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LES
BORDS DU RHIN
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PORTE DU PALAIS D OTTO- Il E N IU A II E I I) F. L B E lui
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LES
BORDS Dl RHIN
DE MAYENCE A COLOGNE
HIPPOLYTE DURAND
ILLUSTRATIONS PAR KARL GIRARD ET
TOURS
ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS
M DCCC LXXX1I
.' .
'iiitj**
LES
BORDS DU RHIN
DE MAYENCE A COLOGNE
CHAPITRE I
Spire. — Sépultures impériales; Rodolphe de Habsbourg. —
Heidelberg. — Le château. — L'université. — Les étu-
diants.
Quand nous fîmes pour la première fois le
voyage des bords du Rhin, les cruels événe-
ments de 1870 n'avaient pas encore passé sur
la France; nous n'avions pas subi la dure loi
de la défaite ; nous n'avions pas perdu ces deux
belles, ces deux chères provinces. Au touriste
français, il était alors permis de s'attarder sur
la route, de glaner entre Moselle et Rhin, entre
France et Prusse , mille intéressants détails.
8 LES BORDS DU RHIN
Aujourd'hui, ce qui était source de gaieté est
devenu source de tristesse et de deuil. Le cœur
nous saigne en relisant les pages tracées jadis
d'une main joyeuse, au début d'un voyage en
terre allemande, qui avait la Lorraine et l'Al-
sace pour prélude.
Qu'on nous laisse donc retrancher de notre
livre tout ce qui réveille de douloureux sou-
venirs. Qu'on nous pardonne si, passant d'un
bond par-dessus l'antique Lorraine, nous péné-
trons d'emblée et sans tourner la tête en plein
pays rhénan, au cœur même du Palatinat.
L'horloge d'une vieille tour féodale sonnait
midi, lorsque j'entrai dans Spire. L'heure ache-
vée, je n'entendis plus rien. Une vieille femme
à qui je fis signe ne me répondit pas; un mar-
mot que j'appelai s'enfuit à toutes jambes; un
chien dont j'effleurai la queue ne daigna pas
aboyer. Un mendiant couché au soleil fut le seul
être vivant qui s'aperçut de ma présence : il
entonna sa complainte, je le pris pour guide.
Précaution superflue : on ne peut s'égarer dans
Spire. En trois pas j'avais parcouru la ville; au
quatrième, j'étais dehors.
CHAPITRE I 9
Qu'est-ce donc qu'on y vient voir? La sépul-
ture des empereurs, le Saint -Denis de l'Alle-
magne : dix siècles réduits en poussière dans
des tombeaux. Le Dôme les renferme, mais non
pas tous. La guerre étrangère a cruellement
maltraité ces lieux. Le canon, la mine et l'in-
cendie n'ont pas même épargné l'édifice. Ce
temple, fondé et embelli par trois empereurs,
au commencement du siècle n'était plus qu'une
ruine. C'est le roi Louis de Bavière, qui, de
concert avec les souverains d'Autriche et de
Nassau, entreprit de le réédifier. L'œuvre est
aujourd'hui terminée. Elle est belle, savante,
bien conduite ; mais ce n'est plus le vieux
Dôme : nulle vénération ne s'attache à ces
pierres si bien ciselées; aucune trace des ancê-
tres, point de passé, point d'histoire. Une cha-
pelle délabrée, qu'on a laissée subsister par
piété ou par oubli , touche bien autrement le
cœur. Devant la Curie édifiée sur un plan su-
perbe par ses contemporains, Cicéron regrettait
la sombre masure du temps d'Hostilius, celle
qui avait vu les Caton, les Scipion, les Paul-
Emile. Pareil regret nous prend ici.
Le nouveau Dôme est de style roman, comme
10 LES BORDS DU RHIN
son aïeul, mais modifié par le goût moderne.
La façade est médiocrement belle. Elle manque
d'élévation, de légèreté, d'ampleur. La surface,
bariolée de couleurs diverses, forme une mo-
saïque d'un effet détestable.
L'entrée principale est précédée d'un porche
appelé Kaisersaal, ou chambre impériale, à
cause des huit statues d'empereurs qui la déco-
rent. Ces images représentent les huit princes
autrefois ensevelis dans le Dôme. Ils sont de
marbre blanc, de grandeur naturelle, empreints
d'une dignité souveraine. C'est Conrad II,
Henri III, Henri IV, Henri V, Philippe de
Souabe, Adolphe de Nassau, Albert d'Autriche,
Rodolphe de Hapsbourg. Ces huit monarques,
debout et revêtus des insignes de l'Empire ,
semblent dire au visiteur, par la voix de l'his-
toire : « Souviens-toi, et pense. » Un Christ
couronné d'épines lui dit : « Agenouille-toi, et
prie. » Plus loin, une fresque présente aux yeux
une fort belle madone. Mais pourquoi le peintre,
qui est un Bavarois, s'est-il placé lui-même
aux pieds de la Vierge, en paletot noisette et en
pantalon blanc? Quand les vieux maîtres se
donnaient place dans leurs propres tableaux,
■■■^^^■■■■1
CHAPITRE I
11
ils portaient un costume qui les sauvait du ri-
dicule. Ces amples draperies, ces magnifiques
étoffes leur donnaient une autre mine que nos
vêtements étriqués et notre chapeau cylin-
drique.
L'intérieur est d'une architecture sérieuse,
quoiqu'un peu chargée d'ornements. Des pein-
tures d'un beau dessin, mais d'une médiocre
couleur, l'encadrent dans de ravissantes ara-
besques. Quatre étoiles de marbre rouge, in-
crustées dans la dalle, marquent la place
où se fit entendre saint Bernard , lorsqu'il
prêcha la croisade devant l'empereur Conrad
et toute sa cour. L'autel s'élève sous une cou-
pole revêtue de peintures qu'inonde une éblouis-
sante lumière. A l'entrée du chœur, qu'exhausse
un escalier de marbre, deux statues sont age-
nouillées sur des tombeaux. C'est Adolphe de
Nassau et Rodolphe de Hapsbourg, sculptés en
marbre de Carrare par Schwanthaler. Le caveau
impérial, objet d'une restauration pieuse, forme
une immense crypte. On s'y dirige à tâtons ,
une torche fumeuse à la main; d'innombrables
piliers d'une structure rude et grossière sou-
tiennent une voûte surbaissée dont on heurte
12
LES BORDS DU RHIN
du front les angles. Une longue suite d'arceaux
s'entre-croisent dans l'ombre. Des lampes de
terre cuite, de forme antique, pendent à des
crochets de fer. Des tables de pierre, servant
d'autels, sont posées sur deux colonnes brutes
à peine ébauchées. L'esprit se souvient invo-
lontairement de ces lieux qui virent pour la
première fois s'accomplir les mystères du
Christ. Chaque année, dans la nuit de Noël,
la crypte s'anime, les flambeaux s'allument, et
l'évêque de Spire vient avec tout son clergé
célébrer la naissance du divin Enfant.
Dans l'angle le plus obscur de ces catacombes
repose le véritable tombeau de Rodolphe de
Hapsbourg. Couronne en tête, le sceptre d'une
main, le globe de l'autre, l'Empereur est cou-
ché sur sa pierre; le lion héraldique rugit à ses
pieds; sur sa poitrine se détachent en relief les
armes de la maison d'Aulriche et de l'Empire.
Ses cheveux déroulés encadrent sévèrement sa
face amaigrie. Sur ses lèvres est resté, comme
le dernier pli de la vie, un sourire d'une tris-
tesse infinie. Si cette statue n'était un por-
trait, on croirait voir l'image de la Mélan-
colie sous la robe impériale. Si elle pouvait
CHAPITRE I
13
parler, ce serait pour soupirer quelque lugubre
élégie.
Elle ne fut pas gaie, en effet, l'existence de ce
fondateur d'une dynastie impériale.
D'une naissance et d'une fortune médiocres,
il est élu de mauvaise grâce- en 1275, après
deux ans de vacance du trône impérial , au
lendemain presque du grand interrègne. Les
princes, les grands vassaux s'accommodaient
fort d'un état d'anarchie qui leur permettait
toutes sortes d'usurpation. A quoi bon se
donner un maître? Celui sur lequel se portè-
rent leurs suffrages, fut contre eux un rude
jouteur. 11 y a dans la destinée de Rodolphe de
Hapsbourg, quelque chose de celle de Hugues
Capet, mais elle se meut sur un théâtre bien
plus vaste. « Qui t'a fait roi? » demandait-on
insolemment à Hugues Capet. Ottocar, roi de
Bohême, ne traitait pas Rodolphe, son suzerain,
avec plus de révérence : « Que me veut-il? je
lui ai payé ses gages d'écuyer, je ne- lui dois
rien. » Plus énergique et plus âpre que le
capétien, Rodolphe lui fit chèrement payer cette
bravade. Quelques années plus tard, Ottocar,
vaincu et dépouillé, s'agenouillait devant son
^
14
LES HORDS DU RHIN
rival, sous une tente dressée à Vienne, en vue
de la ville entière.
Le jour du couronnement, les grands vassaux
crurent faire un coup de maître en dérobant le
sceptre de Charlemagne qui servait au nouvel
empereur à donner l'investiture. Mais Rodolphe
saisit la croix de l'autel et s'en servit au lieu
de sceptre.
Par d'autres côtés, Rodolphe de Hapsbourg
rappelle notre Béarnais. Plus d'une fois il eut,
comme ce dernier, son pourpoint percé au
coude et sa marmite renversée. C'est ainsi que
la chronique le représente, chevauchant sur les
grandes routes, à travers l'Allemagne, redres-
sant les torts, châtiant les coupables, rasant
les tours féodales : ce fut un rude et sanglant
justicier. Rien qu'en Thuringe, soixante-dix
châteaux furent abattus par lui, et vingt- neuf
hommes nobles portèrent leur tête sur i'écha-
faud.
A sa mort (1291), toute sa famille était pour-
vue : plusieurs de ses filles étaient mariées à
des princes électeurs ; son fils Albert avait
soldats et finances. 11 n'en fut pas moins rejeté
par les électeurs, jaloux de sa puissance. Mais
CHAPITRE 1 18
le flls de Rodolphe en appelle à l'épée, bat et
tue son rival et. se fait Empereur par droit de
conquête.
C'est sous son règne que se signala le fameux
Gessler, et qu'éclata cette héroïque révolte de
la Suisse, immortalisée par les exploits de
Guillaume Tell.
Après Albert, les Hapsbourg sont de nou-
veau écartés du trône impérial; mais leur
heure devait de nouveau sonner, et la dynastie
fondée par Rodolphe devait pendant plusieurs
siècles fixer le sceptre de l'Empire entre ses
mains.
Autour du Dôme, sous les grands arbres qui
l'ombragent, subsistent quelques antiquités : il
y a un caveau rempli de fragments romains dé-
couverts en creusant le sol; puis une chapelle
du moyen âge qui rappelle un des traits les
plus touchants de l'histoire de Spire. L'empe-
reur Henri IV étant mort dans une détresse
profonde et de plus excommunié, sa dépouille
gisait privée de sépulture. Les Spirois, comblés
de ses bienfaits, la recueillirent, la déposèrent
dans ce lieu, et veillèrent pieusement sur elle,
jusqu'au jour où le rappel de l'excommuni-
J^
16
LES BORDS DU RHIN
cation lui rouvrit les portes du caveau impé-
rial. Enfin l'on voit une coupe gigantesque, en
forme de bénitier, magnifique monolithe que
le temps a verdi sans l'ébrécher. Lorsqu'un
nouvel évêque prenait possession du diocèse de
Spire, la coupe, placée devant le Dôme, était
remplie jusqu'aux bords de vin du Rhin. L'é-
vêque jurait d'observer les privilèges de la cité,
puis il trempait ses lèvres dans le vin, et tout
le peuple criait : Vivat! en se précipitant vers
l'énorme gobelet de pierre.
Une tourelle en ruines et quelques blocs
cyclopéens que la tradition attribue à Drusus
marquent la place des fortifications féodales.
Une rivière coule dans un lit chétif à leurs
pieds; c'est la Speyer, qui a donné son nom à
la ville. Elle ne coule guère au delà d'un ki-
lomètre sans tomber dans le Rhin, qu'on voit,
du haut de la tour de Drusus, cheminer presque
inaperçu entre deux rideaux de peupliers im-
mobiles.
Ce fleuve, à quelques lieues de Spire, est
franchi par un pont de bateaux ; Ludwigshafen
et Manheim en occupent les deux bouts. Ce
PONT ET CHATEAU H F. JIEIDELBERG
\% . ■■ a -.x" -r.- 1 . '■.^•fefe^-. 1 --.
CHAPITRE I
19
sont de ces villes qu'il faut traverser vite :
leurs rues droites, leurs constructions neuves,
leurs palais rectilignes n'ont rien à nous ap-
prendre. Elles sont riches, propres, symétri-
ques : que voulez-vous de plus?
Sur la rive droite, à la hauteur de Manheim,
une rivière se jette dans le Rhin , aussi verte
que lui. C'est le riant Neckar. Remontons-en
la rive gauche; elle nous conduira par des
sites charmants dans une gorge sauvage, entre
trois ou quatre mamelons de montagnes ; des
clochers, des toits percent une épaisse ver-
dure : c'est Heidelberg. Comment une ville
s'est-elle placée là, tout ensemble si près et si
loin de la grande voie de communication tracée
par le Rhin? Il se peut que le hasard en ait
décidé.
Les premiers qui habitèrent ces montagnes
furent des bergers. Ils roulaient leurs cabanes
sur ces hauteurs, parmi les myrtilles qui cou-
vraient la contrée, et qui lui ont donné son
nom 1 . Survinrent les Romains : possesseurs de
la vallée du Rhin , ils voulurent s'emparer des
1 Heidel, myrtilles; berg, montagne.
20 LES BORDS DU RHIN
vallées secondaires, chassèrent les pâtres et
bâtirent un fort en pleine montagne, à trois
cents pieds au-dessus du Neckar. Quand l'in-
vasion germanique eut balayé les garnisons
romaines, ces murailles servirent de refuge
aux barbares. Quelque chef fatigué de courir
le monde dut s'y établir avec les siens; on
se partagea les terres voisines, maigres do-
maines où la hache fit de la place aux mois-
sons. La vallée étant paisible et mise par sa
pauvreté à l'abri des ambitions rivales, des ha-
bitations s'élevèrent autour du château fort. Le
besoin d'eau, le défaut d'espace, les firent des-
cendre jusqu'au bord du Neckar : Heidelberg
fut fondé.
Un jour, c'était vers le milieu du xm e siècle,
Conrad, comte palatin, visitant ses domaines,
arriva dans ces lieux. Le site lui plut, le gibier
abondait, la position était facile à défendre; il
s'y fixa. Grâce à lui, à ses hommes d'armes, à
ses trouvères, à ses veneurs, à toute sa cour,
le hameau de Heidelberg devint un bourg, puis
une ville, puis la capitale du palatinat du Rhin,
habitée, embellie par l'un des sept électeurs et
grands dignitaires de l'Empire. Au xv e siècle,
CHAPITRE I 21
l'électeur Robert III commença la construction
d'un château féodal sur la place même des
vieilles murailles romaines. Dès ce moment, le
goût des constructions royales se perpétua dans
la famille palatine. L'ambition de chaque élec-
teur fut de continuer, d'éclipser l'œuvre de ses
ancêtres. Frédéric I er , dit le Victorieux, Louis
le Pacifique, Othon-Henri, Frédéric V se si-
gnalèrent par leur munificence, les deux der-
niers surtout. Venus en pleine Renaissance, ils
ont, grâce au génie des plus habiles artistes,
décoré la montagne de Heidelberg d'un mo-
nument merveilleux, comparable à Chambord
et à Chenonceaux. Mais Chambord et Chenon-
ceaux ont échappé aux injures des hommes et
du temps : Heidelberg n'offre plus que des
ruines et des débris. C'est une douloureuse
histoire que celle de ce château tant de fois
pillé, incendié, dévasté.
Les Bavarois commencent pendant la guerre
de Trente ans, si funeste à la maison pala-
tine.
Cinquante ans plus tard, Louvois reprend
leur œuvre et la consomme, on sait avec quelle
sauvage énergie. Passons sur cette lugubre his-
22 LES BORDS DU RHIN
toire, effacée aujourd'hui, dans plusieurs de ses
pages, par de sanglantes représailles. Que l'Al-
lemagne cesse de nous reprocher Heidelberg :
nous lui répondrions par Bazeilles, Saint-Cloud
et autres lieux.
Au xvm e siècle, l'électeur Charles-Théodore
voulut rentrer dans la demeure ruinée de ses
ancêtres; mais une fatalité poursuivait le vieux
château : le 23 juin 1764 , les travaux étant
terminés, la veille du jour où le maître devait
en prendre possession, le feu du ciel tomba sur
une tour, et consuma en peu d'heures les trois
quarts de l'édifice. Depuis lors la main des
hommes s'en est détournée comme d'une de-
meure maudite, et ces ruines, justement sur-
nommées l'Alhambra de l'Allemagne, debout
sur les pentes désertes de la montagne, appa-
raissent au voyageur semblables à ces cou-
ronnes antiques qui se conservent dans nos
collections comme des reliques, non comme
des signes de royauté.
Comme ruines , on ne peut rien souhaiter
de plus beau. Après une rude escalade par le
sentier des chèvres, le piéton parvient à une
CHAPITRE I
23
poterne pratiquée dans une grosse tour carrée,
en grès rouge, espèce de sentinelle farouche
qui n'effraye plus personne. Aux flancs de la
tour ressortent, taillées dans la pierre en pro-
portions gigantesques, les armoiries des comtes
palatins, accostées de deux hommes d'armes
dont le temps a fait deux vénérables invalides.
Une horloge en bois caduc fait lentement virer
ses aiguilles, tandis qu'un timbre fêlé sonne
mélancoliquement les heures. On entre de là
dans la cour intérieure, qui est le sanctuaire.
Rien de plus étrange, de plus saisissant à voir.
C'est un mélange inexprimable de choses rares,
de fragments -précieux, de magnifiques débris.
Si l'artiste ne peut goûter le suprême plaisir
que donne un bel ensemble, il éprouve une
jouissance infinie à recomposer le plan demi-
détruit, à faire la part de chaque âge, à rendre
à chaque ruine sa beauté propre. Ici trois
arceaux brisés sont tout ce qui reste d'un
cloître gothique; les colonnes qui les soutien-
nent sont un larcin fait au palais de Charle-
magne. Elles étaient venues de Ravenne pour
orner la résidence carlovingienne d'Ingelheim.
Au xv e siècle un palatin en décora sa demeure.
24 LES BORDS DU RHIN
En face, un escalier de pierre tord inutilement
sa spirale brusquement interrompue : la tou-
relle qui l'enveloppait a péri , et sur ses degrés
à demi usés mille plantes parasites ont jeté
leurs racines. Plus loin, le regard se heurte
contre une tour féodale qui dresse à l'impro-
viste ses murs troués par la mitraille. Sur le
sol gisent pêle-mêle des chapiteaux sculptés,
une urne baptismale ébréchée, une table de
pierre faite pour d'homériques festins, des co-
lonnes renversées, mille débris qu'enlace une
végétation touffue de lierres, de sureaux, d'a-
cacias aux troncs tordus, au feuillage échevelé,
sous l'ombre desquels une vieille- cigogne, ha-
bitante taciturne des ruines, erre de pierre en
pierre, ou demeure pendant de longues heures
en faction sur une seule patte.
Mais dans ce pêle-mêle ressortent avec éclat
les façades rectangulaires des deux palais
d'Othon-Henri et de Frédéric V. Le premier et
le plus somptueux est aussi le plus outragé.
Ses murs calcinés ne supportent plus de toil;
les baies de ses fenêtres sont ouvertes à tous
les vents; des brèches interrompent violem-
ment les lignes; ses statues ont cruellement
CHAPITRE I 25
souffert; mais ce qui reste est charmant, et le
dessin général se devine. L'œil accompagne
avec amour ces colonnettes qui montent si
légèrement recevoir le balcon qu'elles soutien-
nent. Il suit avec délices ces arabesques sans
fin qui courent sous mille formes d'une cor-
niche à l'autre, et réalisent dans la pierre tous
les caprices d'une vivante végétation. Il re-
garde, sans pouvoir se lasser, quatre étages de
statues dont les contours ne sont pas irrépro-
chables, mais dont l'ensemble est d'une richesse
infinie.
Trois pensées différentes ont dirigé l'artiste
dans la décoration de la façade et l'invention
des statues. Une pensée de plaisir et de ga-
lanterie : elle est rendue par une double ran-
gée de dieux et de déesses, de nymphes et de
bergers reconnaissables à leurs emblèmes. Des
Amours portent de l'un à l'autre des devises
en guise de commentaires. L'un d'eux, le plus
charmant, a les bras rompus et les ailes bri-
sées : Lugete, Vénères Cupidinesque !
Une pensée de gloire est éveillée par l'image
de plusieurs empereurs romains, un peu raides
dans leurs armures, mais non sans dignité.
3
26 LES BORDS DU RHIN
Enfin, au portique principal, à celui où le
maître a voulu qu'on gravât son nom :
OTTO-HE1NR1CH,
PAR LA GRACE DE DIEU, COMTE PALATIN,
ÉLECTEUR DU SAINT-EMPIRE ROMAIN,
ETC. ETC.
le sculpteur a exprimé une pensée religieuse :
il a placé là quatre prophètes de grandeur
naturelle, cariatides admirables dont les traits,
l'attitude, l'expression, traduisent avecélo-
' quence la majesté biblique. Hormis un seul
qui a la face tranchée comme d'un coup de
hache, ils sont miraculeusement conservés.
Enveloppés dans leurs draperies de marbre,
les bras croisés, la face haute et sereine,
vénérables par leurs grands cheveux et leur
grande barbe, ils semblent les témoins impas-
sibles de ce vaste écroulement. On songe en les
voyant à certaines statues de Michel -Ange, et
cette seule réminiscence est une gloire pour
ces ruines 1 .
i Indiquons aux curieux une statuette d'Otto-Heinricli. Elle
CHAPITRE I 27
La façade du palais de Frédéric est sur un
plan plus uniforme et plus grave. Un demi-
siècle à peine sépare la construction des deux
édifices. Ce temps suffît pour faire sentir l'in-
fluence de la réforme et son progrès dans le
domaine des arts.
Le palatin Frédéric a dédié la façade de son
palais aux ancêtres; il en a fait une galerie
d'aïeux. Les comtes électeurs sont figurés de
grandeur naturelle, le corps bardé de fer,
l'épée au poing, la droite chargée du globe du
monde qu'ils portaient aux solemnités impé-
riales : belle pensée, et dignement rendue, si
l'artiste eût daigné tempérer de quelques traits
gracieux la rigidité de son ciseau. On compte
vingt et un de ces guerriers augustes; mais la
bataille les a couverts de blessures. L'un n'offre
plus qu'un tronc décapité; la tête a roulé plus
loin. Un boulet a rompu celui-ci par le milieu
du corps; sa statue chancelante s'appuie au
est au Louvre (collection Sauvageot); haute de quelques
pouces, en albâtre. On l'attribue à Albert Durer. Le prince
est assis dans sa chaise électorale. Il est gros et laid. Il s'en
>aut que sa figure et sa personne portent la distinction et la
grâce qui ornent son palais.
28 LES BORDS DU RHIN
mur comme un blessé qui va choir. Un troi-
sième a vu tomber une à une les pièces de son
armure.
Le bas de la muraille est percé d'une porte ,
avec ces mots écrits en latin et en hébreu :
H;EC EST PORTA
JEHOV.E,
JUSTI INTRABUNT PER EAM*.
Tout cela, j'ai regret de le dire, est pour
donner entrée dans une chapelle odieusement
laide, fille légitime de ce genre nommé rococo,
dont les architectes du xvm e siècle ont infesté
les deux rives du Rhin.
L'autre face du palais de Frédéric est une
magnifique terrasse, soutenue sur un abîme
de verdure par d'énormes rochers taillés à
pic, d'où la vue s'étend sans limites sur Hei-
delberg, sur le pont du Neckar, sur le cours
sinueux du fleuve, sur les cimes boisées des
montagnes.
L'intérieur du château, si l'on peut appeler
1 « Voici la porte de Jéhovah; les justes entreront par elle. »
Ps. CXVIII.
CHAPITRE I 29
de ce nom des salles écroulées, des murs en
brèches, des voûtes effondrées, n'offre pas
grand intérêt. J'excepte les caves, qui de-
mandent une visite.
Celui qui les fit songeait à Gargantua, s'il
n'était Gargantua lui-même. Quelle hauteur
de voûtes ! quelle épaisseur de murs ! quelle
ampleur dans tous les sens ! et surtout quels
tonneaux! Les foudres de Heidelberg sont con-
nus dans le monde entier. Us ne sont que
deux : mais ces robustes jumeaux obstruent
l'immense souterrain. Le plus grand mesure
huit mètres de diamètre sur onze mètres de
long. Il peut contenir deux cent quatre-vingt-
trois mille bouteilles, de quoi faire perdre la
tête à tout un royaume. Le second est plus
petit environ des deux tiers. On les voit côte à
côte, comme un navire à l'ancre près d'une
goélette. Ils sont en bois, et fort remarquable-
ment façonnés. Tous les ans, les compagnons
tonneliers achevant leur tour d'Allemagne
viennent religieusement en admirer la struc-
ture. Un double escalier contourne les flancs
du plus gros, et conduit sur la plate-forme
qui le surmonte. Une trappe, qu'on soulève,
30
LES BORDS DU RHIN
ne sert plus de passage qu'aux rats dont ce
gouffre pullule. Elle servait jadis à verser le
jus de la vendange. Il ne fallait guère moins
de tout le raisin du Neckar pour gonfler cette
outre énorme; aussi ne vit-on pareille liesse
que trois fois, la dernière en 1769. Cette an-
née-là, dit-on, l'électeur, couronné de pam-
pre, dansa avec toute sa cour sur la plate-
forme humide du vin nouveau : fête païenne
à laquelle rien ne manquait, si ce n'est le
bouc immolé à Bacchus et les chansons du
vieux Thespis. Qu'est devenue , hélas ! la
joyeuse vendange de 1769 ! La terre ne pro-
duira-t-elle plus de quoi remplir ce3 foudres ?
Ne sentiront-ils plus fermenter le moût écu-
mant? Vides, ces tonnes si bien ajustées in-
spirent une estime trop platonique. Corps sans
âme, vénérables machines, valent -elles le
moindre cep de vigne que le soleil d'août
gonfle et mûrit sur le coteau voisin? Valent-
elles les trois doigts de vin clairet qui pétillent
en gouttes d'ambre dans notre verre?
Les caves ont un conservateur, gardien vi-
gilant qui ne quitte jamais son poste, vu qu'il
est en bois et fixé par un clou à la muraille.
CHAPITRE I
31
C'est la statuette d'un singulier personnage ,
nommé Perkeo , de son vivant fou du comte
palatin, et le plus grand ivrogne de tout le
Palatinat. Quinze doubles bouteilles de vin du
Rhin faisaient sa ration quotidienne; ce qui
porte, si je calcule bien, à cinq mille quatre
cent soixante-quinze litres le chiffre de sa con-
sommation annuelle, — pour les années non
bissextiles : d'où je conclus qu'en vingt-cinq
ans ce gaillard convive eût trouvé le fond du
grand foudre de Heidelberg. Le fac-similé du
personnage s'accorde bien avec cette fabuleuse
réputation. Qu'on se figure un petit homme
haut d'un mètre, large d'autant, habillé d'une
jaquette bleue à parements d'or, d'une culotte
courte, de bas de soie, et d'un chapeau tri-
corne; son ventre, porté par deux jambes flas-
ques qui mollissent sous le poids, a pris l'en-
colure et la capacité d'un muid; son visage
enluminé fait songer au fruit de la treille, et
sa bouche est indescriptible. Toute l'âme du
personnage est passée dans cette bouche épaisse
et sensuelle, dont les lèvres charnues font
douter si les grandes coupes sont faites pour
elle, ou bien elle pour les grandes coupes. Sa
HfflHH
■
32 LES BORDS DU RHIN
main droite est armée d'un verre, qu'achète
tous les mois un touriste monomane, et qu'on
renouvelle tous les mois.
Cet ivrogne, comme Triboulet son confrère,
avait, dit-on, de l'esprit. Il était adroit de ses
mains. A côté de sa statuette on montre une
petite horloge en bois, de son invention. Une
chaînette terminée par un anneau pend hors
de la boîte, et provoque le doigt à s'y poser.
Tant pis pour qui s'y risque : la boîte s'ouvre,
et une queue de renard, mue par un ressort,
vous cingle le visage, en même temps qu'un
carillon se moque bruyamment de vous.
Il y a peu de chose à dire de Heidelberg
comme ville, sinon qu'elle s'est trompée de
place; pour espérer un avenir durable, elle
devait naître aux lieux où s'élève aujourd'hui
le florissant Manheim, au confluent du Neckar
et du Rhin. Le commerce du premier est in-
suffisant pour alimenter une cité de quelque
importance. C'est ce que comprit parfaitement
l'électeur Charles-Philippe, qui, en 1720, trans-
porta sur le Rhin le siège de l'électorat.
Réduit à lui-même, Heidelberg ne serait
qu'un lieu de plaisance, une station d'été dans
■■■■■■
CHAPITRE I 33
la montagne, agréable aux voyageurs à cause
de ses sites et de ses admirables ruines, aban-
donnée l'hiver à cause de ses frimas. Mais son
université lui prête une vie particulière. Cette
université est une des plus anciennes et des
meilleures de l'Allemagne; elle remonte au
xiv e siècle : le nombre de ses élèves varie de
sept à neuf cents. Sa bibliothèque, pillée pen-
dant la guerre de Trente ans par les Bavarois ,
transportée à Rome, puis rendue au Palatinat,
contient encore cent cinquante mille volumes,
sans compter de précieux manuscrits, au
nombre de deux mille. L'enseignement des
sciences naturelles et celui du droit y sont
particulièrement estimés. Trois de ses profes-
seurs jouissent d'une réputation européenne :
ce sont MM. Kirchhof et Bunsen, bien connus
pour leurs travaux sur l'analyse chimique du
soleil, — et l'illustre Gervinus, le Villemain de
l'Allemagne, qui lui doit un beau monument
d'histoire littéraire.
Neuf cents étudiants sont assez à l'étroit
dans une ville emprisonnée entre le fleuve et
la montagne. Heidelberg n'a pu s'étendre que
dans le sens de la longueur; mais il l'a fait
34 LES BORDS DU RHIN
d'une façon démesurée. Aussi donne-t-il à celui
qui parcourt sa grande rue quelques instants
d'illusion. Les maisons ressemblent aux figu-
rants de théâtre. Une ligne de soldats re-
présente une armée. Une rangée de boutiques
à droite et à gauche, pendant deux kilomètres,
figure toute la ville : percez au travers, vous
tombez dans le Neckar ou vous buttez contre
le rocher.
Pas de vieux édifices : la guerre les a tous
détruits. Un seul logis du xvi e siècle, mais il
est charmant. C'est, dans toute la façade, une
profusion de volutes et de balcons ciselés, de
vitraux encadrés d'arabesques , de cariatides
fantasques, de riches ferrures, de médaillons
et de bustes qui s'envoient des sourires ou des
baisers. Deux inscriptions sont gravées sur
cette belle façade : l'une est un hommage à
Vénus; l'autre un souvenir de la Bible. Voici
la dernière :
SI JEHOVAH NON ^DIFICAT DOMUM ,
FRUSTRA LABORABUNÏ ^EDIFICANTES EAM.
« Si Jéhovah ne bâtit une demeure, on s'ef-
forcera vainement de la bâtir. »
CHAPITRE I 30
Inscriptions et logis sont l'œuvre d'un cal-
viniste et d'un Français. Il s'appelait Charles
Beslier, et se réfugia à Heidelberg l'année de
la Saint-Barthélémy. Sa pieuse épigramme a
protégé la maison contre la ruine, pas assez
cependant, puisqu'elle sert maintenant d'au-
berge, à l'enseigne de chevalier Georges. Une
seule rue dans ce style ferait de Heidelberg
le joyau des bords du Rhin, la rivale de Nu-
remberg.
Revenons aux étudiants, qui sont la fortune
et la gaieté d' Heidelberg.
L'étudiant, tout frais émoulu du gymnase,
n'est pas depuis huit jours à l'université qu'un
changement radical s'opère dans toute sa per-
sonne. Le vêtement bourgeois lui fait honte. Il
abandonne sa défroque, et revêt la joppe grise,
à collet vert, ornée de brandebourgs et de bou-
tons ciselés. Il boucle sa ceinture, ébouriffe avec
art sa chevelure, jette au feu la coiffure des phi-
listins, et pose sur le sommet de son crâne une
toque de couleur, si menue, si légère, si extra-
vagante, qu'il n'est pas étonnant de la voir,
pour un rien, voler par-dessus les moulins. Le
36 LES BORDS DU RHIN
bas de sa jambe s'enferme dans des boites hé-
rissées d'éperons; sur sa poitrine, comme le
grand cordon d'un ordre, descend un ruban de
couleur variée. 11 frise sa moustache, caresse
sa barbe, admire sa tenue, et, d'un pas conqué-
rant, se dirige vers la brasserie. Tci l'attend une
autre fête.
On a signalé l'arrivée du nouveau venu. « Le
renard! le renard! » s'écrie-t-on. Le renard
(der Fuchs) est le sobriquet dont on taquine
l'étudiant novice. C'est le béjaune du temps de
nos pères. Renard et béjaune n'ont rien à se
reprocher.
A ce mot, on s'assemble, on se groupe, on
reçoit gravement L'étranger ; on l'introduit dans
le cercle des buveurs, on lui donne un verre
plein, une pipe allumée, et, avant qu'il soit
revenu de sa surprise, on chante pour sa récep-
tion la fameuse chanson du Renard, spécimen
de gaieté burlesque, dont voici, avec quelques
adoucissements, la traduction :
« Qui vient là-bas de la montagne?
— C'est un postillon.
— Qu'apporte ce postillon?
t
— Il apporte un renard.
RÉCEPTION D'UN ETUDIANT
CHAPITRE I
39
— Votre serviteur, Messieurs; Messieurs, votre ser-
viteur.
— Que fait monsieur votre papa?
— Il lit Cicéron.
— Que fait madame votre maman?
— Elle fait la chasse aux puces.
— Que fait mam'selle votre sœur?
— Elle tricote des bas pour papa.
— Fume-t-il du tabac, le Renard?
— Un peu, mes bons Messieurs.
— Allons, une pipe pour lui.
— Oh! là, là! j'ai mal au cœur.
— Eh bien ! qu'on se soulage.
— Ah ! me voilà remis.
— Voilà comme de renard on devient franc étudiant. »
L'étudiant porte le sobriquet de « renard »
jusqu'à son premier duel. 11 ne fait pas bon le
regarder de travers, ni lui marcher sur le pied.
Ce jeune renard ne demande que bataille. Il
faut qu'aux vacances prochaines il puisse mon-
trer dans la maison paternelle, et surtout aux
yeux de certaine belle qui sera sa femme, la
brèche faite à son sabre, et l'innocente égrati-
gnure dont il a le visage balafré.
Veut-on assister à l'innocente comédie d'un
duel entre étudiants? Rien de' plus simple. On
■
40
LES BORDS DU RHIN
se réunit par groupes au lieu du rendez -vous.
Un cercle à la craie est tracé sur le sol, les ad-
versaires y sont placés : malheur à qui des deux
le franchira ! Un vieil étudiant barbu , debout
sur une chaise, dirige toute l'affaire. Deux se-
conds s'avancent, coiffés d'une casquette à lon-
gue visière rabattue en forme d'abat-jour, une
longue rapière à la main. Leur rôle est de dé-
tourner les coups dangereux, et de ne laisser
passer que les égratignures : heureux quand
l'épée des combattants ne vient pas leur cha-
touiller les oreilles. Quant aux duellistes, leur
accoutrement est bizarre. Un épais plastron de
cuir leur couvre les flancs ; ils ont des brassards
aux bras, le cou et la tête nus. Les gens d'ici
ont, paraît-il, la tête plus dure que les côtes. Ils
reçoivent deux épées, et, sitôt le signal donné,
se mettent à ferrailler. A la première goutte de
sang, les médecins s'avancent, les témoins se
consultent, et neuf fois sur dix déclarent que
l'honneur est satisfait.
On demandera quelles sont les occupations
sérieuses de l'étudiant, à moins que le duel ne
compte parmi ces dernières. A quoi je réponds
qu'il faut distinguer entre la première année et
CHAPITRE I
41
les suivantes. La première année se passe en
festins, en jeux, en réunions de plaisir. L'étu-
diant nouvellement émancipé use et abuse de sa
liberté.
Aimer, boire et chanter, telle est la vie humaine.
Ce vers d'un de nos poètes épicuriens était in-
scrit sur les murs d'une chambre d'étudiant à
Bonn. On dirait qu'il leur sert à tous de devise,
et que les trois points qu'il renferme soient
trois articles de sagesse auxquels ils conforment
leur vie.
Aimer? Laissons en blanc ce chapitre.
Boire? C'est une science dans les universités,
une science hérissée de termes et de formules
comme celles de Cujas et d'Hippocrate. L'étu-
diant doit savoir, sans s'y tromper, ce que c'est
que boire des évêques ou des docteurs; totalis
ou partialis ; floricos ou hausticos; sauf ou bien
lauf. Mais le plus souvent il boit par mass
(pinte, mesure); d'où ce jeu de mots qu'en Alle-
magne on boit rnœssig (par pinte, ou modéré-
ment). Luther connaissait bien ce faible de ses
concitoyens pour la bouteille. « Nous autres
Allemands, disait-il, nous sommes de véritables
4 <C
:v
42 LES BORDS DU RHIN
panses à bière, compagnons joyeux, faisant
goguette et ripaille, buvant, buvant toujours. »
Et ailleurs : « Chaque pays a son démon : l'Ita-
lie a le sien; la France a le sien; l'Allemagne a
le sien : c'est la bouteille. Nous boirons, j'en ai
peur, jusqu'au jugement dernier. »
Chanter est pour l'Allemand un mode de son
existence; pour l'étudiant, à plus forte raison.
S'il y a une métempsycose, ces gens-là devien-
dront cigales, comme les mortels du bon Pla-
ton. L'université peut être définie : un lieu où
l'on acquiert un peu de science et beaucoup de
chansons. N'est-ce pas l'aveu que renferme le
couplet suivant ?
(Ju'un tyran me dise : — Verse-moi à boire! — je ver-
serais.
— N'aime plus! — avec douleur je cesserais d'aimer.
— Brise ta lyre! — Non! lui dirais-je résolument.
— Brise ta lyre, ou meurs! — en chantant j'expi-
rerais '.
i Si tyrannus jubeat : — Vinum dato ! — (tarera.
— Non amato ! — œgre non amarem.
— Frange lyram! — pertinax negarem.
— Lyram da, seu morere! — cantans expirarem.
(Couplet de chanson allemande.)
CHAPITRE I 43
J'ai dans les mains, présent d'hospitalité, un
Commersbuch , ou livre de réunion, comme on
dit en Allemagne. Il contient plus de mille
pièces, odes, cantates, chansons à boire, dont
un grand nombre signées des noms les plus
illustres. Bon nombre sont en latin. Le latin
n'est pas une langue tout à fait morte en Alle-
magne : latin jovial comme celui d'Horace, el
qui en a l'ardeur épicurienne, s'il n'en a pas
l'élégance. Tel est ce couplet qui sonne comme
les grelots d'un carnaval :
Edite,
Bibite,
Collégiales!
Post multa
Saecula
Pocula
Nulla!
Tel , le fameux chant du Gaudeamus :
Gaudeamus igitur juvenes dum sumus.
PosL jucundam juventutem,
Post molestam senectutem,
Nos habebit humus.
44 LES BORDS DU RHIN
La complainte du Lièvre date de 1575.
Flevit lepus parvulus
Clamans altis vocibus :
Quid feci hominibus
Quod me sequuntur canibus?
Neque in horto fui ,
Neque olus comedi.
Longas aures habeo,
Brevem caudam teneo.
Domus mea silva est,
Lëctus meus durus est.
Dum in aulam venio,
Gaudet rex , et non ego , etc.
Il faut l'avouer ; il manque un grain de sel à
ces gaietés-là. Les Gaulois nos pères tournaient
autrement les mêmes pensées. Le rire de l'Alle-
mand est lourd et gauche.'
L'étudiant mauvais sujet et tapageur a fourni
la matière d'un poème héroï-comique qui s'ap-
pelle, du nom de son héros, la Jobsiade*.
i Le Magasin pittoresque (année 1845) donne un fragment
considérable de la Jobsiade. Les passages suivants en sont
extraits.
CHAPITRE I
4o
Job est le fils d'un digne conseiller de petite
rille, bonhomme s'il en fut, crédule comme on
ne l'est guère, et qui signe majestueusement :
Job père, pro tempore senator.
Job fils est envoyé à l'université. D'abord il
se laisse tromper, piller, bafouer comme Gil-
Blas ; mais il prend vite et bien sa revanche.
Au bout d'un an, il en sait plus long que ses
maîtres, je veux dire ses maîtres en vie joyeuse :
il est la terreur des philistins (bourgeois), des
manichéens (créanciers) et des professeurs. De
temps en temps son brave père reçoit des lettres
comme la suivante :
Mes très chers Parents,
Je vous écris pour vous dire que j'ai besoin d'argent.
Ayez la bonté de m'envoyer vingt à trente ducats. Loge-
ment, nourriture, linge, feu, lumière, tout est si cher
ici, que je ne sais plus comment faire. Envoyez-moi
donc trente ducats. Vous ne pouvez vous imaginer ce
que coûtent les livres et les leçons des professeurs! Mon
Dieu! si j'avais seulement mes trente ducats!
J'étudie chaque jour avec une ardeur incroyable. Je
vous en prie, faites-moi remettre au plus vite ces trente
ducats. Malgré la plus sévère économie, je dépense
beaucoup pour mes souliers, mon linge, mes habits;
46
LES BORDS DU RHIN
pour le papier, l'encre, les plumes dont j'ai besoin. En-
voyez-moi donc ces trente ducats. Je ferai, je vous
assure, un bon emploi de cet argent... Je passe dix
heures par jour à suivre les cours, et plusieurs heures
encore à travailler seul. Mes professeurs sont très con-
tents de moi , et m'engagent seulement à modérer mon
zèle pour l'étude de la philosophie et de la théologie. A
ce propos, n'oubliez pas les trente ducats.
Le bonhomme de père envoie les trente ducats
si instamment demandés, mais ce n'est pas sans
grommeler un peu.
Mon cher Fils,
J'ai reçu la lettre que tu m'as adressée. J'ai appris
avec joie que tu te portais bien; mais je ne suis pas
satisfait que tu demandes encore de l'argent. Il n'y a
pas trois mois que tu as reçu cent cinquante thalers; je
ne sais vraiment comment faire pour subvenir à tant de
dépenses. Je suis heureux que tu étudies avec zèle et
que tu te conduises bien ; mais je regrette que tu de-
mandes encore trente ducats. Il me semble, mon cher
fils , que lorsqu'on vit avec économie à l'université , on
n'a pas besoin de tant d'écus. Il est vrai qu'il faut que
tu achètes des livres et que tu payes la rétribution de
tes cours; mais pour de telles sommes, on peut acheter
bien des livres, et assister à bien des cours.
CHAPITRE I 47
Cependant arrive l'échéance des examens. Job
est interrogé sur la théologie, et fait par son
ignorance l'admiration universelle.
« Qu'est-ce qu'un bischof (évêque)? demande
le docteur.
— C'est, répond Job avec assurance, un mé-
lange agréable de vin, de sucre et de citron.
— Qu'est-ce que saint Augustin ?
— Je ne connais d'autre Augustin que l'huis-
sier de l'université.
— Qu'est-ce qu'un ange?
— L'enseigne d'une excellente auberge.
— Qu'est-ce que la secte des manichéens ?
— Une très vilaine secte, qui vend l'argent
bien cher. » (Manichéen, en langage d'étudiant,
désigne l'usurier.)
Job est refusé; grande colère de son père.
Il s'amende à la fin, étudie, se marie et fait
souche d'honnête homme. C'est par où il fallait
commencer.
■ ■
CHAPITRE II
FRANCFORT-SUR- LK-ME1N
Déception. — Le vieux et le nouveau Francfort. — La rue des
Juifs. — Maison Rothschild et O. — Le Dôme. — Le Rœmer.
— La Bulle d'or. — Tableau d'une élection à l'Empire et
d'un couronnement. — Gcethe enfant.
Francfort! Quiconque a feuilleté les chro-
niques du moyen âge allemand, ou simplement
les Mémoires de Gœthe, se représente à ce nom
quelque sombre cité, aïeule vénérable de toutes
les « bonnes villes impériales », aux murs cré-
nelés, aux rues tortueuses, aux balcons ciselés.
aux pignons aigus, aux mille boiseries ouvra-
gées et fouillées comme un joujou de Nurem-
berg. Quittez cette illusion. Francfort avait
tout cela jadis, et bien d'autres raretés; mais
CHAPITRE II 49
Francfort a, peu s'en faut, tout abattu, tout ni-
velé , tout reconstruit. Francfort a eu honte de
ses guenilles, et les a changées contre une robe
neuve. Plus de vieux logis fantasques, mais de
riches hôtels ; plus de carrefours enfumés, mais
des boulevards et des squares. A l'heure qu'il
est, la cité des anciens Francs montre avec
orgueil sa rue de Rivoli, son grand hôtel, sa
Chaussée -d'Antin et même son pré Catelan.
Mais adieu le cachet d'antiquité, la physiono-
mie, le caractère. On avait une vieille pièce de
monnaie usée, flétrie, mais curieuse ; vous nous
donnez un louis d'or tout neuf et semblable à
ses milliers de frères ; serviteur ! En vain nous
dites-vous qu'il vaut plus ; le titre et la matière
ne sont rien en pareil cas, et l'âge, la forme, la
rareté comptent pour le tout. Exigence absurde,
égoïsme de voyageur. Sans doute, le monde
n'est pas un théâtre dont les villes sont le dé-
cor; les sociétés humaines sont créées pour
autre chose que pour orner d'un peu de pitto-
resque la scène de l'univers; ce moyen âge tant
pleuré étouffait sans pitié ses peuples dans des
ruches trop étroites ; les vivants ont besoin
d'air, de soleil et de lumière, comme la plus
6
JE
50 LES BORDS DU RHIN
humble fleur des champs; et, pour toutes ces
causes, le vieux monde, bâti sur un plan ab-
surde, doit faire place au nouveau, plus logique,
plus salubre, plus humain. C'est pourquoi le
philosophe a raison de se réjouir ; mais le tou-
riste, en se lamentant, n'a pas tort. Car avant
un demi-siècle, si cela dure, le Parisien qui
sera venu, en fumant son cigare, du perron de
Tortoni à la cascade du bois de Boulogne aura
du même coup accompli son tour d'Europe.
Passons donc vite dans le Francfort moderne.
Qu'ont-ils à nous dire ces palais somptueux, où
les banquiers et les marchands de la ville logent
leur opulence princière? On les connaît d'a-
vance, et l'on serait tenté de croire qu'ils vien-
nent tout faits de Paris, comme les rubans et
les étoffes dont se parent ici les élégantes. Cher-
chons quelque chose de plus rare, entrons dans
la rue des Juifs. Entre cette rue et ses voisines,
il y a cinq cents ans et cinq cents lieues de dis-
tance. Je crois rêver, je me crois encore dans
les boues du Ghetto de Prague. Je reconnais
ces murs noirs de fumée, comme si l'incendie
les avait calcinés; ces chancelantes masures aux
nombreux étages, aux toits effilés et pointus
FBANCKORT-BUR-LE-MEIN
CHAPITRE II 53
comme des pyramides; ces fenêtres étroites;
ces vitres ternes, avares de lumière; ces poutres
en saillie, où les vers et les frimas ont fait office
de sculpteurs; ces guenilles qui achèvent de
pourrir sur des cordes, et, dans des vases estro-
piés, ces pauvres fleurs qui ont peine à vivre
et souffrent en ces lieux des mêmes maux que
l'homme. Je revois, au milieu de la rue, ce ruis-
seau infect et fangeux près duquel joue-, accrou-
pie, une population grouillante d'enfants mal-
sains et malpropres. Les boutiques, fermées
partout ailleurs (car c'est dimanche), ici sont
ouvertes. J'y vois un entassement d'objets sans
nom, sans valeur et sans forme, desquels l'in-
dustrie des enfants de Jacob excelle à tirer de
l'or. Tous les noms du calendrier juif s'étalent
sur les murs. Autour de moi, j'entends Abra-
ham saluer Aaron, et Sarah interpeller Rachel,
tandis que le petit David se prend aux cheveux
avec son cadet Samuel. Un gamin qui depuis
une heure marche dans mon ombre, en quête
d'un pourboire, et dont le nez busqué indique
l'origine, me signale un logis plus décrépit que
nos plus viles chaumières. C'est dans ce lieu,
paraît-il, que sont nés les Rothschild. Ces mo-
S4 LES BORDS DU RHIN
narques de la finance ont eu peine, dit-on, à
troquer leur cloaque pour une des plus belles
habitations de Francfort, et leur mère a voulu
y mourir.
La rue des Juifs est sans contredit le plus
curieux, le plus parlant débris de l'ancien
Francfort ; mais ce n'est plus qu'un tronçon du
Ghetto, de cette cité dolente où, depuis le cou-
cher jusqu'au lever du soleil, une loi cruelle
tenait le Juif enfermé sous les verrous des
chrétiens. Qu'on se hâte de l'aller voir; car
chaque année le marteau des démolisseurs y
fait de nouvelles brèches, et de cela comme
du reste il n'y aura plus bientôt que le sou-
venir.
Si l'on va de la rue des Juifs au quai du
Mein, on découvre un autre tableau du passé.
Là sont encore debout de vieilles tours féo-
dales aux murs carrés percés de meurtrières,
aux flèches en faisceaux qui se découpent net-
tement sur le ciel. Un pont étroit et montueux
joint les deux rives. Ses pierres en diraient long,
si elles pouvaient parler; car elles datent de
loin, et leur âge se compte par générations.
Sur le bord se presse une flottille de chalands
CHAPITRE II gg
et de péniches lourdement chargées, dont le
vent tourmente la voile et fait grincer le mât.
Quelques clochers d'église se haussent par-
dessus les toits des maisons comme pour voir
ce qui se passe. Le Dôme les domine du haut
de ses lourds piliers, qui supportent une voûte
arrondie en forme de calotte, dont la structure
est des plus médiocres. Des ruelles étroites con-
duisent jusqu'au pied de l'édifice. Il faut quelque
temps pour trouver la porte parmi les échoppes
de revendeurs accroupies alentour. L'intérieur
présente de belles ogives, des autels sculptés
avec art, des peintures et des tombes antiques,
•dont les vieux caractères et les mornes statues
ont quelque chose d'étrange. C'est là que Gœthe
enfant aimait à rêver, et c'est en ces lieux que
se forma dans son cœur le sentiment poétique
du passé. Lui-même a conté ses extases et ses
frémissements dans le caveau où fut enseveli
ce Gonthier de Schwarzbourg, de tragique mé-
moire, qui fut élu Empereur par les bourgeois
de Francfort contre Charles IV, et périt d'une
mort sinistre sans avoir régné.
L'hôtel de ville excite aussi l'intérêt : c'est
56
LES BORDS DU RHIN
un édifice gothique souvent remanié, restauré
et reconstruit. On dit qu'il servait primitive-
ment de bazar à des marchands lombards venus
d'Italie pour les grandes foires de Francfort.
De là le nom de Rœmer, qu'il porte encore.
Sa façade a du caractère. Un vestibule du
xv e siècle, puis un escalier avec une rampe de
fer du xvn e , conduisent au Kaisersaal, ou
chambre impériale. C'est ici (ôtez votre cha-
peau) qu'on proclamait les empereurs d'Alle-
magne. Il est bon d'être prévenu; car cette
salle, aussi banale que n'importe quel salon
municipal, porte le plus piteusement du monde
ses magnifiques souvenirs. Les murs, fraîche-
ment et bourgeoisement décorés, présentent
une galerie d'empereurs enluminés dont quel-
ques-uns seraient partout ailleurs d'amusantes
caricatures. En pareil lieu, cette peinture d'en-
seigne offense et déconcerte. Vous figurez -vous
l'effet d'un Charlemagne qui louche et d'un
Charles-Quint menacé d'apoplexie? La même
salle servait de lieu de réunion aux magistrats
rendant la justice. Du temps de Goethe on y
lisait cette maxime pleine de sens : « Le dire
de l'un n'est pas celui de l'autre ; il est juste
«u
LA BUE WÎS JUIFS A 111 ANC lu lil-sL' ll-I-K-M 111 N
CHAPITRE II S9
d'entendre l'un et l'autre. » Voilà de bonne sa-
gesse antique.
Dans le voisinage du Kaisersaal se trouve la
chambre d'élection (Wahlzimmer). Des sièges
rangés autour d'une table en maroquin jaune
semblent attendre les électeurs du saint-em-
pire ; leurs armes sculptées au mur marquent
leur place. Mais une forte odeur de solitude et
de moisissure remplit ce lieu. Le visiteur inat-
tendu fait s'enfuir une légion de rats occupés
sans vergogne à ronger les pieds de la table
impériale. Un sourd murmure occupe l'oreille.
C'est le bruit des vers qui râpent silencieuse-
ment le bois vermoulu des lambris et des
meubles.
Une troisième salle aux murs épais de deux
mètres garde dans son réduit, non pas un tré-
sor, mais une relique, une relique politique, la
fameuse Bulle d'or, rédigée par le jurisconsulte
italien Barthole, promulguée partie à Francfort
au mois de janvier 1356, partie à Metz le jour
de Noël de la même année, « par Charles IV,
empereur des Romains, toujours auguste, roi
de Bohême, assisté de tous les princes électeurs
du saint-empire, en présence du révérend père
60
LES BORDS DU RHIN
en Dieu Théodore, évêque d'Albe , cardinal de
la sainte Église romaine, et de Charles, fils
aîné du roi de France, illustre duc de Norman-
die, et dauphin de Viennois. »
Cette pièce, dont l'apparition fut de son temps
un immense événement, n'est après tout qu'un
formulaire réglant, beaucoup moins au point de
vue politique qu'au point de vue de l'étiquette
et du cérémonial, les rapports réciproques des
électeurs et du chef de l'Empire. Elle a suffi
pourtant, dans ce siècle d'anarchie, à la gloire
de son auteur et aux besoins de l'empire d'Al-
lemagne. C'est en 1805 seulement qu'elle a dis-
paru dans le naufrage de l'Autriche après Aus-
terlitz. L'original se garde à Francfort avec un
déploiement de précautions farouches qui fait
sourire : qui veut du mal, bon Dieu! à cet
innocent parchemin ?
La Bulle d'or est écrite en latin, sur vingt
feuillets environ, rattachés par des brins de soie
jaune et noire, à l'extrémité desquels pend un
sceau ou bulle d'or (de là son nom) un peu plus
grande qu'un louis de France. D'un côté, l'em-
preinte représente l'Empereur sur son trône et
ces mots pour légende :
CHAPITRE II 61
CAROLVS QVARTVS,
DIVINA FA VENTE CLEMENTIa,
ROMANORVM IMPERATOR , SEMPER AVGVSTVS,
BOHEMIjE REX.
De l'autre côté, on voit l'image assez confuse
d'une ville sur la porte de laquelle sont écrits
ces deux mots :
AVREA ROM A.
Pour légende, un vers dont l'auteur ne se
piquait pas de poésie :
Koma, caput mundi, régit orbis frena rotundi.
ce qu'on peut traduire aussi platement :
Rome, tête du monde,
Dirige la machine ronde.
Le Dôme et le Rœmer contiennent toute la
vie passée, toute l'histoire de Francfort. De
cette histoire, le plus brillant et le plus curieux
épisode est sans contredit celui des élections
et des couronnements d'empereurs. C'est donc
62 LES BORDS DU RHIN
avec beaucoup d'à-propos qu'on a suspendu
dans les salles du Rœmer une série de vieilles
estampes représentant cette solennité. Ces jours-
là Francfort pouvait véritablement se croire la
capitale de l'Allemagne. J'ai fait connaître au
lecteur le lieu de la scène. Les chroniques
et la Bulle d'or à la main, je vais sur ce
théâtre faire paraître des acteurs et présenter
en raccourci ce drame imposant qu'on appe-
lait une élection à l'Empire et un couronne-
ment.
Dans le mois qui suivait la vacance du trône
impérial, l'archevêque de Mayence envoyait à
ses coélecteurs, pour les appeler à Francfort,
une lettre patente ainsi conçue :
A vous, illustre et magnifique prince, etc. etc.. Notre
coélecteur et très cher ami ,
Nous vous intimons par ces présentes l'élection du
roi des Romains qui pour cause raisonnable doit être
faite incessamment, et vous appelons, selon le devoir
de notre charge et la coutume, à ladite élection, afin
que dans trois mois consécutifs à partir de tel jour, etc.,
vous ayez à venir par vous-même ou par vos ambassa-
deurs ou procureurs, soit un ou plusieurs ayant charge
ou mandement suffisant, au lieu dû, selon la forme des
CHAPITRE II
63
lois sacrées sur ce faites, pour délibérer, traiter, conve-
nir, avec les autres princes vos et nos coélecteurs, de
l'élection d'un roi des Romains , qui , par la grâce de
Dieu, sera après créé Empereur; et pour y demeurer
jusqu'à la consommation de celte élection; et autrement
faire et procéder comme il est exprimé dans les lois
sacrées sur ce établies. A faute de quoi nous y procéde-
rons finalement avec les autres princes vos et nos coélec-
teurs, suivant que l'ordonne l'autorité desdites lois,
nonobstant votre absence ou celle des vôtres.
(Au chap. xvm de la Bulle d'or.)
A défaut de lettres d'intimation, les électeurs
étaient tenus de se rendre d'eux-mêmes à
Francfort dans les trois mois qui suivaient la
vacance.
Leur entrée, leur habitation, leur marche,
étaient réglées par des lois précises, quoique
souvent violées. Chacun d'eux ne pouvait avoir
dans sa suite plus de deux cents chevaux et
seulement cinquante cavaliers armés. La sû-
reté de leur personne était commise aux bour-
geois de la ville, qu'un serment sur l'Evangile
engageait à ce devoir sous peine d'être déchus
de toutes grâces et privilèges. Les étrangers
étaient tenus de quitter la ville avant l'entrée
64 LES BORDS DU RHIN
des électeurs ; formalité tout à fait dérisoire ,
car les ambassadeurs des princes intéressés à
l'élection en étaient quittes pour se loger dans
la banlieue, et Francfort n'a jamais passé pour
une de ces places fortes où ne pourrait entrer
ce petit âne chargé d'or dont parlait le Macé-
donien.
Le lendemain de leur arrivée, le cortège de-
électeurs se transportait au Dôme, où se célé-
brait, au chant du Veni creator, la messe du
Saint-Esprit. Puis ils prêtaient serment sur un
exemplaire des Évangiles, ouvert à ces paroles
de saint Jean : In principio erat Verbum. L'ar-
chevêque de Mayence, à qui revenait le premier
rôle dans toute l'élection, prononçait à haute
voix cette formule de serment :
Moi, archevêque de Mayence, archichancelier du saint-
empire en Allemagne, et prince électeur, jure sur les
saints Evangiles ici mis devant moi, par la foi avec la-
quelle je suis obligé à Dieu et au saint-empire romain,
que, selon tout mon discernement et jugement, avec
l'aide de Dieu, je veux élire un chef temporel au peuple
chrétien, c'est-à-dire un roi des Romains futur Empe-
reur, qui soit digne de l'être autant que par mon discer-
nement et mon jugement je le pourrai connaître; et, sur
CHAPITRE II
65
la même foi, je donnerai ma voix et mon suffrage dans
ladite élection sans aucun pacte ni espérance d'intérêt ,
de récompense ou de promesse, ou d'aucune chose sem-
blable, de quelque manière qu'elle puisse être appelée :
ainsi Dieu m'aide et tous les saints.
Quand certains électeurs eurent embrassé la
réforme , on substitua aux derniers mots ceux-
ci : Dieu me soit en aide et ses saints Évan-
giles.
Tous ensemble prononçaient le serment, et
un notaire impérial l'enregistrait.
Le travail de l'élection commençait alors,
autour de la table de cuir, dans la salle du
Rœmer. Aux termes des constitutions, l'élection
devait être achevée dans les trois jours, sous
peine, pour les électeurs, d'être mis au pain et
à l'eau. Mais ce dernier article ne fut guère
observé, et l'on vit une élection, celle de Léo-
pold, durer, à peu de jours près, une année
entière.
L'empereur était nommé à la majorité ab-
solue de quatre voix, tant que le nombre des
électeurs fut de sept. L'archevêque de Mayence
y tenait la place de président avec voix pré-
6
66 LES BORDS DU RHIN
pondérante. Témoin ces vers d'une chronique
rimée :
Ad proceres electio pertinet, in qua
Preecipuam vocem prœsul de more vetusto
Maguntinus habet 1 .
C'est lui qui recueillait les votes dans l'ordre
suivant : 1° Trêves ; 2° Cologne ; 3° Bohème ;
4° Saxe; 5° Brandebourg; 6° Palatinat du Rhin;
7° Mayence.
L'élection terminée, une des fenêtres du
Rœmer s'ouvrait, et l'archevêque de Mayence
jetait à la foule le nom du nouvel Empereur.
Puis on se rendait au Dôme, on faisait asseoir
l'élu sur l'autel, on lui donnait lecture de l'acte
électif, et, pour premier devoir, on lui faisait
confirmer par serment les privilèges des élec-
teurs. Pour ces derniers, c'était, sans aucun
doute, l'affaire importante de l'élection, et le
nouveau césar répétait le même serment à
chaque prince en particulier '.
i « L'élection appartient aux princes. Un vieil usage donne
le principal suffrage à l'électeur de Mayence. »
Gunter Liguninus.
2 Voyez plus loin, chapitre iv, le Kœnigsstuhl.
CHAPITRE II
67
Bientôt après avaient lieu les fêtes du couron-
nement. Dans le principe, et d'après les textes
de la Bulle d'or, c'est à Aix-la-Chapelle et près
du tombeau de Charlemagne qu'on devait cou-
ronner l'Empereur. Mais, à partir du xvi e siècle,
l'usage prévalut de le faire à Francfort. Ces fêtes
étaient l'orgueil et le triomphe de la cité. Toute
la chrétienté s'y faisait représenter par des
princes et des ambassadeurs, avec assaut de
luxe et de magnificence. Ce jour- là, toute la
ville offrait un spectacle ; mais l'intérêt était
surtout appelé sur le Rœmer et sur la place qui
l'entoure. Là mille coutumes de l'âge féodal,
scrupuleusement observées, même quand le
sens en eut péri, excitaient la curiosité des uns,
la cupidité des autres.
D'un côté s'élevait une fontaine jaillissante
surmontée d'un aigle d'or à deux têtes , versant
de ses deux becs du vin blanc et du vin rouge
dans un double bassin doré. En face s'élevait
un monceau d'avoine. D'un autre côté, une
construction en planches servait de cuisine. Un
seul mets y rôtissait, mais gigantesque : c'était
le tronc fabuleux d'un bœuf tournant à une
broche énorme devant un brasier homérique.
68 LES BORDS DU RHIN
Des gardes placés tout autour avaient peine à
contenir avec leurs hallebardes l'impatience et
l'appétit de la foule.
Le cortège impérial sortait du Dôme pour
rentrer au Roemer. L'Empereur s'avançait à
cheval au milieu des princes de l'Empire.
L'archevêque de Trêves marchait seul en
avant, comme le plus ancien électeur. Derrière
lui venaient sur une seule ligne l'électeur de
Brandebourg, portant le sceptre de Charle-
magne ; le duc de Saxe , portant l'épée impé-
riale ; le comte palatin, avec le globe du monde.
Ensuite venait l'Empereur avec la couronne de
Charlemagne, deux ou trois fois trop grande
pour son front, et rembourrée comme un
bourrelet d'enfant, burlesque coiffure, qui fit
éclater de rire Marie -Thérèse au couronne-
ment de son époux. A gauche de l'Empereur,
l'archevêque de Cologne; à droite, celui de
Mayence. Enfin le roi de Bohême fermait le
cortège.
L'Empereur descendait de cheval, et la porte
du palais se refermait sur lui. 11 apparaissait
au balcon gothique du Rœmer pour saluer la
foule. Aussitôt le duc de Saxe, comme maréchal
CHAPITRE II 09
du palais, s'élançait à cheval, tenant d'une
main un vase d'argent du poids de douze marcs,
de l'autre une racloire. Il courait au tas d'a-
voine, y poussait son cheval à plein ventre,
remplissait sa mesure, en faisait tomber le trop-
plein au moyen de sa racloire, et rentrait : cela
voulait dire que les écuries de l'Empereur
étaient pourvues.
Alors venait le tour du comte palatin, comme
écuyer tranchant. Il arrivait à cheval, un plat
d'argent à la main du poids de douze marcs,
courait vers la cuisine, coupait une tranche de
bœuf, et revenait au palais : la table de l'Em-
pereur était pourvue.
Le roi de Bohême, archiéchanson hérédi-
taire, paraissait avec une coupe d'argent du
poids de douze marcs, qu'il remplissait à la
fontaine de la place : l'Empereur pouvait boire
à volonté.
Le dernier personnage était (et pour cause)
le plus attendu et le mieux reçu de la multi-
tude. Deux vastes poches gonflées jusqu'au col
pendaient aux côtés de la selle. « Vive monsei-
gneur le trésorier impérial ! » s'écriaient les
mille voix de la foule. Au même instant les sacs
70
LES BORDS DU RHIN
s'ouvraient, et une pluie d'or et d'argent ruisse-
lait sur la place, où des milliers de mains ten-
dues essayaient de la recueillir. Plus d'un pou-
vait montrer le soir sur son front l'empreinte
de la monnaie qu'il avait dans sa poche.
Le dernier écu distribué, l'Empereur dispa-
raissait du balcon. C'était comme un signal. Les
archers s'écartaient, le peuple se précipitait, le
pillage de la place commençait. Le vin, l'a-
voine, l'aigle et le bassin doré appartenaient
au public. C'était une confusion immense, une
mêlée inouïe, un combat bouffon, quand il
ne devenait pas tragique. Au lieu d'un sac
d'avoine ou d'une outre de vin, celui-ci n'em-
portait plus qu'une toile vide et criblée de
trous. Cet autre s'enfuyait avec une cruche
pleine, et ne tenait, au bout de trois pas, qu'une
anse brisée.
Mais le plus fort de la bataille était autour
du bœuf rôti. C'était la pièce d'honneur. Deux
corporations, en présence depuis la veille sur
le champ de bataille, se le disputaient à armes
peu courtoises. Les vainqueurs soupaient du
fruit de leur victoire, et la dépouille de l'ani-
mal ornait la maison du plus brave.
..... ..'..'. ti
CHAPITRE II 71
Pendant ces scènes avait lieu, dans le
Rœmer, le banquet impérial. Sur une table
surélevée de deux mètres était l'Empereur;
autour de lui, à sept tables différentes, les
électeurs, « les sept étoiles de l'Empire, »
comme dit Schiller, étaient groupés de la ma-
nière suivante :
EMPEREUR
MAYENCE. COLOGNE.
TREVES.
BOHÈME. SAXE.
PALATINAT. BRANDEBOURG.
Les trois archevêques bénissaient la table :
le marquis de Brandebourg, archichambellan ,
s'approchait avec une aiguière et un bassin
d'argent du poids de douze marcs, de l'eau et
« une belle serviette » ; un genou en terre, il
donnait à laver au roi des Romains.
Tous ces usages, prescrits et expliqués au
chapitre xxvn de la Bulle d'or, s'observaient
encore quatre siècles plus tard. Goethe, qui as-
sista dans son enfance au sacre de Joseph II
comme roi des Romains, les raconte dans ses
*/j;
■Mi
72 LES BORDS DU RHIN
Mémoires, et son récit s'éloigne à peine du
cérémonial tracé par Charles IV. Rien ne l'é-
tonna plus, déclare-t-il, que de voir des nobles
et des princes, très fiers et très arrogants dans
la vie commune, remplir ce jour-là l'office de
marmitons et de porte-viandes dans les cui-
sines du Rœmer. Lui-même, ayant aperçu un
ami de son père, officier dans la maison pala-
tine, prit dans ses mains le plat d'argent qu'il
portait, et se glissa, à la faveur de cet office,
dans la salle du banquet. Quatre ou cinq élec-
teurs, brouillés avec l'Empereur, manquaient
à la fête. Leurs tables étaient néanmoins dres-
sées, et tour à tour servies et desservies, comme
pour des convives invisibles dans les festins des
contes de fées.
Le nom de Gœthe est inséparable de Franc-
fort. Le berceau du poète semble assez dépaysé
au sein d'une ville qui cultive l'escompte plus
que les muses. C'est dans cette ville pourtant,
parmi ces comptoirs de banquiers et de mar-
chands, que s'est éveillée, formée, développée
une des plus riches imaginations d'artiste qui
aient emprunté, pour s'exprimer, le langage
des vers.
a*':
CHAPITRE II 73
« Le 28 août 1749, au coup de midi, je vins
au monde à Francfort-sur-le-Mein. La con-
stellation était heureuse : le soleil était dans le
signe de la Vierge, et à son point culminant
pour ce jour-là. Jupiter et Vénus le regardaient
amicalement, et Mercure sans hostilité; Saturne
et Mars demeuraient indifférents. »
C'est sur ce ton enjoué que Goethe annonce
lui-môme sa naissance dans ses Mémoires'. 11
faut lire dans les pages suivantes toute l'histoire
de son enfance et de sa première jeunesse jus-
qu'à l'âge d'homme. Je ne connais pas de récit
plus intéressant, je n'en connais pas qui fasse
entrer plus profondément dans le secret de son
génie. Ce génie, on voit sous quelles influences
il s'est formé, façonné, nourri. Quel amour de
sa ville natale, et quel tableau animé du vieux
Francfort! Quiconque aura lu les pages que j'in-
dique peut se dispenser d'aller à Francfort; qu'il
reste au coin de son feu, qu'il hante en esprit les
lieux décrits avec verve et tendresse par le poète :
cette ville détruite vaut mieux; elle est plus belle
que celle qui subsiste sous le même nom.
i Publiés sous le titre de Poésie et Réalité. Voir la belle
traduction de M. J. Porchat. (Hachette, éditeur.)
7
74 LES BORDS DU RHIN
La statue de Gœthe s'élève sur une prome-
nade où on voudrait moins de poussière et plus
d'ombrage ; elle fait pendant au monument mé-
diocre de Gutenberg, médiocre elle-même. Le
poète y est représenté drapé à l'antique et cou-
ronné de lauriers. C'est une œuvre lourde, dis-
gracieuse, sans dignité, sans éclat, quoique
signée du nom illustre de Schwanthaler. Ce
Gœthe en bronze ne rappelle guère celui dont
notre David a modelé le masque puissant, et
de qui sa propre mère s'écriait dans un élan
d'orgueil maternel : « Il est beau comme un fils
des dieux. »
Le sculpteur aurait pu concevoir autrement
son sujet. Au lieu de l'apothéose du poète,
mieux placée à Weimar, il aurait pu représen-
ter l'adolescent rêveur qui s'est peint lui-même
dans le premier livre des Mémoires. Voilà le
Gœthe qui convient à Francfort, celui qui fît
Gœtz de Berlichingen, Werther, les premières
scènes de Faust. Otez-lui sa couronne, il ne l'a
pas encore gagnée; mais rendez-lui la jeunesse,
la beauté, et cet air d'aimer et d'être heureux
qui est le don des natures richement douées
comme la sienne. Rien de pareil dans la statue.
CHAPITRE II 75
Par compensation, les bas-reliefs sont char-
mants, mais ce n'est pas encore de la manière
la plus juste. On y voudrait voir, non pas un
symbole des œuvres écrites pendant la matu-
rité, mais plutôt des traits racontant l'enfance
et l'adolescence. Gœthe assis sur la tombe
de Gonthier de Schwarzbourg , évoquant ce
sombre moyen âge dont il remplira plus tard
son plus beau drame; Gœthe lisant Klopstock et
déclamant avec transport, en compagnie de sa
sœur, les beaux vers de la Messiade, ou bien
encore feuilletant les estampes rapportées d'Ita-
lie par son père, ou captivant, enchantant par
un récit qu'il invente les enfants de son âge, ne
sont-ce pas là des sujets dignes de la statuaire?
ne conviennent -ils pas particulièrement aux
lieux où s'élève le monument du poète?
La maison où il est né a été conservée. Son
grand-père, devançant la mode, l'avait, de son
vivant, reconstruite dans le goût moderne. Une
inscription la signale aux passants :
HIER WARD JOHANN WOLFGANG GŒTHE
AM 28 AUGUST 1749 GEBOREN 1 .
i « Ici est né Jean Wolfgang Gœthe, le 28 août 1749. »
•*s
76
LES BORDS DU RHIN
L'intérieur est un musée à la gloire de Goethe.
Malheureusement l'accès n'en est pas libre, et
nous avons appris à nos dépens qu'il ne suffît
pas pour le visiter d'être un fervent admirateur
de Gœthe. Léger mécompte, en somme; quel-
ques pages de Mémoires, lues à tête reposée,
non loin du berceau du poète , offrent une
ample compensation.
CHAPITRE III
M A Y E N G E ET LE RHIN
Tableau nocturne. — La citadelle et le tombeau de Drusus.
— Mayence un jour de foire. — Gutenberg. — Le Dôme et
les tombeaux des électeurs. — Le monument d'un vieux
[joète. — Le siège de Mayence en 1793.
I
Il était plus de minuit quand j'entrai à
Mayence, venant de Francfort. La ville était
profondément endormie ; j'errai comme une
ombre sur le quai désert. Le Rhin coulait à
trois pas de moi sur la droite. Mais, sans le
murmure qu'il fait entendre, je n'aurais pas
même soupçonné sa présence. Le quai de
Mayence est coupé dans toute sa longueur par
une muraille haute et noire qui sépare les mai-
sons du fleuve, et cela sous prétexte de fortifica-
tions. Notez qu'une batterie placée sur l'autre
78 LES BORDS DU RHIN
rive aurait en un clin d'oeil balayé ces murs de
carton. Mais une routine, vieille comme la ville,
les respecte : il en est de même dans beaucoup
de villes arrosées par le Rhin.
Je coupai court à ma promenade nocturne en
sonnant au premier hôtel venu. Les valets en-
dormis se firent longtemps attendre. L'Allemand
a le sommeil lourd ; il le doit à son repas du
soir, trop copieusement arrosé de bière. Enfin
un grand diable parut sur le seuil, une lanterne
à la main, et me fit monter au quatrième étage,
de quoi je murmurai ; j'avais tort. Les fenêtres
de cet observatoire planaient sur le Rhin; il n'y
avait plus de murailles pour moi. La nuit était
splendide : le ciel avait allumé toutes ses étoiles,
et ces lampes mystérieuses , suspendues par
millions dans l'éther, laissaient tomber sur l'eau
de flottantes clartés. Des fanaux allumés sur les
rives et sur les ponts projetaient des traînées
lumineuses, et le fleuve, éclairé sur toute sa
surface, glissait silencieusement entre ses bords
noyés dans l'ombre.
Mon sommeil fut de courte durée ; je m'é-
veillai les yeux frappés d'une vive lueur qui
perçait mes rideaux et embrasait mes vitres ;
.-..•n ? W-- .
CHAPITRE III 79
c'était le soleil levant qui venait dans toute sa
gloire visiter ma chambrette. Par delà le Rhin,
derrière un rideau de peupliers, son disque
s'élevait et se balançait lentement dans l'air.
Peu à peu sa clarté s'accrut, ses feux s'avivè-
rent, les rayons de son foyer fondirent les
brumes amoncelées sur le fleuve : on eût dit
un voile qui s'écartait. Le fleuve apparut, tout
ruisselant de la lumière du jour, déployant aux
regards son immense cours et ses rives admi-
rablement dessinées. « Rhin , notre père ! »
s'écriait jadis Beethoven devant un semblable
spectacle.
Cependant la ville ne tarda pas à s'éveiller,
lentement et à regret, comme toute cité popu-
leuse et affairée, pour qui la journée précédente
a été rude et le sommeil trop court en propor-
tion des travaux. Deux pyroscaphes amarrés à
la rive se mirent à chauffer leur chaudière avec
un bruit infernal. Puis les portes s'ouvrirent,
et les campagnards arrivèrent poussant leur
âne ou leur bidet chargé de provisions. Survint
un groupe de musiciens ambulants. Ils étaient
huit à dix robustes gaillards qui soufflaient avec
rage dans des trombones enroués. J'eus l'im-
80 LES BORDS DU RHIN
prudence de leur jeter quelques kreutzers, et
je crus que leur reconnaissance me rendrait
sourd.
Je m'habillai au son de cette aubade. Je des-
cendais l'escalier, quand je heurtai un garçon :
c'était un certain Fritz, plus éveillé que la plu-
part de ses confrères. M. Fritz entreprit de me
persuader que je ne pouvais sortir à Mayence
sinon muni d'un déjeuner. Peut-être eût- il
perdu son temps, s'il ne se fût avisé, en manière
de péroraison, d'aller quérir dans l'office une
tranche de jambon, jambon de Mayence, s'il en
fut, et des plus fins. Je me rendis à l'argument,
et n'en eus pas regret.
Les villes allemandes ont cela de bon qu'en
fait de produits friands elles tiennent exacte-
ment les promesses de leur titre. La bière de
Bavière n'est pas un vain mot ; le vin du Rhin
est un nectar; et le plus chétif cabaret de
Mayence sert à ses hôtes affamés des tranches
du mets indigène qu'envierait la table d'un
roi.
Ces détails, et l'importance qu'ils semblent
occuper dans mon estime, feront sourire plus
d'un lecteur. Ces lecteurs auront tort. C'est le
CHAPITRE III 81
charme de la vie de voyage que l'esprit et le
corps y trouvent, chacun de leur côté, pâture.
Jamais ces deux frères ennemis ne se montrent
si bons camarades que dans cette existence er-
rante et décousue. Après que l'esprit a joui d'un
bel édifice ou d'un beau site, permis au corps
de jouir d'un bon repas. C'est justice. Qui n'a
pas senti un secret plaisir de passer de l'un à
l'autre, n'est pas fait pour courir le monde.
« chair ! » disait Descartes. « idée ! » disait
Gassendi, chacun en haussant les épaules de
pitié. Le voyageur rapproche les deux termes,
quoique opposés, dans la même formule. Il
prend volontiers pour modèle cet illustre pré-
sident de Brosses, le prince des touristes, qui
passe sans vergogne de la description d'une ga-
lerie de peinture au menu de son dîner. Et de
grâce, que faisait « le divin Ulysse », notre pa-
tron à tous? Homère le montre-t-il moins sen-
sible aux mets de la table royale d'Alcinoiis qu'à
l'excellente musique de ce prince?
Et Victor Hugo donc? est-ce qu'il se fait
faute de descendre à la cuisine et de nous conter
le fort et le faible des auberges rhénanes? La
table est souvent mise dans son livre, et sa verve
m^*m£ki
82 LES BORDS DU RHIN
se donne carrière en même temps que son esto-
mac. Son appétit est toujours de bonne humeur,
et je ne connais pas de convive mieux dis-
posé '.
Retournons à Mayence.
Vue à vol d'oiseau , Mayence figure un arc de
' Deux citations entre cent :
« Cependant la faim m'était venue. Il n'y avait pour toute
auberge qu'une taverne à bière, et pour tout dîner qu'un gigot
fort dur, dont un étudiant, lequel fumait sa pipe à la porte,
essaya de me détourner en me disant qu'un Anglais affamé,
arrivé une heure avant moi, n'avait pu l'entamer et s'y était
rebuté. Je n'ai pas répondu fièrement, comme le maréchal de
Créqui devant la forteresse génoise de Gavi : « Ce que Barbe-
« rousse n'a pu prendre, Barbegrise le prendra, » mais j'ai
mangé le gigot. » ( Le minj lettre m)
« Le soir, après avoir fait une de ces magnifiques courses
qui ouvrent jusque dans leurs derniers cœcums les cavernes
profondes de l'estomac, on rentre à Saint-Goar, et l'on trouve
au bout d'une longue table, ornée de distance en distance de
fumeurs silencieux, un de ces excellents et honnêtes soupers
allemands où les perdreaux sont plus gros que les poulets.
Là on se répare à merveille, surtout si l'on sait se plier,
comme le voyageur Ulysse, aux mœurs des nations, et si l'on
a le bon esprit de ne pas prendre en scandale certaines ren-
contres bizarres qui ont lieu quelquefois dans le même plat,
par exemple, d'un canard rôti avec une marmelade de pommes,
ou d'une hure de sanglier avec un pot de confitures. »*
( Le Rhin, lettre xvn c .)
CHAPITRE III
83
cercle parfaitement dessiné, dont la courbe est
formée par les fortifications et dont le fleuve est
la corde. Chaque extrémité de la ligne fortifiée
vient s'appuyer au fleuve, qui lui prête son for-
midable fossé. Un pont de bateaux et un pont
de fer lient les deux rives. Mais une redoutable
citadelle, fièrement attachée en amont au flanc
de la ville, commande le passage et se tient
prête à foudroyer l'assaillant. Sa gigantesque
étoile fait front de quatre côtés, et ses quatre
bastions, hérissés d'artillerie, portent ces noms
héroïques ou sinistres : Drusus, Germanicus ,
Tacite et Alarme. Ce dernier, à demi engagé
dans le faubourg de la ville, a la mine qui
convient à son nom. C'est une farouche senti-
nelle qui de loin ou de près dit : Qui vive ! au
passant.
La même enceinte renferme un monceau de
pierres écroulées qu'une tradition assez cons-
tante désigne sous le nom de Tombeau de Dru-
sus. C'est là que le gendre d'Auguste, que le
fondateur de Mayence vint mourir de cette
mort mystérieuse et funeste qui semble appar-
tenir à la légende plus qu'à l'histoire. Vainqueur,
il avait chassé devant lui les hordes germaines,
3
a s*1F2v.*îii * iîfcti». H
WÊÊ
84 LES BORDS DU RHIN
et, du Rhin, pénétré avec ses aigles jusqu'à
l'Elbe. Les forêts de ce fleuve tombaient sous les
haches romaines, et des chemins s'ouvraient aux
légions à travers les chênes sacrés de Teutatès.
Tout à coup une femme, une prêtresse, sortie
des profondeurs de ses bois, les cheveux épars,
l'œil ardent, amère et furieuse en son langage,
s'élance à la bride de son cheval, le détourne
avec une sauvage violence, et prononce contre
le général de longues imprécations. Drusus re-
vint à pas lents vers son camp , l'esprit frappé
et le cœur ému d'un invincible effroi. Peu de
jours après, une chute de cheval l'ayant gra-
vement blessé, il fut rapporté mourant à
Mayence, où il expira dans les murs du fort
bâti par lui.
Comme toutes les villes populeuses que leur
situation érige en ville militaire, Mayence
étouffe dans ses murs. Ses rues sont étroites,
autant que tortueuses et boueuses; ses maisons,
hautes, sont dépourvues de beauté et de carac-
tère. Une population nombreuse et affairée s'y
coudoie. C'est justement l'époque de la foire.
Les boutiquiers ont nettoyé leurs vitres, en-
dossé leurs meilleurs habits, étalé leurs plus se-
CHAPITRE III 85
duisantes marchandises. Où le luxe va-t-il se
nicher ? J'ai vu se balancer à un crochet des
morues sèches dont chaque face était dorée !
J'ai vu, sur une place, un palais du siècle der-
nier, avec un blason , des devises et une pom-
peuse façade, servir de magasin à un débitant
d'épiceries! Auspice deo, dit une devise encore
lisible sur la muraille. Admirable enseigne, s'il
n'en est du maître comme de tant d'autres, chez
qui l'acheteur se fait dépouiller sous les auspices
de la bonne foi.
Un bruit de fanfares m'appelle sur une place.
C'est la place Gutenberg. J'y retrouve mes mu-
siciens ambulants, qui traînent sur leurs talons
tous les gamins de la ville. Un air de valse
qu'ils exécutent met aux fenêtres une moitié
des servantes du voisinage. L'autre moitié ac-
court, sans plus de façon, le balai à la main.
Les soins du ménage sont suspendus pour tout
le temps qu'il plaira à l'orchestre. On dit que le
ranz des vaches entendu dans le lointain fait
déserter le drapeau au Suisse enrôlé comme
soldat. Il n'y a pas de cuisinière allemande qui
ne déserte deux ou trois fois le jour ses four-
neaux pour courir après la ritournelle d'une
80 LES BORDS DU RHIN
valse que jouent dans un carrefour trois Or-
phées en guenilles.
Aux joueurs de trombone succède un baladin,
homme important et populaire, si j'en juge à
l'accueil qu'il reçoit. Son théâtre est bientôt
dressé : une pancarte au bout d'une perche
fichée en terre, voilà tout l'appareil. La pancarte
présente une série de scènes grossièrement en-
luminées, avec cette annonce en lettres plus que
majuscules :
Venez voir, petits et grands,
LA VIE ET LA MORT
DU CÉLÈBRE CHEF DE BRIGANDS
CARLO
MEURTRIER DE CINQUANTE PERSONNES.
Les cinquante victimes sont là, sans qu'il en
manque une seule, pourfendues et sanglantes,
sous le couteau du féroce Carlo. Ce dernier
npparaît à la fin, entre deux gendarmes, accom-
pagné d'un prêtre qui le confesse et le conver-
tit. C'est le dernier tableau, qui forme la mo-
ralité du drame. Pour prix de sa conversion.
■■I
CHAPITRE III 8 7
Carlo se voit épargner l'ennui d'être pendu...
en peinture.
Le baladin, homme flegmatique, sans môme
quitter le fragment de pipe qui pend à sa
bouche, promène lentement sa baguette sur
chaque compartiment de la pancarte, et bre-
douille quelques mots d'explication. C'est là
toute l'action, tout le dialogue. Un acolyte,
déplorablement enroué, entonne et nasille une
complainte : c'est le chœur. Un gobelet d'étain
circule dans le public et reçoit les gros sous :
c'est le bureau de recette. On ne se figure pas
le succès de ces exhibitions et l'importance de
ces montreurs d'images. Il n'y a que des Alle-
mands pour s'amuser, de si peu. Et quelles re-
cettes ! Il n'y a que des Allemands pour payer
de si bon cœur leur plaisir. A Paris, que de
saillies, de gaieté, d'invention, sont néces-
saires à Yimpresario populaire pour retenir
devant son théâtre en plein vent un public
dédaigneux, sceptique ou blasé! La quête en
met les trois quarts en déroute, et la sébile
fait le tour d'une place dégarnie. A Mayence,
je vis chaque spectateur payer avec la régu-
larité d'un abonné.
:ïsl
88 LES BORDS DU RHIN
La place Gutenberg, transformée ce jour- là
en théâtre et en marché, doit son nom à la sta-
tue que la ville de Mayence fit élever par Thor-
waldsen à l'illustre inventeur de l'imprimerie.
L'œuvre manque de pensée et de caractère.
Jamais ce gros garçon à l'air jovial et satisfait,
ce bourgeois bonhomme en robe de chambre
et en bonnet fourré n'eût inventé l'impri-
merie. Il rappelle la statue de Descartes qui
est à Tours : jamais ce Tourangeau de marbro
n'a prononcé la fameuse parole gravée sur son
piédestal : Je pense, donc je suis ! Les bas-
reliefs ne valent guère mieux que la statue.
Thorwaldsen n'y envisage son sujet que par le
côté vulgaire et matériel. Une presse en mou-
vement, des compositeurs au travail, des
feuilles étendues sous le rouleau générateur ; il
s'agit bien de cela, vraiment. Allez à Stras-
bourg, gens de Mayence; vous y verrez le
vrai Gutenberg, ressuscité par le génie de
David d'Angers, et les bas-reliefs de sa sta-
tue vous raconteront ce que vous laissent
ignorer ceux-ci : l'histoire morale de l'impri-
merie, sa puissance, sa mission civilisatrice
clans le monde.
'fit"! m.% m
LE DOME ET LA STATUE DE GUTENBERG A UAVENC4
*W
CHAPITRE III 91
A Mayence, une inscription en vers lalins
prétend suppléer au silence de la statue :
Artem quae Grsecos latuit latuitque Latinos,
Germani solers extudit ingenium.
Nune quidquid veteres sapiunt sapiuntque récentes,
Non sibi, sed populis omnibus id sapiunt.
« Cet art inconnu des Grecs et des Romains, le génie
inventif d'un Allemand l'a découvert. Aujourd'hui tout
ce que savent les anciens, tout ce que savent les mo-
dernes n'est plus leur propriété; c'est la propriété du
monde entier. »
« Vos inscriptions sont trop longues, disait
lord Byron , et elles sont inutiles : les noms
suffisent. » Il avait raison. Surtout craignons
les inscriptions en vers ; elles sont toujours ou
plates ou ampoulées. Nos édiles devraient effa-
cer sans pitié toutes celles qui font tenir à nos
statues, à nos colonnes, à nos fontaines, le lan-
gage adulateur et fade des monuments tuniu-
laires. Il leur faudrait, pour trouver grâce,
ou une pointe de malice, comme dans ces
mots gravés sur une fontaine publique à Franc-
fort :
DIEU BÉNISSE NOTRE BOISSON !
92
LES BORDS DU RHIN
LE VIN POUR MOI,
l'eau POUR VOUS 1 .
Ou bien un air d'antiquité et de naïveté, comme
dans ces vers inscrits sur la façade de quelques
vieux logis français :
Saint Pierre, saint Simon,
Gardez notre maison ;
S'il y vient un pauvre,
Baillez-li l'aumône;
S'il y vient un pèlerin ,
Baillez-li de notre vin;
Mais s'il y vient un larron,
Baillez-li du lourd bâton.
Mayence a une cathédrale, qui est son plus
beau monument. Extérieurement, rien de plus
bizarre. Pas de façade ; une porte basse, percée
dans le flanc de l'édifice, sert d'entrée prin-
cipale. Mais les battants de celte porte sont
vieux de huit siècles, et sur leurs panneaux
i Gesegnet soll der Trank
Uns seii.
Das Wasser Euch
Und mir der Wein.
CHAPITRE III 93
de bronze sont encore lisibles les caractères de
la charte octroyée par l'évêque Adalbert I er aux
bourgeois de Mayence, et gravée par son ordre
à cette place.
Deux dômes, de proportions et de styles dif-
férents, couronnent l'édifice. On dirait, pour la
forme et les ornements , deux tiares papales :
l'une plus ancienne, par conséquent plus sé-
vère et plus nue dans sa structure, plus impo-
sante aussi; l'autre plus riche, plus pompeuse,
plaisant davantage au regard.
L'intérieur présente trois nefs romanes, dont
la principale est remarquable par la hardiesse
des arcs suspendus à une grande hauteur. Mais
les fenêtres sont rares, étroites, placées trop
haut. Le jour manque et tombe mal. C'est le
vice capital de l'architecture romane. L'abon-
dance et la diffusion de la lumière est, au con-
traire, le triomphe du gothique. Partout où
il le peut, l'architecte gothique perce les mu-
railles, et au lieu de moellons étale au soleil
ses admirables verrières. Enfin le dôme de
Mayence présente cette disposition, qui n'est
pas très rare, d'un double chœur se faisant
face à chaque extrémité du grand vaisseau,
94 LES BORDS DU RHIN
et de deux absides qui semblent soudées Tune
à l'autre.
C'était ici l'église cathédrale et le lieu de sé-
pulture des archevêques-électeurs de Mayence,
princes du saint -empire romain, etc. De là
lui vient sa principale richesse, chaque élec-
teur s'y étant fait ensevelir avec magnificence.
Les chanoines et les prêtres ayant suivi leur
exemple, le temple est devenu un vaste cime-
tière, une nécropole aux rangs pressés. Un
peuple de statues, une collection d'urnes fu-
nèbres, de colonnes de marbre, de monuments
fastueux, ont envahi les piliers des nefs, les
chapelles, les murs, les caveaux. Ils sont de
tous les temps et de tous les styles. Un con-
naisseur ferait là tout un cours d'histoire des
arts à leurs différentes époques. L'art naïf du
moyen âge a modelé de maigres figures sur
des corps ascétiques enveloppés dans de raides
draperies. La Renaissance s'est donné carrière
en de fantasques imaginations, tordant, fouil-
lant, contournant sous mille formes les images
de la mythologie et celles du christianisme,
mariées ensemble par un gracieux mensonge.
Le xvn e et le xvm e siècle inaugurent le genre
CHAPITRE III 95
théâtral , et coiffent de la perruque de Louis XIV
des guerriers vêtus de la tunique, de la cui-
rasse et du glaive romains.
Un tombeau nous présente l'évêque-électeur
agenouillé, de grandeur naturelle, au pied d'un
calvaire. L'archiprêtre Bernard de Gablentz a
voulu qu'on le plaçât, en grand costume, au
milieu de toute sa famille; en tout, douze per-
sonnages, hommes et femmes, avec les fraises
empesées et le reste du costume du temps de
la Ligue. Un troisième est censé voir, dans une
pieuse extase, le ciel s'ouvrir à lui; et le sculp-
teur, pour rendre ce rêve sensible, a figuré Dieu
le Père en costume de pape, qui lui envoie, du
haut d'un nuage, une grande bénédiction.
La plupart des tombeaux sont chargés de
blasons. Un seul en supporte dix-sept, qui
attestent l'illustre origine et la brillante pa-
renté du mort. Et puis, ce sont de fastueuses,
verbeuses et creuses inscriptions attestant, jus-
que dans le néant, cette incurable vanité de
l'homme. En veut-on un échantillon? Je copie
et je traduis :
Albert, par la miséricorde divine et L'auto-
96 LES BORDS DU RHIN
rite de la sainte Eglise romaine, prêtre de
Saint -Pierre -es -Liens, cardinal légat, archi-
chancelier du saint-empire romain dans -lu
province de Germanie, prince électeur, duc
d'Alberstadt, marquis de Brandebourg, duc
de Stettin, de Poméranie , de Slavie, burgrave
de Nuremberg, etc. etc. Prince accompli et
doué de toutes les vertus, etc..
Le reste est à l'avenant.
Une lame de marbre blanc, enchâssée dans
le mur, est tout ce qui reste du tombeau élevé
par Charlemagne à Fastrada, sa femme. L'in-
scription, en caractères byzantins, donne aux
lombes voisines une leçon de simplicité et de
modestie :
FASTRADANA PIA CAROLI
CONJUX VOCITATA, CHRISTO DILECTA JACET
HOC SUB MARMORE
ANNO SEPTINGENTESIMO NONAGESIMO QUARTO
Théodulf, évêque d'Orléans, fut chargé par
Charlemagne de l'oraison funèbre de la défunte.
Il l'a fait en six vers latins, dont voici la tra-
duction :
■
CHAPITRE III
07
« Ici repose la dépouille illustre de la reine
Fastrade, que la froide mort a tranchée dans sa
fleur. Fille de noble race et épouse ici-bas d'un
roi puissant, le Ciel vient de l'appeler encore à
un plus glorieux hyménée. La meilleure partie
de son âme nous reste: c'est le roi Charles, à
qui le Dieu clément accorde de longs jours * ! . . . »
Un cloître attenant à la cathédrale est un
second cimetière servant à recueillir les morts
qui n'ont pas leur place dans le premier. Ici
chaque dalle est une tombe; chaque tombe
porte, gravée en creux, l'image d'un prêtre à
demi effacée par les pieds des passants, et c'est
grand'pitié, si l'on songe que beaucoup ont une
valeur artistique, presque toutes une valeur
historique. La cour du cloître est jonchée de
marbres et de statues, couchées, penchées, bri-
sées, souillées par l'herbe et les ronces. Des
ménagères, amies du bedeau, y font sécher
leur lessive, et suspendent leurs guenilles à
des reliques vénérables par plus de neuf cents
ans d'antiquité.
Un poète a son monument parmi ces ancêtres
du clergé de Mayence. Il s'appelait Henri de
Meissen, et vivait au xiv e siècle. Il était en
i Epitaphium Faslrmlx régime, ap. D. Bouquet, V, p. 146.
— Traduit par Vétault (Charlemagnc, p. 329).
98
LES BORDS DU RHIN
même temps chanoine et Minnesœnger, ou
chantre d'amour. Mais ses chants, consacrés
aux femmes, et surtout à la Vierge Marie,
étaient d'une pureté sans tache. Son. siècle lui
donna le beau surnom de Frauenlob, ce qui
veut dire louangeur des femmes. Une antique
miniature le représente chantant sur un violon
les louanges d'une dame en couronne d'or,
figurée dans ses armoiries. Un chœur de musi-
ciens demeurent attentifs et muets autour de lui.
Deux pages étendent un tapis sous ses pieds 1 .
Il servit d'arbitre dans un grand débat qu
passionna longtemps les poètes d'outre-Rhin.
Des deux mots allemands qui désignent la
femme, Weib et Frau, il s'agissait de savoir
lequel était le plus noble , le plus digne d'usage.
Frauenlob prononça en faveur de Frau pour
deux raisons : l'une, d'étymologie : Frau, dit-
il, est tout près de Freude, qui veut dire Joie;
l'autre, d'archéologie et de sentiment: le pre-
mier homme qui parla allemand fut Mennor,
fils d'Adam. S'étant marié, il fit rougir de plaisir
sa jeune fiancée en l'appelant Frau' 1 . Comment
résister à cet argument?
i Manuscrit dit de Manesse, n° 4232, fonds allemand. (Bi-
bliothèque nationale.)
2 Oct. d'Assailly, Les Chevaliers\poètes.
CHAPITRE III 99
Frauenlob mourut en 1317, et sa mort fut
reçue dans Mayence comme un deuil public.
Toutes les cloches de la ville sonnèrent ses
funérailles. Les femmes de toute condition se
réunirent pour escorter son cercueil. Huit des
plus belles et des plus nobles le soutinrent sur
leurs épaules. Des groupes de jeunes filles et
d'enfants le précédaient, semant sur sa route
des fleurs de lis et de roses. Le clergé tout
entier le reçut sur le seuil du Dôme, honneur
qu'on rendait aux seuls princes. L'archevêque
bénit lui-même le sépulcre, et quand la dé-
pouille y fut déposée, les dames l'inondèrent
de parfums et d'essences. Puis elles chantèrent
un des hymnes du poète à la Vierge Marie, celui-
ci peut-être, qui est suave comme son objet :
Marie, la verdure de la plus fraîche prairie paraîtrait
pâle, foulée par tes pieds éblouissants. Je m'incline
devant ton ombre, je la suis et. je l'adore. Tu es la fleur
d'élection. Le Seigneur t'a honorée d'un regard, et
soudain tu as tressailli comme le lis sous la rosée...
Dame Marie, vous qui sauvez, daignez vous atten-
dri]- en contemplant notre pauvre âme. Quand pourrons-
nous vous voir, tenant votre beau fils sur vus genoux,
serrant dans vos bras le Soleil des soleils '?...
1 Oct. d'Assailly, les Chevaliers poêles.
KF..
100
LES BORDS DU RHIN
Le monument de Frauenlob, brisé par des
maçons maladroits au siècle dernier, a presque
enlièrement disparu. Les débris qu'on a pu re-
cueillir ont été encadrés dans une pierre du
cloître, où on les peut voir. Le principal est
un fragment de la face du poète. En 1843, les
dames de Mayence se cotisèrent pour élever un
cénotaphe en son honneur. Il est dans le même
cloître.
M. Schwanthaler, choisi pour l'exécution, n'a
rien sculpté de plus pur ni de plus parfait. Il a
représenté une femme, en habits du xiv e siècle,
venant déposer une couronne sur un tombeau.
C'est simple et c'est charmant; la noblesse de
l'ensemble et la grâce infinie des détails ren-
draient notre Pradier jaloux. Le marbre le plus
pur prête sa blancheur à cet admirable ou-
vrage. La dédicace porte ces mots :
AU PIEUX CHANTRE DE LA SAINTE VIEROE,
DE LHONNEUU ET DE LA PIETE DES FEMMES,
MAITRE HENRI FRAUENLOB,
MAYENCE RECONNAISSANTE.
L'artiste a signé plus bas :
SCHWANTHALER FECIT
In honorem templi antiqui.
CHAPITRE III
101
On sait que, Mayence étant tombé en 1793
au pouvoir des armées françaises, les Autri-
chiens et les Prussiens s'unirent pour le re-
prendre. De là un siège mémorable qui occupe
une belle place dans les annales militaires de
notre révolution.
Les Français n'avaient que vingt mille
hommes contre les soixante mille de leurs en-
nemis; mais c'étaient les plus intrépides soldats
de la république, commandés par deux braves,
Dubayet et Kléber.
Le bombardement commença le 27 juin, et
continua pendant les jours et les nuits suivants.
C'était, dit un témoin oculaire, un étrange spec-
tacle. Le ciel resplendissait d'étoiles; les bombes
semblaient rivaliser avec elles '. Quelques jours
auparavant, les Français avaient dû chasser de
leurs murs les femmes, les enfants, les vieil-
lards, les malades. Mais l'ennemi, usant de
représailles, les repoussa vers la ville, et l'on
yit pendant quelques heures ces infortunés errer
avec désespoir entre les canons des Prussiens
et ceux des Français.
Ces derniers avaient de tristes raisons d'en
venir à ces extrémités. Étroitement bloqués
1 Gœlhe, Siège de Mayence.
102
LES BORDS DU RHIN
depuis le commencement du siège, ils souf-
fraient de la plus cruelle famine. La ration du
soldat fut diminuée du quart, puis de moitié ,
puis il dut pourvoir lui-même à sa subsistance .
Ils allaient, dans l'intervalle des factions, pêcher
sur les bords du Rhin les animaux morts que
le fleuve entraînait. La nuit, de grands filets
tendus retenaient au passage ces tristes épaves.
Le fourrage étant épuisé, on tua les chevaux
pour en manger la chair. Il y en eut un marché
dans la ville; elle se vendit jusqu'à quatre et
cinq francs la livre. Une chasse assidue fut
faite à tous les animaux domestiques. Les
caves, les greniers, les gouttières furent dé-
peuplés de leurs habitants. Il faut avoir connu
un de ces vétérans et avoir entendu ses récits
pour se faire l'idée de ces scènes terribles et
burlesques. Un jour Kléber invita son état-
major à venir manger sa part d'un chat, ac-
costé de douze souris, sur un fond d'avoine
bouillie.
Les tortures de la faim n'étaient pas les plus
rudes. Privés de toutes communications avec
la France, nos soldats ignoraient ce qui s'y
passait. Les Prussiens imaginèrent d'imprimer
de faux Moniteurs, qu'ils jetèrent par-dessus
les murs de la place : on y annonçait la chute
CHAPITRE III
103
de la Convention, l'abolition delà république,
le rétablissement de la royauté.
Cependant la garnison ne parlait pas de se
rendre. Ces fiers soldats s'étaient juré entre
eux de [s'ensevelir vivants sous les murs de
Mayence. Quand Kléber et Dubayet, cédant à
la nécessité, eurent signé les honorables con-
ditions de la retraite, ils eurent plus de peine
à les faire accepter de leurs troupes qu'ils n'en
avaient eu à les obtenir des Prussiens. Il était
stipulé pourtant que l'armée se retirerait avec
les honneurs de la guerre, mousquets sur l'é-
paule, enseignes déployées. Gœthe, qui assista
à ce défilé, en a laissé une narration animée :
Des cavaliers prussiens ouvraient la marche, la gar-
nison française suivait. Une colonne de Marseillais,
petits, noirs, bariolés, déguenillés, s'avançait à petits
pas. Ensuite venaient les troupes régulières, sérieuses
et mécontentes, mais nullement abattues ni humiliées.
L'apparition la plus frappante fut celle des chasseurs à
cheval. Ils s'étaient avancés jusqu'à nous dans un com-
plet silence : tout à coup leur musique fit entendre la
Marseillaise. Ce Te Deum révolutionnaire a quelque
chose de triste et de menaçant, même lorsqu'il est vive-
ment exécuté. L'effet fut saisissant et terrible, et le coup
d'œil imposant, quand les cavaliers, qui étaient tous de
grande taille, maigres et d'un certain âge, et dont la
mine s'accordait avec ces accents, passèrent devant
104
LES BOHDS DU RHIN
nous. Une troupe particulière attira l'attention : c'étaïl
celle des commissaires. Merlin de Thionville, en habit
de hussard, remarquable par sa longue barbe et son
regard sauvage, avait auprès de lui un autre person-
nage habillé comme lui. Le peuple voulait se jeter sur
lui. Merlin s'arrêta, fit valoir sa dignité de représentant
du peuple français, la vengeance qui suivrait toute in-
sulte. Il conseilla la modération; « car ce n'est pas la
dernière fois, dit-il, que vous me voyez ici. » La foule
demeura interdite, pas un ne bougea '. »
i i lœl h'' - Sièg : de Mayence.
CHAPITRE IV
E lilllN DE MAYENCE A C0I3LENÏZ
Le Rheingau. — Le Johannisberg. — Le vin du Rhin. — Chan-
sons à boire. — Tableaux du passé. — La tour des Souris.
— L'échelle du Diable. — Baccharach. — Obcrwescl et son
bourgmestre. — Lorely, la fée des eaux. — Ballade. —
Histoire d'une Ondine. — Le Chat et la Souris. — Le
Kœnigsstuhl. — Le Stolzenfels. — Arrivée à Coblentz.
La navigation du Rhin, ouverte dès avant
Manheim aux bateaux du commerce, ne com-
mence, pour le touriste, qu'au pont de Mayence
et s'arrête à celui de Cologne. Le chemin de
fer a dépossédé le fleuve dans toute la partie
supérieure et inférieure de son cours. On ne
visite plus, et Ton fait bien, que la région
intermédiaire. Quinze à vingt bateaux spacieux
et de bonne apparence, appartenant à deux
compagnies opulentes, sillonnent le Rhin dans
tous les sens, et transportent chaque année
106
LES BORDS DU RHIN
plus d'un million de voyageurs 1 . Si Ton songe
que presque tout ce mouvement s'opère pen-
dant la durée du semestre d'été, c'est un chiffre
de cent cinquante mille personnes au moins
qu'il faut compter pour un mois. Cela fait, on
l'imagine sans peine, une énorme et gênante
cohue. C'est le côté fâcheux du voyage. Pour
jouir de la nature et des arts, pour se sou-
venir et pour rêver, il faut un recueillement,
une possession de soi-même qu'exclut inévi-
tablement la présence d'une trop grande mul-
titude. La vraie manière de visiter le Rhin est
celle des étudiants allemands. Ils vont, le bâton
à la main, le sac au dos, pratiquant à petites
journées les sentiers de la rive. Paraît-il un
chariot chargé d'herbes pour le marché, ou
bien une barque que dirige au fil de l'eau un
marinier complaisant, ils y montent, et de là
goûtent en paix la douceur du ciel, la beauté
des rives, l'infinie variété des couleurs et des
formes. Que de fois ai -je envié leur libre al-
lure, et soupiré de ne pouvoir les suivre!
Les bateaux du Rhin me faisaient songer à
ceux du Danube; mais j'assignais aux premiers
un rang bien inférieur. On ne s'y trouve pas
» Lech
liffre officiel pour 1861 était de 1,193,236.
CHAPITRE IV
107
assez dépaysé; la société en est trop uniforme.
Le Parisien y retrouve Paris, l'Anglais Lon-
dres. Point de nouveauté piquante, rien d'im-
prévu, ni dans le costume, ni dans les mœurs,
ni presque dans le langage.
Ajoutez qu'on est pressé par une foule enva-
hissante. Il faut y disputer sa part d'espace et
de lumière. C'est une lutte à outrance contre
les fâcheux, les importuns, les badauds, les
bavards, sans compter l'insupportable troupeau
des dévorants. Ces derniers transforment en
réfectoire tout le pont du bateau; leur voyage
est une longue ripaille. L'ancre à peine levée,
vite une table, une nappe sale, des verres,
beaucoup de verres, et, dans une vaisselle
équivoque, un entassement d'objets sans nom,
mais non pas sans odeur. En vain change-t-on
dix fois de place : de la poupe à la proue, ce
n'est plus qu'une vaste cuisine. Le chef des
marmitons est visiblement le personnage im-
portant de l'équipage. Il existe un pays dans
les contes de fées où Ton navigue dans des
nacelles de biscuit sur des fleuves de sauce :
qui croirait que le vieux Rhin m'en a fait sou-
venir? J'étais venu pour entendre la chanson
de Lorely, la fée des eaux, et j'entends celle
d'un tourne-broche !
■ ^^M
108
LES BORDS DU RHIN
A peine Mayence a-t-il caché dans le loin-
tain ses dômes, d'un rose étincelant, comme
ceux d'une ville orientale, que le fleuve entre
dans la fertile contrée du Rheingau. On appelle
ainsi une région, moitié plaines et moitié mon-
tagnes, abritée des vents du nord et de l'est
derrière les masses épaisses du Taunus et du
Niederwald, tandis, qu'elle présente au midi ses
coteaux que le Rhin contourne. C'est le verger
de l'Allemagne. Nous verrons des lieux plus
poétiques; nous n'en verrons pas de plus pros-
pères, de plus florissants. Les villages se suc-
cèdent à de courts intervalles; leur site, leur
structure, l'éclat de leurs façades blanchies à
la chaux, tout en eux est réjouissant. La plu-
part s'avancent jusqu'au bord de l'eau, dont
un mince sentier les sépare. En hiver, l'inon-
dation chasse l'habitant de sa demeure. Mais
ici, comme sur notre Loire, l'inondation est un
mal périodique qui n'étonne personne. On s'ar-
range pour vivre en paix avec cet hôte incom-
mode; et, plutôt que de s'éloigner du fleuve
paternel, on se résigne à lui céder une fois
par an sa chambre et son lit. Dans les soixante
premières années de ce siècle, on ne compte
pas moins de trente-trois débordements, quel-
CHAPITRE IV
109
ques-uns terribles 1 . Des églises plus ou moins
antiques, de forme agréable, modestes comme
il sied à des clochers de village , se présentent
au centre du hameau. Alentour se presse, sans
beaucoup d'ordre, un groupe de maisonnettes
tapissées de vignes, couvertes en briques, avec
des cordons de granit bleu aux portes et aux
fenêtres.
Rarement une auberge manque à l'appel en
ce pays sillonné de voyageurs, et rarement sur
son enseigne manquent V Ancre d'or ou le
Cygne traditionnels. L'aubergiste, épanoui sur
le seuil, se montre, doucement ému, au bruit
de la cloche qui signale notre passage ; il
suppuie en espérance le gain de la journée.
Tout le village accourt au même signal, ayant
même intérêt. L'étranger qui met pied à terre
n'est- il pas un oiseau de passage dont chacun
se promet une plume? Enfin les marmots de
l'endroit se jettent dans les barques amarrées
sur le bord, afin de danser avec elles dams le
remous du bateau.
Ces barques forment une flottille respectable,
i C'est dans la chronique d'Éginhard, à la date de 815, que
l'on trouve la première trace historique des dcbjrdements du
Rhin. Napoléon avait créé des magistrats du Rhin, spéciale-
ment chargés de prévenir le retour de ces fléaux.
**0 LES BORDS DU RHIN
qui est la marine des bords du Rhin. De petits
chantiers de construction en montrent d'autres
qui sont inachevées. De grands filets sèchent
au soleil sur les pierres. La pêche nourrit ici
de nombreuses familles. C'est une tâche lucra-
tive quand le pêcheur prend dans sa nasse
quelqu'une de ces carpes si prisées des gour-
mets, ou quelque saumon qui s'est aventuré
plus loin que ses confrères.
Un autre genre de pêche est celle de l'or.
Le Rhin en roule une très faible quantité, que
ramassent à grand'peine quelques malheureux
orpailleurs. On dit qu'on les voit, aux eaux
basses, fouiller les bancs de sable laissés à
découvert par le fleuve : labeur ingrat et pi-
teuse ressource, s'il est vrai que pour réunir
une masse d'or du poids d'un kilogramme
il ne faut pas remuer moins de sept millions
de kilogrammes de sable. On a calculé que ce
travail de pionnier, exercé par une personne
active pendant une année , rapportait de cent
à cent vingt-cinq francs. L'or ainsi recueilli
sert à frapper une monnaie, naturellement
assez rare, et qu'on nomme ducats du Rhin.
.Mais la vraie, l'immense richesse du Rhein-
gau , après l'exploitation du voyageur, est celle
de la vigne. Un vieux poète raconte que, deux
CHAPITRE IV
111
seigneurs se disputant un trésor, le roi , pour
les accorder, fit jeter toute la masse d'or dans
le Rhin. C'est cet or qui, filtrant dans les veines
de la terre, colore, dit-il, le jus des vignes
qui bordent le fleuve. N'en déplaise au vieux
conteur, je croirais plutôt que tout l'or du pays
vient de ses vendanges. Il n'y a pas dans tout
le pays rhénan de région plus propice au rai-
sin. Aussi cette culture a-t-elle tout envahi.
Des pointes de rochers, des pentes et des pré-
cipices où c'est un travail de se tenir debout ,
ont été fouillés, bêchés, fertilisés. A défaut de
sol végétal, on a émietté, pulvérisé la roche
friable. Les ceps étendent à perte de vue leurs
lignes régulières, et tous les contours de la
montagne en sont hérissés. De cette nappe
de verdure se détachent, par intervalles, de
grandes villas à l'italienne, aux toits plats, aux
murs carrés, ou bien des castels néo- gothi-
ques, avec des tourelles garnies de créneaux.
Ce sont les maisons de plaisance des riches
négociants en vins de Mayence ou de Franc-
fort, construites en pleins vignobles, dans le
propre élément de leur richesse. Des bande-
roles bariolées aux couleurs nationales flottent
au sommet, et signalent, comme dans un palais
princier, la présence du maître. Point ou
I
112
LES BORDS DU RHIN
presque pas de jardins alentour. Le terrain
est trop rare, le produit trop précieux, pour
laisser l'agréable usurper la place de l'utile.
Un chêne, un mélèze, ne donnent que de
l'ombre : ici, à l'automne, chaque pied de
vigne se couvre de pièces d'or. Au pied de la
terrasse se balance une nacelle élégamment
pavoisée. Avoir pignon sur le Rheingau et
nacelle sur le Rhin, sont les deux termes de
la félicité humaine dans ce pays.
De tous les vignobles que nous côtoyons ,
le Johannisberg est le plus fameux. Chapeau
bas devant le roi des vins du Rhin. Chacun
lui doit un hommage. Pourquoi faut-il se con-
tenter d'un hommage platonique! Trois doigts
de vin de Johannisberg versés à ce moment ne
nuiraient pas au paysage. La colline qui le pro-
duit s'élève a cent vingt mètres au-dessus du
Rhin. Elle est revêtue des pieds à la tête d'un
superbe manteau de vignes, qui se nuance,
aux approches des vendanges, des plus riches
couleurs de l'automne. Heureux princes de
Metternich, a qui ce domaine appartient! 11
n'embrasse guère plus de soixante-dix arpents,
produisant de vingt-cinq à trente tonnes. Mais
le revenu annuel est de cent mille francs. La
charge d'archiéchanson impérial existe encore
I
Hj
CHAPITRE IV
113
pour les maîtres du Johannisberg, s'il est vrai
qu'en faisant ce cadeau à s'on ministre, en 1815,
l'empereur d'Autriche se soit réservé un dixième
de la récolte. Le reste est disputé à prix d'or par
les gourmets couronnés ou millionnaires. On
parle encore d'un tonneau acheté au prix de
dix-huit mille florins par les souverains coali-
sés de Prusse, de Russie et d'Angleterre.
Les premières vignes plantées sur le Johan-
nisberg datent du xi e siècle, et l'honneur en
revient à l'archevêque de Mayence, Rulhard.
Elles furent tout de suite en réputation. Un
monastère s'élevait alors à la place où se voit
le lourd et déplaisant castel des Melternich.
Les moines commis à la garde de la récolte
passaient pour en apprécier suffisamment le
mérite. Le moyen âge exerce sa malice à leurs
dépens. Un fabliau les représente .pendant une
visite de l'évêque. « Des bouteilles et des verres,
dit l'évêque; goûtons le vin de cette année. Mais
d'abord une pieuse oraison; vos bréviaires, mes
frères. » Les moines fouillent vainement sous
leurs robes; pas un seul bréviaire. « Buvons,
néanmoins, reprend l'indulgent prélat; nous
prierons- de mémoire. Un tire-bouchon! Qu'on
m'apporte un tire- bouchon pour ouvrir cette
liole ! » Aussitôt dix, vingt, cinquante lire-
10
114
LES BORDS DU RHIN
bouchons se présentent à l'appel. Ils étaient
plus nombreux que les bouteilles.
Sur tous les bords du Rhin les vendanges
sont le signal de fêtes rustiques. On promène
la première grappe sur un char, escorté de
vignerons en goguette. Au Johannisberg, la
vendange a lieu quinze jours plus tard que
partout ailleurs. On attend que les grappes
commencent à pourrir pour les porter au
pressoir. L'usage était jadis de ne vendanger
que sur un ordre écrit et signé de la main
du maître. Une année, celui-ci perdit la mé-
moire, et laissa passer l'automne sans expédier
l'ordre nécessaire. Novembre venu , il visita ses
vignes. Le raisin y pendait encore intact. On
le cueille à la hâte , on le jette dans la cuve.
Le vin se trouva surpasser celui des années
précédentes. On érigea en pratique cette dé-
couverte du hasard.
L'Anglais Forster, qui me prête tous ces dé-
tails, homme compétent dans la matière, dont
il paraît posséder mieux que la théorie, exige
du vin du Rhin les quatre qualités suivantes :
1° Qu'il soit clair;
2° Qu'il ait un goût agréable ;
3° Qu'il fasse entendre, en tombant dans le
verre, un petit murmure;
CHAPITRE IV iig
4° Qu'il forme une mousse légère.
Voilà du raffinement. Pour mon compte, je
tiendrai quitte du « petit murmure » et de la
« mousse légère », si j'ai le « goût agréable »
et la « couleur claire ». Ce dernier point n'est
pas indifférent. C'est un des attraits de ce
nectar, de resplendir en topazes ou en rubis
limpides dans le verre. La vue en est réjouie,
et cette allégresse prépare celle du cœur.
C'est l'opinion des Allemands, dont il est
la liqueur préférée. Ils ont pour leur vin natio-
nal un amour où il entre autant de poésie que
de sensualité. Ils le fêtent par des chansons
d'un ton vraiment élevé, et bien au-dessus
de nos couplets bachiques. L'Allemand traite
volontiers toute chose avec gravité. Ses chan-
sons à boire sont sérieuses , autant que les
nôtres sont goguenardes, et pour peu de chose
on voit le verre trembler dans la main du
chanteur. Mais s'il s'agit du fleuve national
et du jus de ses vignes , tout buveur devient
poète, toute chanson se fait hymne.
Couronnez de fleurs le gobelet rempli jusqu'aux bords,
et qu'on le vide avec gaieté. Est-il, amis buveurs, est-il
au monde un pareil vin?...
Aux bords du Rhin, aux bords du Rhin! C'est là que
mûrissent nos vignes! Réni soit le Rhin! c'est sur ses
116
LES BORDS DU RHIN
rives qu'elles se dorent et nous versent cette liqueur
sacrée '.
En quittant le Rheingau , le Rhin pénètre
dans une contrée plus sévère.
De Bingen jusqu'à Coblentz, le lit du fleuve
est profondément encaissé dans les montagnes.
A droite le Taunus, à gauche le Hundsrtick
se rapprochent et tendent à se rejoindre.
Quelque horrible déchirement a dû se faire ,
aux temps antédiluviens, dans les entrailles de
ces énormes masses. Le Rhin occupe le fond
d'un précipice : des murailles de rocher se
dressent à pic sur chaque rive; une aride
végétation de sapins et de ronces couvre ses
bords , et leur sombre verdure communique
à ses eaux la couleur du bronze. Çà et là
quelque avide et hardi vigneron a défriché le
sol ingrat, et des vignes y tordent leurs troncs
nerveux. La roche vive, blessée par le pic du
mineur, rongée par l'eau, mordue par la bise
et les frimas, déchiquetée de mille manières,
offre des veines sanglantes ou bleuâtres. Le
jour et la nuit se rencontrent sans se mêler
clans les cavités de leurs flancs. Ici un gouffre
d'ombre, là une surface inondée de lumière.
i Mathias Claudius. — Voir aussi Schenkendorf, Chanson
'les fleuves allemands.
CHAPITRE IV 117
La pointe d'un écueil à fleur d'eau arrache
au fleuve des murmures de colère et des cas-
cades d'écume. Ailleurs il s'épand à flots calmes
et s'endort dans un vaste bassin , clos et ar-
rondi comme un lac. Nulle issue apparente :
comment est-il entré? comment va-t-il sortir?
Les montagnes semblent soudées par la base;
on dirait qu'elles ont refermé leurs gigan-
tesques écluses. Illusion pleine de charme et
de mélancolie. Mettez de la neige sur ces hau-
teurs, vous croirez être retourné avec le fleuve
vers la Suisse, son berceau,, et voguer sur les
grands lacs des régions alpestres.
Tel est le Rhin dans sa sauvage et morne
beauté. Plus de villages, plus d'habitations
humaines, plus de cultures. Le silence et la
solitude prêtent à ce tableau leur accablante
grandeur. L'effet s'en fait sentir à la pensée.
Le spectateur, remontant en arrière et suppri-
mant les siècles, évoque facilement l'image du
monde primitif, et devine à travers les Ages les
destinées successives du fleuve.
C'est d'abord l'époque antéhumaine. L'in-
dustrie de l'homme ou les convulsions de la
nature n'ont pas encore brisé les blocs qui
ferment la route des eaux; le fleuve s'y heurte
comme un torrent et s'y brise en cataracles
118
LES BORDS DU RHIN
mugissantes. Des forêts, vierges comme le sol
qui les nourrit, projettent dans l'eau leurs
puissantes racines. La terre vomit la lave par
tous les cratères du Taunus. Les sommets des
montagnes flambloient comme des fournaises,
et le bitume et le soufre, roulant sur les pentes,
viennent s'éteindre en fumant dans le fleuve.
Des animaux de forme étrange et de propor-
tions démesurées se montrent par troupeaux et
s'abreuvent sur ses rives.
L'homme paraît. D'où vient-il ? Quelle route
a-t-il suivie pour venir d'Orient aux rives
du Rhin? On l'ignore. Quoi qu'il en soit, sa
stature est haute, ses cheveux roux, son teint
coloré, ses yeux bleus. Cette nature qui l'en-
vironne le frappe de vénération. Il l'adore, il
la fait Dieu. Il choisit un arbre pour objet
de son culte; c'est le plus robuste de la forêt,
le chêne, être sacré et mystérieux, qu'adorent
les peuples répandus des bords du Rhin aux
bords de l'Océan armoricain. Le druide ras-
semble sous son ombre la tribu dont il est
le chef. La prêtresse coupe le gui mystique.
Au tronc de l'arbre les guerriers suspendent
leur armure, les jeunes filles leur collier. Le
chant des bardes remplit la profondeur des
bois; puis des rites barbares s'accomplissent.
CHAPITRE IV
119
Sur des rocs façonnés en coupes gigantesques,
sur des autels taillés et dressés comme les
bornes d'un champ de géants, les victimes
humaines montent en chantant elles-mêmes
leur trépas. Le sang coule et rougit la face
de l'eau.
Mais voici que s'avance d'une autre extré-
mité du monde une armée de soldats. Sur leurs
enseignes une aigle étend ses ailes, et dans
leur camp on voit, sur des autels, l'image d'une
louve allaitant deux jumeaux. Leur chef est
grand et chauve ; il se nomme César ; leur
patrie s'appelle Rome. Les Germains sont vain-
cus, et le Rhin avec eux; le pied des légions*
lui écrase la tête; un pont enchaîne son cours.
Mais presque aussitôt Rome lui ouvre son Pan-
théon, et l'image chevelue, barbue, du vieux
Rhin est placée entre celles du Tibre et de
l'Éridan.
Cependant l'heure du Christ approche, le
règne de l'Évangile va venir. Des signes mys-
térieux l'annoncent à ces contrées barbares,
et la nature en fait naître le pressentiment. On
dit qu'alors des voix coururent sur le fleuve en
prononçant des mots inconnus; qu'un druide,
le bras levé sur la victime, jeta le couteau en
s'écriant : « Jésus! ayez pitié de moi! » C'était
120
LES BORDS DU RHIN
le jour où le sang d'un Dieu coulait en Pales-
tine. Il allait bientôt sanctifier cette terre trem-
pée d'un sang moins pur. Rome, vaincue par
les barbares, mais devenue chrétienne; Rome,
qui n'a plus de légions pour conquérir, mais
qui a des apôtres pour convertir; Rome envoie
ses prêtres aux quatre coins du monde. Les
dieux farouches de la Germanie reculent dans
les forêts des Saxons et des Rorusses. Deux
grands hommes, Charlemagne et saint Roniface,
y pénètrent pour se mesurer avec eux : lutte
pénible et lentement terminée. Il y a des ré-
gions où la nature enracine plus profondément
*la superstition dans le cœur des peuples. Les
bords du Rhin sont de ce nombre, soit que la
forme étrange des lieux nourrisse ce penchant,
soit que de longs siècles d'ignorance rendent
plus difficile et plus précaire la conquête de la
vérité. Tout chrétien qu'il est, et quoique cent
églises reflètent leurs clochers dans ses eaux, le
Rhin engendre encore mille fables païennes,
mille fantômes dont il est le royaume et le ber-
ceau. Sylphes, follets, elfes, gnomes, nixes, on-
dines naissent par milliers sur ses bords, hantent
ses rochers, glissent sur ses eaux, habitent ses
cavernes, disputent l'empire au prêtre qui les
combat. Le diable se met de la partie; le diable,
CHAPITRE IV
121
qui assiège obstinément l'imagination des peu-
ples du moyen âge, défraye à lui seul une bonne
moitié de l'histoire légendaire du Rhin. Ici, pas
d'ermitage dont il ne vienne taquiner l'ermite ,
pas de monastère auquel il ne joue de méchants
tours, pas de cathédrale qu'il ne condamne à
demeurer éternellement inachevée. Nous ver-
rons en leur lieu des traits de sa malice.
En même temps que la vie religieuse, la vie
féodale s'emparait de ces contrées et les mar-
quait à son empreinte. C'est pour obéir aux
mœurs farouches de ce temps que s'élevèrent
ces innombrables burgs, ou forteresses, qui, de
Bingen à Cologne, forment sur le Rhin une
ceinture de tours et de créneaux. Chaque cime,
chaque rocher, chaque gorge de montagne eut
son maître. Retranchés derrière des murs de
six pieds d'épaisseur, séparés du commerce des
hommes par des herses, des ponts-levis, des
précipices, ces soudards ne quittaient leur nid
de faucon que pour fondre sur une proie ou
s'attaquer les uns les autres. Ce fut une ère de
violence inouïe. Nulle part le moyen âge ne
suscita plus de discordes, de meurtres et de ra-
pines. Nulle part aussi l'image de ces temps ne
s'est conservée plus vivante et plus farouche.
Ces donjons, ces plates-formes, ces murs bala-
11
1 22
LES BORDS DU RHIN
frés el mitraillés, qui ont si vaillamment porté
le poids du temps sur le roc qui leur sert d'as-
sise, tout cela, c'est le passé, c'est la féodalité,
c'est l'histoire. On dirait un théâtre resté debout
avec le décor presque intact du drame qui s'y
jouait naguère. Mais où sont les acteurs? où est
le mouvement, le bruit, l'accent de la parole
humaine? Tout vit dans le passé, tout est mort
dans le présent. Chaque burg, demi -ruiné,
demande qu'on lui applique ce joli poème de
Goethe :
Là-haut sur cette montagne s'élève un vieux château,
où, derrière portes et poternes, veillaient jadis cheva-
liers et palefroi.
Poternes et portes sont bridées, et partout règne le
silence; aux vieilles murailles ruinées je grimpe comme
je veux.
Là près, était une cave pleine d'excellent vin; aujour-
d'hui la joyeuse sommelière avec des cruches n'y descend
plus.
On ne la voit plus dans la sali • distribuer aux con-
vives les coupes à la ronde. On ne la voit plus remplir,
pour la cène, le flacon du capucin.
Elle ne verse plus dans le corridor un coup de vin à
l'écuyer altéré, et, pour la faveur de passage, ne reçoit
plus au passage un merci.
Car toutes les poutres et les toitures sont dès long-
CHAPITRE IV
123
temps consumées. Escaliers, corridors, chapelle, en dé-
combres, en ruines sont changés '.
N'importe ! un charme infini accompagne le
voyageur dans ces lieux. H n'est pas besoin
d'être Allemand pour en sentir la tristesse, la
beauté, la mélancolique grandeur; mais on con-
çoit facilement l'amour passionné que suscitent
dans un cœur germanique ces rives du pays na-
tal. On conçoit que l'Allemand s'y attache avec
une énergique tendresse en les voyant si belles;
en les peuplant, par la pensée, des ombres de
ses aïeux, des monuments de son histoire; en
y retrouvant tous les sites, tous les souvenirs,
tous les fantômes dont la poésie l'entretient, tout
enfant, dans son berceau. Toute l'Allemagne est
venue rêver, chanter, pleurer sur ces bords.
Tout ce qu'elle a enfanté de poètes et d'artistes
sont venus s'abreuver à ces eaux, source pro-
fonde de l'orgueil et du génie national.
« Rhin ! disait un minnesœnger, tes mon-
tagnes élancent leurs cimes jusqu'au ciel, de
concert avec les aspirations du cœur. »
« Oh! viens, disait à Gœthe Bettina, son
amie, viens revoir une fois encore ce jardin de
ta patrie, ces lieux si beaux, qu'ils remplacent
1 Gœthe, le Château sur la montagne.
124
LES BORDS DU RHIN
pour l'étranger son pays natal ; cette contrée
où la nature se montre si gracieuse et si grande.
Vois comme elle redonne la vie aux ruines,
comme elle revêt le désert d'une charmante
végétation qui monte et "redescend le long des
murs sombres ! Comme elle y plante bien l'é-
glantier et le merisier sur les vieilles tours où ils
semblent sourire ! »
Et un troisième : « Salut à toi, large fleuve,
vert et doré tour à tour ; salut à vous, châteaux
et villages, villes et dômes; salut à vous, mois-
sons vermeilles dans les vallées fécondes ; col-
lines dont les pampres étincellent au soleil ;
forêts, ravines, rochers revêtus de mousse! Où
que je sois, où que j'aille, mon cœur est au
Rhin 1 . »
Et moi aussi je t'aime., quoique né loin de tes
rives, ô vieux fleuve ! je t'aime pour le mystère
qui m'a tout jeune attiré vers toi; je t'aime
pour le sang de nos pères tant de fois mêlé à tes
eaux ; je t'aime pour avoir été français pendant
quelques heures de ta longue existence, pour
l'espérance cachée dans mon cœur que tu le re-
deviendras un jour !
i Wolfgang Muller, Lied du Rhin.
CHAPITRE IV
125
Un peu au-dessous de Bingen, sur un rocher
à fleur d'eau, se dresse une tour encore farouche
dans ses ruines : c'est la tour des Souris (Mceu-
sethurm). Voici ce qu'en dit la chronique. L'é-
vêque Hatto, maître et seigneur de Mayence,
était un homme aussi cupide qu'endurci. Pos-
sesseur de presque tout le blé de la contrée, il
en abusa cruellement dans une disette pour
affamer le peuple et remplir ses coffres. Ce bon
peuple se lassa : trois à quatre cents paysans ar-
més de faux, réunis à ceux de la ville, cernèrent
le palais épiscopal. Hatto lâcha ses archers, qui
dissipèrent à coups de pique « cette canaille ».
Un bon nombre, serré de près, se réfugia dans
une grange et s'y barricada. Les soldats firent
le guet tout le jour, et, la nuit étant venue,
abrégèrent leur faction en mettant le feu au
bâtiment. Ce fut une horrible destruction : pas
un seul n'échappa. L'évêque prit en riant la
chose : « Ne me doit- on pas des actions de
grâces? s'écria-t-il : j'ai délivré la contrée des
souris qui dévoraient tout son blé. » Le dieu bi-
zarre qui, dans le monde des légendes, préside
au bien et au mal, fut plus irrité de cette parole
que de l'acte barbare qu'elle commentait. Il
frappa l'évêque d'un fléau : une nuée de souris,
vraie plaie d'Egypte, s'abattit sur son palais.
126
LES BORDS DU RHIN
Elles sortaient du sol, des charpentes, des mu-
railles. Chaque trou, chaque fente, chaque join-
ture les vomissaient par légions. Hatto s'enfuit
et courut s'enfermer dans cette tour bâtie à fleur
d'eau sur le Rhin ; mais le fléau vengeur l'y
poursuivit, et, malgré les murailles, les portes
de fer et les grilles, on trouva son cadavre af-
freusement dévoré.
En descendant le fleuve jusqu'au village de
Lorch, on aperçoit une roche escarpée qui figure
grossièrement les degrés d'une échelle. Un châ-
teau écroulé couronne la cime. On nomme ce
lieu Y Echelle du diable, à cause d'une histoire
où le diable est mêlé.
__Une nuit, comme il faisait un grand orage,
tout dormait dans le château du sire de Lorch,
si bien que le guetteur niché dans sa tourelle fit
comme tout le monde, et s'endormit au bruit
du vent. Le son du cor le réveilla ; c'était celui
d'un passant, arrêté devant les fossés.
« Holà! qui êtes-vous?
— Un pauvre nain bien fatigué.
— D'où venez -vous?
— De Mayence.
— Que faites-vous?
— Je sers monseigneur l'électeur.
— Que voulez -vous?
CHAPITRE IV
127
— Un gîte pour la nuit.
— II est trop tard.
— Comment serait-il trop tard ? le jour entre
à peine dans sa deuxième heure. »
En effet, comme si elle eût été d'accord avec
l'étranger, l'horloge du château sonna dans le
même instant deux heures. Cette repartie légè-
rement sophistique embarrassa le guetteur : il
réveilla son sergent, qui réveilla son capitaine,
qui réveilla son seigneur. Ce dernier achevait
de cuver le vin dont il avait bu si largement la
veille, qu'il s'était endormi entre deux flam-
beaux à demi consumés ; sa tête avait roulé
sur son ventre, et son ventre sous la table.
« Qu'on le pende ! » s'écria-t-il au premier mot
des archers. Mieux informé, il s'adoucit: «Au
diable le mendiant ! qu'on le chasse à coups de
pique.
— Grand merci ! répondit une voix perçante
à travers la muraille. Seigneur de Lorch, grand
merci ! » Au même instant, un bruit de vitres
brisées, un cri déchirant, rompirent le silence
de la nuit; une lueur passa, rapide comme l'é-
clair, et ce fut tout.
Le lendemain, l'ivrogne étant tout à fait ré-
veillé, un majordome vint lui dire en tremblant
qu'un grand désordre régnait dans la chambre
128
LES BORDS DU RHIN
de sa fille, et qu'on n'avait pu retrouver la jeune
comtesse. Aussitôt tout le monde est en mouve-
ment ; mais le premier qui mit le pied hors du
château revint en courant annoncer que la jeune
fille était de l'autre côté du Rhin, retenue sur
la pointe d'un rocher par des chaînes de fer. Le
nain, ou plutôt le diable (car qui peut refuser de
voir ici le doigt du diable), avait ainsi châtié le
maître inhospitalier du château.
Le rocher était à pic, et, de plus, enchanté.
Nul moyen d'y grimper. Les câbles rompaient
comme du chaume. Les crampons retournaient
leur pointe de fer. L'imprudent qui osait saisir,
pour s'aider, les touffes de genêts plantés alen-
tour, retombait en hurlant de douleur : l'arbuste
maudit avait brûlé la chair de ses doigts jusqu'à
l'os. Un ermite, s'étant avancé pour chasser le
démon, fut renversé la face contre terre par un
vent violent. Bref, tout échoua.
La captive serait morte de faim et de misère,
si l'amour n'eût veillé sur elle. Un page de la
suite de son père ne quittait pas le pied de la
roche. De ses flèches il perçait les oiseaux car-
nassiers qui volaient autour d'elle, flairant déjà
leur proie. Les mêmes flèches servirent à lui
faire passer quelques faibles aliments. Le sep-
tième jour, à genoux sur une pierre toute lavée
■
CHAPITRE IV
129
de ses larmes , il priait avec ferveur pour la dé-
livrance de sa bien-aimée : songeant à l'origine
du mal, il venait de faire serment dans son cœur
de ne jamais fermer sa porte au suppliant. Au
même moment, il entend un léger bruit, lève
la tête et voit, avec quelle surprise ! la jeune
fille descendre d'un pas tranquille cent degrés
de marbre creusés par enchantement dans le
rocher. Elle saute à terre, et tous deux remer-
cient dans la même prière le Dieu qui prit en
pitié leur peine.
Baccharach, sur la rive gauche, est un nom
de joyeux augure ; il place la ville qui le porte
sous les auspices du dieu du vin. Autel de Bac-
chus (Bacchi ara), dit l'étymologie ; et celle-ci
est d'accord avec la nature, qui a doué Baccha-
rach de vignes florissantes au vin renommé. Un
pape (c'était Sylvius ./Eneas, connu sous le nom
de Pie II) n'en voulait pas d'autre, et le som-
melier du saint-père encourut sa disgrâce pour
avoir omis de renouveler sa provision. Une ville
impériale révoltée contre l'Empereur, puis re-
conquise, se racheta moyennant une redevance
annuelle de quatre tonneaux de vin de Baccha-
rach, pris sur le meilleur de la récolte. La ville
était Nuremberg, et l'empereur, Wenceslas.
N'est-ce pas celui à qui l'histoire a infligé le
130
LES BORDS DU RHIN
surnom d'Ivrogne? On le voudrait pour la
beauté du conte.
Victor Hugo compare le site de Baccharaeh à
l'étagère d'un géant qui se serait fait marchand
de bric-à-brac, et aurait voulu prendre boutique
sur le Rhin, et le poète, avec son imagination
merveilleuse, se donne carrière à décrire « le
tas de curiosités énormes » amoncelées dans ce
lieu.
Caub est un nom de sinistre mémoire. C'est
dans ce lieu, le 1 er janvier 1814, pendant la
nuit, à la faveur d'un froid rigoureux, que les
ennemis franchirent le Rhin et commencèrent
l'invasion de la France.
En face, sur un banc de rochers couverts
d'écume, le Pfalz élève ses toits aigus groupés
autour d'un dôme central ventru comme un oi-
gnon. C'est ici, au bruit de l'eau et des vents,
que devaient naître les héritiers des princes pa-
latins. L'enfant et la mère faisaient leur pre-
mière promenade en bateau.
Oberwesel, qui vient ensuite, soutient avec
majesté sa décrépitude. Vous croiriez voir une
miniature très effacée, mais encore agréable,
de Nuremberg. Ses rues s'insurgent contre la
ligne droite, ses logis protestent contre les
pauvretés de l'architecture moderne. Drapée
OBERWESEL
m
CHAPITRE IV
133
dans sa robe sombre et en lambeaux, ceinte
de murailles trouées, et coiffée de clochers en
oo-ive, elle semble un de ces vieux survivants
du passé qui assistent, sans y rien comprendre,
sans y rien sacrifier, aux mœurs des temps
nouveaux.
Auprès d'Oberwesel est un écho, le plus fo-
lâtre et le plus goguenard des échos. Demandez-
lui dans la langue indigène : « Quel est le
bourgmestre d'Oberwesel : Wer ist Bilrger-
meister im Oberwesel ?
L'écho répond : « Esel (un âne), » et les ro-
chers de la rive répètent sept fois de suite la
plaisanterie.
Nous voici dans la contrée la plus fabuleuse
des bords du Rhin. L'imagination d'un peuple
poétique s'est plu à prêter une âme, un langage
à ces lieux. Chaque pierre sur la rive, chaque
écueil dans le fleuve, portent un nom et racon-
tent une histoire. Si nous en croyons les lé-
gendes, un être vit et respire sous la forme
immobile du rocher. Je ne pense pas que depuis
l'âge d'or de la poésie grecque pareil enfante-
ment de fables et de symboles se soit produit.
Beaucoup de ces fables sont dépourvues de la
grâce dont les Grecs paraient leurs mythes.
Beaucoup sont des copies et des réminiscences.
134
LES BORDS DU RHIN
Plus d'une sont charmantes : celle de Lorely,
par exemple.
Lorely est la fée des eaux du Rhin vert et
profond. Un rocher porte son nom. Sa crête ru-
gueuse surgit dans un site solitaire et sauvage.
C'est dans ses flancs de marbre qu'habite la
jeune déesse. Elle vient pendant les nuits trem-
per ses pieds dans le flot calme qui les effleure.
Le voyageur, à ce nom, se rappelle et murmure
la ballade de Henri Heine, douce comme le
chant de la sirène :
Je ne sais pas quelle tristesse
M e gagne aux approches du soir.
— D'un vieux conte de ma jeunesse,
Je me souviens sans le vouloir.
Le nuit s'étend sur la campagne,
Le Rhin s'endort, et sur les eaux
Le souffle frais de la montagne
Fait soupirer les verts roseaux.
C'est l'heure où de sa grotte obscure
Lorely paraît sur le bord,
Belle, et tordant sa chevelure
Eblouissante comme l'or.
Sa voix sur un rythme magique
Module un chant plein de douceur :
Etrange et suave musique
Qui charme et déchire le cœur :
CHAPITRE IV
Le nautonier bercé par elle
Abandonne au flot son esquif;
Il écoute, et la barque frôle
Va se briser contre un récif.
Et l'on dit que personne au monde
N'a vu le nocher revenir.
Lorely, la sirène blonde,
A des chansons qui l'ont mourir 1 .
135
Du mariage de Lorely avec le fleuve naquirent
ces milliers d'êtres fantastiques dont les plus
célèbres furent les nixes et les ondines. Dange-
reuse et séduisante famille ! Aux veillées d'hi-
ver, dans les cabanes des bords du Rhin, on
raconte encore la tragique histoire de « l'Ondine
au pied blanc et à la main blanche ».
Le comte Hermann de Filsen, possesseur du
château de Braubach, voisin des lieux où nous
sommes, allait se marier avec la fille du comte
de Rhense, sur l'autre rive. Une barque le
transportait au château de sa fiancée; un violent
orage agitait le Rhin. Soudain le comte pousse
un cri : il a vu une forme pâle monter sur la
proue et le menacer. C'est une ondine qu'il a
méprisée. La barque touche à terre, et le fan-
tôme s'évanouit. Le mariage est célébré, et de
I Imite d'Henri Heine.
136
LES BORDS DU RHIN
la chapelle du manoir les deux époux passent à
la salle du banquet. Le comte ne se souvenait
plus de l'apparition du matin et se livrait à la
joie la plus pure, lorsqu'on le voit se lever et
pâlir. « Regardez! regardez! » s'écrie-t-il, et
du doigt il désigne les lambris splendidement
éclairés. Un pied de femme, « blanc et menu, »
visible pour lui seul, se dessinait sur le plafond.
Glacé d'effroi, il s'enfuit dans une autre salle
suivi de tous les conviés. Mais là une draperie
se soulève, et, toujours visible pour lui seul,
une main de femme, « blanche et menue, » lui
apparaît et lui fait signe. Il se souvient alors
d'avoir ouï dire que ces apparitions précédaient
de peu d'instants la mort. Il appelle l'évoque
qui a béni son union, il lui révèle tout, et tom-
bant à genoux : « Absolvez -moi, mon père, car
je vais bientôt mourir.
— Chimère et vision ! » s'écrie l'évêque.
Mais, avant la fin du jour, le comte Hermann
tombait, aux yeux des siens, frappé par une
main invisible d'une mystérieuse blessure 1 .
Saint-Goar, petite ville de deux mille habi-
tants, compte, à l'heure qu'il est, douze siècles
1 Busching, cité par X. Saintine, Mythologie du Rhin. —
Le même récit figure sous d'autres noms dans K. Simroch.
CHAPITRE IV 137
révolus d'existence : âge respectable et très
visiblement écrit sur ses maisons décrépites.
Elle a, de plus, le triste honneur d'avoir vu le
premier péage s'établir sur le Rhin. L'invention
en revient (l'histoire a conservé le nom de cet
honnête forban) au sire Dietrich de Katzenel-
lenbogen. Son idée eut des imitateurs, plus
qu'il n'eût fallu pour la prospérité du commerce
rhénan. Point de ville, point de burg, siège
d'une comté ou d'une seigneurie, qui ne s'arro-
geât le droit de barrer le fleuve et de rançonner
sans pitié les barques marchandes. A Rheins-
tein, il y avait un péage établi seulement sur
les Juifs. De peur de fraude, des chiens étaient,
dit-on, dressés à les découvrir parmi les pas-
sants. « Que ces Allemands sont fous ! » s'écriait
dès lors un Anglais, partisan précoce du libre
échange. miram Germanorum insaniamf
Fous, en effet, de supporter de pareilles en-
traves. Longtemps après l'ère féodale, en 1789,
de Mayence à Andernach , sur un espace de
vingt lieues environ, les marchandises avaient
encore dix douanes à franchir, dix visites à
supporter. Le Zollverein a demandé du temps
pour s'établir.
La forteresse du sire Dietrich de Katzenellen-
bogen s'élevait en face de Saint-Goar. Elle était
12
■■■
138
LES BORDS DU RHIN
formidable. On l'appelait le Chat, moins par
analogie avec le nom du maître ' que parce
qu'elle guettait les barques marchandes comme
le chat fait la souris. Les villes confédérées du
Rhin l'assiégèrent inutilement pendant quatorze
mois consécutifs. En 1363, le comte Kuno de
Falkenstein fut assez puissant pour bâtir pres-
que en face une forteresse plus redoutable, et,
par bravade, il l'appela la Souris. « Cette fois,
dit-il, c'est la souris qui fera peur au chat. »
Les deux ruines, debout sur les bords d'une
étroite vallée, semblent se quereller encore.
La ville de Rhense, distante de quelques
lieues, conserve dans son voisinage l'un des
plus augustes souvenirs des temps féodaux :
c'est le Kœnigsstuhl (siège royal). Bien avant
le temps où l'usage transporta dans la salle du
Rœmer à Francfort le siège de l'élection impé-
riale, cette élection se débattait ici entre les
électeurs.
Dans un verger ombragé de noyers séculaires,
au nombre de sept, s'élevait une plate-forme de
pierre, taillée à plans octogones. Quatorze de-
grés , d'un pied de haut chacun , conduisaient
au sommet. Sept trônes de marbre, rangés en
i Katze en allemand signifie chat.
LE CHAT ET I.A SOU Kl S
SA«!
CHAPITRE IV
141
cercle, attendaient les sept électeurs, dont le
blason était sculpté sur le dossier du siège. Ils
s'y rendaient en habits magnifiques. L'arche-
vêque de Mayence disait à haute voix : « Le
saint-empire romain est vacant ! » L'élection
accomplie, le même archevêque proclamait le
nom de l'Empereur. Aussitôt quatre hérauts,
tournés aux quatre vents, le transmettaient à la
foule, et, sonnant de la trompette, semblaient
vouloir le transmettre au monde. La bannière
impériale était plantée sur le Kœnigsstuhl, et
le peuple se séparait en criant : Vivat/ aux
princes, et Largesse/ aux trésoriers.
Le Kœnigsstuhl primitif n'existe plus. Celui
qui attire aujourd'hui les curieux est un fac-
similé érigé en 1843 par le roi de Prusse. On
veut qu'il soit en partie formé des débris pieu-
sement conservés de l'ancien; on soupçonne les
aubergistes de Rhense d'avoir accrédité une
fable qui fait vivre leurs cuisines durant six
mois de l'année.
Je rase, sans y faire long séjour, les sombres
bases du Stolzenfels. C'est un château gothique,
magnifiquement situé sur une pyramide de ro-
chers, et réparé à grands frais. Ses tours car-
rées penchent sur un abîme, et l'ombre de ses
créneaux couvre le Rhin dans la moitié de son
I
142
LES BORDS DU RHIN
lit. Une grande fresque appelle le regard sur la
façade extérieure. Misérable sort de la peinture
murale dans nos climats : celle-ci est déjà effa-
cée. L'intérieur, richement décoré, satisfait la
curiosité plus que le goût. Une salle des Cheva-
liers renferme une précieuse panoplie : des épées
de Tilly, de Bliïcher, de Kosciusko, de Murât
et de Napoléon y sont suspendues. Une série de
peintures représente les vertus de la chevalerie.
Ce ne sont pas de froides allégories : l'artiste
les a fort heureusement caractérisées au moyen
de quelques traits tirés de l'histoire d'Alle-
magne. Le roi de Bohême Jean l'Aveugle, tué
à Crécy, symbolise la Bravoure; Rodolphe de
Habsbourg, la Justice; Frédéric II et sa fiancée
Isabelle, l'Amour; Godefroi de Bouillon, la
Piété ; Philippe de Souabe, entouré de ses mé-
nestrels, sur une barque qui descend le Rhin,
ligure le goût des arts. Cette dernière image
s'a'ppliquerait facilement à l'Allemagne elle-
même, je ne dis pas à cette Allemagne violente
et batailleuse qui est sortie des derniers événe-
ments, je parle de l'ancienne Allemagne, dont
les poétiques générations descendaient ces rives
et saluaient en chantant les traces de leurs
aïeux ?
Nous voici devant le port de Coblentz.
CHAPITRE Y
LE RHIN DE COBLENTZ A COLOGNE
Cublentz. — Rhin et Moselle. — Ehrenbreitslein. — Moralité
tirée d'une fontaine. — Le tombeau de Marceau. — Hoche.
— Le pont de César. — Neuwied. — Rolandseck. — Drachen-
fels. — Le vieux musicien. — Bonn. — Une fête nationale.
— Beethoven; son histoire. — Souvenirs du cardinal Ma-
zarin à Bruhl.
A moins d'un mille du Stolzenfels, sur le
même côté , la Moselle , large et profonde
comme un grand fleuve, se jette à angle droit
dans le Rhin. Coblentz s'étale entre les deux
rives. Elle a son quai du Rhin et son quai de
la Moselle. Le premier est spacieux, entretenu,
splendide. Le second est étroit, malsain, sor-
dide : c'est le vieux quartier. Une population
pauvre et laborieuse s'y entasse dans des rues
tortueuses et sales. Un pont de pierre, très beau
*Z
m
m ■■
144
LES BORDS DU RHIN
dans sa vieillesse, franchit la Moselle, et réunit
la ville aux faubourgs. Pour le mouvement,
pour l'activité, on se croirait sur le Pont-Neuf.
C'est la grande artère de Coblentz. Il en est
tout autrement du quartier neuf : quittez le
quai du Rhin et ses magnifiques hôtels, vous
ne trouvez plus que solitude. Deux inconnus
qui se rencontrent se sourient et se saluent,
heureux de voir un passant. Je fais exception
pour les pelotons d'infanterie, qui s'y croisent
à toute heure, car c'est le quartier militaire.
Coblentz remplit deux rôles : assise sur deux
fleuves, anneau central de la vaste chaîne dont
Cologne etMayence tiennent les deux bouts, elle
sert d'entrepôt au commerce de la contrée. Son
pont de bateaux sur le Rhin s'ouvre sans cesse
pour livrer passage aux remorqueurs, traînant
après eux de longs convois de marchandises.
Ils s'arrêtent tous à Coblentz, et y laissent
ou y prennent de leur cargaison. Les chiffres
suivants, recueillis sur les documents officiels,
donneront une idée de l'importance de cette
navigation.
Dans l'année 1860 la marine marchande avait
effectué quatre-vingt-onze mille cent trente-
cinq voyages, et transporté un poids de cent
deux millions quatre-vingt-onze mille quatre
CHAPITRE V
14«
cent deux quintaux métriques, répartis de la
manière suivante :
Pour la marine à vapeur. . . 52,092,337
Pour la marine à voile. . . . 49,999,06b
Total général. . . . 102,091,402
La part de la Prusse dans ce chiffre est de
cinquante millions cinq cent soixante-un mille
six cent cinquante-sept quintaux, transportés
en quarante -quatre mille neuf cent cinq
voyages; c'est presque la moitié du mouvement
général. La part de la France est, au contraire,
des plus chétives : notre pavillon compte qua-
rante-cinq voyages, ayant transporté cinquante-
sept mille neuf cent trois quintaux 1 .
I (appelons -nous que la même année a vu
transporter un million cent quatre-vingt-quinze
mille deux cent trente-six voyageurs, dont l'im-
mense majorité fait séjour à Coblentz; ajoutons
à ces chiffres des chiffres bien inférieurs , mais
encore respectables, provenant du transit de la
Moselle, et nous aurons facilement l'idée de l'é-
norme dîme que prélève, grâce à son admirable
situation, la ville de Coblentz.
La même situation qui fait sa prospérité
1 Annales du commerce extériew
13
■14 G
LES BORDS DU RHIN
commerciale la condamne au rôle de cité mili-
taire. Placée sur la rive du Rhin qui confine à
la France, à l'embouchure d'une rivière qui
nous appartient dans une notable partie de son
cours, capitale d'une région que nous avons
possédée, Coblenlz s'est vu emprisonner et res-
serrer dans une triple ligne de forts et de bas-
tions. Elle est flanquée de trois forteresses qui
balayent de leur artillerie les routes de Trêves,
de Mayence et de Colcgne. Son pont de la Mo-
selle est crénelé comme une bastille, et des pi-
quels de troupes le gardent l'arme au bras,
comme dans une ville en état de siège. Enfin ,
immédiatement en face de la ville, au delà du
Rhin, une montagne de basalte porte une cita-
m délie élevée de quatre cents pieds au-dessus de
l'eau, et campée dans une assiette vraiment
formidable. Elle s'appelle Ehrenbreitstein , en
fiançais, la large pierre de l'honneur', un beau
nom pour une forteresse, et qui ordonne à ceux
qui l'occupent de verser tout leur sang. Les
chemins qui y conduisent, creusés comme une
brèche dans le rocher à pic, portent trace de la
poudre qui fit sauter leurs blocs. C'est, sans
rien exagérer, un travail de géants. On n'ose
i Sic in, pierre; broit, large; Ehren, honneur.
F. H n F. N n H F. 1 T r- T r. 1 N
CHAPITRE V
149
calculer ce qu'a coûté de sueurs et d'argent
cette construction babylonienne. Qu'on songe
que depuis le Mérovingien Dagobert, tous les
possesseurs de Coblentz pendant quatorze
siècles ont rivalisé de zèle pour augmenter la
fortification, hérisser la montagne et creuser
plus profondément le précipice. La Prusse,
maîtresse d'Ehrenbreitstein depuis 1816, y a
jeté pour sa part cent millions de sa monnaie.
C'est payer un peu cher le logement de ses ca-
nons. Quel magnifique hôpital on bâtirait et on
doterait avec le quart de cette somme !
De la face méridionale d'Ehrenbreitstein, l'œil
jouit d'un des plus beaux panoramas du monde.
La contrée que nous venons de parcourir se
dessine en relief dans un cadre magnifique.
D'un côté, le cours sinueux du Rhin à travers
les rocs, les forêts et les montagnes; de l'autre,
la vue de la Moselle, qui s'égare dans de vastes
prairies auxquelles succèdent, à l'horizon, plu-
sieurs étages de coteaux hérissés de vignes. Ce
tableau est d'une grandeur, d'un éclat et d'une
variété inexprimables; je ne pouvais m'en las-
ser; j'aurais pris racine sur ce bastion, si un
coup de tambour n'eût annoncé l'heure de la
retraite. Un fantassin, coiffé d'un casque à la
romaine surmonté d'une pointe en cuivre doré,
150
LES BORDS DU RHIN
me mit poliment dehors, et je redescendis vers
la ville.
Quoique je l'eusse déjà bien parcourue, je fus
bien aise d'y revoir un petit monument qui date
de l'empire français, et dont j'avais beaucoup
ouï parler. C'est une fontaine, de mince appa-
rence, élevée sur une place, en face d'une
église dédiée, je ne sais pourquoi, à Castor.
Une colonne de pierre qui surmonte la fontaine
porte ces mots, écrits en français et très impar-
faitement gravés :
AN MDCCCXII
MÉMORABLE PAR LA CAMPAGNE
CONTRE LES RUSSES,
SOUS LE PRÉFECTURA DE JULES DOAZAN.
« Prefectura » est dans le texte ; au-dessous
une autre main a écrit :
VU ET APPROUVÉ PAR NOUS,
COMMANDANT RUSSE DE LA VILLE
DE COBLENTZ,
LE 1 er JANVIER 1814.
L'épigramme peut être fine. Tout le monde
voudrait l'avoir faite, excepté un Français. Or,
j'ai honte de le dire, c'est un Français qui en
CHAPITRE V
151
est l'auteur. En écrivant celte phrase, le comte
de Saint-Priest n'a pas osé la signer de son
nom. On devrait, pour son châtiment, réparer
cette omission.
N'importe, l'inscription est d'une moralité
instructive. Si jamais la fortune remet Coblentz
entre nos mains, loin de renverser cette fon-
taine, on devrait la restaurer et planter une
belle grille alentour. Elle rappellerait aux suc-
cesseurs de Jules Doazan , tentés de l'imiter,
cette maxime d'un sage : « (Ju'il ne faut appeler
heureux ni un homme avant sa mort, ni une
entreprise avant sa fin. »
A quelques minutes de Coblentz , sur les
bords de la Moselle, une pyramide en pierre
de taille, entourée de végétation, s'élève à la
mémoire de Marceau, de Marceau blessé à mort
près de ces lieux, et, comme autrefois Turenne,
enseveli dans sa victoire. Les quatre faces du
monument portent ces mots ' :
Ici repose Marceau, né à Chartres, d'Eure-
et-Loir, soldat à seize ans, général à vingt-
deux. Il mourut en combattant pour sa patrie,
1 Voyez dans Gœpp (les Hommes de guerre, t. I) la des-
cription du monument et les inscriptions des quatre faces.
152
LES BORDS DU RHIN
le dernier jour de l'an IV de la république
française.
Qui que lu sois, ami ou ennemi de ce jeune
héros, respecle sa cendre.
On lit sur l'urne funéraire :
HIC CINERES, l lîlul E NOMEN '.
Lord Byron, qui a conduit son Childe Harold
sur ces rives, a fait du guerrier français un bel
et juste éloge :
Honneur à loi, Marceau! — ta jeunesse guerrière
Fut trop vite arrêtée en sa noble carrière;
Tu n'avais pas rempli ton destin tout entier
Quand le trépas jaloux t'étouffa sans pitié.
Immortel combattant d'une cause immortelle,
La Liberté t'aimait, le sachant grand comme elle;
Car pour la soutenir et pour fonder ses droits,
Tu ne sortis jamais de la borne des lois.
En des jours de colère et de haine farouche,
Tu conservas sans tache et ton cœur et ta bouche;
Belle àme immaculée, ô soldat sans remord,
Ceux qui t'ont survécu t'envièrent ta mort.
i « Ses cendres sont ici, son nom partout. »
CHAPITRE V 153
deuil! ù perte amère! ô destin des batailles!
On dit que l'ennemi, le jour des funérailles,
Ne songeant qu'à sa gloire et non à son drapeau,
Vint, près de nos soldats, pleurer sur son tombeau.
Ah! (jue le voyageur, visitant ces contrées,
Vienne s'asseoir un jour sur ses cendres sacrées;
Pensif et recueilli, qu'il médite longtemps
Les tragiques vertus des hommes de ce temps,
El sente dans son cœur je ne sais quelle gloire
Qui s'exhale toujours d'une grande mémoire*.
Remontons en bateau et continuons au gré de
l'eau notre voyage jusqu'à Cologne.
Les rives du Rhin au-dessous deCoblentz,
quoique fort agréables à voir, manquent d'un
grand attrait : la nouveauté. La nature, ou se
répète, ou s'amoindrit. Il n'y a pas un cres-
cendo de beauté. C'est un malheur. La ressem-
' « Près de Coblentz, sur une riante colline, est une pyra-
mide simple et modeste, couronnant le sommet d'un monti-
cule verdoyant : sous sa base repose un héros... Rapide et
triomphant fut son jeune essor. Tous Tout pleuré, amis el
ennemis, et l'étranger qui s'arrête ici pour méditer peut, à
bon droit, prier pour le repos de son esprit généreux , car il
fut le meilleur champion de la liberté. 11 fut de ceux, trop peu
nombreux, hélas! qui n'ont point franchi les justes bornes
qu'elle assigne aux guerriers qu'elle arme de son glaive. Son
âme demeura sans tache; c'est pourquoi les hommes ont
pleuré sur lui. »
(Lord Byron, Chitde Harold, cb. m, stances .'iii el 57).
154
LES BORDS DU RHIN
blance des sites qui se succèdent engendre né-
cessairement la monotonie. La multitude des
ruines gothiques, trop prodiguées sur le bord,
achève de lasser le regard. Le Danube, qui a
plus de grandeur, plus de solitude, une distri-
bution plus sobre et plus discrète de monu-
ments anciens, échappe davantage à ce défaut.
Pour occuper dans l'estime des Allemands le
rang qu'ils décernent au Rhin, il ne lui manque
que d'être plus décrit et mieux chanté.
Engers, sur la rive droite, Weissenthurm ,
sur la rive gauche, sont deux villages rivaux,
presque ennemis, à cause d'un débat qui les di-
vise. Chacun revendique la possession du fa-
meux pont de César, si longuement décrit dans
les Commentaires. Engers fait valoir des débris
de fondations romaines dans le lit du fleuve.
L'autre invoque la tradition locale. Aucun ne
manque de ruses ingénieuses pour accommoder
à ses prétentions le texte de César. Qui videra
ce grave procès? C'est un de ces mille problèmes
que l'antiquité nous a légués , et qui attendent
encore leur solution.
Près de Weissenthurm s'élève le monument
du général Hoche, érigé par son armée après
sa dernière victoire sur les Autrichiens. L'in-
scription est d'une simplicité antique :
chapitre v
l'armée de sambre-et-meuse
A SON GÉNÉRAL EN CHEF
HOCHE.
IS5
Le corps de Hoche repose à Coblentz, sous une
lame de marbre noir, dans le réduit d'un fort ,
à côté de la dépouille de Marceau. La France
a semé partout des débris de sa gloire, et le
Français qui voyage a le bonheur de les voir
respectés et honorés de l'étranger.
Hoche et Marceau sont, dans l'ordre mili-
taire, les deux gloires les plus pures de la
France. Nous n'avons pas revu leurs tombes, si
voisines l'une de l'autre , depuis les funestes
événements de 1870. Il nous semble que le
Français qui vient les visiter aujourd'hui sen-
tira s'éveiller en son âme, du fond môme de
sa tristesse, je ne sais quelle patriotique es-
pérance.
Hoche n'eut pas le bonheur de mourir,
comme Marceau , sur le champ de bataille.
Arrêté dans sa marche victorieuse par les pré-
liminaires de paix signés par Bonaparte à
Leoben, le commandant de l'armée de Sambre-
et-Meuse avait bien quelque droit de regretter
le cours imprévu subitement imprimé aux
15ti
LES BORDS DU RHIN
événements. Sa grande âme s'en abstint. On
cite de lui ces lignes, touchantes de simplicité
et de bonhomie, écrites dans ce temps môme à
sa femme : « La paix est faite, ma bonne amie.
Ton mari vainqueur se porte bien et t'em-
brasse : prends bien soin de notre petit enfant. »
Sa pensée ardente et toujours en mouvement
se porta dès lors sur la grande ennemie de la
France et de la révolution, sur l'Angleterre :
avant Bonaparte, il médita de conduire contre
elle une expédition; l'Irlande était le point de
débarquement et le champ de bataille choisi.
Mais la mort arrêta le héros dans ses projets. '
Atteint depuis quelque temps déjà d'un mal se-
cret et mystérieux, il mourut le 19 septembre
1797, non loin des lieux que nous venons de
décrire et que ses victoires ont illustrés. Un
biographe raconte ainsi ses derniers moments,
ses funérailles, les honneurs qui lui furent ren-
dus :
« Il lut son arrêt dans les yeux de Pous-
sielgue, son médecin, se vit mourir et accepta
doucement son sort. 11 voulut revoir une der-
nière fois ses amis, ses compagnons d'armes, et
les reçut d'un air serein, tandis qu'au pied de
son lit sa jeune femme étouffait ses sanglots. Il
s'entretint une heure avec eux, les remerciant
CHAPITRE V 157
de leur affection, et s'efforçant môme de sou-
rire..
« Ce dernier effort l'avait épuisé ; il congédia
ses lieutenants, et vers le soir il s'endormit.
Après quelques heures de repos, il s'éveilla en
suffoquant. Il ne parlait plus : il eut une crise
terrible et expira doucement entre les bras de
sa femme et du général Debelle, son beau -frère.
« Hoche avait à peine vingt-neuf ans, et sa
renommée, comme celle de son jeune et brillant
rival, le vainqueur d'Arcole et de Rivoli, rem-
plissait l'Europe. Qui pourra dire la désolation
de ses compagnons d'armes, le désespoir de
ses soldats ! L'armée entière fit à son chef de
magnifiques et touchantes funérailles. On dé-
cida qu'il serait enseveli à Pétersberg, dans le
camp retranché de Coblentz.
« Le convoi funèbre quitta Wetzlar le 21 sep-
tembre et se dirigea vers Coblentz. Les aides
de camp de Hoche, les généraux et tout l'état-
major escortèrent le char, devant lequel étaient
portés les étendards et les drapeaux en deuil.
Le cortège s'avança ainsi au son lugubre des
tambours voilés et au glas funèbre des cloches
mises en branle par les habitants des bourgs et
des villes qu'il traversait. Les paysans des en-
virons accoururent en foule et firent cortège
158
LES BORDS DU RHIN
aussi au général, dont ils avaient reçu des témoi-
gnages de commisération, et qui avait allégé
pour eux les charges de la guerre.
« Le corps fut reçu avec honneur à Braunfels
par le prince souverain, qui l'attendait sur la
place publique à la tête de toute sa maison.
Lorsqu'il passa au pied des remparts fameux
de la citadelle d'Ehrenbreitstein, gardée par les
Autrichiens, il fut salué par toutes les batteries
de la place, et par le feu de la garnison rangée
en bataille sur le glacis. Le gouverneur s'avança
au delà des portes pour le recevoir et conduisit
le corps jusqu'aux bords du Rhin, entre une
double haie formée par les soldats de France et
d'Autriche. Le convoi traversa ensuite Coblentz,
puis se dirigea sur les hauteurs de Pétersberg,
où une partie de l'armée était sous les armes
pour le recevoir. Là un simple monument ren-
fermait les restes de Marceau. Cette tombe mo-
deste, pour laquelle Hoche avait souscrit quel-
ques jours avant sa mort, réunit les deux héros.
Le corps de Hoche y fut descendu après avoir
reçu les adieux de ses compagnons : Lefebvre ,
Championnet, Grenier rendirent hommage à
leur général dans un langage militaire, simple
et vrai; après eux un grenadier s'avança, pré-
senta l'arme devant le cercueil, y déposa une
CHAPITRE V
1 5 9
•couronne de chône, disant: « Hoche, au nom
de l'armée, reçois cette couronne, » et il pleura.
Ses larmes exprimaient mieux qu'une parole les
sentiments de tous 1 . »
Neuwied est une jolie petite ville sur le bord du Rhin,
entre Bonn et Mayence, sur la rive droite. La situation
en est heureuse, l'air très sain, et la contrée fertile.
C'est une assez grande plaine, terminée par des collines
en amphithéâtre et qui présentent à l'œil une riante va-
riété de champs, de prairies, de vignes, de vergers très
bien cultivés.
Qui parle ainsi ? Le Guide du voyageur en
Allemagne? Non. Un prospectus du siècle der-
nier, signé d'une main presque royale. Neuwied
appartenait alors à la principauté de Wied. Au
xvm e siècle, le prince régnant de celte maison
eut une heureuse idée : il voulut faire de sa capi-
tale un lieu de refuge pour toutes les victimes
des dissensions civiles ou religieuses. Le 22 mars
17li2, les gazettes répandirent par toute l'Eu-
rope un manifeste dont quelques points pour-
raient être médités par la génération présente.
Le prince y fait appel « aux veuves de qualité,
aux familles nobles , aux étrangers de tout
i Biographie de Lazare Hoche, par de Bonnechose. —
Voyez aussi, sur Iloche et Marceau, Gœpp, les Hommes de
guerre, t. I.
100 LES BORDS DU RHIN
ordre, pourvu que leur réputation soit bonne
et qu'ils ne soient pas d'un caractère à troubler
la paix du lieu ». Pour ce qui est de la liberté
des cultes, il déclare « que les trois religions
autorisées en Allemagne jouissent ù Neuwied
de toute la protection des lois, qu'on y tolère
aussi les séparatistes, quels qu'ils soient, et que
les Juifs y ont une synagogue ». Puis, comme
il faut bien vivre, il met en lumière d'autres
avantages , destinés principalement à gagner
les ménagères et les épicuriens. « Les eaux y
sont bonnes, le blé excellent, toutes les viandes
de bonne qualité, aussi bien que les légumes,
les fruits, le poisson, la volaille et toute sorte
de gibier. » Voici pour les ivrognes et les gour-
mands : « La bière de Neuwied, aussi bien que
le genièvre et toutes sortes d'eaux-de-vie, sont
en réputation dans les environs. Il n'v a pas
jusqu'au pain d'épice qui n'y soit estimé et
recherché. »
Enfin toutes les félicités promises dans l'Éden
des bords du Rhin étaient solennellement pla- •
cées « sous la garantie et protection de la mai-
son régnante, qui se fait un plaisir et une loi de
les procurer et de les augmenter autant que
cela dépend d'elle et que ceux qui les recher-
chent paraissent en être dignes ».
CHAPITRE V
101
Quel fut le succès de cette tentative? Je l'i-
gnore. Mais un membre de la colonie, Français
d'origine et disciple de Rousseau, au moins par
le style, s'écriait, dans un transport d'enthou-
siasme et de reconnaisssance, en 1791 :
« Philosophes de toutes les nations, hommes
de leltres, amis de l'humanité, citoyens pai-
sibles, commerçants éclairés, artistes ingénieux,
ouvriers laborieux, vous qui fuyez également
le despotisme des rois, la cruauté des ministres,
l'intolérance des hommes , les fureurs des
peuples, venez sur les rives tranquilles de Neu-
wied. Son souverain est un philosophe aimable
et sensible ; son gouvernement est juste ; son
peuple est doux : le réformé , le luthérien , le
catholique, le juif, l'anabaptiste, le morave y
demeurent sous le même toit, et ce toit est
silencieux 1 . »
Ce dernier phénomène existe encore à Neu-
wied. Toutes les religions de l'Europe (la turque
exceptée) se sont donné rendez-vous dans cette
petite ville de huit mille habitants. Dans ses fa-
briques, qu'alimente une active industrie, le
morave et le quaker travaillent côte à côte, in-
connaissables seulement à la couleur différente
de leurs vêtements.
1 Relation (anonyme) d'un voyage sur le Rhin en 1791
14
16 2
LES BORDS DU RHIN
Je laisse s'enfuir derrière moi Andernach,
YAntonacum des Romains, toute remplie de
ruines, de tombes et d'armes romaines 1 ; —
Rheineck, avec son magnifique château mo-
derne ; — Lintz, bâtie en pierres volcaniques ;
— Remagen, Honnef, le Godesberg et ses cimes
sauvages aimées des pâtres et des chèvres, le
groupe trop vanté des Sept-Montagnes, et je ne
m'arrête qu'à Rolandseck, en mémoire du ne-
veu de Charlemagne. Le rocher dédié à Roland
est une aiguille de basalte, haute, droite et
pointue comme un glaive planté en terre. Cela
pyramide d'une façon effrayante à plus de cent
mètres en l'air. D'épaisses touffes d'arbustes
sauvages accrochés aux crevasses recèlent des
volées d'oiseaux de proie et de hiboux, que les
enfants, avec leur fronde, s'amusent à chasser
de leur retraite. Un millionnaire généreux a
fait bâlir sur la pointe une tour gothique qui
ajoute encore à l'élévation, et permet d'embras-
ser un plus grand cercle d'horizon. C'est un
charme qui se présente à chaque pas dans ce
beau pays, de planer sur l'immense vallée du
Rhin, de jouir dans un seul tableau de vingt
1 On y a découvert un cimetière militaire, celui des 22 e et
23° légions.
^ SIMKDET DEl.
WHirEHMSC
I. E GODESBERG
il
CHAPITRE V
163
tableaux, montagnes, forêts, coteaux, villes,
clochers, manoirs; et, parmi ces objets, le plus
ancien et le plus nouveau, le plus semblable et
le plus divers, le fleuve, tantôt sombre, tantôt
étincelant, tantôt rougi par le couchant, tantôt
blanchi par un rayon de lune, toujours large,
rapide et cent fois replié sur lui-même.
La légende de Rolandseck présente un Ro-
land sentimental et mystique, très différent de
celui que nos vieux poèmes nous font connaître.
En prenant le personnage, l'Allemagne Ta ac-
commodé à son humeur.
S'étant trouvé dans une bataille aux bords
du Rhin, Roland tomba grièvement blessé, et
le bruit de sa mort se répandit. Sa fiancée,
Hildegonde (les preux de ce temps avaient une
fiancée dans tous les pays), prit le voile dans
un monastère. Guéri de sa blessure, le cheva-
lier apprend cette nouvelle, et, par douleur ou
par émulation, il se fait ermite. Une robe de
bure jetée sur sa cuirasse, les reins ceints d'une
corde, il monte au Rolandseck. Est-ce pour être
plus voisin du ciel? Non; c'est pour voir les
murs du couvent qui renferme Hildegonde. Sa
vie s'écoule dans la contemplation et la prière.
Un jour les murailles du couvent se tendent de
noir, le glas résonne; au bord d'une fosse nou-
166
LES BORDS DU RHIN
vellement creusée une troupe de femmes dépo-
sent un cercueil ; la morte y est couchée la face
découverte, selon l'usage. Roland reconnaît sa
bien-aimée. Il tombe à genoux, il suit d'un œil
morne la triste cérémonie, voit le rameau ver-
ser l'eau sainte, entend les cordes crier sous le
poids de la bière, la tombe gémir, chaque pel-
letée de terre lentement et sourdement retentir :
à la dernière, lui-même tombait expirant sur
le sol.
Ce fabliau, tudesque et lugubre, me suggère
une observation que j'ai plus d'une fois faite
dans cette partie du voyage : à mesure qu'on
approche de Cologne, les légendes prennent
une couleur religieuse très marquée, et les
traditions miraculeuses du christianisme se
multiplient. Sans aucun doute il faut l'attri-
buer au voisinage de Cologne, de cette grande
capitale de l'Allemagne du Nord, foyer d'une
vie religieuse si intense, et qui comptait au
moyen âge tant de reliques et d'églises. Je
couvrirais plusieurs pages de celles que j'ai re-
cueillies, tant sur la route que dans les livres.
J'ai compté assez de sortilèges et de diableries
pour ne pas craindre d'en donner une : je la
choisis parmi les plus simples et les plus tou-
chantes.
CHAPITRE V
167
LE VIEUX MUSICIEN
Un vieux musicien, pauvre el seul sur la terre,
Cheminait à pas lents sur la rive du Rhin.
Ses habits en lambeaux annonçaient sa misère;
Chaque pli de sa face, hélas! criait : J'ai faim.
Il marchait près du bord, "l'œil baissé, le cœur triste,
Son violon muet pendait dessous son bras,
Vieil ami de trente ans que le fidèle artiste
N'eût pas voulu céder contre mille ducats.
N'avait-il pas cent fois sur sa corde sonore
Aimé, pleuré, chanté, raconté tout son cœur?
Et de ses flancs poudreux tirait- il pas encore
Des chants d'une admirable et mortelle douceur?
A quoi bon? son air morne et sa voix chevrotante
Faisaient fuir le passant au lieu de l'arrêter :
Nous sommes ainsi faits, le deuil nous épouvante;
Il nous faut des douleurs sachant rire et chanter.
« Bonhomme, une autre fois j'écoulerai ta plainte :
Ton air est lamentable, et ta voix chante faux. »
Et le pauvre vieillard abrégeant sa complainte,
Sans étouffer sa faim, étouffait ses sang-lots.
Il suivait donc un jour un chemin sur la rive,
Tournant un chapelet entre ses doigts calleux.
A l'heure où l'angélus va tinter, il arrive
Dans un hameau baigné par le Rhin aux flo's bleus.
Sur le bord s'élevait un antique ermitage,
Avec une Madone aux superbes habits :
168
LES BORDS DU RHIN
L'argent, la pourpre el l*or paraient la sainte image,
Et des perles sans prix se mêlaient aux rubis.
Le vieux musicien, à genoux sur la pierre,
Ci mire les pavés froids colle son front brûlant,
Fuis, à celte Madone adressant sa prière,
Avec son violon s'accompagne en tremblant.
Jamais concert plue pur, plus touchante harmonie
Né firent résonner les voûtes du saint lieu;
Plus d'un musicien, fameux par son génie,
N'est pas monté si près de l'oreille de Dieu.
Tout à coup la Madone, à la lueur des cierges,
Se baisse et devant lui jette son soulier d'or.
Il ramasse le don de la Reine des vierges,
Et contre un peu de pain va changer son trésor.
Mais on a reconnu la pieuse relique.
II jure, vain serment; il lutte, vain effort.
On le livre aux archers, et la haine publique
Le suit jusqu'au gibet pour jouir de sa mort.
Le cortège passait près du vieil ermitage;
Avant que de mourir il veut prier encor :
< In l'observe, et voici que la divine image
Lui jette en souriant son second soulier d'or.
Alors chacun s'empresse et veut briser sa chaîne,
On s'embrasse en disant : « Voilà le doigt de Dieu. »
Et des chants d'allégresse, au lieu des cris de haine,
Retentissent longtemps sur le Rhin au flot bleu '.
i Karl Simrock, Rheinsagen. — J'indique ce livre comme
l'un des plus intéressants recueils de légendes et de ballades
CHAPITRE V
169
Le Drachenfels, l'une des roches qui forment
le groupe des Sept-Montagnes, offre dans sa
légende la fable et le christianisme luttant en-
semble. Il a été chanté en beaux vers par l'au-
teur de Childe-Harold. Aussi est-ce un des sites
les plus chers aux touristes anglais. Voici ces
strophes, si harmonieuses dans l'original, et
dont la traduction d'un maître a conservé l'ac-
cent intime et pénétrant :
Le roc de Drachenfels, surmonté d'un château, s'élève
sur le Rhin large et sinueux, dont les flots se gonflent
entre ses rives couvertes de vignes, les collines revêtues
d'arbres en fleur, les champs où l'on récolle le blé, et
les villes disséminées de côté et d'autre et dont on voit
de loin les blanches murailles. Et c'est là un tableau
que je contemplerais avec une double joie, si lu étais
avec moi.
Les jeunes paysannes aux yeux bleus, portant des
fleurs entre leurs mains, des fleurs printanières, errent
en souriant dans ce paradis. Au haut du vallon, paré de
guirlandes de pampre, sont les rocs à la pointe abrupte,
les nobles arceaux en ruine, les manoirs féodaux avec
leurs murailles grises parsemées de plantes vertes. Mais
ce qui me manque sur ces bords du Rhin, c'est ta douce
main à serrer dans la mienne.
glanées sur les bords du Rhin. Les noms de tous les poètes
allemands s'y trouvent, depuis Goethe jusqu'à Uhland.
15
170
LES BORDS DU RHIN
Le fleuve écume et coule, et à tout instant, à ses nom-
breux détours sur ce sol enchanté, on découvre quelque
nouvelle beauté. L'homme le plus ambitieux pourrait
borner ses vœux à passer ici sa vie entière, et pas un
lieu sur la terre ne me paraîtrait si favorisé par la na-
ture et ne me serait si cher, si ton regard, en suivant
mon regard, répandait son charme sur ces rives du
Rhin 1 .
Nous voici parvenus à Bonn.
La situation de cette ville est des plus heu-
reuses ; bâties en étages sur les pentes d'une
colline, ses dernières maisons sont battues par
l'eau, ses plus hautes dominent une magnifique
perspective. Mais, pour aller de la base au faîte,
il faut gravir de pénibles échelles. Il y a des
rues si escarpées, qu'au premier faux pas on doit
rouler du haut en bas, sans espoir de s'arrêter.
Les voitures n'accomplissent pareille escalade
que par un miracle d'équilibre.
Le jour de mon arrivée, Bonn était en fête :
portes, maisons, fenêtres, tout y était pavoisé,
jusqu'aux chapeaux des étudiants, qui traînaient
après eux des comètes de ruban. Des mâts véni-
tiens coloriés en spirale comme des mirlitons,
des arcs de triomphe de verdure décoraient les
i Strophes traduites par M. Marinier.
m
CHAPITRE V
171
places et les avenues. On y lisait ces mots de
bon augure :
SEYD WILLKOMMEN !
« Soyez les bienvenus ! » Je m'appliquai le sens
de l'inscription, et j'entrai résolument dans un
jardin où se pressait la foule. Je n'y avais pas
fait trois pas, qu'une fusillade bien nourrie me
partit dans les oreilles et fit sauter, moi d'un
côté, mon chapeau de l'autre. J'étais tombé,
sans le savoir, au beau milieu d'un tir national,
sur le terrain même des opérations. La première
émotion passée, le coup d'œil fut assez diver-
tissant. Une trentaine de grands gaillards, qui
se disputaient toutes les nuances du blond, se
livraient avec entrain à la poursuite des cibles.
Leur chapeau de feutre vert à la tyrolienne,
leur panache de plumes de coq, leur veste de
velours aux boutons ciselés, leur ceinture en
cuir de daim, dont la plus modeste ne portait
qu'un poignard et un pistolet, leur culotte fauve
et leurs grandes bottes éperonnées, remplis-
saient d'une satisfaction visible les héros de la
fête. J'aurais pu me croire en plein Tyrol , si
deux ou trois boutiques de fripiers établies dans
un coin ne m'eussent ôté toute illusion sur l'o-
rigine de cette couleur locale. De bons bourgeois
172
LES BORDS DU RHIN
que j'y vis entrer en habit vert-pomme, repa-
rurent bouclés et sanglés dans le costume de
Robin des bois.
Dans un pavillon construit pour cet usage
étaient exposés les prix destinés aux vainqueurs.
J'en fis l'inspection, et je fus conduit à penser
que l'intérêt n'entrait pour rien dans l'émula-
tion des tireurs. Tout le contenu du pavillon
ne valait pas mille écus. Un panier de vin de
Champagne était, je crois, le prix d'honneur.
L'accessit avait droit à un paquet de cigares.
La fusillade résonna toute la journée et une
bonne partie de la nuit. Il fallait bien célébrer
les vainqueurs. Les girouettes et les cheminées
de la ville firent les frais de cette petite guerre.
Dans cent ans, quand on montrera ces cica-
trices innocentes, noircies par le temps, quelque
bourgeois farouche dira en tordant sa mous-
tache : « Voyez -vous ces trous-là? Morbleu!
c'est la mitraille des ennemis. »
En fête ou non, avec ou sans artillerie, Bonn
est un agréable séjour. Non pas que cette petite
ville de vingt mille âmes soit d'une gaieté folle,
ni qu'elle offre rien de bien curieux. Ses monu-
ments sont médiocre; mais ses promenades sont
ravissantes, ses environs enchanteurs. La vie y
est facile, l'habitant de bonne humeur et de bon
CHAPITRE V
173
accueil. L'esprit et le corps s'y plaisent par je
ne sais quoi d'engageant et d'inexprimable, qui
est dans l'air, dans l'aspect, dans les habitudes
de la contrée. Enfin son université, qui est la
seconde de l'Allemagne, en fait une demeure
attachante et studieuse. Aussi les Anglais, qui
s'y connaissent, viennent-ils en grand nombre
passer la belle saison à Bonn. Ils s'y établissent
en famille. Un certain nombre de jeunes Anglais
y séjournent toute l'année et suivent, comme
étudiants, les cours de l'université. Ils appren-
nent sans effort cette difficile langue allemande,
qui paye de tant de jouissances les peines qu'elle
a coûtées.
Quand donc suivrons -nous cet exemple?
Nous sommes, pour ce qui est des langues
vivantes, déplorablement en arrière sur tous
les peuples de l'Europe. Nous nous croyons
encore au temps où le français était la langue
universelle des savants et des lettrés. C'est une
illusion. Non, le français ne suffit plus ni pour
le négoce, ni pour l'industrie, ni pour la pra-
tique de la vie, ni pour le progrès des études
libérales. Les calculs de fortune passent, à tort
ou à raison, pour tenir quelque place dans les
plans des pères de famille. Quand donc com-
prendront-ils quel merveilleux instrument de
S*
174
LES BORDS DU RHIN
V
richesse la possession des langues vivantes met
aux mains des enfants? Nous avons une école
française en Grèce qui a beaucoup fait pour le
progrès de l'archéologie. Pourquoi n'aurions-
nous pas des écoles en Angleterre et en Alle-
magne pour l'étude approfondie de l'anglais et
de l'allemand? A ne considérer que ce dernier,
Bonn serait pour une telle école un lieu par-
faitement choisi. Son site, son université, sa
proximité avec la France, tout semble la des-
tiner au rôle que j'indique.
Une chose fait plaisir à Bonn, c'est le soin
des habitants pour honorer la mémoire des
hommes célèbres qui ont habité leurs murs.
On voit ici, plus qu'en nulle autre ville, des
plaques de marbre, des inscriptions signalant
à la vénération publique les traces de savants
et d'artistes, hôtes ou enfants de la cité. C'est
avec une certaine émotion qu'un amateur de
musique lit ces mots sur une muraille :
ICI EST NE BEETHOVEN
On a retrouvé et publié l'acte de naissance
du grand artiste, qui est ainsi conçu :
Anno millésime» septingentesimo septuage-
simo, die décima septima decembris, baplizatus
•
CHAPITRE V
17b
est Ludovicus, domini Johannis van Beethoven
et Helense Keverichs , conjugum, filius légiti-
mas; patrini : Dominas Ludovicus van Beetho-
ven et Gertrudis Mullers dicta Baums.
Des fragments de correspondance, des no-
tices écrites par d'intimes amis de Beethoven,
permettent aujourd'hui de connaître pleinement
le caractère de l'homme dont le génie s'est
révélé avec tant d'éclat par ses oeuvres'. Mais
il s'en faut qu'on sente en les lisant le charme
et la sympathie qui se dégagent des lettres de
Mozart. Vous vous rappelez l'aimable simpli-
cité, la candeur infinie du jeune homme de
Salzbourg. Que Beethoven est différent! Nulle
douceur, nulle confiance , nul abandon ; un
caractère farouche, inquiet, je n'ose dire atra-
bilaire; il le fut pourtant. Il y avait en lui,
quoiqu'il s'en défende, un bon fonds de misan-
thropie. Sa vie cependant fut de bonne heure
au-dessus du besoin. Il ne connut guère cette
pauvreté qui persécuta le père de Mozart et
Mozart lui-même.
« Mes compositions, écrivait-il lui-même,
me rapportent beaucoup, et je puis dire que
i Notice biographique sur Beethoven, par le D r Vegeler et
F. Ries; traduite de l'allemand, par Legentil.
17 6 LES BORDS DU RHIN
j'ai beaucoup plus de commandes que je n'en
puis faire. J'ai six ou sept éditeurs pour cha-
cune de mes œuvres, et j'en aurais beaucoup
plus si je le voulais : on ne marchande plus
avec moi. »
Mais, après une enfance attristée par les
désordres de son père, Beethoven fut tour-
menté par une santé débile. Une surdité précoce
l'affligea. Ce mal fut le fléau, ou, comme il dit
lui-même, « le spectre » de son existence.
Voyez ses lettres : elles sont remplies des la-
mentations de ce grand homme infirme.
Un démon envieux, ma mauvaise santé, a jeté une
méchante pierre dans mon jardin : le sens de l'ouïe s'af-
faiblit chez moi chaque jour depuis trois ans... J'ose
dire que je passe ma vie bien misérablement. Depuis
deux ans j'évite presque toutes les sociétés, parce qu'il
est impossible de dire aux gens : Je suis sourd. Si mon
art n'était pas la musique, cela irait encore; mais dans
mon art c'est un supplice atroce... Pour te donner une
idée de cette surdité incroyable, je te dirai qu'au théâtre
je suis obligé de me placer tout près de l'orchestre pour
entendre ce que dit le chanteur... Chose étrange! il y a
des gens dans la conversation qui ne s'aperçoivent pas
de mon infirmité: comme je suis distrait, on met tout
sur le compte de la distraction... J'ai déjà souvent mau-
dit mon existence, mais Plutarque m'a conduit à la '
résignation : je veux, s'il est possible, braver mon sort...
CHAPITRE V
177
Résignation! quelle pitoyable ressource! et cependant
c'est la seule'.
Ce mot de résignation étonne sur les lèvres
de Beethoven. Peu d'hommes ont moins pra-
tiqué la chose. Violent, quinteux, irritable, il
allait sans cesse aux extrémités. Il était la ter-
reur du théâtre et des concerts. Les musiciens
subalternes le détestaient, et son génie ne le
protégeait pas toujours contre leur juste res-
sentiment. Un jour, l'orchestre de l'opéra de
Vienne refusa d'exécuter sa musique , et il
fallut que le hautain compositeur s'humiliât et
fît des excuses. Chez la comtesse de Browne il
se leva un jour et dit tout haut : « Je ne joue
pas pour de pareils pourceaux! » Quelques per-
sonnes s'étaient permis de chuchoter pendant
qu'il était au clavecin.
Que dire de la scène bouffonne que raconte
Ries, son élève?
Nous dînions un jour à l'hôtel du Cygne. Le garçon
lui apporte un plat qui ne lui était pas destiné. Beetho-
ven se plaint, le garçon répond d'une manière peu con-
venable. Aussitôt Beethoven saisit un plat (c'était un
rôti arrosé d'une saace abondante), et le lance à la tête
du garçon. Le pauvre diable avait sur les bras beau-
i 25 février 1800.
178
LES BORDS DU RHIN
coup d'autres plats, il ne pouvait se défendre. La sauce
lui coulait sur la figure. Beethoven et lui criaient et se
répandaient en injures. Tout le monde riait aux éclats.
Enfin Beethoven éclata lui-même en voyant la mine du
garçon.
Ses meilleurs amis, ses plus dévouées créa-
tures n'étaient pas à l'abri de ses explosions :
témoin Ries et Vegeler, qu'il blessa plus d'une
fois de ses propos amers. Mais il revenait alors,
et la sincérité de son repentir faisait aimer et
pardonner ce malade et cet enfant.
Mon ami, écrivait- il après une de ces scènes, je le
reconnais, je ne mérite pas ton amitié... Restons-en là.
Je viendrai moi-même chez toi me jeter dans tes bras,
te redemander mon ami que j'ai perdu. Tu te rendras
à moi, qui suis plein de repentir, qui t'aime, qui ne
t'oublierai jamais.
Le croirait- on? avec cela, il fut capable de
bonhomie. J'étonnerais fort le lecteur en lui
citant une lettre à une aimable demoiselle pour
la remercier d'un « gilet en poil de lapin »
qu'elle avait façonné pour lui de ses blanches
mains.
On a reproché à Beethoven d'avoir oublié sa
patrie. Il est vrai qu'il passa les trois quarts de
sa vie hors des murs de Bonn; mais les trois
CHAPITRE Y
179
lignes suivantes répondent au reproche d'indif-
férence.
Mon pays, la belle contrée dans laquelle je vis la lu-
mière du jour, est toujours présente à mes yeux, aussi
belle, aussi vivante que quand je vous ai quittés. L'heu-
reux moment que celui où je pourrai vous voir, et sa-
luer notre père le Rhin !
Bonn n'a pas davantage oublié son plus il-
lustre enfant. Une statue de bronze s'élève sur
une place de la ville , avec ces mots gravés sur
le socle :
LUDWIG
VAN
BEETHOVEN
GEB. ZU BONN MIH'.CLXX
L'habile artiste cpii modela cette statue a
dû embellir considérablement son sujet. Une
estampe du temps fait de Beethoven un por-
trait peu flatteur. J'y reconnais cette gaucherie
dont parle une de ses biographies.
Beethoven était, dans tout son extérieur, très gauche
et très maladroit: ses mouvements manquaient de grâce.
Il était rare qu'il prît une chose sans la briser. Aucun
meuble n'était en sûreté près de lui. Tout était ren-
versé, sali, cassé.
asui&i '■-«*!!>
180
LES BORDS DU RHIN
Le Beethoven de bronze est noble, imposant,
majestueux. Son regard a une profondeur, ses
traits une ampleur, son geste une beauté ex-
pressives. C'est justice. Les statues des grands
hommes ne doivent pas les représenter en robe
de chambre. Leur génie occupe plus que la
forme de leur corps, et c'est leur âme qu'on
veut voir paraître sur leur visage. Si vous
faites une statue d : Ésope, cachez sa bosse, et
faites qu'on l'oublie pour ne se souvenir que
de l'ingénieux conteur.
A égale distance environ entre Bonn et Co-
logne, s'élève la petite ville de Bruhl, ancienne
résidence d'été des archevêques de Cologne,
ornée par conséquent d'un grand château. Ce
château , reconstruit au dernier siècle sur un
plan assez médiocre, se voit de la station du
chemin de fer, et ne donne guère envie de s'ar-
rêter. Le lieu réveille pourtant de curieux souve-
nirs, curieux surtout pour un Français avide de
retrouver sur sa route les traces de notre his-
toire. C'est là que Mazarin se retira lorsqu'il
fut chassé de France par les frondeurs. Il y
passa plusieurs mois de son exil dans une re-
traite laborieuse et diversement occupée. Toute
la correspondance du ministre datée de Bruhl
a été retrouvée, déchiffrée, publiée. C'est une
CHAPITRE V
181
des plus piquantes révélations qu'ait vues notre
siècle, si friand de ce genre de surprises. On
sait quelle comédie se jouait entre la régente,
mère de Louis XIV, et le cardinal Mazarin.
L'éloignement du dernier n'était qu'une feinte,
une satisfaction apparente donnée aux partis,
un sacrifice passager auquel l'intérêt politique
forçait de se plier. Le cœur et l'esprit d'Anne
d'Autriche avaient suivi Mazarin dans sa re-
traite, et l'on vit, spectacle peut-être unique
dans l'histoire, un proscrit, chassé de France
comme étranger, comme ennemi du bien public
et de l'État, diriger, du fond de sa retraite, la
politique du royaume avec la même autorité
que s'il habitait encore le Palais-Royal. Nuit
et jour des courriers se croisaient entre Bruhl
et Paris, chargés des messages du ministre,
de ses instructions, quelquefois de ses ordres.
Rien ne se décidait sans lui dans le conseil du
roi. Il était l'âme, éloignée, mais non absente,
de la régente et de la cour. Exposé à voir ses
courriers interceptés par des partis ennemis,
Mazarin enveloppait sa pensée d'obscurité. Des
chiffres au lieu de noms propres, des signes
bizarres, de grandes lettres dénuées de sens,
faisaient de ses billets de véritables énigmes.
L'érudition sagace de notre siècle a percé ces
182
LES BORDS DU RHIN
mystères, et, à travers tous les déguisements
de la forme, restitué le fond. On lit maintenant
cette correspondance à livre ouvert. On sait par
exemple que :
21 signifie le roi.
22 et son multiple 44, la reine.
26 et 46, Mazarin.
62, le ministre Lelellier.
13, 23, 33, le prince de Condé.
89 , le parlement.
93, la Fronde.
47, la princesse palatine.
33, Paris.
(-3 et A désignent le président de Viole.
□ , Mercœur.
+ , M me de Longueville.
H, la reine.
P, Mazarin.
Souvent, au lieu de chiffres ou de signes, des
épithètes transparentes désignent les person-
nages par leur caractère, et il faut reconnaître
que dans le choix du mot la verve maligne du
ministre s'est donné assez plaisamment car-
rière.
Ainsi le prince de Condé est tour à tour le
Vaillant, le Crédide, l'Incertain.
Le parlement, c'est la Confusion.
CHAPITRE V 18 3
Le président Viole, ancien frondeur gagné
au parti de la cour, s'appelle le Converti.
Turenne, c'est l'Amitié, ailleurs le Gibet,
mot sinistre et peu justifié.
Servien est la Momie.
La princesse palatine, l'Ange, Gabriel.
M" 10 de Chevreuse, l'Esprit. '
Sa fille, le Plaisir.
Le président Maisons, le Postillon de Mons.
Gaston, frère du roi, la Force.
La Rochefoucauld, le Rocher.
Chavigny, le Misérable.
Le roi s'appelle le Confident, le Patron, la
Barque, les Galères, les Vaisseaux.
La reine, Sér-aphln, Sabaoth, Voire Emi-
nntCC.
Mazarin, l'Ami, le Ciel, la Mer, l'Homme
du bois.
Les citations suivantes donneront une idée
de cette espèce d'algèbre diplomatique :
« 22 (la reine) doit parler de P (Mazarin)
comme est marqué, et prendre garde (pie les
méchants ne se servent du frère de 39 pour
gagner 21 (le roi) contre Sabaoth (la reine). »
26 « (Mazarin) est persuadé que 68 (M. de
Lyonnes) agit fort bien; mais on l'a assuré
■■■■■
184
LES BORDS DU RHIN
qu'il en doit l'obligation à Sabaoth (la reine)
et à 23 (Condé). »
« J'ai toujours cru que vous seriez satisfait
de Gabriel (la princesse palatine). J'espère
qu'il viendra à bout de son ouvrage, et si 13
(Condé) l'empêche, je m'assure qu'il tâchera
de le faire par d'autres moyens, et que 44 (la
reine) se tiendra pour dit que les intentions de
13 (Condé) ne valent rien pour 21 (le roi
pour 46 (Mazarin) et pour Séraphin (la reine).
Si Gabriel (la Palatine) vient à bout de son
affaire, vous tomberez d'acord que la joie de
P (Mazarin) et de H (la reine) ne sera pas
petite. »
Voici qui est plus clair et ne réclame presque
pas de commentaires. La politique de Mazarin
s'y montre à plein.
« Je vous prie, dit-il à la reine, de caresser
tout le monde, et principalement ceux qui se
sont tenus fermes dans leur devoir, et dire au
Confident (M. de Lyonnes) de le faire aussi...
— Je vous prie, lorsque vous écrirez à Gabriel
(la Palatine), de le cajoler... — Vous pourrez
dire à Lyonnes, pour le faire revenir et l'é-
chauffer à l'égard du cardinal, que le jour qu'il
reviendra à la cour vous le ferez secrétaire
d'État. »
CHAPITRE V
185
Cette correspondance a son côté sentimen-
tal, qui n'est pas le moins piquant du recueil.
On sait qu'une intime amitié unissait l'un à
l'autre Mazarin et la reine. Dans les lettres
écrites de Bruhl, des signes particuliers sont
chargés d'exprimer des choses moins sérieuses
que celles de la politique. L'exilé invoque les
hiéroglyphes pour faire parler sa passion. « Ah!
*! » signifie : « Ah! que Mazarin vous aime! »
— « Soyez toujours EE, car Y Ami sera jus-
qu'à la mort *! » veut dire : « Soyez toujours
mon amie tendre, car Mazarin sera jusqu'à la
mort votre tendre ami. » — « ** beaucoup
plus que l » équivaut à : « Mazarin vous
aime plus que vous n'aimez Mazarin. »
Pauvre cardinal! il eut un rude déboire dans
cette retraite de Bruhl. Déjà il se plaignait
« d'y mourir de faim », et d'être « à la veille de
la mendicité ». Ce n'était rien. Au mois de sep-
tembre 1651, la faction triomphante obligea
Anne d'Autriche de signer l'édit de bannisse-
ment et de proscription de son ministre. Jus-
qu'alors son exil avait été volontaire; cet arrêt
le rendait non seulement officiel, mais encore
infamant. Sa douleur s'épanche dans une lettre
à la reine, d'une énergie et d'une habileté peu
communes. Elle porte la date du 26 sep-
16
186
LES BORDS DU RHIN
tembre 1651. Nous terminerons par elle cette
courte digression.
J'ai pris dix fois la plume pour vous écrire sans l'avoir
pu, et je suis si hors de moi, du coup mortel que je viens
de recevoir, que je ne sais pas si tout ce que je pourrai
dire aura ni rime ni raison...
Le roi et la reine, par un acte authentique, m'ont dé-
claré un traître, un insuffisant, et l'ennemi du repos de
la chrétienté, après les avoir servis avec tant de fidélité,
sans aucun intérêt; tant de grands succès, et avoir pris
tant de peine et avoir donné tant de marques de ma pas-
sion pour l'avancement de la paix. Cette déclaration
court déjà l'Europe, et le plus zélé des ministres qui
ait jamais été passe à présent pour un scélérat, pour
un infâme! Lorsque ses plus fiers ennemis étaient ve-
nus à bout de leurs artifices et que les diligences qu'ils
avaient faites pour le noircir de quelque crime n'avaient
servi qu'à faire éclater son innocence, le roi et la reine,
de qui il a mérité la bienveillance et l'approbation par
ses grands et fidèles services, l'ont déclaré le plus cri-
minel et abominable de tous les hommes...
Il n'est plus question ni de bien, ni de repos, ni de
quoi que ce puisse être; je demande l'honneur qu'on m'a
ôté, et qu'on me laisse en chemise; renonçant de très
bon cœur au cardinalat cl aux bénéfices, desquels j'en-
verrai la démission avec joie, consentant volontiers
d'avoir donné à la France vingt-trois années du meil-
leur de ma vie, toutes mes peines et le peu de bien que
j'avais, et me retirer seulement avec l'honneur que
j'avais quand je commençai à la servir 1 . »
i Correspondance de Moznrin.
CHAPITRE VI
COLOGNE ET AIX-LA-CHAPELLE
Cologne. — Sa naissance, ses destinées, sa chute. — Descrip-
tion du Dôme. — Une vilaine race. — Aix-la-Chapelle.
— Une ville morte. — L'anneau magique. — Le Dôme
d'Olhon. — Le tombeau et le trône de Charlemague. —
Le trésor.
De Bonn à Cologne les rives du Rhin s'apla-
tissent, le pittoresque s'évanouit, le voisinage
de la Hollande se l'ait déjà sentir; le Rhin
entre dans une plaine qui s'étend jusqu'à la
mer. Les impatients échappent par le chemin
de fer aux longueurs d'une navigation mono-
tone. Les fervents poursuivent leur route en
bateau. Ils sont payés de leur peine par l'arri-
vée dans le port de Cologne, dont l'aspect est.
magnifique. La ville « à l'éternel Dôme »,
comme dit un poète, se presse tout entière sur
188 LES BORDS DU RHIN
la rive, et se reflète dans les larges flots du
Rhin, qui arrondit à ses pieds son immense
bassin sillonné de mâts et de voiles.
La destinée des villes est singulière. Une
colonie d'Ubiens, située sur la rive droite du
Rhin, soutenait mal les incursions de ses voi-
sins. Elle implore le secours de Rome. Marcus
Agrippa l'invite à passer le fleuve, et lui ouvre
l'asile fortifié de son camp. Ce changement fut
décisif. La rive droite, en effet, plongée dans
la barbarie, n'avait encore ni villes, ni com-
merce, ni sociétés établies; la gauche touchait
par tous ses points à la Gaule romaine, alors
en plein travail de civilisation ; place excel-
lente et tout à fait propice aux relations, au
négoce, aux sûretés de la vie. Ouvrez la carte :
aujourd'hui encore presque toutes les grandes
villes des bords du Rhin occupent la rive gauche.
Peu d'années après, une fille de Germani-
cus, la trop fameuse Agrippine, naît, sous une
tente de soldat, dans les murs des Ubiens. La
cité ubienne adopte, par politique, le nom de
la fille de son général : elle s'appelle Colonia
Agrippina, termes qui se sont mieux conservés
dans le vocable français Cologne que dans l'al-
lemand Kœln.
Cologne conserva longtemps les traditions de
CHAPITRE VI
189
son berceau : ni la chute de l'empire, ni l'in-
vasion barbare, ni le christianisme, ni la féoda-
lité ne purent les en effacer. Pendant plusieurs
siècles, elle appela ses nobles « patriciens »,
ses magistrats « sénateurs»; ses bourgmestres
« consuls »; ses huissiers « licteurs ». Elle eut
même son capitole. Les costumes restèrent aussi
bien que les mœurs, et, sur les bannières mu-
nicipales, on vit longtemps ces initiales em-
pruntées aux usages romains : SPQC, Senatus
populusque Coloniensis.
Sortie sans trop de dommage de la période
sanglante et confuse des invasions normandes
et des luttes carlovingiennes, Cologne fut pla-
cée par Othon le Grand sous l'administration
des archevêques-électeurs.
Bruno, le frère même de l'Empereur, fut
son premier prince. Deux siècles après, échap-
pant au sceptre épiscopal, elle se fait déclarer
ville libre et impériale. Sous ce titre, elle ar-
rache à la faiblesse ou à la cupidité de ses
maîtres d'incroyables privilèges. Au xiu u siècle,
elle jouissait du droit exorbitant de faire dé-
charger toutes les marchandises qui passaient
par ses murs pour aller outre, et de les con-
duire à leur destination sur ses propres ba-
teaux. Le Rhin étant presque l'unique voie de
■
190
LES BORDS DU RHIN
communication dans une contrée privée de
routes, on conçoit facilement quelle quantité
d'or afflua dans les murs de Cologne. L'établis-
sement de la Hanse allemande accrut encore sa
fortune, en protégeant, étendant et renouve-
lant son commerce. La France, l'Angleterre,
la Suède, la Russie, Brème, Hambourg et
Lubeck furent ses associés ou ses tributaires.
Elle joua sur le Rhin le même rôle que Ratis-
bonne sur le Danube, mais sur une échelle
encore plus grande. Elle servit d'entrepôt entre
deux mondes, transmettant au Midi les ma-
tières brutes du Nord, et renvoyant au Nord
les denrées précieuses du Midi. L'Espagne,
le Portugal, l'Italie surtout, y établirent des
comptoirs. Les marchands italiens apportaient
avec eux les semences des arts qui fleuris-
saient dans leur climat. Sous l'impulsion de
ses évoques et grâce à ces communications
lointaines, Cologne vit se former dans son
sein une école de peinture, qui fut la pre-
mière dont s'honora l'Allemagne. La statuaire
et l'architecture n'étaient pas moins cultivées,
et d'habiles artistes commencèrent à bâtir ces
innombrables églises qui, au siècle dernier,
atteignaient le chiffre de deux cents. La splen-
deur de ses fêtes , la fortune et la gaieté de ses
CHAPITRE VI 191
habitants étaient célèbres dans le monde entier.
Un voyageur, que sa qualité d'Italien ne
prévenait pas en faveur des Allemands du
Nord, Pétrarque, visitant Cologne en 1333,
était émerveillé des beautés de cette ville.
Qu'eût-il dit, s'il eût assisté au carnaval romain
qui chaque année se célébrait avec pompe sur
les bords du Rhin ; s'il eût entendu les marion-
nettes italiennes lui rappeler les plaisanteries
populaires de son pays natal? Ce qu'il vit suffit
à l'enchanter.
J'arrivai justement, dit-il, la veille de la Saint-Jean-
Baptiste, au coucher du soleil, et sur-le-champ, d'après
le conseil de mes amis, je me rendis au bord du Rhin,
où m'attendait un curieux spectacle. Une foule de daines
étaient rassemblées sur la rive. Je m'étais placé sur une
éminence pour mieux voir. Elles avaient la tète ceinte
de branches odorantes, leurs manches étaient relevées
jusqu'au coude; elles venaient à tour de rôle plonger
leurs bras blancs dans le fleuve, en prononçant des pa-
roles empreintes, dans leur langue, d'un charme étrange.
Je m'informai et je demandai comme dans Virgile: « Que
veut ce concours de monde au bord du fleuve ' ? — C'est ,
me répondit-on. une vieille coutume du pays; le peuple
1 Pétrarque cite les propres termes de Virgile :
Quid vult conoursus ad amnem?
Quidve petunl animae?
{.EncUl., lib. VI.)
192
LES BORDS DU RHIN
et surtout les femmes sont persuadés qu'en se lavant ce
jour-ci dans le fleuve, ils détournent tous les malheurs
qui les menacent, et se préparent une heureuse année. »
Cette réponse me fit sourire. « Heureux peuples du Rhin !
m'écriai-je; si le fleuve emporte vos misères, que n'en
font autant pour nous le Tibre et le Pô ■ ! »
La prospérité de Cologne périt par les mêmes
causes que celle de Ratisbonne. Les décou-
vertes des Portugais et des Espagnols tracèrent
une nouvelle route au commerce; il y eut de
l'Europe occidentale vers l'Orient un mouve-
ment d'expansion funeste à la capitale rhé-
nane. La Hollande, ayant fermé les bouches
du Rhin, lui porta un coup non moins terrible.
Des discordes intestines et des fautes insensées
achevèrent sa décadence. Les Juifs de Cologne
eurent leur Saint- Barthélémy, les protestants
en furent expulsés; une sédition ayant éclaté
parmi les tisserands , on en fit pendre un bon
nombre, et dix-sept cents métiers furent brûlés
sur la place publique. Les survivants allèrent
porter ailleurs les secrets de leur industrie.
Cologne vit son port, ses ateliers, sa marine
tomber dans la langueur. Les ouvriers, privés
d'ouvrage, se firent mendiants, et, comme le
i Petrarchi Epistolœ familiares, lib. I, epist. îv.
CHAPITRE VI
193
métier était productif, ils n'y renoncèrent plus.
Ce fut une plaie : la moitié de la ville tendit la
main à l'autre. Un contemporain montre avec
dégoût ces dix mille mendiants, sortis de leur
bouge à l'heure des offices pour assiéger les
degrés des églises et les portes des monastères.
Ils formaient une véritable corporation, ayant
à leur tête un roi, des magistrats, des lois. Le
titre était héréditaire, et des places respectives
assignées aux titulaires. Ils dépecèrent, ils
épuisèrent en peu de temps cette admirable
cité, dont le bel ordre réjouissait Pétrarque.
De nos jours, sous le gouvernement répa-
rateur de la France, et, depuis 1815, sous
celui de la Prusse, Cologne a vu s'ouvrir une
ère de rénovation. La vapeur et l'industrie y
ramènent cette source d'or qu'elle avait vu tarir
au xvi e siècle. Elle est devenue le point d'in-
tersection des voies ferrées qui, d'Allemagne,
de Belgique et de Hollande, courent et se croi-
sent dans tous les sens vers la mer du Nord,
la Baltique, la Méditerranée, les Alpes. Sa
population, descendue vers la fin du dernier
siècle au chiffre de quarante mille âmes, est
remontée à près de cent mille.
Dirai-je que c'est une belle ville? Non. Elle
a du moyen âge tous les inconvénients, sans
17
194
LES BORDS DU RHIN
en avoir la pittoresque beauté. Elle est boueuse,
inégale, obscure, mal tracée, mal pavée. Celui
qui se contente d'en raser la rive emporte
une idée avantageuse, qui s'évanouit dès qu'on
pénètre dans l'intérieur.
Mais elle a sa cathédrale, joyau sans prix,
immortelle relique de l'art. L'édifice est resté
longtemps découronné, il attendit longtemps
ses flèches et ses tours. Sur la plate-forme
abandonnée se dressait la silhouette noire d'une
grue qui, de temps immémorial, attendait à
cette place des matériaux qui ne venaient pas.
Il y a cinquante ans, le dôme de Cologne était
en ruines. La révolution en avait fait un gre-
nier à fourrages. L'empire ne s'en souciait
guère. Le croira-t-on? on parlait de l'abattre
pour épargner les frais d'une restauration.
Une nuit, un coup de vent fit choir le corps
de la grue, toute pourrie par le temps. Le len-
demain, grande rumeur dans la ville. Les bour-
geois de Cologne étaient habitués à voir cette
machine immobile barrer d'un trait noir leur
horizon. Absente, elle leur manquait. Le con-
seil se rassemble, et vote des fonds pour l'achat
d'une grue neuve. Ce frivole accident eut des
conséquences imprévues : il réveilla les espé-
rances des admirateurs du dôme. Une société
CHAPITRE VI
495
se fonda pour sa reconstruction; elle eut des
agents, une caisse, un journal. Les souscrip-
tions affluèrent; l'édifice fut sauvé. Le travail
ne s'est pas ralenti depuis cinquante ans; les
travaux touchent à leur terme, et peut-être, au
moment où paraîtront ces pages, seront-ils
inaugurés. Ce sera une belle fête pour les amis
de l'art religieux. Fribourg a sa flèche, Stras-
bourg sa façade, Reims et Amiens leurs sculp-
tures, Notre-Dame de Paris son bel ensemble;
je ne sais pas quelle basilique pourrait disputer
la palme à Cologne pour la beauté du vaisseau
intérieur, et surtout du chœur. Ce dernier paraît
comme l'idéal accompli du tabernacle chrétien.
Des colonnes, minces comme des fuseaux,
montent jusqu'aux voûtes, où le chapiteau
s'épanouit en fleurs. Tout le reste est une
splendide verrière, dont les lancettes sont
teintes, sur toute leur face, d'un riche coloris
d'azur, de pourpre et d'or. L'artiste qui a con-
struit cette magique muraille s'est souvenu de
la parole du Psalmiste : « Mon Dieu! vous êtes
vêtu de lumière; » et il lui a fait une demeure
éclatante.
Les nefs latérales renferment une abondante
collection de tombeaux d'archevêques. Comme
ceux de Mayence, ils ont le tort d'avoir des
196
LES BORDS DU RHIN
épitaphes beaucoup trop fastueuses. « Amas
d'épilhètes , mauvaises louanges , » disait la
liruyère. Si sa maxime est vraie, c'est surtout
du style funéraire. La tombe de Conrad de
Hochsteden est l'objet d'une vénération par-
ticulière. Il est le premier fondateur du dôme.
« L'an de Notre-Seigneur 1248, l'évoque Conrad
se trouvant surabondamment riche en or, en
argent et en pierres précieuses, et croyant son
trésor inépuisable, entreprit la construction du
dôme, de cet édifice immense et coûteux, au-
quel on travaille encore en ce moment. » Ces
lignes sont tirées de la Chronique de Cologne
pour l'année 1499 '.
Un autre évêque s'est fait sculpter un tom-
beau en forme de bastille , fortifiée et crénelée
aux quatre angles. Il repose au pied de ces
tours en costume moitié guerrier, moitié reli-
gieux. Chaque archevêque régnant a son caveau
i La fondation du dôme est de 12'i8; l'achèvement du chœur,
de 1320. Un moine à veHéités poétiques exprima ces deux dates
mémorables dans six vers latins gravés sur le portail, et qui
sont un véritable rébus.
Anno milleno bis C quater X dabis octo,
Quùm colil assumplam ckrus populunque Mariam,
Pnetul Conradus ab Hochsteden generosus
Ampliat hoc temphtm, lapidera local ipsequc primuin .
Anno milleno ter C viuknaque junoe,
Tune novus illf chorus cœpil resonarc sonorus.
CHAPITRE VI
197
tout prêt à le recevoir. Un usage bizarre veut
que chaque année de son pontificat soit mar-
quée au moyen d'une baguette de bois blanc
pendue à une tige de fer. Le nombre des
baguettes figure celui des années, comme l'in-
diquent ces vers gravés sur une muraille voisine
de la sacristie :
Quod pondère vides baculos, tôt episcopus annos
Huic AgTippinœ prœfuit Ecclesiœ.
La cathédrale de Cologne possède un riche
trésor, qui atlire de nombreux curieux ; je
crains même que l'exposition de ses joyaux
ne lui dérobe une partie de l'admiration qu'elle
mérite elle-même : pour combien une pièce
d'orfèvrerie éclipse-t-elle la beauté sévère d'un
marbre ou d'un édifice! La plus riche pièce
du trésor est la châsse des rois mages. Un
monument fort disgracieux la renferme. Il est
hérissé de barreaux, de grilles, de verrous et
de serrures, ni plus ni moins qu'un coffre-fort.
C'en est un, en effet, et plus d'une fois pillé; il
renferme pour huit à neuf millions d'or et de
pierreries. Trois lampes de cuivre toujours allu-
mées brûlent en l'honneur des trois rois, dont
elles portent les noms :
(JASPAR.
MELCHIOR.
HALTHASAR.
198
LES BORDS DU RHIN
Les mêmes noms, écrits en rubis, étincellent
sur le reliquaire. La description, au point de
vue de l'art, ne remplit pas moins d'un vo-
lume'. Le détail en est bientôt fastidieux,
mais le coup d'œil d'ensemble est éblouissant.
On imagine difficilement une pareille magnifi-
cence.
Deux choses gâtent un peu le dôme de Co-
logne. La première, c'est la façon dont on y
rançonne le public. L'argent, il est vrai, profite
à l'achèvement des travaux. Mais on a été par
trop ingénieux à multiplier les dîmes : chaque
porte ouverte, chaque tenture soulevée, chaque
regard presque se taxe et se paye ; il faut mar-
cher la bourse à la main. Les gardiens ne sont
plus que des commis du fisc, et ils ont une
manière de percevoir qui ne relève pas la
fonction.
L'autre grief est contre les guides. Ces gens-
là feraient haïr cette belle cathédrale : ils en
font, par leur commerce et leur industrie, une
sorte de lieu public, sans respect, sans mys-
i Publié en 1781, à Bonn, par ordre de l'électeur, sous ce
titre : Collection des pierres antiques dont la châsse des trois
saints rois mages est enrichie dans l'église métropolitaine
de Cologne, gravées d'après leurs empreintes, avec un dis-
cours historique, par I. P. N. M. N.
CHAPITRE VI
199
tère. D'ailleurs la cathédrale n'est pas le seul
lieu qui souffre de leur présence. Toute la ville
en est infestée. Ils ont hérité des mendiants de
l'ancien temps. Je ne sais s'ils sont dix mille;
mais ils font assurément, en fait d'importu-
nité, la besogne de dix mille. Dès son premier
pas hors du wagon ou du bateau, le voyageur
en est assailli. Il en a pour un jour à traîner
sur ses talons une légion de drôles qui fondent
sur sa bourse le plus clair de leur revenu.
Quelques-uns sont de vrais limiers, habiles à
flairer le gibier; prompts, dès qu'ils sont sur
la piste, à donner de. la voix. Ils ont un art de
vous mener, de vous lasser, de vous réduire ,
qui fait qu'entre deux maux choisissant le
moindre, vous vous livrez à eux. Parvenu là,
malheur à vous. Cet homme vous assiégeait,
vous vous êtes rendu, donc vous lui appartenez.
Cette logique est sans réplique : il vous mène
où il veut, comme il veut, tant qu'il veut. Ne
tournez pas la tête, ne hâtez point le pas,
n'affectez pas l'air indifférent ou pressé. Vous
ne serez point relâché avant d'avoir appris
combien il y a de marches dans cet escalier,
de pierres et de briques dans ces murs, de
cuivre, de plomb et de bois dans cette char-
pente. Comptez, d'ailleurs, qu'au moment de
200
LES
» 'P. R D
S DU RHIN
la délivrance, c'est-à-dire au moment de payer,
vous deviendrez l'objet d'un mépris souverain
et nullement déguisé, car vous donnerez deux
fois moins que ce riche voyageur qui a payé
d'un double écu la joie de s'ouïr réciter, dans
une langue qu'il n'entend pas, la liste des
princes électeurs et de leur chapitre.
Pour comprendre dans son entier Cologne
religieuse, il faut, au sortir de la cathédrale,
visiter la vieille église romane de Saint-Martin,
où le plein cintre laisse pénétrer une lumière
moins poétique et moins mystérieuse que celle
de l'ogive, mais très grave déjà, très favorable
au recueillement. 11 faut y entrer un jour de
marché, à l'heure où les paysannes des envi-
rons quittent leurs fruits et leurs légumes pour
entendre une messe. Dans leur détachement
des affaires d'ici -bas, ces figures rudes et an-
guleuses, avec un regard sérieux et fixe, et un
air solennel, raide, un peu gauche, répandu
sur toute la personne, semblent dérobées à
quelque vieille boiserie ou à quelque vieille
gravure allemande, à quelque vieux tableau
de Martin Schœn. C'est bien là la métropole
des bords du Rhin, la cité des apôtres et des
princes de l'Église, et, dans un temps plus mo-
derne, le boulevard du catholicisme allemand.
clim; saint - m.vhtin a COLOGNH
CHAPITRE VI
203.
De Cologne à Aix-la-Chapelle la distance est
petite.
Quoique habitée par une grande ombre, il
faut avouer qu'Aix-la-Chapelle est un triste
séjour, et, comme dit l'autre, « plutôt que
d'être enterré comme empereur dans ses murs,
mieux vaudrait vivre tout petit poète sur les
bords riants du Neckar. » De grandes rues
tirées au cordeau, avec des trottoirs déserts
et une chaussée herbue; des hôtels de fabrique
moderne , rangés sur deux lignes , avec leur
façade insignifiante et leur personnel de valets
officieux, à qui je n'ai jamais vu faire autre
chose que bâiller et regarder l'heure; un théâtre
qui se croit grec, l'infortuné! et qui dédie ses
vaudevilles et ses opéras-comiques à « Apollon
Musagète et au chœur des Muses » ,
MUSAGETVE HELICONIADUMQUE CHORO ;
une place carrée, où viennent deux fois le jour
les languissantes victimes du rhumatisme, de
la paralysie, de la scialique et de bien d'autres
pestes; une piscine d'eau thermale, qui dégage
avec ses vapeurs la fétide odeur des œufs
pourris; un air de tristesse et d'ennui répandu
par toute la ville; je ne sais quoi dans l'air qui
fait qu'on bâille et qu'on se sent dormir : voilà,
204
LES BORDS DU RHIN
sans y rien ajouter, l'image de l'impériale cité
d'Aix. Pétrarque, qui la traversa pour aller à
Cologne, est très laconique à son endroit. « J'ai
vu, dit- il, Aix, séjour de Charlemagne, et le
tombeau de ce prince , vénérable aux bar-
bares; » puis, en voyageur qui connaît son
métier, il se jette dans le récit d'une légende.
Frédéric le Grand l'appelait « la capitale de
tous les hypocondres, où l'on boit les eaux du
Styx; enfin le plus sot pays du monde ».
« A Aix-la-Chapelle, dit un autre, les chiens
regardent l'étranger d'un air piteux qui semble
dire : Donne-nous un coup de pied, cela nous
désennuiera peut-être un peu 1 . »
La ville a pourtant d'agréables environs, de
belles collines et de riches ombrages; mais à
leur pied s'étendent des marais qui font de
cette contrée un séjour peu salubre.
On est surpris de voir Charlemagne en faire
son séjour de prédilection, quand les rives
du Rhin offraient de si belles résidences. In-
terrogez le moyen âge , il vous répond par une
légende.
11 y avait dans ce temps-là un anneau ma-
gique dont la propriété était d'attirer sur celui
1 II. Heine, Reisebilder.
CHAPITRE VI
205
qui le portait l'amour le plus vif. Frastrada,
l'ayant acquis, s'empara du cœur de Charle-
magne, qui l'aima plus que toutes ses autres
femmes. Sa mort rendit l'empereur inconso-
lable; on ne put le détacher de son cadavre,
et pendant trois jours, enfermé avec elle, il ne
put souffrir qu'on l'ensevelît. Les affaires lan-
guissaient, le soin de son royaume était aban-
donné; chacun gémissait sur cette étrange
folie. Un saint homme, nommé Antistès, eut un
songe qui lui en révéla la cause. Il s'introduit
dans le palais , pénètre dans la chambre de la
morte, ouvre ses lèvres contractées par la mort,
et trouve sous sa langue le magique et fatal
anneau. Gharlemagne venait de succomber a la
fatigue, et goûtait pour la première fois le
sommeil. A son réveil, il était désenchanté. Ses
yeux ne purent voir sans dégoût le corps livide
de sa chère Frastrada; il fit presser les funé-
railles. Puis toute sa faveur se porta sur le
nouveau possesseur de la bague. Antistès fut
comblé de richesses et d'honneurs, admis aux
secrets du prince, investi des plus grandes
charges. Cet honnête homme en fut effrayé.
Embarrassé du talisman qui lui valait une
pareille fortune, craignant, s'il le donnait, de
le voir passer entre des mains indignes, il le
206
LES BORDS DU RHIN
jeta dans le marais d'Aix-la-Chapelle. Et voilà
comment ce lieu inspira tant d'amour à Char-
lemagne 1 .
11 revêtit la ville d'un titre officiel, y bâtit
une basilique, un palais, et sur la porte prin-
cipale fit graver cette inscription :
HIC SEDES REGNI
TRANS ALPES HABEATUR, CAPUT OMNIUM
PROVINCIARUM ET CIVITATUM
GALLI.E
Que cette ville
soit regardée comme le siège de V empire
au delà des Alpes,
et comme la capitale de toutes les provinces
et cités de la Gaule.
C'est dans ce palais que toutes les légendes
le représentent entouré de sa cour, au milieu
des splendeurs impériales. C'est là, dit l'une
d'elles, que son neveu Roland se montra à lui
pour la première fois.
L'enfant avait sept ans. Sa mère, sœur de l'empereur,
s'était mariée sans l'aveu de son illustre frère. La mort
i Fr. Pclrarchi epistolce familiares , lib. I, ep. 3.
CHAPITRE VI
207
de son époux, tué dans un combat, la plongea, elle et
son fils, dans une détresse profonde. Affamée, couverte
de haillons, elle vint comme une mendiante rôder avec
Roland dans la cour du palais, où Gharlemagne, assis
à une table somptueuse, fêtait dans un banquet une
glorieuse victoire. Tout à coup Roland lui échappe et
fend la presse des courtisans.
Il entre dans la salle comme si c'était sa propre mai-
son. Il enlève un plat, et l'emporte sans rien dire.
Qu'est-ce que cela? pense le roi. Voilà une singulière
façon. Cependant il laisse aller l'enfant , et les autres font
comme lui.
Au bout de quelques minutes, Roland revient, marche
droit au roi et prend sa coupe d'or.
« Oh là! oh là! petit drôle, » s'écrie Gharlemagne.
Mais Roland, loin de lâcher la coupe, regarde le roi
dans les yeux.
Le roi commence à froncer le sourcil; mais soudain il
se met à rire : « Tu cours dans ma salle d'or comme si
c'était une forêt verte. Tu prends les plats sur ma table
royale comme on cueille les fruits d'un pommier.
— C'est pour ma mère, répond l'enfant.
— Ta mère est donc une bien noble dame? Elle a donc
un beau château et une cour brillante? Dis-moi quel esl
son écuyer tranchant. Quel est, dis-moi, son échanson?
— Ma main droite est son écuyer tranchant; ma main
gauche, son échanson.
— Dis-moi quels sont ses gardes fidèles.
— A toute heure ce sont mes yeux bleus.
— Dis-moi quel est son gai ménestrel.
— C'est ma bouche vermeille.
208
LES BORDS DU RHIN
— Par ma foi , dit Charlemagne, la clame a de vaillants
serviteurs. » Puis regardant l'habit de Roland, formé de
pièces de quatre couleurs : « Mais elle aime les livrées
bizarres et les couleurs mélangées comme un arc-en-
ciel. Une si noble dame ne peut rester loin de ma cour.
Allons, trois dames, trois seigneurs, amenez -la près
de moi. »
Roland, la coupe à la main, traverse les pompeux
portiques. Sur un signe du roi , trois dames et trois sei-
gneurs le suivent.
Quelques minutes après, le roi voit revenir en hâte
dames et seigneurs.
« Dieu du ciel! s'écrie-t-il, vois-jc clair? Ceux que
j'ai raillés dans ma cour, c'est mon propre sang! Dieu
du ciel! ma sœur Bertha en habit de pèlerin, et, dans
mon riche palais, un bâton de mendiante à la main! »
Bertha tombe à ses pieds, comme une pâle statue de
marbre. Le vieux courroux du roi se réveille ; il la re-
garde d'un air sombre.
Bertha baisse soudain les yeux : elle n'ose proférer
une parole. Roland lève vivement les siens, et adresse
à son oncle un joyeux bonjour.
Alors le roi, d'un ton plus doux : « Lève-toi, ma
sœur; à cause de cet enfant chéri, il faut te pardonner. »
Bertha se relève pleine d'allégresse : « Cher frère ,
merci ! Roland te payera tout le bien que tu me fais.
Il deviendra comme son roi, il portera sur sa bannière
et sur son bouclier les couleurs de plusieurs royaumes.
Sa main dépouillera la table de plusieurs rois. II don-
nera gloire et honneur à sa ville natale '. »
i Petit Roland, ballade d'Uhland.
HOTEL DE VILLE D 'a IX - I A - ( Il A TEL I. E
CHAPITRE VI
211
Charlemagne résidait à Aix lorsqu'il fut at-
teint de la maladie qui le mit au tombeau. La
crédulité des contemporains releva mille pro-
diges annonçant sa mort. « Les trois dernières
années de sa vie, dit Ëginhard, furent signalées
par des éclipses fréquentes. Un portique qu'il
avait élevé entre la basilique d'Aix-la-Chapelle
et le palais s'écroula le jour de ^Ascension. On
vit pendant sept jours une tache noire couvrir
la face du soleil. Le pont du Rhin à Mayence,
dont la construction avait demandé dix années,
fut dévoré en trois heures par l'incendie. Dans
sa dernière expédition de Saxe, un météore
enflammé tomba à sa gauche, et, son cheval
s'étant abattu de terreur, l'empereur tomba par
terre. La cathédrale d'Aix fut frappée de la
foudre. La pomme dorée qui en ornait le som-
met fut fondue par le tonnerre. » Mais ce qui
frappa le plus les esprits, ce fut le fait suivant.
Une inscription latine, gravée dans l'intérieur
de la basilique, contenait ces mots : karolus
princeps. Peu de jours avant sa mort, on re-
marqua que ces deux mots étaient complète-
ment effacés. Il mourut à l'âge de soixante-dix
ans, le 28 janvier 814. Son corps, dit Ëginhard,
lavé et- embaumé suivant l'usage, fut porté et
inhumé dans l'église, au milieu d'un deuil uni-
212 LES BORDS DU RHIN
versel. On hésita d'abord sur le lieu de la sé-
pulture, lui-même, de son vivant, n'ayant rien
prescrit sur ce point. Il parut qu'il ne pouvait
être mieux enseveli que dans la basilique fondée
par lui et à ses frais, par amour pour Dieu et
Notre-Seigneur Jésus-Christ, en l'honneur de
la sainte Vierge, Mère de Dieu. Il y fut donc
enterré le jour même de sa mort. Au-dessus du
tombeau on éleva une voûte dorée avec son
image et cette inscription :
DANS CE CAVEAU
REPOSE LE CORPS DE CHARLES LE GRAND,
EMPEREUR ORTHODOXE,
QUI OCCUPA AVEC GLOIRE, AGRANDIT ET GOUVERNA
HEUREUSEMENT
PENDANT QUARANTE -SEPT ANS
l'empire DES FRANCS.
il mourut a l'age de soixante-dix ans,
l'an du seigneur 814.
Sub hoc conditorio situm est corpus Karoli
Magni atque orthodoxi imperatoris, qui re-
gnum Francorum nobiliter ampliavit, et per
annos XLVII féliciter rexit. Decessit septua-
genarius, anno Domini DCCCXIIII 1 .
1 Eginhardi Chronica, 31, 32. Ap. Pertz, Monumenla ger-
inanicx historiée.
CHAPITRE VI
213
Il ne reste rien de la basilique fondée par
Charlemagne.
Au x e siècle, par la piété de l'empereur
Olhon III, une église byzantine s'éleva sur la
place de l'ancienne. Elle était en forme de
dôme, suspendu comme un dais impérissable
au-dessus du sépulcre de Charlemagne. Des
colonnes de porphyre, naguère rapportées de
Ravenne par l'empereur carlovingien, en sou-
tenaient la voûle. Il n'en reste plus que deux
ou trois. Les trois siècles suivants ajoutèrent,
chacun dans leur style, à la construction
d'Othon III. L/ogive gothique s'allia, avec plus
ou moins de bonheur, au plein cintre byzantin.
Malgré plusieurs incendies, la chapelle d'Aix
parvint à peu près intacte jusqu'en 1600. C'est
du xvn e et du xvin" siècle que datent tous ses
malheurs. Livrés à des architectes sans goût, à
des décorateurs imbéciles, ces vieux murs souf-
frirent tous les outrages imaginables. Des por-
tiques grecs, des ornements du style le plus
vulgaire, vinrent masquer les pures ogives du
xm e siècle. La sévère coupole d'Othon III de-
vint une espèce de rotonde blanche et rose, tout
empanachée, tout enguirlandée, avec des nuages
de marbre où dansent des essaims d'Amours
joufflus, qui se prennent pour des anges. Toute
21-4
LES BORDS DU RHIN
la sainteté du lieu n'empêche qu'on ne pense
involontairement au plafond d'une salle d'opéra :
même style , mêmes agréments mondains ,
mêmes grâces importunes et fardées. On ne
peut concevoir une pareille déception. Les lois
de l'art, de la tradition, du goût, ainsi violées,
la pensée d'une œuvre ainsi détruite, font souf-
frir comme une mauvaise action à laquelle on
assiste sans pouvoir l'empêcher.
Le plafond s'élève droit au-dessus du caveau
de Charlemagne. Une pierre noire, encadrée de
cuivre, ferme l'entrée. Des lettres d'or, d'ail-
leurs modernes, dessinent pour toute inscrip-
tion ce grand nom :
KAROLO MAGNO.
Au-dessus, une chaîne de fer toute rouillée et
longue de quatre-vingt-dix pieds soutient une
lampe en forme de couronne, vénérable relique
des temps carlovingiens, dont les cinquante
fleurons, jadis dorés, maintenant noircis, sé-
parent autant de becs, qui, toujours allumés,
devaient honorer jour et nuit la présence de
cette grande mémoire. C'est un don de l'em-
pereur Barberousse.
Pendant près de deux siècles, Charlemagne
reposa paisiblement dans son caveau. En 997,
CHAPITRE VI
21b
le fondateur du nouveau dôme en souleva pour
la première fois la pierre, et l'empereur saxon
se trouva face à face avec le carlovingien. Le
corps de Charlemagne, admirablement con-
servé, semblait vivre encore. Il était assis dans
une chaise de marbre revêtue de lames d'or.
Il portait le manteau impérial par-dessus la
robe franque semée d'étoiles. A sa ceinture
pendait la panetière du pèlerin, qu'il avait cou-
tume de porter en Italie, comme s'il ne visitait
cette terre qu'en pèlerinage. Il avait la couronne
sur la tête, une croix d'or sur sa poitrine. Ses
mains n'avaient pu retenir le globe du monde
ni le sceptre; mais son épée était le long de
sa cuisse, un exemplaire des Évangiles était
ouvert sur ses genoux. Ses pieds chaussés re-
posaient sur un bouclier 1 .
Auguste, étant à Alexandrie, se fit ouvrir le
sépulcre d'Alexandre. Il porta la main sur la
face du mort, et le nez du héros macédonien
tomba en poussière 2 . Othon, plus respectueux,
s'inclina avec vénération devant le mort, et
contempla longuement sa face. Mais, avant de
faire de nouveau sceller le tombeau, il enleva
i Dithmardi Chronica. Ap. Pertz, Monumenta germamicse
historise.
1 Dion Cassius, LI, 16.
I
216
LES BORDS DU RHIN
la croix d'or, le sceptre, la couronne, l'épée et
le trône de marbre. Ces objets, confiés à la
garde du chapitre, servirent au sacre dfs em-
pereurs , qui eut lieu pendant plusieurs siècles
à Aix-la-Chapelle.
La cathédrale d'Aix renferme, comme celle
de Cologne, un riche trésor. Il se divise en
grandes et petites reliques, enfermées sous
triples clefs dans la sacristie. Les grandes re-
liques ne sont exposées que tous les sept ans,
et nulle exception n'est faite dans l'intervalle ,
si ce n'est en faveur des têtes couronnées. Cette
exposition attirait jadis de toute la chrétienté
des milliers de pèlerins. En 1494, un seul jour
vit se succéder dans le dôme cent quarante
mille personnes. Toute l'année 1839 n'en a
envoyé que cinquante- quatre mille.
Les petites reliques sont montrées tous les
jours moyennant une rétribution; car, ici
comme à Cologne, il faut payer beaucoup et
payer souvent. Elles sont enfermées dans une
châsse du xn e siècle, présent de l'empereur
Barberousse et merveille d'orfèvrerie. Les bat-
tants présentent sur leur panneau intérieur
des peintures d'une exquise délicatesse, qu'on
peut, malgré l'absence de signature, attribuer
à Albert Durer. Chaque relique est enfermée
CHAPITRE VI
217
dans un reliquaire d'une richesse et d'un tra-
vail inouïs. L'or est ici ce qu'il y a de moins
précieux, et c'est le cas de dire que le travail
surpasse la matière. Les topazes, les rubis, les
améthystes, les émeraudes, le cristal, les perles
éblouissent et fatiguent le regard. On voit,
enchâssés dans des émaux merveilleusement
ciselés, des camées et des pierres antiques qui
font pâmer les connaisseurs. J'ai vu, dans le
nombre de mes compagnons de visite , des
yeux s'allumer d'une admiration pleine de
convoitise, et qui me faisaient trembler pour
l'honnête gardien du trésor. « Mon Dieu! qu'il
y a des occasions où il est fâcheux d'être
honnête homme ! » confessait le président de
Brosses, à propos d'une petite toile qui était
juste de la dimension de sa poche.
Quelques souvenirs de Charlemagne ont été
mis à part : c'est son bras, dont les téguments
desséchés portent cette inscription : Brachium
sancti .Caroli magni ; son crâne énorme; un
fac-similé de sa couronne, qui coiffe jusqu'aux
épaules les hommes d'à présent ; son cor de
chasse, superbe dent d'éléphant curieusement
sculptée, avec ces mots en langue basque :
A toi! enfin son sceptre (ou du moins le mo-
dèle), surmonté d'une colombe d'or, symbole
19
218
LES BORDS DU RHIN
de la paix. Ces objets sont enfermés dans une
vulgaire armoire, sous la garde d'un bedeau.
La vue en coûte un thaler.
Le sarcophage et le trône de Charlemagne
sont déposés dans une tribune haute. Le sar-
cophage provient, dit-on, du tombeau d'Au-
guste. Il est en marbre d'une éblouissante
blancheur, et porte sur sa face l'Enlèvement
de Proserpine, sculpté avec grâce. Les restes
de Charlemagne y furent recueillis, quand
Frédéric Barberousse eut pour la seconde fois
violé son tombeau 1 .
Le trône est une chaise de marbre poli, sans
i Victor Hugo décrit ainsi les sculptures, dix fois séculaires:
« Quatre chevaux frénétiques, à la fois infernaux et divins,
conduits par Mercure, entraînent vers un gouffre entr'ouveri
un chasseur, lequel i rie, lutte et se tord arec désespoir. Pro-
serpine saisie par Pluton. La main robuste du dieu presse la
jeune fille, qui se renversa en arrière, et dont la tète échevelée
rencontre la figure droite et impassible de Minerve casquée.
Pluton emporte Proserpine, à laquelle Minerve, la conseillère,
parle bas à l'oreille. L'Amour, souriant, est assis sur le char!
entre les jambes colossales de Pluton. Derrière Proserpine se'
débat, selon les lignes les plus fiéres et les plus sculpturales,
le groupe des Nymphes et des Faunes. Les compagnes de Pro-
serpine s'efforcent d'arrêter un char attelé de deux dragons
ailés et ignivonies. qui esl là cm, .me une voiture de suite. Une
des jeunes déesses, qui a saisi hardiment un dragon par les
ailes, lui fait pousser des cris de douleur. Ce bas-relief est un
poèsio. »
CHAPITRE VI
219
ornement, sans sculpture, d'un grand carac-
tère. Telle était, j'imagine, la forme de ces
chaises curules sur lesquelles les Gaulois, nos
pères, égorgèrent les vieux Romains. Les lames
d'or qui l'enrichissaient ont été remplacées par
des lames de fer. Quatre degrés de marbre y
conduisent. C'est là que l'Empereur, à peine
sacré, venait s'asseoir, la couronne en tête et
le globe à la main. Vers 1806, Napoléon,
accompagné de Joséphine, visitait le dôme. Il
se fit conduire vers le trône de Charlemagne,
et, tandis qu'il le contemplait en silence, l'im-
pératrice s'y plaça. Les patriotes allemands
s'en émurent plus tard comme d'une profana-
tion, et le poète Ruckert s'indigna contre « la
femme du Corse et sa témérité ' ». Aujourd'hui,
pour quelque monnaie donnée au gardien, il
n'est si petite bourgeoise qui ne se prélasse
dans l'auguste fauteuil.
L'extérieur du dôme est dans un état assez
misérable. On voit les pierres de l'édifice mi-
nées par le temps. Alentour, un réseau de
ruelles infectes et de chétives masures com-
posent un. tableau peu digne de la majesté du
lieu ; pourtant les portes de bronze de l'entrée
i Ruckert, la Chaise de Charlemagne.
220
LES ROI! H S DU RHIN
principale sont flores et solennelles. Un loup
en bronze est figuré d'un côté ; une pomme de
pin de même métal lui sert de pendant. Il y a
là-dessus toute une histoire.
Les magistrats d'Aix-la-Chapelle gémissaient
de voir leur cathédrale inachevée, faute d'ar-
gent. Ils délibéraient sur les moyens de s'en
procurer : l'un proposait un impôt, l'autre une
quête, un troisième une loterie. Un inconnu,
entre dans la salle du conseil on ne sait com-
ment (on sut plus tard que c'était par la che-
minée), se mit à rire et offrit de bâtir l'église
à ses frais, a condition qu'on lui livrât la pre-
mière âme qui y entrerait. Les magistrats y
consentirent. L'église s'acheva, mais nul n'o-
sait y entrer. On ne se livre pas de cette façon-
là au diable. Comme on délibérait de nouveau
sur le parti à prendre, un garde des portes de
la ville amena un loup qu'il venait de prendre
au piège. Ce fut comme une inspiration du
Ciel : le loup fut lancé dans l'église. Satan at-
tendait mieux, mais il dut se contenter de celte
maigre proie. De colère, il frappa du pied la
porte d'airain, qui se fendit dans sa hauteur,
et Ton peut voir encore cette fente. La pomme
de pin représente, dit- on, l'âme du loup.
Aix- la- Chapelle compte encore un monu-
CHAPITRi; VI
■1 2 I
ment intéressant par son architecture : c'est
l'hôtel de ville, célèbre par deux grands con-
qui s'y sont réunis.
L'aspect en est assez amusant. Ses
beffrois, de date et de forme différentes, sem-
blent deux frères ennemis, jaloux de la fa
inégale, dont les a traités la nature. L'un, svelte,
élégant, léger, s'élance comme un peuplier, lier
de ses proportions délicates; l'autre, bouffi,
itru, chargé de pesanleur et d'embonpoint,
ude d'un air grognon son rival, et se plaint
de ne le pouvoir suivre. Le premier est du
temps de Charles -Quint; il y a dans le second
pierres de la lour de Granus rai ro-
main qui précéda Charlemagne à Aix-la-Cha-
pelle.
La tour de Granus a passé quelque temps
pour le berceau de Charlemagne. Nos décou-
vertes modernes ont rendu cette gloire dou-
teuse : sept villes se disputent le berceau du
grand empereur. Qu'Aix-la-Chapelle se console :
aucune ne peut lui disputer sa tombe.
F I N
TABLE
CHAPITRE I
re. — Sépultures impériales; Borlolphe de Habsbourg. —
Iloidelberg. — Le château. — L'université. — Le
diants 7
CHAPITRE II
FRANCFORT-SU B l F, - M E I N
Déception. — I e vieux et le nouveau Franoforl. — La rue des
Juifs. — Maison Rothschild et C">. — Le Dôme. — Le Rojmcr.
— La liulle d'or. — Tableau d'une élection à l'Empiri I
d'un couronnement. — Gœtlie enfriiii 48
CHAPITRE III
M A Y E N C F. ET LE H H 1 \
'l'ableau nocturne. — La citadelle et le tombeau de Drusus.
— Mayence un jour de foire. — Gutenberg. — Le Dôme et
les tombeaux des électeurs. — Le monument d'un vieux
poète. — Le siège de Mayence en 1793 77
224
T \ B LE
CHAPITRE IV
MAYl ' 1
Le RI - Le Joha —Le vin du Rhin — >
Son lu passé. — La tou
— L'échelle du Diable. — 1 ich.- Obi
bo> . — Lorely, I - <;mx. — Ballade. —
Histoire d'uni Ondine. — Le Chat et la S Le
stuhl. — Le Stolzenfels. — Arrivée à Coblentz.
CHAPITR1 V
KHIN tiE COBLENTZ A COLOGNE
Coblentz. — Rhin et Moselle. — Ehrenbreitslein. — Moi
tirée d'une fontaine. — Le tombeau de Marceau. — Ho
— Le ponl de César. — Neuwied.— Rolandseck. — Drach
fels. — Le vieux p i, — Bonn. — Une fête nationale.
— Beethoven; sou histoire. — Soov
zarin à Bruhl 149
. CHAPITRE VI
COI ' A1X-I-A i HAPE LLK
Cologne. — Sa naissance, ses destinées, sa chute. — Des<
tion du Dôme. — Une vilaine race. — Aix- la - Chapelle.
— Une ville morte — L'anneau magique. — Le D
d'Othon. — Le tombeau el le trône de Charlemagn
Le trésor 187
• ' j/ 11524. — Tours, impr. Maint!.
Hl
Kl