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Full text of "Brunehaut"

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2001 



BIBLIOTHEQUE 
SAINTE | 



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BRUNEHAUT 



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BIBLIOTHEQUE 
SAINTE | 
nF.NF.VIEVE 




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR : 

Les Césars de Palmyre, Paris, Sandoz et Fischba- 
cher, 1877. , 

L'Empereur Titus, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877. 

L'Empereur Claude, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1876. 



Les Chroniques des pays de Rémollée et de Thor, avec 
planche. Paris, Meyrueis , 1869. Nouvelle édition. 
Grand in- 18. 

L'Année triste, Paris, Meyrueis. 1870 et 1874, ino2. 

Choix de projets de lois à l'usage des hommes d'État, 
Paris, Meyrueis, in-18. 







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BRUNEHAUT 



LUCiEN DOUBLE 



En attendant de Dieu vraie indulgence. 
(Epitaphe de Bruneliaut à Autun.J 





PARIS 
SANDOZ Kl KISCHBACHKR, ÉDITEURS 

G. FISCHBACHER, SUCCESSEUR 

33, RUE DE SEINE, 3 3 
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BIBLIOTHEQUE SAINTE-GENEVIEVE 





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AVANT-PROPOS 



Devant l'éternité les siècles ne sont même pas 
des secondes, et des milliers d'années ne sont, 
pour des êtres mieux organisés et plus dura- 
bles que l'homme, que les heures fugitives de 
quelque gigantesque journée. 

Depuis les âges historiques deux jours à peine 
se sont écoulés ; le premier naît avec Homère; 
sur les mers vierges de l'Archipel flottent les 
navires de Grèce-, par une guerre, la guerre de 
Troie, s'ouvre l'histoire de nos races européen- 
nes, et le casque brillant d'Achille a comme 
un reflet d'aurore. 

Le soleil monte à l'horizon : c'est le matin : 
tout reluit, tout resplendit, c'est Périclès qui 
gouverne, c'est Socrate qui raisonne, Alcibiade 
qui déraisonne, Phidias qui sculpte, Apellequi 
peint, et Léonidas qui meurt. L'humanité sem- 
ble à son printemps. 

Puis vient le midi, vient l'été, la chaleur 



— 2 — 

lourde du jour; on la sent dans cette majesté 
romaine qui pèse sur le monde ; de chauds 
rayons de grand soleil illuminent les Colisée, 
les Panthéon; alourdie, l'humanité semble se 
reposer et sur son affaissement veille l'œil fauve 
des Césars. 

Mais voici qu'à l'horizon, au delà des mon- 
tagnes assombries, au delà des grands fleuves 
du Rhin et du Danube dont les eaux glau- 
ques sous le souffle du crépuscule coulent fris- 
sonnantes et froides, apparaissent formidables 
les nuages des invasions. 

Le soleil décline : c'est le crépuscule et c'est 
l'automne; Rome succombe, je ne sais quel 
vent de mort et de froidure souffle sur l'Europe 
entière; les Césars ont disparu dans les boues 
de Ravenne, et les rois barbares régnent sur 
les ruines de l'empire. 

Plus tard va venir la nuit, l'hiver de cette 
triste époque improprement nommée le moyen 
âge. C'est le temps des longues nuits, des 
grandes neiges et des grands fléaux ; les guer- 
res sont des guerres de cent ans, les danses 
des danses macabres ; tout est noir ; les seules 
lueurs qu'on distingue sont celles des bûchers 
de Jeanne d'Arc et de Jean Huss. 



— 3 — 

Enfin va se lever un nouveau jour; du chaud 
pays d'Italie nous vient la Renaissance; aux 
bords du fleuve de Loire, dans la brume trans- 
parente des matinées de printemps, j'entends 
déjà du Bellay chanter sa villaneUe à la cha- 
leur du jota-, bien mieux à la clarté de l'es- 
prit; celle qu'on avait crue morte sous les 
coups du fanatisme, ensevelie à jamais sous 
la pierre froide des gothiques cathédrales, 
la Pensée va refleurir dans toute l'Europe; 
déjà la science se réveille, et l'humanité, se 
hâtant, va marcher de progrès en progrès jus- 
qu'aux grands siècles des Pascal, des Arnauld, 
des Voltaire et des Diderot ; mais l'épanouis- 
sement ne sera pas complet ; je ne sais quel fol 
amour d'une mensongère liberté va de nouveau 
bouleverser le genre humain ; pour des chimères 
on se déchirera, et l'imbécile échafaud de Quatre- 
vingt-treize voudra remplacer la Pensée, cette 
éternelle et calme souveraine ; puis les grandes 
guerres reviendrontcomme aux temps barbares ; 
des temps présents, je ne veux pas parler, grand 
Dieu ! sommes-nous déjà arrivés à la fin de 
notre journée, aux affres d'un second hiver ? 

Dans toutes ces heures de l'histoire que nous 
venons d'effleurer ensemble, une surtout nous 



— 4 — 
a frappé ; c'est cette heure crépusculaire, cette 
époque- douteuse qui n'est plus l'histoire romai- 
ne, qui n'est pas encore l'histoire du moyen 
âge. De grands esprits avant nous, l'auteur des 
Martyrs, comme celui des Récits des temps 
mérovingiens, avaient ressenti la même impres- 
sion de charme étrange que nous-même avons 
éprouvée. 

Quand on parcourt les vieux chroniqueurs 
des temps des Clotaire et des Chilpéric, on res- 
sent en réalité une très -vivante impression de 
nuit qui tombe et d'automne qui vient (le sec 
Frédégaire avoue lui-même que le soleil décline 
et que le monde se fait vieux). Ce n'est plus 
certes ce sentiment de chaleur orageuse qu'on 
éprouvait en traversant les plaines desséchées où 
brillaient au grand soleil d'Italie les statues 
d'airain des Césars de Rome. 

On se croit sur une route déserte ; le ciel est 
bas, le temps est gris, nuageux ; tout près est 
la grande forêt dangereuse au voyageur ; au 
loin un profil grêle de clochers et de tourelles 
se dessine vaguement sur l'horizon embrumé ; 
l'on serre son manteau et l'on presse le pas ; 
on sent l'obscurité qui va venir, et, cependant, 
l'on se surprend, malgré la rudesse du chemin, 



— 5 — 

Tâpreté du ciel inclément, à savourer en soi- 
même la douceur mélancolique, peut-être la 
plus grande de toutes, de ces dernières heures 
d'automne qui ont pour elles le charme poignant 
du regret. 

Dans ce premier automne, dans ce premier 
crépuscule de l'histoire humaine, un épisode 
nous a surtout frappé, c'est la vie de Brune- 
haut; tout le monde connaît la lutte achar- 
née qu'elle soutint contre sa rivale Frédégonde; 
mais c'est à peu près tout ce que sait d'elle la 
masse des lecteurs : Frédégonde, au con- 
traire, a plus de réputation ; l'auteur des Ré- 
cits des temps mérovingiens l'a mise en 
pleine lumière, laissant dans l'ombre la figure 
de Brunehaut. La pauvre reine, et c'est là son 
plus grand crime, n'a, depuis bien longtemps, 
pour elle que les inconnus, les ignorés. Il y a des 
siècles qu'un moine sans nom, la prenant en 
pitié, recommandait l'âme de Omncctycul à la 
vraye indulgence de Dieu, comme nous recom- 
mandons sa mémoire à l'indulgence de l'his- 
toire. Indulgence ! Est-ce là cependant, grande 
reine et fière victime, ce que tu aurais demandé ? 
Indulgence, grâce, pardon, ces mots qui conso- 
lent les faibles, les humbles, les timides, tu les 




■ Il 



Il III ■■11- ..», 



_ 6 - 

aurais, quoique chrétienne, sans doute repoussés 
bien loin ; et, dans ta fierté stoïcienne, héritière 
inconsciente des Socrate et des Caton d'Utique, 
acceptant loyalement, pour le mal comme pour 
le bien, la responsabilité de tes actes, tu aurais 
demandé, non l'indulgence, faveur qu'on im- 
plore, mais la justice, droit qu'on exige. 



BRUNEHAUT 



CHAPITRE PREMIER 

566— 568 

Mariage de Brunehaut et de Sigebert. Les fêtes des noces. 
Pre'dominance de l'influence romaine à la cour d'Aus- 
trasie. Meurtre de Galeswinthe. Commencements de la 
haine et de la lutte de Brunehaut et de Fre'dégonde *. 

Vers le milieu de l'année 566, le palais des 
rois wisigoths à Tolède était en fête à l'occa- 
sion d'une ambassade de Francs venus du 
lointain royaume d'Austrasie pour demander 
au roi Athanagilde la main de sa fille cadette, 
nommée simplement Brune, mais que les 
Francs appelèrent, pour lui faire honneur, 
Brunechild, la brune héroïne. Aux yeux d'un 

* Cette histoire est entièrement tirée des auteurs du vi° et du 
vil» siècle: le pape saint Grégoire, Grégoire de Tours, Venantius 
Fortunatus, Frédégaire, le moine Jonas, Isidore de Séville, Capi- 
tulâmes des rois de France, Chartes et Diplômes ; c'est-à-dire des 
sources originales. 



— 8 — 
peuple civilisé comme Pétaient devenus les 
Wisigoths, habitués par un long contact avec 
les Romains à toutes les délicatesses, à tout 
le luxe raffiné de l'empire en décadence, c'é- 
taient cependant d'étranges ambassadeurs que 
ces guerriers francs, ces antrustions du roi 
Sigebert (i) ; dans les salles de marbre du palais 
de Tolède, au milieu des courtisans d'Athana- 
gilde vêtus de pourpre et de soie, affectant de 
porter avec l'élégance d'un patricien du siècle 
d'Auguste la toge et la tunique classiques, les 
Francs semblaient de vrais barbares avec leurs 
justaucorps de peau mal tannée, leur court 
manteau vert de drap grossier, garni de four- 
rure de loup, et leur large ceinturon de cuir qui 
supportait couteau, scamasaxe et jusqu'à un 
peigne; leurs jambes étaient nues, entourées 
de bandelettes; pour chaussures ils avaient des 
peaux fraîchement écorchées, couvertes de 
leur poil, encore tachées de sang caillé. Sur 
leurs cheveux teints d'un rouge ardent, coupés 
ras par derrière et relevés en grosses nattes 
sur le haut du front, ils portaient un lourd cas- 
que de fer, de forme conique, rouillé par les 
pluies du voyage et les neiges des Pyrénées, et 
sur lequel ils clouaient en guise de cimier des 



— 9 — 
ailes d'aigle, de hibou ou encore de gigan- 
tesques chauves-souris. 

Brune, que, pour nous conformer à la tra- 
dition populaire, nous nommerons désormais 
Brunehaut, avait été élevée, comme une prin- 
cesse de Rome ou de Byzance, dans l'élégance 
et dans le luxe ; néanmoins le farouche aspect 
des Francs ne l'effraya pas un instant. Volon- 
tiers, elle accepta de régner sur ces guerriers 
encore barbares; elle comprit que du moins 
c'étaient des hommes, qu'ils étaient une force-, 
elle espéra la diriger et elle pensa qu'avec 
les Francs on pouvait faire de grandes choses. 
Le roi son père, Athanagilde, connaissait 
depuis longtemps le danger qu'il y avait à 
mécontenter les guerriers du Nord; les Wisi- 
goths (2) n'avaient pas oublié la perte de leurs 
plus belles provinces de Gaule, enlevées à 
leurs pères par Clovis (3), aïeul de Sigebert, et 
une alliance avec ce Sigebert, roi d'Austrasic, 
le plus vaillant des princes francs, paraissait 
à toute la nation une garantie de sécurité 
pour ce qu'elle possédait encore en Aquitaine 
et en Septimanie. 

De leur côté, les ambassadeurs austrasiens, 
à la tête desquels se trouvait un des plus 



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— 10 — 

grands seigneurs de la cour de Sigebert, le 
maire du palais Gogon, avaient été charmés 
par la grâce et la beauté de Brunehaut, cette 
vierge de dix-neuf ans, si différente des femmes 
grossières et ignorantes auxquelles ils étaient 
habitués. « La jeune fille, disaient-ils, a de la 
noblesse dans toutes ses actions, elle est belle 
à voir, et ses manières respirent la politesse 
et la grâce. » 

Les riches trésors que la fille d'Athanagilde 
emportait en dot, sa générosité pour les guer- 
riers de son escorte, ne firent pas non plus tort 
à sa bonne renommée. En outre, pour les 
Francs, Brunehaut était comme eux d'un sang 
barbare; elle descendait des Wisigoths, ces 
aînés de la grande invasion; pour les Gallo- 
Romains c'était au contraire une princesse civi- 
lisée, qui allait adoucir le rude esprit des Francs : 
ainsi, chacun comptait sur elle, la regardait 
comme sienne, et la fille des rois wisigoths, au- 
devant de laquelle avait été son mari, arriva, 
après avoir traversé toute la Gaule, dans ses 
nouveaux Etats d'Austrasie, au milieu de l'al- 
légresse universelle. 

Ce fut dans la ville de Metz, ancienne colonie 
romaine, où se trouvaient encore, malgré le 



1 1 — 



passage des Huns d'Attila, beaucoup de débris 
d'une ancienne splendeur, entre autres un cir- 
que et une naumachie, que furent célébrées les 
noces de Sigebert et de Brunehaut. Elles eurent 
un caractère particulier de grandeur et surtout 
de délicatesse civilisée qui frappa d'étonnement 
les frères du roi d'Austrasie, habitués à épouser 
par la simple cérémonie germaine du denier, 
et quelquefois même sans cérémonie aucune, 
leurs reines, généralement au nombre de trois 
ou quatre et prises presque toujours dans 
les basses classes franques ou gallo-romaines. 
Sigebert en effet, épousant une princesse, une 
femme dont le rang était égal au sien, désirait 
pour lui complaire, la sachant attachée à la 
civilisation romaine, que les fêtes de ses noces 
fussent autant que possible dignes de celles que 
les rois de Tolède donnaient à leur cour élégante 
et polie. 

Or il y avait justement alors, parcourant le 
monde pour y chercher fortune, un étrange 
personnage, à la fois héritier des poètes faméli- 
ques de l'empire et précurseur des trouvères 
errants du moyen âge; c'était le poète Venan- 
tius Fortunatus, qui devint plus tard évêque de 
Poitiers. 






**. — 



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mil » 



12 — 

Voyageant en ce moment en Gaule, allant 
d'un monastère à la villa d'un riche Gallo- 
Romain, partout enfin où ses vers classiques 
pouvaient suffire à payer l'hospitalité, Fortuna- 
tus accueillit avec empressement l'invitation qui 
lui fut faite de venir à Metz pour rehausser par 
l'éclat de son génie poétique les luxueuses 
cérémonies que préparait le roi Sigebert. 

Bien accueilli par le roi, largement hé- 
bergé, et même richement payé, Fortunatus 
se mit à composer, pour célébrer l'heureuse 
union de son bienfaiteur , un épithalame dans 
le goût de Tibulle ou de Properce, qui fut 
récité par lui-même au milieu du festin solen- 
nel qui termina le jour des noces. 

C'eût été pour un vrai poè'te un admirable 
spectacle, une vraie bonne fortune que ce ban- 
quet du roi Sigebert. Dans une salle immense 
♦endue d'un mélange d'étoffes tissées d'or et 
soie et de fourrures rares sur lesquelles 
étaient attachés de larges boucliers blancs, des 
trophées d'armes étranges, d'angons, de fran- 
cisques et de scamasaxes, se dressaient de lon- 
gues tables chargées de vases et de plats de 
toute espèce - ; on y pouvait admirer des mer- 
veilles d'orfèvrerie, de grands bassins d'or et 



— i3 — 

d'argent incrustés à la fois de pierres gravées, 
de camées rares et de pierreries brutes, butin 
des rois francs, débris des trésors romains ou 
burgondes ; et, tout à côté, d'énormes et gros- 
siers plats de bois , taillés à coups de hache, 
supportaient des sangliers et des cerfs entiers ; 
ici, c'étaient de fines coupes en verre de couleur, 
la plupart décorées d'émeraudes ou de rubis, 
fragiles épaves échappées par miracle aux 
rudes étreintes des mains barbares; là, au 
contraire, de grandes cornes d'auroch, grossiè- 
rement montées en argent, antique héritage des 
aïeux de la Germanie. Devant chaque convive, 
des rondelles plates de pain sans levain ser- 
vaient d'assiettes, assiettes qu'on mangeait au 
dessert, alors qu'elles s'étaient imprégnées de 
sauces et de jus. Comme mets à l'usage des 
nobles francs ou germains, on servait de grosses 
pièces de viande rôtie, fortement épicées, qu'ils 
déchiraient à l'aide des couteaux qui ne quit- 
taient jamais leur ceinture de cuir ; aux évê- 
ques, aux nobles gallo-romains, aux sénateurs 
d'Auvergne, la province alors la plus civilisée, 
on présentait, dans des écuelles d'argent ou 
de vermeil, des consommés de volaille, des 
ramures de jeune cerf frites et coupées par 






— 14 — 
minces tranches, des oiseaux délicats accom- 
modés au safran, au benjoin, au cumin, et ces 
poissons de la Moselle, indignes héritiers des 
mulets d'Apicius ou du lurbot de Domitien, 
mais qu'avait cependant célébrés le poète 
Ausone de Bordeaux. Quant aux boissons, 
on versait indistinctement dans toutes les cou- 
pes les vins préparés à la mode romaine, l'hy- 
pocras, la bière et même le jus sanglant ex- 
primé de viandes à moitié cuites. 

Les convives étaient la fidèle image de la 
confusion de races qui régnait alors dans la 
Gaule. Près du roi et de la reine, aux places 
d'honneur, se trouvaient les évêques et les 
ducs païens des Thuringiens et des Bavarois, 
vassaux souvent turbulents du royaume d'Aus- 
trasie ; tout le long des tables étaient mêlés les 
uns aux autres les antrustions et les clercs, les 
guerriers francs , les nobles gallo-romains, les 
Wisigoths de l'escorte de la reine, les séna- 
teurs des anciennes villes municipales. Il ne 
fallait rien moins que la présence du roi pour 
empêcher que des querelles ne s'élevassent 
entre les hommes de guerre disant hautement 
que celui qui savait lire ne pouvait être qu'un 
lâche, et les héritiers des grandes familles séna- 



— i5 — 

toriales regrettant le temps disparu où la bar- 
barie des armes germaines le cédait à la majesté 
de la toge romaine. 

Cependant, le repas ne fut troublé, chose 
rare, ni par des rixes, ni par des querelles, et, 
lorsque le poëte Fortunatus réclama le silence 
pour chanter les louanges des deux époux, tous 
Fécoutèrent religieusement. Il est vrai qu'une 
grande partie des leudes francs et que la tota- 
lité des chefs de Bavière et de Thuringe n'y 
comprenaient pas grand'chose, et que les Gallo- 
Romains, sevrés depuis longtemps de toute 
espèce de poésie, se contentaient, pour admi- 
rer, de retrouver au passage la chute classique 
de l'hexamètre. 

Nous supposons que nos lecteurs n'auraient 
pas (et grand Dieu ! qu'ils auraient raison), la 
patience des invités du roi Sigebert ; aussi leur 
ferons-nous grâce de cet épithalame , bien 
inférieur à ce que pourrait composer en quel- 
ques heures un médiocre élève de rhétorique. 
Disons seulement que Fortunatus trouva le 
moyen d'employer cent vingt vers à ne rien 
dire -, ce petit poëme n'est qu'un assemblage 
de lieux communs, mal rattachés les uns aux 
autres; ce qu'on y apprend de plus clair, c'est 









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— ro- 
que Brunehaut avait des dents de perles, un 
teint de lis et de rose, des yeux brillants 
comme le diamant, ce qui peut servir pour 
toutes les jeunes mariées, qu'elle était une 
Vénus nouvelle et son époux un second 
Achille; le malheureux Sigebert aurait aussi 
bien pu être assimilé au dieu Mars, afin de ne 
pas déroger à la comparaison divine concédée 
à sa femme; mais Fortunatus avait besoin 
d'une brève et de deux longues, et voilà pour- 
tant à quoi tient la réputation d'un homme, 
quand c'est un poëte qui écrit l'histoire. 



Les débuts du mariage de Sigebert et de 
Brunehaut furent véritablement heureux; les 
deux époux semblent avoir eu l'un pour l'autre 
une sincère affection ; Brunehaut admirait en 
son mari le courage indomptable, l'énergie 
virile, apanage des races barbares ; il avait de 
plus conservé cette honnêteté native, cette can- 
deur dont, cinq siècles avant, Tacite faisait hon- 
neur aux Germains , mais que tous les autres 
Mérovingiens, sans exception, de Clovis jus- 
qu'aux frères alors vivants de Sigebert, avaient 
complètement perdue par suite du contact cor- 
rupteur de la civilisation en décadence dont 



— 17 — 
les mauvais côtés seuls les avaient séduits. 
Quant à Sigebert, il trouvait en revanche 
dans Brunehaut une femme douée non-seule- 
ment de tous les charmes extérieurs, mais 
encore instruite, intelligente, de bon conseil 
et de grand secours pour les arguties de la po- 
litique, réservées d'ordinaire par les rois francs 
à quelque Gallo-Romain, à quelque homme 
de la race vaincue dont ils se méfiaient tou- 
jours un peu. Grâce à l'influence de la reine, 
la cour d'Austrasie, jusqu'alors la plus sau- 
vage, la moins civilisée des cours mérovin- 
giennes, changea complètement d'aspect -, au 
lieu des chefs des tribus germaines de l'autre 
côté du Rhin, on y vit affluer les nobles gau- 
lois et romains de toutes les parties de l'an- 
cienne Gaule. 

Bientôt la cour de Sigebert affiche la préten- 
tion de ressusciter celle des Théodose et des 
Justinien. Parles conseils de la reine, une am- 
bassade ira bientôt conclure à Constantinople, 
entre l'empereur Maurice et le roi illustre (titre 
reconnu aux Mérovingiens par les empereurs 
depuis le consulat de Clovis), un traité d'al- 
liance, même, chose plus rare à cette époque, un 
traité de commerce. L'Austrasie entre vérita- 



mm 



blement dans le concert des peuples civilisés 
réduits alors à l'empire d'Orient et aux États 
des rois goths. Brunehaut, qui a renoncé à 
l'hérésie d'Arius pour embrasser le catholicisme, 
est dès lors bien vue des évêques, cette grande 
puissance des temps barbares. Autour de la 
nouvelle reine se pressent des hommes de race 
romaine, Firminus, comte de Clermont, qu'elle 
chargera de ses missions à la cour de Constan- 
tinople, Flavianus, qui porte le titre emprunté 
à la hiérarchie byzantine de grand domestique, 
Florentianus, futur maire du palais, puis un 
Wisigoth , le cubiculaire Charigisel , venu 
d'Espagne avec la reine et qui sera tué quel- 
ques années plus tard, à Tournay, aux côtés de 
Sigebert ; enfin, comme pour faire honneur à 
la science qui élève les plus humbles au niveau 
des plus grands, au milieu de tous ces sei- 
gneurs, dans le cercle intime qui entourait la 
souveraine, vient prendre place un -simple 
esclave, Andarchius, racheté par ordre de Si- 
gebert à un sénateur de Marseille. Cet Andar- 
chius s'était rendu célèbre dans toute la Gaule 
pour sa profonde connaissance de Virgile et 
surtout pour sa science du droit romain. 
Le droit romain 1 A côté du droit barbare, 



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— ig — 

c'était la perfection ; et le rêve de Brunehaut 
était de l'acclimater sous le ciel brumeux de 
l'Austrasie. Substituer à l'anarchie l'ordre im- 
périal, à la guerre intestine la paix civile, faire 
fleurir le commerce, les arts pacifiques, bâtir 
des palais, mais aussi des hôpitaux et des égli- 
ses, construire de nouvelles routes et réparer les 
anciennes, en un mot rendre la vie à ce grand 
corps meurtri, inanimé, de la Gaule romaine, 
faire de ces provinces morcelées, déchirées, un 
tout bien homogène, un grand empire , une 
France enfin , c'était le rêve de l'épouse de 
Sigebert ; peu s'en fallut qu'elle ne réussît et 
que l'histoire de la vraie France, au lieu de 
dater de Charlemagne ou d'Hugues Capet, 
de datât de Brunehaut. 

Sigebert eut le mérite de comprendre la 
valeur morale de son épouse, il lui abandonna 
la direction entière de la politique intérieure 
comme de la politique extérieure. Ses États d'ail- 
leurs, quelques mois après son mariage, s'étaient 
considérablement accrus par suite du décès de 
son frère Caribert ; la moitié de Marseille par- 
tagée avec Gontran, et plusieurs cités romaines, 
entre autres celles de Tours, de Poitiers, d'Alby 
et de Bayonne, avaient été réunies à ce que 



— 20 — 

le roi d'Austrasie possédait déjà outre- Loire, 
Quant à lui, laissant Brunehaut organiser ses 
États, il ne se réserva que le soin de la guerre 
et la direction des armées. 

La guerre, du reste, à cette époque, ne res- 
tait jamais longtemps sans éclater. Nous allons 
bientôt la voir mettre aux prises les trois 
royaumes francs qui se partageaient alors la 
Gaule. 

Tout le monde a lu dans Augustin Thierry 
(Récits des temps mérovingiens, chap. i"), 
le poétique récit de la mort de Galeswinthe. 
On sait que, sœur aînée de Brunehaut , Gale- 
swinthe était devenue la femme de Chilpéric, roi 
de Neustrie, appelé souvent aussi roi de Sois- 
sons, frère de Sigebert et son aîné de quelques 
années. Chilpéric, en épousant Galeswinthe, 
avait renoncé, pendant quelque temps, à ses 
mœurs renouvelées de celles du roi Salomon, 
l'auteur de la Sagesse. Mais, bientôt, le royal 
couple de Neustrie avait cessé d'être uni; une 
des anciennes maîtresses du roi, habile, impé- 
rieuse et cruelle, avait repris sur lui tout son 
empire ; cette fois, Frédégonde, la fille franque 
aux cheveux rouges, avait voulu être reine, et 
Galeswinthe , assassinée , avait été dormir 



21 



l'éternel sommeil à la pâle lueur des lampes 
sacrées, sous les voûtes d'une basilique. 

A peine la nouvelle de ce meurtre parve- 
nait-elle à la cour d'Austrasie-, que l'époux de 
Brunehaut appelait aux armes tous ses guer- 
riers ; Gontran lui-même, le roi de Bourgogne, 
- quoique ami du repos et de la paix, partagea 
Tindignation de Sigebert ; il fit, comme lui, 
proclamer son ban de guerre dans tous ses 
États -, et Chilpéric, mal soutenu par ses leudes, 
qu'avait peut-être indignés ce lâche attentat, 
mais qu'avait sûrement effrayés l'alliance des 
deux rois, Chilpéric se vit bientôt, malgré tous 
ses efforts, réduit aux dernières extrémités. 

Heureusement pour lui que Gontran, en sa 
qualité d'aspirant à la canonisation, s'avisa de 
l'impiété qu'il y avait à se faire la guerre entre 
frères; il s'interposa comme médiateur entre 
Sigebert et Chilpéric. Sigebert lui-même, mal- 
gré toutes les obsessions, toutes les prières de 
Brunehaut pour qu'il continuât la lutte, con- 
servait au fond du cœur un reste d'affection 
fraternelle pour le misérable Chilpéric ; il céda 
aux instances de Gontran ; au nom de Brune- 
haut, il accepta le prix du sang, le mr-gheld, et 
l'élite des Francs des trois royaumes, présidée 



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— 22 — 



par le roi de Bourgogne, accorda à la reine 
d'Austrasie les cinq villes de Bordeaux, Limo- 
ges, Cahors, Béarn (très-probablement Maslac, 
près Orthez), et Bigorre (Tarbes), que l'infor- 
tunée Galesvvinthe avait reçues comme douaire, 
de son meurtrier. 

Brunehaut, devant la ferme résolution de 
son mari, qui ne voulait pas lutter contre son 
frère, se vit forcée d'accepter cette compensa- 
tion, suffisante aux yeux des Francs pour payer 
le sang de sa sœur. Mais, pour elle, elle voua 
à Chilpéric et surtout à Frédégonde une de ces 
haines terribles qui éclatent et tonnent dans la 
sombre histoire des vieux âges comme un vol- 
can dans la nuit. 



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CHAPITRE II 



568 — 575 



Invasion des Huns, 568. Mauvaise foi de Chilpéric. Ses 
incessantes attaques contre Sigebert, bj3. Défaite de 
Chilpéric. Sigebert et Brunehaut à Paris, 5y5. Départ de 
Sigebert pour Tournay. Saint Germain de Paris. 



Il y avait peut-être aussi une autre raison 
que l'amour fraternel pour pousser Sigebert à 
épargner ce frère dénaturé, qui avait déjà tenté 
peu auparavant de lui enlever son trône, en 
profitant d'une guerre dangereuse que le roi 
d'Austrasie avait eu à soutenir contre les Huns, 
et cela dans l'intérêt de toute la Gaule. 

Pour la seconde fois, les Huns Avares, in- 
vinciblement attirés par les richesses de la 
Gaule, s'avançaient contre l'Austrasie. Devant 
eux tout fuyait-, la terreur populaire grossissait 
encore le danger; les cheveux des Huns, tressés 
en longues nattes flottantes , devenaient, dans 
les récits du vulgaire , autant de serpents irri- 
tés, sifflant comme ceux de la tête de Méduse-, 



■■ 



— 24 — 
les cavaliers errants, que l'envahisseur envoyait 
battre le pays en éclaireurs , aperçus de loin 
aux lueurs douteuses du crépuscule, étaient de- 
venus dans l'imagination gallo franque, grâce 
à leur accoutrement bizarre, autant de fantômes 
et de spectres, muette et effrayante armée qui 
servait d'avant-garde à ces hordes qu'on disait 
nées des démons et des sorcières. 

Cette fois, Sigebert, malgré tout son courage 
personnel , ne fut pas victorieux ; ses troupes, 
épouvantées, en proie à une superstitieuse ter- 
reur , ne voulaient pas combattre , et il en fut 
réduit à traiter avec le chef des Huns Avares ; 
du. reste, il semble que le roi avait pris auprès 
de Brunehaut quelque habitude de la politique 
et de la diplomatie; le guerrier franc sut se 
montrer aussi négociateur habile; dissimulant 
l'effroi des siens , il séduisit par ses manières 
civilisées, par des présents habilement distri- 
bués, le kan des Avares et son entourage ; bref, 
d'un ennemi il sut se faire un allié , qui jura 
solennellement de ne jamais plus porter les 
armes contre lui. 

C'est après cette paix que se place une courte 
irruption des troupes de Sigebert dans la Pro- 
vence, part du roi Gontran (4). Les historiens 



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— 25 — 



accusent le roi cTAustrasie d'avoir fait cette 
guerre sans raison; il avait au contraire deux 
raisons : la première, c'était qu'il se croyait à 
bon droit lésé par Gontran, qui, lors du partage 
de la succession de Caribert, avait gardé pour 
lui seul tous les trésors de ce prince; la seconde, 
c'était un juste mécontentement de ce que Gon- 
tran ne fût pas venu à son aide dans sa lutte 
contre les Avares, lutte qu'il soutenait pour la 
défense commune de tous les royaumes francs. 
Puis, Brunehaut le poussait à cette revendication 
de toute la Provence; il s'y trouvait en effet une 
ville importante, partagée entre les deux frères, 
par suite fort mal gouvernée, que la reine d'Aus- 
trasie désirait acquérir en totalité; toujours 
préoccupée de rendre la vie au commerce, à 
l'industrie, ces richesses des peuples civilisés, 
elle comprenait tout ce que Marseille, l'antique 
métropole du négoce occidental, aurait pu dé- 
verser de richesses et, par suite, de bien-être, de 
civilisation, dans la Gaule franque, sans les 
ineptes exactions des officiers du roi Gontran, 
bêtement avides comme tous les fonctionnaires 
fiscaux , et toujours en querelle avec les Ro- 
mains intelligents et moins rapaces que l'Aus- 
trasie leur envoyait comme collègues. 

2 






— 26 — 

Du reste, cette guerre n'eut pas de suite, les 
deux frères, n'ayant pas de véritable haine l'un 
contre l'autre, entrèrent bientôt en arrangement. 

Le calme renaît donc dans les États francs, 
.mais ce n'est que pour quelques mois. Voici 
maintenant Chilpéric qui, regrettant toujours 
les villes cédées à Brunehaut, veut se dédom- 
mager en enlevant à Sigebert les deux impor- 
tantes cités de Tours et de Poitiers -, il envoie 
pour les conquérir son fils Clovis ; mais 
Sigebert, et Gontran comme défenseur de 
la foi jurée, font marcher leurs troupes contre le 
jeune prince neustrien. Clovis, vaincu par le 
patrice Mummolus , qui commandait les deux 
armées réunies de Bourgogne et d'Austrasie, 
s'enfuit avec quelques fidèles jusqu'à Bordeaux 
que possède depuis peu de temps Brunehaut, 
comme prix du sang de Galeswinthe ; il y entre 
par surprise, s'en empare, mais en est bientôt 
chassé par le margrave Sigulf (du parti de Si- 
gebert), qui appelle à son aide les guerriers des 
tribus basques, toujours avides de bataille et 
surtout de butin, et les Gallo-Romains des 
Landes , qui avaient conservé dans leurs fa- 
rouches solitudes l'énergie belliqueuse de leurs 
ancêtres. 



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— 2 7 — 

Complètement battu, poursuivi une journée 
entière par les Basques, qui couraient sur ses 
traces en sonnant de leurs trompes de chasse, 
Clovis parvint cependant à regagner le royaume 
de son père. 

En vain Gontran s'interpose : par ses soins 
une assemblée d'évêques se réunit à Paris et 
veut réconcilier Sigebert et Cbilpéric; au prin- 
temps suivant, Chilpéric recommence la guerre 
et charge un autre de ses fils , Théodebert, de 
conquérir ces deux riches villes de Tours et de 
Poitiers, qui lui tenaient tant à cœur; le duc 
austrasien, Gondebaud, qui tâche de les défen- 
dre, est forcé de battre en retraite. Théodebert 
ravage la Touraine, pille même les couvents, 
égorge jusqu'aux clercs. Cette fois, c'en est trop; 
Brunehaut, Sigebert le reconnaît enfin, avait 
bien raison lorsqu'elle le conjurait d'être sans 
pitié pour Chilpéric. Il faut en finir, et le roi 
d'Austrasie se décide à un grand et redoutable 
parti ; il appelle à lui, sous ses catholiques ban- 
nières, ornées des images des saints, toute la 
Germanie païenne. 

Et alors, la Gaule entière tremble d'épou- 
vante; en effet, la Germanie n'a que trop bien 
répondu à l'appel de Sigebert. Déjà les Soua- 










- 28 — 

bes, les Bavarois, les Alamans, les Thuringes, 
tous les hommes aux longues moustaches 
blondes sont entrés en Austrasie; le Rhin est 
franchi, les païens sont dans la Gaule. Sigebert 
leur a promis les trésors du roi de Soissons, 
aussi leur nombre augmente de jour en jour; 
c'est une véritable inondation de barbares •, sur 
tous les grands chemins qui de la Germanie 
mènent à la Gaule, on ne voit plus que des 
hordes sauvages, se hâtant de gagner les cam- 
pagnes où mûrit la vigne, les villes où l'or se 
récolte à coups d'épée, comme dans les grandes 
forêts le bois à coups de hache. 

Les évêques de Gaule prient Dieu de dé- 
tourner les effroyables calamités qui les mena- 
cent; Gontran lui-même s'émeut-, il se ligue 
avec Chilpéric pour s'opposer à l'entrée des 
Germains de Sigebert sur le territoire de Neus- 
trie; les évêques lui ont dit que l'invasion bar- 
bare est pour les royaumes comme la tache 
d'huile pour les étoffes : elle s'étend et gagne 
sans cesse. Mais Sigebert ne craint rien; il est 
décidé à aller jusqu'au bout, ses bandes sont 
réunies, il va envahir la Neustrie. Il arrive au 
bord de la Seine, près de l'endroit où elle re- 
çoit la Marne, et, pour éviter de la traverser 



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— 2 9 — 
devant les troupes de Chilpéric, massées sur 
l'autre rive, il fait un détour de quelques lieues, 
gagne le territoire de Gontran dans la plaine 
de Melun, et le somme de le laisser passer, en 
ces termes brefs et menaçants : « Si, pour ton 
malheur , tu ne me laisses pas traverser le 
fleuve, je me jetterai sur toi avec toute mon ar- 
mée. » Gontran s'épouvante, fait reculer le 
corps d'observation qu'il avait sous les murs 
de Melun , et laisse Sigebert maître de faire 
tout ce qu'il voudra. Le roi d'Austrasie entre 
donc en Neustrie; mais Chilpéric fuit devant 
lui; des bords de la Seine il recule jusqu'aux 
bords du Loir, à Alluye. Vainement Sigebert 
le provoque, lui écrit : « Si tu n'es pas un lâche, 
arrête-toi enfin et accepte le combat. » 

Chilpéric répond par d'humbles prières; il 
s'avoue coupable, demande grâce. Gontran, 
encore une fois, supplie son frère d'Austrasie 
de se montrer clément, lui montre le danger 
que font courir à toute la Gaule ces Germains 
qui ne respectent même pas toujours les propres 
domaines de Sigebert. Et celui-ci, cédant à ses 
instances, épargne encore une fois son frère. 

Mais Chilpéric était incorrigible ; à peine 
quelques mois se sont-ils écoulés qu'il entraîne 



— 3o — 
le faible Gontran à s'unir avec lui contre Sige- 
bert; tandis que son fils Théodebert attaque 
les villes austrasiennes de la Loire , Chilpéric 
lui-même envahit et met à feu et à sang le ter- 
ritoire* de Reims , domaine de Sigebert. C'est 
par trop de trahison et d'ingratitude; désormais 
rien n'arrêtera plus Sigebert, ni les hommes ni 
Dieu même , et il jure à Brunehaut que Gale- 
swinthe sera vengée; il rappelle ses Germains, 
et ce ne sont plus seulement les trésors du roi 
de Soissons qu'il leur promet, c'est la Neustrie 
tout entière. Les villes, les terres, les hommes, 
tout est à eux, ils n'ont qu'à venir le prendre. 
Gontran, épouvanté, rompt son alliance avec 
Chilpéric et sollicite une paix qu'il obtient fa- 
cilement; Sigebert n'en veut qu'à Chilpéric. 
En quelques jours celui-ci est battu, son fils 
Théodebert est, dans une rencontre, tué près 
d'Angoulême, ses leudes l'abandonnent; vou- 
lant sauver leurs terres promises aux Germains, 
ils proposent à Sigebert de le reconnaître pour 
leur roi ; toute la Neustrie est prête à se sou- 
mettre à sa domination ; et, tandis que Chilpé- 
ric , qui a vu tous les siens le fuir comme un 
maudit, va chercher un refuge dans les murs 
de la forte place de Tournay , où accourent 



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— 3i — 

bientôt le bloquer les Austrasiens et leurs auxi- 
liaires germains, Sigebert, après avoir parcouru 
et soumis la Neustrie jusqu'à Rouen, entre 
triomphalement dans Paris, l'ancienne capitale 
de Clovis, qui va devenir la sienne, et où Bru- 
nehaut est venue l'attendre pour lui rappeler 
que rien n'est fini tant que Chilpéric vit encore. 

Après quelques jours de repos passés auprès 
de sa femme et de ses trois enfants, Childe- 
bert, son fils, et ses deux filles Ingonde et Clo- 
dosinde , Sigebert s'apprêta à se rendre à 
Tournay pour y terminer cette guerre qui s'é- 
tait si souvent renouvelée. Sur sa route, la 
grande assemblée des Francs de Neustrie, réu- 
nie à Vitry près de Douai, devait le proclamer 
roi , après avoir prononcé la déchéance de 
Chilpéric. Tournay était étroitement bloqué, 
Chilpéric se sentait perdu-, un seul leude lui 
était resté fidèle; quelques rares soldats, des 
esclaves d'une fidélité douteuse, c'était là tous 
ses défenseurs; Frédégonde, sa conseillère ha- 
bituelle, malade, en couches, était réduite au 
désespoir et ne savait quoi tenter. Les deux 
meurtriers de Galeswinthe se voyaient aux abois ; 
la curée n'allait pas tarder. 

Et voici qu'alors l'Église chrétienne frémit 



— 32 — 

du fratricide qui va se commettre; chaque jour 
on sentait s'approcher davantage de la gorge 
haletante de Chilpéric le couteau du roi-Sige- 
bert. L'évêque qui occupait le siège de Paris, 
Germain (qu'il ne faut pas confondre avec son 
prédécesseur, Germain d' Auxerre) , essaya d'ar- 
rêter cette terrible justice en laquelle il ne voyait 
qu'un crime. Il écrivit d'abord à Brunehaut 
pour qu'elle détournât son mari de ce meurtre 
que tous prévoyaient; mais c'était mal con- 
naître le* cœur humain que de s'adresser à la 
sœur de Galeswinthe pour implorer le pardon 
du mari de Frédégonde; Brunehaut ne répon- 
dit pas favorablement à la missive épiscopale, 
et l'évêque de Paris se résolut à faire une se- 
conde tentative, cette fois auprès de Sigebert 
lui-même. 

C'était le jour fixé pour le départ du roi 
d'Austrasie; autour du palais de la Cité (5) se 
pressait l'escorte royale, les cavaliers d'élite 
enfiévrés d'impatience, Gallo-Romains d'outre- 
Loire, vêtus de la cuirasse de peau aux orne- 
ments de bronze, Wisigoths venus avec la reine, 
couverts de légers habits de toile, armés de la 
large épée ibérique, puis les antrustions du roi 
brandissant leur angon (6), gigantesque harpon 



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— 33 - 

de fer qui ne sortait plus des blessures une fois 
faites et péchait l'ennemi dans le tourbillon des 
mêlées. Bientôt le roi parut, il avait l'air grave 
et sévère, on voyait qu'il partait avec une ter- 
rible et immuable résolution. Sans parler, d'un 
bond il sauta sur son étalon de guerre, et le 
groupe des cavaliers se mit en marche. Aux 
acclamations de la foule la cité et le faubourg 
du Nord furent bientôt traversés. Mais, comme 
Sigebert allait franchir la porte, voici que, pa- 
reil à un de ces prophètes qui sortaient d'une 
caverne ou d'un tombeau pour prédire aux rois 
d'Israël les calamités que Jéhovah tenait sus- 
pendues sur leur tête, un homme pâle, amaigri 
par la fièvre , se jeta à la bride du cheval de 
Sigebert, et s' adressant au roi : « Si tu pars, dit- 
il, dans l'intention de ne pas tuer ton frère, tu 
reviendras victorieux ; sinon, c'est toi qui mour- 
ras ! » Cet homme était Germain, l'évêque de 
Paris, qui, malade, s'était arraché à son lit 
pour parler lui-même à Sigebert. Au milieu du 
grand silence qui s'était fait aux paroles de l'é- 
vêque, le roi, muet, impassible comme la statue 
de la Justice, doucement écarta Germain et 
continua sa route ; bientôt l'escorte royale dis- 
parut au bout du long chemin qui menait vers 



-34- 
le Nord, ses bannières s'effacèrent à l'horizon, 
la foule, inquiète des prédictions de Germain, 
silencieusement rentra dans Paris, et l'évêque, 
attristé, retourna prier dans sa sombre basi- 
lique. 

Cependant, dans le palais des empereurs, 
entourée de ses fidèles et de ses flatteurs, Bru- 
nehaut, heureuse et rayonnante, se voyait enfin 
près de toucher à son but ; elle n'avait plus que 
quelques jours à attendre pour voir revenir son 
mari avec ces deux joyaux si ardemment con- 
voités, la couronne de Neustrie brillant sur son 
casque royal et , ballottant au collier de son 
cheval de guerre , la tête sanglante de Chil- 
péric. 



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CHAPITRE III 



575 - 5 7 6 



Annonce de la mort de Sigebert. Brunehaut, captive de 
Chilpe'ric. Mérovée. Le roman de Brunehaut. 



Autour de Brunehaut affluaient depuis quel- 
ques jours les notables de Neustrie, avides de 
lui faire leur cour; évêques, magistrats des 
villes, et ceux des chefs de guerre qui n'avaient 
pas été appelés à l'armée de Sigebert, se pres- 
saient au palais de la Cité, pour faire assaut 
de fidélité et de dévouement. 

Néanmoins, une vague inquiétude obsédait 
depuis quelque temps l'esprit de la reine; les 
paroles menaçantes de Germain revenaient 
sans cesse à sa pensée; elle sentait planer au- 
dessus de sa tête la menace d'une catastrophe. 

La catastrophe éclata bientôt; un matin, la 
reine se réveille dans un palais désert; étonnée, 
elle veut sortir : les portes se ferment devant 
elle ; elle demande ses fidèles : ils arrivent à sa 






— 36 — 

voix, et c'est pour lui répondre qu'ils ne sont 
plus les gardes de la reine, mais les geôliers de 
la veuve. 

En effet, la nouvelle de la mort de Sigebert 
venait d'arriver à Paris; on avait appris que le 
roi d' Austrasie, au moment même où les Francs 
relevaient sur le pavois, avait été poignardé 
par deux jeunes gens qu'avait su fanatiser Fré- 
dégonde; une révolte avait suivi le meurtre; 
les leudes austrasiens, mécontents de l'entou- 
rage presque entièrement gallo-romain et wisi- 
goth de Sigebert, avaient massacré ses princi- 
paux officiers -, les Neustriens, qui se trouvaient 
en grand nombre dans l'armée, étaient retour- 
nés au parti de leur ancien prince, Chilpéric ; 
et Chilpéric lui-même, subitement revenu, grâce 
à la formidable énergie de Frédégonde, l'ar- 
bitre et le maître tout-puissant de la Gaule, 
s'avançait à marches forcées sur Paris, dé- 
clarant que les Parisiens répondaient sur- leurs 
têtes de Brunehaut et de son fils Childebert, 
l'héritier du royaume d' Austrasie. De là, la 
terreur de l'entourage de la reine et l'abandon 
où on l'avait laissée. 

On comprendra facilement quelles durent 
être les inquiétudes de Brunehaut pour la vie 



MOTS 



- 3 7 - 

de son jeune fils ; Childebert disparu, l'Aus- 
trasie appartenait à Chilpéric, et le digne fils 
du roi Clotaire I' r , le fils de l'assassin des en- 
fants de Clodomir, et qui plus est l'époux de 
Frédégonde, n'était pas homme à reculer de- 
vant l'assassinat d'une victime de cinq ans, sur- 
tout quand le prix du meurtre devait être un 
royaume. 

Heureusement, Brunehaut avait conservé un 
fidèle, le duc Gondebaud; par les soins de ce- 
lui-ci, pendant une nuit sombre, l'enfant, en- 
fermé dans un panier, fut descendu d'une 
fenêtre du palais; recueilli aussitôt par un hom- 
me dévoué au duc, il fut immédiatement em- 
mené à bride abattue dans la direction du Nord- 
Est; sur la route des relais, une escorte, étaient 
préparés, et le jeune prince parvint heureuse- 
ment à Metz. 

Metz, qui se voyait à la veille de perdre 
son titre et ses avantages de capitale, acclame 
l'orphelin; la plupart des grands chefs et des 
leudes austrasiens, heureux de la longue mi- 
norité qu'ils prévoient, élèvent Childebert sur 
le pavois consacré, et le fils de Brunehaut se 
trouve avoir ainsi sauvé son trône et sa vie, en 
dépit de Chilpéric. 






- 38 — 

A ces nouvelles, Chilpéric, furieux, presse 
sa marche; si Childebert lui a échappé, il ne 
veut pas du moins perdre Brunehaut, sa pré- 
cieuse captive. Bientôt, il arrive sous les murs 
de Paris; mais, là, il s'arrête, il n'ose entrer 
dans la ville. En effet, lors du partage des 
biens du dernier roi de Paris, Caribert, il 
avait été décidé que la ville resterait indivise 
entre les trois frères survivants : Gontran, roi 
de Bourgogne ou d'Orléans ; Chilpéric, roi de 
Neustrie ou de Soissons, et Sigebert, roi 
d'Austrasie ou de Metz, et que nul des trois 
rois n'y entrerait sous aucun prétexte, sans la 
permission de ses deux autres frères. Saint Hi- 
laire, saint Martin et saint Polyeucte avaient été 
spécialement chargés de punir celui qui oserait 
enfreindre cette convention ; Sigebert, dans le feu 
de la conquête et de la vengeance, ne l'avait pas 
respectée, et Sigebert était -mort. Etait-ce un 
hasard, était-ce un effet de la vengeance des 
Saints offensés? cela donnait beaucoup à ré- 
fléchir à Chilpéric. 

Enfin le monarque embarrassé eut une idée 
lumineuse ; il se fit apporter de nombreuses re- 
liques, tout ce qu'on en put trouver aux envi- 
rons, convoqua tout le clergé d'alentour, et, 



wmmÊÊmmmmmmmtrm* 



- 3g - 

précédé des châsses d'une centaine de Bien- 
heureux et de Martyrs, dûment canonisés, il 
entra sous leur protection dans Paris, per- 
suadé et convaincu que les Saints, dont il avait 
d'ailleurs généreusement payé le concours, le 
protégeraient contre la colère de leurs collègues 
irrités. 



En effet, tout se passa fort bien, et l'évêque 
Germain, qui sans doute était depuis longtemps 
le partisan du pieux Chilpéric, lui fit même, 
comme témoignage de sa satisfaction, la gra- 
cieuseté d'opérer un miracle le jour de son 
entrée, en rendant à un paralytique l'usage de 
ses membres. Le roi, ayant donc repris pleine 
confiance devant cette manifestation évidente 
de la bonne volonté du Ciel à son égard, se 
rendit tout d'abord au vieux palais de la Cité. 
Là Brunehaut l'attendait, tenant serrées contre 
•elle ses deux filles tremblantes. 

Ce fut un moment solennel que celui où se 
trouvèrent en présence l'assassin et la sœur 
de Galeswinthe, le meurtrier et la veuve de Si- 
gebert. D'un côté, une jeune femme, veuve avec 
deux enfants, et veuve de la veille, trahie 
par les siens, abandonnée de tous ceux qui 




— 4° — 
l'auraient dû défendre et lui donner leur vie; 
de l'autre, le roi Chilpéric et les leudes de 
Neustrie, les vaincus d'hier devenus les vain- 
queurs d'aujourd'hui, et furieux de leurs dé- 
faites; avec eux, des leudes d'Austrasie, traîtres 
à la mémoire de leur maître, ceux-là mêmes 
qui n'avaient pas attendu que le cadavre de 
Sigebert fût refroidi pour acclamer son meur- 
trier, et qui, plus acharnés encore que les Neus- 
triens, en voulaient d'autant plus à Brune- 
haut qu'ils se sentaient plus coupables envers 
elle. 

Mais, dans toute cette tourbe d'hommes 
sanguinaires, qui n'attendaient qu'un geste du 
roi pour la massacrer, Brunehaut, de son 
admirable instinct féminin, encore aiguisé par 
le danger, avait deviné un protecteur. 

C'était un jeune homme de haute taille, 
de mélancolique figure; tandis que tous les 
autres guerriers portaient leurs cheveux ou 
relevés sur le front, ou coupés courts, lui, au 
contraire, privilège exclusif delà famille royale, 
laissait flotter sur ses épaules une opulente che- 
velure blonde que le fer n'avait jamais touchée. 
Ce jeune homme était Mérovée, fils de Chil- 
péric et de cette malheureuse reine Audovère 



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— 4i - 
que les intrigues de Frédégonde avaient fait 
répudier, puis exiler au monastère de Saint- 
Calais. La jeunesse de Mérovée s'était passée 
dans ramertume.il sentait peser sur ses épaules, 
comme une chape de plomb, la lourde haine 
de sa marâtre. Impitoyablement surveillé par 
Frédégonde, il avait eu bien des fois à encou- 
rir les reproches et la colère, souvent injuste, 
de Chilpéric. La prison pouvait l'attendre aussi 
bien que le trône, déjà même sa belle-mère 
avait essayé de le faire périr par le fer et par 
le poison. 

Le mot de Virgile est éternellement vrai : 
« Rien n'enseigne à compatir à l'infortune com- 
me de l'avoir soi-même supportée. » A la vue 
de cette reine infortunée, de cette veuve désolée, 
Mérovée fut ému; sa pensée le reporta vers le 
jour fatal où, chassée du toit de Chilpéric, 
Audovère était partie pour l'exil, emportant 
avec elle le bonheur de ses fils; et puis, Brune- 
haut, pâle dans ses longs vêtements couleur de 
mauve, était si belle, d'une beauté si noble et 
si différente de celle de toutes les reines barba- 
res que le jeune homme avait connues, épouses 
de Caribert, de Gontran et même de Chilpéric, 
pauvres filles sans naissance, sans instruction, 







— 42 - 
et qui n'avaient souvent pour elles que le caprice 
momentané du maître ! 

Dès cet instant, Mérovée aima Brunehaut, 
d'un amour immense et dévoué; sans se dissi- 
muler vers quel abîme il penchait, pour elle il 
renonça à tout, à son avenir, à sa vie même ; 
il n'eut plus qu'un désir, qu'un but, qu'une 
passion, secourir et partager l'immense infor- 
tune de la reine d'Austrasie. Ce fut sans doute 
grâce à ses instances que Chilpéric, qui éprou- 
vait parfois, surtout en l'absence de Frédé- 
gonde, une véritable affection pour ses fils, 
épargna la veuve de son frère et se contenta de 
l'exiler au cœur de la Neustrie, dans la cité de 
Rouen. Il lui laissa même une petite partie de 
ses trésors, mais non ses deux filles, qui furent 
envoyées à Meaux. 

Pendant les quelques jours que Brunehaut 
passa encore à Paris avant de partir pour le 
lieu de son exil, Mérovée prit tous les prétextes 
possibles pour parvenir jusqu'à elle, cherchant 
à la consoler, à adoucir la tristesse de sa 
poignante situation. Brunehaut, de son côté, 
inconsciemment se sentit émue de voir dans 
son abandon et son deuil naître ce grand et 
profond amour. Dans la vie de toute femme 



-43 - 
sonne une heure, heure parfois heureuse, plus 
souvent arrière, l'heure du roman ; c'était dans 
les larmes et la captivité qu'elle avait sonné 
pour Brunehaut, comme plus tard elle sonnera 
pour la reine enchanteresse, Marie Stuart, d'un 
de ses mélancoliques sourires changeant le 
geôlier en amant. 

A peine Brunehaut avait-elle quitté Paris 
pour Rouen que Mérovée chercha les moyens 
d'aller la rejoindre au plus vite. Par une heu- 
reuse coïncidence, Chilpéric préparait juste- 
ment alors une expédition pour mettre la main 
sur les deux villes, depuis si longtemps con- 
voitées, de Tours et de Poitiers ; Mérovée sup- 
plia son père de lui donner un commande- 
ment dans cette campagne-, 'Mérovée part en 
toute hâte-, à peine arrivé à Tours, qui avait 
ouvert ses portes à l'armée neustrienne, il en 
sort sans prendre de repos, sous le prétexte 
d'aller voir sa mère à Saint-Calais près du Mans, 
mais, au lieu de la route du Mans, il prend 
celle de Chartres, de là gagne Evreux, et, tout 
bouillant encore d'impatience, bien qu'épuisé par 
ce rapide voyage, il arrive aux portes de Rouen. 
Depuis quelques jours, Brunehaut se trouvait 
dans la ville, habitant probablement une des 



— 44 — 
nombreuses dépendances du palais épiscopal, 
sous la protection et aussi sous la garde de 
Tévêque Prétextât, faible et vénérable vieillard, 
doux à tous, indulgent pour tout. L'arrivée 
subite, inattendue, du fils de Chilpéric frappa 
l'évêque de stupeur. Ce fut bien autre chose 
encore quand Mérovée lui apprit quel était le 
but de son voyage : revoir, aimer et ne plus 
quitter Brunehaut, la mortelle ennemie de son 
père. Mais le vieil évêque depuis longtemps 
connaissait et chérissait Mérovée ; c'était son 
filleul, son fils spirituel. A tous les reproches, 
à toutes les observations de Prétextât, Mérovée 
trouvait réponse : sans Brunehaut, il mourrait. 
Emu de ce grand amour, des larmes de son 
filleul, l'évêque de Rouen prêta une main trop 
complaisante, ou plutôt trop compatissante, à 
l'intrigue qui devait lui coûter si cher. Mérovée 
et Brunehaut se revirent et s'aimèrent. A cette 
époque, les lois ecclésiastiques, encore un peu 
vagues, étaient souvent transgressées. Un jour, 
cédant aux prières, aux larmes des deux amants, 
Prétextât, croyant le péché moins grand, 
voulut du moins les unir, et le beau-fils de 
Frédégonde épousa devant les autels du Sei- 
gneur la veuve du roi Sigebert. Sans apprêts 



— 4^ — 
le mariage eut lieu, triste dans l'église vide, 
sans chants de clercs ni de vierges, triste com- 
me un office des Morts. Et c'était en effet à la 
Mort, la pâle fiancée, que venait de se vouer 
l'imprudent époux de Brunehaut. 

Pendant quelques jours les deux nouveaux 
mariés ne songèrent pas à l'avenir ; au con- 
traire, ils cherchaient à en détourner leur pen- 
sée; ils ne demandaient, ils n'espéraient rien 
que quelques heures de félicité; le présent était 
tout pour eux, ils sentaient bien que leur bonheur 
était sans avenir, qu'il serait court, court comme 
un de ces mélancoliques soleils qui rompent 
parfois l'uniforme tristesse du ciel gris d'hiver. 

Quelques semaines se passèrent ainsi; ou- 
blieux des autres, du monde, et chacun d'eux 
oublieux de lui-même, Mérovée et Brunehaut 
vivaient dans l'évêché de Prétextât qui couvrait 
de sa protection ces tragiques amours. Mais 
dans Rouen on apprend bientôt que, furieux, 
exaspéré, se répandant en épouvantables me- 
naces, Chilpéric arrive avec ses gens de guerre. 
L'effroi est à l'évèché ; Prétextât tremble pour 
ses protégés et cherche le moyen de soustraire 
au sort qui les menace les deux infortunés que 

sa main a unis. 

3. 




— 46 — 

Sur les vieilles murailles de Rouen, datant 
des Romains, il y avait, construite en bois, 
une petite chapelle, consacrée sous le vocable 
de saint Martin, lieu d'asile vénéré comme 
tous les sanctuaires placés sous la protection 
de l'un des deux grands patrons des Gaules. 
Adossé à l'édifice sacré, et participant au pri- 
vilège d'asile, se trouvait un modeste logis, re- 
fuge ordinaire de quelques coupables ou de- 
quelques malheureux. Ce fut là que Prétextât 
conduisit Mérovée et Brunehaut, là qu'il les 
confia à la tutelle du saint vénéré, qu'ardem- 
ment il pria pour eux. Puis, plus calme parce 
qu'il n'avait plus à craindre que pour lui, il 
attendit, prêt à tenir tête à l'orage, la venue du 
terrible roi de Neustrie. 

Chilpéric arriva bientôt, mais l'asile était in- 
violable; les exemples étaient fréquents alors 
de la manière redoutable dont les saints se ven- 
geaient de ceux qui méprisaient leurs droits. 
L'excommunication, si terrible aux âmes alors 
heureusement superstitieuses des rois mérovin- 
giens, serait venue foudroyer Chilpéric, s'il 
avait tenté d'arracher par la force les réfugiés 
de l'enceinte sacrée. 

Dans ces circonstances, le roi voulut user de 



^ 



— 47 - 
ruse; il feignit de céder aux prières de l'évè- 
que de Rouen, auquel il voua au fond du 
cœur une haine de Mérovingien. Il rit parvenir 
à son fils et à Brunehaut des messages con- 
ciliants, des promesses de pardon et d'affection, 
enfin il alla jusqu'à leur jurer sur l'Évangile 
que, « si c'était la volonté de Dieu, il ne les 
séparerait pas. » ^^ 

Mérovée crut ^àr la parole de son père ; il 
quitta avec Brunehaut l'asile inviolable de la 
basilique ; et, le soir même, à la table de Pré- 
textât, qui les bénissait les larmes aux yeux, 
Chilpéric, Mérovée et Brunehaut rompaient le 
pain symbolique. 

Deux jours après, entouré des gardes de 
Chilpéric, des plus dévoués serviteurs de Fré- 
dégonde, Mérovée, prisonnier, partait pour 
Soissons, commençant cette longue série d'é- 
tapes douloureuses dont la dernière sera le 
suicide, et peut-être l'assassinat. Brunehaut 
resta captive à Rouen; son court roman est 
désormais fini; une seule fois, elle reverra pour 
quelques heures Mérovée, que chasseront aussi- 
tôt d'auprès d'elle les leudes de l'Austrasie et 
qui ira périr à Tournay, victime de Frédégonde. 
Dès lors la femme sera morte en Brunehaut ; 



1 



— 48 — 
elle ne sera plus que la reine, législatrice, 
guerrière et parfois vengeresse. 

En vain, ses nombreux détracteurs l'accu- 
seront-ils, dans leur coupable légèreté, sur la 
foi de quelques légendes absurdes, de débau- 
ches, de nombreuses passions, même de séniles 
et honteuses amours; ces accusations s'éva- 
nouiront devant l'impartialité de l'histoire, 
comme s'écarta désormais l'amour de la couche 
fatale au-dessus de laquelle planaient les om- 
bres sanglantes de Sigebert et de Mérovée. 



CHAPITRE IV 



5 7 5 - 584 



Le règne de Childebert, 5y5. Révolte de la Champagne en 
faveur de Brunehaut, 576. Retour et fuite de Mérovée, 
576. Le duc Lupus, 58 1. Dévouement de Brunehaut. 
Chilpéric, tuteur de Childebert. Révolte et réaction en 
faveur de Brunehaut, 583. Childebert commence à régner 
par lui-même, avec les conseils de sa mère. Mort de 
Chilpéric, 585. 



Entre les deux rivières de la Meuse et de la 
Marne s'étendaient de vastes plaines habitées 
par une population mélangée de colonies fran- 
ques et d'anciennes tribus gallo-romaines , 
mais qui, depuis longtemps vivant côte à côte, 
s'étaient fondues en un même peuple. La civili- 
sation y était plus avancée que dans le reste 
du nord de la Gaule, grâce peut-être au grand 
nombre de Romains qui habitaient encore cette 
province, cette Campania, mise par les géo- 
graphes de l'empire au niveau de l'opulente 
Campania d'Italie, grâce aussi sans doute à 



I 






DO — 






l'influence du célèbre siège épiscopal de 
Reims et des nombreux établissements reli- 
gieux qui s'étaient fondés autour de cet impor- 
tant évêché. 

Dépendante de l'Austrasie, mais formant en 
quelque sorte, sous le titre de duché (ducat us), 
un État séparé, la Campania ou Champagne 
avait toujours été dévouée à Brunehaut. Quand 
ses habitants apprirent la catastrophe de 
Rouen, ils voulurent essayer de sauver leur 
reine dont les jours leur paraissaient à bon droit 
en péril. Tout près d'eux, à Soissons, résidait 
alors Frédégonde; ils essayèrent de surprendre 
la ville, voulant faire de l'épouse de Ghilpéric 
un otage qui leur aurait répondu de la sûreté 
de Brunehaut. Malheureusement, cette tentative 
échoua, et la Champagne, horriblement rava- 
gée, paya cher son dévouement. 

Cette prise d'armes ne fut cependant pas tout 
à fait inutile pour Brunehaut; les chefs princi- 
paux, qui gouvernaient alors l'Austrasie au 
nom du jeune Childebert, crurent leur honneur 
intéressé à ne pas laisser la mère de leur roi 
prisonnière de la Neustrie. Ils la réclamèrent à 
Ghilpéric, qui consentit à la leur rendre, n'o- 
sant la faire tuer par crainte de Gonttan et de 



— 5i 



l'Austrasie, et heureux de l'éloigner encore da- 
vantage de Mérovée. 

Mais, revenue au palais de Metz, Brunehaut, 
bien qu'elle portât le titre de reine, se vit sans 
aucun pouvoir; les vrais maîtres du royaume, 
c'étaient le maire du palais, gouverneur de 
Childebert, l'évêque de Reims, iEgidius, mal- 
gré son origine romaine tout dévoué au parti 
de l'aristocratie franque, puis des ducs, des 
comtes, des leudes puissants, amis et compli- 
ces du maire et de l'évêque. Sous cette prédo- 
minance des chefs austrasiens on sent déjà la 
féodalité qui s'agite; plus de pouvoir unique et 
central, mais une réunion de chefs des différents 
cantons, décidant ce que bon leur semble; op- 
pression complète des villes qui sont tenues en 
mépris par les rudes chasseurs des grandes 
forêts des Ardennes et du Rhin, sujétion com- 
plète, de fait sinon de droit, non-seulement 
des colons et des serfs, mais même des petits 
propriétaires libres, des Francs qu'on forcera 
à se faire les clients (plus tard les vassaux) des 
leudes principaux, tel est le rêve des ducs et 
des comtes des contrées de l'Est en face des- 
quels va se trouver Brunehaut. 

Ces ducs, ces comtes, c'est Rauching, qui 



> 



— 52 - 

fait enterrer vivants ceux de ses serfs qui se ma- 
rient sans sa permission, et qui, nouveau Néron, 
éteint les. torches qui éclairent ses banquets 
contre la chair nue de ses esclaves-, ce sont 
Ursion et Bertfried, qui tenteront avec l'évêque 
^Egidius d'assassiner leur roi Childebert. Pen- 
dant les premières années qui suivent son re- 
tour, Brunehaut va avoir à lutter contre eux, 
lutte inégale où seront en jeu son autorité et sa 
vie. 

Elle crut d'abord avoir contre ces ennemis 
un secours, Faide d'un bras dévoué. Traqué de 
tous côtés, échappé à mille dangers, portant 
encore les marques d'une tonsure imposée, un 
jour, Mérovée, son mari, parvient à la rejoin- 
dre; son père l'a fait moine, Frédégonde a 
lancé sur lui sa meute d'assassins, il a manqué 
de périr par les intrigues du duc austrasien 
Gontran-Boson ; mais rien n'a pu F arrêter; 
murs des couvents, poignards des assassins, 
trahison des faux amis, il a triomphé de tout, 
et le voilà dans Metz, apportant à sa reine ai- 
mée la consolation de son amour et le secours 
de son épée. 

Mais les leudes sont là, iEgidius, l'évêque 
soudoyé par Frédégonde, Ursion, Bertfried, 



- 53 — 

Rauching et les autres; ils s'apprêtent à livrer 
à Chilpéric le fils rebelle qu'il réclame. Encore 
une fois, Mérovée n'a plus d'asile; à peine en- 
tré dans Metz, il lui faut repartir, reprendre 
cette route errante qu'il suit depuis des mois ; 
par bonheur, probablement sur la prière de 
Brunehaut, quelques-uns de ses fidèles de 
Champagne offrirent un refuge au prince fugi- 
tif; il resta parmi eux quelques semaines, bien 
gardé, défiant toutes les embûches; malheu- 
reusement , victime , comme on le sait, d'une 
perfidie, il quitta ces populations vaillantes et 
dévouées pour se rendre dans le pays de Tour- 
nay, où une couronnedevaitl'attendre,etoùil ne 
trouva qu'une trahison; prêt d'être livré à Fré- 
dégonde , il préféra en finir avec sa vie d'an- 
goisse, et se fit frapper par la main de son 
frère d'armes, Gaïlen, l'inséparable compagnon 
de sa triste fortune. 

Brunehaut pleura longtemps celui dont elle 
avait bien involontairement causé le malheur et 
la mort ; cette funeste fin redoubla sa haine con- 
tre le couple royal de Neustrie ; elle parvint à 
tirer de sa torpeur habituelle le roi Gontran de 
Bourgogne, qui ouvertement la prit sous sa 
protection. Elle va pouvoir enfin venger, à la 



- 5 4 - 
fois, Gales winthe, Sigebert et Mérovée; une 
nouvelle alliance va encore l'aider dans sa lutte 
avec la Neustrie : sa fille Ingonde (7) est devenue 
l'épouse du fils du roi des Wisigoths et Gontran 
lui-même vient d'adopter Childebert ; les deux 
royaumes d'Austrasie et de Bourgogne sont 
unis dans une même pensée ; mais, de nouveau, 
inquiets du pouvoir que prend Brunehaut, les 
chefs austrasiens s'agitent, refusent d'obéir à la 
reine; ils vont, poussés par iEgidius, jusqu'à se 
liguer avec Chilpéric ; ils rejettent pour leur 
jeune roi le protectorat de Gontran, et ils osent 
demander à Chilpéric d'adopter le jeune Chil- 
debert, dont lui-même a tué le père. En vain, 
Brunehaut en larmes se précipite-t-elle au mi- 
lieu de leur assemblée, et, devant tout le peu- 
ple, à genoux, les supplie-t-elle d'épargner à sou 
fils cette suprême infamie, tous la repoussent, 
restent sourds à ses prières; un seul duc, le Ro- 
main Lupus, duc de Champagne, veut prendre 
son parti, mais c'est inutilement. Et quelques 
jours plus tard, furieux de ses reproches, les 
autres leudes, à la tête de leurs bandes en armes, 
viennent assaillir chez lui le duc de Champagne. 
Tous abandonnent l'homme dont les révoltés 
demandent la tête, il reste seul. Seul? non: 



— 55 - 

au milieu du tumulte, tenant de sa main de 
femme une inutile épée, Brunehaut est accou- 
rue; elle se jette entre les rangs austrasiens : 
« O nobles francs, dit- elle aux soldats, ne per- 
sécutez point l'innocent; » elle va continuer à 
parler, déjà les soldats l'écoutent ; mais, au ga- 
lop de son cheval de guerre, arrive le comte 
Ursion : « Retire-toi, femme, s'écrie-t-il, c'est 
bien assez que tu aies été notre maîtresse pen- 
dant la vie de ton mari; maintenant que ton 
fils règne, c'est nous qui sommes les maîtres -, 
retire -toi, ou nous t'écraserons sous les pieds de 
nos chevaux. » 

Mais, sans peur, Brunehaut resta; les sol- 
dats, les simples hommes de guerre , avaient 
encore un certain respect pour la veuve de leur 
roi; ils semblaient hésitants; Ursion craignit 
quelque revirement soudain en faveur de la 
reine : il laissa s'échapper Lupus. Par exemple, 
toutes les richesses du duc de Champagne fu- 
rent scrupuleusement pillées par Ursion et les 
leudes ses amis qui, feignant de les rapporter 
dans le trésor royal , les cachèrent avec soin 
dans leurs demeures particulières. 

Dès lors, toute l'Austrasie obéit à Chilpéric, 
père adoptif de Childebert ; il en profite pour 



56 



déclarer la guerre à Gontran; deux ducs neus- 
triens, Didier ou Desiderius, de Toulouseet Bla- 
dast de Bordeaux, envahissent d'abord les pro- 
vinces d'outre-Loire appartenant au roi de Bour- 
gogne; malgré quelques échecs de Bladast, qui 
avait eu l'imprudence des' attaquer aux Gascons 
des Pyrénéesdes troupes de Neustrie restent maî- 
tresses d'Agen, de Périgueux et de presque tout 
le territoire que possédait Gontran dans le sud- 
ouest de la Gaule. Encouragé par ce succès, 
Chilpéric prépare pour l'année suivante une 
formidable invasion contre la Bourgogne pro- 
prement dite : trois de ses ducs , Didier , 
Bladast et celui qui commandait à Tours et à 
Poitiers, attaquent la Bourgogne au sud par le 
Berry, tandis que Chilpéric en personne, à la 
tête d'une imposante armée réunie sous les murs 
de Paris, vient mettre le siège devant le château 
de Melun, qui couvrait de ce côté les frontières 
burgondes ; de plus, l'armée austrasienne, en- 
traînée et guidée par les leudes du parti 
neustrien, se mettait en marche pour le re- 
joindre. 

Gontran paraissait perdu-, mais l'histoire de 
ces temps est fertile en péripéties -, à peine le siège 
de Melun était-il commencé que Gontran, qui 



1 



- 5 7 - 
commandait à des troupes plus disciplinées 
que celles de son frère, surprend le camp en 
désordre de Chilpéric et détruit la plus grande 
partie de son armée; presque au même mo- 
ment, le petit peuple d'Austrasie, commençant 
à s'apercevoir que le joug de la reine Brunehaut 
est moins pesant aux humbles et aux faibles 
que celui de ses ducs orgueilleux, subitement se 
révolte contre eux; l'armée elle-même, qu'ac- 
compagne le jeune roi Childebert, s'est soule- 
vée en même temps contre ses chefs, et surtout 
contre l'évêque iEgidius, pour le moment deve- 
nu général ; déjà des voix les accusent de ven- 
dre leur pays, de trahir leur roi, et brusque- 
ment , un soir , les simples guerriers , excités 
par les partisans de Brunehaut, se précipitent 
sur les leudes qui les commandent : de ceux-ci 
quelques-uns sont tués, d'autres n'échappent à 
la mort que par une fuite précipitée. iEgidius, 
l'objet principal de la haine populaire, ne trouve 
son salut qu'aux pieds du jeune roi Childebert; 
réfugié , caché dans la tente royale , il entend 
toute la nuit les vociférations des soldats qui 
demandent sa tête, et il ne parvient à s'échap- 
per qu'au petit jour sur un cheval sans selle, 
perdant dans cette fuite ridicule, tant étaient 



— 58 — 

grandes sa hâte et sa terreur, jusqu'à une partie 
de ses vêtements épiscopaux. 

C'en était fait une fois encore de la puissance 
des grands chefs austrasiens ; aux applaudisse- 
ments de tout le peuple, du clerc et du soldat, 
de l'habitant des villes et du colon des campa- 
gnes, Brunehaut, écartant comme un mauvais 
rêve l'adoption honteuse de Chilpéric , repre- 
nait son double pouvoir de reine et de mère, et 
ce pouvoir d'une femme et d'un enfant allait 
donner à la monarchie austro-franque, sinon 
la paix à l'extérieur, du moins un peu de 
repos, un peu d'ordre à l'intérieur, et enfin une 
prospérité inconnue depuis bien longtemps. 

Chilpéric, sans armée, effrayé de ces revers, 
de la coalition de Gontran et de Brunehaut, se 
réfugia avec Frédégonde dans la citadelle de 
Cambray -, le dernier fils qui lui restât de Frédé- 
gonde venait de mourir ; ceux d'Audovère 
n'étaient plus, il était donc sans héritier, et d'a- 
près la loi franque ses États devaient revenir au 
jeune Childebert, déjà successeur désigné de 
Gontran-, Brunehaut, qui caressait toujours le 
rêve de l'unité de la domination franque, n'a- 
vait donc plus grand intérêt à continuer une 
guerre qui pouvait lui aliéner à jamais l'esprit 



des Neustriens, et qui ne devait que donner un 
peu plus tôt à son fils un royaume qui lui re- 
viendrait plus tard par droit de succession. 
D'ailleurs le pacifique Gontran, redevenu l'allié 
et le conseiller de la reine d'Austrasie, aspirait 
après le repos. En outre, Brunehaut sentait 
que la réorganisation de ses États, bouleversés 
par le mauvais gouvernement des leudes, l'oc- 
cuperait trop pour qu'elle tînt beaucoup à con- 
tinuer cette guerre intestine; aussi, grâce à 
l'entremise de Gontran, une réconciliation, peu 
sincère peut-être, ne tarda-t-elle pas à rendre à 
la Gaule une tranquillité momentanée. 

Brunehaut comprenait bien qu'il y avait tou-. 
jours en Austrasie un élément turbulent qui ne 
pouvait manquer d'y produire tôt ou tard de 
nouveaux troubles ; les chefs de guerre et nom- 
bre de leudes voulaient à tout prix, comme 
plus tard les hommes d'armes des grandes com- 
pagnies, combattre et gaigner. Brunehaut eut 
au VI e siècle, comme l'eut au XIV'' le sage roi 
Charles V,l'intelligencede débarrasser son pays 
de cette trop active population. Depuis long- 
temps elle entretenait de bons rapports avec la 
cour impériale de Constantinople, vers laquelle 
la portaient tous ses goûts et tous ses instincts 






— 60 — 

de femme civilisée. Moyennant une somme de 
cinquante mille sous d'or, qui devaient remplir 
le trésor royal mis à sec par jEgidius et ses 
amis, elle s'engagea à combattre, pour le compte 
de l'empereur, les Lombards(8), qui menaçaient 
alors le peu de provinces que l'empire d'Orient 
eût conservées dans la péninsule italienne. Le 
jeune Childebert, alors âgé de quinze ans en- 
viron, prit, sous latutelle de ducs expérimentés, 
le commandement de l'expédition. Du reste, 
cette guerre fut de courte durée; les Lombards, 
effrayés, se soumirent en offrant de payer tribut, 
et Childebert , sans doute rappelé par Brune- 
haut, regagna le pays des Francs où se prépa- 
raient de grands événements. 

Le roi Chilpéric venait de marier sa fille 
Ringonthe à un des fils du roi des Goths , et 
il avait trouvé d'une haute économie politique 
de lui donner en dot, malgré les réclamations 
de Brunehaut, plusieurs villes et cantons d'A- 
quitaine qui appartenaient au royaume de Chil- 
debert. Bien loin d'écouter les justes remon- 
trances de la régente d'Austrasie, Chilpéric fit 
assassiner un de ses ambassadeurs, et ce fut 
sans doute à la suite de cet attentat que Bru- 
nehaut ordonna à son fils de regagner en 



■^1*. 



— 61 — 

toute hâte son royaume, que menaçait de nou- 
veau l'éternelle mauvaise foi du mari de Fré- 
dégonde. 

Childebert revint donc en Austrasie, et il alla 
s'établir sur sa frontière., à Meaux, pour sur- 
veiller de près le roi Chîlpéric, fixé alors à Pa- 
ris, et pour pouvoir, si toutes les négociations 
devaient échouer, envahir, au premier signal de 
guerre, les provinces neustriennes. 

Cependant, Chilpéric, comme tous ceux de 
sa race, grand amateur de vénerie, était venu 
passer quelques jours à sa villa de Chelles, à 
trois lieues au nord de Paris. Un matin, avant 
de monter à cheval pour se rendre à la chasse, 
il entra doucement dans la chambre de la reine, 
qui, n'étant déjà plus toute jeune, avait l'habi- 
tude de s'occuper minutieusement de sa toilette 
et de sa coiffure; Frédégonde tournait le dos à 
la porte; le roi, avec une aimable familiarité, 
qui lui était sans doute peu ordinaire, frappa 
légèrement sa femme d'une badine qu'il tenait 
à la main. « Finis donc, Landry, s'exclama la 
reine avec un mouvement d'impatience. » (Or, 
Landry était un jeune comte du palais , d'a- 
gréable figure , habile à tous les exercices du 
corps.) A cette réponse inattendue, le roi resta 

4 



- 62 — 

un instant stupéfait ; Frédégonde , qui s'était 
enfin retournée , s'aperçut un peu tard de sa 
méprise, elle voulut se disculper, tourner l'af- 
faire en plaisanterie, mais le roi, sans dire mot, 
le sourcil froncé, sortit de la chambre de la 
reine. Il se jeta sur son cheval, et, galopant 
furieusement, disparut dans la forêt. La jour- 
née se passa; la nuit venait que le roi n'était 
pas encore de retour-, son approche est enfin 
signalée; la tête de Frédégonde n'était pas en 
ce moment bien assurée sur ses épaules -, la fi- 
gure crispée de Chilpéric ne présageait rien de 
bon. Le terrible moment approche; voici le 
roi dans la cour, devant la porte de son palais; 
il s'apprête à descendre de cheval ; fatigué de 
sa longue chasse, il appuie, pour quitter la selle, 
ses deux mains sur l'épaule d'un de ses servi- 
teurs ; au même moment, un inconnu s'approche, 
frappe en un clin d'œil Chilpéric de deux coups 
de couteau, l'un sous l'aisselle, l'autre en plein 
ventre. Le roi vomit le sang, tombe sans voix, 
sans souffle, et expire subitement. Frédégonde 
avait sauvé sa tête. 



CHAPITRE V 

584 - 58 7 

Suite du règne de Childehert. Gontran protège Frédégonde 
et s'empare du royaume de Paris. Révolte de Gonde- 
baud, 584. Tentative d'assassinat de Frédégonde. Le duc 
Rauching. Complot contre Childebert et Brunehaut. 
Traité d'Andelot, 687. 



A peine Chilpéric avait-il rendu le dernier 
soupir qu'un profond désordre régna dans la 
villa de Chelles. Frédégonde, peu sûre de l'af- 
fection générale, était partie précipitamment 
pour Paris, où elle s'était mise sous la protec- 
tion de l'évêque Ragncmode et à l'abri des 
murs consacrés de la basilique de Saint-Vin- 
cent (aujourd'hui Saint-Germain des Prés). Au 
contraire, les trésoriers du roi défunt, suivant 
l'invariable habitude des agents financiers de 
cette époque , s'étaient empressés de porter à 
Meaux, aux pieds de B-runehaut, les richesses 
en or monnayé, en lingots, en objets précieux, 



-6 4 - 

de la couronne de Neustrie, entre autres, un 
grand plat d'or dont parle avec amour, à dif- 
férentes reprises, le vénérable Grégoire de 
Tours, fort amateur, paraît-il, de vaisselle 
plate et d'objets d'or. Childebert, qui se croyait 
l'héritier de son oncle décédé sans fils, se hâte 
de prendre la route de Paris, avide de mettre 
à la fois la main sur la ville et sur Frédégonde, 
tombée par sa faute dans la triste position où 
s'était vue, quelques années auparavant, la 
mère du jeune roi d'Austrasie. Déjà d'ailleurs, 
sans trouble, sans révolte, la Neustrie s'apprête 
à reconnaître comme rois Childebert et Gon- 
tran, car ce sont les derniers Chevelus. 

Mais, nouvelle péripétie, Frédégonde pro- 
duit tout à coup un enfant de quatre mois ; 
c'est un fils qu'on a cru mort en naissant, celui 
dont elle est accouchée à Cambray; par crainte 
du fer et du poison, on l'a, dit-elle, élevé se- 
crètement dans une villa perdue au fond des 
bois \ mais c'est bien le fils de Ghilpéric, et elle 
réclame, pour lui comme pour elle, la protec- 
tion de Gontran. « Que mon seigneur, lui fait- 
elle dire, vienne en grande hâte, qu'il prenne 
possession du royaume de son frère ; je suis la 
mère d'un petit enfant que je désire lui con- 



~ 65 — 

fier; quant à moi, humble veuve, je m'en re- 
mets à sa charité. » 

Gontran, ému de cet appel touchant, alléché 
par l'espoir de cette importante et profitable 
tutelle, et, par-dessus tout, comme on le vit 
plus tard, désireux de réunir à ses propres 
États la ville de Paris , se rendit immédiate- 
ment, avec un corps d'armée, auprès de l'éplo- 
rée Frédégonde. A peine était-il entré dans les 
murs de l'ancienne capitale de Caribert, que 
Childebert arriva de son côté devant Paris, mais 
sans pouvoir y pénétrer, la ville étant déjà oc- 
cupée par les troupes de son oncle. 

Il fallut bien se résoudre à entrer en négo- 
ciations; Frédégonde, simple veuve, et Brune- 
haut, régente, sont forcées de s'en remettre à 
l'arbitrage de Gontran, l'aîné de la famille et, 
aux yeux des Francs, le chef de la race méro- 
vingienne. Le détail de cette affaire diploma- 
tique rappelle vaguement la fable de La Fon- 
taine, V Huître et les Plaideurs. Chilpéric' 
laisse deux royaumes, celui de Neustrie ou de 
Soissons et presque tout celui de Paris, enlevé 
en partie à Sigebert (cohéritier de Caribert 
comme Chilpéric et Gontran) -, cette partie-là 
du moins devrait, comme héritage paternel, re- 

4- 



66 - 



venir à Childebert; mais le bon Gontran rap- 
pelle les traités passés jadis entre les trois frères : 
il y est dit que celui qui, sans le consentement 
de ses frères, entrera dans Paris perdra par cela 
même sa part. Or, Sigebert est évidemment 
entré dans Paris sans le consentement de Chil- 
péric à qui il faisait la guerre et dont il voulait 
la tête; il a donc perdu sa part, et cette part, 
Gontran se l'adjuge. 

Chilpéric, de son côté, est entré dans Paris 
sans le consentement de Gontran et sans celui 
de Childebert qui représente son père Sigebert : 
adjugée à Gontran la part de Chilpéric. Puis, 
mis par cette affaire en goût d'agrandissement, 
le royal arbitre prétend même qu'adoptant les 
deux enfants de ses frères, Childebert et le jeune 
fils de Chilpéric, il est réellement leur père et 
que, par suite de l'autorité paternelle, tous leurs 
États doivent lui appartenir, sa vie durant, en 
pleine et entière propriété. 

Frédégonde, sans appui, craignant avec rai. 
son pour ses jours, accepta tout ce que voulut 
Gontran, qui se mit incontinent à administrer 
la Neustrie, nommant des comtes et des évê- 
ques, percevant surtout des impôts. Mais Bru- 
nehaut tint hardiment tête au roi de Bourgogne 



- 6 7 - 

et défendit les droits de son fils -, elle consentit 
seulement à abandonner à Gontran la part 
qu'elle pouvait réclamer du royaume de Paris. 
« En revanche, lui disait-elle, rends-moi du 
moins l'homicide Frédégonde; du moins qu'on 
juge celle qui a tué la tante, le père, l'oncle et 
les cousins de mon fils le roi Childebert. » 

Mais Gontran peu à peu s'était laissé prendre 
aux larmes, aux douces manières de Frédé- 
gonde, dont la facilité en affaires politiques l'avait 
d'ailleurs charmé. « Nous réglerons cela plus 
tard, » répondit-il , et pour le moment il n'en 
fut plus question. 

Le jeune fils de Frédégonde fut reconnu roi 
sous le nom de Clotaire II, et Gontran garda 
tout le royaume de Paris, essayant de s'y faire 
des partisans, surtout dans le clergé, en le com- 
blant de présents , et en redonnant force exé- 
cutoire aux anciens testaments faits en faveur 
des églises (testaments que cassait souvent Chil- 
péric, qui en ce cas se substituait volontiers 
aux Saints légataires). Au bout de quelque 
temps, grâce à l'influence du clergé, le roi Gon- 
tran était adoré à Paris ; il avait été solennelle- 
ment reconnu comme tuteur de Clotaire par 
l'assemblée des leudes, alors peu enthousiastes 



— (58 — 
de la rapace Frédégonde, et, un jour qu'il 
adressa au peuple réuni dans une église les 
touchantes paroles suivantes : « Je vous en sup- 
plie, vous tous qui êtes ici , tant hommes que 
femmes, gardez-moi une fidélité à toute épreuve -, 
ne me tuez pas comme vous avez tué mes frè- 
res ; laissez-moi au moins trois ans que je puisse 
élever mes pauvres neveux Clotaire et Childe- 
bert, à qui je sers de père; craignez qu'après 
ma mort, Dieu veuille vous l'épargner! vous ne 
périssiez avec ces deux malheureux orphelins, 
alors qu'il ne resterait de notre race aucun 
homme fort pour vous défendre, » tous les as- 
sistants se mirent à fondre en larmes et à prier 
pour la conservation des jours de leur bon 
roi. 

Malgré cet enthousiasme populaire, Gontran, 
d'après Grégoire de Tours, jugeait cependant 
plus prudent de n'aller jamais nulle part sans 
être accompagné d'une quantité respectable de 
gardes du corps. 

Affermi dans l'ancien royaume de Paris, le 
roi Gontran, malgré toutes les réclamations de 
Brunehaut , avait commencé à s'emparer des 
villes d'Aquitaine appartenant à Childebert : 
Tours et Poitiers étaient déjà en son pouvoir, 



— 6g — 

lorsque ses rêves d'ambition furent soudaine- 
ment mis à néant. 

L'Aquitaine venait de se révolter, et c'était 
au génie politique de Brunehaut, craignant pour 
Childebert les forces, devenues trop redouta- 
bles, de Gontran, maître à la fois de la Bour- 
gogne et delà Neustrie, qu'était due cette nou- 
velle péripétie. 

Depuis trois ou quatre ans vivait,caché dans 
les îles d'Hyères, un fils de ce roi Clotaire I er , 
père de Sigebert, de Gontran, de Chilpéric et 
de Caribert; né d'une des nombreuses concu- 
bines du roi, il avait d'abord été considéré par 
Clotaire comme son fils et élevé en conséquence; 
puis, la conduite de la mère ayant donné lieu 
à quelques soupçons, Clotaire déclara que l'en- 
fant n'était pas son fils, mais celui d'un cardeur 
de laine; après de nombreuses aventures, traité 
tantôt en prince, tantôt en aventurier, ce pseudo • 
fils de Clotaire, nommé Gondebaud (ou Gon- 
dowald), s'était réfugié auprès du célèbre Nar- 
sès, commandant alors en Italie les troupes de 
l'empire d'Orient, qui lui avait donné les moyens 
de passer à Constantinople, où on l'avait ac- 
cueilli comme un véritable membre de la race 
royale des Francs. Les empereurs Tibère II et 



— 7° ~ 
Maurice s'étaient intéressés à lui, Pavaient com- 
blé de richesses, et, en 58o, Gondebaud avait 
cru possible, après s'être entendu avec le tur- 
bulent duc austrasien, Gontran-Boson, d'aller 
réclamer en Gaule une partie de l'héritage pa- 
ternel. A peine était-il arrivé que la ville de 
Marseille, habitée de temps immémorial par 
une population turbulente comme les Grecs ses 
aïeux, et qui supportait assez malaisément l'é- 
crasant joug fiscal des Mérovingiens, s'était dé- 
clarée pour lui, entraînée d'ailleurs par son 
évêque Théodore. Le célèbre patrice Mummo- 
lus, l'ancien général de Gontran et le tacticien 
le plus renommé de son époque, avait aussi ou- 
vert au prétendant les portes de la riche cité 
d'Avignon. Mais, là s'étaient bornés les succès 
de Gondebaud ; à la nouvelle de l'approche 
des armées franques, ses partisans l'avaient 
abandonné, notamment le duc Gontran-Boson, 
qui trouva moyen de se dédommager du peu 
de réussite de l'entreprise, en enlevant au 
malheureux prince tout ce qui lui restait d'ar- 
gent. 

Gondebaud, sans ressources, sans amis, avait 
été chercher un refuge dans les îles d'Hyères, 
attendant anxieusement une occasion de s'en 



- 71 — 
retourner à Constantinople, lorsque des émis- 
saires de Brunehaut vinrent lui proposer le 
trône d'Aquitaine; tout était prêt pour le sou- 
lèvement, les deux chefs militaires les plus es- 
timés de l'époque, le duc Didier de Toulouse, 
que nous avons vu commander une des expédi- 
tions de Chilpéric contre Gontran, et l'ex-patrice 
de Bourgogne, Mummolus, devaient être à la 
tête de l'armée des révoltés ; les soldats ne 
manqueraient pas, tous les peuples de l'Aqui- 
taine, du noble à l'artisan, abhorrant la domina- 
tion des rois francs, qu'ils ne connaissaient que 
par leurs exactions fiscales. Gondebaud ne de- 
mandait pas mieux que d'accepter les offres 
de Brunehaut, et, quelques semaines plus tard, 
devant une nombreuse assemblée de chefs et 
de sénateurs d'outre-Loire, le fils persécuté de 
Clotaire, élevé sur le pavois, était salué du titre 
de roi d'Aquitaine, au grand contentement des 
populations méridionales, toujours jalouses de 
leur autonomie. 

Le plan de Brunehaut était habile et bien 
conçu; grâce au dernier partage opéré par 
Gontran, l'Austrasie ne possédait presque plus 
rien en Aquitaine, le roi de Bourgogne s' étant 
adjugé, outre son propre lot dans ce pays, tout 



- 72 — 
ce qu'y possédait l'ancien royaume de Paris, 
et de plus, comme tuteur du fils de Frédégonde, 
toute la part de la Neustrie, y compris les cinq 
données avec de si grands regrets par Chilpéric 
cités àBrunehaut,du consentement et sur l'avis 
deGontran lui-même, pour payer le sang de Ga- 
leswinthe. Quant aux possessions austrasiennes, 
on sait qu'elles aussi étaient menacées par cet 
avide tuteur de princes mineurs. Gondcbaud 
d'ailleurs déclara solennellement qu'il ne faisait 
pas la guerre à Brunehaut et à Childebert; il 
eut grand soin de respecter les quelques villes 
et les quelques cantons qui leur restaient au 
sud de la Loire. En peu de jours, Toulouse, 
la métropole aquitaine, Bordeaux, Angoulême, 
Périgueux,tombèrent au pouvoir du prétendant, 
qui lut bientôt maître de presque toute la vaste 
étendue de pays s'étendant du Rhône à l'Océan 
et des Pyrénées à la Charente. 

Toulouse, seule, avait voulu résister, d'après 
les conseils de son évêque, qui, dans une pré- 
cédente révolte, avait eu fort à souffrir de mau- 
vais traitements et d'écrasantes amendes; mais 
les habitants, effrayés par la grande quantité de 
troupes qui suivaient Gondebaud, trouvèrent 
bientôt plus prudent d'ouvrir leurs portes et de 



- 73 - 
bien recevoir le prétendant. L'évêque lui-même, 
Magnulf, consentit par prudence à assister à un 
repas de cérémonie donné dans une église au 
nouveau roi d'Aquitaine. Partisan de Gontran, 
Magnulf, au milieu du repas, entama avec Gon- 
debaud lui-même une discussion dangereuse. 
« Tu te targues, lui dit-il, d'être fils de Clo- 
taire I er , mais nous ne croyons guère que tu dises 
vrai, et, quand même tu aurais pour toi le 
succès, nous n'en serions pas encore convaincu. » 
— « Je suis réellement fils du roi Clotaire I er , re- 
partit Gondebaud, je veux reconquérir à présent 
une partie de ses États, et je serai bientôt à Paris 
où sera le siège de mon royaume. » Choqué de 
cette confiance, l'évêque répondit: « Si celaarrive 
comme tu le dis, c'est que véritablement il n'y 
aura plus de guerriers francs. » Gondebaud, 
qui paraît avoir eu à tout le moins la chrétienne 
vertu de la patience, feignit de ne pas entendre 
la réponse insolente de l'évêque ; mais le pa- 
trice Mummolus, placé à côté de Magnulf, s'en 
irrita et se mit à souffleter vigoureusement l'é- 
vêque; puis, le duc Didier, qui était à l'autre 
bout de la table, vint à son tour se mêler à la 
querelle; bref, Magnulf fut roué de coups de 
lance, de coups de poing et de coups de pied, 

5 



— 74 — 
puis lié avec des cordes et enfin traîné hors de 
la ville avec défense d'y rentrer. Le siège épis- 
copal n'en fut pas pour cela bien longtemps va- 
cant, un partisan de Gondebaud, le clerc Sa- 
gittaire, s'étant, dès qu'il avait vu l'issue de 
la querelle, offert pour remplacer son évêque. 
Il va sans dire que les biens du malheureux 
Magnulf furent consciencieusement pillés , et, 
chose plus grave, il en fut de même pour les 
riches trésors de l'église de Toulouse, au grand 
scandale de Sagittaire qui se déclarait volé. 

Gondebaud, grâce à ces procédés violents, 
faisait tous les jours de nouveaux progrès, et 
Gontran commença à trembler pour la Bour- 
gogne proprement dite; il voulut se rapprocher 
deBrunehaut, soupçonnant qu'elle pouvait bien 
être pour quelque chose dans cette guerre ; des 
négociations s'engagèrent donc entre lui et la 
reine, et une ambassade de leudes austrasiens 
vint conférer avec le roi de Bourgogne sur les 
moyens de rétablir la paix entre les deux Etats. 
Malheureusement Brunehaut, forcée de choisir 
ses envoyés parmi les principaux membres de 
l'aristocratie, avait dépêché au roi Gontran, 
entre autres ambassadeurs, l'évêquede Reims, 
iEgidius, à qui elle avait pardonné, et le duc 



-75 - 
Gontran-Boson. Gontran n'aimait pas^Egidius, 
qu'il soupçonnait avec assez de raison de faus- 
seté et de traîtrise ; il s'emporta après lui en in- 
jures et en menaces; mais, quand il eut vu 
Gontran-Boson, celui-là même qui avait été 
chercher à Constantinople ce Gondebaud qui 
lui ravissait la plus belle partie de ses États, ce 
fut bien autre chose, sa fureur ne connut plus 
de bornes ; après un échange de violentes paroles 
dans le goût homérique, le roi de Bourgogne 
refusa formellement de restituer à son neveu les 
cités usurpées, les cinq villes du domaine parti- 
culier de Brunehaut; il ne voulut pas davantage 
consentir à livrer ou même à faire juger Frédé- 
gonde, déclarant qu'il ne la croyait pas coupa- 
ble. Alors un des ambassadeurs, rude leude 
d'Austrasie, peu habitué à la politesse des cours 
et exaspéré de ce double refus, apostropha le 
roi avec toute la franchise dont se targuaient 
les nobles francs : « Nous te disons adieu, roi, 
puisque tu refuses de rendre le bien de ton ne- 
veu; prends garde, nous connaissons la hache 
qui a tranché la tête de tes deux frères, ta tête 
aussi sera tranchée. » Et sur ce, les ambassadeurs 
sortirent de la salle royale et remontèrent à 
cheval pour regagner l'Austrasie; mais, au mo- 



-76- 

ment où ils passaient sous les fenêtres du roi, 
on leur jeta par son ordre tout ce qu'on put 
trouver dans les cours et dans les écuries du pa- 
lais, de fumier , d'herbe, de paille et de foin 
pourris, d'ordures de toute espèce. Et ce fut 
dans ce triste appareil que se retira l'ambassade, 
littéralement couverte d'immondices, au dire de 
Grégoire de Tours. 

Cependant, la parole menaçante de l'envoyé, 
qui avait rappelé le souvenir funèbre de la mort 
tragique des deux rois, avait fait une certaine im- 
pression sur Gontran; puis, tout le peuple haïs- 
sait Frédégonde, qui déjà du reste regrettait le 
pouvoir et recommençait ses intrigues. Bref, le 
roi crut plus prudent de l'éloigner de sa rési- 
dence, et il l'envoya habiter cette même ville 
de Rouen où avait été autrefois exilée Brune- 
haut. Et, tandis que la destinée de Frédégonde 
s'assombrit visiblement , l'étoile de Brunehaut 
brille au contraire d'un éclat plus vif; naguère, 
les leudes refusaient de venger sa fille Ingonde, 
persécutée par son beau-père, le roi des Wisi- 
goths, et maintenant ils tremblent devant elle : elle 
a pu faire punir un des plus puissants ducs 
d'Austrasie, Magnovald, qui avait froidement 
assassiné sa femme pour épouser sa belle-sœur; 



— 77 — 
et les amis du mort n'ont pas osé murmurer. Le 
gouverneur,leleudeWandelin,qu'onavaitimpo- 
sé à Childebert, n'a plus aucun pouvoir, tellement 
que, lorsqu'il mourra quelque temps après, nul 
ne songera à prendre sa place, et que la reine sera 
assez puissante pour pouvoir déclarer que ce 
sera désormais elle seule qui gouvernera avec 
son fils. Or, Childebert est jeune, de plus il re- 
connaît volontiers toute la supériorité de sa 
mère, et Brunehaut est reine, maîtresse abso- 
lue , tandis que Frédégonde n'est plus qu'une 
exilée, forcée, pour comble de honte, de sup- 
porter la présence et la suprématie de son en- 
nemi Prétextât, l'ancien protecteur de Mérovée 
et de Brunehaut, rappelé en triomphe de l'exil 
où l'avait relégué Chilpéric. 

Alors, la fougueuse reine de Neustrie semble 
prise d'un délire sanglant; elle envoie un assas- 
sin pris parmi une troupe de jeunes clercs 
qu'elle maintenait auprès d'elle par tous les 
moyens, ivresse, séductions de tout genre, dans 
un perpétuel état d'exaltation et de dévouement 
sauvage; cet homme part pour l'Austrasie : il 
doit frapper Childebert et Brunehaut, mais il 
s'y prend maladroitement, il est découvert; 
Brunehaut lui fait grâce et, dédaigneusement, 



-78- 

le renvoie à sa maîtresse. Cette clémence d'ail- 
leurs profita peu au pauvre diable, car Frédé- 
gonde, exaspérée de son insuccès et furieuse de 
sa maladresse, lui fit couper à son retour les 
pieds et les mains. 

Du reste, il faut rendre à Frédégonde cette 
justice qu'elle ne se découragea pas : quelques 
semaines après cette première tentative, Gon- 
tran intercepta une lettre du roi des Wisigoths, 
Leuvigild, avec qui il était en hostilité à cause 
des mauvais traitements endurés par Ingonde. 
Cette missive, qui intéressa fort le roi de Bour- 
gogne , était adressée à Frédégonde et conçue 
en ces termes : « Fais périr au plus tôt nos en- 
nemis Childebert et sa mère-, fais la paix, pour 
le moment , avec le roi Gontran , même au 
prix de grandes dépenses. Si l'argent venait à te 
manquer, nous t'en enverrions en secret; l'im- 
portant est d'exécuter ce que nous te deman- 
dons. Quand nous serons débarrassés de nos 
ennemis, il faudra récompenser l'évêque de 
Tarbes, Amélius, et la noble dame Faileube, 
qui donnent à nos émissaires le moyen de par- 
venir jusqu'à toi. » 

Cette lettre donna fort à réfléchir à Gontran; 
il craignit qu'après Brunehaut et Childebert, 



— 79 — 
l'idée ne vînt à Frédégonde de s'occuper de 
lui-même. Il résolut en conséquence de se rap- 
procher de Brunehaut et de rompre définiti- 
vement avec sa rivale. Comme gage de sa ré- 
conciliation , il avertit la reine et le jeune roi 
d'Austrasie du complot tramé contre eux. 

Frédégonde n'en renonça pas davantage à ses 
idées de meurtre; elle fit fabriquer deux scama- 
saxes spéciaux avec de profondes entailles des- 
tinées à recevoir du poison. Puis, elle remit les 
deux instruments de mort à deux jeunes clercs 
de son entourage, en leur adressant pour en- 
couragement le petit discours suivant : « Prenez 
ces armes et allez auprès de Childebert; pré- 
sentez-vous à lui comme pour demander l'au- 
mône; jetez-vous à genoux pour l'implorer, et, 
là, frappez-le au flanc. Que Brunehaut, dont 
toute l'arrogance repose sur la vie de son fils, 
soit entraînée dans sa ruine , et tombe enfin 
entre mes mains. Si Childebert est trop bien 
gardé pour qu'on puisse l'approcher, frappez 
alors Brunehaut elle-même. Si vous perdez la 
vie , je comblerai vos parents de richesses et 
j'en ferai les premiers de mon royaume. » 

Malgré ces brillantes promesses en faveur 
de leur famille, les clercs hésitaient un peu; ils 



— 8o - 

pensaient, avec un égoïsme bien naturel, qu'ils 
paieraient presque sûrement de leur tête la haute 
fortune de leurs ascendants. Mais Frédégonde 
s'y prit si bien, les grisa de telle manière qu'ils 
partirent enfin, emportant avec eux un flacon 
donné par la reine et qui contenait une liqueur 
secrète, tellement énergique qu'elle devait leur 
ôter toute terreur. 

Quelques jours plus tard, les deux clercs, ar- 
rêtés à la cour de Childebert, étaient mis à mort 
comme assassins , avant d'avoir pu frapper le 
roi ; l'histoire ne dit pas si Frédégonde tint ses 
promesses vis-à-vis de leurs familles ; pour 
notre part, nous en doutons fort. 

Reconnaissant des avis et des ouvertures bien- 
veillantes du roi Gontran, Childebert, accompa- 
gné de Brunehaut, alla le trouvera sa résidence 
de Chalon-sur-Saône. Le vieux roi l'accueillit 
à merveille, et, devant tous ses guerriers assem- 
blés, il lui remit sa lance royale, sceptre belli- 
queux que portaient les Mérovingiens, déclarant 
qu'il le faisait son héritier, qu'il l'adoptait so- 
lennellement pour son fils (sans prétendre cette 
fois à aucun droit de tutelle). En même temps, 
il prenait l'engagement de lui restituer tout ce 
qui pouvait lui avoir été enlevé. 



Cette réconciliation fut la perte de Gonde- 
baud, qui, fier de ses succès, commençait d'ail- 
leurs à menacer les possessions de Childebert 
et annonçait l'intention de réunir sous sa do- 
mination exclusive les trois royaumes méro- 
vingiens. Quelques semaines après, écrasé par 
les forces réunies de Bourgogne et d'Austrasie, 
commandées par le comte de l'écurie, le conné- 
table de Bourgogne et le patrice, successeur 
de Mummolus , il se voyait refoulé jusqu'aux 
Pyrénées ; réfugié dans la cité des Convênes 
(Saint-Bertrand de Comminges), le roi d'Aqui- 
taine fut livré par ses officiers; Mummolus, 
son ancien partisan , espérant obtenir miséri- 
corde, le remit par trahison entre les mains du 
duc Gontran-Boson (venu avec le contingent 
austrasien), qui, désireux tout à la fois de rega- 
gner les bonnes grâces du roi Gontran, et d'é- 
viter toute réclamation de Gondebaud au sujet 
des trésors qu'il lui avait volés, brisa d'un 
énorme coup de pierre la tête du malheureux 
prétendant. 

Cependant le rétablissement de la concorde 
entre Brunehaut et Gontran avait exaspéré 
Frédégonde ; elle cherche à exciter contre eux 
les grands de Bourgogne et d'Austrasie, elle 



— 82 — 

fait prendre, à force d'or et de promesses, les 
armes aux chefs sauvages des Bretons, aux 
Wisigoths d'Espagne; ses anciennes haines se 
réveillent plus ardentes-, le malheureux Prétex- 
tât, remonté sur le siège de Rouen, est sa pre- 
mière victime : le jour de Pâques 588, il tombe 
assassiné au pied même des autels. Par 
l'entremise de son dévoué client, l'évêque de 
Reims, ^Egidius, elle prépare de nouveau le 
meurtre de Brunehaut et de Childebert ; le chef 
de ce nouveau complot était le duc Rauching, 
qui se prétendait, comme Gondebaud , fils 
de Clotaire I er ; aidé des deux comtes Ursion 
et Bertfried, il devait faire périr Brunehaut et 
Childebert; Childebert, bien qu'il eût à peine 
dix-sept ans, avait déjà deux fils, l'un, Théode- 
bert, né d'une concubine, l'autre, Thierry, né de 
sa femme, la reine Faileube, qu'il venait d'é- 
pouser l'année précédente. Ces deux jeunes 
princes ne devaient pas être des maîtres bien 
gênants , l'un ayant environ un an , et l'autre 
étant âgé seulement de quelques semaines; il 
fut donc décidé entre les conjurés que l'Austra- 
sie serait divisée en deux royaumes séparés ; le 
. premier, attribué à Théodebert et formé de la 
Champagne et des comtés environnants, devait 



— 83 — 

être gouverné par le duc Rauching; l'Austrasie 
du Nord formerait le second royaume que, 
sous le nom de Thierry, dirigeraient Bertfried 
et Ursion. Un autre complot, se rattachant à 
celui-ci, devait amener également la mort de 
Gontran. Un jour, en effet, le roi de Bourgo- 
gne, se rendant en toute sécurité dans son ora- 
toire pour y faire ses prières habituelles, fut 
fort désagréablement surpris d'y trouver un 
assassin l'épée levée, qu'avait envoyé là son 
ex-protégée Frédégonde. 

Décidément Brunehaut valait mieux. 

L'assassin est arrêté, mis à la torture, ques- 
tionné, d'après les procédés de l'époque, avec 
un soin scrupuleux. Cette forme d'instruction 
avait toujours le plus grand succès : l'émissaire 
de Frédégonde avoue tout ce qu'on lui demande, 
entre dans tous les détails : le roi Childebert et 
Brunehaut vont être frappés, comme Gontran 
a manqué de l'être; et c'est le duc Rauching lui- 
même, lui qui se vante d'avoir une main qui ne 
tremble pas, qui s'est chargé de porter le coup 
fatal. En toute hâte, encore ému du dan- 
ger auquel il vient d'échapper, Gontran écrit à 
la cour d'Austrasie, et bientôt un rapide courrier 
apprend à Brunehaut le danger qui la menace. 



— 84 — 

Quelque temps après le courrier, Rauching, 
qui ne connaissait pas encore ce qui s'était 
passé à la cour de Gontran, arrive au palais de 
Childebert; à peine ce roi en est-il informé 
qu'il envoie en toute hâte, par la poste des ser- 
vices publics, des hommes de confiance chargés 
de saisir dans les diverses propriétés du traître 
ses tablettes et son or. Puis, calme, tranquille, 
mais l'œil sur lui , il le fait entrer dans sa 
chambre à coucher. Là les deux interlocuteurs 
parlent de choses et d'autres ; Rauching cherche 
une occasion favorable pour frapper le roi, mais 
l'occasion ne se présente pas; peu importe, 
pense le duc, rien ne presse encore. 

Mais l'entretien tire à sa fin, Rauching prend 
congé du roi -, pour sortir de la chambre, dont 
l'accès est rendu plus difficile par quelques de- 
grés, il soulève la lourde portière qui en ferme 
l'entrée; au même moment, tandis que ses 
mains sont occupées à soutenir l'épaisse tapis- 
serie, les deux gardiens de la porte le saisissent 
brusquement par les jambes; il tombe en tra- 
vers sur les marches, une partie du corps dans 
la chambre, l'autre en dehors; et, à peine son 
corps a-t-il touché le plancher qu'il a la tête 
hachée à coups d'épée, « tellement que les débris 



— 85 — 

de sa tête semblaient être de même nature que 
sa cervelle (9). » 



Cette mort déconcerta les conjurés ; Ursion 
et Bertfried, qui avaient déjà réuni une armée 
de révoltés, la laissèrent se disperser. Et là, nous 
voyons ce qu'on ne voit presque jamais dans 
l'histoire de ces tristes époques , un éclair de 
bonté, une lueur de compassion ; et c'est encore 
à Brunehaut que le mérite en appartient. Bert- 
fried, qui avait juré la mort de la reine et de 
son fils, était assurément bien coupable, et ce- 
pendant elle lui pardonne, elle veut le sauver ; 
elle a tenu son jeune enfant sur les fonts bap- 
tismaux et elle n'oublie pas ce lien, cependant 
bien frêle, qui les a unis autrefois. « Viens te 
réfugier auprès de moi, lui écrit-elle, sépare ta 
cause de celle des autres conjurés et je te sau- 
verai la vie. » Mais Bertfried refuse, il ne croit 
pas la partie entièrement perdue pour lui , et 
nous le retrouverons plus tard essayant encore 
de lutter et toujours protégé par la reine. 

Gontran, Childebert et Brunehaut compre- 
naient bien à quel danger ils venaient d'échap- 
per; cette communauté de périls les rapprocha 



— 86 — 

davantage. Gontran voulut irrévocablement 
déshériter Clotaire, rompre avec Frédégonde ; 
les deux rois de Bourgogne et d'Austrasie con- 
vinrent d'une entrevue solennelle où ils de- 
vaient se rendre avec leurs familles et leurs 
conseillers, afin d'ôter de leurs rapports tout 
germe de discorde pour l'avenir. 

Ce fut le 28 novembre 587 , dans la villa 
d'Andelot près Chaumont, que se rencontrè- 
rent les deux rois : la famille royale de Bour- 
gogne était presque éteinte : il ne restait au roi 
Gontran qu'une fille, Clotilde, qu'il aimait ten- 
drement et dont l'avenir le préoccupait à bon 
droit ; Childebert, au contraire, amenait avec 
lui sa mère Brunehaut , sa femme , la reine 
Faileube, sa sœur Clodosinde, ses deux fils 
Théodebert et Thierry; on aurait bien cru que 
l'avenir était là. 

Grégoire de Tours nous a conservé le texte 
du traité signé à Andelot par Brunehaut, Chil- 
debert et Gontran; nous le donnons ici comme 
un type curieux des documents diplomatiques 
au sixième siècle de l'ère chrétienne : 

« Au nom du Christ, les très j excellents sei- 
gneurs rois Gontran et Childebert et la très- 
glorieuse dame la reine Brunehaut se sont, dans 



- 8 7 - 

un même sentiment d'amitié , donné rendez- 
vous à Andelot, afin de résoudre, après mûre 
délibération, toutes les difficultés qui les sépa- 
raient ; par l'entremise des évêques et des 
grands, avec l'aide de Dieu, pour l'amour de 
la ■charité, il a été arrêté, décidé et convenu 
que, tant que le Dieu tout-puissant les laisserait 
jouir de la vie du siècle, ils se garderaient une 
foi et une amitié pure et sincère. Et en même 
temps, comme le seigneur Gontran, conformé- 
ment au traité qu'il a fait avec le roi Sigebert, 
de vénérable mémoire, prétend être en droit de 
retenir en totalité la partie qui était revenue à 
son frère du royaume de Caribert, et que les 
ayant-cause du seigneur Childebert ont déclaré 
en son nom vouloir rentrer en possession de 
tout ce qu'avait eu son père, il demeure décidé, 
suivant une transaction et une détermination 
immuables, que la part du royaume de Cari- 
bert, qu'un traité avait concédée à Sigebert, 
savoir le tiers de la cité de Paris avec son ter- 
ritoire et ses habitants, ainsi que les places 
fortes de Châteaudun, de Vendôme et tout ce 
que ledit Sigebert avait possédé dans les pays 
d'Etampes et de Chartres, territoire et habi- 
tants, restera à perpétuité au pouvoir du roi 



■■ 



— 88 — 
Gontran, en plus de tout ce que ledit Gontran 
a eu du royaume de Caribert, du vivant du roi 
Sigebert. Par compensation , le seigneur roi 
Childebert garde en son pouvoir, à compter 
de ce jour, la ville de Meaux, les deux tiers de 
celle de Senlis, et en totalité celles de Tours, 
Poitiers, Avranches, Aire,Conserans, Bayonne, 
Alby avec leurs territoires; et il est convenu 
que celui des deux rois qui survivra à l'autre 
héritera du royaume de celui qui perdra la lu- 
mière du jour, sans laisser de fils, et qu'il 
jouira de cet héritage à perpétuité, et, Dieu ai- 
dant, pour les siens comme pour lui-même. Il 
est convenu d'une façon toute spéciale, comme 
une condition que tous doivent scrupuleuse- 
ment observer, que tout ce que le roi Gontran 
a donné ou, avec la permission de Dieu, pourra 
donner encore à sa fille Clotilde, en biens de 
tout genre, choses, hommes, villes, terres ou 
rentes, restera en sa possession ; et, si la prin- 
cesse Clotilde veut disposer à sa volonté de 
quelque bien venant du fisc royal ou de ses ef- 
fets et de ses fonds, ou bien qu'elle veuille en 
faire don, qu'ils lui soient conservés à perpé- 
tuité, avec l'aide de Dieu, ne lui soient dérobés 
en aucun temps par qui que ce soit, et qu'elle 



- 8c, - 
les garde en tout honneur, sécurité et dignité, 
sous la protection et sous la défense du roi Chil- 
debert, ainsi que tout ce qu'elle pourra possé- 
der lors de la mort de son père. Le seigneur 
roi Gontran promet également que, si par un 
effet de la fragilité des choses humaines, ce que 
la miséricorde divine veuille bien empêcher, et 
ce qu'il ne souhaite pas, il advenait que le roi 
Childebert quittât la lumière de ce monde, lui 
Gontran encore vivant, il prendrait, comme un 
bon père, sous sa protection et sous sa tutelle, 
ses deux fils les rois Théodebert et Thierry, 
ainsi que les autres que Dieu pourrait accorder 
à Childebert; de telle sorte qu'ils pussent jouir 
paisiblement de l'héritage paternel. Il protége- 
rait de même la mère du seigneur Childebert, la 
dame reine Brunehaut, sa fille Clodosinde, 
sœur du roi Childebert, aussi longtemps qu'elles 
seraient dans les pays des Francs; il en serait 
de même pour la reine Faileube : il serait 
attaché à elles, comme à une sœur et à des 
filles chéries, et les maintiendrait en hon- 
neur et dignité, avec tous leurs biens, villes, 
terres , rentes ou autres propriétés , et tant ce 
qu'elles possèdent présentement que ce qu'elles 
pourront, le Christ aidant, acquérir encore, 



— go — 
afin qu'elles conservent ces biens en pleine sé- 
curité Quant aux cités de Bordeaux, Li- 
moges, Cahors, Béarn et Bigorre, que Gale- 
swinthe, sœur de la dame Brunehaut,a acquises 
en venant en France, comme don du lende- 
main (présent fait par l'époux le lendemain 
du jour des noces, sorte de douaire) et que, d'a- 
près un jugement rendu par le très-glorieux roi 
Gontran , assisté de l'assemblée des Francs, du 
vivant des rois Sigebert etChilpéric il a été con- 
venu que posséderait la reine Brunehaut, il est 
arrêté à partir d'aujourd'hui que ladite Brunehaut 
acquerra la propriété et la jouissance de la ville de 
Cahors et de ses dépendances. Les autres cités, 
énumérées ci-dessus, seront laissées au roi Gon- 
tran à titre viager, et retourneront après lui à la 
dame Brunehaut et à ses héritiers qui les possé- 
deront en pleine propriété. Avec l'aide de Dieu, 
durant la vieduseigneurGontran, elles ne pour- 
ront, à aucune époque ni sous aucun prétexte, 
être réclamées ni par la dame Brunehaut, ni 
par son fils, le roi Childebert, ni par les héri- 
tiers de ce roi. Il est également arrêté que le 
seigneur Childebert aura l'entière propriété de 
la ville de Senlis, et que le tiers qui doit en re- 
venir au roi Gontran sera compensé à son 



MM 



— gi — . 

égard par le tiers appartenant au seigneur Chil- 

debert dans le pays de Resson (10) » 

Le reste du traité, de peu d'importance, a 
pour objet d'empêcher les leudes dépendant de 
chaque souverain de transmettre à leur idée 
leur personne et leur dévouement d'un roi à un 
autre et de garantir les possessions accordées 
aux églises. On eut soin ensuite d'appeler la 
vengeance céleste sur celles des parties qui ose- 
raient enfreindre un pacte aussi solennel. Et 
toutes les difficultés parurent aplanies à la sa- 
tisfaction générale. 



Le traité une fois signé, les deux rois procé- 
dèrent à un acte de justice, le châtiment du 
duc Gontran-Boson, qui, dans le cours de sa 
longue carrière, avait trouvé le moyen de trahir 
successivement tous ceux qui s'étaient fiés à lui, 
d'abord Chilpéric, puis le malheureux Mérovée, 
puis Childebert , puis Gontran , puis Gonde- 
baud, et qui malgré cela avait eu l'effronterie 
de venir assister à la conférence. Gontran- 
Boson, à la nouvelle quel'assemblée des Francs, 
présidée par les deux rois alliés, venait de le 
déclarer digne de mort, s'était réfugié dans une 
des dépendances de la villa d'Andelot, occupée 



— 92 — 
par Tévêque de Trêves, Magnéric; là, après 
avoir soigneusement fermé les portes extérieu- 
res : « Je sais, dit-il à Tévêque, très-saint pré- 
lat, que tu es en grand honneur auprès de nos 
rois, j'ai donc recours à toi pour me sauver la 
vie. Ceux qui doivent me frapper sont à ta 
porte : sache bien que, si je n'échappe pas grâce 
à toi, avant d'être tué, je t'aurai tué. O saint 
évêque, obtiens mon pardon, ou nous allons 
mourir tous les deux. » Et, pour donner plus 
de poids à ses paroles, Gontran-Boson appuyait 
la pointe de son épée sur la poitrine de Tévê- 
que. Celui-ci, effrayé des manières de cet étrange 
suppliant, se débattait en criant : « Laisse-moi 
sortir, je t'en prie, afin que j'aille intercéder 
pour toi auprès des seigneurs rois. » — « Non, 
non, répondait Gontran-Boson, je veux que tu 
restes avec moi; envoie plutôt un de tes clercs, 
qui rendra compte de ce que j'ai dit et qui par- 
lera en ton nom. » 

Mais, pendant cette discussion, les deux rois 
s'impatientaient : « Si l'évêque ne sort pas, 
s'écriait Childebert, croyant que le pauvre 
Magnéric y mettait de la mauvaise volonté, si 
Tévêque ne sort pas, il périra avec son protégé 
Gontran-Boson. » — « Mettez le feu à la mai- 



- 9 3- 

son, disait le roi Gontran,Févêque brûlera aussi 
s'il s'obstine à ne pas sortir. » 

Sortir! l'évêque infortuné ne demandait que 
cela; malheureusement, Gontran-Boson s'y 
opposait énergiquement, A la fin cependant, 
Magnéric, grâce à ses clercs, put s'échapper 
de la maison qui était déjà en flammes et Gon- 
tran-Boson resta seul. 

Le condamné supporta les flammes pendant 
quelques instants ; bientôt , n'y pouvant plus 
tenir, il s'élança au dehors; à peine touchait- 
il le seuil qu'il fut percé de coups de lance. 
Mérovée était vengé au moins d'un de ses per- 
sécuteurs. 

Mais, si Brunehaut savait punir ses ennemis 
ou plutôt les ennemis des siens, elle n'oubliait 
pas ses amis. On se souvient de ce duc Lupus 
qui s'était compromis pour elle au point de 
perdre ses biens et d'en être réduit à s'exiler à 
la cour de Bourgogne; Lupus était là, dans la 
suite de Gontran; on lui rendit ses terres, ses 
honneurs, et tous les dédommagements possi- 
bles lui furent accordés. 

Tout étant donc arrangé pour le mieux, le 
vice puni et la vertu récompensée, comme dans 
les romans, Gontran et Brunehaut se firent de 



- 94 — 
mutuels présents et se convièrent réciproque- 
ment, eux et leur entourage, à de splendides 
festins. Après quoi, dit Grégoire de Tours, ces 
illustres personnes, s'étant embrassées, s'en re- 
tournèrent chacune dans leur pays. 



CHAPITRE VI 



587—596 



Châtiment d'Ursion et de Bertfried. Complot contre Bru- 
nehaut découvert par la reine Faileube. Nouvelles tenta- 
tives d'assassinat de Frédégonde. Déposition d'Mgi- 
dius,5o,o. Expéditions deChildebert contre les Lombards. 
Mésaventure de Frédégonde à Tournay, 5g i. Mort de 
Gontran. Childebert, roi d'Austrasie et de Bourgogne. 
Bataille de Droissy, 5g3. Mort de Childebert, 5g5. 
Bataille de Latofao, 5g6. Partage des États de Childebert 
entre ses deux fils. 



La présence de Brunehaut et de Childebert 
était en effet fort nécessaire dans leur pays : 
les deux révoltés, Ursion et Bertfried, s'étaient 
retirés dans une église du canton de Vabre (aux 
environs de Carignan, dans les Ardennes), que 
sa situation sur une côte escarpée rendait de 
facile défense, et paraissaient décidés à s'y main- 
tenir. Une expédition fut envoyée contre eux, 
et le commandement en fut donné à un beau- 
fils du duc Lupus, le comte Godegésile, sur la 
recommandation de Brunehaut qui, voulant 



~ 9 6- 

toujours sauver Bertfried, tenait à ce que la di- 
rection de l'entreprise fût confiée à un homme 
dévoué comme Tétaient pour elle tous'les mem- 
bres de la famille de Lupus. Le refuge d'Ur- 
sion et de Bertfried fut incendié par les troupes 
austrasiennes ; après une défense énergique, 
Ursion fut massacré. Godegésile", suivant les 
intentions de Brunehaut, se mit à crier dès 
qu'il le vit tomber : « Le principal ennemi du 
roi et de la reine est mort ; cela suffit : laissons 
la vie à Bertfried. » Grâce à cette intervention 
de Godegésile, Bertfried put monter à cheval 
et s'échapper. 

Mais Childebert était devenu homme : le vieil 
instinct sanguinaire de sa race se réveillait 
maintenant en lui -, la clémence, c'est une vertu 
de civilisé; pardonner, c'était bon pour Bru- 
nehaut, pour la fille des rois goths, mais non 
pour le descendant de Clovis et des rois sau- 
vages du Nord; furieux d'apprendre la fuite de 
Bertfried : « Si Bertfried échappe, s'écrie-t-il, 
je tuerai Godegésile. » Godegésile eut peur pour 
sa vie, il se remit à la poursuite du fugitif, bien 
décidé à tout faire pour sauver sa propre tête. 

L'évêque Agéric était dans son palais de 
Verdun, priant dans son oratoire , lorsqu'un 



■I 



- 97 — 
homme poudreux, sanglant, monté sur un che- 
val épuisé, s'arrête devant la demeure épisco- 
pale, pénètre dans l'oratoire, se jette aux ge- 
noux du prélat, le conjure de le sauver; ce 
suppliant , c'est Bertfried qui vient demander 
asile; toute l'armée de Childebert est à sa 
poursuite; elle arrive, elle entoure la maison; 
Godegésile à grands cris réclame le fugitif et 
menace l'évêque de la fureur du roi. Agéric ne 
sait plus que devenir; il craint la colère de 
Childebert, mais il ne voudrait pas non plus 
livrer Bertfried; la maison de l'évêque est lieu 
d'asile, il parlemente; impatientés, quelques 
soldats montent sur le toit, en arrachent les 
tuiles, enlèvent toute la couverture, et de là, à 
coups de flèche, tuent Bertfried qui essaie de 
s'abriter derrière l'évêque. Il paraît qu' Agéric 
fut fort choqué de ce manque de respect et ne 
pardonna jamais cette aventure à Childebert, 
malgré les nombreux présents que lui lit le roi 
pour apaiser sa colère. 

En tout cas, Bertfried mort, la rébellion était 
bien éteinte; les Austrasiens commençaient à 
comprendre qu'ils avaient un maître, et, à la 
suite de ces exécutions, plusieurs leudes s'en 
allèrent à l'étranger, ne se sentant pas la cons- 

6 



- 9 8- 
cience tranquille; des ducs furent changés, un 
Romain, Florentianus, tout dévoué à l'influence 
de Brunehaut, fut nommé maire du palais, et 
l'aristocratie frémissante se résigna enfin à cour- 
ber la tête sous ce joug égalitaire qui rappelait 
celui des Césars. 

Malgré quelques légers différends dont la vé- 
ritable cause était le caractère ombrageux, pour 
ne pas dire peureux, du roi Gontran, la paix 
semblait bien définitivement établie entre l'Aus- 
trasie et la Bourgogne. Grégoire de Tours, 
dont Brunehaut avait su reconnaître l'incon- 
testable supériorité, et qui avait été mandé par 
elle à la cour de Metz, s'entremit utilement à 
cette occasion entre l'oncle et le neveu. Vers la 
même époque une ambassade du roi wisigoth 
Reccared était venue solliciter de Brunehaut 
la main de sa fille Clodosinde , main qui fut 
accordée malgré le triste sort d'Ingonde. 

Il était bien rare que Frédégonde laissât 
longtemps ses ennemis en repos : un nouveau 
complot vint prouver à Brunehaut que sa ri- 
vale ne la perdait pas de vue. L'épouse de Chil- 
debert, la reine Faileube, étant malade d'une 
fausse couche, entendit, pendant qu'on la 
croyait endormie, parler à voix basse autour 



- 99 — 
d'elle d'une conspiration qui la menaçait; l'ins- 
tigatrice était une certaine Septimie, chargée 
d'élever les enfants de Chiidebert. Faileube 
aimait fort Brunehaut qui l'avait fait épouser 
à son fils de préférence à une jeune fille de 
noble race franque, Theudelinde, que le parti 
des leudes protégeait. Elle s'empressa de ra- 
conter à sa belle-mère et à son mari ce qu'elle 
avait entendu; Septimie fut arrêtée, mise à la 
torture. Elle avoua qu'il s'agissait en effet d'é- 
carter du roi sa mère et sa femme, et, si l'on 
n'en pouvait venir à bout, de le faire périr par 
des maléfices {ait as poison); alors les conjurés 
régneraient sous le nom des fils du roi. C'est 
toujours la même idée que nous verrons se re- 
nouveler : on n'ose encore renverser complète- 
ment la royauté; mais la féodalité, qui perce 
déjà sous l'écorce de l'aristocratie franque, veut 
multiplier ces faciles minorités, pendant les- 
quelles les grands gouvernent à leur guise. 

Septimie avait de nombreux complices : 
Droctulf, son amant, gouverneur des enfants 
royaux; Sunnégésile, connétable du roi; Gal- 
lomagne, référendaire; Septimie fut marquée 
au fer rouge et condamnée à tourner la meule 
dans une villa du fisc; Droctulf, les cheveux 



IOO — 



rasés et les oreilles coupées , alla cultiver les 
vignes d'un domaine royal. Remarquons ici en 
passant l'application de la pénalité romaine. 



Sunnégésile et Gallomagne, qui, réfugiés 
dans une église, en étaient sortis avec promesse 
d'avoir la vie sauve, ne furent condamnés qu'à 
l'exil, après avoir été privés des biens qu'ils 
tenaient de la libéralité royale. Encore leur 
exil fut-il bientôt commué en une amende, sur 
la demande du roi Gontran qu'ils prièrent d'in- 
tercéder pour eux. Nous verrons plus tard que 
cette clémence fut bien mal récompensée, du 
moins en ce qui concerne Sunnégésile. 

Quelque temps après, pendant que le roi 
Childebert était avec sa mère et sa femme sur 
le territoire de Strasbourg, les principaux guer- 
riers des pays de Soissons (u) et de Meaux 
vinrent lui dire : « Donne-nous un de tes fils 
auquel nous obéirons, afin qu'encouragés par 
la présence d'un prince de ta race, nous puis- 
sions mieux résister à tes ennemis et mieux dé- 
fendre tes villes. » Childebert eut le tort de se 
rendre à cette sollicitation, présage d'un de ces 
partages d'État qui furent si funestes pour la 
puissance mérovingienne, et l'on s'étonne de 



IOI 



ne pas voir Bmnehaut s'y opposer de tout son 
pouvoir; mais il faut réfléchir que Soissons 
était l'ancienne capitale de Ghilpéric , qu'elle 
était depuis peu annexée à l'Austrasie; ses 
leudes regrettaient leur autonomie, et peut-être 
se seraient-ils rejetés dans les bras de Clo- 
taire, le fils de leur ancien roi, si Childebert 
s'était refusé à leur demande : démembrement 
pour démembrement, mieux valait avoir à 
Soissons son fils que son ennemi. 

Théodebert , fils aîné de Childebert , alla 
donc régner à Soissons , mais toujours sous la 
tutelle de son père. Les Soissonnais furent 
enchantés de voir une nouvelle cour s'installer 
au milieu d'eux, et ils firent tout pour préparer 
au jeune prince une brillante réception. Une 
seule chose manqua à l'entrée du nouveau roi, 
la bénédiction de l'évêque ; au grand désespoir 
des habitants , leur évêque n'était pas présen- 
table; depuis quatre ans, nous dit son collègue 
Grégoire de Tours, il avait perdu le sens à 
force de boire. 

L'installation du fils de Childebert effraya 
un peu Contran, qui craignait pour son 
royaume de Paris, fort voisin de Soissons. Il 
en témoigna son mécontentement par quelques 

6. 






à 



— 102 — 



mesures prises contre les Austrasiens, et en 
s'exhalant en vaines récriminations contre 
Brunehaut qu'il accusait, entre autres choses, 
un peu tard il est vrai, d'avoir voulu épouser 
ce Gondebaud , dont la révolte l'avait tant in- 
quiété. Il fallut, pour lui rendre le repos, que 
Brunehaut lui jurât solennellement qu'elle 
n'avait jamais voulu prendre Gondebaud pour 
mari, pas plus qu'elle ne songeait à nuire, en 
quoi que ce fût, au père adoptif de son fils 
Childebert. 

Mais il y eut quelqu'un d'exaspéré de voir 
Théodebert sur le trône de Soissons, ce fut 
l'ex-reine de ce royaume; Frédégonde en fut 
malade de rage, et, de nouveau, elle voulut 
essayer de ces poignards empoisonnés qui lui 
avaient déjà tant de fois réussi. 

Brunehaut et Childebert étaient à la villa de 
Marlheim en Alsace, où l'on élevait Thierry, le 
second fils du roi , qu'il avait eu de la reine 
Faileube. Childebert allait entrer dans la cha- 
pelle dépendant de la villa, lorsque quelques-uns 
des gens de sa suite aperçurent un inconnu 
qui semblait chercher à s'y cacher. On entoure 
cet inconnu, on l'arrête; interrogé, il avouebien- 
tôt qu'il a été chargé par Frédégonde de tuer le 



— io3 — 

roi: « Nous sommes douze hommes, ajoute-t-il, 
envoyés par elle ; six sont ici ; les six autres 
sont à Soissons , où ils guettent Théodebert.' » 
Quant à lui, ajoutait prudemment le prison- 
nier, il avait été , au dernier moment , saisi de 
remords , et n'avait pu se résoudre à frapper le 
roi. Il dénonça d'ailleurs tous ses complices , 
qui, cette fois, furent sévèrement punis; aux 
uns on coupa le nez et les mains ; les autres 
périrent dans les supplices , sauf deux ou trois 
qui , plus heureux , en furent quittes pour la 
prison. 

Mais l'interrogatoire de cette bande de si- 
caires avait fait découvrir bien des choses que , 
depuis longtemps, soupçonnait Brunehaut-, 
plus d'un grand personnage australien avait 
été compromis. Ce Sunnégésile entre autres, 
à qui l'on avait fait grâce quelque temps aupa- 
ravant, était du dernier complot, ainsi qu'iEgi- 
dius, l'évêque de Reims; on reconnut même 
qu'iEgidius avait trempé dans la conspiration 
de Rauching, d'Ursion et de Bertfried , et, 
comme eux, avait juré la mort de Childebert 
et de Brunehaut. 

iEgidius fut arrêté dans sa ville épiscopale, 
amené à Metz, où le roi s'était rendu et mis 



— 104 — 
sous bonne garde. Un synode d'évêques fut 
convoqué pour 'le juger ; mais il était con- 
traire aux privilèges ecclésiastiques d'arrêterun 
évêque et de le retenir en prison sans l'assen- 
timent de ses confrères. ^Egidius, sur les récla- 
mations du clergé, fut remis en liberté et 
reconduit à Reims. Il était probablement bien 
surveillé, car, quelque temps après, il compa- 
rut devant un nouveau synode réuni à Metz; 
et voici en quels termes un témoin oculaire 
raconte ce procès qui fut, en raison de l'im- 
portance de l'accusé, un des événements de 
l'époque. L'évêque est amené devant les juges, 
ses collègues. Le roi avait chargé le duc Enno- 
dius de l'accusation. Ennodius commença par 
demander à iEgidius : « Évêque , comment a 
pu te venir la pensée d'être infidèle au roi qui 
t'avait accordé dans une de ses villes les hon- 
neurs de l'épiscopat, et de te dévouer à ce 
Chilpéric, le perpétuel ennemi du roi, notre 
maître, l'assassin de son père, le persécuteur 
de sa mère et le ravisseur de ses Etats ? Et 
c'était dans les villes mêmes volées par Chilpé- 
ric à ton roi que tu acceptais des domaines 
enlevés au fisc royal. » — iEgidius répondit : 
« J'ai été l'ami du roi Chilpéric, je ne puis le 



i^HBI 



— io5 — 

nier; mais cette amitié n'a été pour Childebert 
la cause d'aucun dommage; les biens dont tu 
parles m'avaient été accordés bien avant que 
Chilpéric ne fût maître de ces pays, par des 
chartes du roi Childebert lui-même. » A cette 
affirmation d'/Egidius , Childebert se récrie ; on 
fait venir Othon, référendaire du roi à l'époque 
de ces prétendues donations et dont la signa- 
ture figurait au bas des chartes ; Othon déclare 
que cette signature n'est pas la sienne, qu'elle 
est évidemment contrefaite. Et , après examen, 
les évêques eux-mêmes sont forcés de recon- 
naître que leur collègue est un faussaire. 

Mais ce ne fut pas tout : on produisit de 
nombreuses lettres écrites par l'évêque à Chil- 
péric; elles renfermaient bon nombre d'injures 
contre Brunehaut ; il y était dit , entre autres , 
dans le style pieux des paraboles , qu'il fallait . 
couper la racine pour faire sécher la tige : la 
racine, c'était Brunehaut, la tige, c'était Chil- 
debert. 

Enfin , chose encore plus grave , on présenta 
à l'évêque le projet d'un faux traité , imaginé 
par lui , où Childebert convenait avec Chilpéric 
de partager le royaume de Gontran ; c'était ce 
même traité qui, présenté secrètement par iEgi- 






— io6 — 

dius au roi de Bourgogne, avait occasionné 
la rupture de 583 entre lui et Chilpéric et 
amené, par suite, la mort d'une multitude 
d'hommes et le ravage de bien des villes. Rien 
de tout cela ne put être nié par l'évêque, car 
le même traité s'était retrouvé dans une cas- 
sette du roi Chilpéric, cassette tombée dans 
les mains de Childebert lorsqu'on lui avait 
apporté les trésors de son oncle, après l'assas- 
sinat de la villa de Chelles. De plus, pendant le 
cours du procès, arriva un nouveau témoin à 
charge, Épiphane, abbé de Saint-Remy, qui 
venait déclarer qu'vEgidius s'était vendu à Chil- 
péric et à Frédégonde pour deux mille sous 
d'or et beaucoup de joyaux ; il indiquait dans 
quelles circonstances l'évêque avait reçu l'ar- 
gent ; il dévoilait toutes ses entrevues secrètes 
avec le roi et la reine de Neustrie. Épouvanté, 
confondu, l'évêque finit partout avouer. « Alors, 
les évêques, ayant entendu ces choses et soupi- 
rant devoir un prêtre du Seigneur coupable de 
si grands crimes, implorèrent pour lui un délai 
de trois jours, pendant lequel, se recueillant en 
lui-même, il chercherait les moyens de se dis- 
culper. » 
Mais l'évêque de Reims était atterré, se sentait 



— 107 — 
perdu, et, au bout de trois jours, il se borna à 
s'avouer coupable, reconnaissant lui-même qu'il 
avait mérité la mort. Les évêques du synode 
en eurent pitié, ils obtinrent qu'on lui laissât 
la vie : après avoir été dégradé, iEgidius 
fut simplement exilé à Strasbourg, et Bru- 
nehaut le fit remplacer sur le siège épisco- 
pal de Reims par un fils du duc Lupus, par 
Romulf, déjà depuis quelque temps dans les 
ordres. 

Après ces importants procès, qui avaient 
prouvé à tous que les grands et les évêques 
eux-mêmes n'étaient pas au-dessus des lois, 
l'Austrasie paraissait tranquille, et Brunehaut 
crut pouvoir renouveler ses tentatives contre 
les Lombards d'Italie. L'empereur d'Orient se 
plaignait, avec quelque apparence de raison, il 
faut le reconnaître, que Childebert n'eût pas 
mérité les cinquante mille sous d'or qu'il lui 
avait accordés à condition de soumettre les 
Lombards au sceptre impérial. On se rappelle 
qu'en effet Childebert, loin de remettre les Lom- 
bards sous l'autorité impériale, s'était contenté 
de leur faire payer tribut à lui-même. Le tri- 
but du reste n'avait été payé qu'une fois. Quel- 
ques expéditions peu importantes avaient bien 



— io8 — 

été envoyées contre ces débiteurs récalcitrants, 
mais, mal dirigées par des ducs austrasiens, 
elles n'avaient produit que peu de résultats. Il 
est à remarquer d'ailleurs que les leudes d'Aus- 
trasie se laissent battre volontiers quand leur 
roi ne les commande pas. 

A ce moment de nouveaux rapports s'éta- 
blissaient entre les cours de Metz et de Cons- 
tantinople; Athanagilde, fils d'Ingonde, petit- 
fils de Brunehaut, était tombé au pouvoir de 
l'empereur -d'Orient, et Brunehaut écrivait ou 
faisait écrire par Childebert lettres sur lettres 
à l'empereur, au patriarche, à tous les «rands 
de la cour, pour qu'on lui rendît son petit-fils, 
qui jouait, ce semble, à Constantinople le triste 
rôle d'otage. 

Il y eut probablement quelque traité que 
nous avons perdu, subordonnant la remise 
d'Athanagilde aux services militaires que ren- 
drait Childebert en Italie, car nous le voyons 
envoyer une dernière expédition contre le roi 
des Lombards, Authar, dont la fille venait d'être 
fiancée au duc des Bavarois, vassal souvent 
insoumis des rois francs. Cette expédition, 
conduite par vingt ducs austrasiens, fut, après 
quelques succès, réduite à repasser les Alpes, 



— 109 — 
décimée par les épidémies, suite des excès faciles 
à commettre dans les riches plaines lombardes ■ 
néanmoins les Lombards offrirent d'eux-mêmes 
de reconnaître la suzeraineté du fils de Brunehaut 
et d'acquitter un nouveau tribut de 12,000 sous 
d'or, car ils étaient fort effrayés des victoires 
que remportait en Bavière l'armée commandée 
par Childebert en personne. En effet , le duc 
des Bavarois, allié des Lombards, avait été 
constamment battu et finalement détrôné au 
profit d'un autre chef dévoué aux intérêts du 
roi franc. 

De nouveau, voici donc la paix pour l'Aus- 
trasie. Les adversaires étrangers sont soumis , 
Frédégonde elle-même est occupée pour le 
moment à une autre besogne que ses tentatives 
d'assassinat ; elle cherche à rétablir parmi les 
gens de Tournay, ses partisans dévoués, l'or- 
dre profondément troublé dans les circonstances 
suivantes : « Il survint une grande discorde 
entre les Francs de Tournay, parce que le 
fils d'un d'entre eux injuriait souvent le fils 
d'un autre , qui était devenu son beau-frère , 
en lui reprochant de négliger sa sœur pour des 
femmes de mauvaise vie. Rien ne corrigeant 
le mauvais mari , les deux jeunes gens en vin- 

7 



— I 10 — 

rent à ce point que le frère de la femme se 
jeta sur son beau-frère et le tua avec l'aide de 
quelques amis; alors les amis du mort tuèrent 
à son tour le meurtrier ; puis , tous s'entre- 
tuèrent, si bien que des deux troupes il ne 
resta qu'un seul homme , parce qu'il n'y avait 
plus d'adversaire pour le frapper. » 

Cette petite rencontre n'avait fait qu'exciter 
les Francs de Tournay ; tout le pays se divisa 
en deux partis , et cette querelle de famille de- 
vint une véritable guerre civile. Frédégonde, 
impatientée de voir tant de gens se faire tuer 
pour une autre cause que pour son service, 
voulut calmer cette effervescence \ mais, ne pou- 
vant arriver à ses fins par la persuasion , elle 
eut recours à un de ces arguments tranchants 
qu'elle aimait à employer. Elle invita à un riche 
banquet les principaux meneurs qui avaient 
succédé aux deux jeunes gens ; le banquet fut 
copieux \ le vin , l'hydromel , la bière furent 
versés à flots, et, la nuit venue, les conviés, 
plongés dans toute la béatitude de l'ivresse, 
reçurent chacun, pour terminer la fête, un 
formidable coup de hache qui fit voler leurs 
têtes au mil'eu de la salle. Mais cette exécution 
eut un résultat auquel Frédégonde ne s'atten- 



— III — 

dait assurément pas : les deux partis se réu- 
nirent contre elle, l'assiégèrent dans son palais 
et envoyèrent immédiatement des messagers à 
Brunehaut pour la supplier de venir prendre sa 
rivale. Ce n'était pas chose facile que de venir 
à bout de Frédégonde : secourue à temps par 
quelques partisans, elle put cette fois encore 
échapper au danger. 

Brunehaut, du reste, eut bientôt une com- 
pensation ; Gontran , très-pieux roi , mais très- 
versatile allié , mourut fort religieusement à 
Chalon-sur-Saône, et fut enseveli en grande 
pompe dans l'église du monastère de Saint- 
Marcel, où il ne tarda pas, malgré ses crimes, 
à acquérir la réputation et bientôt après le titre 
authentique de saint à miracles. D'après le 
traité d'Andelot, ses États revinrent à Childe- 
bert, qui partit immédiatement avec sa mère 
pour en prendre possession. 

A peine Brunehaut et son fils se sont-ils 
éloignés, que Frédégonde, qui, depuis quel- 
ques années, travaillait silencieusement, en 
prévision de la mort de Gontran , tuteur du 
jeune Clotaire, à reconquérir le pouvoir, se 
proclame régente et donne la charge impor- 
tante de maire du palais à ce comte Landry , 



— 112 — 

son complice et son amant. Landry, qui désor- 
mais va gouverner avec Frédégonde le royaume 
de Neustrie, se jette sur Soissons, l'ancien 
patrimoine de Chilpéric. Théodebert , qu'on y 
avait envoyé pour faire son apprentissage de 
roi , put du moins apprendre à merveille ce que 
c'était qu'une complète déroute. Trahi par 
beaucoup de ses guerriers , anciens leudes 
neustriens qu'avait su facilement gagner Lan- 
dry, il n'échappa qu'à grand'peine. 

La guerre était mal engagée pour l'Austra- 
sie : immédiatement Childebert fit marcher 
contre Frédégonde une armée recrutée à la 
hâte et composée principalement d'auxiliaires 
d'outre-Rhin. Or, ces auxiliaires étaient de 
véritables barbares, ayant conservé toutes les 
mauvaises habitudes des Germains , entre au- 
tres, celle de se fort mal garder et de se griser 
en campagne régulièrement tous les soirs. Par 
malheur, le jeune roi d'Austrasie, occupé en 
Bourgogne , avait assez à faire pour y affermir 
sa récente domination. Gondebaud, duc d'Aus- 
trasie, ce duc dévoué qui avait sauvé Childe- 
bert enfant des mains de Chilpéric, fut mis à 
la tête de l'armée ; mais il dut partager le 
commandement avec le patricede Bourgogne, 



— n3 — 

Wintrion, qui commençait à trouver trop 
lourde la puissance d'un roi maître des deux 
grands royaumes francs. Au début de la cam- 
pagne , tout alla bien ; les forces austrasiennes 
entrèrent sans difficulté , pillant et ravageant 
à leur aise, sur le territoire neustrien. Les 
Neustriens , qui tout d'abord avaient reculé , 
s'étaient concentrés dans les environs de la villa 
de Braine, où Frédégonde s'était rendue de 
son côté, « y faisant beaucoup de présents aux 
hommes de guerre, » et cherchant dans les 
ressources de son esprit un moyen de vaincre 
sûrement l'armée de sa rivale. 

Les Austrasiens s'étaient arrêtés à Droissy , 
entre Soissons et Château-Thierry ; leur cam- 
pement était établi dans une grande plaine, 
coupée de petits bois. On connaissait la pré- 
sence de Frédégonde à Braine, c'est-à dire à 
quelques lieues, et toute l'armée s'attendait à 
une prochaine bataille; cependant, chefs et 
soldats n'avaient pris d'autre précaution extra- 
ordinaire que de boire de la bière jusqu'à 
complète ivresse ; à peine avait-on posé quelques 
sentinelles qui , ayant pris part à l'orgie géné- 
rale, n'avaient plus qu'une vague notion des 
choses réelles. 



— ii4 — 

La nuit était venue , sombre et tranquille ; 
nul autre bruit que celui des sonnettes de 
quelques chevaux paissant, comme d'habitude, 
aux alentours du camp. L'heure s'avançait, 
les feux s'éteignaient, lorsqu'à la lueur indécise 
des étoiles, une des sentinelles crut apercevoir 
un étrange phénomène ; silencieusement, les 
petits bouquets de bois qui garnissaient la 
plaine semblaient se rapprocher et entourer le 
camp -, étonnée, la sentinelle éveille quelques 
camarades, les interroge : « Ne voient-ils pas 
comme elle une forêt qui marche ? » Mais on rit 
de son inquiétude : « Tu as trop bu , lui répond- 
on, tu déraisonnes; n'entend-on pas, comme 
d'habitude , les clochettes de nos chevaux qui 
paissent paisiblement dans la plaine ? » La 
sentinelle se rend à ces observations, et tout 
retombe dans le silence. 

Cependant, d'un mouvement insensible la 
forêt semblait toujours s'avancer vers le camp 
austrasien. Le jour allait paraître : fatigués de 
leur nuit de veille, engourdis par la rosée du 
matin, les gardes s'assoupissaient, lorsque, 
tout à coup, au premier rayon d'aurore, la 
forêt s abat , le sol se jonche de rameaux , de 
branches vertes, et la cavalerie neustrienne 



— n5 — 

apparaît aux portes du camp , saluant de ses 
cris de triomphe la réussite de son strata- 
gème ; à la tête de ses soldats est Frédégonde 
elle-même, tenant dans ses bras son jeune fils 
Clotaire ; en quelques instants le camp est en- 
vahi ; surpris dans leur sommeil , les Austra- 
siens ne font que peu de résistance ; la plupart 
de leurs chevaux ont disparu : ces clochettes, 
dont le bruit les rassurait, étaient au cou des 
chevaux des Neustriens; en vain, quelques 
guerriers d'élite se rassemblent autour de leurs 
deux chefs ; Gondebaud résiste , mais Win- 
trion, très-probablement gagné par Frédé- 
gonde, se hâte de prendre la fuite et décourage 
ceux qui veulent lutter encore. Enfin , Gonde- 
baud lui-même, après avoir vu tomber à ses 
côtés les plus braves de ses compagnons, se 
voit réduit aussi à battre en retraite, et Frédé- 
gonde est victorieuse. D'après Paul Diacre, 
trente mille morts restèrent sur le terrain. 

L'année suivante, Brunehaut et Childebert 
s'apprêtaient à venger leur défaite; mais Frédé- 
gonde s'en était méfiée ; elle soulève les Bre- 
tons, vassaux toujours insoumis du royaume de 
Childebert, et, en même temps, un des peuples 
les plus sauvages du Nord, celui des Warnes, 



— u6 - 
envahit les provinces septentrionales d'Aus- 
trasie. Childebert est forcé de retarder encore 
sa vengeance-, il envoie contre les Bretons les 
comtes des villes de la Loire à la tête des mi- 
lices gallo-romaines de ces cités-, lui-même 
marche contre les Warnes, plus redoutables 
que les Bretons-, exaspéré de leur attaque, qui 
l'empêche d'en finir avec Frédégonde, il les bat 
épouvantablement ; son triomphe est si com- 
plet, sa vengeance si absolue, qu'à partir de 
ce moment le nom des Warnes disparaît à 
jamais de l'histoire. 

Il revient plus redoutable que jamais; c'est 
l'époque où le pape saint Grégoire, lui écrivant 
à lui et à sa mère, disait dans ses lettres que 
le fils élevé par Brunehaut était autant au- 
dessus des autres rois que les rois eux-mêmes 
sont au-dessus de leurs sujets. Une précieuse 
relique était jointe aux missives du pape ; c'é- 
taient des clefs de saint Pierre, faites avec du 
fer des chaînes du prince des apôtres, et qui 
devaient préserver sûrement celui à qui saint 
Grégoire les envoyait, de maladie, d'assassi- 
nat, de poison, bref, de tous les maux pos- 
sibles. 

Frédégonde en dut trembler; mais, en tout 



— H7 — 
cas, elle se rassura bientôt; à peine de retour 
à Metz, prêt à marcher contre la Neustrie, 
Childebert se sent fatigué, languissant; il n'a 
pas vingt-six ans et il s'affaisse comme un 
vieillard; en quelques jours, par une cause 
inconnue, la vie se retire de lui : le poison a 
fait son office. 

Et voici de nouveau Brunehaut qui se re- 
trouve sans appui, aïeule de deux jeunes enfants, 
dont les leudes veulent lui enlever la tutelle; 
la voilà retombée dans une aussi triste situation 
qu'au lendemain de la mort de Sigebert ; la 
voilà seule; n'importe, l'heureuse Frédégonde, 
la protégée du sort , trouvera encore devant 
elle debout toujours , prête au malheur comme 
à la lutte , sa vieille ennemie Brunehaut. 

Au moment même où mourait Childebert, Fré- 
dégonde envahissait par l'ouest les domaines du 
roi défunt, tandis qu'au nord, vers la Thuringe, 
apparaissait l'avant - garde formidable d'une 
nouvelle invasion de ces peuplades de Huns- 
Avares, sans cesse errantes, roulant, comme 
les vagues, des frontières franques aux limites 
de l'empire d'Orient, Brunehaut , prise entre 
ces deux attaques , traite avec les Avares, les 
renvoie au prix de quelque argent ; le vrai 

7- 



tjt 



■M 



- 118 — 
danger n'était pas là , mais bien du côté de 
Frédégonde , qui, sans déclaration de guerre 
(à la manière des barbares, avoue lui-même 
Frédégaire), avait envahi l'ancien royaume de 
Paris. Les deux jeunes fils de Childebert, pen- 
dant que Brunehaut s'occupait des Avares , 
étaient bien accourus au-devant de l'armée 
neustrienne que commandait Clotaire en per- 
sonne, accompagné du maire du palais, Landry, 
peut-être bien son véritable père. Mais Landry , 
habile homme de guerre, n'eut pas grand'peine à 
triompher à Latofao de l'armée austro-burgonde, 
commandée par deux enfants, et composée en 
grande partie de leudes ennemis de Brunehaut. 
Cette défaite simplifia fort le partage , que , 
malgré les avis et les prières de la vieille reine, 
le grand conseil des leudes voulut faire des 
Etats de Childebert ; Frédégonde et Clotaire 
restèrent en possession du royaume de Paris, 
enlevé par leurs armes; Théodebert, l'aîné des 
deux fils de Childebert , eut l'Austrasie et les 
provinces germaines; Thierry, le cadet, mais 
né de la reine Fiileube, eut les royaumes de 
Bourgogne et d'Orléans , l'héritage du roi Gon- 
tran , auquel on ajouta l'Alsace et le Brisgaw ; 
Brunehaut devait avoir la régence d'un des 



— U9 — 
deux royaumes, ou plutôt la surveillance de 
l'éducation de l'un des deux rois. Si la reine 
n'avait écouté que ses préférences personnelles , 
elle aurait accompagné Thierry dans la Bour- 
gogne, province civilisée, aux villes restées 
presque romaines ; Thierry , d'ailleurs , était 
son préféré, le fils légitime, tandis qu'elle 
doutait fort que Théodebert, dont la mère était 
femme d'un jardinier d'une villa royale, fût bien 
réellement le fils de Childebert. Néanmoins, 
elle se résout à retourner dans cette fatale 
Austrasie, où elle a passé de si dures années, 
mais où sa présence est plus nécessaire qu'en 
Bourgogne : ce n'est pas dans les vieilles cités 
municipales de Châlon, de Langres, d'Autun 
ou d'Orléans, qu'est le danger qui menace la 
civilisation : c'est sur les bords du Rhin, dans 
la forêt des Ardennes, dans les gorges du 
Taunus, dans les marais de la Saxe. C'est là 
qu'il faudra lutter, combattre sans trêve, agir 
à toute heure, c'est là qu'ira Brunehaut. 



CHAPITRE VII 



Les lois de Brunehaut : son administration. Ses travaux 
d'utilité publique. La légende de Bavay. 



Vers la fin du règne de Childebert, Brune- 
haut était, nous Pavons dit, devenue maîtresse 
absolue de l'administration intérieure. Elle en 
profita pour appliquer largement toutes ses 
idées civilisatrices. Les lois barbares furent 
abolies; un véritable code, inspiré par l'esprit 
profondément juridique des vieux légistes ro- 
mains, remplaça la cohue étrange des décrets 
royaux et des coutumes populaires. Ces lois 
franques semblaient en vérité plus convenables 
pour une plèbe d'usuriers, une tribu de prêteurs 
sur gages que pour la race fière chez qui le 
même mot servait à désigner l'homme libre et 
le guerrier. Tous les délits, tous les crimes 
même s'y rachètent cà prix d'argent : Tassas- 



— 121 — 

sinat est une fantaisie de luxe qui revient à 
quelques sous d'or, un peu plus ou un peu 
moins, suivant la qualité de la victime. Brune- 
haut n'avait pas oublié que le sang de sa sœur 
avait été estimé au prix de .cinq villes, et elle 
avait en horreur cette mercantile législation. 

Il est vraiment curieux de voir à quel point 
la reine d'Austrasie avait, dans cette époque 
de barbarie, de justes idées sur la législation. 
. Nous retrouvons dans ses lois les perfectionne- 
ments les plus modernes. D'abord le jury : 
« Si, dit-elle, sept hommes de bonne foi et agis- 
sant sans haine ont affirmé sous serment la 
culpabilité d'un voleur ou d'un brigand , que 
le coupable qui a violé la loi meure en répara- 
tion de l'outrage 'fait à la loi. » Quant au juge 
qui relâche un coupable, ce qui arrivait sou- 
vent alors, il est également puni de mort. C'est 
la pure loi romaine, la loi Cornélia (Institutes, 
titre XVIII) qu'ose appliquer là Brunehaut, 
tandis que toutes les coutumes barbares des 
Burgondes, des Francs Ripuaires, des Bava- 
rois, admettaient le rachat de la vie par l'ar- 
gent. 

Puis l'égalité devant la loi : « Si quelqu'un, 
quel qu'il soit, a tué un autre homme sans rai- 



— 122 — 

son légitime, qu'il soit tué lui aussi, et qu'à 
aucun prix il ne puisse racheter sa vie. » 

Le rapt, l'enlèvement de la femme ou de la 
jeune fille, commis le plus souvent par les chefs 
puissants au préjudice des classes moyennes 
ou inférieures, est puni aussi sévèrement que 
le meurtre : pour Brunehaut l'honneur vaut la 
vie : sa loi est empruntée même pour la rédac- 
tion au Digeste (Cod., 1. IX, tit. XIII) : « Que 
le ravisseur soit puni de mort... » Mais elle 
accentue sa pensée avec plus d'énergie que le 
froid jurisconsulte de Rome : « Qu'aucun de 
nos grands, coupable d'un rapt, n'espère nous 
fléchir; qu'en cas de fuite, il soit poursuivi par- 
tout comme un ennemi de Dieu; que le juge 
du lieu où il se trouve rassemble des hommes 
et le tue. » L'épouse, complice de son propre 
enlèvement, est également condamnée à la 
peine capitale. 

Enfin, nous trouvons dans les lois du sixième 
siècle, au milieu de la barbarie franque, solen- 
nellement attesté le droit de représentation, 
droit dont les titulaires sont ordinairement des 
enfants, et qui, par suite, est presque toujours 
méprisé par les législateurs barbares, où, mal- 
gré quelque vaine apparence de justice, la force 



— 123 — 

prime toujours le droit. « Que les petits-en- 
fants, ordonne Brunehaut, partagent la suc- 
cession de F aïeul avec leurs oncles et leurs 
tantes. » 

Dans ce Code de Brunehaut l'organisation 
de ce que nous appelons la police n'est pas non 
plus négligé; la reine ne paraît pas avoir eu 
grande confiance dans les jugements de Dieu, 
tels qu'ils se pratiquaient alors ; elle avait d'ail- 
leurs vu tant de fois autour d'elle triompher les 
injustes et succomber les innocents qu'elle est 
bien excusable de s'en être méfiée quelque peu. 
L'épreuve gastronomique, alors en usage, du 
pain et du fromage ( i 2) lui paraissait un moyen 
moins assuré de découvrir les coupables qu'une 
police sagement établie. Cette police, à peine 
connue même des Romains de l'empire, qui 
n'existait même pas de nom, Brunehaut la crée 
de toutes pièces. Son système est très-simple, 
mais très-pratique : la nation tout entière est 
en quelque sorte enrôlée dans cette organisa- 
tion : le territoire de toutes les possessions de 
Childebert est partagé en centaines de feux, 
chaque centaine est sous la surveillance d'un 
magistrat nommé centenier. et, pour intéresser 
tout le monde à la surveillance des individus 



■■■ 



— 124 — 

suspects, au maintien du bon ordre, chacune 
de ces centaines est responsable des vols et des 
crimes qui se commettent sur son territoire. 
Remplacer la police par les citoyens eux-mê- 
mes, c'est aujourd'hui un des rêves des politiques 
de l'avenir, on voit que l'idée n'est pas neuve 
et que l'honneur de sa première application en 
France revient à la reine Brunehaut. Et il faut 
dire du reste qu'en ce temps-là on s'en trouva 
si bien que Clotaire, peu suspect d'admiration 
pour les œuvres de Brunehaut, s'empressa 
d'adopter cette institution politique de sa plus 
mortelle ennemie. 

Mais, dans ses lois, Brunehaut eut, malheu- 
reusement pour elle, le grand courage de tou- 
cher aux privilèges du clergé; ce fut une des 
causes de sa perte, la plus grande partie des 
évêques s'étant unis contre elle avec l'aristocra- 
tie guerrière ; et, cependant, la suppression du 
droit d'asile, qui fut la cause de la colère de 
l'épiscopat, était devenue chose nécessaire. 
« Que le coupable, décrète la reine, soit rendu 
par l'évêque. » Et en effet, dans toute l'ancienne 
Gaule, chaque église s'était transformée en lieu 
d'asile, plus ou moins respecté suivant le crédit 
qu'on attribuait dans la cour céleste au saint 



— 125 — 

dont elle portait le nom. Les grandes basili- 
ques de Saint-Martin de Tours, de Saint-Hi- 
laire de Poitiers, de Saint- Vincent de Paris 
(actuellement Saint-Germain des Prés), de 
Saint-Victor de Marseille, etc., offraient aux 
malfaiteurs de toute espèce, non-seulement un 
refuge assuré, mais encore une agréable rési- 
dence. Tout le clergé veillait scrupuleusement 
à faire respecter le droit d'asile, par sentiment 
d'humanité d'abord, ensuite parce que ces lieux 
de refuge était pour lui une source de puissante 
influence et aussi de grands revenus. C'étaient 
en effet les clercs qui se chargeaient, moyennant 
finances, de fournir aux réfugiés, à ces reclus 
pour la plupart très-peu vertueux, toutes les 
choses nécessaires à la vie, et parfois même 
consentaient à leur procurer les divertissements 
les moins canoniques. 

Il est juste d'ajouter que, sous l'inepte et bar- 
bare domination des rois chevelus, les lieux 
d'asile avaient pu rendre souvent de réels ser- 
vices en sauvant les faibles, en protégeant les 
innocents. Mieux que personne, Brunehaut le 
savait; elle avait conservé le souvenir de cette 
modeste chapelle de Saint-Martin qui l'avait 
sauvée, elle et Mérovée, de la foudroyante co- 



- 



— I2Ô 

1ère du roi Chilpéric; en reconnaissance, elle 
faisait même, en ce temps-là, bâtir à Autun, 
en l'honneur de ce même saint Martin, une 
abbaye dotée par elle de cent mille manses et 
d'un revenu qui s'éleva plus tard à quatorze 
millions. Mais Brunehaut, ou plutôt la loi, ré- 
gnant, la loi romaine, juste, impartiale, im- 
muable, on ne poursuivra plus que des coupables 
' et les églises-asiles ne seraient que des obsta- 
cles à la justice. Et elle promulgue hardiment 
son décret : « Que le coupable soit rendu par 
l'évêque. » Irritation du clergé, menaces d'ex- 
communication, rien ne l'arrête. D'ailleurs le 
pape saint Grégoire la soutient : aux reproches 
de ses évêques elle répond en leur montrant 
une lettre de l'évêque de Rome qui déplore 
leurs débauches , flétrit leurs scandales et la 
charge de surveiller et de punir au besoin les 
mœurs dépravées du clergé des Gaules. Inter- 
dits de ce rude coup, les mécontents gardent 
désormais le silence, se contentant de travailler 
dans l'ombre à la chute de la reine. D'ailleurs 
quelques-uns de leurs collègues, de meilleur 
sens et de meilleure conduite, Syagrius d 1 Au- 
tun, Lupus de Sens, Aridius de Lyon, ont 
pris le parti de Brunehaut, et puis la masse du 



— 127 — 
peuple, les colons gallo-romains, les bourgeois 
des villes, même les simples hommes libres de 
la nation franque, tous sont pour elle, prêts 
au besoin à la défendre par les armes. 

Mais les lois, la réforme de la législation ne 
sont pas le seul souci de Brunehaut : elle s'oc- 
cupe, comme un Sully ou un Colbert, d'éco- 
nomie sociale. Le commerce, depuis les inva- 
sions barbares, n'existait pour ainsi dire plus 
dans les Gaules ; la plupart des routes étaient 
impraticables, les ports du Midi, Marseille, 
Fréjus, avaient été longtemps aux mains des 
Wisigoths, qui, souvent en guerre avec les rois 
mérovingiens, arrêtaient alors scrupuleusement 
les marchandises destinées aux États francs, et 
parfois aussi les marchands eux-mêmes. Le 
commerce de ces villes, n'ayant plus le vaste 
débouché des Gaules, avait d'abord décliné, 
puis s'était presque réduit à néant. Les descen- 
dants de Clovis avaient bien ensuite conquis 
la Provence, mais leur mauvaise administra- 
tion fiscale avait achevé de ruiner les ports 
méridionaux. Seule, Marseille, avec sa popu- 
lation au sang prod'gieusement actif, faisait 
encore quelque trafic; de temps en temps, un 
navire y abordait, chargé de toiles de lin et de 



— 128 — 

papyrus d'Egypte, ou d'épiceries et d'aromates 
de Grèce et d'Asie Mineure; quelques mar- 
chands de Constantinople y avaient même con- 
servé des dépôts d'étoffes précieuses, notam- 
ment de soies brochées d'or qu'on ne tissait 
guère que dans les ateliers du Bosphore et dont 
les reines, les grandes dames franques et même 
les riches comtes des cours mérovingiennes 
étaient prodigieusement avides, au point de 
garder souvent des pièces de ces étoffes pré- 
cieusement serrées dans leurs chambres de tré- 
sor à coté de leur or et de leur argent. Mais 
ce peu de commerce n'enrichissait pas les pays 
francs : si l'importation existait à l'état rudi- 
mentaire, l'exportation en revanche n'existait 
pas du tout. Sous Brunehaut, en quelques an- 
nées tout est changé ; les marchands étrangers 
trouvent sur toute l'étendue de ses domaines 
des protections et des encouragements ; grâce 
aux routes nouvelles qu'elle a fait établir, aux 
anciennes chaussées romaines qu'elle a répa- 
rées, les marchandises circulent facilement; on 
commence à s'apercevoir que la Gaule est tou- 
jours, comme aux vieux temps des Phéniciens, 
riche en métaux de toute espèce; ses mines 
sont encore ouvertes, or, argent, plomb, étain, 



— r2 9 — 
fer, y abondent ; en outre, ses vignes, avec un 
peu de culture, produisent plus abondamment 
que jamais; et bientôt l'exploitation des mines 
est reprise avec ardeur, le colon romain, pro- 
tégé, n'étant plus écrasé par d'absurdes impôts 
comme ceux de Chilpéric, se remet à cultiver 
la vigne. Le vin, le plomb, le cuivre, de l'or 
et de l'argent, des peaux de bêtes, de la cire 
en quantité, telles sont les matières que peut 
exporter le royaume de Childebert ; mais 
pour cela, il faut sur la Méditerranée une place 
de commerce, un port sûr et connu ; c'est pour- 
quoi Brunehaut, pendant tout le règne de Gon- 
tran qui a fait de Marseille son domaine exclu- 
sif, tandis qu'il ne devait en avoir que la moitié, 
cherche à rentrer en possession de sa part de cette 
ville. Enfin, Gontran meurt et Marseille revient 
en entier à Childebert. Il y a alors comme une 
renaissance du commerce; ainsi qu'aux beaux 
temps de l'empire romain, Tunis, Alexandrie, 
Constantinople, les ports d'Espagne, entrent 
en relation suivie avec Marseille; et, de cette 
ville jusqu'aux frontières du Nord, la reine 
élève sur ses routes, dans toutes les villes, pour 
recevoir les voyageurs, des hôtels, des maisons 
de secours (xenodochia). C'était alors chose in- 






w^m 



— i3o — 

dispensable, l'auberge du moyen âge n'existait 
pas plus que l'hôtel moderne ; et les popula- 
tions, rendues méfiantes par tant de guerres, 
d'invasions, de rapts, de pillages, avaient com- 
plètement perdu la patriarcale habitude de 
l'hospitalité, jadis cependant si en honneur chez 
les Gaulois. 

Marseille n'était pas la seule ville qui vît re- 
fleurir le commerce et l'industrie : sur les fron- 
tière du Sud-Ouest, Cahors, rendue par Gon- 
tran, et restée le domaine particulier de la reine, 
avait été par elle embellie, fortifiée ; les solides 
murailles de l'antique cité des Cadurques pro- 
tégeaient de vastes entrepôts où s'emmagasi- 
naient toutes les marchandises échangées entre 
les Francs et les Wisigoths d'Espagne et de 
Septimanie. Plus tard, après la réunion de la 
Bourgogne à l'Austrasie, Lyon, Autun devien- 
nent, grâce aux soins de Brunehaut, des centres 
commerciaux importants, ainsi que la vieille 
colonie romaine d'Agrippine (Cologne) et l'im- 
portante cité de Bavay, la capitale des pro- 
vinces du, Nord-Ouest, d'où partaient, rayon- 
nant dans toutes les directions, sept des célèbres 
chaussées de Brunehaut. 

Malheureusement, pour créer ou pour refaire 



— i3i - 

des routes, pour construire des hospices, il faut 
de l'argent, et cet argent, Brunehaut, imbue 
des idées de justice du Code romain, ne voulait 
pas le demander uniquement à ceux précisé- 
ment qui en avaient le moins. Tandis que 
Frédégonde se fait aimer des leudes en les 
comblant d'or arraché au peuple, en les dis- 
pensant de l'impôt, et que son système finan- 
cier se borne, soit à enlever le plus possible à 
ceux qui ne peuvent résister , soit à pressurer 
les juifs, cette matière alors éminemment impo- 
sable, Brunehaut, au contraire, partage équi- 
tablement à toute la nation le poids de ses im- 
pôts. Chose inouïe, les ducs, les comtes, les 
patrices, impiété suprême, les hommes d'Église, 
paieront tout comme le vilain des campagnes, 
tout comme le manant des cités. De là les hai- 
nes, les révoltes ; à grand'peine, accorde-t-elle 
l'exemption d'impôt à quelques clercs, à ceux- 
là seulement qui sont voués au service des au- 
tels et qui s'appuient sur une promesse de son 
époux Sigebert. Les leudes, ducs et comtes aus- 
trasiens, patrices exfarons de Bourgogne, les 
margraves des pays germains ont beau récla- 
mer, ils paieront; quelques-uns se révoltent, 
ils sont mis à mort et leur fortune fait retour 



— l32 — 

au fisc royal, d'après leCodeThéodosien. Delà 
ces accusations d'avarice, portées par les moi- 
nes historiens du moyen âge, fort mauvais éco- 
nomistes et qui étaient d'ailleurs peu habitués à 
voir l'argent, une fois entré dans les coffres du 
roi, en ressortir aussitôt pour l'utilité générale. 

Mais le pauvre peuple, contemporain de Bru- 
nehaut, ne s'y trompait pas ; nous la voyons 
toujours soutenue par les classes inférieures 
dans ses luttes avec les grands du royaume. 
C'est que le peuple avait bien compris que la 
reine était son alliée et que les intérêts de la 
royauté, contraires souvent à ceux de l'aristo- 
cratie, étaient les mêmes que ceux du peuple. 
Le souvenir de la forte unité romaine, de la 
puissante autorité des Césars, de la sécurité 
dont on jouissait sous eux, était universellement 
regretté par tous ceux qui n'avaient pas la force 
de se défendre eux-mêmes contre le désordre et 
l'anarchie barbares. Puis l'or que l'impôt rap- 
portait à la reine, elle ne le gardait pas dans 
ses coffres de fer comme Chilpéric, elle ne le 
dépensait pas en constructions inutiles ou égoïs- 
tes, en palais, en fêtes; tous ses travaux étaient 
d'une utilité générale, d'une absolue nécessité. 

Et, si le nom de Brunehaut subsiste encore 






— i33 — 
aujourd'hui dans la mémoire du peuple de quel- 
ques provinces, notamment dans la Belgique, 
dans le nord et Test de la France, dans quelques 
localités du centre et du midi, c'est surtout à 
ces grands ouvrages, dignes des Romains, 
qu'elle en est redevable. On a oublié la reine 
législatrice et guerrière, on s'est souvenu en re- 
vanche de la faiseuse de routes ; les légendes 
mêmes s'en sont mêlées et Ton parle encore, 
en Flandre, en Lorraine, principalement, du 
démon du roi Brunehaut. 

Tous ces grands travaux, raconte-t-on , ont 
été faits par un puissant enchanteur, le roi Bru- 
nehaut, qui avait à ses ordres un démon pour 
qui le temps ni la distance n'existaient pas : en 
une nuit, par exemple, les sept chaussées de 
Bavay, sortant d'une colonne mystérieuse, pla- 
cée au centre de la ville, s'étaient déroulées, 
comme un tapis qu'on déplie, par-dessus les ma- 
rais, les vallons, au travers des bois qui tom- 
baient d'eux-mêmes, et cela jusqu'aux extrémi- 
tés des États du roi magicien. 

Cette légende locale, qui a transformé la 
reine en homme et en fantastique nécroman- 
cien, est facile à expliquer. 

D'abord, si c'est dans le nord surtout, en 

8 



— 134 — 
Flandre, en Lorraine que s'est conservé le sou- 
venir de la reine, c'est que ce fut là qu'eurent le 
plus à se déployer ses instincts réparateurs, sa 
passion civilisatrice. Le midi de la Gaule, moins 
foulé par les invasions, avait conservé quel- 
ques restes du régime régulier des provinces ro- 
maines. La plupart des routes y existaient en- 
core, les agglomérations urbaines, puissantes 
par le nombre, défendues par leurs évêques, y 
résistaient parfois aux pillages légaux des com- 
tes barbares. De Marseille et d'Aix à Lyon, de 
Lyon à Autun, il y avait un certain mouvement 
de voyageurs qui rendait les chemins à peu 
près sûrs; mais dans le nord de la Gaule, der- 
rière la rive du Rhin, où avait été le champ de 
bataille des barbares , il en était tout autre- 
ment : Germains, Vandales, Burgondes, Francs 
de toutes tribus, Ripuaires,Saliens, Huns d'At- 
tila, tous y avaient laissé quelque ruine, quel- 
que désastre, comme trace de leur passage-, les 
grandes dalles des routes romaines, broyées 
par les lourds chariots aux attelages de bœufs, 
aux larges roues pleines, n'avaient jamais été 
remplacées-, les habitants du voisinage, dans 
les rares jours de paix, comme à une carrière 
ouverte, y allaient chercher la pierre qu'ils y 



— i35 — 

trouvaient sans peine pour réparer leurs demeu- 
res ruinées ; puis les massacres, les enlèvements 
d'hommes, la misère avaient épouvantablement 
diminué la population ; sauf autour des villes 
ou de quelques habitations de nobles francs, la 
culture n'existait plus; au lieu de bestiaux, les 
colons n'osaient guère élever que l'humble 
abeille, trop chétive proie pour tenter le soldat 
qui erre ou le bandit qui vague. 

Donc , plus de grands troupeaux dans les 
plaines , à peine quelques hommes : les plus 
braves sont partis, se sont attachés à quelque 
chef de guerre, sont devenus soldats en atten- 
dant de devenir brigands ; seuls sont restés les 
vieux, les trop jeunes, les chétifs, la plèbe des 
misérables. En quelques années, le pays n'est 
plus qu'une sorte de désert, qu'une solitude dé- 
solée. La vie semble s'en être retirée; il y règne, 
comme aujourd'hui dans la campagne de Rome, 
ce grand silence où s'endorment les peuples 
qui meurent et les civilisations qui s'éteignent. 

Et voici qu'un jour, dans ces plaines du nord 
au ciel bas, aux lointains grisâtres, désertes et 
sans bruit, traversées seulement parfois d'un 
vol d'oiseaux de proie, d'un rapide galop de ca- 
valiers en guerre, subitement le rare habitant 



■■■■■ 



■H 



— i36 — 
des champs, le colon isolé dans sa manse voit 
se dresser, coupant la ligne uniforme de l'hori- 
zon, de gigantesques chaussées de pierre. Un 
peuple d'ouvriers y travaille, et presse la be- 
sogne; à peine sont-elles terminées qu'elles 
sont incessamment parcourues par des troupes 
de voyageurs, des évêques, des ducs en grand 
cortège allant à la cour de Metz, de Worms ou 
de Cologne; de longues files de chameaux (i 3), 
escortées par des marchands, s'y profilent fan- 
tastiquement dans la poussière; successivement 
défilent des pèlerins en route pour les sanctuai- 
res vénérés , des bourgeois des villes qui, par 
petits groupes, serrés les uns contre les autres, 
le large poignard sous le manteau, tentent, chose 
hardie, d'aller commercer avec les cités voisi- 
nes; par moment, un grand bruit, un fracas 
inconnu: tous s'écartent et font place; c'est un 
chariot de la poste publique, de Vevectto pu- 
bhca, portant à quelque villa royale un comte 
ou un domestique du palais. 

Stupéfait, le rustique colon tout d'abord ad- 
mira ce mouvement et bientôt profita de cette 
activité; la Gaule sembla renaître, culture, com- 
merce y refleurirent. Malheureusement, après la 
mort de la reine, cette animation, cette pros- 



- i3 7 - 
périté cessèrent brusquement : il n'en resta 
bientôt plus qu'un souvenir, qu'aux veillées de 
Flandre ou des Ardennes, les vieux redirent aux 
jeunes ; insensiblement, le souvenir devint con- 
fus; ces grandes choses, pensait-on, que nar- 
raient les anciens, ne devaient pas être, en 
pays de loi salique, l'œuvre d'une faible femme, 
mais bien d'un homme, d'un roi et non d'une 
reine ; et l'on ne parla plus bientôt que du roi 
Brunehaut. Enfin vint le vrai moyen âge, la 
nuit féodale, où les rois étaient peu de chose, où 
les robes de pourpre des héritiers de Charle- 
magne se déchiraient aux éperons des seigneurs ; 
pensif devant les grands chemins déserts, aux 
pierres disjointes, plus grands encore dans l'a- 
bandon, le paysan, qui menait sa charrue, se 
dit en lui-même qu'un roi, ce pauvre jouet de 
ses fiers seigneurs, n'avait jamais pu seul venir 
à bout de ces gigantesques travaux, agir ainsi 
pour le bien du peuple d'alors. 

Cette prospérité si brillante et si courte, qu'on 
se rappelait encore avec admiration, et qui 
avait laissé de si visibles traces, c'était quelque 
chose de surhumain, ce devait être une œuvre 
de magie. Et, petit à petit, dans les soirées d'hi- 
ver, après la journée passée à labourer, le long 

8. 



— i38 — 
des chaussées en ruines, le dur sol féodal, on se 
mit à parler du démon qu'avait à ses ordres le 
puissant roi Brunehaut, de ce démon qui, en 
un clin d'oeil, sur un mot du roi magicien, bâ- 
tissait des hospices, construisait des ponts , créait 
des routes -, plus d'un bon chrétien dut avouer 
en son for intérieur qu'il regrettait le'tempsoù tra- 
vaillait pour les pauvres le démon de Brunehaut. 
Il y a une trentaine d'années, aux environs 
de Bavay (14), quelques vieux paysans, véné- 
rables restes d'un siècle écoulé et d'un temps 
qui n'est plus, lorsqu'ils virent passer, traçant 
son sillon de feu, sifflant, écumant, bouillon- 
nant, la première locomotive : « C'est le démon 
revenu, s'écrièrent-ils, le démon du roi Brune- 
haut. » Oui, c'était bien lui-même, ce démon 
qui a agité tous les grands coeurs, qu'ils s'ap- 
pelassent Socrate, Brunehaut, Stéphenson ; c'é- 
tait le bon démon, le génie du progrès qui, 
dans son élan de tempête, dans son vol d'ou- 
ragan, parfois heurte les temples grecs, ébranle 
les gothiques cathédrales, renverse les palais, 
mais du battement de sa grande aile, du moins, 
sur la mer houleuse des âges, ange ou démon 
qu'importe, gonfle et pousse en avant la voile 
de l'humanité. 



CHAPITRE VIII 



5o6 — 6o5 

Brunehaut en Austrasie. Elle est chassée par Théodebert, 
5gg. Le mendiant de la plaine d'Arcis-sur-Aube. Brune- 
haut à la cour de Thierry. Guerre contre Clotaire. Ba- 
taille de Dormclles-sur-1'Orvanne, 600. Défaite de Clo- 
taire. Exil de saint Didier. Nouvelle guerre contreClotaire. 
Défection de Théodebert et paix de Compiègne, 6o5. 



Brunehaut avait agi prudemment en suivant 
Théodebert à Metz; le jeune roi, physiquement 
précoce, comme tous les Mérovingiens, ne Pé- 
tait nullement du côté de l'intelligence. C'était 
un esprit faible , facile à dominer , écoutant 
aussi bien les perfides avis des leudes, ses en- 
nemis, que les conseils de son aïeule. Cepen- 
dant, Brunehaut ne se découragea pas; sa si- 
tuation d'ailleurs semblait, en un point du 
moins, bien améliorée : elle n'avait plus à re- 
douter les terribles ambassades de cette reine 
de Neustrie, dont le célèbre Vieux de la mon- 



— 140 — 
tagne ne fut qu'un misérable plagiaire. En 597, 
Frédégonde était morte, heureuse, honorée, 
emportant dans la tombe l'épithète à'optima 
(parfaite) que lui avait décernée, dans un jour 
de trop grande licence poétique , l'évêque de 
Poitiers, ce saint Fortunat, F ex -flatteur de Sige- 
bert et de sa femme. En revanche, le supérieur 
hiérarchique de Fortunat, le pape saint Gré- 
goire, comblait de louanges la reine Brunehaut 
qui Faidait en ce moment à convertir l'Angle- 
terre et accueillait à merveille les missionnaires 
qui s'arrêtaient à la cour de Metz et y recevaient 
des secours de toute sorte avant d'aller affronter 
la rude barbarie bretonne ; il entretenait avec 
la tutrice de Théodebert une correspondance 
qui est venue jusqu'à nous, et qui doit évidem- 
ment suffire aux yeux de tous les catholiques 
pour faire de la reine d'Austrasie une véritable 
sainte. 

Craignant pour la pauvre intelligence de 
Théodebert la redoutable influence féminine 
d'une maîtresse dévouée aux intérêts de l'aris- 
tocratie austrasienne, Brunehaut chercha à lui 
donner de bonne heure une compagne qui, te- 
nant tout d'elle, lui serait entièrement dévouée 
et l'aiderait à diriger le roi. Elle crut avoir 



— 141 — 
trouvé la femme qu'elle désirait dans la per- 
sonne d'une simple esclave, Blichilde, dont elle 
fit une reine d'Austrasie. Mais la reconnais- 
sance est une vertu bien rare ; à peine reine, 
Blichilde devint jalouse de Brunehaut, voulut 
régner sous le nom de son mari âgé de treize 
ans, et, pour ce faire, recourut à l'appui des 
éternels ennemis de sa bienfaitrice, les leudes. 
Néanmoins, pendant quelque temps, Brunehaut 
lutta, continua à diriger d'une main ferme, 
malgré les menaces d'une opposition grandis- 
sante, les destinées de l'Austrasie. 

En 5qq, nous la voyons faire mettre à mort 
un des chefs de la coalition aristocratique, le 
duc Wintrion, celui-là même qui s'était laissé 
battre à Droissy et qui pressurait si horrible- 
ment le malheureux pays soumis à son pouvoir 
qu'il avait, quelques années auparavant, man- 
qué d'être tué par les populations réduites au 
dernier désespoir. Mais cet acte de vigueur et 
de justice était trop hardi ; si Brunehaut se met- 
tait à punir les ducs et les .comtes cruels ou pré- 
varicateurs, qui serait en sûreté à la cour de 
Théodebert ? et une révolution de palais 
éclate ; les leudes demandent, exigent le renvoi 
de la reine, Blichilde les appuie, et Théodebert, 



— 142 — 
le premier vrai roi fainéant, sans remords, dé- 
pouille son aïeule de ses richesses, la prive de 
ses serviteurs, et la fait jeter hors de sa cour, 
comme une mendiante importune. 

Chassée du palais de son petit-fils, Brune- 
haut errait sur les routes ; devant elle toutes 
les portes se fermaient, car chacun craignait, en 
lui donnant asile ou secours, d'attirer sur lui la 
colère des leudes. Vers ce pays dévoué de la 
Champagne, vers ces fidèles qui jadis avaient 
protégé Mérovée, qui, dans les mauvais jours, 
bravement avaient lutté pour elle, elle dirigeait 
sa marche fatiguée. Soutenue par son indomp- 
table énergie, longtemps elle avança sur ces 
routes créées par elle, usant ses pieds meurtris 
aux cailloux noirs de ses chaussées; enfin, un 
soir, elle arriva dans sa fidèle Champagne; à 
l'horizon elle distinguait les murailles et les 
palissades de la ville d'Arcis-sur-Aube ; mais 
la route était longue encore, les forces allaient 
lui manquer; en ce moment, près d'elle un 
homme passait en guenilles, besace à son dos 
courbé, misérable comme un mendiant du 
moyen âge (i5); Brunehaut, à bout de forces, 
l'appelle et se nomme. A ce nom glorieux et 
aimé,l'homme s'arrête, court à la reine, la sou- 



— 143 — 
tient, la mène chez lui, et Brunehaut s'appuie 
sur le bras du mendiant, touchante et symbo- 
lique alliance de la misère et de la royauté. Si 
les palais, si les villas des grands se sont fer- 
més devant Brunehaut, du moins le pauvre 
de tout cœur lui ouvre sa chétive demeure; à 
son tour, le peuple donne son aide à cette royauté 
qui a lutté pour lui. 

Le lendemain, Brunehaut reprit sa route; grâce 
au secours du mendiant, elle put atteindre la cour 
du jeune roi Thierry, indigné, à la vue du triste 
état de son aïeule , contre son frère Théode- 
bert. Brunehaut fut traitée en reine ; et, à peine 
arrivée, un de ses premiers actes fut de récom- 
penser magnifiquement celui qui Pavait secou- 
rue. Sûre de son cœur, de sa charité, elle crut 
ne pas pouvoir mieux faire que de lui donner 
une de ces places où la vie ne doit être qu'une 
charité, qu'un dévouement perpétuels, et le 
gueux de la route d'Arcis devint l'évêque Didier 
d'Auxerre. 

Thierry était, nous l'avons dit, le petit-fils 
chéri de Brunehaut, le seul qu'elle regardât 
vraiment comme de son sang. Malheureusement, 
Thierry, avec d'incontestables qualités, l'hon- 
neur, l'énergie, le courage, n'avait pas échappé 



— '44 — 
à la fatale influence qui minait les fils de Mé- 
rovée. Ces hommes blancs du Nord, ces guer- 
riers des pays de glace, fondaient en quelque 
sorte à l'ardente chaleur des excès, aux chauds 
rayons d'une civilisation trop raffinée pour 
leurs âmes simples. La vigueur primitive de 
leur virilité aux climats doux s'amollissait, 
l'honnêteté antique de leur vie pauvre au con- 
tact des tentations illimitées du pouvoir et de 
l'opulence rapidement s'évanouissait, et de 
cette grande neige des invasions barbares qui, 
deux siècles avant, recouvrait tout le sol de 
l'Europe , il n'allait rester que la boue noire 
des dégels. 

Thierry, comme tous les Francs, était sur- 
tout adonné au vin et aux femmes; du moins, 
n'avait-il pas le troisième défaut, qui d'ordi- 
naire , chez ses compatriotes dégénérés , mar- 
chait avec les deux premiers, une avare rapa- 
cité. Tous ces derniers Mérovingiens sont d'une 
inquiétante précocité : on dirait qu'ils sentent 
que leur vie doit être courte ; l'avenir est pour 
eux douteux, les voluptés sont là; pour eux la 
coupe est toujours pleine, la femme toujours 
parée; et, à peine sortis de l'enfance, affolés 
par les premiers aiguillons de la sensualité, ils 



11 



■*, 



- i 4 5 - 
plongent à corps perdu dans les flots alanguis- 
sants du plaisir sans peine et de l'amour trop 
facile. A treize ans, à douze ans même, ils sont 
déjà pères ; à vingt-cinq ans ils sont vieux , à 
trente ans ils sont morts, si le fer ou le poison 
les a laissés vivre jusque-là. La plupart ont 
perdu l'énergie primitive qui fit royale leur 
race, grand leur peuple, haut leur renom; on 
n'en voit plus mourir sur les champs de ba- 
taille aux sons fiers du bardit, au grondement 
des mêlées furieuses; déjà, dans Tournay, Chil- 
péric vaincu ne sait que pleurer et gémir; Gon- 
tran , par peur de l'enfer , tremble devant un 
clerc, et, en attendant les vrais rois fainéants, 
nous allons voir le frère de Thierry, Théode- 
bert, accepter la prison, la honte delà tonsure, 
sans penser au refuge contre l'infamie que sa- 
vaient trouver les vieux héros de sa race, sans 
songer à cette noble épée, grâce à laquelle nul 
malgré lui n'est esclave. 

Childebert, élevé en partie par Brunehaut, 
semble avoir échappé à la dégénérescence mo- 
rale de sa race; il aimait la guerre plus que le 
plaisir, mais Thierry, dont les premières an- 
nées s'étaient écoulées loin de la protectrice 
surveillance de son aïeule, élevé par des leudes 

9 



— 146 — 

corrompus, par des clercs plus corrompus en- 
core, n'avait pas échappé au fléau. Quand 
Brunehaut vint le retrouver, il n'avait pas treize 
ans, et il était déjà père d'un fils; trois autres 
allaient bientôt suivre, dont on ne connaît même 
pas les mères. Et un des reproches que les his- 
toriens font à Brunehaut, c'est d'avoir corrompu 
son petit-fils! hélas, il y avait longtemps que 
la triste besogne était faite ; au contraire, Bru- 
nehaut lutta, essaya de le marier avec une prin- 
cesse espagnole, de sang wisigoth comme elle; 
mais Thierry s'en détourna bientôt et reprit le 
cours, un instant interrompu, de sa vie de plai- 
sirs et d'ivresse. 

Du moins eut-il encore assez de bon sens 
pour ne donner à ces épouses, que l'usage lui 
permettait d'ailleurs (la loi civile admettant le 
concubinat), que souvent tolérait l'Eglise, au- 
cune influence sur la direction des affaires. En 
cela, comme son père Childebert, il se confiait 
en son aïeule, et tandis qu'il parcourait les fo- 
rêts de Bourgogne et d'Alsace, dépensant sa vi- 
gueur naissante en pleine explosion juvénile, à 
poursuivre le cerf ou le taureau sauvage, à pas- 
ser de villas en villas, toujours en quête d'une 
chasse nouvelle ou d'un amour nouveau, Bru- 



— 147 — 
nehaut ressaisissait d'une main ferme les rênes 
trop lâches du pouvoir. 

A peine est-elle établie à la cour de Thierry 
que c'est elle qui dirige tout ; elle renoue al- 
liance avec l'empereur d'Orient, signe avec lui 
un traité défensif contre les Avares qui l'in- 
quiétaient ; et, tranquille de ce côté, elle songe 
au fils de Frédégonde. Tant que régnerait, 
tant que vivrait cet héritier de l'astuce et de la 
cruauté maternelles, tout était à craindre pour 
le sang de Brunehaut ; elle fit donc taire ses 
rancunes particulières , le souvenir de ses of- 
fenses, et elle offrit aux leudes d'Austrasie d'at- 
taquer de concert l'ennemi commun des petits- 
fils de Sigebert. L'espoir du pillage , l'amour 
des combats firent bien accueillir cette propo- 
sition , et l'on se prépara, dans les États de 
Théodebert, comme dans ceux de Thierry, à 
venger les défaites de Droissy et de Latofao. 

Les deux armées austrasienne et burgonde se 
réunirent et marchèrent contre l'ennemi. La 
rencontre eut lieu près de Dormelles, sur les 
bords de la rivière d'Orvanne. Les Neustriens 
étaient commandés par leur roi Clotaire et son 
maire du palais, Landry. La bataille fut longue, 
acharnée ; mais Clotaire, effrayé de ce carnage 



— 148 — 
qui ne finissait pas, voyant le moment où, après 
ses fidèles, ce serait son tour à lui de tomber 
sous le fer, prit brusquement la fuite; dès lors 
ce ne fut plus qu'une déroute, qu'une bouche- 
rie ; les Austro-Burgondes, animés par Thierry 
qui chargeait à leur tête, en avant des plus 
braves, combattaient avec rage, en dignes fils 
de leurs aïeux. Le cours de l'Orvanne fut arrêté 
par des amoncellements de cadavres; bientôt 
ses eaux s'élevèrent au-dessus du niveau de ses 
rives ; l'onde rougie, mêlée de sang, lentement 
déborda sur la plaine, qu'un lac écarlate recou- 
vrit bientôt, comme si la Mort, la grande ex- 
terminatrice, jetait sur les cadavres un pan de 
son manteau à la pourpre sanglante. 

Clotaire s'enfuit jusqu'au fond de la Neus- 
trie, abandonnant sans résistance aux deux rois 
alliés, non -seulement tout ce malheureux 
royaume de Paris, si souvent disputé depuis la 
mort de son roi Caribert, mais encore une 
bonne partie de la Neustrie. Thierry, parta- 
geant la passion et la haine de Brunehaut, 
voulait poursuivre la lutte; marchant toujours 
en avant, il aurait bientôt acculé son ennemi à 
la mer. Mais, comme toujours, les leudes 
d'Austrasie voulurent la paix; il ne fallait pas 




— 149 — 
que leur propre souverain fût trop puissant; 
Théodebert, du reste, aspirait lui-même au 
repos de son palais de Metz; et il paraissait 
prudent à l'aristocratie des deux royaumes 
d'empêcher la destruction de la Neustrie, ce 
refuge toujours ouvert aux conspirateurs et aux 
mécontents. Du moins la paix, que Brunehaut 
fut forcée d'accepter, fut-elle glorieuse et utile : 
Clotaire se reconnaissait vaincu, à la merci 
des petits-fils de Sigebert; il cédait à Thierry 
tout le royaume de Paris, à Théodebert son 
royaume patrimonial de Soissons ; bref, tous ses 
Etats, sauf le vieux pays salien, les environs 
de Tournay et douze cantons entre la Seine, 
l'Oise et la Manche. 

L'année suivante, les deux frères, encore 
unis, marchèrent contre les Gascons qui avaient 
favorisé par une invasion en Novempopulanie 
la résistance de Clotaire. Soumis après une 
courte campagne qui mena Thierry jusque sous 
les murs de Pampelune, ils durent payer tribut 
aux rois francs et reconnaître pour leur chef 
un duc vassal des monarchies mérovingiennes. 

La domination de Brunehaut est alors fer- 
mement établie en Bourgogne; un des plus 
grands seigneurs du pays, le patrice iEgila, 



— i5o — 

méprise imprudemment ses ordres, se met en 
état de révolte : il est arrêté, jugé, exécuté, 
sans qu'un seul des leudes ose prendre sa dé- 
fense; on peut espérer que l'ordre est définiti- 
vement établi. Mais Brunehaut ne devait 
jamais connaître le repos-, après les leudes, 
voici les saints qui s'en prennent à elle, mal- 
gré la générosité du roi Thierry, bienfaiteur 
des églises, de l'aveu même de Frédégaire. 

Il y avait alors sur le siège épiscopal de 
Vienne en Dauphiné un ex-professeur de 
belles-lettres, qu'on a canonisé, sans trop savoir 
pourquoi. Didier ou Désidérius, c'était le nom 
de ce personnage, était en effet d'une ortho- 
doxie douteuse; plus souvent à la cour des rois 
que dans son diocèse, il avait la réputation 
d'un orateur élégant plutôt que celle d'un aus- 
tère prélat; son métropolitain, Aridius ou 
Yrieix, évêque de Lyon, le tenait en médiocre 
estime et le pape saint Grégoire l'accusait lui- 
même formellement de pencher vers les doc- 
trines du paganisme. De plus, Didier aimait 
fort à s'occuper de politique, d'intrigues de 
palais; il blâmait volontiers les mesures que 
prenait la reine, et ne se faisait pas même 
faute de calomnier, sous le rapport des moeurs, 



- i5ï — 
celle qu'il aurait dû respecter, n'eût-ce été que 
par déférence pour le pape avec lequel il se 
mettait ainsi ouvertement en contradiction. A 
la fin, sur la demande de saint Grégoire, un 
synode fut convoqué à Chalon-sur-Saône et 
l'assemblée des évêques de Bourgogne, après 
avoir dégradé saint Didier, le condamna à 
l'exil, en lui assignant comme lieu de résidence 
l'île Barbe, aux environs de Lyon. 

Brunehaut avait trouvé à la cour.de Thierry 
quelques hommes d'élite qui étaient prompte- 
ment devenus ses plus dévoués partisans, et 
qui travaillaient avec elle à établir dans ces 
pays livrés à la violence et à l'arbitraire une 
organisation régulière. C'était d'abord Aridius, 
l'évêque de Lyon, puis Lupus, évêque de Sens, 
et enfin un Gallo-Romain, Protadius, homme de 
grande famille et d'une haute intelligence, qui, 
malgré son origine, était considéré de tous les 
nobles francs. Protadius fut bientôt nommé 
patrice et chargé en cette qualité de gouverner 
le pays ultra-jurain et la ville de Salins. Bru- 
nehaut aurait voulu mieux faire pour lui : c'é- 
tait l'homme qui lui paraissait le plus apte à 
remplir les délicates et importantes fonctions 
de maire du palais. Le maire était pour le mo- 



— 102 — 

ment un leude franc, Bertoald (16), brave 
guerrier, mais médiocre administrateur. 

Frédégaire raconte que, pour faire périr ce 
Bertoald, afin de disposer de sa place, Brune- 
haut l'envoya réclamer les droits du fisc, faire 
rentrer les impôts arriérés dans les pays nou- 
vellement cédés par Clotaire sur les bords de 
la Seine jusqu'à l'Océan. 
^ Cette opinion de Frédégaire nous a tout 
l'air d'une calomnie; Brunehaut pouvait fort 
bien enlever sa charge à Bertoald, s'il était 
incapable, le faire juger, s'il était coupable, 
sans recourir à ce moyen fort peu sûr de le faire 
disparaître. Bertoald, en effet, pouvait emmener 
avec lui des troupes en quantité suffisante, se 
tenir sur ses gardes : au lieu de cela, Frédé- 
gaire nous le montre ne voulant prendre 
qu'une escorte de trois cents hommes, se 
livrant avec passion au plaisir de la chasse, 
s'arrêtant dans les villas royales, si bien que 
Clotaire envoya contre lui son fils Mérovée et 
ce Landry, l'âme damnée de Frédégonde et de 
son successeur; peu s'en fallut que Bertoald ne 
fût tué par surprise, mais bien par sa faute, 
dans la villa d'Arèle près Caudebec; et la 
meilleure preuve que Brunehaut ne devait pas 



— i53 — 

désirer sa mort, c'est la haine que semble 
avoir portée Clotaire à Bertoald, s'exposant 
ainsi, pour tuer un seul homme, à une nouvelle 
guerre et à une destruction probable. D'ailleurs, 
comment expliquer que Brunehaut, dès qu'elle 
apprend le danger que court Bertoald, réfugié 
dans Orléans et assiégé par Landry, envoie 
immédiatement à son secours Thierry, excite 
Théodebert à reprendre également les armes, 
en lui montrant que Clotaire a violé la paix 
récemment conclue après la bataille de Dor- 
melles ? 

Quoi qu'il en soit, Thierry, tandis que Théo- 
debert envahissait par le nord les États de Clo- 
taire, s'avançait pour dégager Bertoald; il 
parcourait à marches forcées les vallées de 
l'Yonne et de la Loire. A son approche, Lan- 
dry recula et ne s'arrêta que près d'Etampes, 
dans une forte position défensive; son front de 
bataille était couvert par de vastes marais, 
formés par les deux petites rivières de la Juinne 
et de la Louet; une étroite chaussée était 
le seul accès qui pût permettre aux Burgondes 
d'aborder l'ennemi. Cette difficulté n'arrêta 
cependant pas les troupes de Thierry; son 
avant-garde, commandée par Bertoald, lui- 

9- 



— 154 — 
même, furieux contre Landry, se jeta tête 
baissée sur la chaussée, en un clin d'oeil la 
traversa malgré tous les obstacles, et mit en 
déroute l'armée neustrienne. Bertoald suc- 
comba dans la bataille, ainsi que le fils de 
Clotaire, pauvre enfant de moins de dix ans, 
emmené par Landry dans la mêlée pour don- 
ner du cœur à ses soldats. 

Thierry continue sa marche : il va mainte- 
nant tomber sur les derrières de Clotaire, que 
Théodebert a dû, suivant le plan commun de 
la campagne, attaquer dans la vallée de FOise. 
Pour le coup, Clotaire est bien perdu, et le 
roi presse sa marche, quand un courrier arrive 
lui annoncer que Théodebert vient de signer 
à Compiègne avec Clotaire un traité de paix et 
d'amitié! Thierry s'indigna, entra en fureur; 
Brunehaut, plus calme, n'exhala pas sa colère 
en vaines menaces; mais, dès ce moment, son 
inébranlable volonté condamna Théodebert; 
elle avait pu oublier l'outrageante façon dont 
il l'avait chassée, mais elle ne pouvait pardon- 
ner la paix signée par le fils de Childebert, par 
le petit-fils de Sigebert avec le fils de Frédé- 
gonde. Désormais nous allons la voir négliger 
en apparence la lutte avec le roi de Neustrie, 



— i55 - 

ne penser qu'à renverser Théodebert, ce faux 
fils et ce faux frère, dans les veines duquel 
coule, elle en est sûre maintenant, du sang d'es- 
clave et non du sang de roi. 







CHAPITRE IX 



606 — 607 



Protadius, maire du palais. Rupture avec Théodebert. Le 
camp de Kiersy-sur-Oise. Meurtre de Protadius, 606. 
Claudius, maire du palais. Vengeance tirée des assassins 
de Protadius. Trêve avec Clotaire. Mariage de Thierry. 
Retour de saint Didier. Sa mort. 



Bertoald étant mort, il fallut songer à le 
remplacer; son successeur était désigné d'a- 
vance : ce fut le patrice Protadius. C'était du 
reste l'homme le plus digne de ce poste impor- 
tant, à en juger d'après ce que dit de lui un de 
ses contemporains les plus hostiles : « Prota- 
dius était extrêmement fin et habile ; il ne tra- 
vaillait qu'à abaisser les grands et qu'à remplir 
les coffres du roi (c'est-à-dire, à faire observer 
les lois et à faire rentrer les impôts); aussi se 
fit-il autant d'ennemis qu'il y avait de leudes 
francs en Bourgogne. » 



— 1 57 — 

Malheureusement pour Brunehaut, Prota- 
dius, exposé à tant de haines, ne devait pas la 
servir longtemps. Thierry, qui n'avait pas ou- 
blié la lâche conduite de Théodebert, et d'ac- 
cord en cela avec Brunehaut, se décida à aller 
revendiquer par les armes la moitié de l'héri- 
tage paternel détenue par ce Théodebert, qui 
osait se dire son frère, tandis que la rumeur 
publique n'en faisait que le fils d'un serf 
royal. 

Les Burgondes furent donc de nouveau ap- 
pelés aux armes -, Thierry, accompagné de 
Protadius, se mit à leur tête et l'on partit 
pour envahir l'Austrasie. Théodebert, de son 
côté, marcha au-devant de Thierry. Les deux 
armées furent bientôt à peu de distance l'une 
de l'autre dans les environs de Noyon. Thierry 
s'était arrêté à Kiersy-sur-Oise, et, voulant 
accorder quelque repos à ses troupes avant 
d'engager le combat, il donna l'ordre d'y 
camper. 

Les camps mérovingiens ne ressemblaient 
nullement à ceux des Romains, ces chefs- 
d'œuvre de castramétation, si réguliers, si bien 
distribués. Les Francs campaient au hasard, 
seulement autant que possible près d'un bois ; 



— i58 — 
ils ne se servaient pas de tentes -, leurs chevaux 
lâchés hors du camp paissaient à l'aventure. 

Le campement de Thierry occupait un assez 
vaste espace de forme irrégulière ; il n'avait 
d'autre enceinte que des arbres abattus avec 
toutes leurs branches et mêlés aux lourds cha- 
riots de bagages qui suivaient l'armée ; derrière 
ce primitif rempart s'étendaient une multitude 
de petites huttes, faites de branchages et de 
roseaux, où les soldats s'abritaient avec leurs 
armes et leurs provisions, consistant notam- 
ment en grandes jarres de poterie pleines de 
vin et de bière qu'ils portaient, en marche, 
suspendues à leur angon recourbé ; les chefs 
eux-mêmes n'avaient que des cabanes de ra- 
mée, un banc, formé d'une planche clouée sur 
deux bouts de bois, était le seul meuble qui 
décorât le modeste intérieur où ils passaient 
cependant quelquefois des semaines entières -, 
pas de sentinelles du reste, pas d'appel, pas de 
cette musique militaire qui charmait les Ro- 
mains et qui égaie les camps modernes ; nul 
exercice guerrier; chacun vivait comme il 
voulait; il n'y avait un peu de discipline qu'au- 
tour de la tente unique réservée au roi, grand 
pavillon carré en toile couleur de pourpre, à 



— i5g — 
rimitation de ceux des Césars et des généraux 
Romains; là veillaient les gardes palatins, 
habillés à peu près à la romaine, portant la 
cuirasse ornée à la ceinture de nombreux lam- 
brequins de cuir, et distingués par un casque 
bizarre, large cloche de fer à quatre pans, tom- 
bant sur les yeux et surmontée d'une longue 
aigrette rouge. 

Or, tandis que le roi parcourait le camp 
qu'on venait d'établir, surveillant, en général 
attentif, l'installation peu compliquée de ses 
hommes, voici qu'une bande de leudes l'en- 
toure et le presse bruyamment de faire la paix; 
le roi refuse avec indignation, et, tout en dis- 
cutant avec lui, quelques chefs l'entraînent 
jusqu'à l'extrémité du camp, lui reprochant sa 
confiance en Protadius et accusant le maire du 
palais d'avoir été l'instigateur d'une guerre 
inutile et dangereuse. 

Pendant ce temps, Protadius, qui ne se dou- 
tait nullement de ce qui se passait, était paisi- 
blement assis dans le pavillon royal, fort 
occupé à faire une partie de dés avec Pierre, le 
médecin du roi Thierry. En un instant, une 
troupe furieuse, dirigée par le patrice Wolf, 
entoure la tente en vociférant, en menaçant 









— i6o — 

de mort le maire Protadius. Malgré l'éloigne- 
ment, ces cris parviennent jusqu'à Thierry -, il 
tremble pour Protadius, il veut aller à son aide, 
les leudes l'en empêchent; alors, il s'adresse à 
un de ses comtes, lui commande de courir en 
toute hâte à sa tente et de défendre à qui que 
ce soit de l'armée d'oser toucher au maire du 
palais. Uncilène part aussitôt: il arrive de- 
vant le pavillon royal que protègent encore les 
gardes de Thierry : «Voici l'ordre du roi, leur 
crie-t-il ; qu'on tue à l'instant Protadius ! » Et 
les gardes, ne se défiant pas de la parole d'un 
de leur chef, d'un comte du palais, livrent à la 
fureur des assassins l'infortuné Protadius. 

On comprend qu'avec de pareils soldats 
Thierry n'ait rien osé entreprendre ; triste, il 
revint à Autun sans oser même punir les meur- 
triers que la masse de l'armée avait pris sous 
sa protection. Mais, à Autun, on retrouva 
Brunehaut, et là tout changea. Des milices 
gallo-romaines, des troupes tirées des villes 
municipales d'Aquitaine, dévouées à la reine, 
y sont appelées pour tenir les Francs rebelles 
en respect. 

Les leudes ont tué Protadius, ne voulant 
pas, disent-ils, obéir à un Romain, et c'est un 



_ l 6 l _ 

autre Romain, Claudius, homme juste, instruit, 
mais ferme, qui est immédiatement nommé à 
la place de Protadius. L'armée ne veut pas 
qu'on châtie les lâches meurtriers du maire du 
palais : Brunehaut ne prend pas de prétexte 
comme Clovis lors de l'affaire célèbre du vase 
de Soissons; le patrice Wolf et Uncilène sont 
ouvertement arrêtés dans le palais même du 
roi, devant leurs amis. Wolf est mis à mort et 
Uncilène a les pieds coupés. Et c'est encore 
un Romain qui hérite de la charge du patrice. 
D'autres complices subalternes sont également 
punis. 

L'ordre est rétabli ; Clotaire, qui craint la 
puissance plus sûrement établie du roi de Bour- 
gogne, cherche à se rapprocher de lui, de- 
mande à être le parrain d'un de ses fils ; les 
leudes, effrayés, paient régulièrement l'impôt, 
et Brunehaut s'occupe plus attentivement que 
jamais de ses grands travaux d'utilité publique. 
Elle restaure sa ville favorite Autun, qui, mal- 
gré les ravages d'Attila, conservait encore le 
palais impérial habité par Constantin et ces 
fameuses écoles Mœoniennes, où se rendait 
la jeunesse de toute la Gaule. 

Bien loin de favoriser, comme l'ont dit tous 



— IÔ2 — 

les historiens à la suite les uns des autres, les 
mœurs par trop libres de Thierry, elle cherche 
à le marier, à lui trouver une épouse de sang 
royal ; c'est son principal confident, Aridius, 
évêque de Lyon, qu'elle envoie avec le comte 
Roccon et le connétable iEporin, pour deman- 
der au roi des Wisigoths d'Espagne la main 
de la princesse Ermenberge. Malheureusenent, 
si Brunehaut avait de l'empire sur Thierry 
pour tout ce qui touchait à la politique, elle 
n'avait que peu d'influence sur lui pour tout ce 
qui concernait la vie privée. L'union du roi et 
de la princesse espagnole ne fut pas heureuse : 
dédaignée de son époux, la nouvelle reine re- 
partit au bout d'un an pour Tolède, et cette 
rupture manqua de faire éclater une guerre dé- 
sastreuse. En effet, le père d' Ermenberge, le roi 
Witterich, ou Betteric, s'allia avec Clotaire, 
Théodebert, et le roi des Lombards Agilulf, 
pour venger l'injure de sa fille. Heureusement 
pour Thierry, Witterich mourut bientôt et la 
coalition se dissipa presque aussitôt. 

Nous voici maintenant arrivés à un des évé- 
nements qui sont le plus reprochés à Brune- 
haut, la mort de saint Didier. On se rappelle 
que cet impétueux évêque avait été déposé par 



— i63 — 

un synode et relégué à l'île Barbe. Au bout de 
quelques années d'exil, Brunehaut le crut suffi- 
samment puni et lui fit grâce complète. Aussi- 
tôt l'évêque de Vienne revient à la cour; mais, 
bien loin d'avoir calmé sa fougue, l'exil n'avait 
fait que l'exaspérer; à peine de retour, il se met 
à accabler de reproches Thierry , au sujet du 
renvoi de sa femme. Thierry n'aimait pas 
qu'on s'occupât de ses affaires d'intérieur ; 
mais il n'était pas sanguinaire ; il se contenta 
pour toute punition de renvoyer l'évêque de 
Vienne dans son diocèse. En route, au pas- 
sage d'une petite rivière, la Chalarone, dans le 
pays de Dombes, Didier fut assommé et dé- 
pouillé par quelques brigands. Ce fut par Tor- 
dre du roi, d'après le conseil d'Aridius et de 
Brunehaut, disent les historiens hostiles à la 
reine, le moine Jonas et Frédégaire. Mais rien 
ne prouve cette accusation ; malgré tous les soins 
de Brunehaut, les voyageurs étaient souvent 
victimes, comme Didier, de la violence des 
brigands; et nous avons peine à croire que l'é- 
vêque de Lyon, Aridius, qui paraît avoir été 
un très-recommandable prélat, ait oublié la 
charité chrétienne au point de faire assassiner 
un de ses collègues. D'ailleurs, la conduite que 



— 164 — 
Thierry et Brunehaut tinrent quelque temps 
après vis-à-vis de Colomban, prouve bien 
qu'ils n'avaient ni l'un ni l'autre aucune envie 
d'ajouter de nouveaux noms à la liste suffisam- 
ment longue des martyrs chrétiens. 

Nous verrons en effet, dans le chapitre sui- 
vant, la reine Brunehaut et le roi Thierry, griève- 
ment insultés en public par le moine Colomban, 
mépriser ses injures, et ne pas se départir du 
calme qu'il convient aux esprits sensés de mon- 
trer vis-à-vis des extatiques, des fanatisés et des 
fous de toute espèce. 



CHAPITRE X 



610 



L'intérieur de Brunehaut : une villa royale sous les Méro 
vingiens. Saint Colomban : son exil. 



En attendant que Colomban vienne à son 
tour troubler l'existence de Brunehaut, peut- 
être serait-il à propos de faire connaître au lec- 
teur un intérieur royal de cette époque loin- 
taine. 

Il ne faut pas croire d'abord que toutes les 
villas des rois francs fussent, comme l'a dit Au- 
gustin Thierry, une sorte de grande ferme en 
bois, entourée de cahutes, de chaumières d'es- 
claves, et rappelant les villages de la Germa- 
nie. 

Cette description se trouve, il est vrai, pres- 
que textuellement dans l'histoire de Sismondi, 
qui Ta copiée lui-même dans les œuvres ou 
père Lery. Que les Mérovingiens eussent quel- 



— i66 — 
ques résidences à peu près semblables dans les 
sauvages cantons du Nord, aux bords embru- 
més de l'Escaut, ou au fond des grandes forêts 
austrasiennes, c'est possible; mais en Neustrie, 
en Bourgogne, même dans le sud de l'Austra- 
sie, presque partout enfin, la villa des rois 
francs était fort différente du petit tableau de 
fantaisie, adopté généralement aujourd'hui 
comme type des demeures royales dans la 
France du sixième siècle. 

Voici au contraire une description exacte de 
la villa de Bourcheresse, la demeure favorite de 
Brunehaut et de Thierry. La villa ou le palais, 
comme on disait indifféremment, s'élevait 
dans un vallon verdoyant, à peu de distance 
de l'antique cité romaine âCAugustodunum 
(Autun). Pour y arriver, on traversait d'abord 
un vrai parc à la française, où l'on voyait des 
allées droites, des arbres taillés, des grottes en 
rocailles, des tonnelles de vigne symétrique- 
ment disposées. Des statues ornaient les par- 
terres qui dessinaient, en traits de fleurs, des 
oiseaux ou des figures géométriques; au cen- 
tre du jardin se trouvait une vaste terrasse, en- 
tourée de balustrades de marbre , couverte de 
grands pots en terre cuite peints et dorés, où s'é- 



— 167 — 
panouissaient des fleurs rares et des orangers. 
Sur cette terrasse était bâtie la maison royale, 
de marbre ou de pierre de taille bien polie, 
basse, sans étages, s'étendant en longueur, 
l'une de ses façades au midi, l'autre regardant 
le nord ; le toit était plat, en terrasse, surmonté 
seulement d'un léger belvédère. On pénétrait 
d'abord dans un véritable atrium à la mode 
romaine et qui n'en différait que par le nom ; 
c'était le proaulium (dont nous avons fait 
préau). C'était sur le proaulium que s'ouvraient 
les grands appartements royaux : le salutato- 
rium, où Ton recevait les visiteurs, puis le 
cotisistorium , véritable salle du trône, où, 
sous un dais de pourpre, reposait le siège en 
bronze doré du roi ; les murs étaient décorés 
de quelques fresques; le sol était revêtu de 
riches mosaïques et de plaques de verre de 
couleur incrustées dans du bitume. Dans cette 
salle se tenaient les grandes assemblées des 
principaux leudes, les conciles d'évêques; c'é- 
tait là aussi qu'on recevait les ambassadeurs 
des rois étrangers; de grandes horloges d'eau, 
des clepsydres, indiquant les heures, les jours, 
les saisons, ornaient cette vaste pièce, un peu 
pauvre en mobilier ; les Francs méprisaient 






- i68 - 

l'usage romain des lits et des sièges moelleux; 
quelques bancs de bois assez simples, des es- 
cabeaux à trois pieds et sans dossier, tel était 
l'ameublement un peu dur des rois mérovin- 
giens. On affichait dans le consistorium toutes 
les décisions, tous les décrets royaux qui pre- 
naient dès lors force de loi. 

Le consistorium était donc la pièce impor- 
tante, le centre en quelque sorte de la vie poli- 
tique chez les rois mérovingiens; à côté, une 
autre salle jouait également un grand rôle, et 
fort estimé, dans l'existence des commensaux 
du palais : c'était le trichorum (salle à man- 
ger), soutenu par deux rangs de colonnes, et où 
dînaient, à trois tables séparées, le roi et sa fa- 
mille, les officiers qualifiés de commensaux ou 
de comtes du roi, et enfin tous les hôtes, 
moines, guerriers, voyageurs, qu'accueillait 
généreusement la fastueuse hospitalité mé- 
rovingienne. La villa renfermait en outre une 
multitude de chambres, peu grandes il est vrai, 
chacune n'ayant environ que trois mètres carrés, 
toutes sans cheminées, mais exposées les unes 
au midi pour l'hiver, les autres au nord pour 
l'été; puis des chauffoirs, des bains, dont tout 
le monde faisait grand usage à cause de l'ab- 



— 169 — 
sence totale de linge et de l'habitude de porter 
longtemps, des mois et des années, les mêmes 
vêtements sur la peau nue. L'édifice entier était 
chauffé, pendant les froids, par de grands 
tuyaux passant sous les planchers et venant 
d'un immense foyer établi dans les soubasse- 
ments ; pendant l'été, ces mêmes tuyaux appor- 
taient au contraire i'air frais de vastes souter- 
rains. 

Autour du corps de logis principal s'éten- 
daient des portiques, des oratoires, des salles 
de jeux; plus loin des écuries pour les chevaux 
et les chameaux, alors d'un usage général. 

Du reste, la villa était bien construite : on 
avait toujours soin de laisser, entre le plafond 
des différentes pièces et le toit en terrasse, un 
espace vide qui garantissait tour à tour de l'ex- 
cès du froid et de l'excès du chaud. Par exem- 
ple, les portes intérieures des appartements 
étaient inconnues; elles étaient remplacées par 
de lourdes tapisseries, des portières tissées de 
laine et de soie, auprès de chacune desquelles 
veillait un jeune esclave. On peut voir, par ce 
que nous venons de dire, que la villa mérovin- 
gienne n'était pas si barbare qu'on se l'ima- 
gine, et que, sauf l'inconvénient de cette trop 



— 170 — 

grande quantité de portiers intérieurs, elle sou- 
tiendrait avantageusement la comparaison avec 
nos modernes demeures. 

Les arts d'agrément y étaient même en 
honneur - , les repas avaient lieu au son de la 
cithare et du tambour, cet instrument qui pro- 
duit une harmonie très-délicieuse, au dire d'I- 
sidore de Séville, probablement peu blasé en 
fait d'impressions mélodiques. Une distraction 
fort recherchée consistait à se faire chanter par 
les clercs des évêques (17) présents à la cour, 
l'ordinaire de la messe ou les vêpres, qu'on n'é- 
coutait en ce cas qu'au point de vue musical. 
Un seul détail rappelait la barbarie germaine : 
cloués aux portes extérieures de la villa, des 
trophées de chasse ensanglantés, têtes de cerf 
ou d'uroch, peaux de loup, ailes d'aigle ou 
de vautour, restaient là jusqu'à ce qu'ils tom- 
bassent en poussière , au grand détriment de 
l'odorat des commensaux royaux. 

C'était donc dans cette habitation presque 
romaine, et par conséquent conforme à ses 
goûts, que Brunehaut résidait habituellement. 
Un jour d'été de l'année 610, le roi Thierry 
étant à la chasse, la vieille reine se tenait dans 
le salutatorium , assise sur son fauteuil de 



— i 7 i — 
bronze doré, devant une table d'argent massif; 
elle était vêtue d'une robe mêlée de laine et de 
soie, teinte de pourpre, sur laquelle retombait 
une chlamyde de même couleur, retenue sur 
sa poitrine par une agrafe d'or; un diadème de 
pierreries, montées en forme de trèfles et de 
fleurs de lis, brillait sur son front encore, mal- 
gré l'âge, poli comme l'ivoire; de larges ban- 
delettes de soie écarlate s'enroulaient autour de 
ses cheveux blancs, nattés en longues tresses; à 
ses côtés se pressait tout le personnel de sa 
cour; d'abord, assises auprès d'elle et de sa 
petite-fille, Theudelane, la sœur du roi Thierry, 
les grandes dames de Burgondie, les épouses 
des patrices et des ducs, les évûchesses (18), 
nombreuses alors, chastement vêtues d'une robe 
montante et serrée, couleur de mauve tendre, 
en laine parsemée de fils d'or; puis, les jeunes 
filles attachées à la personne de la reine, coif- 
fées uniformément de gracieux rubans violets 
comme l'améthyste, les femmes des comtes du 
roi, les bras ornés de bracelets d'or, la robe 
moulant leurs formes , et garnie soit de four- 
rures de taupe ou de loir , soit de franges en 
écorce odoriférante de cèdre, soit encore de dé- 
licates broderies en petites plumes d'oiseaux 



— 172 — 
rares, enchâssées dans des cordons de soie. 
Autour de cette cour féminine allaient et ve- 
naient par la vaste salle les patrices burgon- 
des (19) , parés, comme des consuls romains, 
de la tunique à palmettes d'or et à bandes de 
pourpre, les ducs francs en habits de guerre, 
avec leurs lourds ceinturons décorés de bosset- 
tes en métal; mêlés à eux, des nobles d'outre- 
Loire, couverts ceux-là, à la mode d'Aquitaine, 
d'un petit manteau rond, d'une tunique à lar- 
ges manches bouffantes, ayant aux pieds de 
fines bottines à haut talon armées d'un long 
éperon de fer; enfin des Wisigoths, venus pour 
voir la reine, leur compatriote, pour chercher 
fortune auprès d'elle, ayant encore leur tenue de 
voyage et de combat, des habits de toile, d'é- 
normes bottes en cuir de cheval, et, battant à 
leur côté, la large épée, déjà célèbre, sortie des 
ateliers de Tolède. 

Ces convives royaux , comme on les nom- 
mait alors, s'occupaient diversement : les uns 
causaient entre eux de leurs guerres ou de leurs 
voyages, les autres écoutaient des joueurs de 
cithare espagnols, les musiciens favoris de la 
reine; un assez grand nombre prenaient diffé- 
rents rafraîchissements, disposés sur des tables 



- i 7 3 - 

tout autour de la pièce; dans la vaste salle la 
joie semblait régner; on est toujours gai dans 
les cours. A chaque instant arrivaient de nou- 
veaux hôtes, tous empressés d'aller saluer Bru- 
nehaut à la mode franque, mode qui consistait 
à s'arracher délicatement un cheveu et à l'offrir 
à la personne qu'on voulait honorer; la lourde 
portière qui fermait le salut atorium se levait 
et retombait sans cesse. Une fois encore la 
voici qui se lève : c'est un moine qui entre d'un 
pas lent; sa robe de bure est effrangée par l'u- 
sage, déteinte par le soleil et la pluie; sa figure 
est pâle, sans expression; morne, il s'avance 
les yeux extatiquement levés au ciel; on dirait, 
au milieu de cette cour joyeuse, la figure de la 
Pénitence, détachée par miracle de quelque 
fresque des catacombes; il traverse la salle, sans 
parler, sans voir; devant lui, comme devant 
une apparition divine, les bouches se taisent, 
les têtes se courbent et les genoux s'inclinent. 
La reine elle-même, la hère Brunehaut, se 
lève et courbe le front ; elle fait appeler les en- 
fants du roi Thierry; elle les amène au-devant 
de Thomme vêtu de bure : « Saint moine Co- 
lomban (20), lui dit-elle, voici les fils du roi: 
que ta bénédiction leur porte bonheur. » 



■ 



— '74 — 

Le moine se tait un instant, et, dans le grand 
silence de l'assemblée, lentement, les yeux mi- 
fermés : « Je ne les bénirai pas, répond-il, et 
sachez que jamais ne régneront ces enfants, 
car ce sont les fils_de la débauche. » 

A cette insulte si gratuite, si inattendue, 
Rrunehaut frémit, les nobles francs s'indi- 
gnent; mais, cependant, nul n'ose, comme il 
le devrait, punir l'insolent, et le moine sort 
paisiblement du palais en murmurant à voix 
basse quelque prière mystérieuse. 

Lorsque Thierry apprit de sa grand'mère 
l'outrageante conduite de saint Colomban, il 
voulut en tirer vengeance, mais la religion, ou 
plutôt la superstition, l'empêcha de se montrer 
trop sévère; il se contenta d'interdire à tous 
ses sujets d'avoir aucun rapport avec le moine 
irlandais et ses compagnons, défendant en 
outre de leur fournir quelque provision que ce 
fut. 

Bientôt la disette se mit dans les trois mo- 
nastères fondés par Colomban, et le mystique 
personnage, s'apercevant que la foi qui trans- 
porte les montagnes, ne suffit malheureusement 
pas pour faire vivre les hommes sans manger, 
retourna à la cour de Bourgogne pour deman- 



— 175 — 

der à Thierry de lever cette sorte d'interdit 
alimentaire. 

Quand le saint revint, le roi était justement 
à dîner, gaiement entouré de ses convives 
ordinaires; il ne crut pouvoir mieux faire que 
d'envoyer à Colomban, ce qui était tenu à 
grand honneur, quelques plats de la table 
royale. Mais, à la vue des coupes de cidre et 
de vin de Cahors, des mets délicats qu'on lui 
présentait respectueusement, le caractère iras- 
cible du saint se réveilla subitement. « Qu'est 
ceci, » dit-il ? « C'est, lui fut-il répondu, un 
envoi du roi Thierry. » — « Le Très-Haut, re- 
prit Colomban avec l'urbanité et la modestie 
qui semblent l'avoir caractérisé, le Très-Haut 
réprouve les présents des impies; il ne faut 
point que nous autres enfants de Dieu nous 
touchions des lèvres aux mets impurs de ceux 
qui nous mettent à l'écart. » A ces mots, dit 
Frédégaire, d'eux-mêmes les vases se brisèrent 
et tombèrent en morceaux. Peut-être, si nous 
ne craignions pas d'être taxé d'incrédulité, 
ferions-nous remarquer que quelque mouve- 
ment trop brusque du saint homme put fort 
bien être la cause de ce miraculeux bris de 
vaisselle. 



— 176 — 

A la suite de cette nouvelle aventure, Co- 
lomban ne vint plus voir Thierry ni Brunehaut; 
mais, en revanche, il les accabla de lettres 
injurieuses, de menaces d'excommunication, si 
bien que Thierry, impatienté et qui, à chaque 
nouvelle injure, se contentait de dire : « Ce 
moine voudrait que je fisse de lui un martyr, 
mais je ne suis pas assez fou pour cela, » finit 
par le faire embarquer sur la Loire pour le 
ramener à Nantes, et de là en Irlande, son 
pays natal. Mais, le mauvais temps ne per- 
mettant pas de faire sans danger le voyage 
d'outre-mer, Brunehaut et Thierry laissèrent 
Colomban libre d'aller où il voudrait, pourvu 
que ce ne fût pas dans leurs États. Colomban 
se réfugia chez le fils de Frédégonde, Clotaire, 
par qui il fut d'autant mieux accueilli qu'il 
s'empressa de lui prédire la ruine de Brunehaut 
et de ses petits-fils, dont lui, Clotaire, devait 
être prochainement le vainqueur et l'héritier. 



CHAPITRE XI 



611 — 612 



Le guet-apens de Seltz et la bataille de Tolbiac. 



L'aristocratie austrasienne, qui dominait en- 
tièrement le faible Théodebert, véritable pré- 
curseur des rois fainéants, n'avait pas cessé, on 
Ta vu, de lutter plus ou moins ouvertement 
contre Brunehaut et Thierry. La guerre avait 
déjà été sur le point d'éclater par suite de l'in- 
solence de la jeune reine d'Austrasie, Blichilde, 
qui, après avoir convenu avec Brunehaut d'une 
entrevue de réconciliation, s'était, poussée par 
les leudes, refusée à s'y rendre en des termes 
rien moins que respectueux pour l'aïeule de 
son mari. Dans leur haine mutuelle, Théode- 
bert et Thierry essayaient chacun depuis quel- 
que temps d'attirer à leur parti le roi de 
Neustrie; mais Clotaire était resté neutre, 



- i 7 8 - 
d'après l'avis de saint Colomban, devenu pour 
le moment une sorte de ministre consultant. 

Enfin, eri 610, sans déclaration de guerre, 
Théodebert envahit l'Alsace, séparée de l'Aus- 
trasie lors du partage de l'an 596. Se rendant 
aux conseils de Brunehaut, qui sentait que la 
force du droit était du côté de la Bourgogne, 
Thierry, avant de recourir aux armes, demande 
à son frère de réunir une assemblée des prin- 
cipaux de la nation franque qui décidera de 
leur querelle. Théodebert y consent; le lieu de 
la réunion est fixé à Seltz; Thierry s'y rend, 
ainsi qu'il avait été convenu, avec une escorte 
de dix mille hommes, et se voit subitement 
entouré de plus de cent mille guerriers, de 
toutes les forces de l'Austrasie. Tombé dans 
ce piège, il est contraint de céder à son frère 
l'Alsace, le pays de Thurgovie, une partie de 
la Champagne (Troyes et ses environs); ce 
n'est pas tout; excités par Théodebert, les 
Alemans viennent ravager la Suisse burgonde. 
Thierry en a du reste facilement raison. 

Mais alors, comme un défi à la morale 
publique, à ces lois de Brunehaut qui punis- 
saient de mort celui, quel qu'il fût, qui tuait 
sans raison, le roi Théodebert égorge tranquil- 



— J 79 — 
lement sa femme pour plaire à une de ses 
maîtresses. Ce meurtre indigna tout ce qu'il y 
avait encore d'honnêtes gens dans la nation 
franque; Brunehaut elle-même, bien que Bli- 
childe fût son ennemie, se souvint de la pau- 
vre Galeswinthe et voulut venger cette nou- 
velle victime. C'était d'ailleurs bien le moment 
d'exterminer ce Théodebert, qui, reniant les 
souvenirs de son père et de son aïeul, était plus 
coupable encore aux yeux de la reine que Clo- 
taire lui-même. Par les soins de Brunehaut, de 
ses agents gallo-romains, un traité est conclu 
entre Thierry et Clotaire; ce dernier restera 
neutre, laissera Thierry anéantir ce Théode- 
bert, ce fils de l'esclave, cet intrus dans la race 
royale des Mérovingiens ; en revanche, Thierry 
donnera à Clotaire sa part des dépouilles, il 
lui restituera le duché de Dentelin, tout le pays 
entre la Seine, l'Oise et l'Océan, enlevé par 
l'Austrasie à la Neustrie. 

Clotaire accepta avec empressement et devint 
l'allié de Thierry; affaibli comme il l'était, ses 
armées, que d'ailleurs on ne lui demandait 
point, n'auraient pas été d'un grand secours 
dans la lutte qui se préparait; il n'en rendit 
pas moins service à la cause de Thierry. 






— 180 — 

Colomban, qui était tout dévoué au fils de 
Frédégonde, part pour la cour d'Austrasie où, 
déjà, dans un précédent voyage, Théodebert, 
en haine de Brunehaut, Pavait admirablement 
accueilli. Mais Théodebert est devenu l'ennemi 
de Clotaire, et c'est pour amener la chute du 
malheureux roi d'Austrasie que Colomban va 
se rendre cette fois au palais de Metz; encore, 
si c'était l'horreur du meurtre de Blichilde 
qui faisait oublier au religieux irlandais les 
bienfaits dont Théodebert l'avait accablé : don 
d'un canton entier des bords du Rhin pour 
nourrir ses moines, cadeaux en or et en argent 
destinés aux autels-, mais non, c'est la poli- 
tique seule qui fait agir Colomban; d'ailleurs 
un meurtre était moins grave en ce temps-là 
qu'aujourd'hui aux yeux du clergé -, et tous les 
évêques de France avaient parfaitement absous 
Chilpéric de l'assassinat de Galeswinthe. Co- 
lomban n'exhortera donc pas avec onction le 
coupable au repentir; ce qu'il veut, ce n'est pas 
son salut, c'est son trône. Et, en effet, à peine 
arrivé au palais, introduit devant Théodebert, 
brusquement, sans préambule : « Fais-toi prêtre, 
lui dit-il, autrement tu risques fort pour ta vie 
éternelle et même pour ta vie terrestre. » 



— 181 — . 

On était un peu habitué aux étrangetés de 
Colomban; cette proposition fit rire le roi et 
ses courtisans. « On n'a pas encore vu, lui 
répondirent-ils, de roi qui se soit ainsi fait 
prêtre ou moine de sa propre volonté. » — 
« Si Théodebert ne se fait pas prêtre volontai- 
rement, répliqua Colomban d'un ton prophé- 
tique, dans peu il le sera malgré lui. » Sur 
ce, le saint s'en alla, laissant le roi et le peuple 
d'Austrasie fort inquiets de cette prédiction de 
funeste augure. Clotaire et Colomban connais- 
saient bien les hommes : décourager l'adver- 
saire, c'est le meilleur moyen de le vaincre ; 
prédire au nom de Dieu une catastrophe, en 
ces temps superstitieux, c'était l'amener presque 
à coup sûr. 

Au printemps, Thierry réunit dans les envi- 
rons de Langres les contingents tirés de toutes 
ses provinces, mais où dominait l'élément 
gallo-romain, les Aquitains, dévoués généra- 
lement à la cause de Brunehaut, ayant envoyé 
toutes les milices de leurs importantes cités. 
Thierry, grâce à ces troupes imbues encore de 
l'esprit de discipline romain et bien comman- 
dées par le duc Chadoinde qui sera plus tard le 
généralissime de Dagobert, aura sur Théode- 



— 182 — 

bert un véritable avantage, celui de la civilisa- 
tion sur la barbarie. 

Une première rencontre a lieu sous les murs 
de Toul; les Aquitains et les Burgondes écra- 
sent l'armée de Théodebert qui, épouvanté, 
prend la fuite, franchit les Vosges et se réfugie 
dans Cologne, espérant s'y refaire une seconde 
armée, grâce aux nombreux renforts qu'il 
attendait des points les plus reculés de ses do- 
maines et des contrées barbares qui touchaient 
à ses frontières. • 

Cologne, cette ancienne colonie impériale 
placée par Claude sous le patronage d'Agrip- 
pine, était restée un centre de civilisation ; il 
s'y trouvait encore, malgré les fréquents pas- 
sages des invasions germaines, un petit foyer 
d'esprit romain. Brunehaut y avait séjourné à 
diverses reprises, au temps de ses régences en 
Austrasie, et les habitants de la ville, paisibles 
descendants des vieux colons romains, étaient 
restés attachés de cœur à cette reine qui les 
avait protégés contre les pillages et les mau- 
vais traitements des leudes. On comprend 
quelle dut être leur épouvante en voyant défiler 
dans leurs rues étroites, garnies de magasins et 
d'entrepôts, le sinistre cortège d'hommes de 



— i83 — 
guerre qu'avait appelés à son aide des plus 
sauvages cantons de la Germanie l'entourage 
farouche du roi Théodebert. 

D'abord, arrivèrent les leudes des frontières 
éloignées, les chefs austrasiens, les ancêtres 
des féodaux, menant à la bataille, du haut de 
leurs grands chevaux belges, leurs troupes de 
jîdèles, comme des meutes de chiens à la curée. 
Puis, vinrent successivement les Saxons des bou- 
ches du Weser, coiffés de hures de sanglier, de 
têtes de loup grimaçantes, marchant sous la 
bannière d'Irmensul, où brillait leur emblème, 
la rose sauvage des forêts ; les tribus des bords 
de la Baltique, les guerriers aux cheveux rou- 
ges, aux yeux verts ; les Thuringes à la che- 
velure relevée en aigrette, aux longues mous- 
taches blondes pendantes ; les Souabes des 
monts Sudètes, nus à l'antique mode germaine, 
armés seulement de boucliers de bois et de 
gigantesques massues. Après eux, ce fut le 
tour des hommes du Nord de race danoise, 
conduits par leurs rois de mer et d'aventures, 
entre choquant leur courte hache et chantant 
les bardits des ancêtres. Enfin, comme pour 
fermer la marche de la barbarie, défilèrent 
dans Cologne, s'avançant aux sons rhythmés 









— 184 — 

de leurs blancs tambours de guerre, accroupis 
sur leurs maigres coursiers à l'échiné osseuse, 
aux jambes grêles tachées encore delà boue du 
Danube les escadrons des Huns- Avares dont la 
face étrange, atrocement tailladée par le fer, 
épouvantait les Gallo-Romains. Toute cette 
armée campa sous les murs de la ville, atten- 
dant, en essayant de s'organiser, l'arrivée des 
troupes de Brunehaut. 

Bientôt les coureurs de Théodebert signalè- 
rent l'approche de l'ennemi. Favorablement 
accueilli par les populations de l'Austrasie mé- 
ridionale, encouragé même par les évêques, 
notamment par celui de Mayence, Léonise, qui 
lui conseillait peu chrétiennement d'exterminer 
sans pitié son frère et toute sa race, Thierry 
était parvenu sans obstacle à quelques lieues de 
Cologne. Les Austrasiens et leurs sauvages 
alliés voulurent marcher au-devant des envahis- 
seurs, et ce fut dans les plaines déjà célèbres de 
Tolbiac que se heurtèrent les deux armées fran- 
ques, dont l'une, celle de Thierry, représentait 
véritablement la France future, tandis que- 
s'incarnait dans l'autre, dans celle de Théode- 
bert, le vieil esprit germanique. 

Boucliers contre boucliers, les épées contre 



- i 85 - 

les poitrines, brusquement, d'un premier élan 
les deux troupes s'entre-choquèrent ; en un ins- 
tant, les haches entrèrent dans les têtes, les 
poignards dans les gorges ; serrés, comme em- 
boîtés les uns dans les autres, les boucliers 
devinrent inutiles ; d'une fureur sans égale, les 
combattants s'entre -tuaient grisés de carnage-, 
les cris mêmes de guerre avaient cessé; nulle 
tactique, que de frapper le plus possible. La 
mêlée était si épaisse que des rangs entiers de 
morts, poussés par les vivants qui les suivaient, 
s'avançaient rigides et pâles, n'ayant pas laplace 
de tomber, s'enferrant chaque pas davantage 
sur les lances et sur les épées ; en plus d'un 
endroit, il y eut même, de chaque côté, des ren- 
contres de bataillons entiers de cadavres (au- 
thentique) qui ne pouvaient même pas s'affais- 
ser sur le sol, étreints dans les remous de cette 
tempête humaine. Par moments, comme un 
éclat de foudre, brillait au-dessus des glaives 
levés et des haches tournoyantes une forme 
d'homme toute rouge, bondissant sur un cheval 
ensanglanté, sans s'inquiéter de retomber sur 
les piques levées ou sur les pointes d'épée; c'é- 
tait quelque noble franc, en qui se réveillaient 
les vieux instincts de ses pères, et qui, habillé 



- i86 — 

d'écarlate suivant la mode des plus braves, pour 
que le sang ne parût pas, frappait sans cesse, 
sans repos, en proie à l'extatique fureur qu'ins- 
piraient jadis à leurs fidèles les pâles fiancées 
promises par OJin aux guerriers qui savaient 
mourir. 

Des deux côtés, du reste, la rage était égale; 
lourds Burgondes, rudes Austrasiens, sauva- 
ges hommes du Nord, miliciens d'Aquitaine, 
agiles fantassins de Gascogne, tous s'achar- 
naient à la moisson sanglante ; une journée 
entière, du lever au coucher du soleil, les épées 
et les francisques, les massues et les lances, les 
angons et les scamasaxes tranchèrent les têtes, 
broyèrent les crânes, déchiquetèrent les mem- 
bres, fracassèrent les os ; enfin, après de lon- 
gues heures de lutte, la Gaule de Brunehaut 
l'emporta ; les hordes barbares plièrent et recu- 
lèrent en désordre. Définitivement vaincus, 
Théodebertet ses cavaliers, après avoir vu tom- 
ber Gondulf, le maire du palais d'Austrasie, 
s'enfuyaient vers Cologne; à leur poursuite s'é- 
lançaient haletants les vainqueurs, et la plaine 
de Tolbiac restait vide de combattants. 

Cependant, le jour allait finir: les cris des 
blessés, les plaintes des mourants lentement 



I 



- i8 7 - 

s'éteignaient; la nuit, nuit d'été calme et repo- 
sante, doucement descendait du ciel; inutiles, 
les plaintes s'étaient tues; sur ce grand champ 
moissonné de la fureur humaine régnait le vaste 
silence de la mort et des ténèbres; au loin seu- 
lement, dans la noire forêt des Ardennes, sen- 
tant le sang, mais craignant l'homme, les loups 
hurlaient d'impatience. 



CHAPITRE XII 



6 12 — 6 1 3 



Triomphe de Thierry. Prétentions de Clotaire. Mort de 
Thierry, 6i3. Brunehaut régente. Les trahisons des 
leudes austrasiens. Défense de Sens par l'évêque Lupus. 
Le premier tocsin. Captivité et supplice de Brune- 
haut, G 1 3. 



D'un formidable élan l'armée de Thierry 
s'élança à la poursuite des vaincus. Cologne 
ouvrit ses portes; Théodebert (21), pourchassé 
au delà du Rhin par Berthaire, camérier du 
palais, fut arrêté avec toute sa famille; son 
fils, Mérovée, fut tué, et le roi détrôné rentra 
prisonnier dans Cologne. Thierry lui laissa la 
vie, mais il le fit immédiatement dépouiller de 
ses vêtements royaux qu'il donna à Berthaire, 
ainsi que le cheval richement harnaché qu'a- 
vait monté le roi d'Austrasie. 

Thierry et Théodebert quittèrent bientôt Co- 
logne; celui-ci pour s'en aller dans un monas- 



— 189 — 
tère de Châlon recevoir, en échange du dia- 
dème emperlé des rois , l'humble tonsure 
monacale-, celui-là, au contraire, pour rentrer 
triomphant dans Metz, où l'attendait pleine de 
joie pour le présent, pleine d'espérance pour 
l'avenir, son aïeule Brunehaut, qui avait auprès 
d'elle ses quatre arrière-petits-fils, Sigebert, 
Corbus, Mérovée et Childebert. 

Clotaire, dès qu'il avait appris la nouvelle 
du triomphe de Thierry, s'était emparé de tout 
le duché de Dentelin, auquel il avait joint par 
extension quelques autres pays dont la cession 
ne lui avait nullement été promise dans le 
traité. Brunehaut, qui ne demandait du reste 
probablement qu'un prétexte pour lancer contre 
le roi de Neustrie les forces victorieuses de 
Thierry, engage son petit-fils à saisir l'occa- 
sion ; Thierry, cependant, avant de marcher 
contre Clotaire, le somme de sortir des terri- 
toires envahis. Le roi de Neustrie ne tient pas 
compte de ces réclamations ;• ce n'en est que 
plus heureux pour Thierry ; il a pour lui le bon 
droit, ce qui est quelque chose, la force, ce qui 
est beaucoup, et il va réunir aisément à sa 
couronne les lambeaux de provinces que pos- 
sède encore Clotaire -, Brunehaut va donc enfin 



— igo — 
voir son petit-fils, l'héritier de Sigebert, régner, 
maître absolu du double droit de la naissance 
et de l'épée, sur ce beau royaume de France 
qu'avait rêvé Clovis, et qui n'existera que bien 
rarement dans l'histoire, sous Charlemagne et 
sous Napoléon. 

Mais la Mort semble la complice, la fidèle 
alliée du sang de Frédégonde; Thierry a déjà 
rassemblé de nouveau à Metz ses armées triom- 
phantes; le seul souffle de ses chevaux suffirait 
à renverser le frêle et tremblant édifice de la 
royauté neustrienne, et voilà que tout s'arrête : 
Thierry est tombé subitement malade; du 
camp on l'a rapporté dans son palais, mou- 
rant déjà et du même mal que son père Chil- 
debert. « C'est Dieu, soupire saint Colomban, 
qui est venu venger par la maladie les souf- 
frances de Colomban, son serviteur chéri; c'est 
Dieu qui a exaucé les vœux ardents de Clo- 
taire. >. Le roi de Neustrie n'avait-il pas plu- 
tôt invoqué les mânes de sa mère? En quelques 
jours, Thierry meurt d'une dyssenterie, dit 
Clotaire, du poison, dit Brunehaut. 

Et alors, les rôles sont changés; tout main- 
tenant favorise Clotaire; un grand nombre des 
anciens leudes de Théodebert, par haine de 



— rgi — 

Brunehaut, passent au parti du roi de Neus- 
trie; et Arnoul, Pépin (22), les deux ancêtres 
des Carlovingiens, les ducs Alethée, Sigoald, 
Roccon, Endelon, c'est-à-dire les chefs de 
l'aristocratie austro-burgonde, l'encouragent à 
attaquer Brunehaut, et, impatients de trahir, le 
préviennent de se hâter. Clotaire entre donc, 
facilement victorieux, dans les Etats de Thierry, 
appelant autour de lui tous les partisans de 
Théodebert, tous les ennemis de Brunehaut; il 
avance jusqu'à Andernach près Coblentz; la 
reine recule de Metz à Worms, emmenant 
avec elle ses arrière-petits- fils; mais, dans 
l'immense douleur que lui a causée la mort de 
Thierry, elle ne perd pas courage; il lui reste 
des amis, des fidèles; elle le croit du moins; 
une fois encore la vieille reine saura faire tête 
à la tempête; elle envoie un des leudes, sur qui 
elle croit pouvoir le plus compter, Herpon, 
qu'elle a nommé connétable de Bourgogne, 
demander à Clotaire ce qu'il vient faire dans 
les États des enfants de Thierry et le sommer 
d'en sortir. 

Clotaire refuse; il demande différentes choses, 
restitutions de provinces, tutelles des orphelins 
royaux, puis que Brunehaut se présente devant 






— 192 — 
les leudes assemblés et se soumette à leur 
jugement, c'est-à-dire qu'elle se livre elle-même 
à ses mortels ennemis. Brunehaut savait déjà 
du reste qu'entre Clotaire et elle, tous deux 
seuls en présence, ce devait être une guerre à 
mort. 

Pour que le pouvoir ait plus d'unité, elle 
rompt audacieusement avec la fatale coutume 
qui partage les États des rois francs entre tous 
leurs héritiers; un seul de ses arrière-petits-fils 
régnera; ce sera l'aîné, Sigebert, dont le nom 
aimé mais fatal devait rappeler à la vieille 
reine son lointain passé, mais ses malheurs 
comme ses joies. Sigebert est élevé sur le pavois 
au milieu d'une assemblée réunie dans les 
plaines de Worms; et, à peine proclamé, le 
monarque de douze ans part pour la Thuringe; 
il va faire armer les peuples feudataires, afin 
de combler les vides qu'ont faits dans les rangs 
de ses troupes les nombreuses désertions des 
leudes d'Austrasie; Warnachaire, successeur 
de Claudius, le maire actuel du palais de Bour- 
gogne, un de ceux qui font parade de leur dé- 
vouement pour Brunehaut, le duc Alboin et 
d'autres grands, doivent guider l'inexpérience 
de l'enfant. 



— ig3 — 

Ils revinrent bientôt, amenant d'assez nom- 
breux contingents qui se fondirent dans l'armée 
que la reine, pendant la courte absence de son 
petit-fils, avait de son côté rassemblée en Bour- 
gogne. 

La vieille reine crut alors pouvoir résister par 
les armes à Clotaire, qui s'avançait avec une 
extrême lenteur, comme s'il eût attendu, tous 
les jours, l'annonce d'un de ces événements 
imprévus qui avaient déjà plus d'une fois 
changé à son profit le cours probable des 
choses. 

Sigebert, accompagné de ses trois jeunes 
frères, se mit à la tète de l'armée destinée à 
arrêter l'invasion neustrienne, tandis que son 
aïeule restait à Autun, occupée à faire pren- 
dre les armes aux peuples de l'Helvétie, qui 
dépendaient, comme sujets ou comme tribu- 
taires, de la couronne de Bourgogne. Mais 
Sigebert, nous l'avons vu, n'était encore qu'un 
enfant; l'armée obéissait en réalité à un conseil 
militaire, présidé par le maire du palais, War- 
nachaire, et composé d'Arnoul, de Pépin et des 
principaux farons, tant évêques que laïques, 
tous gagnés à Clotaire ,et secrets ennemis de 
Brunehaut. Warnachaire (2 3), Arnoul, Pépin 






— i 9 4 — 
avaient d'avance fait leurs conditions; le prix 
de leur félonie devait être, pour Warnachaire, 
la mairie à vie, pour Arnoul, l'évêché de Metz, 
pour Pépin, la pleine propriété des terres qu'il 
administrait en qualité de domestique du palais 
d'Austrasie. Il ne s'agissait plus que de trouver 
l'occasion de trahir : ces occasions-là se ren- 
contrent aisément. 

D'abord, dès le début de la campagne, une 
partie du contingent austrasien déserte et passe 
à Clotaire; l'armée de Sigebert commence à se 
troubler; ceux qui ne sont pas du complot 
s'inquiètent, perdent courage. Malgré sa jeu- 
nesse, le fils de Thierry avait la valeur de ses 
aïeux ; il veut, en dépit de ces désertions, mar- 
cher à l'ennemi ; perfidement Warnachaire l'y 
encourage. Bientôt on est en vue de l'armée 
de Clotaire, dans les plaines que traverse 
l'Aisne (près de Châlons-sur-Marne). Sigebert 
donne le signal du combat; à la tête de sa 
cavalerie il va s'élancer sur l'ennemi ; mais, au 
lieu de le suivre, les leudes qui l'entourent 
restent immobiles, les soldats reculent; on lui 
impose la retraite; le conseil de guerre force le 
jeune roi à revenir sur ses pas, à reculer jusqu'à 
la Saône ; et, durant le trajet, on éloigne de 



— 195 — 

lui le peu d'hommes qui lui sont restés fidèles. 

Et, pendant ce temps, tous les gouverneurs 
des villes burgondes ouvrent leurs portes à Clo- 
taire et à ses lieutenants. Une seule résista, ce 
fut la cité de Sens, qui obéissait à l'évêque 
Lupus, un des rares prélats dignes de com- 
prendre Brunehaut et par suite de lui être 
fidèles. Devant l'armée de Clotaire, il fait fer- 
mer les portes, appelle aux remparts les habi- 
tants de la ville; Clotaire va donner l'assaut : 
un bruit étrange l'étonné et l'arrête; c'est, pour 
la première fois dans l'histoire, le tocsin qui 
sonne aux clochers de Sens. Jusqu'ici les clo- 
ches n'avaient servi qu'à annoncer les solen- 
nités religieuses, qu'à appeler aux offices : 
pour la première fois, c'est aux armes qu'elles 
appellent et c'est le péril qu'elles annoncent. 

Effrayé, Clotaire battit en retraite, comme si 
les cloches sacrées lui parlaient au nom de 
Dieu et lui défendaient d'avancer. 

Mais cet échec fut le seul ; arrivée au centre 
même de la Bourgogne, l'armée de Sigebert, que 
suit de près celle de Clotaire, s'est arrêtée; Clo- 
taire la rejoint; les troupes des deux côtés fra- 
ternisent et proclament avec enthousiasme le 
fils de Frédégonde seul roi de tous les pays 



— 196 — 
francs. Les conjurés se précipitent sur la tente 
où reposent, ignorants du péril, les enfants de 
Thierry, fatigués d'une longue marche; ils se 
jettent sur eux pour les livrer à Clotaire. 

Dans le tumulte, un seul échappe, Childe- 
bert (24) : il saute sur un cheval qui se trouvait 
là par hasard et, droit devant lui, s'enfuit à 
l'aventure. Nul ne sut alors ce qu'il était deve- 
nu, on le crut mort dans sa fuite, de misère ou 
de faim; mais une vieille tradition, consolante 
légende à laquelle nous voulons croire pour 
notre part, prétend que de ce proscrit descend 
unedesplus nobles familles qui aient porté la cou- 
ronne impériale, la famille des Habsbourg. Du 
moins, le sang de Brunehaut ne serait pas éteint 
à jamais et battrait encore de nos jours dans des 
coeurs dignes de la reine d'Austrasie. 

Les trois autres enfants, Sigebert, Corbus et 
Mérovée, furent livrés à Clotaire qui fit froide- 
ment égorger les deux premiers ; le troisième 
seul fut épargné ; tout jeune , il était peu à 
craindre; c'était d'ailleurs le filleul de Clotaire, 
qui, superstitieux comme tous les cruels, crai- 
gnait d'attirer sur lui la vengeance divine, en 
immolant celui que l'Église nommait son fils 
spirituel. Cette fois, c'en était fait de la race de 



— i P 7 - 
Sigebert, du trône de ses fils, et les ossements 
de Frédégonde en devaient tressaillir de joie 
dans leur caveau funèbre de Saint-Vincent de 
Paris. 

On comprend quelle dut être, en revanche, 
rhorrible, l'épouvantable douleur de Brune- 
haut, quand lui parvinrent ces fatales nouvel- 
les. Quel asile pouvait-il lui rester? D'ailleurs, 
en avait-elle encore besoin , ne valait-il pas 
mieux pour elle mourir immédiatement, main- 
tenant que du tronc desséché de sa race tous 
les rejetons étaient coupés? 

Cependant, poussée par un dernier espoir de 
vengeance, elle voulut encore essayer de lutter, 
et, malgré l'âge, malgré ses quatre-vingts ans, 
soutenue par les restes de son énergie d'autre- 
fois, elle se jeta dans l'Helvétie où elle espérait 
trouver des vengeurs pour les siens. Depuis 
quelques années, sa petite-fille, Théodelinde, 
vivait retirée dans le château d'Orbe , que 
Thierry lui avait donné pour apanage, avec 
les pays des environs, le canton de Vaud 
et rUchtland-, là Brunehaut espéra, grâce à 
l'influence de sa petite-fille, pouvoir refaire une 
armée. 

Dominant une gorge escarpée du Jura, le châ- 



— 198 — 

teau d'Orbe était une vieille forteresse romai- 
ne, d'aspect morne et sévère, flanquée de tours 
épaisses, entourée de hautes murailles en ci- 
ment; on eût pu au besoin y soutenir un long 
siège. Brunehaut y arriva bientôt; Théodelinde 
la reçut et voulait bien l'aider, venger, elle aussi, 
les pauvres enfants assassinés. Mais , avant 
-qu'aucune mesure ne fût prise, précédé comme 
d'un messager de mort , de la terrifiante nou- 
velle, arriva le connétable Herpon , un des leu- 
des les plus acharnés contre Brunehaut, à qui 
cependant il devait, comme nous l'avons dit 
plus haut, sa charge et sa fortune; nul n'ose 
prendre la défense des deux femmes proscrites 
par Clotaire; nul bras d'homme dans la con- 
trée n'ose se lever pour les défendre; et le châ- 
teau n'avait pour garnison que quelques femmes 
et quelques clercs. 

Pas de résistance possible; Herpon, ce servi- 
teur infidèle, s'empare de Brunehaut, et, triom- 
phant, calculant déjà de quels grands béné- 
fices on paiera sa capture, il entraîne la reine 
vers le camp de Clotaire, établi à Rionne, sur 
les bords de la Vigeanne. Il y parvint bientôt; 
à la nouvelle de son approche, Clotaire avait 
convoqué tous les leudes et tous les évêques de 



— i 9 9 — 
son parti, Warnachaire à leur tête, qui d'une 
voix unanime avaient demandé la mort de Bru- 
nehaut, et une mort qu'elle sentît venir. 

On amena donc la reine, à peine arrivée, en- 
core brisée de la route, souillée de la poussière 
du chemin, devant cette assemblée de juges 
étranges, où se mêlaient aux armes de fer les 
crosses d'or, aux manteaux de guerre en peaux 
de bêtes les longs vêtements blancs et les étoles 
de soie des évêques. Là, elle put reconnaître 
tous ceux en qui elle s'était confiée et qui l'a- 
vaient trahie; elle put voir, nouvelle douleur 
pour une âme rigide et juste, l'injustice triom- 
phante, la trahison récompensée. 

Mais Brunehaut ne pouvait plus souffrir : sa 
race était éteinte, sœur, épouse, mère, aïeule 
et bisaïeule, elle avait vu mourir de mort tra- 
gique tous ceux qu'elle avait aimés ; il n'y avait 
plus en son -âme place pour de nouvelles dou- 
leurs; toutes elle les avait épuisées; elle sem- 
blait déjà jouir du grand repos de ceux qui 
ne sont plus. L'âme cuirassée du triple airain 
du désespoir, comme enveloppée du linceul 
inerte, elle resta insensible, indifférente à tout, 
morte déjà de la mort des siens. Et, quand on 
l'entraîna en présence de ces leudes en furie, 



— 200 — 

de ces Pépin, de ces Arnoul, de cesWarnachai- 
re, qui hurlaient de joie en voyant prise enfin la 
reine-lionne qui si longtemps les avait fait trem- 
bler, devant ce déchaînement de rage et de sau- 
vagerie, devant ces grincements de joie san- 
glante, froide elle demeura, sans mot dire , sa 
figure de marbre ne changea pas, et l'on eût dit 
que cette bande d'assassins en délire n'insultait 
qu'un cadavre. Même quand Clotaire, ce disci- 
ple bien- aimé de saint Colomban, s'approcha 
l'écume et l'injure à la bouche, semblable à sa 
mère, et qu'il s'écria comme infamie suprême : 
« C'est toi qui as tué Sigebert et Mérovée, Chil- 
péric, mon père, Théodebert et son fils, mon 
fils à moi, Mérovée, enfin Thierry et ses trois 
enfants (ces arrière-petits-fils de la reine dont il 
venait d'égorger deux lui-même), >» la vieille 
reine ne s'indigna même pas. 

Exaspérés, Clotaire, roi très-pieux, Arnoul, le 
futur évêque, Pépin, cet ancêtre de Charlema- 
gne, ne savent plus que faire; il faut cependant 
qu'elle souffre, qu'elle pleure, il faut entendre 
ses lamentations, boire ses plaintes, savourer 
sa douleur. A la torture Brunehaut ! Et pendant 
trois longs jours, autour du camp on la pro- 
mène sur la monture infamante, le chameau, 



— ' 201 



destiné, comme l'âne de nos jours, aux plus vils 
usages, à porter les goujats de l'armée -, la bande 
des leudes la suit, en la frappant comme une 
esclave, des verges et du bâton qui déshonorent. 
Et, pendant ces trois jours, pas un mot, pas 
une plainte ne sortit des lèvres de la reine. 
Clotaire, ses leudes et ses évèques étaient en- 
core les vaincus. Enfin, le quatrième jour, fati- 
gués eux-mêmes de cette lutte inégale contre une 
vieille femme, ils se décident à en finir. 

On amène un étalon fougueux, à ses flancs 
on suspend des éperons acérés. A la queue du 
cheval indompté on attache la reine par un pied, 
par une main et par ses cheveux blanchis -, puis 
le cheval est lâché-, frémissant, il s'élance droit 
devant lui; par les halliers, les vallons, par les 
plaines et les collines, il va soufflant, écumant, 
cherchant à repousser de ses ruades le poids 
inconnu qu'il traîne après lui, et, à chaque 
ronce, à chaque épine, à chaque pierre, Brune- 
haut laisse de son sang, de sa chair et de sa 
vie; derrière galopent les leudes, excitant la 
course meurtrière de l'étalon effaré, criant, son- 
nant de leurs trompes de chasse, chantant à 
tue-tête, d'une formidable joie. Le corps de 
Brunehaut n'est déjà plus qu'une masse informe, 



— 202 — 

mais le cheval va toujours, comme le fantasti- 
que coursier des ballades allemandes; il laisse 
loin derrière lui les montures épuisées des bour- 
reaux; enfin, au déclin du jour, dans un vallon 
désert, à quelques lieues du camp de Clotaire, 
il s'abat à bout de forces. 

Et alors, quelques pauvres gens, quelques 
timides clercs qui de bien loin, tout trem- 
blants, avaient suivi cette épouvantable tra- 
gédie, craintivement s'approchèrent, apportant 
à la reine l'humble et touchante aumône 
de leurs prières et de leurs regrets. Ils s'ap- 
prêtaient à l'ensevelir; mais les leudes francs 
voulaient qu'il ne subsistât rien de leur en- 
nemie ; ils arrivent à l'endroit où le cheval est 
tombé, à coups de fouet ils écartent le menu 
peuple; par leurs ordres, un bûcher s'élève, 
et il ne reste bientôt du corps de Brunehaut 
que quelques cendres mêlées à celles d'un bra- 
sier; le vent de nuit les dispersera dans quel- 
ques heures comme la poussière du grand che- 
min. Mais, la nuit venue, semblables à des 
fantômes glissant dans l'obscurité, les pauvres 
et les clercs revinrent timidement, sans bruit ; 
ne pouvant distinguer dans cet amas de cen- 
dres ce qui restait de la reine, ils prirent pèle- 



— 2o3 — 

mêle les débris du bûcher et de la victime, et, 
pieusement, ils les emportèrent vers Autun , 
psalmodiant à voix basse les offices des tré- 
passés. Sous le grand autel de la cathédrale 
d'Autun qu'avait fondée Brunehaut, ils soule- 
vèrent une pierre, creusèrent une fosse, et là dé- 
posèrent les cendres, les os à demi brûlés, les 
fragments d'étoffes ou de parures ramassés sur 
le bûcher ; puis la pierre fut reposée, et l'autel 
élevé par la reine aux jours de sa puissance 
couvrit de sa protection les restes de la sup- 
pliciée (2 5). 

Et pendant bien longtemps, pendant les lon- 
gues années du règne de Clotaire, tandis que 
saint Arnoul, saint Colomban, le second saint 
Didier(Didierd'Alby), saint Goéric, saint Faron, 
saint Romaric , tous commensaux royaux, 
priaient pour leur maître et bienfaiteur, pour 
ce roi pieux et doux, généreux envers l'Eglise, 
quelques pauvres gallo-romains pillés, frappés 
par les leudes, quelques tristes clercs, tour- 
mentés par leurs évèques, quelques misérables 
voyageurs, quelques mendiants sans gîte et sans 
pain, qui tous se ressouvenaient des lois protec- 
trices et des asiles tutélaires d'autrefois , ve- 
naient s'agenouiller devant l'autel de Saint-Mar- 



— 204 — 
tin d'Autun, de cœur disant pour Brunehaut 
ces prières du pauvre et du malheureux, qui 
valent mieux, il faut l'espérer, que celles d'un 
saint Arnoul ou d'un saint Colomban! 



CHAPITRE XIII 



l'opinion de l'histoire 



Une brune viendra d'Espagne pour ré- 
gner aux pays des Gaules; elle verra pe'rir 
bien des rois et mourra sous les pieds des 
chevaux. 

Prédiction de la Sibylle.) 



Après avoir raconté toute la longue vie de 
Brunehaut, si pleine de malheurs, de catas- 
trophes, de péripéties de toute sorte, il nous a 
paru convenable d'exposer en quelques lignes 
ce que les principaux historiens, tant anciens que 
modernes, ont pensé de cette grande reine 
qui a eu l'honneur, comme on peut le voir par 
l'épigraphe ci-dessus, de préoccuper jusqu'à la 
fabuleuse Sibylle. 

Nous avons, et il n'y a pas grand mérite à 
cela, la prétention d'avoir donné un récit plus 



206 — 

exact que ceux de nos devanciers; dans notre 
volume, il n'y a pas un fait, pas un détail, qui 
ne soit tiré d'un auteur contemporain de Bru- 
nehaut, ou du moins d'un écrivain du même 
siècle, qui pouvait encore recueillir des souve- 
nirs réels et sincères. Nous nous sommes, en 
revanche, énormément méfié de ces écrivains 
du moyen âge qui ont induit en erreur la plus 
grande partie des auteurs d'histoires de France. 
Ce sont des guides dangereux ; autant ils sont 
précieux pour les faits dont ils ont été témoins, 
autant ils sont peu croyables quand ils parlent 
de temps un peu éloignés, et surtout des origines 
de l'histoire. Ils se laissent entraînera tout croire, 
ils admettent tout sans contrôle ; on voit bien 
qu'ils sont trop avides de miracles, trop curieux 
de prodiges, trop amoureux de légendes ; mais 
ils sont, avec cela, d'une si charmante naïveté 
qu'un peu plus on y voudrait croire comme eux. 
Le plus frappant exemple du peu de confiance 
qu'on doit avoir dans ces récits du temps 
passé, c'est la célèbre Chronique de Saint- 
Denis. 

Commencé, on le sait, par les ordres de 
Suger, ce curieux recueil, fort bien fait ensuite 
au jour le jour par des témoins oculaires, pré- 



— 207 — 
sente, sous le fallacieux prétexte de nous racon- 
ter les origines de la France, une série de fables 
et d'inepties, à croire vraiment à une gageure 
contre le bon sens du lecteur. 

Au moins, les auteurs contemporains de 
Brunehaut sont plus sérieux; Grégoire de Tours, 
le pape saint Grégoire P r , tels vont être les té- 
moins appelés par nous pour déposer en faveur 
de la reine. 

A tout seigneur tout honneur, écoutons d'a- 
bord le pape : « Brunehaut, dit-il, est une reine 
pieuse, une régente habile, une femme, une mère 
vraiment chrétienne; nulle n'est plus charitable 
qu'elle; on ne sait pas le nombre de ses bien- 
faits. C'est à elle, après Dieu, qu'on doit la 
conversion de l'Angleterre; c'est grâce à elle 
que le royaume des Francs est autant au des- 
sus des autres nations que les rois sont au des- 
sus de leurs sujets. » 

Grégoire de Tours va nous dire ensuite que 
Brunehaut était un modèle de vertu ; et il louera 
à différentes reprises sa sagesse, ses mérites 
et sa charité. 

Or, il n'y a que trois contemporains qui aient 
parlé de Brunehaut : on voit que l'avis des 
deux premiers lui est favorable; le troisième 



MUMM 



— 208 — 

contemporain, saint Fortunat, évêque de Poi- 
tiers, va renchérir encore: «la reine est plus 
qu'une mortelle, c'est une déesse, etc....» 
Mais, comme Fortunat louait tout le monde, 
même Frédégonde et Chilpéric, pourvu qu'on 
lui fît quelque cadeau, nous faisons peu de cas 
de son opinion, et nous ne nous appesantirons 
pas sur ses éloges, de peu de poids à côté de 
ceux des deux saints Grégoire. 

Maintenant, brusquement, l'opinion va chan- 
ger. Brunehaut vient de mourir; et c'est le fils 
de sa rivale, Clotaire, qui établit sa dynastie 
sur le trône désormais unique de la nation 
franque. 

Frédégaire écrit; et, nécessairement, pour 
plaire au roi régnant, il attaquera la mémoire 
de Brunehaut ; c'est lui qui invente la fable de 
l'amour de Brunehaut pour Protadius, l'his- 
toire des tablettes trouvées par Warnachaire 
(voir note 23). Puis, vient l'hagiographe Jo- 
nas, triste moine italien, esprit fanatique et 
grossier, disciple précisément de ce Colom- 
ban, l'ennemi le plus acharné de la reine; avec 
lui, commencent les fables les plus absurdes, 
ces récits, honteux pour la vraie piété, où l'on 
voit Dieu s'occuper miraculeusement de cas- 



— 209 — 
ser la vaisselle de Brunehaut et de Thierry 

Aimoin, l'auteur anonyme des Gesta Fran- 
corum, et l'évêque Adon, qui vivait un siècle et 
demi plus tard, vont encore plus loin tous les 
trois; c'est à cet Adon, notamment, qu'on doit 
l'absurde conte suivant : âgée de plus de 
soixante ans, Brunehaut eut un beau jour l'idée 
de s'unir légitimement à plusieurs maris; à ce 
propos, elle fit venir à sa cour saint Didier, 
pour lui demander son avis; saint Didier, pré- 
curseur de Molière, déclara que la polyandrie 
était un cas pendable ; de là, la haine de Bru- 
nehaut, et, finalement, la mort tragique du 
saint. Aimoin, par exemple, écrivant trois cents 
ans après Brunehaut, est bien forcé d'admirer 
les travaux dont elle couvrit la Gaule, ce qui 
prouve, par parenthèse, que les hommes du 
dixième siècle, presque contemporains et mieux 
informés sans doute que les savants du dix- 
neuvième, n'attribuaient pas, comme ceux-ci, 
à la domination romaine ce qui était réellement 
1 œuvre de la reine d'Austrasie. 

Les Chroniques de Saint-Denis sont rédigées 
d'après les documents ci-dessus : c'est tout 
dire. 

Parmi les historiens modernes, et par moder- 



mm 



2IO 



nés nous entendons ceux des derniers siècles, 
nous n'en trouvons aucun qui prenne franche- 
ment la défense de la reine calomniée, sauf le 
jésuite espagnol Mariana ; et encore, le bon 
père ne parle-t-il qu'incidemment de Brune- 
haut dans une Historia Gothorum. Adrien de 
Valois attaque furieusement la pauvre reine-, 
il serait, dit-il, tenté de traiter de fou et de vi- 
sionnaire le malheureux Mariana. Brunehaut 
« erat in œncubitus homimim projecta, » d'a- 
près cet Adrien de Valois ; mais il n'en peut 
donner aucune preuve ; Brunehaut, croyons- 
nous, avait trop à faire pour songer à aimer; elle 
avait à se venger, et la vengeance est un senti- 
ment plus fort encore que l'amour. Notre sé- 
vère auteur va jusqu'à louer les leudes d'avoir 
conspiré contre elle: «Son arrogance contre les 
grands les a deux fois forcés de conspirer. » 
Elle était arrogante parce que justement on 
conspirait contre elle et ses enfants. Toujours 
d'après Valois, Brunehaut ne peut pas plus 
être défendue par les louanges du pape Gré- 
goire que parce qu'il appelle le silence de Gré- 
goire de Tours. Valois est bien forcé d'avouer 
là que Grégoire de Tours, contemporain impar- 
tial, ne dit rien contre Brunehaut. Quant au 



— 211 — 

pape, ajoute-t-il, il ne pouvait pas parler contre 
la reine, étant forcé de la flatter. Adrien de Va- 
lois se montre là bien peu respectueux pour le 
Saint-Père : il voudrait donc en faire un hypo- 
crite. Velly, Cordemoy, le président Pasquier, 
du Tillet, voient dans les actes de la reine un 
mélange de bien et de mal ; dom Calmet ex- 
prime une opinion que nous verrons tout à 
l'heure reproduite par Henri Martin. Montes- 
quieu se contente de reconnaître à la reine 
d'Austrasie de grands talents et une haute intel- 
ligence. Bossuet avait trop de génie pour croire 
aveuglément à toutes les calomnies débitées 
par les précédents historiens, mais devant une 
opinion presque unanime, il hésite : « Sa vertu, 
dit-il, tant louée par le pape Grégoire, a peine 
encore à se défendre. » Voltaire, avec son intel- 
ligence vive et nette, avait une profonde horreur 
de toute cette époque embrouillée, obscure et 
mal connue de son temps. Pour lui, Brune- 
haut, Frédégonde, leurs époux et leurs fils 
ne sont que des Welchcs, des barbares comme 
les sauvages du Canada -, il ne veut pas s'en 
occuper, n'examine rien et s'en tire, dans 
son Essai sur les mœurs, par une plaisan- 
terie sur le chameau de Brunehaut, criminelle 



— 212 — 

et malheureuse, ajoute-t-il en un autre en- 
droit. 

Anquetil, rempli d'erreurs pour cette pé- 
riode, et suivant aveuglément, comme il l'a- 
voue lui-même, l'opinion de Mézeray, veut 
« se hâter de faire disparaître cette mégère (Bru- 
nehaut) de la terre. , Et, cependant, quelques 
lignes plus haut, il n'est pas aussi affirmatif 
contre cette mégère; ■ il doute qu'elle fut 
aussi coupable qu'elle a été accusée de l'être. » 
Sismondi commence par être fort injuste à 
l'égard de Brunehaut: « Elle avait contracté dès 
sa jeunesse une habitude de galanterie. » Où 
donc, s'il vous plaît? Etait-ce auprès des ca- 
davres de Sigebert et de Mérovée, sous la me- 
nace perpétuelle des poignards et du poison de 
Frédégonde ? Mais, ensuite, vaincu par l'évi- 
dence, Sismondi se montre plus impartial: 
«On l'accusa de beaucoup de crimes qu'elle 
n'avait pas commis, on parla de son libertinage 
à une époque où l'âge avait probablement 
glacé un sang longtemps brûlant. Elle ne con- 
nut ni la pitié ni l'amour. Elle consacra à l'ar- 
chitecture les trésors qu'elle amassait par les 
concussions qui ont souillé sa mémoire. » Il y 
a bien là quelque chose à répondre : Brunehaut 



— 2l3 — 

connaissait la pitié, témoin la grâce accordée à 
un assassin (voir p. 85 et suivantes), son rôle 
dans l'affaire de Bertfried. Quant à ses concus- 
sions, c'était simplement la ferme volonté de 
faire payer l'impôt aux plus riches, pour l'em- 
ployer, non à une architecture quelconque, 
mais à des travaux d'une utilité générale et in- 
contestable. 

Voyons maintenant l'opinion d'Henri Mar- 
tin : « Avec ses belles années (de Brunehaut) 
disparut ce qu'il y avait eu de généreux en 
elle; toute notion du juste et de l'injuste s'étei- 
gnit dans son âme. » Eh! non, ce qui dispa- 
raît, c'est saint Grégoire de Tours, ce qui s'é- 
teint, c'est une histoire impartiale, remplacée 
subitement par celle de Frédégaire, faussaire 
historique au service du fils de Frédégonde. 
Grégoire de Tours, en effet, n'a écrit que la 
première moitié de la vie de la reine : c'est une 
œuvre loyale, bien faite pour l'époque; Frédé- 
gaire, au contraire, a raconté les derniers 
temps de Brunehaut; et c'est là qu'abondent 
les calomnies qui ont fait condamner un peu 
légèrement par l'histoire la veuve malheureuse 
de Sigebert, la mère et l'aïeule des rois enne- 
mis de Clotaire. 



— 214 — 
Michelet n'est pas favorable à Brunehaut 
et nous regrettons vivement de nous trouver' 
sur un seul point, en désaccord avec ce maître 
veneré. Mais, dans sa belle Histoire de France 
l'illustre auteur a un peu sacrifié l'époque mé- 
rovingienne; il avait hâte d'arriver à des temps 
plus modernes, qui convenaient mieux à son 
geme. Il prendrait presque parti pour Frédé- 
gonde : « Par sa lutte contre Brunehaut, elle 
sauva peut-être l'occident de la Gaule d'une 
nouvelle invasion barbare. » Nous croyons le 
contraire : si Brunehaut avait triomphé, la 
civilisation romaine se serait relevée de ses 
ruines et l'Occident n'aurait peut-être pas eu 
a subir la longue barbarie du moyen âge. 

Le comte de Saint-Priest retrouve dans la 
grande reine « l'empreinte effacée du profil de 
Semiramis. ,, Cela peut fort bien prêter à deux 
sens, car l'histoire, ou plutôt la fable, nous 
montre la souveraine d'Assyrie régnant glo- 
rieusement, il est vrai, mais ne se faisant au- 
cun scrupule d'assassiner ceux qui la gênent 
Avant de terminer, rappelons l'opinion de 
Boccace, qui, dans son traité Zfe claris mulie- 
nbus, se laisse toucher par le récit que Bru- 
nehaut est censée lui faire de ses longues in- 



— 2l5 — 

fortunes. Mais il semble craindre le témoi- 
gnage, naturellement intéressé, de la reine 
d'Austrasie. Il la croit calomniée; mais, s'il 
se trompe, qu'on s'en prenne, dit-il, impor- 
tunitati tristissime exorantis, aux trop vives 
instances de la lamentable suppliante. 

Quant aux cours d'histoire, aux biographies, 
aux dictionnaires, ils sont tous plus ou moins 
hostiles à Brunehaut. 

Notre tâche est achevée; nous n'avons pas 
voulu réfuter une à une toutes les calomnies; 
nous avons simplement raconté les choses 
telles qu'elles furent. Le lecteur a les pièces en 
main, c'est à lui de juger. Qu'on nous permette 
seulement de dire que nous ne trouvons pas 
dans l'histoire une figure plus grande que celle 
de notre héroïne. On ne peut en réalité lui re- 
procher qu'une chose, la passion de la ven- 
geance; mais, devant les crimes de Frédé- 
gonde, devant les trahisons des leudes, devant 
ce débordement de lâchetés et d'infamies, la 
passion de la vengeance n'est que la soif de la 
justice. Pour couronner cette carrière, il fallait, 
le Destin l'a compris, quelque chose de surhu- 
main, l'auréole ou, mieux, le coup de foudre. 
Et quel tableau y a-t-il plus saisissant dans les 



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— 2l6 — 

annales humaines que les derniers moments de 
notre Brunehaut, mourant symbole de la 
royauté qu'entraîne farouche, écumant, vers 
les plaines de l'avenir, le féodal destrier ? 



3 



NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 



NOTE I, PAGE 8. 

État de la famille royale des Mérovingiens en 566. 
Clotaire avait laissé quatre fils : Caribert. l'aine, roi 
de Paris; Gontran, roi de Bourgogne; Chilpéric, 
roi de Neustrie; Sigehert, roi d'Austrasie. Mais Ca- 
ribert meurt en 567, et son royaume est partagé entre 
ses trois frères. Chilpéric est suffisamment connu par 
les Récits des temps mérovingiens d'Augustin Thierry. 
Il est assez souvent question de Sigebert dans le pré- 
sent volume pour que nous n'en parlions pas davan- 
tage. Ajoutons donc seulement quelques détails sur 
Gontran. 

On sait que Gontran fut canonisé et passait pour 
saint à miracles; il opéra, quelque temps après sa 
mort, de nombreuses guérisans. Un fiévreux, trans- 
porté sur la pierre tombale du roi, retrouvait immé- 
diatement la santé. 

Cela n'avait pas empêché Gontran d'avoir été, de 
son vivant, légèrement cruel. Un jour, il avait fait 

i3 






— 2l8 — 
tuer un leude pour avoir chassé dans une des forêts 
royales. Une autre fois, une de ses femmes, se sentant 
sur le point de mourir, lui demanda, comme grâce 
dernière, de faire enterrer ses médecins avec elle : le 
bon roi, regardant comme sacrées les dernières 
volontés d'une mourante, exécuta scrupuleusement, 
les intentions de sa femme, et les pauvres myres 
furent, malgré toutes leurs protestations, enterrés 
tout vivants. Saint Contran se fête le 28 mars; mal- 
gré ses vertus curatrices, ce n'est pas le patron des 
médecins. 

Faisons observer, du reste, que, si l'on trouve à 
ces époques des saints fort peu recommandables, c'est 
que chaque église, chaque couvent avait le droit de 
canoniser qui bon lui semblait, de sorte que presque 
tous les fondateurs ou bienfaiteurs de monastères et 
d'églises recevaient de la reconnaissance de leurs 
obligés le titre alors un peu trop prodigué de saint ou 
de bienheureux. 

Ce fut une bulle du pape Alexandre III, effrayé du 
peu de valeur de ces saints locaux, qui mit fin à cet 
abus et réserva à la cour pontificale le droit de cano- 
nisation. Malheureusement Alexandre III crut devoir 
respecter les positions acquises, et c'est ce qui expli- 
que la présence dans la milice céleste de saints comme 
Gontran, Éloi, Léger, Charlemagne et tant d'autres, 
dont la vie n'offre que les plus pernicieux exemples. 
Sous le règne de Gontran, en 585, eut lieu ce célèbre 
concile de Mâcon, où l'on examina longtemps la 
question de savoir si les femmes avaient une âme. 
A côté de quelques-unes de ces absurdités on trouve, 



— 219 — 

dans les conciles de cette époque, des traits charmants 
de délicatesse, entre autres celui-ci : on défend aux 
évêques d'avoir des chiens de peur d'effrayer et d'é- 
carter le mendiant. 

NOTE 2, PAGE 9. 

Les Wisigoths. LesWisigoths occupaient l'Espagne 
depuis l'an 412. Ils avaient entièrement adopté la 
civilisation romaine; chrétiens depuis longtemps, ils 
avaient embrassé l'arianisme, qui du reste était à ce 
moment plus répandu que le catholicisme. Etablis 
aussi dans le Midi de la Gaule, Clovis leur avait, on 
le sait, enlevé plusieurs provinces; Childebert I er les 
avait également vaincus. 

NOTE 3, PAGE 9. 

Clovis. Il ne nous eût pas été bien difficile de par- 
semer, h l'imitation de la plupart des auteurs con- 
temporains, nos vieux noms mérovingiens de ch, de 
A", de //, de w de fantaisie ; étalage de fausse science 
mis généralement au hasard; mais, réellement amou- 
reux de la vraie couleur locale, nous avons renoncé a 
la parodier ainsi, et nous nommerons simplement 
Clovis, Clovis, ce qui est français, au lieu de Hllod- 
dowig, ce qui n'est d'aucune langue. 

Nous avons donc conservé aux noms propres l'or- 
thographe vulgaire, attendu qu'il est impossible avec 
nos lettres de rendre exactement les mots et l'accent 
germaniques, et que les auteurs qui vivaient du temps 
des Mérovingiens, témoin Grégoire de Tours, y 
avaient eux-mêmes renoncé. 



220 — 



NOTE 4, PAGE 24. 

La Provence, part du roi Gontran. On sait à quel 
point sont enchevêtrées les unes dans les autres les 
différentes parts des rois-frères. Cependant, nous 
croyons qu'il y a une remarque à faire au sujet de 
ces partages, si embrouillés qu'Aug. Thierry croit 
que toutes les villes que comprennent les parts ont 
été tirées au sort. Il y a dans la partie septentrionale 
de la Gaule, pour chaque frère, un royaume central : 
la Neustrie, l'Austrasie, la Bourgogne sont bien déli- 
mitées ; au contraire, les provinces d'outre-Loire sont 
littéralement hachées en parcelles ; il y avait peut-être 
une raison à cela. C'étaient les dernières conquêtes 
des rois francs; les Wisigoths pouvaient vouloir les 
reprendre, attaquer un des rois; avec ce partage mor- 
celé, il était impossible d'attaquer un des frères sans 
nuire aux autres; de sorte que les différents rois francs 
se trouvaient forcément réunis pour la défense de l'A- 
quitaine et de la Provence. La Provence n'était pas, 
d'après ce que nous venons de dire, la propriété 
exclusive du roi Gontran; mais il en possédait la 
partie la plus importante. Par un souvenir de la do- 
mination romaine, le duc qui la commandait au nom 
de Gontran portait le titre aboli et inusité partout 
ailleurs de recteur, rector. 



note 5, PAGK 32. 

Le palais de la Cité. Il ne faut pas confondre ce 
palais avec celui des Thermes qui, ravagé à plusieurs 



2 2T — 

reprises par suite de sa position hors de la partie for- 
tifiée de Paris, n'était guère habité, surtout en temps 
de. guerre, par les rois mérovingiens. La résidence 
royale, dont il est ici question, s'élevait à la pointe 
ouest de l'île de la Cité, h peu près sur l'emplacement 
du Palais de justice. 

NOTE 6, PAGE 32. 

Angon et autres armes franques. Les Francs avaient 
pour armes offensives la framée (lance), l'angon (jave- 
lot-harpon), la francisque (qualifiée toujours, même 
par Augustin Thierry, d'arme à deux tranchants, et 
qui était une hache à un seul tranchant). Toutes les 
francisques, et elles sont nombreuses, retrouvées 
dans les sépultures mérovingiennes, sont toujours 
à un seul tranchant. 

Ce qui a occasionné l'erreur générale et enracinée 
sur la francisque, c'est le mot bipennis employé par 
les premiers auteurs latins qui en aient parlé ; Pro- 
cope, Agathias ont ensuite traduit en grec par hache à 
deux tranchants, et tout le monde a suivi le courant. 
Maintenant, si les Romains ont employé le mot 
bipennis pour signifier une hache a un seul tranchant, 
ils ne sont pas aussi absurdes qu'ils le paraissent. Il 
n'y a que trois mots en langue latine pour exprimer 
l'idée de hache : securis, c'est la hache primitive; ce 
mot s'applique à celle du licteur, du bûcheron, du 
cultivateur : dolabra } c'est la hache ou tout instru- 
ment similaire a l'usage des industries du charpen- 
tier, du menuisier, etc.; enfin bipennis qui s'emploie 






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— 222 

pour hache de guerre, la hache de guerre ayant eu 
primitivement et ayant chez les Romains deux tran- 
chants. Les auteurs latins, ne pouvant employer ni le 
mot securis, ni le mot dolabra, qui désignent des 
outils, ont été forcés d'employer, pour désigner la 
francisque à un tranchant, le mot impropre bipennis, 
hache à deux tranchants, qui du moins indiquait une 
arme de guerre. 

Les armes offensives consistaient en boucliers et 
en casques; ceux-ci réservés aux chefs et aux prin- 
cipaux guerriers. L'usage des flèches et des traits 
était rare, les Francs combattant toujours de près. 

NOTE 7, PAGE 54. 

Ingonde. Le mariage d'Ingonde ne fut pas heureux; 
elle eut le malheur de convertir au catholicisme son 
mari Erménigilde, qui se révolta contre Léovigilde, 
son père, successeur d'Athanagilde (mais non de sa 
famille). Erménigilde fut mis à mort, et Ingonde, 
réfugiée dans les domaines de l'empereur d'Orient, 
mourut bientôt en Afrique, laissant un fils, nommé 
Athanagilde, comme le père de Brunehaut, et qui 
fut emmené à Constantinople. Contran fit la guerre 
aux Wisigoths pour venger Ingonde, que Brunehaut, 
alors sans pouvoir, fut dans l'impossibilité de secou- 
rir. Plus tard, Reccarède, frère d'Erménigilde, de- 
manda la main de Clodosinde, sœur d'Ingonde. 

note 8, tage 60. 
Les Lombards. Ce peuple, d'origine germanique, 



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— 223 — 

s'était établi (568) en Italie sous la conduite du roi 
Alboin qui avait épousé une fille de Clotaire I er , sœur 
par conséquent de Gontran, de Chilpéric et de Sige- 
bert. 

NOTE 9, PAGE 85. 

Mort de Rauching. Il ne faut pas s'étonner de voir 
les rois de ces âges reculés prendre une part directe 
aux exécutions. Le roi, dans les temps primitifs, seul 
maître de la vie de ses sujets, était leur exécuteur. 
Autrefois, en France, le bourreau tenait directement 
du roi, comme par une délégation de ses droits, le 
pouvoir de tuer et de torturer. De nos jours encore, 
la noble main d'un chef d'État qui signe le rejet d'un 
recours en grâce fait autant pour la chute d'une tête 
que la main vile du bourreau qui presse le ressort de 
la guillotine. 

NOTE 10, PAGE 91. 

Le pays de Resson. C'était un territoire situé près 
de Compiègne et de Soissons; il existe encore deux 
villages, Resson-sur-Matz, et Resson-le-Long, qui 
rappellent l'existence de ce pays. Le pays de Resson 
tirait son nom des Rossontenses, peuplade celtique 
dépendant de l'importante tribu des Bellovaques. 

NOTE I I , PAGE 100. 

Soissoyis. Il paraîtrait, d'après cette demande des 
leudes de Soissons, que Childebert s'était emparé de- 
puis quelque temps déjà de la ville de Soissons qui, 






— 224 — ' 
bien que capitale de la Neustrïe, était très-voisine 
des frontières d'Austrasie. Mais nous n'avons pu 
trouver dans aucun auteur à quelle époque eut lieu 
la prise de Soissons. On peut être sûr seulement que 
ce fut dans les premières années de la minorité de 
Clotaire II, fils de Chilpéric et de Frédégonde. 

NOTE 12, PAGE 123. 

L'épreuve du pain et du fromage. Cette épreuve 
consistait à faire manger dans une église une notable 
quantité des aliments susénoncés, préalablement 
bénits, à ceux qu'on soupçonnait d'un crime ou d'un 
délit. En cas de procès, les deux parties étaient sou- 
mises à ce régime judiciaire. Celui qui était dans son 
tort était désigné par une violente indigestion. Les 
gens d'estomac faible évitaient alors soigneusement 
les procès. Cette sorte de combat gastronomique 
tomba en désuétude devant l'usage chaque jour plus 
fréquent des combats judiciaires, qui n'étaient pas 
plus raisonnables que l'épreuve gastronomique, mais 
qui du moins ne prêtaient pas à rire. 

note i3, PAGE 1 36. 

Chameaux. Les chameaux étaient fréquemment 
employés en Gaule du temps des Mérovingiens 
comme bêtes de somme et de travail. De plus, leur 
poil servait à faire une étoffe feutrée, sorte de drap à 
bon marché, que ne portaient guère que les pauvres 
et qu'on nommait camelotum. C'est l'origine du mot 
camelot qui, par extension, s'applique, ainsi que son 



— 225 — 

dérivé féminin camelote, à toutes sortes de marchan- 
dises sans valeur, et même, en termes populaires, aux 
vendeurs de ces marchandises. 

On prétend que le climat de la Gaule du VI e siècle 
n'était pas le même que celui de la France du 
XIX e siècle. C'est fort possible, mais l'existence du 
chameau ne prouverait rien en cette affaire; aujour- 
d'hui, cet animal est employé dans toute la Mongolie 
où la température, l'hiver, est beaucoup plus basse 
qu'en France. Les chameaux, qui servent aux cara- 
vanes du nord de la Chine, sont souvent recouverts 
entièrement de neige pendant les nuits de bivouac et, 
le lendemain matin, reprennent leur fatigant labeur 
sans s'en porter plus mal. Une preuve incontestable 
de la grande quantité de chameaux qu'il y avait en 
France, du temps de Brunehaut, c'est que leur prix 
était fixé à 5 sous, soit 45o f., prix inférieur à celui 
d'un cheval de fatigue (Voir Vita sancti Eligii). Le 
sou d'or valait comme poids environ neuf francs 
d'or; mais la différence de la valeur du numéraire à 
cette époque et aujourd'hui est environ comme de un 
à dix. Le sou d'or de 9 fr. représente donc yo fr. 

note 14, page i38. 

La légende de Brunehaut à Bavay. Cette légende 
du roi Brunehaut est rapportée par Bovelles dans 
l'ouvrage intitulé De hallucinatione gallicorum nomi- 
num. Bovelles, né en 1470, mort en 1 5 5 3 , était pro- 
fesseur de théologie. C'était à Bavay même qu'il 
avait recueilli cette curieuse tradition, aujourd'hui 



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— 226 — 

presque effacée du souvenir des habitants de Bavay. 
Du temps de Boveiles, on voyait encore à Bavay une 
colonne à sept pans d'où partaient les sept chaussées 
de Brunehaut. 

Bavay, qui depuis longtemps n'est plus qu'une 
sorte de gros bourg, a joui incontestablement jadis 
d'une très-grande prospérité. Les ruines romaines y 
sont encore considérables, et l'étaient encore plus il 
y a deux ou trois siècles. En i53i, Galliot du Pré 
imprimait un gros in-folio intitulé : « Illustrations de 
la Gaule Belgique et de la grande cité de Belges, à 
présent Bavay », ce qui prouve bien le grand renom 
qu'avait encore la vieille cité aimée de Brunehaut. 



NOTE l5, PAGE 142. 

Le mendiant d'Arcis. Plusieurs auteurs ont voulu 
mettre en doute la réalité de ce curieux épisode. Le 
père Daniel, entre autres, se demande avec indigna- 
tion comment on peut croire qu'un gueux soit de- 
venu évèque ; c'est peu chrétien : saint Pierre, le 
premier des évêques, n'était en somme qu'un gueux 
pour parler comme le père Daniel. 

On oppose également au récit de cette romanesque 
entrevue d'une reine et d'un mendiant devenu évêque 
quelques lignes d'une vieille histoire, ou plutôt d'une 
liste des prélats qui se sont succédé sur le siège 
d'Auxerre (citée par le père Labbe, Nouvelle Biblio- 
thèque des manuscrits, tome I er ), qui met a cette 
époque, comme évèque, un certain Didier (c'est bien 
le nom du mendiant), riche prélat et parent de la 



22 7 

reine Brunehaut. Mais, bien loin de détruire notre 
opinion, cela, selon nous, la corrobore au con- 
traire : le mot latin, qui signifie parent, peut s'en- 
tendre aussi dans le sens de proche, de faisant partie 
de la maison; rien d'étonnant à ce qu'avant d'être 
évêque, le mendiant. Didier ait été reçu dans la mai- 
son de la reine. 

Quant a l'épithète de riche, elle s'explique aisé- 
ment : ce gueux, évidemment, n'était pas riche avant 
d'avoir sauvé la reine, mais il le devint après. Bru- 
nehaut n'avait assurément pas manqué de récom- 
penser celui qui l'avait obligée. 

On pourrait objecter aussi que le siège d'Auxerre 
n'est, sur cette liste, accordé qu'en 6o5 à ce Didier; 
cette objection est de peu de valeur; on sait comme 
les dates sont mises peu exactement dans les manus- 
crits de cette époque, et, d'ailleurs, nous ne préten- 
dons pas que Brunehaut ait mis Didier en possession 
de son évèché précisément le lendemain de son arri- 
vée à la cour de Thierry. Elle a pu lui promettre le 
premier évèché vacant. On sait du reste qu'à cette 
époque, quelqu'un qui n'était pas dans les ordres, un 
comte, un riche habitant des villes, arrivait, sans 
difficulté, à l'épiscopat. 

M. Flobert, qui, dans une thèse de doctorat sur 
Brunehaut, ne veut pas admettre l'épisode en ques- 
tion, soutient que la reine ne fut pas chassée d'Aus- 
trasie, qu'elle retourna au contraire de son plein gré 
en Bourgogne, en conservant tout son pouvoir à la 
cour de Théodebert. La preuve, d'après lui, c'est 
que c'est elle qui maria Théodebert; or, Théodebert, 



— 228 — 
dit-il, avait treize ou quatorze ans lorsque Brunehaut 
quitta l'Austrasie; il était par conséquent beaucoup 
trop jeune pour être marié. Donc, il le fut plus tard, 
pendant que Brunehaut était en Bourgogne; or les 
historiens disent que ce fut elle qui choisit l'épouse 
et fit le mariage : elle avait donc conservé autorité sur 
Théodebert et par conséquent elle n'avait pas été 
chassée par lui. 

L'objection de M. Flobert est facile à combattre; 
son seul argument repose sur cette idée complète- 
ment fausse qu'on n'aurait pas marié Théodebert à 
treize ou quatorze ans. Or à quatorze ans Thierry, 
frère de Théodebert, avait déjà son fils Sigebert; le 
père de Théodebert lui-même, le roi Childebert, 
l'avait eu à quinze ans. Le mariage de Théodebert 
à treize ou quatorze ans n'avait absolument rien 
d'extraordinaire eu égard aux habitudes des Mérovin- 
giens. 

NOTE l6, PAGE I 52. 



Bertoald. Frédégaire accuse avec une criante in- 
justice Brunehaut d'avoir voulu faire périr Bertoald, 
en l'envoyant faire rentrer les impôts. Mais ce détail 
est curieux- pour l'histoire des mœurs de ces temps si 
différents des nôtres. Aujourd'hui, quand un chefd'État 
veut récompenser quelqu'un, il le charge de faire ren- 
trer les impôts, il le nomme percepteur. A l'époque où 
écrivait Frédégaire, la nomination à ce poste envié 
maintenanr équivalait dans l'opinion populaire à un 
véritable arrêt de mort. Ce qui prouve évidemment 



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— 229 — 

que les contribuables d'autrefois étaient de moins 

bonne composition que ceux de nos jours. 

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NOTE 17, PAGE I7O. 

Les clercs des évêques. On peut voir dans Gré- 
goire de Tours que les évêques entretenaient de véri- 
tables corps de chantres qui les accompagnaient dans 
leurs voyages, et servaient non-seulementaux offices 
religieux, mais contribuaient aussi à relever par 
leurs chants sacrés l'éclat des banquets et des fêtes 
donnés par les évêques. 

NOTE iS, PAGE 171. 

Les évêchesses. Le concile de Tours en 567 recon- 
naît l'existence des évêchesses et leur droit à porter 
ce titre. Il recommande seulement aux évêques de 
traiter leurs femmes en sœurs. Saint Grégoire de 
Tours était -époux et père. Voir sur les évêchesses, 
episcopix ou episcopissce, Brequigny. 






NOTE 19, PAGE 172. 

Patrices, ducs, comtes. Les ducs, choisis le plus 
souvent dans l'entourage immédiat du roi, parmi les 
domestici ou commensaux habituels de la maison, 
étaient chargés d'attributions diverses. Tantôt, ils 
commandaient des armées, soit seuh, soit plusieurs a 
la fois, tantôt, ils restaient pour gouverner les pays 
nouvellement conquis, les frontières menacées; 
d'autres fois enfin, ils étaient mis, dans l'intérieur du 






— 23o — 

royaume, à la tête de plusieurs comtés ; ce grand 
gouvernement prenait alors le nom de ducatus, du- 
ché. 

Le titre de patrice, usité seulement en Bourgogne, 
après avoir appartenu aux gouverneurs romains, puis 
aux rois burgondes, était devenu, sous la domination 
franque, comme un synonyme de celui de duc; les 
patrices paraissent seulement avoir été moins nom- 
breux que les ducs ; peut-être, étaient-ils au-dessus de 
ces derniers. 

Il y avait deux espèces de comtes : les uns étaient 
de simples gouverneurs de ville, qualifiés parfois de 
jtidex et d'exactor fisci; les autres restaient auprès 
du roi, comme conseillers ou titulaires des différentes 
charges du palais, empruntées parfois à l'étiquette 
des empereurs romains par les descendants de Clo- 
vis. 

Le mot faron, d'où vient baron, commence, sous 
Brunehaut, à s'employer pour désigner tous les 
grands du royaume, y compris les évèques. 



NOTE 20, PAGE I 73. 

Saint Colomban. La vérité historique nous a con- 
traint de traiter avec sévérité le moine irlandais 
Colomban, le fondateur de la célèbre abbaye de 
Luxeuil ; mais , nos coreligionnaires catholiques 
nous excuseront, quand nous leur ferons observer 
que ce saint fut en hostilité perpétuelle avec les 
papes de son temps, notamment avec Boniface III, 
qu'il manqua d'être excommunié pour leur avoir 



- 23l — 

manqué de respect, en les traitant d'hérétiques, et, 
finalement, qu'il déclara que l'infaillibilité du pape, 
dont on commençait à parler timidement à Rome, 
était tout bonnement une hérésie. C'est même en 
s'appuyant sur l'autorité de saint Colomban que 
Bossuet, l'illustre défenseur des libertés de l'Église 
gallicane, combattit le dogme de l'infaillibilité papale. 
Saint Colomban pensait qu'un homme assez orgueil- 
leux pour se croire infaillible, était par cela même en 
état de péché mortel. Nous laissons à ce saint, qui 
évidemment aurait été excommunié de nos jours, la 
responsabilité de cette opinion. 



NOTE 2 1, PAGE l88. 

Captivité de Théodebert. Citons à ce propos le pe- 
tit roman, venant originairement des historiens fan- 
taisistes du moyen âge, et reproduit sérieusement 
par la Biographie Michaud : d'après ce fabliau, Théo- 
debert était père d'une fille, faite prisonnière en 
même temps que lui, et dont Thierry serait subite- 
ment devenu amoureux (elle aurait été bien jeune, 
treize ans au plus, et les Mérovingiens, quoique pré- 
coces eux-mêmes, ne paraissent pas avoir aimé les 
femmes trop jeunes); Thierry aurait, malgré son hor- 
ieurdu mariage, voulu honnêtement épouser sa nièce, 
et Brunchaut, mécontente de ce mariage, aurait tout 
simplement empoisonné son petit-fils, dont la mort 
devait la laisser sans protecteur, en face d'enne- 
mis acharnés comme Clotaire et les leudes austra- 
siens. 






— 232 — 
note; 22, PAGE 191. 

Arnoul et Pépin. Arnoul fut d'abord domestique et 
comte du palais d'Austrasie, puis évêque de Metz en 
614 à la suite de la chute de Brunehaut. Il avait deux 
fils, dont l'un, Andégise, épousa Begga, fille de Pé- 
pin (le Vieux). De ce mariage naquit Pépin (d'Héristal), 
ancêtre des Carlovingiens. Pépin le Vieux, homme 
habile et peu scrupuleux, avait amassé d'immenses 
richesses qui aidèrent fort ses héritiers à supplanter 
les faibles descendants de Clovis. 

Rappelons à propos de la charge de domestique du 
palais, que possédait Arnoul, qu'une des principales 
attributions de cette fonction fort recherchée était 
l'administration des biens royaux. 

NOTE 13, PAGE IC)3. 

Wamachaire. Voici l'incident, évidemment inventé 
par Frédégaire, pour pallier l'odieux de la trahison 
de Warnachaire : aussitôt que ce maire du palais est 
parti pour la Thuringe, avec le jeune Sigebert, Bru- 
nehaut envoie un billet ou des tablettes à un de ses 
fidèles nommé Alboin, qui faisait partie de l'escorte 
royale, pour lui ordonner de tuer Warnachaire : 
Alboin lit le billet ou les tablettes, le déchire ou les 
brise : un esclave de Warnachaire qui se trouvait 
justement là, a l'intelligence de ramasser ces débris 
et de les porter incontinent à son maître. Warna- 
chaire parvient à les déchiffrer, et prend, dès lors, la 
résolution de faire périr Brunehaut et ses arrière- 
petits-fils. 



— 2 33 - 

Brunehaut, si elle avait voulu se défaire de War- 
nachaire, n'aurait pas été assez simple pour envoyer 
un ordre par écrit, qui pouvait fort bien tomber en- 
tre les mains du maire du palais; assurément, elle ne 
se défiait pas de lui, elle ne songeait pas à s'en défaire, 
car elle aurait alors commencé par ne pas lui con- 
fier, par ne pas mettre à sa merci le jeune Sige- 
bert, le dernier espoir qui lui restât. 

Ce petit récit fait, du reste, honneur à l'imagi- 
nation de Frédégaire, qui devait se trouver fort em- 
barrassé pour atténuer l'abominable trahison de 
Warnachaire. 

note 24, PAGE fQli. 

» Fuite de Childebert. Beaucoup d'historiens ont, 
avec une inconcevable légèreté, confondu le fils de 
Théodebert avec les {quatre fils de Thierry. On peut 
lire dans les Biographies Michaud et Didot, et dans 
nombre de compilations, qu'un des quatre fils de 
Théodebert, Sigebert, disent les uns, Childebert, di- 
sent les autres, parvint à s'échapper pendant qu'on 
poursuivait son père. 

Or, le seul auteur du VI e siècle qui parle de cette 
partie de l'histoire, ne cite, en fait de fils de Théode- 
bert, qu'un nommé Mérovée, tué au moment de la 
prise de son père; et il cite, au contraire, à plusieurs 
reprises, les quatre fils de Thierry, dont un se nomme 
Childebert et l'autre Sigebert. Childebert, dit-il for- 
mellement, parvint à fuir, lors de la révolte suprême 
en faveur de Clotaire. 



« , 






— 234 — 
Il est évident qu'il y a eu confusion par suite de 
la négligence d'un historien postérieur, que les au- 
tres ont copié de confiance. C'est sûrement un fils de 
Thierry et non de Théodebert, qui échappa à une 
mort imminente, et qui, réfugié dans quelque canton 
perdu de l'Helvétie, fut, d'après une tradition jadis 
fort répandue, l'auteur de la maison de Habsbourg. 

NOTE 2 5, PAGE 203. 

Le tombeau de Brunehaut . Par un heureux concours 
de circonstances, le tombeau authentique de Brune- 
haut subsiste encore aujourd'hui à Autun. Au hui- 
tième siècle, les Sarrasins ayant ravagé la ville et 
démoli le monastère de Saint-Martin, les restes de la 
reine furent pieusement recueillis par la population 
et transportés dans une église consacrée à saint 
Martin. 

En 1462, le cardinal Rolin, évêque d'Autun et an- 
cien confesseur de Louis XI, fit surmonter d'un ar- 
ceau gothique le simple coffre de marbre qui conte- 
nait les cendres de la reine (c'est ici le mot propre); 
à la voûte de cet arceau, on lisait jadis l'inscription 
suivante : 

tfruneljnut fut jobifl royne be £rance 
Soniatexesic bu eainct lieu be céans 
<£p tnljumée en sir rent quatorjc uns 
<£n otttnbam bc Bien oraye inbulgettre 

Plus tard, en i632, l'abbé de Castille, faisant faire 
des fouilles et des réparations dans l'église, profita de 



— 235 — 

l'occasion pour ouvrir le sarcophage ; il y trouva, dit 
le père Daniel, un coffre de plomb renfermant des 
cendres, des charbons, quelques ossements à moitié 
consumés et une molette d'éperon. C'était, suivant le 
père Daniel, un des éperons attachés aux flancs du 
cheval, et qui s'était sans doute accroché aux vête- 
ments ou à la chair de la reine. Il est plus vraisem- 
blable de croire que cet éperon fut mis là, à une 
époque reculée, pour rappeler le souvenir de l'affreux 
supplice dont Brunehaut périt victime. Rappelons 
aussi, à titre de simple curiosité héraldique, que les 
vieux armoriaux donnaient souvent aux rois d'Aus- 
trasie un écu d'azur semé de molettes d'or. 

Mentionnons, en terminant, une tradition d'une 
fausseté évidente, mais rapportée encore par Gilles 
Corrozet, dans la Fleur des antiquités de Paris (Vans, 
Galliot du Pré, i5j2) et d'après laquelle le supplice 
de Brunehaut aurait eu lieu à Paris, à l'endroit 
nommé depuis la Croix du Trahoir. L'emplacement 
exact du supplice de la reine est le village de Rionne 
sur les bords de la Vigeanne, à quelques lieues de 
Gray. 

Le tombeau de Brunehaut a été, il y a quelques 
années, transporté au musée d'Autun. 



«w 



— 236 - 

LISTE DES MONUMENTS OU DES TRAVAUX DE BRUNE- 
HAUT, DONT IL RESTE TRACE EN FRANCE, EN BEL- 
GIQUE OU EN ALLEMAGNE. 

En Flandre, Hainaut et Cambrésis , plusieurs 
chaussées ou routes, notamment à Bavay, les restes 
des sept chaussées de Brunehaut. 

Près de Tournay, les ruines nommées Cailloux de 
Brunehaut. 
A Francfort, le Sentier de Brunehaut. 
A Metz, la voie romaine menant à Scarponne, ré- 
parée par Brunehaut et appelée encore maintenant 
le Chemin de la Reine. 

A Yutz, près Thionville, les restes d'une route pa- 
reille, la Route de Brunehaut. 

En Bourgogne et en Lorraine, plusieurs chaussées 
élevées au-dessus du sol et qui se nomment Levées de 
Brunehaut . 

La grande route de Beauvais à Montdidier, appelée 
la Chaussée de Brunehaut. 

La Chaussée Brunehaut, commencée par Agrippa 
et réparée par la reine, traversant une partie des dé- 
partements de la Marne, de l'Aisne et de l'Oise, et 
aboutissant à Senlis. 

A Vaudemont, en Lorraine, une tour carrée très- 
ancienne, la Tour Brunehaut. 
A Étampes, une autre Tour de Brunehaut. 
Les monastères et hospices de Saint-Pierre et d'Ai- 
nay à Lyon. 

Les monastères et hospices de Saint-Martin à Au- 
tun. 






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**f 







— 237 — 

Les monastères et hospices de Saint-Vincent à 
La on, 

Cn QuercjTet en Berry, les châteaux de Brune- 
haut. 

Le Château de^Bruniquel, près Montauban. 

Beaucoup de petites localités ont aussi des ruines, 
des fragments de routes qui portent le nom de Bru- 
nehaut. Ce nom est même quelquefois donné à des 
men-hir, à des pierres levées, d'origine druidique, 
et à la construction desquels la reine d'Austrasie 
fut assurément étrangère. Mais le peuple a rap- 
porté jadis à sa grande reine, sans plus réfléchir, 
tout ce qui le frappait par la grandeur ou l'étran- 
geté. 



TABLE DES MATIERES 



Pages. 
Avant-propos . . ! 

I. 566 — 568. Mariage de Brunehaut et de Si- 

gebert. Les fêtes des noces. Prédominance 
de l'influence romaine à la cour d'Aus- 
trasie. Meurtre de Galeswinthe. Commen- 
cements de la haine et de la lutte de Bru- 
nehaut et de Frédégunde y 

II. 5C8 — 575. Invasion des Huns. Mauvaise foi 

de Chilpéric. Ses incessantes attaques contre 
Sigebert. Défaite de Chilpéric. Sigebert et 
Brunehaut à Paris. Départ de Sigebert pour 
Tournay. Saint Germain de Paris .... 23 

III. 575 — 576. Annonce de la mort de Sigebert. 

Brunehaut, captive de Chilpéric. Mérovée. 

Le roman de Brunehaut 35 

IV. 575—584. Le règne de Childebert. Révolte 

de la Champagne en faveur de Brunehaut. 
Retour et fuite de Mérovée. Le duc Lupus. 
Dévouement de Brunehaut. Chilpéric, tuteur 
de Childebert. Révolte et réaction en faveur 
de Brunehaut. Childebert commence à ré- 
gner par lui-même, avec les conseils de sa 
mère. Mort de Chilpéric 40 



MÉMM "*&>& fc 



VII. 



VIII, 




— 240 — 

V. 584—587- Suite du règne de Childebert. Gon- 

tran protège Frédégonde et s'empare du 
royaume de Paris. Révolte de Gondebaud. 
Tentative d'assassinat de Fréde'gonde. Le 
duc Rauching. Complot contre Childebert 
et Brunehaut. Traité d'Andelot 63 

VI. 587—596. Châtiment d'Ursion et de Bertfried. 

Complot contre Brunehaut découvert par la 
reine Faileube. Nouvelles tentatives d'assassi- 
nat de Frédégonde. Déposition d'/Egidius. 
Expéditions de Childebert contre les Lom- 
bards. Mésaventure de Frédégonde à Tournay. 
Mortde Gontran. Childebert, roi d'Austrasie et 
de Bourgogne. Bataille de Droissy. Mort de 
Childebert. Bataille de Latofao. Partage des 
États de Childebert entre ses deux tïls. . . 95 

Les lois de Brunehaut : son administration, ses 
travaux d'utilité publique. LalégendedeBavay. 120 

5g6— 6o5. Brunehaut en Austrasie. Elle est 
chassée par Théodebert. Le mendiant de la 
plaine d'Arcis-sur Aube. Brunehaut à la cour 
de Thierry. Guerre contre Clotaire. Bataille 
de Dormelles-sur-rûrvanne. Défaite de Clo- 
taire. Exil de saint Didier. Nouvelle guerre 
contre Clotaire. Défection de Théodebert et 
paix de Compiègne 1 3g 

IX. 606—607. Protadius, maire du palais. Rupture 

avec Théodebert. Le camp de Kiersy-sur- 
Oise. Meurtre de Protadius. Claudius, maire 
du palais. Vengeance tirée des assassins de 
Protadius. Trêve avec Clotaire. Mariage de 
Thierry. Retour de saint Didier. Sa mort. 

X. 610. L'intérieur de Brunehaut : une villa royale 

sous les Mérovingiens. Saint Colomban : son 
exil 

XI. 61 1 — 612. Le guet-apens de Seltz et la bataille 

de Tolbiac 177 



IDD 



65 



— 241 — 

XII. (3i2— 6 1 3. Triomphe de Thierry. Prétentions 

de Clotaire. Mort de Thierry. Brunehaut ré- 
gente. Les trahisons des Ieudes austrasiens. 
Défense de Sens par l'évêque Lupus. Le pre- 
mier tocsin. Captivité et supplice de Brune- 
haut '88 

XIII. L'opinion de l'histoire 20.S 

Notes et éclaircissements 217 




Paris.— Imp. de Ch. Noblct, i3, rue Cui;is. — CooS.