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Full text of "Mémoires de M. de La Rochefoucauld duc de Doudeauville. Volume 14 : 1838-1840"

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MÉMOIRES 



DE M. 



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MEMOIRES 

PE M. 

DE LA ROCHEFOUCAULD 






DUC DE DOUDEAUVILLE 



QUATORZIÈME VOLUME 



1838 - 1840 



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PARIS 

MICHEL LÉVY ITÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS 

2 DIS, RUE VI VIENNE, ET BOULEVARD F. S ITALIENS, lj 

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 



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MEMOIRES 



DE M. 



DE LA ROCHEFOUCAULD 



DUC DE DOUDEAUVILLE 



ANNÉE ^ 858 



CHAPITRE PREMIER 



Madame de Salvage, amie intime de madame la 
duchesse de Saint-Leu 1 , était exécutrice de ses vo- 
lés. Elle me fil prier un jour de passer chez elle, afin 
de me remettre de la pari de celle personne que j'ai 
sincèrement regrettée, ma correspondance revêtue 
d'une enveloppe ouverte, avec une ligne de sa main; 
et une seconde enveloppe avec le cachet du prince 
Louis-Napoléon, son fils 2 . 

1 La reine, llorlcnse, décodée au château d'Arcnember"- en Suisse 
le 5 octobre 1857. ' 

2 Malheureusement je n'ai pu retrouver cette correspondance, qui 
aura été probablement brûlée avec une foule d'autres papiers iueês 
inutiles. ' J ° 

xiv. , 



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2 MES MÉMOIRES. 

Cette entrevue eut quelque chose de profondément 
triste- et je fus vivement ému de l'affection et de l'es- 
time 'que me témoigna madame de Salvage, au nom 
delà si gracieuse duchesse de Saint-Leu, bien digne 
d'avoir des amis, et des amis dévoués. 

Notre conversation fut pleine d'intérêt ; et je parlai 
avec mesure des espérances du parti bonapartiste qui 
alors paraissaient illusoires. 

En effet, ce n'est pas ce parti qui a mis Napoléon 
sur le trône. C'est à la crainte de l'anarchie qu'il a 
dû le suffrage imposant qui l'a fait Empereur. 

Ce prince s'est montré fort habile, on doit le recon- 
naître ; mais aussi les circonstances l'ont grandement 

secondé. 

Jamais peut-être homme n'est né sous une étoile 

aussi favorable. 

Sans doute, à mon avis, l'Empereur a pu commettre 
des fautes; mais qui n'en a pas commis? Et puis, il 
ne serait pas juste de ne voir que les fautes, sans faire 
la part du bien. 

Je ne me pose ici ni en panégyriste, ni encore 
moins en accusateur ; mais la France tombée bien 
bas, a repris le rang qui lui appartient; et son épée 
pèse de tout son poids dans la balance européenne. 

Arbitre de la paix ou de la guerre, il a fallu beau- 
coup de sagesse pour empêcher jusqu'à présent un 
. conflit général ; et les guerres soutenues glorieuse- 
ment par l'Empereur, loin de diminuer notre terri- 
toire, l'ont plutôt augmenté. 

Le but a-t-il été complètement atteint, et le résultat 

toujours satisfaisant? C'est une question que je 

traiterai plus loin, quand le moment en sera venu. 



1858. 3 

Je crois m'être montré fort impartial dans le juge- 
ment que je porte dans mes mémoires, sur les événe- 
ments et sur les hommes. 

Le grand malheur des princes, est le mal qu'a la 
vérité à parvenir jusqu'à eux. Il m'est prouvé que 
l'Empereur sait l'entendre, en estimant ceux qui ont 
le courage de la lui dire. En profitc-t-il toujours? 
C'est une autre question. 

Les lettres parfaitement aimables de madame la 
duchesse de Saint-Leu prouveront la simplicité de nos 
relations, comme leur caractère sérieux. Elles expli- 
queront la bienveillance que m'a témoignée l'Empe- 
reur ; et le peu de penchant que je me suis senti pour 
faire à son gouvernement une opposition systéma- 
tique. 

Je n'ai jamais abandonné le terrain sur lequel j'ai 
toujours marché; mais Français avant tout, et voué 
exclusivement aux intérêts de la France, j'ai joui du 
bien, en ne craignant pas de l'avouer; et je me suis 
affligé du mal dont j'ai redouté les conséquences. C'est 
par exemple, avec douleur que j'ai vu le Saint-Père 
spolié d'une partie de ses États par une puissance qui 
se dit notre alliée; et le traité de Villafranca mis 
à néant. 

J'ajoute que peut-être, je dois en partie l'estime 
que m'a témoignée l'Empereur, à la franchise comme 
à la fermeté de mes opinions, toujours exprimées avec 
mesure et modération . 









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LETTRES 



DE MADAME LA DUCHESSE DE SAINT-LEU' 



« Je vous remercie de tout voire intérêt ; cela me fait 
toujours du bien : continuez toujours à m'en donner 
des preuves. Demain on s'occupe de moi au Palais*; 
mais pour avoir des places il faudrait y être de bonne 
heure, quoique mon affaire ne vienne qu'à onze heu- 
res. Si cela vous donne trop de peine d'y aller, priez 
pour moi, cela me fera autant de bien. Je suis toute 
triste de quitter mes petits enfants; il faut toujours 
souffrir dans cette vie; et se recommander à l'amitié 
pour trouver des consolations. » 



il 



« La séance s'est bien passée; mon avocat a parlé le 
dernier, ce qui est selon moi un grand avantage; 

* Ces lettres n'étant pas datées, peuvent ne pas se trouver toutes 
exactement à leur place. 
a C'était à propos de sa fortune. 



1838. 5 

mais tout cela ne sera jugé que dans quinze jours. 
Vous êtes bien aimable de vous occuper comme cela 
de ce qui m'intéresse. Je ne vous en remercie pas, 
parce que je sens mieux que cela. Grondez-moi pour 
n'avoir pas écrit encore à Yicby ; vous avez bien rai- 
son ; mais que voulez-vous ! Je suis comme cela ; 
j'aime et je ne sais pas le dire ; c'est une paresse que 
mon cœur ne partage jamais, et que les amis pour- 
raient bien prendre au pied de la lettre ; ce serait 
encore moi qui aurais tort; mais je compte plus sur 
la justice de madame du Cayla que sur le peu d'in- 
dulgence d'un certain monsieur de ma connaissance. » 






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«Vous avez dû lire dans un journal, que j'ai eu lieu 
de me tourmenter encore; mais en vérité je devrais 
y être habituée, et je veux que vous en soyez aussi un 
peu fâché. Quoique vous ayez bien d'autres choses à 
faire qu'à vous occuper de tout cela : je vous en sau- 



rai gre. » 



« Ce 30 juin. » 



IV 

« Savez-vous ce que je sens le plus vivement dans ce 
moment-ci? C'est l'intérêt que l'on me montre ; et je 
serais vraiment tentée de ne pas me remuer, parce 
que je me sens le mieux du monde. Votre lettre me 
prouve que je n'ai rien perdu, et l'amitié console 



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6 MES MÉMOIRES. 

bien facilement des plus pénibles positions. Je suivrai 
vos conseils cependant, pour rendre la mienne plus 
naturelle, car je suis sûre que vous ne me conseillerez 
que ce qui sera convenable. Parlez de moi à celle qui 
me marque aussi tant d'amitié ; j'écris pour vous deux, 
sachant bien que ce que je sens est également partagé 
entre vous et elle 1 ; et pour le dire séparément, j'en 
ai bien peu le temps ici, d'ailleurs ai-je besoin de 
répéter l'expression des sentiments que vous devez 
connaître aussi bien tous les deux. » 

a Ce 50 avril. » 



« Mon frère vient d'arriver, j'en suis bien heureuse, 
et j'ai besoin de vous le dire; je ne vous parle pas de 
mes affaires, mais je ne doute pas que cette arrivée 
ne les finisse bien. Au reste, mon cœur est satisfait; 
et il me semble que c'est tout pour moi; je suis 
restée bien peu de temps avec mon frère, et cepen- 
dant j'ai trouvé le moment de lui parler de vous et 
de notre amie. J'ai voulu qu'il connût de suite tout 
ce qui m'intéressait, et c'est un ami de plus que je 
vous offre. Pour mes sentiments je ne vous en parle 
pas; et i'empressement que je mets à vous faire par- 
tager mon bonheur, vous dit mieux que je ne pourrais 
l'exprimer, ce que je donne, et sur quoi je compte. » 

« Ce lundi matin. » 



4 Madame la comtesse du Cayla, qui avait été dans la même pension 
que madame la duchesse de Saint-Leu. 



1838. 



VI 



a-Il est impossible de recevoir une plus jolie épi- 
o-ramme; el je vous avoue qu'avant de la sentir, j'ai 
admiré le bon goût qui présidait au cadeau ; et, dans 
l'innocence de mon cœur, j'étais loin de penser d'abord 

au petit coin de malignité qui se trouve dans cet en- 
voi. Je reçois ce tout avec résignation; ma conscience 
me soutiendra. L'écritoire est bien engageante, et si 
je me laisse aller quelquefois à faire ce que je con- 
damne, l'amitié m'excusera, puisque c'est elle qui 
vient m'induire en erreur. De toute façon, il m'est 
doux de voir qu'on s'est occupé de moi ; je garde pour 
demain mes remercîments et mes raisonnements, el 
aujourd'bui, je ne veux vous assurer que de mes sen- 
timents. » 

« Ce mardi. » 



VII 

« Je devrais vous faire des remercîments, car dans 
votre lettre vous me dites des cboscs bien aimables, 
mais au lieu de cela j'ai presque envie de vous gron- 
der ! Comment allez-vous me faire des compliments 
sur des choses qui sont toutes simples, etquc l'on sent; 
ce que la vanité fait faire peut être applaudi, mais ce 
que l'on éprouve tout naturellement, ne doit pas être 
remarqué. Chacun a son caractère et son côté sensible : 






8 MES MÉMOIRES. 

vous m'avez vue sans courage à la perle d'une amie '; 
et si dans ce moment-ci vous m'en trouvez, c'est que 
je ne tiens pas autant à ce que je puis craindre de 
perdre; la force d'âme vous met toujours au-dessus 
de vos impressions. Je n'ai pas du tout ce mérite-là, 
je vous assure ; je me laisse aller, et tant que tout ce 
que j'aime se portera bien, et sera toujours digne d'es- 
time, de quoi voulez-vous que je me plaigne ! Les 
malheurs n'abaissent pas; les changements de posi- 
tion n'éloignent pas les amis, et je ne sais que trop, que 
le bonheur n'existe pas où tant de monde croit le 
trouver. Vous allez donc rayer, je vous prie, tout le 
mérite que vous voulez bien m'accorder; je n'aime pas 
qu'on ait trop bonne opinion de moi, et vous me lais- 
serez les sentiments dont je fais cas, et que je mérite 
par ceux que je vous ai voués. » 

e Ce dimanche soir. » 



VIII 

o Je vois que la querelle est sérieuse, cependant je 
suis bien aise que vous sachiez que tous les reproches 
que l'on fait sont permis à l'amitié ; rien ne le prouve 
tant que d'exprimer un doute; le silence est pour les 
indifférents, celui qui se fâche d'un soupçon même 
injuste, et qui ne revient pas le premier, donne la me- 
sure, de ses sentiments; et d'un doute exprimé légère- 
ment, il fait une triste réalité. Voici notre position, 

' Madame la comtesse de Brocque, précipitée dans un gouffre à Aix, 
en,Savoie. 



„ 1858. 9 

je ne vous en souhaite pas moins tout le bonheur 
possible. » 



« Vous voyez la femme la plus faible du monde, et 
cela ne vous étonnera pas ; je voulais rester tranquil- 
lement, tristement dans ce Plombières où bien des 
souvenirs me faisaient mal. Eh bien ! je pars demain 
pour Baden, et voici mes raisons : ma belle-sœur se 
trouve bien des eaux, et compte les prendre tout le 
mois; elle ne viendrait donc ici que dans longtemps; 
et l'on me désire tant là-bas que je cède, et j'y vais 
passer huit jours. La grande-duchesse, le roi de Ba- 
vière, tout le monde me trouvait ridicule de rester 
seule ici, au lieu d'être en famille ; et je commence à 
croire qu'on a raison, car les jours heureux sont rares 
dans la vie;. mais je ne vous cacherai pas, que je suis 
triste de m'éloigner un peu plus de mes chers petits 
enfants ; enfin ce ne sera pas pour longtemps. Je vous 
rends compte de ce que je fais, aimant à penser que 
cela vous intéressera. Si madame du Cayla est de re- 
tour, parlez-lui de moi, je lui écrirai, et pensez tous 
les deux à quelqu'un qui, quoique vous en disiez, vous 
est bien sincèrement attachée. » 

« Plombières, ce 8 août. » 



« Je viens de lire avec un plaisir extrême tout ce que 
vous avez écrit sur l'amitié, sur le bonheur; tout est 



10 MES MÉMOIRES. 

si bien que je suis tout étonnée que ce soit le senti- 
ment d'un homme; pardonnez-moi ce jugement, il 
n'est pas sévère, puisque vous prouvez si bien que 
vous êtes une exception, el l'on sentirait malgré soi 
que, même n'étant pas votre amie, il est impossible 
de ne pas avoir de l'amitié pour vous ; je ne promets 
rien car je n'écris que contre ma volonté, et vous 
avez beau dire que ce sont des raisonnements froids, 
ils sont bons pour vous; c'est avec chaleur que je 
devrais les mettre à exécution, mais je suis devenue 
une faible personne qui retrouverait tout son courage 
dans l'occasion, je vous assure. Vous pensez qu'il m'en 
faudrait un peu, n'est-ce pas, s'il fallait renoncer à 
l'intérêt de celui qui écrit si bien, et dont les senti- 
ments si purs doivent reposer et contenter le cœur qui 
en est l'objet? En me mettant un peu au milieu de 
vous deux, vous m'avez procure une consolation qu'il 
m'est doux de vous devoir. » 

« Ce 27 novembre » 



XI 



« Je pensais hier au médecin consultant; je me di- 
sais : Pourquoi, dans la vie, avoir besoin de ces grands 
talents qui, ne pouvant suivre les progrès de votre 
maladie, doivent cesser d'y porter intérêt? Pourquoi 
.y tenir tant? car le bien qu'ils vous font, vous re- 
monte bien un jour ; mais qui vous empêche de re- 
tomber le lendemain ! Enfin, au milieu de toutes mes 
réflexions, votre lettre est arrivée. Je ne vous dirai 
pas ce que j'ai senti ; mais j'ai pensé que vous étiez 



1858. 



11 



bien bon, et .que je vous devais de vous dire tout ce 
que j'éprouve. C'est toujours bien triste; je ne prie le 
ciel que pour la vie de ceux que j'aime, car cela seul 
est malheur; tout le reste n'est rien. Soyez heureux, 
ce sera un de mes vœux.» 



« Ce vendredi matin. » 



XII 

« J'ai besoin de vous remercier moi-même de la 
bonne nouvelle que vous nous annoncez ! Mon plaisir 
n'aurait pas été plus grand si j'y avais contribué. 
C'était le bonheur de madame de La Rochefoucauld 
et le vôtre que je désirais. 11 est fait! n'importe d'où 
il vient, j'en jouirai, et je vous remercie de l'avoir 
pensé. Je pars demain pour Paris; de revoir mes en- 
fants me fera du bien ; mais qu'il est pénible de ne 
pouvoir ramener tout ce qui vous avait suivi. Un 
départ, un retour, tout ce qui date dans la vie fait 
mal quand elle n'est pas heureuse. Vous voyez que je 
me laisse aller à vous parler de mes regrets, comme 
quelqu'un sur l'intérêt duquel je compte; c'est qu'il 
me sera toujours doux d'y compter, comme de pou- 
voir quelquefois vous renouveler l'assurance de mes 
sentiments » 

« Aix, ce 21 août. » 



" XIII 

« Que votre lettre m'a touchée ! Je crois que j'ai en- 
core du courage pour supporter la douleur ; mais une 
marque d'affeelion, j'y suis peu habituée, elle m'é- 



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12 MES MÉMOIRES. 

tonne malgré moi, et je la sens peut-être trop vivement. 
Depuis plusieurs joursj'ai lieu d'être tourmentée, mais 
c'est en recevant votre lettre que j'ai pleuré ; vous ju- 
gez que je suis loin de m'en plaindre, mais cela vous 
paraîtra moins extraordinaire, quand vous saurez que 
je ne voulais plus vous écrire, que j'avais renoncé à 
votre amitié ; elle me fait du bien cependant, mais 
des idées nouvelles que je n'ose vous mander, m'a- 
vaient fait craindre qu'elle ne puisse vous nuire ; vous 
ne m'en voudrez pas, n'est-ce pas? Mais peut-être 
m'en voudrai-je, moi, de n'avoir pas le courage de 
continuer une chose que je croyais utile pour vous. 
Je reviens demain soir m'établir à Paris ; je ramène 
aussi ce qui m'est si cher, et sur lequel j'ose à peine 
me reposer; je ne pourrais exister sans mes enfants. 
Enfin, que cela ne leur nuise pas à eux, et ne fasse du 
mal qu'à moi, j'aurai de la résignation. Vous voyez 
que je me laisse aller à vous dire tout ce que j'éprouve; 
mais comment résister à se confier à un cœur comme 
le vôtre ! Je serai heureuse aussi de revoir madame du 
Cayla, et j'y pense avec plaisir en revenant ici ; mais 
je vous quitte : voici du monde qui me demande, et 
je repars à l'instant pour la campagne ; croyez bien 
que mon cœur n'oubliera jamais votre intérêt ; ce se- 
rait une bien grande consolation, si j'osais en avoir 
dans ce monde. » 

« Ce lundi, 8 octobre. » 



XIV 



« Dites-moi donc ce qu'on a fait à Montmirail. Il 
m'est revenu que vous deviez être tourmenté; je ne 



1858. 13 

le sais pas par vous et j'en suis peinée; cependant vous 
devez penser que je partagerai toujours tout ce qui 
pourra vous arriver de triste. Depuis que je n'ai eu le 
plaisir de vous voir, j'ai toujours été souffrante, assez 
même aujourd'hui pour passer la journée dans mon 
lit; malheureusement je ne suis pas la seule malade, 
et je m'aperçois bien depuis quelques jours qu'il me 
manque de bonnes visites où vous étiez bien pour 
quelque chose, quoique vous n'y fussiez pas; je compte 
sur la vôtre bientôt, car si je ne craignais d'être trop 
exigeante, je me plaindrais de me trouver toujours 
toute seule, ce n'est pas juste. » 

« Ce samedi soir. i> 



XV 

«En ennemie généreuse, j'ai pensé à vous au milieu 
de toutes ces victoires, et pour moi, je n'en suis pas 
moins souffrante; la paix me guérira j'espère, bien 
mieux que les batailles ; j'ai joui aussi de penser que 
votre famille n'était plus à Montmirail ; et si vous 
croyez que je préfère votre lettre à vous, vous êtes 
dans l'erreur. » 



XVI 



« Je sais très-bien qu'il y a des circonstances où il ne 
faut pas donner de conseils, mais réfléchissez bien à 
la position de madame votre mère; cela me tour- 



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u MES MÉMOIRES. 

mente pour vous ; le théâlre de la guerre est toujours 
affreux, et se trouvant sur la grande route, c'est vrai- 
ment dangereux ; enfin vous saurez peut-être mieux 
que moi ce que vous aurez àfaire, mais vous verrez dans 
mon inquiétude les sentiments d'estime et d'amitié 
que je vous porte. » 

« Ce 19 janvier. » 



XVII 

« Je vous envoie les œuvres de madame de Lambert. 
Vous reconnaîtrez la touche d'une femme, et je suis 
sûre que vous aurez du plaisir à la lire, parce que 
vous saurez la comprendre. Mais si vous devinez si 
facilement ce que nous pouvons sentir, dites-moi 
pourquoi je vous écris aujourd'hui! Est-ce un pré- 
texte que cet envoi ? C'est possible, car je crois que 
j'avais besoin de vous dire que vous m'aviez per- 
suadée hier de cet intérêt dont on a tant besoin dans 
la vie, car c'est l'amitié seule qui console ! Et qui 
peut s'en passer? Mais, si j'en jouis aujourd'bui, ne 
m'en voulez pas si demain je crains d'en jouir. Le 
sentiment le plus calme peut-il même trouver du 
repos dans une existence qui a été aussi agitée que la 
mienne ; c'est donc la faute du sort, et ce n'est celle de 
personne ; aussi je neme plains de rien , et je vais tâcher 
de ne plus craindre de m'appuyer sur quelque chose. 
Si vous voulez, en deux mots, savoir le résultat de la 
journée d'hier, c'est d'abord, que je suis bien en- 
rhumée, et que j'ai même un peu de fièvre; et, quant 
à mes sentiments, je vous promets de vous rendre 






1838. M 

tout ce que vous me donnerez, et je désire ne rien 
ôter de ceux que je vous ai voués. » 

« Ce mercredi matin. » 




XVIII 



Vous êtes heureux, et vous n'avez pas besoin de me 
le dire ! C'est mal. Je partage votre bonheur de revoir 
ceux que vous avez toujours été élevé à aimer; et je 
pense aussi à celle qui doit souffrir, car il est impos- 
sible que la duchesse d'Angoulème ne se retrouve pas 
dans tous ces lieux avec une grande émotion. Je me 
rappelle celle bien vive que j'ai éprouvée en entrant 
pour la première fois aux Tuileries; et c'est en devi- 
nant la sienne, que je sens combien elle m'intéresse, 
et que tout ce qui souffre ne peut jamais m'êlre indif- 
férent. On me remet à l'instant votre lettre ; je suis 
vraiment bien sensible à votre intérêt; quant à ce que 
vous désirez pour moi, tout cela va se faire. Je vous 
l'expliquerai quand je vous verrai. Ma mère a été 
si enchantée de vous, qu'elle m'a répété plusieurs 
fois de vous engager à venir déjeuner sans façons, 
mais je préfère votre désir au sien, et je vous ai excusé 
comme j'ai pu. Mille choses à celle qui, j'espère, 
pense un peu à moi. Au reste, quand je reçois un 
souvenir de l'un, il m'est doux de penser qu'il vient 
des deux !... » 



< Ce jeudi. » 



16 



MES MÉMOIRES. 



XIX 

« Vous m'avez fait tout déranger pour mon dîner, 
et c'est à présent à "vous à réparer tout cela; il faut 
que ce soit pour jeudi, et je tiens à vous avoir, parce 
que cela me fait plaisir; et, quoique cela vous con- 
trarie, il faut me donner une preuve de bonne volonté. 
Vous irez à la chasse, vous serez chez moi à six heures 
cl demie, et vous irez tout de suite en sortant de table 
chez votre général 1 . Voilà qui est pour le mieux ou 
du moins chose faisable; répondez-moi et chargez- 
vous de prévenir madame du Cayla, que c'est pour 
jeudi. Comme on abuse de ses amis ! Mais c'est telle- 
ment y compter que je vais craindre; enfin, si c'est 
une illusion, elle est fort douce. Adieu. » 

« Ce lundi. » 






: 



XX 

« Je reçois votre lettre si remplie de bonnes et de 
mauvaises choses, que je ne sais auxquelles na' arrêter. 
Je vais donc au résultat qui est que vous ne me con- 
naissez pas bien ; je ne change jamais dans ma façon de 
sentir; ainsi l'opinion que j'ai de vous, sera toujours la 
même ; et depuis votre franchise, elle n'est que meil- 
leure. J'en jouis même, puisqu'en me donnant à con- 
naître une personne qui mérite tant de l'être, vous 
m'avez procuré une affection nouvelle ; et n'est-ce pas 

1 Le général Dcssoles, commandant de la garde nationale, et dont 
j'étais aide de camp. 



1858. 17 

embellir la vie que d'en avoir. Je vous dois donc beau- 
coup, et vous êtes injuste si vous pouvez croire qu'au- 
cun prétexte puisse me servir à m'éloigner de vous. 
Nos positions nous séparent; c'est un regret, mais 
elles nous séparent tant, qu'il est permis de suivre en 
tremblant une pente qui paraîtrait douce, surtout je 
vous le répèle, si cela peut avoir des inconvénients 
pour vous. J'écris rarement, parce qu'écrire me pa- 
raît une ebose si extraordinaire pour moi, que j'avoue 
qu'elle me coûte un peu ; je ne fais aucun calcul. Mon 
estime et mon abandon sont prouvés par ma con- 
fiance; si vous êtes injuste, songez que moi je suis 
toujours la même. Je ne puis en vouloir au sort de 
nous avoir posés si loin l'un de l'autre; et si cela peut 
influencer ma manière d'être, croyez que cela ne fera 
jamais rien à mes sentiments. 

« J'espère que ce froid ne fait pas trop de mal à ma- 
dame de La Rocbefoucauld. Pour vous qui êtes un 
chasseur impitoyable, tout est bon ; et depuis votre 
lettre, ce n'est pas moi toujours qui vous plaindrai 
de quelque chose ; cependant, quand vous reviendrez 
dans la capitale, ramenez-y tous vos bons sentiments, 
et j'aurai du plaisir à oublier votre injustice. » 

« Ce 10 novembre. » 



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» Je veux répondre à votre lettre, quoiqu'elle m'ait 
convaincue de votre opinion; et que malgré tout ce 
qu'on m'avait dit, j'aimais encore à en douter. Je ne 
devrais plus rien faire pour tâcher de la changer, 

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48 MES MÉMOIRES. 

cette opinion qui n'est pas juste ; mais c'est un reste 
de faiblesse dont je m'excuse à mes propres yeux, 
en me rappelant l'amitié que je vous ai vouée. Il est 
vrai que j'avais des amis qui n'étaient pas les vôtres, 
mais fallait-il les dénoncer? Dans un autre temps où 
j'entendais vos mêmes plaintes, qu'auriez-voils dit, si 
j'en avais fait part à d'autres? et cependant c'était ma 
cause que j'aurais servie ; mais mon premier senti- 
ment a toujours été d'être loyale amie. Quant aux 
miens, je pourrais assurer qu'ils ont beaucoup désiré 
sans agir; mais il ne s'agit pas de cela ; vous ne me 
croiriez pas, etje neveux parlerque de moi. Jen'entrerai 
pas dans le détail de mes sentiments, mais pour mes 
actions, elles sont à la vue de tout le monde. On est 
venu m'avertir que ce que j'ai de plus cher courait 
nies dangers ; je me suis retirée tranquillement dans 
un endroit où personne ne pourrait me trouver, et où 
j'ignorais toutes choses ; c'est de là où j'ai écrit à votre 
amie pour savoir où vous étiez; j'étais inquiète sur 
vous, et cependant je croyais qu'il n'y avait de danger 
que pour moi. Votre arrivée 1 , votre départ, j'ai tout 
ignoré: 

a Croyez bien que je ne suis pas une personne à 
désavouer jamais ce que j'aurais fait; et si je dis 
qu'on vous a trompé, c'est que cela est vrai, et je 
vous défierais de jamais prouver le contraire. Pour 
juger mes amis, j'ai besoin de preuves, et souvent 
de me rappeler ; leur caractère me suffit. 

« Je ne sais si les circonstances nous rapprocheront, 
le ciel décidera de tout ; mais si vous souffrez jamais, 

1 A. Paris, venant Je Bordeaux, et partant pour Bruxelles. 






18 38. 19 

rappelez-vous de moi, car c'est alors que je sens que 
je ne pourrais vous oublier. Il me reste à vous remer- 
cier des vœux que vous faites pour mon repos per- 
sonnel ; étant satisfaite de soi, il est difficile de ne 
pas l'avoir; et, grâce au ciel, j'espère le conserver 
toujours. Mes vœux, à moi, sont le repos pour tout 
le monde, et le bonheur pour vous. En faisant votre 
devoir, soyez plus juste et plus indulgent pour les 
autres.» 



XXII 



« Je vous remercie de partager ma douleur ; vous 
devez imaginer tout ce qu'elle a de déchirant. J'ai 
beau me résigner à la volonté de Dieu ; quelquefois 
je crains que les peines de ma vie ne soient au-des- 
sus de mes forces ; et cependant je ne croyais pas être 
trop exigeante sur ce que je désirais; je m'étais rési- 
gnée à tout, même à être méconnue de mes amis ; je 
me trouvais heureuse, puisque je possédais l'es- 
time et l'amitié d'un frère, dont le noble caractère 
me rendait fière ! Dieu a voulu que je perdisse tout 
ce qui répandait du charme sur ma vie l . Je ne mur- 
mure plus, je sais que le bonheur n'existe pas dans 
ce monde-ci ; et j'attendrai avec résignation ce mo- 
ment où l'on ne souffre plus. N'importe donc ce que 
ce reste de vie sera pour moi ! Le malheur ne m'a 
cependant pas rendue insensible, au contraire ! Si je 
me désintéresse de moi, je rejette cet intérêt sur les 

1 Le prince Eugène est décédé, le 26 fÔTi'icr 1824, à J'àge de qua- 
rante-deux ans. 



20 MES MÉMOIRES. 

au 1res, je leur souhaite du bonheur, et je serais encore 
heureuse de leur en procurer; je ne compte plus sur 
rien de bon; cela fait que je suis surprise agréable- 
ment, même d'un souvenir : aussi ai-je été sensible 
au vôtre ! La personne qui vous envoie ma lettre m'a 
été d'une douce consolation : elle est si excellente ! 
Et puis c'est une voix amie ! c'est une voix de la pa- 
trie ! Je suis triste de la quitter ; mais j'ai besoin aussi 
d'aller pleurer avec ma pauvre sœur 1 . Adieu, mon- 
sieur le vicomte; je vous remercie encore de votre 
souvenir. Mes sentiments ne changent pas; comptez 
donc toujours sur ceux que je vous ai voués. » 

« Rome, ce 19 avril 1824. » 



XX I 



« Croiriez-vous que mon caractère se ressent de la 
perle que j'ai faite. Je suis plus difficile sur tout ce 
qui m'entoure; je ne cherche plus un cœur tendre 
comme celui que j'ai perdu, mais je suis tout éton- 
née de ne le plus trouver. C'est donc bien rare d'être 
aimée pour soi? Mais je suis peut-être trop difficile. 

« Quand je souffre de cette espèce d'isolement, je 
me resserre près de deux petits cœurs bien purs, et aux- 
quels je suis si nécessaire, et je reprends courage. Il 
est des souvenirs qui en donnent aussi, et j'espère, 
piardi, mercredi ou jeudi, en puiser encore ; je vous 
ferai dire le jour juste, et je serai bien aise que vous 
engagiez, de ma part, une personne qui ne peut que 

1 La princesse Auguste-Amélie, fille du roi Maximilien de Bavière, 
mariée au prince Eugène de Beauliarnais. 






1838. 21 

contribuer à rendre la journée plus agréable pour 
tous. Adieu ; croyez qu'il m'est doux de penser aux 
sentiments que je vous ai voués. » 



XXIV 

Comme vous m'avez marqué de l'intérêt dernière- 
ment, peut-être serez-vous assez bon pour m'être utile. 
Ma position de fortune m'oblige à vendre un dernier 
objet de luxe que j'espérais pouvoir laisser à mes en- 
fants. J'ai acheté autrefois ce collier deux cent mille 
francs à peu près : si la position de votre père vous 
permettait de le faire offrir à ce prix, vous me ren- 
driez service; et c'est avec plaisir que je vous aurais 
cette obligation. Ma démarche vous prouve toute mon 
estime, et je crois que c'est vous renouveler auss' 
l'assurance d'une amitié que vous avez si bien justi- 
fiée. » 

« Ce 22 août 1824. » 



XXV 

« Je reçois votre petit souvenir ; il est charmant et 
de bien bon goût ; je vois que vous vous en êtes occupé, 
et je vous en remercie ; il me rappellera que, vous 
ayant connu dans un temps de chagrin, vous avez 
écouté mes peines avec intérêt ; et que par cela même 
vous m'avez fait du bien. C'est de la reconnaissance 
que je vous dois, et ce sentiment me semblera doux 
à éprouver. La personne dont vous me parlez a bien 
gagné dans mon esprit depuis le jour où je vous ai 









22 MES MÉMOIRES. 

vu; je suis bien aise de connaître ses intentions, en 
croyant à son attachement. J'ai si bonne opinion 
de vous, que je saurai toujours apprécier ceux que 
vous aimez ; et qu'il me sera doux de ne pas leur 
être tout à fait indifférente. J'espère que vous n'êtes 
plus inquiet sur la santé qui vous est si chère; vous 
avez oublié qu'elle m'intéressait aussi, puisque vous 
ae m'en parlez pas; croyez cependant que je ne pourrai 
m'empêcher de partager ce qui vous touche ; et que 
je trouverai toujours du plaisir à vous renouveler 
l'assurance des sentiments que je vous ai voués. » 

« Ce 2 octobre. » 



XXVI 

« Je n'ai pu revoir un lieu où votre amitié m'a été 
nécessaire, sans me souvenir de vous ; je ne puis le 
quitter sans vous dire un dernier adieu. Je ne puis 
regretter un sentiment qui m'avait fait du bien, 
puisque je ne veux plus rien aimer dans ce monde ; 
mais, dans un moment où mon cœur est déchiré, 
j'éprouve le besoin de vous dire qu'il a pensé à vous; 
et que jamais il n'oubliera les sentiments qu'il vous 
a voués. » 

« Ce 15 octobre 1852 '. » 



1 Madame la duchesse de Saint-Leu venait de traverser .a France. 



CHAPITRE II 



1 " janvier. 

M. de Dreux-Brézé a prononcé hier à la Chambre 
des pairs un des discours les plus remarquables qu'on 
y ait entendus depuis 1850. M. le duc de Noailles a 
parlé aussi avec-talent au sujet des affaires d'Espagne. 

Le duc d'Orléans a cru devoir prendre la parole, 
sur un fait personnel 1 . 

L'attaque étant prévue, son improvisation avait été 
préparée. 11 a du reste, été assez faible, répondant à 
ce qui n'avait pas été prononcé, et ne répondant pas à 
ce qui avait été dit; on ne lui disputait nullement la 
liberté des cultes; seulement il s'est montré poli- 
tique en annonçant que toute sa postérité serait ca- 
tholique. 

» Il s'agissait de son mariage avec une princesse protestante. 



mm 



24 MES MÉMOIRES. 

M. Mole a évité de répondre catégoriquement aux 
questions incisives, et nettement posées par le mar- 
quis de Brézé, ce qui prouve qu'il n'avait rien de bon 
ni de clair à dire. , 

Il a été bien faible comme ministre, en répudiant 
la gloire de l'amnistie qu'on s'accordait à lui donner. 

On lui faisait les honneurs d'une politique nou- 
velle ; et il a soutenu qu'il ne faisait que continuer 
l'ancienne. 

Il est évident que tous les efforts de Louis-Philippe 
tendent à anéantir les conséquences de la révolution 
de juillet; mais aujourd'hui surtout que la Chambre 
paraît vouloir les réclamer, il n'y échappera que par 
des coups d'État; gare aux conséquences! C'est alors 
qu'elles se développeront terribles pour lui; mais 
dans mon opinion, il y aura un moment difficile à 
passer, et tous les cris se feront entendre, bonapar- 
tistes, royalistes, légitimistes. Les républicains surgi- 
ront quelque temps. Le ministère Guizot sera le mi- 
nistère Polignac de la Restauration. On reverra ce 
qu'on a vu en 1850, et le châtiment comme la leçon 
seront éclatants. 



8 janvier. 

M. Mole a parlé avec talent et fermeté ; à chacun 
la justice qui lui est due. Il a sauvé le pouvoir de 
Juillet d'un danger imminent, car, l'intervention en 
Espagne, en brisant toutes les relations extérieures, 
même par suite celle de l'Angleterre qui ne veut que 
son intérêt personnel et le désordre, eût été la ruine 
de la France; il a fait reculer la révolution qui vou- 



1858. 25 

(Irait envahir le globe. Son attitude fait triompher en 
Espagne un principe qui sera le précurseur du retour 
final aux idées d'ordre, en France comme ailleurs. 
C'est, il est vrai, aussi un temps d'arrêt; mais à Dieu 
seul il est donné de marquer l'heure de sa miséri- 
corde. 

M. de Montalivet a eu quelque succès à la tribune 
où il a montré de la fermeté; le caractère a toujours 
quelque chose qui impose ; et près des Français, 
la franchise réussit mieux que toutes les fourberies. 
M. Guizot, par son éloquence, a rendu un grand ser- 
vice au ministère. 

M. Thiers a éprouvé un échec qui le renvoie bien 
loin. Dieu sauve la France ! n'importe par qui, et 
comment. 

Voici un mot de M. Guizot, bien digne d'être enre- 
gistré: Pour sauver le pouvoir de Juillet, la France 
devrait donner jusqu'à -son dernier écu et son dernier 
homme. Politique machiavélique qui ne voit qu'un in- 
térêt personnel dans les affaires, et lui sacrifie sans 
hésiter tous les intérêts généraux. 



J'ai été malgré moi nommé sociétaire d'une com- 
pagnie pour la construction d'un canal latéral à la 
Loire. Ce n'est pas tout d'accepter un honneur, il faut 
s'en rendre digne, et ne se laisser vaincre par aucune 
difficulté; il faut sentir et reconnaître les obligations 
que l'on contracte. 

L'affaire allait de mal en pis, sans qu'il fût pos- 
sible de franchir le cercle vicieux dans lequel nous 
tournions. 



2C MES MÉMOIRES. 

11 fallait en sortir, et la difficulté était dans le 
choix du moyen. 

Je convoquai avant-hier, une réunion des princi- 
paux intéressés; je fus assez heureux pour pouvoir 
leur soumettre certaines idées qui leur parurent 
honnes, et pour voir se rallier à mon opinion la grande 
majorité des membres de l'assemblée. 

Dieu aidant, j'aurai sauvé une des plus belles af- 
faires de ce genre qui puissent être entreprises dans 
l'intérêt de la France et de son commerce. 



J'ai écrit à M. le comte Mole pour le remercier 
de s'être occupé d'une personne que je lui avais re- 
commandée, et pour le féliciter du succès important 
qu'il vient de remporter dans la discussion de l'a- 
dresse. 

J'avais deux motifs en écrivant cette lettre, pre- 
mièrement la reconnaissance qu'on ne doit jamais 
craindre de témoigner; secondement, le désir d'en- 
courager M. Mole dans la marche qu'il vient si solen- 
nellement d'adopter. 

Le maintien de la paix prépare le retour des idées 
de vérité ; une conflagration politique est au contraire 
favorable à M. Thiers qui a déployé toute son énergie, 
et même son talent audacieux dans le combat; mais 
qui, Dieu merci, a été vaincu, avec le principe des- 
k Irucleur qu'il représente.. 

Quels terribles incendies éclairent le monde! les 
anciens y eussent vu de fâcheux augures. 

A Saint-Pétersbourg, c'est tout le palais impérial et 
d'immenses richesses qui s'y trouvaient enfouies ; à 



18 5S. '27 

Londres c'est la Bourse, ce représentant muet de cette 
politique d'intérêt et d'égoïsme qui tend à corrompre, 
et à acheter le monde entier. 

À Paris, c'est le Théâtre -Italien, cet immense 
plateau, consumé par un feu que rien ne peut 
éteindre. 

De hraves pompiers y ont trouvé une mort hono- 
rable ; et ce bon Sevérini, que j'y avais placé, y a 
perdu la vie, au moment de voir finir son bail, et 
de jouir paisiblement de la fortune qu'il avait ac- 
quise. 

J'avais connu à Bonnes, il y a plusieurs années, 
M. et madame de ***. IL de ***, avec de l'esprit, était 
habituellement fort souffrant, et d'un caractère peu 
facile, d'une humeur inégale, fort jaloux, disait-on, 
aussi peu religieux pour lui, que pour ceux ou celles 
qui dépendaient de sa volonté. Au reste, je n'avais eu 
qu'à me louer personnellement des rapporls que nous 
avions eu ensemble dans un pays où comme aux eaux, 
l'habitude autant que la nécessité fait qu'on se voit 
presque chaque pur. Je rencontrais souvent ma- 
dame de *** dans une société où elle était aimée et ap- 
préciée ; seulement on lui reprochait une apparence 
de légèreté qui contrastait avec les sentiments qu'elle 
exprimait souvent. Il est difficile d'être plus jolie, 
bien qu'on pût, dans l'habitude de la vie, avoir plus 
de distinction. Peut-être ce manque de distinction 
apparente n'élait-il dû qu'à l'embarras laissé par une 
position difficile; tant il y a, que cette jeune femme 
intéressait ceux qui la rencontraient, et j'étais du 






28 MES MÉMOIRES. 

nombre : on regrettait de lui voir si peu de fixité 
dans les idées, et aucune base solide à ses senti- 
ments. Touché de sa position qui était loin de pa- 
raître heureuse, et de celte apparence de gaieté qui 
semblait dissimuler d'amères pensées, je me hasar- 
dai à lui donner quelques conseils, mêlés d'un peu 
de sévérité; et je fis même son portrait, qui eut assez 
de succès. 

D'abord on parut m'écouter; mais plus tard on 
sembla s'éloigner de la ligne de conduite que j'avais 
tracée, et je me retirai. 

M. et madame de**' restèrent dans le pays, et pas- 
sèrent l'hiver à Pau. M. de*** se mettait à une table 
de jeu dès qu'il arrivait en société. Madame de ***, 
fêtée, entourée, adulée, se montrait sensible aux 
éloges qu'on lui adressait. Les femmes en devinrent 
jalouses et en médirent; les hommes la voyant ainsi 
seule, et flattée des compliments qu'on lui faisait, 
espérèrent ; et peut-être pour se venger de leurs 
mécomptes, essayèrent-ils de lui nuire par leurs 
propos. 

M. et madame de '** quittèrent Pau, et se rendirent 
à Nice. Je n'ai su que plus tard les détails que je vais 
raconter; mais je les place ici, pour ne pas interrompre 
un récit auquel ils se lient nécessairement. 

A Pau le bruit s'était répandu que M. et madame de 

*** n'étaient point mariés, et l'on ne savait qu'en 

^penser. Les gens sages s'abstenaient, en conservant à 

cette jeune femme un intérêt qu'il ne dépendait pas 

de la simple volonté de lui enlever. 

Et en effet, comme je le sus plus lard, alors qu'elle 
me raconta toute sa vie avec une aimable franchise, 



1858. 29 

elle n'était pas la femme de l'homme dont elle portait 
le nom. Celui à qui elle avait dû le jour avait, dès sa 
naissance, méconnu tous les devoirs d'un père. Élevée 
avec soin par sa mère, mais avec un luxe bien au-delà 
de sa position, elle en avait contracté des habitudes 
et des goûts. On avait plutôt songé à lui donner 
des talents, et à cultiver son esprit, qu'à former son 

cœur. 

Elle avait plutôt l'instinct de la religion, qu'elle 
n'en avait une connaissance approfondie. 

A quatorze ans, jolie comme le jour, elle perdit sa 
mère, et fut confiée à une tante respectable qui la ché- 
rissait, en la surveillant avec le plus grand soin ; ses 
leçons, ses conseils, ses exemples eussent préservé 
celte jeune fille ; mais un nouveau malheur l'atten- 
dait : un fatal événement la priva de ce guide éclairé. 
Alors la pauvre enfant tomba entre les mains d'une 
parente dont je m'abstiendrai de qualifier les senti- 
ments. On la produisit, on la lança dans un monde 
qui eût dû la perdre sans retour, si, au milieu de 
tout ce brouhaha, une sorte d'instinct, de sentiment 
intérieur, de crainte non raisonnée n'était venu la 
prévenir du danger qu'elle courait. On lui fit jouer 
la comédie ; elle y eut de grands succès ; on espé- 
rait l'étourdir à force de compliments. Parmi ces 
acteurs de société, un homme jeune ayant vingt- 
cinq mille livres de rente, parut la remarquer da- 
vantage; elle en fut touchée; il s'en rapprochait 
de plus en plus et, en lui témoignant de l'intérêt, il 
s'acquit facilement des droits à la reconnaissance de 
ce jeune cœur. 

M. de "** lui promettant de l'épouser, la décida à se 




30 MES MÉMOIRES. 

soustraire à celte odieuse position, et à fuir avec lui ; 
mais bientôt il ne fut plus question de mariage; la 
jeune femme prit le nom de celui qui devait être son 
époux, et ils partirent pour voyager. « Souvent, di- 
sait-elle, je le sommais de tenir sa parole, et il re- 
mettait toujours. » Le mauvais état de la santé de 
M. de *'* altérait de plus en plus son humeur peu 
facile; et sa violence habituelle rendait son inté- 
rieur de plus en plus insupportable à madame de ***; 
quelquefois même son découragement était au com- 
ble, et le désespoir entrait dans son âme. On voyait 
sa tristesse; on en ignorait les causes; et la mobilité 
de son caractère faisait croire au peu de durée de ses 
douleurs. 

M. de***, spirituel, mais d'un genre d'esprit avoisi- 
nant quelquefois l'extravagance, était fort jaloux, et 
souvent il retenait chez elle madame de *** qui s'y en- 
nuyait à périr. Ajoutant par son imagination à ses 
souffrances, il exigeait des soins de tous les instants. 
Madame de *** les lui rendait sans murmures ; mais 
elle en était souvent excédée. 

M. de *** affectait presque du mépris, ou, tout au 
moins, la plus complète indifférence pour tout ce qui 
était religieux ; et il interdisait même à sa femme 
d'aller à la messe. Par hasard il m'avait pris assez en 
gré, et ses souffrances habituelles m'avaient inspiré 
de l'intérêt; aussi causais-je souvent avec lui à Bonnes 
où je l'avais rencontré. Je lui tenais le langage d'un 
v homme d'honneur, sans connaître sa position; et 
je lui dois la justice d'ajouter qu'il m'écoutait pa- 
tiemment, en rendant une entière justice à ma con- 
duite envers lui et madame de ***. Il avait raison, caf 






18 58. 31 

je donnais souvent à celte dernière de sages avis, 
et des conseils qu'elle écoutait avec patience, ayant 
je le crois, dans le moment, l'intention d'en profiter. 
J'avais même, en traçant son portrait, mêlé à des 
éloges mérités, des vérités presque dures. 

J'avais moins vu M. et madame de*** vers la fin de 
mon séjour; et cependant mon caractère et mes pro- 
cédés avaient inspiré à madame de *"* assez de con- 
fiance, pour qu'elle se sentît disposée parfois à avoir 
recours à mes avis. 

La pauvre femme invoquait souvent le ciel dans sa 
détresse. « Une âme assez généreuse, se disait-elle 
sans cesse, pour me tirer d'une position que je ne 
puis plus supporter, ne se rencontrera-t-elle pas? » 
11 n'y avait pas loin de cette pensée, à la recherche 
de cet ange consolateur qu'elle appelait de tous ses 
vœux ; et c'est ce qui explique ces reproches de légè- 
reté apparente, ou d'inconséquence qu'on lui repro- 
chait. 

M. et madame de *** avaient, comme je l'ai dit, 
quitté les Pyrénées pour aller habiter Nice, et c'est 
là que madame de *** devait rencontrer un cœur 
assez sympathique pour entendre avec intérêt l'his- 
toire de tout un passé plus malheureux encore que 
coupable, et pour accepter toute la responsabilité du 
présent, avec les conséquences de l'avenir. Madame 
de*** avait été accueillie dans la famille de M. ***. 
Son fils aîné se prit pour elle d'une grande pas- 
sion. Il écouta madame de ***, connut toute sa vie, 
l'aima; et à la face du ciel, il lui jura de la pro- 
téger, de la défendre, et de devenir son époux mal- 
gré M. de ***, qu'elle avait fini par ne plus pouvoir 



52 MES MÉMOIRES. 

supporter, malgré sa propre famille, qui devait s'op- 
poser à ce mariage ; et malgré le monde, qui le blâ- 
merait. 

Le difficile était d'arriver à l'exécution de ce pro- 
jet ; mais rien ne pouvait faire hésiter M. ***. 

Par un revirement trop conforme à la nature hu- 
maine, M. de ***, qui avait constamment repoussé la 
pensée d'un mariage, voulait maintenant contracter 
des liens indissolubles. 11 semblait qu'un instinct secret 
l'avertît du danger qui le menaçait; et de jour en 
jour il devenait plus pressant, ne pouvant s'expliquer 
les hésitations qu'il remarquait. 

11 fallait à tout prix sortir d'une position inextrica- 
ble : mais que ne peut le cœur d'une femme, même 
de la plus craintive, quand elle est poussée par un sen- 
timent qui la domine? Le caractère violent de M. de***, 
cl la scène qu'elle prévoit, rien ne peut l'arrêter : elle 
écrit une prétendue lettre adressée à M. ***, et où sa 
position, et sa résolution formelle sont expliqués; elle 
la roule dans ses doigts afin d'attirer l'attention de 
M. de*'*. En effet, ce dernier s'en saisit. On devine à 
quel excès de colère il se livre ; son indignation con- 
tre celui qui l'avait trompé était au comble. Rien ne 
peut ébranler la jeune femme : elle répond à peine, 
mais elle n'hésite pas un seul moment. M. de *** fu- 
rieux, hors de lui, veut se battre, avec M.***. Ma- 
dame de *** en sent toutes les conséquences, elle en 
frémit; mais elle n'avait pu empêcher une première 
rencontre. Enfin elle amène son prétendu mari à 
faire des excuses à M. ***; et même à lui recomman- 
der le sort de celte jeune femme. 

Dans une petite ville, les plus légers incidents sont 



4838. 



33 



bientôt connus : ne pouvant plus rester à Nice, ils 
partirent secrètement pour Paris. 

M. *** écrivit une lettre à sa mère, pour lui tout 
apprendre, en se confiant à son cœur maternel, et 
en la conjurant de venir sur-le-champ les retrou- 
ver, afin de rendre plus convenable la position de 
cette jeune femme qui se confiait à lui, jusqu'à ce 
qu'un mariage puisse être conclu. 

L'amour ne suffit pas pour exister, et avant tout 
il faut vivre. 

Se rappelant un caractère qui lui avait inspiré quel- 
que confiance, et une âme qui sait comprendre la 
souffrance, madame *** se décida à m'écrire un mol : 
j'étais à Bonnes, ignorant toutes ces circonstances ; 
elle me conjurait de ne pas l'abandonner au comble 
du malheur, en la laissant au fond de l'abîme où les 
circonstances l'avaient plongée. Je répondis que j'ar- 
riverais bientôt à Paris ; et en effet, au bout de quel- 
ques jours, je me rendis à l'adresse indiquée. 

Madame *'*, celle bonne mère, n'écoutant que son 
cœur, avait tout quitté pour venir au secours de 
son fils; et sa belle-fille future avait déjà toute son 
affection. 

Quand j'entrai, tout le monde se retira, à l'excep- 
tion de madame '**, dont l'émotion peut facilement 
se deviner. A peine pouvait-elle articuler un mot : 
« — Tenez, me dit-elle, monsieur de La Rochefou- 
« cauld, pardonnez moi d'avoir osé compter sur vous, 
« le courage me manque pour pouvoir vous expri- 
« mer loul ce que j'aurais à vous dire, je l'ai tracé 
« sur ce papier; veuillez l'emporter, et daignez reve- 
« nir après l'avoir lu. » 



I1V. 



34 



MES MÉMOIRES. 



Je partis ne pouvant rien promettre, avant de tout 
connaître. « — Comptez sur moi, madame, c'est tout 
« ce que je puis vous dire aujourd'hui ; mais soyez 
« assurée que je ne vous abandonnerai point. » 
' Rentre chez moi, je lus ce récit qui m'inspira un 
véritable intérêt. 

Le lendemain je fus exact au rendez -vous; mais 
quelle position ! Ces deux jeunes gens sans au- 
cun moyen d'existence, une mère désolée, un fils 
brouillé avec son père. Que faire, que dire, que con- 
seiller; et cependant il n'y avait pas un moment à 
perdre pour réussir ; et il était urgent de prendre 
un parti. Madame *** obligée de retourner près de 
son mari dont la place se trouvait compromise par 
suite de diverses circonstances, allait bientôt quitter 
Paris. 

Je fis mon plan que je mis sous la protection de ce- 
lui qui peut seul assurer le succès des meilleures dé- 
marches. Je voulais une situation nette, et tout était 
difficile. Ces deux jeunes gens ne pouvaient rester 
ainsi livrés à eux-mêmes : et il était essentiel que 
celle jeune femme, par sa tenue, méritât l'estime de 
son mari futur. 

Ne passant moi-même que quelques jours à Paris, 
il n'y avait pas un moment à perdre. Quand j'ar- 
rivai le lendemain on me présenla madame *** et son 
fils : je supprime loutes les phrases d'un intérêt qu'il 
était dans mon cœur d'exprimer; mais ces braves gens 
"avaient la bon lé de me regarder comme leur sauveur 
avant même que j'eusse parlé. Dans un naufrage, on 
s'accroche à la première chance de salut qui se pré- 
sente. 



1838. 35 

Je commençai par établir la position de chacun, 
d'une manière convenable; et sentant que le sort de 
celte famille allait dépendre de cette jeune femme, 
je m'efforçai de lui inspirer un grand courage, et une 
forte résolution pour la décider aux démarches que 
j'avais à lui proposer. 

« — 11 faut sauver d'abord votre futur beau-père, 
a qui vous refuse son consentement, et par là, vous 
c< acquerrez des droits- éternels à sa reconnaissance, 
« car sa position est gravement compromise (je l'a- 
ce vais su d'ailleurs). M. de *** est devenu, dites-vous, 
ce son ennemi, et comme il est son supérieur, le dan- 
cc ger est grand : il faut l'apaiser à tout prix ; je con- 
cc nais beaucoup madame la comtesse de Girardin sa 
ce belle-sœur; son obligeance est extrême, il faut lui 
ce demander à la voir. J'aurai soin de la préparer; 
ce et grâce à elle, M. *** n'aura rien à craindre. » 
Mon conseil fut suivi; et il est impossible de dire tout 
ce que madame de Girardin montra de grâce et de 
bonté dans cette circonstance. 

Je continuai ensuite : ce — Je vais écrire moi-même 
ce à votre beau-père, en lui avouant que je comprends 
ce son opposition ; je lui parlerai aussi de vous, ma- 
ce dame, de votre dévouement, des services que vous 
ce pouvez rendre à lui-même comme à son fils, etj'es- 
ce père obtenir son consentement. » En effet, cette 
lettre que madame *** se chargea de remettre à son 
mari eut l'effet que j'en attendais, et l'autorisation 
nécessaire fut donnée. 

ce — Maintenant dis-je, madame, vous devez beau^ 
ce coup à M. ***; vous lui devez plus que la vie ; il faut 
ce à son tour, qu'il vous doive l'existence ; il faut dans 



36 MES MÉMOIRES. 

« une situation désespérée, prendre un grand parti, 
« une résolution décisive, il faut vous adresser à M. le 
« comte Mole; vous lui écrirez un mot pour lui de- 
ce mander une audience ; vous lui remettrez unelellre 
« qui lui exposera avec une entière franchise votre 
« position comme celle de M. **" et vous remettrez 
« votre sort entre ses mains : au reste, vous parlerez 
& bien mieux que je ne puis le faire : songez qu'il faut 
« réussir, mais que vous devez inspirer à M. Mole 
« autant de respect que d'intérêt, car votre position 
« pourrait vous faire méconnaître. En vous fiant à sa 
« loyauté comme à son honneur, il vous écoutera, 
« vous appréciera et vous sauvera. Je puis être l'ad- 
«versaire politique de M. Mole; mais je lui rends 
« justice comme homme du monde, et j'ai toute con- 
« fiance dans cette démarche, quelque délicate qu'elle 
« puisse paraître. Je vous donnerai même nn mot 
« pour lui. » 

Madame *** ne pouvait d'abord se décider ; mais 
enfin elle promit de suivre mes conseils, qui eurent 
un plein succès. 

La chose la plus importante était de régulariser 
par un mariage la position de madame***; je lui lis 
connaître un ecclésiastique aussi éclairé que chari- 
table ; et tout fut bientôt terminé à la satisfaction de 
chacun. 



5 février. 



Depuis bien des jours, des occupations multipliées 
m'ont empêché de prendre la plume. 

La position s'aggrave; les embarras du pouvoir 



1838. 37 

sont grands; il semble disposer de tout, et pourtant 
les obstacles s'amoncèlent sur sa roule. Maître ab- 
solu de la Chambre des députés, il l'a fait tomber dans 
un tel discrédit, que celte nullité même dans laquelle 
elle reste vis-à-vis du pays, ajoute à sa propre déconsi- 
dération. Obligé de s'appuyer sur les doctrinaires, il 
faudra que le gouvernement subisse leurs lois ; et 
avec les doctrinaires nécessairement l'intimidation et 
la révolte... Qu'arrivera-t-il ensuite? Dieu le sait; 
mais nous arrivons infailliblement à de grandes cata- 
strophes que le ciel peut seul faire tourner à notre 
avantage. 

Malgré les hommes et sans les hommes, la vérité 
paraît triompher ; et les succès de Charles Y en Espa- 
gne semblent donner un espoir fondé. 

La situation du Portugal annonce une nouvelle ré- 
volution; et la révolte du Canada est pour l'Angle- 
terre, une immense affaire. Les autres colonies sui- 
vront tôt ou tard cet exemple, et 'Angleterre payera 
toutes ses iniquités... 

L'affaire de l'évêque de Cologne devient tous les 
jours plus grave; il faut que partout le principe de 
la vérité demeure triomphant, en dépit des passions 
humaines. L'Autriche n'ose soutenir la Prusse, et elle 
s'en sépare hautement en cette circonstance. La Hol- 
lande reste toujours en observation à l'égard de la Bel- 
gique. 

La France est en travail, et l'enfantement sera pé- 
nible; cette situation doit avoir un terme. 

Quatre cent cinquante élèves des écoles ont demandé 
que sainte Geneviève fut rendue au culte catholique. 
Tous les partis sont fatigués de tant de rouerie. La na- 



58 MES MÉMOIRES. 

lion sommeille ; mais son réveil sera le réveil du lion. 

La réforme électorale est demandée par tous les or- 
ganes de la presse ; et ce mandat sera généralement 
imposé aux nouveaux députés ; mais le gouvernement 
s'efforcera de conserver une Chambre qui obéit à ses 
inspirations. 

La conduite du pouvoir en Afrique indigne tous les 
cœurs français. Quand Charles X semblait vouloir mar- 
cher en sens inverse des vœux de la nation, il fut ren- 
versé ; et, cependant, il était légitime, et son trône 
avait de profondes racines. Celles du pouvoir de Juillet 
étaient toutes dans une apparence de popularité qu'il 
a perdue, en froissant tous les intérêts. L'armée elle- 
même est mécontente ; et quand ce pouvoir sera par- 
venu à persuader au pays que la révolution de Juillet 
n'est dans la pensée de Louis-Philippe qu'une affaire 
personnelle d'intérêt privé et d'ambition, il ne pourra 
plus résister aux orages que sa conduite inconsé- 
quente lui suscite. 

Lorsque le ciel veut perdre les hommes, il les 
aveugle ; et les doctrinaires deviendront les instru- 
ments de sa vengeance.' 

On parle d'un changement, au moins partiel, de 
ministère, et il doit se faire en faveur des organes de 
l'intimidation. 

Le statu quo, engourdissement moral qui est leur 
rêve favori ne leur sera plus possible. 11 faudra bien 
■qu'ils marchent ; ils seront forcément violents ; et 
c'est vers l'abîme qui doit les engloutir tôt ou tard, 
qu'ils s'avancent à grands pas. 

Ils périront avec le trône qu'ils ont voulu fonder sur- 
la ruine de tous les principes de vérité. 



1858. 



59 



Pendant que de si graves intérêts sont en suspens, 
la Chambre des députés s'occupe du choix d'un cos- 
tume. 



Un heureux hasard m'a fait rencontrer dans le 
mondele prince et la princesse d'Olgorouki, tous deux 
parfaitement traités par l'empereur Nicolas. La prin- 
cesse d'Olgorouki me paraît une personne distinguée 
aussi aimable qu'elle est agréable, et les conversations 
les plus sérieuses n'ont rien qui l'étonnent; elle y ré- 
pond comme une personne qui sait les comprendre; 
elle s'élève haut par la pensée, et sait aussi voir de 
loin . 

J'avais eu l'honneur de faire sa connaissance chez 
le baron et la baronne de Delmar, qui ont une des 
maisons les plus agréables de la capitale. Je m'empres- 
sai de profiler de la permission qu'elle avait bien 
voulu me donner, en me rendant chez elle; et une 
longue conversation me donna l'espoir de pouvoir 
utilement me servir de cette agréable et délicieuse 
personne, pour parler de nos affaires, el de nos rela- 
tions futures avec la Russie; en un molj'espérai qu'elle 
voudrait bien rendre le même service à notre cause, 
que celte femme si distinguée à laquelle je conserve 
un souvenir profond, la spiriluelle princesse Zénaïde 

Wo Ikon ski. 

Ma première conversation avec la princesse d'Olgo- 
rouki a suffi pour me prouver que je ne concevais 
pas une espérance vaine, et qu'elle savait aussi bien 
comprendre les intérêts de son pays, que ceux de la 
France. 






40 MES MÉMOIRES. 

J'ai aussi connu aux Eaux-Bonnes le prince Czarto- 
ryski ; à Paris, il m'a présenté à la princesse, qui m'a 
paru avoir un esprit supérieur. 

On sait l'influence de ce prince polonais sur ses 
compatriotes, et l'on connaît son noble caractère. Il ne 
rêve que l'émancipation et la délivrance de sa patrie; 
mais, dans ma pensée, il se trompe sur les moyens 
d'y parvenir. Comment espérer rien d'une alliance 
qui a si indignement trahi ses compatriotes, et d'une 
Révolution qui n'a eu que le pouvoir de tout détruire, 
sans rien fonder ! Comment espérer quelque chose de 
celte Angleterre qui n'est fidèle qu'à son amour de 
l'or! 

« — Cher prince, lui ai-je souvent répété, vous 
« n'avez rien à attendre du pouvoir de Juillet ; ennemi 
« né de toute légitimité, il n'en reconnaîtra jamais au- 
«cune; timide et inconséquent, il louvoie sans rien 
« dire; et assez embarrassé de sa situation intérieure, 
« il ne la compromettra pas, en s'exposant à compli- 
ce quer sa position extérieure, et en refroidissant des 
« relations déjà trop incertaines. 

« Vous n'avez rien à espérer, pour la nationalité 
« polonaise, tant que la France sera l'alliée de l'An- 
« gleterre, tant que l'usurpation occupera le trône de 
« France; de Henri V seul vous pouvez espérer, et de 
« sa franche alliance avec la Russie. » 

Je tâcherai de voir plus souvent la princesse, et je 
jn'efforcerai ainsi de détacher peu à peu les Polonais 
des intérêts du trône de Juillet. 



183 




41 



8 février. 



A la suite d'une discussion pitoyable, la Chambre, 
après avoir commencé par adopter en principe un 
costume, à une majorité de deux voix, a fini parle 
rejeter au scrutin secret. Ainsi cent qualre-vingt- 
seize boules noires se sont véritablement prononcées 
contre le vœu bien connu de la cour : c'est elle qu'on 
a eu l'intention de blesser, plus encore que le minis- 
tère. 

Nous sommes aujourd'hui bien loin du roi popu- 
laire, du prince citoyen, et des poignées de mains. 

L'élection de M. Laffille est assurée; cette élection 
doit être, à la fois, un triomphe pour l'opposition, 
et un échec pour Louis-Philippe. M. Laffitte n'a- 
t-il pas dit à la tribune « qu'il demandait pardon 
« à Dieu et aux hommes d'avoir fait la révolution 
« de juillet. » Honneur à ce noble et courageux re- 
pentir! 

Les élections entraînent le gouvernement vers le 
centre gauche. Reste à savoir jusqu'où Louis-Philippe 
laissera aller les choses. En attendant, mes prévisions, 
enregistrées chaque jour ou à peu près, se justifient 
de plus en plus. 





i9 février. 



Un jour de l'an dernier : « —Venez après demain, 
« à une heure, me dit une personne aussi bonne que 
a simple, distinguée par ses sentiments comme par 




42 MES MÉMOIRES. 

« son caractère. » Cette femme était madame la ba- 
ronne de Rocque, dont l'âme s'ouvre toujours à la 
peine, heureuse quand elle peut la soulager en la 
partageant. « Venez chez moi à une heure, vous y 
« rencontrerez une personne que vous me remercierez 
« de vous avoir fait connaître : c'est un être supé- 
« rieur, une femme de génie, digne d'estime, douée 
« de tous les talents, d'un esprit supérieur, et qui 
« vous fera admirer de ravissants ouvrages. » 

Je fus exact au rendez-vous : mademoiselle Ves- 
pucci, dont j'ai déjà parlé, n'avait apporté qu'une 
faible partie de son travail ; mais sa personne me 
frappa; et, suivant mon habitude, ^e l'étudiai avec 
soin. 

« — Vous devriez aller chez mademoiselle Vespucci, 
a me dit madame de Rocque, afin d'y admirer le 
« reste de ses ouvrages. » 

J'attendais un mol d'encouragement. 

« — Je ne reçois jamais dans mon petit réduit 
« de la pension de jeunes personnes, où j'ai cru de- 
ce voir me loger par convenance ; mais je n'ai rien 
a à refuser à M. de La Rochefoucauld ni à vous ma- 
te dame. » Le jour fut pris; et le surlendemain j'allai 
frapper à la porte de mademoiselle Vespucci, qui se 
fait appeler madame pour simplifier une position 
difficile. 

Sous aucun rapport elle n'est une femme ordi- 
naire; rien n'est simple dans sa position, rien ne l'a 
x été dans sa vie : aussi ne faut-il pas la juger comme 
on jugerait toutes les femmes. Son opinion lui suffit; 
mais elle est sensible aux marques de respect et d'es- 
time qu'on lui accorde; et si on veut se reporter au 



1858. 43 

point d'où elle est partie, et considérer le but qu'elle 
s'est promis d'atteindre, on comprendra qu'il lui eût 
été impossible de suivre la voie commune. Mademoi- 
selle Yespucci me parut valoir bien mieux qu'un in- 
térêt ordinaire; aussi, sans me ranger au nombre 
des adorateurs qui l'entouraient à l'envi chaque fois 
qu'elle allait dans le monde, je lui offris franche- 
ment mon aide, mes conseils, et mon soutien ; et 
je crois lui avoir tenu parole, en lui tendant une 
main sûre dans les moments les plus difficiles, et en 
soutenant son courage par mon affection comme par 
les marques de mon estime. La reconnaissance de 
mademoiselle Vespucci, comme ses paroles et son 
amitié, me prouvent que je l'avais bien jugée. ^ 

Je ne l'avais vue encore que trois fois, mais nous 
avions déjà causé à fond, et je la connaissais parfai- 
tement. Aussi, soit pour le lui prouver, soit pour lui 
faire parvenir des avis indirects, j'écrivis un beau 
matin son portrait que je lui portai, et qu'elle accueil- 
lit avec grâce, sans fausse humilité. 

Un mariage fort riche se présenta : je l'engageai 
à l'accepter; mais, certaine de n'être ni connue, ni 
hien comprise; tout en rendant justice à l'homme 
qui lui offrait sa main, elle y renonça, et ne voulut 
plus en entendre parler. Cette rupture et quelques 
démarches pas assez calculées, avec une manière 
d'être fort indépendante, lui firent quelques enne- 
mis. Elle sut se roidir plus que se résigner; et l'af- 
fection de tous ceux qui l'ont connue, fut pour elle un 
ample et précieux dédommagement. 

Mademoiselle Vespucci a un grand amour pour la 
liberté ; puis elle avait à cœur d'accomplir un pro- 




... . " - • 



44 MES MÉMOIRES. 

jet, espèce de vœu qu'elle avait formé à l'âge de dix 
ans; et que tant de circonstances depuis, et de violents 
orages étaient venus traverser. Descendant du fameux 
navigateur qui découvrit l'Amérique, la famille de 
mademoiselle Yespucci jouissait d'un revenu assez 
considérable, consacré par le temps et la reconnais- 
sance. Depuis trente années, rien n'avait été payé; et 
cette jeune enfant, d'un caractère si peu ordinaire, 
avait conçu la pensée d'entreprendre un jour, seule, 
ce voyage, et d'en appeler à la conscience des Améri- 
cains; enfin, de rendre à sa famille son rang et une 
fortune que les troubles d'État étaient venus dé- 
truire. Telle était sa pensée; mais les moyens lui 
manquaient. 

Rien ne pouvait paraître impossible à ce caractère 
audacieux : aussi, sans jamais abandonner son projet, 
mais forcée de l'ajourner, se promit-elle bien, un 
jour ou l'autre, de lever toutes les difficultés. 

Des circonstances la rendirent, dans les troubles 
d'Italie, l'âme du parti qui voulait soulever les peu- 
ples au nom de la délivrance de la patrie et de l'in- 
dépendance nationale ; mais cette levée de boucliers 
demeura sans résultat. Elle avait pris une part active 
aux délibérations; elle avait aussi voulu partager les 
dangers; et sous l'habit militaire, supportant la fa- 
tigue des camps, elle avait donné l'exemple du dé- 
vouement et du courage. Un jour de combat, et à la 
tête d'un bataillon qu'elle commandait, elle tomba le 
"bras cassé et le crâne labouré par une balle. J'ai 
parmi mes armes les petits pistolets avec lesquels, 
toute la journée, elle avait fait feu. 

Lorsqu'elle entra dans cette vaste conspiration; 



4838. 45 

toujours loyale, et ne voulant pas demeurer dans une 
position équivoque, elle avait donné sa démission 
d'une place qu'elle avait à la cour, près de la grande- 
duchesse de Toscane. 

On voulut la marier à un vieillard ; mais c'était 
une espèce de marché qui répugnait à sa délicatesse; 
elle s'y refusa, ce qui mécontenta sa famille ; et quel- 
ques imprudences ayant mis sur ses traces, il lui 
fallut quitter Florence. Toutes les bourses se fer- 
mèrent, par la crainte qu'on avait de se compro- 
mettre en lui venant en aide. Que faire?... Son éner- 
gie seule la soutenait au milieu de toutes ces épreuves. 
Elle va trouver une honnête famille pauvre qui fai- 
sait avec beaucoup d'économie le voyage d'Italie, et 
qui la connaissait. 

«'_ Voulez vous m'emmener? je ne vous coûterai 
« rien, je vous livrerai même des secrets que je pos- 
« sède ; j'ai des talents, et je vais travailler pour 
« vivre; soyez tranquilles, j'ai du courage, de la vo- 
ce lonté et mes pinceaux. » 

On accepta ; et le lendemain, celle personne si soi- 
gnée, si entourée; et qui, à Florence, commandait, 
dans la maison de son père, était sur la route dans 
une modeste voilure de louage, n'emporlant pour 
lout bagage que ses pinceaux et ses souvenirs. 

On devait voyager deux ans avant d'arriver à Paris; 
et c'était là qu'elle voulait arriver à lout prix, afin de 
s'y disposer à ce grand voyage, dont elle ne pouvait 
abandonner la pensée. Là seulement, elle espérait en 
trouver les moyens. 

A Paris, elle ne connaissait personne -.cependant 
il fallut vivre, amasser même quelque argent, faire 







1 



46 MES MÉMOIRES. 

des connaissances, mériter l'intérêt, et arriver en haut 
lieu, en se faisant fortement appuyer. 

Rien ne peut la rebuter : elle travaille ; le soir elle 
va dans le monde ; elle dort à peine ; elle frappe à 
toutes les portes, mais toujours avec dignité, et avec 
une fierté qui lui est propre. 

Chacun la soutient, l'accueille, l'entoure d'estime 
et d'affection. Elle avance tous les jours un peu. 
Munie de magnifiques albums, elle médite un voyage 
en Angleterre, afin d'y réunir les fonds nécessaires ; 
les lettres les plus pressantes de recommandations lui 
sont données. Étrangers et Français, chacun lui pro- 
met son appui, et ce cœur, si profondément recon- 
naissant, suffit à tout, et laisse à chacun un souvenir 
et un regret. Personne ne sera oublié par elle au mo- 
ment de son départ. Son seul trésor, ce sont ses sou- 
venirs. 

Ce voyage d'Angleterre présentait de grandes diffi- 
cultés ; mais sa persévérance a triomphé de tout; et 
son passage lui est accordé gratis sur un bâtiment de 
l'Etat. Elle part seule, n'emmenant que son chien, 
son fidèle compagnon ; mais avec autant de mesure 
que de tact, elle force l'équipage à l'admirer en l'ai- 
mant. 

La famille royale de juillet a voulu aider mademoi- 
selle Vespucci dans son œuvre courageuse et difficile, 
La reine Amélie lui a donné une lettre autographe 
pour l'ambassadeur français; l'ambassadeur d'A- 
mérique à Paris la charge de ses dépêches; déjà 
il a annoncé son arrivée; et on l'attend avec impa- 
tience, se disposant à la recevoir comme elle le mé- 
rite. 



1858. « 

Madame de Rothschild, qui est excellente pour elle, 
comme pour tout ce qui souffre, lui obtient de son 
mari une lettre de crédit, et des lettres de recomman- 
dation pressantes. Partout enfin elle a trouvé des amis 
empressés de la servir. 

Tandis qu'elle croyait avoir encore une quinzaine 
de jours à passer à Paris, l'avis du départ lui parvient; 
elle n'a que cinq jours pour s'y préparer, et encore 
d'immenses affaires à terminer; elle ne perd pas cou- 
rage, et ses facultés semblent doubler; elle prévoit 
tout, suffit à tout, et n'oublie rien; son cœur aurait 
de la mémoire quand son esprit en manquerait; elle 
met ordre à tout en ces derniers moments ; et deux 
matinées sont employées par elle à aller remercier 
chacun, et faire ses adieux. 

Elle écrit à ceux qu'elle ne voit pas; quatorze lettres 
partent le matin même de son départ, et chacun re- 
çoit d'elle une marque d'affection ou un souvenir. 
Enfin tous ses préparatifs sont terminés : absorbée 
dans ses pensées, elle ne parle plus; sa poitrine est 
oppressée; un accès de fièvre semble lui redonner des 
forces; et puis, un profond accablement lui succède, 
elle écoute et répond à peine; il était temps que ces 
heures de supplice cessassent; sonàme, brisée par tant 
d'énergie et de sacrifices de tout genre, semblait épui- 
sée et toucher au dernier moment d'une vie impossible 
à soutenir plus longtemps. 

« — Comme le temps s'écoule lentement! lui 
« dis-je; je vous plains du fond de mon âme. — Cha- 
« que minute est un siècle, reprit-elle, comment le 
«supporter? s'arracher ainsi à tous ses amis, pour 
« affronter de nouvelles et si grandes difficultés, et ne 




1 



■■■ 



48 MES MÉMOIRES. 

« plus vivre qu'avec de nouvelles figures, qu'au mi- 
« lieu d'indifférents, quel supplice, quelle douleur! 
« Bien qu'elle m'accable, je sais tout ce que je dois de 
« reconnaissance à mes amis. » 

Cinq heures venaient de sonner; la fidèle Henriette, 
attachée depuis quelques mois au service de mademoi- 
selle Vespucci, sort un instant; puis elle reparaît et 
articule péniblement le signal du départ. « La voilure 
est en bas. » Rien n'affaiblit le courage comme des 
adieux; l'énergie extraordinaire dont est douée cette 
âme supérieure jette encore une dernière lueur: elle 
se lève, je lui prends la main et je me retire le cœur 
plein d'une profonde tristesse, et d'une sincère ad- 
miration. 

Deux amis la conduisent à la malle-poste et la font 
monter silencieusement dans la voilure; puis ils se 
dérobent à sa vue. 

Son voyage fut un miracle de douleur et de cou- 
rage ; nous fûmes huit jours sans recevoir de ses nou- 
velles. 

Enfin un mot à peine lisible daté de Brest, m'apprit 
qu'elle y était arrivée morte aux trois quarts, et qu'o- 
bligée de rester dans son lit pour retrouver quelque 
force, elle s'était tracé tout un plan qu'elle voulait 
suivre avec une invariable persévérance. Le lende- 
main elle essayerait de faire quelques courses indis- 
pensables; et puis elle devait se faire transporter à 
bord du navire le Lancier qui allait mettre immédia- 
tement à la voile, se confiant à la Providence avec 
celte foi italienne, qui bien que parfois un peu super- 
stitieuse, est louchante par sa naïveté. Puisse le ciel la 
proléger, la soutenir, la défendre et lui accorder enfin 



^^1 



1858. H 

la récompense de tant de sacrifices, d'un courage 
qui tient de l'héroïsme, et d'une fermeté si peu com- 
mune l 



Si mes cahiers font mention de quelques lettres 
aussi aimables qu'intéressantes, je fais la part de 
l'imagination, tout en appréciant -le .sentiment de 
reconnaissance et d'affection qui les dicte. Mes ré- 
ponses sont un mélange d'affection, de conseils, 
d'intérêt profond, et quelquefois de vérités sé- 
vères. - 

Si dans la vie il y a tant de pages pénibles, et 
tant d'incidents cruels, il est aussi des moments 
où l'âme semble respirer plus à l'aise; et je dois 
quelques-uns de ces instants, à cette nombreuse 
correspondance. 

Il est consolant d'avoir quelquefois par devers soi, 
le souvenir d'une larme qu'on a été heureux d'es- 
suyer; et celui d'une âme faible, malheureuse, dé- 
couragée, sur le point de tomber dans l'abîme, qu'on 
a eu la consolation de relever, et à qui l'on a pu inspi- 
rer assez de force, pour supporter avec résignation le 
fardeau de la vie. On perd le droit de se plaindre de 
sa propre destinée, lorsqu'on parvient à adoucir celle 
des autres. 




50 



MES MÉMOIRES. 



EXTRAIT D-UNE LETTRE A MADAME LA COMTESSE DU CAYLA 



28 février. 



« Les esprils font de grands pas; et 
« l'avenir, quant au fond, n'est douteux pour per- 
« sonne; seulement, les uns rapprochent et les autres 
« éloignent l'événement prévu, suivant leurs espé- 
« rances ou leur intérêt. L'inquiétude est grande au 
« château, et les-mieux instruits sont aussi tourmen- 
« tés du présent, qu'incertains et préoccupés do l'ave- 
«nir : tous sont convaincus que ce qui est ne peut 
« durer, et sentent avec tristesse que le présent ne 
« prend aucune racine. 

. « Le duc d'Orléans est persuadé qu'il disputera un 
«jour la couronne à Henri V ; et cette pensée de se 
« voir forcé à la lutte, est déjà un pas immense qui 
« impose aux timides de l'un et l'autre bord. 

« — Mais enfin, que voulez-vous, que prétendez- 
« vous, qu'espérez-vous? disait l'autre jour à M. Gui- 
« zot un de ses amis duquel je tiens celte réponse. — 
« Faire encore un essai, et tenter la réussite d'un plan 
« bien arrêté; nous verrons après. » 

« Quand on marche par des essais, on n'est ni bien 

v « solide, ni bien sûr de son fait. Un homme très-dé- 

« voué au pouvoir de Juillet me mandait l'autre jour : 

« — Je blâme ce qui se fait ; je regrette tant de 

« sottises, je suis d'accord avec vous sur beaucoup de 



1838. 51 

« points, et je conviens que votre principe aurait de 
« grands avantages; mais nous différons en cela que 
« vous croyez ce principe indispensable ; et moi je 
« voudrais le maintien de ce qui est. Avant tout, je 
« crains l'influence étrangère. » 

« Aussi faut-il bien nous en garder : les Russes 
« sont devenus très-impopulaires, et cependant c'est la 
« seule alliance qui nous convienne. Si l'empereur 
« Nicolas désire et comprend celle alliance, il est de 
« toute nécessité qu'il prenne les moyens de la rendre 
« possible. 

« Henri V, en remontant sur le trône, doit nous 
« rendre la Belgique et les frontières du Rhin : la 
« Russie doit appuyer de loin celte grande cl jus'e 
« pensée; et alors l'esprit de la France reviendra à la 
« Russie et à Henri V. N'oublions pas aussi qu'une 
« «eule pensée est populaire en France, c'est la na- 
« lionalilé de la Pologne ; mais celle-ci est plus déli- 
ce cate, quoique fort importante, et elle ne peut se 
c< traiter qu'avec une mesure infiniment grande, et en 
« laissant la Russie s'agrandir du côté de l'Orient; 
« ce qui serait bien plus dans son intérêt ; et coin- 
ce promel irait par suite la puissance immorale et im- 
« pie de l'Angleterre. 

« Nous devons nous réserver notre alliance avec 
« l'Egypte : ce point est devenu essentiel; celle al- 
« liance nous fournira de grands débouchés : il faut 
ce favoriser par tous les moyens honnêtes l'affranchis- 
cc sèment et la séparation de la métropole de toutes les 
ce colonies anglaises, afin de frapper au cœur cette 
ce puissance , conspiratrice permanente contre les 
ce Etats du continent. 



t)2 MES MÉMOIRES. 

« Les ressorts du pouvoir de Juillet s'affaiblissent 
« chaque jour ; et ce gouvernement s'usera avant 
« d'avoir pu s'établir. Parti d'un principe faux, il 
« ne lui est donné de rien établir, et il a également 
« usé les choses et les hommes qui ont travaillé à son 
« établissement; ces derniers s'en séparent de plus 
«en plus; et l'on revient à des idées communes 
« qui pourront un jour nous rallier sur le terrain de 

« l'avenir. 

« Ne partagez pas l'opinion de quelques esprits peu 
« clairvoyants qui glissent sur les superficies sans rien 
« approfondir': le vôtre est trop élevé pour ne pas 
« comprendre que la réforme électorale que nous de- 
ce mandons, qui est aujourd'hui dans tous les esprits 
« et qui finira par l'emporter, est le seul moyen 
« possible d'arracher le pouvoir à celte nuée d'a- 
ce vocats qui nous dévorent, et à cette classe qui sa- 
« crifie tous les intérêts généraux à ses intérêts per- 
ce sonnels. 

ce La décentralisation , renfermée dans de justes 
«limites, rattachera toutes les provinces au gou- 
« vernement d'Henri Y; et Paris ne sera plus pour la 
« France et pour l'Europe ce qu'il est aujourd'hui, 
« c'est-à-dire un foyer d'ambitions, d'intrigues et de 
« révolutions ; Paris enfin ne sera plus maître d'incen- 
« dier l'Europe. Le monde, après tant de si longues 
« et si terribles agitations, se reposera; et loin de 
« marcher à la démocratie, uous fonderons une mo- 
« narchie sur des bases sages, monarchiques, indc- 
« pondantes et raisonnables qui puissent la faire 
« durer. Voici le propos qu'on prête à Henri V : 

ce — Quel que soit mon respect et ma reconnais- 



1858. 53 

« sance pour mon oncle et ma tante, je suis bien dé- 
« cidé à ma majorité à ne plus" mener une vie pu- 
« rement contemplative, et à voyager. » 

« Idée heureuse, el dont le succès dépendra de ceux 
« qui accompagneront le prince. On ne peut trop 
« bien les choisir ; qui oserait et pourrait refuser une 
« si honorable mission ? Le moral du prince esl très- 
ce développé : il est vif, spirituel, clairvoyant. 

a Le duc d'Angoulème aurait, dit-on, écrit à un de 
« ses intimés, que sa résolution formelle, à la majo- 
a rite d'Henri V, était de lui rendre toute sa liberté. 
« C'est à ce moment important qu'il faut songer. 

« L'esprit de la duchesse de Berry est capable de 
« saisir et de comprendre la vérité : lâchez d'user de 
a votre utile el précieuse influence, et mêliez M. de 
« Lucchési en garde contre celle de M. de Metlernich : 
« j'ai de bonnes raisons pour vous dire cela. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



Hier la comtesse de La Rochefoucauld (Frédéric), si 
digne d'avoir des amis, en avait réuni quelques-uns 
autour d'elle. On y remarquait madame d'Oraison, 
femme spirituelle à la physionomie espagnole, et la 
comtesse de Filz-James, aussi bonne et aussi simple 
qu'elle est belle ; les hommes l'admirent en osant à 
peine le lui laisser apercevoir, tant est grand le res- 
pect qu'elle inspire ; et sa bonhomie charmante em- 
pêche les femmes d'en être jalouses. 

Sur une table étaient jetés au hasard, des crayons 
et de petites feuilles de papier éparses ; des questions 



54 MES MÉMOIRES. 

y furent inscrites; i! fallait y répondre, et je ne sais 
trop pourquoi, j'obtins quelques succès. 

Madame de Filz-James est si belle que (comme on 
ne peut supposer que tous les dons soient accordés à 
la même personne en partage) quelques-uns lui re- 
fusent de l'esprit. Elle prouva le contraire dans celte 
soirée; et ses réponses furent aussi facilement que 
spirituellement écrites. 

Madame de La Rochefoucauld en fit une délicieuse. 
Voici la question qu'on lui avait adressée. « — Quelle 
«différence y a-t-il d'une femme à un oiseau? — 
« L'un chante quand il aime, l'autre, quand elle 
« aime se lait, répondit-elle. » 

Pour moi, voici les questions auxquelles je ré- 
pondis. 

« — Pourquoi reproche-t-on aux femmes de res- 
te ter trop tard au bal masqué? — Parce qu'elles se 
« font aimer où elles sont, et qu'on les regrette là 
« où elles devraient être. 

« — Que doit-on préférer du rire ou de la mélan- 
« colie? — L'un fait plaisir, l'autre attache. On pré- 
ce fère le premier quand on aime, le second quand 
« on est aimé. 

« — Pourquoi la fidélité est-elle si rare? — C'est 
« que la femme qui la mérite, ne la permet pas. 

« — Faut-il s'estimer plus content d'être intrigué 
« au bal masqué que de ne pas l'être? — Cela dépend 
dç l'intrigante. » 



1 Au bal des pauvres, toutes les femmes étaient mas- 
quées; je n'-y arrivai qu'à, minuit, et j'en partis à 






1838. 



;5 



trois heures; mais, comme on me -vit constammen 
un masque différent au bras, quelques hommes m'en 
firent compliment, en s'en montrant un peu jaloux. 

Ce bal aura moins rapporté qu'on ne le supposai 
d'abord : il faut toujours, en France, le temps de 
s'habituer à une chose nouvelle. 



J'étais à cheval avec mes enfants, et je quittais le 
boulevard. Un jeune homme, aussi à cheval, nous 
dépasse au galop, et sa contenance n'annonçait que 
trop bien l'homme qui a perdu la raison. 

Il chancelait, frappant toujours sa monture, et che- 
vauchant autant à côté que dessus. 

A deux cents pas il était par terre, et la pauvre bête 
sur lui ; on le croit mort : nous courons ; je donne 
mon cheval à tenir à mon fils ; je relève le maladroit ; 
il n'était ni mort, ni même fortement blessé; je le 
prends et le fais entrer, plus par la force que par la 
raison, chez une portière assez maussade, autant poul- 
ie soigner, que pour l'arracher aux regards des cu- 
rieux ; mais il ne voulait entendre à rien, et effrayait 
tout le monde- par ses gestes et par ses résolutions, 
voulant battre à gauche et à droite. 

Je le prends fortement au collet, et lui imposant 
par la supériorité de ma force peu commune, je le 
fais asseoir dans un grand fauteuil où il finit par 
s'endormir. Je donne quelque argent pour avoir un 
cabriolet, afin de le ramener chez lui quand il se 
réveillera; et après l'avoir vivement recommandé, 
je me retire, car mes enfants m'attendaient dans la 
rue. 



■ 



MES MEMOIRES. 



Ce jeune homme élait bien mis, et j'appris qu'il 
était d'une honorable famille ; il se livrait depuis 
quelques jours à tous les excès. J'eus le soin de taire 
son nom, et aucune question n'a pu me l'arracher. 



i mars. 

Je suis du conseil d'administration de l'école royale 
de Grignon ; une révolte s'y est manifestée parmi les 
élèves. Le conseil s'est réuni plusieurs fois chez mon 
père qui le préside. II a été arrêté qu'an se rendrait 
à ^'école même, pour prendre un parti d'urgence 
suivant les circonstances. Partis à sept heures du 
malin, nous ne fûmes de retour qu'à huit heures du 
soir, ayant eu dix-huit lieues à faire pour nous ren- 
dre à cette ferme modèle. 

Après une enquête minutieuse et une longue déli- 
bération, le conseil dut prononcer à l'unanimité l'ex- 
clusion immédiate de six élèves signalés comme les 
principaux instigateurs des désordres. 

Lecture avait été faite de celte délibération, au mi- 
lieu d'un profond silence, et nous allions nous retirer, 
lorsqu'une trentaine d'élèves se présentent. L'un d'eux 
voulut commencer un discours dout l'esprit était d'an- 
noncer a que tous les élèves étaient décidés à partager 
« le Sort de leurs camarades. » 

Je l'interrompis aussitôt, et je déclarai que le con- 
seil ne reconnaissait en aucune manière aux élèves le 
droit de délibérer; qu'une pareille demande pouvait 
avoir pour résultat immédiat le licenciement de l'é- 
cole ; et, prenant un ton d'autorité devenu nécessaire, 
j'ordonnai aux délégués de se séparer. 



^■_ 



1 8.-8. 57 

Mon intervention eut le plus heureux succès ; cha- 
cun parut me rendre justice ; et quand nous descen- 
dîmes dans la cour, je me mêlai aux élèves, et leur 
adressai, dans leur intérêt, quelques conseils qu'ils 
écoutèrent avec reconnaissance cl respect. 

Le lendemain je remis à mon père, sur sa demande, 
une note détaillée qui fut adressée au ministre de l'a- 
griculture et du commerce. 



Les conférences de M. l'abbé de Ravignan, à Notre- 
Dame, ont un succès mérité. 

L'année dernière, cet orateur profond et éloquent, 
avait demandé compte à la philosophie de toutes ses 
erreurs, c'est-à-dire de tous ses systèmes; il avait 
établi la vérité du christianisme sur les témoigna- 
ges de l'histoire; il montrera celle année que, li- 
vrée à elle-même, et sans le secours de la révéla- 
tion, la raison humaine n'a pu arriver à une notion 
claire et précise de Dieu. Sans le catholicisme, Dieu, 
l'homme, l'univers, tout devient mystère impéné- 
trable. 



Je suis en correspondance avec M. Achille Fould, 
pour qui j'ai une amitié sincère. Comme d'habi- 
tude, il m'a parlé politique dans une lettre datée 
de Pau où il a passé l'hiver, voici ce que je lui ai ré- 
pondu : 

« Si vous eussiez accepté le mandat qui doit réunir 
« sur un terrain commun, dénué de tout inlérêt per- 



- ' ■ - -- ' - 



58 MES MÉMOIRES. 

« sonne], ceux qui mettent l'amour du pays avant 
« tout, non seulement je vous aurais donné ma voix ; 
« mais j'aurais use de toute mon influence, afin de 
a faire voter en votre faveur les hommes de mon opi- 
« nion. 

« Nous ne sommes pas loin en effet de nous en- 
ce tendre; vous déplorez comme moi les fautes d'un 
« gouvernement qui, loin de s'éclairer, se déconsi- 
« dère, ne tient aucune de ses promesses, s'affaiblit 
a chaque jour, et qui ne parvient à se maintenir qu'à 
« force de corruption, à l'aide d'une paralysie morale 
« qu'il s'efforce de répandre, et à laquelle il doit son 
« existence éphémère. 

« On se traîne péniblement, mais loin de mar- 
« cher, on rétrograde ; pendant ce temps, tous les 
« esprits éclairés se désaffectionnent, et font tous les 
« jours de grands pas vers la vérité, en reconnaissant 
« le vice radical d'un principe qu'on ne soutient plus 
« que par respçet humain, et dans la crainte de nou- 
ée veaux désordres. 

a Les fonds secrets seront accordés parce que tous 
« les Ministères en ont besoin ; mais le pouvoir est 
ce frappé au cœur. 

« Je ne veux pas plus que vous de révolutions," et le 
« pays repousse toute idée de désordre; mais c'est 
« précisément parce que je déteste l'anarchie, que je 
« combats un principe qui doit infailliblement nous 
. « y conduire ; et tandis que vous accusez impitoyable- 
ce ment le pouvoir, moi j'accuse surtout le vice de 
« son existence, en ajoutant que s'il n'agit pas autre- 
ce ment, c'est que toute action lui est interdite. 

ce Ayant nié latérite des faits, il ne peut vivre qu'à 



1833. 59 

« force de corruplion ; il a usé les choses et les hommes 
« de bonne foi, et il marche vers l'anarchie, contre 
« sa volonté même; après l'avoir créée, il n'a plus le 
« pouvoir de la réprimer, surtout moralement; de 
« tous les désordres, celui-là est le plus funeste. 

« Je n'encense point mon principe comme on ado- 
« rait jadis une idole sans la juger ni la connaître; 
« mais je me prosterne avec respect aux pieds de la 
« vérité, qui seule doit et peut sauver le monde; et je 
« maintiens que ce qui est légitime est autant dans 
« l'ordre des choses et des idées, que dans l'intérêt de 
« tous; ajoutant que la légitimité est et sera le seul 
« principe qui nous préservera de l'anarchie, ou nous 
« en arrachera, lorsque toutes ces vaines et fas- 
« tueuses théories, fruits de l'ambition, de l'égoïsme, 
« de l'orgueil, et de l'intérêt nous y auront préci- 
« pi tés. 

« Vous voyez, très-cher, que nous ne sommes pas 
« en effet loin de nous entendre, puisque des faits in- 
« •contestables qui se réalisent chaque jour, et une 
a triste expérience se chargent de nous mettre d'ac- 
a cord. 

« Voilà ma pensée tout entière que votre esprit est- 
« trop juste et trop sage pour comhallrc. 

a En jetant un coup d'oeil sur l'Espagne, recon- 
« naissez avec nous ce que produit en tout pays, cet 
« échafaudage de vaines théories.... Le meurtre, l'a- 
ce narchie, la confusion, le brigandage, la spoliation, 
« le désordre, le pillage. 

« Je suis aussi heureux que fier de la justice que 
« vous rendez à mes opinions; croyez bien que per- 
cé soune ne veut de la monarchie absolue; mais la 



GO MES MÉMOIRES. 

« res publica sera le grand mol de ralliement pour 
« lous. 

« À vous et pour toujours votre ami sincère. 

« Le vicomte de Là Rochefoucauld. » 



10 mars. 

Le prince de Talleyrand a voulu faire, en quelque 
sorte, son testament politique, et prouver qu'il possé- 
dait encore toutes ses facultés morales, au moment 
où, pour ainsi dire, il venait de faire ses adieux à ce 
bas monde. 

Puissent ses pensées se reporter sur l'autre ! 

Depuis un mois il avait fait une chute et ne pouvait 
marcher; depuis dix jours il avait une forte extinction 
de voix, avec un peu de fièvre. 

Cependant il avait résolu de prononcer l'éloge de 
M. le comte Rcinhard, membre de l'Académie des 
sciences morales et politiques; sa famille et ses mé- 
decins tentèrent inutilement tous leurs efforts pour 
l'en empêcher. 

M. de Talleyrand persévéra dans sa résolution avec 
celte force de volonté et ce courage moral qu'il a tou- 
jours montrés; et le 5 mars, levé à dix heures, contre 
son habitude qui est de se lever à deux,' il se rendit à 
midi à l'Institut, et il y prononça à haute et intelli- 
gible voix, un spirituel discours qui dura vingt mi- 
nutes, devant une assemblée nombreuse et impo- 
sante. 

Ce discours a été jugé fort sévèrement par la plu- 
part des journaux; et sans vouloir rien dire de per- 






1858. (H 

sonncl, peul-Ôlrc n'est-ce qu'une justice rendue 
au caractère d'un personnage qui, durant le cours 
de «a longue enrrière ecclésiastique et politique, a 
tout méconnu, tout bravé, tout méprisé, même le 

mépris. . ,. 

La cour de Juillet paraît fort en émoi de ce dis- 
cours, et elle est indignée surtout que, contre l'usage 
reçu, M. de Talleyrand se soit abstenu de faire 1 éloge 

du chef de l'Étal. 

Ce silence est une malice à laquelle on reconnaît 

l'esprit de l'orateur. 

La présence, les éloges et l'admiration de tous les 
membres de la diplomatie actuelle, prouvent a évi- 
dence la moralité qui préside à ses actes ; il semble en 
outre qu'elle ait voulu s'associer au s.lencc signi- 
ficatif gardé par le doyen de toutes les roueries po- 
litiques. . 

On croit aussi que M. de.Talleyrand a voulu faire 
l'oraison funèbre du traité de la quadruple alliance, 
dernière cl funeste combinaison de son vieux cer- 
veau. 



Les ministres, au sein de la commission se sont 
formellement opposés à la conversion de la rente; 
cl la chambre qui l'a su, et dont l'opinion est pres- 
que générale à ce sujet, s'en est émue. 

La commission a persévéré dans son op.n.on; a 
chambre semble, pour la première fois, montrer de 
la résolution. L'existence du ministère est de nou- 
veau mise en question. 

On raconte que l'autre jour, par un temps epouvan- 









62 MES MÉMOIRES 

table, tous les cabriolets, fiacres, omnibus, etc. 
avaient été enlevés par MM. les députés pour courir 
à leur dîner, chose qui, en France, ne s'oublie ja- 
mais. 

M. Guizotsorlait modestement avec son parapluie; 
M. Thiers prenait pompeusement possession de son 
équipage, ce qui peint les deux hommes. 

« Montez dans ma voiture, je vous prie, dit 
a M. Thiers. — Non, je vous remercie, répond 
« M. Guizot. — Allons, allons donc, mon cher col- 
« lègue, montez, nous en serons quittes pour une 
« histoire que l'on fabriquera là-dessus, et voilà 
« tout. » 

L'élève et le disciple de M. de Talleyrand rit de 
tout. 

M. Guizot réfléchit davantage à ce qu'il fait, et à ce 
qu'il dit. '■ 

Le premier se montre ce qu'il est, trop impétueux 
pour le cacher; mais au fond bon enfant. 

Le second porte toujours un masque sur sa physio- 
nomie; il pense au lendemain, et craint de compro- 
mettre un avenir dans lequel il a foi. Si toutefois il 
obtient encore le pouvoir dirigeant, je crois que 
ce pouvoir ne sera pas de longue durée; le despo- 
tisme et l'arbitraire conduisent à l'anarchie forcé- 
ment. 



16 mars. 

Les ministres ont obtenu leurs fonds secrets, 

M. Mole a été spirituel et adroit dans la discussion. 

Ce ministère est fort surtout de la difficulté où l'on 



■ *>«£*. >«v»s*>"rj, v-juin.-. 






1858. 63 

serait de le remplacer, et de la division des opposi- 
tions ; mais c'est une force comme une autre, dans ce 
moment de faiblesse et d'alonie, où l'on se contente 
de se traîner, sans concevoir ni espérer rien de nou- 
veau. 

' M. Guizot est fort quand il arrive à la discussion ; 
il a enrayé, ce qui produit toujours un mauvais effet 
dans ce pays ennemi des reculades, et en annonçant 
d'avance qu'il voterait pour le ministère, il a trouve 
les oreilles sourdes à ses théories d'opposition. 

11 faut avoir le courage de son opinion. 

M. Thiers se réserve. 

M. Berryer laisse à penser. 

M. Béchard, nouveau député, grandit, en se ral- 
liant aux doctrines de la Gazette de France. 

11 est plus que probable maintenant que le minis- 
tère traversera la session, et très-probablement aussi, 
malgré le rapport de la commission, la Chambre re- 
culera devant la conversion dont le ministère fera 
encore une question d'opportunité et d'existence. On 
veut et l'on craint son renversement. Tout le monde 
est prêt pour détruire, et personne ne l'est pour édi- 
fier. 

Dans un principe seulement se trouve tout notre 
avenir; mais longtemps encore on reculera, on hési- 
tera, on tournera autour de la question avant de l'a- 
border franchement ; et on ne le fera que quand la 
Providence elle-même nous en aura fait une néces- 
sité. 

M. de Montaliveta pensé étrangler l'autre jour, en 
parlant de Goblentz et de la légitimité qu'il fallait, 
disait-il, surveiller; il va mieux. 




■ 
■ 




6i 



MES MÉMOIKES. 



Ce n'est pas la mort du pécheur que je souhaite, 
mais sa conversion ; et d'ailleurs au procès des mi- 
nistres, M. dcMontaliveta montré une énergie qu'on 
ne doit pas oublier. 



LETTRE A MADAME LA COMTESSE DU CAYLA 

18 mais. 

« Je vous ai dit que dans ma première lettre je vous 
« parlerais de la conduite que doit tenir dans mon 
(( opinion la Kussie, vis-à-vis de la France, à la majo- 
« ri lé d'Henri V, et je le fais sans plus tarder. 

a Vous préférez écrire à M. P'\ n'importe; cha- 
« cun a son califourchon. N'est-ce pas Malebranchc 
« qui croyait avoir un gigot au bout du nez? Je res- 
« peclcles convictions de chacun ; et je ne m'attache 
« qu'aux choses essentielles. 

« Venons au fait. M. I 1 "* d'abord va maintenant à 
« merveille. Dieu merci ! 

« M. de Chateaubriand va imprimer trois volumes ; 
« vous connaissez son caractère; c'est vous dire ce qui 
« est à craindre ; aussi ai-je eu besoin d'avoir de fré- 
« quentès conversations, qui ont fort intéressé ma- 
« dame Récamier, et qui ne seront pas, j'espère, sans 
« utilité : annonçant que si le gant était jeté à vous 
« comme à moi, ce que quelques mois avaient pu 
« me faire penser, je n'hésiterais pas à le ramasser. 

« Vous vous trompez ; les esprits font de très-grands 
«pas, au lieu de irds-petits ; mais entendons-nous 
» bien; ce n'est pas, il est vrai, vers la légitimité 



'^ijfc -GaafbiKTVï-. KSwi»;- jfc j-. t^r.^., 



1858. 05 

« qu'on marche; maïs on s'éclaire suj tant de décep- 
« tions; et l'on veut maintenir l'ordre à tout prix; 
« or l'ordre ne peut être assuré que par un prin- 
ce cipe. 

« Ce principe, c'est la vérité; et la vérité c'est Dieu 
« lui-même, pouvoir légitime en loute chose. 

« Le gouvernement actuel, isolé des intérêts maté- 
« riels, ne repose plus que sur un pilotis de vanités 
« qui s'écroulera au premier moment; et la légili- 
« mité se trouve forcément derrière tous les evéne- 
« menls, quels qu'ils soient ; et cela, parce qu'il n'y 
« a qu'elle ou l'anarchie ; et que la nation craint avant 
« tout l'anarchie. 

« Les événements amènent leurs conséquences in- 
« dépendamment de la volonté ou de la pensée de 
« l'homme. 

« J'ai l'horreur des conspirations, et mon nom ne 
a se trouvera jamais mêlé à aucune ; mais je travaille 
« chaque jour et sans relâche, à l'intérieur comme à 
« l'extérieur, à éclairer les esprits. Je ne vous de- 
ce mande point vos secrets; que me fait! je compte 
« sur vous, comme vous devez vous reposer sur moi, et 
« je marche en conséquence. 

« Une partie de la jeunesse, il est vrai, laisse à 
« désirer; mais elle saura se faire tuer quand l'hon- 
« neur la réclamera ; l'autre est sage et distinguée; 
« elle est l'espoir de l'avenir. 

« Que faites-vous donc? je voudrais le deviner; 
« mais je préfère me confier à la Providftnce que j'in- 
« voque de tout cœur pour mon pays. 

« Vous parlez d'illusions.... 

« Regardez : le ministère a obtenu les fonds se- 



c6 MES MÉMOIRES. 

« crels; c'était pour lui une question d'existence; le 
« voilà debout, et il n'en est pas plus solide... 

« Quelle est donc la vie d'un pouvoir à qui, de fait, 
» tout semble réussir, et que rien ne peut consolider, 
« parce que le principe et la vérité le condamnent 
« également? 

« Laissez-le livré à lui-même ; c'est lui que le ciel 
a a chargé de sa propre destruction pour le plus grand 
« enseignement du monde. 

« Venons, un peu tard il est vrai, au sujet de ma 
« lettre. 

« Si j'ai bonne mémoire je vous ai dit : Henri V, à 
« sa majorité doit voyager accompagné de personnes 
« qui cachent le diriger, sans qu'il s'en doute. 11 doit 
« visiter la Russie. 

« Éloignez toute idée de guerre de la part de l'em- 
« pereur Nicolas ; mais qu'à cette époque, sans re- 
« connaître ouvertement l'enfant du miracle, s'il n'en 
« est pas temps encore, il lui prodigue hautement 
« toutes les marques d'honneur et de distinction; 
« et qu'il use de sa grande influence sur tous les 
« souverains, en rendant plus difficiles les relations 
« diplomatiques avec la cour de Juillet. 

a Louis-Philippe est inquiet; sa santé s'affaiblit, et 
« dans certains moments, il semblerait vouloir en- 
ce tendre à des transactions; mais le duc d'Orléans est 
« immensément ambitieux; c'est, je vous le répète, 
a un grand obstacle. 
• a Laissons marcher le temps, c'est un grand maître. 

« Adieu, en voilà beaucoup; je compte sur votre 



« indulgence. 



« Le vicomte de la Rochefoucauld; 






1858. 



07 



La confusion est partout. 

La Chambre des députés hésite et veut gouverner ; 
rejetant les projets de loi, elle attaque les ministres 
qu'elle n'ose renverser; et même le pouvoir royal. 

Le conflit est établi entre les deux pouvoirs ; tous 
les journaux en font foi. 

Avant peu, il faudra ou casser encore la Chambre, 
et se jeter dans toutes les incertitudes d'une nouvelle 
élection; ou subir toutes les conséquences de la révo- 
lution de juillet, ou tenter enfin une contre-révolu- 
lion en faveur du pouvoir royal, et se trouver placé 
dans la même situation où a été précipité Charles X. 

Le temps marche à grands pas; il ne faut qu'at- 
tendre les événements, et s'y préparer en cherchant 
à éclairer les esprits, et à leur donner une sage direc- 
tion. 

La paix ne sera rétablie que quand il n'y aura plus 
de partis, et qu'un même intérêt vraiment français 
réunira tous les esprits sages. 

Que nous prépare l'avenir? Dieu seul le sait. La vue 
de l'homme est bien bornée. 



CHAPITRE III 



4 avril. 

Un grand industriel, M. Robert Owen, raconte la 
Revue des Deux Mondes, joignant à la théorie comme 
à la pratique cette persévérance et cette volonté, ainsi 
que toutes les connaissances qui assurent le succès 
de la chose que l'on entreprend, voulut, avec les 
idées de la philanthropie la plus louable, sans doute, et 
où le profit n'était que secondaire, fonder une société 
nouvelle, purifiée, régénérée, réformée ; mais où la 
religion n'était présentée que comme un accessoire 
tout au plus utile, et assez indifférent, même dans 
r éducation de l'enfance. 

Ce fut à New-Lanark, en Ecosse, que ce philosophe 
fit un premier essai dont le succès, dû à ses efforts et 
à sa présence, le convainquit qu'il avait presque 
trouvé la pierre philosophale. 






1838. «9 

La philosophie chantait déjà victoire; mais c'est là 
que Dieu attendait l'homme pour lui prouver son 
néant ; et du moment que ce nouveau créateur sortit 
du petit cercle où son intérêt l'avait d'abord ren- 
fermé, et qu'il voulut donner sa théorie comme un 
moyen certain d'arriver à la perfection, par des 
moyens purement humains; quelque bien combinés 
qu'ils fussent, il échoua partout; et les Étals-Unis, 
qu'il alla chercher, comme l'Angleterre, qui lui ou- 
vrit ses bras, furent témoins de ses échecs successifs. 

Le génie d'un homme avait pu lutter momentané- 
ment contre un sordide intérêt, un vif égoïsme, les 
vices et les passions ; mais ce petit coin imperceptible 
du globe régénéré un moment par lui, ne se rencon- 
tra plus nulle part; et force fut d'y renoncer. 

M. Robert Owen alla retrouver dans la tombe tous 
ces philosophes ignorants qui espèrent, à force de re- 
cherches, créer une vérité n'ayant pas Dieu pour 
objet, pour moyen et pour but; et cependant il eut 
pour lui crédit, vogue, enthousiasme, grande capa- 
cité, puissantes ressources, supériorité en tout genre, 
premiers succès, et une immense richesse! 



LETTRE DE M. FOULD 

« Je suis bien sensible à tout ce que vous me dites 
« au sujet de mes projets d'élection ; j'aurais été fier 
« d'avoir votre voix, et heureux d'obtenir l'appui de 
« votre influence. 



/■ 



70 MES MÉMOIRES. 

« Si nous sommes séparés par une différence d'o- 
« pinion politique, nous avons tous deux à cœur le 
« bien du pays; nous le voulons par des moyens francs 
« et honorables; et j'espère comme vous que nous ne 
« pouvons manquer de nous entendre. 

« Nous sommes déjà d'accord sur ce point que le 
a gouvernement va mal. 

« La Chambre n'a ni dignité, ni talent : chaque 
« député fait ses conditions, le ministère les subit, 
« c'est une condition de sa faiblesse. 

ce Comment se fait-il que le pays ne fournisse que 
« des médiocrités, et le pouvoir que des nullités? 

« Cependant il n'y a ni trouble ni désordre; et on 
« est forcé de reconnaître dans ce calme, une preuve 
« que la nation est fatiguée des changements et, si- 
ce non satisfaite, au moins résignée à ce qu'elle pos- 
« sède. 

« Le ministère ne peut se soutenir ; nous aurons 
« MM. Thiers etGuizot; il y en aura pour un an. 

« L'indifférence publique et les ambitions privées 
« dissolvent tout, sans rien constituer. 

« L'Espagne reste dans le statu quo. Un moment 
« j'ai cru que les whigs allaient faire place en Àn- 
« gleterre aux tories, et je m'en réjouissais pour la 
« malheureuse Espagne, car ces derniers seuls pour- 
ce raient mettre un terme à la guerre civile qui la 
ce désole. Une transaction faite sous leurs auspices me 
c< semble possible; que dites-vous d'un mariage du 
{< fils de don Carlos avec la petite reine? 






ce Achille Fould. » 



185 8. « 

La lettre de M. Achille Fould, si pleine de raison, 
déduit très-bien l'embarras du pouvoir, et la situa- 
tion; seulement, tandis qu'il semble s'en prendre 
uniquement aux hommes, il serait peut-être plus 
juste d'accuser les circonstances, et un principe faux. 

Dans ma réponse à M. Fould, assez conforme à 
une précédente lettre que je lui avais adressée, j'a- 
joutai : 

a Nous ne sommes pas loin de nous entendre, 
« puisque nous voulons tous deux ce qui sauvera le 

a pays. 

« Le gouvernement n'a que le eboix des fautes, el 
« il est serré dans une impasse dont il ne peut sortir ; 
« hors la vérité pas de salut. 

« Elle doit triompher, en dépit de tout, cette vérité; 
c< et, devenu de plus en plus impossible, ce gouverne- 
ce ment finira par tomber; c'est le calme même du 
« pays qui le tuera en nous sauvant. 

« La France ne veut pas d'un principe qui produi- 
« rait une nouvelle révolution ; mais aussi, forcé- 
ce ment, elle voudra du principe qui lui rendra 
« l'ordre, la richesse, le repos et l'indépendance. » 



LETTRE AU COMTE DE MONTBEL 



14 avril 



ce Je veux répondre sur-le-champ à voire aimable 
c< lettre, mon cher comte, en vous exprimant à quel 















7-2 MES MÉMOIRES. 

c< point je suis toujours heureux de recevoir de vos 
« nouvelles. 

« Vous savez toule la sincérité de mon amitié pour 
« vous, et combien j'apprécie votre noble caractère. 
« Des circonstances, indépendantes de ma volonté, 
« m'ont empêché d'exécuter des projets qui me le- 
« naient tant au cœur. 

« Celte explication m'était nécessaire pour justifier 
« mon changement apparent de résolution, ou du 
« moins un ajournement devenu pour moi indispen- 
« sable. 

« Si je suis forcé de me refuser celte satisfaction, 
« j'espère, du moins, ne pas rester inutile à la cause, 
« par mes constants efforts, et mes nombreuses re- 
« lations. 

« Notre devoir est une mission de tous les jours; 
« soutenir les faibles, réveiller les endormis, relever 
« les espérances, de ceux qui doutent, et éclairer les 
« esprits par tous les moyens possibles, en cherchant 
« à les ramener à la vérité ; voilà ce que je regarde 
« comme un devoir impérieux. 

« Les nouvelles que vbus me donnez me font un 
« grand plaisir; elles sont l'espoir de l'avenir. 

« Employez toule votre influence, mon très-cher, à 
« mettre des idées justes et vraies dans le cœur et 
« l'esprit d'Henri V; failes-lui aimer la vérité, quel- 
« que dure qu'elle soit, et donnez-lui surtout l'hor- 
« reur des flatteurs, fléau si funeste pour un prince. 
- « Tâchez qu'il soit à la hauteur des hautes destinées 
« que le ciel lui réserve. 

« Les événements continuent à marcher, et le grand 
« jour de la justice semble se préparer. 






1838. 75 

«Un fait malheureux, et que je dois cependant 
« vous signaler; car, pour être toujours juste, il ne 
« faut pas être absolu; et, pour être dans le vrai, il 
« est nécessaire de tàler constamment le pouls à l'o- 
« pinion publique : ce fait malheureux est la répul- 
« sion actuelle qui existe en France contre l'alliance 
« russe. 

« Je le regrette, car celle de l'Angleterre nous perd 
« en corrompant le monde; unie franchement à la 
« Russie, la France, sous son roi légitime, repren- 
« drait toute son influence, comme la position in- 
« dépendante qui lui convient. Triste dilemme dont 
« il faut sortir à tout prix, et vers ce but doivent ten- 
« dre nos efforts. 

« Les moyens, les voici : 

« Amener la Russie à rendre à celte époque qui 
« s'avance, une espèce de nationalité à la Pologne, 
« seule idée populaire en France ; et cela au moyen 
« de compensations vers l'Orient, et par des combi- 
« naisons possibles à établir, maintenir l'équilibre 
« des puissances ; soutenir hautement la France dans 
« ses justes prétentions de frontières sur le Rhin, et 
« pour la réunion de la Belgique. 

a Par ces moyens, tout peut s'arranger ; il faut y 
« travailler de loin, sans attendre le moment pour 
« agir, et surtout en n'oubliant jamais, qu'outre que 
« l'alliance avec l'Autriche ne doit nous inspirer au- 
« cune confiance; elle serait, déplus, en France aussi 
« et plus impopulaire que celle de toute autre puis- 
« sance. 

« Chargez-vous de mes hommages, de mon respect 
« et de l'assurance d'un dévouement qui est ma vie, 






■ 



$i MES MÉMOIRES. 

« qui coule dans mon sang, et qui ne finira qu'avec 



« moi. 



« Ne laissez pas ignorer à Henri V tout ce qu'il y a 
« pour lui d'amour et de lidélité dans mon cœur; les 
« moments que j'ai passés près de sa royale personne 
« sont restés gravés dans ma mémoire, avec une pro- 
« fonde reconnaissance pour ses bontés. 

« Adieu, mon cher comte, quand donc nous re- 
« verrons-nous ? 

« Hommage respectueux à celle 1 que l'on aime sur 
« sa réputation, comme sur la certitude que vous lui 
« devez un bonheur assuré. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



16 avril. 

J'ai recueilli' il y a quelque temps trois femmes 
tontes tremblantes à minuit et demi, au milieu de la 
place Louis XV, près de leur voiture qui venait de se 
briser. L'une d'elles était mademoiselle ***, très-riche 
héritière, d'une des plus grandes familles d'Angle- 
terre, âgée de vingt-sept ou vingt-neuf ans, ayant en- 
viron cent mille livres de rentes, et devant hériter 
d'une pairie, et de la fortune qui y est attachée. 

Depuis un ou deux mois, il me revenait les choses 
les plus obligeantes de la part de ces dames, et du dé- 
sir qu'elles avaient la bonté de témoigner de faire 
ma connaissance. Mille questions avaient été faites à 
mon sujet. 

1 Madame la comtesse de Monthel. 



'1 
Si] « 



185 8. ft 

Enfin il y a dix jours, madame la baronne de F*", 
liée avec madame ***, amie de madame et de made- 
moiselle ***, me fit dire qu'elle avait à me parler pour 
un mariage. 

C'était ma première sortie; je venais d'être malade. 
Alors elle me raconta qu'on était venu la trouver, etc., 
et qu'il était clair pour elle, que si je le désirais, la 
chose s'arrangerait facilement ; qu'il fallait une ren- 
contre, et qu'on la désirait. 

En lui exprimant ma reconnaissance, je lui exposai 
la répugnance invincible que j'éprouvais à me présen- 
ter, surtout après ce qui s'était passé l'an dernier, au 
sujet de miss *** ; et la crainte que j'avais de faire en- 
core parler de moi. 

Je ne lui déguisai pas non plus l'espèce de crainte 
que le passé m'avait laissé. Cependant il fut convenu 
qu'après Pâques, nous nous verrions; et que si la 
chose devait avoir lieu, elle se ferait promplement. 
Enfin je résolus de m'abandonner à la Providence. 

Il y a six jours, madame de F*" me mande : « Un 
« accident est arrivé à mademoiselle"'; clic s'est brù- 
« lée; je pense que vous enverrez savoir de ses nou- 
« velles. » 

J'y envoie il y a trois jours. Mademoiselle***, en me 
faisant beaucoup remercier, me fait dire que ses brû- 
lures vont aussi bien que possible. 

J'y renvoie hier ; et la malheureuse personne était 
morte le matin. Cette nouvelle m'a altéré. Je ne l'a- 
vais jamais vue, que celte seule fois à minuit. 

Pauvre mère que je la plains ! et que la destinée hu- 
maine tient à peu de chose ! 



76 



MES MEMOIRES. 



Le hasard m'a fait rencontrer une jeune femme qui 
avait été abandonnée par un homme auquel dans 
l'épanchement d'un premier amour, elle s'était livrée, 
et dont elle avait eu un enfant. 

Ne sachant que devenir; au désespoir, et croyant ne 
pouvoir exister, elle prend la résolution de s'empoi- 
sonner; elle va chez plusieurs apothicaires et achèle 
différentes doses d'opium ; elle fut quarante-huit 
heures en complète léthargie, et ne fut sauvée que 
par une espèce de miracle; et aussi parce que, dit-on, 
l'opium pris à très-forte dose cesse d'être un poison. 

Elle m'a assuré qu'elle n'éprouvait aucun remords 
et ne songeait à rien, ou plutôt qu'elle n'avait qu'une 
idée fixe ; son désespoir et sa volonté de mourir. 

Quand le hasard me la fit rencontrer, elle était près 
de renouveler sa funeste résolution ; ce fut à force de 
peines, de soins, de bons conseils et de raisonnements, 
que j'obtins enfin d'elle sa parole d'honneur de re- 
noncer à jamais à une aussi fatale idée. 

Les idées religieuses prirent enfin le dessus, et elle 
se résigna. 



18 avril. 

Un homme de ma connaissance s'est laissé prendre 
d'une belle passion pour une femme que je c.rois peu 
x digne de son estime, et qui se joue complètement de 
lui. 

Après s'être fait donner des présents considérables, 
elle affecte une fausse sagesse, et lient le pauvre homme 



^H 



1858. " 

à une telle dislance, qu'il esl sur le point d'en deve- 
nir fou. 

Déjà j'avais tout fait pour le calmer; et lui faire en- 
tendre raison ; mais les promesses qu'il me faisait de 
bonne foi, étaient aussitôt oubliées. 

C'est un parfait honnête homme; mais sa tête était 
tellement égarée par la passion, que bien qu'il soit 
père et mari, il voulut exiger que la femme qu'il ai- 
mait, fut reçue dans son intérieur. 

Sa femme, plus âgée que lui, est vive, violente 
même, et fort jalouse. 

Au lieu de le soigner comme un malade, elle l'exas- 
pérait ; il est d'un caractère violent ; il ne sut plus se 
contenir, et les scènes les plus malheureuses eurent 
lieu entre le père-mari, la femme et la fille; des voies 
de fait s'ensuivirent, et M. de"* se donna de grands 

torts. 

N'entendant plus à rien, il se résolut à une sépa- 
ration ; nouvel esclandre, position surtout fâcheuse 
quand on a une fille à marier. 

Hier, je me rendis chez ces malheureuses femmes; 
je les trouvai dans un état d'exaspération qui me fit 
peine. Je voulus parler à madame de*** en particulier, 
et après une heure et demie d'une conversation où je 
mis autant de fermeté que de douceur, je parvins à 
obtenir d'elle la promesse formelle de ne plus témoi- 
gner à celui dont elle avait tant à se plaindre, que 
patience et affection, de devenir son amie, de se mon- 
trer résignée, et de tout attendre du temps. 

A travers son mécontentement, elle rendait justice 
à son mari sur les points essentiels, et même elle le 
plaignait avec bonté. 



78 MES MÉMOIRES. 

Ce matin j'ai fait venir le mari, et nous eûmes d'a- 
bord une scène extrêmement vive. Décidé à me résis- 
ter, il ne voulait consentir à rien; enfin, employant 
à la fois douceur, bienveillance et bonté, avec une 
grande fermeté, j'ai fini, grâce à Dieu, par tout obte- 
nir; et il m'a quitté en me jurant de rentrer chez lui, 
afin d'opérer une réconciliation complète, promettant 
qu'il ne tiendrait pas à lui qu'elle ne fût durable. 

Dieu le veuille! 



J'étais, il y a quinze jours, chez madame la ba- 
ronne Delmar, cette aimable maîtresse de maison, 
cette épouse si attentive et si dévouée, qui par sa po- 
litesse, ses soins, ses manières si charmantes, rachète 
souvent les paroles parfois un peu aigres de son 
pauvre aveugle de mari. 

La vicomtesse de Crillon entra ; il paraît qu'on ne 
l'avait pas vue depuis quelque temps. 

« Bonjour, Monsieur Delmar, comment allez-vous? 
« — Savez-vous, madame, lui répond-il, que je vous 
« ai inscrite sur mon livre noir? — Je ne vous coin- 
ce prends pas. — C'est là que je mets les personnes 
« dont je ne suis pas content. » 

Madame Delmar rougit. 

« — Eh 1 mon Dieu oui, reprit-elle aussitôt avec 
« grâce, c'est notre livre de deuil, notre livre de 
« larmes, et nous y inscrivons les personnes que nous 
. « regrettons. » 

Madame de Grillon lui serra la main; elle a trop 
d'esprit pour avoir ajouté un mot de plus. Chacun 
approuva en admirant cette personne aussi bonne 



1838. 



79 



qu'elle est belle, et qui semble avoir mis au défi les 
années qui laissent en elle si peu de (race de leur 
passage. Elle a un tact et une grâce que chacun re- 
marque. 



On vient d'intenter maladroitement au National, 
un procès qu'il eût fallu au moins être sûr de ga- 
gner. 

L'acquittement est un grand événement, et un échec 
pour le pouvoir qui, par une ordonnance, avait voulu 
mettre les princes du sangen dehors de la loi commune 
sur l'avancement. 

L'article était sévère, juste en plusieurs points, sur- 
tout à l'égard d'un gouvernement qui s'est dit l'élu 
du peuple, et l'a reconnu pour souverain. 

Ce n'est pas ainsi que devrait s'y prendre le duc 
d'Orléans pour marcher vers un trône qu'il ne doit 
jamais atteindre. 

L'acquittement du National par le jury est une des 
plus grosses affaires qui soient venues entraver le 
gouvernement de Juillet ; pourquoi le pouvoir n'a-t-il 
pas craint de susciter une discussion aussi dange- 
reuse? 

Le gouvernement sentant tous les dangers du prin- 
cipe de Juillet, s'efforce de lui tourner le dos ; mais 
c'est en vain qu'il veut marcher dans ce sens ; on arra- 
chera de lui bon gré mal gré ces conséquences ter- 
ribles qui le rendront déplus en plus impossible. 

Il faudra qu'il renonce au pouvoir forcément, acculé 
dans ses derniers retranchements; ou qu'il essaye 
comme dernière ressource des coups d'Etat. 



80 



MES MEMOIRES. 



12 avril. 



Jusqu'où peut nous conduire la passion? Tout ce 
que je vais raconter est exact. 

Maris, soyez prudents, soigneux, clairvoyants à pro- 
pos; accusez-vous, car vous êtes trop souvent les pre- 
miers coupables, et songez que par votre indulgence 
et votre délicatesse vous pouvez presque toujours ra- 
mener celles que vous avez perdu le droit de blâmer; 
et rattacher sans retour, celles que trop de rigueur 
précipiterait dans l'abîme. 

Elles n'y tomberaient pas seules ; il y a place pour 
deux. 

Soyez indulgents pour les autres, si vous voulez 
qu'on le soit pour vous. 

Une jeune femme ayant la volonté d'être sage, mais 
d'une nature ardente et d'une âme passionnée, éloi- 
gnée, rebutée par les froideurs de son mari, se prit 
d'une passion aveugle pour un misérable qui n'était 
digne que de son mépris. 

Elle lui prodigua d'abord tous les témoignages d'in- 
térêt et de confiance; et elle luttait encore contre 
elle-même, lorsqu'une attaque de nerfs la livre à cet 
homme qui se disant médecin, la magnétisait depuis 
quelque temps, avec Hintention perfide d'assurer son 
coupable empire. 

Au sortir de cette crise pendant laquelle ce malheu- 
reux avait sans doute abusé de sa faiblesse, elle se voit 
dans ses bras, et appuyée sur lui. 

Dès lors, elle n'est plus à elle ; elle appartient à ce 



I 



1858. 



81 



misérable qui deux fois, par des breuvages qu'il lui 
fait prendre, sous prétexte de lui procurer du soula- 
gement, espérait déguiser son crime. 

Sa santé s'altère, elle approche de la mort. Quelle 
préparation, grand Dieu ! 

Cependant elle aimait toujours; et ce misérable 
extorquait à celle qu'il avait séduite, des sommes qu'il 
mangeait avec une autre femme. 

Le mari prend enfin son parti avec un sentiment 
de générosité; et peut-être d'un juste retour sur lui- 
même. Il provoque une explication, et oppose aux 
premières dénégations des preuves irrécusables ; à la 
fermeté, il mêle la douceur : « — Je sais tout, dit-il à 
« sa femme; allez vous-même chez M. *** lui direqueje 
« lui donne une heure pour sortir de la maison et que, 
« sous aucun prétexte, je ne veux le revoir ; je sens 
« que je ne serais pas maître de moi, et je redoute 
« l'excès où pourrait me porter mon juste ressenti- 
« ment. » 

Bienlôt cette malheureuse apprend jusqu'à quel 
point elle a été trompée : elle rougit d'elle-même, et 
se repent avec déchirement. La généreuse bonté de 
son mari lui fait une profonde et salutaire impres- 
sion ; elle se rattache à lui, redevient calme, retrouve 
la santé, se consacre uniquement à son intérieur, et 
elle est guérie pour jamais, par l'excès même du mal 
et de la douleur. 

Voilà le danger du magnétisme, dira-t-on. Fau- 
drait-il donc faire un aulo-da-fé de toutes les armes, 
parce que trop souvent elles aident à commettre des 
crimes? L'acte coupable d'un scélérat ne prouve 
rien . 

51V. o 









82 MES MÉMOIRES. 

Presque toujours les désordres du ménage com- 
mencent ceux du mari. 

Autre exemple : Une femme adorait le sien. Celui-ci 
se prend d'une grande passion pour une malheureuse 

créature. 

La femme légitime, se sentant outragée, se fâche, 
menace; on l'écoute d'abord, et puis on retombe; 
elle menace encore ; et son âme ardente ne peut 
contenir les flots d'agitation qui se heurtent dans 

son sein. 

Elle écoute une voix perfide ; mais elle ne peut trou- 
ver le bonheur ni dans la vengeance, ni dans l'a- 
mour coupable ; la rage de la jalousie, les transports 
frénétiques d'une affection exaltée dévorent son 
âme; elle ne vit pas, ne respire point, ne dort 
plus ; à tous moments interviennent des scènes vio- 
lentes entre elle et l'auteur de sa chute; et la pensée 
d'une affreuse catastrophe est sa constante préoccu- 
pation. 

Elle se montre dévouée jusqu'au délire ; et rien ne 
calme une passion que tous les feux de l'âme semblent 
entretenir. 

Le désespoir, la mort, la tombe, deviennent enfin 
le seul refuge de celle dont le présent et l'avenir sont 
détruits sans retour, qui se voit reniée et maudite par 
sa famille, et qui n'aplusqu'une consolation dernière, 
le pardon d'un époux outragé, reconnaissant ses pro- 
pres torts au moment où il va en subir l'expiation 
- la plus cruelle. 



1858. 



83 



6 mai. 

Encore un échec, une loi rejetée : jamais position 
de ministres n'a été plus difficile; et cependant après 
eux qui nommer?.... casser la Chambre, et après?... 

La réduction des rentes est la plus grave question 
qui ait été mise en discussion depuis 1830; la pré- 
rogative royale a le dessous dans la lutte, et les pré- 
tentions de la révolution de juillet ont triomphé; elles 
ne s'arrêteront pas là. 

La question était posée d'une manière si claire, 
qu'il n'y avait pas moyen de s'y méprendre. 

On ne marche pas contre les faits, et l'on n'échappe 
pas par la volonté, aux conséquences d'un principe. 

Les suites de cette position forcée... l'avenir les 
dira. Il est facjle toutefois de les pressentir. 

L'habileté de l'homme livré à lui-même ne peut 
rien contre les lois éternelles qui régissent le monde. 

La réduction a passé hier à une grande majorité ; 
mais la discussion d'avant-hier sur l'opportunité que 
le gouvernement voulait se réserver, était véritable- 
ment le poinL important et les Chambres ont saisi en 
mains les rênes du gouvernement. 11 ne sera pas facile 
de les leur arracher. 

L'esprit humain est si léger, que quand ces lignes 
s'imprimeront, les circonstances qui les motivent se- 
ront en partie oubliées; d'autres événements auront 
fixé nos regards. 



84 



MES MEMOIRES. 



LETTRE DE MADAME '**. 



« Puisque l'heure de ma liberté s'avance, puisque 
« je n'ai plus que huit jours pour écrire et recevoir 
« une lettre, et que ces lettres toutes petites qu'elles 
« soient devenues, nie sont nécessaires, je veux donc 
« l'écrire, bien que rien ne soit changé dans ma triste 
« position ; j'en suis même à ne pas désirer mieux, à 
« vivre dans une nullité complète, sans crainte, sans 
« espérance ; je traîne une existence des plus insigni- 
« fiantes, qu'un autre ennui est venu secouer un 
« instant. 

« Depuis longtemps on remarquait à sa fenêtre ou 
« derrière moi, quand j'allais dans la rue, un jeune 
« homme sorti depuis peu d'une maison de santé pour 
« cause de folie : il adorait sa mère et faillit la tuer; 
« il paraît mieux, plus calme à ce que l'on dit, mais 
« enfin c'est un fou. 

« Eh bien, depuis huit jours, le courrier m'apporte 
« tous les matins, une lettre de lui ; voilà la fin de 
« celle d'aujourd'hui : 

« Vous êtes pieuse, madame, je veux être comme 
« vous, et aimer Dieu de toutes les puissances de mon 
« âme ardente et passionnée, ne m'attacher ici-bas 
« qu'à ce qui lui ressemble ; et c'est vous que j'ai be- 
« soin devoir pour vivre, et à qui je veux parler pour 
« ne pas mourir. » 

% « Voilà les dernières expressions de mon fou que 
« je ne connais pas même de vue, et que certes je n'ai 
« pas envie de connaître; j'en ai une peur terrible ; 



1858. 85 

« je n'ose plus bouger de ma chambre, et j'aurais tant 
« besoin de prendre l'air ! 

« Suffit-il de se taire avec un fou ? Je n'ai point osé 
« lui renvoyer ses lettres, dans la crainte de l'irriter, 
« et de lui faire faire quelque mauvais coup. 

« S'il était assez fou pour commettre la moindre 
«extravagance, on l'enfermerait immédiatement, 
«je le sais; mais il paraît si calme, que les parents 
« qui n'ont plus que lui, ne veulent pas s'en séparer; 
« que faire? 

« Voyez si une triste fatalité ne s'attache pas à moi, 
« s'il est une douleur de ce monde que je n'aie res- 
« sentie ! 

« Adieu, à vous qui m'êtes et me serez toujours bien 
« cher; adieu car je griffonne sur le lit où je souffre 
« et je me sens fatiguée. Laissez ma main presser la 
« vôtre, et mes souvenirs les plus heureux, les seuls 
« qui puissent reposer mon cœur froissé, me redire 
« tout ce qui me vient de vous, afin d'oublier le reste. 

« Mon estime égale ma reconnaissance : on ne peut 
« vous connaître, sans apprécier vos nobles qualités. » 



10 mai. 

Le malheur et l'affection ont sur moi des droits 
sacrés. 

Plus on souffre, et plus on me retrouve. 

Sans cesse confident des peines d'autrui, elles im- 
posent à ma vie un voile de tristesse que rien ne peut 
dissiper; mais l'intérêt que je prends aux affaires po- 
litiques me force à des diversions nécessaires à mon 
esprit et à mon cœur. Après m'ètre senti vivement 



8 6 MES .MÉMOIRES. 

ému de la lettre touchante qu'on'vient de lire, j'ai reçu 

de M. Achille Fould ces lignes fort remarquables : 

« Si je ne craignais, mon cher La Rochefoucauld, 
« que vous ne prissiez pour une concession de prin- 
« cifes l'aveu du mécontentement que me donne la 
« marche de iios affaires, je vous dirais que je suis 
« outré de la conduite du ministère. 

« C'est à sa faiblesse qu'il faut attribuer la nou- 
« velle atteinte à la considération du gouvernement, 
« que la Chambre vient de porter, par son vote, dans 
« la loi de la conversion. 

« Cette tendance du pouvoir législatif à envahir la 
« puissance administrative, me semble pleine de dan- 
« gers. Si la Chambre continue dans cette voie ; après 
« avoir prouvé l'inutilité des minisires, elle fera tom- 
« ber aussi le dernier prestige de la royauté; et alors 
« pas plus de branche aînée que de branche cadette; 
« la république serait à nos portes. 

« Cet état de choses a de quoi effrayer ; et je vous 
>< avoue que je vois fort en noir. 

« Achille Fould. » 

C'est là un aveu d'une grande portée, venant d'un 
homme d'esprit et de sens, dévoué au gouvernement 
actuel. 



1858. 



87 



AU DIRECTEUR D'UN NOUVEAU JOURNAL' 

«En vous remerciant, monsieur le directeur, de 
a votre obligeant souvenir, je regrette sincèrejnent 
« que des fonds considérables engagés dans deux af- 
« faires qui ne donnent dans le moment aucun inté- 
« rêt, me mettent dans la stricte nécessité de vous 

« refuser. 

« J'aurais été heureux d'encourager un ouvrage 

« qui s'annonce sous d'heureux auspices soit par les 

« sentiments qu'il exprime, soit par le nom de ses 

« collaborateurs. 

« Veuillez me permettre seulement de relever une 

« phrase de l'introduction, et voir dans cette remarque 

a une preuve de mon estime. 

« Ainsi nous pourrons vanter en Angleterre le pa- 

« tient travail des cotiser râleurs Conservateurs et 

« de quoi ? du monopole, de l'espionnage, de la cor- 
« ruption, de l'asservissement inique du peuple îrlan- 
« dais, de l'hypocrisie qui en vantant la liberté, fait 
« porter des chaînes, el peser un sceptre de fer sur les 
« croyances religieuses. 

« Conservateurs du despotisme, de l'absolutisme 
« de toutes les corruptions, des bourgs pourris, des 
« paroles d'or qui recouvrent autant de mensonges ; 
« enfin de cette politique égoïste, honteuse et machia- 
« vélique qui souffle partout les tempêtes; et soudoyé 
« à l'extérieur les révolutions, dans l'espoir d'un re- 

1 La France et l'Europe. 



88 



MES MEMOIRES. 



« 






« pos intérieur qui est et ne peut être qu'éphémère. 

« Voilà ce que sont en résumé ces conservateurs 
« que vous vantez. Pardonnez ma franchise. 

« L'école américaine est morte avec M. de la Fayette; 
« après la mort de M. de Talleyrand, on cessera, je 
« l'espère de vanter l'école anglaise; nous arrive- 
«rons enfin à des institutions françaises et vraiment 
« monarchiques; en abandonnant les chartes oclroyées 
« ou imposées. 

« Est-il une révolution sur le globe depuis bien des 
« années, à laquelle le torysme anglais ne se soit pas 
« associé, si même il ne l'a faite? 

« Recevez, etc. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



« — A Milan où nous sommes, m'écrit le bon 
« Charles de Schoullz, on ne vit qu'en vue des fêtes 
« d'automne. On prétend que le couronnement de 
«l'empereur d'Autriche surpassera en luxe et en raa- 
« gnificence tout ce qu'on a vu jusqu'ici, à des occa- 
« sions semblables. 

« Les préparatifs sont gigantesques. Partout on voit 
« démolir des maisons, en fabriquer ou en réparer 
« d'autres ; des rues étroites sont élargies, les pavés 
« remis. L'arc de triomphe et la cathédrale seront 
« achevés ; Macadenti écrira deux messes. De Vienne 
« seulement, on a reçu des ordres pour louer deux 
«cent cinquante appartements. On se procure déjà 
« des logis dans les villes près de Milan, car celle-ci 
« ne suffira pas. 

« On voit ici l'avenir de la France comme vous le 



m 



1858. 89 

« voyez ; mais comme vous aussi, on craint fort que 
« des événements plus favorables ne soient précédés 
ce par de grands malheurs. 

« On pense que tout dépend de la vie d'une seule 
« personne; et l'existence de cette personne est mena- 
ce cée par mille dangers. 

« L'avenir se présente bien plus sombre pour ceux 
a qui, depuis longtemps, influent sur le sort de 
« l'Italie. 

« Un gouvernement sage prévient en prévoyant, et 
« comprend tout ce qu'il y aurait d'imprudent à ne 
« pas soutenir ou assister ceux qui font cause coin- 
ce mune avec lui. 

« En politique, il faut vaincre pour ne pas être 
a vaincu ; le repos oul'indifférencepréparetitla ruine. 
ce Les malheurs de l'Espagne prouvent que les cabi- 
c< nets n'ont pas encore compris l'importance de cette 
ce vérité. Le bonheur des rois et des peuples en dépend 
ce cependant. » 

Ces appréciations m'ont paru fort, justes, dans la 
bouche surtout d'un étranger. 









24 mai. 

Il y a quelque temps déjà qu'ont eu lieu les funé- 
railles de M. de Talleyrand. 

Voulant prouver mon respect à la famille, comme 
aussi donner une marque d'attachement à ma vieille 
grand'mère, la vicomtesse de Laval, je résolus d'aller 
une demi-heure, à l'hôtel du prince, avant le départ 
du convoi. 

Le duc de Valençay faisait les honneurs du salon, 



Il;;': 1 



! I 



90 MES MÉMOIRES. 

avec un maintien parfait, et des manières excellentes. 
Quand il m'aperçut, au moment où je le cherchais, 
il vint à moi, en me témoignant avec mesure 
et dignité, combien il était louché de ma présence 
dans cette circonstance douloureuse. Il est vrai que, 
depuis bien des années, je n'avais pas mis les pieds 
dans cet hôtel. 

Je pris la main du duc de Périgord ; je vis et sa- 
luai tout le monde ; je causai assez longtemps avec 
M. Royer-Collard, et puis je me retirai pour me livrer 
à mes tristes et profondes réflexions. 

Que reste-t-il de M. de Talleyrand aujourd'hui, de 
toute cette pompe mondaine, et de cette vie jetée à 
travers tant de révolutions diverses? un cadavre, et 
bientôt un peu de poussière. 

Il me déplaît de soulever le voile qui recouvre un 
cercueil pour chercher à nier la sincérité des regrets; 
je préfère y croire ; mais cette vie a été Irop agitée, 
trop jugée, trop tristement commentée, trop funeste 
souvent, pour que je pusse consentir à me mettre à la 
suite de ce char funèbre. 

Beaucoup de ceux qui l'ont suivi n'auront eu que 
des pensées mondaines; et moi j'ai prié pour le mort. 
Je l'ai jugé de son vivant; je le respecte après sa 
mort. Cette façon peu commune peut-être, me paraît 
après tout, plus loyale. 

Assez d'autres parleront de lui, soit en bien, soit en 
mal : l'histoire impartiale est là pour le juger. 

M. de Talleyrand laisse une grande fortune ; mais- 
on ignore ce que contient son portefeuille, légué avec 
son hôtel, à la duchesse de Dino, qui est sa légatrice 
universelle. 



1838. M 

Il laisse à peine un souvenir aux de Poix; mais il 
faut le dire, il fut de son vivant, grand et généreux 
pour tous les membres de sa famille. 

Jamais il n'a pardonné à la fille d'Archambaud, 
• depuis, duchesse de Poix, d'avoir rompu son ma- 
riage arrangé depuis longtemps dans sa pensée avec 
le duc de Chevreuse, fils de la duchesse de Luynes, 
son ami intime. 

Aussi, pour tout présent de noce lui envoya-t-il une 
orange ; ce qui ne l'empêcha pas, dans une occasion, 
de se conduire très-noblement avec le père de la du- 
chesse de Poix (Archambaud), qui était son frère. 

M. de Talleyrand voyageait avec Napoléon, celui-ci 
le regarde avec un air courroucé : « Tenez, prince, 
« voici un rapport de ma police qui m'apprend que 
« votre frère vient de perdre 500,000 fr. en jouant à 
«la baisse; votre frère a donc cru à ma chute, et 
« vous êtes auprès de moi revêtu de ma confiance ; 
« quel exemple et à qui se fier ! » 

M. de Talleyrand, profondément blessé, garda le si- 
lence ; mais le lendemain, le courrier portait l'ordre 
d'acquitter à l'instant même les 500,000 fr. sur ses 

propres deniers. 

Il a fait madame de Talleyrand, sa femme, dont il 
était séparé depuis longtemps, libre de sa fortune, 
pouvant en disposer comme bon lui semblerait. 
Déjà le public parle, juge et s' égayé. 
« Après avoir trahi tout le monde de son vivant, 
«dit le Charivari, à la fin d'un article très-acerbe, 
« M. de Talleyrand a même voulu trahir le diable. » 
Faisant ainsi allusion à son repentir. Plaisanterie de 
mauvais goût. 












■ 



92 MES MÉMOIRES. 

à M. de Talleyrand (a dit madame G***, dont on 
« connaît l'esprit et les bons mots), est mort comme 
c< un homme qui sait vivre. » 

Celle mort est un coup funeste porté au trône de 
Juillet. 

« Jamais, a-t-on dit encore, cet homme extraordi- 
« naire n'a manqué à un gouvernement, que lorsqu'il 
« l'a vu près de sa chute. » 

On croyait aussi beaucoup à l'efficacité comme à 
l'habileté de ses conseils ; et la confiance de la France 
déjà fort ébranlée, en sera encore plus altérée. 

II est vrai que, sans M. de Talleyrand, il est plus 
que probable que le Irône de Juillet n'eût pas pu s'é- 
tablir. 

L'alliance avec l'Angleterre, et l'espèce d'ascendant 
que ce vieux et habile diplomate exerçait en Europe, 
ont été d'un grand poids dans la balance. 

M. de Talleyrand a ordonné que ses mémoires ne 
parussent que trente ans après sa mort. 






50 mai. 

M. Hutteau-d'Origny, qui a connu intimement l'in- 
térieur du Palais-Royal, et don t la conduitedepuis i 850 
a été aussi noble que courageuse, me racontait le fait 
suivant, qui s'était passé aux Tuileries devant un té- 
moin oculaire : 

Les voitures de la cour étaient avancées au pavillon 
de Flore; la reine Amélie, avec ou sans intention, se 
trompe, et monte dans une voiture de suite. On lui fait 
remarquer sa méprise. — « Qu'est-ce que cela me 
« fait, toutes les voitures ne sont-elles pas bonnes pour 






1 858. 03 

« moi? » — Et puis, se penchant en dehors de la 
glace, et donnant ses ordres au cocher, directement, 
au lieu de les faire transmettre, suivant l'habitude, 
par un valet de pied : « — Conduisez -moi, ajoula- 
«t-elle, à Saint-Roch, où je vais faire mes prières. » 

J'étais, il y a peu de jours, chez madame Mariani, 
femme d'un consul espagnol ; elle sortait de chez une 
dame de ses amies qui s'occupe beaucoup de phréno- 
logie, et qui possède une nombreuse collection de 
crânes. 

Il y avait dans son salon plusieurs personnes, entre 
autres une jeune dame dont la physionomie me pa- 
rut assez piquante pour l'étudier avec soin. 

La conversation s'établit sur la phrénologie ; je re- 
poussai hautement ce système, comme règle générale, 
et absolue; ne l'admettant quepar exception, et comme 
observation particulière. 

« — Moi aussi, ajoutai-je, je me suis fait, à force 
« d'observer, un système que je crois plus vrai. J'ai 
« tâché de ne tomber dans aucun extrême, emprun- 
« tant à chacun, et même au docteur Gall, dont j'ai 
« suivi les cours, ce qu'il pouvait avoir de fondé. 

« Par exemple, dis-je en regardant cette dame dont 
c< j'ai parlé; en tâtant un crâne, vous direz tout au 
« plus : Je reconnais les germes de telle ou telle qua- 
« lité; et moi, après une observation attentive, je di- 
« rais les qualités, l'instruction, les sentiments, le 
« caractère, les goûts, l'instruction de madame, ses 
« émotions, ses habitudes, et supposé qu'elle me le 
« permît, le genre d'événements qui ont traversé sa 
« vie, comme les secousses qui l'ont agitée ; et mes 









di MES MÉMOIRES. 

« remarques auraient cela de piquant, qu'elles se- 
« raient en parfaite contradiction avec ce qu'annonce 
« la physionomie de madame, pour ceux qui ne l'ob- 
« servent que légèrement. — C'est incroyable, s'écria 
«madame Mariani. — Je n'ai point, ajoutai -je, 
« l'honneur de connaître madame; je sais seulement 
« qu'elle s'appelle Aglaé, parce que vous venez de la 
« nommer, pourtant je sais déjà que madame est lente 
« à s'attacher, capable du plus absolu dévouement et 
« de l'affection la plus profonde; mais que pour avoir 
« trop cru au cœur humain, elle est aujourd'hui 
« tristement désenchantée, et ne croit plus à grand'- 
« chose. » 

Madame Mariani se leva, et en enlevant le chapeau 
de son amie, elle nous découvrit une tête d'une forme 
remarquable, annonçant une grande capacité, beau- 
coup de réflexion, et la plus magnifique chevelure 
brune qu'il soit possible de voir. 

Pris ainsi au dépourvu, je me demandais à moi- 
même, si l'on n'allait pas rire à mes dépens. 

Cependant il n'y avait plus à reculer ; je me mis à 
l'œuvre sans me déconcerter; et je réussis à terminer 
mon portrait aux grands applaudissements des assis- 
tantes. 



14 juin. 

Je donne tous les jours mes soins à ma vieille grand- 
mère, la vicomtesse de Laval, qui aura 87 ans au 
mois de décembre, et dont la santé me donne mal- 
heureusement les plus vives inquiétudes. 

Hier, elle eut avec moi une conversation qui, en 






1858. 95 

me touchant profondément, me prouva à quel degré 
toutes ses facultés morales sont intactes. 

Nous étions seuls, et plaçant avec mesure quelques 
mois utiles, je lui parlais de mon affection. 

a — Ne m'admirez pas, mon ami, me dit-elle; c'est 
« encore plus par excès de faiblesse, que par une en- 
ce tière résignation que je garde le silence ; mais de- 
ce puis que je vous connais, vous avez toujours été pour 
ce moi attentif, bon, tendre, excellent enfin. Je ne me 
« fais aucune illusion sur mon état; et après tout ce 
ce quej'ai souffert, pourrait-on me souhailer de vivre? 
c< Mais j'ai bien quelques reproches à me faire envers 
ce vous, j'ai été trop vive parfois, et même injuste, 
ce Je vous ai un peu bourré, alors que d'affreuses dou- 
ce leurs me déchiraient ; votre conduite à vous, a tou- 
ce jours été la même '. Je veux vous dire que je le re- 
ce gretle; que je vous aime tendrement, et sens pro- 
« fondement vos soins ; je veux réparer ; et désire 
ce vous prouver mon affection, comme ma reconnais- 
ce snnee : Prenez tout ce qui vous conviendra chez 
ce moi ; cela ne fera pas de tort à vos enfants ; d'ail- 
ce leurs, c'est de toute justice. Voici un portrait de 
ce madame Récamier; je vous le laisse; mais suivant 
ce les convenances, vous lui demanderez de ma part 
ce la permission de le garder ; j'ai dans mon salon 
ce deux corps de bibliothèques, je vous les donne avec 
ce un portrait qui est au milieu ; ceci n'est pas écrit; 
ce pensez-y, et surtout ne l'oubliez point ; regardez-le; 
ce enfin je vous donne tout ce que vous voudrez ; choi- 
ce sissez. » 

' Madame de Laval faisait ici allusion à la sortie du ministère du duc 
M. de Montmorency, son fils. 



96 MES MÉMOIRES 

Mes larmes seules purent d'abord répondre ; je bai- 
sai ses mains. « — Nous en reparlerons dans dix ans, » 
repartis- je. Elle leva les yeux au ciel, el me serra la 
main. « — C'est souvent celui qui se porte le mieux, 
«qui part le premier, ajoulai-je, et vous me faites 
« une peine affreuse ; vous savez combien je vous 
« aime; jamais je ne feins mes sentiments. — Je le 
« sais, me dit-elle ; votre affection me touche profon- 
« dément, et j'y réponds par la mienne. » 

Je la quittai le cœur bien gros, et en me disant que 
ce modèle de bonté, d'esprit, de grâce et d'amabilité 
ne se retrouverait plus de nos jours. 

Dieu prolonge encore une existence si précieuse! 






20 juin. 

Une distinction fort juste était établie dans un ar- 
ticle de M. £)***, entre la souveraineté du peuple et la 
souveraineté nationale. 

J^a première conduit à l'anarchie; la seconde lient 
aux droits inhérents, et à la qualité de nation ; il con- 
sacre tous les droits et intérèls légitimes. 

On a trop confondu l'une avec l'autre, et il y a une 
immense distance entre elles. La peur de l'une fait 
repousser l'autre qui est dans l'intérêt de tous. 

Voici les travaux de la Chambre des députés à peu 
près terminés; la prochaine session sera d'une haute 
importance; el la lutte engagée entre le pouvoir roya. 
et le pouvoir populaire, ne peut se terminer que par 
l'anéantissement de l'un ou de l'autre. 






I 



1858. 97 

La Chambre des pairs veut reprendre de l'impor- 
tance; mais ainsi que le pouvoir de Juillet, il lui reste 
trop peu de consistance pour vivre telle qu'elle est; on 
ne rend pas la vigueur à un corps entièrement usé. 

Voilà cette Chambre chargée d'un nouveau procès, 
par suite de la publication de la brochure de M. Lai ty 
au sujet de l'événement de Strasbourg. 

Il est toujours utile à un prétendant, de faire par- 
ler de lui. 

Avec le nom de Napoléon on peut encore conspirer, 
exciter des troubles, arriver même à un résultat; mais 
fonder une monarchie, c'est chose sérieuse. 

Les désastres immenses qui ont succédé aux succès 
gigantesques de Napoléon, ont fait de sa gloire une 
belle histoire, mais toutes les chances de sa famille 
paraissent éteintes avec la mort de son fils. 

C'est une grande maladresse que vient de com- 
mettre le ministère, en donnant de l'importance à ces 
fantômes qui se remuent dans l'ombre. 

Tout parti qui conspirera est perdu d'avance, dans 
l'esprit public ; le principe de la légitimité n'est fort, 
que parce que ce sont les événements seuls qui con- 
spirent en sa faveur; et que sa cause est en définitive, 
celle de l'ordre dont le pays veut avant tout. 

Après cela, qui peut lire dans l'avenir? 

On dit que le projet du prince Louis-Napoléon est 
de venir, en pleine audience, se déclarer l'auteur de 
celle brochure. 

Grand serait l'embarras du ministère, s'il ne lient 
pas tous les fils de cette conspiration qui existe, qui 
est organisée, et qui marche sans pouvoir arriver, du 
moins quant à présent à un résultat certain. 

xiv. 7 






MES MEMOIRES. 



et ph 



Les républicains non moins bien organisés et plus 
forts, s'entendent pour le moment avec les bonapar- 
tistes; unis pour renverser ce qui est, bien décidés à 
se séparer ensuite, et à se jouer réciproquement, vou- 
lant chacun attirer le pouvoir à eux. 

Les bonapartistes sont plus riches ; les républicains, 
plus nombreux ; mais le jour où ils proclameront la 
république, leurs actes de vandalisme la rendront 
odieuse ; et infailliblement la garde nationale pren- 
dra les armes contre un fantôme de gouvernement 
soutenu par un millier peut-être de coupe-jarrets, qui 
se répandront dans Paris pour commettre tous les 

excès. 

Une autre brochure qui fait aussi beaucoup de 
bruit, est celle de M. Duvergier de Hauranne ; celle-ci 
donnera encore plus d'embarras au ministère, parce 
qu'elle rend son existence de plus en plus impossible, 
tandis que la première sert involontairement le pou- 
voir actuel. 



CHAPITRE IV 



! 



k juillet. 

Mademoiselle de *** habitait avec sa mère une des 
villes de France. Sa beauté, sa grâce, son esprit atti- 
raient tous les regards, et nulle ne pouvait lui être 
comparée. 

Un étranger se fait présenter. On l'accueille , il re- 
vient, il est assidu, aimable, soigneux, prévenant; 
rien ne lui coûte; il paraît immensément riche. 

Madame de *** quitte sa ville natale, et se rend à 
Paris; l'inconnu l'y suit: «Comme vous êtes mal lo- 
« gée, dil-il un jour; je connais un Anglais de mes 
« amis, qui quitte Paris pour quelque temps, et veut 
a louer bon marché un ravissant logement, à la seule 
« condition qu'on en ait grand soin. » 

Ces dames acceptent, et s'y transportent. M. *** n'en 



100 MES MÉMOIRES. 

bouge pas. Enfin il demande la main de mademoi- 
selle de *** qu'il adore. « — Mais qui êtes-vous? » dit 
la mère. Elle croit entendre : Piémontais; elle cher- 
che à se procurer des renseignements; mais elle 
n'en obtient aucun. 

« — Depuis longtemps, dit le monsieur, j'habite 
« Constanlinople. » On écrit, rien n'arrive; les in- 
stances de M. *** redoublent avec son amour, et enfin 
il obtient le consentement à son mariage; la seule 
condition qu'il impose, c'est qu'on partira pour voya- 
ger, le lendemain des noces. 

On ne trouve rien d'extraordinaire à sa demande; 
eJle est acceptée. Voilà les mariés partis ; plus de nou- 
velles. 

Cependant les renseignements arrivent quelques 
jours après le départ. L'inconnu était le chef du ha- 
rem du grand seigneur. Depuis lors, un seul mot 
de la jeune femme est arrivé à sa pauvre mère : 
« Priez pour moi ; je suis la plus malheureuse des 
« femmes. » 



8 juillet. 

Le marquis de Brézé vient de prononcer à la 
Chambre des pairs un discours remarquable, auquel 
le ministère embarrassé, a éludé de répondre d'une 
manière catégorique. 

C'était au sujet de la question belge. 

M. de Montalembert l'a traitée après, d'une ma- 
nière toute révolutionnaire, et en faisant un appel 
aux passions ; le ministère ne l'a pas combattu. 

La session finie, les budgets accordés, le gouverne- 



1858. 101 

ment va s'endormir d'un sommeil léthargique ; mais 
ce repos moral lui sera funeste ; car il peut aller en 
effet jusqu'à la prochaine session; et quelque parti 
qu'il prenne, son réveil forcé sera le commencement 
d'une agonie plus ou moins longue, plus ou moins 
agitée, plus ou moins cruelle, soit qu'il se laisse mou- 
rir de sa belle mort; soit qu'il ait recours aux coups 
d'État. • 

11 croit gagner beaucoup, en gagnant une année; 
mais le mal n'en sera que plus grand, plus incurable, 
et le remède lui deviendra impossible. Sa chute est 
écrite dans toutes les lois morales qui régissent le 
monde. 

Toutes les questions sont ébauchées ; aucune n'est 
résolue. La rouerie élude; l'habileté aborde résolu- 
ment les questions; aujourd'hui on ne fait qu'ajour- 
ner les difficultés qui se présentent de toutes paris, 
sans rien résoudre; et tout reste en question. 



14 juillet . 

M. Laity a été condamné par la Cour des pairs à 
cinq ans de prison, et à une forte amende. 

Aujourd'hui, malgré quelques déclamations, ce 
procès passe presque inaperçu, tant il y a d'indiffé- 
rence pour toutes choses. 

Cependant il contribuera à rendre la session pro- 
chaine plus hostile, et plus difficile. 

Je lisais hier un article sur Livingston, cet habile, 
judicieux et profond législateur qui a rendu de si 
grands services à tous les pays qu'il a habités, nom- 
mément à la Louisiane. 






102 



MES MEMOIRES. 



Il y fit une loi de procédure, qui est un modèle de 
simplicité et de bon sens. 

Il sérail essentiel de puiser des renseignements à 
de si bons documents , afin d'arriver chez nous à 
une législature plus simple, plus claire, plus uni- 
forme, et moins compliquée. C'est vers ce but que de 
vrais législateurs devraient tendre avant tout. 

Dans celte loi courte et substantielle, Livingston 
s'éloigna de l'interminable procédure française, et des 
vieilles fictions de la loi anglaise. 

L'équité fut son but, la clarté son moyen ; il insti- 
tua une règle qui simplifia la marche des procès, et 
dont le succès l'aida plus lard dans la composition 
d'une plus grande œuvre législative qu'il faudrait éga- 
lement consulter dans l'intérêt de la société en France. 

Il réforma aussi la justice criminelle : la loi qui de 
vindicative était devenue juste, de juste devint chari- 
table ; elle ne châtiait pas seulement l'acte, elle réfor- 
mait l'âme du criminel, et complétait l'art de punir 
par l'art de guérir. 

En France, au contraire, l'immorale institution 
des galères fait immanquablement du coupable un 
criminel ; et elle le rend à la société au moment où 
son âme n'est accessible à aucun remords. Alors l'é- 
chafaud remplace la prison. Est-ce ainsi qu'une so- 
ciété peut et doit se régir? 

Malgré les imperfections inséparables d'une aussi 
grande œuvre, la législation de Livingslon présente 
k un vaste et superbe ensemble. Ses quatre codes se 
tiennent et se complètent. 

Que l'on travaille donc en France avec ardeur, à 
faire quelque chose de semblable ! 



18Ô8. 103 

Le congrès américain, frappé du mérite que pré- 
sentait le code destiné à la Louisiane, chargea Living- 
ston de préparer un code spécial pour toutes les cours 
fédérales des États-Unis. 

Qu'en France des esprits consciencieux et éclairés 
soient chargés d'un travail analogue, et qu'ils pui- 
sent à toutes les meilleures sources ! 

Livingston mourut le 23 mars 1856; et son nom 
a passé à la postérité, comme celui d'un des bienfai- 
teurs de l'humanité. 

Ce'but devrait être la seule ambition de l'homme, 
car elle est la plus utile, la plus pure et la plus noble. 



Monlmirail, 27 juillet. 

Depuis huit jours j'ai quitté Paris, abandonnant le 
tumulte de la capitale et sa vie agitée, contre le calme 
et le repos de la campagne. 

Une nombreuse correspondance; quelques bonnes 
lectures, mes journaux, de longues promenades, pres- 
que toujours solitaires à pied ou à cheval, mes pen- 
sées, mes souvenirs, mes réflexions, le déjeuner dans 
ma chambre, le dîner en commun comme de raison, 
les conversations et discussions sans amertume du sa- 
lon, mes soins et mon amour pour mes parents, ma 
tendresse pour ma fille, quelques occupations, des 
chasses que je prépare pour mes enfants dont les va- 
cances approchent, les lettres de mes amis, et d'autres 
qui me sont indifférentes; le soir avant de me cou- 
cher la lecture d'une page de Y Imitation, suivant ma 
vieille habitude, telles sont mes occupations qui se re- 






104 



MES MEMOIRES. 



nouvellent chaque jour avec une conformité qui a bien 
son charme. 



Toujours el partout l'intérêt personnel remplace 
l'intérêt général. Je ne reviendrai pas ici sur tout ce 
que j'ai déjà dit et écrit au sujet du magnétisme et 
du somnambulisme; mais j'espère qu'avant peu d'an- 
nées, ce fait si grand, et si puissant par ses consé- 
quences, sera hautement reconnu. La science devrait 
s'en occuper sans jalousie, comme sans envie. 

Il sortira, il faut le souhaiter, des mains qui en 
abusent outrageusement, pour passer dans celles qui 
en useront pour le bien de l'humanité. 



Je viens d'écrire à M. deLourdoueix.sur un fait que 
je regarde comme fort important. 

Le maréchal Soult est à vrai dire, le seul qui 
compte véritablement dans l'armée, le seul qui puisse 
lui commander et l'entraîner. 

L'enthousiasme prodigieux avec lequel il a été reçu 
en Angleterre ' , est un grand embarras pour un 
gouvernement envieux et faible. Le maréchal n'est 
pas habitué à reculer; reculerait-il même devant la 
pensée d'un trône? 

Mais si un pareil rêve lui paraît comme à nous chose 
impossible ; pourquoi le rôle de Monck et l'épée de 
connétable ne le tenteraient-ils pas? Loin de le bles- 
ser, tous nos efforts doivent tendre à l'attirer à nous. 

Dans une circonstance donnée, il peut rendre un 

1 Au couronnement de la reine Victoria. 



1858. 105 

immense service; et être victorieusement opposé à la 
Révolution et à la République, qu'il faudra peut-être 
un jour combattre. 

Dieu seul sait l'avenir et en décide en souverain 
maître; mais c'est à nous à le préparer; les voies de 
Dieu nous sont inconnues ; et le probable seul est 
abandonné à l'esprit des hommes. 

C'est un grand tort d'avoir égraligné cette vieille 
gloire militaire. 

Tel est le sujet de ma lettre à M. de Lourdoueix. 



1" août. 

J'avais rencontré dans le monde, une femme dis- 
tinguée, agréable, veuve, sans enfants, ayant tout pour 
plaire, et tout pour attacher, jouissant de la réputa- 
tion la plus parfaite sous tous les rapports. 

La comtesse de G*** m'y avait présenté ; je lui avais 
parlé une seule fois ; et au bout de huit jours mon 
mariage avec elle était proclamé sans que j'eusse 
même prononcé son nom à qui que ce fût ; et sans 
que, pendant six semaines, je f eusse rencontrée de 
nouveau. 

Lady***aime peu le monde; elle est aimée, res- 
pectée, honorée, mène une vie assez retirée. Elle eut 
la bonté de me reprocher d'une manière aimable de 
ne pas avoir été lui rendre mes devoirs. 

Profilant de la permission je m'y rendis ; j'y retour- 
nai plusieurs fois, trouvant chaque fois plus de 
charme à sa conversation, plus de grâce à sa pcr- 






]0 6 MES MÉMOIRES. 

sonne; et appréciant tout le bonheur d'être admis 

dans son intimité. 

Jamais un seul mot de ma part, et encore moins de 
la sienne, ne fut prononcé en dehors des limites de la 
plus simple amitié. Nul doute que l'homme que cette 
femme charmante et distinguée daignera remarquer, 
ne s'honore de son choix, et ne doive croire son bon- 
heur assuré. 

Je me sens attiré vers elle, mais elle est protes- 
tante; et quand bien même je pourrais espérer de 
voir accueillir les vœux que je lui adresserais, je 
tremble de cette différence de religion, qui, avec 
mes principes, serait un affreux malheur. 

On m'a parlé aussi d'une jeune femme, veuve depuis 
plusieurs mois, ayant une grande fortune, deux jeunes 
enfants, remplie d'agréments et de qualités. 

Mais ce n'est pas tout. 

Il y a environ deux mois, une dame que je ne connais 
nullement, qui jadis m'avait demandé un rendez-vous, 
et qui n'était pas venue, se présente chez moi. 

Je la fais entrer; nous causons, et une sorte de con- 
fiance que je ne saurais trop comment définir s'établit 
entre nous, bien que je restasse de mon côté dans une 
réserve dont j'ai l'habitude. 

Des actions à placer, et que je ne pouvais pas 
prendre, avaient été le prétexte de sa visite. 

Madame *** me parla avec abandon de sa position, 
de ses antécédents ainsi que des événements qui 
avaient traversé sa vie. Elle me demanda des con- 
seils que, suivant mon ordinaire, je donnai dans ma 
conscience. 

Dans une seconde visite, qui eut lieu huit jours 



^H 



liji 



18 58. 



107 



après, elle me dit : « — Je veux vous marier; voire 
a personne, votre caractère, m'inspirent autant de 
« confiance que d'intérêt; il y a longtemps quej'en- 
« tendais parler de vous, et j'avoue que je cherchais 
« un prétexte pour vous connaître. » 

Je lui dis franchement les motifs graves qui me dé- 
cidaient à me remarier; et je lui peignis mes senti- 
ments de tout genre; je lui parlai de mes enfants, de 
leur fortune indépendante, de ma vive tendresse pour 
eux, comme de la crainte que m'inspire la solitude où 
je pourrais me trouver réduit, si j'avais le malheur 
de perdre mon excellent père. Je m'exprimais avec 
chaleur, et ma conversation semblait l'intéresser; 
alors, elle me parla d'une fille charmante, suivant 
elle, que lui avait donnée un premier mari, homme 
fort respectable. 

i( _ Ma fille, ajouta~t-elle, a autant d'agréments 
«que de vertus; elle est grande, a une taille déli- 
ce cieuse; elle est belle; de beaux cheveux noirs or- 
cc nent sa gracieuse figure; elle a été élevée à mer- 
ce veille par une sage gouvernante qui ne la quitte 
«jamais; elle est catholique, et parfaitement rai- 
cc sonnable. Moi je suis protestante, et isolée comme 
ce vous ; un honnête homme désire vivement depuis 
ce plusieurs années m'épouser ; j'hésite malgré mon 
c< estime pour lui. Ma mère, italienne, est fort riche, 
ce Mon premier mari était anglais. Ma fille possède en 
« propre trente-trois mille livres de rente, et elle a 
ce été adoptée par un oncle immensément riche ; donc 
« ma fille doit l'être aussi ; elle est tout mon amour, 
ce toute mon ambition ; et mon seul désir est de la 
ce faire entrer dans une grande famille. » 



108 MES MÉMOIRES. 

Je n'eus pas l'air d'entendre, et nous nous sépa- 
râmes, non sans m'étonner de cette bizarre rencontre; 
ne m'attachant que peu à cette pensée qui me parais- 
sait extravagante; et de toute manière, l'âge de la 
jeune personne (dix-huit ans) m'effrayait pour elle 
comme pour moi. 

Je ne la connaissais pas, et je connais lady ***; 
mais pourquoi est-elle protestante? 

Trois semaines s'écoulèrent, et je ne pensais pres- 
que plus à Madame *** que comme à ces météores qui 
frappent un instant la vue à l'horizon, lorsqu'on me 
l'annonça de nouveau. 

Après des phrases assez banales et de simple con- 
venance. « — Eh bien, monsieur de La Rochefou- 
« cauld, me dit-elle, j'ai suivi vos conseils; je suis 
« mariée; je veux me faire catholique; adressez-moi 
« à quelqu'un de respectable; je vous ai dit que vous 
c< m'inspiriez intérêt et amitié; que je voulais enfin 
« vous marier. C'est ma fille que je vous propose; 
c« je vous le dis sans aucun préambule. Je connais 
« votre caractère; il est aussi franc que le mien ; la 
« voulez-vous? 

« — Profondément touché de votre confiance et 
« de votre bonté, madame, je ne puis rien vous 
«répondre; vous le comprendrez; mon âge ef- 
« frayerait mademoiselle votre fille; elle ne me 
« connaît pas ; je ne désire pas la fortune pour 
« moi; mais bien pour la femme que j'épouserai, et 
« les enfants que le ciel pourra m'envoyer ; puis, ma- 
« demoiselle votre fille ne dépend ni d'elle, ni de vous; 
« elle a une grand'mère, un oncle qui est comme son 
« tuteur ou son père ; vous voyez que d'obstacles. 






1858. 109 

« — En revanche de mes avances si désintéressées, 
« me dit madame ***, je ne vous demande qu'une 
« chose, c'est de ne pas vous engager, avant votre dé- 
« part de Paris. Ma fille est en Angleterre avec son 
« oncle, et ma mère qui y est tombée assez malade. 
« Ils ne peuvent tarder à arriver ; je réponds du goût 
« de ma fille. Je suis garant du consentement de ma 
« famille ; je vous conjure de la voir ; tout mon bon- 
« heur serait de vous donner à elle pour époux, et de 
« lui donner à elle une famille adoptive comme la 
« vôtre, etc. » 

Je promis, tout en ne laissant pas ignorer que j'a- 
vais d'autres pensées. 

Madame *** me quitta ; je l'ai revue deux fois de- 
puis chez elle ; et j'ai quitté Paris me demandant si 
je dormais, si je rêvais ou si j'étais vraiment éveillé; 
si ce roman vraiment fantastique était une fable, ou 
une réalité; ne m'arrêtant à aucune pensée fixe, et 
ne pouvant croire que madame *** ait voulu abuser de 
ma crédulité; cependant il y avait dans tout cela un 
vague et des réticences qui avaient lieu de m'é- 
tonner. • 

Je m'abandonne à la Providence, qui sait plus et 
mieux que l'homme ce qu'il lui faut, ce qui est dési- 
rable. 



m 



août. 



Un historien fait remarquer que, pendant la mi- 
norité de Louis XV, l'Angleterre se trouva être l'amie 
personnelle du régent, sans cesser pour cela d'être 
l'ennemie naturelle de la France, ce qui causa des 



HO MES MÉMOIRES. 

maux incalculables à notre pays. Celte remarque a 
une grande portée et mérite d'être profondément 
méditée. 

Et en effet encore aujourd'hui, l'alliance de l'An- 
gleterre, si fatale, à la France, n'est utile en réalité 
qu'à Louis-Philippe. 

Le monde serait sauvé par l'anéantissemeat de celle 
puissance de l'or, sans aucune moralité ; ce serait le 
signal du salut el de la régénération morale et poli- 
tique du monde social. 

Ce n'est pas un sentiment de haine et de vengeance 
qui me fait parler, mais une profonde conviction. 



21 août. 

L'autre jour à Paris, le marquis de Brézé, cette 
âme si courageuse, ce cœur si noble, cet esprit si 
distingué, dans un corps si frêle, M. de Brézé, 
dis-je, me proposa de venir dîner avec lui, au café de 
Paris. 

Nous commencions notre repas, quand un homme 
à cheveux blancs vint aussi chercher le sien dans le 
même petit salon, et s'assit en face de nous. 

Bientôt je l'eus reconnu, et je le saluai. Il me fut 
facile de m'apercevoirque ce salut l'intriguait, et qu'il 
ne pouvait retrouver le nom de son vis-à-vis. Nous 
mangions lentement; j'aime la conversation du mar- 
quis de Brézé, et rien ne nous pressait. 

La personne en question eut fini avant nous ; c'étail 
M. Laffitle, l'homme assez franc pour avoir déclaré 
hautement à la tribune « qu'il demandait pardon 






1858. 111 

à Dieu et aux hommes d'avoir fait la révolution de 

juillet. » 

S'approchant de moi et me saluant :« —Pardon, me 
« dit-il ; mais il m'est impossible de reconnaître celui 
« qui a'cu la bonté de me saluer ainsi. —Le vicomte 
« de La Rochefoucauld, monsieur; le hasard fait au- 
« jourd'hui dîner bien près l'un de l'autre, deux an- 
« ciens collègues que les événements ont séparés ; 
« mais qui sait, peut-être les circonstances les réuni- 
« ront-elles un jour ! » Il me salua de nouveau en 
souriant, et disparut. 

« _ Vous êtes incroyable, me dit Brézé. — J'aime 
« toujours à poser des jalons qui, avec le temps, 
« peuvent nous être d'un grand secours, » lui répon- 
disse. 






22 août. 

La veille de mon départ de Montmirail, j'avais reçu 
une lettre de M. l'abbé Bernier, qui m'annonçait 
d'une manière touchante, qu'il se croyait obligé de 
quitter mes enfants, dans l'intérêt de leurs études, 
pensant qu'un nouveau visage près d'eux, pourrait 
avoir quelque avantage. 

Je ne dis rien à mes parents de cette nouvelle qui 
m'attristait, afin de ne pas les tourmenter inutile- 
ment, et aussi dans l'espoir de faire revenir M. Ber- 
nier sur sa décision. 

Sans doute l'instruction est beaucoup ; et personne 
n'y met plus de prix que moi; mais les soins, mais 
l'éducation morale et religieuse sont choses im- 



112 MES MÉMOIRES. 

menses ; et sous ces différents rapports, je n'ai rien à 
désirer. 

Je vis M. Bernier le lendemain de mon arrivée à 
Paris, et je lui fis sentir que les inconvénients de sa 
retraite l'emportant de beaucoup sur les avantages 
sa conscience même devait l'engager à rester. 

L'abbé se rendit à mes raisons, et mes enfants, à 
qui j'en parlai alors, montrèrent une sensibilité qui 
me fit plaisir. Ils me témoignent une tendresse qui 
me charme; leurs manières sont bonnes; leur esprit 
se développe, et leur caractère gagne tous les jours. 

Le matin, ils sont à leurs études, auxquelles ils se 
livrent avec conscience, et après le déjeuner, nous 
montons à cheval ; nous nous promenons ; nous chas- 
sons et je suis tout à leurs plaisirs, comptant ces heures 
de bonheur, et jouissant vivement de les presser cha- 
que jour sur mon cœur. 



29 août. 

Il y a quelque temps, je pris la plume dans la Ga- 
zette de France pour venger la duchesse de Saint-Leu 
accusée. Cela me parut d'un côté le devoir d'un ami, 
et de l'autre une chose assez piquante dans ma posi- 
tion, surtout avec la préoccupation où l'on est aujour- 
d'hui au sujet de son fils Louis-Napoléon. 

La note diplomatique qui a pour objet d'exiger son 
expulsion de la Suisse, est une faute de plus ajoutée à 
toutes celles du gouvernement; elle montre la fai- 
blesse, la maladresse et la pusillanimité du pouvoir. 
Après le refus des cantons, nous pouvons être entrai- 



1858. 115 

nés dans des mesures, ou dans une guerre dont il sé- 
rail impossible de prévoir les suites. 

La déconsidération est ce qu'il y a de plus grave 
pour un gouvernement ; et celle du pouvoir actuel est 
à son comble. 

Comment ne pas reconnaître l'impossibilité de la 
position où il s'est placé? Il n'y a plus réellement que 
deux partis en France ; le parti parlementaire, et le 
parti de la cour ; l'opposition de toute nuance s'est 
réunie, et le combat doit être décisif et terrible. 

Si les principes deJu'illetne sont pas changés, pour- 
quoi tous les hommes delà Révolution de Juillet sont- 
ils aujourd'hui dans l'opposition? et si réellement les 
sentiments el lés résolutions du pouvoir ne sont plus 
conformes aux principes de Juillet, où va-t-il? — 
Aux coups d'État? Mais il lui faudrait l'épée et la su- 
périorité de Napoléon, pour soutenir son despotisme. 

C'est vers un abîme qu'on marche; et quand il 
restera prouvé au pays qu'une révolution si vantée, 
nulle dans ses résultats, et en dehors de tous les prin- 
cipes, puisqu'elle n'en reconnaît aucun, a été faite 
purement dans l'intérêt d'une famille; oh! alors, mal- 
heur à la dynastie ambitieuse qui a voulu s'établir 
sur des ruines; et qui a trompé et humilié tout un 
peuple avare de son honneur, et fier de ses droits 
qu'on lui dispute!... 

Le cabinet des Tuileries est mal avec toutes les 
puissances du Nord ; et l'Angleterre, son alliée, le joue 
dans toutes les circonstances. Il est brouillé avec la 
Suisse. Il bloque les ports du Mexique; il bloque la 
République Argentine ; il va bientôt être amené peut- 
être à bloquer les ports des États-Unis; et un trône 



XIV. 






iii MES MÉMOIRES. 

entouré d'institutions républicaines, va se trouver en 
guerre avec toutes les républiques de l'univers. 

Qui eût dit cela il y a huit ans, au moment de la 
Révolution de Juillet ; vit-on jamais une situation pa- 
reille? 

Le silence du corps diplomatique au moment delà 
naissance du fils du ducd'Orléans, surnommé le comte 
de Paris, est un avertissement, et une leçon ; les Puis- 
sances ayant voulu prouver par là, que si elles ont 
reconnu le fait, elles repoussent le principe. 

Quand on parle de l'alliance de l'Angleterre et de 
la France, il suffit de voir, pour juger combien peu 
elle est solide, toutes les récriminations et les accusa- 
tions du Parlement anglais, et des feuilles publiques 
contre la France. 

Et pour juger de ses avantages, il faut examiner la 
position si embarrassée, si précaire d'une nation 
tourmentée par ces éléments de discordes et de divi- 
sions qui amènent des ruines ; il faut voir cette nation 
orgueilleuse mise au premier-rang des nations, et des- 
cendue au second, en attendant qu'elle perde ses pos- 
sessions, son empire, sa puissance, ses richesses et 
presque jusqu'à son nom. 

Le bien mal acquis ne profile jamais. 

La mort de Bernadotte, roi de Suède, serait dans 
le moment actuel un événement; car si les souverains, 
par un soin égoïste, ont reconnu le fait dans sa per- 
sonne, ils tiennent aussi par un intérêt personnel à 
maintenir l'intégrité du principe qui assure le trône à 
leurs descendants ; le roi de Suède a cinq fils; mais 
le prince légitime existe ; il est majeur et distingué. 






1858. 



Wo 



\" septembre. 

Voici une note rétrospective qui se rattache à mes 
conversations avec Charles X. À travers plusieurs sou- 
venirs, j'y trouve : 

« Triste et funeste effet de l'influence de l'Angle- 
terre. 

«Loi d'élection indispensable (c'est la vie ou la 
« mort); mais bien dangereuse par ordonnance; faire 
« tout au monde pour l'obtenir de la chambre. 

« Réduire la garde, folie; les gardes du corps et 
« l'état major, à la bonne heure. 

« Système de concession toujours dangereux ; faire 
« ce que l'on veut, et refuser net ce qui ne se peut. 
« En n'étant pas toujours de l'avis des ministres, je 
« ferais moins de concessions. . .. 

« Urgent de faire sortir la chambre de la fausse 
« roule où on l'a poussée, ou laissé s'engager; la 
« chambre ne doit pas administrer ; nous allons bien 
c< mal. » 

Ce que je pense aujourd'hui, je le disais alors ; ma 
politique est invariable, comme mon dévouement. 

« On ne parle presque plus des chasses du Roi ' ; 
« combien il a fallu répéter l'avertissement ; c'est de 
« la cour même que les notes étaient envoyées. 

• Ces chasses, annoncées chaque jour au Moniteur, produisaient un 
fâcheux effet, bien qu'il soit juste de reconnaître que Charles X était 
arand travailleur. 



1 




I 



^m 










». 



116 MES MÉMOIRES. 

« Les chambres donneront bien du mal. Il faut 
« gagner à soi l'opinion, ou bien la dominer et l'on 
« ne fait ni l'un ni l'autre. 

« Les journaux tuent un crédit qu'il faudrait fon- 
« der à tout prix. On s'est moqué longtemps des jour- 
« naux ; qui avait tort de reconnaître et de craindre 
« leur influence? Combien il est triste d'avoir tou- 
« jours raison aux dépens du trône ! » 



LETTRE DE M. *" 



7> septembre. 



« Monsieur le vicomte, 

« Un voyage que j'ai été obligé de faire au Havre, 
« pour mon bagage que j'avais laissé à Londres, m'a 
« empoché d'avoir plutôt l'honneur de vous annoncer 
« que le roi a daigné me nommer chancelier de son 
« consulat général à N 

« Vous ne pouvez penser, monsieur le vicomte, 
« combien de chagrins se sont dissipés par cette nomi- 
« nation, surtout à la lecture d'une lettre très-flat- 
« teuse du ministre. 

a Aujourd'hui que mon existence se trouve brisée 
« dans mes affections les plus chères, je dois la rele- 
« ver plus brillante que jamais par ma carrière, afin 
« de me consacrer au bonheur de ma famille; et être 
« son soutien, si Dieu lui enlevait mon père. 



1858. 



117 



« Je vais partir avec ma sœur aînée ; je me chargerai 
« d'elle jusqu'à son mariage; après quoi, sa cadette 
« la remplacera auprès de moi. 

« Je dois laisser ma procuration générale à un de 
« mes amis, pour me représenter dans toutes les dé- 
« marches que nécessiterait ma position. 

« Mon avocat recevra une lettre pour madame ***, 
« afin qu'elle connaisse mes intentions. 

« Je compte partir dans le courant de septembre ; 
« mes préparatifs me retiennent ici jusqu'à cette 
« époque. J'ose espérer, monsieur le vicomte, quel'in- 
« térêtque vous avez bien voulu me témoigner, depuis 
«que j'ai eu l'honneur de faire votre connaissance, 
« me sera continuée pendant mon absence. 

« Un sentiment bien vif de reconnaissance, et la 
« pensée que je devais répondre à votre confiance, 
« ont été un des grands mobiles de mes actions. 

« Veuillez, etc. » 



LETTRE DE M. DE LOURDOUEIX 



5 septembre. 

« Cher Vicomte, 

« Vous m'avez écrit deux lettres à la fin de Juillet; 
«je les ai trouvées à mon retour le 1 er septembre. 
« Vous aviez oublié que je devais voyager. 

« J'arrive du mont d'Or et de la Haute Auvergne. 
« J'ai trouvé l'opinion fort endormie ; mais convain- 



il 



118 MES MÉMOIRES. 

« eue qu'il y avait impossibilité d'existence pour ce 
« gouvernement. Jamais je n'ai vu plus de mépris, et 
« une indifférence plus dédaigneuse pour le pouvoir; 
« le dénouement de ceci ne saurait être bien éloigné. 

« J'ai visité des provinces foncièrement religieuses ; 
« en général le peuple des campagnes est chrétien 
« dans toute la France, les cités seules sont animées 
« d'un mauvais esprit, et la population rurale compte 
« pour les sept dixièmes dans la statistique de la 
« France. Vous voyez que la révolution parisienne n'a 
« remué que la surface, et que ces gens-là n'attei- 
« gnent pas le fond du pays; ayons donc foi dans 
a notre cause ! 

« Adieu, j'aurais grande tentation de causer avec 
« vous, mais le temps me manque. C'est seulement 
ce un signe de souvenir que j'ai voulu vous donner, 
ce en attendant notre réunion qui approche ; car oc- 
ce tobre vous ramènera sans doute parmi nous. 

« Mille tendresses. » 






LETTRE DE MADAME AMERICA VESPUCCI 



Rio Janeiro, 15 mai. 



"• ce Après un long et pénible voyage, car rien ne m'a 
ce manqué, et la mer m'a horriblement fatiguée, je 
ce suis enfin arrivée ici, où je me sens encore souf- 
ee frante; mais un peu de repos me remettra. 






1858. toi 

« J'ai écrit hier une longue lettre, mais je ne vous 
« l'envoie pas par cette occasion, car je ne connais 
« pas assez le pays pour confier cette lettre au pre- 
« mier venu. On m'assure qu'à la fin du mois, il y 
« aura une très-bonne occasion pour vous écrire ; et 
« je ne la laisserai pas échapper, en vous donnant 
« tous les détails, et en vous racontant tout ce qui 
« m'est arrivé à bord; c'est le lieu le plus infernal 
« du monde pour écrire ; je ne suis pas un moment 
«seule; et quelquefois on m'ennuie bien. Demain 
« je serai à terre, et je m'occuperai surtout de relire, 
« pour la première fois de ma vie, une lettre de six 
« pages, et de la finir une heure avant de vous l'en- 
« voyer... » 






LETTRE 1 

POUR REMERCIER MADAME LA DUCHESSE DE SA1NT-LEU D'UN AVIS QUELLE 
M'AVAIT FAIT DONNER. 

« Comment vous exprimer, Madame, à quel point 
« il m'est doux de vous devoir de la reconnaissance, 
« et combien je suis touché de cette aimable sollici- 
« tude que je dois à une amitié qui m'est précieuse! 

« Je frémis de donner un conseil à une mère que 
« j'adore, et je ne puis supporter l'idée de la voir ex- 
ce posée à un danger que je ne partagerais pas. 

« On est heureux de croire à une Providence qui 



1 Retrouvée ilans mes papiers. 



lit.. ■ 









120 MES MÉMOIRES. 

« veille sur ceux qui la servent; ma mère a tous les 
« charmes du monde, et toutes les vertus des saints; 
«de plus, un caractère bien rare, et une force d'âme 
« peu commune. 

« Mon père qui pour lui, ne craint rien, a infini- 
ce ment de sagesse pour ceux qu'il aime. A l'approche 
« du moindre danger, il exigera que ma mère s'é- 
« loigne. Je le sais de ce malin, et je suis heureux 
« de vous le mander ce soir. Je m'empresserai, dans 
« toutes les occasions, de vous prouver mon entier 
« dévouement ; je serai pendant quelques jours vive- 
ce ment inquiet à votre égard ; mais pour que mon 
« valet de chambre ne s'acquittât pas de la commis- 
ce sion dont l'a chargé notre amie 1 , il faudrait qu'il 
« restât sur la place; il me l'a juré, et cette conviction 
« me rassure. 

« Je reconnais avec gratitude la générosité de vos 
ce sentiments, en voyant que vous voulez bien penser 
ce seulement à mes intérêts. 

ce II est vrai que ceux du cœur me sont bien chers, 
ce Veuillez le croire, madame, et agréer l'hommage 
ce respectueux de mes sentiments invariables. 

ce J'ai craint que vous n'aye» été fatiguée d'hier 
ce soir; j'ose vous demander de vous soigner davan- 
« tage, et c'est avec une véritable impatience que j'al- 
« tends la matinée de la semaine prochaine. 

« Je suis tout triste; Madame de La Rochefoucauld 
« vient d'arriver souffrant beaucoup et elle a trouvé 
« Madame la princesse de R*** avec Hne rechute qui 

1 Madame la comtesse du Cayla. Il s'agissait d'objets d'une grjnde va- 
leur. 



En écrivant au comte Anatole deMontesquiou 1 , un 
mot pour une affaire particulière, j'avais mis deux 
lignes seulement sur la situation actuelle. 

Voici ce qu'il me répond : 



Courlauveaux, 25 septembre. 

« Immédiatement après avoir reçu ton petit mot de 
« réponse, mon cher Sosthènes, je me suis mis à mon 
« balcon politique, pour voir si je démêlerais quelque 
« aspect sinistre, ou du moins quelque teinte sombre 
« dans cet horizon qui t'a si fort inquiété. 

« Mais je t'avoue que j'ai eu beau faire, que j'ai eu 
« beau vouloir, je suis resté dans cette quiétude et 
« dans cette confiance contre laquelle tu résistes tou- 
« jours, quand il me serait si doux de t'y voir prendre 
« part. 

« La cause en est, cher ami, peut-être, à nos lëc- 
« tures des journaux. Le mien marche d'accord avec 
« le gouvernement dont il m'explique et quelquefois 
« me prophétise les actes, et je lui reste fidèle parce 
« qu'il ne m'a jamais trompé. 

1 Mon cousin germain, aussi distingué de manières que d'esprit. 
Toujours amis de cœur, la politique nous a souvent séparés. Sa femme 
est un ange île vertu, possédant toutes les qualités qui charment et vous 
attachent. 



-M 



1858. 121 

« laisse peu d'espoir. Pardon mille fois de mon grif- 
« fonnage, je crains de faire attendre. 

« Vicomte de La Rochefoucauld. » 



122 



MES MEMOIRES. 



« J'en ai quelquefois rencontré d'autres qui ne 
« m'ont pas plu, parce que j'y ai reconnu des erreurs 
« graves, fréquentes et si grossières qu'elles parais- 
« saient volontaires. Je ne lis pas ceux-là ; ils égarent. 

« Du reste, je suis loin de tous les. humains, par 
« conséquent peu averti par eux ; peut-être ont-ils 
« le tort de me laisser ignorer des faits qu'il est bon 
« de connaître. 

« Rends-moi le service, mon cher Sosthènes, de 
« justifier à mes yeux tes appréhensions, pour que je 
« puisse ou les combattre ou les partager. 

« Je n'imagine même pas sur quoi elles peuvent 
« porter dans ce moment. 

« Mille amitiés, etc., etc. » 

En voyant tous les jours à quel point chacun et 
même les plus parfaits se font illusion presque sur 
tout, tant la chose est facile et commune, je m'en ef- 
fraye pour moi-même, et mes efforts constants tendent 
à la recherche de la vérité. 

J'ai répondu à mon cousin : 



28 septembre. 

« Tu as l'esprit heureux, mon très-cher, et je 
o m'en réjouis sincèrement pour toi, car c'est un 
« moyen de se bien porter ; mais d'abord, il me 
« semble que pour y voir clair, ce ne sont pas les 
« journaux de son opinion qu'il faudrait lire uni- 
« quement. 

«Je me rappelle qu'avant 1850, les partisans exa- 
« gérés de la Restauration, aveuglés par leur amour, 
« s'écriaient aussi : tout va bien, en riant dans leur 



1858. 



123 



« sainte quiétude de ceux qui, comme moi, répétaient 
« sans cesse : tout va mal, et voyaient dans la fer- 
« mentation de l'esprit public, comme dans les tirail- 
« lements du pouvoir, des germes certains de disso- 

« lulion. 

a La grande catastrophe est venue décider la ques- 
« tion, et la trancher en trois jours ; ce n'est jamais 
« en vain qu'un gouvernement se met en opposi- 
« tion avec l'esprit et le sentiment de tout un peuple; 
« et la déconsidération dans laquelle il tombe, est un 
« des signes de mort les plus certains. 

« Lés pétitions pour la réforme qui se signent par- 
« tout, et surtout par la garde nationale, te disent 
« assez dans quel système d'opposition entre tout le 
c< pays contre un gouvernement qui, rebelle à son 
« origine, et manquant à ses serments tant de fois ré- 
« pétés, comme à la reconnaissance intéressée du prin- 
ce cipe de la souveraineté du peuple, résiste impru- 
« demment aux conséquences forcées de ses actes. 

« Les procès honteux qui surgissent de toutes parts, 
« et les découvertes scandaleuses qui se font chaque 
« jour, ne peuvent contribuer à donner au pouvoir 
« une considération qui lui est indispensable. 

« Toutes les oppositions réunies en un faisceau re- 
« doutable pour combattre le pouvoir, les Chambres, 
« la lutte entre le pouvoir royal et le pouvoir popu- 
« laire rendu imprudemment si puissant, et tant de 
« choses que je pourrais ajouter, si j'en avais le temps, 
« il mesemble qu'en voilà assez pour ne pas dormir 
« si tranquillement sur les deux oreilles. 

« Toutes les provinces mécontentes d'une cenlrali- 
« salion qui les écrase; un terrain qui tremble, et les 



l-2i MES MÉMOIRES. 

« bruits sourds et précurseurs d'une immense érup- 
« tion : 

« Voilà pour la situation intérieure. 
« Si nous jetons les yeux sur l'étranger; qu'y ver- 
« rons-nous? 

« Toutes les puissances du Nord supportant un 
« pouvoir qu'elles ont reconnu en fait; mais qu'elles 
« ne perdent pas une occasion d'humilier, pouvoir 
« qui grince les dents en chien faible et hargneux:, 
« mais qui n'a ni la puissance, ni le courage de mor- 
« dre; la guerre partout prête à éclater; enfin une 
« simple étincelle pouvant allumer un vaste incen- 
« die, et quelles'en seraient les suites!... 

« Avant tout, l'alliance perfide et funeste de l'An- 
« gleterre, plus redoutable comme alliée que comme 
« ennemie. 

« L'agitation partout ; l'inquiétude dans tous les es- 
« prits; des fantômes qu'on ressuscite à plaisir; tous 
« les rouages du gouvernement paralysés. Partout un 
« pouvoir qui craint et qui n'ose. J'en appelle à l'ave- 
« nir, très-cher, pour décider entre nous. 

« En attendant, excuse mon griffonnage, et ce que 
« tu appelleras mes rêveries; elles partent du moins 
« d'un cœur français avant tout. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



« P. S. J'ajoute un mot pour te dire, très-cher, que 
« personne plus que moi ne comprend toutes les opi- 
« nions. 

« Si je voyais mon pays heureux, honoré et tran- 
« quille, je me résignerais en silence.» 



1858. 



125 



II 






29 septembre. 

Deux femmes peu honorables vinrent dernièrement 
pour accoucher, chez une sage-femme que connaît la 
personne dont je tiens ce fait : 

« Nous ne pouvons garder nos enfants, lui dirent- 
« elles, arrangez-vous en conséquence. » 

La sage-femme, fort occupée, donne à son mari 
la commission d'aller les déposer à la porte de l'hos- 
pice, de sonner avec force, et puis de se sauver, à 
cause des nouveaux règlements l . 

Mais dans l'instant où ce brave homme arrivait au 
tour, un autre enfant venait d'y être déposé, et l'on 
avait fui adroitement. Le mari malencontreux et peu 
rusé fut pris, lui, sur le fait. —«Ah! monsieur, 
« lui dit-on, non-seulement vous allez emporter les 
« deux enfants que vous prétendiez laisser ici ; mais 
« vous allez encore emporter celui-ci que vous avez 
« déposé tout à l'heure. » Ce fut en vain qu'il essaya 
de prouver qu'il avait amené seulement deux enfants; 
force lui fut de s'en aller avec les trois sur les bras. 

On juge de l'étonnement et du mécontentement de 
la sage-femme en voyant revenir son mari chargé d'une 
si nombreuse famille. Cependant, comme tous deux 
sont de braves et bonnes gens : — « Allons, dit-elle, 
« commençons par nous occuper de ces malheureu- 
« ses et innocentes créatures qui n'en peuvent mais ; 
« je m'en vais les changer de linge promptement, et 
« leur donner ensuite à boire. » 

1 Ces règlements ont supprimé les leurs. 



126 MES MÉMOIRES. 

Aussitôt fait que dit ; mais en déshabillant l'enfant 
qu'on avait forcé son mari à recevoir, la sage-femme 
trouve, à sa grande surprise cent mille francs en bil- 
lets de banque placés dans les langes de cet enfant. 

Celte excellente femme n'a rien de plus pressé que 
de courir à l'hospice raconter tout ce qui s'est passé. 
On lui déclare que l'argent lui appartient ; mais à la 
condition de se charger de l'enfant et de l'élever. 

Par reconnaissance pour le ciel et par bonté d'âme, 
ces braves gens ont aussi gardé les deux autres en- 
fants, afin de les soustraire à l'affreuse position qui les 
attendait. 



L'affaire suisse finira par s'arranger sans une 
guerre à laquelle je n'ai jamais cru, grâce aux ef- 
forts tentés auprès du jeune prince Louis-Napoléon 
pour l'engager à quitter la Suisse, afin d'éviter de le 
rendre responsable des malheurs qui adviendraient 
à sa patrie primitive, comme aussi à sa patrie adop- 
tive, s'il persistait à rester dans la résidence qu'il 
s'était choisie. 



J'avais depuis plusieurs années entendu parler d'ex- 
cellents voisins qui habitent à C***; mais peu avide de 
nouvelles connaissances, je n'avais rien fait pour me 
rapprocher d'eux. 

Dernièrement j'avais été dîner à Essauges l , et dans 
la soirée je parlais précisément de madame la baronne 

1 fieau château appartenant à M. le comte de Guéhéncuc. 



1858. 127 

de Chaubry à madame de Montville 1 ; la porte s'ouvre, 
et c'est elle qui entre avec ses deux fils; son mari 
qui est juge, retenu par des assises qu'il présidait, 
n'avait pu encore profiter de ses vacances. 

Après des paroles de politesse échangées, je té- 
moignai à madame de Chaubry mes regrets de n'a- 
voir pas encore été la chercher. 

Sa politesse est facile et de bon goût ; c'est une 
femme d'esprit fort instruite et très-distinguée; vouée 
entièrement à ses devoirs ; appréciée de ses voisins et 
chérie autour d'elle. Sa taille est élégante, sa démar- 
che noble, sa figure régulière; ses yeux d'une rare et 
délicieuse expression ; elle s'exprime avec autant de 
grâce que de simplicité. 

En examinant l'expression de sa physionomie, on 
découvre mille qualités attachantes, une imagination 
ardente, une âme forte, aimante, une volonté puis- 
sante, une tête fortement organisée, une grande per- 
. sévérance dans ses résolutions ; de la douceur et de la 
bonté avec une grande chaleur de cœur; souvent de 
la contrainte qu'elle s'impose, ou qu'elle doit aux cir- 
constances ; enfin une raison solide, et une âme pure. 
J'avais fait toutes ces remarques en silence, suivant 
mon habitude, quand une circonstance amenée spiri- 
tuellement par madame de Montville, m'en fit commu- 
niquer avec mesure, une partie, et grand fut l'éton- 
nement de madame de Chaubry de se voir ainsi devinée 
par quelqu'un qui ne l'avait jamais vue. 

Une manière franche sut bientôt bannir tout com- 
pliment, et il me parût que nous nous connaissions 







Pelile- fille île M. de Guéhéneuc. 



128 MES MÉMOIRES. 

depuis déjà longtemps. Une découverte que je fis n'y, 
contribua pas peu. 

Madame de Chaubry est fille de M. Séguier, préfet 
sous la Restauration, et que j'ai beaucoup vu à cette 
époque, lorsqu'il passait une partie de sa vie avec le 
malheureux Blancmesnil, mon ami de jeunesse, dont 
la santé, depuis environ vingt-cinq ans, était entière- 
ment détruite. 

A quelques jours de distance, j'allai faire ma cour 
à madame de Chambry, dans une jolie habitation qui 
a beaucoup gagné, grâce aux soins éclairés de ses 
propriétaires. 

M. de Chaubry était arrivé; c'est un homme bon, 
simple, instruit, et qui me reçut d'une manière toute 
cordiale. Aussi eûmes nous bientôt fait connaissance. 

« — Peut-être, monsieur de La Rochefoucauld, me 
« dit-il tout-à-coup, ignorez-vous la façon assez bi- 
« zarre dont nous nous sommes connus; mais Télé- 
ce vation de vos sentiments, la force et la modération 
« de votre caractère ne me permettent pas d'hésiter à 
« vous l'apprendre. 

« Cette circonstance que je vais vous révéler sans 
« crainte, me rend encore plus heureux de vous rece- 
« voir chez moi ; je faisais partie du tribunal qui vous 
« a envoyé à Sainte-Pélagie ; maisjevouspriede croire, 
« ajouta-t-il en riant, que le minimum de la peine 
« vous fut appliqué. » 

Ma réponse ne se fit pas attendre; il l'avait devinée, 
et depuis ce temps nous sommes les meilleurs amis 
du monde. 

Depuis, un excellent déjeuner a été donné à C..., à 
madame de Montville et au prisonnier. 



1858. 129 

Les hôtes en ont failles honneurs de la manière la 
plus aimable; nous avons ri, plaisanlé; les grilles de 
la prison ont été facilement oubliées, et madame de 
Chaubry qui a un talent remarquable, nous a montré 
des albums ravissants, tout remplis de ses dessins. 



LETTRE DE M. CHAULES DE SCHOULTZ 



Milan, 28 septembre. 



liji 



« Monsieur le vicomte, 

« II y a des personnes dont on peut dire que plus 
« elles se font connaître, plus elles se font aimer. Le 
« nombre en est fort limité ; vous en faites cependant 
« partie. 

a La lettre que je viens d'avoir l'honneur de rece- 
« voir, est une belle inspiration du meilleur des cœurs. 
« Croyez que je sais l'apprécier. Outre qu'elle contient 
« des prédictions aussi sûres que consolantes d'un 
« avenir meilleur, et de bonnes et tranquillisantes 
« nouvelles de l'affaire qui m'intéresse tant, j'y trouve 
« encore avec un plaisir inexprimable, des expressions 
« d'amitié qui prouvent que le temps, l'absence et les 
« malheurs n'ont aucune influence sur vos sentiments. 
« Je ne saurais faire une découverte plus précieuse à 
« mon cœur. 

« Les fêtes sont terminées, et Milan est redevenue 
« ce qu'elle était auparavant. Une plume plus habile 
xiv. 9 



130 MES MÉMOIRES. 

« que la mienne vous fera l'histoire de cette quinzaine 
« si remplie de bruit et de réjouissances ; je ne vous 
« offre que quelques détails peu dignes d'être lus, et 
« sans aucun autre mérite que celui d'être exacts. 

« Royaliste de cœur et par principe, j'aime à voir 
« le trône entouré d'hommages et de gloire; aussi 
« l'impression que fit sur moi l'entrée solennelle de 
« l'empereur me fut-elle pénible. Elle eut lieu le 
« 51 août. 

« Vous aurez déjà appris combien était froid l'ac- 
« cueil que ce souverain obtint de son peuple. Tant 
« de monde et de si faibles applaudissements ! Tant de 
« curiosité et si peu d'affection ! 

« On savait d'avance qu'il en devait être ainsi. 

« L'orgueil des Italiens est depuis longtemps blessé 
« par le joug que leur impose le cabinet de Vienne. 

« La jeunesse et les débris des anciennes révolu- 
« lions espèrent que le jour n'est pas éloigné, où 
« l'Italie saura se faire une existence indépendante 
« de l'étranger. Ils ne rêvent, ils ne parlent que 
« de la monarchie italienne. 

« Les Autrichiens sont craints; ils le savent; mais 
« les Italiens, tout craintifs qu'ils sont, ne les reçoivent 
« jamais dans leur intimité. 

« La nouvelle du prochain couronnement fit oublier 
a la politique. On s'abandonna à l'idée de passer un 
« mois de distractions, plus agréables les unes que les 
« autres. . 

« Milan se promit cent mille étrangers, tout dis- 
« posés à y laisser des sommes assez considérables 
« pour enrichir une grande partie de sa population. 
« Les plus pauvres espéraient des aumônes abondantes ; 



1838. 151 

«les artisans, du travail bien payé; les marchands, 
« des acheteurs sans nombre ; les propriétaires de 
« maisons, des loyers trente fois plus chers qu'à l'or- 
«dinaire; les entrepreneurs de tribunes et de voi- 
« tures un profit inouï; les seigneurs, des fêtes et des 
« avancements ; enfin tout le monde comptait sur des 
« avantages plus ou moins grands. 

« La réjouissance était générale. Il n'y avait pas 
« un quartier, quelque hors du centre qu'il fût, où 
« l'on ne vit des réparations, et des préparatifs. 

«On en était là, lorsque tout-à-coup se répandit 
« la nouvelle que le gouvernement allait anéantir une 
« grande partie de ces espérances, en défendant un 
« aussi considérable concours d'étrangers. 

« Quelques jours plus tard on apprit, ou par des 
« ordonnances affichées sur les coins des rues, ou par 
« des indiscrétions de certains employés de la police, 
« qu'aucun étranger ou Italien d'au-delà du Pô ne se- 
« rait reçu à Milan, à moins qu'il ne fût muni de passe- 
« ports, de certificats, de garanties; de documents 
« enfin auxquels personne n'avait pensé, et que bien 
« peu de gens avaient l'envie de se procurer. 

« Je ne saurais vous rendre l'impression que firent 
« sur l'esprit du peuple ces rigueurs inusitées. On ne 
« savait à quoi attribuer des mesures semblables. Il 
« y en avait qui croyaient le gouvernement sur les 
« tracesd'une vaste conjuration ; d'autres prétendaient 
« savoir qu'on voulait prévenir un congrès, projeté 
« par les organes de l'opposition dans différents pays, 
« et qui devait avoir lieu au milieu des fêtes, sans 
« donner le moindre ombrage, à la police. 

« Je pense pour ma part que les autorités, effrayées 



152 MES MÉMOIRES. 

c< par la crainte de voir le prix des comestibles trop 
« élevé, ne voulant qu'éloigner une foule d'oisifs, 
« se trompèrent sur les mesures à prendre. Le fait 
« est qu'on ferma les frontières à plusieurs centaines 
« de familles distinguées; et qu'on renvoya d'ici une 
« multitude d'étrangers. 

« A celui qui avait un passeport pour voyager en 
« Italie, il fut imposé de continuer son voyage. Qui, 
« venant de la province, n'avait que le visto du consul 
« autrichien de la ville la plus proche, devait retour- 
« ner sur ses pas pour aller demander celui de l'am- 
« bassadeur d'Autriche dans son pays. 

« Le 31 août, la moitié des maisons donnant sur 
« les rues par lesquelles devait passer l'Empereur, se 
« trouvaient vides et à louer. 

« Le gouvernement ordonna, qu'à une certaine 
« heure, toutes les tribunes et tous les balcons vides 
« ou peu garnis devaient être ouverts gratis au public; 
« et celui qui venait de payer vingt francs pour une 
« place choisie, se vit tout d'un coup entouré de gens 
« de la rue. 

« D'après tout cela, vous ne vous étonnerez plus du 
« silence qui régna sur le passage de Sa Majesté. Le 
« cortège me parut plus long que beau. A l'exception 
« des voitures d'Etat et de celles de quelques sei- 
« gneurs fort riches, les autres étaient assez ordi- 
« naires. 

« Les hérauts des villes lombardes et vénitiennes, 
« tout habillés en costumes du moyen âge, et portant 
« l'écusson de la ville qu'ils représentaient, auraient 
« produit un meilleur effet, si on les avait choisis par- 
ce mi des gens accoutumés à monter à cheval. 



1858. 135 

« On regrclla que l'étiquette ne permît pas la pré- 
« sence dans le cortège, des souverains de la Toscane* 
« de Modène, de Parme et de Lucques, qui tous étaient 
« à Milan. Les ministres et les envoyés des puissances 
« étrangères n'y figurèrent pas non plus. 

« Une dame ayant demandé à madame la princesse 
«de Melternich comment elle devait être habillée, 
« et ayant reçu la réponse qu'elle ne pouvait se dis- 
« penser de venir en grande toilette, se rendit au cou- 
ce ronnement en robe de cour. A peine eut-elle pris 
« place dans une des meilleures tribunes, que vinrent 
« s'asseoir à ses côtés deux italiens en redingotte, che- 
« mise rouge, sans cravate, un parapluie à la main, et 
« mouillés des pieds jusqu'à la tète. 

« L'empereur et le vénérable archevêque de Milan 
« remplirent leurs rôles avec beaucoup de dignité. 
«La cathédrale avait été décorée par le fameux 
« Sanquivico. On critiqua le placement des trônes. 
« Les neuf dixièmes du public ne voyaient rien. 
«Rentré dans le château, Sa Majesté fut plusieurs 
« fois appelée sur le balcon par le peuple. 

« Le bal à la cour était très-brillant. Des personnes 
« accoutumées au luxe de Londres et de Paris, 
« avouent n'en avoir jamais vu de plus beau. Il y eut 
« encore là, une scène à laquelle on ne s'attendait pas. 
« Après avoir reçu une foule de dames italiennes et 
« allemandes, l'impératrice fit dire aux dames fran- 
« çaises et anglaises qu'elle était trop fatiguée pour 
« pouvoir continuer la réception, et les pria de la 
« dispenser de la présentation. Imaginez-vous le dépit 
« de ces dames. 

« Le lendemain, on ne parlait que de cela. Les 



f '(:■:! S il 



■ 




154 



MES MÉMOIRES. 



feini 



is voulaient que leurs maris demandassent 
« une réparation éclatante. Il n'en fut rien. 

« Le grand gala à la Scala, offrit un spectacle 
« unique dans son genre. Cette salle, si bien illuminée, 
« si richement décorée, garnie de femmes en toilette 
« choisie, n'aura jamais paru plus belle. Le coup- 
ce d'oeil était superbe. L'empereur fut reçu par le pu- 
« blic avec des applaudissements flatteurs qui démen- 
« tirent la froideur des jours précédents. Sa Majesté 
« s'en alla après l'hymne, et avant le commencement 
« du ballet. On en resta assez surpris, 

« Pour le bal donné à la Scala, par la ville, on distri- 
bua six mille billets. Les messieurs devaient s'y 
« rendre ou en uniforme ou en habit noir, pantalons 
a serrés, et un petit manteau en soie sur les épaules. 
« La fête réussit bien, il me semble ; mais je regrette 
« que Sa Majesté n'y soit restée qu'une demi-heure 
« environ. 

« Sa Majesté fit de même au bal de la noblesse, et 
« manqua tout à fait à celui de la bourgeoisie. 

« Les fêtes publiques étaient ce qu'elles pouvaient 
« être au milieu d'une pluie à verse et sans relâche. 
« La course nocturne n'eut pas lieu à cause du mau- 
« vais temps; et quant aux illuminations, celle sur- 
ce tout de la place du Castello pour laquelle on avait 
« fait des dépenses énormes, elles manquèrent tout à 
« fait. L'eau tombait à torrents, et la boue montait jus- 
ce qu'aux genoux. 

« La grand' messe dans l'immense place du Cas- 
ce tello fit sur moi une vive impression. Qu'il est beau 
« de voir les souverains de la terre, les armées, le 
«peuple prosternés devant le même autel, priant le 



1858. «W 

« même Dieu, et faisant les mêmes vœux d'obéissance 
« et de charité ! 

« Je ne saurais vous rendre la peine que j'éprouvais 
« en voyant l'empereur accompagné d'un cortège bril- 
« lant, à cheval ou en voitures dorées passer à travers 
« les rangs des soldais sans être salué par ces acclama- 
« tions qui prouvent l'amour des sujets, la sagesse et 
« la bonté du souverain. 

« L'amnistie est digne de ce bon prince; malheu- 
« reusemcnt, il a déjà transpiré, parmi le peuple, que 
« la police a reçu une liste toute remplie d'excep- 
« tions. 

« Mademoiselle Mars vient de quitter Milan. Elle a 
« donné douze représentations sur trois théâtres; mais 
« les Milanais n'ont pas su l'apprécier.» 









Mon père me racontait hier un fait curieux et qui 
jette une triste lumière sur le caractère du prince 
de Talleyrand. 

C'était sous Napoléon. 

M. le comte île Montesquiou sortait du château, et 
il rapporta sur-le-champ à mon père la scène dont il 
venait d'être témoin. 

Napoléon revenait d'Espagne, où, comme on le 
sait, la campagne n'avait pas répondu à ses espé- 
rances. 11 s'approcha fort courroucé de M. de Talley- 
rand. 

« — H est bien bizarre, dit-il, que vous vous soyez 
« permis, pendant une expédition que vous m'avieï 
« conseillée, de la tourner en ridicule ; vous ne sau- 



136 



MES MÉMOIRES. 



« riez le nier ; car j'ai conservé toutes vos correspon- 
« dances, lettres et rapports. » 

M. de Talleyrand baissait les yeux et gardait le 
silence. 

« — Nierez-vous aussi, continua Napoléon, que 
« vous m'ayez conseillé la mort du duc d'Enghien? » 

M. de Talleyrand resta muet, avouant ainsi la vérité 
des allégations de l'empereur. 



LETTRE DE MADEMOISELLE RIIODA TOOKE 

A LAQUELLE JE PORTE UN INTERET AUSSI GRAND QUE JUSTIFIÉ, DEPUIS QUE 
JE L'AI TENUE SUR LES FONTS DE BAPTÊME, QUAND ELLE AEJURA LA RELI- 
GION PROTESTANTE, POUF, ENTRER DANS LE SEIN DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 



Candili, 14 septembre, Asie. 



« Combien je vous remercie, monsieur le vicomte, 
« de la confiance dont vous voulez bien m'honorer! 
« Tout ce qui vous touche m'intéresse vivement ; et, 
« si mes vœux étaient exaucés, rien ne manquerait à 
« votre bonheur. 

« Mais j'aime à croire que vous êtes bien près 
«d'être véritablement heureux; la haute et réelle 
« philosophie qui respire dans vos lettres, me prouve 
« que vous savez au moins où se trouve celte indépen- 
« dance morale qui nous met au-dessus des vicissi- 
« tudes de cette vie, et à l'abri de ses orages. 

« Pour en parler aussi bien que vous le faites, il 
« faut avoir éprouvé ses incomparables effets ; et dès 






! 



1858. 



157 



« lors, je n'ai plus qu'à vous souhaiter d'en compren- 
« dre chaque jour davantage la sublimité. 

« Votre manière d'envisager l'avenir me paraît 
« aussi juste qu'en dehors des idées rebattues, et je 
« ne serais pas étonnée que l'Orient fût le premier 
« à réaliser vos prévisions. 

« De grandes idées, ou du moins des idées d'in- 
« novation sont conçues par un souverain assez au- 
« tocrate pour les faire exécuter en dépit de l'opi 
« nion religieuse (la seule publique chez les Turcs). 

« Mais, froissant tous les sentiments des exécutants 
« comme des exécutés, on les exaspère, on les excite, 
« on provoque jusqu'à des révoltes de femmes ; on 
« fait allumer des incendies (manifestation de l'opi- 
c< nion en Turquie) ; on affaiblit un pays où trop de 
« rites mettent déjà le désaccord ; et l'on ne pense 
« pas à se défendre de cette hydre formidable : l'in- 
« fluence russe. 

« Je pourrais vous citer des exemples de ses rami- 
« fications, surtout chez les Grecs. La Turquie telle 
« qu'elle est serait un ouvrage précieux pour l'Europe, 
« jusqu'à présent complètement induite en erreur 
« par toutes les relations fantastiques de ceux qui 
« craignent, je crois, de n'èlre pas lus s'ils ne fai- 
« saient un Orient magique. Constantinople me sem- 
« ble pourtant assez curieuse. » 



RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 

c< Vous me jugez trop favorablement, ma chère 
«Rhoda; j'ai cette foi des premiers chrétiens qui 






1.Î8 



MES MEMOIRES. 



« les portait à mourir pour elle ; mais je n'ai ni leur 
« force ni leurs vertus ; priez pour moi, et que Dieu 
« protège les nouveaux et importants établissements 
« que bientôt vous allez être appelée à diriger ! 

« Vous devez vous armer d'avance contre les ob- 
« staclcs que vous rencontrerez ; qu'ai-je dit? peut-être 
« aussi avec le temps devez-vous vous attendre à des 
« persécutions. 

« Ce n'est pas votre sultan que vous aurez à redou- 
« ter. Doué d'un grand caractère, comme d'une per- 
ce sévérance invincible, ce souverain 1 semble avoir 
« la volonté forte d'arracher par tous les moyens 
« possibles les peuples qui lui sont soumis, aux lénè- 
« bres qui les couvrent. 

« Mais c'est l'ambition du czar que je redoute pour 
« vous; et je vois devant moi avec indignation la mal- 
ce heureuse Pologne qu'il veut arracher à la foi de 
<c ses pères, pour la tenir plus sûrement dans l'escla- 
cc vage qu'il prétend lui imposer. 

« Il convoite Conslantinople, et n'attend que l'oc- 
« casion de s'en emparer ; mais que peuvent les ef- 
« forts des hommes contre le seul arbre de la Croix, 
« plus puissant que toutes les puissances de la terre ! 
a C'est là l'espoir du chrétien, et je vous félicite 
« bien sincèrement d'être appelée par le ciel à arra- 
« cher les esprits à la barbarie, comme au triste 
« aveuglement qui vous entoure. 

« Inspirez une religion forte et éclairée, disposée 
c< à lutter avec calme et sans effroi. J'ai toujours 
« pensé que c'était par l'éducation des femmes qu'il 






1 Mahmoud, le rcforniaïdur; 



1858. 139 

« fallait commencer la réforme de la société ; leur 
« influence étant aussi immédiate que douce et per- 
« suasive. Courage donc! et à l'œuvre dès que vous 
« le pourrez 1 ! 

«Recevez, etc. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 

4 C'était une maison d'éducation que mademoiselle Tooke était ap- 
pelée à diriger. 






CHAPITRE Y 



La commission scientifique faisant partie de l'expé- 
dition de Y Astrolabe et de la Zélée propose d'établir 
une colonie pénitentiaire au Port-Famine (détroit de 
Magellan); ce serait sans danger à cette distance, et 
l'on parviendrait ainsi à détruire ces bagnes, la honte 
et le fléau de la société ; mal puissant contre lequel 
je ne cesse de prolester. 

On s'afflige de la corruption de la société, et l'on 
rejette sans cesse dans son sein une nuée de scélérats 
qui la pervertissent et l'effrayent de leurs forfaits, en 
faisant un fatal enseignement des crimes de tout genre 
et de toute nature. 

L'exemple seul du crime est un mal contre lequel 
un gouvernement sage ne peut trop s'élever; et une 
grande nation ne devrait pas regarder à une dépense 
nécessaire, pour se régénérer et se purifier. 






1858. 



141 



Honneur au ministre qui le tentera avec courage et 
persévérance! Les Français, toujours disposés à adop- 
ter ce qui est grand et généreux, appl audiraient à une 
pareille réforme. 



Ilill 



if 



17 octobre. 

Madame de Milon a trouvé cette note parmi celles 
qu'écrit mon père journellement. Serait-ce une pro- 
phétie ? 

« La philosophie engendra l'Âssemhlée consti- 

« tuante. 

« L'Assemblée engendra la Révolution. 

« La Révolution engendra la Convention et la Ré- 

« publique. 

« La Convention engendra la terreur, la guerre, etc. 

« La terreur engendra le Directoire. 

« Le Directoire engendra l'anarchie. 

« L'anarchie engendra Napoléon. 

« Napoléon, par son ambition, engendra lesBour- 

« bons. 

« Les Bourbons, par leur excès de bonté, engen- 

« drèrenl Louis-Philippe; 

«Louis-Philippe engendra les conspirations, les 
« conjurations, et l'opposition de presque tous les 

« partis ; 

« Celle opposition engendrera de nouveau la Ré- 
ce publique ; 

« La République engendrera un Bonaparte. . . 



142 



MES MÉMOIRES. 



LETTRE DU COMTE ANATOLE DE MONTESQUIOU 

QUI PROUVE QUE L'ESPRIT LE PLUS FIN PEUT QUELQUEFOIS SE LAISSER ÉGARER, 
ENTRAINE PAR UNE IMAGINATION FORT VIVE ET UNE ESPÈCE D'ENTHOUSIASME 
QUI DÉNATURE LES FAITS. JE VEUX, EN LA CITANT, PROUVER MON IMPARTIA- 
LITÉ. L'AVENIR S'EST CHARGÉ DE DÉCIDER ENTRE NOUS. 




15 octobre. 

« Tous ces nuages noirs, si grossis par l'imagina- 
« tion, ont toujours été, non pas bravés par une im- 
« prévoyante sécurité, mais observés par la sagesse, et 
« conjurés par l'habileté. 

« Je n'entrerai pas dans les détails de la position 
« présente; parce que cela nous prendrait trop de 
« temps ; mais le passé qui fut plus difficile, plus com- 
« pliqué, plus gros, offre suffisamment d'exemples 
« qui rassurent. 

« Vois sur quel terrain ruiné se trouve l'opposition, 
« dans quelle attitude gênée, fausse, embarrassée, elle' 
« est placée par la grande habileté d'un pouvoir qui, 
« ne donnant jamais de prise sur lui, ne laisse pour 
« ressource à ses ennemis, que les injures et la calom- 
« nie. 

« Est-ce là ce faisceau que tu nommes redoutable? 

« Tu penses qu'au point où nous en sommes, une 
« étincelle peut allumer un vaste incendie. A cela, il 
« est bien aisé de répondre, mon cher Sosthènes ; de- 
« puis 1850 les étincelles ont-elles manqué? 

« La Belgique, Alger, l'Espagne, les émeutes, la 
«Vendée, Louis-Napoléon, la Suisse, la Turquie, le 
« Portugal, assurément voilà de terribles étincelles ! 



1858. 143 

« Chacune à elle seule semblait être un incendie ; et 
« tu as vu ce qui en est résulté? 

« La sagesse du passé garantit l'avenir. Un homme 
« s'est rencontré que l'on a surnommé avec raison 
« l 'homme nécessaire ; il a su apaiser, édifier, conte- 
« nir; il a frappé d'étonnemcnt et d'admiration tous 
«les rois, qui se sont sentis rassurés, par lui, sur 
« leurs trônes, que la secousse de 1850 avait ébranlés. 
« Tous l'ont dit, et plusieurs de ces rois l'ont avoué 
« à moi-même ; et tandis qu'en Italie et dans le midi 
« de l'Allemagne, je recueillais ces admirables éloges, 
« le roi de Prusse disait à un autre voyageur : « — Le 
« roi Louis-Philippe marche à la tête de la royauté 
« comme à la tète de la civilisation. » 

«Voilà, mon cher Soslhènes, l'admirable spectacle 
« qu'à mon grand regret je le vois méconnaître. 

« Hélas! il n'est que trop vrai, et je ne puis en 
« douter, puisque je l'ai connu par moi-même : 
« après les Révolutions, après ces grands mouvements 
« qui secouent et qui brisent, on est comme ces bles- 
« ses qui restent sur les champs de bataille; et qui 
« troublés de leurs souffrances et de leur disgrâce, 
« croient toujours tout perdu, et doutent longtemps 
« encore, même au milieu des chants de la victoire et 
« de ses preuves les plus évidentes. 

« Mon cher Sosthèncs, si je parle ici de victoire, 
' « éloigne, je te prie, toute fausse interprétation, toute 
« mauvaise pensée. 

« Si je suis dans des rangs heureux, et si je parle 
« de triomphe, c'est parce que je suis dans ce que l'on 
« peut appeler le parti social ; dans celui qui combat 
«sans relâche l'anarchie; et qui naguère, par la 



144 MES MÉMOIRES. 

« bouche du duc de Broglie, à la tribune, se vantait 
« d'avoir muselé le monstre. 

« Ah ! que je voudrais, comme gage de mon amitié 
« sincère autant que prouvée depuis longtemps, pou- 
ce voir te communiquer un peu de ce calme né en moi 
« de l'expérience, et d'une observation assidue. 

« Quand tu le voudras, quand quelque monstre vers 
« l'horizon fera naître encore ton inquiétude, avertis- 
ce moi, montre-le-moi ; à nous deux, avec de bons 
a yeux, placés dans des positions si différentes, il est 
ce impossible que nous n'y voyions pas clair, assez pour 
« dissiper les illusions et distinguer la pure vérité ! » 



RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 

ce Deux mots seulement, cher ami ; et puis j'en 
ce reste là de notre correspondance, espérant bientôt 
ce te voira Paris où je vais passer huit jours, pour la 
ce rentrée de mes enfants. 

ce Que je te dise d'abord à quel point ton amitié me 
ce touche! C'est une douce et vieille habitude d'en- 
ce fance, à laquelle je tiens plus que je ne te puis l'ex- 
cc primer. 

ce Mais que tu me connaîtrais peu, si tu pouvais 
« croire que jamais un sentiment personnel, quel qu'il 
ce fût, un retour chagrin vers le passé, pussent avoir 
ce la plus légère influence sur mes sentiments, con- 
ce vidions ou prévisions. 

ce Je mets trop à leur valeur les choses de la terre, 
ce pour y attacher le moindre prix ; ceci dit entre nous, 
« sans hypocrisie ni pédanterie, mon esprit et mon 



1838. 145 

« cœur sont trop éloignés de l'une ou de l'autre, pour 
« qu'on puisse même le supposer. 

« Moi aussi j'ai servi avec un puissant dévouement 
« la Restauration ou plutôt mon pays, mais c'était sans 
« illusions ! et en reconnaissant tout ce que la France 
« devait aux Bourbons pour sa gloire et sa prospérité, 
a je regrettais des fautes, que je cherchais à réparer 
« avec une conscience éprouvée. 

« Depuis 1850, j'ai dit qu'un gouvernement, et 
« surtout un gouvernement monarchique, fondé sur 
« la souveraineté du peuple, la corruption, les décep- 
« lions, l'hypocrisie et le mensonge, ne pourrait du- 
ce rer. Je le répète, en le pensant plus que jamais; et 
« le temps nous apprendra qui a bien vu, do toi ou 
« de moi, cher ami. 

« Tandis que tu ne vois que grandeur, calme et ha- 
« bileté, moi j'entrevois un abîme que l'on semble 
« creuser à plaisir; et je rends assez de justice à ton 
«roi, pour être convaincu qu'il est loin d'être aussi 
« tranquille sur son avenir, comme sur celui de sa 
«race, et sur celui du pays, que ceux qui le servent. 

« J'ai aussi des relations tant soit peu étendues en 
« France et à l'étranger, et les conclusions que j'en 
« tire sont loin d'être les tiennes. 

« Le ciel en décidera ; jamais du moins tu ne me 
«verras conspirer soit en France, soit surtout à 
« l'étranger que je déteste. J'attends avec calme. 

« Toujours, malgré tout, ton ami sincère. 

« Le Vicomte de La Rochefoucauld. » 



10 



140 



MES MÉMOIRES. 



Madame Mariani est l'amie intime de Georges 
Sand. Je venais de lui écrire toute ma tristesse à 
propos du mauvais esprit dont est empreint le der- 
nier ouvrage 1 de celte personne d'un si grand talent. 
La réponse est curieuse : 

« Monsieur le vicomte, 

« J'ai reçu deux fois des nouvelles de notre amie; 
« elle doit être à présent à Barcelone ou à Palma. 

« Je me rendis bien compte de l'effet que produi- 
« rait sur vous sa dernière œuvre , nous en causerons. 

« Moi je copie, pour vous la remettre, une prière 
« composée par elle, qui vous montrera l'état de son 
« âme et vous expliquera bien des choses. Cette prière 
« commence ainsi : — Vous, puissance inconnue et 
« fatale, qui m'avez faite ce que je suis, etc., etc. 

« Que ses vrais amis ne l'abandonnent jamais ! 
« Unissez-vous à moi, monsieur, pour la consoler jus- 
« qu'à ce que Dieu lui vienne en aide ; mais croyez 
« que la mission de ceux qui l'aiment, est toute de 
« charité et d'affection. 

« Sans influence, elle n'en recevra que de plus 
« haut. 

« Je serais fort heureuse, monsieur, de vous voir à 
« votre retour à Paris, et je vous demande de ne pas 
« nous oublier, et d'agréer avec bonté les compliments 
t « sincères et empressés du ménage. » 

* Le Spiridion. 



1858 



147 



LETTRE DE MADAME AMERICA VESPUCCI 

« Avez-vous été assez généreux pour ne m'avoir pas 
« accusée d'ingratitude à cause de mon silence? 

«Ah, si vous m'avez crue capable d'oublier, vous 
a avez eu tort. Vous à Paris, dans un bel hôtel, il 
o vous semblera impossible que moi, pauvre femme, 
« seule dans un pays étranger, et à la tête d'une vaste 
« entreprise, je. n'aie pas le temps de vous écrire 
« quatre mois; eh bien, il en est pourtant ainsi. 

« J'ai l'espoir de réussir; le gouvernement a déjà 
« proposé en ma faveur, non pas comme droit de fa- 
ce mille, mais comme une grâce à madame America 
« Vespucci, un territoire de six lieues, et une pension 
« pour toute ma vie. 

« Mais cela doit passer aux chambres des députés 
« et des sénateurs ; vous pensez ce qu'il faut de peine 
« à une femme étrangère pour avoir la force de con- 
« du ire à bien une semblable affaire. 

« Hier on m'a dit : — Madame, vous devez réussir 
« avec un tel courage. 

« Pardon par pitié, je n'ai pas le temps de vous 
« dire un seul mot ni du pays, ni de tout ce que je 
« fais ; mais je vous promets qu'aussitôt mon affaire 
« terminée, je me reposerai en vous écrivant non une 
« lettre, mais un volume. 

« Je suis reçue partout parfaitement. La maison 
« du ministre de France est la mienne, et le baron 
« D***, chargé d'affaires d'Autriche, est vraiment un 



■ 



148 MES MÉMOIRES. 

« père pour moi ; il ne me manque rien ; tout le 
« monde se fait un plaisir de m'obliger ; mais l'isole- 
« ment me pèse. » 



Dimanche, 19 novembre. 

« Eh bien! n'avais-je pas raison d'être inquiète; 
« n'avais-je pas le pressentiment d'un accident? et, 
« chose étrange et cruelle, j'explorais les journaux 
« à l'article Pans, et à celui Nouvelles des provinces, 
« cherchant avec une horrible anxiété le récit de quel- 
ce que accident, et de quel genre? la mort peut-être ! 
« car on ne met guère que cela dans les journaux. 

« Je me proposais d'écrire à Paris pour qu'on allât 
« s'informer de vous, rue de Varennes; et puis je me 
« suis bien promis de m'abonner l'année prochaine au 
« journal La Marne. 

« Pourquoi ne pas vous être fait saigner? Il me 
« semble qu'une pareille chute le demandait. Vous 
« n'êtes pas un sylphe, après tout; et il peut y avoir 
« danger pour vous à tomber aussi rudement. 

« Ce bon cheval, comme je l'aime ! et comme aussi 
a je voudrais lui donner une bonne petite caresse 
« bien douce ! 

« J'admire aussi votre caractère généreux de l'a- 
„« voir consolé, au lieu de le gronder. Il était là 
« tout chagrin et tout honteux, n'est-ce pas? Je le 
« vois d'ici, n'osant se relever sans votre permis- 
ce si on. 



1858. 149 

« Diles-moi si je dois envisager votre cliule comme 
« un accident arrivé ou un danger évité : parce que, 
« voyez-vous, j'ai promis trois messes d'actions de grâ- 
ce ces si j'apprenais qu'il ne vous soit rien advenu ; et 
« j'avoue que, si je remercie Dieu mille fois pour 
«une de vous avoir conservé à vos 'amis, j'aurais 
« peine à le remercier de vous avoir fait du mal. 

« Mais le bien l'emporte nécessairement, car lors- 
« que j'ai reçu votre première lettre je me suis trou- 
ce vée si heureuse que vous fussiez encore en vie, 
« qu'il me semblait que c'était assez faire pour nous, 
« et je vous aurais tenu quitte de toute autre chose, 
« même de votre amitié pour moi. 
• ce Je vous écris au son de la musique : c'est aujour 1 
« d'hui la fête du pays, et les garçons du village, 
c< musique en tête, viennent m'apporter une énorme 
« brioche, surmontée d'un aussi énorme bouquet. 

ce Adieu, mon cher vicomte; je suis bien fatiguée, 
ce quoique jamais lasse de vous écrire. » 



. Triste résultat que je prévoyais en ayant tout fait 
pour l'éviter. , 

Madame ***, dont le sort m'avait vivement inté- 
ressé, a fini par rompre avec son mari. En la blâ- 
mant, il est impossible de ne pas la plaindre. 

Yoici l'extrait de la lettre qu'elle m'a écrite : 










1 






150 



MES MÉMOIRES. 



Mardi. 

« Ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire est 
« juste, mais un peu sévère ; pas de pardon ! ah ! mon- 
« sieur le vicomte; j'en conviens, ma conduite ainsi 
« vue ou expliquée par ceux qui ne veulent y donner 
« que des torts, doit paraître telle que vous la jugez. 

« Ma justification ne sera pas longue. 

« Je me reconnais des torts ; oui certes j'aurais dû 
« avoir le courage d'attendre; mon caractère n'a pas 
« été assez fort. 



« Malgré tout, la reconnaissance qui est dans mon 
« cœur ne s'éteindra jamais; j'ai pour mes bienfai- 
« teurs, tout le dévouement possihle d'une pauvre 
a femme ; mon sang, ma vie ; tout. Si un jour ou 
« l'autre vous pouviez en juger, je le voudrais ! sur 
« un mot, sur un geste, je serais là. 

« Votre nom, je ne l'oublie jamais dans ma prière : 
« je suis si malheureuse d'ordinaire, dans les person- 
« nés que je devrais aimer ! 



.:' 



« Si par malheur je ne vous avais pas rencontré 
« sur mon chemin ; et si au lieu de cela j'avais été 
, « obligée de m'adresser à d'autres, comme il y en a 
« tant, hélas! que me serait-il arrivé? 

« Une femme ne peut aimer l'homme qu'elle n'es- 
« time pas ! 



18 58. 



151 



« Je sais maintenant tout ce qu'il faut qu'il y ait 
« dans ma conduite de tenue et de réserve, afin de 
« prouver ce que je dis, et j'y tiens trop, pour ne pas 
« le faire. Je suis chez de bien honnêtes gens ; j'y ai 
« vécu retirée et seule, ils m'aiment. 

« Je serai tranquille et heureuse, si je puis de nou- 
« veau avoir encore pour moi votre bonté; si vous me 
« dites : Oui, il y a peut-être pardon à donner. 

« Ma lettre est déjà trop longue, pardon ; mais il 
« fallait bien vous dire tout. 

r Adieu, monsieur le vicomte. Voici ce que j'avais 
a à vous confier ; je ne me serais pas décidée sans de 
« fortes raisons à encourir votre blâme. Jugez-moi, 
«avec indulgence, monsieur le vicomte; j'attends 
« avec impatience. » 






RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 



« Il est telle conduite, madame, qui malheureuse- 
ce ment, et surtout après les antécédents, reste sans 
« excuse. 

« La reconnaissance seule pour les personnes qui 
« vous avaient témoigné un si bienveillant intérêt, 
« aurait dû être un obstacle insurmontable à l'oubli 
« de toutes les convenances. 

«Vous marchiez sur un terrain difficile, je l'avoue; 
a mais pourquoi vous jeter dans toutes ces vaines ré- 
« criminalions? 




! 



152 MES MÉMOIRES. 

« Si votre conduite eût pu s'excuser, eussiez-vous 
« pris un parti si grave sans consulter ceux à qui vous 
« deviez tout ! 

« Il ne me reste, madame, qu'à vous plaindre, à 
« gémir et à me taire. Dieu vous vienne en aide! Je ne 
« refuse point de lire les lettres que vous me ferez 
« l'honneur de m'écrire ; mais sans m'engager toute- 
ce fois à y répondre. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



Il y a trois semaines, M. Arago nous confia qu'il 
savait avec certitude, qu'il y avait déjà à Paris de 25 
-à 27,000 signatures pour la réforme électorale. 

L'adhésion deviendra trop imposante, pour qu'il 
soit possible au gouvernement de reculer davantage 
devant la nécessité de prendre un parti. 

Le pouvoir voudrait modifier le ministère ; mais le 
difficile c'est d'y arriver sans une dislocation com- 
plète. M. de Salvandy, dont on voudrait se débarras- 
ser, restera homme d'esprit et d'honneur après comme 
avant. 

Aujourd'hui chacun aspire à un ministère, sans 
s'inquiéter en rien des qualités, du talent et des con- 
naissances nécessaires. 

La session se prépare d'une manière orageuse ; et 
je doute qu'on parvienne à apaiser les germes d'agita- 
tion qu'elle porte dans son sein. 



1858. 155 

Les députés sont entre deux craintes : celle du pou- 
voir et celle de la nation ; mais les gouvernements 
s'en vont, et la nation demeure ! 



Je fis il y a un mois une course à trois lieues de 
Montmirail, et je dus à un pur hasard, la découverte 
d'une manufacture qui, établie depuis deux ans, fait 
déjà un commerce de 2 à 300,000 fr. par an, et em- 
ploie cent ouvriers. 

Grâce à cette manufacture, une heureuse aisance 
se répand dans toutes les familles; et des milliers 
d'aunes de tissu pour faire des bretelles, partent cha- 
que mois de Vieux-Maisons, pour les pays étrangers, 
surtout au delà des mers. Il serait impossible de voir 
de plus jolis dessins, et des couleurs mieux assorties, 
grâce aux soins éclairés de l'inventeur, M. Y"* natif 
du pays, et fils d'un ancien et brave lieutenant de 
gendarmerie. 

C'est lui-même qui a fait confectionner tous les 
métiers sous ses yeux, en donnant les modèles : il 
a déjà des métiers qu'une seule personne fait mou- 
voir, et qui façonnent à la fois huit tissus composés 
d'un fil de caoutchouc, recouvert de soie, et qui de- 
vient élastique une fois que le fer des repasseuses a 
passé dessus. 

M. V*** a fait preuve aussi de bon goût en associant 
à ses travaux une jeune femme raisonnable, active, 
vraiment charmante et que toutes les personnes qui 
la connaissent aiment, estiment et apprécient. 




154 



MES MEMOIRES. 



Montmirail, 20 novembre. 

Mes chasses sont une distraction utile à mon esprit, 
et un exercice nécessaire à ma santé. 

Je parlerai seulement de deux de ces- chasses qui 
ont été remarquables, passant sous silence les san- 
gliers, les chevreuils, les renards, et même les lièvres 
que nous rapportons presque chaque fois. 

J'ai chassé deux fois au moins, par semaine, pen- 
dant quatre mois, au hasard, avec un petit cheval 
sans pareil, que j'ai ramené de Saint-Sauveur ; infati- 
gable, faisant quelquefois jusqu'à dix-huit ou vingt 
lieues, presque toujours dix, douze ou quinze ; ai- 
mant la chasse à la folie; ayant l'oreille infiniment 
fine; me ramenant aux chiens quand je les perds, et 
retrouvant toujours son chemin même quand moi je 
ne le reconnais pas ; intelligent, vif, doux aux chiens 
et aux hommes, et faisant son affaire si parfaitement, 
qu'il fait l'admiration de tous les gardes qui le voient, 
comme de toutes les personnes qui chassent avec 
moi ; ne relayant et ne découchant jamais, quelle 
que soit la retraite. 

Mais aussi comme je le soigne; je ne lui demande 
que ce qui est nécessaire; et dès qu'il y a un moment 
d'arrêt, je descends pour le débarrasser de mon 
poids ; et il repart aussi gai que s'il n'avait rien fait. 



La première de mes chasses, car je dois y revenir, 
est celle de laSaintHubert, quenous allâmes faire dans 
le bois de Vieux-Maisons; appartenant à M. le baron de 
Ladoucelte, qui avec infiniment de complaisance m'a 



1838. *t& 

permis d'y chasser. C'est à quatre bonnes lieues de 
Montmirail, et à une de Vieux-Maisons. 

On nous donna au rapport un énorme sanglier, pe- 
sant environ deux cent quatre-vingts, et une compa- 
gnie. 

La brisée était bonne ; deux vieux chiens prirent la 
piste sur-le-champ ; le gros sanglier fut attaqué; on 
découpla le gros des chiens, et un bruit de chien 
magnifique se fit entendre ; une bête de compagnie se 
mit à la suite du monstre ; huit coups de fusil ne 
purent coucher le sanglier par terre, ou plutôt, s'il 
tomba, comme il est probable; il devint le butin de 
méchants braconniers qui nous suivaient, que nous 
entendîmes parler, que nous vîmes paraître un mo- 
ment, puis tout à coup disparaître, et enfin que nous 
ne pûmes jamais joindre. 

Tous les chiens, à l'exception de deux, tournèrent 
sur la bête de compagnie, qui après avoir été chassée 
près de quatre heures et avoir pris plusieurs petits dé- 
buchers, tenta enfin un grand parti et débucha vers 
Nogent. 

Les chiens la poursuivaient avec un acharnement 
que redoublait sa vue à quinze ou vingt pas d'eux, 
parfois même moins ; et plusieurs fois ils l'attei- 
gnaient et la faisaient crier. 

Le sanglier était sur les fins, quand un garde 
croyant bien faire, et craignant qu'il n'atteignît les 
bois, et qu'on ne finît par le perdre à la nuit, le tua 
au nez des chiens, d'un coup de fusil. 

J'aurais voulu le ramener vivant afin de le présen- 
ter pour mari à deux jeunes laies que j'élève avec 
soin, pour en tirer race. 




156 



MES MEMOIRES. 



. Nous rentrâmes triomphants à Montmirail, vers 
neuf heures, après avoir dîné à Vieux-Maisons ; maître, 
gens et bêtes en avaient grand besoin, et l'avaient 
bien mérité. 



La seconde chasse ne fut pas moins jolie ; mais d'un 
autre genre. 

A la première, je m'étais un peu perdu, séparé 
tout à coup des chiens, après les avoir longtemps sui- 
vis par un fourré épouvantable où j'avais failli m'em- 
bourber. 

Cette fois nous étions à la Couvcrserie ; ce fut un re- 
nard qu'on lança ; j'avais donné ordre de tirer; et on 
le fit promptement passer de vie à trépas ; un second 
passe à trente pas, je le tire ; il roule ; je ne redou- 
ble pas mon coup, et je le regarde, sans me presser 
de le ramasser. 

Il reprend ses sens, se relève et bonsoir. On sonne 
force appel ; trois gardes portent trompe ; mes chiens 
arrivent et empaument la voie. 

Le renard élait tellement énorme, qu'on le prenait 
partout pour un loup. Après s'être fait battre près 
d'une heure dans le bois, il débuche ; et la tête per- 
due, enragé par la souffrance, il va droit devant lui, 
passe de remise en remise, et traverse une plaine. 

Tout le monde était dispersé; moi-même un mo- 
ment je n'entendais plus rien; les chiens avaient été 
longtemps à trois pas du renard. 

Un de mes chiens rempli d'intelligence vient au 
devant de moi ; 

« Allons, Pomponne, où sont tes camarades? » Il 



1858. 157 

me mène droit à une remise qui était près de moi ; 
deux autres chiens en sortent ; j'entends grogner. 

Je descends de cheval ; j'entre dans un épais fourré, 
et je trouve mon renard plus roide qu'une barre de 
fer; et tous mes chiens couchés autour, attendant leur 

maître. 

Je relève mon renard; je sors du bois; mes chiens 
me suivent; je les couple; mais que faire? Le re- 
nard pesait de vingt-cinq à trente livres. 

Je l'attache derrière mon cheval, dont il bat les 
flancs, sans qu'il ait même l'air de s'en apercevoir, 
ou plutôt de s'en plaindre, tant son intelligence égale 
son bon caractère. 

J'étais à deux lieues et demie environ de l'attaque, 
entièrement égaré, dans un pays que je ne connais- 
sais pas. 

Je remonte à cheval ; je laisse la bride sur le cou 
de mon cheval, et à travers une plaine où il s'enfon- 
çait jusqu'au ventre, il me ramène au lancé. Je re- 
trouvai les gardes qui me cherchaient, Tous ces braves 
gens sautaient de joie en me revoyant. 

Peu de jours auparavant, un autre cheval fit sous 
moi un faux pas, voulut se relever, et retomba de côté 
avec moi d'une telle façon, que je m'en suis senti 
huit jours; mon pied était resté dans l'étrier, qui 
heureusement se détacha de la selle. 

J'ai aussi ramené des Pyrénées cette charmante pe- 
tite bête; et son caractère est si bon, qu'après s'être 
relevée avec vigueur, elle me regardait avec tristesse, 
sans bouger. 







158 



MES MÉMOIRES. 



Le gouvernement, à force d'hésitation, a fait un 
personnage du prince Louis-Napoléon, en le persécu- 
tant, et en le faisant envoyer en Angleterre, où on le 
choie, et où le peuple toujours amateur de ce qui est 
nouveau, le traite en prince. 

Le peuple anglais est si bizarre et si sujet aux en- 
thousiasmes de commande, que quelqu'un me racon- 
tait qu'il fût un temps où l'on y vendait, au poids de 
l'or, une chemise sale de Napoléon. 



Lettre aimable que je reçois de M. Amédée Pichot, 
homme de lettres distingué, qui a donné au public 
une des meilleures traductions de lord Byron. 

Il avait épousé une charmante femme. Quand celte 
jeune personne mourut, encore à la fleur de l'âge, je 
lui écrivis ma sympathie pour un si grand malheur, 
dont j'avais éprouvé moi-même toute l'amertume. Il 
me répondit dans les termes suivants : 



« 27 novembre. 

« Monsieur le vicomte, 

« J'aurais répondu à votre lettre pleine d'amitié, 
« quelque accablé que je fusse de ma douleur ; mais 
« vous m'annonciez votre départ. 
, « Vous avez connu le chagrin ; mais dans le bon- 
ce heur même vous fûtes toujours plus lier d'être 
« aimé que loué. 

« Je ne suis donc pas surpris d'une sympathie 



1838. io9 

« si douce. J'accepte aussi les regrets que vous ex- 
ce primez sur la perle de celle que je pleure; je les 
« accepte sans jalousie, quoiqu'il y ait, vous l'avoue- 
« rai-je, une jalousie de tristesse comme une jalousie 
« de bonheur. 

« Je ne crois pas que tout le monde ait été digne 
« de l'apprécier dans sa grâce, charmant mélange de 
« candeur et de dignité... 

« Je m'estimais de l'avoir pu deviner, au milieu 
ce de la retraite où elle avait passé sa première jeu- 
cc nesse, se doutant peu alors qu'elle aurait de par 
« le monde une réputation de beauté. 

ce Tout cela maintenant n'est plus qu'un rêve ; me 
ce voilà seul avec ce souvenir, qui seul remplit le vide 
ce de ma vie. Par quelle passion, par quel travail 
ce remplacer le sentiment qui m'occupait exclusive- 
ce ment? 

ce Je suis resté, monsieur, depuis trois mois, dans 
ce notre campagne, remuant de fond en comble quel- 
ce ques arpents de terre, à quelques milles du cime- 
ce tière. 

ce Je vais bientôt rentrer à Paris , mais pour n'y 
ce faire que passer et fuir encore. 

ce Je vous écris pour vous remercier, incertain si, 
ce dans ce court passage à travers Paris, je pourrai 
ce vous trouver. 

ce Agréez, monsieur le vicomte, l'assurance de mon 
ce dévouement. » 




*** 



J'avais conseillé à l'intéressante madame B' | 
frappée au cœur par la maladie de sa fille aînée, 



160 MES MÉMOIRES, 

maladie à laquelle les médecins n'entendent rien, de. 
la magnétiser, en lui en indiquant les moyens, et aussi 
de consulter une bonne somnambule. 

Voici la réponse de la jeune fille, qui prouve d'heu- 
reux résultats, et que je transcris ici, comme un tou- 
chant mélange de tendresse filiale, et de renonce- 
ment à l'existence : 



« Monsieur le vicomte, 

« Si je n'avais été si faible, je vous aurais déjà 
« remercié, et dit combien j'avais été heureuse et 
« touchée de vos sages et gracieuses paroles ; croyez 
« que ma volonté, mon bonheur, sont de suivre en 
« tout vos précieux conseils. 

« Oui, le ciel m'a donné un ange pour mère'; et 
« toute ma joie est de tout faire pour elle. 

« Ma santé s'améliore peu à peu ; grâce à vous, je 
« repose depuis que votre dernière lettre a appris à 
« ma bonne mère la manière de magnétiser. 

a Ce moyen réussit à merveille, et ce doux som- 
« meil rafraîchit mon pauvre corps ; si je désire me 
« rétablir, ce n'est que pour ma pauvre mère; car, 
« pour moi , la vie ne m'offre rien qui repose ! 
; « Ce serait donc une belle grâce si Dieu me rappe- 
« lait à lui; monsieur, daignez prier pour moi. J'ai 
« tant de confiance à tout ce qui vient de vous ! ma 
«gratitude vous suivra partout, ainsi que mes sen- 
« timents de respect et de profonde estime. » 






1838. 



llil 



« Monlmirail, 29 novembre. 

11 existe encore dans les provinces des usages pres- 
que cruels, que l'on croirait être un reste des temps 
barbares, et d'autres qui ne sont que ridicules. 

11 est à une certaine distance de Monlmirail une 
commune appelée Le Breuil, où, chaque fois qu'il y 
a une noce, le grand plaisir est de se présenter à la 
porte de la mariée : on la prend de gré ou de force, 
on l'établit sur une herse, pareille à celles qui ser- 
vent pour le blé, et les jeunes gens la traînent par 
les plus mauvais chemins ; plus la malheureuse se 
plaint, plus aussi la joie est grande. 

Il n'y a pas longtemps, un nouveau marié se re- 
tourne, à l'église, après la cérémonie : « — Messieurs, 
« dit-il, ma femme m'appartient maintenant devant 
« Dieu et devant les hommes, et malheur à qui vien- 
« drait troubler son repos ! Je m'oppose à cet usage 
« barbare, et je défends expressément à qui que ce soit 
« de l'essayer. » 

Il fut obéi ; on juge le gré que lui en sut la pauvre 
femme. J'ignore si, depuis, cette coutume brutale 
a repris son cours. 

Dans une autre province, après que les époux 
étaient unis religieusement, un garçon de la noce 
s'approchait furtivement par derrière, et il leur frap- 
pait la tête l'un contre l'autre aussi fortement que 
possible , sans calculer les bosses qui devaient en êlre 
la suite; et plus le choc était violent, plus les assis- 
tants étaient satisfaits. 



XIV. 



H 



162 



MES MEMOIRES. 



Montmirail, 2 décembre. 

J'ai pour habitude, quand je me promène ici, de 
causer avec toutes les personnes que je rencontre; 
d'entrer dans les maisons, et de m'asseoir quelquefois 
au coin d'un feu, que j ai grand soin d'empêcher qu'on 
augmente. 

J'allais voir ce soir le meunier de la Chaussée avec 
sa femme, excellentes gens qui méritent qu'on leur 
rende l'attachement sincère qu'ils nous portent ; j'ai 
guéri de la poitrine le mari condamné par les méde- 
cins. 

Je suis entré ensuite dans une petite chambre, ou 
plutôt une espèce de hutte, où logent une pauvre 
femme bien vieille et bien infirme ; son mari qui 
n'en vaut guère mieux, et leur fille. 

« — Eh bien! bonne femme, comment cela va-t-il 
« ce soir? — Pas bien, monsieur le vicomte; je n'y 
« vois presque plus; oh! si notre brave duchesse 1 
« savait comme je souffre, cela lui ferait bien de la 
« peine ; dites-lui ben des choses de ma part ; mon 
« pauvre homme est par là-bas courant les fermes et 
« les maisons, à la recherche d'un peu de pain. » 

Je ne pouvais arriver plus à propos. 

1 Madame la duchesse de Doudeauville, ma mère. 



1858. 



105 



LETTRE DE M. DE RAVIGNAN 

FRÈRE DU FAMEUX PRÉDICATEUR 

Cette lettre contient quelques renseignements in- 
téressants sur don Carlos. 

Il est malheureux qu'un prince doué de si belles 
qualités n'ait pas reçu en partage tout le caractère qu'on 
lui voudrait. 

Le ciel lui vient en aide en lui donnant pour femme 
un héros. 



« Saint-Laurent, 26 novembre. 

« La position de Charles V en Espagne est aussi 
« bonne qu'elle a jamais été. L'argent, le grand mo- 
« bile de tout, ne lui manque pas. Son mariage, 
« l'arrivée de la reine et du prince des Asturies ont 
ce encore ajouté à la confiance et à l'enthousiasme des 
« provinces dévouées. 

« Le caractère faible et indécis du roi gagnera à être 
« étayé de l'énergie et de la fermeté de la reine. 

« Pendant son séjour à l'étranger, et pendant son 
« voyage pour retourner en Espagne, elle areccueilli 
« la vérité sur les choses et sur les hommes; elle la 
« fera entendre au roi, et c'est bien nécessaire. 

« Les événements stationnent en Espagne, on n'en- 
« {reprendra rien, dit-on, que lorsque la reine aura 
« parcouru les provinces, s'y sera montrée, aura vu 
« par elle-même. C'est ainsi qu'on explique l'immo- 
« bilité du moment. 

« Nous avons été dans de cruelles inquiétudes ici. 



164 MES MÉMOIRES. 

« A Bayonne, les autorités étaient instruites, par le lé- 
« légraphe, de la présence des deux illustres voya- 



« geurs. 



« Il a fallu changer l'itinéraire projeté d'abord 
« pour entrer en Espagne; et cela a exigé un séjour 
« de trois jours, chez ma sœur, à une lieue de chez 
« moi. 

« Enfin, tout s'est arrangé, et le voyage accompli 
« avec succès, mais non sans peine ; ils ont traversé 
« le pays basque sur mes chevaux. » 






Montmirail, 5 décembre. 

Il est ici un homme auquel il ne manque qu'un peu 
de tenue dans les idées, pour se faire une réputation, 
et acquérir une brillante fortune. 

C'est un industriel vraiment doué d'un génie in- 
ventif pour les petites choses comme pour les plus 
importantes; mais malheureusement pour lui et pour 
les autres, il abandonne ses idées, aussitôt qu'elles 
sont conçues, et mises à une première exécution. 

11 en a tout l'honneur; mais comme il est modeste, 
il ne s'en fait pas valoir, et le résultat appartient aux 
autres. Il a de l'esprit, de la loyauté, une imagination 
bouillante, une grande vivacité avec un bon cœur. 

J'ai entrepris, dans son intérêt, de lui donner le 
caractère qui lui manque. 

Il m'avait prié de lui prêter un exemplaire de la 
Gazette, où se trouvait un article de moi. Le soir il me 
le rapporte au salon ; et je le mets dans ma poche. Le 




1838. 105 

lendemain à sept heures, en ouvrant mon journal par 
hasard, je vois écrit au crayon au-dessous de ma signa- 
ture : — Ennemi du roi, de la France et de l'ordre 

public. 

Aussitôt je fais reporter ce journal à M. B*** et lui 
demander si c'est son opinion qu'il a écrite au bas de 
mon article ! 

Dix minutes étaient à peine écoulées que M. B**' 
était chez moi : hors de lui et profondément ému, il 
me témoigna, d'une manière qui me toucha, son in- 
dignation comme son regret. 

« Je n'ai prêté ce journal qu'à une seule personne: 
« c'est le juge de paix; l'insulte est pour moi seul ; 
« et ce coupable abus de confiance ne passera pas ina- 
« perçu. Je cours lui en dire mon avis ; et je ne lui 
« déguiserai pas mon opinion. » 

Je parvins à le calmer, et je lui conseillai de se bor- 
ner à aller chez le juge de paix qui est un assez mé- 
chant homme, et dont mes parents ne sont pas les 
seuls à avoir à se plaindre; à lui demander avec 
calme si c'était lui qui avait écrit ces lignes, en le 
priant simplement de vouloir bien les effacer. 

Je partais pour la chasse, et il me quitta, me pro- 
mettant avant tout d'avoir du sang-froid. Il ne m'a- 
vait nommé le juge de paix qu'après m'avoir fait pro- 
mettre à moi-même de tout ignorer. 

Je rentrais le soir, après une chasse de trois heures 
à la suite d'un chevreuil et plusieurs débuchés à tra- 
vers des pays dont les habitants étaient arrivés tout 
essoufflés à l'hallali, dans une petite rivière entourée 
de prairies. Je fis dire à M. B*" mon retour. 11 arriva 
aussitôt, et me remit cette lettre qu'il venait de m'é- 



. 



166 MES MÉMOIRES 

crire, en me disant que le matin, le juge de paix n'était 
point levé. 

« Monsieur le vicomte, 

« Il faut trop de calme et de modération pour faire 
« ce que vous m'avez conseillé; le mépris est tout pour 
« une offense semblable ; je suis heureux de penser 
« qu'elle m'est personnelle, vu que l'on a eu l'indignité 
« de se servir de moi pour vous adresser, par sur- 
et prise, de pareilles injures. 

« En réfléchissant aux conséquences de cette mysti- 
« ficalion, je crois bien faire en effaçant de ma main 
a cet outrage ; persuadé, monsieur le vicomte, que 
« vous verrez dans cette action une preuve de l'estime 
« et de la haute considération que je vous porte. » 

Je répondis : 

« Je n'ai qu'un regret, je l'avoue, monsieur; c'est 
« que vous m'ayez engagé par ma parole au silence ; 
« j'aurais été moi-même prier M. R*** de vouloir bien 
« effacer, et désavouer ces lignes en ma présence. 

« Moi l'ennemi de mon pays! moi qui l'adore et lui 
« ai tout sacrifié! 

« Au reste ne parlons plus de celte affaire aussi in- 
« digne de vous que de moi; je sais qu'elle vous corn- 
et promettrait encore plus que moi, et que d'ailleurs je 
« me suis lié par ma parole. » 

Je lui donnai la main, et il me quitta en me faisant 
les plus vives protestations, et en m'annonçant qu'il 
romprait définitivement, après avoir exprimé ce qu'il 
pensait de la conduite du fonctionnaire de Louis-Phi- 
lippe. 



1858. 



107 



6 décembre. 
NOTES 

QBE j'Ai PRISES DANS LE TEMPS, ET QUI M'ONT PARU CURIEUSES A CONSERVER, 
SURTOUT A CAUSE DE L'ANALOGIE QU'ELLES ONT AVEC LE MOMENT PRÉSENT, 

« Louis-Philippe d'Orléans, régent de France rêvait 
« pour la première fois l'alliance de la France avec 
«l'Angleterre; c'est-à-dire la corruption déjà con- 
« sommée avec la corruption qui commence. 

« De là, cette époque fatale qui suivit le grand 
« siècle de Louis XIV. La nouvelle génération nia 
« tout; et se crut créatrice de vérités nouvelles, en 
« mettant en doute toutes les croyances; la foi reli- 
« gieuse aussi bien que la foi politique. 

« La corruption fut avec l'orgueil le berceau de 
« cette génération qui ne respecta rien, et brisa les 
« liens de famille aussi bien que les liens sociaux. 

« L'alliance anglaise toujours si fatale à la France 
« fut le principe fondamental de toute la diplomatie 
« de la régence. 

« Nos malheurs, les crimes qui effrayèrent le 
« monde, et les révolutions qui l'ensanglantèrent, en 
« furent les tristes conséquences.» 

Le duc d'Orléans parti de l'idée de concessions et 
de popularité arriva bientôt à l'expression la plus 
centralisée du pouvoir souverain; mais enfin, l'am- 
bition ne l'emporta point sur ses devoirs, et il res- 
pecta les droits du souverain légitime. 

L'honneur fit taire chez lui l'ambition. 




168 



MES MÉMOIRES. 






LETTRE DE M. DE LA N**\ 

« 8 décembre. 

« Je me réjouis en voyant approcher le moment de 
«votre retour. Je suis facile à satisfaire; deux ou 
« trois maisons amies, et le surplus n'est qu'em- 
« barras. 

« Je me suis remis à l'élude de la chimie , ce qui 
« est un peu honteux à mon âge ; mais le goût m'y 
« porte. 

« Avez-vouslu, dans le dernier numéro de la Revue 
« des Deux-Mondes du 1 er décembre, le premier ar- 
« licle : la Vie de Jésus-Christ par Edgar Quinet? 
« vous intéresserait-il, ou la duchesse de La Roche- 
ce foucauld? 

« C'est une lecture fort sérieuse, mais une révéla- 
« lion curieuse de l'état de la théologie en Allemagne, 
« et des aberrations où entraîne la tentative d'y intro- 
« duire et d'y mélanger la philosophie. 

« La première partie, ou l'exposition des idées alle- 
« mandes est faile pour scandaliser jusqu'au vif ; et, 
« tout cuirassé que je me supposais, elle m'a été dé- 
« sagréable. 

« Mais la seconde partie ou la réfutation, guérit les 
« blessures de la première; et elle est écrite dans un 
« bon esprit. 

« L'abbé Lacordaire, effrayé sans doute de cet 
« exemple des Allemands, et de l'exemple plus voisin 
« de l'abbé de Lamennais, a tout à fait résolu de s'en- 
« chaîner lui-même, et d'entrer dans l'ordre des do- 
« minicains. 



1838. 169 

«J'en avais ces jours-ci des nouvelles directes. Il 
« est à Paris dans ce moment occupé à prendre de der- 
« nières mesures; puis il va retourner à Rome faire 
« son noviciat, pour revenir en France fonder une 
« maison de cet ordre, destinée à la prédication cx- 
« clusivement. 

« Adieu, bien cher. Il ne m'est pas besoin de 
« phrases finales, je m'en flatte, pour que vous soyez 
« sûr de mes sentiments dévoués. » 



FRAGMENT DE LETTRE 

p'u.NE FEMME AUSSI SPIRITUELLE QUE BONNE, APRÈS LA LECTURE DE PLUSIEURS 



DE MES AP.TICLES. 



12 ilùcembn 



«Bravo! vicomte, comme c'est vrai, tout cela! 
« On comprend que c'est l'œuvre d'un homme d'un 
« grand cœur dont les convictions et la foi sont pro- 
« fondes; avec quelle véhémence et quelle chaleur 
« d'âme il les professe, et comme on est heureuse 
« d'avoir à apprécier un si noble caractère, et de se le 
« savoir un peu ami ! 

« Voilà deux articles que je lis, et j'en suis chaque 
« fois attendrie; les larmes me viennent aux yeux; 
« c'est un hommage rendu à la vérité. 

« Un écrit sans foi et sans croyance ne ferait pas 
« cette impression ; c'est cette vérité d'âme qui touche; 
« et puis comme il y a toujours une petite pointe 
« d'égoïsme dans l'amitié, après avoir joui des hautes 
« qualités d'un ami, on se prend à penser que dans 
« un cœur si chaleureux, il doit y avoir une large 




■ 




170 MES MÉMOIRES. 

« place aussi pour le dévouement et les nobles et 
« douces affections. 

« De ce dévouement, qu'en ferait-on? rien ,ear il est 
« bien peu de circonstances dans la vie où il soit don- 
« né à l'un de l'offrir, et à l'autre de l'accepter; mais 
« compter un peu sur l'âme d'un ami, n'est-ce pas 
« tout ? 

« L'on peut toujours se complaire à le croire à sa 
« porte, et l'on s'en fait plus heureuse et plus recon- 
« naissante. 

« Voilà comment les gens de cœur sont toujours 
« exploités ! Ils ont à subir les conséquences de celte 
« haute organisation et de cette richesse de sentiments 
«que Dieu a mises en eux; on leur en demande 
« compte, et ceux même qui n'y ont pas d'autres droits 
« que de les reconnaître et les porter à leur valeur, 
« sont parfois les plus âpres à la curée ! » 



LETTRE 

TOUTE BONNE ET TOUT AIMABLE DE MADAME LA BARONNE DE MONTV1LLE l , DATÉE 
DE ROME, ET CURIEUSE PAR LES DÉTAILS QU'ELLE RENFERME, COMME PAR 
SON ORIGINALITÉ. 

« J'espère que vous attendez de mes nouvelles avec 
« quelque impatience; je m'empresse donc de vous 
« dire qu'enfin me voici à Rome; notre voyagea été 
« des plus heureux ; toute la petite colonie l'a sup- 
« porté on ne peut mieux; mes amies ont été bonnes 
« et soigneuses, et l'amitié fait oublier bien des maux.. 

4 Fille d.e la duchesse de Montebello, et femme aussi spirituelle que 
distinguée. 



1838. 171 

«De toute façon, je m'applaudis du parti que j'ai 
« pris; vous devez le comprendre; quelques mois de 
« bon temps, c'est quelque chose dans une vie comme 
« la mienne. 

« Depuis huit jours bientôt que nous sommes ici, 
« les journées entières ont été employées à chercher 
« des logements, sans pouvoir en trouver. 

a Nous venons donc de nous décider à faire un ar- 
« rangement assez mauvais, par lequel nous resterons 
« nos trois mois à l'auberge. 

« Jamais il n'y a eu tant de monde en Italie; tout 
« y est hors de prix, les appartements qui valaient 
« vingt louis les années précédentes, sont loués cent, 
« et tout est dans celte proportion. 

« Jusqu'ici, ce que j'ai vu de Rome n'est pas fait 
« pour monter la lêle ; ses rues sont sales et infectes, 
« ses habitants en guenilles, les maisons dégoûtantes 
« et d'un inconfortable auquel nous ne sommes plus 
a fails '. 

« Florence m'est apparue d'une toute autre façon ; 
«je n'y ai passé que huit jours, et j'ai pleuré comme 
« un enfant en la quittant. On vit là mieux qu'ailleurs. 
« Je ne crois pas que Rome renferme autant de chefs- 
« d'oeuvre que le palais Pilti, et la galerie Médicis à 
« Florence. 

« On devient artiste malgré soi ; les arts s'y montrent 
« si séduisants ! 

« Nous devons aller ce soir chez la princesse Bor- 
« ghèse ; sans doute nous parlerons de vous, je me pro- 
« mets donc une bonne soirée. 









' Jugement un peu sévère. 






I 



172 MES MÉMOIRES. 

« Avant tout, voyez-vous, ni les merveilles de l'I- 
« talie, ni son beau climat ne peuvent remplacer mes 
« amis ; et quand je songe à deux ou trois au plus 
« qui me manquent, mes yeux se remplissent de 
« larmes. 

« Comment ai-je pu être assez folle pour penser, 
« il y a quelques années, à venir seule ici; j'y serais 
« morte de tristesse ; c'est ce que je répète du matin 
« au soir à mes bonnes cousines ; entre elles et moi 
« l'intimité devient chaque jour plus grande ; on est 
« si éclairé qnand on a montré tous ses défauts. 

« Après six semaines de route où l'on ne se quitte 
« ni jour ni nuit, pas un ne peut rester sournoise- 
ce ment caché; je vous dirai que l'épreuve n'a pas été 
« au désavantage de chacun ; voilà du moins ce que 
« tous réunis nous avons décidé l'autre soir, en nous 
« applaudissant du compagnonnage; la petite veuve et 
« moi ne nous sommes pas plus quittées que notre 
« ombre. 

« Elle avait une place de trop dans sa voilure ; donc 
« j'ai déserté la mienne ; rien n'est plus délicieux que 
« de rouler ainsi sur la belle route d'un beau pays. 

« De Gênes à Florence notre enthousiasme allait 
« toujours croissant. Je n'imagine rien de plus en- 
c< chanteur que tous ces bords de la Méditerranée. 

a Pour moi, j'apprécie mieux encore un beau site 
« que tous les beaux tableaux du monde; c'est une 
« jouissance plus vive, plus enthousiaste, plus en rap- 
« port avec mon organisation. 

« Je vous écris à ma fenêtre ouverte; tandis que 
« vous êtes sans doute au coin d'un bon feu; nous 
« avonsjusqu'ici un temps de printemps. On ne ren- 




1858. - 175 

« contre que des calèches découvertes ; les femmes 
a ont leurs vêtements d'été. 

« 11 y a jeudi un grand bal chez le duc Torlonia ; 
« nous comptons y aller. 11 faut voir deux ou trois 
« de ces lanternes magiques, puis se tenir tranquille 

« en famille. 

« Les matinées sont fatigantes quand on veut bien 
« voir; puis l'on n'a pas trop de ses soirées pour ré- 
« sumer ses souvenirs ; nous avons une grande avi- 
« dite de savoir, et nous sommes entourées de guides, 
« d'histoire et de livres de tout genre qui nous aident 
« à passer le temps. 

«Il faut cela en pays étranger, quand on a rom- 
« pu avec toutes ses habitudes. 

« Restant beaucoup chez nous, je crois que le soir 
« nous finirons par recruter quelques personnes de 
« connaissance; sans cela nous deviendrions par trop 
« sauvages. Quatre femmes seraient bien maladroites, 
« si leurs forces réunies n'attiraient point un peu à 
« elles. Madame de G*" est jeune et gracieuse ; je ne 
« dis rien des autres ; vous les connaissez. Que penscz- 
« vous d'elles? 

« Voici un long griffonnage écrit avec une mau- 
« vaise plume d'auberge, dans un salon commun où 
« ies enfants font un tapage d'enfer , on me promet 
« un petit coin à moi, dans trois jours. 

« Attendre jusque-là pour vous écrire m'aurait paru 
« bien long ; excusez donc tous les non-sens de cette 
« lettre en faveur de l'impatience où j'étais de vous 
« dire : je ne suis pas morte. » 






174 



MES MÉMOIRES. 







Un propos officiel tenu ces jours-ci, dans la chaleur 
d'une discussion, par un homme influent et dans l'in- 
Umité de la cour, ne laisse aucun doute sur ses in- 
tentions ultérieures. 

Il s'agissait de la position présente, et de ses diffi- 
cultés. - « Eh hien, dit le personnage en question, 
« si les Chambres vont trop loin, et résistent ouverte- 
ce ment, ou veulent envahir le pouvoir royal l'armée 
« est encore sûre, prête à frapper; avec elle Louis- 
ce Philippe peut faire son 18 brumaire ; la garde na- 
« lionale mise de côté, si elle veut se mêler de gou- 
« verner, restera neutre dans l'action. » 

Le mot est aussi significatif, que l'illusion du gou- 
vernement est grande. 

Toutes les oppositions sont réunies en une seule 
pour le combattre, et tous les hommes qui l'ont porté 
au pouvoir, veulent aujourd'hui provoquer une crise, 
en le poussant dans ses derniers retranchements. 

Le discours de la couronne ne dit rien ; mais le 
moyen de parler au milieu de questions si embrouil- 
lées, quand par la position même, on ne peut prendre 
aucune attitude décidée ni honorable, et que l'on est 
réduH à louvoyer devant les exigences étrangères que 
l'on n'ose ni contredire, ni regarder en face. 

Il faut de la gloire à la France ou une grande pros- 
périté; et jamais on n'humilie en vain les Français; 
il leur faut des lauriers pour supporter l'arbitraire. ' 






1858. 



175 



il 



On racontait dernièrement devant moi, une anec- 
dote curieuse sur Napoléon, et qui avait été apprise 
de madame la princesse de Chimay \ 

«J'étais en visite chez madame la princesse de 
Chimay, disait l'interlocuteur, et elle me montra le 
cabinet de sa maison, rue de Babylone, où Napo- 
léon se traîna à ses pieds en la suppliant de con- 
sentir à l'épouser. Sur son refus positif, il se leva, 
outré de dépit. 

« — Madame, lui dit-il, vous vous en repentirez, 
« et jamais je n'oublierai cet outrage. » — Il a tenu 
parole. 

A quoi tiennent les événements ! Ce mariage eût 
pu changer les destinées du monde. 



J'ai eu l'occasion d'avoir des renseignements sur 
l'esprit de l'armée : souvenir et regret du passé, 
mais obéissant à qui la paye; mécontente, mais 
décidée à frapper sur les agitateurs, et sur tout ce 
qui troublerait l'ordre. Il reste en elle un besoin de 
vengeance intérieur qui se perpétue dans son sein. 

Avant peu, elle sera en opposition avec la garde 
nationale qui se déclare de plus en plus contre le gou- 
vernement; et ce dernier n'aura bientôt plus que l'ar- 
mée à opposer à toute la nation. 

Paris est triste ; une foule de Français et d'étran- 
gers sont en Italie. Les commerçants vendent encore; 
mais ils se plaignent beaucoup de cette aristocratie 

1 Veuve de Tallien. 






176 MES MÉMOIRES. 

bourgeoise, orgueilleuse, vaine, impertinente, et qui 
dépense avec parcimonie, ne songeant qu'à s'enri- 
chir. 

La province souffre; elle est écrasée d'impôts; le 
commerce languit; les actions industrielles sont en 
complet discrédit, et les chemins de fer non achevés 
n'ont enrichi que quelques agioteurs, la calamité du 
pauvre et des États. 

Une telle situation ne peut durer. 

Il y a quelques jours, chez madame Récamier, M. de 
Chateaubriand s'y trouvait comme à l'ordinaire. 

On parla de l'affaire Berryer, et chacun le blâmait. 
Rien ne l'excuse de laisser attaquer ses anciens amis, 
et ses anciennes convictions. 

Hors de la vérité, il n'y a pas de ligne possible. 

La Gazette de France accusée outrageusement dans 
son personnel et dans ses croyances, a répondu avec 
infiniment de mesure. Les principaux personnages 
nommés par l'Europe ont protesté ; ce journal qui a 
disparu pendant trois jours, vient de reparaître ;.mais 
il devra tomber. 

M. de Chateaubriand ne peut pardonner à la Gazette 
ses anciennes critiques, bien que lui-même l'eût atta- 
quée d'abord, ainsi que la monarchie. 

On se rappelle l'opposition du Journal des Débats 
avant 1850. 

La conversation contre l'ordinaire s'animabeaucoup, 
et M. de Chateaubriand paraissait hors de lui ; je sou- 
tenais la discussion avec calme; tout-à-coup sur un 
mot fort simple, M. de Chateaubriand me dit vivement 
et sans réflexion : « — Monsieur, je ne pense comme 



■in 



1858. 177 

« vous en rien, et je ne partage aucune de vos opi- 
« nions. — Monsieur, lui répondis-jc, j'ai connu 
«jadis des personnes qui les partageaient toutes; et 
« comme mon caraclère répond suffisamment de la 
« persévérance avec laquelle j'ai soutenu mes con- 
« vidions ; apparemment ce sont ceux qui aujour- 
« d'hui déclarent ne pas penser comme moi qui 
«ont varié; alors on pourrait les opposer à eux- 
« mêmes. » 

La conversalion dura encore quelque temps sur ce 
ton; enfin comme madame Récamier en souffrait visi- 
blement, je m'efforçai de tâcher d'en adoucir le ton ; 
M. de Chateaubriand fil de même, et il analhématisa 
avec son éloquence habituelle le gouvernement actuel, 
en déclarant ne vouloir participer en rien à la rédaction 
de l'Europe, ni à aucun journal. 






Il 



20 décembre. 

Les artistes me conservent un souvenir qui m'est 
précieux, et m'en donnent tous les jours des témoi- 
gnages honorables. 

Samedi, je reçus de M. Ziégler qui a peint la cou- 
pole de la Madeleine, l'invitation d'aller la visiter le 
lendemain. 

Je m'y suis rendu avec autant de plaisir que d'in- 
térêt. Je trouve que le monument ne représente pas 
assez une église; M. Huvé, l'architecte en a tiré un 
beau parti, mais je blâme le bariolage des marbres 
en petits carrés trop multipliés. 

Le tableau est bien composé, bien dessiné, largc- 

. vu- 12 



178 MES MÉMOIRES, 

ment et hardiment exécuté, sagement conçu sans con- 
fusion ; mais c'est un sujet plutôt historique que reli- 
gieux; et Napoléon, par exemple, place' sur le premier 
plan, occupe le rôle principal. 

En outre, cette peinture manque de vigueur; et le 
ton général en est trop pâle et trop égal. 

Je me suis permis ces ohservalions avec mesure ; et 
M. Ziégler les a reçues, en m'encourageant à les lui 
faire avec une déférence qui me faisait presque re- 
gretter de les lui adresser. 

Je les lui ai offertes comme une preuve de l'estime 
que j'avais pour son caractère, et du mérite que je 
trouvais d'ailleurs à son œuvre. De toute façon, j'ai 
été heureux de faire sa connaissance. 




J'allai, il y a quelques jours, chez madame Mariani 
pour passer la soirée ; je causais avec elle ; il y avait 
beaucoup de monde et une dizaine de philosophes re- 
connus ; nous parlions de George Sand et de son der- 
nier ouvrage. 

« — Savez-vous qui est derrière vous? me dit ma- 
« dame Marliani ; c'est Pierre Leroux, le philosophe 
« renommé du moment. » Je me retournai pour le 
saluer. 

La maîtresse de la maison, personne aussi aimable 
que spirituelle, amie intime de M. Pierre Leroux, ai- 
mant peut-être à lui préparer un triomphe, chercha 
en répétant haut ma dernière phrase à entamer une 
discussion. 

A côté de M. Pierre Leroux était un philosophe arri- 
vant d'Allemagne, qui nous avoua que dans ce pays, 






1 8 3 S . 179 

il y avait maintenant une tendance remarquable vers 
le catholicisme. 

J'hésitai un instant à relever moi-même le gant 
jeté par madame Mariani, et ramassé aussitôt par 
M. Pierre Leroux; mais reculer devant mes convictions 
m'eût paru une indignité dont je me sentais incapable. 
Toute ma crainte était de mal défendre une cause aussi 
sacrée, et de rester au-dessous de mon noble sujet. 

Les plus hautes questions furent traitées pendant 
une discussion qui dura une heure et demie. 

M. Pierre Leroux discute avec esprit, douceur, et 
sagesse ; mais il échappe aux arguments qu'on lui op- 
pose, plutôt qu'il ne les résout. 

Il me paraît décidé à être le créateur d'une philo- 
sophie nouvelle, en dehors du catholicisme, plutôt 
qu'il n'est encore lui-même parfaitement arrêté sur les 
bases de cette philosophie. 

Il voulut d'abord interpréter mes propres doctrines, 
afin de les mieux combattre ; mais je l'engageai pour 
mieux nous entendre, à se borner à se rendre l'apôtre 
de sa propre philosophie, ce qu'il ferait sûrement 
avec un grand talent ; mais en me laissant à moi- 
même, et à moi seul, le soin d'expliquer et de soutenir 
les croyancesfet la foi du catholicisme, niant haute- 
ment toutes les erreurs, ou interprétations que fausse- 
ment on voulait lui prêter ; comme entre autres par 
exemple, de condamner sans examen ni miséricorde tout 
ce qui était hors de son sein, sans faire la part ni de 
l'ignorance forcée, ni de la bonne foi, ni du désir de 
s'instruire, ni aussi d'une vie irréprochable et des 
plus nobles vertus. 

« — Comment, me dit ensuite M. Pierre Leroux, 















180 MES MÉMOIRES. 

« vous voulez que Dieu ail condamné les hommes à 
« croire sans comprendre ce qu'ils voient? — Sans 
« doute, monsieur, et c'est précisément le mérite de 
« la foi. D'ailleurs, que pouvez-vous expliquer ici bas? 
« ne sommes-nous pas sans cesse forces de nous humi- 
c< lier devant celte puissance infinie qui préside à l'ad- 
c< mirable organisation du monde? Bien plus exclusif 
« que le catholique, vous voulez condamner tous ceux 
« qui ne peuvent comprendre; mais les trois quarts 
« et demi du genre humain n'ont pas l'intelligence 
« nécessaire. 

« Tout est admirable, grand et utile dans la religion ; 
« elle est celle du pauvre comme celle du riche; de 
a l'ignorant comme du savant ; et le mérite préci- 
« sèment laissé à la foi, est de croire sans com- 
« prendre. 

« Tenez, monsieur, je vois une vérité qui a traversé 
« le monde ; sans jamais s'altérer, au moyen de tra- 
ce ditions, de patriarches, de pères, de chefs de l'Eglise, 
« et de faits éclatants; je vois s'y rattacher les plus 
« grands hommes, les génies les plus élevés. 

« Dans le paganisme même, les philosophes les 
« plus remarquables sont ceux qui se sont le plus 
« rapprochés, par leurs doctrines, du christianisme. 

« Hors la véritable religion, je ne vois qu'erreurs, 
« ambitions, despotisme, anarchie, mensonge, des 
« philosophes se traînant péniblement à la suite de 
« toutes les ruines, et repoussant toutes les philoso- 
« phies dont ils n'étaient pas les inventeurs. 

« Il ne vous est pas donné de vous mettre seule- 
« ment deux d'accord ; monsieur qui arrive d'Aile- 
« magne pense tout autrement que vous sur mainte 



1858. 181 

« matière. Tout disciple veut en remontrer à son 
« maître, et en savoir plus que lui. 

« Chez nous, au contraire, tout chrétien reconnaît 
« la loi sacrée du maître suprême, qui nous a tracé 
« une ligne fixe, et une croyance toujours uniforme 
« avec des délégués de son pouvoir suprême qui nous 
« instruisent, et ne peuvent jamais s'égarer, quand 
« ils sont réunis pour prononcer en matière de foi. 

« Dans la religion, il faut tout croire ou tout nier, 
« car tout s'y enchaîne d'une manière aussi sublime 
« que régulière. 

« Moi aussi j'ai eu des doutes, mais comme j'aurai 
« toujours le courage de mes convictions, j'ai osé mar- 
« cher ; et allant de doute en doute, j'ai reconnu que 
« pour être conséquent dans une marche quelconque, 
« il fallait aller jusqu'à nier l'existence de Dieu même, 
« ce qui à mon avis, est le comble de l'absurde. 

«Alors, avec le même courage, j'ai rétrogradé; et 
« aujourd'hui, convaincu de ma foi qui est celle de 
« mes pères, et croyant à tout ce qu'elle m'enseigne, 
«je me ferais tuer sur la place publique, pour ma 
« foi religieuse, comme pour ma foi politique. Les 
« erreurs et les abus tiennent aux hommes ; la vérité 
« seule est immuable et toujours sage. » 

Les réponses qui me furent faites furent loin d'être, 
à mon avis, aussi fortes et aussi embarrassantes même 
que je l'aurais supposé; car plutôt éluder une ques- 
tion que d'y entrer franchement, est- ce y répondre? 



il 



Je viens d'avoir une conversation curieuse avec 
M. Caffin, homme d'esprit, grand admirateur delà 




182 MES MÉMOIRES. 

Révolution de juillet lors de son début, connu intime- 
ment de Louis-Philippe, et un de ceux qui ont le plus 
contribué à celte révolution d'abord, et ensuite à la 
royauté du duc d'Orléans. 

Nous avions à causer ensemble d'une affaire parti- 
culière. « — Eh bien, lui demandai-je ensuite, que 
« dites-vous du moment présent? — Que c'est un 
« gouvernement qui s'en va ; il périra par l'étranger 
« qui le supporte avec peine, en lui imposant des 
« conditions honteuses, par la garde nationale qu'il 
« mécontente, qui pétitionne, et dont il ne pourra 
« plus arrêter l'élan. 

« Hier, dans une réunion d'hommes qui, après lui 
« avoir été dévoués, le jugent maintenant, on dis- 
« cuta longtemps toutes les chances du présent ; lors- 
« qu'enfin rompant le silence, je proposai de parier 
« que nous reverrions Henri V. Je ne l'aime guère, 
« mais, après tout, il nous rendra l'ordre, la prospé- 
« rite, l'alliance de l'étranger, sans servage, et les 
« libertés que nous désirons. — Tout cela vous va, 
« n'est-ce pas? — Oui, sûrement, et d'autant plus que 
« je ne voudrais pas revoir Henri V à d'autres condi- 
« tions que celles que vous me présentez, ni pour 
« lui, ni pour nous. — Le moment est grave, ajouta 
« M. Caffin, et bien fin celui qui dirait comment nous 
a en sortirons. » 

« — Les députés, me dit le soir M. E. Arago, n'en 
« veulent qu'au ministère; mais semblables en cela 
a aux deux cent vingt-un, ils pourront bien, sans s'en 
« douter, atteindre le gouvernement lui-même. — 
« Oui, repris-je, et d'autant plus qu'il se trouvera 
« acculé entre le despotisme ou l'anarchie; ni l'un 



1838. 18 -' 

« ni l'autre ne vont au pays ; et le bras de Louis-Phi- 
« lippe n'est pas assez vigoureux pour soutenir l'ar- 
ec bilraire. » 

La séance des députés pour la nomination du pré- 
sident a été des plus orageuses. 

M. Dupin a eu cinq voix de majorité ; c'est assez 
pour occuper un fauteuil auquel on tient quand 
même ; mais ce n'est suffisant ni pour le pays, ni pour 
le gouvernement. 



il; 


j :l I ■■ '■■ 


! 





LETTRE AU COMTE DE MONTBEL 

« 2-i décembre. 

« Mon cher comte, bien que vous n'ayez pas en- 
ce core répondu à ma dernière lettre, je vous récris, 
« car les événements marchent, et il n'a jamais été 
« aussi nécessaire de s'entendre, seul moyen d'être 
« vraiment fort dans la lutte morale qui va s'engager 

« d'abord. 

a La position du gouvernement devient de plus en 
« plus difficile, et il touche à l'impossible. Deux voies 
« également dangereuses lui restent : 

ce 1° Les conséquences des principes de Juillet ou 
ce l'anarchie, car c'est tout un ; 
a 2° Le despotisme avec l'armée, 
ce Tout gouvernement s'écroule au sein de l'anar- 
ce chie; et l'on peut constater une chute certaine dans 
ce un temps donné. 







184 MES MÉMOIRES. 

« Il faut chercher la ligne que doivent suivre les 
« royalistes, la marche qu'ils doivent adopter, et s'y 
«arrêter ensuite d'une manière fixe et absolue; 
« on n'arrivera à rien sans fixité, comme sans une 
« invincible persévérance. 

« Il n'arrive aucune direction du berceau sacré ; de 
« là vient la division des royalistes, chacun suivant 
« sa pensée, selon ses passions ou son intérêt, car 
« l'intérêt est partout ; et ce qu'il y a de plus rare au- 
« jourd'hui, c'est un caractère qui ne varie jamais. 

« Sans doute, mieux vaut ne tracer aucune marche 
« que d'en indiquer une mauvaise; et, quand on voit 
« soutenir le journal la France, on se demande si 
« l'esprit du pays ne sera jamais compris, et tou- 
« jours compté pour rien... Tout ce qui s'appuie sur 
« l'étranger ne sera jamais français, et restera anti- 
ce pathique à la France ; marcher vers ce but, aussi 
« absurde qu'il est odieux , c'est donc entièrement 
q tourner le dos à la vérité. 

« En un mot, les doctrines de la France ne seront 
« jamais celles du pays. Or c'est le possible qu'il faut 
« vouloir. 

« Faisons justice une bonne fois de toutes ces fu- 
« nestes et corruptrices écoles anglaises et américai- 
« nés, de toutes ces chartes impossibles octroyées par 
« les rois, ou imposées par les peuples ; revenons aux 
« admirables cahiers de 89, et aux pensées sublimes 
« de ce roi martyr, auquel, pour le plus grand et le 
« plus noble rôle, il ne manquait que le courage de 
« ses convictions. 

« S'il eûL eu la force de mettre ses plans à exécu- 
« tion, il eût placé son nom dans l'histoire à côté de 






1838. 185 

« ceux des plus grands rois. Obtenons ces états géné- 
« raux qui, dans toutes les circonstances critiques, 
« ont arraché la France à des désastres de plus d'un 
« genre. La réforme demandée, et qui finira par être 
« obtenue, est le seul et unique moyen d'y parvenir; 
« et l'œuvre la plus monarchique que l'on puisse con- 

« cevoir. 

« Chacun la demande dans son sens, mais ici le 
« fait dominera le vouloir, et nous secouerons enfin 
« le joug de cette classe qui nous perd aujourd'hui, 
,« nous ravale et nous écrase. 

« Une nation voit toujours clair à ses véritables in- 
« Lérêts, tandis que des particuliers orgueilleux ne 
« voient qu'eux à tout prix ; et le soi vient prendre la 
« place de l'intérêt de tous. 

« Ces différents partis mèneraient infailliblement, 
« par leurs succès, à l'anarchie et à la guerre ; or le 
« pays, avant tout, veut l'ordre et la paix. 

a II y a toujours au fond des choses justice et sa- 
« gesse chez un peuple ; aussi l'alliance anglaise 
« est-elle aujourd'hui mise à sa valeur! 

« On commence à sentir les avantages de l'alliance 
« russe. Que l'on profile donc à Goritz de celte heu- 
« reuse et bonne disposition; et que l'on fasse tout au 
« monde pour contracter une alliance matrimoniale 
« avec la grande-duchesse qui resle encore. 

« Croyez-le bien, cher comte, là est tout un avenir. 

« Que la réforme ou les états généraux, car c'est 
« tout un, soient fortement soutenus et recommandés 
« à Goritz ; c'est une question de vie, et cette con- 
« fiance dans la nation sera d'un grand effet. 

« Je vous dirai peu de mois de l'affaire Berryer; 






1! I 




180 



MES MEMOIRES. 






« poussé, entraîné par je ne sais quoi, il s'est arrêté à 
« temps pour nous, mais trop tard pour lui. Il se re- 
« tire maintenant et reste étranger à l'Europe. On 
« regrette d'avoir vu compromettre un si beau talent. 

«Hors la vérité, il n'y a que mort pour les États, 
« les rois et les individus. C'est sur cette importante 
« vérité qu'on ne saurait trop réfléchir. Je sais fort 
« bien les reproches qui pouvaient être adressés à la 
« Gazette de France, surtout en ne se plaçant point 
« à son point de vue : celui de travailler par tous 
« les moyens à détruire les immenses préventions qui 
« existaient contre nous ; et ce point si important, 
« elle l'a en grande partie obtenu. Elle a pu parfois 
« aller un peu loin, mais elle est dans le vrai. 

« Quelques influences, qui ne peuvent vous être 
« suspectes, l'ont fortement engagée à s'expliquer 
« enfin, d'une manière plus franche, plus claire et 
c< plus monarchique ; elle l'a fait, et vous devez être 
« fort content de ses dernières publications. 

« Disons-le : seule elle a exercé une grande in- 
« fluence; seule elle a suivi une ligne invariable, et a 
c< toujours marché vers son but avec courage au mi- 
ce lieu de toutes les persécutions; seule elle jouit 
« parmi nos adversaires de la réputation d'une im- 
« mense habileté, ce qui est bien quelque chose; seule 
« encore, elle a eu le dernier mot dans toutes les dis- 
« eussions qu'on a essayées avec elle : sa logique est 
a serrée, son point de départ est et sera toujours le 
« catholicisme et la légitimité. 

« Aussi esL-ce la Gazette de France que j'ai choisie 
« pour mon terrain politique; d'ailleurs, à vrai dire, 
« il n'y en point d'autre, et il en faut un. 



1858. 187 

« Loin donc de la déprécier, il serait bon el adroit 

« d'y donner une adhésion positive, de s'y unir, et par 

« cela même, on prendrait sur elle une influence 

« utile. 

« Je viens d'être prévenu qu'aujourd'hui même il 
« allait partir un courrier ; aussi je laisse courir ma 
« plume, en comptant sur l'indulgence d'un ami au- 
c< quel j'ai voué le plus sincère attachement : heureux 
« de voir la justice qui lui est rendue à Gorilz, comme 
« partout ailleurs; et espérant qu'une influence aussi 
« salutaire prendra chaque jour des racines plus pro- 
« fondes. 

« Une correspondance habituelle, que la Gazette 
« pourrait répéter sur les choses comme sur les indi- 
ce vidus, serait aussi d'une grande utilité. Le moment 
« approche, cher comte, et, dans ma pensée, la mêlée 
« sera vive, car certains partis sont puissamment or- 
« ganisés. 

« Les bonapartistes ont de l'argent, les républi- 
cains ont de l'audace; partout j'ai des connais- 
« sances, aussi suis je parfaitement instruit? 

« Unis pour détruire, ils se diviseraient au jour du 
« succès ; laissons-les faire, mais ne négligeons rien 
« pour assurer un avenir qui est, sera et doit être le 
a salut de la France, et celui de l'Europe. 

« J'ai près de moi un ami qui vient d'arriver à son 

« poste avec son courage ordinaire, et mallieureuse- 

« ment sa bien frêle santé. Sa parole est aussi élo- 

« quenlequeson action est puissante et son cœur chaud. 

« Vous avez nommé Brézé. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 







188 



MES MEMOIRES. 



Voici une note fort ancienne, et qui est assez cu- 
rieuse par sa date de plusieurs années avant la Révo- 
lution de juillet, alors que peu de gens la prévoyaient. 

On me traitait alors de visionnaire. Pauvre Char- 



les X, si vous m'aviez cru ! 



« Il y a aujourd'hui une tendance vers le protestan- 
« tisme qui effraye tous les esprits sages, et il serait 
« curieux d'en rechercher la cause, et d'en trouver le 
« moteur. 

« Les factions travaillent avec un égal acharnement 
« au changement de dynastie, soit en faveur du 
« prince d'Orange, du jeune Napoléon, soit et surtout 
« en faveur de la branche d'Orléans. 

« Les hommes les plus éclairés, comme les moins 
« clairvoyants, demeurent convaincus que nous tou- 
cc chons à une grande catastrophe ; et cette opinion, si 
« généralement répandue, est déjà un précédent fa- 
ce cheux. 

« On ne peut se dissimuler que l'agitalion et le 
« mécontentement, qui régnaient à Paris déjà, ont 
« gagné les provinces, et que ce sentiment y est 
« maintenant encore, et plus puissant même que dans 
« la capitale. » 



Ce n'est pas M. de Girardin, mais le général Fois- 
sac-Latour qui a porté l'acte d'abdication en 1850. 



1858. 



189 



3.1 décembre. 

Rien n'est affligeant comme le procès de M. Gis- 
quet, ancien préfet de police, et longtemps le bras 
droit du gouvernement' de Juillet, et l'intime de 

Louis-Philippe. 

Où en sommes-nous, grand Dieu ! et à quel degré 
d'abaissement sommes-nous tombés! heureusement 
que l'indignation générale est à son comble ; mais 

quelle époque ! 

Un gouvernement qui se dégrade ainsi petit à petit, 
par chacun de ses membres, ne peut rester longtemps 

debout. , 

M. de B"* nommait hier devant moi le substitut 
qui fut destitué pour n'avoir pas voulu se prêter à 
faire un rapport dans le sens où le voulait le gouver- 
nement, dans l'horrible affaire du prince de Condé et 
de madame de Feuchères. 

Il y avait donc un intérêt direct? une immense suc- 
cession à obtenir, n'importe à quelles conditions, et 
qu'il fallait recueillir à tout prix ! 






! 



Didier, dans l'affaire de Grenoble, allait mourir ; 
son courage le soutenait, et rien ne pouvait le 

sauver. , , 

c< 11 serait digne de votre repentir, lui dit le gene- 
«ral Donnadicu, de faire aux Bourbons, avant de 
« mourir, des révélations qui leur fussent utiles. 
« - Des révélations, général ! qu'une seule vous suf- 
« lise : allez trouver le roi, et dites-lui qu'il n'a pas 



190 



MES MEMOIRES. 



« de plus mortel ennemi et de plus dangereux que le 
« duc d'Orléans. » 

Cette révélation est d'autant plus importante, qu'à 
cette époque Didier semblait agir au nom du parti 
bonapartiste. 






'-^m 



ANNÉE 1859 



CHAPITRE PREMIER 



janvier 

M. d'Àppony est extrêmement inquiet de la posi- 
tion du gouvernement et aussi de la sienne. «— Que 
« voulez-vous que je fasse? disait-il dernièrement, il 
« faut bien que j'obéisse, mais jamais situation n'a 
« été plus grave ; nous en sommes tous fort tour- 
ce mentes. Pourquoi vous étonner du procès Gis- 
« quel, affaire qui a dévoilé tant de turpitudes de 
« tout genre? M. Gisquet a suivi le courant; cette 
« immoralité vient de haut. » 

On assure que M. Gisquet a été sauvé, parce qu'il 
avait à faire d'importantes révélations. 

Vendredi dernier, je trouvai en rentrant, un petit 
mot aimable de madame Thayer, qui avait la bonté 




I ' M 






192 MES MEMOIRES. 

de me proposer une place dans sa loge, pour aller voir 
et entendre mademoiselle Rachel que je devais préci- 
sément rencontrer chez M. G*** fils, artiste d'un ta- 
lent spirituel et facile, qui a fait d'elle une petite sta- 
tuette charmante. 

Je fus enchanté de ma soirée. Mademoiselle Rachel, 
âgée à peine de dix-huit ans, est la lionne du jour. 
Chacun veut la voir et l'entendre. 

Ce n'est pas un talent acquis, c'est un talent im- 
provisé; elle n'apprend point ses rôles, elle les sent. 

Elle n'est pas une actrice, c'est le personnage même 
qu'on a devant les yeux. On n'a ni plus de noblesse, 
ni plus d'expression ; toujours en scène, elle n'a pas 
une distraction, et sa physionomie exprime consom- 
ment ce qu'elle dit, comme ce qu'elle sent. 

Ses gestes sont simples, nobles, expressifs; c'est une 
femme heureusement douée, une actrice consommée 
presque avant de naître. 

Hors de la scène, elle est peut-être plus agréable 
encore; simple, naturelle, elle n'a aucune prétention, 
et exprime un amour extrême pour son art. Les com- 
pliments lui sont assez indifférents ; elle sait les mettre 
à leur valeur. Elle écoute avec douceur les conseils ; 
mais elle les juge avant de les suivre, et son talent est 
tout d'inspiration. 

Belle, expressive, grande à la scène ;• elle est jolie 
dans un salon, et ses traits parfaitement purs, sont 
d'une extrême finesse. 

Elle jouait le rôle de Roxane dans Bajazet, ou plutôt 
elle ne jouait aucun rôle: c'était Roxane elle-même, 
qui faisait connaître et partager toute la puissance des 
diverses passions qui l'animaient. 



18511. 193 

Puisse cette jeune femme, d'un talent si rare, échap- 
per à tous les dangers et à toutes les séductions qui 
l'entourent ! 

Elle vaut mieux que l'enthousiasme qu'elle inspire; 
c'est une admiration raisonnée qu'elle mérite. 

On doit à mademoiselle Rachel de voir revivre ces 
chefs-d'œuvre que l'aberration du siècle avait éloi- 
gnés de la scène ; on lui devra une révolution heu- 
reuse dans la littérature qui s'égare, depuis quelques 
années, dans des voies fausses. On lui devra des au- 
teurs, et surtout des acteurs plus dignes de la se- 
conder. 

En sortant du Théâlrc-Français, j'ai été chez ma- 
dame Mariani ; il était onze heures ; jamais on ne vit 
une réunion plus curieuse, et une maîtresse de mai- 
son plus habile à faire les honneurs de chez elle. 

Une belle Italienne était au piano; un artiste dis- 
tingué l'accompagnait sur le hautbois; des artistes, 
des gens de lettres, des républicains, des philosophes 
allemands et français, Pierre Leroux, l'abbé Lamen- 
nais, au regard faux et timide, n'osant regarder per- 
sonne en face, mais, avec un ton patelin et un air 
doucereux, cherchant des admirateurs ; des Fran- 
çaises, des Espagnoles charmantes ; une ancienne 
maîtresse de lord Byron ; une ravissante petite Espa- 
gnole dansant des danses nationales avec une grâce et 
un aplomb vraiment extraordinaires, dans son cos- 
tume délicieux qui lui allait parfaitement; une petite 
fille de la princesse deChimay, madame Ta Hicn, belle, 
grande et spirituelle personne, voilà tout ce qui com- 
posait la société qui s'est séparée fort tard, et avec 
regret. 

xiv. 13 







194 MES MEMOIRES. 

Voici un document curieux : 

BOIS PATRIMONIAUX OU ACQUIS 

APPARTENANT AU DUC D ORLEANS, AUJOURD'HUI ROI DES FRANÇAIS 



NOMS 

des 

INSPECTIONS. 



CONTENANCE 
des 

UOIS ET FORÊTS. 



PRODUIT 

moyen 

ET ANNUEL. 



BOIS PROVENANT DE LA SUCCESSION PATERNELLE. 



Saint-Dizier. 
Joinville. . 
Montigny. . 
Bond y. . . 
Saint-Lô. . 



h. 


a. 


c. 


2,498 


29 


» 


1,979 


51 


99 


774 


15 


25 


621 


20 


44 


252 


19 60 



155,524 45 

68,457 86 

25,589 80 

24,751 14 

6,121 05 



BOIS PROVENANT DE LA SUCCESSION MATERNELLE. 



Amboise 

Cliâtcauneuf ot Aumale. 

Dreux 

B1 »ngy 

La Ferté-Vidame.. . . 

Vernon. . 

Carignan et Albert. . . 



4,008 


88 
14 


» 
84 


1,956 


0,970 


76 


55 


8,757 


97 


85 


4,957 


55 


» 


5,726 


54 21 


1,128 


51 


21 



BOIS ACQUIS PAR LE DUC D ORLEANS, AUJOURD 



Albert et Auraalc 

Amboise et Bondy 

Breteuil (de M. Laffitte). . . 
Cliâtcauneuf, Dourdan, Dreux. 
Blangy, Joinville, Orléans. . 
La Ferté-Vidame et Vernon. . 
Saint-Gildas en Bretagne.. . 
Saint-Dizier 



Total. 



1,508 89 05 

2,056 26 33 

7,257 12 77 

798 94 02 

'251 24 05 

1,052 50 78 

1,770 90 20 

599 84 59 



109,756 60 
104,722 17 
561,250 50 
311,882 93 
100,429 20 
271,280 14 
49,528 10 

IIUl ROI. 

49,570 59 

75,510 20 

224,125 50 

21,576 15 

9,100 » 

41,789 20 

» » 

12,537 »> 



55,502 15 49 



2,028,488 44 



Environ 3G5 francs l'hectare par an, ou 18 francs le grand arpent. 



1859. 195 

BOIS APPARTENANT A MADAME LA PRINCESSE ADELAÏDE 





SŒUR DE LOUIS-PHILIPTE 






NOMS 


CONTENANCE 


PRODUIT 




des 


des 


moyen II 




INSPECTIONS. 


CUIS ET FORÊTS. 


ET ANNUEL. 




BOIS PROVENANT DE LA SUCCESSION PATERNELLE. 


Montigny 
Saint-Diz 


-lc-Roi 


h . a, c . 

1,007 64 » 
5 267 84 » 


fr. c. 

58,525 97 

85,285 58 

205,551 55 

ELLE. 




2,645 85 74 

OCCESSIOH MATERN 




BOIS PROVENANT DE LA S 






11,756 75 08 
249 57 » 


119,224 28 
255,172 95 
271,582 57 


Tournan 
Carijman 






BOIS ACQUIS PAT, M 


\DAME ADÉLAÏDE. 








5,799 17 

89,800 15 

i) » 


Randan. 
Tournan 





450 27 00 
105 » 09 




51,692 97 05 


1,068,001 98 





APPARTENANT PERSONNELLEMENT A MADAME LA DUCHESSE D'ORLÉANS 

AUJOURD'HUI REINE DES FRANÇAIS 



NOMS 
dfs 

INSPECTIONS. 


CONTENANCE 

des 

LUIS ET FOUETS. 


PRODUIT 

moyea 

ET ANNUEL. 




h. n. c. 

257 05 » 
95 08 10 
10 87 07 


Le lout produit 

25,459 72 

par an. 






Total 


5511 18 85 


» » 








196 MES MÉMOIRES. 

RÉCAPITULATION DES BIENS APPARTENANT A LA MAISON D'ORLÉANS 





CONTENANCE 
des 

BOIS LT FOUETS. 


PRODUIT 

moyen 

ET AXXIIEL. 


Au roi Louis-Philippe 


h. a. c. 

55.502 15 49 

595 18 85 

51,692 97 05 


fr. c. 

2,028,488 44 

25,459 72 

1,068,601 98 


A madame Adélaïde 

Produit des menus marchés. . . 


87,589 21 17 


3,122,550 14 
150,000 » 


Total 


3,372.550 14 











11 janvier. 

J'ai été voir M. Royer-Collard. 

Je lui ai parlé de la position qu'il trouve mauvaise, 
et à propos des ministres, il m'a dit : « — Je ne leur 
« ferai pas d'opposition, parce qu'après eux je ne vois 
« que pire; je ne les admire pas, je les préfère : c'est 
« du reste la réponse que j'ai faite l'autre jour à M. Mole 
« lui-même, qui me demandait la manière dont je 
« m'exprimais à leur égard. Je ne compte point abor- 
« der la tribune ; que dire ? Ce n'est pas tout de ren- 
« verser; il faut remplacer. » 



La discussion de l'adresse devient de plus en plus 
ardente, et si le ministère l'emporlait à force de cor- 
ruption, on peut affirmer que la victoire équivalant à 






1859. 



407 



une défaite, ne lui permettrait pas de garder le pou- 



voir. 



On voit partout des passions dans cette Chambre, 
des intérêts, de l'ambition, et un système d'opposition; 
mais c'est en vain qu'on y cherche la conscience et 
l'amour du pays. Quelques honorables exceptions ne 
font pas règle, et l'œuvre de la corruption doit avoir 
pour conséquence la réforme ! 

Jamais assemblée n'a offert un spectacle pareil, 
avec des passions aussi violentes mises aux prises; et 
qu'exciterait encore au dernier point la présence au 
pouvoir du ministère actuel, s'il restait, et l'adresse 
n'est pas votée! 

« — H n'y a que corruption et vénalité dans le 
«gouvernement, me disait aujourd'hui M. Caffin ; 
« vous avez entendu parler du pont des Saints- 
« Pères, et de la galerie vitrée qui devait traverser 
« Je Carrousel; je connais particulièrement M. F", 
« l'architecte qui avait fait le devis. Cette galerie de- 
ce vait coûter environ deux millions; Louis-Philippe 
« voulut s'en charger, el il fit demander aux Chambres 
« huit millions. II. P"* le sut; il en causa avec quel- 
« ques députés, el l'allocation fut refusée. 



On m'écrit de Boulogne-sur-Mcr : 

« La discussion de l'adresse place les amis du pou- 
« voir dans une inquiétude de tous les instants; d'ici 
« on semble entendre craquer l'édifice de Juillet. 

« On reconnaît généralement que la grande crise 




198 MES MÉMOIRES. 

a approche, et que rien ne peut plus la retarder. C'est 
« le cas de dire avec M. Guizot en lui appliquant à lui- 
«même ses propres paroles : L'esprit de l'homme 
« s'agite et Dieu le mène. » 




Mi . 



20 janvier 

La division entre les royalistes menaçait d'avoir les 
plus funestes conséquences. 

Une noble démarche de MM. de Genoude et de 
Lourdoueix auprès de M. Berryer a heureusement 
tout terminé, pour le moment du moins, comme me 
le mande le marquis de Dreux-Brézé. 

Cette démarche est celle de gens de cœur sans 
doute, et de conscience, mais surtout de gens d'es- 
prit qui jouent avec une puissante habileté une 
partie aussi importante, et qui n'ont n'autre défaut 
que celui de trop laisser voir qu'ils veulent la dic- 
tature, tandis qu'il serait plus habile de se la laisser 
décerner. 

Aller chez M. Berryer le lendemain de son discours 
était d'une grande habileté; c'était lui dire : «Vous 
êtes avec nous, puisque nous venons chez vous. » 



L'adresse a été votée hier, à quelques voix seule- 
ment de majorité. 

Au début de la discussion, le cabinet de M. Mole 
n'avait eu que trois voix de majorité. 

Numériquement peut-être le ministère est sauvé; 
mais moralement, il n'existe plus. 



1859. 109 

Forcé de se modifier, le pourra-t-il? C'est la grande 

question. 

Tel qu'il est, impossible de lutter; tel qu il veut 

être, le pourra-t-il? 

Le Chambre sera-t-elle prorogée ou dissoute, lout 
est grave et dangereux pour le gouvernement, dans 
la position actuelle. 

Quant à nous, il nous importe d'arriver a une 

solution. • 

Les partis s'agitent avec violence. Les plus habiles 
parmi les républicains et ceux qui en définitive, ne 
veulent pas le désordre, nous concèdent forcément 
l'élection à deux degrés. C'est un point immense, 
et que nous avions prévu. Ils veulent une assem- 
blée souveraine, nommant les ministres et gouver- 
nant; c'est vouloir l'impossible; donc ils échoue- 
ront. . 

Le parti bonapartiste travaille avec une incroyable 
activité, cherchant à dissimuler l'ambition du jeune 
Louis-Napoléon sous des paroles et des espérances fal- 
lacieuses. Ce parti compte un grand nombre d'adhé- 
rents. 

Les partis peuvent et doivent amener le desordre et 
l'anarchie; les royalistes seuls peuvent y mettre un 

terme. 

Je suis contre la pairie héréditaire, et j'ai dit mes 
motifs puissants et fondés, dans l'intérêt de la royauté 
que nous voulons forte; mais il m'est venu l'idée d'une 
modification que j'ai communiquée à M. Mole et qui 
pourrait avoir pour résultat précieux de nous rame- 
ner beaucoup d'influences qui nous combattent dans 
leur intérêt. 






200 MES MÉMOIRES. 

Les fils de pairs seraient pairs de droit ; mais ils ne 
pourraient siéger, et par conséquent voter à la Chambre 
des pairs, qu'après avoir reçu l'investiture du roi. 



LETTRE A M. LE COMTE DE VILLÈLE 



« 20 janvier. 

« Mon cher comte, 

« Si les circonstances ont séparé pendant un temps 
« deux hommes que leur affection et leur estime de- 
ce vaient toujours tenir étroitement unis, il semble 
« que des circonstances plus graves encore veuillent 
« se charger de les rapprocher. 

« Un pays à sauver vaut bien la peine qu'on s'en 
« occupe; je compte peu sur moi, mais beaucoup sur 
« vous. 

« Jetons sur la jalousie de malencontreux amis 
« les mécomptes du passé ; laissons ce passé dans 
« l'oubli, ou ne nous en servons que comme leçon, et 
« voyons le présent pour assurer l'avenir. 

« Nous nous connaissons assez bien pour n'avoir 
« besoin de rien nous rappeler ; nous ne sommes pas 
« de ces hommes qui méconnaissent les marques d'af- 
« fection.etles preuves d'un dévouement trop éprouvé 
« pour être douteux. 

« L'amour du pays nous avait unis; qu'il nous soit 
« encore aujourd'hui un lien ; car, si mon caractère 



18 59. 201 

« vous a inspiré quelque confiance, moi aussi j'en ai 
« une absolue dans les lumières et la sagesse de notre 
« moderne Colbert. 

«Il est inutile de s'étendre sur une position que 
« nous jugeons pareillement : triste et honteux amal- 
« game de corruption, d'hypocrisie, de déception, 
« d'égoïsme et de mensonge, d'absence de tout sys- 
« tème quelconque. 

« Le gouvernement et le ministère nous mènent, 
« en l'absence de tout principe d'ordre, à une anar- 
« chie infaillible ; la combattre en toute occurrence 
« est donc un devoir sacré pour l'homme d'honneur 
« qui aime son pays, et veut le préserver de l'abîme 
« dans lequel on cherche à l'entraîner. 

« Tous les efforts du gouvernement tendent à divi- 
« ser le petit nombre de royalistes qui forment la ma- 
« jorité de la Chambre; et il y est parvenu en partie. 
« Les salons, jadis si unis dans le sens de la légitimité, 
« exercent une grande influence en faveur de M. Mole 
« par la peur qu'inspire M. Thiers. 

« Je ne dois pas vous cacher que quelques royalistes 
« ont cru se rallier à votre opinion, en votant contre 
« le ministère dans cette circonstance. 

« Sans doute, ils vous ont mal compris, car je vous 
« connais mieux que personne ; mais c'est un grand 
« mal; et ce mal, comme cette fausse interprétation, 
« sont deux faits avérés. 

a Vous penserez sans doute qu'il est important 
a d'y remédier sans retour, et d'une manière qui ne 
« permette plus la moindre hésitation. 

a Vous avez été, cher comte, le seul homme du 
« passé qui ait pesé dans la balance des temps ; vous 



.11 ,• 





'202 MES MÉMOIRES. 

« devez encore être l'homme de l'avenir; et il ne vous 
« est pas permis de rester dans la retraite. 

« Vos conseils, sans doute, sont beaucoup, et, plus 
«qu'un autre, j'en sens le prix; mais ils ne suffi- 
« raient pas à la gravité du moment. 

« Il faut votre action positive et forte ; vous êtes 
« plein de vigueur et de santé; le ciel ne vous a pas 
« donné en vain tant de moyens précieux. Il serait 
« coupable à vous de n'en pas faire usage. 

« Notre Henri V grandit; il est tout notre espoir; 
« mais son entourage est loin d'être tout ce que nous 
« voudrions ; et, bien que le comte de Montbel nous 
« rassure par sa sagesse, il n'est pas d'un assez grand 
« poids pour la France. 

« Personne plus que vous ne sait s'oublier quand 
« il le faut; ne penserez-vous pas avec moi à l'effet 
(> immense que produirait votre présence auprès de 
« ce jeune Télémaque? 

« La seule récompense digne de l'homme d'hon- 
« neur se trouve dans le bien qu'il fait. 

« L'influence Blacas, longtemps funeste, et toute 
« vouée à l'étranger, doit être remplacée par une 
« influence protectrice toute française et toute nalio- 
« nale. 

« Seul, mon ami, vous pouvez et devez occuper ce 
« poste important : la conscience, le cœur et l'honneur 
« vous le diront également ; et vous n'hésiterez pas 
« devant une démarche dont dépend peut-être l'avenir 
« du pays. Toute justice vous est rendue maintenant; 
« et votre présence auprès d'Henri V aurait des ré- 
« sultats certains dont il est facile de prévoir les suites 
« heureuses. 



1859. 203 

« Quelle confiance votre présence inspirerait à 
«tous! Tracez nous un plan de conduite à l'inté- 
« rieur, comme au dehors ; remontez le courage des 
« royalistes, en leur faisant sentir l'importance et la 
« nécessité de marcher unis, et de tendre tous ensem- 
« ble vers le même but ; mettez-vous à la tête de 
« toutes les actions comme de toutes les pensées, et 
«de tous les sentiments; et à l'approche d'événe- 
« ments aussi importants, ne craignez pas de vous 
« prononcer. 

« Songez de quel poids sera votre opinion ! 
« La division est à son comble, et l'intérêt person- 
« nel remplace partout l'intérêt général. 

« On se sert de la crainte de l'anarchie pour faire 
« hésiter quelques royalistes ; comme si ce n'était pas 
« précisément pour s'y opposer, qu'il faut combattre 
« un gouvernement qui nous y conduit. 

« Je marche étroitement uni avec nos amis de 
« la Gazette, qui savent si bien vous apprécier; 
« mais, si forts et si admirables qu'ils soient pour 
« les principes qu'ils défendent si parfaitement, ils 
« sont inhabiles envers les hommes, qu'ils bles- 
« sent souvent ; et de tout cela il résulte un grand 

« mal. 

« Je suis intimement lié avec le marquis de Brézé, 
a cet homme au courage si généreux et si éloquent; 
« un malheur de famille l'a empêché de demander 
« la parole dans l'adresse; mais il se réserve de pren- 
« dre noblement sa revanche â la première occasion. 
« Il gémit avec moi. 

« J'ai épanché mon cœur dans le vôtre ; imitez mon 
« exemple, et livrez-vous avec moi à une de ces bon- 










204 MES MÉMOIRES. 

« nés, utiles et longues causeries qui avaient pour 
« moi tant de charmes. 

« Votre ami sincère pour la vie ; hommages à tous 
« les vôtres. 

« Le vicomte de la Rochefoucauld. » 



LETTRE DE M. LE COMTE DE MONTBEL 







« Goritz, 20 janvier 1839. 

« Pardonnez-moi, mon cher vicomte, si j'ai tardé 
« si longtemps à vous répondre. Vous aurez excusé 
« les pénibles préoccupations où j'ai été plongé. Mes 
« chagrins d'ailleurs n'ont pas été la seule cause de 
« mon silence. Mon temps a été absorbé entièrement 
« par les soins à donner à nos jeunes princes. L'ab- 
« sence simultanée des leçons de l'évêque d'Hermo- 
« polis, de MM. Trébuquet et Cauchy, nécessitait de 
« ma part l'emploi de tous mes momenls, pour four- 
ce nir à l'instruction du prince des aliments conve- 
« nables. J'espère que notre temps ne sera pas perdu; 
« nous le consacrons à des études bien nécessaires 
« dans une haute position : l'administration telle 
« qu'elle est actuellement en France et dans les divers 
«pays de l'Europe, telle qu'elle y a été autrefois; 
« toutes les questions de droit public et d'économie 
« politique qui s'y rattachent; l'histoire dans ses plus 
« grands détails à l'époque contemporaine ; voilà ce 
« qui fait notre occupation de presque toutes nos 



SB 






•1 839. 205 

« journées. Vous sentez d'après cela que mes moments 
a iibres sont bien rares, ou pour mieux dire qu'ils 
« n'existent pas. Mais sous aucun rapport je ne sau- 
ce rais m'en plaindre. Je suis dans une disposition à 
« éviter les retours sur moi-même, et je suis encore 
« trop heureux de pouvoir vouer toutes mes facultés 
« à ce prince dont l'intelligence est remarquable, et 
a le cœur aussi juste que l'esprit. Ce que je vous dis à 
« cet égard répond aux observations que renfermait 
« votre lettre. Toutes les personnes qui sont près de 
« lui ne demandent pas mieux que de recevoir d'u- 
« tiles avis, car nous avons tous besoin d'être éclairés 
« sur nos difficiles devoirs, et je vous serai toujours 
« reconnaissant de tout ce que vous me ferez parvenir. 
« J'ai présenté vos hommages à la famille royale, qui 
« m'a chargé pour vous de ses affectueux souvenirs. 

« Recevez la nouvelle assurance de mon sincère 
« attachement. » 



11 



25 janvier. 

Le ministère a donné sa démission en masse, et 
jamais embarras n'a été plus grand pour un gouver- 
nement. 

La Chambre est divisée en deux parties presque 
égales, qui paraissent décidées à ne point céder. 

Le roi des Français tient à conserver M. de Monta- 
livet, et la Chambre ne veut à aucun prix de favori; 
elle repousse le roi goucemant. Bientôt l'impossibi- 
lité d'une Chambre souveraine sera reconnue par tous; 



20C 



MES MÉMOIRES. 



c'est une dernière expérience nécessaire à tenler, 
afin que la nation soit enfin éclairée sur ses véritables 
intérêts. 

« — Nous avons chargé Jacqueminot, me disait hier 
«M. Martel, député de la réunion, de former un 
« ministère.» Ainsi, même là, Louis-Philippe est mis 
de côté. 

Le maréchal Soult a été appelé au château; mais 
on a voulu lui imposer des conditions qu'il a refu- 
sées. 

Si on lui donne pleins pouvoirs et qu'il accepte, ce 
qui est douteux, tout porte à croire qu'il échouera. 

On essayera encore peut-être de M. Mole, qni, très- 
probablement, ne réussira pas mieux; et alors il fau- 
dra bien en arriver à dissoudre la Chambre. 

C'est en tout, une situation fort grave pour le gou- 
vernement de Juillet ; et jamais n'a été mieux appli- 
qué le mot de M. de Talleyrand : « C'est le commen- 
cement de la fin. » 
















50 janvier. 

L'interrègne ministériel dure toujours ; est-il dû 
aux difficultés sans nombre qui se rencontrent pour 
former un nouveau ministère, ou à l'intention se- 
crète de Louis-Philippe de rappeler une partie des 
ministres démissionnaires ? 

Je crois à l'une et à l'au tre de ces deux suppositions, 
et surtout à la dernière. 









839. 



207 



51 janvier. 

Une personne digne de foi me racontait hier qu'une 
femme parfaitement honnête voyait passer souvent 
sous ses fenêtres, pour se rendre dans une maison qui 
était en face, un homme d'une figure tellement si- 
nistre que, quand elle eut connu le meurtre du duc 
de Be'rry et la condamnation de Louvel, elle se rendit 
sur son passage, convaincue que c'était le même 
homme qu'elle avait jadis remarqué, et en effet elle le 
reconnut avec horreur. 

El qu'on dise encore que Louvel n'avait pas de com- 
plice? 

5 février. 

La dissolution est enfin décidée : c'est une espèce 
de va-lout que joue le gouvernement. 

L'agitation est grande, et une inquiétude vague 
règne°dans Lous les esprits, même les plus dévoués, 

Les Autrichiens font marcher cent mille hommes 
au lieu de trente, pour la confédération germanique. 

Les ministres qui, après un départ aussi solennel, 
n'ont pas craint de reprendre leurs fonctions, n au- 
ront pas le courage d'imposer aux autorités, dans une 
position aussi critique qu'incertaine; les préfets feront 
seuls leur devoir et tout porte à croire que les élec- 
tions ne seront pas favorables au gouvernement. 

Le pire de tous les maux est un pouvoir qui en de- 
hors de tous les principes a introduit dans la société la 
corruption et l'anarchie morale la plus complète. 




208 «ES MÉMOIRES. 

Le but des royalistes sans exception doit être de 
parvenir à la réforme électorale, seul moyen d'échap- 
per à l'abîme. Pour parvenir à un but aussi impor- 
tant, toute considération doit être mise de côté, à 
moins que l'honneur et la confiance ne s'y trouvent 
engagés. 

« — Mon père, disait le marquis de Dalmatic à une 
« personne qui me l'a répété, n'était point de la coa- 
« lilion en entrant chez le roi ; mais il en était en 
« sortant. » Ce mot en dit assez. 

Deux jours avant la dissolution, M. de Lamartine 
se trouvant dans un salon, parlait avec force contre 
celte mesure : « — Un ministère qui la proposerait, 
« disait-il, et surlout qui aurait la témérité de l'ef- 
« fectuer, mériterait d'être mis en accusation. —Je 
« pense absolument comme vous, lui répondit M. le 
« comte Mole, en lui saisissant le bras. — El c'est 
« tellement mon opinion aussi, ajouta M. de Mon- 
« talivet, qui se trouvait à quelque dislance, que 
« c'est précisément là le langage que je tenais il y a 
« dix minutes au conseil. » 

Il s'ensuit que cette idée de dissolution est sortie 
du seul cerveau de Louis Philippe. 

^ Le roi, dans une espèce de manifeste, annoneequ'il 
cédera si le vœu de la France lui est contraire I c'est 
une faute de plus: 80,000 électeurs ne peuvent re- 
présenter la France. 




9 février. 



L'agitation est au comble, chacun se remuedans un 
sens divers ; la crise commerciale est des plus mena- 



1859. 



201» 



çanlcs; le châleau lui-même est fort inquiet et non 

sans cause. 

« — Les républicains jamais ; Henri V le plus tard 
« possible, » disait Louis-Philippe il y a quelques 

jours. 

Les destitutions plcuvent; le gouvernement joue 
son jeu ; mais la crise en deviendra plus décisive. 
• Les esprits sont au dernier degré d'irritation. 



LETTRE A M. DE VILLÈLE 

« 9 février 1839. 



« Venons à votre lettre vraiment parfaite. Comme 
aj'y reconnais avec plaisir celte jeunesse de pensée, 
« cette profondeur, cette lucidité, celte sagesse el celle 
« raison qui m'ont depuis tant d'années inspiré une si 
« grande confiance ! 

« J'ai l'amour-propre de penser que je me suis 
«formé à votre école; nulle approbation ne peut 
«me devenir plus précieuse que la vôtre; et c'est 
« pour moi un noble encouragement, un enseigne- 
« ment utile. 

«Ma conscience, ma raison, comme une conviction 
« intime vous donnent raison sur tous les points ; je 
« vous comprends parfaitement, et je reconnais à ce 
«dévouement si généreux, une résolulion et un dés- 
« intéressement dont jamais je n*ai jamais pu douter. 
« Il peut avoir pour l'avenir, quand le moment 

U 



i ! 







210 MES MEMOIRES. 

a sera venu, la plus haute importance. M. le comte de 
« Montbel est prévenu de mes projets, vous les con- 
« naissez; je vous demande, cher comte, dans celte 
c< occasion comme dans toutes, vos conseils. 

«Comme moi vous en sentirez l'importance; et 
« vous êtes assuré de ma fidélité dans leur exécution. 
« Au 10 de mars, les choses seront décidées quant. 
« aux Chambres ; et les événements auront fait en- 
ce core un grand pas, d'une manière ou d'une 
« autre. 

« Je crois nécessaire de faire connaître et enten- 
« dre là-bas des vérités importantes; de cherchera 
«fixer et à diriger une incertitude qui nous fait tant 
« de mal, et à régler aussi le présent d'une manière 
« plus sage, en nous occupant de l'avenir, qui ne doit 
« pas être" aussi éloigné que quelques uns veulent 
« le penser. Vous paraissez, de mon avis sur ce point. 

« Il ne serait plus temps d'y songer, alors que les 
« événements déborderaient. Sur tout cela j'attends 
« avec confiance les instructions d'un ami aussi éclairé, 
« auquel je suis sincèrement dévoué. 

« Personne ne me connaît mieux que vous; aussi 
« ne vous parlerai-je pas de moi \ 

« Agréez cher comte, etc. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



« P. S. J'ai attendu un jour pour faire partir ma 
« lettre ; chaque heure amène quelque chose de nou- 
« veau. 



J J'avais cU sans doute beaucoup à me plaindre de M. de Villèle; mais 
l'amour de la patrie me faisait tout oublier; et mon cœur est sans 
rancune; 






1839. -i\\ 

« J'ai admiré votre lellre avec nos amis, c'est tout 
« un code éloquent et profond de politique; c'est la 
« lumière qui brille au milieu des ténèbres, pour con- 
« duire le voyageur. 

« Tous les proscrits sont à Paris dans ce moment ; 
« je le sais positivement, et il paraît qu'on aurait l'in- 
« tention de favoriser l'émeute, pour influencer les 
« élections. 

« Mes relations s'étendent partout, et nous ferons 
« tout au monde pour faire échouer de si coupables 
« tentatives. Cependant certaines têtes sont tellement 
« montées, qu'on ne peut savoir ce qui arrivera. Ce 
« qui serait à craindre, ce serait que quelques soi-di- 
« sant légitimistes sans argent fussent assez bêtes pour 
« se laisser entraîner et tromper. 

« Le pouvoir doit être en mesure d'écraser ces 
« perturbateurs ennemis de tout gouvernement, et 
« le mal serait médiocre. » 



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1 

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1 





PROGRAMME DE LA GAZETTE DE FRANGÉ 

PRESQUE EMlÈREMEfiT EXTRAIT D"Ui\'E LETTRE DE M. LE COMTE LE MLLÈLE. 

« Le temps nous presse; déjà huit jours sontécou- 
« lés depuis l'ordonnance de dissolution. Nous avons 
« dans une suite d'articles, indiqué la ligne qui, dans 
« notre opinion, et dans celle des personnes aux lu- 
« mières et à la sagesse desquelles nous avons toute 
« confiance, doit être suivie non-seulement par tous 
« les royalistes de Franco, mais par tous les hommes 













212 MES MÉMOIRES. 

« animés de l'amour du bien, et résolus de sauver 
« leur pays. 

« Nous résumons dans le peu de mois qu'on va 
« lire, l'action qu'on doit exercer dans les élections. 
« Nous prions instamment nos amis politiques de faire 
« tous leurs efforls pour que ce plan se réalise dans 
« les localités dont ils font partie. Ce n'est pas seule - 
« ment l'influence de leurs conseils que nous deman- 
« dons, c'est une initiative, une action personnelle. 
« Là est le salut. 

« Tous les électeurs doivent donc se réunir, secon- 
« certer, s'entendre au plutôt sur la direction à don- 
« ner à leurs voles, sur les conditions à exiger des 
«candidats; ils doivent ne demander compte à 
« aucune opinion de ses préférences, ni le sacrifice 
« d'aucun choix, afin que tout le monde puisse pro- 
« céder avec une entière indépendance aux deux 
«. premiers tours de scrutin ; et que toutes les voix des 
« hommes indépendants, des gens de bien, puissent 
« se porter au dernier tour sur le candidat qui aurait 
« sur son concurrent l'avantage décisif, dans la cir- 
« constance actuelle, d'avoir pris l'engagement de 
« soutenir la réforme : la réforme avant tout. 

« Tous ceux qui ne sont pas électeurs, c'est-à-dire 
aies quatre-vingt-dix- neuf centièmes des contri- 
« buables de France, qui sont exelus de l'exercice de 
« leurs droits politiques par l'usurpation d'un mono- 
« pôle arbitraire, ruineux et déshonorant pour la na- 
« lion, doivent user en môme temps du seul droit qui 
« leur reste, c'est-à-dire du droit de doléance et de pé- 
« lilion pour réclamer, avec toute l'unanimité d'un 
« vœu aussi général que doit l'être le retour du droit 



1859. 215 

« commun, la réforme immédiate des combinaisons 
« électorales avec lesquelles on ne cesse de substituer 
« l'expression de quelques volontés individuelles de 
« partis ou de classes, à celle de l'intérêt et de la vo- 
ce lonté générale de la France. 

a II importe que ces pétitions puissent être remises 
« couvertes d'innombrables signatures au député élu 
ce dans chaque localité avant son départ pour l'ouver- 
cc ture de la prochaine session. 

ce II est donc urgent d'organiser à cet effet, dans 
ce chaque comité électoral de toutes les opinions, une 
ce section de rédaction des pétitions pour la réforme ; 
ce de fixer les lieux de dépôt où les contribuables 
« pourraient en prendre connaissance, et y apposer 



ce leurs signatures. » 



Fort de mes propres convictions, de mon dévoue- 
ment et de l'opinion de mes amis, qui regardent ma 
présence, en ce moment, comme nécessaire à Gorilz, 
je suis décidé à partir dès que le résultat des élections 
sera connu. 

Je me prépare à ce voyage par tous les moyens, 
afin de le rendre plus utile. 

J'ai eu avant-hier avec M. Sarrut, mon ancien com- 
pagnon de prison, une conversation curieuse. 

Il croirait plutôt à Henri V, s'il ne soutenait qu'il 
y a encore division dans les esprits, entre Louis XIX et 
Henri Y. 

Ce fait n'est pas exact, et ne réside plus, que dans 








2H MES MÉMOIRES. 

quelques esprits malencontreux ; mais cette incertitude 
peut encore faire du mal, bien qu'elle ne soit qu'il- 
lusoire. 

J'ai décidé M. Sarrut à venir mardi chez moi, à 
une réunion composée de MM. de Genoude et Lour- 
doueix. 

Je voudrais l'amener à nous, et ce serait une con- 
quête importante, car il est homme d'esprit cl de ré- 
solution. Ennemi de l'anarchie, il ne croit plus la 
république possible ; ennemi du despotisme, il lui 
suffirait de l'éclairer sur nos intentions. 



13 février. 

Je n'avais jamais voulu aller au bal Musard. Hier, 
enfin, je me suis décidé à y passer une heure avec 
M, de la N***, afin de voir par moi-même ce qui 
tourne tant de tètes. J'avoue franchement que la 
mienne est restée calme, malgré un orchestre aussi 
enivrant que bruyant. 

« Quelle école de mœurs ! a me dit, avec un sou- 
rire dédaigneux, un voisin qui se trouvait auprès de 
moi. 

Les hommes y sont grotesques, et, à mon avis, les 
femmes peu séduisantes; cela m'a paru un mauvais 
lieu public, où la pudeur n'a qu'à rougir de danses 
si lascives et de gestes si expressifs, qu'ils en sont 
dégoûtants.. 

Une femme qui se respecte ne peut y mettre les 
pieds, et la jeunesse doit y apprendre à ne pas rougir. 

Chacun y est pour soi ; et pourtant il y règne en 



!' I 



1859. 



215 






général assez de politesse; on pense plus à s'amuser 
qu'à se chercher querelle. 

Des hommes de la police essayent d'empêcher le 
scandale; mais, avant d'arriver là, on a déjà été 
beaucoup trop loin. 

La gaieté y est en général triste ou folle ; mais il y 
a un moment de valse générale, de promenade, 
de véritable course , accompagnée d'une musique 
étourdissante, où l'on croit assister à la danse de vé- 
ritables fous; on ne touche pas terre, on se préci- 
cipite, on crie, on se heurte, et une partie des assis- 
tants même est entraînée par cette puissance électri- 
que qui tient de la démence. 

C'est sans aucun mérite, je l'avoue, que je ne me 
sens nullement disposé à retourner à celte sorte de 
fête, que j'ai voulu juger une fois, pour me faire une 
idée de la corruption, on pourrait dire de la dégra- 
dation du siècle. 

C'est sans aucune exagération que j'en parle, et 
c'est du fond de l'âme que j'en gémis. 

On dit que vers la fin du bal l'ivresse y est encore 
bien plus voluptueuse, ou plutôt plus folle, ce qui est 
facile à comprendre; mais j'en avais assez vu, et je 
me suis promptement retiré avec mon ami. 

Je n'ai pas même trouvé les costumes aussi sédui- 
sants, ni aussi gracieux qu'on me l'avait annoncé. 

C'est plutôt encore de la corruption qu'une véri- 
table séduction qu'on va y chercher; mais ce n'en est 
peut-être que plus dangereux. 



216 



MES MEMOIRES. 



LETTRE A M. DE LOURDOUEIX 




« Il est dangereux de faire connaître ses projets à 
« ceux qui n'ont pas l'âme assez élevée pour coin- 
ce prendre; on n'avance pas ainsi, on recule, et les 
« âmes dévouées sont forcées de regagner le terrain 
« perdu. Vous connaissez ma franchise et mon dé- 
« vouement, ils sont entiers : je vous ouvre, moi, ma 
« pensée tout intime; je vous raconte ce que je fais, 
« je vous dis tout ce qui est utile, mais je néglige tout 
« ce qui tendrait uniquement à me faire valoir; ma 
« seule ambition est le salut de mon pays, 

« Que notre confiance réciproque soit donc entière ; 
« marchons d'accord et de concert ; autrement nous 
« risquons de nous contrecarrer. 

« Ne croyons pas tout avoir, ni tout pouvoir; nous 
« sommes un tout compacte et complet ; ne nous divi- 
« sons jamais, et marchons toujours ensemble. Au 
« fait, nous ne sommes que trois parfaitement unis 
« d'action et de pensée, ce n'est pas trop. 

« Si vous trouvez, dans votre conscience pure et 
« éclairée, que j'aie raison, usez-en; et croyez que je 
« saurai toujours me mettre de côté toutes les fois que 
« je ne me croirai pas utile ou nécessaire. 

« Confiance entière et affection sincère. 

a Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



**/..-. . , 



1839. 217 



LETTRE A M. LE COMTE DE VILLELE 

« 18 février 1839. 

« Avant toute chose, mon cher comte, ne parlons 
« donc plus du passé, et serrons -nous la main de 
« grand cœur. 

« Pour vous prouver ma juste déférence, j'aurais 
« renoncé sur-le-champ à mon voyage si je n'espé- 
« rais, d'ailleurs, vous amener à mon opinion par 
« les motifs qui me déterminent. 

c< Je n'aime pas plus que vous une démarche in- 
« lempeslive, et je conviens avec vous que le moment 
« n'est pas arrivé ; mais aussi je crois que, s'il l'était, 
« il ne serait plus temps, et il me semble qu'il y a 
« sagesse à prévoir les chances de l'avenir ; et à les 
« rendre possibles. 

« Si le moment était arrivé (et un an est bien vile 
« passé) il n'y aurait plus moyen de quitter le lieu du 
« combat. Je crois essentiel de dire là-bas des vérités 
« qu'on méconnaît, et qui produisent moins d'effet 
« quand elles sont présentées par des hommes que l'on 
« voit tous les jours. 

« Je connais le nœud de bien des intrigues ; il est 
« important de les déjouer. 

a 11 faut obtenir ce qui est indispensable, et éclai- 
« rer sur le mal qu'on fait, et le bien qu'on pourrait 
a faire. Il est plus aisé d'arrêter à temps que de faire 
« revenir; il faut bien étudier ce terrain difficile, afin 
« de frapper juste, et prendre d'avance langue et 
« précautions. 













218 MES MÉMOIRES. 

« Il est urgent de voir notre jeune prince, de lui 
« parler et de le bien connaître, de lui donner des con- 
« seils utiles; et d'ailleurs un second voyage, s'il de- 
ce venait nécessaire plus tard, et qu'il fût possible 
c< alors, deviendrait plus facile après le premier. 

« Henri V ne doit plus rester enfant, il doit se faire 
« homme; le comte de Montbel croit lui-même ce 
« voyage si utile qu'il m'en presse vivement depuis 
ce un an, et l'impossibilité seule m'a arrêté. 

« Oui, sans doute, c'est tel que je vous ai connu, 
« apprécié et aimé, que j'espère bien vous retrouver; 
« mais la prudence n'exclut point l'expérience, et peut- 
« être penserez-vous que s'il y a prudence à ne rien 
« précipiter, il y a sagesse à tout prévoir, et à ne pas 
« trop remettre. 

« Pour nous bien connaître, cher comte, faites-moi 
c< la grâce de repousser toutes les préventions que le 
« passé aurait pu laisser dans votre esprit, en songeant 
« que dix années, tant d'événements, et la vérité que 
« l'on cherche franchement, amènent bien des chan- 
ce gements dans l'esprit, et donnent à un caractère 
ce ferme la mesure qui pouvait lui manquer. 

ce Croyez-moi sans ambition comme sans amour- 
ce propre, aimant mon pays, et voulant son bien avant 
ce toute chose, désirant et écoutant les conseils, sur- 
ce tout quand ils m'inspirent autant de confiance que 
ce les vôtres. 

ce Je devine toutes vos occupations, je respecte et 
ce admire vos grandes pensées d'avenir, et suis votre 
ce ami fidèle. 

ce Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



1859. 



219 







M. de Villèle s'associe franchement au mouvement 
de réforme qui doit sauver le pays, et ses lettres 
produisent le plus salutaire effet. 

Ceux qui ont prêté le serment doivent aller aux 
élections; et tous les royalistes, sans exception, signer 
et faire signer des pétitions pour la réforme. 




LETTRE A M. DE ***, ANCIEN NOTAIRE 

« Français avant tout, je sais que l'on peut et doit 
« s'adresser à vous avec confiance quand il s'agit du 
a pays. 

« Notre salut est dans la réforme électorale; c'est 
« sur ce terrain que se réunissent les esprits élevés 
« et les cœurs généreux. 

« Les royalistes ont pu faire des fautes comme 
« d'autres ; mais ils ont profilé de leur expérience, et 
« ils ne voient que l'intérêt général qu'ils mettent au- 
« dessus de tout, ils ne veulent point de privilèges; ils 
« repoussent tous les préjugés; ils veulent toutes les 
« libertés conciliâmes avec l'ordre, et une monarchie 
« forte qui les assure. 

« Plus de chartes octroyées ou imposées, plus 
« d'écoles anglaise ou américaine, mais d'anciennes 
« institutions modifiées par l'esprit et le besoin des 
« siècles. 

« Pas d'étrangers que nous détestons, pas de révo- 







220 MES MÉMOIRES. 

ctlutions ni de conspirations; le pays, le pays avant 
« toute chose. 

« Le gouvernement de juillet s'en va; la république 
« n'est possible qu'avec l'anarchie ; le pays veut 
« l'ordre, et bientôt il ne restera plus pour tout ce qui 
« porte un cœur français que la monarchie légitime, 
« non telle qu'elle était, mais telle qu'elle devait être 
« et sera nécessairement, grâce à Dieu. 

« Nous pouvons, comme tous les partis, avoir aussi 
« quelques fous dans le nôtre, qui finira par être re- 
« connu comme le seul vraiment national, et réunira 
« tous les bons esprits et cœurs français.' C'est aux 
« gens sages et éclairés à se rallier franchement à nous, 
« pour assurer le bon droit de chacun. 

« J'y compte avec confiance de votre part; et je crois 
« que vous devez user de votre influence en faveur 
« de M. Roubier d'Héremboult, en exigeant de lui le 
« mandat impératif de la' réforme électorale. 

« Toujours heureux de causer avec un homme qui 
« m'inspire confiance, estime et affection', je vous re- 
« nouvelle, Monsieur, l'assurance de tous mes sen- 
« timenls. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



LETTRE DE M. LE COMTE DE LA MARLIERE 



SUR LES ELECTIONS ET MA REPONSE 



«19 février. 



« Je viens de relire avec la plus sérieuse attention, 
a Monsieur le vicomte, la relation de votre voyage à 
« Ruschtiérad, en août 1855. 



1839. 221 

a J'abonde d'esprit et de cœur, de sentiments et 
« de conviction, dans votre paragraphe sur le prin- 
ce cipe de la légitimité; c'est l'ancre de sûreté des 
«trônes et des chaumières, c'est le palladium des 
« États et des peuples, c'est ma religion comme c'est 

ce la vôtre. 

a Mais ce que j'entrevois à peine, et ne com- 
« prends pas nettement, moi, pauvre et vieux ermite, 
ce broyant de noires pensées au coin de mon foyer so- 
« litaire, c'est la fusion de certains légitimistes dans 
« la niasse fortement constituée et prononcée de l' ex- 
ce trème gauche, travaillant depuis un derni-siècle à 
« tout démolir sans avoir un plan arrêté de recon- 
cc struction. 

ce Que veulent ceux qui se donnent pour nos guides 
ce en nous recommandant de donner nos voix aux 
ce libéraux non révolutionnaires, de préférence à une 
ce opinion incertaine, quand l'occasion sera favorable 

ce à leur élection? 

ce Veulent-ils nous précipiter à 'pas de géants dans 
ce le gouffre d'une république impossible, et nous ra- 
ce mener la guerre civile et étrangère pour rétablir, à 
ce la suite de tant de désastres, un trône si soudaine- 
ce ment enfoncé et qui ne peut avoir de base solide et 
ce durable que sur le dégoût du présent, et bien plus 
ce encore, sur l'amour de f avenir. 

ce Ni vous ni moi, je le pense, ne voulons de ces 
ce moyens extrêmes, de ces remèdes héroïques qui 
ce compromettent tout, et ne fondent jamais rien. 

ce Veuillez m'aider à sortir de la position embarras- 
ce santé où je me trouve ; je répugne à donner ma voix 
ce faute de mieux à un candidat dont je déteste les 



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222 MES MÉMOIRES. 

«principes politiques; et je ne veux pas salir mes 
« rares cheveux blancs par un vote qui blesse ma 
« conscieîice. 

« Il est d'ailleurs si douteux que le succès justifie 
« les moyens ! Vous êtes au courant de tout ; vous 
« plongez au fond des choses; ayez pitié de mon igno- 
« rance, de mon isolement, et guidez-moi dans les 
« ténèbres où je me perds. 

« Je connais votre loyauté, votre noble franchise^ et 
« je vous prends avec sécurité et honneur pour mon 
« chef de file, pour être certain, aveugle que je suis, 
« de marcher dans la bonne et vraie route. 

« J'ai l'honneur, etc. » 



RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 

« Votre confiance, Monsieur, m'honore, et voussa- 
« vez si je suis sensible à votre amitié ! 

« Je ne perds pas un moment pour y répondre, afin 
« que ma lettre vous arrive à temps. 

« Le pire de tous les maux, est un gouvernement 
« qui ne respecte ni droits ni libertés. 

« L'anarchie morale qu'il amène par tous ses efforts, 
« ses actes et ses menées, est plus dangereuse encore 
« que l'anarchie matérielle qui du moins n'a qu'un 
« temps de durée, surtout dans un pays qui veut 
« l'ordre avant loule chose. 

« Donc ne voter sous aucun prétexte, pour le can- 
« didat ministériel qui encouragerait nécessairement 



1859. 2ra8 

« cetle marche malheureuse, el contribuerait à ame- 
« ner ce désordre moral que nous devons craindre. 

« Faire passer, s'il est possible, le candidat légiti- 
« miste. Si la chose est impossible, réunir les voix sur 
«le candidat de l'opposition, en exigeant de lui le 
« mandat impératif de la réforme électorale, seule 
« branche de salut qui nous soit offerte dans des cir- 
« constances aussi graves. 

« L'alliance de principes ! .Te ne pourrais la conce- 
« voir ; mais la réunion des votes pour un fait duquel 
« dépend le sort du pays, ne me paraît avoir aucun 
« inconvénient. 

« Autrement, il faudrait donc toujours déposer dans 
« l'urne une boule blanche, par le seul motif que 
« l'adversaire en mettrait une noire. 

« La réforme électorale obtenue, n'importe par quel 
« moyen, pourvu qu'il soit dicté par l'intérêt géné- 
« rai, el approuvé par la conscience", le gouvernement 
a forcément se joindra aux royalistes pour là rendre 
«monarchique; le soin de sa propre conservation 
« étant le premier besoin de tous ; et les républicains 
« lui faisant plus peur que les royalistes. 

« Voilà, cher comte, ma pensée tout entière, et je 
« vous donnerais bien d'autres développements, si le 
« temps et mes nombreuses affaires me le permettaient: 
« votre bon esprit suppléera d'ailleurs, à l'insuffisance 
« de ma lettre ; c'est bien moi qui réclame votre in- 
« dulgence pour une page dix fois interrompue. 

« Agréez, etc. 

« Le vicomte de La Rochefoucauld. » 



224 



MES MEMOIRES. 



■H 




25 février. 

Tout le monde s'agite : le gouvernement comme 
les partis; le ministère comme les plus simples par- 
ticuliers. On part, on court, on revient, on écrit, on 
se flatte, et chacun croit au succès. 

Moi, je l'avoue, je ne serais pas étonné que le gou- 
vernement obtînt une faible majorité dans les élec- 
tions; mais, dans celte hypothèse même, il aurait de- 
vant lui une minorité si compacte, si animée, si vio- 
lente, qu'il lui sera impossible de marcher et de 
vaincre. 

Des commotions violentes peuvent avoir lieu, et il 
paraît assez probable qu'il finira par se. voir forcé 
de casser encore cette nouvelle Chambre qui lui in- 
spirera un juste effroi. 

Peu t-être Louis-Philippe en sera-t-il réduit à prendre 
pour chef du cabinet, M. Odilon Barrot, homme de 
conscience, mais pas homme d'État; ou un autre du 
même genre, qui, appuyé sur le tiers-parti, sera bien- 
tôt dépassé par la gauche. 

Les ambassadeurs qu'il craint, parleront haut: Les 
« puissances de l'Europe ne vous ont reconnu qu'à 
« la charge d'écraser la révolution, elle relève la lête 
« et nous effraye; tenez votre parole, si non....» Force 
sera par suite à Louis-Philippe d'appeler les royalistes 
à son secours contre les républicains qu'il redoute 
avant tout, en adoptant un nouveau mode d'élection, 
et en abaissant la barrière du serment. 

Nous aurons enfin obtenu la réforme électorale qui 



^^H 



1859. 2-25 

est le salut de tous, d'accord avec l'opposition qui la 
veut comme nous, mais afin d'arriver à un but différent. 
Alors, nous proposerons une réforme monarchi- 
que, et nous nous retrouverons à notre poste natu- 
rel, c'est-à-dire en face des républicains; mais il y 
en a parmi eux qui, préférant la France à leurs con- 
victions, reculeront devant les conséquences anarchi- 
ques d'une république impossible à établir, et qui 
reviendront à nous. 

-Voilà à quoi se réduira en définitive, cette alliance 
dont quelques esprits faibles s'effrayent aujourd'hui, 
qui n'est nullement de principes, et qui réside seule- 
ment sur un fait que nous voulons tous. 

Dire qu'alors les gens d'anarchie pourront tenter 
un coup de désespérés n'est pas impossible ; mais c'est 
alors aussi, que les gens d'ordre et de cœur se montre- 
ront ; et l'armée qui malgré tout conserve au cœur un 
besoin de se venger de 1850, et dont l'esprit est aussi 
sage que bon, appuyée sur une partie de la garde na- 
tionale, frappera fort, si on la laisse agir, sur les gens 
anarchiques. 

Au milieu de ce conflit, Louis-Philippe peut mou- 
rir, et l'ordre alors se rétablirait, grâce au seul prin- 
cipe qui puisse le garantir. 

Si les royalistes arrivent en nombre à la Chambre, 
ils feront leur devoir; et ils auront par suite une 
grande et puissante influence. 

Chose étrange, jA qui pourrait faire croire que notre 
ligne est la seule bonne; tandis que les uns nous re- 
prochent de vouloir l'anarchie. 1 , les autres nous font 



■r 





Les royalistes du l'extrême droite, 
xtv. 



15 




226 



MES MEMOIRES. 



un reproche sévère de vouloir un pouvoir trop absolu, 
une monarchie trop forte. 

On ne songe pas que dans les temps de révolution, 
les réactions en sens contraire, se font presque subite- 
ment, et d'une manière même trop absolue. 

Or, dans ce moment, tout l'esprit public tend à vou- 
loir et à sentir la nécessité d'un pouvoir fort : le dif- 
ficile sera peut-être d'arrêter l'élan qui se manifestera 
en retenant le pouvoir dans de sages limites. C'est bien 
plus l'égalité que l'on veut en France que la liberté. 

L'amour-propre de tous est en jeu ; c'est à, le ména- 
ger qu'on doit surtout s'attacher. 

Un pouvoir fort peut seul garantir les libertés que 
veut le pays, et dont il a besoin. 

Moitié sérieux, moitié riant, j'ai prévenu M. de 
Chateaubriand, qui ne craint pas le danger et qui 
aime l'aventureux, que le jour de la crise, j'irai le 
chercher pour le prendre par le bras ou le porter sur 
mes épaules à travers la foule; et il n'a pas dit non. 
Le pouvoir de cet homme populaire, dans un pareil 
moment, serait magique. Aussi n'y manquerais-je 
pas, comptant sur le cœur et le bon esprit de madame 
Récamier, pour le décider en semblable occurrence. 

On m'écrit de tous les côtés pour recevoir des in- 
structions, me témoignant une confiance dont je m'ho- 
nore sans m'en glorifier. 

Je réponds avec exactitude à toutes les lettres qui 
me sont adressées à ce sujet; mais il m'est impossible 
de me rendre aux élections, et malgré toutes les ex- 
plications, ma langue se soulèverait avant de prêter 
un serment qui, bien qu'il n'engage à rien, répugne* 
rait à ma conscience. 



1 830. 



227 






25 février. 

Je rencontrai hier chez la comtesse Frédéric de La 
Rochefoucauld, M. d'Oraison, qui fui des plus inté- 
ressants par ses récits. 

Il nous parla de la malheureuse déroute de 1850. 

Le régiment des dragons de la garde était le seul 
qui fût resté fidèle, malgré les murmures des soldais 
qu'on abandonnait, qu'on tenait en dehors de la lutte, 
et qui mouraient de faim. 

Le colonel était absent; le lieutenanl-co'onel était 
un soldat de fortune, qui avait fait avec honneur toutes 
les campagnes de l'Empire; il était estimé du régi- 
ment, et se conduisait à merveille, ferme et bon tout 
à la fois ; aussi était-il parvenu à le retenir dans la 
ligne de ses devoirs. 

On était arrivé à Évreux, le colonel fil faire halte 
et ranger son régiment en bataille, on apercevait la 
voilure qui renfermait la famille royale et le roi de 
France Charles X. 

Le lieutenant-colonel fait mettre en ligne le régi- 
ment, par honneur pour le roi détrôné qu'il respecte 
dans son malheur, et prolége dans sa retraite le sabre 
à la main. 

Il appelle les officiers au centre, il prend dans ses 
mains le drapeau du régiment, et s'avance vers la 
voiture, en prolestant noblement de son dévouement 
personnel, comme de celui de tout son régiment. Il 
demande au roi la permission de déposer dans la voi- 
lure la flamme du drapeau, afin de le conserver pur 




228 



MES MEMOIRES. 



et sans tache pour une occasion meilleure; puis il 
se rend dans la campagne, et il brûle son drapeau 
plutôt que de le livrer; il appelle ensuite le ba- 
ron d'Oraison, officier de son régiment, qui lui in- 
spirait une confiance particulière, et d'accord ensem- 
ble, ils écrivent une lettre pleine de noblesse au mi- 
nistre de la guerre, car l'intérêt du régiment devenait 
pour eux un devoir sacré. Cette lettre franche et 
ferme, fait honneur à ceux qui l'ont dictée : 

« — Ce ne sont pas des fugitifs qui s'adressent à 
« vous, monsieur le ministre, mais un brave régiment 
« qui, fidèle à son devoir et à l'honneur, a fait ce qu'il 
« devait tant qu'il lui a été possible. 11 demande jus- 
ce tice, et ne réclame aujourd'hui qu'une faveur, c'est 
« celle d'être envoyé aux frontières, si le pays pouvait 
« être menacé. 11 saura faire son devoir en prouvant 
« les sentiments qui l'animent. » 

Plus tard le maréchal Soult qui se connaît en 
hommes, demanda à M. d'Oraison un officier supé- 
rieur capable de ramener un régiment insubordonné. 
M. d'Oraison lui indiqua son ancien chef. 11 fut 
nommé, et bientôt le régiment rentra dans l'ordre. 

Aujourd'hui le brave lieutenant-colonel de 1850, 
est maréchal de camp et commande à Poitiers. 

De tels hommes ne peuvent ni ne doivent pas être 
oubliés dans un moment où l'on aura besoin d'hon- 
neur et de fidélité. 






« — Vous êtes bien cruel, me disait hier la belle et 
« bonne duchesse d'Istrie; il y a à Rome une per- 
ce sonne inconsolable qui ne va pas dans le monde, qui 



1839. 



229 



« est triste, et dont les regrets vont toujours crois- 
«sants: c'est miss*". » 

Comment chercher à expliquer les replis du cœur? 
Si j'avais eu l'apparence d'un tort, ou que ce fût moi 
qui me fusse éloigné, jamais je ne me le serais par- 
donné. 



? ' 



26 février. 

Il vient de paraître une brochure nouvelle de M. de 
Cormenin (État de la question), curieuse par son es- 
prit, son style et sa hardiesse. 

La souveraineté absolue dans le peuple, représenté 
par la Chambre des députés, tandis que la Chambre 
des pairs, le pouvoir royal ou le roi lui-même se- 
raient réduits à zéro, voilà ce que l'on voudrait. 

Et l'on préférerait quatre cents souverains à un 
seul, et l'on croirait rencontrer là une liberté sans 
anarchie... Quelle illusion! 



11 parait que l'on fait partout à madame Vespucci 
la réception que mérite sa distinction, et qu'on l'en- 
toure de fêtes et de succès auxquels il lui serait diffi- 
cile de rester insensible. 

Elle a une tête à révolutionner un royaume, si une 
fois elle en avait la volonté : avec de grandes qualités, 
elle a bien aussi quelques défauts qui tiennent à son 
origine italienne, et à sa bouillante imagination. 

Je pars dimanche soir pour Goritz, et mon cœur 
s'émeut à la pensée de revoir des princes malheureux 



250 MES MÉMOIRES. 

et exiles ; ce roi ' qui ne porta qu'un moment la cou- 
ronne sur sa tête, le temps seulement de déclarer 
qu'il la déposait sur celle du duc de Bordeaux, de ce 
prince tout l'espoir de notre avenir : que Dieu lui 
vienne en aide, le soutienne et l'éclairé au milieu de 
tant d'épreuves et de si orageuses circonstances! 

Tout me fait de ce voyage un immense sacrifice ; 
mais quand le devoir et l'intérêt du pays parlent, 
toute autre considération doit céder. 



1 Monseigneur le duc d'Angoulème. 



CHAPITRE II 



PÈLERINAGE A GORITZ 







J'ai intilulé ce voyage Pèlerinage à Goritz, parce 
que, indépendamment des sentiments d'espérance et 
de foi qui me l'ont fait entreprendre, j'ai toujours pra- 
tiqué le culte du malheur. 

La situation embarrassée des affaires, la marche 
inquiétante et rapide des événements, l'anarchie des 
partis, et enfin les inextricables difficultés dans les- 
quelles le pouvoir venait de s'engager, me firent sen- 
tir la nécessité de hâter ce voyage; mécontent du 
présent, et voulant voir par moi-même ce que l'ave- 
nir pouvait nous faire espérer. 

De retour à Paris, le cœur plein de bons souvenirs, 
j'ai été pressé de questions par des hommes de toutes 
les opinions; et l'intérêt que l'on prenait à mes récits 
m'a fait considérer comme un devoir de publier, avec 
une scrupuleuse fidélité, tout ce que j'ai fait et vu, 



232 MES MÉMOIRES. 

dit et entendu à Goritz. Il est temps que les rancunes 
s'effacent, que les préventions se dissipent, et qu'on 
sache enfin qu'il n'a jamais existé aucune cause 
réelle de division entre les royalistes. Il est temps 
aussi qu'on connaisse tout ce qu'il y a de générosité, 
de grandeur et d'oubli du passé chez des princes 
indignement calomniés. 

Je déclare, avec cette loyauté que mes adversaires 
eux-mêmes veulent bien me reconnaître, que j'ai 
étudié le caractère de Henri de France avec une im- 
partialité inflexible; je l'ai trouvé digne en tout 
point des hautes destinées qui semblent attachées à 
sa condition et à sa naissance. 

Ces sentiments sont devenus les seuls mobiles de 
mes actions, parce qu'ils se rapportent à la patrie, 
qui tient le premier rang dans mes affections. Grâce 
au ciel, je suis toujours prêt à me dévouer, mais ce 
dévouement, puisant sa source dans des principes 
éternels, est éclairé par la sagesse et réglé par la 
raison. 

C'est en historien que je vais parler de ce jeune 
prince, dont l'adversité a fait un homme. Les per- 
sonnes qui ont fait avant moi le voyage de Goritz 
pourront attester la fidélité de mes esquisses ; et 
quant à celles qui auraient quelque _ intérêt à la 
contester, je les prie de suspendre leur jugement 
jusqu'à ce qu'elles soient en situation de comparer 
la copie au modèle. 






1859. 



235 



(Juel que soit le motif qui vous détermine dans 
une entreprise, ce n'est pas sans regret qu'on se sé- 
pare de tout ce qu'on aime, pour entreprendre un 
long et pénible voyage. La veille encore tout semblait 
facile, et au moment du départ les obstacles nous 
apparaissent. Hetrouvera-t-on au retour ceux que l'on 

quitte? 

Ces réflexions m'inspirèrent une tristesse profonde, 
et j'eus besoin de trouver dans l'amertume de mes 
regrets la certitude que nul sentiment personnel ne 
me faisait agir, pour m'arracher des bras qui me re- 
tenaient. 

J'allai, avant de partir, mettre mon voyage sous la 
protection de celui qui guide les pèlerins. 

Si le bien se faisait sans effort, il serait sans mé- 
rite, et bientôt je recouvrai ce calme et celle satis- 
faction intérieure qui sont la première récompense 
de nos bonnes intentions. 

Parti de Paris le dimanche soir, 10 mars 1859, je 
n'ai mis, malgré toutes les difficultés du voyage, que 
neuf jours et six nuits pour arriver à Goritz, situé à 
quatre cent cinquante lieues de dislance, c'est-à-dire 
que j'ai marché plus vite que la malle-poste. 

La nouvelle route de Sézanne, que j'ai prise au lieu 
de celle de Montmirail, est horriblement mauvaise. 
L'indifférence et l'incurie du gouvernement se révè- 
lent partout; et les pauvres voyageurs sont regardés 




■ 



■ 



II 






234 MES MÉMOIRES. 

comme des oiseaux de passage, sur lesquels chacun 
petit tirer. 

Que peuvent faire pour le bien-être moral et maté- 
riel des citoyens ces ambitieux qui se disputent la 
France comme une proie, et qui passent leur vie à 
l'assaut du ministère, quand ils ne l'ont pas; ou à le 
défendre quand ils l'ont conquis? C'est en vain que 
la France demande qu'on lui permette de s'adminis- 
trer elle-même. * 

Si je n'avais pas su que l'énorme budget que nous 
payons suffit à peine pour combler les abîmes de cor- 
ruption que la Révolution de juillet a creuses, j'aurais 
pu m'étonner de tomber à six lieues de Paris dans un 
trou profond qui se trouvait au milieu de la roule. Je 
fus forcé de mettre pied à terre pour faire remplacer 
par un gros bâton le ressort de derrière de ma voilure 
que le choc venait de briser. 

On prétend que la France est difficile à gouverner; 
rien ne me paraît moins fondé que celte assertion. 
La France veut êlre grande cl puissante au dedans 
comme au dehors; mais elle sent le besoin d'être 
gouvernée. Sachez respecter ses libertés, ses institu- 
tions et ses lois, et la France vous donnera la force et 
la puissance qui sont en elle. » 

Le pays que j'ai traversé depuis Paris jusqu'à 
Strasbourg ne m'a laissé aucune impression agréable. 

Arrivé à Strasbourg le soir, mon premier soin fut 
d'écrire à mon père; puis j'envoyai chercher un ou- 
vrier pour raccommoder ma voiture, qui ne fut prêle 
que le lendemain. 

Dans mes voyages, je me plais à faire causer tous 
ceux que je rencontre, et particulièrement les gens 






1859. 235 

du peuple, parce qu'ils sont, à mon avis, le meilleur 
thermomètre .qu'on puisse consulter pour connaître 
l'opinion publique. 

Partout j'ai rencontré des esprits mécontents, mais 
indécis; des intérêts inquiets, mais timides; chacun 
«remit du mal sans penser au remède, tant sont 
orandes les préventions qu'on a répandues sur le 
seul dénoûment qui pourrait rendre à la France sa 
grandeur et sa prospérité. 

La désaffection des masses pour le pouvoir est in- 
contestable. Il n'est pas d'ouvrier, de postillon, de 
maître d'auberge, qui ne murmure contre les abus, 
les intrigues, et l'oubli qu'on a fait des promesses les 
plus sacrées. 

On ne menace point, mais on murmure; on ne 
sait trop ce qu'on espère, mais on attend. 

Un inconnu, auquel sa manière de voyager donnait 
une sorte d'importance, avait semé la teneur sur la 
route que je suivais ; et le maître de poste du relais 
avant Strasbourg m'a raconté avec effroi que la 
femme de ce voyageur lui avait dit : Bientôt vous 
serez Autrichiens. 

Autrichiens!... Us ne savent donc pas, ceux qui 
cherchent à effrayer pour régner, que le jour où un 
semblable malheur serait à craindre, la France se lè- 
verait comme un seul homme pour s'y opposer. 

L'étranger craint, il est vrai, nos idées; mais il 
craint aussi nos armes, et un coup de canon tiré sur 
le Rhin suffirait pour l'ébranler. 

Après avoir quitté Strasbourg, j'ai traversé d'im- 
menses et admirables forêts de sapins. 

A quelques lieues de Stuttgard, où j'avais relayé 



'■ 






;; 










i 



256 i'ËS MÉMOIRES. - 

pendant la nuit, un accident faillit mettre un terme 
à mon voyage; nous allions avec rapidité dans des 
chemins horriblement cahotants, quand tout à coup 
je me sens violemment entraîné vers une chaussée 
qui bordait la route; au même instant je vois le 
postillon se jeter à bas de son cheval qui, la tète 
haute, les naseaux en feu, la bouche écumanle, et 
frémissant de tout son corps, entraînait ma voilure, 
que l'autre cheval s'efforçait de retenir. 

Jugeant qu'il n'y avait pas un instant à perdre, je 
m'élance, et saisis d'un bras vigoureux la bride du 
cheval qui se cabre sous ma main. 

J'étais sauvé, mais ma voiture allait être brisée, 
car je ne pouvais contenir celte malheureuse bêle, 
dont un violent vertige s'était emparé. Je criai à mon 
chasseur de couper les traits; je parvins à détacher 
la chaînelle ; et, libre alors, le cheval se précipite 
comme un furieux sur son compagnon, entraînant le 
postillon, qui, dans son flegme allemand, ne vou- 
lait pas quitter prise, et roulait avec lui au fond de 
la chaussée. 

Le cheval se relève, tombe, se relève encore, et se 
met à tourner sur lui-même avec vélocité; après ces 
évolutions, il devient plus tranquille, le postillon fini t 
par s'en emparer; et, grâce à de fortes frictions 
avec de la neige qui se trouvait sur le chemin, au 
bout d'un quart d'heure le cheval parut à peu près 
remis. 

Mais quel fut mon étonnement en voyant le pos- 
tillon se disposer tranquillement à le ratteler. Une 
vive contestation s'engage entre nous, et je m'oppose 
fortement à ce qu'il veut faire. 






1839. 237 

Je lui fis comprendre que je ne voulais à aucun 
prix m'exposer à un second vertige; et force fut au 
postillon d'abandonner son cheval, qu'un jeune gar- 
çon se chargea de conduire au prochain village. 

Cet incident me contrariait surtout par le retard 
qu'il m'avait causé. Les chevaux étaient mauvais, les 
chemins défoncés, et nous n'avancions qu'avec peine 
par un froid de dix à douze degrés; aussi les nuits 
étaient-elles glaciales. 

Le désespoir de notre postillon au moment où nous 
rencontrâmes la malle-poste avait quelque chose de 
grotesque. Arrivé au relais, je lui donnai de ces con- 
solations qui s'entendent dans toutes les langues ; et 
ses remercîments mimiques furent aussi comiques 
que son chagrin. 

En arrivant à Ulm, j'eus la consolation de retrou- 
ver des croix sur les églises ; il me semblait que j'é- 
tais deux fois étranger quand je traversais ces pays 
protestants : aucun de ces signes protecteurs. qui di- 
rigent la pensée de l'homme vers Dieu. Tout des- 
sèche et isole dans le protestantisme; tout soutient, 
élève et console dans le catholicisme. 

Avant d'arriver à Ulm, j'avais traversé de hautes 
montagnes, avec des chevaux vigoureux qui trottaient 
sur cette glace, sans que le postillon fût obligé de les 
exciter. 

A l'entrée des grandes villes et des royaumes que 
j'ai traversés, on vous demande vos passe-ports avec 
égards; les habitants sont généralement obligeants, 
les postillons sont plus propres et plus polis, les che- 
vaux meilleurs et moins chers; et si les auberges ne 
valent pas mieux, on y est moins rançonné. 



■ 












■ 



'238 MES MÉMOIRES. 

Arrive à Munich, je me reposai pendant quelques 
heures dans l'excellent hôtel de la Croix-d'Or. Un 
malentendu, au sujet de mon passe-port, retarda mon 
départ; et ce ne fut qu'à onze heures du soir que je 
pus me remettre en route. 

La neige couvrait la terre, il gelait à pierre fendre-, 
el nous avions une assez haute montagne «à traverser; 
le lendemain, vers six heures du soir, nous étions 
arrivés à Saltzbourg, d'où est partie, il y a quelques 
mois, cette héroïque princesse qui brava tant de pé- 
rils pour aller, accompagnée seulement du comte de 
Custine, partager les devoirs, les fatigues et les dan- 
gers de son époux 1 , et remettre entre ses bras le digne 
héritier de ses droits et de ses vertus. 

Reine aujourd'hui, elle exerce une heureuse in- 
fluence sur cet époux qui serait déjà proclamé par- 
tout avec enthousiasme, si de vils intérêts n'arrê- 
taient l'essor de la volonté nationale. 

Il reste encore à Saltzbourg deux fils de don Carlos, 
qui attendent avec impatience que leurs bras soient 
assez forts pour combattre les ennemis de leur père 
et de leur pays. 

Le lendemain de mon arrivée à Saltzbourg étant 
un dimanche, je fus à cinq heures du malin entendre 
la messe à la cathédrale de cette ville ; et je me remis 
en route par un chemin que l'on regarde comme 
impraticable dans cette saison, mais qui devait abré- 
ger mon voyage d'une quarantaine de lieues. 

En quittant Saltzbourg, je parcourus une vallée qui 
doit être délicieuse pendant l'été. Rien de plus pillo- 



Charlcs V, 



1859. 



'259 



resque et de plus hardi que la voûte que l'on traverse 
pour entrer dans la ville. Creusée dans le roc, et assez 
longue pour qu'on soit obligé de l'éclairer constam- 
ment, elle ajoute par son obscurité mystérieuse au 
plaisir qu'on éprouve en revoyant celte belle vallée, 
dans laquelle on aperçoit des villages, des hameaux 
et même de petites villes, cl qui es*t entourée de mon- 
tagnes couvertes de neiges, sur lesquelles de vieux 
sapins, agités par les vents, semblent vouloir se dé- 
barrasser de leurs éternels frimas, en secouant sur le 
voyageur leurs têtes poudreuses. 

A mesure que nous avancions, le chemin devenait 
plus difficile; mais les montagnes que je venais de 
traverser n'étaient rien auprès de celles qui me res- 
taient, à gravir ; et, lorsque je me trouvai au bas des 
monts Carinlhiens, je me demandai comment je 
pourrais-, sans miracle, franchir ces énormes monta- 
gnes, plus inaccessibles que le mont Cenis ouïe Sim- 
plon, en ce qu'elles n'ont pas de routes tracées; et que 
la neige couvrait en ce moment celles que la belle 
saison ouvre aux voyageurs. 

Je voulais m'opposer au siège de ma voiture que 
plusieurs ouvriers semblaient vouloir prendre d'as- 
saut, mais heureusement il se trouva là un officieux 
qui m'apprit en italien qu'on était obligé, pour me 
faire franchir les montagnes de la Carinthie, de dé- 
monter les roues de ma voiture, et de la déposer sur 
un traîneau, qui allait être attelé de trois chevaux et 
de deux bœufs, tandis qu'un second traîneau attelé 
d'un seul cheval transporterait les roues et le timon 
qui seraient replacés sur les essieux aussitôt que nous 
serions de l'autre côté. 





240 



MES MEMOIRES. 



Une heure fut employée à ce travail; pendant ce 
temps, de vieilles femmes faisaient, en nous regar- 
dant, des signes du plus mauvais augure. Je compris 
qu'on me conseillait de prendre, en cas d'événement, 
quatre hommes de renfort ; mais je n'en voulus ad- 
mettre qu'un, et je partis, décidé à tout affronter. 11 
faisait un froid horrible, et je fus obligé de marcher 
pendant quelques instants pour réchauffer mon sang 
qui s'était glacé pendant les préliminaires de mon 
ascension. 

Ce n'était pas sans quelque émotion que je me 
voyais suspendu au-dessus de l'abîme, dans un sen- 
tier si étroit que deux chevaux n'eussent pu y passer 
de front, et tellement encombré de neige, que le plus 
léger écart d'un cheval aurait suffi pour nous préci- 
piter. 

Pas une ficelle pour diriger ce long attelage de 
chevaux et de bœufs dans les tournants les plus ra- 
pides. L'homme qui conduisait les bœufs marchait pé- 
niblement du côté du précipice; et le postillon, fa- 
tigué par une route aussi difficile, s'asseyait souvent 
sur le bord du traîneau, laissant aller ses chevaux à 
la grâce de Dieu. 

La nuit vint; rien pour allumer les lanternes; le 
froid devenait tellement intense, que mon pauvre 
Célestin sentit sa tête lui tourner; et qu'il fut obligé 
de descendre du siège où il était placé, préférant 
la fatigue de la marche à l'espèce de vertige qu'il 
éprouvait. 

Ajoutez à toutes ces difficultés l'impossibilité de 
nous faire entendre. Convaincu que le ciel pouvait 
seul nous tirer du péril où nous nous trouvions, je 



1839. 241 

me recommandai à Dieu, puis je m'endormis, incer- 
tain si je me réveillerais dans le temps ou dans l'É- 
ternité. 

Après quatre heures et demie de marche je me ré- 
veillai; j'étais de l'autre côté de la montagne; là je 
trouvai un honnête maître de poste qui parlait ita- 
lien, et qui parut fort étonné de mon arrivée. 

La voiture fut bien lot replacée sur ses roues; et nous 
nous remîmes en route après avoir allumé nos lan- 
ternes. Au relais suivant, pas un mot de français ou 
d'italien. Il était onze heures du soir, nous mourions 
de faim ; Dieu sait quel repas nous fîmes ! c'était là 
le moindre de mes soucis. 

Le départ de quatre chevaux, qu'on expédiait à mon 
intention, me fit comprendre que j'aurais bientôt une 
nouvelle montagne à gravir. En effet, parti avec deux 
coursiers fort légers, nous rejoignîmes bientôt ceux 
qui nous avaient précédés ; et les six chevaux attelés 
commencèrent à gravir un chemin moins étroit, mais 
d'une rapidité plus effrayante encore que celui que 
nous venions de quitter. Plus de sentier indiqué, pas 
de roule tracée sur cette énorme masse de neige, qui 
ressemblait à un vaste linceul ; les chevaux enfonçant 
jusqu'au ventre dans ce terrain mouvant, les roues 
de ma voiture disparaissaient et s'enrayaient dans des 
rochers, du milieu desquels les six forts chevaux et 
nos guides avaient bien de la peine à les arracher; 
moi-même je me vis plus d'une fois obligé de pousser 
à la roue. Arrivés enfin, fatigués et gelés, sur la 
cime de la montagne, nous fûmes assaillis par une 
si horrible tourmente, que bêles el gens, craignant 
d'être renversés, s'arrètèrenl ; mon brave Célestin fut 

XIV. iti 



rf ; 



242 MES MÉMOIRES. 

obligé de se cramponner au siège de derrière, pour 
n'êlre pas emporté par un coup de vent qui vint tour- 
billonner autour de ma voiture, dont il éteignit les 
lanternes. Impossible de peindre l'espèce de conster- 
nation que ce petit événement nous causa. Un silence 
profond le suivit ; la nuit et le silence dans le danger 
ont quelque chose de solennel qui reporte notre pen- 
sée vers Dieu. Enfin, nos chevaux ayant redoublé 
d'effort, nous arrivâmes sans accident au bas de cette 
terrible montagne. 

Après avoir gravi quelques autres passages moins 
difficiles, nous nous retrouvâmes en plaine ; et sous 
la domination de l'Autriche, dont les monts Carin- 
thiens sont en quelque sorte le boulevard. 

De là jusqu'à Valasque, où je séjournai pour la 
dernière fois avant d'arriver à Goritz, le seul acci- 
dent qui m' arriva fut la rupture d'un palonnier; la 
fureur dans laquelle entra le postillon fut risible. 
N'entendant rien, il frappait à coups redoublés sur 
ma pauvre voiture. Bien nous prit que les chevaux 
fussent dociles ; car, fatigué d'être à cheval, il mon- 
tait sans cesse sur le devant de ma voiture; et con- 
duisait de là ses trois chevaux du geste et de la voix 
dans ces routes dangereuses, sans fouet ni guides; 
puis, quand le chemin devenait trop difficile, il se 
glissait comme un singe sur le timon, d'où il rega- 
gnait son porteur, pour reprendre, après s'être mis 
en selle pendant quelques instants, la place plus 
commode qu'il avait choisie. 

Arrivé à Valasque à neuf heures du soir, je pris 
quelques heures de repos dans une chambre glaciale 
et sans rideaux ; et tel était l'excès de ma f;itigue, que 



1859. 



2 13 



je n'eus pas la force d'écrire à mon père, ainsi que je 
l'avais fait de tous les lieux où je m'étais arrêté. 

A cinq heures du matin, je me remis en roule, 
heureux de penser que je ne m'arrêterais plus qu'à 
Gorilz. La neige couvrait la terre depuis plus de 
cent lieues, et le froid s'élevait parfois à dix et douze 
degrés en plein soleil : nous n'avancions que lente- 
ment dans les plaines, au milieu desquelles les che- 
mins circulaient à travers des murailles de neige, 
ayant huit à dix pieds de hauteur, et quelquefois plus. 
Notre marche fut retardée par un régiment autri- 
chien que nous rencontrâmes avec ses immenses ba- 
gages; il revenait de Romanie, et retournait aux en 
virons de Vienne. 

Pour lui livrer passage, il fallut hisser voiture et 
chevaux sur les talus dont je viens de parler. Nous 
n'eûmes d'ailleurs qu'à nous louer de la politesse des 
officiers, et même des soldats, qui tous parurent fâ- 
chés du retard qu'ils nous causaient. Le mauvais 
temps nous relarda bien plus encore, et je mis ce 
jour-là dix heures à faire quinze lieues de pays. 

Mes fatigues toucliaient à leur terme, et les grandes 
épreuves étaient traversées. Je Irouvai, dans la pe- 
tite ville où je m'arrêtai pour dîner, une population 
qui parlait italien, des postillons élégants et polis, el 
de petits chevaux qui allaient comme le vent. 

Vers trois heures de la nuit, j'arrivai à Udine ; il 
ne me restait plus que dix ou douze lieues à faire pour 
être au terme de mon voyage; et je parvins enfin à 
Gorilz, le 22 mars, à sept heures du matin. 



244 



MES MÉMOIRES. 



II 




C'esl avec raison qu'on a déplore le sort de ce 
héros qui, croyant légitimer son empire par des 
conquêtes, est tombé du haut de sa gloire sur un ro- 
cher aride, victime de la confiance qu'il avait accor- 
dée à ses plus cruels ennemis. 

Personne, plus que moi, ne comprend tout, ce qu'a 
dû souffrir le lion enchaîné ; et quel que soit le mal 
que son ambition ail fait à la France, je n'ai jamais 
pensé, sans indignation, au sort du prisonnier de 
Sainte-Hélène. 

Si j'ai compati malgré moi à son exil, qu'on juge 
de ce que je dus éprouver en trouvant, dans un asile 
non moins triste, ces antiques grandeurs dont les ra- 
cines sont restées en France; et dont les branches tu- 
télaires protègent encore de loin le sol qui les a vues 
naître. 

Une petite ville de dix mille âmes, entourée de 
collines arides, une population généralement peu soi- 
gnée, de laides maisons, des rues mal pavées, pas de 
route de communications, des abords difficiles, nulle 
ressource; enfin, une fourmilière au milieu des mon- 
tagnes, voilà Goritz ! Telle fut du moins ma première 
impression. 

Une petite maison assise sur une colline, voilà l'ha- 
bitation qui contient la dynastie des Bourbons ! 

Soumise à la domination de l'Autriche, Goritz fait 
partie du littoral illyrien. Celte province se compose 
de deux cercles ou districts, dont le siège est Trieste 
où habite le gouverneur. L'Autriche est représentée, à 



1859. 



-1ï: 



Gorilz, par un capitaine du cercle, homme de mérite. 

Loin de paraître mécontents de l'autorité qui les 
gouverne, les habitants des pays que j'ai traversés, en 
sont généralement satisfaits. L'Allemagne offre beau- 
coup moins de foyers d'insurrection qu'on ne le croit 
en France. 

Une des causes auxquelles' j'attribue en partie la 
tranquililé dont jouissent ces populations, c'est que le 
moindre des habitants des provinces Illyrienncs, et par 
conséquent de l'Allemagne, peut, s'il croit avoir quel- 
que motif de se plaindre, se rendre à Vienne, siège 
du gouvernement a-utrichien ; et il est sûr d'obtenir 
bonne et prompte justice. Cette conviction, qui est dans 
tous les esprits, donne une grande force à un pouvoir 
qui se montre d'ailleurs aussi sage que paternel. 

A Goritz il n'y a pas d'arislocratie influente; on s'y 
occupe peu des affaires politiques, et les choses vont 
si bien d'elles-mêmes, que l'autorité des fonction- 
naires y est aussi insensible que peu nécessaire. 

C'est à Gorilz que le général Junot a éprouvé les 
premières atteintes de cette aliénation mentale qui, 
plus lard, causa sa mort. Le général Bertrand a sé- 
journé dans celte vilic, qui est devenue l'asile de toulc 
une génération de rois. 

Comment ne pas aimer ses habilanls, en les voyant 
suppléer par leurs hommages, à ceux que tant de 
Français voudraient rendre à la famille de leurs rois? 
Comment n'être pas touché de l'accueil qu'ils font aux 
voyageurs qui viennent visiter leurs nobles hôles; et 
comment, en mon particulier, ne serais-je pas recon- 
naissant de la bienveillance qu'ils m'ont témoignée? 
Si des marques de vénération pouvaient compenser, 



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y- 




246 MES MÉMOIRES, 

pour nos princes, les douleurs et les privations de 
l'exil, ils se trouveraient heureux, car il estimpossible 
de se montrer plus pénétrés de leur malheur, et plus 
respectueux envers eux, que ne le sont les bons habi- 
tants de Goritz. Cette ville contient beaucoup de no- 
blesse ruinée, et l'on pourrait concevoir les sympa- 
thies qui lui arriveraient de ce côté ; mais tels sont les 
égards que même les gens du peuple ont pour nos 
princes, que, lorsqu'ils les rencontrent, sortant à pied 
et sans suite, pour se rendre à l'église ou à la pro- 
menade, ils s'empressent de passer de l'autre côté, 
pour leur céder le trottoir qu'ils occupent. 

Tout cela n'empêche pas que Goritz ne soit un sé- 
jour fort triste pour des cœurs qui regrettent notre 
belle France ; et qu'il n'y ait une sorte de barbarie à 
reléguer nos princes dans un coin de terre dont l'ha- 
bitation incommode et insalubre, ainsi que la tris- 
tesse, ont causé en partie la mort de Charles X. 

La première fois que cet excellent prince parut à la 
cathédrale, c'était le jour de l'Assomption, et, huit 
jours environ après son arrivée, il trouva, en sortant 
de l'église, tous les habitants de la ville, qui, rangés 
en haie et parés de leurs habits de fête, se découvri- 
rent à son aspect, et s'inclinèrent respectueusement. 
Le roi fut si touché de cet accueil, que des larmes 
lui en vinrent aux yeux; et le peuple de son côté fut 
enchanté de la grâce chevaleresque que possédait ce 
prince, dont le grand âge, les malheurs et la piété 
lui avaient inspiré une profonde vénération. 

Peu de jours après, Charles X n'existait plus; et dès 
cinq heures du matin cette ville, qui espérait lui 
adoucir les chagrins de l'exil, était sur pied pour lui 



1839. 



247 



rendre un dernier hommage, en accompagnant tout 
en larmes jusqu'au couvent des Capucins, son mo- 
deste convoi. 

Pour quel motif avait-on relégué dans cette affreuse 
solitude cet illustre proscrit, dont la cause était 
celle de tous les rois? Il est certain que l'aspect de ce 
lieu donna à Charles X le coup de la mort. 

«Quel est le malheureux qui m'a conduit ici? Je 
« n'y pourrai pas vivre, » répétait-il souvent. 

On m'a raconté que Charles X avait un jour, par 
hasard, entendu faire l'éloge de Goritz par le der- 
nier empereur. 

11 est probable que ce monarque, si justement 
chéri, songeait plus, en parlant ainsi, à la bonté des 
habitants qu'à la beauté du site. 

Charles X, plein de vigueur et de santé jusqu'a- 

• lors, déclina de jour en jour jusqu'au moment où il 

fut atteint du mal violent qui l'enleva en quarante-huit 

heures à l'amour de ses enfants, de ses amis et de ses 

serviteurs. 

Attaché particulièrement à la personne de ce roi 
qui avait daigné reconnaître mon dévouement en 
m'accordant une véritable affection, avec sa confiance; 
trop de souvenirs se pressaient dans mon cœur pour 
que je n'allasse pas m'agenouiller sur les cendres de 
celui que j'ai tant aimé. 



III 



Situé sur la cime d'une colline d'où l'on découvre 
une immense étendue, le couvent des Capucins de 



248 MES MÉMOIRES. 

l'Annonciation de la Irès-sainte Vierge, à Castagna- 
vizza, touche à la ville de Gorilz. Il a été bâti en 1650, 
aux frais du comte Mathias Thurn de la Tour, poul- 
ies Carmes, qui l'ont occupé jusqu'au jour où l'em- 
pereur Joseph II, croyant affermir son pouvoir en 
désertant la cause de Dieu, supprima cette commu- 
nauté en 1784. A cette époque, le monastère fut mis 
en vente ; mais, grâce à l'intercession des pieux habi- 
tants de Goritz, et à celle d'un descendant du comte 
de Tliurn, la vente ne fut pas effectuée. Douze ans 
après, cette jolie chapelle fut rouverte et desservie 
par Philippe de Poli, qui reçut du gouvernement la 
permission de donner asile à plusieurs ecclésias- 
tiques français que la Révolution avait chassés de leur 
pays. 

En 1811, le maréchal deRaguse, étant gouverneur 
des provinces Iliyriennes, établit à Castagnavizza une 
communauté de Franciscains, dont Joseph II avait 
aboli l'abbaye, située autrefois à Goritz; et, de- 
puis 1822, Castagnavizza est devenu le séminaire de 
douze autres communautés qui composent ce qu'on 
appelle la province fransciscaine de la Sainte-Croix. 
C'est là aussi que réside le provincial, homme d'un 
grand mérite, et qui remplit, en outre de ses devoirs 
de supérieur, les fonctions de professeur de théo- 
logie. 

Le couvent de Castagnavizza a reçu, le 11 novem- 
bre 1856, les dépouilles mortelles de Charles X, roi 
de France, placées sous l'autel de la sainte Vierge du 
mont Carmel, à laquelle ce bon roi avait une dévotion 
toute particulière. Sur la pierre qui couvre son cer- 
cueil on a gravé, en lettres d'or, l'épitaphe suivante : 



1859. 



249 



ICI A ÉTÉ DÉPOSÉ, 
LE XI NOVEMBRE MDCCCXXXVI, 

TRÈS-HAUT, TRÈS-rUISSANT 

ET TRÈS - EXCELLENT PRINCE 

CHARLES, DIXIÈME DU NOM, 

PAR LA GRACE DE DIEU 

ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE; 

MORT A GORITZ 

LE VI NOVEMBRE MDCCCXXXVI, 

ÂGÉ DE LXXIX ANS ET DE XXVIII JOURS. 






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Sachant qu'on célébrait tous les matins dans le cou- 
vent une messe pour Charles X, je fis plusieurs fois 
ce pèlerinage, devenu pour moi si sacré. 

Après la messe, je passai à la sacristie, et je de- 
mandai à descendre dans le caveau qui contenait la 
tombe royale. Un capucin me conduisit chez le prieur, 
et je me nommai ; il comprit mon désir, et poussa 
l'obligeance jusqu'à vouloir me conduire lui-même. 

Nous traversâmes le jardin; et, guidé par ce bon 
prieur, qui portait une lanterne, je pénétrai, en me 
courbant, clans l'étroit et sombre caveau, dernier 
asile que la terre ail voulu donner à celui qui possé- 
dait naguère un si beau royaume. A cet aspect, mon 
cœur se serra, mes genoux fléchirent, et je puis affir- 
mer que toutes les pompes dont j'avais vu Charles X 
entouré, lors de son couronnement à Reims, ne m'in- 
spirèrent pas une vénération aussi profonde, que celle 
que j'éprouvai devant son sépulcre. 

Reportant mes pensées vers le ciel, je croyais voir 
ce roi si pieux, le front ceint d'une couronne que les 
hommes ne pouvaient lui ôter. 



250 MES MÉMOIRES. 

Combien il m'élait doux de penser que celui qui 
lit au fond des cœurs n'avait jamais trouvé dans ce- 
lui de cet excellent prince que des intentions pures, 
et l'amour le plus ardent pour le peuple qu'il lui avait 
confié ! 

En butte à une conjuration immense, méconnu 
par les uns, trahi ou abandonné par les autres, il est 
mort en priant pour ses amis, pour ses ennemis et 
pour la France. 

Je me relevai, après avoir supplié Charles X de 
protéger la patrie, et de m'inspirer ce que je devais 
dire, pour être, à Goritz, l'humble et docile instru- 
ment de la Providence. 

Après cette invocation, dans laquelle j'avais mis 
toute mon âme, je restai quelques instants encore 
absorbé devant celte pierre qui couvrait tant de titres, 
d'honneurs et de dignités ; puis je revins à mon au- 
berge 



IV 



En arrivant à Goritz, j'avais écrit au comte de 
Montbel, et sa réponse précéda de peu d'instants sa 
visite. 

Je ne saurais exprimer la satisfaction avec laquelle 
je pressai sur mon cœur cet excellent ami. 

Frappé dans ses affections les plus chères, cet 
homme, dont la prévoyance s'était opposée, jusqu'au 
dernier moment, aux fatales ordonnances imposées à 
son dévouement, trouve, dans un dévouement nou- 
veau, la force de vivre; et c'est à son cœur tout fran- 



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1839. 



251 



çais que Louis XIX a confié la mission de perfection- 
ner l'éducation, si heureusement dirigée par l'évèque 
d'Hermopolis, de Monseigneur le duc de Bordeaux. 

J'ai raconté les fatigues et les dangers qu'il m'a fallu 
braver pour arriver à Gorilz ; mais je n'ai point encore 
parlé des épreuves qui m'y attendaient ; et l'on verra 
que si j'ai éprouvé dès l'abord, quelque sujet de 
tristesse, j'en ai été dédommagé par d'immenses et 
précieuses compensations. 

La publication de mon voyage à Buschtiérad avait 
déplu, bien qu'elle eût été véritablement autorisée 
par Charles X, du moins, quant aux faits les plus 
marquants. Je savais d'ailleurs les préventions qu'on 
avait cherché à inspirer au duc d'Angoulême contre 
la conduite des royalistes. 

J'ajouterai que, plein d'estime pour l'incontestable 
fidélité de M. de Blacas, mais ayant parfois désap- 
prouvé sa politique, je pouvais supposer qu'il aurait 
essayé de me nuire dans l'esprit du Boi l . 

J'avais appris, en arrivant, que M. de Blacas était 
revenu de Venise, où il était allé dans l'espoir d'y 
trouver du soulagement aux souffrances qui l'acca- 
blent depuis plusieurs mois. Décidé à tout suppor- 
ter pour atteindre mon but, je m'armai de patience, 
convaincu que, le premier moment passé, Louis XIX 
apprécierait mon zèle et finirait par me rendre jus- 
tice. 

• Si Ton s'étonne de me voir donner le titre de roi à Monsieur le duc 
d'Angoulême, on devra se rappeler qu'après l'abdication de Charles X 
son lils devint nécessairement légitime ; et, pour que son abdication de- 
vînt légale, il fallait qu'il fût, ne fut-ce qu'un moment, devenu roi pour 
la formuler. 













252 MES MÉMOIRES. 

Le comte de Monlbel ne me laissa point ignorer que 
mon arrivée avait produit une impression différente 
sur chacun des membres de la famille royale. Le duc 
de Bordeaux en avait paru enchante, la reine touchée ; 
quant à Louis XIX, la froideur avec laquelle il avait 
reçu cette nouvelle prouvait qu'il était prévenu 
contre moi; et mon cœur se serra quand M. de Mont- 
bel m'apprit que je devais m'adresser au duc de 
Blacas pour obtenir une audience. 

Celte étiquette forcée offrait un contraste choquant 
avec les habitudes si modestes et la simplicité de nos 
princes. 

Réprimant mon premier mouvement, je dis au 
comte de Montbel que je ferais ce qu'on exigeait de 
moi. 

Ayant ainsi pris mon parti sur cette démarche, je 
causai plus d'une heure et demie avec le comte de 
Montbel, et ce fut avec bonheur que je le trouvai en 
union parfaite avec tous les bons esprits de France. Je 
lui avais demandé ce que je devais répondre à ceux 
qui prétendent que Louis-Antoine pourrait un jour 
regarder comme non avenues des abdications dont 
les conditions n'ont pas été remplies. 

« — Je n'ignore pas/me dit-il, que quelques Fran- 
çais, dont les intentions sont bonnes, ont cru voir 
dans le titre que Louis-Antoine a pris, depuis la mort 
de Charles X, une prétention personnelle, une sorte 
de protestation contre les actes de Rambouillet ; mais, 
moi, qui sais quels ont été les motifs du Roi, et qui 
connais sa pensée intime, je puis vous assurer qu'il 
n'aspire qu'au repos, et que le plus beau jour de sa 
vie serait celui où, les droits de son neveu étant re- 



1859. 



255 



connus, il pourrait s'occuper uniquement des choses 
du ciel. Des démarches ont été essayées plus d'une 
fois : Louis XIX les a repoussées en répondant avec 

fermeté : 

« —Je n'examine pas si mes droits existent ou non; 
« un homme d'honneur n'a que sa parole; la mienne 
« est engagée, et toutes les actions de ma vie prou- 
o veront qu'elle est irrévocable. » 

« — Il faut, poursuivit M. de Montbel, connaître 
bien peu le caractère de Louis XIX pour lui supposer 
des prétentions personnelles. Indépendamment des 
idées religieuses, qui lui font regarder une couronne 
comme un fardeau, il est tellement au-dessus de toute 
ambition terrestre, que, même avant la Révolution de 
juillet, il avait conçu l'idée de se démettre de ses droits 
en faveur du fils d'un frère qu'il avait aimé tendre- 
ment. Le titre de roi est indélébile, et la plume que 
Louis XIX a reçue des mains de son père pour signer 
les abdications le lui a en quelque sorte imposé ; 
mais à part cette raison, qui fait que Louis-Antoine 
serait roi dans la retraite, et alors même que son ne- 
veu occuperait le trône de France ; obligé de traiter 
avec les souverains de l'Europe, il a dû se placer à 
leur niveau. Il savait toute la responsabilité qui allait 
peser sur lui, ce prince qui répondit, lorsqu'on vint 
le saluer du titre de roi après la mort de Charles X : 

« S'il s'agissait d'une couronne véritable, ce 

« n'est pas sur ma tête que je la placerais ; c'est une 
« couronne d'épines... Je la garde momentanément. » 
« — Je conçois, dis-je, la sagesse d'une mesure 
qui a laissé le duc de Bordeaux en dehors de toute 
intrigue, et le rend aussi étranger au passé de l'exil 






254 MES MÉMOIRES. 

qu'il l'est à celui de la restauration ; c'est une grande 

pensée que de l'avoir conservé pur de toute influence 

étrangère. 

« — J'ignore, repritM. deMontbel, si, dans le cas 
d'une restauration, Marie-Thérèse consentirait à proté- 
ger, par sa présence tutélaire, l'héritier de son trône 
et de ses vertus ; mais ce qu'il y a de certain, c'est 
qu'elle est aussi explicite que le Roi lui-même au sujet 
des abdications, et, en voyant sa tendresse maternelle 
pour le duc de Bordeaux, comment supposer qu'elle 
voulût revenir jamais sur un sacrifice prétendu dont 
il est l'objet? Les bruits dont il s'agit ayant couru à 
l'étranger, le chef d'un cabinet crut devoir écrire à 
Louis XIX une lettre dont il fut profondément blessé, 
parce qu'on paraissait craindre qu'il n'eût autorisé 
ces bruits ; et c'est moi qui fus chargé de porter les 
explications les plus nettes sur l'irrévocable intention 
que Louis XIX a toujours eue de maintenir les actes 
de Rambouillet. Cette preuve était sans réplique. » 

Pénétré d'admiration pour un prince que M. de 
Monlbel venait de me montrer tellement au-dessus des 
grandeurs humaines, que c'était en quelque sorte 
l'outrager que de lui supposer la moindre velléité 
d'ambition, la démarche qui m'était prescrite me 
parut beaucoup moins pénible, et, me soumettant à 
l'épreuve qui m'était imposée, je me présentai à deux 
heures chez le duc de Blacas. 

Trop souffrant pour me recevoir, le duc me fit dire 
par la duchesse de Blacas que je pouvais me présenter 
à quatre heures à ce qu'on appelle le château, et que 
j'y serais admis. Impossible de m'accueillir avec plus 
d'obligeance que ne le fit madame la duchesse de 



1859. 255 

Blacas, personne si parfaite sous tous les rapports 
et si aimable. 

Je rentrai chez moi pour faire ma toilette, décidé à 
supporter avec une respectueuse dignité l'accueil un 
peu froid que je prévoyais, décidé aussi à provoquer 
une explication qui, grâce à la justice de Louis XIX, 
ne pouvait manquer de dissiper toutes les préven- 
tions. 

A quatre heures précises j'entrais chez le Roi. Sa 
Majesté entama la conversation en me demandant 
avec une politesse froide des nouvelles démon père. 
« — Je remercie le Roi, au nom de mon père, de 
l'intérêt qu'il veut bien lui conserver, répondis-je, 
c'est en effet un de ces hommes rares que le ciel en- 
voie à la terre, pour y donner l'exemple de toutes les 
vertus; mais j'avouerai, Sire, que j'avais espéré que 
cet intérêt s'étendrait jusqu'à son fils ; et la manière 
dont on reçoit ici celui qui fut honoré de la confiance 
de deux rois m'afflige profondément, autant, je l'a- 
voue, qu'elle m'étonne; et j'ajouterai qu'en y venant, 
je me croyais protégé par d'illustres ombres, et peut- 
être aussi par les services que j'ai rendus. — Je sais 
que mon père vous aimait, et que vous avez possédé 
la confiance de Louis XVIII ; mais, monsieur de La 
Rochefoucauld, vous avez la tête un peu vive...— 
Dites le cœur, Sire ; oui, sans doute, mon cœur est 
chaud pour la France et pour vous; mais ma tête 
est froide, et c'est avec tout le respect que je dois à 
Votre Majesté que j'oserai provoquer une explication 
qu'elle ne peut me refuser. ...» 
Le Roi gardait le silence; je continuai : 
« — Je n'ignore pas, Sire, qu'on a blâmé la Iran- 




256 MES MÉMOIRES. 

chise avec laquelle je me suis exprimé dans la relation 
que j'ai publiée à mon retour de Buschtiérad, et aussi 
dans mes mémoires; certaines personnes ont pu se 
trouver atteintes par mes censures; mais, si je dois 
la vérité au Roi, je la dois aussi à la France; et je 
l'aurais trompée, si, ne lui montrant que les vertus 
de la famille royale, je lui avais caché les ombres 
portées sur elle par des influences qui lui sont étran- 
gères. N'ayant que du bien à dire des illustres exilés 
sur lesquels je voulais appeler l'attention des Fran- 
çais, j'ai dû passer par-dessus des considérations se- 
condaires, et je suis étonné que Votre Majesté atta- 
chât plus d'importance à des susceptibilités indivi- 
duelles qu'au service lui-même. — Monsieur de La 
Rochefoucauld, personne n'a jamais attaqué votre 
honneur, et nous n'avons point oublié les nombreux 
témoignages de dévouement que vous avez donnés à 
notre famille; mais pourquoi... » 

En ce moment, la Reine entra; son accueil fut 
moins froid que celui du Roi; cependant j'y sentis 
quelque contrainte, et je repris, après l'avoir saluée 
profondément : 

« — Votre Majesté me permettra-t-elle de conti- 
nuer en sa présence l'explication que le Roi a bien 
voulu me permettre? Plein d'un zèle qui ne calcule 
ni les dangers ni les distances, lorsqu'il s'agit de 
prouver mon dévouement, je viens de faire plus de 
quatre cents lieues pour apporter à Vos Majestés des 
nouvelles de la France ; et je sens qu'il y a une sorte 
d'inconvenance à parler de moi, lorsque j'ai à vous 
entretenir de tant de choses importantes... mais, 
comme je n'ignore pas qu'on ne saurait écouter avec 



1839. 257 

une confiance entière celui dont on croit avoir à se 
plaindre; je prie instamment le Roi et la Reine de 
me dire en quoi j'ai pu manquer au dévouement ou 
au respect que j'ai toujours professés pour leurs au- 
gustes personnes; et je compte assez sur leur justice, 
pour croire qu'elles n'auraient attaché aucune im- 
portance à des accusations qui ne reposeraient pas sur 
des faits. — Vous avez tort de supposer que nous ne 
vous voyons pas avec plaisir à Goritz, me dit la Reine 
avec bonté ; nous savons tout ce qu'il faut de courage 
pour venir dans une pareille saison nous chercher si 
loin, et nous serons heureux d'apprendre par vous des 
nouvelles de tous nos amis ; mais, monsieur de La Ro- 
chefoucauld, pourquoi avez-vous publié votre voyage 
à Butchiérad? — Je répéterai, Madame, ce que je 
viens de dire au Roi : parce qu'il était nécessaire que 
la France vous connût autrement que par les pam- 
phlets de vos ennemis ; j'ajouterai que je me suis 
cru d'autant plus fondé à suivre, en cette occasion, 
les mouvements de mon cœur, que Votre Majesté m'y 
avait en quelque sorte autorisé. Qu'elle veuille bien 
se rappeler les faits : Je venais d'obtenir une audience 
du roi, alors monseigneur. » 

Ici la Reine se troubla, et je vis monter des larmes 
dans ses yeux. 

« — Au sortir de cette audience, monseigneur me 
fit passer dans l'appartement de Votre Majesté ; ce 
fut alors que je dis à Madame : 

« Je quitte Rutchiérad, plein d'admiration pour 
« les hautes vertus de ceux qui l'habitent ; aussi mon 
« premier soin, en arrivant à Paris, sera-t-il de pu- 
te blier tout ce que j'ai vu et entendu, afin que les 
xiv. 17 



258 MES MÉMOIRES. 

« Français puissent connaître ceux qu'on a si indigne- 
« ment calomniés. » 

« Madame eut la bonté de craindre pour moi le ré- 
sultat de cette publication, mais je lui répondis : 

« — Je ne sais pas capituler avec la vérité ; et si ma 
« liberté pouvait se trouver compromise, je ne la 
« regretterais que dans le cas où les habitants de 
« Butchiérad auraient besoin de mes services. D'ail- 
« leurs, avant de quitter ce triste séjour embelli par 
« tant de vertus, je demandai positivement au roi 
« Charles X s'il m'autorisait à publier tout ce que 
« j'avais vu et entendu; et ce ne fut qu'après son au- 
« torisation formelle que je me décidai. » 

« — Tout cela est vrai, interrompit la Reine- avec 
émotion; tout cela est vrai, monsieur de La Roche- 
foucauld, je ne l'ai point oublié. — Cette parole de 
Votre Majesté me justifie du reproche d'indiscrétion; 
et quant aux autres, Madame me permettra de me ré- 
fugier dans mes intentions. — Je sais qu'elles ont 
toujours été honorables et bonnes, me dit la Reine en 
se retirant, et vos services sont de ceux qui n'ont pas 
besoin d'amnistie. » 

Pendant cette explication, la physionomie du Roi 
s'était éclaircie ; et ce fut avec une sorte de répugnance 
qu'il reprit, comme pour en finir avec ses griefs : 

« — Mais vos Mémoires, pourquoi les publier ? — 
Pour défendre la Restauration, vivement attaquée dans 
des journaux et dans des pamphlets. — Vous vous êtes 
fait beaucoup d'ennemis. — Je ne les ai jamais craints, 
Sire, quand il s'est agi de servir la cause de la monar- 
chie qui est celle de la France. » 

Ma situation ainsi dégagée des nuages qu'on avait 






1839. 



259 



pu jeter dans l'esprit du Roi, l'entretien porta sur les 
affaires générales ; et, à cette occasion, j'expliquai au 
prince la ligne politique des royalistes, et comment 
nous comprenions ces grands principes de. décentrali- 
sation et de droit commun qui pouvaient seuls re- 
constituer le pouvoir public, en rendant au principe 
monarchique la force que le privilège des censitaires 
lui avait fait perdre. 

Louis XIX ne parut ni surpris ni mécontent de la 
marche que nous avions suivie ; il m'interrogea avec 
intérêt sur différents points, et sembla satisfait de 
mes réponses. Je trouvai d'ailleurs, dans la manière 
dont il envisageait les éventualités futures, la confir- 
mation la plus complète de tout ce que M. de Monlbel 
m'avait dit au sujet des abdications et de l'avenir. 

Au moment où je prenais congé du Roi, Sa Majesté 
résuma en quelque sorte notre entretien dans ces pa- 
roles remarquables : 

« — D'après ce que vous venez de m'apprendre, les 
« Chambres et le pouvoir qui nous ont succédé se char- 
« gent à l'envi de nous justifier, en prouvant à la 
« France que les fautes dont on nous accuse, furent le 
« résultat de la fausse position dans laquelle une con- 
« stitution viciée nous avait placés. N'accusons pas le 
« passé, il était dans les intentions de la Providence; 
« mais sachons y trouver des leçons pour l'avenir. La 
« Charte à laquelle je croyais, et serais toujours resté 
« fidèle, les idées anglaises et américaines nous ont 
« perdus ; mais la France commence à comprendre 
« l'impossibilité de leur application. Espérons que, 
« éclairée par ce qui se passe, elle ira chercher dans 
« les admirables cahiers de 1789 l'expression de ses 




200 MES MÉMOIRES. 

« véri labiés besoins; et le seul remède qui puisse met- 
« tre un terme aux funestes expériences dont elle 
« souffre depuis cinquante ans. » 

On n'a pas un esprit plus juste et plus droit que 
celui du Roi, quand il ne consulte que ses intentions 
si pures et son cœur si peu personnel. 



Satisfait d'avoir pu dissiper dans l'esprit de Louis XIX 
et de la Reine les préventions qu'on avait cherché à leur 
inspirer contre moi, et heureux d'avoir retrouvé la 
bonté affectueuse dont cette famille m'avait honoré, 
je me hâtai de me présenter chez monseigneur le duc 
de Bordeaux. 

Ce ne fut pas sans une émotion profonde que je. me 
trouvai en présence du dernier rejeton de cette race 
de rois qui, pendant huit siècles, ont régné sur mon 
pays; ce prince dont la naissance avait été accueillie 
par la France entière comme une manifestation de la 
volonté de la Providence. 

Tout ce que l'exil peut répandre d'intérêt sur une 
vie innocente, tout ce que l'avenir a de mystères pour 
un jeune homme qu'on croit en rapport avec les des- 
seins de Dieu, se réunissait pour augmenter l'espèce 
de saisissement que j'éprouvais. 

Celte émotion devint plus vive encore quand je vis 
un bel adolescent dont la physionomie, pleine d'in- 
telligence et de dignité, m'apprit, dans son premier 
regard, que son cœur venait au-devant du mien 1 . 

1 Voir le portrait de monseigneur au dixième volume de mes Mé- 
moires, page 217. 



18 59. 28 

• Le prince me reçut avec la plus aimable cordialité; 
et je lus dans ses yeux, les plus expressifs et les plus 
brillants que j'aie jamais vus, combien il avait été 
affligé des contrariétés que j'avais éprouvées. 

Après les premiers compliments, dans lesquels je 
lui exprimai la surprise et la joie que je ressentais 
en retrouvant un grand et beau jeune homme à la 
place du charmant enfant que j'avais vu à Butchiérad, 
le prince me demanda avec empressement des nou- 
velles de la France, et je lui appris en peu de mots 
les embarras dans lesquels j'avais laissé ceux qui la 

gouvernent. 

Je reconnus l'amour qu'il porte à la France dans 
l'inquiétude qu'il témoigna sur les résultats de la 
crise où nous nous trouvons engagés. 

« —Tout ce qui fait souffrir le peuple, me dit Son 
« Altesse Royale, est un sujet de douleur pour moi. » 

Et le prince s'étendit, avec un accent pénétrant, 
sur la puissance des liens qui nous unissent à la pa- 
trie. 

« _ Ce sont là, me dit-il, des sentiments dont on 
« ne connaît, toute la force, que lorsqu'on est à l'é- 
« tranger. » 

Il m'est impossible de rapporter la suite de ce long 
entretien. L'avenir doit être réservé intact à celui qui 
est élevé si loin de nos débats; et ce n'est pas moi qui 
violerai, par des révélations indiscrètes, ce sanctuaire 
de l'exil où la Providence a voulu renfermer le des- 
cendant de nos rois. 

J'avais eu occasion de dire que les destinées de la 
France avaient été faussées le jour où l'assemblée 
de 1789 avait déchiré ses mandats pour se faire con- 



262 MES MÉMOIRES, 

slituante; abandonnant ainsi l'anlique constitution 
de la France, par engouement pour les chartes an- 
glaises. 

« — Ah ! sans doute, répondit le prince, ce sont 
« les institutions empruntées qui ont fait tout le mal : 
« conçoit-on qu'une nation aussi fière que la France 
« l'est, ajuste titre, de sa suprématie intellectuelle, 
« ait consenti à se calquer sur une nation étrangère? 
« Quant à moi, monsieur de La Rochefoucauld, je suis 
« tellement Français, que j'aimerais mieux ne jamais 
« rentrer dans mon pays, que de devoir mon retour, 
« je ne dis pas seulement aux baïonnettes, mais même 
« à l'influence de l'étranger. 

En achevant ces mots, qui me comblèrent de joie, 
le prince me tendit la main, et, me saluant avec cette 
grâce qui lui est particulière : 

« — Il faut que je vous quitte, me dit-il; revenez 
« demain à onze heures, nous causerons longtemps 
« pendant ma leçon de dessin. » 

En sortant de chez M. le duc de Bordeaux, je me 
présentai chez Mademoiselle, où je fus reçu par ma- 
dame de Nicolaï, qui inspire un juste respect à tous 
ceux qui l'approchent. Je ne pus pour le moment être 
admis auprès de Son Altesse Royale ; mais je dirai ce 
que j'ai vu et appris sur cette intéressante princesse 
pendant mon séjour à Goritz l . 



' Voir le portrait de Mademoiselle, au onzième volume de mes Mé- 
moires, page 128. 



18 3 9. 



265 



VI 

La généreuse imprévoyance de ces princes, qui ont 
tant fait pour les arts, pour les infortunés et pour la 
France, a été telle, que le jour du malheur étant ar- 
rivé pour eux et pour nous, ils se sont trouvés pauvres 
et dénués; préférant abdiquer leur bien-être avec leur 
couronne, que de contracter des obligations envers 
'étranger, ou envers ceux dont ils eussent rougi 
d'accepter les services. 

Il y a tant de grandeur et de noble confiance dans 
les sentiments qui les ont portés à donner tout ce 
qu'ils possédaient, sans vouloir rien enlever au lustre 
de la monarchie, qu'on se sent pénétré de respect à 
l'aspect de leur royale indigence. 

A l'extrémité de la petite ville de Gorilz, et en bas 
du fort, se trouve une place mal pavée, entourée de 
laides arcades et de laides maisons à portes mesqui- 
nes, au milieu desquelles figure, à gauche, une porle 
cochère, flanquée de deux factionnaires. Voilà la de- 
meure royale. 

En dépit du titre pompeux d'hôtel de Strasoldo, 
dont on la décore, cette maison semble être l'habita- 
tion de quelque bourgeois retiré du commerce, plutôt 
que celle de toute une génération de rois. 

Un seul étage, ayant quinze fenêtres de front, con- 
tient les appartements de la famille royale, et ceux 
des serviteurs dévoués qui sont restés attachés à leur 
infortune. 

Vous entrez, sans être interrogé, dans une cour 






■ 

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264 MES MÉMOIRES. 

dont le terrain, allant en pente, vous conduit sous 
une voûte où vient aboutir l'escalier. Au premier, en 
tournant à gauche, on aperçoit une petite porte qui 
conduit chez la vicomtesse d'Agoust et chez Made- 
moiselle. En face de l'escalier s'ouvre une porte à 
deux battants, qui donne dans une vaste salle, servant 
à la fois d'antichambre et de salle à manger à la fa- 
mille royale ; là des serviteurs dévoués sont toujours 
à leur poste. 

A droite de cette pièce se trouve l'appartement de 
M. le duc de Bordeaux, composé d'une salle d'étude 
et de sa chambre à coucher, qui donne dans celle du 
comte de Montbel. Le prolongement de cette face du 
bâtiment contient l'appartement de Mademoiselle, 
distribué comme celui de son frère, et terminé par la 
chambre à coucher de madame de Nicolaï. 

Rien de plus simple que l'ameublement de ces dif- 
férentes pièces. Chez Mademoiselle, un lit en fer, 
envoyé de Paris; deux grands tableaux, dont l'un 
représente M. le duc de Bordeaux, et l'autre madame 
la duchesse de Berry ; une petite table à ouvrage, et 
quelques sièges, voilà pour la chambre à coucher. Un 
meuble de l'étoffe la plus modeste, une bibliothèque, 
quelques petites statuettes, parmi lesquelles on dis- 
tingue un Ecce Homo, quelques tableaux, et, sur une 
console, quelques verres de Bohème de différentes 
couleurs, voilà pour le salon ; mais tel est le charme 
et l'élégance naturelle que Mademoiselle sait répan- 
dre sur tout ce qui l'entoure, qu'il est impossible de 
s'apercevoir qu'il manque quelque chose dans le cadre 
où elle est placée. 

Plus simple encore est la retraite de monseigneur 



1839. 265 

le duc de Bordeaux. Dans la pièce qui lui sert à la 
fois de salon et de salle d'étude, on voit pour tout 
ornement deux beaux vases qui lui ont été envoyés de 
Paris, par des ouvriers reconnaissants. Un cadre où 
sont renfermés sous verre les beaux cheveux de sa 
mère, et le portrait en pied du duc de Berry. Une 
grande table d'acajou, sur laquelle le prince tra- 
vaille; une bibliothèque, un chevalet et quelques 
sièges complètent l'ameublement de cette salle, qui 
s'ouvre sur un large balcon. La chambre à coucher 
du prince est ornée de quelques petits tableaux peints 
par lui ou par sa sœur ; point de marbres, point de 
dorures et point de ces recherches de mollesse, qui 
affaiblissent l'àme et le corps. C'est dans les exercices 
gymnastiques, où il excelle, et en faisant des armes, 
que le duc de Bordeaux retrempe ses forces, et c'est 
sur son cheval qu'il aime à se reposer de la contention 
de l'étude. 

En retour de l'appartement des jeunes princes, et 
eu sortant de chez monseigneur par la salle à manger, 
on voit en face de la porte d'entrée de cette salle une 
autre porte à deux battants qui s'ouvre dans l'appar- 
tement de la Beine, composé d'un salon et d'une 
chambre à coucher. A l'autre extrémité de la salle à 
manger se trouve une porte toujours ouverte, et don- 
nant dans une petite pièce où se tient un valet de 
chambre chargé d'introduire chez le Boi ceux aux- 
quels Sa Majesté accorde des audiences. C'est dans le 
salon où Louis XIX a reçu le matin que la famille 
royale se tient le soir ; et c'est là que se réunissent 
toutes les personnes qu'elle veut bien admettre dans 
son intimité. Plus loin est la chambre du Boi. 









266 MES MÉMOIRES. 

Assurément, il est impossible de se figurer rien de 
plus modeste et de plus restreint que l'intérieur que 
je viens de décrire. C'est dans la religion et dans les 
joies de famille que ces nobles cœurs ont puisé les 
seules consolations qui pouvaient adoucir d'aussi 
grandes infortunes. 

Levés à sept heures du matin, le Roi et la Reine 
commencent leur journée en allant sans suite et pres- 
que toujours à pied, entendre la messe à la cathé- 
drale. A dix heures le déjeuner réunit tous les mem- 
bres de la famille royale ; à onze heures chacun rentre 
chez soi, pour vaquer aux occupations du jour, qui 
se composent, pour la Reine, de ces travaux à l'ai- 
guille que nous voyons figurer dans nos loteries pour 
les malheureux, des audiences qu'elle accorde aux 
étrangers ou à ses amis; de quelques lectures, et des 
ferventes prières qu'elle adresse à Dieu pour sa fa- 
mille et pour la France. Tendant ce temps, le Roi 
reçoit de son côté ceux qui ont obtenu l'honneur de 
s'entretenir avec lui. Toutes ses actions, comme toutes 
ses pensées ont pour objet l'avenir de son neveu et 
les intérêts de la France. La matinée se termine ordi- 
nairement par une promenade dans laquelle Marie- 
Thérèse et Louis XIX n'admettent personne entre 
eux. 

A six heures précises, un dîner simple, mais bon, 
réunit encore une fois la famille royale et les trois ou 
quatre personnes qui ont été invitées. Vers sept heu- 
res, on passe au salon ; à sept heures et demie, quel- 
ques habitants de Goritz, les Français et aussi quel- 
ques étrangers sont admis à faire leur cour aux exilés. 
A neuf heures, le Roi et la Reine se lèvent, les princes 






^^^ 



1839. 



267 



se retirenl , et la Reine les suit après avoir dit un mot 
aimable à chacun. 

On pourra juger par la suite de ce récit de l'affabi- 
lité avec laquelle le Roi et la Reine reçoivent les hom- 
mages qu'on leur rend; et, dans ce salon, où sont re- 
légués des princes si odieusement calomniés, je n'ai 
jamais entendu dire du mal de personne. Sans doute, 
on s'occupe beaucoup des hommes et des faits ; mais 
l'indulgence la plus touchante préside aux jugements 
qu'on en porte, et ce n'est qu'envers elle-même que 
la famille royale pourrait être accusée de sévérité, 
car elle cherche souvent dans les événements, des 
excuses à l'ingratitude de ceux dont elle a le plus à se 
plaindre. 

On se souvient des services rendus, on a oublié les 
offenses, et jamais un mot amer, une récrimination 
flétrissante ne vient se joindre aux noms les plus com- 
promis. On apprécie, sans doute, la fidélité et le dé- 
vouement, mais on tient compte des positions, des 
entraînements, des séductions... On tient compte sur- 
tout des services rendus à la France; et c'est à Goritz 
qu'il faut aller pour savoir comment on peut pallier 
les conduites les plus équivoques et les plus coupables. 
La maison de la Reine se compose de madame de 
Nicolaï, dont les soins éclairés ont f;iit de Mademoi- 
selle une princesse accomplie; et de la vicomtesse 
d'Agoust, qui a su conserver dans l'exil toute la 
chaleur de son cœur, si tendrement dévoué à Marie- 
Thérèse. 

Auprès du Roi, j'ai retrouvé, à côté du comte de 
Montbel, mon bon et spirituel ami, M. le comte de 
Bouille, qui malheureusement n'est ici qu'en pas- 



1 f 



268 MES MÉMOIRES. 

sant, sa sanlé l'ayant obligé de prendre sa retraite. 
M. de Bouille a passé plusieurs années auprès du duc 
de Bordeaux, occupé à diriger son esprit, et à déve- 
lopper sa jeune âme. On n'est pas plus distingué que 
M. de Bouille; et ce fut pour moi un vrai bonheur de 
le rencontrer à Goritz. Ses conseils, dictés par son 
amitié comme par son expérience, m'y furent d'une 
grande utilité- 
La longue et douloureuse, maladie du duc de Bla- 
cas est venue créer une lacune dans les royales inti- 
mités ; Louis XIX la remplit en allant visiter tous les 
deux jours cet ancien ami, dont le dévouement éprouvé 
mérite cette honorable preuve d'affection. 

C'est l'abbé Trébuquet qui dirige la conscience des 
jeunes princes. Ce saint prêtre joint à une instruction 
profonde, la piété la plus douce. 

Le vieux cardinal de Latil, qu'on a faussement 
accusé d'avoir contribué par ses conseils aux ordon- 
nances de 1850, habite dans la ville, et jouit au châ- 
teau de la considération qu'on doit à son caractère et 
à la pourpre dont il est revêtu ; mais il reste étranger 
à la politique, et toute son influence, comme il me l'a 
dit lui-même, se renferme dans le cercle de ses attri- 
butions et de ses devoirs. 

Le confesseur du Roi est un ecclésiastique qu'on 
ne voit jamais. 

M. d'O'Hegerlhy, ancien écuyer de Charles X, rem- 
plit, malgré son grand âge, les mêmes fonctions au- 
près de monseigneur le duc de Bordeaux, et il fait les 
honneurs de la table du Roi. 

M. et madame de Saint-Aubin et leur famille, dé- 
voués à Louis XIX et à son neveu, comme ils le fu- 



.*, 



1839. 269 

rent à Charles X; le docteur Bougon, aux soins éclairés 
duquel on doit en partie la bonne santé du prince ; 
sa femme et sa fille, personne distinguée par son 
caractère comme par son instruction, habitent dans 
la même ville. 

Le Roi et la Reine sont d'une extrême bonté pour 
leurs gens ; et bien qu'ils soient forcés à une grande 
économie, ils n'ont jamais voulu* consentir à en dimi- 
nuer le nombre; et ils ont toujours répondu à ceux qui 
leur conseillaient d'en réformer quelques-uns, que ce 
serait méconnaître leur dévouement que de les ren- 
voyer. Telle est la seule magnificence de nos princes : 
elle se traduit en bienfaits. 

Si l'on ajoute aux personnes que j'ai nommées les 
deux fils du duc de Blacas et le jeune de Foresta, 
bons et aimables jeunes gens qui accompagnent sou- 
vent le duc de Bordeaux dans ses promenades ; et 
mademoiselle Athénaïs Coronini, jeune personne 
que son excellente éducation, sa raison et l'affection 
qu'elle a conçue pour Mademoiselle, ont attachée à 
celte princesse, on connaîtra les principaux commen- 
saux du château, et l'on demeurera convaincu que 
c'est à la personne même des princes, et non à leur 
fortune, que ces courtisans du malheur se sont dé- 
voués. 



VII 



Le lendemain de mon arrivée, un des fils du duc 
de Blacas vint me dire, de la part de son père, que 
j'étais autorisé à me présenter tous les soirs au châ- 
teau ; et, le jour suivant, je reçus un billet qui m'in- 



270 



MES MÉMOIRES. 



if- 
1 



vitait à dîner chez le Roi, honneur qui me fut accordé 
très-souvent pendant mon séjour à Goritz. 

Je fus exact au rendez-vous que le duc de Bordeaux 
m'avait donné la veille; et mon bonheur fut complet 
quand je me vis accueilli par Son Altesse Royale avec 
une grâce, une aisance, j'oserai dire une affection, 
qui me touchèrent profondémenl. 

Pendant cette secende visite, je pus apprécier tout 
ce qu'il y a de séduisant, et à la fois de sérieux, dans 
le caractère de ce prince, qui devine ce que d'autres 
n'ont acquis que par une longue expérience. 

Il déteste la flatterie ; aussi ne lui parlai-je pas de 
ce qu'il est déjà, mais de ce qu'il doit s'efforcer d'être 
un jour ; et j'eus la satisfaction de voir que son am- 
bition pour le bien, est la pensée qui domine toutes 
ses actions. 

Nous parlâmes successivement des hommes qu'il 
doit connaître, des événements qu'il doit prévoir, des 
fautes qu'il doit éviter ; mais le sujet qui revenait à 
tout propos, c'était la France! celte belle France qui 
a salué son berceau par des transports d'allégresse et 
d'amour ! cette France qu'il aime à la fois comme un 
fils chérit sa mère, comme un père aime ses enfants ! 
cette France dont il s'occupe quand il veille, à la- 
quelle il rêve quand il dorl, et qu'il croit honorer 
en s'efforçant d'acquérir toutes les vertus qu'elle 
estime. 

On devine l'enthousiasme avec lequel je lui peignis 
cette patrie, dont les idées sont si grandes et si libé- 
rales, le peuple si brave et si bon, malgré sa légèreté 
apparente, le ciel si doux, les mœurs si élégantes, 
l'esprit si vif, si pénétrant, si universel; cette patrie 












1839. 271 

qui, centre de toutes les vérités, comme le soleil est 
le centre de la lumière, doit éclairer le monde, en 
communiquant à toutes les nations la vie, la chaleur, 
l'ordre et le mouvement qui sont en elle. 

Quelle ardeur brillait dans ses yeux, tandis que je 
lui parlais ainsi de la patrie, et quelle fierté anima ses 
traits lorsque j'ajoutai qu'en dépit de l'abaissement 
momentané où elle est réduite, la France marchait 
encore en tête des nations ! 

Je ne lui laissai point ignorer qu'avec tous les élé- 
ments de gloire et de prospérité qu'elle possède, la 
France manque parfois de cette unité de but et de 
moyens qui fait la force des empires ; et j'ajoutai 
qu'un grand roi pourrait seul concilier les idées de 
pouvoir, de justice et de liberté qui divisent en ce 
moment les Français. 

« _ Un grand roi ! s'écria-t-il avec ardeur, ce ne 
« serait pas assez; dites qu'il faudrait que ce grand roi 
« fût un grand homme, c'est-à-dire qu'il offrît en lui 
ce l'expression la plus avancée de son siècle, et qu'il 
« fût capable de le guider en avant avec sagesse et avec 
« autorité.... Oui, poursuivit-il, je crois que, pour 
« être digne de régner sur la France, il ne suffirait 
« plus d'être pieux comme saint Louis, sage comme 
« Charles V, ami du peuple et vaillant comme 
ce Henri IV, grand et fort comme Louis XIV, bon et 
« vertueux comme Louis XVI ; mais qu'il faudrait en- 
ce core éviter les faiblesses que l'on reproche à quel- 
ce ques-uns de ces rois, et posséder, avec les qualités 
ce qui les ont illustrés, les lumières que les progrès 
« de l'esprit humain ont répandues depuis qu'ils 
ce sont morts!... La tâche serait difficile, ajouta le 







272 MES MÉMOIRES. 

« prince après un instant de silence, mais le but est 
« si grand!... Eh! que ne ferait-on pas pour être 
a digne de devenir un jour le régénérateur, le sau- 
« veur et le père de la plus généreuse des na- 
« tions ! » 

Je parlai des difficultés que rencontrerait en France 
le meilleur des monarques, et des dangers auxquels 
sont exposés les têtes couronnées dans le temps où 
nous vivons. 

« — Que voulez-vous, me répondit-il en souriant, 
« les rois sont mortels comme les autres hommes ; 
« mais ne vaut-il pas mieux mourir au premier rang, 
« que de végéter dans l'obscurité ; et ne savons-nous 
« pas que les généraux doivent marcher en tête de 
« leurs soldats? Un roi doit être toujours prêt à se 
« dévouer pour ses sujets, n'est-il pas vrai, monsieur 
« de La Rochefoucauld ? 

« — Sans doute, Monseigneur. 

« — Eh bien ! heureux celui qui peut, comme 
« Louis XIV, s'occuper, pendant de longues années 
« de leur prospérité, de leur gloire et de leur bon- 
«heur; mais heureux aussi celui qui peut, comme 
« Louis XVI, expier par sa mort les fautes de ses pré- 
« décesseurs, les erreurs de son peuple et les crimes 
« de ses bourreaux ! » 

C'est avec une vive émotion que j'entendais Henri 
de France exprimer d'aussi nobles sentiments. 

Cet entretien avait lieu pendant la leçon de dessin 
du prince, qui, selon qu'il se laissait entraîner à 
l'enthousiasme ou à la méditation, posait ou reprenait 
son crayon, qu'il maniait avec grâce et facilité. 

Le genre de son occupation ayant amené noire con- 



1859. 



■273 



versalion sur les arls et sur les artisles, dont il connaît 
les noms, et dont on lui a décrit les principaux ou- 
vrages; je lui demandai s'il ne regrettait pas les 
chefs-d'œuvre de peinture et d'architecture dont son 
enfance avait été entourée? 

« — Non, me répondit-il ; il me plaît desavoir que 
« la France les possède, et que nos plus grands ar- 
ec tistes contrihuent chaque jour à l'embellir; mais 
«je n'ai pas besoin- d'être au centre de leurs mer- 
ce veilles pour en jouir. Quant à ce luxe d'entourage 
ce qui charmait mes yeux d'enfant, l'expérience m'a 
ce trop prouvé que ce genre de grandeur est impuis- 
ec sant contre les coups du sort, pour que j'y attache 
ce la moindre importance. Je crois qu'un prince se 
ce dislingue mieux par une noble simplicité, que par 
ec des recherches d'élégance que les gens riches peu- 
ec vent imiter; et, dans quelque situation élevée 
ce qu'il plaise a Dieu de me placer, je m'imposerais, 
ce par goût autant que par devoir, une partie des pri- 
ée vations que je supporte ici par nécessité. 

K — Par devoir? répétai-je, pour le forcer à déve- 
ce lopper sa pensée. 

(( — Sans doute, reprit-il ; n'aurions-nous pas des 
ce larmes à essuyer, des plaies à fermer, des misères 
ce à soulager !... La France est riche, je le sais, mais 
« elle est écrasée d'impôts ; et mon premier devoir, si 
« j'étais roi, serait de les alléger en faisant tous les 
ec sacrifices personnels qui pourraient s'accorder avec 
ec la dignité de la couronne. 

a — Mais, à ce compte, Monseigneur, que devien- 
« draient les courtisans? 

« — Si par ce mol vous entendez cette foule de 
xiv. 18 • 







274 MES MÉMOIRES. 

« frelons qui viennent, dil-on, bourdonner autour de 
« tous les pouvoirs, je m'inquiéterais fort peu de ce 
« qu'ils pourraient devenir; et convaincu qu'ils sont 
« les plus dangereux ennemis des rois, je considére- 
« rais leur éloignement comme la première récom- 
« pense des sacrifices que je me serais imposés. Mais 
« en éloignant les courtisans, j'aurais soin de rappro- 
« cher de moi tous les hommes de mérite et de capa- 
« cité dont les conseils désintéressés pourraient m'ai- 
« der à faire le bonheur de la France, et à la bien 
« connaître. 

« — Rien de plus sage, Monseigneur; mais il faut 
« que vous sachiez que le jour du triomphe, ce so- 
ft raient les intrigants qui se montreraient, et les gens 
« de mérite se tiendraient à l'écart. 

a — .Virais les chercher, et je ferais tout au monde 
« pour me les attacher. 

« — Les gens de mérite sont graves, Monseigneur, 
« et les courtisans sont quelquefois bien séduisants. 

« — C'est possible, monsieur de La Rochefou- 
« cauld, mais les princes ne doivent aimer que les 
« gens de mérite, parce qu'ils doivent tout rapporter 
« à leur peuple; la nullité, l'égoïsme et la corrup- 
« lion ne sauraient plaire à un roi sage, quel que soit 
« le vernis qui les recouvre. 

« — Vous auriez besoin de distractions, Monsei- 
« gneur. 

« — Je saurais m'en créer de si douces et de si 
« puissantes que tous les plaisirs que l'on vante ne 
« seraient rien auprès. Ainsi, par exemple, si j'étais 
« roi, je voudrais que ma porte fût toujours ouverte 
« à ceux qui viendraient me parler de leurs malheurs 



■ 



1859. 275 

« ou de leurs affaires, et toujours fermée à ceux qui 
« chercheraient à me flatter pour me séduire. Si 
« j'étais roi, je ne voudrais pas de ces pompes exté- 
« rieures qui isolent la royauté; mais j'aimerais à 
« aller surprendre mon peuple dans ses travaux ou 
« dans ses plaisirs. Si j'étais roi, enfin, je voudrais 
« surtout me distinguer des autres hommes par Télé- 
ce vation de mes sentiments ; et je n'estimerais du 
« pouvoir que les moyens qu'il me donnerait de faire 
« le bien. » 

Comment n'être pas confondu en entendant sorlir 
des paroles aussi mûres d'une aussi jeune tête ; et que 
n'aurait-on pas le droit d'attendre d'un prince qui 
comprend si bien les leçons du passé, les fautes du 
présent, et les devoirs de l'avenir? 

Dans celte conversation, dont je n'extrais ici que 
les principaux trails, nous parlâmes successivement 
des embellissements de Paris, du musée de Versailles, 
des chemins de fer, et des progrès de l'industrie. Le 
prince m'interrogea aussi sur les provinces, dont il 
connaît l'esprit et les besoins ; sur l'armée, qu'il aime 
avec passion, et sur ses principaux officiers, dont il 
apprécie le mérite; connaissant par leurs noms tous 
ceux qui se sont distingués en Afrique, et leur sachant 
gré des services qu'ils ont rendus à la France, à quel- 
que époque que ce soit. 

En sortant de chez Monseigneur, je fus chez l'ex- 
cellente vicomtesse d'Àgoust, qui me reçut comme 
on reçoit dans l'exil un ami qui vient vous parler de 
la patrie ; j'allai ensuite visiter mon cher Bouille, 
dont l'esprit éclairé juge parfaitement les hommes et 
les choses. 



o-jG MES MÉMOIRES. 

Rentré chez moi, je me hâtai d'écrire l'intéressante 
conversation que je venais d'avoir avec le duc de 
Bordeaux; et le soir je me rendis au château, où je 
fus accueilli avec une grande bonté. J'eus, pour la 
première fois, le bonheur d'offrir mes hommages à 
Mademoiselle; et je fus frappé de ses grâces et de sa 
bonté; il est impossible de voir une princesse plus 
accomplie. 

Pendant cette soirée, qui appartint spécialement au 
souvenir, la Reine me demanda des nouvelles de ses 
amis de Paris, et j'eus occasion de nommer tous ceux 
qui m'avaient chargé de mettre leurs hommages à ses 

pieds. 

Mesdames d'Imécourt et de Cossé obtinrent le suf- 
frage le plus flatteur et le plus bienveillant. 

« _ Comme elles se sont bien conduites, me dit Sa 
« Majesté, dans leurs affaires de famille, et que leurs 
« sentiments de tout genre sont honorables et dé- 

« voués ! » 

« H est vrai, Madame; mais les maris méritent 

« de ne pas être séparés de leurs femmes. 

C( Sans doute, reprit la Reine; mais les femmes 

« trouvent si rarement l'occasion de manifester leurs 
« sentiments, qu'on le remarque davantage. » 

Sa Majesté me parla ensuite de mesdames deTour- 
zel, des Cars, de Kougé, avec une bonté toute parti- 
culière pour les récents malheurs qui ont frappé toute 
cette famille si honorable ; de madame la marquise 
Oudinot, celte femme si intéressante par elle-même, 
comme par les soins parfaits qu'elle a si longtemps 
prodigués au plus charmant enfant, et par le malheur 
profond dans lequel sa perte l'a plongée ; de madame 



■'•~.~ 




183'J. 277 

de Lamarre, el tout cela dans les termes les plus af- 
fectueux. 

De son côté, le Roi s'informa, avec une sollicitude 
particulière, de la santé du marquis de Dreux-Brézé, 
dont la courageuse éloquence a su éclairer les écueils 
au milieu desquels le vaisseau de l'État navigue de- 
puis dix ans; et qui a si noblement protesté en faveur 
des principes et des intérêts nationaux contre les in- 
térêts particuliers, auxquels on a si souvent sacrifié 
les libertés et la dignité de la France. 

J'eus la satisfaction de voir qu'on appréciait, à 
Gorilz comme à Paris, les services et le caractère de 
ce défenseur de tous les droits ; et l'on fut heureux de 
m'entendre parler, avec toute la clialeur de l'amitié, 
de la haute considération qu'on accorde au marquis 
de Dreux-Brézé dans tous les partis. 

Le Roi me parla aussi de l'éloquence de M. Berryer. 
« — 11 est seulement regrettable, me dit Sa Majesté, 
« qu'on ne l'entende pas plus souvent à la tribune. » 
La conduite et les sentiments du duc de Valmy, le 
caractère et le cœur du prince de Robecq, le dévoue- 
ment el les services de M. Cousin de Boulogne-sur- 
Mer; les sentiments si charitables et si dévoués de 
M. de Melun, et généralement les intentions si bon- 
nes, si généreuses, si françaises de tous ceux qui ont 
entrepris de concilier l'amour de la patrie avec le res- 
pect et la fidélité qu'ils doivent à d'illustres infortu- 
nés, furent appréciés, sentis et jugés avec une sagesse 
remarquable par ces princes si bien faits pour com- 
prendre tout ce qui est généreux et grand. 

Le nom du respectable évêque d'Hermopolis, pro- 
noncé déjà le matin par monseigneur le duc de Bor- 




278 MES MÉMOIRES. 

deaux, qui m'avait parlé de son ancien gouverneur 
avec la reconnaissance la plus touchante, revint le 
soir; et tout le monde fut heureux d'apprendre que la 
santé de ce digne prélat se raffermissait. 

Dans le cours de la soirée, je remis à Louis XIX 
un mémoire remarquable de M. de Vogué sur les 
monts-de-piété, et un écrit non moins important du 
marquis Oudinot sur l'emploi des troupes. Ces deux 
ouvrages furent reçus avec tout l'intérêt que les noms 
de leurs auteurs, et les sujets qu'ils traitent ne pou- 
vaient manquer d'inspirer. 

Je pris aussi la liberté d'offrir à la Reine le Diman- 
che, excellent ouvrage que M. Lecourtier, curé des 
Missions étrangères, avait bien voulu m'envoyer lors 
de sa publication. 

« — Je le lirai avec plaisir, car je sais que l'auteur 
« de ce livre est un homme de mérite, me dit la Reine 
« en le recevant. Grâce au ciel, poursuivit Sa Majesté, 
« la France possède un grand nombre d'ecclésiasti- 
« ques aussi distingués par leurs lumières, que par 
« leurs vertus. Je ne pense pas qu'à aucune époque 
« le clergé se soit montré plus digne et plus respec- 
« table qu'en ce moment. C'est un grand bonheur, 
« ajouta celte pieuse princesse, et qui prouve que Dieu 
« protège toujours la France. Nous devons aussi de 
« la reconnaissance à monseigneur l'évêque de Meaux, 
« suffragant du cardinal de Latil, car il a, dit-on, 
« beaucoup influé sur le choix des nouveaux évêques 
« qui est excellent. » 

On ne saurait se figurer jusqu'à quel point la Reine 
pousse l'indulgence! Comme je parlais avec éloge du 
comte et de la comtesse de Ludres, elle s'écria : 



18 39. 27!) 

« — Ils sont deux frères bien différents... » Puis, 
s'arrêlant tout à coup, elle ajouta : « Espérons que 
« le bon ramènera l'autre. Nous vivons dans un temps 
« où tout le monde a été frappé de folie... Il faut 
« faire la part des circonstances, et ne pas condam- 
« ncr sans appel ceux qui ont été pris de vertige. 
« Madame de Ludres est une femme d'un grand mé- 
« rite, et son mari un bomme aussi spirituel que 
« dévoué. » 

On parla aussi, avec un éloge mérité, de M. l'abbé 
Poiloup, qui dirige paternellement et avec talent le 
bel et vaste établissement de Vaugirard : 

« _ C'est dans ce collège modèle que travaillent 
« vos enfants, élevés, n'est-ce pas, par le respectable 
« abbé Bernier? m'a dit Monseigneur; je regrette que 
« vous ne les ayez pas amenés. » 

Le Roi ayant prononcé avec éloge le nom de M. de 
Jessaint, ancien préfet de la Marne, le cardinal de 
Latil insista, et je renchéris sur le tout. 

« _ Son petit-fils a été nommé préfet, reprit 
« Louis XIX ; j'en suis bien aise ; ce choix est une 
« sorte de justice qu'on rend aux services de son 
« grand-père. Monsieur de La Rochefoucauld, quand 
« vous verrez ce dernier, je vous autorise à lui dire 
« que je ne l'ai point oublié. C'est un homme esti- 
« mable dont je fais le plus grand cas. Il a bien servi 
« la France; et qui sert la France a droit à notre re- 
« connaissance. 

« _ Oui, s'écria ici le duc de Bordeaux avec cet 
« élan de jeunesse qui lui sied si bien, la France 
« avant tout, la France avant nous, et nous seule- 
« ment pour la France ! » 






280 MES MÉMOIRES. 

Objet de toutes les sollicitudes, de toutes les espé- 
rances, de tous les vœux, c'est vers le duc de Bor- 
deaux que se tournent avec amour les regards de la 
Reine lorsqu'on parle de la France, avec orgueil ceux 
du Roi quand on parle de l'avenir, avec enthousiasme 
ceux de tous les exilés. Il est évident que c'est de ce 
jeune prince que découlent toutes les consolations, 
que c'est à lui que se rapportent tous les projets ; et 
l'on ne peut douter, en voyant la respectueuse défé- 
rence dont il est entouré, que Henri de France ne 
soit, aux yeux de ses nobles parents, le véritable 
représentant des droits héréditaires que Charles X et 
Louis XIX lui ont transmis. 



VIII 



Dès le lendemain de mon arrivée, les visites que 
j'ai reçues, tant des habitants de la ville que des 
personnes qui entourent nos princes, ont été si mul- 
tipliées, que, passant une partie de mon temps au 
château, j'ai été obligé de prendre sur mon sommeil 
les heures dont j'avais besoin pour rédiger mon jour- 
nal ; et pour écrire à mes amis, qui attendaient avec 
impatience des nouvelles du lieu où j'étais. 

Comment me soustraire à l'empressement avec 
lequel les serviteurs de nos princes venaient me de- 
mander des motifs de consolation et d'espoir?et com- 
ment me refuser aux prévenances des premiers habi- 
tants de la ville, qui, me sachant gré de mon dévoue- 
ment pour les augustes exilés, et aussi des visites que 



t! 



H 



1 839. 



281 



je m'étais empressé de leur faire, me prodiguaient les 
témoignages d'estime les plus flatteurs? 

Celui qui, tout imprégné de l'air natal, peut vous 
donner des nouvelles des êtres qui vous sont chers, et 
qui leur reportera quelques-uns des soupirs qui 
s'exhalent vers eux, ne saurait être un étranger ; c'est 
un confident, un ami auquel on a besoin d'ouvrir son 
cœur, et pour lequel on n'a rien de caché. 

Parmi les personnes dont l'accueil bienveillant m'a 
laissé le souvenir le plus flatteur, je dois citer avant 
tout l'archevêque de Gorilz, bon et digne prélat qu'on 
aime autant qu'on le vénère, et qui me reçut avec 
une bonté dont je fus profondément louché. 

Après avoir honoré la religion dans ce respectable 
ministre, je me présentai successivement chez le 
commandant de Goritz, brave militaire, fort oc- 
cupé de ses devoirs et de sa famille, qui se compose 
d'une femme aimable et de neuf enfants; chez les 
deux comtesses Coronini, chez les comtesses Athems 
etTrassnldo, nobles familles de Goritz ; et chez le bon 
et spirituel colonel Catinelli, qu'on ne peut connaître 
sans l'aimer, et qu'on ne peut quitter sans regrets. 

Né à Gorilz, mais ayant servi l'Autriche et l'An- 
gleterre avec distinction, le colonel Catinelli, dont 
l'instruction est aussi vaste que son esprit est remar- 
quable, jouit ici, comme dans toute l'Allemagne, de 
la considération la mieux méritée. Impossible d'ex- 
primer ce qu'il a été pour moi pendant mon séjour; 
tout ce que je puis dire, c'est que je suis heureux de 
l'avoir rencontré, et que je place son estime et son 
amitié au nombre des plus douces satisfactions que 
j'ai rapportées de Goritz. 





282 MES MÉMOIRES. 

Parmi les personnes dont j'ai recherché la connais- 
sance, je dois citer une noble dame chez laquelle je 
me suis présenté, voulant honorer en elle toute la 
société de Goritz. Agée de plus de quatre-vingts ans, 
celte dame, qui conserve, avec toute la vivacité de son 
esprit, toute la lucidité de sa mémoire, a été d'autant 
plus flattée de ma démarche, qu'elle a jadis habité 
la France. Aussi a-t-elle bien voulu me dire avec 
bonté qu'elle était enchantée de retrouver dans un 
descendant des La Rochefoucauld ce respect pour la 
vieillesse et cette antique galanterie dont la tradition 
s'efface de jour en jour. 

J'eus beaucoup à me louer aussi de l'obligeance 
de M. Garcia, directeur du Casino des nobles, qui, 
prévenant mon désir, voulut bien m'ouvrir l'entrée 
de cet établissement, et me pria d'inscrire mon nom 
sur ses registres. 

MM. de Bonchamps et de Maquillé, M. et madame 
de Pontgibault et leurs enfants; et, enfin, M. et 
madame de Puységur, sont venus, pendant mon sé- 
jour à Goritz, offrir les hommages aux grandeurs de 
l'exil. 

Il est des familles où l'honneur et la fidélité sont 
héréditaires. 

J'ai trouvé dans M. de Puységur un homme d'es- 
prit et de cœur; et dans sa femme une personne aussi 
distinguée par sa raison que par l'élévation de son 
âme. Mariée depuis un an seulement, la comtesse de 
Puységur (née de Marin), aussi charmante par les 
grâces de son esprit que par celles de sa personne, 
comprend, ainsi que son mari, toutes les idées géné- 
reuses que notre époque est appelée à réaliser. 






1 859. 



285 



Le premier mot que M. de Puységur me dit le jour 
de son arrivée fut celui-ci : 

C( — Qui donc est roi ici?... » 

Je m'empressai de lui expliquer les motifs de sa- 
gesse et de prudence qui maintiennent ce titre sur la 
tête de Louis XIX. 

« — C'est bien, me répondit-il, mais voilà de ces 
« choses qu'il faudrait répandre, pour empêcher les 
« idées de s'égarer en France comme à l'étranger. 

« — C'est ce que je compte faire, repris-je, et mon 
« voyagea Goritz n'eût-il pas d'autre résultat, je croi- 
« rais avoir rendu un vrai service à la cause de l'or- 
« dre, en éclairant un point aussi important. » 

Après une journée pendant laquelle j'avais fait ou 
reçu une vingtaine de visites, lu ou écrit une dou- 
zaine de lettres, fait à cheval et à pied une prome- 
nade avec Monseigneur, et passé le reste du temps au 
château, j'aurais eu besoin de repos ; mais comment 
me coucher avant de consigner sur le papier les pa- 
roles de bonté, de sagesse et de raison que j'avais 
recueillies pendant la soirée; et comment dormir, 
lorsque je commentais dans ma mémoire les nobles 
sentiments et les grandes idées de ce jeune prince, 
sur la tête duquel reposent tant d'espérances? Heu- 
reux de ce qu'il est, plus heureux de ce qu'il doit 
être, je me suis relevé plus d'une fois pour fixer sur 
le papier quelques-uns de ces traits qui le feront con- 
naître à la France ; et toutes mes fatigues disparais- 
saient devant l'espoir qu'une semblable occupation ne 
serait pas inutile. 




'281 



s:es mémoires. 



IX 



* 






24 mars. 



Aujourd'hui, pour la première fois, j'ai dîné chez 
le Roi. Les cœurs étaient à l'aise, les esprits étaient 
disposes à une douce gaieté; je ne sais quelle plaisan- 
terie ayant été dite, les frais éclats de rire des jeunes 
princes trouvèrent de l'écho chez leurs parents, et 
tous les convives se mirent à l'unisson. Je gage qu'on 
ne rit pas d'aussi bon cœur aux Tuileries que dans ce 
triste exil, où le malheur est exempt de remords. 

Quelque improbation qu'on puisse exprimer sur la 
politique qui a dicté les coups d'État, il est certain 
que l'article 14 de la Charte autorisait la royauté à 
pourvoir par des ordonnances au salut de la monar- 
chie. Charles X pouvait d'autant plus croire que ce 
droit appartenait à sa couronne, que, dans le rapport 
qui avait été fait à la Chambre des pairs sur la loi de 
la presse, on avait supprimé la censure facultative, en 
déclarant que l'article 14 laissait au Roi le pouvoir 
de la rétablir par ordonnance, si les circonstances 
l'exigeaient. 

Je suis loin cependant de défendre les ordonnances, 
je les explique. 

« — Je parie, monsieur de La Rochefoucauld, me 
« dit le Roi, que vous ne savez pomt comment M. de 
« Polignac est arrivé au pouvoir? 

« — Pas précisément, Sire. 

« — Epuisé par les concessions imprudentes qu'il 






1859. 285 

« avait faites, le ministère Marlignac se mourait d'i- 
«nanition; sans force pour empêcher le mal, sans 
« autorité pour opérer le bien, il se trouvait réduit 
« à une sorte d'impuissance, et les hommes hono- 
« râbles qui le composaient, sentaient qu'ils allaient 
« à l'abîme. M. Porlalis, qui faisait partie de ce mi- 
ce nistère, vint me trouver : —Monseigneur, me dit-il, 
« nous devenons de jour en jour plus impossibles, et 
« je ne vois que le prince de Polignac qui puisse 
a faire regagner à la monarchie le terrain que nous 
« lui avons fait perdre. — Confondu par une oùver- 
« ture à laquelle j'étais loin de m'attendre, je décli- 
« nai toute intervention dans cette affaire en ajou- 
te tant : —Si tel est votre avis, ce n'est pas à moi, 
« mais au Roi qu'il faut le dire; lui seul doit décider 
« du choix de ses ministres. — M. Portalis fut trouver 
« mon père, qui, hésita longtemps; car, bien qu'il 
« aimât le prince, il n'avait pas une grande idée de 
« ses facultés politiques. On parvint à vaincre ses ré- 
« «stances; le ministère Polignac fut constitué, et 
« nous sommes à Gorilz... » 

Un profond silence suivit ces mots ; M. de Bouille 
le rompit et parvint à dissiper la tristesse de nos sou- 
venirs, en racontant comment M. de Polignac, qui 
cherchait à donner à la Chambre des pairs une im- 
portance égale à celle dont elle jouit en Angleterre, 
«ayant consulté M. de Sémonville à cet égard, le malin 
vieillard lui avait répondu : 

« — Voulez-vous qu'on s'occupe de ces vieux en- 
ce fants de Paris? faites-leur faire des habits vert- 
est pomme. » 

On n'est pas meilleur que ces bons princes. Quel- 


















286 MES MÉMOIRES. 

qu'un ayant parlé, à propos du ministère du 15 avril, 

du mal de cœur de M. de Montalivet : 

« — On lui doit la vie des ministres de Charles X 
« a dit Louis XIX, nous ne devons pas l'oublier. » 

J'ai profité de ce retour vers le passé pour inter- 
roger le Roi sur certaines époques et sur certains per- 
sonnages qui y ont figuré. 11 m'a répondu avec 
franchise, mais sans amertume contre personne- et 
comme j'avais peine à contenir l'indignation que 'me 
causaient certains faits ignorés : 

« — Monsieur de La Rochefoucauld, m'a-t-il dit, la 
« marche des événements tend à prouver que les 
« hommes qui nous ont trahis n'étaient que les in- 
struments de la Providence, qui voulait que les 
« Français vissent à l'oeuvre ceux qui leur promet- 
« taienl tant de prospérité, de gloire et de liberté. 
« .l'espère que cette expérience pourra profiter à la 
« France. Quant à nous, certains que Dieu ne nous 
« a point abandonnés, nous répétons chaque jour, 
« avec confiance, celte prière de notre pieuse tante 
« Elisabeth : 

« Seicjneîir, quoi qu'il nous soit arrivé ou qu'il 
nous arrive, nous sommes convaincus que vous l'avez 
voulu pour notre plus grand bien. » 

« — Le Roi est un saint, m'écriai-je ici, et je serais 
« capable de couper un coin de son manteau, si je ne 
« craignais pas que ses abondantes aumônes l'em- 
« péchassent de le remplacer. » 
Sa Majesté sourit avec bonté. 
Il est impossible de ne pas admirer le courage et 
la résignation avec lesquelles Louis XIX supporte les 
préventions dont il est l'objet, et la mansuétude avec 



^ 



1839. 



287 



laquelle il parle de ses plus cruels ennemis. Si sa 
bouche savait accuser, il lui serait facile de se justi- 
fie,- Qu'importent les gloires de la terre et les 

jugements des hommes, à celui qui n'aspire qu'aux 
gloires du ciel?... 

On connaît l'imprévoyance avec laquelle fut enta- 
mée, en 1850, cette lutte sanglante, dont on n'avait 
pas su calculer la portée. Frappé d'aveuglement, le 
pouvoir, qui croyait n'avoir à réprimer qu'une émeute, 
mit une poignée de soldais en face d'une révolution ; 
et, privées de vivres, de munitions, d'argent et de 
chefs, nos pauvres troupes, lancées à l'aventure dans 
les rues de Paris, se virent traquées comme des bètes 
fauves par une population en délire, et pourtant gé- 
néreuse; dirigée par des hommes qui, après avoir 
amené le désordre, se cachaient derrière ceux qui se 
battaient. 

Le o-rand Condé lui môme a reculé devant une 
semblable guerre; et cependant, protégé par le 
peuple, il n'aurait eu qu'un mot à dire pour rallier 
autour de lui ceux de son parli ; tandis qu'en 1850 
le parli qui défendait la monarchie ayant été dissous 
par les faules successives du pouvoir; Louis-Antoine, 
en descendant sur la place publique, eût trouvé l'a- 
narchie partout, et la discipline nulle part. 



26 mars. 



Ce matin, je suis monté à cheval avec Monseigneur, 
accompagné seulement du jeune de Blacas et du vieil 



x il 
■i il 



288 



MES MEMOIRES 



écuyer, dont le prince ménage les forces avec une 
sollicitude touchante; évitant les courses lointaines 
et se privant d'aller aussi vite qu'il le voudrait, dans 
la crainte de le fatiguer. 

J'avais en main une fort belle cravache; le prince 
l'ayant remarquée, je lui demandai la faveur de l'é- 
changer contre la sienne; il y consentit de fort bonne 
grâce; je ne l'avais emportée que dans cet espoir. 

J'avais une canne assez curieuse, avec une pomme 
représentant la tête du cardinal de Richelieu, faite à 
cette époque. On sait que ce grand ministre a com- 
mandé la première compagnie de mousquetaires : 
aussi porte-t-il une cuirasse avec la croix devant et 
derrière. 

Monseigneur ayant remarqué celle canne, j'osai la 
lui offrir, et Son Altesse Royale daigna l'accepter. 

« — Je lâcherai d'avoir ses lumières et ses qua- 
« lités ? me dit le prince, moins pourtant ses défauts; 
« sans doute, le caractère est nécessaire, mais je veux 
« aussi que la justice el l'équité guident toutes mes 
« actions. Je ne voudrais pas faire verser une seule 
« larme. Nous attendons aujourd'hui deux Français, 
« a-t-il ajouté avec des yeux brillants de joie; l'un 
« est un Vendéen, M. de Bonchamps ; l'autre, M. de 
« Maquillé, a servi dans la garde royale; tous deux 
« sont hommes de mérite. Ils nous aiment et ils vien- 
« nent nous visiter dans l'exil ; je voudrais être ai- 
« mable pour eux. Mais, vous l'avouerai-je, monsieur 
« de La Rochefoucauld? j'éprouve toujours un peu 
« d'embarras quand je vois de nouveaux visages ; je 
« suis si jeune, et je crains tant de ne pas justifier 
« l'idée qu'on se fait de moi ! 



■ 



1839. 289 

« — Soyez tranquille, Monseigneur, les années d'exil 
« sont comme les années de campagne, elles comptent 
« double. 

« — Oui, je crois que l'exil m'a été favorable ; en 
« France, j'aurais été élevé comme un prince; c'est-à- 
« dire, je n'aurais jamais vu que de loin les misères 
« et les souffrances du peuple.. . Grâce à l'exil, j'ai vu 
« de près, j'ai éprouvé moi-même le malheur, l'in- 
« justice, l'abus de la force, toutes choses qu'il est 
« nécessaire de connaître pour y porter remède, et 
« pour y compatir. 

a — Ainsi, Monseigneur, vous voudriez voir allé- 
« ger les énormes impôts qui pèsent sur la France ; 
« et, si vous étiez sur le trône, vous n'établiriez pas 
a votre pouvoir sur des transactions dont l'or est le 
« mobile? 

« — M'en préserve le ciel ! plutôt passer ma vie 
« entière à Gorilz que d'exiger du peuple des sacrifices 
« qui n'auraient pour but que mon intérêt person- 
« nel ! Se servir de l'obole du pauvre pour acheter la 
« conscience du riche me paraîtrait un trafic infâme, 
a Le bien de l'État appartient à l'État, et c'est lui qui 
« doit en disposer pour sa prospérité comme pour sa 
« gloire. » 

Feignant une défiance que je n'éprouvais pas, je 
lui dis: 

« — Séduits par de fausses doctrines, les Fran- 
ce çais apprécieraient-ils des sentiments aussi géné- 
« reux? 

« — Pouvez-vous en douter ! et ne m'avez-vous pas 
« dit vous-même que la France comprend tout ce qui 
« est noble et bon?... Mais il faut aussi qu'elle soit 
xiv. 19 



: lit 










I 



■ 



[i 



290, MES MÉMOIRES. 

ce comprise, et pour cela il suffirait que son roi s'iden- 
« tifiàt et se fondît tellement avec elle, qu'ils ne fissent 
« plus qu'un ; il faudrait que, accordant sa confiance 
a à ceux que l'opinion publique lui désignerait, il fût 
« le roi de tout le monde, et qu'il n'acceptât aucune 
« distinction de parti ; il faudrait enfin que tout homme 
« de mérite et de valeur fût sûr de trouver sous son 
« règne l'emploi de son énergie, de ses facultés et de 
« ses talents; car il me semble que les grandes -fa- 
« cultes qui ne trouvent pas d'application dans le bien, 
« se réfugient dans le mal, et troublent le repos de la 
« société. Dans ce sens, ajouta le prince, je pense que 
« la centralisation administrative a de grands incon- 
« vénienls, en ce qu'elle atlire au centre une foule 
« d'ambitions qui auraient un noble emploi dans les 
« localités. 

« — La centralisation, m'écriai-je, est le plus grand 
« fléau de notre époque! Quel dommage que la Res- 
« tauralion n'ait pas compris celte vérité ! » 

Le prince accéda à ma remarque par un regard ; 
puis, comme s'il se fût reproché celte légère marque 
d'approbation : 

« — Q U e voulez-vous? reprit-il, la Restauration 
« était si mal engagée, qu'elle n'avait pas assez de 
« force pour faire à la France tout le bien qu'elle au- 
« rait voulu. Cependant elle a accompli de grandes 
« choses; elle a acquitté les dettes immenses laissées 
« par le gouvernement précédent ; elle a déchargé les 
« peuples d'impôts écrasants; et ce n'est pas sous son 
« gouvernement qae des Français ont appris à avoir 
« peur de leurs ennemis. Assurément, l'esprit de 
« conquête me paraît aussi contraire à la justice qu'à 






1839. 291 

« l'intérêt des nations; mais un roi ne doit pas souf- 
« frir qu'on attente à la dignité de son peuple, et 
« toute guerre entreprise pour le bon droit porte sa 
« justification avec elle. Le ciel sait que personne ne 
« désire plus que moi que la France jouisse d'une 
« paix honorable; mais si son repos était menacé !... 
« ah ! monsieur de La Rochefoucauld, c'est alors que 
« j'éprouverais toutes les douleurs de l'exil, alors que 
« mon inaction deviendrait un véritable supplice, alors 
« que je briserais toutes lesenlraves pour voler au se- 
« cours de mon pays! Quel beau jour, poursuivit le 
« prince en s'animant de plus en plus, que celui où 
« je pourrais charger l'ennemi à la tête d'un régi- 
« ment français!... On parle de l'étranger; mais où 
« sont-ils ceux qui pourraient résister à une armée 
« française qui combattrait pour l'honneur et pour 
« la justice?... Me préserve le Ciel de concevoir ja- 
c< mais une guerre injuste! Cependant, il faut en con- 
« venir, ce fut une belle chose que la gloire de Na- 
a poléon!... S'il avait su s'arrêter après avoir replacé 
« la France dans ses limites naturelles, quel nom 
« serait plus beau que le sien?... Mais, à défaut de 
« droits, il a été forcé de s'appuyer sur son épée; 
« et la France a été maudite, parce que, sous son 
« règne, elle a méconnu le droit des gens. Sous un 
« roi sage et bon qui pourrait s'appuyer sur la jus- 
ce tice de sa cause, la France serait bénie; car toutes 
« les nations lui devraient le repos dont elles ne sau- 
ce raient jouir, tant que celte reine du monde jettera 
ce dans leur sein les ferments de révolution qui dévo- 
cc rent le sien. » 
Dans tout ce qui précède j'ai fait grâce au pu- 






■ 










292 MES MÉMOIRES. 

blic de mes réponses, qui n'avaient d'autre but que 
de provoquer la confiance du prince ; satisfait au plus 
haut degré des sentiments qu'il venait d'exprimer, 
je m'écriai : 

« — Combien je regrette, Monseigneur, que tous 
« les Français ne puissent pas vous entendre ! Il n'en 
« est pas un qui n'éprouvât, en vous écoutant, un 
« peu de cet amour que je ressens pour vous. 

« — Oui, je suis sûr qu'ils m'aimeraient, s'ils pou- 
ce vaient savoir combien je les aime, reprit le prince 
« en tournant vers moi son visage rayonnant de jeu- 
« nesse et de confiance; car il est certain que toutes 
« mes actions, mes désirs, mes pensées se rapportent 
« à la France. Vous savez, monsieur de La Rochefou- 
« cauld, avec quelle ardeur je travaille?... Eh bien! 
« si je cherche à m'instruire, c'est pour mériter son 
« estime; si je veux être bon, généreux, vaillant, c'est 
« pour être digne de son amour; si je désire être ai- 
« mable, c'est pour lui plaire. Son souvenir, toujours 
« présent, me tient lieu de repos, de plaisirs, de bon- 
ce heur; son suffrage est le seul que j'ambitionne; et 
« ces mots : Si la France le savait, me préserveraient 
« de toute faiblesse, alors même que les principes que 
ft j'ai reçus ne suffiraient pas pour me diriger. » 

On conçoit avec quelle satisfaction j'ai recueilli 
ces élans d'un noble cœur, qui prouveront, je l'es- 
père, à ceux qui les liront, que l'éducation de l'exil 
vaut bien l'éducation universitaire; et qu'il n'est pas 
besoin d'être élevé avec les enfants du peuple, pour 
s'identifier avec lui. 

Au retour de notre promenade, tous les gens que 
nous rencontrâmes s'inclinèrent devant le prince avec 



1859. 295 

un respect touchant; et il leur. rendit le salut avec 
une grâce dont je fus frappé. 

On sait ce que les avantages extérieurs ajoutent de 
puissance aux facultés de l'intelligence ; et je suis 
certain que le duc de Bordeaux enlèverait tous les 
cœurs par la franchise pleine de bienveillance, de 
noblesse et de bravoure de son salut militaire. 

Au moment où nous descendîmes de cheval, le 
prince fut entouré par une troupe d'enfants entre les 
mains desquels il vida sa bourse. Trouvant sans 
doute que ce qu'elle contenait ne répondait pas à la 
largesse de son âme, il se tourna vers moi, en para- 
phrasant cette parole de Henri IV : « Si le Béarnais 
était plus riche, il ferait davantage! » 



XI . 



27 mars. 

Le Journal des Débat*, que je viens de lire au Ca- 
sino, dit que toute majorité et par conséquent tout 
ministère durable est impossible avec la Chambre ac- 
tuelle. Précieux aveu, car, à moins d'en appeler à la 
France entière, de nouvelles élections nous entraîne- 
raient vers la gauche; et c'est ce que le pouvoir veut 
éviter à tout prix. Pour sortir de l'espèce d'impasse où 
il s'est jeté, il faudra qu'il ait recours aux royalistes, 
à l'armée ou aux coups d'État... peut-être à tous les 
trois; car qui peut calculer la portée d'une situation 
aussi fausse que la sienne? La France n'a pas fait une 
révolution pour se laisser gouverner par l'arbitraire ; 






294 



MES MÉMOIRES. 








et Louis-Philippe ne jouirait se soustraire à l'omni- 
potence parlementaire qu'en en appelant de l'exi- 
gence des partis à une véritable représentation na- 
tionale. 



Ce soir, au moment où je venais d'entrer chez le 
roi, le prince, me tirant à part, me dit de l'air le 
plus gracieux : 

« — Il est sept heures et demie, pourquoi donc 
« ne venez-vous pas plus tôt? 

« — Monseigneur, je viens à l'heure qui m'a été 



« assignée. 



« — A cela je n'ai rien à dire, si ce n'est que les 
« gens que j'aime viennent toujours trop lard. 

« — Comment se porte le marquis de Lauriston? 
« m'a dit le Roi. C'est un brave militaire et un cœur 
« aussi loyal que dévoué; que devient-il? 

« — Sire, son langage est aussi sincère que ses 
« sentiments ; il pense souvent aux nobles exilés, en 
« faisant des vœux pour la France. 

« — Nous aimons tous ceux qui aiment cette chère 
« patrie, et qui la servent loyalement! » — s'est écrié 
le duc de Bordeaux. 

La Reine a souri à cet élan du cœur. 

La famille royale me parla encore avec un vif inté- 
rêt de M. et de madame deMonteynard, de cette femme 
spirituelle, dévouée, bonne, aimable et si cruelle- 
ment éprouvée ; de M. le marquis de Nicolaï ; du 
comte et de la comtesse de Brissac , du duc de Luxem- 
bourg, ancien capitaine des gardes ; de la duchesse 



1839. 295 

dePérigord, ce modèle des filles, des femmes et des 
mères; de la comtesse de Choiseul, de la comtesse de 
Sainte-Maure, de la comtesse de Béare, de la comtesse 
dcSéran ; que sais-je, enfin ! du duc et de la duchesse 
de Mirepoix, avec des .regrets accordés au duc de 
Laval, caractère si loyal et si dévoué ; du bon et vieux 
duc d'Havre, ce modèle de la fidélité et de la cheva- 
lerie; du duc et de la duchesse de Grammont, du 
comte de La Ferronnays, ce cœur si loyal, cet esprit si 
chevaleresque, également apprécié et considéré en 
France comme à l'étranger, et aussi de madame de 
La Ferronnays, ce parfait modèle de toutes les vertus : 
enfin, et avec une bienveillance toute particulière, 
de M. le comte d'Hinnisdal, mon neveu, qui avait 
laissé à Buschtiérad les meilleurs souvenirs. 

On voit, à chaque occasion, à quel point les nobles 
exilés sont touchés des visites qu'on leur rend ; el une 
pareille réception devrait rendre les voyageurs bien 
nombreux. 

« — On croit que la vie que je mène ici est fort 
« triste, me disait le prince ce matin, on se Irompe; je 
«travaille, je lis, je réfléchis... peut-on s'ennuyer 
« quand on espère !... et quand on s'occupe! 

«_ Vous pourriez, Monseigneur, désirer des occu- 
« pations plus variées, des distractions plus fortes. 

« _ à cet égard, le Roi a prévenu mes désirs en me 
« faisant voyager l'an dernier ; celte année encore, 
« vous savez que je vais parcourir la Croatie, l'Escla- 
« vonie, la Hongrie , la Transylvanie et peut-être la 
« Turquie. Je me fais une véritable fête d'étudier l'or- 
« ganisation politique et mililaire de ces pays; mais je 
«puis vous assurer que je reviendrai avec plaisir à 





296 MES MÉMOIRES. 

« Goritz. Comment ne m'y plairais-je pas? souvent il y 
« vient des Français, j'y ai de vieux et de jeunes amis, 
« de bons et fidèles serviteurs ; et ma famille est si 
« tendre pour moi, que, sans le comte de Montbel, je 
« crois bien qu'elle me gâterait. Deux hommes dis- 
« tingués doivent m'accompagner dans mon voyage: 
« c'est le général Latour-Foissac et M. de Loc Maria. 
« Us reviennent avec le duc de Levis : c'est un vrai 
« service que je leur devrai. » 

M. de Bouille ayant parlé ce soir des visites que ' 
j'ai faites avec lui dans la ville, a dit qu'il m'avait vu 
fort tenté de ravir, chez la comtesse Coronini, un 
petit tableau peint par Mademoiselle. 

« — Il eût d'autant mieux fait, a répondu la Reine 
« en souriant, que ma nièce est en mesure de le rem- 
« placer. » 

Je compte profiter de ce demi-consentement, qui m'a 
valu de Monseigneur la promesse d'un dessin de lui. 

La Reine m'a su gré des visites que j'ai rendues le 
malin, et elle a bien voulu ajouter quelques noms à 
ma liste. 

« — En revenant de chez madame de Puységur, qui 
« est parfaitement aimable, j'ai été frapper à votre 
« porte, monsieur de La Rochefoucauld, m'a dit le 
« prince ce soir ; je ne vous ai pas rencontré, mais 
« j'espère m'en dédommager une autre fois. 

« — Quel effet a produit le mariage du duc d'Or- , 
« léans? me demandait hier le duc de Bordeaux. 

« — Le plus mauvais effet, Monseigneur ; non-seu- 
« lement les familles chrétiennes, et leur nombre 
« augmente tous les jours, ont blâmé le mariage d'un 
« prince français avec une princesse protestante, mais 



18 39. 297 

« le peuple, qui, quoi qu'on fasse pour le corrompre, 
« est catholique au fond du cœur, a compris toute l'in- 
« convenance d'un semblable choix. 

« — Je le conçois, a repris le prince ; les Français 
« sont trop libéraux, dans la juste acception de ce mot, 
« pour ne pas aimer la seule religion qui proclame 
« l'égalité des hommes devant Dieu. 

(( — Q ue l dommage qu'une plume aussi éloquente 
a que celle de M. le vicomte de Chateaubriand se soit 
« condamnée au silence, me dit un soir la famille 
« royale : désespérerait-il de lui ou de la France? » 

J'entendis encore parler avec intérêt, ce même soir, 
de MM. de Talaru, Clermont-Tonnerre, Neuville, 
Champagny,La Rochejaquelein, de Bruges, des duc et 
baron de Damas, duchesses de Narbonne et de Damas, 
de madame de Villefranche, cette femme si aimable 
et si bonne, et de madame de Girardin, cette per- 
sonne si spirituelle et si piquante; de la fidélité mo- 
dèle du vieux marquis de Pastoret ; de l'ouvrage si 
remarquable et si religieux de la princesse de Craon 1 ; 
comme aussi de mademoiselle Mathilde de Finguer- 
lin, la charité personnifiée, l'esprit le plus aimable, 
le cœur le plus franchement religieux. 

« _Son attachement à la famille d'Orléans est tout 
« naturel, » fit observer le Roi. 

Aucune des personnes qui se vouent au soulage- 
ment de leurs semblables, n'est inconnue de ceux 
dont le plus grand bonheur est d'essuyer une larme, 
et de soulager l'infortune. 

J'ai entendu la reine de l'exil me parler de l'esprit 



* Thomas Morus. 






298 MES MÉMOIRES. 

de la duchesse d'Orléans, el de la charité de la reine 
des Français ; noble exemple, puisse-t-il ne pas être 
perdu ! 

La famille royale a fait dire à Goritz une messe 
pour la princesse de Wurtemberg 1 , jeune modèle de 
tant de vertus; et en France on ne célèbre plus de 
service le 21 janvier! 

« — Combien nos cœurs saignent, me dit un jour 
« Henri de France, en songeant aux soldats de La Ro- 
« chejaquelein, condamnés à traîner le boulet dans 
« leur patrie, et qui seraient si dignes de l'envoyer 
« aux ennemis de la pairie! » 



XII 



28 mars. 

J'ai trouvé ici, comme partout où j'ai passé, la 
conviction que la mort de Louis-Philippe serait, le 
signal d'un grand bouleversement. Ainsi, tous les 
sacrifices qu'on a consentis pour maintenir le fameux 
statu quo n'auraient servi qu'à donner à nos ennemis 
le temps de se préparer aux combats. 

Fort heureusement, nous possédons un principe 
de paix, d'union, d'harmonie ; et il faut espérer que 
tous les intérêts se tourneraient vers lui le jour où ils 
seraient menacés. 

On ne peut se faire une idée de l'estime que le duc 
de Bordeaux professe pour l'état militaire. Hier, on 
parlait devant lui d'un aoldat qui, se voyant soup- 

1 La princesse Marie d'Orléans, fille de Louis-Philippe. 



1839. 299 

çonné de vol, avait perdu la tête,- et s'était pendu. 

« — On a eu de grands torts envers cet homme, 
«s'est-il écrié avec indignation; un brave militaire 
« qui a servi pendant quinze ans avec honneur, ne 
« devait pas être soupçonné. » 

Ce soir, le prince ayant remarqué, au milieu d'une 
conversation qu'il animait par sa gaieté, que j'étais 
rêveur, s'est approché de moi pour me dire avec une 
grâce charmante : 

« _ Monsieur de La Rochefoucauld, vous êtes plus 
« grave qu'à l'ordinaire... à quoi donc pensez-vous? 

« — Monseigneur, en vous voyant entouré à Goritz 
« de parents aussi hons, d'amis aussi dévoués et d'une 
« petite cour dont vous êtes l'âme; je me demandais 
« s'il n'y avait pas de l'égoïsme à faire des vœux pour 
« vous voir échanger une vie si douce et si paisible, 
« contre une destinée dont les mystères recèlent de 
« grands combats. » 

Le prince sourit; puis, après un instant de silence, 
il me dit : 

« — J e n'ai pas le choix ; le ciel m'a fait naître dans 
« la région des orages : j'accepte les dangers et les souf- 
« frances attachés à la situation dans laquelle il m'a 
« placé. Tout ce que je demande à Dieu, c'est de n'être 
« pas au-dessous dus devoirs qu'il a voulu m'imposer, 
« et de faire que mon dévouement ne soit pas stérile 
« pour la France, p 

On affecte de croire que nos princes fondent l'es- 
poir de leur retour sur les étrangers : rien n'est plus 
faux, et pour montrer jusqu'à quel point le duc de 
Bordeaux redoute tout ce qui pourrait faire de lui un 
instrument de perturbation, je n'ai qu'à citer ce qu'il 










500 



MES MÉMOIRES. 



me disnil hier à propos des Vendéens qu'il aime de 
toute son âme. 

On vantait devant lui leur courage et leur héroïque 
fidélité. 

« — Dites qu'ils sont Français, et qu'ils combat- 
ce taient pour un principe : cela explique tout, » s'écria 
le prince. 

Se tournant alors vers moi, il ajouta : 

« — Personne plus que moi n'apprécie le noble ca- 
a ractère des Vendéens, et je serais heureux de marcher 
« à leur tète contre des ennemis... mais contre des 
« Français... jamais! Quelle que soit ma reconnais- 
« sance pour ceux qui ont si vaillamment combattu 
« pour nous en 1852, je ne voudrais pas devoir mon 
« retour en France à la victoire d'un parti; car je ne 
« me consolerais pas d'être subi par les autres, au 
« lieu d'être désiré par tous. » 

Je ne pus qu'applaudir à des idées aussi saines 
qu'elles sont généreuses; et le prince dut s'aperce- 
voir de la satisfaction que ses sentiments m'inspiraient. 



XIII 



29 mars. 

Aujourd'hui, 29 mars, le temps étant couvert, nous 
sommes sortis en voiture avec le prince, accompagnés 
de MM. de Monlbel et de Bouille. 

A deux lieues de la ville, et sur la cime d'une 
montagne qui se trouvait en face de nous, il existe 
un couvent consacré à la sainte Vierge ; et plusieurs 
guérisons étant attribuées à sa puissante intercession, 






1859. 501 

ce couvent est devenu pour toule la contrée un lieu 
de pèlerinage. 

« Monseigneur, ai-je dit au duc de Bordeaux, 

« pour célébrer dignement la fête de Pâques, je veux 
« monter ce jour-là au Campo-Santo. J'ai toujours eu 
« une dévotion particulière pour la sainte Vierge, et je 
« suis convaincu qu'elle m'a préservé de plus d'un 
« danger; mais celle fois ce n'est pas pour moi, c'est 
« pour la France et pour vous que j'irai l'invoquer. 

« Je partage votre confiance, m'a répondu le 

« prince avec une noble franchise; j'ai foi à ce pèlen 
« nage, et je vous saurai gré de l'entreprendre. 

« Vous avez fait un vrai plaisir au prince, m'a 

« dit plus tard le comte de Bouille; sa piété est aussi 
« éclairée qu'elle est sincère. » 

M. de Bouille est un excellent juge en pareille, 
matière, car il est impossible de posséder une reli- 
gion plus douce que la sienne. Quel dommage que sa 
santé l'ait forcé de quitter Goritz, où il était aimé et 
apprécié autant qu'il le mérite ! 




XIV 



30 mars. 

Ce matin, le prince a été faire une visite à M. et 
madame de Fonlgibault, et leur a proposé une pro- 
menade dans sa voiture. Au retour, il a offert son bras 
à madame de Pontgibault, et l'a reconduite jusque 
dans sa chambre avec la politesse la plus gracieuse. 

Il est facile de voir que l'amabilité du duc de Bor- 
deaux prend sa source dans la bienveillance naturelle 







502 MES MÉMOIRES. 

de son caractère, aulaut que dans l'éducation qu'il 
a reçue. M. de Montbel, qui ne néglige rien de ce 
qui doit contribuer à faire aimer le rejeton de nos 
rois, lui répète souvent que non-seulement les princes 
doivent se dislinguer des autres hommes par leurs 
qualités et par leurs vertus; mais qu'il faut encore 
qu'on les remarque par leur courtoisie et par l'élé- 
gance de leurs manières. 

La soirée a été charmante. Tous les Français qui 
sont à Goritz s'y trouvaient réunis, et nous avions, 
en outre des habitants du château, MM. Coronini, les 
principales familles du pays et le colonel Catinèlli, 
que j'aime tant à rencontrer. 

« — M. de Moges est votre cousin ? » me disait la 
Reine ce soir. 

« — Oui, madame; i! a épousé mademoiselle de 
« L'Aigle, qui est une personne aussi vertueuse que 
« distinguée, 

« —M. de Moges est un excellent marin, a repris 
« le Roi ; il est impossible de se mieux conduire qu'il 
« ne l'a fait à la Martinique '. » 

Nous causâmes longuement de la catastrophe qui 
vient de bouleverser ce pays; et la bonté de nos 
princes se manifesta par la tendre compassion qu'ils 
exprimèrent pour les malheureux habitants de cette 
colonie. Le roi me parut avoir les notions les plus 
exactes sur le mérite de chacun. 

Pendant cette soirée, les comtes de Montbel et de 
Rouillé ont été bons et spirituels comme toujours; 
plus à leur aise que le premier jour, M. et madame 



• Lors du tremblement de terre. 



1859. 503 

de Vuységur ont élé parfaitement aimables ; Mademoi- 
selle a été gracieuse, naturelle, charmante. Tout le 
monde a pris part à un entretien souvent intéressant 
et toujours animé. Quant au duc de Bordeaux, tour à 
tour gai comme un enfant, et sérieux comme un 
homme, il a montré que son esprit savait se prêter à 
tout. Le roi semblait jouir de l'expansive gaieté de 
son neveu, et la reine a paru heureuse de la sérénité 
qui brillait sur tous nos visages. 

Mon chasseur a la tête tournée; 'le prince lui a dit, 
en passant devant lui pour rentrer dans son apparte- 
ment : 

« Bonjour, Célestin ; comment vous portez- 

« vous? » 

Honteux, confondu, enchanté, ce brave garçon a 
répondu en s'inclinant profondément : 

« _ Monseigneur est bien bon... et... je suis bien 
« reconnaissant... ma santé est excellente... » 

Le comte de Montbel lui ayant demandé s'il était 
déjà venu à Goritz, il a répondu que non ; mais qu'il 
avait eu l'honneur devoir Monseigneur à Buschtiérad, 

il y a cinq ans. 

« Vous voyez, Célestin, a repris le prince, que 

« je ne l'ai point oublié... J'espère que nous nous 
« reverrons ailleurs qu'ici... En attendant, parlez de 
« moi à votre retour en France... Dites bien à tous 
« les Français que je les aime, et que mon désir le 
« plus ardent est de les revoir... 

« — Oui, Monseigneur, je parlerai de vous à tout 
« le monde, » a répondu mon chasseur avec une émo- 
tion qui lui a coupé la parole. 

Je suis sûr que ce brave garçon remplira fidèle- 






304 MES MÉMOIRES. 

ment la commission que le duc de Bordeaux lui a 
donnée. 

Je comptais aller voir ce malin le duc de Blacas ; 
mais, à midi, M. de Bouille est venu me dire qu'il 
était trop souffrant pour me recevoir... Pauvre duc ! 
son état douloureux m'inspire une compassion pro- 
fonde. 



XV 



51 mars. 

Ayant choisi le jour de Pâques pour faire le pèleri- 
nage del Monte-Santo, je suis parti ce malin avec 
mon fidèle chasseur. 

Le temps était horrible, et nous eûmes beaucoup 
de peine à gravir la montée, rendue plus difficile 
par la pluie qui était tombée le matin, et par le Bora, 
vent du nord qui soufflait avec une telle violence que 
nous craignîmes plus d'une fois d'être poussés dans 
les précipices, ou contre les rochers qui bordent le 
chemin. Malgré tous ces obstacles, la rapidité de 
notre course fut telle, que nous franchîmes en deux 
heures moins un quart une distance que les meil- 
leurs marcheurs mettent environ trois heures à par- 
courir. 

Elevé à trois cent cinquanle toises au-dessus du 
niveau de la mer, le couvent où nous nous rendions 
domine toutes les montagnes environnantes ; et l'on 
y jouit d'une des plus belles vues que j'aie jamais 
admirées. 

Sur la route qui conduit au Campo-Santo, douze 



i ! 



1859. ' Î05 

stations, taillées dans le roc, offrent aux pèlerins des 
points d'arrêt où ils peuvent se reposer en priant de- 
vant l'image du Christ. Une espèce d'auberge, placée 
à peu de distance du couvent, leur permet de re- 
prendre des forces avant de terminer leur pèlerinage ; 
nous entrâmes pour nous réchauffer, et pour sécher 
nos vêtements avant d'entrer dans l'église. 

Pour arriver à l'auberge, on franchit un escalier 
de cent quarante marches, taillé dans le roc, et qui 
conduit à l'entrée du lieu saint, indiqué par deux co- 
lonnes en pierre, au delà desquelles on se trouve dans 
une espèce de prairie bordée à droite par un mur à 
hauteur d'appui, destiné à préserver les pèlerins de 
la fascination du précipice qui est au delà; à gauche 
de cette prairie s'élève l'église construite en pierre et 
couverte d'une toiture en bois, laquelle est soutenue 
par de minces colonnes surmontées de voûtes de 
chaque côté. 

' Si je suis loin d'admettre sans examen les miracles 
inventés par la foi vulgaire, je ne suis pas non plus de 
ceux qui nient l'intervention de Dieu dans les choses 
humaines; et si je rejette les préjugés qui placent 
l'homme en face du néant, je professe les douces 
croyances qui nous montrent le ciel s'entr'ouvrant 
pour laisser passer les prières des pauvres humains. 

Ce fut donc avec un profond sentiment de vénéra- 
tion que je montai encore, en sortant de l'auberge, 
un perron de vingt marches, et que je pénétrai dans 
l'église del Monte-Scmto, en m'inclinant devant les 
douze apôtres, qui, sculptés des deux côtés du por- 
che, semblent continuer leur mission divine en in- 
troduisant les pèlerins dans le sanctuaire, comme 
xiv. 20 



506 MES MÉMOIRES. 

ils ont introduit le christianisme dans le monde. 

À droite et à gauche, on remarque les statues des 
papes qui ont été les bienfaiteurs de celte église ; 
trois tableaux peints à fresque, et dont deux sont 
d'une grande dimension, recouvrent les murs. Aux 
deux côtés du chœur, qui prolonge l'église en la ré- 
trécissant, se trouvent à droite une chapelle riche- 
ment ornée, et à gauche une sacristie. Au fond du 
chœur, un autel revêtu de marbre, et surmonté de 
fioures d'anges en relief qui soutiennent dans des 
nuages l'image de la sainte Vierge, offre aux pèlerins 
l'objet de leur vénération. 

Au-dessus de ce maître-autel, décoré par une pro- 
fusion de vases remplis de fleurs, de flambeaux et de 
candélabres, s'élè\ae l'image miraculeuse entourée 
d'un brillant luminaire et surmontée d'une espèce de 
dais revêtu de drap d'or. Un voile mystérieux la re- 
couvre. A ma demande, le sacristain leva le store qui 
me cachait les traits que le peintre lui a prêtés; 
mais, en dépit des bougies qui les éclairaient, j'eus 
peine à les découvrir dans un tableau fait à la ma- 
nière italienne et bruni par le temps. C'était la Mère 
de Dieu et la proteclrice de la France que je. venais in- 
voquer^avec ferveur dans ce lieu qui lui est spéciale- 
ment consacré. 

J'entendis ensuite la messe avec toute la dévotion 
dont je suis capable, et je descendis la montagne au 
pas de course, heureux d'avoir déposé aux pieds de 
Marie les vœux les plus ardents de mon cœur pour la 
France et pour ses nobles exilés. 

Tous les Français qui sont à Goritz ont dîné chez 
le Roi; et Louis XIX s'est exprimé avec une raison, 



1859. 



307 



une sagesse et une bonté qui prouvent que le bonheur 
de la France est l'objet constant de ses méditations. 

Les matières les plus graves ont été traitées, les 
vérités les plus fortes ont été dites avee cette fran- 
chise, et cette loyauté qui honorent autant les princes 
qui les autorisent, que les hommes qui les professent. 
Dans cette conversation, dont l'avenir fournissait le 
sujet, le nom de M. de Villèle a été prononcé plu- 
sieurs fois; et j'ai remarqué avec plaisir que les re- 
grets de Goritz se portent, comme ceux de la France, 
sur cet homme dont la haute sagesse fortifiée par la 
méditation, attend le salut de la société de l'empire 
des intérêts, des traditions nationales et d'une liberté 
compatible avec l'ordre. 

Placé si loin des événements, Louis XIX ne cher- 
che à exercer aucune direction... Mais il pense, 
comme nous, que la mission des royalistes doit se 
borner à constater l'impossibilité où l'on est de gou- 
verner une grande nation avec les théories qui ont 
servi à renverser son gouvernement. 

Le due de Bordeaux écoulait avec attention cette 
conversation si intéressante pour lui ; et ses questions 
comme ses remarques ont prouvé qu'il en compre- 
nait toute la portée. 

Pourquoi ceux qui calomnient ces excellents princes 
ne peuvent-ils pas les entendre? Ils seraient forcés de 
convenir que rien de ce qui s'est passé depuis dix ans 
n'a été perdu pour eux; et que toutes les idées géné- 
reuses qui ont été émises par des Français ont trouvé 
de l'écho dans leurs cœurs. 



: i 



508 



MES MEMOIRES. 



XVI 



1" avril. 

Ce matin, le prince m'ayant demandé pourquoi je 
n'assistais pas plus souvent à sa leçon de dessin ? 

« — C'est, Monseigneur, lui ai-je répondu, parce 
« que j'aime mieux être discret qu'importun. 

« — Vous n'êtes juste ni pour vous, ni pour moi, 
« monsieur de La Rochefoucauld, » a-t-il repris avec 
cette promptitude qui caractérise ses moindres ré- 
pliques. 

Après être resté quelque temps, je me retirai. 

Un valet de pied étant venu me dire que le prince 
m'attendrait à une heure pour aller faire une prome- 
nade en voiture, je suis arrivé quelques instants avant 
le moment indiqué, et je l'ai trouvé travaillant avec 
le comte de Montbel. 

« — Vous le voyez, m'a-t-il dit en souriant, je ne 
« perds pas une minute; et, grâce à M. de Montbel, 
« l'élude est un plaisir pour moi : je dois mettre à 
« profit le temps qui m'est donné pour m'instruire, 
c< afin d'être prêt à tout ce que Dieu voudra faire de 
« moi. » 

Le prince ajouta : 

« — Il fut une époque où, les lois réglant toutes 
« choses, il suffisait à un prince d'être juste et bon 
« pour être aimé. Maintenant le mouvement des idées 
« est si grand, qu'il est nécessaire de savoir comment 
« naissent les besoins des peuples, et les abus des insti- 
« unions... Le duc de Bourgogne avait été élevé de la 



1859. 



509 



« sorte, et, s'il ne fût pas mort avant de régner, la 
«France n'aurait pas eu de révolution. » 

Pendant notre promenade, le prince m'a dit, à 
propos du pèlerinage que j'ai fait hier, qu'il ne com- 
prenait pas qu'on pût se flatter d'asseoir un trône en 
dehors delà religion; qu'il lui semblait que les rois 
n'étaient institués que pour faire respecter les lois de 
Dieu; et que d'ailleurs c'était le seul moyen de faire 
respecter les lois humaines. 

Au retour, le prince a renvoyé sa voiture, et nous 
sommes revenus à pied en causant. Tout en parlant 
des choses les plus graves, il s'arrêtait pour admirer 
un point de vue ou pour cueillir des violettes qu'il 
voulait apporter à Mademoiselle; et je ne pouvais 
m'empêcher d'admirer la simplicité charmante avec 
laquelle, courant comme un enfant et raisonnant 
comme un sage, il savait concilier sa jeunesse et sa 
position. Dans un moment où Monseigneur avait pris 
l'avance sur nous, M. de Monlbel m'apprit que Son 
Altesse Royale avait fait ses Pâques le matin à la ca- 
thédrale, au milieu de tous les paysans. 

« _ H est bon, m'ajouta ce digne mentor, d'ap- 
« prendre aux princes qu'ils ne sont pas plus devant 
« Dieu que le dernier des hommes : c'est un enseigne- 
ce ment qui les force à rentrer en eux-mêmes; et 
« quand on s'humilie soi-même devant la Majesté su- 
•« prême, on n'humilie pas les autres. » 



II 


■■M^H 



■■■n^^Ml 



Ô10 



MES MEMOIRES 



XVII 



2 avril. 

M. de Bouille part demain, et moi-même je compte 
quitter GoriU dans quelques jours... Désirant voir 
Trieste et passer vingt-quatre heures de plus avec 
cet excellent ami, je lui ai proposé de l'accompagner 
jusque dans cette ville, située à quinze lieues d'ici ; 
nous partirons à cinq heures du malin. 

Tout le monde regrette le départ de M. de Bouille, 
et le prince en est profondément affecté. Le comte de 
Bouille m'a fait lire les conseils qu'il adresse à Mon- 
seigneur avant de quitter Gorilz. Dictés par le cœur le 
plus droit, par la conscience la plus pure et par l'es- 
prit le plus éclairé, ils s'étendent à tout... Je regrette 
vivement de ne pas lui avoir demandé de me les con- 
fier pour les joindre à cette relation. Ils montreraient 
à la France par quels hommes le prince a été entouré 
depuis son enfance, et dans quelles idées ils l'ont 
élevé. 



XVIII 



3 avril 



Me voici revenu de Trieste, où j'ai eu l'honneur de 
coucher, à l'auberge, dans la chambre où coucha jadis 
Joseph II ; honneur qui m'aurait flatté davantage, si 
je n'avais pas su que la tête qui s'était reposée sur le 



1859. 5U 

même oreiller que la mienne était infectée des idées 
les plus fausses et les plus funestes. 

La route qui conduit à Trieste est des plus arides; 

nous avons mis sept heures à la franchir; et, pour 

me dédommager des aspects sauvages que je venais 

de traverser, j'ai poussé, en arrivant, jusqu'au bord 

-de la mer, qui offre aux environs de Trieste un aspect 

magnifique. 

La physionomie semi-bourgeoise, semi-marchande 
de celle ville lui donne quelque ressemblance avec 
Marseille. Même tranquillité dans la vieille ville, 
même activité dans la nouvelle, et principalement 
sur le port, dont les vastes bassins sont remplis par 
des bâtiments de toutes les formes, de toutes les dimen- 
sions et de tous les pays. Un peuple d'ouvriers, de ma- 
telots, de portefaix sont sans cesse employés à charger, 
décharger, construire ou réparer ces magasins flot- 
tants qui, grâce aux nombreux débouchés que le 
gouvernement autrichien offre à leurs cargaisons, 
font de Trieste une ville dont l'importanca augmente 
tous les jours. 

L'espèce d'endurcissement que produit sur la plu- 
part des hommes la préoccupation trop active des in- 
térêts matériels se trahit partout. Le choléra s'est 
montré terrible à Trieste, et les négociants qui ha- 
bitent cette ville parlent avec moins d'éloquence de 
ses ravages que de la crise commerciale qui a suivi le 

fléau. 

J'ai passé trop peu de temps à Trieste pour avoir 
une juste idée de l'esprit et des mœurs de ses habi- 
tants ; tout ce que je puis dire, c'est que j'ai été 
accueilli avec la politesse la plus aimable par un sa- 



)12 



MES MÉMOIRES. 



vaut de celte ville, pour lequel mon cher ami, le 
colonel Catinelli, m'avait remis une lettre. Le comte 
d'Hoegerty nous avait accompagnés, et je suis revenu 
à Gorilz avec lui, après avoir pris congé de l'excel- 
lent Bouille, que j'aurais quitté avec des regrets plus 
vifs encore, si je n'avais pas emporté l'espoir de le 
revoir bientôt à Paris. 






XIX 



4 avril. 



« — Vous allez donc nous quitter? » me disait le 
prince, ce matin, avec l'expression du regret le plus 
aimable. 

« — Il le faut, Monseigneur ; j'ai hâte de dire à la 
« France tout ce que l'exil contient de vertus, de cou- 
ce rage et d'abnégation. 

« — Faites-lui connaître surtout, a repris le prince, 
« combien nous lui sommes dévoués... Hélas! pour- 
ce suivit-il en soupirant, de tous les droits que nous 
« possédions, celui d'être aimés est le seul qu'on 
« n'ait pu nous enlever... réclamez-le pour moi... 
« tous mes efforts tendront à le mériter. 

« — Monseigneur, ai -je répondu, pour vous faire 
ce aimer des Français, il me suffira de vous racon- 
« ter. » 

Le prince sourit, puis il reprit, en s'animant de 
plus en plus : . 

ce — Dites-leur bien que, quoi qu'il arrive, je ne 
ce veux pas être, je ne serai jamais ramené par les 






1859. 513 

« étrangers ! Le jour où une guerre funesle s'allu- 
« nierait, ce n'est pas dans leurs rangs, mais dans 
« ceux des Français, que j'irais combattre... Fallûl-il 
« me cacher sous l'habit d'un soldat, c'est là qu'il 
« faudrait me chercher... Ma cause est celle de la 
«France; qui l'attaquerait m'attaquerait, et je ne 
« souffrirai jamais que mon nom serve de prétexte à 
« ses ennemis. » 

Le Roi et la Reine m'ont témoigné ce soir les re- 
grets les plus gracieux sur mon départ, et j'ai ap- 
pris que Louis XIX avait dit à plusieurs personnes : 
« — Monsieur de La Rochefoucauld est plein d'hon- 
« neur et de dévouement; nous serions heureux si 
« nous possédions en France beaucoup d'hommes 
« qui lui ressemblassent. » 

La Reine m'a parlé plusieurs fois avec bonté de la 
confiance et de l'affection que Charles X avait pour 
moi. Je suis heureux de ces témoignages d'estime, 
parce que indépendamment du prix que j'y attache, 
ils prouvent que les vérités que j'ai osé dire n'ont 
point déplu, et qu'on apprécie les motifs qui m'ont 
amené à Gorilz. 



Mes lettres de Paris viennent de m'apporter une 
nouvelle qui m'attriste ; le bon duc de Chevreuse, cet 
excellent et si ancien ami, cet homme si charitable 
et si loyal, est passé en deux jours de temps à l'éter- 
nité, vivement regretté de ceux qui l'ont connu. 

Nos excellents princes ont compris ma douleur, et 






314 MES. MÉMOIRES. 

ils m'ont chargé pour la duchesse M. de Montmo- 
rency, ma belle-mère, sœur du duc de Chevreuse, de 
paroles pleines d'intérêt et de bonté. 

A mon arrivée, ils m'avaient demandé des nou- 
velles de la duchesse de Doudeauville, ma mère, 
modèle si parfait de toutes les vertus humaines et 
chrétiennes. 

« — Le cercle des vieux amk se rétrécit de jour 
« en jour, m'a dit la Reine à ce sujet; mais, grâce au 
« ciel, les honorables sentiments du duc de Chevreuse 
« et le caractère chevaleresque du duc de Fitz-James 
« se retrouvent dans leurs fils. » 

Toutes les fidélités qui font la consolation de l'exil 
ont été encore mentionnées ce soir ; et les princes 
m'ont chargé de leur reporter l'assurance des senti- 
ments affectueux qu'ils leur conservent. 

Si quelques noms ont échappé à ma plume, je 
puis affirmer, qu'à Goritz la mémoire ne nous -a 
pas manqué. 

Quant à cette brillante jeunesse, que des exigences 
antilibérales condamnent à une sorte d'ilotisme, le 
duc de Bordeaux, comprenant mieux que qui que ce 
soit combien il est pénible de ne pas servir le pays, 
m'a chargé de l'engager à prouver du moins qu'elle 
en est digne par le mérite personnel de chacun des 
siens. 

Je dois ajouter qu'on ne parle à Goritz qu'avec 
vénération du vieux maréchal Victor, duc de Bel- 
lune, ce modèle de dévouement et d'honneur. La fa- 
mille royale m'a paru aussi accorder une grande con- 
fiance au général marquis d'Hautpoul, dont les soins 
éclairés ont contribué à l'éducation du duc de Bor- 









1859. 315 

deaux; Monseigneur lui écrit de temps en temps des 
lettres qui font autant d'honneur au cœur du prince, 
qu'au mérite du général. 

La marquise Eugène de Montesquiou, femme d'un 
esprit si piquant et d'un dévouement si éprouvé; 
M. le comte de Turpin, homme du monde, si aima- 
ble et artiste si distingué; M. le duc de Luynes, dont 
les connaissances sont si étendues et le cœur si bien 
placé; M. Numance de Girardin, toujours inébran- 
lable dans ses sentiments : 

« _ Son oncle, me dit le Roi, s'occupe-t-il toujours 
« de son travail sur l'organisation de l'armée? » 

Les généraux Saint-Chamant, Talon et tant d'au- 
tres sommités sociales dont la fidélité est bien faite 
pour consoler de quelques défections, occupent aussi, 
dans le souvenir de nos exilés, la place la plus hono- 
rable. Nos princes n'ont oublié que le mal, et leurs 
ennemis eux-mêmes seraient étonnés de la justice 
qu'on rend à Goritz au peu de bien qu'ils ont voulu 

faire. 

Le Roi parle même avec indulgence de certains 
hommes qui, sacrifiant leurs principes à des illusions, 
croient servir la cause de l'ordre, en défendant un 
gouvernement né du désordre. 

Louis XIX regarde le maréchal Soult comme un 
grand organisateur, et il lui sait gré d'avoir donné 
une armée à la France; il considère le maréchal 
Gérard comme un guerrier lovai et intrépide ; il rend 
justice aux talents militaires des maréchaux Valée et 
Molitor, etc. ; enfin, il fait le plus grand cas du ma- 
réchal Macdonald. 

J'ai entendu Louis XIX vanter le désintéressement 



ï 







516 MES MÉMOIRES, 

de M. Laffitte, la bonne foi de M. 0. Barrot, les talents 
oratoires de M. Guizot, l'esprit monarchique de 
M. Mole, et l'étonnante facilité de M. Thiers. 

« — Il semble, me disait un jour Sa Majesté, en 
« me parlant de ces intelligences fourvoyées, que Dieu 
« ait voulu prouver, en accordant aux conseillers de 
« Louis-Philippe quelques-unes des faculté- qui font 
« les bons ministres, que l'esprit ne peut rien contre 
« la raison, et que les hommes sont aussi impuis- 
« sants que les faits, lorsqu'ils entreprennent de lutter 
« contre les principes constitutifs d'une nation.» 

Aussi indulgent que ses parents, le duc de Bor- 
deaux ne souffre pas qu'on accuse légèrement ceux 
dont la fidélité s'est trouvée faible dans la grande 
épreuve de 1850. 

« — Que savons-nous de leurs motifs, de leurs in- 

. « tentions ou de leurs besoins? dit-il en soupirant 

« quand on lui apprend quelque apostasie... Hélas! 

« peut-être ont-ils beaucoup souffert avant d'en ve- 

« nir là.» 

Un jour, on blâmait devant lui un brave oflicier 
qui, lors des dernières affaires d'Alger, avait repris 
du service : 

« — Il a eu raison, s'écria le prince, avec cet en- 
te thousiasme que lui inspirent toujours les idées de 
« gloire; Alger est une conquête monarchique, et les 
« royalistes doivent s'efforcer de la conserver à la 
« France... Nous sommes dans l'exil, mais le pays est 
« toujours là ! 

La conversation étant tombée sur le marquis Ou- 
dinot : 

« — C'est un des plus braves militaires de l'armée, 






1859. 517 

« dit le Roi , et l'école de Saumur n'a jamais été mieux 
« dirigée que par lui. 

« __ H est resté au service de son pays, reprit vi- 
ce vement le duc de Bordeaux, et il a bien fait. 

« _ Nous avons bien aimé son père, ajouta la 
a Reine; la. duchesse de Reggio est une femme aussi 
« distinguée par son caractère que par ses sentiments : 
« comment se porte-t-elle, monsieur de La Rochefou- 
« cauld? Parlez-lui beaucoup de nous... Et Henry de 
a L'Aigle, il est donc député? nous n'avons pas ou- 
« blié sa présence à Cherbourg : sa mère est une 
« personne d'un grand mérite. Son père et son oncle 
« ne nous oublient pas, j'en suis sûre. » 



XX 



5 avril. 

J'avais dit à la Reine que j'attacherais un grand 
prix à posséder quelque chose qui eût appartenu à 
Charles X. Ce matin, Sa Majesté m'a envoyé la tasse 
dont le vieux Roi se servait tous les jours pour pren- 
dre son chocolat. 

« — C'est, m'a-t-elle dit, la seule chose que je puisse 
« vous offrir, les bijoux de mon père ayant été par- 
ce tagés entre ses amis, et sa garde-robe donnée, par 
« nous, à M. Gros, le gendre de Basset, son fidèle valet 
« de chambre, qui l'a précédé de quelques jours dans 
« la tombe, après l'avoir servi avec la plus honorable 
« fidélité pendant quarante ans. » 

Les embellissements de Paris occupent beaucoup 









518 



MES MÉMOIRES. 



nos princes, et ils s'en sont fait rendre compte dans 
le plus grand détail. Je les ai entendus, à ce sujet, 
faire l'éloge de l'administration du préfet de Paris' 
et rappeler celle de M. Chabrol, sous laquelle une 
partie des plans exécutés depuis dix ans avait été 
conçue. 

« — Gomment se porte M. Hulteau d'Origny, me dit 
« la Reine ; ce digne maire, si occupé jadis de l'intérêt 
« de ses administrés, et dont le cœur est aussi loyal 
« que fidèle? parlez-lui de nous. » 

Le bruit de mon départ s'étant répandu, ma cham- 
bre de désemplit pas, et j'ai peine à répondre à tous 
les témoignages d'intérêt que je reçois; les amis et 
les serviteurs de nos princes me voient partir avec 
chagrin : j'étais pour eux comme un reflet de la 
patrie. 



Je viens de faire mes visites d'adieu : ce n'est pas 
sans regrets que je quitte une ville dans laquelle je 
laisse cette illustre famille qui m'est si chère ; et où 
j'ai reçu les preuves d'estime et d'affection dont je 
suis aussi touché que reconnaissant. 

Au moment où j'ai pris congé de M. le duc de 
Blacas, il m'a tendu la main, en me disant adieu avec 
une expression qui m'a vivement touché. Jamais je 
n'avais aussi bien compris qu'on peut estimer un 
homme sans partager toutes ses opinions. 

J'ai reçu du Roi et de la Reine une dernière au- 
dience, et tous deux m'ont traité avec une bonté 
particulière. J'ai encore profité de cette occasion 



1859. 



519 






pour revenir sur des questions importantes-, et j ai 
trouvé dans l'approbation que Leurs Majestés ont 
accordée aux idées que je leur soumettais, la plus 
douce récompense que je puisse recevoir du zèle et du 
dévouement qui m'ont conduit à Gorilz. 

On ne peut voir de près ces excellents princes sans 
être pénétré de la plus sincère, de la plus profonde 
admiration pour leur caractère. Chacune de leurs 
actions est une vertu, chacune de leurs pensées est un 
acte d'abnégation, et il est aussi difficile à ceux qui 
les connaissent de découvrir quelque chose de per- 
sonnel dans leurs espérances que de douter de la sa- 
tisfaction avec laquelle il les ont déposées sur la lete 
du duc de Bordeaux. 

Au moment où j'allais me retirer, après avoir ex- 
primé au Roi et à la Reine combien j'étais reconnais- 
sant des bontés dont ils m'ont comblé pendant mon 
séjour à Goritz, le Roi m'a dit : 

« — On a prétendu que la Restauration avait ele im- 
« poséeà laFrance par l'étranger... Vous savez mieux 
« que personne que rien n'est plus faux, monsieur de 
« La Rochefoucauld, puisque vous avez contribue a 
« vaincre les difficultés que les puissances étrangères 
« opposaient à notre retour... Mais enfin l'expérience 
« prouve, depuis dix ans, le danger de ces alliances 
« protectrices qui vous lient au dehors, et vous affai- 
blissent au dedans... Aussi n'avons-nous jamais 
« songé un seul moment à invoquer le secours de l'c- 
« tranger; c'est à la France à se guérir et à se sauver 
c< elle-même. » 

En quittant le Roi et la Reine, mon cœur était na- 
yvé. Us avaient été si parfaits pour moi , depuis 



52( > MES MÉMOIRES. 

qu'une explication franche et loyale avait dissipé les 
nuages qui leur cachaient mon dévouement... Je pars 
demain... cette pensée me faisait ma), et ce fut avec 
un sentiment de tristesse que j'entrai chez le duc de 
Bordeaux. 



_ 






Désirant me donner cette dernière matinée tout 
entière, le prince m'emmena promener seul avec le 
comte de Monlbel, et dans un entretien où nous avons 
coulé à fond les questions les plus graves et les plus 
intéressantes de notre époque, le prince a résumé en 
peu de mots tous les sentiments généreux que je lui 
ai entendu exprimer pendant mon séjour à Gorilz. 

S'oubliant entièrement pour ne songer qu'aux 
maux de la patrie, il s'est écrié, dans un moment où 
je venais de lui parler des faillites si multipliées, et 
de lui décrire la détresse commerciale produite par 
l'impérilie du pouvoir : 

« — Encore si notre exil profitait à la France... 
« Mais non, quoi qu'on fasse pour nous séparer d'elle, 
« son malheur est le nôtre, et notre bonheur serait 
« le sien ! » 

Comme je lui faisais sentir le danger des classifi- 
cations qui divisent les gens de bien : 

« — Vous avez raison, m'a-t-il dit, il ne doit y avoir 
« qu'un parti en France, celui de la France... Qu'il se 
« prononce, et ce parti sera le mien, et je regarderai 
« comme fait pour moi tout ce que mes amis feront 
« dans l'intérêt dé la patrie. Quant aux hommes des 
« partis opposés, ajou(a-t-il encore, faisons la part des 



i 8T. 9. 521 

« temps, dès circonstances, des intentions... et con- 
« fions-nous pour le reste à la force de la raison, 
« comme à celle des intérêts. » 

Le prince m'ayant dit qu'un roi devait s'entourer 
de tous les gens de talent qui pouvaient contribuer 
au bien de l'État, mais qu'il devait aussi s'interdire 
les moyens de séduction qui dégradent les hommes 
et démoralisent les nations : 

« — Quel mobile employer pour faire concourir au 
« même but tant d'esprits divers? » repris-je avec 
intention. 

« — Quel mobile! s'écria-t-il avec enthousiasme; 
« l'honneur si puissant chez les Français! l'honneur, 
«sans lequel il n'est point de transaction durable! 
« Oui, je suis sûr que, plus puissant que l'or, ce 
« mot-là rallierait les hommes de mérite de tous les 
«partis. Je sais, poursuivit -il, en développant sa 
« pensée, qu'un roi ne doit pas s'engager imprudem- 
« ment; mais je sens aussi que sa parole doit ê(re 
« sacrée, et tout me porte à croire que celui qui 
« promettrait indulgence pour le passé, justice pour 
« le présent, confiance dans l'avenir, avec la ferme 
« intention de ne jamais manquer à ses promesses, 
« ramènerait à lui un grand nombre d'hommes qui 
« veulent sincèrement le bien du pays. » 

J'en ai dit assez pour montrer la sagesse et la 
loyauté de ce jeune prince que le ciel semble avoir 
doué d'une sorte de prescience, pour prouver que son 
âme, développée de bonne heure par l'adversité, est 
au niveau des plus grandes choses ; et aussi pour 
qu'on sache que sa préoccupation et sa passion unique 
c'est la France. 

WT. 21 






m 



MES MEMOIRES. 



« — J'ai foi dans mon étoile, me disait-il un jour, 
« et avant tout dans la Providence. » 

Il fallait que la conversation dont je viens d'extraire 
quelques passages fût bien intéressante, car, au mo- 
ment où elle avait lieu, le Bora soufflait avec vio- 
lence, et nous ne nous en doutions pas. 

Monseigneur voulut me faire une visite chez moi, 
et là encore nous parlâmes avec délices de celle 
France qu'il aime tant. 

Là aussi cet aimable prince me chargea de ses 
souvenirs pour tous ses amis. 

« — Nous sommes heureux, me dit-il à ce sujet, de 
« savoir qu'il existe des Français qui nous aiment et 
« qui nous regrettent. Dites-leur bien que nous ne les 
« oublions pas et que notre plus grand bonheur serait 
« de les revoir. » 

S'arrêlant avec complaisance sur le souvenir du 
vénérable évêque d'Hermopolis, dont il ne parle ja- 
mais qu'avec un respect, une reconnaissance et une 
affection vraiment touchantes : 

« — Si vous saviez, me dit-il , tout ce qu'il a été pour 
« moi ! si je vaux quelque chose, c'est à ses soins et à 
« ceux des personnes qui m'ont. entouré depuis mon 
« enfance que je le dois. Assurez bien ce bon évêque 
« que ses exemples et ses leçons sont gravés dans mon 
« cœur en caractères ineffaçables. » 

Il semble en effet que ce digne prélat ait fait passer 
dans l'esprit de son élève toute la sagesse et toute la 
rectitude du sien ; et dans son âme, cette élévation et 
cette pureté que la religion seule peut donner. 



I 



1859. 



m 



La soirée que je viens de passer au château a été 
bien triste pour moi. Tout ce que la famille royale a 
bien voulu me dire de bon et d'aimable, tous les té- 
moignages d'affection que les habitants du château 
m'ont donnés, augmentaient encore mes regrets; 
mais mon pays et ma famille me rappellent... il faut 
partir. 

Au moment où j'ai quitté le salon, le prince m'a 
emmené dans sa chambre à coucher, où il m'a remis 
une esquisse représentant un ancien château fort, 
qu'il avait faite pour moi ; il y a joint un dessin 
exécuté par Mademoiselle, qui représente deux anges 
invoquant le ciel pour les pauvres humains!... Son 
Altesse Royale a accompagné ces dons précieux des 
paroles les plus affectueuses et des regrets les plus 
flatteurs ; puis, m'embrassant avec une effusion d'âme 
sans pareille: 

« — Vous allez revoir la France, m'a-l-il dit avec 
« une émotion profonde ; portez-lui mon amour et 
«mes vœux; qu'elle sache bien surtout qu'ils sont 
« tous pour son bonheur, et que je souffre autant et 
« plus qu'elle de ses souffrances !... Adieu., ne m'ou- 
« bliez pas auprès de votre vénérable père, et dites-lui 
« que j'espère le connaître un jour. » 

Après avoir serré sur mon coeur le comte de Mont- 
bel, je me suis retiré profondément triste, en son- 
geant au temps qui pourrait encore s'écouler avant 
que je revisse l'aimable prince que je venais de quit- 
ter; et cependant heureux de pouvoir faire connaître 




324 MES MÉMOIRES. ■ 

à la France le jeune mérite qu'il m'avait été donné 
d'apprécier. • 

prince vraiment français ! J'ignore ce que le ciel 
vous réserve ; mais ce n'est pas pour végéter obscu- 
rément à Goritz que Celui qui trompa par votre nais- 
sance les calculs du génie des révolutions, vous a 
donné ce caractère si ferme, si noble et si franc, cet 
esprit si juste et si sage, cette éducation si forte, cette 
religion si éclairée! Aussi, loin de voir dans les 
épreuves que vous supportez, des motifs pour déses- 
pérer de votre avenir, j'y trouve l'indice des hautes 
destinées qui vous sont réservées. Dieu soumet aux 
enseignements de l'adversité les hommes qu'il pré- 
pare pour les grands combats, et j'oserais répondre 
que vous êtes à la hauteur de ses desseins. . . Qu'il vous 
prolége et qu'il vous guide!... tel est le vœu le plus 
ardent de celui qui donnerait sa vie avec joie pour la 
France et pour vous. 

Je crois avoir recueilli, avec la plus exacte fidélité, 
tout ce qui peut donner une idée exacte des senti- 
ments du duc de Bordeaux; maintenant je vais ini- 
tier le lecteur à ses habitudes les plus intimes, en le 
suivant heure par heure dans une de ses journées 



XXI 



J'ai "dit que le duc de Bordeaux avait reçu une édu- 
cation toute virile, et l'on va voir, par l'emploi qu'il 
fait de son temps, qu'on ne néglige aucun moyen pour 
fortifier à la fois son esprit et son corps. 

Levé à six heures du matin, le prince, après avoir 






1839. 



3-25 



prié pour la France, prend une leçon d'escrime, et 
c'est plaisir de voir comme une arme sied bien aux 
mains du pelit-fils de Henri IV et de Louis XIV. 

Habile à tous les exercices du corps, j'ai été frappé 
de l'aisance pleine de noblesse avec laquelle le duc de 
Bordeaux se met en garde, et croise le fer, ainsi que 
de la justesse de ses mouvements, qui indiquent au- 
tant de sang-froid que de force et d'agilité. 

Exempt de toute espèce de présomption, il permet, 
il provoque môme les remarques critiques, et, se sou- 
venant peut-être de la leçon qu'un de ses ancêtres 
reçut d'un seigneur de sa cour qui, se voyant appelé 
à décider entre le roi et un de ses courtisans, répon- 
dit, avant de connaître le sujet dont il s'agissait : 
« Sire, puisque ces messieurs hésitent, vous avez 
tort » il décide contre lui tous les coups douteux. 

Au" pistolet, la justesse de son coup d'oeil étant 
égale à la fermeté de son bras, il casse la poupée à 
une grande distance. 

Après la leçon d'armes, Son Altesse Royale se remet 
à l'étude avec ardeur. 

A dix heures, le déjeuner réunit le prince à sa 
famille. C'est le moment des douces communications 
et des tendres égards. Il est impossible d'être plus 
respectueux, plus aimable et plus déférent que Mon- 
seigneur ne l'est dans ses rapports avec ses parents. 

Onze heures est l'instant où commence sa leçon de 
dessin, pendant laquelle il reçoit ceux qui viennent 
lui faire leur cour. Livré à lui-même, le duc de Bor- 
deaux déploie dans ces audiences particulières une 
grâce pleine de majesté qui enchante toutes les per- 
sonnes qui l'approchent. Reconnaissant des respects 



: 




326 



MES MÉMOIRES. 



'! , 



qu'on lui rend, il se fait un devoir de 



renvoyer 
n accueil 



tout 



le monde content ; mais il y a dans 
foule de nuances insensibles; et l'on voit qu'il pos- 
sède au plus haut degré le sentiment des convenances 
de sa position. 

A midi, le duc de Bordeaux travaille avec M. de 
Montbel. Législation, morale, politique, tout ce qui 
peut contribuer à développer les idées, tout ce qui se 
rattache aux intérêts moraux et matériels des nations, 
est étudié, analysé, approfondi dans ces entretiens, 
où l'intelligence de l'élève, le disputant à l'instruc- 
tion du maître, les rapports des choses entre elles 
sont saisis avec autant de promptitude qu'ils sont 
présentés avec clarté. 

Son Altesse Royale écrit facilement; et l'élégante 
pureté de son style est aussi remarquable que l'éléva- 
tion de ses pensées. 

De deux à quatre heures il se promène, quelque 
temps qu'il fasse, à cheval, en voiture, et souvent à 
pied. Les fils du duc de Blacas, le jeune Foresta, 
et quelques autres personnes ont l'honneur de l'ac- 
compagner. On a vu qu'il étend cette faveur au petit 
nombre de fidèles qui viennent visiter Goritz ; et vé- 
ritablement, pour bien connaître ce prince, il faut 
l'avoir vu dans ces moments où, se reposant de l'acti- 
vité de l'esprit par celle du corps, il se livre à des 
élans de gaieté qui révèlent la vivacité de son esprit, 
et la pureté de son âme. 

L'empire qu'il a sur lui-même, et la bonté de son 
cœur se montrent dans la manière dont il sait re- 
noncer à ses désirs , dans la crainte d'affliger ses 
parents. 



"M 



1859. 



.727 



Le prince est parfaitement bien à cheval ; il y 
monte hardiment, et manie on ne peut mieux son 
coursier. J'avais trouvé le premier jour qu'il portait 
les étriers un peu longs, et je l'avais dit au comte 
d'O'IIegcrly ; d'accord avec lui, Monseigneur les a 
raccourcis, et s'en est trouvé à merveille. À la suile 
d'une course longue et rapide, le prince s'amusa un 
jour à faire manœuvrer son cheval autour de nous 
pendant une halte ; je connais peu d'écuyers plus 
fermes et plus intelligents. 

Animé par l'ardeur qu'une course faite au grand 
galop venait de lui communiquer, il me répéta ce 
jour-là ces paroles qu'il m'avait déjà dites: 

« __ Quel bonheur, monsieur de La Rochefoucauld, 
« si jamais une guerre devenait indispensable, de faire 
« une charge à la tête d'un régiment français ! 

« _ Quelque vite que fût le cheval de Votre Altesse 
« Royale, je lui défierais bien de passer le mien » lui 
répond is-je. 

Son Altesse Royale sourit.; et son regard rempli de 
feu sembla me dire : En ce cas-là, nous irions vite! 

En revenant de la promenade, le duc de Bordeaux 
rentre chez lui, et se remet au travail jusqu'à l'heure 

du dîner. 

Sa soirée se passe en famille. J'ai déjà dit qu'il 
était l'âme et la vie de ces réunions, dans lesquelles 
il jette autant de charme par les grâces de sa jeunesse, 
que par la maturité précoce de sa raison. 

Aimable et bon pour tout le monde, c'est surtout 
devant les Français qu'il se plaît à développer toute 
la pénétration de son esprit, toute la générosité de son 
caractère. Il est bienveillant avec les habitants de 



m i i" 







328 «ES MÉMOIRES. 

Gorilz, el d'une politesse parfaite avec les élrangers, 
mais il apporle dans ses rapports avec ses chers "com- 
patriotes une sorte de coquetterie pleine de noblesse 
et de dignité à laquelle il est impossible de résister. 
J'ai dit que le duc de Bordeaux passait avec une 
mobilité toute française des distractions de son âge, 
aux conversations les plus élevées; mais je n'ai point 
encore parlé de l'altitude pleine de dignité qu'il sait 
prendre, lorsque les jours de réception ouvrent, deux 
fois par semaine, les portes du salon du Roi à' toute 
la noblesse de Goritz. 

Dans ces occasions où l'étiquette reprend tous ses 
droits, Monseigneur fait plusieurs fois le tour du 
salon, en parlant aux hommes avec gravité, aux 
dames avec la politesse la plus aimable ; et je puis 
assurer que l'enfant de l'exil représente, à Goritz, 
avec autant d';iisance et de majesté que s'il était en- 
core aux Tuileries. 

En rentrant chez lui, le prince donne une heure 
ou deux à la lecture de quelque bon livre; puis, satis- 
fait de l'emploi d'une journée pendant laquelle il s'est 
préparé, tout en remplissant les devoirs de sa position 
actuelle, à n'être jamais au-dessous de ceux que la 
Providence voudra lui donner, il se couche le cœur 
léger, après avoir prié Dieu de protéger la France et 
de veiller sur lui. 

Dans un voyage que le prince a fait à Milan, il a 
obtenu tous les honneurs qu'on doit à son rang, et 
tous les suffrages que réclame son jeune mérite. 
Quand il est passé par Lintz, l'archiduc Maximilien, 
qui est un des meilleurs généraux de l'Autriche, s'est 
empressé de lui faire les honneurs de la place qu'il 



1859. 



529 



commande; et l'on parle encore à Vienne de la poli- 
tesse de ses manières et de la justesse de son esprit. 

« — L'héritier des czars peut se faire remarquer 
«par ses sentiments, comme aussi par sa magnifi- 
« cence, me disait un jour Monseigneur; moi, je ta- 
ct cherai de me distinguer par ma simplicité; et ceux 
« que je ne pourrais aider autant que je le voudrais. 
« connaîtront du moins la sincérité de mes regrets. » 

Touchantes paroles, qui peignent son esprit et son 
cœur! 

Partout où le Prince se montre, il reçoit des témoi- 
gnages de respect, d'intérêt et de sympathie qui s'a- 
dressent à sa personne autant qu'à sa position. Com- 
ment n'être pas touché de l'espèce d'ostracisme qui 
exile de son pays natal un jeune prince auquel on ne 
peut reprocher que sa naissance; et dont on ne craint 
que les vertus? 

Qu'on ajoute à la séduction du malheur, celle 
qu'exercent sur tous les cœurs la beauté, l'innocence, 
la jeunesse ; qu'on y joigne l'empire irrésistible de 
l'esprit et de la bonté; qu'on environne enfin le duc 
de Bordeaux de cette auréole de gloire que ses aïeux 
lui ont léguée; et l'on comprendra l'impression qu'il 
doit produire sur tous ceux qui ont l'avantage de 
l'approcher. 

Modération dans les désirs, amour de l'étude, con- 
naissance précoce des hommes et des choses, Henri 
de France doit tout au malheur de l'exil ! Sans doute, 
il eût été sur les marches du trône comme à Gorilz, 
plein d'intelligence et de bon vouloir; mais qui lui 
aurait appris à distinguer la voix du peuple de celle 
des ambitieux ou des courtisans? La cour est le pays 






550 



MES MÉMOIRES. 







Il 













des chimères, et comme tant d'autres il eût pu se 
tromper à des semblants de justice ; comme tant d'au- 
tres il eût pu s'abuser sur les règles et les limites de 
son pouvoir. Grâce à l'exil, il sait que le premier de- 
voir des souverains est de ménager les intérêts de 
leurs peuples, et que : « Si la bonne foi était exilée 
« de la terre, elle devrait se retrouver dans le cœur 
« des rois. » Il serait triste que des lumières acquises 
si chèrement ne profitassent pas à l'humanité; mais 
il nous est permis de tourner nos regards vers le ciel, 
de voir quelque chose de providentiel dans celle édu- 
cation de l'adversité que le duc de Bordeaux a reçue, 
et dont il a si parfaitement profité. 



XXII 



Parti de Goritz le 7 avril, me voici parvenu, non 
sans danger, à Saltzbourg, après avoir traversé une 
seconde fois les monts Carinthiens. Le désir d'arriver 
plus tôt à Taris, m'a fait reprendre cette route péril- 
leuse; mais, malgré les diversions puissantes qu'elle 
m'a causées, mon cœur, mon âme, ma pensée, sont 
encore à Goritz; et j'ai besoin de songer aux amis que 
je vais retrouver, pour ne pas retourner vers ceux 
que je viens de quitter avec tant de peine. 

Une grande consolation m'aide à supporter les re- 
grets que me cause cette séparation ; j'ai l'espoir que 
mon voyage n'a pas été inutile , et que la publication 
démon pèlerinage fera du bien. 

Au moment de mon départ de Goritz, et dès la 



1839. 351 

pointe du jour, les gens du châleau étaient venus 
m'exprimer leurs regrcls de la manière la plus lou- 
chante : 

« — Héias! me disaient-ils les larmes aux yeux, 
« votre présence animait le château, tout le monde 
« était heureux.de vous entendre parler de la Fiance, 
« et nous venions espérer près de vous... Maintenant, 
«nous allons retomber dans la tristesse... Plaise au 
« ciel que ce ne soit pas pour longtemps ! » 

Les habitants de la ville avec lesquels je m'étais 
trouvé en rapport, ont bien voulu aussi paraître affli- 
gés de mon départ ; et tout me porte à croire, que 
les témoignages d'affection que j'ai reçus étaient sin- 
cères. 

Toujours est-il que la veille et le malin de mon 
départ j'ai été entouré d une foule de personnes qui 
venaient m'exprimer les regrets les plus obligeants. 
Ce cortège amical m'a suivi jusqu'à ma voilure; 
chacun voulait un mot. un regard, un serrement de 
main.... Et les chevaux m'entraînaient déjà, que j'en- 
tendais encore les adieux et les vœux de bon voyage 
qu'on m'envoyait. 

Bons habitants de Goritz ! je n'oublierai jamais 
l'accueil que vous m'avez fait par amour pour nos 
princes. 

En quittant Goritz, je m'étais flatté que la saison 
plus avancée rendrait mon retour moins pénible; 
mais, trompant mes prévisions, le froid, qui depuis 
quelques jours était devenu moins intense, nous 
reprit à Udine avec une telle violence, que l'eau 
gela dans ma 'voiture, et que j'eus beaucoup à souf- 
frir. 






■ 






SK<î 



MES MÉMOIRES. 





1 1 


! '■ 




I 





Étrange imprévoyance de l'espril humain ! je me 
plaignais du froid; et il est probable que nous eus- 
sions été engloutis par les avalanches si l'air se fût 
adouci. 

Je passerai rapidement sur les incidents du retour; 
mais le désir d'épargner à ceux qui feront après moi 
le pèlerinage de Goritz l'imprudence, que j'ai com- 
mise en traversant les monts Carinthiens dans la 
saison où nous nous trouvions, m'engage à entrer 
dans quelques détails, assez dramatiques d'ailleurs, 
sur cet épisode de mon retour. 

Franchir ces monts pendant le jour est assez ha- 
sardeux; les gravir la nuit, comme je l'avais déjà fait 
en allant à Goritz, c'est folie ; et je dois dire qu'au 
retour je fus étonné moi-même des périls que j'avais 
bravés. 

On pourrait éviter ce surcroît de danger en partant 
de Saltzbourg ou de Vélaque, lorsqu'on vient de Go- 
ritz, vers cinq heures du soir. En suivant celte mar- 
che, on commencerait à gravir le Turn à la pointe du 
jour, et l'on traverserait toute la chaîne des montagnes 
pendant la journée. 

Au sortir de Goritz, j'ai traversé rapidement les 
espèces de marais Pontins qui précèdent la ville d'U- 
dine, et qui la suivent ; je parcourus ensuite cette 
admirable chaussée, qui, tracée au bord d'un torrent 
qu'elle côtoie pendant six lieues, prouve tout ce qu'un 
gouvernement paternel peut faire pour le bien-être 
de ses administrés; et j'arrivai à travers des gorges 
profondes en face des monts Carinthiens, que je re- 
trouvai aussi couverts de neige que je les avais laissés 
trois semaines auparavant. A l'aspect de ces masses 



1859. 533 

imposantes qui me fermaient la route de mon pays, 
un redoublement de tristesse s'empara de moi; pas 
une habitation, pas même un voyageur dans celte 
campagne pétrifiée. Tout était désert et silencieux ; 
tout dormait sous la neige; et, semblable aux espé- 
rances que j'emportais, la végétation attendait le re- 
tour des beaux jours. 

La solitude de ces lieux est trop favorable aux 
voleurs pour qu'on n'ait pas quelque chance à être 
atlaqué par eux; et l'on me dit que ces sortes d'évé- 
nements sont assez fréquents sur cette route. Mais 
j'étais armé de manière à craindre peu les mauvaises 
rencontres, et j'arrivai sans accident au bas de la 
première montagne ; là nous primes guides et traî- 
neaux, et mon ascension s' étant opérée à la clarté 
du jour, je fus à même d'apprécier les dangers que 
j'avais courus en gravissant celte route pendant la 
nuit. 

Arrivé au bas de la plus terrible de ces montagnes 
au moment où le soleil se couchait, j'aurais dû cé- 
der peut-être aux instances de la vieille hôtesse chez 
laquelle je m'arrêtai quelques instants, et qui me 
suppliait par signes de me reposer jusqu'au lende- 
main. La route qui me restait à faire est tellement 
dangereuse dans cette saison, que, même pendant 
le jour, les habitants du pays sont souvent obligés 
de laisser leurs traîneaux sur le revers de la mon- 
tagne. 

J'étais pressé d'arriver; les hommes qui s'offrirent 
pour m'accompagner me parurent forts et déter- 
minés, et je voulus partir immédiatement. 

Ce ne fut qu'à une demi-lieue de l'auberge que je 



■ 






n 



■ 



354 MES MÉMOIRES. 

trouvai le traîneau sur lequel on devait transporter 
ma voiture, forcé de rester en plein air, les pieds 
dans la neige, pendant cette opération qui fut assez 
longue. Transi de froid, je remontai dans ma voiture 
en me recommandant à la grâce de Dieu, et nous 
reprîmes notre ascension. 

La nuit était sombre, et les lanternes de ma voiture, 
tourmentées par le vent, jetaient autour de nous ces 
lueurs incertaines qui trompent le regard au lieu de 
le guider. J'avais quatre chevaux, deux postillons et 
un guide; mais, en dépit de l'intelligence des hommes 
et du courage des animaux, nous avancions lentement 
à travers les sentiers étroits ou les gorges profondes 
dans lesquels il fallait deviner le chemin, la neige 
ayant couvert les traces légères que les traîneaux lais- 
sent ordinairement sur leur passage. 

Fort heureusement le cheval de devant, qui jouit 
à bon droit de la conlîance de ses maîtres, à tel point 
que personne ne le tient, et qu'on ne le dirige 
qu'avec la voix, guidait à travers les écueils notre 
petite caravane ; tandis que, debout en avantdu traî- 
neau ou s'élançant sur l'arrière-train de ma voilure, 
le postillon s'employait à rétablir l'équilibre dans les 
endroits où l'inégalité du terrain menaçait de nous 
faire rouler dans des précipices affreux. 

Non moins leste et non moins courageux que lui, 
mon guide, dont l'activité était sans pareille, allait 
devant, derrière, et semblait se multiplier pour être 
partout où sa présence lui paraissait nécessaire. Plus 
d'une fois je l'ai vu suspendu au-dessus de l'abîme 
pour éviter à ma voiture le cboc d'un rocher ou la 
rencontre de quelque tronc d'arbre; et alors je fré- 









18 59. 555 

missais des dangers auxquels ma témérité avait exposé 

ces braves gens. 

Un moment vint où la montagne se reculant, comme 

pour nous livrer passage, nous nous trouvâmes entre 
deux précipices sur une chaussée si étroite, que 
le moindre faux pas à droite ou à gauche nous eût 
perdus. Le danger était grand, il devait augmenter 
encore ; à quelque dislance de là une avalanche, tom- 
bée quelques instants auparavant, nous barra complè- 
tement le passage. Grâce à Dieu, des outils se trou- 
vaient dans une cavité qui semblait placée là par 
la Providence. Ces instruments furent employés à 
retrouver, à refaire un chemin ; et, grâce à l'activité 
de mes compagnons de voyage, nous passâmes, Dieu 
sait comment, au milieu de cette avalanche qui nous 
eût infailliblement entraînés, si nous nous fussions 
trouvés dans sa direction au moment où elle descen- 
dait de la montagne. 

Ce mauvais pas traversé, je me croyais sauvé quand 
le postillon, se précipitant vers ma voiture, me fit 
comprendre par ses gestes désespérés qu'une avalan- 
che, beaucoup plus forte que la première, nous met- 
tail'en péril de mort, en nous retenant dans un lieu 
où il paraissait qu'il en tombait à chaque instant. 

La position était critique, retenu entre deux ava- 
lanches, car il m'était aussi impossible de reculer 
que d'avancer ; "j'essayai de faire comprendre à mes 
hommes qu'il fallait frayer une route au milieu de 
celte muraille de neige qui semblait infranchissa- 
ble ; mais leur courage était épuisé, et ils semblaient 
se résoudre à attendre, les bras croisés, les périls qui 
nous menaçaient. 



536 , MES MÉMOIRES. 

Sentant que nous étions perdus, si je ne parvenais 
pas à relever le moral de ces hommes, j'insistai par 
gestes sur la nécessité de tenter le passage ; et ma 
fermeté leur ayant rendu quelque énergie, ils se mi- 
rent à l'œuvre avec un courage que le sentiment du 
danger où nous nous trouvions, redoublait à chaque 
instant. Je résistai à toutes leurs instances pour me 
faire sortir de ma voiture. 

Placé à peu de distance de l'avalanche, je ne les 
voyais pas, mais je les entendais ; mon chasseur tenait 
les chevaux, qu'un seul faux pas aurait précipités 
avec moi; et la pâle clarté des lanternes lui faisait 
entrevoir ces mineurs d'espèce nouvelle, qui tantôt se 
projetaient en noir sur la blancheur de l'avalanche, 
et tantôt disparaissaient au sein de cette montagne de 
neige, au milieu de laquelle ils creusaient un sen- 
tier sans savoir au juste s'ils suivaient une bonne 
direction. 

N'osant se fier à leurs seuls errements, ils vinrent, 
au bout de quelque temps, détacher le cheval de de- 
vant, dont l'instinct est si étonnant; et certains qu'il 
reculerait obstinément s'ils avaient fait fausse route, 
ils le placèrent en face de la tranchée qu'ils venaient 
d'ouvrir.... Le cheval marcha hardiment. Les cris de 
joie de ces braves gens m'apprirent que tout allait 
bien; et ce premier succès ayant ranimé leur cou- 
rage, ce fut à mon tour d'avancer. 

C'était sur un terrain mouvant, au bord de l'abîme, 
et sous une voûte de neige qui menaçait ruine, qu'il 
fallait faire passer le traîneau. Me fiant à la vigueur 
du cheval conducteur, revenu sur ses pas, je demeu- 
rai; et ma voiture glissa, sans trop de difficultés, 



a m 



■ 



1839. 337 

jusqu'à un endroit où l'avalanche avait, entassé tant 
de neige, qu'une fois entré dans cette masse compacte 
je crus que j'y resterais. Ce moment fut rude.... 
hommes et chevaux s'épuisaient en efforts super- 
flus, lorsqu'un vigoureux coup de collier ayant été 
donné, le cheval conducteur passa, entraînant après 
lui hommes, voiture et traîneau.... Ce fut le coup 
de grâce : et, depuis lors, nous n'eûmes plus à sur- 
monter que les difficultés ordinaires du chemin, re- 
merciant la Providence de nous avoir fait échapper 
à un danger aussi éminent. Si l'on me demande pour- 
quoi je ne descendis pas de ma voiture, j'avouerai 
qu'obligé, dans ce cas, d'entrer dans la neige jusqu'à 
mi-corps, et de risquer une fluxion de poitrine, de 
deux genres de dangers, j'avais préféré le plus court. 

Parvenu sain et sauf au bas de la montagne, j'eus 
pendant quelque temps le plaisir de courir en plaine; 
mais il me restait à gravir encore d'assez rudes pas- 
sages avant d'arriver à Vélaque ; et j'admirai la vi- 
gueur avec laquelle les deux chevaux de poste, aux- 
quels mon train était réduit, firent deux relais sans 
s'arrèler, et redescendirent la montagne après avoir 
pris seulement une heure de repos. 

Aux environs de Vélaque, on aperçoit un pont re- 
marquable par la hardiesse avec laquelle il est jeté 
sur un torrent. D'un côté, ce pont est assis sur une 
échelle droite, pratiquée au milieu des rochers et 
s'élevanl à une hauteur extraordinaire ; de l'autre, il 
s'appuie sur le roc lui-même; et sa construction lé- 
gère, contrastant avec les masses de granit dont il 
est entouré, lui donne un aspect aérien. Long de 
cent pieds, ce pont s'élève de soixante au-dessus du 

xiv. 22 









I 



358 



MES MEMOIRES. 



torrent, dont il semble braver les mugissements. 

J'entrais à Sallzbourgà une heure de l'après-midi 
le lendemain; et, quel que fut mon désir d'arriver à 
Paris, je ne voulus point passer une seconde fois dans 
cette ville sans faire ma cour à l'infante don Sébas- 
tien, et aux deux fils du roi d'Espagne, que la prin- 
cesse de Beïra a confiés à ses soins, lorsqu'elle est par- 
tie d'ici avec le prince des Asturies. 

A peine arrivé, j'ai fait demander une audience; 
et le chambellan de l'infante m'ayant fait dire qu'elle 
me recevrait à trois heures, je viens d'offrir mes 
hommages à cette princesse que j'ai trouvée belle, 
bonne, obligeante, polie, et qui m'a interrogé avec le 
plus vif intérêt sur les habitants deGoritz. Les infants 
m'ont entendu parler avec plaisir du roi d'Espagne, 
et des vœux que je fais pour le triomphe de sa cause. 
Ils s'affligent de ne pouvoir combattre à ses côtés 
malgré leur jeune âge. J'ai trouvé dans le chambellan 
del'infanfe, le fils d'un grand d'Espagne, qui fut jadis 
ambassadeur de cette cour auprès de Louis XVIII. Je lui 
ai parlé de son père ; il m'a parlé de la France, qu'il 
connaît parfaitement, et j'ai été aussi satisfait de son 
bon esprit, que de sa politesse. 

Au sortir d'Udine, la population, maladive depuis 
Goritz, devient plus belle. Les paysans paraissent forts 
etmusculeux, leur physionomie est intelligente, leurs 
dents blanches, et Ton sent que la vie circule sous 
leurs teints bruns. 

Après Vélaque, les hommes redeviennent petits et 
mal conformés; les femmes portent des chapeaux 
d'homme qui enlaidiraient les plus jolis visages ; mais 
à partir de Saltzbourg, et même avant d'y arrive^ 



! g 



1859. 359 

oa retrouve ces belles populations allemandes dont 
les figures fraîches et les blonds cheveux s'unissent 
à des corps d'une force athlétique. 

J'aurais beaucoup à dire sur Saltzbourg, qui est 
une ville fort intéressante ; mais je laisse à d'autres le 
soin de décrire les délicieuses habitations qui attirent 
tant d'étrangers autour de cette cité; et je me conten- 
terai de dire quelques mots sur un cimetière tel que 
je n'en ai jamais rencontré. 

À droite et à mi-côte du château fort qui domine 
la ville de Saltzbourg, on a creusé sous des rochers 
un certain nombre de chapelles, dont chacune servait 
autrefois de sépulture aux premières familles du 
pays, si j'en crois les grilles de fer qui les séparent, 
et le luxe plus ou moins grand des mausolées qu'elles 
contiennent. Dans chacune de ces chapelles, des pein- 
tures représentant Notre-Seigneur ou la sainte Vierge, 
reportent vers le ciel les espérances de ceux qui vien- 
nent pleurer dans ces lieux. Jusque-là rien que de 
fort simple ; mais ce qui ne l'est pas, c'est que, tandis 
que les corps de ces morts reposent sous la pierre, 
leurs têtes séparées du tronc figurent dans des niches 
taillées en plein roc, et semblent, à travers le vitrage, 
épier les impressions, assez peu agréables d'ailleurs, 
de ceux qui viennent les regarder. 

Le nom des personnages qui ont reçu ce singulier 
genre de sépulture est écrit au-dessous de chaque tête, 
avec la date de leur trépas. Il paraît cependant que de- 
puis 1830 leshabilanlsontrenoncéàcesingulierusage. 



340 



MES MÉMOIRES. 



XXIII 






Me voici à Munich, nouvelle Athènes, qui s'est 
élevée spontanément au sein de l'Allemagne, ville 
sans importance il y a quelques années ; et dont le 
roi de Bavière a su faire une ville du premier ordre, 
en la plaçant sous la protection des beaux-arts. En ce 
moment, l'auguste littérateur qui protège si royale- 
ment les artistes et les savants est absent, mais je viens 
de voir son génie dans les œuvres qu'il a créées. 

11 faudrait passer un mois à Munich pour connaître 
les richesses artistiques de cette ville ; mais, ayant seu- 
lement quelques heures à y rester, je n'ai vu que très- 
légèrement la Pinacothèque, espèce de Louvre où l'on 
expose les tableaux ; la Glyptothèqïie, musée des an- 
liques; une chapelle byzantine, une église gothique, 
une bibliothèque publique ; mais j'ai admiré dans 
tous ses détails le superbe palais que le roi de Ba- 
vière vient djélever à grands frais pour en faire sa 
résidence. Bien de petit, d'étroit et de mesquin, dans 
ce beau monument que MM. Hess, Schnorr, Schwen- 
thaler, Cornélius, et d'autres artistes dont je me re- 
proche d'avoir oublié les noms, ont orné des plus 
belles peintures. Partout à Munich on s'aperçoit que 
ce n'est pas la spéculation, mais l'amour de l'art qui 
bâtit; que ce n'est pas l'ostentation, mais le tibn goût 
qui décore ; et quand on apprend que le roi qui a 
fait exécuter tant de merveilles ne possède que six 
millions de liste civile, on est confondu d'étonnement. 

De Saltzbourg à Munich, j'ai traversé des campa- 



1839. 541 

gnes fertiles et bien cultivées, de jolies villes et des 
villages dont l'air d'aisance fait plaisir à voir. 

Aux environs de Stern, j'ai distingué, suf la crêle 
d'une colline, un petit château entouré d'arbres verts, 
d'où l'on doit jouir d'une vue ravissante ; on serait 
heureux d'y passer la belle saison. 

Plus loin nous avons découvert, au sortir d'une 
vallée rétrécie par des collines, une belle et vaste 
campagne traversée par une rivière qui baigne les 
murs d'une petite ville située à mi-côte, et dont 
l'aspect m'a paru charmant. 

A mesure que nous approchions de cette ville, qui 
s'appelle Yassembourg, je voyais se dessiner ses rues 
tirées au cordeau, ses jolies maisons blanches, ornées 
de volets verts, ses carrés de jardins ; et vraiment, 
à la voir si neuve et si coquette se mirer dans les 
eaux du fleuve, il me semblait qu'elle venait d'être 
bâtie d'un coup de baguette pour le seul plaisir de 
mes yeux. 

Laissons de côté Vassembourg, où je m'arrêtai pour 
relayée, et où je trouvai une jolie maîtresse de poste 
qui m'offrit en français tout ce dont je pouvais avoir 
besoin. 

Stutlgard, que j'avais traversé la nuit w> allant à 
Goritz, est une ville charmante; ses rues sont larges 
et propres, ses promenades publiques sont soignées 
comme«des jardins; j'eus occasion d'y remarquer la 
bonne tenue, la politesse et l'air martial des troupes 
allemandes, dont l'uniforme est fort élégant. 

Dieu soit loué ! me voici prêt à partir de Rastadt ; 
un instant j'ai craint d'y tomber fort malade, saisi 
par le froid ; et j'avoue que j'ai senti mon courage 







542 MES MÉMOIRES. 

fléchir à l'idée de mourir loin des miens, dans une 
mauvaise auberge. 

Fatigué de la rapidité avec laquelle j'ai voyagé de- 
puis mon départ de Gorilz, j'étais parti d'Ulm avec 
des douleurs de poitrine très-fortes; elles augmen- 
tèrent pendant la journée, et je suis arrivé à Rastadt 
fort souffrant. Me flattant que le besoin de nourriture 
entrait pour quelque chose dans l'épuisement que 
j'éprouvais,- je me suis efforcé de manger; mais une 
toux violente, accompagnée d'une fièvre très-forte, 
m'ayant prouvé que j'avais eu tort, je suis allé me 
coucher en priant Dieu de m'épargner le chagrin de 
rester ici indéfiniment. 

Ma prière est exaucée, la fièvre m'a quitté au bout 
de quelques heures, une sueur abondante ayant dé- 
barrassé la poitrine. Je viens de me lever à quatre 
heures du matin; et je partirai à cinq pour ne plus 
m'arrôter que deux fois avant d'arriver à Paris. 

Un seul accident a retardé mon passage rapide à 
travers la France ; dans une descente rapide le por- 
teur s'abattit, et le timon de ma voiture fut cassé : 
fort heureusement nous nous trouvions auprès d'un 
bois. J'en demande pardon au propriétaire, mais, ne 
doutant pas de son assentiment, je fis couper deux 
longues perches, qu'on réunit au moyen de larges 
courroies, dont il faut avoir soin de se munir quand 
on voyage, et le tout fut si bien ajusté, qu'il nous 
conduisit jusqu'à Paris, sans qu'il fût besoin d'y 
toucher. 

A Ligny, où j'arrivai le dimanche de grand matin, 
je fis dire une messe pour les princes que je venais 
de quitter; et le recueillement avec lequel le prêtre 



1839. 



545 



qui la célébrait offrit le sacrifice divin, me prouva 
que son cœur battait à l'unisson du mien. 

Il faut s'être trouvé à quatre cents lieues de son 
pays,, et il faut l'aimer comme je l'aime, pour com- 
prendre ce que j'éprouvai quand je repassai la fron- 
tière. Quelle que fût la distance qui me restait à 
franebir, j'étais en France ; et malgré la visite des 
douaniers, qui furent d'ailleurs fort polis, il me 
semblait que l'air que je respirais était l'air de la 

liberté. 

C'est que la France est le seul pays du monde où 
l'on sente l'action constante de la Providence; c'est 
qu'aussi longtemps que la France sera catholique, 
et j'espère qu'elle le sera toujours, elle remplira la 
grande mission qui lui a été donnée, en entraînant 
toutes les nations de la terre vers l'éternel progrès 
de l'humanité ! 

Et comment ne pas croire à l'avenir de la France, 
quand partout sur mon passage je retrouve ce sens 
droit, cet esprit actif et cette logique naturelle qui 
dans ce bon pays sont l'apanage des hommes les 
plus simples et les plus ignorants, comme des plus 
habiles; comment, quand partout j'entends répé- 
ter r On nous a trompés, on n'a tenu aucune des 
conditions qu'on avait souscrites, aucune des pro 
messes qu'on avait faites ; comment, dis-je, pourrais- 
je méconnaître cet affranchissement intellectuel con- 
tre lequel les lois de septembre ne peuvent rien ! 

Je douterais de mon pays, si je le voyais insen- 
sible à l'outrage, et privé de souvenirs; mais j'en 
atteste l'indignation qu'elle éprouve, la France n'a 
point accepté le système d'arbitraire, d'égoïsme et 






■I 



844 MES MÉMOIRES, 

de petitesse qu'on fait peser sur elle. Patiente comme 
tout ce qui est grand, elle assiste à la lutte de ce 
système contre lui-même; et elle attend avec une 
modération digne d'elle le moment où elle pourra, 
sans convulsion au dehors, sans révolution au dedans] 
reprendre celle prépondérance et cette autorité qui 
faisaient qu'autrefois toutes les nations tournaient les 
yeux vers elle, parce qu'elles sentaient que c'était de 
là que leur salut viendrait un jour. 

A quelque dislance de Ligny, le maître de poste chez 
qui je m'étais arrêté pour dîner, ayant appris mon 
nom par mon domestique, vint me présenter un bre- 
vet signé par mon père, en me disant : 

« — Voulez-vous, monsieur le vicomte, que je vous 
« montre la signature du meilleur et du plus hon- 
« nête homme du royaume?... Il serait à désirer que 
« la France possédât beaucoup de gens qui lui res- 
« semblassent ; les choses en iraient mieux. » 

Cet hommage rendu au caractère de mon père par 
ce brave homme me toucha vivement. Partout où 
mon père est connu, j'ai entendu parler de lui avec 
estime, avec affection ; et les souvenirs qu'il a semés 
sont précieux à recueillir pour son fils. 

Quelques heures encore, et j'allais revoir mon 
père, ma mère, mes enfants et mes amis... Redoublez 
de vitesse, postillon ! Les villes, les villages passent 
comme des ombres devant mes yeux ; je ne vois plus 
rien, et mon âme s'élance au milieu de ceux que je 
vais retrouver. 






1839. 34b 

Le lundi 15 avril, à sept heures du matin, je suis 
rentré dans Paris ; j'étais venu de Goritz en sept jours 
et demi et six nuits, et de Strasbourg en moins de 
quarante heures. 

Si j'en crois l'empressement avec lequel une foule 
de personnes de tous les rangs, de toutes les classes 
de la société viennent me demander des nouvelles de 
nos princes, la^atisfaclion que leur causent les détails 
que je me plais à leur donner, et l'avidité avec la- 
quelle on me fait répéter les moindres mots, les 
moindres faits du duc de Bordeaux, la relation que je 
publierai devra satisfaire. 



XXIV 



J'aime assez mon pays pour oser dire du bien des 
autres nations, sans craindre que l'on puisse m'accu- 
ser de chercher à le déprécier ; et les observations 
que j'ai faites ont singulièrement modifié mon opinion 
à l'égard de l'Allemagne en général, et de l'Autriche 
en particulier. Sans approuver l'espèce de cordon sa- 
nitaire au moyen duquel celte dernière puissance 
interdit à ses sujets la lecture de nos meilleurs jour- 
naux, je ne puis qu'applaudir à la libéralité avec la- 
quelle son gouvernement distribue l'instruction à 
toutes les classes. 

L'enseignement, dans ce pays, est organisé de telle 
sorte, que non-seulement il y a des écoles pour 
former des médecins, des professeurs, des avocats; 
mais qu'il y a aussi des établissements pour faire de 









346 MES MÉMOIRES. 

bons laboureurs, et d'habiles ouvriers dans tous les 
genres. Il sort chaque année de toutes ces écoles des 
chimistes, des ingénieurs, des manufacturiers, des 
architectes; et enfin un certain nombre d'hommes 
qui possèdent la pratique et la théorie de tous les arts 
mécaniques et libéraux. 

Satisfaite de posséder une administration sage et 
active, un Code civil excellent, un.peuple facile à 
conduire, parce qu'il est heureux, l'Autriche a foi 
dans sa durée ; et toute sa politique se borne à obser- 
ver une telle discrétion, qu'on ne voit pas les ressorts 
qui la font mouvoir; et que l'Europe entière ne con- 
naît les actes de ce cabinet, que lorsqu'ils sont ac- 
complis. 

Il est certain que l'Autriche jouit d'une prospérité 
matérielle qui justifierait le soin avec lequel on lui 
interdit l'examen et la discussion, si dans des temps 
comme les nôtres, quelque chose pouvait l'emporter 
sur les besoins de l'intelligence et de la pensée. 

En Allemagne, comme en Autriche, j'ai trouvé un 
peuple heureux et paisible, une* aristocratie honorée, 
mais peu influente, une monarchie tempérée par la 
justice et la bonté. 



XXV 



Quels que fussent l'anarchie, le désordre et la di- 
vision qui existaient entre les pouvoirs lorsque j'avais 
quitté Paris, j'étais loin de prévoir qu'après une 
absence d'un mois je retrouverais les affaires plus 






1859, 



o'tl 



embrouillées que jamais. 11 esl vrai que je n'avais 
pas prévu la nomination de ce ministère intérimaire, 
étrange conception qui semble n'avoir été inventée 
que pour prolonger indéfiniment une situation désas- 
treuse, et pour-laisser la brèche ouverte à toutes les 
ambitions qui se disputaient le pouvoir. 

On a parlé de l'habileté de Louis-Philippe. J'ai 
peine à qualifier ainsi la conduite qu'il a tenue avant 
et depuis la Révolution de juillet. La véritable habi- 
leté consistait à ne- point s'engager dans des situations 
où l'on a contre soi la justice et la vérité. En dépit 
de la tactique qu'il a employée pour faire avorter 
toutes les combinaisons ministérielles qui lui déplai- 
saient, en dépit de tous les efforts qu'il a faits pour 
maintenir d'abord, et pour reconstituer ensuite son 
ministère du 15 avril, il n'en a pas moins courbé la 
tête devant la Chambre; et son ministère intérimaire 
a été, comme l'a si bien dit M. de Brézé, une abdica* 
tion de la prérogative royale inhérente à la couronne 
dans tous les États -monarchiques. On sait aujourd'hui 
en France, ainsi qu'en Europe, que le gouvernement 
esl subordonné à toutes les chances des majorités 
parlementaires ; et qu'il n'y a pas en dehors d'elles 
un pouvoir supérieur à la révolution, doué d'unité, 
de force, de sagesse; et avec lequel la diplomatie 
puisse s'entendre pour maintenir les traités existants 
et pour réparer les lésions que le temps apporte 
chaque jour à la vieille machine constituée par les 
congrès. Tout le travail de M. de Talleyrand pour 
établir le gouvernement de Louis-Philippe dans la 
confiance des cabinets de l'Europe est détruit par ce 
ministère intéfimaire, qui prouve la faiblesse des 






i : - 



348 MES MÉMOIRES. 

principes de 1850. Ce résultat est d'une immense 
portée. 

Le pouvoir parviendra-t-il à briser les coalitions 
des notabilités prétentieuses du parlement, et à for- 
mer un véritable ministère, en déta&hant de la coali- 
tion quelques-uns de ces hommes qui, plus ambitieux 
que mécontents, ne s'élèvent contre les usurpations 
du pouvoir, que quand ils n'en sont pas les bénéfi- 
ciaires? Là est la question. Quoi qu'il advienne de 
cette lutte dans laquelle chacun s'arrache les lam- 
beaux du pouvoir, il est certain qu'un ministère 
composé d'éléments hétérogènes se maintiendrait tout 
au plus jusqu'à la fin de la session; et que tout dé- 
noûment qui aurait pour résultat de transformer 
M. Thiers en chef de parti, deviendrait fatal au gou- 
vernement dans un bref délai. 

Un pouvoir déconsidéré, un gouvernement sans 
ministres, des chambres sans majorité, une politique 
intérieure sans direction, une situation extérieure 
sans dignité, un état de paix ruineux, une marine 
insuffisante, des ennemis acharnés, des coffres vides; 
et, pour remédiera un tel état de choses, tous les 
partis fractionnés, tous les esprits divisés, toutes les 
ambitions, toutes les passions mises en jeu ; enfin, 
pour tout dire en un mot, l'égoïsme présidant à tous 
les actes du pouvoir ; voilà le spectacle qu'a produit 
au bout de dix ans, ce système immuable de monopole 
et d'exclusion que l'on voudrait maintenir à tout 
prix. 

Ajoutez, pour en finir, à ce tableau déjà si noir, 
les haines et les ressentiments qui conspirent dans 
l'ombre, les souvenirs et les regrets* qui conspirent 



H 



1839. 549 

ouvertement; la fatigue, l'inquiétude, la désaffeetion, 
les arts sans protection, la littérature corrompue, la 
presse avilie, l'industrie devenue inerte et stérile ; et, 
pour comble de maux, la misère, cette complice in- 
volontaire de tous les désordres ; la misère, cet instru- 
ment aveugle mais terrible, créant sans cesse des 
recrues à cette invisible armée de conspirateurs que 
l'anarchie morale dans laquelle nous sommes plongés 
entretient au milieu de nous. 

Enfin, la lumière est sortie du chaos, et les 
hommes qui nous contestaient le droit de les juger 
se sont accusés mutuellement avec une sévérité 
qui ne nous laisse rien à regretter. Aussi assistons- 
nous en ce moment à une sorte de jugement dernier, 
où chacun est jugé selon ses œuvres. 

Ce serait faire injure au bon sens de la France 
que de supposer qu'elle ne voit pas dans le déplo- 
rable système qui nous régit, la cause de tous les 
maux qu'elle a soufferts, et de toutes les perturba- 
tions qui la menacent. 

Et quand bien même le pouvoir trouverait, à prix 
d'or, des endosseurs pour ses projets de loi, peut-il 
ignorer qu'au milieu des ténèbres qu'il a étendues 
sur la France, un miracle de régénération s'est opéré ; 
et que, semblables aux Spartiates que la vue de leurs 
esclaves ivres ramenait à la sobriété, les Français se 
sont guéris des institutions anglaises et américaines, 
en voyant l'arbitraire, l'injustice, le désordre et la 
corruption qu'elles recelaient? 

Croire qu'on peut maintenir un système contraire 
à la raison et à la justice, c'est insulter à l'intelligence 
d'une nation difficile à tromper. Tout gouvernement 



■ 




ô'M MES MÉMOIRES. 

qui persiste à maintenir des germes d'anarchie ne 
peut manquer de périr, dévoré par les poisons qu'il a 
cultivés. • 

La nation réclame une représentation véritable, 
parce qu'elle ne comprend pas comment un pouvoir 
qui se prétend élu par elle, se croirait le droit de 
l'empêcher d'intervenir dans sa propre cause. 

La logique, les principes, la vérité, perpétuent les 
empires qu'ils ont fondés, parce que l'éternité est en 
eux : ils peuvent donner la durée, parce qu'ils la pos- 
sèdent; mais ce qui est né des circonstances, des 
intérêts et des volontés, ne saurait occuper qu'une 
période déterminée dans la vie d'un peuple. 

L'expérience des dix ans qui viennent de s'écouler, 
est un fait acquis à notre époque. La France a besoin 
d'un gouvernement fort; et l'on sait aujourd'hui qu'un 
gouvernement ne peut pas être fort, quand il est obligé 
de glorifier les faits d'insurrection, en même temps 
qu'il les met en jugement. On a besoin d'être rassuré 
contre les tentatives d'une faction axaltée, désespérée; 
et l'on sait qu'il faut reprendre les # choses de haut, si 
l'on veut rétablir l'ordre. Enfin, le mal est devenu si 
difficile à continuer, qu'il n'y aura bientôt plus de 
possible que le bien. 

Déjà, en dépit des lois arbitraires qui nous oppri- 
ment, des pétitions se formulent et se signent partout 
pour obtenir la réforme. 

Nous avons vu le néant de toutes les philosophies 
humaines, les larmes et le sang quelles ont fait cou- 
ler... espérons tout d'un retour à la vérité, qui se fait 
généralement sentir, et qui ressort de la nécessité, 
comme de l'expérience. Le temps est menaçant, mais 



1859. 351 

ne étoile brille à l'horizon : pèlerins, sachons la 
fixer; elle nous conduira sûrement au port. 

La lumière est parfois obscurcie par des nuages, 
mais elle reparaît après, plus brillante et plus 
pure. 



! 














I:i : 'i! 



CHAPITRE III 



LETTRE AU COMTE* DE MONTBEL 



20 avril. 

«Amers regrets, admiration, reconnaissance, af- 
« fection tendre, dévouement profond, tels sont les 
« sentiments que j'ai emportés de Goritz, et qui sont 
« restés gravés au fond de mon cœur. Arrivons aux 
« affaires: elles sont graves, et je pense que vous trou- 
« verez comme moi que M. le duc de Bordeaux est en 
« âge de recevoir communication des lettres qu'on vous 
« écrit; la connaissance du pays et des affaires étant 
« le complément d'une éducation aussi complète. 

« En conséquence, je voudrais que vous missiez 
« sous ses yeux un rapport qui lui est adressé, et qui 
« se trouve dans mes Mémoires, bien que les choses 
« aient beaucoup marché depuis lors. 



1859. 



« Voici un résumé do la situation; j'arriverai plus 
« lard aux détails, bien que vraiment je n'aie pas un 
« moment à moi ; d'un côté, je continue mes écri- 
« tures; de l'autre, je vais partout; chacun m'arrive, 
a et l'on m'arrête à tous les coins de rue pour avoir 
« des nouvelles. 

« J'aime celte disposition, et, comme vous le pen- 
ce sez, je m'y prête de mon mieux ; mais je suis écrasé. 

p Le bon et dévoué Céleslin 1 accomplit aussi en 
« conscience ce qu'il appelle sa mission ; et tout en 
« riant, je conviens cependant que ses efforts sont 
« loin d'être inutiles. Dans un monde tout différent, 
« il court du matin au soir, et de généreuses libations 
a ont lieu en l'honneur d'une santé bien chère. J'ai 
« l'espoir fondé que mon voyage sera loin d'avoir été 
« inutile; mais comme je ne conspire pas, c'est au 
« grand jour que je travaille, sans craindre l'expresse 
« surveillance dont je suis l'objet. 

« Nos affaires offrent le plus triste spectacle. Am- 
« bilion et passions de tout genre , intérêt personnel , 
« division des esprits et anarchie morale portée à son 
« comble; les difficultés devenues de vraies impossibi- 
« lités; chacun tirant à soi, tous les intérêts négligés, 
« et le pays en dehors de toutes les discussions ; 
« 1'ainour. de la patrie nulle part ; un roi sans parole 
«au pouvoir; tous les partis tirant sur lui à boulets 
« rouges; celle ombre de royauté ne se défendant 
« qu'à force de concessions, sans parvenir à traverser 
« le défilé étroit où elle s'est engagée; des chambres 
« sans majorité; un gouvernement sans ministres; 
« des hommes sans conscience, et la logique des faits 

1 Mon chasseur. 

HT. 23 



! 




554 MES MÉMOIRES 

« marchant en dépit de leurs efforts ; tous les men- 
te songes révélés ; toutes les roueries usées ; l'hypo- 
« crisie démasquée ; toutes les issues fermées ; chacun 
« travaillant pour soi, et personne ne voulant céder; 
« un vrai chaos ; la confusion des langues ; les coffres 
« vides ; la corruption partout ; mépris et désaffection; 
« tous les intérêts en souffrance... 

« L'état où se soutiennent les rentes, malgré tout, 
« tient uniquement au discrédit des affaires com- 
« merciales et surtout industrielles, comme à l'aug- 
« mentation du prix des terres; tous les partis se 
« préparant à un dénoûment que chacun prévoit en 
« disposant ses armes, à l'exception des royalistes 
« qui se tiennent en dehors de toute intrigue, se ré- 
« servant pour sauver la patrie au moment du nau- 
« frage, et louvoyant comme d'habiles pilotes au sein 
« de la tempête, en vue du port. J'ignore s'il eût été 
« préférable que dès le début les royalistes se fussent 
« entièrement abstenus; mais le torrent en a em- 
« porté une partie, il a bien fallu le soutenir sans 
« établir une distinction fatale ; et plusieurs, il faut le 
« dire, ont rendu avec talent et générosité d'immenses 
« services. 

« Personne ne doute de la fin et de la chute d'un 
« gouvernement sans bases, sans principes et sans 
« appui, et en dehors de toutes les vérités, sans qu'il 
« soit possible cependant de fixer le terme de la crise 
« à laquelle le monde est intéressé. 

« A côté de tout cela, la vérité se fait jour de plus 
« en plus; les esprits s'éclairent; chacun commencée 
« reconnaître les inconvénients de ces gouvernements 
« de moderne origine. Partout un grand amour du 



1859. 555 

« repos, avec la volonté do mainlenir Tordre à tout 
« prix. Le temps et l'expérience font enfin justice 
« de toutes les écoles hypocrites de mensonge et de 
« corruption, et de toutes ces chartes véritables jon- 
cc gleries. Il faudra bien en revenir avec le temps au 
« seul principe qui puisse donner l'ordre et l'affer- 
« mir : les souvenirs et les cahiers de 89 et les ad- 
« mirables pensées du roi martyr deviendront le sa- 
« lut de l'avenir. 

Attendons encore un -peu, et il n'y aura plus, je le 
« répète, de possible que le bien. Avant de l'atteindre 

«par quelles épreuves faudra-t-il passer? Dieu 

« seul le sait ! 

« Obligé de marcher aujourd'hui avec une Chambre 
« élue pour faire triompher le principe de la souve- 
« rainelé parlementaire, Louis-Philippe ne peut plus 
« éluder les difficultés de sa situation; mais il songe 
« seulement à les ajourner par la ruse et la corrup- 
« iion. Le dénoûmenl devient donc impossible; et en 
« attendant même qu'il parvienne par quelques con- 
« cessions, par des promesses et de l'argent, à former 
« une majorité; cette majorité, composée d'éléments 
« de naLure différente, se maintiendra tout au plus 
« pendant la présente session. 

« Le ministère, si l'on parvient à le composer, sera 
« toujours en méfiance vis-à-vis de Louis-Philippe, -et 
« Louis-Philippe en défiance contre son ministère, les 
« difficultés dans cette supposition, ne seraient qu'a- 
« journées, et la lutte au début de la prochaine session 
« serait une des plus vives qu'on puisse voir. 

« L'opposition plus compacte et plus ardente trou- 
« vera dans la presse un appui formidable; etM.Thiers, 



m 



5&G MES MÉMOIRES. 

« s'il n'entre pas au pouvoir, devenu le chef de l'op- 
« position, aura non-seuj ornent dans la Chambre, 
« mais ^encore au-dehors, la position redoutable d'un 
« chef de parti, que rien n'arrête et qui ne calcule ja- 
« mais les conséquences d'une démarche. On pourrait 
« sous quelques rapports, comparer sa position à celle 
«de M. Necker, en 1789. 

« Dans les salons, parmi les gens d'argent, dans 
« les boutiques, la chute de Louis-Philippe n'est plus 
« regardée, que comme une question de temps; et 
« chose singulière, il ne se forme point de parti de 
« résistance parmi la jeunesse qui entoure les enfants 
« royaux. Après Louis-Philippe on ne voit qu'Henri V 
« ou l'anarchie, et le pays ne veut point de dé- 
« sordre. Notre jeune prince apparaît à tous ceux 
« qui ont quelque chose à conserver, comme le seul 
« moyen de salut, sans que l'on sache encore com- 
« ment, et quand ce salut viendra; déjà il n'est pas 
« rare d'entendre confesser à nos adversaires de 
« toutes nuances qui repoussent le désordre, qu'on 
« ne pourrait l'éviter que par le retour aux prin- 
ce cipes monarchiques. Un préfet fort en faveur, et 
« vivant dans l'intimité du château, a dit il y a quel- 
ce ques jours : « — Henri V reviendra; il serait bien 
a désirable, pour éviter les malheurs inséparables 
« d'un tel changement, qu'on entamât des négocia- 
cc tions ayant pour but de rapprocher les deux bran- 
ce ches de la famille. » Gardons-nous de rien dévoil- 
ée à Louis-l'hilippe ! Si forcément, un jour ou l'autre 
ce on revient à Henri V, qu'il fasse des conditions et 
ce n'en accepte aucune! Transaction avec les hommes, 
ce mm; concession de principes, jamais. 



1859. 357 

« La confiance du corps diplomatique s'affaiblit à 
« l'éo-al de celle de tout le monde ; les ambassadeurs 
« en se rapprochant des royalistes par quelques avan- 
ce ces, leur disent tout bas à l'oreille: Hors des prin- 
« cipesiln'y a rien. 

« Quelqu'un disait l'autre jour : Qu'a donc fait 
« Louis-Philippe pour que depuis un an tout le monde 
& l'abandonne ! — Il a fait son temps, répondit Royer- 
a Collard. 

«Il est un parti qui, voyant que tout s'écroule, 
« voudrait faire et rêve une restauration avec Henri V, 
« en conservant tous les principes de Juillet, et des 
«chartes de 1814 et 1830T. 

« Dieu nous en préserve ! 

« Je reçois à l'instant une lettre de M. de Villèle, 
« elle est remarquable de sagesse; de prévoyance et 
« de lucidité. 

« Il craint que la confiance que j'ai en lui ne soit 
« pas aussi grande à Gorilz; je tâcherai de le rassurer 
« à cet égard. 

« Les partis bonapartiste et républicain s'agitent 
«beaucoup, et cherchent à s'unir sans pouvoir y 
« parvenir. 

« Deux choses produisent la plus heureuse impres- 

« sion : 

« 1° La confiance du duc de Bordeaux dans la Pro- 
« vidence et dans son étoile ; 

« 2° Ma réponse à ceux qui me demandent pour- 
« quoi il n'a point le titre de roi. 

« Vous connaissez, chef comte, depuis longtemps 
« ma tendre affection; eh bien, elle s'est encore, je 
« crois, accrue de ce voyage. 






558 MES MÉMOIRES. 

« J'ai appris avec plaisir le départ du général La 
« Tour Foissac et de M. de Loc Maria ; ce sont deux 
«chou excellents; je regrette de ne les avoir pas 
« rencontrés. 

«Je joins ici un article de la Gazette de France 
« dont vous serez je crois content. Croyez que je ferai 
« tout au monde pour me rendre digne de la con- 
« fiance, de l'estime et de l'affection qu'on m'a lé- 
« moignées. 

« Votre ami sincère pour la vie. Songez, vous qui 
« connaissez M. de Villèle, qu'il a besoin d'être pressé 
« encouragé ; que la leçon du passé nous serve pour 
« l'avenir : celle leçon a ëlé rude ! Faites-y de votre 
« mieux à Goritz, je ne resterai pas en arrière. Cher- 
ce chant surtout à réunir les royalistes, j'y emploie 
« tous mes efforts et j'ai quelque espoir d'y parvenir. 
« Le vicomte de LaRochefoucauld. » 



28 avril. 

Le ministère s'amoindrit tous les jours par ces com- 
binaisons téméraires et avortées. M. Guizot serait le 
signal d'un orage plus ou moins prochain à l'inté- 
rieur, et M. Thiers d'un grave mécontentement à 
l'extérieur. 

En résumé, rien n'est possible comme durée; il y 
a dans cette Chambre tous les éléments d'opposition, 
sans en trouver, un seul pour une majorité stable et 
véritable. 

Le gouvernement n'est plus qu'une machine sans 



1859. 5b! > 

consislance, un corps de vaisseau usé qui ne peut 
plus tenir la mer et lutter contre la tempête. 

Mon cabinet n'a pas désempli depuis ce matin, de 
personnes dans toutes les positions sociales ; toutes 
m'ont également parlé de leur mécontentement, de 
leur mépris, des souffrances du commerce, comme 
des inquiétudes que chacun conçoit. 

La pensée d'Henri Y revient dans tous les esprits, 
et l'on juge bien que j'use de tous mes moyens pour 
confirmer celle pensée en la montrant comme la seule 
planche de salut, en racontant tout ce que j'ai vu et 
tout ce que l'on a droit d'espérer. 

M. Vigier disait hier dans la salle des conférences 
à un député royaliste : « — Il faut en convenir, votre 
« parti est composé d'honnêtes gens et de nobles cœurs. 
« On ne sait en vérité où l'on va, et nous commençons 
« à penser que le principe que vous soutenez serait la 
« meilleure garantie du repos et du salut du pays. 
« Nous allons à l'anarchie; mais croyez bien que ce 
o jour-là nous nous unirons franchement à vous. Il 
« n'y aura plus un autre moyen d'échapper au nau- 
« frage et de se sauver. » 

Un autre député disait : « — Il y a bien encore 
« Henri V ; mais il n'a point d'enfants, il n'est point 
« marié, et un mauvais coup nous replongerait avec 
« lui dans une nouvelle révolution. » 

Un garde national sort de chez moi, et après s'être 
exprimé d'un£ manière qui m'a moi-même étonné : 

«— Monsieur, m'a-t-il dit, on nous a trompés indi- 
ce gnement et nous ne voulons plus l'être. Nous n'en- 
« tendons plus être passés en revue au milieu d'une 
a troupe de sergents de ville, de gendarmes et de sol- 






360 



MES MÉMOIRES. 



■1 



« dats de la ligne. Henri V valait mieu* que tout cela 
« et nous y reviendrons, s'il ne nous faut pour cela 
« m révolution, ni étrangers; nous saurons bien ré- 
« primer l'anarchie, et nous ne voulons pas de répu- 
« blique. — Vous avez d'autant plus de raison, lui 
« dis-je, que vous possédez. Tenez, l'autre jour j'en- 
« tendais un républicain dire tout simplement qu'i] 
«ne fallait plus qu'il existât un pouce de propriété 
« dans la main de personne. — Monsieur n'est pas 
« propriétaire?» lui ai-je répondu. 

On se mit à rire ; une conversation s'engagea entre 
lui et moi, et les rieurs ne furent pas de son côté. 






« — Il me semble que l'on pourrait, me disait un 
« jour.le duc de Bordeaux, donner des bases toutes 
« différentes à la politique, et qu'on le devrait. Une 
« politique sage, loyale, juste et ferme serait bien 
« préférable à toutes ces roueries qui ne mènent à rien 
« de bon et bouleversent le monde. » 

J'applaudis du fond de mon cœur à de si généreux 
sentiments, d'autant plus que celte noble pensée, 
fruit de toutes mes convictions, est mon rêve favori 
depuis longues années. 



On répand le bruit qu'une princesse de Russie a 
été refusée. par nos princes, el on lour en fait un 



1859. 881 

lort. Les avantages de celle union, comme les né- 
cessités du mariage d'Henri de France, se font cha- 
que jour sentir davantage. M. de La Ferronnays 
pourrait seul traiter avec la Russie une semblable 
alliance. 

Les circonstances amenèrent l'autre jour chez moi 
un homme qui jouit d'une grande influence dans 
Paris, cl qui revient entièrement à nos idées. 

Ce monsieur avait entendu dire à M. Laffite ces pa- 
roles remarquables : 

« — Louis-Philippe trahit tout le monde avec le 
« masque le plus hypocrite. Sous la Restauration il 
« s'entretenait sans cesse avec moi, des années, des 
« jours et des heures que Charles X avait à ré- 
« gner, et de tout ce qu'il ferait lui-même, quand 
« il serait roi. Comme il m'a trompé! Je ne suis pas 

a le seul. 

« Ceci ne peut tenir: c'est impossi ble ; la république, 
« il ne peut en être question sérieusement : élément 
« d'anarchie, jamais d'ordre. Quand on sera au cin- 
« quième acte, deux combinaisons seules seraient 
« possibles : Louis Bonaparte et le duc de Bordeaux. 
a La seconde seule est dans les convenances et les con- 
« dilions françaises et européennes; mais elle exigera 
« beaucoup de sagesse, de réserve et de modifications 
« dans les idées du passé. » 

Un homme qui a été haut fonctionnaire à toutes les 
époques, disait ces jours derniers : « — Chose étrange, 
« il est aujourd'hui dans Paris des maisons où, quand 
« on parle du roi r ce n'est ni de Louis-Philippe, ni 
« de Henri V, mais bien de Louis Bonaparte. » Que 
fait la police, ignore-l-elle cela? et si elle le sait, 






3C2 



MES MÉMOIRES. 



comment le souffre-t-elle ? Nous allons à l'anarchie 
d'abord; et après, Dieu sait ! 









J'avais eu dernièrement avec M. Sarrut une conver- 
sation fort curieuse sous beaucoup de rapports, qui 
tendait à me faire croire que la mort du duc d'En- 
ghien pesait toujours à Napoléon, et qu'il essayait 
d'en rejeter tout le tort sur le malheureux Caulain- 
court. Ce dernier, au moment de la mort, à l'instant 
de recevoir les sacrements, a protesté de son inno- 
cence ; donc impossible de l'accuser : seulement il eût 
dû à jamais quitter son maître. 
Il n'en est pas de même de M. de Talleyrand. 
M. Roger, de l'Académie, racontait hier chez ma- 
dame Récamier, qu'il tenait d'un témoin oculaire 
que Napoléon, outré d'apprendre que M. de Talley- 
rand parlait sans cesse contre lui et blâmait ses actes, 
lui dit un jour : « — Pour parler ainsi, monsieur de 
« Talleyrand, oubliez-vous que c'est par vos conseils 
« et sur vos notes diplomatiques que j'ai fait la guerre 
«d'Espagne, que j'ai fait ceci et cela ? oubliez-vous 
« enfin que dans la mort du duc d'Enghien c'est vous 
« qui êtes le vrai coupable? Votre poitrine est couverte 
« de décorations ; mais vous en auriez encore le dou- 
ce ble, qu'elles ne suffiraient pas à couvrir toute votre 
« hypocrisie. » 
M. de Talleyrand demeura impassible. 
Mon père, à qui j'en parlais, me dit : « — C'est 
« d'autant plus certain, que mon beau-frère (le comte 
c< de Montesquiou), présent à la conversation, me la 



1S50. 



505 



« raconta, deux jours après, dans les mêmes termes. » 
Napoléon rejeta également un jour sur M. de Talley- 

rand l'arrestation des princes d'Espagne. M. dcTalley- 

rand dit en sortant; « — L'empereur est bien mal 

« élevé pour un grand homme. » 
Depuis celte époque, il ne perdit jamais de vue la 

pensée de se venger de Napoléon. 



On me racontait, ce malin, qu'à la suile d'un dî- 
ner Louis-Philippe, après avoir parlé sur les événe- 
ments du jour, avec sa loquacité habituelle, aurait 
ajouté : 

a— Si Thicrs vient aux affaires, je lui conseille de 
« se rappeler le mot de M. de M..., qui lui disait un 
« jour que, dans celte hypothèse, ce qu'il aurait de 
« mieux à faire, serait de me prendre pour premier 
« ministre. » 

M. le duc d'Orléans reste dans l'éloignement le 
plus complet. Aussi ne déguise-t-il qu'à moitié le dé- 
plaisir que lui cause l'espèce d'esclavage dans lequel 
on le tient. 

Quelqu'un lui parlait dernièrement de sa position : 
« — Je sais très-bien, répondit-il, qu'il ne me restera 
a qu'un parti, c'est celui de me faire tuer à la tête 
« d'un régiment : aussi j'y suis décidé. » 

Le parti bonapartiste gagne du terrain surtout dans 
l'armée. Uni momentanément aux républicains pour 
se venger et renverser, il peut exciter de grands 
troubles et un moment d'anarchie. 



"14 



MES MÉMOIRES. 









1" mai. 

M. de Chateaubriand, malgré sa prétention d'être 
mort, qu'il proclame à satiété, ouvre encore pourtant 
la bouche; mais c'est pouf porter ie découragement 
dans tous les cœurs. 

Depuis mon retour, il me témoigne une mauvaise 
humeur marquée. Il y avait hier une grande réunion 
chez madame Récamier, et l'on écoutait avec intérêt 
les opinions et les détails que je donnais, les propos 
que je racontais du duc de Bordeaux, entre autres 
celui-ci : 

« —Sans doute, monsieur de LaRochefoucauld, je 
« regrette la Révolution de juillet, qui a été si désas- 
« treuse pour la France ; je la regrette pour mes pa- 
« renis qui, comme vous le voyez, sont si bons pour 
« leur neveu ; mais pour moi, elle n'est pas un mal- 
ce heur ; en France, j'aurais été élevé comme un 
« prince, et ils le sont si mal! Ici, du moins, je le 
« suis comme un homme, et tous mes efforts ten- 
« dent à le devenir, afin de me rendre digne de 
« celte France que j'adore : c'est cette pensée qui me 
« donne le courage de songer si peu à mes plaisirs, 
« et de me lever avec le jour pour me livrer aux 
« études les plus sérieuses. Un roi doit tout connaître, 
« tout étudier, tout savoir et donner le premier l'exem- 
« pie de toutes les vertus. » Tout cela, ajoulai-je, était 
dit avec, un naturel et une simplicité charmante. Le 
propos répété littéralement avait produit le plus j-usle 
et le plus salutaire effet. 

M. de Chateaubriand, depuis trois quarts d'heure, 



1859. " ,CÎ) 

n'avall pas desserré les lèvres; tout à coup, d'un air 
grîguenard, il ouvrit la bouche pour dire ce peu de 

mois: 

«__ Comment, vraiment le prince a dit cela? » 

Chacun étonné garda le silence. 

« — Il me semble, monsieur le vicomte, que vous 
« n'êtes pas aussi mort que vous le prétendiez; est-ce 
« «du prince ou de moi que vous doutez? Tandis que 
«vous devriez écrire les plus belles pages en faveur 
« d'une si noble cause, vous employez votre influence 
ce à décourager le dévouement, Au reste, j'affirme 
« sur l'honneur que je ne suis ici que simple hîsto- 

« rien. » 

Une dame s'élant levée, je sortis de la chambre : 
« _ Votre ami est bien à plaindre, dis-je a madame 
« Récamicr à voix basse en me retirant. » 



LETTRE A M. LE COMTE DE METTEKiMCH 



Paris, 3 mai. 

« Il est dos hommes dont la réputation européenne 
« ne laisse rien à apprendre ; il en est d'autres aussi 
« qui n'ont pour eux qu'un peu d'honneur, de carac- 
« tère, de dévouement à une cause qui est celle des roi- 
ce comme celle des peuples. M. le comte de Mellernich 
« est autrichien, et je comprends qu'il soit tout de- 
ce voué à son pays comme je le suis au mien. Il est 
«dans les âmes élevées,- des 'sentiments communs 



166 




MES MÉMOIRES. 

« qui s'appliquent également à tous les pays, parce 
« que l'ordre en dépend. Au premier rang je mettrai 
« le principe de la légitimité, principe conservateur 
« du droit de la famille, de la propriété, du palais 
« comme de la chaumière; je ne me permettrai pas 
« d'examiner s'il fut politique ou non de reconnaître 
« facilement un simple fait, résultat de coupables 
« intrigues et d'une conspiration avouée comme u;i 
« principe au mains de circonstance. Les événements 
« se sont établis eux-mêmes en juges sévères. Puisse 
« la leçon en profiter à l'avenir du monde ! L'ex- 
«pénence de ces dix années était une leçon néces- 
« saire, et peut-être l'unique moyen d'arracher les 
« peuples à ce tissu d'idées aussi absurdes que fausses 
« à ces écoles hypocrites de philosophie, de corrup- 
« lion et de mensonges, à ces gouvernements sans 
« bases improvisés au hasard, à ces chartes octroyées 
« ou imposées, et à ces constitutions anglaises et amé- 
« nçaines, véritables impossibilités portant dans leur 
« sein tous les germes de destruction. 

«Il fallait que les hommes politiques de lous'les 
« pays et les rois comme les peuples s'instruisissent 
« de leur expérience, afin que du sein du désordre 
« moral le plus complet et de l'anarchie, naquît enfin 
« ce besoin d'ordre qui se fait sentir partout et en 
« France plus que partout ailleurs. Ce point immense 
« pour l'avenir du monde est devenu un fait incontes- 
« table, qui doit, avec le temps, influer d'une manière 
« heureuse sur ses destinées. La première révolution 
« en France a menacé le repos du monde ; mais elle 
« était alors dans tous les esprits, tandis que l'ordre 
« est aujourd'hui le premier besoin et la volonié de 



fé'3'9. ~ ,(37 

a tous. Quelque hideuse que fut cette révolution, elle 
« n'avait rien du moins d'hypocrite; l'épée d'un des- 
« pote a pu momentanément rétablir l'ordre et briser 
« les échafauds; mais le despotisme ne pouvait l'af- 
«fermir; et l'or de l'Angleterre où l'honneur lui- 
« même est devenu marchandise, a souillé des révo- 
« lulions partout où son intérêt semblait en faire un 
« devoir égoïste. 

« L'Àno-lelerre est l'ennemie du monde civilisé, et 

O m 

« le sol commence à trembler sous ses pas ; nous lou- 
« chons au moment des grandes réparations comme 
« des plus justes châtiments. 

« Les événements se précipitent, tous ces hommes 
« de mensonge et de révolutions se culbutent les uns 
« sur les autres, et l'intérêt national est si visible- 
« ment en dehors de toutes les discussions que le 
« pays s'en indigne. Loin de moi, je le dis franche* 
a ment, d'appeler à notre aide l'influence étrangère, 
« car elle serait opposée à l'intérêt de tous. Je n'ai 
« pas hesoin de défendre auprès de monsieur de 
a Metternich les antécédents de la Gazelle de France; 
« je n'examinerai pas si, avant de se montrer aussi 
« monarchique qu'elle l'est maintenant, il a été plus 
a ou moins adroit d'attirer à elle les esprits effrayés, 
« et de se faire lire en se créant une clientèle et en ra- 
ce menant peu à peu à ses pensées comme à ses sen- 
cc timents. 

c< Je dirai seulement qu'aujourd'hui, d'accord avec 
« M. de Villèle sur tout, il est bien important qu'on 
ce la lise soit en France soit à l'étranger, et que l'cx- 
c< clusion de ce journal des États de l'Autriche est un 
ce mal réel dans les circonstances actuelles. 



508 



MES MÉMOIRES. 



«Jo prie monsieur de Melternieli de peser ces 
« graves réflexions dans sa haute sagesse. 

«Si je n'avais craint que ma démarche ne parùl 
« indiscrète, j'aurais attaché le plus grand prix à cau- 
« ser avec monsieur de Metternich à mon retour de 
«Gorilz. Ma haute estime pourra seule justifier ma 
« confiance. 

« Je le prie d'agréer avec indulgence l'expression 
e distinguée de ma haute considération. 

« Le vicomte de LaRochefoucauld. » 



Pour qu'un gouvernement puisse accorder sans 
crainte et sans danger des libertés, il faut qu'il soit 
fort, et pour qu'il soit fort, il est nécessaire. 

1° Qu'il soit aussi juste que ferme, et que le pays 
soit intéressé à sa conservation ; 

2° Que les Chambres assemblées tous les. ans ne 
lassent plus chaque année de son existence un pro- 
blème ; 

5° Que les budgets rognés, discutés et votés tous 
les ans ne rendent pas impossible la marche de tout 
gouvernement (les dépenses extraordinaires excep- 
tées) ; 

4° Qu'une liste civile volée à jamais pour la cou- 
ronne ne fasse plus du roi une espèce de salarié; 

5° Que l'administration , en partie abandonnée aux 
provinces et aux localités, ne les laisse plus écrasées 
sous une centralisation abusive et vexatoire. 

C'est le moyen d'ailleurs, de créer des influences 



ÏB 



1859. 369 

utiles el d'éloigner de la capitale celle nuée d'intri- 
gants qui y. affluent et y font des révolutions pour 
exister el se grandir. Celte foule de bourses gratuites 
est un véritable .poison, un dangereux abus; c'est 
créer des besoins et des ambitions à des gens que 
leur manque de fortune doit empêcher de les satis- 
faire. 

6° Que le clergé, en dehors de la politique, ait une 
existence indépendante ; 

7° Que le pouvoir royal soit respectable pour qu'il 
puisse être respecté ; 

8° Enfin, que le roi ne soit plus le roi de Paris 
seulement, mais celui de toute la France qu'il doit 
parcourir, et dont il doit habiter successivement les 
départements, afin de bien connaître tous les besoins 
des peuples. 

En un mot, il faut en revenir à un pouvoir fort et 
légal ; à une politique vraiment monarchique et point 
égoïste. Sur un pareil terrain, il me semble que tous 
les hommes politiques pourraient et devraient s'en- 
tendre. 






M. de Chateaubriand disait il y a peu de ours à 
une personne de qui je le tiens: «Je ne compte plus 
« sur rien que sur les passions du duc de Bordeaux 
« pour l'arracher à l'atmosphère fatale qui l'en- 
« toure. » 

Fatale pensée ! ... Et c'est lui que M. le duc de Lévis 
a pris pour confident et pour conseil ! 



570 



MES MÉMOIRES. 



4 mai. 



Je n'ai pas voulu envoyer ma lettre à M. de Metter- 
nich, sans la montrer à mes deux amis de Brézé et de 
Lourdoueix. Voici leurs deux réponses: 



« Je me garderai bien, mon cher ami, de rien ajou- 
te ter ou changer au projet de lettre que vous me corn- 
et muniquez ; car elle est excellente cette épîlre, pleine 
« de sagesse et de raison. 

« Mais je doute que vous soyez écouté. 

« L'abaissement et la faiblesse de la France plaisent 
« au dehors, et particulièrement à votre illustre cor- 
« respondant. Croyez-le bien ! 

« L'avenir lui importe peu, ainsi qu'à tous ceux qui 
« dirigent les cabinets étrangers. Aveuglés par leur 
« égoïsme et leur immoralité, gorgés de dignités, 
« ils sacrifieront encore , comme ils l'ont fait à 
« toutes les époques, les principes aux jouissances 
« du pouvoir dont ils se repaissent. Celte orgie mo- 
« raie se prolongera jusqu'au jour où les événements 
« appelleront aux affaires des hommes moins blasés 
« et moins aveugles. 

« Je ne sais si je m'abuse; mais j'ai la conviction 
« profonde que l'Europe ne peut rien pour la France, 
« et que la France étant désabusée des déceptions ré- 
« volutionnaires pourrait seule préserver les monar- 
« chies de l'Europe des maux qui les menacent. 

« Toutefois, mon ami, n'en croyez pas mon humeur 



1839. 371 

« chagrine, car je vous le dis en toule franchise et 
« vérité, cette lettre est excellente. 
« Tout à vous de cœur, 

« Dreux-Brézé. » 



« Cher vicomte, 

« Voici votre lettre qui me paraît excellente. Je n'y 
« ai rien trouve à retrancher ni à ajouter. 

« Vous ne vous lassez pas de faire et de bien faire, 
«et vous avez raison, quelque soit le résultat de la 
« démarche, les idées resteront, si les conclusions ne 
« sont pas adoptées. 

.ce A vous de tout cœur. 

« De Lourdoueix. » 



J'étais hier soir chez la marquise Oudinot, si ad- 
mirable par son long et si entier dévoûment pendant 
les quinze mois qu'a duré la maladie de la fille qu'elle 
a perdue, si touchante par sa profonde douleur, 
comme par les larmes amères qu'elle répand chaque 
jour; et au milieu de ce cruel chagrin, si naturelle, 
prenant même parfois part aux distractions loutes 
simples que lui procurent ses amis, en se réunissant 
chez elle le soir. 

Le vicomte de Cercey entra ; il est bon, facile, brave, 
aimable, spirituel, optimiste, bon enfant, mais tou 
dévoué à la monarchie de juillet. 

Nos conversations ensemble, sont des plus amusantes 




372 MES MÉMOIRES. 

et elles égayent la société. Noire chère marquise n'a 
pu même s'empêcher d'en rire. 

Après maintes plaisanteries : « On ne voit plus 
«votre duc d'Orléans, lui dis-je, et son monde doit 
« s'en plaindre, car il a de honnes manières ; vous 
« voyez que je suis juste envers tous. — Il vit dans 
« son intérieur, dit-il, et il quitte peu la duchesse 
« d'Orléans. — Mais enfin, que font-ils ensemble, ils 
«jouent donc aux échecs? — C'est -possible. — Je 
« comprends, ils font la partie du roi : bientôt échec 
« et mat. » 

Tout le monde se prit à rire, et lui-même ne put 
s'en empêcher. 



12 mai. 

Etrange posilion que celle de l'Angleterre! 

Sir Robert Peel a mis pour conditions à l'accepta- 
tion du ministère que la reine renverrait ses dames. 
Cette jeune princesse, déjà dépopularisée par l'af- 
faire étrange d'une de ses filles d'honneur qu'elle a 
accusée, et laissé accuser avec une incroyable légèreté, 
a refusé obstinément de céder. 

Le ministère Melbourne a été rappelé. 




Paris, 13 mai. 

Hier a éclaté ici une émeute redoutable. Il est im- 
possible que le gouvernement n'en fût pas instruit d'a- 
vance ; mais l'émeute lui sert de moyen; aussi le mi- 
nistère Soull a-t-il paru à ce moment dans le Mo- 
niteur. Comment le définir' 



1859. 



573 



J'emploie toute mon influence à persuader aux 
royalistes de rester parfaitement calmes ; autrement 
ce serait donner trop belle chance à nos ennemis. 

Un homme de ces quartiers où le mouvement a eu 
lieu, est venu chez moi, et il m'a dit avoir été pré- 
venu, par un des agitateurs, il y a environ quinze jours, 
q*ue des désordres ne tarderaient pas à éclater ; qu'ils 
se croyaient sûrs d'une partie des troupes, et n'atten- 
draient pas pour commencer l'arrivée de nouveaux 
régiments qui les écraseraient infailliblement. 

Je l'ai fortement engagé à rester tranquille, bien 
que depuis un mois il soit sans ouvrage. 

Il me l'a promis. 

Un royaliste dévoué, est venu me proposer ce matin 
de réunir quelques amis afin d'être prêts au besoin. 

« — La police en seraitbientôt prévenue, lui ai-je ré- 
« pondu; et on nous accuserait avec quelque vraisem- 
« blance de donner les mains au désordre, tandis que 
«nous devons nous montrer avant tout des gens 
« d'ordre ; c'est le seul moyen de faire triompher avec 
« le temps le seul principe qui puisse le donner au 

« pays. 

« Je sais que le courage passif est quelquefois plus 

« difficile qu'un courage actif. 

M. *** s'est rendu à mes raisons, en avouant qu'il 
m'approuvait. 

« — Nous ne pouvons plus tenir nos amis, me di- 
« sait un républicain, il y a trois jours ; ils nous dé- 
« bordent; et, furieux, ils veulent agir malgré nous, 
a qui voyons que le moment n'est pas encore venu. 
«•—Nous vous regardons, lui ai-je répondu; mal- 
ce adroits, vous ferez le désordre, et il n'y aura que 



I 



374 



MES MÉMOIRES. 



« nous pour rétablir l'ordre, qui est le besoin et la 
a volonté du pays. » 




M. de *** me racontait que dans une soirée fort cu- 
rieuse où se trouvait M. Pasquier, on avait rendu une 
pleine et entière justice à la haute intelligence avec 
laquelle Charles X menait les affaires extérieures, y 
mettant, avait-onajouté, plus d'habileté que Louis XVIII 
qui pourtant, connaissait bien mieux la disposition 
des esprits, et la véritable situation du pays à l'in- 
térieur. 



14 mai. 

Quelqu'un qui arrive de l'Hôtel-Dieu, me dit qu'il 
y a ce matin, de soixante à soixante-dix blessés à ce 
seul hôpital; il en arrive encore, sans compter les 
morts sur place ou blessés conduits à leur domicile. 

On compte déjà vingt morls à l'Hôtel-Dieu. 

Un gouvernement qui par ses fautes ou ses négli- 
gences amène ou donne occasion à de semblables dés- 
ordres, n'est pas à la hauteur de sa mission. 

J'ai failli moi-même être pris dans une barricade. 
J'avais affaire dans la rue du Coq. On refusa de me 
laisser passer au Carrousel; force fut à moi d'arriver à 
h rue du Coq en longeant le Louvre. Grande rumeur, 
une foule énorme, agitation, inquiétudes peintes sur 
tous les visages, les boutiques se fermaient. Un om- 
nibus venait d'être renversé pour former une barri- 
cade. Une patrouille qui était survenue, avait fait fuir 
les insurgés et l'omnibus avait été relevé, mais chacun 
paraissait inquiet. 






1859. 



37J 



1 6 mai. 

Il y a eu au moins trois cents tués ou blessés; c'é- 
tait une véritable conspiration. Les républicains et les 
bonapartistes n'avaient pu tomber d'accord ; aussi les 
premiers sont-ils restés presqu'en dehors du mouve- 
ment ; deux sections seulement sont descendues dans 
la rue, et y ont déployé une bravoure regrettable dans 
de si fatales circonstances ; mais ils se réservent de se 
dédommager d'une manière terrible, sans se laisser 
décourager par ce qui vient de se passer. 

11 y a guerre à mort entre les républicains et la 
bourgeoisie, ou la garde nationale; les insurgés es- 
péraient qu'une partie de la ligne passerait de leur 

côté. 

La population est -restée entièrement en dehors du 
combat, il y a lassitude et dégoût ; mais le besoin 
d'ordre se fait partout sentir. 

La rage des républicains est au comble, et ils ont 
juré de se venger. 

Ce mouvement aurait dû redonner une grande ma- 
jorité au gouvernement ; mais il est tellement usé, 
que rien ne peut lui rendre le germe de vie qu'il a 
perdu, ou plutôt qu'il n'a jamais eu. 

Douze députés royalistes environ, ont paru à la 
cour; c'est une tache qu'ils se sont mise au front. Si 
l'on comptait sur les hommes il faudrait désespérer 
de la France, mais la force des choses l'emportera sur 
toutes ces misères. 



376 



MES MÉMOIRES. 




J'ai assisté chez M. de Grammont à un conseil qui 
se. tenait pour Picpus , et j'ai beaucoup parlé du duc 
de Bordeaux et de la famille royale devant des per- 
sonnes, qui, sans partager mes opinions, m'ont écoulé 
avec intérêt. 

L'opinion générale est maintenant très-favorable à 
notre jeune prince; et j'ai le juste espoir d'avoir con- 
tribué à la reformer. 



LETTRE A. MADAME LA VICOMTESSE D'AGOUST 



17 mai. 
« Chère Madame la vicomtesse, 

« J'ai écrit il y a peu de jours, au comte de Mont- 
« bel : et je me disposais à lui écrire de nouveau pour 
« continuer à vous tenir au courant des nouvelles, 
« lorsque apprenant par les journaux le départ de 
« monseigneur, je vous adresse ma lettre aujourd'hui, 
« afin que ce que j'ai à vous mander, n'éprouve au- 
« cun retard. 

« M. de Nicolaï que j'ai vu ces jours-ci, m'a dit que 
« l'on daignait conserver à Goritz un souvenir bien- 
ce veillant de mon séjQur, et j'en suis aussi heureux 
« que reconnaissant; je remercie madame de Nicolaï 
« d'avoir bien voulu se rendre l'interpréta de ces 
« obligeants souvenirs.qui me vont au cœur. 



1839 



.'ii 



« M. de Nicolaï m'a dit en outre, qu'il n'était nul- 
« lement question à Goritz, du mariage de Mademoi- 
selle, qui avait causé ici un véritable chagrin. 

« En effet, cette union vraiment détestable sous tant 
« de rapports importants, serait aussi fâcheuse pour 
« cette jeune princesse, si pleine de charmes, de qua- 
« lités, et de vertus, que pour la France qui la per- 
ce drait, et à laquelle elle est si nécessaire. 

«Non, non, cette charmante princesse ne mérite 
« pas d'être ainsi sacrifiée ; et Dieu qui veille sur elle 
« et sur la France ne le permettra pas. La France et 
a Henri la réclament, et l'avenir lui sera plus favo- 
« rable, il faut bien l'espérer. 

« Je puis espérer que si mon voyage a été pour moi 
« un vrai bonheur, il n'aura pas été sans intérêt ni 
« utilité pour notre avenir. 

«Louis-Philippe dissimule avec art ses troubles 
« intérieurs, et ses incertitudes terribles. 

« La conduite des députés royalistes de la Chambre 
« a vivement affligé les cœurs vraiment français ; leur 
« apparition aux Tuileries, à l'occasion des troubles 
« des 12 et 13 mai, est un scandale. 

« 11 n'y a pas deux principes ; si les concessions 
«sont possibles avec les hommes, elles sont dange- 
« reuses et impossibles avec les principes. Il est vrai 
« de dire cependant que Brézé, à la Chambre des 
« pairs, nous a rendu les plus grands services par son 
« énergie, sa franchise et son talent. 

« La matinée dansante de madame Appony pendant 
« qu'on se battait 1 , a produit le pi us mauvais effet, et 
« ce n'est pas sans raison que l'on a blâmé ceux et 









1 Le 13 mai. 



378 MES MEMOIRES. 

a celles qui y ont assisté. Depuis 4850, je ne mets 
« jamais les pieds chez des ambassadeurs que je ne 
ce reconnais pas. 

« Notre rôle à nous, gens d'ordre, dévoués au seul 
« principe qui puisse le donner, est de rester entière- 
ce ment étrangers à toute espèce de désordre. 

ce On va maintenant s'occuper du procès déféré à la 
« Chambre des pairs ; mais ces lenteurs obligées fini- 
ce ront par inspirer de l'intérêt pour les coupables, 
ce M. Pasquier les ménagera. • 

c< Le complot avait d'immenses ramifications. Quel 
ce avenir nous est réservé? Dieu le sait; mais malgré 
ce les événements auxquels nous devons nous préparer, 
ce cet avenir n'est pas douteux, et le triomphe de la 
ce vérité paraît assuré. 

ce Ce gouvernement est tellement usé, que, chose 
ce étrange et toute nouvelle, ces troubles ne lui ont 
ce donné aucune force, ni majorité assurée; et l'oppo- 
cc sition qui a reconnu M. Thiers pour chef, sera for- 
ce midable, mais M. Thiers, bien qu'audacieux, est 
ce irrésolu ; et il n'aura pas le caractère de sa po- 
« sition. 

« Agréez etc. » 



18 mai. 



La jeune reine d'Angleterre a recouvré en grande 
partie la popularité qu'elle avait perdue, par son re- 
fus de se soumettre à l'exigence du parti Tory, et 
aussi en reprenant le ministère Melbourne dont la 






1839. 



570 



posilion ne sera pas moins embarrassante qu'avant sa 
démission, obligé qu'il sera ç pour avoir une majo- 
rité, de faire des concessions au parti Tory; en tout, 
la situation de l'Angleterre est grave, entre lés ra- 
dicaux qui veulent avancer au pas de course, sans 
s'occuper des conséquences; et les Torys qui prétendent 
résister à de justes exigences et qui détournent leurs 
regards du présent et surtout de l'avenir, en s'atta- 
chant uniquement à un passé qui leur est échappé. 

En France, la position du nouveau ministère n'est 
pas plus facile; il lui faudra formuler tôt ou tard un 
programme ; et de là, naîtront l'embarras et la dés- 
union parmi des hommes gênés par leurs antécédents 
et évidemment divisés d'opinion. 

Les choix qu'ils viennent de faire dénotent suffi- 
samment leur gêne et la fausseté de leur situation. 

Un journal très-bien fait dans son opinion, bien 
que philippisle (la Presse), s'élève hautement et 
hardiment contre les abus monstrueux de la presse 
en général, et prouve l'impossibilité de tout gouver- 
nement avec un élément aussi formidable. 

Cette déclaration est un événement. 



I 



■LETTRE DE M. CHARLES DE SCll.OULTZ 



« Christiana, 9 mars 1839. 



a C'est du voisinage de la mer du Nord, au milieu 
« de montagnes de glace et de neige de la Norvège, 
« enfin que j'ai l'honneur de vous écrire ces lignes. 






5M MES MÉMOIRES. 

« Le cœur ne gèle point heureusement ; et quant au 
« mien, il sera toujours rempli de la reconnaissance 
« qu'il vous doit. 

« Je viens de passer quelques instants des plus heu- 
« reux d'une vie si longuement et si cruellement agi- 
c< tée; et j'éprouve un vrai besoin d'en faire part à 
« celui qui ne s'est jamais fatigué de me combler de 
« marques d'amitié et de protection. 

« J'ai eu l'honneur d'être reçu par le roi. Ce n'est 
« pas à vous, Monsieur le vicomte, que je dois rendre 
« compte de ce que j'éprouvais, en me trouvant pour 
«la première fois devant mon souverain; et cela, 
« après avoir passé la moitié de mon existence hors 
« de ma patrie. 

« Vous avez étudié le cœur humain, et vous en 
« connaissez toutes les fibres. 

« En parlant de mon séjour à l'étranger, je n'ou- 
« blierai pas les immenses obligations que je vous ai, 
« ainsi qu'à M. le duc de Doudeauville. 

« Le roi parut éprouver un -bien grand plaisir à 
« entendre prononcer votre nom et celui de M. votre 
« père. « — J'espère, dit Sa Majesté, que M. le duccon- 
« tinue à jouir d'une bonne santé. Il doit être vieux 
« maintenant ; il est presque de mon âge, c'est un 
« homme bien respectable. 

« — M. le duc, dit ma sœur, qui avait l'honneur 
« d'être assise auprès du roi, a un fils digne de lui, 
« M. le vicomte de LaRochefoucauld a beaucoup fa- 
« cilité mes premiers pas dans la carrière épineuse où 
« je me trouve. 

« — Vous avez raison, mademoiselle, interrompit 
a Sa Majesté ; il est fort distingué et par ses mérites et 



1859. 381 

« par ses manières, comment va-t-il, M. de Schoultz? 
« il est devenu moraliste; j'ai eu le plaisir de lire ses 
«ouvrages. » 

« Je ne me souviens pas de tout ce que Sa Majesté 
«disait de vous; mais je fus heureux d'entendre 
« qu'elle vous rend toute la justice que vous méritez. 

« Lorsque j'avais dit au roi que ma sœur et moi 
«nous avions eu l'honneur d'être présentés à ma- 
« dame Récamier, et qu'elle nous avait parlé du roi 
« de Suède, Sa Majesté me répondit : « — Qu'elle était 
« bien charmée d'apprendre que celte dame daignait 
« se rappeler de lui. .l'avais souvent l'honneur de la 
« voir, dit le roi ; son salon était un des plus dislin- 
« gués*de la France. » 

« Je n'oubliai pas l'affaire des Landes ; Sa Majesté 
« vous félicite d'avoir compris tout le parti qu'on peut 
« tirer de ce coin de la France. 

« J'ai l'honneur, etc. » 



RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 



« Vous n'aurez pas reconnu mon exactitude ordi- 
«naire, mon cher Charles; mais quand votre lettre 
« m'est arrivée à Paris, j'étais parti pour Goritz où 
« m'appelaient des souvenirs sacrés ; le présent fondé 
« sur l'impossible, l'hypocrisie et la corruption s'en 
« vont tous les jours de plus en plus vile, et le prin- 
« cipe que je soutiens nous apparaît dans le lointain, 
« comme l'arc-en-ciel après l'orage. 




582 ftIKS MÉMOIRES. 

« Nous avons eu des (roubles violents, et probable- 
ce meut ils ne seront pas les derniers, car ce gouver- 
« nement, en prêchant l'insurrection, a donné lui- 
« même l'exemple et le conseil qui doivent le perdre. 

« Les partis irrités et réunis peuvent causer un mo- 
«ment d'anarchie; mais ils ne peuvent triompher 
« seuls et leur division fait leur faiblesse ; tandis que 
« le pays qui veut l'ordre avant tout et à tout prix, 
« voudra aussi avec le temps, ce qui peut seul l'as' 
« surer. 

_ « Je ne suis pas un homme rétrograde ; mais sans 
«renier la gloire dupasse, je veux lui associer tout 
« ce qu'il y a de bon et de possible dans le présent. 

« Je veux un gouvernement assez fort pour pouvoir 
« sans crainte accorder des libertés ; je veux qu'il soit 
« aussi juste que ferme, sans être jamais oppresseur. 
«Je voudrais enfin d'autres bases à la politique, 
« et que l'honneur et la franchise en fussent les prin- 
ce cipales conditions. • 

« Je crois que ce gouvernement, en dehors de tout 
« principe quelconque, nous conduira à l'anarchie 
« matérielle après avoir suscité l'anarchie morale, 
« le pire des maux, et je ne vois après lui, en bonne' 
« conscience, qu'Henri V, pour nous raffermir et 
« réparer tous nos désastres ; non pas entouré de 
« vieilles perruques et de préjugés, mais avec les 
« usages, les idées et les faits compatibles avec le 
« temps où nous vivons. 

«Je .vous dirai que rien n'est plus instruit, plus 
« beau, plus distingué et plus loyal que le duc de 
« Bordeaux, et sa sagesse comme son expérience ont 
« devancé son âge ; il a auprès de lui un homme ad- 




1859. 383 

« mirable sous tous les rapports, le comte de Montbel 
« qui possède toute la confiance du prince. 

« Mademoiselle est une délicieuse personne, pleine 
« de grâce, d'esprit et de bonté. 

« Leurs augustes parents ont renoncé sans retour 
« à toute prétention personnelle, et ils ne perdent pas 
« une occasion de le répéter. 

« On m'a reçu avec une bonté parfaite en daignant 
« m'écouter; et vous savez si je suis courtisan. 

« S'ils ne font pas porter le litre de roi à leur ne- 
ce veu, c'est uniquement pour ne pas compliquer la 
« position, et afin qu'il ne puisse être compromis par 
« qui ou quoi que ce soit, avant le grand jour de la 
« régénération générale qui ne peut manquer d'ar- 
ec river. 

« Madame Récamier est profondément touchée d'un 
« souvenir qui lui est précieux. J'étais dans le salon, 
« quand le roi vint lui faire ses adieux, au moment 
ce de son départ pour la Suède. 

« Je suis reconnaissant des paroles bienveillantes 
c< de Sa Majesté, et surtout de celles qui portent sur 
«mon père, le meilleur et le plus estimable des 
« hommes. Sa santé me tourmente, et je ne puis, sans 
ce terreur, envisager la pensée d'un malheur qui se- 
« rait si grand pour moi, et pour tous les pauvres gens 
ce dont il est le soutien. 

« Les affaires des Landes reprennent. On travaille 
ce à force au canal, et la compagnie qui se forme pour 
ce sa prolongation jusqu'à Bayonne nous relèverait en- 
ce tièrement, en donnant à nos actions leur valeur et 

ce au delà. 

« Offrez à votre respectable mère mes plus sincères 



384 MES MÉMOIRES. 

a hommages et remerciez mademoiselle votre sœur de 
« s'être rappelée que j'avais protégé le début de sa 
« carrière. L'intérêt cpje vous accorde votre roi me 
« prouve qu'il sait distinguer ceux qui le méritent. 
« Adieu, je vous serre la main du fond du cœur. » 



22 ma.. 

M. d'Oraison racontait hier une anecdote assez cu- 
rieuse. 

Il voyageait en Sicile, accompagné d'un de ses 
mis. La nuit les surprit avec un guide dont ils n'é- 
taient rien moins que sûrs ; et force leur fut de s'ar- 
rêter dans une mauvaise barraque décorée du nom 
d'auberge. 

Ils ne se faisaient aucune illusion sur le danger 
de leur position; aussi prirent-ils les précautions 
exigées par la circonstance. Après un léger repas, 
ils se barricadèrent dans leur chambre, enfermèrent 
leur domestique dans un petit recoin, sans commu- 
nication aucune avec le dehors ; et, après avoir 
éteint une mauvaise lampe dont l'odeur leur était 
insupportable, ils se couvrirent de leurs manteaux, et 
se couchèrent sur de la mauvaise paille hachée, seul 
matelas dont ils pussent disposer. 

Vers minuit, des cris sauvages se faisant entendre, 
ils se levèrent en hâte et se mirent à leur fenêtre, 
non sans redouter une sinistre aventure. 

Une nuée de paysans en costumes grotesques, ar- 



185 9. 385 

mes d'espèces de torches allumées qu'ils brandissaient 
dans l'air, se dirigeait vers leur demeure. 

« — On a sans doute appris, je ne sais comment, 
« dit M. d'Oraison à son compagnon, que tu es pro- 
« testant, et l'on vient nous brûler ; triste manière 
« d'explorer ce pays. » 

Les deux amis se regardaient avec inquiétude; tout 
à coup le cortège touche à la cabane; il est à la porte, 
mais heureusement il la dépasse, tout en continuant 
ses cris. 

La troupe défile ; un prêtre revêtu de ses habits sa- 
cerdotaux et recouvert d'un immense parapluie, por- 
tait respectueusement le saint ciboire entre ses mains; 
et son calme faisait un étrange contraste avec l'exal- 
tation de tous ces frénétiques. 

On s'arrête au bout du village, le prêtre entre dans 
une maison; les cris redoublent et continuent jus- 
qu'au malin. 

Les voyageurs descendent, et leur guide leur ap- 
prend que c'est le viatique que l'on porte à un mal- 
heureux moribond, et que ces cris épouvantables ont 
pour but d'effrayer et de dissiper les mauvais esprits 
qui pourraient s'être réfugiés dans la maison du ma- 
lade, avec l'intention de disputer son âme au ciel. 

Cet usage infernal, dont rien ne peut détourner les 
habitants de ce pays, date de loin, et les moribonds 
sont condamnés à voir leurs derniers moments trou- 
blés et agités par des vociférations qui ne cessent qu'à 
leur mort. 

L'ignorance et la superstition sont aussi éloignées 
de la religion, que le mensonge l'est de la vérité. 



XIV. 



25 




1 



38(5 



MES MÉMOIRES. 




28 mai. 

On remplace un ami, fine épouse, une amante,' 

Mais un vertueux p'èrë est un bien précieux 

Qu'on n'obtient pas deux fois île la bonté des dieux. 

Le marquis Oudinot, en voyant mes cruelles préoc- 
cupations au sujet de mon père, me citait ces vers 
qui lui revenaient à la mémoire. 

Mon pauvre et excellent père dont les souffrances 
s'étaient fort augmentées depuis six mois, s'est enfin 
décidé à mander M. Le Roy d'Etiolles, inventeur de 
cette- nouvelle et admirable méthode de la lithotrilie. 
Le docteur lui a fait l'opération avec une grande 
habileté. Mon père l'a supportée avec un grand 
courage, et il est ce matin aussi bien que possible. 

Ma mère a été courageuse, mais excessivement 
émue ; mes enfants sont charmants pour leur grand- 
père qui est pour eux d'une extrême bonté. 

Pendant l'opération, je me tenais l'oreille collée 
contre la porte, recueillant le moindre mot, le plus 
.éger soupir, avec une émotion et une anxiété que 
rien ne peut rendre. 



ôl mai. 

j On a fait subir une seconde opération à mon bon 
père ; il l'a supportée avec le même courage; sa rési- 
gnation est sublime, et rarement on a vu un malade 
aussi aimable et aussi touché des soins qu'on lui rend. 
Il a eu un peu de fièvre cette nuit; mais son état est 
aussi satisfaisant que possible. 



1859. 387 

L'opération a duré quatre minutes; on doit encore 
recommencer. On témoigne partout dans Paris, à mon 
excellent père, un intérêt qui me touche vivement. 

Né avec une extrême violence et une susceptibilité 
physique, morale et nerveuse qui dépasse tout ce qu'on 
peut imaginer, mon bon père a fait de sa vie une 
lutte continuelle ; et il n'a trouvé de repos à ces com- 
bats, qu'en s'occupant constamment de ses semblables, 
auxquels il a voué sans partage toutes les actions 
comme toutes les pensées de sa noble et si belle vie. 

Bien des personnes se sont inscrites à notre porte. 
Mon père est comme moi sensible à ce touchant témoi- 
gnage de sympathie. 

41 juin. 

En 1850, on glorifia l'école polytechnique pour s'ê* 
• Ire mise à la tête du mouvement; et en 1 859, on jette 
brutalement dans la prison de l'Abbaye trente élèves 
pour une lettre imprudente qu'ils ont écrite. 

Aucun homme sensé, sans doute, ne donne raison 
aux élèves, mais chacun désapprouve le gouvernement, 
et l'effet produit par ses actes lui est aussi funeste 
que peut l'être l'érection d'un monument à la Bastille, 
pour glorifier l'insurrection qu'on réprime aujour- 
d'hui et mitraille à outrance. 

Je l'ai dit souvent : le pire des dangers pour tout 
gouvernement, c'est d'être inconséquent. Les faits ont 
leur moralité, et le désordre qu'on inocule dans tous 
les esprits, retombe sur l'autorité qui organise avec 
une intention toute personnelle, une anarchie morale 
au sein de laquelle il espère encore puiser des élé- 
ments de vie. 






388 



MES MEMOIRES. 



15 juin. 

Le marquis de Brézé vient de prononcer à la 
Chambre des pairs un discours remarquable par la 
profondeur et l'élévation des pensées. 

Toutes les questions fondamentales y ont été trai- 
tées, avec autant de sagesse que de lucidité. 

Un langage aussi noble et aussi franc, doit avoir de 
l'écho en France comme en Europe. 

Le maréchal Soult, président du conseil et ministre 
des affaires étrangères, a prouvé par son discours 
qu'il était plus fort à la tête d'une armée qu'à la tri- * 
bune. 

M. Villemain a pris la parole à son tour, avec inli- 
niment d'adresse, éludant et tournant les questions, 
au lieu de les aborder de front, et plaçant l'esprit à . 
la place de la raison. 



LETTRE A M. LE COMTE DE MONTBEL 



« 






« Un de mes amis intimes a rencontré ces jours 
«derniers le 'maréchal Clausel qu'il a beaucoup 
« connu. 

« — Eh bien, Monsieur lemaréchal,toujoursà Paris. 

« — Sans doute, puisque je ne suis plus à Alger ; croi- 
« riez-vous que ce gouvernement aussi faible qu'il est 
« peureux, et vraiment absurde, m'a ôté ce comman- 



1839. 389 

« dément, dans la crainte que je ne fisse déclarer l'Al- 
« gérie en faveur de la légitimité. 

« — Et il s'est bien trompé ; car je vous crois franc 
« républicain. 

« — Il n'en est rien ; je ne veux pas la chute du 
« gouvernement, mais à lui seul il sc'charge de la be- 
« sogne ; avant tout, j'aime la France, et s'il y avait à 
« choisir entre la république et la légitimité, je n'hé- 
« silerais pas un instant, bien que je n'aie pas à me 
c< louer des Bourbons; mais enfin, il faut en conve- 
« nir, un principe d'ordre est nécessaire, et nous 
« marchons à l'anarchie de tout genre. 

« Cette conversation a son genre d'intérêt, et vous 
« fera comprendre avec quelle intention j'ai parlé du 
« maréchal. 

« Le procès de la Chambre des pairs et l'érection 
« d'une colonne à la Bastille forment une anomalie qui 
« frappe tous les esprits, et achève de miner un gouver- 
« nement sans bases. 

« Les partis irrités par tant d'inconséquences, n'at- 
tendent que le moment d'agir. 

c< Les légitimistes marchent d'une manière trop dé- 
« cousue; mais généralement ils sont sages, en dé- 
« fendant les inlérèls du pays ; d'ailleurs le moment 
« du danger les réunirait autour du seul principe qui 
« puisse donner au pays l'ordre qu'il veut avant tout. 
« J'ai foi dans l'avenir.» 







390 



MES MEMOIRES. 






21 juin. 

« — Eh bien, madame, disait le duc d'Orléans à 
« une personne qui sortait de chez Louis-Philippe, 
« vous avez passé une heure avec mon père; comment 
« J'avez-vous trouvé? 

« — Incroyablement tranquille, monseigneur, et 
« très -rassuré sur les circonstances, qui pourtanl 
« me paraissent bien graves. 

^ — Je suis de vqtre avjs, madame, mais à quoi 
« bon inquiéter mon père! Il fait tout ce qu'il croit 
« le mieux $ il faut lui laisser une sécurité que je ne 
« partage point. Quant à mpi, nipn rôle es^t tout tracé; 
« me mettre à la tête des troupes et me faire tuer, 
ff,vqil3 le sort qui m'attend- >? 

Le prinpe était çalnje; je |e crois courageux, mais 
je suis convaincu que, Louis-PlijJippe jque parfaite- 
ment la comédie, même au sein tic sa famille; et qu'il 
juge comme nous, les évéjicnienls et leur gravité. 

La seule différence, c'est qu'il dissimule avec art 
sa pepsée ; et qu'après avqir trompé tout le monde, il 
finira par s'abuser lui-même. 



Il 



BONNE, NAÏVE ET CHARMANTE LETTRE DU DOCTEUR RUFZ 

DONT LE CŒUR EST ADSSI SINCÈRE QBE PROFOND. 



a Saint-Pierre (Martinique). 

« Monsieur le vicomte, je venais de finir le qua- 
« trième volume de vos Mémoires , vous voyez combien 



1839. 591 

« nous sommes arriérés de ce côté de l'Océan, lorsque 
« votre dernière letlre m'est arrivée. 

a Parmi les réflexions que faisait naître en moi la 
« lecture des grands événements auxquels vous avez 
a pris tant de part, en voici une qui me vînt, en cpm- 
« parant toutes ces belles choses avec la petite lettre 
« que je tenais dans ma main ; je nie disais qu'assu- 
« rément tout cela vous recommanderait à la posté- 
« rite, mais qu'aucune de toutes ces actions ne vous 
a montrerait ni meilleur ni plus aimable que ma 

« petite lettre. 

a Dans un. siècle où tous les sentiments purs sont 
« abandonnés, où l'on n'estime que le positif, ce qui 
« veut dire tout ce qui rapporte quelque intérêt, con- 
« sacrer une heure de votre temps à écrire ces quatre 
a pages ; entrer avec tant de bienveillance dans tous 
a les détails que vous savez capables de m'intéresser ; 
ce mêler enfin à tout cela mille bonnes expressions 
a d'amitié, voilà certes l'action d'un excellent homme. 

« Vous dites que c'est un exemple pour moi, qu'il 
a faut aussi vous donner des détails, que vous êtes 
ce sensible à tout ce qui me regarde. 

a En quelle pitié prendriez-vous les misérables tra- 
ct casseries de la vie bourgeoise, vous, habitué aux com- 
« bats de grand seigneur, et aux histoires de rois 
« déchus? 

« Que. notre ambition vous semblerait mesquine ! 

« Vous êtes le monde vu par le gros bout de la lor- 
c« gnette, et nous, par le petit bout. Il n'y a que le 
ce rapetissement qui nous différencie. 

« Quand je vous vois vous débattre avec tous les 
a hommes fameux de votre époque, pour un roi et un 







592 MES MÉMOIRES. 

« royaume, je trouve que je suis souvent dans la même 
« position avec les commères de ma petite ville, pour 
c< sauver un pauvre moribond, et regagner mes liono- 
« raires. 

« Permettez-moi de vous épargner ces petits dé- 
« tails de profession, qui, à peu de chose près, sont 
« les mêmes partout. 

« Voudriez-vous, par exemple, que je vous dise 
« qu'ici, comme en France, il faut quelquefois envoyer 
« dix fois réclamer son salaire d'un homme qui vous 
« proclamait son sauveur, et qui s'est hâté de tout 
« oublier. L'ingratitude est toujours poignante. 

« Malgré tout cela, le métier serait encore bon, si 
« la France laissait aux pauvres habitants de ce pays 
« de quoi payer au moins le médecin. 

« Nos sucres se vendent aujourd'hui bien au des- 
«sous du prix de fabrication; dans un tel état de 
« choses, toutes les industries sont en péril ; une ban- 
« queroute agricole, industrielle, politique est im- 
« minente. 

« Les nègres seront naturellement émancipés par 
« la ruine de leurs maîtres. C'est pourquoi nous 
« regardons l'émancipation, dans le moment présent, 
« comme une question tout à fait secondaire. 

« Ma vie privée est heureuse ; j'ai dans ma famille 
« quelques-unes des plus jolies et des plus élégantes 
« jeunes femmes du pays. Ce sont elles qui forment 
« la Chaussée-d'Antin de l'endroit ; c'est-à-dire qu'elles 
« s'amusent, autant qu'il est possible de s'amuser 
« ici. 

« Il n'y a pas de beaux bals sans elles ; nous nous 
« promenons à cheval, lorsque les malades le per- 



1859. 595 

« mettent, nous faisons de la musique, nous allons à 
« la comédie; enfin nous luttons contre la monotonie 
« de la ville. 

« Demain mon frère va augmenter ce monde en me 
« donnant une charmante belle-sœur. 

« Depuis que cette lettre est commencée, un ef- 
« froyable événement est venu mettre le comble à 
« toutes les misères de notre existence. 

« Le 11 janvier dernier, à six heures du matin, un 
« tremblement de terre a renversé la ville de Fort- 
« Royal, et tué un grand nombre d'habitants ; on n'en 
o sait pas encore le nombre; car on est occupé à re- 
« tirer les corps du milieu des décombres. 

« Notre ville de Saint-Pierre a aussi beaucoup souf- 
c< fert; toutes nos maisons sont fendues et presque in- 
« habitables. Beaucoup de gens couchent dans la cam- 
« pagne, sous des tentes. Encore une secousse pa- 
« reille, et nous sommes tous perdus. 

« Vous n'avez pas en Europe une idée de ce fléau ; 
« une journée de Juillet n'est rien en comparaison. 
«Celle lettre est peut-être un éternel adieu. Que 
« l'homme est peu de chose, même aux yeux de la 
« Providence; en moins d'un quart de seconde, elle 
o en fait disparaître des milliers. Les fourmis sont 
« mieux traitées. 

« Adieu donc, monsieur le vicomte, adieu peut- 
« être pour toujours; mais si vous apprenez que la 
« Martinique existe encore, sachez qu'il y a un homme 
« qui vous aime bien véritablement, et pour qui vos 
« lettres sont un bonheur. » 



• 



594 



MES MÉMOIRES. 



il 



28 juin. 

Le procès des insurgés des 12 et 15 mai esl com- 
mencé, et le gouvernement prend des mesures formi- 
dables. 

Le rapport sur cette affaire a été présenté à la Cour 
des Pairs par un ancien carbonaro, M. Merilhou, 



30 juin. 

« — A moins 4e grandes fautes, me disait encore 
« hier un homme aussi spirituel que profond politi- 
« que, toutes les chances sont pour vous. Le prince 
« Louis-Napoléon, poussé par de perfides conseils, rêve 
« une moparchie absolue et légitime à la Louis X1Y. 
« Les chefs du parti répqhjicqin anarchiste, n'pnt au- 
« pun argent par pux mêmes; et çepepdant ils pn don- 
M neni, et achètent des armes et des muniljpns. Il pa- 
« raît prouvé que l'Anglelprre entretient nps divisions, 
« et cherche en ce moment à susciter des troubles, en 
« France, afin de faire une diversion aux projets de 
« ja Russie du pôté de l'Orient. » 



CHAPITRE IV 



LETTRE DE MADAME LA COMTESSE D'HINNISDAL 

DIGNE DESCENDANTE DE MADAME DE SÉVIGNÉ 



« Mon cher cousin, il me semble que vous m'excu- 
« serez de grossir la foule des importuns intéressés 
« qui lèvent une sorte d'impôt sur votre temps si bien 
« employé. 

« Qqi, vous me le pardonnerez, en vous rappelant 
g que nion cœur toujours près de vous, nP sait plus 
g rien de ce qui occupe le vôtre, excellent fils que 
« vous êtes. 

« Je regrette de ne plus être à portée d'un bulletin 
<< sj intéressant que phaqup jour je pouvais. §U moins 
« interroger. Que. je saphe par vous., bon et cher pou- 
« sin, où vous en êtes de vos sollicitudes filiales que 
a je partage tant. Les épreuves réitérées de votre ad- 
« mirable ppre seront-elles bientôt 3 lpur ternie? 
« pourrons-nQus jpujr pt bénir Dieu du succès, et de- 



59fi MES MÉMOIRES. 

«meurer plus calme sur l'admiration que mérite 
o le courage de mon oncle, sur cette douce et patiente 
« résignation qui surprend ceux qui l'approchent, 
« aussi bien que ses opérateurs eux-mêmes? 

« Que vous serez bon, cher vicomte, si vous m'ac- 
« cordez quelques notes sur un sujet si cher! Que 
« vous me ferez de bien, . vous pouvez me dire que 
« vous êtes tranquille, et que tout est fini. 

« Vous le savez, mes vœux s'unissent aux vôtres 
«pour espérer qu'ils seront entendus du ciel. J'y 
« mets mon cœur tout entier 

« Ah, qu'il me tarde de savoir, mon oncle, tel que 
« le souhaite votre tendresse ; qu'il me permette par 
« vous de lui offrir, ainsi qu'à ma tante, les hom- 
« mages de nos cœurs. » 






30 juillet. 

M. Velpeau vient de faire devant de nombreux té- 
moins, à la Pitié, l'opération la plus bardieetla plus 
extraordinaire qui peut-être ait jamais été tentée; en 
le voyant si habile, on peut croire que M. Dupuytren 
vit encore. 

Une femme avait sur l'un des côtés de la face une 
telle loupe, qu'elle s'étendait depuis l'œil jusqu'au 
cou; elle allait périr dans d'horribles douleurs, et au- 
jourd'hui on espère la sauver. 

Il a fallu décrocher l'os de la mâchoire, ce qui exi- 
geait un incroyable sang-froid, un talent sans égal; la 
moitié de la mâchoire est emportée; et cependant la 



50. 



397 



paliente conservera figure humaine, par le soin ha- 
bile qu'a pris l'opérateur d'enlever d'abord la peau 
avec précaution pour en recouvrir ensuite celte hor- 
rible plaie. 

La pauvre femme a rivalisé de calme et de courage 
avec l'habile praticien. 



Le pacha d'Egypte ou plutôt Ibrahim, son généra- 
lissime, a remporté une victoire complète, et l'armée 
turque est en pleine déroute; il est heureux pour le 
sultan 1 qu'il soit mort quelques jours avant la ba- 
taille; ce coup lui eût été bien dur à supporter. 

Méhémet-Àli sera-t-il modéré après une aussi écla- 
tante victoire? la question est là tout entière; mais 
l'Europe a raison de s'émouvoir en présence d'aussi 
grands événements dont la France devrait profiter; 
mais elle n'est pas en état de le faire. 

Si Méhémet-Àli, maître de la Syrie, après avoir été 
reconnu protecteur du trône du jeune sultan s , sait 
s'arrêter, son empire est fondé. 

Lui et Ibrahim ont deux têtes comme il s'en ren- 
contre peu ; mais si l'ambition les rendait aveugles, 
qui pourrait prévoir les événements ? 

L'ébranlement serait général. 

La Turquie est en dehors de toutes les lois chré- 
tiennes ; mais il importe que ce coin du globe soit 
réservé à l'avenir, pour préserver la France des enva- 
hissements ultérieurs de la Russie. 



1 Mahmoud. 

2 Abdul Medjid. 




398 



MES MÉMOIRES. 







2 août. 

Mon bon père a supporté, hier la sixième opération, 
avec un courage à nul pareil. 

Au moment où M. Le Roy d'Étiolles à enfin saisi le 
calcul qui avait échappé jusqu'alors; mon père, àû 
milieu de ses douleurs, s'est mis à chanter pour en- 
courager ses médecins : La victoire est à nous! Il y 
avait des larmes dans tous les» yeux, et ce courage si 
simple, si religieux, si parfait, a causé la plus vive 
émotion. 






Je me suis trouvé l'autre soir chez madame Emile 
de Girardin avec MM. de Lamartine, Victor Hugo et 
de Balzac. 

Le premier est si changé que je ne l'ai pas fecôhnu. 

Le second s'est rappelé avec grâce ce que jadis j'avais 
fait pour lui, et sa conversation m'a intéressé. Il a été 
simple et bon enfant ; sa femme est toujours belle ( 
je ne l'avais pas vue depuis* longtemps ; mais j'àirtle 
beaucoup son père, M. Fouché. 

On ne peut être ni plus aimable, ni plus piquant et 
plus spirituel que l'a été M. de Balzac; toujours dis- 
posé à s'en aller pour travailler, il ne pouvait Se déci- 
der à nous quitter ; et nous ne nous lassions pas de 
l'entendre. 

19 août. 

Tandis que l'on me prévenait à Paris de prendre 
garde à moi, parce que j'allais être poursuivi pour 



1859. 3" 

la publication donnée à mon Pèlerinage, on ne com- 
prenait pas àGoritz l'utilité de cette publication. 

N'importe, j'ai fait mon devoir, et j'ai encore rendu 
un service, qu'importe le reste ! le bien serait sans 
mérite s'il était apprécié. Aussi je m'afflige de cette 
injustice, bien plus pour ma patrie et pour ceux que 
je sers que pour moi-même. 

Quelquefois cependant, je me sens au fond de l'âme 
un immense découragement, et je me prends à dire 
que le bien est impossible. 

L'ambition soutient certains hommes et leur fait 
tout supporter, pour atteindre le but de leurs désirs. 

C'est avec mon cœur seul que je marche; quand on 
le.blesse, je me sens moins fort, et j'ai besoin de re- 
tremper mon énergie. 

Je ne puis douter cependant du bien qu'a fait mon 

livre. 

Avant hier, M. *", liomme d'esprit, que le hasard 
m'a fait anciennement connaître, mais auquel je n'ai 
pas parlé depuis dix ans, m'aborde dans la rue : 
«—Vous le savez, je suis votre adversaire politique 
« prononcé ; mais je viens dé lire votre Pèkrinage, et 
« en ennemi généreux, je veux vous faire mon com- 
te pliment. Si Henri V est ce que vous le faites, il a 
« de l'avenir ; savez-vous que vous avez trouvé Te 
« moyen de lui faire des partisans parmi ceux qui 
et n'y pensaient plus et ne le connaissaient pas? Tout 
« ce que vous en dites est habile, charmant, profond ; 
« seul vous entendez bien la question, en la prenant 
« comme il faut la prendre ; vous êtes un adversaire 
« redoutable parce que vous marchez droit à votre 
« but, sans regarder à droite ni à gauche. » 



400 



MES MÉMOIRES. 



H! 





20 août. 

La Gazette de France vienl d'êlre condamnée en- 
core une fois. 

On a entendu dans ce procès, un procureur du' roi 
venir faire l'éloge de l'insurrection de la Bastille, et 
puis gouvernez après, si vous pouvez ! 

Le plaidoyer de M. de Genoude a été des plus re- 
marquables comme éloquence, comme fond et comme 
principe. 

Ceux qu'on accuse et condamne défendent les prin- 
cipes sociaux, le principe de vie, le principe gouver- 
nemental; et l'avocat du roi prêche l'insurrection, 
en plantant le drapeau des révolutions. Monstrueuse 
anomalie, funeste conséquence d'une position en de- 
hors de tous les principes ! 

On conçoit facilement que dans une telle situation, 
Louis-Philippe ne sache plus auquel entendre; que 
ses idées se heurtent et que sa tête se brise. 

En attendant, le cri de réforme est dans tous les 
esprits; il faudra bien qu'elle ait lieu. 

M. de Villèle a . publié une lettre remarquable 
sur l'état de nos finances; lui seul pourrait les ré- 
tablir. 

■ Le comte de Montbel m'écrit ces paroles touchantes: 
« En me consacrant à l'avenir d'Henri V, c'est à la 
« Patrie que je songe. Sans ce dévoûment retrempé" 
« à Goritz, j'aurais été plus d'une fois tenté de renon- 
ce cer pour jamais aux affaires, j'en ai des hommes 
« par-dessus la lêie ; et jamais je ne me suis senti 
« moins d'ambition. » 




1839. 



401 



2Ô EOÙt. 

Le peuple irlandais donne un admirable exemple 
aux autres nations. 

Tandis que les persécutions continuent à s'exercer 
de la manière la plus odieuse de la part des torys, au 
nom du protestantisme; il est juste de reconnaître le 
courage, la force et la soumission qu'inspire le catho- 
licisme. 

La voix du grand O'Gonnell, de ce catholique mé- 
connu, de cet homme géant se fait entendre; et l'Ir- 
lande soumise à un joug odieux, repousse les tenta- 
tives des chartistes anglais et protestants pour les 
pousser à la révolte ! 

L'Irlande souffre en attendant tout de la justice, du 
temps, et de la Providence, son unique refuge. 

Honneur à une telle nation, honneur à l'homme 
qui jouit, au nom de la justice et de la raison, d'une 
influence pareille ! 



50 août. 

Tout est à faire ou à refaire en France; c'est un 
édifice sans bases qu'il faut reconstruire; et le gouver- 
nement de Juillet, uniquement occupé de sa propre 
conservation, néglige tous les intérêts généraux de la 
société à laquelle il reste étranger. 

Avec les discussions interminables des Chambres, 
on perd un temps précieux ; rien ne marche, et tout 
se détruit chaque jour. 

xiv. 26 



402 MES MÉMOIRES. 

Les Comices agricoles, institution si importante, 
sont à peine organisés dans quelques départements. 

La nécessité des associations de tout genre ouvrières 
commerciales et agricoles, est généralement reconnue,' 
mais personne ne s'occupe de les organiser. 



8 septembre. 

Je lis en ce moment, un ouvrage sur la police, de- 
puis son origine, par un nommé Peuchet ; on y puise 
quelques renseignements précieux. 

J'y vois qu'une ordonnance de police porte cent 
francs d'amende pour toute nourrice qui mettra son. 
nourrisson coucher avec elle dans son lit; une ordon- 
nance aussi sage devrait être remise en vigueur. 

J'y trouve aussi, défense positive à tout serrurier 
ou marchand de vieux fers, de vendre clef ou outils 
qui pourraient servir à ouvrir ou crocheter des portes. 
A une époque qui pullule de fripons de tout genre, 
une pareille défense devrait être renouvelée. 

J'y ai lu, à propos de je ne sais plus quoi, une ré- 
clamation aussi vive que fondée, sur l'abandon dans 
lequel le gouvernement laisse les villages, tandis qu'il 
ne s'occupe que de la salubrité et de la police des 
villes. Ce point m'a souvent occupé; je l'ai plusieurs 
fois noté dans mes écrits. 

^ Il fut un temps où les dépenses de l'espionnage ne 
s'élevaient pas à plus de vingt mille francs. Nous avons 
fait bien des progrès depuis. J'ai toujours pensé, à 



1839. 403 

quelques exceptions près, que la meilleure de toutes 
les polices était celle qui n'était pas payée. 

Le seul moyen de venir à" bout d'éteindre, en 
partie du moins, la mendicité qui va toujours crois- 
sant, serait un bon système de colonisation d'abord, 
puis la dissémination forcée des mendiants dans leur 
communes rurales; et aussi l'établissement de grandes 
maisons soumises à un régime sévère et sage où les 
pauvres fussent obligés de travailler. 

Les substitutions d'enfants chez les nourrices ne 
paraissent pas aussi rares qu'on semblerait le suppo- 
ser. La police et les parents, devraient y veiller da- 
vantage, et peut-être laisser aux enfants un signe 
certain de reconnaissance. 

Si les mariages des indigents se faisaient sans au- 
cuns frais, en attendant la suppression entière du ca- 
suel, point si important, que d'abus réformés, et d'u- 
nions légitimées ou réhabilitées !.... 



18 septembre. 

On s'est étonné, non sans raison, du voyage récent 
dans le Midi du duc d'Orléans, sans prétexte apparent, 
surtout avec la jalousie de Louis-Philippe pour son 
lîls qui, du reste, ne lui cède en rien à cet égard. 

L'infâme trahison de Maroto semble expliquer 
tout. Le voyage du duc d'Orléans, et son arrivée à 
Bayonne, précisément au moment où celte trahison 
devait éclater, étaient le résultat d'un accord parfait. 

Cette trahison a conduit l'infortuné Charles V sur 
le sol français, où le gouvernement menaçait de le 



404 MES MÉMOIRES. 

meltre dans une forteresse ; disons-le cependant, à la 
louange de la nation, les opinions les plus extrêmes 
se sont révoltées contre une aussi odieuse pensée. 

Charles V n'a pas manqué de courage, mais de ré- 
solution/et pour n'avoir point parlé à son peuple, il 
n'en a pas été compris. 

Laissons à la Providence le soin d'opérer son œuvre 
en Espagne comme en France ; nous sommes à une 
époque où ce n'est pas par les armes que la vérité doit 
triompher; mais uniquement par la force de la raison, 
et la logique des faits. 

L'enseignement en sera bien plus efficace, et nous 
aurons un temps de repos et de sagesse dans l'histoire 
du monde. 



20 septembre. 

Une lettre particulière, venue d'une source certaine, 
me met au fait d'une affaire de la plus haute impor- 
tance, celle d'une alliance secrète qui aurait été con- 
clue, par l'entremise du roi de Suède, entre la Russie 
et l'Angleterre. 

Quelle nouvelle pour l'Europe; quel coup pour 
la France ! 

L'Angleterre devenue l'alliée du plus mortel enne- 
mi de notre gouvernement. 

Les conséquences d'un pareil traité 1 seraient im- 
menses. Si elles n'étaient fâcheuses que pour le pou- 

1 Ce Irait é,"'- dont les bases venaient d'être arrêtées, a été signé à 
Londres quelques mois après, le 15 juillet 1840. J'avais été bien in- 
forme. 



1859. 405 

voir de Juillet, je m'en consolerais; mais les intérêts 
de la France peuvent être gravement lésés. 

Aussi sans pouvoir nuire en rien à la personne 
qui m'écrit, userai-je avec discrétion d'un secret si 
important qu'il pourrait compromettre l'avenir de 
notre belle patrie. 

Méhémet-Àli serait, dit-on, forcé de reculer dans 
ses prétentions. 

Combien on a eu tort de ne pas soutenir résolument 
sa puissance en Egypte, pour conlre-carrer les vues 
ambitieuses de l'Angleterre ! 

Il paraît que l'union du Danemark avec la Suède 
et la Norwége serait assurée parles contractants, après 
la mort du vieux roi Frédéric. 

Les Dardanelles gênent la Russie; l'Angleterre dé- 
sire un chemin plus court et plus commode pour aller 
aux Indes orientales. 

La France aujourd'hui et l'Autriche ne sont pas 
assez puissantes pour empêcher l'agrandissement de 
leurs voisins, du moins on l'espère; osera-t-on s'oppo- 
ser à une combinaison aussi hardie qu'inattendue? 

Le démêlé entre le sultan et Méhémet-Ali, embar- 
rasse les puissances; l'ambition du dernier pourrait 
être à craindre par la suite : la destruction de l'empire 
Ottoman peut amener de grandes difficultés pour le 
partage. 

Dans ce conflit d'intérêts si divers, la Russie s'est 
adressée au roi de Suède; et ce serait par l'entremise 
du comte de Matuschewitz que le traité aurait été 
conclu. 



M 



CHAPITRE Y 



A M. LE COMTE DE VILLÈLE 





Montmirail, 4 octobre. 

« H me semble qu'il y a longtemps que je ne vous 
« ai écrit, mon cher comte, et je donnerais bien des 
«choses pour passer un jour avec vous; car c'est 
« la seule manière de s'entendre, et j'aurais tant à 
« vous dire ! L'éloignement est triste pour le cœur 
« comme pour l'esprit, et souvent vos conseils me 
«manquent; je n'en connais pas qui m'inspirent 
« une plus juste confiance. 

« Vous connaissez ma parole ; et vous savez si je 
« la tiens à travers toutes les entraves et toutes les dif- 
« iicultés. Si je n'écoutais que mon instinct, je m'é- 
« loignerais à jamais des affaires et des hommes, et 
« ma seule ambition serait le repos ; mais je me dis 






■'-*« . 



1839. 407 

« pour moi, ce que je pense pour vous: la pairie ré- 
« clame ceux qui l'aiment avant tout, et le repos se- 
« rait un crime. Aussi depuis quelque temps ai-je re- 
« doublé d'activité; mais pour agir avec confiance, il 
« m'est nécessaire de recevoir votre parole que nous 
«marcherons étroitement unis vers le bien de tous, 
« sans qu'aucun effort quelconque puisse parvenir à 
« nous diviser ou à nous séparer. Je réponds de moi ; 
« jurez que je puis et dois à jamais compter sur 
« vous; et puis je marche en avant sans regarder en 
« arrière. 

« Je viens de poser des jalons utiles pour vous et 
« pour moi ; c'est-à-dire pour le bien que nous vou- 
« Ions atteindre ensemble ; car il faut que nous soyons 
« inséparables pour réussir, et que la confiance entre 
« nous soit réciproque et complète. 

« J'ai multiplié mes moyens d'influence et de cor- 
« respondance à l'infini, soit en France, soit à l'élran- 
« ger; aussi, pendant le dernier petit voyage que je 
« viens de faire à Paris, ai-je été instruit d'un fait fort 
« grave, dont l'avenir peut dépendre ; j'ai lieu de pen- 
« ser que le gouvernement et la diplomatie même 
« l'ignoraient 

« Les conditions vous feront juger de l'importance 
« que les deux parties contractantes mettent à un traité 
« qui doit avoir une aussi majeure influence sur nos 
a destinées qu'il est presque inutile d'en déduire les 
« conséquences, tandis qu'il est si important de ré- 
« server l'Orient aux chances de l'avenir. 

« Les partis s'agitent en tout lieu ; mais ils so 
« divisés. 

« Les sociétés secrètes s'organisent d'une manié 



408 MES MÉMOIRES. 

« terrible, et les gens sages du parti, ne pouvant di- 
« riger, laissent agir. 

« Quant à nous, notre rôle est de nous tenir en 
a dehors de toute révolution. Là seulement est notre 
« force. N'oublions pas qu'Henri V est un principe. 

« Vous avez donc vu le duc de N**\ il vous accorde 
« un peu d'instinct des affaires ; c'est quelque chose, 
« mais d'idées profondes et élevées, néant. Avez-vous 
«répondu à ses trente-deux pages? je vous plains 
a d'avoir été forcé de les lire. » 



A M. LE COMTE DE MONTRE L 



6 oclobre. 




« La première fois que je m'avisai de parler à 
«Monsieur, depuis Charles X, des projets qui, en 
« le rapprochant de Louis XVIII et en changeant les 
« sentiments, les pensées et les hommes qui le per- 
ce daient devaient le faire arriver tranquillement au 
« trône, il me traita de fou, tout en avouant que c'é- 
« tait l'unique moyen de sauver le pays; mais le 
« succès lui paraissait impossible. 

« J'étais seul ou presque seul, et cependant la fa- 
ce mille royale fut réunie, et Charles X, à l'avéne- 
« ment duquel on croyait à peine, est monté sur le 
« trône. S'il en est descendu, c'est pour s'être re- 
« tourné vis-à-vis de ses anciens et fatals conseil- 
ce 1ers. 



1859. *09 

« Serait-il possible que l'expérience et l'adversité, 
« n'ayant pu suffisamment instruire la famille royale, 
« elle laissât blâmer celui qui la sert utilement, on 
«.rendant populaire un prince qui est tout notre es- 
« poir, et dont on ne parlait nulle part? J'avoue que 
« mon cœur, que j'épanche dans le vôtre, en estpro- 
« fondement blessé. 

« La Tour Foissac ne s'en gêne pas ; je lui pardonne 
« de grand cœur, car rien de ce qui est personnel ne 
« peut m'atteindre; mais je plains sincèrement ceux 
«dont il se dit l'interprète; ils tueraient le dévoue- 
« ment le plus éprouvé, s'il ne puisait sa source à un 
« sentiment plus élevé ; et si la pensée de la France 
« et celle d'Henri ne venaient ranimer mon cou- 



« rage. 



« Tous les partis se ressemblent : division, jalousie, 
« envie, voilà leur histoire. Nous avons l'immense 
« avantage de pouvoir, au milieu de l'anarchie qui se 
« prépare, offrir le seul principe qui puisse donner et 



« garantir l'ordre. » 



LETTRE DU COMTE DE MONTBEL 



Goi'itz, octobre. 



« Pardonnez-moi, mon cher vicomte, si j'ai passé 
« tant de temps sans vous écrire. J'arrive d'une série 
« de voyages qui sans relâche se sont succédé jus- 
te qu'à ce moment. A Vienne, où il y a près d'un an 



410 MES MÉMOIRES. 

« j'ai été atteint dans tout le bonheur de mon exi- 
« stence, je m'étais séparé de notre prince pour aller 
« visiter mes pauvres petits enfants chez leur tante, 
« la comtesse Esterhazy, qui est devenue leur mère. 
« J'ai dû aussi aller rendre des devoirs sacrés à la 
« mère de celle qui s'était si généreusement dévouée 
« à mon existence et à des malheurs qu'elle était des- 
« tinée à rendre mille fois plus amers. 

« Dès mon arrivée de Hongrie, la reine m'a de- 
« mandé de l'accompagner dans un voyage qu'elle a 
« fait à Maria-Zell. C'était un pèlerinage à la Vierge 
« des Douleurs; et, avec une bonté angélique, elle 
« m'a proposé de nous unir en priant pour celle que 
« j'ai perdue. Nous avons communié ensemble dans 
« une petite chapelle, à cinq heures du matin ; il n'y 
« avait autour de nous que quelques pauvres gens : 
« j'étais profondément ému. Je vous assure que cette 
« princesse, qui a épuisé la coupe des douleurs hu- 
« maines, sut trouver aux pieds de Dieu des prières 
« pour d'autres souffrances que les siennes. 

a A mon arrivée de Schœnbrunn, où nous étions 
« allés ensuite, j'ai trouvé votre ouvrage et vos lettres. 
« Vous m'y avez trop bien traité pour que je sois un 
« juge impartial. 

« Vous êtes bien mieux placé que moi pour juger 
« de l'effet. Le succès est toujours le meilleur de tous 
« les arguments, excepté au gré de l'envie. 

« M. le duc de Bordeaux est allé aux grandes 
« manœuvres militaires qui ont lieu à Peschiera. 
« Le général Vincent et le duc de Valmy sont avec 
« le prince. Ma présence ne pouvant lui être utile, 
« je suis resté avec la famille royale, qui en ce 



1839. 411 

« moment-ci n'a autour d'elle qu'un cercle fort ré- 
« tréci. 

« La reine a été vivement affligée de la mort funeste 
« de madame de S*** R***, qui est venue lui consa- 
.« crer les derniers mois de sa vie, et qui s'était fait 
« chérir par les qualités parfaites de son cœur. Bril- 
« lante encore de force et de santé, elle a été appelée 
« tout à coup devant Dieu, au moment où elle allait 
« assister à une joie de famille qu'elle devait changer 
« en un deuil profond. 

« J'ai appris avec plaisir l'amélioration qui s'est 
« faite dans la santé de votre respectable père. Nous 
« sommes peu consolés, par d'heureuses nouvelles, 
« des tristes événements qui se multiplient pour nous 
« dans toutes les sphères. 

« Adieu. Recevez l'assurance de tous mes sentiments 
« de sincère amitié. » 



7 octobre. 

Après avoir bien réfléchi sur les conséquences si 
funestes pour la France de la nouvelle dont j'étais 
le dépositaire, je fis dire à l'ambassadeur d'Autriche, 
que ne pouvant me rendre chez lui, je le priais de 
m'assigner un rendez-vous, ayant à lui communi- 
quer une chose fort grave; deux heures après, je 
le répète, il était chez moi. 

Je lui demandai s'il était en mesure de s'ouvrir 
directement avec Louis-Philippe d'une nouvelle aussi 



il 






«2 MES MÉMOIRES. 

importante pour lui que pour la France; il me ré- 
pondit négativement, et je n'insistai pas, tout en lui 
avouant que je la lui ferais parvenir. 

Je confiai à l'ambassadeur les détails dont j'ai déjà 
parlé, ainsi que le traité. 

Je n'aurais pas voulu nuire à la Suède, par égard 
pour la personne qui me confiait la nouvelle ; mais 
quant à Bernadotte, c'est un usurpateur qui a renié 
sa foi ; et puisqu'il s'allie aux ennemis de la France 
afin de nuire à celle dernière, qui est sa pairie ; il 
ne me paraît digne d'aucun ménagement 

L'ambassadeur me témoigna d'autant plus d'élon- 
nement que ma nouvelle contrariait toutes celles de 
la diplomatie; et il insista beaucoup pour savoir si la 
source de laquelle je la tenais était certaine; je le lui 
assurai. 
« — Mais c'est un fait inouï et presque impossible! 
« — Pourtant, c'est un fait dont je ne puis dou- 
ce ter 1 . » 

L'ambassadeur montra dans cette conversation qui 
fut longue, autant d'bonneur que de discrétion. Il me 
demanda la permission d'en instruire son gouverne- 
ment, c'est-à-dire M. de Metternich, lui seul bien en- 
tendu; et j'y consentis d'autant plus facilement que 
telle était mon intention, convaincu que la réunion 
de la France et de l'Autricbe pouvait seule parer un 
coup aussi funeste. 

Je cherchai ensuite le moyen de faire parvenir à 
Louis-Philippe les renseignemenls qui étaient en ma 



1 La personne qui m'avait envoyé cet important document avait tout 
entendu par hasard d'une chambre voisine. 



1859. 



413 



possession ; une personne que j'allai trouver, avec la 
juste confiance qu'elle m'inspirait, madame la mar- 
quise de Bartillat, se chargea de lui parler. 

Louis-Philippe partait le soir même pour Fontai- 
nebleau ; il lit répondre que la reine ou lui étant tout 
un, elle attendrait toute la journée à Neuilly madame 
de Bartillat. La reine des Français comprit parfaite- 
ment l'importance de cette communication ; elle reçut 
au mieux madame de Bartillat, ne lui fit aucune ques- 
tion sur l'origine de cette nouvelle, et promit de re- 
mettre à Louis-Philippe ma note, qui se terminait 
ainsi : 

« 11 en coûte trop à celui qui donne cette nouvelle, 
« et que toutes ses convictions séparent du gouverne- 
ci ment actuel, pour qu'on ne doive pas y ajouter une 
a foi entière. Son amour pour la France l'emporte sur 
« tout autre sentiment. 

« Si cependant on lui demandait son opinion dans 
« la circonstance donnée, il répondrait sans hésiter : 

« Réunion franche et immédiate de la France cl de 
« l'Autriche; laisser et faire conclure sans relard un 
« traité entre le sultan et Méhémet-Àli ; ne pas laisser 
« abattre pour le moment le premier, et maintenir 
« en Egypte la puissance du second, pour mettre un 
«freina l'ambition d'une nation sans foi qui nous 
« trahit au moment même où notre or la sauve d'une 
a banqueroute et de ses suites. 

«Soutenir momentanément le sultan à Constant!- 
« nople, pour ménager un arrangement d'avenir im- 
« possible aujourd'hui, et comprimer les vues de la 
« Russie. 






414 MES MÉMOIRES. 

« Une politique hardie occuperait peut-être immé- 
« diatement les Dardanelles; mais, outre les difficul- 
« tés, jl pourrait, je le sais, en résulter de graves con- 
« séquences ; et je doute malheureusement que nous 
« soyons en mesure de les soutenir. 

« Agissant d'accord avec le Sultan, la Russie n'au- 
ff rait rien à dire; mais pour réussir, il faut confiance, 
«célérité, discrétion, habileté et que les agents em- 
« ployés ignorent même les motifs qui font agir. 

« L'Angleterre se trouverait jouée, et l'on devrait 
« mettre ses soins à amener la Prusse à approuver 
« ledit traité. » 



A M. LE COMTE DE MONTBEL 



pi 28 octobre. 

« Avec un cœur et un caractère tels que le ciel vous 
« les a donnés en partage, mon cher Montbel, on ne 
« craint jamais ni refroidissement, ni changement; 
« mais quand voire silence se prolonge, il m'afflige;' 
« et quand celui auquel j'ai voué l'affection la plus 
« tendre me revient, j'en suis heureux, et je me sens 
« plus fort pour supporter les tribulations de la vie. 

« Ne pas être compris par ceux. que l'on a servis, 
« au prix de tant de sacrifices, et d'une façon que l'ex- 
« périence a presque toujours justifiée, est une peine 
« réelle ; mais elle ne découragera cependant point, ni 
« ne fera reculer un dévouement puisé dans la pensée 




1859. 415 

« de ses devoirs, comme dans une conviction profonde 
« que tout vient confirmer. 

« On raisonne toujours là-bas, comme s'il y avait 
« plusieurs portes offertes à Henri V, pour rentrer en 
«France; et que l'on voulût se les ménager toutes. 
« C'est une erreur dangereuse. 

« Charles V est aujourd'hui prisonnier en France, 
« pour n'avoir pas voulu comprendre «a position, 
«malgré tout ce qu'on a pu lui dire, ou lui faire 
« savoir. 

« Aujourd'hui l'épée né suffit plus, et les peuples 
« connaissent leurs droits. 

« Non, ce n'est pas avec des hommes de parti ou 
« d'exagération qu'Henri V retrouvera jamais sa cou- 
« ronne et son trône; c'est sur la nation qu'il régnera, 
« c'est par la nation qu'il doit régner ; c'est donc elle 
« qu'il est nécessaire d'éclairer et de conquérir. 

« Sans doute l'opinion des personnes dont vous me 
« parlez, et surtout la vôtre seraient d'un grand poids 
« à mes yeux, si vous étiez en France; et si les autres 
«n'avaient pas été si souvent abusés par ceux qui 
« cherchent plus à les flatter qu'à les servir. Je vais 
« ajouter quelques réflexions partagées par l'opinion 
« de beaucoup de personnes sages qui connaissent 
« parfaitement le pays. 

« Tous les efforts des libéraux tendent à faire croire 
« que Monseigneur a été élevé dans des idées de des- 
« potisme, de centralisation, de gouvernement à la 
« Louis XIV enfin ; et ce travail infernal n'a eu que 
« trop d'influence sur les esprits. 

« Ils. cherchent à faire craindre Monseigneur, en 
« apportant à l'appui de leur opinion, les principes 



416 MES MÉMOIRES. 

« d'une partie des personnages qui l'onl entouré; et 
« qui ont, à tort ou à raison, plus ou moins celte cou- 
« leur, aux yeux d'une grande partie de la nation. 

« Ils s'efforcent pour effrayer les esprits, de voir re- 
« vivre dans ce jeune roi, les principes qui ont géné- 
« ralement dirigé la conduite de celui que nous plcu- 
« rons, en supposant que les excès de 1850, et l'in- 
« gratitude si coupable envers la famiHe royale aient 
« dû lui inspirer l'horreur de tout ce qui ressemble 
« au régime constitutionnel. Mon Pèlerinage à Goritz 
« a répondu d'avance victorieusement à toutes ces 
« fausses allégations. » 




14 novembre. 

Le salut de la France, sa gloire, son bonheur, sa 
richesse, son indépendance, enfin son rétablissement 
dans le rang que nos divisions lui ont fait perdre, 
liennent surtout à la réunion de tous les partis dans 
un but et un intérêt communs. 

Le travail des idées qui s'opère dans ce moment, est 
le plus sûr moyen d'y parvenir, surtout si les esprits 
éclairés de toutes les opinions, en donnent l'exemple, 
comme on peut l'espérer, aujourd'hui que le parti du 
mouvement adopte lui-même les moyens pacifiques. 

Sans doute, c'est un grand pas de fait, mais il y a 
encore à redouter la rage de certains hommes qui tra- 
vaillent en silence, et dont le silence est encore plus 
menaçant que l'action. 



1831). 



417 



La question véritable existe aujourd'hui entre la 
révolution et la France, entre le monopole et le droit 
commun, entre l'arbitraire et la liberté, entre le sys- 
tème anglais et américain d'une part, et le système 
vraiment français de l'autre; et ce qui devrait servir à 
prouver que notre ligne seule est la vraie, c'est que 
malgré tous les efforts de ceux qui en sortent, ils 
tournent toujours dans un cercle vicieux, et sans issue ; 
leur inconséquence et leur division démontrant le 
vice des moyens qu'ils proposent. 

Ne confondons point la révolution avec la réforme. 

La réforme, c'est la liberté, c'est l'administration 
du pays par le pays. 

La révolution, c'est l'anarchie érigée en principe, 
c'est la tyrannie d'un petit nombre gouvernant au 
nom de tous. 

Pour couper court aux révolutions, demandons et 
obtenons la réforme. 









A M. LE COMTE DE MONTBEL 



22 novembre. 

« J'ai la certitude, m'écrivait il y a quelques jours 
a un homme qui lient à l'ordre actuel de choses, qu'un 
« voyageur qui revient de Gorilz, a été autorisé à dé- 
« savouer tout ce que vous avez écrit; pourquoi vous 
« acharner à une cause que ceux que vous servez avec 
«autant de zèle que d'habileté rendent absolument 
f< impossible ; ils ne vous comprennent pas, et ne vous 

xiv. 27 





«8 MES MÉMOIRES. 

« savent aucun gré de vos efforts, et de vos sacrifices 
« de tout genre; vous êtes mieux connu et apprécié 
« par ceux que vous regardez comme vos ennemis; 
« et qui, si vous le vouliez, auraient bientôt cessé de 
« l'être. » 

« On prétendait que Monseigneur était du nombre 
« des mécontents; j'ai nié le fait, qui me paraît im- 
« possible d'après ses conversations et ses marques de 
« sympathie, et je me suis peu occupé du reste. 

« Si je reviens autant sur ce sujet, mon cher Mont- 
« bel, c'est qu'il est important que notre cher prince 
u connaisse le temps où il vit, et les hommes à qui il 
« aura affaire. 

« le retour de Monseigneur n'est possible que s'il 
« est tel que je l'ai présenté, et tel qu'il est en effet ; 
« c'est ainsi que j'espère l'avoir rendu populaire: on 
« ne parlait de lui nulle part ; on s'en occupe mainle- 
« nant partout 

« Monseigneur doit lire les journaux pour tout sa- 
« voir, repousser les préjugés , bien connaître les 
« hommes, et les mettre chacun à sa valeur 

« Tous ceux qui quittent notre cher prince sont 
« enchantés de lui ; le duc de Valmy est revenu plein 
« d'enthousiasme. « — Je croyais, disait-il, les éloges 
« du Pèlerinage exagérés ; mais ce que j'ai vu sur- 
« passe tout ce qu'on a écrit. » 11 le répèle partout. 

« Il est bien important que tous ceux qui approchent 
« le prince, en reviennent aussi satisfaits ; c'est par 
« l'amour etl'eslime qu'il doit conquérir son royaume. 

« Mais il faut, dans toute sa conduite, infiniment 
« de sagesse et de mesure; et je jouis vivement de 
« vous savoir auprès de Monseigneur. Vous inspirez 



•18 5 a. ii a 

« une confiance générale. Les uns vous craignent, 
« c'est-à-dire qu'ils redoutent votre sagesse ; les autres 
« vous aiment.; tous vous estiment, et la pensée des 
« ordonnances n'est plus, par rapport à vous, dans 
« l'esprit de personne. 

« Parle temps qui court, après avoir bien consulté 
« sa conscience, il faut oser, et risquer même de dé- 
« plaire pour servir. 

« A Paris, les esprits sont inquiets et mécontents ; 
« et malgré les travaux immenses que le gouvcrne- 
a ment entreprend de tous les côtés, beaucoup d'ou- 
« vriers restent sans ouvrage; le pain est cher; les 
« fabriques se ferment ; le commerce est presque nul; 
« les faillites se déclarent par centaines, les vols se 
« commettent en plein jour, le recensement des in- 
« digenls présente un chiffre qui dépasse soixante-dix 
« mille. On craint pour cet hiver. 

« Une des difficultés de l'avenir sera cette masse 
« d'hommes arrachés à leurs travaux agricoles, et qu'on 
« a habitués à beaucoup gagner, et à beaucoup dépen- 
« ser; une grande plaie aussi, c'est le nombre immense 
« de bourses gratuites qui engendre une génération 
« avec des besoins et une ambition sans frein; l'é- 
« ducation de la plupart des maisons universitaires 
« étant irreligieuse. 

« Un grand danger est cette foule de vrais bandits 
a qui inondent Paris, toujours prêts à piller et à mas- 
« sacrer; tout est à refaire, cher comte, mais celui-là 
« seul est fort qui s'appuie sur la Providence. » 






■ 



420 



MES MÉMOIRES. 






LETTRE A MADAME EMILE DE GIRARD1N 

SUR SA PIÈCE CONTRE LES JOURNALISTES, QUELLE AVAIT LUE CHEZ ELLE 
DANS UNE SOIRÉE. 



« Je n'ai point entendu voire pièce, chère madame, 
« et ne puis la juger; mais, malgré moi, il me reste 
« l'impression que s'il y a eu autant de courage que 
« de générosité à l'écrire, c'est précisément parce 
« qu'elle n'a rien de comique. 

« Il y a du sublime dans cette idée de venger qui 
« vous tient de près, et d'attaquer un corps d'armée 
« aussi redoutable, et qui souvent fait autant de mal. 

«Philippofl, cet homme si spirituel, si aimable, 
« dont le crayon si fin et si critique passera à la pos- 
« térilé, ne me raconlail-il pas en prison, en le regret- 
c< tant amèrement, qu'il avait acheté tout exprès un 
« petit journal, pour se donner le plaisir d'adresser 
« tous les malins des sottises à une administration à 
« laquelle il rend aujourd'hui justice. 

« Il est vrai qu'alors il avait vingt ans. Savcz-vous 
« pourquoi il m'en voulait aulant? C'était pourm'être 
« refusé à proléger une carrière qu'alors il voulait 
« prendre, contre la volonté de ses parents. 

« Le public me remercia de l'avoir forcé à y renon- 
« cer, cq portant ailleurs ses pensées si spirituelles. 

« Le public vous remerciera aussi en admirant 
« votre courage, et celle force d'âme qui, en véritable 
« chevalier, vous porte à vous jeter ainsi à travers la 
« plus horrible mêlée, et à marcher avec intrépidité 
« eous le feu de la mitraille. Il faut que vous les ayez 



1859. 421 

a atteints au cœur, pour qu'avec toules les formes de 
« la galanterie et de l'esprit, leur critique soit auss 
« arrière. 

«S'ils vous en veulent autant, c'est que vous leur 
« avez fait un mal réel; et du moins, il résultera de 
« votre œuvre un grand bien : c'est qu'ils deviendront 
« forcément plus justes. 

. « Je regrette que vous n'ayez pas fait dans votre 
« pièce, la part d'un journaliste consciencieux; cha- 
« cun eût voulu s'y reconnaître, et n'aurait osé se ran- 
« ger de l'autre bord ; il y eût eu de l'adresse à cela. 

« On ne peut, au reste, plaire au présent et à l'a- 
ce venir; vous vous êtes tournée du côté de la posté- 
« rité ; et je vous en félicite ; vous visez plus aux nobles 
« conceptions, aux sentiments, aux pensées sublimes, 
«au courage héroïque, qu'à la réputation d'un au- 
« leur dramatique accompli ; votre pièce restera comme 
« un bel enseignement, une haute et puissante 
« moralité. 

« Mais dites-moi, le malin et spirituel Janin est 
« donc votre ami? 

« M. Thiers, que ne vous doit-il pas pour l'éloge 
« qu'on en fait, et pour vous être déclarée son cham- 
« pion. Si j'étais sa femme, déjà je serais dans vos 
« bras; et si j'étais M. Thiers, jamais je n'oublierais 
« le service que vous lui avez rendu. 

« J'attends votre réponse avec une vive impatience ; 
« si toutefois vous en faites une, elle doit être aussi 
« fine que gracieuse, et vous pouvez dans cet ar- 
« ticle, refaire la part qui, à mon avis, manque à la 
« pièce; au reste, la critique même qu'on en fait, vous 
« fournit des armes puissantes. 



I 



i'2'J 



MES MÉMOIRES. 



«Annoncez que vous êtes heureuse de profiler 
c< d'une critique aussi spirituelle, en ce qu'elle a de 
« juste, et surtout faites reparaître votre pièce revue 



« et corrigée 



« On vous accorde tout ce à quoi vous pouvez mettre 
« du prix; ne tenez pas au reste; et surtout que le ton 
« de la réponse ne vous montre en rien blessée. Par- 
« donnez ces conseils à un ami sincère. » 



A M. LE COMTE DE MONTBEE 

« 2 décembre 1839. 

« Les nouvelles que nous recevons de Rome, mon 
« cher Montbel, et de notre prince me charment ; je 
«suis enchanté que notre Henri ait donné celle 
« marque de caractère; et puisque vous êtes auprès 
« de lui, je suis tranquille sur toutes les démarches; 
» j'ai été à même d'apprécier sa confiance dans celui 
« que la Providence a placé auprès de sa royale pér- 
it sonne. 

. « J'ai dit un de profanais de bon cœur pour le duc 
de Blacas ; mais, en définitive, sa mort est loin d'être 
«un malheur politique; et c'est un point immense 
« que Henri de France ne soit plus le prisonnier de 
« l'Autriche ; le ciel semble avoir brisé lui-même celle 
« entrave de la manière la plus simple. 

« La réception qu'on vous fait à Rome, et les succès 
« de ce jeune homme qu'il suffit de voir et d'appro- 
cher pour l'aimer, sont un vrai bonheur. Occupez- 



1839. 425 

« vous maintenant de son éducation politique, partie 
« essentielle, en lui faisant connaître les hommes qui 
« servent véritablement ses intérêts, en lui faisant 
«voir les choses, et juger les événements sous leur 
« véritable point de vue; personne plus que vous n'y 
«est propre. 

« Le succès paraît certain avec le temps; mais il 
« faut y arriver avec sagesse, et ne pas nous trom- 
« per de route. 

« Il faut connaître le possible, et ne pas se heurter 
« contre l'impossible ; il faut parler à l'esprit, et frap- 
« per au cœur. 

« Il faut avoir la prudence de laisser marcher les 
« événements, afin de rallier tous les royalistes comme 
« un faisceau. 

« 11 faut enfin qu'Henri V, laissé par la Providence 
« en dehors de tous les mouvements politiques, donne 
« l'exemple de toutes les vertus; qu'il se montre ca- 
« pable; qu'il soit partout et en tout, un modèle que 
« Ion puisse citer avec orgueil. 

« Faites-lui craindre ces flatteurs qui entretiennent 
« dans les veines un poison dangereux ; et que la cor- 
« ruplion des hommes et des cœurs l'éclairé sans l'en- 
« traîner; qu'il se montre au-dessus des frivolités, 
« comme des séductions de son âge! 

« Qu'il soit homme et chrétien avant d'être roi, et 
« ne donne sa confiance qu'à ceux qui la méritent; 
« l'égoïsme qui se fourre partout, m'a fait un reproche 
« d'avoir approuvé ceux qui ont accepté du service; 
« mais oublie-ton que ce sont les trois quarts de la 
« France qu'il s'agit de conquérir et de rallier; et 
« que ce n'est pas sur quelques individus mais bien 






m MES MÉMOIRES. 

« sur tous les Français qu'Henri V est appelé à régner 
« également ; ce n'est plus par l'épée qu'un roi peut 
« conquérir l'amour de ses sujets, mais en se faisant 
« chérir et estimer. 

«Dans la plus petite chaumière, comme dans le 
« château, on songe maintenant à Henri, et l'on s'al- 
« tend à de grands événements. 

«Que l'expérience du passé nous éclaire sur nos 
« devoirs, comme sur la seule marche qu'il y ait à le- 
« nir; ne soyons plus sourds et aveugles, devant les 
« leçons de l'histoire ! » 




LETTRE DE M. DE LOURDOUEFX 

« J'ai des nouvelles de Rome. Notre prince y restera 
«jusqu'à la fin de décembre. Il ira ensuite à Naples, 
« et de là beaucoup plus loin de la France. 

« Le pape ne l'a point reçu, mais il fait flores à 
« Rome. Il avait un de ces soirs deux cents personnes 
« dans son salon; toute la société est remarquable- 
« ment b.en pour lui; on admire sa dignité et son 
« esprit. 

« Ses grands parents n'étaient point d'avis du 
« voyage; mais quand ils ont vu que le prince était 
« décidé, ils ont cessé de s'y opposer, et ils ont tout 
« fait pour que ce voyage fût convenable. 

« Monlbel accompagne le prince. 




183 9. 425 

« Quel malheur que vous ne puissiez pas aller pas- 
ce ser quinze jours à Rome! 

«Adieu, et mille assurances de mes sentiments 
« dévoués. » 



■ 
I 



ANNÉE J840 



CMPITRE PREMIER 









' LETTRE DE M. A. DE LàTOUCHE 

RÉPUBLICAIN EN GANTS JAUNES 

« 1" janvier. 

« Je viens de 'passer les mois de novembre el de 
« décembre dans mon lit. J'ai espéré mourir, je l'ai 
« désiré. Je ne sais si cela est édifiant à dire ; mais 
a vous ne me demanderez pas à moi, les vertus d'un 
« catholique : vous voulez bien vous contenter de la 
a franchise; franchement aussi, je serais charmé de 
« vous voir, car je vous aime; et cependant vous èles- 
« vous dit quelquefois combien les distances de nos 
« quartiers, de nos fortunes, de nos positions sociales, 
« de nos religions politiques et divines, empêchaient 
« de rapprochements spontanés! 11 en est ainsi de la 



428 MES MÉMOIRES. 

« famille de Lourdoueix, vers laquelle j'aspire tou- 
jours, el de laquelle je vis, ou plutôt je meurs tou- 
jours séparé. J'espère que dans un autre monde 
« nous nous rencontrerons plus souvent. Dieu me 
« doit cela pour les tribulations de cette vie. 

«Si je vous suis bon à quelque chose depuis les 
« soins d'un correcteur d'épreuves jusqu'au dévoue- 
« ment d'un compagnon à Rome, donnez-moi un ren- 
« dez-vous, rue de Varennes; autrement ne vous al- 
« Irisiez pas de mon découragement, J'ai vieilli de- 
ce puis notre dernière entrevue; j'ai perdu des illu- 
« sions encore, et ma foi je ne cherche plus que les 
« livres. 

«A vous au fond du cœur. » 







10 janvier. 

Les sociétés secrètes sont un dangereux fléau qui 
menace l'avenir de toutes les sociétés. 

Liés par des serments terribles, tes associés ne re- 
connaissent aucun droit que celui de leurs chefs, et 
aucun autre devoir qu'une obéissance passive. 

Un des associés, père de famille, qui avait eu le 
malheur de déplaire, vient de périr de douze coups 
de poignard ; son corps retrouvé mutilé, a été déposé 
à la morgue, et réclamé par sa famille, sans qu'on 
puisse connaître les coupables. 

Un autre, jeune homme de dix-sept ans, est jugé 
dans ce moment, mais il étonne par sa fermeté, ceux 
qui ont résolu sa mort. 



18 40. 4'2 f J 

Tout ceci est officiel : nul moyen d'échapper à la 
condamnation et à la vengeance, même en s'expa- 
triant : sur tous les points du globe, il se trouve des 
associés exécuteurs passifs des terribles jugements des 
sociétés secrètes. 

11 faudrait contre-miner celte mine épouvantable 
qui engloulira un jour les sociétés, ou du moins les 
bouleversera de fond en comble; mais l'argent est le 
nerf de tout, et malheureusement on en manque abso- 
lument dans ce moment. 

Il est cruel de connaître un mal aussi dangereux, 
et d'y entrevoir un remède sans pouvoir l'appliquer. 



15 janvier." 

Un ancien gouverneur 1 chez lequel j'ai passé péni- 
blement plusieurs années de mon enfance, dans le 
pays latin, m'avait fait témoigner le désir très-vif de 
me revoir encore une fois avant de mourir, et je me 
suis rendu avec empressement à ses vœux. Je suis 
resté près d'une heure et demie à son chevet; il n'y s 
point de rancune qui persiste devant la mort; d'ail- 
leurs, c'était un brave homme au fond, et puis que 
n'efface pas un regret et un sentiment d'attachement 
sincère ! 11 a d'ailleurs parcouru avec honneur la car- 
rière de l'éducation. Il m'avait demandé mon pèleri- 
nage à Goritz, et je le lui ai envoyé. 

Il a un fils établi', et m'a présenté ses trois filles; ils 



1 M. Lefèvre m'aimait au fond, mais il était d'un caractère extrême- 
ment violent, et j'eus beaucoup à en souffilr. 



«0 MES MÉMOIRES. 

vivent retirés dans un grand hôlel de la rue d'Enfer 

qui lui appartient, vaste solitude, triste comme un 

tombeau entourés de personnes vieilles comme le 

temps. 



Un homme d'esprit et de cœur, bizarre parfois, et 
dégoûté de tout, me racontait ces jours derniers, l'a- 
necdote suivante de sa vie. 

Si malheureusement elle n'est pas morale, elle a du 
moins son côté plaisant ; je le laisse parler, ce qu'il 
fera beaucoup mieux que moi. 

« — J'avais le cœur tout rempli de souvenirs qui 
« m'étaient chers, et un départ précipité venait de me 
a séparer d'une femme que j'adorais : parmi les per- 
« sonnes de mes amis, je voyais souvent une dame 
« qui me recevait avec une obligeance dont j'étais 
« touché, sans avoir jamais remarqué ce qu'elle pou- 
ce vait avoir de personnel. Tout rempli de mes regrets 
« et de ma profonde tristesse, j'arrive un jour chez 
« elle, pour y chercher quelques distractions à mes 
« soucis. Ma figure annonçait assez le chagrin qui me 
« dévorait, et ma pâleur, mes souffrances intérieures. 

a — Mais qu'avez- vous ? me dit-elle avec une tendre 
« sollicitude. 

« — Un chagrin profond me dévore; un amour 
« malheureux me mine, je ne puis m'en ouvrir à 
« personne, et il faut toute votre bonté pour justifier 
« ma confiance. 

« Prenant aussitôt pour elle-même, avec une bien- 
« veillance toute particulière, ce que dans ma pensée 



^Ê 



1840. 451 

« intime j'adressais à une autre: — Eh mon Dieu, 
« mon ami, que ne me le disiez vous plus tôt ; pour- 
« quoi ne m'avoir pas- laissé lire dans votre cœur un 
« amour que j'éprouve moi-même pour vous depuis 
«longtemps; je ne vous aurais pas laissé souffrir 
s davantage. ■ 

« N'osant pas l'éclairer, je reculai devant l'idée de 
« la détromper en lui avouant que j'en aimais une 
« autre; la pensée de l'affliger me fit hésiter; je nie 
« jugeais barbare, impoli ; elle interpréta en sa fa- 
ce veur jusqu'à mon silence, et elle se jeta dans mes 
a bras avec une effusion qu'il n'eût pas été courtois 
« de repousser. J'étais hors d'élat de penser et d'ar- 
« ticuler une syllabe. Nous étions liés depuis six mois, 
a lorsqu'un nouveau départ vint nous séparer. » 



■ 

■ 



A MADAME LA COMTESSE DU CAYLA 

K 18 janvier. 

« Je vous plains, madame, de vous croire obligée 
« de ne donner aucune marque de souvenir à celui 
ce qui fut constamment votre ami, et qui vous donna 
c< pendant tant d'années, des marques d'une affec- 
« lion et d'un dévouement dont le monde offre peu 
te d'exemples. 

ce Si à mes yeux comme aux vôtres votre silence est 
« un tort que vous vous reprochez malgré vous, je 
ce ne veux point le partager, et il m'en coûterait trop 
ce de vous imiter. Sans discuter sur le fond, mes inten 
«'lions du moins ne peuvent pas vous rester plus sus- 





432 MES MÉMOIRES. 

« pecles que mon affection ; et d'ailleurs les faits sont 
« venus justifier mes sages et amicales prévisions. 

« Après une longue absence, nous nous sommes 
« revus comme de vieux amis qui ne pouvaient dou- 
ce 1er de leur affection ; ne m'imposez plus les tris- 
« tessesfl'un silence qui me pèse; je ne crains pas de 
« l'avouer. 

« Si une position plus que sévère ne me clouait 
« forcément où je suis, déjà je serais tombé chez vous, 
« comme une bombe ; mais ses éclats eussent été tout 
« affectueux, car il m'est impossible de chasser de ma 
« pensée l'amie de tant d'années. 

« Allons, un peu de courage et de justice; moins 
« de rancune, et nous en serons plus heureux. 

« Les sociétés secrètes préparent une mine terrible 
« qui amènera infailliblement un moment d'anarchie, 
« car la rage ne raisonne pas. 

« Il n'y a de véritable influence nulle part ; mais 

« un pouvoir agonisant se débattant contre toutes sortes 
« d'impossibilités. 

« La sanlé de Louis-Philippe s'altère visiblement ; 
« et sa mort, quelle que puisseen être la cause, sera lé 
« signal d'une grande catastrophe : de toute façon, 
« celte catastrophe n'est plus éloignée. 

« Toutes les lettres qui arrivent de Rome, confirment 
« ce que j'ai écrit; et cette étoile qui doit éclairer 
« notre avenir, grandit sous la protection du ciel. 

« Mon père, toujours admirable, va mieux; mes 
« enfants croissent, ils sont beaux et grands. Ma mère 
« et ma fille toute charmante, reviendront à Paris à 
« la fin de janvier. 

« Bien des privations de tous genres me sont impô- 



1840. 435 

« sées ; mais nulle ne peut m'êlre plus pénible que le 
« silence d'une amie ; et si, pour la servir, j'ai pu sans 
« le savoir, lui déplaire, mon caractère et mon cœur 
« doivent me servir de garantie. Recevez mes plus 
« tendres hommages. Le monde est triste, j'y vais peu ; 
« on se marie, on rit, on pleure, on chante, on danse, 
« on meurt, et le monde va toujours en dépit de tout 
« et de tous. 

« Mon Dieu que j'aimerais à passer quelques jours 
a avec vous dans votre solilude, où vous demeurez 
« avec une si admirable persévérance. » 



A M. LE COMTE DE MONTBEL 

« 21 janvier. 

« Jour de malheur et de grande réparation, où le 
« juste est mort en martyr, demandant grâce pour son 
« peuple. Celte grâce, sa voix puissante et sainle, finira 
« par l'obtenir; et le temps arrive où la vraie lu- 
« mière doit enfin dissiper les ténèbres de l'erreur. 
« Telle est, cher comte, ma conviction profonde. Ce 
« jour néfaste devint à ma voix un jour de deuil pour 
« la France entière; mais aujourd'hui tous les souve- 
« nirs sont effacés par un pouvoir qui veut dater de 
« lui. Si péniblement il a obtenu un jour de dix ans 1 , 
« il est aujourd'hui sans lendemain, ettous les ressorts' 
« du gouvernement se brisent dans sa main. 

« Dans mon opinion, la France ne doit courir après 



1 1830-1840. 



28 




*54 MES MÉMOIRES. 

« aucune alliance ; mais les attendre et les forcer, par 
« une attitude aussi sage que ferme ; elle doit placer 
« noblement son épée dans la balance de l'Europe; 
« ne pas craindre de la tirer; mais ne jamais le faire 
« sans nécessité, et toujours avec sagesse. 

« Le cri d'honneur sera toujours entendu des Fran- 
ce çais; mais pour que la France soit respectée, il faut 
« qu'elle soit respectable; aujourd'hui le monde s'en 
« gare comme d'un mauvais sujet sans honneur, dont 
« les principes perturbateurs portent le trouble dans 
ce toutes les consciences. Le prince appelé à la régéné- 
« rer, doit être franchement vertueux, sans oslenta- 
« tion comme sans respect humain ; et le bien des 
« peuples doit être le sujet de toutes ses méditations, 
« comme le but de ses constants efforts. 

« Le peuple en France, raisonne trop peut-être, 
« pour son repos et son bonheur ; mais il a dans le 
« cœur un fonds de justice qui finira par triompher de 
«toutes les préventions. Pour le diriger, il faut se 
« l'attacher, en lui prouvant qu'on s'occupe sérieuse- 
ce ment de ses intérêts. Il veut être gouverné, et se 
ce montre soumis, quand on le conduit bien; il faut 
ce peu s'occuper de ses paroles, et aller droit au fait ; 
ce en ne regardant aucun obstacle comme étant insur- 
ce montable. Une modération ferme impose à tous. 
c< Grande indulgence pour le passé, avec une fermeté 
ce inébranlable pour le présent et l'avenir. 

ce Le relour du bon Bouille me paraît un bonheur ; 
ce c'est un esprit sage et éclairé : il ne faut pas deux 
ce directions, et il a en vous la confiance que vous mé- 
« ritez. 

ce Les lettres de M. l'abbé de Genoude nous ont 



18 40. 455 

« charmés sous tous les rapports ; parlez-m'en un peu ; 
« c'est un homme doué d'une imagination vive 
« mais d'une persévérance invincible, d'un grand 
« courage moral, de puissantes lumières, et d'un dé- 
« vouement éprouvé. 

« Il est dans l'enchantement de tout ce qu'il a vu 
« et entendu ; nous l'attendons avec impatience. 

« Mes hommages respectueux aux pieds du prince; 
« mille choses au comte de Bouille; et à vous, cher 
« comte, à la vie, à la mort. » 



A M. LE COMTE DE BOUILLE 



« '26 janvier. 

« J'attends avec la plus vive impatience de vos nou- 
« velles, mon cher comte, et je jouis d'autant plus 
« de vous voir auprès de notre cher Henri, qu'à mon 
« avis comme à celui de plusieurs, le duc de Lévis est 
« loin de lui convenir autant que vous ; il manque de 
« portée sur les choses essentielles; et son abord est 
« trop glacial. Heureusement la grâce du prince 
« supplée à ce qui peut manquer à ceux qui l'entou- 
« renl; mais ce n'est pas suffisant; du reste, son 
a succès est complet; il semble que le ciel lui-même 
« se soit pi û à le former pour les circonstances difli- 
« ciles qui se préparent. 

« Je suis assuré qu'il ne s'arrêtera pas au commen- 
« cernent d'une carrière si brillante, et qu'il restera 
« humble en s'armant d'une persévérance invincible. 



456 MES MÉMOIRES. 

« Se fiant à la Providence, il sera" fort, car elle ne 
« peut l'abandonner. Vous retournerez bientôt à 
« Gorilz. 

« 11 ne faut cependant pas vous y endormir trop 
« longtemps, car vos voyages nous servent admirable- 
ce ment. 

« On a fait ces jours-ci aux Tuileries, l'éloge du 
« prince; je me méfie toujours de ce qui vient de 
« cette source, mais le fait est positif. 

« J'ignore les projets ultérieurs ; longtemps j'avais 
c< désiré La Ferronnays par rapport à la Russie, et 
« aussi pour le salutaire effet que sa présence auprès 
« du prince pourrait avoir en France. 

« Malheureusement ses idées ne sont pas toujours 
« justes; il juge mal le présent, en se reportant vers 
« un passé impossible ; et tout cela ne serait pas sans 
«inconvénient, malgré toute la valeur personnelle 
« d'un homme d'honneur par excellence. 

« Vous voyez, mon cher ami, avec quelle con- 
« fiance je vous parle ; c'est que je ne connais per- 
ce sonne que j'aime et estime plus. 

ce Vous et l'admirable Montbel composez un en- 
ce semble parfait, et je ne sais rien de mieu*. 

ce Sans doute il faut qu'Henri V fasse la conquête 
« de tous ceux qui l'approchent, et s'attache tous les 
« cœurs par des liens indissolubles; mais il est temps 
« qu'il se prononce pour le seul système raison- 
ce nable et vrai qui puisse le faire désirer, le rame- 
ce ner et consolider son retour. Tout ce qui est en 
« dehors de ce système est faux, nuisible et impos- 
u sible. 

« 11 est temps de consolider ce système par sa royale 



1840. 437 

« approbation, et de fortifier aussi par elle, ceux qu 
« travaillent pour lui et pour la France avec une per- 
ce sévérance et un amour sans bornes. Arrière les 
« égoïstes aveugles qui ne songent qu'à eux ! Tout 
a pour la France et par la France, doit être notre 
« devise. 

« M. de Genoude est revenu enchanté; parlez-moi 
« de son voyage, et des souvenirs qu'il a laissés. » 



Joséphine, la fidèle et si dévouée femme de chambre 
de madame du Cayla, estvenueme voiravant dequit- 
ter Paris ; cela a été pour moi un vrai bonheur de re- 
parler de cette amie à laquelle je resterai dévoué jus- 
qu'à mon dernier jour: les impressions de la jeunesse 
sont ineffaçables, surtout lorsqu'elles se fondent sur 
un dévouement tellement éprouvé. 

Joséphine m'avait apporté une lettre aimable de sa 
maîtresse. 

Madame du Cayla a été abreuvée d'épreuves et de 
chagrins, et sa santé s'en ressent ; il paraît qu'elle est 
réellement souffrante, et je m'en inquiète vivement. 

Quand presque tout autour de vous est éprouvé, 
que vos affections mêmes sont une source d'ingrati- 
tude et de peine; quand votre position personnelle 
devient tellement noire, que l'on ne peut imaginer 
comment elle se dénouera ; que tant d'affaires graves 
vous absorbent; il faut avoir quelque courage pour 
lutter, et rester calme au milieu de la tempête, en- 
touré de tous les ennuis, et de toutes les inquiétudes; 



458 MES MÉMOIRES. 

il faut du dévouement pour n'être distrait par rien 
de Ja politique qu'on regarde comme un devoir. 
Ma confiance entière est en Dieu. 



LETTRE DU COMTE DE BOUILLE 






« Gorilz, 29 janvier. 

« J'ai reçu il n'y a que peu de jours, mon cher 
« LaRochefoucauld, votre lettre, aimable comme tout 
« ce qui me vient de vous. 

« Tout ce que vous me dites au sujet de mon an- 
ce cien élève, et de l'opinion que l'on se forme de lui 
« où vous êtes, m'enchante d'autant plus que vous 
« connaissez la confiance que j'ai dans vos jugements, 
« et en vos almanachs. Au reste il mérite celte' 
« bonne opinion par la manière dont il a débuté dans 
« le monde. Tous les revenants d'Italie ont dû vous 
« dire combien il s'est montré à son avantage dans 
« une position qui ne laissait pas que d'être difficile. 
« Son aplomb, sa sagesse, et ses bonnes grâces ont 
« frappé tout le monde; et aux qualités qu'il a dé- 
« ployées, l'on peut juger de celles que le temps et 
« les circonstances peuvent faire briller encore en lui. 
« Je lui ai lu votre lettre à l'exception pourtant de 
« ce qui concernait le duc de Lévis. Celui-ci, malgré 
« le défaut que vous et d'autres lui trouvent, n^en 
« possède pas moins une valeur réelle. 

« Le jeune prince lui a accordé sa confiance et son 



I 



1840. 439 

« amitié dont il est digne à tout égard, ce qui nel'em- 
« pêche pas d'être toujours aussi bon et charmant 
« pour moi; maintenant trop vieux serviteur pour lui 
« être aussi utile que je le voudrais d'ailleurs. 

a Monseigneur a été fort touché des nouvelles ex- 
ce pressions de votre zèle, de votre dévouement et de 
« la chaleur de vos sentiments toujours si purs et si 
« nobles, dont il apprécie toute la valeur. Il me charge 
« de vous le dire, en y ajoutant les choses les plus ai- 
« niables de sa part. Il rend toute la justice qui est 
« due aux efforts que vous faites pour populariser sa 
« cause ; il sait qu'il ne peut mettre ses intérêts en do 
« meilleures mains, et il vous prie de compter sur 
« sa reconnaissance comme sur les autres sentiments 
«que vous lui avez inspirés. Il se porte à mer- 
ce veille, et tout en jouissant comme il le doit, du 
« plaisir de se retrouver auprès de ses augustes pa- 
« rents, et de son aimable sœur, il est tout disposé à 
« recommencer, quand la belle saison et le retour du 
« duc le lui permettront, ses courses à la recherche 
« d'une science qu'il sent la nécessité d'acquérir de 
« plus en plus, je veux dire celle des hommes et des 
«différents pays et gouvernements de l'Europe; ce 
« qui ne s'oppose pas à ce qu'il soit toujours prêt à 
« profiter des circonstances heureuses que le ciel pour- 
ce rait faire naître en sa faveur, de ce côté vers lequel 
«son cœur et ses regards sont sans cesse tournés. 
« Montbel revient sous peu de jours ; je ne manquerai 
« pas de lui parler beaucoup de vous. 

« Les habitants de Goritz ne tous ont pas oublié. 

« Donnez-nous de vos nouvelles, mon cher ami, vos 
« lettres ne peuvent que nous intéresser sous tous les 



Ut) MBS MÉMOIRES. 

« rapports; et vous ne sauriez douter de tout le plaisir 
« particulier qu'elles me procurent. 

« S'il se passait quelque chose d'intéressant ici je 
« me hâterais de vous le mander, mais je n'y aper- 
« ço.s rien de ce genre. C'est de vos latitudes que les 
« bonnes brises doivent nous arriver. J'espère vous 
« revoir dans le courant de juin, et c'est à Vaugirard 
«dans mon petit réduit, que je vous donne rendez- 
« vous. 

« Je regrette que vous n'ayez pas aussi fait un tour 
« en Italie. Je ne suis, pas revenu émerveillé de ce 
« pays-là. Le Saint-Père a été fort aimable pour nous 
« à notre départ, <$t nous a donné à tous sa bénédic- 
« tion. Le grand-duc de Toscane a été fort bien ; enfin 
« maintenant que l'impulsion est donnée, j'espère 
« que l'on ne restera pas en si bon chemin. Nous 
« avons la plus entière confiance dans la personne qui 
« possède la vôtre*. 

« La Ferronnays est resté à Naples ; et si l'on va dans 
« le nord, il sera indubitablement du voyage. On l'a 
« beaucoup goûté, bien que sur quelques points l'on 
« n'ait pas été complètement de son avis. 

« Adieu cher et bon camarade, ce n'est pas à vous 
« que l'on doit recommander courage et persévérance ; 
« mais ayez foi en notre jeune pèlerin, il répondra à 
« notre attente. 

« Vous savez combien je vous aime, tout à vous de 
« cœur et d'âme. 



1 M. de Villèle. 



1840. 



4-41 



1 er mars. 

Pour gagner les bonnes grâces de Louis-Philippe, le 
cabinet Soult avait consenti, malgré l'opinion pu- 
blique, à présenter à la Chambre des députés un pro- 
jet de dotation en faveur de M. le duc de Nemours, à 
l'occasion de son mariage avec la princesse Victoire, 
fille du duc Ferdinand-Georges-Auguste de Saxe-Co- 
bourg-Gotba. Cette concession a précipité sa chute. 
Dans la séance du 20 février, la Chambre des députés 
a rejeté sans discussion, et au scrutin secret, le projet 
de loi à la majorité de 220 voix contre 200. 

M. Guizot venait d'être envoyé comme ambassadeur 

à Londres. 

Louis-Philippe, soit par crainte, soit par calcul, 
s'est alors décidé à faire un pas vers la gauche, en 
donnant pour la seconde fois depuis 1850, la direc- 
tion des-affaires étrangères et la présidence du Conseil 
à M. Thiers 

On va voir à l'œuvre le promoteur de la célèbre 

formule : 

« Le roi règne et ne gouverne pas. » 




■ 



LETTRE DE M. LE COMTE DE MONTBEL. 

a Goritz, 18 mars. 

« Mon cher vicomte, je vous remercie de vos lettres, 
« et de tout ce qu'elles renferment d'affectueux pour 



442 MES MÉMOIRES. 

« moi, et je viens vous demander pardon de mon in- 
« exactitude ; mais outre mes occupations habituelles 
« qui n'ont pas diminué, je reviens en ce moment, 
« d'un voyage à Vienne qui s'est ajouté à ceux que j'ai 
« faits avec le prince, et qui a absorbé mon temps. 
« Me voilà de retour, et j'ai repris le cours de nos 
« études et de notre vie habituelle. 

« Le prince, après le mouvement où il avait vécu, 
« a retrouvé avec bonheur ses occupations, et l'affec- 
« tion de ses parents ; car en quelque situation qu'on 
« se trouve, les affections du cœur sont le bonheur de 
« cette vie, et la consolation de beaucoup d'infortunes. 
« Ce moment de solitude nous met à même de tirer 
« parti de ce que nous avous vu et observé en choses 
« et en hommes. 

« La réflexion est bien nécessaire pour classer ses 
« idées,' les comparer et en tirer parti. Le prince s'ha- 
« bitue à ce genre d'étude, et il y porte une sagacité 
« remarquable. 

«Je vous remercie de ce que vous m'indiquez 
«sur la crise actuelle. Il me paraît difficile que 
« M. Thiers puisse se soutenir longtemps dans la po- 
« sition où il est parvenu sans la préférence de Louis- 
« Philippe. 

« Je suis convaincu que ce dernier a manœuvré 
« pour qu'une majorité parlementaire le délivrât d'un 
« ministre qui pèse sur lui comme un cauchemar, et 
« qu'il espère aveugler. Quoi qu'il en soit, voilà un 
« état de choses qui use et engloutit toutes les répu- 
« tations. - 

Jt Sans parler de leur point de départ, des hommes 
« comme MM. Mole, Guizot, Duchâtel, Villemain, 






^M 



1840. 



445 



« Thicrs etc., ont assez de facultés pour être hommes 
«d'État; ils ont plus d'instruction et d'esprit que. 
« beaucoup de personnes qui ont servi utilement les 
« gouvernements précédents ; mais il leur manque la 
« stabilité qui seule peut donner l'expérience, et sans 
« expérience on ne devient pas homme d'État... Nous 
« ne sommes pas moins intelligents en France, qu'on 
a ne l'est partout ailleurs; mais ce qui fait d'habiles 
« ministres, c'est une vie tout entière d'affaires, qui 
« donne une assurance qu'on n'a pas, quand on est 
« tout nouvellement installé dans un salon ou dans 
« un cabinet ministériel. 

« Il y a là cause de mort pour un gouvernement 
« condamne par les institutions à être livré con- 
« stammenl à la maladresse de mains inexpérimen- 
« tées. 

« Notre vie est telle que vous en avez été témoin. 
«Rien de changé; seulement la mort a éclairci les 
« rangs. Le duc de Blacas et le cardinal ont laissé un 
« grand vide ; ils étaient la tradition vivante de ce de- 
« mi-siècle de proscription. 

« La bonne vicomtesse d'Agoust s'endort de plus en 
« plus; dans la société que vous avez vue, une jeune 
«personne, belle-fille du comte Clément Coronini, 
« est morte à vingt-deux ans. La belle Marie Coronini, 
« fille de madame Pompée, est fort malade de la pe- 
« tite vérole, d'ailleurs si funeste à la beauté. Une 
« fille de M. de Saint-Aubin a disparu aussi à quinze 
« ans; deux des hommes qui ont servi à la table 
«du roi sont morts.... Le cimetière de Goritz est 
« déjà la demeure d'une partie de la colonie fran- 
« çaise. 



i ' i 






J : 



Ui MES MÉMOIRES. 

« Je finis ma lettre tristement Mais nous espé- 

- « rons revoir notre patrie d'ici bas,.... et nous espè- 
ce rons à l'éternelle patrie. 

« J'ai rempli vos intentions auprès du prince qui 
« vous fait ses affectueux compliments. » 



12 mars. 

Honneur aux braves soldats de Mazagran ! Ils étaient 
cent vingt-trois de la 10 e compagnie du 1 er bataillon 
d'infanterie légère d'Afrique, commandés par le capi- 
taine Lelièvre ; et pendant quatre jours, du 3 au 6 fé- 
vrier, ils ont héroïquement tenu tête à des milliers 
d'Arabes. 

Ce beau fait d'armes excite un enthousiasme géné- 
ral, surtout parmi les royalistes, dont le cœur bat 
toujours à l'unisson des gloires de la France. 



A M. LE COMTE DE MONTBEL 



« 26 mars. 

« Une grippe générale règne à Paris, mon cher 
« comte, et j'en suis moi-même alteinl fortement sans 
« pourtant m'arrêter; maïs voici quatre nuits bien fa- 
ce tigantes que je passe sans sommeil, et avec beau- 
ce coup d'étouffement. Le temps remettra tout cela, et 



1840. 445 

«je me laisse bien vite de côté, pour passer aux af- 
c< faires générales. 

«Il n'y a qu'un avis sur la situation, c'est-à-dire 
«que chacun la juge extrêmement grave; et qu'aux 
« yeux de tous les partis, la position du gouver- 
«nemenl semble désespérée; en effet toutes les is- 
« sues lui sont fermées, et il n'a que le choix des mi- 
« sères et des fautes; si M. Thiers tombe, le minis- 
« tère Guizot sera le ministère Polignac de la révolu- 
« lion de juillet. 

« La discussion sur la loi des fonds secrets est com- 
« mencée à la Chambre des députés. Le sort du mi- 
« nislère en dépend. 

« M. Thiers espérait, par le silence des siens, étouf- 
« fer cette discussion, mais le poêle politique 1 qui a 
« plus de talent encore que de convictions profondes ; 
« et Béchard ont rendu un grand service : la lutte est 
« maintenant engagée; il faut »àen qu'elle se pour- 
ce suive, et les derniers ministres doivent relever le 
« gant qu'on leur a impunément jeté; la discussion 
« sera vive, suivant toutes les apparences, et il sera 
« difficile à M. Thiers, et à ses amis, de garder tou- 
« jours la mesure qui leur est nécessaire. 

« Leur espoir est dans l'abdication deLouis-Philippe 
«et dans l'avènement du duc d'Orléans. M. Thiers 
« fait l'impossible pour retenir le prince avec lequel 
« il s'entend au mieux ; mais le maréchal Valée ne 
« pourra aller assez vite, pour qu'il ne devienne pas, 
« je pense, indispensable au duc de le rejoindre en 
« Afrique. 



1 M. de Lamartine. 






U6 MES MÉMOIRES. 

« Ce ministre révolutionnaire commence cependant 
« a s'inquiéter d'une position acceptée si légèrement. 

« — Tout est impossible ap-ès moi, disait-il avec 
« plus de raison peut-être qu'il ne le pensait lui- 
« même; mais on peut ajouter que tout est impos- 
« sible avec lui. 

« On est justement et vivement inquiet au château 
«elles pensées de Louis-Philippe deviennent incer- 
« lames, comme sa volonté; le temps a déjà fait jus- 
« lice de cette habileté tant vantée. 

« Le dénouement approche ; mais il ne sera pas 
« encore pour demain : je sais tout l'intérêt qu'il y a 
« pour Henri V à un voyage en Russie: car un ma- 
« nage avec la princesse Olga, la plus belle et la plus 
« délicieuse femme du monde, aurait d'immenses ré- 
« sul tais. 

« Ayant cru savoir que telles étaient au fond les 
« vues secrètes du prince, j'ai mis en œuvre sans en 
« parler, un moyen d'influence que j'ai ici d'abord, 
« et même en Russie. De toute façon, il ne pourrait y 
« avoir que moi de compromis ; je n'ai mis personne 
« en avant. Si le voyage doit avoir lieu, j'avoue que je 
« préférerais qu'il eût lieu promptement. 

« Je suis en correspondance suivie avec notre ami » 
« voulant marcher en tout d'accord avec cet homme 
« si rempli de lumières, qui semble rajeuni, et qui 
«paraît avoir acquis aussi une résolution dont il 
« manquait. 

« Ses lettres sont admirables de sagesse et de force; 
« il sait qu'il peut et doit compter sur mon concours 

1 M. de Villèle. 






1840. 447. 

«sincère; c'est sans contredit, l'homme le plus 
« éclairé de l'époque, et il peut être appelé à rendre 
« encore à son pays et à son roi, les plus éminenls 
« services. Il a trop de sagesse pour ne pas s'être 
« éclairé lui-même par l'expérience du passé. Ce 
« n'est pas un grand homme d'Étal ; mais c'est un 
« homme d'affaires et de finance éminemment ha- 

« bile. 

«M. Berryer, dont le premier vote en faveur de 
« M. Thiers, et sa conduite envers nous, étaient inex- 
« pliquables 1 , a été admirable hier, et son discours a 
« produit la plus grande sensation ; Brézé avait eu 
« avec lui une explication fort nette; M. Thiers a été 
« faible et embarrassé. À la tête des affaires, il peut 
c< allumer d'un trait de plume la guerre en Europe ; 
« rejeté dans l'opposition, il deviendra redoutable au 
« pouvoir. 

« Il est évident que M. Thiers a perdu hier du ter- 
« rain ; cependant les paris restent encore ouverts, et 
« le château lui-même, encore incerlain du résultat, 
«affecte une grande neutralité; il est vrai que les 
« Débats et la Presse parlent pour lui. 

«Il n'y a du reste, sorte d'engagements, que ne 
«prenne M. Thiers pour gagner des voix; mais, 
«quand bien même il triompherait aujourd'hui; 
« infailliblement ce serait pour tomber plus tard, 
«car Louis-Philippe ne pourrait consentir à moins 
« de folie, à une dissolution. 

« Je désire fort que le prince et ses sages conseils 



1 En 1848, on a vu qu'il existait un accord intime entre M. Thiers 
et M. berryer. 







«8 MES MÉMOIRES. 

« aient approuvé ma pensée de souscription envoyée 
« au marquis de Brézé qui a si noblement parlé pour 
« le monument élevé en l'honneur des braves de Ma- 
« zagran ; on ne trouve p.is tous les jours une occa- 
« sion si heureuse, de produire un grand et salutaire 
« effet. 

a Dans les intérêts qui m'occupent, je mets tou- 
« jours de côté les questions de personne ou d'amour- 
« propre ; aussi suis-je passé chez le duc de Lévis que 
« je n'ai point trouvé 

«N'ayant du reste, rien de personnel contre lui, 
« ma seule pensée est toujours ma pairie et mon roi ; 
« et si constamment j'ai été l'ennemi politique de 
« M. de Blacas, c'est que sans le vouloir, sans le savoir 
« sûrement, il nuisait à l'un et à l'autre; sans me per- 
ce mettre jamais aucune inimitié personnelle, j'aurai 
« toujours mon franc-parler. 

« L'effet qu'a produit le discours de M. Berryer, 
« dépasse tout ce qu'on peut dire, et cependant en 
« le lisant avec attention, on y voit une réserve qui 
« étonne par rapport aux fonds secrets sur lesquels 
« l'orateur évite de se prononcer, comme s'il avait 
« espéré dissimuler par le talent, la fausseté du pre- 
« mier vote en faveur de M. Thiers, et disposer à un 
« second. 

« L'hésitation de la cour, qu'elle soit fausse ou si- 
« mulée; l'appui du duc d'Orléans, et la corruption 
« des hommes, donnent des chances à M. Thiers...,» 



« 27 mars. — Je reçois à l'instant, cher comte, vo- 
« tre triste et excellente lettre ; et quelque heureux 
« que je sois d'avoir de vos nouvelles, je ne compte 






18 40. 449 

a pas avec mes amis, surtout lorsque l'emploi de leur 
« temps est si parfait et si utile. Mon Dieu, que de 
« morts ! associez-moi à toutes vos douleurs. 

« Le choix du jeune duc de Blacas fait honneur au 
« cœur du roi, et si M. *** ne perd pas une occasion 
« de me hlàmer, même quand je sers utilement une 
«cause qui lui est chère, moi je ne perdrai jamais 
« une seule occasion de le louer, et de faire valoir ses 
« qualités ; l'injustice du fils ne me rendra jamais in- 
« grat pour les bontés et l'affeclion du père. 

« Le souvenir d'Henri V m'est aussi cher que pré- 
ce cieux, et je m'efforcerai de le justifier ; tant que je 
« vivrai, lui et la France sont mon unique et ma plus 
« chère pensée. 

« Tous les détails que vous me donnez, cher comte, 
« nous sont aussi utiles que précieux. Quel bonheur 
« de voir un prince qui est tout notre espoir, puiser 
a à une source si élevée ses sentiments et sa ligne de 
« conduite ; sentir le prix des sages conseils qui l'en- 
« tourenl, et se livrer avec goût à une élude sérieuse 
« comme à la comparaison et à la connaissance des 
« hommes et des choses, qualités si utiles et si néces- 
« saires à un roi ! 

« Le ciel nous éprouve ; mais il ne nous abandon- 
ce nera pas, puisqu'il nous réserve notre Henri et son 
« sage Mentor, si justement apprécié par le prince 
« comme par tous. 

« Le ministère, c'est-à-dire M. Thiers, a eu contre 
« toute attente une majorité telle que ceux qui le sou- 
« tenaient en demeurent effrayés. 

« Il y a certainement quelque chose là-dessous, ou 
« une haute rouerie afin d'endormir un ministre que 

xiv. 20 




f! ;-' 






450 MES MÉMOIRES. 

« malgré tout, l'on déteste, ou une immense et ef- 

« frayante corruption Il est facile de deviner 

« quelle va être l'audace de M. Thiers avec ses 86 voix 
« de majorité. Dieu veuille que la France ne devienne 
« pas la victime de ses projets téméraires ! La royauté 
« a été vaincue et la maxime : le roi règne et ne gou- 
« verne pas vient de l'emporter. 

« Voici une bien longue lettre, cher comte; je vou- 
« lais avoir vu Brézé avant de la fermer ; mais bien 
« que je n'aie pas bougé hier de chez moi, il avait 
« lui aussi tant d'affaires qu'il n'a pu venir me voir 
« à son grand regret. Je ne puis rattraper le sommeil; 
« mais je n'en consacre pas moins ma journée à une 
« cause qui a toutes mes sympathies. 

« Vous savez à quel point vous m'êtes cher, et com- 
« bien votre bonne amitié m'est précieuse. » 



29 mars. 

M. Thiers répète-t-on : C'est la guerre avec l'Europe. 
Telle n'est pas ma pensée ; l'Europe ne l'aime pas, 
il est vrai ; elle redoute son caractère aventureux; 
mais comme avant tout elle craint la guerre, elle sera 
peut-être plus coulante avec lui qu'avec tout autre 
ministre. C'est à l'intérieur surtout que doivent se dé- 
velopper, bon gré mal gré, les conséquences du mi- 
nistère de l'enfant de la révolution. 

Dans les circonstances graves et en raison des ques- 
tions extérieures, à l'ordre du jour, il n'est pas sans 
habileté à Louis Philippe, d'avoir su dissimuler, pour 









1840. 451 

le moment, en donnant la majorité à son ministre; 
mais M. Thiers sera forcé d'avancer dans le sens de 
la révolution, ou bientôt il perdra cette majorité de 
circonstance. 

M. Thiers veut la révolution, qui l'a fait ce qu'il 
est; mais il ne veut pas d'une révolution nouvelle qui 
lui arracherait forcément le pouvoir des mains. 

Plus on réfléchit au discours de M. Berryer, ei plus 
on se convainc que sur le fond il est d'accord avec 
M. Thiers, son ami. 

Il ne lui a pas fallu moins que son éminent talent 
pour imposer silence à toutes les bouches. 




CHAPITRE II. 



1" avril. 

J'ai causé hier longtemps avec Brézé ; il hésitait 
uii peu à prendre la parole après les discussions de 
la Cliamhrc des députés, mais j'ai essayé de lui dé- 
montrer qu'il lui restait un magnifique terrain, celui 
des intérêts nationaux, celui de l'honneur et de ia 
franchise. « — Vous no pouvez accepter, lui ai-je dit, 
« l'omnipotence parlementaire comme principe et 
« telle que semble le soutenir M. Berryer ; et vous serez 
« conséquent en annonçant loyalement et franche- 
ce mcnl que vous ferez de l'opposition contre tous les 
« ministères qui se succéderont, jusqu'à ce qu'il s'en 
« trouve un qui se mette franchement sur le terrain 
« des intérêts nationaux. Croyez-moi, celte position est 
« aussi belle que noble : la place est vide, ne la lais- 
ce sons pas prendre à d'autres ; quel beau parti vous 
ce pouvez en tirer; seul vous serez bien véritablement 






18 40. 455 

« le digne vengeur de la France et des royalistes, 
a etc., elc. » Brézé, qui a un sens juste et un noble 
cœur, a paru me comprendre, et nous nous sommes 
séparés. 



Le printemps semble depuis quelques jours éprou- 
ver mon bon père, et lorsqu'il souffre, son fils ne vit 
plus. 

Jamais un pareil modèle d'honneur cl de vertu 
douce et pure ne viendra donner au monde d'aussi 
utiles leçons. 

Pas une de ses journées qui ne soit comptée par 
plusieurs bienfaits. C'est à qui le respectera, l'aimera 
davantage. 



AU PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS 



« G avril. 



« Monsieur le Président, 




« J'ai l'honneur de vous adresser une pélition pour 
« la réforme électorale, mesure importante, et que 
« je regarde comme l'unique moyen d'en Unir avec 
« tous les partis, en arrachant la France à l'abîme de 
« révolution où l'intérêt personnel voudrait la préci- 
« piler. 

« J'ose espérer que vous voudrez bien, en la dépo- 
« sant aux archives, veiller à ce que le rapport en 



454 MES MÉMOIRES. 

« soit fait à la Chambre des députés, avec celles du 
« même jour qui intéressent la France entière. 

« Veuillez, monsieur le Président, agréer, avec ma 
« reconnaissance, l'hommage de mes sentiments les 
« plus distingués. 

« Le vicomte de LaRochefoucauld. » 



PÉTITION POUR LA RÉFORME ÉLECTORALE 



6 avril. 




« Messieurs les Députés, 



« Lorsque l'indépendance de la patrie semble me- 
« nacée, c'est aux frontières qu'il faut aller la défen- 
« dre ; mais quand- son existence intérieure est corn- 
et promise par l'égoïsme et la corruption, oser dire ce 
« que l'on croit la vérité, sans acception de personnes, 
« est un devoir pour l'homme de cœur et de con- 
« science. 

«C'est comme ancien député, comme citoyen, 
«comme propriétaire, comme garde national, fier 
« d'avoir servir dans les rangs de la milice ci- 
« toyenne, pour maintenir l'ordre dans la capitale; 
« c'est enfin comme Français que je viens unir ma 
« faible voix à tous ceux qui, en France, demandent 
« la réforme électorale; je l'invoque comme unique 
« refuge au sein des tempêtes, comme une raison, 
« une justice, un intérêt et une nécessité. 









1840. 455 

« Je la demande à plusieurs degrés, parce qu'un 

« esprit sage ne peut désirer que ce qui est possible. 

a Tout ce qui peut être dit sur la réforme éleclo- 
« raie, sur son avantage comme sur sa nécessité, a 
« été trop éloquemment expliqué pour que je ne 
« craigne pas de m'étendre sur son but; mais mes- 
« sieurs les députés comprendront, je l'espère, qu'ils 
« ne peuvent repousser plus longtemps une mesure à 
« laquelle tient l'existence d'un pays qui paye des 
ce impôts écrasants, et auquel on ne peut refuser le 
« droit de nommer ceux qui les votent. 

« Messieurs les députés craindraient de prendre 
a une responsabilité terrible, en repoussant plus long- 
ce temps un vœu national, et auquel les plus sages 
ce esprits se rallient. 

« Messieurs les députés sauront s'élever au-dessus 
« des intérêts personnels, afin de proclamer ce prin- 
ce cipe de haute justice ; et la France leur devra son 
ce salut. 

ce S'y opposer serait amener de graves désordres, 
ce que messieurs les députés craindraient de provo- 
ce quer. 

ce L'intérêt bien entendu d'un gouvernement doit 
ce se trouver d'accord avec celui du pays ; aussi je 
ce veux espérer que le gouvernement lui-même ap- 
« puiera la mesure, s'il n'est amené par des circon- 
ee stances impérieuses à la provoquer comme une né- 
ce cessilé. 

ce Dans un moment où les principes les plus opposés 
ce semblent en question, puisqu'il s'agit de savoir si le 
« principe parlementaire ou le principe du gouver- 
ce nement personnel prévaudra dans cette société ; et 





* 5 6 MES MÉMOIRES. 

« lorsqu'une dissolution semble imminente, ne se- 
'< rait-il pas nécessaire, puisqu'on reconnaît que de la 
« solution de cette question dépend le résultat électo- 
« rai, ne serait-il pas nécessaire, dis-je, que la Cham- 
« bre qui doit la résoudre représentât réellement la 
« France, au lieu de représenter deux cent mille 
« électeurs. 

« Lorsqu'il est question d'augmenter l'impôt fôn 
« cier, pour faire face à un déficit de 80 millions, de 
« disposer de 180 millions consacrés à l'amorti'sse- 
« ment, de statuer sur la réduction de l'intérêt de la 
« dette, de trancher la question d'alliance de la 
« France dans ses affaires d'Orient, qui peuvent ame- 
ner un remaniement en Europe; enfin, lorsque 
« toutes les questions qui ont été soulevées depuis 
« 1850 sont encore pendantes et exigent une solution 
« dans l'intérêt de tous, n'est-il pas juste que tous 
« soient admis à nommer les membres de l'assemblée 
« qui va avoir à prononcer sur d'aussi grands pro- 
« blêmes ! 

« Une pareille assemblée aurait pour effet de forti- 
« fier le pouvoir public, malheureusement si affaibli 
« en France, en produisant une manifestation de la 
« volonté générale qui imposerait silence aux factions, 
« et ferait cesser la division des partis. 

«Je n'ai jamais fait d'opposition par système; et 
«l'intérêt bien entendu du pays est aujourd'hui, 
« comme il l'a toujours été, le seul motif qui m'a- 
« nime. 

« Recevez, messieurs les députés, l'expression de 
« mes sentiments les plus distingués; veuillez aussi 
« me laisser l'espoir que vous voudrez bien accorder 



18-40. 457 

« quelque attention à la lecture d'une pétition qui n'a 
« pas d'autre but que le bien de la France. 

« Le vicomte de LaRochefoucauld, » 



Je n'avais pu me refuser à écrire au ministre de 
l'instruction publique, en faveur d'un vieillard mal- 
heureux qui m'avait été vivement recommandé. 

Voilà la réponse aimable qui m'est arrivée après 
trois jours de date. Je ferai mettre une carte à la 
porte de M. Cousin. La reconnaissance est un devoir 
sacré en dépit de l'opinion. 



« 7 avril. 

« Monsieur le vicomte, en réponse à la lettre que 
« vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 2 de ce 
« mois, je m'empresse de vous annoncer que je viens 
« d'accorder un secours de cent francs à M. M*** de 
« B*", instituteur âgé et infirme. 

« Je suis heureux de pouvoir améliorer ainsi la 
« position d'un instituteur à qui vous portez- un si vif 
« intérêt, bien charmé de faire quelque chose qui soit 
« agréable à M. de LaRochefoucauld. 

« Recevez, etc. 

« Le ministre de l'instruction publique, 

« Cousin. » 



458 



.V ES MÉMOIRES. 



10 avril. 

Le roi de Naples donne un bel exemple aux souve- 
rains de l'Europe, en ne se laissant pas intimider par 
les menaces de l'Angleterre. Ce gouvernement, altier 
comme toujours avec les faibles, exigeait la rupture 
d'un contrat pour l'exploitation des soufres de la Si- 
cile, sous prétexte qu'il était préjudiciable aux inté- 
rêts dés sujets britanniques. « — J'ai pour moi Dieu 
« et la justice, a répondu le roi ; et j'ai plus de con- 
« fiance dans la force du droit, que dans le droit de la 
« force. » 




12 avril. 

Mon père me racontait hier qu'ayant rencontré 
M. le comte Mole dans un salon, il avait parlé lon- 
guement avec lui politique, et lui avait exprimé les 
craintes que lui inspirait M. Thiers ; et son regret qu'il 
fût sorti du ministère. La réponse de M. Mole est re- 
marquable: a — Vous êtes bien aimable, monsieur 
« le duc, mais c'est une machine usée avant le temps, 
« une affaire qui semble, désespérée; et il n'aurait 
« pas plus dépendu de moi que de tout autre de la 
« mettre à flot et de la sauver. » 

En effet, l'inquiétude est générale. 

Les conséquences du ministère de révolution se 
font déjà sentir : voici des émeutes dans les provinces 
et des châteaux pillés. Laissons venir. Il faul au pou- 



1840. 459 

voir une armée formidable à l'intérieur, soixante mille 
hommes au moins en Afrique. Que deviendrait la 
France dans le cas d'une guerre étrangère? 



LETTRE DE M. LE COMTE DE BOUILLE 

« Goritz, ô avril. 

«Je voudrais, mon bien cher ami, vous envoyer 
« plus qu'un simple accusé de réception, en retour 
« de votre lettre tout à la fois si aimable et si intéres- 
se santé ; mais que puis-je vous mander d'ici, de ce 
« cercle si rétréci dans lequel s'écoulent languissam- 
« ment nos jours, nos semaines et nos mois, dont en 
« voici déjà trois d'écoulés de la fameuse année où 
« nous sommes, sans que rien annonce encore la 
« prochaine arrivée des grands événements qui doi- 
« vent en marquer le cours 1 ? 

« Monseigneur vous rend toute la justice qui vous 
« est due, apprécie parfaitement vos nobles cl belles 
« qualités, et me charge de vous dire que, s'il compte 
« en toutes occasions sur votre cœur, votre tête et votre 
« bras, vous pouvez aussi compter toujours, de votre 
« côté, sur son affection et sa reconnaissance.W aime et 
« désire qu'on lui dise toujours la vérité, et elle n'en 
c< sera que mieux accueillie toutes les fois qu'elle lui 
« arrivera par des organes tels que vous. Ne craignez 

1 On appelait l'année 1840, l'an 40, et généralement on s'attendait, 
même en dehors des événements politiques, 'a quelques phénomènes 
extraordinaires- 



450 MES MÉMOIRES. 

« donc jamais de la lui dire ; et je vous en donne d'a- 
rt vance de sa part un bill d'indemnité. 

« Il est revenu plusieurs fois sur ses regrets de ne 
« vous avoir pas vu en Italie, et déplore les motifs qui 
« l'ont privé de ce plaisir ; enfin, il veut encore que 
« je vous dise les choses les plus aimables de sa part, 
« et qu'il vous engage à persévérer avec spes et fides 
a dans tout ce que vous faites pour lui. 

« Je vous remercie, cher ami, de tout ce que vous 
« m'exprimez d'aimable au sujet de ma présence ici; 
« mais vous méjugez avec beaucoup trop d'indulgence 
« et de partialité ; et j'avoue que j'attends avec impa- 
rt tience le retour du duc de Lévis, qui m'a confié mo- 
« menlanément son dépôt; cette tâche et cette respon- 
« sabilité me paraissant plus grandes que jamais. 

« J'ignore quels sont les plans de campagne pour 
« l'été prochain, mais j'insiste pour que l'on recom- 

« mence à voyager La Ferronnays doit arriver ici 

« après Pâques, pour y voir sa belle-sœur; il y sera 

« accompagné d'une partie de sa famille; et si l'on 

« met, comme cela pourrait être', le cap sur le nord, 

« le gouvernail du navire ne pourra être mieux placé 

« qu'entre ses mains. S'il arrivait quelque chose d'ex- 

« traordinaire d'ici là, je vous le manderais; mais je 

« pense que j'irai moi-même avant longtemps vous 

« donner tous les détails que vous désirez connaître; 

« maintenez, en attendant, les bons effets produits 

« par le voyage d'Italie, et tâchez de tirer le meilleur 

« parti possible du choix des éléments politiques qui 

« suspendent dans ce moment-ci sur nos têtes les 

« orages et la foudre. 

« Nom lisons avec le plus grand intérêt vos articles, 



4 840. 



461 



« niais rappelez-vous qu'il y a une sainle 1 , dans la lé- 
« gende, à laquelle nous ne voudrions pas vous voir 
« encore faire vos dévolions. Prudence donc ; l'aigle 
« en cage perd sa force, cl le rossignol sa voix. Nom 
« sommes enchantés de la correspondance que vous 
« entretenez avec l'homme par excellence qui est des- 
« tiné, j'espère, à nous rendre encore de grands ser- 
« vices, et à qui, en temps et lieux, nous tiendrons le 
« langage de Louis XVIII ; mais il aura peut-être be- 
« soin de nous être inspiré, ce langage, jusqu'à ce que 
« l'expérience nous l'ait rendu naturel et familier; et 
« alors la galère (car il est à craindre que notre vieux 
« vaisseau monarchique ne soit encore longtemps 
«autre chose) voguera sans danger au milieu des 
« écueils qui l'environnent : le reste à la grâce de 
« Dieu. Continuez, cher ami, à nous donner de vos 
« nouvelles; ne craignez pas de les faire trop Ion- 
ce gués; vos bulletins politiques ne peuvent qu'être 
a du plus grand intérêt pour nous, surtout dans les 
« circonstances actuelles. Nous avons foi en vos alma- 
« nachs, et j'éprouve, moi, un plaisir infini à déchif- 
« frer votre écriture, quoiqu'elle ne soit pas lou- 

a jours bien lisible 

« La pauvre ville de Gorilz est toujours telle que 
« vous l'avez laissée, c'est-à-dire bien triste, ennuyeuse 
« cl désagréable quand le borée y souffle, ce qui a eu 
« lieu constamment depuis notre relour. Nous causons 
« souvent de vous, le bon colonel Catinelli et moi ; il 
« vous conserve un précieux souvenir. Celui que vous 
« avez laissé au cœur de la baronne Richard lui a 



Sainte-Pélagie (la prison) 



■ 






462 MES MÉMOIRES. 

« rendu toutes les illusions de la jeunesse, mais non 
« ses belles années, car la pauvre femme se fait bien 
« vieille, et ne bouge plus de son château, situé au 
« pied des Alpes tyroliennes. On assure même qu'elle 
« y fait souvent répéter votre nom aux échos d'alen- 
« tour, et que si le borée pouvait souffler jusqu'à 
« Paris, il vous y porterait son dernier soupir. Les 
« trois ou quatre demoiselles des Trois -Couronnes 
« sont toujours aussi fraîches. Nous attendons un 
« assez grand nombre de pèlerins pour après Pâques. 
« Je me suis acquitté de toutes vos commissions. 
« Monlbel et le bon abbé me chargent de mille choses 
« aimables pour vous. 

« Adieu, bien cher et bon ami, rappelez-vous tou- 
« jours que nous sommes à peu près les seuls débris 
« encore existants du pauvre vieux pavillon Marsan; 
«nous- ne devons que nous en aimer davantage; 
« comptez donc sur mon cœur comme je me fie au 
« vôtre, qui m'a déjà donné tant de preuves d'un 
« véritable et tendre attachement. 

« Pardonnez-moi de ne pas vous écrire des choses 
«plus intéressantes; mais vous comprenez que la 
« matière me manque à moins d'entrer dans de pe- 
« tits détails qui ne seraient qu'insignifiants. Toutes 
« les santés sont bonnes, celle du prince des plus 
«brillantes; sa sœur toujours charmante et aussi 
« digne d'être heureuse. Adieu encore, mille et mille 
« amitiés. » 



1840. 



463 



A M. LE COMTE UE BOUILLE 

« 15 avril. 

« C'est à vous, cher ami, que j'écrirai aujourd'hui, 
« pensant qu'il vous est agréable aux uns comme aux 
« autres d'être toujours tenus au courant de nos af- 
« faires; et certain qu'elles vous intéressent, et d'ail- 
« leurs, je trouverai toujours du bonheur à vous par- 
« 1er de ma tendre affection. 

a L'avènement de M. Thiers et son immense majo- 
a rite avaient porté un grand découragement dans tous 
«les esprits; tel n'a pas été mon sentiment, car, à 
« mon avis, cette majorité ne pouvait durer, et plus 
« elle était considérable au premier abord, moins 
« elle devait être solide. 

« L'événement a justifié mes prévisions ; et, après 
« un scrutin douteux, vingt et une voix seulement de 
« majorité ont été acquises par le ministère Thiers. 

« Le parti conservateur, effrayé de sa pusillani- 
me mité, s'est reconstitué. Il n'en reste pas moins 
«avéré que le pouvoir de Juillet, entièrement an- 
ce nulé, a reçu le coup de grâce, ne peut plus mar- 
« cher, et n'ose rien refuser au jeune despote, dont la 
ce tête politique n'est pas assez forte pour soutenir 
ce une position aussi difficile. 

« Pressé lui-même de tous les côtés, son embarras 
« est grand, car il faut de toute nécessité qu'il rompe 
« avec les uns ou les autres, et les pairs sont décidés 
« à le pousser dans ses derniers retranchements, pour 









• 



I 







M 



464 MES MÉMOIRES. 

« le forcer à se décider sur les questions intérieures 
« comme sur les questions extérieures : sa finesse lui 
« suffira-l-elle pour échapper à celle situation double? 
« C'est plus que douteux, et nous devons nous allcn- 
« dre aux inconséquences plus ou moins immédiates 
« du parti qu'il se verra forcé de prendre. 

« Si M. Thiers est incertain, Louis-Philippe est 
« encore plus effrayé ; une armée formidable est né- 
« cessaire à l'intérieur pour y maintenir l'ordre grâ- 
ce vement menacé ; hors de Paris, la garde nationale 
« est désorganisée. 

« L'Angleterre, qui avait semblé sommeiller, ne 
« cède pas une semelle sur la question d'Orient, et sur 
« celle d'Egypte : que va dire M. Thiers aux pairs qui 
« vont direclement-l'interpeller? Vous voyez, cher, 
« combien la situation est grave. Le due de Noailles, 
« dont je reconnais le (aient, va travailler la question 
« d'Orient dans un discours longuement élaboré; dé- 
« cidé qu'il est, cette fois, à prendre M. Thiers corps 
« à corps. 

a — Si le ministère a le sens commun, disais- 
« je hier au duc de Noailles, il devra sentir le ser- 
« vice que vous lui rendez en lui donnant des forces 
«contre l'Angleterre; mais il n'importe, vous ser- 
« vez les intérêts de la France, et je vous approuve 
« de tout mon pouvoir; seulement, soyez ferme et 
« net. » 

« Il me l'a promis. 

« Brézé, qui vient d'être fort souffrant, se traî- 
« nera à la. Chambre des pairs, et il prendra la parole 
« sur la question parlementaire qui doit si forlement 
« embarrasser M. Thiers, ne le quittant pas qu'il 



1840. 



465 



« ne l'ail forcé à s'expliquer catégoriquement. C'est 
« pour ce dernier une question capitale, qui doit le 
« forcer à se jeter dans la gauche, ou bien à lui rom- 
« pre en visière. 

«Telle est, en résumé, la situation, cher Bouille. 
« Comment espérer au milieu d'un lel chaos direz- 
« vous? Eh bien! mes convictions n'en sont pas un 
« moment ébranlées; prévoir le mal n'est pas l'appe- 
« 1er de ses vœux ; mais quand tout devient impos- 
« sible en dehors du principe monarchique, il faut 
« bien en dernière analyse que la vérité triomphe, 
« n'importe par qui, n'importe comment; et les cho- 
c< ses en sont venues au point qu'une prompte solu- 
« lion devient infaillible ; prier et se préparer, telle 
« doit êlre, à Paris comme à Gorilz, la position ré- 



« servee au sage. 



« 11 faudrait de l'unité; et elle ne nous vient de 
« nulle part: fais ce que dois, advienne que pourra. 
« Vous savez, cher Bouille, combien je vous aime. 
« Ma proposition pour la souscription n'a donc pas 
« été agréée par le prince ? C'est un malheur ; elle eût 
«produit un bon effet. Mes tendres respects à ses 
« pieds.» 



EXTRAIT D'UN JOURNAL DU TEMPS. 

« Pendant que les principes enfermés dans la Charte 

et dans le gouvernement de 1 850, se développent dans 

le parlement cl dans le ministère, et remplissent la 

société des plus justes craintes, en ramenant les 

xit. 50 



*«<• NES MÉMOIRES. 

images d'anarchie etdelyrannie révolutionnaire qu'on 
croyait avoir éloignées, il n'est pas inutile d'opposer à 
ces images, le tableau de ce que sera la France quand 
la société sera revenue à la vérité monarchique. 

« L'article de M. le vicomte de LaRochefoucauld ' est 
l'exposé des conséquences des principes des royalistes 
opposés aux conséquences des principes de souverai- 
neté parlementaire. Il est bon que la vole qui con- 
duit à l'ordre et à la prospérité générale soit mise 
en lumière au moment où le gouvernement s'engage 
de plus en plus dans une voie contraire. Le contraste 
qui résultera de cette perspective et de celle qui est 
offerte par les développements de la révolution, est 
de nature à accélérer le travail des esprits. 

« Sans doute, en traçant le tableau des biens qui ré- 
sulteraient d'un principe d'ordre et de liberté mis en 
action dans une société chrétienne, l'auteur suppose 
que, ce principe serait appliqué selon les vues des 
hommes éclairés qui placent au-dessus de tout, l'inté- 
rêt de la France. 11 n'ignore pas qu'on doit faire la 
part des passions et des erreurs humaines dans l'ap- 
plication des idées les plus justes et les plus saines. 
Si donc ce tableau de prospérité générale "paraît trop 
beau pour qu'on puisse espérer sa complète réalisation, 
ce ne sera ni la faute du principe dont il offre les con- 
séquences, ni celle des royalistes qui présentent ce 
principe comme la première condition d'un meilleur 
avenir. » 

1 Publié dans la Caxette de France et Reproduit par plusieurs jour- 
naux. 



1840. 



467 



A M. DE VILLELE 



15 avril. 

« J'avais remis cette lettre à Raineville, en le priant 
« de vous la faire passer par une occasion sûre, n'étant 
« pas pressée ; cette occasion ne s'est pas présentée et 
« votre gendre, avec une obligeance parfaite, me la 
« rapporte, en me disant qu'il vous envoie quelqu'un 
;< mardi. J'en profite pour y joindre une nouvelle 
"x lettre. 

« Brézé atteint d'une affection vive n'a pu aller à 
« la Chambre et j'ai vivement regretté, dans cette oc' 
« casion solennelle, l'autorité de sa parole, mais 
« nombre de personnes souffrent, et moi-même, si 
« bien portant ordinairement, je ne puis me remettre 
v depuis un mois. 

« Je vous le répèle, cher ami, en répondant à votre 
« dernière et aimable lettre, je m'ai tache à vous pour 
« ne marcher qu'avec vous, toujours heureux de me 
« laisser guider par vos conseils, mais ayant un tel 
« dégoût des hommes et des choses, qu'il ne faut pas 
« moins que mon dévouement et les paroles si posi- 
« tives qui viennent encore de m'arriver par le comte 
« de Bouille de la part du prince, pour m'engager à 
« persévérer avec le même zèle. 

« Je pense avec vous que lout doit venir en son 
« temps; seulement il est permis de penser que pour 
« trop remettre, les choses les plus importantes peu- 
ce vent être compromises malgré le plus rare et le plus 
« noble talent; et vous avez trop de conscience et 






4U8 MES MÉMOIRES. 

« do lumière pour ne pas profiler de l'expérience. 

« Je n'en citerai que deux exemples : 

« Pour s'être occupé trop lard de se former une 
« majorité à la Chambre des pairs, divisée par toutes 
«les inlrigues; la plus belle conception, celle des 
« rentes, a écboué, et un mal irréparable et funeste 
« par ses conséquences de toul genre, en a été la 
« suile. 

« Ce malheureux Corbière se refusa constamment 
« à tout ce que vous jugiez nécessaire pour l'intérêt 
« de la France et de la monarchie; et restée isolée dans 
« un pays qui croyait n'avoir aucun intérêt à la con- 
« server, elle est tombée en un jour néfaste, sans 
« que les provinces songeassent seulement à la dé- 
« fendre. 

« Ne prenez pas cela pour des récriminations, mon 
« cher ami ; mais je cause avec vous comme avec 
« celui qui possède toute ma confiance et toute mon 
« affection ; vous jugez comme moi l'état intérieur de 
t< la France, et aussi celui de Paris ; il est des plus in- 
« quiélants, et les symptômes de grandes catastrophes 
« se font partout senlir. 

« Le parti royaliste est divisé, ce qui est un grand 
« mal, et je crains fort, je l'avoue, qu'ainsi déchirés, 
« nous ne soyons prévenus et dominés par les circôn- 
« stances sans pouvoir en profiter. 

« La Providence en décidera sans doute, mais aide- 
« toi, le ciel t'aidera. 

« Pesez, je vous prie, ces graves considérations 
« dans votre sagesse. 

« Bouille me mande que La Ferronnays va arriver à 
« Gorilz pour visiter sa belle-sœur, c'est le prétexte du 






1840. 460 

«moins. J'ai écrit dans le sens de votre opinion qui 
« est aussi la mienne; mais je pense aussi qu'il serait 
« utile pour le voyage de Russie, que vous feriez bien 
« d'encourager, et, dont les dispositions deviennent 
« favorables. 11 serait sage d'en profiter promptement, 
« et de rencontrer la princesse Olga qui est une prin- 
ce cesse accomplie. 

« Le mariage du prince serait dans ce moment un 
« immense événement. 

« J'ai voulu juger sans prévention le duc de Lévis, 
« et j'ai eu avec lui une longue conversation; le duc 
« de Valmy, homme de sens et d'esprit, s'y est trouvé 
« par hasard ; tout en rendant justice à son honneur 
« comme au caractère qu'il a développé dans le der- 
« nier voyage, j'avoue que je lui préfère Bouille. 
« Quant au voyage de Russie, La Ferronnays est in- 
« dispensable, je le répète; l'empereur ayant pour lui 
a un goût tout particulier. 

« Je vous épargne, cher, tous les détails de ma 
« conversation avec le duc de Lévis; qu'il vous suf- 
« fise de savoir que je lui ai entendu faire, avec 
« pompe, l'éloge de la conduite du parti royaliste 
« qu'il croit diriger. Voilà comme il juge les hommes 
a et l'opinion qu'il rapportera. Heureusement que la 
« bonne influence sur l'esprit du prince réside dans 
« Monlbel. Bouille lui lit mes lettres, où je m'expli- 
« que sur toutes les questions avec l'indépendance 
« que vous me connaissez. 

«Lorsque le grand jour sera venu, si vous me 
« croyez utile, je suis à vous; sinon, je me retirerai 
« en bénissant un repos qui aura pour moi un charme 
« plus grand que je ne puis le dire. 






470 



MES MÉMOIRES. 



« En attendant, croyez à ma participation franche 
« et active, comme à ma tendre affection.» 



A M. LE COMTE DE BOUILLE 



20 avril. 

« Si j'ai votre raison, mon cher Bouille, je n'ai pas 
« votre esprit, et poursuivi depuis six semaines par 
« cette mauvaise grippe qui ne veut pas consentir à 
« se séparer de moi qui la déteste, je me lève harassé 
« de fatigue ; et il me faut du courage pour me mettre 
« au travail. 

,« Je ne saurais vous dire à quel point ces paroles si 
« bonnes, dont vous êtes le porteur, sont venues à 
« propos pour ra'nimer un cœur qui doute souvent, et 
« auquel tant, de souffrances ont été imposées, qu'il 
« en prévoit toujours de nouvelles. 

« En vous écrivant, j'évite à l'excellent Montbel si 
« occupé, la fatigue d'une réponse, mais il est bien 
« entendu que mes lettres sont communes entre lui 
« et le prince dont la confiance, en me touchant 
« sensiblement, m'impose le devoir sacré de tou- 
« jours lui dire sur tout la vérité, comme aux deux 
« rois ses prédécesseurs. 

« Puisse-t-il toujours me croire! Si Charles X l'eût 
« toujours fait, il ne fût pas mort dans l'exil ; la 
a bonté du prince me prouve qu'il sait distinguer ceux 
« qui le servent, qualité si essentielle dans un roi. Je 



fcV; 



1840. 471 

« puis me taire, mais jamais altérer la vérité. J'ose 
« donc exiger de votre amitié de ne rien retrancherde 
« mes lettres. Si Henri de France ne connaît pas tout, 
«comment pourra-t-il juger? À vingt ans il faut 
« qu'un roi ait une opinion et une volonté, c'est 
« indispensable ; il n'y a pas plusieurs systèmes, il n'y 
« en a qu'un de possible, et ce système doit rece- 
« voir son assentiment positif comme ses encourage- 
« ments. 

« La situation intérieure et extérieure devient 
« chaque jour plus grave, mais c'est surtout l'intérieur 
« qui devient menaçant. L'action si terrible des so- 
« ciélés secrètes commence à se faire sentir par l'é- 
« meute qui éclate sur tous les points; et l'influence 
« anglaise est toujours là pour y pousser. Politique 
« infernale qui entretient toutes les révolutions dans 
« l'intérêt de son commerce, et qui déclare la guerre 
« à un peuple 1 , parce qu'il ne veut pas consentir à 
» se laisser empoisonner. 

« Les événements marchent, et si nous restons 
« nous-mêmes dans ce misérable statu quo, nous serons 
« dominés par les circonstances, sans avoir rien fait 
« pour les prévoir ou bien les diriger. 

« Je sais et je connais tous les embarras de votre 
a situation à Goritz; mais un roi doit avoir du carac- 
« 1ère et ne pas craindre de le montrer ; il n'est roi 
« qu'à celte condition. 

«Si ce langage vous cause quelque effroi, songez 
« qu'il est puisé dans la conscience d'un homme 
« d'honneur auquel l'expérience a donné l'habi- 

1 La Chine, 



472- MES MÉMOIRES. 

« tude des affaires, et aussi un peu de prévoyance. 
« En croyant tout le monde, on ne croit personne, 
« et l'on hésite tandis qu'il faudrait marcher d'un pas 
« ferme; de loin on ne juge pas aussi sûrement ; ainsi 
« sans revenir sur le passé, celle souscription 1 était 
« une occasion unique de s'attacher l'armée et de se 
« montrer un cœur tout français. 

«Vous en avez jugé autrement, et je ne vous cache 
« pas que, sans tenir à mes idées, je persévère dans 
« une opinion qu'ont partagée mon père, plus que 
« prudent peut-être, et le marquis de Brézé, les seuls 
« à qui j'en aie parlé. 

« Ceci m'amène à vous faire sentir la nécessité d'é- 
« tablir à Paris un conseil qui aurait la confiance el 
a les pouvoirs d'Henri V. Il y aurait au moins direc- 
« tion, force et unité; et c'est surtout ce qui nous 
« manque. 

« Il faut qu'Henri ose ce qui est sage et nécessaire, 
« et lorsqu'on le verra vouloir fortement, les obstacles 
« qui l'entourent s'éclipseront sûrement, mais il ne 
« faut pas dans ce conseil de ces esprits difficiles et 
« tortueux qui ne partagent pas entièrement nos opi- 
« nions. Pas de faiblesse surtout, sur ce point 

« essentiel 

« Bien choisir les hommes serait déjà indiquer et 
« approuver tacitement une direction. Brézé serait un 
« des premiers sur lesquels une lettre sage et venue 
« du cœur produirait le plus d'effet, pour lui d'abord, 
« en le dédommageant de ses constants efforts, et puis 
«pour les autres. Enfin, je le répète, il est impor- 



' A propos de Mazagran. 



ferl 



1840. 475 

« tant que notre Henri ne resle pas étranger à tout 
« ce qui se passe en France. 

. « Croyez, cher, que les plus forts mêmes, ont bc- 
« soin d'être encouragés en présence du décourage 
« ment général et de Tégoïsme ; jugez des faibles ! 

« Le voyage du prince a eu un grand succès, et 
« Monseigneur s'est admirablement placé dans Tes- 
te prit de tous; mais il ne faut pas retomber dans 
« un sommeil léthargique. Si je ne suis pas pour les 
« partis violents que je regarderais comme funestes, 
«je suis du moins pour l'énergie, et surtout pour 
« une action mesurée, en même temps que ferme. 

« Les amis comme les ennemis du prince, sont 
«convaincus de sa valeur personnelle; il faut tirer 
« parti de cet immense avantage. 

« Quand Henri était enfant, on savait se résigner à 
«son silence; mais aujourdhui qu'il a vingt ans, 
« que tout le monde sait qu'il est doué de toutes les 
« qualités les plus nobles, on ne comprendrait pas 
« qu'il acceptât pour ligne de conduite la fatalité 
« musulmane. 

« Vous me connaissez assez, pour savoir que je 
« ne conseillerais pas une imprudence, Dieu m'en 
« garde, mais de l'imprudence à l'absence de toute 
« marque officielle d'intérêt, il y a une distance im- 
«mense; la sagesse n'exclue pas la prévoyance, elle 
« l'exige. 

« Henri a.été parfait pour chacun individuellement; 
« il faut aujourd'hui qu'il se place à la hauteur de sa 
« situation, non plus seulement en s'adressant aux in- 
« dividualités, mais à toute l'opinion royaliste; je di- 
« rais à toute la France. Il ne s'agit pour cela que 








474 MES MÉMOIRES. 

« d'écrire à une ou deux personnes des lettres qui 
« traitent les intérêts généraux, qui commandent l'u- 
« nion, qui prouvent qu'on suit pas à pas les événe- 
« menls, et qu'on les comprend. 

« Charles X, pour s'être enfin rendu, bon gré mal- 
« gré, aux conseils d'un bien petit nombre de sujets 
«dévoués, est monté tranquillement sur le trône 
« contre toute évidence ; il a perdu sa couronne pour 
« les avoir éloignés de ses conseils politiques; il l'a 
« compris trop tard, et ses regrets n'ont plus été qu'un 
« hommage rendu au dévoûment. 

« Si le premier voyage a parfaitement réussi, le se- 
« cond est encore bien plus nécessaire, et c'est évi- 
« demment vers la Russie qu'il faudrait le diriger, 
« sans écouter aucune hésitation ; d'autant que les dis- 
« positions de l'empereur sont meilleures; et que 
« son gendre même 1 est légitimiste. Le mariage du 
« prince et une semblable alliance produiraient un 
« effet des plus grands; le pays est fatigué de l'a/-' 
« liance anglaise. 

« Je voudrais vous voir faire ce voyage, vous, es- 
« prit droit, et qui avez de si bonnes manières. Ceux 
« qui accompagnent un prince contribuent au succès 
« du voyage, surtout en Russie où l'on sait toiser un 
« homme. 

« Le but du voyage doit être de se faire connaître, 
« et d'épouser la princesse Olga ; je pense que les af- 
« faires de religion traitées par La Ferronnays seraient 
<:< faciles à arranger; il sera là le plus influent, mais 
« que le prince ne tarde pas à partir ! Montbel est in- 



1 Le- duc de Leuchtemberg, fils du prince Eugène de Beauharnais, 



1840. 475 

« dispensable comme conseil, et vous sous plus d'un 
« rapport. 

« Je vous quitte en vous pressant tendrement la 

« main. » 



LETTRE DE M. LE DOCTEUR RUFZ 

Saint-Pierre (Martinique). 

« Monsieur le vicomte, 
« Il y a presque un an que je n'ai reçu de vos nou- 
« velles; et comme je lis toutes les Gazelles de France, 
« je vois que vous êtes toujours sur la brèche. 

« Ayant été s,i bon pour moi que de m'écrire de Go- 
« ritz même, alors que votre esprit était distrait par de 
« si grandes occupations, et aujourd'hui ne m'écrivant 
« plus du tout, je souffre de ce changement autant 
« que d'un froid et brusque hiver, le lendemain d'un 
«jour d'été. J'en suis aux suppositions, et la moins 
« désagréable est d'avoir été simplement oublié par 
« vous. Tout ceci, sans reproche, et seulement pour 
« commencer ma lettre et me rappeler à votre souve- 
a nir, car je suis assez confiant en mon attachement, 
« pour être sûr qu'il ne sera jamais en défaut et ne 
« m'exposera jamais à vous déplaire. 

«En ce 1840, comme en 1859, j'ai une santé 
« exemplaire pour mes clients, malgré la fièvre jaune 
« et malgré les tremblements de terre ; après cela 
« je n'ai rien à vousdire de moi, ma vie n'étanlque le 
« monotone journal d'un bourgeois de petite ville, 










*M MES MÉMOIRES. 

«médecin célibataire, juré, électeur, et heureuse- 
« ment pas garde national. 

« J'ai eu occasion de voir plus particulièrement 
« notre gouvernante, votre cousine, madame deMoges. 
« La ruine de la ville de Fort Royal ayant obligé M. de 
« Moges à tenir l'assemblée coloniale dans la ville de 
« Saint-Pierre où je réside. Nous avons parlé de vous, 
« de votre voyage à Goritz, de la relation que vous en 
« avez faite, de M. le duc, du courage qu'il a montré 
« dans une opération aussi cruelle, et enfin de l'es- 
« prit et du bel et bon cœur de madame de Lian- 
« court. - 

« Entre exilés ces conversations ont un charme 
.« dont Dieu vous garde néanmoins. Paris mérite 
« d'être pleuré autant que Jérusalem. Madame de 
« Moges est d'une douceur et d'une simplicité qui lui 
« font bien des partisans. Sa grande piété est d'un 
«effet admirable sur nos populations à demi sau- 
« vages ; elle est en grande vénération à tout le monde, 
« la fièvre jaune l'oblige à rester dans nos montagnes 
« où celte maladie n'arrive point. M. de Moges est 
« dans une position pleine d'embarras, il doit trou- 
« ver les écueils de la politique aussi redoutables que 
«ceux de la mer; obligé de contrarier souvent nos 
« mœurs et nos intérêts, nous lui rendons d'autant 
« plus cette justice qu'il y met tous les tempéraments 
« qu'on est en droit d'attendre d'un homme de sa nais- 
« sance, en matière de révolution; il a une fermelé 
« qui tient en respect l'impatience des uns, ne s'irrite 
«pas de la résistance des autres, et maintient tou- 
« jours l'ordre public. Sous son gouvernement, nous 
« n'avons ni incendies, ni révoltes, et tous ceux qui - 



1840. 



477 



« ont à régler avec lui des affaires particulières se 
« louent de sa politesse et de sa bonne volonté; il 
« laissera des regrets sincères. » 



'iô avril. 

Une proposition de M. Rémilly (député conserva- 
teur) tendante exclure les fonctionnaires de la Cham- 
bre a été prise en considération; et M. Thiers s'est vu 
forcé d'en faire adroitement une question de cabinet, 
quand il a été assuré du reste des députés; la gauche, 
qui fait le mort afin d'arriver au pouvoir, redoutait 
cette proposition; les centres la repoussaient; aussi, 
le ministère ne l'appuyait qu'à contre-cœur ; et mal- 
gré tous ces obstacles elle a passé à une majorité de 
quelques voix. 

Le ministère s'efforcera d'en amortir l'effet. Il 
n'en reste pas moins prouvé que c'est, au fond, un 
véritable échec qu'a éprouvé M. Thiers. 






28 avril . 

Plus les propriétés sont divisées, plus les proprié- 
taires sont nombreux, moins on est porté à faire et à 
désirer des révolutions; mais aussi, plus cette lassi- 
tude des affaires et des révolutions s'empare de tous 
les esprits, plus l'intérêt personnel domine les inté- 
rêts généraux, plus il devient possible à des esprits 
remuants et hardis, non pas d'établir une révolution 






■ 



478 MES MÉMOIRES. 

nouvelle sur des bases solides, mais bien de la faire 
éclater pour un temps plus ou moins long. 

C'est précisément la situation du gouvernement ac- 
tuel : on le souffre par indifférence, et il est jugé sé- 
vèrement par tous. 

Le ministère vient d'accorder le complément de 
l'amnistie, c'est une mesure adroite, il faut le re- 
connaître, mais son effet ne sera que momentané et 
les partis sont trop irrités pour que cet effet puisse 
être durable. 

Nous avons vu Louis-Philippe lutter contre les cir- 
constances et les hommes avec plus ou moins de bon- 
heur et d'habileté; sorti de l'école de Talleyrand, 
M. Tliiers rêve une diversion en envoyant chercher 
les cendres de Napoléon. 

Convaincu de l'hostilité cachée de Louis-Philippe, 
il veut s'appuyer à tout hasard sur les bonapartistes, 
comme il l'a fait sur les libéraux. 

M. deCazes agissait de même sous Louis XVIII. On 
dit la cour inquiète et furieuse : elle a raison. Que pen- 
sera l'Europe de ce coup de dé téméraire du ministère? 

Cet incident dispose de plus en plus aux grandes 
crises qui se préparent et que tout contribue à rendre 
infaillibles. 



30 avril. 



Je fus chargé de présenter un rapport au conseil 
supérieur de Grignon, qui se réunit chez mon père 
le 22 janvier dernier. 

Le conseil, m'entendit avec indulgence s une com- 






1840. 



47Ô 



mission fut nommée pour examiner ce rapport. Je tus 
convoqué aux premières réunions ; quelques modifi- 
cations auxquelles je consentis furent apportées, mais 
on en réclama d'autres; une nouvalle réunion eut 
lieu ; je n'y fus pas appelé, et les instances de M. le di- 
recteur entraînèrent, contre mon opinion, des chan- 
gements notables. 

Il obtint le droit de renvoyer un ou plusieurs élè- 
ves sans autorisation du conseil, ce qui était son annu- 
lation complète. 

Il obtint encore, sous différents prétextes, que la 
messe à laquelle devaient, suivant moi, assister les 
autorités de Grignon ne serait pas dite à l'établisse- 
ment, et qu'on se contenterait de celle qui se dit à 
trois lieues. Ma conscience ne me permettait pas de 
souscrire à de semblables conditions. 

En présence de pareils faits, le bien devenant im- 
possible, quoique j'eusse été assez heureux cependant 
pour réaliser quelques améliorations, il ne me restait 
qu'à donner ma démission ; c'est, aussi ce que j'ai 
fait, en demandant que ma lettre fût inscrite au pro- 
cès-verbal . 

Le conseil a bien voulu y consigner ses regrets. 
J'aurai du moins l'espoir consolant que mon pas- 
sage n'aura pas été entièrement inutile à cet im- 
portant établissement; et les parents des élèves me 
sauront quelque gré de mes constants efforts pour une 
amélioration nécessaire, fondée sur les seules bases 
qui pouvaient y consolider le bien. 



I 



• 



I 






480 



MES MÉMOIRES. 



LETTRE DE M. LE COMTE DE BOUILLE 



« Goritz, 2 mai. 

« Je vous remercie, ou plutôt nous vous remercions, 
« mon bien cher ami, de vos bonnes et intéressantes 
« lettres du mois dernier, que j'ai exactement reçues ; 
« nous les avons lues, relues et méditées, et nous, y 
« avons reconnu vos vues droites et sages et la jus 
« tesse de vos pensées; mais la proposition que vous 
« faites, demande de mûres réflexions dans la posi- 
tion un peu entravée où nous sommes, je dirai 
« même fort gênante, et qui ne nous permet pas mal- 
ce heureusement de faire tout ce que nous voudrions. 

« Je veux causer de tout cela à fond avec vous. Je 
« n'attends pour partir que le retour du duc de Lé- 
« vis, qui ne peut, larder encore longtemps, et qui 
« suspend l'exécution de bien des projets qui ne pour- 
« ront s'effectuer qu'à son arrivée. Croyez que pour 
« une infinité de choses essentielles il est parfaitement 
« placé auprès du prince; et d'ailleurs, nos rangs sont 
« si terriblement éclaircis ! Donnez un peu de votre 
« énergie à ceux qui en ont besoin, de votre expé- 
« rience à nos pauvres novices en affaires; et surtout 
« de votre sagesse à tous ceux d'entre nous (et le 
« nombre n'en est pas petit) qui n'ont pas le sens 
« commun ; mais tout en déplorant le découragement, 
« nous le concevons, et il y a sans doute quelque 
« chose d'inexplicable dans l'existence d'un état de 
« choses qui ne repose sur aucun principe quelcon- 






1840. 481 

« que, ni sur celui de la religion, ni sur celui de la 
« morale, ou de l'honneur, ou de l'aristocratie (soit 
« de naissance ou de fortune), ou de la gloire, ou du 
a patriotisme, ou même des plus simples intérêts du 
« pays. Cet horizon, toujours si gros de nuages, res- 
cc semble au temps qui règne ici depuis trois mois, à 
« l'orage, à la tempête, sans qu'il en sorte une seule 
« goutte d'eau, mais qui porte horriblement sur les 
« nerfs. 

« Nous avons lu avec grand plaisir vos articles, et 
« nous vous prions de compter toujours sur nos 
« sentiments d'estime, de confiance et d'affection. 
« Je pense que vous comprendrez ce que je veux dire 
« en mettant toujours ainsi au. pluriel, et que ce n'est 
« pas pour me donner une importance personnelle 
« que je substitue au simple je le pompeux nous, 
« auquel je reviens cependant pour vous dire que 
« nous continuons à nous bien porter, à nous en- 
ce nuyer beaucoup, comme à l'ordinaire; et à songer 
« au départ qui aura lieu d'ici pour Kirchberg, à 
a la fin du mois. 

« La Reine part le 24 avec Mademoiselle, en pre- 
« nant par une partie de la Lombardie et le Tyrol ; 
« le Roi le 51, en droite ligne; et quant à nous, nous 
« filerons de notre côté, à la même époque, mais 
«sans savoir encore dans quelle direction; c'est au 
« retour de celui que l'on attend, que l'on se déci- 
« dera ; malheureusement le personnage, qui est à 
et Naples, et sur lequel on comptait dans la supposi- 
« tion d'un certain voyage aux terres septentrionales, 
« est tellement pris de rhumatismes, qu'il est forcé 
« d'aller essayer des bains d'Ischia, au lieu de venir 
X1V - ~. 31 






i 



■ 






I 






■ 






482 MES MÉMOIRES. 

« ici ; il n'y a que sa femme et deux de ses enfants 
« qui vont y arriver; et il est à craindre, par plusieurs 
« raisons que je vous donnerai, que les eaux de la 
« Neva ne s'unissent jamais à celles de la Seine. 

a Ce que vous souhaitez que l'on fasse pour un 
« très-digne et noble pair 1 a déjà eu lieu; et bien 
ce des marques d'intérêt et de satisfaction honora- 
« blés et flatteuses lui ont été plusieurs fois don- 
ce nées ; mais on sera charmé de lui en transmettre 
ce encore, et l'on saisira avec plaisir l'occasion. En- 
ce fin, l'on est très-disposé à suivre en toute chose, 
ce autant que faire se peut, vos bons et loyaux conseils, 
ce Notre ami, l'excellent Montbel, me charge de toutes 
ce ses tendresses pour vous. 

ce II continuera à recevoir avec empressement et 
ce reconnaissance les communications que j'aurais été 
ce heureux de partager avec lui, si j'étais resté plus 
ce longtemps au poste honorable, mais difficile, que 
ce j'ai momentanément réoccupé, mais je serai plus 
ce que dédommagé de cette privation par le plaisir 
ce de vous revoir, et de vous réitérer de vive voix, cher 
ce et bon ami, l'assurance de tous les sentiments que 
ce je vous ai voués, et qui partent pour vous d'un 
ce cœur bien fidèle et sincère. » 

1 Le marquis de Brézé. 




1840. 



483 



LETTRE DE M. DE LOURDOUEIX 

A PROPOS DE LA LETTRE DU COMTE DE BOUILLE, QUE JE LUI AVAIS COMMUNIQUÉE 
AINSI QU'A M. DE GENOUDE. 

Cette lettre répondait à celle où je faisais sentir la 
nécessité de nommer à Paris un conseil qui eût toute 
la confiance du prince. 

Entre autres personnes, j'avais nommé M. de Lour- 
doueix, mais non M. de Genoude : on en verra la 
cause. 

« Cher vicomte, 

« Je vous renvoie votre pétition, qui, ainsi amen- 
« dée, me parait aller au fond de la. question qu'elle 
c< traite. 

« Ce que vous m'avez dit l'autre jour m'a vivement 
« affligé, car j'y vois que vous vous êtes séparé de 
« nous par des actes positifs. 

« Il m'est bien pénible de penser que notre amitié 
« se trouvera ainsi resserrée dans le cercle des ran- 
« ports privés, et que nous ne serons plus ensemble 
« sur le terrain de la politique. 

a Mille sentiments affectueux. » 






REPOiNSE A LA LETTRE PRECEDENTE 

« Je vous remercie mille fois pour la pétition. 

« Quant au reste, je ne vous comprends pas, je 
« vous le dis en conscience; et la preuve que je ne 
« puis vous comprendre, c'est qu'après vous avoir 
« montré cette lettre, je l'ai lue de même à M. de Ge- 










484 MES MÉMOIRES. 

« noude, convaincu qu'aucun sentiment personnel 
« n'entrerait jamais dans ses pensées ni résolutions. 

« Me serais-je trompé?... J'en serais plus malheu- 
« reux que vous, car je me plaisais à placer cet 
« homme au-dessus de la misérable humanité, qui 
« n'est qu'égoïsme et amour-propre. 

« Eh quoi ! cher, je me suis séparé de vous, en ne 
« trahissant pas la confiance que 1-e prince daigne 
« m'accorder, pour lui conseiller la plus insigne folie, 
« celle de faire entrer dans ses conseils, un prêtre, 
« quel qu'il soit, dans des circonstances plus graves 
« que vous ne voulez les juger, dans un moment où 
« il y a trame et défiance contre le clergé. 

« Vous ne savez pas ce qui se prépare, et vous re- 
« fusez de me croire ; l'événement vous l'apprendra, 
« et alors vous direz, mais trop tard : // avait raison. 

« Comment ! je me sépare de notre ami en nom- 
ce niant un des premiers son second lui-même, son 
« esprit, son cœur, celui que je croyais son ami in- 
« time ! 

« Oh! mon cher Lourdoueix, je crois que l'esprit 
« et la raison ne suffisent pas toujours, et que le cœur 
a peut encore égarer d'une manière dangereuse. 

« Si, moi aussi, je n'écoutais que mon cœur blessé 

ce ou mon caractère un peu fier, je me séparerais 

ce mais non, je ne me compte pour rien quand ils'a- 
ce git du salut de la patrie; je ne vois qu'elle, et le 
ce bien comme but : aucun sacrifice ne me coûtera 
ce pour l'atteindre ; aussi je reste plus étroitement 
ce uni à ceux qui ont rendu, rendent et rendront en- 
ce core d'aussi grands services ; mais profondément 
ce affligé d'une semblable déception, je repousse avec 



18 10. 185 

« effort le découragement prêt à entrer dans mon 
« cœur ; priant Dieu de m'éclairer et de me soute- 
ce nir. Un jour vous me rendrez plus de justice, et 
a vous effacerez avec vos larmes ces lignes que vous 
« avez écrites, et que la conscience vous reprochera. 

« Malgré tout et en dépit de vous-même, votre ami 
« en politique, comme partout ailleurs. 

« Cette démarche doit vous convaincre de mon af- 
« feclion, comme de ma confiance, et aussi de mon 
« complet oubli de moi-même. » 



M. de Lourdoucix me répondit aussitôt : 

' « Cher vicomte, 

« Je suis vivement touché de votre affection, et je 
« suis heureux d'apprendre que vous aviez dit à notre 
« ami les démarches que vous avez faites, et les rai- 
« sons pour lesquelles vous pensiez qu'il ne pouvait 
a être admis dans un conseil politique. Vous avez cru 
« qu'en désignant son meilleur ami pour représenter 
« la Gazette de France, vous ne faisiez rien qui pût 
« paraître l'exclure lui-même ; je crois encore que 
« celte raison serait plus plausible, si tout eût été 
« concerté entre nous trois. 

« Quand je vous ai écrit avant-hier, j'ignorais que 
« vous eussiez tout dit à notre ami, et il n'entrait 
« nullement dans ma pensée que notre intimité pût 
« s'affaiblir par une séparation politique qui ne venait 
« pas de mon fait, mais que j'étais forcé de subir. 

« Je vous apprécie et je vous aime indépendamment 
« des événements et de la part que vous pouvez y 
« prendre, parce que je suis assuré que vos intentions 



486 



MES MÉMOIRES. 




« et vos sentiments sont ceux d'un homme généreux 
« et dévoué au bien. Si cela ne suffit pas pour main- 
ce tenir l'union des esprits, cela suffit pour maintenir 
« l'union des cœurs. 

« Enfin il n'y a plus, après nos explications, qu'une 
« dissidence entre nous, c'est que vous ne croyez pas 
« que M. de Genoude puisse, à cause de sa qualité de 
« prêtre, figurer dans un conseil politique. Cette dis- 
« sidence ne touche heureusement ni aux questions 
« de principes, ni aux questions de ligne et de sys- 
« terne; et c'est pour moi un plaisir de penser que 
« nous sommes unis avec vous sur le fond de la poli 
«tique, comme nous l'avons été jusqu'ici. 

« Il m'est doux de vous donner l'assurance que mes 
« sentiments pour vous n'ont reçu aucune atteinte, et 
« j'espère bien qu'il en est de même des vôtres. » 



1 



y- 



LETTRE DE S. A. R. MADAME, DUCHESSE DE BERRY 



« Gralz, 24. mars. 

« On vous a bien informé, mon cher vicomte, en 
« vous assurant que certains passages de votre livre 
« intitulé : Pèlerinage à Goritz, ont été blâmés par 
« moi. 

« Je sais qu'il faut chercher à agir sur les masses; 
«je sais qu'il faut toujours parler aux classes qui font 
« la nation ; telle doit être la conduite de tout Roya- 
« liste dévoué, et telle est par conséquent la vôtre, 



1840. 487 

« mon cher vicomte, je me plais à le reconnaître; 
« mais si un prince doit tendre la main à ses cnne- 
« mis, il doit aussi serrer la main avec effusion à ses 
« vrais amis. Les exigences "de la politique et de l'in- 
«térêt général, n'éteindront jamais dans le cœur de 
« mon fils ce sentiment que j'ai toujours cherché à y 
« entretenir : reconnaissance toute spéciale envers 
« ceux qui ont tout sacrifié pour sa cause et pour lui- 
« même ; c'est donc avec peine, mon cher vicomte, 
« que je vous ai vu mettre dans la même halance, 
« les fidélités douteuses et les fidélités éprouvées. 

« Quant aux événements de 1 852 , ils appartiennent 
« à l'histoire, on peut en critiquer les ressorts ; mais 
« doit-on en faire condamner le principe par mon 
« fils, quand c'est moi qui ai tenu le drapeau? 

« Tels sont les passages de votre livre que j'ai blâ- 
« mes, tout en reconnaissant la loyauté de vos inten- 

« tions. 

« Je vous l'aurais dit beaucoup plus tôt; mais ma 
« santé toujours chancelante depuis quelque temps, 
« m'a forcée à retarder ma lettre jusqu'à ce jour. 

a Henri est un homme maintenant; son voyage 
« d'Italie l'a fait connaître à la France. 

« Attendons et espérons, j'ai foi dans l'avenir. 

(/Recevez, mon cher vicomte, l'assurance de mon 

« estime et de mon amitié. 

« Marie-Caroline. » 




48 4 



MES MÉMO IKK S. 



RÉPONSE A LA LETTRE DE S. A. R. 




« 26 mai. 

« Madame, - 

« Je m'empresse, avant tout, d'exprimer toute ma 
« reconnaissance à Voire Altesse Royale, pour la lettre 
« qu'elle veut bien m'écrire à la date du 24 mars, et 
« que je reçois seulement aujourd'hui, en osant lui 
« avouer que son silence absolu m'avait profondément 
« affligé. 

« La savoir souffrante, est un malheur de plus, et 
«je veux espérer qu'une santé, si cruellement éprôu- 
« vée, se rétablira promptement. Oui Madame, j'es- 
te père, moi aussi ; je fais plus, je crois ; mais c'est 
«dans la Providence que je mets tout mon es- 
« poir. 

« Quant aux hommes, ils sont tellement découragés 
« et décourageants, égoïsles et envieux, qu'il y a peu 
« à en espérer. 

«J'ignore ce qu'on peut écrire à Votre Altesse 
« Royale; mais je m'appuie malheureusement sur des 
« faits pour justifier mes assertions, et le sitence 
« gardé dernièrement encore à la Chambre en est une 
« preuve nouvelle. L'union ferait la force, et la divi- 
«sion fait notre faiblesse.... Comment en serait-il 
« autrement? On croit tout le monde, c'est-à-dire que 
« l'on ne croit personne; on frappe à toutes les portes, 
« lorsqu'une seule peut s'ouvrir, l'on vit dans les 
« chimères, en se nourrissant d'illusions. 



18 4 0. 489 

« Le noble caractère de Madame, et son esprit élevé, 
«la rendent digne d'entendre un pareil langage; 
« elle daignera me le pardonner. Non, les hommes 
« ne seront pour rien, ni dans les événements, ni 
« dans les crises qui se préparent; et ce jour-là, 
« ceux qui parlent le plus haut aujourd'hui, seront 
« ceux que l'on verra les derniers sur la brèche ; ce 
« jour-là, ceux qui marchent avec une invincible per- 
ce sévérance dans la seule voie qui puisse conduire au 
« but, ne resteront pas inactifs. 

«Recevez-en, Madame, ma parole; ils ne se re- 
« posent pas un moment. 

« Les Royalistes doivent se tenir en dehors de toute 
« conspiration comme de tout désordre. Je ne me suis 
« pas occupé d'un fait que l'histoire inscrira comme 
«un trait d'héroïsme et d'admirable courage; j'ai 
« parlé d'un principe en général; et il était essentiel 
« de le consacrer pour l'avenir sans parler du passé. 
« Madame, celui qui a par devers lui un dévouement 
« de toutes les époques, et qui, à vingt-cinq ans, 
« a décidé, avec quelques jeunes gens, ce mouve- 
« ment de Paris qui fit remonter Louis XVIII sur 
« le trône; celui-là avait le droit de faire moins 
« belle la part des fidèles, et plus rares les exclu- 
« sions. 

« Les vrais fidèles ne sont pas communs, Madame; 
« ce n'est pas sur un parti qu'un roi doit régner, mais 
« par le pays, et sur le pays; aussi ma voix a-t-elle 
« été entendue, et le Pèlerinage a produit un ef- 
« fet salutaire; c'était important. La sagesse des 
« Royalistes peut seule les montrer sous un jour 
« utile et favorable à la nation. Bonapartistes et ré- 




490 MES MÉMOIRES. . 

« publicains, unis pour bouleverser, se diviseront 
« au moment de la victoire. 

« Ils renverseront, c'est infaillible ; mais le lende- 
« main sera difficile. 

« Henri V s'est fait avantageusement et honorable- 
% ment connaître; ses voyages nous ont grandement 
«servi; et Gorilz, auparavant si désert, reçoit main- 
ci tenant une foule de pèlerins. 

« Le retour des cendres de Napoléon est un événe- 
« ment. L'affaire des sucres met contre le gouverne- 
ce ment des hommes influents des départements du 
« nord surtout; et un nombre immense d'ouvriers 
« menacés dans leur existence. La conduite dés libé- 
« raux de la Chambre les démasque aux yeux du pays; 
« mais malheureusement celle des royalistes manque 
« d'unité. MM. Thiers , Odilon-Barrot et Berryer, 
« paraissent trois têtes dans un bonnet. Dieu seul 
« juge les intentions, les hommes ne voient que les 
« faits. 

« 11 est temps qu'Henri se montre un homme de 
«caractère; la fermeté n'exclufpas la sagesse, elle 
« la confirme ; il faut qu'il sache avoir une volonté, 
« et distinguer ceux qui le servent. Le mal est dans 
« la désunion qui existe, et les événements nous dé- 
« borderont si nous ne suivons celte ligne de conduite. 
'« Sans ambition, fatigué des affaires et éclairé sur 
« les hommes, il ne faut pas moins qu'un excès de 
«dévouement pour me tenir attaché à la glèbe; et 
« quelques paroles encourageantes me sont nécessai- 
« res pour alimenter une activité si fatigante. 

« Celui qui ne reçoit que les inspirations de l'hon- 
« neur et de la conscience ne craindra jamais de s'ex- 



1840. 491 

« pliquer; et si les hommes pouvaient le blâmer, il 
« attendrait de là haut sa récompense. 

« Je suis, 

« Madame, 

« De Votre Altesse Royale, 
« Le très-humble et très-dévoué serviteur, 

« Le vicomte de LaRochefoucauld. » 






LETTRE DE M. LE DUC DE NOAILLES 



« 20 mai. 



« Mon cher vicomte, au moment où j'entrais ce 
« matin dans la Chambre, voire pétition à la main, 
« M. de Tascher montait à la tribune pour faire un 
« rapport sur un assez grand nombre de péli lions re- 
« latives au même sujet. Aussitôt qu'il eut fini, le 
« ministre de l'instruction publique a pris la parole 
« pour déclarer qu'il acceptait le renvoi des pétitions, 
« et qu'il prenait l'engagement devant la Chambre 
« d'apporter l'année prochaine une loi sur la liberté 
«de l'enseignement. Monlalembert qui, à ce qu'il 
« paraît, avait l'intention de parler, a dit qu'après les 
« paroles positives du ministre, il n'y avait plus lieu 
«à discuter, et qu'il s'abstiendrait, en prenant acte 
«seulement de ce que le ministre avait dit. On a 

ajouté quelques mots sur la rétribution universi 



« 



« taire, et tout s'est terminé là. l\ n'y avait pas lieu à 
ce que la chose allât plus loin, et je me suis abs- 
tenu de déposer votre pétition qui ne pourrait amc- 












492 mes mémoires. 

« ner celle année aucune discussion. Je le ferai pour- 
ce tant si vous le désirez. 

« Veuillez recevoir l'assurance de tous mes sen- 
te liments. » 




. RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 

« Recevez, mon cher duc, mes plus sincères remer- 
« ciments pour voire aimable obligeance, comme pour 
« voire empressement à me rendre compte du ré- 
« sultat. 

« J'avoue que je regrelle bien plus ce que vous 
« auriez dil, que ce que j'ai écrit. 

« Je désire le dépôt de ma pétition néanmoins, afin 
« que la Gazette de France puisse la reproduire, et 
« que le pays sache que nous devions élever la voix 
« en faveur d«me question si importante et tellement 
« nationale. 

« Il est utile, je le répète, que le pays sache bien 
« que les royalistes ne cessent de demander toutes les 
« libertés légitimes. Qui sait ce qui adviendra d'ici à 
« peu? Ne nous laissons pas déborder par les événe- 
« ments. 

« Gardons- nous d'abandonner le terrain, en lais- 
ce sant l'avantage à nos adversaires. 

« Croyez, cher duc, que je suis heureux de pouvoir 
« compter sur votre obligeance comme sur votre ami- 
ce tié. J'irai promptement vous remercier moi-même. » 



^K 



1840. 



495 



24 mai. 

Tous les renseignements que je puis obtenir sur 
la crise qui se prépare sont effrayants. 

Il n'a tenu qu'à trois voix qu'elle éclatât sur-le- 
champ : l'horrible partie n'est que remise. 

Tous ces incendies qui couvrent le globe et en par- 
ticulier la France, sont l'œuvre des sociétés secrètes, 
qui veulent prouver que leur organisation est aussi 
étendue que formidable. 

Leur infâme projet serait de porter partout à la fois 
le fer et le feu; leur principale attaque se dirigera 
contre la famille usurpatrice, dont ils ont juré la 
mort; ainsi que celle de nombre de victimes. 

Les chefs voudraient attendre l'arrivée des cendres 
de Napoléon, qui sera pour le gouvernement un im- 
mense embarras; d'un autre côté, ils redoutent les 
précautions que l'on prendra ce jour-là; mais peut- 
être ne seront-ils pas les maîtres d'arrêter tous ces 
hommes de terrible action qui ne respirent que ven- 
geance et brûlent d'agir. 









■ 









Ma pétition pour la réforme électorale que j'ai 
adressée à la chambre des députés, était à l'ordre du 



jour 



M. Béchard s'était chargé de la soutenir; mais les 



I 




404 



MES MEMOIRES. 

intérêts du pays n'ont été défendus par personne. Le 
silence de M. Berryer ne saurait s'expliquer. Rien 
n'est possible sans la réforme. 



M. Thiers vient encore d'éprouver un échec à la 
Chambre des députés; il a entièrement perdu conte- 
nance devant la majorité qui se prononçait contre lui. 
C'était à propos de l'amendement proposé par la com- 
mission pour un million de plus en faveur des cendres 
de Napoléon. Le ministère s'y était réuni ; la Chambre 
a refusé. 

Cette affaire n'est pas finie, tant s'en faut; on 
pense que le pays voudra faire le million ; mais alors 
M. Thiers se trouverait débordé, et ne serait plus 
maître de la situation. 

C'est aux doctrinaires, dit-on. que M. Thiers a dû 
cet échec; aussi le ministère se trouve-t-il divisé. On 
prétend que M. Guizot serait venu passer une heure 
incognito à Paris. Louis- Philippe voudrait une réac- 
tion; mais, dans tous les cas, elle ne pourrait s'opé- 
rer que par les doctrinaires et les coups d'État; la 
suite de la chute de M. Thiers pourrait être une ré- 
volution. 



A M. LE COMTE DE MONTBEL 



« 2 juin. 



« C'est à vous que j'écrirai aujourd'hui, mon cher 
« comte, toujours heureux de vous offrir l'expression 



1840. 495 

a de ma tendre affection ; j'y joindrai le respect pour 
« ceux auxquels ma vie est dévouée, et qui veulent 
« bien me savoir gré de l'amour que je porte à mon 
« pays. J'attends avec une vive impatience la venue 
« de l'excellent Bouille, désirant qu'il arrive avant le 
« 15, jour fixé pour mon départ. Tout confirme cha- 
« que jour davantage la nécessité d'une solution dans 
« le genre que j'ai indiqué; je ne pourrai donc que 
« me répéter avec plus de force et plus d'insistance 
« que jamais. 

« Songez, cher, que de loin on ne voit pas les 
« choses aussi bien que de près; et si certaines per- 
ce sonnes éprouvées méritent votre confiance, il ne 
« faut pas la leur accorder à demi. 

« Le premier échec subi par M. Thiers à la Cham- 
«bre des Députés l'a fortement ébranlé; le second, 
« aux pairs, par le refus de la conversion, n'a pas été 
« un coup moins fatal; joignez à cela les difficultés 
« sans nombre de la position, la haine du château, et 
« la division du conseil causée par les doctrinaires ; 
« la faiblesse que pour la première fois M. Thiers a 
« montrée dans la discussion, et vous en concluerez 
« qu'il est un ministre peu solide; la chance paraît 
« tourner en faveur des doctrinaires ; mais ils ne 
« pourront exister qu'avec des réactions et des coups 
a d'État; et Louis-Philippe, frappé au cœur, n'est pas 
« plus en état de les supporter que son gouvernement. 
« Celui qui s'est laissé désarmer par la faiblesse ne 
a ressaisit jamais les armes; ou, s'il parvient à s'en 
« emparer par surprise, c'est pour succomber plus 
« sûrement. 

« Ce ministre imprévoyant, en faisant insulter la 





496 MES MÉMOIRES. 

« Chambre des députés dans ses journaux, a annoncé 
« l'intention de la dissoudre. Louis-Philippe consen- 
« tira-t-il à celte dissolution? J'en doute; mais 
« M. Thiers, mettant le marché à la main, la retraite 
« ou la continuation de son pouvoir, à de semblables 
« conditions, serait également un événement grave. 

« Vous voyez, cher ami , dans quelle incertitude 
« nous vivons, et de combien de chances diverses et 
« obscures notre avenir et la situation présente se 
« compliquent. Ce qui, pour moi est certain, c'est la 
« crise vers laquelle nous marchons, sans que rien 
« puisse la prévenir ; un homme seul , M. Mole, a servi 
« utilement le gouvernement actuel, après Casimir 
« Périer; eh bien ! dans les conditions données, il est 
« lui-même impossible. Il le sent , et le hasard me 
« l'ayant fait rencontrer dans une maison, pour la 
c< première fois depuis dix ans, j'ai eu avec lui une 
« conversation d'une demi-heure fort curieuse. C'é- 
« tait à une loterie de charité où il y avait beaucoup 
« de monde, et chacun nous regardait avec curiosité 
« et une sorte de réserve, sans qu'il parût plus étonné, 
« plus gêné que moi de l'espèce d'intérêt que nous 
« excitions. 

« J'ai cherché à lui démontrer qu'il ne pouvait re- 
« venir aux affaires qu'en abordant franchement toutes 
« les grandes questions du moment, et il l'a senti 
« comme moi. 

« — Eh bien ! monsieur le comte, lui ai-je dit, j'i- 
« gnore en effet ce qui adviendrait d'un gouvernement 
« affaibli et inconséquent, qui s'use tous les jours 
« un peu plus, mais du moins vous auriez sauvé la 
« France, dont le salut est à ce prix : ce motif ne 



1840. 



AT, 



« vous paraît-il pas suffisant ? Sur la question du ser- 
« ment, question importante (je n'en veux à aucun 
« prix), nous étions en désaccord; il venait de fulmi- 
« ner contre les doctrinaires, qu'il traitait de tartuffes 
« ambitieux ; et il insistait beaucoup pour que nous 
« nous ralliassions, dans le pur intérêt de l'ordre, 
« même avec nos pensées ultérieures. 

« — C'est-à-dire, lui ai-je répondu, que vous voudriez 
«faire de nous les doctrinaires de la légitimité; les 
« royalistes ont trop d'honneur, et leurs convictions 
« sont trop profondes pour en agir ainsi. 

« Nous avons échangé encore bien des phrases, el 
« le monde nous a séparés. 

« Je pars le 15, et vais directement à Toulouse, afin 
« de m'entendre avec cet homme de sens et de ta- 
« lent, que la force des choses peut amener encore 
« à jouer un rôle utile, surtout si l'on soutient ses 
« grandes conceptions par un caractère fort et une 
« volonté positive. 

« Je me promets un vrai bonheur de causer à fond 
« avec lui de toutes choses. 

« Tout mon espoir, tout mon désir, cher comte, 
« est de me rendre de plus en plus digne de la con- 
« fiance que Monseigneur veut bien m'accorder, en 
« méritant, par un dévouement aussi éclairé que sin- 
« cère, la petite part d'affection qu'il veut bien me 
« laisser espérer, 

« Adieu, votre ami pour la vie. » 



32 




498 



MES MEMOIRES. 




i juin. 



La mort du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume 111, 
appelle au trône son fils aîné, marié à la sœur du roi 
actuel de Bavière, el qui n'a pas d'enfanls. 





16 juin. 

La proposition Remilly a avorté à force d'intrigues ; 
la Commission chargée de l'examiner demande l'a- 
journement à la prochaine législature. Il n'y a plus 
d'indépendance dans cette Chambre, dont le travail se 
résume pour chacun dans un inlérêt lout personnel. 

Que va faire la Chambre? Elle se suicide en avan- 
çant, et se déshonore en reculant ; hésitera-t-elle en- 
tre ces deux partis? On n'ose le croire ; ce qui est 
certain, c'est que la majorité de M. Thiers se décou- 
rage, et que pour rester au pouvoir il sera forcé de 
vouloir lui-même la dissolution : il reste à savoir si 
le château y consentira. 

Des élections faites par M. Thiers seraient toutes 
révolutionnaires en ce moment. 



21 juin, 

Les nouvelles d'Afrique sont déplorables. Attendons 
pour juger le maréchal Valée, que tout le monde 
accuse sans mesure; attendons, dis-je, qu'il ait été à 
même de se justifier, ce qu'il tentera sûrement avec 
son caractère, si; comme on l'assure, il est brusque- 



1840. 409 

ment rappelé; il y va de son honneur... n'enlevons 
pas cet honneur sans preuves suffisantes à de braves 
militaires; il est pour eux plus que la vie. 

On ne saurait, du reste, sans injustice, méconnaître 
qu'en faisant occuper de nouveau Médéah et Milianah, 
le maréchal a donné à l'armée des points de ravitail- 
lement d'où les colonnes pourront partir le jour où 
l'on se décidera sérieusement^ étendre la domination 
française, et à détruire l'empire créé par Abd-el-Kader 
à la faveur du funeste traité de la Tafna. 

Le duc d'Orléans a pris part à celle, expédition avec 
son jeune frère le duc d'Aumale, dont Louis-Philippe 
veut faire promplcment un général. D'après la loi 
nouvelle, les princes doivent passer par tous les gra- 
des : c'est une espèce de satisfaction donnée' au prin- 
cipe de l'égalité. 

A l'occasion du retour de ses enfants, Louis-Philippe 
a passé aux Champs-Elysées une revue de la garde na- 
tionale et de l'armée. Le public avait été tenu à dis- 
tance; mais Louis-Philippe n'en a pas moins entendu 
partir des rangs des gardes nationaux le cri de Vice 
la lléforme! 






La famille Napoléon offre le million : l'accepter est 
un danger, le refuser en est un autre. Le ministère et 
le gouvernement n'ont que le choix des fautes. 

Le roi Joseph a écrit de Londres pour protester con- 
tre la remise à Louis-Philippe, par le général Bertrand , 
des armes de Napoléon. 














500 



MES MÉMOIRES. 



Bonnes, 29 juin. 

Parli de Paris le 16 de juin, j'arrivais à Toulouse 
le 20 vers midi. Au moment de mon départ de Paris, 
mon cœur était gros, je m'arrachais à tout ce qui 
m'est cher; mon cœur est ainsi fait, que les sépa- 
rations me déchirent. . 

Au moment de monter en voiture, quel ne fut pas 
mon étonnement, je dirai mon attendrissement, en 
me sentant saisir à bras le corps : c'était mon plus 
ancien ami, le compagnon de toute ma vie. Gêné 
alors que j'étais riche, il est heureusement aujour- 
d'hui à la tête d'une grande famille, et d'une fortune 
plus grande encore, dont il fait le plus noble usage. 
C'est un de ces hommes rares dont l'existence tout 
entière a été à l'abri d'un reproche. 

Je vis ses yeux se remplir de larmes en retrouvant 
son ami, que jadis quatre chevaux entraînaient rapi- 
dement dans une légère voiture, s'embarquer cette 
fois en diligence. Son impression, que je compris, 
me toucha vivement; mais il. faut convenir que ce 
sont là de légères contrariétés auprès des peines du 
cœur. Celui que le ciel éprouve ici-bas peut espérer 
qu'il ne sera pas abandonné là-haut. Que ne suppor- 
terait-on pas avec cette pensée ! . . . 

Quatre excellentes sœurs de charité, filles ver- 
tueuses, image de la divinité sur terre, montaient en 
même temps dans l'intérieur de la voiture, et j'en 
conclus que notre voyage serait heureux. Grâce aux 
bontés de mon excellent père, le coupé avait été re- 
tenu pour moi et mon fidèle Célestin ; mais ce coupé 






1810. 501 

des diligences de Paris, étroit et court, est fort in- 
commode pour de longues jambes ; celui des dili- 
gences de Toulouse est infiniment préférable. 

Je traversai Orléans au milieu de la nuit ; mon père 
y était chez le compagnon de son enfance, le digne 
marquis de Nieul ; et ce fut pour moi un vif chagrin 
de ne pas serrer sur mon cœur ce respectable père, 
dont la santé me cause un vif tourment. Je me re- 
proche, chaque fois que je le quitte, de perdre quel- 
ques moments de sa précieuse existence. 

Si au moins j'avais pu emmener avec moi un de 
mes enfants! mais la crainte d'interrompre leurs 
études, m'a retenu. Il a bien fallu me sacrifier : c'est 
mon lot. 

Après quatre jours et quatre nuits passés dans une 
véritable cage, j'arrivai à Toulouse, et me logeai à 
l'hôtel de France, rendez-vous de tous les légitimistes, 
et dont la table d'hôte est plus remarquable par ceux 
qui s'y asseoient, que par ce qu'on y sert. On y est, 
du reste, d'une extrême politesse. J'y trouvai une pe- 
tite dame russe, dont la taille me parut un peu ha- 
sardée, mais qui me sembla aimable et spirituelle, et 
qui semblait toute contente d'avoir renoncé à son pays 
pour le nôtre; elle était alors fixée à Palcrme, où elle 
se plaisait infiniment. Elle est l'amie intime de la prin- 
cesse Pierre Wolkonski, et avait auprès d'elle une de- 
moiselle de l'Atlique, qui paraît agréable. 

Toulouse s'enrichit tous les jours : cette ville a plu- 
sieurs abords magnifiques; elle possède des richesses 
de tous les genres, et sa population de cinquanlc mille 
habitants a monté à quatre-vingt mille, sans que l'on 
puisse prévoir où ses succès industriels s'arrèleront. 






n 







502 MES MÉMOIRES. 

J'y retrouvai l'excellent Puymaurin, qui faisait partie 
jadis de mon administration et qui m'est resté extrê- 
mement dévoué : c'est le fils de cet ancien et honorable 
député ayant aujourd'hui quatre-vingts ans, et aussi 
connu par son instruction, que parla tournure origi- 
nale de son corps et de son esprit ; il est aveugle et 
sourd, mais il conserve toute sa santé; sa belle-fille 
est une personne distinguée à tous égards. Je vis le 
soir M. de Villèle, qu'une affaire avait amené à Tou- 
louse. Le lendemain, dimanche, je me jetai dans une 
détestable voilure, après avoir entendu la messe de 
sept heures, pour aller à sept lieues passer quelques 
heures avec cet homme remarquable dont la vue et 
la conversation devaient me rappeler tant de souve- 
nirs. Nous nous entendîmes parfaitement. 

Célestin n'avait pas pu me retenir de place pour le 
lendemain. Je passai le soir du lundi dans ces admi- 
rables promenades, où toute la bonne société se ras- 
semble; le malin, après avoir fait mon courrier, 
j'avais été rendre-quelques visites, entre autres à ma- 
dame Gax, que j'avais connue à Paris chez madame 
Récamier, et que j'avais entendu chanter avec un 
véritable plaisir. 

Elle a une sœur qui n'est pas moins agréable, mais 
d'une figure et d'un caractère tout différents ; je m'a- 
musai à peindre la différence qui existe entre ces 
deux charmantes sœurs, en traits assez frappants pour 
les étonner. Cette visite me procura la connaissance 
de leur père, avocat de Toulouse, avec lequel je 
m'entendis assez bien, quoiqu'il n'eût pas mes opi- 
nions. 

Nous arrivâmes à Tarbes au milieu de la nuit, et 



18 40. 



503 



comme nous devions y rester quelques instants, je 
consacrai ce moment de répit à me promener avec un 
ménage intéressant que j'avais remarqué à Âuch : le 
mari est âgé, la femme fort jeune; mariée à dix-sept 
ans, elle n'en a que vingt-quatre; elle est triste, mais 
pleine de résignation et de courage; son mari, atta- 
ché aux contributions indirectes, vient d'être frappé 
par une injustice de son administration à Bagès. Je lui 
ai promis de lui être utile,. et, certes, je lui tiendrai 
parole. Je ne dois probablement jamais les revoir, 
mais je ne les oublierai pas; et ce ne sera pas ma 
faute s'ils n'obtiennent pas la réparation des torts 
qu'on leur a faits, heureux de mon côté si j'ai laissé 
un souvenir à M. et madame Cazo. Je devrais l'es- 
pérer, d'après la reconnaissance qu'ils m'ont témoi- 
gnée; je leur fis mes adieux à Pau. C'est aussi dans 
celte ville que je me séparai de M. Domingo de la 
Portilla, qui avait voyagé avec moi depuis Toulouse 
dans le coupé ; habitant des Étals-Unis, il s'est établi 
en Espagne, et a fait une grande fortune dans la com- 
mission de la farine. Vif, spirituel, passionné, bien 
qu'il prétende ne pas l'être, mais tête froide pour 
les affaires, M. Domingo m'a paru aussi instruit 
que spirituel, et sa conversation m'a vivement inté- 
ressé. 

De celte conversation, il est résulté pour moi la cer- 
titude qu'en Espagne il y avail eu des horreurs com- 
mises des deux côlés, suites inévitables des guerres 
civiles ; que l'on n'aimail point la reine Christine, mais 
qu'il y avait un parti puissant voulant l'ordre et le 
repos comme en Fiance, et que l'on craignait par- 
dessus tout la faiblesse de Charles V, et l'exagération 












5 <>* MES MÉMOIRES. 

de ses conseillers. J'en ai conclu avec une profonde 
tristesse que l'Espagne était dans un état presque dés- 
espéré ; que le parti exalté que l'on espère conte- 
nir, inspirait de grandes craintes, comme chez nous, 
aux amis de l'ordre, et qu'il n'y avait de vie pos- 
sible el réalisable pour l'Espagne, que lorsque le prin- 
cipe de sagesse et de vérité aurait enfin triomphé 
chez nous. 



A M. DE LOURDOUE1X 




Toulouse. 



« Je suis homme de parole, mon cher Lourdoueix; 
« et bien que n'ayant pas eu le temps de prendre un 
« moment de repos, je viens vous rendre compte de 
« ma course d'hier, où j'ai fait quatorze lieues pour 
« aller passer sept heures avec M. de Villèle. 

«Il est impossible de recevoir d'une manière plus 
« aimable (et entre nous), à l'exception d'un pre- 
« mier petit mouvement d'embarras que je n'ai pas 
« voulu voir, et que j'ai dissipe bientôt par ma bon- 
« homie et ma franchise; nous nous sommes retrou- 
« vés comme les vieux amis d'autrefois. Dites à Brézé 
« que nous avons lu ensemble son discours dont nous 
« avons été enchantés. 

« La conduite et la ligne de Brézé sont les seules 
« qui ne lui laissent rien à désirer; il l'approuve en 
« tout, désirant bien qu'il le sache. Le silence des 
« Royalistes de la Chambre et notamment de M. Bér- 
et ryer, lui paraît inexcusable. Aussi ne compte-t-il 
« que sur les événements qu'il regarde comme infail- 



^^HHH^^^^K 



18 40. 505 

« libles, tout en les croyant moins rapprochés que 
« moi. 

« La Gazette de France est pour lui le seul journal 
« qui comprenne bien la position. Elle marche, 
« dit-il, avec une louable persévérance et un vrai 
« talent dans la ligne du vrai et du possible; elle 
« rapproche l'avenir du présent, elle devance et prê- 
te pare les événements sur lesquels il paraît ne con- 
« server aucun doute. 

« Une machine usée poussée hors des rails, ne 
« fonctionne pas longtemps sans se briser. Il désire 
« que M. l'abbé de Genoude sache à quel point la per- 
ce sévérance de son dévouement le touche. Nous avons 
« beaucoup, cher ami, parlé de vous qu'il apprécie 
a tout comme moi. Son dernier mot, en me disant 
« adieu en voiture, a été : ««—Surtout, ne m'oubliez 
« pas auprès de Lourdoueix ! » 

ce Touchant dans sa solitude, aimé, chéri, respecté, 
« adoré de tout ce qui l'entoure, vrai roi du pays, 
« préférant à tout sa retraite, souvent troublée par les 
« visiteurs, animée par l'élude et par les travaux agri- 
« coles, il est bien décidé cependant à tout abandon- 
ce ner, le jour où l'intérêt de la France réclamera sa 
ce participation active. L'humiliation où l'on tient en- 
ce chaîné es pays qu'il chérit, le révolte au dernier 
ce degré, en lui causant des moments d'indignation 
ce qui font plaisir. 

ce L'alliance anglaise l'exaspère. Nécessaire à la 
ce branche cadette, mais contraire à tous les intérêts 
ce vraiment français, cette alliance, indispensable 
« peut-être à celui qui gouverne, ne prouve que trop 
ce bien qu'il n'y a que la monarchie à désirer pour la 





506 mes MÉMOIRES. 

« France, et il n'est point de monarchie possible sans 
« légitimité. L'affaire du serment l'occupe peu ; bien 
« que déterminé à ne jamais le prêter, il dit que 
« donner la réforme qui doit se faire tôt ou tard, 
« c'est abroger de fait le serment, puisqu'on ne peut 
« jurer ou faire jurer de défendre ce qu'on va être 
« appelé à réformer. 11 regrette de ne pas avoir, 
" en 1815, protesté comme il le voulait, protestation 
« difficile, puisque toute parole était interdite en pré- 
« sence du roi. Une marche forcée devenait imposée 
« par les circonstances ; et bien des choses qu'il eût 
« voulu et qu'il eût faites restaient impossibles. 

« La Chambre des pairs a été pour-lui un obstacle ; 
« il n'en voudrait pas, mais il se garde de le dire. 
« On n'a pas plus de fraîcheur d'idée, plus de jeu- 
« nesse de pensée; toutlui est présent, et il ne re- 
« pousse aucune expérience, ni celte des autres, ni 
« celle du temps, et encore moins la sienne. Jl con- 
« naît bien Ire choses, et met à leur valeur les hommes 
« du passé comme ceux du présent, sans conserver 
« aucune illusion sur aucun d'eux. 

« Il ne peut se pardonner de n'avoir pas tout mis 
« en œuvre pour faire passer la loi des rentes 1 , com- 
« plément nécessaire de celle des émigrés. « — Si vous 
« voulez reprendre M. de Montmorency, l«i avait-on 
« dit, votre loi passera ; nous vous en répondons. » 
« (Il m'a dit cela en soupirant.) 

«Ce rejet a été un grand malheur. Pendant sept 
« heures de tête-à-tête, je n'ai parlé que juste assez 

1 Que n'avais-jc pas fait pour le décider à prendre tous les moyens 
possibles pour dominer une position qui devenait de plus en plus dif- 
ficile! 




1840. 507 

« pour l'écouter, et m'instruire à l'aide de sa précieuse 
« expérience. Aussi ai-.je retrouvé toute sa confiance et 
« toute son affection; tout ce qu'il m'a dit est fixé dans 
«ma mémoire. Il partage nos idées'etnos opinions, 
« en jugeant les hommes bien mieux qu'autrefois. 

« De grandes existences dans les provinces ; y re- 
« porter l'ambition qui se groupe à Paris; plus de cour 
« et de courtisans : tels sont ses plans d'avenir. Si 
« enfin il quitte la retraite, il est décidé à mettre for- 
et tement la main à l'œuvre; il ne veut que des hom- 
« mes qui le 'secondent. Il pense avec moi que c'est 
« la jeunesse qui doit offrir des ressources princi- 
« pales; il craint, au jour arrive, des entraves, ve- 
« nant surtout de nos amis; il est bien décidé à s'ap- 
« puyer sur le pays ; il veut une confiance absolue, 
« entière, et il a raison. Il juge tous les hommes 
v» comme je les juge moi-même, et paraissait heu- 
« reux et content de cet accord parfait qu'il trou- 
« vait dans mes paroles, mes pensées et mes con- 
« vidions conformes aux siennes. Il voudrait, aux 
«mêmes conditions que nous, une Chambre élue 
« pour cinq ans, se renouvelant par cinquième; mais 
«convoquée seulement, après le premier moment, 
«dans toutes les occasions où il y aurait besoin 
« d'hommes ou d'argent, en dehors des prévisions ou 
« des budgets ordinaires. 

« Il regarde qu'un événement quelconque amène- 
« rait une catastrophe dans nos finances en bien mau- 
« vais état, mais il pense, le cas échéant, qu'elles se- 
« raient faciles à rétablir. 

« La manière dont on travaille à démoraliser la 
« nation, le révolte en l'affligeant. La liberté de l'in- 

















50» MES MÉMOIRES. 

« struction lui paraît, comme à nous, le seul remède 
« possible. Il regarde qu'il y a encore de grandes res- 
te sources dans ce pays, et qu'un moment suffirait 
« pour lui rendre sa splendeur. En un mot, il est 
« plein d'espoir. Il a foi, malgré tout, dans le bon 
« sens du pays, quand une fois on lui parlera raison, 
« en osant lui dire la vérité sans 'fard. Il a confiance 
« en lui-même, ce qui m'a fait plaisir. 

« Jel'admirais en l'écoutant. C'est un esprit si juste, 
« si fin, si profond, si clairvoyant et si lumineux 
«•tout à la fois! Ses qualités, loin deVaffaiblir par 
« l'âge, se sont accrues, et ses défauts se sont amoin- 
« dris. 

« Villèle préférerait que le duc de Bordeaux atten- 
« dît pour se marier qu'il fût roi, tout en comprenant 
« aussi les avantages d'une alliance russe, surtout pas 
« autrichienne. Aujourd'hui on lui ferait une grâce; 
« plus tard il ferait la loi, car il n'a aucun doute sur 
« l'avenir, sans en fixer le terme ; mais cette confiance 
« fait du bien, elle est entière de sa part. 

«— La.Gazetle seule m'entend et me comprend, m'a- 
« t-il répété plusieurs fois. Je voudrais être pi us près 
« d'elle, pour la conseiller quelquefois.» De là je con- 
« dus, cher, qu'une correspondance que vous entre- 
ce tiendriez avec un homme d'un si puissant génie 
« pour les affaires, aurait les plus, grands avantages. 
« Pensez-y sérieusement. 

« Je crois qu'il doit attendre les événements dans 
«la retraite; mais peut-être s'oecupe-t-il par trop 
« peu des embarras du moment. 

« En approchant des propriétés de M. de Villèle, 
« on les devine à leur riche culture comme à l'air de 



1840. 500 

« bonheur des habitants qui tous, prospèrent sous sa 
« bienveillante et intelligente protection. Il songe 
« moins à s'enrichir lui-même, qu'à faire prospérer 
« tous ceux qui l'approchent; jamais on ne refuse à 
« un pauvre l'aumône ou le conseil qu'il demande; 
« el la bénédiction de tous est la plus douce récom- 
« pense de l'intelligent et bienveillant propriétaire. 
« C'est dans celle noble retraite, belle habitation de 
« ses ancêtres, dans cette retraite hospitalière, qu'il 
« étudie les besoins du .pauvre, aussi bien que ceux 
« du pays. Son petit fils, âgé. de dix mois, était dans 
« ses bras quand je l'ai rencontré; sa petite-fille cou- 
« rait après lui. Sa femme, personne aimable qui 
« jette un charme de tous les instants sur cette soli- 
« tude, marchait a son côté; on dirait M. de Villèle 
« aussi heureux qu'on peut l'être sur cette terre, en 
« le voyant dans son intérieur 1 . 

« Aucun regret des grandeurs passées ne paraît 
« troubler ce bonheur si simple. 

c< Adieu, adieu, bien cher ami, il faut penser à 
« mon départ, cl fermer ma lettre pour le courrier 
« qui n'attend pas. 

a Je n'ai rien oublié, pas même ma bien tendre 
« affection. » 

1 Aurais-je pu supposer qu'après tant de franchise, d'impartialité, de 
dévouement de ma part, M. de Villèle, venu plus tarda Paris, y repren- 
drait ses anciennes préventions en cherchant encore à me mettre en- 
tièrement de côté? 











510 



MES MÉMOIRES 



30 juin. 

Arrivé à Pau mercredi malin-, j'y fus accueilli d'une 
manière loule cordiale d'abord par mon excellent 
comte de Gestas; c'est la providence de tous, car cha- 
cune de ses actions, chacune de ses démarches a 
pour but un service à rendre. Aussi son influence est 
grande dans le pays, ainsi que la reconnaissance qu'il 
inspire à. tous ceux qui le connaissent, car il n'en est 
guère parmi eux qui ne soient ses obligés. 

« — Ah ça! mon ami, me dit-il avec sa manière 
« si franche et si aimable, vous restez trois jours ici, 
« et tous les jours votre couvert sera mis à ma table, 
« n'est-ce pas? » 

Il m'eût été difficile de refuser une aussi aimable 
invitation. 

Je vois aussi M. Manescau 1 l'excellent maître de 
poste, cet homme vraiment supérieur, qui est d'une 
obligeance parfaite pour tous les voyageurs, et jouit 
à Pau delà considération qu'il mérite si bien. 

Il va marier sa fille, qui est une des plus belles et 
des meilleures personnes du pays, à un homme aussi 
fort considéré. 

C'est toujours à l'hôtel de la Poste que je loge; et. 
à l'empressement qu'on m'y témoigne, il m'est facile 
de juger du bonheur qu'on éprouve à me revoir. 

Je fus ensuite faire visite aux bons Gélibert. Ils 
possèdent déjà trois beaux enfants; et tandis que 
la femme, qui ne va jamais dans le monde, se con- 
sacre entièrement aux soins de la famille, le mari 

• Nommé, en 1848, à l'assemblée Constituante. 



184(1. oM 

travaille du malin au soir pour assurer leur exis- 
tence. 

Je vois encore bien d'autres personnes qui ne m'ont 
pas oublié. Le préfet est un homme de mérite fort 
apprécié dans le pays et intime ami de M. de Gestas. 
Mettant de côté toute exagération d'opinion, je crus 
devoir lui faire, ainsi qu'à sa femme, une visite de 
politesse. Ils étaient sortis ; mais M. le comte Duchà- 
tel, ayant "su que je dînais chez le comte de Gestas, 
vint le soir même passer une heure et demie avec 
nous. Le général Socoli l'accompagnait, et le lende- 
main je lui rendis avec empressement sa visite. 

Toulouse, que je quittais, est une ville religieuse 
et légitimiste; à la procession de la Fête-Dieu, et pour 
la première fois depuis 1850, les cours et tribunaux 
suivirent le sain t Sacrement, ce qui produisit un grand 
effet. Celte démarcbe fut duc à M. Plougoulin, procu- 
reur du roi. Il est remarquable de voir que ce gouver- 
nement sans croyance a senti lui-même la nécessité 
d'en revenir aux idées religieuses ; c'est un pas de fait 
pour parvenir jusqu'à la vérité politique, car l'une ne 
peut aller sans l'autre. 

Le lundi matin je me mis en route pour mes chè- 
res montagnes, dans la compagnie dé M. de Yaulx, de 
Marseille, et de ses deux filles, tous aussi religieux 
que légitimistes. Nous eûmes bientôt fait connais- 
sance, et noire voyage fut des plus agréables; l'aînée 
de ses deux filles est mariée depuis quinze mois ; c'est 
une femme aimable, spirituelle et gaie; sa conversa- 
tion est piquante, inallendue; sa sœur est plus sé- 
rieuse, mais son genre de caractère et d'esprit est 
original. ■ 





512 MES MÉMOIRES. 

Enfin j'arrivai à Bonnes. Après être entré dans 
l'hôtel du Gouvernement, où je loge toujours, je 
fus revoir tous mes amis, et celle bonne famille du 
docteur Daralde, médecin des eaux, que chacun aime 
et respecte. 

Madame Thayer, cette femme si honorable que 
chacun plaint et admire, se trouvait au même hôtel ; 
elle vient de perdre son second enfant, et elle est in- 
quiète de l'aîné ; mais sa résignation est Sublime, et 
la religion lui donne une force surhumaine. Son 
mari, qui l'adore et qui est bien le meilleur des 
hommes, a embrassé la religion catholique, après 
l'avoir étudiée à fond, et il est aujourd'hui catholi- 
que fervent. C'est un beau modèle que ce ménage. 
Puisse le ciel, touché de tant de vertus, leur épargner 
de nouvelles peines ! 

Je vois ces anciens amis avec un bonheur mêlé 
d'une profonde tristesse; mon cœur avait trop souf- 
fert lui-même pour ne pas compatir à leur douleur, 
j'en comprenais toule l'amertume... l'enfant qu'ils 
ont perdu était charmant; celui qui leur resle a une 
intelligence remarquable. 

Bonnes n'est plus reconnaissable, tant il est aug- 
menté, mais on se voit peu : beaucoup -de buveurs, 
et il y en a un nombre immense, vivent par petites 
coteries ou restent le soir dans le salon de chaque 
maison ; il n'y a pas, comme autrefois, de prome- 
nades à cheval, et peut-être les malades n'y perdent 
pas. 

Le médecin se montre sévère, et on l'approuve. 



■M^^m^B 






1840. 



615 



Voici la longue lettre que mademoiselle America 
Vespucci m'avait annoncée, et la copie de ses adieux 
aux Etats-Unis. Noble et fier caractère, qui compte l'ar- 
gent pour rien, et la gloire pour tout! Je regrette un 
peu pour elle cette souscription qui assurait à jamais 
son existence; et si elle avait eu le temps de me consul- 
ter avant d'agir, il estprobable que son roman eût trouvé 
là une conclusion plus positive que tous les rêves dont 
elle semble encore vouloir l'allonger. Je me suis bâté 
de lui répondre à Londres, dans l'espoir de la retrou- 
ver à Paris, pendant les huit jours que je dois y pas- 
ser à mon retour. Ce sera pour moi un vrai plaisir 
de revoir cette aimable étrangère, et de m'entretenir 
avec elle de ses impressions de voyage. 



a Londres, 11 juin. 

a 11 y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, 
« n'est-ce pas? hélas! c'est vrai; j'étais ennuyée de 
« n'avoir rien de positif à vous dire ; mais faites aussi 
« un peu la part des mille embarras d'un long voyage 
a entrepris et exécuté par une femme toute seule, qui 
« doit suffire à tout; j'ai laissé partout des connais- 
« sances, et ces liaisons d'un moment ont exigé, en 
a revanche de quelques politesses reçues, le meilleur 
« de mon temps; ce sont toujours les vrais amis que, 
« dans de pareilles circonstances, on néglige malgré 
« soi, parce que l'on compte sur eux. 

« J'aime à espérer qu'une amitié comme la vôtre 
« n'a pas besoin d'être entretenue, comme celle de 

iiv. ?ô 











514 MES MÉMOIRES. 

« ces petites âmes, susceptibles par bêtise et exigean- 
a tes par orgueil; et malgré le silence que j'ai gardé 
« avec vous, vous m'avez été toujours présent ; c'est 
à souvent en m'appuyant sur votre pensée que, dans 
« des moments de fatigue et de découragement, je me 
« suis relevée de mon abattement, et j'ai rappelé mon 
« âme au courage en me disant alors : Je veux être 
« toujours digne de son amitié. 

« Vous conter tout ce qui s'est passé depuis notre 
« séparation est chose impossible; ce voyage m'a fait 
« vivre dix ans , et de quelle vie ! Mais aussi à présent 
« je n'ai plus peur; je vois les hommes de près abso- 
« lument Comme je verrais une ménagerie. On m'a 
« tellement habituée à ces mots de convention qui ne 
« passent que par les lèvres, qu'ils ne me font plus 
« rien. La société me»fait l'effet d'un grand pano- 
« rama animé; je la vois passer devant moi, je ris 
« de ses prétentions, et je me divertis de ses sottises. 
« Ah ! mon ami, comme vous me trouverez changée. .. 
« physiquement ! Partout où je vais, on me proclame 
« reine (modestie à part), mais moralement je suis 
« une autre femme; quand j'ai Quitté Paris j'étais 
« encore une enfant, non pas tant à cause de mon 
« âge, qu'à cause de mes illusions; je croyais à bien 
« des choses auxquelles à présent je ne crois plus! 
« Je ne dépense plus aucune part de mon âme; la 
« vertu est chose facile quand le cœur ne demande 
« plus rien. Je vais bien dans le monde, mais abso- 
« lument comme j'irais à un atelier, c'est pour moi 
« un ouvrage ; j'ai besoin de la société pour finir mon 
« entreprise; je la vois, elle n'a plus de dangers 
« pour moi ; je la connais trop bien. 



HUM 



1840. 515 

«Malgré tout cela, je ne puis me faire à ce masque 
« d'hypocrisie; el je dirais, si je ne craignais de vous 
« effaroucher par mon amour-propre, que la société 
« s'est faite plus à moi que moi à elle. J'ai conservé 
« mon caractère, mon genre de toilette; aussi, la 
« première fois que je vais dans une société d'un 
« pays nouveau, il y a une quantité d'exclamations ; 
« après on s'y habitue et l'on me recherche. 

« Je suis tentée de croire que dans la fashionable 
« sociely ce sont les meubles qui donnent la soirée. 
« En général, on les salue en entrant : on se regarde, 
« on boit, on mange et on attend avec impatience 
« qu'une personne ait le courage de se lever ; moi 
« je suis presque toujours celle qui leur fais celte 
« grâce; alors. tout le monde se lève comme si le 
« feu était à la maison, et l'on s'empresse de partir. 
« La maîtresse de la maison est enchantée d'être dé- 
« barrassée de ses hôtes, et les invités heureux de ren- 
« trer chez eux ; voilà comme cela se passe dans plus 
« d'un salon anglais et américain. 

« Quand, par hasard, je trouve une personne avec 
« qui je puisse marier quelques pensées, j'en profile, 
« mais c'est rare en Angleterre, et c'est introuvable en 
« Amérique. En Angleterre le talent a un terrain ex- 
ce clusif, la politiqïie; ou, pour mieux dire, le terrain 
« des partis. 

« En vérité, mon ami, on s'obstine bien à tort à 
« dire que nous sommes dans le siècle des lumières. 
« Quand je donne une pensée au passé, je ne vois rien 
« de grand dans le présent, à moins que le soleil des 
.« tropiques n'ait affaibli ma vue; mais je me suis 
« trouvée avec des célébrités de notre temps, avec ce 













516 MES MÉMOIRES. 

« que l'on appelle des hommes modèles; et, en vé- 
« rite, ils m'ont fait l'effet de marchands de phrases 
« toutes faites ; les grandes pensées ne sont pas du 
« dix-neuvième siècle, et quand je me trouve tour 
« à tour avec ces grandes célébrités politiques, je 
« me dis : que sont donc ceux qui ont servi à éta- 
« blir leur renommée? Il n'y a pas de différence 
« entre l'esclave italien et le libre anglais, ou le ci- 
« toyen américain, si ce n'est qu'à l'un on a dit : 
« Tu es esclave, et qu'aux autres on est arrivé à leur 
« faire croire qu'Us étaient libres. Les Italiens jettent 
« toute leur énergie les uns sur les beaux : arts, les 
« autres sur le doke far niente ; les Anglais se dé- 
« vorent de jalousie et conspirent toujours à ruiner 
« leurs voisins; pas d'affection, pas de nobles senti- 
« ments; ils sacrifient tout à l'esprit de parti qu'ils 
« appellent politique.,. Mais où vais-je m'enfoncer, 
« revenons à moi. 

« La lettre ci -jointe vous apprendra comment j'ai 
« quitté les Étals-Unis; j'espère avoir votre approba- 
« tion pour cette lettre, comme j'ai reçu celle de plu- 
'.< sieurs personnes qui ont droit à mon estime. Vous 
( verrez que je ne me suis pas démentie un instant 
;: dans toute ma conduite en Amérique. 

« J'étais allée réclamer un coin de terre à ce peuple 
« qui doit un monde entier à mon aïeul, et non de 
« l'argent, donné par charité. Je voulais écrire sur 
« une pierre, après trois siècles et demi, que ce con- 
« tinent porte mon nom : Voilà ce que les Américains 
<c ont donné à la première descendante de Vespucci qui 
« a visité les régions découvertes par lui. L'argent était 
« une question à part, mais ce n'était pas cela que 




18 40. 



517 



« je cherchais...., c'était la gloire que je voulais; 
« voilà le grand mot de ma vie. Oui, c'est vrai, la 
« gloire est mon but, je veux laisser mon nom en 
« Amérique. 

« Les Américains des Étals-Unis ont pris la chose 
« bien prosaïquement ; la poésie n'est guère leur fait, 
« et comment pourrait-elle l'être? Coton est leur vie, 
«colon leur fortune, coton leur affection, colon toute 
« leur pensée. Vous voyez qu'ils ne peuvent nullement 
«comprendre votre amie.... Le ministre de France 
« qui m'avait protégée dans celle affaire, a voulu que 
« j'acceptasse une souscription à la place de la terre 
« que j'avais demandée, en me disant que cela reve- 
« nait au même; moi j'ai été d'un avis contraire, 
« mais comme je connaissais très-peu le pays, je me 
« laissai conduire; cette souscription a produit deux 
« cent mille francs. Toute autre qu'América Vespucci 
« aurait dû se trouver heureuse de cette fortune. 
« Obligée d'attendre jusqu'au mois de février 1840, 
« pour la conclusion de cette affaire, j'avais encore 
« trois mois à rester, quand, me trouvant à la Nou- 
« velle-Orléans, j'ai eu l'idée de faire un voyage à la 
« Havane, car j'avais faim d'intelligence, et soif de 
« bons procédés. 

« Effectivement, je fus reçue à la Havane comme 
« America Vespucci devait l'être en Amérique. 

« J'avais à peine quitté les Étals-Unis que tous leurs 
« journaux ont écrit contre moi, en disant grossière- 
ce ment qu'à présent que les Américains m'avaient en- 
ce richie, j'allais ailleurs dépenser l'argent qu'ils m'a- 
ce vaient donné, et tout cela dit dans les termes les 
« plus inconvenants; blessée au vif de ces procédés, 





518 MES MÉMOIRES, 

«je suis tombée malade; je logeais chez le consul de 
« Fiance qui m'avait reçue comme sa fille, j'étais dé- 
«jà répandue chez toute la noblesse dé l'île; etbien- 
« tôt on a su la cause de mon chagrin. Alors le gou- 
« verneur que j'avais connu à Paris en 1837, m'a fait 
«savoir qu'il désirait me voir; il y avait plusieurs 
« personnes réunies, et on m'a dii qu'on était surpris 
« de me voir faire des démarches aux Élats-Unis 
« quand j'avais droit à une pension en Espagne. La 
« pension repose sur l'île même, et la noblesse fait 
« toutes les démarches nécessaires pour que je rentre 
« en possession; on me conseille de ne pas réclamer 
« l'arriéré, car il y a vingt-cinq ans que l'Espagne ne 
« paye plus celte pension à la famille Vespucci, parce 
« que la famille Vespucci n'a plus de fils cadet à en- 
« voyer ici. Après m'être bien et clairement entendue 
« avec le gouverneur, je suis rentrée dans les États- 
« Unis, et c'est alors que j'ai écrit la lettre dont je 
« vous ai parlé; je vais partir pour Londres. Il y a 
« dix-huit mois que mon père est mort, et j'ignore en- 
« core qui est son exécuteur testamentaire. 

« L'Autriche m'a promis son aide. Le Brésil s'est 
« fort bien conduit; il a accordé ce que je lui ai de- 
« mandé. 

« Vous avez été mon sauveur à Paris ; soyez à pré- 
« sent mon protecteur; voilà huit jours que je suis à 
« Londres, et cette ville me fait absolument l'effet de 
« la vallée de Josaphal; j'étais porteur d'une grande 
« quantité de lettres; nais ce n'est pas ce que je 
« veux. Je désirerais (et c'est à vous que je les de- 
« mande) deux ou trois lettres d'inlroduction auprès 
« de personnes de la grande société ; vous m'en avez 




18if. 510 

« donné cinq quand il était question de venir à Lon- 
a dres en 1858; mais elles ne peuvent plus servir, 
« car ma position a bien changé. Je resterai ici six 
« semaines; après j'ai besoin de vous voir, voulant 
« connaître votre avis sur mon ouvrage. 

« Le 25 du mois, la reine reçoit les dames; je dé- 
« sire être présentée, mais pour cela j'ai besoin aussi 
« de quelques lettres pour des dames de la cour. Je 
« vous remercie et je compte sur vous. 

« Je répète que je tiens à vous voir avant mon 
« départ pour l'Espagne ; aussi écrivez-moi et dites- 
ce moi où vous serez dans le mois d'août. 

« Adieu à bientôt. Votre fidèle amie. 

« America. » 



A MONSIEUR LE RÉDACTEUR DE L'ABEILLE 



« Nouvelle-Orléans, le 50 mars 



a Monsieur, 

« Au moment de quitter les États-Unis pour retour- 
« ner en Europe, je crois devoir adresser au peuple 
« américain quelques paroles d'adieu et de remercî- 
« ment; et je viens vous prier de permettre que votre 
« estimable journal me serve d'interprète. 

« Forcée de fuir ma malheureuse patrie, d'aban- 
« donner ma famille, mes amis, sans appui, sans pro- 





520 



MES MÉMOIRES. 






« tection, toutes mes pensées s'étaient tournées vers 
«l'Amérique. Dès mon enfance, j'avais chaque jour 
« entendu parler de celte glorieuse contrée à laquelle 
« un de mes ancêtres avait donné son nom; j'avais 
« appris de bonne heure à la respecter, à la chérir 
« comme une seconde patrie ; on m'avait redit sans 
« cesse qu'elle était ouverte à toutes les infortunes, 
« que tous ceux qui avaient souffert pour la liberté, y 
« trouvaient une généreuse hospitalité; je crus qu'elle 
« ne refuserait pas d'adopter une pauvre proscrite, 
« une descendante d'Amérigo Vespucci, et je vins, 
« pleine de confiance, lui demander un asile. Le titre 
« de citoyenne américaine, un coin de terre pour y 
« vivre tranquille; voilà tout ce que je désirais obte- 
« nir de la munificence du peuple américain; c'était 
« plus à ce qu'il paraît, que le gouvernement ne pou- 
ce vait m'accorder. 

« Mais ce que le congrès n'avait pas le pouvoir de 
« faire, on me dit que la nation elle-même le ferait ' 
« avec empressement ; on me répéta qu'il ne fallait 
« pas laisser croire au monde qu'elle avait refusé un 
« asile à la petite-fille d'Amérigo Vespucci; on m'en- 
« gagea à m'adresser. directement au peuple. Le sénat 
« des États-Unis, par l'organe de la commission à * 
«laquelle ma demande avait été renvoyée, m'encou- 
« ragea à faire cet appel qui, dans sa pensée, ne pou- 
ce vail manquer d'être entendu, et prenant lui-même, 
« en celle occasion, une généreuse initiative, il ou- 
« vrit en ma faveur, au milieu même d'une de ses 
« séances, une souscription nationale à laquelle plu- 
cc sieurs des membres les plus illustres, s'empressèrent 
« de s'associer. Ce noble exemple fut imité sur divers 



■■HH 



1840. 521 

« points de l'Union. Dans plusieurs Etats des listes de 
«souscription, préparées par les soins de quelques 
« esprits élevés, furent couvertes des noms les plus 
« honorables, et eurent en peu de temps atteint un 
« chiffre considérable. Bien que ce chiffre ait dé- 
« passé mon attente, je ne puis cependant me faire 
« illusion et prendre pour un grand acte national, 
« ce qui n'a été qu'un élan de générosité d'un cer- 
« tain nombre de personnes. Mon but, en venant aux 
«Etals-Unis, n'était pas d'y chercher la richesse; 
« mais d'obtenir, de la nation même, un coin de 
« terre pour me reposer de mes fatigues, et vivre 
« en paix. Mais si la petite-fille d'Amérigo Vespucci 
« eût été fière de tout ce que la nation américaine 
« eût fait pour elle, elle ne peut accepter de dons 
« individuels. 

« J'ai donc pris la résolution de ne point recevoir 
« le montant des souscriptions recueillies en ma fa- 
ce veur, et je viens vous prier, monsieur, de vouloir 
« bien, dans les colonnes de votre journal, porter 
«cette réseluiion à la connaissance du public. 

«Je prie les personnes qui avaient eu la bonté de 
« se charger d'encaisser les souscriptions de ne rece- 
« voir aucun versement. Quant à celles qui avaient 
« déjà versé, le montant de leur souscription leur 
« sera remboursé par les dépositaires entre les mains 
«de qui elles avaient payé. 

« Je ne terminerai pas celle lettre sans exprimer 
« ma vive reconnaissance à tous ceux qui, pendant 
« mon séjour aux Étals-Unis, m'ont témoigné quelque 
« intérêt; je les remercie du fond de mon cœur de la 
« bienveillance dont j'ai été l'objet de leur part, et 









522 MES MÉMOIRES. 

« sur la vieille terre d'Europe que je vais revoir, j'en 
« conserverai toujours le souvenir. 

« Veuillez agréez, monsieur, l'assurance de ma 
« considération distinguée. 

« M. E. America Vespccci. » 









i 



....... . .._....,- .->.; 



CHAPITRE III 



Eaux-Bonnes, 1" juillet. 

Il est des hasards bizarres dans la vie ; je reçus il y 
a quinze mois environ, une lettre de mademoiselle 
America qui m'annonçait qu'une de ses amies intimes 
madame Grymes, qui avait pour elle les soins délicats 
de la mère la plus tendre, devait venir en France. 
Celte dame vint en effet à Paris au mois d'octobre der- 
nier, mais ne m'y ayant pas trouvé, elle partit aussi- 
tôt pour l'Italie, avec sa fille, dont la santé l'inquié- 
tait. C'est la jeune personne dont j'ai fait le portrait 
sous le nom de Médora. 

J'ai retrouvé ici madame Grymes. Mariée une pre- 
mière fois au gouverneur de la Nouvelle-Orléans, 
elle a épousé en secondes noces, le premier orateur 
des Élats-Unis, l'orateur du gouvernemenl. Elle m'a 
beaucoup parlé du voyage de son amie, et m'a dit 
qu'à la Nouvelle-Orléans surtout, on lui avait donné 






5'24 MES MÉMOIRES. 

des fêtes et des dîners comme jadis à M. de Lafayelte 
auxÉlats-Unis. 

Madame Grymes est aimable, d'une extrême obli- 
geance, d'une grande vivacité, et très-originale dans 
sa manière de raconter. 

Ces deux dames sont pour moi excessivement bien- 
veillantes, et c'est sans effort que je cherche à accom- 
plir près d'elles les intentions de mademoiselle Ves- 
pucci ; aussi malgré mes goûts solitaires, je les accom- 
pagne quelquefois à la promenade. 

Il y a ici une anglaise nommée madame Scott; elle 
a deux filles charmantes qui ne quittent pas leur 
mère, et se refusent à tout plaisir pour la soigner; une 
petite fille de sept à huit ans, et une de dix à onze 
ans qui est la plus gracieuse et la plus ravissante 
créature que l'on puisse imaginer. Jouissant d'une 
entière liberté, vive, pétulante, elle est de la plus 
extrême politesse. Elle monte à cheval à ravir, et on 
la rencontre souvent seule dans la longue rue de 
Bonnes, conduisant son cheval mieux qu'une grande 
personne; elle danse avec une grâce charmante, sans 
aucun embarras; elle est simple, naturelle, et vient 
faire ses visites le soir à tous les salons. Recomman- 
dée à plusieurs dames, elle se recommande assez 
d'elle-même; enjouée, folâtre, parfois emportée, elle 
ne fait jamais rien d'inconvenant. Fraîche comme la 
rose, d'une blancheur éclatante, elle court sans cha- 
peau par le soleil ardent, sans précautions quand il 
fait humide, et ne s'en porte que mieux. 

Au sujet de cette charmante enfant, madame 
Grymes, qui fait souvent le soir les frais de la con- 
versation d'une manière piquante, nous racontait les 






1840. 525 

mœurs américaines qui sont si différentes des nôtres. 
« — Vous voyez celte petite Adeline, disait-elle; eh 
« bien, quand elle aura quinze ans, elle sera aussi 
« réservée qu'elle estélourdie aujourd'hui; mais chez 
« nous nos filles sont maîtresses et entièrement libres. 
« Ce sont elles qui composent la société, qui invitent 
« et font les honneurs d'un salon. Souvent on y voit 
« réunies cinquante jeunes personnes, et autant de 
« jeunes gens, sans une mère. Une fois mariées, nous 
« sommes tout à notre intérieur dont nous ne sortons 
« plus; mais aussi nos maris nous laissent-ils entière- 
« ment maîtresses à la maison. Les jeunes gens et les 
« filles se promènent sans cesse seuls ensemble, sans 
«qu'il en résulte le plus léger inconvénient; mais 
« jamais une jeune personne ne donne son bras à 
« un jeune .homme, à moins qu'elle ne veuille l'é- 
« pouser. Un jeune homme qui, sans un motif légi- 
« time, se permettrait seulement de serrer la main 
«à une jeune personne serait mis aussitôt à l'index, 
« et exclu de toutes les sociétés. J'ai vu une partie 
« organisée par le capitaine Jakson, elle se composait 
« de vingt jeunes gens et de vingt jeunes filles; on 
« s'embarqua, on fut absent deux jours, on fit mille 
« folies, pas une extravagance; le capitaine seul avait 
« un âge respectable, on le fit enrager de cent ma- 
«nières; mais il n'y eût pas un mot à dire, et per- 
« sonne n'en parla. Nos filles sont infiniment plus 
« libres parce que les hommes le sont moins qu'ail- 
« leurs; et sous les rapports essentiels, nos mœurs 
« sont d'une extrême rigidité. » 

L'éducation chez nous est infiniment plus sévère; 
en est elle meilleure? 11 est vrai qu'avant de rien 









5'2G MES MEMOIRES. 

changer à celle des femmes il faudrait refaire celle 
des hommes, et ce serait là le difficile. S'en est-on 
jamais occupé' 



i juillet. 

Nous faisons avec madame de Croix un échange de 
journaux et de livres, elle a bien voulu me prêter der- 
nièrement Jean Cavalier, d'Eugène Sue, en quatre 
volumes. C'est un ouvrage plein d'intérêt, mais on y 
retrouve la haine souvent injuste avec laquelle l'au- 
teur poursuit le siècle de Louis XIV. Sans doute, ce 
siècle eut ses erreurs, et la médaille a aussi son re- 
vers ; mais ce fut malgré tout, un temps dont la gloire 
passera à la postérité, et je trouve qu'il y a quelque 
chose de peu généreux, de peu français, à poursuivre 
avec autant d'acharnement un règne plein de gran- 
deur et d'illustration, surtout à une époque qui n'a 
rien de grand ni d'élevé. 









1 1 juillet. 

J'ai été avant-hier à Pau, distant de dix lieues, 
pour voir mon excellent ami le comte de Gestas, en 
deux heures quarante minutes et trente-cinq mi- 
nutes de repos; en tout, trois heures et un quarl. 
Mes forces sont bien revenues, et mon cheval est ex- 
cellent. 

Quels excellents chevaux ne ferait-on pas pour la 



184 0. ù27 

cavalerie légère dans ces montagnes, si le gouver- 
nement s'en occupait et adoptait un bon système! 
mais nous n'avons pas plus pour cela que pour autre 
chose la persévérance nécessaire ; et sans résultat, nous 
dépensons plus qu'aucun autre gouvernement. 



La loi de 1831 avec le serment des électeurs; l'ad- 
mission des fonctionnaires, la circonscription îles ar- 
rondissements électoraux, le maintien du cens d'élec- 
tion, quoique abaissé à deux cents francs, laissaient 
un trop grand nombre d'intéressés en dehors de l'exer- 
cice des droits politiques, surtout après les promesses 
de la Révolution de 1850, pour que les réclamations 
ne s'élevassent pas de tous les côtés. Cette loi avait 
été calculée de façon à exclure des collèges électoraux 
la petite et la grande propriété; à donner une action 
trop directe, trop étendue, trop influente sur le ré- 
sultat des élections au pouvoir qui en avait usé pour 
peupler la Chambre élective de fonctionnaires, dont 
le nombre a fini par s'élever à cent soixante douze 
à peu près. Les vues de la loi se sont montrées plus 
clairement à chaque renouvellement de la Chambre; 
aussi les pétitions pour la réforme électorale devien- 
nent-elles chaque jour plus nombreuses. 

La droite, selon les principes et les règles du droit 
commun et de la véritable constitution française, de- 
mande l'admission de tous les contribuables à l'exer- 
cice des droits électoraux et l'élection à .deux degrés. 
L'opposition de gauche se borne à demander l'adjonc 



11 



528 MES MÉMOIRES. 

tion des membres de la deuxième liste du jury (ceux 
de cent francs) et l'admission des capacités. L'extrême 
gauche veut la réforme dans le sens du radicalisme, 
c'est-à-dire le suffrage universel, et l'élection directe 
en assemblée primaire; c'est, en d'autres termes, la 
continuation du combat contre les institutions fran- 
çaises, les institutions anglaises et les institutions 
américaines. 

Depuis longtemps M. Gauguier porte chaque année 
à la tribune la question de réforme; et la proposi- 
tion, d'abord accueillie par le silence et le dédain 
du gouvernement et de sa majorité, a peu à peu ga- 
gné du terrain, tant au dedans qu'au dehors des 
Chambres; enfin, en 1859, M. Teste, le garde des 
sceaux, a déclaré qu'il y avait quelque chose à faire; 
el. sa proposition de réforme a obtenu le vote de cent 
soixante-quatorze voix. 

Cette année M. de Rémilly a mis en avant à la 
Chambre des députés la proposition formelle de l'ex- 
clusion des fonctionnaires, qui a été prise en considé- 
ration le 24 avril ; puis, dans un rapport de M. de Gol- 
béry, à la date 16 mai, les conclusions de la commis- 
sion chargée de l'examen des pétitions pour la ré- 
forme électorale ont été peur le renvoi au président 
du conseil el du ministre de l'intérieur d'une partie 
des observations présentées. 

Ce qui fut remarquable dans la discussion des con- 
clusions de ce rapport, ce fut le revirement de l'opi- 
nion de M. Thiers. Dans la session précédente, 
M. Thiers, qui n'était pas ministre alors, avait voté 
pour la prise en considération de la proposition de 
M. de Rémilly; mais maintenant qu'il est président 



■■■■■■■■■■* 



1840. 529 

du conseil, il s'est opposé au succès des pétitions ré- 
formistes; et, à propos de l'admission de tous les con- 
tribuables à la participation des droits électoraux, il 
a dit : « — Quiconque- à la porte de celte assemblée 
« prétend qu'il a un droit, ment ; il n'y a de droits que 
« ceux que la loi a reconnus. » Ce langage est au 
moins surprenant dans la bouche de M. Thiers, et mon 
noble ami, le marquis de Brézé, a produit beaucoup 
d'effet par ces paroles : « — Monsieur le président du 
conseil n'a pas craint d'affirmer, il y a quelques jours, 
« dans une autre enceinte, que personne en France 
« n'avait de droits en dehors de la loi ; je ne m'atten- 
« dais pas à entendre professer de pareilles doctrines 
« par ceux' qui ont fait reposer les protestations 
« de 1850 sur le principe de la souveraineté du peu- 
ce pie qui admet en certains hypothèses le droit d'in- 
« surreelion. » 



LETTRE DU MARQUIS DE DREUX-BRÉZÉ 



« Plombières, 2 juillet. 

« N'ayant que bien peu de moments à passer à 
o. Paris, après ma dernière apparition à la Chambre, 
« j'ai manqué, mon cher ami, à la promesse que je 
« vous avais faite de vous écrire le résultat de celte 
«séance; j'ai pensé, il est vrai, que les journaux 
« vous en instruiraient; tout cela est bien vieux au- 
« jourd'hui, oublié même; toutefois je veux vous dire, 



MV. 



ùl 



530 MES MÉMOIRES. 

« pour répondre, quoique tardivement, à votre ami- 
ce cale demande, que l'effet de mon discours a été plus 
« grand que je ne m'y attendais. 

« Écouté par la Chambre avec une faveur qui m'a 
« étonné, amis et ennemis s'en sont ensuite occupés 
«pendant plusieurs jours, puis la province; c'est 
« une position prise, et je crois à point. C'est tout ce 
a que nous pouvions désirer et espérer. Je serais heu- 
a reux de savoir que le sage de Toulouse a été satis- 
« fait! Mon ami Mole est venu à moi me faire d'obli- 
cc géants et publics compliments, et m'a dit : « — Je 
« signerai tout ce que vous venez de nous dire; » puis 
« il m'a fait cet aveu remarquable : « — Je me repro- 
« che souvent d'avoir été cause que M. de Richelieu 
« n'ait pas dans le temps adopté l'élection graduée. 
« M. Laine, a-t-il ajouté, s'y était rendu; seul j'ai fait 
« pencher la balance en faveur du cens fixe ; j'ai eu 
« tort. » 

« Après avoir, été fort ennuyé, contrarié même, de 
« venir ici, j'ai cependant à me louer de la détermi- 
« nation que j'ai prise. Je me sens bien réellement 
« mieux : j'ai repris appétit et surtout sommeil (ce 
« bonheur tout négatif, mais si nécessaire à la vie). 
« Il est vrai qu'il en est à peu près de même tous les 
« ans, et ce bienfait des eaux s'évanouit en bien 
« peu de temps. 11 faudrait que pendant un an je 
« m'adonnasse à cette vie oisive et de far nienle. 
« J'aime mieux mourir plus jeune. 

« Excepté notre ancien camarade R***, je n'ai 
a trouvé ici âme de connaissance ; je l'ai revu avec 
« grand plaisir ce brave R***, mais il est bien vieux, 
« bien cassé, en très-triste état. On nous annonce pour 



^^HBBIMI 



1840. 531 

« demain le général Sébastiani et M. de Monlalivet.... 

« Voilà une sotte lettre, mais elle aura au moins 
« pour moi son prix, en vous rappelant la promesse 
« que vous m'avez faite de vous arrêter à Brézé, à 
« votre retour des Pyrénées. Vous savez si ma femme 
« partagera la joie que nous aurons de vous recevoir. 

« Mille assurances d'amitié bien sincère, toujours 
« constante. » 



LETTRE DE M. DE LOUKDODE1X 

FAISAINT CONNAITRE L'ÉTAT DES AFFAIRES POLITIQUES TENDANT QUE JE SUIS 
ÉLOIGNÉ DU THÉÂTRE OU ELLES s\\GITENT. 



« Paris, 9 juillet. 

« Je vous remercie de votre longue lettre, mon 
« eber vicomte. 11 n'y a rien de plus intéressant que 
« les détails qu'elle contient sur votre conférence avec 
« M. de Villèle. Tout l'avenir est là. C'est quelque 
« chose de providentiel que celte vieiliesse si verte et 
« si robuste qui conserve le mouvement des idées avec 
« la maturité du jugement, avec les lumières de l'ex- 
« périence augmentées par dix années d'observation et 
« de méditation. Il y a là, pour la monarchie, un élé- 
« ment de régénération. 

« Les commencements sont tout, et nous pourrons 
« espérer pour la France une époque de puissance et 
« de grandeur qui consolera nos vieux jours. 

« Nous avons gagné dans les épreuves de cette dé* 









55'2 MES MÉMOIRES. 

ce cade d'années. Le pouvoir de juillet a perdu tout 
a prestige; la situation de vaincus que la révolution 
« nous a faite, nous aura servi à perfectionner notre 
« intelligence et notre moral. Nous avons pu, dans la 
« politique, remonter aux causes de nos désastres, et 
« chercher ces causes dans les faits, dans les institu- 
« lions, et en nous-mêmes. 

« C'est ainsi que les revers sont utiles aux bons. 
« Ils servent dans le gouvernement de Dieu à faire 
« marcher les esprits et à élever les cœurs. Il n'est pas 
« mauvais de vieillir quand on l'amour du bien. 

« Vous voyez par nos journaux que nous sommes 
« retombés dans le calme plat. M. Thiers a obtenu les 
« six mois d'intervalle qui séparent la session passée 
« de celle qui va venir. 

« Louis-Philippe a fait avorter le mouvement d'op- 
« position que M. Mole avait commencé à la Chambre 
« des pairs. Il veut que M. Thiers fasse la translation 
« des cendres des héros de juillet, sous la colonne 
« de la Bastille, et la translation des cendres de Napo- 
« léon aux invalides. Quand ces deux difficultés seront 
« derrière nous, M. Thiers sera moins nécessaire; et 
« il est probable que le commencement de la session 
« prochaine le verra tomber devant une opposition 
« combinée des conservateurs, des doctrinaires et de 
« l'extrême gauche ; M. Mole est très-ardent contre 
a lui ; M. Guizot a promis de quitter son ambassade 
« pour venir empêcher M. Barrot d'entrer au minis- 
« tère; M. Villemain se réserve, puisqu'il vient de re- 
« fuser la place de garde général des archives, et. la 
« proposition Rémilly fournira un moyen excellent 
« pour renverser le ministère. La position de M. Thiers 



■■™^, 



1840. 535 

« est détestable ; obligé d'aller dans le sens des prin- 
ce cipes de la gauche et d'en arrêter les conséquences, 
« il tombera dans un scrutin , et comme il l'a dit : après 
« lui gouvernera qui fourra ! 

«Je me dispose à partir le quinze pour les Pyré- 
« nées; j'irai à Bagnères de Luchon, et j'espère bien 
« que nous pourrons nous joindre, et faire ensemble 
« quelques bonnes promenades sur les bords des tor- 
« renls; j'irai probablement après que j'aurai pris 
« les eaux, faire une visite aux Eaux-Bonnes et à Cau- 
« terets. Si vous devez partir avant moi, vous pourriez 
« bien venir par Baréges, le Tourmalet et la vallée de 
« Ludion; c'est un voyage qui se fait à cheval en un 
« jour, quand on ne veut pas faire un plus grand dé- 
ce tour par Bagnères de Bigorre et la vallée de Campan. 

« Je passerai par Toulouse, où comme vous le pen- 
ce sez bien, j'irai voir aussi M. de Villèle. Si, dans 
ce noire entretien, il y a quelque particularité que vous 
c< n'ayez pas traitée avre lui, je vous l'écrirai. 

« Il me serait bien pénible d'être si près de vous, et 
« de ne pas vous voir; au reste, nous nous écrirons, et 
ce nous pourrons convenir d'un moyen de réunion. 

ce Adieu, mille assurances de mon fidèle attache- 
ce ment. » 



Eaux-Bonnes, 10 juillet. 



On ne peut se faire une idée du mouvement qui 
règne ici maintenant; c'est cinq ou six diligences 
qui montent et descendent tous les jours, des voi- 



i: 









534 MES MÉMOIRES. 

tures élégantes pour se promener ; les équipages du 
général Jacqueminot et autres, des cavalcades, des 
parties ; un nombre immense de buveurs que le beau 
temps enfin revenu, amène chaque jour, et une mul- 
titude d'enfants tous plus charmants les uns que les 
autres ; un bruit de voitures continuel. 






Au milieu de mes nombreuses écritures, de mes 
lectures, des passe-temps, du monde, des eaux, des 
promenades et des visites, je viens d'achever les Mé- 
moires de Victor Alfieri, écrits par lui-même. 

On y voit avec quelle invincible persévérance cet 
homme est parvenu à laisser comme poëte et littéra- 
teur, un si grand nom à la postérité. On y voit que, 
pour devenir savant, il ne se crut jamais obligé de 
s'affubler de la perruque d'un pédant ; on reconnaît 
en lui un esprit et un cœur passionné, maison ne peut 
s'empêcher de le blâmer de son injustice haineuse 
pour les Français en masse ; quoiqu'il explique le mo- 
tif de cette haine, et montre qu'elle prenait sa source 
dans sa passion pour l'indépendance et la liberté. On 
ne peut s'empêcher aussi d'admirer ses vertus domes- 
tiques, tout en regrettant que, loin de déplorer ses 
erreurs, il leur ait donné une publicité si authentique. 
Si l'on' doit à Dieu et à sa propre conscience, un re- 
mords ardent et sincère des fautes qu'une imagina- 
tion fougueuse, un tempérament ardent, un cœur trop 
sensible, un esprit impressionnable, ont pu faire com- 
mettre; on doit aussi à Dieu, à soi et à ses semblables, 



■HMHHMl 



1840. 535 

de couvrir ses fautes du voile le plus obscur. Les 
avouer, les publier, c'est presque s-'en vanter ; c'est 
vivre et mourir sans remords, c'est s'ôter tout moyen 
de réparation ; c'est entraîner par son exemple, et se 
rendre (même après qu'on n'est plus) coupable et res- 
ponsable des erreurs dont on peut devenir la cause ; 
et puis comment peut-on se •décider à livrer à la pu- 
blicité des noms que l'on devrait respecter, et dont 
l'honneur devrait être notre bien le plus cher? 

Àlfieri est mort comme il a vécu ; Dieu veuille avoir 
pitié de son âme ! 



19 juillet. 

Il y avait bal hier soir ; mais mon esprit et mon 
cœur étaient loin de la salle éclairée d'une manière 
ravissante ; les toilettes étaient dignes de Paris, et en- 
core plus jolies, parce qu'elles étaient plus simples. 

Il régnait une sérénité qui, pour l'observateur, 
contrastait péniblement avec plusieurs condamnations 
à mort, écrites sur certaines figures. 

J'ai causé avec tout le monde, et entre autres avec 
plusieurs personnes vraiment charmantes. Madame 
de Lamaze a enlevé tous les suffrages par sa manière 
ravissante de danser et de valser; elle éclipsait les 
plus jolies. 

Mademoiselle Médora Grymes a eu des succès méri- 
tés par sa grâce, sa beauté, et son maintien parfait; 
la petite Àdeline a été délicieuse de fraîcheur et de 
grâce; c'est ma passion et je puis l'avouer. 




536 MES MÉMOIRES. 

Il y a dix ans, pour avoir un bouquet présentable, 
il fallait le faire -venir de Pau, tandis qu'aujourd'hui 
tous les jardins en abondent ; c'est du moins une jolie 
spéculation. 

Les bons habitants nous donnent aujourd'hui une 
fête; et demain, à cinq heures, je me mets en roule 
par la montagne. Ce n'e'st pas sans un vif regret que 
je m'arrache à la douce et agréable société de Bonnes, 
à ces belles montagnes et à ces bons habitants, dont 
la tendresse me touche vivement et dont le souve- 
nir me suivra partout. 



J'ai eu hier une conversation extrêmement curieuse, 
et que je cherchais depuis longtemps, avec le maré- 
chal Clauzel. C'est un homme d'esprit, de sens, et à 
qui l'ambition peut faire jouer un rôle utile ; c'est un 
caractère froid et entreprenant; nullement attaché à 
ce qui est, il en prévoit la fin, en calculant les chances 
de l'avenir. Il s'est ouvert à moi avec finesse et assez 
de confiance. Il ne redoute rien, et a foi en lui; il juge 
sévèrement M. Thiers : « — On m'a ôté d'Afrique, 
« m'a-t-il dit, parce qu'on m'en veut ; je désire le 
« repos de mon pays, et je regarde comme vous, mon- 
g sieur de LaRochefoucauld, que la réforme seule 
« peut nous sauver. » Nous nous sommes quittés 
amis ; il faut tout préparer d'avance pour le moment 
qui semble approcher; il pense avec moi qu'un temps 
d'anarchie est inévitable, et se croit une grande in- 



1840. 



557 



fluence sur la troupe, et ailleurs aussi ; il peut avoir 
raison. Celui qui servira sera le bienvenu. 



LETTRE DE MADEMOISELLE AMERICA VESPUCCI 



« Londres, 2 juillet. 

« Mon ami, vous m'accusez de ne pas vous écrire 
« en détail ; mais, en vérité, je crois le faire bien 
« plus que vous ; vous me dites que j'ai quelques 
« ennemis à Paris, etc., etc. ; mais, en grâce, croyez- 
« vous qu'une femme comme moi n'ait que des amis? 
« Puis-je être l'amie de tout le'monde? 

« J'ai été très-bien reçue à Londres, et je suis ré- 
« pandue dans le meilleur monde; toutes les familles 
« que j'ai connues à Florence se sont fait un plaisir 
« de venir me voir, et c'est presque trop, car je ne 
« m'appartiens plus ; je n'ai plus un moment à moi ! 
« Quant à mon ouvrage, je puis le vendre ici quand 
« je voudrai ; le prix n'est pas une question; mais je 
« ne suis nullement pressée; et je ferai la chose le 
« mieux possible quand j'y serai décidée. 

« Vous me dites que je ne sois pas injuste envers 
« les amis des États-Unis. Grand Dieu! non; je con- 
« serverai bien des correspondances, mais cela ne 
« m'empêchera pas de dire que le pays ne me plaît 
« pas, et que je n'y vivrai jamais; il n'y a rien pour 
« l'âme. 

« Je suis donc la lionne de Londres dans ce moment ; 



■ 



' 







558 MES MÉMOIRES. 

« toules les célébrités me font l'honneur de venir me 
« voir, et je me trouve très-bien. Quelles sont les 
« personnes à Paris de qui je dois me méfier? 

« Oui, je suis changée, mais, mon ami, je ne crois 
« nullement que je le sois en mieux, car alors j'étais 
« jeune et vraie ; à présent, je suis femme du monde, 
« de la. société qui se sert du monde, sans rien dé- 
« penser de son âme. Je s^lis à la mode de la saison, 
« et je n'ai plus besoin de recommandation. 

a Je dîne aujourd'hui chez lord Brougham, et je 
« vais à la cour ce soir ; aussi je ne puis plus m'en- 
« trelenir avec vous par le moyen de la plume, mais 
« la pensée y est toujours. » 



' Bagnères de Bigorre, 25 juillet. 

On me témoignait à Bonnes des regrets si aimables 
que j'avais le cœur gros en quittant ce séjour et ses 
habitants, La société elle-même qui était charmante 
a un cachet tout particulier; et il y règne une bonho- 
mie et un accord que l'on ne retrouve nulle part. 
Quelques personnes paraissent vivement affectées de 
me voir partir, et je leur paye ici de grand cœur un 
tribut de reconnaissance et d'affection sincère. 

J'ai peu vu madame de. Guercheville, parente de 
M. de Lourdoueix; cette excellente mère craignait 
toujours que l'on ne fît parler sa fille, souffrante d'une 
maladie de poitrine, tandis que moi je prétendais 
qu'un peu de distraction lui serait utile. 



1840. 559 

Le dimanche soir, j'avais fait mes adieux , et le 
lundi matin à six heures je montais à cheval avec 
Célestin, pour passer le col de Torne, passage difficile 
et fatigant, et me rendre à Pierrefitle, accompagné 
du cher et bon Estern, l'élégant guide, qui avait tout 
arrangé, afin de ne céder à aucun autre l'honneur 
et le plaisir de m'accompagner. 

Nous arrivâmes à Marsousdans la vallée, de l'autre 
côté de deux montagnes, mourant de chaud, par une 
chaleur épouvantable, ayant descendu à pied, afin 
d'aller plus vite. 

Nous montâmes lestement à Saint-Sauveur, où nous 
arrivâmes à six heures et demie, après avoir admiré un 
travail magnifique, qui doit être achevé dans deux 
ans, et qui rendra le chemin moins rapide. 

Le lendemain mardi, je fus à Baréges, situé dans 
un lieu horriblement triste, mais fort habité; il y 
avait une grande partie, et je retrouvai M. et madame 
Pierreclos, que j'avais jadis connus à Bonnes. 

Le lendemain mercredi, je me mettais en route 
avec le bon Charles, mon ancien guide, et qui n'au- 
rait pas cédé pour un empire le droit de m'accompa- 
gner. Le pauvre Estern m'avait fait ses adieux la veille, 
les larmes aux yeux. 

Le temps était épouvantable; et un brouillard hor- 
rible, accompagné de pluie, rendait triste et peu fa- 
cile le passage du Tourmalet. 

A Grippes, je fis mes adieux à Charles en le char- 
geant de toutes mes commissions : il s'arrangea avec 
un guide de retour pour ménager ses chevaux, et en 
une heure je fus à Bagnères de Bigorre. 

On me dit que mademoiselle Mars était ici; je suis 






340 MES MÉMOIRES. 

allé lui faire une visite, ne l'ayant pas rencontrée de- 
puis mon ministère; e.t comme toujours je l'ai trouvée 
fort aimable. 

J'ai reçu hier une lettre de mon fils et du docteur 
Simon qui me navrent. Les souffrances de mon excel- 
lent père, loin de se calmer, semblent plutôt aug- 
menter. 

II ne se remet pas; sa faiblesse augmente. Je me 
reproche d'être loin de lui, et je brûle de voler dans 
ses bras. Si j'avais eu ma voiture, je serais parti ce 
soir même ; mais je m'embarque par la diligence qui 
parfaprès-demain, certain de trouver le chemin hor- 
riblement long. Il me tarde tant de juger par moi- 
même de l'état de mon père, et de lui consacrer mes 
soins et tout mon temps! 

Il est curieux de voir comme on vit vieux à Ba- 
gnères et aux environs. M. le curé a cent ans; une 
femme, qui vend encore des fruits, a cent ans pas- 
sés. Deux paysans, qui vivent ensemble près de Ba- 
gnères, ont l'un cent ans, l'autre cent deux ans, et 
ils marchent encore à merveille. 



LETTRE A LA GAZETTE DE FRANCE 

EN RÉPONSE A UN ARTICLE DO SIÈCLE. 

« Rngnères de Bigorre, 25 juillet. 

« La légitimité ne se relèvera jamais, dit le Siècle. 
« Elle ne se relèvera point, parce que c'est un prin 
« cipe faux. » 



■■■HK 






1840. _ 541 

« Aveu naïf dans la bouche de ceux qui veulent re- 
constituer à leur profit ce même principe. 

« Prenez-y garde, messieurs, si ce principe était faux 
hier, il l'est encore aujourd'hui; aussi les lois de 
septembre, à défaut de droits antérieurs, se sont-elles 
hâtées de soustraire le pouvoir actuel aux attaques que 
l'on pouvait diriger contre son origine. 

« Si la légitimité est un principe de mort, regarder 
le pouvoir actuel comme légitime, serait prononcer 
sa condamnation, et s'il n'est pas légitime, qu'est-il? 

« La légitimité, dites-vous, est inconciliable avec 
« la liberté. » 

« C'est apparemment pour cela qu'avant 1850, les 
condamnations étaient comptées, tant elles étaient 
rares; et que, depuis, les prisons n'ont pas suffi à con- 
tenir les prisonniers que voire système de liberté leur 
envoyait. Que d'injures n'eussiez- vous pas adressées à 
celte pauvre Restauration, si elle en eût fait seulement 
la moitié? 

« Si c'est l'origine du principe que vous attaquez, el 
que vous prétendiez lui donner d'autres bases; si, 
enfin, au peuple seul vous accordiez le droit de choi- 
sir; il fallait du moins faire semblant de le consulter, 
et ne pas décréter que des députés sans mandai et élus 
par cent-cinquante mille électeurs, représenteraient 
la France. 

« D'ailleurs vos Chambres mêmes ont enregistré 
deux abdications, et reconnu la régence... Qu'est-il 
advenu depuis? comment, et quand la voix du peuple 
a-t-elle parlé?... Répondez si vous le pouvez. 

« Si vous ne vous contentez pas du droit de légitime 
représentation et de refus de concours ou d'impôts, et 






■ 

m 



542 MES MÉMOIRES. 

que vous admettiez le droit d'insurrection, que vous 
glorifiez à la Bastille '; croyez-moi, nul gouvernement 
n'est possible, car nul n'aura le droit de réprimer le 
désordre et la révolte, en veillant à sa conservation. 

« Vous arriverez nécessairement, par de pareils pa- 
radoxes, à une épouvantable anarchie, destructive des 
intérêts de ceux qui possèdent; et aujourd'hui presque 
tous les Français sont propriétaires. 

« Voyez dans quelle confusion d'idées vous tombez; 
et où vous conduisez ces peuples que vous avez abusés 
par des promesses fallacieuses ; et qui, plus sages que 
vous, s'éclairent aujourd'hui par vos fautes. 

« Sileprincipedela légitimité, si important au salut 
des peuples et des empires, n'est qu'une utopie, il 
faudra donc, à chaque changement de règne, une 
nouvelle élection, puisque vous mettez de côté le 
droit; autrement, ce qui serait vrai aujourd'hui, 
l'était nécessairement hier. 

« C'est-à-dire, à chaque règne, une nouvelle révo-, 
lution! ... Ce serait payer un peu cher le triste plaisir 
de vous donner raison. 

« Vous niez pour l'avenir le droit de la loi qui réta- 
blirait un principe qui vous gêne, sans songer que 
c'est condamner votre propre existence. La volonté 
du peuple doit toujours conserver la latitude que vous 
lui accordez; autrement, même dans votre sens, qui 
s'établira juge? 11 n'y aura plus de droit que celui de 
la surprise ou de la force brutale. 

« La légitimité, dites-vous encore plus loin, rap- 
« porterait au pays le désordre, la guerre et l'anar- 

1 Allusion à la colonne de JuiHet, qu'on doit inaugurer cetle année, 
en y transférant avec pompe les restes des combattants des trois jours. 






MK 



1840. 543 

« chic... » Que lui avez-vous donc donné de plus, et 
quel avenir osez-vous lui promettre en face des diffi- 
cultés insurmontables que vous avez amoncelées au- 
tour de vous ; et quand partout la lutte du petit nom- 
bre de ceux qui n'ont rien, contre le grand nombre de 
ceux qui possèdent nous menace d'un embrasement 
général ! 

«Maladroits amis! ne pouviez-vous prévoir que 
celte anarchie morale, que vous entretenez à plaisir, 
devait infailliblement vous entraîner vous-mêmes, et 
vous conduire à une anarchie matérielle, qui impo- 
serait au pays de nouvelles souffrances et de nouveaux 
sacrifices ! 

« Cessons enfin de Iromper les autres, en nous abu- 
sant nous-mêmes; mettons la bonne foi à la place de 
l'intérêt, et, loin de nous diviser, cherchons franche- 
ment un remède au mal, qui est grand, en nous unis- 
sant pour sauver la patrie en danger. 

« Un principe peut se combattre, mais il ne se re- 
fait pas à volonté. 

« La vérité est aussi ancienne que le monde; elle 
est sa boussole, elle sera son salut. 

« Le vicomte de LaRucueioucaulu. » 



Bagnères-de-Bigprre, Zi juillet. 

L'Angleterre et la Russie ne se sont pas seules 
unies, comme on me l'annonçait l'an dernier, pour 
isoler la France dans la question d'Orient. LAutriche 







544 MES MÉMOIRES. 

et la Prusse se sont jointes à ces deux puissances, et 
c'est à Londres qu'a été signé, le 15 juillet, le traité 
de la quadruple alliance. Tout s'est accompli à l'insu 
de M. Guizot, ambassadeur de Louis-Philippe. L'An- 
gleterre, forte de l'appui du continent, a infligé au 
gouvernement de Juillet le plus sanglant affront. 

L'indignation est profonde en France. M. Thiers se 
hâte de faire ouvrir des crédits à l'effet d'augmenter 
le nombre des bâtiments de guerre et de rappeler les 
réserves à l'activité; mais Louis-Philippe veut la paix, 
qui est la condition de son existence, et personne ne 
doute que ces allures guerrières ne restent sans effet. 



iVontiuirail, 7 août. 

A sept heures et demie j'étais à Montmirail. Plus 
j'approchais, plus mon cœur battait, et plus ma res- 
piration était gênée. Je crois, en vérité, que si le 
voyage se fût prolongé, j'aurais cessé d'exister, tant 
mon émotion était vive. J'eus beaucoup de peine à 
prendre sur moi, en arrivant, assez d'empire pour 
dissimuler une partie de ce que j'éprouvais; et me 
débarrassant promptemenl de tous ceux qui me rece- 
vaient d'une manière si louchante, j'entrai chez mon 
père, que mademoiselle Sophie venait de prévenir. 

Sa joie fut grande; la mienne, hélas! ne l'était 
pas moins; mais elle était mêlée du plus cruel déchi- 
rement. Quel changement, quel amaigrissement, 
quelle faiblesse toujours croissante ! Que de souffrances 



' 1 8 4 0. 545 

pour ce bon père, et quelle vive et profonde douleur 
pour son malheureux fils qui l'aime si tendrement; 
mais aussi quel courage, quelle douceur, quelle ama- 
bilité et quelle tendre et constante préoccupation des 
autres ; sublime résignation que la religion seule peut 
donner et inspirer !.... 

Aucune de ses occupations n'est interrompue; il 
prie, souffre, et ne se dissimule point son étal ; son 
cœur seul vit tout entier ainsi que son esprit; il est 
affreux de voir que ce corps si frêle et si cruellement 
affaibli ne répond plus à la force de son âme. 

Je quitte mon père le moins possible, et pourtant 
j'ai eu à écrire vingt-trois lettres depuis quarante- 
huit heures, car tous mes amis connaissent ma ten- 
dresse pour lui ; ils savent à quel point celte exis- 
tence, si précieuse à tous, m'est nécessaire. 

L'affection de mes amis n'atténue pas ma douleur; 
mais elle peut me donner la force de la supporter. 

Mon père ne peut plus se lever, et il a une constante 
disposition à se trouver mal. 



août. 

Il semble se manifester quelque amélioration dans 
la situation de mon père ; mais comment oser espérer, 
quand ses forces ne reviennent pas? Pauvre bon 
père! je vois combien il m'aime; je le chéris si ten- 
drement, que je ne vis plus, dans l'inquiétude mor- 
telle où je suis. 



35 



'48 MES MÉMOIRES. 



LETTRE DU MARQUIS DE DREUX-BRÉZÉ 







« Pans. 

« J'ignorais que vous fussiez à Montmirail, et aussi 
« l'aggravation de l'état de M. votre père; si j'avais 
« su tout cela, sans nul doute j'aurais pris ma route, 
« de retour de Plombières, de façon à vous visiter, et 
« pour vous dire combien je prends part à vos solli- 
« citudes. Pauvre ami, que de tourments ! Je les par- 
ce tage du fond du cœur! Dites-le bien, je vous prie à 
« tous ceux qui vous entourent. Il serait bien aima- 
« ble à vous de m'écrire quelques lignes, de m'ap- 
o prendre si nous avons encore l'espoir de conser- 
« ver celui qui nous a donné de si beaux exemples; et 
« qui sera toujours le modèle de ceux qui voudront 
« marcher dans les voies de l'honneur et de la vertu. 

a Je ne veux rester ici que bien peu de jours ; mon 
ce départ, sauf les événements, car il en arrive chaque 
ce jour, est fixé à samedi soir. 

« Les journaux vous apprendront l'arrivée à Bou- 
cc logne et la capture du prince Louis Bonaparte, qu'il 
« va falloir juger pendant qu'on fera l'apothéose de 
« son oncle. C'est la confusion des confusions. 

« Adieu, ami très-cher ; vous apprendrez avec 
ce plaisir que les eaux m'ont remis au-delà de mes 
ce espérances. Je suis vraiment mieux; cela durera-t-il, 
ce je le voudrais, car la prochaine semaine sera labo^ 
ce rieuse. Adieu encore. » 




1840. 



547 



10 août. 

La convocation de la Chambre des pairs pour le 
jugement du prince Louis, me paraît une faute, et 
sera un grand embarras pour le ministère comme 
pour le pouvoir. Que de vérités y seront débitées avec 
emphase et indépendance. Ces hommes aveugles re- 
nouvellent la confusion des langues de la tour de 
Babel. 

Je reçois des renseiguements curieux et authen- 
tiques sur l'affaire de Boulogne et qui expliquent 
pourquoi Louis-Napoléon n'a pas été arrêté à la ca- 
serne même, ce qui avait généralement étonné; c'est 
que les soldats criaient : vive l'Empereur ! Sans la fer- 
meté de leurs officiers, et l'indignation que leur causa 
tout à coup la mort d'un de leurs sous-officiers qu'ils 
aimaient, ils passaient sous les enseignes de cet aven- 
tureux prétendant. 



LETTRE DE M. *** 



Boulogne-sur-Mer. 



t( Monsieur le vicomte, 

« Je prends une part très-grande aux souffrances 
<< que vous éprouvez; le repos vous serait nécessaire, 
« et surtout un peu de tranquillité d esprit. Je ne puis 




H 



548 MES MÉMOIRES. 

« cependant m'empêcher de vous entretenir des évé- 
« nements qui viennent de se passer en notre port. 

« Depuis le 6 dans la nuit, un bateau à vapeur an- 
ce gais l se trouvait en vue des ports d'Ambleteuse et 
« de Vimereux. Les affidés du prince Louis, trois ou 
« quatre jours auparavant, avaient traversé Boulogne, 
« se rendant à Londres. Dans la nuit du 6 août un 
« débarquement eut lieu sur la côte, au dernier en- 
ce droit ci-dessus indiqué, comprenant le prince Louis 
« et cinquante-sept hommes; une liste saisie indique 
« quatre-vingt-dix ; après une nuit passée à louvoyer, 
a une collation fut servie sur le lieu du débarque- 
« ment, et les rôles furent distribués. 

ce Le détachement se dirigea sur Boulogne et s'em- 
cc para en route d'un petit poste de la douane; les 
c< hommes servirent de guide jusqu'à la colonne sur 
ce laquelle fut planté un drapeau ; puis le prince lou- 
« jours en tête, accompagné du commandant Par- 
ce quin, du général Montholon et d'autres, se rendit 
ce à la caserne où les hommes surpris (se disposant 
ce dit-on, à aller au bain), par un officier du 42 e , ve- 
ce nant de Saint-Omer, fut haranguée et mise sous les 
ce armes. Il n'y avait en ce moment aucun officier, 
ce Leur faire présenter arme à l'armée du prince, nom- 
ce mer des chefs pris parmi les sous-officiers fut l'af- 
ce faire d'un instant; boucher les issues de la rue et la 
ce porte de la caserne avec les soldats de la suite du 
ce prince fut ordonné immédiatement pour empêcher 
ce les officiers habitant au dehors de parvenir. 

« Le premier acte du prince Louis Bonaparte, fut de 



Ce bateau portait le nom de City of Edimburgh. 



1840. 



549 



« lire une proclamation. Patrie, honneur, valeur, mi- 
ce nistère indigne, trompeur, gloire et avenir, tout 
« fut mis en avant ; le prince prit sur sa poitrine la 
a croix de la légion d'honneur, et l'offrit avec les 
« épaulettes de grenadier à un brave sergent qui re- 
« fusa; et par un bref et énergique commandement 
« fit mettre la troupe au repos. 

« Un jeune officier, M. de Maussion, sorti de grand 
« matin, se rendait à la campagne pour lever un plan, 
« quand il fut rencontré parie détachement du prince 
« au moment où il passait dans la grande rue, et lui 
« fut présenté; M. de Maussion se défendit en s'excu- 
« sant sur ce qu'il n'était pas en tenue militaire, 
« croyant avoir affaire au duc de Nemours ou au duc 
« d'Orléans ; mais entendant appeler le prince Louis- 
ce Napoléon, il se relira, sa casquette et ses livres sous 
« le bras. Il alla prévenir son capitaine, nommé Kol 
« Pugillier, et tous deux s'étant revêtus de l'uniforme, 
« se rendirent à la caserne. 

ce La troupe, quoi qu'on puisse en dire, criait Vive 
« l'Empereur l On refusait aux deux officiers de les 
c< laisser passer; ils dégainèrent leur sabre, et frap- 
ce pés, bousculés, ils finirent, malgré les menaces 
ce jointes aux actions, par arriver jusqu'à la cour de 
ce la caserne 

ce La troupe, remontée par ses officiers et irritée 
« des mauvais traitements essuyés par le brave capi- 
cc taine, fit refouler, le prince et sa suite jusqu'à la 
ce porte de la caserne, qui fut momentanément for- 
ce mée, et les obligea à se retirer. 

ce Dans cet intervalle, la garde nationale entendant 
« la générale, prenait les armes, la douane se mettait 









1 








































! 




550 MES MÉMOIRES. 

« en défense, et bientôt les partisans du prince furent 
« traqués et arrêtés. 

« L'expédilion avait été si légèrement combinée, que 
« le bâtiment n'était pas seulement pourvu des moyens 
« de rembarquement ; il n'avait ni barque, ni pièces 
« légères pour protéger leur retour. 

« Le capitaine Pollet, commandant du port, a pris 
« avec six ou huit hommes le bateau à vapeur monté 
« par dix-sept hommes d'équipage. Le bâtiment por- 
« tait très-peu d'armes, trois voitures, neuf chevaux, 
« un aigle vivant. A huit heures tout était terminé. 
«Deux hommes de la suite du prince ont péri, l'in- 
« tendant Faure et un jeune homme qui s'est noyé; 
« ce dernier était superbe: on ledit polonais et neveu 
« de l'évêque de Posen ; un alsacien a eu le bras am- 
« puté, il a montré une grande énergie ; après l'am- 
« pulation il a fumé un cigare. 

« L'on a trouvé 700,000 fr. tant en or qu'en billet 
« de banque anglaise et française. 

« L'administration s'est parfaitement montrée, je 
« ne parle pas ici style officiel. Ces faits sont vrais et 
« certains, les sources en sont bonnes; cependant il 
« se peut qu'il y manque des détails isolés, mais insi- 
« gnifiants, et en très-petit nombre. 

« Une jeune matelote a livré un pauvre diable qui 
« lui offrait cinq cents francs pour avoir un costume 
« de bain afin de pouvoir se cacher. Les personnes 
« importantes sont : le prince Louis Bonaparte, le 
« commandant de Mésonan, le général Montholon, le 
« chef d'escadron Parquin, le colonel Voisin, griève- 
« ment blessé, MM. Lombard, Bataille, ancien élève 
g de l'École polytechnique, Ornano, livré par la ma- 



<& ''ii^Jsti- 



ma 



1840. . 551 

« lelote, et Monlauban. Il y en a qui ne sont pas en- 
ce core pris. 

« Les proclamations du prince sont au nombre de 
« quatre : une seule serait à citer, si elle ne contenait 
« pas ces griefs banals que l'on jelle aux jambes de 
a chaque gouvernement passé, présent ou futur. 
« Les trois autres ressemblent à la plupart des pro- 



« grammes 



« Le colonel Sansot qui commande l'a garde natio- 
« taie, et qui fut marié par l'empereur Napoléon, a 
« fait un ordre du jour assez piquant : ainsi il an- 
ce nonce que les insurgés n'ont pu entrer en haute 
ce ville parce que les portes étaient fermées j c'est une 
« des trente-six raisons ; il conclut par la demande 
« d'un drapeau, avec une croix d'honneur attachée 
« à la hampe. Le sous-préfet est, ainsi que le maire, 
« un homme de tête et d'esprit. Que ne possédions- 
« nous en 1850, dans nos mairies, des hommes sem- 
cc blables par leur trempe de caractère ! nous eussions 
« évité bien des maux, tant passés que futurs. Mes in- 
cc spirations se maintiennent et se modifient, mais je 
ce suis tourmenté de l'avenir du pays. 

ce Veuillez, etc., etc. » 



LETTRE DU DOCTEUR RUFZ 

Saint-Pierre (Martinique) . 

« Toujours bon, monsieur le vicomte, toujours 
« aimable, n'oubliant pas le moindre de vos amis : 







E 



552 MES MÉMOIRES. 

« il Jaut toute la délicatesse de votre cœur pour con- 
« tinuer une correspondance avec une personne si 
« perdue au delà des mers, dont toute la vie consiste 
« en petits événements domestiques, sans curiosité, 
« et qui ne peut que vous renouveler les éternelles 
« protestations de son attachement. J'ai vu d'abord 
« s'éloigner d'année en année et puis finir tout à fait 
« toutes les correspondances qui me liaient à la 
« France ; vous êtes le seul qui me reste. C'est un 
« beau trait ; je. veux un jour que votre historien en 
« sache quelque chose et qu'il dise de vous : « Tou- 
jours fidèle à son Prince comme au dernier des 
« particuliers. » 

« Les nouvelles que vous me donnez de votre jeune 
« famille me font bien plaisir ; elle répond à toutes 
« mes espérances. C'était à l'époque où je l'ai quittée, 
« en 1855, l'une des plus belles de France : Sosthènes 
«doit être bien spirituel, et Marie belle comme sa 
« sœur, comme-sa mère. Vous m'avez donné un mo- 
« ment de satisfaction en m'apprenanl que M. le 
« duc et que madame la duchesse de Liancourt s'in- 
« formaient de moi avec intérêt ; dites-leur combien 
« j'ai hâte de venir leur en exprimer toute ma re- 
« connaiisance. 

« J'ai eu dernièrement l'occasion d'aller passer une 
« journée avec M. et madame de Môges. Le lieu de 
« leur résidence est trop éloigné de la ville que j'ha- 
« bile pour y faire un long séjour. J'ai trouvé ma- 
« dame de Môges parfaitement bien portante, et elle 
« avoue que même en France elle n'a jamais joui 
« d'une aussi bonne santé; leurs enfants sont char- 
«manls; le pl U 3 jeune est élevé tout à fait à la 



■■■■k; 



18 40. 555 

« créole; rien de plus original que de le voir vêtu 
« d'une simple chemise et d'un léger pantalon de 
« toile, monter à nu les chevaux et les mulets, courir 
« nu-pieds soir et malin au soleil, à la pluie, sans 
« peur de rien, mais au grand effroi de madame 
« de Môges; l'aîné est au contraire un petit homme 
« sage qui est le compagnon de sa mère. Nous les 
« voyons tous partir avec regret. Sous le gouver- 
« nement de M. de Môges la colonie a joui d'une 
« tranquillité parfaite, ce qui n'est pas du tout à 
« dédaigner dans ce siècle de révolte et de révolu- 
ce tion. 

« Je suis devenu presque entièrement étranger à 
« ce qui se passe en France. Les journaux nous arri- 
« vent par quarante ou cinquante à la fois, deux mois 
« après les événements ; l'intérêt en est hien refroidi, 
« et c'est presque une fatigue de les lire; cependant, 
« lorsque je vois au bas d'un article quelque nom 
« ami, c'est une curiosité de cœur, et je lis; c'est 
« ainsi que je vois de temps en temps votre plume 
ce briller comme une épée. 

ce Adieu, monsieur le vicomte; souvenez-vous que 
ce vous n'avez pas de personne qui vous soit plus sin- 
cc cèrement attachée que votre bien dévoué» 



« Montmirail, 18 août. " 



C'est une chose pénible que de vivre une partie de 
l'année a la campagne sans avoir personne à qui ou- 



554 MES MÉMOIRES. 

vrir son âme. Qui ne l'a pas éprouvé ne peut savoir 
combien pèse un pareil isolement, et à quel point en 
souffre une âme tendre; aussi que de tristes ré- 
flexions accompagnent souvent mes promenades soli- 
taires ! Pour conserver la sérénité habituelle que je 
garde devant le monde, il faut que je parvienne à m'é- 
tourdir sur le présent comme sur l'avenir; tout est 
incertain pour moi dans ce monde, et je ne sais même 
pas d'une manière positive si la terre que j'habite ap- 
partiendra un jour à mes enfants. 

Cette pensée n'occupe pas moins mon pauvre père, 
mais je me garderais de tenter de réveiller en lui ces 
souvenirs douloureux. Serait-il possible cependant que 
Monlmirail, laissé par le maréchal d'Estréeà ma mère, 
à la condition d'être toujours la propriété de l'aîné de 
la branche, passât en d'autres mains? 



EXTRAIT DU MONITEUR DES DÉPARTEMENTS 



« 20 et 23 août. 

« M. le vicomte de LaRochefoucauld écrit de Mont- 
ce mirail que son digne et respectable père, M. le duc 
« de Doudeauville, connu de toute la France par son 
« caractère comme par son esprit de bienfaisance, est 
« dans un état de souffrance impossible à décrire; 
« cependant le vertueux vieillard s'est soumis à cette 
« épreuve cruelle avec une résignation tout à fait 
« chrétienne : il implore le secours des prières des 



1840. 555 

« âmes pieuses pour obtenir un soulagement à ses 
« douleurs. M. le vicomte de LaRochefaucauld désire 
« que sa demande soit rendue publique par la voie 
« de tous les journaux : « La souffrance, dit-il, n'a 
« point d'opinion, et mon vertueux père n'a jamais 
« demandé la sienne à celui qu'il obligeait. » 

« Nous nous faisons un devoir d'admellre dans nos 
« colonnes un vœu dicté par la tendresse et par la re- 
« ligion d'un personnage aussi estimable; et nous 
« sommes assurés d'avance qu'il sera compris de nos 
« honorables lecteurs qui assistent au sacrifice eucha- 
« ristique ou qui le célèbrent. » 



24 août. 

La position du gouvernement, celle de M. Thiers et 
celle de Louis-Philippe deviennent de plus en plus 
embarrassantes; garder M. Thiers est d'un danger 
éminent ; le renvoyer quand on l'a fait si puissant 
n'en est pas un moindre ; faire la guerre, qui peut 
en dire les conséquences ? Et reculer après s'être au- 
tant avancé, quelle honte ! 

Le seul remède serait la convocation du pays; le 
pouvoir la voudra-t-il? j'en doute. 



55G 



MES MÉMOIRES. 



« Au château de ***. 

« Les journaux nous ont donné de vos nouvelles, 
« ami très-cher, et vos sollicitudes au sujet de voire 
« père sont de celles qui viennent du cœur et qui 
« l'honorent. 

« Je suis revenu ici avec mon beau-père, et déplus 
« mes deux beaux-frères, de retour de leur voyage 
« d'Allemagne. Le récit de ce voyage défraye nos soi- 
« rées. Ils ont passé huit jours à Kirchberg, auprès 
« de la famille royale, et j'ai le plaisir d'entendre 
« confirmer vos bons témoignages sur M. le duc de 
« Bordeaux ; mais le duc de Lévis ne quitte pas le 
« jeune prince d'un seul instant; et il ne lui laisse 
« pas libre un seul sujet de conversation. C'est un 
« joug que l'on voudrait voir repousser. Je vous parle 
« ainsi, non point pour vous affliger, mais parce que 
« mes sympathies soni les vôtres, aussi bien que mes 
« affections. Je me sépare de vous au chapitre de 
« l'espérance ; le gâchis actuel n'est pas fait pour 
« nous rapprocher. M. de Lamartine vient de pu- 
ce blier sur ce sujet de bien belles idées au milieu 
« d'autres fort impraticables. 

« M. le duc de Doudeauville montre un patriotisme 
« touchant 'joint à cette présence d'esprit et cette sé- 
« rénité d'âme dont vous nous entreteniez. Je vois 
« d'ici pour vous et pour tout ce qui vous entoure le 

1 Allusion à l'offre faite par mon père, de venir en aide au gouver- 
nement en eu de guerre. 



1840. 557 

« serrement de cœur que fait éprouver sa position. Je 
« m'y unis de pensée et d'affection. 

« La santé de Cécile est bonne et son cœur jeune et 
« affectueux ; vous connaissez le monde et les femmes, 
« et ce que vous m'aviez annoncé se réalise; l'affec- 
« tion ou mieux encore, croît et se développe progres- 
« sivement comme une plante dans un terrain fer- 
ce tile, ce sentiment est mutuel. 

« Heureux donc quand, au milieu d'une vie bien 
« incomplète les liens du cœur et d'un mariage ami 
« sont noire lot et notre partage. Je dois faire pour 
« mon prochain les mêmes vœux que pour moi-même. 
« Qu'est-ce donc quand il s'agit de celui à qui on 
a doit indirectement ce bien là, et les autres biens 
« sans milieu ni intermédiaire? 

« Veuillez, etc. 

«J. V.» 



M 












Ir 



LETTRE DE M. LE COMTE DE MONTBEL 






« Kirchberg, 15 août. 

« Pardonnez-moi, mon cher vicomte, si je suis si 
« longtemps sans vous répondre. Mon excuse, qui 
ce n'est pas un prétexte, est dans la brièveté du temps 
« qui m'empêche de faire ce qui m'est agréable pour 
« ne pas manquer aux devoirs les plus urgents, .le 
ce vous remercie d'autant plus de ne pas m'oublier. 
« Vous avez bien plus à m'apprendre du pays où vous 
ce êtes, que je n'ai à vous dire de celui où je me 
« trouve. ' 



' 









Mi- 









■ 









558 MES MÉMOIRES. 

« Nous voici dans une crise; non que je croie à la 
« guerre ; Louis-Philippe a trop d'intelligence pour 
« se jeter dans de tels hasards; mais M. Thiers est 
« dominé par la presse ; il est contraint d'être belli- 
« queux. Pour rester en paix, Louis-Philippe sacrifiera 
« M. Thiers, mais la popularité sera pour celui-ci qui 
« deviendra dès lors, le chef d'une opposition forrni- 
« dable contre le trône de juillet. 11 y a bien des ora- 
« ges dans l'atmosphère politique. Nous sommes re- 
« tirés sur notre écueil pendant ces tempêtes, fai- 
« sant des vœux pour la prospérité de la France, et 
« bien éloignés de la pensée de lui susciter des en- 
« nemis. 

« S'il y a des guerres, ce n'est pas la légitimité 
« qu'on pourra accuser de les avoir causées, ni d'y 
«avoir pris part. 

« Toute notre politique se borne à faire un homme 
« distingué du prince à qui la proscription a donné 
« déjà de grands enseignements. Si jamais il règne, il 
« sera heureux pour lui que son éducation se soit faite 
« ailleurs que dans un palais. L'exil n'a ni cour, ni 
«flatteur; c'est déjà un immense avantage pour 
« l'éducation d'un prince. Henri continue à s'occu- 
« per sérieusement de choses très sérieuses, législa- 
« tion, administration, économie politique, histoire, 
« statistique, art militaire, hautes études de religion, 
« exercice des langues européennes. Son temps est 
« bien rempli. Quand la France aura besoin de lui, 
« il sera en état d'apprécier et de remplir ses de- 
« voirs. 

« Je lui donne connaissance des lettres que vous 
« m'écrivez, elles l'intéressent, et il connaît toute la 



■MHHHHBH 



1840. 559 

« loyauté de vos senliments ; il me charge de vous 
« transmettre le témoignage de son affection. » 



27 auùt. 

Une réflexion qui me frappe souvent, quand je lis 
une notice sur les hommes qui ont fait parler d'eux, 
ou en font encore parler sous un rapport quelconque, 
c'est que l'historien se donne infiniment de peine 
pour montrer son héros toujours conséquent avec lui- 
même, et expliquer tous les événements de sa vie par 
son caractère ou bien son esprit, tandis que la plus 
large part devrait être faite au hasard ou plutôt à la 
Providence, qui décide des plus grands événements, 
comme de toute la vie d'un homme. 



LETTRE DE M. DELATOUCHE 









*.'< 



o Aulnay, 31 août. 

« J'étais dans une pénible inquiétude sur voire ad- 
« mirable père, quand j'ai trouvé dans un journal une 
« lettre, un vœu de lui qui exprime des sentiments qui 
« l'honorent aux yeux de tous. 

« La Providence prolongera ses jours bien au delà 
« du terme qu'il assigne lui-même, et reculera long- 
« temps l'hommage que doivent tous les partis à un 
« si beau caractère. 

« Vous êtes bien heureux * monsieur le vicomte > 



I 



I 



560 MES MÉMOIRES. 

« d'avoir un objet d'amour à chaque instant plus di- 
« gne d'hommage, et dont personne ne vous sépa- 
« rera. Aimer c'est la vie, vous le savez, vous, entre 
« un père et des enfants. Si le ciel m'eût laissé la 
« moite de ces trésors là, je doulerais moins quel- 
ce quefois de sa sollicitude pour ses créatures. Dieu vous 
« garde la tendresse des hommes estimables, et vous 
« préserve de la haine des mauvaises femmes!... » 



LETTRE DE M. LE COMTE DE MONTBEL 



« Kirchberg, 23 août. 

« Mon cher vicomte, ce que vous me dites de la 
« santé de votre excellent père, me fait beaucoup de 
ce peine ; je conçois toute la douleur que vous en 
ce éprouvez, et je la partage aulanl qu'il est en moi. 

« Il est si douloureux de voir disparaître' de cette 
ce terre de souffrance ceux que nous aimons, el dont 
ce l'affection fait ici bas tout notre bonheur, ou du 
ce moins la consolation de nos peines ! 

ce La famille royale est touchée de ses sentiments 
ce qu'elle connaît depuis longlemps sous des rapports 
«toujours si honorables; elle lui fait arriver par 
ce moi l'expression de son affectueux intérêt. 

ce Comme chrétiens, élevons nos prières vers le ciel, 
ce en attendant que nos âmes se réunissent dans le 
« sein de noire père commun. Nous prions pour que 
ce Dieu vous assiste tous les deux. 

ce Quant à la politique, puisque nous y sommes né- 



1840. 



561 



« cessairement ramenés, ma croyance fondée sur ce 
« que j'observe et j'apprends des divers côlés de l'Eu- 
« rope, c'est qu'il n'y aura pas de guerre, quoique le 
« traité des quatre puissances reçoive son exécution. 
« Louis-Philippe a trop de prudence pour se jeter dans 
« une voie qui précipiterait une crise financière, per- 
ce drait notre commerce, notre marine, et exposerait 
cria France aux chances d'une lutte inégale, eh même 
« temps que le mouvement militaire enlèverait au 
« gouvernement actuel toutes les bases de sa frêle 
« existence. Toutefois avec l'action de la presse faus- 
« sant l'opinion publique, et la poussant à une exal- 
cc talion insensée on ne peut répondre de rien ; et 
c< beaucoup d'esprits se préoccupent de l'imminence 
ce d'une guerre avec l'Europe. Dans un tel état de 
ce choses, il ne faut pas qu'on puisse accuser M. le 
ce duc de Bordeaux d'aller dans les cours signataires 
ce du traité, susciter une action armée contre la 
ce France. Cette considération doit lui faire suspen- 
ce dre des voyages qu'il fera plus tard, mais qu'il 
ce serait impolitique de faire actuellement; son devoir 
ce est de ne jamais causer même involontairement à 
ce son pays, ni les malheurs d'une guerre civile, ni 
ce l'affront d'une invasion étrangère. Il faut que sa 
ce conduite soit d'accord avec cette volonté 

ce Quant à la tentative de Louis Bonaparte, elle ma- 
ce nifeste une vérité depuis longtemps évidente. C'est 
ce que le bonapartisme n'existait réellement que par 
ce Napoléon entouré du preslige de ses victoires; type 
ce de cette force invincible qui fut une nécessité com- 
ce prise par la France, pour la sauver de toutes les 
ce douleurs, de toutes les humiliations, de tous les 






562 MES MÉMOIRES. 

« désordres, et de tous les dangers d'une longue anar- 
« chie. 

« Ces colosses historiques ont rarement des succes- 
« seurs. Le droit n'appartient qu'à une théorie d'ordre 
« social fondé essentiellement sur la conscience de 
« grands devoirs, et sur un dévouement sans orgueil, 
« aux véritables intérêts de son pays. 

« Cependant, par le temps qui court, on ne peut 
« répondre de rien; l'avenir est gros d'événements. 

« Recevez, etc. » 




1" septembre. 
Les coalitions d'ouvriers causent une grande agi- 
tation dans Paris. Comment un gouvernement qui 
inaugure une colonne 1 en faveur de l'insurrection, 
pourrait-il avoir l'espérance d'empêcher, ou même de 
réprimer les troubles? Le désordre qu'on introduit 
dans les idées gagne bientôt les faits ; dans cette si- 
tuation qui exige un si formidable déploiement de 
forces à l'intérieur, comment espérer résister à l'Eu- 
rope ciyilisée ; ce qui ne demanderait pas moins, que 
l'union de tous les Français? Toutes les puissances 
sont prêtes à soutenir la lutte si elle s'engage ; et que 
l'on compare, après cela, nos dispositions et nos res- 
sources aux leurs, soit sur mer ou sur terre ! 

Le gouvernement veut la paix à tout prix ; mais 
alors pourquoi a-t-il employé ses journaux à diriger 
les esprits vers la guerre ? Fatale inconséquence ! Ce 
n'est jarnais en vain qu'on réveille l'esprit guerrier du 

1 La colonne de Juillet. 



1840. 



565 



peuple français ; ou bien encore qu'on touche à son 
honneur. 

Pourquoi avoir montré la France méconnue et hu- 
miliée, si l'on veut se soumettre à l'exigeance des 
puissances? On ne sait en résumé, ce que l'on veut 
ni où l'on va. Aujourd'hui encore on dispose de la 
force; mais combien de temps cela durera-t-il? Là 
est toute la question cependant, pour le présent et 
pour l'avenir. 

Le ministère recule devant l'impérieuse nécessité 
d'assembler les Chambres; et le gouvernement, pour 
sauver la France, n'a pas un autre moyen que celui 
de les convoquer. S'il recule devant ce fait, tout est 
compromis; et à l'heure qu'il est peut-être déjà, les 
hostilités ont-elles commencé en Orient. 

Sans doute, il y avait danger à trop agrandir la 
puissance de Méhémet-Ali; mais aujourd'hui il y a 
honte à abandonner notre allié qui a eu foi en nos 
promesses, et s'est un moment arrêté à notre parole. 

Honte à l'Angleterre, -à ce gouvernement qui ne 
connaît que l'or et l'intérêt! Croirait-on que la com- 
pagnie des Indes force ses troupes à assister aux céré- 
monies des idolâtres, et qu'elle encourage l'idolâtrie 
pour tirer plus sûrement d'énormes subsides des po- 
pulations qu'elle trompe, corrompt et écrase ! 

L'humanité n'est pour cette Angleterre sans morale 
et sans foi, qu'un moyen d'accroître ses richesses 
avec lesquelles elle corrompt et achète le monde; et 
c'est, aux cris de liberté, qu'elle écrase les peuples de 
son despotisme, et les décime quand ils résistent à sa 
domination. 



564 



MES MÉMOIRES. 



LETTRE DE M. LE COMTE MOLE 



• « 12 septembre. 

a Me pardonnerez-vous, monsieur le vicomte, d'avoir 
« été aussi longtemps sans vous répondre? Votre lettre 
« m'a attendue plusieurs jours à Paris d'où j'élais ab- 
« sent; et vous ne doutez pas, je l'espère, de l'empres- 
« sèment que j'ai mis à vous en remercier. 

« J'avais eu trop de plaisir à vous retrouver chez 
« la princesse Belgioso, monsieur le vicomte" pour que 
« la conversation que j'ai eu l'honneur d'y avoir avec 
« vous, ne fût pas encore présente à ma pensée. ' 

« Aussi la lettre que vous avez bien voulu m'écrire, 
« en reproduisant vos idées sur des questions où je 
« n'ai pas le bonheur de me rencontrer avec vous, 
« m'a-t-elle causé moins de surprise que de regrets. 

« La situation de la France en ce moment, est as- 
« sûrement fort grave : mais nul ne songe à l'abreu- 
« ver de honte ; on la craint trop pour la mépriser. 
« Ce qui lui manque, c'est de voir tous les hommes 
cr qui sont intéressés à sa conservation réunir leurs 
« efforts pour combattre les hommes et les principes 
« de désordre. Notre malheur depuis dix ans a été 
«qu'une portion, et une portion importante de ces 
a hommes, a donné la main, dans les élections et ail- 
ce leurs, au parti et aux principes pour lesquels dans 
ce leur conscience, ils doivent avoir le jilus d'éloigne- 
ce ment. J'ai pour maxime que, même momentané- 
ce ment, même comme expédient, il n'est pas permis 



1840. 565 

« de recourir au mal pour arriver à ce que l'on croit 
« être le bien. 

« C'est vous dire assez que je ne caresserai jamais 
« les passions démocratiques que la presse a excitées, 
c< en prenant moi-même pour drapeau la réforme ; la 
« réforme comme vous l'entendez, celle qui aurait 
« pour premier objet d'introduire plusieurs degrés 
« d'élection, est impossible à obtenir maintenant par 
« les voies légales. Toute modification de la loi élec- 
torale ne ferait, j'en suis certain, que bannir de 
« plus en plus la grande propriété de la représenta- 
« lion nationale. C'est en adoptant aux élections le 
« candidat conservateur qui a le plus de chances de 
a majorité, que la grande propriété peut changer la 
« majorité de la Chambre élective et sauver peut-être 
« le pays. Quant au serment, j'avoue que je ne com- 
c< prendrai jamais, qu'il n'existe pas partout où il 
« y a un gouvernement qui se respecte, et une reli- 
« gion. 

« Je ne crois pas, monsieur le vicomte, la situation 
_« assez désespérée pour que j'en sois l'unique remède; 
« mais oserai-je vous le dire? je suis peu touché de 
« l'impopularité qui vous semble s'attacher à mon 
« nom. Ce nom, j'en ai la confiance, a l'estime des 
« honnêtes gens, et je suis bien décidé à ne rien faire 
« jusqu'à la fin de ma vie qui puisse lui attirer faveur 
« dans d'autres rangs. 

« Je respecte toutes les opinions sincères, désinté- 
« ressées ou qui prennent leur source dans un senti- 
ce ment d'honneur ou de fidélité; mais je demande 
« surtout à ces dernières de ne chercher d'autre po- 
« pularité que celle qui résulte à la longue d'une 



■ 



■ 



■ 



500 MES MÉMOIRES. 

« profonde estime. C'est aux hommes comme vous, 
« monsieur le vicomte, à hâter par leur concours le 
« moment où nos institutions dégagées de tout ce qui 
« en fausse le mécanisme, donneront enfin à notre belle 
« patrie toute la sécurité et la puissance qu'elles 
« peuvent procurer. L'Europe ne mettra plus alors en 
« doute notre puissance; et il ne s'y rencontrera plus 
« un cabinet qui ose nous omettre dans ses projets, ou 
« disposer de l'avenir sans nous consulter. • 

« Je voudrais bien apprendre que la santé de mon- 
« sieur votre père vous cause moins d'inquiétude; 
« mon respect si profond et si ancien pour lui m'en- 
« hardit à vous prier de me rappeler à son sou- 
« venir. 

« Veuillez agréer, monsieur le vicomte, l'expres- 
« sion de mes sentiments les plus distingués. » 



RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE 



« Montmirail, 15 septembre. 

« Si je vous dois des excuses pour ma première 
« lettre, monsieur le comte, je vous en devrais bien 
« plus encore pour la seconde; mais quelque charme 
« que puisse avoir pour moi cette correspondance, 
« n'en craignez pas cependant une nouvelle exigence. 

« Je n'ai pu aujourd'hui laisser sans réponse plu- 
« sieurs paragraphes de votre lettre ; vous voudrez 
« bien me Je pardonner. Je ne me suis point chargé 
« de justifier la conduite de quelques royalistes, et 



1840. 567 

« vous savez que, dans plus d'une circonstance, je me 
« suis séparé hautement et à toutes les époques, de 
« l'exagération à mes risques et périls. 

« Je dois ajouter cependant, que l'on a vu dans tous 
« les temps, des opinions opposées s'unir pour un 
« vote, en conservant l'intégrité de leurs sentiments. 
« Si j'ai parlé d'impopularité ; certes ce n'était pas 
« comme critique, au moment surtout où son danger 
« est si justement prouvé ; jamais pour mon compte 
«je n'ai cherché la popularité, surtout lorsqu'il eût 
« fallu l'acquérir aux dépens de mes convictions et 
« de mes principes. 

«Je ne comprends qu'une ligne pour l'homme 
« d'honneur ; c'est de suivre les enseignements de. sa 
« conscience, indépendamment des jugements souvent 
« si légers et toujours si peu concluants du vulgaire. 

« Je crois que Ton craint moins la France aujour- 
« d'hui, que les principes démagogiques dont elle se- 
« rait la première victime, si elle prenait en mains 
« leur défense; et je trouve qu'une situation toute nou- 
« velle, qui la met ainsi au ban de l'Europe, est au 
« moins étrange. 

« Vous jugez, monsieur le comte, la situation aussi 
«grave que je la juge; mais vous n'y voyez qu'un 
« remède, ce serait le rapprochement de tous les 
« hommes intéressés à l'ordre. 

« Pas plus que vous, monsieur le comte, ils ne se 
« réuniront aux idées démagogiques. Aussi deman- 
« dent-ils l'élection à plusieurs degrés. 

« Vous voulez bien leur dire que vous avez pour 
« maxime qu'il n'est pas permis de recourir au mal 
« pour arriver à ce que l'on croit le bien. 




56 « MES MÉMOIRES. 

« Que feraienl-ils donc en se rapprochant d'un 
« gouvernement qui a organisé, professé l'anarchie 
« morale la plus complète" peut-être qui jamais ait 
« existé ; d'un gouvernement qui, au centre de Paris, 
« et dans le quartier le plus populeux, vient de con- 
« sacrer un monument en l'honneur de l'insurrection, 
« après avoir récompensé la trahison ? 

« Ils feraient précisément, monsieur le comte, ce 
« que vous condamnez avec tant de raison ; un mal 
« certain, pour un bien au moins éventuel, en deve- 
« nant les agents des idées démagogiques. En est-il 
« un plus dangereux que le principe d'insurrection 
« reconnu par le gouvernement qui prétend ensuite 
« la réprimer matériellement, quand il l'a inoculée à 
« tous les espri > " 

« Vous leur avez vous-même tracé leur ligne de 
« conduite; et ils suivront vos doctes conseils. 

« La réforme germe aujourd'hui dans tous tes es- 
«prits ; je n'en discuterai ici ni le droit ni les avan- 
« tages, je dirai seulement qu'il serait aussi dange- 
« reux qu'inutile de s'y opposer, et je me demande 
« si un gouvernement sage ne devrait pas se hâter de 
ci la réaliser, en se bornant à lui donner une direction. 

« Un gouvernement qui voudrait se renfermer dans 
« des voies purement légales, ordonnerait- il, sans la 
« participation des Chambres, l'emploi de cent mil- 
« lions pour fortifier Paris ; et celui de tant d'autres 
« millions, pour refaire une marine et une armée?... 
« Vous remarquerez que ce n'est point l'ulilité que je 
« conleâte. 

« Appeler purement les capacités, serait entrer dans 
« une voie d'exceptions toujours dangereuses. 



WÊÊM 






\ 840. 509 

« Je comprends l'exigence du serment pour maintes 
« fondions, chacun étant libre d'accepter ou de refu- 
« ser; mais pour l'exercice d'un droit inhérent à 
« l'existence du citoyen, j'avoue que j'en juge autre- 
ce ment; d'ailleurs, si la position actuelle est telle- 
ce ment grave, qu'elle exige un prompt remède, que 
« la barrière du serment demeure infranchissable 
« pour beaucoup ; et que cependant le concours des 
ce gens intéressés à l'ordre soit indispensable pour 
•ce mettre un frein à ces idées démagogiques si dange- 
« reuses, et qui se font jour de tous côtés en .mena- 
ce çant l'existence de toutes les sociétés, comme de' 
ce tous les gouvernements; vous serez forcé de re- 
cc connaître avec moi, monsieur le comte, que vous 
ce tournez dans un cercle sans issue. C'est laisser sans 
ce remède un mal qui est grand; c'est abandonner la 
ce société au torrent qui l'emporte vers sa ruine. 

ce Mais les sociétés ne périssent point; et tôt ou tard 
ce Je triomphe des principes vient forcément les arra- 
ce cher au désordre. 

ce Lorsque le danger est aussi grand que réel pour 
ce un pays, peut-on justement refuser à une nation le 
ce droit de s'assembler pour en délibérer, et pour y 
ce porter remède? Donc si l'on se plaçait franchement 
ce sur ce terrain de réforme, on serait bien forcé d'en 
ce arriver aux deux degrés. 

ce En relarder le moment sera rendre la position 
ce plus difficile, et les exigences plus grandes. Voilà 
ce du moins, une belle chance de salut, et l'histoire 
ce nous apprend que ce ne serait pas d'ailleurs, la pre- 
ee mièrefois qu'au moment du plus imminent danger 
ce la nation française se serait sauvée elle-même. J'a- 



570 



MES MÉMOIRES. 



« voue que toute autre voie de salut, me paraît aussi 
« fausse dans son principe, qu'impossible dans son 
« exécution. 

« Si c'est une erreur, monsieur le comte, j'espère 
« du moins que vous voudrez bien me la pardonner, 
« en agréant l'expression de mes sentiments les plus 
« distingués. » 



SECONDE LETTRE DE M. LE COMTE MOLE 







19 septembre. 

« Je n'aurais pas provoqué, monsieur le vicomte, 
« la correspondance dont vous m'avez honoré. Lorsque 
a les points de départ sont aussi différents, il est tou- 
« jours à craindre qu'on s'entende d'autant moins, 
« qu'on s'explique davantage. L'indignation que l'in- 
« surrection vous inspire et que je partage, je la fais 
« remonter jusqu'aux ordonnances de juillet; tout ce 
« qui les a suivies en a été la conséquence inévitable; 
«et sans le concours et le courage de tous ceux qui 
« ont travaillé à contenir ou apaiser les passions 
«qu'elles avaient excitées, les suites de ces ordon- 
« nances auraient eu un caractère bien plus terrible. 
« Mais si dans le passé, monsieur le vicomte, comme 
«dans le présent, j'éprouve le regret de ne pas me 
« rencontrer avec vous', les points sur lesquels nous 
« nous entendrons toujours, sont ceux qui intéres- 
« sent l'honneur, la dignité de la France, ou les 
« principes d'ordre, de morale, que consacrent la re- 









1840. 571 

« ligion et les bonnes lois ; il y a des sentimenls et 
« des principes par où se tiennent des hommes d'ail- 
« leurs d'opinions et de conduites différentes. Ce sont 
« ceux-là qui, permettez que je le dise, ne cesseront 
« jamais de nous rapprocher, Veuillez croire à mon 
« empressement d'en saisir toutes les occasions, et 
« agréer ici l'expression de mes sentimenls les plus 
« distingués. » 



« — Je suis horriblement préoccupé d'un rêve que 
« je viens de faire, dit un jour Napoléon à M. de ***; 
« tenez, on parle tant de mademoiselle Lenormand, 
« allez la consulter. » C'était au commencement de 
son règne; et c'est la personne présente qui me le 
raconta à moi-même. 

« — J'ai vu, dit Napoléon, trois bouteilles pleines 
« de sang, trois autres remplies d'eau, et enfin trois 
«vides. Mon sommeil a été horriblement agité, et je 
« me suis réveillé sans pouvoir me rendormir. » 

Mademoiselle Lenormand consultée, répondit après 
un mûr examen de ses jeux et de ses cartes : 

« — Les trois bouteilles pleines de sang veulent dire 
«tout le sang qu'il fera couler; les trois bouteilles 
«remplies d'eau, les larmes qu'il fera répandre, et 
« enfin les trois vides, l'état dans lequel il laissera la 
« France. » 

La personne vint rapporter cette réponse à Napoléon 
qui en parut troublé. 



572 



MES MÉMOIRES 



18 septembre. 

En lisant le procès de madame Lafarge, j'étais ef- 
frayé moi-même de l'habileté qu'on peut mettre à dé- 
guiser la vérité, comme de la difficulté qu'il y a par- 
fois de la démontrer. 

Dans ma trisle conviction je suis porté à croire cette 
femme coupable; eh bien, en lisant les plaidoyers si 
habiles de ses défenseurs, M e Paillet et M e Bac, il serait 
permis de la croire innocente et victime. Son accable- 
ment est extrême. C'est une femme qui n'a jamais 
su résistera un premier mouvement, quel qu'il fût, 
ni en prévoir les conséquences, quelles qu'elles puis- 
sent être. 

On la dit bien malade; se repentir, et puis mourir, 
voilà tout ce que l'on peut lui souhaiter de mieux 
pour elle, comme pour sa malheureuse famille. 



25 septembre. 

Paris est bien moins occupé des fortifications l que 
je ne le pensais ; l'opinion s'est partagée, mais dans les 
masses, cette affaire est déjà oubliée, ce qui n'empê- 
chera pas la vivacité des débats parlementaires, cha- 
cun devant y trouver un aliment à ses passions. 

Le procès de Louis Bonaparte excite à peine l'inté- 
rêt; on en prévoit d'avance le dénoûmenl ; mais les 

1 Décrétées par ordonnance royale du 13 septembre. 



■■■■ 



1840. 575 

sociétés secrèles agissent sourdement, et n'en sont 
que plus redoutables. Les forts détachés n'échappent 
pointa leurs préoccupations, en sentant que c'est plus 
encore contre la révolution que contre l'étranger 
qu'on les élève. 

Les intrigues de la Russie et l'argent de l'Angle- 
terre poussent au désordre, pour se venger de la 
France, dont ces puissances, et surtout la dernière, 
craignent avant tout la prospérité et la grandeur. 

L'Angleterre le fait par haine et par jalousie; la 
Russie par le souverain mépris que professe en toute 
circonstance son souverain pour la branche qui nous 
gouverne. 

M. Mauguin a été reçu avec distinction à Saint-Pé- 
tersbourg où l'appelait une affaire. 

« — Je comprends que dans- des temps de révolu- 
ce tion, où l'on est divisé, lui dit un jour l'empereur, 
« chacun ait une opinion ; mais ce que je ne com- 
« prends pas, c'est qu'une nation aussi noble que la 
« nation française se soumette à un joug aussi igno- 
« minieux que celui qu'elle subit en ce moment. » 

Gomment réparer le temps perdu dans cette ques- 
tion d'Orient si importante.pour maintenir l'équilibre 
européen ? Voici déjà Reyrouth bombardé par les An- 
glais, et Méhémet-Ali déchu de son gouvernement de 
Syrie! 

Sous un gouvernement sage et fort que n'eût pas 
obtenu la France, d'accord avec la Russie qui veut 
Constantinople, mais dont au fond les intérêts se- 
raient d'accord avec les noires ! 

Peut-être ne restera-t-il plus à la France d'autre 
ressource, pour empêcher l'Espagne de redevenir 



574 MES MÉMOIRES, 

tout à fait anglaise, que de se décider, en désespoir 
de cause, à jeter en Espagne Cabrera, à la tête de ses 
trente mille carlistes. 

Que va faire le général Espartero, devenu maître 
absolu à Barcelone? Pour le dire, il faudrait qu'il le 
sût lui-même. Ambitieux, poussé par les événements 
bien plus qu'il ne les dirige, il n'a pas assez de force 
de caractère, pour dominer les événements ; il se met- 
tra à leur hauteur. Despote par entraînement, il de- 
viendra un moyen ; et le jour où effrayé lui-même, il 
essayera d'arrêter la révolution, sa perte sera jurée par 
les Juntes qui espèrent aujourd'hui l'aveugler à force 
d'encens. 

Au moment où il pose des conditions à la reine 
Christine, le gouvernement anglais lui envoie la 
grand' croix de l'ordre du Bain. 






CHAPITRE IV 



1" octobre. 

Il paraît que M. D*** a gagné quatre millions; il 
en a donné, dit-on, deux à son gendre; l'enquête 
dont on a fait tant de bruit est tombée à l'eau. 

M. V***, assure-t-on, a aussi gagné deux millions, 
grâce à l'aimable intervention d'un ministre son 
ami; ils auraient partagé. 

Tous les marchés sont désastreux, révoltants ; sur 
chaque cheval, par exemple, un gain de cent ou de 

cent cinquante francs, prétend-on Que l'on juge 

du reste, et de la bonté des chevaux achetés fort au- 
dessous de la valeur annoncée. 

Voilà comme tout se fait. 



La reine Christine a abdiqué le 12 à Valence. La ré- 
volution et l'Angleterre triomphent en Espagne. 






576 



.MES MÉMOIRES. 



17 octobre. 

Louis-Philippe a encore échappé à une lenlative 
d'assassinat 1 . 

L'assassin, blessé en manquant son coup, montre 
le plus abominable sang-froid; son nom est Darmès; 
il prétend ne pas avoir de complice ; c'est le thème 
ordinaire, mais il n'est pas croyable, car imbu de 
toutes les idées révolutionnaires, cet homme est forcé- 
ment initié à ces sociétés secrètes qui ne procèdent 
que par le meurtre, organisées de manière à ne pou- 
voir jamais être découvertes, implacables dans la ven- 
geance, despotiques sous peine de mort, dans l'exé- 
cution de leurs ordres exécrables. Darmès avait pour 
l'accomplissement de son infâme projet une arme 
riche, quecertes il n'avait pu se procurer lui-même ; il 
avait encore une paire de pistolets et un poignard; et 
peu de jours avant le crime, il ne possédait aucune, 
arme. Elles lui ont donc été données; il périra, mais 
le gouvernement n'osera rien dire. 

Voilà comme tout s'engloutit dans un ténébreux 
abîme. 

Les sociétés secrètes que l'on s'empresse de nier, 
et dont moi, je connais depuis longtemps l'action, 
choisissent bien leurs agents : des hommes grossiers 
pour l'ordinaire ; imbus des principes révolutionnaires, 
parfois adonnés à l'ivrognerie comme à toutes les 
mauvaises passions; dégoûtés d'une vie qu'ils traînent 
misérablement, embrassant avec avidité l'espoir des 

1 Attentat de la place Louis XV, à cinq heures et demie du soir. 






■HHHH 



1840. S77 

biens qu'on leur promel, et se riant de la mort qu'ils 
envisagent comme un débarras de l'existence, sans 
voir au-delà. 

Autrefois on recherchait des illuminés dont on exal- 
tait l'imagination, mais aujourd'hui où tout jusqu'à la 
mort se traduit par un intérêt, il faut des gens gros- 
siers, avides, révolutionnaires, et en outre mécréants, 
qualités qui marchent ensemble. 

Darmès sait probablement si peu de chose, que 
ce qu'il pourrait dire ne mènerait à rien, et l'on 
craindrait d'ailleurs de remonter trop haut et trop 
loin. Un Français a été tué dernièrement sur la 
frontière pour s'être refusé au meurtre qui lui était 
intimé. L'assassin a échappé; ces hommes ont par- 
tout des adhérents. Le seul moyen possible de désar- 
mer d'aussi redoutables sociétés serait d'élever autour 
d'elles des bastions de principes religieux qui les com- 
battraient avec avantage. 



LETTRE DE M. LE MARQUIS DE DREUX-BRÉZÉ 



25 octobre. 

« Depuis trois jours, cher ami, je me mets chaque 
« matin à mon bureau pour vous remercier de votre 
«bonne lettre; et chaque fois une visite importune 
« m'empêche de le faire. 

« Hier c'était celle du duc de Noailles, venu de 
«Nauffle pour 24 heures, afin de flairer le terrain; 
« avant-hier Adrien de Mailly arrivé d'Espagne et 

sir. 57 



578 MES MÉMOIRES. 

« ayant vu notre jeune prince, dont comme tout le 
« monde, il chante les louanges. 

a Votre lettre m'a fait d'autant plus de plaisir 
« qu'elle a calmé les inquiétudes qu'on m'avait don- 
ce nées à mon arrivée sur l'état de M. voire père, de 
« madame votre mère, et de voire fille chérie. Que de 
« tourmenls, que d'inquiélude cher ami, au milieu 
« d'événements qui ne sont que le prélude d'aulres 
ce plus graves encore. 

« Rien n'est encore fixé pour la formation du cabi- 
« net S et l'on assure que la composition sera arrêtée 
ce aussitôt après l'arrivée de M. Guizot, attendu ce 
ce malin. Les Chambres sont ajournées au 5 novem- 
ce bre. C'est une grande faute à Louis-Philippe de 
ce mettre M. Thiers hors des affaires sur une question 
ce de dignité nationale, car quelque hésitation que ce 
ce dernier ait mise dans sa conduite depuis six mois, 
ce soutenu qu'il est par une pensée puissante, dans 
ce quinze jours on aura oublié tous les griefs, et la jeu- 
ce nesse de ce pays ne manquera pas d'attribuer aux 
ce adversaires de M. Thiers la honte de notre situation 
ce extérieure. Un peu plus tôt, un peu plus tard, l'en- 
cc fant de la révolution sera le témoin nécessaire; et 
ce cette fois il ne se contentera pas de s'imposer à la 
ce couronne, comme Espartero; il exigera uneabdica- 
ce lion en faveur de M. le duc d'Orléans. 

ce Nos amis de la Gazette voient les événements 
ce marcher plus vite ; ils affirment que le jour où 
ce Louis-Philippe abdiquerait, Henri V serait dans la 
ce pensée de tout le monde: je ne partage pas cette 

1 On parlait déjà de la retraite de M. Thiers, à l'occasion de la rédac- 
loin du discours d'ouverture de la session. 



MBHaHiHNHÏHM 



1840. 



579 






c< opinion ; si jamais notre prince règne, ce ne sera 
<< qu'après avoir tout essayé, même la république. 

« Arrivé ici seulement il y a huit jours, et lorsqu'on 
« devait croire que M. Thiers ouvrirait la session, j'y 
a étais venu avec l'intention de parler sur l'adresse. 

« La situation se trouvant changée, j'ignore ce que 
«je ferai. Les occasions au surplus, ne manqueront 
« pas dans une session pleine d'orages. On m'adonne 
« beau jeu surtout pour l'Espagne. 

« Adieu ami très-cher; veuillez distribuer autour 
« de vous mes hommages et mes amitiés. J'ai appris 
« avec une vraie joie, la belle conduite de François ', 
« et aussi que sa blessure n'aurait pas de suites graves. 

« Tout à vous de cœur et pour toujours. » 



LETTRE DU COMTE DE MONTBEL 



ii Gorilz, 16. octobre. 

« Je suis fort peiné de l'état de votre respectable 
« père, et consolé de la pensée qu'il le supporte si 
« chrétiennement. 

« Le but est au dessus de celte terre et toutes les 
« formes éphémères qui nous environnent n'ont d'in- 
« térèt que lorsqu'elles nous offrent l'occasion d'ac- 
« complir nos devoirs, et d'améliorer ainsi notre âme. 
« Voire digne père est dans ces sentiments qui nous 
« montrent la mort comme le seuil de la véritable vie, 

1 Mon neveu, qui vient de faire ses premières armes en Afrique. 






580 MES MÉMOIRES. 

« Comme du reste, tout ce qui se passe est de na- 
« ture à détruire toutes nos illusions, comme les 
«hommes sont actuellement impuissants, comme ils 
« sont entraînés par la Providence vers un but, et par 
« des voies dont ils ne peuvent se rendre compte, je 
« n'ai pas d'opinion sur ce qui va arriver. Dieu seul 
« sait si la guerre éclatera. Si cet événement a lieu, 
« on-pourra le comparer à l'arme qui part, et tue entre 
« les mains d'un imprudent qui jouait avec, sans se 
« douter des conséquences. Ce qu'il y a de sûr au 
« moins, c'est que le contribuable payera cher ou la 
« guerre ou les rodomontades. Un des griefs d'accu- 
« sation contre le ministère Villèle était d'avoir dimi- 
« nué l'impôt direct de quatre-vingt-douze millions. 
« Le gouvernement actuel n'encourra plus ce genre 
« de blâme. 

« M. le duc de Bordeaux a prolongé son séjour à 
« Munich, parce que le roi de Bavière lui a manifesté 
« le désir de l'y trouver. 11 est parti le 10 au matin; 
« il s'est dirigé sur Constance ; il sera ici dans deux 
« ou trois jours. Il est satisfait de son voyage. 

« Toute la famille royale est en bonne santé ; hier 
« nous célébrions la fêle de Marie-Thérèse. Aujour- 
ced'hui le quarante septième anniversaire de l'assas- 
« sinat de Marie-Antoinette. La reine passe celte jour- 
ce née dans le deuil, le jeûne et la retraite la plus ab- 
« solue. 

« Nous ne la verrons que demain. 
« Adieu, mon cher vicomte ; recevez l'assurance de 
« mon bien sincère allachement. » 



184 0. 



581 



2 novembre. 

Le discours de Louis-Philippe ' me paraît, dans les 
circonstances données, tout ce qu'il pouvait être; du 
moins tout ce qu'on pouvait attendre d'un pouvoir 
égoïste qui ne se mettra jamais à la hauteur des cir- 
constances ; il ne présage rien d'aucun genre, et laisse 
toutes les questions dans le vague; il ne résout rien, 
et laisse toutes les difficultés flagrantes, 

La première bataille va se livrer sur l'élection du 
président ; le ministère veut M. Sauzet, l'opposition 
M. Odilon-Barrot. Ma pensée est que le ministère aura 
la majorité sur ce point; mais l'eût-il même de 10 ou 
12 voix sur toutes les autres questions, c'est une ma- 
jorité trop faible pour résister avec avantage à une 
minorité aussi compacte, aussi formidable que celle 
qui va se dessiner. 

Un nouveau ministère est au pouvoir 2 ; le maréchal 
Soult en est le bras, et M. Guizot en est l'âme. Ce 
présomptueux doctrinaire se croît sûr du triomphe, 
sans voir que sa confiance même sera sa perte. 

Non, il n'est pas un seul de ces hommes qui ait assez 
d'énergie pour sauver le pays, et c'est en vain que la 
Gazette de France, dont le langage est aussi ferme 
que sage, leur indique la seule voie de salut. Ils n'y 
entrent pas. Un jour viendra où, comme au jugement 
dernier, la voix du Tout-Puissant se fera entendre. 

Non, pas un de ces hommes ne demeurera debout; 



1 Ouverture des Chambres. 
* Le cabinet du 29 octobre. 






582 MES MÉMOIRES, 

ils courberont leur front dans la poussière ; ils se ju- 
geront et se détruiront eux-m,êmes. 

Une nouvelle ère, une génération nouvelle , une 
nouvelle expérience sera faite. 



LETTRE DE MADAME EMILE DE GIRARDIN 
a l'occasion d'cn soufflet donné a son mari a l'opéra 



« 6 novembre, 

« J'attendais votre leltre et votre bon souvenir. Je 
« sais que je dois voir vous ou votre écriture chaque 
« fois qu'il m' arrive un malheur ; et cette confiance 
« est pour moi une bien douce consolation. J'ai eu 
« beaucoup de force pendant deux jours; l'indigna- 
« lion générale et les innombrables preuves d'intérêt 
« que nous avons reçues, m'avaient donné un grand 
« courage, mais ce soir je suis abattue, on nous a dit 
f< ce matin qu'un misérable nommé L. D...., avait 
« attendu hier toute la soirée mon mari, dans un ca- 
« baret qui est en face des bureaux de la Prase, et 
« que là il le guettait, assisté de camarades, pour 
« l'assaillir. Cette idée me bouleverse, et par la crainte 
« qu'elle me jette dans le cœur, et par la résolution 
« qu'elle m'inspire. Il quitte pour quelque temps cet 
« affreux pays ; le courage y est inutile; c'est trop 
« souffrir pour rien ! Et d'ailleurs ne voyez-vous pas 
« le journalisme presque tout entier prendre le parti 
« de ce lâche qui nous a insultés. 

« Vous ne comprenez rien à celte affaire, et cela 






1840. 



585 



« doit être, d'après la manière dont les journaux la 
« racontent. Nous étions, M. de Girardin et moi, sur 
« le devant d'une petite loge à quatre places, derrière 
« la galerie. M. Laulour-Mézeray était avec nous. Ber- 
ce gerou l s'est fait ouvrir la porte de la loge voisine ; 
« il a allongé le bras et a' donné à mon mari un coup 
« derrière la tête, puis il s'est enfui en criant : C'est 
« moi, Berger -on ! et il a fui si vile, et il est resté si peu 
« de temps, que ni mon mari, ni M. Lautour, ni moi, 
« ne l'avons vu. Et cependant moi je n'avais que les 
« yeux à tourner pour le voir s'il était resté là une 
« minute. Hugo a raison quand il dit que cet individu 
« a résolu probablement de nous insulter à la fois eu 
« public et en cachette ! Comment peut-on punir un 
« insulteur qu'on ne voit pas, que l'on ne connaît pas? 
« en le poursuivant, on risque de frapper une autre 
« personne ! 

« N'est-ce pas un tourment que celte haine vague, • 
« sans objet visible, qui n'a pas même une image à 
«maudire, et qui ne peut s'acharner que sur un 
a nom ! Quand je pense que je peux rencontrer cet 

« homme et le regarder indifféremment Je me ré- 

« voltc, car je sens tout ce qu'il y a de lâcheté dans 
« un outrage si prudemment combiné. 

« Depuis trois jours cette lettre est commencée ; 

« mais j'ai vu tant de monde, et je suis si troublée que 

« je n'ai pu trouver un inslant pour la finir. 

« Lamartine, sans le \ouloir, vient de nous causer 

«un nouveau chagrin, il en est désolé; mais ces 

« choses-là sont difficiles à réparer. 

1 Accusé par la Presse de s"ètre vanté d'avoir tiré sur Louis- Philippe 
au pont Royal, en 1851. 



S8 * MES MÉMOIRES. 

c< Remerciez de ma part monsieur votre père. 

« Les témoignages de sympathie que je reçois sont 
« toute ma consolation ; je les compte orgueilleuse- 
ce ment, et pour moi, les siens comptent double. 
' « A vous et a lui, je rappelle ma reconnaissance 
« de quinze ans. 

« D.-G. DE GlRARMN. » 



Cette lettre de madame Emile de Girardin, en ré- 
ponse à la mienne, -et adressée à Montmirail, m'a été 
renvoyée à Paris ; j'ai couru chez elle, aussitôt mon 
arrivée, pour lui exprimer la peine que m'avait cau- 
sée l'insulte faite à son mari à l'Opéra, en présence 
de sa femme, dont l'indignation fut bientôt partagée 
par toute la salle, quand on connut l'horrible guet°-à- 
pens dont M. de Girardin venait d'être victime, de la 
' part d'un homme avec lequel j'ai été en prison à 
Sainte-Pélagie. 

^ Dans quel siècle vivons-nous, pour que la présence 
d'une femme ne soit pas une barrière invincible pour 
celui-là même qui, à tort ou a raison, se croirait ou- 
tragé. 

Le cœur et l'esprit de madame de Girardin sont 
d'une énergie peu commune; aussi, sentant qu'il fallait 
à l'instant même, dessiner la position devant tout le 
monde qui ne pouvait rien comprendre à ce qui se pas- 
sait: « — C'est un assassinai-, criait-elle à haute voix, 
« c'est un assassinat, dit-elle, en retenant fortement 
«son mari, qui, armé de sa canne, voulait courir 
« après celui qui l'avait ainsi frappé à l'improviste ; 
o c'est un assassinat, et on ne se bat pas avec celui 






184 0. 585 

ce qui a voulu vous assassiner, on ne donne pas des 
« cou|is de canne à celui avec lequel on ne peut se 
« battre ; on le livre aux tribunaux. » 

Un grand et vif intérêt fut généralement témoigné 
dans cette circonstance à madame de Girardin ; et les 
hommes les moins suspects en fait d'honneur furent 

de son avis. 

M. Bergeron, arrêté il y a deux jours, va compa- 
raître devant la cour. 



18 novembre. 

Le système de défense de M. Tbiers, cl le besoin 
qu'a l'opposition de son talent, ont un peu remonté 
ses actions; il donnera fort à faire au ministère; en 
rejetant l'odieux de sa conduite sur Louis-Philippe, il 
se repopularise à ses dépens. 

M. Guizot triomphe parce qu'il se sent sûr de la 
majorité de la Chambre pour une adresse pacifique ; 
mais on a tellement excité les passions belliqueuses 
de la nation, que ceux-là même qui voudraient inté- 
rieurement la paix crieront pour la guerre, et seront 
indignés de la pusillanimité de la Chambre. 

M. Guizot a été bien maladroit de se déclarer, au 
nom du ministère, l'adversaire positif delà réforme ! 

Nous verrons encore une fois le gouvernement d'un 
côté, et tout le pays de l'autre. 





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j 

l 



58C MES MÉMOIRES. 



LETTRE DE MADAME WALSII 

DIRFXTRICE DC JOURNAL LA MODE 

« J'arrive à Paris ; madame G*" m'apporte votre 
« lettre, et je viens vous remercier, monsieur le 
« vicomte, de votre bon et gracieux souvenir ! Mon 
« Dieu oui, je ferai tous mes efforts pour être utile à 
« votre protégée ! Pauvre mère de famille, elle m'a 
« déchiré l'âme en me peignant sa misère ! J'essayerai, 
« je chercherai et je trouverai peut-être un moyen de 
« lui venir en aide. 

« Qu'avez-vous fait pendant tous ces beaux jours? 
a Vous avez eu de douloureuses inquiétudes; votre 
« noble père tant aimé, si vénéré de tous, a beaucoup 
«souffert! êtes-vous un peu rassuré sur son état, et 
« n'a-t-il pas déjà éprouvé les fâcheuses influences de 
« l'hiver? 

« Oh ! j'ai bien partagé vos douloureuses craintes, 
a et j'ai répondu avec émotion au louchant appel que 
c< vous avez fait ; croyez-le bien, monsieur le vicomte, 
« si le ciel exauçait les prières de tous ceux qui ho- 
« norent, qui vénèrent votre excellent père, il serait 
« gardé de tout mal et conservé longtemps à votre 
« amour ! 

« J'étais tout effrayée de bruits de révolution, de 
« guerre, et voilà que la Chambre se montre tout d'a- 
« bord pacifique et calme; triste époque que la nôtre ! 
«Rien de possible, ni la paix, ni la guerre; toute 
« noble pensée se dessèche et meurt dans les calculs 
« d'un froid et vil intérêt! Oh oui, il y a longtemps 



1840. 



587 



« que vous avez compris cette situation, cl que mieux 
« qu'un' autre vous avez sondé toute la profondeur de 
« la plaie qui nous dévore, et indiqué le remède à un 
« état aussi alarmant ; je relisais à la campagne votre 
« Pèlerinage à Goritz ; comme vous comprenez bien 
« la France! Oui la Mode s'honorera, s'illustrera de 
« votre nom, et annoncera votre nouvelle édition avec 
« un grand empressement. 

« J'ai passé une partie de l'été dans un magnifique 
a château à Serrant. Nous avons eu de fort belles 
« chasses. Madame de Contades était la reine de beauté 
« de nos jeux, de nos fêtes. Vous connaissez ses in- 
« croyables exploits, ses haies, ses fossés franchis 
« avec une intrépidité qui faisait souvent reculer nos 
a plus hardis chasseurs; il me faudrait de longues 
« pages pour vous redire ses hauts faits, ses longues 
« courses et cette meule affamée, bruyante qu'elle 
« traîne parlout. J'arrive de Bourges où nous avons 
« été comblés des bontés de Leurs iWajeslés. 

« La reine m'a donné un fort beau bracelet en fer 
« damasquiné qu'on lui avait travaillé dans les pro- 
« vinces. Elle a daigné accompagner ce présent pré- 
ce cieux d'expressions tellement bienveillantes, que je 
«ne saurais vous les redire! Le prince des Asturies 
« est un jeune homme charmant, d'une intelligence 
« admirable ; comme il connaît bien l'Espagne, 
« comme il juge les événements qui ont amené tous 
« ses malheurs ! Il nous a parlé des besoins, des souf- 
« frances de ce malheureux pays, avec la sollicitude 
«d'un roi, d'un père et la sagesse d'un législateur! 
« Quelle profonde connaissance des hommes et des 
« choses ! Pauvre jeune homme, il étouffe à Bourges, 






588 MES MÉMOIRES. 

« et quand je lui disais : « — Monseigneur, venez à 
« Paris avec moi ; » il souriait de mes projets, et me 
« répondait: « — J'irai à Paris, pour prouver à ces 
« gens-là qu'il y va du bonheur de l'Espagne ; qu'il 
« me faut mes trente mille soldats, et qu'on me 
« laisse avec eux rentrer à Madrid ! » A Madrid où la 
« France devrait le ramener si elle comprenait ses 
« intérêts, et ne tremblait pas devant l'Angleterre ! 

« Adieu, monsieur le vicomte, vous le voyez, je ne 
« sais plus vous quitter; c'est qu'avec vous mon cœur 
« n'a jamais dit son dernier mot. 

« Revenez-nous bien vite et laissez-moi vous renou- 
« 1er encore l'expression de ma bien sincère affec- 
« lion. » 



La lecture du projet d'adresse à la Chambre des 
députés, et les phrases qu'on y avait introduites, ont 
causé un murmure général. M. Dupin en est l'auteur, 
et on l'accuse de l'avoir rédigée sous l'influence du 
château. 

Au moment où la majorité est si chancelante, il est 
maladroit au ministère de l'avoir ébranlée. M. Guizot 
par sa formule de la paix partout, la paix toujours 
à la Chambre des pairs, s'est mis sur un mauvais ter- 
rain. 

Il paraît d'un autre côté, que M. Thiers s'est gran- 
dement compromis par les instructions secrètes don- 
nées à M. Walewski, qui était de pousser à tout prix 
le pacha à la guerre, et Ibrahim à passer le Taurus, 



1840. 589 

tandis qu'il annonçait officiellement à la France et à 
l'Europe une mission et une intention contraires. 

M. Thiers en sera plus décrié; que lui importe? 
sa position vis à-vis d'une opposition qui veut la guerre 
à tout prix pour arriver au pouvoir, à travers la con- 
fusion générale, n'en sera que plus forte et plus redou- 
table au gouvernement à la tête d'un corps jadis dés- 
uni, cl maintenant d'autant plus compact qu'il sem- 
blerait que ce centre gauche veut se rapprocher de 
la gauche. 

Une lettre de M. Walewski, adressée à M. Thiers 
qu'il croyait encore aux affaires étrangères, serait 
tombée entre les mains de M. Guizot, qui aurait ainsi 
tout découvert. 

M. Thiers s'en tirera en rejetant tout sur Louis- 
Philippe; il dira que, honteux de la paix à tout prix 
que voulait Louis-Philippe, il avait voulu rendre le 
déshonneur de la France impossible, et ces paroles 
auront du retentissement. 



S décembre. 

Ma fille Marie n'est plus... un ange est au ciel, et 
moi je reste sur la terre pour souffrir! Seul je puis 
comprendre tout ce que je perds dans cette enfant 
si tendre et si parfaite, la consolation d'une vie si 
cruellement éprouvée, toute la pensée de mon ave- 
nir. 

•le perds tout en elle; mais deux enfants me restent, 






590 MES MÉMOIRES, 

et je dois les aimer davantage encore si c'est possible ; 
plus que jamais je sens à quel degré ils me sont 
chers ! 

A six heures, n'y tenant plus, j'envoyai savoir des 
nouvelles de Marie, et l'on me dit qu'elle était tran- 
quille ; mais que ses forces baissaient. Je priai pour 
elle, et n'osais descendre encore dans la crainte de 
troubler son pauvre cœur à celle heure; j'attendais 
incertain de ce que je devais faire, quand ce bon 
Simon, ce médecin si éclairé qui la soignait avec un 
cœur parfait et qui venait de passer la nuit près de 
mon enfant, entra chez moi, et en me prenant la main, 
il me dit avec effusion : « — Monsieur le vicomte, une 
«crise commence, qui sera je crois, la dernière; 
« mais la faiblesse de votre pauvre enfant me fait es- 
« pérer que, du moins, elle sera calme. » Il n'avait 
pas achevé, que j'étais dans la Chambre de ma chère 
Marie, ma vieille mère m'y avait précédé; Virginie, 
son excellente bonne, qu'elle aimait tendrement, une 
autre femme, admirable de dévouement pour sa 
mère, la pauvre Thérèse, tout en larmes, et l'abbé Pa- 
réchol, entouraient ce lit de douleur où une plainte 
faible et déchirante se faisait entendre; un quart 
d'heure après l'âme de Marie était au ciel; pendant 
le moment d'hallucination qui avait précédé, le 
seul mot qu'elle fit entendre fut celui de la sainle 
Vierge, en qui elle avait toujours eu une grande con 
fiance. 

LejourdesMorts, elleavait ditavec calme : « — 'Nous 
« prions pour les morts ; l'année prochaine vous prie- 
« rez pour moi. » Dix fois elle avait dit à ma malheu- 
reuse mère : « — Ma mère, je mourrai jeune ; mais ne 






1840. 591 

« vous en affligez pas ; je ne le regrette pas moi-même, 
« j'abrégerai ainsi les souffrances et les dangers de 
« celte terre; je serai heureuse près du bon Dieu, et 
«je reverrai ma mère. » 

Cette idée était sa pensée constante. 

« — Emmenez mon fils, dit ma mère. — Je ne me 
« retirerai que si vous me promettez de me suivre, » 
lui dis-je, en la serrant sur mon cœur. Elle me le pro- 
mit ; nous étions à genoux auprès de Marie, sa figure 
n'avait rien d'altéré et semblait nous annoncer le 
bonheur tlont elle jouit; je me levai silencieusement, 
j'embrassai pour la dernière fois cette enfant que je 
chérissais si tendrement, et je remontai dans ma 
chambre, où, me jetant aux pieds de l'Eternel, je 
priai pour cet ange que j'étais plutôt tenté d'invo- 
quer. 

J'avais un devoir à remplir auprès de mon vieux 
père, je m'armai de courage. Sa tendresse et sa par- 
ticipation à ma douleur si cruelle et si profonde me 
firent du bien. Pauvre père, hélas! qui aurait dit 
que ce serait sa petite-fille qui le précéderait au séjour 

éternel? C'est que son existence est un immense 

bienfait sur la terre. 

J'entrai ensuite chez ma mère; je devais encore la 
remercier d'avoir fait un ange de mon enfant ; et au 
milieu de toutes mes tristesses qui sont grandes et de 
plus d'un genre, cette obligation ne s'effacera jamais 
de mon souvenir et de mon cœur. 

La pauvre Emilie, qui avait soigné avec autant 

d'intelligence que de dévouement l'instruction de ma 

fille, vint chez moi avec cette jeune petite Ida, en- 

ant charmante, fort au-dessus de son âge, jeune 



M 



I 



Hi 



592 MES MÉMOIRES. 

Anglaise que ma mère avait fait venir, et qui a toutes 
les qualités du cœur et de l'esprit. Elles fondaient en 
larmes, et j'eus besoin d'imposer silence à ma propre 
douleur pour offrir quelques paroles de consolation à 
la leur, qui me touchait vivement. 

Le bon de Milon, sa femme et sa fille entrèrent 
baignés de larmes ; comment peindre leurs soins, 
leur affection pour tous les miens comme pour mon 
enfant! notre douleur est la leur, et de pareils cœurs 
sont rares sur la terre. 

François de La Rochefoucauld monta bientôt avec 
son frère. Je le serrai contre mon cœur. 

Quelques minutes après arriva madame la duchesse 
de Liancourt, accompagnée de l'excellente Azeline de 
Milon. J'eus à peine la force de me lever pour aller 
au-devant d'elle et l'embrasser... Quelle journée, mon 
Dieu!... 



Je viens de lire dans la Revue des Deux-Mondes un 
article intitulé : Philosophie contemporaine. 

Quelle peine se donnent les philosophes de toutes 
les époques pour coudre péniblement des mots en- 
tassés les uns sur les autres, pour formuler presque 
toujours une pensée obscure que personne ne com- 
prend et que souvent ils ne comprennent pas eux- 
mêmes ! 

S'ils étaient clairs, leur absurdité serait trop dé- 
montrée, et ils espèrent voiler leur ignorance et leur 
orgueil sous le masque de l'obscurité. 



1840. 593 

Il y a tant de gens qui admirent précisément ce 
qu'ils ne comprennent pas! 

A côté de toutes ces pages inintelligibles, lisez une 
simple page du Catéchisme; elle est claire et pratique 
pour les moins pénétrants. 

Que serait une religion qui ne pourrait être sentie 
que par les doctes! Ouvrez l'Ecriture : tout y est pré- 
cis, et chacun peut y puiser comme à la source du 
salut et de la vérité. 

Le premier soin du philosophe est de prouver que 
tout ce qui l'a précédé en fait de doctrine était ab- 
surde. 

L'uniformité sublime de tous les Pères de l'Église, 
groupés autour de la même vérité, du principe fon- 
damental de l'être et de l'action, a quelque chose de 
merveilleux, qui ne peut émaner que de Dieu lui- 
même. 

Sortez de là, rien n'est vrai, rien n'est pareil; et 
chaque esprit s'égare, parce qu'il veut créer au lieu 
de croire. 

Plus je vis, plus je réfléchis, plus je vois, et plus 
l'absurdité de la philosophie humaine m'inspire de 
pitié. 

Que devient tout cet échafaudage de mensonges et 
d'innovations devant culte lumière qui a traversé le 
monde sans que rien puisse l'éteindre? 

L'humilité porte à la croyance, tandis que l'orgueil 
fait douter. 

Forcés, pour la plupart du moins, de reconnaître 
l'existence de Dieu, chacun le fait au gré de ses dé. 
sirs ou de ses passions, tandis qu'il est et plus simple 
el plus vrai de le reconnaître toujours le même, tou- 

53 



I 






XIV. 











594 



MES MÉMOIRES. 



jours grand, toujours juste, puis toujours miséri- 
cordieux. 

Pauvres humains, pouvez-vous avoir la prétention 
d'inventer quelque chose d'aussi pratique pour tous, 
d'aussi grand et d'aussi simple que tous les préceptes 
de la religion chrétienne? 

« La plus belle histoire qui soit à écrire, dit 
« M. L. de Carné dans un autre article, serait assuré- 
ce ment celle du droit public primitif de l'Europe 
« catholique, tel qu'il résulte des décisions pontifica- 
« les, des actes des assemblées nationales, et de ces 
« innombrables conciles, dont la mission n'était pas 
« alors moins politique que.religieuse. » 

Oui, partout, à la suite du catholicisme, apparaît 
comme par enchantement, le bien-être des peuples, 
la reconnaissance du droit des gens, la justice, l'é- 
quité, des lois sages, l'affranchissement des esclaves, 
l'égalité de tous devant la loi, l'élévation des petits, 
l'abaissement des grands. 

Le catholicisme marche partout à la tête de la ci- 
vilisation et de l'affranchissement. 

Partout le catholicisme prêche en faveur de l'ordre 
qu'il soutient et fonde, tandis que la philosophie n'a 
jamais produit que l'anarchie morale et l'anarchie 
matérielle; elle a tout détruit pour le pauvre comme 
pour le riche; elle n'a jamais rien fondé. 

« Les papes, tant attaqués, dit encore ailleurs 
« M. de Carné, les papes avaient pu sauver l'Europe 
t< de l'invasion musulmane, inspirer et régler le mou- 
« vement qui, en la jetant tout entière sur l'Asie, fit 
« sonner l'heure de son affranchissement politique; 
« ils avaient pu, par de prodigieux efforts, sauver 






«■■iHBHHI 



1840. 595 

« l'inviolabilité du mariage et la sainteté de la famille, 
« maintenir les lois de l'Église, et préserver la disei- 
« pline, compromise par un dangereux contact avec 
«la puissance seigneuriale; ils purent intervenir 
« entre les princes et les peuples, quelquefois préve- 
« nir la guerre, et toujours en atténuer la rigueur. » 

Voilà le bien réel produit par le catholicisme; et 
certes, l'opinion de celui qui lui rend ce témoignage 
n'est pas suspecte. 

Que la philosophie se serre en masse, qu'elle pro- 
duise un seul homme qui ait jamais rien fait de pa- 
reil en faveur de l'humanité, et envers qui ses sembla- 
bles puissent reconnaître de telles obligations ! 

Les paroles des philosophes sont dorées, parce qu'el- 
les tendent à corrompre. Le catholicisme ne flatte pas 
l'homme, il l'éclairé pour le conduire au bien. 



19 décembre. 

En changeant de résidence on ne fuit pas ses pen- 
sées, et les miennes m'absorbent : la douleur est de 
tous les lieux comme de tous les temps, et je sens la 
mienne comme un poids qui m'accable. 

On me témoigne généralement un intérêt qui me 
louche sans me consoler; mes amis ont été parfaits. 
C'est au temps du malheur qu'on reconnaît ceux sur 
lesquels on peut et doit compter ; et ceux-là vous 
deviennent plus précieux et plus chers. 

La cérémonie des funérailles de Napoléon s'est 
passée assez tranquillement, et le peuple a été plus 



596 MES MÉMOIRES. 

sage que le gouvernement. Il craignait Napoléon vivant, 
et son cercueil lui a encore imposé le respect. 

Mais on a fait sottement, d'une cérémonie qui eût 
dû être imposante, un spectacle sans dignité; et ce 
qu'il reste de plus clair, c'est le gaspillage de six mil- 
lions. Je n'ai rien vu, mais j'ai tout su. 

Des cris : A bas Guizot! souvent répétés dans les 
rangs de la garde nationale, à bas les traîtres! à bas 
les Anglais I se sont fait entendre; mais le gouverne- 
ment a eu le bon esprit de vouloir paraître content. 

On doute cependant que M. Guizot puisse résister 
longtemps à une opinion si prononcée; et, supposé 
qu'il l'écrasât à coup de majorité, elle n'en devien- 
drait que plus rebelle par suite. 

C'est une machine usée qui ne peut résister à une 
sérieuse tempête l . Il faut le dire cependant, les ré- 
publicains paraissent un peu découragés par cet appa- 
reil formidable de troupes, et par l'épée du maréchal 
Soult; mais les sociétés secrètes n'en ont pas moins 
juré la mort de Louis-Philippe. 



LETTRE DE MADAME GEORGE SAND 

« Mon ami, vivant comme une recluse et ne sa- 
« chant rien de ce qui arrive hors de ma retraite, je 
« viens seulement d'apprendre le nouveau malheur 
« qui vous a frappé. Je ne vous dis rien, n'ayant en 

' On Ta vu en 1848. 



WÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊ^ÊÊÊÊÊM 



184 0. 



597 



« moi aucune consolation qui soit digne de votre at- 
« tention, dans une épreuve si forte, et sachant bien 
« que vous n'en pouvez puiser que dans le senliment 
« religieux dont votre cœur est rempli et fortifié. Le 
« mien ressent vivement et profondément les coups 
« terribles qui vous accablent. Vous le savez, mais 
« que sommes-nous les uns pour les autres, quand 
« la main de Dieu arrache de notre sein ce que nous 
« avons de plus cher et de plus précieux? Dieu seul 
« peut nous communiquer alors une foi assez vive 
« pour nous soutenir à une certaine hauteur de la 
« pensée, où les formes extérieures disparaissent et se 
« confondent ; votre foi et la mienne se rencontrent. 
« Je crois fermement à l'immortalité de l'âme et à la 
« réunion éternelle de ce que la mort semble désunir. 
« En songeant que cette croyance est la vôtre, je me 
« rassure un peu sur l'état de votre âme; mais je 
« n'en apprécie pas moins ce qu'il vous faut de force 
« d'esprit pourboire ce nouveau calice sans désespé- 
« rer de la justice et de la bonté de Dieu. 

« A vous de cœur. » 






LETTRE DE M. LEDIELi 



UN DE MES COMPAGNONS DE S AIN TE- P ]•'. LA I K. 



« Monsieur le vicomte, 



« Le tableau de la mort de Charles X a dû être porté 
« ce matin chez madame la comtesse de ***. Il sera 




598 MES MÉMOIRES. 

« mis en loterie sous ses auspices. Le vicomle son 
« fils m'a dit que toute sa famille prenait la part 
« la plus vive à votre deuil. Tous sont passés chez 
« vous. 

« Vos qualités de cœur ont depuis longtemps triom- 
« phé de nos dissentiments politiques. Vous vous 
« faites aimer par ceux mômes qui ne peuvent cesser 
«de vous combattre dans l'arène politique; mais, 
« hors de ce champ de bataille, tout est à vous d'af- 
« fection. Je vous prie de me mettre au nombre de 
« ceux sur qui vous pouvez compter ; et je me per- 
ce mets de le prouver, en revenant sur une partie de 
« notre dernier entretien . 

« Je crois que pour vous, pour vos amis et pour 
« votre cause même, vous ne devez pas rester dans la 
« solitude de famille, et dans l'état de fortune que 
« l'adversité de tous les genres vous a donnés ; votre 
« cœur, qui a besoin d'affection, et votre position, 
« qui exige plus de fortune, doivent vous rattacher 
« à l'idée d'une nouvelle union, et à faire un choix 
« surtout en Angleterre. Si vous vous décidez à cela, 
« vous pouvez disposer de moi et de mes relations 
« assez étendues dans la société de ce pays, que vous 
« aimeriez comme je le fais si vous le connaissiez 
« aussi bien 1 . 

« La résolution de n'épouser qu'une catholique 
« restreindrait les choix quant à la naissance et à la 
a fortune, car les riches demoiselles de cette religion 
« sont rares et très-recherchées. 

« Veuillez réfléchir sur ce point, et me communi- 

1 J'admire le pays dont j'apprécie les habitants, mais je déteste celte 
politique égoïste qui surgit a chaque nouvelle occasion. 




■■Ml 



1840. 599 

« quer vos intentions; je me chargerai volontiers de 
« faciliter l'accomplissement de vos désirs. 

« Quant à l'autre partie de notre conversation, j'ai 
« médité un résumé que j'aurai l'honneur de vous 
« remettre lundi prochain, si toutefois j'ai le temps 
« de l'écrire. 

« Agréez l'hommage des sentiments de respect et 
« d'attachement d'un homme qui ne les prodigue pas, 
« mais qui ne les trahit jamais.» 



■ 



31 décembre. 

On s'étonne des tentatives envahissantes de l'An- 
gleterre contre la Chine, et chacun se récrie contre 
l'immoralité d'une puissance qui déclare la guerre à 
un peuple parce qu'il ne veut pas consentir à se lais- 
ser empoisonner; mais qui ne sait qu'en Angleterre 
tout se réduit à une question d'intérêt. Les possessions 
de l'Inde ne suffisent plus à l'écoulement de ses mar- 
chandises ; il fallait à l'Angleterre de nouvelles popu- 
lations à corrompre et à exploiter. Alors, au mépris 
de tous les droits des gens, elle envoie ses flottes à la 
conquête de la Chine. Que lui fait l'opinion du monde ! 
Elle répond au mépris par sa puissance et ses ri- 
chesses. 

Fatal et terrible exemple ! 

La confusion la plus entière règne dans la Cham- 
bre; personne ne sait ce qu'il veut ni où il va; et 
M. Thiers semble remonter sur le pinacle dont on 



600 MES MÉMOIRES. 

l'avait fait descendre. Homme aussi inconséquent et 
aussi dangereux à la tête des affaires que dans l'oppo- 
sition, il se laisse emporter par les circonstances, 
sans autre but que celui d'une ambition qui marche 
toujours en avant, sans jamais réfléchir; mais qui 
possède un immense talent. 




riN DD QUATORZIÈME VOLUME 



mÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊà 



M -..- »».X->« •. 



APPENDICE 



« - Mon cher père, me disait l'outre jour mon aimable belle-fille 
« (la -vicomtesse), promettez-moi de répondre à la question que je vais 
« vous faire. — Cela dépend nécessairement, ma chère petite, du genre 
t de la question. Voyons. — Je lisais l'autre jour dans ce petit volume 
« que vous avez publié, il y a quelques années 1 , une lettre d'une mère 
« k sa fille. Il n'y a qu'une mère qui ait pu écrire une pareille lettre. 
« Quelle connaissance du cœur humain, quelle tendresse, quelle pré- 
« voyance, et comme elle est bien écrite ! C'est avec des larmes dans 
« les yeux que je l'ai achevée; et si j'avais une fille, je voudrais l'avoir 
« écrite. J'ai cherché dans toutes mes connaissances et les vôtres, sans 
« jamais pouvoir mettre la main sur cette femme que je voudrais tant 
« connaître. Dites-moi, de grâce, le nom de cette pauvre mère si tendre 
c et si distinguée? — Elle vous a donc plu cette lettre? - Plus que je 
« ne puis vous le dire. — Eh bien, chère enfant, cette mère, c'est moi. 
« — Comment, il serait possible? — Depuis la première ligne jusqu'à 



1 Le Guide de la Famille, voir le dixième volume de mes Mémoires, 
page 109. 




002 



APPENDICE. 



« la dernière, tout est de moi; et c'est mon cœur seul qui m'a inspiré. 
« J'ai eu deux filles, une surtout que je chérissais avec toute la ten- 
<« dresse d'une mère. Je n'ai eu qu'à laisser courir ma plume. Elle 
« m'inspirait, et je craignais seulement que mes larmes n'effaçassent 
« mon écriture. » 
Ma chère belle-fille m'a embrassé alors avec une véritable émotion. 

Ce court article n'est pas à sa place; mais il paraîtrait trop tard, si je 
devais l'y reporter. Le suffrage des indifférents me touche peu; mais 
celui des personnes que j'aime est la joie de ma vie ; et par son esprit 
comme par son cœur, personne n'est plus digne que la vicomtesse 
d'apprécier et de sentir ce qui est grand, noble, généreux et tendre. 
D'ailleurs le Guide de la famille a paru depuis longtemps. 

Plusieurs questions du même genre m'ont été souvent adressées au 
sujet de cette lettre. 





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TABLE DES MATIÈRES 



CONTENUES DANS CE VOLUME 



ANNÉE 1838 



CHAPITRE PREMIER 
Les lettres de madame la duchesse de Saint-Lcu. 



CHAPITRE II 

La discussion de l'Adresse. — M. le marquis de Dreux-Brézc. — M. le 
duc de Noailles. — Le duc d'Orléans. — M. Mole. — M. de Monla- 
livet. — M. Guizot. — M. Tliiers. — Souvenirs personnels. — Les 
incendies. — Anecdote. — La situation. — Le prince et la princesse 
d'Olgorouki. — Le prince et la princesse Czartoryski. — Le costume 
des députés. — Mademoiselle America Vespucci. — Mes Correspon- 
dances.— Lettre à madame du Cayla. — Souvenirs personnels.— Une 
révolte à l'École royale de Grignon. — Les Conférences de Notre- 
Dame. — L'abbé de Ravignan. — M. Achille Fould. — Le Discours 



~1 



604 



TABLE DES MATIÈRES. 



du prince de Talleyrand. — Les fonds secrels. — M. Thiers. — 
M. Guizot. - M. Béchard. - M. de llontalivet. - Lettre à madame 
du Cayla. — Attitude de la Chambre des députés 25 



CHAPITRE III 

M. Robert Owen. _ Lettre de M. Fould. - Lettre au comte de Mont- 
bel. — Souvenir personnel. — Anecdotes. — La baronne Delmar. — 
Acquittement du National. — Anecdotes. — La réduction des rentes. 

— Correspondances. — Les funérailles du prince de Talleyrand. — 
La Reine des Français. — La phrénologie. — La vicomtesse de Laval. 

— La souveraineté du peuple et la souveraineté nationale. — Bro- 
chures de M. Laity et de M. Duvergier de Hauranne 68 



CHAPITRE IV 

Anecdote. — Le marquis de Dreux-Brézé. — Le comte de Montalembert. 

— Condamnation de M. Laity. — Le Code de Livingston. — Montmirail. 

— Le maréchal Soult. —Souvenirs personnels. — L'alliance anglaise. 

— Une rencontre au café de Paris. — Mes enfants. — Le prince 
Louis-Napoléon en Suisse. — Note rétrospective. — Correspondance. 

— Anecdote. — La Suisse. — Le baron et la baronne de Chaubry. 

— L'esprit public en Italie. — Lettre de M. Ch. de Schoullz, sur le 
couronnement de l'Empereur d'Autriche. — Colère de Napoléon. — 
Mademoiselle Rhoda Tooke 99 



CHAPITRE V 

La déportation. — Une prophétie de mon père. — Correspondance. — 
La Réforme électorale. — Une manufacture. — Mes chasses. — Le 
prince Louis-Napoléon en Angleterre. — Anecdotes. — Charles V. 
— Le juge de paix de Montmirail. —La Régence de Philippe d'Or- 
léans. — Correspondances. — Les projets de coup d'État. — 
Anecdote. — L'esprit de l'armée. — M. de Chateaubriand. — 
L'église de la Madeleine. — M. Ziégler. — M. Huvé. — M. Pierre 
Leroux. — M. Caffin. — M. Dupin. — Lettre au comte deMontbel. — 
Souvenir personnel. — Le procès de M. Gisquet. — Rapprochements 
historiques 140 






TABLE DES MATIERES. 



605 



ANNÉE 1839 



CHAHTRE PREMIER 

M. d'Appony. — Mademoiselle Rachel. — La salon de madame Mariani. 
— Le domaine privé de Louis-Philippe. — M. Royer-Collard. — La 
discussion de l'Adresse, — Jugements sur le gouvernement. — Les 
royalistes. — Trois voix de majorité. — Lettre de M. le comte de 
Montbel. — Démission du cabinet. — Louvel. — La dissolution de 
la Chambre. — Un mot de Louis-Philippe. — Les destitutions. — 
Lettres à M. le comte de Villèle. — Programme de la Gazette de 
France. — Le bal Musard. — Correspondanec. — La situation. — 
Les dragons de la garde en 1850. — Souvenir personnel. — M. de 
Cormenin. — Mademoiselle America Vespueci. — Mon départ pour 

Goritz **"' 






CHAPITRE II 

Pèlerinage à Goritz. — Départ de Paris. — Goritz. — Le tombeau de 
Charles X. — Première audience de Louis XIX. — Le duc de Bor- 
deaux. — Mademoiselle. — Intérieur de la famille royale. — Quel- 
qujes détails sur les personnes que j'ai vues ou rencontrées à Goritz. 
— Mon journal du 24 mars au 5 avril. — Une journée de Henri de 
France. —Retour. — Munich. — L'Allemagne. — Conclusion. 251 






CHAPITRE III 

Lettre au comte de Montbel. — L'opinion publique. — M. Vigier. — 
M. Laffitte. — M. Germain Sarrut. — M. Roger, de l'Académie. - 
Louis-Philippe. — Le duc d'Orléans. — M. de Chateaubriand. — 
Lettre à M. le comte de Metternich. — Un programme de gouverne- 
ment. — Un mot de M. de Chateaubriand. — La marquise Oudinot. 

— Les dames d'honneur de la Reine d'Angleterre. — L'émeute des 
12 et 15 mai. — Justice rendue à Charles X. — L'Hôtel-Dieu . — Le 
Conseil de Picpus. — Lettre à la vicomtesse d'Agoust. — La Reine 
d'Angleterre.— Le ministère Soult. — La Presse.— Correspondance. 

— Anecdote. — Maladie de mon père. — L'École polytechnique. — 
La Chambre des pairs. — Lettre au comte de Montbel. — Conversa- 




«506 TABLE DES MATIÈRES. 

tion du duc d'Orléans. — Le docteur Rufz. — M. Mérilhou. 
série 

CHAPITRE IV 






Cau- 
552 



Lettre de madame la comtesse d'IIinnisdal. — M. Velpeau. — Victoire 
d'Ibrahim. - Mon père. — Soirée chez madame Emile de Girardin. 
— La publication du pèlerinage à Goritz. — Condamnation de la 
Gazette de France. — M. de Villèle. - M. le comte de Montbel. — 
L'Irlande. — La faiblesse du pouvoir en France. — La police. — La 
trahison de Maroto. — Le traité secret pour le règlement des af- 
faires d'Orient 5 g 5 

CHAPITRE V 

Correspondance. — Communication à Louis-Philippe. — Lettres au 
comte de Montbel. — La Réforme électorale. — Lettre à madame de 
Girardin. — Lettre de M. de Lourdoueix 406 



ANNÉE 184© 



CHAPITRE PREMIER 

Lettre de M. A. de Latouche. — Les sociétés secrètes. — Mon ancien 
gouverneur. — Anecdote. — Lettre à madame la comtesse du Cayla. 
— Souvenir personnel. — Madame du Cayla. — Changement de mi- 
nistère. — Avènement de M. Thiers. — Mazagran. — M. Thiers 
et M. Berryer. — Correspondances avec MM. de Montbel et de 
Bouille 427 



CHAPITRE II 

Le marquis de Dreux-Brézé. — Mon père. — Pétition pour la Réforme 
électorale. — M. Cousin. — Le Roi de Naples. — M. Mole. — Extrait 
d'un journal du temps. — Lettre à M. de Villèle. — Lettre du docteur 
Rufz. — La proposition Rémilly. — Le retour des cendres de Napo- 
léon. — Souvenir personnel (Grignon). — Lettre de Madame, du- 
chesse de Berry. — Ma réponse à Madame. — Les sociétés secrètes. 
— La réforme. — Division du ministère. ^- Mort du Roi de Prusse* 



TABLE DES MATIERES. 607 

— L'Algérie. — Le maréchal Valée. — Les princes d'Orléans. — La 
revue de Louis-Philippe. — Protestation de Joseph-Napoléon. — Le 
marquis de Nieul. — M. de Villèle. — Les Pyrénées. — Le comte 
de Gestas. — Célestin. — M. Mancscau. — La famille Gélibert. — 
M. de Vaulx. — M. et madame Thayer. — Mademoiselle America Ves- 
pucci. — Ses adieux aux Etats-Unis. — Correspondance avec MM. le 
comte deMontbel, le comte de Bouille, le duc de Noailles et de Lour- 
doueix 452 



I 
I 1 



I 

I 



CHAPITRE II! 

Madame Grymcs. — Madame Scott. — L'éducation des filles aux Etats- 
Unis. — Madame Decroix. — Les chevaux des Pyrénées. — La Ré- 
forme électorale. — Les Mémoires de Victor Alfiéri. — La Société de 
Bonnes. — Le maréchal Clausel. — Bagnères de Bigorre. — Made- 
moiselle Mars. — Lettre à la Gazette de France en réponse à un ar- 
ticle du Siècle. — La maladie de mon père. — L'échauffourée de 
Boulogne. — Souvenir personnel. — Montmirail. — Le Moniteur des 
départements. — Louis-Philippe et M. Thiers. — L'exil. — Les his- 
toriens. — Les coalitions d'ouvriers. — Un rêve de Napoléon. — 
Mademoiselle Lenormand. — Le procès de madame Lafarge. — Les 
fortifications de Paris. — La Russie et l'Espagne. — Correspondance 
avec MM. le comte de Bouille, le comte de Monlbel, le duc de Noailles, 
de Lourdoueix, le marquis de Dreux-Brézé, le comte Mole. . . 523 



CHAPITRE IV 



Les spéculations. — L'abdication de la Reine Christine. — L'attentat 
Darmès. — Le Cabinet du 29 octobre. — L'ouverture des Chambres. 
— Bergeron. — M. Thiers et M. Guizot. — Le projet d'Adresse. — 
M. Dupin. — M. Walewski. — La paix partout, la paix toujours. — 
La mort de ma fille Marie. — La philosophie contemporaine. — Les 
funérailles de Napoléon. — La guerre de Chine. — Lettres du marquis 
de Dreux-Brézé, du comte de Montbel, de madame dcGirardin, de ma- 
dame Walsh, de madame George Sand, de M. Ledieu 575 

Appendice 601 



PIN DF LA TABLE DES MATIERES. 



— 1MP. SIM'J.N 1AÇO.N ET COMI'., KL'E 1 LI.FUIiTUj 



Il 
II