles  fausses 


3D4  Le  Flambeau. 

et  mensongères.  Ce  phénomène  que  Ton  observait  dans 
la  psychologie  des  romanciers  ou  des  nouvellistes,  on  le 
remarquait  aussi  chez  les  poètes.  Les  Parnassiens  étaient 
des  réalistes  à  leur  manière.  C'est-à-dire  qu'ils  étaient 
exacts  et  que  si  les  Parthénons  dont  ils  faisaient  le  décor 
de  leurs  poèmes  restaient  en  dehors  du  temps,  du  moins 
gardaient-ils  très  précisément  leur  aspect  d'histoire.  Un 
poète  parnassien  comptait  les  colonnes  de  ses  temples 
comme  Zola  comptait  les  boutons  de  la  tunique  de  ses  sol- 
dats. Si,  de  part  et  d'autre,  l'intelligence  avait  fort  à  faire 
dans  cette  façon  de  considérer  la  beauté,  l'âme  n'y  appa- 
raissait que  très  accessoirement.  Notons  aussi  que  le  sym- 
bolisme est  une  révolte  de  l'âme  à  laquelle  les  musiciens 
ont  accordé  leur  alliance.  La  fraternité  qui  existe  entre  les 
mots  et  les  sons,  voulut  s'affirmer  contre  cet  accord  sans 
base  que  les  Parnassiens  avaient  prétendu  établir  entre 
les  formes  et  les  mots.  Quand  Verlaine  réclamait  «  de  la 
musique  avant  toute  chose  »,  il  levait  l'étendard  de  cette 
révolte,  victorieuse  à  coup  sûr,  puisque  la  seule  résolution 
de  la  tenter  assurait  déjà  sa  victoire. 

Les  peintres  devaient  venir  plus  faiblement  à  la  res- 
cousse des  autres  arts  dans  cet  effort  de  libération  de 
l'esprit.  Et,  curieuse  remarque,  tandis  que  les  littéra- 
teurs, dans  le  même  temps  où  ils  se  dégageaient  du  pré- 
jugé naturaliste,  échappaient  à  l'académisme  verbal,  les 
peintres  fréquentaient  davantage  l'académie  à  mesure 
qu'ils  devenaient  idéalistes.  Verlaine,  Laforgue,  Mallar- 
mé, et  tous  ceux  qui  les  ont  suivis,  ont,  selon  le  mot 
d'un  d'entre  eux,  tordu  le  cou  à  l'éloquence.  En  même 
temps,  ils  l'ont  aussi  tordu  à  la  syntaxe  et,  violant  délibé- 
rément les  règles  du  langage  pour  donner  plus  de  sou- 
plesse à  leur  expression,  ils  ont  atteint  en  poésie  un  stade 
que  nous  n'avons  rejoint,  en  peinture,  que  dans  ces  tout 
derniers  temps.  Au  contraire,  les  idéalistes  du  pinceau 
s'en  tenaient  fidèlement  aux  méthodes  académiques.  Les 
corps  de  Dante  Gabriel  Rossetti,  les  visages  de  Burne 


Un  peintre  liégeois,  Auguste  Donnay.  305 

Jones,  les  attitudes  d'Holmann  Hunt  viennent  de  la  plus 
sévère  tradition  classique.  Nulle  déformation,  nulle  inter- 
prétation; la  vérité,  strictement  observée  et  selon  les 
formules.  Il  est  exact  que  cet  idéalisme-là  soit  britannique 
et  que  l'art  anglais,  Turner  mis  à  part,  fut,  en  ce  dernier 
siècle,  un  constant  exemple  de  sagesse  et  de  modération 
voulue.  Le  préraphaélisme  n'eut  guère  d'écho  dans  la 
peinture  française.  L'évolution  de  celle-ci,  au  lendemain 
du  naturalisme,  est  sortie  directement  des  recherches 
naturalistes.  Le  divisionnisme,  le  pointillisme,  l'impres- 
sionnisme sont  des  conséquences  de  la  peinture  naturaliste 
bien  plus  que  des  réactions  contre  elle. 

Donc,  la  réaction  idéaliste,  venue  de  la  peinture  anglaise, 
n'a  pas  frappé  les  peintres  de  chez  nous.  Mais  elle  a 
frappé  les  gens  de  lettres  et  tout  le  symbolisme  en  est 
inspiré.  Si,  plus  que  les  autres  peintres,  Donnay  en  fut 
touché,  c'est  non  point  directement,  mais  par  raccroc. 

Ses  relations  l'avaient  conduit  dans  les  cercles  de  gens 
de  lettres  où  le  préraphaélisme  triomphait.  Quand  on 
étudie  l'histoire  du  symbolisme,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  parler  de  Liège  et  de  quelques  revues  liégeoises. 
Floréal  et  surtout  La  Wallonie,  du  beau  poète  Albert 
Mockel,  sont  à  l'avant-garde  de  la  littérature  symboliste. 
Au  foyer  de  ces  revues,  Auguste  Donnay  regardait,  de  ses 
grands  yeux  étonnés,  le  spectacle  de  tant  de  jeunes  esprits 
inventifs  et  enthousiastes  qui  dessinaient  dans  leurs 
poèmes  et  dans  leurs  proses  la  fresque  emportée  de  leurs 
révolutions  sentimentales  et  verbales.  Et  Donnay,  fruste 
et  ému,  à  peine  sorti  des  travaux  manuels  auxquels  il 
s'était  consacré  jusque-là,  se  mit,  lui  aussi,  à  écrire  des 
poèmes,  à  sa  façon.  Ceci  signifie  que  Donnay,  illustrateur, 
est  né.  Et  si  l'on  veut  voir  la  genèse  de  son  idéalisme,  on 
doit  feuilleter  les  livres  et  les  revues  d'alors  auxquels  il  a 
collaboré. 

L'illustration  d'Auguste  Donnay,  c'est  en  quelque 
façon  l'alphabet  de  son  âme.  Au  seuil  de  cette  âme,  on 

20 


306  Le  Flambeau. 

me  permettra  de  feuilleter  cet  alphabet  ou  d'en  examiner 
tout  au  moins  les  premières  lettres.  Nous  voyons  le  peintre 
se  chercher  tout  d'abord  au  travers  des  décors  préraphaé- 
listes  qui,  vers  1890,  avaient  les  faveurs  de  ses  amis:  de 
jeunes  princesses  se  promènent  alanguies  au  bord  des 
étangs,  que  sillonne  la  blanche  mélancolie  des  cygnes; 
de  jeunes  princesses  s'accoudent  aux  terrasses,  devant 
des  jardins  fleuris  de  lys  où,  dans  les  vasques,  sous  la 
lune,  chante  un  jet  d'eau.  De  jeunes  princesses!  Les 
souples  rêveries  d'alors  s'incarnent  naturellement  en  ces 
allégories  alanguies.  Et  quand  le  pinceau  de  Donnay  se 
fait  illustrateur,  comme  son  crayon,  nous  voyons  appa- 
raître sur  les  vantaux  d'un  paravent  des  figures  qui  sor- 
tent tout  droit  de  la  littérature.  Je  cite  Albert  Mockel: 
«  Sur  le  fond  d'or  régnait  un  paysage  heureux,  aux 
grandes  et  nobles  lignes  ;  de  gracieuses  et  claires  figures  y 
évoquaient  mes  propres  poèmes.  » 

Mais,  dans  les  illustrations  de  cette  époque,  Donnay 
tâtonnait  à  la  découverte  de  soi-même.  Il  y  a,  entre 
l'allégorie  et  le  symbole,  une  différence  essentielle: 
l'allégorie  prend  l'idée  par  le  dehors  et  lui  donne  un 
vêtement.  Le  symbole  prend  l'idée  par  le  dedans  et  lui 
donne  une  forme.  Donnay  devait  faire  inconsciemment 
le  chemin  qui  va  de  l'une  à  l'autre  et,  dépassant  le  sym- 
bole, atteindre  enfin  à  cette  vision  subjective  par  quoi 
nous  allons  brusquement  apercevoir  sa  sensibilité  origi- 
nale et  l'expression  même  de  la  race  dont  il  est. 

Lui-même,  sa  race,  ce  n'est  point  assez  dire.  Ajoutons-y 
son  époque.  C'est  seulement  après  avoir  fait  ce  voyage 
vers  soi-même  qu'Auguste  Donnay  arrivera  à  s -appro- 
prier les  belles  conquêtes  du  symbolisme.  Le  symbolisme 
en  littérature  ressemble  un  peu,  à  certains  égards,  au 
cubisme  en  peinture.  On  a  raillé  ses  essais  comme  on 
raillait  hier  les  essais  du  cubisme.  Et  il  est  vrai  qu'il  y 
eut  souvent  quelque  baroque  fumisterie  dans  l'harmonie 
coloriste  d'après  Rimbaud  ou  dans  l'instrumentisme  'de 


Un  peintre  liégeois,  Auguste  Donnay.  307 

M.  René  Ghill,  comme  il  y  en  eut  dans  les  tentatives  de 
Picasso  ou  de  Metzinger.  Mais  de  même  que  la  peinture 
d'aujourd'hui  a  conservé  du  cubisme  une  force  et  un 
sens,  de  même  la  littérature  et  la  peinture  d'hier  ont 
reçu  du  symbolisme,  fût-il  le  plus  échevelé,  une  leçon 
et  une  révélation.  Ce  sont  et  cette  leçon  et  cette  révé- 
lation qu'il  nous  plaît  de  découvrir  dans  l'œuvre  dont 
nous  nous  occupons  aujourd'hui. 

On  peut  considérer  un  paysage  sous  un  double  aspect. 
Le  premier  est  objectif.  Le  morceau  de  la  nature  que  l'on 
s'est  proposé  représente  des  formes  et  des  couleurs  exclu- 
sivement, des  rapports  de  tons  et  des  rapports  de  lignes. 
Ce  qui  intéresse  dans  ce  cas  le  paysagiste  n'est  pas  diffé- 
rent de  ce  qui  intéresserait  un  peintre  de  natures  mortes; 
l'inclinaison  d'une  colline  n'est  pas  plus  émouvante  que 
la  courbe  d'un  broc  de  cuivre;  la  somptuosité  d'un  arbre 
d'automne  n'est  pas  autrement  prenante  que  le  pelage 
d'un  lièvre  ou  les  plumes  d'un  faisan  sur  une  table  d'une 
cuisine.  Le  peintre  peint  pour  peindre.  Il  est  un  œil  qui 
voit  et  une  main  qui  reproduit  avec  habileté  la  vérité  des 
choses  vues. 

Disons  en  passant,  non  point  pour  en  médire,  mais 
pour  le  caractériser,  que  l'art  flamand  fut  souvent  dominé 
par  ce  fétichisme  de  la  couleur  pour  la  couleur.  Regardez 
les  Courtens,  les  Claus,  les  Alfred  Verhaeren. 

La  seconde  façon  de  considérer  un  paysage  est  subjec- 
tive. Qu'on  me  permette  ici  de  citer  un  écrivain  qui  s'est 
attaché  à  définir  l'attitude  du  lyrisme  contemporain, 
M.  Tancrède  de  Visan.  «  j'ai  supposé,  dit-il,  une  forêt 
regardée  du  point  de  vue  de  l'analyse  et  du  point  de  vue 
de  l'intuition.  Dans  le  premier  cas,  on  décrit  la  forêt,  on 
en  note  les  colorations,  on  décompose  et  recompose  les 
formes,  bref,  on  voit  la  forêt  de  l'extérieur.  Dans  la 
seconde  hypothèse,  on  s'efforce  de  sentir  la  forêt,  de  la 
vivre  en  quelque  sorte,  de  se  mêler  à  son  souffle,  de 
communier,  par  une  façon  de  panthéisme  immanent,  à 


308  Le  Flambeau. 

son  ardeur,  de  devenir  la  forêt,  en  l'identifiant  à  son  état 
d'âme.  »  Remarquez  qu'en  cette  hypothèse,  la  couleur  et 
la  forme  ne  sont  en  quelque  sorte  que  des  figurations 
sentimentales.  Elles  doivent  satisfaire  le  cœur  et  l'esprit 
au  moins  autant  que  les  yeux.  La  peinture  de  Donnay  est 
de  cette  qualité.  Elle  s'oppose  en  cela  à  la  peinture  fla- 
mande dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Et  ce  n'est  ni  sans 
ironie,  ni  sans  satisfaction  que  je  comprends  ainsi,  aux 
lumières  de  M.  Bergson,  les  grands  bois  aux  bords  de 
l'Ourthe  que  Donnay  a  dessinés  comme  des  visages 
humains  ou,  mieux  encore,  comme  des  âmes  humaines. 
Ne  nous  en  a-t-il  pas  lui-même  donné  le  secret  quand 
il  écrivait  cette  note:  «  L'artiste  wallon  doit  penser?  » 
Mais  à  côté  de  cette  parole,  une  autre  parole  s'évoque 
d'elle-même.  Elle  est  de  Léonard  :  «  La  peinture  est  chose 
mentale.  »  Mentale,  assurément,  avec  tout  ce  que  l'esprit 
renferme  de  grave  et  de  grand,  et  surtout  d'ineffable. 

*    * 

Il  y  a  beaucoup  d'ineffable  dans  un  tableau  de  Donnay. 
L'émotion  dont  il  nous  remplit  est  souvent  si  subtile 
qu'elle  échappe  à  notre  analyse  et  qu'elle  déçoit  notre  en- 
quête. Et  peut-être,  s'il  n'avait  créé  que  des  tableaux, 
vaudrait-il  mieux  en  goûter  l'ivresse  sans  en  étudier  les 
causes  ou  les  effets  de  crainte  de  les  amoindrir.  Mais 
reprenons  cet  alphabet  dont  nous  n'avons  examiné  que 
le  début.  Dans  la  suite  de  ses  illustrations,  Donnay  nous 
a  révélé  le  schéma  de  sa  pensée  et  les  étapes  de  son 
voyage  sentimental. 

Nous  l'avons  quitté  à  l'âge  des  princesses  adolescentes 
et  des  cygnes  sur  les  lacs  rêveurs.  Il  n'y  était  pas  tout  à 
fait  à  l'aise.  Les  sites  convenus  de  la  légende  aristocra- 
tique et  anglo-saxonne  intimidaient  ce  campagnard  wal- 
lon. Il  lui  tardait  de  fuir,  Dieu  sait  où!,  au  diable  vauvert 
des  taillis,  des  ronciers,  des  clairières  et  des  champs.  Le 


Un  peintre  liégeois,  Auguste  Donnay.  309 

voilà  parti  :  il  va  rencontrer,  au  creux  moussu  des  sources, 
assise  entre  les  pierres,  la  faunesse  capripède,  égarée 
des  mythologies,  qui  boit,  à  même  la  conque,  la  fraîcheur 
de  l'eau  pure.  Plus  loin,  à  chevauchons  sur  son  balai, 
la  sorcière  nue  des  sabbats  déchiffre  les  grimoires 
d'enfer.  Ainsi,  l'esprit  de  Donnay  s'éveille  anxieusement 
au  surnaturel  populaire.  Des  ténébreuses  forêts  du  fol- 
klore, mille  impressions  viennent  à  lui.  Assise  entre  les 
racines  d'un  vieil  arbre  aux  branches  duquel  sont  perchés 
les  corbeaux,  la  Tradition  l'accueille  et  soulève  à  demi 
pour  lui  le  pan  du  manteau  qui  couvrait  son  grave  visage. 

Mais  pour  mieux  entendre  la  voix  du  passé,  l'artiste 
s'assied  au  coin  de  l'âtre,  dans  les  chaumières.  Il  écoute 
l'aïeule  évoquer  le  vieux  temps  et  le  peuple  vieux.  Son 
âme  se  remplit  du  parfum  des  âges  et  maintenant,  quand 
il  regarde  les  paysages  et  les  gens  de  son  pays,  il  lui 
semble  qu'il  les  voit  pour  la  première  fois:  autour  de 
ceux-ci,  qui  font  leurs  quotidiennes  besognes  avec  simpli- 
cité, l'âme  des  pères  est  éparse,  et  le  grand  paysage  est 
lourd  du  poids  immémorial  des  légendes. 

Le  paysage!  En  quelques  traits,  maintenant,  Donnay 
l'enclôt  dans  un  carré  de  papier.  Feuilletons  le  précieux 
In  Memoriam  des  Ecrits  wallons  de  François  Renkin. 
La  censé  chaulée  aux  immenses  toits  à  pans,  est  grande 
et  tranquille  comme  la  foi,  autoritaire  comme  le  dogme. 
Au  bord  du  chemin  qui  monte,  l'une  contre  l'autre,  se 
pressent  les  maisons  villageoises.  Le  champ  se  mame- 
lonné, où  poussera  le  bon  grain.  Aux  portes  du  fourni], 
où  le  pain  roux  cuira,  le  noyer  s'apprête  à  feuiller,  pour 
le  repos  des  aoûterons.  Ce  sera  l'heure  où  les  meules  se 
dresseront,  hautes  et  blondes  comme  des  châsses,  sur 
l'éteule  rase. 

Les  croquis  de  Donnay  ont  une  vie  prolongée:  dans 
ceux-ci,  se  révèle  toute  l'existence  du  village.  Des  sensa- 
tions de  couleurs,  de  parfums,  de  musique  s'agrègent  en 
nous,  grâce  à  l'accord  des  lignes.  Ces  quelques  arbres, 


310  Le  Flambeau. 

dans  les  prés,  ces  buissons  qui  annoncent  une  orée,  la 
pureté  du  ciel,  n'est-ce  pas  toute  la  primevère,  à  l'aurore 
d'un  mars  venteux?  Et  ce  croquis:  l'eau  lisse,  les  collines 
rondes,  les  arbres  légers,  les  maisons  paysannes,  si  joli- 
ment blotties  au  bord  du  cadre,  n'est-ce  pas  comme  une 
bouffée  d'air  violent,  chargé  de  la  fraîcheur  de  la  rivière 
débordante? 

On  sent  frémir,  par  delà  ces  paysages  que  jamais  ne 
hante  pourtant  un  personnage,  la  vie  heureuse  et  multiple 
des  hommes.  De  parfaites  fiançailles  unissent  les  gestes 
de  ceux-ci  aux  lignes  de  ceux-là.  «  Entre  le  tèle  où  écume 
le  lait  frais,  l'été  qui  gonfle  le  pis  du  troupeau,  la  mélodie 
du  pâtre,  et  le  rajeunissement  éternel  des  âmes,  il  y  a 
des  relations  harmonieuses.  Un  humain  est  le  fils  du 
fleuve,  de  la  plaine  et  des  monts  :  il  porte  en  soi  toute  la 
durée  illimitée  des  ancêtres.  »  Ces  mots,  on  les  dirait 
écrits  devant  les  dessins  de  Donnay  ;  ils  illustrent  le  natu- 
risme de  Bouhélier.  Claire  vision  qui  distingue  la  noblesse 
intérieure  des  choses,  la  beauté  éternelle  des  tâches 
humaines,  dans  l'adorable  unité  de  la  vie. 

Donnay  a  su  conférer  aux  humbles  gens  des  villages  et 
des  bourgs  une  noblesse  inconnue.  A  côté  de  l'hymne  de 
bronze  de  Constantin  Meunier,  d'une  voix  modeste,  il  a 
chanté  les  louanges  du  travail  ;  il  a  dit  le  mineur  couché 
dans  les  bouveaux,  heurtant  du  pic  le  charbon  croulant. 
Il  a  dit  le  bon  menuisier,  dans  l'atelier  parfumé  de  co- 
peaux. Il  a  dit  la  «  cotch' tresse  »  penchée  sous  le  faix, 
tandis  qu'au  lointain,  le  fleuve  s'enfonce  sous  les  arches. 
Il  a  conté  la  douce  aventure  paysanne:  le  petit  berger, 
rêveur  et  souffrant,  dans  la  solitude  des  prés  ;  la  faneuse 
perdue  dans  un  rêve  d'amour,  et  tout  alanguie  par  l'odeur 
des  foins;  le  vieux  faucheur  quittant  au  crépuscule  les 
champs  moissonnés  où  les  gerbes  s'accotent.  Il  a  dit  tout 
cela  avec  une  simplicité  grave  et  pure  qui  élargit  infini- 
ment le  cadre  de  ses  petits  Croquis.  Il  l'a  dit  pour  vingt 
revues    ou    livres,    pour    Wallonia,    pour  L'Ame  des 


Un  veintre  liégeois,  Auguste  Donnay.  311 

Humbles,  de  M.  Banneux,  pour  les  écrits  de  Defrecheux, 
traduits  par  Mme  Emma  Lambotte,  pour  les  adorables 
poèmes  du  Père  Lecocq,  pour  les  Noëls  wallons,  de 
M.  Auguste  Doutrepont. 

Avec  les  illustrations  de  ces  deux  derniers  ouvrages, 
nous  découvrons  peut-être  le  Donnay  qui,  ayant  terminé 
son  voyage  vers  soi-même,  nous  donne  la  mesure  de  sa 
sensibilité.  Nous  l'avons  suivi,  sur  les  chemins  frayés  par 
le  symbolisme,  passant  de  l'allégorie  au  symbole  et  du 
symbole  à  la  vision  intérieure  du  paysage.  L'alphabet  que 
nous  avons  adopté  pour  le  comprendre  nous  fut  utile  et, 
grâce  à  lui,  nous  est  apparu  le  secret  de  ses  paysages. 
Mais,  encore  qu'ils  en  constituent  l'essentiel,  les  paysages 
ne  sont  pas  toute  l'œuvre  de  Donnay.  Parfois  il  les  anime 
d'une  apparition  d'êtres  humains,  et  comme  dans  Patinir 
ou  dans  Blés,  la  légende  biblique  s'évoque  au  bord  d'une 
petite  rivière  ou  dans  un  village  de  Wallonie.  Nous  voici 
devant  Donnay  artiste  religieux,  et  c'est  la  dernière  étape 
de  son  beau  voyage. 

Reprenons  ici  notre  alphabet.  Dans  les  Noëls  wallons, 
nous  trouverons  une  série  d'en-têtes  au  trait  qui  sont 
peut-être  parmi  ses  œuvres  les  plus  grandes.  Ces  petits 
dessins  expliquent  le  Voyage  en  Egypte  ou  le  polyptique 
de  Saint-Walhère,  mieux  qu'un  long  commentaire.  Ils 
nous  montrent  où  le  peintre  mystique  peut  découvrir  le 
mieux  les  objets  de  sa  foi.  Cette  foi,  il  la  retrouvera  dans 
les  chaumières  des  villages;  le  décor  paysan  l'entoure, 
le  coquemar  et  la  tasse  sont  posés  sur  la  table,  à  côté  du 
crasset,  des  gens  ont  poussé  la  porte  ;  farouche  et  doux, 
le  père  agenouille  sa  petite  fille,  qui  contemple  le  spec- 
tacle divin  avec  les  yeux  timides  d'un  naïf  émerveille- 
ment; des  femmes  prient  derrière  elle;  sur  le  seuil,  le 
berger  en  houppelande,  venu  de  loin,  bourdon  au  poing, 
regarde  gravement  le  sommeil  de  la  Vierge  et  de  l'enfant 
Jésus.  Donnay,  comme  un  berger  de  la  Nativité,  a  dé- 


312  Le  Flambeau. 

couvert  chez  les  humbles  une  religion  simple  et  candide. 
Il  nous  l'apporte  sans  faste,  telle  qu'il  l'a  vue. 

Puisque  nous  parlons  ici  de  Donnay  artiste  religieux, 
il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  distinguer  la  qualité  spé- 
ciale de  sa  religiosité,  parmi  tant  d'autres  efforts  réalisés 
en  ces  derniers  temps  pour  donner  une  forme  plastique 
nouvelle  à  la  croyance  et  aux  images  du  culte.  Les  diffé- 
rents salons  d'art  religieux  qui  se  sont  ouverts  depuis 
quelque  dix  ans  en  Belgique  ont  assurément  révélé  une 
renaissance  mystique  chez  bien  des  artistes.  L'école  de 
Laethem-Saint-Mar tin,  Servaes,  Vande  Woestijne,  Minne, 
et  même  Anto  Carte,  ce  Wallon  qui  a  mis  avec  tant  de 
bonheur  son  admirable  talent  à  l'école  des  Flamands  et 
des  Espagnols,  ont  réagi  avec  succès  contre  les  carica- 
tures stéréotypées,  comme  un  mauvais  byzantinisme,  de 
l'école  Saint-Luc;  aussi  ne  s'étonne-t-on  point  que  l'école 
Saint-Luc  ait  éprouvé  le  besoin,  pour  se  défendre,  de  mo- 
biliser le  Vatican  lui-même.  Dans  cette  phalange,  Donnay, 
qui  est  d'ailleurs  un  précurseur,  —  et  des  Belges  et  même 
de  Maurice  Denis,  —  a  sa  place  bien  particulière. 

Le  mysticisme  des  Flamands  a  le  plus  souvent  une 
allure  sauvage  et  terrorisée.  L'homme  se  débat  devant 
Dieu  un  peu  comme  il  se  débattrait  devant  le  diable.  Il 
passe,  dans  son  amour,  un  visage  infernal.  Prenez  les 
Servaes  du  chemin  de  croix  de  Vieux-Dieu:  le  Christ, 
Marie  ou  les  apôtres  poussent  leurs  expressions  de  dou- 
leur jusqu'à  un  point  tel  qu'elles  sont  proches  de  la  carica- 
ture. Les  gestes  se  déséquilibrent,  les  rictus  s'exagèrent. 
On  a  reproché  à  l'artiste  d'avoir  trop  pensé  à  des  hommes 
quand  il  avait  à  peindre  des  figures  divines.  Je  dirais 
plus  volontiers  qu'il  a  pensé  à  des  damnés.  L'accent  des 
grands  mystiques  est  sensible  en  ces  œuvres  farouches, 
où  l'amour  de  Dieu  s'allie  au  mépris  de  la  chair  et  où  le 
mépris  de  la  chair  conduit  aux  pires  mortifications  de  la 
forme. 

Autre  remarque:  si  nous  en  exceptons  Breughel,  d'ail- 


Un  peintre  liégeois.  Auguste  Donnay.  313 

leurs  bien  plus  réaliste  que  mystique,  tous  les  peintres 
flamands  qui  se  sont  préoccupés  d'exprimer  un  état  d'âme 
religieux  ont  isolé  le  personnage  et  l'ont  soustrait  à  son 
décor.  Ce  sont  des  religieux  abstraits  comme  les  mys- 
tiques de  leur  sombre  moyen  âge.  Il  y  a,  entre  Servaes 
et  Ruysbroeek  l'Admirable,  une  évidente  parenté. 

Auguste  Donnay  n'a  rien  de  commun  avec  cette  façon 
de  considérer  les  rapports  de  l'homme  et  de  l'au-delà. 
Sa  religion  est  amène,  souriante  ;  elle  s'accommode  de  ten- 
dresse et  d'humour.  On  ne  trouvera  pas,  dans  son  œuvre, 
de  grandes  heures  pathétiques  et  douloureuses.  Le  drame 
de  la  Passion  ne  l'attire  pas.  Les  descentes  de  croix,  les 
mises  au  tombeau,  les  flagellations  ne  sont  point  son  fait. 
Mais  le  doux  miracle  de  la  Nativité,  le  faste  naïf  de  l'Ado- 
ration des  bergers  et  des  mages,  l'aventure  pittoresque  de 
la  Fuite  en  Egypte,  l'épisode  familier  de  la  Visitation 
requièrent  bien  davantage  son  attention  et  sollicitent  son 
émotion.  L'aspect  revêche  et  dur  de  la  vie  du  Christ  ne 
l'intéresse  point.  Ce  qui  le  séduit,  ce  sont  les  moments 
gracieux  et  paisibles  de  la  légende. 

En  outre,  Donnay  se  refuse  à  dissocier  ses  héros 
humains  ou  divins  de  paysages  dans  lesquels  il  a  vécu 
lui-même.  On  pourrait  presque  dire  que  la  légende  n'est 
pour  lui  qu'un  prétexte  au  décor.  Le  saint  Joseph  vêtu 
de  brun,  la  Vierge  vêtue  de  bleu,  le  petit  Jésus  lumineux 
sur  le  bon  âne  tranquille  et  doux  n'ont  d'autre  raison 
d'être,  semble-t-il,  que  de  justifier  le  paysage  d'ardoise, 
de  sapins  et  de  neige  qui  les  entoure.  Et  l'homme  en 
houppelande  qui  leur  montre  le  chemin,  c'est  Auguste 
Donnay  lui-même,  dans  son  milieu,  au  bord  de  la  rivière. 
Quand  sainte  Elisabeth  vient  rendre  visite  à  la  Vierge, 
c'est  une  femme  d'une  bourgade  wallonne  qui  vient  saluer 
sa  cousine.  Cette  façon  —  plus  naturelle  que  volontaire 
—  de  réduire  le  Nouveau  Testament  aux  proportions 
d'un  incident  villageois  n'a  point  pour  but  d'en  diminuer 
la  portée,  mais  plutôt  de  le  mieux  comprendre.  Pour  un 


314  Le  Flambeau. 

Wallon,  Dieu  n'est  pas  l'être  tragique  et  tourmenté  que 
les  Flamands  ont  le  plus  souvent  conçu.  C'est  un  ami, 
avec  qui  l'on  peut  causer  quasiment  d'homme  à  homme 
et  qui  vous  raconte  des  histoires. 


Donnay  a  découvert  le  mystère.  Mais,  le  découvrant, 
il  n'en  a  point  conçu  la  terreur.  A  la  vérité,  il  y  a  du 
mystère  partout.  Pourquoi  en  serait-on  plus  étonné  que 
de  l'air  qu'on  respire  ou  du  lait  que  l'on  boit?  Il  n'est 
branche  qui  n'en  soit  pesante,  il  n'est  pierre  qui  n'en 
récèle  des  trésors.  Prendre  conscience  de  ceci,  c'est  déjà 
faire  acte  de  foi.  Et  se  comporter  vis-à-vis  des  choses 
et  des  hommes  dans  cette  constante  pensée,  c'est  sanc- 
tifier sa  vie.  Chacune  des  œuvres  de  Donnay,  qu'elle 
traite  un  sujet  religieux  ou  qu'elle  interprète  simplement 
un  paysage,  est  sanctifiée  de  cette  tendresse  et  de  ce  res- 
pect. Il  n'est  pas  un  détail  de  ce  paysage,  pas  un  trait  de 
ces  visages  humains  ou  divins  qui  ne  s'infléchissent  pour 
lui,  selon  des  volontés  occultes  et  vénérables.  Les  forêts  et 
les  vieux  murs  sont  pleins  d'esprits  surnaturels.  Il  rôde 
des  légendes  autour  de  chaque  demeure.  Tout  est  chargé 
de  songe  et  de  passé.  Une  race  ancienne  se  rêve  au  travers 
de  ces  sites,  de  ces  peintures  murales  et  de  ces  dessins. 
Jamais  la  vieille  Wallonie,  toute  en  nuances,  en  douceurs, 
en  musique,  ne  s'est  mieux  avouée  que  dans  l'âme  de  ce 
maître. 

Richard  Dupierreux. 


Paul  Errera 

Le  Flambeau  a  perdu  dans  Paul  Errera  un  ami  de 
la  première  heure. 

Ce  grand  Belge,  qui,  au  Conseil  de  l'Université, 
comme  à  V Hôtel  de  ville  d'Uccle  et  à  la  Conférence  des 
bourgmestres,  ne  cessa  pas  un  seul  jour,  durant  V occu- 
pation, de  diriger  la  résistance  morale,  avait  fait  de  son 
hospitalière  maison  un  des  principaux  centres  de  cette 
résistance.  C'est  là  que  se  communiquaient  le  plus  vite 
les  bonnes  nouvelles,  les  mots  d'ordre  patriotiques;  c'est 
là  que  se  réfugièrent  tant  de  prisonniers  évadés;  c'est  là 
que  le  Flambeau  clandestin  trouva  les  premiers  encou- 
ragements. Nous  connaissions  depuis  longtemps  Paul 
Errera.  Et  qui  ne  connaissait  pas  cet  homme  prodigieuse- 
ment répandu  dans  tous  les  milieux,  maître  de  plusieurs 
générations  d'étudiants  en  droit,  et  par  conséquent  d'une 
moitié  de  la  jeune  élite  bruxelloise;  recteur  vraiment 
magnifique  de  l'Université  libre;  conférencier  habile  et 
impeccable  de  l'Extension;  «  réserve  »  trop  ménagée  du 
Parti  libéral,  dont  les  rares,  mais  éclatantes  interven- 
tions laissaient  le  durable  souvenir  et  le  regret  d'une 
éloquence  ornée  et  nourrie,  puissante  et  nuancée  ?  Nous 
connaissions  donc  Paul  Errera;  mais  depuis  la  guerre 
nous  le  connaissions  mieux,  et  nous  l'aimions. 

Nous  l'aimions  pour  sa  culture  et  sa  bonté,  pour  son 
humanisme  et  son  humanité. 

Ce  Belge  était  un  Européen  dans  toute  la  force  de  ce 
mot.  Il  possédait  à  fond  toutes  les  grandes  littératures 
anciennes  et  modernes;  sa  mémoire  était  un  trésor,  où 
son  intelligence  puisait  avec  un  à-propos  merveilleux.  Il 
savait  la  langue  et  la  psychologie  de  nos  ennemis: 
de  là,  sa  supériorité  dans  les  fréquentes  discussions  qu'il 
eut  avec  eux,  lorsqu'il  défendait  l'Université  volontaire- 
ment silencieuse  ou  sa  commune  toujours  en  alarmes. 


316  Le  Flambeau. 

Dans  la  grande  capitale  captive  des  Barbares,  à  laquelle 
manquaient  si  cruellement,  pour  la  première  fois  depuis 
des  siècles,  V afflux  nécessaire  de  la  pensée  occidentale, 
les  communications  intellectuelles  avec  Paris,  Londres  et 
Rome,  le  commerce  de  Paul  Errera  était  d'un  charme 
triplement  précieux.  Shakespearien,   dantista,   racinien, 
ce  polyglotte  parfait,  cet  érudit,  cet  homme  du  monde 
avait  fréquenté  à  peu  près  tous  les  hommes  illustres  de 
notre  temps,  ceux  qui  pendant  les  années  terribles  mobi- 
lisèrent les  esprits  contre  le  germanisme.  Il  s'était  entre- 
tenu dans  leur  langue  avec  Ferrero,  d'Annunzio,  Kipling, 
joseph  Reinach,  Anatole  France.  Par  mille  fils  secrets 
l'écho  de  leurs  paroles  arrivait  jusqu'au  salon  Errera.  On 
y  lisait  avec  enthousiasme  leurs  proclamations,  et  notre 
prison  s'éclairait  alors  d'une  grande  lumière.  Mais  sur- 
tout, les  mouvements  généreux  de  l'âme  italienne  se  pro- 
pagaient dans  ce  milieu  où  Paul  et  Isabella  Errera  pres- 
sentirent avec  tant  de  foi  et  célébrèrent  avec  tant  de  joie 
l'Alliance  latine. 

Le  pays  délivré,  Paul  Errera  se  voua  tout  entier  à  la 
reconstruction  du  haut  enseignement.  Il  rentra,  plein 
d'ardeur,  dans  la  carrière  qu'il  avait  choisie  et  qu'aucun 
genre  de  succès  ne  lui  fit  jamais  négliger.  Il  avait  pour 
l'Université,  pour  la  Science,  pour  sa  science,  pour  son 
métier  un  amour  inné.  M.  Paul  Heger,  président  du 
Conseil  d'administration  de  l'Université,  M.  Maurice 
Bourquin,  successeur  d'Errera  dans  la  chaire  de  Droit 
public,  diront  mieux  que  nous  sa  réputation  et  son  zèle. 
Il  sacrifia  à  l'œuvre  universitaire  des  ambitions  qui 
eussent  été  légitimes,  et  peut-être  faut-il  regretter  que  ses 
amis  politiques  n'aient  pas  assuré  au  pays,  au  moment 
des  négociations  de  1919,  comme  à  l'heure  de  la  revision 
constitutionnelle,  le  concours  de  ce  maître  du  Droit 
public  belge  et  du  Droit  international.  Mais,  si  d'autres 
ont  pu  le  déplorer  pour  lui  et  surtout  pour  la  patrie, 
la  bienveillance  d'Errera  n'en  fut  pas  altérée.  Plus  actif 
que  jamais,  plus  souriant  aussi,  tout  à  tous,  et  toujours 


Paul  Errera.  317 

à  sa  place,  il  ne  cessa  d'enchanter  ses  collègues,  ses 
élèves  et  ses  amis  par  son  esprit  et  son  ingénieuse  pré- 
venance. 

Le  soin  de  sa  santé  était  la  seule  affaire  où  il  se  permit 
d'être  inexact.  Il  dissimula  avec  une  aisance  stoïque  le 
mal  sournois  qui  le  rongeait.  La  vraie  peine  pour  lui  eût 
été  de  renoncer  à  l'une  des  formes  de  son  immense 
labeur.  Cette  douleur  lui  fut  épargnée.  Il  mourut  tra- 
giquement, puisque  ce  mal  qu'il  méprisait  le  terrassa 
soudain  en  pleine  force;  mais  il  mourut  comme  il  eût 
sans  doute  souhaité  mourir,  ayant  jusqu'à  son  dernier 
jour  fait  le  bonheur  des  siens,  servi  sa  patrie  et  son  idéal, 
laissant  une  compagne  qui  puisera  dans  le  souvenir  de 
l'œuvre  commune  la  force  de  perpétuer  une  noble  tradi- 
tion, et  dans  le  culte  agissant  de  sa  mémoire,  la  consola- 
tion du  plus  cruel  des  deuils. 

Paul  Errera,  qui  goûtait  les  pensées  profondes  et  l'ex- 
pression sans  défaut,  aimait  ces  lapidaires  formules  que 
la  sagesse  antique  a  faites  à  la  mesure  de  la  condition 
humaine,  et  qui  enferment  pourtant  l'éternelle  espérance 
des  mortels  éphémères.  Il  en  est  une  que  nous  voudrions 
graver  sur  sa  tombe: 

KoijuâTou*  GvrjdKeiv  ixf\  Xéfe  toùç  àYaGoOç. 

//  dort:  ne  dites  pas  d'un  juste  qu'il  est  mort! 

Le  Flambeau. 


L'Universitaire  (i) 

Il  y  a  quelques  jours  à  peine,  Paul  Errera,  s'adressant 
aux  étudiants  de  la  Faculté  de  Droit,  leur  annonçait,  dans 
des  termes  émus,  la  mort  d'Eugène  Hanssens;  il  déplorait 
qu'un  tel  maître  fût  prématurément  enlevé  à  ses  élèves 
et  qu'une  aussi  noble  intelligence  s'éteignît,  au  moment 
même  où  elle  brillait  avec  le  plus  d'éclat. 

(1)  Discours  prononcé,  le  14  juillet  1922,  aux  funérailles  de  Paul 
Errera. 


318  Le  Flambeau. 

Et  c'est  à  Paul  Errera  lui-même  que  s'appliquent 
aujourd'hui  ces  regrets;  comment  pourrais-je  les  traduire, 
alors  que  nous  sommes  encore  stupides  devant  cette  perte 
soudaine  et  que  nous  avons  peine  à  formuler  nos  pen- 
sées? Le  vide  produit  par  la  mort  de  Paul  Errera  est 
si  profond  qu'il  nous  laisse  pour  ainsi  dire  désemparés 
devant  un  si  cruel  destin.  Il  faut  pourtant,  au  moment 
où  s'ouvre  cette  tombe,  que  l'Université  apporte  à  celui 
que  nous  venons  de  perdre,  le  tribut  d'hommages  et 
d'affection  qui  lui  est  dû.» 

Attaché  à  l'Université  depuis  un  quart  de  siècle,  Paul 
Errera  occupait  à  la  Faculté  de  Droit  une  place  préémi- 
nente que  justifiaient  l'importance  de  l'enseignement  dont 
il  était  chargé,  et  l'autorité  qu'il  avait  acquise  vis-à-vis  de 
ses  collègues. 

Appelé  au  Rectorat  en  1908,  il  exerça  ces  délicates 
fonctions  avec  un  zèle,  un  dévouement  et  une  conscience 
qui  lui  valurent  la  reconnaissance  et  la  sympathie  una- 
nimes du  corps  professoral. 

Il  contribua  par  ses  cours,  par  ses  conférences,  par  la 
haute  réputation  qu'il  avait  acquise  dans  le  monde  scien- 
tifique, à  faire  estimer  et  aimer  cette  Université  libre  de 
Bruxelles  que  son  frère  Léo  avait  si  brillamment  illustrée. 

Comme  son  frère  Léo,  Paul  Errera  avait  été  un  écolier 
modèle;  ardent  à  l'étude,  il  avait  l'esprit  ouvert  à  tout  ce 
qui  en  fait  l'ornement. 

Dès  l'enfance,  il  avait  appris  les  langues  vivantes,  le 
flamand,  l'anglais,  l'italien,  l'allemand;  il  n'en  possédait 
pas  seulement  le  vocabulaire,  mais  aussi  la  littérature;  sa 
personnalité  s'affirmait  ainsi  sous  des  formes  multiples, 
avec  une  souplesse  et  une  élégance  qui  ne  se  démentaient 
jamais.  Belge  et  ardent  patriote,  Paul  Errera  gardait  de 
son  ascendance  vénitienne  ce  que  les  biologistes  appellent 
des  «  déterminants  »,  qui  donnaient  à  son  intelligence  et 
à  toute  sa  manière  d'être,  une  originalité  et  un  charme 
exceptionnels  ;  s'il  est  vrai  que  rien  de  ce  qui  est  humain 
ne  lui  était  étranger,  cependant  les  pentes  naturelles  de 


Paul  Errera.  319 

son  esprit  le  dirigeaient  instinctivement  vers  le  culte  de  la 
poésie  et  de  la  beauté  ;  une  partie  de  son  cœur  appartenait 
à  l'Italie;  l'heureux  choix  qu'il  fit  de  la  compagne  de  sa 
vie  en  est  un  témoignage. 

Pourquoi  faut-il  que  le  deuil  envahisse  aujourd'hui 
irrémédiablement  cette  maison  accueillante  où  s'abritait 
tant  de  bonheur?  Maison  pleine  d'émouvants  souvenirs 
où  semblait  toujours  rayonner  la  noble  et  fine  figure  de 
Mme  Marie  Errera,  la  «  Mater  admirabilis  »  qui  éleva  ses 
deux  fils  dans  le  culte  du  vrai  et  les  orienta  vers  tout  ce 
qui  est  beau  et  généreux  sur  cette  terre. 

Je  ne  sais  si  c'est  par  un  don  de  nature  ou  pour  avoir 
subi  la  douce  influence  maternelle  que  Paul  Errera  nous 
donna  toujours  l'exemple  d'une  infinie  bonté. 

Au  Conseil  d'administration  de  l'Université  où  dès 
1910  il  fut  appelé  à  siéger  en  qualité  de  vice-président, 
tous  ses  collègues  eurent  maintes  occasions  d'apprécier 
la  grande  valeur  de  ses  avis  et  sa  parfaite  aménité.  Il 
suivit  de  près  le  travail  de  la  réforme  de  notre  enseigne- 
ment dans  nos  diverses  Facultés. 

Il  collabora  à  notre  œuvre,  il  contribua  puissamment 
à  assurer  sa  grandeur,  et  voici  qu'il  nous  quitte  avant 
d'en  avoir  vu  la  réalisation... 

Mais  s'il  n'est  point  parmi  les  nôtres  le  jour  où  nous 
pourrons  en  saluer  l'achèvement,  sa  pensée  restera  pré- 
sente, et  tous  nous  garderons  pieusement  sa  mémoire. 

Au  nom  du  Conseil  d'administration  et  de  l'Université 
tout  entière,  j'adresse  à  notre  cher  vice-président  le 
plus  reconnaissant  hommage,  le  plus  affectueux  souvenir. 

Paul  Heger. 
Le  Juriste 

Le  Flambeau  me  'demande  quelques  lignes  sur  l'œuvre 
scientifique  de  Paul  Errera.  Et  voici  qu'au  moment  de 
prendre  la  plume,  j'hésite...  Toutes  les  réminiscences  qui 


320  Le  Flambeau. 

m'assaillent  semblent  se  fondre  en  un  souvenir  unique: 
celui  d'une  rayonnante  bonté.  J'ai  beau  évoquer  le  pro- 
fesseur et  l'écrivain,  les  livres  et  les  leçons,  partout  je  ne 
vois  que  le  sourire  d'une  âme  confiante  et  généreuse. 

La  figure  de  l'homme  qui  m'honora  de  son  amitié 
dissimulerait-elle  à  mes  yeux  celle  du  jurisconsulte?  Ou 
bien  l'œuvre  juridique  de  Paul  Errera  ne  serait-elle  en 
réalité  qu'un  reflet  de  son  grand  cœur? 

* 
*    * 

La  première  impression  qui  se  dégage  de  cette  œuvre 
est  peut-être  celle  d'une  vaste  érudition. 

Paul  Errera  n'avait  rien  de  ces  savants  qui  s'enferment 
dans  le  cloître  de  leur  spécialité.  Quelque  attrait  qu'exer- 
çât sur  lui  la  technique  du  Droit,  il  ne  pouvait  consentir 
à  se  laisser  absorber  par  elle.  La  vie  de  la  pensée,  sous 
ses  formes  multiples,  le  séduisait.  Il  accordait  au  système 
d'un  philosophe,  à  l'œuvre  d'un  artiste,  à  la  découverte 
d'un  historien  la  même  attention,  la  même  sympathie 
qu'au  mécanisme  d'une  institution  juridique.  Et  comme 
il  avait  beaucoup  lu  et  beaucoup  voyagé,  son  esprit  s'épa- 
nouissait dans  une  atmosphère  de  brillante  culture.  Un 
Italien  de  la  Renaissance,  qui  aurait  connu  le  siècle  de 
l'Encyclopédie... 

Le  titre  même  de  certains  de  ses  écrits  atteste  cette 
variété  de  connaissances.  Sa  carrière  scientifique  s'ouvre 
par  la  publication  d'une  thèse  de  doctorat  consacrée  à 
l'étude  d'une  ancienne  forme  de  la  propriété  (1)  ;  «  Dante 
et  les  Flandres  »,  tel  fut  le  sujet  de  sa  dernière  commu- 
nication à  la  classe  des  Lettres  de  l'Académie  (1921). 
Des  Masuirs  à  la  Divine  Comédie,  la  curiosité  de  Paul 
Errera  se  promène,  glanant  en  cours  de  route  quelques 
réflexions    sur    les    doctrines    économiques    de    Henri 

(1)  Les  Masuirs,  2  vol.,   1891. 


Paul  Errera.  321 

George  (1),  ou  sur  l'œuvre  d'Adolphe  Quetelet  (2),  ou 
bien  encore  sur  les  chroniqueurs,  philosophes  et  mora- 
listes qui  illustrèrent  la  littérature  française  (3) . 

Qu'on  ne  se  représente  pas  cependant  une  pensée  qui 
s'éparpille,  sans  méthode,  au  gré  des  circonstances.  Le 
vagabondage  intellectuel  n'est  ici  qu'un  délassement,  une 
détente  après  l'effort  discipliné.  Il  ne  compromet  en  rien 
l'unité  substantielle  de  l'œuvre,  vouée  au  culte  fervent 
et  fidèle  du  Droit  public.  L'étude  juridique  de  l'Etat,  de 
sa  constitution,  de  ses  organes,  des  principes  qui  régissent 
son  activité  toujours  plus  absorbante  et  toujours  plus 
complexe:  voilà  le  domaine  où,  pendant  un  quart  de 
siècle,  s'exerça  sans  défaillance  le  labeur  quotidien  de 
Paul  Errera. 

Ce  fut  la  matière  de  son.  enseignement. 

L'Université  de  Bruxelles  lui  avait  confié  la  chaire 
de  Droit  public,  où  il  succéda  à  Giron.  Elle  l'avait  chargé 
en  outre  de  faire  à  l'Ecole  des  sciences  politiques  et 
sociales  un  cours  de  Droit  constitutionnel  comparé. 

Ce  fut  également  l'objet  de  la  plupart  de  ses  publica- 
tions et  notamment  de  cet  important  Traité  de  Droit 
public  belge  —  le  plus  complet  de  notre  littérature  — 
dont  il  préparait  une  troisième  édition  quand  la  mort 
vint  le  frapper  (4). 

C'est  là  que  se  déployèrent  essentiellement  les  res- 
sources de  son  esprit  juridique,  soucieux  de  saisir  les 
institutions  du  Droit,  non  seulement  dans  les  formes  où 
elles  se  cristallisent  momentanément,  mais  encore  et  sur- 

(1)  La  ((  question  de  la  propriété  foncière  en  Angleterre  et  les  idées 
de   Henri  George  »,   Revue   Universitaire,    1892. 

(2)  Adolphe  Quetelet,  «  Introduction  à  un  cours  de  statistique 
foncière  »,  Revue  Universitaire,  1894. 

(3)  ii  Cours  sur  la  littérature  française.  Historiens  et  chroniqueurs. 
Philosophes  et  moralistes  »,  Syllabus  de  l'Extension  universitaire, 
1896. 

(4)  Traité  de  Droit  public  belge.  Droit  constitutionnel.  Droit  admi- 
nistratif. Paris,  Giard  et  Brière,  2e  édit.,   1918. 

21 


322  Le  Flambeau. 

tout  sous  leur  aspect  dynamique,  dans  le  mouvement  de 
perpétuelle  transformation  qui  les  anime. 

L'étude  d'une  disposition  constitutionnelle,  d'une  loi 
ou  d'un  règlement  administratif  ne  se  réduisait  jamais 
pour  lui  à  la  simple  analyse  d'un  itxtey  quelque  minu- 
tieuse et  quelque  pénétrante  qu'elle  fût.  Ce  toxtc,  il 
entendait  le  faire  vivre,  lui  donner  la  couleur  et  la  sono- 
rité d'une  œuvre  humaine.  Le  faire  vivre  d'abord,  en  le 
suivant  dans  ses  applications  pratiques,  dans  les  interpré- 
tations de  la  jurisprudence,  les  débats  des  assemblées 
parlementaires,  les  rivalités  même  des  partis  politiques. 
Le  faire  vivre  aussi,  en  l'insérant  dans  l'histoire.  Les 
grandes  institutions  du  Droit  public  moderne  sont  toutes 
vibrantes  de  souvenirs.  En  elles  se  concrétise  un  idéal 
pour  lequel,  pendant  des  siècles,  les  hommes  ont  lutté 
et  souffert.  Comment  pénétrer  leur  sens,  mesurer  leur 
valeur,  si  on  les  détache  de  ce  passé  tumultueux  dont 
elles  sont  issues  et  qui  les  a  modelées?  Paul  Errera 
prenait  toujours  soin  de  reconstituer  l'ambiance  histo- 
rique où  plongent  leurs  racines.  Il  le  faisait  avec  une 
aisance  et  un  art  d'autant  plus  attachants  que  sa  science 
de  juriste  pouvait  faire  abondamment  appel  à  ses  con- 
naissances de  lettré.  L'érudition  ne  fut  donc  pas  chez 
lui  un  simple  ornement.  Elle  ne  se  borna  point  à  agré- 
menter la  surface  de  l'œuvre;  elle  contribua,  dans  une 
appréciable  mesure,  à  en  nourrir  la  substance. 

* 

*    * 

Il  serait  vain  de  chercher  dans  les  travaux  de  Paul 
Errera  l'ossature  de  ce  qu'on  peut  appeler,  au  sens  rigou- 
reux du  terme,  une  doctrine  juridique.  Sa  pensée,  souple 
et  accueillante,  refusait  de  se  laisser  emprisonner  dans  le 
cadre  rigide  d'un  système.  Aucune  formule  ne  résumait  la 
totalité  de  sa  foi.  Aucune  école  ne  répondait  entièrement 
aux  aspirations  de  sa  pensée.  Il  aimait  à  les  passer  en 


Paul  Errera.  323 

revue,  à  souligner  leur  force  et  leur  faiblesse.  Jamais  il  ne 
s'est  arrêté  à  l'une  d'entre  elles  comme  à  la  Terre 
promise 

Cet  éclectisme  doctrinal  n'avait  rien  de  commun  avec  le 
détachement  d'un  dilettante.  Il  ne  puisait  sa  source  ni  dans 
un  scepticisme  désabusé,  ni  dans  la  nonchalance  d'un 
esprit  enclin  à  esquiver  la  lutte.  L'œuvre  juridique  de 
Paul  Errera  n'est  point  neutre.  D'un  bout  à  l'autre  de  ses 
écrits,  dans  l'analyse  des  détails  comme  dans  l'exposé  des 
synthèses,  on  sent  quelque  chose  qui  vibre,  une  convic- 
tion qui  s'échauffe,  une  espérance  qui  s'allume.  L'amour, 
disons  mieux,  la  passion  de  quelques  grandes  idées 
enchaîne  la  pensée  du  juriste  et  l'exalte. 

Avant  tout,  la  passion  de  la  Liberté. 

Son  caractère  l'y  prédisposait.  Foncièrement  optimiste, 
confiant  dans  la  nature  humaine,  comment  ne  lui  aurait-il 
pas  fait  crédit?  Comment  n'aurait-il  pas  eu  foi  dans  son 
libre  épanouissement?  L'étude  et  la  méditation  vinrent 
confirmer  ce  penchant  instinctif. 

De  toutes  les  disciplines  juridiques,  nulle  plus  que  le 
Droit  public  ne  met  en  relief  la  valeur  profonde  de  ce 
grand  mot  de  Liberté,  dont  le  matérialisme  moderne  n'est 
point  parvenu  à  briser  la  magie.  Faire  du  Droit  public, 
c'est  suivre  l'esprit  de  liberté  dans  sa  lutte  contre  l'arbi- 
traire; c'est  enregistrer  ses  victoires  d'hier  sur  le  despo- 
tisme des  Grands;  c'est  assister,  le  cœur  anxieux,  aux 
résistances  qu'il  oppose  aujourd'hui  à  la  tyrannie  des 
forces  massives.  C'est  se  placer  à  un  point  de  vue  d'où 
on  peut  le  juger  sur  ses  œuvres,  et  qui  permet  de  mesurer 
la  perte,  l'avilissement,  le  désastre  que  sa  défaillance 
entraînerait  inévitablement  pour  l'humanité. 

Dans  son  discours  rectoral  de  1910  (1),  Paul  Errera 

Cl)  «  Pour  nos  libertés  »,  Revue  de  VUniversitê,  1910-1911. 


324  Le  Flambeau. 

s'adressait  en  ces  termes  aux  étudiants  de  l'Université  de 
Bruxelles: 

<(  En  science,  comme  en  politique,  soyez  les  champions 
de  la  liberté.  On  vous  dira  peut-être  que,  par  elle-même, 
elle  n'est  rien;  vous  répondrez  que,  tout  au  contraire, 
l'instruction,  la  richesse,  la  santé  ne  sont  rien  sans  la 
liberté,  «  ce  bien  qui  fait  jouir  des  autres  biens  ».  (Mon- 
tesquieu.) Ne  la  redoutez  pas;  qu'elle  vous  soit  familière 
et  amie  ;  recherchez-la  dans  la  contradiction  des  opinions, 
dans  le  conflit  des  idées;  accoutumez-vous  à  elle,  afin 
qu'elle  ne  vous  effraie  ni  dans  son  principe,  ni  dans  ses 
conséquences.  En  la  pratiquant  sagement,  montrez  qu'elle 
n'est  redoutable  qu'à  ceux  qui  la  dénaturent  ou  la  mécon- 
naissent. Soyez  prêts  au  dévouement  qu'elle  attend  de 
vous,  elle  qui,  selon  la  parole  d'un  des  ancêtres  du  libéra- 
lisme, ((  veut  toujours  des  citoyens,  quelquefois  des 
héros.  »  (B.  Constant.) 

Il  aima  la  iiberté.  Cet  amour  toutefois  ne  se  figea  point 
dans  une  formule  doctrinaire. 

Quelle  que  fût  son  admiration  pour  les  grandes  figures 
de  1830,  quelque  plaisir  qu'il  éprouvât  à  les  faire  revivre 
par  la  pensée,  jamais  il  n'oublia  qu'«  il  faut  être  de  son 
époque  à  peu  près  comme  il  faut  être  de  son  pays  (  1  ) .  » 

L'incessante  mobilité  des  choses  ne  désorientait  pas  son 
esprit.  Il  savait  que  la  société  évolue,  que  ses  énergies  se 
renouvellent  sans  arrêt,  que  les  points  de  vue  se  modi- 
fient et  que  les  problèmes  se  déplacent  de  génération  en 
génération.  Et  sans  doute,  tout  le  monde  le  sait,  mais  ce 
sont  les  réactions  qui  diffèrent.  Les  uns  s'aigrissent  et  se 
cabrent  devant  ces  transformations  qui  bousculent  leurs 
habitudes  et  désaxent  leurs  croyances.  D'autres  les 
subissent,  impuissants  et  résignés. 

Paul  Errera  les  accueillait  avec  confiance,  avec  sym- 
pathie. 

(1)  Rivier. 


Paul  Errera.  325 

C'est  qu'il  aimait  le  mouvement,  la  jeunesse  et  la  vie. 
C'est  que  son  invincible  optimisme  croyait  au  Progrès. 
C'est  aussi  que  les  questions  sociales  qui  tourmentent 
notre  époque  intéressent  le  sort  des  malheureux.  Sa  pitié 
allait  d'instinct  aux  déshérités  de  la  fortune.  Discrète- 
ment, mais  profondément,  il  compatissait  à  leurs  souf- 
frances. La  bonté  naturelle  de  ce  patricien  raffiné  avait 
fait  de  lui  un  démocrate  sincère. 


L'œuvre  de  Paul  Errera  ne  se  trouve  pas  seulement 
dans  ses  écrits.  Elle  vit  dans  les  cerveaux  qu'il  a  formés. 

L'enseignement  a  toujours  été  la  forme  essentielle  de 
son  activité.  Il  lui  a  donné  le  meilleur  de  lui-même.  Il  s'y 
vouait  avec  une  noble  passion. 

Et  comme  il  était  aimé  de  ceux  qui  l 'écoutaient! 
Comme  il  avait  l'art  de  charmer  son  auditoire,  de  l'élever 
à  la  hauteur  des  grands  problèmes  dont  il  dissertait  devant 
lui,  de  susciter  en  lui  des  enthousiasmes  !  La  leçon  finie, 
l'idée  germait,  la  vision  du  Droit  se  développait  et  se  pré- 
cisait, façonnant,  dans  l'esprit  de  cette  jeunesse,  la  pensée 
de  l'avenir. 

Professeur,  Paul  Errera  l'était  totalement,  jusqu'aux 
fibres  les  plus  intimes  de  son  être. 

Il  le  fut  jusqu'à  son  dernier  souffle. 

La  veille  même  de  sa  mort,  comme  je  le  suppléais  pour 
les  examens  de  la  candidature  en  Droit,  il  me  fit  parvenir 
certaines  questions  à  poser  aux  récipiendaires.  Elles 
avaient  été  dictées  par  lui,  au  milieu  des  douleurs  qui 
l'étreignaient... 

Quelle  sobre  grandeur  et  quelle  touchante  beauté  dans 
ce  sentiment  du  devoir,  tenace  jusqu'à  la  tombe! 

Ce  fut  sa  dernière  leçon... 

Maurice  Bourquin. 


La  Crise  des  Alliances 

Le  livre  de  M.  Fabre-Luce  fait  grand  bruit  en  France.  Il  exprime 
avec  un  vigoureux  talent  une  opinion  très  répandue  là-bas.  Il  a  sans 
doute  le  tort  grave  de  considérer  comme  inéluctable  un  désaccord 
qui  est  le  pire  des  dangers.  Sur  plus  d'un  chapitre,  notamment  sur 
les  questions  d'Orient,  nos  vues  sont  très  différentes  de  celles  de 
l'auteur.  Mais  l'état  d'esprit  de  M.  Fabre-Luce  et  de  la  majorité  des 
Français  est  un  fait  d'une  telle  importance  qu'il  faut  commencer  par 
l'étudier,  sans  plus.  C'est  pourquoi  ce  compte  rendu  a  été  confié  à 
un  éminent  compatriote,  à  un  ami  déclaré  de  l'auteur. 

Les  hommes  d'Etat  se  débattent  actuellement  au  milieu 
de  multiples  difficultés,  dont  les  unes,  transitoires  et 
secondaires,  sont  la  conséquence  du  récent  conflit;  mais 
dont  les  autres,  plus  anciennes  et  seules  sérieuses,  trou- 
vent leur  source  dans  le  caractère  des  hommes  et  la 
nature  éternelle  des  choses.  Devant  un  même  péril,  la 
plupart  des  peuples  ont  oublié  pendant  la  guerre  leurs 
vieilles  querelles,  et  jusqu'à  la  différence  profonde  de 
leurs  tempéraments  nationaux.  La  paix  est  venue  ensuite 
menacer  une  union  provoquée  par  le  danger;  l'ardeur  de 
la  lutte  entraîne  une  conception  volontiers  simpliste  de  la 
politique.  On  ne  regarde  pas  plus  avant  que  l'adversaire, 
lequel  bouche  l'horizon;  une  fois  l'ennemi  abattu,  on 
découvre  derrière  lui  toute  l'étendue  du  monde  à  recon- 
struire, et  une  tâche  si  vaste  qu'elle  peut  alimenter  mille 
activités  contraires.  Alors,  les  volontés  anciennes  se  ré- 
veillent; les  ambitions  ataviques,  endormies  un  instant, 
reprennent  la  poursuite  de  leurs  buts  séculaires,  les  diver- 
gences s'accusent  entre  ceux  qui  semblaient  si  parfaite- 
ment unis:  c'est  la  crise  des  alliances  (1),  dont  ont  souf- 
fert tous  les  associés  de  la  guerre,  qui  est  venue  compli- 

(1)  La  Crise  des  Alliances,  par  M.  Alfred  Fabre-Luce,  Grasset, 
éditeur,  1922. 


La  Crise  des  alliances.  327 

quer  singulièrement  et  parfois  compromettre  les  relations 
de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne;  c'est  à  cette 
crise  que  M.  Alfred  Fabre-Luce  vient  de  consacrer  un 
ouvrage  dont  l'intérêt  et  la  documentation  méritent  un 
examen  détaillé. 

* 
*    * 

Peu  de  périodes  dans  l'histoire  ont  été  aussi  encom- 
brées de  négociations  diplomatiques,  d'accords  et  de 
querelles,  que  celle  où  nous  vivons  depuis  1919.  Pour 
assurer  l'exécution  des  divers  traités,  l'entente  franco- 
anglaise  était  plus  que  jamais  nécessaire.  Aussi  l'histoire 
politique  de  ces  dernières  années  semble-t-elle  se  con- 
fondre avec  celle  des  relations  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre. 

Deux  méthodes  s'offraient  à  M.  Alfred  Fabre-Luce 
pour  en  faire  le  récit.  Il  pouvait,  respectant  l'ordre 
chronologique  des  faits,  nous  laisser  gravir  le  pénible 
calvaire  des  multiples  conférences;  mais  l'extrême  en- 
chevêtrement des  questions  traitées,  le  grand  nombre 
des  résolutions  prises  inutilement,  rendaient  ce  procédé 
tout  à  fait  vain.  D'autre  part,  comme  nous  le  fait  juste- 
ment observer  l'auteur  dans  sa  préface,  sans  doute  «  les 
projets  esquissés  dans  ces  réunions  sont  restés  le  plus 
souvent  sans  exécution...  Mais,  ces  assemblées  ont 
facilité  cette  évolution  de  l'opinion  publique  qui  est  le 
phénomène  le  plus  important  de  l'après-guerre.  Il  n'est 
donc  pas  inutile  de  rappeler  brièvement  l'histoire  de  ces 
discussions  périmées.  » 

Aussi  M.  Alfred  Fabre-Luce  a-t-il  choisi  une  deuxième 
méthode,  beaucoup  plus  difficile,  certes,  mais  seule 
féconde.  S 'attachant  à  retrouver  sous  la  trame  compliquée 
des  faits  les  lois  psychologiques  qui  les  dominent,  il  s'est 
avant  tout  préoccupé  de  ne  pas  «  perdre  de  vue  la  conti- 
nuité de  l'histoire.  Envisagés  avec  quelque  recul,  les  évé- 
nements apparaissent  dans  leur  enchaînement  et  leur 


328  Le  Flambeau, 

nécessité.  C'est  un  des  paradoxes  de  notre  époque  que 
la  situation  politique  soit  présentée  chaque  matin,  dans 
toute  sa  complexité,  à  des  citoyens  affairés  qui  ont  la 
curiosité  d'en  connaître  quotidiennement  le  détail,  sans 
jamais  avoir  le  loisir  d'en  rechercher  la  loi.  »  C'est  à 
l'étude  de  cette  loi,  beaucoup  plus  qu'à  un  récit  minu- 
tieux de  faits  dont  la  plupart  sont  déjà  remis  à  leur  place 
véritable  par  le  recul  du  temps,  que  M.  Fabre-Luce  a 
consacré  un  ouvrage,  dont  le  sous-titre:  «  Essai  sur  les 
Relations  franco-britanniques  depuis  la  signature  de  la 
Paix  »,  précise  clairement  le  sens  et  la  portée. 

*    « 

Au  cours  des  siècles,  France  et  Angleterre  ont  été 
adversaires  plus  souvent  qu'amies.  L'hégémonie  alle- 
mande sur  le  continent  leur  avait  fait  oublier  leurs  diver- 
gences; encore  a-t-il  fallu  l'invasion  de  la  Belgique,  et 
que  le  péril  menaçât  plus  particulièrement  la  Grande- 
Bretagne  insulaire,  pour  décider  en  1914  le  gouverne- 
ment de  Londres  à  prendre  nettement  position.  La  gravité 
de  la  situation  l'amena  à  se  jeter  dans  la  lutte  avec  abné- 
gation, jusqu'à  demander  lui-même  un  commandement 
unique  qu'il  n'eût  certes  jamais  admis  au  début.  Comment 
expliquer  alors  qu'après  la  guerre  les  politiques  française 
et  anglaise  aient  suivi  des  voies  différentes  presque  tou- 
jours, et  contraires  parfois,  au  point  de  se  heurter  bru- 
talement? 

Il  faut  attribuer  en  premier  lieu  au  traité  de  Versailles 
ce  changement  d'attitude.  A  en  étudier  le  textQ,  à  en  con- 
sidérer les  conséquences  immédiates,  la  France  put  mesu- 
rer sa  déception.  Dans  une  page  très  remarquable, 
M.  Alfred  Fabre-Luce  montre  pourquoi  l'opinion  publi- 
que d'outre-Manche  ne  pouvait  partager  ce  sentiment: 
<(  On  a  remarqué  bien  souvent  que,  dès  les  premières 
semaines  de  la  Conférence  de  la  Paix,  la  Grande- 
Bretagne  a  réalisé  ses  buts  de  guerre.  Mise  en  possession 


La  Crise  des  alliances.  329 

de  la  flotte  allemande,  assurée  que  l'Allemagne  devra 
céder  toutes  ses  colonies,  elle  se  trouve  délivrée  de  son 
rival  naval,  commercial  et  colonial  ;  ayant  fait  exclure  de 
la  discussion  le  principe  américain  de  la  liberté  des  mers, 
elle  est  certaine  de  garder  en  Europe  sa  primauté  mari- 
time. Son  triomphe  est  fait  du  déplacement  de  forces  qui 
s'est  opéré  en  sa  faveur;  il  s'inscrit  automatiquement 
dans  le  Traité,  et  ne  peut  pas  être  détruit  par  une  volonté 
de  revanche.  En  effet,  les  victoires  navales  ont  un  carac- 
tère tout  particulier  :  elles  sont  immédiates,  car  le  vaincu, 
ne  pouvant  invoquer  des  raisons  de  sécurité  intérieure, 
doit  abandonner  aussitôt  en  livrant  ses  navires,  sa  force 
concentrée  et  saisissable;  elles  sont  durables,  car  il  faut, 
pour  construire  une  flotte,  du  temps,  de  l'argent,  de 
vastes  ambitions,  défendues  aux  vaincus  ;  elles  sont  sûres, 
car  l'armement  naval  ne  peut  pas  se  poursuivre  en  secret  : 
le  plus  léger  contrôle  saurait  le  dénoncer.  Pas  de  fron- 
tières, pas  de  dévastation,  peu  de  rancune  ;  les  flots,  tou- 
jours nouveaux,  appartiennent  sans  blessure  et  sans  sou- 
venir au  vainqueur  naval,  qui  réalise  d'un  coup  son  gain. 
Les  Anglais  ont  pu  rester  fidèles  à  l'ancienne  et  saine 
conception  de  la  guerre:  une  affaire  qui  se  paie  elle- 
même.  » 

On  se  rappelle  la  page  fameuse  où  Albert  Vandal,  étu- 
diant la  psychologie  de  ceux  qu'il  nomme  les  «  Jacobins 
nantis  »,  nous  dépeint  ces  agitateurs  avant  tout  désireux 
de  sauvegarder  contre  une  révolution  nouvelle  les  avan- 
tages qu'ils  ont  su  retirer  de  leur  propre  révolte.  La 
Grande-Bretagne  se  trouvait  dès  1919  dans  une  situation 
semblable;  nantie,  elle  aussi,  des  profits  qu'elle  poursui- 
vait, elle  se  montra  bientôt  débonnaire  pour  un  ennemi 
qui  l'avait  payée,  et  désireuse  de  protéger  contre  toute 
crise  nouvelle  le  surcroît  de  puissance  qu'elle  venait  d'ac- 
quérir. 

Un  créancier  désintéressé  par  son  débiteur  devient 
vite  favorable  à  celui-ci.  L'Angleterre  crut  très  sincère- 


330  Le  Flambeau. 

ment  le  Reich  désarmé,  puisqu'elle  l'avait  dépouillé  de  sa 
flotte,  seule  arme  dont  il  disposât  contre  elle,  et  elle  put 
de  bonne  foi  considérer  comme  alarmistes  ceux  qui  dé- 
nonçaient un  péril  dont  elle  ne  se  sentait  plus  menacée. 

Notons  encore  un  désir  d'équilibre,  qui  empêche  l'An- 
gleterre de  trop  favoriser  la  France,  devenue  par  sa  vic- 
toire la  première  puissance  militaire  de  l'Europe  ;  une  cer- 
taine ignorance  des  problèmes  politiques  continentaux, 
ignorance  notée  dès  le  xvin8  siècle  par  Kaunitz  ;  un  sens 
aigu  de  ses  intérêts,  et,  par  ailleurs,  un  esprit  nettement 
favorable  à  tout  organisme  international,  propre  à  faciliter 
la  reprise  des  affaires,  et  nous  aurons  l'explication  de 
l'attitude  britannique,  depuis  la  Paix.  D'une  part  elle 
abandonne  vis-à-vis  de  l'Allemagne  toute  apparence,  non 
pas  seulement  de  rancune,  mais  encore  de  souvenir; 
d'autre  part  la  gravité  de  sa  situation  économique  lui  fait 
rechercher  les  occasions  de  rapprochement  avec  ses 
anciens  clients  russes  ou  ennemis;  enfin,  les  partis  poli- 
tiques, comme  au  lendemain  de  toutes  les  grandes  crises, 
comme  en  1815,  se  replient  sur  eux-mêmes,  et,  cherchant 
à  rompre  les  trop  nombreux  liens  noués  pendant  la  guerre 
avec  le  continent,  provoquent  ce  réveil  de  l'esprit  insu- 
laire que  notera  M.  Paul  Cambon. 

La  France,  de  son  côté,  a  vécu  pendant  quelques  mois 
dans  l'ombre  portée  de  la  guerre  ;  elle  se  réveille  un  jour, 
seule,  sans  garanties,  aidée  d'alliés  incertains,  devant  une 
Allemagne  toujours  puissante,  et  dépourvue  de  toute 
bonne  volonté.  On  aimerait  que  M.  Alfred  Fabre-Luce, 
si  complet  dans  sa  psychologie  de  l'opinion  anglaise, 
donnât  un  développement  égal  à  son  étude  du  méconten- 
tement français.  Les  pertes  subies  par  la  République  ;  sa 
terrible  situation  financière  ;  la  faiblesse  des  moyens  d'ac- 
tion que  lui  accorde  le  traité  contre  un  débiteur  récalci- 
trant; l'isolement  où  la  place  l'incompréhension  de 
l'étranger,  —  tout  contribue  à  faire  naître  en  France  un 
trouble  profond,  justifié  par  l'insécurité  du  présent  et 
l'incertitude  de  l'avenir. 


La  Crise  des  alliances.  331 

Dès  ce  moment,  les  deux  peuples  cessent  de  se  com- 
prendre entièrement.  «  Ils  se  sont  ignorés  à  travers  le 
temps,  écrit  M.  Alfred  Fabre-Luce,  chacun  se  persuadant 
davantage  de  ses  convictions  et  s'assourdissant  de  ses 
propres  clameurs.  La  presse  suit  fidèlement  l'opinion, 
qui  elle-même  reflète  la  presse.  Deux  miroirs,  se  réflé- 
chissant l'un  l'autre,  ne  montrent  que  le  néant.  Le  conflit 
anglo-français  s'explique  par  des  raisons  psychologiques 
bien  simples:  réaction  naturelle  d'indépendance  après  la 
tension  de  l'effort  commun;  égoïsmes  contradictoires  de 
deux  peuples  appauvris;  affirmations  des  idiosyncrasies 
nationales  devant  une  situation  incertaine,  nouvelle; 
amertume  qui  suit  les  déceptions;  imagination  renversée 
(comme  disait  Stendhal)  d'un  peuple  qui,  après  avoir 
trop  attendu  la  victoire,  n'avoir  pas  assez  obtenu  des 
vaincus,  se  retourne  vers  les  vainqueurs,  et  explorant  le 
passé,  accuse  ses  maîtres  et  ses  alliés.  » 

Telles  sont  les  positions  prises  par  la  France  et  l'Angle- 
terre au  début  de  ces  années  difficiles  où  M.  Alfred  Fabre- 
Luce  a  été  amené  à  distinguer  trois  périodes  :  «  Le  Parle- 
ment français,  dit-il,  ayant  pris  l'habitude  de  renverser 
les  ministères  en  janvier,  il  s'est  trouvé  que  ces  trois 
périodes  correspondaient  assez  exactement  aux  divisions 
communes  du  temps.  Dans  la  première  (1920),  les  Alliés, 
aux  prises  avec  des  difficultés  insolubles,  placés  entre  les 
dangers  intérieurs  et  extérieurs  également  redoutables, 
ont  cherché  en  vain  un  compromis,  et  se  sont  dépensés  en 
efforts  inutiles.  Dans  la  seconde  (1921),  ils  ont  dû  se  ré- 
signer, d'une  part  à  réduire  ensemble  leurs  revendications, 
d'autre  part,  à  poursuivre,  en  dehors  de  l'alliance,  leur 
politique  particulière.  Dans  la  troisième  (1922)  se  mar- 
que une  tendance  à  la  synthèse:  on  essaie  d'adapter 
l'alliance  aux  événements  accomplis  et  aux  nécessités  de 
l'avenir;  on  reprend  en  commun,  sur  de  nouvelles  bases, 
l'examen  d'un  certain  nombre  de  questions  réglées  par  le 
Traité  de  Paix.  C'est  le  moment  d'étudier  la  question 


332  Le  Flambeau. 

de  l'alliance,  de  chercher  ce  qu'elle  a  donné  et  ce  qu'on 
peut  encore  attendre  d'elle.  » 

Dès  1920,  les  antagonismes  s'accusent.  En  Syrie 
comme  à  Constantinople,  l'Angleterre,  désireuse  de  com- 
pléter la  défense  des  Indes,  contrecarre  systématiquement 
l'action  du  gouvernement  français,  bien  que  les  intérêts 
britanniques  en  Turquie  soient  très  inférieurs  à  ceux  de 
la  France  ;  mais  le  souvenir  de  Gladstone,  et  le  désir  de 
supplanter  sur  le  Bosphore  la  Russie  défaillante,  déter- 
minent la  politique  anglaise  vis-à-vis  des  Ottomans. 
Comme  en  même  temps,  et  par  un  paradoxe  étrange, 
ces  derniers  n'ont  pas  été  désarmés  par  l'armistice  que 
leur  a  imposé  l'amiral  Calthorpe,  sans  le  consentement 
de  son  collègue  français,  le  sentiment  national  se  révolte 
en  Anatolie,  et  y  rallume  la  guerre.  La  vigueur  imprévue 
de  la  réaction  kémaliste  pousse  M.  Lloyd  George  à  dé- 
clancher  l'intervention  grecque.  Politique  si  opposée  aux 
intérêts  traditionnels  de  la  France,  aux  sentiments  de 
l'opinion  musulmane,  que  la  République  se  voit  un  jour 
obligée  d'en  dégager  sa  responsabilité.  Il  n'est  pas  exa- 
géré de  dire  que  l'année  1920,  consacrée  à  l'élaboration 
de  l'inapplicable  traité  de  Sèvres,  et  à  sa  défense  par  les 
armées  helléniques,  a  aggravé  d'une  façon  dangereuse 
toutes  les  difficultés  déjà  existantes  en  Orient. 

Une  deuxième  dissension,  provoquée  par  les  affaires 
russo-polonaises,  oppose  Londres  à  Paris.  En  refusant 
de  traiter  sans  conditions  préalables  avec  le  gouverne- 
ment des  Soviets,  en  contribuant  de  tout  son  pouvoir  au 
salut  de  Varsovie,  le  ministère  de  M.  Millerand  a  fait 
preuve  de  courage,  et  d'une  grande  justesse  de  vues. 
Mais  l'Angleterre  lui  reproche  l'échec  de  ses  propres  ten- 
tatives, et  jusqu'à  une  abstention,  qui  n'était  point  mau- 
vaise volonté,  mais  seulement  prudence. 

L'antagonisme  qui  s'était  aussi  accusé  entre  les  deux 
politiques,  vis-à-vis  de  la  Russie  comme  de  la  Turquie, 
devait  provoquer  sur  le  terrain  allemand  un  conflit  bien 


La  Crise  des  alliances.  333 

plus  grave.  Les  manquements  financier,  militaire,  juri- 
dique du  Reich  au  traité  de  Versailles  déterminèrent,  le 
6  avril  1920,  le  gouvernement  français  à  occuper  Franc- 
fort. M.  Alfred  Fabre-Luce  voit  avec  raison  dans  cette 
action  isolée  le  point  de  départ  de  bien  des  difficultés 
postérieures.  Il  s'agissait  de  savoir  dans  quelle  mesure 
un  des  alliés  pouvait  se  séparer  des  autres,  lorsqu'il 
jugeait  en  jeu  sa  sécurité  présente  ou  son  avenir;  d'autre 
part,  le  problème  des  sanctions  sortait  de  l'incertitude 
regrettable  où  l'avaient  maintenu  les  conventions,  et  se 
posait  nettement  pour  la  première  fois. 

Désormais,  le  gouvernement  britannique,  convaincu 
que  la  France  plaçait  avant  tout  le  souci  de  sa  sécurité 
militaire,  lui  fera  payer  chaque  concession  sur  ce  point 
d'une  réduction  de  la  dette  allemande:  «  On  n'a  pu, 
nous  dit  M.  A.  Fabre-Luce,  s'entendre  en  1920  ni  sur 
une  évaluation,  ni  sur  une  politique,  ni  même  sur  une 
procédure  des  réparations.  Vis-à-vis  du  débiteur  alle- 
mand, comme  vis-à-vis  de  la  Russie  et  de  la  Turquie, 
c'est  bien  une  année  perdue.  Seulement,  pendant  cette 
année,  une  inégalité  s'est  créée  entre  les  alliés.  Moins 
éblouie  par  les  mirages  de  l'avenir,  l'Angleterre  a  fixé 
son  attention  sur  le  présent,  et  a  pris  de  l'avance  dans  la 
course  à  la  répartition.  » 

L'année  1921  vit,  en  même  temps  que  l'aggravation  de 
certains  dissentiments,  le  règlement  d'autres,  questions. 
Les  frontières  de  Haute-Silésie  furent  enfin  fixées  par  la 
Société  des  Nations;  la  solution  intervenue  se  rappro- 
chait de  la  thèse  française,  et  son  évidente  justice  satisfit 
tout  le  monde.  La  Conférence  de  Washington,  après  de 
longs  malentendus  où  la  France  laissa  quelque  prestige, 
se  termina  par  des  accords  positifs.  En  Orient,  le  gou- 
vernement de  M.  Briand  reprit  sa  liberté  par  le  traité 
d'Angora  dont,  en  une  formule  heureuse,  M.  A.  Fabre- 
Luce  nous  montre  «  l'imperfection  et  la  nécessité  ».  Vis- 
à-vis  de  l'Allemagne  enfin,  la  nécessité  de  fixer  le  chiffre 


334  Le  Flambeau. 

définitif  de  la  dette  germanique  fut  la  cause  d'un  trouble 
durable  dans  les  relations  interalliées. 

«  Un  conflit  constant  d'opinions  et  d'intérêts  »,  c'est 
ainsi  que  peut  se  caractériser  cette  longue  période  des 
négociations.  Si,  de  par  la  force  du  temps,  certains  pro- 
blèmes disparaissent  de  l'ordre  du  jour,  l'opposition  n'en 
subsiste  pas  moins  sur  les  points  fondamentaux.  Angle- 
terre et  France,  lasses  de  ne  pouvoir  s'entendre  d'une 
façon  satisfaisante  pour  les  deux  parties,  agissent  sépa- 
rément, et  chacune  de  ces  initiatives  détermine  une  crise 

sérieuse. 

* 
*    * 

Après  trois  années  d'une  entente  difficilement  main- 
tenue, à  un  moment  où  les  deux  nations  font  preuve 
d'une  indépendance  politique  croissante,  les  hommes 
d'Etat  se  sont  avisés  de  trancher  ces  désaccords  au  moyen 
d'un  pacte  de  garantie,  qui  renforcerait  la  position  de  la 
France,  et  lui  permettrait  de  réduire  ses  dépenses  mili- 
taires. Il  a  été  beaucoup  question  de  ce  projet; 
M.  A.  Fabre-Luce  en  a  fait  un  examen  détaillé,  dont  les 
conclusions  méritent  d'être  rapportées. 

Quelle  serait  la  valeur  morale  d'un  semblable  lien? 
De  toute  évidence,  le  sentiment  de  la  majorité  de  l'Angle- 
terre lui  demeure  contraire  ;  voici  des  siècles  que  sa  poli- 
tique traditionnelle  lui  interdit  de  s'engager  étroitement 
avec  une  puissance  continentale.  «  Si  cette  alliance  était 
véritablement  désirée,  il  serait  inutile  de  la  déduire  d'un 
traité  :  elle  s'inscrirait  elle-même  dans  les  actes  de  la  poli- 
tique quotidienne;  on  la  constaterait  avant  de  l'enregis- 
trer. »  Quelle  portée  pratique,  en  second  lieu,  accorder 
à  cette  convention,  qui  deviendrait  applicable  en  cas  de 
guerre?  «  L'hypothèse  officielle  récemment  exposée  (au 
Palais  Bourbon)  par  le  ministre  de  la  guerre  et  le  rap- 
porteur de  la  loi  sur  le  recrutement,  est  celle  d'une  offen- 
sive française  au  delà  du  Rhin,  succédant  immédiatement 


La  Crise  des  alliances.  335 

à  la  déclaration  de  guerre  allemande.  »  Il  est  hors  de 
doute  que  dans  les  conditions  présentes,  une  semblable 
opération  doive  réussir  avant  l'écoulement  du  délai  néces- 
saire à  une  intervention  britannique;  mais  supposons  la 
situation  modifiée,  et  l'armée  allemande  à  nouveau 
capable  d'une  longue  résistance,  quels  seraient  les 
moyens  d'action  de  nos  alliés?  Ils  ne  pourraient  plus 
envoyer  en  Europe,  d'après  les  projets  déposés  en  mars 
1922  par  Sir  L.  W.  Evans,  «  que  quatre  divisions  mobili- 
sables en  quatre  mois  au  lieu  de  six  divisions  mobilisables 
en  trois  semaines,  en  1914.  »  L'appui  militaire  serait  donc 
extrêmement  faible.  De  plus,  ce  pacte  a  toujours  été 
considéré  à  Londres  comme  unilatéral.  La  France,  im- 
puissante à  protéger  la  Grande-Bretagne  insulaire,  se 
verrait  réduite  à  demander,  sans  offrir  aucune  contre- 
partie, le  secours  de  sa  voisine.  Inégalité  choquante,  et 
que  le  peuple  français  n'admettrait  point. 

Enfin,  de  quel  prix  ne  ferait-on  pas  payer  cette 
alliance?  N'oublions  pas  que  pour  insérer  dans  le  traité 
de  Versailles  une  disposition  semblable  demeurée  lettre 
morte,  M.  Clemenceau  a  dû  se  résigner,  en  1919  déjà,  à 
de  pénibles  concessions.  La  France  va-t-elle  acheter  cette 
fois  encore  une  arme  de  si  faible  valeur,  et  peut-être  au 
prix  de  nouveaux  abandons  en  Orient?  M.  Barthou  a 
donné  à  cette  méthode  le  nom  de  Mossoulisme:  «  le 
«  Mossoulisme  »  est  une  forme  saisissante  d'une  politique 
extérieure  qui  donne  plus  qu'elle  ne  reçoit,  qui  renonce 
à  des  droits  réels  pour  écarter  des  dangers  imaginaires, 
et  qui,  sans  nous  avoir  acquis  en  Europe  des  garanties 
nécessaires,  a  sacrifié  en  Orient  des  droits  traditionnels.  » 

La  France  ne  sait  que  trop  ce  que  lui  a  coûté  sur  la 
rive  gauche  du  Rhin,  en  Sarre,  en  Asie  Mineure,  le  pacte 
annexé  au  traité  de  Paix  et  qui  ne  fut  jamais  ratifié  ;  elle 
se  refuserait  à  payer,  une  seconde  fois,  de  renonciations 
nouvelles  une  garantie  dont  la  valeur  défensive  serait  à 
peu  près  celle  d'un  sabre  de  bois. 


*    * 


336  Le  Flambeau. 

Pour  ces  diverses  raisons,  dont  la  justesse  paraît  frap- 
pante, il  ne  semble  pas  qu'un  accord  de  cette  nature 
puisse  apporter  dans  les  relations  franco-anglaises  une 
stabilité,  véritable.  Aux  yeux  de  M.  A.  Fabre-Luce,  la 
solution  paraît  résider  bien  plutôt  dans  un  examen  appro- 
fondi des  grands  problèmes  qui  sont  l'objet  des  difficultés 
actuelles.  Réparations,  d'abord.  Nous  saurons  d'ici  peu 
si  le  gouvernement  allemand  consent  à  prendre  enfin 
les  mesures  financières  propres  à  assurer  les  paiements 
de  1922,  et  nous  aurons  pour  la  première  fois  une  idée 
précise  de  la  capacité  de  paiement  germanique.  C'est 
alors  que  l'on  pourra  voir  plus  clair  dans  l'avenir,  envi- 
sager une  compensation  éventuelle  des  dettes  de  guerre 
et  des  dettes  de  réparations,  ainsi  qu'un  emprunt  inter- 
national; solutions  que  l'incertitude  actuelle  rend  encore 
impossibles.  En  ce  qui  concerne  la  Russie,  les  intérêts  de 
la  France  sont  moins  positifs  que  ceux  de  l'Angleterre, 
laquelle  a  un  besoin  urgent  de  la  clientèle  soviétique. 
Mais,  d'autre  part,  il  importe  que  la  reconstruction  de  la 
Russie  ne  se  fasse  pas  sans  la  France,  en  raison  de 
l'œuvre  que  cette  dernière  y  a  déjà  accomplie,  et  des 
droits  considérables  qu'elle  y  possède.  Aussi,  à  La  Haye 
comme  à  Gênes,  le  gouvernement  de  M.  Poincaré  a-t-il 
pu  servir  de  modérateur,  et  retenir  le  Royaume-Uni  sur 
la  pente  de  concessions  dangereuses.  En  Turquie  enfin, 
la  Grande-Bretagne  devra  (personne  ne  songe  plus  à  le 
nier)  modifier  une  thèse  qui  néglige  la  victoire  négative, 
mais  certaine,  des  nationalistes.  Tant  que  ne  seront  pas 
respectées  les  conditions  fondamentales  du  Pacte  National 
d'Angora,  la  Paix  ne  pourra  régner  en  Anatolie.  En 
revanche,  la  liberté  de  navigation  dans  les  Détroits  devra 
être  entourée  des  garanties  les  plus  précises. 

Un  accord  aussi  général  demandera  bien  des  conces- 
sions mutuelles:  il  semble  d'ailleurs  que  l'heure  y  soit 
favorable.  Au  cours  de  la  Conférence  de  Gênes,  M.  Lloyd 
George  a  pu  voir  qu'une  partie  de  son  peuple,  si  elle 


La  Crise  des  alliances.  337 

désapprouve  un  traité  de  garantie,  se  montre  bien  plus 
opposée  encore  à  toute  rupture  avec  la  France.  Enfin,  les 
récents  événements  d'Allemagne  sont  venus  démontrer 
que  les  inquiétudes  de  l'opinion  française  n'étaient  pas 
sans  fondement. 

Dans  une  conclusion  d'une  portée  philosophique  tout 
à  fait  rare  en  un  semblable  ouvrage,  M.  Fabre-Luce 
étudie  l'avenir  des  relations  franco-anglaises,  si  essen- 
tielles pour  la  paix  de  l'Europe.  Il  lui  paraît  que  les 
nations  devront  s'orienter  vers  une  préoccupation  cons- 
tante de  l'intérêt  général.  L'interdépendance  des  Etats 
s'est  extraordinairement  accrue  au  cours  des  dernières 
années;  il  s'en  faut  pourtant  qu'ils  parviennent  tous  à 
mettre  leurs  ambitions  particulières  en  harmonie  avec  le 
souci  du  bien  universel.  Pour  obtenir  ce  résultat,  toute 
une  éducation  de  l'opinion  publique,  du  personnel  poli- 
tique, et,  dans  une  certaine  mesure,  une  évolution  du 
patriotisme,  seront  nécessaires. 


Il  faut  rendre  hommage  à  la  très  remarquable  impar- 
tialité de  M.  A.  Fabre-Luce;  à  une  époque  où  la  gravité 
des  événements  interdit  l'indifférence,  il  était  impossible 
de  se  montrer  plus  objectif.  La  connaissance  approfondie 
que  possède  l'auteur  des  choses  anglaises,  lui  a  permis 
de  donner  une  image  précise  et  loyale  de  la  politique 
britannique.  Comprenant  que  les  hommes  d'Etat  suivent 
avant  tout  la  leçon  de  leur  race  et  reflètent  les  mouve- 
ments de  leur  opinion  publique,  il  a  su  s'affranchir  des 
questions  de  personnes  ;  en  nous  montrant  comment  sen- 
taient ou  raisonnaient  deux  grands  peuples,  il  nous  a  dit 
aussi  comment  on  pouvait  les  concilier.  Cela  seul  suffirait 
à  donner  à  «  la  Crise  des  Alliances  »  le  pas  sur  tous  les 
ouvrages  déjà  consacrés  au  même  sujet,  et  gâtés  par  leurs 
intentions  apologétiques. 

Gageons  cependant  que  tout  le  monde  ne  conclura  pas 

22 


338  Le  Flambeau. 

avec  autant  de  modération  que  M.  A.  Fabre-Luce.  S'il 
faut  porter  un  jugement  sur  les  politiques  suivies  par  la 
France  et  l'Angleterre  depuis  l'armistice,  les  faits  se 
chargent  de  nous  l'imposer.  Sans  doute  peut-on  repro- 
cher à  la  République  d'avoir  laissé,  par  un  manque  initial 
de  fermeté,  la  situation  s'aggraver  en  Orient;  de  s'être, 
dans  la  question  russe,  maintenue  longtemps  sur  un  ter- 
rain trop  purement  théorique;  d'avoir  enfin,  en  ce  qui 
concerne  les  réparations,  nourri  d'abord  des  espérances 
excessives,  et  négligé  le  souci  des  réalités. 

Mais  si  l'on  regarde  l'Angleterre,  à  laquelle  appartint 
jusqu'en  1922,  la  direction  diplomatique  des  alliés,  il  faut 
bien  avouer  que  les  résultats  sont  moins  brillants  encore. 
Son  impérialisme  a  rendu  presque  insoluble  la  question 
turque;  son  internationalisme,  qu'il  faudrait  admirer,  si 
Ton  pouvait  croire  à  son  entier  désintéressement,  l'a  con- 
duite à  d'inutiles  faiblesses  vis-à-vis  des  Soviets,  dont  la 
Conférence  de  Gênes  est  venue  montrer  les  fâcheux 
effets.  Enfin,  sur  le  terrain  des  réparations,  il  est  permis 
de  penser  que  le  plus  sûr  moyen  de  faire  payer  l'Alle- 
magne n'était  peut-être  pas  de  lui  faire  entrevoir  constam- 
ment une  réduction  de  sa  dette.  Le  traité  de  Versailles 
autorise  les  alliés  à  accorder  certains  adoucissements  au 
Reich  si  celui-ci  exécute  ses  engagements;  or,  il  serait 
vraiment  paradoxal  de  louer  la  bonne  volonté  allemande... 
On  ne  peut  que  soutenir  ceux  qui  s'intéressent  passion- 
nément à  la  reconstruction  de  l'Europe;  mais  il  faut 
s'étonner,  avec  M.  Raymond  Poincaré,  de  ne  pas  voir 
cette  reconstruction  commencer  par  celle  des  régions  libé- 
rées de  France  et  de  Belgique. 

On  a  prêté  jadis  à  un  ministre  cette  parole  cynique: 
«  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  insupportable  encore  que 
les  bourreaux,  ce  sont  les  victimes.  »  Le  rôle  de  Cas- 
sandre  fut  toujours  ingrat;  la  France  en  fait  aujourd'hui 
la  triste  expérience.  On  ne  lui  pardonne  ni  l'énormité 
des  dommages  qu'elle  a  subis,  ni  la  persistance  de  ses 


La  Crise  des  alliances.  339 

revendications.  Au  contraire,  l'entêtement  manifesté  par 
l'Allemagne  dans  la  mauvaise  foi  devient  une  excuse  et 
l'on  voit,  contrairement  à  tout  droit,  la  persévérance  dans 
le  crime  amener  la  prescription... 

Il  y  a  là  une  situation  intolérable  à  laquelle  il  n'est  que 
temps  de  porter  remède.  Au  moment  où  M.  A.  Fabre- 
Luce  vient  de  nous  donner  une  expression  si  impartiale 
des  sentiments  britanniques,  voici  qu'un  Anglais,  Lord 
Grey,  nous  montre  à  son  tour  une  compréhension  exacte 
de  la  situation  française.  Dans  un  récent  discours,  il 
s'exprimait  ainsi  :  «  Nous  ne  tenons  pas  assez  compte, 
en  Angleterre,  des  sentiments  des  Français...  La  France 
doit,  nécessairement,  être  la  plus  désappointée  des 
nations,  la  plus  anxieuse  en  voyant  la  marche  suivie  par 
les  événements.  Une  fois  le  traité  de  Paix  signé,  la 
France  a  cru  avoir  obtenu  sa  sécurité;  elle  comptait  sur 
les  traités  avec  les  Etats-Unis  et  avec  l'Angleterre;  elle 
comptait  que  ces  deux  pays  allaient  venir  à  son  aide  en 
cas  d'agression  de  l 'Allemagne,  et  elle  était  rassurée. 
Quelle  est  la  situation  aujourd'hui?  Ces  traités  n'existent 
plus.  Elle  comptait  aussi  voir  se  rétablir  ses  finances, 
grâce  aux  réparations  dues  par  l'Allemagne,  et  le  gouver- 
nement britannique  l'avait  encouragée  à  compter  sur  ces 
réparations.  Qu'est-ce  que  la  France  a  reçu  en  hit  de 
réparations?  A-t-elle  obtenu  quelque  chose  d'appréciable 
pour  relever  ses  régions  dévastées?  » 

Notons  ces  paroles  de  Lord  Grey,  et  le  livre  de 
M.  Alfred  Fabre-Luce  comme  les  témoignages  d'un  heu- 
reux effort  de  compréhension  mutuelle.  C'est  en  s'enga- 
geant  dans  cette  voie,  et  dans  celle  de  raisonnables  con- 
cessions réciproques,  que  l'union  franco-anglaise,  cimen- 
tée sur  les  champs  de  batailles,  pourra  se  resserrer  encore 
dans  la  Paix. 

Z. 


James  Ensor 

James  Ensor  s'est  écrié,  un  jour:  Je  suis  un  peintre 
d'exception. 

Verhaeren  qui  ne  pense  pas  autrement,  ajoute  qu'il  ne 
doit  rien  ou  presque  rien  aux  maîtres  du  passé. 

Ce  n'est  pas  contestable.  Aucune  tradition  d'art  ne  mo- 
tive sa  venue.  Comme  Rembrandt,  comme  Goya,  comme 
Turner,  il  est  seul  dans  un  domaine  de  beauté  qu'il  s'est 
créé. 

Il  ne  nous  apporte  aucun  écho  du  passé,  aucune  trace  de 
notre  double  tradition  breughelienne  et  rubénienne.  Il  ne 
nous  rappelle  pas  davantage,  du  moins  de  façon  directe  et 
flagrante,  les  maîtres  de  l'école  anglaise. 

L'éclat  et  la  richesse  du  coloris,  principalement  au  dé- 
but, le  laissent  assez  indifférent.  Du  Lampiste  jusqu'aux 
Enfants  à  la  toilette,  il  se  contentera  de  symphonies  en 
gris,  blanc  ou  noir,  ou  de  tonalités  atténuées  à  l'extrême. 

D'autre  part,  il  s'écarte,  dans  sa  technique,  de  la  touche 
appuyée,  voire  un  peu  lourde  ou  massive  en  faveur  auprès 
des  nôtres,  pour  y  substituer  une  virtuosité  plus  spontanée 
et  plus  logique,  il  s'éloigne  tout  autant  du  glacis  liquide  et 
diaphane,  du  coup  de  pinceau  dessiné  des  maîtres  anglais. 

A  notre  souci  de  la  forme  précise  et  limitée  il  oppose, 
dès  ses  premières  toiles,  ses  recherches  de  la  forme  rongée 
par  la  lumière. 

D'ailleurs  son  esprit  perpétuellement  inquiet  et  sollicité 
par  l'inconnu  le  fera  renoncer  bientôt  à  ces  préoccupations 
qui  n'ont  trait  qu'à  un  des  multiples  aspects  de  la  vérité. 

Il  négligera  de  plus  en  plus  ce  soin  constant  et  presque 
exclusif  d'entourer  d'air  et  d'atmosphère  les  choses  qu'il 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  341 

représente,  de  reproduire  les  phénomènes  lumineux  qui 
ont  frappé  son  œil,  plutôt  que  leur  vérité  et  leur  beauté 
«coloristiques».  Et  ce  seront  précisément  ces  dernières 
qui  constitueront  l'intérêt  essentiel  de  la  suite  des  natures- 
mortes  et  des  toiles  traitées  en  clair  et  en  tons  francs.  Une 
technique  serrée  à  l'extrême,  une  touche  étudiée  et  voulue 
ont  pris  la  place  de  la  virtuosité  spontanée  des  œuvres 
antécédentes. 

Pour  plusieurs  de  ces  toiles  le  sujet  est  resté  rigoureu- 
sement le  même;  mais  l'artiste,  par  un  phénomène  d'ins- 
piration volontaire  et  consciente  dont  on  trouverait  à  peine 
l'exemple  chez  d'autres  peintres,  a  transposé  totalement 
l'intérêt  de  la  vision  ;  c'est  un  autre  œil  qui  voit,  c'est  une 
autre  sensibilité  qui  est  frappée. 

Ce  n'est  pas  assez;  l'art  d'imagination  le  tente  et  bien- 
tôt le  possède  intégralement.  Il  est  arrivé  au  sommet  su- 
prême de  l'art  pictural:  le  lyrisme  de  la  couleur.  Qu'im- 
porte le  sujet  !  Il  est  assez  indécis,  assez  lointain  pour  que 
notre  attention  ne  s'y  attache  pas.  La  couleur  seule,  l'har- 
monie, la  symphonie  des  tons,  les  effets  d'irisation, 
sources  de  joie  esthétique  dont  la  cause  est  indéfinissable 
et  que,  seules,  apprécieront  les  sensibilités  les  plus  déli- 
cates, voilà  ce  qui,  pour  quelque  temps  du  moins,  solli- 
citera tous  ses  efforts. 

Puis,  se  dépouillant  encore  davantage  de  tous  les 
moyens  directs,  presque  de  toute  objectivité,  ses  toiles  ne 
seront  plus  qu'à  peine  rehaussées  de  quelques  tons  som- 
maires mais  synthétiques,  et  le  dessin  stylisé  des  formes 
évoquera,  plutôt  qu'il  ne  rappellera,  la  nature. 

Et  pendant  que  se  succéderont,  se  chevauchant  quelque- 
fois dans  le  temps,  ces  conceptions  d'art  si  différentes  que, 
mises  l'une  en  face  de  l'autre,  elles  se  contredisent  et  s'ex- 
cluent presque,  toujours  dans  ses  dessins  et  ses  eaux- 
fortes,  continuera  de  se  manifester  cette  sorte  de  double 
satirique,  étrange,  burlesque,  goguenard  et  inexplicable 
de  son  inépuisable  génie. 


342  Le  Flambeau. 

Mais  alors  même  que  pour  un  instant  il  semble  se  rap- 
procher de  notre  vision,  en  sacrifiant  à  la  beauté  et  à  la 
richesse  des  couleurs,  il  n'est  pas  à  nous  cependant.  Il 
ignore  la  somptuosité  chaude,  la  lumière  dorée,  l'harmo- 
nie onctueuse  et  enveloppante  de  nos  grands  coloristes. 
Il  frappe  notre  œil  de  tons  durs,  presque  crus,  souvent 
volontairement  froids  ;  il  préfère  les  bleus  purs,  les  verts, 
les  blancs  nacrés  ;  il  ne  cherchera  pas  à  échauffer  le  coloris 
général  ;  au  contraire  et,  comme  un  défi  que  seul  d'ailleurs 
il  est  à  même  de  relever,  il  refroidira,  par  le  choix  des 
accessoires,  la  tonalité  et  la  luminosité  de  ses  plus  heu- 
reuses toiles. 

Jamais,  dès  qu'il  a  conquis  sa  totale  personnalité,  il  ne 
se  confond  avec  notre  vision,  pas  plus  qu'il  ne  se  confond 
d'ailleurs  à  aucun  moment  d'une  manière  intime  et  fla- 
grante avec  l'école  de  peinture  anglaise. 

Il  demeure  également  éloigné  de  l'une  et  de  l'autre. 

La  seule  partie  de  son  œuvre  où  il  semble  avoir  quelque 
peu  fraternisé  avec  nos  aspirations,  c'est  dans  ses  natures- 
mortes.  Encore,  là,  si  l'on  veut  les  bien  étudier,  trouvera- 
t-on  plus  d'une  différence  fondamentale. 

Quant  à  ses  toiles  de  fantaisie,  ses  compositions,  il  n'y 
a  rien,  dans  l'histoire  de  notre  art,  qui  puisse  de  près  ou 
de  loin,  rappeler  quelque  équivalence  de  vision.  Aussi  le 
nom  de  Watteau  est-il  le  seul  qu'elles  aient  jamais  évoqué. 
Mais  rien  n'y  est  pareil  et  il  n'est  que  Turner  qui  ait 
jamais  aussi  exclusivement  demandé  à  la  seule  magie  des 
couleurs  tout  l'intérêt  et  tout  le  charme  d'un  tableau. 

La  variété  innombrable  de  ses  aspects,  ses  évolutions 
incessantes  qui,  en  ses  différentes  phases,  sont  réelle- 
ment des  contradictions,  viennent  donc  miner  la  logique 
des  principes  et  des  théories  de  la  critique  courante.  Le 
critérium  de  beauté  auquel  on  rapporte  d'ordinaire 
l'œuvre  d'art,  ne  saurait  servir  ici.  Une  individualité 
aussi  absolue,  aussi  puissante,  aussi  violente  et  aussi  con- 
tradictoire, ne  trouve  place  dans  aucune  école,  dans  aucun 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  343 

classement.  Elle  demeure  isolée,  tant  au  point  de  vue  de 
ses  techniques  successives  qu'à  celui  de  sa  vision  perpé- 
tuellement renouvelée  et  il  serait  peut-être  moins  juste 
qu'on  ne  le  désirerait,  d'admettre  avec  Emile  Verhaeren 
que  «  son  œuvre  s'élève  au  confluent  de  deux  races  — 
<(  race  saxonne,  race  flamande  ou  hollandaise,  —  harmo- 
<(  nieusement  mêlées  dans  le  sang  et  dans  l'âme  d'un  très 
«  beau  peintre  ». 

Certes  l'incontestable  théorie  de  race  et  de  milieu  peut 
trouver  son  application  ici,  il  n'est  d'ailleurs  point  de  cas 
où  elle  ne  saurait  l'être;  mais  elle  servirait  à  démontrer 
tant  de  choses  contradictoires,  qu'elle  finirait  par  énerver 
sa  réelle  valeur.  Si  elle  suffit  le  plus  souvent  à  disséquer 
une  personnalité,  à  motiver  pour  ainsi  dire  son  œuvre,  à 
la  classer  dans  l'ensemble  d'une  école,  elle  ne  saurait 
faire  cependant  de  James  Ensor  le  chaînon  d'une  tradi- 
tion. 

Quant  à  la  température  morale  qui  permet,  selon 
Taine,  l'éclosion  du  génie,  c'est  probablement  en  soi, 
dans  le  travail  mystérieux  de  son  âme,  dans  la  fermenta- 
tion obscure  de  son  instinct,  qu'il  l'a  trouvée  et  non  pas 
dans  son  milieu,  ni  dans  le  hasard  des  événements. 

Qu'il  ait  le  plus  souvent  —  encore  cela  n'est-il  vrai  que 
pour  une  partie  de  son  œuvre,  —  représenté  notre  pays, 
nos  paysages,  nos  ciels,  n'est  point  pour  l'infirmer.  — 
Comment  en  eût-il  pu  être  autrement?  Il  a  à  peine  quitté 
Ostende  et  le  milieu  direct  sera  éternellement  la  première 
source  d'inspiration  des  artistes.  —  Mais  il  ne  les  a  pas 
vus  comme  nos  peintres  les  ont  vus.  Il  y  a  découvert  des 
détails  et  des  aspects  que  nous  n'avions  pas  songé  à  y 
observer. 

En  cela  il  ne  diffère  ni  d'un  Rembrandt,  ni  d'un 
Turner.  Plus  tard,  il  ne  faut  point  l'oublier,  il  suivit  la 
voie  qu'ils  avaient  suivie  eux  aussi.  Il  se  délivra  de  l'em- 
prise trop  directe  de  la  nature,  pour  se  hausser  dans  les 
régions  de  l'imagination  et  de  la  fantaisie. 


344  Le  Flambeau. 

C'est  essentiellement  dans  cette  partie  de  son  œuvre 
qu'il  s'est  avéré  l'artiste  d'exception  qu'il  est  réellement, 
qu'il  est  avant  tout,  bien  que  ses  toiles  réalistes  ou  im- 
pressionnistes soient  d'un  si  beau  peintre  qu'elles  en  ont 
fait  oublier  ou  tout  au  moins  négliger  les  autres  phases 
de  son  inépuisable  inspiration. 

Gardons-nous  des  théories  qui  simplifient  à  l'excès 
l'explication  de  cet  événement  extraordinairement  mysté- 
rieux: l'éclosion  d'une  personnalité,  la  genèse  d'un 
artiste. 

Que  de  fois  j'ai  entendu  expliquer  James  Ensor  en 
quelques  mots;  les  uns  disaient:  il  doit  tout  à  la  mer; 
les  autres:  il  doit  tout  aux  coquillages.  C'est  bien  som- 
maire, pour  ne  pas  dire  puéril,  quand  il  s'agit  d'un  artiste 
aussi  complexe,  aussi  divers.  D'ailleurs  il  a  pris  soin 
lui-même  de  nous  dire  ce  qu'il  doit  à  ces  deux  éléments 
et  il  est  remarquable  combien  peu  il  y  insiste.  Chose 
curieuse,  c'est  plutôt  moralement  que  la  mer  l'impres- 
sionne. 

A  Ostende,  écrit-il,  dans  la  boutique  de  mes  parents,  j'avais  vu  les 
lignes  ondulées,  les  formes  serpentines  des  beaux  coquillages,  les 
feux  irisés  des  nacres,  les  tons  riches  des  fines  chinoiseries  et, 
surtout,  la  mer  voisine,  immense  et  constante  m'impressionnait  pro- 
fondément. 

Mer  pure,  inspiratrice  d'énergie  et  de  constance,  buveuse  inassouvie 
de  soleils  sanglants.  Oui,  je  dois  beaucoup  à  la  mer!  Oui,  j'aimerais 
la  vider,  comme  je  viderai  ce  verre  où.  l'or  étincelle. 

Ensor  qui  écrit  d'une  manière  savoureuse  et  qui  a  le 
don  de  s'expliquer  clairement  en  peu  de  mots,  nous  fait 
le  compte,  en  ces  quelques  lignes,  de  ses  dettes  envers  les 
choses  de  la  mer  et  envers  la  mer. 

Il  est  certain  que  les  brumes,  les  brouillards,  la 
lumière  souvent  irisée  et  l'atmosphère  compacte  de  la 
mer  l'ont  puissamment  incité  à  observer  que  «  la  lumière 
«  et  l'atmosphère  mangent  la  forme.  C'est  pourquoi  il 
«  substitua  bientôt  l'étude  de  la  forme  épandue  de  la 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  345 

«  lumière  à  celle  de  la  forme  emprisonnée  des  objets  où 
<(  tout  est  sacrifié  au  ton  solaire,  surtout  au  dessin  pho- 
((  tographique  et  banal  ». 

Ce  sera  sa  première  et  grande  découverte  ;  elle  consti- 
tuera l'intérêt  essentiel  et  l'originalité  de  sa  première 
vision.  Elle  l'occupera  jusqu'au  moment  où  il  observera, 
((  dans  la  boutique  de  ses  parents,  les  formes  serpentines 
«  des  beaux  coquillages,  les  feux  irisés  des  nacres,  et 
«  les  tons  riches  des  fines  chinoiseries  ». 

Ces  mots  définissent  précieusement  le  métier,  la  tech- 
nique de  sa  seconde  manière.  Les  touches  «  tremblées, 
tâtillonnantes,  serpentines  »  de  ses  eaux-fortes  en  sont 
comme  une  réplique. 

Quant  aux  «  feux  irisés  des  nacres,  les  tons  riches  des 
fines  chinoiseries  »,  ils  constituent  la  «  coloristique  » 
même  des  natures-mortes  et  des  paysages  qui  vont  naître 
de  sa  vision  ainsi  renouvelée. 

Ce  n'est  pas  tout. 

Le  caractère  fugitif  des  ciels  marins,  leurs  nuages 
capricieux,  l'ondulation  perpétuelle  des  vagues  l'ont  fort 
probablement,  —  par  l'impossibilité  même  où  iï  se  sentait 
de  les  traduire  dans  toute  leur  mobile  fantaisie,  —  incité 
à  en  tenter  la  restitution  par  la  stylisation.  Ce  fut  la 
source  d'une  nouvelle  vision. 

Encore  faut-il  que  son  génie  ait  été  doué  d'une  récep- 
tivité et  d'une  sensibilité  peu  communes,  pour  qu'il  ait 
été  inspiré  là  où  d'autres  avaient  passé  sans  éprouver 
les  mêmes  transes  d'art.  Or,  c'est  dans  cette  réceptivité 
et  cette  sensibilité  que  réside  le  mystère  et  non  dans  l'in- 
cident qui  les  mit  en  action. 

Avec  l'énergie  et  la  constance  qu'il  proclame  avoir 
puisées  dans  le  spectacle  des  flots,  voilà  donc,  à  peu  de 
chose  près,  le  compte  exact  de  sa  dette  envers  la  mer. 
Ce  sont  donc  bien  ses  toiles  de  jeunesse  qui  en  furent 
le  plus  directement  inspirées. 

Quand  viendra  la  période  de  ses  œuvres  d'imagination, 


346  Le  Flambeau. 

il  conservera,  de  ces  influences,  l'amour  des  tons  francs 
et  vifs,  de  la  lumière  nacrée,  mais  l'intérêt  n'est  plus 
identique;  il  s'est  déplacé;  il  est  plutôt  d'ordre  abstrait, 
littéraire  —  dans  le  bon  sens  du  mot.  Car  jamais  il  ne 
sombre  dans  cette  confusion  des  arts,  cause  de  tant  d'er- 
reurs plastiques,  où  l'histoire,  la  philosophie,  l'anecdote 
en  un  mot,  constituent  l'essentiel  et  le  mobile  de  l'œuvre. 

Sans  que  la  priorité  soit  un  seul  moment  ôtée  à  la 
plastique,  on  retrouvera,  chez  Ensor,  la  recherche  de  la 
sensation  rare  d'un  Edgar  Poe,  la  vision  d'humanité 
intégrale,  avec  ses  laideurs  et  ses  beautés,  d'un  Balzac, 
la  satire,  l'ironie  tantôt  méchante,  tantôt  apitoyée  d'un 
Rabelais  ou  d'un  Cervantes,  et,  dans  ses  toiles  légen- 
daires ou  lyriques,  un  écho  d'épopée  ou  un  rayon  des 
Mille  et  une  Nuits. 

En  réalité,  le  milieu  tel  qu'on  l'entend  généralement:  la 
maison  paternelle,  le  pays  où  il  est  né,  la  ville  où  il  a  vécu, 
leurs  habitants,  n'ont  pas  été,  pour  lui,  une  des  sources 
essentielles  où  s'est  alimenté  son  art.  L'ambiance  artistique 
de  son  temps,  l'esprit  qui  régnait  alors  en  Belgique,  ne 
l'ont  pas  davantage  inspiré.  Le  mystère  quant  à  l'origine 
de  son  œuvre,  reste  à  peu  près  entier,  partagé  entre 
l'instinct  obscur  qui  préside  à  la  formation  des  artistes 
et  les  réactions  que  devaient  produire,  sur  son  caractère, 
les  désillusions  et  les  tristesses  d'une  vie  tout  entière 
passée  dans  l'étroitesse  d'une  ville  de  province  et  dans 
des  luttes  cruelles  contre  l'injustice  et  l'incompréhension. 

Au  reste,  n'a-t-il  pas  clairement  indiqué  lui-même  com- 
bien il  s'écartait  et,  avec  conscience,  tenait  à  se  maintenir 
libre  du  goût  et  de  l'esprit  du  temps?  Ce  n'est  qu'une 
affirmation  qu'il  prête  gratuitement  à  Camille  Lemonnier, 
mais  sous  son  apparence  narquoise  elle  nous  donne  sa 
pensée  : 

Nous  avons  tout  fait,  Maus,  Picard  et  moi,  etc.,  etc.,  pour  main- 
tenir cet  Anglais  rétif,  toujours  saboté,  dans  le  terreau  gras,  plantu- 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  347 

reux,  puriné  et  coulant  de   nos  beaux  peintres   flamands;   non,  non, 
wallons  veux-je  dire!  Mais  il  en  sort  toujours  et  demeure  inclassable. 

Aussi  bien  ii  n'y  croyait  pas,  ou  plutôt  n'y  croyait  plus, 
à  cet  art  flamand,  qui,  proclame-t-il  dans  un  écrit  qu'on 
peut  considérer  comme  un  manifeste  et  une  profession  de 
foi,  «  depuis  Breughel,  Bosch,  Rubens  et  Jordaens  est 
mort,  bien  mort.  » 

Ainsi  donc  libre  de  toute  vassalité  envers  notre  école 
dont  il  affirme,  non  sans  quelque  raison,  que  la  suzerai- 
neté a  passé,  depuis  Courbet,  à  la  France  (1),  il  agit  en- 
solitaire,  multiplie  ses  tentatives  et  ses  recherches,  pour- 
suit, en  véritable  explorateur  du  beau,  des  voies  incon- 
nues et  réalise  d'authentiques  anticipations  dont  il  reven- 
diquera, plus  tard,  la  paternité,  lorsqu'il  écrira:  «  J'indi- 
«  quai,  il  y  a  trente  ans,  bien  avant  Vuillard,  Bonnard, 
((  Van  Gogh  et  les  luministes,  toutes  les  recherches  mo- 
«  dernes,  toute  l'influence  de  la  lumière,  l'affranchisse- 
«  ment  de  la  vision  ». 

Affranchissement  de  la  Vision!  Parole  grosse  de  tout 
l'esprit  individualiste  qui  de  plus  en  plus  caractérise  notre 
époque. 

«  Pourtant  »,  dit  Elie  Faure,  «  plus  l'individu  est  lui- 
même,  moins  il  cherche  à  se  différencier  ».  Il  est  vrai. 
Mais  bien  que  lui-même  autant  qu'il  est  possible  humaine- 
ment de  l'être,  James  Ensor  apparaît  à  une  époque  où  la 
personnalité  constitue  l'essentielle  valeur  d'un  artiste.  Il 
n'est  plus  de  dogme  souverain  auquel  tous  obéissent,  plus 
de  rythme  unanime  qui  porte  vers  un  même  idéal  l'en- 
semble des  adeptes  de  l'art.  Les  grandes  écoles  se  sont 

(1)  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'au  moment  où  il  pensait  de  la 
sorte,  il  était  en  droit  d'ignorer  la  renaissance  d'art  qui  allait  se  déve- 
lopper parallèlement  à  ses  efforts  et  à  laquelle  s'attacheraient  les 
noms  de  Georges  Minne,  Laërmans,  Jakob  Smits,  d'autres  encore, 
bien  que,  selon  toute  justice,  il  n'eût  pas  dû  négliger  les  grands  isolés 
qui  s'appelaient  :  De  Groux,  Joseph  Stevens,  Leys,  de  Braekeleer,  etc. 


348  Le  Flambeau. 

dispersées.  Dans  notre  seul  pays  coexistent,  à  peu  de  dis- 
tance près,  les  disciples  de  Leys,  la  pléiade  glorieuse  issue 
de  l'influence  de  Courbet,  l'école  de  Tervueren  et  l'école 
de  Termonde,  sans  compter  d'innombrables  sectes  secon- 
daires. Et  même  parmi  tous  ces  peintres  il  n'en  est  pas  un, 
s'il  se  sent  de  force,  qui  n'ait  hâte  de  se  débarrasser  de  ses 
attaches  pour  essayer  de  devenir  le  chef  à  son  tour  d'une 
école  nouvelle. 

Erreur  ou  raison?  Rien  ne  sert  de  le  démontrer.  C'est 
un  fait  qui  se  reproduit  historiquement,  chaque  fois  qu'une 
époque  a  perdu  sa  croyance  en  un  idéal  unique,  sa  foi  dans 
l'efficacité  d'une  méthode  ou  d'une  conception  collective 
de  la  beauté. 

A  partir  de  ce  moment  il  y  a  des  peintres,  il  n'y  a  plus 
d'école  de  peinture  belge.  Chacun  est  isolé.  Et  cela  durera 
tant  qu'il  ne  se  sera  pas  trouvé  quelque  personnalité  assez 
heureuse  et  puissante  pour  condenser,  en  une  formule 
unique  et  complète,  les  aspirations  générales  du  siècle. 

Encore  est-on  en  droit  de  se  demander  si  de  telles  éven- 
tualités sont,  de  nos  jours,  du  domaine  des  possibilités. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  attendant  ce  sera  le  triomphe  de 
l'individualisme,  dont  la  première  loi  sera  l'affranchisse- 
ment de  la  vision.  Et  plus  cet  affranchissement  sera  inté- 
gral, plus,  à  ses  propres  yeux,  l'artiste  aura  de  mérite. 
Ce  qui  se  conçoit  du  reste,  puisque,  au  cours  de  ces  pé- 
riodes inévitables  d'individualisme,  le  plus  grand  charme 
des  œuvres,  leur  plus  grande  force  d'attraction,  leur  prin- 
cipal moyen  d'actionner  notre  sensibilité,  c'est  cette 
expression  intégrale  et  imprévue  d'un  instinct,  d'une  per- 
sonnalité, d'un  être  exceptionnel  et  puissamment  accusé, 
dont  les  yeux  ont  exploré  des  domaines  où  les  nôtres  n'au- 
raient jamais  pénétré. 

Cet  affranchissement  de  la  vision  est  intégral  chez 
Ensor,  dès  qu'il  délaisse  l'observation  directe  et  s'aban- 
donne au  lyrisme  de  ses  compositions  de  visionnaire.  Les 
derniers  liens  qui  relient  d'ordinaire  les  peintres  entre 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  349 

eux,  sont  rompus  ;  métier,  couleur,  dessin,  mise  en  page, 
présentation  du  sujet,  plus  rien  de  tout  cela  n'obéit  à  la 
conception  courante.  La  technique  devient  tellement 
immatérielle,  s'écarte  si  radicalement  du  coup  de  pinceau, 
la  couleur  est  appliquée  en  tons  si  purs,  presque  crus,  le 
dessin  est  si  informulé  et  la  composition  si  imprévue,  si 
contraire  à  la  tradition,  qu'on  se  trouve  dépourvu  de  tout 
critérium  pour  juger  de  telles  œuvres.  On  les  sent  plutôt 
qu'on  ne  les  comprend,  et  on  les  aime,  on  les  admire  sans 
qu'on  puisse  faire  valoir  des  arguments  qui  motivent  l'ad- 
miration. 

Il  en  est  d'ailleurs  ainsi  pour  tout  ce  qui,  dans  l'œuvre 
de  James  Ensor,  est  du  domaine  de  la  fantaisie. 

Il  se  trompe  grossièrement,  celui  qui  considère  ses 
tableaux  de  masques  comme  des  études  de  masques  pro- 
prement dits,  comme  une  manière  de  natures-mortes. 

Ses  masques  sont  avant  tout. des  «  têtes  d'expression  ». 
Il  a  vu,  certains  jours,  le  visage  de  l'homme  en  laid;  il 
a  lu  ou  il  a  cru  lire  dans  ses  traits  toutes  les  bassesses 
qu'il  lui  suppose.  Il  a  accentué  ces  traits  et  en  a  tiré  des 
monstres  où  l'on  devine  une  humanité  lâche,  hypocrite, 
égoïste,  haïssable  bien  plutôt  qu'on  n'y  voit  ce  que  sont 
d'ordinaire  ces  faces  de  ce  carton  :  des  caricatures  drôles, 
mais  fort  peu  tragiques. 

A-t-on  remarqué  l'air  irrespirable,  l'atmosphère  étrange 
et  impossible,  l'espace  irréel  où  se  passent  ces  scènes  de 
squelettes  et  de  masques,  vêtus  d'invraisemblables  fripe- 
ries? Il  n'est  pas  possible  que  ce  cadre  de  vide  et  d'étouf- 
fement  ne  contribue  point  à  l'inquiétude  qu'ils  inspirent, 
qu'il  n'ait  pas  été  voulu,  recherché  et,  par  miracle  réalisé. 
Ce  n'est  pas  le  peintre  par  excellence  de  la  lumière,  de 
l'air,  de  l'atmosphère,  ce  n'est  pas  l'auteur  du  Salon 
bourgeois,  des  Enfants  à  la  toilette  qui,  sans  le  vouloir, 
eût  ainsi  réalisé  ces  milieux  extraterrestres  qui  tiennent 
des  limbes  ou  du  monde  abstrait  des  visions  et  des  rêves. 

En  même  temps  que,  dans  son  œuvre  peinte,  se  mo- 


350  Le  Flambeau. 

difie  ainsi  sa  vision,  dans  son  œuvre  dessinée  et  gravée 
se  produisent  des  transformations  analogues.  Leur  carac- 
téristique est  également  d'aller  de  la  nature  à  l'imagina- 
tion, du  réel  à  l'immatériel  et  au  songe. 

La  plupart  des  artistes  évoluent.  Il  est  rare  que  les  plus 
grands  demeurent,  durant  toute  leur  vie,  fidèles  à  une 
même  manière;  mais  il  est  plus  rare  qu'ils  se  modifient 
en  sens  aussi  divers,  voire  contradictoires,  et  surtout 
qu'ils  aillent  jusqu'aux  extrêmes  dans  l'un  et  l'autre  sens. 
Si  le  cas  se  présente,  il  se  développe  généralement  selon 
un  ordre  chronologique. 

Chez  Ensor  rien  de  pareil.  Les  diverses  apparences 
sous  lesquelles  s'est  manifesté  son  génie,  ne  se  classent 
pas  dans  le  temps  selon  une  ordonnance  logique.  Elles  se 
chevauchent.  Tandis  qu'il  achève  une  toile,  il  en  conçoit 
une  autre  selon  un  tout  autre  idéal  et,  cependant  qu'il 
achève  celle-ci,  rien  ne  l'empêche  de  revenir  à  sa  pre- 
mière vision.  On  dirait  qu'à  certains  moments  il  a  hésité 
sur  le  bien-fondé  de  ses  recherches  et  de  sa  vérité.  Il 
n'en  est  pas  ainsi  cependant.  Ses  retours  ne  sont  ni  des 
regrets,  ni  des  conversions.  La  vérité,  c'est  que  jamais 
il  n'a  eu  le  sentiment  de  la  satisfaction  et  du  repos.  Son 
âme  fut  constamment  inquiète,  avide  d'inconnu,  en  quête 
de  moyens  d'art  nouveaux. 

Cette  inquiétude  qu'accentuait  encore  le  doute  né  de 
l'hostilité  et  de  l'incompréhension  environnantes,  fut  la 
cause  primordiale  de  sa  diversité. 

Elle  fut  par  surcroît  la  source  de  cet  intérêt  que  la 
moindre  de  ses  œuvres  suscite  en  nous.  Jamais  on  n'a 
l'impression  du  déjà  vu. 

Aussi  cette  inquiétude,  qui  n'est  que  la  recherche  de 
soi,  —  du  soi  profond  et  subconscient  —  la  tient-il  lui- 
même  pour  sacrée. 

Ceux  qui  connaissent  James  Ensor  n'ignorent  pas  que 
l'œuvre  d'art  ne  trouve  grâce  à  ses  yeux  que  pour  autant 
qu'elle  révèle,  chez  son  auteur,  cette  sorte  d'interroga- 


Un  peintre  ostendais,  famés  Ensor.  351 

tion  de  l'instinct.  Sans  cette  perception  inconsciente  du 
mystère,  sans  cette  beauté  informulée,  elle  ne  saurait  se 
sauver  de  la  banalité. 

C'est  pourquoi  il  est  inéquitable  de  ne  juger  Ensor 
que  sur  une  de  ses  visions.  Il  faut  le  prendre  dans  son 
tout,  avec  ses  différences  et  ne  rien  distraire  de  l'en- 
semble de  ses  apports.  A  cette  condition  seulement  peut 
se  faire  le  compte  de  ce  qui  lui  est  dû  et  se  mesurer  la 
valeur  totale  de  sa  personnalité. 

Il  serait  tout  aussi  injuste  de  lui  dénier  les  influences 
qu'il  a  exercées,  pour  la  raison  qu'on  ne  voit  pas  à  sa 
suite  la  théorie  des  disciples  directs  —  trop  directs  — 
que  traînent,  derrière  eux,  les  chefs  d'école  légendaires. 

Comment  eût-il  pu  faire  école  à  leur  façon,  lui  le  cher- 
cheur infatigable,  l'infidèle  perpétuel,  l'homme  des  essais 
et  des  tentatives?  N'était-il  pas  là  pour  dérouter,  tout  le 
premier,  quiconque  eût  tenté  de  le  suivre? 

Son  action  aura  été  meilleure  et  plus  féconde,  et  il  est 
regrettable  que  son  exemple  n'ait  pas  eu  le  pouvoir  de 
convaincre  ses  contemporains  que  le  premier  devoir  d'un 
artiste,  c'est  d'être  et  de  rester  soi. 

Néanmoins  qui  pourrait  soutenir  que  ses  observations 
sur  les  déformations  des  objets  par  la  lumière  n'ont  pas 
eu  une  action  sérieuse  sur  notre  art?  Le  beau  paysagiste 
Guillaume  Vogels,  bien  que  son  aîné,  fut,  à  rencontre 
de  toute  vraisemblance,  le  premier  disciple  d' Ensor.  On 
ne  se  doute  pas  de  la  modification  de  sa  vision  et  même 
de  sa  technique,  après  les  premiers  essais  «  atmosphé- 
ristes  »  de  son  jeune  ami  ;  plus  d'un  de  leurs  contempo- 
rains pourrait  en  témoigner.  Ce  fut  l'éclair  qui  lui  permit 
de  découvrir  ce  qu'il  portait  en  soi,  mais  qu'aucune  cir- 
constance n'avait  éclairé  auparavant. 

Plus  vive  encore  fut  son  influence  sur  ceux  de  sa 
génération. 

«  Pendant  dix  ans,  dit  Lemmen,  Ensor  accumula  les  toiles  les 
plus  hardies  et  les  plus  savoureuses,   une  profusion  de  dessins  et 


352  Le  Flambeau. 

d'études,  —   affirmant  son   incessante  et   fiévreuse  poursuite  de  la 
lumière  et  de  la  couleur. 

«  L'importance  de  sa  production,  l'intérêt  de  ses  recherches,  la  foi 
de  ses  disciples,  ne  pouvaient  rester  sans  influence  sur  les  artistes  de 
sa  génération.  Cette  influence  fut  considérable,  elle  décida  les  enthou- 
siastes et  les  imitateurs  et  atteignit  la  plupart  d'entre  ceux  qui,  plus 
tard,  évoluant,  dégageant  leur  originalité,  s'affirmèrent  dans  une  voie 
personnelle.  » 

Il  n'était  pas  superflu  de  rappeler  ces  lignes,  parce 
qu'elles  tirent  toute  leur  signification  du  fait  qu'elles 
émanent  d'un  émule  d'Ensor  et  d'un  peintre  par  ailleurs 
fort  économe  de  ses  louanges. 

Aussi  bien  son  avis  est  confirmé  par  Verhaeren: 

Ensor  est  le  premier  de  tous  nos  peintres  qui  fit  de  la  peinture 
vraiment  claire. 

Son  influence  fut  notable  sur  ses  amis.  A  part  Fernand  Khnopff  — 
et  encore  dans  sa  toile  En  écoutant  du  Schumann  a-t-il  peint  le  tapis 
en  se  souvenant  de  Y  Après-midi  à  Ostende  —  tous  subirent  plus  ou 
moins  la  fascination  de  son  art.  Ceux  qui  s'en  garaient  le  plus,  Van 
Rysselberghe,  Schlobach,  de  Regoyos,  Charlet  parlaient  de  lui  avec 
une  admiration  aiguë.  Us  sentaient  sa  force;  ils  ne  tarissaient  point 
sur  les  dons  qu'il  manifestait,  et  hautement  le  proclamaient  le  plus 
beau  peintre  du  groupe  entier. 

Mais  d'autres,  tels  que  Finch  et  Toorop,  se  montrèrent  attentifs, 
non  pas  à  son  enseignement  —  James  Ensor  n'en  donna  jamais  — 
mais  à  sa  façon  nouvelle  de  traiter  et  de  vivifier  les  couleurs.  Il  fut 
leur  maître  sans  qu'il  le  voulût  et  peut-être  sans  qu'ils  le  sussent. 

Cette  influence  dure  encore  et,  chose  singulière,  s'est 
largement  développée  depuis.  Mais  elle  s'est  faite,  pour 
ainsi  dire  anonyme.  On  dirait  que  la  fatalité  qui  poursuivit 
si  longtemps  l'artiste  incompris,  tâche  à  présent  de  le 
dépouiller  de  ses  mérites  de  chercheur  et  de  la  paternité 
de  ses  trouvailles. 

Pourtant,  sont-ils  assez  réels?  A  ce  point  de  vue  il  faut 
citer  ces  lignes  de  son  commentateur  ;  elles  sont,  en  même 


Un  peintre  ostenâais,  James  Ensor.  353 

temps  qu'un  suprême  éloge,  une  reconnaissance  de  ses 
droits  de  priorité  : 

Un  autre  rapprochement  s'indique.  Les  récents  intimistes  français, 
les  Vuillard  et  les  Bonnard  s'attachent  aujourd'hui  à  certaines 
recherches  qu'autrefois  tenta  James  Ensor.  Tels  éclairages  de  salon 
ou  d'appartements,  telles  lueurs  argentées  et  discrètes,  tels  gris,  tels 
bruns  font  songer  à  l'atmosphère  de  la  Coloriste  ou  à  la  Musique 
russe.  Il  n'est  pas  jusqu'au  dessin  vacillant  et  brouillé  qui  n'établisse 
un  parentage  entre  les  deux  manières.  Je  veux  bien  qu'il  n'y  ait  que 
rencontre  fortuite.  Il  est  piquant  toutefois  de  noter  ceci:  si  James 
Ensor  rappelle  quelque  peintre,  c'est  parmi  ses  cadets,  parmi  ceux  qui 
innovent  et  préparent  l'avenir  et  non  point  parmi  ses  aînés  qu'il  le 
faut  chercher.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  imitent;  il  est  de  ceux  qui 
découvrent.  Il  est  plutôt  d'accord  avec  ceux  qui  viennent,  qu'avec 
ceux  qui  sont  venus.  Si  bien  que  ses  toiles  qui  datent  de  vingt-cinq 
ans  recèlent  toute  la  fraîcheur  et  la  surprise  des  œuvres  d'aujourd'hui. 

Rencontre  fortuite?  Coïncidence?  C'est  possible;  c'est 
peu  vraisemblable.  Il  faut  un  rien  pour  qu'il  y  ait  conta- 
gion d'idées,  pour  que  les  affinités  existant  entre  deux 
êtres  sympathisent  et  se  développent.  J'ai  vu  naître  ainsi 
un  des  plus  beaux  recueils  de  poèmes  de  la  littérature 
contemporaine,  un  des  plus  originaux  —  ce  qui  paraît 
plus  incompréhensible  —  de  la  lecture  de  deux  vers  de 
Verlaine.  En  peinture,  en  sculpture,  une  simple  repro- 
duction, si  minime  et  si  incomplète  soit-elle,  pourvu 
qu'elle  révèle  une  beauté  nouvelle,  peut  aller  au  loin,  allu- 
mer l'étincelle  qui  éclairera  soudain,  aux  yeux  de  l'artiste 
hésitant,  des  aspirations  similaires  mais  encore  endormies 
au  fond  de  sa  personnalité.  N'a-t-on  pas  vu  Georges  Minne 
dont  l'œuvre  était  relativement  peu  nombreuse  et  dans 
tous  les  cas  très  peu  connue,  influencer  toute  la  statuaire 
germanique? 

Qu'importe  d'ailleurs  pour  Ensor  qu'il  en  soit  ainsi  ou 
autrement.  Les  dates  sont  là  qui  témoignent  de  ses  antici- 
pations. Si  sa  maîtrise  a  été  moins  constatée,  si  la  lignée 
de  ses  disciples  semble  interrompue,  il  le  doit  principale- 
ment à  la  déroute  qu'il  ne  cessait  de  jeter  dans  leurs  rangs, 

23 


354  Le  Flambeau. 

en  se  renouvelant,  en  brûlant,  en  apparence,  ce  qu'il  avait 
adoré  la  veille,  en  multipliant  à  l'extrême  la  complexité  de 
ses  visions. 

La  mobilité,  l'inquiétude,  la  vacillation  de  sa  nature,  constate  Emile 
Verhaeren,  expliquent  à  la  fois  les  recherches  fiévreuses,  les  pas  en 
arrière,  les  brusques  progrès  et  les  soudains  reculs,  en  un  mot  tous 
les  changements  et  aussi  toutes  les  inégalités  de  son  art.  Après  un 
tableau  clair,  il  rétrograde  vers  un  tableau  sombre  ;  après  un  dessin 
de  caractère  il  commence  un  dessin  atmosphère;  après  une  eau-forte 
toute  en  délicatesse  il  burine  un  cuivre  comme  avec  des  clous.  Il  est 
tumultueux  et  abrupt  dans  mainte  composition  ;  le  développement 
continu  ou  symétrique  des  lignes  ne  l'inquiète  guère;  il  procède  par 
à-coups;  .il  étonne  plus  souvent  qu'il  ne  charme.  Il  fait  preuve  de 
maladresse  et  il  est  loin  de  bannir  de  son  art  le  dérèglement  et  le 
chaos.  Il  ne  tient  jamais  en  place  et  souvent  il  ne  tient  pas  même 
sa  place. 

Georges  Lemmen  à  son  tour  appelle  l'attention  sur  «  la 
complexité  d'allures,  la  diversité  d'aspect  de  ce  talent 
singulier  où  le  grotesque  se  mêle  si  étrangement  au 
sérieux,  le  fantastique  au  naturel,  l'ignoble  à  l'exquis. 
Sans  doute  un  spectateur  superficiel  n'y  verra-t-il  que 
désordre  et  incohérence  ». 

Et  voici  qu'à  notre  curiosité  se  présente  naturellement 
le  problème  que  constitue,  dans  son  ensemble,  l'œuvre  de 
James  Ensor.  Comment  un  artiste  aussi  complexe,  aussi 
désordonné,  aussi  contradictoire  même,  a-t-il  pu  imprimer 
à  chacune  de  ses  créations  ce  caractère  d'intense  person- 
nalité que  nous  y  découvrons  dès  le  premier  contact  et  qui 
en  fait  d'ailleurs  le  vivace  attrait? 

C'est  que  son  œuvre  est  faite  tout  entière  de  ses  pas- 
sions. Elle  est  le  fruit  de  l'amour,  de  la  haine,  de  la  colère, 
de  tous  les  sentiments  qui  l'ont  fait  agir. 

Il  la  tire  de  sa  vie  intérieure,  la  seule  qui  semble  avoir 
réellement  compté  pour  Ensor.  Et,  devenant  ainsi  l'his- 
toire d'un  homme,  elle  aura  cette  unité  qui  est  une  des  con- 
ditions du  génie.  Elle  sera  vivante,  c'est-à-dire  remplie  de 
ses  rapports  avec  les  hommes,  et  faite  pour  nous  émou- 


Un  peintre  ostendais  James  Ensor.  355 

voir,  parceqirhumaine.  Elle  atteint  et  impressionne  toutes 
nos  sensibilités.  Joie,  douleur,  beauté,  laideur,  ironie, 
colère,  mépris,  l'artiste  use  de  tout  et  met  en  tout  ce  qu'il 
crée  un  rayon  de  son  âme.  L'homme  ne  s'est  point  effacé 
sous  une  froide  esthétique  ;  ses  travaux  sont  les  jeux  de  sa 
pensée,  jeux  de  dieu,  parfois,  qui  voit  en  beauté  et  en 
lumière,  jeux  de  félin  aussi  qui  griffe  et  mord;  souvent 
les  deux  à  la  fois. 

Oui,  c'est  parce  qu'elle  est  tout  entière  empreinte  de  ce 
caractère  de  confession  sincère,  parce  qu'elle  est  V histoire 
d'un  homme,  que  l'œuvre  d'Ensor  est  si  captivante  et, 
jusqu'en  ses  moindres  croquis,  si  palpitante  d'intérêt. 

Pourtant  quelle  existence  plus  banale  que  la  sienne  !  Et 
l'on  se  demanderait  comment,  dans  sa  monotonie,  elle  a 
pu  communiquer  à  l'œuvre  une  telle  flamme,  si  l'on  ne 
savait  que  les  événements  en  furent  tous  d'ordre  psycho- 
logique. Les  déboires  ont  déterminé  l'évolution  de  son 
caractère  et  de  son  inspiration;  l'aspect  du  monde  s'est 
révélé  à  lui,  moins  selon  ses  yeux  que  selon  ce  qu'il  eut 
à  souffrir  des  hommes. 

Adhésion  à  l'instinct  —  un  instinct  de  peintre  riche  et 
varié  —  là  se  trouve  le  secret  de  son  art  multiple  mais 
toujours  également  net  et  pur  de  tout  expédient  ou  sub- 
terfuge de  métier;  conformité  de  son  art  avec  sa  vie, 
résonnance  de  ses  passions  sur  son  art,  voilà  le  secret 
de  cette  flamme  ardente  qui  anime  son  œuvre,  qui  la 
brûle  et  nous  communique  son  feu. 

Emile  Verhaeren  ne  craint  pas  d'affirmer  que  «  c'est 
de  1880  à  1885  que  James  Ensor  produisit  ses  toiles  les 
plus  belles  ».  Peut-être!  Mais  à  condition  d'attacher  une 
importance  capitale  à  l'art  qu'inspire  plus  directement 
la  nature.  Encore  est-ce  faire  bon  marché  des  Enfants 
à  la  toilette,  une  des  pages  les  plus  ensoriennes,  des 
Barques  échouées,  de  la  Raie,  de  ce  pur  chef-d'œuvre: 
Mariakerke,  et  de  ses  meilleurs  tableaux  de  masques.  Tout 


356  Le  Flambeau 

cela  est-il  si  loin  de  la  peinture  telle  qu'on  l'entend  habi- 
tuellement? Peut-on  faire  abstraction  de  ses  compositions 
légendaires,  de  ses  dessins,  de  ses  eaux-fortes  dont  il  en 
est  qui  égalent  ce  qu'on  fit  de  plus  beau  en  cet  art? 
N'est-ce  pas  resserrer  trop  étroitement  les  limites  du 
jugement,  lorsqu'il  est  question  d'une  personnalité  aussi 
variée  d'aspects? 

L'œuvre  de  James  Ensor  forme  un  tout  dont  la  diver- 
sité même  n'est  pas  le  moindre  élément  d'intérêt  et  de 
grandeur. 

On  peut  à  la  rigueur  admettre  que  s'il  se  fût  cantonné, 
comme  il  en  eût  eu  le  droit,  dans  l'une  ou  l'autre  de  ses 
visions,  les  toiles  qui  en  sont  l'expression  auraient  été 
pius  nombreuses;  mais  auraient-elles  ajouté  à  la  valeur 
de  ses  recherches? 

S'il  était  resté  fidèle  à  sa  première  manière,  nous 
n'aurions  pas  connu  ses  claires  et  vibrantes  natures- 
mortes,  ses  compositions  lyriques,  ses  tentatives  de  styli- 
sation. Nous  eussions  sans  doute  aussi  ignoré  la  page 
formidable,  presque  inégalée,  qui  s'appelle  le  Christ 
montré  au  peuple,  et  la  plus  grande  partie  de  son  œuvre 
satirique  n'eût  pas  vu  le  jour.  Que  l'on  fasse  abstraction 
de  l'un  ou  l'autre  de  ses  modes  d'expression,  et  l'on 
verra  de  combien  on  diminue  l'envergure  du  génie 
d' Ensor. 

L'âpreté  des  jours,  les  déboires,  la  mésintelligence 
tenace  entre  le  public  et  lui,  les  doutes  et  les  rancunes 
qui  en  sont  résultés,  ont  été  les  grandes  raisons  de  cette 
diversité  d'aspects.  Mais  s'il  est  légitime  d'en  tenir  compte 
dans  l'appréciation  générale  et  pour  la  place  qu'on  lui 
assigne,  autre  chose  est  de  prétendre  qu'il  ne  doit  la 
valeur  et  l'étendue  de  ses  recherches  qu'à  l'incompré- 
hension dont  il  a  souffert. 

On  sait  ce  qu'il  a  donné  et  il  est  juste  qu'on  le  juge 
sur  l'œuvre  qu'il  a  réalisée;  mais  on  ignore  ce  qu'il  eût 
donné  s'il  avait  été  soutenu,  s'il  avait  échappé  aux  dé- 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  357 

pressions  du  doute,  s'il  avait  pu  s'appuyer  sur  la  con- 
fiance en  soi  que  procure  à  l'artiste  l'attention  de  ses  con- 
temporains. Les  dénis  de  justice  ne  sont  pas  excusés 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  parvenus  à  l'abattre;  s'il  est 
resté  debout  et  vainqueur,  on  ignore  cependant  le  sang 
qu'il  a  perdu  par  les  plaies  aujourd'hui  cicatrisées. 

Tel  quel,  James  Ensor  occupe,  dans  l'art  contempo- 
rain, une  place  exceptionnellement  grande  et  enviable. 
On  ne  saurait  la  mieux  définir  que  ne  le  fit  Verhaeren 
dans  la  page  éloquente  et  pleine  de  sens  critique  —  de 
grande  et  large  critique  —  que  voici  : 

La  place  de  James  Ensor  dans  l'art  de  son  temps  apparaît  belle  et 
nette.  Le  recul  nécessaire  pour  la  fixer  se  fait  et  ce  jugement  émis 
par  ses  admirateurs  n'est  déjà  plus  un  jugement  horaire. 

Un  fait  esthétique  notoire  domine  la  peinture  du  XIXe  siècle  :  la 
découverte  de  la  lumière.  D'où  la  recherche  d'harmonies  nouvelles, 
de  relations  autres,  de  valeurs  et  de  juxtapositions  de  tons  insoupçon- 
nées jadis.  D'où  encore  un  renouveau  du  sentiment  pictural  lui-même, 
la  joie  et  la  vie  intronisées  à  la  place  de  la  morosité  et  de  la  routine, 
l'œil  éduqué  non  plus  à  l'atelier  mais  dans  les  jardins,  les  bois  et  les 
plaines,  les  pratiques  anciennes  abandonnées  au  profit  de  la  surprise 
et  de  la  découverte  rencontrées  à  chaque  coin  de  route,  à  chaque 
angle  de  carrefour.  C'est  la  nature,  bien  plus  que  les  musées,  qui 
forma  les  peintres  novateurs.  Elle  leur  imposa  directement  leur  vision 
et  modifia  leur  technique.  Même  elle  renouvela  toute  leur  palette.  Ils 
n'ont  consulté  qu'elle:  c'est  d'après  ses  leçons  ingénues  et  profondes 
qu'ils  se  sont  formés,  se  sont  découverts  et  se  sont  exaltés  à  l'heure 
des  chefs-d'œuvre. 

Dans  cette  conquête  de  la  clarté,  l'effort  et  la  vaillance  de  James 
Ensor  compteront.  Son  geste  demeurera  insigne,  non  seulement  dans 
l'école  de  son  pays,  mais,  un  jour,  dans  l'art  occidental  tout  entier. 

...Ensor  plus  dominateur  en  son  art,  avec  une  vision  plus  aiguë 
et  plus  fine,  avec  un  instinct  magnifiquement  développé,  avec  une 
invention  plus  large  et  plus  abondante,  cultiva  le  même  champ  que 
Pantazis  et  Vogels,  mais  il  y  suscita  des  fleurs  de  lumière  d'une 
beauté  plus  rare,  plus  rayonnante  et  plus  subtile.  Lui  ne  ressemble  à 
personne.  Ses  premières  œuvres  contiennent  déjà  en  puissance  toute 
sa  force  future.  On  ne  les  confond  avec  nulles  autres.  Elles  s'im- 
posent d'elles-mêmes.  Elles  sont  indépendantes,   fières,  libres. 

Au    temps   où   elles    éclatèrent,    avec   soudaineté    et   presque    avec 


358  Le  Flambeau. 

insolence,  Manet  occupait  activement  la  critique  d'avant-garde.  Aux 
salons  triennaux  de  Bruxelles,  d'Anvers  et  de  Gand,  la  toile  intitulée 
Au  Père  Lathuille  avait  ameuté  autour  d'elle  toute  l'ignorance  et  la 
raillerie  publiques.  Il  était  séant  qu'on  s'en  scandalisât.  Le  rire  et  le 
sarcasme  étaient  exigés  comme  un  gage  d'honnêteté  bourgeoise  et  de 
bon  goût  provincial... 

Les  fureurs  grinçant  des  dents  contre  Manet  se  tournèrent  à  point 
nommé  contre  James  Ensor.  Autant  que  le  peintre  des  Batignolles  il 
fut  accusé  d'instaurer  en  art  une  sorte  de  commune  et  d'inscrire  sa 
doctrine  esthétique  aux  plis  d'un  drapeau  rouge.  Bien  plus:  sans 
égard  pour  les  dates  d'antériorité  qui  marquaient  les  toiles  du  peintre 
d'Ostende,  on  les  proclamait  dépendantes  et  vassales  de  celles  de 
Manet,  on  leur  refusait  tout  mérite  jusqu'à  celui  d'être  des  sujets  de 
scandale  inédits.  L'erreur  persista  longtemps  et  persiste  encore. 

Cette  dernière  constatation  est  une  des  plus  doulou- 
reuses à  noter  dans  la  carrière  pourtant  si  abreuvée  de 
fiel  de  James  Ensor.  Est-ce  impuissance  d'un  petit  peuple 
ou  manque  de  retentissement  de  son  activité?  Est-ce 
manque  de  courage  à  défendre  les  nôtres?  Ne  serait-ce 
pas  plutôt  ignorance  et  mauvaise  volonté  de  ceux  qui, 
chez  nous,  détenaient  les  moyens  de  le  faire  valoir  et  qui 
furent  plus  tenaces  contre  Ensor,  que  la  France  officielle 
ne  l'avait  été  pour  Manet? 

On  s'entêta  et  l'on  s'entête,  ajoute  encore  Verhaeren,  à  ranger 
James  Ensor  parmi  les  élèves  de  Manet.  Rien  n'est  plus  faux.  Les 
deux  maîtres  n'ont  qu'un  point  de  contact:  tous  les  deux  peignent;  à 
larges  touches  et  tous  les  deux  étudient  la  lumière  frappant  mais 
surtout  modifiant  le  dessin  et  le  ton  local  des  objets. 

Mais  que  de  différences  immédiatement  s'accusent!  Manet  reste, 
somme  toute,  un  peintre  de  tradition  et  d'enseignement...  Manet 
compose  ses  toiles...  la  mise  en  page  est  faite  d'après  des  recettes 
connues.  Bien  qu'il  soit  un  peintre  admirable,  encore  n'évite-t-il  pas 
les  sécheresses  et  les  duretés.  Il  ignore  l'abondance  et  la  richesse 
prodiguées.  La  réflexion  et  le  raisonnement  le  guident  plus  que 
l'instinct  ne  le  pousse.  Il  a  une  main  très  experte,  très  habile.  Il  fait 
preuve  d'esprit,  parfois  de  virtuosité.  Son  intelligence  surveille  son 
art  et  le  raffine.  Il  pense  autant  et  plus  encore  qu'il  ne  voit. 

James  Ensor,  lui,  n'est  purement  qu'un  peintre.  Il  voit  d'abord,  il 
combine,  arrange,  réfléchit  et  pense  après.  Il  ne  doit  rien  ou  presque 
rien  aux  maîtres  du  passé.  Il  est  venu  en  son  temps  pour  ne  recevoir 


Un  peintre  ostendais,  James  Ensor.  359 

que  les  leçons  des  choses.  Certes,  sa  mise  en  page  le  préoccupe,  mais 
ses  compositions  évitent  de  rappeler  celles  que  les  musées  enseignent. 
L'esprit  qu'il  met  dans  ses  toiles  et  ses  dessins  est  plutôt  grossier  et 
populaire.  Son  trait  de  pinceau  est  appuyé;  il  ne  glisse  pas.  Il  n'est 
pas  adroit.  Toutefois  sa  couleur  n'est  jamais  commune.  En  chaque 
œuvre  le  ton  rare  est  riche,  violent  et  doux,  prismatique  et  soudain, 
installe  sa  surprise  et  son  harmonie.  On  dirait  qu'Ensor  écoute  la 
couleur  tellement  il  la  développe  comme  une  symphonie. 

Jamais  ne  s'y  mêle  la  moindre  fausse  note.  Il  a  l'œil  juste  comme 
est  juste  l'oreille  d'un  musicien.  A  le  voir  peindre,  comme  au  hasard, 
on  craint  qu'à  chaque  instant  la  gamme  profonde  et  rayonnante  des 
couleurs  ne  se  fausse.  Or,  jamais  aucun  accroc  n'a  lieu.  L'instinct,  le 
guide  le  plus  sûr  des  artistes,  bien  qu'il  paraisse  un  conducteur 
aveugle,  l'assiste  sans  qu'il  s'en  doute  et  le  décide,  quand  à  peine  il 
prend  le  temps  de  le  consulter.  Avant  de  poser  un  ton,  il  est  sûr  que 
ce  ton  sera  d'accord  avec  les  autres.  Il  le  sent  tel,  à  travers  tout  son 
être.  A  quoi  bon  examiner,  discuter,  raisonner,  si  l'examen,  la  discus- 
sion et  le  raisonnement  se  sont  faits  préalablement,  sans  qu'on  le 
sache,  avec  la  promptitude  que  met  un  éclair  à  traverser  le  ciel. 
L'aptitude  en  art  n'est  jamais  un  acquis,  mais  un  don.  Elle  est 
subconsciente  et  sourde.  Celui  qui  naît  sans  qu'elle  habite  en  lui  à 
l'instant  même  qu'il  voit,  entend,  flaire,  goûte  et  touche,  ne  sera 
jamais  un  artiste  authentique.  Aucune  étude  ne  la  lui  apportera. 

«  James  Ensor  est  plus  purement  un  peintre  que 
Manet  »,  dit  encore  Verhaeren,  mais  il  ajoute,  voulant 
grandir  celui-ci,  qu'il  est  un  chef  d'école  magnifique, 
définitif  et  complet  et  qu'il  «  commande  à  un  des  carre- 
fours de  l'art  où  les  routes  bifurquent  et  gagnent  des 
contrées  vierges  et  inconnues,  n 

Cette  critique  large  et  fouillée,  ce  parallèle  entre  deux 
artistes  également  grands,  est  bien  le  plus  beau  chant  de 
triomphe  qu'on  puisse  faire  entendre  en  l'honneur  d' En- 
sor. Encore,  dans  cette  joute,  ce  dernier  n'intervient-il 
qu'avec  une  partie  de  ses  moyens.  L'unité  de  vision,  ou 
du  moins  l'évolution  dans  l'unité  de  Manet  excluait  de  la 
lutte  toute  la  partie  imaginative  et  fantaisiste  de  James 
Ensor. 

«  Manet,  proclame  Emile  Verhaeren,  est  un  chef 
«  d'école  magnifique,  définitif  et  complet.  » 


360  Le  Flambeau. 

Est-il  bien  nécessaire  pour  atteindre  au  sommet  où 
trônent  bes  maîtres  souverains  de  l'art  d'être  un  chef 
d'école?  Rembrandt  et  Turner  sont  de  grands  isolés, 
sans  famille  ni  disciples.  Leur  œuvre  étrange,  imprévue, 
libre  de  tous  liens  quelconques,  qui  s'inscrit  en  marge  de 
toutes  les  traditions,  leur  œuvre  d'exception  en  un  mot, 
n'est-elle  pas  au  nombre  de  celles  qui  sollicitent  le  plus 
vivement,  le  plus  durablement  l'intérêt,  la  curiosité  et 
l'admiration  des  hommes? 

Les  chefs  d'écoles  sont  des  semeurs  de  froment;  des 
générations  se  nourrissent  de  leur  labeur,  tandis  que 
Rembrandt  a  refermé  derrière  lui  les  portes  sublimes  qui 
ouvraient  sur  son  empire  de  beauté;  mais  combien  d'ar- 
tistes, par  la  suite,  n'ont  pas  trouvé  leur  voie,  grâce  à  la 
lueur  projetée  par  un  seul  des  mille  divins  rayons  qui 
s'en  échappent  inépuisablement?  (1). 

Grégoire  Le  Roy. 

(1)  D'un  volume  à  paraître  chez  l'éditeur  G.  Van  Oest,  à  Bruxelles. 


Le  Mois  des  Crises 


eu 


Le  Congrès  rhénan. 

Le  dimanche  23  juillet,  un  congrès  séparatiste  tenait 
ses  assises,  à  Aix-la-Chapelle.  Ce  qui  suit  est  un  résumé 
fidèle  de  ses  débats.  Nous  ne  prétendons  «  rendre  »  ici 
que  l'atmosphère  de  la  salle,  et  la  physionomie  des  délé- 
gués. Quant  à  leur  psychologie,  et  à  celle  de  leurs  com- 
mettants, c'est  une  autre  affaire... 

Les  pangermanistes  avaient  menacé  de  «  représailles  » 
les  organisateurs;  mais  il  a  suffi  d'un  avertissement  donné 
à  l'agent  berlinois,  le  préfet  de  police  von  Korff,  pour  que 
la  presse  et  les  étudiants  cessent  leurs  provocations  et  que 
tout  se  passe  dans  le  calme. 

Il  pleut.  Quatre  agents  de  police  arpentent  mélancoli- 
quement la  Pontstrasse  déserte.  L'assemblée  est  convo- 
quée pour  1  heure  de  l'après-midi;  mais  les  délégués 
arrivent  lentement.  Petit  à  petit  cependant,  la  vaste  salle 
du  Gesellschaftshaus  se  remplit.  Aspect  habituel  des  salles 
de  fête  :  guirlandes  de  papier,  bannières.  Le  drapeau  offi- 
ciel du  Rheinland,  rouge  et  blanc,  se  marie  au  drapeau 
de  la  République  rhénane,  rouge,  blanc  et  vert.  On  cause 
avec  animation  et  bonne  humeur.  On  fume,  on  boit,  on 
grignote  des  Schnittchen.  Ces  bons  Rhénans,  il  faut  que 
cela  mange... 

Deux  heures.  Des  chants  s'élèvent.  Le  Quartette  rhé- 

(1)  En  attendant  le  retour  de  Sir  Archibald  Bigfour,  toujours  captif 
des  Moscovites,  nous  avons  chargé  Anagnoste  de  débrouiller  pour  nos 
lecteurs  les  «  crises  »  de  ce  mois  de  juillet.  On  remarquera  que  notre 
collaborateur  n'a  pas  abordé  le  problème  capital  du  moratoire.  Un 
éminent  spécialiste  traitera  cette  question  dans  notre  prochain  numéro 
(N.   de  la  Réd.). 


362  Le  Flambeau. 

nan  de  Cologne  exécute  un  lied:  Am  Rhein,  am  schoenen 
Rhein,  au  Rhin,  au  beau  pays  du  Rhin  est  ma  patrie.  Les 
voix  sont  belles,  l'attention  religieuse. 

Au  nom  du  groupe  aixois,  M.  Mullesheim  souhaite  en- 
suite la  bienvenue  aux  congressistes. 

Puis,  M.  Trier,  du  groupe  de  Cologne,  prononce  un 
discours  qui,  à  plusieurs  reprises,  soulève  les  applaudis- 
sements : 

Trois  cent  soixante  communes,  dit-il,  ont  envoyé  800  délégués  au 
présent  congrès:  le  Rheinland  tout  entier  est  représenté  et  il  faut 
remercier  particulièrement  les  camarades  de  la  Hesse,  du  Palatinat, 
de  Clèves  et  de  la  Sarre.  Ils  n'ont  épargné  ni  leur  peine  ni  leur 
argent  pour  venir  affirmer,  dans  la  vieille  ville  de  Charlemagne,  sur 
le  sol  historique  des  Francs,  que  la  Rhénanie  doit  appartenir  aux 
Rhénans  ! 

M.  Trier,  qui,  avec  son  binocle,  son  crâne  poli,  son 
long  nez,  son  visage  rasé,  ressemble  à  un  pasteur  nar- 
quois et  finaud,  excite  par  ses  saillies  l'hilarité  de  l'assem- 
blée. Il  se  moque  agréablement  des  «  Messieurs  de  Ber- 
lin »  qui  ont  poussé  la  sollicitude  jusqu'à  inviter  M.  Smeets, 
le  chef  du  Parti  républicain  rhénan,  à  faire  une  «  cure  » 
de  quelques  mois...  dans  les  prisons  du  Reich. 

Mais  voici  M.  Smeets  à  la  tribune.  Il  a  une  bonne  figure 
ronde,  un  air  jeune,  énergique.  Un  petit  garçon  lui  offre 
des  roses  blanches  et  rouges.  Ovation. 

Nous  avions,  dit-il,  décidé  à  Bonn,  au  mois  de  décembre  dernier, 
de  former  un  front  unique  avec  les  Fédéralistes,  la  Christliche  Volks- 
partei  (Parti  populaire  chrétien)  et  la  Rheinische  Volksvereinigung 
(Parti  populaire  rhénan).  Bien  qu'aucun  de  ces  partis  n'ait  répondu 
à  notre  appel,  nous  continuerons  la  lutte  et  poursuivrons  l'union  de 
tous  les  Rhénans! 

C'est  de  la  Rhénanie,  ne  l'oublions  pas,  que  la  civilisation  fondée 
par  le  grand  empereur,  Charlemagne,  s'est  répandue  sur  l'Allemagne, 
alors  que  Berlin  n'était  qu'un  misérable  village  slave.  L'empire  des 
Hohenzollern  n'a  rien  de  commun  avec  le  vieil  empire  des  Francs. 
Les  Prussiens  ont  annexé  Charlemagne,  les  Rhénans  le  revendiquent! 

Les  «  hommes  de  confiance  »  applaudissent,  lorsqu'un 


Le  Mois  des  Crises.  363 

coup  de  sifflet  retentit,  strident  ;  la  salle  entière  est  debout 
et  crie  :  «  A  la  porte  !  »  Tout  s'explique  :  le  perturbateur 
est  un  Allemand  des  Etats-Unis  qui  a  marqué  son  en- 
thousiasme à  la  mode  yankee.  Et  M.  Trier  d'observer: 
«  En  Prusse,  notre  Américain  eût  été  assommé  ;  ici,  nous 
le  traitons  en  ami;  la  Rhénanie  n'est  pas  la  Prusse  !  » 
M.  Smeets  reprend  son  discours  interrompu. 

La  Rhénanie  est  solidaire  des  démocraties  occidentales.  La  Révolu- 
tion de  1789  lui  avait  apporté  la  liberté;  c'est  parce  que  celle-ci  lui 
fut  ravie  qu'éclatèrent  les  guerres  de  1813,  de  1870,  de  1914.  La 
Révolution  belge  avait  exalté  les  aspirations  des  Rhénans;  moins 
heureux  que  leurs  voisins,  ils  n'obtinrent  pas  leur  libération  et  la 
Révolution  de  1848  fut  écrasée  par  la  Prusse.  Vint  1918.  Cinq  mille 
Rhénans  réunis  au  Gurzenich,  à  Cologne,  acclamèrent  la  République 
rhénane.  M.  Adenauer,  premier  bourgmestre,  se  déclarait  prêt  à 
prendre  la  présidence.  Depuis  il  a  vendu  sa  patrie  à  la  Prusse! 

Les  auditeurs  conspuent  M.  Adenauer.  Un  vieillard  à 
barbe  blanche  s'écrie  :  «  Je  combattrai  la  Prusse  jusqu'à 
mon  dernier  souffle  si  elle  touche  au  Rheinland  !  » 

M.  Smeets  parle  des  questions  actuelles. 

La  Prusse  ne  paiera  pas  les  réparations;  mais  elle  presse  la  Rhé- 
nanie comme  un  citron.  Nous  ne  voulons  pas  être  des  Muss-Preussen, 
des  Prussiens  malgré  nous;  nous  ne  voulons  plus  être  les  coolies  de 
Berlin.  Les  gens  d'au  delà  de  l'Elbe  peuvent  m'emprisonner,  ils 
n'empêcheront  pas  la  volonté  des  Rhénans  de  s'exprimer.  L'injustice 
de  1815  doit  cesser.  La  Haute-Commission  doit  museler  les  «  chiennes 
d'enfer  »  excitées  par  Berlin.  Nous  irons  au  référendum,  lorsque  les 
fonctionnaires  prussiens  auront  été  expulsés.  En  avant,  pour  l'indé- 
pendance de  la  Rhénanie! 

L'assemblée  se  lève  et  pousse  trois  Hoch!  pour  la 
République  rhénane. 

Après  un  repos  de  quelques  minutes,  le  Quartette  se 
fait  entendre  de  nouveau.  «  Il  ne  faut  pas  désespérer, 
remarque  M.  Trier,  d'un  peuple  qui,  malgré  ses  malheurs, 
garde  une  chanson  aux  lèvres.  Un  peuple  qui  chante  ne 
renonce  pas!  » 


364  Le  Flambeau. 

M.  Gassen,  délégué  d'Opladen,  et  des  délégués  d'Ehr- 
weiler  demandent  que  la  personne  de  M.  Smeets  soit 
protégée. 

Puis,  M.  Smeets  est  réélu  par  acclamations  président  du 
«  Parti  populaire  républicain  rhénan  ».  Il  expose  longue- 
ment le  programme  du  Parti. 

M.  Hammacher,  délégué  de  Mayence,  et  M.  Weiler, 
délégué  de  l'Eifel,  exposent  ensuite  les  doléances  des 
vignerons  de  la  Moselle  et  des  cultivateurs  de  l'Ouest. 
Les  uns  et  les  autres  se  plaignent  de  la  mauvaise  adminis- 
tration de  la  Prusse,  de  sa  Misswirtschaft,  et  ils  réclament 
la  convocation  d'un  Parlement  rhénan,  où  les  paysans 
auront  leur  mot  à  dire. 

Enfin,  des  motions  sont  présentées  et  votées,  à  l'una- 
nimité. 

La  première  demande  que  les  pouvoirs  de  la  Haute- 
Commission  soient  élargis  de  manière  à  donner  satisfac- 
tion aux  aspirations  rhénanes. 

La  seconde,  que  la  neutralité  du  Rheinland  soit  garantie 
par  la  Société  des  Nations. 

La  troisième,  que  des  commissions  soient  établies  dans 
les  communes  rhénanes  afin  que  l'inscription  des  habi- 
tants soit  contrôlée  en  vue  d'un  plébiscite  éventuel. 

La  quatrième,  que  la  Haute  Commission  prenne 
M.  Smeets  sous  sa  protection... 

De  plus,  deux  longues  motions  concernent,  l'une  la 
politique  extérieure,  l'autre  la  politique  intérieure. 

Politique  intérieure:  il  faut  contrôler  les  finances,  éloi- 
gner les  fonctionnaires  prussiens,  épurer  le  personnel 
enseignant,  protéger  les  Rhénans  contre  la  tyrannie 
prussienne. 

Politique  extérieure  :  la  paix  véritable  n'existera  que  si 
la  rive  gauche  du  Rhin  est  neutre  et  indépendante;  la 
Rhénanie  fait  appel  à  tous  les  peuples  civilisés  pour  obte- 
nir sa  libération. 


Le  Mois  des  Crises.  365 

Lorsque  ces  différents  vœux  ont  été  approuvés  par 
l'assemblée,  M.  Smeets  remercie  les  assistants: 

La  réunion  d'aujourd'hui  marque  un  progrès  de  l'idée  rhénane; 
nous  reprendrons  la  lutte  avec  une  nouvelle  énergie  et,  grâce  à 
l'union,  nous  réaliserons  notre  idéal  ! 

Il  est  tard.  Pendant  des  heures,  les  congressistes  ont 
écouté  avec  une  attention  passionnée  l'appel  de  la  liberté 
rhénane.  Ils  répètent  une  dernière  fois  le  cri  que  Kauf- 
mann  entendait  avec  surprise  en  1848,  dans  les  rues  de 
Bonn  (  1  )  :  «  Vive  la  république  !  Que  ne  sommes-nous 
quittes  des  Prussiens!  (Wiw  la  Republik!  Wâr'n  wir  erst 
die  Preussen  quitt!)» 

Un  vrai  Prussien,  Hans  von  Bùlow,  faisait  à  ce  cri  une 
réponse  vraiment  prussienne,  le  28  mars  1892.  Avant 
d'exécuter  la  Symphonie  héroïque  du  grand  Rhénan 
Louis  van  Beethoven,  il  disait  à  ses  auditeurs  de  la  Phil- 
harmonie, à  Berlin:  «  Aux  paroles  d'erreur:  Liberté, 
Egalité,  Fraternité,  opposons  notre  devise:  Infanterie, 
Cavalerie,  Artillerie!  » 

Le  Reich  et  la  Bavière. 

Le  Reich  d'aujourd'hui  osera-t-il  proclamer  cette  bis- 
marckienne  devise  en  présence  de  la  révolte  de  la  Ba- 
vière? Cette  rébellion,  avoue  la  presse  allemande,  est  le 
plus  grand  danger  dont  l'unité  germanique  ait  été  mena- 
cée depuis  janvier  1871.  S'il  en  est  ainsi,  il  faudra  bien 
ranger  parmi  les  hérésies  historiques  cette  affirmation  cou- 
rante qu'un  crime  politique  est  toujours  stérile,  ou  tout 
au  moins  nuisible  à  ses  instigateurs.  Nous  avions,  dans 
notre  dernière  chronique,  montré  comment,  dès  le  sur- 
lendemain du  crime  de  Grunewald,  le  gouvernement 
parut  odieux,  la  victime  indifférente,  les  meurtriers  sym- 
pathiques. Depuis,  Kern  et  Fischer  ont  fait  leur  entrée 
au  Walhalla. 

(1)  Frankfurter  Zeitung,  27  juillet   1922. 


366  Le  Flambeau. 

Les  Assassins  de  Rathenau. 

L'étroite  vallée  de  la  Saale,  par  où  passent  la  grand'- 
route  de  Leipzig  et  la  ligne  du  chemin  de  fer  Francfort- 
Leipzig-Berlin,  l'étroite  vallée  de  la  Saale  est  bordée,  sur 
la  rive  droite,  par  des  rochers  à  pic  où  se  dressent  la 
ruine  de  la  Rudelsburg  et  les  deux  tours  rondes  du  burg 
—  également  ruiné  —  de  Saaleck.  Les  étudiants  d'Iéna, 
de  Halle  et  de  Leipzig  y  viennent  souvent  tenir  leurs 
«  congrès  de  bière  »  et  toute  une  poésie  romantique,  mé- 
lancolique, patriotique  et  gambrinienne  est  née  dans  ces 
beaux  lieux,  hantés  par  un  génie  frère  du  génie  du  Rhin. 
Franz  Kugler,  il  y  a  cent  ans,  y  trouva  cette  perle  du 
<(  Kommersbuch  »  :  An  der  Saale  hellem  Strande  stehen 
Burgen  stolz  und  kùhn:  Sur  la  Saale  aux  rochers  clairs, 
les  castels  hautains  et  fiers...  Et  l'on  chante  encore: 
Dort  Saaleck,  hier  die  Rudelsburg!  et  le  «  lied  »  le  plus 
fameux  de  tous  :  Auf  den  Bergen  die  Burgen,  im  Taie  die 
Saale:  Les  châteaux  sur  les  monts,  et  la  Saale  est  au  fond. 
Il  y  a  là  une  strophe  plaintive,  qu'on  murmure  en  se 
découvrant,  en  mémoire  des  camarades  morts  prématuré- 
ment: 

Les  uns  pleurent,  tandis  que  les  autres  cheminent;  certains  sont 
encore  dans  le  flot  de  la  vie.  Beaucoup  sont  au  but,  arrivés  chez  les 
morts;  beaucoup  ont  péri  dans  la  joie  et  la  peine. 

Le  poète  Dreves,  auteur  de  ces  vers,  se  tira  jadis  une 
balle  dans  le  cœur  au  pied  de  la  Saaleck.  Un  tilleul  qui 
bruissait  tristement  lui  avait  rappelé  un  camarade  qu'il 
avait  eu  le  malheur  de  tuer  en  duel  quelques  années 
auparavant... 

Bien  d'autres  chants  naîtront  à  l'ombre  de  la  Saaleck, 
pour  célébrer  les  jeunes  tyrannicides  Kern  et  Fischer, 
exécuteurs  du  Juif  Rathenau  :  noble  gibier  traqué  à  mort 
par  la  police  du  Reich.  Une  tour  de  Saaleck,  transformée 
en  villa,  est  habitée  d'ordinaire  par  l'écrivain  Stein.  Deux 
voyageurs,   passant  le   17  juillet  près  de  cette  tour,   y 


Le  Mois  des  Crises.  367 

aperçurent  de  la  lumière.  Ils  avaient  appris  à  Naumburg 
que  le  propriétaire  de  Saaleck,  le  Dr  Stein,  était  absent 
depuis  longtemps  et  se  trouvait  à  Berlin.  La  curiosité  les 
fit  s'attarder  sous  les  fenêtres,  et  dans  une  figure  qui  s'y 
montra  ils  crurent  reconnaître  un  des  malfaiteurs  dont  le 
signalement  avait  été  répandu  à  d'innombrables  exem- 
plaires dans  la  région.  La  police  prévenue  vint  faire  le 
siège  de  la  tour.  Trois  agents  et  un  gendarme  montèrent 
par  l'escalier  tournant  jusqu'au  troisième  étage,  sans  rien 
voir  ni  entendre.  Comme  ils  redescendaient,  ils  enten- 
dirent une  porte  s'ouvrir.  Il  leur  sembla  que  l'on  descen- 
dait à  leur  suite.  Mais  l'escalier  tournant  ne  leur  permet- 
tait de  voir  que  les  jambes  des  inconnus.  Les  policiers 
crièrent:  «  Haut  les  mains!  Descendez!  »  Les  pour- 
suivis sortirent  des  revolvers  chargés.  La  police  se  mit  à 
l'abri  dans  un  angle  de  l'escalier,  puis  décampa.  Dans 
l'après-midi,  elle  revint  en  force.  Les  assiégés  parurent 
plusieurs  fois  aux  fenêtres  et  furent  mitraillés.  Kern, 
blessé  à  mort,  fut,  mais  en  vain,  soigné  par  Fischer, 
qui  l'étendit  sur  un  lit,  dans  la  chambre  du  Dr  Stein. 
Fischer  revint  ensuite  à  la  fenêtre,  poussa  le  cri  de  Vive 
Ehrhardt!  et  disparut.  On  trouva  plus  tard  son  cadavre 
étendu  à  côté  de  celui  de  Kern  :  il  s'était  donné  la  mort. 

«  Kern  et  Fischer  ont  échappé  au  juge  d'ici-bas,  disait 
le  lendemain  la  Deutsche  Zeitung.  Ils  comparaissent 
devant  le  Juge  suprême.  Puisse-t-il  leur  être  indul- 
gent!... » 

La  République  n'a  point  de  chance.  On  ne  saurait 
gouverner,  en  Allemagne,  contre  la  coalition  des  burgs, 
des  tilleuls,  des  légendes,  des  sites  romantiques  et  des 
chansons  à  boire. 

Les  Lois  de  Défense  républicaine  et  la  Rébellion  bavaroise. 

Pourtant,  le  18  juillet,  le  Reichstag  votait  par  203  voix 
contre  102  les  lois  «  de  défense  républicaine  ».  Votèrent 


368  Le  Flambeau. 

contre:  les  Nationaux  allemands,  la  Bayerische  Volks- 
partei,  le  Bayerischer  Bauernbund  (à  l'exception  du 
ministre  Fehr),  les  communistes.  La  majorité  des  deux 
tiers  était  atteinte. 

A  la  coalition  des  trois  partis  démocratiques  et  républi- 
cains s'étaient  joints  les  populistes,  ces  ralliés,  et  les  socia- 
listes indépendants. 

Les  lois  nouvelles  «  prévoient  de  sévères  sanctions  contre 
les  associations  secrètes  de  meurtre  et  contre  toute  action 
illégale.  Elles  font  un  devoir  aux  citoyens  de  dénoncer  ces 
associations.  Elles  répriment  toute  excitation  contre  la 
République  et  tout  acte  de  diffamation  dirigé  contre  elle. 
Elles  soumettent  à  certaines  restrictions  le  droit  de  réunion 
et  la  liberté  de  la  presse.  Elles  contiennent  également  cer- 
taines dispositions  concernant  les  membres  des  anciennes 
maisons  régnantes,  auxquels,  s'ils  vivent  à  l'étranger,  le 
retour  en  Allemagne  peut  être  interdit,  qui  peuvent  être 
relégués  en  un  lieu  déterminé,  ou  même  bannis  d'Alle- 
magne. Ces  lois  prévoient  aussi  de  sévères  mesures  disci- 
plinaires à  l'égard  des  fonctionnaires.  Elles  organisent, 
en  vue  de  défendre  la  République,  une  Haute-Cour  de 
justice  et  une  police  générale  d'Empire.  Ainsi  armé,  le 
gouvernement  républicain  pourra  briser  les  principaux 
appuis  du  mouvement  réactionnaire.  Le  Reich  aura  sa 
police,  qui  sera  en  mesure  d'agir  sur  tout  le  territoire  de 
l'Allemagne.  Il  pourra  opérer  des  changements  dans  l'at- 
tribution des  fonctions  administratives,  notamment  dans 
les  services  du  personnel.  La  Cour  de  justice  constituée 
pour  la  défense  de  la  République,  comprenant  neuf  juges, 
dont  trois  seulement  doivent  être  des  magistrats  de  pro- 
fession, pourra  paralyser  les  sentiments  réactionnaires 
du  monde  judiciaire  allemand.  » 

Le  vote  des  Lois  de  défense  fut  un  grand  succès  répu- 
blicain. L'énergie  des  socialistes  qui  menaçaient  le 
Tteichstag  de  grève  générale  et  de  dissolution,  la  quasi- 


Le  Mois  des  Crises.  369 

réconciliation  des  Majoritaires  et  des  Indépendants,  tout 
cela  avait  «  rompu  le  front  »  de  la  Droite.  Non  seulement 
les  Populistes,  comme  nous  l'avons  dit,  s'étaient  ralliés; 
mais,  chose  inattendue,  le  parti  Deutschnational  sembla 
s'effriter.  Il  était  composé  d'agrariens  conservateurs,  de 
pangermanistes,  de  nationalistes  antisémites:  les  Vôl- 
kische,  les  sectateurs  d'Odin  et  de  Freiia,  les  «  propres 
Aryens  »,  selon  le  mot  fameux. 

Ce  sont  les  Vôlkische  qui  fondèrent  cette  justice  de 
la  Sainte-Vehme  qui  exécuta  Erzberger,  Rathenau,  Har- 
den.  Leur  mysticisme  prit  quelquefois  des  formes  moins 
pures,  à  preuve  ce  groupe  ultrateutonique  d'Oldenbourg 
dont  le  principal  exercice  consistait  à  se  faire  photogra- 
phier in  naturalibus,  par  escouades  mixtes,  c'est-à-dire 
composées  de  représentants  des  deux  sexes.  Au  groupe 
Vôlkisch  appartient  l'ineffable  Bazille  surnommé  jadis 
Heiterkeits-bazillus,  le  bacille  de  l'hilarité,  M.  Hennig, 
qu'on  mit  récemment  à  la  porte  du  parti  National  comme 
trop  compromettant. 

Furieux  de  cette  exclusion,  les  extrémistes  Graefe  et 
Wulle  s'en  sont  allés,  eux  aussi.  L'honnête  Dûringer,  de 
l'aile  gauche,  flairant  dans  la  maison  une  odeur  de  sang, 
était  parti  bien  avant  les  autres. 

Les  monarchistes  connaissaient  donc  un  certain  dé- 
sarroi. La  «  tyrannie  bolchevique  »  (c'est  ainsi  que 
MM.  Wulle,  Helfferich  et  consorts  appellent  le  régime 
Wirth-Rathenau)  triomphait.  Mais  la  Bavière  se  fit  le 
champion  de  la  «  Démocratie  »  et  de  la  «  Liberté  ».  Cette 
terminologie  est  étonnante.  Il  n'est  que  de  s'entendre. 
Nous  avons  fréquenté  jadis  des  disciples  de  M.  Maurras 
qui,  parlant  de  «  conservateurs  français  »,  voulaient 
désigner  le  parti  radical.  En  Bavière,  les  Catholiques 
(Bayerische  Volkspartei)  et  la  Ligue  des  Paysans  invi- 
tèrent le  Gouvernement  à  défendre  la  démocratie  blanc- 
bleue  (weissblaue  Demokratie)  contre  les  Metternichs 
rouges.  Toujours  les  souvenirs  d'il  y  a  cent  trois  ans! 

24 


370  Le  Flambeau. 

A  côté  des  Catholiques  et  des  Paysans  naturellement 
anti-prussiens  et,  en  un  sens,  séparatistes,  —  persuadés 
en  tout  cas  que  la  révolte  serait  le  plus  sacré  des  devoirs 
contre  l'Etat  unitaire  —  les  pangermanistes  indigènes  et 
immigrés,  qui  forment  la  Mittelpartei,  arboraient  avec 
enthousiasme  la  cocarde  bavaroise  ;  leurs  journaux  exhor- 
taient le  comte  Lerchenfeld  à  ne  pas  mollir.  Ainsi,  Boris 
Savinkov,  le  plus  patriote  des  Russes,  se  déclarait  «  polo- 
nais »  à  Varsovie,  au  moment  de  l'invasion  bolchevik... 

Encouragé,  le  comte  Lerchenfeld  osa  braver  le  ban 
d'Empire.  Depuis  le  24  juillet,  la  Bavière  est  sortie  du 
Reich.  Elle  a  violé  la  Constitution  de  Weimar.  Elle  se 
prétend  un  Staat  (Etat),  non  plus  seulement  un  pays 
(Land)  ;  elle  oppose  son  veto  à  des  lois  d'Empire.  Les 
paris  sont  ouverts.  Les  gens  qui  parient  pour  la  Bavière 
font  remarquer  que  la  Reichswehr,  étant  monarchiste, 
ne  marchera  jamais  contre  le  fief  des  Wittelsbach, 
sans  doute  alliés  aux  Hohenzollern  ;  et  ils  voient  leur 
opinion  confirmée  par  la  faiblesse  des  réactions  du  gou- 
vernement central,  après  le  discours  «  cuirassé  »  du  comte 
Lerchenfeld.  Ceux  qui  parient  pour  le  Reich  allèguent 
que  la  Bavière  est  divisée  contre  elle-même  ;  que  Nurem- 
berg vient  de  changer  le  nom  de  la  place  Hindenburg  en 
place  Rathenau  (malgré  un  télégramme  de  Mme  Mathilde 
Rathenau,  qui  voulait  qu'on  ménageât  les  sentiments  de 
tous  les  citoyens)  ;  que  les  «  vingt  et  une  villes  du  Nord  », 
tous  les  socialistes  bavarois,  les  démocrates  (les  vrais) 
sont  pour  Berlin  ;  que  le  Palatinat,  plutôt  que  de  faire  le 
jeu  de  Munich,  ferait  le  jeu  de  Paris... 

Souhaitons  que  le  conflit  s'engage  à  fond.  Dans  l'in- 
térêt de  la  clarté:  il  faut  "savoir  à  tout  prix  si  les  monar- 
chistes, comme  on  l'entend  répéter  partout,  ont  vraiment 
la  force.  Dans  l'intérêt  de  la  paix:  quels  que  soient  les 
vainqueurs,  la  petite  guerre  bavaro-allemande  disjoindra 
le  Reich  de  Versailles  1871-Weimar  1919,  et  préparera 
—  dans  un  avenir  plus  ou  moins  proche  —  les  repu- 


Le  Mois  des  Crises.  371 

bliques  rhénane,  silésienne,  hanovrienne,  l'indispensable 
démembrement  de  la  Prusse. 

A  plusieurs  conditions,  qui  se  ramènent  à  une  seule, 
c'est  qu'il  n'y  ait  pas  d'officiers  anglais,  belges  ou  fran- 
çais en  uniforme  aux  Congrès  rhénans;  que  M.  Dard, 
ambassadeur  de  France  à  Munich,  subventionne  plus  dis- 
crètement les  Leoprechting  ;  et  qu'enfin  nous  laissions  les 
Boches,  en  famille,  «  laver  leurs  livrées  »  et  repasser 
leurs  cocardes.  Ils  ont  naturellement  le  goût  de  la  poly- 
chromie. Si  nous  avons  seulement  l'air  de  ne  pas  les 
regarder,  les  enfants  d'Odin  se  fleuriront  qui  de  vert- 
blanc,  qui  de  bleu-blanc,  qui  de  noir-blanc-rouge,  qui 
de  noir-rouge  et  or,  et  «  pour  des  rubans  »,  comme  dans 
la  chanson,  «  seront  en  proie  à  de  longs  débats  ».  Si 
nous  paraissons  sourire  à  leurs  jeux,  au  lieu  de  nous 
présenter  «  l'aro-en-ciel  de  la  paix  »,  ils  adopterons  tous, 
pour  nous  faire  enrager,  le  domino  prussien,  noir  et  blanc, 
monotone  et  menaçant. 

La  Crise  polonaise. 

La  plus  grande  consolation  qui  soit  venue  aux  Alle- 
mands, au  milieu  de  leurs  querelles,  est  le  spectacle  de  ce 
qu'ils  appellent  les  déchirements  polonais.  La  crise  de  juin 
sera  aussi  la  crise  de  juillet,  disions-nous  dans  le  dernier 
Flambeau.  En  effet.  Nous  en  étions  restés  au  ministère 
Sliwinski-Narutowicz,  auquel  nous  souhaitions  de  faire 
de  bonne  politique,  et  de  bonnes  finances.  M.  Sliwinski, 
ami  personnel  du  chef  de  l'Etat,  avait  au  moins  la  bonne 
volonté.  Mais  une  Chambre  houleuse  fit  chavirer  son 
esquif  au  bout  de  vingt-quatre  heures.  M.  Pilsudski,  vain- 
queur la  veille,  perdait  sa  troisième  bataille. 

Comment  la  droite  nationaliste  combat-elle  avec  cette 
âpreté  un  héros  national,  un  patriote  belliqueux?  Com- 
ment la  gauche  démocratique  et  socialiste  soutient-elle  un 
autocrate  qui  se  moque  de  la  représentation  nationale? 
Ce  sont  choses  de  Pologne.  Voici  une  explication.  A  Tar- 


372  Le  Flambeau. 

mistice,  il  y  avait  (à  Paris)  un  gouvernement  polonais.  Il 
était  présidé  par  M.  Roman  Dmowski,  chef  du  parti  natio- 
nal-démocrate, à  qui  sa  haine  de  l'Allemagne  avait  permis 
'de  collaborer  d'abord  avec  la  Russie:  ce  qui  lui  avait 
gagné  la  confiance  des  alliés,  tandis  que  les  gouverne- 
ments activistes,  à  Varsovie,  étaient  suspects  à  raison  de 
leur  entente  plus  ou  moins  cordiale  avec  l'Allemagne. 
M.  Dmowski,  en  novembre  1918,  s'apprêtait  à  gagner  la 
Pologne  pour  recueillir  le  pouvoir,  lorsqu'il  apprit  que 
M.  Joseph  Pilsudski  venait  d'y  être  proclamé  chef  de 
l'Etat.  M.  Pilsudski  était  socialiste.  Il  eut  tout  de  suite 
pour  lui  les  partis  de  gauche.  La  droite  conspira;  M.  Pil- 
sudski déjoua  les  complots.  On  fit  contre  lui  le  «  bloc  na- 
tional »  aux  élections  de  1919.  Il  sortit  de  ces  élections  une 
Diète  turbulente,  à  majorité  incertaine,  mais  en  somme  peu 
entichée  de  M.  Pilsudski.  Ce  diable  d'homme  réussit  à  la 
mater.  Mais  la  fronde  des  bourgeois,  des  intellectuels,  des 
paysans  conservateurs  contre  M.  Pilsudski  n'a  jamais 
cessé.  On  remplirait  des  in-folios  avec  les  légendes  iro- 
niques, malicieuses  et  méchantes,  répandues  sur  son 
compte.  «  La  Pologne  qu'on  voit  »  —  demandez  aux  voya- 
geurs qui  l'ont  traversée  —  est  anti-pilsudskienne.  Elle 
conteste  les  talents  militaires  du  Maréchal.  Pendant  sa 
retraite  de  Kiew,  la  fronde  s'en  donna  à  cœur  joie.  Un 
gouvernement  national-démocrate  se  forma  en  Posnanie. 
Or,  M.  Pilsudski  vainquit  les  Russes  et  la  Droite.  Il  forma 
et  soutint  des  ministères  de  plus  en  plus  «  à  gauche.  »  Il 
en  veut  un  qui  soit  tout  à  fait  pur,  pour  faire  les  élections 
en  octobre.  C'est  une  des  raisons  qui  lui  ont  fait  renvoyer 
les  extra-parlementaires  Ponikovvski,  Michalski,  Skir- 
munt. 

Mais  l'échec  de  M.  Sliwinski  laissait  le  champ  libre  à 
la  Droite... 

La  Droite  ne  mit  pas  en  avant  son  chef  Roman 
Dmowski.  Elle  opposa  au  «  héros  populaire  »  un  autre 
héros    populaire,    Korfanty,    le    triomphateur    silésien. 


Le  Mois  des  Crises.  ■  373 

M.  Korfanty,  comme  M.  Dmowsky,  avait  blâmé  l'expédi- 
tion de  Kiew  dans  une  lettre  qui  n'a  pas  été  publiée.  «  Pre- 
nez garde,  disait-il  ;  si  votre  front  Est  fléchit,  notre  front 
silésien  cédera  de  lui-même  ».  Il  pensait  au  plébiscite,  que 
l'alerte  bolchevique  influença  défavorablement. 

Faut-il  conclure  que  la  Droite  est  surtout  germano- 
phobe, la  Gauche  russophobe?  Oui,  peut-être.  Que  la 
Droite  soit  entore  russophile,  la  Gauche  germanophile? 
Ce  serait  absurde.  Tous  les  Polonais  sont  conscients  du 
double  danger.  Mais  vis-à-vis  de  problèmes  aujourd'hui 
résolus,  ils  ont  eu  des  attitudes  différentes.  Les  passions 
ont  survécu  aux  problèmes,  les  animosités  personnelles 
aux  oppositions  d'idées.  Ce  qui  domine  chez  les  hommes 
de  Droite,  c'est  la  rancune  d'avoir  été  sans  cesse  écartés 
du  pouvoir  qu'ils  méritaient  peut-être,  qu'ils  crurent  sou- 
vent tenir... 

La  même  mésaventure  leur  est  arrivée  cette  fois  encore. 
M.  Korfanty,  proposé  comme  président  du  Conseil  par  la 
Commission  principale  de  la  Diète,  mais  avec  lequel 
M.  Pilsudski  refusa  de  collaborer,  M.  Korfanty  établit 
lestement  sa  combinaison.  Mais  le  veto  de  M.  Pilsudski 
n'a  point  perdu  toute  efficacité.  Le  Maréchal  annonçait 
qu'il  se  retirerait,  si  la  Chambre  acceptait  un  cabinet  Kor- 
fanty. Le  groupe  du  Centre,  qui  pendant  toute  la  crise 
oscilla  de  gauche  à  droite,  et  de  droite  à  gauche,  sauva 
M.  Pilsudski  et  perdit  M.  Korfanty. 

La  séance  du  27  juillet  fut  fort  belle.  La  Droite  avait 
imaginé  ceci  :  que  le  Parlement  sommât  M.  Pilsudski  de 
contre-signer  la  liste  ministérielle  de  M.  Korfanty.  Mais 
comprenant  qu'elle  allait  à  la  défaite,  elle  changea  de 
tactique  et  présenta  une  motion,  qui,  même  si  elle 
échouait,  devait  au  moins  ébranler  le  chef  de  l'Etat.  Elle 
demanda  un  vote  de  méfiance.  Comme  le  national-démo- 
crate Glombinski  défendait  la  motion,  le  public  d'une  tri- 
bune jeta  des  œufs  pourris  sur  la  Gauche.  On  n'en  vint 
pas  aux  mains,  pourtant.  Mais  M.  Witos,  chef  des  pay- 


374  Le  Flambeau. 

sans,  proclama  sa  confiance  dans  M.  Pilsudski,  le  «  héros 
de  l'indépendance  »,  et  des  ovations  enthousiastes  écla- 
tèrent. Les  Juifs  vantèrent  la  démocratie  du  président,  les 
Allemands  s'abstinrent,  et  l'ordre  du  jour  de  méfiance  fut 
repoussé  par  205  voix  contre  187.  Le  ministère  Korfanty 
n'existait  plus,  si  tant  est  qu'il  eût  jamais  eu  une  existence 
légale.  Comme  on  proclamait  le  résultat,  M.  Korfanty, 
décoré  depuis  la  veille  de  la  médaille  Virtuti  militari,  quitta 
la  salle  en  souriant.  La  Gauche,  debout,  entonna  l'hymne 
des  révolutionnaires  de  1831.  Et  le  maréchal  de  la  Diète, 
M.  Trompczynski,  levant  la  séance,  convoqua  l'assemblée 
pour  le  lendemain. 

Il  ne  reste  plus  à  la  Commission  principale  de  la  Diète 
qu'à  retirer  la  candidature  de  M.  Korfanty;  puis,  à  prier 
M.  Pilsudski  de  nommer  un  nouveau  président  du  Conseil, 
le  cinquième  en  six  semaines... 

On  ne  voit  d'ailleurs  nulle  raison  pourquoi  ce  cin- 
quième président  serait  accepté.  La  situation  semblerait 
sans  issue,  s'il  n'y  avait  les^élections  prochaines  et  la  possi- 
bilité de  les  rendre  encore  plus  proches,  par  la  voie  d'une 
dissolution.  Seulement,  pour  qu'il  y  ait  des  élections,  il 
faut  une  loi  électorale,  et  la  Diète  polonaise  n'a  pas 
encore  fini  d'élaborer  cette  loi.  On  la  connaît  surtout, 
jusqu'à  présent,  par  les  doléances  des  Allemands  qui 
prétendent  que  ladite  loi  sacrifie  scandaleusement  les 
minorités. 

Finis  Poloniae!  clament-ils.  Et  la  presse  anglaise  fait 
chorus.  Ce  chœur  gémit  la  plainte  funèbre  sur  l'infortuné 
pays,  et  rappelle  les  partages.  La  Pologne  souffrira  long- 
temps encore,  dans  l'opinion  publique,  d'avoir  été  jadis 
écartelée.  Elle-même  et  ses  ennemis  auront  trop  répété 
qu'elle  le  fut  «  pour  ses  péchés  ».  Mais  laissons  aux  histo- 
riens primaires  cette  puérile  comparaison  entre  la  Pologne 
du  xvuie  siècle  finissant  et  celle  d'aujourd'hui.  Si  une  crise 
ministérielle  très  embrouillée  menaçait  un  pays  de  «  par- 
tage »,  l'Italie  serait  à  la  veille  d'être  coupée  en  petits 


Le  Mois  des  Crises.  375 

morceaux.  La  crise  ministérielle  italienne  est,  en  effet, 
beaucoup  plus  compliquée  que  la  polonaise.  Et,  en 
Pologne,  si  le  Sejm  s'agite,  le  pays  est  calme,  le  paysan 
travaille;  ni  fascisme,  ni  communisme. 

La  Crise  italienne. 

A  comparer  la  Chambre  polonaise  et  la  Chambre  ita- 
lienne, le  record  du  «  partage  »  appartient  certainement 
à  cette  dernière:  Agrariens,  23;  Démocrates,  groupe 
Giolitti-Orlando,  42;  Démocratie  italienne  (groupe  Nitti) 
36;  Démocratie  libérale  (groupe  Bevione-De  Nava),  24; 
Démocratie  sociale  (groupe  Caser tano-Labriola),  41; 
Groupe  fasciste,  31  ;  Groupe  mixte,  32;  Groupe  nationa- 
liste, 1 1  ;  Groupe  parlementaire  libéral-démocratique 
(groupe  Salandra),  21;  Groupe  populaire,  106;  Groupe 
socialiste,  122;  Groupe  socialiste  réformiste,  26;  Groupe 
communiste,  13.  Donc  deux  grands  partis,  les  socialistes 
et  les  populaires;  et  des  décombres  de  partis,  du  vieux 
libéralisme,  de  la  récente  Démocratie,  sur  laquelle  on 
avait  fondé  de  grands  espoirs,  aujourd'hui  scindée  en 
quatre  groupes...  Le  19  juillet,  MM.  Nitti  et  Sturzo 
renversèrent  le  cabinet  Facta-Schanzer.  Les  Fascistes, 
en  effet,  sont  en  guerre  avec  les  communistes,  les  Nit- 
tiens  et  les  Populaires,  et  le  Gouvernement  était  accusé 
de  ne  pas  avoir  montré,  à  l'égard  de  ces  Fascistes,  assez 
d'énergie.  La  Chambre,  épouvantée  par  le  Fascisme, 
suivit  allègrement  M.  Nitti  et  Dom  Sturzo  à  l'assaut  du 
Cabinet.  Mais  ensuite,  on  fut  très  embarrassé.  M.  Mus- 
solini, chef  du  groupe  fasciste,  un  des  plus  petits  de  la 
Chambre,  quoiqu'il  soit  maître  du  pays,  M.  Mussolini 
avait  dit  en  plein  Parlement  une  parole  qu'aucun  journal 
n'osa  reproduire:  «  Si  vous  voulez  gouverner  contre 
nous,  nous  nous  insurgerons!  »  Or,  le  directoire  fasciste 
vient  de  lancer  un  manifeste  dans  lequel  il  annonce  «  qu'il 
dispose  aujourd'hui  de  700,000  hommes  prêts  à  agir  et 
que  la  mobilisation  générale  des  Fascistes  de  la  Toscane, 


376  Le  Flambeau. 

qui  sont  50,000,  a  été  d'ores  et  déjà  ordonnée  ».  Au  même 
moment,  une  note  officieuse  fait  connaître  que  l'armée 
active  italienne  ne  va  plus  compter  que  130,000  hommes 
par  suite  du  renvoi  d'une  classe... 

Successivement  MM.  Orlando,  Bonomi,  Meda,  de 
Nava,  échouèrent  dans  la  formation  du  Cabinet:  le 
problème,  en  effet,  était  insoluble.  Les  Populaires  et 
M.  Nitti,  faisant  le  jeu  des  socialistes,  n'admettaient 
qu'une  combinaison  de  gauche  et  de  guerre  civile,  de 
lutte  ouverte  et  acharnée  contre  le  Fascisme.  M.  Orlando, 
peu  désireux  d'affronter  cette  lutte,  tentait  de  réaliser 
des  combinaisons  plus  larges,  où  tous  les  démocrates, 
même  la  droite  modérée,  fussent  représentés:  veto  des 
populaires,  impossibilité  parlementaire.  M.  Bonomi  ou 
M.  Mèda  pouvaient,  dans  une  Chambre  de  528  membres, 
former  une  majorité  avec  le  groupe  Nitti,  les  populaires, 
les  socialistes,  les  social-réformistes,  290  voix:  veto  des 
Fascistes,  guerre  intestine. 

Personne  ne  se  soucie  d'allumer  cet  incendie  à  seule 
fin  d'y  rôtir  les  marrons  de  M.  Nitti.  D'ailleurs,  pour- 
quoi celui-ci  ne  tenterait-il  pas  sa  chance?  Lui  seul  est 
assez  fort,  dit-on,  pour  réduire  le  fascisme.  Lui  seul  peut 
guérir  P«  économie  »  italienne.  Et  puisque  l'un  après 
l'autre,  le  cours  francophile,  le  cours  anglophile,  ont 
mené  l'Italie  dans  les  fondrières,  la  logique  et  la  loi  du 
ricorso  n'imposent-elles  pas  le  deutscher  Kurs,  la  grande 
politique  allemande  qui  est  celle  de  M.  Nitti? 

«  Hélas  !  écrit  le  correspondant  spécial  expédié  à  Rome 
par  la  pangermaniste  Deutsche  Zeitung.  La  crainte  des 
fascistes  domine  si  puissamment  le  Parlement  qu'il  ne 
peut  espérer  ramener  au  pouvoir  l'homme  dont  l'Italie 
appelle  à  grands  cris  le  génie  financier  et  politique!  » 

M.  Carlo  Schanzer. 

Si  M.  Facta  manquait  de  prestige  à  l'intérieur,  le  der- 
nier ministre  italien  des  Affaires  étrangères  n'apportait 


Le  Mois  des  Crises.  377 

pas  à  un  gouvernement  trop  mat  le  lustre  diplomatique 
qui  lui  eût  fait  gagner  sinon  l'estime  générale,  tout  au 
moins  les  vacances. 

Né  à  Vienne,  juriste,  bibliothécaire  du  Sénat,  ensuite 
chef  de  division  au  Conseil  d'Etat,  député  de  Spolète  en 
1915,  ministre  des  finances  sous  Nitti,  sénateur  en  1919, 
et  enfin  student  of  foreign  politics,  comme  disent  les 
Anglais,  M.  Garlo  Schanzer  représenta  l'Italie  à  la  Confé- 
rence du  désarmement  de  Washington.  Il  y  aida  efficace- 
ment l'Angleterre  et  y  obtint  quelques  succès.  L'Italie, 
grâce  à  lui,  du  moins  elle  se  le  figura,  vit  son  tonnage 
en  capital  ships  assimilé  à  celui  de  la  France.  Cette 
satisfaction  donnée  à  l' amour-propre  italien,  cette  victoire 
remportée  sur  une  rivale  jalousée,  désigna  M.  Schanzer 
pour  succéder  au  marquis  délia  Torretta.  Pauvre  délia 
Torretta,  si  vite  sacré  grand  homme,  si  vite  coiffé  du 
bonnet  d'âne!  Il  se  consolait  en  pensant  que  MM.  Sforza 
ou  Nitti  n'avaient  pas  mieux  réussi.  Et  M.  Sonnino  donc! 
Il  se  console  maintenant,  le  marquis  délia  Torretta,  en 
voyant  les  avanies  faites  à  M.  Schanzer. 

M.  Schanzer  fut  le  ministre  de  Gênes.  Il  avait  mis  tout 
son  espoir  dans  cette  conférence.  Il  s'y  comporta  comme 
le  «  brillant  second  »  de  M.  Lloyd  George,  ou  plutôt 
comme  le  lieutenant  du  Gallois  en  Europe.  Sauver  à  tout 
prix  sa  conférence  des  mauvais  desseins  de  la  France, 
renouer  le  tout  premier  avec  les  Soviets,  rendre  au  monde 
la  paix  par  la  réconciliation  des  Allemands  ;  puis  appuyé 
sur  ses  nouveaux  et  sur  ses  vieux  amis,  Anglais,  Russes, 
Allemands,  allié  avec  le  Vatican  du  nouveau  régime,  faire 
une  grande  politique  italienne,  reviser  le  traité  de  Rapallo 
avec  la  Serbie,  se  lancer  dans  la  glorieuse  carrière  orien- 
tale: tel  était  le  plan  de  M.  Schanzer. 

Hélas,  M.  Schanzer  ne  rapporta  de  Gênes  qu'un 
accord  particulier  avec  les  Soviets  ;  et  la  veille  du  jour  où 
il  devait  vanter  au  Sénat  ce  beau  succès,  les  Soviets  déchi- 
rèrent le  traité  russo-italien.  Pourquoi?  Dépit,  mépris? 


378  Le  Flambeau. 

Dépit  d'avoir  manqué  l'opération  essentielle,  mépris 
d'un  pays  qu'ils  n'admettent  pas  comme  un  Etat  de  pre- 
mière grandeur? 

La  Conférence  de  La  Haye  vint  détruire  ce  qui  restait 
des  illusions  russes  de  M.  Schanzer.  Il  se  cramponna  d'au- 
tant plus  désespérément  à  ses  amours  anglaises. 

Et  il  partit  pour  Londres,  à  la  fin  de  juin.  Il  y  passa 
douze  jours  et  revint  mortellement  déçu,  et  mortellement 
atteint.  C'est  à  peine  si  M.  Lloyd  George  qui,  vers  la 
fin  de  la  Conférence  de  Gênes,  avait  eu  des  paroles  si 
aimables  pour  l'Italie,  c'est  à  peine  si  M.  Lloyd  George 
consentit  à  le  recevoir.  C'est  à  peine  si  lord  Balfour, 
esclave  du  week  end,  se  laissa  entrevoir.  Et  Carlo 
Schanzer  avait  tant  de  choses  à  leur  demander,  tant  de 
choses  à  la  fois! 

D'abord  et  comme  toujours,  des  matières  premières, 
des  crédits,  l'amélioration  du  change.  Puis,  un  peu  d'air 
en  Méditerranée,  où  l'Italie  étouffe,  depuis  que  la  France 
et  l'Angleterre  se  sont  partagé  les  pays  arabes  et  les  Lieux 
Saints.  L'Italie  aurait  pu  avoir  l'Albanie  et  la  région  anato- 
lienne  d'Attalia-Koniah  ;  elle  y  a  renoncé.  Elle  voudrait  se 
réserver  certains  droits  en  Palestine  et  en  Syrie  ;  et  à  cet 
effet,  M.  Schanzer,  Israélite  d'origine  galicienne,  se  pré- 
sentait en  ambassadeur  du  Quirinal  sans  doute,  majs  aussi 
du  Vatican. 

Seulement,  le  Vatican  avait  préféré  s'entendre  directe- 
ment avec  MM.  Lloyd  George,  Balfour,  et  —  juif  pour 
juif  —  avec  Sir  Herbert  Samuel.  Et  le  juif  Schanzer 
n'obtint  aucune  promesse  relativement  à  la  protection 
des  Chrétiens,  aucune  garantie  quant  au  Cénacle.  Que 
proposait-il  encore?  Qu'on  laissât  l'Italie  en  possession 
du  Dodécanèse;  que  l'Angleterre  forçât  la  Grèce  à  éva- 
luer Smyrne;  que,  néanmoins,  les  avantages  écono- 
miques concédés  à  l'Italie  par  V accord  tripartite  fussent 
encore  amplifiés;  que  l'Italie  fût  admise  à  discuter  le 
statut  de  Tanger... 


Le  Mois  des  Crises.  379 

Enfin,  M.  Schanzer  demandait  qu'on  réunît  à  la  Soma- 
lie italienne  un  morceau  du  Jubaland  britannique  :  un  port 
qui  ne  fût  pas,  six  mois  de  l'année,  rendu  inutilisable  par 
la  mousson  ;  une  zone  côtière  pourvue  de  sources  et  de 
puits  d'eau  potable.  Au  lieu  de  la  zone,  M.  Schanzer 
remporta  une  veste...  et  l'avis  d'avoir  à  payer  en  automne 
les  intérêts  des  100  milliards  de  lires  dus  aux  Alliés.  Aussi- 
tôt la  lire  baissa,  et  les  100  milliards  en  devinrent  110. 

La  Crise  orientale. 

L'accord  anglo-italien  n'a  pu  se  faire.  Ce  n'est  pas, 
assurément,  la  faute  de  M.  Schanzer.  C'est  la  faute  de 
l'Italie  qui  a  dédaigné  ce  qu'elle  aurait  pu  prendre,  et  qui 
réclame  maintenant  ce  que  les  autres  ont  pris,  et  veulent 
garder. 

M.  Schanzer  avait  des  projets  orientaux  fondés  sur  une 
fausse  conjecture  :  il  croyait  l'Angleterre  prête  à  confesser 
Veneur  de  sa  politique.  Or,  MM.  Balfour,  Curzon, 
Chamberlain,  Lloyd  George  sont  persuadés  qu'ils  n'ont 
pas  failli  le  moins  du  monde.  Ils  voient  que  les  questions 
d'Orient  se  résolvent  ou  s'endorment  les  unes  après  les 
autres:  l'Inde,  l'Egypte,  la  Mésopotamie  ne  font  plus 
parler  d'elles,  on  verra  tout  à  l'heure  comment  le  foyer 
juif  lui-même  est  confortablement  installé.  Et  Smyrne? 
«  Les  événements  se  chargeront  de  démontrer,  répondait 
l'autre  jour  M.  Chamberlain  à  une  interpellation  turco- 
phile,  que  la  politique  du  Gouvernement  de  Sa  Majesté 
dans  cette  partie  du  monde  fut  heureusement  inspirée.  » 

Le  Gouvernement  britannique  n'a  pas  reconnu 
Constantin,  et  il  ne  se  propose  nullement  de  le  recon- 
naître. Il  a  fait  à  la  France  une  autre  concession.  La 
Turquie  ayant  refusé,  absolument  refusé  le  règlement  de 
la  question  d'Orient  arrêté  dans  la  Conférence  des  Trois, 
le  26  mars,  et  la  Grèce  ne  l'ayant  accepté  que  d'une 
manière  bien  tacite,  l'Angleterre  proposait  de  contraindre 


380  Le  Flambeau. 

les  deux  belligérants.  La  France  et  l'Italie  intercédèrent 
pour  la  Turquie,  et  l'Angleterre  céda.  Mais  imagine- t-on 
qu'après  cela,  MM.  Curzon  ou  Balfour  consentent  à 
expulser  les  Grecs  de  Smyrne,  pour  les  beaux  yeux  de 
M.  Schanzer?  En  faisant  adopter  le  principe  de  non- 
intervention,  la  France  et  l'Italie  ont  condamné  leurs 
clients  à  ne  récupérer  jamais  l'Ionie. 

Car  l'accord  des  Trois,  s'il  imposait  aux  Turcs  d'in- 
dispensables servitudes,  comme  le  respect  des  minorités, 
leur  restituait  conditionnellement  Smyrne.  La  Turquie, 
la  France  et  l'Italie  n'ont  pas  compris  que  cette  «  chance  » 
était  la  dernière.  La  France  en  particulier,  très  mal  ren- 
seignée par  sa  mission  militaire  en  Grèce,  a  cru  bizarre- 
ment que  les  Turcs  «  jetteraient  à  la  mer  »  l'armée  hellé- 
nique !  Nous  eûmes  la  bonne  fortune  de  pouvoir  consul- 
ter sur  ce  point  la  plus  haute  des  autorités.  Le  colonel 
Feyler,  qui  a  passé  quatre  mois  au  front  gréco-turc, 
nous  a  fait  part  de  ses  observations.  Sans  chemins  de 
fer,  sans  artillerie,  les  Turcs  ne  songent  même  pas  à  l'of- 
fensive libératrice.  S'ils  l'entreprenaient,  ils  seraient  écra- 
sés. La  Grèce,  dit-on,  est  économiquement  très  épuisée. 
On  ne  voit  pas  qu'elle  le  soit  moins  que  la  Serbie,  la  Rou- 
manie ou  la  Pologne  dont  le  change  est  bien  inférieur  au 
sien.  Et  sa  faiblesse  économique  ne  serait  aidée  en  rien  par 
une  évacuation  que  suivraient  sans  doute  de  graves  com- 
motions politiques.  Elle  restera  donc  en  Asie  Mineure. 
Et  c'est  l'affaire  de  Vilno,  l'affaire  de  Fiume  qui  recom- 
mence... 

La  ressemblance  est  frappante.  Car  l'Ionie  va  se 
constituer  en  Etat  autonome.  Le  bruit  en  court  depuis 
un  mois.  On  l'accueille  en  Occident  avec  un  certain 
scepticisme.  Mais  le  langage  des  journaux  d'Athènes  le 
confirme.  Une  proclamation,  émanée  du  gouvernement 
grec,  sera  adressée  aux  populations  de  l'Asie  mineure 
occidentale,  appelant  celles-ci  à  constituer  un  Etat  indé- 
pendant pour  défendre  leur  liberté.  La  naissance  de  cet 
Etat  d'Asie  mineure  sera  notifiée  aussi  bien  aux  Puis- 


Le  Mois  des  Crises.  381 

sances  alliées  qu'à  la  Société  des  Nations,  sous  la  pro- 
tection de  laquelle  il  se  placera.  Une  assemblée  de 
notables  comprendra  des  représentants  de  toutes  les 
races,  Hellènes,  Musulmans,  Circassiens,  Arméniens  et 
Israélites.  Un  comité  exécutif,  présidé  par  l'actuel  Haut 
Commissaire,  M.  Stergiadès,  tenant  ses  pouvoirs  de  l'as- 
semblée, jouera  le  rôle  de  Gouvernement.  L'Etat  d'Asie 
mineure  (Mikrasiatiki  Politia)  invitera  les  fonctionnaires 
à  continuer  leur  service  sous  l'égide  du  nouveau  régime. 

La  presse  vénizéliste  s'est  permis  quelques  critiques  à 
l'égard  de  ce  projet.  «  Il  n'améliorera  point,  dit-elle,  la 
situation  internationale  de  la  Grèce.  Quel  est  le  vice 
radical  de  cette  situation?  C'est  que  la  Grèce,  par  les 
élections  de  novembre,  est  sortie  virtuellement  de  l'Al- 
liance. De  là  tous  ses  ennuis.  Naguère,  sous  Vénizélos, 
elle  était  mandataire  des  Puissances  en  Orient.  A  chacun 
de  ses  efforts  militaires  correspondaient  de  nouveaux 
avantages  politiques  et  nationaux.  Financièrement  même, 
elle  était  aidée  par  ses  Alliés,  assez  parcimonieusement, 
d'ailleurs.  L'autonomie  de  Smyrne,  si  elle  était  proclamée 
par  le  gouvernement  d'Athènes,  ne  modifierait  en  rien 
cette  situation.  Les  Smyrniotes,  qui  sont  tous  des  Vénizé- 
listes  enthousiastes,  n'apparaîtront  pas  plus  sympa- 
thiques aux  Alliés  pour  lier  ainsi  leur  cause  à  celle  des 
gouvernants  constantiniens.  »  La  presse  vénizéliste 
sans  doute  fait  erreur.  Ce  qu'il  faut,  c'est  qu'on  voie 
dans  les  Congrès  de  la  paix  orientale,  des  Grecs  qui  ne 
soient  pas  des  représentants  de  Constantin,  des  Chrétiens 
d'Asie  qui  plaident  directement  leur  juste  cause.  L'Ionie 
une  fois  constituée  en  Etat  autonome  n'aurait  guère  de 
peine  à  faire  entendre  ses  délégués,  à  Beïkos  et  ailleurs. 
C'est  là  ce  qui  importe.  Les  peuples  civilisés  souhaitent 
bonne  chance  aux  nouveaux  Ioniens. 

Les  Mandats. 

Moins  compliquées  que  la  question  d'Asie  mineure,  les 
questions  de  Palestine  et  de  Syrie  ont  été  plus  vite 
résolues. 


382  Le  Flambeau. 

Le  Conseil  de  la  Société  des  Nations,  réuni  à  Londres, 
a  clos  sa  session  le  lundi  24  juillet,  en  ratifiant  les  mandats 
de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne  (  1  ) . 

Les  deux  mandats  ne  devront  plus  être  soumis  de  nou- 
veau ni  au  Conseil  ni  à  l'Assemblée  de  la  Société  des 
Nations.  On  ne  prévoit  aucune  modification  des  textes, 
aucune  sanction  supplémentaire:  ils  sont  définitivement 
approuvés.  Toutefois,  ils  sont  provisoirement  suspendus. 
Ils  n'entreront  en  vigueur  —  simultanément  —  que  quand 
certains  points  relatifs  au  mandat  syrien  auront  été  réglés. 

Pourquoi  simultanément? 

Le  représentant  de  la  France,  M.  Viviani,  l'a  fort  clai- 
rement expliqué  : 

Le  gouvernement  français  s'est  rendu  compte  du  danger  qui  pour- 
rait  naître  si  on  plaçait  la  Palestine  sous  le  mandat  britannique  sans 
placer  en  même  temps  la  Syrie  sous  le  mandat  français.  En  consé- 
quence, nous  avons  établi  comme  principe  de  voter  les  deux  mandats 
ensemble  et  de  les  mettre  en  vigueur  simultanément. 

Et  Lord  Balfour  a  dit  de  son  côté  : 

11  est  exact  que  le  sort  du  mandat  sur  la  Palestine  est  indissoluble- 
ment lié  à  celui  du  mandat  sur  la  Syrie.  L'octroi  de  l'un  sans  l'octroi 
de  l'autre  ne  ferait  qu'accroître  les  difficultés  et  la  demande  formulée 
par  le  représentant  de  la  France  à  notre  dernière  session  a  été 
accueillie  à  ce  moment,  comme  elle  l'a  été  ces  jours-ci,  par  le  gou- 
vernement britannique  avec  la  plus  grande  bienveillance.  Il  n'y  a  pas 
de  divergences  entre  nos  deux  gouvernements  à  ce  sujet. 

Pourquoi  distinguer  entre  l'approbation  et  l'appli- 
cation? 

Ecoutons  encore  M.  Viviani  : 

Le  gouvernement  italien,  il  y  a  quelques  mois,  a  pressenti  le  gou- 
vernement britannique  en  ce  qui  concerne  certaines  des  conditions  de 
son  mandat;  il  a  pressenti,  il  y  a  quelques  jours,  le  gouvernement 
français  au  sujet  du  mandat  sur  la  Syrie.  Il  a  formulé,  comme  il  avait 

(1)  On  sait  que  les  Etats-Unis  ne  s'opposent  plus  aux  mandats 
depuis  que  des  concessions  de  pétrole  leur  ont  été  accordées  en 
Mésopotamie  et  en  Palestine. 


Le  Mois  des  Crises.  383 

parfaitement  le  droit  de  le  faire,  certaines  représentations  qui  affectent 
des  intérêts  vitaux  d'ordre  matériel  et  moral. 

En  ce  qui  concerne  les  négociations  avec  la  Grande-Bretagne,  celle-ci 
est  tombée  d'accord  après  quelques  mois.  Les  négociations  se  pour- 
suivent, depuis  quelques  jours,  entre  la  France  et  l'Italie,  mais  je 
désire  faire  remarquer  que  c'est  là  une  affaire  qui  échappe  à  la  compé- 
tence du  conseil.  De  même  que  le  gouvernement  britannique  a  traité 
directement  avec  l'Italie,  le  gouvernement  français  traite  aujourd'hui 
directement  avec  le  gouvernement  italien. 

Je  suis  autorisé  par  mon  gouvernement  à  dire  que  les  négociations 
ont  déjà  commencé,  qu'elles  ne  seront  pas  paralysées  par  la  crise 
politique  qui  vient  de  surgir  en  Italie,  que  les  mandats  ne  seront 
suspendus,  en  conséquence,  que  pour  une  très  courte  période  de 
temps   et   qu'un   accord  interviendra   très  prochainement. 

Au  dernier  moment,  et  bien  tardivement,  —  plus  de 
deux  ans  après  la  décision  de  San  Remo  (25  avril  1920) 
qui  désigna  la  France  comme  mandataire  pour  la  Syrie  — 
M.  Schanzer  a  donc  présenté  un  certain  nombre  de 
demandes  qui  concernent  les  tribunaux  de  Syrie,  les  écoles 
italiennes,  les  travaux  publics,  le  cabotage  et  l'immigra- 
tion. Le  ministre  italien  invoque  à  titre  de  précédent  les 
concessions  qu'il  a  obtenues  de  l'Angleterre.  On  espère 
que  les  conversations  franco-italiennes  seront  terminées 
pour  le  30  août  prochain.  C'est  à  cette  date  qu'a  été  fixée 
la  prochaine  séance  du  Conseil  de  la  Société  ;  c'est  alors 
que  seront  résolus  les  problèmes  posés  par  l'article  14  du 
mandat  sur  la  Palestine. 

Cet  article  14  organise  la  «  Commission  des  Lieux- 
Saints  ».  La  puissance  mandataire  s'engage  à  nommer  une 
Commission  spéciale  qui  examinera  et  définira  «  les  droits 
et  revendications  se  rattachant  aux  Lieux-Saints  ou  ayant 
trait  aux  différentes  collectivités  religieuses  de  la  Pales- 
tine ». 

Le  15  mai  dernier,  le  secrétaire  d'Etat  du  Saint-Siège, 
le  cardinal  Gaspard,  adressait  au  Conseil  une  lettre  dans 
laquelle  il  disait  :  «  Le  Saint-Siège  ne  s'oppose  pas  à  ce  que 
les  Juifs  reçoivent  en  Palestine  les  mêmes  droits  civils  que 
les  autres  nationalités  et  confessions  ;  mais  il  ne  peut  con- 


384  Le  Flambeau. 

sentir  à  ce  que  les  Juifs  aient  une  situation  plus  favorable 
que  les  autres  nationalités  et  confessions,  et  à  ce  que  les 
droits  des  confessions  chrétiennes  ne  soient  pas  suffisam- 
ment assurés.  »  Aussi  le  cardinal  Gasparri  déclarait-il 
l'article  14  inacceptable. 

Dans  un  Livre  blanc  publié  le  3  juillet,  le  Gouvernement 
britannique  proposa  un  nouveau  ttxt&  pour  l'article  14. 
La  Commission  des  Lieux-Saints  serait  composée  d'au 
moins  sept  membres,  désignés  par  les  puissances  manda- 
taires, avec  l'approbation  de  la  Société  des  Nations.  Et 
dans  la  réponse  envoyée  au  cardinal  Gasparri,  le  Cabinet 
de  Londres  exprimait  l'avis  que  dans  la  Commission 
devaient  être  représentées  toutes  les  puissances  qui  s'in- 
téressent à  la  Palestine  et  les  trois  confessions  chrétienne, 
mahométane  et  juive.  Pour  garantir  l'impartialité  de  cette 
Commission  il  se  déclarait  prêt  à  choisir  les  membres  sur 
une  liste  dressée  par  l'assemblée  ou  le  conseil  de  la 
Société  des  Nations,  ou  bien  encore  par  le  président  de 
la  Cour  de  justice  internationale. 

A  Londres,  les  cinq  puissances  catholiques  du  Conseil 
(Belgique,  Brésil,  Espagne,  France,  Italie)  ont  demandé 
que  la  majorité  de  la  Commission  des  Lieux-Saints  fût 
chrétienne.  Le  chiffre  de  sept  membres  a  été  abandonné; 
mais  aucune  autre  décision  n'a  été  prise,  sinon  que  la 
surveillance  et  la  responsabilité  appartiendraient  au 
Conseil. 

La  procédure  de  nomination  des  membres  de  la  commission,  dit 
le  texte  de  l'article  14  adopté  le  24  juillet,  la  composition  et  le  fonc- 
tionnement de  cette  commission  seront  soumis  à  l'approbation  du 
conseil  de  la  Société  des  Nations.  La  commission  ne  sera  pas  nommée 
et  ne  pourra  entrer  en  fonctions  sans  l'approbation  du  conseil. 

L'Angleterre  et  le  Sionisme. 

Dans  le  préambule  du  projet  de  traité  relatif  au  mandat 
de  l'Angleterre  sur  la  Palestine  est  reproduite  la  déclara- 
tion faite,  en  1917,  par  M.  Balfour  au  nom  du  Cabinet 


Le  Mois  des  Crises.  385 

de  Londres:  «  Le  Gouvernement  de  S.  M.  considère 
avec  bienveillance  la  création  d'un  home  national  en 
Palestine  pour  le  peuple  juif  et  il  fera  les  plus  grands 
efforts  pour  atteindre  ce  but,  étant  bien  entendu  que  rien 
ne  sera  fait  qui  puisse  influencer  les  droits  civils  et  reli- 
gieux des  communautés  non  juives  en  Palestine  ou  les 
droits  et  la  situation  politique  des  Juifs  dans  n'importe 
quel  pays.  »  Le  traité  reconnaît  l'Organisation  sioniste 
comme  Jewish  agency,  comme  représentation  du  peuple 
juif.  C'est  le  triomphe  définitif  du  Sionisme. 

Les  relations  officielles  de  l'Angleterre  avec  les  sionistes 
remontent  à  1901.  A  ce  moment  le  Cabinet  britannique 
avertit  Théodore  Herzl  qu'il  était  prêt  à  accorder  à 
l'Organisation  sioniste  la  concession  d'un  territoire.  On 
songea  d'abord  à  la  presqu'île  du  Sinaï,  plus  tard  à 
l'Ouganda.  Mais  ces  projets  se  heurtèrent  à  la  résistance 
des  sionistes  dont  la  majorité  ne  voulaient  pas  renoncer 
à  la  Palestine.  Cependant,  la  colonisation  de  la  Palestine, 
que  le  gouvernement  turc  était  loin  d'encourager-,  ne  donna 
jusqu'à  la  guerre  que  des  résultats  peu  satisfaisants.  La 
situation  éconpmique  du  pays  était  mauvaise.  Sur  un  terri- 
toire grand  comme  la  Belgique,  ne  vivaient  en  1914  que 
700,000  habitants,  parmi  lesquels  90,000  Juifs.  Les 
43  colonies  agricoles  fondées  par  les  œuvres  israélites 
comptaient  12,000  émigrés.  Politiquement,  la  Palestine 
n'avait  pas  l'importance  qu'elle  a  maintenant.  La  sécurité 
du  canal  de  Suez  n'était  nullement  menacée;  l'Angleterre 
exerçait  sur  l'Egypte  une  incontestée  souveraineté;  elle 
n'avait  pas  encore  affirmé  de  prétentions  sur  la  Mésopo- 
tamie. Avec  la  défaite  turque,  le  réveil  du  nationalisme 
égyptien  et  les  intrigues  de  Fayçal,  la  situation  changea. 
Aussi,  quand  les  troupes  du  général  Allenby  furent  entrées 
à  Jérusalem,  l'Angleterre  prit  une  série  de  mesures  poli- 
tiques et  militaires  en  vue  d'une  occupation  durable.  A 
Versailles,  puis  à  San  Remo,  elle  obtint  le  mandat  qu'elle 
sollicitait,  et  elle  s'empressa  d'organiser  le  pays. 

25 


386  Le  Flambeau. 

A  l'administration  militaire  succéda  une  administration 
civile,  et  Sir  Herbert  Samuel  fut  nommé  Haut-Commis- 
saire. Membre  influent  de  la  Chambre  des  Communes, 
financier  mêlé  à  toutes  les  grandes  affaires,  ancien  mi- 
nistre, Sir  Herbert  est  une  des  personnalités  les  plus 
éminentes'de  la  politique  anglaise.  Juif  orthodoxe,  il  est 
sympathique  aux  aspirations  des  sionistes,  sans  être 
affilié  à  aucun  de  leurs  groupements.  Il  s'appliqua 
d'abord  à  doter  la  Palestine  de  chemins  de  fer  et  de 
routes,  à  réformer  les  impôts  (les  Turcs  avaient  conservé 
le  vétusté  système  de  l'affermage),  à  mettre  en  valeur  la 
contrée.  Pour  l'exécution  des  travaux  publics,  la  cons- 
truction de  routes  et  le  défrichement  du  sol,  les  organisa- 
tions sionistes  lui  fournirent,  de  février  1919  à  mars  1922, 
24,000  travailleurs.  Ce  sont  les  Chaluzim  ou  Pionniers, 
comme  ils  s'appellent  eux-mêmes.  De  son  côté,  le  Fonds 
National  Juif  acquit  dans  la  plaine  d'Iezréel,  aux  environs 
de  Noûris,  de  vastes  domaines  que  l'on  se  mit  à  défricher. 

Des  conflits -ne  tardèrent  pas  à  éclater  entre'les  Juifs 
et  la  population  arabe.  Les  grands  propriétaires  arabes, 
les  Effendis,  jouissaient,  sous  l'ancien  régime,  de  privi- 
lèges économiques  et  politiques.  Et  les  petits  paysans, 
les  Fellahs,  étaient  obligés  de  louer  leurs  services  à  ces 
effendis,  afin  de  satisfaire  aux  exigences  des  fermiers  de 
l'impôt.  Maintenant  l'impôt  est  fixe;  il  frappe  tout  le 
monde  et  il  est  devenu  plus  supportable.  Grâce  à  l'adminis- 
tration anglaise,  la  situation  économique  s'est  améliorée; 
aussi  les  fellahs  réclament-ils  pour  aller  travailler  sur  les 
terres  des  grands  propriétaires  un  salaire  plus  élevé.  Mais 
la  culture  des  latifonds,  pratiquée  à  l'orientale,  ne  rapporte 
rien  si  la  main-d'œuvre  est  trop  onéreuse.  Beaucoup 
d'effendis  ont  dû  vendre  leurs  biens  à  des  Juifs.  Anciens 
maîtres  du  sol,  ils  n'ont  pas  renoncé  sans  amertume  à 
leurs  privilèges  féodaux.  Quant  au  peuple,  il  n'assiste 
pas  sans  colère  à  l'invasion  des  «  étrangers  ». 

Que  faut-il  entendre  par  Foyer  national  juif?  A  cette 


Le  Mois  des  Crises.  387 

question  que  lui  posait  à  Versailles  le  représentant  des 
Etats-Unis,  M.  Lansing,  le  président  de  l'Organisation 
sioniste,  le  professeur  Weizmann,  répondit  :  «  Nous  espé- 
rons que  chaque  année  50  à  60,000  Juifs  pourront  retour- 
ner en  Palestine.  »  Et  il  ajouta:  «  La  Palestine  doit  être 
juive  comme  l'Amérique  est  américaine  et  l'Angleterre 
anglaise.  »  Ces  déclarations  ne  laissent  pas  d'inquiéter  les 
Arabes.  En  vain  le  Congrès  sioniste  de  Karlsbad  (1921) 
a-t-il  proclamé  solennellement  la  volonté  des  Juifs  de  colla- 
borer avec  les  Arabes,  dans  l'intérêt  des  deux  peuples. 
En  vain,  les  représentants  de  l'Angleterre  ont-ils  répété 
que  les  droits  des  populations  arabes  seraient  sauvegardés 
et  qu'aucune  injustice  ne  serait  commise  envers  •  elles  : 
M.  Balfour  a  même  dit,  à  Londres,  que  «  les  Arabes 
jouiraient  d'une  liberté  qu'ils  n'ont  jamais  connue  sous 
la  domination  ottomane.  »  Malgré  tant  de  protestations, 
malgré  tant  de  promesses,  les  Arabes  se  sentent  menacés. 
Et  cela  crée  une  situation  difficile. 

Il  s'en  faut  toutefois  que  la  politique  sioniste  soit,  comme 
on  l'affirme  complaisamment,  «  à  la  veille  d'une  faillite 
retentissante  »  (1).  En  dépit  des  difficultés  économiques 
ou  politiques,  des  rivalités  des  races  et  des  langues,  le 
pays  témoigne  d'une  activité  remarquable.  L'agriculture 
progresse  ;  des  usines  se  fondent  ;  de  grandes  entreprises 
sont  commencées:  on  construit  le  barrage  du  Jourdain 
qui  donnera  l'énergie  et  la  lumière  électriques  à  la  Pales- 
tine et  à  la  TransJordanie.  Une  Université  hébraïque  est 
bâtie  aux  portes  de  Jérusalem. 

L'Angleterre  a  jeté  les  bases,  en  Palestine,  d'un  Etat 
non  musulman  qui,  pendant  des  siècles,  aura  besoin  de 
sa  protection,  et  contre  lequel  elle  protégera  les  Arabes. 
On  a  condamné  trop  tôt  cette  politique  géniale.  On  oublie 
qu'en  Orient  l'Angleterre  gagne  le  plus  souvent  la  der- 
nière bataille. 

(1)  Revue  catholique  des  idées  et  des  faits,  28  juillet  1922. 


388  Le  Flambeau. 

L'Entrevue  de  Londres. 

Espérons  qu'elle  ne  gagnera  pas  la  bataille  du  mora- 
toire, et  qu'elle  se  repentira,  après  La  Haye,  d'avoir 
encouragé  les  Bolcheviks  comme  les  Français,  les  Kéma- 
listes.  Le  résultat,  c'est  que  la  victoire  est  sabotée. 

Il  est  temps  de  réagir,  écrit  très  justement  dans  YEclair  (24  juillet) 
M.  Michel  Paillarès.  Les  cabinets  de  Paris  et  de  Londres  doivent 
regarder  la  situation  en  face  et  de  concert.  Passons  l'éponge  sur  le 
passé  récent.  Refaisons  ce  que  nous  avons  fait  en  1904.  Toutes  les 
questions  se  tiennent,  elles  forment  une  chaîne  indissoluble.  Et  sur- 
tout que  dans  leurs  entretiens  les  Alliés  aient  constamment  dans 
l'esprit  que  derrière  le  Bolchevik  et  le  Kémaliste  se  cache  le  Prussien. 
Alors,  nous  aurons  enfin  cette  Entente  cordiale  qui,  seule,  peut  être 
le  pivot  de  la  paix. 

Ce  sont  paroles  à  méditer  au  moment  où  M.  Poincaré 
va  rencontrer  à  Londres  M.  Lloyd  George. 

Anagnoste. 


Le  Secret  de  William  Stanley  (1) 

VIe  Comte  de  Derby. 

L'œuvre  la  plus  haute  n'a  de 
prix  que  par  ses  rapports  avec  la 
vie.  Mieux  je  saisis  ces  rapports, 
plus  je  m'intéresse  à  l'œuvre. 

Anatole  France,  Le  Jardin  d'Epicure. 

Si  donc,  il  s'est  rencontré,  à  travers  les  âges,  d'in- 
contestables exemples  du  désir  qu'ont  éprouvé  certains 
écrivains,  et  non  parmi  les  moindres,  de  demeurer 
cachés,  on  peut  affirmer,  sans  crainte  de  heurter  les  lois 
de  la  psychologie,  que  le  mystère  shakespearien  ne 
constitue,  à  aucun  degré,  une  anomalie.  Il  n'est  rien  qui, 
a  priori,  interdise  à  un  historien  d'en  *  admettre  l'exis- 
tence. Au  reste,  si,  au  lieu  de  nous  en  tenir  à  la  littéra- 
ture, nous  explorions,  à  ce  point  de  vue,  d'autres 
domaines  de  l'activité  humaine,  par  exemple  ceux  de 
l'art,  de  la  politique  ou  même  de  la  science,  il  est  hors 
de  doute  que  les  cas  d'anonymat  ou  de  substitution  d'un 
nom  à  un  autre  se  multiplieraient  singulièrement. 

Vers  le  moment  où  l'auteur  du  théâtre  shakespearien 
commença  à  écrire,  parut  le  premier  ouvrage  de  critique 
littéraire  qu'ait  vu  éclore  l'Angleterre:  The  Arte  of 
EngUsh  Poésie,  publié  en  1589  par  l'éditeur  Richard 
Field,  et  qui  est  attribué  généralement  à  George  Putten- 
ham.  Aucun  autre  témoignage  ne  saurait  l'emporter,  en 
l'espèce,  sur  celui  de  ce  remarquable  traité,  qui  conquit 
alors  une  ample  réputation.  Voici  les  observations  fort 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  5e  année,  n°  7,  31  juillet  1922. 

26 


390  Le  Flambeau, 

curieuses  qu'il  nous  présente  sur  les  poètes  de  l'aristocra- 
tie élisabéthainë  : 

De  nos  jours...  les  poètes  sont  autant  méprisés  que  la  poésie  elle- 
même,  et  ce  nom  est  devenu  infamant,  d'honorable  qu'il  était,  et  sujet 
à  mépris  et  à  dérision;  il  est  plutôt  un.  reproche  qu'un  éloge  pour 
celui  qui  en  use,  car,  ordinairement,  quiconque  est  amateur  de  cet  art 
ou  prouve  qu'il  excelle  à  le  pratiquer,  on  l'appelle  par  dédain  un  fou 
(phantasticall)  ;  et  un  homme  qui  délire  ou  qui  est  fou  (par  réci- 
procité), on  l'appelle  un  poète... 

Maintenant,  en  ce  qui  touche  ceux  qui  font  partie  de  la  noblesse  ou 
de  la  gentry  et  paraissent  très  bien  doués  pour  la  pratique  de  maintes 
sciences  louables,  et  spécialement  de  la  poésie,  il  est  désormais 
reconnu  aujourd'hui  qu'ils  n'ont  pas  le  courage  d'écrire;  et  s'ils 
viennent  à  l'avoir,  ils  éprouvent  alors  la  plus  grande  répugnance  à 
laisser  connaître  leur  talent.  Cela  est  si  vrai  que  je  connais  maints 
notables  «  gentlemen  »,  à  la  Cour,  qui  ont  écrit  des  ouvrages  méri- 
toires et  les  ont  cependant  détruits;  ou  bien  s'ils  se  sont  résignés  à 
les  voir  publier,  ils  se  sont  abstenus  d'y  mettre  leur  nom:  comme  si 
cela  eût  été  une  honte  pour  un  «  gentleman  »  de  paraître  savant  et 
de  se  montrer  lui-même  amoureux  d'un  bel  art.  A  d'autres  époques, 
il  n'en  était  pas  ainsi,  puisque  nous  lisons  que  des  rois  et  des  princes 
ont  écrit  de  gros  volumes  et  les  ont  publiés  sous  leur  nom  royal  (1). 

Que  d'exemples,  à  l'époque  même  de  la  production 
shakespearienne,  pourraient  illustrer  ces  piquantes 
remarques,  formulées  par  le  plus  compétent  des  juges! 
Combien  d'auteurs  de  l'époque  élisabéthainë,  surtout 
parmi  les  nobles,  ont  négligé  de  publier  eux-mêmes  leurs 
œuvres,  insoucieux  de  la  gloire  littéraire,  telle  que  nous 
la  concevons.  Presque  tous  les  ouvrages  d'un  écrivain 
aristocratique  quasi  contemporain  de  Shakespeare,  Sir 
♦Philip  Sidney,  destinés  à  un  si  grand  retentissement,  ne 

(1)  Edit.  Arber,  pp.  33  et  37:  <c  So  as  I  know  very  many  notable 
Gentlemen  in  the  Court  that  hâve  written  commendably,  and  sup- 
pressed  it  agayne,  or  els  suffred  it  to  be  publisht  without  their 
owne  names  to  it:  as  if  it  were  a  discrédit  for  a  Gentleman  to  seeme 
learned  and  to  shew  him  selfe  amorous  of  any  good  Art...  »  Un  bon 
juge  a  dit  de  cet  auteur  qu'il  était  le  premier  écrivain  anglais  qui 
«  attempted  philosophical  criticism  of  Literature  or  claimed  for  the 
literary  profession  a  high  position  in  social  economy  ».  La  dédicace  de 
Richard  Field  est  adressée  à  Lord  Burghley. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  391 

virent  le  jour  qu'après  sa  mort.  Le  comte  d'Oxford, 
proclamé  par  Mères,  en  son  temps,  l'un  des  meilleurs 
auteurs  de  tragédies  et  de  comédies,  et  que  la  critique 
célèbre  aujourd'hui  comme  un  poète  lyrique  de  premier 
ordre,  n'a  rien  imprimé;  il  a  même  laissé  sombrer  presque 
toutes  ses  œuvres  (1).  Nombre  de  grands  seigneurs  du 
xvie  siècle  en  ont  fait  autant.  Edmond  Spenser,  d'autre 
part,  n'a  montré  aucun  souci  de  ses  œuvres  dramatiques. 
L'unique  poète  de  haute  valeur  qui  se  place  entre  Dunbar 
et  Spenser,  Sir  Thomas  Sackville,  plus  tard  Lord  Buck- 
hurst  et  comte  de  Dorset,  laissa  périr  les  «  sonnets  douce- 
ment assaisonnés  »  qui  l'avaient  rendu  si  célèbre. 

L'un  des  plus  remarquables  poètes  anglais  du  com- 
mencement du  xviie  siècle,  né  dix  ans  après  l'acteur 
Shakespeare,  John  Donne,  dont  Edmond  Gosse  nous  dit 
qu'il  fut,  «  dans  cet  âge  de  puissants  esprits  et  d'imagi- 
nations lumineuses,  l'intellect  le  plus  robuste  et  le  plus 
laborieusement  éduqué  »  ne  publia  aucune  de  ses  nom- 
breuses œuvres.  Ses  divers  poèmes  restèrent  en  manuscrit 
jusque  deux  ans  après  sa  mort. 

Quantité  de  recueils  poétiques  du  temps  (2),  et  dont 
plusieurs  justement  renferment  des  œuvres  de  Shakes- 
peare, sont  remplis  d'énigmes  et  de  mystères,  encore  non 
résolus  à  l'heure  actuelle.  Sans  parler  des  Sonnets,  dont 
il  y  a  près  de  quatre-vingts  interprétations,  on  peut  citer 
Willobie  his  Avisa,  A  Lover's  Complaint,  The  Phœnix 
and  the  Turtle  (3),  etc. 

(1)  N'oublions  pas  que  le  VIe  Comte  de  Derby,  qui  a  composé 
sûrement  des  pièces,  en  aurait  fait  autant,  s'il  n'est  pas  l'auteur  du 
théâtre  shakespearien. 

(2)  VEngland's  Helicon,  dont  M.  Gosse  note  «  les  délicats  mys- 
tères »  et  beaucoup  d'autres. 

(3)  Ces  énigmes  shakespeariennes  s'expliquent  de  la  manière  la 
plus  naturelle  par  les  circonstances  de  la  vie  de  William  Stanley. 
Le  Phénix  et  la  Tourterelle,  pièce  sur  laquelle  on  a  tant  écrit,  s'ap- 
plique —  je  l'ai  démontré  —  à  la  famille  Derby.  La  sœur  illégitime  de 
William  Stanley,  Ursula  Stanley,  et  son  mari,  Sir  John  Salisbury,  sont 
les  héros  de  ce  curieux  poème  allégorique. 


392  Le  Flambeau. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  rappeler  les  multiples 
énigmes,  ni  les  aspects  controversés,  ni  toutes  les  parties 
demeurées  insolubles  du  problème  shakespearien.  Il 
suffira,  pour  donner  une  idée  de  leur  importance,  totale- 
ment méconnue  par  l'école  stratfordienne,  d'attirer  l'at- 
tention sur  un  seul  ensemble  de  faits:  à  savoir  celui  qui 
a  trait  à  la  publication  des  œuvres  mêmes  du  poète. 
Croirait-on  qu'après  tant  d'études  minutieuses,  la  ques- 
tion de  l'origine  des  éditions  shakespeariennes  est  encore 
aussi  obscure  qu'au  premier  jour?  (1).  Comment  se 
firent  ces  publications;  qui  les  prépara;  quel  fut  le  rôle 
de  l'auteur;  comment  les  textes  furent-ils  choisis  et 
fournis?  Autant  de  questions  auxquelles  on  ne  nous 
répond  que  par  des  hypothèses.  Mystère  et  incertitude 
partout.  Les  procédés  varient  constamment  suivant  les 
pièces.  On  a  l'impression  très  nette  de  la  carence  de 
l'auteur  en  tout  cela.  Les  choses  se  succèdent  sans  règle 
fixe  ni  logique.  En  aucun  cas,  on  n'entrevoit  l'action 
régulière  et  voulue  du  poète.  Tout  se  passe  comme  s'il 
n'avait  pris  aucune  part  à  ces  éditions,  comme  si  elles 
s'étaient  faites  en  dehors  de  lui,  sans  son  aveu,  grâce,  le 
plus  souvent,  à  des  textes  clandestins,  dont  l'origine 
n'offrait  guère  de  garantie.  Le  nombre  des  difficultés 
qui  subsistent  dans  le  ttxtQ  shakespearien  est  immense. 
Erreurs  et  confusions  de  mots,  passages  inexplicables  ou 
altérés  abondent  à  l'infini.  On  voit,  au  fur  et  à  mesure 
des  impressions,  les  changements  et  additions  se  succéder, 
sans  qu'on  puisse  en  définir  l'origine.  En  aucun  cas, 
l'auteur  ne  révèle  son  intervention.  Il  demeure  caché  et 
insaisissable.  Aucune  explication  satisfaisante  n'a  jamais 
été  donnée  de  tant  d'anomalies. 

Il  y  a  plus  encore:  il  y  a  cette  chose  inouïe,  prodi- 

(1)  Nous  assistons,  sur  ce  point,  à  des  changements  à  vue  perpé- 
tuels. On  n'imagine  pas  le  «  puzzle  »  que  repésente  la  question  des 
Quartos  de  Shakespeare.  L'histoire  des  textes  de  Richard  III,  par 
exemple,   constitue  une  véritable  énigme.   Nous  en  reparlerons. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  393 

gieuse,  unique  en  ce  temps,  que  le  nom  de  Shakespeare 
est  employé  par  un  certain  nombre  d'éditeurs  et  d'impri- 
meurs avec  une  liberté  et  une  désinvolture  qui  con- 
fondent. Toute  une  série  de  volumes  paraissent  sous  son 
nom,  qui  répandent  parmi  ses  contemporains  des  pièces 
ou  des  poèmes  dans  la  composition  desquelles  il  n'est 
pour  rien,  ou  du  moins  dont  la  paternité  lui  a  toujours  été 
refusée  par  les  éditeurs  et  les  critiques  modernes.  On  use 
de  la  firme  William  Shakespeare  ou  W.  S.,  comme  d'une 
firme  que  personne  ne  se  soucie  de  défendre  ni  de  reven- 
diquer ouvertement.  A  coup  sûr,  le  principal  intéressé 
se  dérobe;  il  ne  paraît  en  aucun  cas  et  laisse  s'accomplir, 
sans  jamais  protester,  ces  multiples  usurpations  de  nom. 
Est-ce  que  John  Lyly,  Ben  Jonson  ou  tel  autre  drama- 
turge notoire  de  l'époque  se  sont  vu  attribuer  avec  une 
pareille  facilité  toute  une  série  d'ouvrages  auxquels  ils 
étaient  restés  totalement  étrangers?  Ce  phénomène  n'a 
pu  se  produire,  surtout  avec  une  pareille  fréquence,  pour 
aucun  autre  contemporain  de  Shakespeare.  Comment 
l'expliquer?  L'orthodoxie  stratfordienne,  méconnaissant 
cette  difficulté,  aussi  bien  que  toutes  les  autres,  ne  s'est 
nullement  préoccupée  de  l'éclaircir  ou  du  moins  elle  ne 
l'a  expliquée  que  par  des  raisons  dénuées  de  toute  valeur. 
Cette  pratique  singulière  commença  en  1594  (  1  ) ,  avec  les 

(1)  Citons,  à  ce  sujet,  la  plus  récente  édition  de  A  Life  of  William 
Shakespeare,  de  Sir  Sîdney  Lee,  édit.  de  1922,  p.  260:  «  Shakes- 
peare's  assured  réputation  is  convincingly  corroborated  by  the  value 
which  unprincipled  publishers  attached  to  his  name  and  by  the  zeal 
with  which  they  sought  to  palm  off  on  their  customers  the  produc- 
tions of  inferior  pens  as  his  work.  The  practice  began  in  1594  and 
continued  not  only  through  the  rest  of  Shakespeare's  career  but  for 
some  half-century  after  his  death.  The  crude  déception  was  not 
wholly  unsuccessful.  Six  valueless  pièces  which  publishers  put  to 
his  crédit  in  his  lifetime  found  for  a  time  unimpeded  admission  to  his 
collected  works.  »  L'explication  donnée  par  Sir  Sidney  Lee  n'en  est 
pas  une.  Pourquoi  le  privilège  de  tant  de  fausses  attributions  est-il 
réservé  à  Shakespeare?  C'est  évidemment  parce  que  les  éditeurs 
étaient  sûrs  que  le  poète  ne  pouvait  protester,  obligé  qu'il  eût  été, 
pour  le  faire,  de  dévoiler  sa  véritable  personnalité. 


394  Le  Flambeau. 

initiales,  quatre  ans  avant  que  le  nom  de  Shakespeare 
parût  en  toutes  lettres  sur  une  production  dramatique 
réputée  authentique.  Notons  que  la  tragédie  de  Locrine 
fut  publiée  en  1595  «  as  newly  set  foorth  overseene  and 
corrected  by  W.  S.  ».  De  même,  Lord  Cromwell,  en 
1602,  est  donné  comme  «  written  by  W.  S.  ».  En  1607, 
nouvel  emploi  des  mêmes  initiales  —  qui  sont  aussi  celles 
de  William. Stanley  —  dans  The  Puritaine. 

Pendant  la  même  période,  le  nom  entier  de  William 
Shakespeare  apparaît  sur  une  série  d'autres  pièces,  par 
exemple,  en  1600  :  The  first  Part  of  the...  Life  of  Sir  John 
Old-Castle,  the  good  Lord  Cobham.  As  it  hath  bene 
lately  aoted  by  the  Right  honorable  the  Earle  of  Noting- 
ham,  Lord  High  Admirait  of  England  his  Servants. 
Written  by  William  Shakespeare  (1).  N'est-ce  pas  d'une 
belle  audace?  Quel  autre  poète  s'est  vu  traiter  avec  une 
telle  désinvolture?  La  série  continue  avec  The  London 
Prodigall,  en  1605,  A  Yorkshire  Tragedy,  en  1608.  Cette 
dernière  pièce  porte  non  seulement  le  nom  de  Shakes- 
peare sur  son  titre,  mais  aussi  dans  la  «  license  »  obtenue 
pour  sa  publication.  Une  vieille  pièce  sur  le  roi  Jean  fut 
pareillement  attribuée  à  Shakespeare  dans  des  éditions 
de  1611  et  de  1622.  Par  la  suite,  ces  attributions  fraudu- 
leuses ne  firent  que  se  multiplier.  On  a  pu  leur  consacrer 
récemment  nombre  d'études  et  des  volumes  entiers,  sans 
que  personne,  je  le  répète,  ait  jamais  réussi  à  expliquer 
ce  phénomène  étrange  et  exceptionnel!  Songeons  encore 
à  l'incertitude  du  canon  shakespearien. 

Que  de  pièces  contestées  :  agréées  par  les  uns,  écartées 

(1)  Certains  érudits  prétendent  que  cette  édition,  fort  gênante,  qui 
porte  la  date  de  1600,  est  en  réalité  de  1619.  Il  y  eut  aussi,  en  1601, 
une  publication  faite  par  Weever  de  The  Mirror,  etc.,  où  l'on  cite  des 
phrases  du  second  Henri  IV  de  Shakespeare,  «  which  by  covert  impli- 
cation convict  Shakespeare  of  fathering  —  the  false  Old  castle  ». 
(Lee,  p.  245.) 


Le  Secret  de  William  Stanley.  395 

par  les  autres  (  1  )  ;  que  de  variations  à  cet  égard,  depuis 
cent  cinquante  ans!  Et  je  ne  parle  pas  ici  des  pièces  qui 
ont  été  ajoutées  aux  éditions  collectives  après  1623.  Qui 
pourrait  affirmer  que  la  pièce  intitulée  The  Noble 
Kinsmen,  quoique  écartée  des  éditions  modernes  de 
Shakespeare,  et  cependant  publiée  en  1634  sous  son  nom 
et  celui  de  Fletcher,  n'appartient  pas  au  poète?  Qui 
éclaircira  les  énigmes  de  Faire  Em  (2)  et  de  Mucédorus? 
Pourquoi  le  célèbre  The  Passionate  Pilgrim,  publié  dès 
1599  avec  la  mention:  by  W.  Shakespeare,  et  dont 
seulement  le  quart  des  pièces  peut  être  attribué  au  poète, 
a-t-il  été  mis  exclusivement  sous  son  nom  ?  Qui  pourrait 
compter  les  mentions  de  pirates,  piratical,  employées, 
depuis  un  siècle,  par  tous  ceux  qui  ont  traité  des  éditeurs 
et  des  éditions  de  Shakespeare?  Le  seul  fait  que  ces 
expressions  reviennent,  dans  tous  les  ouvrages  consacrés 
au  poète,  un  nombre  infini  de  fois,  prouve  le  désarroi  des 
critiques.  Est-ce  que,  véritablement,  le  mystère  n'appa- 
raît pas,  à  chaque  détour,  dans  le  domaine  shakespearien  ? 
Cette  impression  est  si  notoire  que  l'école  stratfordienne, 
effrayée  de  ces  incertitudes  multiples,  commence,  depuis 
peu,  à  déclarer  que  les  problèmes  bibliographiques  relatifs 
aux  œuvres  shakespeariennes  comportent  beaucoup  plus 
de  logique  et  de  clarté  qu'on  ne  lé  supposait  jusqu'ici.  A 
tout  prix  il  faut  sauver  la  situation  compromise.  Mais  la 
volte-face  est  trop  rapide  :  elle  ne  fait  que  souligner  l'inco- 
hérence de  ces  théories  occasionnelles. 

Cet  autre  fait  que  jamais  un  poème  ou  une  œuvre  quel- 
conque n'a  été  dédié  à  Shakespeare  de  son  vivant,  qu'il 
n'a  jamais  mis  une  dédicace  en  tëtQ  de  ses  pièces,  qu'il  n'a 
jamais  publié,  comme  tous  les  poètes  de  son  temps,  une 

(1)  Pericles,  Titus  Andronicus,  Henri  VIII,  Henri  VI,  Timon 
d'Athènes,  etc. 

(2)  Faire  Em  fut  joué  par  !*  Compagnie  dont  faisait  partie  Sha- 
kespeare, pendant  que  cette  troupe  avait  Lord  Strange,  frère  de 
William,  comme  patron. 


396  Le  Flambeau, 

poésie  de  circonstance,  à  l'occasion  d'un  événement  mar- 
quant, soit  pour  la  mort  d'Elisabeth,  soit  pour  celle  du 
prince  de  Galles,  Henry,  etc.  (1).  L'absence  de  dédicace 
surtout,  venant  de  l'homme  qui  a  toujours  si  âprement 
poursuivi  ses  intérêts,  jusqu'à  faire  emprisonner  son  voi- 
sin et  ami  d'enfance,  simple  caution,  pour  quelques  shil- 
lings prêtés  à  un  autre,  est  bien  faite  pour  surprendre  au 
premier  chef.  C'est  la  même  indifférence  qui  se  retrouve 
dans  l'absence  de  toute  revendication  de  ses  droits  contre 
les  contrefaçons  et  fausses  attributions  d'ouvrages,  et  par- 
ticulièrement de  toute  disposition  testamentaire  ou  autre, 
au  sujet  de  ses  œuvres  et  de  leurs  éditions.  Pour  ne  pas 
concevoir  quelque  étonnement  de  ce  silence  général  et 
obstiné,  il  faut  à  coup  sûr  méconnaître  les  suggestions  les 
plus  élémentaires  de  la  psychologie. 

* 

*    * 

Dès  lors  que,  dans  la  question  qui  nous  occupe,  un 
secret  existe  comme  tant  d'indices  nous  autorisent  à  le 
penser,  il  s'agit  maintenant  d'examiner  avec  une  extrême 
attention  s'il  peut  être  justifié  à  la  fois  par  les  œuvres 
mêmes  qui  composent  l'immortel  théâtre  et  par  les  cir- 
constances de  la  vie  de  l'homme  à  qui  nous  l'attribuons. 

Il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  répéter:  un  tel  mystère 
ne  saurait  être  résolu,  à  l'aide  de  je  ne  sais  quelles  pré- 
tendues découvertes  cryptographiques,  ainsi  que  l'affir- 
ment les  partisans  de  l'hypothèse  baconienne;  le  seul 
moyen  de  l'atteindre,  c'est  de  chercher  à  déterminer  les 
conceptions  en  quelque  sorte  primordiales  du  théâtre 
shakespearien  et  de  vérifier  ensuite  si  celles-ci  s'accordent 
avec  les  faits  les  plus  caractéristiques  de  la  vie  de  l'auteur 
auquel  nous  croyons  devoir  les  attribuer.  S'il  y  a  des 

(1)  Rappelons  que  la  mort  de  Shakespeare  ne  suscita  aucune  épi- 
taphe  ou  pièce  de  circonstance,  alors  que  celle  de  Ben  Jonson,  par 
exemple,  nous  en  a  valu  tout  près  de  quarante. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  397 

chances  de  découvrir  ce  secret,  c'est  dans  les  œuvres 
elles-mêmes  qu'on  doit  le  trouver. 

Quelle  est  donc  la  tendance  essentielle  qui  se  dégage 
du  vaste  ensemble  que  constitue  ce  théâtre  si  riche  et  si 
varié?  Aucun  doute  ne  saurait  subsister  à  ce  sujet:  cette 
tendance  existe,  et  si,  sauf  exception,  la  récente  érudition 
shakespearienne  ne  l'a  pas  précisée  comme  il  l'aurait 
fallu,  c'est  que  l'idée  absurde  d'un  poète  écrivant  ses 
pièces  au  hasard,  sans  plan  préalable,  sans  ambition  supé- 
rieure, sans  convictions  ardentes,  sans  enthousiasme 
intérieur,  c'est-à-dire  uniquement  pour  gagner  le  plus 
d'argent  possible,  a  prévalu  depuis  quelque  trente  ans. 
Comment  ne  pas  voir  qu'une  préoccupation  dominante  se 
retrouve  dans  le  plus  grand  nombre  des  trente-sept  pièces 
shakespeariennes,  que  la  plupart  de  celles-ci  se  ramènent 
à  une  pensée  continue  et  témoignent  d'un  but  unique, 
à  savoir  la  poursuite  certaine  d'un  ample  et  gran- 
diose dessein  politique?  Oui,  c'est  vers  cette  conclu- 
sion, peut-être  surprenante  pour  qui  ne  songe  qu'à  l'ac- 
teur, mais  d'une  clarté  merveilleuse  pour  qui  prétend 
atteindre,  à  travers  tous  ces  drames,  ce  qu'ils  recèlent 
de  philosophie  constante  et  profonde,  qu'il  importe  de 
regarder  aujourd'hui. 

Ne  voyons-nous  pas  se  dresser,  au  premier  plan,  les 
dix  drames  historiques  dont  l'histoire  d'Angleterre  a 
fourni  la  substance  au  poète?  Voilà  plus  de  cent  ans 
qu'on  en  a  proclamé  la  puissance  insigne  et  l'unité  parfaite, 
en  même  temps  que  le  caractère  national.  Dès  l'aube  du 
xixe  siècle,  un  célèbre  critique  en  a  apprécié  en  ces 
termes  la  valeur  sans  seconde  dans  toute  l'histoire  des 
littératures.  Citons  ce  témoignage  déjà  ancien,  mais  qui 
est  resté  toujours  juste  et  pénétrant  (  1  )  : 

Les  drames  tirés  de  l'histoire  d'Angleterre  sont  au  nombre  de  dix 
et  forment  par  leur  réunion  un  des  ouvrages  de  Shakespeare  qui  a 

(1)  A.  W.  Schlegel,  Cours  de  littérature  dramatique,  édit.  franc, 
de  1814,  t.  III,  pp.  93-94. 


398  Le  Flambeau. 

le  plus  de  véritable  mérite,  et  qui  a  été  composé,  du  moins  en  partie 
dans  la  plus  parfaite  maturité  de  son  talent.  Ce  n'est  pas  sans  y 
penser  que  je  dis  un  ouvrage,  car  il  est  clair  que  le  poète  en  a  coor- 
donné toutes  les  parties,  de  manière  à  former  un  grand  ensemble. 
C'est  une  magnifique  épopée  dramatique  dont  les  pièces  isolées  font 
les  différents  chants.  Les  traits  principaux  des  événements  sont  ren- 
dus avec  tant  de  justesse,  leurs  causes  apparentes  et  leurs  mobiles 
secrets  sont  saisis  avec  tant  de  pénétration  que  nous  pouvons  y 
étudier  l'Histoire,  pour  ainsi  dire,  d'après  nature,  sans  craindre  que 
des  images  aussi  animées  s'effacent  jamais  de  notre  esprit.  Mais  cette 
suite  de  tragédies  est  faite  pour  donner  une  leçon  encore  plus  élevée 
et  plus  étendue;  elle  offre  des  exemples  applicables  à  tous  les  temps 
de  la  marche  des  affaires  politiques,  et  ce  miroir  des  Rois  devrait 
être  le  manuel  des  jeunes  Princes.  Ils  y  apprendraient  combien  leur 
vocation  est  noble  et  combien  leur  position  est  difficile;  ils  y  ver- 
raient les  dangers  de  l'usurpation,  la  chute  inévitable  de  la  tyrannie 
qui  mine  ses  propres  fondements  en  cherchant  à  les  raffermir;  ils  y 
contempleraient  enfin  les  suites  funestes  qu'ont  souvent,  pour  les 
peuples  et  les  siècles  entiers,  les  crimes,  les  fautes  et  même  les  fai- 
blesses du  chef  de  l'Etat. 

Huit  de  ses  pièces,  depuis  Richard  II  jusqu'à  Richard  III  se  suivent 
immédiatement  et  sans  interruption;  elles  comprennent  ainsi  une 
période  de  près  de  cent  ans,  et  qui  est  une  des  plus  actives  de  l'his- 
toire d'Angleterre.  Les  événements  qui  y  sont  dépeints  ne  se  suc- 
cèdent pas  seulement,  mais  ils  s'enchaînent  nécessairement  les  uns 
les  autres,  car  ce  n'est  que  lorsque  Henri  VII  monta  sur  le  trône 
qu'on  vit  finir  ce  cercle  de  révoltes,  de  divisions,  de  guerres  civiles  et 
étrangères  qui  avaient  commencé  avec  la  déposition  de  Richard  II. 
Pour  faire  la  liaison  qui  existe  entre  ces  huit  pièces  et  leur  commune 
direction,  je  vais  retracer  en  peu  de  mots  les  faits  historiques  sur 
lesquels  elles  se  fondent. 

...Telle  est  la  connexion  évidente  de  ces  huit  drames.  Ils  n'ont 
cependant  pas  été  composés  dans  l'ordre  chronologique,  car  Shakes- 
peare, selon  toute  apparence,  avait  commencé  par  les  quatre 
derniers... 

Plus  tard,  Gervinus,  à  son  tour,  donne  comme  conclu- 
sion à  un  morceau  non  moins  enthousiaste  sur  les  pièces 
anglaises  la  remarque  capitale  que  voici:  «  Cette  com- 
mune signification  politique  et  patriotique  des  drames  en 
question  est  beaucoup  plus  grande  que  leur  valeur  histo- 


Le  Secret  de  William  Stanley.  399 

rique  en  elle-même  (1).  »  Combien  il  serait  utile  de 
pouvoir  citer  ici  les  jugements  non  moins  perspicaces 
d'un  François-Victor  Hugo  ou  d'un  Emile  Montégut.  J'y 
renvoie  tout  spécialement:  on  les  trouvera  en  tète  des 
pièces  historiques  de  leurs  belles  traductions  de  Shakes- 
peare (2).  Nous  parlerons  plus  loin  d'une  autre  étude, 
due  à  un  Anglais,  sans  doute  la  plus  probante  de  tous. 
On  a  pu  appeler  Shakespeare  «  le  poète  des  hommes 
d'Etat  et  le  Tacite  du  drame  »,  dire  de  ses  pièces  em- 
pruntées à  l'histoire  d'Angleterre  qu'elles  sont  «  fibres  of 
England's  life  »,  comparer  «  la  série  prodigieuse  qui  va 
du  règne  de  Richard  II  à  celui  de  Henri  VIII  à  une 
immense  fresque,  animée,  vivante,  qui  contient  les  plus 
grands  éléments  que  le  théâtre  puisse  prendre  à  l'his- 
toire. »  (Silva  Vildôsola.)  Ce  n'est  que  de  nos  jours, 
je  le  répète,  qu'on  a  commencé  à  méconnaître  l'étonnante 
portée  politique  du  théâtre  shakespearien.  Mieux  on  a 
connu  la  plate  existence  de  l'acteur,  que  le  gain  seul 
inspire,  et  plus  les  critiques,  inconsciemment  ou  non,  se 
sont  efforcés  de  diminuer  le  contraste  qui  existe  entre  la 
puissante  signification  de  ce  théâtre  et  la  personnalité 
médiocre  de  celui  qui  est  censé  l'avoir  composé.  En  effet, 
quels  rapports  concevoir  entre  ce  formidable  ensemble  et 
l'acteur  tel  que  nous  le  font  connaître  ses  plus  récentes 
biographies? 

Rappelons  simplement  les  titres  des  dix  drames 
tirés  de  l'histoire  nationale,  dans  l'ordre  chronologique 
de  leurs  sujets,  en  ajoutant  pour  chacun  d'eux  la  date 
approximative  de  sa  composition  (3)  :  Le  Roi  Jean  (1593 
ou   1594),   Richard  II   (1593  ou  peut-être   1594),   les 

(1)  Edition  anglaise:  Shakespeare  Commentaries,  1875,  pp.  248- 
258.  Il  cite,  p.  251,  un  curieux  texte  emprunté  à  Thomas  Heywood 
(1612). 

(2)  Trad.  Montégut,  tomes  IV  à  VI   (Hachette). 

(3)  On  sait  combien  ces  dates  sont  conjecturales,  pour  la  plupart. 
Elles  varient  suivant  les  auteurs. 


400  Le  Flambeau. 

deux  Henri  IV  (1597-1598),  Henri  V  (1599),  les  trois 
parties  de  Henri  VI  (1590-1592),  Richard  III  (1593)  et 
Henri  VIII  (1612?). 

Mais  qui  ne  sait  qu'à  côté  de  cette  magnifique  u  épo- 
pée »  nationale,  dont  l'équivalent  ne  se  retrouve  dans 
aucune  littérature  moderne,  un  autre  ensemble  apparaît 
que  la  politique  pénètre  et  inspire  d'un  bout  à  l'autre? 
D'abord  les  trois  tragédies  relatives  à  la  vieille  Bretagne 
et  à  la  vieille  Ecosse  :  Cymbeline,  le  Roi  Lear  et  Macbeth; 
les  trois  tragédies  romaines:  Coriolan,  Jules  César, 
Antoine  et  Cléopâtre,  auxquelles  on  peut  joindre  Titus 
Andronicus,  les  tragédies  italiennes  Othello  et  Roméo 
et  Juliette,  où  le  gouvernement  vénitien  et  les  factions 
politiques  d'une  ville  de  la  péninsule  se  trouvent  si  forte- 
ment évoqués.  À  ces  dix-neuf  pièces,  il  est  à  propos  de 
joindre  encore  La  Tempête,  ou  les  plus  graves  problèmes 
politiques  sont  agités,  et  Peines  d'Amour  perdues,  esquisse 
charmante,  où  la  vie  de  la  cour  de  Navarre  et  les  intérêts 
de  son  gouvernement  tiennent  une  si  large  place.  Une 
autre  pièce,  qui  porte  au  plus  haut  point  l'empreinte  de 
préoccupations  politiques,  c'est  assurément  Mesure  pour 
Mesure,  dont,  à  cet  égard,  l'importance  ne  saurait  être 
exagérée.  Cela  représente  donc  un  total  de  vingt-deux 
pièces  qui  constituent  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  groupe 
historico-politique  de  notre  théâtre.  Il  serait  aisé  d'y 
ajouter  encore,  pour  une  certaine  part,  des  comédies  qui 
décrivent  avec  une  complaisance  visible  la  vie  de  cour, 
les  passions  et  les  intrigues  qu'elle  comporte,  telles  que 
Comme  il  vous  plaira,  Tout  est  bien  qui  finit  bien, 
le  Conte  d'Hiver  et  Beaucoup  de  bruit  pour  rien  (1). 
Nous  ne  parlons  pas  du  Songe  d'une  nuit  d'été  qui 

(1)  Le  Marchand  de  Venise  n'offre-t-il  pas  également  la  peinture 
fort  exacte  d'un  milieu  aristocratique  vénitien,  de  la  condition  des 
juifs,  de  la  vie  juridique  de  Venise;  les  Deux  Gentilshommes  de 
Vérone,  de  l'éducation  et  de  l'existence  des  jeunes  nobles  contem- 
porains, etc.? 


Le  Secret  de  William  Stanley.  401 

reflète  cependant,  au  premier  chef,  des  événements  de  la 
vie  de  cour  et  propres  à  un  milieu  aristocratique  anglais. 
On  arrive  ainsi  à  dépasser,  d'une  manière  très  sensible, 
la  proportion  des  deux  tiers  pour  l'ensemble  des  œuvres 
shakespeariennes.  Il  n'y  a  dans  aucune  littérature  un 
théâtre  où  la  politique  tienne  autant  de  place  que  dans 
celui  de  Shakespeare.  Une  telle  constatation  implique 
d'amples  conséquences. 

* 

*    * 

Quelle  a  été,  au  point  de  vue  politique,  la  situation  de 
William  Stanley,  VIe  comte  de  Derby  et  de  sa  famille, 
pendant  l'époque  élisabéthaine  ?  Sans  conteste,  de  pre- 
mier plan,  puisqu'elle  a  été  dominée  par  un  fait  dont  la 
signification  fut  considérable  dans  l'histoire  du  règne:  à 
savoir  les  droits  éventuels  des  Derby  à  la  couronne  d'An- 
gleterre, en  d'autres  termes  à  la  succession  d'Elisabeth. 
Ces  droits  dérivaient  en  première  ligne  de  leurs  liens  de 
parenté  avec  les  Tudors.  Le  père  de  William  Stanley, 
Henry,  IVe  comte  de  Derby,  avait  épousé,  en  1555, 
Marguerite,  fille  aînée  de  Henri  Clifford,  IIe  comte 
de  Cumberland,  dont  la  mère,  Eléonore,  était  issue 
elle-même  du  mariage  de  Charles  Brandon,  duc  de 
Suffolk,  avec  la  fille  de  Henri  VII,  Marie  d'Angleterre, 
veuve  de  Louis  XII,  qui  fut  reine  de  France  durant 
quelques  mois.  Ferdinando  et  William  Stanley  descen- 
daient donc  directement,  par  leur  mère,  d'une  sœur 
puînée  de  Henri  VIII,  père  de  la  reine  Elisabeth.  Toute 
la  vie  et  l'activité  des  deux  frères  furent,  en  quelque 
sorte,  commandées  par  cette  perspective  du  trône  d'An- 
gleterre. Telle  est  l'idée  qu'il  ne  faut  en  aucun  cas  perdre 
de  vue,  quand  on  s'occupe  de  l'histoire  de  cette  famille, 
entre  1580  et  1604,  ou  environ.  Sa  situation  apparaît, 
pour  cette  raison,  comme  infiniment  délicate  et,  par 
moment,  dangereuse.  Les  représentants  des  familles  qui 
étaient  susceptibles  de  fournir  un  successeur  à  Elisabeth 


402  Le  Flambeau. 

se  trouvèrent  en  péril,  à  diverses  reprises.  Une  parole 
imprudente,  un  geste  intempestif,  et,  à  plus  forte  raison, 
des  manœuvres  suspectes  ou  un  prétendu  complot  auquel 
on  les  aurait  mêlés,  fût-ce  à  tort,  étaient  susceptibles 
d'amasser  sur  leurs  têtes  les  plus  graves  périls.  L'exemple 
du  comte  de  Hertford  suffirait  à  le  prouver,  parmi  bien 
d'autres  faits  non  moins  probants.  On  sait  que  ce  per- 
sonnage fut,  une  première  fois,  détenu  sept  ans  à  la  Tour, 
de  1561  à  1568,  pour  avoir  épousé  secrètement  Catherine 
Grey,  elle  aussi  héritière  éventuelle  du  trône,  et  une 
seconde  fois,  en  1595-1596,  pour  avoir  laissé  paraître 
quelque  velléité  de  faire  légitimer  les  enfants  nés  de  cette 
union,  non  reconnue  par  la  reine;  et  cela,  bien  qu'il  eût 
alors,  pour  le  défendre  auprès  d'Elisabeth,  sa  seconde 
femme,  Frances  Howard,  tendrement  aimée  de  la  souve- 
raine, dont  elle  avait  été  la  fille  d'honneur  favorite.  Un 
simple  soupçon  avait  suffi  pour  lui  enlever  en  un  instant 
la  bienveillance  d'Elisabeth  et  compromettre  pour  long- 
temps sa  liberté,  sinon  sa  vie  elle-même. 

De  très  bonne  heure,  le  IVe  comte  Henry  (1)  eut  à 
compter  avec  les  susceptibilités  de  la  reine.  L'histoire 
de  son  attitude  et  de  celle  de  sa  femme  n'est  pas  encore 
faite,  mais  on  peut  deviner,  par  toute  une  série  d'indices 
très  clairs,  qu'ils  furent  l'un  et  l'autre  obligés  de  sur- 

(1)  Nous  renvoyons  au  tome  Ier  de  Sous  le  Masque,  chapitres  II  et 
IV,  pour  l'histoire  politique  de  la  famille  des  Derby.  On  sait  que 
l'avènement  du  premier  Tudor  fut  dû,  pour  une  large  part,  à  l'in- 
tervention de  Thomas,  Lord  Stanley,  beau-père,  par  sa  femme,  du 
comte  de  Richmond,  qui  fut  couronné  sous  le  nom  d'Henri  VII.  Ce 
Lord  Stanley,  ancêtre  direct  de  notre  William,  devint  comte  de  Derby, 
en  récompense  de  ce  rôle  décisif.  Son  frère,  mêlé  plus  tard,  à  tort  ou 
à  raison,  à  un  complot  politique,  fut  décapité  sur  l'ordre  de  Henri  VII. 
Ce  fait  pourrait  sans  doute  expliquer  pourquoi  le  descendant  de 
Thomas  n'a  consacré  aucune  pièce  à  ce  souverain,  qui  devait  sa 
couronne  à  la  famille  des  Stanley  et  se  montra  ensuite  si  dur  à  l'égard 
d'un  de  ses  plus  notoires  représentants,  dont  le  concours  lui  avait 
été  également  fort  utile. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  403 

veiller  de  très  près  leurs  démarches  comme  aussi  leurs 
pensées.  Déjà,  le  IIIe  comte,  Edward,  avait  inspiré  des 
soupçons  à  sa  souveraine.  H  passait,  en  effet,  pour  être 
catholique,  comme  la  grande  majorité  de  ses  compatriotes, 
les  habitants  du  Lancastre,  et  pour  favoriser  la  cause  de 
Marie  Stuart.  Ses  fils  Edward  et  Thomas  furent  même 
incarcérés,  comme  ayant  participé  à  un  complot  ourdi 
pour  la  délivrance  de  la  reine  d'Ecosse.  On  les  considé- 
rait comme  faisant  profession  ouverte  de  catholicisme  et 
comme  mêlés  à  tous  les  mouvements  religieux  du  Lan- 
cashire. 

La  situation  devint  plus  délicate  encore,  du  fait  des 
droits  à  la  succession  royale  que  sa  naissance  conférait 
à  Marguerite  Clifford,  femme  du  IVe  comte,  Henry, 
en  lui  donnant  l'espoir  de  ceindre  la  couronne  d'Angle- 
terre. Ce  dernier  affirmait  pareillement  ses  droits,  dès 
1570,  du  chef  de  sa  femme,  dont  il  était  séparé,  quoiqu'il 
en  eût  des  enfants.  Il  passait  pour  un  protestant  assez 
ardent,  encore  que  certains  documents  le  représentent 
comme  gardant  plutôt  une  position  neutre  entre  les  deux 
confessions.  Marguerite  Clifford  subit  une  assez  longue 
détention  vers  le  mois  de  mars  1579.  En  août  de  la  même 
année,  Lady  Derby  commit  encore  plusieurs  imprudences 
dont  les  envoyés  espagnols  du  temps  nous  ont  conservé 
le  souvenir,  au  cours  de  leurs  rapports.  Elle  fut  arrêtée 
pour  avoir  proclamé  devant  témoins,  «  qu'elle  et  son  mari 
étaient  prétendants  au  trône  ».  Une  enquête  révéla  qu'elle 
avait  eu  recours  à  la  sorcellerie,  en  s'adressant  à  l'une 
des  nombreuses  magiciennes  d'alors  pour  savoir  si  la  reine 
vivrait  longtemps  encore.  Son  intention  était,  sans  nul 
doute,  de  régler  sa  conduite  en  conséquence.  A  la  suite 
de  cette  découverte,  Lady  Derby  ne  fut  pas  envoyée  sur 
le  champ  à  la  Tour,  bien  que  des  ordres  eussent  été 
donnés  à  cet  effet;  mais  un  grand  nombre  d'hommes  et 
de  femmes  furent  arrêtés  pour  crime  de  sorcellerie.  Un 
domestique  dans  lequel  la  comtesse  avait  mis  sa  plus 


404  Le  Flambeau. 

ferme  confiance  n'hésita  pas  à  l'accuser  nettement.  Il 
résulta  sûrement  de  ces  événements,  qui  concordent  avec 
la  venue  en  Angleterrre  du  duc  d'Alençon  et  les  projets 
de  mariage  d'Elisabeth,  une  sérieuse  tension  entre  la 
reine  et  les  Derby.  Mais  le  comte  finit  par  effacer  ces 
impressions  fâcheuses.  On  sait  qu'il  fut  désigné,  au  com- 
mencement de  1585,  pour  porter  l'ordre  de  la  Jarretière 
à  Henri  III,  à  Paris,  où  il  descendit  à  l'hôtel  de  Longue- 
ville,  ce  qui  expliqué  assez  naturellement  qu'un  seigneur 
de  Longue  ville  paraisse,  aux  côtés  d'Henri  IV,  dans 
Peii.es  d'Amour  perdues,  première  pièce  écrite  par 
William.  Il  demeura  toutefois  quelque  peu  suspect;  car, 
à  son  retour,  promu  Lord  Chambellan  d'Angleterre,  il  vit 
sa  nomination  annulée,  après  un  entretien  de  la  reine  avec 
Leicester.  Peu  après,  en  août  1586,  son  fils  aîné  Ferdi- 
nando  fut,  un  moment,  compromis  dans  le  complot  de 
Babington. 

Cependant,  quelques  années  plus  tard,  vers  1590, 
l'action  des  catholiques  anglais  apparut,  semble-t-il,  plus 
ardente  encore  et  plus  décidée  à  l'égard  d'Elisabeth.  La 
reine  avançait  en  âge,  et  il  devenait  de  plus  en  plus  néces- 
saire, à  leurs  yeux,  de  prévoir  les  graves  éventualités  de 
sa  succession.  Les  plus  gros  problèmes  politiques  se 
posaient:  fallait-il  profiter  de  la  vieillesse  de  la  souve- 
raine et  des  animosités  que  son  long  règne  avait  amassées 
pour  précipiter  sa  fin  ou  sa  déchéance?  Convenait-il 
simplement  de  préparer  les  événements,  en  faisant  tout 
pour  assurer  sa  succession  à  un  personnage  dont  les 
attaches  ou  les  sympathies  catholiques  suffiraient  à 
garantir  la  liberté  des  fidèles,  sinon  la  révolution  religieuse 
tant  souhaitée? 

Ce  problème  de  la  succession  d'Elisabeth  qui,  depuis 
un  certain  nombre  d'années  déjà,  avait  suscité  tant  d'in- 
trigues et  de  tractations,  dominait  dès  lors  toute  la  poli- 
tique intérieure  et  extérieure  du  royaume.  L'histoire 
détaillée  n'en  est  pas  encore  établie,  comme  il  le  faudrait, 


Le  Secret  de  William  Stanley.  405 

mais  il  est  évident  que  son  importance  ne  saurait  être  exa- 
gérée. Les  Derby  y  furent  associés  de  très  près.  Nous 
n'avons  pas  à  tracer  ici  le  tableau,  assez  compliqué,  des 
compétitions  passionnées  auxquelles  donna  lieu  alors 
l'héritage  entrevu  du  trône  anglais,  voulant  borner  cet 
exposé  au  rôle  de  la  grande  famille  qui  nous  intéresse. 
Un  échange  continu  de  vues  et  de  projets  politiques 
se  poursuivait,  d'une  part,  entre  les  catholiques  anglais 
de  l'intérieur,  et,  de  l'autre,  leurs  coreligionnaires 
exilés,  le  gouvernement  espagnol,  le  Saint-Siège  et  spé- 
cialement l'ordre  des  Jésuites,  dont  l'action  fut  si  grande 
dans  toutes  ces  affaires.  Une  autre  question,  voisine  de 
la  précédente,  qui  offrit  alors  une  signification  considé- 
rable, fut  celle  de  la  légitimité  des  droits  d'Elisabeth,  qui 
souleva,  dans  tous  les  milieux  où  l'on  s'occupait  de  ces 
dangereux  problèmes,  des  controverses  ardentes.  Les 
partis  hostiles  à  Elisabeth  s'y  intéressèrent  de  près.  Il 
s'agissait,  en  outre,  de  savoir  si  les  bulles  de  déposition 
portées  contre  la  fille  d'Henri  VIII  par  la  papauté  ne 
déliaient  pas,  ipso  facto,  les  sujets  de  tous  leurs  devoirs 
d'obéissance.  Dans  le  cas  de  l'affirmative,  la  déchéance 
de  la  souveraine  se  fût  trouvée  acquise  de  droit  :  il  deve- 
nait, dès  lors,  tout  à  fait  légitime  d'user  de  violence  pour 
la  réaliser.  On  sait  que  les  complots  et  les  projets  de  dépo- 
sition ou  même  d'assassinat  —  par  empoisonnement  ou 
autrement  — ,  machinés  dans  divers  buts,  se  succédèrent 
avec  une  singulière  fréquence  durant  la  dernière  partie  du 
règne  (  1  ) . 

Deux  grandes  questions  restent  donc  à  l'horizon  poli- 
tique de  l'Angleterre  pendant  la  période  qui  nous  occupe: 
la  question  de  la  légitimité  des  droits  d'Elisabeth  au  trône 
et  celle  du  choix  de  son  successeur,  puisqu'elle  ne  laissait 
aucune  postérité.  D'autre  part,   deux  solutions  étaient 

(1)  Un  seul  exemple:  complot  fomenté  par  des  Espagnols  pour 
empoisonner  la  reine,   1594.  Hatfield,  t.  V,  p.  54. 

27 


406  Le  Flambeau. 

envisagées  par  ceux  que  préoccupaient  le  retour  du  catho- 
licisme et  la  défense  de  la  liberté  religieuse,  ou  qui  aspi- 
raient à  un  changement  de  gouvernement  et  à  la  suppres- 
sion du  despotisme  de  la  fille  d'Henri  VIII  :  la  déposition, 
et,  dans  le  cas  où  cette  ultime  résolution  s'imposerait  aux 
factions:  le  meurtre  de  la  reine.  Ce  sont  là  des  circon- 
stances capitales  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue. 

Vers  1591,  les  catholiques  anglais  et  spécialement  le 
célèbre  cardinal  Allen,  originaire  du  Lancastre,  Parsons, 
le  jésuite,  qui,  en  1579,  avait  porté  en  Angleterre  le  bref 
promulgué  par  Grégoire  XIV  contre  Elisabeth,  plusieurs 
autres  membres  de  son  ordre  et  des  chefs  influents  du 
parti  se  prononcèrent  pour  le  choix  de  Ferdinando 
Stanley,  Lord  Strange,  fils  aîné  et  héritier  présomptif  du 
IVe  comte  de  Derby,  en  qualité  de  successeur  d'Elisabeth, 
contre  tous  les  autres  compétiteurs.  Ils  avaient  cru  devoir 
écarter  son  père  (1),  le  jugeant  beaucoup  trop  inféodé 
au  protestantisme  et  d'une  intelligence  médiocre.  Ferdi- 
nando, au  contraire,  faisait  figure  de  lettré;  son  esprit 
cultivé,  le  charme  de  son  caractère  le  rendaient  populaire 
dans  les  milieux  d'écrivains.  Il  est  probable  que  ses 
sympathies  à  l'égard  du  catholicisme  leur  avaient  paru 
suffisantes.  N'appartenait-il  pas,  en  outre,  à  la  famille  la 
plus  en  vue  du  comté  de  Lancastre,  où  les  catholiques 
étaient  si  nombreux  et  si  agissants?  Il  paraissait  donc 
légitime  de  faire  reposer  sur  lui  les  plus  larges  espérances. 
Notons  que  le  chef  militaire  des  exilés  anglais  qui  com- 
battaient pour  la  cause  catholique,  était  un  cousin  de 
Ferdinando,  William  Stanley  (1548-1630),  qui  portait 
les  mêmes  noms  que  son  frère  cadet.  Mêlé  à  toutes  les 
négociations  et  campagnes  du  temps,  il  remplit  un  rôle 
souvent  prépondérant  dans  les  entreprises  dirigées  contre 
la  reine  et  son  gouvernement. 

(1)  Nous  avons  dit  qu'il  vivait  séparé  de  sa  femme,  dont  l'origine 
royale  motivait  les  droits  des  Derby  à  la  couronne  d'Angleterre. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  407 

Les  tractations  relatives  à  Ferdinando  se  prolon- 
gèrent un  certain  temps.  Dans  le  courant  de  1593,  lorsque 
Lord  Strange  n'était  pas  encore  devenu  Ve  comte  de 
Derby,  par  la  mort  de  son  père  (1),  il  y  eut  de  nouvelles 
et  décisives  tentatives  pour  le  décider  à  favoriser  les 
projets  des  conjurés.  De  vastes  intrigues  se  nouèrent  à 
travers  l'Europe,  activement  menées  par  le  gouvernement 
espagnol  et  par  le  cousin  des  Derby,  William  Stanley. 
Une  descente  en  Angleterre,  exécutée  par  les  conspira- 
teurs, avec  l'appui  de  Philippe  II,  devait  donner  le  signal 
de  la  révolte.  La  conviction  des  conjurés  était  que  Ferdi- 
nando, devenu  roi  d'Angleterre,  rétablirait  aussitôt  le 
catholicisme.  L'agent  principal  du  complot  fut,  dès  le 
début,  Richard  Hesketh,  originaire  du  Lancastre  et  com- 
patriote des  Derby.  Il  dirigea  les  menées  secrètes,  de 
concert  avec  le  P.  Holt  et  Worthington.  Tous  leurs  efforts 
échouèrent  auprès  de  Ferdinando,  qui  ne  se  décida  pas 
à  tenter  la  grande  aventure.  Cette  histoire  demeure,  au 
reste,  encore  entourée  d'un  grand  mystère.  Il  fallait  avant 
tout  rendre  possible  la  déposition  de  la  reine.  Les  con- 
jurés affirmaient,  dans  ce  but,  que  Lord  Strange  et  les 
autres  sujets  de  Sa  Majesté  pouvaient,  sans  le  moindre 
scrupule,  se  considérer  comme  déliés  de  leur  obéissance 
naturelle  à  l'égard  de  la  souveraine.  Grâce  à  la  diffusion 
de  cette  croyance,  ils  espéraient  pouvoir  exciter  une 
révolte  et  persuader  Ferdinando  de  prendre  «  le  diadème 
et  la  couronne  »,  et,  par  conséquent,  de  provoquer  la 
chute  d'Elisabeth.  Mais,  à  la  suite  de  certains  entre- 
tiens, le  dessein  d'Hesketh  avorta  définitivement.  Ferdi- 
nando, devenu,  sur  ces  entrefaites,  Ve  comte  de  Derby, 
le  dénonça  au  gouvernement  royal.  Le  chef  du  complot, 
livré  à  la  justice,  périt  de  la  mort  des  traîtres,  à 
St.  Albans,  le  29  novembre  1593.  Ses  interrogatoires, 

(1)  Celui-ci  mourut  le  25  septembre  1593.  Les  documents  prouvent 
qu'il  y  eut,  à  certains  moments,  beaucoup  d'incertitude  sur  sa  véri- 
table religion. 


408  Le  Flambeau. 

confessions  et  aveux  et  ceux  de  ses  compagnons  (Hat- 
field,  t.  V)  offrent  un  singulier  intérêt  en  ce  qui  touche 
cet  épisode  si  caractéristique,  dont  la  déposition  d'Elisa- 
beth et  le  couronnement  du  comte  de  Derby  devaient 
constituer  le  dénouement.  Il  est  hors  de  doute  que  Ferdi- 
nando  se  trouva  en  butte,  au  cours  de  l'instruction,  à  de 
périlleux  soupçons,  de  la  part  du  gouvernement  de  la 
reine. 

Le  retentissement  de  ces  faits  fut  considérable  en  Angle- 
terre, comme  à  l'étranger.  Quelques  mois  plus  tard,  Fer- 
dinando  mourut  dans  les  circonstances  les  plus  étranges 
(avril  1594).  Il  avait  été  moins  de  sept  mois  comte  de 
Derby.  On  supposa  que  les  catholiques  s'étaient  vengés 
sur  lui  de  l'hostilité  qu'il  avait  témoignée  à  l'égard  de 
leurs  plans,  aussi  bien  que  des  révélations  transmises  en 
haut  lieu.  De  nombreux  témoignages  nous  sont  parvenus 
touchant  cet  événement.  Les  uns  affirmèrent  que  le  comte 
avait  succombé  au  poison  —  l'état  bizarre  de  son  corps, 
avant  et  après  son  décès,  semblait  le  prouver,  —  les 
autres  que  sa  mort  devait  être  attribuée  à  des  manœuvres 
d'envoûtement  ou  de  sorcellerie.  Bref,  sa  disparition  fut 
expliquée  par  une  vengeance  occulte  qu'on  attribua  en 
général  aux  menées  du  parti  catholique.  Il  eut  pour  suc- 
cesseur son  frère  cadet,  lequel  devint  le  VIe  comte. 

Paimi  les  rumeurs  qui  circulèrent  alors,  c'est-à-dire 
à  la  fin  de  1594  et  au  commencement  de  1595,  i!  en  est 
une  qui  doit  retenir  notre  attention  :  c'est  celle  que  relate 
Nicolas  Williamson  dans  une  lettre  à  l'Attorney  général 
(Coke),  le  21  juin  1595  (Hatfield,  V,  253).  Selon  cette 
rumeur,  William  Stanley  aurait  empoisonné  son  frère 
aîné.   La  comtesse  de  Shrewsbury  (1)    qui   a  entendu 

(1)  Tante  d'ArabelIa  Stuart,  autre  prétendante  à  la  succession  d'Eli- 
sabeth, elle  était  donc  mêlée  de  près  à  toutes  ces  questions.  La  lettre 
de  Williamson,  du  21  juin  1595,  est  très  importante  pour  l'étude  de 
cette  histoire.  —  Chose  étrange,  Lord  Burghley  lui-même  fut  accusé 
d'avoir  fait  périr  Ferdinando,  afin  de  pouvoir  marier  sa  petite-fille  à 
William,  devenu  Lord,  et  candidat  éventuel  à  la  couronne  d'Angleterre. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  409 

formuler  cette  accusation  et  qui  la  rapporte,  prend  bien 
soin  de  spécifier  qu'elle  n'y  adhère  pas;  mais  elle  croit, 
par  contre,  à  la  réalité  des  propos  inconsidérés  (foolish) 
tenus  par  le  nouveau  comte  de  Derby.  Celui-ci  aurait  dit 
à  Sir  Francis  Hastings,  fils  du  comte  de  Huntingdon,  que 
son  frère  Ferdinando  et  lui  seraient  amenés  à  lutter  un 
jour  l'un  contre  l'autre  pour  la  couronne  d'Angleterre (1  )  ; 
mais  elle  pensait  que  «  l'étalage  de  son  ambition,  sa  passion 
altière,  sa  recherche  de  la  popularité  et  son  opposition 
contre  le  comte  d'Essex  feraient  sûrement  sa  perte.  Lady 
Shrewsbury  s'étonnait  que  l'on  n'eût  pas  encore  tiré 
vengeance  de  la  mort  de  Ferdinando,  parce  que  si  un 
pareil  sort  était  réservé  au  nouveau  Lord  —  et  si  cela 
arrivait,  ce  serait  par  l'une  des  trois  factions,  soit  Sir  Tho. 
Stanhope  avec  Tho.  Markham,  soit  ses  frères,  soit 
l'autre,  —  sans  doute  celle  qui,  d'après  elle,  aurait 
empoisonné  Lord  Derby  —  par  Dieu,  la  vengeance 
devrait  être  complète,  si  cher  que  cela  pût  coûter  (2) .  »  La 
comtesse  dit  ensuite  que  le  nouveau  Lord  Derby,  à  sa 
prochaine  venue  à  Londres,  ne  refuserait  pas  d'aller 
dîner  en  ville,  mais  seulement  dans  quelques  maisons 
sûres,  et  qu'il  se  défendrait  sérieusement  contre  de  telles 
intrigues. 

De  ces  propos  fidèlement  rapportés,  une  constatation 
essentielle  se  dégage:  William  Stanley,  au  moment  où 

(1)  Ces  propos  paraissent  antérieurs  à  la  mort  de  Ferdinando. 
Un  précieux  texte  que  nous  donnerons  plus  loin  semble  aussi  l'in- 
diquer. 

(2)  [«  My  lord  of  Derby]  saying  that  they  two  should  one  day  fight 
for  the  crown,  —  the  shew  of  his  great  will  and  haughty  stomach, 
his  making  of  himself  so  popular  and  bearing  himself  so  against  my 
lord  of  Essex,  I  thought  would  be  his  overthrow.  »  Il  est  difficile  de 
savoir  si  ces  derniers  propos,  depuis  the  shew,  s'appliquent  à  Ferdi- 
nando ou  à  William.  Il  paraît  plus  vraisemblable  de  croire  que  Wil- 
liam se  trouve  ici  visé  puisque  l'ambition  de  son  frère  est,  en  somme, 
nettement  contredite  par  son  attitude  dans  le  complot  d'Hesketh,  dont 
il  repoussa  les  propositions  et  qu'il  dénonça. 


410  Le  Flambeau. 

son  frère  aîné  fut  emporté  soudainement,  victime  pro- 
bable d'une  vengeance  politique,  aspirait  lui-même  à  la 
royauté;  bien  qu'étant  le  cadet,  il  envisageait  l'éventualité 
d'une  lutte  entre  son  frère  et  lui,  au  sujet  de  la  couronne 
d'Angleterre.  Comment  une  pareille  rivalité  avait-elle  pu 
devenir  possible? 

*    * 

Nous  pénétrons  ici  dans  un  domaine  presque  inconnu. 
Un  document  de  premier  ordre,  que  nous  ne  connaissions 
pas,  au  moment  où  Sous  le  Masque  a  paru,  va  nous 
apporter,  sur  cette  situation  extraordinaire,  des  révéla- 
tions précieuses.  Il  s'agit  d'un  ouvrage,  aujourd'hui  fort 
rare,  puisqu'il  fut  brûlé  par  la  main  du  bourreau,  sur 
l'ordre  du  gouvernement  d'Elisabeth,  et  qui  parut  préci- 
sément en  1594,  c'est-à-dire  à  l'heure  même  où  se 
déroulaient  les  événements  auxquels  nous  venons  de 
faire  allusion. 

Ce  livre  est  intitulé:  A  Conférence  about  the  Next 
Succession  to  the  Crown  of  Englahd,  Divided  into  Two 
Parts. 

Whereunto  is  also  added  A  New  and  Perfect  Arbor  or 
Genealogy  of  the  Descents  of  ail  the  Kings  and  Princes 
of  England,  from  the  Conquest  unto  this  day  :  whereby 
each  mans  Pretence  is  made  more  plain.  Directed  to 
the  Right  Honorable  the  Earl  of  Essex,  of  Her 
Majesties  Privy  Councell  and  of  the  Noble  Oder  of 
the  Garter.  —  Published  by  R.  Doleman.  Imprinted 
at  N.  (1)  with  Licence,  1594.  2  vol.  en  un  8°,  avec 
planche  généalogique.  La  préface-dédicace,  adressée  au 
comte  d' Essex  et  signée  Doleman  est  datée  d'Amsterdam, 
le  31  décembre  1593.  En  réalité,  cette  «  Conférence  » 
célèbre  était  l'œuvre  du  jésuite  Robert  Parsons,  avec  la 

(1)  Il  a  été  réédité  en  1681.  L'une  et  l'autre  éditions  se  trouvent 
à  notre  Bibliothèque  nationale.  La  première  a  509  pages.  Elle  a  été 
imprimée  à  Saint-Omer. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  41 1 

collaboration  du  cardinal  Allen  et  de  Francis  Englefield. 
Elle  parut  dans  les  premiers  mois  de  1594:  l'impression 
fut  terminée  avant  la  mort  du  Ve  comte  de  Derby,  sur- 
venue en  avril  1594.  Le  Parlement  d'Angleterre  montra 
aussitôt,  à  l'égard  de  ce  livre,  une  animosité  extraor- 
dinaire ;  il  le  proscrivit  de  toutes  les  manières,  ordonnant 
que  le  seul  fait  d'en  détenir  un  exemplaire  chez  soi  devait 
suffire  pour  entraîner  l'accusation  de  haute  trahison. 
Notons,  par  contre,  qu'un  groupe  important  de  catho- 
liques le  reçut  avec  consternation,  et  même,  semble-t-il, 
indignation,  Gi(ffordj,  plus  tard  archevêque  die  Reims, 
dénonça  le  livre  avec  violence. 

Il  est  curieux  de  remarquer  combien  ce  volume,  — 
peut-être  en  raison  de  sa  rareté,  —  a  été  insuffisamment 
étudié  jusqu'à  présent.  Ainsi  qu'on  va  le  constater,  son 
véritable  but  n'a  jamais  été  dégagé  avec  précision,  et  ce 
fut  grand  dommage  pour  l'étude  des  vastes  intrigues  que 
la  succession  d'Elisabeth  suscita  à  travers  l'Europe,  de 
1590  jusqu'à  sa  mort.  La  première  partie  de  l'exposé  de 
Parsons-Allen  avait  pour  objet  de  présenter  la  thèse 
historique  et  légale  du  droit  de  la  nation  anglaise  de 
changer  la  ligne  directe  de  succession  pour  de  justes 
causes,  spécialement  dans  l'intérêt  de  la  religion;  la 
seconde  partie,  qui  contenait  la  démonstration  généalo- 
gique, pesait  les  droits  des  différents  prétendants  et  for- 
mulait finalement  la  conclusion  de  l'auteur.  L'argument 
fondamental  de .  Parsons  consiste  en  ceci  que  les  rois 
lancastriens,  descendants  de  Jean  de  Gand,  étaient  les 
souverains  légitimes  de  l'Angleterre.  Pour  prouver  cette 
thèse,  il  insiste  sur  cette  doctrine,  si  dangereuse  pour  les 
souverains,  qu'un  roi  pervers,  tel  que  Richard  II,  pouvait 
être  légalement  déposé.  Sa  conclusion,  qui  offre  une 
portée  considérable,  a  été  faussée  presque  entièrement 
dans  les  plus  notoires  résumés  qui  en  ont  été  présentés, 
notamment  dans  celui  du  Dictionary  of  National  Biogra- 
phy  (v°  Parsons).  On  nous  y  affirme,  en  effet,  que  le 


412  Le  Flambeau. 

porte-parole  des  catholiques  anglais  se  prononçait  nette- 
ment, en  terminant,  pour  le  choix  de  l'Infante  d'Espagne, 
descendante  de  Jean  de  Gand,  comme  étant  l'héritière 
toute  désignée  et  la  plus  souhaitable  du  trône  d'Elisabeth. 
Or,  si  l'on  regarde  de  près  la  partie  finale  du  livre,  en 
même  temps  que  nombre  d'autres  passages,  on  en  dégage 
sans  peine  cette  conclusion  que  l'auteur,  après  diverses 
conjectures,  envisage  seulement  deux  solutions  comme 
possibles.  La  première  comporte  le  choix  du  succes- 
seur d'Elisabeth  en  dehors  de  l'Angleterre.  L'infante 
d'Espagne  s'imposerait  dans  ce  cas.  Mais  Parsons,  sans 
l'écarter,  voit  très  nettement  les  inconvénients  et  les 
dangers  de  cette  éventualité.  Reste  une  seconde  alterna- 
tive: le  choix  du  prétendant  fait  en  Angleterre  même, 
dans  une  famille  de  souche  royale.  Dans  ce  cas,  on  ne 
peut  hésiter  qu'entre  le  second  fils  du  comte  de  Hertford, 
dont  l'auteur  expose  les  titres,  et  les  fils  de  la  comtesse 
de  Derby,  Ferdinando  et  William.  Visiblement,  Parsons 
et  ses  amis  inclinent  vers  ces  deux  derniers  candidats,  rap- 
pelant leurs  titres  spéciaux  et  les  grands  avantages  que 
présenterait  la  désignation  d'un  membre  de  cette  illustre 
famille,  mêlée  à  tous  les  grands  événements  de  l'histoire 
anglaise.  Son  ouvrage  se  termine  sur  les  pages  qui  leur 
sont  consacrées.  En  voici  la  conclusion  : 

Je  dois  nommer  ici  les  enfants  de  la  comtesse  de  Derby,  d'abord 
parce  que,  en  vérité,  les  chances  (probabilities)  de  cette  famille 
sont  très  grandes,  ensuite  par  égard  pour  leur  lignée,  qui,  en  effet, 
est  estimée,  comme  absolument  pure  de  toute  bâtardise,  ainsi  qu'on  l'a 
montré  précédemment,  et  qui  l'emporte  sur  toutes  par  la  proximité 
du  sang,  puisque  la  comtesse  actuellement  vivante  est  plus  proche 
d'un  degré  du  roi  Henri  VII  que  tout  autre  prétendant  qui  soit. 
Secondement,  je  dois  nommer  les  enfants  de  cette  princesse  et  non 
pas  elle-même,  parce  que  je  vois  la  plupart  des  gens  favoriser  cette 
maison  de  tous  leurs  vœux  et  désirer  que  l'un  de  ces  enfants  soit 
préféré  à  leur  mère,  et  cela  parce  qu'elle  est  une  femme,  et  que, 
leur  semble-t-il,  c'est  beaucoup  d'avoir  trois  règnes  de  femmes  suc- 
cessifs, comme  on  l'a  remarqué  précédemment;  il  vaudrait  mieux, 
pour  cela,  que  ses  droits   fussent  reportés  sur  l'un  de  ses  enfants 


Le  Secret  de  William  Stanley.  413 

(exemples  nombreux  de  cas  analogues  empruntés  à  l'histoire  d'An- 
gleterre; l'un  de  ces  cas  est  précisément  celui  de  Marguerite,  com- 
tesse de  Richmond,  aïeule  des  Derby,  qui  s'est  vu  préférer  son  fils, 
lequel  devint  le  roi  Henri  VII.  La  même  situation  ne  ferait  donc  que 
se  reproduire  à  l'égard  de  la  comtesse  de  Derby.)  Enfin,  je  crois 
devoir  nommer  les  enfants  de  cette  comtesse  en  général,  et  non  le 
comte  de  Derby  personnellement,  de  préférence  à  son  frère,  bien  que 
ledit  comte  soit  l'aîné,  et  cela  pour  deux  raisons,  d'abord  parce  que 
son  jeune  frère  [William]  n'est  pas  marié,  ce  qui  constitue  une  cir- 
constance favorable  dont  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  parler  plu- 
sieurs fois...,  et  secondement,  parce  qu'un  certain  nombre  de  gens 
ne  se  montrent  pas  satisfaits  de  la  conduite  de  ce  Lord  jusqu'à  présent, 
et  j'ai  lieu  de  penser  que  ces  mêmes  personnes  s'accommoderaient 
beaucoup  mieux  de  son  frère  cadet  [William],  s'il  peut  être  considéré 
comme  plus  apte  à  régner.  Assurément,  ce  sont  là  des  choses  incer- 
taines, mais  la  nature  et  l'expérience  de  l'homme  n'interdisent  nulle- 
ment d'espérer  toujours  de  grandes  choses  des  jeunes  gens,  spéciale- 
ment des  princes  :  Dieu  permet  que  tous  les  justes  désirs  se  réalisent. 
Sur  ce,  je  termine  mon  livre,  m'arrêtant  là,  avec  l'espoir  d'avoir 
accompli  les  promesses  que  j'ai  faites  en  commençant  (1). 

Ainsi  donc,  le  manifeste  du  parti  catholique  de  1593-1594, 
le  volume  fameux,  dont  l'apparition  parut  si  redoutable 
à  Elisabeth  et  à  son  gouvernement,  clôt  les  509  pages  de 
sa  longue  et  minutieuse  enquête  par  une  déclaration 
pleinement  favorable  à  la  famille  des  Derby,  et,  en  der- 
nière analyse,  au  fils  cadet  du  IVe  comte  :  à  notre  William 
Derby.  Ce  fait,  resté  jusqu'à  présent  inconnu  des  histo- 
riens, est,  à  coup  sûr,  d'une  importance  capitale:  il 
entraîne,  par  ailleurs,  de  grandes  conséquences. 

(1)  A  Conférence,  édit.  de  1594,  t.  II,  pp.  266  et  suiv.  —  Cf.  égale- 
ment: The  Right  of  Succession  to  the  Kingdom  of  England,  in  Two 
Books;  against  the  Sophisms  of  Parsons  the  Jésuite,  who  assum'd  the 
Counterfeit  Name  of  Doleman;  By  which  he  endeavours  to  over- 
throw  not  only  the  Rights  of  Succession  in  Kingdoms,  but  also  the 
Sacred  Authority  of  Kings  themselves.  Written...  by...  Sir  Thomas 
Craig  of  Riccartoun,  etc.  Londres,  1703,  in-fol.  de  431  pages,  plus  la 
table.  —  Allen's  Defence  of  Sir  William  Stanley,  Ed.  Heywood, 
Chetham  Soc.  —  Letters  and  Memorials  of  Cardinal  Allen,  GPlow's 
Bibl.  —  Alfred  Bailey,  The  Succession  to  the  English  Crown, 
1879,  etc. 


414  Le  Flambeau. 

Il  ressort  de  ce  texte  que  William  Stanley  est,  du  vivant 
même  de  son  frère,  vers  la  fin  de  1593  et  au  commence- 
ment de  1594,  le  candidat  agréé  par  le  parti  le  plus  puis- 
sant qui  s'oppose  alors  à  Elisabeth  et  dont  le  cardinal  Allen 
apparaît  comme  le  véritable  chef  et  l'inspirateur.  On  s'ex- 
plique maintenant  sans  peine  les  propos  rapportés  par  la 
comtesse  de  Shrewsbury:  William  songeait  à  ceindre  un 
jour  la  couronne  d'Angleterre.  Dans  la  pensée  de  ceux  qui 
le  désignaient,  comme  aussi  peut-être  dans  sa  pensée 
intime,  un  tel  résultat  ne  pouvait  être  obtenu  que  par  la 
déposition  de  la  reine  Elisabeth  et  qui  sait?  —  tant  de 
complots  ourdis  par  ce  même  parti  sont  là  pour  le  prouver 
—  au  moyen  de  sa  disparition  définitive  de  la  scène  du 
monde. 

Combien  maintenant  toutes  choses  s'éclairent  !  Quand, 
en  juin  1599,  les  agents  du  même  parti  chercheront  à 
circonvenir  William,  devenu  VIe  comte  de  Derby,  ils  ne 
feront  que  reprendre  le  fil  d'une  négociation  déjà 
ancienne  (1).  Il  est  clair  que  le  VIe  comte  eut  à  déployer, 
à  travers  les  dangers  de  toutes  sortes  auxquels  donnaient 
lieu  les  espérances  catholiques,  qu'elles  fussent  ou  non 
nettement  favorisées  par  lui,  une  prudence  et  même  une 
méfiance  exceptionnelles»  Rien  de  surprenant  que  George 
Fenner,  l'un  de  ces  agents,  ait  pu  écrire  alors  à  ses  com- 
mettants que  le  comte,  tout  occupé  à  écrire  des  comédies 
pour  les  acteurs  publics,  se  montrait  peu  porté  à  favoriser 
les  menées  du  parti  catholique.  En  mandant  cette  nou- 
velle à  Venise  et  à  Anvers,  Fenner  ne  se  doutait  guère 
que  la  production  théâtrale  qui  l'inquiétait  si  fort  pour 
la  réussite  de  ses  projets,  s'appliquait  justement,  depuis 
le  début  et  pour  la  plus  grande  part,  à  l'ensemble  des 
problèmes  politiques  dont  la  légitimité  incertaine,  la 
déchéance  ou  la  disparition  éventuelle  d'Elisabeth  for- 
maient le  nœud  véritable.  L'histoire  n'était,  en  somme, 

(1)  Sous  le  Masque,  t.  I,  p.  80. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  415 

pour  le  grand  seigneur,  poète  et  auteur  dramatique, 
qu'un  moyen  de  traiter  sans  trop  de  péril  les  graves 
questions  qui  s'agitaient  autour  de  lui  et  dans  lesquelles 
il  était,  si  j'ose  dire,  partie  prenante.  Aspirant  au  trône 
d'Angleterre,  dans  le  secret  de  son  cœur,  il  se  trouvait 
directement  intéressé  à  la  solution  de  toutes  ces  contro- 
verses politiques,  les  plus  passionnantes  qui  fussent  alors. 


Les  trois  Henri  VI,  Richard  III,  le  Roi  Jean,  Richard  II, 
les  deux  Henri  IV,  Henri  V,  Henri  VIII,  et  pareillement, 
quoique  en  dehors  de  l'ambiance  anglaise,  Jules  César, 
Hamlet,  Mesure  pour  Mesure,  Coriolan,  Cymbeline, 
La  Tempête,  etc.  ;  tous  ces  drames  traduisent,  avec  les 
nuances  et  les  transpositions  qu'implique  l'évolution 
d'une  âme  passionnée  durant  vingt  ans,  les  désirs,  les 
rêves,  les  espérances,  les  incertitudes,  les  luttes,  les 
anxiétés,  aussi  bien  que  les  méditations  ardentes  et  les 
résolutions  parfois  douloureuses  de  William  Stanley. 
Sous  le  voile  tutélaire  de  l'histoire,  transparaissent  à 
chaque  moment,  les  préoccupations  intimes  du  comte 
de  Derby,  prétendant  à  la  couronne.  Tout  ce  magnifique 
théâtre  politique,  encore  si  mal  compris,  puisqu'on  n'a 
voulu  y  découvrir  aucun  lien  avec  la  vie  du  poète  ni  avec 
la  réalité  contemporaine,  reflète  au  contraire,  à  un  degré 
extraordinaire,  les  passions  et  les  aspirations  cachées 
de  son  auteur.  Là  est  l'explication  certaine  de  son  admi- 
rable unité;  là  est  aussi  le  secret  véritable  du  VIe  comte 
de  Derby.  Désormais,  la  production  shakespearienne  ne 
fait  plus  exception  :  elle  rejoint  les  autres  œuvres  supé- 
rieures de  l'humanité  pensante,  qui,  dans  tous  les  temps 
et  dans  tous  les  pays,  offrent,  si  profondément  marquée, 
l'empreinte  de  la  vie  et  de  l'ambiance,  celle  aussi  des 
sentiments  et  des  idées  propres  aux  génies  qui  les  ont 
conçues  et  créées. 


416  Le  Flambeau. 

Pendant  qu'il  confiait  à  une  série  de  chefs-d'œuvre 
la  suite  des  pensées  continues  et  silencieuses  que  lui 
inspiraient  et  la  situation  présente  du  royaume  et  l'avenir 
royal  qu'il  entrevoyait,  William  Stanley  attirait  du  même 
coup  3 'attention  de  ses  contemporains  sur  les  problèmes 
politiques  auxquels  était  liée  sa  grandeur  future.  On  ne 
doit  pas  oublier  que,  suivant  la  démonstration  probante, 
présentée  jadis  par  un  clairvoyant  historien  (1),  le 
théâtre  élisabéthain  remplissait,  dans  une  certaine 
mesure,  le  rôle  dévolu  à  la  presse,  à  notre  époque. 
Nous  traiterons  plus  loin  de  cette  importante  question. 
Pour  le  moment,  il  suffira  de  constater  que  la  tendance 
ainsi  révélée  à  travers  une  partie  de  ce  théâtre,  convenait 
d'une  manière  frappante  aux  visées  du  VIe  comte,  pré- 
tendant éventuel  à  la  couronne.  Il  l'adapta  donc  avec 
une  habileté  remarquable  à  ses  buts  secrets.  Il  fit,  comme 
on  le  verra  bientôt,  de  plusieurs  de  ses  pièces,  des  œuvres 
destinées  à  la  propagande,  en  évitant  qu'aucun  indice  pût 
jamais  trahir  leur  origine.  La  moindre  indiscrétion  sur 
l'identité  véritable  de  l'auteur  eût  amené  l'incarcération 
immédiate  de  William  à  la  Tour,  —  sa  mère,  ses  oncles, 
le  comte  de  Hertford  et  tant  d'autres  y  furent  envoyés, 
pour  des  soupçons  du  même  ordre  —  et  peut-être  un 
châtiment  plus  grave  encore.  Il  fallait,  à  tout  prix,  que  le 
secret  fût  maintenu.  Richard  II,  le  Roi  Jean,  Richard  III, 
les  deux  Henri  IV,  etc.,  produits  sous  le  nom  du  repré- 
sentant des  Derby  auraient  pris,  en  effet,  une  significa- 
tion si  claire  que  la  sanction  n'eût  pas  été  différée  d'un 
seul  moment.  C'est  pour  ce  motif  que  jusqu'en  1598, 
les  drames  aussi  bien  que  les  comédies,  parurent  sans 
nom  d'auteur.  Observation  fort  importante  qui  ne  semble 
pas  avoir  retenu  l'attention  des  érudits:  aucun  témoi- 
gnage formel  ne  nous  est  parvenu  qui  puisse  s'appliquer 
à    William    Shakespeare,    écrivain    dramatique,    avant 

(1)  M.  Richard  Simpson,  dont  nous  reparlerons  bientôt. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  417 

1598  (1).  Les  premières  mentions  qui  le  concernent  sont 
de  cette  année-là  :  elles  sont  donc  contemporaines  de  la 
première  apparition  de  ce  même  nom  sur  deux  éditions 
du  théâtre  shakespearien. 

Quand,  en  1598,  pour  éviter  les  soupçons  d'une  cen- 
sure qui  connaissait  de  brusques  réveils,  William  se 
décida  à  mettre  un  nom  sur  le  titre  de  certains,  d'entre 
eux,  il  choisit  celui  d'un  ancien  acteur  de  son  frère, 
réputé  comme  Jean  Factotum  par  excellence  (2)  et  avec 
lequel,  féru  de  théâtre  comme  il  l'était,  il  se  trouvait 
déjà  en  relation  depuis  quelque  dix  ans,  puisque  la 
troupe  des  Ferdinando  avait  joué  ses  pièces.  William 
Shakespeare,  qui  portait  le  même  prénom  et  avait  les 
mêmes  initiales  que  lui,  avait  sans  doute  servi  antérieure- 
ment d'intermédiaire  entre  un  confident  de  William 
Stanley  et  les  comédiens  qui  devaient  ignorer  l'origine 
de  ses  pièces.  C'est  surtout  ce  rôle  de  factotum  qui  se 
manifeste  à  travers  tous  les  faits  connus  de  son  existence  : 
notamment  ses  prêts  et  affaires  d'argent  (3).  Son  nom 
avait  figuré  au  bas  des  dédicaces  de  deux  poèmes  amou- 
reux publiés  en  1593  et  1594  :  Vénus  et  Adonis  et  Lucrèce, 
les  raisons  indiquées  par  Puttenham  (4)  et  peut-être 
aussi  en  raison  de  sa  passion  pour  Elisabeth  Vere,  que  la 

(1)  La  terrible  sortie  de  Greene  contre  le  plagiaire,  contre  le  cor- 
beau paré  des  plumes  des  autres,  etc.,  ne  saurait  être  produite  comme 
une  preuve  en  faveur  de  Shakespeare  authentique  écrivain  dramatique. 
Le  texte  de  Weever  donné  par  Ingleby-Smith  comme  étant  de  1595 
est  de  1599. 

(2)  C'est  le  titre  même:  An  absolute  Johannes  factotum,  sous 
lequel  l'acteur  William  Shakespeare  entre  pour  la  première  fois  dans 
l'histoire,  au  cours  de  la  célèbre  attaque  dirigée  contre  lui  par  Robert 
Greene,  auteur  dramatique,  en  1592. 

(3)  Et  peut-être  aussi  l'empioi  de  ses  initiales  sur  plusieurs  pièces 
qui  n'ont  rien  à  voir  avec  le  théâtre  shakespearien. 

(4)  Voir  plus  haut  le  texte  de  Puttenham  et  tout  ce  qui  a  été  dit 
sur  l'attitude  détachée  de  l'aristocratie  anglaise  de  ce  temps  à  l'égard 
de  la  réputation  littéraire. 


418  Le  Flambeau. 

famille  de  Southampton  voulait  faire  épouser  à  ce  dernier. 
Personne  n'a  encore  expliqué  pour  quels  motifs  les 
œuvres  dramatiques  de  Shakespeare  ont  été  publiées  sous 
le  voile  de  l'anonymat  jusqu'en  1598.  Or,  si  un  nom 
commence  à  apparaître  sur  deux  titres  dans  le  courant 
de  cette  même  année  —  fin  ou  commencement,  on  ne 
sait,  —  comment  ne  pas  remarquer  que  cette  date  est 
bien  voisine  du  mois  de  juin  1599,  époque  à  laquelle 
William  se  trouva  en  butte  à  de  nouvelles  sollicitations 
politiques,  qui  tendaient  à  l'engager  dans  une  lutte  dont 
l'enjeu  devait  être  la  déposition  d'Elisabeth. 

Constatation  essentielle,  les  trois  pièces  sur  lesquelles 
apparaît  pour  la  première  fois  le  nom  de  l'acteur  de 
Stratford  (1)  sont,  d'une  part,  Richard  II,  dont  on  va 
parler,  le  drame  le  plus  agressif  et  le  plus  dangereux 
assurément,  au  point  de  vue  politique,  de  tout  le  théâtre 
shakespearien,  Richard  III,  et  de  l'autre,  Peines  d'Amour 
perdues,  exquise  comédie,  qui  fut  l'œuvre  de  début  du 
poète,  remplie  d'allusions  à  Henri  IV,  à  son  entourage  et 
à  la  France  contemporaine,  et  qui  justement,  pour  ce 
motif,  dut  subir  de  profonds  remaniements  avant  sa  publi- 
cation. Dans  son  état  primitif,  elle  mettait  directement  en 
scène  les  personnages  que  William  Stanley  avait  connus 
à  la  cour  de  Navarre  et  leurs  actions  mêmes.  Tout  cela  fut 
atténué  et  modifié,  dans  de  larges  proportions,  pour  la 
scène,  vers  la  fin  de  1597.  Nous  l'avons  démontré  en 
détail  dans  Sous  le  Masque  (2).  Les  souvenirs  de  jeu- 
nesse semés  par  William  à  travers  cet  ouvrage,  avec  tant 
de  grâce  et  d'esprit,  furent  donc  rendus  moins  recon- 
naissables,  pendant  que  la  pièce,  par  ailleurs,  voyait  le 
jour  en  librairie  sous  le  nom  de  l'acteur  (1598). 

(1)  William  Shakespeare,  notons-le,  sur  Richard  II  et  Richard  III, 
et  W.  Shakespere  sur  Peines  d'Amour  perdues. 

(2)  Tome  II,  pp.  56  et  suiv.  Depuis  la  publication  de  notre  ouvrage, 
nous  avons  trouvé  de  nouveaux  indices  des  remaniements,  à  ajouter 
à  ceux,  déjà  si  probants  et  si  nombreux,  que  nous  avions  relevés. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  419 

En  attribuant  ainsi  à  un  personnage  sans  conséquence 
et  d'un  rang  social  tout  à  fait  inférieur,  des  compositions 
si  proches  de  la  vie  contemporaine,  —  malgré  l'éloigne- 
ment  apparent  des  faits  historiques  qui  servaient  de  cadre 
aux  drames  empruntés  au  passé  de  l'Angleterre  —  le  poète 
écartait  prudemment  les  suppositions  qui  pouvaient  l'at- 
teindre. Dès  lors  qu'il  n'apparaissait  aucune  concordance 
entre  le  comte  de  Derby  et  les  allusions  plus  ou  moins  voi- 
lées de  ses  pièces,  le  caractère  agressif,  et  par  là  même 
périlleux,  de  celles-ci,  devenait  beaucoup  moins  sensible, 
au  moins  pour  les  non-initiés. 

Voilà  l 'explication,  au  fond  naturelle  et  simple,  du 
mystère  shakespearien  :  le  secret  de  William  Stanley 
devait  être  préservé  d'une  manière  absolue  ;  la  sauvegarde 
de  sa  liberté  et  celle  de  sa  vie  même  en  dépendaient.  Le 
moindre  indice  révélateur  eût  entraîné  pour  le  poète  caché 
d'incalculables  conséquences.  On  comprend  que  rien  n'ait 
pu  le  décider  à  laisser  deviner  sa  personnalité.  Si,  seule- 
ment, l'auteur  des  comédies  s'était  trahi,  en  quelque 
manière,  celui  des  drames  et  des  tragédies  eût  risqué  de  se 
trouver  découvert  du  même  coupl  En  effet,  parmi  ses 
pièces,  les  unes  racontent  l'histoire  de  ses  passions  et  celle 
de  son  cœur;  d'autres,  l'histoire  de  ses  rapports  avec  sa 
famille  et  avec  son  entourage;  d'autres  encore,  les  réfle- 
xions et  les  projets  politiques  dont  il  vient  d'être  parlé  : 
toutes  apparaissent,  si  j'ose  dire,  comme  solidaires  les 
unes  des  autres. 

De  1590  à  1642,  année  de  la  mort  de  Lord  Derby,  sous 
Elisabeth  vieillissante,  comme  sous  Jacques  Ier,  que  mirent 
en  péril  d'incessants  complots  politiques,  que  notre  pré- 
tendant avait  un  moment  espéré  pouvoir  supplanter,  et 
qu'il  voulut  conseiller  ensuite,  et  sous  Charles  Ier,  qui 
manifesta,  lui  aussi,  quelque  défiance  à  l'égard  des  Derby, 
même  à  l'heure  où  le  fils  de  William,  le  VIIe  comte,  allait 
sacrifier  sa  tète  pour  la  défense  du  trône,  il  ne  fut  jamais 


420  Le  Flambeau, 

possible  de  dévoiler  le  mystère.  Ensuite  vint  la  révolution 
anglaise  et  la  longue  éclipse  du  théâtre,  et  spécialement  du 
théâtre  shakespearien,  qui  en  fut  la  conséquence.  Rappe- 
lons que  les  archives  de  la  famille  des  Derby  furent  anéan- 
ties totalement  au  cours  de  cette  même  révolution,  pen- 
dant le  siège  du  château  de  Latham,  —  si  glorieusement 
défendu  par  Charlotte  de  la  Trémoïlle,  —  avec  la  tour  de 
l'Aigle  qui  les  contenait  (1). 

* 
*    * 

Le  livre  de  Parsons,  dont  la  préface  est  datée  de  décem- 
bre 1593,  parut  au  début  de  1594,  mais  nous  savons  de 
source  sûre  qu'il  circula  en  manuscrit,  à  travers  l'Angle- 
terre, dès  1592,  c'est-à-dire  deux  ans  avant  son  impres- 
sion. Il  eut  même  alors  de  si  nombreux  lecteurs  que  le 
jésuite  reçut  environ  trois  cents  lettres,  au  sujet  de  sa 
démonstration,  au  cours  de  la  seule  année  1592.  C'est 
donc  durant  une  période  qui  embrasse  1592,  1593  et  1594 
que  l'action  de  ce  traité  historico-politique  se  fit  principa- 
lement sentir  en  pays  anglais.  Or,  c'est  exactement  la 
période  qui  correspond,  de  l'aveu  unanime  des  critiques  et 
des  éditeurs,  à  la  composition  des  grands  drames  shakes- 
peariens relatifs  à  l'histoire  anglaise  :  les  deux  dernières 
parties  de  Henri  VI,  Richard  III,  Richard  II  et  le  Roi 
Jean,  respectivement  attribués  par  tous  les  juges  compé- 
tents aux  années  1592,  1593  et  1594.  Il  y  a  plus:  la  corré- 
lation entre  la  substance  historique  et  généalogique  de 
A  Conférence  et  les  tragédies  shakespeariennes  est  abso- 
lue. Personne  n'a  jamais  pu  expliquer  pourquoi  l'auteur 
du  théâtre  shakespearien  se  montre  d'un  bout  à  l'autre  un 
lancastrien  convaincu.  Cet  aspect,  pourtant  très  saisissant, 

(1)  Il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  ce  double  fait  que  plus  de  la 
moitié  des  pièces  shakespeariennes  ne*  parurent  qu'en  1623,  et  que, 
d'autre  part,  nous  ne  savons  absolument  rien  sur  les  représentations 
de  la  plupart  d'entre  elles. 


Le  Secret  de  William  Stanley.  421 

de  l'œuvre,  paraissait  si  difficile  à  justifier  par  des  raisons 
plausibles,  qu'on  a  préféré  l'omettre  purement  et  simple- 
ment depuis  quelque  temps,  ainsi  qu'on  l'a  fait  pour 
nombre  d'autres  questions,  non  moins  importantes,  dans 
tant  d'ouvrages  d'allure  orthodoxe,  parus  récemment. 
Entre  l'œuvre  de  Parsons  et  le  théâtre  shakespearien,  la 
concordance  des  allusions,  des  préoccupations  historiques 
et  politiques,  et  pareillement  celle  des  grands  problèmes 
traités  :  légitimité,  succession  au  trône,  meurtres  politiques, 
dépositions  de  souverains,  est  constante.  Ce  n'est  point 
par  hasard  ni  par  une  fantaisie  d'ordre  littéraire  ou  poé- 
tique que  l'auteur  de  notre  théâtre  a  porté  sur  la  scène 
toute  la  guerre  des  Deux-Roses,  en  une  série  de  tableaux 
dont  la  grandeur  et  la  puissance  n'ont  jamais  été  surpas- 
sées: c'est  pour  atteindre  un  but  certain,  dont  l'exposé 
d'histoire  politique,  présenté  plus  haut,  aussi  bien  que  le 
livre  de  Parsons  nous  donnent  l'explication  complète.  Un 
dessein  supérieur,  dont  l'unité  n'est  pas  contestable,  anime 
tout  cet  ensemble. 

Commençons  l'examen  détaillé  de  ces  pièces  par  le 
drame  de  Richard  II,  que  l'on  s'accorde  à  attribuer  à 
l'année  1593.  Cette  tragédie  parut  d'abord  en  1597,  on 
l'a  vu,  sans  nom  d'auteur,  puis  deux  fois  l'année  sui- 
vante, avec  le  nom  de  William  Shake-speare,  et  enfin 
en  1608.  Une  scène  essentielle  de  165  vers,  celle  de  la 
déposition  du  roi  Richard,  avait  été  exclue  par  la  censure 
de  ces  trois  éditions.  Elle  ne  vit  le  jour  qu'en  1608  «  avec 
les  nouvelles  additions  de  la  scène  du  Parlement  et  de 
la  déposition  du  roi  Richard  »,  c'est-à-dire  cinq  ans 
après  la  mort  d'Elisabeth,  quand  la  signification  de  ce 
dernier  épisode  avait  perdu  toute  sa  gravité.  C'est  ce 
dernier  ttxtt  de  1608  que  le  Folio  de  1623  a  reproduit. 
On  sait  le  rôle  très  particulier  joué  par  cette  pièce  dans 
l'histoire  du  règne  d'Elisabeth.  Aucune  autre  composi- 
tion dramatique  contemporaine  n'a  causé,  au  point  de  vue 

28 


422  Le  Flambeau. 

politique,  une  émotion  comparable  à  celle  que  produisit 
Richard  II  dans  les  milieux  gouvernementaux.  Cela 
résulte,  au  premier  chef,  des  circonstances  de  la  conju- 
ration d'Essex,  dont  la  déposition  de  la  reine  constituait 
le  but  principal.  Au  moment  où  elle  allait  éclater,  plu- 
sieurs conspirateurs  notoires  allèrent  trouver  —  dans  les 
premiers  jours  de  février  1601  —  le  comédien  Augustine 
Philipps,  l'un  des  membres  de  la  troupe  du  Lord  Cham- 
bellan, qui  jouait  au  théâtre  du  Globe,  pour  lui  demander, 
en  lui  offrant  une  somme  de  40  shillings,  de  remettre  en 
représentation,  à  ce  théâtre,  «  la  pièce  de  la  déposition 
et  du  meurtre  du  roi  Richard  II  »,  dans  l'espoir,  observe 
M.  Lee,  que  ces  scènes  pourraient  susciter  un  soulève- 
ment populaire.  Malgré  quelques  objections  présentées 
par  Phillipps,  la  pièce  fut  donnée  le  samedi  7  février,  la 
veille  du  jour  fixé  par  Essex  pour  le  commencement  de 
la  révolte  dans  les  rues  de  Londres.  Lors  du  procès  qui 
suivit  l'échec  de  la  conjuration,  l'acteur  fut  appelé  à 
déposer  sur  les  circonstances  dans  lesquelles  Richard  II 
avait  été  repris  au  Globe,  comme  offrant  un  sûr  moyen 
d'ameuter  le  peuple.  Or,  dans  tout  cela,  il  n'est  pas  fait  la 
plus  petite  mention  de  Shakespeare.  S'il  avait  été  réelle- 
ment l'auteur  de  la  pièce,  nul  doute  qu'il  se  fût  trouvé 
mêlé  aux  négociations  préalables  et  ensuite  à  l'enquête; 
mais  Phillipps,  ancien  acteur  de  la  troupe  du  Ve  comte  de 
Derby,  Ferdinando,  paraît  seul.  Un  peu  plus  tard,  le 
4  août  suivant,  Elisabeth  ayant  appelé  auprès  d'elle 
l'érudit  greffier  de  la  Tour,  William  Lambarde,  se  plaignit 
violemment  devant  lui  des  tendances  de  «  cette  tragédie  » 
de  Richard  II,  «  qu'elle  avait  toujours  considérée  avec 
une  grande  méfiance  ».  Comme  la  reine  parcourait  les 
registres  de  la  Tour,  elle  s'arrêta  brusquement  et  dit  à 
Lambarde:  «  Je  suis  Richard  II,  savez- vous?  »  Lam- 
barde comprit  à  quel  souvenir  récent  sa  maîtresse  faisait 
allusion  et  répondit:  «  Cette  très  perverse  imagination 
n'est  le  fait  que  d'un  bien  ingrat  gentilhomme,  la  créature 


Le  Secret  de  William  Stanley.  423 

que  V.  M.  a  le  plus  comblée.  »  —  «  Celui  qui  oublie  Dieu, 
oubliera  aussi  ses  bienfaiteurs,  reprit  la  reine;  cette 
tragédie  a  été  jouée,  il  y  a  peu  de  temps,  avec  des  inten- 
tions séditieuses,  plus  de  quarante  fois,  en  pleine  rue 
et  dans  des  théâtres.  »  Il  est  avéré  que  le  destin  de 
Richard  II  préoccupa  toujours  la  reine  Elisabeth  et  qu'elle 
ne  redouta  rien  tant  que  d'en  éprouver  un  semblable  (1). 
Comment  admettre  qu'un  simple  acteur  ait  osé  risquer 
ainsi  le  courroux  de  la  souveraine  et  se  mettre  en  quelque 
sorte  en  conflit  avec  son  gouvernement?  A  quel  mobile 
aurait-il  donc  obéi?  Tout  demeure  inexplicable  en  cette 
affaire,  quand  on  l'étudié  à  la  lueur  de  la  doctrine  strat- 
fordienne.  Combien  les  choses  deviennent  plus  claires 
et  plus  logiques,  si  Ton  tient  compte  d'un  dessein  secret, 
dont  l'origine  était  restée  énigmatique  depuis  la  première 
production  du  drame!  La  déposition  du  roi,  comme  l'a 
observé  Montégut,  est,  en  réalité,  le  but  unique  de  cette 
œuvre. 

Si  maintenant  nous  ouvrons  le  volume  de  Parsons,  qu'y 
trouverons-nous?  Une  étude  développée,  la  plus  étendue 
du  livre,  en  ce  qui  touche  les  matières  historiques,  con- 
sacrée au  cas  de  Richard  II:  conception  de  la  royauté, 
mauvais  gouvernement,  révolte,  abdication  et  déposition 
du  souverain,  etc.,  bref,  exactement  les  mêmes  sujets  qui 
constituent  la  trame  du  Richard  II  shakespearien  (2),  et 
traités  dans  le  même  esprit  :  le  tout  dominé  par  ce  point  d'in- 

(1)  L'historien  Hayward  fut  emprisonné,  de  1599  à  1601,  pour  avoir 
inséré  une  description  de  la  déposition  de  Richard  II  dans  la  première 
partie  de  son  Histoire  du  règne  de  Henri  IV. 

(2)  On  sait  que  le  Richard  II  shakespearien,  que  Sir  Sidney  Lee 
proclame  «  la  plus  pénétrante  étude  d'un  caractère  historique  et  la 
peinture  la  plus  concentrée  d'un  fait  historique  que  Shakespeare 
ait  tentée  jusque-là  »,  s'occupe  exclusivement  des  deux  dernières 
années,  de  la  chute  et  de  la  mort  du  roi,  et  laisse  de  côté  les  précé- 
dentes crises  de  son  règne.  On  peut  appliquer  à  cette  pièce  ce  que 
Renan  dit  de  Coriolan  et  de  Jules  César  et  la  qualifier  d'  «  étude  de 
psychologie  absolue  ». 


424  Le  Flambeau. 

terrogation  capital  :  la  déposition  du  roi  était-elle  légitime? 
Ce  morceau,  d'une  si  haute  importance,  se  rencontre  dans 
A  Conférence,  pages  61  à  79;  il  faut  y  ajouter  encore  les 
nombreuses  allusions  à  la  chute  du  monarque,  répandues 
à  travers  l'ouvrage,  et  même  dans  la  préface. 

Le  drame  de  Richard  II  modifie  profondément  l'his- 
toire. Il  attribue  un  rôle  magnifique  dans  les  deux  pre- 
miers actes  à  Jean  de  Gand,  rôle  qui  est  entièrement 
différent  de  celui  que  comporteraient  les  circonstances  de 
la  vie  et  surtout  le  caractère  véritable  de  ce  personnage. 
Le  poète  le  transforme:  c'est  à  lui  qu'est  dévolu  l'hon- 
neur de  prononcer  l'admirable  et  prophétique  éloge  de 
l'Angleterre,  tant  de  fois  cité,  et  même  tout  récemment, 
au  cours  de  la  guerre.  Visiblement,  le  poète  a  élaboré  ce 
rôle  avec  une  tendresse  profonde.  Ajoutons  que,  dans  le 
reste  de  ses  œuvres,  il  prodigue  les  allusions  à  ce  même 
personnage  avec  une  complaisance  évidente.  Or,  la  figure 
de  Jean  de  Gand,  nous  l'avons  dit,  constitue  comme  la 
clef  de  voûte  du  système  de  Parsons;  Jean  de  Gand  est, 
d'autre  part,  l'ancêtre  direct,  par  sa  troisième  femme,  de 
William  Stanley  ;  Jean  de  Gand,  chef  de  la  famille  de  Lan- 
castre,  est  le  héros  populaire  par  excellence  du  Lancas- 
hire  ;  il  personnifie  une  région  de  l'Angleterre,  chère  entre 
toutes  au  cœur  du  VIe  comte,  puisque  le  pays  de  Lan- 
castre,  berceau  et  résidence  principale  de  sa  famille,  a  été 
gouverné  par  les  Derby  durant  des  siècles.  Ce  fut,  à  tous 
égards,  la  terre  de  ses  affections  premières  et  de  ses  sou- 
venirs. 

L'autre  personnage  que  ce  poète  a  traité  pareillement 
avec  une  prédilection  sensible  est  le  fils  de  Jean  de  Gand, 
Henri  Bolingbroke,  dont  le  rôle  offre  un  contraste  si 
marqué  avec  celui  du  roi  Richard  II,  qu'il  fait  déposer  et 
qu'il  remplace.  Avec  lui  s'accomplit  la  révolution  lancas- 
trienne.  La  maison  de  Lancastre  entre  dès  lors  dans  la 
grande  histoire:  elle  triomphe  et  devient  maîtresse  du 


Le  Secret  de  William  Stanley.  425 

trône  d'Angleterre.  C'est  ce  triomphe  qu'expose  et 
explique  le  drame  de  Richard  H. 

Autre  rapprochement  topique:  le  titre  de  comte  de 
Derby  avait  existé  d'abord  dans  la  famille  de  Jean  de 
Gand,  avant  d'être  attribué  aux  Stanley  par  le  roi 
Henri  VII,  au  lendemain  de  son  avènement  et  en  témoi- 
gnage de  sa  reconnaissance. 

Tous  les  changements  si  caractéristiques  que  le  poète  a 
introduits  dans  son  œuvre  et  qui  apparaissent  avec  tant  de 
netteté,  quand  on  la  compare  avec  les  faits  historiques  et 
avec  ses  sources,  présentent  assurément  un  sens.  Ils  tra- 
hissent, maintenant  que  nous  sommes  en  possession  du 
secret,  et  l'esprit  qui  les  a  conçus  et  les  tendances  aux- 
quelles celui-ci  obéissait.  La  suite  de  notre  enquête  va 
nous  révéler  encore  bien  d'autres  données  également  sai- 
sissantes. 

Les  liens  étroits  qui  existent  entre  le  comte  de  Derby 
et  l'ensemble  historique  du  théâtre  shakespearien  vont 
devenir  de  plus  en  plus  apparents.  En  revanche,  du  côté 
de  l'auteur  Shakespeare,  ce  sera  toujours,  si  j'ose  dire, 
le  néant. 

Vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  parurent  à  Londres 
deux  beaux  volumes  in-4°,  remplis  de  nombreuses  illus- 
trations, sous  ce  titre  :  Lancashire  :  its  History,  Legends, 
and  Manufactures,  by  the  Rev.  G.  N.  Wright  M.  A.  and 
Thomas  Allen,  assisted  by  Résidents  in  various  parts  of 
the  County.  —  Si  l'on  ouvre  le  tome  Ier  de  cette  publica- 
tion, où  les  fastes  du  Lancashire  sont  étudiés  avec  une 
fierté  patriotique  par  des  savants  estimés,  on  admire  un 
frontispice,  qui  n'est  autre  qu'une  fine  gravure  du  por- 
trait du  VIIe  comte  de  Derby  et  de  Charlotte  de  la  Tré- 
moïlle,  sa  femme.  En  face  de  cette  reproduction  de 
l'œuvre  de  Van  Dyck,  figure  le  titre  du  volume,  également 
gravé  :  or,  ce  titre  nous  offre  le  portrait  de  Jean  de  Gand, 
roi  de  Castille  et  de  Léon,  duc  de  Lancastre,  avec  ses 


426  Le  Flambeau. 

armoiries  et  une  vue  de  son  tombeau.  Ces  deux  gravures 
affrontées,  qui  évoquent  les  deux  grands  noms  du  comté 
de  Lancastre,  ne  sont-elles  pas  comme  un  symbole  frap- 
pant des  liens  intimes  qui  unissent  Richard  II  au  VIe  comte 
de  Derby?  (1) 

Abel  Lefranc. 

(La  suite  au  prochain  numéro.) 

(1)  On  nous  permettra  de  renvoyer  ici  au  chapitre  IV  de  Sous  le 
Masque:  La  famille  des  comtes  de  Derby  et  le  théâtre  de  Shake- 
speare, t.   I,  pp.  238  à  326. 


"  Little  Belgium  „ 

«  On  eût  dit  d'un  chapon  couvant  des  œufs  de  porcelaine...  » 

I 

Les  Belges  sont  des  sages.  A  toute  autre  époque  et  en 
tout  autre  lieu,  après  des  événements  tels  que  ceux  que 
nous  vécûmes,  on  eût  vu  paraître  et  circuler  récits,  pam- 
phlets et  libellés.  A  Sainte-Adresse,  chacun  disait: 
a  Silence  aujourd'hui;  mais  demain!...  »  Or,  après  trois 
ans  et  plus,  les  «  maîtres  de  ces  jours  »  attendent  encore 
leurs  autels,  leurs  piloris  ou  leurs  gibets.  C'est  à  peine 
si  l'on  commence  à  rompre  la  tacite  et  unanime  consigne 
du  silence.  Il  est  temps.  Non  pas  que  l'heure  dogmatique 
de  la  sereine  histoire  ait  sonné,  mais  l'heure  semble 
venue  des  leçons  pragmatiques  à  tirer  du  faisceau  des 
faits.  Noyés  dans  la  brume,  ces  faits  doivent  être  mis 
en  lumière  et  c'est  à  les  y  mettre  que  chacun  qui  sait 
se  devrait  appliquer. 

Nous  y  songions  en  lisant  dans  cette  revue  les  articles 
remarqués  du  baron  Beyenset  de  M.  Pierre  Nothomb,  con- 
sacrés à  la  politique  de  Sainte-Adresse.  La  lanterne  sourde 
du  diplomate  jette  de  discrètes  lueurs  sur  les  ombres  du 
paysage  que  çà  et  là  illumine  vivement  le  projecteur 
manié  par  la  main  nerveuse  de  son  antagoniste.  On  vou- 
drait la  pleine  clarté.  Quelle  leçon!  Il  est  vrai  qu'il 
faudrait  quelque  nouveau  Banning  pour  la  bien  donner 
au  pays  et  de  bonnes  oreilles  à  celui-ci  pour  l'entendre. 

La  surprise  morale  que  fut  pour  nous  la  guerre  fut 
bien  plus  grave  encore  que  la  surprise  matérielle.  Ni 


428  Le  Flambeau. 

plan  politique,  ni  plan  militaire.  Au  sujet  de  celui-ci,  les 
courageuses  révélations  du  général  de  Selliers  de  Moran- 
ville  ont  édifié  ceux  qui  le  devaient  être.  Le  plan  poli- 
tique? Objectera-t-on  que  la  réponse  faite  à  l'ultimatum 
est  la  preuve  de  l'existence  de  ce  plan?  Ce  fut  le  langage 
indigné  de  très  honnêtes  gens.  Sans  plus.  Mais  le  len- 
demain et  les  années  qui  suivirent!  Ce  qui  fit  penser, 
à  de  certains  jours,  que  Sainte-Adresse  valait  Bréda  et 
ce  qui  fit  dire  en  plein  conseil  de  cabinet  qu'il  fallait 
prendre  garde  qu'on  ne  fût  tenté  plus  tard  de  comparer 
les  ministres  du  Roi  aux  hommes  de  la  Révolution  bra- 
bançonne. 

Démosthène  disait  aux  citoyens  d'Athènes  qu'il  leur 
fallait  un  gouvernement  «  qui  marchât  à  la  tëtt  des  événe- 
ments comme  un  général  à  la  tètt  de  ses  troupes  ».  Avons- 
nous  eu  ce  gouvernement?  Avons-nous  eu  même  un 
gouvernement,  si  nous  eûmes  des  ministres,  dont  plu- 
sieurs indiscutablement  tinrent  remarquablement  l'em- 
ploi? Les  idées  mènent  les  gouvernements  comme  elles 
mènent  le  monde.  Quelle  était  l'idée  du  gouvernement  de 
Sainte- Adresse  ?  Ce  n'est  plus  seulement  l'homme  à  qui 
les  dieux  ont  dit  leur  secret  qui  se  pose  aujourd'hui  cette 
question,  c'est  aussi  «  the  man  in  the  street  »  pour  peu 
qu'il  ait  lu,  ce  simple,  les  récents  écrits  du  baron  Beyens. 

Nous  vous  l'affirmons  parce  que  c'est  la  chose  qui  est: 
le  gouvernement  de  Sainte-Adresse  n'a,  par  exemple, 
jamais  résolu,  tant  pour  lui-même  que  pour  ses  agents, 
la  question  capitale  de  savoir  si  le  contrat  de  neutralité, 
imposé  à  la  Belgique  en  1839,  subsistait  malgré  sa  trans- 
gression par  l'Allemagne  et  par  l'Autriche  et  quelles 
étaient  les  conséquences  de  droit  de  cette  transgression. 

Oh  !  sans  doute,  il  fut  dit,  redit  et  dit  encore  que  la  Bel- 
gique ne  consentirait  plus  à  être  contractuellement  neutre 
après  la  guerre.  C'est  même  dès  février  1915  qu'à  Sainte- 
Adresse,  les  ministres  délibèrent  sur  cette  question  posée 
par  l'un  d'eux,  qui  exposa,  en  l'occurrence,  tout  un  vigou- 


((  Utile  Belgium  ».  429 

reux  programme  de  politique  extérieure.  En  mars,  la  déci- 
sion fut  prise  :  plus  de  neutralité  contractuelle  ;  la  décision 
fut  confirmée  le  20  novembre;  on  la  formula  encore  le 
24  février  1916,  lors  de  l'important  conseil  qui  siégea  toute 
la  journée  et  auquel  assistèrent  les  ministres  d'Etat 
Hymans,  Goblet  d'Alviella  et  Vandervelde,  mais  où  le 
baron  Beyens  ne  vint  que  l'après-midi,  ayant,  dit-il,  été 
retenu  à  Paris  par  les  funérailles  de  la  princesse  Kou- 
dacheff. 

Fort  bien  donc  pour  l'avenir.  Mais  la  Belgique  était- 
elle  neutre  encore  tandis  qu'elle  faisait  la  guerre?  Ahuris- 
sante question  qui,  pourtant,  se  posait.  Le  contrat  était-il 
résilié  ou  suspendu,  à  la  façon  en  quelque  sorte  dont  cer- 
tains prétendent  que  le  contrat  de  travail  est  suspendu 
pendant  la  grève?  Il  n'en  fut  point  décidé,  il  n'en  fut 
jamais  décidé  alors  que  c'était  la  question  primordiale, 
celle  de  notre  statut  juridique  de  guerre  et  le  postulat  de 
toute  notre  politique. 

A  cette  question,  le  baron  Beyens,  sans  hésiter,  répon- 
dait: oui.  «  C'était  par  là,  disait  insolemment  un  de  ses 
détracteurs,  que  ce  hautain  seigneur  cosmopolite  rejoi- 
gnait les  électoralistes  des  bourgs  pourris.  »  Nul  ne  goû- 
tera le  ton  de  pareil  propos  encore  qu'il  contienne  plus 
qu'une  âme  de  vérité.  Patriote  ardent,  esprit  de  belle 
allure,  le  baron  Beyens  servait  consciencieusement  la  Bel- 
gique qu'il  aimait.  Mais  né  loin  d'elle,  ayant  vécu  loin 
d'elle,  elle  lui  apparaissait  d'autant  plus  petite  et  plus 
faible  qu'il  avait  vu  de  tout  près  la  puissance  des  grands 
Etats.  Venu  de  Paris  à  Sainte-Adresse,  il  dut  avoir  quelque 
commisération  pour  «  ces  parents  pauvres  de  province  » 
et  surtout  trouver  périlleuses  et  démesurées  les  ambitions 
de  plusieurs  d'entre  eux.  Il  n'avait  pas  la  foi.  La  foi  est 
un  don.  La  fée  de  son  baptême  avait  oublié  de  le  lui 
donner.  Ajoutez-y  que  la  guerre  était  à  ses  yeux  une  sorte 
de  <(  parenthèse  »  dans  l'ordre  diplomatique  puisqu'il  ne 
croyait  pas  que  l'écrasement  de  l'Allemagne  fût  possible. 


430  Le  Flambeau. 

Ceci  n'est  point,  d'ailleurs,  un  reproche,  mais  une  consta- 
tation. Un  démenti  sur  ce  point  viendra-t-il  ?  S'il  venait, 
serait-il  indiscret  de  prier  son  auteur  de  vouloir  bien 
publier  en  même  temps  le  texte  de  la  lettre  qu'à  la  mi- 
novembre  1915,  après  une  scène  orageuse,  il  écrivit  à 
certain  de  ses  collègues  du  gouvernement  et  la  réponse 
qui  y  fut  faite?  En  ce  temps-là,  le  baron  Beyens  croyait-il 
vraiment  à  la  victoire?  Croyait-il  même  au  statu  quo  ante  ? 
N'envisageait-il  pas  déjà,  —  le  cœur  serré,  sans  doute,  — 
certains  renoncements  à  consentir  au  profit  de  l'Allemagne 
victorieuse  dans  les  pays  d'outre-mer,  notamment  au 
Congo  ?  Trahie,  parjurée,  envahie,  exsangue,  la  Belgique 
eût  encore  dû  payer  d'une  livre  de  sa  chair  le  traité  à  la 
Shylock  à  quoi  paraissait  se  résigner  le  maître  de  la  «  Villa 
Hollandaise  »  (1).  Jadis,  on  eût  joué  sa  tët&  dans  pareille 
erreur.  La  douceur  de  nos  mœurs  veut  qu'on  n'y  joue 
même  plus  son  portefeuille.  Cependant,  comment  appelait- 
on  donc  pendant  la  guerre  ceux  qui  perdaient  ainsi  la  foi  ? 
Et  que  fût-il  advenu  de  la  Belgique,  —  juste  ciel  !  —  si 
cette  apostasie  de  la  volonté  avait  été  contagieuse? 

Etrange  conjonction  :  Le  diplomate  éminent,  pour  avoir 
vu  les  choses  de  trop  haut  et  de  trop  loin,  mit  'son  fagot 
sur  le  même  feu  que  les  petites  gens  qui  ne  connaissaient 
de  la  Belgique  que  leur  bourgade  et  n'appréciaient  rien 
tant  que  d'y  rentrer  pour  s'y  recroqueviller  à  jamais,  et 
les  espèces*  d'hallucinés  qui  n'entendaient  faire  aux 
gens  de  Hollande  ou  à  l'Internationale  «  made  in  Ger- 
many  »  nulle  blessure  même  légère. 

II 

Oui,  tout  était  là  :  étions-nous  a  neutres  »  ou  «  belligé- 
rants »  ?  Sur  et  autour  de  cette  question  gravitèrent  tous 

(1)  Par  une  piquante  coïncidence,  notre  Ministère  des  Affaires 
Etrangères  était  installé  à  Sainte-Adresse  dans  un  pavillon  dénommé 
«  Villa  Hollandaise  ».  Et  on  laissa  l'enseigne  sur  la  grille... 


«  Little  Belgium  ».  431 

les  épisodes  de  l'âpre  bataille  livrée  par  les  tenants  d'une 
politique  positive  et  les  tenants  d'une  politique  négative, 
celle  qui  se  concrétait  dans  la  formule  du  «  little  Belgium  ». 
Cette  bataille  ne  prit  point  fin  avec  la  guerre.  Il  fallut  le 
Traité  de  Versailles  pour  qu'on  n'y  songeât  plus.  On  y 
songerait  cependant  encore  si,  aujourd'hui  même,  nous 
avions  une  vraie  politique  en  matière  de  réparations.  Mais 
ce  sont  là  d'autres  moutons:  laissons-les  provisoirement 
en  bergerie. 

Si  bien  qu'il  fallut  que  l'humble  servant  du  droit  qu'est 
le  signataire  de  ces  lignes,  agacé  par  le  tourbillon  de  mous- 
tiques qui  voulaient  à  Sainte-Adresse  nous  passer  la 
«  malaria  »  des  marais  de  Hollande,  prît  la  peine  d'ouvrir 
un  code  pour  qu'il  apparût  «  qu'en  fait  et  en  droit,  de  par 
sa  transgression,  le  contrat  de  neutralité  était  résilié  et  ne 
pouvait  plus  être  invoqué  que  par  la  Belgique,  et  ce  pour 
postuler  ses  dommages  et  intérêts  ». 

Cette  modeste  étude,  à  peine  parue  à  Paris,  dans  le 
Journal  de  Clunet  (1),  suscita  quelque  attention.  Elle 
plongea  même  dans  le  ravissement  certains  fonctionnaires 
du  Ministère  des  Affaires  Etrangères.  Un  membre  du 
Cabinet,  qui  n'était  pas  le  Ministre  des  Colonies,  y  vit 
même  le  principal  arc-boutant  de  la  thèse  juridique,  au 
demeurant  peu  discutable,  en  vertu  de  quoi  nos  «  garants 
fidèles  »  étaient  tenus  in  solidum  au  règlement  de  nos 
dommages. 

Cette  étude  disait  substantiellement  ceci  : 

«  Ce  que  prescrivait  le  Traité  de  1839,  c'était:  d'une 
«  part,  pour  la  Belgique,  l'obligation  de  ne  pas  intervenir 
«  dans  un  conflit  armé  (obligation  de  ne  pas  faire)  et, 
«  pour  les  puissances  garantes,  l'obligation  de  ne  pas 
«  violer  la  neutralité  de  la  Belgique  (obligation  de  ne  pas 
«  faire). 

(1)  Journal  de  Clunet,  1917,  44e  année,  p.  61-68. 


432  Le  Flambeau. 

«  Or,  par  la  circonstance  même  que  l'Allemagne  et 
«  l'Autriche  ont  pénétré  en  Belgique  les  armes  à  la  main, 
«  l'obligation  de  ne  pas  faire  a  été  méconnue;  le  fait  est 
«  acquis;  il  est  définitif  et  irréparable;  il  n'est  plus  loi- 
ce  sible  à  la  Belgique  de  contraindre  l'Allemagne  et  l'Au- 
«  triche  à  l'exécution  de  la  convention,  puisque  celle-ci 
«  est  inexécutée. 

«  Mais,  dira-t-on  peut-être,  le  traité  de  1839  est  un 

<(  traité  perpétuel  et  l'obligation  de  l'Allemagne  et  de 

«  l'Autriche  est  donc  continue;  violée  en  1914,  cette  obli- 

«  gation  n'en  subsiste  pas  moins  et  devra  être  respectée 

«  par  elles  dans  l'avenir. 

«  Oui,  le  Traité  était  perpétuel,  en  ce  sens  que  la  Bel- 

<(  gique  s'engageait  à  perpétuité  à  être  neutre,  mais  à  la 

«  condition  expresse,  —  car  les  obligations  étaient  réci- 

«  proques,  —  que  l'Allemagne  et  l'Autriche  respectassent 

«  cette  neutralité.  Or,  précisément,  le  fait  par  l'Allemagne 

«  et  l'Autriche  de  méconnaître  leur  obligation  a  mis  fin  à 

«  l'obligation  de  la  Belgique  et,  comme  tout  contrat,  qu'il 

«  soit  à  temps  ou  à  durée  indéterminée,  où  est  inscrite 

((  une  obligation  de  ne  pas  faire,  le  Traité  de  1839,  de  par 

«  sa  transgression,  est  résolu. 

«  Nous  sommes  ici  —  qu'on  ne  l'oublie  pas  —  dans  la 

«  matière  des  contrats.  Pour  étayer  la  thèse  antijuridique 

<(  d'une  obligation  de  ne  pas  faire,  qui  survivrait  à  la 

«  transgression,  qu'on  ne  vienne  donc  pas  donner  en 

«  exemple  l'hypothèse  où  quelqu'un  traverserait  la  pro- 

<(  priété  d 'autrui  sur  quoi  il  ne  posséderait  point  de  droit 

((  de  passage  et  où  cette  violation  n'en  laisserait  pas  moins 

«  subsister  dans  son  chef  l'obligation  de  ne  point  traverser 

<(  à  l'avenir  ladite  propriété.  Pour  protéger  sa  propriété, 

«  le  propriétaire  n'a  point  à  invoquer  un  contrat.  Aussi 

((  bien,  il  ne  s'agit  point  ici  de  transgression  d'un  contrat, 

«  mais  d'une  voie  de  fait.  Le  propriétaire  puise  son  action 

«  ad  prohibendum  et  en  dommages-intérêts  dans  son  droit 

«  réel  de  propriété.  Ce  droit  réel  est  protégé  non  par  des 


«  Little  Belgium  ».  433 

«  contrats,  mais  par  les  lois,  les  tribunaux  et  la  force 
<(  armée,  comme  l'intégrité  du  territoire  des  Etats  —  hors 
«  le  cas  exceptionnel  de  la  neutralié  perpétuelle  —  est 
((  protégée  non  par  des  contrats  mais  par  la  force  des 
((  armes. 

«  Non  seulement  le  Traité  de  1839  —  contrat  synallag- 
«  matique  consacrant  une  obligation  réciproque  de  ne  pas 
((  faire  —  est  résolu  vis-à-vis  de  la  Belgique,  de  l'Alle- 
«  magne  et  de  l'Autriche,  mais  il  est  résolu  vis-à-vis 
((  des  autres  contractants  (France,  Grande-Bretagne  et 
«  Russie). 

«  En  effet,  l'obligation  de  ne  pas  violer  le  territoire  de 
<(  la  Belgique  était,  vis-à-vis  de  celle-ci,  une  obligation 
«  indivisible  dans  le  chef  de  ses  garants...,  —  cette  obli- 
«  gation  était  de  nature  telle  qu'elle  n'était  pas  susceptible 
«  d'exécution  partielle. 

((  Ce  qui,  en  1839,  fut  garanti  à  la  Belgique  par  les  cinq 
«  puissances  garantes,  ce  fut  l'inviolabilité  de  son  terri- 
«  toire.  C'était  la  contre-partie  de  la  diminutio  capitis 
<(  imposée  à  la  Belgique.  La  méconnaissance  de  cette 
«  obligation  par  deux  des  puissances  garantes  déclenche 
«  la  résiliation  comme  si  toutes  les  puissances  l'avaient 
«  méconnue.  » 

L'étude  répondait,  ensuite,  à  une  manifeste  et  flagrante 
confusion  dans  quoi  verse  encore  «  diaboliquement  »  le 
baron  Beyens:  «  Errare  humanum  est;  perseverare  dia- 
bolicum  »  (1)  : 

«  D'aucuns  ont  paru  invoquer  à  la  traverse  de  la  thèse 
«  de  la  résiliation  du  Traité  de  1839  par  le  seul  fait  de  sa 
«  violation  le  textt  de  l'article  10  de  la  Convention  de  La 
«  Haye  (18  octobre  1907)  concernant  les  droits  et  les 

(1)  Voir  notamment  le  Flambeau,  n°  du  30  avril  1922,  pp.  423,  427 
et  passim. 


434  Le  Flambeau. 

«  devoirs  des  puissances  et  des  personnes  neutres  en  cas 

<(  de  guerre  sur  terre,  ainsi  conçu  :  «  Ne  peut  être  consi- 

((  déré  comme  acte  hostile  le  fait,  par  une  puissance 

((  neutre,  de  repousser,  même  par  la  force,  les  atteintes 

«  à  sa  neutralité.  » 

«  A  la  vérité,  cette  Convention  du  18  octobre  1907  a 

«  disposé  en  faveur  des  neutres  dont  la  neutralité  est 

«  volontaire.  Son  t^xte  le  prouve  et,  d'ailleurs,  nul  ne  le 

<(  saurait  contester.  Pour  ces  neutres,  la  disposition  ne 

((  peut  être  que  bienveillante  et  profitable,  du  moins  dans 

((  les  mots,  sinon  dans  les  réalités. 

«  Mais  la  condition  juridique  des  neutres  volontaires  est 
«  tout  autre  que  la  condition  juridique  du  neutre  contrac- 
te tuel,  La  neutralité  volontaire  résulte  d'une  simple  décla- 
«  ration  unilatérale.  Elle  ne  constitue  donc  pas  un  contrat. 
((  Elle  fait  naître  un  «  état  de  fait  »  que  la  Convention  de 
«  La  Haye  consacre  comme  «  état  de  droit  ».  Quiconque 
<(  attente  à  une  neutralité  volontaire  commet  donc,  non 
«  point  une  «  violation  de  contrat  »,  mais  seulement  une 
<(  «  voie  de  fait  »;  dès  lors,  la  condition  juridique  du 
«  neutre  volontaire  n'en  peut  être  modifiée,  car  la  «  voie 
<(  de  fait  »  ne  transforme  pas  «  l'état  de  droit  ». 

«  Il  en  va  tout  autrement  en  cas  de  violation  d'une  neu- 

((  tralité  contractuelle.  Ici,  il  ne  s'agit  point  d'une  «  voie 

((  de  fait  »,  mais  d'une  «  inexécution  de  contrat  ».  Et 

<»  celle-ci  produit  des  effets  juridiques  sur  l'existence  de 

«  la  convention. 

«  On  voit  donc  que  ce  serait  tirer  d'une  disposition  ac- 
<(  cessoire  de  la  Convention  de  La  Haye  des  conséquen- 
te ces  exorbitantes  que  d'en  vouloir  conclure  que  les  prin- 
ce cipes  généraux  du  droit  ne  s'appliqueront  pas,  en  ce 
((  qui  concerne  la  résiliation,  au  traité  de  1839.  Jamais  la 
<(  Belgique  et  les  puissances  garantes  de  sa  neutralité  n'ont 
«  donné,  ni  pu  donner  le  18  octobre  1907  une  pareille 
«  portée  au  dit  article  10.  Il  n'en  fut  point  d'ailleurs  ques- 
«  tion. 


«  Little  Belgium  ».  435 

«  Au  reste,  si  vraiment,  sensu  stricto,  la  neutralité  sub- 
«  sistait  malgré  la  guerre,  la  Hollande,  pas  plus  que  l'Al- 
«  lemagne,  d'ailleurs,  ne  pourrait  retenir  des  soldats 
«  belges  prisonniers  et  l'Escaut  n'aurait  pu  être  fermé 
«  au  ravitaillement  militaire  d'Anvers  et  à  l'évacuation 
«  de  sa  garnison  par  la  voie  d'eau. 

«  Surabondamment,  nous  ajouterons  que  le  prédit  ar- 
((  ticle  10  est  parfaitement  conciliable  avec  notre  thèse, 
«  car  un  contrat  synallagmatique,  même  résilié  de  plein 
«  droit  par  le  fait  de  son  inexécution,  est  réputé  exister, 
«  si  l'on  peut  dire,  pour  sa  liquidation,  c'est-à-dire  pour 
«  assurer  au  co-contractant  dont  les  droits  ont  été  mécon- 
«  nus  l'exercice  de  son  action  en  dommages-intérêts. 

«  La  Belgique  n'a  jamais  renoncé  aux  droits  qui  résul- 
«  tent  pour  elle  de  la  violation  de  sa  neutralité.  Elle  pos- 
<(  tulera,  lors  des  pourparlers  de  la  paix,  la  juste  et  com- 
((  plète  réparation  du  dommage  qui  lui  a  été  injustement 
«  infligé, 

«  En  ce  sens  —  mais  en  ce  sens  seulement  —  le  traité  de 
«  1839  subsiste  et  produira  ses  pleins  et  entiers  effets. 

«  Pour  faire  revivre  la  neutralité  contractuelle  de  la 
«  Belgique,  il  faudrait  donc  qu'une  nouvelle  convention 
«  internationale  intervînt. 

«  En  fait  et  en  droit,  de  par  sa  transgression,  le  con- 
<(  trat  de  neutralité  est  résilié  et  ne  peut  plus  être  invoqué 
((  que  par  la  Belgique,  et  ce  pour  postuler  et  libeller  ses 
<(  dommages  et  intérêts.  » 

De  ces  prémisses  la  conclusion  sortait  comme  le  fruit 
de  la  graine  : 

«  Cet  exposé  résout  la  question  de  savoir  si  la  Belgique 
«  aurait  eu  le  droit  d'adhérer  au  Pacte  de  Londres  et  a 
<(  le  droit  de  conclure  avec  les  Alliés  telle  convention  di- 
<(  plomatique  ef  militaire  qu'il  appartiendra. 

«  Ce  droit  de  la  Belgique  est  indiscutable,  puisque  le 


436  Le  Flambeau. 

«  traité  de  1839  ne  subsiste  plus  que  pour  la  sauvegarde 
«  de  ses  intérêts  et  de  ses  droits  à  une  réparation. 

((  Bien  plus,  à  supposer  même  —  ce  qui  n'est  point  — 
«  que  la  neutralité  contractuelle  subsisterait  dans  quelque 
«  autre  de  ses  effets  —  notamment  la  diminutio  capitis 
«  qu'elle  inflige  au  neutralisé  —  la  Belgique  n'en  aurait 
«  pas  moins  le  droit  de  signer  le  Pacte  de  Londres  ou 
«  telle  autre  convention  analogue. 

((  Le  neutre  contractuel  dont  la  neutralité  est  violée  se 
trouve  dans  une  situation  juridique  nouvelle: 

a  II  devient: 

«  1°  L'adversaire  du  garant  violateur; 

«  2°  L'allié  des  garants  intervenants. 

«  D'où,  pour  lui,  des  obligations  spéciales  envers 
«  ceux-ci: 

«.a)  Faire  la  guerre  à  leurs  côtés; 

((  b)  Ne  pas  contredire  à  leurs  objectifs  militaires  et 
«  diplomatiques. 

((  Ces  obligations  se  confondent,  d'ailleurs,  avec  le  droit 
«  du  neutre  de  se  défendre  par  la  force  et  d'obtenir  la 
«  réparation  du  dommage  causé. 

<(  Le  recours  à  la  force  par  le  neutralisé  contractuel 
«  victime  d'une  violation  correspond  à  V action  en  justice 
«  du  droit  civil. 

«  a)  Faire  la  guerre: 

<(  Faire  la  guerre,  c'est  essentiellement  s'attacher  à  dé- 
«  truire  les  forces  militaires  de  l'ennemi  où  qu'elles  soient 
«  et  quelle  que  soit  la  durée  de  leur  résistance.  Mieux: 
«  la  vraie  façon  de  se  défendre  étant  souvent  d'attaquer, 
«  le  neutralisé  contractuel  a  même  le  droit,  sous  l'immi- 
«  nence  de  l'agression  injuste  d'un  de  ses  garants,  de 
«  prendre  l'offensive  contre  lui. 

«  b)  Ne  pas  contredire  aux  objectifs  militaires  et  diplo- 
«  matiques  de  ses  garants  intervenants  : 

«  Le  neutralisé  et  les  garants  auront  donc  le  droit  de 


«  Little  Bélgium  ».  437 

«  rédiger  par  écrit  et  de  sanctionner  leur  alliance,  celle-ci 
«  ayant  pour  but  d'assurer  la  destruction  des  forces  mili- 
ce taires  du  violateur  où  qu'elles  soient  et  quelque  temps 
«  qu'il  y  faille  consacrer,  et  de  le  contraindre  ainsi  à 
«  réparer  le  préjudice  causé. 

((  En  passant  acte  de  cette  alliance  de  droit,  le  neutre 

«  contractuel  ne  fait  que  créer  un  instrument  parfait  de 

«  preuve  d'un  contrat  verbal  ou  en  forme  écrite  pré- 

<(  existant. 

«  Les  obligations  et  les  droits  du  neutre  contractuel  et 

«  de  ses  garants  intervenants  se  confondent  si  bien  de  par 

«  la  nature  des  choses  et  de  par  le  droit,  que  les  garants 

«  intervenants  auront  aussi  une  action  pour  réclamer  aux 

<(  garants  violateurs  des  dommages-intérêts.  Ceux-ci  leur 

((  seront  dus,  d'abord,  du  chef  de  la  violation  de  la  neu- 

«  tralité,  puisque  celle-ci  était  une  stipulation  faite  à  leur 

«  profit;  ensuite  du  chef  des  frais  qu'ils  auront  exposés 

«  pour  venir  en  aide  au  neutralisé  et  faire  prévaloir  sa 

<(  cause,  car  le  plaideur  qui  obtient  gain  de  cause  a  droit 

«  au  paiement  des  frais  de  l'instance.  » 

III 

Donc,  pour  le  baron  Beyens,  neutres  nous  avions  été, 
neutres  nous  restions.  Nous  étions  neutres  jusqu'à  porter 
la  besace,  neutres  jusqu'à  la  nausée.  Ce  «  régime  d'her- 
maphrodites »,  —  comme  Charles  de  Brouckère  qualifiait 
la  neutralité  contractuelle  en  juillet  1831,  —  devait  être 
notre  «  camisole  de  force  »  pendant  toute  la  guerre  et  on 
s'appliqua  à  en  bien  boucler  les  sangles.  Deux  thèses  s'af- 
frontaient: l'une  claire  et  tranchante  qui,  nous  libérant 
du  servage,  nous  valait  néanmoins  tout  le  profit  du  contrat 
violé;  l'autre  équivoque  et  trouble  qui,  nous  maintenant 
en  étroite  servitude,  permettait  d'entreprendre  sur  nos 
droits.  C'est  celle-ci  que  la  pusillanimité  fit  sienne. 

De  la  neutralité,  en  quel  état  la  métempsycose  diplo- 

29 


438  Le  Flambeau. 

matique  du  baron  Beyens entendait-elle  nous  faire  passer? 
On  le  sait  déjà:  de  «  neutres  »  que  nous  étions,  nous 
devions  devenir  des  «  protégés  ».  D'où  son  fameux 
«  Mémorandum  »,  —  ou  plutôt  ses  deux  aide-mémoire,  — 
que,  spontanément  et  sans  consulter  ses  collègues  du 
Cabinet  et  dans  une  forme  insolite,  il  remit  à  lord  Grey, 
le  7  juillet  1916  et  qui  avaient  trait  l'un  à  V Escaut,  l'autre 
a  la  neutralité  et  à  un  projet  de  garantie.  Le  baron  Beyens 
s'en  est  expliqué  dans  cette  Revue  (  1  ) . 

D'une  part,  de  prime  saut  et  comme  d'instinct,  il  se 
jetait  sur  la  solution  la  plus  médiocre  du  problème  de 
l'Escaut,  —  celle  du  dérisoire  et  conjectural  «  condomi- 
nium  »  juris  tantum,  —  alors  que  le  conseil  des  ministres 
avait  déclaré  que  la  question  de  l'Escaut  était  posée  dans 
tout  son  ensemble,  mais  que  la  solution  était  réservée. 
D'autre  part,  poussé  par  le  même  instinct,  il  allait  deman- 
der pour  notre  pays,  —  comme  si  la  glorieuse  Belgique  de 
1916  était  comparable  aux  Pays-Bas  de  1815  (2),  à  la 

(1)  Voir  le  Flambeau,  n°  du  31  mai  1922,  pp.  25  et  sq. 

(2)  Dans  le  Mémorandum  de  Londres,  M.  Beyens  a  donc  envisagé 
une  garantie  analogue  à  celle  que  les  Puissances  accordèrent  en 
1814-1815  au  Royaume  des  Pays-Bas. 

Cette  garantie  a  joué  en   1830-1831. 

Or,  se  rappelle-t-on  bien  les  droits  que  s'arrogèrent  les  Puissances 
à  l'égard  du  Royaume  des  Pays-Bas? 

«  La  Conférence  de  Londres  poursuivit  son  œuvre  de  pacification. 
Le  17  novembre  1830,  elle  donna  à  la  suspension  d'armes  un  caractère 
illimité.  Le  20  décembre,  elle  proclama  la  dissolution  du  Royaume  des 
Pays-Bas,  tout  en  s'arrogeant  le  droit  d'intervenir,  même  malgré  l'un 
et  l'autre  pays,  pour  régler  les  conditions  du  partage.  Le  Roi  Guil- 
laume protesta  contre  ce  protocole  ;  le  gouvernement  insurrectionnel 
y  souscrivit  conditionnellement.  La  Conférence,  passant  outre,  arrêta, 
par  de  nouveaux  protocoles  du  20  et  du  27  janvier  1831,  des  bases 
de  séparation  entre  la  Belgique  et  la  Hollande.  Le  Congrès,  à  son 
tour,  protesta  contre  ces  actes  qui  dépossédaient  la  Belgique  du 
Luxembourg  et  de  la  rive  gauche  de  l'Escaut;  le  Roi  Guillaume,  au 
contraire,  accéda  aux  conditions  du  partage...  »  (Th.  Juste,  Léo- 
pold  7er  et  Léopold  IL  Bruxelles,  Muquardt,  p.  67.) 


«  Utile  Belgium  ».  439 

Suède  de  1855  et  à  la  Turquie  de  1856,  —  la  «  garantie  »  de 
l'Angleterre  et  de  la  France,  c'est-à-dire,  pour  qui  sait 
ce  que  parler  veut  dire,  la  «  protection  »  de  ces  puissances? 

Ainsi  qu'il  se  l'entendit  dire  à  son  retour  de  Londres,  à 
la  fameuse  séance  du  conseil  de  cabinet,  tenue  le  jeudi 
13  juillet  1916,  à  Sain  te- Adresse  (1),  ce  système  rencon- 
trait au  gouvernement  des  adversaires  résolus:  «  d'abord, 
parce  qu'un  traité  de  garantie  ne  pourrait  rien  donner  à  la 
Belgique  que  la  force  des  intérêts  internationaux  perma- 
nents ne  lui  assurât  déjà  ;  ensuite,  parce  que  la  stipulation 
de  garantie  a,  de  tous  temps,  entraîné  des  engagements 
qui  servent  de  prétextes  à  des  interventions  et  à  des 
pressions  incompatibles  avec  la  pleine  indépendance  de 
l'Etat  garanti  et  particulièrement  redoutables  pour  la  Bel- 
gique de  demain;  enfin,  parce  que  le  système  du  baron 
Beyens  ne  donnait  à  la  Belgique  rien  qu'elle  n'eût  eu  dans 
le  passé  et  dont  les  événements  de  1914  avaient  démontré 
la  parfaite  insuffisance.  »  En  vérité,  le  «  mémorandum  »  de 
Londres  hypothéquait  anticipativement,  lourdement  et 
sans  raison  suffisante  l'avenir  de  la  Belgique. 

Il  fut  dit  encore  très  justement  au  Conseil  du  13  juillet  : 
(«  Le  bouleversement  actuel  de  l'Europe  pourrait  amener 
les  remaniements  territoriaux  les  plus  inattendus.  A 
l'heure  actuelle,  rien  n'est  impossible  et  une  diplomatie 
avisée  devait  travailler  à  tenir  la  voie  libre  à  toutes  les 
solutions.  C'est  exactement  le  contraire  que  fait  le  mémo- 
randum du  7  juillet.  » 

Etonné  et  morfondu,  le  négociateur  de  Londres  tombait 
de  haut,  lui  qui,  après  la  remise  du  «  mémorandum  »,  avait 
dit  à  ses  confidents:  «  Et  maintenant  que  j'ai  résolu  la 
question  politique,  je  vais  résoudre  la  question  écono- 
mique. » 

(1)  Tous  les  ministres  étaient  présents,  hormis  M.  Segers,  qui  fit 
tenir,  le  3  août,  une  note  de  protestation  contre  le  <(  mémorandum  », 
et  M.  Helleputte,  blessé  gravement  dans  un  accident  d'automobile 
et  en  traitement  à  Châlons-sur-Marne. 


440  Le  Flambeau. 

Pauvre  juriste,  confondant  aujourd'hui  encore  ces  deux 
notions  si  distinctes  de  la  neutralité  contractuelle  et  de  la 
neutrailté  volontaire,  le  baron  Beyens  plaçait  cependant 
tous  ses  œufs  dans  le  panier  du  droit.  A  son  «  condomi- 
nium  »  juridique  de  l'Escaut  correspondait  son  protectorat 
juridique  de  la  Belgique.  Comme  l'a  très  bien  dit  le  comte 
Louis  de  Lichtervelde,  dans  un  récent  et  remarquable 
article,  «  l'idée  maîtresse  du  baron  Beyens  était  non  pas 
de  donner  à  la  Belgique  une  forte  position  politique,  grâce 
à  une  série  d'engagements  réciproques  contractés  avec  nos 
alliés,  mais  de  lui  assurer  pour  la  paix  une  solide  position 
juridique  »  (1).  On  sait  s'il  y  réussit. 

C'est  cette  diplomatie  châtrée,  hybride  et  réticente,  cette 
diplomatie  de  chapon  couvant  des  œufs  de  porcelaine, 
cette  diplomatie  mortelle  pour  nous  par  la  défiance  qu'elle 
sema  chez  nos  alliés,  qui  rendit  possibles  l'injure  et  le 
détriment  qui  nous  furent  infligés  à  la  paix  lorsque  la 
Belgique  fut  reléguée  au  rang  des  puissances  à  intérêts 
limités.  On  nous  payait  en  monnaie  de  notre  pièce.  Il 
fallut  M.  Jaspar  pour  nous  tirer  de  là. 

Mais  il  est  des  maladies  incurables.  N'avons-nous  point 
lu  sous  la  plume  du  baron  Beyens  (2),  écrivant  en  1922, 
que,  pour  la  Belgique,  des  frontières  stratégiques  plus 
faciles  à  défendre  ne  constitueraient  pas  des  garanties 
suffisantes.  Il  convient  d'engager  l'honorable  diplomate  à 
lire  notamment  «  La  Marche  à  la  Marne  »  du  général 
von  Kluck,  dont,  précisément,  dans  la  Nation  Belge, 
M.  Neuray  vient  d'éloquemment  mettre  les  passages  qui 
nous  intéressent  en  lumière.  S'il  n'en  résulte  pas,  clair 
comme  le  matin  clair,  que,  malgré  notre  détestable  fron- 
tière, 200,000  Belges,  et  moins  peut-être,  eussent  pu 
barrer,  en  1914,  le  défilé  d'Aix-la-Chapelle,  c'est  que  les 
écrits  de  ce  grand  homme  de  guerre  sont  sans  significa- 

(1)  Nation   Belge,    12  juin   1922. 

(2)  Flambeau,  31  mai  1922,  p.  31. 


((  Little  Belgium  ».  441 

tion.  Et  qu'adviendrait-il  si  400,000  Belges  tenaient  la 
crête  militaire  de  l'Eifel,  la  gauche  à  Maestricht,  la  droite 
à  Luxembourg? 

L'ironie  fut  qu'à  ce  conseil  du  13  juillet  1916  où  le 
baron  Beyens  avoue  qu'il  fut  «  froidement  écouté  »  (1) 

—  comme  en  termes  mesurés  ces  choses-là  sont  dites  !  — 
les  ministres  «  antimilitaristes  »  ne  furent  pas  les  derniers 
à  se  récrier.  Quoi!  le  «  mémorandum  »  donnait  à  en- 
tendre que  la  Belgique  s'engagerait  à  maintenir  le  service 
militaire  obligatoire  et  à  l'inscrire  même  dans  la  Constitu- 
tion !  Irrémissible  crime,  à  leurs  yeux,  bien  moins  encore 
parce  que  cet  engagement  serait  le  signe  sensible  de  notre 
vassalité  que  parce  qu'il  consacrerait  un  régime  de  recru- 
tement détesté.  Aussi  notre  ministre  à  Londres  reçut-il, 
d'ordre  du  Conseil,  l'humiliante  mission  de  retirer  cette 
malencontreuse  abdication.  On  dit,  —  mais  nous  n'affir- 
mons rien  car  nous  n'étions  point  en  tiers  dans  l'entretien, 

—  que  M.  Harding,  recevant  notre  ambassadeur,  se  caressa 
le  menton,  écouta  avec  complaisance  son  honorable  inter- 
locuteur et  lui  tint  à  peu  près  ce  langage  :  «  Ouais  !  Fort 
bien!  De  sorte  que  l'armée  et  la  marine  britanniques 
devraient  être  sans  cesse  prêtes  à  défendre  votre  pays  et 
que  celui-ci  ne  donnerait  rien  en  échange.  »  Ce  sont  là 
«  coups  d'éventail  »  dont  s'accommode  mal  le  prestige 
d'une  nation,  fût-elle  la  «  noble  Belgique  ».  Et  comme  on 
comprend  maintenant  que  le  traitement  à  usage  interne 
qui  nous  fut  fait  à  la  paix  ne  fût  point  toujours  de  même 
aloi  que  la  littérature  à  usage  externe  dont  la  candeur 
belge  se  gargarisait  à  flot! 

Quelle  tentation  pour  tout  qui  écrit  sur  un  tel  sujet  de 
faire  livrer  brusquement  à  la  publicité  les  documents  accu- 
mulés dans  le  sac  de  ce  procès!  Car  le  contradicteur  a 
trop  beau  jeu  vraiment  qui  plaide  sans  dossier  et  prétend 
être  cru  sur  sa  simple  affirmation.  On  n'aurait  que  l'em- 

(1)  Flambeau,  31  mai  1922,  p.  35. 


442  Le  Flambeau. 

barras  du  choix:  depuis  le  texte  du  mémorandum  jus- 
qu'aux répliques  écrites  qui  y  furent  faites  par  deux 
ministres,  le  3  août  et  le  4  août  1916,  et  encore  la  rela- 
tion fidèle  des  débats  du  Conseil  du  13  juillet  précédent, 
la  lettre  de  démission  du  baron  Guillaume  (6  août  1916) 
et  quelques  autres  documents  aux  lettres  de  feu,  sans 
compter  d'autres  souvenirs  cuisants,  comme  la  négocia- 
tion de  Tabora  et  l'incident  regrettable  qui  surgit  entre 
le  baron  Beyens  et  notre  si  distingué  ministre  à  Paris. 
Mais  les  temps  ne  sont  pas  révolus. 

La  Belgique  en  est  encore  à  l'hiver  de  son  histoire,  et 
c'est  folie  d'aller  l'hiver  chercher  les  figues  sur  le  figuier. 

Paul  Crokaert. 


Le  Stupide  XIXe  Siècle 

0 

A  propos  d'une  enquête  et  d'un  livre  récents. 

C'est  déjà  beaucoup  que  d'avoir  trouvé  le  titre  d'un 
livre.  On  conte  qu'un  matin  Chamfort,  rencontrant  le 
comte  de  Lauraguais,  lui  dit  d'un  air  fort  satisfait:  «  Je 
viens  de  faire  un  ouvrage.  —  Comment,  un  livre?  — 
Non  pas  un  livre,  je  ne  suis  pas  si  bête,  mais  un  titre 
de  livre,  et  ce  titre  est  tout.  J'en  ai  déjà  fait  présent  au 
puritain  Siéyès,  qui  pourra  le  commenter  tout  à  son  aise. 
Il  aura  beau  dire,  on  ne  se  ressouviendra  que  du  titre. 
—  Quel  est-il  donc?  —  Le  voici:  Qu'est  le  Tiers-Etat? 
Tout.  Qu'a-t-il?  Rien  ».  Il  est  arrivé  à  M.  Léon  Daudet 
de  faire,  comme  Chamfort,  un  ouvrage.  Il  s'est  écrié  un 
beau  jour  :  «  Le  stupide  xixe  siècle  !  »  Moins  généreux  que 
Chamfort,  mais  plus  bête  que  lui,  il  n'a  fait  présent  de 
son  exclamation  à  personne  et  il  l'a  commentée  en  plus 
de  trois  cents  pages.  Ce  n'est  pas  fort  s'avancer  de  dire 
qu'on  ne  se  ressouviendra  que  du  titre. 

Le  Stupide  xixe  Siècle!  M.  Léon  Daudet  trouve  que  le 
caractère  du  xixe  siècle,  c'est  la  stupidité.  Et  il  veut  le 
prouver.  Son  livre,  dit  le  sous-titre,  est  un  relevé  des 
insanités  meurtrières  qui  se  sont  abattues  sur  la  France  de 
1789  à  1919.  Il  en  a  trouvé  vingt-deux.  Il  les  résume  sous 
forme  de  poncifs,  tels  que:  «  Le  xixe  siècle  est  le  siècle 
de  la  science  et  du  progrès  »  ;  «  les  ténèbres  du  moyen 
âge  »,  «  les  hommes  naissent  naturellement  bons;  c'est  la 
société  qui  les  pervertit  »,  etc. 

M.  Léon  Daudet  oublie  que  la  plupart  de  ces  poncifs 
avaient  cours  déjà  au  xvine  siècle  et  que  certains  datent  de 


444  Le  Flambeau. 

plus  loin.  Le  dogme  de  la  bonté  naturelle,  par  exemple, 
doit  à  Jean-Jacques  sa  popularité,  et  dès  1694,  un  Jésuite, 
le  père  Chauchetière,  voyait  dans  les  sauvages  «  les  beaux 
restes  de  la  nature  humaine,  restes  qui  sont  entièrement 
corrompus  dans  les  peuples  plus  policés  ».  Quant  aux 
ténèbres  du  moyen  âge,  c'est  Voltaire  qui  comparait  Roger 
Bacon  à  «  de  l'or  encroûté  de  toutes  les  ordures  du  temps 
où  il  vivait  ».  D'autre  part,  on  trouve  dans  VEsquisse  du 
Progrès  de  l'Esprit  humain,  de  Condorcet,  le  culte  de  la 
science  et  du  progrès  développé  jusqu'au  fétichisme.  On 
pourrait  faire  d'identiques  observations  pour  chacun  des 
vingt-deux  aphorismes  catalogués  par  M.  Léon  Daudet. 

Ces  erreurs  faisaient  partie  de  l'héritage  que  le 
xviu3  siècle  légua  à  son  successeur.  M.  Léon  Daudet  feint 
de  croire  que  le  siècle  dernier  eut  pour  elles  une  admira- 
tion sans  mélange.  Il  n'en  est  rien.  Les  écrivains  et  les 
penseurs  du  xixe  siècle  n'ont  cessé  d'étudier  avec  une 
sévérité  inquiète  les  manifestations  de  leur  époque. 
Stendhal,  en  1837,  n'a  que  mépris  et  raillerie  pour  «  les 
emphatiques,  les  plats  écrivains  sans  pudeur  et  sans 
mesure  »  de  son  temps.  Sainte-Beuve,  dans  ses  Lundis, 
est  plein  de  retours  amers  et  de  considérations  désenchan- 
tées sur  son  siècle,  ses  doctrines,  ses  démarches.  Michelet 
le  déclare  changeant  et  vacillant.  Il  déplore  le  «  déclin 
universel  ».  En  1874,  loin  de  s'extasier  sur  la  science,  il 
constate  que  «  ce  règne  des  machines,  admirable  comme 
production  de  richesse,  en  revanche  attire  et  dévore  les 
races,  dépeuple  les  campagnes  ».  Moins  précis  que 
lyrique,  il  caractérise  ainsi  le  xixe  siècle  :  «  Le  xixe  siècle, 
riche  et  vaste,  mais  lourd,  regarde  vers  la  fatalité  ». 
Hello,  ce  prodigieux  Hello  que  tout  le  monde  oublie 
toujours,  que  Léon  Daudet  ne  cite  même  pas,  a  semé  à 
chaque  page  de  son  œuvre  des  aperçus  d'une  pénétrante 
justesse  sur  ce  siècle  dont  il  distinguait  d'un  œil  sans 
faiblesse  les  infirmités,  mais  aussi  les  mérites. 

Quand  on  voit  quelle  surveillance  le  xixe  siècle  ne 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  445 

cesse  d'exercer  sur  son  activité,  avec  quelle  clairvoyance 
et  quelle  promptitude  il  note  ses  travers,  ses  fautes,  ses 
excès,  ses  abandons,  comme  il  prend  soin  d'assembler 
lui-même  pour  les  offrir  au  jugement  de  l'avenir  les  pièces 
de  son  procès,  le  reproche  de  stupidité  est  bien  le  dernier 
qu'on  songe  à  lui  faire.  Cependant  tant  de  défiance  vis- 
à-vis  de  soi-même,  un  si  vif  penchant  à  l'analyse  semblent 
l'indice  d'un  trouble  profond,  de  quelque  vice  secret  de 
constitution  ou  de  régime. 

Pour  M.  Léon  Daudet,  le  mal  est  simple  :  la  France  a 
oublié  la  parole  de  ses  Rois.  Là  est  la  cause  de  tous  les 
désastres  réels  ou  imaginaires  qu'il  signale.  Le  seul 
remède  est  dans  le  rétablissement  de  la  royauté  :  «  Avant 
dix  ans,  avant  cinq  ans  peut-être,  la  France  devra  être 
monarchique,  ou  elle  ne  sera  plus  ».  Voilà  ce  qu'on  peut 
lire  à  la  page  305  de  son  livre.  Et  on  songe  à  ces  petites 
brochures  qui  décrivent  longuement  les  symptômes  et  les 
effets  d'une  maladie,  puis  vous  apprennent  discrètement 
qu'on  peut  se  procurer  dans  toutes  les  pharmacies  la 
poudre  X.  ou  les  pastilles  Z.  On  dit  qu'il  y  a  des  gens 
auprès  de  qui  ça  réussit. 

M.  Léon  Daudet  a  le  talent  qu'il  faut  pour  réussir 
auprès  de  ces  gens-là.  Ses  boniments  sont  des  modèles 
du  genre.  On  y  trouve  de  la  bonhomie  et  de  la  jactance, 
de  la  rondeur  et  de  la  majesté,  enfin  cet  art,  d'un  effet 
souverain  sur  le  vulgaire,  d'entrelarder  un  raisonnement 
tour  à  tour  de  locutions  populaires  et  de  termes  tech- 
niques prétentieusement  étalés.  Ce  racoleur  au  service 
du  Roy  a  toute  la  roublardise  qu'il  faut  pour  éblouir  des 
démagogues  de  cabaret.  Parlant  de  Shakespeare  et  de 
Molière,  il  dira,  par  exemple:  «  J'ai  longtemps  vécu  avec 
ces  gaillards-là  !  »  Sentez-vous  tout  ce  que  cette  familiarité 
a  d'heureux  et  d'adroit  et  comme  ce  mot  «  gaillard  »  est 
ici  bien  placé?  Il  rapproche  à  la  fois  Daudet  de  son  lec- 
teur,  son  lecteur  de  Shakespeare  et  Shakespeare  de 


446  Le  Flambeau. 

Daudet.  Notre  pamphlétaire  est  plein  d'habiletés  de  ce 
genre. 

Une  autre  qualité  qu'il  a  est  de  ne  jamais  être  arrêté 
par  le  sentiment  de  ses  infirmités  et  de  ses  faiblesses.  Il 
dira  de  Taine  pour  le  condamner  :  «  ...L'initiale  lubie  avec 
laquelle  il  aborde  un  sujet  le  domine  ensuite  jusqu'à  sa 
conclusion.  Il  plie  les  textes  à  sa  marotte  sans  les  altérer 
le  moins  du  monde,  mais  en  écartant  ceux  qui  le  gênent 
et  en  exaltant  ceux  qui  le  corroborent  »  et  il  ne  lui  viendra 
pas  à  l'idée  qu'on  pourrait  formuler  contre  lui  le  même 
reproche.  Il  traitera  Hugo  de  «  vieux  Tartufe  hyperverbal 
et  logomachique  »,.  mais  il  n'hésitera  pas  à  écrire  cette 
phrase  qui  a  le  double  défaut  de  ne  vouloir  rien  dire  et 
d'imiter  la  manière  du  maître  insulté:  «  Mistral  est  au 
Rhône  ce  que  Goethe  est  au  Rhin,  ce  que  Ronsard  est  à  la 
Loire,  ce  que  Villon  est  à  la  Seine.  Car  le  génie  poétique 
contracte  avec  l'eau  les  mêmes  rapports  mystérieux  que  la 
civilisation.  »  M.  Léon  Daudet  se  plaît  à  jeter  en  passant 
de  ces  phrases  retentissantes  qui  aux  naïfs  semblent  riches 
de  substance  et  ne  sont  pleines  que  de  vent. 

J'en  ai  dit  assez,  je  pense,  pour  montrer  que  ce  qu'il  y 
a,  en  effet,  de  plus  important  dans  le  livre  de  M.  Léon 
Daudet,  c'est  son  titre.  M.  Léon  Daudet  a  un  grand  choix 
d'injures  et  elles  sont  souvent  pittoresques,  mais  pour 
suivre  son  raisonnement,  il  faudrait  d'abord  partager  ses 
passions.  Son  travers  est  celui  de  beaucoup  de  pamphlé- 
taires. Ils  ne  s'attaquent  pas  aux  hommes  et  à  leurs  idées, 
mais  aux  idées  qu'ils  prêtent  à  des  hommes.  Ils  arrangent 
de  belles  cibles  en  papier  qu'ils  disposent  à  leur  gré  et  puis 
ils  tirent  dessus  avec  des  balles  dum-dum.  Le  résultat  est 
effroyable  et  ils  en  sont  très  fiers;  mais  le  fait  d'appeler 
Leconte  de  Lisle  un  «  frigide  crétin  »  ne  lui  fera  sans 
doute  pas  perdre  un  lecteur  ;  si  sa  gloire  doit  s'effondrer, 
ce  sera  sous  d'autres  coups. 

Le  scandale  provoqué  par  la  violente  sortie  de  M.  Léon 
Daudet  a  cependant  amené  des  protestations.  La  vivante 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  447 

revue  Les  Marges,  que  dirige  l'excellent  écrivain  Eugène 
Montfort,  n'a  pas  attendu  la  publication  de  ce  pamphlet 
pour  ouvrir  une  enquête  à  laquelle  ne  prirent  part  que 
des  gens  de  lettres  et  qui  ne  portait  d'ailleurs  que  sur  la 
valeur  littéraire  du  siècle  incriminé.  Presque  toutes  les 
réponses  concluaient  à  son  exceptionnelle  richesse.  Non, 
il  n'est  certes  pas  stupide,  le  siècle  qui  a  produit  des 
Vigny,  des  Hugo,  des  Lamartine,  des  Flaubert,  des  Bau- 
delaire, etc.  Tel  fut  le  ton  et  l'argument  général  des 
réponses  qui  parvinrent  aux  Marges. 

A  l'examen,  ces  réponses,  malgré  leur  unanimité  dans 
l'éloge,  laissent  une  impression  équivoque.  Il  apparaît 
qu'elles  ne  satisfont  pas  entièrement  notre  curiosité,  ne 
tranchent  pas  la  question.  On  dirait  même  qu'elles 
essaient  de  nous  cacher  quelque  chose.  Ce  n'est  pas  assez 
de  constater  les  richesses  du  xixe  siècle,  si  on  n'ap- 
prouve en  même  temps  l'emploi  qu'on  en  fit.  Ici  les  affir- 
mations sont  beaucoup  moins  hardies.  Quelques-uns 
avouent  des  doutes  et  des  hésitations.  Les  plus  acharnés 
défenseurs  du  siècle  dernier  eux-mêmes  ne  prononcent 
plus  qu'avec  timidité  ce  mot:  «  romantisme  ».  Les  grands 
hommes  que  cette  formule  d'art  inspira,  on  les  range 
en  cercle  autour  de  l'idole  qu'on  ne  nomme  pas,  et  c'est 
peut-être  pour  la  cacher  ou  pour  la  protéger  des  coups. 

Quarante  noms  éclatants  et  sonores,  de  Hugo  à 
Moréas,  de  Balzac  à  Zola,  de  Chateaubriand  à  Anatole 
France,  sont  ainsi  chargés  d'attester,  de  représenter 
la  vitalité,  la  puissance,  la  splendeur  du  siècle  que  nous 
quittons,  mais  de  ses  doctrines,  du  système  qu'il  nous 
laisse,  il  est  à  peine  parlé.  On  conseille  d'en  différer 
l'examen  afin  de  ne  point  précipiter  un  jugement  qui 
gagnerait  à  être  longuement  mûri.  A  coup  sûr  une  telle 
résolution  est  sage,  mais  tant  de  prudence  paraît  l'effet 
d'un  sentiment  déjà  formé  dont  la  seule  pudeur  retarde 
l'expression. 

«  Le  stupide  xix*  siècle,  s'écrie  Barrés  qui  par  ce  tour 


448  Le  Flambeau. 

de  phrase  enjoué  raille  Daudet  sans  le  condamner,  ah  ! 
qu'il  est  beau,  combien  je  l'aime  !  »  Mais  sans  doute  est-ce 
à  la  façon  dont  on  aime  pour  leurs  frasques  les  «  chers 
mauvais  sujets  »  que  l'on  préfère  aux  bons  dont  la  fadeur 
écœure,  car  il  ajoute  plus  loin  —  et  la  phrase  a  été  rele- 
vée ici-même  par  M.  Maurras  avec  empressement  (1)  : 
<(  Chose  étrange  !  au  xixe  siècle,  il  est  plus  aisé  de  citer  des 
noms  immortels  que  des  œuvres  qui  ne  périront  point, 
plus  aisé  de  dénombrer  les  génies  que  les  chefs-d'œuvre.» 

Si  des  inclinations  de  sentiment  ne  l'excusaient,  cette 
distinction  entre  l'œuvre  et  l'auteur  paraîtrait  à  bien  des 
gens  le  signe  d'un  sérieux  dérèglement  de  l'esprit.  Com- 
ment, si  leurs  œuvres  passent,  les  auteurs  ne  passeraient- 
ils  point?  Le  propre  du  génie,  n'est-ce  pas  de  s'affirmer 
dans  le  chef-d'œuvre?  Comment  dès  lors  le  génie  se  peut- 
il  concevoir  sans  lui  ?  D'autre  part,  si  des  hommes  ont  ces 
qualités  brillantes  et  profondes  qui  les  élèvent  au  rang  des 
grands  artistes  les  mieux  doués,  par  quel  sortilège  les  pro- 
duits de  leur  intelligence  et  de  leur  cœur  sont-ils  inférieurs 
à  ce  que  l'abondance  et  la  perfection  de  leurs  talents  fai- 
saient présumer?  Il  est  évident  que  si  Barrés  dit  vrai,  nous 
touchons  ici  la  tare  du  xixe  siècle. 

Le  xixe  siècle  en  proclamant  les  droits  de  l'individua- 
lisme a  introduit  la  division  dans  l'art  et  favorisé  cette  ano- 
malie. L'incontestable  bienfait  de  la  révolution  roman- 
tique a  été  de  découvrir  à  l'artiste  les  profondeurs  et  les 
trésors  de  la  sensibilité  personnelle;  son  tort  a  été  d'en 
exagérer  les  vertus  et  les  effets.  Aujourd'hui  encore,  ce 
qu'on  demande  à  l'écrivain,  c'est  de  cultiver  sa  personna- 
lité ;  ce  qu'on  goûte  en  lui,  c'est  ce  qui  le  fait  différent  des 
autres  et  n'appartient  qu'à  lui.  Ces  principes  sont  poussés 
très  loin;  il  n'y  a  pas  de  limite  à  leur  application.  Afin  de 
mieux  bondir  dans  la  voie  où  la  liberté  offrait  à  son  désir 
ses  riantes  perspectives,  l'artiste  s'est  d'abord  affranchi 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  5e  année,  n°  5,  31  mai  1922,  p.  87. 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  449 

des  règles;  comme  cela  ne  suffisait  pas,  il  s'est  ensuite 
affranchi  des  lois.  11  a  cru  que  les  règles  et  les  lois  l'empê- 
chaient d'être  lui-même,  et  maintenant  qu'il  en  a  secoué 
le  joug,  ne  se  sentant  ni  plus  sûr,  ni  plus  fort  qu'hier,  il 
cherche  de  quoi  il  lui  reste  encore  à  s'affranchir. 

Le  caractère  de  l'œuvre  qui  triomphe  des  siècles  et  s'im- 
pose à  la  postérité,  s'écarte  par  tous  ses  éléments  consti- 
tutifs des  principes  qui  guident  le  poète  moderne  avide  de 
se  concilier  les  faveurs  de  l'opinion,  dans  ses  choix  et  dans 
ses  recherches. 

L'œuvre  d'art  est  une  communication.  Dans  cet  im- 
mense domaine  de  l'entendement  humain,  le  penseur,  le 
poète  tracent  des  routes  qui  relient  entre  elles  les  diffé- 
rentes parties  de  cette  vaste  région.  Labeur  qui  demande 
de  la  réflexion  et  de  la  discipline,  une  connaissance  par- 
faite de  la  géographie  de  l'esprit,  de  la  formation  du  sol 
intellectuel,  une  notion  claire  et  respectueuse  des  harmo- 
nies délicates  et  puissantes  qui  président  à  l'unité  de  l'en- 
semble et  font  de  ces  provinces,  variées  en  leurs  aspects, 
un  tout  parfait  et  ordonné. 

Il  en  est  des  œuvres  comme  des  chemins  qui  se  subdi- 
visent en  plusieurs  catégories:  les  uns,  compagnons  des 
ruisselets  et  des  troupeaux,  vont  gaîment  à  travers  les 
prairies,  sous  les  noisetiers  et  dans  les  églantines,  de  la 
ferme  de  Jacques  au  moulin  de  Paul.  Au  moulin  s'amorce 
une  route  empierrée  qui  mène  au  village  ;  de  là  d'autres 
routes,  plus  larges,  gagnent  la  ville  où  elles  rencontrent 
la  voie  royale  qui,  venant  du  point  central,  du  foyer  où 
s'organise  et  se  distribue  la  vie,  répand  la  chaleur  et  le 
mouvement  jusqu'aux  asiles  les  plus  secrets,  jusqu'aux 
retraites  les  mieux  cachées.  Une  piste  dans  les  herbes,  une 
venelle  sous  les  saules,  un  sentier  au  flanc  de  la  montagne 
peuvent  être  des  choses  originales  et  parfaites,  mais  les 
chefs-d'œuvre  sont  ces  «  passages  obligés  »  par  où  se  font 
les  invasions  et  les  exodes  et  où  passent  les  capitaines  et 
les  marchands.  Ainsi  le  chef-d'œuvre  est  proprement  l'ou- 


450  Le  Flambeau. 

vrage  à  la  convenance  du  plus  grand  nombre,  non  parce 
qu'il  est  à  l'image  du  plus  grand  nombre,  mais  parce  qu'il 
satisfait  mieux  que  d'autres  aux  conditions  qui  en  recom- 
mandent et  en  quelque  sorte  en  imposent  l'usage  à  ceux 
dont  l'activité  a  l'intelligence  pour  objet.  Le  xixe  siècle  a 
eu  peu  de  goût  pour  les  grands  chemins  ;  il  en  a  méconnu 
et  diminué  le  rôle  ;  il  a  cru  volontiers  que  le  lyrisme  et  les 
profondeurs  hantaient  les  lieux  inaccessibles.  Il  a  préféré 
l'étrange  à  l'universel.  Il  a  voulu  entendre  des  voix  ;  il  s'est 
penché  au  bord  de  tous  les  gouffres  et  il  est  allé  jusqu'à  se 
créer  des  abîmes  artificiels.  Tout  ce  qui  dépassait  l'objectif 
humain  l'a  séduit  :  il  a  voulu  sonder  l'insondable,  pénétrer 
l'impénétrable  et  exprimer  l'inexprimable.  La  raison  avait 
frayé  et  multiplié  les  voies;  ses  réseaux  couvraient  le 
monde  de  l'esprit.  Le  romantisme  a  cru  que  le  génie  était 
là  où  la  raison  n'avait  pas  encore  eu  accès,  là  où  aucun  che- 
min n'était  tracé.  Ayant  ainsi  prononcé  le  divorce  du  génie 
et  de  la  raison,  le  romantisme  s'est  attaqué  à  la  raison,  a 
essayé  de  ruiner  son  système.  Un  des  efforts  du  xixe  siècle 
a  été  d'essayer  de  prouver  que  tous  les  chemins  ne  me- 
naient pas  à  Rome. 

Parmi  les  éloges  qu'on  a  faits  récemment  du  xixe  siècle, 
je  trouve  ceci  sous  la  plume  de  M.  P.  Hazard,  chargé  de 
cours  à  la  Sorbonne  :  «  Le  xixe  siècle  a  restitué  aux  lettres 
françaises  le  sens  de  la  beauté,  et  ce  fut  le  mérite  du  roman- 
tisme. Par  une  naturelle  réaction,  et  devant  les  excès  du 
romantisme  même,  il  a  ramené  la  pensée  française  au  culte 
de  la  vérité  ».  Cette  phrase  est  révélatrice  d'un  état  d'es- 
prit qui  dure  encore.  Le  xixe  siècle  s'est  habitué  à  croire 
que  la  beauté  était  sans  lien  avec  la  vérité  et  que  la  vérité 
n'était  pas  belle.  Il  s'est  habitué  à  considérer  les  choses 
sous  cet  angle  :  la  beauté  est  poésie,  et  la  vérité  est  prose. 
Il  a  ainsi  rangé  la  beauté  dans  le  domaine  du  fantastique 
et  la  vérité  dans  le  domaine  des  choses  positives.  Il  s'en- 
suivit que  la  vérité  et  la  beauté  furent  dressées  l'une  contre 
l'autre  et  compromises  en  d'indignes  querelles.  Idéalisme 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  451 

et  naturalisme  s'opposèrent.  Les  partisans  des  choses 
positives  furent  honnis  comme  des  contempteurs  du  beau, 
et  les  amants  de  l'idéal  affirmaient  leur  mépris  pour  tout 
ce  qui  avait  une  utilité.  «  Il  n'y  a  de  vraiment  beau  que  ce 
qui  ne  peut  servir  à  rien  ;  tout  ce  qui  est  utile  est  laid,  car 
c'est  l'expression  de  quelque  besoin,  et  ceux  de  l'homme 
sont  ignobles  et  dégoûtants  comme  sa  pauvre  et  infirme 
nature  ».  Ainsi  parle  Gautier  dans  la  préface  célèbre  de 
Mademoiselle  de  Maupin. 

Qu'on  songe  qu'ici  encore  l'artiste  imbu  de  sa  person- 
nalité devait  pousser  à  cette  séparation  de  la  beauté  et  de 
la  vérité.  Placer  la  beauté  sous  le  contrôle  de  la  vérité, 
c'était  se  soumettre  à  un  examen,  rentrer  dans  les  chemins 
battus  et  sous  la  coupe  de  la  raison.  Musset  trancha  la 
difficulté  en  subordonnant  la  vérité  à  la  beauté.  Rien  n'est 
vrai  que  le  beau...  Ce  renversement  des  choses  était  encore 
une  façon  d'hommage  à  la  vérité  et  un  témoignage  rendu 
à  la  puissance  de  l'unité.  Ces  générosités  de  l'orgueil  ne 
sont  permises  qu'aux  grands  artistes. 

Pour  la  masse  des  écrivains,  ne  pouvant,  faute  d'audace 
ou  de  vigueur,  suivre  un  Musset  ou  un  Hugo  dans  leurs 
radieuses  émeutes,  elle  préféra  détacher  tout  à  fait  la  cause 
de  la  beauté  de  celle  de  la  vérité.  Il  devait  en  résulter  toutes 
sortes  de  désillusions  et  d'anathèmes.  Une  société  litté- 
raire qui  met  la  beauté  à  un  pôle  et  la  vérité  à  un  autre  ne 
peut  produire  que  des  fruits  amers  et  3es  œuvres  désen- 
chantées. La  vérité  sans  la  beauté  lui  paraît  triste;  la 
beauté  sans  la  vérité  lui  paraît  décevante.  Elle  est  conti- 
nuellement tendue  vers  un  bonheur  dont  une  moitié  tou- 
jours se  dérobe.  Elle  est  vouée  aux  aspirations  et  aux 
aspirations  contrariées. 

Il  est  possible  que  cet  état  soit  particulièrement  favo- 
rable à  l'éclosion  du  lyrisme.  En  tous  cas  c'est  à  ce  prix 
que  le  xixe  siècle  s'éleva  jusqu'à  ses  hauteurs.  Plus  heu- 
reux dans  son  vol  que  ses  prédécesseurs,  son  erreur  fut  de 
faire  du  désenchantement  et  du  désespoir  une  condition 


452  Le  Flambeau. 

du  lyrisme.  Pas  de  poésie  sans  souffrance  personnelle.  Le 
poète  exploite  ses  infortunes  comme  un  fonds  de  com- 
merce. Qui  veut  s'établir  poète  et  n'a  pas  souffert  est  sem- 
blable à  un  industriel  privé  de  capital.  On  le  raille,  on  le 
prend  en  pitié.  Aussi  chacun  se  vante-t-il  d'être  plus  que 
le  voisin  abreuvé  de  fiel,  et  la  douleur  de  vivre  s'exhale 
sur  tous  les  tons.  Rien  ne  nous  rend  si  grands  qu'une 
grande  douleur.  C'est  pour  cette  raison  qu'une  âme  satis- 
faite est  une  âme  médiocre,  qui  ne  goûte  point  la  poésie. 
Une  âme  fine  doit  sentir  cruellement  les  atteintes  de  la  vie. 
Tout  la  blesse  et  elle  fuit  le  monde.  La  grandeur  de 
l'homme  est  proportionnée  à  son  infortune  ;  seul  le  mal- 
heur qui  isole  l'homme  le  rend  vraiment  intéressant,  en 
fait  un  personnage.  Que  pourrait-on  bien  faire  pour  être 
malheureux?  Chacun  s'ingénie  à  trouver  de  nouveaux 
moyens  d'y  parvenir. 

Veut-on  savoir  ce  que  des  esprits  rares  et  subtils  ont 
longtemps  chéri  dans  Baudelaire?  Relisez  le  jugement 
que  portait  sur  lui,  dans  A  Rebours,  J.-K.  Huysmans: 
«  A  une  époque  où  la  littérature  attribuait  presque  exclu- 
sivement la  douleur  de  vivre  aux  malchances  d'un  amour 
méconnu  et  aux  jalousies  de  l'adultère,  il  avait  négligé  ces 
maladies  infantiles  et  sondé  ces  plaies  plus  incurables, 
plus  vivaces,  plus  profondes  qui  sont  creusées  par  la 
satiété,  la  désillusion,  le  mépris  dans  les  âmes  en  ruine 
que  le  présent  torture,  que  le  passé  répugne,  que  l'avenir 
effraye  et  désespère.  »  Un  homme  qui  avait  inventé,  plus 
subtile  et  plus  vive  que  les  autres,  une  nouvelle  manière 
de  souffrir;  voilà  ce  que  des  générations  d'êtres  fins  et 
avertis  se  contentèrent  de  voir  longtemps  en  Baudelaire, 
en  ce  sonneur  illuminé  qui,  dans  la  tour  vermoulue  où 
son  ardeur  furieuse  agitait  les  cloches  éternelles,  donnait 
à  ses  chants  un  caractère  d'expiation  tel  que  le  pastiche 
inconscient  de  ces  chants  ne  fut  jamais  qu'un  blasphème 
dans  une  grimace. 

Descendons  encore  d'un  degré;  voici  comment,   en 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  453 

1884,  un  chroniqueur  anonyme  décrivait  l'idéal  de  ce 
qu'il  appelait  «  les  âmes  les  plus  ardentes  de  sa  généra- 
tion »  :  «  La  descente  dans  le  tréfonds,  le  plongeon 
jusqu'aux  abîmes,  le  dédain  pour  l'ordinaire  de  la  santé 
humaine.  La  recherche  de  la  réalité  jusqu'aux  recoins 
lointains  où  elle  devient  étrange  au  point  de  se  confondre 
avec  l'hallucination.  L'ennui  de  tout  ce  qu'on  voit,  l'aspi- 
ration lancinante  vers  le  vrai,  mais  seulement  s'il  est  rare 
au  point  de  paraître  le  faux.  Sortir  non  pas  de  la  vie, 
mais  de  la  vie  banale,  avoir  l'horreur  de  sa  sérénité, 
sentir  un  vomissement  quand  on  parle  de  paix,  de  bon- 
heur à  la  vieille  mode,  creuser  pour  arracher  aux  sous- 
sols  infernaux  le  diamant  noir,  le  bézoard  de  sensations 
que  nul  n'éprouva  jamais.  » 

Nous  sommes  ici  en  plein  décadentisme  —  et  en  pleine 
déraison.  (On  constatera  en  passant  combien  un  auteur 
médiocre  quand  il  déraisonne  est  plus  vif,  plus  saisis- 
sant qu'un  auteur  de  talent  quand  il  donne  dans  le 
même  travers.)  Et  pourtant  ces  déclarations  font  écho  à 
celles  de  Gautier.  L'erreur  engendre  l'erreur.  Une  impi- 
toyable logique  relie  toutes  les  manifestations  intellec- 
tuelles du  xixe  siècle.  La  recherche  de  la  beauté,  pour- 
suivie en  dehors  de  la  vérité  et  comme  une  chose  de  luxe, 
conduit  à  la  tristesse  et  —  ce  qui  est  plus  grave  — 
à  l'adoration  de  la  tristesse. 

La  tristesse  peut  exercer  une  action  salutaire  sur  un 
être;  mais  alors,  elle  n'est  qu'un  passage,  un  sentiment 
transitoire  ;  cultivée  pour  elle-même,  la  tristesse  est  per- 
nicieuse et  stérile.  Il  en  est  de  nos  tristesses  comme  de 
ces  grands  nuages  qui  traversent  l'horizon.  Ils  fuient:  le 
ciel,  au-dessus  d'eux,  reste  visible;  la  lumière,  autour 
d'eux,  reste  belle.  S'ils  s'accumulent  en  un  point,  l'en- 
droit au-dessus  duquel  ils  se  concentrent  devient  sombre, 
sans  voix  et  sans  ardeur  ;  la  clarté  du  jour  qui  fend  péni- 
blement leur  masse  pesante  a  la  couleur  même  de  l'ennui. 
L'ennui  est  la  conséquence  de  toutes  ces  poursuites  mal 

30 


454  Le  Flambeau * 

engagées,  de  tous  ces  systèmes  esthétiques,  établis  sur 
des  bases  fragiles  et  insuffisantes,  l'ennui  avec  ces  sorties 
désespérées  vers  l'absurde  et  l'étrange. 

On  s'étonne  qu'un  écrivain  aussi  limpide  et  net  que 
M.  René  Boylesve  n'ait  pas  compris  cela  et  qu'il  émette 
dans  les  Marges  ce  jugement: 

«  Le  chaos  intellectuel  qui  caractérise  le  xixe  siècle  a 
produit  le  pessimisme,  la  tristesse,  l'angoisse  qui  juste- 
ment dans  le  lyrisme,  ou  littérature  individuelle,  sont  les 
thèmes  les  plus  féconds.  Il  n'y  a  peut-être  qu'un  grand 
angoissé  antérieur  au  xixe  siècle:  c'est  Pascal.  Ne  serait-il 
pas  le  plus  beau  de  nos  écrivains? 

<(  Je  crois  que  l'aliment  littéraire  le  plus  riche  gît  dans 
les  profondeurs  de  l'abîme  que  chacun  de  nous  aperçoit 
à  son  côté  —  abîme  individuel.  Tout  ce  qui  remonte  de  là 
n'est  pas  propre  à  être  mangé  à  la  table  commune.  Il 
faut  le  répéter:  la  littérature  est  dangereuse.  Toutes  les 
tentatives  de  littérature  de  société  sont  vouées  au  mé- 
diocre, parce  qu'il  n'y  a  pas  de  société.  C'est  certaine- 
ment regrettable,  mais  d'ici  longtemps  la  littérature,  si 
«  sociale  »  qu'elle  se  veuille,  sera  de  la  littérature  per- 
sonnelle. Nos  écrits,  comme  ceux  du  xixe  siècle,  sont 
encore  composés  dans  la  solitude.  Nous  manquons  d'une 
société  digne  d'entendre  un  nouveau  Molière...  » 

Il  n'y  a  pas  une  proposition  de  ce  petit  texto  fertile  en 
lieux-communs  qui  ne  provoque  une  discussion.  Il  n'y  a 
jamais  eu  de  société  au  sens  où  l'entend  M.  René  Boy- 
lesve, même  au  temps  de  Molière  qui  se  vit  maintes  fois 
préférer  ses  rivaux  et  contre  qui  des  cabales  furent  mon- 
tées par  les  beaux  esprits  et  les  puissances  de  son  temps. 
C'est  lentement,  au  cours  des  siècles,  par  l'usage,  que 
s'affirme  la  véritable  importance  de  l'œuvre  d'un  grand 
artiste. 

L'homme  de  génie  qui,  de  la  hauteur  où  la  nature  l'a 
mis,  n'a  en  vue  que  les  intérêts  supérieurs  de  la  com- 
munauté humaine,  parce  que  le  monde  lui  apparaît  dans 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  455 

ses  grandes  lignes,  s'il  réussit  de  son  vivant,  c'est  contre 
la  foule  et  malgré  elle.  Il  ne  peut  en  être  autrement.  Les 
grands  se  repaissent  de  grandeur,  les  petits  de  petitesse 
et,  chacun  cherchant  son  appui  dans  les  choses  auxquelles 
sa  nature  l'assimile,  un  débat  éternel  se  livre  ainsi  entre 
le  génie  et  la  médiocrité.  Si  la  grandeur  finit  toujours 
par  avoir  le  dernier  mot,  c'est  qu'elle  est  immuable,  que 
sa  cause  inébranlable  rallie  sans  cesse  de  nouveaux  parti- 
sans, tandis  que  ses  adversaires  voient  leurs  colonnes 
toujours  divisées  par  des  intérêts  changeants  que  leur 
caprice  aveugle  multiplie. 

Le  mérite  du  grand  écrivain,  le  signe  de  sa  force,  la 
marque  de  son  caractère,  c'est  précisément  de  se  déve- 
lopper sur  le  terrain  où  il  est  placé,  dans  les  conditions 
qui  lui  sont  faites,  comme  s'il  y  avait  au-dessous  de  lui 
une  société,  de  s'attacher  à  ces  hommes  qui  ne  veulent 
pas  de  lui  et  de  les  rattacher  à  lui,  d'édifier  son  œuvre 
sur  le  plan  humain,  de  travailler  non  à  l'imitation  des 
anciens,  mais  à  l'exemple  des  anciens,  en  respectant  la 
ligne  de  démarcation  qui  sépare  le  domaine  des  choses 
de  l'esprit  des  régions  obscures  qui  échappent  à  ses  lois. 

L'artiste  qui,  suivant  le  conseil  de  René  Boylesve, 
promène  avec  lui  son  abîme,  son  petit  abîme  individuel, 
est  persuadé  qu'il  ne  peut  tirer  de  ses  profondeurs  mysté- 
rieuses que  des  choses  extraordinaires.  Il  est  la  proie 
toute  désignée  de  la  vanité  qui  dévore  le  ténor  au  gosier 
sublime  et  le  tragédien  au  geste  magnifique.  Le  moyen 
de  rester  simple  quand  la  nature  de  vos  fonctions  vous 
oblige  à  vivre  penché  sur  un  gouffre,  dans  une  attitude 
de  prophète  ?  Et  comment,  quand  un  destin  si  haut  vous 
attend,  ne  pas  croire  qu'on  est  d'une  autre  essence  que 
les  gens  du  commun?  La  littérature  qui  conduit  à  l'exal- 
tation de  l'individu,  au  fétichisme  du  tempérament,  en- 
gendre une  génération  d'hommes  qui  prennent  en  dégoût 
et  tournent  en  dérision  les  tâches  ordinaires  de  la  vie, 
qui  deviennent  tout  à  fait  incapables  de  collaborer  aux 


456  Le  Flambeau. 

travaux  de  la  communauté  et  qui  d'ailleurs  s'y  refusent. 
L'artiste  qui  n'est  qu'un  tempérament,  juge  indigne  de 
lui  de  se  mettre  au  service  de  la  société.  Il  vit  en  marge. 
Au-dessus  de  la  mêlée?  Oui.  Il  suffit  de  citer  ces  mots 
pour  montrer  ce  qu'une  telle  attitude  a  d'odieux,  ou  de 
puéril,  et  ce  qu'elle  cache  d'impuissance  boursouflée. 

Tous  les  défenseurs  du  xixe  siècle  s'extasient  à  l'envi 
sur  la  fécondité  de  sa  poésie.  C'est  de  sa  facilité  qu'il  faut 
parler,  de  son  abondance.  Le  xixe  siècle  a  renouvelé  la 
technique  du  poète-virtuose,  mais  ce  dernier,  jeté  sur  les 
mers  du  lyrisme,  a  toujours  mis  toute  son  habileté  à  y 
faire  naufrage.  L'idéal  du  poète  au  xix°  siècle  —  et  le 
romancier  du  xixe  siècle  s'est  modelé  sur  cet  idéal-là  — 
c'est  de  faire  naufrage.  Il  affronte  le  combat  avec  la  cer- 
titude de  l'échec  et  la  traversée  avec  la  certitude  de 
l'écueil.  Il  a  exploité  cette  situation  à  l'extrême  et  il  a  eu 
de  fort  beaux  trémolos.  Mais  la  poésie  est  la  création  par 
excellence  ;  on  la  détourne  de  sa  destination  quand  on  la 
fait  servir  à  l'apologie  de  la  défaite.  La  poésie  est  magni- 
ficence et  édification.  L'hymne,  qui  est  au  commence- 
ment des  choses,  ne  se  soutient  que  par  la  joie.  La  joie 
est  la  marque  de  l'œuvre  saine  et  vigoureuse.  En  perdant 
de  vue  cette  vérité,  le  xixe  siècle  s'est  inoculé  le  germe 
d'une  maladie  dont  on  voit  aujourd'hui  les  ravages.  Car 
le  xixe  siècle  n'est  pas  né  sous  un  signe  fatal;  il  avait 
devant  lui  de  radieuses  promesses  de  bonheur,  mais  il 
s'en  est  détourné. 

Gœthe  en  faisant  cette  distinction  souvent  citée  :  «  J'ap- 
pelle le  classique  le  sain  et  le  romantique  le  malade  »,  esti- 
mait que  si  on  considérait  la  question  sous  ce  double  point 
de  vue  tout  le  monde  serait  vite  d'accord.  Eh  bien!  non 
et  M.  Léon  Daudet  nous  en  apporte  la  preuve.  Ce  féroce 
contempteur  de  la  doctrine  romantique  a  pour  certains 
artistes  qui  lui  doivent  leur  succès  des  sympathies  inexpli- 
cables. Il  pleure  sur  Marceline  Desbordes-Valmore  ;  il  s'at- 
tendrit sur  Verlaine;  il  va  jusqu'à  déclarer  Cézanne  un 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  457 

peintre  parfaitement  classique.  Or  Marceline,  Verlaine, 
Cézanne  sont  essentiellement  et  uniquement  des  tempéra- 
ments. 

Il  faut  s'entendre  sur  ce  mot  :  «  un  tempérament  ».  Tous 
les  grands  artistes  sont  avant  tout  des  tempéraments,  mais 
des  tempéraments  victorieux,  c'est  ce  qui  les  fait  grands. 
Et  alors  leur  «  tempérament  »  passe  au  second  plan.  On  ne 
considère  plus  que  leur  valeur  humaine.  Ils  cessent  d'être 
des  individus;  ils  deviennent  des  institutions.  On  ne  voit 
plus  leur  effort;  on  n'en  voit  que  le  résultat.  En  art,  le 
maître,  c'est  toujours  le  maître  d'un  champ  de  bataille. 
Plus  l'idéal  qu'on  a  est  élevé,  plus  le  champ  de  bataille 
est  étendu,  plus  la  victoire  est  éclatante,  mais  aussi  plus  les 
risques  à  courir  sont  nombreux  et  la  grandeur  de  l'artiste 
n'est  pas  toujours  à  la  mesure  de  l'idéal  embrassé  par 
l'homme.  Ce  serait  trop  facile;  tout  le  monde  voudrait  la 
gloire  et  dédaignerait  le  succès.  La  grandeur,  ce  n'est  pas 
l'idéal  poursuivi,  c'est  l'idéal  conquis,  réalisé;  ce  n'est 
pas  l'œuvre  ébauchée,  c'est  l'œuvre  faite. 

Lorsque  Beethoven,  dans  la  maturité  de  son  génie, 
s'écrie:  «  A  présent,  je  sais  composer  »,  il  nous  livre  le 
secret  de  son  élan  et  la  clé  de  son  labeur.  Ce  cri  de 
triomphe,  Cézanne  est  toute  sa  vie  au  désespoir  de  ne  pou- 
voir le  jeter  au  monde.  Lorsqu'on  lit  le  beau,  le  pieux 
livre  de  Joachim  Gasquet  sur  Cézanne,  il  est  impossible 
de  ne  pas  aimer  cet  homme  vénérable,  de  ne  pas  être  saisi 
de  respect  devant  la  dignité  de  sa  vie  et  la  conscience  qu'il 
avait  de  son  art.  On  voit  bien  pourquoi  M.  Daudet  salue 
en  Cézanne  un  classique.  Cézanne  était  pétri  d'aspirations 
classiques;  il  avait  le  sens  de  l'universel.  Il  se  répétait 
comme  un  ordre  reçu  :  «  Scrupule  devant  les  idées,  sin- 
cérité devant  soi-même,  soumission  devant  l'objet  ».  Il 
méditait  sur  cette  phrase  d'Auguste  Comte  :  «  La  soumis- 
sion est  la  base  de  tout  perfectionnement  »,  mais  il  disait 
de  lui  :  <(  Je  suis  le  primitif  de  ma  propre  voie  ».  Son  exis- 
tence artistique  fut  un  long  martyre.  Il  est  douloureux  de 
quitter  la  douceur  des  vallées,  le  repos  des  terrasses,  de 


458  Le  Flambeau. 

tenter  l'ascension  des  cimes  et  de  connaître  soudain  qu'on 
s'arrêtera  en  route,  qu'on  ne  touchera  pas  les  sommets. 
Un  sort  si  cruel  désarme  le  sarcasme  et  la  critique.  Et 
pourtant  on  a  le  droit  de  demander  compte  à  un  artiste  de 
ses  actes,  de  l'interroger  sur  le  succès  de  sa  mission. 

On  a  surtout  le  droit  de  dire  «  holà  »  à  ceux  qui  ne 
voient  que  les  peines  subies,  les  périls  affrontés,  le  mou- 
vement accompli  et  non  le  but  visé,  le  fait  et  non  le  droit. 
Ce  que  beaucoup  chérissent  en  Cézanne,  comme  en  Ver- 
laine, comme  en  tant  d'autres,  c'est  ce  caractère  de  «  pri- 
mitif »,  cet  enfoncement  dans  les  ténèbres  du  sous-con- 
scient. Ils  n'ont  que  dédain  pour  tout  ce  qui  est  démarca- 
tion et  netteté.  Ils  rejettent  l'œuvre  qui  les  sort  de  l'inquié- 
tude, leur  apporte  une  solution.  Ils  trouvent  grossière  la 
fougue  de  Rubens  et  bourgeoise  la  veine  de  Molière. 

Une  conception  artistique  qui  ne  considère  pas  que  la 
fin  suprême  de  l'art,  c'est  Télévation  dans  la  vérité,  la 
jubilation  dans  la  lumière,  que  l'art  est  proprement  une 
géométrie  de  la  splendeur,  une  démonstration  esthétique 
établissant  la  relation  étroite  de  toutes  les  grandeurs  entre 
elles,  une  conception  aussi  diminuée  ne  peut  être  admise, 
car  elle  justifie  le  désordre,  fortifie  l'anarchie,  est  un  élé- 
ment de  démoralisation  et  de  corruption.  La  question  n'est 
pas  de  savoir  ce  qu'aurait  été  tel  ou  tel  artiste  dans  une 
société  disposant  d'une  organisation  intellectuelle  autre 
que  la  nôtre,  car  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  d'y  ré- 
pondre, mais  chacun  peut  voir  comment  se  composent 
aujourd'hui  les  soi-disant  élites  qui  imposent  le  goût,  quels 
hommes  ont  leurs  complaisances,  quelles  doctrines  elles 
propagent  et  il  est  permis  de  se  demander  où  ces  hommes 
nous  mènent,  à  quoi  ces  doctrines  aboutissent. 

On  aurait  tort,  par  réaction  contre  l'esprit  romantique, 
de  s'attaquer  au  xixe  siècle  dans  ses  productions  les  plus 
marquantes.  Il  est  des  musiques  dont  nous  ne  pourrions 
plus  nous  passer.  Certaines  strophes  de  Hugo,  Vigny, 
Baudelaire  ont  ouvert  à  l'âme  des  perspectives  qu'elle 
ignorait  avant  eux;  Balzac,  Stendhal,  Michelet,  Sainte- 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  459 

Beuve,  Taine,  Renan,  d'autres  ont  conquis  pour  la  posté- 
rité des  biens  d'un  prix  inestimable.  Le  tout  est  de  faire 
un  judicieux  emploi  de  ces  forces  qui  sont  dans  nos  mains, 
de  les  empêcher  de  nuire. 

Quelque  épris  qu'on  soit  d'esprit  classique,  il  serait 
aussi  sot  de  proscrire  Hugo  que  de  se  remettre  à  lire 
Jacques  Delille.  Mais  il  faut  reconnaître  que  le  romantisme 
(par  opposition  au  classicisme)  en  est  arrivé  au  même 
point  que  le  classicisme  quand  Delille  déversa  sur  le 
monde  ses  poèmes  aux  innombrables  chants.  Au  même 
point,  c'est-à-dire  à  la  même  impasse.  Et  cela  serait  une 
raison  suffisante  de  chercher  ailleurs  des  inspirations  et 
des  directions  artistiques. 

La  renaissance  classique,  signalée  un  peu  partout,  n'a 
pas  attendu  la  guerre  pour  se  manifester,  mais  la  guerre  a 
souligné  la  nécessité  d'un  retour  à  l'ordre  et  à  la  santé. 
L'art  d'une  époque  ne  peut  pas  mépriser  la  leçon  de  l'évé- 
nement, quand  l'événement  bouleverse  tout  un  univers  et 
rétablit  par  la  violence  le  respect  des  lois  méconnues. 

L'intellectuel  jeté  dans  la  guerre  a  soudainement  senti, 
a  senti  jusque  dans  sa  chair,  combien  il  était  fou  de  vouloir 
séparer  l'art  et  la  vie,  qu'en  agissant  ainsi  il  condamnait 
du  même  coup  et  son  art  et  sa  vie  à  une  répugnante  sté- 
rilité. 

Par  l'enchaînement  des  volontés,  par  la  coordination 
des  efforts,  il  a  compris  la  valeur  des  notions  de  discipline, 
de  subordination,  de  dépendance,  et  que  ces  notions,  loin 
d'être  incompatibles  avec  l'idée  de  liberté,  en  donnaient 
l'exacte  mesure.  Il  a  su  quel  était  son  pouvoir  et  connu 
qu'il  était  borné,  mais  en  même  temps  qu'il  prenait  con- 
science de  ses  limites,  il  concevait  l'étendue  de  la  tâche  à 
la  grandeur  de  laquelle  il  participait.  Enfin  ses  expériences 
personnelles  l'éclairèrent  sur  la  nature  véritable  de  la  dou- 
leur et  de  la  joie  et  lui  révélèrent  leur  rôle  respectif  dans 
l'économie  du  monde. 

Il  serait  bien  étrange  qu'une  génération  de  jeunes 
hommes,  nourrie  de  telles  réflexions  en  de  si  hauts  lieux, 


460  Le  Flambeau. 

instruite  par  de  si  tonnants  exemples,  n'eût  pas  désormais 
pour  souci  capital  de  clarifier  ses  sentiments,  de  pour- 
chasser l'erreur  partout  où  elle  se  trouve,  de  distinguer  et 
de  mettre  à  part  le  sain  et  le  malade  et,  en  affranchissant 
l'individu  des  tyranniques  suggestions  de  la  sensibilité  per- 
sonnelle qui  le  retient  captif  de  son  «  moi  »  vaniteux,  de 
restituer  à  l'intelligence  qui  est  la  servante  humble  et  zélée 
de  l'Unité,  son  rôle  de  conductrice. 

Une  telle  transformation  peut  tarder  à  se  manifester 
dans  des  œuvres,  être  longtemps  à  chercher  son  style, 
ce  style  qui  seul  donne  à  un  mouvement  sa  forme  défini- 
tive. Il  est  certain  que  des  écrivains  nouveaux,  excédés  de 
l'attention  exclusive  accordée  aux  phénomènes  de  la  sen- 
sibilité et  désireux  de  chercher  des  motifs  d'inspiration 
ailleurs  que  dans  le  tumulte  de  leur  cœur,  subissent 
encore  malgré  eux  la  séduction  extérieure  des  maîtres 
qui  charmèrent  leurs  vingt  ans,  restent  dominés  par  des 
théories  qui  avaient  cours  lorsqu'ils  firent  leurs  débuts 
dans  les  lettres.  Leurs  conceptions  ne  sont  plus  les  mêmes 
que  celles  de  leurs  aînés,  mais  quand  ils  écrivent,  ima- 
ginent des  récits,  en  assemblent  les  éléments,  ils  conti- 
nuent à  se  soumettre  aux  règles,  aux  formules  qui  firent 
le  succès  des  générations  précédentes.  Le  pouvoir  de  ces 
règles  et  de  ces  formules  reste  si  grand  qu'à  leur  insu  il 
fausse  leur  vision  et  altère  leur  pensée. 

On  parle  beaucoup  en  ce  moment  d'un  renouvellement 
du  style  et  on  cite  comme  exemples  à  l'appui,  MM.  Marcel 
Proust,  Jean  Giraudoux,  Max  Jacob.  Ces  exemples  ne 
me  paraissent  pas  concluants.  Le  soin  compliqué  que 
prennent  ces  écrivains  de  se  rendre  inimitables,  comme 
on  dit  d'un  faiseur  de  tours  qu'il  est  inimitable,  montre 
assez  que,  ralliés  à  un  principe  esthétique  maintes  fois 
formulé  dans  le  cours  du  siècle  dernier,  ils  tiennent  avant 
tout  à  «  cultiver  leurs  différences  »,  ce  qui  n'est  pas  un 
moyen  de  s'élever  à  l'universel,  de  produire  des  œuvres 
rayonnantes  et  largement  humaines.  Ce  que  nous  aimons 
en  eux,  c'est  ce  qui  n'est  pas  accessible  à  tous.  La  liberté, 


Le  Stupide  xixe  Siècle.  461 

pour  ces  charmants  esprits,  c'est  la  liberté  d'entourer  de 
grilles  leur  petit  domaine,  de  n'admettre  à  sa  visite  que 
de  rares  privilégiés.  Victimes  de  Stendhal,  leur  fierté  est 
de  dédier  leurs  livres  «  to  the  happy  few  ».  Ce  souci 
limite  leur  influence  et  circonscrit  leur  rôle.  Un  mouve- 
ment littéraire  qui  correspond  à  l'avènement  d'un  nouvel 
état  d'esprit  doit  avoir  des  ambitions  plus  vastes  et  mar- 
quer plus  de  tyrannie  dans  la  conquête. 

Il  est  donc  possible  que  le  xxe  siècle  littéraire  attendra 
quelques  années  encore  son  soir  d'Hernani  qui  attestera 
du  même  coup  la  constitution  d'une  nouvelle  école  et  le 
triomphe  de  sa  doctrine.  Il  est  dans  l'ordre  des  choses 
qu'il  y  ait  d'ici  là  encore  bien  des  tâtonnements  et  des 
erreurs.  Avant  d'être  Hugo,  Dumas  et  Musset,  le  Roman- 
tisme, ce  fut  Soumet,  Guiraud,  Baour-Lormian  et  d'Ar- 
linoourt. 

Mais  quelle  que  doive  être  la  littérature  de  l'avenir,  on 
peut  dès  à  présent  affirmer  qu'un  mouvement  qui,  s'ins- 
pirant  des  instructions  de  quelques  fanatiques,  rejeterait 
sans  examen  l'héritage  du  xixe  siècle  et  s'acharnerait  à 
détruire  ses  acquisitions,  ne  pourrait  s'élever  bien  haut. 
Si  ce  fut  une  faute  d'attacher  une  importance  exagérée 
à  l'individu  et  de  subordonner  l'œuvre  d'art  à  la  fantaisie 
de  l'artiste,  c'en  serait  une  bien  plus  grave  de  mécon- 
naître les  accroissements  qui,  dans  l'ordre  des  choses  de 
l'intelligence  et  du  lyrisme,  sont  le  fait  de  l'émancipation 
de  l'homme.  Qu'il  s'agisse  de  réformes,  de  manifesta- 
tions sociales  ou  littéraires,  il  faudra  toujours  tenir  compte 
désormais  de  ce  sentiment  de  la  conscience  individuelle 
à  laquelle  la  production  du  xixe  siècle  rend  un  magnifique 
témoignage.  Si  on  pouvait  former  un  vœu,  ce  serait  celui 
de  V)ir,  à  un  siècle  qui  apporta  —  jusqu'à  l'excès  — 
toute  son  ardeur  à  libérer  l'individu,  succéder  un  siècle 
qui  lui  apprendrait  la  science  d'être  libre. 

Lucien  Christophe. 


Poèmes 

A  ma  Mère. 

I 

Ma  mère,  cet  air  fin  que  vous  avez  toujours 
S'accorde  avec  vos  traits  qui  sont  d'une  élégance 
Et  d'un  style  prouvant  son  ancienne  France 
Dans  le  temps  que  Boucher  inventait  ses  Amours. 

Mais  qui  donc  vous  transmit  les  grâces  que  voilà  ? 
Une  aïeule  de  vous  étant  de  noble  souche 
Et  portant  à  souhait  la  perruque  et  la  mouche 
Fut-elle  à  Trianon  en  paniers  de  gala  ? 

Non.  Le  bel  arbre  humain,  rude  par  le  dessous, 
Auquel  le  vieux  Brabant  donna  ses  fonds  vivaces, 
Discerna  dans  le  sol  et  choisit  dans  l'espace 
Les  sucs  et 'les  soleils  qui  forcèrent  vers  vous; 

Le  sol  que  votre  père  au  cœur  malicieux, 
D'esprit  adroit,  bohème  et  rebelle  aux  vigiles 
Parcourut  des  labours  de  H  al  jusqu'à  Saint-Gilles 
Avec  deux  points  aigus  dans  le  gris  de  ses  yeux; 

Le  Brabant  blanc  et  bleu  de  ciel  et  de  pigeonè, 
Ligné  de  ses  clochers,  courbe  de  ses  collines 
Où  vous  alliez  jadis  vendre  des  capelines 
A  travers  des  hameaux  passés  au  badigeon. 


Poèmes.  463 

II 

Ma  mère,  tant  d'allure  avec  des  cheveux  blonds, 
L'accent  vert  que  vos  yeux  portent  dans  leur  grisaille 
Et  votre  jeune  épaule  eussent  conquis  Versailles 
Où  les  marquis  joutaient  d'esprit  par  les  salons. 

Certes  vos  dix-huit  ans  d'un  dessin  si  subtil 
Et  plus  d'aurore  en  vous  que  mon  vers  n'en  démontre 
Pouvaient  vous  protéger,  mère,  de  malencontre. 
Le  destin  tortueux  vous  en  dispensa-t-il  ? 

Quand  l'amour  apparut  sur  le  sentier  ardent 
Qui  vous  brûlait  les  pas,  le  cœur  et  le  visage, 
Que  vous  laissa-t-il  donc  après  le  beau  présage  : 
La  douceur  de  la  lèvre  ou  le  sillon  des  dents  ? 

Je  sais  que  vous  chantiez  jadis  au  coin  du  feu 
Et  je  sais  que  parmi  les  travaux  monotones, 
Votre  orgueil  fut  de  voir  nos  minimes  personnes 
Chacune  en  blouse  claire  où  flottait  un  col  bleu. 

Je  sais,  je  sais  que  moi,  votre  fils  singulier, 
Doué  d'un  sang  rapide  et  chaud  qui  se  mutine, 
Je  saisis  votre  cœur  dans  mes  mains  enfantines 
Pour  lui  tordre  parfois  son  rythme  régulier. 

Vous  avez  tout  souffert  dans  le  corps  et  l'esprit 
Avec  cette  vaillance  intime  que  commande 
L'ascendant  merveilleux  de  la  race  flamande  — 
Et  c'est  pourquoi,  ma  mère,  à  l'heure  que  j'écris, 

En  dépit  des  chagrins  profonds  et  dissolvants 
Votre  âme  et  vos  regards  sont  encore  candides, 
Comme  aussi  vos  cheveux  argentés  et  fluides 
Gardent  leur  souple  écaille  et  leurs  frissons  vivants. 


464  Le  Flambeau. 


Les  plus  Doux. 

A  mon  ami  le  poète  Albert  Valentin. 

Au  fond  d'un  siècle  dur  hér visant  la  brute, 
Ils  naissent,  les  plus  Doux,  effrayés  d'être  nus 
Et  d'avoir  sous  leurs  os  malingres  et  menus 
Une  âme  de  trouvère  et  de  joueur  de  flûte. 

Ils  redoutent  le  ciel  trop  lourd  et  trop  mouvant, 

Eux  dont  l'adolescence  a  l'air  d'une  agonie; 

Le  sort  peut  les  tuer  d'une  mélancolie, 

Tous  ces  pauvres  trop  doux,  vagues  comme  le  vent. 

Car  ils  ont,  les  plus  Doux,  dans  leur  forme  fragile, 
De  ces  sonorités  qui  les  supplicieront 
Et  le  lent  désespoir  modèlera  leur  front 
Comme  la  pluie  épuise  et  déprime  l'argile. 

Ils  chantertt  des  mots  purs  que  personne  n'entend, 
Ils  errent  dans  le  songe  et  sombrent  dans  la  vie; 
Rien  des  matins  charnels  ni  des  fautes  ravies 
N'alcoolise  leur  tête  et  n'éclate  en  leur  sang. 

Ils  passent,  les  plus  Doux,  chimériques,  trop  frêles 
Pour  s'enliser  dans  les  fanges  de  nos  chemins; 
La  prière  a  rythmé  leur  voix,  usé  leurs  mains 
Et  l'hypnose  de  Dieu  dilate  leurs  prunelles. 

Qu'ils  tombent  par  un  soir  massif,  couleur  de  terre, 

Leur  âme  franchira  le  corps  anémié 

Et  vous  ne  saurez  rien  de  leur  être  oublié 

Qui  mourut  sans  un  cri  comme  meurt  la  lumière. 


Poèmes.  .  405 


Crépuscule. 

CVs*  vrai:  je  ne  puis  voir,  en  marchant  vers  le  ciel, 
Le  soir  faux  qui  soumet  les  fondé  du  paysage 
Sans  susciter  en  moi  ton  pauvre  et  beau  visage 
Que  j'ai  martyrisé  de  mon  amour  cruel. 

Oui,  comme  le  couchant  du  cœur,  lent  mais  certain, 
Illumine  et  ravage  aussi  les  traits  des  femmes; 
Comme  V ombre  ambiguë  y  lutte  avec  la  flamme 
Devant  que  le  dernier  rayon  ne  soit  éteint. 

Comme  c'est  le  désert  soudain,  l'âpre  désert 
Dans  ce  cœur  où  le  temps  fit  son  sillon  terrible, 
Où  plus  rien  de  chantant  n'est  encore  possible 
Rien  que  le  son  voilé  de  ce  qui  fut  souffert! 

Pourtant,  ô  mon  Passé,  tu  me  suis  désormais 
De  ton  masque  attentif  et  triste  qui  s'impose  — 
Et  j'ai  peur  qu'il  ne  fuie  et  ne  se  décompose 
Dans  le  soir  infini  sans  base  et  sans  sommet. 


466  Le  Flambeau. 


Stances. 

Je  veux  vous  relater  une  histoire  charmante 
Qui  ne  fit  pas  grand  bruit  sinon  que  dans  mon  c-œur. 
Lisez-la  sans  souci,  madame  à  l'œil  moqueur: 
C'est  l'amour  qu'un  poète  eut  pour  une  élégante, 
Peu  de  chose,  un  bateau  d'enfant  dans  l'eau  courante 
Mais  ce  petit  jouet  contenait  mon  bonheur. 

Celui  dont  il  s'agit  vivait  d'un  cœur  très  sage 
Et,  délivré  de  tout  ce  qu'il  avait  souffert, 
Il  trouvait  dans  l'amour  un  prétexte  à  beaux  vers; 
La  femme  l'émouvait  bien  moins  qu'un  paysage 
Et,  narquois,  dédaignant  les  baisers  de  passage, 
Il  laissait  le  printemps  passer  comme  l'hiver. 

Mais  doué  d'un  esprit  piquant  et  politique 
Il  feignait  quelquefois  d'être  assez  amoureux; 
Et  lorsqu'il  entendait  un  cœur  qui  sonne  creux, 
Il  savait  aussitôt  lui  donner  la  réplique. 
Le  couple  s'égarait  sur  un  sentier  oblique 
Oh  chacun,  in  petto,  riait  de  son  aveu. 

Non,  il  ne  cédait  plus,  madame,  aux  sortilèges  ; 
L'idéal  l'amusait  dans  le  cœur  féminin; 
Sachant  chaque  ficelle  il  usait  du  pantin  — 
Et  qu'un  manteau  de  loutre,  à  l'époque  des  neiges, 
S'attribuât  soudain  de  charmants  privilèges, 
Lui  n'y  croyait  qu'à  peine  et  passait  son  chemin. 

Toutefois,  sans  chanter  son  érotomanie, 

Ce  poète  déçu,  je  l'écris  sans  détour, 

Décida  que  l'Amour  n'est  que  faire  l'amour. 

Il  écouta  la  Bête  au  fond  des  insomnies 

Et  quand  il  l'eut  gorgée  âprement  de  sa  vie, 

Il  se  comprit  plus  triste  et  plus  seul  que  toujours. 


Poèmes.  467 

C'est  alors,  n'est-ce  pas,  madame,  que  vous  vîntes 

Si  légère,  si  douce  au  poète  anxieux 

Que  votre  beau  visage  inquiéta  mes  yeux 

Et  que  mon  cœur,  rebelle  à  ses  plus  vieilles  craintes, 

Se  fondit  brusquement  sous  votre  chaude  empreinte. 

J'eus  tort.  Je  le  sais  bien.  Mais  vous  le  savez  mieux. 

J'eus  tort,  sachant  combien  tout  amour  est  factice 
Lorsque  c'est  l'imprévu  qui  lui  sert  de  mentor; 
Malgré  vos  yeux  profonds  et  vos  lèvres,  j'eus  tort, 
Pour  goûter  follement  à  ce  nouveau  délice, 
De  me  faire  soudain  de  moi-même  un  complice. 
Pourtant,  si  je  pouvais,  je  le  ferais  encor. 

Rien  de  nous  ne  se  mêle  ou  ne  se  juxtapose. 

Votre  cœur  et  le  mien  ont  deux  sons  différents. 

Tout  est  limpide  en  moi,  quand  j'aime,  et  transparent; 

Vous,  vous  n'appréciez  que  la  métamorphose. 

Dès  lors,  pourquoi  vouloir  éterniser  la  chose! 

Je  déteste  l'amour  qui  veut  gagner  du  temps. 

Néanmoins,  pour  la  grâce  adorable,  madame, 

Avec  quoi  je  connus  dans  un  soir  d'abandon 

Le  jeu  passionné  qui  rend  vos  yeux  profonds, 

Ma  chair  vous  gardera  doucement  dans  son  âme. 

On  garde  un  souvenir  plus  longtemps  qu'une  femme  - 

Et  puis  le  souvenir  ignore  le  soupçon. 

Agréez,  s'il  vous  plaît,  ce  tout  dernier  poème 
Que  je  vous  ai  rimé  ce  matin  en  tremblant. 
Je  ne  l'ai  pas  tourné  dans  ce  bout  de  ruban 
Que  vous  m'avez  donné  d'un  mouvement  extrême: 
Ne  fût-ce  qu'un  ruban,  c'est  un  peu  de  vous-même 
Et  je  veux  l'embrasser  souvent,  mais  oui,  souvent. 


468  Le  Flambeau, 


Via  Londres. 

Douvres.  Des  bords  crayeux.  Du  noir.  Des  quais  amers, 
La  gare.  Les  locomotives  vertes,  rouges. 
Les  portières.  L'attente  —  et  les  bielles  qui  bougent 
Et  la  fuite  en  surplomb  du  côté  de  la  mer. 

Alors,  autour  du  train  qui  bat  et  qui  progresse, 
Le  ciel  tourne,  on  croirait  sur  d'invisibles  gonds 
Et  l'espace  présente  aux  vitres  des  wagons 
Ses  deux  films  violents  tendus  par  la  vitesse. 

Poteaux  coupés!  Vertige!  Eclairs!  Captivité 
Devant  le  clair  rectangle  où  vont  les  paysages 
Et  tout  le  dynamisme  éclatant  du  voyage 
Et  ma  tempe  qui  sonne  et  mes  yeux  dilatés. 

Des  murs  dansant  avec  les  fils  téléphoniques. . . 
Pages  "du  sol  anglais  que  feuillette  le  vent... 
Et  dans  un  croisement  imprévu,  brusquement, 
L'ombre  et  le  son  d'un  train  à  motrice  électrique! 

Mes  yeux  brûlent.  Torpeur  d'un  instant.  Volupté. 
Des  tronçons  de  pays  se  cherchent  dans  ma  tête 
Et  je  rassemble  en  moi  mes  nouvelles  conquêtes, 
Des  images,  ces  vers  et  leur  rythme  emporté! 

Puis  le  couchant  tragique  en  pleine  hémorragie... 
Le  soir  vient  qui  l'étanche  et  le  berce  un  moment 
Aux  courbes  des  chemins  et  des  vallonnements 
El  le  supprime  enfin  par  une  ombre  élargie. 

Vide.  Soumission  physique  au  roulement, 
Ses  trois  temps  saccadés  dans  mon  cœur  taciturne. 
Le  train  fonce  à  travers  les  distances  nocturnes  — 
Et  j'évoque  les  ciels  et  les  toits  du  Brabant. 


Poèmes.  469 


Parade. 

Petit  bugle.  Piston.  Entrez:  pas  de  débours. 
C'est  moi,  votre  acrobate  et  sans  supercherie 
Fils  du  risque,  poète,  expert  en  jonglerie 
Et  rémouleur  savant  des  plus  vieux  calembours. 

Masque  coupant,  poil  blond  et  qui  frise  au  rebours 
Du  vertex  et  taillé  pour  ma  coquetterie. 
Regard  en  radium.  (O  madame  Curie!) 
Baladin.  Paladin.  (Roulements  de  tambours!) 

Je  jongkavec  mon  cœur  effrayant  comme  un  monde. 
Qui  veut  me  confier  le  sien  une  seconde  ? 
Le  spectacle  débute  humblement  par  un  lied. 

Hardi!  ô  jonglerie  à  donner  le  vertige! 

Tombera  ?  Non.  Tombera  ?  Oui.  —  S'il  vous  plaît,  dis-je 

Ça  ne  se  casse  pas,  c'est  du  celluloïd! 

René  Verboom. 


31 


Propos  Irlandais 


Toutes  les  questions  dans  lesquelles  le  principe  de 
nationalité  entre  en  jeu  sont  particulièrement  difficiles  à 
traiter  avec  quelque  impartialité.  On  ne  peut,  en  ce  qui 
les  concerne,  baser  son  opinion  sur  de  simples  questions 
de  faits  politiques  ou  économiques.  Il  est  indispensable 
de  tenir  compte  de  l'élément  psychologique,  et  cet  impon- 
dérable modifie  notre  appréciation  et  bouleverse  nos 
calculs. 

L'Irlande  n'a  cessé  de  préoccuper  l'opinion  depuis 
l'insurrection  de  1916  (1).  L'Europe  a  assisté,  sans  trop 
comprendre,  aux  développements  du  Sinn  Feinisme, 
encouragé  par  la  longanimité  des  autorités  britanniques, 
aux  excès  commis  par  les  révolutionnaires  et  par  les 
troupes  anglaises,  aux  laborieuses  négociations  pour- 
suivies l'an  dernier,  et  aux  troubles  sans  nombre  qui  ont 
déchiré  l'Irlande  depuis  la  conclusion  du  traité.  On  ne 
s'explique  guère,  à  l'étranger,  les  brusques  changements 
de  la  politique  anglaise  à  l'égard  de  l'Irlande,  et  l'on 
reste  confondu  devant  la  complexité  du  problème  inté- 
rieur, qui  met  en  conflit  Ulstériens  et  Sinn  Feiners,  dans 
le  nord,  partisans  de  l' Etat-Libre  et  de  la  République  dans 
le  sud,  majorité  protestante  et  majorité  catholique  dans 
l'île  entière. 

Sans  se  flatter  de  débrouiller  l'écheveau,  il  est  peut-être 
possible  de  saisir  quelques  fils  conducteurs  et  de  voir  où 
ils  mènent.  Supposons  donc,  «  for  the  sake  of  discus- 
sion »,  comme  on  dit  ici,  quatre  hommes  d'âge  prenant 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  4e  année,  n°  9,  30  septembre  1921  ;  3e  année, 
n°  11,  25  novembre  1920;  3e  année,  n°  4,  25  avril  1920. 


Propos  irlandais.  471 

leur  café  (car  c'est  seulement  dans  les  romans  qu'on 
boit  du  thé  en  Angleterre),  et  peut-être  leur  pousse- 
café,  abîmés  dans  la  bienfaisante  fraîcheur  de  vastes 
fauteuils  de  cuir,  dans  quelque  club  du  West-end.  L'un 
d'entre  eux  est  un  Anglais,  appartenant  au  parti  gouverne- 
mental ;  le  deuxième,  un  Irlandais  du  Nord  ;  le  troisième, 
un  Irlandais  du  Sud,  et  le  quatrième,  un  étranger,  mettons, 
si  vous  voulez,  un  Belge.  Vous  comprenez,  maintenant, 
pourquoi  j'ai  prudemment  insisté  sur  l'âge  des  causeurs. 
S'ils  étaient  jeunes,  la  mode  n'étant  pas  ici  aux  argu- 
ments frappants,  la  discussion  serait  bientôt  interrompue, 
et  je  ne  pourrais  achever  mon  exposé. 

Leur  conversation  roule  sur  la  mort  récente  d'Arthur 
Griffith(l),  «  un  homme  néfaste  »,  dit  l'Ulstérien  protes- 
tant, «  qui  a  attisé  les  haines  et  les  préjugés,  séparant  les 
deux  Irlandes,  et  séparant  l'Irlande  de  la  mère  patrie;  un 
froid  calculateur  qui  a  encore  aggravé  la  scission  provo- 
quée naguère  par  les  agitateurs  nationalistes;  un  ambi- 
tieux, qui,  après  avoir  défendu,  dans  ses  journaux,  dans 
ses  pamphlets  et  dans  ses  livres,  pendant  plus  de  dix  ans, 
une  politique  intransigeante,  s'est  empressé  de  signer  le 
traité  que  lui  offrait  M.  Lloyd  George,  le  jour  où  il  vit 
que  la  paix  pouvait  être  obtenue  aux  dépens  du  plus 
faible  et  que  l'Angleterre  était  disposée  à  sacrifier,  pour 
plaire  aux  révolutionnaires  qui  l'avaient  trahie  pendant 
la  guerre,  les  loyaux  sujets  de  l'Ulster,  qui  n'avaient  pas 
hésité,  à  l'heure  du  danger,  à  sacrifier  pour  elle  leur  vie 
et  leur  fortune.  » 

—  «  Dieu  sait  »,  répondit  l'homme  de  Dublin,  qui, 
comme  la  plupart  des  Irlandais  de  son  âge,  se  rattache 
au  nationalisme  déchu,  «  Dieu  sait  que  je  n'ai  guère  de 
raisons  pour  défendre  le  fondateur  du  Sinn  Feinisme  qui 
a  anéanti  l'œuvre  de  conciliation  poursuivie  avec  tant  de 

(1)  Le  meurtre  de  «  Mike  »  Collins  n'était  pas  encore  connu,  la 
discussion  datant  de  quinze  jours. 


472  Le  Flambeau 

dévouement  par  Parnell  et  par  John  Redmond;  mais  il 
faut  néanmoins  être  juste  en  présence  de  la  mort.  Si 
Griffith  et  Collins  ont  triomphé,  si  l' Etat-Libre  est  aujour- 
d'hui en  proie  à  la  guerre  civile,  et  demain  à  des  diffi- 
cultés financières  auxquelles  j'ose  à  peine  songer,  c'est 
à  votre  intransigeance  et  aux  maladresses  du  gouverne- 
ment anglais  que  ce  résultat  est  dû.  Il  y  eut  un  moment, 
au  lendemain  de  la  déclaration  de  guerre,  août-septembre 
1914,  où  un  accord  aurait  pu  intervenir,  non  seulement 
entre  protestants  et  catholiques  en  Irlande,  mais  égale- 
ment entre  une  Irlande  unie  et  une  Angleterre  libérale. 
Lord  Grey  ne  déclara-t-il  pas  alors  que  l'attitude  de 
l'Irlande  présentait  le  seul  aspect  encourageant,  «  the  one 
bright  spot  »,  de  la  politique  internationale?  Carson  avait 
offert  ses  hommes  à  la  patrie;  Redmond  avait  entrepris 
une  énergique  campagne  de  recrutement.  Avec  un  peu 
de  bonne  volonté,  de  part  et  d'autre,  nous  aurions  pu 
nous  unir  tous  contre  l'ennemi  commun.  Mais  le  Home- 
Rule  Bill,  voté  par  les  Chambres,  ne  fut  pas  appliqué, 
grâce  aux  instances  des  Ulstériens,  soutenus  par  les  con- 
servateurs anglais.  M.  Asquith  n'osa  pas  nous  tenir 
parole,  et  une  scission  se  produisit  dans  nos  rangs,  les 
Sinn  Feiners  entraînant  avec  eux  une  fraction  des 
National  Volunteers,  qui  refusèrent  de  participer  à  la 
guerre,  et  de  voir  leur  pays  séparé  en  deux  partis  hostiles. 
Redmond,  qui  voyait  plus  loin,  et  qui  comprenait  que  le 
péril  allemand  était  le  plus  pressant,  redoubla  d'efforts.  » 

—  «  Efforts  peu  fructueux  »,  ricana  l'Ulstérien,  «  puis- 
que, durant  les  premiers  mois,  10,000  hommes  seulement 
s'engagèrent  sur  les  180,000  dont  vous  disposiez,  alors 
que  tous  nos  volontaires  en  âge  de  porter  les  armes, 
plus  de  20,000,  s'étaient  déjà  enrôlés.  » 

—  «  A  qui  la  faute?  On  a  tout  fait  pour  que  nos 
efforts  échouent.  Les  Unionistes  irlandais  ont  été  jusqu'à 
couvrir  nos  murs  d'affiches  exhibant  l'Union  Jack,  et 
engageant  nos  jeunes  hommes  à  défendre  «  leur  dra- 


Propos  irlandais.  473 

peau  ».  Nous  avions  demandé  un  corps  d'armée  spécial. 
Le  War  Office  nous  le  refusa.  Après  l'insurrection  de 
1916,  malgré  nos  instances,  quinze  exécutions  capitales 
eurent  lieu.  Si  le  gouvernement  britannique  avait  voulu 
alimenter  la  propagande  des  Sinn  Feiners  il  n'aurait  pu 
mieux  faire.  Lorsqu'en  juin  le  Home-Rule  fut  de 
nouveau  discuté,  M.  Lloyd  George  promit  un  amende- 
ment impliquant  l'exclusion  définitive  de  l'Ulster.  Le 
général  Maxwell,  qui  s'était  rendu  odieux  aux  patriotes 
irlandais,  fut  maintenu  dans  le  pays.  Et,  pour  encourager 
encore  davantage  les  républicains,  la  presse  anglaise  nous 
menaça  de  nous  imposer  le  Military  Service  Act.  En 
février  1917,  vingt-huit  des  leaders  les  plus  populaires 
furent  déportés.  Lorsqu'en  juillet  M.  Lloyd  George- 
comprit  enfin  que  la  conciliation  était  la  seule  méthode 
à  suivre  et  convoqua  la  Convention  irlandaise,  les  esprits 
étaient  aigris  à  ce  point  que  cette  Convention  était  con- 
damnée d'avance  à  la  faillite.  Nous  parlons  de  Griffith. 
Je  songe,  moi,  à  Redmond,  qui  mourut  il  y  a  quatre  ans, 
le  cœur  brisé  par  votre  fanatisme  et  votre  manque  de 
foi.  »  .'■;... 

—  «  Je  suppose  »,  dit  l'Anglais,  «  que  fanatisme 
s'adresse  à  votre  compatriote,  et  manque  de  foi  au  gou- 
vernement britannique.  Vous  avez,  mon  pauvre  ami,  la 
mauvaise  habitude  de  remonter  au  déluge.  Je  me  souviens 
que  Griffith,  dont  nous  parlons  précisément,  accusa  un 
jour  un  adversaire  politique  d'avoir  trahi  la  cause  natio- 
nale comme  le  fit  Dermott  au  xne  siècle.  » 

Et,  se  tournant  vers  l'étranger:  «  Il  est  peut-être  utile 
que  je  vous  dise  que  Dermott  est  ce  roi  de  Leinster  qui 
fut  déposé  en  1156  pour  s'être  sauvé  avec  la  femme  d'un 
prince  voisin,  et  qui  vint  chercher  secours  à  la  cour 
d'Henri  II  d'Angleterre.  C'est  là  l'origine  de  notre  inter- 
vention dans  les  affaires  irlandaises,  mais  il  faut  vrai- 
ment être  Irlandais  pour  s'en  souvenir.  » 

—  «  Mieux  vaut  encore  »,  dit  l'homme  de  l'Ulster, 


474  Le  Flambeau. 

((  avoir  la  mémoire  trop  longue  que  trop  courte.  Quand 
je  songe  aux  éloges  dont  la  presse  anglaise  orne  la  tombe 
d'Arthur  Griffith,  et  aux  injures  prodiguées  aux  Sinn 
Feiners  par  cette  même  presse,  il  y  a  un  an  à  peine,  il 
me  semble  que  les  principes  ne  comptent  plus  pour  rien 
dans  la  politique.  Ce  même  gouvernement  qui,  en  1917, 
nous  promit  de  nous  exclure  du  Home-Rule,  nous 
imposa,  en  juin  1921,  un  régime  spécial  auquel  nous 
n'aspirions  pas,  et  se  réconcilia,  six  mois  après,  avec  nos 
adversaires,  que  ses  ministres  avaient  flétris  du  haut  de 
la  tribune  parlementaire.  Collins  et  Griffith,  qui  n'étaient 
la  veille  que  des  forbans  et  des  assassins,  devinrent,  le 
lendemain,  de  respectables  patriotes,  anxieux  de  remplir 
scrupuleusement  leurs  engagements.  Vous  avez  serré  la 
main  souillée  du  sang  des  vôtres.  » 

—  <(  Je  pourrais  vous  répondre  que  l'homme  absurde 
est  celui  qui  ne  change  jamais.  Nous  n'avons  eu  qu'un 
but:  rétablir  la  paix  entre  la  majorité  et  la  minorité 
irlandaises  (car,  ne  l'oubliez  pas,  vous  n'êtes,  dans 
l'Ulster  même,  que  800,000  protestants,  et  il  y  a  plus 
de  4,000,000  d'habitants  dans  la  Verte  Erin).  Nos  efforts 
sont  bien  récompensés,  et  nous  avons  aujourd'hui  tout  le 
monde  contre  nous.  Pourquoi  ne  pas  nous  accuser  d'avoir 
colonisé  vos  comtés  du  Nord  au  début  du  xvif  siècle,  et 
opprimé  ceux  du  Sud  au  cour  du  xvnr?  Si  nous  ouvrons 
ce  chapitre  nous  n'en  finirons  pas.  Il  n'est  pas  une  seule 
grande  nation  européenne  qui  n'ait  à  se  reprocher  de 
telles  fautes.  Parlons  du  présent,  si  vous  le  voulez  bien. 
Le  traité,  dont  vous  vous  plaignez  tant,  réserve  tous  vos 
droits.  Vous  avez,  dans  l'Ulster,  votre  parlement  et  votre 
gouvernement,  dont  vous  vous  enorgueillissez,  et  aux- 
quels vous  ne  voudriez  plus  renoncer,  même  si  l'on  vous 
offrait  aujourd'hui  d'en  revenir  à  l'ancien  régime.  Nous 
avons,  en  juin  dernier,  protégé  votre  frontière  contre  les 
bandes  de  de  Valéra.  Le  pire  qui  puisse  vous  arriver,  si 
vous  vous  refusez  de  vous  entendre  avec  l' Etat-Libre, 


Propos  irlandais.  475 

c'est  d'avoir  à  envoyer  quelques  députés  au  Conseil 
général  de  l'Irlande.  Vous  nous  reprochez  d'avoir  traité 
avec  les  Sinn  Feiners  modérés,  mais  ceux-ci  nous  don- 
naient des  garanties  que  ni  vous  ni  les  nationalistes  ne 
pouvaient  nous  donner.  Il  représentaient  l'énorme  majo- 
rité. Les  élections  de  1918  leur  avaient  donné  73  sièges 
sur  105.  Celle  de  juin  dernier,  malgré  l'opposition  des 
extrémistes,  leur  donne  encore  les  deux  tiers  des  voix. 
Nous  nous  trouvions  dans  l'alternative  ou  bien  d'entre- 
prendre une  guerre  sanglante,  coûteuse  et  impopulaire, 
en  pleine  crise  financière  et  industrielle,  ou  bien  d'aboutir 
à  un  arrangement,  qui,  sans  trop  compromettre  notre 
sécurité  et  notre  prestige,  assure,  tout  au  moins  provi- 
soirement, notre  tranquillité,  et  oblige  les  Irlandais  à 
assumer  eux-mêmes  la  responsabilité  du  gouvernement. 
Il  eût  été  absurde  de  ne  pas  tout  tenter  pour  aboutir. 
Votre  reproche  ne  m'émeut  pas.  Il  s'applique  indistincte- 
ment à  tous  les  signataires  de  traités,  et,  puisque,  comme 
vous  le  dites,  nous  avons  de  graves  responsabilités  en 
Irlande,  il  eût  été  peu  gracieux  de  notre  part  de  refuser 
de  passer  l'éponge  sur  un  passé  dont  nous  n'avons  pas 
toujours  eu  à  nous  flatter.  Quant  au  présent,  du  moins, 
je  ne  pense  pas  que  nous  ayons  de  graves  reproches  à 
nous  faire.  En  signant  le  traité,  nous  avons  mis  notre 
amour-propre  en  poche.  La  plus  grande  partie  de  l'Ir- 
lande peut  se  parer  du  nom  d'Etat-Libre.  Ses  représen- 
tants ne  prêtent  même  pas  serment  au  roi  comme  «  Roi  de 
Grande-Bretagne  et  d'Irlande  »,  mais,#«  en  vertu  de  la 
concitoyenneté  de  l'Irlande  et  de  la  Grande-Bretagne  ». 
Le  pays  reste  maître  de  ses  douanes.  Il  pourra,  dans 
cinq  ans,  collaborer  à  la  défense  des  "côtes.  Il  jouit  de  tous 
les  privilèges  des  Dominions  rattachés  à  la  Couronne. 
Ce  traité  a  été  notre  seule  propagande.  Accepté  par  le 
Dail  à  une  majorité  de  sept  voix  seulement,  il  a  été  sanc- 
tionné aux  élections  dernières  par  une  forte  majorité. 
Dès  sa  conclusion,  nous  avons  procédé  à  l'évacuation  de 


476  Le  Flambeau. 

nos  troupes,  licencié  notre  police  et  libéré  les  prisonniers 
politiques.  Nous  avons  fait  crédit  aux  modérés,  malgré 
les  troubles  provoqués  par  de  Valéra  à  Belfast,  malgré 
les  persécutions  exercées  contre  les  loyalistes  dans  le 
Sud,  malgré  une  série  d'attentats  provocateurs  dignement 
couronnés  par  l'abominable  meurtre  du  maréchal  Wilson. 
Nous  avons  récolté  les  fruits  de  cette  politique  de  patience 
et  de  sang-froid.  MM.  Collins  et  Griffith  ont  rempli  de 
leur  mieux  leurs  engagements  dès  que  les  élections  leur 
ont  montré  qu'ils  jouissaient  du  crédit  nécessaire.  C'est 
l' Etat-Libre  aujourd'hui  qui  est  chargé  de  rétablir 
l'ordre  en  Irlande.  » 

Ni  le  Nord  ni  le  Sud  ne  purent  laisser  passer  cette 
remarque. 

—  «  Vous  avez  remplacé  l'oppression  par  la  guerre 
civile.  Comme  Pilate,  vous  êtes  trop  heureux  de  vous 
en  laver  les  mains.  » 

L'étranger  crut  sans  doute  le  moment  venu  d'inter- 
venir, pour  empêcher  la  discussion  de  s'envenimer. 

—  «  Est-il  exact,  comme  on  l'a  dit,  que  l'influence  de 
la  querelle  religieuse  ait  été  exagérée  ?  » 

—  <(  Beaucoup  d'eau  »,  répondit  le  vieux  nationaliste, 
((  a  coulé  sous  le  pont  depuis  l'époque  héroïque  de 
Daniel  O'Connell.  Orangemen  et  Catholiques  sont  tou- 
jours prêts  à  en  venir  aux  mains,  moins  par  principe 
que  par  tradition,  surtout  à  Belfast-  Mais,  dans  le  Sud, 
l'Eglise  elle-même  est  divisée.  Le  haut-clergé  était  natio- 
naliste %t  soutient  aujourd'hui  l'Etat-Libre.  Le  bas-clergé, 
qui  s'est  livré  à  une  ardente  propagande  républicaine, 
évoluera  sans  doute  dans  la  même  direction.  L'Etat-Libre 
compte  d'ailleurs  sur  l'appui  de  la  minorité  protestante 
dans  le  Sud.  Les  distinctions  religieuses  ne  coïncident 
plus,  comme  vous  le  voyez,  avec  les  distinctions  de 
partis.  Du  reste,  les  Sinn  Feiners  n'ont  qu'un  respect 
relatif  pour  l'Eglise.  Certains  d'entre  eux,  qui  se  piquent 
d'économie  politique,  l'accusent  de  maintenir  l'Irlande 


Propos  irlandais.  477 

sous  un  régime  agraire  peu  propice  à  son  développement. 
Avez- vous  lu  le  livre  de  Darrell  Figgis  sur  «  l'aspect 
économique  de  l'indépendance  irlandaise  »  (1)?  Non? 
Vous  devriez  le  lire,  ainsi  que  l'«  Histoire  économique 
de  l'Irlande  depuis  l'Union  jusqu'à  la  Famine  »  (2),  par 
G.  O'Brien.  Ces  deux  ouvrages  se  complètent.  Ils 
montrent  que  l'industrie  irlandaise  a  été  systématique- 
ment découragée  par  le  gouvernement  britannique.  Si 
un  si  grand  nombre  d'Irlandais  sont  obligés  d'émigrer, 
c'est  parce  qu'ils  ont  vécu,  jusqu'à  présent,  sous  un 
régime  qui  ne  permettait  pas  à  l'industrie  de  se  déve- 
lopper. La  famine  de  1846  n'eut  pas  d'autre  cause.  Les 
chiffres  sont  éloquents:  4,500,000  habitants,  en  1800, 
l'époque  où  l'union  fut  conclue;  8,500,000  en  1845,  et 
4,300,000  en  1910.  Griffith  ne  cessait  de  citer  ces 
chiffres  dans  ses  écrits,  et  soutenait  que  les  Irlandais 
avaient  le  droit  de  rester  chez  eux,  comme  les  Belges  et 
les  Anglais,  en  multipliant  leurs  ressources  en  proportion 
de  l'accroissement  naturel  de  la  population.  L'émigration 
fut  une  des  tares  les  plus  graves  du  régime  britannique.  » 

L'Ulstérien  l'interrompit: 

—  «  Prenez-vous-en  à  vous-mêmes,  et  à  votre  con- 
servatisme invétéré.  La  grande  famine  fut  causée  par 
votre  propre  apathie  bien  plus  que  par  la  maladie  des 
pommes  de  terre,  ou  par  la  politique  du  gouvernement. 
Si  la  concurrence  britannique  fit  tort  jadis  à  l'industrie 
de  la  laine,  c'est  que  vos  tisserands  refusaient  d'aban- 
donner le  métier  pour  se  rendre  à  la  fabrique.  Par  contre, 
rien  ne  s'opposait  à  l'industrie  du  coton  et  du  lin,  et  au 
développement  de  la  construction  navale.  Voyez  ce  que 
nous  avons  fait  à  Belfast.  Nous  sommes  la  minorité,  je 
le  reconnais,  mais  une  minorité  active  et  prospère.  Nous 
n'avons  bénéficié  d'aucun  privilège.  Si  vous  ne  vous 

(1)  Economie  Case  for  Irish  Independence.  (1921). 

(2)  Economie  History  of  Ireland  from  the  Union  to  the  Famine. 
(1921). 


478  Le  Flambeau. 

étiez  pas  cramponnés  à  la  terre,  vous  auriez  pu  faire 
comme  nous  et  quadrupler  votre  population.  » 

—  «  Belfast  occupe  une  situation  privilégiée,  en  face 
des  gisements  houillers  d'Ecosse.  Nous  n'avions  pas  de 
charbon.   » 

—  «  Il  me  semble  »,  remarqua  l'étranger,  «  que  nous 
avons  passé  de  la  question  religieuse  à  la  question  écono- 
mique. » 

—  «  C'est  la  question  essentielle  aujourd'hui  »,  répon- 
dit le  nationaliste,  «  et  c'est  peut-être  pour  cela  que  les 
Sinn  Feiners  nous  ont  si  rapidement  supplantés.  Parnell 
et  Redmond  combattaient  avant  tout  pour  le  principe  de 
nationalité.  Ils  ont,  à  diverses  reprises,  sacrifié,  dans  les 
projets  de  Home-Rule,  la  liberté  douanière.  C'étaient, 
si  vous  le  voulez,  des  idéalistes,  des  romantiques.  Les 
disciples  de  Griffith  sont  plus  positifs.  Ils  ont,  avant  tout, 
insisté  pour  obtenir  l'indépendance  économique,  et  ils  l'ont 
obtenue.  Demain,  ils  érigeront  entre  la  Grande-Bretagne 
et  l'Irlande  une  barrière  protectrice,  à  l'abri  de  laquelle 
notre  industrie  pourra  enfin  se  développer.  » 

—  «  Quelle  illusion!  »  murmura  l'Anglais;  «  il  est 
possible  que  vous  trouviez,  dans  vos  cours  d'eau  de 
l'Ouest,  une  source  motrice  de  valeur.  Mais  la  nature 
vous  a  voués  à  l'agriculture,  comme  elle  nous  a  voués 
à  l'industrie.  Nous  nous  complétons.  Si  vous  nous 
fermez  notre  marché,  nous  vous  fermerons  le  nôtre. 
Que  ferez-vous  alors  de  vos  produits  agricoles?  » 

—  <(  Sans  compter  »,  ajouta  l'Ulstérien,  «  qu'une  poli- 
tique protectionniste  entraînera  de  graves  difficultés  avec 
le  Nord.  Nous  sommes  et  nous  resterons  libre-échan- 
gistes. Notre  constitution  nous  laisse,  Dieu  merci,  toute 
liberté  à  ce  point  de  vue.  Etablirez-vous  une  barrière 
douanière  à  travers  le  pays?  » 

—  «  Voici  quelqu'un  qui  est  mieux  placé  que  moi  pour 
vous  répondre  »,  répondit  le  vieillard,  en  désignant  un 
jeune  homme  du  type  irlandais  le  plus  pur,  nez  en  bec 


Propos  irlandais.  479 

d'aigle  et  sourcils  noirs,  qui  s'était  approché  du  groupe, 
et  qui  suivait  la  conversation  avec  un  sourire  narquois. 

—  «  Qu'en  pensez-vous,  O'Neil?  » 
Ce  dernier  ne  se  fit  pas  prier. 

—  «  Je  pense  que  vous  parlez  comme  si  de  Valéra  était 
déjà  vaincu.  Même  s'il  l'était,  les  troubles  continueraient. 
La  guerre,  puis  la  révolution,  ont  retenu  chez  nous  une 
centaine  de  mille  hommes  qui,  en  temps  ordinaire, 
auraient  émigré.  Ils  sont  habitués  à  se  battre,  et,  même 
s'ils  voulaient  abandonner  leurs  armes,  ils  ne  trouve- 
raient pas  d'autre  emploi.  Ils  se  sont  voués  à  la  cause  de 
la  République,  et  le  traité  ne  peut  les  satisfaire.  Ils  con- 
tinueront une  guerre  de  guérilla,  à  laquelle  le  pays  se 
prête  parfaitement,  et  ils  ont  de  nombreux  adhérents 
dans  le  Sud  et  dans  l'Ouest.  Collins  n'aura  la  paix  que 
s'il  traite  avec  eux.  » 

—  «  Mais  »,  dit  l'Anglais,  «  Collins  ne  demande  pas 
mieux  que  de  traiter.  Ce  ne  serait  d'ailleurs  pas  la 
première  fois.  Avez-vous  lu  sa  proclamation  après  la 
mort  de  Griffith?  » 

—  «  Parfaitement  »,  dit  le  Républicain,  «  C'est  un 
premier  signe  de  faiblesse.  Seulement,  s'il  traite  avec 
nous,  il  devra  passer  par  nos  conditions.  Nous  transige- 
rons peut-être,  en  ce  qui  concerne  la  forme  de  gouverne- 
ment. Nous  ne  transigerons  jamais  en  ce  qui  concerne 
l'Ulster.  L'Irlande  est  une  et  indivisible,  et,  chez  nous 
comme  ailleurs,  la  minorité  sera  soumise  à  la  loi  imposée 
par  la  majorité.  » 

—  «  Alors,  c'est  la  guerre!  »  s'écria  l'Ulstérien. 

—  «  Le  gouvernement  britannique  »,  ajouta  l'Anglais, 
«  ne  permettra  jamais  que  vous  enleviez  à  l'Ulster  sa  nou- 
velle constitution  et  le  parlement  inauguré  solennelle- 
ment, il  y  a  un  an,  par  le  roi  Georges.  Nous  avons  prévu 
la  difficulté.  Le  Conseil  de  toute  l'Irlande  devra  se  pro- 
noncer sur  les  questions  d'intérêt  commun  entre  les  deux 
parties  du  pays.  » 


480  Le  Flambeau. 

—  «  Toutes  ces  combinaisons  »,  répondit  le  jeune 
Irlandais,  «  ne  serviront  à  rien.  Les  membres  de  votre 
Conseil  ne  s'entendront  pas  mieux  que  ceux  de  la  Con- 
vention ou  que  ceux  de  la  Commission  des  frontières, 
si  vous  la  convoquez  jamais.  Le  Nord  et  le  Sud  ne  sont 
d'accord  sur  rien.  Les  pourparlers  de  Sir  James  Craig 
avec  Collins  le  montrent  bien.  Ils  ne  s'entendent  ni  sur  la 
question  des  frontières,  ni  sur  la  question  des  douanes. 
Pour  le  moment,  les  partisans  de  Collins  l'emportent,  je 
le  veux  bien.  Ils  nous  ont  vaincus  à  Cork  et  à  Limerick, 
comme  ils  nous  ont  vaincus  à  Dublin.  Mais  ils  n'osent 
pas  sévir  sérieusement.  Les  troupes  elles-mêmes  accueil- 
lent nos  prisonniers  comme  des  frères.  La  moindre  sévé- 
rité ferait  de  nous  des  martyrs,  et  nous  rallierait  une 
foule  de  partisans.  Il  ne  s'agit  d'ailleurs  maintenant  que 
de  maintenir  l'ordre  et  nos  fermiers  tremblent  pour  leurs 
récoltes.  Mais  que  demain  la  question  douanière  sur- 
gisse, ou  qu'on  ressuscite  la  controverse  de  Donegal, 
Tyrone,  et  Fermanagh,  et  vous  verrez  l'attitude  du  parle- 
ment et  du  pays  changer  complètement.  Si  Collins  ne  se 
met  pas  à  notre  tëtt,  il  sera  bien  obligé  de  nous  suivre. 
Nous  resterons  fidèles  à  notre  nom,  Sinn  Fein,  Nous- 
mêmes.  » 

Et  le  jeune  Irlandais  quitta  le  groupe  de  causeurs,  sans 
même  prendre  congé,  trop  satisfait  de  ses  déclarations 
pour  admettre  un  instant  qu'on  pût  y  répondre. 

Les  quatre  vieillards  restèrent  un  instant  silencieux  et 
rêveurs,  suivant  des  yeux  la  fumée  de  leurs  pipes. 

—  «  Il  a  peut-être  raison  »,  murmura  le  nationaliste 
ébranlé.  «  Je  sens  que  je  me  fais  vieux.  Je  pense  encore 
comme  il  y  a  vingt  ans,  alors  que  tant  de  sympathie 
existait  entre  mon  pays  et  le  libéralisme  anglais.  Mais 
le  libéralisme  anglais  est  mort.  Lloyd  George  l'a  tué.  » 

—  «  Vous  pourriez  en  dire  autant  de  l'Unionisme  », 
objecta  le  coalitioniste.  «  Il  ne  reste  que  le  petit  groupe 
de  Die-Hards,  dont  toute  la  politique  consiste  à  nous 


Propos  irlandais.  481 

maudire  et  à  regretter  le  passé.  Ce  qui  est  fait  est  fait. 
Nous  avons  cédé  aux  Irlandais  tout  ce  que  nous  pouvions 
leur  céder  pour  obtenir  que  leurs  différends  cessent  d'em- 
poisonner notre  politique  intérieure.  L'avenir  dira  si  nous 
avons  eu  tort...  A  moins  que  vous  ne  nous  le  disiez 
tout  de  suite  »  ajouta-t-il,  en  se  tournant  vers  l'étranger. 

—  «  Je  ne  suis  pas  qualifié  »,  répondit  celui-ci,  «  pour 
apprécier  une  question  aussi  complexe,  à  laquelle  je 
n'entends  pas  grand'chose.  Il  me  semble  pourtant  dis- 
cerner, dans  les  difficultés  de  l'heure  présente,  certains 
éléments  permanents,  et  certains  éléments  passagers. 
L'élément  permanent  est  l'aspiration  de  la  nation  irlan- 
daise, qui  est  vraiment  une  nation,  au  même  titre  que  la 
mienne,  avec  son  histoire,  sa  civilisation  et  sa  littérature 
propres,  vers  une  liberté  politique  et  économique  qu'on 
lui  a  trop  longtemps  refusée,  et  que  le  traité  de  décembre 
dernier  lui  accorde,  me  semble-t-il,  dans  une  très  large 
mesure.  L'obstacle  anglais  était  insurmontable.  Les  diffi- 
cultés résultant  de  la  situation  spéciale  occupée  par 
l'Ulster  ne  semblent  pas,  à  première  vue,  insolubles,  à 
condition  que  les  politiciens  anglais  cessent  d'exploiter  le 
différend  en  faveur  de  leurs  intérêts  de  parti,  à  condition, 
surtout,  qu'il  se  trouve  dans  le  Sud  des  hommes  d'Etat 
suffisamment  patients  pour  rassurer  cette  minorité 
ombrageuse,  pour  respecter  ses  intérêts,  et  pour  l'amener 
peu  à  peu  à  comprendre  qu'elle  rentre  dans  l'unité  irlan- 
daise et  qu'elle  peut  y  jouer  un  rôle  de  tout  premier 
rang.  » 

—  ((  Rôle  de  père  nourricier  »,  murmura  l'Ulstérien. 
((  Le  Sud  dépensera  et  le  Nord  remplira  le  trésor  public.  » 

—  «  A  quels  éléments  passagers  faisiez-vous  allusion?», 
demanda  l'Anglais. 

—  «  Aux  troubles  de  l'après-guerre,  au  fait  qu'un 
grand  nombre  de  mécontents  et  d'oisifs  exploitent  sans 
trop  de  discernement  les  griefs  les  plus  divers.  Les  Sinn 
Feiners  sont,  avant  tout,  des  nationalistes.  Ils  se  sont 


482  Le  Flambeau. 

alliés  à  l'Allemagne  durant  la  guerre  simplement  par  haine 
de  l'Angleterre.  On  a  saisi  récemment  une  correspon- 
dance compromettante  avec  les  Bolchévistes.  Qu'y  avait-il 
de  commun  entre  la  cause  de  l'indépendance  irlandaise 
et  l'impérialisme  germanique?  Qu'y  a-t-il  de  commun 
aujourd'hui  entre  les  républicains  irlandais  les  plus 
violents  et  les  bolchévistes?  Entre  ces  nationalistes 
ardents  et  ces  cyniques  internationalistes?  La  réflexion 
de  notre  jeune  républicain  m'a  frappé.  Il  y  a  des  milliers 
d'hommes  qui  s'empressent  de  se  battre  parce  qu'ils  ne 
peuvent  faire  autre  chose.  Le  feu  couve,  et  tout  combus- 
tible sert  à  en  alimenter  la  flamme.  Nous  avons  aussi 
chez  nous  des  mécontents  qui  suivent  de  près  les  événe- 
ments d'Irlande.  » 

—  ((  Les  Sinn  Feiners  de  Flandre?  » 

—  ((  Parfaitement.  Et  ils  ne  se  gênent  pas  pour  écrire 
aux  journaux  irlandais,  pour  se  plaindre  des  soi-disant 
«  persécutions  »  dont  ils  sont  l'objet,  comme  si  la  question 
des  langues  avait  le  moindre  rapport  avec  celle  de  l'indé- 
pendance nationale.  » 

Le  vieil  Irlandais  se  pencha  alors  vers  l'étranger,  et  lui 
secouant  la  main  avec  enthousiasme,  le  remercia  pour 
ces  paroles. 

—  «  Vous  m'avez  fait  du  bien.  C'est  bien,  comme  vous 
le  dites,  l'aspiration  nationale  qui  est  au  fond  de  tout,  et 
c'est  elle  qui  triomphera  en  dernier  ressort.  Parnell  et 
Redmond  avaient  raison,  et  les  Sinn  Feiners  ne  font  que 
répéter  aujourd'hui  ce  qu'ils  proclamèrent  jadis  avec  tant 
d'éloquence.  Mais  la  voix  de  notre  jeune  génération  est 
éraillée  par  la  guerre.  Nous  n'avons  pas  été  impunément 
à  l'école  de  la  haine  et  de  la  violence.  La  tragédie  de 
l'Irlande  ne  dérive  pas  tant  du  régime  anglais.  Celui-ci, 
dans  ces  derniers  temps,  nous  avait  donné  une  prospérité 
exceptionnelle.  Le  grand  obstacle  à  l'œuvre  de  la  libéra- 
tion a  été  de  notre  côté  le  manque  de  chefs  dignes  de 
conduire,  et  le  manque  de  discipline  parmi  leurs  adhé- 


Propos  irlandais.  483 

rents.  Les  Anglais  ont  pu  répéter,  non  sans  raison,  que 
nous  ne  réussirions  jamais  à  nous  administrer  nous- 
mêmes.  Nous  sommes  trop  versatiles,  trop  frondeurs.  Il 
faut,  pour  qu'il  s'impose  à  la  masse,  un  homme  de  la 
taille  de  Parnell.  Vous  ne  manquez  pas  de  tels  hommes 
en  Belgique.  Priez  Dieu  qu'il  nous  en  envoie  un  à 
l'heure  critique!  » 

L'étranger  détourna  les  yeux,  un  peu  confus  devant 
cette  sincère  confession.  Il  rencontra  le  regard  de  l'An- 
glais, qui,  le  genou  entre  les  mains,  s'était  renversé  dans 
son  fauteuil.  Celui-ci  hocha  la  tète,  en  murmurant: 
«  So  be  it  ».  Mais  l'Ulstérien  sourit  en  haussant  les 
épaules... 

Emile  Cammaerts. 


L'Intégration  humaine 

i 

Considérations  préliminaires. 

Etre  des  hommes,  dans  l'acception  complète  du  mot, 
être  des  hommes  accomplis,  tel  est  le  grand  but  que  nous 
propose  la  vie. 

Nous  ne  sommes  encore  que  des  barbares,  comme 
l'écrivait  le  vieux  Blanqui  (1).  Nous  ne  sommes  encore 
qu'à  un  stade  intermédiaire  entre  le  singe  et  l'homme, 
entre  la  bestialité  originelle  et  l'humanité  plénière. 
<(  L'homme,  bète  féroce,  cousin  du  gorille,  est  parti  de 
la  nuit  profonde  de  l'instinct  animal  pour  arriver  à  la 
lumière  de  l'esprit...  ïl  est  parti  de  l'esclavage  animal, 
et,  traversant  l'esclavage  divin,  terme  transitoire  entre 
son  animalité  et  son  humanité,  il  marche  aujourd'hui  à 
la  conquête  et  à  la  réalisation  de  la  liberté  humaine  (2)  ». 
Ainsi  la  chenille  passe  par  l'état  de  chrysalide  pour  deve- 
nir papillon. 

Cette  intégration  de  notre  nature,  cet  épanouissement 
de  nos  virtualités  libérées,  cet  «  état  parfait  »  de  l'être 
humain,  quels  en  seront  les  caractères  majeurs?  Quelles 
en  seront  les  caractéristiques?  C'est  ce  qu'il  importe  de 
dégager  et  de  définir,  c'est  ce  qu'il  importe  de  connaître, 
si  l'on  veut  s'orienter  dans  la  vie  en  connaissance  de 
cause,  en  homme  conscient  de  sa  nature,  de  sa  place 
dans  l'univers  et  du  vœu  intime  de  son  être. 

Car  c'est  en  vain  qu'avec  Stirner  ou  Nietzsche  on 

(1)  Auguste  Blanqui,  Critique  sociale,  t.  I,  p.  174. 

(2)  Bakounine,  Dieu  et  l'Etat,  p.  16. 


L'Intégration  humaine.  485 

voudrait  se  dépouiller  de  sa  qualité  d'homme.  Celle-ci 
n'est  pas  un  vêtement  qu'on  enlève.  Elle  tient  à  notre 
nature  même.  Elle  n'est  pas  une  appellation  vide  dont  on 
affuble  à  plaisir  notre  «  Moi  »,  unique  et  souverain.  Elle 
correspond  à  une  réalité  profonde.  «  La  nature,  comme 
le  dit  Sénèque,  nous  a  faits  parents.  »  Et  ce  rapport  de 
famille,  ce  lien  de  parenté,  cette  solidarité  foncière,  orga- 
nique, qui  font  de  nous,  collectivement,  des  hommes,  — 
ou  du  moins  des  êtres  humains,  des  hommes  en  puis- 
sance et  en  devenir.  —  il  n'est  personne,  ni  «  Unique  » 
ni  «  superhomme  »,  qui  puisse  s'y  soustraire.  «  Nous 
sommes  les  membres  d'un  grand  corps  »,  et,  seule, 
l'aberration  métaphysique,  perdant  de  vue  les  réalités, 
peut  aboutir  à  cet  égotisme  contre-nature  ou  à  ce  «  délire 
d'ambition  »  et  d'orgueil  qui  renient  l'humanité. 

Noblesse,  dignité,  indépendance;  échelle  des  valeurs; 
tout  cela  ne  peut  être  fondé,  tout  cela  est  sans  base,  en 
dehors  de  l'histoire  naturelle  et  de  l'anthropologie,  en 
dehors  de  la  science  de  l'homme.  L'humanité  est  notre 
norme  physiologique;  elle  est  la  loi  de  notre  nature. 

Que  comporte  donc  cette  humanité  complète,  cette 
humanité  parfaite,  à  laquelle  nous  tendons,  à  laquelle 
nous  portent  le  développement  normal  de  notre  être  et 
l'évolution  naturelle  de  la  vie,  à  laquelle  enfin  nous  con- 
vie le  sentiment  de  notre  dignité? 

II 

L'autonomie. 

L'autonomie,  d'abord,  —  la  pleine  autonomie  qui 
résulte  de  l'état  scientifique  de  la  conscience  et  de  la  ma- 
jorité de  la  raison,  l'autonomie  affranchie  de  toutes  les 
fictions  théologiques  ou  métaphysiques,  de  toutes  les 
illusions  qui  l'ont  égarée  et  asservie  depuis  l'enfance  de 
l'humanité. 


32 


486  ^  Flambeau  ~ 

De  toutes  ces  illusions,  le  centre,  le  noyau,  le  point 
de  départ  et  d'appui,  c'est  l'illusion  de  la  causalité  abso- 
lue, l'illusion  autoritaire,  l'illusion  du  libre  arbitre.  C'est 
d'elle  que  sont  nées  les  superstitions  primitives.  C'est 
sur  elle  encore  que  reposent,  c'est  par  elle  que  pré- 
tendent se  justifier,  le  droit  de  propriété  et  le  droit  pénal 
qui  dominent  et  régissent,  dans  son  état  actuel,  notre  vie 
collective. 

Mais  de  cette  illusion  initiale,  de  cette  illusion  mère, 
la  critique  réaliste  et  déterministe  a  eu  raison  :  elle  en  a 
raison  chaque  jour  davantage.  Le  mirage  de  l'absolu  et 
de  l'arbitraire  se  dissipe  peu  à  peu.  La  superstition  se 
meurt.  Les  entités  métaphysiques  s'évanouissent.  Et  tan- 
dis que  l'Etat,  —  cette  entité  collective,  cette  création  de 
la  métaphysique  sociale,  —  tandis  que  l'Etat,  malgré  les 
arguties  «  collectivistes  »,  perd  peu  à  peu  son  prestige  et 
son  ascendant  providentiel,  tandis  que  le  «  Moi  »,  cette 
autre  entité  métaphysique,  malgré  les  sophismes  indivi- 
dualistes, malgré  les  autels  que  lui  a  dressés  l'égotisme, 
perd  peu  à  peu  tout  crédit,  cesse  d'être  autre  chose 
qu'un  vain  mot  et  un  sujet  de  verbiages  sans  fondement, 
la  nature  humaine  s'épanouit,  libérée  des  dernières 
entraves  qu'elle  s'était  créées  à  elle-même,  Vhomme 
enfin  apparaît  dans  la  plénitude  de  son  autonomie. 

Cette  autonomie  se  présente  ainsi  comme  le  terme 
naturel  d'un  développement,  d'unie  évolution,  dont  chaque 
étape,  chaque  phase,  est  un  progrès  de  la  liberté,  une 
diminution  de  l'autorité,  un  pas  de  plus  vers  la  délivrance 
de  la  chrysalide  humaine. 

Elle  se  traduit,  tout  d'abord,  par  le  rejet  de  la  cara- 
pace capitaliste  et  gouvernementale  qui  comprime  et 
paralyse  le  libre  essor  de  l'humanité  et  le  déploiement 
normal  de  la  vie.  Ce  phénomène  physiologique,  cette 
mue,  est  la  condition  première,  en  même  temps  que  le 
signe  visible  du  triomphe  définitif  de  la  liberté,  la  con- 
dition et  le  signe  de  l'avènement  de  l'autonomie  Humaine, 


L'Intégration  humaine.  487 

de  l'autonomie  éclairée,  consciente  et  rationnelle,  de 
l'homme,  affranchi  de  toutes  les  fictions  juridiques,  de 
toutes  les  superstitions,  de  tous  les  fétichismes,  de  tous 
les  absolus.  Derniers  vestiges  de  l'absolutisme  barbare, 
le  numéraire  et  l'Etat,  quelles  qu'en  soient  les  former 
quels  qu'en  soient  les  amendements,  sont  appelés  à  dis- 
paraître sous  la  poussée  organique  de  l'histoire,  sous  la 
poussée  souveraine  du  développement  humain. 

Faut-il,  d'ailleurs,  en  souligner  encore  les  méfaits, 
l'impuissance  au  bien,  l'injustice?  Faut-il  en  rappeler 
toutes  les  tares,  toute  la  malfaisance  naturelle,  congéni- 
tale, organique? 

Ce  qu'il  importe,  en  tout  cas,  de  signaler  avant  tout, 
en  y  insistant,  c'est,  en  dépit  des  pompeuses  et  «  sa- 
vantes »  dissertations  des  économistes,  orthodoxes  ou 
non,  la  rigoureuse  équivalence  concrète  et  la  synonymie 
des  deux  termes:  capital  et  numéraire.  Blanqui  (1),  sur 
ce  chapitre,  avec  son  sens  aigu  des  réalités,  a  vu  bien 
autrement  clair  que  Marx,  dont  tout  l'appareil  pédan- 
tesque  ne  couvre  qu'une  creuse  métaphysique  !  Le  capi- 
tal, c'est  le  numéraire  —  et  pas  autre  chose;  toute  la 
logomachie  du  monde  n'y  fera  rien.  Le  bon  sens  popu- 
laire, du  reste,  ne  s'y  trompe  point.  L'ennemi,  pour  lui, 
c'est  l'argent,  c'est  For,  c'est  le  papier-monnaie,  c'est  le 
symbole  du  droit  de  propriété  et  du  pouvoir  économique, 
qui,  en  s 'accumulant  en  certaines  mains,  engendre  le 
privilège  et  l'exploitation,  c'est  ce  numéraire  dont  la 
seule  existence  engendre  le  mercantilisme  et  tout  ce  qui 
s'ensuit. 

L'ennemi,  aussi,  c'est  l'Etat,  le  pouvoir  politique.  La 
subtilité   dialectique    de   certains   de   ses   défenseurs   a 

(1)  Auguste    Blanqui,    Capital  et   Travail    (Critique   sociale,   tome 

premier). 


488  Le  Flambeau. 

beau  s'ingénier  aux  jeux  de  mots,  distinguer  l' Etat-gérant 
de  l' Etat-gouvernement  (1),  opposer  l'un  à  l'autre  ces 
vocables  fallacieux,  il  n'en  reste  pas  moins,  en  fait,  que 
l'Etat  c'est  la  forme  politique  du  groupement  humain, 
c'est-à-dire,  de  par  l'histoire  et  de  par  sa  nature,  la 
forme  agrandie  —  et  périmée  —  de  la  cité  et  du  groupe- 
ment territorial  (2),  et  que  ce  n'est  pas  en  lui  attribuant 
ou  plutôt  en  lui  restituant  les  fonctions  économiques,  qu'il 
a  perdues  au  cours  des  âges  et  au  vœu  du  progrès,  qu'on 
en  changera  la  nature  et  le  caractère  fondamental. 

L'Etat  est,  par  nature,  un  organe  d'oppression,  une 
création  de  l'absolutisme,  et  c'est  en  vain  qu'on  préten- 
drait en  faire  l'organe  de  la  justice.  Cette  décentralisation 
qu'on  préconise,  c'est  sa  mort  même,  —  si  on  est  logique 
et  si  on  va  jusqu'au  bout.  Car  ce  qui  fait  l'Etat,  c'est  la 
centralisation  et  l'unité  imposée,  parcellaire  ou  non,  et 
reconnaître  le  principe  de  l'autonomie,  c'est,  implicite- 
ment, c'est,  logiquement,  condamner  l'Etat,  même  démo- 
cratique; c'est,  en  toute  justice,  ouvrir  la  porte,  malgré 
lui,  contre  lui,  au  droit  imprescriptible  des  minorités  et 
des  individus. 

* 

*    * 

L'Etat  comme  le  numéraire,  le  numéraire  comme 
TEtat,  sont  donc  condamnés  à  disparaître;  ils  sont  con- 
damnés par  l'évolution  naturelle  de  l'histoire,  par  les 
exigences  de  la  nature  humaine,  par  la  raison  consciente 
de  l'homme,  arrivé  à  sa  majorité.  Ces  superfétations 
oppressives  une  fois  disparues,  l'homme  pourra  enfin 
être  pleinement  homme;  débarrassé  de  leur  contrainte, 
il  pourra  enfin,  en  pleine  possession  de  soi-même,  avoir 
vraiment  la  direction  de  sa  vie. 

Mais  cette  autonomie  parfaite,  il  ne  faut  pas  l'oublier, 

(1)  Voir  notamment,  E.  Vandervelde,  Le  Socialisme  contre  l'Etat. 

(2)  Cf.  L.  Morgan,  Ancient  Society. 


L'Intégration  humaine.  489 

cette  autonomie  parfaite,  première  exigence  de  notre 
dignité  d'hommes,  première  exigence  de  notre  dignité  de 
personnes  majeures,  ne  comporte  pas  seulement  une 
transformation  purement  objective  des  conditions  maté- 
rielles de  la  vie;  elle  implique  aussi  un  état  moral,  un 
état  psychique,  qu'il  importe  de  préciser. 

Remarquons  d'abord  que  cette  autonomie  intégrale, 
pour  rationnelle  qu'elle  soit,  n'a  rien  de  commun  avec 
l'autonomie  absolue  dont  Kant  fait  la  condition  et  la  base 
de  notre  dignité. 

Pour  Kant,  en  effet,  l'autonomie  réside  dans  la  déter- 
mination de  la  volonté  par  la  raison  pure;  celui-là  seul 
est  libre  qui  règle  sa  conduite  en  dehors  de  toute  influence 
sensible.  Est  esclave,  au  contraire,  celui  dont  les  déci- 
sions subissent,  de  quelque  manière  que  ce  soit,  ces 
influences, 

L'homme  libre  et  autonome,  par  exemple,  voudra  le 
bonheur  d 'autrui,  non  pas  par  sympathie  pour  autrui, 
ou  parce  que  le  bonheur  universel  l'attire,  mais  pour 
obéir  à  la  raison  qui  lui  dicte  son  devoir  en  lui  dictant 
les  catégories  universelles,  absolues,  aprioriques,  du  bien 
et  du  mal.  «  A  agir,  dit  Kant,  par  sympathie,  par  com- 
passion, par  charité,  il  n'y  a  absolument  aucune  mora- 
lité :  ces  actes  vont  contre  la  morale.  » 

On  connaît,  à  ce  propos,  la  fameuse  boutade  de 
Schiller  : 

<(  Scrupule  de  conscience  :  Je  sers  volontiers  mes  amis, 
«  mais,  hélas!  je  le  fais  avec  inclination  et  ainsi  j'ai  sou- 
«  vent  un  remords  de  n'être  pas  vertueux. 

«  Décision:  Tu  n'as  qu'une  chose  à  faire.  Il  faut  tâcher 
((  de  mépriser  cette  inclination  et  faire  alors  avec  répu- 
«  gnance  ce  que  t'ordonne  le  Devoir  (1)  ». 
Kant  lui-même,  du  reste,  constate,  avec  quelque  amer- 
Ci)  Schiller,  Les  Philosophes,  cité  par  Schopenhauer  dans  Le  fon- 
dement de  la  morale,  p.  31. 


490  Le  Flambeau. 

tume,  que  ce  détachement  absolu,  qu'il  nous  prêche, 
n'est  pas  de  ce  monde:  «  Dans  le  fait,  dit-il,  il  est  abso- 
lument impossible  d'établir  par  l'expérience  et  avec  une 
parfaite  certitude  un  seul  cas  où  la  maxime  d'une  action, 
d'ailleurs  conforme  au  devoir,  n'ait  eu  d'autre  base  que 
des  principes  moraux  et  la  représentation  du  devoir... 
On  ne  rencontre  partout  que  le  cher  moi-même  au  lieu 
du  précepte  strict  du  devoir  (1)  ».  C'est  que,  à  la  vérité, 
la  sensibilité,  aussi  bien  que  la  raison,  fait  partie  inté- 
grante de  la  nature  humaine  et  qu'on  n'ampute  pas  ainsi 
un  être  vivant  de  ce  qui  fait  sa  réalité  individuelle,  de 
ce  qui  fait  qu'il  est  lui  —  et  non  autrui  —  et  en  dehors 
de  quoi  on  ne  voit  pas  comment  on  pourrait  légitime- 
ment dire  qu'il  se  détermine  par  lui-même  ou  qu'il  est 
«  autonome  ». 

La  plupart  des  Kantiens,  il  est  vrai,  comme  la  plupart 
des  spiritualistes,  d'ailleurs,  établissent  une  distinction 
entre  V individualité,  qui  s'incarne  dans  l'organisme,  et 
la  personne,  faite  de  ces  deux  éléments:  raison  et  liberté. 
Mais  y  a-t-il  là  autre  chose  qu'un  artifice  dialectique  et 
l'expression  du  préjugé  spiritualiste ?  Certes,  on  peut 
discerner,  on  peut  caractériser  en  nous  des  inclinations 
qui  dépendent  de  la  raison;  mais  de  ces  inclinations  la 
raison  n'est  que  partiellement,  la  cause,  car  jamais  la 
personnalité  ne  se  détache  de  l'organisme  individuel  et 
l'on  peut  dire  qu'elle  n'est  que  l'individualité  mêmev 
dans  ses  parties  les  plus  hautes  et  les  plus  humaines. 

Si  le  savant  s'oublie  dans  la  science,  si  l'homme  de 
conviction  se  dévoue  à  son  idéal,  ils  le  font  chacun  d'une 
façon  qui  porte  la  marque  de  leur  sensibilité  propre  et 
où  se  révèlent  leurs  inclinations  natives.  Jamais,  en  réa- 
lité, la  personne  humaine  ne  se  détermine  par  la  raison 
pure;  jamais  on  ne  rencontre  l'autonomie  absolue,  telle 
que  la  rêvait  Kant. 

(1)  Kant,  Métaphysique  des  mœurs,  pp.  35-36. 


L'Intégration  humaine.  491 

Comment  donc  définir  cet  état  moral  dans  lequel 
l'homme  n'aliène  plus  son  pouvoir  et  se  gouverne  de 
son  propre  chef? 

Cet  état,  peut-on  dire,  est,  essentiellement,  un  état 
opposé  à  l'état  hypnotique.  L'individu  autonome  est  celui 
qu'aucune  hypnose  ne  possède,  qu'aucune  fascination 
ne  subjuge,  qu'aucun  fétichisme  ne  domine  et  n'asservit. 
Etat  physique,  état  magnétique,  aussi  bien  qu'état  moral. 
Etat  bien  connu  des  initiés  de  tous  les  temps. 

Et  cette  autonomie  parfaite,  cette  pleine  maîtrise  de 
soi,  n'est  pas  seulement  négative.  Elle  suppose  aussi  une 
discipline  intérieure,  une  discipline  découlant  de  l'ascen- 
dant normal  de  la  raison  assainie,  libérée,  et  reprenant 
ses  droits  dans  un  réalisme  éclairé  et  conscient,  une  dis- 
cipline rationnelle  qui,  sans  méconnaître  les  droits  de  la 
sensibilité  tout  entière,  ne  laisse  place  ni  à  la  tyrannie  du 
dedans  ni  à  celle  du  dehors. 

C'est  ce  qui  la  distingue  de  l'anomie,  de  l'indis- 
cipline, qui  est  la  négation  pure  et  simple  de  toute  règle, 
qu'elle  soit  dogmatique  ou  raisonnée.  L'homme  conscient 
n'ignore  pas  qu'on  «  ne  triomphe  de  la  nature  qu'en 
obéissant  à  ses  lois  »,  et  s'il  est  sans  dogmes,  il  n'est  pas 
sans  principes  et  sans  discipline.  La  question  est  de  défi- 
nir cette  discipline,  de  savoir  ce  qu'elle  doit  être  pour 
n'être  pas  dogmatique,  apriorique,  arbitraire,  pour 
qu'elle  ne  lèse  pas  la  dignité  humaine.  Mais  avoir  pour 
principe  de  n'avoir  pas  de  principes  enferme  d'abord 
une  contradiction  et  une  impossibilité  psychologiques. 
Ensuite,  pratiquement,  cet  idéal  absurde  et  impossible, 
si  on  tentait  de  le  vivre,  n'aboutirait,  au  lieu  de  fortifier 
l'individu,  qu'à  le  dissoudre  et  à  l'annihiler  dans  une 
impulsivité  radicale.  Une  activité  forte  suppose  des  prin- 
cipes solides  Et  sans  idées  directrices,  sans  discipline 
raisonnée.  l'homme  ne  pourrait  dire  qu'il  se  gouverne 
lui-même.  Il  ne  serait  qu'un  navire  flottant  au  hasard,  à 
la  merci  des  éléments,  sans  boussole  et  sans  gouvernail. 


492  Le  Flambeau. 

A  la  vérité,  tout  homme  a  des  principes.  Vrais  ou  faux, 
justes  ou  erronés,  c'est  la  raison  qui  en  est  la  source, 
qui  leur  donne  le  jour.  Fonction  naturelle,  fonction 
physiologique.  C'est  en  raisonnant  —  ou  en  déraison- 
nant —  sur  les  faits  qu'il  observe  que  l'homme  se  fait 
une  idée  synthétique  du  monde  et  de  ce  qu'il  doit  faire. 
C'est  ainsi  qu'il  règle  son  activité,  sa  vie,  sa  conduite. 

Mais  ces  règles,  ces  principes,  peuvent  être  viciés  par 
l'absolutisme,  par  l'illusion  métaphysique  et  autoritaire, 
par  la  croyance  et  la  soumission  à  une  hétéronomie  quel- 
conque 

La  science  elle-même  peut  se  prêter  à  ces  déviations 
de  l'esprit.  Et  nous  avons  vu  certains  historiens,  comme 
certains  sociologues,  attribuer  à  la  discipline  apportée  par 
la  science,  à  la  discipline  de  l'homme  conscient,  un  carac- 
tère d 'hétéronomie  radicale  qui  serait  la  négation  de 
toute  autonomie  et  de  toute  dignité  vraie.  D'après  eux, 
ce  sont  les  choses  extérieures,  et  non  nous-mêmes,  qui 
nous  dirigent  fatalement.  Ce  sont  elles  qui  nous  dictent 
la  ligne  de  conduite  qu'il  est  rationnel  de  suivre,  et  nous 
n'avons  qu'à  nous  soumettre  et  à  obéir.  «  D'avance,  dit 
Taine,  la  nature  et  l'histoire  ont  choisi  pour  nous;  c'est 
à  nous  de  nous  accommoder  à  elles,  car  il  est  sûr  qu'elles 
ne  s'accommoderont  pas  à  nous.  »  Et  de  nombreux  socio- 
logues, tout  en  tenant  un  autre  langage,  arrivent  à  la 
même  conclusion  :  pour  eux,  ce  ne  sont  plus  les  prédis- 
positions ethniques  ou  les  décrets  de  l'histoire,  ce  sont 
les  conditions  sociologiques  qui  décident  souverainement 
du  sort  de  la  société  et  de  la  destinée  humaine.  Une  fois 
qu'on  connaît  la  norme  des  relations  sociales  et  le  déter- 
minisme de  leur  action  fatale  sur  les  individus,  on  sait 
ou  l'on  doit  aboutir  et  quelle  est  la  voie  à  suivre,  la  voie 
qui  sera  infailliblement  suivie.  Pour  les  uns  comme  pour 
les  autres,  la  règle  de  notre  conduite  est  en  dehors  de 
nous  :  elle  est  dans  la  fatalité  des  choses,  et  la  sagesse  se 
confond  avec  la  résignation. 


L'Intégration  humaine.  493 

Eh  bien  !  cet  absolutisme,  tout  «  scientifique  »  qu'il  se 
croie,  vaut  l'autre:  il  n'est  pas  autre  chose  que  de  la 
pure  métaphysique  et  du  déterminisme  simpliste.  Dès 
qu'on  voit,  au  contraire,  les  choses  telles  qu'elles  sont 
réellement,  c'est-à-dire  essentiellement  et  infiniment  com- 
plexes, on  perçoit  dans  cette  complexité  même  la  condi- 
tion et  le  fondement  d'une  certaine  autonomie,  d'un  cer- 
tain pouvoir  de  self-determination  de  l'individu.  Ce  n'est 
jamais  qu'une  demi-science,  qu'une  science  unilatérale, 
qui  conclut  au  fatalisme  et  à  la  passivité. 

Il  y  a  évidemment,  nous  le  savons,  une  part  d'influence 
extérieure  dans  les  déterminations  les  plus  spontanées 
et  les  plus  volontaires.  Mais  si  l'action  du  milieu  est  cer- 
taine, il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  quoi  qu'en  pense 
un  Evolutionnisme  mystique,  le  milieu  n'est  pas  tout; 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'énergie  incréée  de  l'être 
vivant  —  incréée  et,  par  là,  irréductible  aux  milieux  — 
a  aussi  son  rôle,  et  que  l'autonomie  qui  en  résulte  va 
croissant  à  mesure  du  développement  de  la  conscience, 
a  mesure  du  développement  de  la  lucidité  et  du  savoir, 
pour  atteindre  sa  plénitude  par  la  connaissance  scien- 
tifique du  monde,  la  fin  de  toutes  les  illusions  autori- 
taires, le  dégagement  de  tout  absolutisme. 

III 

La  socialité. 

Ce  n'est  pas  à  dire,  pourtant,  qu'il  s'agisse  du  règne 
de  l'arbitraire  individuel,  de  V individualisme.  L'homme 
qui  se  possède  vraiment,  celui  qui  est  vraiment  homme, 
est  à  la  fois  personnel  et  social.  La  socialité  est,  au  même 
titre  que  l'autonomie,  une  qualité  essentielle,  une  carac- 
téristique, de  l'homme  normalement  développé,  de 
l'homme  complet. 

On  a  discuté  à  perte  de  vue,  on  a  ergoté,  ratiociné 
jusqu'à  la  démence,  jusqu'à  la  négation  de  la  saine  rai- 


494  Le  Flambeau. 

son  et  du  bon  sens,  sur  l'égoïsme  et  l'altruisme,  prin- 
cipes absolus,  sur  je  devoir  de  solidarisé,  sur  la  sociabi- 
lité, forme  de  l'égoïsme...  Vaine  logomachie,  si  cela 
n'aboutissait  à  troubler  et  à  fausser  le  sens  moral,  le  sens 
social,  la  conscience  !  En  réalité,  tout  cela,  c'est  toujours 
la  hantise  de  l'absolu.  Le  devoir  naturel  de  l'homme  n'a 
rien  de  ce  simplisme  dogmatique  et  exclusif.  Il  n'est  ni 
exclusivement  égoïste,  ni  exclusivement  altruiste,  nf 
aveuglément  solidariste.  Il  découle  de  la  nature  sociale 
de  l'homme.  Et  tout  ce  fracas  de  mots  et  de  prétendus 
principes  disparaît  dès  qu'on  abandonne  sensément  la 
folle  prétention  à  l'absolu  et  qu'on  s'attache,  en  natura- 
liste et  en  physicien,  à  l'étude  positive  de  la  réalité 
humaine. 

L'homme,  comme  tous  les  animaux  bisexués,  est  un 
animal  social.  11  ne  s'agit  pas  ici  d'un  principe  métaphy- 
sique, mats  d'un  instinct  profond,  organique.  Cette  socia- 
lité  s'est  développée  au  cours  des  âges,  à  travers  la  série 
animale,  de  degré  en  degré  de  l'échelle  zoologique,  véri- 
table échelle  naturelle  des  valeurs.  Elle  tend  à  arriver 
dans  l'homme  à  son  plein  épanouissement,  que  contra- 
rient encore  les  conditions  économiques  et  politiques  de 
la  vie. 

Nous  la  voyons,  cette  socialité,  apparaître,  manifester 
ses  premiers  effets,  avec  les  premiers  rudiments  de  vie 
commune.  Le  sens  moral  naît  et  se  perfectionne  ainsi 
avec  l'association.  Les  deux  phénomènes  sont  concomi- 
tants; ils  sont  solidaires. 

Mais  le  caractère  social  de  la  vie  est  universel.  Il  n'est 
pas  seulement  le  fait  de  la  vie  animale;  il  s'étend  à  l'uni- 
vers tout  entier:  il  est  atomique  et  cosmique.  Et  la  socia- 
lité humaine  n'est  que  cette  tendance  naturelle  mise  en 
valeur  et  fortifiée  par  la  raison  et  l'habitude.  Telle  est 
la  genèse  du  sens  moral.  Telle  est  la  généalogie  de  la 


L'Intégration  humaine.  495 

moralité.  Tel  est  le  fondement  de  la  morale  humaine: 
fondement,  naturel,  physiologique,  physique. 

La  socialité  est  partout,  —  à  l'état  latent  ou  à  l'état 
apparent.  Certains  corps  se  combinent  ou  s'amalgament 
entre  eux;  d'autres  ne  se  combinent  ni  ne  s'amalgament... 
Affinité  chimique;  forme  élémentaire  de  la  socialité  et 
de  l'association.  Voilà  pour  la  matière  brute.  Passons  à 
la  matière  vivante.  Que  sont  les  organismes  vivants,  des 
plus  simples  aux  plus  différenciés,  sinon  des  sociétés 
véritables,  des  associations  d'éléments  biologiques?  Y 
a-t-il  même,  objectivement,  une  ligne  de  démarcation 
tranchée  entre  les  organismes  dits  biologiques  et  les  orga- 
nismes dits  sociaux?  Dans  les  uns,  sans  doute,  nous  per- 
cevons d'un  seul  regard  l'ensemble  des  unités  compo- 
santes; dans  les  autres,  non.  Mais  ce  point  de  vue  sub- 
jectif est-il  une  base  suffisante  pour  une  distinction  ration- 
nelle et  scientifique?  En  réalité,  tout  être  vivant  est  une 
société,  comme  toute  société,  animale  ou  humaine,  est 
un  être  vivant.  Ce  qui  constitue  la  société,  c'est  l'action 
réciproque,  spontanée  et  constante,  d'individu  à  individu, 
d'unité  à  unité,  quels  que  soient  le  rapprochement  ou 
Téloignement  matériels  de  ces  individus,  des  ces  unités. 
Ainsi,  malgré  leur  contact  immédiat,  deux  quartiers  de 
roc  juxtaposés  ne  forment  pas  une  association,  parce 
qu'il  n'y  a  aucune  action  spontanément  réciproque  de  l'un 
à  l'autre.  La  distance  donc  importe  peu,  et  l'on  peut  dire 
qu'il  n'y  a  pas  de  différence  essentielle,  fondamentale, 
entre  la  vie  d'une  société  humaine,  par  exemple,  et  celle 
d'une  collectivité  cellulaire.  Vie  et  socialité  vont  de  pair. 
Où  se  manifeste  Tune  se  manifeste  aussi  l'autre. 

La  socialité  n'est,  d'ailleurs,  que  la  manifestation  de 
la  tendance  naturelle  qu'a  la  vie,  dans  tout  être  vivant, 
à  s'intensifier.  L'association  représente,  en  effet,  on  l'a 
dit,  non  pas  une  simple  addition  de  forces,  mais  une 


496  Le  Flambeau, 

multiplication  de  la  puissance  des  éléments  associés. 
Faut-il  rappeler  encore,  pour  fixer  les  idées,  l'exemple 
classique  donné  par  Jean-Baptiste  Say,  concernant  la 
fabrication  des  cartes  à  jouer?  Il  nous  montre  sur  le  vif 
cette  multiplication  des  forces.  Nous  voyons  là  que  trente 
ouvriers,  par  la  collaboration,  arrivent  à  fabriquer  15,000 
cartes  par  jour,  c'est-à-dire  500  par  tète,  tandis  que 
chaque  ouvrier  isolé  pourrait  à  peine  en  produire  deux 
dans  sa  journée...  Ce  qui  nous  donne,  dans  ce  cas, 
comme  résultat  de  l'association,  une  puissance  de  250 
fois  supérieure  à  la  simple  addition  des  forces.  Et  cet 
exemple  n'est  qu'un  fait  typique  entre  mille.  Il  exprime 
une  loi  naturelle.  Toujours  l'association,  l'association 
sincère,  amplifie  l'action,  multiplie  l'activité  des  unités 
associées. 

Mais  elle  n'active  pas  seulement  la  vie;  elle  la  pro- 
longe, la  rend  plus  durable.  Tandis  que  tels  organismes 
monocellulaires  durent  à  peine  quelques  heures,  les  cel- 
lules associées  qui  constituent  le  corps  humain  —  et  qui 
pourtant  sont  analogues  à  certains  de  ces  protozoaires  — 
arrivent  à  vivre  des  années.  Tandis  que  certains  animaux 
isolés  n'échappent  pas  à  une  destruction  rapide,  réunis 
en  troupe  ils  s'assurent  une  vie  normale  incomparable- 
ment plus  longue.  Tandis  que  dans  les  collectivités 
minuscules  la  vie  de  l'homme,  livrée  à  tous  les  périls  et 
à  tous  les  hasards,  ne  dépasse  guère,  semble-t-il,  une 
moyenne  de  10  à  12  ans,  dans  nos  sociétés  beaucoup 
plus  vastes  et  mieux  organisées  la  moyenne  de  la  vie 
atteint  déjà  un  chiffre  quadruple  et  continue  à  s'élever 
de  plus  en  plus. 

Accroissement  d'action  présente,  accroissement  de  lon- 
gévité, voilà  comment  se  traduit  cet  accroissement  de 
puissance  vitale,  cet  accroissement  de  vivacité  que  donne 
l'association. 

Il  ne  s'agit  pourtant  point  de  voir  dans  la  socialité  un 
calcul,  dans  l'association  un  principe  purement  rationnel. 


L'Intégration  humaine.  497 

L'accroissement  de  vie  et  d'action  est  un  fait  physique, 
organique,  spontané,  avant  d'être  un  but  de  raison  et  un 
effet  de  volonté.  La  socialité  est  une  vertu  —  au  sens 
étymologique  du  mot,  —  une  vertu  naturelle,  impulsive, 
inconsciente,  avant  d'être  un  moyen  raisonné  et  un  prin- 
cipe finaliste.  11  n'y  a  là,  originairement,  ni  intention,  ni 
raison  raisonnante;  il  n'y  a  qu'une  loi  naturelle,  univer- 
selle, tenant  à  l'essence  même  de  la  vie  organisée.  Et 
cette  loi  naturelle  d'association  se  manifeste  aussi  bien 
dans  la  vie  cellulaire  ou  atomique  la  plus  infime  que  dans 
la  vie  la  plus  consciente  et  la  plus  haute.  Elle  n'est,  en 
somme,  qu'un  aspect  de  la  loi  physique  d'économie  des 
forces,  de  la  loi  universelle  du  moindre  effort  pour  le 
maximum  d'effet. 


*    * 


De  cette  loi  universelle,  de  cette  loi  cosmique,  l'instinct 
social  est  la  première  manifestation  zoologique;  il  pré- 
cède la  socialité  consciente  et  raisonnée,  comme  l'impul- 
sion précède  la  raison  :  il  est  la  forme  élémentaire,  la 
forme  embryonnaire,  de  la  socialité  animale  et  humaine. 

Sous  la  poussée  irrésistible  de  cet  instinct,  la  solidarité 
matérielle,  involontaire,  imposée,  fortuite,  la  solidarité 
fruste  du  cosmos  primitif,  fait  place  peu  à  peu  à  la  soli- 
darité sociale,  volontaire,  spontanée,  élective.  C'est  la 
loi  du  progrès.  A  la  cohésion  forcée  se  substitue,  de  plus 
en  plus  largement,  de  plus  en  plus  victorieusement,  l'as- 
sociation affinitaire,  l'amour. 

Cette  révolution  commence  avec  la  vie  organisée;  elle 
se  déroule  à  travers  la  série  innombrable  des  collectivités 
vivantes,  depuis  les  agrégats  plastiques  les  plus  simples 
jusqu'à  la  vaste  société  humaine.  Elle  a  pour  base,  pour 
point  de  départ,  la  fonction  de  génération,  le  lien  de 
parenté  et  de  sympathie  physiologique  qui  unit  organi- 
quement, fraternellement,  les  éléments  de  même  souche, 
de  même  nature.  Sous  l'action  de  ce  facteur  nouveau, 


498  Le  Flambeau. 

la  vie  collective  s'organise,  grandit,  se  perfectionne.  Une 
morale  naturelle  se  développe,  expression  et  outil  de  ce 
perfectionnement,  organe  de  ce  progrès.  L'altruisme 
s'affirme  et  s'affermir,  à  côté  de  l'égoïsrne.  La  socialité 
s'intensifie  et  élargit  son  cercle. 

C'est  ainsi  que  cie  l'état  grégaire  les  groupements 
humains  passent  graduellement  à  un  état  social  de  plus 
en  plus  parfait  et  de  plus  en  plus  étendu.  C'est  ainsi  que 
partie  de  la  horde  primitive,  l'humanité  traverse  la 
phase  du  groupement  territorial,  du  groupement  poli- 
tique (1).  pour  arriver  enfin  à  l'association  libre  des  indi- 
vidus selon  leurs  affinités  réciproques  et  à  l'abolition  des 
frontières.  C'est  ainsi  que  l'homme  commence  par  se 
civiliser  pour  aboutir  à  se  socialiser  pleinement. 

Cette  socialisation  s'opère  en  étendue  et  en  profon- 
deur. La  socialité  croît  à  la  fois  en  extension  et  en  inten- 
sité. C'est  le  mouvement  même  de  l'histoire,  sa  loi.  A 
mesure  que  l'homme  se  réalise,  à  mesure  qu'il  se  dégage 
de  la  brutalité  primitive,  la  discipline  sociale  se  développe, 
s'affine,  en  même  temps  que  va  s'élargissant  le  cercle 
du  monde.  De  plus  en  plus,  la  politesse,  la  politesse 
réelle,  l'art  de  vivre  en  société,  le  savoir-vivre,  au  sens 
intégral  et  conscient  du  mot,  fleurissent  dans  les  rap- 
ports humains.  L'altruisme,  le  souci  d'autrui,  se  géné- 
ralise. L'homme  obéit  à  sa  nature  d'homme. 

Ainsi  la  collectivité  humaine  tend  de  plus  en  plus  à 
devenir  une  société,  une  association  universelle.  La  socia- 
lité native  et  virtuelle  de  l'homme,  son  instinct  social,  se 
transforme  peu  à  peu  en  socialité  effective.  L'être  humain 
se  discipline  par  et  pour  la  vie  en  société,  par  et  pour 
une  vie  sociale  de  plus  en  plus  délicate,  de  plus  en  plus 
solidaire  et  de  plus  en  plus  largeT- 

(1)  Ne  pas  oublier  que  «politique»  vient  de  uô\iç,  cité,  et  que 
l'Etat  n'est  que  la  cité  agrandie.  —  Cf.  L.  Morgan,  Ancient  Society. 


L'Intégration  humaine.  499 

Mais  ne  nous  y  trompons  point.  Cette  discipline  sociale 
croissante,  cette  socialisation  de  plus  en  plus  parfaite  de 
l'individu  humain,  n'ont  rien  de  la  mécanisation  rêvée 
par  les  autoritaires.  C'est  du  fond  même  de  la  nature 
humaine  que  jaillit  spontanément  ce  besoin  d'accord  et 
d'harmonie,  cet  instinct  de  coordination  fraternelle,  que 
viennent  renforcer  et  développer  la  pratique  et  l'expé- 
rience de  la  vie.  Dans  sa  magistrale  étude  sur  le  Génie  de 
l'organisation  (1),  M.  Van  Gennep  a  admirablement 
montré  ce  que  valent,  à  ce  sujet,  les  élucubrations 
savantes  des  docteurs  en  militarisme.  Réduire  «  la  science 
de  la  civilisation  »  (2)  et  de  «  l'organisation  »  à  un  sim- 
ple problème  de  mécanique,  portant  sur  l'utilisation  la 
plus  économique  du  «  matériel  humain  »,  c'est  éliminer 
précisément  l'élément  moral  qui  est  l'élément  essentiel 
des  rapports  sociaux,  des  rapports  humains;  c'est  faire 
fi,  dans  un  vain  rêve  de  domination  égoïste  et  d'impé- 
rialisme sans  vergogne,  de  tout  ce  qui  fait  la  valeur  de 
la  personnalité  humaine,  de  tout  ce  qui  fait  la  valeur  de 
la  vie.  La  vraie  discipline  humaine,  la  discipline  saine  et 
féconde,  ne  s'impose  pas  du  dehors.  Elle  surgit  de  l'indi- 
vidu lui-même;  elle  est  l'œuvre  vivante,  sagace  et  voulue, 
de  sa  spontanéité  foncière  et  de  sa  conscience  autonome. 

Cette  sagesse  éveillée  est,  en  réalité,  le  contre-pied  de 
la  passivité  mécanique  qui  est  au  fond  de  toute  doctrine 
étatiste  comme  au  fond  de  tout  dynamisme  métaphysique. 
La  conduite  humaine  est  essentiellement  de  source  psy- 
chologique, et  s'il  est  vrai  que  l'emprise  du  monde  exté- 
rieur agit  toujours  par  quelque  endroit  sur  la  volonté 
même,  il  n'en  reste  pas  moins  que  la  nature  énergétique 
de  l'homme  fait  qu'il  ne  peut  être  réduit  à  un  rôle  pure- 
ment passif  et  que,  quoi  qu'en  pense  notamment  l'école 
matérialiste  de  Marx,  le  rôle  des  idées-forces,  le  rôle  de 

(1)  A.  Van  Gennep,  Le  génie  de  V organisation.  Payot,  1915. 

(2)  Voir  Ostwald,  Les  fondements  énergétiques  d'une  science  de  la 
civilisation,  etc.,  etc. 


500  Le  Flambeau. 

l'imagination  et  du  sens  intime,  le  rôle  de  l'impulsion 
psychique  est  capital.  C'est  de  là  que  procède,  c'est  de 
là  que  relève  en  dernier  ressort  la  discipline  morale  de 
l'homme,  et  l'histoire  du  progrès  humain  est  l'histoire 
même  du  développement  de  la  conscience  et  de  la  raison 
créatrice, 

IV 

La  Justice  humanitaire. 

L'homme  règle  sa  conduite  d'après  sa  conception  du 
monde,  d'après  sa  conception  de  la  vie,  —  si  incomplète 
et  si  rudimentaire  que  soit  cette  conception.  L'évolution 
humaine  est  ainsi  essentiellement,  n'en  déplaise  aux  fana- 
tiques du  marxisme  et  aux  apologistes  de  la  force  brutale, 
une  évolution  philosophique.  La  question  sociale  n'est 
pas  une  simple  question  matérielle  ;  elle  est  aussi  et  par- 
dessus tout  une  question  de  conscience,  de  conception 
cosmologique,  de  raison  et  de  justice.  La  question  intel- 
lectuelle, la  question  philosophique  la  domine  et  en  donne 
la  clef. 

Le  sentiment  du  droit  est,  en  effet,  la  force  motrice 
par  excellence  des  sociétés  humaines.  Dans  le  monde 
humain,  la  force,  la  vraie  force,  la  force  souveraine,  la 
force  spécifique,  c'est  le  droit.  C'est  lui  qui  détermine 
la  norme  des  rapports.  C'est  lui  qui  arme  la  conscience 
morale  de  l'individu.  C'est  lui  qui  est  le  principe  orga- 
nique de  la  vie  collective. 

Mais  le  droit,  comme  la  science,  a  sa  source  dans  la 
raison  humaine.  C'est  la  raison,  force  créatrice,  qui 
donne  naissance  à  ces  forces  nouvelles;  c'est  par  elle 
qu'elles  apparaissent  dans  le  monde.  En  ce  qui  concerne 
spécialement  l'homme,  la  raison,  peut-on  dire,  crée  la 
force. 

Raison  humaine,  raison  vivante  et  féconde,  raison 
créatrice,   qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  raison 


L'Intégration  humaine.  501 

morte,   figée,   absolue,   des  métaphysiciens,   avec  l'idée 
immobile  de  Platon. 

Certes,  l'instinct  de  justice,  l'instinct  du  juste,  existe 
avant  toute  raison  discursive,  avant  toute  raison  explicite. 
Mais,  comme  le  dit  Elie  Reclus,  «  jamais  l'instinct,  tout 
sagace  et  ingénieux,  tout  primesautier  qu'il  soit,  n'attein- 
dra la  compréhension  vaste  et  lumineuse  des  choses  que 
la  raison  élabore  silencieusement  et  sûrement  (  1)  ».  Celle- 
ci,  il  est  vrai,  commence  par  s'égarer,  par  verser  dans  des 
imaginations  fausses,  dans  des  conceptions  enfantines, 
simplistes,  ingénues,  par  se  nourrir  de  mirages,  d'illu- 
sions, de  chimères,  d'idées  creuses  et  saugrenues,  pour 
aboutir  à  la  superstition  et  à  l'absolutisme.  Mais  peu  à 
peu  elle  se  discipline  au  contact  de  la  réalité;  elle  se 
fortifie,  se  développe,  s'émancipe  des  vains  rêves  de  son 
enfance,  grandit  en  justesse  et  en  puissance,  atteint  enfin 
son  équilibre  normal  et  sa  majorité  scientifique.  C'est  le 
cours  naturel  de  l'évolution  mentale,  tel  que  Comte  l'a 
noté  dans  sa  loi  des  trois  états. 

Evolution  mentale,  évolution  philosophique,  évolution 
morale,  cette  évolution  de  la  raison  entraîne  celle  de  la 
conception  de  la  justice.  L'organisation  sociale  n'est,  en 
effet,  qu'un  prolongement  de  l'organisation  du  monde. 
La  justice  n'est  qu'un  aspect  de  l'ordre  universel.  Et  tout 
changement  dans  la  conception  synthétique  de  l'univers, 
tout  progrès  de  la  philosophie,  implique  un  changement 
dans  la  conception  des  rapports  humains,  un  progrès  vers 
une  justice  plus  juste. 

Justice  plus  juste,  justice  plus  clémente  aussi  :  justice 
plus  vraiment,  plus  pleinement  humaine,  plus  pénétrée 
de  cet  esprit  de  bonté  sans  lequel  l'humanité  n'est  qu'un 
vain  mot  et  la  justice  elle-même  un  leurre  cruel,  une 
injure  permanente  à  l'équité  et  au  droit  humain. 

(1)  Elie  Reclus,  Les  Primitifs,  préface,  p.  XIII. 

33 


502  Le  Flambeau. 

Car  le  progrès,  le  progrès  en  général,  est  surtout,  en 
dernière  analyse,  un  progrès  de  la  clémence,  —  un  pro- 
grès de  l'harmonie  des  choses  et  des  êtres,  un  adoucis- 
sement croissant  de  la  vie  et,  pour  couronner  ce  déve- 
loppement organique,  un  épanouissement  de  la  douceur 
et  de  la  bonté  humaines...  Non  pas  cette  bonté  sans  force, 
cette  bonté  aboulique  et  passive  qu'a  prêchée  le  boud- 
dhisme, non  pas  cette  douceur  résignée  faite  de  faiblesse 
et  d'abdication,  qu'a  prônée  l'évangélisme  chrétien,  mais 
une  bonté  virile,  faite  à  la  fois  de  force  et  de  douceur, 
de  justice  scrupuleuse  et  de  tendresse  humaine. 

Bonté  volontaire,  en  même  temps  qu'organique.  Vertu,. 
—  et  non  faiblesse,  —  mais  vertu  à  la  fois  instinctive  et 
raisonnée.  «  Serait-il  vrai,  disait  déjà  Montaigne,  que 
pour  être  bon  tout  à  fait  il  nous  le  faille  être  par  occulte, 
naturelle  et  universelle  propriété,  sans  loi,  sans  raison, 
sans  exemple?  » 

Mais  le  germe  de  la  clémence  humaine  est  antérieur 
pourtant  à  toute  raison  raisonnante.  Déjà  dans  l'huma- 
nité primitive,  déjà  dans  les  espèces  zoologiques,  l'enfant, 
le  petit,  n'est-il  pas  un  objet  et  un  fauteur  de  clémence? 
«  Le  seul  fait  de  son  existence  prouve,  selon  la  remarque 
judicieuse  d'Elie  Reclus,  que  ce  n'est  point  le  Droit  du 
plus  fort,  comme  ont  dit  les  philosophes  de  faible  enver- 
gure, mais  le  Droit  du  plus  faible,  qui  l'emporte  dans 
l'humanité  comme  dans  les  espèces  animales  (1)  ». 

Quand,  plus  tard,  la  raison  intervient,  c'est  sur  des 
données  déjà  acquises  qu'elle  opère,  c'est  sur  ces  don- 
nées impulsives  qu'elle  vient  greffer  un  élément  nou- 
veau, un  élément  régulateur:  la  pensée  philosophique, 
source  cérébrale,  source  intellectuelle  de  discipline  et  de 
justice. 

Cette  discipline,  cette  justice,  varient  avec  la  concep- 
tion du  monde,  qui  les  commande.  Théologiques  d'abord, 

(1)  Elie  Reclus,  Le  mariage  tel  qu'il  fut  et  tel  qu'il  est.  Monsr 
1907,  pp.  15-16. 


L'Intégration  humaine.  503 

fétichistes,  relevant  de  l'arbitraire  et  de  l'autorité  divine, 
elles  épuisent  successivement,  dans  leur  évolution  pro- 
gressive, la  série  des  avatars  d'une  superstition  qui 
devient  de  plus  en  plus  abstraite  et  immatérielle  pour 
finir  par  n'être  plus  qu'un  brelan  d'entités  verbales  et 
d'abstractions  métaphysiques.  Enfin,  toute  superstition 
éteinte,  toute  imagination  autoritaire  disparue,  c'est  dans 
un  réalisme  scientifique  dépouillé  de  toute  superfétation 
illusoire  qu'elles  trouvent  définitivement  leur  principe  et 
leur  force.  Leur  caractère  est  lié  à  celui  de  la  philosophie 
dont  elles  dépendent,  dont  elles  ne  sont  que  l'aboutisse- 
ment pratique;  il  est  lié  à  celui  de  la  cosmologie  dont 
elles  ne  sont  que  la  suite  logique  et  qui  fournit  le  prin-. 
cipe  qui  les  détermine,  l'image  maîtresse  qui  les  con- 
crète, les  réalise  et  les  anime.  Cette  image  est  d'abord 
celle  de  la  divinité,  symbole  de  l'arbitraire  et  du  bon 
plaisir,  source  d'obéissance  passive  et  d'abdication  de 
soi.  Mais  peu  à  peu  la  raison  humaine  s'émancipe  de  cette 
fantasmagorie  ;  elle  rejette  toute  métaphysique,  toute  illu- 
sion autoritaire,  tout  absolu,  pour  ne  prendre  désormais 
son  critère  que  dans  l'idée  générale,  universelle,  d'hu- 
manité, dans  le  symbole  vivant,  à  la  fois  scientifique  et 
concret,  du  grand  organisme  collectif,  de  l'organisme 
humanitaire. 

Ce  réalisme  grandiose  concilie  le  bon  sens  le  plus  pra- 
tique avec  l'idéalisme  le  plus  généreux.  Cet  humanita- 
risme conscient  concilie  la  force  avec  la  clémence.  Il  unit, 
dans  une  synthèse  rédemptrice,  qui  est  comme  la  fleur 
de  la  vie  terrestre,  l'énergie  avec  la  douceur,  la  fermeté 
avec  la  tendresse,  la  justice  avec  la  charité.  Il  est,  cet 
humanisme  intégral,  le  terme  promis  de  toute  l'histoire 
humaine,  de  toute  l'évolution  zoologique.  C'est  ce  que 
n'a  pas  compris  Nietzsche,  dans  son  égarement,  sa  folie 
d'orgueil  et  de  dureté,  dans  sa  mégalomanie  anti-hu- 
maine et  son  «  immoralisme  »  féroce,  dans  sa  mécon- 


504  Le  Flambeau. 

naissance  systématique  et  radicale  du  «  grand  but  de  cha- 
rité humaine  qui  fait  l'intérêt  permanent  de  la  vie.  » 


Conclusion  :  Le  Règne  humain. 

La  vérité  est  qu'à  mesure  que  la  vie  se  fait  plus  har- 
monieuse et  plus  clémente  elle  se  fait  plus  délicate  aussi 
et  que  le  développement  normal  de  la  vie  consciente  sur 
notre  globe  se  poursuit  dans  le  sens  d'une  diminution 
croissante  de  la  brutalité  et  de  la  lourdeur  originelles, 
dans  le  sens  d'une  augmentation  croissante  de  la  délica- 
tesse et  des  forces  subtiles  de  l'esprit.  «  Visitez,  dit 
M.  Wilfred  Monod,  visitez  un  muséum  de  paléontologie, 
méditez  sur  les  squelettes  géants  de  la  faune  antédilu- 
vienne; ils  révèlent  une  dramatique  et  sublime  histoire, 
la  rivalité  séculaire  entre  le  cerveau  qui  grandit  et  la 
moelle  épinière  qui  diminue  (1).  » 

«  Au  début,  l'organe  prédestiné  de  la  pensée  se  ba- 
lance, imperceptible,  au  bout  d'une  échine  et  d'un  cou 
démesurés,  tel  un  lampion  à  l'extrémité  d'une  perche. 
Mais,  peu  à  peu,  l'encombrant  mécanisme  des  réflexes 
aveugles  et  des  instincts  brutaux  fléchit  devant  l'encé- 
phale vainqueur  qui  remplit,  lentement,  la  boîte  crâ- 
nienne, bombe  le  front,  arrondit  la  tète  en  dôme  protec- 
teur, en  coupole  de  sanctuaire.  Le  berceau  de  l'intelli- 
gence est  prêt  (2).  »  l'idée  réfléchie  prend  le  pas  sur 
l'impulsion  réflexe. 

Mais  cet  «  empire  divin  de  la  raison  »  n'est  pas  celui 
de  l'insensibilité:  il  est  aussi  l'empire  de  Taffectuosité 
humaine,  de  la  tendresse  affectueuse  de  l'homme  pour 
ses  semblables,  pour  ses  frères  et  pour  ses  parents, 
proches  ou  lointains.  Intelligence  et  sensibilité  sont  insé- 

(1)  C'est-à-dire,  évidemment:  qui  perd  sa  prépondérance.  —  P.  G. 

(2)  W.  Monod,  dans  Coenobium,  janvier-février  1913,  pp.  109-110. 


L'Intégration  humaine.  505 

parables.  Le  développement  de  l'intelligence  n'est  qu'un 
aspect,  une  forme,  du  développement  plus  général  de  la 
sensibilité  et  de  la  vivacité  de  l'être  vivant.  Et  l'éveil 
progressif  de  la  raison  —  de  la  raison  sensée  —  ne  va 
pas  sans  l'éveil  progressif  de  l'impressionnabilité,  et 
notamment  de  l'impressionnabilité  sympathique. 

C'est  ainsi  que  se  développent  en  même  temps  et  d'un 
même  essor  l'intelligence  et  la  clémence  humaines.  C'est 
ainsi  que  l'homme,  que  l'être  humain  s'humanise  de  plus 
en  plus;  que  l'anthropoïde,  se  dégageant  peu  à  peu  des 
simagrées,  des  singeries  ancestrales,  marche  d'un  pas 
toujours  plus  ferme  et  sûr  vers  l'intégrité  humaine,  vers 
le  triomphe  de  la  justice  humanitaire,  vers  le  règne 
radieux  de  la  vérité  scientifique  et  de  la  bonté  plénière. 

Ce  sera,  bien  véritablement,  un  nouveau  «  règne  »  de 
la  nature:  le  règne  humain,  dans  lequel  la  lutte  et  la 
sélection,  transposées,  ne  porteront  plus  sur  les  indivi- 
dus, mais  sur  les  idées,  sur  les  idées  concrétées  par  la 
presse;  dans  lequel  ainsi  la  loi  d'évolution  s'affirmera 
sans  heurts,  dans  l'harmonie  et  dans  la  paix,  pour  le 
plus  grand  bonheur  de  tous;  dans  lequel  enfin  l'amour 
aura  vaincu  et  détrôné  la  haine. 

Paul  Gille. 


La  Volonté  de  Smyrne 


A  l'heure  où  les  Turcs,  encouragés,  ravitaillés,  armés  par  les  Bolche- 
viks, par  les  Boches,  et...  par  d'autres,  mettent  tout  leur  espoir  dans 
une  u  grande  offensive  »,  une  haute  personnalité  smyrniote,  amie  de 
l'Entente  et  notamment  de  la  France  —  ces  sentiments  sont  ceux  de 
tous  les  Ioniens  —  adresse  au  public  occidental,  par  l'intermédiaire 
du  Flambeau,  un  émouvant  appel.  Nous  avions  le  devoir  de  publier 
cet  appel,  d'autant  plus  que  l'opinion  belge,  comme  l'opinion  fran- 
çaise, est  très  mal  informée  de  la  Question  de  Smyrne.  L'antipathie 
naturelle  que  nous  éprouvons  à  l'égard  du  roi  Constantin,  ne  doit  pas 
nous  faire  commettre  d'injustice  envers  les  chrétiens  d'Orient.  Aucune 
paix  n'est  possible,  sans  la  garantie  de  leur  existence  physique  et  la 
conservation  de  leur  autonomie  politique.  Nous  sommes,  avec  tous 
les  gens  de  cœur,  pour  VHelliniki  Mikrasiatiki  Amyna,  la  Défense 
grecque  en  Asie  Mineure,  au  nom  de  laquelle  parle  notre  corres- 
pondant. 

Le  17-30  juillet  Î922,  le  Haut  Commissaire  de  Grèce  à 
Smyrne  publia  la  proclamation  suivante  : 

Le  Gouvernement  hellénique  a  donné  mandat  à  son 
Haut  Commissaire  à  Smyrne  de  porter  à  la  connaissance 
des  populations  du  territoire  occupé  ses  décisions  concer- 
nant l'organisation  et  V administration  de  l'Asie  Mineure 
occidentale.  Le  Gouvernement  hellénique  donne  en  même 
temps  mandat  à  son  représentant  d'appliquer  les  mesures 
qui  s'imposent  pour  la  réalisation  de  ces  décisions.  Mais 
une  telle  œuvre,  de  par  sa  nature  et  surtout  à  cause  des 
obstacles  que  suscite  nécessairement  une  guerre  non  ter- 
minée encore,  ne  peut  être  accomplie  immédiatement  et 
d'un  seul  coup.  Par  une  proclamation  ultérieure,  mais 
prochaine,  le  Haut  Commissaire  déterminera  tes  mesures 
qui  doivent  être  mises  graduellement  à  exécution,  et 
l'ordre  dans  lequel  elles  seront  appliquées.  On  commen- 
cera par  les  plus  urgentes,  par  celles  qui  sont  réalisables 


La  volonté  de  Smyrne.  507 

dans  les  circonstances  présentes,  et  surtout  par  celles  dont 
l'utilité  sera  la  même,  quelle  que  soit  à  V avenir,  au  point  de 
vue  international,  la  forme  politique  donnée  à  l'Asie 
Mineure  occidentale  affranchie. 

L'affranchissement  d'un  peuple,  d'ailleurs,  n'est  pas 
seulement  l'œuvre  des  Etats  et  des  traités.  Elle  doit  se 
poursuivre  par  l'initiative  du  peuple  délivré  lui-même, 
elle  s'affermit  par  ces  vertus  qui  rendent  la  liberté  effec- 
tive et  durable. 

Ce  qui  donc  s'impose,  avant  tout,  aux  populations 
d'Asie  Mineure,  c'est  l'oubli  du  passé  récent  comme  du 
passé  lointain.  Que  le  fanatisme  religieux  et  le  fanatisme 
racique  cèdent  la  place  aux  conceptions  plus  modernes 
de  travail  pacifique,  de  progrès  économique!  Enfin 
puissent  les  caractères  s'élever  à  la  hauteur  que  les  cir- 
constances réclament! 

C'est  à  ce  prix  seulement,  et  par  une  constante  ten- 
dance à  la  paix  intérieure  et  extérieure,  que  la  liberté 
apportée  par  les  Hellènes  aux  Micrasiates  deviendra  un 
cadeau  vraiment  précieux. 

Smyrne,  17  juillet  1922. 

Le  Haut-Commissaire, 

A.  Stergiadès. 

Par  cette  proclamation,  le  gouvernement  d'Athènes 
promet  à  l'Asie  Mineure  occidentale  un  régime  qui,  sans 
être  un  régime  tout  à  fait  autonome,  puisque  Smyrne 
ne  jouit  pas  du  droit  d'«  autodisposition  »,  constitue  toute- 
fois une  certaine  décentralisation  par  la  participation,  au 
gouvernement  du  pays,  de  tous  les  éléments  indigènes. 
Les  détails  du  nouveau  statut  micrasiatique  ne  sont  pas 
encore  fixés  clairement  parce  qu'ils  doivent  dépendre  de 
diverses  raisons  techniques,  et  surtout  de  la  tournure  et 
du  développement  que  prendront  les  affaires  au  point 
de  vue   diplomatique  international.   Ce   qui,    pourtant, 


508  Le  Flambeau. 

demeure  incontestable,  c'est  l'effort  du  gouverne- 
ment d'Athènes  pour  donner  au  nouveau  régime  une 
allure  absolument  humanitaire,  éloignée  de  toute  ten- 
dance nationaliste,  exempte  de  toute  préférence  en  faveur 
de  l'une  ou  l'autre  des  races  qui  habitent  cette  terre  si 
éprouvée. 

*    * 

Quelles  sont  les  opinions,  quels  sont  les  vœux  des  Grecs 
d'Asie  Mineure? 

Soyons  sincères!  Les  Micrasiates,  comme  tout  l'hellé- 
nisme irrédimé,  n'eurent  jamais,  et  n'ont  actuellement  en 
vue,  qu'une  seule  solution  vraiment  satisfaisante  de  la 
question  d'Orient:  l'union  complète,  l'union  sans  aucune 
réserve,  avec  la  Mère-Hellade.  Cependant,  étant  données 
les  conditions  dans  lesquelles  se  présente  aujourd'hui  la 
situation  diplomatique  internationale,  à  la  suite  des  élec- 
tions du  1-14  novembre  1920,  les  Grecs  d'Asie  se  rendent 
bien  compte  que  pareille  solution  est  impossible.  Et  bor- 
nant leurs  revendications  au  minimum,  ils  se  déclareraient 
satisfaits  d'une  autonomie  effective,  sous  l'égide,  bien 
entendu,  des  Puissances  de  V Entente  et  sous  la  protection 
de  V armée  hellénique,  seule  capable  —  elle  l'a  bien  prouvé 
—  d'imposer  au  Turc  le  respect  nécessaire.  Car,  malgré 
ce  que  peuvent  dire  en  Europe  occidentale  les  Turcophiles, 
un  fait  demeure,  incontestable  pour  tout  témoin  impartial  : 
l'armée  hellénique,  depuis  l'instant  de  son  débarquement 
en  Asie  Mineure,  constitue  un  facteur  unique  d'ordre,  le 
véhicule  unique  de  la  civilisation,  une  garantie  unique  de 
tranquillité  et  de  pacification.  Cette  vérité,  si  douloureuse 
qu'elle  puisse  être  pour  quelques  intérêts  et  quelques 
visées  impérialistes  inavouables,  l'Europe  doit  avoir  le 
courage  et  la  sincérité  de  la  reconnaître,  si  réellement  elle 
désire  la  pacification  du  Proche  Orient  et  l'éloignement  des 
catastrophes  qui  pourraient  encore  s'abattre  sur  le  monde 
civilisé.  N'oublions  pas  qu'aujourd'hui,  une  capitulation 


La  volonté  de  Smyrne.  509 

devant  les  rebelles  d'Angora  ouvre  la  voie  à  la  capitulation 
devant  le  crime  soviétique,  et  demain,  devant  l'insolence 
germanique. 

Que  les  Puissances  de  l'Entente,  donc,  reconnaissent 
les  services  rendus  par  l'armée  hellénique  à  la  cause  inter- 
nationale; surtout  qu'elles  ne  fassent  pas  expier  aux 
Micrasiates  les  fautes  qu'a  pu  commettre  la  Grèce  offi- 
cielle ;  non  seulement  les  Grecs  d'Asie  ne  sont  point  res- 
ponsables de  ces  fautes,  mais  encore  ils  les  ont  toujours 
condamnées.  En  toute  circonstance,  ils  ont  manifesté  par 
des  actes  leur  attachement  à  l'Europe  occidentale. 

Lorsque  les  populations  chrétiennes  d'Asie  Mineure 
apprirent  avec  épouvante  que  la  Conférence  de  Paris 
(26  mars  1922)  avait  résolu  de  les  replacer  sous  le  joug 
des  Turcs,  en  restituant  les  territoires  micrasiatiques,  libé- 
rés au  prix  de  tant  de  sang,  à  leurs  maîtres  barbares,  un 
immense  cri  de  terreur  sortit  de  centaines  de  poitrines, 
lesquelles  portent  encore  les  traces  sanglantes  qu'a  laissées 
en  fuyant  le  bourreau  turc. 

Les  Chrétiens  du  Proche  Orient,  mais  spécialement  les 
Grecs,  éprouvèrent  une  stupeur  indescriptible,  lorsqu'ils 
comprirent  qu'ils  étaient  abandonnés  par  ceux  aux  côtés 
de  qui  ils  avaient  affronté  la  grande  lutte  pour  l'émancipa- 
tion des  peuples  esclaves.  Leur  abandon  par  la  France, 
précisément  par  cette  France  qu'ils  avaient  appris  à  aimer 
et  qu'ils  continuent  malgré  tout  à  aimer,  leur  abandon 
par  la  France  noble  et  chevaleresque,  les  blessa  au  plus 
profond  de  leur  être.  Et  le  peuple  martyr  de  l'Ionie  ne 
voulut  pas  croire  que  l'arrêt,  rendu  contre  lui  par  ses 
grands  patrons,  était  irrévocable,  et  il  espéra,  et  il  espère 
que  les  Puissances  de  l'Entente,  la  France  à  leur  tète  cette 
fois,  reviseront  leur  décision  qui  livrait  à  la  rage  sangui- 
naire des  Turcs  des  milliers  et  des  milliers  de  victimes 
innocentes  dont  le  seul  crime  consiste  à  avoir  réclamé  le 

droit  de  vivre  libres. 

* 
*    ♦ 


510  Le  Flambeau. 

Car,  c'est  cela,  et  cela  seulement  que  veulent  les  Micra- 
siates.  Ils  veulent  leur  liberté  que  le  monde  civilisé  n'a  pas 
le  droit  de  leur  refuser  et  que  les  puissances  de  l'Entente 
en  tout  premier  lieu  ont  le  devoir  de  leur  garantir. 

L'Europe  occidentale  et  surtout  la  grande  République 
française  ne  doivent  pas  oublier  qu'en  appuyant  les 
Kémalistes  au  détriment  des  Hellènes,  —  quelles  qu'aient 
été  les  maladresses,  les  fautes  morales  et  politiques  du 
parti  qui  gouverne  aujourd'hui  à  Athènes,  —  elles  ne 
réussiront  qu'à  nuire  à  leurs  propres  intérêts.  Ceux  qui 
en  France  n'ont  pas  de  raison  particulière  de  se  laisser 
tromper  par  la  turcophilie  des  cercles  financiers  bien 
connus  qui  environnent  le  journal  Le  Temps,  ou  par 
l'imagination  maladive  de  l'auteur  des  Désenchantées,  ou 
par  l 'anti-croisade  du  nouveau  Bouillon,  ne  peuvent  en 
examinant  froidement  la  réalité,  l'évolution  des  choses 
depuis  la  Conférence  de  Genève,  ne  peuvent,  dis-je, 
qu'apercevoir  le  spectre  grandissant  et  menaçant  d'une 
alliance  germano-russo-bulgaro-turque.  Ce  fantôme  ne 
tardera  pas  certainement  à  prendre  corps  pour  attaquer 
les  vainqueurs  d'hier  et  pour  chercher  quelque  épou- 
vantable revanche.  Quelle  persuasion,  quel  prestige, 
quelle  idéologie  seraient  capables  de  convaincre  les  petits 
peuples  de  l'Orient  que  la  politique  d'après  guerre  des 
puissants  vainqueurs  a  blessés  ou  essayé  de  blesser,  qu'ils 
doivent  se  lever  en  faveur  de  leurs  puissants  amis  comme 
l'ont  fait  les  Hellènes  de  Macédoine,  facteurs  principaux 
de  la  rupture  du  front  bulgare  et  par  conséquent  de  la 
victoire  finale? 

A  ce  grand  point  d'interrogation  on  opposera  peut-être 
l'argumentation  du  roi  Constantin  et  des  imbéciles  auteurs 
des  tristes  événements  de  novembre  (décembre)  1916. 
Argument  absurde!  Argument  qu'a  renversé,  neutralisé, 
pulvérisé  la  réponse  historique  de  M.  Vénizélos  à  M.  Cle- 
menceau: ((  N'oubliez  pas,  M.  le  Président,  qu'à  côté  des 
marins  français  qui  ont  été  tués  par  des  balles  helléniques, 


La  volonté  de  Smyrne.  511 

sont  tombés  aussi  des  Grecs  qui  criaient  :  «  Vive  la 
France  !  »  Et  cette  autre  réponse  encore,  faite  au  public 
anglais:  «  Le  roi  Constantin  et  moi,  nous  sommes  des 
individus  qui  disparaîtront  demain.  La  Grèce  est  immor- 
telle ». 

D'ailleurs,  pour  tout  appréciateur  impartial  des  événe- 
ments de  1915-1917,  ces  faits  ne  sont-ils  pas  dus  exclu- 
sivement aux  énormes  fautes  commises  par  la  diplomatie 
de  l'Entente,  fautes  qui  permirent  aux  germanophiles 
d'Athènes,  comptés  jusqu'en  1915  sur  les  doigts  d'une 
seule  main,  et  au  baron  de  Schenck,  d'exercer  leur  pro- 
pagande auprès  du  peuple  grec  au  profit  des  puissances 
centrales?  Est-il  nécessaire  de  rappeler  l'instable  politique 
de  la  France  et  de  l'Angleterre  vis-à-vis  de  M.  Vénizélos 
aux  heures  les  plus  critiques  de  sa  lutte  contre  ses  adver- 
saires germanophiles,  ou  l'attitude  de  l'Italie  et  dje  la 
Russie,  ouvertement  hostiles  —  ou  presque  —  à  tout  ren- 
forcement des  libéraux  ? 

En  tous  cas,  quelle  logique  permettrait  de  rendre  les 
Micrasiates,  et  en  général  les  Grecs  irrédimés,  respon- 
sables de  la  situation  pénible  où  se  trouve  le  royaume  de 
Grèce,  à  la  suite  des  élections  de  novembre  1920?  Quelle 
logique  voudrait  leur  faire,  de  leur  liberté,  payer  «  la 
casse  »  ?  Ne  sait-on  pas  que  dès  que  les  Alliés  ouvrirent 
les  hostilités  contre  les  côtes  de  l 'Asie-Mineure,  et  en 
Macédoine,  les  esclaves  chrétiens  d'Asie-Mineure  que  les 
persécutions  turques  avaient  forcés  de  quitter  leurs  foyers 
et  de  se  réfugier  dans  les  îles  de  la  mer  Egée,  se  hâtèrent 
de  se  ranger  à  leurs  côtés,  considérant  justement  que  la 
lutte  de  l'Entente  contre  les  puissances  centrales  était  une 
lutte  sainte  et  bénie,  menée  par  la  Liberté  et  la  Civilisation 
contre  le  Despotisme  et  la  Barbarie?  Le  concours  prêté 
par  les  Micrasiates  à  l'œuvre  commune  des  Alliés  n'a-t-il 
pas  été  si  efficace  que  les  autorités  militaires  britanniques 
et  françaises  en  Macédoine  ne  trouvaient  point  de  paroles 


512  Le  Flambeau, 

assez  enthousiastes  pour  exprimer  leur  admiration  et  leur 

reconnaissance  ? 

* 
*    ♦ 

Mais  on  peut  aller  plus  loin.  Quand  commença,  en  réa- 
lité, la  guerre  mondiale? 

Pour  celui  qui  étudie  les  causes  profondes  et  l'origine 
de  ce  conflit,  la  première  attaque  germano-turque  contre 
les  Puissances  occidentales  n'a  pas  eu  lieu  en  août  1914, 
mais  pendant  les  premiers  mois  de  cette  année,  en  Orient 
et  spécialement  sur  les  côtes  de  l 'Asie-Mineure.  Elle  fut 
marquée  par  une  persécution  systématique  et  méthodique 
des  rayas  hellènes,  qui  n'a  pas  été  la  conséquence  d'une 
explosion  instantanée  du  fanatisme  musulman,  mais  le 
résultat  d'un  plan  mûrement  étudié  et  froidement  mis  à 
exécution  par  les  gouvernements  de  Constantinople  et  de 
Berlin.  Ce  plan  avait  pour  but  la  diminution  et  l'humilia- 
tion de  l'influence  matérielle  et  morale  de  l'Entente  en 
Orient.  Car  l'Hellénisme  fut  de  tout  temps  le  précurseur 
de  la  Civilisation  occidentale  en  Asie-Mineure.  Par  l'exter- 
mination de  l'Hellénisme  micrasiatique,  dont  le  mot  histo- 
rique de  von  Liman-pacha:  «  Balayez-moi  les  côtes!  », 
donna  le  signal,  l'Allemagne  entreprit  de  porter,  par  le 
moyen  de  la  Turquie,  le  premier  coup  sérieux  à  la  France 
et  à  la  Grande-Bretagne. 

En  conséquence,  la  première  victime  de  l'invasion  ger- 
manique ne  fut  ni  la  Serbie,  ni  la  France,  mais  l'Hellé- 
nisme d'Orient. 

Ce  fut  aussi  la  victime  la  plus  durement  frappée.  Et  de 
fait,  jamais  le  droit  humain  n'a  été  foulé  aux  pieds  avec 
tant  de  barbarie,  jamais  la  vie  humaine  n'a  été  méprisée 
avec  tant  d'inhumanité,  jamais  l'honneur  des  familles  n'a 
été  violé  si  bestialement,  jamais  le  sang  humain,  le  sang 
de  victimes  innocentes  et  sans  armes,  n'a  coulé  si  abon- 
damment que  sur  la  terre  martyre  de  l'Anatolie.  Des 
villes,  des  villages,  des  régions  entières  furent  pillées, 


La  volonté  de  Smyrne.  513 

incendiées,  transformées  en  monceaux  de  ruines.  Des 
églises,  des  écoles,  des  établissements  philanthropiques 
élevés  grâce  à  l'épargne  d'une  race  qui,  esclave  pendant 
six  siècles,  a  conservé  intactes  sa  nationalité  et  sa  religion, 
furent,  au  passage  du  Turc,  réduits  en  poussière. 

Des  prêtres,  des  docteurs,  des  hommes,  des  femmes, 
des  enfants  furent  massacrés  de  la  manière  la  plus  inhu- 
maine ou  déportés  avec  une  férocité  inimaginable.  Des 
vierges  furent  violées,  enfermées  dans  des  harems.  La 
barbarie  instinctive  du  Turc,  guidée  par  la  cruauté  scien- 
tifique des  Boches,  sema  partout  la  terreur,  l'épouvante, 
et  le  désespoir!  Et  c'est  ainsi  que  la  plus  triste  victime 
de  la  guerre  mondiale  fut  l'Hellénisme  irrédimé,  dont  la 
voix  s'élève  aujourd'hui  pour  rappeler  à  l'Europe  et  au 
monde  les  belles  paroles  de  «  liberté  »  et  d'«  autodispo- 
sition »  des  peuples  : 

«  Non,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  livrer  les  tombeaux 
de  mes  enfants,  de  mes  frères,  de  ma  mère,  de  mes 
parents,  à  la  rage  de  ces  lâches  violateurs  de  cadavres! 
Tu  n'as  pas  le  droit  de  rester  indifférent,  d'une  indiffé- 
rence si  coupable,  envers  ceux  qui  se  sont  rangés  à  tes 
côtés  pour  assurer  au  monde  la  Liberté  que  tu  as  promise 
lorsque  tu  tirais  l'épée  contre  le  militarisme  prussien  et 
que  tu  hésites  à  accorder  aujourd'hui  aux  malheureux 
esclaves  d'Orient!  Tu  n'as  pas  le  droit  d'abandonner  à  la 
folie  sanguinaire  des  hordes  kémalistes  les  restes  précieux 
des  plus  grands  héros  de  la  plus  grande  guerre  que  les 
siècles  aient  vue!..  » 

Conclusion  : 

Le  peuple  d'Asie-Mineure,  le  peuple  micrasiatique,  a 
une  conception  très  nette  de  ses  droits,  droits  historiques, 
raciques  et  simplement  humains.  Le  peuple  d'Asie- 
Mineure,  certes,  apprécie  les  raisons  pour  lesquelles 
depuis  les  élections  grecques  du  1-14  novembre  les  puis- 
sances de  l'Entente  montrent  quelque  hostilité  à  la  Grèce 


514  Le  Flambeau, 

officielle;  mais  il  a  conscience  de  n'avoir  jamais  été  res- 
ponsable des  fautes  politiques  du  régime  actuel. 

Cette  hostilité  étant  donnée,  le  peuple  micrasiatique 
comprend  parfaitement  l'impossibilité  de  l'union  de  ce 
malheureux  pays  avec  la  mère-patrie,  dans  les  circon- 
stances présentes,  mais  ne  pouvant  se  borner  à  des  garan- 
ties platoniques  pour  sa  vie,  son  honneur  et  ses  biens, 
il  limite,  du  moins  actuellement,  ses  ambitions  à  une 
autonomie  réelle,  sous  la  protection  morale  de  ses 
grands  Alliés,  et  sous  la  protection  matérielle  de  l'armée 
grecque.  Il  désire  surtout  qu'à  la  cause  de  l'Hellénisme 
d'Asie-Mineure  soit  reconnu  le  caractère  humanitaire 
que  certains  turcophiles  d'Occident  paraissent  oublier 
hélas!  affectant  de  confondre  injustement  la  Grèce  d'Asie 
et,  en  général,  la  Grèce  souffrante  et  militante,  la  Grèce 
vivante,  héroïque  et  martyre,  avec  la  Grèce  officielle 
d'aujourd'hui. 

Smyrne,  Août  1922.  S.  E. 


L'Unité  de  Front 


Dans  ce  numéro  de  vacances  où  la  littérature  a  pris  une 
place  que  d'ordinaire  la  politique  lui  dispute  âprement, 
nous  ne  pouvions  songer  à  raconter  par  le  menu  les  évé- 
nements du  mois.  Nous  renvoyons  donc  au  prochain 
Flambeau  l'histoire  détaillée  du  Moratorium,  celle  de  la 
débâcle  autrichienne,  et  la  chronique  d'Orient. 

Nos  lecteurs  attendront  avec  calme.  Mfeafc,  au  moment 
de  mettre  sous  presse,  nous  apprenons  l'heureux  règle- 
ment de  l'affaire  que  le  grand  public  appelle  le  problème 
des  Réparations  et  les  gens  «  informés  »  la  crise  de 
l'Entente.  Le  mois  d'août  1922  avait  commencé  par  les 
angoisses  de  Londres;  il  finit  pacifiquement  par  un  com- 
promis, —  un  compromis  d'invention  belge,  moins  écla- 
tant peut-être  que  la  «  rupture  »  souhaitée  par  l'impru- 
dence de  certains,  mais  qui  nous  assure  des  lendemains 
sans  fièvre,  sinon  sans  inquiétude.  L'Entente  est  sauvée, 
et  c'est  encore  là  le  plus  productif  des  gages  d'avenir. 

La  sagesse  a  triomphé  dans  quatre  capitales;  elle  triom- 
phera aussi,  nous  l'espérons,  dans  la  cinquième,  qui  est 
Berlin.  Les  historiens  allemands  avaient  marqué  sur  leurs 
tablettes  le  début  d'une  ère  nouvelle,  inaugurée  par  le 
conflit  anglo-français.  Ils  devront  se  résigner  à  constater 
que  la  période  d'exécution  n'est  point  close.  La  France, 
grâce  à  M.  Poincaré,  n'est  pas  isolée  comme  on  l'affir- 
mait outre-Rhin.  Sa  thèse,  le  refus  du  moratoire,  a  eu  la 
majorité  au  sein  de  la  Commission  des  Réparations.  En 
revanche,  MM.  Theunis,  jaspar  et  Delacroix  voient  leurs 
longs  efforts  couronnés  d'un  succès  plus  qu'honorable.  Ils 
ont  rétabli  l'unité  du  front  allié.  Victoire  belge,  dit-on. 


516  L'Unité  de  Front. 

Non,  victoire  de  /'altruisme  sacré,  car  notre  avantage 
diplomatique  ne  va  pas  sans  sacrifice  matériel. 

De  nouveau  —  et  c'est  ce  qui  importe  —  les  Alliés  se 
retrouvent  unis;  les  hommes  d'Etat,  un  instant  aigris, 
exaspérés  ou  lassés,  ont  repris,  en  hommes  de  bonne 
volonté,  l'examen  commun  du  redoutable  problème.  La 
loyauté  et  la  raison  belges,  personne  ne  le  nie,  ont  réalisé 
ce  miracle.  Le  problème  certes  demeure  entier  ;  mais  la 
solution  s'en  laisse  entrevoir.  Il  suffira  que  la  vague  de 
conciliation  traverse  l'Atlantique.  L'Amérique  doit  être 
convaincue  aujourd'hui  de  notre  modération,  à  nous, 
Belges  et  Français,  qui,  pour  mieux  garantir  la  paix  du 
monde,  avons  renoncé  à  aller  jusqu'au  bout  de  notre  droit, 
et  consenti  un  magnanime  délai  à  un  débiteur  dont  la 
défaillance  était  au  moins  suspecte.  Ce  que  n'ont  pu  faire 
à  Washington  la  note  Balfour  ou  la  mission  Parmentier, 
un  geste  auguste  V obtiendrait  peut-être... 

Fax. 


fcv 


Société  Générale  de  Belgique 

Société  anonyme  établie  à  Bruxelles,  par  Arrêté  Royal  du  28  août  1822 

MONTAGNE  DU  PARC,  3  «  RUE  ROYALE,  38  -  RUE  RAVENSTEIN 

AGENCE    DU     MARAiS  :   31,  rue    du    Marais 
AGENCE  LÈOPOLI):  G3,  boulevard  Léopold  II 

Adresse  télégraphique  :  "GÉNÉRALE"  BruxeVe» 


Téléphones 


Bruxelles  de  1977  à  1985  et  1987  —   Ordres  de  Bourse  ;  Bruxelles  63ô3  et  5354 
Emissions  ;  Bruxelles  1991 


Capital     .... 
Fonds  de  réserve 

FONDS  SOCIAL 


fr.    100,000,000.00 
.     .       238,384,143.70 

.     .       338,384,143.70 


Conseil  de  la  Direction  : 

MM.  Jean  Jadot,  Gouverneur;  Baron  Janssen,  Vice-Gouverneur;  Auguste  Serruys.  Direc- 
teur-Trésorier ;  Baron  Edm.  Carton  de  Wiart,  Directeur  ;  Emile  Francqul,  Directeur  ; 
Gérard  Cooreman,  Directeur;   Edouard   de  Brabander,  Directeur;   Auguste   Callens, 

Directeur  ; 

Collège  des  Commissaires  : 

MM.  Baron  A.  d'Huart  ;  P.  Capouillet;  Comte  de  liaillet-Latour;  L.  Hamoir;  Comte  T'Kint 
de  Roodenbeke;  Baron  C.  Goffinet;  Comte  J.  de  Merode  ;  Edm.  Solvay  ;  Comte  L.  de 
Meeus. 

Secrétaire  :  M.  Jules  Bagage. 

TOUTES    OPÉRATIONS    DE    BANQUE    : 

Comptes  de  dépôts  —  Dépôts  de  titres  à  découvert  et  sous  pli  cacheté  —  Sous- 
cription aux  Emissions  —  Opérations  de  change  —  Emission  de  lettres  de  crédit 
sur  tous  pays  —  Ordres  de  Bourse  (Belgique  et  Etranger)  —  Encaissement  et 
escompte  de  coupons,  de  titres  remboursables  et  d'effets  de  commerce  —  Crédits 
ordinaires  et  documentaires  —  Prêts  sur  titres  —  Achat  et  vente  de  monnaies 
étrangères  —  Caisse  d'Epargne  —  Location  de  Coffres-forts  —  Renseignements 
financiers,  industriels  et  commerciaux. 


Le  Service  d'agence  de  la  Société  Générale  de  Belgique  est  assuré  par  ses  banques 
patronnées  dans  plus  de  200  villes  et  localités  importantes  du  pays.  (Voir  carie  ci-dessous. 


RÉSEAU     tfES    BANQUES     PATRONNÉES 

PAR    LA 

SOCIÉTÉ    GÉNÉRALE    DE     BELGIQUE. 


Etail'C'arUyr^E.Patesson.  Ucde- 


LA  ROYALE  BELGE 

SOCIÉTÉ    ANONYME 

d'Assurances  sur  la  VIE  et  contre  les  ACCIDENTS 

FONDÉE    EN    1853 
68,  RUE   DES   COLONIES,  68,  BRUXELLES 

Téléphone  Bruxelles  4680        —  o—        Adr.  télégr.  ROYBELASS 
Agréée  par  Arrêté  royal  du  25  janvier  1905 

pour  l'Assurance  contre  les  Accidents  du  Travail  et  le  Service  des  Rentes 
aux  fins  de    a  loi  du  24  décembre  1903 


BRANCHE    VIE 


Assurances  en  cas  de  décès,  mixte  et  terme  fixe.  —  Assurances  de  bourses  d'études 

Combinaison  spéciale  d'Assurances  en  cas  de  décès  pour  garantir  l'amortisse 

ment  d'emprunt  hypothécaire,  contracté  au  Crédit  Foncier  de  Belgique 


RENTES  VIAGERES 


ACCIDENTS  DE  TOUTE  NATURE 

Assurances  collectives  —  Automobiles  et  chauffeurs  d'automobiles  —  Ascenseurs 

Chevaux,  voitures  —  Chasseurs  et  gardes-chasse  —  Assurances  individuelles 

contre  les  accidents  de  chemins  de  fer  et  accidents  de  toute  nature 

Gens  de  maison 

Fonds  de  garantis  réalisés  an  31  dèc.  1918  :  pins  de  40,000,000  de  fr. 


CREDIT  GÉNÉRAL  LIÉGEOIS 

SOCIÉTÉ   ANONYME 

RUE  ROYALE,  64,  et  RUE  DES  COLONIES,  35. 
Capital  :  SOIXANTE  MILLIONS 

Réserves  :  Fr.  15,500,000 
Siège  social:  Liège,  5,  rue  Georges  Clemenceau. 
Succursale  :     Bruxelles,  68,  rue  Royale. 

»  Bruxelles,  35,  rue  des  Colonies. 

Agences  :         Anvers,  119,  avenue  de  France. 

»  Bruges,  11,  rue  Nicolas  Despars. 

»  Charleroi,  16,  quai  de  Brabant. 

»  Courtrai,  30,  rue  de  Tournai. 

»  Mons,  16,  rue  de  la  Station. 

»  Ostende,  1,  square  Marie-José. 

»  Roulers,   29,    place  Saint-Amand. 

Bureaux  :         Vilvorde.  18,  rue  de  Louvain. 

»  Fosses.  —  Sprimont. 

»  Pont  à-Celles.  —  Thourout.  —  Gistelles. 

Filiales  :  Crédit  Général  Liégeois.  Akg.  5,  Edelstrasse, 

Aix-la-Chapelle. 

a  Banque  d'Eupen  et  de  Malmédy,  à  Eupen 

et  à  Malmédy. 

Escompte  de  Valeurs  Commerciales.  —  Ouvertures  de  crédits.  —  Comptes  de 
dépôts.  —  Avanees  sur  titres.  -  Lettres  de  Crédits  et  Chèques  sur  les  princi- 
pales villes  belges  et  étrangères.  —  Encaissement  de  Coupons.  —  Ordres  de 
bourse.  —  Dépôts  de  Titres. 

Vérification  des  tirages  à  la  demande  des  clients. 

Souscriptions  aux  emprunts  d'Etats,  de  villes,  de  sociétés,  etc. 
LOCATION  DE  COFFRES-FORTS 

POUR  LA  GARDE  DES  VALEURS  ET  OBJETS  PRÉCIEUX 


BANQUE  D'OUTREMER 


SOCIETE  ANONYME 


CAPITAL   :    100,000,000  francs 
RÉSERVES    :  28,000,000  francs 


Bureaux  et  Caisses  :  48,  rue  de  Namur,     Bruxelles 
Administration  :  13    rue  Bréderode,  » 

Agence  :  57,  rue  du  Marais,  » 

Adresse   Télégraphique    :  Outremer,  Bruxelles 

Téléphone  (siège  social)  :    1900  à  1909 

Téléphone  (agence)  :  1711,    1713    et    18*73 

La  Banque  d'Outremer  traite  toutes  les  opérations 
de  Banque  et  de  Bourse,  notamment  : 

Ouverture  de  comptes-courants,  comptes-chèques,  comptes 
de  quinzaine,  comptes  à  échéance  fixe  de  6  mois  et  d'un  an, 
comptes  de  dépôts  à  5  ans  transmissibles  à  toute  époque  et 
remboursables  chaque  trimestre  (en  août  1922,  4  p.  c, 
portés  5  I  i/t  p.  c.  pour  les  dépôts  dont  le  remboursement 
n'est  pas  demandé  avant  l'expiration  d'un  terme  de  5  ans). 


Encaissement  et  escompte  d 'effets  de  commerce. 

Achat  et  vente  de  titres. 

Souscription  sans  frais  aux  émissions. 

Paiement  de  coupons  et  de  titres  remboursables. 

Emission  de  lettres  de  crédit,  chèques  et  mandats 

sur  tous  pays. 

Achat  et  vente  de  monnaies  étrangères. 

Prêts  et  avances  sur  titres. 

Garde  de  titres  et  d'objets  précieux. 

Location  de  coffres -forts  au  Siège  et  à  l'Agence. 


r: 


L'iSO£NC£  flECLaME  GOOTS,  Bruxeues;  a  ic 

MONOPOLE  des  GRANDES  PUBLICITÉS 


|      JOURNAUX TRAMWAYS  —  PEINTURES  —  AFFICHAGES 

|  ,     2,  Piaca  de  la  Bourse,  BRUXELLES 

Téléphone:  BRUX.  4299  '>. 

Les  annonces  paraissant  dans  "  LE  FLAMBEAU  "  sont 
Z     exclusivement    reçues    à    J'AGENCE     RÉCLAME    GODTS 


Taverne  Royale 


GALERIE  DU  ROI  -  RUE  D'ARENBERG 
BRUXELLES 


Restaurant   de    Premier    Ordre 
Banquet 


Concessionnaire  exclusif  des  Restaurants  et  Cafés 
de  la  Foire  Commerciale  de  Bruxelles 


SUCRE  TIRLEMORT 


Raffinerie  Tirlemontoise 

Société  Anonyme 

Usine  fondée  en  1838  à  Tirleciont  (Belgique) 


Production  annuelle  : 

100,000,000  de  kilogrammes 

de  sucre  raffiné, 
en  morceaux,  pains,  poudre 

20,000,000  de  kilogrammes 
de  sucre  cristallisé 


BANQUE  DE  BRUXELLES 

Société  Anonyme  fondée  en  1871 

CAPITAL  :  Fr.  103,000,000 
RÉSERVES  :  Fr.  41,732,000 


Siège  social  (Siège  A),  66,  rue  Royale,  Bruxelles 
Siège  administrât!  (Siège  B),  27,  avenue  des  Arts,  Bruxelles 
Succursale  C,  52a,  rue  du  Lombard,  Bruxelles 
Succursale  D,  33/35,  boulevard  Anspach,  Bruxelles. 
Agence  de  Cologne,  3,  An  der  Rechtschule. 


TOUTES  OPÉRATIONS  DE  BANQUE  ET  DE  CHANGE 


COMPTES  SPÉCIAUX  4  1/2  P.  C.  NETS  D'IMPOTS 

Ces  dépôts,  à  terme  fixe  de  cinq  ans,  peuvent  être  effectués 
par  sommes  rondes  de  1,000  francs  ou  multiples. 

Ils  sont  productifs  d'intérêts  calculés  au  taux  net  de  4  i\2  p.c. 
l'an  (tous  impôts  présents  et  futurs  sur  les  intérêts  étant  à  la 
charge  de  la  Banque).  Ces  intérêts  sont  payables  les  2  janvier 
et  1er  juillet  de  chaque  année  et,  pour  la  dernière  t'ois,  à 
l'échéance  du  dépôt. 

Le  déposant  a  la  faculté  d'obtenir,  à  tout  moment,  le  rem- 
boursement anticipé  des  sommes  versées,  moyennant  préavis 
d'un  mois  et  retenue  forfaitaire  de  3  p.  c.  du  montant  prélevé, 
quelle  que  soit  la  durée  effective  du  dépôt.  Cette  retenue  ne 
pourra  toutefois  pas  excéder  le  montant  des  intérêts  acquis 
au  titulaire. 

Ces  Comptes  spéciaux  4  1/2  p.  c.  assurent  aux  déposants  un 
placement  rémunérateur,  exempt  d'aléas,  et  offrant,  en  cas  de 
besoin,  toutes  les  facilités  de  remboursement. 


LOCATION    DE    COFFRES-FORTS 


n\  ^iczhe —  ID 


] 


Gourmets, 

dégustez  le 

Champagne 
DELBECR 


la  grande  marque  française 
universellement   appréciée 


Représentant  général  pour  la  Belgique  : 

Alexandre    GOETHALS 

51,  Rue  Birmingham 
BRUXELLES  Téléphone  1 05.86 

1 1  -I CZ3  »  1 


Centrale  Électrique  de  l'Entre=Sambre=et=Mense 

Cette  société  fut  constituée  le  30  décembre  1911  au  capital  de  2  millions 
500,000  francs  porté  le  31  décembre  1920  au  capital  actuel  de  15  millions 
de  francs.  Les  actions  furent  introduites  à  la  cote  officielle  le  4  juillet  1921. 
Il  n'y  a  qu'une  seule  catégorie  de  titres.  Nous  reproduisons  ci-dessus  le 
dernier  bilan,  qui  sera  présenté  à  l'assemblée  générale  ordinaire  du  mois  de 
mai,  comparé  au  bilan  de  l'exercice  1920.  Comme  on  le  verra,  les  bénéfices 
sont  le  double  de  ceux  de  l'exercice  précédent.  Il  sera  vraisemblablement 
proposé  de  distribuer  environ  50  p.  c.  du  bénéfice,  soit  45  francs  brut  ou 
fr.  40.50  net  contre  20  francs  net  l'année  dernière,  dividende  payable  le 
1er  juin.  Ajoutons  que  les  recettes  se  sont  élevées  à  7,189,000  francs  pour 
28,235,000  kilowattheures  produits. 

COMPTE  DE  PROFITS  ET  PERTES 

CRÉDIT 

Report  de  l'exercice  précédent fr.         109,523  50 

Bénéfice  d'exploitation 2,401,101  30 

Rentrées  diverses 236,912  20 

Fr.      2,747,537  00 
DÉBIT 

Intérêts  divers fr.         100,165  30 

Solde  bénéficiaire 2,647,371  70 

Fr.      2,747,537  00 


MAISON     FONDÉE     EN      175  5 
SOCIÉTÉ 
ANONYME 

IMPRIMEUR    DU     ROI,    EDITEUR 
fournisseur  des  Ministères  de  l'Intérieur,  de  l'Agriculture  et  des  Travaux  publics,  des  Finanoes, 


M.  WEÏSSENBRUCH 


des  Affaires  Étrangères,  de  l'Industrie  et  du  Travail  et  des  Chemins  de  fer,  Postes  et  Télégraphes 
4-9.    RUE    DU    POINÇON,    BRUXELLES 

1890  EDIMBOURG  oiplome  dhonneur 

1890    PARIS  DIPLOME   D'HONNEUR 

MEMBRE      DU     JURY 

1894  ANVERS 

MEMBRE   DU  JURY,  HORS  CONCOURS 


1880  BRUXELLES 

MÉDAILLE     DE     COLLABORATION 

1883  AMSTERDAM      2  médailles  dor 

1884  CARACAS  Iee.  uu.  Venezuela) 

primer    premio 

1885  NOUVELLE-ORLÉANS 

MÉDAILLE     D'OR 

1885  ANVERS 

MEMBRE   DU  JURY,  HORS  CONCOURS 

1888  BRUXELLES       3  médailles  dor 

1888  BARCELONE  médaille    dor 

1889  PARIS 

MEMBRE   DU  JURY,   HORS  CONCOURS 


1895   PARIS   (Livre)        membre    du    jury 
1897   BRUXELLES       membre    du    jury 

1900    PARIS  MEMBRE     OU     JURY 

1905  SAINT-LOUIS  grand   prix 

1905    LIÈGE  DIPLOME   DE  GRAND  PRIX 

MEMBRE     DU     JURY 

1910   BRUXELLES 

DEUX  DIPLOMES  DE  G^AND  PRIX 


PUBLICATIONS  ILLUSTRÉES  &  ORDINAIRES,  LIVRES,  REVUES,  JOURNAUX 

Spécialité  De  Œravaui  en  langues  étrangères 

EXPOSITION  UNIVERSELLE  ET  INTERNATIONALE  DE  GAND  1913 

Un  Diplôme  de  Grand  Prix  (cl.  12)  ;  Deux  Diplômes  de  Grand  Prix  (coll.  cl.  Il  et  12) 


là 


AP  Le  Flambeau 

22 

F6 

année  5 

t. 2 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY