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Full text of "Échos de Suisse"

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ECHOS DE SUISSE. 




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ÉCHOS 



DE 



SUISSE 



PAU 



PIERRE MONV 




PARIS \*,0 



LIBRAIRIE FISCHBAÛigPER* ~<0/ 



33, Rue de Seine, 33 



1892 



I 



PRÉAMBULE. 



Chaque été j'ai coutume, suivant la mode 
parisienne, de jeter la plume au vent et de 
m'évader quelque part, pour quelque temps, 
loin de la Ville-poussière. 

Mais le rêve que je caressais depuis long- 
temps était d'aller me promener à travers la 
Suisse, par monts et par vaux, sans autre 
but que de me dégourdir les jarrets, de 
prendre un bain d'air et d'aller à l'aventure 
devant moi, pour mon seul agrément. 

Ce qui m'a décidé l'année dernière à me 
mettre en route de ce côté, c'était l'occasion 
qui s'offrait de faire d'une pierre deux coups. 

En quittant Paris dans la dernière quin- 
zaine d'août, il me serait loisible d'assister, 



I 



B 



— 6 — 

au retour, vers la mi-septembre, à la grande 
Revue qui devait clore les manœuvres mi- 
litaires dans l'Est. 

Peut-être, lecteur, vous demandez-vous 
si je ne prémédite pas, en vous offrant, in- 
connu de vous, ces Echos de Suisse, de 
vous assommer du ranz des vaches, ou de 
vous imposer la relation des menus détails 
de mon voyage, ou encore de recommencer 
contre vous la classique description de la 
Suisse ? Autant vaudrait aujourd'hui dé- 
couvrir l'Amérique. 

Rassurez-vous; mes intentions sont moins 
noires et plus modestes. 

En fixant sur ces pages, avec des notes 
prises à la volée, mes impressions de chaque 
jour, pendant ce beau voyage de trois se- 
maines, favorisé par un temps splendide, 
j'écris . . . surtout pour mon plaisir. Et pour- 
quoi ne l'avouerai-jepas,s'il est vrai, comme 
on le dit, que cette manière en vaut bien 
une autre ? 

J'écris pour revivre à loisir les heures 
enfuies à la vapeur, pour phonographier 
dans mes souvenirs le mystérieux écho des 



harmonies naturelles, pour évoquer dans 
leur fraîcheur et leur netteté les images, les 
sensations, les pensées qui naissent des 
choses vues. 

Ce plaisir-là n'a de l'égoïsme que l'appa- 
rence, car il se double du vague espoir de 
vous le faire partager, au moins en partie. 
Je cède, en un mot, au besoin, à la déman- 
geaison qui pousse chacun à raconter ce qui 
le touche ou l'intéresse. 

Si je ne réussis pas à piquer votre curio- 
sité, à toucher vos cordes sensibles au bon 
endroit, encore me tiendrai-je pour satisfait 
si je puis vous donner quelques conseils et 
indications utiles, pour le cas où vous vou- 
driez, à votre tour, faire celui de Suisse. 

C'est par ces indications que j'entre en 
matière. 



Le préambule obligé d'un voyage de ce 
genre, si l'on veut en prévenir la fatigue, 
consiste à s'entraîner progressivement à la 
marche, tout en exerçant sa faculté d'atten- 



I 






tion, à s'habituer à observer ce qu'on ren- 
contre, à regarder ce qu'on voit tous les 
jours sans, pour ainsi dire, s'en apercevoir. 

On ne se doute pas de ce qu'un examen 
un peu attentif des choses et des gens peut 
y découvrir de nouveaux reliefs ou d'inté- 
ressantes remarques. 

Parcouru de la sorte, Paris devient d'une 
inépuisable originalité ; c'est la cité mer- 
veilleuse. Ses défauts sont d'être assourdis- 
sante, agitée, loin de la nature. On y 
trouve trop de pierres, trop de murs ; il y 

manque l'air transparent, le ciel bleu, l'herbe 
verte. 

Ces longues promenades dans les rues de 
Paris sont la meilleure préparation aux 
courses dans la montagne. En assouplissant 
les muscles, en aiguisant l'appétit, en 
exerçant l'accommodation visuelle, en déve- 
loppant le sens de l'esthétique, elles vous 
aiguillonnent pour un prompt départ. 

Mais avant de partir, une première ques- 
tion se pose : 






Quel itinéraire adopter ? 

Votre choix devra être déterminé, à la 
fois par le temps que vous aurez à consa- 
crer à votre voyage et par la méthode que 
vous voulez adopter. 

Voulez-vous vous contenter de traverser 
la Suisse et de jeter un coup d'œil d'ensem- 
ble sur ce qu'elle offre de plus remarquable ? 

Préférez-vous diviser votre exploration 
en plusieurs saisons ? La première année, 
par exemple, visiter l'Oberland, la seconde, 
la Suisse romande ou française, la troisième, 
la Savoie et le Mont-Blanc ? 

Allez-vous, au contraire, chercher là-bas, 
au lieu de mouvement et d'exercice, le re- 
pos et le calme dans un bain d'air prolon- 
gé ? Affectionnez-vous quelque station en 
vogue, avec des promenades autour ? ou 
quelque coin retiré, l'un de ces sites enchan- 
teurs, si nombreux et si variés, à chacun 
desquels on se dit en passant, comme Mi- 
gnon : « C'est là que je voudrais vivre ? » 

Vous n'avez que l'embarras du choix. 
Pour mon compte, j'avais pris le premier 
parti et arrêté, en conséquence, l'itinéraire 






— 10 — 






suivant, après avoir recueilli, de ci de là, 
les conseils les plus compétents. 

Je dus d'abord renoncer au bénéfice des 
billets circulaires délivrés par les Compa- 
gnies des chemins de fer de l'Est et de Lyon, 
à cause de mon intention dem'arrêter quel- 
que temps, au retour, sur le théâtre des 
grandes manœuvres et de m'écarter ainsi 
de la voie directe de Paris-Belfort, par 
Troyes. 

Ce dernier itinéraire, habituellement 
suivi, m'était du reste plus connu. Aussi 
devais-je mettre à profit cette occasion de 
suivre les vallées de la Marne et de la 
Biaise, en me rendant de Paris à Belfort 
par la ligne d'Avricourt et l'embranche- 
ment de Blesmes à Chaumont. 

De Belfort, par Délie, je gagnerais Bâle. 

Là, je prendrais un billet circulaire pour 
la Suisse, comportant les principales sta- 
tions et excursions suivantes : 

Zurich, avec pointe sur Schaffhouse et la 
chute du Bhin. 

De Zurich à Gœschenen (au pied du Saint- 
Gothard), soit par les lacs de Zurich, de 



— 11 — 



Zug et d'Uri et les lignes d'Arth-Brunnen 
et Flûelen-Gœschenen, soit (au moyen d'un 
long détour dans les Grisons), par Wesen, 
Ragatz, Coire, Reichenau, Disentis et An- 
dermatt. 

J'ai vivement regretté que le temps m'ait 
manqué pour suivre ce dernier itinéraire, 
chaudement recommandé par mon ami P. 
Il m'eût permis de visiter ce qu'il y a, d'a- 
près lui, « de plus beau en Suisse », c'est- 
à-dire : à quelque distance de Ragatz, le 
torrent de la Tamina, la crevasse, les bains 
et le village de Pfaeffers, et surtout, au-delà 
de Coire, la formidable via Mala, (l'an- 
cienne route d'Italie), qu'on suit jusqu'à 
Thusis, avant de descendre à Reichenau, au 
confluent torrentiel des deux Rhins. 

Avis aux amateurs de beautés sauvages, 
que n'effraient pas six à sept heures de mar- 
che à pied de Coire à Andermatt. 

Je ménage au lecteur, du reste, à défaut 
de cette excursion que je n'ai pas faite, et 
à titre de digression (à la suite de ma visite 
aux gorges similiaires de l'Aar), la très allé- 
chante description de la crevasse dePfaeffers 



: 



— 12 — 



■ 



et de la Via Mala, que j'ai reçue de mon 
ami P. 

Je me réserve aussi de dire les raisons 
qui m'ont décidé, en quittant Zurich pour 
gagner Gœschenen, à passer par Einsei- 
deln (entre les deux itinéraires ci-dessus), 
pour reprendre le premier à Brunnen. 

Du Saint-Gothard je reviendrai, par le lac 
des Quatre Cantons, à Vitznau et au Righi. 

De là, à Lucerne ; excursion au Sonnen- 
berg et au Burgenstock. 

Alpnach et le col du Brunig. 

Meiringen et les gorges de l'Aar. 

Le lac de Brienz et la cascade du Giess- 
bach. 

Interlaken ; excursions à Grindelwald 
et Lauterbrunnen. 

Lac de Thun ; Berne. 

Fribourg et le viaduc de Granfrey. 

Lausanne ; excursions à Vevey, Territet, 
etc. 

Genève et son lac. 

Neuchâtel et le Jura Bernois. 

Retour par Delémont et Délie à Belfort, 
etc. 



13 — 



S'il est nécessaire d'être fixé d'avance 
sur le chemin qu'on doit suivre, il ne l'est 
pas moins de savoir ce qu'il faut emporter. 

Le viatique du touriste doit être simple 

et léger. 

Dans vos poches, une bonne jumelle de 
théâtre et un Guide, celui que vous voudrez : 
Joanne ou Gonti (celui-ci un peu plus léger). 
C'est un vade-mecun excellent, vous diri- 
geant avec précision dans le dédale des rues 
et les défilés des montagnes, vous dispen- 
sant presque partout des guides vivants et 
patentés. 

Ne vous embarrassez pas d'autres livres. 
Les lexiques et manuels franco-allemands 
sont inutiles. 

Lisez, si vous voulez, avant de partir, 
quelque bon ouvrage sur la Suisse. Que les 
nouveaux ne vous fassent pas oublier les 
anciens, celui, par exemple, d'Alexandre 
Dumas, ou même celui de Desbarolles, son 
fidèle compagnon de route. 

Le titre du dernier semble un peu para- 



■ 



— 14 — 



doxal : « Voyage d'un artiste en Suisse, à 
raison de 3 fr. 50 par jour. » (11) Cela res- 
semble fort à l'énoncé d'un problème insolu- 
ble. Mais, quoique l'édition de ce livre soit 
déjà ancienne et qu'il soit survenu, depuis, de 
notables changements dans les modes de 
transport et la tenue des hôtels, il renfer- 
me encore nombre d'indications utiles, où 
les petites bourses trouveront leur compte. 

Il est entendu, d'ailleurs, qu'il ne faut 
partir qu'a\ ec un portefeuille suffisamment 
garni. Cinq ou six billets de cent francs peu- 
vent suffire, si vous avez des habitudes 
modestes. Mais emportez davantage pour 
vous prémunir contre tout souci et faire, à 
l'occasion, quelques emplettes. 

La menue monnaie suisse est légère, mais 
incommode, les pièces de cinq, de dix et de 
vingt centimes ressemblant trop à nos piè- 
ces d'argent de cinquante centimes. Nos 
pièces de cuivre ne sont acceptées que dans 
la Suisse française. 

En général, suivant la boutade d'un tou- 
riste que j'ai rencontré à Bâle, quand vous 
voyagez en pays étranger, il ne faudrait 



— 15 — 



vous préoccuper ni de sa monnaie ni de sa 
langue. Il vous suffirait de savoir traduire 
trois mots : manger, coucher, changer. 

Rien n'est plus faux, pour le dire en pas- 
sant. Demandez à M. Francisque Sarcey son 
opinion sur l'insupportable inconvénient 
d'ignorer la langue du pays où l'on voyage. 

Un mot enfin du bagage et des vête- 
ments. 

Pas de gros bagage surtout ! C'est un luxe 
inutile, encombrant, dont le transbordement 
fait perdre un temps précieux. Autant vau- 
drait se river un boulet aux pieds. 

Comme le sage, le bon touriste porte tout 
avec lui. 

Tout, c'est-à-dire : un complet en laine, 
un léger couvre-chef, des souliers à fortes 
semelles, un parapluie et une valise ou un 
sac de soldat. 

Ce sac est très commode, mais d'un usage 
restreint et relativement cher. Une valise 
en toile et carton suffit. 

Elle doit contenir : un pantalon et une 
flanelle de rechange, très peu de linge (on 
vous blanchit partout en 24 heures), les 






— 16 — 

menus objets de toilette, un coin libre pour 
les emplettes de route. Et c'est tout. 

En route maintenant pour les « vallons 
de l'Helvétie », en prenant par la vallée de 
la Marne ! 

Paris, le 1" mai 1892. 



P. Mon val. 



DE PARIS A BELFORT. 



DEPART DE PARIS. 

En m'échappant de l'atmosphère fuligi- 
neuse qui auréole d'un crêpe funèbre les 
hauteurs de Notre-Dame de la Galette, je 
hume l'air avec délices. 

Cette envolée dans l'espace, vers des ré- 
gions nouvelles, me révèle la sensation du 
bonheur spécial que procure le voyage. 
Quelle joie dans cette liberté d'aller et ve- 
nir où ])on vous semble, où la fantaisie et 
la curiosité vous invitent, sous le vaste 
horizon, loin du vacarme parisien, des af- 
faires, des soucis du jour et du lendemain ! 

Ainsi bercé dans une douce rêverie, je 
vois distraitement défiler : les riches villas 
du Raincy ; Chelles, aux succulentes ma- 







— 18 — 

telottes ; Lagny, rendez-vous des canotiers 
et des pêcheurs à la ligne ; Meaux, potager 
de Paris ; les plaines de Seine-et-Marne, 
encore couvertes de leurs moissons ; les 
riches coteaux de la Champagne, d'où s'é- 
lève, à Vincelles, le cri d'alarme de l'inva- 
sion phylloxérique. 



CHALONS-SUR-MARNE. 



Je m'assure, en déjeunant au buffet de la 
gare, que sa réputation n'est pas surfaite. 
Puis je mets à profit ce premier arrêt pour 
visiter le chef-lieu du département de la 
Marne. 

Du remarquable pont de Marne se dérou- 
lent, à droite, le barrage et la chute du Per- 
tuis, le Jard et des collines de sapins, à gau- 
che, le cours tourmenté delà rivière, avec ses 
îlots de saules et ses berges verdoyantes. 

A visiter la Cathédrale d'un élégant style 
gothique. Le musée de la ville renferme le 
modèle en bois de ce monument, tel qu'il 



19 



existait autrefois, avec ses deux flèches à 
jour, d'une sveltesse malheureusement trop 
hardie. 

Il a fallu, en les démolissant,' découron- 
ner véritablement l'édifice. Si l'on veut s'as- 
surer qu'il ne le cède en rien à de plus célè- 
bres, il suffit de le comparer aux autres 
modèles d'églises gothiques dont le musée 
de Ghâlons renferme la collection. 

Je me dirige vers la belle promenade du 
Jard, qui renferme un coin charmant : la 
Pépinière. 

Avec ses allées ombreuses, son cours 
d'eau où des cygnes s'ébattent, ses blan- 
ches statues mythologiques, ses corbeilles 
de bégonias éclatants, bordées de pyrèthre 
et de lobélie, ses sapins d'un vert sombre 
encadrant la blancheur des érables pana- 
chés, ce petit parc vous apparaît comme 
une réduction-bijou de la Pépinière du 
Luxembourg. 

Je note seulement parmi les curiosités 
de la ville : la porte Sainte-Croix, la Préfec- 
ture, les Archives départementales, le Mar- 
ché couvert, l'Hôtel de Ville, gardé par qua- 



I 



_ 20 



tre énormes lions accroupis, l'église Notre- 
Dame et son carillon automatique, eniin 
l'Ecole des Arts, qu'on ne peut visiter sans 
autorisation spéciale. 



DE C.HALOXS A l'.HAUMONT. 

Le lendemain je reprends ma route par le 
train rapide « le dijonnais. » À Vitry-le- 
François, je laisse à droite, bordées par le 
cours frais et ombragé de la Marne, les 
vastes plaines où, dans quelques semaines, 
au milieu d'une foule immense, quatre 
corps d'armée évolueront, en présence du 
président de la République et les états- 
majors des puissances étrangères. 

\,vne sans égale, admirablement disposée 
pour une de ces grandes tueries d'hommes 
qu'on appelle les batailles modernes ! 

Vitry après Chàlons ! Les plaines de Ma- 
tignicourt après le camp de Mourmelon, 
après ces historiques champs vatalauni- 
ques, désolés jadis par les hordes sauvages 
du « fléau de Dieu. » 



— 21 — 

Nous sommes bien décidément dans la ré- 
gion de l'Est, sur la route de la frontière et de 
l'invasion. Après avoir, à Blesmes, aiguillé 
sur Saint-Dizier, nous atteignons et dépas- 
sons bientôt cette grande fabrique du fer. 

Dès lors l'aspect du pays change. Aux 
vastes plaines du Perthois succède la pitto- 
resque vallée de la Ma***'', sur les bords de 
laquelle s'élèvent Joinville et ses forges ; la 
hKvwS» qui serpente capricieusement au 
milieu de coteaux chargés de vergers, de 
vignes et de grands bois. Laissant à gau- 
che, à Bologne, la ligne des Vosges, le train 
gagne vite Ghaumont (Calwus nions). L'ap- 
proche du chef-lieu de la Haute-Marne nous 
est signalée par le passage du train sur le 
viaduc qui porte son nom et dont les dimen- 
sions donnent une idée anticipée, mais affai- 
blie, de celui de Granfrey,prèsdeFribourg. 



CHA.UMONT. 

L'arrêt à Chaumont est plus que suffisant 
pour déjeuner. Recommandé aux estomacs 






oo 



l 



exigeants ou pressés un bon restaurant, à 
gauche de la statue de Philippe Lebon, sur 
l'Esplanade, plantée d'arbres séculaires, qui 
s'étend en face de la gare. 

De la fenêtre ouverte du restaurant, j'exa- 
mine à loisir cette statue en bronze de 
l'ingénieur français qui découvrit, en 1786, 
le gaz d'éclairage. La tête inclinée sous sa 
perruque à la Robespierre, il suit d'un re- 
gard fasciné l'opération d'où il a tiré sa 
découverte, au moment où il vient d'allu- 
mer le gaz qui s'échappe de la houille 
chauffée dans une cornue. 

Derrière la statue de Philippe Lebon, 
l'Esplanade se termine, au nord, par un 
escarpement à pic. De là le regard plonge 
sur la campagne à gauche, sur la ville à 
droite et, au centre, sur des villas et des 
jardins diaprés d'éclatantes couleurs. 

Je consulte ma montre. L'heure avancée 
ne me permet pas de parcourir la ville. 
Mais il me reste assez de temps pour visi- 
ter, dans le voisinage, l'église Saint-Jean, 
dont la haute tour gothique domine toute 
cette partie de la ville. Les portails et les nefs 



sont d'une architecture fine et fouillée. 
Mon attention est attirée, à l'entrée de la 
nef de gauche, par une peinture naïve re- 
présentant l'apparition de Notre-Dame de 
la Salette aux petits pastoureaux que l'on 
sait. 

Dans les églises fastueuses de Paris, cette 
image (qui rappelle le voisinage d'Epinal) 
ferait sourire. Il n'en est rien ici, dans ce 
milieu moyen-âge, où les tahleaux de ce 
genre s'harmonisent parfaitement avec les 
motifs sculpturaux de l'édifice, d'une pri- 
mitive et parfois touchante naïveté. 



a 



]>K CHAUMONT A BELFORT. 



En quittant Chaumont, pour prendre et 
suivre jusqu'au bout la ligne de Paris-Bel- 
fort, le train s'enfonce dans une longue 
tranchée, taillée dans la roche qui forme le 
sol. 

Jusqu'à Chalindrey, l'aspect général du 
pays, très accidenté, avec ses grandes mon- 



24 



I 



tagnes boisées, vous donne comme un avant- 
goût de la Suisse. 

Mais quel est ce ruisseau qui court 

là-bas dans la prairie et nous accompagne 
jusqu'au voisinage de Langres ? — Ce ruis- 
seau, monsieur, c'est une rivière, une ri- 
vière qui donne son nom à un grand dépar- 
tement ; ce fossé que, par places, on fran- 
chirait d'un saut, c'est la Marne. 

La géographie nous apprend, en effet, 
que le plateau de Langres est l'un des plus 
élevés de France et que sur ses pentes trois 
rivières prennent leurs sources : la Meuse 
au nord, la Marne à l'ouest et la Saône au 
sud. 

Voici maintenant la citadelle et la ville 
de Langres, haut perchée sur un roc. For- 
midables défenses naturelles ! On connaît 
l'histoire de Calino faisant ses vingt-huit 
jours. « L'escarpement de la citadelle, di- 
« sait-il, est si raide que j'ai été obligé, 
« pour en faire l'ascension, de me débar- 
« rasser de mon sac et de mon fusil et de 
« faire un second voyage pour les y monter 
« ensuite. » 



— 28 



A noter, chemin faisant, les travaux con- 
sidérables du canal de la Marne à la Saôjie. 

De Cumont-Chalindrey à Vitrey, le pays 
offre des horizons plus larges. Aux monta- 
gnes boisées succèdent des coteaux couverts 
de vignes et de blondes moissons encore 
sur pied, comme j'en vois depuis Paris, 
comme j'en verrai en Suisse, attestant que 
partout, en 1891, les récoltes sont en retard 
d'un mois. Dans les bas-fonds, des prairies 
et des oseraies. 

Tout ce paysage est charmant, bien que 
déparé par la couleur grise et terne des mai- 
sons. Leurs toits sont, en effet, couverts de 
pierres éclatées, qui remplacent désavanta- 
geusement l'ardoise et la brique. La brique 
pourtant ne fait pas défaut partout. 

Parmi les nombreux villages qu'on aper- 
çoit au loin, en voici un plus grand que les 
autres, dont les toits rouges, relevés par le 
rayonnement du soleil couchant, contras- 
tent avec le vert sombre de la forêt de sa- 
pins qui le domine, dominée elle-même par 
un ciel d'un bleu pur, parsemé de gros 
nuages d'argent. Malgié sa fugacité, la 



î 



— 26 — 

beauté de ce tableau m'est toujours pré- 
sente ; mais ce n'est pas une plume, c'est 
un pinceau qu'il faudrait pour le rendre. 

Vers Vitrey,la nuit tombe. Le passage de- 
vant Vesoul n'est signalé que par les lumiè- 
res qui scintillent, comme une couronne 
fantastique, sur les crûtes de la motte de 
Vesoul. 

J'arrive enfin à Belfort, où je trouve, en 
face de la gare, un hôtel tranquille et d'ai- 
mables hôtes. 



II 



BELFORT. 



La visite de Belfort est intéressante à 
plus d'un titre ; j'y consacre ma matinée du 
lendemain. 

La ville neuve, avec sa grande voie le 
faubourg de France, est très commerçante 
et très animée ; on y rencontre l'Hôtel de 
la poste. 

On gagne ainsi « la Ville » proprement 
dite, la ville forte, étreinte par son triple 
rang de remparts et de fossés. 

Au moment d'y entrer, par une porte en 
granit rouge des Vosges, portant le millésime 
de la conquête française — MDGLXXXVII— 
je suis arrêté par la vue des ravages, encore 
en voie de réparation, creusés dans ses murs 
par l'invasion de 1870. Morsures inutiles, 
où l'ogre allemand s'est brisé les dents ! 

En face de la porte, et construite avec le 
même granit rouge, s'élève la Cathédrale, 



I 



— 28 — 



' 



d'un style sobre et sévère. Sur une place, 
non loin de là, le monument commémoratif 
de la défense de Belfort, dont tout le monde 
a pu admirer la reproduction en marbre à 
l'Exposition universelle de 1889, au centre 
de la grande galerie des sculptures. L'œu- 
vre, du statuaire Millet, a pour titre : 
« Quand même ! » Elle représente l'Alsace 
saisissant d'un geste farouche et superbe le 
fusil d'un soldat blessé, qui se cramponne 
à sa robe avec l'énergie du suprême espoir. 
Cette femme est campée si fièrement, son 
profil est si purement alsacien, le souffle 
patriotique qui l'inspire et semble agiter les 
rubans de sa coiffure si puissant, qu'au- 
cune œuvre de ce genre ne lui est, à mon 
avis, supérieure. 

Le piédestal est orné d'un grand médail- 
lon réunissant deux figures, immortalisant 
deux noms : « Thiers, Denfert-Rochereau ! » 

Je sors de la ville parla porte qui regarde 
le Château. 

Rien ne peut rendre l'impression saisis- 
sante que produit, à une certaine distance, 
l'aspect de cette formidable citadelle — sur 



— 29 — 



les glacis de laquelle les sentinelles res- 
semblent à des pygmées. 

C'est un immense rocher, au pied duquel 
fait bonne garde le fameux lion de Bel fort. 
Sa reproduction en bronze occupe à Paris 
le centre de la place Denfert-Rochereau. 
Mais ce que ne rend pas cet immense bloc 
de métal posé sur son socle, c'est l'air d'in- 
vincible et terrifiant défi jeté aux assaillants 
par le colosse en pierre, arc-bouté contre le 
Château de Belfort. 

En revenant à l'hôtel, je traverse un pont, 
sous lequel coule une petite rivière peu 
prétentieuse, la Sa coureuse. Un officier, atta- 
ché à l'un des forts qui entourent la ville, me 
donne sur ses ouvrages de défense des ren- 
seignements absolument rassurants. La 
Savoureuse n'en occupe pas le premier 
rang ; mais elle y joue son rôle d'uti- 
lité, en fournissant l'eau nécessaire â la 
submersion des fossés. Ce qui rend Belfort 
imprenable de vive force, ce sont moins ses 
remparts que son Château ; et c'est moins 
son Château que les hauteurs, hérissées de 
forts, qui l'entourent. On se rend mieux 



— 30 — 



»' 



compte de cette situation unique lorsqu'on 
s'éloigne de la ville dans la direction de 
Bâle. 

On embrasse alors du même coup d'œil : 
le fort de l'Est, celui de la Miotte au nord 
et celui du Salberg à l'ouest, perchés sur 
des montagnes de 650 mètres d'altitude. 
Elles forment ainsi un grand cirque, au fond 
duquel repose Belfort. Puissent les fron- 
tières françaises être partout aussi bien gar- 
dées ! 

De la seule ville alsacienne qui nous reste 
j'emporte l'impression la plus réconfortante. 

On y parle l'allemand, mais aussi le fran- 
çais beaucoup plus que je ne le supposais. 
L'accueil des habitants y est affable et 
empressé ; on sent ces alsaciens cordiale- 
ment et doublement français. 

Dans le genre de vie, de nombreux indi- 
ces révèlent la proximité de la Suisse alle- 
mande. 

L'allure, le caractère des relations for- 
ment, semble-t-il, un compromis, un moyen 
terme entre les manières françaises, vives, 
alertes, enjouées, et l'attitude froide et com- 



— Bi- 
passée, les mouvements engoncés, le pas 
lourd du suisse allemand. 



Pendant le trajet de Belfort à Délie, la 
chaîne des Vosges se déroule à gauche dans 
le lointain. Je m'informe du nom de ces 
grandes montagnes arrondies, bleuâtres 
comme des fumées figées sur l'horizon ; ce 
sont le Ballon cC Alsace, Giromagny, etc. 



I 



III 



LEVER DE RIDEAU. 



LA FRONTIERE 



A Délie, dernière station française, « tout 
le monde descend ». Une horloge à double 
cadran indique l'heure de Berne, en avance 
de 26 minutes sur celle de Paris. 

Après avoir réglé sa montre, on monte 
dans lés wagons suisses, sans passeport, et 
après un très sommaire examen des baga- 
ges par les douaniers. L'Helvétie est déci- 
dément la terre hospitalière par excellence. 

Il n'y a pas à se le dissimuler, sous le 
rapport du confort et de la commodité, les 
wagons suisses, — qui communiquent en- 
tr'eux par un couloir central, où l'on n'est 
jamais dérangé, où l'on peut changer de 
place à volonté, où chacun peut loger ses 
bagages au-dessus de soi, — sont beaucoup 



3:? — 



plus habitables que nos wagons français. 
J'entends parler de nos wagons de troisième 
classe, qui correspondent ici ;ï la deuxième 
classe suisse. Quant aux premières classes 
suisses, je n'en parle pas. la différence 
entre les premières et les secondes étant 
beaucoup moindre qu'entre les premières 
et les troisièmes classes des wagons fran- 
çais. Et puis, pour rester pratique, je m'a- 
dresse surtout à vous, voyageurs nombreux, 
à bourse moyenne, mais pourvus d'un grand 
désir de voir beaucoup de pays avec peu 
d'argent. 

A signaler encore une heureuse disposi- 
tion des wagons suisses. Chacun est divisé 
en deux parties inégales : la plus grande 
pour les fumeurs, en allemand Rmieher, 
l'autre réservée aux non fumeurs, Nicht- 
raucher. 

Tandis que, chez nous, les fumeurs em- 
poisonnent à l'envi leurs voisins, — par suite 
d'une tolérance absurde, mais malheureu- 
sement passée en usage, — les fumeurs suis- 
ses et allemands se contentent de s'empoi- 
sonner entr'eux. 



1 



— 34 — 



SAINTE-URSANNE. 



A peine a-t-on dépassé Porrentruy, pre- 
mière station suisse, qu'on assiste à un vé- 
ritable changemenl à vue. 

Ce n'est plus qu'une succession ininter- 
rompue de roches blanches hérissées de 
sapins, de gorges, de pâturages, d'eaux 
bondissantes. A chaque instant vous passez 
de noirs tunnels dans l'éblouisseinent de 
décors ensoleillés, d'une variété infinie, 
dont les plus merveilleuses féeries de théâ- 
tre ne peuvent donner l'idée. L'entrée en 
Suisse par cette voie est vraiment saisis- 
sante. 

Un peu avant d'arriver â la station de 
Sainte-Ursanne, à la sortie du tunnel du 
Mont-Terrible, ce n'est qu'un cri d'admira- 
tion poussé par tous les voyageurs à la fois : 
« Ravissant ! inimaginable ! » 

Figurez-vous qu'emportés par le train, — 
qui file sur une crête élevée en décrivant 



— 35 — 



une très forte courbe concentrique, — vous 
êtes penchés du côté de cette courbe, à la 
portière de droite. Votre regard plonge sur 
une large et profonde vallée, encadrée de 
hautes montagnes de sapins. Au fond le 
Doubs, déroulant ses anneaux miroitants, 
frissonne sur un tapis vert au pied d'un joli 
village, étincelant au soleil. 

Mais tandis que vous vous hâtez avide- 
ment de jouir de ce spectacle, loin de fuir, 
il change à chaque instant d'aspect, par l'effet 
de la direction circulaire du train, qui vous 
le présente et vous le fait passer en revue 
sous toutes ses faces. 

Puis, lorsqu'il arrive au milieu de la 
courbe, un nouveau décor semblable, au 
premier et le doublant pour ainsi dire, avec 
une étonnante symétrie, surgit devant vous. 
Le diorama s'élargit en panorama. Les axes 
de deux vallées jumelles, également arro- 
sées par le Doubs, forment un angle aigu 
dont le sommet aboutit à votre œil, qui les 
saisit du même coup. 



■■ 



— 36 — 



DELÉMONT. 






Laissant à droite les embranchements sur 
Berne et Neuchâtel, je quitte la vallée <>n 
DoubS pour suivre celle, non moins pitto- 
resque, mais plus sauvage, de la Birse. 

Les conrbea incessantes de la voie ferrée 
suivent fidèlement les capricieux zigzags 
de la rivière, qui clapote et cascade sur son 
lit de galets. Toutes deux cheminent de 
conserve, à travers un inextricable dédale 
de rochers de toutes formes et de toutes di- 
mensions ; les uns arides, les autres couverts 
de sapins, séparés par des ravins ou des 
prairies. De ci de là, des cabanes, des trou- 
peaux de vaches ; des débris de châteaux, 
perchés sur des pics, comme des nids d'ai- 
gle. Tel le château à'Angenstein, sous lequel 
passe un tunnel. Telles les ruines de celui 
de Pfeffinaen. 

La Birse prend parfois l'allure d'un 
torrent. Nous la traversons sur des ponts en 



— 37 — 



bois, dont la légèreté donne la clef de la 
récente catastrophe de Mœnchenstein. On se 
rappelle qu'un pont s'étant rompu sous le 
poids d'un train, celui-ci s'était effondré 
tout entier dans la rivière. C'est précisé- 
ment sur ce pont, récemment reconstruit, 
que nous passons sans encombre. Les me- 
sures nécessaires ont été prises pour pré- 
venir la récidive. 
J'arrive le soir à Bâle. 



IV 



LA VIE EN SUISSE. 



(ju'on me permette, en mettant le pied 
dans la première ville suisse et avant d'en- 
trer en campagne, de placer ici l'ensemble 
de mes observations et impressions généra- 
les sur le genre de vie, les mœurs et les 
usages du pays. 

Il peut y avoir intérêt, en effet, à con- 
naître dès le début ce qu'on n'apprend guère 
qu'au cours de la route. 

La suite de mon récit en sera, du reste, 
allégée d'autant. 



LE « PORTIER ». 

Comme toutes les principales villes de 
Suisse, Bâle regorge d'bùtels. Vous sortez 



— 39 — 



de la gare entre une double rangée de por- 
tiers... pardon ! mais c'est le mot propre 
et il n'y en a pas d'autre, même en alle- 
mand. Seulement il signifie tout autre chose 
que le mot français, depuis longtemps dé- 
modé. 

Ne vous figurez pas qu'il s'agisse ici des 
descendants de feu Pipelet, auquel son ami 
Gabrillon rendait la vie si dure, et que le 
désespoir aurait poussé à s'expatrier en 
Suisse, dont les hôtels seraient ainsi peu- 
plés de sa race pullulante. 

Non, le portier suisse n'a rien de commun, 
ni avec l'ancien pipelet parisien, ni avec le 
moderne concierge (saluez !). Il est d'une 
espèce, toute spéciale, comportant plusieurs 
variétés. 

Et d'abord le « portier » des gares de 
chemins de fer. 

Chaque gare a le sien. Quelles portes 
ouvre-t-il ? Aucune. 

Le contrôle des billets à l'entrée et à la 
sortie des voyageurs n'a pas lieu en Suisse, 
du moins dans la Suisse allemande. Chacun 
monte dans les trains et en descend libre- 



— 40 — 



ment, sans rien demander à personne, sinon 
des renseignements au « portier », s'il en a 
besoin et s'il le rencontre. Car cet employé 
n'a pas de poste fixe. Ses fonctions seraient 
des plus vagues s'il n'était spécialement 
préposé à la consigne des bagages. 

Quant au contrôle des billets, s'il n'est 
pas fait dans les gares, il est excellemment 
fait dans les trains eux-mêmes, par des 
agents qui les poinçonnent après le départ, 
et les recueillent avant l'arrivée de chaque 
voyageur à la station destinataire. 

Ainsi se trouvent supprimés deux in- 
convénients du système français : la per- 
te de temps et la difficulté de chercher et 
présenter son billet, quand on a les 
mains pleines de bagages, à l'entrée des sal- 
les d'attente et à la sortie des trains. 

J'arrive maintenant à la seconde variété, 
à la variété commune du « portier » suisse. 
C'est le portier d'hôtel, dont la place est 
loin de ressembler à une sinécure, comme 
celle de son congénère de la gare. 

Celui-là est le Maître-Jacques de l'hôtel, 
dont il porte le nom inscrit en lettres d'or 



sur sa casquette. Il en est à la t'ois : le co- 
cher, le palefrenier, le valet de chambre, le 
commissionnaire, le brasseur, le cireur et 
même un peu le concierge,... s'il est possible 
de concevoir un concierge sans cordon ni 
loge. Car le portier suisse est dépourvu de 
ces deux attributs. 

S'il vous arrive de rentrer après onze heu- 
res du soir, à votre premier coup de son- 
nette, au second tout au plus, il vient en 
personne vous ouvrir. Par là seulement, il 
est véritablement et sérieusement portier. 

J'ai dit qu'à la descente *des trains vous 
êtes assailli par une légion de portiers. 
Tous, ou à peu près, parlent assez le fran- 
çais pour vous offrir leurs services. Le mieux 
est de les refuser, si vous n'êtes pas d'a- 
vance fixé sur le choix d'un hôtel, et de 
vous tirer d'affaire comme il suit. 



L HÔTEL. 



Si vos moyens vous permettent le choix 
d'un de ces grands hôtels qui sont de véri- 







— 42 — 



tables palais, tout est pour le mieux. Fai- 
tes-vous transporter avec vos bagages par 
l'omnibus de l'hôtel que vous aurez choisi. 

Dans ce cas, vous aurez dû vous munir 
avant votre départ des coupons Lubin (36, 
boulevard Haussmann). Ces coupons vous 
assureront, pour le choix des moyens de 
transport, des hôtels, des tables d'hôtes, 
tout le confort désirable, à des prix relati- 
vement modérés. A. votre retour, on vous 
remboursera les coupons non utilisés. 

Si, au contraire, vous voulez vous arrêter 
à un hôtel de moyenne ou de petite bourse, 
je vous conseille de le chercher dans le voi- 
sinage de la gare. Vous gagnerez ainsi du 
temps et serez plus facilement rendu aux 
heures des trains. 

Les hôtels avec « vues magnifiques » dont 
parlent les Guides sont loin d'être à dédai- 
gner, surtout dans les centres d'excursion, 
où l'on séjourne plusieurs jours, comme 
Zurich, Lucerne, Interlaken, Lausanne, 
Genève. Mais la « magnificence » des vues 
est généralement haut cotée. 

Si vous jetez votre dévolu sur un hôtel 



situé près de la gare, faites-y porter votre 
valise par un commissionnaire ou portez-la 
vous-même. Mais ne vous installez jamais 
nullepartavantd' avoir débattu aveclemaître 
d'hôtel le prix de la chambre et celui de la 
table d'hôte. Mieux vaudrait, si vous n'avez 
à l'avance aucune indication sur le choix 
d'un hôtel, consigner votre bagage à l'arri- 
vée en gare et l'envoyer ensuite chercher 
par le portier de la maison que vous aurez 
arrêtée. 

Des chambres d'hôtel, rien à dire, sinon 
qu'elles sont généralement bien et propre- 
ment tenues. Mais généralement aussi sont- 
elles dépourvues de pendules et aussi de 
cheminées, que remplacent d'énormes poêles 
en faïence. 

Le traversin des lits est remplacé par une 
sorte de coussin en forme de coin, placé 
sous l'extrémité du matelas, qu'il relève en 
plan incliné. 

Les lits eux-mêmes sont d'une étroitesse 
à laquelle on s'habitue vite, le. sommeil 
étant singulièrement facilité par les longues 
journées d'exercice. 



■ 
1 






Ce qui est, par exemple, d'une exiguïté 
exagérée, ce sont les couvertures et les draps, 
parfois larges comme des serviettes. 

Ceux qui dorment comme des soliveaux 
peuvent s'en accommoder, non ceux — dont 
je suis — qui se délassent en s'étirant et 
s'étirent en dormant. Ceux-là ne tardent pas 
à éprouver une sensation de plein air qui, 
toute la nuit, les promène en rêve dans les 
glaciers. 



LA TABLE D HOTE. 



On trouve dans la plupart des tables d'hôte 
et des restaurations une » nourriture saine 
et abondante », mais peu variée. 

Entre les services extrêmes, qui sont 
l'imprescriptible soupe au fromage et l'ina- 
movible gruyère, les plats ne changent 
guère. 

Je ne parle pas de la truite, dont la seule 
vue exaspérait si fort le capitaine Bitterlin. 
La truite — mets national suisse, n'est 



qu'un mythe, une boutade d'Edmond About. 
On ne la sert guère que sur les bords du lac 
de Genève. 

Ce sont à peu près partout les mêmes plats 
de viande, accommodés de la même ma- 
nière, avec ou sans pommes déterre autour. 
Partout même disette de légumes frais et 
de fruits. 

Le vin n'est un peu abordable que dans les 
cantons à langue française. À Neuchàtel, 
par exemple, on vous offre un clairet du 
crû, avec lequel les Neuchâtelois se fabri- 
quent. . . du Champagne, s. v. p. ! 

Au vin qui manque, on supplée par la 
bière, qui est excellente. 

Excellent aussi, pour ne pas l'oublier, le 
premier déjeuner, toujours le même : Lait 
et café, sucre ou miel (exquis), beurre ou 
confiture, pains au lait. Le tout à discrétion. 
Prix : 1 fr. à 1 fr. 25. 

En résumé, le menu est, en Suisse, assez 
uniforme. Ce qui ne l'est pas, ce sont les 
prix. Plus on s'enfonce dans les stériles 
régions alpestres, plus ils s'élèvent. On 
trouve à bien meilleur compte le vivre et le 



i6 — 



couvert à Râle, à Neuchâtel, à Genève sur- 
tout. Il semble que le voisinage de la fron- 
tière française adoucisse à la fois les mœurs 
et les prix. 

Ainsi trouverez-vous à Genève, par exem- 
ple, (en retenant, si possible, votre cham- 
bre à l'avance), une excellente pension de 
famille, chez M" ,c Fleischmann, rue de la 
Plaine, moyennant une dépense quotidienne 
de il à 7 francs. 

Par contre, vous aurez quelquefois à pas- 
ser sous les fourches caudines de certains 
hôtels monopoleurs. 

G'esl ainsi que l'Hôtel du FUghi-Kul m ex- 
ploite le spectacle du lever du soleil — qui 
fait presque toujours relâche, — comme 
l'hùtel du Giessbach exploite l'illumination 
des cascades du même nom. 



MŒURS, LANGUE, USAGES. 



MOEURS DOUCES ET MELOMANIE. 



A Baie, grande ville protestante de 80,000 
habitants, de langue et d'allure allemandes, 
ce qui frappe tout d'abord, c'est le carac- 
tère avenant et sympathique de sa popu- 
lation. 

L'accueil y est affable et bienveillant pour 
les étrangers, pour les français du moins. 
On s'y dérange volontiers pour vous mettre 
dans votre chemin. 

Les formules de politesse y abondent : « A 
votre service ! » bon voyage ! bonne nuit ! 
bon appétit ! » etc. 

Ce dernier souhait vous est invariable- 
ment servi avec <> la soupe » parla personne 
qui vous l'apporte. 

On appelle de ce nom « la soupe », soupe 
par excellence, — excellente même ... les 



— 48 — 



premières fois — une mixture tonique et 
agglutinative, composée de bouillon, d'oeufs 
et de fromage de gruyère. 



Le suisse allemand n'est pas seulement 
prévenant et de mœurs douces, il est mé- 
lomane. 

Presque dans tous les hôtels, les ac- 
cords d'un piano vous accompagnent du 
salon dans la salle à manger. Ses tapote- 
ments rythmiques facilitent singulièrement, 
parait-il, chez les habitués, la descente de 
« la soupe. » 

J'ignore si tous les suisses soufflent dans 
des cuivres avec le même acharnement que 
ceux de Bâle. Mais mes oreilles ont conservé 
le plus bruyant souvenir du dimanche que 
j'ai passé dans cette ville. 



UN DIMANCHE A BALE. 

Il y a le dimanche à Bâle, comme à Paris, 



— 49 — 

beaucoup de monde dans les rues, beaucoup 
d'animation, mais une animation tran- 
quille (si l'expression peut passer). Une 
gaité spéciale, réservée, qui n'a rien de com- 
mun avec l'enjouement bon enfant, avec la 
souriante gaîté parisienne. 

Comme les rues, les brasseries regorgent 
de monde. 

Car les suisses, qui raffolent de musique, 
affectionnent la bière encore davantage : et 
ils adorent le tabac plus que la bière. 



LE TABAC 



C'est le poison de prédilection des suisses 
et des allemands, comme l'alcool est celui 
des anglais et l'opium celui des orientaux. 
Du peuple français je ne parle pas ; on sait 
qu'en sa qualité de peuple éminemment as- 
similateur et policé, il cumule à la fois le 
tabagisme, l'alcoolisme et l'implacable mor- 
phinomanie. 

Le tabac est donc proprement le poison 



— so — 

allemand. Je ne sais si cela tient à la lan- 
gue, mais en tout temps et en tout lieu ceux 
qui la parlent fument, sans cesser de parler. 
Ils mâchent simultanément de gros cigares 
noirs, très odorants, et les rauques syllabes 
de leur langue asthmatique. Du fond de 
leurs pharynx ils aspirent les h, en même 
temps que de leurs hauts fourneaux de por- 
celaine des brouillards de nicotine. 






L.V LANGUE. 






Ce bruit de perpétuel gargarisme vous 
fait, à la longue, mal à la gorge, vous crispe 
et vous exaspère le tympan. 

Quelle détente après cela, quel apaise- 
ment du système nerveux, quand on passe 
de l'Oberland dansla Suisse française. Après 
le schnaps brûlant, il semble qu'on boit du 
lait ; l'oreille est doucement chatouillée 
comme par les berceuses mélodies mater- 
nelles. 

Et cette musique paraît lumineuse. Au- 






tour de soi les visages s'épanouissent et le 
regard s'éclaire. La parole devient le verbe, 
l'âme de la patrie ; on revit enfin parmi les 
vivants. 

Ce qui m'avait le plus déconcerté en tom- 
bant tout à coup dans un pays à idiome 
exclusivement allemand, c'était le contraste 
saisissant et heurté entre la bonhomie des 
gens à physionomies et allures placides, et 
leur voix articulée, uniformément barbare. 

Cette langue était-elle donc bien celle des 
Goethe et des Schiller ? l'inspiratrice des 
poésies éthérées et des rêves bleus ? la lan- 
gue dans laquelle avaient chanté les âmes 
de Beethoven et du divin Mozart ? Se ligu- 
re-t-on l'Idylle hachant de la paille et l'Har- 
monie broyant des cailloux ? 

Etrange ! étrange ! 



Mais si je m'oublie ainsi, direz-vous, aux 
abstraites réflexions, si je m'attarde aux 
bagatelles de la porte, jamais je n'arriverai 
au terme de mon voyage. 



^HMHl 



N'ayez crainte ! Du reste « mon voyage » 
est plutôt une promenade. Et la promenade 
porte à philosopher. — Tels les péripatéti- 
ciens. — Elle implique les libres causeries 
et les flâneries intermittentes au bord de la 
route. 



SES CURIOSITES. 

L'hôtel de la Croix-Blanche, où je des- 
cends, sur l'indication de Desbarolles, est 
situé rue du Rhin, près du vieux pont, sur 
la rive droite, plantée d'arbres, de cet in- 
comparable fleuve. 

Large comme un lac, rapide comme un 
torrent, avec ses quatre grands ponts, dont 
l'un relie les deux gares, sa double bordure 
de monuments et de grands hôtels, le Rhin 
est la merveille de Bâle. Il la sépare en 
deux villes : le grand Bâle, au sud-ouest, 
et le petit Bâle, au nord-est. 

C'est dans le grand Bâle que se rencon- 
trent les principales curiosités. 

La promenade Aeschen-Graben, en face 



I 






I 



VI 
BALE (Basel). 



■ 



I 



de la gare centrale, est bordée d'un côté par 
d'élégantes maisons, encadrées de verdure, 
et de l'autre par des jardins-scpiares. 

Au bout et à droite de cette promenade, 
une large avenue conduit au monument de 
Saint-Jacques, commémoratif de la lutte 
héroïque soutenue en 1414 par les Suisses 
contre le dauphin de France (Louis XI). 

Il représente l'Helvétie couronnant ses 
enfants vaincus et porte cette inscription : 
« Nos âmes à Dieu, nos corps à l'ennemi ! » 

Sur la Place du Marché, Y Hùtel-de-Ville 
gothique ; fresques et grilles antiques. 

Près de la Terrasse (Pfalz), — où l'on jouit 
d'un magnifique point de vue sur le petit 
Bàle et les montagnes voisines, — la Cathé- 
drale protestante (Munster), construite en 
grès rouge, d'un style gothique sévère, avec 
deux flèches élancées. Une partie du mo- 
nument remonte au XI e siècle. Dans le 
chœur on remarque le tombeau d'Erasme 
et celui de l'impératrice Anne, femme de 
Rodolphe de Habsbourg. On accède de là à 
la Salle du Concile de Bàle, où se tinrent, 
du milieu du 14 e au milieu du 15 e siècle, 



— 53 — 

les séances secrètes du Concile précurseur 
de la Réforme. 

Au milieu des nombreux souvenirs de la 
cathédrale, on voit sur une porte une antique 
peinture, assez mal respectée par le temps. 
C'est la fameuse danse des morts, de Hol- 
bein. 

A côté, une tête colossale, que les habi- 
tants du grand Bàle avaient autrefois placée 
sur la tour de l'horloge, en face du petit 
Bàle, auquel elle tirait la langue et roulait 
les yeux, à chaque oscillation du balancier. 

Cette salle et le Muséum contiennent la 
plus riche et la plus curieuse collection de 
la Suisse en œuvres plastiques, armes, pein- 
tures, costumes et scènes de mœurs du 
moyen-âge. 



r 

i 

I 



UNE RENCONTRE. 

J'avais eu la bonne fortune, en arrivant à 
B;ile, de rencontrer à table d'hôte un Neu- 
chàtelois, doublé d'un touriste passionné, 
parlant à la fois le français, l'allemand, 



.'■£ 



l'anglais, l'italien, et connaissant sa Suisse 
sur le bout du doigt. 

Je lui soumis l'itinéraire que j'avais l'in- 
tention de suivre. Non seulement il l'ap- 
prouva, mais il me proposa de faire route 
ensemble, au moins jusqu'à Brùnnen, où 
devait avoir lieu, dans quelques jours, une 
grande fête nationale. 

J'accueillis son offre d'autant plus volon- 
tiers que j'avais tout à gagner à son expé- 
rience, à sa connaissance de l'allemand et au 
plaisir de sa société, prévenante et discrète. 

Je me rendis, sur ses indications, au 
« Bureau officiel des renseignements » 
(Verkehrsbureau), Schifflande 7, où l'on se 
chargea de me faire préparer à la gare cen- 
trale un billet circulaire pour le parcours 
indiqué dans le préambule, avec détour par 
Einsiedeln. 

En sa qualité de Suisse, mon Neuchàte- 
lois n'avait pas besoin de passe-port pour 
entrer en Allemagne. Il se rendit donc di- 
rectement, par le duché de Bade, de Bàle à 
Schaffhouse, où je devais le retrouver après 
avoir visité Zurich. 



VII 
ZURICH. 



LA VILLE. 

Pour moi, je pris la ligne qui, passant par 
Brûgg et Baden, conduit à Zurich, où j'ar- 
rivai le soir. 

De loin j'apercevais l'horizon incendié par 
les feux de la gare ; et lorsque j'y mis le 
pied, il me semblait entrer dans l'atmo- 
sphère lumineuse de Paris. 

Je descendis à l'hôtel de Y Aigle-Noir 
(Schwarzen-Adler), à bon droit recommandé 
par Desbarolles et situé sur la rive droite de 
la Limmat. 

Le lendemain, je revins admirer la fa- 
çade de cette grandiose gare de Zurich, dont 
le style imite celle de notre Palais de l'In- 
dustrie. Je suivis ensuite la rue de la Gare, 
aux maisons monumentales, ornées d'une 



— 88 — 



profusion de motifs architecturaux en saillie : 
balcons, corniches, pilastres de toutes for- 
mes et de toutes dimensions. Ses grands 
magasins de soieries et de dentelles rappel- 
lent ceux du Louvre et du Bon Marché. A 
visiter, du même côté, les magnifiques jar- 
dins et promenades de Parade-Platz et 
Sladt-Garten, ainsi que la Cathédrale, sur- 
montée de deux tours à coupoles effleurons 
dorés et d'une statue de Charlemagne. 

Sur la rive droite s'élève le « quartier 
latin » de Zurich : l'Ecole cantonale avec 
gymnase, Y Hôpital cantonal, Y Institut des 
aveugles et sourds-muets, enfin Y Ecole po- 
lytechnique, bâtie en 1864. C'est le plus 
beau monument de la ville, qu'il domine 
toute entière. 

En descendant sur les quais de la Lim- 
mat au cours torrentueux, on voit, entre le 
point où elle sort du lac de Zurich et celui 
où elle met en mouvement de grands mou- 
lins, la statue en bronze du réformateur 
Zwingli, le premier et l'un des plus ardents 
apôtres du protestantisme en Suisse. 

Alors, comme à toutes les époques de 



— ri 1 .) — 

l'histoire de Suisse, le nom de Zurich se 
rattache à la plupart des grands événe- 
ments, des guerres extérieures ou civiles. 
apparaît à l'origine de toutes les transfor- 
mations dont fut le théâtre cet héroïque 
petit pays. 

Je me propose d'ailleurs d'en tracer bien- 
tôt le résumé sommaire. 

Ce fut enfin la ville de Zurich qui orga- 
nisa, en 1883, la première grande exposition 
nationale. 



UN PANORAMA. 

Parmi les excursions du voisinage la plus 
classique est l'ascension de l'Uetllberg, 
d'où l'on découvre toute la ville. Je m'en 
dispense, pour ne pas faire double emploi 
avec celle duHighi, en comparaison duquel 
YUetliberg n'est qu'une montagne-minia- 
ture. 

J'avais terminé ma visite à cette grande 
et belle cité de Zurich, ancienne et moderne 



^H^ 



— GO 



à la fois, pleine de monuments et d'ombra- 
ges magnifiques. 

Quel dommage que la langue allemande 
y sévisse si cruellement, à l'exclusion pres- 
que générale du français ! 

Il ne restait plus qu'à gagner la Haute 
promenade, avenue ombreuse, d'où l'on dé- 
couvre la ville se mirant au midi dans les 
eaux bleues de son lac. 

C'est de ce point que, pour la première 
fois, me sont apparus, dans le même ta- 
bleau, le mirage des glaciers et le décor 
d'un vrai lac, encadré de vraies montagnes. 

Il n'y a pas à dire, si imposant que soit 
le panorama de Paris, vu de Montmartre 
ou de la terrasse de Meudon, il est loin d'é- 
galer celui des merveilles naturelles 
j'avais sous les yeux. 

Ces moments-là sont inoubliables. 

Cela vous empoigne et vous remue, 
vant cette grande plaine azurée, mouvante, 
aux reflets chatoyants, où brille une perle 
à la pointe de chaque vague, bornée à l'ex- 
trême horizon par la chaîne des glaciers de 
Claris et d'Appenzell : devant cet amon- 



que 



De- 



— 61 — 

cellement de formes blanches, semblables 
à une chevauchée de nuages fantastiques, 
saisis dans une éternelle immobilité ; de- 
vant ces neiges étincelantes sous le soleil 
brûlant, on se sent, après le premier moment 
de stupeur, envahi par une étrange et pro- 
fonde sensation : la révélation, l'intuition 
de l'infini. 



VIII 
EXCURSION A LA CHUTE DU RHIN. 

CONTRASTE. 

Un autre prodige, d'un genre opposé, 
m'attendait le lendemain. 

Après l'image de la nature morte, de l'im- 
mobilité silencieuse et glacée, j'allaisvoir la 
nature en travail, en proie à un accès de fu- 
reur convulsive, sans trêve et sans fin. 

J'allais voir le grand Rhin se précipiter 
d'un seul bond dans l'abîme, avec des 
rugissements d'une continuité assourdis- 
sante, avec d'énormes rebondissements con- 
tre les arêtes aiguës des rochers. J'allais 
admirer les formes protéiques de ses flots 
d'écume, de neige liquide et d'argent fondu; 
ses tourbillons de poussière liquide, qui 
s'évaporent en nuages et couronnentla Chute 
d'un nimbe irisé. 






— 63 — 

Mais, sans anticiper davantage, je re- 
prends mon récit. 

Ayant pris le premier train du matin 
pour Schaffhouse, j'y viens retrouver mon 
compagnon de route. Près de Dachsen, j'a- 
perçois rapidement la chute du Rhin, en 
passant sur le pont qui la domine à gauche. 



SCHAFFHOUSE. 



A la gare, je rencontre mon Neuchàte- 
lois avec lequel je visite le chef-lieu de ce 
canton de Schaffhouse, enclavé dans le 
grand-duché de Bade. 

Par suite même de sa situation, Schaff- 
house est une ville militaire; ville ancienne 
comme Berne et comme, elle très curieuse, 
bien qu'à un moindre degré. 

Au voisinage de la gare, dans le quartier 
moderne, c'est une profusion d'hôtels à 
grands balcons de fer richement ornés et de 
restaurations avec tonnelles et jardins. 

A visiter, au centre, de la ville : le Frohn- 



— r>; 






waag-Platz et, plus loin, la Vordergasse, 
aux constructions originales, aux mars 
peints à fresques. 

On y voit des fontaines, surmontées de 
statues de guerriers, guindés dans leurs 
armures. Statues d'une décence douteuse, 
bien qu'on n'y trouve nulle part le nu cher 
à l'art grec. On comprend alors combien on 
a eu raison de dire : 

« Le nu, c'est le beau, lie troussé Benl 
est indécent. » 

A l'extrémité de la ville, un long escalier 
conduit à la tour de Munnoth, d'où l'on 
découvre la ville et les environs, avec un 
coin du beau lac de Constance. 

l.a tour de Munnoth, élevée au XVI" siè- 
cle sur les ruines d'une forteresse construi te 
par les Francs, est entourée de fossés. Sa 
masse est énorme, et ses murailles mesu- 
rent cinq mètres d'épaisseur. 

Après déjeuner, nous allons attendre à la 
gare le train de la ligne de Bade, dont la 
première station — Neuhausen — avoisine 
la chute du Rhin. 

L'affluence des voyageurs est énorme 



65 — 



dans les salles d'attente et sur les quais, où 
l'on circule librement ; « librement » n'est 
ici qu'une façon de parler. Car il y a là un 
pullulement d'allemands de tout âge et de 
tout sexe, qui ne ressemble en rien à ces 
masses populaires qu'on voit, les diman- 
ches d'été, se presser aux petites gares des 
environs de Paris. 

Ces masses sont compactes et pourtant 
souples et malléables. Elles glissent et se 
faufilent sans s'écraser ; en un clin d'œil, 
elles prennent d'assaut et remplissent les 
wagons. 

Ici rien de pareil. C'est une bousculade 
sans fin, un entre-choquement général, une 
inextricable mêlée de coudes rigides et de 
lourds bagages. Tout cela se précipite à la 
fois, ahuri, affolé, sur le même wagon — le 
plus proche — où, naturellement, personne 
ne peut entrer. 

Ce qui frappe le plus dans cette foule, 
c'est quelle se ressemble, chaque individu 
paraissant façonné — à coupole serpe — sur 
le même patron. 

Type primitif, avec des figures qui sem- 



— 66 — 

Ment contemporaines de l'âge de bronze, os- 
seuses, basanées et ridées, anguleuses, par- 
cheminées et momitiées, sans prétention 
aucune à la grâce affable ou â la gaité folle. 
Toutes les femmes noires et en noir, le chef 
affligé, pour comble, du même petit chapeau 
de paille, également noir. Lamentable petit 
chapeau rond, qui fait toutes ces paysannes 
badoises plus ressemblantes entrelles et 
plus laides encore que les hommes... s'il est 
possible t 

Si quelqu'un me soupçonne de foncer un 
peu le tableau, je répondrai qu'ici j'ex- 
prime surtout mes impressions, que je tâche 
de les rendre au naturel, et que la vue de la 
race allemande, ou seulement son fumet, 
m'inspirent une exaspérante antipathie. 

A force d'énergie nous réussissons â nous 
entasser dans le train. Et quel train t un 
vrai vacarme. Et, dans ce train, quelle atmos- 
phère ! . . 



LA CHUTE Dr RHIN. 

La distance est courte de Schaffhouse à 



— 07 



Neuhausen. Le temps de faire ouf 1 en met- 
tant pied à terre, et nous gagnons les hau- 
teurs de Y Hôtel Suisse (Schweizerhof), re- 
marquable par sa situation, son luxe et 
son confort, notamment par sa salle à man- 
ger et sa terrasse ornée de statues. 

De cette terrasse s'élève en face de nous, 
sur la crête d'un rocher, le château féodal 
de Laufen. Nid d'aigle dominant cette gran- 
diose Chute du Rhin, qui resplendit en plein 
midi dans l'encadrement vert-sombre des 
montagnes couvertes de sapins. 

Nous descendons ensuite, par un sentier 
sinueux et ombragé, au bas de la chute ; 
puis nous arrivons, par un pont jeté sur un 
bras du Rhin, au château de Worth, trans- 
formé en café-restaurant. Le coup d'œil 
n'est pas moins saisissant qu'en haut, car 
on y mesure de plus près la hauteur du pré- 
cipice. 

On peut acheter là — comme partout en 
Suisse — des souvenirs de son passage : 
objets en sapin sculpté, vues photographi- 
ques variée* du Rheinfall, etc. 

Une promenade peu banale à faire, si 






JH 



— 68 — 






1 



vous êtes d'humeur tant soit peu aventu- 
reuse, c'est la promenade en barque jus- 
qu'au pied de la chute, avec débarquement 
sur le grand rocher qui la divise pour ainsi 
dire en deux parties. 

La crainte fait le mal et non pas le danger, 

paraît-il, et il se produit peu d'accidents. 

Malgré cela, j'incline à me dispenser de 
ce petit voyage, après l'avoir vu accomplir 
par une embarcation de quatre à cinq 
personnes (dont une vieille anglaise), dû- 
ment empaquetées dans des manteaux de 
caoutchouc. 

La houle, d'abord légère, imprime à la 
barque de gracieux balancements. Mais, en 
se rapprochant du rocher, le frêle esquif 
fiait par danser une sarabande effrénée. Il 
se cabre, refuse d'avancer malgré les efforts 
des rameurs, couchés sur leurs avirons, 
plonge et finalement disparait à notre vue, 
dans des bouillonnements d'écume. L'abor- 
dage a lieu néanmoins, et les passagers es- 
caladent triomphalement la cime du rocher. 

Nous les saluons. . . sans les imiter. Et 



— 69 — 

la barque où nous sommes montés nous 
conduit sans encombre sur la rive gauche 
du fleuve, au pied du château de Laufen. 

Moyennant un franc et conformément à 
l'adage : « pas d'argent, pas de Suisse » 
on peut se rendre au Fischetz et au Kœnzl, 
points culminants, protégés par des terras- 
ses en fer. De ces terrasses, au milieu d'une 
pluie fine et du fracas de la chute, on la 
contemple dans toute sa fureur. Du château 
de Laufen, une route charmante, bordée de 
moissons sur pied, nous conduit à la station 
de Dachsen, d'où nous regagnons Zurich. 

Le temps est splendide, et nous ne. nous 
lassons pas d'admirer la superbe vallée du 
Rhin, puis les grandes plaines qui entou- 
rent la ville forte de Winterthur. 






■B 



IX. 



LAC DE ZURICH. — EINSIEDELN. 



LE LAC. 



Mon itinéraire primitif devait, comme je 
l'ai dit, me conduire directement de Zurich 
à Brùnnen. Dans ce cas, j'aurais pris par 
Horgen, Arth-Goldau etSchwyz. 

Mais mon compagnon de route m'avait 
facilement décidé à m'écarter de cette voie 
et à l'accompagner à Einsiedeln, pour les 
raisons suivantes : 

D'Horgen (sur le bord du lac de Zurich) à 
Zug il n'y a pas d'autre moyen de transport 
que les voitures. En gagnant, au contraire, 
Briinnen par Wadensweil (autre station du 
lacdeZurich),Einsiedeln,GoldauetSclnvy/., 
on se ménage un triple avantage. 

On visite, si non en pèlerin, du moins en 
curieux, la fameuse basilique d'Einsiedeln 
et son couvent. 



On fait pour y arriver, une très remar- 
quable ascension en chemin de fer. 

Enfin, la descente et le trajet jusqu'à 
Schwyz par le nouveau chemin de fer, en 
exploitation seulement, depuis quelques 
semaines, sont, dit-on, plus pittoresques 
encore. Aussi mon guide, pour qui les 
coins inexplorés sont rares, tient-il beau- 
coup à visiter celui-là. 



Après une dernière promenade, dans la- 
quelle je lis mes adieux à la ville de Zurich, 
nous nous embarquâmes sur son joli lac; il 
en est peu d'aussi séduisants. 

Un autre plaisir m'y attendait, celui de 
rencontrer sur le bateau des compatriotes, 
des parisiens, avec lesquels j'eus bientôt, 
comme on pense, lié connaissance. 

Parmi eux se trouvait un professeur, en 
train de donner à son jeune fils, à l'aide 
d'une carte, une leçon de géographie, dont 
je prenais subrepticement ma part par des- 
sus son épaule. 



Il nous raconta qu'il venait chaque an- 
née, avec sa famille, passer ses vacances à 
Zurich. Il en préférait le séjour à celui 
des stations plus courues, de Lucerne ou 
d'Interlaken, par exemple. Mais il y était 
surtout ramené par l'attrait des promena- 
des quotidiennes sur le lac. Et, de fait, avec 
sa largeur moyenne de trois kilomètres sur 
vingt-huit de longueur, avec sa double 
bordure de larges paysages ; moins écrasé que 
le lac des Quatre-Cantons par les hauteurs 
voisines ; n'ayant pas, comme celui de Ge- 
nève, l'un de ses bords voilé d'un crêpe de 
vapeurs, le lac de Zurich est, pour employer 
la langue courante, un lac des plus suggestifs. 
Sa traversée m'a laissé, en tout cas, pour 
ma première promenade en bateau, la plus 
charmante impression. 

Et cette impression s'est réveillée plus 
vive lorsqu'après avoirdébarqué à Wadens- 
weil et pris le chemin de fer qui, de ce 
point, monte par une assez forte rampe si- 
nueuse jusqu'à Einsiedeln, il reparut subi- 
tement à nos yeux, au détour d'une mon- 
tagne, comme un immense champ de nacre. 



— 73 — 

Il étincelait au milieu d'un grand cirque, 
tapissé de vert et piqueté d'innombrables 
chalets , semblables à un essaimage de 
fleurs rouges et blanches. Le tout baigné 
dans un ciel pur, illuminé par le rayonne- 
ment du soleil couchant. Au foret à mesure 
que notre train montait en décrivant des 
courbes le long des hauteurs, les lueurs 
dorées du crépuscule s'adoucissaient, noyant 
dans une pénombre vaporeuse des fragments 
de lac, des coins exquis de vallées. 

Cette lente ascension d'un train bondi' de 
pieux pèlerins (je parle de nos compagnons) 
vers le vieux moustier d'Einsiedeln em- 
pruntait à ce décor éthéré un caractère 
mystique d'une rare saveur. 



EINSIEDELN. 

Nous y arrivons à la nuit tombante et 
sommes immédiatement assaillis par une 
foule grouillante d'enfants dépenaillés. 

Cette petite ville, en dehors de sa pauvre 
population montagnarde, n'est guère, qu'une 






grande hôtellerie, où passent chaque été des 
centaines de mille étrangers, qui affluent de 
tous les points du monde catholique vers le 
célèbre pèlerinage. 

Ceux que sa légende intéresse peuvent 
consulter un ancien livre de haut style : 
Les Pèlerinages en Suisse, de Louis Veuil- 
lot. Pour ma part, je confesse n'en avoir 
qu'une notion assez élémentaire. 

Ce que j'en sais seulement, c'est qu'elle a 
donné naissance à une dévotion séculaire, 
qui a résisté victorieusement à la concur- 
rence des nouveaux cultes en vogue, et que 
Notre-Dame d'Einsiedeln n'a rien à envier 
à ses collègues de Lourdes et de la Salette. 

L'objet de la vénération des croyants est 
une madone, une vierge noire, échappée 
miraculeusement, dit-on, à l'incendie qui a 
jadis anéanti l'ancien monastère. Elle avait 
été retrouvée au milieu des cendres, sim- 
plement roussie ; d'où sa couleur noire 
indélébile. 

Ce premier prodige ayant paru insuffi- 
sant, — il y avait même alors des mécréants 
— fut depuis complété et renouvelé expé- 



rimentalement, de la manière suivante : 
On plaça la statuette au milieu d'un buis- 
son, auquel ou mit le feu. Les flammes ne 
firent du bois vert qu'une régalade, en res- 
pectant scrupuleusement la vierge désor- 
mais plus noire, plus miraculeuse et plus 
attractive que jamais. 

Cette légende, pour être vieille, n'en au- 
rait que plus de prestige si elle n'avait servi 
qu'une fois, si elle n'avait été adaptée à 
d'autres sanctuaires, où l'on révère d'autres 
statues de vierges non moins noires, figu- 
rées au centre de buissons non moins ar- 
dents, également enguirlandées d'ex-votos, 
également fécondes, en un mot, en miracu- 
leuses offrandes. 

Le sanctuaire d'Einsiedeln est, ;ï vrai 
dire, une merveille, un éblouissement d'or, 
un rayonnement de cristaux, un musée de 
fresques. 

A l'extérieur, le monument bâti sur une 
éminence, son dôme ilanqué de deux tours, 
le cloître qui l'entoure, la grande place qui 
le précède, — avec sa réglementaire fon- 
taine miraculeuse, surmontée d'une madone 



— 7G 



dorée, — avec sa double rangée semi-circu- 
laire de boutiques d'objets pieux [quelque 
chose comme une miniature de la place 
Saint-Pierre, de Rome), tout cela forme un 
ensemble d'une imposante sévérité. 

La seule pensée qui me tracasse, encore 
une fois, c'est que j'ai déjà vu quelque part, 
en France, une vierge noire semblable, au 
milieu d'un semblable buisson ardent. 

Je ne voudrais pour rien au monde trou- 
bler la quiétude des âmes confiantes. Mais 
ne craignent-elles pas que les gens simples 
n'attachent aux vertus de ces pieux pasti- 
ches l'idée de miracles d'imitation ? 

C'est ainsi que les multiplications indé- 
finies des reliques des saints et du bois 
de la vraie Croix finissent par ébranler la 
foi la plus robuste. Ainsi encore l'existence 
simultanée à Argenteuil et à Trêves de Y au- 
thentique robe sans coutures portée par Jé- 
sus-Christ au moment de sa Passion, cette 
dualité d'un objet unique semblent-elles à 
beaucoup de bons esprits excéder la mesure 
des miracles permis et passer du domaine 
du mystère dans celui de la mystification. 



X 



LA SUISSE HISTORIQUE. 



SCHWTZ. 



Mais descendons, si vous le voulez bien, 
des hauteurs de ces régions mystiques sur 
la terre ferme de l'histoire. 

Aussi bien, la poursuite de mon program- 
me nous fait-elle pénétrer aujourd'hui au 
cœur même de la Suisse historique. 

D'Einsiedeln nous redescendons à la sta- 
tion voisine : BiberbrucU, d'où un nouvel 
embranchement, encore encombré d'ou- 
vriers, nous amène sur la ligne d'Arth- 
Goldau à Briinnen par Schwyz. 

C'estàBrûnnen, petite ville assise au bord 
du lac des Quatre-Cantons, à l'entrée du lac 
d'Uri,que nous nous arrêterons ce soir, pour 
assister demain (28 août) dans la prairie du 
Grûtli, à la grande fête du « sixième cen- 



78 — 



tenaire de la Confédération suisse ». Les ha- 
sards de la route ont de ces rares aubaines. 

Mais parlons d'abord du pays qui se dé- 
roule devant nous et ne quittons pas, sans 
dire unmotde leurs antiques démêlés, Ein- 
siedeln et Schwyz. Noms inscrits dès les 
premières pages, — un siècle et demi avant 
celui du Grûtli, — dans les annales de l'in- 
dépendance helvétique ! 

La nouvelle voie ferrée de Biberbruch 
à Goldau, inaugurée quelques jours avant 
notre passage, laisse au nord-ouest le petit 
lac Egéri. 

Construite à travers un dédale d'obstacles 
de tous genres, elle mérite à coup sûr de 
figurer à l'avenir dans les itinéraires clas- 
siques. 

Comment décrire une pareille région ;' 
Comment rendre l'imprévu des sites, gran- 
dioses ou charmants ? la fraîcheur des val- 
lées, le scintillement des cours d'eau ? les 
apparitions des monts abruptes, aux flancs 
écrasés par d'énormes amoncellements de 
roches aiguës, semblables à des villes pé- 
trifiées ? 



— 79 — 

Devant ces témoins des anciens cataclys- 
mes, il semble qu'on assiste à l'écroule- 
ment de l'œuvre des Titans, à l'émiettement 
de la tour de Babel. 

Quand on songe que ces lieux sauvages, 
tourmentés parles bouleversements du sol, 
sont le berceau même de la nation suisse, 
que ces formidables barricades, dont la 
nature a soulevé les pavés, ont été ses pre- 
mières citadelles contre les attaques de ses 
puissants voisins, on ne peut s'empêcher 
d'admirer l'barmonieuse adaptation du ca- 
dre à l'épopée. 

Aussi bien est-ce ici qu'il convient de 
rappeler brièvement les origines de la Con- 
fédération suisse. 

Mais rassurez-vous. .Te ne veux remonter, 
ni avant le déluge, ni à l'époque des habi- 
tations lacustres, ni même avant l'ère chré- 
tienne, du temps de l'invasion des Helvètes, 
peuplade d'origine gauloise. 

Je ne parlerai ni de la conquête du pays 
par les Romains, ni de sa domination suc- 
cessive par les Allemanes, les Burgondes 
et les Francs, ni de la bonne reine Berthe 



1 



UmM 



— SU — 



de Bourgogne, ni des ducs de Zsehringen, 
chargés par les empereurs d'Allemagne du 
gouvernement de la Haute-Allemagne, dont 
faisait partie la Suisse actuelle. 

Je note seulement ce qui intéresse la con- 
trée que nous parcourons. 

Tandis qu'à l'ouest les évèques de Lau- 
sanne, de Genève et de Sion refusaient de 
reconnaître l'autorité des ducs deZîehringen, 
Uri, Schwyz, Underœald — trois petits 
pays égaux aux plus glorieux ! — désignés 
sous le nom de WaldstœUen (pays fores- 
tiers), se liguèrent en 1114 avec la ville de 
Lucerne, pour secouer le joug allemand. 

L'empereur Henri V avait donné au cé- 
lèbre couvent d'Einsiedeln les Alpes envi- 
ronnantes, habitées par des paysans libres, 
dont il ignorait même l'existence. De là, 
fréquentes rencontres et luttes homériques, . 
pour la jouissance des pâturages, entre les 
bergers du monastère et les hommes de 
Schwyz. Une forte amende fut imposée à 
ces derniers ; et ce fut pour s'y soustraire 
qu'ils suscitèrent la première Ligue avec 
leurs voisins. 



— 81 — 

Tel fut le germe de l'alliance perpétuelle 
des « Quatre-Cantons ». Elle ne fut. scellée 
qu'au siècle suivant, le 1 er août 1291, par le 
Serment du Grùtli. 



LE GRUTLT. 



Ainsi s'appelle la petite prairie escarpéX 1 , 
coin sacré du sol helvétique, où, sous la con- 
duite de Guillaume Tell, de Walther Fiirst 
et d'Arnold de Melchthal, se réunirent, il 
y a six siècles (le 1 er août 1291), les 3:) con- 
jurés des vallées d'Uri, Schwyz et Under- 
wald. Déterminés à arracher leur pays à 
la tyrannie d'Albert de Habsbourg, c'est là 
qu'il jurèrent que « leur alliance durerait 
« autant que leurs montagnes ». 

C'est là que, le 28 août 1891, des bateaux 
nous amenèrent de Brûnnen.au milieu d'un 
cortège d'étudiants portant le costume tra- 
ditionnel : écharpes et casaques éclatantes, 
inanches à larges revers, grandes bottes, 
casquettes minuscules. 






— 82 — 

C'est là qu'il nous fut donné d'assister à 
la cérémonie comme raorative du sixième 
centenaire C'est là qu'au milieu des ban- 
nières frémissantes des 22 cantons, après 
une distribution générale de prix de gym- 
nastique, j'entendis d'abord un long dis- 
cours allemand, souvent interrompu parles 
hurrabs de l'assistance, puis un discours 
français, très chaud, très vibrant, animé 
d'un grand souffle patriotique. L'orateur 
était, m'a-t-on affirmé, un curé de Fribourg. 

Dans ce cas, et s'il est permis par l'un de 
juger les autres, les membres du clergé 
suisse diffèrent singulièrement de leurs con- 
frères français. Ce prêtre Fribourgeois était, 
en vérité, un éloquent tribun républicain, 
un apôtre de la démocratie, prêchant d'a- 
bondance la haine des tyrans. Il n'avait pas 
attendu la récente Encyclique du pape pour 
jeter aux orties le droit divin et proclamer 
la légitimité du gouvernement populaire. 

C'est au Grùtli enfin, sur cette plate-forme 
verdoyante, cachée dans les sapins à 200 
mètres au-dessus du lac de Waldsttetten, 
encastrée pour ainsi dire dans la muraille 



— 83 



du Seelisberg, que j'ai compris combien les 
Suisses sont hommes à tenir le serment de 
leurs aïeux. 

Le Seelisberg est toujours debout. Tou- 
jours reste inébranlable l'alliance qu'ils 
viennent solennellement renouveler à son 
abri. La foi jurée vit dans leurs cœurs, im- 
muable comme leurs rochers, dont les puis- 
sants échos répercutent, multiplient et pro- 
pagent vers les confins de la patrie les dé- 
tonations du canon de Schwyz. 

Je ne sais par quelle association des con- 
trastes ces salves retentissantes me rappel- 
lent inopinément le canon de la tour Eiffel, 
célébrant le centenaire de la Révolution 
française. Cela me fait le bizarre effet d'un 
roulement de tonnerre qui réveillerait à 
mon oreille l'écho lointain d'un pétard. 
Simple effet d'acoustique, bien entendu, et 
pétard n'ôtant rien ici au merveilleux pres- 
tige de notre grande Exposition. 

La cérémonie terminée, la foule s'écoule 
et dévale le long des sentiers ombreux qui 
descendent au bord du lac. 

La flottille de bateaux qui doit nous re- 



s^^" ' 






conduire à Brùnnen est envahie. C'est un 
joyeux brouhaha, dominé par l'éclat des 
fanfares ; c'est un vivant fouillis de costu- 
mes brillants, de fleurs et de bannières, qui 
s'agite et miroite sur tous ces bateaux. La 
forte houle qui les berce rappelle que le lac 
d'Uri est aussi le lac des tempêtes. 

Les vagues déferlent avec furie (comme 
au jour où Tell délivra sa patrie), au mo- 
ment où nous passons devant le rocher du 
Mythenstein. On y lit en lettres dorées co- 
lossales cette inscription : 

« Au chantre de Tell, Frédéric Schiller, 
« les cantons primitifs ». 

Nous assistons, après le débarquement, 
à une scène piquante. 

Un homme, tout de noir vêtu, le curé de 
Fribourg déjà nommé, est en un instant 
entouré, assailli par la foule bariolée des 
étudiants. Ils l'entraînent fraternellement, 
— sans résistance du reste — dans un cha- 
riot enrubanné, vers le banquet qui doit 
joyeusement terminer la fête, à Schwyz. 

Schwyz ! qu'on aperçoit là-bas, au pied 
des gigantesques Mijthen. 






Schwyz ! d'où est née la Suisse et à qui 
elle doit son nom. 



1 



XI 

DES ORIGINES DE LA CONFÉDÉ- 
RATION A LA RÉFORME. 

DÉVELOPPEMENT DE LA SUISSE. 



i 



Les lecteurs qui pensent qu'un voyage 
est d'autant plus intéressant qu'il est ins- 
tructif m'excuseront de rappeler ici, — pour 
ne pas scinder le sujet, — les principales 
étapes du développement de la Confédéra- 
tion et de jeter un rapide coup d'œil d'en- 
semble sur l'histoire de la Suisse. 

Les autres tourneront les pages. 

Ce qui fit en tout temps la force et la cohé- 
sion du petit peuple suisse, c'est d'abord sa 
configuration géographique, son sol tour- 
menté, merveilleusement disposé pour la 
défense. 

Ce fut ensuite, « dans la lutte pour la 
vie » contre leurs puissants voisins, la 



conformité des intérêts des divers cantons, 
formés à l'origine d'éléments hétérogènes, 
en hostilité perpétuelle les uns contre les 
autres. 

De même enfin que la dureté des miné- 
raux est en rapport avec la durée de leur 
formation, la lenteur du développement de 
la nation Suisse fut une autre condition de 
sa force de résistance aux chocs extérieurs 
et aux dissensions intestines. 

Autour du noyau formé par l'alliance des 
trois « cantons primitifs » s'agglomérèrent 
successivement les dix-neuf autres cantons. 

Cette lente cristallisation à travers les 
siècles se lit dans l'ordre suivant : 

En 1322, Lucerne. 

En 1351, Zurich. 

En 1352, Glaris et Zug. 

En 1353, Berne. 

En 1481, Fribourg etSoleure. 

En 1501, Bàle et Schaffhouse. 

En 1503, Appenzell. 

En 1798, Valais, Vaud, Argovie, Tessin, 
Grisons,ThurgovieetSaint-(iall. 

En 1815, Genève et Neuchâtel. 





A la suite de ce tableau chronologique, 
indiquant les rattachements successifs des 
cantons à la Confédération primitive, il suf- 
fira de placer celui des principaux faits de 
l'histoire de Suisse, pour rafraîchir la 
mémoire du lecteur et l'intéresser davan- 
tage à la suite de cette pérégrination à tra- 
vers ses cantons historiques. 

S'il désire des notions plus étendues, il 
en trouvera de très complètes dans 1' « Abrégé 
de l'histoire de la Confédération suisse » 
par Alexandre Daguet (Neuchâtel, 1891), 
édité précisément à l'occasion du sixième 
centenaire. 



DU SERMENT DU GRUTLI A LA BATAILLE 
DE SEMPACH. 

Le premier acte de délivrance qui suivit 
immédiatement le serment du Grûtli fut la 
mort de Gessler, le gouverneur arrogant et 
tyrannique,abattu par la flèche de Guillaume 
Tell. 



S'.l — 



Le second fut, en 1315, la victoire de 
Morgarten, où les Schwyzois après avoir, 
des hauteurs qui dominent le lac Egéri, 
fait rouler des quartiers de roche sur les 
Autrichiens, tombèrent dans leurs rangs à 
coups de massues et de hallebardes et en 
noyèrent un grand nombre dans les eaux 
du lac. 

Les quinze années suivantes virent les 
luttes soutenues, avec l'aide des cantons 
primitifs, par Soleure, Zurich, Saint-Gall 
et Lucerne. pour conquérir à leur tour ou 
conserver leur liberté. 

En 1339, bataille de Laupen, dans laquelle 
les guerriers de Berne, également soutenus 
par les vaillants Waldstœtten, écrasèrent, 
sous la conduite de Rodolphe d'Erlach, la 
formidable armée de la noblesse, alliée aux 
Fribourgeois. 

Vers la même époque, révolution démo- 
cratique de Zurich. 

Définitivement affranchis, les peuples de 
Zurich, Glaris, Zug et Berne entrent dans 
la Confédération. Mais l'agrandissement de 
cette nouvelle Puissance libre porte ombrage 



— w — 

aux villes impériales d'Allemagne. Leurs 
armées, composées de la fleur de la noblesse, 
s'avancent vers Sempacfi (1386) pour châtier 
les Lucernois. 

Les Confédérés, au nombre de 1,400, se 
brisaient contre ce mur de fer, quand ils 
furent sauvés par l'inspiration sublime d'un 
chevalier d'Underwald, Arnold de Win- 
kelried. 

Étendant les bras et réunissant sur sa 
poitrine autant de piques qu'il en peut ras- 
sembler, il tombe percé de coups, après 
avoir ainsi ouvert dans les rangs autrichiens 
une brèche, dans laquelle les Suisses se pré- 
cipitent et répandent la mort. 

Ne manquez pas, en passant à Berne, de 
voir dans une salle du Palais fédéral le ta- 
bleau représentant cet héroïque épisode. 



DE LA BATAILLE DE SEMPACH A LA REFORME. 






I 



Le quinzième siècle vit se continuer le 
travail d'affranchissement et se développe! 
l'esprit guerrier des Suisses. 






Ce fut d'abord, de 1401 à 1429, la guerre 
des Appenzellols et des Saint-Gallois contre 
les Autrichiens. 

Puis, en 1415, la conquête de tArgovte. 

Vers la même époque, Vaillance du peu- 
ple d' Uri avec le Valais contre les ducs de 
Milan et de Savoie. Déjà, dans le siècle pré- 
cédent, les habitants d'Uri avaient franchi 
le Saint-Gothard et pris, pour un temps, la 
Léventine aux ducs de Milan. 

A mentionner encore la fondation des 
ligues Grisonnes. 

La conquête de l'Argovie, en excitant la 
cupidité des vainqueurs, fut l'origine de la 
guerre civile qui éclata, huit ans après, en- 
tre Schwyz, alliée à la plupart des états 
confédérés, et Zurich qui s'était tourné vers 
l'Autriche. 

Les confédérés avaient mis le siège de- 
vant Zurich. L'empereur d'Autriche, se sen- 
tant trop faible, invoqua contre eux le se- 
cours du roi de France, Charles VIL Le 
Dauphin (depuis Louis XI) les écrasa, mal- 
gré leur vaillance acharnée, dans cette ba- 
taille de Saint Jacques, sur la Birse, dont 



— 92 



on voit à Bàle le monument commémoralif. 

De 1458 à 1468, conquête de la Thurgovie. 

De 1474 ii 1476, guerre de Bourgogne 
dans laquelle les Suisses abattirent la redou- 
table puissance de Charles le Téméraire 
dans les immortelles batailles de Granson, 
Morat et Nancy. 

Morat ! Glorieuse et sanglante journée, 
qui valut aux Suisses leur renom de bra- 
voure implacable. Ils avaient pu réunir une 
armée de 80,000 hommes, qui infligea une 
désastreuse et irrémédiable défaite aux 
Bourguignons, leurs anciens alliés. Ils en 
massacrèrent 10 à 13,000. D'où le proverbe : 
« Cruel comme à Morat ! » 

A voir à Fribourg le vieux Tilleul, dont 
voici la légende. 

A Morat, les jeunes gens de Fribourg 
avaient mis une branche de tilleul à leurs 
chapeaux, en signe de ralliement. Le pre- 
mier qui apporta la nouvelle de la bataille 
tomba mort, épuisé parla course, après avoir 
crié Victoire! en agitant sa branche de 
tilleul. 

On la planta religieusement sur la place 




— 93 — 

de l'Hôtel-de-Ville, où elle donna, dit-on, 
naissance à l'arbre plus de quatre fois sé- 
culaire qu'on y voit encore aujourd'hui (?) 

Enfin, la guerre de Souabe (1499), où les 
Confédérés tinrent en échec les armées de 
l'empereur Maximilien d'Autriche, mit leur 
gloire à son apogée. Dès lors on les regar- 
dait comme le premier des peuples. 

Fribourg et Soleure, dont les secours 
leur avaient été d'un grand poids pendant 
la guerre de Bourgogne, puis Ieg villes li- 
bres impériales de Bàle et de Schaffhouse, 
furent admises dans la Confédération. 

Cependant ces guerres continuelles avaient 
développé chez les Suisses la cupidité, avec 
le goût des aventures. C'est alors qu'ils 
commencèrent à s'enrôler dans les armées 
étrangères. 

Avec le duc de Milan, puis avec le pape 
Jules II, ils vainquirent à Norare le roi 
de France Louis XII. Mais ils furent à leur 
tour écrasés à Marlgnan par François P 1 ', 
en 1515. 

Un de leurs plus redoutables voisins était 
le duc de Savoie. 









i 



I 



— 91 — 

Dès 1260, un de ses premiers ancêtres, le 
comte Pierre de Savoie, avait conquis le 
pays de Vaud et fait son repaire du château 
de Chillon, bâti sur un roc au bord du lac 
Léman. 

Il convoitait Genève et Fribourg; l'alliance 
de ces villes le tint en respect. 11 ne put 
que faire décapiter ou emprisonner plu- 
sieurs notables citoyens de Genève, en- 
tr'autres le célèbre Bonivard. Ce dernier 
fut tiré du souterrain de Chillon par les 
Bernois, qui, avec l'aide de leurs alliés de 
Genève et de Fribourg, reprirent en 1536 le 
pays de Vaud au duc de Savoie. 



XII 
TEMPS MODERNES. 



DE LA RÉFORME A LA REVOLUTION 
HELVÉTIQUE. 

En même temps que Luther fondait en 
Allemagne la Réforme de l'Église chrétienne 
(1517), Zwingli, ancien curé d'Einsiedeln et 
de Zurich, l'établissait dans la Suisse alle- 
mande, comme firent peu après Farel à 
Neuchàtel, Calvin, puis Théodore de Bèzeà 
Genève. 

Le Concile de Trente (1564), destiné à 
mettre fin à la scission religieuse, fut sur- 
tout le point de départ de luttes incessantes 
entre catholiques et protestants. Luttes sus- 
citées, ici par la Savoie (conjuration de 
Lausanne., escalade de Genève), là par la 
France et l'Autriche. Leurs armées enva- 
hirent et se disputèrent les Grisons et la 
Khétie. 



— 96 — 

Les troubles des Grisons, commencés en 
1560, ne prirent fin qu'en 1640. 

Sans prendre part à la guerre de trente 
ans entre la France et l'Allemagne protes- 
tante (1618-1648), la Suisse eut longtemps à 
subir l'influence française. Elle continua, 
pendant le reste du 17 e siècle et la plus 
grande partie du 18 e , à être la proie de ré- 
volutions civiles et religieuses (guerre des 
paysans, guerre de Villemergen, etc). 

Sur ces entrefaites, Louis XIV avait me- 
nacé de près l'indépendance de Genève et de 
Neuchâtel. Mais, en 1707, il dut céder au roi 
de Prusse ses prétentions sur cette dernière 
ville. Elle conserva néanmoins ses libertés 
et son alliance avec la Suisse. 

En 1857 seulement, le roi de Prusse re- 
nonça à sa suzeraineté et reconnut la Répu- 
blique neuchàteloise. 



S 



TRANSFORMATIONS POLITIQUES. 

L'esprit de liberté et d'émancipation phi- 



— 97 



losophique, dont la Suisse avait été l'un des 
principaux foyers, avait, au cours du siècle 
dernier, envahi l'ancien monde. Voltaire et 
Rousseau — le patriarche de Perney et le 
citoyen de Genève — avaient été les précur- 
seurs de la grande Révolution. 

Quand celle-ci éclata, quand, sur les rui- 
nes de la royauté, la République française 
fut proclamée, il y a cette année un siècle, 
l'Europe monarchique se coalisa contre elle 
et jura sa perte. 

Mais une vertu nouvelle, fille de la liberté, 
le patriotisme, combattit pour elle ; et les 
armées de la coalition se brisèrent contre 
ses bataillons de volontaires. 

Emportées par le succès, par leur aposto- 
lat des idées nouvelles, les armées de la 
République devinrent à leur tour conqué- 
rantes. 

Genève et Porrentruy furent annexées à 
la France, le pays de Vaud envahi, Berne 
enfin occupée. 

La vieille Suisse avait fait place à la Ré- 
publique unitaire, fondée par la France sur 
son propre modèle (1798). Mais ces deux 



98 — 



i 



pays, si différents d'origines, ne pouvaient 
s'accommoder des mêmes institutions. 

La République helvétique était gouvernée 
par cinq Directeurs, et ses cantons réduits à 
la condition de simples préfectures. 

Les petits cantons ne voulurent pas se 
soumettre à ce régime, qui leur enlevait 
leurs Assemblées générales. Les Schwyzois 
et les Valaisans s'insurgèrent pour recou- 
vrer leur indépendance. 

Le nouvel état de choses avait néanmoins 
donné de grands résultats : le rachat des 
droits féodaux, rétablissement de l'égalité 
civile, l'extension de l'instruction populaire, 

etc. 

L'année suivante, la Suisse fut pressurée 
par l'invasion des armées russe et autri- 
chienne. Deux batailles, où les Français 
furent tour à tour repoussés et vainqueurs, 
eurent lieu sous les murs de Zurich. Cette 
ville fut livrée au pillage. 

Pendant ce temps, les membres du gou- 
vernement, divisés en jacobins (unitaires) 
et modérés (fédéralistes), étaient en proie 
aux luttes à main armée. Bonaparte y mit 



— 09 






fin en envoyant le général Rapp pacifier (!) 
le pays et en lui imposant Y Acte de média- 
tion (1803). 

Cette constitution rendait aux cantons 
leur souveraineté. Une Diète était chargée 
du règlement des affaires fédérales. 

En 1815, le passage des alliés délivra de 
la domination française, en même temps que 
le Valais, Genève et Neuchâtel, qui formè- 
rent les 21 e et 22 e cantons. Le nouveau ré- 
gime imposé s'appela le Pacte de 1815. Il 
établissait la constitution fédérale des 22 
cantons. 

Les querelles religieuses, qui agitèrent 
pendant la Restauration un grand nombre 
de cantons, devinrent, de 1830 à 18i0, de vé- 
ritables révolutions démocratiques. 



REVOLUTIONS DEMOCRATIQUES. 



En 1847, les cantons catholiques, celui de 
Lucerne en tête, fondèrent une « alliance 
séparée » (Sondertnind) , dont le mot d'or- 



100 — 



dre était : « Chaque canton maître chez 
lui ! » Mais les douze cantons hostiles à la 
Ligue, ayant la majorité dans la Diète, dé- 
cidèrent que le Sonderbund serait dissous 
par les armes. 

Le général Dufour, de Genève, chargé de 
l'expédition, battit les Fribourgeois et s'em- 
para de Lucerae le 24 novembre 18'i7. 

Le Pacte de 1815 fut enfin remplacé par 
la Constitution de 1848, charte mi-fédérale, 
mi-unitaire, qui régit aujourd'hui la Suisse. 

Ce traité conserve aux 23 cantons leur 
autonomie et leurs franchises, mais 
supprime leur souveraineté propre et leur 
indépendance les uns vis-à-vis des autres. 
Les relations étrangères, l'armée, les servi- 
ces généraux (postes, monnaie, etc.) relè- 
vent du Gouvernement fédéral. 

Celui-ci se compose de quatre autorités, 
dont les deux premières forment le Pouvoir 
législatif : 

1» Le Conseil national, élu directement 
par le peuple. 

2° Le Conseil des Etats, composé de deux 
députés par chaque canton. 



loi 



3° Le Conseil fédéral (pouvoir exécutif) 
composé de sept membres, élus par le 
Conseil national et le Conseil des Etats, 
réunis en Assemblée fédérale. 

4° Le Tribunal fédéral (pouvoir judi- 
ciaire), juge des atteintes portées aux lois 
fédérales. 

Les trois premiers pouvoirs ont leur siège 
dans le palais fédéral, à Berne, qui est pro- 
prement la capitale politique de la Suisse. 

Lausanne, siège du tribunal fédéral, en 
est, pour ainsi dire, la capitale judiciaire, 
tandis que Zurich, avec ses nombreux éta- 
blissements d'instruction et son Ecole poly- 
technique, en est la capitale scientifique. 

Si je n'ai pu réussir à réduire à l'état de 
simple index historique, le résumé qui pré- 
cède, il en éclairera mieux sans doute la 
route qu'il nous reste à parcourir à travers 
la Suisse historique. 




XIII 



AU PIED DES ALPES. 



LA ROUTE DU SAINT-GOTHARD. 





I 



Le touriste qui m'accompagnait ayant dû 
retourner à Neuchâtel, je quittai seul Briïn- 
nen, me rendant à Gœschenen par le chemin 
de fer du Saint-Gothard. . 

Longeant à gauche le lac d'Uri — par le- 
quel je reviendrai en bateau — je suis la 
voie de YAa&enstrasse, si pittoresque avec 
sa succession de galeries taillées dans le roc. 

Pressé par le temps, je ne puis visiter ni la 
Chapelle de Guillaume Tell ni le site de la 
Tells-Platte, sur la route militaire. Je brûle 
Flïielen, à l'extrémité du lac d'Uri, puis^- 
torf. 

En remontant d'abord à gauche, puis à 
droite, le torrent de la Reuss, la voie s'élève 
par une pente insensible, au milieu de ma- 




— 103 — 

gniiiques et perpétuels changements à vue. 

A Wasen, elle se replie trois fois sur elle- 
même, en traversant trois viaducs superpo- 
sés. Après avoir passé au-dessus de Wasen, 
elle descend au niveau de cette station, puis, 
décrivant une nouvelle courbe, repasse au- 
dessus, pour gagner l'entrée du grand tun- 
nel, à Gœschenen. Ces artifices de cons- 
truction des travaux du Saint-Gothard 
sont vraiment extraordinaires. 

Traverser le tunnel, pousser jusqu'à Mi- 
lan, je l'eusse volontiers entrepris. Mais, 
pour ne pas dépasser le but que je m'étais 
marqué, je devais m'arrèter au pied des 
Alpes. 



GOESCHENEN. 

Les belles excursions ne manquent pas 
autour de Gœschenen ; et c'est heureux. Car 
je ne connais pas, pour engendrer le spleen, 
de séjour plus favorable que celui de ce 
bourg perdu au fond d'un précipice. 

Pas un coin vraiment vert ou bleu où re- 



— lui — 



poser sa vue ! pas d'horizon ! Partout, au- 
tour de soi, l'écrasante perspective d'im- 
menses murailles, ça et là voilées par des 
nuages, des nuages qui semblent à la por- 
tée de la main. 

Si le matin, levant la tête, vous voyez un 
rayon de soleil briller sur les cimes, ne 
vous réjouissez pas à l'avance. Peu à peu 
se dessinent les franges dentelées d'un 
brouillard, qui envahit bientôt ce que vous 
aperceviez de ciel. 

Et ce qu'il y a de désespérant, c'est qu'à 
l'inverse du brouillard matinal de nos plai- 
nes, — qui s'élève et se dissipe quand le so- 
leil monte — le brouillard alpestre descend 
toujours, épais, opaque, froid comme un 
linceul. 

Il faut voir cela pourtant ; c'est grand au- 
tant que morose. 

On se demande seulement comment peu- 
vent vivre là-haut les chevriers,les bouviers, 
dont les chalets, perchés sur les crêtes ou 
dans les fissures des rochers, rompent seuls 
l'implacable monotonie de ces grandioses 
prisons. 



— 105 — 

On se demande par quel prodige d'accou- 
tumance ces pauvres montagnards s'atta- 
chent à leur sol aride, par des liens si étroits 
que la nostalgie les mine dès qu'ils s'en 
éloignent, dès qu'ils entendent seulement 
l'écho du Ranz des Vaches. 

A propos de ce fameux chant national, ne 
serait-il plus aujourd'hui qu'un mythe ou 
qu'un air d'opéra ? J'avoue, pour ma part, 
n'en avoir jamais entendu une note... en 
Suisse du moins. 



ANDERMATÏ. 



Les amateursde longues excursions trou- 
veront à Gceschenen et à Andermatt des voi- 
tures de louage, qui leur permettront de 
visiter en deux ou trois jours la Furka et 
les glaciers du Rhône. 

Je me contente de deux promenades à 
pied : l'une h Andermatt, l'autre au #tov>;- 
de la Damma, par la vallée de la Reuss. 

Règle générale : pour toutes les courses 



1 



106 



dans les montagnes, munissez- vous de l'al- 
penstoch, long bâton ferré, très utile dans 
les montées, mais d'un secours inappréciable 
dans les descentes. Il permet de les franchir 
à longues enjambées, en toute sécurité et 
au grand allégement des jarrets. 

Quelques touristes ne se séparent pas du 
leur, sur lequel ils font graver au feu leurs 
noms. Il est moins embarrassant d'en louer 
ou d'en emprunter un à l'hôtel, pour chaque 
course. 

Quand on sortdeGœschenen pour monter 
à Andermatt, on n'aperçoit d'abord devant 
soi que des montagnes abruptes, d'une hau- 
teur vertigineuse, séparées par une gorge 
profonde, au fond de laquelle gronde le 
torrent de la Reuss. 

Puis on distingue des voitures, des pié- 
tons, qui circulent le long de grandes lignes 
obliques, suspendues les unes au-dessus 
des autres. Ces lignes blanches sont les 
lacets d'une route carrossable, d'une rampe 
très supportable, qui a l'air d'escalader un 
mur perdu dans les nuages. 

Et ces nuages ne sont pas ici une simple 



— 107 



figure. Au fur et à mesure qu'on s'élève, on 
en approche, on les atteint, on les dépasse. 
Et, après les avoir dépassés, que trouve- 
t-on au sommet ? Je vous le donne en mille. 
On tombe. . . dans la stupéfaction et dans 
une vaste plaine verdoyante, pleine de lu- 
mière, d'hôtels, et de villages : Andermatt 
d'abord, l'Hôpital ensuite. Cette plaine 
paraît avoir formé autrefois le lit d'un grand 
lac, dont un cataclysme aurait fait déverser 
les eaux dans la vallée du Saint-Gothard. 

On devine quel contraste inattendu forme 
ce riant oasis, d'un côté avec les gorges 
sauvages qui vous y amènent, de l'autre avec 
les montagnes qui l'entourent et la cime 
neigeuse du Saint-Gothard, qui le domine 
au midi ! 

Je m'arrête devant ce spectacle en dégus- 
tant, devant un café, une tasse d'un lait 
parfumé. Le soleil brille, mais le vent 
glace. 

A peine sur le faîte, on aspire à descendre. 

A la descente, comme à la montée, on 
admire à loisir l'impétueux torrent de la 



— 108 — 

Reuss, la grande attraction de cette prome- 
nade. 

Ce torrent, l'un des cours de la rivière du 
même nom, n'est qu'une longue et tortueuse 
chaîne de cascades furieuses, dont l'effet, 
lorsqu'on s'arrête sur les ponts qui le tra- 
versant, est vraiment saisissant. 



LA VALLEE DE LA REUSS. — LE DAMMASTOCK. 

Le lendemain je visite la délicieuse vallée 
qui conduit au Dammastoch ; vallée sillon- 
née par un autre bras de la Reuss, d'un as- 
pect moins formidable, mais d'un charme 
incomparable. 

Pour les indigènes, l'aller et le retour de- 
mandent six heures. Pour les touristes qui 
veulent déjeuner au restaurant établi à la 
base du glacier, c'est une promenade de 
huit à neuf heures. 

Promenade un peu longue, pensez-vous ? 
Erreur ! On ne s'en lasse point, tant elle est 
séduisante et variée. 



— 100 — 



Il ne s'agit plus ici d'escalader les pentes 
d'un abîme. C'est une fraîche vallée qui 
s'ouvre et s'élève devant vous, d'une pente 
douce d'abord, puis plus rapide, avec des 
plateaux formant gradins. 

Le tout bien en vue, rehaussé par le scin- 
tillement de la Reuss, dont les cascades se 
tordent en anneaux capricieux. Tout au fond 
la cime blanche du Dammastock. 

Un large pan de ciel couronne cette vallée, 
encaissée dans une double galerie de hautes 
montagnes. 

Galerie extrêmement variée : pics, mame- 
lons, rochers multicolores, bois de sapins ; 
de ci de là des cabanes, des troupeaux de 
vaches. Des sommets descendent des tinte- 
ments de clochettes. 

On lève la tête : ce sont des chèvres, que 
leur gardeuse, grimpant, dégringolant com- 
me elles, poursuit à coups de pierres, pour 
les ramener d'une rive à l'autre du torrent, 
par l'un de ces sveltes ponts de sapin qui 
le coupent pittoresquement d'étage en étage. 
Un sentier, assez battu pour ne jamais 
vous induire en erreur, vous dirige, com- 






— UO- 
me le fil d'Ariane, dans ce rustique laby- 
rinthe. Sentier aux allures fantaisistes, 
caillouteux, moussu, entrecoupé de racines 
d'arbres et de minces filets d'eau. Guide 
prévenant, vous conduisant à propos dans 
un chalet où l'on trouve d'excellent lait 
et du fromage aromatisé avec des plantes 
fermentées ; beaucoup plus haut, non loin 
du glacier, vous menant voir une petite 
chapelle de Saint- Antoine, taillée dans le 
roc. 

On est tout étonné de rencontrer là, au 
lieu d'un nid d'aigle, une vitrine renfer- 
mant une collection de figurines, d'un art 
primitif. 

Le saint ermite, se faisant vieux sans 
doute dans son perpétuel et maussade tête- 
à-tête avec son compagnon grognon, s'est 
imaginé d'adjoindre à dom pourceau un 
spécimen des autres animaux domestiques : 
un chien, un coq, une oie, un cheval, un 
bœuf, un âne, etc. Toute une section de 
l'arche de Noé I 

J'avais déjà vu la veille, sur la route 
d'Andermatt, une chapelle d'un autre genre, 






— 11! 



plus grande, entourée d'inscriptions et dont 
le culte semble aujourd'hui abandonné. 

Le rocher où j'ai rencontré Saint-Antoine 
et sa petite basse-cour domine un long pla- 
teau, sans doute occupé jadis par un lac, 
comme la plaine d'Anderuiatt. Mais, à l'in- 
verse de celle-ci, ce plateau, formé d'une 
alluvion de sable et de galets est complè- 
tement aride. La Reuss, apaisée, ralentie, 
le traverse en gazouillant, pour rebondir 
bientôt et rugir de plus belle. 

La Reuss ! Autant dire la fée enchante- 
resse de cette vallée du Dammastock, qu'elle 
anime, sous d'incessantes transformations, 
d'une vie intense. A la fois muse de la musi- 
que et muse de la poésie, elle est l'orchestre 
et forme la traîne de ce spectacle-féérie. 

11 me vient alors des réminiscences du 
Chalet et je me mets à en fredonner « ses 
« airs si touchants et si doux. . . Vallons de 
« l'Helvétie ! . . . Arrêtons-nous ici !.. . » 

Et, de fait je m'arrête. . . pour faire une 
large brèche dans mes provisions de bou- 
che. Je suis encore assez loin du Dam- 
mastock, qui s'élève à l'extrémité du val, 



— 112 



tel un sanctuaire au fond d'une nef. 
Gomme il paraît aussi inaccessible que le 
Saint des saints, je prends bientôt le parti 
de rebrousser chemin. 

J'apprécie mieux, en descendant, le dé- 
gré d'altitude où j'étais parvenu. Et quand 
enfin j'aperçois Gœschenen, bien loin, bien 
bas, je m'explique la sensation d'engloutis- 
sement, d'écrasement qui m'avait envahi à 
mon arrivée. 

A la nuit tombante, je réintègre les pro- 
fondeurs de mon cachot et rentre à l'hôtel 
du Lion. Ma fenêtre donne, au nord, sur un 
précipice où gronde le torrent et que tra- 
verse, sur un pont gigantesque, le chemin 
de fer du Saint-Gothard. 

Loin de troubler mon sommeil, le gron- 
dement de la rivière me berce et prolonge, 
en rêve, l'expédition hygiénique que je 
viens de faire. 



XIV 



DES ALPES AU RIGHI. 



LAC DES IV GANTONS. 



Voulant coucher le lendemain au sommet 
du Righi, je reprends le train de bonne 
heure. Après avoir de nouveau plané, des- 
cendu et plongé autour de la station de Wa- 
sen, j'arrive à Flûelen et prends immédia- 
tement le bateau à vapeur, qui me conduit à 
Vitznau, par le lac des IV Cantons. 

De Fliielen, je commence par redescendre 
le lac d'Uri,sur lequel j'ai déjà fait la traver- 
sée de Brunnen auGrùtli, et que j'ai côtoyé 
en chemin de fer par l'Axenstrasse. 

Ce bras du lac des IV Cantons est une 
sorte de grand chenal, encaissé entre deux 
lignes de hauteurs escarpées, que dominent, 
deci delà, des glaciers lointains. Observé 
du bateau, qui marche d'un bon train, ce 

8 



— lli — 



I 



déiilé donne lieu à une extraordinaire illu- 
sion d'optique. 

Les rochers qui bordent le lac semblent 
fuir plus vite que les montagnes de sapins 
et les sommets neigeux qu'on aperçoit au- 
dessus d'eux ou dans leurs intervalles, sur 
des plans plus éloignés. Il en résulte un 
étrange effet de tournoiement général, de 
mouvement giratoire, analogue à celui qui 
entraîne les arbres d'une forêt qu'on traverse 
en chemin de fer. 

Mais le mouvement étant ici moins rapide 
et plus large, l'impression qu'il laisse n'en 
reste que plus distincte et plus profonde. 

Pour peu que le regard reste immobile, sans 
fixer les détails, l'illusion devient frappante. 
On assiste véritablement à une valse fantas- 
tique, à un entrelacement continu, vertigi- 
neux déroches grises et de montagnes vertes. 
Fantômes géants, dont les silhouettes bizar- 
res et les têtes inégales découpent dans le ciel , 
en vive arête, le tracé graphique de leurs 
prodigieux soubresauts. 

Après avoir stoppé à Brunnen, notre ba- 
teau vire à bâbord et bientôt vogue au large 



— 115 — 

dans le lac proprement dit des « IV Gan- 
tons ». 

J'aborde enfin à Vitznau, au pied du Ri- 
ghi, au bord de cette majestueuse nappe li- 
quide, à l'extrémité de laquelle on devine 
plutôt qu'on aperçoit Lucerne. 



LE RIGHI-KDLM. 



L'ascension du Righi est, à juste titre, 
classique et presque obligatoire. Celle du 
Pilate — plus élevé de deux à trois cents 
mètres — lui fait, il est vrai, une sérieuse 
concurrence. Mais comme ce mont, hautain 
et d'aspect revêche, a la mauvaise habitude 
de garder son « chapeau » de nuages et de 
masquer ainsi le panorama qui l'entoure, le 
Righi — d'ailleurs plus rond de formes et 
de mise avenante — reste encore le meilleur 
observatoire de la Suisse. 

Le chemin de fer à crémaillère et à ficelle 
qui transporte les voyageurs, dans un wagon 
unique, de Vitznau au Righi-Kulm — à 



— 110 — 



1,363 mètres d'élévation au-dessus du lac et 
1,800 mètres au-dessus du niveau de la mer 
— offre un développement de sept kilomè- 
tres. On les parcourt en une heure vingt 
minutes. 

Comme places, choisissez celles des por- 
tières de droite, le dos tourné à la montagne. 

On traverse d'abord un tunnel et des 
viaducs suspendus sur des précipices; puis 
des régions arides, alternant avec des pâtu- 
rages et des bouquets de sapins. La coupe 
des tranchées montre que la masse du 
Righi n'est, géologiquement, qu'une énor- 
me agglomération de galets, scellés les uns 
aux autres. 

Plus haut encore, on longe un abîme, 
au-dessus duquel la voie est taillée à pic. 

Tout le long de la route, des hôtels et des 
stations. C'est à celle de Kaltbad que s'em- 
branche la ligne du liighi-Scheidcgfl. Mais 
c'est sur le lac qu'il faut surtout jeter la 
vue. 

Qu'on se figure le glorieux épanouisse- 
ment des brandies de ce trèfle immense, 
dont la couleur passe du bleu au vert chan- 



SE 



— Il 



géant, pour éclater en un ruissellement gé- 
néral de lumière blanche t 

Et quelle magie dans les entrées en scène 
successives de ces merveilles : l'éblouis- 
sante Jungfrau, les Alpes Bernoises, les 
villes de Lucerne, Zug, Kûssnaeht, Immen- 
ses, enfin la Suisse des prairies, au nord ! 

Du sommet, où j'arrive avant le coucher 
du soleil, la vue est inénarrable. 

L'horizon semble envahi par les vastes 
glaciers, les môles, les pics déchirés. Et sur 
ces amoncellements informes, le soleil al- 
lume ça et là des incendies, qui prennent, 
lorsqu'il a disparu derrière la croupe des 
montagnes du Jura, des teintes fantastiques, 
roses ou cuivrées. 

Armé de ma jumelle et une bonne carte 
sous les yeux, je note : 

Vers l'est, deux glaciers qui atteignent 
3,500 mètres de hauteur ; 

Au sud-est et au sud, la chaîne des Alpes ; 

Au sud-ouest, le Wetterhorn, l'Eiger et 
le Mœnch ; 

Plus à l'ouest, la Jungfrau (4,000 mètres 
d'élévation) ; 



— 118 — 



A l'ouest, la chaîne du Jura ; 

Au nord-ouest, celle des Vosges ; 

Au nord, les montagnes de la Forêt noire. 

Quand la vue s'abaisse vers la base du 
Righi, il semble que le monstre se baigne 
dans les eaux des lacs circonvoisins : de 
Lucerne, Kùssnacht, Zug, Lowerz. Plus loin, 
on distingue ceux d'Egéri, Sarnen, Sem- 
pach, Constance, etc. Je cherche en vain 
celui de Zurich. En revanche, j'aperçois 
cette ville et reconnais les tours de sa cathé- 
drale. Je revois aussi Einsiedeln. 

Mais le côté où l'on se sent le plus attiré 
et retenu, c'est le nord. 

A vos pieds, le regard tombe à pic, d'une 
hauteur de près de 1,400 mètres — cinq 
fois celle de la dernière plate-forme de la 
tour Eiffel ! — sur des plaines verdoyantes, 
piquetées d'arbres, parsemées de villes et 
de villages, à perte de vue. 

Aux amateurs de souvenirs historiques, 
je recommande, en passant, de visiter de ce 
côté, au pied du Righi, la chapelle de Guil- 
laume Tell. C'est à cet endroit, qu'après 
avoir frappé Gessler, le libérateur de la 






— 110 — 

Suisse avait abordé en repoussant la bar- 
que du pied. Du même coup vous pourrez 
explorer ce charmant lac de Zug, où j'aper- 
çois, d'en haut, des bateaux qui ressemblent 
véritablement à des bateaux-mouches. 

Je ne saurais mieux terminer cette rapide 
revue que par ce résumé d'Alexandre Du- 
mas : 

« . . .11 faut se contenter de dire qu'il n'y 
a pas au monde de spectacle plus magnifi- 
que que ce panorama dont on est le centre, 
et du milieu duquel, tournant sur son ta- 
lon, on embrasse, d'un seul coup d'oeil, 
trois chaînes de montagnes, quatorze lacs, 
dix-sept villes, quarante villages et soixante- 
dix glaciers, parsemés sur cent lieues de 
circonférence. » 






UN ORAGE AU RIGHI-KULM. 

L'espoir fallacieux d'assister le lendemain 
au lever du soleil m'avait déterminé à de- 
mander l'hospitalité (hospitalité rien moins 
qu'écossaise) à l'hôtel du Righi-Kulm. Ses 



— 120 — 



salles sont de toute magnificence. Mais que 
Dieu vous garde de cet hôtel de Bondy ! 

Descendez plutôt à l'hôtel du Righi-Klœs- 
terli, pour y passer la nuit. Il vous suffira, 
le lendemain, de vous lever une demi-heure 
plus tôt pour remonter au Kulm et assister 
au petit lever du Roi-Soleil. . . s'il lui prend 
l'extraordinaire fantaisie de se lever sur le 
Righi le jour où vous y serez. 

Le spectacle est sans pair, assure-t-on ; 
et je n'en doute pas. Mais il y a, malheu- 
reusement, presque toujours relâche. 

A défaut de celui-là, j'eus l'avantage d'as- 
sister à un autre, non moins rare peut-être. 
Je veux parler d'un grand orage, qui éclata 
vers minuit. 

Gela n'est pas aussi effrayant qu'on pour- 
rait le croire. Je me serais imaginé les éclairs 
aveuglants, le fracas du tonnerre, la pluie 
torrentielle faisant rage à la fois. Loin de 
là, le phénomène avait perdu en intensité 
ce qu'il gagnait en grandeur. 

Aussi, pour mieux voir, m'aventurai-je, 
le parapluie en arrêt, sur le balcon de ma 
chambre. 



— 121 — 



Une pluie fine et droite, continue, égale, 
tombait doucement. Un gris opaque noyait, 
ensevelissait lout : l'horizon, le ciel et la 
plaine. 

Aussi quel saisissement quand les éclairs, 
d'une lueur phosphorescente, embrasaient 
subitement l'espace tout entier, m'envelop- 
pant de la tète aux pieds ! 

Le grondement du tonnerre, amorti comme 
le son d'un tambour voilé d'un crêpe, n'é- 
tait pas moins imposant par ses longs re- 
tentissements dans les échos de l'infini. 

Mais, le jour venu, grand désenchante- 
ment pour les touristes, venus là, comme 
moi, pour adorer le soleil levant — le plus 
adoré des dieux, comme on sait ! 

Etions-nous, en dormant, tombés du ciel, 
dans les limbes ou dans les brouillards de 
la Seine ? Etions-nous somnambules ou le 
jouet d'une illusion? La fée Righi, la« Reine 
de la montagne, » dont nous étions venus 
admirer le rayonnement matinal, nous avait- 
elle méchamment mystifiés? Le fait est que 
nous respirions des nuages sous forme de 
vapeur d'eau glacée, et que nous ne distin- 



122 — 



guions plus rien à vingt pas devant nous. 

Absolument différente de notre ascension 
de la veille, la descente n'en est pas moins 
fort intéressante. 

Autour de nous le brouillard ressemble au 
débordement d'une rivière. Et il nous serait 
absolument impossible de soupçonner que 
nous dévalons le long d'une crête de rocher, 
àplus d'un kilomètre au-dessus d'un abime. 

Nous quittons enfin les nuages et une 
éclaircie se fait, splendide. La pluie a tout 
reverdi ; mais dans l'atmosphère flottent 
légèrement, au-dessous de nous, des nuages 
floconneux, sortes de nimbes superposés 
autour des crêtes du Bûrgenstock. Les plus 
bas s'étendent comme des lambeaux de ga- 
zes au-dessus du lac. 

On grelottait au Righi; àVitznau, le temps 
n'est que rafraîchi. 



XV 



LUCERNE ET SES ENVIRONS. 



LA VILLE. 



Dans l'après-midi, je gagne Lucerne, en 
traversant la partie la plus large du lac des 
IV Cantons, puis le lac de Lucerne. Celui-ci 
n'est, comme on sait, qu'un bras ou plutôt 
qu'un golfe du premier. 

La Reuss, qui parcourt le lac des IV Can- 
tons dans toute son étendue, de Flûeleri à 
Lucerne, traverse cette dernière ville, pour 
reprendre ensuite son cours torrentiel. Il 
résulte de cette situation que Lucerne com- 
mande le lac des IV Cantons comme les 
villes de Zurich et de Genève — entre les- 
quelles elle se trouve — commandent les 
lacs des mêmes noms. 

Placée ainsi au centre et clans la plus 
belle partie de la Suisse — de même qu'Inter- 



— 12* 



laken, assise entre les lacs de Brienz et de 
Thun, — Lucerne partage avec Interlaken 
le privilège d'attirer les touristes de toutes 
les nations. 

Ville antique par ses fortifications, une 
bonne partie de ses rues, ses rares monu- 
ments, ses ponts couverts (dont les peintu- 
res représentent la danse des morts) et ses 
poules d'eau, de race noble comme celle des 
oies sacrées du capitole, Lucerne est mo- 
derne et fin-de-siècle par ses voies nouvel- 
les, son Kursaal et ses magnifiques hôtels, 
montés sur le modèle du Grand-Hôtel de 
Paris. 

La plupart s'alignent en face du lac, sur 
le « Quai de l'Hôtel suisse ». 

U Hôtel suisse et Y Hôtel national, somp- 
tueux monuments, se signalent par les 
concerts qui se font entendre sur leurs ter- 
rasses. 

Les hôtels voisins : à' Angleterre, de 
Lucerne, du Beau rivage, et les hôtels du 
Lac et de la Poste, situés sur la rive oppo- 
sée, ne leur sont guère inférieurs. 

Les Guides indiquent, parmi les hôtels de 



123 — 



moyenne bourse, ceux d'Europe et du Saint- 
Gotlwrtl. 

Je me félicite d'avoir donné la préférence 
à l'hôtel de l'Aigle noir (à deux têtes), placé 
au centre de la partie la plus pittoresque de 
l'ancienne ville. Il paraît que, du temps de 
Desbarolles, on trouvait là chambre et pen- 
sion pour 30 fr. par mois (i) Les temps sont 
changés sans doute, mais l'hôtel reste de 
toutes façons recommandable. 

Très agréable soirée à passer dans les 
vastes salons et les jardins du Kursaal. 

Pendant que les amateurs du jeu des 
« petits chevaux » s'en donnent à cœur-joie, 
j'entre au théâtre-concert, où j'entends 
un vaudeville français, joué par des artistes 
parisiens. 

Le lendemain, je visite la ville en quel- 
ques heures. 

A voir, au Jardin des glaciers, une belle 
collection de débris préhistoriques. A côté 
d'une chapelle portant cette inscription : 
« Ininctis Pax », le Lion de Lucerne, 
sculpté dans un large pan de roche. 

Moins imposant assurément que le Lion 



— 126 — 

de Belfort, mais néanmoins d'une belle 
inspiration, ce monument a été élevé à la 
mémoire des Suisses morts dans la défense 
des Tuileries, le 10 août 1792. 



EXCURSIONS ET PROMENADES. 



Les excursions à faire aux alentours de 
Lucerne sont nombreuses et fort en vogue. 
Si je n'avais été limité par le temps, je n'au- 
rais pas manqué de faire celles à'Immen- 
sée et du Seelisberg, ou tout au moins celle 
de la vallée de YEngelberg. 

Je me contentai, le premier jour, de l'in- 
dispensable promenade au GiUsch et au 
Sonnenberg. 

On monte au château du Gûtsch par un 
funiculaire. De sa terrasse on découvre la 
ville tout entière, magnifique à voir au cou- 
cher du soleil. 

En attendant ce moment-là, je gagne, par 
les allées d'un bois de sapins, le sommet du 
Sonnenberg. 



Cette « montagne du Soleil » est le cen- 
tre d'un beau panorama, embrassant le lac 
et son majestueux amphithéâtre, Lucerne, 
les villages voisins et de vastes prairies, au 
nord-ouest. 

Le lendemain, quittant Lucerne pour ar- 
river le soir à Alpnach-Stad, je passai ma 
journée au Burgenstock. Ce fut une des 
plus belles de mon voyage. 

Débarqué à Kehrsiten, je montai par le 
chemin de fer électrique — d'une pente ex- 
trêmement raide — sur cette montagne du 
Burgenstock, boisée, charmante sous tous 
ses aspects. 

Je commence par suivre, à gauche, un 
sentier sous bois, où s'ouvrent de claires 
échappées sur les revers ondulés d'un riant 
vallon. Il me conduit sur la crête aiguë de 
la montagne. 

Debout sur un faîte taillé à pic, je décou- 
vre toute la partie centrale du lac des Qua- 
tre Cantons, qui me paraît reléguée à une 
profondeur vertigineuse. 

A ce moment un coup de canon, suivi de 
toute une salve, éclate et se repercute au 



I 



— 128 — 

loin avec une extraordinaire sonorité. Ils 
partent (à l'occasion d'une fête locale) de 
Weggis, dont les toits brillent sur la rive 
opposée du lac. 

Après avoir déjeuné sur la terrasse du 
châlet-restaurant placé à gauche du chemin 
de fer électrique, je visite, à droite, les dé- 
pendances et la terrasse de Y Hôtel du Bùr- 
genstoch. L'exposition de cette terrasse est 
admirable, entre ces deux géants : le Righi 
et le Pilate, séparés par les grands bras du 
lac des IV Gantons. 

On arrive à la terrasse par un poétique 
sentier extérieur, bordé de rampes rusti- 
ques. 

Au-delà de l'hôtel s'étend un grand parc, 
au sol accidenté, sillonné de chemins ca- 
pricieux, où l'on rencontre des chalets, des 
ponts rustiques et une grande allée de pla- 
tanes. 

C'est là surtout, semble-t-il, qu'il ferait 
bon vivre, où l'on s'attacherait comme le 
lierre aux grands arbres du parc, le lierre 
qui a pour symbole la devise : où je m'at- 
tache je meurs ! 



— 129 — 



On se dit cela sous le charme d'un temps 
radieux, d'un ardent soleil tamisé par d'é- 
pais feuillages, dans ces réduits somnolents, 
dans ces allées ratissées, silencieuses, 
pleines d'effluves résineuses et grisantes. 

Mais l'hiver ! (et l'hiver se prolonge ici 
jusqu'à la fonte des neiges, en mai), quand 
siffle la bise dans les brindilles dénudées, 
quand la neige nivèle, en les enveloppant 
de son drap funèbre, la galerie extérieure, 
la terrasse et le parc, ah ! pendant l'hiver, 
Nice... ou simplement Paris valent déci- 
dément mieux. 






XVI 



D'ALPNACH A BRIENZ. 



LE COL DU BRUNIG. 



Le soir venu, j'achève en bateau l'explo- 
ration du lac des IV Cantons et m'arrête à 
Alpnach-Stad. Cette station, très animée, 
comme celle de Vitznau, à laquelle elle pa- 
raît faire pendant, est exposée en plein 
midi, à la jonction des chemins de fer du 
Pilate et du Brùnig. 

La première de ces voies est un funicu- 
laire, du même type que son concurrent du 
Righi. 

Le second, que je prends le lendemain, 
traverse d'abord un pont en fer, puis longe 
le lac de Sarnen, à droite. (Choisir sa place 
de ce côté.) 

A la station de Gisicyl, on change de lo- 
comotive, pour gravir, puis descendre, au 



— 131 — 



moyen d'un rail central à crémaillère, ce 
fameux col du Brûnig, qu'il fallait autrefois 
escalader de vive force. 

Il y avait à vaincre, pour construire ce 
chemin de fer, d'effrayants obstacles ; et 
ses travaux d'art ne le cèdent guère à ceux 
de la ligne du Saint-Gothard. 

Quant aux contrées qu'elle traverse, je 
suis tenté de les trouver plus admirables 
encore que celles que j'ai vues jusqu'ici. 
Mais cette tentation vous accompagne par- 
tout en Suisse, quelles que soient d'ailleurs 
la route et la direction suivies. Et cela s'ex- 
plique. Jamais, dans une foule, deux per- 
sonnes ne se ressemblent entièrement. De 
même ici, dans ce monde des montagnes, 
des vallées et des lacs, aucune merveille ne 
ressemble à une autre ; elle lui reste tou- 
jours supérieure par quelque côté. 

Voyez, par exemple, au fur ot à mesure 
que vous montez, se développer (toujours à 
droite), au fond d'un vallon, ce coquet lac 
de Lungern, dont pas une ride ne ternit la 
surface. 
Avez-vous vu nulle part semblable glace? 



132 



car c'en est une exactement. Glace horizon- 
tale, d'une splendeur incomparable. 

Ce petit lac est immobile et transparent 
au point que, de la hauteur où nous passons, 
on le distingue à peine. Il disparaît, noyé, 
si j'ose le dire, dans la palette des vives cou- 
leurs qu'il reflète. 

L'illusion est complète et son souvenir 
inoubliable. L'image renversée des arbres, 
des gazons, de tout ce qui compose le ma- 
gnifique amphithéâtre qui s'élève au-dessus 
de lui se réfléchit au-dessous, avec une 
netteté absolue. Plus bas, à une profondeur 
invraisemblable, un lit de ciel bleu, rayé 
de nuages. 

Le monde renversé, en un mot, dans un 
gouffre de lumière ! 

Prodigieuse chromo-photographie de gran- 
deur naturelle, accolée au-dessous de l'ori- 
ginal et signée, pour copie conforme, par 
l'image rayonnante de maître Phébus ! 

A vos pinceaux, messieurs les paysagis- 
tes ! Le lac de Lungern attend votre visite. 

Après ce lac un tunnel, après cet éblouis- 
sement la nuit. 



— 13S — 

Puis une autre petite vallée, peuplée de 
chalets. Elle avait, elle aussi, son lac ; mais 
on l'a remplacé avec avantage par un plan- 
tureux vallon, au moyen d'un aqueduc 
creusé à travers la montagne, qui en a dé- 
versé les eaux dans le lac de Lungern. 

On assiste souvent, en Suisse, à ces luttes, 
à ces courses au clocher entre les chefs- 
d'œuvre de la Nature et ceux de l'Industrie. 

Ici l'on ne sait, laquelle des deux l'em- 
porte, soit qu'on compare le pays aux 
voies qui les desservent : (en haut le che- 
min de fer, qui se dresse contre la monta- 
gne, en bas l'ancienne route postale, dont 
les blancs replis se tordent dans le col du 
Briinig), soit que, descendant de Briinig à 
Meiringen, on découvre les perspectives les 
plus enchanteresses du haut du train qui 
dérape, cramponné à l'arête d'une monta- 
gne ou suspendu sur un viaduc fantastique. 



MEIRINGEX. — LES GORGES DE L AAR. 

Il y a en Suisse beaucoup d'endroits où 



l 



— 134 — 



les arrêts sont forcés ; Meiringen est du 
nombre. 

Cette ville, baignée par l'Aar, dans la 
vallée de l'Hasli, est à divers points de \ue 
intéressante. Elle possède des sources nom- 
breuses ; des cascades, illuminées le soir, 
jaillissent des hautes montagnes droites qui 
l'abritent. 

Mais sa great attraction, son clou, c'est 
la proximité des gorges de l'Aar. 

Ces gorges sont le pendant de celles de la 
Lïitschine noire, que je visiterai plus loin, 
et des sombres gorges du Trient, restées, 
avec la Savoie, en dehors de mon pro- 
gramme. 

Je me rends aux gorges de l'Aar en re- 
montant la rivière, par la route du Gfrimsel, 
entourée de cascades. 

La chaleur est torride et il me tarde de 
respirer la fraîcheur des cavernes. J'y arrive 
enfin, moyennant 1 fr. d'entrée. 

Ici encore l'art humain concourt à re- 
hausser ce chef-d'œuvre naturel, récem- 
ment découvert. 

C'est seulement en 1888 qu'a été cons- 



135 — 



truite, à grands frais, la galerie suspendue 
par de solides tringles de fer au-dessus du 
torrent. Elle le suit dans toute sa longueur 
(1400 mètres), contournant les obstacles, 
montant, descendant, passant d'une rive à 
l'autre, couvrant la gorge entière au point 
où elle se réduit à un mètre de largeur et où 
l'on peut en toucher, de chaque main, les 
parois opposées. 

« La gorge de l'Aar, dit la notice qu'on 
« vous donne à l'entrée, s'est formée à l'é- 
« poque du retour de la dernière période 
« glaciaire, lorsque le torrent glacial dépo- 
te sait une partie de ses blocs de moraine 
« dans les sillons moins durs du rocher 
« calcaire et lorsque l'Aar se creusait à tra- 
« vers le sable de granit un lit toujours 
« plus profond, espèce de canal d'écoule- 
« ment, origine de la gorge de l'Aar actuelle. 
« On est saisi par la grandeur majes- 
« tueuse de ce chantier mystérieux de la 
« nature, de cette œuvre de l'eau et du sable 
« de granit. Au-dessus, à côté et au-dessous 
« du spectateur une masse innombrable de 
« niches grotesques, anses, donjons et 



■ 



— 130 



« voûtes, alternant avec des cornes aiguës, 
« des saillies de rochers superposées, aux 
« formes les plus bizarres. » 

Longtemps on chemine parmi cette pro- 
fusion de formes bizarres. De ci de là, on 
aperçoit des lambeaux . de ciel, comme du 
fond d'un puits de 100 à 180 mètres de pro- 
fondeur. Puis, à un moment donné, comme 
si un rideau se levait, la gorge s'élargit et 
s'éclaire vivement. Au milieu de la scène 
apparaît la Chute du Schraibach, ^e pré- 
cipitant avec fracas dans le torrent, d'une 
hauteur de 80 mètres. 

A l'extrémité de la gorge, un escalier vous 
conduit, si vous en avez la curiosité, jus- 
qu'au faite des rochers. Ne quittez pas Mei- 
ringen sans avoir visité une nouvelle gorge, 
celle de l'Alpbach, pourvue seulement de- 
puis deux ans d'une galerie de fer. 

Bien que moins remarquable que la gorge 
de l'Aar, celle de l'Alpbach a l'avantage 
d'offrir une vue superbe sur la vallée de 
l'Hasli, le lac de Brienz, le glacier de Ro- 
senlaiii, la cascade du Reichenbach et la 
chaîne de montagnes du Grimsel. 



m — 



DIGRESSION COMPARATIVE. 



J'ai dit en commençant, à propos du 
choix d'un itinéraire, qu'un de mes bons 
amis, marcheur intrépide, qui a longtemps 
entretenu avec la Suisse d'intimes et cor- 
diales relations, m'avait vivement engagé à 
pousser jusque dans les Grisons, pour y 
visiter les Bains de Pfaeffers et la Via 
Mala. Et, comme leur grandeur sauvage 
rappelle celle des Gorges de l'Aar, tout en 
lui restant supérieure, j'ai promis au lec- 
teur, pour lui en faciliter la comparaison 
par le rapprochement, et à titre de digres- 
sion, le récit suivant de l'excursion de mon 
ami P. . . 

« Il faut commencer, quand on le peut, 
dit-il, par visiter le torrent delà Tamina 
et la crevasse où sont situés les Bains de 
Pfaeffers. 

« Ce torrent coule au fond d'une gorge 
dont les parois, presque à pic, sont héris- 
sées de sapins et de rochers. 



— 138 



I 



« Pour visiter les Bains, on entre clans une 
crevasse dont les bords, au lieu d'être à pic, 
se rejoignent au-dessus de votre tète. 

« Le chasseur qui, suivant la légende, 
découvrit ces bains, vers l'an mille, devait 
être un gaillard bien trempé pour s'être 
aventuré là dedans, alors que les abords 
n'en étaient pas, comme aujourd'hui, rendus 
accessibles par une rampe en fer. 

« Nul doute que si les bains de Pfaeffers 
se fussent trouvés en Grèce, l'imagination 
poétique de ses habitants n'en eut fait l'une 
des bouches de l'enfer. L'énorme hauteur 
des parois de la vallée, ou plutôt de la gorge, 
font sur l'esprit une impression profonde, 
dont j'ai gardé le souvenir le plus précis. 

« Ne manquez pas, à votre retour des 
Bains, de prendre le sentier qui mène au 
village de Pfaeffers. Ce sentier gravit la mu- 
raille à droite du torrent, ce qui parait de 
prime abord impossible ; mais, avec des la- 
cets en quantité suffisante, on finit par at- 
teindre le haut du mur. 

« Ah ! quel changement ! quel contraste I 
Je le crois unique, même dans cette Suisse, 



— 139 — 

qui n'est qu'une longue suite de change- 
ments à vue. On sort de l'enfer, on entre 
dans le paradis terrestre. On quitte d'énor- 
mes rochers, le fracas assourdissant des 
cascades, et voilà qu'au milieu d'un calme 
absolu on foule un épais gazon, tapissant 
une terre molle (peut-être une tourbière), 
un sol élastique, qui semble onduler sous 
vos pas. 

« Au bout de quelques centaines de mè- 
tres, on arrive à Pfaeffers, village silencieux 
par excellence, sans le moindre bruit de 
voitures, car on n'en voit aucune ; et ce n'est 
évidemment pas par les zigs-zags qui con- 
duisent là haut qu'elles pourraient y être 
hissées. Avis aux personnes fatiguées du 
brouhaha des villes et en quête d'une re- 
traite paisible I 

« Il faut d'abord voir, ai-je dit, la gorge 
de la Tamina et la crevasse de Pfaeffers 
avant la Via Mala, parceque cette dernière 
fait partie d'une gorge plus grandiose encore. 
Les deux murailles de rochers qui la for- 
ment sont plus élevées que celles de la Ta- 
mina de toute la hauteur de la route. Or, 



I 



3 



— 140 — 

cette route est collée, à une élévation variant 
de 100 à 200 mètres, au flanc de la paroi de 
droite pendant une grande partie du défilé, 
puis au flanc de la paroi de gauche. 

« En levant les yeux, on aperçoit les sa- 
pins du sommet (quelques-uns penchés au- 
dessus du précipice), à 300 mètres de hau- 
teur ; en les baissant ensuite, pour chercher 
à distinguer le torrent qui gronde au fond, 
on voit une eau furieuse écumer à plus de 
100 mètres de profondeur. 

« C'est du pont qui relie les deux portions, 
droite et gauche, de la route, qu'on peut 
juger le mieux de la hauteur du mur et de 
la profondeur du torrent. C'est de là que les 
voyageurs s'amusent à lancer des pierres 
dans le torrent. En les choisissant plates et 
aussi grosses qu'on peut les soulever, l'effet 
est extraordinaire, si l'on réussit surtout à 
les faire tomber à plat. 

« J'y arrivais assez bien, ayant été, dans 
mon enfance, de première force au bouchon. 
On jurerait entendre un coupde canon quand 
elles atteignent l'eau, qui rejaillit à vingt 
mètres. 



141 



« Quand on songe que cette Via Mala 
était, avant le percement du Saint-Gothard, 
la route d'Italie, et que nos troupes l'ont 
suivie alors qu'elle consistait en de simples 
sentiers, on est effrayé des difficultés qu'elles 
ont eu à surmonter. » 



XVII 

LE GIESSBACH. — INTERLAKEN. - 
LES LUTSCHINES. 

LE LAC DE BRIENZ. 



Voulant assister le soir à l'illumination 
des cascades du Giessbach, je prends le 
chemin de fer de Meiringen à Brienz, puis, 
sans désemparer, le bateau qui m'amène au 
pied des hauteurs du Giessbach. 

Du lac de Brienz je n'aurais rien à dire 
s'il ne m'était apparu, vers quatre h cinq 
heures du soir, couvert dans toute son éten- 
due d'une lumière presque aussi aveuglante 
que celle du soleil lui-même. 

Il est d'observation générale en Suisse 
que la succession des heures et l'incidence 
des rayons solaires sont les principaux élé- 
ments de cette incessante variété de teintes 
et de reliefs qu'on y découvre à chaque pas. 



— Ii3 — 

Du matin au soir, d'une heure à l'autre, 
rien ne s'y ressemble, la couleur et l'éclat 
des lacs moins que tout le reste. 



LE GIESSBAGH. 



On peut monter à la Plate-forme du Giess- 
bach en cinq minutes, par un petit chemin 
de fer sans locomotive, dont la ficelle ac- 
tionne un wagon unique, à la façon des as- 
censeurs. On juge mieux, il est vrai, de la 
puissance de la chute en gravissant un sen- 
tier voisin, qui vous conduit au même but. 

Mais je préfère ménager mes jambes pour 
faire, avant la nuit, l'ascension des sept 
cascades — 330 mètres au-dessus du lac de 
Brienz t 

J'avais, au préalable, arrêté ma chambre, 
non pas au grand Hôtel de Giessbach (chat 
échaudé. . .), mais à l'Hôtel de Bellemie, si- 
tué un peu plus haut, et où je me trouvai 
fort bien. 

Quand vous aurez contemplé de la Plate- 






144 — 



i 



forme l'ensemble des cascades, je vous re- 
commande d'en faire l'ascension, un peu fa- 
tigante sans doute, mais des plus remar- 
quables. 

Montez tout au moins jusqu'au second 
pont, d'où l'on a une vue superbe, tant sur 
celles qui grondent à vos pieds que sur cel- 
les qui s'affalent au-dessus de votre tête. Ce 
pont s'enfonce sous un rocher, du haut du- 
quel la rivière s'écroule d'une seule masse. 
La traversée du pont semble effrayante, 
mais une fois qu'on a franchi la poussière 
d'eau qui voltige à ses extrémités et masque 
son entrée comme une portière de mousse- 
line blanche, quand on a une fois mis le 
pied dans cette caverne bourdonnante, sur 
les ais qui trépident, et qu'on se trouve tout 
à coup séparé du reste du monde par ce tor- 
rent déchaîné, au premier mouvement de 
terreur succède bientôt je ne sais quel sen- 
timent de sécurité, mêlé de ravissement. 

A défaut de la grande scène de tout-à- 
l'heure, on a sous les yeux un féerique ri- 
deau de brocart d'argent, dont la chute conti- 
nue, furibonde, vous hypnotise. 



— liii — 

Plus haut, un sentier très accidenté 
conduit de cascades en cascades, par une 
pente de plus en plus ardue, jusqu'au som- 
met. Mon Guide m'avait alléché par la pro- 
messe de trouver là « le plus majestueux 
des panoramas. » C'est la première fois qu'il 
m'induit en erreur, mais la déception est 
complète. 

Le panorama, intercepté par les hauteurs 
voisines, est plutôt virtuel ; il se réduit à 
quelques mamelons gazonnés, couronnés 
d'un chalet, où l'on trouve — non sans par- 
lementer de — l'eau fraîche pour toute con- 
sommation. 

Si vous m'en croyez, n'allez pas jusqu'au 
« plus majestueux des panoramas. » Conten- 
tez-vous des très heaux dioramas qui s'é- 
chelonnent jusqu'aux deux tiers environ du 
chemin. 

Ces deux cents mètres de hauteur verti- 
cale, à gravir et à descendre (avec l'aide d'un 
alpenstockbien entendu), sont très suffisants 
pour vous permettre de faire largement hon- 
neur au dîner qui précède l'illumination 
des cascades. 



10 



A neuf heures, la cloche de l'hôtel du 
Giessbach réunit tous les voyageurs sur la 
Plateforme (entrée 1 franc), en face de la 
grande cascade. 

Au signal donné par un coup de canon, 
les sept cascades superposées brillent subi- 
tement dans la nuit comme des torrents de 
flamme liquide, revêtant les diverses cou- 
leurs des feux de Bengale. 

On revoitdu môme coup l'embrasement de 
la tour Eiffel et l'illumination des fontaines 
lumineuses. Et dans quel cadre ! au milieu 
des reflets d'un immense nid de verdure. 

Rien ne peut rendre surtout la magnifi- 
cence de la grande cascade. C'est une mer 
d'or, autour de laquelle retombent, à travers 
les sapins, des nuées de diamant. 



INTERLA.KEN. 



I 



Le lendemain je traverse le lac de Brienz, 
me rendant à Bonigen, puis, par le che- 
min de fer, à IntejHahen. 



Traversée par l'Aar — qui sort du lac de 
Brienz pour se jeter dans celui de Thun — 
Interlaken n'est pour ainsi dire qu'une 
longue avenue de riches hôtels aux jardins 
tleuris, hordéede noyers séculiers. 

Dans l'embarras du choix, je m'arrête à 
l'un des hôtels les plus rapprochés de la gare. 

Je ne voulais d'abord que toucher barre à 
Interlaken. Mais l'herbe tendre, le large 
horizon, sur lequel se détache la masse 
blanche de la Jungfrau, l'attrait piquant de 
cette colonie cosmopolite, le besoin enfin 
d'un jour de farniente après mes précéden- 
tes expéditions me décident à ajourner 
d'autant celles de Grindelwuld et Lauter- 
brunnen. 



LES VALLÉES DE LA LUTSGHINE. 



Je pi ends de bonne heure, à la gare de 
Zollhaus, le chemin de fer à voie étroite 
qui suit, au milieu des vergers, la rive droite 
de la Lïdschine. 



— 1!8 — 



Devant moi se dresse le glacier géant de 
la Jungfrau (la Vierge), d'assez près pour 
que je puisse distinguer ses massives stra- 
tifications de neige. Malheureusement je 
suis privé des effets de lumière changeante 
qu'y produit, dit-on, le soleil ; car il fait 
aujourd'hui défaut. 

En remontant, le cours de la Lùlschine, 
j'arrive à Zweilùtschinen (les Deux riviè- 
res), au confluent de ses deux bras : la 
Lidschine blanche, qui descend de Lauter- 
brunnen et la LiUschine noire, originaire 
de Grindelwald. 

Du pont jeté sur ce confluent, à la gare de 
jonction des chemins de fer qui accompa- 
gnent les deux cours d'eau, on peut voir 
qu'ils sont ainsi justement dénommés. 

Tous deux sont formés par la fonte des 
neiges, mais arrosent évidemment des ter- 
rains de nature différente. Celui que je vais 
côtoyer jusqu'à Grindelwald charrie un li- 
mon noirâtre, qui lui donne l'aspect d'un 
grand égout collecteur. C'est bien la LiUs- 
chine noire. La Lùtschine blanche est. au 
contraire, transparente. Quant à la Liits- 



— 149 — 

chine proprement dite, formée par le mé- 
lange des deux courants, elle offre une teinte 
indécise, grise et louche. 

Les vallées parcourues par les deux ri- 
vières — la brune et la blonde — sont, 
comme elles, dissemblables, mais toutes 
deux d'une exquise fraîcheur, ombragées, 
enlacées par des routes-promenades, avec 
un cortège de montagnes boisées et de ro- 
chers à pic, d'une variété infinie. 

De leurs corniches s'échappent d'innom- 
brables ruisseaux, qui serpentent dans des 
ravins, comme une galerie de petites cas- 
cades. 

Leur moutonnement continu tire l'œil, 
qui se fixe, tout en haut, sur de larges 
plaques brillantes, accrochées par places 
aux glacis des rochers. A première vue on 
les baptise : couches de neige. Mais on voit 
avec la jumelle qu'elles sont dues à de 
minces nappes d'eau, qui lubréfient et sem- 
blent lisser les roches. 

Tout cela est assurément fort beau. Et 
pourtant il me semble que cela manque du 
jour nécessaire pour fondre, dans l'harmo- 



I 



— ISO — 



nie d'une lumière univoque, les notes spé- 
ciales, les tons durs et heurtés propres à 
chaque objet. 

J'ai déjtà fait pareille remarque au milieu 
des montagnes qui entourent Gœschenen, 
je la répéterai sur les bords même du lac 
de Genève : souvent, en Suisse, la brume 
mate le soleil. 

Enveloppant tout d'une vaporeuse demi- 
teinte, elle répand -sur tout un charme 
mélancolique, d'une poésieindéniable. Je lui 
préfère, pour ma part, la poésie du plein 
air, celle qui rayonne des choses ensoleil- 
lées. 



XVIII 

GRINDELWALD. — LAUTER- 
BRUNNEN. 

GHIXDELWALD. 



Ces réflexions me sont suggérées par le. 
milieu ambiant, au moment où, après avoir 
franchi des galeries creusées dans le roc, 
le train nous élève, au moyen de sa roue 
dentée, dans le voisinage des régions gla- 
ciales. Les nuages frangés qui en descen- 
dent, avec le froid, sont d'un mauvais pré- 
sage et me prédisposent aux idées grises. 

De fait, aussitôt après mon arrivée à Grin- 
delwald et mon installation à V ' Hùtel des 
Glaciers, le plus proche de la « merde glace 
du glacier inférieur », une ploie fine et drue 
se met à tomber, pour ne cesser complète- 
ment qu'à la nuit. 

Gros crève-cœur ! Je tenais, en effet, d'au- 



tant plus à visiter l'un de ces grands bassins 
gelés, nommés mers déglace, que mon itiné- 
raire ne comportait pas la visite de celle qui 
avoisine Ghamonix. Je devais donc forcé- 
ment rester privé de ce curieux spectacle. 

Mais au moins ne voulus-je pas manquer 
celui de la grotte de glace, creusée dans 
l'épaisseur du glacier inférieur, que j'aper- 
çois de ma fenêtre. 



i 



LA GORGE DE LA LUTSCHINE NOIRE. 

Dès que la pluie se modère, je me dirige 
d'abord vers lagorge de la Lfitschine noire. 

A l'entrée se dressent deux énormes pics, 
sentinelles avancées d'aspect formidale. 

La gorge, beaucoup moins longue, mais 
plus grandiose encore que celle de l'Aar, 
est une vaste et noire caverne, formée par 
des rochers gigantesques. Au fond, sous la 
voûte, la glace se fait jour, éclairant la 
grotte comme fait un chœur lumineux dans 
une sombre cathédrale. C'est, en effet, de la 



153 



crête du glacier que la Liitschine se préci- 
pite dans la caverne, en tourbillonnant avec 
un bruit terrible. 



LA GROTTE DE GLA.CE. 

On monte à la grotte de glace par un che- 
min tortueux, garni dans les endroits ré- 
trécis de barrières en bois. 

Un peu avant de l'atteindre, on peut, 
moyennant un péage de cinquante centimes, 
se rendre, par un étroit sentier longeant la 
gorge, à un pont jeté à 200 mètres au-dessus 
de la Lutschine. On découvre de là l'ouver- 
ture béante de la grotte de glace et les énor- 
mes crevasses du glacier sous lequel elle 
s'enfonce. 

On arrive par des marches taillées dans 
la glace à cette grotte, qui n'est autre 
chose qu'une galerie sans issue, creusée à 
même dans le glacier. 

On s'y dirige, comme dans un tunnel de 
cristal, à la clarté de lampes fumeuses. 






— la 



Bientôt cette clarté douteuse s'obscurcit en- 
core et je me vois disparaître dans un nuage 
de vapeur, que le froid condense autour de 
mes vêtements humides. 

Je me retrouve assez pourtant au milieu 
de ce brouillard pour me diriger dans la ga- 
lerie, au fond de laquelle m'attirent les ac- 
cords étranges d'une musique grêle et cris- 
talline. 

L'antre est, en effet, hanté par une sorte 
de vieille sorcière, dont les doigts taquinent 
les cordes d'une mandoline antédiluvienne. 
Un rictus de satisfaction accueille la pié- 
cette que je dépose dans sa sébille. 

Mais quel n'est pas mon étonnement 
quand, sorti de la grotte, je vois la mégère 
sur mes pas, brandissant son alpenstock. Je 
me rassure vite pourtant en la voyant des- 
cendre à grandes enjambées vers un chalet 
voisin, qui doit être son domicile légal. 

De là, sans doute, elle guette le voyageur 
comme l'araignée sa proie ; elle va l'atten- 
dre ensuite au fond de son repaire, où elle 
l'attire — nouvelle Circé — par des accords 
inconnus des mortels. Elle doit être aussi 



i:;:i 



la vestale préposée à l'entretien des lumi- 
gnons sacrés de la grotte. 



HISTOIRE D ALLEMANDS. 



Une autre aventure égaya pour moi cette 
humide journée. 

En gravissant le chemin rocailleux qui 
conduit à la grotte de glace, j'avais croisé 
le plus grotesque cortège. Deux allemands 
ivres, a cheval, un parapluie à la main, le 
descendaient. Leurs guides, plus ivres en- 
core, les suivaient, remorqués par leurs 
hêtes, aux queues desquelles ils se cram- 
ponnaient. 

C'eut été à se tordre, si ce n'eut été ef- 
frayant à cette hauteur f 150 mètres environ). 

Où je m'en donnai à cœur joie, par exem- 
ple, ce fut quand, au retour, je retrouvai 
ces vaillants teutons, attardés dans une au- 
berge sur la route de Grindelwald, où ils 
s'étaient achevés. Rien de drôle comme leurs 
efforts inouïs et vains pour se réintégrer sur 
leurs montures. 









— i:;i; — 

L'un se servait, en guise d'étrier, d'une 
chaise boiteuse, avec laquelle il s'affalait 
dans le ruisseau. L'autre, hissé à force de 
bras sur une table, au milieu de bouteilles 
vides, en voulant enjamber sa selle, passait 
de l'autre côté et s'aplatissait sur la route 
avec un bruit sourd. 

C'était, vous dis-je, à mourir de rire. Des 
allemands qui se tuent, sans faire de mal à 
personne, n'est-ce pas double aubaine et 
pain bénit ? 



LAUTERBRUXNEN. 



LE STAUBBACH. 



Après avoir couché à Grindelwald, je 
descends par un train matinal à Zvbeilûts- 
chinen. Puis de là, changeant de train, je 
parcours la délicieuse vallée de la Lutschine 
blanche, jusqu'à Lauterbrunnen. 

Lesté du premier déjeuner, je me rends 
immédiatement à la cascade du Staubbach. 

Imaginez-vous une rivière se jetant de la 
crête d'un rocher dans le vide, à une hau- 



— 10/ — 



teur de plus de 300 mètres, avec des sou- 
bresauts dont la forme et l'impétuosité va- 
rient à chaque instant. 

Le torrent s'éparpille bientôt en une vaste 
gerbe ; puis cette gerbe se divise en pana- 
ches flottants, où des myriades de goutte- 
lettes reflètent les couleurs de l'arc-en-ciel. 
Plus bas encore, cette pluie fine, pulvérisée 
par la résistance de l'air, hésite à descen- 
dre ; métamorphosée en rosée, en vapeur 
blanchâtre, elle voltige comme une gaze lé- 
gère, qui s'affaisse doucement sur le sol. 



LE THUMMKLBACH. 



I 



Après la cascade du Stavbbach, celle du 
Trùmmeïbach, moins fréquentée peut-être, 
parce qu'elle est plus éloignée, n'est pas 
moins merveilleuse. 

Prenez pour vous y rendre, presque en 
face de la cascade du Staubbach, un pont, 
puis un chemin qui remonte la rive droite 
de la Lùtschine blanche. Vous en suivez 



I 



— 1S8 — 






pendant une heure le cours sinueux, au 
milieu d'une grasse prairie plate. 

Prairie arrosée par des ruisseaux, qui 
rayent de blanc, comme sur le chemin de 
Grindelwald, la double muraille des rochers 
qui l'encadrent. Sur les corniches, des files 
de sapins vous accompagnent, comme une 
escorte de nains. 

Il semble à un certain moment, après 
avoir longtemps marché, que les oreilles 
tintent ; puis on perçoit distinctement une 
sorte de grondement souterrain, dont l'in- 
tensité augmente peu à peu. 

C'est la voix de la cascade du Trùmmel- 
bach ; car on l'entend avant de la découvrir. 
Et ce qu'on en découvre d'abord, si impo- 
sante que soit la grande vasque d'où elle 
fait irruption à l'extérieur, n'est rien en 
comparaison du rare spectacle-concert qui 
vous attend à l'intérieur. 

Pour y pénétrer, vous gravissez un sen- 
tier humide, bordé de rampes. Il vous 
mène sous une sorte dé portique, où un fra- 
cas épouvantable vous force à regarder à 
gauche. 



159 



Là vous découvrez une grande caverne, en 
forme de marmite — une sorte de chaudière 
de Satan ! — Dans la paroi adossée à la mon- 
tagne, près de la voûte (ou du couvercle), par 
un grand trou rond de plus d'un mètre de 
diamètre, bondit à gueule bée un torrent 
d'une effrayante rapidité. Torrent cylindri- 
que, de la forme du canal par lequel il s'é- 
chappe comme d'un ajutage. 

On sait quelle puissance de débit possè- 
dent les ajutages cylindriques. Qu'on mul- 
tiplie cette puissance par la pression de 
l'énorme colonne d'eau qui traverse, dit-on, 
le rocher dans toute sa hauteur, et l'on 
comprendra quelle est la force indomptable 
d'un pareil jet. 

Force perdue, qui s'épuise depuis des 
siècles à creuser dans le roc cette vaste 
caisse sonore, alambic du diable, dont la 
baie inférieure vomit, sous forme de casca- 
de, la rivière qu'elle reçoit à l'état de trombe. 
Et cette trombe fait rage au point de sou- 
lever dans « l'infernale cuve » un tourbil- 
lon d'écume fumeuse, accompagné d'un 
bruit caverneux, terrible et profond, dont 






M 



— 160 — 

rien ne peut donner l'idée. Ce n'est plus 
« une tempête dans un verre d'eau », mais 
un véritable ouragan en vase clos. 

Si vous vous aventurez au milieu du pont 
jeté à travers l'entrée de l'excavation, vous 
vous sentez saisi, entraîné par la rafale, 
qui vous cingle à la figure une pluie glacée. 

Encore une fois, après la cascade du 
Staubbach il faut voir à tout -prix celle du 
Trûmmelbach. Toutes deux prodigieuses, 
elles se prêtent l'une à l'autre, par le rap- 
prochement, un singulier attrait. Ce n'est 
pas seulement entr'elles un contraste; c'est, 
aux points de vue esthétique et physique, 
une complète, une saisissante antithèse. 



DE LAUTERBRCNNEN A BERNE. 



Je retourne à Lauterhrunnen et quitte 
avec regrets cette région des Lùtschines, où 
il me resterait encore tant à voir : le Faul- 
hom, la Schynige-Platte, Mftrren, — dont 
le nouveau funiculaire fonctionne sous mes 
yeux. 



— 161 — 

Son ascension serait aujourd'hui sans 
objet ; car le temps, bien que rasséréné, 
reste encore couvert. 

Et puis, « on ne peut tout voir à la fois ». 
Une première promenade à travers la Suisse 
ne permet guère que de goûter le dessus du 
panier de ce magnifique jardin. 

Aussi bien suis-je maintenant déjà très 
avancé dans l'exploration de la partie de la 
Suisse pittoresque que comprend mon pro- 
gramme. En dehors des sites a voisinant les 
lacs de Genève et de Neuchâtel, je n'ai plus 
guère à visiter que les chefs-lieux de can- 
tons : Berne, Fribourg, Lausanne, Genève, 
Neuchâtel. Et, si intéressantes que soient 
ces villes, c'est aussi leur côté pittoresque 
que je me propose d'envisager, sans m'éten- 
dre'en longues descriptions de leurs rues et 
monuments. Un bon Guide est, du reste, 
nécessaire pour s'y diriger avec précision. 

Je retourne donc à Interlaken. Et, après 
avoirtraversélejolilac de Thun, — saluant 
au passage le Beatenberg et l'antique ville 
de Thun, — je prends, à Scherligen, le che- 
min de fer qui m'amène le soir à Berne. 



il 









XIX 
BERNE. 



LES OURS. 

Capitale fédérale de la Suisse, Berne en 
est certainement la ville la plus curieuse 
par son histoire, comme par ses monuments 
et son profond cachet d'antiquité. 

Ville protestante, de 46,000 habitants, 
chef-lieu du grand canton de Berne, son 
nom vient de l'allemand : Baer (ours). 

Des ours, on en a mis partout ; et ils sont 
partout choyés, vénérés. On en voit en chair 
et en os, en bronze, en pierre, en bois ; val- 
sant et faisant les beaux dans leurs fosses ; 
faisant, quand l'heure sonne, des rondes à 
la Tour de l'Horloge ; figurés en orchestre 
sous la fontaine du Mangeur d'enfants ; 
sculptés sur les monuments et les écussons 



— 103 — 

de la ville. L'ours est, en un mot, l'image 
de Berne, soit dit sans la moindre intention 
désobligeante pour ses habitants. 

Bien que doués de cette allure un peu 
lourdepropre aux pays de langue allemande, 
les Bernois sont avenants et hospitaliers, 
comme la plupart des Suisses. 

L'ours, pour eux, est bien un symbole, 
mais un symbole patriotique. Voici, en 
effet, l'origine du culte dont il est l'objet. 

Après que Berthold IV, duc de Z;ehringen, 
vice-roi de l'Helvétie, eut fondé, en 1178, la 
ville de Fribourg sur la Sarine, pour défen- 
dre le pays contre les attaques des Bourgui- 
gnons, son fils Berthold V fonda, treize ans 
plus tard, une autre ville forte sur l'espèce 
de promontoire qui domine l'Aar. 

Ne sachant quel nom lui donner, il décida 
qu'elle recevrait celui du premier gros gibier 
qui serait abattu dans une partie de chasse, 
organisée dans les environs. Ce fut un ours 
qui écopa. 

On peut voir à un kilomètre de la ville, 
près de la porte du cimetière, une pierre 
avec inscription commémorative du fait. 






— 164 — 



I 



C'est en ce souvenir également que la ville 
de Berne orna son écusson d'un ours et 
décida d'entretenir à perpétuité deux cou- 
ples de ces intéressants tardigrades dans 
des « fosses », aujourd'hui transférées sur 
la rive droite de l'Aar, près du Pont de la 
Nydeck. 

La visite des fosses aux ours s'impose 
au touriste, plus encore que celle du Jardin 
des Plantes de Paris au bon provincial ; 
aussi me gardai-je d'y manquer. Mais, tout 
amour-propre national à part, force me fut 
bien de reconnaître que les ours de Berne 
sont beaucoup mieux léchés et mieux soi- 
gnés que leurs congénères parisiens. 

Ils sont aussi beaucoup plus savants et 
exécutent, avec une grâce dont la prétention 
à la mignardise est d'un drôle achevé, les 
exercices variés : évolutions, saluts, danses 
innommées etc., qui concernent leur état. 

Tout cela au commandement, donné clans 
n'importe quel idiome, . . . car ils connais- 
sent toutes les langues. Il suffit de leur 
indiquer la figure ou le mouvement demandé 
de la main, pourvue d'un petit pain ou 



165 



d'une simple touffe d'herbe. Car ils sont 
gourmands, les ours de Berne t 

Gourmands et dodus ! Pour un morceau 
de brioche, ils se couchent sur le dos. les 
pieds dans les mains et, grotesquement, 
inspectent l'affluence de curieux ; pour une 
pomme ils font trois tours de valse ; ils sont 
capables de toutes les bassesses pour une 
carotte. 

Ils se croisent les mains sur la poitrine 
d'un air suppliant ; ou bien ils font des 
mines, posent pour le torse, prennent des 
attitudes penchées, imitent les dodeline- 
ments de tète, les ronds de bras des plus 
accortes danseuses. Il ne leur manque plus 
guère que leur sourire stéréotypé : cela leur 
viendra sans doute avec un complément 
d'éducation. 

Une vieille fille millionnaire, séduite par 
leurs attraits, les avait constitués autrefois 
ses légataires universels. Mais depuis qu'en 
1798 le général Brune s'empara du trésor 
de Berne, pour le compte du Directoire, ils 
sont inscrits, dit-on, au bureau de bienfai- 
sance de la ville. Ils vivent de souscrip- 



I 



a 



— 166 — 



tions et de carottes volontaires . 
portent pas plus mal. 



et ne s'en 



LA VILLE. 



Si j'ai longuement parlé d'ours à propos 
de Berne, c'est qu'il convenait de rendre à 
tout seigneur tout honneur. 

Mais c'est parle Palais fédéral que j'avais 
commencé mon tour de ville. Placé entre 
une grande cour, ornée d'une statue en 
bronze de la ville de Berne, et une plate- 
forme qui domine la ville basse et le cours 
de l'Aar, ce grand édifice est d'une belle 
architecture italienne. 

On y visite gratuitement — rare excep- 
tion — les salles des séances des Conseils 
fédéral, national et des Etats. 

Près de là, un chemin de fer funiculaire 
conduit en cinq minutes à la ville basse. 

La Terrasse, sur laquelle on voit la sta- 
tue de Berthold de Zœhringen, est une belle 
promenade ombragée, d'où, comme de la 



— Il',7 



plate-forme du Palais fédéral, on embrasse 
un vaste panorama. 

A 35 mètres de profondeur, le cours si- 
nueux et le barrage de l'Aar, ses ponts ma- 
jestueux, toute la ville basse et ses envi- 
rons ; au fond du décor, la chaîne des Alpes 
bernoises et les cimes neigeuses des mon- 
tagnes avec lesquels j'ai déjà fait connais- 
sance au Righi: le Wetterhorn, le Muench, 
l'Eiger et l'éternelle Jungfrau, dont la blan- 
che silhouette accompagne le touriste et 
l'oriente, comme le grand jalon du pays 
Bernois. 

La Cathédrale est un monument tudes- 
que du seizième siècle, remarquable parles 
grandes figures, à draperies cassées, de son 
porche, et son original portail occidental, 
par ses sculptures intérieures, son orgue — 
émule de celui de Fiïbourg — ,1e monument 
funéraire du duc de Ziehringen etc. 

Sur la place de la Cathédrale, où se tient 
le marché (aux anciennes coutumes bizar- 
res), s'élève la statue équestre de Rodolphe 
d'Erlach, le vainqueur de Laupen. Quatre 
ours en bronze sont assis, en quatre attitu- 



I 



1 

1 



— 1(58 



I 



des différentes, sur les angles du socle. 

\J Hôtel de ville, d'une élégance originale, 
est orné d'escaliers extérieurs, d'une hor- 
loge et d'écussons bariolées. 

Devant la Tour de l'Horloge, au cadran 
astronomique, on voit des personnages au- 
tomatiques frapper les heures, tandis qu'une 
famille d'oursons défile à la ronde. 

La place du Marché au blé (Kornhaus- 
platz) mérite aussi une mention. 

On y trouve le Grand Grenier, dans la 
cave duquel s'alignent deux rangées de fou- 
dres énormes, aux écussons des divers 
cantons suisses, contenant de 15,000 à 25,000 
bouteilles. Le fameux « tonneau Mercier » 
n'est qu'une récente édition, amplifiée il est 
vrai, de ces monstrueux réservoirs. 

Sur la place même est la fontaine dite 
de l'Ogre ou du Mangeur d'enfants. C'est 
un croquemitaine, chargé d'une provision 
d'enfants et enavalant un, la tète lapremière. 

La ville de Berne abonde en « ces enfan- 
tillages sérieusement conservés par la sculp- 
ture ; ses rues ont conservé l'aspect tour- 
menté de la fin du moyen âge. » Rien d'o- 



— 169 



riginal, par exemple, comme les arcades 
basses et les galeries sombres de la rue du 
Muséum, et de la Marhtgasse, comme la 
rue des Chaudronniers, etc. 

« Les guerriers du temps, dit excellem- 
ment Desbarolles, pourraient sans discor- 
dance s'y promener avec leurs armures. Ses 
maisons rendantes à balcons, ses rideaux à 
peintures, ses bannes et ses enseignes do- 
rées, flottantes au dehors, ses fontaines sur- 
montées de chevaliers ou de statues rudes 
et naïves, ses portes sculptées, tout donne 
à la ville de Berne un charme d'antiquité 
que toutes les autres villes gothiques s'em- 
pressent de gaspiller au plus vite. » 

Si vous voulez voir le splendide coucher 
du soleil sur la chaîne de l'Oberland, gagnez, 
à un quart d'heure, de la-ville la terrasse du 
Schœnzli. 



XX 
FRIBOURG. 

FRIBOURG ET SES PONTS. 



Je quitte Berne de bonne heure, parce que. 
n'ayant pas une journée entière à consacrer 
à Fribourg, je désire néanmoins m'y arrêter 
assez longtemps pour visiter la ville et le 
viaduc de Granfrey, puis entendre, si pos- 
sible, le concert des grandes orgues. On 
descend, comme dans un sous-sol, à la gare 
du chemin de fer de Berne à Lausanne. En 
se plaçant en sens opposé à la direction du 
train, on jouit, à la sortie de Berne, d'une 
belle vue d'ensemble sur la ville. 

Le chemin de fer franchit l'Aar sur un 
pont en fer, gagne les champs glorieux de 
Laupen, Flamatt, puis, entre deux tunnels, 
la verdoyante vallée de Taferna. 



— 171 - 



Mais nous voici tout d'un coup suspendus 
au-dessus d'un abîme, au fond duquel coule 
une rivière. C'est la vallée de la Sarine, que 
nous traversons sur le viaduc de Granfrey. 

Fribourg ! 

Bâtie sur un rocher par les Romains, c'est 
au douzième siècle que cette ville fut déve- 
loppée et fortifiée par les ducs de Ztehrin- 
gen, réputés ses fondateurs. 

Je la parcours rapidement. Sur la place 
de l'Hôtel de Ville, je m'arrête sous le Til- 
leul planté, suivant la légende, en 1476, 
après la victoire de Morat. (Voir au chapi- 
tre X.) Ce tilleul phénoménal est tout en 
fleurs. J'en recueille... ou, plus exacte- 
ment, j'en cueille une, que je conserve à 
l'instar d'une relique. Non que, tout en res- 
pectant la légende du Tilleul, je nourrisse 
une foi absolument robuste dans l'âge qu'on 
lui prête. 416 ans, c'est un chiffre ! 

La longévité tout à fait apocryphe de cer- 
tains arbres de la forêt de Fontainebleau 
et du quintuple hêtre de la forêt de Com- 
piègne est, je crois, loin d'atteindre la sienne. 
Celles des ormes-Sullv et du cèdre de Jus- 









■ 

■ 






— 172 — 



sieu (au Jardin des plantes; ne lui sont pas 
comparables. 

Quant au pauvre vieux accacia sous le- 
quel venait méditer Buffon et qu'on sur- 
nomme « l'ancêtre du Jardin des plantes », 
il n'aurait encore que 256 ans. — Presque la 
fleur de l'âge du Tilleul de Fribourg ! — Je 
viens de revoir exprès ce phénix des robi- 
niers. Eh ! bien, franchement, le vénérable 
ancêtre, malgré son recrépissage, est entiè- 
rement décrépit. Son tronc crevassé, recou- 
vert d'emplâtres... en plâtre, ressemble 
à une vieille béquille mal rajustée. Les 
quatre branches qui le couronnent (?j, plus 
lamentables cent fois que les trois cheveux 
de Cadet Roussel, participent de la couleur 
de rouille des anneaux de fer qui les sou- 
tiennent. Le Tilleul de Fribourg, que j'ai 
vu couvert de fleurs au commencement 
de septembre, paraîtrait évidemment tout 
jeune à côté de lui. On le prendrait plu- 
tôt pour l'arrière-petit-lils de celui planté 
le jour de la bataille de Morat. 

Faut-il ajouter que le chêne historique 
sous lequel saint Louis rendait la justice 



— 17:1 






aurait à peine vécu 300 ans, s'il faut en 
croire les supputations les plus libérale- 
ment légendaires ? 

Parmi les nombreuses églises deFribourg, 
l'église gothique de Saint-Nicolas, avec sa 
tour, qui ressemble à la tour Saint-Jacques 
moins les quatre évangélistes, le jugement 
dernier de son portail et les fameuses orgues 
qu'elle renferme, est certainement la plus 
remarquable. J'y reviendrai à l'heure du 
concert. 

Près de là, j'aperçois de grands câbles de 
fils de fer, tendus contre les' murs des mai- 
sons. Ce sont les supports, au nombre de 
six, du Grand Pont suspendu sur la Sarine, 
chef-d'œuvre d'un architecte français. Son 
unique travée, de 2fi."> mètres de long, passe 
à 51 mètres au-dessus de la rivière. 

De ce pont, on voit à droite le Pont 
de Ootteron, qui paraît plus grandiose en- 
core (bien que moins long), à cause de son 
élévation de 93 mètres au-dessus de la Sa- 
rine. 

Je m'y rends en suivant, au bout du 
Grand Pont, le chemin latéral, flanqué à 



— 174 — 



gauche de la Tour rouge, bâtie sur un ro- 
cher, et surplombant, à droite, au-dessus 
de la Tour de l'ancienne porte de Berne, 
qui émerge du fond d'un ravin. 

Du milieu du Pont de Gotteron le regard 
plonge émerveillé, d'un côté, sur les cimes 
des grands arbres de la vallée de Gotteron, 
de l'autre, sur le précipice où coule la Sarine 
et qui ébauche, k la base du rocher où s'é- 
lève Fribourg, un énorme fossé de circon- 
vallation. 

Une grande avenue me cond uit ensuite, en 
dehors de la ville, à la Chapelle de Lorette, 
petit sanctuaire, dont les murs blancs sont 
ornés à l'extérieur de belles statues de 
pierre. 

De la terrasse qui l'entoure, brillentenface 
de moi, sous le rayonnement du soleil : en 
haut, Fribourg, fièrement campé sur ses for- 
tifications, au ras desquelles s'implantent 
les murs des maisons ; dans le fond, la ville 
basse, ses ponts, l'église Saint-Jean, an- 
cienne Commanderie des chevaliers de 
Malte ; à gauche, le barrage et la chute de 
la Sarine, produisant la force motrice né- 



175 



cessaire pour éclairer la ville à l'électricité. 
Cette force y est transportée an moyen d'un 
cable aérien. 

Que diraient les Romains qui l'ont bâtie 
s'ils pouvaient y voir cette prodigieuse ap- 
plication de la science moderne ? 



LE VIADUC DE GRAXFREY. 

Mais je passe sur mes nouvelles pérégri- 
nations en ville, pour en sortir par la porte 
de Morat. De là je gagne, par la magnifique 
promenade du Palatinat et la route qui 
lui fait suite, le viaduc de G-ranfrey. 

Ce monument, en fer forgé dans les usi- 
nes du Greusot, rappelle les merveilles mé- 
tallurgiques du Champ-de-Mars. 

D'une longueur de 333 mètres, sur 76 de 
hauteur, supporté par six piles dont la base 
seule est en maçonnerie, le viaduc de Gran- 
frey pèse 60,000 quintaux de fer forgé. 
De même que notre Galerie des Machines 
est suspendue sur ses fondations au moyen 
d'énormes galets, cette masse, au lieu d'être 



— 176 — 



fixée aux culées, repose sur des rouleaux, 
sur lesquels elle s'immobilise par son pro- 
pre poids. 

Le viaduc est doublé en dessous par une 
véritable route, suspendue par une galerie 
à jour, aussi en fer. 

La contexture du viaduc et des piles qui 
le supportent est, extérieurement, d'un très 
grand effet. Elle rappelle cet enchevêtrement 
touffu qui fait ressembler la tour du Champ 
de Mars à une forêt de fer. Quand on pénè- 
tre dans l'intérieur de la longue galerie qui 
passe sous le viaduc, il s'ajoute à cette im- 
pression, au moment où le tonnerre d'un 
train arrivant sur votre tête fait résonner et 
trembler cette énorme carapace métallique, 
celle de l'imminence d'un formidable écra- 
bouillement. 

Un ingénieur avec qui je causais der- 
nièrement du viaduc de Granfrey me disait 
qu'on ne saurait trop recommander aux ama- 
teurs de ces prodiges de l'art moderne d'al- 
ler visiter en Ecosse un autre colosse de fer, 
devant lequel le fabuleux Colosse de Rhodes 
eut dû baisser pavillon. 



— 1' 



Il s'agit du pont du Forth, dont les vi- 
siteurs de l'Exposition de 1889 ont pu voir 
une belle réduction dans un bâtiment du 
Trocadéro. 

Il n'existe rien au monde, je suppose, de 
plus gigantesque que ce pont de 1800 mè- 
tres de long, jeté sur deux piles, à une 
hauteur de 120 mètres, sur un bras de mer. 

Chacun des trois tabliers métalliques qui 
relient les deux piles entr'elles et aux cu- 
lées a ainsi 600 mètres de long et simule 
deux tours Eiffel horizontales.' se louchant 
par le sommet. 

A quand, pour enfoncer \epont du Forth, 
le pont sur la Manche ? Jamais peut-être, 
tout du moins qu'on redoutera au-delà du 
détroit que nous ne nous en servions pour 
aller un beau matin nous emparer de l'Old 
England. Aimables et confiants voisins ! 






LES ORGUES DE FHIBOURG. 

J'arrive à la cathédrale Saint-Nicolas à 
une heure et demie, à temps pour entendre 






— 178 



le premier concert d'orgue de la journée. Il 
y en a un autre vers huit heures du soir. 

Rien ne peut donner l'idée de la puis- 
sance de ces orgues. Il ne suffit pas pour 
cela de dire qu'elles se composent de 67 
registres, comprenant 7,800 tuyaux, dont 
quelques-uns ont 10 mètres de longueur. 

Tout au plus serait-on porté à en conclure 
qu'elles font énormément de bruit. 

Oui et non, ou plutôt non. Ce n'est pas 
du bruit, ce sont des modulations incon- 
nues, c'est une harmonie divine qu'on en- 
tend-là. 

Ce qui fait vraiment du bruit — un bruit 
aussi très harmonieux sans doute — c'est, 
par exemple, l'orgue de la salle des fêtes du 
Trocadéro, accompagnant les fanfares de 
Berlioz ou de Wagner. Ses vibrantes sono- 
rités se fondent bien avec celles des cuivres 
et s'adaptent à merveille aux concerts à 
grand orchestre. 

Mais ici l'orgue seul est tout l'orchestre. 
Et j'avoue n'en avoir jamais entendu de 
plus varié, déplus émouvant, étendant aussi 
loin le champ de l'harmonie imitative. 



— 179 — 



Tantôt vous entendez chanter des voix 
humaines, des voix d'enfants, qui font vi- 
brer toutes vos cordes intimes. Tantôt vous 
êtes enlevé par un chant sublime, enveloppé 
par le tumulte de la foule en marche. Puis 
les grandes voix de la nature s'élèvent. 

Vous écoutez surpris, ravi, les sifflements 
de la tempête qui s'approche, et les roule- 
ments du tonnerre, précédant le fracas de 
l'orage. 

Les deux morceaux qui m'ont le plus 
remué ont été la berceuse du Pardon de 
Ploermel et la tyrolienne du 3 e acte de 
Guillaume Tell. Leur interprétation par cet 
admirable instrument, dans ces hautes nefs 
qui réfléchissent nettement les plus faibles 
sons, en laissant toute leur latitude à l'ex- 
pansion des plus profondes et des plus in- 
tenses vibrations, m'a laissé dans l'âme et 
dans l'oreille une impression ineffaçable. 

J'avais, en traversant Fribourg, rencontré 
un autre plaisir, savouré une autre musi- 
que, plus connue, mais non moins jolie : 
j'entendais enfin parler français. C'est ici, 
en effet, la langue courante, bien que la 



— 180 — 



ville basse ait conservé l'usage d'un vieil 
idiome, ni allemand ni français, moins dur 
que le tudesque, mais tout aussi inintelli- 
gible pour moi. 



4B 



XXI 



LE PAYS DE VAUD. 



LAUSANNE. 



Le trajet que je fais ensuite de Fribourg 
à Lausanne concourt à me persuader qu'en 
pénétrant dans le pays de Vaud j'entre en 
pays français ; pays boisé, fertile, que do- 
minent la station et le château de Romont. 

Plus loin, à droite, de grandes plaines 
plantées d'arbres, d'où émergent des clo- 
chers. Puis, à gauche, en approchant de 
Lausanne, un vaste horizon lumineux. C'est 
le lac de Genève, — une petite mer ! — li- 
mité par les, montagnes de la Savoie, bordé 
de villas et de coteaux couverts de vignes. 

On traverse enfin la vallée de la Pcmdèze 
sur un viaduc de neuf arches ; et, après un 
tunnel, on arrive en gare de Lausanne, au- 
dessous de la ville, bâtie en amphithéâtre 






— 182 — 



sur le mont Jorat, et au-dessus d'Ouchy, 
station de bateaux sur le lac de Genève. Un 
chemin de fer à ficelle relie Lausanne à 
Ouchy. 

Chef-lieu du canton de Vaud, siège du 
Tribunal fédéral, avec une population de 
30,000 habitants, Lausanne possède des 
monuments remarquables. 

Voir, sur la place de la Palud, son cu- 
rieux Hôtel-de- Ville, avec clochetons, gar- 
gouilles et peintures à fresques, ainsi qu'une 
fontaine, ornée d'une statue de la Justice, 
raide et naïve. 

Cette Justice, à l'exemple d'une autre 
que j'avais précédemment remarquée à 
Berne, tient à la main une balance dont un 
des plateaux fléchit sous le poids d'un 
glaive. Y a-t-il là une allusion à l'épée de 
Brennus?un symbole anticipé de la maxime 
bismarkienne: «La Force prime le Droit»? 
Ou bien est-ce une liguration de l'adage : 
« La Force doit rester à la Loi ? » Cette 
interprétation, plus honnête, est vraisem- 
blablement la bonne. 

On rencontre plus haut : la grande école 



— 183 — 



industrielle, la Cathédrale protestante, le 
Musée cantonal, enfin l'ancien Château épis- 
copal, siège des autorités vaudoises et du 
Tribunal fédéral. 

Cette forteresse du treizième siècle, avec 
ses meurtrières, ses couronnes de créneaux, 
ses pavés de mosaïques, sa terrasse, sa 
masse rouge imposante, est une des curio- 
sités de Lausanne. 

Il en est de même du Signal. On ap- 
pelle de ce nom une promenade plantée de 
grands arbres, où l'on monte par un chemin 
à mi-côte, très pittoresque. Il y a là un beau 
parc aux cerfs et, sur le faite, une terrasse 
d'où la vue s'étend au loin sur le lac de 
Genève. 

On y trouve, comme au Righi-Kulm, 
comme sur la terrasse de Bâle, comme sur 
le quai du Gymnase à Neuchâtel, une table 
d'orientation, où sont gravés les noms et les 
directions des principaux points des envi- 
rons : villes, montagnes, stations des côtes 
du lac. Il suffit, pour se repérer, de braquer 
dans les différentes directions l'aiguille mo- 
bile qui pivote au centre de la table. Le ciel, 



— 181 — 

sans nuages, serait aussi propice que possi- 
ble à cette exploration, si l'horizon n'était 
voilé par la brunie, ce mauvais génie de la 
Suisse. — Le meilleur moyen de le préve- 
nir est de partir en juillet. — Aussi m'est-il 
impossible de distinguer les villes françaises 
d'Evian et Thonon, sur la rive méridionale 
du lac. 



LES BORDS DIT LAC DE GENÈVE (LAC LÉMAN). 



Parmi les plus charmantes excursions de 
la Suisse il faut placer les promenades en 
bateau sur ce lac de Genève, aux eaux tran- 
quilles et profondes, d'un azur doux et trans- 
parent. 

Nulle part on n'est plus mollement bercé 
que. dans ces grands bâtiments, nefs élé- 
gantes, confortablement aménagées, pour- 
vues de tables d'hôte toujours ouvertes, 
égayées par les concerts en plein vent des 
musiciens nomades. 

Si vous n'êtes pas limité par le temps, 



— 185 — 



faites le tour du grand lac bleu, qui a la 
forme d'un croissant, une longueur de 70 
kilomètres, où se jettent, avec le Rhône, 
quarante rivières et ruisseaux. 

De lastation de Villeneuve (à l'extrémité 
opposée à Genève) poussez une pointe jus- 
qu'à Martlgny. Gela vous permettra de vi- 
siter les gorges du Trient, la cascade, de. 
Pissevache, voire le Grand Saint-Bernard, 
la grotte des fées à Saint-Maurice, etc. 

Delà, prenez le chemin de fer de Genève, 
ou bien reprenez le bateau à Villeneuve et 
côtoyez jusqu'à Genève la côte française. 
Vous pourrez ainsi mettre pied à terre à 
Èvian-les-Bains. 

Je bornai ma promenade à la zone la plus 
fréquentée du tour du lac, c'est-à-dire à la 
partie de la cote vaudoise qui s'étend de 
Lausanne à Ghillon. 11 y a là une succes- 
sion de sites charmants, un épanouissement 
au midi de versants chargés de vignes, de 
grands bois, de châteaux et de villas. 

Tout cela groupé autour de deux centres: 
la coquette ville de Vev0y, chère à Jean- 
Jacques, et Monlreucs, qui donne son nom 



I 



1 



— 186 - 

à toute une région. Cette région s'étend de 
Clarens, immortalisé par l'auteur de la 
« Nouvelle-Héloïse », à Vernex, Territet, 
Veytaux et le château de Chillon. 

Je me rends directement, par le bateau, 
de Lausanne à Chillon, pour revenir à Ter- 
ritet par le chemin de fer électrique, établi 
de Chillon à Vevey,puis, — après l'ascension 
du Righi- Vaudois et la descente à Montreux 
par les gorges du Chaudron — à Lausanne 
par le chemin de fer, avec arrêt à Vevey. 



LE CHATEAU DE GHILLOX. 



1 



Cette forteresse, conquise au 12° siècle 
par Pierre de Savoie, et reprise trois siècles 
plus tard par les Bernois et les Genevois 
(voir le chapitre X), sert aujourd'hui d'ar- 
senal et de caserne de gendarmerie. 

Bâtie sur un rocher, qui émerge du lac à 
un endroit où il mesure plus décent mètres 
de profondeur, elle est formée de grands 
bâtiments massifs et d'une tour carrée cen- 



— 187 



traie. On y accède, du quai, par un pont en 
bois. Ses souterrains, taillés dans le roc, 
éclairés par d'étroites meurtrières, sont du 
plus funèbre aspect. 

On rencontre dans ce labyrinthe le ca- 
chot où les condamnés à mort, attachés à 
un énorme bloc, passaient leur dernière 
nuit, avant d'être précipités dans le lac. A 
côté, la salle des piliers. A l'un d'eux reste 
scellé l'anneau où fut attaché, pendant six 
ans, la légendaire victime de la tyrannie 
des princes et évoques de Savoie : Boni- 
vard, de Genève, prieur de Saint-Victor, 
chanté par lord Byron. La dépression qu'on 
remarque sur le roc autour du pilier a été 
creusée par les pas du prisonnier, au dire du 
guide féminin qui nous conduit. 

Au-dessus du souterrain nous visitons la 
vaste salle à manger du duc de Savoie et 
l'ancienne salle de justice, au fond de la- 
quelle se dresse une potence, dit poteau de 
justice. 

« C'est à cette poulie, nous apprend notre 
gracieuse introductrice, avec une douce in- 
tonation d'un singulier effet ironique, qu'on 









— 188 — 

suspendait les patients pour leur brûler la 
plante des pieds avec un fer rouge. » 

Elle nous mène ensuite, par un étroit es- 
calier, dans une cave ayant servi de cime- 
tière ; et, soulevant la trappe des oubliettes : 

« C'est ici, dit-elle gentiment, sur les 
saillies intérieures de ce puits, qu'on faisait 
descendre les prisonniers, en leur promet- 
tant la liberté comme prix de cette épreuve. 
Mais bientôt les points d'appui basculaient ; 
et les malheureux, tailladés par des lames 
tranchantes, tombaient dans le lac, où ils 
achevaient de périr. » 

Au premier étage : une chapelle, la cham- 
bre du duc de Savoie, celle de la duchesse, 
enfin la salle de réception des chevaliers. 
Et, dans ces grandes pièces froides et som- 
bres, des armures, des boiseries sculptées, 
des meubles du temps, extrêmement sug- 
gestifs. 



LES GORGES DU CHAUDRON. — VEVEY. 

DuchâteaudeChillonjegagne Territet par 



— 189 — 

le chemin de fer électrique avec câble aérien, 
semblable à celui, qui, à Paris, lors de l'Ex- 
position universelle de 1878, reliait la Place 
de la Concorde au Palais de l'Industrie. 

Je monte ensuite à Glion par le funicu- 
laire du Righi- Vauâois, dont La pente (57 ° ,,) 
est telle qu'on semble s'élever presque verti- 
calement, comme dans les ascenseurs des 
piliers de la tour Eiffel. 

La vue qui s'offre, de Glion, sur le lac de 
Genève, les montagnes de la Savoie et la 
Dent du midi mérite, seule, cette ascension. 
Mais on ne peut s'en dispenser si l'on tient 
à faire l'une des plus poétiques promenades 
de la Suisse. Je veux parler de l'excursion 
aux gorges du Chaudron. 

Au delà de Glion on suit, au milieu des 
sapins et des grands châtaigniers, un petit 
chemin sous bois, qui vous ménage de ma- 
gnifiques éclaircies sur le lac et sur une 
vallée profonde, où serpente le ruisseau du 
Chaudron. 

On arrive ainsi à un chalet, à gauche du- 
quel un sentier plus étroit vous conduit, à 
travers une prairie émaillée, jusqu'au fond 



I 
1 

I 



— 190 — 



I 



delà vallée. A un entrecroisement, près d'un 
rocher pourvu d'un poteau indicateur, on 
change de nouveau de direction, pour reve- 
nir vers le lac et descendre à Montreuœ, 
par les gorges du Chaudron. 

Rien de joli comme l'ombreux sentier, 
bordé de rampes, qui accompagne les flexuo- 
sités du ruisseau ; les ponts rustiques 
qui le traversent ; le gazouillis de ses cas- 
cades se précipitant, glissant dans les fen- 
tes des rochers, se perdant sous les blocs ; 
l'odorante fraîcheur des bois touffus, la lim- 
pidité des fontaines glacées établies sur ses 
bords. Po^f ces chaudes journées d'été on 
n'imagine rien de plus délicieux. 

Involontairement on rêve au « bois noir », 
à la « vallée frisquette », au lucus niger, à 
la frigida Tempe de Virgile. 

Je quitte Montreux et son essaim de char- 
mantes villas pour regagner Lausanne par 
le chemin de fer, non sans m'arrêter à Vevey. 

Vevey ! proprette et coquette petite ville, 
réputée par sa salubrité, et que beaucoup 
d'étrangers choisissent pour résidence d'été. 

Près du quai brillent les coupoles dorées 



l'.ll 



d'un somptueux château. En ville, je remar- 
que : la maison qu'habitait Jean-Jacques 
Rousseau, sur un mur de laquelle on lit une 
inscription, extraite de ses écrits et rappe- 
lant combien il en avait aimé le séjour ; un 
pont en marbre noir, une élégante église 
russe et l'église Saint-Martin. 

J'arrive enfin à une promenade ravissante, 
bordée de haies vives, dominant la ville et 
le lac. 

L'endroit est solitaire, admirablement 
choisi pour méditer et rêver, assis sur un 
banc, le regard hypnotisé, suivant vague- 
ment les panaches de fumée et les sillages 
des bateaux, le vol capricieux des mouettes, 
semblables à de légers flocons blancs em- 
portés par le vent. 



XXII 



GENEVE. 



VITE D ENSEMBLE. 






De retour à Lausanne, je prends le lende- 
main le chemin de fer pour Genève, où je 
descends rue de la Plaine, à la pension 
Fleischmann. J'ai déjà mentionné, en par- 
lant de « la vie en Suisse », cet hôtel comme 
l'un de ceux où l'on est le mieux traité et à 
meilleur compte. Au surplus, les hôtels 
fastueux, sans exagération des prix, man- 
quent à Genève moins que partout ailleurs, 
notamment sur les bords du lac et sur le 
quai du Mont blanc. 

On peut dire que Genève est la perle et 
la véritable capitale de la Suisse, par sa 
population de plus de 100,000 habitants, la 
magnificence de ses constructions, de ses 
ponts, de ses quais, son commerce d'horlo- 
gerie et de bijouterie, sa situation entre le 



— 11)3 — 

lac Léman et le confluent dn Rhône et de 
1-A.rve. 

Ville de liberté, française par la langue, 
parisienne par le luxe, les usages et les 
mœurs, Genève a sur Paris l'avantage d'a- 
voir partout des voies spacieuses, du grand 
jour et du grand air. Un réseau de tramways 
à chevaux et à vapeur active la circulation 
dans tous les sens. Son Kursaal entouré de 
jardins, ses cafés élégants comme ceux de 
nos boulevards, ses riches magasins forment 
bordure sur les quais du Rhône. 

Aussi le fleuve apparaît-il, chaque soir, 
comme éclairé à giorno. A cet éclairage s'a- 
joute, le dimanche, l'illumination coloriée 
d'un immense jet d'eau. 

Ce jour-là, dès le matin, sa gerbe glo- 
rieuse, jaillissant du milieu de la jetée du 
Port, plane au-dessus de la ville. Décou- 
vert de toutes parts, il paraît beaucoup plus 
élevé que le grand jet d'eau de Saint-Cloud. 
Les machines des forces motrices du 
Rhône, qui l'actionnent — machines qu'il 
faut visiter sur la route du bois de la Bâtie 
— sont elles-mêmes un chef-d'œuvre de 



13 



— 19i — 



mécanique plus prodigieux que les grandes 
roues hydrauliques de la Machine de Marlij. 

Si l'on veut commencer la visite de Ge- 
nève par un coup d'œil d'ensemble, il faut 
se rendre au Pont du Mont-Blanc. 

Jeté à l'extrémité du lac Léman, sur l'é- 
vasement en forme d'entonnoir où s'en- 
gouffrent les eaux de tous ses affluents, ce 
pont monumental est en même temps un 
excellent observatoire. 

D'un côté, le grand lac bleu, les bateaux 
de ses pontons, les somptueux hôtels de ses 
quais, avec le Kursaal et le monument de 
Brunswich ; au fond du tableau, à droite, 
les cimes neigeuses du Mont-Blanc, « le 
géant de l'Europe. » 

De l'autre côté, le Rhône aux lueurs d'é- 
meraude, qui traverse la ville, rapide et 
superbe, pour recevoir, à sa sortie, l'affluent 
de l'Arve. 

L'aspect de l'ancienne ville féodale et de 
ses monuments, que domine la cathédrale 
Saint-Pierre, tranche curieusement sur celui 
de la ville moderne et les fastueux alentours 
du jardin Anglais. 



— 19S — 

En détail et de près, le contraste est plus 
frappant encore. 

Près des merveilles de l'art moderne, avec 
son luxe, son confort, ses encadrements de 
verdure et de fleurs, on trouve des rues de 
pierres noircies par les siècles, une archi- 
tecture imposante et hardie, enchevêtrée, 
composite, italienne ou gothique, tout en 
dehors, hérissée de reliefs, d'angles et de 
pointes, avec des enseignes pendantes et 
des gargouilles qui dessinent dans le ciel 
des ligures fantastiques. Ce ton d'archaïsme, 
plus ou moins varié — dont Berne est res- 
tée le type le plus pur — est, à vrai dire, 
le caractère commun à la plupart des villes 
de Suisse. A Genève il tend à s'effacer de- 
vant l'envahissement de l'utilitarisme, à se 
noyer dans l'expansion des constructions, 
des édifices modernes. La ville, transformée, 
comme Paris, en capitale cosmopolite, y 
gagnera ; l'art historique et pittoresque y 
perdra davantage. Ici, la complexité, la 
multiplicité des styles n'est que l'image des 
péripéties de l'histoire de Genève. 

D'origine gauloise, elle fut pendant les 



(■ 



m\ 



— 196 — 

cinq premiers siècles de l'ère chrétienne 
soumise à la domination des Romains, pour 
passer ensuite sous celle des Bourguignons. 

Longtemps en proie aux luttes intestines 
auxquelles se livraient ses évêques, chefs 
de la cité, et les seigneurs du pays genevois, 
elle conquit sa liberté au seizième siècle, 
en embrassant la Réforme protestante. 

Incorporée àlaFrance de 1798àl814, c'est 
à cette dernière date qu'elle est entrée dans 
la Confédération Suisse. Mais ce n'est qu'à 
partir de 1847, après l'adoption de sa Charte 
démocratique actuelle, qu'elle a mis fin à 
ses guerres civiles et levé, par la suppres- 
sion de ses fortifications, l'obstacle qui s'op- 
posait au grand et rapide développement 
qu'elle a pris depuis. 



A TRAVERS LA VILLE. 



Du pont du Mont-Blanc gagnez les élé- 
gantes allées du Jardin Anglais. Vous y 
trouverez le monument commémoratif de 



IU7 — 



l'annexion à la Suisse de la grande cité et 
du petit canton de Genève. C'est un beau 
groupe en bronze, figurant l'étroite union 
de l'Helvétie et de la ville de Genève. 

Comme il convient de ne pas passer à 
Genève sans se faire une idée d'un de ses 
grands magasins d'horlogerie, vous pouvez 
demander à visiter, par exemple, sur le 
Grand quai, non loin du Jardin Anglais, 
les ateliers de la maison Patek Philippe ; 
on s'empressera de vous en faire les hon- 
neurs. C'est un modèle d'organisation et de 
division du travail, et d'un travail intéres- 
sant au plus haut degré par sa minutieuse 
précision. 

En quittant le jardin anglais, suivez les 
ombrages du Cours de Rive, de la prome- 
nade de l'Observatoire,de celle de la Treille, 
d'où l'on voit, à l'horizon, les montagnes des 
Salèves et, au premier plan, les allées en 
contre-bas du Jardin de botanique et du 
Bastion . 

Ces dernières promenades surtout sont 
admirables ; le Bastion avec sa grille dorée 
ouvrant sur la Place Neuve, ses grandes al- 



^ft^l 



— 198 



lées d'arbres séculaires, sa bordure de ma- 
jestueux édifices (l'Université, le Musée 
zoologique et la Bibliothèque) ; le Jardin 
botanique et sa superbe collection de plan- 
tes, ses bassins, ses jets d'eau, ses rochers- 
miniature. 

La Place Neuve est la place monumen- 
tale de Genève. Au centre, la statue éques- 
tre du général Dufoar. A gauche, la grille 
et les promenades du Bastion, Y Université, 
le Palais électoral. A droite, le Musée 
Rath et le Théâtre, dont l'élégante et riche 
façade rappelle (de loin) celle du grand 
opéra de Garnier. En face, le Conservatoire 
et le paisible etcharmant quartier AePlain- 
palais, où j'ai l'avantage d'habiter. 

Je passe sur la visite des édifices : l'Eglise 
Saint-Pierre, Y Hôtel de Ville, etc. A si- 
gnaler pourtant l'originalité de ce dernier 
monument, de style florentin, et le chemin 
de cailloutis incliné en pente douce, qui, à 
l'intérieur, remplace le grand escalier. 

Les anciens conseillers pouvaient ainsi 
se rendre h cheval ou en litière jusqu'à la 
salle de leurs séances. Qui sait si cette pra- 



— 199 — 



tique des ascensions équestres du vieil Hôtel 
de Ville ne contenait pas en germe l'idée 
géniale des ascenseurs, qu'on voit aujour- 
d'hui partout ? 

Ma promenade m'ayant conduit de la 
place du Bel-Air à l'île de Genève, je me 
trouve en face de la Tour de Vile. Les trois 
façades apparentes de cette haute tour car- 
rée portent chacune un cadran, indiquant 
une heure différente ; ce sont les heures de 
Genève, de Berne et de Paris. 

Laissant à droite le pont de la Machine 
et sa bourdonnante cascade, je vais par le 
pont des Bergues dans l'île Rousseau, par- 
tager un instant, avec la statue de l'illustre 
« citoyen de Genève », l'ombre du massif 
qui l'abrite. 

Je pousse enfin, par le quai du Mont- 
Blanc, jusqu'à la Place des Alpes, non loin 
du superbe Kursaal — émule de celui de 
Lucerne, — où je reviendrai passer une fort 
agréable soirée. 

Sur la Place des Alpes, je m'arrête devant 
le Mausolée du duc de Brunswick. 

Je renonce à décrire ce chef-d'œuvre de 



— 200 — 

sculpture gothique ; sa plate-forme et ses 
lions en marbre rose; la chapelle, entourée 
de colonnes et de statues, qui contient son 
sarcophage ; l'élégante pyramide qui la sur- 
monte. Quant à la statue équestre du bien- 
faiteur de Genève, élevée au sommet du 
monument, elle ne brille en ce moment 
que par son absence; « elle est sortie »," 
comme M rae Benoîton, pour cause de répa- 
rations, j'imagine. 

Sa situation est, en tout cas, privilégiée 
et vaut — quand on est aussi riche — les 32 
millions légués par le duc de Brunswick à 
la ville où il est mort. 

Elle fait face aux glaciers Au Mont-Blanc 
et au Môle, flanqués, à gauche, des Voi- 
rons (le Righi Genevois) et, à droite, des 
Salèves. 



LA BATIE. 



LE GRAND SALÈVE. 



Me trouvant à Genève un dimanche, je 
suivis le monde genevois à sa promenade 
favorite : le bois de la Bâtie. 



— -201 



Bien que cette « éminence boisée » n'ait 
qu'un rapport éloigné avec notre Bois de 
Boulogne, elle est tout au moins d'une 
grande fraîcheur. Des allées qui l'entourent 
etde sa terrasse on jouitd'un beau coup d'œil 
sur le confluent du Bhône et de l'Arve, 
ainsi que sur le groupe du Mont-Blanc. On 
en distingue nettement les trois pics, dont 
le principal s'élève à 4,800 mètres au-dessus 
du niveau de la mer. 

Mais c'est du Grand Saïève; et surtout 
des Voirons., que le panorama s'élargit. 
Devant me borner à entreprendre l'ascen- 
sion des Salèves, je prends, au Cours de 
Rive, le tramway à vapeur qui conduit à 
Veyrier. 

La campagne qui se déroule à droite et 
à gauche rappelle celle que traverse la li- 
gne de Paris à Saint-Germain, parsemée, 
comme elle, de jardins et d'élégants cottages. 

De Veyrier, je gagne le pied de la mon- 
tagne, puis le village de Monnetier, en lais- 
sant à gauche, sur un roc à pic, le chàleau 
du même nom. Ces hauteurs paraissent 
inaccessibles et sur le sentier aride par le- 



I 

s 






— 202 — 



I 



quel je les escalade le soleil darde aplomb. 
Les 110 marches qu'on y rencontre à l'en- 
droit le plus rapide lui ont fait donner le 
nom du sentier du Pas de l'échelle. 

Le chemin est encore long, mais moins 
pénible, de Monnetier au sommet du Grand 
Salève. 

On trouve là une des vues les plus gran- 
dioses. Gomme du Righi-Kulm, on a devant 
soi une forêt de montagnes, une mer tour- 
mentée de sommets neigeux. 

Ce sont les anneaux de la chaîne des 
Alpes, dominée par la formidable masse du 
Mont-Blanc, qui se déploient à l'est, au- 
dessus de la vallée de l'Arve. 

A l'ouest, la majestueuse vallée du Rhône. 

Au nord, Genève et sa petite méditer- 
ranée. 

Au sud, le paysage mouvementé qui s'é- 
tend jusqu'à Annecy et dans les teintes du- 
quel s'épuisent toutes les nuances du vert. 

Il me restait à faire autour de Genève 
une promenade et une excursion, auxquelles 
je ne renonce pas, si Dieu me prête vie. 

La promenade est celle du Musée de 



— 203 — 

l'Ariana, avec retour, soit par Ferriey, soit 
par Chambe.su. 

L'excursion est celle de Chamonix. C'est 
à vrai dire un autre voyage ; mais il n'exige 
plus guère que deux ou trois jours, depuis 
qu'une agence spéciale a organisé un service 
de voitures, combiné avec les heures des 
trains. 

Il permet, non seulement l'exploration 
de la Haute-Savoie jusqu'à Chamonix, mais 
aussi la traversée de la mer de glace et, à 
la rigueur, l'ascension du Mont-Blanc. Cette 
ascension, il est vrai, n'est pas permise à 
tout le inonde. Elle ne l'était autrefois 
qu'aux aventureux. Elle l'est aujourd'hui 
aux simples intrépides, grâce à la bonne 
organisation des caravanes. 



I 



1 



XXIII 



NEUCHATEL ET LE JURA BERNOIS 



NBOGHATEL ET SON LAC. 



Il ne me reste plus, pour clore le cycle de 
mon voyage, qu'à regagner Délémont et 
Belfort par Neuchàtel et le Jura Bernois. 

Ayant à passer encore une fois à Lausanne, 
je prends, pour varier, le bateau à vapeur, 
qui touche la terre française à la coquette 
station d'Evian-les-Bains. 

C'est en traversant le lac Léman dans 
toute sa largeur, d'Evian à Ouchy, qu'on 
juge le mieux de son étendue. D'une côte à 
l'autre, tout reste indécis et vaporeux. Vers 
le milieu du lac seulement on voit le village 
d'Ouchy se dessiner et Lausanne se dé- 
ployer en amphithéâtre, au-dessous de la 
tour de sa cathédrale. 

Aussitôt débarqué, je prends le funicu- 






205 



laire jusqu'à la gare de Lausanne. Il y a là 
un grand buffet, où j'occupe utilement mes 
loisirs en attendant le train de NeucMtel. 

Rien à signaler jusqu'à Yverdon, situé à 
la pointe du lacdeNeuehâtel, et d'où se dé- 
• tache l'embranchement sur Estavayer. 

Tandis que mon train côtoie la rive gau- 
che du lac, un autre, aiguillé sur Estavayer 
et parti en même temps d'Yverdon, semble 
lutter avec lui de vitesse. Je m'amuse à ce 
match d'un nouveau genre, auquel la teinte 
du lac de Neuchàtel, semblable à une verte 
pelouse, prête une illusion de plus. 

Il semble que les paris sont engagés en- 
tre les deux locomotives et que les rubans 
déployés le long des rives par leurs (rai- 
nées de vapeur marquent les péripéties de 
la course. 

Pour peu qu'une des deux s'infléchisse 
en dehors ou en dedans de la direction pa- 
rallèle, sa rivale semble gagner ou perdre 
du terrain. Mais la divergence finit par se 
prononcer et la locomotive de la rive droite 
se dérobe et baisse pavillon, en stoppant à 
Estavayer. 



■ 



— 206 — 



P 



A Neuchàtel, je descends dans un hôtel 
en face de la gare. 

La ville est bâtie sur le versant du Jura, 
au-dessus du lac, qui s'étend de chaque 
côté, à perte de vue. Large de 8 kilomètres 
le lac de Neuchàtel a, en effet, 36 kilomètres 
de long. Sa couleur est indéfinissable ou, 
pour mieux dire, insaisissable. 

D'un ton glauque général, non seulement 
elle varie à chaque instant, suivant l'état du 
ciel et l'incidence des rayons solaires, mais 
elle est loin d'être uniforme dans toute son 
étendue. Tandis qu'elle offre, du côté du 
soleil, une gamme de nuances vertes plus 
ou moins claires, du côté opposé, le vert 
passe au bleu sans qu'on s'en aperçoive, 
sans qu'on puisse dire où est la transition. 
Et le bleu tourne lui-même au noir à l'en- 
trême horizon. 

Vu de haut, le lac de Neuchàtel ressemble 
à une palette de couleurs. Sur le port, où je 
descends, c'est presque une mer en cour- 
roux. Sa surface est crespelée de vraies va- 
gues, blanches d'écume, qui se livrent à un 
assaut furieux des berges du quai. C'est, en 



207 — 



M 



un mot, un autre « lac des tempêtes », aussi 
redoutable aux bateaux que le lac d'Uri. 

En revanche, ses eaux sont douées d'une 
rare propriété : elles servent à durcir les bois 
de charpente. Elles sont aussi très poisson- 
neuses ; le lac de Neuchàtel est renommé 
par son ombre-chevalier, comme celui de 
Genève par sa truite. 

Les vignobles qui bordent les deux lacs 
diffèrent également par les vins qu'ils pro- 
duisent, agréables sur la cote de Vaud, ex- 
cellents sur la rive neuchàteloise. 

« Rien, en Suisse, ne se ressemble », il 
faut encore le répéter ici, avant d'en sortir. 

Quelle différence entre ses grands lacs ! 
et quel contraste surtout entre les grands et 
les petits ! entre celui de Neuchàtel, par 
exemple, entre ce caméléon gigantesque, à 
la robe irisée, toujours en mouvement, qui 
s'étend le long des cantons de Vaud, de 
Fribourg et de Berne, et le lac-étang de 
Lungern : miroir ovale, perdu au fond d'une 
corbeille de verdure, dont il reflète la tran- 
quille image sur un lit de ciel renversé ! 

Quelle autre ville aussi ressemble à Neu- 



; 

! 

1 



— 208 — 



I 



chàtel, dont le pied baigne dans le lac, tan- 
dis qu'elle dresse contre la muraille du Jura 
les tours altières de son château et de ses 
anciennes fortifications ! 

Quelle autre a une histoire politique plus 
singulière ! 

Administré par et pour le roi de Prusse 
pendant tout le dix-huitième siècle, le can- 
ton de Neuchàtel fut incorporé à Temple 
français de 1806 à 1814. A celte date, tout 
en entrant dans la Confédération suisse, il 
retomba sous la domination de la Prusse et 
n'en fut affranchi qu'en 1848, ou plutôt en 
1857, par le traité de Paris. 

11 faut ajouter qu'on parle à Neuchàtel le 
français le plus pur. 

Ce qui donne à cette ville féodale son ca- 
chet spécial, c'est son vieux Château ; ce 
sont les tours qui la couronnent (Tour de 
Diesse, Tour de la prison), ce sont surtout 
les deux flèches de la Collégiale, temple 
protestant, devant lequel, sur une superbe 
terrasse, s'élève la statue inspirée du réfor- 
mateur Farel. 

Très curieux à visiter, ce temple récem- 



i . « 



w 



1 



— '209 — 

ment restauré, son cloître (qui rappelle ce- 
lui de Saint-Trophime, à Arles; et aussi 
ce Château, ancienne résidence des rois de 
Bourgogne. 

Voir aussi, dans la ville basse : le Palais 
Rougemont, précédé de beaux jardins, an- 
cien séjour de J.-.J. Rousseau, où est 'ins- 
tallé le Cercle du Musée ; enfin le très in- 
téressant Musée des Beau.v-Aris, sur le 
quai des Alpes. 



1 



LE JURA BERXOIS. 

Le retour en France par Pontarlier et Di- 
jon offre de nombreux attraits. Mais, mon 
itinéraire me rappelant dans la Marne et 
dans l'Aube, sur le théâtre des grandes ma- 
nœuvres, je revins par Bienne, Delémont et 
Belfort. 

Et je ne le regrette pas ; car le petit lac et 
la ville de Bienne ont leur charme particu- 
lier. De même sont pittoresques à leur ma- 
nière et dans une forme nouvelle les méan- 
dres du chemin de fer à travers les monta- 



M 



— 210 — 

gnes du Jura, de Bienne à Sonceboz et 
Delémont. 

C'est là que se ferme le dernier anneau 
de ma promenade circulaire en Suisse. Je re- 
vois enfin la vallée du Doubs et le décor de 
Sainte-Ursanne, qui m'avait tant émerveillé 
trois semaines auparavant. Et je les revois 
avec un plaisir, sinon plus vif, du moins 
plus profond. 

C'est, en effet, par la répétition que les 
impressions se gravent, s'identifient pour 
ainsi dire avec le cerveau. Ainsi la première 
audition d'un chef-d'œuvre symphonique 
émeut et étonne ; on en jouit mieux, on le 
goûte véritablement aux auditions suivan- 
tes. 

C'est seulement en répétant les voyages 
dans un pays aussi prodigieux que celui-ci 
qu'on peut en apprécier toute la beauté. 



SUISSE ET FRANCE ! 

Je sors de Suisse comme de la représen- 
tation d'un chef-d'œuvre, les yeux charmés, 



, 



I — 



un peu éblouis, l'oreille pleine d'harmonies 
et d'échos merveilleux, un peu assourdie. 

Il en résulte une impression générale, 
une note dominante, qui peuvent se résu- 
mer ainsi. 

Lorsque je rentre en France, quand je 
revois nos plaines riantes, nos grands bois, 
nos larges horizons, je me dis : 

« La Suisse est une féerie ravissante, in- 
comparable. Et pourtant. . . j'aime mieux 
mon pays. 

« Ou plutôt j'aime la Suisse et la France 
de façons différentes : la première pour m'y 
promener, l'autre pour l'habiter. 

« Entr'elles, s'il fallait faire un choix, le 
mien ne serait pas douteux. » 

Oui, j'aime mieux mon pays,. . . d'abord 
parce que c'est mon pays, et aussi pour 
d'autres raisons. 

Son sol, moins tourmenté que celui de 
Suisse, moins favorisé au point de vue pit- 
toresque, est plus riche en lumière. Lu- 
mière créatrice, qui anime les œuvres des 
maîtres, peint les paysages et tire, chaque 
matin, la nature du chaos ! 



1 
1 



1 









212 — 



I 



I 

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1 



Venue d'en haut, elle s'arrête, en Suisse, 
sur les sommets, qu'elle inonde. Ah t si les 
sommets étaient habitables en toute sai- 
son ! . . . 

Vus de là, ses lacs et ses vallées sont 
splendides. Mais quand on descend, le re- 
gard devient, de toutes parts, prisonnier 
des montagnes. 

Montagnes admirables à coup sûr, aux 
dessins capricieux, élégants, ornementés à 
profusion ! Ecrins charmants, mais écrans 
aussi ! 

Il semble que ces magnificences vous 
aveuglent, vous écrasent, vous mesurent le 
jour et l'air, qui sont le « pain de la vie » 
(pabulum vike). Il semble, pour tout dire, 
qu'on respire mieux chez nous. 

A mon sens enfin, les plus beaux paysa- 
ges, les plus fines, les plus riantes couleurs 
'terrestres pâlissent devant le bleu profond, 
devant les rayonnements de l'atmosphère. 

Les reflets ternes des hautes cimes nei- 
geuses s'éteignent, dans leur froide immo- 
bilité, quand on les compare à l'éclat trans- 
parent et mobile des nuages, des nuages 



— 213 — 



qui passent, des roses du matin à la pour- 
pre du soir, par toutes les nuances laiteuses 
ou diamantées du blanc. 

Le ciel, en fin de compte, me parait en- 
core ce qu'il y a de plus beau sur la terre. 

Et le plus beau ciel étant à mes yeux 
celui qui éclaire le gentil pays de France, 
je préfère la France à tout. 

Pierre MON VAL. 



1 










TABLE DES MATIÈRES. 



: 



Pages. 

Préambule 5 

I. De Paris a Belfort. — Départ Je 

Paris 17 

Châlons-sur-Marne 18 

De Chàlons à Chaumont 20 

Chaumont 21 

De Chaumont à Belfort 23 

II . Belfort 27 

III. Lever de Rideau. — La Frontière... 32 

Sainte-Ursanne 34 

Delémont 36 

IV. La vd3 en Suisse. — Le Portier 38 

L'hôtel 41 

La table d'hôte 44 

V. Mœurs, langue, usages. — Mœurs 

douces et mélomanie 47 

Un dimanche à Bâle 48 

Le tabac 49 

La langue 50 

VI. Bale. — Ses curiosités 53 

Une rencontre 55 

VII. Zurich. — La ville 57 

Un panorama 59 

VIII. Excursion a la chute du Rhin. — 

Contraste 62 

Schaffhouse 63 

La chute du Rhin 66 



— 215 — 

Pages. 
IX. Lac de Zurich. — Einsiedeln. — Le 

lac 70 

Ein.siedeln 73 

X . L.v Suisse HISTORIQUE. — Schwyz 77 

Le Grûtli 81 

XI. Des origines de la Confédératiok a 

la Réforme. — Développement de 

la Suisse 86 

Du serment du Grûtli à la bataille de 

Sempach 88 

De la bataille de Sempach à la Réforme. 90 

XII. Temps modernes. — De la Réforme à la 

Révolution helvétique '.l"> 

Transformations politiques 96 

Révolutions démocratiques ifj 

XIII. Au pied des Alpes. — La route du 

Saint-Gothard 108 

Goeschenen 103 

Andermatt 105 

La vallée de la Reuss. — Le Dam- 

mastoek 108 

XIV. Des Alpes au Riohi. — Lac des IV 

Cantons , 113 

Le Righi-Kulm 115 

Un orage au Righi-Kulm 119 

XV. Luoerne et ses environs. — La ville.. 123 
Excursions et promenades 136 

XVI. ' D'Alpnaoii a Brienz. — Le col du 

Brûnig, 130 

Meiringen. — Les gorges de l'Aar 133 

Digression comparative 137 

XVII. Le Giessbach. — Interlaken. — Les 
Lutschines. — Le lac de Brienz 142 






— 21G — 

Pages. 

Le Giessbach ng 

Interlaken 146 

Les vallées de la Lûtsehine 147 

XVIII. Grindelwald. — Lauterbrunnen. — 

Grindelwald ]ni 

La gorge de la Lûtsehine noire 158 

La grotte de glace 153 

Histoire d'allemands 155 

Lauterbrunnen. — Le Staubbach 156 

Le Trùmmelbach 157 

De Lauterbrunnen à Berne 160 

XIX . Berne. — Les ours 162 

La ville 1i;i; 

XX. Fribourg. — Fribourg et ses ponts... 1/0 

Le viaduc de Granfrey l?5 

Les orgues de Fribourg Vil 

XXI. Le pays de Vaud. — Lausanne 181 

Les bords du lae de Genève 184 

Le château de Chilien 18li 

Les gorges du Chaudron. — Vevey-. . . 188 

XXII. Genève. — Vue d'ensemble 192 

A travers la ville 196 

La Bâtie. — Le grand Salève 200 

XXIII. Neuchatel et le Jura bernois. — 

Neuchâtel et son lac 204 

Le Jura bernois 209 

Suisse et France 210 




FIN 



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