J. DESSAIG
ETUDi
DE L'HOM
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BIBLIOTHEQUE SAINTE . GENEVIEVE
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ÉTUDES
DE
L'HOMME MORAL
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ETUDES
DE
L'HOMME MORAL
FONDÉES
SUR LES RAPPORTS DE SES FACULTÉS
AVEC SON ORGANISATION
PAR
J. P. DESSAIGNES
CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR, .
ANCIEN PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE ET DE PHYS1Q
AU COLLÈGE DE VENDOME,
ANCIEN DIRECTEUR DU MEME COLLÈGE
Dieu n'a pas dégradé l'âme en l'attachant i
des organes qu'il a mis à sa disposition ; c'est la
matière qu'il a ennoblie en l'associant a la
pensée.
Préface, pnge xxxv.
TOME PREMIER.
PARIS
TYPOGRAPHIE DELALAIN FRÈRES
I ET 3, RUE DE LA SORBONNE.
Cet ouvrage a été déposé conformément à la loi.
118811
NOTICE BIOGRAPHIQUE
Qu'il nous soit permis, pour servir d'introduction à
l'ouvrage posthume que nous publions, de donner ici
quelques détails biographiques sur son auteur, et de
faire connaître les circonstances dans lesquelles cet
ouvrage a été composé. Notre père, Jean- Philibert
DESSAIGNES, est né au Puy (Haute-Loire), le 27 dé-
cembre 1762. Son père, fabricant de dentelles, jouissait
d'une honnête aisance; mais la famille était nombreuse :
elle se composait de cinq fils et de deux filles.
Jean-Philibert n'était pas l'aîné, et, dans un pays où
régnait le droit d'aînesse, il dut songer de bonne heure
à se créer une position. Ayant fait de bonnes étu ies
classiques, il se voua à l'instruction et entra dans la con-
grégation de l'Oratoire. Comme membre de cette con-
grégation, il professa la philosophie dans le collège
qu'elle possédait à Vendôme, jusqu'à l'époque où les lois
révolutionnaires abolirent les congrégations ensei-
gnantes. Le collège oratorien de Vendôme, ainsi que
d'autres établissements de même nature, devint l'école
centrale du département. Jean-Philibert Dessaignes y
demeura professeur. En cette qualité, il fut appelé à Paris
comme élève de la grande École normale, où les jeunes
Des*. Et. île l'Homme moral. ,,
professeurs de toute la France reçurent pendant un an
les leçons des Ikrthollct, des Mongc, des Lagrangc. Re-
venu à Vendôme, il s')' maria et obtint, en [79,5, avec
M. Mareschal, son beaulrere, comme lui jeune profes-
seur oratorien, l'autorisation d'ouvrir un pensionnat
privé dans les bâtiments de l'ancien collège de l'Oratoire,
abandonnés de l'école centrale et inoccupés. Tous les deux
dirigèrent pendant trente ans ce nouveau collège de Ven-
dôme avec le plus grand succès. Parmi les élevés qui
leur ont fait le plus d'honneur, il suffit de citer le duc
Decazes, Balzac et Dufaure.
Cependant Jean-Philibert Dessaignes ne se bornait
pas à diriger le collège; il y enseignait tantôt la philoso-
phie, tantôt les sciences physiques. I .'Institut ayant pro-
posé pour sujet de grand prix ['étude de la phosphores-
cence et de ses causes, Dessaignes en fit pendant deux ans
le sujet de nombreuses expériences, et, le 5 avril 1809,
sur le rapport de Berthollet, la classe des sciences ma-
thémathiques et physiques de l'Institut, présidée par
Cuvier, lui décerna, en séance publique, le grand prix
île 3000 francs. A partir de cette époque, ses travaux
eurent l'électricité pourobjet principal: on lui doit, entre
autres, la découverte des phénomènes électriques qui ré-
sultent ci 11 contact de deux métaux de nature identique
et ne différant que par leur température. Devançant sou
époque, il était dirigé dans toutes ses recherches expéri-
mentales par cette idée, que tous les phénomènes attri-
bués jusqu'alors à des lluides impondérables dillérents :
— III —
chaleur, lumière, électricité, magnétisme, ne sont que
les manifestations diverses d'un même fluide éthéré,
animé de mouvements différents. Ses travaux en phy-
sique ont paru, de 1809 a 18 16, dans le journal deLamet-
trie et dans les Annales de Chimie et de Physique.
En 1818, il conçut le plan d'un ouvrage dans lequel
serait exposé l'ensemble des phénomènes moraux de
l'homme, sensations, instincts, sentiments, passions,
opérations de l'entendement, en les rattachant aux modi-
fications physiques du système nerveux qui les accom-
pagnent, telles que l'état de la physiologie à cette époque
permettait de les connaître. Il commença dès lors à l'exé-
cuter, et c'est cet ouvrage, auquel il a travaillé pendant
plus de dix ans, et qui n'a été terminé que peu de temps
avant la mort de son auteur, survenue le 2 1 janvier 1 832
que nous donnons au public.
Des circonstances indépendantes de notre volonté ont
fait qu'un temps bien long s'est écoulé entre l'exécution
complète de l'ouvrage et sa publication. Néanmoins, cette
œuvre aura sa place dans l'histoire de la philosophie
moderne. Sans doute les progrès de l'anatomie micros-
copique des tissus organiques et de la physiologie auront
fait vieillir en quelques points les explications que donne
l'auteur des opérations de l'esprit et des sentiments de
l'âme, explications fondées sur l'organisation intime du
système nerveux. Mais là n'est pas l'intérêt principal de
l'ouvrage : cet intérêt réside dans une analyse complète,
et en plusieurs points nouvelle, de toutes les opérations
IV
mentales, depuis les sensations les plus simples jusqu'à
la formation des idées générales et abstraites. Une part
plus grande y est faite dans l'évolution des idées à l'acti-
vité volontaire, qu'il n'était habituel de le faire au com-
mencement de ce siècle.
Si l'ouvrage tend à démontrer que toute pensée, tout
sentiment, s'accompagnent de phénomènes d'ordre phy-
sique; s'il cherche à établir la dépendance où sont tous
les phénomènes intellectuels et moraux des actes orga-
niques du système nerveux, notre père reconnaît haute-
ment dans son livre que le moi humain et son corps sont
deux choses distinctes que l'on ne peut identifier.
Octave DESSAIGNES, docteur médecin,
Victor DESSAIGNES, docteur médecin, membre
correspondant de l'Académie des Sciences.
Philibert DESSAIGNES, ancien député.
Vendôme, le 1" septembre 1881.
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isieur le UJue UJecamiU,
dbatr- de nTianee.
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Lot4cj.u.<y, Daueo u,rj leui^àu aui esu^ Sle/n foi-ti
De? u-oueu, je; vou-iu luitiaieu à ta p&ïiodop&ieJ,
Déjà j e|s<x-uaiàj Oep ikyt/fctx, Oe^ Î'ox,uaÀw scoVctï-
tlau-e;, erj cfaetcbau-u Oontio fej> ieu, De; î'ot^xvii-
Aa-tiorj la coeu-Ae; Détetyiut-u-aw/te; <W> p&éu-ouièa-eéu
tM/teUectu-eltt;, eu- votte; cyp^iu-, uatu-veffei-ueu-w
pot-té vewo teéu coi/i-u<x-i-J6aw-ce<*j poAÏ-tlveéu, pï-euat-u-
le? plu-io vi-j; i-u-tévew- à- fexpoai-tion D'u-ue; Doc-
ïxaaaxj toutes îowdéej au-x^ fo(«etA>a/ti-ofi.
Ceu- tu-téieeu- oae; itveiu x-ec&etclaeio p&i-Co-
*opfoi-au-eiu ovu^ pu- voiuu lu^plt-ex», eu»- ceCu-i-
aue? bou-eo le<Sj é£ève<io atu-Dieu-x m/om-w- ceLi Depu-ieu
De; ut-e> téuioiyuœx, pou-x^ effecu, t-u-'ou-u- ja-i-u..
cow-cev<M/o fo> pt<vj-eu_ De; fétu flvve-o au Sa*at<)
tW; < ju^euieu-ko Iki-uia Lu-do, eu- ja-iu- uattte; fe;
ùéMHj, <kj ieàj pu/Étfiex; aoueo vo^ auApice<su. (Sfuoi-
<ju- eiieto aoi-eu-u- <xujvu,xà'&u,i pfiuu vi/oifeù;, pfuéo
VI
iuOépeuOau/te<i> ou- au£te|oiiu, ei . wAAXAÀ&tu pa/t»
aue) louai^e ouAetA'ation, puiA-ie eipéxexj ou eiie^u
*etOM/i^ Oiaueto Oc t élève' Oeveivit/ léauviateuAj ei^,
izouiAMœj Oetat:
JlLaùo le tue tajduite : i opiuioo avau/ta-
aeu^e aue vouûj avex- cou*etA>ée> Ou, ■otoî&LeuA,
e-u_< Oe Aeiu lecou&j, leâj ei^outoacuveM/tiSj aue
voiuo avez- Oonuéâj à- accu tta,vau,x, £ eutptejÀe-
tueui~- aiw vouiu avez luuo à lui pe^utett^e?
i^« vottc iww u ju/u^ attacbé, touw uve> pot/te
à cwtu; aae voikx» teeo iuaex- Oiaueftj Oc vou<&>
éfoe ojtex/t«j.
en voutu OéOiaui^ cew ouviuxae, i'ai Oouc fa
Ooadfc datujaction Oe fe uiettte aooaj £e patto-
uaae un élève éiuiueuuueuu- Oi.Ati.uaue, ei^, Oe
lui- en ottti-iL. i 60
en o^ï,uo t feounuaae, poux* tépouOte» aa
kevoi/n Oe tuon co&U/tj.
Je aui<i> avec rcApect^.,
JlLouaieutj le (Doc,
Votive tt^o &uamM<l>
&t~, ïxàtu oBéiiÀau/i_ *et*>i/teu/fc>,
Ojetoai
uxvie<£j>.
[°(Jen(Jo*ne, <#zaj
PRÉFACE
ncore, dira-t-on, un ouvrage de philosophie!
Allez-vous aussi, cédant à une certaine impul-
sion du moment, chercher à ébranler les fonde-
ments delà doctrine des Locke, des Bonnet, des Con-
dillac, etc., etc., pour élever sur de nouvelles bases la
science de l'entendement humain ?
Qu'on se rassure: je n'ai point cette prétention. Ce
n'est pas un nouveau système de philosophie que je viens
offrir au public, mais de simples études sur l'homme
moral et sur le physique de l'homme moral, dans le but
unique de raffermir, autant qu'il est en moi, la doctrine
de ces grands maîtres, en la complétant, ou du moins en
la rectifiant dans quelques points essentiels.
Mais d'où vient donc cet éloignement qu'on manifeste,
en général, pour les ouvrages de philosophie ?
Serait-ce que les connaissances dont elle est l'objet
auraient pour nous moins d'intérêt que celles des sciences
positives? Cela n'est pas présumable : la connaissance
de nous-mêmes n'est elle pas la première et la plus essen-
tielle de nos connaissances? S'il estimportant pour nous
de connaître les diverses productions de la nature, de
calculer ses forces et de les tourner à notre avantage, il
nous importe bien plus de connaître le jeu des facultés
de notre être, au moyen desquelles nous rendons cette
VIII
nature tributaire de nos besoins et de nos jouissances.
Avouons-le : la véritable cause de son discrédit est l'état
déplorable dans lequel elle s'estprésentée, et les systèmes
absurdes qu'elle a successivement enfantés, lorsque,
s'étant persuadé que la pensée se produisait en nous
sans l'intervention des organes, elle a voulu s'isoler des
sciences physiques, et proclamer son indépendance sous
le nom fastueux de métaphysique. En affranchissant la
pensée des lois de l'organisation, et en se bornant au seul
témoignage de la conscience, le plus souvent elle a pris
les suggestions de l'imagination pour les inspirations du
sentiment, et alors elle s'est fait de l'homme des idées
fantastiques si contraires à sa nature et à l'observation
que la raison n'a jamais cessé de réclamer contre elles
malgré l'autorité qui les lui imposait.
Tous les phénomènes instinctifs ou intellectuels qu'on
observe en nous sont dus au jeu de l'appareil nerveux
comme en étant la cause déterminante. Si l'on veut
obtenir des connaissances positives sur l'homme moral,
il faut donc en étudier les facultés dans l'organe qui en
est la source, et c'est à la physiologie qu'il appartient de
nous faire connaître les fonctions nerveuses dont ces fa-
cultés dépendent, et à la pathologie les affections qui en
suspendent ou en dérèglent l'action, ou qui en troublent
l'harmonie.
Pourrait-on douter du rapport intime qui lie l'entende-
ment à l'organisation nerveuse, et les facultés de l'un aux
divers modes d'action de l'autre? Que l'on considère ■
i° que les animaux dépourvus du système nerveux n'ont
que des impressions non perçues et des mouvements in-
volontaires : ils sont irritables; que chez ceux qui ont
des nerfs avec un centre nerveux et des organes de sen-
IX ■ —
sations spéciales, mais un seul système nerveux pour les
deux vies, végétative et animale, les impressions externes
donnent lieu à des sensations, les internes à des instincts,
et les mouvements sont déterminés par des volitions que
l'instinct seul dirige; que chez les animaux vertébrés, où
le système nerveux de la vie intérieure est distinct de
celui de la vie de relation, on remarque que, indépen-
damment des sensations, des instincts et des mouvements
volontaires dont ils jouissent, ils ont des fonctions céré-
brales qui simulent jusqu'à un certain point l'intelligence ;
que dans cette dernière classe les animaux les plus intel-
ligents sont ceux dont la masse cérébrale est plus consi-
dérable, et que, sous ce rapport, l'homme leur est supé-
rieur ; 2° que l'homme embryon est comme le polype
sans nerfs ni sentiment; que, dans l'état de fœtus, les
nerfs et leur centre sont à peine ébauchés, qu'il éprouve
des sensations instinctives, et produit des mouvements
volontaires; que, dans l'enfance, l'intelligence ne com-
mence a poindre que lorsque le cerveau a acquis assez de
consistance et d'activité pour conserver et reproduire les
impressions des sens; qu'elle croit et se développe avec
lui; qu'elle ne se montre dans sa plénitude que lorsqu'il
est parvenu à son dernier degré de développement, et
qu'elle décroît ensuite et s'obscurcit graduellement avec
l'âge, à mesure que l'excitabilité du centre nerveux s'af-
faiblit, et que son pouvoir innervant diminue; 3° que,
dans le sommeil le plus profond, et lorsque le cerveau
entre complètement dans son intermittence d'action,
l'instinct, l'intelligence et tout mouvement volontaire
disparaissent entièrement; il n'y a que la vie de nutrition
qui continue, et que, dans le réveil, à proportion que le
centre rentre progressivement en activité, on voit les
phénomènes moraux renaître aussi, et dans le même
ordre dans lequel ils se sont primitivement développés
au début de la vie: d'abord quelques mouvements pure-
ment instinctifs, puis des perceptions d'objets sensibles,
incohérentes, fugitives, et enfin des idées et des mouve-
ments réfléchis; 4 que dans les maladies où les fonctions
innervantes du cerveau sont suspendues ou affaiblies,
toute intelligence est pareillement abolie, ou elle rétro-
grade au-dessous de celle de l'enfance, et que dans celles
qui en exaltent ou dérèglent les mouvements propres, les
facultés intellectuelles s'agrandissent ou se dépravent
proportionnellement; 5° enfin, qu'il résulte des expé-
riences qui ont été faites par les physiologistes, et der-
nièrement par M. Flourens, sur les animaux vivants,
qu'en enlevant les lobes cérébraux on abolit pour tou-
jours dans l'animal ainsi mutilé, tout à la fois, sensation,
instinct, perception et volonté; que lorsque l'ablation
des lobes est incomplète, l'animal recouvre quelques
jours après ses facultés, mais qu'il les recouvre d'autant
plus imparfaitement qu'elle a été moins complète.
Il est donc évident que rien d'instinctif ou d'intellec-
tuel ne s'opère dans l'homme que par le système nerveux ;
que tous les êtres animés participent plus ou moins à
l'intelligence, suivant l'état plus ou moins parfait de leur
appareil nerveux, et que l'homme ne doit cette haute
prééminence dont il jouit à cet égard sur toutes les
espèces animales, qu'à la supériorité de son organisa-
tion. En convenant toutefois que les phénomènes sensi-
tifs et intellectuels sont dans une entière dépendance
des mouvements organiques de l'encéphale, on n'est pas
moins obligé, je pense, de reconnaître qu'ils émanent
d'un principe ou fonds commun autre que lamatière ner-
XI
veuse, ou que quelque impondérable qui la pénètre et
l'agite.
En effet, si la sensation et la pensée ne sont, au fond,
que divers modes d'innervation du cerveau excité par
l'action impressive des causes externes ou des organes
internes ; comme l'innervation n'est autre chose que l'ac-
tion impressive des sens externes ou internes, réfléchie
par le centre dans tout le système, et spécialement dans
le sens d'où vient l'impression; que c'est une véricable
réaction en rapport avec l'impression, il s'ensuit que la
sensation et la pensée ne peuvent être réellement que des
mouvements déguisés, des transformations de mouve-
ment. Or, que l'on confronte tant qu'on voudra la sen-
sation et la perception avec leurs mouvements généra-
teurs, quels qu'ils soient, on y verra bien un rapport de
dépendance, une succession ou une substitution d'effets,
mais jamais un rapport de nature, ou quelque analogie,
encore moins une identité. Mais ne dois-je pas distin-
guer et séparer ce que je ne puis confondre ? Je suis donc
fondé à dire que les phénomènes sensitifs et intellectuels
ne sont pas des effets purement organiques.
Ce n'est pas tout: j'observe encore que ces phéno-
mènes entraînent après eux le sentiment du principe
dont ils découlent; qu'ils s'y rapportent tous, comme à
leur sujet commun, et qu'ils s'y font sentir comme en
étant les modifications : ce sentiment est celui du moi.
Or, s'il est vrai que le cerveau soit le sujet sentant, le
moi percevant, ainsi que le pensent ceux qui ne veulent
pas reconnaître dans l'homme un principe immatériel ;
comme il est constant aujourd'hui par les recherches
expérimentales des physiologistes, et dernièrement par
celles de M. Flourens, que la masse entière des lobes ce-
XII ■ —
rébraux concourt par tout son ensemble à la production
des phénomènes intellectuels, il me semble que toutes les
fibres de ces lobes, et même toutes leurs molécules ner-
veuses devraient avoir chacune la conscience de ce con-
cours; et le sentiment du moi, dont l'office serait alors de
recueillir leur témoignage, devrait en être l'expression
collective. Il n'en est rien pourtant: car il est certain que
le moi dont nous avons conscience est simple, et non
multiple, parfaitement un et indivisible, on le sent et on
ne le définit pas; sans autre rapport avec l'organe céré-
bral que celui de sa dépendance, il ne réfléchit que
lui-même, et on n'y distingue que les modifications qu'il
revêt. Disons donc avec assurance: Le système nerveux
est la cause déterminante, le principe physique de la
pensée ; il n'en est pas le sujet : c'est bien lui qui fait sen-
tir et vouloir, mais ce n'est pas lui qui sent et qui veut.
S'il faut reconnaître en nous, comme on vient de le
voir, un principe pensant immatériel qui n'existe dans
i'état présent des choses que par l'intervention de l'action
nerveuse, et que tous ses effets intellectuels en dépendent,
convenons aussi que, dans les actes délibérés, l'organe
cérébral est, à son tour, dans la dépendance de la volonté
pour exercer son influence motrice sur la puissance mus-
culaire. Cette dernière subordination est incontestable
et plus évidente que la première. C'est sans doute pour
cela que des philosophes recommandables, trop préoc-
cupés du pouvoir de la volonté sur la puissance motrice,
et pas assez de l'influence cérébrale sur la pensée, ou peut-
être poussés par un zèle peu prudent pour les intérêts
religieux, ont cru devoir affranchir l'âme de toute dépen-
dance organique, et n'ont voulu voir dans l'homme, sui-
vant l'expression heureuse de M. de Bonald qu'une
XIII
intelligence servie par des organes. Cette idée est grande :
elle élève l'homme, elle flatte son amour-propre; mais
elle n'est pas conforme à la réalité. La vérité est que le
principe sentant et le centre nerveux sont dans une
dépendance mutuelle l'un de l'autre, en ce sens que c'est
à l'innervation ou réaction sensitive du cerveau, excité
par les impressions qui lui viennent du dehors ou inté-
rieurement des viscères, et consécutivement aux mouve-
ments propres de son activité, que le principe imma-
tériel doit de sentir, d'observer, de percevoir, de juger
et de vouloir; mais c'est la volonté qui détermine
ensuite l'innervation motrice du cerveau, et qui, par le
moyen du langage, dont elle dispose, donne à l'âme un
pouvoir absolu sur ses idées, et la met par elle en pos-
session de ses facultés. Si l'on veut définir l'homme, il
est donc plus juste de dire que c'est une intelligence assu-
jettie à des organes et servie par des organes. C'est
aussi sous ce double point de vue que je me propose de
l'étudier.
En admettant le concours de deux principes aussi
différents de nature dans la production de la pensée et
leur intime relation entre eux, je confesse que j'ignore
complètement comment ces deux principes peuvent être
ainsi présents l'un à l'autre, et quel peut être le mode de
leur influence réciproque. Mais on aurait tort de s'en
prévaloir pour nier l'existence du principe immatériel.
La mesure de notre intelligence n'est pas celle des réa-
lités. N'est-il pas reconnu que tous les corps agissent l'un
sur l'autre au contact et à distance ? Cependant ce dernier
mode d'action n'est pas moins inconcevable que celui
dont il s'agit. Pourquoi vouloir n'admettre d'autres
manières d'agir que celles des causes physiques entre
— XIV —
elles ? S'il existe, comme on ne peut en douter, une cause
première intelligente, suprême ordonnatrice de toutes
choses, ne faut-il pas reconnaître en elle un mode de
présence et d'action dans tout, conforme à sa nature? Eh
bien, ce sont des rapports de cette nature que l'âme sou-
tient avec son cerveau. D'ailleurs, est-on bien en droit de
nous contester la coexistence l'un dans l'autre de deux
principes distincts et de nature contraire, par cela seul que
le nœud de leur association est inexplicable ? Conçoit-
on mieux comment le sentiment et la pensée peuvent être
les produits immédiats de mouvements organiques ?
Encore, lapremière opinion a-t-elle sur celle-ci l'avantage
d'être une induction rationnelle et légitime, tandis que
la seconde n'est qu'une supposition gratuite et inadmis-
sible, en ce qu'elle identifie deux choses qui n'ont aucun
rapport de nature entre elles.
Quoi qu'il en soit de ce comment, il est toujours un
fait incontestable, c'est qu'un mouvement fait naître une
idée, et l'idée un mouvement, et cela me suffit pour faire
sentir combien il importe pour la science de l'homme
moral de connaître les procédés de l'organisation sous
ce rapport. Car dès qu'il est prouvé que nos idées sont
dues aux impressions que l'encéphale reçoit ou se fait à
lui-même, et nos facultés à ses mouvements de réaction
ou à son activité spontanée, il s'ensuit que ce n'est que
dans l'étude de la nature de ces impressions et de ces
mouvements que nous pouvons espérer de trouver l'ori-
gine de nos idées et de nos facultés, et dans celle de leur
développement l'ordre de la génération des unes et des
autres. Cette voie est la seule que l'on doit suivre dans
des recherches de ce genre : c'est pour nous le fil
d'Ariane, à la faveur duquel nous pouvons essayer de
■ — XV
pénétrer dans le labyrinthe inextricable de notre être,
sans crainte de nous égarer.
Attaché d'abord par état à l'enseignement de la philo-
sophie, et naturellement porté à la recherche des con-
naissances positives, j'ai de bonne heure reconnu que
l'état ténébreux dans lequel la science de l'entendement
humain est restée longtemps plongée, et l'obscurité dont
plusieurs points de cette science sont encore enveloppés,
venaient non seulement de ce que les philosophes,
jusqu'à ces derniers temps, au lieu d'avoir recours à l'ex-
périence et à l'observation, ont imaginé et fait des suppo-
sitions ; ou que, s'ils ont consulté l'expérience, au lieu de
n'être que les interprètes de la nature, ils lui ont prêté
leurs idées ou forcé leurs inductions, et ils se sont figuré
l'homme tel qu'ils désiraient qu'il fût, et non pas tel
qu'il est. Mais, par-dessus tout, de ce que tous, à l'excep-
tion d'un seul (Bonnet!, ont isolé dans l'homme le moral
du physique, les métaphysiciens en ne considérant les
idées que dans l'âme elle-même, et les idéologues que
dans la sensation, abstraction faite de l'organe qui les
fait naître, qui les conserve, les rappelle et les associe,
dès ce moment, j'ai donc senti que si je voulais obtenir
quelques nouveaux aperçus dans cette branche intéres-
sante de nos connaissances, je devais en même temps
étudier avec soin l'organisme du physique de notre être,
les mouvements propres ou réfléchis des organes, leurs
fonctions respectives et l'action modifiante des causes
externes sur eux. Dès lors aussi, et dans cette vue, j'ai
fait marcher de front, avec la philosophie, l'étude des
sciences physiques, particulièrement celle des êtres
organisés, telle que l'ont faite les recherches des Bichat,
des Cabanis, des Cuvier, des Magendie, des Broussais,
— XVIII —
sion. Ces mouvements commencent donc où les autres
finissent, et ils ont, en outre, cela de particulier, qu'ils sont
toujours en rapport, non avec l'impression, comme les
précédents, mais bien avec le résultat de l'impression, ou
le besoin de l'organisation, dont le cerveau soutient tous
les rapports comme centre.
Or, dans les premiers, l'organe est véritablement pas-
sif, puisqu'il ne se donne rien, et qu'il ne fait que rendre
par répercussion ce qu'il a reçu, et ces réactions ne dé-
terminent aussi que des facultés passives, telles que
sensations, perceptions, souvenirs, imagination. Dans
les seconds, au contraire, l'organe est tout actif, puisque
tout vient de lui, et il produit dans son sein trois sortes
de mouvements spontanés, qui déterminent dans l'âme
autant d'actes correspondants qu'elle s'attribue comme
siens, parce qu'elle sent qu'elle en a les facultés : i° il se
tend, et il vient par les sens au-devant de l'objet de l'im-
pression ; 2° il se concentre sur l'impression, il la répète
et se la reflète en quelque sorte; 3° il prend, en consé-
quence, deux déterminations, dont l'une, convergeant sur
lui-même, arrête et fixe le résultat de l'impression, et
l'autre, divergente, se dirige vers l'objet de l'impression.
Corrélativement, l'âme est attentive, elle réfléchit, et la
perception en acquiert progressivement de la netteté et
du discernement, puis elle juge et elle veut.
Si les philosophes, moins disposés à accorder toute in-
dépendance à l'âme dans la production de la pensée,
avaient pu soupçonner que tous les instincts ont leur
principe générateur dans l'organisation, ils ne se seraient
pas avisés non plus, les uns de regarder l'instinct comme
un mot vague, vide de sens et de chercher au dehors
l'origine des idées morales dans les conventions humaines
b.
XIX
ou dans l'intérêt social; les autres, de considérer les
suggestions de l'instinct comme autant d'inspirations de
l'Auteur de la nature, ou comme autant de principes qu'il
aurait gravés dans le cœur de l'homme, et Condillac, au
lieu de ne nous montrer dans sa statue qu'une tête pen-
sante et parlante, nous y aurait fait voir aussi un cœur
sensible animant la pensée de son souffle vivifiant, et
mêlant continuellement les produits du sentiment avec
ceux de la pensée.
Nous devons à Cabanis d'avoir, le premier, mis en évi-
dence les rapports intimes des phénomènes intellectuels
avec les procédés de l'organisation, assigné dans les
viscères l'origine de nos goûts et de nos penchants, la
cause impulsive de nos passions, et ouvert à l'idéologie
une nouvelle source d'idées. M. Broussais a depuis con-
firmé ces résultats et poussé beaucoup plus loin l'analyse
des instincts et des passions. Mais l'un et l'autre veulent
que les stimulations internes passent directement des
viscères au centre de perception, et, réciproquement, que
les impressions que celui-ci reçoit du dehors, ou qui se
forment dans son sein, soient renvoyées de même dans
les viscères pour en être réfléchies et donner lieu dans le
cerveau à une sensation instinctive.
On ne peut qu'applaudir aux travaux physiologiques
de ces deux célèbres observateurs sur l'origine physique
des instincts et des passions; mais leur opinion sur la
détermination de leur siège ne me paraît pas admissible.
On ne peut, en effet, se dispenser de reconnaître qu'il y
a en nous deux systèmes nerveux très distincts, quoique
unis entre eux, dont l'un a spécialement sous son domaine
les organes de la vie de relation, et l'autre ceux de la vie
intérieure et de conservation; qu'ils ont chacun un centre
XX
dans la plus intime correspondance l'un avec l'autre;
que les tendances ou les affections des viscères qui ne
sont pas assez fortes pour traverser les points de jonction
qui unissent le grand sympathique aux nerfs spinaux de
la vie de relation, et parvenir ainsi directement au centre
de perception, restent inaperçues dans ces viscères; mais
que toutes se rendent au centre nerveux de la vie inté-
rieure, qui, après en avoir éprouvé l'action et réagi sur
elles, les transmet au sensorium commun par l'intermé-
diaire nerveux qui le met en communication avec celui-ci ;
que c'est dans ce centre que viennent retentir également
toutes les impressions externes, en même temps qu'elles
frappent l'organe cérébral, et dans lui que sont réfléchies
les impressions que le cerveau se fait à lui-même. Aussi
est-ce dans la région épigastrique,lieu où réside ce centre,
que se rapportent tous nos sentiments instinctifs, nos
passions, nos inclinations et nos penchants.
De même que le cerveau, ce centre a des mouvements
de réaction et des mouvements spontanés. Par les pre-
miers, il réagit passivement sur les impressions qu'il
reçoit, et il nous fait ainsi sentir à la fois leur nouveauté
ou leur retour, et leur rapport de convenance ou d'oppo-
sition avec notre nature; il est donc, à cet égard, l'organe
du sentiment. Par les seconds, et lorsque l'impression est
modifiante, il agit spontanément sur lui-même et il exerce
trois sortes d'action qui sont suivies dans l'âme d'autant
d'actes correspondants : i° il s'émeut et il se tend; 2° il
se modifie et s'affecte; 3° il prend, en conséquence, deux
déterminations affectives, par l'une desquelles l'âme, sui-
vant la nature de l'impression, est attirée vers son objet
ou en est repoussée : c'est l'amour ou la haine; et par
l'autre elle tend à le posséder ou le fuir : c'est le désir ou
XXI
l'aversion ; sous ce second rapport, ce centre est donc le
principe générateur des passions et la cause déterminante
de tous les mouvements affectifs de l'âme.
Cette manière de voir n'est pas seulement plus con-
forme au mode et aux phénomènes fonctionnels de notre
organisation ; elle a de plus l'avantage d'être d'accord avec
l'observation de tous les siècles, qui, sous les noms d'âme
sensitwe et âme raisonnable, d'esprit et de cœur, ou sous
celui de duplex homo, ont admis en nous deux principes
d'action distincts : la raison et le sentiment, qui souvent
concourent au même but, mais qui plus souvent encore
se trouvent en opposition entre eux.
On sera peut-être étonné que, dans un ouvrage où l'on
se propose spécialement l'étude de l'homme moral, la
plupart des recherches ne roulent que sur les phénomènes
de la sensibilité, et que les sensations, les instincts et les
passions y occupent une aussi grande place. Mais que l'on
fasse attention que la faculté de sentir n'a pas été jusqu'ici
suffisamment approfondie, que la statue de Condillac, en
naissant progressivement à la vie et au sentiment, est loin
de nous faire connaître les diverses formes de la sensi-
bilité et le véritable procédé des sens dans la connaissance
qu'ils nous donnent du monde matériel. D'ailleurs, s'il
est constant, comme on n'en peut douter, que les organes
ne doivent leur activité qu'à une excitation préalable, et
que c'est dans la sensibilité que nos facultés actives
trouvent, à la fois, et la cause déterminante de leur action
et les matériaux sur lesquels s'exerce cette action, il est
évident que ce n'est qu'en étudiant à fond nos divers
modes de sentir dans les organes nerveux qui les font
naître, que l'on peut espérer de parvenir à connaître tous
les pouvoirs actifs de l'âme qui en dépendent, et les di-
!
— XXII —
verses sources où elle puise ses connaissances. La science
de l'homme moral est tout entière dans le sentiment,
puisque tout en dérive.
Après avoir soigneusement observé tous les phéno-
mènes de sensibilité que nous devons à l'excitabilité ner-
veuse, et jtout ce que l'activité propre des centres y ajoute
par ses mouvements spontanés, j'ai dû porter mes regards
sur l'habitude, comme étant le modificateur général de
notre organisation, et le grand agent de toute éducation
physique ou morale. Car tout ce que nous ne tenons point
directement de la nature, nous le devons à l'habitude qui
se transforme, même à la longue, en une seconde nature.
C'est elle, en effet, qui émousse nos sensations et modifie
notre sensibilité, mais qui développe notre activité et en
perfectionne les mouvements ; elle qui nous fait acquérir
de nouvelles déterminations, lesquelles donnent à l'organe
cérébral le pouvoir de reproduire les impressions qu'il a
reçues, au système musculaire de copier les mouvements
dont les sens lui ont transmis les formes, et au centre épi-
gastrique de nous faire sympathiser de sentiments et de
goûts avec ceux avec qui nous vivons. C'est elle encore
qui, par les associations qu'elle établit entre les impres-
sions ou avec les mouvements organiques, donne nais-
sance à la mémoire et à l'imagination , concourt à la
formation de l'entendement et nous met en possession du
langage. Puisque, en étudiant les effets de l'habitude, j'ai
été conduit à reconnaître son influence sur la génération
de ces facultés, j'ai cru que c'était le moment de m'occuper
de leur nature, de leurs fonctions respectives et de leur
mode de coopération dans la production de la pensée. On
trouvera, j'espère, que j'ai donné à la solution de ces ques-
tions tout le développement qu'exigeait leur importance.
XXIII —
Toutefois, je dois prévenir que, quoique en exposant
la théorie toute française, puisqu'elle appartient à Con-
dillac, de l'influence du langage sur la pensée, j'aie beau-
coup modifié l'assertion de cet auteur, que l'on ne pense
qu'avec des mots, je crains bien de ne l'avoir pas assez
restreinte. L'homme doit à l'excellence de son organisa-
tion nerveuse le pouvoir de réfléchir tout ce qu'il sent et
ce qu'il fait. Ce n'est pas, ce me semble, parce qu'il parle
qu'il réfléchit, mais bien parce qu'il réfléchit qu'il parle.
L'animal est dépourvu de langage, parce qu'il est sans
réflexion, et que, lorsqu'il sent, il ne sait pas qu'il sent.
C'est la réflexion, en effet, qui donne à l'homme le
discernement des choses, et qui lui en fait sentir les dé-
tails. Or, ce discernement fait naître en lui le désir de
conserver distinct ce qu'il a observé, et de pouvoir se
le représenter à volonté pour son usage ou pour le com-
muniquer aux autres, et c'est ce désir qui lui a fait sentir
le besoin de rattacher ses observations à quelque chose
qui fût à sa disposition.
Malgré cette restriction, et tout en convenant que la
réflexion naît indépendamment du langage et le précède,
il n'en est pas moins constant que la parole est indispen-
sable à son développement. Sans elle la réflexion, indé-
pendante de la volonté, ne serait que passagère et du mo-
ment, sans ordre et sans suite, et les idées ne germeraient
que pour mourir l'instant d'après. Avec la parole, au
contraire, les mots, étant en notre pouvoir, donnent aux
idées réfléchies, auxquelles ils s'attachent, de la fixité et
de la régularité dans leurs mouvements, de l'isolement et
une entière indépendance de toute individualité; consé-
quemment, à la réflexion, de la tenue, de la concentra-
tion et de la suite dans ses actes. Ce n'est donc que sous
XXIV
'
ce point de vue qu'on peut dire, avec vérité, que le lan-
gage est nécessaire à la formation de la pensée.
Ne dois-je pas me justifier ici d'avoir voulu remonter
à la cause de l'action nerveuse productive des phénomènes
intellectuels et me pardonnera-t-on de n'avoir pas imité
la sage réserve des physiologistes modernes qui se sont
bornés à étudier les fonctions des appareils organiques,
abstraction faite de toute considération de l'agent qui les
met en mouvement ?
On me trouvera, j'espère, excusable, si l'on fait atten-
tion que le procédé intellectuel suppose, dans le cerveau,
des mouvements spontanés et de réaction, et dans les
nerfs sensitifs ou moteurs un moyen de transmission
d'une vitesse qui n'est comparable qu'à celle de la lu-
mière; que l'état pulpeux de la fibre cérébrale et de la
partie médullaire des nerfs s'oppose à ce qu'on assimile
le système nerveux à un instrument à cordes tendues qui
n'attendent que le coup d'archet pour résonner, ou à des
canaux préparés pour servir de voie de transport à de
prétendus esprits animaux, ministres officieux de la vo-
lonté et des actions impressives du dehors. Le moment
est venu où les sciences physiques, par les données posi-
tives qu'elles nous offrent sur le principe des forces de la
nature, nous faisant entrevoir plus clairement que jamais
la cause véritable de l'action vitale, nous permettent d'être
un peu moins réservés sur la détermination de cette cause.
Depuis longtemps, en effet, les physiciens ont été
frappés des analogies qu'ils ont observées, d'abord entre
la lumière et le calorique, et de leur transformation mu-
tuelle l'un dans l'autre ; puis entre ces deux impondérables
et le fluide électrique, lumineux et calorifique par sa na-
ture. Aujourd'hui les travaux importants de Malus et de
m
XXV
Fresnel sur la lumière, la découverte d'un nouveau mode
d'action du fluide électrique dans la pile de Volta, la con-
sidération des effets étonnants qu'on en obtient, tout leur
fait pressentir la nécessité de reconnaître qu'il n'y a dans
la nature qu'un seul fluide impondérable, source de lu-
mière et de chaleur, et principe des forces attractives et
répulsives qui opèrent tous les mouvements de compo-
sition et de décomposition que les corps éprouvent. J'ai
été conduit moi-même inopinément à ce résultat par les
recherches que j'ai faites il y a quelques années sur la
phosphorescence, ouvrage couronné en 1809 par l'Insti-
tut, et par celles que j'ai consignées quelque temps après
dans le Journal de Physique sur l'origine et la génération
du pouvoir électrique soit dans le frottement, soit dans
le contact des métaux hétérogènes.
La croyance fondée de l'existence d'un principe si puis-
sant et si universel ne devait-elle pas faire soupçonner
qu'il pourrait bien être aussi la cause productive de tous
les phénomènes organiques de la végétation et le véritable
agent de la vie dans les êtres animés ?Ce qui n'était qu'un
soupçon vient d'être confirmé et mis, ce me semble,
presque en évidence par M. Dutrochet, dans ses expé-
riences pleines d'intérêt sur la cause du mouvement de la
sève dans les végétaux.
M. Dutrochet avait observé que ce sont les spongioles
ou les extrémités des radicelles du chevelu des plantes
qui attirent l'eau de l'intérieur de la terre et l'introduisent
avec force dans leurs vésicules par les voies capillaires de
leurs parois; qu'en vertu de cette absorption, elles sont
pendanttout le temps de la végétation dans un état turgide
continuel, et que c'est à cet état turgide qu'elles doivent
cette force impulsive qui pousse la sève dans les tubes
— XXVI —
lymphatiques ; que c'est par le même procédé que les vé-
sicules du tissu cellulaire qui environne les tubes lym-
phatiques deviennent turgides en attirant et absorbant au
passage une portion de la sève ascendante, et concourent,
par cette action, à sa marche progressive jusqu'aux extré-
mités des branches. Il avait, de plus, observé que cette ac-
tion des vésicules organiques sur les liquides environnants
ne se manifestait que tout autant qu'elles se trouvaient
elles-mêmes pourvues d'un suc propre autre que la
sève, et il en conclut qu'elle pourrait bien dépendre de
l'influence des deux liquides hétérogènes l'un sur l'autre,
à travers les cloisons membraneuses qui les séparent.
Frappé de ce résultat de l'observation, il a voulu le vé-
rifier par la voie de l'expérience. Il a pris, en consé-
quence, un tube de verre, dont il a fermé l'un des orifices
en y attachant un cœcum de poulet, et, après y avoir mis
de l'eau légèrement gommée, il a plongé ce sac membra-
neux dans un réservoir d'eau pure; au bout de quelque
temps, il a vu le cœcum se gonfler, se distendre, et
le liquide intérieur monter successivement dans le tube
et s'écouler au dehors. Cette expérience, qu'il a fréquem-
ment réitérée ensuite, en variant les liquides hétérogènes,
leur position respective, et la cloison intermédiaire à leur
contact, lui a démontré: i°que cette force de transmission
qui fait passer l'eau pure dans la cavité de l'appareil, est
proportionnelle à l'hétérogénéité des liquides; 2 que
lorsqu'elle est à son maximum d'intensité, elle est capable
de soulever une colonne de mercure de beaucoup supé-
rieure au poids de l'atmosphère; 3° qu'en mettant le li-
quide plus dense en dehors, et l'eau pure dans l'appareil,
celui-ci se vide entièrement au lieu de s'emplir avec
excès; 4 qu'il y a des liquides inactifs, quoique d'une
XXVII
densité ou d'une nature bien différente de celle de l'eau,
et les cloisons de quelques substances minérales qui sont
tout à fait inertes pour cet effet. En examinant de plus
près les résultats de l'expérience, il a encore reconnu qu'en
même temps que l'eau extérieure s'introduisait dans l'ap-
pareil par les voies capillaires de la cloison une portion
du liquide intérieur en sortait par les mêmes voies, mais
en moindre quantité que celui du dehors, qui s'y intro-
duit; et il a donné le nom d'endosmose à la première ac-
tion, et celui d' exosmose à la seconde.
L'analogie jdes conditions nécessaires à la production
de ce phénomène avec celles qui déterminent l'action
galvanique devait lui faire présumer que c'était le même
agent qui opérait dans l'une et l'autre circonstance. Pour
s'en assurer, il a placé, comme à l'ordinaire, dans un vase
d'eau pure, son appareil dépourvu de tout liquide inté-
rieur, et, après avoir constaté son inertie dans cet état, il
a introduit le fil conducteur du pôle négatif de la pile de
Volta dans le fond de l'appareil, et il a mis celui du pôle
positif en communication avec l'eau du vase : à l'instant
il a vu l'eau pénétrer dans l'appareil, monter progres-
sivement dans le tube et s'épancher au dehors par son
orifice. En mettant le fil négatif dans l'eau du vase, et le
positif dans l'intérieur de l'appareil plein d'eau, il a
obtenu l'effet contraire : l'eau de l'appareil a passé par
les voies capillaires dans le réservoir extérieur.
Avec des effets aussi identiques de part et d'autre,
peut-on se dispenser de conclure l'identité de la cause?
Je sais qu'on peut objecter, et l'auteur en convient, que
jusqu'ici on n'a produit aucune électricité sensible par le
contact de deux liquides de densité différente; que
M. Becquerel n'en a obtenu que par le contact des li-
XXVIII
quides sur les solides, encore n'est-ce que tout autant
qu'ils exercent l'un sur l'autre une action chimique. Mais
personne n'ignore combien il a été difficile à Volta lui-
même de mettre en évidence l'état électrique de deux
métaux hétérogènes en contact. On sait, par les expé-
riences faites sur la pile, que les substances humides
transmettent plus ou moins imparfaitement le fluide élec-
trique qui leur est communiqué, et que, quoiqu'elles
puissent troubler respectivement l'équilibre de celui qui
leur est propre par leur contact mutuel, lorsqu'elles sont
de nature différente, elles doivent l'abandonner plus dif-
ficilement que les métaux ou tout autre solide moins
conducteur qui éprouve une action chimique. Ne serait-ce
pas à une action électromotrice de cette nature et au pas-
sage, qui en est lasuite,de l'eau dissoute dans l'atmosphère
à l'état vésiculaire, que serait due l'électricité des nuages ?
D'ailleurs, connaît-on bien toutes les formes sous les-
quelles ce fluide peut manifester sa puissance? Lorsque
deux liquides hétérogènes arrivent [au contact en vertu
de l'action qu'ils exercent alors l'un sur l'autre, le fluide
de chacun d'eux ne peut-il pas se constituer dans un état
de tension différent, plus expansif dans l'un, plus con-
densé dans l'autre, et se polariser ainsi respectivement
sans qu'il en résulte dans eux une inégale répartition de
leur fluide? J'ai fait voir dans mes recherches sur l'ori-
gine du pouvoir électrique que si l'on met les nerfs d'une
grenouille dans un vase plein d'eau, et ses cuisses dans un
deuxième vase plein du même liquide, et que l'on touche
l'eau des deux vases avec un arc métallique, dont l'une
des extrémités soit chaude et l'autre froide, à l'instant
l'animal entre en contraction et s'élance hors du vase,
quoique le fil métallique présenté dans cet état à l'électro-
XXIX
mètre le plus sensible ne donne aucun signe d'électricité.
On obtient le même effet en touchant l'eau des vases avec
les deux index, pourvus chacun d'une température op-
posée. Voilà bien certainement un phénomène électrique
qui cependant n'est produit que par la seule rupture de
l'équilibre de tension du fluide élastique dans les deux
extrémités d'un corps conducteur, et sans qu'il y ait aucun
déplacement de ce fluide , c'est-à-dire accumulation à
l'un des bouts aux dépens de l'autre, déperdition et raré-
faction dans celui-ci. J'ai fait voir, en outre, qu'un pre-
mier degré de froid ou de chaleur, augmente également
le ressort du fluide électrique de tous les corps, et qu'un
degré plus élevé de l'un ou de l'autre le lui fait perdre.
Ces deux effets ont pareillement lieu dans un air progres-
sivement raréfié ou graduellement condensé. Il est bien
remarquable que deux actions diamétralement opposées
produisent des effets aussi correspondants.
Ainsi, quoique l'agentde l'électricité ne se montre pas
en action, dans la production du phénomène de l'en-
dosmose et de l'exosmose par le seul contact de deux
liquides hétérogènes, nous ne pouvons, je pense, nous
refuser de l'en reconnaître l'auteur. Ne suffit-il pas, en
effet, qu'il nous manifeste sa présence par les effets qui
lui sont propres, et qui n'appartiennent qu'à lui, pour
n'en avoir aucun doute ?
Mais s'il est constant que le mouvement de la sève
dans les végétaux soit l'effet de cette action électro-
capillaire découverte par M. Dutrochet, et que tous les
phénomènes de leur vie végétative en dépendent, ne doit-
elle pas être également la cause de la progression des
liquides dans les tubes capillaires des animaux, et pro-
duire aussi les phénomènes de leur vie végétative ? Toutes
— XXX —
les conditions nécessaires à l'existence de l'endosmose se
retrouvent chez eux comme dans les plantes. Les tissus
des animaux ne sont composés que de vésicules agglo-
mérées, dont les cavités sont remplies ici de fibrine ou de
gélatine, là d'albumine ou de phosphate de chaux, par-
tout d'une substance pâteuse plus dense que le sang.
Entre ces vésicules rampent les vaisseaux sanguins et
leurs ramifications capillaires, lesquelles sont appliquées
sur les vésicules, sans toutefois que leurs cavités aient
aucune communication avec celles des vésicules : en sorte
que leurs liquides respectifs ne peuvent passer de l'une
dans l'autre que par filtration. Le système sanguin tout
entier n'est lui-même qu'une grande cavité tubulaire
sans issue, où rien ne peut entrer, et d'où rien ne peut
sortir que par voie de filtration.
Il y a plus : l'existence de l'endosmose est manifeste
dans le réseau capillaire du système vasculaire animal.
C'est par elle, dit M. Dutrochet, que nous analysons,
c'est par elle que le sang des artères est attiré dans leurs
ramifications capillaires, la vacuité des artères après la
mort, et lorsque l'impulsion du cœur a cessé, en est la
preuve, et c'est dans les ramifications capillaires que le
sang des veines reçoit une impulsion dont, jusqu'à ce
jour, les physiologistes ont vainement cherché la cause.
Elle est encore plus évidente dans l'inflammation, qui
n'est que l'exagération de l'état normal, un hyper-
endosmose. Dans cette circonstance, on voit l'organe en-
flammé, attirant à lui les liquides environnants, devenir
turgide, les artères qui s'y rendent, augmenter de calibre
pour conduire le sang qui y afflue, et les veines qui y
prennent naissance, se dilater sous l'impulsion du sang,
que l'organe leur envoie avec plus d'abondance qu'à l'or-
XXXI
dinaire. L'organe enflammé, continue M. Dutrochet, est
donc ici but d'adfluxion et origine d'impulsion pour le
sang.
Ainsi, chez les animaux, comme dans les végétaux,
c'est à la présence de deux liquides hétérogènes et à l'état
dans lequel leur fluide électrique respectif se constitue,
qu'est dû le développement de cette force par laquelle ces
liquides s'attirent l'un l'autre au contact à travers leur
cloison; c'est à leur contact médiat qu'est due cette
action électrique qui établit deux courants : l'un du sang
dans la vésicule à travers les cloisons, l'autre du liquide
organique de la vésicule dans le sang, et c'est à l'état
turgide de la vésicule qui en résulte, ou plutôt à un
changement de rapport survenu alors dans les tensions
électriques des deux liquides, qu'est due la naissance,
dans la vésicule, de cette force impulsive qui repousse
le sang en contact pour agir ensuite de nouveau attracti-
vement sur celui qui lui succède.
L'endosmose n'est donc pas seulement la cause de la
progression du sang dans les capillaires et dans les
veines qui y prennent naissance, et de tous les phéno-
mènes de composition et décomposition, de sécrétion,
d'exhalation et d'absorption; elle fait encore passer,
comme on voit, le fluide électrique des vésicules que le
sang côtoie, alternativement de l'expansion au resserre-
ment, et inversement, leurs parois de la contraction à
la dilatation, et ce sont ces mouvements oscillatoires qui
constituent l'action vitale des tissus organiques des
animaux. Si les vésicules des végétaux ne paraissent pas
jouir de cette motilité, ne serait-ce pas parce que leurs
parois ne sont pas formées, comme celles des animaux,
par l'agrégation de vésicules plus petites, et sont ainsi
*•>!
XXXII
peu susceptibles de se prêter à un changement de di-
mension.
Puisque l'agent électrique est la cause immédiate des
mouvements de la vie de nutrition dans les végétaux et
chez les animaux, ne doit-il pas l'être aussi des mouve-
ments de la vie de relation dans ces derniers ? Le système
nerveux qui préside à cette vie jouit de l'endosmose
comme toutes les autres parties de l'organisation. Toutes
les conditions nécessaires à son existence s'y trouvent :
structure vésiculaire, vésicules remplies d'une pulpe
plus dense que le sang, et système capillaire côtoyant ces
vésicules et les mettant en rapport avec le sang qui le
parcourt. Nous savons que l'action nerveuse produit
dans les organes un surcroît d'endosmose ou un hyper-
endosmose érectile, et réciproquement, que l'inflamma-
tion ou hyperendosmose morbide exalte l'action ner-
veuse. Pourrait-elle être tour à tour cause et effet de
l'endosmose, phénomène essentiellement électrique, si
elle ne l'était elle-même? Nous savons encore que l'élec-
tricité excite nos sensations en l'absence de leurs exci-
tants naturels, et qu'elle supplée l'action nerveuse dans
la production des contractions musculaires. On aurait
tort de ne voir dans elle qu'un nouvel excitant de l'ac-
tion nerveuse, aujourd'hui qu'il est bien reconnu que
tous les excitants sont des électromoteurs et n'agissent
que comme tels. Fondé sur ces analogies, je suis donc
autorisé à reconnaître, avec M. Dutrochet, que l'agent
nerveux est ou l'électricité elle-même, ou une manière
d'être de ce fluide impondérable.
Quoique l'agent électrique soit le principe commun
du mouvement vital dans tous les organes, il y a cepen-
dant dans l'appareil nerveux deux différences organiques,
XXXIII
lesquelles donnent au mode d'action de ce principe un
caractère particulier qui mérite d'être observé : i° les
vésicules constitutives de la pulpe médullaire des nerfs
sont toutes arrangées en séries rectilignes dans toute la
longueur de leurs canaux et parallèlement à leur axe, et
la pâte albumineuse dont elles sont remplies est plus
conductrice pour le fluide électrique que toutes les autres
formes de la matière animale; 2° les nerfs tiennent tous
à un réservoir commun d'où ils partent, et, par leur
distribution dans les organes ainsi que sur toutes les
surfaces externes ou internes du corps, ils correspondent
à tous les points de l'organisation et soutiennent des
rapports avec tous les milieux qui nous environnent.
Or, il résulte de ces dispositions : i° que les vésicules
de la pulpe médullaire des nerfs doivent être plus exci-
tables, et que leur fluide électrique, lorsqu'il est excité,
doit y être plus expansif, plus mobile; 2 que ces vési-
cules sont soumises à une double excitation : celle du
sang par les capillaires qui côtoient leurs parois, et celle
des agents du dehors et des organes internes, mais prin-
cipalement des premiers, qui agissent impulsivement
sur le fluide électrique des extrémités nerveuses et
donnent ainsi naissance dans toute l'étendue de l'appa-
reil nerveux à un accroissement de tension électrique
nécessaire à l'exercice des fonctions de ce système;
3° que, par ce surcroît d'excitation et au moyen de l'ar-
rangement indiqué des vésicules entre elles, leurs atmo-
sphères électriques doivent se polariser respectivement,
se presser l'une l'autre dans une direction rectiligne, et
constituer ainsi la pulpe médullaire de chaque nerf en
un conducteur continu, dont le fluide électrique soit
partout dans un équilibre de tension tel qu'il ne puisse
I
■
— XXXIV —
plus survenir à l'une de ses extrémités un changement
d'état, ou s'y produire un simple ébranlement, qu'à
l'instant même, et simultanément, l'autre extrémité
n'éprouve aussi le même changement ou ne participe
à l'ébranlement.
On voit que dans cette hypothèse il n'est pas néces-
saire, pour expliquer la transmission instantanée des
impressions du dehors au centre cérébral ou de l'in-
fluence excitatrice de celui-ci aux extrémités nerveuses,
de supposer une émission de prétendus esprits ou de
quelque impondérable. Tout se fait ici par ondulations
ou ruptures d'équilibre.
Ainsi c'est essentiellement à l'action stimulante des
agents de la nature sur la matière nerveuse des surfaces
en rapport avec eux, que le système nerveux doit cette
supériorité vitale ou hyperendosmose érectile dont il
jouit dans l'état de veille, et c'est par son innervation
consécutive qu'il est lui-même cause de surexcitation
dans tout le système animal. L'état de veille est donc
pour le système nerveux un état d'efforts et de surcroît
de tension qui cesse et revient périodiquement par
l'absence et le retour successifs de ses causes productives,
et qui sans cette intermittence finirait par s'affaiblir par
une tension trop prolongée, et laisserait le système ner-
veux dépourvu de tout autre pouvoir innervant que
celui de sa vie végétative. Car le sommeil est pour le
système nerveux un état de détente relative où l'agent
électrique, soustrait à toute action étrangère du dehors
autre que celle de l'air sur l'organe respiratoire, reprend
progressivement le ressort qu'il avait perdu par la ten-
sion prolongée de la veille.
On trouvera peut-être bien étrange que je suppose
XXXV
l'agent électrique attaché à chaque corps, susceptible d'y
perdre son ressort par une trop longue ou trop forte
tension. Je le trouve aussi pareillement; mais il est
incontestable que tous les corps élastiques cèdent à la
longue et se détendent sous une tension trop forte ou
trop prolongée. Mais n'ai-je pas prouvé que le pouvoir
électrique des corps augmente d'intensité par un certain
degré de froid ou de chaleur, ou dans un air plus rare
ou plus condensé que celui de l'atmosphère, et que ce
pouvoir disparaît entièrement lorsque ces forces ten-
dantes agissent sur lui avec plus d'énergie?
Tels sont les motifs qui me portent à croire à l'exis-
tence, dans l'organisation, d'un agent matériel et invi-
sible, source première de toute action vitale, principe
intermédiaire de tous les phénomènes sensitifs et intel-
lectuels, et telle est l'idée fondée que je me forme de sa
nature et de son mode d'action.
Qu'il me soit permis, en finissant, de m'élever contre
l'opinion d'une certaine classe d'hommes, estimables
d'ailleurs, qui, mus par un zèle peu éclairé, pensent que
c'est dégrader l'homme et le confondre avec la matière
que de mettre l'âme dans la dépendance des organes
pour la production de sa pensée. Pour dégrader un
objet, il faut le ravaler au-dessous de sa condition, et
certes on ne saurait nier que la dépendance où est l'âme
du jeu de l'organisation ne soit la condition physique
de son existence présente : c'est un fait incontestable.
Rien de ce qui émane de l'Auteur suprême de toutes
choses ne peut être avilissant. En attachant l'âme à des
organes qu'il a mis à sa disposition, il ne l'a pas dé-
gradée; c'est la matière qu'il a ennoblie en l'associant
à la pensée. Pourquoi craindre, en convenant de cette
*?S'
XXXVI
dépendance, qu'on ne soit entraîné à considérer l'âme
comme un attribut matériel ? Le sentiment peut-il être
attribué à l'organisation comme en étant l'effet immé-
diat? Jamais on ne confondra leurs produits respectifs;
la sensation n'est pas un mouvement ni rien qui lui
ressemble. Au reste, quelles que soient les appréhen-
sions ou les répugnances mal fondées de ces personnes
pour ce genre de recherches, je crois devoir prévenir le
public que cet ouvrage est écrit dans un esprit inoffensif
pour les croyances religieuses. Sans trahir la vérité, je
respecte tout ce qui est généralement respecté par les
hommes, et j'ose assurer qu'on n'y trouvera rien qui
puisse porter atteinte à ces principes sacrés qui sont le
fondement des religions et l'appui de la morale.
LIVRE PREMIER
DES SENSATIONS
CHAPITRE I er .
Des sensations en général.
entir, c'est éprouver une action et en avoir
conscience. La sensibilité est donc cette pro-
priété inconcevable en vertu de laquelle aucune
cause ne peut agir sur nous que sa présence ne nous
soit attestée, et aucun changement notable ne peut se
faire spontanément en nous que nous n'en soyons aver-
tis. Cette faculté suppose, comme on voit, deux choses :
un effet matériel produit sur nos organes et un effet
moral consécutif dans l'âme. Le premier est connu sous
le nom d'impression, et le second sous celui de sensa-
tion. Considérée en elle-même, la sensation est quelque
chose de si simple qu'on ne saurait la définir. Seule de
sa nature, elle n'est semblable qu'à elle-même; il est
impossible d'en donner une idée sans la faire éprouver
ou sans rappeler les circonstances où on a dû l'éprou-
ver, et rien n'est plus aisé que de savoir ce qu'elle est,
alors qu'on en a fait l'expérience.
Dess. Et. de l'Homme moral. 1
■1
,
2
La propriété de sentir paraît exclusivement attachée
à la matière nerveuse. Les animaux qui sont dépourvus
de nerfs et qui n'offrent dans leur organisation qu'une
masse gélatineuse, comme les polypes à bras, ne sont
qu'irritables et ne sentent pas. Chez eux les impres-
sions sont immédiatement suivies de mouvements, leur
vie est purement végétative, car s'ils paraissent palper
la lumière et la chaleur, cette propriété leur est commune
avec les plantes. Pour sentir, il ne suffit même pas
d'avoir des nerfs; il faut encore que ces nerfs aient un
centre commun de réaction, terme final des impressions
et point de départ de la sensation. Les animaux qui
n'ont pas de cerveau, quoique avec des nerfs (les Rayon-
nés) ne diffèrent pas des polypes sous le rapport de la
sensibilité ; seulement leur irritabilité est plus déve-
loppée par l'influence de l'action nerveuse. Observons
toutefois que si ce centre était sans rapport avec les
milieux environnants, il n'y aurait dans l'animal qu'un
sentiment vague et confus et des mouvements instinc-
tifs indéterminés. Pour entrer pleinement en exercice,
il a besoin d'avoir des organes sensitifs externes qui
stimulent et spécialisent son action ; mais dès qu'il en
est pourvu, alors les impressions des sens donnent lieu
à des sensations et des volitions, et les mouvements
internes à des instincts plus explicites. Cet état est celui
des mollusques et particulièrement des insectes.
L'homme, pendant l'époque de sa formation dans
le sein maternel, passe successivement par ces divers
états que je viens d'observer dans l'organisation ner-
veuse des dernières classes animales. Comme embryon,
il est sans nerfs, ou leur centre n'existe pas encore;
aussi ne fait-il que végéter, et ses tissus à mesure
1.
««V
— 3 —
qu'ils se forment deviennent de plus en plus irri-
tables. Comme fœtus, dès le moment que les nerfs
ont un centre, il commence à sentir, mais confusément,
comme un homme assoupi; il s'émeut, il trépigne, mais
instinctivement et sans but. Comme enfant naissant,
ses sens ne sont pas plus tôt en rapport avec les divers
agents de la nature qu'aussitôt il a des sensations, des
volitions et quelques instincts déterminés.
Dans les mollusques et les insectes, les fonctions de
la vie de relation et de la vie de nutrition s'opèrent
par un seul système nerveux. Dans les animaux verté-
brés et dans l'homme , il y a deux systèmes nerveux
distincts, quoique en rapport entre eux et formant unité
de système. L'un est pour les sensations et les mou-
vements volontaires, l'autre pour l'entretien du mou-
vement vital et pour les impulsions instinctives néces-
saires à leur conservation ou à celle de leur espèce.
Les nerfs du premier système ont tous leur origine par
paires dans la moelle rachidienne, et de là ils se dis-
tribuent dans les muscles de la vie de relation, dans les
organes des sens et sur toute la surface de la peau ; si
ce n'est pourtant la huitième paire, qui va presque tout
entière se perdre dans les viscères en s'associant avec le
système nerveux de la vie de nutrition. Ces nerfs, quel
que soit le point de leur origine dans la moelle rachi-
dienne, correspondent tous par des filets de commu-
nication avec le sommet de cette moelle, là où ses deux
faisceaux médullaires se croisent, et c'est là aussi que
prennent naissance les deux paires de faisceaux, de filets
médullaires dont le développement constitue le cerveau
et le cervelet; de manière que ce sommet est le rendez-
vous commun de toutes les impressions que reçoivent
— 4 —
les sens , et le point intermédiaire par lequel l'encé-
phale participe à toute l'action impressive des nerfs et
exerce ensuite lui-même sur eux une influence excita-
trice. Cette portion supérieure de la moelle de l'épine
est connue sous le nom de moelle allongée.
Le système nerveux de la vie de nutrition est le ré-
sultat d'un nerf nommé grand sympathique, qui s'unit
directement avec la huitième paire et s'enlace diver-
sement et d'une manière inextricable avec elle, média-
tement et en autant de branches avec tous les nerfs spi-
naux, et avec la cinquième et la sixième paire de la
moelle allongée par des nœuds ou points de jonction
connus sous le nom de ganglions, qui l'établissent dans
un état mixte d'isolement et de dépendance avec ces
nerfs, et en font ainsi un système à part, qui puise
néanmoins toute sa force dans ses connexions médiates
avec la moelle rachidienne. Le nerf grand sympathique
se distribue ensuite et va se perdre dans les viscères
pour y exercer son action innervante. Je ne m'occupe-
rai dans ce chapitre que des phénomènes sensitifs du
premier système, me réservant de parler ailleurs des
phénomènes instinctifs du second.
Tous les nerfs sensibles qui appartiennent au pro-
longement rachidien du cerveau se divisent en cinq
espèces, auxquelles on a donné le nom de sens. L'une
d'elles est universellement répandue sur toutes les sur-
faces externes et internes du corps, quoique plus spé-
cialement attachée à la main, et les quatre autres sont
circonscrites et reléguées chacune dans un lieu déter-
miné de la tête; mais toutes, sauf peut-être la pre-
mière pour le tact général, toutes sont remarquables
par un mécanisme de structure parfaitement approprié
au genre d'action de l'agent dont ils doivent recevoir
l'impression. Cette variété de structure donne aux êtres
animés qui sont pourvus de ces sens le pouvoir d'être à
la fois sensibles au contact des corps et à leurs diffé-
rentes températures, aux irradiations de la lumière, aux
vibrations de l'air, aux émanations odorantes, aux prin-
cipes sapides, et de connaître ainsi non seulement tout
ce qui les environne, mais encore toutes les qualités des
objets qui intéressent leur existence.
L'impression, pour être sentie, doit s'opérer sur l'ex-
trémité des nerfs, et pour ainsi dire immédiatement sur
la partie médullaire de leur substance. Toute autre ac-
tion serait infructueuse et sans effet sensible. Elle doit en
outre être transmise par les nerfs au cerveau, car la
sensation ne paraît pas attachée précisément aux ébran-
lements qui s'opèrent dans les nerfs ; mais bien à ceux
qu'ils déterminent dans leur centre commun, témoin les
ligatures faites aux nerfs, leurs compressions ou leurs
rescisions, qui, en interceptant toute communication avec
le centre, empêchent la sensation d'avoir lieu. La nature
a pourvu à la première condition en dépouillant les som-
mités nerveuses de leurs enveloppes grossières et en
mettant à nu leur moelle, ou en ne la couvrant que d'un
léger voile muqueux suffisant pour s'opposer à son des-
sèchement, mais incapable d'affaiblir l'action impressive.
Elle a satisfait à la [seconde en donnant à chaque filet
nerveux une communication directe avec le centre, et
en ne lui permettant pas de s'aboucher avec les autres
dans son trajet : aussi n'en est-il aucun qui ne lui trans-
mette isolément les impressions qu'il reçoit, et c'est en
raison de cela que toutes nos sensations sont indivi-
duelles et correspondent chacune à une partie distincte
du corps, quoiqu'elles se rapportent toutes à un même
moi.
Pour exercer le pouvoir de transmission, il ne suffit pas
aux nerfs d'être en continuité d'organe avec le cerveau,
il faut encore qu'ils soient en état de veille et participants
à l'érection vitale du centre. Car si les nerfs et le cerveau
ne jouissent pas tous ensemble de ce degré de tension
qui' leur est naturel et nécessaire pour exercer leurs
fonctions, l'impression se fait et ne se transmet pas.
N'est-ce pas là, en effet, ce qu'on observe pendant le
sommeil et dans la paralysie, où il y a perte de sentiment?
La transmission une fois opérée, le cerveau, en vertu de
l'érection vitale dont il jouit, répercute l'impression vers
son point de départ, et un ébranlement oscillatoire succède
quelques instants à la répercussion. C'est à ces deux mou-
vements réacteurs que la propriété de sentir, et de sentir
que l'on sent, paraît avoir été attachée.
Indépendamment de ce degré de tension vitale néces-
saire aux organes des sens pour produire la sensation, il
en est un autre plus intense dont ils sont susceptibles, et
qui rend la sensation plus vive et plus distincte, mais
qui n'est que consécutif à la sensation. Celui-ci est l'effet
de l'activité spontanée du cerveau se portant sur l'im-
pression. Ce n'est plus ici cette réaction passive, et pour
ainsi dire de ressort, par laquelle il répercute d'abord
l'impression, mais bien une détermination propre de son
activité au moyen de laquelle, en s'érigeant lui-même
sur l'impression, non seulement il donne aux sens un
plus haut degré de tension, il les tourne encore vers
l'objet impressif, comme pour aller au-devant de lui, et
c'est en s'y fixant qu'ils prolongent l'impression et la
rendent plus sensible, plus appréciable. C'est donc à
_ 7 _
l'activité propre du centre que nous devons le complé-
ment de la sensation.
En admettant, comme nous venons de le faire, divers
degrés de tension vitale dans les nerfs, nous sommes loin
de vouloir les considérer comme des cordes de violon
plus ou moins tendues et susceptibles de vibrer sous les
coups de l'archet: la nature mollasse et pulpeuse de leur
substance médullaire s'y oppose. Mais nous sommes
autorisés (et l'étatdessciencesphysiques le permet aujour-
d'hui) à y reconnaître la présence d'un fluide subtil et
éminemment élastique. Ce fluide n'a rien de commun
avec les esprits animaux que l'on représentait parcourant
les canaux avec une vitesse égale à celle de la lumière
malgré les obstacles qu'il devait rencontrer dans sa
marche. Inhérent par sa nature à la matière palpable, il
forme autour de chaque molécule, et conséquemment
autour de chaque vésicule organique de la pulpe nerveuse,
une atmosphère susceptible de divers degrés de force
expansive suivant le degré d'intensité de l'action excita-
trice qui l'appelle au dehors. Or, comme toutes les vési-
cules de la moelle nerveuse se touchent et sont disposées,
comme on l'a observé, en séries rectilignes dans leurs
canaux névrilématiques , on conçoit que leurs atmo-
sphères ne peuvent pas éprouver un surcroît de force
expansive sans se presser mutuellement, se mettre par ce
moyen en équilibre de tension dans toute l'étendue des
tubes nerveux, et se trouver ainsi en état de transmettre
rapidement au centre et par voie d'ondulation tous les
ébranlements que peuvent éprouver les extrémités ner-
veuses. Ce fluide est le principe des phénomènes élec-
triques que manifestent les corps lorsqu'on parvient à en
ravir une faible portion à l'attraction de l'un d'eux pour
-
— 8 —
l'ajouter surabondamment à un autre. C'est lui qui sans
se déplacer dans les corps, et par ses différents mouve-
ments d'expansion ou de resserrement, ou, si l'on veut,
par les divers états dans lesquels il s'y constitue, paraît
être la cause de tous leurs phénomènes lumineux ou
calorifiques; lui qui opère toutes les décompositions et
les combinaisons moléculaires de la matière, comme les
effets chimiques de la pile de Volta doivent nous le faire
présumer ; lui enfin que nous entrevoyons déjà devoir
être la source de tous les phénomènes de la vie dans les
êtres organisés, depuis surtout la belle expérience de
M. Dutrochet.
Mais, dira-t-on, pourquoi les nerfs sont-ils les seules
parties de notre corps capables de transmettre les impres-
sions qu'ils reçoivent et d'être ainsi les organes de la
sensation? Tous les tissus organiques n'ont-ils pas aussi
leur fluide impondérable comme les nerfs ? Comme eux,
ne reçoivent-ils pas du sang leur excitation vitale ? Cepen-
dant ils ne sont pas organes de sensations, car il est de
fait que dans le corps humain les membranes séreuses,
les ligaments, les cartilages, ne sont pas sensibles, et
généralement tout ce qui est dépourvu de nerfs.
Il me semble que c'est à juste titre que les nerfs jouissent
de cette prérogative: i° parce qu'ils ont seuls un centre
général, terme commun de leurs impressions et principe
de réaction pour tous; 2 que la pulpe nerveuse qui
remplit les vésicules des filets médullaires est d'une nature
plus conductrice, et que le fluide impondérable de cha-
cune d'elles doit être plus excitable par l'impression du
sang, plus expansif et plus mobile; 3° que la propriété
cohibente de leur névrilème et la disposition des vési-
cules médullaires dans l'intérieur des nerfs en séries
— 9 —
rectilignes favorisent singulièrement leur pouvoir de
transmission en donnant au mouvement transmis une
direction parallèle à l'axe de leurs canaux -,4° que les nerfs
sont seuls soumis d'une part à l'influence vitale de tous
les organes avec lesquels ils sont en rapport, d'autre
part, par les sens, à celle des causes externes qui agissent
comme force tendante; ce qui donne au fluide impondé-
rable de leur pulpe un plus haut degré de développement
et de tension. Dans les autres organes, au contraire, qui
ne jouissent pas de ces avantages, l'impression reçue
reste circonscrite dans leur sein et n'en dépasse pas les
limites parce que leur fluide n'a ni assez d'intensité ni
assez de liberté pour rendre fidèlement les mouvements
qui lui sont imprimés et les faire passer ainsi de proche
en proche au centre commun. Ce qui le prouve, c'est
que tous les tissus animaux dont les stimulations ordi-
naires restent inaperçues, acquièrent un haut degré de
sensibilité lorsqu'ils viennent à s'enflammer. N'est-il pas
évident que dans ce cas la transmission des impressions
au centre nerveux n'est due qu'à un accroissement de
force expansive et de tension que le travail inflamma-
toire procure au fluide de l'organe affecté ?
Quoique les organes autres que les nerfs n'aient pas
dans leur état normal le pouvoir de transmettre hors
d'eux-mêmes ce qui se passe dans leur intérieur, consé-
quemment de nous le faire sentir, tous néanmoins sont
irritables, c'est-à-dire capables d'être excités par un
certain genre d'actions et de réagir immédiatement sur
elle. Je nommerai, avec Halle, susceptibilité ce mode
d'excitation propre à chaque organe, pour éviter de
confondre comme on a fait cette propriété organique
avec celle de sentir qui n'appartient qu'au moi intelli-
— 10 —
gent. Bichat l'a nommée sensibilité organique pour la
distinguer de la sensibilité dont nous avons conscience.
Mais cette désignation a encore l'inconvénient de laisser
penser que c'est l'organe seul qui sent alors réellement,
sans que le centre y participe, et que le moi en ait con-
science; tandis qu'on ne devrait concevoir en lui cette
propriété que comme une disposition vitale à se laisser
impressionner par certains corps, de manière à y inté-
resser son activité. On remarque en effet que les
organes dont la vie est soustraite à la conscience et à la
direction du moi, ont chacun leurs stimulants particu-
liers auxquels ils répondent, et ils sont constamment
sourds à l'action de ceux qui ne sont pas en rapport
avec eux. La considération de ces propriétés vitales des
organes non sentants ne doit pas être négligée dans
l'étude de l'homme, car elles concourent singulièrement
au développement de la sensibilité et de tout l'être moral.
Les nerfs des sens sont passibles de deux sortes de
modifications de la part des agents externes. Les unes ne
sont que des ébranlements que l'organe reçoit sans qu'il
y soit essentiellement intéressé, mais qu'il ne laisse pas
passer sans y mettre du sien: car à mesure que ces
impressions lui arrivent, le sens les groupe; il les
coordonne entre elles dans l'ordre naturel de leurs causes
productives, et il les présente ensuite au centre sensitif
comme l'expression des formes ou des diverses activités
de ces causes et les témoins de leur présence. Dans les
autres, au contraire, l'organe change d'état, l'impression
le modifie réellement, il en est plus ou moins affecté, et
alors le sens agité préoccupe exclusivement le centre et
ne l'entretient que du rapport présent de sa situation. Or
les premières donnent lieu à des sensations qui ne se
1 1
rapportent directement qu'à leurs causes productives, et
les secondes à des sentiments qui ne se rapportent direc-
tement qu'aux organes modifiés, et qui sont de nature
à nous intéresser vivement à la conservation de notre
existence. Ces sentiments sont tous affectifs, et on en
distingue deux sortes, connues l'une sous le nom de
plaisir, et l'autre sous celui de douleur. Le plaisir est
attaché aux impressions favorables à l'organisation, et la
douleur à celles qui l'offensent.
Tous les corps peuvent agir sur nous. Ils ont donc des
qualités actives en vertu desquelles ils agissent. Ces
qualités sont de différente nature : les unes opèrent à
distance par des intermédiaires, et les autres au contact.
La propriété de réfléchir la lumière, celle de produire
des vibrations sonores ou d'exhaler des particules odo-
rantes, sont de la première classe; les qualités tactiles et
les sapides sont de la seconde. Chaque organe des sens
est tellement approprié à l'une de ces diverses actions,
qu'il ne peut recevoir d'impression que de celle avec
laquelle il est en rapport. Il faut pourtant en excepter la
langue, organe principal du goût, qui jouit obscurément
d'une espèce de toucher. Toutes les activités que les
agents externes exercent sur les sens se réduisent à deux
modes d'action : ils agissent sur eux impulsivement, par
pression, par choc, par oscillations; ou comme électro-
moteurs en donnant à l'agent électrique des sens plus ou
moins de force expansive. L'excitation produite par le
contact des corps est évidemment une pression, celle delà
lumière sur la rétine une percussion, et celle qui s'exerce
sur l'organe acoustique par les corps sonores, un mou-
vement de vibration. L'excitation de la température sur
toute la surface de la peau, celle des corps sapides ou
— 12
odorants sur leurs organes respectifs sont des mouvements
d'expansion ou de resserrement produits sur le fluide
impondérable des nerfs qu'ils impressionnent. Que ce
soit par de pareils mouvements que les sensations s'opè-
rent, certaines expériences galvaniques semblent venir à
l'appui de cette assertion.
En effet, personne n'ignore aujourd'hui qu'on peut
faire naître des sensations sapides sur la langue en appli-
quant convenablement sur les nerfs de cet organe deux
métaux hétérogènes en permanence de contact, ou en les
faisant communiquer aux pôles de la pile de Volta. En
opérant de la même manière sur chacun des autres sens,
Cavallo a eu l'odorat frappé d'une odeur putride, Ritter a
éprouvé des sensations de chaleur sur le toucher, Volta,
des bourdonnements ou des bruits sourds dans l'oreille;
et ne sait-on pas qu'on peut produire de même une
espèce d'éclair dans l'œil à chaque fois que les deux
métaux arrivent au contact? Il est bien remarquable que
cet effet ne se produise qu'au moment du choc, et jamais
lorsque les métaux restent en contact; ce qui prouve
que ce sens n'est excitable que par des percussions.
L'examen comparatif de l'action alternative des deux
pôles de la pile sur chacun de nos sens et des diverses
dispositions dans lesquelles ils les constituent, peuvent
encore nous fournir quelques lumières sur la nature des
mouvements que les agents externes y excitent.
Le célèbre Ritter, professeur à Iéna, a observé que
l'effet constant du pôle positif sur le corps animal est de
donner du gonflement à la partie sur laquelle on l'applique
pendant quelque temps, et celui du pôle négatif, au con-
traire, de la déprimer. Le pôle positif, par exemple, appli-
qué quelques minutes sur un point de la langue, y produit
i3
une légère élévation, et le pôle négatif un petit enfon-
cement.
Le même auteur a observé que si l'on touche les deux
pôles avec les deux mains mouillées, le pouls de la main
qui touche au pôle positif augmente d'intensité, et celui
de la main qui est au pôle négatif s'affaiblit sensiblement,
quoique le nombre des pulsations soit le même de part et
d'autre. Il est à remarquer que, dans cette expérience,
l'application du pôle positif a toujours été suivie d'une
sensation de chaleur et celle du pôle négatif, d'une impres-
sion de froid. Ritter a aussi trouvé qu'en mettant l'œil en
communication avec le pôle positif on voit tous les objets
rouges, plus grands et plus distincts qu'à l'ordinaire;
tandis qu'avec le pôle négatif on les voit bleus, plus petits
et plus confus. Avec le premier pôle, la langue éprouve
un goût acide, avec le second un goût alcalin. Enfin une
même vibration sonore produit dans l'oreille un son plus
grave que dans l'état naturel lorsque ce sens est en contact
avec le pôle positif, et un son plus aigu avec le pôle néga-
tif. Généralement donc, les deux pôles de la pile pro-
duisent dans nos organes des effets opposés.
Quelle peut être la cause de si singuliers effets ? Elle ne
peut être autre que l'action des pôles de la pile, dont l'effet,
comme on sait, est de constituer le fluide des corps qu'ils
touchent dans deux états entièrement opposés l'un à
l'autre, l'un d'expansion, l'autre de resserrement.
Quoi qu'il en soit de la nature des mouvements géné-
rateurs des sensations, on remarque qu'ils sont tous
variables dans leur intensité en raison de l'énergie des
causes qui les excitent, et c'est à leurs divers degrés d'ac-
tion que nos sensations doivent d'être purement repré-
sentatives ou affectives. C'est ainsi qu'un temps calme et
ï
— i 4 —
couvert nous laisse dans l'indifférence pour lui, tandis
qu'un beau jour nous flatte, et qu'une lumière trop vive
nous blesse et nous éblouit. Les acides nous piquent
agréablement le palais lorsqu'ils sont étendus d'eau, et ils
le brûlent et le désorganisent lorsqu'ils sont concentrés.
Il est cependant des circonstances où un même degré
d'action de la part d'un agent de la nature peut produire
sur nous une sensation tantôt indifférente et tantôt pénible
ou agréable; mais cela dépend alors du degré de tension
dans lequel se trouvent les forces sensitives des sens au
moment où une même impression se réitère, car il est
bien connu que cette tension estsusceptible de s'accroître
plus ou moins par une forte attention provoquée elle-
même par un besoin ou une vive émotion, ou par
un état d'irritation supernormal survenu dans quelque
viscère : chez les femmes vaporeuses on observe que dans
leur accès nerveux, la lumière la plus ordinaire les
offusque, le moindre bruit les importune, et les odeurs
les plus suaves les affectent le plus désagréablement. Que
conclure de là? Que la force et la vivacité des sensations
sont en raison composée de l'intensité de l'impression et
du degré de tension de l'organe qui la reçoit.
Le degré de tension des forces sensitives et celui de
l'intensité d'actions des agents externes ne contribuent
pas seulement à rendre affectives nos sensations repré-
sentatives; ils concourent encore, lorsqu'ils ne sont pas
exagérés, à perfectionner celles-ci, en leur donnant toute
la précision et toute la netteté requises pour qu'elles
soient plus conformes à la réalité. Car il est pour les
sens un certain degré de tension, et pour les corps qui
agissent sur eux, une certaine mesure d'action en deçà
ou au delà de laquelle les sensations ne sont plus l'exprès-
— i5 —
sion juste des objets qu'elles représentent. Mais il n'est pas
présumable que tous les hommes jouissent également et
au même point de l'une et l'autre condition: ils vivent
sous des climats divers, et ils diffèrent singulièrement
entre eux par leur organisation. Il faut donc reconnaître
que les impressions qu'ils reçoivent des mêmes objets ne
doivent pas produire en eux les mêmes sensations, car
la dégradation de chacune d'elles doit offrir mille nuances
différentes. Il y a plus : la tension des forces sensitives
est encore variable dans le même individu en raison de
l'âge, de l'état sain ou morbide dans lequel il se trouve,
ou des passions dont il est affecté. Il est donc vra-i de dire
qu'il n'est pas un seul homme, qui dans le cours de sa
vie éprouve les mêmes sensations de la part des mêmes
objets. Qui ne sait qu'au jugement du vieillard la nature
est sans couleur, les parfums sans odeur, et les fruits
sans saveur; tandis que dans la jeunesse tout est suave
et ravissant, tout brille de lumière et de fraîcheur.
Jusqu'ici j'ai particulièrement examiné le mode d'ac-
tion des agents impressifs et l'influence des nerfs dans le
procédé de la sensation. Voyons à présent la part qu'y
prend le cerveau.
Le cerveau est le moteur des sens, l'instrument immé-
diat de la faculté de sentir. C'est lui qui est le terme où
les impressions transmises par les nerfs viennent aboutir,
et le foyer où elles se répercutent et deviennent ainsi
causes de sensation. Que telle soit la prérogative de cet
organe, l'expérience et l'observation paraissent le con-
firmer. Si l'on met à découvert une partie du cerveau
par un large trépan, et qu'on excerce sur elle une com-
pression graduée, on remarque que la vue s'obscurcit,
que l'ouïe s'assourdit, que successivement tous les sens
— 16 —
s'assoupissent et les muscles se relâchent, et cette aboli-
tion de toute faculté de sentir et de se mouvoir persévère
tant que la compression subsiste. Dans les paralysies, où
une partie du cerveau perd son érection vitale, on observe
que les sens et les organes moteurs qui en dépendent se
trouvent souvent dépourvus de sentiment et de motilité.
Dans le sommeil parfait, qui n'est pour le cerveau qu'une
intermittence d'action ou une détente périodique, on
remarque de même dans tous les systèmes de la vie de
relation une insensibilité et une immobilité complètes.
Enfin dans l'état de veille, lorsque le cerveau est forte-
ment tendu vers une impression par l'effet d'une violente
passion et l'effort soutenu de l'attention, ne remarque-
t-on pas aussi qu'il est alors inaccessible à toute autre
impression qui lui survient, et qu'aucune d'elles n'est
sentie parce qu'elle est comme non avenue pour le
centre ?
Ces faits attentivement considérés démontrent évidem-
ment que pour sentir, il faut que l'organe cérébral soit
monté à un ton de vitalité en rapport avec l'énergie des
causes externes; que la sensation est attachée à la réper-
cussion vitale de cet organe, et que toute l'activité des
sens comme organes des sensations est une propriété
d'emprunt qui leur vient des agents externes et princi-
palement du cerveau, car l'excitation du sang ne produit
sur eux qu'une tension vitale obscure et isolée. C'est
aussi pour cela qu'on les voit suivre en tout les mouve-
ments du centre, baisser de ton ou s'exalter, s'assoupir
ou s'éveiller avec lui. Le cerveau, au contraire, est actif
par lui-même, le principe de son action est dans son
organisation. On remarque en effet, qu'indépendamment
de ce qu'il doit à l'action des causes externes et de tous
— '7 —
les autres organes qui agissent sur lui comme force ten-
dante, il jouit par lui-même d'un haut degré de tension
et d'un grand pouvoir de réaction : i° parce que les vési-
cules qui composent son tissu, sont remplies d'une pulpe
dont le fluide impondérable est éminemment excitable;
2° que lui seul dans l'homme possède beaucoup plus de
substance nerveuse que tous les nerfs ensemble, et que
l'excitation collective de toute la masse cérébrale est d'au-
tant plus énergique qu'il y a plus de points organiques
qui concourent à cet effet commun ; 3° qu'il n'est pas un
organe qui, relativement à son volume, reçoive un aussi
grand nombre de vaisseaux artériels et une aussi grande
quantité de sang rouge que le cerveau; 4° que le sang
qu'il reçoit est le plus riche en oxygène et le plus vivi-
fiant;qu'ily arrive par le plus court trajet, etque lorsqu'il
est retardé dans sa marche, comme dans les animaux à
long cou, c'est au détriment des forces sensitivesde l'or-
gane; 5° enfin que le cerveau est dans la dépendance la
plus immédiate de l'action du cœur sur lui pour l'entre-
tien de ses fonctions et même pour celui de sa vie propre.
Quelle peut être la raison de cette dépendance ? si ce
n'est que le cœur est l'agent d'impulsion pour le sang
artériel dont la première fonction est d'être l'excitant de
la vie dans tous les organes, et que le cerveau ne saurait
se passer un instant de son influence excitatrice. Ce qui
le prouve, c'est que si on intercepte le cours du sang
dans le cerveau en liant à la fois les carotides et les verté-
brales, l'animal tombe sur-le-champ et meurt au bout de
quelques secondes. Si l'on remplace immédiatement le
sang artériel par des injections de sang noir, on peut
prolonger la vie quelques instants de plus, mais la mort
est inévitable.
Dess. Et. de V Homme moral. 9
— 18 —
Le sang artériel peut circuler dans le cerveau en plus
ou moins grande quantité, suivant que les impulsions du
cœur, qui l'envoie, sont fortes ou faibles, accélérées ou
retardées; il peut y séjourner plus ou moins de temps
suivant que les expirations des poumons sont prolongées
ou courtes; il peut être plus ou moins oxygéné suivant
que l'organe chargé de fixer sur ce liquide une portion de
l'air pur de l'atmosphère, l'imprègne plus ou moins de
ce principe vivifiant. Son pouvoir excitant doit donc être
variable dans les hommes en raison de leur organisation
propre ou des climats dans lesquels ils vivent, et variable
dans chaque individu en raison de l'âge, de la santé, ou
de la passion régnante.
Le sang est donc une des causes principales des divers
modes de sensibilité que l'on observe parmi les hommes.
Le cerveau, quoique simple en apparence, est réelle-
ment un composé de deux organes de même nature et
en opposition l'un à l'autre. Ce sont pour ainsi dire deux
cerveaux très distincts qui ont chacun leur prolongement,
leurs nerfs et des appareils organiques semblables à
gouverner, mais si complètement unis ensemble que
tous leur points contigus sont [parfaitement homologues
et symétriques. Chaque moitié du cerveau est en effet
un organe à part, un système indépendant du système
opposé, qui, quoique semblable à l'autre en tout dans sa
structure et ses fonctions et dans une parfaite correspon-
dance avec lui, a néanmoins ses forces propres et sa vie
particulière. Quel peut être le motif de ce mode d'orga-
nisation si régulièrement observé dans toutes les espèces
animales voisines de la nôtre? Serait-ce sans raison que
la nature aurait établi dans l'économie animale un anta-
gonisme aussi général? Je serais assez porté à croire que
2.
— i9 —
cette opposition d'organes et de forces a été jugée néces-
saire dans la locomotion pour que les forces de part et
d'autre pussent s'offrir dans leur exercice un mutuel
soutien et favoriser ainsi leur développement; et dans le
procédé de la sensation pour accroître dans le cerveau
l'effet impressif des sens, donner un appui à la réaction
de cet organe et aux impressions homologues de chaque
paire de nerfs sensibles, un terme où elles viennent se
confondre et briser leurs efforts. On conçoit en effet que
si l'on suppose tous les filets nerveux d'une moitié céré-
brale contigus à ceux de l'autre, lorsque les nerfs homo-
logues des deux côtés reçoivent une même impression,
ce point de contiguïté doit être celui où les deux impres-
sions viendront concourir, se choquer et se détruire, et le
foyer d'où partira la réaction. Dans l'hémiplégie, où
l'une des moitiés reçoit seule l'impression, l'autre moitié
qui lui est contigué' n'en est pas moins pour l'impression
un point de résistance et le terme de son effort; seule-
ment la collision n'est pas aussi forte, et la sensation
qui en résulte a moins d'intensité.
S'il est vrai que la sensation n'est pas attachée à l'im-
pression, mais bien à sa répercussion, on peut donc dire
avec fondement que là où finit l'impression commence
la sensation; que le même choc qui détruit celle-là fait
jaillir celle-ci, et que ce qui est le terme de l'une est l'ori-
gine de l'autre.
Mais si les sensations se forment au point de concours
où les deux organes de chaque sens viennent confondre
leurs impressions, ne faudrait-il pas reconnaître qu'il y
a dans le cerveau autant de centres partiels de sensations
que nous avons d'espèces de sens? Les somnambules
chez lesquels on voit souvent les sens du toucher et de
— 20 —
l'ouïe éveillés, quelquefois même celui du goût, tandis
que les autres dorment profondément, semblent confirmer
cette induction. Ne pourrait-on pas même en conclure
rigoureusement qu'il y a autant de centres d'impression
dans chaque foyer des sens, et généralement dans tout le
cerveau, qu'il y a dans chaque moitié de cet organe de
points correspondants en opposition, susceptibles d'être
impressionnés? Notre expérience journalière paraît du
moins autoriser cette assertion. Quel est celui d'entre
nous qui, lorsqu'il sent sa tête fatiguée par une longue
méditation sur un même sujet, n'a pas éprouvé qu'il
donnait de nouvelles forces à son esprit en variant ses
études et changeant d'objet? N'est-il pas évident que
dans cette circonstance, ce sont de nouvelles fibres ner-
veuses qu'on met en activité?
Quoique les sens aient chacun dans l'encéphale un
centre partiel, puisqu'il y a en nous unité de sentiment,
il faut qu'il y ait dans cet organe un centre général qui
est le réceptacle de tous les foyers partiels, et où ceux-ci
concourent tous. Mais ce sensorium commune, où peut-il
être? Les expériences suivantes paraissent le déterminer
d'une manière satisfaisante.
Il était déjà connu, et M. Flourens l'a confirmé dans
ses beaux mémoires lus à l'Institut, sur les propriétés et
les fonctions du système nerveux, que si l'on pique dans
un animal une portion quelconque de la moelle épinière
mise hors de communication avec l'encéphale par une
ligature, il n'y a que les muscles qui prennent leurs nerfs
dans cette portion de moelle interceptée, qui se contrac-
tent, et on n'obtient de l'animal aucun signe de douleur.
Si on la pique au contraire au-dessus de la ligature,
l'animal crie, il s'agite et il fait des efforts pour échapper
21
à la douleur; mais les muscles dépendant des nerfs qui
sont sous la ligature ne se contractent plus. En répétant
cette expérience sur tous les points de la moelle épinière,
à partir de l'extrémité caudale jusqu'à la naissance de la
moelle allongée, on trouve même insensibilité dans tout
ce qui n'est plus en communication libre avec l'encé-
phale, et mêmes contractions des muscles qui tiennent
aux nerfs placés sous la ligature ; seulement le nombre
des muscles qui se contractent devient plus considérable
à mesure que la portion de moelle interceptée a dans sa
dépendance un plus grand nombre de nerfs. Arrivé à la
moelle allongée, si l'on irrite celle-ci, ce ne sont plus des
contractions partielles comme auparavant, mais bien un
tremblement général, des convulsions et des douleurs
qui vont en augmentant jusqu'à la protubérance annu-
laire. En allant plus loin, jusqu'aux tubercules quadri-
jumeaux inclusivement, les convulsions et les douleurs
s'affaiblissent; au delà de ce point, l'irritation est sans
effet, il n'y a plus ni contraction ni douleur.
Frappé de ce dernier phénomène, M. Flourens, à qui
le fait appartient, a voulu voir si en prenant l'encéphale
par sa partie opposée il obtiendrait les mêmes résultats.
Il a donc attaqué d'abord les hémisphères du cerveau en
les enlevant par couches, puis successivement et de la
même manière le cervelet, les corps cannelés et les
couches optiques ; pendant toutes ces mutilations l'animal
est resté insensible, et il n'y a eu aucune apparence de
contraction ; mais lorsqu'il a piqué les tubercules quadri-
jumeaux, le tremblement général et les convulsions ont
reparu en même temps que la douleur, et les uns et les
autres se sont ensuite accrus à mesure qu'il pénétrait
plus avant dans la moelle allongée.
8
— 22 —
Il paraîtrait bien naturel de conclure de ces faits que
la moelle allongée est la seule portion de la moelle
rachidienne qui excite des contractions générales, et que
c'est dans sa partie supérieure que réside éminemment
ce pouvoir; que c'est là aussi que doivent se rendre les
impressions pour se transformer en sensations, et que le
cerveau et le cervelet restent l'un et l'autre entièrement
étrangers au sentiment ainsi qu'au pouvoir d'exciter des
contractions. Cependant M. Flourens est loin d'admettre
ces conséquences. Il affirme, au contraire, que c'est dans
les lobes du cerveau que se forment les sensations, et de
là que partent les volitions excitatrices des mouvements
volontaires, fondé sur ce fait important et bien constaté
par lui, qu'un animal privé de ses lobes cérébraux perd
en même temps la vue, l'audition et avec elles la mémoire,
le jugement et la volonté. Les lobes cérébraux seraient
donc suivant lui le lieu où résident les facultés de sentir,
de percevoir et de vouloir.
On ne peut disconvenir d'après ce fait, qui paraît bien
établi, que le concours des lobes cérébraux ne soit indis-
pensable à la formation complète de la sensation; mais
on se persuadera difficilement qu'ils en soient l'organe
unique. De l'aveu de M. Flourens, l'animal sans lobes
cérébraux reste immobile et comme assoupi, il n'a plus
de volonté par lui-même et il ne se livre à aucun mou-
vement spontané ; mais quand on le pique ou qu'on le
pince, il se remue et s'agite, et il marche quoique sans
but et sans direction : il ne sait plus fuir. Quand on le
met sur le dos, il se relève et se dresse sur ses pattes; si
c'est une grenouille, elle saute quand on la touche; si
c'est un oiseau, il vole quand on le jette en l'air, il se
débat quand on le gêne, et si on lui met de l'eau dans le
— 23 —
bec, il l'avale. Toutes ces actions prouvent-elles que le
sentiment soit éteint en lui? Ne sont-elles pas évident
ment des mouvements instinctifs déterminés par un tact
provocateur? Si l'on veut s'en tenir à la conséquence
rigoureuse des faits, il faut donc se borner à dire que
c'est dans ce nœud médullaire qui est le terme de la
moelle rachidienne et le point de départ des masses céré-
brales, que toutes les impressions des sens doivent se
rendre pour se transformer en sensations, et c'est dans
les lobes cérébraux que les impressions doivent se pro-
pager pour que la sensation se transforme en perception
et laisse des traces durables de son passage. Quant aux
mouvements volontaires, c'est dans les lobes cérébraux
que naît la volonté qui les détermine, et c'est du haut
de la moelle allongée que part l'irritation qui les
excite.
Il résulte en effet des expériences de M. Flourens que
toute irritation d'un nerf dont la communication avec le
foyer sensitif est interceptée, excite des contractions dans
les muscles où il se rend; que de même toute irritation
de la moelle épinière fait contracter tous les muscles des
nerfs de cette moelle qui se trouvent au-dessous de l'en-
droit irrité, et donne lieu à des mouvements d'ensemble;
mais que ces contractions sont toutes plus ou moins
partielles; que la moelle allongée est la seule portion de
la moelle rachidienne dont l'irritation excite des contrac-
tions générales, parce que c'est dans elle que toutes les
extrémités cérébrales des nerfs viennent aboutir ; qu'il
n'y a qu'elle qui corresponde avec eux tous, et qu'elle est
ainsi la seule susceptible de se prêter à l'excitation de
toutes les combinaisons possibles de mouvements déter-
minés; tandis qu'on peut impunément piquer ou lacérer
— 24 —
les lobes du cerveau sans exciter la plus faible contrac-
tion, mais que leur soustraction entraîne inévitablement
l'abolition de la faculté de vouloir.
Après avoir déterminé la coopération du cerveau dans
la production des mouvements musculaires, M. Flourens
a voulu voir si le cervelet n'y contribuait pas en quelque
chose. A cet effet, il a attaqué séparément cet organe en
laissant intact le cerveau, et il a trouvé que, de même que
celui-ci, il était insensible à toutes ses mutilations et qu'il
n'excitait aucune contraction musculaire; mais il a
observé que la soustraction graduelle de sa substance a
apporté un tel trouble et un tel désaccord dans les mou-
vements musculaires, que l'animal ne pouvait plus les
coordonner en saut, en marche ni en station. « Placé sur
« le dos, il s'épuisait en vains efforts pour se relever, sans
« pouvoir y parvenir. Voulait-il éviter le coup qui le
« menaçait, il faisait mille contorsions pour l'éviter, et
« ne l'évitait pas. Il voulait et se mouvait, mais il ne se
« mouvait jamais comme il voulait. » Cette expérience,
réitérée plusieurs foiscomme les précédentes sur diverses
classes d'animaux, ayant donné constamment le même
résultat, a conduit M. Flourens à conclure que le cervelet
est le régulateur des mouvements voulus.
Ainsi trois centres nerveux concourent dans l'encé-
phale à la production des mouvements locomoteurs ou
vocaux : le cerveau, qui les commande, puisque les voli-
tions qui les déterminent partent de lui et se forment dans
son sein; le cervelet, qui en est le dispensateur et en dé-
termine l'ordre et le mode; et la moelle allongée, comme
étant le centre vital de l'appareil nerveux, qui les effectue
en transmettant, partout où besoin est, l'influence excita-
trice des deux premiers centres, pourvu toutefois qu'il
— 25 —
n'y ait pas d'obstacle qui s'oppose à cette transmission
dans les conduits nerveux.
Nous devons à M. Ch. Bell et à M. Magendie d'avoir
constaté que tous les nerfs spinaux fournissent aux
muscles du tronc et des membres des nerfs pour le mou-
vement distincts de ceux du sentiment. Il en est de même
pour les nerfs de la face, dont les uns sont affectés au sens
du tact et les autres à des mouvements volontaires ou
instinctifs. Cette disposition organique se trouve confir-
mée par ce qui se passe dans les paralysies où l'on voit
souvent les membres qui en sont atteints perdre le mou-
vement et conserver le sentiment, et réciproquement pri-
vés de sentiment sans perdre le mouvement. Les nerfs
moteurs, de quelque part qu'ils naissent dans la moelle
rachidienne, ont, ainsi que les nerfs sensitifs deux termi-
naisons : l'une dans les muscles, dont ils excitent les con-
tractions, et l'autre par leurs extrémités cérébrales dans
le sensorium commun, foyer des impressions sensitives
et lieu de départ aussi de l'influence excitatrice de l'encé-
phale. Mais ils diffèrent des nerfs sensitifs dans leur faculté
conductrice en ce que dans eux l'action excitatrice descend
en divergeant et s'irradie du centre à la circonférence;
tandis que dans les nerfs des sens l'action impressive
remonte et va convergeant de la circonférence au centre.
Il est encore à remarquer que le mouvement se trans-
met plus difficilement dans les nerfs moteurs lorsqu'il se
dirige de la circonférence au centre, et moins bien au
contraire dans les nerfs sensitifs lorsqu'il va du centre à
la circonférence. Ce qui le prouve, c'est qu'il est d'expé-
rience pour le premier cas que les grenouilles sont bien
moins excitables lorsque l'action électrique produite par
le contact de deux métaux hétérogènes passe des muscles
2(5 —
dans les nerfs, que lorsqu'elle agit inversement; et il est
d'observation pour le second que la sensation se produit
plus aisément par un mouvement venant du dehors, que
par une action propre du centre sur les sens : car les vi-
sions du délire supposent dans le cerveau, et consécuti-
vement dans les sens, une agitation excessive et supé-
rieure à l'action impressive des causes externes. Si l'on
voulait se rendre compte de ce phénomène, ne pourrait-
on pas supposer que les filets médullaires sont composés
de vésicules pulpeuses disposées en séries progressive-
ment décroissantes du centre à la circonférence pour les
nerfs moteurs, et de la circonférence au centre pour les
nerfs sensitifsPOn sait que, si dans une série de billes
d'ivoire, contiguès et d'une grosseur progressivement
décroissante, on choque la première, ce choc parvenu à
la dernière bille de la série lui imprime un mouvement
bien supérieur à celui dont la première était animée;
tandis que si l'on choque à son tour la petite bille, le
mouvement que la plus grosse en reçoit à travers les
billes intermédiaires est presque sans effet sur elle.
Il résulte des recherches réunies de M. Ch. Bell et de
M. Flourens sur les fonctions motrices du système ner-
veux de la vie de relation: i° qu'indépendamment des
nerfs destinés aux sensations spéciales et au tact de la
peau, ce système fournit à chaque muscle deux nerfs,
l'un pour conduire et faire sentir aux centres cérébraux
les stimulations propres de l'organe, et l'autre pour trans-
mettre à celui-ci l'influence excitatrice des centres et le
faire agir conformément à leur impulsion; 2° que les ra-
cines antérieures des nerfs spinaux donnent naissance
aux nerfs moteurs, et les postérieures, aux nerfs senso-
riaux; 3° que chaque moitié de la moelle rachidienne est
— 2 7 —
divisée en trois cordons ou colonnes; que les filets mé-
dullaires de la colonne antérieure président aux mouve-
ments de locomotion et de préhension, ceux de la posté-
rieure aux sensations générales, et ceux de la colonne
intermédiaire aux deux précédentes, aux mouvements
de l'appareil respiratoire; 4 que ces trois cordons vien-
nent concourir et se croiser avec ceux de l'autre moitié
au haut de la moelle allongée, qui devient ainsi centre
sensitif pour les nerfs du sentiment et des sensations
spéciales, et foyer de réaction pour les nerfs du mouve-
ment; 5° que néanmoins les cordons antérieurs et posté-
rieurs se trouvent dans une telle dépendance des masses
cérébrales que le nœud médullaire de la moelle allongée
ne saurait effectuer aucune sensation, ni produire aucune
excitation de mouvements volontaires sans leur interven-
tion; tandis que les cordons intermédiaires sont sous
l'influence et la direction spéciales de la moelle allongée,
qui peut ainsi, stimulée par la seule impression de l'air sur
la membrane muqueuse de la trachée et des bronches, pro-
duire par elle-même sur les muscles de la respiration l'ex-
citation nécessaire à l'entretien des mouvements de cet or-
gane. La moelle allongée serait donc l'agent immédiat des
mouvements involontaires ou de conservation et le mo-
teur subordonné de tous ceux que la volonté détermine.
Après avoir examiné d'une manière générale la faculté
de sentir, il convient d'en étudier en détail les divers
phénomènes, en se circonscrivant toujours dans les sen-
sations proprement dites. Je vais donc développer suc-
cessivement les produits de chaque sens pour faire con-
naître ensuite ce qu'ils ont de représentatif ou d'affectif,
et comment ils deviennent pour l'entendement une
source inépuisable de connaissances.
— 28 —
CHAPITRE II.
Du sens de l'odorat.
;
c commencerai l'étude des sens par celle de
l'odorat, du goût et du toucher, parce que ce
sont eux qui dans toutes les espèces animales
voisines de la nôtre entrent les premiers en fonction; et
je mettrai en première ligne l'odorat, parce qu'il est le
plus simple et celui dont les produits sont les plus faciles
à analyser. Le goût doit venir immédiatement après lui,
parce qu'il est sous la tutelle de l'odorat, qui en est
comme la sentinelle avancée, chargée de le prévenir de
ce qu'il doit faire ou rechercher. On jugera d'ailleurs
que ces trois sens méritent d'être traités à la suite l'un
de l'autre, si l'on considère que les deux premiers ne
sont au fond que des touchers plus subtils, destinés à
percevoir les actions moléculaires des corps au discer-
nement desquelles le toucher proprement dit eût été
inhabile.
Trois choses sont à considérer dans l'odorat : la ma-
tière qui produit l'impression, l'organe qui la reçoit, et
la sensation qui en est le résultat.
Les chimistes ont longtemps cru qu'il se dégageait
des corps odorifères, particulièrement des substances
végétales et animales, un principe subtil et élastique qui
avait seul la propriété de faire impression sur l'organe
olfactif, et ils l'ont nommé esprit recteur ou arôme.
Cette opinion n'est pas fondée, car il est constant que la
plupart des substances même les plus fixes, telles que les
— 2g —
pierres et les métaux, peuvent devenir odorantes lors-
qu'elles sont très atténuées parle frottement, la collision,
réchauffement ou tout autre moyen capable d'en volati-
liser quelques particules et de les disséminer dans l'air.
Quoiqu'il y ait réellement peu de substances qui ne
puissent devenir odorantes lorsqu'elles sont suffisam-
ment atténuées et flottantes ou dissoutes dans l'air, on
ne doit néanmoins regarder comme matière odorante
que les corps qui peuvent se volatiliser spontanément ou
se dissoudre d'eux-mêmes dans l'air, et qui sont suscep-
tibles d'agir avec une certaine énergie sur les nerfs olfac-
tifs. Les huiles essentielles, l'éther, l'alcool, l'ammo-
niaque et quelques gaz irrespirables sont de ce nombre;
et il est présumable que tous les effluves odorants des
substances végétales ou animales ne sont dûs qu'à des
exhalaisons de quelques-uns de ces fluides.
Quoique tous les principes odorants aient chacun une
manière propre de frapper l'odorat, il est certain que si
l'on confronte leurs sensations, on trouve que plusieurs
d'entre elles ont une certaine ressemblance, un fonds
commun par lequel elles se rapprochent, et qu'en sui-
vant ces analogies on peut les diviser en plusieurs
genres. Lorry les comprend toutes sous cinq chefs diffé-
rents qu'il désigne par les noms d'odeur camphrée,
odeur vireuse, odeur éthérée, odeur acide et odeur alca-
line.
La première classe a éminemment son type dans le
camphre. On retrouve cette odeur dans les plantes la-
biées, dans la famille des lauriers, des myrtes, des té-
rébinthes. Quoique très volatile, elle s'attache fortement
aux corps huileux ou résineux et aux substances ani-
males. La seconde comprend essentiellement les pavots,
— 3o —
les solanées, les bourraches, les ombellifères, les cucur-
bitacées et les substances putrides; elle a par elle-même
quelque chose de fade, de puant et nauséabond, qui
provoque le vomissement et soulève l'estomac. Dans les
lys, les roses, le jasmin, la tubéreuse et la violette on la
trouve mêlée avec l'odeur éthérée, et c'est pour cela que
ces fleurs portent à la tête lorsqu'elles sont réunies en
trop grande quantité dans un appartement. L'odeur
éthérée est très fugace et incoercible : tous les fruits vi-
neux, tels que les pommes, les poires, les melons, les
fraises, les framboises, l'exhalent abondamment lorsqu'ils
sont à leur point précis de maturité; c'est elle encore qui
se fait rechercher dans le jasmin, la rose, l'œillet, etc.
L'odeur acide se fait sentir dans les groseilles, l'épine-
vinette, les citrons, les oranges, la bergamotte, et spécia-
lement dans l'acide acétique concentré : les alcalis et les
odeurs putrides la détruisent promptement: aussi est-
elle la plus altérable de toutes les odeurs. L'odeur alca-
line est très remarquable dans l'ammoniaque, les cruci-
fères, le sinapi, le cochléaria, l'ail, l'oignon, et toutes les
plantes dont l'odeur picotte les yeux et provoque les
larmes. Cette odeur combinée avec le principe vireux
produit la fétidité : l'assa fœtida et l'hydrosulfure en of-
frent un exemple.
Les principes odorants n'exercent pas seulement une
action locale sur les nerfs olfactifs par suite de l'ébranle-
ment qu'ils y produisent; ils agissent encore sur tout le
système nerveux et ils en modifient la puissance. Mais
cette action générale n'est pas la même pour tous, car les
uns paraissent énerver les forces de ce système en en af-
faiblissant le ton, tandis que les autres semblent les exal-
ter en le rehaussant. Les odeurs vireuses, camphrées et
— 3i —
éthérées jouissent à différents degrés du premier pou-
voir; les odeurs acides ou purement alcalines possèdent
plus ou moins le second, suivant le degré d'intensité de
leur action impressive.
L'organe de l'odorat est placé dans les cavités nasales
et réside dans cette portion de la membrane muqueuse
qui en tapisse les parois supérieures ainsi que les sur-
faces des lames osseuses qui en divisent l'espace. Cette
membrane, de nature spongieuse, est remarquable par la
quantité des vaisseaux, des sommités nerveuses et des
follicules muqueux dont elle est pourvue, et par le léger
voile épidermoïde qui la recouvre.
Les follicules lubrifient sa surface en y versant conti-
nuellement une humeur visqueuse propre à retenir les
molécules odorantes à leur passage et à conserver les
sommités nerveuses dans cet état de souplesse qui con-
vient à leurs fonctions. L'humeur lacrymale, qui coule
dans le nez par le canal de ce nom, concourt encore au
même office.
Le nerf qui s'y distribue et qui forme essentiellement
le sens de l'odorat est la première paire des nerfs encé-
phaliques. Elle sort du crâne par les trous de l'os ethmoïde
en se divisant en une foule de filets pulpeux, qui après
s'êtreplongésdanslamembraneviennent se terminer àsa
surface et s'y épanouir. Indépendamment du nerfs olfactif
la membrane pituitaire reçoit encore des nerf nombreux
du ganglion sphéno-palatin et un rameau de la branche
ophthalmique de la cinquième paire, et c'est en vertu du
rapport que ce dernier nerf établit entre l'œil et l'odorat
qu'une vive lumière nous fait éternuer, et qu'une odeur
forte nous fait pleurer.
Un pareil organe, pour bien remplir ses fonctions,
— 32 —
devait être garanti de toute autre impression que celle
des principes volatils ou aériformes, et en même temps
être exposé largement à l'action immédiate de ces mêmes
corps. C'est aussi pour cela qu'il se trouve établi dans
l'intérieur d'un canal osseux qui le protège extérieu-
rement, en même temps qu'il sert de conduit à l'air que
l'on respire, lequel dépose en passant sur la membrane
les principes odorants dont il est imprégné. C'est encore
pour cela qu'il s'y développe et s'y déploie sans réserve
sur tous les points, quelle que soit l'étendue des surfaces
à couvrir que lui présente ce canal. Car plus l'air aura
sur son passage de surfaces à toucher, et la membrane
muqueuse plus de points olfactifs à offrir, plus il y aura
d'ébranlement produit, et plus l'impression sera forte.
N'observe-t-onpas, en effet, que l'odorat est d'une finesse
extrême dans tous les animaux chez lesquels la nature
a singulièrement amplifié les surfaces olfactives? Les
chiens de chasse nous en offrent un exemple frappant.
A présent que la structure de l'organe et la nature de
la matière qui agit sur lui sont connues, le mécanisme
de la sensation est facile à concevoir. L'air se charge de
toutes les particules odorantes que les corps exhalent
autour de nous; attiré dans les poumons par l'acte de la
respiration, il dépose en passant dans les fosses nasales
ces particules sur la membrane pituitaire; celle-ci, au
moyen du mucus qui enduit ses surfaces, les retient et les
met en contact avec les sommités nerveuses qui en
reçoivent une impression, et l'impression transmise au
cerveau détermine la sensation d'odeur.
Dans cette première opération tout est passif de notre
part, et l'organe qui reçoit l'impression, et le centre qui la
répercute, et l'âme qui en est modifiée. La sensation ne
— 33 —
fait que nous avertir de sa présence; elle est trop fugitive
et inattendue pour être bien saisie. Mais elle n'est pas
plutôt produite que toute notre activité se déploie, celle
du centre en s'érigeant sur l'impression et concentrant
ainsi l'attention sur son produit moral, et celle de l'âme
en activant par la volonté les mouvements inspiratoires
pour accroître et prolonger l'impression. Or tout cela ne
saurait avoir lieu sans rendre la sensation plus vive, plus
profonde et plus nette. Il est donc vrai de dire que si la
nature seule nous fait sentir, c'est à notre activité que
nous devons de flairer et de bien sentir.
Toutes les sensations d'odeurs pures sont parfaitement
simples et indécomposables, quoique variables dans leur
degré d'intensité : ce sont des impressions primordiales
de l'esprit qu'on ne peut définir; pour les connaître il
faut les éprouver et lors même qu'on les a éprouvées on
ne peut assigner leurs différences quoiqu'on les discerne
très bien les unes des autres. Elles produisent toutes
deux effets sur nous, l'un intellectuel et l'autre affectif.
Par le premier elles provoquent l'intelligence et elles
offrent des matériaux à la perception; par le second elles
provoquent l'instinct et elles nous intéressent à leur objet.
Considérons successivement l'une et l'autre influence.
Condillac a prétendu qu'un homme qui serait borné
au sens de l'odorat n'aurait d'autre connaissance que
celle des odeurs; que ces sensations ne le conduiraient
pas elles-mêmes à aucune idée des choses qui existent
hors de lui et hors d'elles; qu'à la première odeur qu'il
éprouverait il se sentirait odeur et ne sentirait que cela;
qu'il ne pourrait avoir une idée de son moi qu'après
avoir comparé son état présent avec son état passé. Je
ne saurais être de son avis. Je pense au contraire qu'iln'est
Dess. Et. de l'Homme moral. 3
-3 4 -
pas une seule sensation externe quelque simple qu'elle
soit qui ne nous fasse sentir à la fois, elle-même, son
sujet et son objet, et voici comment.
Si l'on se donne la peine d'analyser les impressions
qui nous viennent du dehors, on doit y distinguer trois
choses : une action étrangère à l'organe sur lequel elle
s'excerce, une résistance de l'organe contre cette action
et un changement produit dans l'organe malgré cette
résistance. Mais dans une impression sensible tout ce
qui s'y passe doit se faire sentir, et l'action avec son rap-
port d'extranéité et l'effet produit par elle et ce qui résiste
à l'un et éprouve l'autre. A chaque sensation qui nous
vient du dehors nous devons donc sentir à la fois et la
sensation et le sujet sentant et quelque chose autre que
nous qui nous fait sentir. On aurait tort de penser que
tout cela doit se confondre dans un sentiment unique.
On peut bien ne pas y porter également l'attention, comme
cela a lieu effectivement, mais ces trois choses n'en sont
pas moins distinctes pour le sentiment. On ne distingue
en effet les objets que par leur opposition. Or ici tout
est en opposition; c'est un sujet qui lutte contre une
action qui n'est pas de lui et qui ne cède à un changement
d'état qu'en résistant. Je puis donc établir qu'il n'est pas
de sensation externe qui ne nous apporte avec elle le
sentiment de nous-même et celui de quelque chose de
modifiant qui n'est pas nous.
Ces trois notions fondamentales que nous donne la
sensation ne sont pas de simples perceptions livrées à
notre spéculation, elles sont encore inséparablement
accompagnées d'un sentiment qui nous préoccupe de
leur réalité présente et nous force à y donner notre assen-
timent. Or cette attestation de réalité est un rapport
3.
— 35 —
donné par la nature, ce rapport est un fait puisqu'il con-
cerne l'existence des choses et ce fait devient un jugement
par l'adhésion que nous y donnons par entraînement.
Comme il y a trois choses senties dans une sensation, il
se forme donc en nous trois rapports, trois faits et trois
jugements qui sont tout entiers l'ouvrage de la.nature
ou plutôt le résultat du procédé organique de la sen-
sation.
Observons en outre que la modification sensation a
deux rapports, l'un à sa cause et l'autre au sujet sentant;
que ce sont deux rapports de dépendance, mais le pre-
mier d'une dépendance organique fondée sur cette loi de
la réaction nerveuse qui réfléchit toujours les impres-
sions au même point d'où elles sont parties, et le second
d'une dépendance intrinsèque et nécessaire; que par le
premier, la sensation se rapporte à son objet avec une
telle force que nous la confondons avec lui sous une même
dénomination sans songer même au second rapport qui
nous échappe sans cesse parce que nous sommes entraî-
nés par le premier. Voilà donc encore deux nouveaux
jugements naturels qui se produisent en nous et malgré
nous lors de la sensation, et dont le but pour le premier
est de nous répandre hors de nous pour nous mettre en
rapport avec la nature.
Tels sont les notions et les jugements qui naissent
spontanément de la sensation, considérée dans la réalité
des objets qu'elle nous fait sentir et dans son rapport
avec sa cause. Ce sont des notions et des jugements pri-
mitifs ou naturels parce qu'ils sont le produit du méca-
nisme de l'organisation nerveuse.
Ce que nous venons de dire de la sensation odeur, est
applicable à toutes les sensations, si ce n'est pourtant
— 36 —
les internes qui ne sont dues qu'aux mouvements propres
de la vie. Celles-ci nous donnent bien aussi le sentiment
du moi avec celui d'une modification; mais elles ont cela
de particulier, que rien d'étranger à ce moi ne s'y fait
sentir comme cause productrice de la sensation. La
raison en est que dans ces impressions internes, c'est le
système vivant qui agit sur lui-même et que l'organi-
sation étant alors tout à la fois la cause et le sujet de
l'action, il ne peut y avoir que deux choses senties, un
effet et un sujet qui le produit et l'éprouve.
Lessensationsd'odeursontsusceptibles d'être rappelées
et de devenir un objet de réminiscence. On sait qu'une
odeur qu'on a déjà éprouvée et qui vient de nouveau
frapper l'odorat, excite presque toujours le souvenir de
la même sensation passée, et qu'on la reconnaît aussitôt
pour l'avoir déjà eue. Mais dans cette circonstance, ce
n'est pas la sensation qui se reproduit faiblement, il n'y
a que la perception de rappelée, car il est constant que
lorsqu'on ne fait que penser à une odeur, on ne la sent
pas actuellement, on n'en est pas affecté; alors le sens
reste impassible, et le centre, siège de la perception, est
seul ébranlé. Il n'y a donc point d'imagination pour l'o-
dorat puisqu'il n'a pas le pouvoir de reproduire, même
faiblement, ses sensations en l'absence de leurs causes
productrices.
On voit que si on ne considère dans le sens de l'odorat
que ce qu'il a d'intellectuel, les notions qu'il nous donne
d'un moi sensible et de ce quelque chose d'odorant qui
nous fait sentir, ne sont encore que des renseignements
bien bornés et fort obscurs. Mais s'il est peu instructif
pour l'entendement, en revanche il parle clairement à
l'instinct et son influence sur lui est très étendue, si l'on
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en juge du moins par les nombreuses sympathies qu'il
excerce.
L'organe de l'odorat n'est pas seulement olfactif; au
moyen de la membrane muqueuse sur laquelle ce sens
s'épanouit, il est encore susceptible d'être stimulé par
l'impression de l'air, et de déterminer par l'influence
sympathique de cette membrane sur la muqueuse des
bronches l'action musculaire de l'appareil respiratoire.
C'est à cette stimulation que l'enfant naissant doit le
premier acte de la respiration, et c'est elle qui par suite
en entretient le jeu dans tout le cours de la vie.
Comme organe olfactif, l'odorat sympathise avec trois
de nos instincts les plus remarquables, ceux de conser-
vation, de nutrition et de reproduction. C'est lui qui
nous prévient des qualités nuisibles ou salutaires du
fluide que nous respirons et qui est nécessaire à l'entre-
tien de la vie, lui qui fait pressentir aux animaux dont
ce sens est en général bien plus délicatque dans l'homme
quelles sont les substances qui doivent leur servir de
nourriture par la manière dont la plupart d'entre elles
les affectent, lui qui fait sentir aux individus de chaque
espèce animale leurs rapports sexuels et qui par l'attrait
irrésistible des odeurs que les femelles exhalent au mo-
ment de leur rut, rapproche les deux sexes et en pro-
voque l'accouplement. Que ces mouvements soient ins-
tinctifs et déterminés par les impressions affectives de
l'odorat, on en a la preuve dans les petits chiens ou les
petits chats qui, à peine sortis du ventre de leur mère,
cherchent en flairant la mamelle qui doit les nourrir.
L'odorat sympathise encore avec les glandes lacry-
males et salivaires dont il provoque les sécrétions par
l'effet de certaines odeurs. II sympathise avec le cœur en
— 38 —
accélérant ou en retardant ses mouvements suivant la
nature de l'impression odorante; avec l'appareil respira-
toire en le surexcitant lorsqu'il est fortement stimulé par
des matières acres et volatiles ; avec l'estomac en le sou-
levant lorsqu'il est vivement assailli par des odeurs in-
fectes. Mais, réciproquement il est aussi lui-même dans
la dépendance des organes de la vie de nutrition, dépen-
dance manifeste surtout dans les gastrites où les malades
ne supportent qu'avec la plus grande répugnance l'odeur
des aliments.
Ces sympathies de l'organe olfactif avec ceux de la vie
intérieure sont le résultat de la connexion des nerfs de
ce sens avec le grand sympathique. Car nul organe sen-
sorial, dit Tiedemann, ne reçoit du grand sympathique,
notamment du ganglion sphéno-palatin des rameaux
aussi considérables que les siens, et ceux-ci ne sont nulle
part plus immédiatement soumis à l'action des objets
extérieurs.
L'odorat n'excite pas seulement nos instincts conser-
vateurs, il émeut l'homme tout entier en élevant le ton
du système nerveux et il ouvre ainsi les sens à la vo-
lupté, échauffe l'imagination, donne de l'élan aux affec-
tions morales et dispose aux sentiments religieux. Aussi
est-ce pour cela que de tout temps on a fait brûler les
parfums les plus suaves dans les temples consacrés à la
divinité et au moment le plus auguste des cérémonies
du culte ; dans ces mêmes vues les anciens en faisaient
encore usage dans les funérailles et sur les tombeaux.
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CHAPITRE III.
Du sens du goût.
rois sortes de substances agissent sur le goût,
les médicamenteuses qui le repoussent, les nu-
tritives qui le flattent et les condimentaires qui
l'excitent. Parmi ces substances, les unes agissent par
elles-mêmes, et les autres en vertu d'un principe qui leur
est entièrement uni. Les farineux et les muqueux sont
dans le premier cas; toutes leurs molécules ne doivent
qu'à elles-mêmes la sapidité qui leur est propre. Tous
les fruits doux sont au contraire dans le second cas; leur
douceur tient à une matière sucrée qu'ils renferment.
Si l'on envisage dans les substances sapides la nature
de leur impression, on peut, d'après Linnée, les ranger
toutes en dix classes. Car quelque incalculable qu'en soit
le nombre, on voit par leurs résultats comparés qu'elles
se rapportent toutes plus ou moins à un certain nombre
de saveurs principales autour desquelles elles viennent
se grouper. Ces dix classes de principes sapides sont :
les aqueux, les doux, les fades, les gras, les acres, les
stiptiques, les amers, les acides, les salés et les spiri-
tueux.
Les aqueux ont une faible saveur que discerne très
bien un palais délicat; celle de l'eau en est le modèle; on
comprend dans cette classe les sèves des arbres et toutes
les substances purement herbacées. Les doux renferment
toutes les matières alimentaires et spécialement les su-
crées. Les fades dont la saveur est un peu révoltante pour
— 4o —
l'estomac comprennent les gommes et les plantes muci-
lagineuses, telles que les mauves, les guimauves, etc.
Les gras tiennent tous à un principe huileux. Les acres
produisent une sensation profonde et corrosive avec
chaleur ; les alcalis caustiques, les sels terreux déliques-
cents, la menthe, le pied de veau, le raifort, le tytimale,
l'euphorbe et les cantharides appartiennent à cette classe.
Les stiptiques ont pour effet de produire une sensation
âpre et constrictive; elle est remarquable dans les sels
alumineux, les sulfates de fer et de zinc, l'écorce de chêne,
le myrte, le sumac, les nèfles, le coing et les prunelles.
Les amers se font distinguer par une impression plus ou
moins austère et désagréable que l'on reconnaît dans les
préparations sulfureuses ou bitumineuses, dans les corps
résineux, dans les sulfates de magnésie et de soude, dans
la rhubarbe, le quinquina, les écorces d'orange et de ci-
tron, l'absinthe, le houblon, la coloquinte, l'aloès, la
myrrhe et le fiel de bœuf. Les acides, dont la saveur est
piquante, sont suffisamment connus; quelques-uns d'eux
se trouvent en état de liberté dans la pulpe de certains
fruits, tels que l'épine-vinette, la groseille, l'orange et le
citron. Les salés ont une saveur picotante bien distincte
néanmoins de celle des acides; elle réside dans toute sa
pureté dans le sel marin ou hydrochlorate de soude dont
les hommes font généralement usage pour assaisonner
les aliments. Enfin les spiritueux, qui se signalent par
une impression plus ou moins ardente, comprennent
toutes les liqueurs fermentées et les produits de leur dis-
tillation que nous associons avec plaisir à nos besoins et
dont nous faisons si souvent abus.
Il est presque honteux aujourd'hui de rappeler que du
temps de Descartes on a pensé que les substances qui
— 4i -
ont du goût ne devaient cette propriété qu'à une matière
saline qu'elles contiennent, et que la diversité des goûts
qu'elles nous font éprouver vient de la différente confi-
guration des particules salines. Ainsi on supposait que
les molécules sucrées étaient sphériques, les acides ai-
guës, les stiptiques crochues, les amères fourchues et les
salées cubiques.
Il est constant d'abord que beaucoup de matières ont
de la saveur quoiqu'elles ne contiennent aucun principe
salin : tels sont l'eau, les gommes, les corps gras et hui-
leux. Tous les principes sapides qu'on peut considérer
comme des matières salines, n'agissent sur l'organe du
goût que lorsqu'ils sont dissous dans le suc salivaire qui
sert tout à la fois de dissolvant à leurs molécules et de
véhicule à leur action. Or, dans cet état de fusion, les
molécules salines ne conservent plus toutes ces formes
polyédriques sous lesquelles elles se présentent à nous
lorsqu'elles se solidifient; toutes au contraire revêtent
la forme sphérique, seule convenable à la liquidité.
D'ailleurs la sensation de saveur qu'on produit sur la
langue par l'action galvanique de deux métaux hétéro-
gènes ne repousse-t-elle pas toute idée d'une intervention
mécanique de la part des principes sapides dans la for-
mation de leurs impressions?
L'organe du goût paraît résider dans la bouche et le
pharynx et s'étendre même jusque dans l'œsophage et
l'estomac; car lorsqu'on broie un aliment, on observe
que la saveur qu'on éprouve dans la bouche se propage,
lors de la déglutition, dans ces derniers organes et s'y
continue en quelque sorte. Toutefois son siège principal
est dans la cavité de la bouche particulièrement sur la
langue, parce que c'est là que la sensation est plus vive et
— 42 —
plus distincte, et là qu'on découvre sur toutes les sur-
faces une plus grande quantité de sommités nerveuses.
La langue est un faisceau de fibres charnues diverse-
ment entrelacées, susceptible de s'allonger, de se rac-
courcir et de se porter en tout sens dans la cavité de la
bouche au moyen de ses muscles intrinsèques et de plu-
sieurs muscles auxiliaires auxquels elle est attachée et
qui lui font exécuter tous ces mouvements. Cet organe
est recouvert comme toutes les parois de la cavité d'une
portion de membrane muqueuse dont la surface externe
se trouve parsemée d'un grand nombre de mamelons
nerveux particulièrement à sa pointe.
Tous les nerfs qui vont à la langue et qui se distribuent
dans la bouche sont fournis par la cinquième, la huitième
et la neuvième paires encéphaliques. Il est hors de doute
que les uns sont destinés à la production des mouve-
ments musculaires et les autres à recevoir les impres-
sions sensibles. Mais quels sont ceux qui président aux
sensations du tact et du goût? On a hésité longtemps
à le dire. Cependant on convient assez généralement
aujourd'hui que ce privilège doit être accordé à la
cinquième paire, depuis surtout les expériences de
Ch. Bell sur les nerfs de la face et de l'intérieur de la
bouche.
Quoi qu'il en soit, il est certain que les nerfs y rem-
plissent trois fonctions qui sont : de présider aux mouve-
ments musculaires, de faire naître les sensations sapides
et de recueillir les impressions tactiles. Car il est de fait
que la langue, indépendamment de la propriété qu'elle
a de se mouvoir et de goûter, jouit encore de celle du tact
et qu'elle est pour la bouche comme une espèce de main
chargée de discerner les qualités tangibles des corps qui
lui sont offerts, tandis que les lèvres discernent plus
particulièrement leur degré de température.
Pour compléter l'idée de la structure de ce sens, ajou-
tons qu'il est muni de plusieurs glandes, que les parois
de la bouche sont munies d'un nombre considérable de
follicules muqueux dont la fonction est de verser dans
la cavité buccale une grande quantité de mucus, tandis
que les glandes y font couler de la salive destinée à
servir de véhicule aux principes sapides et de dissolvant
à la matière alimentaire dans l'acte de la digestion.
Observons en outre que ces organes sécréteurs sont
entièrement sous l'empire de la vie de nutrition, que les
muscles de la bouche et de la langue sont dans la dépen-
dance du cerveau et aux ordres de la volonté, tant que
l'instinct de nutrition trop fortement stimulé ne vient
pas les soustraire à leur influence et que les mouvements
du voile du palais et du pharynx dans la déglutition
paraissent habituellement involontaires ; aussi leurs
muscles reçoivent-ils des nerfs du grand sympathique.
D'après ce qui vient d'être dit, on conçoit d'avance le
mécanisme de la sensation sapide. Si l'on porte à la
bouche une substance alimentaire, aussitôt que les lèvres
la pressent ou que les dents l'écrasent, les principes
sapides se dégagent de toutes parts et se mêlent à la salive;
celle-ci les dissout et s'en pénètre; elle les répand sur
toutes les surfaces et elle les met en contact avec les
papilles nerveuses qui en reçoivent une impression. Or
cette impression est transmise au centre, et il en résulte
une sensation perçue d'autant plus vive que l'impression
est plus énergique et plus ou moins voluptueuse, que
l'aliment est plus ou moins en rapport avec l'état présent
des viscères. Car on remarque que les hommes varient
— 44 —
singulièrement dans leurs goûts pour les mêmes aliments
ou les mêmes assaisonnements, et il n'est personne qui
dans le cours de sa vie n'ait été surpris de trouver parfois
insipides les aliments qui flattent ordinairement le plus
son goût.
La salive ne doit pas être ici considérée seulement
comme le véhicule des principes sapides; elle paraît
encore concourir avec eux à la formation des sensations.
L'expérience prouve, en effet, qu'elle dénature la
saveur des aliments au point qu'aucun d'eux ne repro-
duit la sienne, lorsqu'elle ne jouit pas de ce tempé-
rament qui lui est propre, qu'elle est douceâtre, amère
ou trop salée, en unmot, lorsqu'elle est viciée par quelque
état morbide. Il en est de même lorsqu'en changeant
d'aliments, la salive se trouve imprégnée, par le premier
qu'on a mangé, de principes sapides dont la saveur est
incompatible avec celle du second. Personne n'ignore
que le meilleur vin paraît d'une âpreté insupportable
lorsqu'on en boit après avoir mangé un fruit doux,
tandis qu'on le trouve délicieux après le fromage ou la
noix. La saveur austère du vin ne s'associe pas avec la
douceur.
Dans les impressions du goût, de même que dans celles
de l'odorat, tout est d'abord passif en nous, l'organe en
les recevant, le centre en les réfléchissant mécanique-
ment, et l'âme en en éprouvant la sensation. Mais immé-
diatement après, tout devient actif par l'activité propre
du cerveau en ce que celui-ci, en s'érigeant sur l'im-
pression, élève le ton de l'organe du sens, et l'âme devient
attentive; qu'il détermine lui-même dans l'appareil du
goût les mouvements musculaires propres à rendre les
impressions plus vives, plus explicites, et que la volonté,
excitée par la sensation appréciée et jugée agréable, agit
ensuite sur le centre pour lui faire continuer ces mêmes
mouvements. Alors ce qu'on n'avait fait que goûter, on
le savoure et on en prend une entière connaissance.
Les sensations sapides, de même que celles de l'odorat,
produisent deux effets sur nous, l'un représentatif et
l'autre affectif; par le premier elles s'adressent à l'enten-
dement et par le second au sentiment.
Pour connaître ce qu'il y a d'intellectuel dans ces
sensations, il faut supposer l'organe du goût privé du
toucher et le considérer isolément. Sous ce point de vue
si je suis forcé de reconnaître que dans toute impression
il y a une action étrangère, une résistance et un effet
produit malgré cette résistance, et que dans une impres-
sion sensible tout doit être senti: ne dois-je pas conclure
que trois choses doivent se faire sentir dans les sensations
du goût comme dans celles de l'odorat, une cause active
autre que nous, un sujet et un effet ? Observez également
que ces trois choses senties sont suivies d'un sentiment
de réalité qui nous entraîne, et que la réaction nerveuse
rapporte la sensation hors de nous et vers sa cause. Tou-
tefois, il faut convenir que cette notion de cause est bien
vague et bien obscure, car jusque-là elle n'est connue
de nous que par son genre d'activité, c'est-à-dire, par la
sensation que nous en éprouvons et que nous lui rappor-
tons. Mais quelque obscure qu'elle soit, c'est déjà beau-
coup que d'être averti qu'il y a quelque chose de sapide
qui est hors de nous. Voilà donc encore de nouvelles
connaissances, de nouveaux jugements et de nouveaux
faits.
Les sensations du goût, de même que celles de l'odorat,
ne se reproduisent pas en l'absence de leurs causes ; il n'y
— 46 —
a que leurs perceptions qui se rappellent à la vue de
l'objet qui les a produites, ou lorsqu'on entend pro-
noncer son nom. Quand l'idée du sucre se présente à
mon esprit, il est certain que celle de sa saveur s'y réveille
en même temps; j'y pense alors, j'en ai le souvenir et
peut-être même l'envie de m'en procurer la jouissance,
mais je n'en sens pas pour cela la douceur, le sens se tait
et rien ne s'y répète même faiblement : c'est du moins le
témoignage que me rend ma propre expérience.
Si le sens du goût fournit peu de matériaux à l'enten-
dement, en revanche, il est très instructif pour l'instinct.
C'est lui qui nous dispense de recherches pénibles et sou-
vent infructueuses sur les qualités alimentaires des corps,
en nous faisant discerner, par la voie la plus courte et la
plus sûre, celle du plaisir ou de la douleur, les substances
alibiles qui conviennent le mieux à notre organisation.
C'est par lui que l'instinct de nutrition excité érige tous
les organes de l'appareil digesteur, soit pour les faire
venir pour ainsi dire au-devant de la matière alimentaire,
ou pour sécréter plus activement leurs sucs dissolvants.
C'est par lui encore qu'il entraîne sympathiquement l'en-
céphale à produire, sans le concours de la volonté et sou-
vent même contre son gré, tous les mouvements muscu-
laires de la bouche, de la mâchoire et de l'œsophage,
qu'il convient de faire pour triturer ou sucer et engloutir
dans l'estomac la substance que le goût approuve, ou
pour repousser celle qui lui répugne. Voyez l'enfant nou-
veau-né; ses lèvres n'ont pas plutôt touché le mamelon
nourricier, qu'aussitôt elles le pressent, en même temps
sa bouche exécute tous les mouvements de la succion,
son œsophage ceux de la déglutition, et tout cela se fait
sans efforts et même sans que l'enfant s'en doute. Lors-
•RI
— 47 —
qu'on s'obstine à vouloir ingérer un aliment que le goût
réprouve, ne sait-on pas qu'alors la gorge se resserre,
que le voile du palais s'oppose à son passage et que si
l'on parvient à lui faire franchir cet obstacle, l'aliment
est rejeté avec effort en dépit de la volonté?
Ainsi c'est le goût qui gouverne et maîtrise l'instinct de
nutrition, et c'est par cet instinct qu'il exerce dans l'éco-
nomie animale deux sortes de sympathies, les unes qu'on
peut nommer organiques, parce qu'elles ont lieu dans
des organes du ressort de la vie intérieure et sur les-
quels la volonté n'a aucun pouvoir, et les autres qu'on
doit appeler sympathies animales, parce qu'elles déter-
minent le centre de la vie animale à mettre en jeu, sans
le concours de la volonté, des organes soumis à son
influence.
Tout en reconnaissant que le goût commande à l'ins-
tinct de nutrition, n'oublions cependant pas d'observer,
qu'il est lui-même à son tour dans la dépendance de cet
instinct. N'est-il pas d'expérience que le même aliment
qui nous paraît délicieux, lorsqu'il est assaisonné par
l'appétit nous devient indifférent, on pourrait même dire
répugnant, lorsque l'estomac est dans la satiété? On
observe le même dégoût dans les maladies où l'instinct
de nutrition reste suspendu, et nous laisse dans l'inap-
pétence pour toutes sortes d'aliments. Dans la grossesse
et dans la chlorose souvent même le goût se déprave
complètement.
Ces sympathies organiques, par lesquelles les impres-
sions sapides modifient l'action vitale des organes, qui
concourent à former l'appareil sensorial du goût, ou qui
sont en relation de fonctions avec lui, et réciproquement
par lesquelles ceux-ci modifient l'action sensitive du sens
-48-
du goût, ces sympathies, dis-je, ont pour cause, suivant
Tiedemann, la connexion du nerf lingual avec le grand
sympathique par le moyen de la corde du tympan, filet
nerveux qui provient du ganglion spheno-palatin.
Que conclure de cette intime et mutuelle correspon-
dance? Que le sens du goût est spécialement attaché au
premier de nos besoins, celui de la nutrition, et qu'il en
est tour à tour l'instrument et le promoteur.
49 —
CHAPITRE IV.
Du sens du loucher.
e toucher est le seul de nos sens, qui nous mette
en communication directe avec les corps, et
pour ainsi dire en contact avec eux; les autres
ne reçoivent leur action que par des intermédiaires. Il
est le plus instructif de tous sans en excepter même la
vue qui nous donne bien une idée de l'étendue et de la
forme des corps, mais qui sans les leçons du toucher ne
nous en offrirait que des apparences souvent peu con-
formes à la réalité. Par l'odorat, le goût et l'ouïe, je con-
nais que quelque chose d'odorant, de sapide ou de sonore
existe hors de moi, mais je ne sais quelle elle est; je sens
seulement une cause et j'ignore sa nature. Par eux je
sens encore un sujet qui sent et perçoit; mais ils ne me
donnent aucune notion sur son mode d'existence. Le
toucher au contraire me fait connaître l'une et l'autre,
car lui seul me montre les corps tels qu'ils sont, en me
manifestant leurs propriétés constitutives, et il me met
dans un rapport intime avec l'un d'eux en y attachant et
y circonscrivant mon moi. Nous pourrions encore dire
que c'est lui, dont le rapport est le plus sûr en ce qu'il
se vérifie lui-même, par le mutuel témoignage que se
rendent les diverses sensations qu'il fait naître en nous à
chaque fois qu'il est affecté par la présence d'un corps;
et c'est en raison de cela qu'à lui seul appartient le pri-
vilège de ratifier le témoignage des autres sens, d'en
rectifier les erreurs et d'en compléter les rapports, parti-
culièrement ceux de la vue.
Desa. El. de l'Homme moral. 4
— 5o —
Toutes les substances sont susceptibles défaire impres-
sion sur le toucher, tandis que pour les autres sens il n'y
en a qu'une avec laquelle ils soient en rapport. L'odorat
et le goût, abstraction faite de ce qui appartient en eux
au toucher, ne se laissent ébranler chacun que par une
matière spéciale : l'œil ne reçoit que les impressions de
la lumière, l'ouïe que les vibrations sonores de l'air. Il
n'en est pas ainsi du toucher : tout agit sur lui, tout est
de son ressort, solides, liquides et fluides, même ceux qui
sont éminemment élastiques, sauf pourtant la lumière.
L'action des solides est multiple : ils agissent par leur
résistance, leur poids, leur inertie et leur mouvement-,
par leur étendue, leur volume et leur figure; par le poli
ou la rugosité de leurs surfaces et par leur degré de tem-
pérature. Les liquides et les gaz ne se font bien remar-
quer que par leur mode de résistance et leur fluidité. Le
calorique se rend sensible par ses mouvements, soit qu'il
entre dans nos corps, soit qu'il en sorte. Le fluide élec-
trique le devient par ses chocs et ses secousses.
Le toucher est un sens universel ; il s'étend à toutes les
parties du corps, il est répandu sur toutes ses surfaces,
il enveloppe tous les autres sens, ou plutôt ceux-ci ne
sont que des modifications diverses du toucher : car voir,
entendre, odorer, goûter, c'est sentir. Ce sens est le pre-
mier à naître et le plus simple dans sa structure; car
pour sentir le contact d'un corps, il ne faut que la réunion
de quelques filets nerveux, communiquant avec le centre
cérébral. Pour les autres sens au contraire, il faut un
appareil organique et une coordination d'une foule de
filets solidaires et concourant à la même fonction. Tou-
tefois, cette simplicité de structure du toucher n'a lieu
que sur les surfaces intérieures du corps, car sur la peau
4.
— 5i —
les extrémités nerveuses paraissent être disposées en
forme de pinceau et de manière à recueillir l'impression
dans tous ses détails.
La peau, organe principal du tact, est cette enveloppe
générale qui recouvre extérieurement tout l'être vivant.
Elle varie d'épaisseur et de densité : elle est lâche et
spongieuse au col et au ventre, très dense au dos et très-
fine aux paupières, aux joues et à quelques autres points
de sa surface. On y distingue plusieurs parties, le derme
ou la peau proprement dite, le corps papillaire, le corps
réticulaire ou muqueux et l'épiderme.
Le derme est un tissu d'un entrecroisement de fibres
semblable à celui d'un feutre et de nature gélatineuse;
mais les fibres sont peu serrées et laissent entre elles des
intervalles ou aréoles pour le passage des vaisseaux et des
nerfs. Les vaisseaux et les nerfs qui traversent ce feutre,
forment à sa surface extérieure un tissu réticulaire ou
muqueux très serré, du milieu duquel s'élèvent des som-
mités connues sous le nom de papilles, manifestes dans
les régions de la peau où le toucher est le plus délicat, et
admises ensuite par analogie sur toutes les surfaces
cutanées. Le tissu muqueux est plus vasculaire que
nerveux, et plus abondant en sang blanc qu'en sang rouge ;
c'est par le lacis de ces vaisseaux et à travers leurs parois
perméables que s'exécutent les fonctions de l'inhalation
et de la transpiration, en vertu de cette double action
reconnue et désignée par M. Dutrochet, sous les noms
d'endosmose et d'exosmose. Les papilles sont plus ner-
veuses que vasculaires, quoiqu'on n'y découvre point de
névrilème, mais beaucoup de capillaires artériels. Ce qui
le prouve, c'est qu'il arrive une plus grande quantité de
nerfs là où les papilles sont plus nombreuses. Ce sont donc
— 52 —
ces papilles qui constituent essentiellement le sens du tou-
cher; les capillaires qui en recouvrent les filets médul-
laires sont sans doute destinés à les entretenir, par une
douce température, dans cet état érectile qui leur est
nécessaire pour recevoir l'impression. La peau considérée
dans son ensemble est susceptible de s'épanouir ou se
resserrer, de rougir ou pâlir, et d'accélérer ou ralentir
ses fonctions transpiratoires, suivant la nature des impres-
sions. Elle est immédiatement recouverte par l'épiderme,
membrane inorganique qui lui est adhérente et destinée
à la garantir des injures de l'air et à tempérer l'action
impressive des corps. Son degré de finesse contribue
beaucoup à la délicatesse du tact.
Cette distribution générale des nerfs, plus ou moins
abondamment répartis sur toute l'étendue de la peau et
plus ou moins exposés à l'action immédiate des agents
externes, serait suffisante si nous n'avions à connaître
des corps que leur résistance, leur mouvement, leur tem-
pérature et vaguement leur étendue; mais nous avons
encore besoin de discerner leur forme, leur volume et
l'état de leurs surfaces, et il fallait pour cela que le tou-
cher devint actif et capable d'agir de manière à en par-
courir toutes les faces, en apprécier les inégalités et en
discerner les parties les plus déliées. La nature y a
pourvu en attachant plus particulièrement le sens du
toucher à une main terminée par cinq doigts indépen-
dants, flexibles, mobiles et susceptibles par leur position
respective de saisir les objets et d'en embrasser les con-
tours; et en fixant cette main à l'extrémité d'un bras
capable de faire toutes sortes de mouvements et de porter
la main où la volonté l'ordonne.
Après avoir considéré le sens du toucher dans ses
— 53 —
fonctions, dans les agents impressifs auxquels il est sou-
mis et dans sa structure, examinons le jeu de cet organe
et cherchons à en connaître les divers résultats.
Toutes les actions qui affectent le toucher peuvent se
réduire, en définitive, à différents modes de pression.
Car quoique un corps nous choque ou ne fasse que nous
toucher, c'est une pression plus ou moins forte qui
s'opère; s'il résiste ou qu'il cède, c'est à une pression;
si le calorique pénètre notre corps ou qu'il s'en échappe,
c'est encore en vertu d'unepressionou d'une diminution
de pression qu'il le fait. Mais une pression quelconque
ne peut pas s'exercer sur l'extrémité d'un nerf, sans y
produire un ébranlement et déterminer une sensation,
si toutefois l'ébranlement est transmis au centre de per-
ception.
Jusque-là cependant, le sentiment de la sensation n'est
encore que vague et confus, parce que tout est passif en
nous dans cette première opération, et le sens qui reçoit
l'impression et le cerveau qui en supporte réactivement
le choc. Mais le centre n'est pas plutôt excité qu'à l'ins-
tant même, entrant en activité et rendant ainsi l'âme
attentive, il s'érige sur l'impression et il dirige spécia-
lement son innervation sur les organes moteurs du sens.
Alors la main se porte instinctivement sur l'objet pour
le palper, son action impressiveest distinctement perçue
et jugée, et si elle est de nature à nous intéresser, la
volonté continue le mouvement explorateur de la main
pour prolonger l'impression.
Tel est le mécanisme des sensations tactiles : poursui-
vons-en le développement. De même que l'odorat et l'ouïe,
le toucher produit sur nous deux effets, l'un instructif et
l'autre affectif. Par le premier, il parle à l'entendement, et
— 54 —
par le second à l'instinct. Voyons d'abord ce qu'il peut
avoir d'intellectuel.
Plusieurs mouvements spontanés s'opèrent en nous
dans l'état vivant. La poitrine s'élève et s'abaisse, l'air
entre dans nos poumons et nous respirons; le cœur par
ses pulsations pousse le sang dans ses canaux artériels,
et ce sang qui parvient à tous les points des tissus inté-
rieurs du corps, excite un ébranlement dans tous les filets
nerveux. Lorsque nous nous écoutons vivre, nous devons
donc sentir notre existence. Sous ce rapport le sens du
tact est donc proprement celui de l'existence, puisqu'il
nous fait sentir notre moi et nous avertit de sa présence.
Mais ce tact interne ne nous préoccupe que de nous-
mêmes, tant que le tact externe n'est pas exercé, et il nous
laisse encore ignorer ce que nous sommes, tant qu'il n'est
pas éclairé par les leçons du toucher; car alors il n'est
suivi d'aucun discernement des parties ébranlées, il n'ap-
porte avec lui aucune notion d'étendue, de figure et de
solidité des organes, et il est de plus uniforme et ne
répondant à aucun point déterminé. La raison en est que
ce sentiment est dû aux mouvements propres de notre
organisation, c'est-à-dire des mouvements dont la cause
n'est point étrangère à nous, et que dans l'intérieur du
corps, chaque nerf est un filet élémentaire dont l'extré-
mité aboutit isolément à un point; au lieu qu'à la peau
et aux doigts surtout, il paraît que chaque nerf est un
faisceau dont tous les filets s'épanouissent ensemble,
mais d'inégale longueur et en forme de pyramide, ce qui
est bien favorable au discernement des parties.
Indépendamment des mouvements vitaux il en est
beaucoup d'autres, que la volonté détermine dans nos
membres. Or lorsque les mouvements s'exécutent sans
— 55 —
éprouver de résistance du dehors, en même temps qu'on
en a le sentiment, on sent plus vivement son moi; on
sent qu'il en est la cause et le sujet, puisque c'est lui qui
les détermine et les éprouve, mais on ne sent encore rien
d'étranger à ce moi, on ne sait pas ce que c'est qu'un
mouvement, parce qu'on n'a encore aucune idée de corps
et d'espace, et on ne sent pas non plus le mode d'exis-
tence du moi.
Supposons à présent que nous venions à recevoir une
contusion ou à éprouver une impression de froid, une
colique ou un mal de tête, de manière que le toucher
n'ait rien à palper. Dans ces circonstances il y aura ici,
comme dans les sens précédents, trois choses dans l'im-
pression, une action étrangère à nos organes, une résis-
tance de la part de ces organes et un effet produit malgré
cette résistance. Il doit donc aussi y avoir trois choses
senties, une modification, un sujet modifié et une cause
hors de ce sujet qui le modifie, lesquelles seront accom-
pagnées du sentiment de leur réalité; et il doit se faire
également un rapport de la sensation modifiante à la
cause étrangère qui la produit. Mais si nous sentons alors
qu'il y a quelque chose hors de nous qui nous modifie, il
est certain que nous ne savons pas quelle elle est, puisque
nous n'avons encore touché aucun corps; nous ne la con-
naissons que par son effet, et c'est pour cela que dans le
langage, nous la confondons avec lui sous une même
dénomination. Il est certain aussi que le sentiment du
moi que nous éprouvons en même temps, ne va pas non
plus au delà de l'attestation de son existence, car rien
ne nous fait connaître encore, qu'il est attaché à un
corps.
Nous n'aurions donc jusque-là que la conviction de
— 56 —
notre existence sans savoir ce que nous sommes; nous
saurions que quelque chose existe autre que nous, mais
nous ignorerions que ce sont des corps. Cela ne peut
être autrement tant que les corps n'agissent sur nous
que par leur activité et que le sens reste passif. Il n'en
est plus de même lorsque les objets nous touchent par
ce qu'ils ont de constitutif et de tangible, et surtout,
lorsque nous joignons à l'action du contact, celle du
palper.
Supposons en effet que la main, cédant à une impul-
sion instinctive, vienne à s'agiter au hasard et se porter
sur quelque partie de notre corps; supposons encore
qu'avertie par ce premier contact, la main s'appuie sur
l'objet touché et en palpe les parties, alors un nouvel
ordre de sensations se développe en nous; non seulement
nous sentons que nous touchons et que nous touchons
quelque chose, mais encore nous sentons que ce qui
touche et ce qui est touché, sont quelque chose d'étendu
et de solide; nous sentons qu'ils se résistent mutuelle-
ment et se font opposition; nous sentons leurs formes,
leurs limites et leurs surfaces; et nous sentons en outre
que c'est notre moi qui touche, et que ce qui est touché,
est encore ce même moi qui est tout à la fois le sujet et
l'objet de la sensation. Dans cet acte du toucher, il y a
donc trois choses qui se font sentir à la fois: i°un senti-
ment de l'étendue et de la figure de la main qui touche et
un pareil sentiment du membre touché; 2° un sentiment
de résistance par lequel les deux membres qui se touchent
s'excluent, se distinguent et se limitent mutuellement;
3° un entraînement du moi dans les deux membres et
dans tous les points sentis de chacun d'eux.
Ainsi, le toucher a cela de particulier, qu'il caractérise
-5 7 -
le sujet et l'objet delà sensation, en nous les faisant sentir
étendus et solides et en répandant le moi dans tous les
points tangibles de notre corps; tandis que les autres
sens ne font que nous en donner le sentiment. Ceux-ci
nous révèlent l'existence des corps, et celui-là, leur mode
d'existence.
La sensation de l'étendue que nous donne le toucher
paraît dépendre de la nature de l'action tactile; comme
elle s'exerce sur une infinité de points contigus, que les
impressions qui en résultent se rapportent à ces mêmes
points, et les unes hors des autres et comme tout dans
une impression doit se sentir, il est incontestable qu'on
doit sentir à la fois et distinctement tous les points tou-
chés et tous les points qui touchent, d'autant plus que le
sentiment de résistance s'interpose entre eux et les met
en opposition.
La sensation de résistance tient à la pression plus ou
moins grande qu'éprouve le toucher; c'est elle qui sépare
l'objet palpé de celui qui palpe, par le double rapport
qu'elle a à l'un et à l'autre, et c'est elle qui, par ses diffé-
rents degrés d'intensité, nous fait discerner leur forme,
leur dureté ou leur mollesse et le poli ou la rugosité de
leurs surfaces.
L'effusion du moi dans toutes les parties de notre corps
par le toucher est un effet de la loi organique de réaction,
qui fait que celle-ci se reporte du centre nerveux à tous
les points d'où sont parties les impressions. Le moi
qui en est l'expression morale, ne doit donc se faire
sentir que là où aboutit cette réaction. C'est en vertu de
ce rapport que nous savons que nous avons un corps, et
que nous parvenons à le connaître, parce que le moi
s'identifie avec toutes les parties dans lesquelles il se sent.
— 58 —
La main, après avoir reconnu notre propre corps, peut
varier ses mouvements et se porter vers un corps étranger
à nous, qu'elle palpera à son tour. Dans cette circons-
tance les choses se passeront comme ci-dessus, à l'excep-
tion que le moi ne se fera pas sentir dans l'objet touché;
il ne trouvera plus sa réplique dans lui; il sentira que ce
qui agit sur lui est quelque chose d'étendu, de figuré, de
solide comme lui, mais autre chose que lui. Après avoir
appris qu'il existe corporellement, il connaîtra donc que
ce sont des corps qui existent hors de lui.
On voit que le toucher est le sens instructif par excel-
lence, puisque c'est lui seul qui détermine le mode
d'existence du sujet sentant et des causes extérieures qui
le modifient, en nous les faisant connaître par les qua-
lités qui constituent leur nature, l'étendue et la solidité.
Ces deux qualités y sont inséparables et leur concours
est nécessaire pour la formation de nos idées sensibles.
Sans la perception de l'étendue, celle de la solidité ne
serait qu'un heurt, une résistance, une sensation confuse
où rien ne se démêlerait, parce qu'il n'y aurait plus pour
elle divers points de rapports, et sans la perception de
solidité, celle de l'étendue serait uniforme, sans distinc-
tion de parties et sans figure. Voyez une toile entre les
mains d'un peintre, ou une feuille de papier entre celles
d'un dessinateur : avant que l'artiste y ait tracé des traits,
ce n'est qu'une surface unie, un fonds uniforme; mais
laissez-lui le temps de crayonner sur ce fonds le dessin
qu'il a dans la tête, vous verrez bientôt paraître diverses
figures qui, quoique collées sur la toile, prendront du
relief, se détacheront les -unes les autres et formeront un
vrai paysage. Qu'est-ce qui opère toutes ces merveilles?
Le pouvoir du trait. Eh bien, tel est l'effet magique de la
-5 9 -
perception de résistance sur celle de l'étendue : lune est
le pinceau ou le crayon qui donne les formes, l'autre la
toile qui les reçoit.
Non seulement le toucher nous fait connaître les corps
dans leurs propriétés fondamentales, il les limite encore,
il les circonscrit et les individualise. C'est en renfermant
le moi dans notre corps, qu'il nous individualise et nous
sépare de ce qui n'est pas nous; c'est en interposant le
sentiment de résistance entre les deux perceptions d'é-
tendue, qui se manifestent dans l'acte du toucher, qu'il
exclut l'une de l'autre et nous fait distinguer ce qui
touche de ce qui est touché; et c'est par l'interruption
ou les variations de ce sentiment, qu'il nous fait discerner
les corps les uns des autres et juger le passage de l'un à
l'autre.
Voilà donc les deux premières connaissances les plus
nécessaires acquises par le toucher, nous-mêmes et les
corps étrangers à nous. Que reste-t-il à connaître à pré-
sent, pour se faire une idée du monde matériel et percep-
tible par ce sens ? Quatre choses : la situation des parties
de chaque objet et celle des corps entre eux, le mouve-
ment, la distance et l'espace. Mais rien n'est plus facile
que l'acquisition de ces idées; elles découlent naturelle-
ment de l'exercice du toucher. L'idée de la situation
respective des parties d'un corps nous vient évidemment
du sentiment de direction que chaque sensation partielle
nous fait éprouver, lorsqu'elle se rapporte au point de
l'impression qui l'a fait naître; et c'est de la même
manière que nous sentons la situation des corps les uns
à l'égard des autres. Nous prenons également connais-
sance du mouvement parle changement de rapport d'une
même sensation; un insecte qui se promène sur notre
— 6o —
main peut nous en donner la perception. Quant à celui
de notre corps, nous en sommes doublement avertis par
la sensation vive qu'il produit en nous et par le change-
ment d'objets qu'éprouve le toucher dans la progression.
L'idée de distance suppose un mouvement de la main ou
du corps, et n'est pour nous que la succession d'étendues
qu'il faut parcourir pour ressaisir un objet qu'on a déjà
touché. Celle de l'espace est une étendue que la main par-
court et trouve sans résistance; elle suppose la connais-
sance acquise de l'étendue solide et l'habitude d'en
mesurer les dimensions, par les mouvements successifs
de la main.
Telles sont les connaissances que nous procure le sens
du toucher ou plutôt que nous acquérons en l'exerçant.
Car il esta remarquer qu'il n'est véritablement instructif
que lorsqu'il devient actif et que nous le dirigeons nous-
mêmes sur les objets pour les lui faire apprécier. Aussi
est-ce pour cela qu'il est de tous nos sens celui qui a été
mis le plusànotre disposition, en l'attachant plus spécia-
lement aux mains. Il y a donc deux choses à distinguer
en lui : le tact et le toucher proprement dit. Dans le
premier, le sens est passif, il ne fait que recevoir des
impressions qu'il transmet au centre de perception;
dans le second, il est actif, il vient au-devant des impres-
sions et il les explore. Le tact ne donne qu'un sentiment
vague des qualités palpables des corps, le toucher les
détermine et les particularise; mais c'est le tact qui
toujours le précède et lui donne l'impulsion.
Le toucher, de même que les sens précédemment
observés, conserve le souvenir des corps qu'il nous a fait
connaître et en rappelle la perception. Il fait plus, il nous
en retrace l'image en leur absence et nous en fait la
■■
— 6i —
représentation. L'aveugle de naissance n'a pas seulement
des souvenirs, il songe encore le jour à ce qu'il a touché
la veille, il se le figure, il croit encore le palper: l'aveugle
Saunderson n'aurait jamais pu donner des leçons de
géométrie, s'il ne s'en était représenté tactilement les
figures. Ce sens a donc sur l'odorat et le goût l'avantage
de réunir aux phénomènes de la mémoire ceux de l'ima-
gination.
D'où peut venir cette différence ? Le voici, je pense. Les
sensations de l'odorat et du goût modifiantes pour le
sujet sentant ne sont qu'indicatives de leur objet et n'ont
rien de représentatif pour lui; quand elles se réveillent,
comme elles se dépouillent de ce qu'elles ont de modi-
fiant, il ne peut y avoir que leur perception et celle de
leur cause qui se réhabilite , mais une cause non qualifiée
et inconnue. La raison en est que le centre de perception
qui seul est alors ébranlé, en réfléchissant les mouve-
ments qu'il a reçus, n'a rien de déterminé à retracer dans
le sens auquel ils se rapportent, et il n'agit pas assez
fortement sur lui pour 3' exciter un ébranlement repro-
ducteur des sensations. Il n'en est pas de même des sen-
sations du toucher'; celles-ci sont au contraire essentiel-
lement représentatives de leur objet, et c'est sous ce
rapport qu'elles ont le pouvoir de se reproduire en
quelque sorte. Car quoique le cerveau, en réagissant sur
le sens, n'ait pas la force dans son état normal d'y repro-
duire ce que les sensations ont d'impressif, il ne peut
pas néanmoins, quelque faible que soit son action, ne
pas y retracer la forme de leur objet, et en faire renaître
ainsi, en quelque sorte, l'image tactile.
Le toucher est encore remarquable par ses influences
sympathiques. En effet, les sensations du toucher, de
■■MH
— 62 —
même que celles de l'odorat et du goût, sont susceptibles
d'être modifiantes et affectives, en ce sens que souvent le
plaisir ou la douleur les accompagne, suivant que les
impressions produites sur l'organe cutané peuvent
intéresser ou compromettre l'existence. Une chaleur
modérée dans les temps froids ou une douce fraîcheur
dans les temps chauds nous flatte infiniment; un degré
élevé de chaleur ou de froid nous offense. Le toucher des
corps moelleux et polis nous est agréable, la griffe du
chat nous blesse, la dent de l'animal féroce qui nous
déchire nous fait éprouver une douleur atroce. Le pas-
sage léger d'un corps sur les parties les plus sensibles de
la peau nous chatouille et nous constitue dans un état
mixte de plaisir et de douleur la plupart du temps insup-
portable.
Or, lorsque ces impressions affectives ont lieu, le
foyer sensitif qui les reçoit, les réfléchit dans le système
nerveux de la vie intérieure où elles déterminent dans
les appareils de cette vie des mouvements propres à
fomenter l'impression lorsqu'elle est agréable, ou à neu-
traliser son effet lorsqu'il est de nature à l'être, comme
par une sueur abondante pour la chaleur ou par une
plus grande affluence du sang vers les surfaces cutanées
pour le froid. Mais s'il y a du danger pour l'existence,
et qu'il soit urgent de s'y soustraire, ces impressions
excitent alors fortement l'instinct de conservation, lequel
fait naître dans l'appareil musculaire des mouvements
conservateurs auxquels le cerveau n'a aucune part et
que la volonté ne peut ni suspendre ni modifier.
Si le toucher agit ainsi sympathiquement sur les
organes de la vie végétative, et par eux sur la vie de
relation, ces organes, à leur tour, exercent aussi sur le
— (53 —
toucher une influence sympathique, manifeste dans cer-
tains états morbides. On sait à quel degré de délicatesse
ce sens peut s'élever dans les affections hystériques ou
toute autre irritation viscérale capable d'exalter l'action
nerveuse du grand sympathique.
Le toucher sympathise encore avec l'instinct de repro-
duction. Personne n'ignore quels effets produisent sur
nous les attouchements du corps de l'un de nos sem-
blables de sexe différent et dans toute la fraîcheur de la
jeunesse. Aussitôt une vive émotion saisit l'épigastre et
porte le trouble dans l'âme; le cœur s'enflamme, il brûle
de désir et les sens s'ouvrent à la volupté; la respiration
s'accélère, le sang parcourt plus rapidement ses canaux,
les humeurs se portent vivement du centre à la circonfé-
rence, la vie s'irradie plus fortement dans les organes, et
donne à tous une espèce d'intumescence, un gonflement
particulier; une chaleur douce et vaporeuse se répand
dans toutes les parties extérieures de notre être, les
muscles frémissent, la peau frissonne et la parole
expire sur les lèvres; mais les yeux y suppléent parla
force de leur expression : tel est le pouvoir d'un simple
attouchement.
Le toucher est donc proprement le sens de la volupté,
puisque c'est lui, comme on voit, qui excite le plus puis-
samment l'instinct de reproduction, et que lui seul,
comme on sait, en est le terme par la jouissance.
■T"'' :
64
CHAPITRE V.
Du sens de Vouïe.
'ouïe est, après la vue, le sens qui étend le
plus nos relations avec les objets extérieurs. Le
_J toucher et le goût ne nous avertissent que de
ce qui est en contact avec nous, l'odorat de ce qui est
dans le voisinage; l'ouïe, au contraire, nous prévient de
l'existence de ce qui est loin de nous, avant même que
la vue ait pu le saisir, et souvent elle supplée à celle-ci
en nous manifestant ce qui se dérobe à ses regards.
Que de bienfaits ne devons-nous pas à l'ouïe ! Sans les
sons qu'elle nous transmet, la nature nous paraîtrait
morte et inanimée, le monde ne serait plus pour nous
qu'une vaine représentation de figures changeantes, une
vaste solitude où régnerait un éternel silence. C'est par eux
que les individus de la plupart des espèces animales qui
se sont perdus de vue s'appellent et se reconnaissent, et
par eux qu'ils expriment leurs besoins. Ce sont eux qui
par leurs qualités sonores nous inquiètent ou nous ras-
surent sur les causes qui les émettent, et veillent ainsi à
notre conservation en nous faisant prévoir ce que nous
en avons à craindre ou à espérer. C'est par leurs accords
qu'ils nous flattent et par leurs accents qu'ils nous émeu-
vent et nous forcent de prêter à la nature les sentiments
qu'ils nous inspirent. Ce sont eux qui nous intéressent
à nos semblables et nous associent à leurs besoins, en
nous faisant partager leurs affections et participer à leurs
peines comme à leurs plaisirs; eux enfin qui ont le
— 65 —
double avantage de concourir comme instrument à la
formation de la pensée, et de nous fournir les moyens de
nous communiquer réciproquement nos idées. Quoique
l'ouïe ne soit pas, comme nous le verrons, celui de nos
sens qui par lui-même est le plus riche en produits
intellectuels, il est donc au moins le plus puissant pro-
moteur du sentiment et le plus grand auxiliaire de l'in-
telligence.
Le son est une sensation qui se produit en nous,
lorsqu'un corps élastique que l'on frappe entre en vibra-
tions, et que le mouvement vibratoire est transmis à
notre oreille par l'air qui nous environne. L'oreille en
reçoit un ébranlement, et c'est elle qui nous fait entendre.
^ Que la sensation soit due primitivement aux vibra-
tions du corps sonore, on peut s'en assurer en passant
rapidement l'excitateur du diapason entre les branches
de cet instrument, et en approchant ensuite l'une de
ces branches d'un corps solide, on entendra alors une
suite de coups qui frapperont ce corps en se succédant
rapidement. Si l'on emplit d'eau à moitié un vase de verre
conique, et qu'en passant l'extrémité d'un doigt mouillé
sur ses bords on le fasse résonner, l'eau contenue dans le
vase éprouvera des ondulations, et sa surface se ridera.
On n'a encore qu'à pincer une corde à boyau bien tendue,
et l'on verra manifestement cette corde faire un ventre
dont la figure ressemble assez à deux pyramides opposées
base à base.
On distingue trois choses dans les vibrations sonores :
le mode de vibratilité de chaque corps sonore, en raison
de son aptitude à se prêter aux mouvements vibratoires,
l'amplitude des vibrations et leur vitesse. La première
dépend de la constitution intime des corps, de la nature
Dess. Et. de l'Homme moral. r
m
— 66 —
de leurs éléments, de leur degré d'affinité, de la cohésion
et de l'arrangement de leurs parties intégrantes. Comme
chaque corps a une combinaison élémentaire qui lui est
propre, il doit y avoir autant de sortes de vibrations
qu'il y a de différences dans la constitution des mixtes.
Or, la qualité que ces divers modes de vibrations donnent
au son est connue sous le nom de timbre : chaque corps
sonore à le sien. L'amplitude des vibrations consiste
dans leur écart plus ou moins grand hors de la ligne de
repos, et dépend de l'intensité de la percussion qui fait
vibrer le corps sonore, et de l'élasticité de celui-ci. Son
résultat est de donner de la force au son et de le faire
varier du fort au faible, suivant le plus ou moins d'am-
plitude de la vibration. La vitesse est relative à la promp-
titude avec laquelle le corps sonore exécute ses vibrations,
et à la quantité qu'il peut en faire dans un temps donné:
un corps qui vibre cent fois dans une seconde a une
fois moins de vitesse dans ses vibrations que celui qui
vibre deux cents fois dans le même temps ; cette diffé-
rence fait varier le son du grave à l'aigu.
On connaît parfaitement en physique les lois de la
vitesse des vibrations et les causes qui les déterminent.
Dans les cordes sonores, la vitesse est en raison inverse
de leur longueur ou de leur grosseur et en raison directe
de la racine de leur tension. Suivant Euler,le son le plus
grave que l'oreille puisse percevoir est celui d'une corde
qui fait trente vibrations dans une seconde, et le son le
plus aigu qu'elle puisse saisir est celui d'une corde qui
en fait sept mille cinq cent cinquante-deux dans le
même temps.
Les corps sonores offrent encore d'autres phénomènes
de vibration, non moins remarquables que les précédents.
5.
- 6 7 -
Si l'on fait résonner une corde, celle d'une basse par
exemple, indépendamment du son principal, une oreille
exercée entend son octave, sa tierce, sa quinte et même
la septième et la neuvième. On verra de plus frémir et
on entendra résonner toutes les cordes montées à l'unis-
son de ces sons-là. Ce fait prouve que la corde vibre alors,
non seulement dans sa totalité, mais qu'elle fait vibrer
encore quelques-unes de ses parties aliquotes, en ce
qu'elle se coupe en deux, en trois, en quatre, etc. Quoique
l'oreille ne discerne pas dans le son principal d'autres
sons harmoniques, il n'est pas présumable que la corde
se borne à ces divisions; on est au contraire fondé à sup-
poser qu'elle se fractionne dans toutes ses aliquotes pos-
sibles. Mais comme les vibrations sont d'autant plus
faibles que la corde se divise en plus petites parties, il
est naturel de penser que le son qui en résulte étant trop
faible pour être senti, va se fondre dans le son principal.
Ces sons ainsi accompagnés de sons accessoires en
harmonie entre eux et avec le son principal sont les sons
proprement dits, objet de la musique, qu'il ne faut pas
confondre avec le bruit. Le bruit, dit Rousseau, est la
résultante d'une multitude confuse de sons divers, qui se
font entendre à la fois, qui se contrarient dans leurs
ondulations. Dans le bruit, le corps sonore se divise dans
toutes ses parties aliquotes et la violence des vibrations
rend sensible la résonance d'un si grand nombre d'elles
que leur ensemble n'est plus que du bruit. Le bruit est
du son, car tout bruit fait résonner les cordes d'un cla-
vecin, non quelques-unes commefait un son, mais toutes
ensemble, parce qu'il n'y en apas une qui n'ytrouve son
unisson ou ses harmoniques, et le son est du bruit à son
tour; car si l'on touche à la fois toutes les cordes d'un
— 68 —
clavecin, l'on n'entend que du bruit, et l'on sait qu'un
son trop fort se transforme en un véritable bruit.
Si l'on passe un archet sur les cordes d'un violon près
du chevalet, et qu'on pose légèrement le doigt sur cer-
taines divisions de la corde, on entend des sons aigus,
mais flûtes et très doux, que l'on nomme, pour cela, sons
harmoniques. Ils diffèrent des sons pleins, qu'on eût tirés
en appuyant fortement le doigtsur la corde, par le timbre
et le ton. La raison de ce phénomène est qu'en agissant
ainsi, on étouffe les vibrations de la corde entière et des
grandes parties aliquotes, et qu'il n'y a que les petites
parties commensurables entre elles et avec la corde qui
entrent alors en vibration.
Quand on frappe trop fortement le corps sonore de
manière à mettre en danger la cohésion des parties, au
lieu d'en tirer des sons harmonieux, on n'en obtient plus
que des sons dissonants qui offensent l'oreille. Dans cette
circonstance, le corps sonore se divise en une infinité de
petites parties incommensurables entre elles, et les vibra-
tions irrégulières qui en résultent, ne produisent plus
que des son déchirants. Tel est celui d'un métal aigu qui
passe rapidement sur un corps dur et poli, ou de la griffe
d'un chat qui gratte fortement un carreau de verre.
Il y a trois sortes de corps sonores, dont les hommes
ont fait usage pour en former des instruments capables
de rendre et de varier les sons. Les premiers sont les
cordes métalliques ou à boyau qui, tendues sur une
voûte retentissante pour en amplifier les vibrations, ont
donné lieu aux instruments à cordes; les seconds, l'air
mis en vibration par une lame élastique ou par le souffle
de la bouche dans des tuyaux munis de différents trous
et susceptibles de covibrer avec lui : ce sont les instru-
-6 9 -
ments à vent; les troisièmes, certains corps élastiques,
tels que l'airain et le verre, auxquels on donne la forme
cTun cône creux ou toute autre capable de favoriser leurs
vibrations.
Les instruments à cordes sont susceptibles de toutes
sortes de variations dans leurs sons; car on peut modifier
à volonté la longueur, la grosseur et la tension des cordes.
Il n'en est pas de même des instruments de percussion;
la plupart d'entre eux sont très bornés dans leurs sons'
parce qu'il n'est pas dans notre pouvoir d'en modifier la'
constitution. On peut cependant, dans les cloches, passer
du grave à l'aigu, en frappant alternativement un grand
et un petit cercle de sa périphérie, et même obtenir tous
les sons de l'échelle diatonique, en formant une série de
timbres qui aient chacun le ton de la note qu'ils repré-
sentent. Quant aux instruments à vent, comme c'est le
cylindre d'air contenu dans le tuyau qui fait les fonctions
de corps sonore, il est aisé devoir que pour varier le son
il suffit de raccourcir ou d'allonger le cylindre aérien, ce
qui se pratique en débouchant ou en fermant successi-
vement les trous de l'instrument. Toutefois on peut faire
octavier un instrument à vent dont tous les trous sont
fermés, en poussant l'air avec force dans son embou-
chure; on le peut encore en serrant les lèvres et rétré-
cissant par ce moyen l'embouchure. Dans le premier
cas, la corde aérienne se coupe en deux dans sa longueur,
pour obéir à la force vibratile; et dans le second, il n'y a
que l'axe de la corde aérienne qui soit mis en vibration,
conséquemment le corps sonore à moins de grosseur.
Il existe encore un autre instrument supérieur à tous
ceux dont nous venons de parler; c'est l'instrument vocal
qui est tout à la fois instrument à vent par les poumons
— 7 o —
et le larynx, instrument à cordes par les lèvres de la glotte,
et instrument à touches par les modifications que l'air
sonore éprouve dans la bouche à son passage. Cet ins-
trument réunit à l'avantage d'imiter tous les bruits, tous
les cris et tous les chants, celui de former des sons arti-
culés au moyen desquels nous pouvons fixer nos idées et
exprimer notre pensée. Mais nous nous réservons d'en
parler avec détail lorsque nous traiterons de l'origine et
de la génération des signes du langage.
Il ne suffit pas, pour produire des sons, qu'un corps
sonore soit mis en vibrations, il faut encore que ces
vibrations soient transmises à l'organe auditif, et c'est
par l'air intermédiaire entre l'organe et le corps vibrant,
que cette transmission s'opère. Ce qui le prouve c'est que
si l'on fait sonner un timbre dans le vide, le son paraît
anéanti, tandis qu'il renaît aussitôt qu'on y fait rentrer
l'air. Cette propriété de l'air est due à son élasticité.Tout
autre corps élastique qui serait pris pour intermédiaire
ferait le même office : les poissons entendent dans l'eau
aussi bien que nous dans l'air. Cette transmission n'est
pas l'effet d'un mouvement de translation de la part de
l'air; c'est un simple frémissement de ses plus petites
particules, qui, partant du corps sonore comme centre,
va rayonner dans tous les sens et vient heurter l'oreille
qui se trouve dans l'un des points de sa sphère vibrante.
Les vibrations sonores ne se transmettent pas instan-
tanément dans l'air d'un lieu à un autre; l'expérience a
prouvé qu'il leur faut un certain temps pour y parvenir.
Les physiciens ont reconnu que le son met, en France,
une seconde à parcourir cent soixante-douze pieds, et que
dans le même temps, il ne parcourt au Pérou, que cent
quarante-quatre p ieds . Ce résultat prouve que la densité de
— 7i —
l'air, ou ce qui est le même, que l'augmentation de son
ressort est favorable à la propagation du son. Le vent
accélère ou ralentit sa marche suivant qu'il souffle dans
sa direction ou dans un sens opposé. Néanmoins, à pro-
portion qu'il s'étend, il va toujours en s'affaiblissant,
mais sans que sa vitesse en soit altérée, et cet affaiblis-
sement suit la raison du carré de la distance.
Voilà bien des vibrations sonores de toutes sortes éta-
blies et un véhicule propre à les rendre fidèlement; mais
il fallait encore un organe chargé de les recevoir et cons-
truit de manière à pouvoir les apprécier. C'est aussi à
quoi l'auteur des choses paraît avoir admirablement
pourvu.
L'oreille est composée de trois parties distinctes :
oreille externe, oreille moyenne et oreille interne.
L'oreille externe n'est autre chose que ce conduit
auditif qui se développe extérieurement sur la région
temporale en forme de pavillon plus ou moins saillant,
et qui par son évasement et sa nature cartilagino-mem-
braneuse annonce assez qu'il est destiné à ramasser beau-
coup de rayons sonores. Il est en outre muni de muscles
chargés de le redresser et de le diriger de la manière la
plus convenable pour saisir les rayons sonores. Cette
fonction est manifeste dans les quadrupèdes; chez
l'homme, leur mouvement est trop obscur pour être
sensible. Ce pavillon, à proportion qu'il s'avance dans
l'os temporal, se contourne en se rétrécissant, et il se ter-
mine en un conduit qui est en partie osseux et en partie
cartilagineux. Celui-ci est recouvert d'une membrane
mince, laquelle est parsemée de glandes dont la fonction
est de filtrer une humeur cérumineuse et lubrifiante, et
il vient aboutir à une cloison membraneuse qui le sépare
— 72 —
du tympan. Cette marche oblique et tortueuse du canal
auditif est sans doute pour que les rayons sonores ne
tombent pas directement sur la membrane du tympan
et que néanmoins un grand nombre d'entre eux y
arrivent perpendiculairement, condition essentielle sui-
vant M. Savart, pour que la membrane entre en vibra-
tion.
L'oreille moyenne ou tympan est une cavité osseuse
intermédiaire entre le labyrinthe ou l'oreille interne et le
conduit auditif externe, dont elle n'est séparée que par la
membrane du tympan. Dans cette cavité et derrière la
cloison on remarque quatre petits osselets, le marteau,
l'enclume, l'orbiculaire et l'étrier, ainsi nommés à cause
de leur ressemblance apparente avec chacun de ces objets.
Ces os sont tous articulés ensemble et tiennent d'un côté
à la cloison, par le marteau, et de l'autre, à la fenêtre
ovale du labyrinthe par l'étrier. Ils sont mis en mouve-
ment par de petits muscles dont la fonction est de tendre
ou de relâcher la membrane du tympan, et de fermer
plus ou moins la fenêtre ovale suivant les besoins de
l'organe.
On observe sur les parois de la caisse du tambour
quatre ouvertures dont l'une est l'orifice d'une trompe
dite d'Eustache, laquelle vient aboutir au pharynx, der-
rière le voile du palais et paraît être faite pour saisir les
sons qui peuvent se produire dans l'intérieur du corps et
servir d'auxiliaire à l'oreille externe; car on remarque
que l'on entend mieux, lorsque la bouche est ouverte. La
deuxième ouverture fait communiquer le tympan avec
les cellules de l'apophyse mastoïde, qui deviennent ainsi
pour les vibrations sonores comme autant de voûtes
retentissantes. Les deux autres ouvertures sont celles
-73 -
que l'on nomme fenêtre ovale et fenêtre ronde; l'une et
l'autre sont fermées par une membrane, et c'est par elle
que le labyrinthe est en correspondance avec le tympan.
Cette cavité, du reste, esttapissée d'une légère membrane
et fermée de toutes parts, excepté du côté de la trompe
d'Eustache qui lui fournit l'air dont elle est remplie.
Le labyrinthe est l'organe essentiel de l'ouïe. Il se
trouve établi dans l'épaisseur du rocher de l'os temporal
et on y distingue trois parties : le vestibule, les canaux
semi-circulaires et le limaçon.
Le vestibule est une cavité irrégulièrement arrondie
et qui est intermédiaire entre les canaux semi-circulaires
et le limaçon avec lesquels il communique. On y observe
sept ouvertures indépendamment de plusieurs petits trous
qui donnent passage aux vaisseaux et aux nerfs. De ces
sept, il y en a cinq qui répondent aux trois canaux semi-
circulaires, la sixième répond à la fenêtre ovale et la
septième est l'orifice de la rampe externe du limaçon, qui
aboutit seul au vestibule, celui de la rampe interne
s'abouchant à la fenêtre ronde.
On distingue les canaux semi-circulaires en supérieur,
moyen et inférieur. Le supérieur et l'inférieur se joignent
ensemble par l'une de leurs extrémités et ne forment à
eux deux, en se confondant ainsi, que trois orifices qui
aboutissenten commun au vestibule avec ceux du moyen.
Il résulte de cette structure que lorsque les vibrations
sonores se propagent dans le vestibule et montent par
ces cinq ouvertures dans les canaux, comme elles ont des
directions opposées, elle doivent se rencontrer au milieu
de leur trajet et s'éteindre par leur conflit mutuel. Sans
cela les vibrations ne pourraient s'anéantir que par gra-
duations, et chaque son serait suivi après sa production
' Hi^HHH
— 74 —
d'un bourdonnement qui jetterait de la confusion dans
les sensations suivantes.
Le limaçon est formé par la révolution d'un conduit
osseux qui fait deux tours et demi en forme de spirale.
La cavité de ce conduit va toujours en diminuant, et se
trouve partagée dans toute sa révolution en deux parties,
que l'on nomme rampes, dont l'une est interne et l'autre
externe; cette séparation est produite par le moyen
d'une lame spirale en partie osseuse et en partie mem-
braneuse. Les deux rampes prennent leur origine dans
le vestibule, mais avec cette différence que l'une d'elles,
l'externe, s'ouvre dans le vestibule, tandis que l'interne
répond à la fenêtre ronde. Toutefois elles communiquent
entre elles au sommet du limaçon. Ce mécanisme ne
paraît pas avoir été fait dans d'autre vue que celle
d'éteindre les vibrations par leurs collisions réciproques
comme dans les canaux semi-circulaires.
Toutes les cavités du labyrinthe sont revêtues d'une
membrane très fine et remplie dans l'état vivant d'un
fluide gélatineux dans lequel flottent tous les filets ner-
veux du nerf acoustique, spécialement dans le limaçon
et les canaux semi-circulaires.
Si l'on en croit quelques auteurs, il serait assez présu-
mable que les canaux semi-circulaires sont l'organe du
bruit, et le limaçon, celui des sons harmonieux. La forme
spirale de celui-ci est bien propre, en effet, à fournir
leurs homologues à toutes les vibrations dont l'air est
susceptible. Mais quelque ingénieuse que soit cette
conjecture, elle n'est pas assez fondée pour pouvoir nous
y arrêter, et nous sommes forcés de reconnaître que
nous ignorons encore quelle est la fonction spéciale du
limaçon.
-75-
A présent que le mode d'action des corps sonores, et
la structure de l'organe sont connus, il est facile de
concevoir le mécanisme de l'audition.
L'air agité par les vibrations des corps sonores envoie
ses irradiations à l'oreille : le pavillon de celle-ci les
recueille et les réfléchit dans le conduit auditif et sur la
membrane du tambour; cette membrane communique
l'ébranlement qu'elle en reçoit à l'air de la caisse et pro-
voque en même temps les muscles des osselets à mettre
l'oreille moyenne en rapport avec l'impression en ten-
dant ou relâchant à propos la membrane du tam-
bour, et en rendant la fenêtre ovale plus ou moins acces-
sible aux vibrations; celle-ci les transmet au labyrinthe,
le labyrinthe, aux filets du nerf acoustique, le nerf, au
centre cérébral, et le centre ébranlé détermine le phéno-
mène de l'audition.
Ici l'organe de l'audition est actif dans l'impression,
en ce qu'il la modifie en la proportionnant à la sensi-
bilité du nerf acoustique, et le cerveau qui est toujours,
comme dans les autres sens, passif en la recevant, ne fait
naître qu'une sensation confuse. Mais il est à peine
excité, qu'à l'instant même il s'érige sur l'impression,
par le sens de l'ouïe il vient au-devant de l'action impres-
sive, et il dirige le pavillon de l'oreille externe vers
l'objet d'où vient l'impression ; cela est remarquable dans
les animaux à longues oreilles. Alors la sensation est
nettement perçue et jugée, et, si elle est de nature à nous
intéresser, la volonté soutient l'action érectile de l'organe
auditif et détermine dans les muscles locomoteurs des
mouvements propres à nous approcher de l'objet sonore.
On nomme attention l'effet moral de cette activité céré-
brale qui se dirige ainsi sur le sens de l'ouïe, et l'effort
- 7 6-
que fait celle-ci pour mieux saisir l'impression est désigné
moralement par le mot écouter.
Il y a donc trois sortes de mouvements qui concourent
à compléter l'audition : mouvements organiques du
sens, mouvements spontanés du centre et mouvements
volontaires. Les premiers sont dus à l'irritabilité des
muscles du tympan provoqués par les vibrations sonores,
les seconds suivent immédiatement la sensation et sont
le produit de l'innervation cérébrale sans l'intervention
de la volonté ; quant aux troisièmes, c'est la volonté qui
les ordonne, et c'est un jugement qui les détermine.
Toutes les impressions de l'ouïe, de même que celles
des autres sens, renferment trois choses : une action
étrangère à l'organe, une résistance de la part de l'organe
et un effet produit malgré cette résistance. Elles doivent
donc aussi nous faire connaître trois choses : un moi ou
sujet sentant, une sensation et quelque chose qui n'est
pas nous qui nous fait sentir. Or, c'est effectivement ce
qui a lieu, car il est constant qu'à chaque son qui se
produit en nous, non seulement nous éprouvons une
sensation sonore, nous sentons encore qu'elle a pour
principe quelque chose qui n'est pas nous et que c'est
nous qui l'éprouvons. Toutefois, les notions que les sen-
sations de l'ouïe nous donnent du sujet sentant, et de
leurs causes productives, ne sont pas plus instructives
que celles de l'odorat et du goût; comme celles-ci, elles
nous informent bien de leur existence et elles nous
avertissent de leur présence; mais elle se taisent sur leur
mode d'existence et nous laissent ignorer leur nature,
parce qu'elles n'ont rien de représentatif en elles-mêmes.
Il n'y a que le toucher qui jusqu'ici ait le privilège de
nous faire connaître le sujet sentant avec son mode
— 77 —
d'existence et les causes extérieures avec leurs propriétés
constitutives.
Quoique les sensations de l'ouïe ne fassent que nous
suggérer leurs causes sans nous les faire connaître, toutes
cependant ont un rapport d'extranéité qui les fait se
détacher de notre moi et les répand hors de nous; mais
cette effusion est vague et sans but déterminé tant que le
toucher ne leur a pas montré leur objet; et leur direction,
ainsi que la distance de leur rapport restent incertaines
tant que l'expérience ne nous a pas appris à les déter-
miner. Si les sons ont aujourd'hui le pouvoir de nous
désigner ou rappeler leur objet, de nous le faire discerner
par sa qualité sonore, et de nous assigner le lieu qu'il
occupe et la distance à laquelle il est de nous, nous le
devons donc moins au rapport qui s'en fait hors de nous
qu'aux leçons de l'expérience.
Il y a plusieurs sortes de sensations sonores qui sont
l'objet de notre audition, le bruit, le son, la voix, la
parole et le chant; et chacune d'elles varie encore par le
timbre, la force et le ton. Le bruit est un son insonore,
l'expression sensible de la collision ou de la rupture
violente des corps. Le son est un bruit résonnant et ap-
préciable, une sensation multiple dont tous les éléments
sonores sont d'accord entre eux, et dont la nature est de
plaire à l'oreille. La voix est un bruit soutenu et en
quelque sorte animé, produit par l'organe respiratoire
des animaux, et modifiable par l'ouverture plus ou
moins grande de la bouche. Chaque espèce animale a sa
voix propre, et c'est par elle que les individus se font
connaître avant qu'on ait pu les apercevoir ; mais aucune
d'elles n'est comparable à celle de l'homme par son
étendue et ses variétés.
- 7 8-
La voix peut être différemment frappée par les divers
obstacles que la bouche peut lui opposer à son passage,
et revêtir ainsi de nouvelles formes en conservant le
caractère de ces diverses percussions. On donne le nom
de voix articulée à ces sons mixtes parce qu'ils sont le
résultat d'une certaine émission de voix modifiée par une
des touches buccales : on les désigne encore sous celui
de parole, parce qu'ils ont été choisis par l'homme pour
servir d'expression à ses idées. Pouvait-on, en effet,
faire un meilleur choix? Puisqu'ils n'ont rien de repré-
sentatif par eux-mêmes, ils conviennent parfaitement à
être signes d'idées.
Le chant est de tous les sons harmonieux celui qui a le
plus d'effet sur nous. Cela n'est pas étonnant : l'instru-
ment qui le produit est aussi celui qui a le plus de con-
formité avec notre organisation. C'est en vain que les
instruments inanimés essayeraient de l'imiter : lui seul
va directement au cœur.
Ces diverses sortes de sons peuvent, ai-je dit, varier
encore par le timbre, la force et le ton. Par la première
qualité, ils peuvent être aigres ou doux, sourds ou écla-
tants et secs ou moelleux; par la seconde, intenses ou
rémisses; et par la troisième, graves ou aigus. Encore
ces derniers peuvent-ils varier par différents degrés de
grave et d'aigu. Ce qui donne une infinité de nuances
de sons plus ou moins appréciables par l'oreille, et qui
sont devenus pour le musicien un fonds inépuisable de
combinaisons.
Les sons, quelle que soit leur qualité, peuvent se
succéder les uns aux autres, et former des suites plus ou
moins étendues; ils peuvent être aussi plus ou moins
continus dans leur émission. Or, cette succession fait
— 79 —
naître dans l'esprit une idée de mouvement, lequel peut
être vif ou lent, suivant la rapidité de la succession; et la
continuité de chaque son donne une idée de durée,
laquelle peut être plus ou moins longue suivant le degré
de continuité. Mais ces diverses durées, l'oreille les
apprécie, elle en saisit les rapports, et c'est ce rapport
senti qui constitue le rythme ou la mesure, objet si
important pour une oreille bien organisée, qu'il devient
un besoin pour elle, et si essentiel pour la mélodie, que
sans lui elle n'est rien et que par lui-même il est quelque
chose, comme on le sent par l'effet du tambour.
Tels sont les différents matériaux que le sens de l'ouïe
fournit à l'entendement; il nous prévient de l'existence
des choses, et il donne des formes à la pensée. Mais les
sons ne modifient pas seulement l'entendement; ils ont
encore des rapports avec le jeu de nos organes, et ils
exercent sur eux diverses sympathies; ils nous plaisent
par eux-mêmes, ils nous intéressent à leur objet et ils
nous émeuvent. Voyons donc à présent ce qu'ils ont de
sympathique et d'affectif.
L'ouïe a cela de bien remarquable qu'elle est dans la
plus étroite liaison avec l'organe vocal, en ce sens que-
toutes les impressions sonores qu'elle éprouve se réflé-
chissent et se retracent dans lui, qu'elles y excitent et mo-
difient son activité, que par leur fréquente répétition elles
le disposent à les reproduire, et finissent par lui en faire
prendre les déterminations. Pourrait-on douter de cette
influence? Ce qu'on observe dans les sourds de nais-
sance en est une preuve frappante : tous sont muets par
cela seul qu'ils sont sourds. Aucune voix modulée, aucun
son articulé ne sort de leur bouche; s'il leur échappe
quelques cris, ce sont des cris informes que le besoin, la
— 8o —
douleur ou quelque autre affection leur arrache. N'est-ce
pas sans nous en douter et à force d'avoir eu les oreilles
rebattues de certaines inflexions de voix ou de certaines
expressions, que nous prenons l'accent du pays que nous
habitons et que nous répétons les locutions vicieuses
qui sont le plus en usage? Ainsi c'est l'oreille qui donne
à l'organe vocal la forme de tous les modes sonores qui
existent dans la nature ; c'est elle qui lui apprend à les
proférer et qui en règle l'exercice, et l'organe doit ensuite
à son extrême souplesse le pouvoir de les imiter tous.
Mais si l'ouïe exerce sur l'organe vocal une si grande
influence, elle en est elle-même à son tour dans la plus
étroite dépendance, car tous les modes vocaux qu'il a ap-
pris à former et dont il est dépositaire, il les reproduit
spontanément dans l'ouïe en vertu de ses propres ten-
dances, ou les lui répète dans le même ordre dans lequel
ils lui ont été transmis, tantôt d'une manière sonore avec
éclat et en frappant extérieurement l'oreille, tantôt d'une
manière insonore et pour ainsi dire mentalement en ne
redonnant que la forme des sons. L'organe vocal tient
donc lieu d'imagination et de mémoire à l'ouïe, puisque
c'est lui seul qui lui conserve, lui reproduit et lui rap-
pelle tous les modes vocaux qu'elle a perçus. Sans lui
l'ouïe, comme l'odorat et le goût, n'aurait que des rémi-
niscences produites par le retour des mêmes sensations,
et rien ne les lui redirait en l'absence des objets qui les
produisent. Remarquons que l'organe vocal est entière-
ment à la disposition de la volonté et que l'homme ayant
senti qu'il avait par lui la faculté de se représenter tout
ce qu'il ne peut reproduire dans ce sens, il n'est pas
étonnant qu'il ait eu recours aux sensations sonores pour
en faire des signes d'idées.
m
i
m
1
L'ouïe réfléchit par le cerveau ses impressions ryth-
miques dans tous les organes de la locomotion et de la
voix et donne ainsi de l'isochronisme à leurs mouve-
ments. C'est elle qui règle les pas du danseur et qui le
fait se lever et tomber en cadence, elle qui procure aux
mouvements militaires du soldat cette précision, et aux
évolutions d'une armée cet ensemble et cette simulta-
néité d'action si nécessaires au succès de leurs opéra-
tions. C'est elle qui, guidant les bras du forgeron ou les
doigts du musicien, enchaîne leurs mouvements dans
des temps égaux, elle enfin qui donne du nombre à la
parole et de la mesure au chant. Pour prouver que telle
est son influence, il suffit d'observer que les personnes
qui n'ont pas l'oreille métrique marchent, dansent et
chantent sans mesure et sans s'apercevoir de leurs
écarts. Nous pouvons donc considérer sous ce rapport
l'ouïe comme le vrai régulateur ou le chronomètre de
toute la mécanique animale.
Les sensations sonores exercent sur deux de nos ins-
tincts une grande influence excitatrice. Les bruits, par
exemple, tiennent en éveil et avertissent notre instinct
de conservation; les cris nous font sentir les besoins de
l'être qui les produit et nous intéressent plus ou moins
vivement à lui.
Les bruits peuvent en effet varier par la force, par le
timbre, par le ton et le rythme. Or, il n'est aucune de-
ces qualités sonores qui n'apporte à l'instinct de con-
servation son document propre et qui ne lui inspire un
un sentiment analogue. Un bruit fort nous donne le sen-
timent d'un objet près de nous; un bruitfaible celui d'un
objet éloigné; le premier nous tient sur nos gardes, le
second nous tranquillise. Un bruit doux nous inspire du
Dess. Et. de l'Homme moral. (i
— 82 —
calme, de la sécurité; un bruit rude et aigre nous donne
de sinistres présages, un pressentiment fâcheux sur
notre existence, de l'appréhension, de la crainte, de la
peur ou de l'effroi, selon l'intensité du son et la sensibi-
lité de l'individu. Un bruit sourd excite en nous du
trouble, de l'agitation, de l'inquiétude, du chagrin et de
la tristesse; un bruit éclatant nous donne de la confiance,
de la hardiesse et du courage. Un bruit grave nous inti-
mide et nous inspire du sérieux, de l'imposant et même
de la consternation et de l'abattement, lorsqu'il est en
même temps sourd et aigre. Un bruit qui s'accélère pro-
duit en nous le redoublement du sentiment imprimé par
la nature du son; celui qui se ralentit a un effet con-
traire. Enfin tout bruit qui survient inopinément à nos
organes excite en nous un sentiment de surprise, un sai-
sissement désagréable et une commotion soudaine ou
ressaut qui met toute l'économie animale en surveil-
lance. Ce que je viens de dire du bruit est commun aux
diverses espèces de voix. Généralement donc l'effet mo-
ral du bruit est de réveiller des sentiments qui n'ont rap-
port qu'à la conservation de l'individu, en ce qu'ils le
concentrent en lui-même et ne l'intéressent qu'à sa per-
sonne.
Il n'en est pas ainsi des cris ou de ces voix fortement
accentuées et hors de leur diapason que font entendre
dans leurs besoins les animaux et particulièrement
l'homme. Tous sont compris dès leur émission par les
individus de l'espèce, à laquelle chacun d'eux appartient,
parce qu'ils font partager à ceux qui les entendent la
même affection que celui qui les profère, éprouve; mais
ils ont cela de particulier que tous les mouvements d'in-
térêt qu'ils inspirent consécutivement sont au profit de
6.
SFSjlV I
— 83 —
l'être qui les réclame. Qu'un cri plaintif vienne à se faire
entendre, aussitôt la tristesse s'empare de nous et bien-
tôt la pitié qui lui succède nous fait perdre de vue notre
propre situation pour ne songer qu'au malheur de notre
semblable et au moyen de le secourir. Si les plaintes se
changent en cris de détresse, ce n'est plus ce tendre inté-
retde la pitié qui nous anime,mais unevive compassion
qui nous agite, nous transporte et nous fait voler au se-
cours de celui qui a sonné l'alarme, au mépris de notre
propre sûreté. Au lieu des cris de la douleur, les accents
de la joie viennent-ils frapper notre oreille? A l'instant
même un doux épanouissement dilate notre âme et nous
fait oublier nos peines; le plaisir dont nos semblables
jouissent alors, nous le savourons avec eux, leur joie
nous pénètre et leur bonheur devient le nôtre.
Le chant, avons-nous dit, a le double avantage de
nous plaire par ses accords et de nous affecter par ses
accents.
Il est constant d'abord que les sons constitutifs du
chant ont par eux-mêmes quelque chose de mélodieux
qui nous flatte et nous intéresse à leur audition, lors
même qu'ils n'ont rien qui émeuve l'âme. C'est une sen-
sation affective attachée aux impressions sonores qui
sont en harmonie et dont le but et de nous faire sentir et
goûter leurs rapports entre elles. Elle suppose dans le
sens auditif une délicatesse d'organisation qui le rend
sensible à toutes les vibrations isochrones successives ou
simultanées et qui les lui fait accueillir, tandis que celles
qui se heurtent et se contrarient l'offensent et le blessent.
L'insensibilité que manifestent quelques personnes pour
le chant tient donc à un vice d'organisation dans l'appa-
reil acoustique; c'est une véritable surdité musicale. Ce
-8 4 -
croût des accords est donc le plaisir des sens, mais un
plaisir qui est tout entier pour l'esprit puisqu'il n'offre
aucun appât à nos appétits physiques.
Quoique ce soit réellement le goût qui donne à l'es-
prit le sentiment des accords et qui les lui fasse approu-
ver par la voie du plaisir, comme néanmoins c'est l'es-
prit qui les juge et les accueille, il ne faut pas s'étonner
que plusieurs savants du premier ordre aient cru devoir
tout attribuer à l'entendement et envisager le plaisir qui
accompagne les accords, plutôt comme le produit de la
réflexion que celui du sentiment. Euler prétend que l'es-
prit perçoit l'isochronisme des vibrations sonores et
qu'il se complaît dans cette coïncidence. Descartes et Di-
derot pensent que le plaisir que procurent les sons har-
monieux vient de la simplicité de leurs rapports perçus;
suivant eux le plaisir diminue à mesure que ces rapports
deviennent plus composés, et quand l'esprit ne les saisit
plus, il y a dissonance.
On voit que dans ces deux opinions c'est une opéra-
tion de l'esprit que l'on prend pour le principe du senti-
ment de l'harmonie. Mais ce qui prouve que ce n'est pas
en vertu d'un jugement de notre part que les accords
nous plaisent, mais bien par le plaisir qu'ils nous pro-
curent, c'est que ceux qui n'ont pas le sens musical n'a-
perçoivent dans le chant ni dissonance ni accord, et que
ceux dont l'oreille est le plus vivement affectée par la
musique ignorent le plus souvent en quoi consistent les
rapports harmoniques des sons. Cependant si le plaisir
que produisent les accords était l'effet d'un jugement, il
y aurait une perception préalable de rapports.
Si le pouvoir des accords sur l'esprit est incontestable,
celui des accents sur le cœur ne l'est pas moins. Chaque
— 85 —
ton, chaque mode a son énergie sentimentale et son
genre d'émotion. Il en estqui nous portent à la tendresse
et aux doux épanchements : ce sont les accents de l'a-
mour; d'autres nous portent à la hardiesse, à la colère,
à la fureur et au carnage : ils constituent les chants guer-
riers. II en est qui nous donnent de la gaieté et sont
propres aux chants bachiques; d'autres nous plongent
dans la mélancolie ou la tristesse et nous arrachent des
pleurs : ils forment les chants funèbres. Il en est qui nous
inspirent de la confiance, de la fierté, de l'indépendance:
ce sont les accents de la liberté. D'autres, par ce qu'ils
ont d'imposant, de majestueux, élèvent l'âme jusqu'à la
source de son être et lui inspirent des sentiments reli-
gieux, de respect et de vénération; ce sont aussi les ac-
cents dont nos temples retentissent.
De tout temps on a reconnu un pareil pouvoir à la
musique. Tous les peuples de l'antiquité lui ont attribué
à l'envi les effets les plus surprenants, l'on pourrait
même dire plus que merveilleux. On sait quelle est la
puissance que l'on a supposée à la lyre d'Orphée ;Timo-
thée, dit-on, excitait les fureurs d'Alexandre par le mode
phrygien et les calmait par le mode lydien. Les anciens
législateurs étaient tellement persuadés de l'influence de
la musique sur les mœurs qu'ils en avaient fait une par-
tie essentielle de l'éducation.
Mais d'où vient ce pouvoir affectif des accents, cette
force magique qu'ils exercent sur nos affections? De la
nature, ou plutôt de cette triple correspondance que l'au-
teur de la nature a établie par la médiation du cerveau
entre l'organe du sentiment, celui de la voix et le sens
de l'ouïe, en vertu de laquelle toute affection qui s'élève
dans le cœur fait naître dans l'organe vocal un mouve-
— 86 —
ment sonore analogue qu'elle offre à l'ouïe comme son
expression; et réciproquement toute voix accentuée qui
frappe l'ouïe, réveille dans l'épigastre l'affection qui est
en rapport avec elle et dispose l'organe vocal à en deve-
nir l'écho.
Parlerons-nous enfin des sympathies organiques de
l'ouïe? Qu'il nous suffise de remarquer que la musique
est un remède efficace pour les personnes affectées de
tarentisme, que les sons ont une double action sur les
mouvements de la vie, suivant leur nature ou leur
rythme, celle de les accélérer ou de les ralentir. Les sons
«■ bruyants et variés nous agitent et nous tiennent éveillés;
un bruit doux et monotone nous calme et nous endort.
-8 7 -
Wk»iV£
CHAPITRE VI.
Du sens de la vue.
n a dû remarquer que tous les sens dont nous
avons parlé jusqu'ici, ont pour fonction com-
mune de nous faire connaître les diverses ac-
tivités des corps. L'odorat et le goût nous font pressentir
les rapports chimiques de quelques-uns d'eux avec le
nôtre propre; l'ouïe nous donne le sentiment des vibra-
tions sonores et le toucher celui des mouvements calori-
fiques de certains autres; mais ce dernier a de plus le
privilège de nous montrer leurs propriétés constitutives
et de nous dévoiler ainsi leur nature. Il en est de même
de la vue ; elle a, comme le toucher, le double avantage
de nous rendre sensibles aux impressions de la lumière
et de nous donner en même temps la forme apparente
des choses par la diversité des couleurs dont elle revêt
leur image, par les divers degrés de lumière dont elle en
éclaire les parties et par les différents rapports qu'elle en
fait hors de nous.
Quoique le toucher et la vue aient seuls la prérogative
de nous faire connaître le mode d'existence des causes
extérieures, l'un et l'autre cependant n'y concourent pas
de la même manière et chacun d'eux a sa fonction dis-
tincte; toutefois ils se prêtent un mutuel secours et ils
sont tellement indispensables l'un à l'autre que sans le
toucher, l'exercice de la vue ne serait qu'une continuelle
méprise, et sans la vue, le toucher ne serait plus qu'un
perpétuel tâtonnement.
I
— 88 —
En effet, le sens de la vue nous montre une étendue
superficielle et colorée, et le toucher, une étendue solide
et résistante. Le premier nous indique les limites ou les
faces terminales des corps par l'opposition des couleurs
et le second nous en donne le sentiment par le change-
ment de direction des points de résistance. Celui-là nous
fait voir les objets en perspective, celui-ci nous en fait
sentir le relief. L'un nous en présente les apparences et
l'autre le fond. L'un suppose, l'autre vérifie; la vue a
donc besoin du toucher. Mais d'un autre côté le toucher
est très circonscrit, il n'aperçoit que ce qui nous tombe
sous la main ou nous heurte comme obstacle dans nos
mouvements; tandis que la vue atteint de ses regards les
objets les plus éloignés. Le procédé du toucher est suc-
cessif, il ne nous fait connaître les objets qu'un à un et
par parties; celui de la vue est simultané, elle nous les
montre tous à la fois et dans leur ordre naturel. Le tou-
cher ne sent que les détails dans un objet un peu étendu
et il n'en saisit pas du premier coup l'ensemble; la vue
au contraire nous fait voir chaque objet tout entier et ne
nous préoccupe directement que de sa totalité. Le tou-
cher est donc un instrument d'analyse et la vue un ins-
trument de synthèse, et si le premier est nécessaire pour
assurer la réalité des choses, le second ne l'est pas moins
pour nous en donner promptement l'aperçu et nous en
montrer les rapports.
La vue ne se borne pas à produire hors de nous des
images des corps et à nous faire connaître les rapports
de leur existence, elle exerce encore sur nous diverses
influence très importantes. C'est elle qui dirige et règle
par le cerveau tous les mouvements locomoteurs; elle
qui par ses sympathies avec l'organe du sentiment fait
- 8 9 -
naître en nous le goût du beau dans les choses visibles
en nous faisant admirer en elles l'élégance des formes'
le gracieux des mouvements, le charme du coloris eJ
harmonie des parties; elle qui nous fait découvrir dans
es regards et dans les traits du visage de nos semblables
leur caractère, leurs passions, leurs affections, et pénétrer
en quelque sorte leurs desseins; c'est enfin par son mi-
mstere que la lumière stimule le centre nerveux et de-
vient ainsi un puissant excitant de la vie.
Ce premier coup d'oeil sur le sens de la vue est bien
propre à nous faire entrevoir son excellence et sa dignité
et il doit naturellement nous inspirer le désir d'en con-
naître plus particulièrement les fonctions. Pour atteindre
ce but je vais donc examiner la nature de l'agent qui le
modifie, les rapports de structure de l'organe avec cet agent
et les phénomènes de vision qui résultent de son action
( La lumière est un fluide subtil, qui, suivant Newton
s échappe du soleil comme de son foyer par émission «
qui de là se répand dans l'espace et sur tous les corps pla-
nétaires qui tournent autour de son centre. Cette émis-
sion serait à peu près semblable à l'émanation de ces
particules qu'exhalent les corps odorants. Suivant Des-
cartes et Euler, c'est un fluide qui, répandu partout, rem-
plit l'espace et pénètre tous les corps, qui ne brille que
la ou il est mis en vibration par une cause quelconque
et qui transmet ensuite autour de lui dans le fluide envi-
ronnant cette agitation et de proche en proche à des dis-
tances incommensurables, de la même manière dont les
vibrations des corps sonores se propagent dans l'air. Le
soleil ne serait donc plus dans ce système une source
inépuisable de lumière, mais un corps dont le fluide
propre est sans cesse dans une vive agitation qu'il corn-
— 90 —
munique aux régions éthérées dans toute l'étendue de sa
sphère d'activité.
Cette dernière opinion paraît devoir obtenir de jour
en jour plus de crédit, car toutes les expériences mo-
dernes semblent faire converger les esprits vers l'idée
qu'il n'existe dans la nature qu'un seul fluide éminem-
ment élastique et impondérable qui est tout à la fois lu-
mineux, calorifique et principe des forces physiques et
de l'action moléculaire des corps suivant la nature des
mouvements qui s'opèrent dans son sein. Seulement
pour écarter toutes les difficultés qui naissent du système
de Descartes, il ne faut pas l'envisager hypothétique-
ment comme lui, mais tel qu'il nous apparaît dans les
phénomènes dont il est la cause, et reconnaître alors que
c'est un fluide discret dont les molécules se fuient et se
repoussent entre elles, mais qui sont étroitement unies
et inhérentes à la matière palpable en vertu de leur at-
traction pour elle; que chaque corps en est plus ou
moins pourvu proportionnellement à la force attractive
qui l'y appelle ; que dans tous, ce fluide y est dans un
état de repos forcé tant que l'équilibre des deux forces
qui l'animent n'est pas rompu. Au moyen de ces deux
forces, on peut concevoir entre autres choses que les mo-
lécules de ce fluide doivent se ranger symétriquement
autour de chaque point de la matière pondérable pour y
former une atmosphère partout en équilibre de tension,
quoique d'une densité croissante de la circonférence au
centre et susceptible ainsi de recevoir en tous sens le
mouvement lumineux et de le transmettre de même par
ses oscillations.
Dans cette hypothèse, il reste encore à expliquer
quelle est la cause qui fait naître et entretient dans le
— gi —
soleil cette vive agitation à laquelle son fluide propre est
soumis. Il ne faudrait pas pour cela recourir comme
Euler au phénomène de la combustion et supposer le
soleil dans un état constant de déflagration, ce qui nous
ferait retomber dans les mêmes difficultés qu'on a oppo-
sées au système de Newton. Ne pourrait-on pas suppo-
ser que les molécules du fluide propre du soleil sont si
rapprochées les unes des autres parla force attractive de
sa matière pondérable qu'elles se choquent mutuelle-
ment en voulant s'éviter et se constituent ainsi dans un
état lumineux. Cette supposition n'est pas gratuite : l'at-
traction est proportionnelle à la masse et le soleil a près
de 400000 fois plus de masse que la terre. D'ailleurs ne
sait-on pas que dans les corps durs, tels que les cailloux,
où le fluide subtil est assez fortement comprimé, il suffit
d'y produire une collision pour le rendre instantané-
ment lumineux.
Quoiqu'il en soit de l'origine et de la nature de la
lumière, ses propriétés n'en sont pas moins constantes et
bien reconnues.
Et i°sa marche estd'une rapidité effrayante puisqu'elle
ne met que huit minutes à venir du soleil jusqu'à nous.
Elle parcourt donc soixante-douze à quatre-vingt mille
lieues par seconde, et sa vitesse est neuf cent mille fois
plus grande que celle du son. D'après cette prodigieuse
vitesse de la lumière, qui oserait sonder l'étendue de
l'univers, lorsqu'on songe avec Euler que les rayons
de l'étoile fixe la plus proche de notre terre mettent six
ans à venir jusqu'à nous.
2 Un point lumineux, quelque petit qu'il soit, peut
être vu de tous les points de l'espace. Il est donc un centre
d'où part une infinité de rayons qui forment autour de
r/v
— 92 —
lui une sphère plus ou moins étendue suivant l'intensité
de la lumière. Ces rayons sont donc divergents. Si l'on
fait entrer dans une chambre obscure quelques rayons
lumineux, par un petit trou pratiqué sur l'un des volets
de la croisée, quelque part qu'on les intercepte par un
plan, on aura un cône de lumière dont la base sera sur le
plan et le sommet au point lumineux; plus on s'éloigne
du sommet, plus la base s'agrandit et plus la lumière se
dilate et s'affaiblit; les bases des cônes sont alors entre
elles comme le carré des distances. L'intensité de la
lumière est donc en raison inverse du carré de la dis-
tance. Tous les rayons qui partent d'un point lumineux
suivent leur direction en ligne droite, et sans dévier, tant
que le milieu qu'ils traversent est homogène, et s'ils ren-
contrent dans leur chemin un corps opaque, la portion
de lumière qu'il intercepte laisse derrière lui un espace
non éclairé, que l'on nomme ombre. Il résulte encore de
cette propagation de la lumière en ligne droite et diver-
gente, que si l'on fait passer par un même trou, dans une
chambre obscure des rayons de deux points lumineux
différemment situés dans l'espace, l'un à gauche ou en
haut, l'autre à droite ou en bas, ces deux faisceaux se
croiseront en entrant et feront un échange de position.
3° Lorsque le mouvement lumineux se transmet per-
pendiculairement de l'air dans un milieu plus dense dont
les surfaces sont planes, sa direction n'en éprouve aucune
déviation, soit en entrant, soit en sortant; lorsqu'il le
frappe obliquement, il éprouve une double inflexion,
l'une à son point d'incidence et l'autreàson pointd'émer-
sion : par la première, il s'approche de la perpendiculaire
du milieu, et par la seconde, il s'en éloigne. Ces divers
changements de direction de la lumière sont connus sous
-93 -
le nom de réfraction. Plus le milieu perméable à la
lumière est dense, plus la réfraction est considérable- si
toutefois on en excepte d'après Newton les corps com-
bustibles qui, à densité égale, jouissent d'un plus grand
pouvoir réfringent que les corps non combustibles C'est
par suite de cette observation , que Newton a osé annoncer
longtemps avant l'expérience, la combustibilité du dia-
mant et prédire que l'eau renfermait un principe inflam-
mable. Pour accorder ce phénomène avec le système
d'Euler sur la nature de la lumière, ne pourrait-on pas
dire que la réfraction est en raison composée de la den
site de la matière palpable et de celle du fluide impon
derable des corps transparents? Ne sait-on pas en effet
que de tous les corps gazeux, c'est l'hydrogène qui à poids
égal a le plus de calorique spécifique, ou, ce qui est le
même, de fluide subtil ?
4° Si l'on fait passer un faisceau de rayons solaires à
travers l'angle d'un prisme triangulaire, il y a , comme à
1 ordinaire, réfraction; mais on remarque en outre que
les rayons émergents font un angle avec les rayons inci-
dents, qu'ils se dilatent considérablement en longueur et
qu'au heu d'offrir surleplanquiles intercepte un cylindre
de lumière blanche, ils ne présentent plus qu'une bande
de sept couleurs dans l'ordre qui suit, de bas en haut ■ le
rouge, l'orangé, le jaune, le vert, le bleu, l'indigo et le
violet, de manière que ce sont les rayons rouges q & ui sont
le moins réfractés et les violets qui le sont davantage La
lumière serait donc composée de sept rayons distincts, et
ce serait à sa décomposition que les corps devraient
toutes ces diverses couleurs, sous lesquelles ils se pré-
sentent à nos yeux.
Quoiqu'il paraisse démontré que les rayons solaires se
— 94 —
subdivisent en sept espèces de rayons, je crois devoir
mettre en regard de ce fait un autre fait qui n'est pas
moins constant et qui semble établir que la lumière réflé-
chie par les corps blancs ne renferme que trois sortes de
rayons colorés, rouges, jaunes et bleus, et que les autres
n'en sont que des composés.
Voici le fait : si l'on regarde attentivement et pendant
un certain temps une fleur ou un disque de couleur
rouge et qu'on porte ensuite son regard sur une feuille
de papier blanc, on y aperçoit un cercle de couleur verte
de la même dimension que le disque rouge, et cette appa-
rence persévère jusqu'à ce que l'œil ait acquis le même
degré de sensibilité pour toutes les couleurs qui consti-
tuent la blancheur. Un disque bleu, regardé de même,
fait naître sur le papier blanc une image semblable
de couleur orangée, et un disque jaune en donne une toute
violette. Si l'on essaye de la même manière les couleurs
mixtes, on trouve qu'un disque vert fait apparaître sur
le papier blanc un spectre rouge, l'oranger, un bleu et le
violet, un jaune. On voit que dans ces expériences l'œil,
fatigué par la vue prolongée d'une couleur simple ou
mixte, ne l'aperçoit plus d'abord, dans la couleur blanche
du papier, quoiqu'elle en fasse partie, et qu'il n'y voit que
les autres couleurs qui la composent. On voit aussi que
de quelque manière qu'on procède à la décomposition de
la couleur blanche, celle-ci ne recèle que trois couleurs
primitives et que les autres n'en sont que des mélanges.
5° Lorsque les rayons rencontrent dans l'air un milieu
plus dense et dont les surfaces sont convexes, ceux qui
passent par l'axe des courbures n'éprouvent aucune ré-
fraction ; mais tous les autres sont infléchis et viennent
se réunir en sortant du milieu sur un même point de
- g5 -
l'axe pour se croiser et continuer ensuite leur route en
ligne droite et en divergeant. Ce point de réunion, on le
nomme foyer; et avec raison, puisque les rayons du so-
leil y forment un vrai foyer de chaleur et que les rayons
émanes des corps y produisent leur image. Ce foyer va-
ne de distance suivant le plus ou moins de convexité des
surfaces du milieu et l'éloignement de l'objet d'où partent
les rayons. Lorsque l'objet est à une distance comme in-
finie du milieu réfringent, les rayons incidents arrivent
alors parallèlement et le foyer se trouve au centre de la
courbure, si toutefois les deux surfaces convexes sont
des portions d'une même sphère. Si le milieu est con-
vexe d'une face et plan de l'autre, la distance du foyer
est égale au diamètre de la courbure. Réciproquement
donc, si l'objet est à la distance focale du milieu, le foyer
se trouvera à une distance comme infinie. Il suit de là
que plus l'objet approche du milieu, plus le foyer recule
et plus ,1 s'éloigne, plus le foyer approche. Quant aux
images des objets, puisque les rayons se croisent au
foyer, il est évident qu'elles doivent s'y peindre renver-
sées et que plus le foyer est près, plus les images sont
petites et inversement lorsqu'il s'éloigne.
Les rayons peuvent encore avoir à traverser un milieu
réfringent à surfaces concaves. Dans ce cas ils en sortent
divergents et leur point de concours est au foyer de la
courbure en deçà du milieu, entre celui-ci et l'objet d'où
partent les rayons. Quoique ce concours ne soit qu'ima-
ginaire, l'œil qui regarde l'objet à travers ce milieu, n'en
n est pas moins affecté que si les rayons venaient s'y
peindre réellement; mais l'image n'est plus vue renver-
sée comme dans les verres convexes et toujours elle est
plus petite que lui.
,
-96-
6° Quoique nous ayons dit que les rayons qui passent
à travers un milieu réfringent et à surfaces convexes
viennent se réunir à un foyer commun, cela n'est pas ri-
goureusement vrai; car il est d'expérience que les rayons
qui tombent sur les bords de la courbure forment leur
image plus près du verre que ceux qui passent par le mi-
lieu de cette courbure, ce qui donne lieu à une série
d'images comprises entre ces deux extrêmes qui jettent
de la confusion dans la peinture des objets. On nomme
aberration de sphéricité cette diffusion d'images. Pour
remédier à ce défaut, on est dans l'usage d'intercepter
par un diaphragme percé d'un trou au centre, tous les
rayons qui tombent sur les bords de la courbure; mais
alors on n'obtient la netteté des images qu'aux dépens de
la clarté. Indépendamment de ce défaut attaché aux sur-
faces convexes réfringentes, il en est un autre qui ne
nuit pas moins à la netteté des images; il consiste en ce
que les rayons qui passent par ce même milieu, se dé-
composent comme dans le prisme et que les plus réfran-
gibles ont leur foyer plus près que ceux qui le sont
moins. Cette dispersion des rayons qui est connue sous
le nom d'aberration de réfrangibilité jette de la confusion
dans les images et eût à jamais été un obstacle désespé-
rant pour le perfectionnement des lunettes, si l'on ne fût
parvenu de nos jours à le franchir en formant des objec-
tifs composés de substances de différentes densités et de
courbures différentes, combinées de manière à détruire
l'aberration sans altérer la réfraction.
7° Lorsque les rayons tombent sur un corps imper-
méable à la lumière, ils sont réfléchis par lui, et si sa sur-
face est régulièrement plane, le rayon réfléchi fait avec
la perpendiculaire menée sur le plan, un angle égal à
— 97 —
celui du rayon incident avec cette même perpendiculaire.
Mais, comme dans la vision nous rapportons la sensa-
tion au point d'où partent les rayons, et dans la même
direction, il suit de cette loi de la réaction organique que
dans un miroir, l'image de l'objet qui le frappe de ses
rayons doit être vue derrière le miroir dans la direction
des rayons réfléchis et à une distance du miroir égale à
celle où se trouve l'objet devant le miroir. Il suit encore
que cette image doit être égale en grandeur avec l'objet
sauf que ce qui est à gauche sur l'objet paraît à droite
dans l'image et réciproquement. Si la surface réfléchis-
sante est concave, les rayons qui viennent d'un objet
éloigné iront, après avoir été réfléchis, se réunir devant
le miroir à une distance de la moitié du rayon de la cour-
bure et y formeront une image renversée et plus petite
que l'objet, laquelle étant reçue par l'œil, sera rapportée
derrière le miroir dans la direction des rayons réfléchis
Amesureque l'objet approche, l'image recule et s'agran-
dit. Est-il au centre de la courbure? L'image et l'objet
coïncident au même point. Est-il au foyer des rayons
parallèles? l'image sera à une distance comme infinie;
et s'il dépasse ce point en s'approchant davantage du mi-
roir, l'image tomberaderrière le miroir; mais elle paraî-
tra droite et plus grande que l'objet. Quant aux surfaces
convexes, les rayons réfléchis par elles vont toujours con-
verger derrière le miroir à une distance égale à la moitié
du rayon de la courbure pour les rayons parallèles, et
toujours l'image est plus petite que l'objet, dans une po-
sition droite, et l'œil qui la reçoit la rapporte derrière le
miroir dans la direction des rayons réfléchis. Il est aisé
de voir d'après cela que si l'objet approche, le foyer se
rapprochera aussi et l'image décroîtra.
Dess. Et. de l'Homme moral. 7
- 9 8-
8° Tous les corps opaques dont les surfaces ne sont
pas polies comme celles des miroirs, réfléchissent de
même les rayons solaires qui les frappent, et ils les font
rejaillir sur les corps voisins; mais ils ont cela de parti-
culier qu'ils les dispersent irrégulièrement et qu'indé-
pendamment de cet effet ils se rendent visibles eux-
mêmes par des rayons propres et diversement colorés
qu'ils envoient dans nos yeux.
L'explication de ce phénomène occupe encore de nos
jours les physiciens. Les uns pensent avec Newton que
la coloration des corps est due à une décomposition de
lumière opérée par la propriété qu'ont les surfaces des
corps qu'elle frappe, de réfléchir une ou deux sortes de
rayons et d'absorber les autres. La blancheur serait donc
alors l'effet de la réflexion de tous les rayons et la cou-
leur noire celui de leur absorption. Ce système, quelque
ingénieux qu'il soit, est loin de résoudre les difficultés.
Observons d'abord avec Euler que si nous voyons
réellement les corps par les rayons solaires qu'ils nous
réfléchissent, les corps seraient pour nous comme autant
de miroirs. Mais le miroir, en réfléchissant les rayons
qu'il reçoit, que représente-t-il? Ce n'est pas le miroir,
mais bien les objets éclairés d'où sont partis originaire-
ment les rayons. Or, en regardant un corps opaque illu-
miné par le soleil, nous n'y voyons pas l'image de cet
astre, nous ne voyons que la surface des corps et toutes
les variations qui s'y trouvent. Il y a donc une différence
essentielle entre les rayons réfléchis par un miroir et
ceux par lesquels nous voyons les corps opaques.
Si les corps opaques n'étaient visibles que par les
rayons solaires qu'ils réfléchissent, comme les rayons
incidents ne leur viendraient que de la région où se
7.
— 99 —
trouve le soleil, on ne les verrait que dans une seule
direction, celle des rayons réfléchis. Cependant il est de
fait que, dès lors qu'ils sont éclairés, de quelque part que
vienne leur illumination, ils sont visibles de tous les
points de l'espace qui les environne. Ils envoient des
rayons en tous sens, et ces rayons leur sont propres,
puisqu'ils sont parfaitement distincts des rayons réflé-
chis.
Mais conçoit-on bien cette disparition de certains
rayons dans les corps colorés, et cette absorption totale
de la lumière par les corps noirs, sans qu'on en trouve
ensuite aucun vestige dans leur substance ? Les corps
noirs devraient regorger de lumière pendant la nuit, et
ce sont eux, au contraire, qui, comme je l'ai observé, se
refusent à toute phosphorescence.
Dirons-nous donc avec Euler que les couleurs dont
brillent à nos yeux les corps sont le résultat d'une agi-
tation propre que leur illumination excite dans leurs
particules, ou plutôt dans les molécules de leur fluide
impondérable ? Ce fluide est par lui-même en repos tant
que l'attraction qui le retient dans les corps est en équi-
libre avec sa force expansive. Il n'entre en mouvement
que lorsqu'une force étrangère vient à troubler cet équi-
libre, et, dans le cas présent, lorsque des rayons de
lumière le frappent, et il cesse de s'agiter aussitôt que
la cause excitante cesse d'agir. Ce mouvement vibra-
toire, du reste, est semblable à celui des corps lumineux,
au degré de vibratilité près ; comme lui, il rayonne dans
tous les sens et il se transmet avec une égale rapidité
dans l'espace. Tous les corps cependant ne répondent
pas également à cette excitation, car suivant le degré
d'expansion et de ressort du fluide propre à chacun
— IOO —
d'eux, les uns sont susceptibles d'un plus grand nombre
de vibrations dans un temps donné, les autres d'une plus
grande amplitude d'oscillations, et quelques autres ont
si peu de ressort qu'ils paraissent insensibles à l'action
lumineuse. Ce serait donc à la nature des vibrations
produites dans un même temps par le fluide propre de
chacun, que les corps seraient redevables de la propriété
qu'ils ont de faire naître telle ou telle sensation de cou-
leur de la même manière que les cordes sonores pour la
formation des sons; et ce serait au défaut de vibrations
que certains corps devraient de produire en nous la
sensation du noir.
Cette opinion me paraît préférable à la précédente,
parce qu'elle est plus d'accord avec les phénomènes et
d'une analogie parfaite avec ce qui se passe dans le son.
Les propriétés de la lumière que je viens de rappeler
sommairement sont admirables sans doute et dignes de
toute notre attention; mais l'organe qui est chargé d'en
éprouver les effets, d'en recueillir les résultats et de nous
en procurer la perception ne l'est pas moins, surtout si
on le considère dans les rapports de sa structure avec les
fonctions qu'il remplit.
L'œil est placé comme une sentinelle à la partie la plus
éminente de la face, pour embrasser d'un seul regard un
plus grand nombre d'objets, et logé dans une cavité
osseuse qui lui sert d'abri. Deux paupières, qui ne sont
que la continuation de la peau, l'y recouvrent et s'ouvrent
ou se ferment à volonté, soit pour donner accès à la
lumière, ou le soustraire à ses impressions. Les bords
libres de ces paupières sont garnis d'une rangée de poils
qu'on nomme cils et munis d'un léger cartilage dans
l'épaisseur duquel se trouvent plusieurs petites glandes
— 101 —
qui filtrent extérieurement une humeur huileuse. Les
deux points de l'orbite où les bords des paupières s'at-
tachent, sont connus sous le nom d'angles de l'œil, dont
un externe et l'autre interne. La paupière supérieure est
relevée par un muscle propre dont le point fixe est au
fond de l'orbite et le point mobile à tout le bord libre de
cette paupière. Les deux paupières sont fermées par un
muscle orbiculaire commun à l'une et à l'autre, lequel
prend son attache fixe aux bords de l'orbite et son attache
mobile aux bords libres des paupières. La peau des pau-
pières, en se repliant sur leurs bords et changeant de
nature, forme une membrane mince qui va recouvrant
toute la face interne des paupières, puis s'attache aux
bords de l'orbite et se réfléchit ensuite sur la partie anté-
rieure du globe de l'œil qu'elle recouvre jusqu'à la cornée
ou cette portion transparente qui laisse passer la lumière
dans l'œil : on la nomme conjonctive parce qu'elle unit
les paupières avec l'œil. La sérosité qui en suinte con-
court, avec les larmes, à humecter la face antérieure de
l'œil.
Les larmes sont le produit d'un corps glanduleux
qui est placé au-dessus du globe de l'œil et dans une
petite cavité pratiquée dans l'angle externe de l'orbite.
Ses canaux excréteurs, au nombre de sept ou huit, ram-
pent dans l'épaisseur de la paupière supérieure et vien-
nent s'ouvrir sur différents points de sa surfare interne
pour y verser l'humeur lacrymale que la paupière étend
ensuite par ses clignotements sur la surface antérieure
du globe et en accumule l'excédent vers l'angle interne de
l'œil, où deux petites ouvertures, nommées points lacry-
maux, la charrient dans un petit réservoir ou sac lacrymal
qui la verse dans les fosses nasales. Cette humeur a pour
— 102 —
effet principal d'entretenir la transparence de la cornée
et d'empêcher son dessèchement par l'air.
Jusqu'ici les parties que nous venons de décrire ne
sont que les accessoires de l'organe de la vision, qui
servent à sa défense ou à son entretien. L'œil propre-
ment dit est composé de deux parties très distinctes.
L'une, qui comprend presque tout le globe, est un véri-
table instrument d'optique chargé de discerner le degré
de divergence des rayons incidents et d'en modifier la
direction d'une manière convenable à la vision. L'autre
est l'expansion médullaire du nerf optique, organe propre
de la sensation : c'est elle seule qui est chargée de recueillir
les impressions modifiées des rayons émanés des objets
visibles, et de les transmettre distinctement au cerveau
par le nerf optique, pour y faire naître leur expression
morale.
Le globe de l'œil est un corps à peu près sphérique
dont le diamètre est de dix à onze lignes. Son enveloppe
extérieure est une membrane blanchâtre opaque et ferme
qui ne le recouvre que jusqu'à sa partie antérieure, où
elle laisse une ouverture circulaire aux bords de laquelle
vient s'unir une autre membrane transparente et convexe
qui la ferme en faisant saillie sur cette partie antérieure,
parce qu'elle est le segment d'une sphère plus petite que
celle de l'œil. On donne à cette enveloppe le nom de
sclérotique, et celui de cornée à la portion transparente.
Au-dessous de la sclérotique est une seconde membrane
nommée choroïde, qui revêt intérieurement toutes les
parois de la sclérotique jusqu'à l'ouverture circulaire, où
elle s'unit plus intimement à ses bords par un ligament
dit ciliaire. A la face opposée de ce ligament, et tout
autour du bord antérieur de la choroïde, la lame interne
— io3 —
de celle-ci forme des plis très fins et disposés en rayons
dont l'ensemble se nomme corps ciliaire. Les lames sail-
lantes de ces plis s'avancent vers l'axe de l'œil en s'écar-
tant de la cornée et forment un espace circulaire où le
cristallin est placé, et à la circonférence'duquel les bords
aigus de la capsule du cristallin paraissent attachés; ces
lames saillantes sont connues sous le nom de procès ci-
liaires. A la choroïde succède, derrière la cornée, une
membrane fibro-vasculo- nerveuse, nommée iris, qui
semble en faire le prolongement, quoique d'une nature
bien différente. Celle-ci est percée d'un petit trou (la
pupille), susceptible de se rétrécir ou de s'élargir, suivant
la clarté ou l'obscurité du lieu, et suivant l'approche ou
l'éloignement des objets. Ces mouvements sont dus à la
contractilité des fibres de l'iris, que l'on peut considérer
ici comme un diaphragme de lunette, mais un diaphragme
sensible qui se modifie lui-même, selon le besoin de l'or-
gane de la vision. Enfin il est à remarquer que la face
postérieure de l'iris, les procès ciliaires et toute la sur-
face interne de la choroïde sont tapissés d'une mucosité
noirâtre pour s'opposer au passage de toute autre lumière
que celle qui entre par la pupille, et pour empêcher que
les rayons qui viennent frapper la rétine ne soient réflé-
chis par les parois internes de l'œil, après avoir fait leurs
fonctions, et ne troublent ainsi la vision. L'œil est donc
sous ce rapport une vraie chambre obscure.
Il résulte de ce qui vient d'être dit, que la capacité de
l'œil est divisée en trois espaces, l'un antérieur, un
moyen et un postérieur. L'antérieur, qui est circonscrit
par la cornée, les procès ciliaires et le cristallin, se trouve
partagé en deux chambres qui communiquent entre elles
par la pupille, et dont l'une est antérieure et l'autre pos-
— 104 —
térieure. La première a une ligne de profondeur et la
seconde une demi-ligne; l'une et l'autre sont remplies
d'une humeur aqueuse dont la densité ne diffère presque
pas de celle de l'eau distillée. L'espace moyen, qui est
un peu plus grand que l'antérieur, est occupé par un
corps lenticulaire assez consistant, déjà indiqué sous le
nom de cristallin : c'est une espèce d'objectif convexo-
convexe de deux lignes d'épaisseur, quatre lignes d'ou-
verture, d'une transparence parfaite et d'une densité
croissante de la surface à son noyau. Ce cristallin est
enveloppé d'une capsule de même transparence et dont
les bords sont attachés au procès ciliaire. Le dernier
espace, qui à lui seul comprend les deux tiers du globe,
est occupé par une humeur dite vitrée, mais qui a moins
de consistance que celle du cristallin ; sa substance est con-
tenue dans une membrane très fine à laquelle adhère la
capsule du cristallin. Comme elle occupe le fond de l'œil
et qu'elle enchâsse entièrement le cristallin, on conçoit
qu'elle est concave par devant et convexe par derrière.
Ces trois humeurs ne sont pas seulement de différentes
densités, comme je viens de l'observer, elles sont encore
circonscrites par des courbures de différents foyers. Une
pareille combinaison de substances et de sphéricités
devrait nous paraître bien extraordinaire, si nous ne
savions pas aujourd'hui qu'elle a été établie pour détruire
l'aberration de réfrangibilité et procurer à l'oeil un achro-
matisme parfait. Je serais assez porté à croire que la
structure du cristallin, par couches concentriques et
d'une densité qui va en décroissant du centre vers les
bords, n'a été ainsi établie que pour détruire l'aberration
de sphéricité; car il me semble qu'il est possible de
rendre le pouvoir réfringent égal sur tous les points de
*■
— io5 —
ce corps lenticulaire, en compensant l'excès de courbure
par une diminution de densité proportionnelle
Indépendamment des humeurs qui remplissent la capa-
cité de l'œil, on trouve derrière le corps vitré une mem-
brane blanchâtre demi -transparente, d'une mollesse
approchant de la fluidité et se déchirant par son propre
poids, laquelle s'étend sur toute la surface interne de la
choroïde jusqu'au bord de l'iris, et recouvre ainsi toute
la convexité de la matière vitrée : cette membrane est la
rétine; c'est elle qui est l'organe immédiat de la sensa-
tion La rétine ne paraît être autre chose que l'expansion
médullaire du nerf optique qui, après avoir percé la sclé-
rotique et la choroïde, et s'être dépouillée de ses enve-
loppes, laisse ses filaments médullaires s'épanouir libre-
ment sur toute la concavité de la choroïde et s'exposer
sans réserve à l'action immédiate de la lumière Le nerf
optique qui donne naissance à la rétine est un gros cor-
don blanchâtre qui a son origine, suivant M. Flourens
dans les tubercules quadrijumeaux, et qui, après avoir
fait quelque chemin sous les hémisphères, se croise
le droit avec le gauche, et sort du crâne par les trous
optiques des orbites, pour venir s'implanter et s'épa-
nouir dans le globe de l'œil.
Pour compléter la description de l'organe de la vue
ajoutons que l'œil est pourvu de plusieurs muscles pro-
pres non pas à l'avancer ou à le tirer en arrière, comme
on l'a prétendu, mais bien à le mouvoir dans son orbite
de manière à l'élever, à l'abaisser, ou le tourner à droite
ou à gauche, et pouvoir ainsi diriger son axe sur chaque
objet particulier qu'on veut voir distinctement.
Remarquons en outre que l'œil a deux sortes de nerfs,
des nerfs ganglionnaires qui président à la nutrition et à
— io6 —
l'entretien de l'appareil sensoriel, et des nerfs cérébraux
producteurs des mouvements nécessaires à ses fonctions
visuelles. Observons enfin que trois sortes de mouve-
ments s'exécutent en lui dans l'acte de la vision : des
mouvements organiques tels que la sécrétion de l'humeur
lacrymale et les contractions de l'iris, que l'impression
seule de la lumière excite sans l'intervention du centre:
des mouvements instinctifs, tels que ceux des paupières
et des yeux, qui suivent immédiatement l'impression
sentie, et que le centre détermine en prévenant la volonté
et souvent contre son gré ; et des mouvements volontaires
des yeux et des paupières, que la volonté seule déter-
mine consécutivement à la sensation perçue et jugée,
mais qui s'effectuent toujours par l'influence excitatrice
du cerveau. Les muscles oculaires et palpébraux sont
donc, comme ceux de la respiration, sous la double
influence de l'instinct et de la volonté.
Certes, à la vue d'une pareille structure, on ne peut
douter que l'œil n'ait été fait pour la lumière et qu'une
intelligence suprême n'y ait présidé. Mais poursuivons,
et maintenant que nous connaissons les propriétés de la
lumière et les rapports de l'organe avec elle, voyons
comment s'opère le phénomène de la vision.
Un objet s'offre-t-il à la vue ? A l'instant chaque point
visible envoie un cône de lumière plus ou moins intense
dont la base vient frapper la cornée. L'iris, à sa pré-
sence, se contracte, et la pupille se proportionne à l'inten-
sité de la lumière; les rayons de chaque cône qu'elle
laisse passer se réfractent en traversant les différentes
humeurs transparentes de l'œil et vont converger au
fond du globe sur un point distinct de la rétine, de
manière que chaque point visible vient y faire son
^^H
9
— 107 —
impression dans le même ordre que dans l'objet, quoique
dans une situation renversée. Ces impressions, le nerf
optique les transmet au centre, et il en résulte une sensa-
tion visuelle. Cette sensation est d'abord confuse et ne
fait qu'avertir de sa présence parce que le centre est
passif en recevant l'impression; mais celle-ci n'est pas
plus tôt produite que le centre s'érige sur elle, et tournant
toute son activité vers le sens, il dirige et fixe le regard
de l'œil sur l'objet qui a fait naître l'impression. Alors
1 ame est attentive, la sensation est nettement perçue et
jugée, et si elle est de nature à nous intéresser, la volonté
continue l'acte du regard et nous fait approcher de l'objet
pour le considérer de plus près.
La sensation visuelle produit deux effets sur nous • elle
est représentative et affective ; par le premier elle s'adresse
a l'entendement et par le second à l'instinct. Considé-
rons d'abord ce qui est relatif à l'entendement.
Pour mieux en saisir les détails, supposons d'abord
que le sens de la vue soit dépourvu de l'appareil oculaire
et que la lumière vienne de toutes parts frapper direc-
tement la rétine sans aucune modification préalable
Dans cet état de choses, comme il n'est pas un objet et
même un seul de ses points visibles qui n'envoie des
rayons en tous sens, chacun d'eux frapperait indistinc-
tement tous les points de la rétine, et l'on conçoit que
tous les filets médullaires, ébranlés par les mêmes* agents
ne transmettraient au cerveau que la même impression,'
et il n'en résulterait qu'un sentiment uniforme de
lumière qui n'aurait rien de représentatif que la sensa-
tion elle-même. Mais ce sentiment est-il le seul qu'on
éprouve à la suite de cette impression ? Celle-ci, quand
même on la considérerait comme simple en raison de
— io8 —
son uniformité, ne renferme-t-elle pas trois choses dis-
tinctes comme celles des autres sens, lesquelles doivent
être également senties, une action étrangère à l'organe,
une résistance de la part de l'organe et un effet produit
sur lui malgré sa résistance ? On doit donc sentir à la fois
une sensation de clarté, un sujet qui l'éprouve et quelque
chose autre que nous qui le produit, et éprouver en
même temps le sentiment de leur présence, ou, ce qui
est le même, de leur réalité.
La sensation de lumière n'entraîne pas seulement
après elle le sentiment de ce qui l'éprouve et celui de ce
qui le fait éprouver ; elle a encore un double rapport qui
la rattache à l'un et à l'autre, au premier comme à son
sujet et au second comme à sa cause. Or, c'est en vertu
de ce second rapport que la sensation de lumière se
répand hors de nous vers ce qui la produit, et elle s'iden-
tifie tellement avec lui, qu'en voyant l'effet on ne songe
qu'à la cause. Mais cette cause ne se montre alors que
comme une chose qui a la propriété de nous éclairer, et
nous ne connaissons pas encore sa nature ni les diverses
formes qu'elle peut revêtir et sous lesquelles elle peut se
faire voir en nous éclairant. Si le sens de la vue n'avait
aucun pouvoir modifiant sur les rayons lumineux qui
émanent des corps, nous saurions donc tout au plus par
lui qu'il existe hors de nous diverses causes lumineuses,
mais nous ignorerions toujours que ce sont des corps
différemment configurés.
Ce premier effet de la vue ainsi déterminé, supposons
à présent que ce sens soit armé de son appareil dioptrique
et qu'il ne reçoive aucun rayon qu'après avoir été modifié
par l'œil, et voyons quel sera le résultat.
Dans cette hypothèse, comme les cônes lumineux qui
— 109 —
partent de tous les points visibles ont une direction
propre, puisqu'ils viennent différemment situés et qu'ils
ne peuvent pénétrer dans l'œil que par une même ouver-
ture étroite, celle de la pupille, ils doivent alors se croiser
en y entrant pour suivre ensuite leur direction respec-
tive, et leurs rayons divergents doivent se rapprocher de
leur axe en traversant les humeurs de l'œil pour con-
verger et frapper en commun un même point de la rétine
et y peindre ainsi celui d'où ils viennent, de la couleur
qui lui est propre.
Car les rayons qui émanent de tous les points d'un
même objet n'étant pas de la même couleur ou de la
même intensité, de même que ceux des objets qui les
avoisinent, on conçoit que c'est par cette différence de
couleur ou d'intensité que chaque objet doit se faire
voir, se circonscrire et se limiter; et il doit en résulter
au fond de l'œil un tableau en miniature, où tout ce qui
s'offre à son regard se trouve parfaitement représenté,
quoique dans une situation renversée, en raison du croi-
sement des axes. Que cela soit ainsi, on peut s'en assurer
en présentant un œil de bœuf à un trou fait au volet
d'une chambre obscure, de manière que la cornée en
bouche l'orifice; si l'on a eu soin de le dépouiller par
derrière de la sclérotique, on verra sur le fond de cet œil
les images distinctes des objets du dehors.
Une fois qu'il est reconnu que tout objet qui se pré-
sente à l'œil se trouve peint au fond de cet organe, il
semble que le phénomène de la vision soit tout expliqué
et qu'il suffise d'ajouter, pour en avoir une idée com-
plète, que l'impression de ce tableau oculaire est ensuite
transmise par le nerf optique au cerveau, qui en déter-
mine la sensation dans l'âme. Mais si on y fait attention.
I IO —
ce qui se passe dans l'œil est bien loin de rendre raison
de ce que l'âme éprouve à son occasion. L'image sen-
sible ne répond pas à l'image oculaire, l'une n'est pas la
copie de l'autre. Tous les objets se peignent dans l'œil
dans une situation renversée, et nous les voyons droits.
L'œil ne présente que des figures et des projections de
corps, la vue nous en fait sentir les reliefs et la forme.
L'œil m'offre des images d'une petitesse extrême, il
réduit la vaste peinture d'une campagne en un tableau
de six lignes carrées; la vue nous la montre telle qu'elle
est, et chaque objet dans sa grandeur naturelle. Les
images que les objets tracent dans l'œil sont sur un même
plan, un même fond sans enfoncement ni distances; les
images sensibles, au contraire, sont détachées les unes
des autres, elles ont de l'éloignement et de la distance.
D'où viennent donc ces différences, et comment arrive-
t-il que la sensation soit tant d'accord avec la réalité des
choses et si peu conforme au rapport qui en est fait par
l'œil? Cela tient à deux causes qui n'ont pas été égale-
ment appréciées, mais qui ne concourent pas moins l'une
que l'autre à la formation des images sensibles comme
elles nous apparaissent.
Pour concevoir la première, qui est la moins connue,
il faut établir en principe que la sensation n'est point
seulement le résultat de l'action impressive des rayons
dans l'œil, mais encore celui de la réaction de l'organe
sur eux. Dans un organe vivant, toute impression reçue
qui vient du dehors est réfléchie et rapportée virtuel-
lement à son point de départ ; conséquemment la sensa-
tion doit exprimer à la fois et l'impression et son rapport.
Donc, dans la vision, la sensation doit s'opérer confor-
mément à la marche que suivraient les rayons incidents
— III —
hors de l'œil, s'ils en étaient renvoyés après avoir frappé
la rétine comme si elle était le résultat de leur réflexion
vers leur point de départ, et non pas seulement suivant
leur impression au fond de l'œil. Cela posé, il suit de ce
principe :
i° Que la direction des rayons réfléchis ne devant
s'estimer et s'exercer que suivant les lois de la méca-
nique, comme le fond de l'œil est une portion de sphère
au centre de laquelle les axes des cônes lumineux se
croisent avant que de continuer leur route, et que dans
leur trajet ces axes suivent la perpendiculaire menée sur
chaque point sensible de la rétine, il suit, dis-je, que
dans leur réflexion ils doivent revenir par les mêmes
perpendiculaires pour se croiser de nouveau et reprendre
leur première direction. Or, d'après cette loi de rapport,
il est clair que les images doivent se redresser, et que'
pour voir les objets droits il faut qu'ils soient peints
renversés.
Il est vrai qu'on peut dire avec d'Alembert que tous
les axes qui entrent obliquement dans l'œil éprouvent
une réfraction qui les détourne de leur route et qui fait
que le rayon rompu n'est plus en ligne droite avec le
rayon incident. Mais il faut observer que tous les axes
qui concernent la vision distincte tombent autour de
l'axe optique, que cette déviation est nulle ou presque
nulle pour eux, et que le rayon rompu est sensiblement
en ligne droite avec le rayon incident. Quant aux rayons
qui viennent assaillir latéralement la pupille et qui, par
leur introduction oblique dans l'œil, concourent à la for-
mation de la vision confuse dans la bordure du tableau
oculaire, leur déviation qui est très réelle peut bien
affecter leurs points de rapport dans l'espace, mais
— 112 —
elle ne saurait empêcher le redressement de leurs
images.
2° Il y a dans la vision deux choses à considérer, la
vision distincte et la vision confuse. Le champ de la pre-
mière est très circonscrit; il ne s'étend pas au delà de
douze à quinze pieds pour les petits objets, ni en deçà
de sept à huit pouces de distance de l'œil. Mais il a cela
de particulier que tous les objets qui se trouvent compris
dans cet espace sont seuls nettement vus sous leur plus
grande dimension, et qu'un même objet apparaît de la
même grandeur à quelque point de cet intervalle qu'il
soit placé. On appelle grandeur réelle la dimension sous
laquelle les objets se montrent à nous dans la vision
distincte, parce que ce n'est que dans ces limites que
leur grandeur est constante et la plus considérable que
l'œil puisse naturellement représenter. Car il est hors
de doute que nous ne voyons pas toute l'étendue des
corps; la vue ne peut nous montrer que leur grandeur
relative ou l'espace que leurs images occupent respecti-
vement au fond de l'œil.
Or, il est remarquable que l'image oculaire n'est pas
en rapport de grandeur avec l'image sensible : l'une
peint son objet en miniature, l'autre de grandeur natu-
relle. D'où cela vient-il? La raison en est que si le rap-
port de la sensation de chaque point visible doit se faire,
comme je le suppose, conformément à la direction des
rayons qui viennent de ces points à l'œil, il s'ensuit
que chaque point visible doit être rapporté au sommet
du cône lumineux qu'il nous envoie, et vu à l'endroit où
ses rayons aboutissent. Mais comme les sommets des
cônes sont à la même distance de l'œil que les points
d'où ils partent, il en résulte que l'image d'un objet
■
— n3 —
n'apparaissant que là où commencent ses cônes lumi-
neux sa grandeur ne doit pas être seulement propor-
nonne le a l'angle visuel que les rayons de cet ob'et font
d n S 1 œil en s - y croisanti ma . s encore ^ J
des cotes ou, ce q U1 revient au même, à la distance de
objet. Ainsi, „ cet objet est vu à douze pieds de dis-
tance, premier point de la vision distincte pour les objets
éloignes comme l'angle que ses rayons font en entrant
dans 1 œil est égal à l'angle interne qui a lieu après leur
croisement, son image sensible et son image oculaire, ou
les soutenantes des angles, seront entre elles comme leur
distance du sommet des angles. Donc, dans le cas pré-
sent, en supposant que le croisement se fasse dans l'œil
à huit lignes en avant de la rétine, l'image sensible serait
à 1 image ocula.re comme douze pieds est à huit li<mes
ou deux cent seize fois plus grande qu'elle. Lorsque
limage oculaire occupe dans l'œil l'espace d'une ligne
1 "nage sensible doit donc nous apparaître de dix-hun
pouces de grandeur. Si le même objet paraît ensuite de
a même grandeur à toute distance comprise dans les
imites de la vision distincte, quoique son angle visuel
augmente à mesure qu'il s'approche de l'œil jusqu'à la
distance de sept à huit pouces, cela tient à ce que le pro-
longement des côtés de l'angle externe, qui est ici distinc-
tement sent,, diminue dans le même rapport que l'angle
visuel augmente, et que, par cette compensation, la gran-
deur reste invariable.
On demandera peut-être pourquoi la vision n'est-elle
distincte, et la grandeur des corps bien jugée, que dans
tous les points de distance ci-dessus indiqués. Je répon-
drai : Parce que ce n'est que dans cet intervalle que la
sensibilité organique de l'iris se trouve partout dans un
Dess. Et. de l'Homme moral.
— im-
parfait rapport avec l'impression lumineuse des corps,
qu'il peut ainsi discerner distinctement les divers degrés
de divergence des rayons qu'ils lui réfléchissent, consé-
quemment le point de leur convergence ou leurs distances,
et proportionner constamment l'ouverture de la pupille
à l'exigence de l'organe pour la netteté de la vision. Au
delà de douze à quinze pieds, l'iris, au contraire, n'étant
pas suffisamment stimulé par les rayons lumineux, qui
deviennent de plus en plus rares, proportionne moins
exactement l'ouverture de la pupille à la demande des
rayons incidents. La vision devient alors de plus en plus
confuse ; de plus en plus la divergence des rayons est
moins bien sentie de même que leur point de conver-
gence, et si une autre cause n'intervenait pour suppléer
à ce défaut graduel du sentiment, bientôt on ne discer-
nerait plus la forme réelle des corps ni leur véritable
grandeur, parce qu'elle ne serait plus estimée que d'après
la diminution progressive de leur angle visuel, réunie à
un sentiment vague et uniforme de distance pour tous.
Quant aux objets qui sont à une distance de l'œil au-
dessous de sept à huit pouces, il est certain que la vision
confuse qui a lieu dans cette circonstance ne vient pas
d'un défaut de sensibilité de la part de l'iris, mais bien
de ce que sa contractilité n'est pas assez étendue pour
écarter les rayons trop divergents, et que ceux-ci, allant
alors converger au delà de la rétine, s'opposent à la net-
teté de l'image. Ici la grandeur de l'image ne varie pas,
quoique la vision en soit plus ou moins confuse, parce
que, à mesure que l'objet approche, la distance du point
d'où les rayons partent, et où l'œil rapporte leur impres-
sion sensible, diminue dans le même rapport que l'angle
visuel augmente. Nous devons donc à l'irritabilité de
8.
— n5 —
l'iris et la netteté de la vision dans certaines limites, et le
sentiment des points de convergence des rayons qui
émanent des corps placés dans l'intervalle de ces limites.
Quoique je regarde comme incontestable que le pou-
voir qu'a la vue de nous faire connaître la véritable gran-
deur des corps à une certaine distance de nous, est prin-
cipalement l'effet de cette loi de la réaction organique
qui rapporte nos impressions du dehors à leur point de
départ, il est cependant une autre cause qui me paraît
aussi y concourir pour beaucoup : c'est le degré de sensi-
bilité de la rétine, et voici comment :
Tous les points qui composent la surface d'un corps
ne sont pas sur le même plan. Il y en a qui sont moins
proéminents que les autres, et sur lesquels l'irradiation
lumineuse a moins de prise, en raison de leur dépres-
sion. Puisqu'ils sont moins exposés à l'action de la
lumière, ils doivent rayonner plus faiblement dans l'œil,
et n'être plus ou moins perceptibles à la rétine que tout
autant qu'elle jouira d une sensibilité plus ou moins
exquise. Or, il est clair que plus il y aura dans les objets
de ces sortes de rayons que la sensibilité de l'organe
mettra en évidence, plus l'espace occupé par les images
des corps offrira de points visibles, et plus aussi les
images paraîtront avoir de l'étendue, quoique dans le
même espace. Cet effet est bien manifeste dans le micro-
scope, qui n'a pas seulement la propriété d'augmenter la
dimension des parties connues de l'objet qu'on examine,
mais encore celle de nous faire voir dans chacune d'elles
beaucoup de choses que l'œil n'aperçoit pas. Cheselden
n'a-t-il pas remarqué que l'homme à qui il avait abaissé
la cataracte, vit dans les premiers temps les objets beau-
coup plus grands qu'ils ne lui parurent par suite? S'il en
— n6 —
est ainsi, comme l'organe de la vision n'a pas le même
degré de sensibilité chez tous les hommes, on est autorisé
à penser que tous ne voient pas les objets de la même
grandeur, quoiqu'ils soient tous d'accord sur leur gran-
deur relative. N'est-ce pas aussi pour cette raison que les
mêmes objets que nous avons vus dans notre enfance, et
que nous revoyons dans l'âge viril, nous paraissent moins
grands qu'autrefois ?
3° S'il est vrai que les objets nous apparaissent aux
points de l'espace où les rayons qu'ils nous envoient
iraient converger hors de nous s'ils étaient réfléchis;
comme dans la vision distincte, la détermination du
point de convergence des rayons des cônes lumineux est
sentie et rapportée aux objets d'où ils viennent, que l'in-
tensité de la lumière varie suivant la position de son
point de départ par rapport à l'œil, comme tous les
objets qui sont près de nous et dans les limites de la
vision distincte nous donnent le sentiment de leur gran-
deur réelle, il est évident que ces trois choses doivent
concourir à former pour chaque objet, et même pour
chaque point d'objet, un sentiment de rapport différent.
Or, c'est en vertu de ce sentiment que les images du
tableau sensible qui est l'objet de notre perception pren-
nent du relief et de la profondeur, et cessent d'être de
simples figures projetées pour revêtir la forme de leur
objet. C'est par lui qu'elles se détachent du fond du
tableau, qu'elles s'éloignent graduellement, en fuyant
l'une derrière l'autre, pour se placer au rang qui leur
convient; par lui que l'œil détermine la distance relative
des objets environnants, à la vue des grandeurs intermé-
diaires qu'il aperçoit entre eux et lui ; je dis que l'œil
détermine pour indiquer que ce n'est pas un jugement
— u 7 —
de l'esprit, mais un sentiment de rapport. C'est par lui,
enfin, que ces images produisent par leur ensemble cette'
même illusion qui nous saisit lorsque nous regardons
dans un miroir la représentation des objets qui s'y réflé-
chissent.
4° Au delà de la limite de la vision distincte, les rayons
deviennent moins divergents et plus rares; la pupille se
resserre moins, et laisse tomber sur le cristallin une base
plus large des cônes lumineux ; peu à peu les rayons, plus
réfractés, viennent converger en deçà de la rétine, l'image
devient, déplus en plus, moins nette, mal terminée; la
détermination des points de convergence des rayons qui
viennent des objets est incertaine ; la grandeur des images
n'est bientôt plus que proportionnelle à l'ouverture des
angles, et l'œil ne les rapporte plus à la distance réelle
des objets; seulement, il juge du plus ou moins d'éloi-
gnement de chacun d'eux par la confusion et la grandeur
apparente des images, par la dégradation de la lumière et
le nombre des objets interposés, et il les distribue ensuite
sur différents plans qui vont en se dégradant jusqu'à un
dernier, où les images des objets les plus éloignés vien-
nent toutes se ranger, quelle que soit leur distance. C'est
ainsi que le soleil, la lune, les planètes et les étoiles
paraissent dans le ciel à la même distance et comme fixés
sur une même surface concave.
Hors de la limite de la vision distincte, nous devrions
donc voir les objets d'autant plus petits qu'ils sont plus
éloignés, et dans des lointains plus ou moins vagues et
indéterminés. Il y a plus : nous devrions même ne voir
que leur face antérieure, à peu près comme nous voyons
la lune et le soleil, qui ne paraissent à nos yeux que des
disques lumineux. Il est de fait cependant que dans la
— n8 —
vision des objets éloignés, telle qu'elle s'opère actuel-
lement, nous sentons la forme entière des corps, quoique
nous n'en voyions que la moitié ; nous en sentons même
la solidité, quoique l'objet immédiat de la perception ne
soit qu'un épure image. Il est de fait encore que, quel que
soit l'angle visuel sous lequel un objet est vu par nous,
nous le voyons toujours sous sa grandeur naturelle lors-
qu'il n'est pas isolé de l'ensemble du tableau visuel, et
nous sentons sa distance lorsque tous les objets intermé-
diaires qui le séparent de nous se manifestent à la vue.
D'où viennent donc à la vision toutes ces perceptions de
réalités ? Des leçons du toucher et de l'expérience du sens
de la vision; et c'est ici la seconde cause principale dont
j'ai à faire connaître l'influence sur les sensations de la
vue.
Tous les animaux ne voient pas en naissant. Il en est
qui n'ouvrent leurs yeux qu'au bout de quelques jours,
et parmi ceux qui les ouvrent dès leur naissance, le plus
grand nombre n'entrent en possession de ce sens qu'après
un certain temps, et lorsque leurs yeux, familiarisés avec
la lumière, peuvent en soutenir l'impression et coor-
donner instinctivement vers elle leurs mouvements : l'en-
fant nouveau-né est dans ce dernier cas. Chez lui l'action
de la lumière est toute affective et n'a rien de représen-
tatif; il est sans regard, parce qu'il ne voit encore rien,
et il ne voit rien, parce que tout l'offusque et l'éblouit.
Mais il n x est pas plus tôt accoutumé aux impressions de la
lumière, que le mondevisible se dessine à ses yeux, etles
choses lui apparaissent telles que nous l'avons indiqué.
Or, dès qu'il voit, à chaque objet qui se présente à lui, la
curiosité le détermine à y porter la main, et l'œil la con-
duit jusqu'à l'objet, en vertu du pouvoir directeur qu'il
— H9 —
exerce par le cerveau sur les mouvements de préhension
et de locomotion. Alors il sent qu'il touche ce qu'il voit,
et il le sent dans la situation où il le voit. S'il vient
ensuite à le palper, et qu'il en réitère l'acte, il doit y atta-
cher successivement toutes les notions du toucher et les
associer tellement avec l'objet de la vision, qu'il ne puisse
plus désormais le voir sans le sentir tel que le toucher le
lui a fait connaître. Si telle est l'association du toucher
avec le sens de la vue, voyons ce qu'il peut ajouter à la
vision.
i° La main, d'après ce que nous avons dit, ne peut pas
se porter vers une image et s'appliquer sur elle sans en
éprouver de la résistance et sans nous faire sentir l'image
comme quelque chose de solide. Ce qui n'était d'abord
pour la vue qu'une apparence, une simple représenta-
tion, devient donc par le toucher une simple réalité. Car,
une fois que le sentiment de résistance s'est associé avec
la représentation d'un objet, la vue seule de l'image suffit
pour le faire renaître et nous préoccuper de la solidité
de la chose représentée.
2° La vue ne nous fait voir que des figures en relief et
ne nous montre que les faces antérieures des corps. La
main, en parcourant l'objet que l'œil aperçoit, en saisit
toutes les faces et en prononce la véritable forme. Mais
cette perception ne doit-elle pas se lier avec l'impression
visuelle ? Il n'en faut pas d'avantage pour sentir par suite
le corps en voyant son image.
3° Après avoir palpé les objets qui sont sous notre
main, et avoir vu sous leur véritable grandeur ceux qui
sont près de nous, aussitôt que nous pouvons mar-
cher, nous nous approchons des objets plus éloignés ; nous
tournons autour d'eux pour en saisir le contour, quand
— 120 —
ils sont d'une grande dimension, et successivement nous
prenons connaissance de leur grandeur réelle. Or, ces
grandeurs une fois connues, l'œil les compare entre elles
et avec les diverses grandeurs apparentes des objets dans
les différents points de l'espace, et ensuite, par l'habitude,
il les associe tellement à ces rapports, que les mêmes
objets ne peuvent plus reparaître, quelle que soit leur
position respective, que toujours la grandeur jugée ne se
substitue à la grandeur apparente, et les objets sont vus
de loin sous leur véritable dimension. Quant à ceux qui
sont trop éloignés, et dont la grandeur réelle ne nous est
pas connue par expérience, ou dont les images sont trop
confuses pour être discernées, on les juge par analogie et
d'après le rapport de leur angle visuel avec celui des
corps intermédiaires qui se trouvent entre eux et nous,
on leur suppose une grandeur réelle proportionnelle.
Que ce soit le sentiment du rapport des grandeurs appa-
rentes des objets comparés entre eux qui détermine dans
la vision lointaine l'idée de leurs grandeurs réelles res-
pectives, l'observation paraît le confirmer.
Nous voyons un homme de sa grandeur naturelle,
quoique loin de nous, lorsque les objets qui nous en
séparent frappent simultanément notre vue de leur pré-
sence. Est-il au sommet d'une montagne ou à la pointe
d'un clocher, il nous paraît plus petit que nature. Un
buisson assez près de nous, mais que nous voyons à tra-
vers un brouillard qui nous dérobe la vue du sol, nous
paraît au bout de l'horizon, et nous le prenons pour un
arbre en raison de la grandeur de son angle visuel ; le sol
vient-il à se découvrir, à l'instant l'illusion cesse, et le
buisson revêt à nos yeux sa grandeur véritable. Qu'une
mouche passe devant nos yeux avant que nous ayons pu
121
déterminer le point de l'espace qu'elle a traversé, nous la
rapportons loin de nous, et nous la prenons pour un
oiseau. N'est-ce pas aussi pour cela que la lune paraît
plus grande à son lever que lorsqu'elle est au-dessus de
l'horizon? Ce qui le prouve, c'est que si, lorsqu'elle se
lève, on la regarde à travers un tube qui intercepte tous
les objets intermédiaires, on trouve qu'elle a perdu cette
apparence de grandeur extraordinaire.
4° Mais dès que par l'exercice du sens de la vision
nous sommes parvenus à sentir à la première vue des
objets leur véritable étendue, on conçoit qu'il est facile
de juger de même au premier coup d'œil la distance
réelle des objets : il suffit pour cela de sommer par une
espèce d'addition les objets interposés entre eux et nous.
Si les objets interposés se dérobent à la vue, il ne se fait
en nous aucun jugement de distance : on sait que deux
montagnes très éloignées l'une de l'autre paraissent con-
tiguës lorsque l'œil n'aperçoit pas l'intervalle qui les sé-
pare. Toutefois, quand je parle de sommer et de juger, il
ne faudrait pas croire qu'il s'agit ici d'une opération de
l'esprit. Tout se fait, au contraire, mécaniquement et en
vertu des lois de l'organisation qui, à la présence de plu-
sieurs impressions simultanées, rappelle celles qui leur
sont associées et nous en donne le sentiment. C'est un
jugement si l'on veut, mais un jugement par association,
dans lequel tout se fait sans nous, quoique tout soit senti
par nous, ou plutôt dans lequel, si nous sommes actifs
dans le regard, nous sommes passifs dans son produit.
Ainsi, si l'on veut se rendre compte de la vision, telle
qu'elle a lieu aujourd'hui, il y a trois choses à considé-
rer dans ce phénomène, lesquelles concourent toutes et
l'une par l'autre à sa production : l'image oculaire,
$ ':■■;
— 122 —
l'image sensible et l'image jugée. L'image oculaire est le
résultat des rayons modifiés par l'œil et reçus par la ré-
tine ; l'image sentie est l'effet moral que le sens déter-
mine en nous sur l'indication des impressions oculaires,
et l'image jugée est le produit de l'expérience sur l'image
sentie.
La vue est de tous les sens celui dont les impressions
se conservent le plus fidèlement, se rappellent le plus
promptement et s'associent le plus aisément. Elles ont
encore par excellence le pouvoir de se reproduire spon-
tanément en l'absence des objets. Elle est donc la source
principale de nos souvenirs, le principe le plus fécond
de la mémoire et le fonds dont l'imagination tire ses plus
riches matériaux.
Jusqu'ici je n'ai considéré l'organe de la vue que dans
ses rapports avec le centre de perception et dans ses pro-
duits intellectuels. Jetons à présent un coupd'œil sur les
sympathies dont il peut être la source.
Le sens de la vue exerce deux sympathies, l'une sur
l'appareil locomoteur, et l'autre sur l'organe du sentiment.
i° Il agit sympathiquement sur l'appareil locomoteur,
en ce sens que, par sa propre influence et sans l'interven-
tion de la volonté, il tourne toute l'activité du cerveau
sur les organes du mouvement soit de préhension, soit
de translation, et qu'il en règle ensuite l'exercice. Il agit
donc médiatement sur ces organes, et c'est à lui qu'il
appartient de les disposer au mouvement et d'en diriger
l'exécution. N'observe-t-on pas, en effet, que, lorsqu'il
s'agit de surmonter un obstacle, de franchir, par exemple,
un fossé, il suffit d'en mesurer de l'œil l'étendue, pour
sentir aussitôt si c'est en notre pouvoir ou au-dessus de
nos forces, et notre expérience ne nous a-t-elle pas appris
— 123 —
qu'il est impossible d'aller droit à un but avec les yeux
fermes ? Car, si les aveugles se conduisent bien dans les
lieux fréquentés par eux, c'est qu'alors le tâtonnement et
1 imagination les guident, au défaut de la vue.
2° La vue agit sympathiquement sur l'organe du sen-
timent, en ce sens que, par l'intermédiaire du centre céré-
bral, elle y réfléchit ses impressions, et que, suivant que
celles-ci sont conformes ou contraires aux tendances na-
turelles de notre organisation, elle y détermine deux
sortes de sentiments, dont l'un nous révèle toutes les
beautés physiques des êtres et nous y attache par l'attrait
du plaisir, et l'autre nous fait sentir toutes leurs diffor-
mités et nous en éloigne par une répugnance souvent in-
surmontable. La première nous fait admirer dans les ob
jets l'accord et la symétrie des parties, la correction et le
choix des formes, le moelleux et l'enchaînement des con-
tours, la convenance des couleurs et l'harmonieuse suc-
cession des mouvements. La seconde nous fait sentir et
repousser le désordre et la disproportion des parties l'ir-
régularité des formes, la rudesse des contours, le défaut
de ton et d'harmonie des couleurs et la rigidité des mou-
vements. Sous ce rapport, la vue est donc le sens du goût
puisqu'elle nous donne le sentiment des beautés ou des
défauts des productions de la nature et de celle des arts
Nous pourrions ajouter que ce sentiment du beau parle
fortement à l'instinct de reproduction, lorsque l'objet qui
l'inspire se trouve pourvu de tous les attraits dévolus à
son sexe ; mais ce serait anticiper sur ce que nous avons
à dire sur cet instinct.
La vue n'est pas seulement la source principale du sen-
timent du beau ; elle est encore, avec le sens de l'ouïe, le
moteur des instincts de la conservation individuelle et'de
— 124 —
celle de l'espèce. C'est, en effet, par les sentiments que la
vue des objets excite en nous qu'elle nous prémunit contre
les dangers que nous pouvons courir, et c'est elle qui, à
l'aspect de nos semblables, fait naître dans notre âme ces
tendances sympathiques qui nous intéressent à leur exis-
tence. On sait quelle est la puissance de leur regard sur
nous.
Si l'œil sympathise avec le centre affectif, ce centre, à
son tour, est dans la plus intime correspondance avec lui :
car ils exercent l'un sur l'autre une influence réciproque.
C'est dans l'œil que toutes les affections et tous les mou-
vements de l'âme viennent se réfléchir, comme dans un
miroir fidèle ; c'est dans lui que tous les états physiolo-
giques trouvent leur expression. Il pétille dans le désir,
et il s'amortit dans la crainte. Dans l'état de santé il brille
d'un vif éclat, et dans le malaise il s'obscurcit : il est donc
tout à la fois l'interprète du sentiment et de la vitalité.
125 —
CHAPITRE VII.
Du rapport des sensations hors de nous.
'ai fait voir dans les chapitres précédents
que toutes nos sensations externes, indépen-
damment du sentiment qu'elles nous donnent
d'elles-mêmes, nous font sentir que c'est nous qui les
éprouvons, et qu'il y a quelque chose d'étranger à nous
qui nous les fait éprouver; que toutes se rapportent hors
de nous vers ce qui les fait naître, et que c'est en vertu
de ce rapport qu'elles nous font connaître la nature de
leurs causes productives, après nous en avoir fait sentir
l'existence; avec cette différence néanmoins que l'odorat,
le goût et l'ouïe ne nous en montrent que certaines acti-
vités, tandis que le toucher et la vue nous les manifestent
par leurs propriétés constitutives, tout en nous décou-
vrant en elles de nouvelles activités. Il s'agit à présent
de savoir comment se fait ce rapport, et s'il a réellement
son principe dans l'organisation.
Condillac, et,aprèslui,la plupart des philosophes, sont
loin de convenir que les sensations aient un rapport
naturel avec leurs causes extérieures. Us pensent, au
contraire, que toutes les sensations de la vue, de l'ouïe,
du goût, de l'odorat, et même celles de la chaleur et du
froid, qui appartiennent au toucher, ne jugent pas par
elles-mêmes des objets extérieurs ; que tant qu'elles n'ont
pas été liées à une sensation particulière du toucher,
elles restent concentrées dans notre âme, et nous sen-
tons qu'elles ne sont que des modifications de notre être:
— I2Ô —
de sorte que nous nous croyons tour à tour odeur, cou-
leur, saveur, son, chaud ou froid, et nous ne saurions
nous croire autre chose tant que le toucher n'a pas été
exercé. En un mot, avec ces sensations, l'esprit ne pour-
rait se faire aucune idée de rien qui soit hors de lui ou
hors de ses sensations.
De toutes nos sensations, dit Condillac, celle de soli-
dité ou de résistance, qui provient du toucher, est la
seule qui nous force de sortir hors de nous. C'est elle
qui répand le moi dans tout le corps et lui fait sentir en
même temps quelque chose hors de lui. La sensation
de résistance a deux rapports, l'un à nous et l'autre à
quelque chose d'extérieur à nous : elle est comme un
pont jeté entre notre âme et les objets, à la faveur duquel
les autres sensations passent hors de nous pour se cir-
conscrire dans des limites ou des espaces déterminés par
elle, et devenir ainsi des qualités des corps, de modifica-
tions de l'âme qu'elles étaient.
Destutt de Tracy pense, au contraire, que le toucher
n'est pas plus instructif que les autres sens ; qu'avant
l'expérience toutes nos sensations ne sont que des ma-
nières d'être à nous, qui ne jugent point des objets exté-
rieurs; que nous ne les rapportons hors de nous qu'après
avoir appris qu'il y a quelque chose autre que nous d'où
elles nous viennent, mais que cette connaissance ne
s'offre à nous, que lorsque nos mouvements volontaires
éprouvent de la résistance, parce qu'alors nous jugeons
que ce qui s'oppose à nos efforts est étranger à nous et
n'est pas nous. D'accord néanmoins avec Condillac, il
croit, comme lui, que, sans le secours du toucher, il nous
eût été impossible de rapporter aux corps les impres-
sions qu'ils font sur nos autres sens. Seulement, il veut
&Zl*
— 127 —
que ce rapport soit un jugement, une induction de notre
part, tandis que Condillac le considère comme un entraî-
nement des sensations par le toucher.
Cette opinion ne me paraît pas fondée, et, malgré l'au-
torité imposante de ces deux philosophes, je ne puis
penser avec eux que nos sensations ne se rapportent
hors de nous que par l'intervention passive ou active du
toucher.
i° Il n'est pas vrai d'abord que les sensations non tac-
tiles n'aient par elles-mêmes aucun rapport d'extranéité,
qu'avant l'expérience du toucher, nous nous sentions
dans elles, et nous nous croyions tour à tour odeur,
saveur, son et couleur. S'il était de leur nature de faire
sentir le moi dans elles, nous l'y sentirions encore;
jamais elles ne s'en seraient détachées, et, en se répan-
dant au dehors, elles l'eussent entraîné avec elles dans
■leurs rapports; car le toucher, en nous montrant d'où
viennent les sensations, ne peut que nous faire juger la
nécessité de les rapporter à leurs causes, et un jugement
ne change pas la sensation, il la laisse subsister telle
qu'elle est : je vois toujours le soleil tourner autour de
la terre, quoique depuis très longtemps je sois convaincu
que c'est la terre qui tourne. Or, il est de fait que toutes
nos sensations, si l'on en excepte celle du toucher, qui
concerne notre corps, ne se rapportent point à nous,
mais bien à quelque chose hors de nous. Il est défait
que nous ne nous sentons point dans elles, que nous les
regardons comme étrangères à nous, et non comme des
modifications de notre être. Nous ignorons qu'elles nous
appartiennent, et nous les prenons pour des qualités
inhérentes à la matière.
La croyance du vulgaire à ce sujet en est une preuve
— 128 —
irréfragable. On sait quel est son étonnement lorsqu'on
lui affirme que les couleurs, les sons et les odeurs ne
sont point dans les objets, que ce sont des manières
d'être à nous, et dont nous nous dépouillons pour en
revêtir les corps. Comme il repousse avec assurance
cette idée, bien persuadé qu'on veut abuser de sa cré-
dulité ! D'ailleurs, comment sommes-nous parvenus à
distinguer nos sensations des propriétés des corps ?
Est-ce par la voie du sentiment? Non, mais par celle
du raisonnement, en les confrontant avec les différentes
manières d'agir des corps, et en inférant que, puisqu'il
n'y a aucun rapport assignable entre une sensation et
un mouvement ou toute autre propriété de la matière,
elles doivent appartenir à l'être sentant. Certes, si nos
sensations se rapportaient naturellement à nous, nous
n'aurions pas besoin d'avoir ainsi recours à des voies
obliques pour le démontrer.
2° N'est-ce pas gratuitement qu'on suppose aux sen-
sations tactiles le privilège de jeter hors de nous les
autres sensations et de les circonscrire dans des espaces
déterminés, fondé sur l'opinion qu'elles ont seules un
double rapport, l'un à nous et l'autre aux causes exté-
rieures, et qu'elles seules ont le pouvoir de s'exclure mu-
tuellement?
Il me semble qu'on n'a pas fait attention qu'il y a dans
chaque acte du toucher deux sensations distinctes, l'une
qui nous montre la forme de l'organe touché, l'autre
celle du corps étranger qui touche, et que la première
n'a rapport qu'à nous, tandis que la seconde se rapporte
hors de nous. Les sensations tactiles n'ont donc pas un
double rapport, et il n'en est aucune qui se fasse sentir
à la fois dans nous et hors de nous. Or, si nous nous
— 129 —
sentions odeur, couleur, saveur, etc., avant l'expérience
du toucher, comment concevoir que les sensations tac-
tiles aient le pouvoir de jeter les autres sensations hors
de nous, puisqu'elles ne l'ont pas pour elles-mêmes?
Car celles qui se rapportent au moi n'en sortent pas;
elles l'entraînent plutôt après elles dans toutes les parties
du corps auxquelles elles ont rapport; et si les autres
se rapportent aux causes extérieures, c'est précisément
parce que le moi ne se fait pas sentir dans elles.
Il me semble encore que la propriété qu'ont les sen-
sations tactiles de s'exclure et de se repousser mutuelle-
ment n'emporte pas avec elle la prérogative de circon-
scrire celles des autres sens dans des espaces déterminés.
Les sensations de résistance ont, à la vérité, le privilège
de donner plus de corps, plus de réalité aux idées sen-
sibles, et de nous faire sentir l'opposition des objets à
leur coexistence dans un même lieu; mais elles partagent
en commun avec celles des autres sens, particulièrement
de la vue, la propriété de se répartir et de se limiter dans
l'espace. Que faut-il en effet pour cela? Que toutes les
sensations qui nous viennent simultanément d'un même
sens aient chacune une direction propre, de manière
qu'elles se rapportent dans l'espace aux points d'où
partent les impressions, et qu'elles ressortent les unes
hors des autres par des oppositions de nature ou d'inten-
sité. Or, la vue jouit éminemment de ce double pouvoir :
car c'est par le rapport des images dans la direction des
rayons qu'elle assigne le lieu de chaque objet, et c'est
par la différence des couleurs qu'elle en fait connaître
les limites. On observe la même chose dans les sensa-
tions des autres sens; mais leurs rapports sont vagues,
moins déterminés, et leurs différences moins tran-
Dess. Et. de l'Homme moral. q
— i3o —
chantes. Convenons donc, si l'on veut, que le toucher,
par le sentiment de résistance qu'il ajoute au produit
des autres sens, donne plus de poids, plus de précision
à leurs rapports; mais avouons que ce n'est pas lui qui
les leur suggère.
3° Ce rapport n'est pas non plus un jugement de
l'esprit inféré de la connaissance acquise par l'expé-
rience, qu'il existe quelque chose hors de nous d'où nous
viennent les sensations. Dans le jugement, nous compa-
rons deux choses entre elles, et nous percevons un rap-
port; ici nous sentons la coexistence de la sensation avec
son objet, et c'est la nature qui en fait le rapprochement.
L'un est une vue de l'esprit à laquelle nous adhérons;
l'autre, un sentiment qui nous entraîne. Dans le juge-
ment, rien ne se fait que par nous ; ici tout se fait sans
nous et même malgré nous. Dans le jugement, les objets
perçus ont une filiation et une connexion intrinsèques ;
ici les objets sentis ont une dépendance de fait; enfin, l'un
est une conception de l'entendement, et l'autre un résultat
du sentiment.
Puisque ce rapport n'est pas notre ouvrage, et que le
toucher ne peut s'en arroger le privilège, il doit avoir
son principe dans l'organisation : car tout ce qui s'opère
dans notre moral sans nous ne se fait que par les causes
occasionnelles organiques. Quel est donc ce principe? Le
voici:
Toutes nos sensations externes sont effusives et se
répandent au dehors, parce que tout organe vivant qui
reçoit une impression la réfléchit en réagissant sur elle,
et que, comme tout ce qui s'y passe doit être senti, la
sensation qui en résulte est plutôt l'expression morale
de l'impression réfléchie que de l'impression directe.
— i3i —
Ce pouvoir d'émission est si fort, que, dans les sensa-
tions du toucher où le moi se fait sentir et en est insépa-
rable, celles-ci l'entraînent avec elles et le répandent
dans toutes les parties de notre corps auxquelles elles se
rapportent. Et il n'y a pas de doute qu'il en serait de
même des autres sensations, si, comme le veut Condillac,
nous nous sentions dans elles; mais alors tout se con-
fondrait dans le moi, et nous ne connaîtrions plus que
notre existence. Alors notre moi serait partout, et l'uni-
vers serait dans nous.
Les sensations ne se jettent pas seulement hors de
nous; elles se rapportent encore aux objets qui les font
naître : cela tient à ce que les impressions réfléchies par
les organes sont renvoyées à leur point de départ dans
la même direction par laquelle elles nous arrivent natu-
rellement, celles du toucher et du goût à l'extrémité des
nerfs, et celles des autres sens vers leurs causes produc-
tives. Ce qui le prouve, c'est que si vous croisez le doigt
médius sur l'index, et que vous touchiez par l'extrémité
de ces deux doigts un corps rond, vous sentirez deux
corps, mais celui que sent le doigt médius se fera sentir
à droite, quoique la position de ce doigt soit alors à
gauche par l'effet du croisement, et celui de l'index se
fera sentir à gauche, quoi qu'il soit tourné du côté
droit. Lorsque les militaires qui ont une jambe de
bois éprouvent de la douleur dans les nerfs du membre
amputé, ils en rapportent le sentiment dans la jambe de
bois, et ils y portent la main comme pour alléger la
douleur : quoique les nerfs soient coupés, le sentiment
se rapporte donc aux points où ils se terminaient lors-
qu'ils étaient dans leur intégrité. Enfin, ne sait-on pas
aussi que, lorsque les rayons qui émanent d'un corps
A-
— 132 —
éclairé tombent obliquement sur un miroir et en sont
réfléchis dans nos yeux, nous rapportons son image
derrière le miroir, dans la direction des rayons réfléchis,
et nous voyons l'objet où il n'est pas.
Il est donc constant que le rapport de nos sensations,
hors de nous et vers leurs causes extérieures, est l'effet
moral de la réaction de nos organes et de la loi que suit
cette réaction.
CHAPITRE VIII
De la liaison des sensations entre elles.
usqu'ici j'ai fait connaître séparément les di-
vers produits des sens ; je vais à présent les
considérer dans leur association, et faire voir
comment ils concourent par leur réunion à la formation
des idées sensibles.
Toutes les sensations, avons-nous dit, nous apportent
avec elles le sentiment de deux choses : un sujet sentant,
et un objet qui se fait sentir; et chaque sensation se rap-
porte à cet objet comme à son principe; mais il y a cette
différence entre elles que les odeurs, les sons, les saveurs,
la chaleur et le froid ne nous apprennent rien sur la
manière d'être de l'objet senti, sinon que c'est quelque
chose d'odorant, de sonore, etc. ; tandis que celles de la
vue et du toucher nous en décèlent la nature et nous le
montrent sous ses propriétés constitutives : celles-là
comme une étendue colorée et circonscrite, celles-ci
comme une étendue solide et limitée. La raison de cela
est que les premières sensations sont uniformes, qu'on
n'y distingue aucunes parties, et que leur rapport est
vague, parce que chaque point de l'organe frappé ne
rapporte point sa sensation à un point déterminé et
distinct de l'espace; au lieu que pour les dernières, on
les sent multiples, et chaque point est distinct et circon-
scrit, parce qu'ils ont tous une direction déterminée.
Si les sens ne se rendaient pas un mutuel témoignage
en s'instruisant l'un l'autre, nous saurions donc par l'o-
■
— î$4 —
dorât qu'il existe hors de nous quelque chose d'odorant,
par l'ouïe quelque chose de sonore, par le goût quelque
chose de sapide, par la vue, qu'il y a des objets qui nous
apparaissent sous une étendue colorée et circonscrite, et
par le toucher, qu'il en [existe sous une étendue résis-
tante et limitée ; mais nous aurions toujours ignoré que
ce que l'œil nous peint est le même que ce qui résiste
sous la main, et que c'est encore lui qui peut être odo-
rant ou sapide, sonore, chaud ou froid suivant sa nature.
Voyons donc comment ils parviennent à réunir leurs
rapports et à nous donner une idée complète des corps.
Je me suppose à la première épreuve des sens et com-
mençant par la vue. Un objet vient-il à frapper mes re-
gards, aussitôt j'ai l'apparence d'une chose étendue sous
une certaine couleur et une certaine figure, et mon esprit,
préoccupé de ce qu'il voit, ne songe pas à la sensation,
mais à l'objet désigné par elle. Flatté de cette vue, je
m'approche de l'objet et j'y porte la main. Quel est mon
étonnement! Je touche une étendue qui me résiste, et je
sens que cette étendue solide est la même que l'étendue
colorée, objet de mon regard ; j'ai beau réitérer l'expé-
rience, j'obtiens le même résultat. Dès ce moment, ces
deux sortes d'étendue vont donc s'identifier entre elles
dans mon esprit et se confondre dans un même objet, et
P impression tactile va tellement s'associer à celle de la vue,
que désormais il suffira que je revoie l'objet sous son appa-
rence visible pour en sentir en même temps la solidité.
Le même objet, à chaque fois que je le vois, ne s'offre
pas toujours sous le même aspect. Son apparence varie
au contraire fréquemment, selon qu'il se présente deface
ou de côté. Surpris de ce changement de figure, j'ai re-
cours au toucher pour m'assurer de son véritable état, et
îs f
— i35 —
le toucher m'atteste à chaque épreuve que l'objet ne cesse
de lui faire sentir la même forme sous laquelle il s'est
d'abord produit à lui. Mais si cette expérience se réitère
souvent, ne doit-il pas se faire une association de cette
forme constante donnée par le toucher avec ces diffé-
rentes apparences produites par le sens de la vue? Et ne
dois-je pas voir toujours par suite cet objet sous sa véri-
table forme, quelle que soit l'apparence sous laquelle il
s'offre à ma vue.
En continuant ainsi à toucher ce que l'on aperçoit, il est
aisé de voir qu'on se fera des corps une idée de quelque
chose qui est tout à la fois étendu, coloré, résistant et
limité. Seulement, ils différeront entre eux dans leur
forme, leurs dimensions, leur consistance ou leur cou-
leur; mais ce sera précisément par ces différences que je
les distinguerai les uns des autres. Ces premières qualités
sont fondamentales : sans elles nous ne connaîtrions pas
les corps; nous saurions qu'il y a hors de nous quelque
chose qui nous touche ou agit sur nous, mais nous
ignorerions son mode d'existence. Voyez aussi le soin que
l'Auteur de la nature a pris de nous les faire connaître en
y faisant concourir le témoignage de deux sens. On a dû
voir que la vue et le toucher ont en commun la fonction
de nous donner l'idée d'une étendue limitée, chacun par
la voie qui lui est propre, et que, tandis que l'œil en dé-
ploie les surfaces et en fait ressortir les contours par la
magie des couleurs, la main en détaille les parties et en
fait sentir la profondeur.
L'on dira sans doute que je ne dois pas considérer la cou-
leur comme une qualité fondamentale des corps puisque
avec le toucher, je puis les concevoir sans elle. Cela
est vrai; mais il faut faire attention que s'il est constant,
I
— i36 —
comme je le pense, que la vue nous donne l'idée d'une
étendue figurée concurremment avec le toucher, il est
indispensable de lui attribuer une couleur, ne fût-ce que
la noire : car c'est avec le sentiment de couleur que la
vue nous représente l'étendue des corps et nous en trace
les limites, de même que c'est avec celui de la résistance
que le toucher nous fait sentir les mêmes choses.
Déjà il existe donc pour moi des objets que je connais
par leurs propriétés constitutives; mais j'ignore s'ils ont
sur moi d'autre pouvoir que celui de se manifester par
mes sens. Je sais seulement qu'il y a hors de moi cer-
taines choses qui sont chaudes, d'autres qui sont froides,
qu'il y en a de sonores, d'odorantes ou de sapides, mais
je ne connais pas encore quelles elles sont.
Je suppose que jusqu'à présent je n'aie éprouvé des
impressions de chaleur ou de froid que de la part de
l'air, parce que les corps que j'ai touchés se sont trouvés
d'une température à peu près égale à celle de ma main,
et que par l'habitude que j'ai de la porter sur tout ce que
je vois, je la mette sur un corps chaud : quelle ne sera
pas ma surprise de reconnaître que c'est ce même corps
que je touche et que je vois qui produit dans ma main
une impression de chaleur ! Elle ne sera pas moins
grande quand, dans une autre circonstance, je trouverai
que c'est encore lui qui me produit au contraire une im-
pression de froid. En réitérant cette expérience sur d'au-
tres corps, dès ce moment je constate que tous sont plus
ou moins chauds ou froids ettantôtchauds,tantôtfroids.
Or, ces deux impressions ne peuvent pas coïncider ainsi
constamment avec les objets que je touche, et je vois
qu'elles ne s'associent étroitement qu'avec celles de la
vue et du toucher réunis. Je ne pourrai donc pluséprou-
- i3 7 -
ver par suite Tune ou l'autre sans songer à la présence
d un corps qui en soit la cause avant que de l'avoir vu
ou touche.
Tandis que je vais palpant tout ce que je vois, j'en-
tends parfois du bruit ou du son, et d'autres fois je sens
une odeur. Dans le premier cas, j'écoute et je me dirige
du cote d ou me paraît venir le son. A mesure que j'ap-
proche, il devient plus vif, plus éclatant, et je découvre
enfin que c est un corps qui le produit ; dans le second
,e marche en flairant au-devant de l'odeur, et plus
J avance, plus l'impression augmente ; bientôt la vue
d une rose me frappe, j'y porte la main, je l'approche et
1 éloigne alternativement de mon nez, et je m'assure alors
que c est d elle que me vient cette odeur. Par cette double
opération souvent renouvelée, j'apprends donc que parmi
les objets que je connais comme quelque chose qui est
étendu, solide et figuré, il en est qui sont encore sonores
ou odorants, et les impressions de ces deux sens se lient
si fortement avec celles des objets qui les produisent, que
des lors , e ne puis plus entendre un son sans songera un
corps sonore, ou sentir une odeur sans penser à un corps
odorant et réciproquement.
Si la curiosité me fait explorer tout ce que je sens le
besoin à son tour me fait porter à la bouche tout ce qui
me tombe sous la main, et que je puis saisir. Ce nouvel
essai me donne à connaître que certains corps ont de la
sapidité; que les uns sont d'un goût agréable, etles autres
d une saveur plus ou moins repoussante. Or, ces deux
sortes d'impressions, lorsqu'elles ont lieu, se lient avec
la vue de leur objet d'autant plus facilement que les unes
nous plaisent, et que les autres nous répugnent Elles
doivent donc se mettre avec lui dans une mutuelle dé-
— i38 —
pendance et telle que l'impression ne puisse plus se
réitérer par suite sans rappeler son objet, ou l'objet re-
paraître sans exciter le souvenir de l'impression.
Ainsi, l'on voit que si les sens pris isolément nous ont
appris qu'il existe hors de nous des choses dont les unes
ont des qualités visibles et les autres des qualités tan-
gibles ; dont les unes sont sonores, chaudes ou froides, et
les autres odorantes ou sapides, l'expérience nous apprend
que c'est une même chose qui se reproduit à nous sous
différentes qualités ; que toutes ces qualités se rapportent
à un même sujet et tiennent à un fonds commun, qui leur
tient lieu de support et de soutien; et c'est ce fonds com-
mun, que nous appelons substance, qui fait la base de
toutes nos idées complexes des corps. Nous devons donc
aux sens et à l'expérience réunis trois sortes de connais-
sances : l'existence ou la réalité des êtres physiques, leur
nature ou leurs qualités constitutives et leur activité ou
leurs propriétés actives. Tous nos sens conspirent à nous
donner la première et nous y ramènent à chaque instant,
parce qu'elle est la plus importante et le terme commun
de leurs fonctions. La seconde nous est fournie concur-
remment par la vue et le toucher : ce double témoignage
était nécessaire pour donner plus de crédit à leur révé-
lation, et rendre les qualités fondamentales des corps
qu'ils révèlent plus sensibles et plus présentes à l'esprit.
Quant aux qualités secondaires qui concernent la troi-
sième connaissance, chaque sens en a une particulière à
manifester, et aucun d'eux ne se mêle du rapport des
autres. La raison en est que leurs sensations sont toutes
plus ou moins affectives, et qu'elles nous intéressent trop
vivement pour ne pas nous en rapporter à un simple té-
moignage.
■
— ï3 9 —
CHAPITRE IX.
Examen comparatif des différentes opinions des hommes
sur la manière dont nous parvenons par les sens à la
connaissance du inonde matériel.
lestconstant'que nous sommes tous préoccupés
de l'idée qu'il y a des corps, et convaincus de la
réalité de leur existence. Cette connaissance et
cette conviction ne sont pas particulières à l'homme- les
animaux, même les moins intelligents, y participent
comme nous, et l'une et l'autre ont une telle autorité sur
notre esprit, qu'il nous est bien difficile de revenir de
notre surprise, lorsque pour la première fois on nous
eleve des doutes sur ce point important, et de ne pas re-
pousser avec dédain ce qu'on y oppose, comme un ou-
trage fait à la raison. A quelque époque de notre exis-
tence que nous remontions, nous ne trouvons en nous
aucun souvenir de les avoir acquises : on dirait qu'elles
sont nées avec nous. Il est constant encore que c'est par
es sens que cette connaissance nous est venue, puisque
la privation d'un seul nuit à son intégrité, et telle est
notre conviction sur son origine, que ce n'est que sur le
témoignage de nos sens que nous agissons, et que nous
nous mettons en rapport avec les corps qui nous envi-
ronnent.
Cependant ces faits, quelque incontestables et incon-
testes qu'ils soient, n'en sont pas moins difficiles à expli-
quer. Voit-on bien clairement, en effet, comment nos
sensations nous donnent l'idée des corps et de l'étendue et
— 140 —
comment elles nous font conclure de la perception à la
réalité ? Comment ce qui est simple nous fait sentir un
multiple, et comment de l'idéal nous passons à l'effectif?
Est-ce la nature qui nous fait franchir ce passage, ou est-
ce une induction de notre part, et sur quoi est-elle ap-
puyée ? De tout temps les philosophes se sont proposé
ces questions, et ils ont pris à tâche de les résoudre, bien
persuadés que leur solution répandrait un grand jour sur
tous les autres phénomènes de l'entendement humain, et
fournirait les moyens de pousser plus loin leurs re-
cherches. Ont-ils réussi dans leur entreprise ? L'exposé
des opinions qu'ils ont successivement émises sur ce su-
jet va nous le faire juger. Mais avant tout, il convient de
disculper la philosophie du reproche qu'on lui fait vul-
gairement, de ne traiter en cette circonstance que des
questions ridicules ou tout au moins oiseuses, fondé
sur la persuasion grossière où l'on est, que ce sont les
corps eux-mêmes que nous voyons par les sens en faisant
voir combien cette croyance est erronée et l'effet d'une
véritable illusion des sens.
Si les corps se manifestaient directement à nous, ils
seraient eux-mêmes l'objet immédiat de notre perception,
et ils ne pourraient l'être que tout autant qu'ils agiraient
immédiatement sur nous et sans intermédiaire. Or il est
certain qu'ils n'agissent sur le centre de perception que
par l'entremise des nerfs ; encore n'exercent-ils leur action
sur les nerfs de plusieurs sens qu'à l'aide d'un milieu
qui la leur transmet : telle est celle qu'ils dirigent sur la
vue, sur l'ouïe et sur l'odorat. Cette médiation des nerfs
est un fait incontestable; personne n'ignore que dans la
paralysie les membres qui en sont atteints n'ont plus
aucun sentiment des corps qui les touchent; et il est éga-
— 141 —
lement connu que l'on peut produire le même effet sur
un membre sain, en faisant la ligature des nerfs qui y
aboutissent. Mais s'il est vrai que les corps n'agissent
pas directement sur le centre de perception, et que la
sensation ne soit attachée qu'au mouvement organique
intermédiaire, et ne soit consécutive qu'à lui, il s'ensuit
que, lorsque je vois ou que je touche un corps, ce que
je sens n'est pas le corps, mais bien son image et sa repré-
sentation.
Si les corps étaient directement visibles et palpables
on ne devrait les voir et les sentir que lorsqu'ils sont
présents à nos sens, qu'ils nous font impression, et jamais
sous une forme multiple, puisqu'ils n'ont tous qu'une
existence unique. Il est de fait cependant que les mili-
taires à qui on a amputé une jambe ont longtemps après
le sentiment de cette jambe, et que souvent ils se sur-
prennent à gratter leur jambe de bois comme si c'était la
véritable. Lorsqu'on croise le doigt médius sur l'index,
et que l'on touche un corps rond du bout de ces deux
doigts, on sent très distinctement deux corps parfaite-
ment semblables, mais dans deux directions différentes
quoiqu'il n'y en ait réellement qu'un. Si je regarde dans
un miroir, j'y vois des objets qui ne sont pas sous mes
sens, puisqu'ils n'existent pas derrière le miroir, et mon
illusion est si complète que je prendrais sûrement ces
images pour des réalités, si, en me retournant, je ne voyais
pas évidemment que le miroir ne fait que me répéter ce
qui est derrière moi. Dans les songes ou les délires, ne
voyons-nous pas des hommes et des choses qui n'existent
pas hors de nous, et ne sommes-nous pas alors tellement
persuadés de leur réalité que nous persisterions toujours
dans cette croyance, si nous n'étions pas continuellement
— 142 —
détrompés par l'incohérence de ces visions avec l'état de
veille ou de santé ? Quand je regarde fixement un objet,
et que je dévie l'axe de l'un de mes yeux, en le pressant
avec le doigt, je vois deux objets, quoiqu'il n'en existe
qu'un; si je le regarde à travers un verre à facettes, je
le verrai reproduit sous la même forme. Pourrait- on
me dire laquelle de ces images doit être réputée l'objet?
Il est donc démontré que ce ne sont pas les corps que
nous voyons et nous touchons, mais bien nos sensations;
en serait-il autrement pour leurs propriétés ? S'il en était
ainsi, comme ces propriétés sont inhérentes aux corps,
elles devraient, ce me semble, être invariables tant que
les corps n'éprouvent aucun changement : car un corps
ne peut pas changer de mode d'action sans changer de
mode d'existence. Or, l'expérience de tous les jours
prouve le contraire, et il n'est aucune propriété des
corps perçue par les sens qui n'en fournisse un exemple.
Ayez une main froide et une main chaude, et plongez-
les successivement dans un vase plein d'eau tiède : la
main froide la trouvera chaude, et la main chaude la
trouvera froide. Entrez dans une cave dans la saison la
plus rigoureuse de l'hiver et dans le temps le plus chaud
de l'été : dans la première circonstance, vous recevrez une
impression de chaleur, et dans la seconde une impression
de froid, quoique la température de la cave n'ait pas
varié dans l'un et l'autre cas. Un même corps ou un
même lieu ne peut être à la fois chaud et froid sous une
même température. La chaleur et le froid ne sont donc
point des qualités réelles des corps, mais deux modifica-
tions de l'être sensible correspondant à l'état des deux
organes modifiés par l'impression d'un même milieu.
Les personnes qui sont affectées de la jaunisse ne
— 143 —
voient pas les objets sous leur véritable couleur; tous
leur paraissent jaunes. L'œil armé du prisme les voit
parés de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. L'oreille que
l'on soumet à l'action de la pile galvanique, et qu'on
applique alternativement au pôle positif et au pôle néga-
tif, trouve le son d'une cloche plus aigu dans le premier
cas, et plus grave dans le second, qu'il ne l'est naturelle-
ment, et qu'elle ne le juge hors de cette influence. Dans
l'aliénation mentale, le malade entend quelquefois une
voix importune dont la cause n'est point extérieure,
quoiqu'il la rapporte hors de lui. N'arrive-t-il pas tous
les jours que nous trouvons les mêmes aliments tantôt
exquis et tantôt insipides ou nauséabonds, suivant que
nous sommes en bonne santé ou malades, ou suivant
l'état d'appétence ou de satiété de notre estomac? Au
jugement de l'Indien, l'assa-fcetida est un manger des
dieux; à celui de l'Européen, c'est un mets exécrable.
Quant aux odeurs, n'est-il pas reconnu que celles qui
nous plaisent aujourd'hui nous répugnent le lendemain,
quoique d'autres personnes qui les sentent en même
temps que nous les trouvent toujours d'une égale sua-
vité?
D'après ces considérations, on ne peut se refuser, je
pense, à reconnaître que les choses que nous apercevons
ne sont pas des êtres réels, et l'on doit regarder l'opinion
vulgaire, qui croit que ce sont les corps que nous voyons
immédiatement, comme un préjugé des sens, qui, nous
faisant passer à notre insu de la copie à son archétype,
nous préoccupent de la réalité de celui-ci et nous en
donnent la conviction. Mais s'il en est ainsi, ne doit-on
pas être curieux de savoir comment se forment ces images,
et par quel artifice elles nous font passer de l'idéal à la
— 144 —
réalité; et faut-il être étonné que les philosophes qui ont
toujours regardé l'éclaircissement de ces deux points
comme le premier pas à faire dans leurs recherches sur
l'entendement humain, aient, comme on va le voir, fait
tous leurs efforts pour en trouver la solution ?
La plus commune, et je pourrais dire la plus grossière
opinion qui ait été émise à ce sujet, est celle des péripa-
téticiens, qui par suite a été adoptée et commentée par
les scolastiques. Elle suppose que les corps qui sont par
eux-mêmes inaccessibles aux sens, leur envoient des es-
pèces ou images parfaitement semblables à eux, mais
qui n'ont des corps que la forme sans la matière, à peu
près comme le cachet qui ne laisse sur la cire que son
empreinte. Ces images, une fois reçues par les sens ex-
ternes, et, pour ainsi dire, gravées dans leur substance,
sont élaborées par un intellect-agent, qui, après en avoir
exprimé une forme plus subtile, les transmet à l'intellect
patient qui les perçoit.
Cette émission continuelle de spectres de la part des
objets extérieurs est une pure chimère. La plupart des
corps ont un état de fixité qui s'oppose à une pareille
émanation; et dans ceux qui s'évaporent, il ne se fait
aucune exhalation sans une déperdition de substance.
S'il en était ainsi, depuis longtemps tous les corps se-
raient anéantis, et il n'y aurait plus que des fantômes vol-
tigeant dans l'espace, à en juger par la quantité d'images
qu'ils devraient à chaque instant lancer sur tous les
points. D'ailleurs, ces images fussent-elles réelles, elles
ne pourraient pas plus être l'objet immédiat de la percep-
tion que les corps eux-mêmes. Car elles sont impulsives
et résistantes, puisqu'elles font impression sur les sens,
et elles ne peuvent agir sur l'esprit que par une espèce
— 145 —
d'attouchement ou de pression. Mais un esprit ne saurait
offrir aucun point d'appui à leur action. Elles sont de
plus étendues et figurées, puisqu'elles représentent les
corps; mais ce qui est étendu ne peut se circonscrire
dans ce qui est simple, ni celui-ci en recevoir la forme
Cette opinion a longtemps prévalu dans les écoles-
elle a même été accueillie de nos jours par des écrivains'
de premier ordre, tels que les Newton, Locke, Clarke,
Hume, Buflon, etc.; non pas toutefois comme les péri-
pateticiens l'ont établie, mais modifiée et présentée d'une
manière plus spécieuse, en supposant que l'esprit est
présent ou intimement uni à cette partie du cerveau où
viennent aboutir les impressions des sens, et qu'il ne
peut ne pas percevoir tout ce qui se passe là où il est
présent. Mais il est de fait que tous les mouvements de
ce centre nous sont cachés, que tout ce qui s'y opère est
lettre close pour nous, et puis cette présence ou cette
union intime que l'on suppose ici, et telle qu'il la faut
pour que rien n'échappe à la perception, peut-elle être
autre chose qu'une espèce d'attouchement? Or, peut-on
concevoir un point de contact entre l'esprit et la ma-
tiere ?
Cette manière de voir, quelque spécieuse qu'elle
soit, ne pouvait être généralement admise, parce qu'elle
est contraire à l'expérience et inconciliable avec la sim-
plicité du principe sentant. On a donc eu recours à une
autre hypothèse, qui consiste à regarder la relation qui
existe entre l'esprit et le corps comme l'effet d'une dépen-
dance mutuelle établie par l'Auteur de la nature, en vertu
de laquelle toutes les impressions que les objets exté-
rieurs produisent sur nos sens, et que ceux-ci transmet-
tent a un centre commun, sont suivies dans l'âme de
Dess. Et. de VHomme moral.
— 146 —
sensations correspondantes, et réciproquement toutes les
déterminations de l'âme sont l'occasion, dans le centre,
de mouvements par lesquels elle réagit sur les objets
extérieurs et sur ses propres modifications. Puisque les
sensations correspondent aux impressions qui les déter-
minent, et que celles-ci ne sont, pour ainsi dire, que les
empreintes des corps, on conçoit qu'elles doivent être
représentatives des objets extérieurs et parfaitement
semblables à eux comme une copie ressemble à son ori-
ginal.
Suivant cette opinion, ce ne sont plus, il est vrai, des
images corporelles que l'on offre pour objet immédiat
de la perception; ce sont des images sensibles, des modi-
fications propres du sujet sentant. Mais ces images peu-
vent-elles être semblables aux corps qu'elles représentent,
sans avoir de l'étendue et tenir à un sujet étendu? Nos
sensations sont simples, indivisibles, on ne saurait les
définir. Tous les corps sont impénétrables, ils ne peu-
vent coexister deux à la fois dans un même lieu, tandis
que nos sensations se pénètrent mutuellement et vont se
réunir en un même point de concours, en se confondant
dans un même sujet. Or, des choses qui coexistent dans
un sujet commun peuvent -elles représenter par elles-
mêmes des existences isolées ?
L'expérience vient à l'appui du raisonnement pour
prouver que les sensations ne sont pas, par leur nature,
représentatives des qualités des corps. Puis-je dire,
par exemple, que les sons ressemblent aux vibrations
aériennes ou à la cause qui les fait naître en nous? Dans
ce cas, je peux dire d'elles qu'elles sont graves, aiguës,
douces ou rudes. Quand j'entends un son, je n'entends
pas la cause de ce son; quand je sens de la chaleur, je ne
10.
— i 4 7 —
sens pas la cause de la chaleur. Si les sensations étaient
représentatives de leurs véritables causes, le commun des
hommes serait-il encore à ignorer quelles sont les qua-
lités des corps auxquelles il faut les attribuer ?
Peut-être dira-t-on que si elles ne nous font pas con-
naître les qualités secondaires des corps, du moins elles
nous instruisent de leurs qualités constitutives. Il est
certain que nous ne savons que par elles que les corps
sont étendus, solides et figurés; mais il ne l'est pas moins
quelles ne sont, par leur nature, représentatives que
d elles-mêmes. N'est-il pas évident, par exemple, que si
la sensation du'toucher était, par sa nature, représentative
des objets extérieurs, elle ne pourrait jamais avoir lieu
sans qu'elle nous fit sentir une étendue figurée et solide.
Cependant l'expérience du contraire arrive. N'éprou-
vons-nous pas tous les jours un toucher interne dans
toutes les parties de notre corps ? Puisque le toucher est
partout, nous devrions sentir l'étendue, la solidité et la
figure de chaque organe. Il n'en est pourtant pas ainsi,
car nous n'en obtenons qu'une sensation uniforme, sans
aucun discernement des parties. Si du toucher interne
nous passons à celui des organes extérieurs, n'observe-
t-on pas plusieurs circonstances où le toucher s'exerce
sans aucun discernement du corps qui lui fait impres-
s.on; Que l'on donne brusquement un coup à la main
ou a quelque autre partie du corps, on aura une sensation
du toucher grave, mais elle n'apportera avec elle aucune
notion des qualités du corps qui a frappé. Nous ne dis-
cernons point les qualités tangibles du corps qui nous
pique ou nous brûle : il en est de même de celui qui nous
chatouille. La chaleur et le froid sont deux sensations
du toucher produites par l'action d'une matière subtile
— 148 —
sur l'organe cutané; l'une et l'autre cependant ne nous
instruisent ni du mode d'existence de ce fluide ni de son
mode d'action.
Mais si nos sensations ne sont pas représentatives par
elles-mêmes des qualités constitutives des corps, com-
ment le deviennent-elles ? Car il est constant que ce sont
elles qui nous les font connaître. La réponse à cette ques-
tion serait ici déplacée. Il nous suffira de dire pour le
moment que cela tient à la manière dont les sensations
se rapportent hors de nous et aux conditions organiques
qui déterminent leurs rapports.
Dans la persuasion que les sensations ne sont et ne
peuvent être représentatives que d'elles-mêmes, plusieurs
philosophes, particulièrement les scolastiques, ont sup-
posé que l'âme ne voyait les objets que par quelque chose
qui lui est intimement unie, et qui les lui fait percevoir.
Cette chose est une idée, une espèce d'image, mais une
image intellectuelle et de même nature que l'esprit. Sui-
vant eux, les sensations n'en sont que les causes exci-
tantes; ce sont elles qui déterminent la présence des
idées, de même que ce sont les impressions des objets
sur les sens qui déterminent les sensations. Tous sont
d'accord sur l'existence de pareilles idées et sur la cause
de leur apparition; mais ils diffèrent singulièrement
entre eux sur leur origine.
Les uns les regardent comme une espèce d'êtres, des
entités qui ont le pouvoir d'éclairer l'âme, et que celle-ci
se crée à elle-même à l'occasion des sensations qu'elle
éprouve. D'autres prétendent qu'elles sont innées, et
toutes formées dans l'âme avant que les sens les évo-
quent. Il en est qui, répugnant à admettre toutes ces
superfétations spirituelles, ont soutenu que les idées
— 149 —
d'êtrïTr cW que des modaiités ° u maniè -
detre de lame représentatives des choses corporelles-
que, sous ce rapport, l'âme est comme un miroir où tout
ce qui est hors d'elle vient se réfléchir. Mallebranche,
enfin, persuade que l'Etre suprême est le lieu des esprits
comme 1 espace est celui des corps, que lui seul P J agir'
sur les esprits et les éclairer, qu'il renferme en lui-même
toutes ie s ldées ou archétypes des ^
Mallebranche, dis-je, a supposé que nous voyons tout en
Dieu, en ce sens qu'il nous manifeste dans sa substance
ce qm est relatif aux créatures et qui les représente. Ainsi
pour y voir les corps, il suffit qu'il nous montre en lui
cette étendue intelligible où il a puisé toutes leurs formes
en les créant, et que les sensations, en s'y rapportant, en
fassent ressortir les traits, de même que le peintre avec
son pinceau fait paraître sur la toile toutes les figures
qu il lui plaît d'imaginer.
Toutes ces opinions ont cela de commun qu'elles sup-
posent que lorsqu'un corps est présent à nos sens, l'objet
immédiat de notre perception est une certaine étendue spi-
rituelle qui s'unit à l'impression sensible. Mais quelque
spirituelle que soit cette idée, c'est toujours quelque
chose qui participe en quelque sorte de l'étendue maté-
rielle puisqu'elle la représente, et le sujet qui la perçoit
peut-il être d'une autre nature ? Elles ont donc toutes le
grave inconvénient de donner aux idées sensibles une
nature que le sentiment repousse. Seraient-elles plus
heureuses à nous assigner leur origine? Je ne le pense
pas. r
Et d'abord, le pouvoir de créer ses idées que la pre-
mière opinion accorde à l'esprit, est un pouvoir chimé-
rique. L esprit ne crée rien, il ne fait que combiner les
— i5o —
impressions qu'il a reçues, et que la mémoire tient en
dépôt. Ce pouvoir, d'ailleurs, serait illusoire dans la cir-
constance dont il s'agit, car, pour en faire usage d'une
manière utile pour la vision des objets extérieurs, il me
semble qu'il faudrait connaître d'avance ce que l'on veut
se représenter; et si l'on en a déjà une idée, il est super-
flu de s'en former une nouvelle.
2° Peut-on bien concevoir un esprit venant au monde
tout gorgé d'une infinité d'idées de toute espèce, et conte-
nant dans son sein tous les archétypes de ce qui existe
hors de lui ? Ou, conçoit-on mieux un esprit avec des
perceptions représentatives des corps, c'est-à-dire des
perceptions sans objet immédiat, et qui par elles-mêmes
représentent autre chose que le sujet qui perçoit? Si
l'une ou l'autre opinion était fondée, il me semble que
toutes nos connaissances seraient infuses, et que notre
âme n'aurait besoin que de se replier sur elle-même pour
s'assurer que c'est un fonds qui lui est propre et inhé-
rent à sa nature; car elle-même ne peut pas se percevoir
sans apercevoir ce qui est en elle. Cependant il est de fait
que nous n'avons aucune idée des choses que l'expérience
ne nous a pas apprises, et que tout ce que nous nous
trouvons savoir est le fruit de l'expérience. L'enfant ne
connaît que ce qu'il a vu, et tout ce qu'il voit pour la pre-
mière fois l'étonné et captive son attention. Il n'en avait
donc auparavant aucune idée.
3° Il est absurde de supposer qu'à chaque impression
que les corps font sur nous, Dieu crée en nous des idées
qui les représentent, ou qu'il nous les fait voir dans sa
substance, en nous modifiant de l'idée que lui-même en
a. Il serait donc continuellement occupé dans chacun de
nous à créer, anéantir et recréer des idées à notre gré, ou
— i5i —
à faire luire dans notre esprit ce qu'il y a en lui de repré-
sentatif pour les corps qu'il a créés ? Une pareille fonc-
tion est indigne de l'Être suprême; car il serait alors aux
ordres de notre volonté et assujetti aux mouvements de
la matière. Elle est de plus avilissante pour son pouvoir,
puisqu'elle l'oblige d'intervenir directement pour mettre
l'esprit en rapport avec la matière ; tandis que nous sen-
tons qu'il suffit à la souveraine puissance d'établir le
corps et l'esprit dans une mutuelle dépendance pour que
les mouvements de l'un soient constamment suivis de
modifications correspondantes dans l'autre.
D'après toutes ces observations, il me semble qu'il est
bien prouvé que nous ne voyons point les corps par des
sensations ou des idées dont la nature soit représentative
de leur mode d'existence. Mais lors même que l'on
admettrait l'une ou l'autre de ces deux hypothèses, il me
semble que ces images ne suffiraient pas pour nous faire
arriver à la connaissance des corps et reconnaître l'exis-
tence d'un monde matériel. Car comme elles ne pré-
jugent rien par elles-mêmes sur l'existence des choses, si
nous y parvenions par elles, ce ne serait qu'à l'aide du
raisonnement, en considérant que nos sensations sont
des effets dont nous ne sommes pas la cause, et en con-
cluant qu'il y a quelque chose hors de nous qui les
produit. Or, le raisonnement ne trouve dans la sensa-
tion aucun moyen de conclure qu'elle est un effet. Car
qu'est-ce qu'un effet? un phénomène, un fait qui dépend
d'un autre fait ou qui le suit constamment. La notion
d'effet suppose donc deux idées, celle d'un fait et celle
d'un rapport à un autre fait préalable dont il dépend.
Ainsi, pour se faire l'idée d'un effet, il faut connaître le
rapport de cette chose à une autre, et pour connaître ce
— l52 —
rapport, il faut avoir l'idée des deux choses, afin de les
comparer ensemble pour en apercevoir la relation. Mais
ici l'un des corrélatifs nous manque pour juger, car il
n'y a que la sensation qui soit sentie, le corps, quoique
présent, ne l'est pas. On ne peut donc pas, par le raison-
nement, conclure de la sensation, qu'elle a hors de nous
une réalité existante.
Mais admettons que, par quelque effort d'esprit, nous
puissions parvenir à ce résultat, ne faudrait- il pas
encore, pour connaître les causes extérieures de nos sen-
sations, s'assurer que celles-ci en sont les images et la
représentation? Et comment le pourrions-nous? Pour
juger qu'un tableau est un portrait, il faut avoir sous les
yeux la personne représentée, car on ne peut juger la
ressemblance de deux choses qu'en les comparant entre
elles. Or, nous ne voyons pas les corps par eux-mêmes,
comme l'on sait; il n'y a que les sensations qui soient
perçues. On peut dire, il est vrai, que quand je vois le
portrait d'un parent ou d'un ami, je n'ai pas besoin de
voir actuellement la personne pour juger que c'est son
portrait. Mais c'est qu'alors elle est déjà connue de moi
avant que d'avoir vu son portrait, et que je juge de la
ressemblance par le souvenir, en ce que la vue du
tableau me rappelle l'idée de la personne que je connais,
et que j'en confronte les traits avec ceux du tableau. Or,
il ne peut y avoir dans la mémoire aucun souvenir de
corps que l'on n'a jamais vus. Il est donc constant que
les sensations ou les idées n'ont rien en elles-mêmes qui
puisse nous faire juger qu'elles ont hors de nous une
réalité et qu'elles lui sont semblables.
Frappé de l'insuffisance de ces systèmes pour expli-
quer le procédé des sens dans leur information de l'exis-
— i53 —
tence des corps, et indigné de voir l'abus qu'on peut
faire, d après Berkeley, du monde idéal qu'ils supposent
tous, pour ébranler en nous la certitude du monde maté-
riel, Thomas Reid, auteur anglais, s'est efforcé de battre
en ruine l'existence des idées ou images représentatives,
et il a cherché à établir une manière de voir les corps
indépendante d'elles et plus en rapport avec l'opinion
que le vulgaire en a. Selon lui, avoir une idée, dans le
langage populaire, n'est autre chose que concevoir et
comprendre. L'idée d'une chose est la pensée même
quon en a, et non l'objet de la pensée. La perception
n est point une espèce de toucher intermédiaire entre le
corps et l'esprit, produit par la présence d'un objet en
contact avec l'être percevant, et qui agisse immédiate-
ment sur celui-ci ; c'est un acte qui a pour principe l'en-
tendement, mais qui le plus souvent nous fait penser à
quelque chose distinct de nous. L'esprit, dit-il, a donc
en lui une certaine faculté d'inspiration ou de suggestion
qui a échappé à la pénétration de presque tous les phi-
losophes, et à laquelle nous sommes redevables d'une
infinité de notions simples qui ne sont ni des impres-
sions ni des idées, mais des principes de persuasion
intime, en un mot, une espèce de suggestion naturelle.
Cela pose, voici comment il suppose que nous arrivons
par nos sens à la connaissance des choses matérielles.
L'âme est d'une telle nature, que certaines impressions
laites sur les organes de nos sens par les objets exté-
rieurs sont immédiatement suivies dans elle de sensa-
tions qui leur correspondent. Ces sensations ne ressem-
blent en rien aux qualités des corps qui les excitent, pas
plus que les mots ne ressemblent aux choses qu'ils dési-
gnent; mais elles sont suivies de la perception de l'exis-
■
— 154 —
tence et des qualités des corps qui ont fait impression
sur les organes. Comme il n'y a aucun rapport intrin-
sèque entre la sensation et la perception, de même
qu'entre l'impression et la sensation; la liaison qui existe
entre ces trois choses est une liaison de dépendance éta-
blie par la nature, et l'on conçoit que, puisque la sensa-
tion n'est que l'occasion de la perception, celle-ci pour-
rait avoir lieu sans que l'autre la précédât. Il suit de
cette manière de voir que la perception doit être consi-
dérée comme une véritable inspiration que l'Auteur de
la nature a fait dépendre de la sensation, et qui a pour
objet les corps eux-mêmes et non pas leurs espèces ou
images.
Cette opinion, quelque ingénieuse qu'elle soit, ne me
paraît pas plus satisfaisante que les autres. J'avoue que
le mot idée est vulgairement pris pour la perception
elle-même ou la pensée; mais on s'en sert vulgairement
aussi pour désigner l'objet de la perception, ce à quoi
l'on pense. Quand nous songeons à une personne chérie
dont l'absence nous afflige, n'est-ce pas de l'objet pré-
sent à l'esprit que nous disons : Cette idée me poursuit
partout? Il n'y a rien de si commun dans le langage, que
de voir le même mot exprimer à la fois et la cause et
l'effet. Ceux de chaleur, de lumière et d'odeur ne sont-ils
pas pris indifféremment pour indiquer une sensation
et la cause matérielle qui la produit? Il n'est donc pas
vrai que le mot idée ait été détourné par les philosophes
de son acception populaire.
2° Est-il bien constant que la perception et l'idée ne
soient qu'une seule et même chose, et l'idée d'un objet
n'est-elle que la pensée même qu'on en a? Dans ce cas,
l'on peut dire aussi que la vision n'est pas distincte de
— i55 —
ce qui est vu par elle, et l'on doit confondre l'objet de la
vue avec la vue de l'objet. Est-il croyable que l'on puisse
avoir la perception immédiate d'un objet qui n'est pas
immédiatement présent à l'esprit? Et peut-on affirmer
que, dans le procédé des sens, c'est des objets extérieurs
eux-mêmes, et non de leurs espèces ou images, que l'on
a la perception? On peut donc aussi percevoir une sen-
sation comme présente, quoiqu'on ne l'éprouve pas. Les
objets extérieurs peuvent bien être le terme de la pensée,
mais non pas son objet immédiat. Nous ne connaissons
rien que par nos sensations : ce sont elles qui nous font
percevoir immédiatement notre existence, nos manières
d'être, nos inclinations, nos besoins et nos facultés, et
médiatement tout ce qui leur correspond hors de nous.
Or, la perception n'est que le sentiment ou la con-
science de nos modifications et de ce à quoi elles se rap-
portent. Dans tout acte de la pensée, l'objet immédiat de
l'esprit est donc une sensation présente ou rappelée, et
c'est à cet objet présent que nous donnons le nom d'idée.
Cette manière d'envisager la perception semble, il est
vrai, contradictoire à ce que nous avons dit précédem-
ment ; car elle suppose la sensation représentative des
corps, et nous avons prouvé qu'elles ne le sont pas.
Mais cette contradiction n'est qu'apparente. Nous ver-
rons par suite que, quoique nos sensations ne soient pas
représentatives par elles-mêmes, elles peuvent le devenir
par leur ensemble. D'ailleurs, quand même elles ne le
seraient d'aucune manière, on ne peut nier au moins
qu'elles ne soient représentatives d'elles-mêmes. Or, cela
suffit pour être fondé à dire que dans toutes les percep-
tions qui concernent notre être, c'est une sensation qui
est l'objet immédiat de notre pensée; et nous sommes
— i56 —
autorisés à conclure que l'idée est autre chose que la per-
ception qu'on en a.
3° D'après ce système, les sensations ne sont que les
causes excitantes de la perception, et elles ne contribuent
en rien à sa formation. Quoique celle-ci ne nous vienne
qu'à leur occasion, c'est elle seule qui nous suggère la
pensée de l'existence et des qualités des corps actuelle-
ment présents à nos sens. Alors nos sensations ne se rap-
porteraient qu'à nous comme sujet modifié, tandis que
notre pensée se porterait tout entière vers des objets
étrangers à nous, et elle nous en préoccuperait tellement
que nous ne songerions plus à la sensation qui en est le
véhicule. Il en serait à peu près comme dans le langage
où le signe évoque dans l'esprit la présence d'un objet
tout autre que lui. Or, il est de fait que nos sensations se
rapportent hors de nous à quelque chose d'étranger à
notre être, à laquelle elles sont inséparablementunies, et
ce n'est pas seulement par elles, mais dans elles, que
nous sentons l'existence et les qualités de cette chose.
Car, lorsque nous voyons un corps, nous faisons plus que
le concevoir ou penser à la présence d'une certaine éten-
due figurée; il nous semble, au contraire, que c'est cette
étendue elle-même qui nous touche en quelque sorte et
nous modifie. Ce système n'est donc point d'accord avec
l'expérience.
4° En nous faisant considérer les perceptions que
nous avons des choses matérielles, comme le résultat
d'une véritable inspiration de la nature que la sensation
détermine, mais qui pourrait avoir lieu sans elle, ce sys-
tème s'écarte de la méthode que l'on doit suivre dans les
recherches philosophiques, en ce qu'il va à l'inconnu
par une chose plus inconnue encore, et qu'il explique
ni
- i5 7 -
un phénomène très positif par une supposition toute
gratuite : car il est constant que les sens nous in-
struisent de l'existence des choses matérielles; mais rien
ne prouve que cela se fasse par une inspiration inté-
rieure étrangère à la sensation. Dans l'ordre naturel
rien ne se fait dans l'âme qui n'ait sa cause dans l'orga-
nisation. On ne saurait trop se pénétrer de ce prineipe
dans l'étude de l'homme : c'est le fil d'Ariane qu'il faut
toujours tenir si l'on ne veut pas s'égarer.
H résulte de ces observations que Thomas Reid est
bien loin d'avoir répandu un nouveau jour sur la ques-
tion dont il s'agit, puisque tous ses efforts n'ont abouti
qu a expliquer une chose obscure par une autre plus
obscure. Il eût mieux valu, sans doute, faire l'aveu de
son ignorance à cet égard que d'avoir recours à une
cause occulte.
Condillac, frappé de l'idée que nos sensations, n'étant
que nos manières d'être, ne pouvaient nous faire voir
que notre âme modifiée différemment; convaincu néan-
moins que toutes les connaissances que nous avons des
corps dérivent immédiatement de la sensation, et ne sont
pas l'effet d'un mystérieux instinct, Condillac s'est efforcé
d'assurer à nos idées corporelles une origine sensible, en
faisant voir dans un traité spécial des sensations, com-
ment ces idées peuvent naître de la sensation, et quel
peut être leur mode de génération. Son système paraît
encore assez généralement adopté des philosophes fran-
çais, et l'ouvrage où il l'a développé doit être considéré
comme la plus belle analyse des idées sensibles qui ait
été faite jusqu'ici. Mais est-ce bien là le procédé que suit
la nature dans la formation de ces idées ? Je ne le pense
pas, et je crois que l'on en jugera demême si mes obser-
— i58 —
vations sont fondées. Mais, avant tout, faisons connaître
les bases de ce système.
Il y a deux choses à connaître dans les corps : leur exis-
tence et leurs qualités.
Pour la première, Condillac établit que toutes nos
sensations, excepté celle du toucher, ne jugent point par
elles-mêmes des objets extérieurs : ce ne sont que de
simples modifications de notre être qui ne nous mon-
trent rien au dehors, et au moyen desquelles nous nous
croyons tour à tour odeur, saveur, couleur, son, chaud
ou froid, et nous ne saurions nous croire autre chose,
tant que le toucher n'a pas été exercé, parce qu'elles se
bornent à nous instruire de nos divers modes d'exis-
tence. Il n'en est pas de même de la sensation de résis-
tance qui appartient au toucher; celle-ci, au contraire,
juge par elle-même des objets extérieurs, en ce qu'elle a
un double rapport, l'un à nous, et l'autre à quelque
chose qui n'est pas nous, et qui nous résiste. Or, c'est en
vertu de ce second rapport que le sentiment de résistance
a la propriété de répandre hors de nous les autres sen-
sations et de les entraîner vers les objets extérieurs à
mesure que l'expérience les associe avec lui. Il est pour
elles comme un pont jeté entre l'âme et les objets, à la
faveur duquel les sensations passent et se portent au
dehors. Selon Condillac, c'est donc au toucher seul que
nous devons de savoir qu'il existe quelque chose hors de
nous, et par le toucher que toutes nos autres sensations
s'y rapportent.
Quant à la manière dont nous acquérons la notion des
qualités des corps, ce philosophe convient que toutes
nos sensations, autres que celles du toucher, n'ont rien
de représentatif que d'elles-mêmes, et qu'étant toutes
— i5g —
simples, elles ne peuvent porter avec elles aucune idée
d'étendue. Mais il soutient que la sensation de résis-
tance que nous procure l'exercice de la main a le privi-
lège de nous faire sentir une étendue limitée, de la revê-
tir de couleurs et d'y circonscrire les autres sensations,
fondé sur la persuasion qu'elle est seule multiple de sa
nature ou composée d'éléments homogènes, lesquels se
repoussent ou s'excluent mutuellement et sont par là
même capables de nous donner l'idée de parties coexis-
tantes et les unes hors des autres, il soutient qu'elle
seule a le pouvoir de rattacher à ce fonds commun toutes
les autres sensations, puisqu'il n'y a qu'elle qui les jette
hors de nous. Ainsi, selon lui, c'est à la sensation de
solidité que commencent à notre égard les corps et l'es-
pace, et c'est le toucher qui nous apprend à voir, à en-
tendre, à goûter et à sentir.
Telle est, si je ne me trompe, l'opinion de Condillac.
J'avouerai que le crédit dont elle jouit m'impose, et que
je n'ose trop me fier à mon jugement. Cependant, plus
j'y réfléchis, plus je trouve qu'elle est contraire à l'obser-
vation et à l'expérience.
Il me semble, en effet, que j'ai déjà suffisamment
prouvé que la sensation du toucher n'a pas un double
rapport; c'est une sensation double, dont l'une tient au
moi, et l'autre à quelque chose hors du moi. J'ai égale-
ment prouvé que toutes nos sensations externes ont par
elles-mêmes un rapport d'extranéité, et qu'elles portent
avec elles le sentiment de quelque chose autre que nous,
dont elles dépendent, et à laquelle elles se rapportent'
Elles jugent donc par elles-mêmes des objets extérieurs,
et le toucher, à cet égard, n'a sur nos autres sens aucune
prérogative.
— i6o —
Si l'on excepte les sensations que le toucher nous donne
de notre corps, il est constant que le moi ne se fait sentir
dans aucune autre. Toutes, hormis les premières, se
présentent à nous, non comme une forme ou un mode
de notre être, mais comme un effet ou une action étran-
gère dont nous sommes le sujet. Si nous savons aujour-
d'hui qu'elles nous appartiennent, c'est par induction
que nous y sommes parvenus. Si jamais nous nous
étions sentis odeur, saveur, son, couleur, chaud ou froid,
nous le sentirions encore; ces sensations, en se répan-
dant au dehors, auraient entraîné après elles le moi. Or,
il est de fait qu'à présent, nous ne nous sentons point
dans elles, et que de première vue nous les regardons
comme quelque chose d'étranger à nous qui nous touche
et nous affecte. Serait-ce le toucher qui les aurait ainsi
détachées du moi ? Il exercerait donc sur elles un pou-
voir qu'il n'a pas sur lui-même; car le toucher nous
fait sentir deux étendues solides, dont l'une se rapporte
au moi, et l'autre à quelque chose hors du moi. Or, la
première est inséparable du sujet sentant, puisque, quelle
que soit la partie de notre corps qu'elle représente, et à
laquelle elle se rapporte, le moi la suit partout et s'y fait
sentir avec elle. Condillac n'est donc pas fondé à sup-
poser que c'est au toucher que nos sensations doivent
de juger des objets extérieurs et de s'y rapporter.
2° Il est vrai que les sensations d'odeur, de saveur, de
son, etc., ne sont que des modifications simples qui ne
portent pas avec elles l'idée de l'étendue; mais il ne l'est
pas que les couleurs soient dans le même cas, et que,
si elles peignent des grandeurs à nos yeux, ce n'est
qu'après que le toucher nous a appris à les rapporter au
dehors et à les étendre sur des surfaces. Les sensations
— i6i —
de la vue ont par elles-mêmes, et en commun avec celles
du toucher, le pouvoir de nous représenter des étendues
limitées. Que faut-il en effet pour cela? Rien autre chose
quune sensation multiple dont tous les éléments per-
ceptibles se fassent distinguer et sentir |les uns hors des
autres. Or, les sensations de couleur que nous donne la
vue ont ce double avantage. Car, au lieu d'être uni-
formes comme les autres sensations qui n'appartiennent
pas au toucher, les éléments qui les composent se font
distinguer par la variété de leurs nuances; chacun d'eux
se rapporte au dehors à un point particulier de l'espace
et c'est en vertu de cette différence de rapports qu'ils
nous paraissent les uns hors des autres. Pourquoi la sen-
sation de résistance aurait-elle seule ces deux avantages?
Elle n est pas plus différemment modifiable que celle
de couleur, et si elle nous représente les choses comme
étendues ou comme étant dans des lieux différents ce
n'est pas, ainsi que le veut Condillac, parce qu'elle nous
fait sentir leur solidité ou la répulsion que la main
éprouve en les pressant, mais bien parce qu'elle rap-
porte chaque point senti à un point distinct de l'espace
L'idée d'étendue suppose une contiguïté de parties et
non pas une opposition, une résistance, car l'espace est
étendu et ne résiste pas.
3° En accordant à la vue le pouvoir de nous montrer
toutes sortes d'étendues limitées, je suis loin de penser
que l'œil n'ait pas eu besoin du toucher pour nous
faire voir les objets tels que nous les voyons aujour-
d'hui. Je crois, au contraire, que par elle-même elle ne
nous montre que des surfaces ou tout au plus des reliefs,
et que le toucher, en confirmant son témoignage, nous
fait sentir de plus la profondeur des corps. La vue nous
Dess. Et. de V Homme moral. i .
— IÔ2 —
offre les apparences des choses, le toucher nous en fait
sentir la réalité. Mais je ne saurais convenir que nous
ayons appris à voir, dans ce sens qu'avant l'exercice du
toucher notre vue ne voit que des couleurs inétendues,
informes et concentrées dans nous; qu'elle les voit dou-
bles, renversées, et que ce soit le toucher, aidé de la
réflexion, qui nous les ait fait projeter au dehors ainsi
que nos autres sensations; lui seul qui les ait redressées
et simplifiées, qui les ait étendues sur des surfaces et cir-
conscrites dans des espacées déterminés; lui seul enfin
qui nous fasse juger de la grandeur de la situation et de
la distance des objets.
J'ai déjà fait voir dans le chapitre de la vision que les
faisceaux lumineux qui frappent le fond de l'œil ne doi-
vent pas affecter l'organe suivant leur propre direction,
mais que leur action doit s'exercer et s'estimer confor-
mément aux lois de la mécanique; que la représentation
des objets que nous offre la vue est le résultat de la ma-
nière dont les rayons se comporteraient hors de l'organe
s'ils étaient réfléchis par lui, et que pour voir les objets
droits, il faut que leurs images soient peintes renversées
sur la rétine. J'ajouterai qu'il est de fait que dans chaque
acte de vision il y a deux images produites, puisqu'il y a
deux impressions, mais que ces images se superposent
et se résolvent en une seule, parce que les deux yeux,
dont les mouvements se coordonnent mutuellement avec
l'action de la lumière, dirigent leur axe sur un même
point de l'objet. La vue n'a donc pas besoin du toucher
pour voir les objets droits et simples.
Si l'on en croit Condillac, il est certain que dans les
premiers temps de notre enfance, nous ne voyons que
des couleurs et non des corps. Mais il est certain aussi
il.
— i63 —
qu'aujourd'hui nous voyons les choses autrement. Je
dis, nous voyons, nous sentons, et non pas nous jugeons,
nous estimons; car juger et sentir ne sont pas une même
chose, quoique l'une suppose l'autre. Aussi Condillac
observe-t-il que par l'habitude que la statue se fait de
juger et de rectifier ses sensations primitives, elle finit
par voir comme elle juge, et par sentir comme elle s'est
dit si souvent qu'elle devait sentir. Je conçois bien com-
ment nous pouvons, par la réflexion et l'expérience du
toucher, rectifier une sensation, c'est-à-dire juger et pro-
noncer que les choses se passent autrement que nous le
voyons; mais je ne conçois pas comment un jugement
peut changer ma sensation, comment il peut me faire
voir dans cette sensation ce qui ne s'y trouve pas. Si la
sensation est toujours le résultat de l'action matérielle
des corps sur mes organes, il est évident que cette action
étant constante, la sensation doit être invariablement la
même. Je sais par ma propre expérience que lorsque je
traverse une rivière dans un bateau, ce n'est pas le rivage
qui s'enfuit, mais moi qui m'en éloigne; je ne doute
plus que c'est une erreur de ma vue, mille fois j'ai rec-
tifié ma sensation à ce sujet. Toutes les fois cependant
que je vais sur un bateau, je vois le rivage reculer. Un
bâton plongé à moitié dans l'eau me paraît toujours
brisé, quoique le toucher n'ait cessé de me convaincre
du contraire. Il est donc constant que notre jugement,
quelque prompt, quelque habituel, quelque sur qu'il
soit, ne peut que rectifier et non pas changer nos sen-
sations.
Si nous avons appris à voir, à la manière de Condil-
lac, si la vision, telle qu'elle s'opère à présent, est entiè-
rement le résultat des leçons du toucher, tous les êtres
— 164 —
doués de la faculté de sentir et de se mouvoir ont dû
faire, comme nous, un cours expérimental de palpa-
tions. Je ne vois pas ce qui nous autoriserait à les en
dispenser; leur structure physique, comme êtres sen-
tants, étant semblable à la nôtre, me porte à croire qu'ils
ont dû voir et sentir primitivement comme nous. Or,
combien d'animaux chez qui le toucher est presque nul
ou informe ! Les hérissons de mer, par exemple, n'ont-
ils pas le tact très émoussé? Et les pieds des solipèdes
sont-ils bien disposés pour saisir la forme des corps
qu'ils foulent? Que dirons-nous des poussins et des petits
de la perdrix ou de la caille, qui, à peine sortis de l'œuf,
se mettent à courir dans les champs couverts d'épis, dis-
cernent tous les objets, jugent de leur position et voient
enfin sans avoir appris à voir? Certainement ce n'est pas
dans leur coque qu'ils ont fait leur cours de toucher. Je
pourrais encore citer les papillons et les oiseaux qui au
sortir, les uns de leurs chrysalides, les autres de leur nid,
voltigent de fleur en fleur, d'arbre en arbre, sans essai,
sans expérience préalable. Si nous paraissons, nous,
tâtonner dans notre enfance et pour ainsi dire expéri-
menter sur les corps, cela vient de ce que l'organe de la
vue est plus longtemps chez nous à s'accoutumer à l'ac-
tion de la lumière et à correspondre à ses impressions.
On cite l'aveugle-né de Cheselden, comme venant à
l'appui de cette opinion ; il voyait, dit-on, les objets collés
à ses yeux, mais il n'est point dit qu'il les vît doubles et
renversés; seulement il voyait confusément des couleurs
et des figures informes. Je crois que ce phénomène de la
vision dans les aveugles-nés, à qui on a abaissé la cata-
racte, peut s'expliquer d'une manière satisfaisante. On
sait que, par le procédé d'abattre la cataracte, on extrait
— i65 —
ou l'on abaisse le cristallin, devenu imperméable à la
lurmere. Cette opération une fois faite, on laisse à la
nature le soin de remplir d'une humeur aqueuse l'espace
qu occupait le cristallin. Mais cette humeur n'ayant pas
autant de force réfringente que le corps diaphane qu'elle
remplace, ne doit faire converger les rayons qu'au delà
de la rétine. Les objets doivent donc s'y dessiner confu-
sément, et la sensation qui est toujours proportionnelle
à sa cause, doit être confuse. Observons, d'ailleurs, qu'un
œil qui n'a pas encore éprouvé l'action lumineuse est
très sensible à ses premières impressions; que cette sen-
sibihté de l'organe est exaltée dans l'aveiigle-né opéré
parce qu'elle est provoquée par l'incision de la cornée'
transparente. Or, toutes les fois que la lumière blesse
l'organe de la vision, soit par sa trop grande affluence
soit par un excès de sensibilité de la rétine, il est de fait
qu'elle y réveille le sentiment du moi, et c'est une loi de
l'économie animale, que toute sensation qui devient
douloureuse et où le moi se fait sentir, reste attachée à
l'organe qui l'occasionne, et elle ne cesse de s'y rapporter
que lorsque la douleur est calmée et ne réveille plus le
moi dans la sensation. En voici un exemple : regardons-
nous le soleil pendant quelque temps? Aussitôt l'organe
de la vue est blessé, nous sommes éblouis, et l'image
solaire paraît collée à nos yeux. Si nous détournons
alors la vue de l'astre radieux, l'image solaire paraît
bien encore attachée à l'organe, mais à mesure que l'ir-
ritation s'affaiblit, petit à petit l'image s'éloigne de l'œil,
sa couleur change de nuance, bientôt nous la rapportons
sur tous les objets que nous regardons successivement
et elle disparaît enfin lorsque l'irritation est amortie'
Voilà, ce me semble, ce qui se passe dans l'œil opéré
— i66 —
d'un aveugle-né. Il faut qu'il s'accoutume et se familia-
rise avec le nouvel agent qui traite avec lui pour la pre-
mière fois. La même chose a lieu dans l'enfant nouveau-
né; il ne commence à voir que lorsque ses yeux se sont
faits à l'action lumineuse et peuvent en suivre les impres-
sions.
Avouons donc que le toucher a bien le privilège de
confirmer les rapports de la vue, de rectifier ses erreurs
et de compléter la vision en joignant ses produits aux
siens. Avouons encore que l'exercice et l'habitude de
voir favorisent le développement de ce sens et donnent à
la vision plus d'étendue, plus de justesse et de précision.
Mais convenons que ce n'est pas le toucher qui nous fait
voir, que ce n'est pas lui qui esquisse à la vue les images
des corps et qui lui apprend à les colorier. Nous appre-
nons à regarder comme nous apprenons à palper; mais
nous n'apprenons ni à voir ni à toucher : la nature en
fait tous les frais; elle n'a pas voulu nous livrer au
tâtonnement des recherches dans tout ce qui est indis-
pensable à notre conservation. Tel aliment est-il conve-
nable à notre constitution, est-il assorti à nos besoins?
Aussitôt le goût vient à notre secours et nous tire d'em-
barras par la sensation du plaisir ou de la douleur.
N'était-ce pas assez de nous charger du soin de construire
notre entendement, de former notre langage et de déve-
lopper notre industrie, sans nous imposer la tâche dan-
gereuse d'organiser nos sensations et de déterminer par
elles la nature des causes extérieures et les rapports
intimes des corps avec le nôtre ?
Quelque contraire qu'elle soit à l'observation et à
l'expérience, la théorie de Condillac jouit encore d'un
assez haut crédit en France. Toutefois, elle n'a pas été
— 167 —
unanimement admise par les philosophes français, par-
ticulièrement par M. Destutt-Tracy, qui a cru devoir la
modifier de la manière suivante.
D'accord avec Condillac, il convient que ce sont les
sensations du toucher qui nous donnent des connais
sances vraies de l'existence des corps, et que ce sont elles
qui nous apprennent à rapporter à ces mêmes corps les
impressions qu'ils font sur nos autres sens. Mais il sou-
tient que par elles-mêmes, et tant que le toucher reste
passif, elles n'ont pas plus que celles des autres sens le
pouvoir de juger des choses extérieures et de nous faire
croire à leur existence. Suivant lui, sentir une sensation
c'est sentir notre existence de telle ou telle manière, et
rien autre chose; et sentir d'où nous vient cette sensa-
tion, c'est sentir un rapport, c'est juger. Or un jugement
est un acte de l'esprit qui suppose la présence de deux
choses que nous puissions comparer entre elles pour en
apercevoir le rapport. Dans cette circonstance, que
faut-il donc pour que le toucher devienne instructif et
nous fasse juger qu'il existe quelque chose hors de
nous ? Qu'indépendamment de la résistance que nous en
éprouvons, nous ayons senti que nous avons la faculté
de nous mouvoir à notre gré, et que notre volonté se
trouve en opposition avec le toucher. Il est aisé de voir,
dit-il, qu'alors je dois inévitablement sentir que ce qui
me résiste n'est pas moi, et juger qu'il existe au dehors
quelque chose distinct de moi.
Ainsi Destutt-Tracy ne diffère de Condillac que dans
un point, en ce qu'il croit qu'aucune sensation, pas
même^ celle du toucher, n'a la propriété de nous faire
connaître les causes qui la produisent, et qu'il suppose
que cette connaissance est une induction de l'esprit, une
— 168 —
conséquence qu'il tire toutes les fois qu'il sent qu'une
résistance s'oppose à sa volonté motrice.
Destutt-Tracy a raison de penser que les sensations
n'ont rien en elles-mêmes qui nous révèle leurs causes,
et il est fondé à croire, contre l'avis de Condillac, que,
sous ce rapport, le toucher n'a aucun privilège qui le
distingue des autres sens. Mais il a tort d'affirmer que
l'action de sentir se borne à nous faire connaître notre
existence et nos manières d'être. Dans toute sensation
externe, il y a trois choses qui se font sentir, une sensa-
tion, un sujet sentant et un objet senti, parce que dans
toute impression il y a une action étrangère produite sur
un organe, une résistance de l'organe à cette action, et
un effet produit sur lui, malgré cette résistance; et que
tout ce qui se fait dans une impression doit se faire
sentir dans la sensation, puisque celle-ci en est l'expres-
sion morale. Ces trois choses sont inséparables, et l'une
ne saurait avoir lieu sans les deux autres, parce qu'elles
ont pour causes physiques les conditions intégrantes
de l'impression, et que celles-ci se supposent l'une
l'autre.
Il est vrai que sentir d'où nous vient une sensation,
c'est sentir un rapport, c'est juger. Conséquemment
toute sensation que nous rapportons à une cause quel-
conque n'est plus une sensation, c'est un jugement. Mais
ce jugement n'est point le produit de l'esprit sur la sen-
sation, comme le veut M. Destutt-Tracy; c'est un acte
du sens par lequel, en même temps que la sensation
paraît, il nous en fait sentir la cause et son rapport à
elle. C'est un jugement qui se fait en nous, sans nous,
et dont la nature s'est chargée toute seule, en nous fai-
sant voir à la fois et les deux corrélatifs et la relation.
— '69 —
Si nos sensations ne portaient pas avec elles le témoi-
gnage de leurs causes, comme il n'y a, dit d'Alembert,
aucun rapport intrinsèque entre chaque sensation et
l'objet qui l'occasionne, ou du moins auquel nous le rap-
portons, il ne paraît pas qu'on pût trouver, par le raison-
nement, de passage possible de l'une à l'autre- et le
moyen que propose Destutt-Tracy ne me semble pas
pouvoir atteindre ce but. En effet, suivant cet auteur
pour passer de la sensation à son objet, il faut savoir
que je me meus, que je me meus à volonté, et sentir une
résistance à ce mouvement volontaire, pour en conclure
que ce qui résiste est autre chose que moi. Mais qu'est-ce
qu'un mouvement, sinon le passage successif d'un corps
d'un heu dans un autre, ou le changement de son rap-
port avec l'espace? L'idée du mouvement n'est donc
qu'une idée relative qui suppose préalablement en nous
la connaissance acquise des corps et de l'espace. Or, si
l'idée du mouvement ne peut s'obtenir que par l'inter-
médiaire des deux idées de corps et d'espace, comment
pourrait-elle nous conduire à connaître qu'il y a des
corps? Nous le savons avant qu'elle nous l'apprenne.
Cette connaissance nous vient donc par une autre voie.
L'on dira peut-être que le mouvement n'est d'abord
pour nous qu'une pure sensation, une manière d'être. Je
me meus, je le sens et voilà tout. Mais s'il n'est primiti-
vement pour nous qu'une sensation, ce n'est donc point
encore un mouvement. Car comment puis-je dire : je me
meus, je le sens, lorsque je ne fais que sentir une sensa-
tion? Que faut-il donc pour que la sensation devienne
pour moi un mouvement? Deux choses : savoir que j'ai
un corps coexistant avec d'autres dans l'espace et suscep-
tible de se transporter d'un lieu à un autre, et observer
— 170 —
que, quand il change de place, j'éprouve une sensation
qui correspond à cette action. Sans ces préalables néces-
saires, je ne vois pas que le mouvement puisse être autre
chose qu'une sensation.
La conviction où nous sommes qu'il y a des corps est
une croyance et non pas l'effet d'une démonstration;
nous avons cru à leur existence longtemps avant de
savoir que nous avions raison d'y croire. Il n'est pas
présumable que ce soit par une induction de l'esprit
que nous passions de la sensation à sa cause. Tous les
hommes, dit d'Alembert, franchissent ce passage im-
mense; tous le franchissent rapidement et de la même
manière. Il y a plus, tous les animaux, de quelque classe
qu'ils soient, parviennent aussi sûrement que nous au
même résultat. En serait-il ainsi, si l'auteur de la nature
avait abandonné cette première connaissance à nos pro-
pres recherches ? Concluons donc que la voie par laquelle
Destutt-Tracy se persuade que nos sensations parvien-
nent à être instructives de ce qui est hors de nous, peut
être excellente pour nous rassurer sur la réalité des
choses et justifier à la raison notre croyance; mais elle
est inadmissible comme moyen d'arriver à la connais-
sance des causes extérieures, parce qu'elle suppose connu
ce qui est en question, l'existence des corps, et que la
connaissance que nous aurions par elle des corps serait
une induction et non pas un sentiment, ce qui est con-
traire à l'observation.
Si tous les systèmes que les philosophes ont proposés
jusqu'à ce jour pour expliquer comment les sens nous
informent de l'existence et de la nature des corps, sont
également inadmissibles en raison de leur peu d'accord
avec l'expérience et l'observation, ce problème serait-il
— I 7 I —
donc insoluble ? Et ne peut-on pas trouver une manière
d'expliquer la chose plus conforme au procédé de la na-
ture? Je suis loin de le penser; j'en ai déjà indiqué une
dans les chapitres précédents, qui me paraît offrir cet
avantage. Mais pour que l'on soit plus en état d'en juger,
je vais l'exposer ici sommairement.
i° Puisque nos sensations externes sont les résultats
moraux des impressions des causes extérieures, on ne
peut se refuser à reconnaître que tout ce qui se passe
dans ces impressions doit être senti. Or, il y a trois
choses, avons-nous dit, dans une impression, une action
étrangère produite sur un organe, une résistance de la
part de l'organe et un effet produit malgré cette résis-
tance. Il doit donc y avoir aussi trois choses senties dans
la sensation, une sensation, un sujet sentant et un objet
senti. Ainsi, telle est la nature des sensations externes
que chacune d'elles nous apporte avec elle trois sortes de
connaissances, celles de notre être, de la sensation et de
quelque chose d'étranger à nous comme cause de sensa-
tion. C'est donc la nature qui nous fait passer elle-même
de la sensation à son objet, en nous faisant sentir simul-
tanément l'une et l'autre, et en associant deux choses qui
n ont entre elles aucun rapport intrinsèque et qui eussent
toujours été séparées par un intervalle immense que la
raison n'aurait jamais pu franchir.
Cette propriété n'est pas un privilège exclusivement
réservé à un seul sens, comme le veut Condillac; tous y
participent également et nous rendent le même témoi-
gnage. Toutefois, ce témoignage se borne à nous attester
l'existence des choses extérieures sans rien préjuger sur
leur nature; ce ne sont pour nous que des causes dont
nos sens nous font sentir la présence. La vue et le tou-
— 172 —
cher ne tiennent pas un autre langage pendant un certain
temps, car tant qu'ils ne sont pas actifs et qu'ils ne vien-
nent pas au-devant de l'impression, ils ne sont pas plus
instructifs que les autres. Tel paraît être l'état de l'enfant
dans les premiers jours de sa naissance.
2 Toutes nos sensations externes ont un double rapport,
l'un à nous comme à leur sujet, et l'autre à quelque chose
hors de nous, comme à leur cause productive. Mais il y
a cette différence entre les deux rapports, que dans le pre-
mier toutes, si on en excepte pourtant celles qui concernent
le physique de notre être, toutes se rapportent au moi
sentant, sans s'y faire sentir; au lieu que dans le second,
non seulement elles se rapportent au dehors, mais elles
s'y jettent, elles s'y répandent et s'y font sentir. Ce der-
nier rapport n'est donc point un simple jugement natu-
rel, un jugement d'association ; c'est un entraînement des
sensations vers les causes qui les font naître, lequel a
pour principe la réaction des organes, et pour cause
déterminante la réflexion des impressions vers leur point
de départ. Cette force qui les appelle au dehors, pour
les rattacher à leur objet, est telle que l'on ne saurait s'y
soustraire; elle est si puissante que si le moi se faisait
sentir dans elles, elles l'entraîneraient avec elles et le
répandraient dans toute la nature.
3° Le sens du toucher a cela de particulier que lors-
qu'il éprouve une impression étrangère, on sent à la fois
l'objet qui touche et l'organe touché, et il est remar-
quable que le second sentiment se rapporte aux points
de l'organe qui reçoivent l'impression et qu'il y entraîne
le moi avec lui. Si l'on n'observe pas la même chose
dans les autres sens, la raison en est que les impressions
des causes extérieures qui agissent sur eux n'y réveillent
— 173 —
point le [sentiment de l'organe, et qu'alors le moi reste
concentré dans le centre de perception. Le toucher a
donc lui seul le privilège de nous donner le sentiment
de notre corps et de nous le faire distinguer de tout ce
qui n'est pas lui en y répandant le moi partout et en l'y
circonscrivant. Car il est d'observation que notre moi
est double lorsqu'une partie de notre corps en touche
une autre, et il est simple et sans réplique quand nous
touchons un corps étranger.
^ 4° Il est donc constant que tous les sens concourent
également à nous faire connaître l'existence des choses
extérieures à nous, que le toucher y ajoute celle de nos
organes, et que tous rapportent leurs sensations à ces
objets comme à leurs causes, et nous les y font sentir.
Mais ces connaissances, quelque importantes qu'elles
soient, ne nous donnent point encore l'idée des corps.
Avec elles, nous saurions seulement qu'il existe hors de
nous des choses odorantes ou sapides, sonores ou lui-
santes, et des choses qui nous choquent et que nous
heurtons; en un mot, nous ne connaîtrions les causes
extérieures que par leur activité, et nous ignorerions
toujours leur mode d'existence si nos sens bornaient là
leurs fonctions. Heureusement il n'en est pas ainsi, car
la vue et le toucher ont en outre en commun la faculté
de nous montrer les corps sous leurs propriétés consti-
tutives, le premier en nous les représentant comme une
étendue colorée et circonscrite, et le second en nous les
faisant sentir comme une étendue solide et limitée. Mais
il s'élève ici une difficulté, celle de savoir comment des
sensations simples peuvent nous donner la notion de
l'étendue et pourquoi les produits des autres sens ne
jouissent pas du même avantage. Ce singulier pouvoir
— '74 —
me paraît tenir à l'organisation spéciale de ces deux
sens et à la loi de rapport de leurs sensations ; et voici
comment :
Telle est la structure de l'organe du toucher, qu'il se
trouve répandu sur tous les points des surfaces de notre
corps, et que lorsqu'un corps étranger nous touche
quelque part au dehors, chaque point de sa surface a
sur l'organe touché son point correspondant sur lequel
il agit exclusivement. Or, si chaque point fait son im-
pression à part, chacun d'eux doit se faire sentir séparé-
ment; et comme tous les points des corps qui sont en
contact avec l'organe agissent simultanément, il doit en
résulter une sensation multiple de résistance dont tous
les éléments soient distincts. Sans doute une pareille
sensation ne suffit pas pour nous donner l'idée de
l'étendue, encore moins d'une étendue figurée, puis-
qu'elle ne nous fait connaître que la coexistence de plu-
sieurs points, et qu'il faut encore, pour l'étendue, sentir
ces points les uns hors des autres et chacun dans un
point déterminé de l'espace, quoique coexistants dans
un même lieu. Mais il faut faire attention qu'il est de la
nature des sensations externes de se rapporter au dehors
et de se faire sentir à l'endroit d'où nous vient l'impres-
sion, et que dans cette circonstance, où le corps qui est
en contact avec nous nous presse sur autant de points
distincts qu'il y en a sur sa surface, chaque point de
celle-ci ne doit pas seulement se faire sentir distincte-
ment, il doit encore avoir hors de nous un rapport spé-
cial, et se circonscrire dans un point déterminé de l'es-
pace. Gela étant, il est aisé de voir qu'en vertu de ce
rapport spécial, tous les points sentis doivent aussi se
ranger entre eux dans le même ordre que ceux du corps
— 175 —
touché et donner à l'étendue solide qu'ils représentent
une configuration conforme à celle de l'objet
Il est donc prouvé que le toucher ne do'it qu'à son
organisation et à la loi du rapport des sensations le pou-
voir de nous faire sentir les corps tels qu'ils sont. Mais
si la vue peut se prévaloir des mêmes avantages, on ne
saurait lui refuser un pareil pouvoir, du moins celui de
nous faire voir l'étendue superficielle des corps et leurs
contours. L'œil n'est-il pas admirablement construit
pour détruire la divergence des rayons qui lui viennent
de chaque point visible de la nature, et faire que chacun
d eux ne frappe qu'un point distinct de la rétine? Et les
sensations de la vue ne se rapportent-elles pas, comme
celles des autres sens, au point de départ de leurs im-
pressions ? Ce n'est donc pas le toucher, comme le pense
Condillac, qui nous fait voir des objets colorés, en éten-
dant les sensations de la vue sur des surfaces ; ce sont les
couleurs elles-mêmes qui, en s'étendant et se limitant
respectivement dans l'espace par suite de leurs rapports
nous expriment pour chaque objet la situation de ses
points visibles, et nous représentent ainsi des étendues
diversement configurées.
Il n'en est pas de même des sensations de l'ouïe de
1 odorat et du goût; aucune ne porte avec elle l'idée de
1 étendue. Mais il est à remarquer que leur inaptitude à
cet égard vient de ce que l'organisation de ces trois sens
ne se prête point à ce genre d'information. Dans l'organe
acoustique, toutes les vibrations qui partent d'un corps
sonore frappent en commun tous les points de la pulpe
auditive ; pareille chose a lieu pour les effluves odorants
dans 1 organe olfactif et dans celui du goût pour les prin-
cipes sapides. Dans eux on ne voit nulle part une dispo-
— 176 —
sition organique propre à isoler les impressions et à
rendre l'action de chaque rayon sonore ou de chaque
principe odorant ou sapide individuelle et moléculaire.
Il doit donc en résulter des sensations uniformes où rien
de multiple ne se fait sentir et dont les éléments se con-
fondent au dehors dans un rapport commun.
5° L'on voit, d'après ce qui précède, que les sens
externes ont réellement la faculté de nous faire connaître
les objets extérieurs; mais on a dû remarquer que chacun
d'eux ne nous les montre que sous le rapport qui l'affecte,
de manière que si leur témoignage restait isolé, nous
saurions qu'il existe hors de nous des choses qui nous
apparaissent sous une étendue colorée, d'autres qui se
font sentir sous une étendue solide; nous saurions qu'il
y en a de sonores, d'odorantes ou de sapides, mais nous
ignorerions que ces qualités peuvent appartenir à un
même sujet. Or, cette dernière connaissance qui nous
manque encore, c'est l'expérience qui la donne; car c'est
elle qui, en réunissant les différentes dépositions des
sens, nous apprend qu'une même chose peut se montrer
à nous sous divers rapports et être la source commune
de tout ce que nous éprouvons en sa présence.
Il résulte donc de cet exposé les propositions sui-
vantes : i° Toutes nos sensations externes portent avec
elles l'idée de leurs causes productives, et les sensations
tactiles y ajoutent celle du physique de notre être. Ces
notions ne sont donc point l'effet d'une inspiration de la
nature, ni d'une induction de l'esprit, ni d'une suggestion
propre au toucher, mais bien celui d'un sentiment qui
a sa cause déterminante dans la nature de l'impression.
2° Toutes se rapportent au dehors et se rattachent à ces
causes extérieures comme à un principe d'où elles éma-
ZLu PP ° n CSt dÛ " UnC l0i de ^^nisation par
laquelle toute impression reçue est réfléchie vers son
point de départ. 3» Toutes, en vertu de ce rapport, n us
représentent leurs causes productives comme douée
dune qualité active spéciale; elles sont sonores odo
sToï d aP ; dCS ' 1UminCUSeS ° U réSi — Ma» I n-
«ations de la vue et du toucher ont cela de particulier,
que„e S n ous représentent leurs causes comme quelqu
chose d étendu et de configuré. Cette propriété, ai-je dit
ient aorganisationpropredecesdeuxsensetaùmodedu
rapport de leurs sensations, qui en est la suite. 4° Telle est
la force du rapport des sensations à leurs causes, que sans
cesse nous les confondons avec celles-ci, sans nou's douter
qu elles n en sont que les images; et telle est la force du
sentiment de ces causes, que nous ne pouvons nous dé-
eeons I "h " ' ' eUr réalké ' Ct qUC t0 ^° urs nous na-
geons à la chose représentée et ja mais à la sensation qui
a représente. 5« Enfin, nous devons à l'expérience de
compléter 1 instruction de nos sens en faisant concourir
leur témoignage.
Si ces faits se trouvent suffisamment établis, comme je
le crois, il me semble qu'il est à présent facile de conce-
voir comment nos sensations parviennent à nous élever
a la connaissance de choses parfaitement étrangères à
elles, et même incompatibles avec leur nature
Dess. El. de VHomme moral.
12
— 178 —
CHAPITRE X.
Des sensations affectives.
ans les chapitres précédents, je ne me suis
occupé que des sensations chargées de nous
manifester le matériel de notre existence, et de
nous mettre en rapport avec tout ce qui est hors de nous.
Je vais parler à présent de celles qui nous font connaître
les conditions de cette existence et juger les actions de la
nature qui peuvent la seconder ou la contrarier.
Les corps, en agissant sur nos organes, ne se bornent
pas à y faire naître divers ébranlements conformes à la
nature de leur action; ils peuvent encore y produire un
changement nuisible ou favorable, suivant le mode ou le
plus ou moins d'intensité de cette action. Or, la nature
nous instruit de cette double influence par deux nou-
velles sensations, qui réunissent à l'avantage de nous
avertir promptement celui de nous intéresser vivement
à leur objet. Ces deux sensations sont le plaisir et la dou-
leur. Le plaisir est une manière d'être agréable, que l'on
voudrait pouvoir retenir, et la douleur un état pénible,
auquel on désire se soustraire.
Il y a deux sortes de plaisir et de douleur : l'une ab-
solue et l'autre relative. La première est commune à tous
les êtres animés et à tous les individus de chaque espèce;
la seconde est variable dans les espèces et dans les indi-
vidus, et dépend du mode d'organisation de chacun
d'eux. La première ne s'occupe que de la conservation
de l'individu et de sa reproduction; la seconde est spé-
12.
— <79 —
fâi't^tjt ^ 5M ?**««** LW nous
piewentir ce qui peut es remnl.V r ».
Physique, veille au bien être S Vv n ■ '' . enHèreme «
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du goût; celles de 1- .» j «mener, de 1 odorat et
sives e ,c „, son. attrayantes ou répul-
sives, et ce sont les impress fons de la vue e, rl«. r>„ ■■ ■
■es font naître. La douleur e, le a" h""
autant de foyers distincts au' il v T *> h W^ °nt
dans notre corps ■ car ounfo , "^"^ XnsMK
«iste dans nn^o'mZn ^IT^^
-«tt U dans les organes qu , en ^T^T
l'âme s ,n<! l'rSfr. • ^sterne . elles modifient
. Sans ' émouvoir, tandis que les seront
p.u S o„ L»Tz d z:î m : z™: r émo,ion
pure », ;ffe tiVM , et les au ; r t" —7;-;--
s.ves. Je ne m occuperai pour le maman, que des pré
— 180 —
La douleur et le plaisir paraissent être deux modifica-
tions particulières de la sensation du toucher ou de cette
sensibilité générale qui appartient à tous nos organes, si
l'on en excepte pourtant les os et les ligaments ; encore
ces derniers deviennent-ils sensibles lorsqu'on leur fait
éprouver une forte distension. Les sens de la vue, de
l'ouïe, de l'odorat et du goût n'en sont pas exempts,
puisque, indépendamment de la faculté de sentir qui leur
est propre, ils ont en commun celle du toucher. Il y a
plus : les mêmes agents qui mettent en jeu leur manière
de sentir particulière peuvent encore faire naître en eux
le sentiment du plaisir ou celui de la douleur par l'inten-
sité seule de leur action, ou par la disposition présente
des organes. Ne sait-on pas qu'une lumière trop vive
blesse la vue, qu'une lumière plus douce la flatte, et que
ce dernier degré même l'offense quand l'œil est affecté
d'une ophtalmie ? Il en est de même des sons et des
odeurs pour l'ouïe et l'organe olfactif : un acide étendu
d'eau est agréable au goût, il est corrosif quand il est
concentré. Tous les aliments paraissent amers quand on
est malade, tous au contraire font plaisir lorsqu'on entre
en convalescence. Un léger degré de froid ou de chaleur
est agréable ; un degré intense de l'un ou de l'autre nous
fait souffrir. Le froissement, la contusion, la piqûre, la
solution de continuité et l'érosion produisent de la dou-
leur; un simple attouchement, un frottement léger, nous
procurent, au contraire, un plaisir plus ou moins vif. Ces
mêmes actions, ainsi qu'un léger degré de froid ou de
chaleur, sont insupportables lorsque l'organe cutané est
enflammé.
Quoique nous ne sentions pas les impressions que nos
organes internes reçoivent continuellement du sang qui
.'.,-y-v!;
— 181 —
les parcourt, et que les actions qu'elles y excitent ne
soient pas non plus aperçues, par la raison sans doute
que les unes et les autres sont trop faibles pour être
transmises par les nerfs au cerveau, il est constant néan-
moins qu'il n'y a pas une seule partie interne de notre
corps qui, dans certaines circonstances, ne nous fasse
sentir à sa manière au moins l'aiguillon de la douleur.
En effet, nos organes peuvent être lésés dans leur struc-
ture ou troublés dans leurs fonctions par des impressions
venant du dehors, ou par les aberrations mêmes des forces
vitales. Or, quand cela arrive, il survient dans l'organe
affecté une inflammation et une douleur plus ou moins
aiguë, qui fait place ordinairement à une sensation
agréable lorsque l'inflammation se calme, et que la réso-
lution s'opère. Souvent l'harmonie générale des fonc-
tions est troublée, et le système entier est menacé; alors
une irritation de même nature fait naître partout un
sentiment plus ou moins douloureux; tout s'affecte et
souffre à la fois; on existe péniblement. Mais lorsque le
mal vient à se dissiper, le plaisir succède bientôt à la
douleur, et l'on sent alors le plaisir d'exister, d'autant
plus vivement que la souffrance a été plus longue et plus
aiguë.
Nos organes peuvent encore éprouver de la douleur
ou du plaisir par une autre cause que celle de leur lésion
ou du désordre de leurs fonctions. Ils ont tous besoin
d'action et de repos : car le défaut d'exercice leur donne-
rait une surabondance de force sans emploi, et l'absence
de tout repos les plongerait dans l'épuisement. Or, ce
besoin alternatif d'action et de repos se manifeste à nous
par une sensation pénible, qui s'accroît d'autant plus
qu'on est plus longtemps à le satisfaire; et lorsqu'on l'a
'
— l82 —
satisfait, elle est remplacée par un sentiment de plaisir,
dont la vivacité est toujours proportionnelle à l'intensité
du besoin qui l'a précédé.
Ainsi, si l'on n'a égard qu'aux impressions diverses
que nos organes peuvent éprouver, la douleur serait pro-
duite par trois causes : la lésion des organes, les fonc-
tions troublées et les besoins; et le plaisir serait l'effet
des actions opposées à ces impressions.
Il n'est pas rare de voir le plaisir paraître seul, et sans
être précédé ou suivi d'aucun sentiment pénible. La
douleur, au contraire, est quelquefois précédée par le
plaisir, mais presque toujours elle se termine par celui-ci
quand la mort ne lui succède pas. Dans les lésions, ou
lorsque les fonctions sont troublées, ne sent-on pas aus-
sitôt que la cicatrice se forme, ou que l'inflammation se
résout, un certain chatouillement agréable dans la partie
offensée, qui annonce que le désordre se répare? Ne
respire-t-on pas avec plus de plaisir un air frais, après
avoir été exposé à l'ardeur du soleil ? Une chaleur mo-
dérée ne paraît-elle pas plus douce lorsqu'on a souffert
du froid ? Existe-t-il un seul besoin dont la satisfaction
n'entraîne pas après elle un vif contentement? L'on aurait
tort de penser que ce sentiment de plaisir qui succède
ainsi à la douleur n'est qu'une simple vue de l'esprit,
par laquelle il s'applaudit de ne plus souffrir : c'est une
véritable sensation opposée à la première, qui l'avertit
d'un changement favorable survenu dans l'organe malade,
et qui le dédommage par sa douceur de la souffrance qu'il
a endurée.
Puisque le plaisir et la douleur sont deux sensations
opposées, il semble que les mouvements organiques aux-
quels la nature les a attachées devraient l'être aussi.
— i83 —
Quelle est donc leur nature, et en quoi diffèrent-ils l'un
de l'autre ?
Il me semble qu'on peut assigner physiquement les
limites respectives du plaisir et de la douleur de la ma-
nière suivante. Lorsqu'une impression , de quelque nature
qu'elle soit, est assez faible pour ne produire dans les
organes aucun changement d'état, l'ébranlement qu'elle
y fait naître est la cause d'une sensation ; mais celle-ci
n'est suivie d'aucune affection agréable ou pénible.
Elle est indifférente, parce que l'état naturel des or-
ganes n'a pas changé, et que le rythme de leurs mouve-
ments est le même. Il n'en est pas ainsi lorsque l'impres-
sion est capable de leur procurer un surcroît d'action
vitale. Dans cette circonstance, si cet accroissement des
propriétés vitales ne dépasse pas le rythme nécessaire au
mode de l'organisation; si, loin de troubler les fonctions,
il ne fait que leur donner un plus grand développement;
alors l'ébranlement produit par l'impression devient la
cause d'une sensation plus ou moins agréable, suivant le
degré du mouvement, laquelle ne cesse de se faire sentir
tant que l'action vitale n'est pas revenue à son rythme
naturel. Si l'impression donne, au contraire, aux forces
vitales des organes une activité excessive et telle que les
fonctions en soient troublées, alors, au lieu du plaisir, on
n'éprouve plus que de la douleur, laquelle persévère dans
son intensité tant que le degré d'exaltation subsiste.
Lorsqu'il vient à s'affaiblir, on remarque que la douleur
s'assoupit graduellement, et que bientôt le plaisir lui suc-
cède, pour disparaître ensuite lui-même, lorsque l'organe
affecté est rentré dans son état normal.
En admettant que le plaisir et la douleur dépendent
d'un certain changement d'état survenu dans les forces
■
— 184 —
vitales des organes, et que ces deux sentiments ont tou-
jours leur siège dans la partie immédiatement affectée,
n'oublions pas d'observer qu'ils ne sauraient avoir lieu
si les impressions locales n'étaient transmises par les
nerfs au centre de perception. Personne n'ignore que,
lorsqu'un membre souffre, on peut émousser ou sus-
pendre la douleur, soit en émoussant la sensibilité de ce
centre par l'opium ou quelque autre substance narco-
tique, soit en interceptant la communication du membre
souffrant avec le centre, par la ligature ou la compres-
sion du nerf qui s'y distribue. Quand les nerfs cutanés
sont frappés de paralysie, la peau devient insensible ; on
a beau la piquer ou la brûler, elle ne ressent plus rien.
Il faut donc reconnaître que l'existence des sensations
affectives est attachée, de même que celle des autres
modes de la sensibilité, à deux conditions physiques
indispensables, impression dans un organe et transmis-
sion de cette impression au centre de perception.
Je sens que l'on peut opposer à cette conclusion le témoi-
gnage des militaires mutilés, qui, longtemps après l'am-
putation d'un de leurs membres, ressentent de la douleur
dans ce membre qui n'est plus, ou plutôt dans la jambe
de bois qui en tient lieu. Certainement, dira-t-on, il n'y
a point ici d'impression préalable à la sensation, puisque
la jambe qui devrait en être le sujet n'existe plus. Mais
si l'on y fait attention, ce fait, tout singulier qu'il est, et
malgré son apparente contradiction avec le principe éta-
bli ci-dessus, se concilie néanmoins très bien avec lui. Il
faut observer que cette douleur ne se fait sentir que dans
les changements de temps, qui rendent les cicatrices sen-
sibles et réveillent les affections rhumatismales. Or,
quoique dans le fait cité la jambe n'existe plus, les troncs
— i85 —
des nerfs qui s'y distribuaient se trouvent encore dans le
moignon : ils peuvent donc recevoir des impressions
douloureuses et les transmettre au cerveau. Il est vrai
que la sensation se rapporte au delà de l'extrémité pré-
sente des troncs nerveux, et qu'on ne l'éprouve pas au
point ou se fait l'impression; mais elle établit son siège
a 1 endroit où devraient se terminer les nerfs s'ils
étaient dans leur intégrité, et au point d'où l'impression
devrait partir si les nerfs n'étaient pas coupés. Elle suit
en cela la loi générale du rapport des sensations, en vertu
de laquelle toute sensation qui est produite par le contact
immédiat des corps sur nos organes se rend constamment
au point touché; tandis que celles qui s'opèrent par une
action des corps transmise à nos organes par un fluide in-
termédiaire, viennent toujours aboutir au point d'où est
partie l'action.
Tous nos organes sont susceptibles d'éprouver du
plaisir ou de la douleur; mais tous ne jouissent pas de
ces propriétés au même degré. Les nerfs doivent être
placés au premier rang sous ce rapport, non seulement
a cause de 1 influence qu'ils exercent sur le pouvoir de
sentir des autres organes, mais encore en raison de la
sensibilité qui leur est propre. Dans ce système, le plai-
sir est la volupté, et la douleur un supplice. La sensibi-
lité est très obscure dans les os, les ligaments et les
tendons; il ne faut rien moins que la fracture dans les
premiers pour la réveiller, et une entorse ou une forte
distension dans les autres. Cependant ces systèmes de-
viennent le siège de violentes douleurs lorsque l'inflam-
mation s'y développe; cela prouve que leur défaut de
sensibilité apparent n'est dû qu'à la forte résistance qu'ils
opposent aux impressions ordinaires.
— 186 —
Le plaisir et la douleur ne paraissent pas attachés dans
tous les hommes au même degré d'excitation. Telle im-
pression qui affecte agréablement les uns, est indiffé-
rente aux autres, et lorsque cette impression, devenue
plus forte, procure du plaisir aux derniers, souvent elle
est douloureuse pour les premiers. Le coup dont un fort
de la halle frappe de la main l'épaule de son camarade
en signe d'amitié, ne produit sur lui qu'une sensation
agréable de surprise, tandis qu'il serait capable d'of-
fenser les membres d'une femme délicate qui le recevrait.
Dans la femme et l'enfant, le plaisir est vif, et la douleur
aiguë, et l'un et l'autre se succèdent brusquement; mais
en revanche ils passent rapidement. Chez l'homme ro-
buste, particulièrement dans l'âge viril, la sensibilité est
plus difficile à émouvoir; le plaisir est moins vif, mais
plus calme, la douleur moins aiguë, mais plus profonde,
et l'un et l'autre sont moins fréquents, mais plus du-
rables.
Ces différences de sensibilité ont leur principe dans le
tempérament des organes. J'entends par tempérament
cette aptitude plus ou moins grande de la fibre animale à
céder ou à résister à une impression; ce qui suppose des
forces sensitives plus ou moins développées autour d'elle
et proportionnelles à sa densité et à sa grosseur. Elles
doivent donc être rares dans une fibre délicate, et denses
dans celles qui sont plus grosses et plus compactes.
D'après cela, il est aisé de concevoir que, dans le pre-
mier cas, la fibre sera plus susceptible d'être modifiée
par les impressions, et en même temps plus disposée à
revenir à son état naturel; tandis que dans le second elle
résistera plus longtemps à l'impression, et lorsqu'elle
viendra à céder, elle reprendra plus difficilement son
— 187 —
premier état. En un mot, il y aura plus de mutabilité
dans l'une et plus de constance dans l'autre.
La sensibilité peut encore être modifiée dans un même
individu par l'influence de l'imagination et des passions,
ou par l'effet des boissons spiritueuses. Telle est l'in-
fluence de ces causes, que les personnes qui y sont sou-
mises peuvent supporter sans souffrir les coups les plus
violents et les tourments les plus cruels, et, ce qui est
bien extraordinaire, quelquefois même elles y trouvent
du plaisir. Les faquirs, dans l'Inde, se frappent et se dé-
chirent les membres dans leurs convulsions extatiques
sans en ressentir de la douleur. Les convulsionnâmes, en
France, au milieu de leurs transports religieux, sollici-
taient des assistants la faveur de recevoir des coups de
bûche sur la poitrine, et ils avouaient après ce traite-
ment n'en avoir reçu que du plaisir et un soulagement
qu'ils dés lg naient sous le nom de secours. Ne sait-on pas
que les fous, dans leurs accès, sont insensibles au froid
et à toutes les intempéries de l'air? que les hommes
transportés par la passion de l'amour, ou par une vio-
lente colère, sont inaccessibles à la douleur? Vanhel-
mont rapporte avoir vu un criminel qui resta insensible
aux tourments de la question, tant qu'il put boire de
l'eau-de-vie et manger de l'ail; mais qui, dès qu'il fut
privé de ce secours, ne tarda pas à céder à la douleur et
à faire l'aveu de son crime. Je pourrais encore citer le
fait connu de ce jeune homme de Paris qui, après s'être
fortement garotté les membres avec des cordes, et en
avoir souffert pendant quelques instants, éprouvait en-
suite des sensations délicieuses, qu'il lui était impossible
d'exprimer. Les premiers effets paraissent avoir pour
cause une concentration intérieure des forces sensitives;
I
— 188 —
et le dernier, un abaissement de ton survenu dans les
organes par la continuité de l'impression.
Enfin, le plaisir et la douleur s'engourdissent avec
l'âge, et l'habitude les émousse. Dans les premiers jours
de notre naissance, nous n'existons que pour la douleur.
A proportion que l'organisation s'affermit, nos sens
s'ouvrent au plaisir, et nous tombons ensuite dans l'indif-
férence par la dégradation successive de notre être. Per-
sonne n'ignore aussi que le plaisir s'affadit par la jouis-
sance, et qu'il n'est pas de douleurs éternelles. Je suis
loin de penser, avec Bichat, que les divers sentiments de
peine, de plaisir et d'indifférence que nous éprouvons
successivement de la part des mêmes objets dans le cours
de la vie, ou par la fréquente réitération de leur impres-
sion, ne sont pour l'âme qui les perçoit que le résultat
d'une comparaison qui se fait involontairement en nous,
entre la sensation présente de ces objets et leur sensation
passée. Le plaisir et la peine ne sont point ici de simples
perceptions de rapport et des vues de l'esprit sur nos
sensations, mais bien de vraies sensations indépendantes
de toute perception antérieure. L'un et l'autre sont l'ex-
pression morale d'un changement d'état en bien ou en
mal, survenu dans un organe à la suite d'une impres-
sion. Si celle-ci se réitère souvent, n'est-il pas naturel
que la sensation s'affaiblisse à mesure que l'organe se
fait à l'impression, et qu'elle cesse même de se faire sentir
lorsque les forces de l'organe se sont mises en rapport
avec l'action impressive?
- i8g -
CHAPITRE XI.
Du sentiment de la sensation ou de la perception.
n développant dans les chapitres précédents
les divers fonctions des sens, j'ai fait voir com-
ment ils concourent à nous révéler notre exis-
tence et celle des choses matérielles; mais je n'ai princi-
palement considéré leurs sensations que comme les
dépositaires de documents instructifs, et je n'ai fait qu'in-
diquer de quelle manière ces documents se rendent
présents à l'esprit et viennent à notre connaissance. C'est
ce qu'il me reste à examiner.
Il est incontestable qu'éprouver une sensation et sentir
qu'on l'éprouve sont deux choses très distinctes, quoi-
que inséparables l'une de l'autre. La première est une
modification de l'esprit, la seconde en est le sentiment;
l'une est une impression, et l'autre en est la réaction. Le
sentiment est une espèce d'écho intérieur, qui redit pour
ainsi dire la sensation : c'est par lui qu'elle est réfléchie
et qu'elle retentit dans l'àme. La sensation est l'objet qui
frappe l'entendement, le sentiment est l'éclair qui en
rejaillit et la lumière qui l'éclairé. Si la sensation est une
représentation de ce qui se passe hors de nous, le sen-
timent en est l'interprète. C'est le sentiment qui nous
fait apercevoir que nous sentons, et ce que nous sentons ;
c'est lui qui nous atteste la présence de la sensation et
nous en fait démêler tout ce qu'elle renferme. Sous le
premier rapport, il est connu sous le nom de conscience,
et sous le second, sous celui de perception et de discer-
1
— 190 —
nement. Si la sensation est pour l'esprit, ce que l'objet
visible est pour l'oeil, le sentiment en est la vision, et
l'attention, le regard. En un mot, le sentiment estle prin-
cipe de l'intelligence, et la perception en est le résultat.
Il s'est élevé une grande discussion parmi les philo-
sophes au sujet de la perception. Descartes, Malebranche
et Leibnitz pensent que nous avons des perceptions dont
nous ne prenons pas connaissance, et que nous ne con-
naissons réellement que ce que l'attention nous a fait
remarquer. Locke affirme, au contraire, qu'on ne saurait
avoir une perception sans l'apercevoir ; que connaître un
objet et le percevoir sont une même chose. Condillac
veut que l'on distingue dans la perception l'impression
sensible faite dans l'âme, et la conscience ou le sentiment
de cette impression par lequel seul elle en prend connais-
sance. Il soutient qu'il ne peut y avoir dans l'âme d'im-
pression qui ne soit suivie de quelque conscience; mais
que cette conscience en est quelquefois si légère que nous
n'en avons aucun souvenir un instant après.
Condillac a bien vu le point de la difficulté qui divise
les deux écoles ; mais il s'est trompé lui-même en ne
faisant dépendre la perception distincte des objets que de
la nature et du rapport de l'impression avec notre tem-
pérament ou nos goûts et nos passions, et non de l'atten-
tion qu'il confond avec son produit. Il n'a pas vu que la
perception nette et détaillée d'un objet suppose trois
choses: i°Une impression reçue et répercutée par le centre,
et une sensation confusément perçue dans l'âme. 2 Mou-
vement spontané du centre par lequel il vient par les sens
au-devant de l'objet de l'impression, et attention dans l'âme
et perception distincte de l'objet. 3° Permanence de l'im-
pression en l'absence de l'objet, concentration du centre
— 191 —
sur elle et attention réfléchie de l'âme et perception
détaillée de l'objet, On voit que la sensation ne se con-
vertit en une véritable connaissance que tout autant que
le centre réagit spontanément sur l'impression et fixe de
plus en plus exclusivement l'attention sur son produit
moral. La perception distincte et réfléchie n'est donc
pas l'effet d'un état passif du centre et du sujet sen-
tant, mais bien le résultat de leur activité propre.
Pour concilier toutes les opinions, nous dirons donc
que, lorsqu'une sensation modifie notre esprit, cette
impression ne peut pas avoir lieu qu'elle ne retentisse en
quelque manière dans l'âme et ne la prévienne de ce qui
se passe dans elle. A la vérité, ce premier sentiment est
bien peu instructif, puisqu'il ne fait que nous avertir de
la présence de la sensation ; mais il a l'avantage de provo-
quer l'attention à se diriger sur elle, et c'est à la suite de
cet acte d'attention que la perception devient successi-
vement plus distincte et plus ou moins détaillée suivant
le degré de l'attention et celui du discernement dont la
faculté de percevoir est naturellement pourvue. On con-
çoit, d'après cela, comment il peuty avoir beaucoup d'im-
pressions dans notre âme dont nous ne prenons pas
connaissance. La source de toutes les erreurs dans cette
question vient donc de ce que les cartésiens ont entendu
par perception les impressions que les objets font dans
notre âme, et ils en ont conclu que toutes n'apportent pas
avec elles la connaissance d'elles-mêmes; tandis que
Locke entendait par perception, non l'impression, mais
la connaissance que nous en prenons par la conscience,
ou le sentiment qu'en fait naître l'attention. Et, dans ce
sens, il avait raison de dire qu'il n'y a pas de perception
qui ne soit perçue.
— 192 —
Quoique inséparable de la sensation, la perception est
indépendante, dans son développement, de la finesse ou
de la culture des sens externes. Les animaux ont, en
général, les sens plus parfaits que nous : les uns ont, la vue
plus perçante ou l'ouïe plus fine, les autres l'odorat plus
subtil ou le goût plus sûr; cependant leur intelligence
est au dessous de la nôtre. Le singe lui-même, qui, comme
l'homme, joint aux sens précédents le libre et entier
exercice du toucher, quel avantage en retire-t-il sous le
rapport de l'intelligence? Malgré cette prérogative, que
l'on a cru si favorable au développement de l'esprit
humain, il ne s'élève pas au delà du stérile talent de l'imi-
tation. L'enfant nouveau-né éprouve des sensations et ne
paraît pas en prendre connaissance. Il est vrai qu'à ce
début de la vie elles sont toutes affectives, et que l'enfant,
absorbé par la douleur, est incapable de porter son atten-
tion sur ce qu'elles ont d'instructif; mais les sens ne
tardent pas à s'accoutumer aux impressions de la nature,
et le flambeau de l'intelligence devrait luire pour lui
aussitôt que ses sens n'ont plus rien d'affectif. Cependant
ce n'est qu'au bout de deux mois environ que la première
lueur de connaissance commence à poindre chez lui; il y
a plus, longtemps après que les sens ont acquis leur der-
nier degré de perfection, et lorsqu'ils sont stationnaires,
le sens intérieur continue à se développer proportionnel-
lement aux progrès de l'organisation intérieure, et jus-
qu'au moment où celle-ci s'arrête. Lorsque la vie vient à
rétrograder, on le voit ensuite peu à peu s'émousser, et
quelquefois disparaître entièrement, avant que les sens
aient cessé leurs fonctions. Les enfants rachitiques ne se
font-ils pas remarquer par une précocité de conception
et un discernement qui ne sont pas de leur âge ? Il n'est
— 193 —
pas rare de voir des jeunes gens dont le développement
intérieur a été tardif éprouver tout à coup, au moment où
la nature prend son essor, une explosion d'intelligence
qui étonne ceux qui les connaissent. Dans les maladies
inflammatoires ou nerveuses, souvent des hommes qui
n ont dans leur état naturel que du bon sens, acquièrent
par l'exaltation excessive de la sensibilité, une profondeur
d idées une pénétration et une sagacité qui paraissent
tenir de l'inspiration. Dans les fièvres adynamiques,
ainsi que dans les paralysies quelquefois, au contraire,
1 homme de génie descend brusquement du sommet de
1 intelligence au dernier degré de l'instinct animal, quoi-
que dans cet état de dégradation il ne cesse de jouir de
ses sens. Enfin, l'idiot voit, entend, goûte, odore et palpe
comme nous, et cependant la faculté de percevoir est
tellement abolie chez lui que Ion serait tenté de croire
qu'il ne sent pas, si l'on n'était assuré du contraire par
ses cris et son rire insensé.
Non seulement le sentiment générateur de la pensée
dans son développement ne dépend point des sens, quoi-
qu'ils en soient les excitants; il se déploie encore dans
ses actes d'une manière inverse à leur évolution.
Dans une sensation il y a deux choses à distinguer, et
que l'on confond ordinairement : l'impression qu'elle
produit sur l'esprit, et l'objet qu'elle représente. Lorsque
a sensation est forte, le sentiment de l'impression qui
lui est proportionnel domine celui de l'objet et en étouffe
pour ainsi dire, la résonance; alors l'esprit, tout entier à
l'impression, n'aperçoit plus ce qu'elle a d'instructif II
n'en est pas de même lorsque, la sensation n'existant
plus, l'imagination vient à en reproduire l'idée. Dans
cette circonstance, on ne sent plus, on perçoit, parce que
Dess. Et. de l'Homme moral. -, o
'
— i 9 4 —
le sentiment de l'objet domine celui de l'impression,
c'est-à-dire que l'un est tout quand l'autre se tait; c'est
aussi le moment le plus favorable à l'intelligence et à la
réflexion. L'expérience de tous les jours confirme ce
résultat. Supposez -vous dans un cercle nombreux et
brillant, ou dans une de ces réunions publiques où toute
la population d'une ville accourt : mille sensations di-
verses viennent vous assaillir et se présenter en foule à
votre esprit; entraîné par elles, et pour ainsi dire ébloui
par leur ensemble, vous avez tout vu, mais vous n'avez
rien remarqué. Cherchez à vous soustraire à ce brillant
spectacle : aussitôt votre imagination vous retrace un à
un les différents objets que vous avez vus, et rien alors
n'échappe à votre observation. De tout temps, les philo-
sophes ont recherché la solitude pour pouvoir, en quelque
sorte, digérer leurs sensations loin du tumulte des sens.
Enfin, dans l'âge viril on devient réfléchi, méditatif et
comme tout intérieur; tandis que dans la jeunesse on est
hors de soi, on vit dans la nature, ou plutôt dans ses sen-
sations. Cette différence ne vient-elle pas de ce que dans
l'âge mûr les sensations sont moins impressives, et con-
séquemment plus instructives ?
Indépendamment de l'impression sensible qui, quand
elle est trop vive, offusque la vue de l'esprit et trouble sa
perception, nos sensations sont toujours suivies, lors- .
qu'elles sont nouvelles, d'une certaine affection de peine
ou de plaisir. Or, les sentiment affectifs nuisent encore
plus à la perception que les impressions sensibles : tant
qu'ils agitent l'âme, le sens instructif ne saurait se faire
entendre, et cela ne peut être autrement. Le sens in-
structif se rapporte à l'objet présent à l'esprit; il se dirige
sur lui et nous fait connaître ce qu'il est en lui-même ; le
13.
r
— r 9 5 —
sens affectif, au contraire, se rapporte tout à nous et ne
nous préoccupe que de la conformité ou de la non-con-
formité de l'action de l'objet à l'état présent de nos or-
ganes. D'ailleurs, les affections sont bien plus profondes
et plus attachantes que de pures sensations : elles doivent
donc l'emporter sur celles-ci. Heureusement que l'habi-
tude amortit nos affections, et qu'à la longue elles de-
viennent indifférentes, et qu'alors le sens instructif re-
prend tout son empire : c'est ce qui a fait dire que
l'habitude émousse le sentiment et perfectionne le juge-
ment.
Il est donc constant que les impressions sensibles et
les affections qui les accompagnent ordinairement nui-
sent à la perception et s'opposent à son développement.
Pour avoir de l'intelligence, il ne suffit donc pas d'avoir
des sensations. Mais d'où vient cette faculté de percevoir,
puisqu'elle ne tient point aux sens? Serait-elle le résultat
de l'attention plus ou moins forte que nous portons aux
objets de nos sensations et des heureuses habitudes de
l'éducation? Ou dériverait- elle de l'organisation inté-
rieure du cerveau ?
On ne peut disconvenir que l'attention n'influe puis-
samment sur la faculté de percevoir, en rendant le senti-
ment plus vif. On ne peut nier non plus le pouvoir de
l'éducation sur toutes les opérations de l'esprit. Si un
exercice constant donne des forces et de l'agilité aux or-
ganes musculaires, il n'est pas douteux qu'un semblable
exercice doit augmenter l'activité du cerveau et en faci-
liter le jeu. Mais est-il bien vrai que ce soit là les seules
causes de ces divers degrés d'intelligence que l'on re-
marque si fréquemment parmi les hommes également
bien organisés sous le rapport des sens externes, et que
— 196 —
la constitution primitive du cerveau n'y soit pour rien
comme l'a prétendu Helvétius ?
Si cela était ainsi, les enfants d'une même famille, les
élèves d'une même école publique devraient, à égalité
de travail, acquérir un égal degré d'instruction et de
développement intellectuel, puisqu'ils reçoivent la même
éducation, et que les moyens d'instruction, les méthodes
d'enseignement, sont les mêmes pour tous. Cependant on
en voit dont l'esprit reste brut et sans reflet, tandis qu'il
en est d'autres qui, sous la main du lapidaire, ne tardent
pas à jeter un vif éclat. Les femmes ont en général l'es-
prit plus délié, plus pénétrant et plus prompt que les
hommes : en société, elles sont admirables par leur pré-
sence d'esprit, leurs à-propos et leurs réparties; toutefois
elles ne sont pas capables de soutenir leur attention pen-
dant quelque temps sur un même objet, et l'on observe
même que la réflexion n'ajoute rien au premier jet de
leur pensée. On rapporte qu'un jeune religieux avait été
trouvé si stupide par ses supérieurs, qu'on n'avait pu lui
confier d'autre emploi dans son cloître que celui de
sonner les cloches. Un jour qu'il s'en acquittait de son
mieux, il fit une chute dont les suites furent très avanta-
geuses pour lui :car, dès ce moment, il eut de l'intelli-
gence, et il devint, par suite, un des savants les plus dis-
tingués de son siècle. Où est ici l'influence de l'attention
et le pouvoir de l'éducation ? Je n'y vois qu'une heureuse
secousse, qui a changé l'état du cerveau en élevant ses
fibres médullaires à un plus haut degré de tonicité. Il
est reconnu que le café et les spiritueux modérément
pris donnent de l'esprit, tandis que l'excès du vin obs-
curcit l'intelligence et affaiblit le mouvement des idées.
N'est-il pas évident que le premier effet est dû à un
— 197 —
accroissement de tension dans le cerveau, et le second à
un affaiblissement de ton ? Les diverses actions des exci-
tants sur les nerfs sont exactement semblables à celles de
la main de l'artiste, qui tend ou relâche à volonté les
cordes de son instrument. L'attention peut bien amé-
liorer les résultats de l'organisation intérieure; mais,
quels que soient ces avantages, elle ne pourra jamais les
changer. Si la faculté de percevoir est l'œil de l'âme, et
que l'attention en soit le regard, ne sait-on pas que,
quoique celui-ci donne à la vision plus de clarté et de
netteté, cette amélioration est toujours proportionnelle à
la nature de la vue? L'œil du myope ne cessera pas pour
cela d'être microscopique, et celui du presbyte conti-
nuera de voir mieux de loin que de près.
D'après ces considérations et plusieurs autres que je
pourrais accumuler, il est, ce me semble, démontré que
la faculté de percevoir est parfaitement distincte de celle
de sentir, quoiqu'elle lui soit subordonnée; que l'atten-
tion la fortifie, mais ne la fait pas naître; que l'éducation
la développe, mais n'en change pas la nature; qu'enfin
elle paraît attachée à une propriété spéciale du cerveau,
qui en est le principe physique.
Tout me porte à croire que cette propriété n'est autre
chose que la vibratilité propre du fluide impondérable
que je suppose inhérent à la pulpe cérébrale, comme il
l'est à tous les organes et à toute la matière palpable, et
qui, dans les organes vivants, est continuellement appelé
par l'excitation du sang hors de sa sphère d'attraction, et
sans cesse retenu par la force attractive. Cette supposition
n'est pas gratuite : car, si l'on considère la transmission
instantanée des impressions par les nerfs, l'influence pour
ainsi dire électrique du cerveau sur la contraction mus-
1
I
I
— 198 —
culaire et les mouvements internes de ce centre qui font
jaillir la pensée comme l'éclair, on ne peut se dispenser de
reconnaître dans le système nerveux la présence d'un
fluide éminemment élastique et actif, agent immédiat de
l'action vitale et cause déterminante des phénomènes
intellectuels. C'est en vertu de ces deux forces, dont l'une
appelle au dehors le fluide impondérable, et l'autre en
réprime l'essor, que ce fluide se trouve dans tous nos
organes, spécialement dans le cerveau, dans un état de
tension plus ou moins considérable suivant le degré de
densité et de consistance des filets médullaires et de
l'énergie de l'excitation. Il est donc susceptible de réagir
et de vibrer quand il éprouve un choc.
Mais s'il est vrai que l'intelligence dépende des mouve-
ments oscillatoires de ce fluide, ces mouvements n'au-
raient-ils pas quelque analogie avec ceux des cordes
sonores, et ne pourrait-on pas, en les assimilant à ceux-ci,
concevoir approximativement ce qui se passe dans le'
cerveau lors de la perception, et trouver ainsi, dans les
divers phénomènes des cordes vibrantes, la raison phy-
sique des différentes trempes d'esprit qu'on observe
parmi les hommes? C'est ce que je me propose d'exa-
miner.
En attendant, on peut regarder comme constant que
le principe physique de nos connaissances n'est pas dans
l'impressionabilité des fibres du cerveau, comme le pré-
tend Helvétius, mais bien dans leur réactibilité, et que
leur principe moral n'estpas dans la sensation, mais bien
dans le sentiment de la sensation. L'intelligence n'est
donc pas une acquisition, c'est un don, une disposition
organique, dont l'Auteur de la nature nous à favorisés,
mais qui ne se développe que par la culture.
— 199 —
Puisque nous voilà fixés sur le principe de l'intelli-
gence, c'est ici le lieu de faire connaître ce que c'est que
l'esprit, d'en caractériser les diverses espèces et de faire
voir les différents modes de vibratilités qu'elles sup-
posent dans les fibres cérébrales.
Avant tout, je crois devoir avertir une fois pour toutes
que les vibrations que je parais attribuer, pour la briè-
veté du langage, à la matière cérébrale, n'appartiennent
réellement qu'à son fluide impondérable et doivent lui
être rapportées.
Le sens du mot esprit dans son acception générale est
de la plus vaste étendue : il comprend toutes les opéra-
tions intellectuelles, particulièrement celles du génie et
du savoir, avec lesquelles on le confond le plus ordinai-
rement. Pour bien déterminer le sens propre qui lui
convient, voyons en quoi il diffère de ces deux dernières
opérations.
Je remarque d'abord que, pour avoir du génie, il faut
être doué d'une grande activité d'âme, et d'une extrême
facilité à reproduire et combiner ses idées; tandis que
le savoir exige un grand pouvoir pour les associer, et l'es-
prit une grande compréhension pour les former. Le
génie tient donc à l'imagination, le savoir à la mémoire,
et l'esprit à l'entendement. Le génie a pour objet la com-
binaison des idées, le savoir la coordination des sou-
venirs, et l'esprit le discernement des perceptions.
L'homme de génie crée, le savoir connaît, et l'esprit con-
çoit. Le génie est fécond, le savoir étendu, et l'esprit péné-
trant. Le génie voit ce qui peut être, le savoir ce qui fut,
et l'esprit ce qui est. L'homme d'esprit est un lapidaire
habile à distinguer les pierres précieuses et à leur faire
jeter l'éclat qui leur convient ; le savant est un riche finan-
— 200 —
cier dont les coffres sont pleins de pièces d'or et d'argent,
mais dont aucune ne porte son type ; l'homme de génie
est un souverain qui bat monnaie : tout ce qu'il possède
d'espèces métalliques est frappé à son coin. Le savoir
suppose un enchaînement extraordinaire dans les idées
et une grande force de rappel, conséquement, une grande
aptitude à la liaison des impressions et une grande ten-
dance à effectuer les déterminations acquises. Le génie
suppose dans l'âme un grand mouvement d'idées, et dans
le cerveau une grande disposition à seconder les élans
du sentiment. L'esprit suppose une grande sagacité de
perception et une grande vibratilité dans les fibres céré-
brales. Ainsi, comme l'on voit, l'esprit à pour terme
la perception, mais une perception pleine de discerne-
ment.
Quoiqu'il soit constant que l'esprit ne consiste essen-
tiellement que dans le discernement des choses, toutefois
ce discernement n'est pas le même dans tous les
hommes. On remarque, au contraire, qu'ils ne portent
pas sur l'objet de leur perception le même coup d'ceil,et
qu'ils ne le voient pas sous le même aspect. Les uns, en
effet, nous frappent par leur clarté ou leur justesse, les
autres par leur étendue ou leur finesse, et d'autres par
eur profondeur ou leur agrément. Ces différences ont
leur principe dans l'organisation et donnent lieu à six
espèces de trempe d'esprit, que je vais faire connaître
successivement : on les désigne sous les noms d'esprit
lumineux, esprit juste, esprit étendu, esprit fin, esprit
profond et bel esprit.
i° L'esprit lumineux est remarquable par une percep-
tion clairvoyante. Tout ce qu'il voit, il le voit clairement
et il le transmet de même, parce que tout ce qui s'offre à
son regard se montre avec l'éclat du grand jour, et que
cette lumière qui l'éclairé, il la réfléchit sur tout ce qu'il
dit. Puisque tous les phénomènes intellectuels ont leur
principe physique dans les réactions du cerveau, l'esprit
lumineux doit dépendre de la manière dont l'organe fré-
mit sous l'impression, et ce mode de frémissement ne
peut consister que dans l'amplitude des vibrations : car
l'on sait que dans les cordes sonores les sons forts et
vigoureux sont le produit de grandes oscillations. Une
pareille aptitude suppose dans les fibres cérébrales un
assez haut degré de tonicité et une grande flexibilité.
Cette trempe d'esprit est donc propre au tempérament
sanguin, puisque les conditions organiques qu'elle exige
appartiennent à ce tempérament.
L'esprit lumineux joint à la lucidité des idées une
conception nette et prompte ; mais elle a peu d'étendue
et de profondeur. Il produit facilement et sans effort;
mais le travail de l'attention le fatigue : aussi n'est-il pas
susceptible de s'occuper longtemps d'un même objet, et
ses pensées ne font ordinairement qu'effleurer la matière
qu'il traite. Naturellement disert, sa diction est pure et
élégante, son style est coulant et ne sent pas le travail ;
mais il est lâche et sans vigueur: il écrit comme il parle.
Jamais on ne l'a vu faire faire un nouveau pas aux
sciences et reculer les limites des connaissances humaines;
mais il a le privilège exclusif de rendre accessible au
commun des hommes les vérités les plus abstraites, de
faire ressortir l'importance des découvertes, d'accréditer
les nouvelles doctrines, de faire valoir, en un mot, les
idées des autres et d'en être la trompette, et, pour ainsi
dire, le metteur en œuvre : c'est l'esprit propre à l'ensei-
gnement. Toutefois, il est sujet à s'éblouir par excès de
— 202 —
lumière et à prendre les divers reflets d'un même objet
pour autant de faces nouvelles qui se présentent à lui.
Trompé par cette apparence de fécondité, alors il se livre
sans réserve au développement de ses idées, il veut dire
tout ce qu'il voit, bien persuadé qu'il creuse son sujet;
mais il n'abonde qu'en circonlocutions; il ne fait que
délayer, lorsqu'il croit approfondir, et l'esprit clair
devient diffus.
L'esprit obscur est l'opposé de l'esprit lumineux. Il
est le produit moral d'une faible vibratilité dans le cer-
veau, laquelle suppose dans celui-ci des fibres lâches et
peu tendues : une corde sonore qui n'est pas à son point
de tension n'a que des vibrations traînantes, et une
sourde résonance. Cette sorte d'esprit se signale par
une perception confuse : tout ce qu'il aperçoit, il le voit
comme dans un lointain, et ses expressions, toujours
vagues, ne portent jamais avec elles un sens bien déter-
miné. Aussi est-il fréquemment exposé à commettre des
bévues et des méprises, et trouve-t-on sa conversation
très pénible à suivre par la difficulté de le comprendre. *
2° L'esprit juste se fait distinguer par une grande net-
teté de perception. Ce qu'il voit, il le voit bien, et sous son
véritable jour. Dans tout ce qu'il examine, il va droit à
la réalité, sans s'arrêter aux apparences, et son coup d'œil
est infaillible. Cette sorte d'esprit paraît attachée dans
le cerveau à des réactions parfaitement correspondantes
aux impressions et constamment uniformes. Sous ce rap-
port, l'organe cérébral serait semblable à un système de
cordes sonores dont les vibrations sont complètement
isochrones et proportionnelles au coup d'archet: c'est un
instrument qui rend avec une grande pureté les sons
qu'on lui fait produire. Une pareille propriété suppose
— 203 —
dans les fibres du cerveau une grande régularité et un
degré moyen de tension réuni à une extrême flexibilité,
conséquement une prédominance du sang blanc sur le
sang rouge dans leur tissu. L'esprit juste est donc
propre au tempérament lymphatique considéré dans son
type le plus parfait. On ne saurait en douter, si l'on fait
attention que les enfants rachitiques se font remarquer
par un grand degré d'intelligence, bien supérieur à leur
âge.
L'esprit juste joint à une grande netteté d'idées une con-
ception prompte et fine, quelquefois même subtile ; mais,
le plus ordinairement, il ne va pas au fond des choses;
il s'arrête à saisir leur forme naturelle, et il se contente
de bien voir leur ensemble. (On sait que dans la réso-
nance des cordes sonores minces, il n'y a de sensible que
le son principal, les accessoires ne s'y faisant pas distin-
guer.) Ses idées sont claires sans être éclatantes, et il ne
brille ni par l'étendue ni par la profondeur; mais, en
revanche, il n'est pas sujet à s'éblouir, et il n'est ni systé-
matique ni visionnaire : c'est l'esprit judicieux. Sa dic-
tion est facile, son style correct et particulièrement
remarquable par une propriété d'expressions unique;
mais quelquefois il est bas et obscène par une espèce
de cynisme assez ordinaire au tempérament lympha-
tique.
Cette sorte d'esprit peut aussi pécher par excès comme
la précédente, et alors elle dégénère en esprit critique.
On ne saurait être trop juste, dit-on; cela est vrai pour
les actions morales, mais non pas pour les actes de l'en-
tendement. Une excessive justesse rend sensible aux
plus petites dissonances dans l'examen comparatif des
choses et donne au jugement une sévérité outrée. Au
— 204 —
moyen de cette extrêmt susceptibilité, l'esprit ne voit
plus dès lors que ce qui le choque; partout il rencontre
des difficultés, qui le jettent dans l'incertitude, et, dans
chaque question qu'il envisage, le pour et le contre lui
paraissent également probables. Bientôt, oubliant que
les vérités ne sont pour nous que des rapports approxi-
matifs, il fronde toutes les opinions humaines, il rend
problématiques les principes les plus respectables, et
l'esprit juste devient sceptique. Telle a été, ce me semble,
la trempe d'esprit de Montaigne, de Bayle et de Voltaire.
L'opposé de l'esprit juste est l'esprit faux. On le
reconnaît en ce que chez lui le sentiment de la sensation
n'est pas en rapport avec celle-ci, et que la perception
est toujours plus ou moins erronée. Ce vice intellectuel
en suppose un dans le cerveau, et paraît tenir à des
vibrations qui ne répondent pas fidèlement aux impres-
sions, parce que les fibres de cet organe, trop ou trop
peu tendues, ou d'une tension irrégulière, donnent des
oscillations qui ne sont ni isochrones ni proportionnelles
à la cause qui les détermine. C'est un instrument mal
construit ou désaccordé, dont la résonance n'est pas
juste, ou dont les sons n'ont plus entre eux de propor-
tion harmonique. L'esprit faux voit ce qui est, mais il ne
le voit pas tel qu'il est, et il juge de travers. L'esprit faux
diffère essentiellement de la folie, en ce qu'il n'est con-
traire qu'à la justesse, et que la folie l'est à la vérité.
Dans l'un, la perception est fondée, elle a de la réalité,
mais elle n'est pas conforme à l'impression sensible;
tandis que dans l'autre, elle est sans fondement dans son
objet et tout à fait étrangère à lui.
3° L'esprit étendu est remarquable par une percep-
tion large et une grande perspicacité, qui lui donnent la
205
faculté de voir à la fois dans un objet pris individuelle-
ment et son ensemble et ses principales parties, ce qu'il
a de fondamental et d'accessoire; et dans l'examen com-
paratif des choses, de distinguer instantanément ce
qu'elles ont de commun entre elles d'avec ce qui leur est
propre et particulier. Son regard est en même temps
vaste et perçant : c'est le coup d'œil de l'aigle. Cette dis-
position intellectuelle suppose, dans le cerveau, des
fibres douées de la propriété qu'ont les grosses cordes
sonores de faire entendre distinctement, lorsqu'on les
met en vibrations par un fort coup d'archet, indépen-
damment du son de la corde entière, celui de l'octave de
sa quinte et celui de la double octave de sa tierce, et de
faire frémir en même temps et résonner dans leur voisi-
nage toutes les cordes montées à l'unisson de ces sons-là.
Les cordes minces ne jouissent pas de cet avantage, parce
que leur son principal est trop aigu pour que les acces-
soires puissent se faire entendre. Ce sont donc ici des
fibres fortes, bien tendues, telles qu'on les trouve dans
le tempérament bilieux. L'esprit étendu est donc propre
à ce tempérament.
Cet esprit ne le cède en rien aux précédents pour la
justesse et la clarté; mais il a cela de particulier, que ses
conceptions sont grandes et élevées. Dans tout ce qu'il
envisage, il va au fond des choses, sans s'arrêter aux dé-
tails qu'il dédaigne, et il sent si vivement leurs rapports
dès qu'elles se présentent à lui, que, le plus souvent, leurs
différences lui échappent. C'est aussi pour cela qu'il vise
aux abstractions et aux idées générales; partout il voit
l'espèce dans l'individu et la cause dans l'effet : c'est
l'esprit synthétique. Son élocution est difficile et peu
correcte dans le premier jet; mais toujours noble, majes-
— 206 —
tueuse, et dans le travail du cabinet elle devient pure et
coulante. Son style est laconique et serré, mais abondant
en expressions mâles et pleines de sens : on dirait que
chaque parole est une pensée entière.
Cette tendance de l'esprit aux idées sommaires et gé-
nérales n'est cependant pas sans danger lorsqu'elle est
exclusive. En négligeant trop les détails ou ce qu'il y a
de distinctif dans chaque objet, on ne prend aucune con-
naissance particulière des choses ; on ne voit que des
êtres partout où la nature ne montre que des individus,
et l'on devient abstrait. En n'ayant pas assez d'égard aux
différences qui existent entre les objets, en franchissant
trop librement les intervalles qui les séparent, et en dé-
daignant l'épreuve de l'expérience dans la recherche des
faits, on prend pour des rapports de nature de simples
analogies, on se livre à des classifications arbitraires, on
croit deviner la nature et n'être que son interprète, lors-
qu'on ne fait que lui prêter ses vues : et l'esprit étendu
devient systématique.
La qualité contraire de l'esprit étendu est l'esprit
borné. Celui-ci se signale par une perception étroite et
un champ de vision rétréci. Tout entier aux idées sen-
sibles, il ne démêle rien dans leur objet que l'objet lui-
même, parce que rien ne se détache à ses regards et ne
se fait sentir séparément. Une attention soutenue donne
bien à sa perception plus de netteté, mais elle n'en aug-
mente pas le discernement, parce que, quels que soient
ses efforts, elle ne saurait en changer la nature. Tout ce
qui est abstrait est au-dessus de sa conception : hors
d'état de généraliser, partout il voit des individus, où il
ne faudrait voir que des espèces, et il songe aux effets
sans remonter aux causes. Cette sorte d'esprit suppose
— 207 —
dans le cerveau des fibres épaisses, d'un tissu lâche, in-
capables d'une forte tension, et dans lesquelles les vibra-
tions totales dominent tellement les vibrations partielles,
qu'elles en étouffent la résonance.
4° L'esprit fin est celui qui réunit à une perception
vive une grande sagacité, qui voit du premier coup d'oeil
ce qu'il y a de plus caché dans les objets, et qui en dis-
cerne jusqu'aux derniers linéaments. Cet esprit est essen-
tiellement l'esprit d'observation, parce qu'il s'attache
aux détails, et qu'aucun d'eux ne lui échappe. Mais s'il
aperçoit les choses les plus déliées, en revanche il manque
d'étendue et de profondeur, en ce que chez lui le senti-
ment des détails est trop vif, et celui des masses trop
faible, pour que sa perception n'en soit pas absorbée, et
qu'il conserve le pouvoir de porter également son atten-
tion sur l'ensemble et les principaux traits de chaque
objet. Une pareille disposition suppose dans le cerveau
des fibres minces très flexibles, d'un haut degré de ten-
sion, et susceptibles par là même de reproduire dans
leurs vibrations ce phénomène des cordes sonores minces
qui, lorsqu'elles sont soumises à une excessive tension
ou à une trop vive impulsion, ne font plus entendre que
des sons harmoniques, parce qu'alors les vibrations de
la corde entière et des grandes parties aliquotes sont
étouffées par celles des plus petites parties. L'esprit fin
est donc propre au tempérament nerveux, et sous ce rap-
port il doit être aussi celui des femmes.
Cet esprit est admirable en société par ses à-propos,
ses reparties et la finesse de ses observations; mais il est
minutieux et circonscrit dans un cercle étroit de petits
objets. Sa vue microscopique lui découvre, à la vérité, ce
qu'il y a de moins perceptible dans les choses ; mais elle
I
— 208 —
exagère ce qu'elle lui fait voir, et le plus souvent il prend
l'accessoire pour le principal. Encore, s'il se bornait à
bien voir les détails, même aux dépens de l'ensemble;
mais, trop confiant dans son discernement, dans chaque
objet qu'il envisage, il va toujours raffinant de plus en
plus, et il finit par démêler des choses si déliées,
qu'elles paraissent sans consistance : on les dirait
supposées plutôt qu'observées. Dans l'examen compa-
ratif des objets, au lieu d'y voir des rapports, il n'y voit
que des différences; à force de distinguer, il sépare ce
que la nature avait uni, il écarte ce qui doit être rap-
proché, il isole ce qui est dans la dépendance, et l'esprit
fin devient subtil et sophistique.
L'esprit lourd et obtus paraît être l'opposé de l'esprit
fin. On le reconnaît en ce qu'il réunit à une perception
lente un sens émoussé, et que, dans tout, sa compréhen-
sion est tardive et laborieuse. Il n'y a que les choses les
plus simples qui soient à sa portée; encore ne les saisit-il
qu'avec effort : on dirait qu'il ne perçoit que ce qu'il peut
toucher. Cet esprit suppose dans le cerveau des fibres
épaisses et rigides, dont les vibrations répondent diffici-
lement aux impressions : c'est un instrument ingrat,
dur à jouer, et qui rend mal les sons que l'on veut en
tirer.
5° L'esprit profond est pénétrant, mais il doit tout à
la méditation; tout ce qu'il aperçoit, il le voit nettement;
mais sa compréhension est tardive. Il sent fortement,
mais partiellement; il ne voit que peu de choses à la'
fois. Dans tout il sonde le fond des choses, il en scrute la
nature, mais c'est en allant pas à pas. Sa perception est
lente, mais réfléchie; elle a peu d'étendue, mais elle est
progressive et méthodique. S'il ne peut pas saisir prom-
w®
— 209 —
ptement ce qu'il envisage, par compensation il a le pou-
voir de le fixer sous son regard et de le contempler à son
gré. S'il ne lui est pas permis d'en embrasser l'ensemble
d'une première vue, il en est bien dédommagé par la
faculté qu'il a d'en voir distinctement les parties une à
une, de les parcourir successivement toutes, et de ne
quitter son sujet qu'après l'avoir épuisé. Cet esprit est
l'esprit d'analyse. Il paraît avoir pour principe physique
dans le cerveau des fibres sèches et bien tendues, suscep-
tibles de longues vibrations, et une forte concentration
de tout l'organe vers l'impression. Une pareille dispo-
sition doit donner lieu à des idées permanentes, à une
attention soutenue et un sentiment profond des choses.
Cette trempe d'esprit est propre au tempérament mé-
lancolique. Les hommes qui en sont doués ne brillent
point ordinairement dans la société où il faut un esprit
flexible et prompt. Presque toujours on les juge mal à la
première entrevue : on les trouve lourds, pesants et sans
à-propos; on les croirait sans esprit et ne jouissant que
d'une réputation usurpée. Il n'y a qu'une longue fré-
quentation de leur personne qui nous mette à même de
bien les juger; car lorsqu'ils se trouvent avec les hommes
qu'ils voient habituellement, s'il arrive que la conversa-
tion se dirige sur des objets qu'ils ont médités dans le
silence du cabinet, alors ils nous frappent par la justesse
de leurs réflexions, ils nous étonnent par la profondeur
de leurs analyses, et ils nous intéressent par la nouveauté
de leurs aperçus.
_ Quelque importante que soit cette tendance analy-
tique, il est toutefois un terme où il faut s'arrêter; car il
serait dangereux de s'y livrer sans réserve. Pour bien
voir les choses, il ne faut pas trop les approfondir : à
Dess. Et. de l'Homme moral, 14
— 210 —
force de les creuser, on court risque de les dénaturer;
en cherchant à les tourner sous toutes les faces, on finit
par les voir de travers et l'esprit profond devient para-
doxal.
^ L'opposé de l'esprit profond est l'esprit superficiel et
léger. Celui-ci se signale par une perfection fugitive,
une attention sans fixité et une grande mobilité d'idées.'
Cette sorte d'esprit est admirable par la promptitude de'
sa conception. Semblable au feu du briquet, au premier
choc il étincelle de toutes parts; mais ces étincelles ne
sont que des bluettes. Ce serait l'esprit fin si sa percep-
tion était plus permanente et son attention moins vo-
lage ; il en est donc une modification. Il a de la sagacité,
mais il est superficiel, parce que les fibres cérébrales qui
frémissent promptement sous l'impression, n'ont que des
vibrations d'une très courte durée. Il est vif et pétillant,
mais inconstant et léger, parce que le cerveau est dans'
une agitation continuelle par la marche rapide du sang,
et que les impressions reçues se réveillent et se suc-
cèdent avec une telle promptitude, qu'il passe instanta-
nément de l'une à l'autre sans pouvoir se fixer à aucune.
6° Le bel esprit a cela de commun avec les trempes
d'esprit précédentes, qu'il participe plus ou moins aux
qualités intellectuelles dont elles jouissent. Il a une con-
ception prompte, de la finesse, de la netteté dans les
idées, une certaine pénétration, de la clarté, quelquefois
même de l'étendue. Mais ce qui le caractérise et le dis-
tingue des autres, c'est qu'il est sous l'empire du senti-
ment et particulièrement maîtrisé par le goût du beau en
tout genre. Sous le rapport de l'organisation, le cerveau
est donc chez lui dans une dépendance spéciale du sys-
tème nerveux sympathique. Or, il résulte de cette dispo-
14.
21 [
sition que l'entendement, se trouvant exclusivement
tourné vers ce qui flatte le goût qui le domine, n'envi-
sage que le côté agréable des choses et n'aperçoit dans
elles que les rapports d'agrément. Quel que soit l'objet
dont il s'occupe, ce n'est ni sa nature ni son utilité qu'il
cherche à connaître; sa beauté seule l'intéresse, et il ne
voit que ce qui le charme. Dans toutes ses études il vise
plus à orner son esprit qu'à l'instruire; aussi fait-il peu
de cas des ouvrages qui ne donnent que des lumières.
Dans le commerce des hommes, sans cesse il court après
l'effet, et dans tout il cherche plus à plaire qu'à éclairer,
bien sûr d'intéresser plus vivement s'il atteint son but :
c'est par excellence l'esprit de société. Rien de ce qui est
simple et naturel ne lui convient; il lui faut du rare, du
recherché. Son langage est pur, élégant, et ses expres-
sions choisies; jamais aucun mot commun ou trivial
n'est sorti de sa bouche. Toutefois cette manière de
penser et de parler ne doit pas être poussée trop loin,
car elle peut dégénérer en afféterie, et le bel esprit court
risque de n'être plus qu'un précieux ridicule.
L'esprit grossier est l'opposé du bel esprit. De même
que celui-ci, il peut être pourvu de plus ou moins de
moyens intellectuels, et se faire même remarquer par
une sagacité et un discernement plus qu'ordinaires; mais
il se signale spécialement par une dépravation de goût
qui lui ôte le sentiment de tout ce qui est grand, noble
ou délicat, et ne lui donne qu'une forte propension vers
tout ce qui est bas, ignoble ou impoli. Cette dépravation
est le plus souvent l'effet d'un vice organique dans le
sens moral, et parfois celui d'une mauvaise éducation.
Chez lui on ne voit aucune élévation dans les idées ; toutes
ses pensées n'ont rien que de commun ou de bas. Son
— 212 —
style est sans grâce, ses phrases sans tournures et ses
expressions grossières ou triviales. Dans ses rapports
avec les hommes, tout porte l'empreinte de sa rudesse ■
il est incivil dans ses manières, sans égard dans ses pro^
cèdes, libre dans ses propos, injurieux dans ses observa-
tions et dégoûtant dans ses éloges. Un pareil esprit ne
peut paraître en société sans l'offenser
Le bon sens est-il de l'esprit? On pourrait en douter,
si 1 on en ,uge par le peu de prix que les hommes atta-
chent à sa possession. On n'ose se flatter d'avoir de l'es-
prit mais tout le monde prétend au bon sens parce qu'il
est honteux d'en manquer, et qu'il y a si peu de mérite à
en avoir, qu'on croirait se faire injure si l'on ne s'en
attribuait pas. Le bon sens ne serait-il donc que la pre-
mière lueur de l'esprit et la ligne de démarcation qui le
sépare de la bêtise? Je ne puis le penser, car s'il est
constant qu il y a des hommes de bon sens sans esprit
proprement dit, il est certain aussi qu'il y a des gens de
beaucoup d esprit qui n'ont pas de bon sens. Avoir du
sens, c est avoir de l'esprit. Le bon sens ne doit donc
être autre chose que le bon esprit, auquel on peut parti-
ciper plus ou moins, de même qu'on peut avoir plus ou
moins de sens. Car s'il est des hommes d'un grand sens,
et s il en est qui n'ont que le sens commun, il en est aussi
qui sont pourvus d'un grand bon sens, tandis qu'il en est
d autres qui n'ont qu'un gros bon sens. En quoi consiste
donc ce bon esprit jugé nécessaire à tous, que tout le
monde s arroge et dont personne toutefois ne peut se
prévaloir? Je crois, si je ne me trompe, que c'est dans
une certaine disposition de l'esprit à ne voir que le côté
utile des choses.
En effet, tous les objets nous offrent trois rapports
— 2l3 —
sous lesquels nous pouvons les considérer : rapports de
nature, rapports d'agrément et rapports d'utilité. Les
premiers nous font connaître leur constitution, leur es-
sence, ce qu'ils sont en eux-mêmes; les seconds nous
montrent leur beauté, la perfection de leur être, et les
troisièmes, leur bonté ou le bien qu'ils peuvent nous
faire. Les premiers parlent à l'esprit, les seconds à l'ima-
gination active et les troisièmes à l'instinct. Tous néan-
moins frappent l'entendement, mais ils ne sont pas éga-
lement aperçus par les hommes, parce qu'ils ne sont
attentifs qu'à ce qui les intéresse, et que le plus souvent
ils ont pour l'une de ces trois sortes de rapports un goût
dominant qui les captive et ne leur permet pas de porter
ailleurs leur attention. Or l'homme de bon sens est
celui dont l'entendement, exclusivement ou spécialement
tourné vers les rapports d'utilité, ne voit dans les choses
ou n'y envisage par préférence que ce qu'elles ont d'avan-
tageux pour lui ou pour la société. Tout entier aux soins
du bien-être humain, tout ce qui n'est que spéculatif l'in-
téresse peu. Toujours il s'arrête aux effets sans remonter
aux causes. Lui parle-t-on d'une nouvelle découverte, il
ne songe qu'à son application. Un pareil homme a par
excellence l'esprit de conduite; il est propre aux arts in-
dustriels, et d'un bon conseil dans les affaires ordinaires
de la vie.
On voit que le bon sens considéré de cette manière
n'exclut aucun degré de l'esprit, puisqu'il suppose seule-
ment une tendance irrésistible à ne voir dans tout que ce
qui se rapporte à nous, ou au moins une sorte de prédilec-
tion pour ces sortes de rapports. On peut donc avoir beau-
coup d'esprit et un grand bon sens. Mais, dira-t-on, pour-
quoi donc fait-on si peu de cas de l'homme qui n'a que
— 214 —
du bon sens ? La raison en est, ce me semble, que de
tous les rapports que l'entendement peut saisir, ce sont
ceux qui concernent nos besoins qui sont le plus percep-
tibles et qui exigent le moins d'effort d'esprit. Ajoutons
à cela que le simple bon sens suppose un esprit médiocre
d'un goût décidé pour les choses solides, mais peu ca-
pable de s'élever à des conceptions abstraites. Comment
attacher un haut prix à un degré d'intelligence si corn-
mun ? Les hommes n'estiment guère que ce qui est rare
et extraordinaire.
Après avoir déterminé les diverses modifications dont
la faculté de percevoir est susceptible, il convient, je
pense, de jeter un coup d'oeil sur ses différentes dégra-
dations. Car, pour bien connaître une faculté, il faut
l'avoir observée dans tous ses états.
Indépendamment des diverses formes qu'il revêt, l'es-
prit a plusieurs degrés d'intelligence qu'il est impossible
de caractériser, parce que le passage de l'un à l'autre est
imperceptible; quoique de l'esprit le plus sublime à l'es-
prit le plus inférieur l'intervalle soit immense. Ce der-
nier degré est connu sous le nom de sens commun, et il
est ainsi appelé parce qu'il est le partage des hommes le
plus communément organisés et que c'est la dose d'intel-
ligence indispensable à tous. Celui qui ne l'a pas est
réputé sans esprit et qualifié de bête, comme n'appar-
tenant plus sans doute à son espèce, puisqu'il n'en a pas
l'attribut le plus essentiel. Le premier état de dégrada-
tion intellectuelle que l'on observe dans l'homme est
donc la bêtise. Voyons ce qui la constitue.
L'homme bête est celui dont la perception est tout à la
fois éminemment obscure et confuse, lourde, obtuse et
bornée. Elle est obscure et confuse en ce que les objets
2l5
qui la frappent lui paraissent peu éclairés et mal termi-
nés, commes s'ils étaient vus dans un lointain et à travers
un brouillard épais. Cela ne peut être autrement, car elle
a pour cause physique dans le cerveau des vibrations
faibles, imparfaites et non correspondantes aux impres-
sions. Elle est lourde et obtuse, parce qu'elle n'aperçoit
rien du premier coup, qu'il lui faut de longs efforts d'at-
tention et souvent réitérés pour distinguer les choses, et
que, malgré ces efforts, elle n'y découvre que ce qu'il y a
de plus matériel et de plus grossier. Toute idée abstraite
lui est donc inaccessible : j'ai connu un étudiant en philo-
sophie, âgé de vingt-cinq ans, qui, après six mois d'une
étude opiniâtre, n'avait pu parvenir à comprendre ce que
l'on entend en logique par le sujet, l'attribut et la copule.
Une pareille perception suppose dans le cerveau des
fibres épaisses, rigides et difficiles à faire entrer en vibra-
tion. Je dis en outre que la perception est bornée : i° en
ce que toutes les fois qu'elle considère un objet elle en
prend bien connaissance et elle le reconnaît et le dis-
tingue, mais elle n'en connaît que l'ensemble et elle ne
discerne pas nettement ce qu'il a de distinctif, parce
que rien ne se détache à son regard et ne le frappe sépa-
rément; 2° en ce que dans la comparaison qu'elle peut
faire des objets, elle n'éprouve aucun sentiment de rap-
port distinct, parce que le champ de sa vision est trop
étroit pour lui permettre d'embrasser d'un seul regard
deux objets, à la fois et que l'impression qu'elle reçoit de
chacun d'eux est trop fugitive pour pouvoir en confronter
les souvenirs. L'homme bête manque donc de sens et de
jugement; chez lui la perception est essentiellement lésée,
mais le sentiment ne l'est pas, car il jouit même jusqu'à
un certain point de tous les instincts moraux. Il a un
2l6
amour-propre grossier, une sotte présomption, et il sent
confusément ce qui est honnête et juste.
Aces traits, l'on doit voir que je n'entends parler ici
que de la bêtise absolue, ou d'une impuissance générale
a concevoir par défaut de ressort dans l'organe de la per
«ption, car il est une bêtise relative très compatible avec
1 esprit et dont la personne n'est peut-être entièrement
exempt. C est cette inaptitude à un certain genre d'idées
ou de connaissances que l'on observe dans les hommes
mêmes qui ont le plus d'intelligence; inaptitude qui ne
vient pas seulement de ce que leur esprit en dédaigne la
culture, mais surtout de ce qu'il ne les conçoit qu'impar-
faitement et avec peine lorsqu'il veut s'en occuper tan-
dis qu il est plein de pénétration pour toute autre sorte
d idées. N est-ce pas cette incapacité reconnue de certains
hommes d esprit dans les affaires ordinaires de la vie
qui a fait dire injustement au public que les gens d'esprit
sont bêtes. F
Au-dessous de l'homme bête est l'insensé. Celui-ci
n est pas seulement dépourvu de toute intelligence, il est
de plus sans instinct moral. Chez lui la perception et le
sentiment sont également lésés. On remarque, en effet
qu il n a aucun sentiment moral de sa personne: que'
par suite de cette insensibilité, rien n'est pour lui avilis-
sant ou malhonnête ; l'honneur et la décence ne sont que
de vains noms. Il ne connaît ni droits ni devoirs : aussi
n aperçoit-on en lui aucune des déterminations qui en
découlent. Il n'a aucun discernement du bien et du mal
et tout ce qu'il fait de répréhensible, il le fait sans honte
et sans pudeur. En un mot, il a perdu tout le caractère
moral de l'homme. Cet état annonce dans le sujet qui
1 éprouve une détérioration physique plus profonde dans
— 217 —
laquelle, indépendamment de l'inertie dont est frappé le
cerveau, le système nerveux ganglionnaire se trouve
altéré au point de ne remplir que très imparfaitement
ses fonctions comme organe du sentiment.
Après l'insensé vient l'idiot; celui-ci est remarquable
par une stupidité complète. Chez lui il y a abolition en-
tière de la perception et du sentiment, sauf pourtant
encore quelques apparences d'instinct pour les premiers
besoins. L'idiot a des sensations sans en avoir le senti-
ment : comme nous, il voit, il touche, il entend, il odore
et il goûte; mais il ne discerne rien et ne prend connais-
sance d'aucune chose; à peine connaît-il les personnes
qui pourvoient habituellement à ses besoins. S'il s'écarte
un peu trop de son domicile, il ne sait plus s'y diriger
pour y retourner, parce qu'il ne reconnaît plus les lieux
par où il a passé. Enfin il s'ignore lui-même, parce que,
quoiqu'il sente son existence, il ne sait pas qu'il existe,
et s'il éprouve des besoins, il est inhabile à les satis-
faire.
Existerait-il encore un état de dégradation plus déplo-
rable que celui où l'on est tout à la fois dépourvu de per-
ception et de sentiment? Oui sans doute, quoiqu'il soit
très rare; car on voit parfois des individus dont la débi-
lité vitale est si grande et la dégénération organique si
profonde, qu'on dirait qu'ils végètent plutôt qu'ils ne
vivent. Quel humiliant spectacle que celui d'un être à
forme humaine, sans idées ni sentiments, insensible à
toutes les impressions extérieures, sans instincts, pas
même ceux que la nature accorde aux espèces animales
les plus viles, et sans déterminations aucunes, si ce n'est
quelques mouvements irréguliers et mal coordonnés, in-
suffisants pour approcher de sa bouche les aliments qu'on
— 2l8 —
Lui présente, ou pour se dégager de son propre fumier
sur lequel il se roule en vain, tant qu'une main secou-
rable ne vient pas l'en retirer. Ici, comme on voit, tout
est aboli : sensations affectives, perception, sentiment,
instincts physiques et déterminations instinctives; ce'
n'est plus un homme, c'est tout au plus un animal' in-
forme.
LIVRE SECOND
DE L'INSTINCT
I
CHAPITRE I".
Existc-t-il un instinct et quel est-il?
n considérant l'homme muni de ses cinq sens,
éprouvant des besoins, averti par la douleur ou
le plaisir de ce qui blesse ou affecte agréable-
ment son organisation, il semble au premier aspect qu'il
a tout ce qu'il faut pour pourvoir à sa conservation,
veiller à son développement, et trouver dans ses sensa-
tions la source de toutes ses idées et de toutes ses déter-
minations. Mais en y regardant de plus près on ne tarde
pas à s'apercevoir que ces moyens sont insuffisants.
Les sens nous instruisent de notre existence et de celle
des corps environnants, mais ils nous laissent ignorer
notre nature et la leur; ou si par eux nous prenons con-
naissance de quelques-unes de leurs propriétés actives, ce
n'est qu'accidentellement et par circonstance. La dou-
leur et le plaisir nous préviennent qu'une action étran-
gère contrarie ou favorise les mouvements vitaux de nos
4
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— 220 —
organes; mais ils ne nous apprennent pas ce qu'il faut
faire pour écarter l'une ou prolonger l'autre. Les besoins
nous font sentir que quelque chose nous manque; mais
un besoin n'est par lui-même qu'un état de souffrance
qui ne nous indique ni la nature du besoin, ni les organes
qui doivent le servir, ni les choses qui peuvent le satis-
faire. Seraient-ce l'expérience et l'éducation, aidées de la
reflexion, que l'on supposerait pouvoir suppléer au dé-
faut des sensations ? Mais l'expérience est tardive et nos
besoins sont urgents; ils devancent d'ailleurs l'expé-
rience et la raison. Mais tout ce que l'on apprend ne
s acquiert que graduellement par des essais reitérés et
nous sommes forcés d'agir avant d'en avoir fait l'appren-
tissage.
Puisque nos sens réunis aux sensations affectives de
nos organes sont incapables par eux-mêmes de nous
donner directement la connaissance de ce qui importe le
plus à notre existence sous le rapport de sa conservation
et de son développement, et encore moins de déterminer
spontanément des combinaisons de mouvements parfai-
tement assortis à nos besoins, existerait-il en nous un
sens interne, un instinct chargé de nous faire connaître
les rapports qui conviennent à notre nature et les objets
qui conviennent à ces rapports, et qui, s'interposant
entre la sensation et la volition, serait la cause détermi-
nante de mouvements auxquels la volonté n'aurait sou-
vent aucune part? On ne saurait en douter, si l'on en
juge d'après l'observation.
L'enfant qui vient à peine de naître cherche avec
inquiétude le mamelon qui doit le nourrir, et lorsqu'il le
rencontre, sans crainte de se tromper il le saisit avec
avidité, et du premier coup il se montre expert dans l'art
' — 221 —
de la succion. On remarque le même discernement et la
même adresse dans les petits des mammifères immédia-
tement après leur naissance. Le poussin et le cailleteau
ne sont pas plutôt sortis de leur coque, qu'ils vont, sans
se méprendre, courant après les grains et les insectes. La
poule à qui on a fait couver des œufs de canard ne voit-
elle pas avec douleur ses canetons à peine éclos se di-
riger du côté de l'eau aussitôt qu'ils l'aperçoivent, s'y
précipiter avec empressement malgré les cris de leur
mère adoptive, et y exécuter les mouvements de natation
appropriés à leur espèce avec autant de perfection que
s'ils en avaient fait de longs et fréquents essais. Le jeune
furet qui n'a jamais vu de scène de carnage reconnaît, à
la première vue d'un lapin, que c'est une proie qui lui
est dévolue, et le poursuivant avec acharnement jusqu'à
ce qu'il l'ait atteint, il s'attache à son col, bien assuré
que c'est par là qu'il doit l'attaquer, il suce tout son sang
et tombe ivre-mort aux pieds de sa victime.
Les oiseaux de passage arrivent régulièrement à une
époque déterminée et s'en retournent de même à une
autre époque. Qui leur a appris à prévoir d'une manière
aussi certaine le temps où il leur faut changer de de-
meure? Serait-ce la rareté croissante des subsistances?
Mais les jeunes cailles que l'on élève en cage depuis leur
naissance ne manquent pas de nourriture, et de plus
elles n'ont jamais émigré; cependant on remarque que
chaque année, aux deux époques du passage des oiseaux
de leur espèce, elles sont pendant un mois tristes, abat-
tues dans le jour, et dans l'inquiétude et l'agitation du-
rant la nuit.
N'est-il pas évident que c'est ici un sentiment de mi-
gration qui les tourmente et qui a pour cause un mou-
— 222 —
vement intestin qui survient périodiquement dans leur
organisation?
L'enfant dans le berceau est agité de diverses passions
propres à la nature humaine avant qu'aucune cause exté-
rieure ait pu lui en fournir le sujet, et sa figure mobile
en exprime le caractère, alors qu'il ne sait encore faire
produire à ses membres que des mouvements informes.
Avant toute expérience, il discerne la voix qui le calme
et le rassérène et celle qui le menace ou le rudoie. Les
animaux élevés dès leur naissance loin de leurs sem-
blables manifestent tous le naturel qui convient à leur
espèce : l'état de domesticité et l'éducation le modifient
bien jusqu'à un certain point, mais il ne saurait le dé-
truire ; tous reconnaissent leur ennemi avant d'en avoir
fait l'épreuve. Le rugissement du lion dans les déserts fait
frissonner de peur les animaux domestiques. Nos oi-
seaux de basse-cour sonnent l'alarme aussitôt que l'éper-
vier vient à planer sur leurs têtes. Le chien aboie avec
effroi après l'équarrisseur, quoiqu'il n'ait jamais été
témoin de ses exécutions. Le bœuf s'effarouche en ap-
prochant de la boucherie, et souvent il entre en fureur
pour échapper plus sûrement au danger qui le menace.
Chaque espèce animale a pour sa conservation un genre
d'industrie et un ensemble de ruses et de procédés, soit
pour l'attaque ou pour la défense, auxquels participent
également tous les individus de l'espèce. Les uns et les
autres naissent avec le besoin, se développent naturelle-
ment sans art, sans leçon, et jamais ils ne dépassent
dans aucun individu la mesure assignée à son espèce.
• La vue d'un malheureux nous touche et nous atten-
drit; et ce n'est pas, comme l'on dit, un retour sur nous-
mêmes qui produit cet effet, mais bien un sentiment
— 223 —
généreux qui nous élève au-dessus de notre intérêt per-
sonnel pour ne songer qu'à autrui. Lorsqu'un de nos
semblables, dans un péril imminent, jette un cri de
détresse, notre tardive réflexion nous eût-elle porté au
dévouement et fait voler à son secours, si le sentiment
de sympathie n'était pas là pour nous faire franchir les
froids calculs de l'égoïsme ? Les animaux ne sont pas
plus étrangers que nous à ces mouvements sympa-
thiques. Qu'un loup vienne à paraître dans une prairie
où paissent plusieurs bœufs, il n'est pas plutôt aperçu
par l'un d'eux et le signal d'alarme donné, qu'aussitôt
ils se groupent en cercle et présentent de toutes parts un
front redoutable à l'ennemi. Si la chouette s'avise de
sortir de jour du creux de son rocher, la première hiron-
delle qui l'aperçoit va répandant partout cette désolante
nouvelle, et bientôt une armée d'hirondelles accourt
assaillir l'oiseau nocturne.- On connaît le courage et
l'esprit de corps des abeilles; il n'y a point d'offense
individuelle qui ne devienne une offense générale.
Avant l'époque de la puberté, le garçon et la jeune fille
qu'une éducation vicieuse n'a pas prématurément déve-
loppés se voient avec indifférence et sans éprouver
aucun attrait particulier l'un pour l'autre. Un peu plus
tard ils ne peuvent plus se rencontrer sans être émus et
troublés, et bientôt ils se recherchent avec l'inquiétude
du besoin, quoiqu'ils n'en connaissent pas encore le but.
L'instinct reproducteur se développe de la même manière
dans les animaux, mais il n'a lieu pour la plupart d'entre
eux qu'à une époque déterminée de l'année hors de
laquelle le mâle et la femelle restent indifférents l'un à
l'autre. Les oiseaux que l'on a élevés à la brochette,
aussitôt que cet instinct s'éveille en eux, ne les voit-on
— 224 —
pas dans la saison des amours se rechercher, s'agacer et
s'unir? Ce lien une fois formé, pleins d'une ardeur
jusqu'alors inconnue, ils vont de concert ramassant
partout les matériaux propres à la construction de leur
nid, et à l'envi l'un de l'autre ils les disposent avec le
même art et avec autant de perfection que les oiseaux
de leur espèce les plus expérimentés, quoiqu'ils n'aient
jamais eu de modèle sous les yeux.
Que dirons-nous de cette tendresse maternelle si émi-
nente dans la femme, et qui se manifeste dans les femelles
des animaux aussitôt que leur famille naissante apparaît
à leurs yeux ? Quelles sollicitudes pour pourvoir à leurs
besoins ou veiller à leur conservation ! Quel héroïsme
pour affronter tous les dangers ! Qui les élève ainsi au-
dessus de leur nature ? N'est-ce pas là l'effet d'un senti-
ment interne qui les agite et les tourmente, mais qui ne
va pas plus loin chez elles que la durée du mouvement
organique qui l'a fait naître, lequel subsiste autant de
temps que le besoin de l'éducation de leurs petits l'exige ?
Ces phénomènes existent, ils sont irrécusables. N'attes-
tent-ils pas tous la présence d'un sens interne attentif à
nous manifester toutes nos tendances organiques à mesure
qu'elles se développent, à y subordonner tous les pro-
duits de nos sens externes et à déterminer instantanément
des mouvements compliqués conformes à nos tendances
et que la volonté n'aurait pu faire naître qu'imparfai-
tement après une longue expérience.
Je sais que, malgré l'évidence de ces faits, des philo-
sophes, très recommandables d'ailleurs, s'obstinent à re-
garder l'instinct comme un mot vague, dépourvu de sens
et tout au plus propre à exprimer implicitement l'aveu
de notre ignorance sur les causes de quelques phé-
— 225 —
nomènes de la pensée. Dans la persuasion où ils sont
que toutes nos connaissances nous viennent des sens
externes, ils ont fait tous leurs efforts pour donner cette
commune origine à nos idées, et ce qu'ils n'ont pu rat-
tacher à ce principe, ils l'ont écarté comme chimérique.
Quelque imposante que soit leur autorité, les faits
déposent contre leur opinion. Il est impossible de ne
pas voir que, indépendamment des actes qui sont en nous
l'effet d'un choix raisonné, il en est une foule d'autres
qui ne sont dus qu'à des suggestions de la nature. Les
animaux ont des goûts avant d'en connaître l'objet, et
nos penchants n'attendent pas pour se développer les
leçons de l'expérience. Tout ce que l'instinct fait faire
est spontané et pour ainsi dire improvisé ; tout ce que la
volonté détermine est d'abord informe et n'atteint pas
le but du premier coup. Ce qui tient à une industrie
réfléchie est plus ou moins perfectible et variable dans
les individus; ce qui vient de la nature est uniforme et
commun à l'espèce. Est-on en droit de repousser des
faits constants par cela seul qu'ils contrarient une opi-
nion reçue? D'ailleurs, est-il bien certain qu'ils soient
inconciliables avec le système qui donne à toutes nos
idées une origine sensible ? Et ne peut-on pas conserver
à celles-ci cette origine en les faisant dériver, non pas
seulement des sensations externes, mais de la faculté de
sentir en général ?
En reconnaissant que nos premières connaissances
ont pour principe le sentiment, il ne faudrait pourtant
pas, à l'exemple de quelques philosophes, considérer ces
suggestions qui se font spontanément en nous ou à l'oc-
casion des impressions externes, comme autant d'inspi-
rations divines et l'effet d'une action immédiate de l'Être
Dess, Et, de l'Homme moral. 1 r
— 226 —
suprême sur sa créature, ou, suivant quelques autres
philosophes, comme autant de lois ou principes que
l'Auteur de la nature a gravés dans l'âme, et qui ne
brillent d'un vif éclat que lorsque nous sommes modifiés
par les objets sensibles.
Ceux qui, pour expliquer l'instinct, ont eu recours à la
cause première, ont sans doute oublié que Dieu laisse
agir les causes secondes, et que, dans les êtres sensibles,
les phénomènes moraux sont subordonnés aux phéno-
mènes physiques et dans leur dépendance. S'il est
louable de tout rapporter à la première cause, il n'est
pas philosophique de tout expliquer par elle. Cette mé-
thode est bonne pour mettre un terme à la curiosité des
enfants et lui donner un point d'appui provisoire; mais
elle ne saurait contenter la raison, parce que, en nous fai-
sant sans cesse remonter d'un plein saut au premier
principe de toutes choses, elle nous laisse toujours
ignorer leur enchaînement et leurs dépendances immé-
diates.
Ceux qui pensent que l'âme est pourvue, avant même
que d'informer le corps, de toutes les idées et de toutes
les inclinations propres à sa nature n'ont pas fait atten-
tion que, dans ce cas, elle devrait en avoir conscience
aussitôt qu'elle se sent exister. Il est de fait, cependant,
que tous nos goûts et nos penchants ne naissent pas
avec nous: car si l'on en excepte les instincts de conser-
vation, de nutrition et de mouvement, qui se manifestent
dès la naissance, tous les autres n'apparaissent que
lorsque l'organisation est parvenue à un certain degré
de développement, ou au moment où certains organes,
sortant de cet état de sommeil où ils étaient restés
plongés jusque là, et prenant de l'accroissement et de
15.
— 227 —
l'activité, exercent une secrète influence sur tout le sys-
tème ety impriment de nouveaux mouvements. Il est, en
outre, de fait que les instincts qui ne se développent que
par l'évolution de certains organes, cessent de se faire
sentir aussitôt que ces organes rentrent dans l'inertie ou
suspendent leurs fonctions. Tels sont ceux de la repro-
duction et de la maternité.
S'il est constant qu'il se forme en nous des goûts et des
penchants qui devancent l'expérience des sens, et aux-
quels la réflexion n'a pas de part; s'il est vrai que la
cause première laisse agir les causes secondes, et que
l'âme, en naissant, soit table rase pour les instincts qui
ne se manifestent qu'à des époques plus reculées, il faut
donc non seulement convenir qu'il existe en nous un
sens interne interprète de nos besoins, mais encore re-
connaître que nos tendances et nos déterminations in-
stinctives sontle résultat d'impressions internes produites
par les mouvements propres de l'organisation.
Quoiqu'il soit généralement admis aujourd'hui que
l'instinct a son principe dans l'organisation, les physio-
logistes sont loin d'être d'accord sur l'établissement de
ce principe.
Les uns, n'ayant égard qu'aux actes dont il est la source,
ont considéré l'instinct comme une disposition orga-
nique qui, dans l'homme et les animaux, combine et lie
nécessairement certains mouvements à certaines sen-
sations, ou comme une force impulsive qui, s'inter-
posant entre la sensation et la volition, leur fait produire
irrésistiblement des actions très compliquées nécessaires
à leur conservation et à celle de leur espèce.
Cette opinion me paraît ne donner de l'instinct qu'une
idée fort incomplète, en ce qu'elle confond la cause avec
— 228 —
son effet, en prenant le résultat de l'instinct pour l'in-
stinct lui-même. L'instinct est une faculté qui, indépen-
damment des déterminations motrices qu'elle fait naître
involontairement, nous fait sentir les tendances de notre
nature, donne l'éveil à nos affections et détermine nos
goûts et nos penchants. Ce n'est pas seulement un pou-
voir d'action pour les forces musculaires, mais encore
un principe de suggestion et la cause de toutes nos dé-
terminations morales irréfléchies. D'ailleurs, il n'est pas
vrai que l'instinct lie toujours nécessairement certains
mouvements à certaines sensations; il est, au contraire,
mille circonstances où il ne fait que solliciter la volonté
au lieu d'en envahir le domaine. Ce n'est que dans les
sensations violemment affectives, et lorsqu'il y a péril
pour l'existence, que l'on voit des mouvements conser-
vateurs succéder impérieusement à la sensation et con-
courir, contre le gré même de la volonté, à écarter la
cause destructrice. Hors de là, l'instinct n'est plus un
acte interposé entre la sensation et la volition; c'est un
sentiment souvent intermédiaire entre la sensation et la
volition, dont l'effet se borne à nous intéresser à l'objet
de la sensation, à disposer les organes moteurs à l'action
et à y faire intervenir la volonté. La faculté de vouloir
n'est donc pas seulement soumise à l'influence du juge-
ment, elle l'est encore à celle du sentiment.
Quelques physiologistes, à la tête desquels est Cabanis,
attribuent à l'instinct et tous les mouvements involon-
taires dont nous avons conscience, et tous ces goûts et
ces appétits qui se forment en nous préalablement à
l'expérience des sens; mais comme ces phénomènes ne
sont, au fond, que des déterminations, les unes motrices
et les autres impulsives, qui ne sauraient exister sans
— 22 9 —
une cause provocatrice intérieure, ils croient que ces
déterminations sont le produit des actions propres des
viscères sur le centre cérébral.
On conçoit que des affections impulsives déterminent
des mouvements involontaires conformes à leurs ten-
dances; mais il n'est pas facile de concevoir que ces
affections elles-mêmes aient pour cause déterminante
l'action vitale des viscères. Tout ce qui se passe dans les
viscères, impressions et réactions, ne se fait pas ordi-
nairement sentir : ce n'est que dans le cas de lésion ou
dans les besoins qu'elles deviennent sensibles. Cabanis
en convient : Les impressions internes, dit-il, sont très
souvent confuses et vagues, l'animal n'en est averti que
par des effets dont il ne démêle ou ne sent pas directe-
ment la liaison avec leur cause. Or, comment ressentir
ce qu'on ne sent pas, ou s'affecter de ce dont on n'a pas
conscience? Un goût, un appétit, est un mouvement
affectif de l'âme qui suppose un sentiment générateur;
c'est une détermination morale, et une détermination
sentie peut-elle être l'effet direct d'une impression non
sentie?
Broussais, convaincu sans doute comme nous que le
cerveau ne peut agir volontairement ou involontairement
et faire produire à la vie de relation des actes parfai-
tement assortis à nos diverses situations organiques que
d'après des impressions senties, Broussais suppose que
c'est le besoin qui est le sentiment provocateur de l'in-
stinct et le principe déterminant de tous les actes qu'on
lui attribue. Selon lui, les besoins sont le produit d'im-
pressions faites sur les surfaces internes des viscères par
les mouvements propres de la vie, et par suite réveillées
par les impressions externes des objets qui intéressent
— 23o —
justement les viscères. Dans l'un et l'autre cas, c'est
toujours en vertu du sentiment d'un besoin perçu que
le cerveau se détermine à agir; mais il y a deux sortes
d'actes à distinguer : i° les actes relatifs aux besoins
pressants; ils sont du domaine de l'instinct; 2° les actes
relatifs aux besoins éloignés, et c'est par ces derniers
que nous reconnaissons l'intelligence.
Cette opinion, en circonscrivant l'instinct dans les
actes relatifs aux besoins pressants, ne me paraît pas
différer de la première sous ce rapport. N'y aurait-il
donc d'actes instinctifs que ceux que l'urgence des be-
soins fait naître sans le consentement de la volonté, et
n'en est-il pas une foule d'autres que non seulement
l'instinct ne surprend pas à la volonté, mais pour la
production desquels il se borne à solliciter son inter-
vention, et souvent il l'obtient par l'importunité de ses
instances? Dans les dernières classes des animaux dont
l'intelligence ne s'élève pas au delà des sensations di-
rectes, l'instinct est le seul guide qui dirige la volonté:
tout, à la vérité, est consenti et s'exécute par celle-ci;
mais elle ne fait rien que l'instinct ne l'y détermine.
Il en est de même pour l'homme dans son enfance, et
lorsque la raison n'a pas encore lui pour lui.
Le plus ordinairement, l'instinct prévient le besoin,
loin d'être provoqué par lui : nous avons des penchants
avant de connaître les privations; l'appétit précède la
faim, et nous éprouvons des goûts alors que nous igno-
rons encore les besoins qui leur correspondent. L'instinct
est l'interprète de nos tendances organiques et le pro-
vocateur des actes voulus par elles; le besoin est un état
d'irritation qui ne survient dans les organes que lorsque
leurs tendances ne sont pas satisfaites, et dont l'effet est
— 23 I —
de stimuler plus vivement l'instinct, pour le forcer à
solliciter plus activement la volonté, ou même à sous-
traire momentanément le cerveau aux ordres de la vo-
lonté, lorsque le besoin est extrême. L'instinct a pour
premier moteur nos tendances organiques; les besoins
n'en sont que les provocateurs auxiliaires. Par les pre-
mières, il nous donne des goûts et des appétences con-
formes à leur but, et il nous invite à les satisfaire; par
les seconds, il devient impérieux, dominateur, et sou-
vent il nous fait agir sans la participation de la volonté.
Puisque l'instinct n'est pas seulement un principe
d'action intermédiaire à la sensation et à la volition qui
combine et détermine dans chaque espèce animale les
modes de mouvements nécessaires à sa conservation ;
puisque les impressions et les actions vitales de la vie
intérieure qui ne sont pas senties ne peuvent être la
cause immédiate de déterminations instinctives dont
nous ayons conscience, puisque, enfin, l'instinct existe
antérieurement au besoin, et que celui-ci n'en est que
l'instigateur subsidiaire, en quoi consiste-t-il donc, et
quel est son principe physique ? Voici, ce me semble,
comment on peut l'envisager.
L'instinct proprement dit est un sentiment résultant
d'une impression interne produite dans le sein de la vie
intérieure ou de nutrition par le réfléchissement de trois
sortes d'actions, et renvoyée ensuite par lui au centre
de percepteur. Les actions qui s'y réfléchissent sont:
i° celles des viscères ; 2° celles que le cerveau reçoit des
agents externes; 3° les impressions qui se font spontané-
ment dans l'organe cérébral.
Pour concevoir la formation de cette impression
instinctive, il faut observer que tous les organes qui ne
— 232 —
sont pas dans la dépendance immédiate du cerveau, se
trouvent attachés à un système nerveux distinct, quoique
réuni par de nombreuses connexions au système cérébro-
spinal; que, dans ce système, tous les appareils orga-
niques qui en dépendent ont chacun un foyer partiel où
viennent aboutir les impressions qu'ils reçoivent de
l'action vitale, et d'où partent les impulsions qui les font
agir; qu'ordinairement ces impressions et réactions
restent inaperçues, parce qu'aucune d'elles n'est alors
transmise directement au cerveau par les foyers partiels,
sans doute comme mauvais conducteurs relativement à
lui, (je dis ordinairement, car dans le cas de lésion ou de
besoin, tout ce qui se passe dans les viscères s'y fait
sentir); mais ces foyers partiels, qui, par eux-mêmes,
communiquent difficilement avec le centre de percep-
tion, correspondent tous à un centre commun, celui de
la vie de nutrition, lequel est lui-même dans la plus
intime correspondance avec le cerveau par son étroite
union avec un nerf céphalique. Tout ce que j'avance ici
sera amplement justifié dans le second chapitre.
Or, si cela est ainsi, il est aisé de concevoir qu'au
moyen de ces corrélations, toutes les actions propres des
viscères doivent retentir dans ce centre commun et s'y
faire sentir, puisque tout ce qui s'y fait est transmis
au centre de perception. Réciproquement, toutes les
impressions que le cerveau reçoit du dehors, ou qui se
font spontanément en lui, doivent également se réfléchir
dans le même centre et y produire, par la même raison,
une impression sentie.
Ce sentiment n'a par lui-même rien d'objectif; il n'est
l'expression morale ni de l'organe d'où part l'impres-
sion qui l'a fait naître, ni de celui qui en est le terme.
— 233 —
Purement affectif, il ne nous avertit que du résultat de
l'action réfléchie sur le centre, et non de l'action même.
C'est un sentiment de rapport, une espèce de jugement
naturel tout à la fois approbateur et impulsif, qui, lors-
qu'il n'est que le produit des impressions des organes
internes, nous fait connaître leurs tendances propres et
nous y intéresse, et qui, lorsqu'il a pour excitant les im-
pressions externes réfléchies ou les impressions spon-
tanées du cerveau, nous fait sentir leur conformité ou
leur opposition avec les tendances générales de notre
organisation.
Les sentiments instinctifs diffèrent dans toutes les
classes des animaux ; ils offrent même des variétés dans les
individus d'une même espèce. Ces différences viennent
de ce que leurs organes, diversement conformés, n'ont
ni les mêmes aptitudes, ni conséquemment les mêmes
tendances. Chaque individu doit donc avoir des pen-
chants qui lui soient propres et éprouver aussi pour un
certain ordre de corps extérieurs des affinités vitales
particulières, tandis qu'il se trouve sans rapport avec
tous les autres et insensible à leurs impressions.
Il existe donc dans le sein de la vie de nutrition un
sens interne en communication avec le sensorium com-
mune; sens où tout ce qui se fait dans les viscères et
dans le cerveau, soit spontanément soit par l'intervention
des sens externes, vient se réfléchir et y faire naître des
sentiments qui établissent les rapports qui conviennent
à la nature de chaque être organisé. N'est-ce pas, en
effet, un véritable sens ? Il est, comme les autres, le récep-
tacle d'un ordre spécial d'impressions, qu'il transmet au
centre de perception, et, comme eux, il est le siège des
sentiments qu'il détermine.
— 234 —
Mais ce sens n'est pas seulement l'organe passif du
sentiment; comme centre de la vie intérieure, il a, de
plus, une activité propre, et il est agent d'impulsion pour
le centre cérébral. C'est sous ces deux points de vue que
nous devons à présent l'envisager, si nous voulons con-
naître à fond ce qui concerne l'instinct. Pour cela, ne
considérons d'abord que les impressions qu'il reçoit des
viscères, et voyons ce qu'il doit en résulter dans ce
centre en raison de son activité.
^ Le sens interne n'est pas plutôt excité par l'action
d'un viscère qu'aussitôt il entre en activité, et il fait
naître dans son sein trois sortes de mouvements propres :
i° il s'émeut, il se tend et il s'érige sur l'impression;
2° il s'affecte et se modifie conformément à l'impression;
3° il se met en rapport avec la tendance du viscère mo-
teur et il en prend la détermination. Mais cette détermi-
nation a deux effets : l'un affectif sur l'organe du senti-
ment, par lequel celui-ci fomente la tendance acquise
et y concentre son activité ; et l'autre impulsif et hors de
lui, par lequel il se porte vaguement vers le terme de
cette tendance. Or, comme rien ne se fait dans ce centre .
qui n'y soit senti, au premier mouvement répond dans
l'âme un sentiment d'agitation et de trouble qui est
connu sous le nom d'émotion; le second donne lieu dans
elle à une affection qui sollicite son intérêt, et la déter-
mination qui succède à l'action affective du centre occa-
sionne dans l'âme deux mouvements, dont l'un l'incline
vers l'objet du sentiment premier moteur, et l'autre la
fait aspirer à sa possession. Le premier est connu sous
le nom de goût, et le second sous celui d'appétit, lorsque
l'un et l'autre sont naissants; on les nomme inclination
et penchant quand ils sont habituels, et ils prennent les
— 235 —
noms d'amour et désir, lorsqu'ils ont pour but un objet
déterminé.
On voit que les impressions organiques produisent
sur le centre de la vie intérieure deux effets bien dis-
tincts, mais consécutifs : l'un sur sa sensibilité, et l'autre
sur son activité. Le premier détermine le sentiment, et
le second fait naître dans l'àme des émotions, des affec-
tions et des déterminations. Dans le sentiment, le centre
est passif; dans tout le reste, il est tout à la fois actif et
passif, en ce qu'il est en même temps le principe et le
sujet de l'action : actif dans le mouvement, passif dans le
résultat du mouvement. Il en est de même de l'àme :
passive dans ce qu'elle éprouve, elle regarde comme
siens tous les mouvements spontanés qui se font en elle
correspondamment à ceux du centre, parce qu'elle sent
que c'est elle qui s'émeut, s'affecte et se détermine.
Ainsi, l'instinctn'estpas seulement un sentiment révé-
lateur des rapports qui conviennent à notre nature; il
agit encore comme force impulsive sur le centre de la
vie intérieure, et, sous ce rapport, il est la cause immé-
diate de nos émotions, le principe de nos affections et la
source de nos premières déterminations.
Après être entré en activité et avoir acquis certaines
déterminations, le foyer instinctif agit ensuite comme
centre d'action sur tous les organes qui sont dans sa
dépendance, et spécialement sur le cerveau, et c'est par
le sang, à la circulation duquel il préside, qu'il exerce
cette double influence. Or, par la première, il dispose
les viscères à le seconder dans ses efforts et à sympa-
thiser avec l'organe qui l'a mis en jeu; par la seconde,
il provoque l'activité du cerveau et il la dirige vers les
muscles qui, par leur concours, doivent produire une
— 236 —
action appropriée à sa tendance. Le cerveau éprouve
donc de sa part deux effets bien distincts, une impulsion
et une action de combinaison pour les mouvements
musculaires.
Quelque réelle que soit l'impulsion du foyer instinctif
sur le cerveau, le plus ordinairement elle est par elle-
même insuffisante pour déterminer le centre cérébral à
exercer son activité sans le concours de la volonté. Mais
alors elle agit sur la volonté elle-même par l'influence
du désir qui exerce sur cette faculté un pouvoir d'insti-
gation dont l'effet est de l'engager doucement lorsque
1 instinct parle seul, de la solliciter plus activement lors-
qu'il est appuyé du besoin, et de l'entraîner inévitable-
ment lorsque le besoin est pressant.
Je viens de dire que l'impulsion de l'instinct est ordi-
nairement insuffisante pour mettre en jeu l'activité du
cerveau sans le concours de la volonté, et qu'elle ne peut
rien sur celle-ci que par l'intervention morale du désir.
C'est qu'il est une circonstance où elle paraît exercer sur
la force musculaire un pouvoir absolu et indépendant
de la volonté, celle d'un besoin extrême et où il y. a péril
pour l'existence. On remarque, en effet, que dans ce cas
1 impulsion de l'instinct est si énergique que la puissance
musculaire n'a plus besoin de l'influence cérébrale pour
entrer en action, ou du moins que le cerveau est momen-
tanément soustrait à l'empire de la volonté et n'attend
plus ses ordres pour agir : celle-ci n'est pas même alors
consultée; tout se fait sans elle, et quelquefois malgré
elle. L'homme qui se précipite dans l'eau avec la plus
ferme résolution de se noyer, n'a pas plus tôt senti les
douleurs de la suffocation que, s'il sait nager, aussitôt
H exécute sans le vouloir tous les mouvements propres
— 237 —
à sa conservation. L'hydrophobe repousse d'une main le
breuvage que de l'autre il s'efforce d'approcher de ses
lèvres, et l'on sait à quels actes de férocité se livrent
ordinairement les personnes qui sont exposées aux hor-
reurs de la faim.
Les impressions viscérales ne sont pas les seules qui
se réfléchissent dans le sein de la vie intérieure et y ex-
citent des déterminations instinctives; celles qui arrivent
du dehors au cerveau y retentissent également et y pro-
duisent les mêmes effets. On ne saurait en douter, si l'on
fait attention à l'intime et mutuelle dépendance de ces
deux centres et à cette espèce de commotion soudaine
qui se fait sentir à l'épigastre dans toutes les impressions
externes, insolites ou inattendues. Toutes, cependant,
ne jouissent pas de ce pouvoir : car s'il en est qui soient
conformes aux mouvements propres du centre de la vie
intérieure, il y en a qui leur sont contraires, ou qui se
trouvent sans rapport avec eux. Or, les premières sont
les seules qui, donnant lieu à un sentiment flatteur, nous
intéressent à leur objet et font naître dans l'àme le désir
de sa possession; les secondes, au contraire, produisent
en nous un sentiment désagréable, qui, nous indisposant
contre la cause productive, nous excite à la repousser;
les dernières, qui ne réveillent aucun sentiment, nous
laissent dans l'indifférence pour leur objet.
Les impressions externes, en donnant ainsi à connaître
à l'instinct ce qui, hors de nous, peut lui convenir, ont
donc l'avantage d'assigner un but déterminé à nos goûts
et à nos penchants, et d'offrir en même temps à l'expé-
rience, comme objets d'épreuve, tout ce que l'instinct
révélateur ne signale pas.
Indépendamment des impressions que le cerveau re-
— 238 —
çoit des sens, il en est une foule d'autres qui se forment
spontanément dans son sein, par suite de son activité
propre, et qui, venant retentir comme les précédentes
dans le sens interne, y déterminent un nouvel ordre
d instincts de la plus haute importance pour nous
puisqu'ils sont dans l'homme la source de sa moralité 1
Pour concevoir l'origine de ces impressions et leur
influence sur l'organe du sentiment, il faut observer que
le cerveau, dans l'homme, est doué d'une telle activité
que non seulement il réagit sur les impressions qu'il
reçoit, mais encore qu'il se les réfléchit en en faisant
la réplique et en se concentrant en elles. Il réfléchit ses
propres actes, et dans tout ce qu'il éprouve ou qu'il fait,
il se réfléchit lui-même comme sujet ou principe d'ac-
tion. C'est par cette propriété que l'homme devient intel-
ligent, qu'il sait qu'il sent, qu'il discerne ce qu'il sent et
qu'il s'en rend témoignage ; c'est par elle que, se repliant
sur lui-même, il se discerne de tout ce qui n'est pas lui
et il se dit moi; par elle qu'il connaît le bien-être et
l'existence, ses besoins et ses facultés; par elle qu'il sait
qu'il est à lui, qu'il est indépendant, qu'il a des droits et
des devoirs ; par elle, enfin, qu'il connaît l'excellence de
sa nature, ses rapports et ce qu'il doit à lui-même.
L'animal est étranger à tous ces avantages, parce qu'il
ne réfléchit point : il sent, mais il ne sait pas ce qu'il
sent, il ignore même s'il existe.
Or, les impressions qui donnent naissance à toutes
ces idées réfléchies peuvent-elles retentir dans le sens
interne sans y émouvoir le sentiment? Elles sont toutes
relatives à notre mode d'existence, et elles y trouvent
préexistantes, des tendances analogues qui n'attendaient
que leur impulsion pour devenir plus explicites. Comme
— 2DO, —
ces sentiments s'adressent plus à l'entendement qu'aux
sens, et qu'ils se rapportent tous à la partie morale de
notre être, on leur a donné généralement le nom d'in-
stincts moraux, pour les distinguer de ceux qui veillent
à nos besoins physiques.
Voilà donc un nouvel ordre d'instincts dont l'homme
seul est capable, puisque lui seul réfléchit. Ainsi, c'est
par la réflexion que l'homme, se repliant sur ses sensa-
tions, sonde la nature des êtres et la sienne propre ; par
elle que naissent en lui des sentiments qui lui révèlent
sa dignité et lui suggèrent ses droits et ses devoirs.
C'est donc à elle qu'il doit le double privilège d'être
intelligent et moral.
Résumons : il existe un instinct, et, pour savoir quel
il est, on doit le considérer dans sa nature et dans ses
effets. Sous le premier point de vue, l'instinct est un
sentiment révélateur des rapports qui conviennent à
notre nature et instigateur de mouvements propres à les
satisfaire. C'est une espèce de tact interne qui intéresse
l'activité en même temps qu'il prévient l'entendement.
Il est donc tout à la fois principe de suggestion et pou-
voir d'impulsion. Ce sentiment est le résultat moral
d'une impression produite dans le sens interne par les
impressions que les viscères et le cerveau lui réflé-
chissent. Sous le second point de vue, c'est de l'instinct
que toutes nos idées morales tirent leur origine; c'est
lui qui est le moteur de nos affections, la source de nos
premières déterminations et la cause première de tous
nos mouvements perçus et involontaires; c'est lui, enfin,
qui prévient et seconde nos besoins, qui devance l'expé-
rience, qui nous inspire le goût des beaux-arts et veille
à notre perfection morale.
— 240 —
■
CHAPITRE II.
Détermination du siège de l'instinct.
n m'efforçant de constater par l'observation
l'existence et les phénomènes de l'instinct, j'ai
supposé que toute cette économie de senti-
ments et d'actions avait lieu dans le sein de la vie inté-
rieure et quelque part dans la région épigastrique. Il
s agit a présent de s'en assurer et de déterminer, s'il est
possible, le point précis de cette région qui en est le
siège.
H est un fait constant : c'est que tous les sentiments,
toutes les émotions, toutes les affections et toutes les
passions que nous éprouvons se font sentir dans la
région épigastrique, et que c'est là qu'elles se rapportent
Toutes les fois que nous voulons indiquer que notre
ame est dévorée de chagrin, enivrée de joie ou agitée
par la colère, lorsque nous cherchons à manifester le
témoignage de notre conscience, ou à mettre notre parole
sous la garantie de notre honneur, ne portons-nous pas
toujours la main sur la poitrine, et ne la dirigeons-nous
pas, au contraire, sur le front quand nous voulons dé-
signer les effets de l'attention, de la mémoire, de l'ima-
gination et de l'entendement, ou les déterminations de la
volonté ? Si l'on en excepte quelques physiologistes, tout
le monde est dans cette opinion, ignorants comme
savants : aussi de tout temps on a cherché dans cette
région l'organe qui pouvait en être le siège, et le public
qui se contente des apparences, n'a pas manqué d'attri-
— 241 —
buer au cœur cette prérogative, comme en étant l'organe
le plus important. Cette idée même a tellement prévalu
que le langage l'a consacrée. On dit communément
qu'un homme a un bon ou un mauvais cœur, le cœur
haut, le cœur bas, le cœur dur, le cœur tendre, ou qu'il
est sans cœur, pour indiquer la nature des affections qui
le dominent ou l'absence de toute affection. On oppose
encore en lui l'esprit au cœur pour faire entendre que la
raison n'est pas en rapport avec le sentiment.
Malgré la persévérance du vulgaire à regarder le cœur
comme le siège du sentiment, et malgré l'autorité du lan-
gage reçu, les physiologistes n'ont pas tardé à se con-
vaincre qu'il était impossible de lui adjuger cette fonction,
attendu qu'il jouit d'une très faible sensibilité, quoique
fort irritable; mais ils ne sont pas d'accord eux-mêmes
sur le lieu où ils doivent le placer. Car quelques-uns le
supposent au cardia ou au pylore de l'estomac, quelques
autres au centre phrénique du diaphragme, et le plus
grand nombre au plexus soléaire du grand nerf sympa-
thique.
Les deux premières hypothèses ne sont pas plus
admissibles que la précédente. La première, parce que
l'estomac et ses orifices, comme appartenant à la vie
intérieure ne transmettent point au centre de perception
leurs impressions ordinaires : ils ne sont sensibles qu'aux
lésions ou au besoin. La seconde, parce que le centre
phrénique est une membrane fibreuse, et que ces mem-
branes piquées ou déchirées ne font éprouver aucune
douleur : elles ne deviennent sensibles que dans l'état
inflammatoire.
La commune erreur de tous ceux qui ont cherché le
siège du sentiment dans quelqu'un des viscères épi-
Desa. Et. de l'Homme moral. i fi
— 242 —
gastriques vient de ce que les passions portent particu-
lièrement leur action sur ces viscères, et que l'on a con-
fondu la cause avec l'effet. Dans toutes les émotions vives,
le cœur palpite, et il ralentit ses mouvements dans les
affections tristes. Suivant que les unes ou les autres
nous affectent, le diaphragme multiplie aussi ses contrac-
tions ou il les suspend, et l'estomac se dilate ou se
resserre.
La troisième hypothèse paraît beaucoup plus vraisem-
blable. Le plexus soléaire est un entrelacement de filets
nerveux provenant de la huitième paire et principale-
ment des ganglions semi-lunaires, lesquels sont en com-
munication avec toutes les branches viscérales du nerf
grand sympathique. La nature nerveuse de ce réseau, sa
structure, ses connexions, tout portait à croire que c'était
là que devait être le centre chargé de transmettre au cer-
veau les résultats des impressions internes et de recevoir
le contre-coup des impressions externes. Malheureuse-
ment les expériences réitérées de Bichat et de plusieurs
autres après lui, paraissent avoir établi comme constant
que les ganglions semi-lunaires sont insensibles à toute
irritation mécanique, conséquemment incapables de
transmettre aucune impression. Quelque plausible que
fût cette idée, il a donc fallu y renoncer, puisque l'expé-
rience lui était contraire, et l'on a cherché ailleurs le siège
du sentiment.
Il est bien étonnant que Bichat, après avoir constaté
l'insensibilité des ganglions et des nerfs du grand sym-
pathique, y ait néanmoins établi le siège des passions.
Toutefois, il ne croit pas que celles-ci se rapportent à un
centre unique et invariable. Il pense, au contraire, qu'elles
ont toutes un foyer distinct, que les ganglions intér-
im
— 243 —
costaux et les semi-lunaires sont autant de centre nerveux
où elles prennent naissance, et dont l'effet se porte direc-
tement sur le viscère que chaque centre régit. Si Bichat,
malgré sa propre expérience, a placé le siège des passions
dans la vie organique, cette contradiction prouve que le
sentiment de leur rapport a été plus fort chez lui que
le témoignage de l'expérience. Il n'est pas vrai, du reste,
que nos passions aient chacune un siège distinct dans la'
vie végétative. Si cela était, il n'y aurait pas unité de
rapports; chacune d'elles se ferait sentir dans le viscère
qu'elle affecte. Que l'on ne dise pas, avec Bichat, que, si
nous rapportons en général dans la région épigastrique
l'impression sensible de toutes nos affections, c'est que
tous les viscères importants de la vie de nutrition s'y
trouvent concentrés. Les organes de la reproduction sont
certainement très éloignés de la région épigastrique;
toutefois, les passions qu'ils déterminent ne se rapportent
pas à ces organes, mais bien à l'épigastre.
Voyant qu'il n'était pas possible d'établir dans la
région précordiale le siège de l'instinct, MM. Gall et
Spurzheim ont cru devoir le reléguer dans le cerveau,
fondés sur l'observation qu'ils ont faite, que le développe-
ment de certaines parties du cerveau correspondait à
certains actes chez les animaux. Conséquemment, ils ont
supposé qu'il existe dans l'encéphale des appareils ner-
veux intra-cérébraux destinés à faire naître des goûts
spéciaux pour certains objets déterminés, et que c'est en
vertu des impressions sensibles qui se forment dans son
sein que le cerveau se détermine souvent, sans le con-
cours de la volonté, à commander et coordonner tous les
actes de l'instinct: selon eux, le cerveau présiderait donc
seul aux opérations instinctives, indépendamment des
— 244 —
autres viscères, et son action n'aurait pour cause déter-
minante qu'une impulsion sensible produite spontané-
ment en lui.
Mais d'abord rien ne prouve l'existence de ces appa-
reils sensitifs intra-cérébraux. On pourrait même dire
que ces saillies extérieures des lobes du cerveau qu'on
donne comme indices certains de leur existence se ren-
contrent, la plupart du temps, dans des sujets qui ne
jouissent aucunement de la propriété que l'on assigne à
la fonction de ces organes. Secondement, si ces appareils
nerveux existaient, comme ils ont leur origine et leur
terminaison dans le cerveau, les sensations dont ils sont
les organes devraient s'y rapporter et s'y faire sentir
(puisqu'il est de principe que toute sensation se rapporte
OÙ naît l'impression'.. Il est certain cependant que nos
goûts et nos passions ne se rapportent point à la tête,
mais hors d'elle et dans l'épigastre. 3° Si le cerveau agit
seul dans l'instinct et indépendamment des autres vis-
cères, les animaux, comme l'observe très bien M. Brous-
sais, ont toujours les organes cérébraux qui président à
la préhension des aliments et à tous les actes de la géné-
ration. Ils devraient donc faire toujours ces mêmes
actes. Cependant on observe qu'ils ne se livrent à aucun
mouvement de recherche ou de préhension d'aliments
lorsque leur estomac est rempli ou malade. Ne sait-on
pas que l'instinct de reproduction ne se fait sentir que
lorsque les organes auxquels cette fonction appartient se
sont développés ? que le coq que l'on a chaponné reste
indifférent et sans provocation auprès de sa femelle, et
que la poule que l'ardeur de l'incubation agite perd
entièrement l'envie de couver lorsqu'on lui plonge, à
plusieurs reprises, le ventre dans l'eau froide?
— 245 —
Cabanis, qui, le premier, nous a fait connaître la réalité
et l'importance de l'instinct sous le rapport de l'origine
des idées, avait bien observé que nos goûts et nos pen-
chants avaient leur principe dans les impressions et les
tendances organiques des viscères abdominaux. Mais, ne
reconnaissant dans le système nerveux qu'un centre
unique, le cerveau, il a supposé que toutes les impres-
sions internes senties ou inaperçues se rendaient directe-
ment dans ce centre, et il a, en conséquence, placé dans
le cerveau le siège de toutes nos affections impulsives.
M. Broussais pense de même que Cabanis, à cette diffé-
rence près, qu'il admet les organes nerveux intra-
cérébraux de M. Gall, et qu'au lieu de donner, comme
Cabanis, des impressions inaperçues pour origine à nos
instincts, il soutient que ce sont les besoins, et des besoins
sentis, qui en sont la cause déterminante.
Quelque imposante que soit l'autorité de ces célèbres
physiologistes, plus j'y réfléchis, plus il me semble im-
possible de regarder le cerveau comme le centre où se
forment et résident les instincts :
r° Chez les hommes, rarement la sensibilité marche
de pair avec l'intelligence. Le plus souvent, au contraire,
on en voit qui brillent par les qualités intellectuelles,'
mais qui sont loin de se faire distinguer par les qualités
du cœur. Cependant, si le cerveau était la source com-
mune de ces deux sortes de facultés, elles devraient tou-
jours être dans le même rapport dans chaque individu,
puisqu'elles seraient le produit d'un même organe.
2° Lorsque le cerveau ne jouit pas de son activité
propre, par défaut de conformation ou par suite d'un
état morbide, les facultés mentales et instinctives ne
devraient-elles pas paraître également abolies ou s'oblité-
— 246 —
rer en même temps, et proportionnellement à la dégra-
dation de l'organe? Cependant, il est certain que les
enfants qui naissent stupides croissent et se développent
presque aussi bien que ceux qui sont le mieux conformés
et chez eux les instincts se manifestent à peu près aux
époques et suivant les lois ordinaires. Dans les longues
maladies aiguës, on remarque que le calme est à peine
rétabli dans les organes de la vie intérieure par la cessa-
tion de la cause morbide, qu'aussitôt les instincts repa-
raissent, principalement celui de nutrition; tandis que
les facultés intellectuelles restent comme anéanties par
suite de l'affaissement du cerveau et ne rentrent qu'à
la longue en activité.
3° Dans les animaux vertébrés, si l'on descend succes-
sivement des mammifères aux reptiles et aux poissons
a mesure que l'on parcourt l'échelle de ces diverses
classes d'êtres, on voit que l'encéphale va se rapetissant
de plus en plus, tandis que la moelle allongée, Pépinière,
la paire vague et le système nerveux ganglionnaire aug-
mentent proportionnellement. Mais, en même temps, on
observe que l'intelligence diminue progressivement,
tandis que les instincts n'en éprouvent aucune altération. 1
Il n'en sont, au contraire, que plus actifs et plus domi-
nateurs: aussi les sujets qui les éprouvent sont-ils moins
susceptibles d'éducation.
4° Les animaux invertébrés n'ont pas de cerveau;
tous, néanmoins, jouissent des instincts nécessaires à
leur mode d'organisation ; mais ils y obéissent aveuglé-
ment, parce qu'ils ne connaissent pas le danger, et ils ne
le connaissent pas parce que le défaut de mémoire les
laisse sans expérience. Voyez le papillon de nuit: il n'y a
qu'un instant que, voltigeant autour d'une chandelle
— 247 —
allumée, il vient de se brûler l'extrémité des ailes, et un
instant après il revient s'y précipiter. Il est bien re-
marquable que les insectes possèdent une faculté instin-
ctive beaucoup plus étendue et plus parfaite que celle des
mollusques, et que ce soit aussi chez ces premiers que
l'appareil nerveux ganglionnaire se trouve plus com-
plètement développé.
5° Dans les animaux qui sont dépourvus de nerfs,
comme les polypes, ainsi que dans ceux où le système
nerveux n'a pas de centre, comme les rayonnes, on ob-
serve que les impressions sont suivies immédiatement
de mouvements, et que rien d'intermédiaire ne s'inter-
pose pour suspendre ou modifier ces derniers. Ils sont
irritables et n'ont point d'instincts proprement dits, parce
qu'ils n'ont point de système, ou du moins de centre
nerveux ganglionnaire. Chez eux tout se fait sans élec-
tion, sans choix, et on n'y remarque aucun mouvement
qui ait pour cause déterminante un principe interne, et
qu'on puisse dire spontané. Le polype d'eau douce saisit
indistinctement tout ce qui tombe dans ses bras; toujours
il l'avale de la même manière qu'il se présente à sa
bouche, quand même ce serait par son plus grand dia-
mètre, et souvent il engloutit avec sa proie l'un de ses
bras sans s'en apercevoir. C'est une vie purement orga-
nique et à peu près semblable à celle des végétaux.
Ainsi, si l'on considère d'une part que le sentiment des
affections et des passions se rapporte constamment à
l'épigastre, d'autre part, que chez les animaux l'absence
du système nerveux de la vie de relation ne fait pas dis-
paraître l'instinct, et que celui-ci ne cesse de se manifes-
ter que là où l'appareil nerveux ganglionnaire manque
ou n'a pas de centre ; si, de plus, on a égard à la croyance
— 248 —
générale des hommes à ce sujet, nonobstant l'opinion
contraire de quelques physiologistes, on voit que tout
nous ramène à chercher le siège de l'instinct dans le nerf
dit grand sympathique et dans un point de ce nerf qui
corresponde à l'épigastre.
Le plexus soléaire paraissait bien convenir à cette
fonction. Composé, comme il est, d'innombrables filets
venant de la paire vague et des ganglions semi-lunaires,
lesquels sont en communication avec tous les autres
ganglions du grand sympathique, cette disposition le
rend très propre à être le rendez-vous commun des ten-
dances organiques, l'organe de leur transmission au cer-
veau et le centre d'action de la vie intérieure. Mais
l'expérience de Bichat ayant prouvé que les ganglions
nerveux, notamment les semi-lunaires, étaient impas-
sibles sous l'irritation mécanique, on avait renoncé à
cette idée, et désormais on ne s'y fût plus arrêté, si un jeune
physiologiste, M. Flourens, ne se fût avisé de vouloir
constater le fait et n'eût déclaré que le contraire avait
heu. Voici comment il s'est assuré que les ganglions
semi-lunaires avaient la propriété de transmettre à l'ani-
mal les impressions qu'il reçoit.
M. Flourens a ouvert l'abdomen de plusieurs lapins et
mis à nu tantôt le ganglion semi-lunaire droit, tantôt le
gauche; puis, avec une pince à disséquer, il a fortement
comprimé l'un et l'autre ganglion, et cela à plusieurs
reprises et par de longs intervalles entre elles. A chaque
pincement, l'animal s'est débattu avec violence, il a
poussé des cris et témoigné de toutes manières combien
il était sensible à ce genre d'irritation. Il a fait ensuite la
même épreuve sur les ganglions cervicaux et il a trouvé
que, sur neuf lapins qu'il a expérimentés, sept ont paru
— 249 —
complètement insensibles à l'irritation, et que les deux
autres ont donné quelques signes légers, mais non équi-
voques de douleur. Il en a été de même avec le ganglion
thoracique supérieur, et il en a conclu que le ganglion
semi-lunaire était seul constamment et très énergique-
ment excitable, tandis que les autres ne le sont que de
loin en loin et dans un très faible degré.
Il est donc constant, dit M. Flourens, que tout ce que
tant d'habiles observateurs ont dit de cette haute puis-
sance nerveuse, résidant, selon eux, vers la région dia-
phragmatique, et tour à tour célébrée par eux sous les
noms d'aixhée, de prœses systematis nervosi, de centre
phrénique, épigastrique, me parait, en quelque sorte,
justifié par l'extrême susceptibilité du réseau semi-
lunaire.., et que cette singulière propriété qu'il partage,
à l'exclusion de toutes les autres parties du corps, avec
les nerfs de la moelle épinière et de l'encéphale, établit
enfin, d'une manière directe et définitive, l'étroite liaison
qui l'unit comme eux à la masse cérébrale.
Ce point, une fois bien reconnu, voyons comment le
réseau semi-lunaire peut remplir organiquement les
fonctions qu'on assigne à l'instinct.
Le nerf grand sympathique, dont ce réseau fait partie,
est un assemblage de petits centres nerveux ou ganglions
réunis entre eux par des branches nerveuses communi-
quant avec tous les nerfs de la moelle épinière et avec
quelques-uns de la moelle allongée, et envoyant chacun
dans les viscères dont ils sont respectivement chargés une
foule de ramifications destinées à recueillir les impres-
sions des viscères et à leur transmettre les irradiations
vitales des centres. Ce sont autant de foyers partiels, dont
les fonctions sont distinctes, et qui ont tous une action
— 25o
indépendante et isolée, mais dont l'activité puise toute
son énergie dans le système nerveux de la vie de relation
avec lequel ils sont en communication. Parmi ces gan-
glions, ,1 en est deux, les semi-lunaires, auxquels tous les
autres paraissent correspondre par des branches de com-
munication, et qui, en se réunissant eux-mêmes par plu-
sieurs filets, forment entre eux un entrelacement nerveux
connu sous le nom de plexus soléaire, lequel fournit des
nerfs à presque tout le système vasculaire abdominal et
en suit les diverses ramifications. Cette disposition
n enonce-t-elle pas qu'il faut regarder lesganglions semi-
lunaires et leur réseau intermédiaire comme le centre
gênerai du système nerveux de la vie intérieure ou le lieu
ou tiennent se réfléchir toutes les impressions que les
centres partiels reçoivent de leurs organes respectifs, et
ou se développe cette force impulsive qui donne au sang
son mouvement et sa direction, et qui le fait réagir à son
gre sur tous les points de l'organisation.
Dans l'état normal, et lorsque les fonctions de la vie
intérieure ne se trouvent point exaltées, les impressions
qui arrivent des viscères aux centres partiels ne se font
point sentir; il en est de même des mouvements orga-
niques qu'elles déterminent. La raison en est que les
ganglions qui s'abouchent avec les nerfs spinaux ne sont
pas assez bons conducteurs pour les laisser passer direc-
tement par ces nerfs au cerveau. Il n'en est plus ainsi
lorsque les impressions sont le résultat d'un état d'irrita-
tion provenant d'un besoin ou d'une affection morbide-
alors elles franchissent l'obstacle que les ganglions leur
opposent, elles arrivent directement au cerveau, et la
douleur perçue est rapportée à l'organe d'où pari l'im-
pression. On sait que lorsque l'irritation mécanique est
-« /
— 25 1 —
insuffisante pour réveiller la sensibilité des ganglions,
celle du galvanisme a toujours le pouvoir de l'exciter.
Mais si les impressions ordinaires ne pénètrent pas
au delà des centres partiels, toutes sont réfléchies vers les
ganglions semi-lunaires, comme à leur centre commun,
et là elles deviennent sensibles, parce que l'un et l'autre
sont perméables aux impressions. Seulement, comme
elles y affluent simultanément, et que, lorsque les organes
d'où elles partent ne font que concourir régulièrement à
l'action vitale, aucune d'elles ne prédomine; alors leurs
mouvements se confondent et se résolvent en un effet
collectif, dont le résultat moral est de nous faire sentir
l'harmonie de leur concours. Lorsque, au contraire, l'une
d'elles devient prédominante et sort de son type ordinaire,
elle seule se fait sentir ou nous préoccupe exclusive-
ment ; mais alors même, ce que nous sentons n'est encore
qu'un sentiment de rapport, parce que l'impression qui
le fait naître est le produit des mouvements propres et de
la tendance spéciale d'un organe.
Il n'y a pas lieu de douter, je pense, que les impres-
sions qui arrivent à ce centre de tout l'intérieur de la vie
de nutrition ne se fassent sentir et percevoir, puisque les
expériences de M. Flourens ont démontré qu'il était
énergiquement sensible à l'irritation mécanique. Mais
est-ce bien là le terme où doit aboutir l'impression pour
se convertir en sensation, et par quelle voie parvient-elle
à se faire percevoir?
On ne saurait admettre que le plexus soléaire est un
centre de sensations distinct et séparé de celui de la vie de
relation. Il peut bien être, comme il l'est effectivement,
le lieu où elles résident et se font sentir, ou plutôt où
elles se rapportent; mais ce n'est point là qu'elles s'effec-
i
252
tuent. L'unité de sentiment et de perception qui existe en
nous s'y oppose et nous force à reconnaître qu'il y a aussi
unité dans le système nerveux. Il faut donc supposer
que les impressions qu'il reçoit ont un moyen de trans-
mission assuré pour arriver au foyer sensitif com-
mun du système nerveux cérébro-spinal. Or, ce moyen
existe, car le plexus soléaire n'est pas seulement com-
pose de filets nerveux provenant des ganglions semi-
lunaires ; une portion considérable des nerfs de la paire
vague vient encore s'y réunir et s'anastomoser avec eux
de manière à ne former qu'un seul et même organe- et
1 on sait que ce nerf prend son origine comme ceux 'des
sens externes dans cette partie de la moelle allongée où
1 expérience a démontré que toutes les impressions doi-
vent se rendre pour se transformer en sensation et reten-
tir de là dans les lobes cérébraux pour que la sensation se
convertisse en une perception directe et durable Ainsi
c'est par les nerfs de la paire vague qui lui sont associés,'
que le plexus soléaire fait parvenir au foyer sensitif les
impressions qu'il éprouve, et c'est par eux que les sensa-
tions qui leur correspondent se substituent dans l'épi-
gastre aux lieu et place des impressions qui les ont fait
naître.
On sera sans doute étonné que la sensation ne se fasse
pas sentir où elle s'opère, au foyer sensitif commun, mais
bien dans le lieu d'où l'impression est partie, tandis que
la perception réside toujours dans le cerveau et ne sort
pas du centre où elle a pris naissance. Mais on cessera de
I être si l'on fait attention que la sensation est plutôt le
résultat de la réaction du foyer sensitif sur l'impression
que celui de l'action impressive ; que la substance médul-
laire des nerfs est essentiellement composée de globules
— 253 —
disposés en séries rectilignes depuis leur origine jusqu'à
leur terminaison, et que c'est en vertu de cette réaction
et de la disposition organique des nerfs que la sensation
se rapporte toujours au point de départ de l'impression.
Quant à la perception, qui ne se rapporte jamais hors du
cerveau, il faut observer que, d'après les observations
microscopiques, les globules des fibres blanches du cer-
veau paraissent tous coordonnés autour d'un point central,
et disposés en séries curvilignes et concentriques. Or, il
doit résulter de cette disposition que les impressions qui
pénètrent dans cet organe vont converger au centre, que
de là elles s'irradient par ondulations sur tous les points
de la circonférence, et que la réaction qui survient les
restitue au centre, où elles se terminent. C'est donc dans
ce centre que la sensation doit se rapporter, puisque,
suivant la loi de rapport, elle doit se faire sentir où la
réaction reporte définitivement l'impression.
C'est ainsi qu'au moyen de cette communication avec
l'encéphale, le centre épigastrique devient une espèce de
sens interne, qui nous procure le sentiment non seule-
ment des impressions qu'il éprouve de la part des vis-
cères, mais encore des mouvements qui se font spontané-
ment dans son sein par suite de ces impressions. Ces
mouvements propres sont le principe physique de nos
affections et de nos déterminations impulsives. Ce sens
est, de plus, dans une telle correspondance avec le foyer
sensitif et le centre de perception, qu'il n'y a pas une
seule sensation des sens externes, pas une perception
rappelée ou réfléchie dont le mouvement organique ne
s'y répercute et n'y produise une impression et des mou-
vements propres, qui donnent lieu à de nouveaux senti-
ments par leur transmission au foyer sensitif, point
— 254 —
unique de réaction, où les impressions des sens puissent
se transformer en sensations, et celles-ci effectuer leurs
rapports. Car il est d'observation que le sentiment se
mêle à tous nos produits intellectuels, qu'il intervient
plus ou moins dans tous suivant leur degré d'importance
pour nous, et qu'il excite, pour la plupart d'entre eux
des affections et des déterminations instinctives dans
l'âme, qui deviennent pour l'entendement comme une
source nouvelle de sensations où il puise toutes ses idées
morales.
Il existe donc en nous deux systèmes nerveux parfaite-
ment unis ensemble, quoique bien distincts par leurs
fonctions, et en apparence dans une espèce d'isolement
l'un de l'autre. Cette union consiste :
i° En ce que, comme organes des sensations, ils ont
l'un et l'autre un foyer sensitif commun, et que, comme
puissances nerveuses, ils sont dans une telle dépendance
organique qu'ils ne peuvent coexister que l'un par l'autre.
En effet, c'est du système ganglionnaire que le cérébro-
spinal reçoit son impression vitale, car c'est par l'action
impressive du sang, dont il dirige le cours, qu'il excite et
soutient partout son action nerveuse ; et c'est dans le sys-
tème cérébro-spinal que le ganglionnaire puise à son
tour son pouvoir innervant, par ses connexions avec tous
les nerfs de la moelle épinière. Car, quoi qu'il soit
reconnu qu'il peut se suffire à lui-même instantanément,
il n'en est pas moins constant que son action nerveuse ne
tarde pas à cesser entièrement une fois qu'il est soustrait
à l'influence de la moelle épinière.
2° En ce que leurs centres sont dans la plus intime
relation entre eux, soit par l'échange continuel qu'ils
font de leurs impressions, soit par l'action réciproque
IL
— 255 —
qu'ils exercent l'un sur l'autre. Par le premier effet, le
centre épigastrique fait connaître au centre de perception
les rapports de notre nature, ses tendances, ses mouve-
ments propres; et, réciproquement, celui-ci le met en
rapport avec la nature entière, et il lui fournit ainsi les
moyens de discerner parmi les objets qui lui sont offerts,
ceux qui conviennent à nos goûts et à nos penchants!
Par le second effet, il ne s'élève pas dans le centre épi-
gastrique une affection un peu vive qui ne captive
aussitôt l'attention dans le cerveau et ne préoccupe exclu-
sivement l'esprit de son objet; il ne s'y forme pas non
plus une détermination instinctive ou un désir dont
l'action ne se porte directement sur la volonté pour solli-
citer son intervention motrice ou même pour l'entraîner,
suivant son degré de force. Mais, en retour, il ne se pro-
duit pas aussi dans le centre de perception une idée
réfléchie, un jugement, une conception qui ne donnent
lieu, dans le centre épigastrique, à des sentiments
inconnus et n'impriment dans l'âme de nouvelles ten-
dances et une nouvelle vie.
Je prévois que l'on peut m'objecter que c'est gratuite-
ment que j'attribue à la paire vague la propriété de
transmettre au cerveau les impressions du centre épi-
gastrique. L'estomac, dira-t-on, dans son état normal et
sain n'apporte aucun sentiment de lui-même ni de ses
opérations; tout s'y fait ordinairement à notre insu.
Cependant cet organe est, comme l'on sait, abondam-
ment pourvu de filets nerveux venant de la huitième
paire. A la vérité, nous y sentons le besoin de la faim et
les affections organiques auxquelles il est sujet; mais
alors l'organe est dans un état d'irritation, et les impres-
sions qui en sont la suite sont assez fortes pour traverser
— 256 —
les ganglions du grand sympathique et parvenir ainsi
directement au cerveau par les nerfs rachidiens. Ce
défaut de sensibilité dans l'estomac, lorsque son action
vitale est dans l'état normal, n'est pas particulier à cet
organe; on le remarque encore dans tous les viscères qui
ne reçoivent de nerfs que du grand sympathique et de la
paire vague. Bichat a observé que le foie et les poumons
peuvent être impunément irrités dans les animaux, sans
que ceux-ci paraissent en souffrir.
A ces observations incontestables, j'en opposerai
d autres qui ne le sont pas moins. La première est de
Bichat lui-même. Cet auteur remarque que, lorsqu'on
soulevé ou qu'on tiraille le nerf de la huitième paire pour
dégager la carotide, à laquelle il est attaché, l'animal
sujet de l'opération, crie et s'agite beaucoup. Si l'on con-
tinue plusieurs fois de suite ce tiraillement, l'animal finit
par ne plus donner de marques d'une sensation pénible •
mais s. l'on cesse d'exciter le nerf, et qu'on le laisse en
repos pendant un certain temps, la sensibilité se renou-
velle avec beaucoup d'énergie lorsqu'on vientà le tirailler
de nouveau. La seconde est l'expérience de M. Flourens
qui atteste que les ganglions semi-lunaires sont les seuls
de tout le système ganglionnaire éminemment excitables
et cela par le fait de leur connexion intime avec des nerfs
de la paire vague.
La troisième est l'expérience d'Éverard Home, qui
ayant coupé la huitième paire et en ayant irrité les bouts'
a vu le sang jaillir avec plus de force de la carotide, et qui
en avait conclu l'irritabilité artérielle; mais un Allemand
a vu, en répétant l'expérience, que cet effet n'avait lieu
qu'en irritant le bout supérieur. D'où il faut conclure
que ce nerf a transmis une douleur au cerveau, qui l'a
J-
- 25 7 -
communiquée au centre épigastrique, et celui-ci, excité,
a donné un accroissement de forces à la circulation.
Que conclure de faits aussi contradictoires et néan-
moins aussi constants? Qu'il y a dans la paire vague des
nerfs conducteurs et des nerfs non conducteurs d'impres-
sions. Il me semble qu'on ne peut échapper à cette
conséquence. Conformément à cette idée, les premiers
seraient ceux qui vont se réunir et s'identifier avec le
réseau semi-lunaire pour y former un sens interne, et les
seconds, ceux qui se répandent dans les poumons, le foie,
l'estomac et autres viscères concourant à l'acte de nutri-
tion, pour y exercer, selon toute apparence, des fonctions
chimiques. Ce qui fortifie cette induction, c'est qu'on
observe cette disposition dans la plupart des nerfs de la
vie de relation. Tous les nerfs rachidiens ont chacun
deux racines, l'une destinée à conduire la cause des sen-
sations au centre, et l'autre à porter aux muscles l'impul-
sion du centre. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour
les nerfs de la moelle allongée ? Nous sommes encore
loin de connaître les propriétés spécifiques de toutes les
paires des nerfs. Quant à l'action chimique, que j'at-
tribue à cette portion de la paire vague qui se distribue
dans les viscères chargés des fonctions nutritives, je suis
autorisé aie penser, par la belle expérience de M. Phi-
hpp, anglais, au moyen de laquelle il a démontré que
l'estomac cesse ou ralentit au moins ses fonctions diges-
tives par la section de la paire vague, et qu'on peut le
faire rentrer en fonction en remplaçant dans l'estomac
l'influence nerveuse de la paire vague dont on l'a privé,
par l'action galvanique de la pile de Volta. Il a fait la
même observation pour les poumons et la vessie.
Vous admettez, me dira-t-on encore, pour les sens
Dess. Et. de l'Homme moral. J7
I
m
■
1
1
— 258 —
externes et pour l'interne un foyer sensitif commun, dis-
, tinctdu centre de perception, le premier dans la moelle
allongée, et le second dans les lobes du cerveau. Mais,
M. Flourens a prouvé le contraire dans ses recherches
expérimentales sur les propriétés et les fonctions du sys-
tème nerveux, car il paraît résulter de ses belles expé-
riences, que les hémisphères cérébraux sont le réceptacle
unique des sensations et des instincts, en même temps
que de la perception et de la volonté.
Si les lobes cérébraux sont le siège exclusif des sensa-
tions et des facultés intellectuelles, non seulement ce sont
eux qui sont la cause productive des sensations relatives
aux impressions qui leur viennent du dehors et de l'inté-
rieur de l'organisation, c'est encore dans leur sein que se
forment les goûts, les penchants et les appétits qu'elles
déterminent, là que se développent toutes les impulsions
instinctives, et tous ces mouvements affectifs doivent s'y
reporter, comme à leur principe physique ; tandis que les
sensations dont les causes leur sont extérieures se font
sentir hors des lobes et au point d'où vient l'impression.
Le centre épigastrique ne serait donc plus alors qu'un
centre de transmission sans mouvement propre, chargé
de réfléchir dans les viscères les impressions que le cer-
veau reçoit et de faire part à celui-ci des besoins des
viscères.
Or, premièrement, il répugne de croire que le même
organe soit à la fois l'artisan des passions et l'instrument
de la raison, de manière à être dans le cas de nous faire
trouver bon et juger en même temps mauvais une même
chose, de mettre en opposition le désir avec la volonté,
de réprimer ses propres impulsions, d'être enfin contraire
à lui-même. Ce n'est pas ainsi que les anciens ont entendu
17.
— 25g —
leur duplex homo, puisque, pour s'en rendre raison ils
ont été forcés de reconnaître deux âmes en nous, l'une
sensmve résidant dans la région précordiale, et l'autre
intellectuelle, ayant son siège dans la tête.
2° Il est d'observation, que les impulsions de l'instinct
et tous les mouvements affectifs qui en sont la suite se
rapportent à la région épigastrique, et c'est aussi là que
1 on sent la première impression des nouvelles fâcheuses
que Ion apprend et les vives affections qu'elles déter-
minent.
3° Le centre épigastrique n'est pas seulement un ren-
dez-vous d'impressions ; comme foyer de la vie de nutri-
tion, ,1 est encore un centre d'action. Il a donc une
activité propre, en vertu de laquelle, à chaque impression
qu .1 éprouve, il agit sur lui-même et il se tend pour réagir
ensuite, conformément au besoin de l'impression Or
ces mouvements propres sont de nature à être sentis de
même que les impressions qu'il reçoit, puisqu'ils sont
comme elles transmissibles au foyer sensitif, et s'ils le
sont, ces sentiments ne doivent-ils pas se rapporter à ce
centre comme à leur cause productive? D'après ces con-
sidérations nous sommes donc fondés à supposer dans le
système nerveux de la vie de relation un foyer sensitif
distinct du centre de perception et à regarder le centre
de la vie intérieure comme le principe physique et le
siège des mouvements affectifs de l'âme.
Mais, d'ailleurs, les expériences de M. Flourens prou-
vent-elles incontestablement que les lobes cérébraux
soient exclusivement l'organe où s'effectuent les sensa-
tions? Voyons, si l'on peut rigoureusement en tirer cette
conséquence.
M. Flourens, après avoir constaté ce qui était déjà
2ÔO
connu, que si l'on fait sur un lapin une ligature à un
nerf ou à une portion de la moelle épinière, et que l'on
pique l'un ou l'autre, alternativement, au-dessous et au-
dessus de la ligature, dans le premier cas il y a de vives
contractions dans les muscles des nerfs isolés du système
général, mais l'animal reste calme et ne paraît pas souf-
frir; dans le second cas, il s'agite, il crie et il fait effort
pour s'échapper, mais les muscles dépendant des nerfs
qui sont sous la ligature ne montrent aucune contractilité,
parce qu'ils se trouvent hors de l'influence de la volonté.'
Après avoir constaté ces faits, il a cherché à reconnaître
par l'expérience : i° de quel point du système nerveux
l'irritation artificielle peut partir pour arriver de là aux
muscles; 2 ° à quels points de ce système l'impression
doit parvenir pour produire sensation ; 3° de quel point
descend l'irritation volontaire et quelles parties du sys-
tème doivent être intactes pour la produire régulière-
ment.
Pour cela, il a d'abord piqué la moelle épinière sur
plusieurs points, en remontant de son extrémité infé-
rieure jusqu'au haut de la moelle allongée, et il a trouvé
qu'au delà des tubercules quadrijumeaux l'irritation ne
produisait ni douleur ni contraction. Attaquant alors
l'encéphale d'avant en arrière, il a piqué et successive-
ment enlevé par tranches les hémisphères: à toutes ces
mutilations, l'animal est resté impassible. Même opéra-
tion pour le cervelet, les corps cannelés et les couches
optiques, et même résultat. Mais, arrivé aux tubercules
quadrijumeaux, les contractions et les apparences de
douleur ont reparu, et elles se sont d'autant plus'forte-
ment prononcées qu'il a pénétré plus fortement dans la
moelle allongée.
2ÔI
Que devait-on conclure d'un fait aussi important?
Puisque les blessures faites au cerveau et au cervelet
n'occasionnent ni douleur ni convulsion, et que celles de
la moelle épinière ne deviennent douloureuses pour
l'animal que lorsqu'elles peuvent parvenir librement à la
moelle allongée; puisqu'on n'excite que des contractions
partielles lorsqu'on irrite un nerf isolé ou une portion de
moelle épinière qui n'est plus en communication avec la
moelle allongée, et que, pour produire des convulsions
générales, il faut attaquer directement cette moelle allon-
gée ou y laisser pénétrer des irritations faites sur un
point quelconque des nerfs ou de la moelle épinière; il
me semble qu'il était naturel d'en conclure que la moelle
allongée est le point du système nerveux où toutes les
impressions externes et internes doivent aboutir pour se
transformer en sensation, et celui d'où doivent partir les
irritations volontaires pour arriver aux muscles. L'on
était d'autant plus fondé à lui attribuer cette double
fonction que son organisation paraît la réclamer; car on
sait que c'est à lui que se terminent toutes les parties
dans lesquelles réside le sentiment et à lui que commen-
cent celles qui excitent le mouvement.
Toutefois, M. Flourens n'a pas jugé à propos d'adopter
cette conclusion, et voici ce qui l'y a déterminé :
Voulant s'assurer si les lobes cérébraux et le cervelet
n'avaient pas des fonctions distinctes à remplir, il a
commencé par enlever, sur des pigeons, les lobes céré-
braux, en ayant soin de ne pas endommager les autres
parties, et il a remarqué que l'animal, ainsi privé de ses
lobes, prend un air assoupi ; il n'a plus de volonté par
lui-même et il ne se livre à aucun mouvement spontané.
Si on le pique, il affecte les allures d'un animal qui
I
— 262 —
s'éveille ; si on le pousse, il marche, mais sans but, sans
détermination et sans suite ; si on le met sur le dos il se
relève et reprend son équilibre; si on l'abandonne a lui-
même, il reste calme et absorbé ; enfin, dans aucun cas,
H ne donne aucun signe de volonté.
Après avoir reconnu que les lobes cérébraux sont le
siège des volitions, il a enlevé, graduellement, sur d'autres
pigeons, le cervelet, en laissant intact les hémisphères
Dans cette circonstance, il a vu l'animal chanceler dans
sa marche et conservant mal son équilibre, comme dans
I état d ivresse, puis successivement perdre la faculté de
voler, de marcher et même de se tenir debout Néan-
moins, loin de rester calme et d'aplomb, comme les
pigeons dépourvus de lobes cérébraux, il s'agitait folle-
ment et presque continuellement; mais jamais il ne se
mouvait d'une manière ferme et déterminée. Feignait-on
de le frapper? il faisait mille contorsions pour éviter le
coup qui le menaçait, et il ne l'évitait pas. Le placait-on
sur le dos ? il n'y voulait pas rester, il s'épuisait en vains
efforts pour se relever, et finissait par y rester malgré
lui. Il voulait donc et se mouvait, mais il ne se mouvait
jamais comme il voulait. Finalement, la faculté de vou-
loir persistait en lui, et il pouvait exécuter des mouve-
ments d'ensemble, mais la coordination de ces mouve-
ments en mouvements réglés et déterminés était perdue
M. Flourens en a donc conclu que le cervelet est le régu-
lateur et comme le balancier des mouvements de transla-
tion. Ainsi, c'est dans les lobes cérébraux que réside la
faculté de vouloir et dans le cervelet celle de déterminer
1 ordre dans lequel les muscles doivent obéir pour accom-
plir les volontés.
L'abolition de la volonté n'est pas le seul phénomène
— 263 —
qui se soit manifesté dans les animaux auxquels M. Flou-
rens a enlevé les lobes cérébraux. Il a, de plus, observé,
et ceci est ce qui importe essentiellement à la question
dont il s'agit, il a observé que ces animaux ne voyaient
plus, n'entendaient plus, et qu'ils étaient sans souvenirs,
puisque s'ils rencontraient un obstacle ils le heurtaient
et revenaient le heurter sans cesse sans songer à l'éviter,
et que, quelque bruit que l'on fit autour d'eux, ils y
paraissaient insensibles.
L'ablation du cervelet au lieu des lobes cérébraux ne
produit rien de semblable dans les animaux. Frappé de
ces résultats, M. Flourens a voulu les confirmer et même
les étendre en variant ses expériences. Dans ce dessein,
il a enlevé à des pigeons le lobe cérébral d'un côté, et
aussitôt ils n'ont plus vu du côté opposé quoique l'iris
de cet œil conservât toujours sa mobilité. Il leur a ensuite
enlevé le second lobe, et, dès ce moment, ils sont devenus
aveugles, et ils n'ont plus entendu. La perte de ces deux
sens devait faire présumer celle des autres, mais elle ne
pouvait être constatée que par une longue observation et
en faisant vivre les animaux sans lobes un temps assez
long pour les voir faire usage de tous leurs sens. C'est
aussi ce qu'il a fait, et il a reconnu que, si ces animaux
sont des poules, la lumière ne les frappe plus, elles
n'odorent plus et ne becquetent plus. Un choc les arrête
et les ébranle; jamais elles ne palpent, ne tâtonnent et
n'hésitent dans leur marche. Il n'y a donc plus de sensa-
tions bien que tous les organes des sens soient intacts et
sans lésion. Il n'y a donc plus aussi d'instincts; car elles
ne mangent plus d'elles-mêmes, à quelque jeûne qu'on
les soumette ; elles ne se remisent plus, à quelque intem-
périe qu'on les expose; jamais elles ne se défendent
<i
— 264 —
contre les autres poules, elles ne savent ni fuir, ni com-
battre; elles n'ontplus enfin d'attraits pour la génération,
les caresses des mâles leur étant indifférentes ou ina
perçues. d
D'après ces observations, bien faites pour entraîner
conviction, M. Flourens n'a pas cru pouvoir se refuser
à supposer que c'est dans les lobes cérébraux que toutes
nos sensations s'effectuent, et il a conclu, généralement,
de son travail, que ces lobes sont le réceptacle unique de
sensations, de la perception, de la mémoire et de la
volonté ; que dans le cervelet réside le principe qui règle
et coordonne les mouvements musculaires, et dans la
moelle allongée, celui qui les exécute. Il y aurait donc
suivant lui, dans le système nerveux de la vie de relation
trois centres d'action pour les mouvements volontaires ■
un, qui les détermine, un autre, qui les coordonne, et
le troisième, qui les effectue; mais il n'y aurait qu'un
seul centre pour les sensations, la perception et la mé-
moire, et ce serait celui où réside la volonté.
Si je ne me trompe, les expériences de M. Flourens
paraissent bien établir que la soustraction des lobes
cérébraux produit dans l'animal qui l'éprouve l'absence
de toute sensation spéciale, mais elles sont loin de prou-
ver qu elle entraîne après elle l'abolition du sentiment
gênerai.
Et d'abord, il est certaines classes d'animaux qui, en
perdant leur encéphale, ne paraissent pas pour cela
perdre sur-le-champ toute faculté de sentir et de se mou-
voir. A l'égard des animaux à sang chaud, Legallois a
cons tate que les jeunes cochons d'Inde qu'il décapitait
portaient fréquemment leurs pattes de devant sur la plaie
Pour la gratter, et soustraire, en quelque sorte, la partie
i
— 265 —
lésée à la douleur. M. Flourens, lui-même, n'a-t-il pas,
dans toutes ses expériences, constamment observé que si
l'animal qui est privé de ses lobes prend l'air assoupi et
n'a plus de volonté par lui-même ni de mouvement spon-
tané, cependant, quand on le frappe ou qu'on le pique,
il affecte les allures d'un animal qui se réveille; dans
quelque position qu'on le place, il reprend l'équilibre; si
on le couche sur le dos il se relève; il marche si on le pousse;
quand c'est une grenouille, elle saut* si on la touche;
quand c'est un oiseau, il vole si on le jette en l'air, il se débat
quand on le gêne ; quand c'est un lapin, il crie et s'agite
avec violence si on le pique fortement.
Sans doute, dit M. Cuvier, on aura peine à croire que
toutes ces actions s'opèrent sans être provoquées par
aucune sensation. Il est bien vrai qu'elles ne sont pas
raisonnées; l'animal s'échappe sans but, il n'a plus de
mémoire, et il va se choquer, à plusieurs reprises, contre
le même obstacle. Mais cela prouve tout au plus, et ce
sont les expressions mêmes de M. Flourens, qu'un tel
animal est dans un état de sommeil. Il agit donc comme
fait un homme qui dort. Mais nous sommes aussi bien
éloignés de croire qu'un homme qui dort, qui se remue
en dormant, qui sait prendre dans cet état une position
plus commode, soit absolument privé de sensations ; et
de ce que la perception n'en a pas été distincte et de ce
qu'il n'en a pas conservé la mémoire, ce n'est pas une
preuve qu'il ne les ait pas eues.
2° On doit se rappeler que l'on ne peut toucher à la
moelle allongée sans exciter des cris et des convulsions,
et que, quelque part qu'on irrite un nerf de l'épine ou la'
moelle épinière, l'animal éprouve de la douleur et y ré-
pond par des signes non équivoques toutes les fois que
I
Hffl
— 266 —
l'irritation peut parvenir librement à un certain pointde
la moelle allongée, tandis qu'il reste, au contraire, insen-
sible à toutes les piqûres ou aux blessures que l'on fait
aux lobes cérébraux et au cervelet. N'est-il pas inconce-
vable qu'un organe qui se trouve insensible, pour son
propre compte, quand on l'attaque directement, et quel-
que part qu'on l'attaque, soit précisément celui où toutes
les impressions que les autres lui renvoient se fassent
sentir et le seul qui conçoive pour eux la douleur et le
plaisir ? N'est-il pas plutôt dans l'ordre naturel des choses
de penser que le point du système nerveux cérébro-spinal
ou la sensation prend son origine doit être tel qu'on ne
puisse lui porter aucune atteinte directe sans réveiller
éminemment sa sensibilité, et qu'aucune impression ne
puisse lui venir d'ailleurs que l'animal n'en soit averti
3° Le cerveau, comme on sait, a le pouvoir de conser-
ver les traces des impressions qu'il a éprouvées et de les
rappeler, au besoin, en l'absence des objets qui les ont
fait naître. Or, si le centre des perceptions et des voli-
tions est également celui des sensations, celles-ci ne
devraient-elles pas s'y reproduire spontanément, de même
que leur perception ? Pourquoi ne jouiraient-elles pas du
même privilège ? Elles naissent dans le même organe
qu'elles et elles ont pour cause le même principe phy-
sique ; car, les unes sont l'effet direct des impressions et
les autres, celui de leurs résonnances. C'est le même
coup d'archet qui fait réagir et vibrer à la fois la corde
qu'il frappe.
4° Enfin, si les lobes cérébraux sont le foyer commun
de la sensation et de la perception, l'une et l'autre de-
vraient avoir le même rapport d'origine, c'est-à-dire se
faire sentir hors du cerveau et au point de départ des
— 267 —
impressions, ou se rapporter l'une et l'autre à ce centre
comme à leur foyer commun. Or, cependant il est de fait
que les sensations se rapportent hors de nous, et que
celles du tact et du goût ont leur siège à l'extrémité des
nerfs sensoriaux; tandis que leur perception réside
constamment dans les lobes cérébraux. N'est-il pas évi-
dent que si la loi de leur rapport est différente, c'est que
le point de leur origine l'est aussi.
Ces observations, qui ne sauraient être contestées,
nous prouvent que les conclusions que M. Flourens a
tirées de ses expériences sur l'origine des sensations sont
loin d'en être l'expression rigoureuse. Au lieu donc d'af-
firmer, comme l'auteur, que les lobes cérébraux sont
l'organe unique des sensations, et nous restreignant dans
les faits observés, nous nous bornerons à dire, avec
M. Cuvier,que ces lobes sont le réceptacle unique où les
sensations puissent être consommées et devenir per-
ceptibles pour l'animal. Que si nous voulons encore
ajoutera cette attribution, nous dirons qu'ils sont aussi
celui où toutes les sensations prennent une forme dis-
tincte spéciale et laissent des traces et des souvenirs
durables; qu'ils servent, en un mot, de siège à la mé-
moire, propriété au moyen de laquelle ils fournissent à
l'animal les matériaux de ses jugements.
Il reste donc établi que c'est dans la moelle allongée
que les sensations et les instincts s'effectuent, dans les
lobes cérébraux qu'ils se consomment et se transforment
en une perception distincte et durable. Ils s'effectuent
dans la moelle allongée, parce que c'est là que tous les
nerfs et toutes les parties médullaires destinées au senti-
ment prennent leur origine, là que toutes les impressions
reçues par eux trouvent leur terme et leur point de résis-
— 268 —
tance, et là qu'elles se transforment en sensation par suite
de ce choc réacteur auquel il paraît que la formation du
sentiment est attachée. Car dans les sensations tout est
dû à la réactibilité de l'organe nerveux; leur apparition
est le résultat de l'opposition du centre à un changement
d'état, et leur rapport hors de nous, celui du renvoi de
l'action impressive à son point de départ. L'on peut donc
dire que la sensation commence où finit l'impression.
Pour concevoir comment les sensations ne se con-
somment ou ne deviennent complètement sensations et
sensations spéciales que sous l'influence des lobes céré-
braux, il faut considérer que toutes les parties du sys-
tème nerveux exercent une influence réciproque l'une sur
l'autre, de manière que l'énergie de chacune d'elles est le
produit de son activité propre et de l'action des autres
sur elle, particulièrement de celles qui font les fonctions
de centre. En vertu de ce principe, lorsque la moelle
allongée, foyer présumé des sensations, vient à être privée
de l'influx des lobes cérébraux, son énergie se trouve
donc affaiblie, et son degré de tension ne suffit plus pour
recevoir complètement les impressions et réagir con-
venablement sur elles. Conséquemment, les sensations
qui en sont le produit doivent être obscures, confuses,
sans caractère distinctif et se résolvant toutes en une
espèce de tact ou de sentiment général parfois affectif,
suivant la nature de l'impression. Lorsqu'au contraire
le foyer sensitif est en communication avec les lobes,
alors non seulement il jouit de toute son énergie vitale ;
mais encore, à chaque impression qu'il éprouve, le cer-
veau, qui en reçoit le contre-coup, lui donne un nouveau
degré de tension en réagissant sur lui. Ce foyer, devenu
plus susceptible, accueille donc plus parfaitement les
— 26g —
impressions, et les sensations qui en sont la suite se
trouvent plus prononcées et prennent chacune la forme
spéciale qui leur convient.
Puisque l'animal qui a perdu ses lobes cérébraux sent
les impressions qu'il éprouve, on ne peut disconvenir
qu'il n'en ait une sorte de perception, une perception
vague, indéterminée et fugitive. Mais comment se fait-il
qu'avec ces lobes la perception devienne distincte et
durable ? Ne serait-ce pas que les hémisphères du cer-
veau exerceraient ici pour le foyer sensitif une fonction
analogue à celle de la voûte retentissante du violon ou
du piano pour les cordes sonores? On sait qu'une corde
de violon simplement tendue à un bâton courbe et que
l'on frotte avec un archet ne rend que des sons sourds,
informes et presque sans résonnance; que lorsque, au
contraire, elle est tendue sur un violon, cette même corde
donne des sons éclatants, purs et d'une longue réson-
nance. Ce notable changement tient à ce que toutes les
parois de lavoûtede l'instrument entrent alors en covibra-
tion avec la corde et qu'elles en amplifient les effets;
c'est-à-dire que les vibrations totales deviennent plus
intenses, que les vibrations partielles plus sensibles se
font entendre et que la corde est plus longtemps à
frémir.
Les lobes cérébraux auraient donc aussi la propriété de
covibrer avec le foyer sensitif dans les impressions qu'il
reçoit et de lui réfléchir ses mouvements vibratoires,
conséquemment d'amplifier les impressions et d'en pro-
longer l'action. (On sait comme j'entends cette vibratilité
du cerveau.) Il y aurait, toutefois, cette différence que,
dans les instruments de musique, l'effet réfléchi de la
voûte se confond avec l'effet direct de la corde, et qu'il
— 270 —
n'en résulte qu'un seul et même son; tandis que dans
1 organe cérébral où tout doit être senti, l'impression
directe et l'impression réfléchie ont chacune un résultat
moral distinct, sensation pour la première et perception
ou sentiment de la sensation pour la seconde. Celle-là ne
se réitère ordinairement que par la présence de son
objet; celle-ci, au contraire, se reproduit en l'absence de
la sensation. Enfin, l'une se rapporte aux organes des
sens, et l'autre aux lobes cérébraux.
Il est donc constant que parmi les trois centres qui
dans l'encéphale, concourent à la production des mou-
vements,,! y en a deux qui coopèrent à la formation de la
pensée : la moelle allongée, comme foyer des sensations
et les lobes cérébraux, comme organe de perception'
L analogie ne porterait-elle pas à penser que le troisième
centre doit avo ir aussi une fonction intellectuelle à rem-
plir: Puisque les autres exercent une double fonction,
l'une pour le mouvement et l'autre pour le sentiment'
pourquoi n'en serait-il pas de même pour ce dernier ? Et
si cela est, quelle est la part qu'il prend dans la formation
de la pensée ? Ce que je vais hasarder sur cette question
n'est qu'une simple conjecture; mais elle est fondée sur
une forte induction physiologique que voici :
M. Flourens a observé que l'ablation du cervelet con-
stitue l'animal qui l'éprouve dans un état d'ivresse, et
que celle des lobes cérébraux le plonge dans le sommeil
Il a de plus constaté que si l'on fait avaler à des oiseaux
une certaine dose de liqueur alcoolique ou d'opium, dans
le premier cas l'oiseau tombe dans une ivresse complète,
et la liqueur spiritueuse n'a paru avoir porté son action
que sur le cervelet; dans le second cas, il tombe dans un
grand assoupissement, et il n'y a eu que les lobes céré-
— 271 —
braux sur lesquels l'opium ait paru avoir agi. La priva-
tion du cervelet produit donc une ivresse parfaitement
identique à celle des boissons spiritueuses, puisque dans
l'une et dans l'autre c'est le même organe dont les fonc-
tions sont abolies ou suspendues. La première doit donc
produire aussi toutes les altérations que l'on éprouve
dans la seconde. Or, dans l'ivresse, ce ne sont pas seule-
ment les forces musculaires qui faiblissent et dont le jeu
se désordonné en perdant leur aplomb et leur harmonie ;
cet état est encore remarquable par le trouble de l'esprit
et le désordre des idées. Qui de nous en voyant un homme
ivre n'a pas été aussi étonné de sa déraison et de sa loqua-
cité insensée que de sa démarche chancelante et de la
perte fréquente de son équilibre. ^Je n'entends pas parler
ici de l'ivresse complète, où la perception, qui se trouve
alors gravement lésée, parait annoncer que la boisson
spiritueuse, surabondamment prise, finit par attaquer les
lobes cérébraux eux-mêmes et étendre sur eux son action
assoupissante.) Si cette observation est juste, comme je
le crois, nous sommes donc autorisés à regarder le cer-
velet comme le régulateur du mouvement des idées, en
même temps qu'il est le dispensateur des actions muscu-
laires.
Ainsi ce serait dans la moelle allongée que se produi-
raient les sensations, dans les lobes cérébraux que s'opé-
reraient les perceptions, celle de leurs rapports, et dans
eux qu'elles se reproduiraient comme siège de la mé-
moire; mais ce serait dans le cervelet que résiderait la
puissance qui ratifie et arrête les perceptions, celle qui
les associe et les coordonne conformément à leurs rap-
ports et celle qui détermine l'ordre de leur réapparition.
La faculté déjuger résiderait donc en lui, et telle serait
— 272 —
alors la subordination des trois centres entre eux sous le
rapport intellectuel que le foyer sensitif fournirait au
cerveau l'objet des perceptions et la cause déterminante
de son activité; que le cervelet recevrait du cerveau son
impulsion motrice et les matériaux de nos jugements: et
que le jugement, produit moral de son activité, détermi-
nerait la volonté dans le cerveau. Quant à la production
des mouvements, c'est du cerveau, comme nous l'avons
dit, que partirait la détermination qui les veut; du cer-
velet le principe qui les coordonne, et de la moelle allon-
gée, la puissance qui les exécute. On voit que pour l'in-
telligence tout commencerait par la moelle allongée et
finirait par le cervelet; tandis que pour le mouvement,
c est le cerveau qui commence et la moelle allongée qui
termine. n
Après avoir déterminé le siège de l'instinct comme
sentiment affectif, sa dépendance du foyer sensitif com-
mun et son intime correspondance avec le centre de per-
ception, ,1 nous reste à examiner comment, comme
puissance impulsive, il fait intervenir dans ses actes la
vie de relation et quel est le mode de cette intervention
Jusqu'ici j'avais pensé, avec la plupart des auteurs
que tous les mouvements volontaires ou involontaires de
la vie de relation étaient indistinctement dus à l'action
du cerveau sur la puissance musculaire, avec cette seule
différence que, pour les premiers, son activité est déter-
minée par la volonté, et que, pour les seconds, il agit
spontanément sans le concours et malgré les ordres de
la volonté. Mais une observation plus attentive des phé-
nomènes me force à renoncer à cette opinion. Voici les
faits :
J'observe d'abord qu'il ne se produit pas dans le centre
- 27 3-
épigastrique une seule impression affective, qui ne fasse
affluer vers le cerveau et dans le réseau vasculaire de la
face une quantité de sang plus ou moins grande, suivant
la nature de l'affection. Dans la colère, par exemple, les
forces musculaires s'exaltent par suite de cet abord
surabondant du sang à la tête, le visage se colore forte-
ment et les yeux s'enflamment. Dans la peur, au con-
traire, où le cœur pousse moins de sang vers la région
supérieure, les forces se débilitent, le visage pâlit, et les
yeux s'obscurcissent. Cette influence du sentiment sur le
cours du sang ne doit pas étonner. On sait que le sys-
tème vasculaire est tout entier dans le domaine du centre
de la vie de nutrition, et que ce centre est lui seul chargé
de la direction du sang qui en parcourt les canaux. Son
effet propre est, d'une part, de donner à la figure une
expression convenable au sentiment, et, de l'autre,
d'exciter l'activité du cerveau; mais, quoiqu'il l'excite, 1
il ne la détermine pas.
Quant à l'effet impulsif des sentiments instinctifs
sur les muscles de la vie de relation, comme ils sont
susceptibles de trois degrés de force différents, d'être
modérés, vifs ou extrêmes, ils peuvent exercer trois
sortes de pouvoir sur la force motrice qu'il importe
d'examiner séparément.
Lorsqu'ils sont modérés, l'affection qui en résulte n'a
aucun pouvoir direct sur la puissance musculaire. Seule-
ment, elle fait naître dans l'âme une détermination im-
pulsive ou un désir dont l'effet moral est de circonvenir
le jugement et de solliciter la volonté. Toutefois, cette
impulsion, quelque séductrice qu'elle soit, n'est jamais
suivie d'aucun mouvement de translation ou de préhen-
sion tant que la volonté n'en a pas librement pris la
Dees. Et, de l'Homme moral. 1 g
— 2 74 —
détermination. Rien ne se fait donc ici que par une
détermination spontanée de la volonté et le concours du
cerveau.
( Lorsque l'affection s'élève au degré de la passion, et
d'une passion vive, néanmoins insuffisante encore pour
agir directement sur les forces musculaires et en disposer
par elle-même, alors le désir devenu plus impérieux cor-
rompt le jugement, entraîne la volonté, et tout se meut au
gré de la passion ; mais toujours les mouvements pro-
duits sont l'effet des ordres arrachés à la volonté. Dans
cette circonstance, rien ne se fait donc encore que par
l'intermédiaire du cerveau et l'intervention de la volonté,
mais une intervention en quelque sorte forcée ou obtenue
par une violente obsession.
J'ai dit que dans les deux cas précédents le sentiment
n'avait aucun pouvoir direct sur les forces musculaires.
Cela n'est pas tout à fait exact, car il est de fait que dans
toutes les affections, même les plus légères, les muscles
locomoteurs en ressentent quelque influence en ce que
chacun d'eux acquiert alors à l'insu de la volonté une
disposition érectilc particulière dont l'ensemble produit
sur toute l'habitude du corps une attitude parfaitement
correspondante à la situation qui en est la source. Et si
le sentiment est vif, on observe, de plus, dans les muscles
une motilité impatiente, des inquiétudes ou fortes ten-
dances motrices et même quelques mouvements informes
qui échappent à la direction de la volonté. On ne peut se
dissimuler que tout cela ne soit de la part des muscles
l'effet d'une disposition prochaine à obéir au sentiment,
et l'annonce d'un certain pouvoir direct qu'il a sur eux.
Mais toujours est-il vrai que ce n'est, tout au plus, qu'un
commencement d'action, qui ne saurait se consommer
18.
— 275 —
sans l'intervention de l'activité cérébrale déterminée par
la volonté.
Je dis que le sentiment paraît avoir un certain pouvoir
direct sur les muscles, en ce sens que, au moyen de la cor-
respondance du centre épigastrique avec la moelle
allongée, foyer sensitif commun et principe impulsif de
toute contraction musculaire animale, le sentiment agit
directement sur cette moelle, et que toujours il la dispose,
souvent même il la détermine à exercer sur les muscles
son influence excitatrice, à l'insu de la volonté et sans
l'intervention cérébrale. Ce pouvoir n'est pas particulier
au sentiment : les sensations affectives y participent
comme lui. On sait ce que peut sur ce centre vital l'irri-
tation mécanique.
Les choses ne se passent plus comme ci-dessus lorsque
la passion est à son plus haut degré de force. Alors une
action musculaire impétueuse succède immédiatement à
l'impression, et c'est le sentiment qui seul le détermine,
en agissant directement sur le foyer vital. Fort du pou-
voir absolu qu'il exerce ainsi sur la puissance motrice,
il n'a pas besoin de faire intervenir le désir impulsif
pour intéresser ou entraîner la volonté et déterminer
ainsi l'influence du cerveau. Tout se fait, au contraire,
sans qu'elle y participe : ce qui le prouve, c'est que sou-
vent ces mouvements s'exécutent contre le gré de la
volonté, conséquemment malgré les efforts du cerveau
qui en est le siège et l'instrument. Ainsi, hors le cas où
elles sont excessives, les affections ne peuvent faire pro-
duire à l'appareil musculaire des actions locomotrices
que par l'intermédiaire du cerveau et en exerçant sur la
volonté un pouvoir d'instigation.
Tel est le pouvoir du sentiment sur les muscles destinés
— 276 —
au mouvement de translation et de préhension. Mais il
en est d'autres, étrangers à ces deux fonctions, qui
quoique soumis comme les précédents à l'empire de la vo-
lonté, sont dans une si grande dépendance du sentiment
que celui-ci ne saurait exister qu'à l'instant même ils ne
s empressent de suivre son impulsion, et cela sans la
participation et à l'insu même de la volonté. Ces muscles
sont ceux de la face, de la respiration et de l'organe vocal
Qui ne sait que, suivant la nature de l'affection que l'on
éprouve, le front se ride ou s'épanouit, les sourcils se
froncent ou se déploient, les yeux s'enflamment ou s'alan-
guissent, les narines se dilatent ou se resserrent, la
bouche se relève ou s'abaisse, la respiration s'accélère ou
se ralentit, et la voix devient douce, éclatante ou forte, et
grave ou sourde et traînante ?
Ces deux sortes de pouvoirs, l'une médiate et l'autre
pour ainsi dire directe, que le sentiment exerce sur les
forces musculaires, ne lui sont pas particulières, ai-je
dit: les sensations externes paraissent les partager avec
lui. En effet, il y a deux sortes de sensations externes les
représentatives et les affectives. Or, personne n'ignore
que les premières n'ont par elles-mêmes aucun pouvoir
d excitation sur l'appareil musculaire, et que toutes leurs
fonctions se bornent à instruire le centre de perception
et a laisser ensuite l'entendement juger ses perceptions,
et la volonté déterminer à son gré des mouvements. Mais
quant aux sensations affectives, il est d'expérience que,
lorsqu'elles sont excessives, telles que les douleurs que
font naître les lésions graves, elles déterminent des mou-
vements involontaires dont le concours produit souvent
des actions très compliquées, quoiqu'elles ne soient le
fruit ni de l'expérience, ni de l'imagination, mais par-
— 277 —
faitement assorties au besoin de la conservation de l'in-
dividu. Dans toute autre circonstance, les muscles
locomoteurs restent subordonnés à la volonté; mais alors
même les sensations affectives produisent sur ceux-ci les
mêmes dispositions motrices que le sentiment leur im-
prime, et, de même que lui, elles conservent toujours le
pouvoir d'exciter directement les muscles destinés à
faire paraître au dehors nos besoins et nos affections.
Voilà des phénomènes bien constants, et qui, de tout
temps, ont frappé les observateurs les moins attentifs.
Mais quelle en est la cause? Comment des organes qui
sont soumis à la volonté rentrent-ils dans la dépendance
des sensations fortement affectives et des passions, au
point de méconnaître son empire et de se soustraire à ses
ordres ? Pourquoi les muscles de la face, de la respiration
et de l'organe vocal sont-ils plus spécialement dans le
domaine du sentiment, de manière que leur premier
mouvementsoittoujours pour lui et surprenne la volonté?
Enfin, comment se fait-il que des affections qui ont leur
siège dans la vie intérieure s'approprient les phénomènes
de la vie de relation, qui sont le plus subordonnés à l'in-
fluence cérébrale ?
Bichat n'a pas cru pouvoir expliquer cette usurpation
de l'une des deux vies sur l'autre, autrement que par des
rapports sympathiques qui existeraient entre les diffé-
rentes parties du cerveau et les principaux viscères, ou
par des communications nerveuses directes des organes
viscéraux avec les muscles volontaires. Mais les sym-
pathies n'expliquent rien ; elles ne sont que des énoncés
de phénomènes inconnus. C'est dans la physiologie le
mot de ralliement de toutes les anomalies de la science.
Mais existe-t-il pour les affections des communications
— 2 7 8 —
nerveuses plus directes que celles par lesquelles les im-
pressions sensibles parviennent au cerveau? On le sup
poseraitgratuitement. Nous pouvons aujourd'hui donner
de ces phénomènes une explication beaucoup plus satis-
fa.sante, et ce sont les expériences de M. Flourens qui
vont nous la fournir. Cette explication, nous l'avons déjà
indiquée ; mais elle a besoin d'être développée
Après avoir déterminé les fonctions des diverses parties
de la masse cérébrale dans la production des mouve-
ments de translation, M. Flourens a voulu rechercher la
cause des mouvements dits involontaires, en commen-
çant par ceux de la respiration.
A cet effet, il a d'abord retranché successivement sur
de jeunes lapins les lobes cérébraux, le cervelet et les
tubercules quadrijumeaux : ces mutilations n'ont aucu-
nement altéré la respiration. Il a retranché ensuite par
couches successives la moelle allongée : dès la première
atteinte portée sur cet organe, la respiration a paru labo-
rieuse et troublée; aux moyennes tranches, les lapins
n ont respiré qu'avec des efforts incroyables, et la respi-
ration a cessé entièrement aux dernières coupes de cette
moelle.
Il a retranché de même sur d'autres lapins, successi-
vement, la moelle lombaire, la dorsale, la costale et
au-dessus de l'origine du nerf diaphragmatique; dans les
deux premiers cas, la respiration n'en a pas été troublée-
dans le troisième, le jeu des côtes s'est arrêté, et dans le
quatrième, celui du diaphragme. Il ne restait plus alors
des mouvements respiratoires que l'ouverture de la
glotte, le bâillement des narines et de la bouche ; mais il
a fait disparaître le premier en coupant la moelle épi-
niere à l'origine même de la huitième paire, et le second
^F*
— 2 79 —
en retranchant la moelle allongée d'avant en arrière, par
couches successives, jusqu'à ce qu'il eût atteint l'origine
des nerfs qui en sont la source.
M. Flourens conclut de ces premières expériences,
que les lobes cérébraux, le cervelet, les tubercules quadri-
jumeaux, la moelle lombaire, la portion inférieure de la
dorsale, n'interviennent point directement dans la respi-
ration ; que la moelle costale, cervicale, certains points
de l'allongée, y interviennent comme agents immédiats et
déterminés de certains mouvements respiratoires; que
chacun des quatre mouvements qui composent l'acte de
la respiration tient à une origine particulière de nerfs,
qu'il faut respecter si l'on veut conserver le mouvement
qui en dépend.
Ce premier point établi, comme le jeu de la respira-
tion s'opère spontanément, et que les divers mouvements
qui le constituent, concourent avec une intelligence admi-
rable à l'exécution de son mécanisme, quoi qu'ils soient
essentiellement distincts et indépendants entre eux, il
était important de savoir s'ils ont dans la moelle allongée
un premier mobile et un principe régulateur commun,
ou si chacun d'eux renferme en lui-même et son premier
mobile et son principe régulateur.
Pour cela, il a coupé la moelle épinière sur plusieurs
lapins : à l'un, au-dessus de l'origine de la première paire
intercostale; à un autre, au-dessus de l'origine des nerfs
diaphragmatiques, et à un troisième, à l'origine de la
huitième paire. Dans le premier cas, à l'instant même
tous les mouvements inspiratoires des côtes se sont
éteints; toutefois, la cage respiratoire reprenait ses mou-
vements, pour peu qu'on excitât la partie de la moelle
épinière d'où partent les nerfs des côtes. Dans le second
■
— 280 —
cas, les mouvements des côtes et du diaphragme ont dis-
paru et cependant les uns et les autres se ranimaient
aussitôt qu'on irritait le tronçon de moelle coupé D an
le troisième cas, les mouvements des côtes du dia-
phragme et de la glotte ont cessé en même temps ; néan-
H a coupé alors sur un quatrième lapin la moelle
allongée, quelques lignes au-dessus de l'origine de la
huitième paire, et tous les mouvements inspiratoires du
onc ont continué, ainsi que ceux de la tête. Seulement
il y a eu entre les uns et les autres un défaut d'harmonie
en raison de la division du siège d'où émane l'acte resp !
ratoire. F
Ainsi, dit M. Flourens, une section de la moelle épi-
mère au-dessus de la moelle costale arrête le jeu des
cotes ; au-dessus de l'origine des nerfs diaphragmatiques
e jeu des côtes et du diaphragme; à l'orlgin^ême de
la huitième paire, tous les mouvements inspiratoires du
tronc a la fois, et quelques lignes au-dessus de cette ori-
gme, elle „ en arrête aucun. Nul de ces mouvements ne
contient donc en lui-même le premier principe de son
action : i suffit de les isoler d'un point donné, p
qu aussitôt ils s'éteignent ; il suffit de les maintenir réunis
a ce point pour qu'ils se conservent : c'est donc évidem-
ment de ce point, et de ce point seul, qu'ils tirentleur
premier mobile... En le supprimant, on les supprime
tous, non pas qu'ils ne survivent encore en puissance,
puisqu on peut les provoquer par une excitation exté-
rieure; mais ils ont alors perdu leur simultanéité et leur
spontanéité.
La moelle allongée est donc la source d'où émanent
— 28l —
tous les mouvements vitaux delà respiration, et le centre
unique qui les détermine et les coordonne. Car les nerfs
qui concourent à les produire sont dans une dépendance
si spéciale de ce centre, que la volonté, malgré tout son
pouvoir sur eux, ne peut que suspendre momentanément
leur action, et jamais en arrêter le cours.
Mais la respiration n'est pas le seul mouvement qui
puise dans la moelle allongée le principe de sa spon-
tanéité. M. Flourens observe que tous les mouvements
dérivés de la respiration, tels que les bâillements, les
plaintes, les soupirs, les rires bruyants, les pleurs san-
glotants et les diverses inflexions de la voix, tous y
trouvent aussi leur premier mobile. Le nerf facial qui
préside aux mouvements involontaires de la face et le
glosso-pharyngien qui régit les mouvements involon-
taires de la déglutition y prennent également leur ori-
gine. Or, tous ces mouvements sont précisément ceux
qui sont à la disposition du sentiment, et que nos affec-
tions déterminent sans la participation de la volonté.
Puisque les muscles qui opèrent conjointement les divers
actes respiratoires et les mouvements spontanés de la
face sont immédiatement excités et régis par la moelle
allongée, et que ce sont les mêmes qui concourent à la
manifestation des impressions affectives de l'àme, il faut
en conclure que c'est la moelle allongée qui en est le
principe commun.
Si tel est le pouvoir de cette moelle sur les muscles
destinés à l'action respiratoire et à l'expression du senti-
ment, que la seule impression de l'air sur la membrane
muqueuse du nez lui suffise pour faire naître la première
et la plus légère affection pour déterminer la seconde ne
doit-on pas penser que c'est encore elle qui est la sou'rce
I
— 282 —
de tous les mouvements involontaires dont nous avons
précédemment fait remarquer l'existence ? Dans les mou-
vements volontaires, c'est toujours elle qui excite l'action
musculaire quoique ce ne soit point d'elle que parte l'ac-
tion déterminante et coordonatrice, mais bien du cerveau
et du cervelet, sans doute parce que le degré de tension
que lui font acquérir les impressions affectives normales
est insuffisant pour la faire réagir efficacement par elle-
même sur la masse musculaire. S'il en est autrement
lorsqu'elle est vivement excitée par un besoin impérieux
ou par une passion fougueuse, c'est que les sensations
affectives qui agissent alors sur ce foyer de la vie comme
force tendante, l'élèvent à un si haut degré de tension et
lui procurent ainsi un si grand pouvoir de réaction
qu'il se trouve en état, non seulement de surmonter lui
seul toute l'inertie de la puissance musculaire, mais
encore de disposer de cette force d'une manière absolue
et souvent malgré les efforts contraires que la volonté lui
oppose par le cerveau.
Pour nous convaincre que la moelle allongée a sur la
puissance musculaire le pouvoir que nous lui attribuons
dans les circonstances indiquées, et cela indépendamment
de l'influence cérébrale et sans le concours de la volonté,
il suffit d'observer que dans les mouvements qui ne
s'exécutent que par les ordres de la volonté et pour les-
quels cette volonté refuse son ministère, l'influence du
foyer vital sur les forces musculaires est toujours mani-
festé par un accroissement de motilité qu'il fait naître
dans les muscles, par les tendances motrices qu'il leur
imprime et les mouvements informes qu'il leur arrache.
Cette influence est particulièrement remarquable dans
les personnes délicates, dont le système musculaire est
— 283 —
sous la domination des nerfs, et qui se trouvent pour cela
très irritables. Observons encore que, lorsqu'on irrite la
moelle allongée d'un animal qu'on a privé de ses lobes
cérébraux et de son cervelet, à chaque irritation qu'il
éprouve, il s'agite, il se débat, il crie ; toute la mécanique
animale entre en action pour exécuter des mouvements
de conservation, et si l'irritation est de nature à offenser
gravement cette moelle, il en résulte des convulsions gé-
nérales et la mort. On obtient les mêmes effets de plaintes
et de résistance en irritant aussi une partie quelconque
de la moelle épinière; pourvu, néanmoins, que la com-
munication de celle-ci avec la moelle allongée ne soit
pas interceptée. Dans le cas contraire, les muscles qui
prennent leurs nerfs dans cette portion de moelle entrent
seuls en contraction, et l'animal reste impassible et im-
mobile. Or, si l'irritation mécanique est capable de pro-
duire ces effets sur le foyer de la vie, je ne vois pas
pourquoi les impressions affectives n'auraient pas sur lui
un pareil pouvoir.
Il y a donc en nous deux ordres de mouvements coor-
donnés et bien distincts par leur nature et leur origine;
les uns sont des mouvements de conservation, et les
autres des mouvements de relation. Les premiers ont
pour but de repousser tout ce qui porte atteinte aux
condmons de l'existence, et par les seconds nous
nous mettons en rapport avec les objets extérieurs, nous
nous coordonnons avec eux et nous nous disposons, d'une
manière convenable, à leur mode d'activité. Les uns sont
instinctifs :,ls ont pour cause déterminante une sensation
fortement affective; les autres sont volontaires, et cette
volonté est elle-même déterminée par un jugement ou par
1 impulsion morale du désir. Ceux-là s'exécutent, sans le
— 284 —
savoir, d'une manière irrésistible et uniformément dans
tous les individus de la même espèce ; ceux-ci s'apprennen
ou se copient, Us sont le fruit de l'expérience et de l'imi-
tation. Enfin, les uns et les autres ont leur cause produc-
tive dans la moelle allongée, mais les premiers trouvent
de plus dans elle et leur premier mobile et leur principe
régulateur; tandis que pour les seconds, c'est dans les
lobes cérébraux que réside la cause qui les détermine, et
dans le cervelet le principe qui les coordonne
En résumant ce long chapitre, dans ce qui concerne le
siège de 1 instinct, on voit :
i° Que le centre de la vie de nutrition est le lieu où se
forment toutes les impressions instinctives et celui où se
rapportent les sentiments qui en sont l'expression morale
Mais c est dans la moelle allongée que les impressions
doivent se transmettre pour être senties. Cette moelle est
donc le point commun où naissent les sensations et les
instincts.
20 Les actions impressives produisent deux effets dans
les o rgan e S qui les éprouvent : l'un sur leur sensibilité
et 1 autre sur leur activité. Sous le second rapport, elles
peuvent être violemment affectives ou simplement plus
ou moins excitantes.
Lorsque le premier cas a lieu dans l'organe de l'instinct,
1 état d irritation extrême dans lequel il se trouve se fait
sentir immédiatement dans la moelle allongée, en raison
de son intime correspondance avec lui, et il y détermine
une reaction instantanée qui donne naissance à des mou-
vements involontaires conformes au besoin présent
Lorsque l'impression n'est que plus ou moins exci-
tante, 1 organe de l'instinct entre alors spontanément en
activité, et son premier effet est d'agir d'abord sur lui-
— 285 —
même, c'est-à-dire qu'il s'émeut, il s'affecte, et puis il se
détermine à réagir. Mais cette détermination qui a deux
rapports : l'un à lui, et l'autre hors de lui, donne lieu
dans l'âme à deux mouvements, par l'un desquels elle
s'attache à l'objet de l'impression, et par l'autre elle
aspire à sa possession. Or, c'est par le second mouve-
ment, connu sous le nomderf&xr, et qui, par lui-même
est incapable de faire produire à la moelle allongée des
mouvements involontaires, c'est par lui que l'organe de
1 instinct agit sur la volonté, et par elle sur le cerveau et
que souvent il obtient par son intervention ce qu'il 'ne
peut immédiatement.
Les sensations externes, et qui sont fortement affec-
tives, exercent également sur la moelle allongée un pou-
voir moteur direct. Celles qui sont légèrement affectives
n ont sur elle qu'un pouvoir médiat en amorçant la vo-
lonté. Celles qui ne le sont pas n'en ont aucun,' pas même
sur la volonté, auprès de laquelle elles laissent tout à
faire au jugement.
La moelle allongée n'est donc pas seulement le foyer
un.que des sensations et des instincts: elle est encore le
principe moteur commun et le point de départ des mou-
vements instinctifs et des mouvements volontaires Pour
terminer, nous dirons donc avec M. Flourens : Il existe
dans le système nerveux un point placé entre les parties
du sentiment et celles du mouvement, à peu près comme
le collet des végétaux l'est entre la tige et la racine .-point
auque doivent arriver les impressions pour être senties,
duquel doivent partir les ordres de la volonté pour être
exécutes, et, j'ajouterai, d'où proviennent tous les mou-
vements instinctifs; point auquel il suffit que les parties
soient attachées pour vivre; dont il suffit qu'elles soient
H
— 286 —
détachées pour mourir; point qui, conséquemment, con-
stitue le foyer central, le lien commun, et, comme M. De-
lamarck 1 a « heureusement dit du collet dans les végé-
taux, le nœud vital de ce système.
— 287
CHAPITRE III.
Division de l'instinct.
«3
'ai fait connaître ce que c'est que l'instinct, et
quel est son siège; il s'agit à présent de l'exa-
miner sous ses différents aspects et d'en étudier
les diverses fonctions.
L'instinct peut être considéré dans sa nature ou dans
sa génération. Sous le premier rapport, il se divise en
deux espèces : instinct physique et instinct moral.
L'instinct physique est celui qui se rapporte à notre
corps, et qui veille aux besoins de son organisation; il
mérite d'autant plus cette qualification qu'il est entière-
ment le produit des actions propres des organes sur le
système nerveux de la vie intérieure ou le résultat des
impressions qui lui viennent des objets extérieurs par le
cerveau.
L'instinct moral est ainsi nommé, non seulement parce
qu'il se rapporte au sujet sentant, le moi, mais encore
parce qu'il est le produit d'impressions réfléchies qui se
forment spontanément dans le sein de l'organe cérébral
sur les impressions directes, par suite de son activité
propre, et que le centre de la vie intérieure reçoit de lui
directement.
Dans l'instinct physique, le système nerveux est en
quelque sorte passif: il ne fait que répondre aux impres-
sions qu'il reçoit. Dans l'instinct moral, au contraire, il
est tout actif, impressions et réactions: tout vient de lui ;
mais il doit en partie à l'activité morale de se faire im-
— 288 —
pression à lui-même ; ce qui a lieu lorsque, par le moyen
du langage, l'âme peut disposer de ses idées. Ainsi, l'in-
stinct physique dépend directement des actions propres
des viscères ou de celles des objets extérieurs sur le sys-
tème nerveux, et l'instinct moral, des actions propres de
ce système sur lui-même.
Considérés dans l'ordre de leur génération, l'instinct
physique et l'instinct moral se subdivisent chacun en
instincts primitifs ou fondamentaux et en instincts secon-
daires ou sympathiques. Les instincts primitifs sont ceux
qui, étant les premiers à naître, ne doivent leur existence
qu'aux mouvements propres de la vie, et servent de fon-
dement aux autres. J'appelle secondaires ou sympa-
thiques ceux que développent en nous les impressions
externes en vertu de leurs rapports avec celles de la
vie.
Les instincts primitifs physiques sont les premiers à
paraître, parce qu'ils sont le résultat des premiers mou-
vements de l'organisation. Toutefois, ils ne se mani-
festent que successivement et à certains intervalles les
uns des autres, parce que les organes dont ils dépendent
ont des époques différentes de développement : il en est
qui restent longtemps dans l'engourdissement, tandis
qu'il en est d'autres qui entrent en fonctions aussitôt
après la naissance.
Les instincts moraux primitifs ne commencent à
poindre qu'avec l'intelligence, et ils ne se développent
que proportionnellement à ses progrès. Ce n'est, en effet,
que tout autant que l'homme peut se replier sur lui-
même pour contempler sa nature, son mode d'existence,
et à mesure qu'il discerne ses diverses facultés que son
instinct personnel se prononce, et successivement se
- 289 -
divise en autant d'instincts qu'il se forme d'idées parti-
culières de sa personne. Car l'instinct personnel, qui est
fondé sur le sentiment du moi, les renferme tous implici-
tement; ils y existent en puissance, et la réflexion, en
opérant sur ce sentiment, ne fait que les développer, en
les rendant plus explicites.
Au premier aperçu, on serait tenté de croire que les
instincts secondaires n'ont rien de commun avec les
instincts primitifs, lorsque l'on considère qu'ils dépen-
dent des impressions externes transmises au cerveau par
les cinq sens, et que ces mouvements sont étrangers à
l'action vitale. Mais on ne tardera pas à se convaincre du
contraire, si l'on fait attention que toutes les impressions
externes n'ont pas le pouvoir d'exciter en nous des sen-
timents affectifs ; qu'il en est d'indifférentes, que celles-là
seules ont le privilège de nous émouvoir et de nous inté-
resser à leur objet, qui se trouvent avoir avec les mouve-
ments propres de la vie un rapport de conformité ou d'op-
posmon en vertu duquel elles font vibrer, chacune à sa
façon, les cordes de nos instincts primitifs.
On aurait tort de penser, avec quelques auteurs, que
ce son l'expérience qui, aidée de la réflexion et fortifiée
par l'habitude, aurait ainsi lié nos goûts et nos affections
à tout ce qui, au dehors, peut les satisfaire. Cette liaison
se trouve formée dans les animaux avant qu'ils aient pu
s'instruire par l'expérience ou se guider par l'exemple.
Dans l'homme, elle devance la raison et précède l'habi-
tude. Pressé par le besoin, l'animal naissant cherche
avant que de connaître; il discerne sans hésiter, parmi
les objets qu'il rencontre, ce qui peut lui être utile, et il
s'y fixe avant que de l'avoir éprouvé. Ne sait-on pas que
dans l'enfance de l'espèce humaine les deux sexes restent
Desa. Et. de l'Homme moral. i q
— 2go —
indifférents en présence l'un de l'autre, parce que l'in-
stinct reproducteur n'existe pas encore? et que, dès que
cet instinct cesse par la mutilation dans un animal
adulte, celui-ci tombe dans la même indifférence à l'égard
de l'objet qu'il convoitait le plus auparavant. Convenons
donc que c'est une liaison qui se forme naturellement en
nous par le jeu même de l'organisation.
Puisque les instincts secondaires sont subordonnés
aux instincts primitifs et dans leur dépendance, il me
semble que, pour ne pas multiplier les divisions, il est
convenable de ne pas les traiter séparément, mais de les
réunir à ces derniers, et chacun d'eux à celui avec lequel
il est en rapport.
N'ayant donc principalement égard qu'aux instincts
primitifs, je m'occuperai d'abord des instincts physiques,
puis des instincts moraux, et j'étudierai les uns et les
autres dans l'ordre suivant de leur génération.
A peine sommes-nous en possession de la vie qu'un
sentiment intérieur nous porte impérieusement à la dé-
fendre. Ce sentiment est l'instinct de conservation.
Immédiatement après viennent les tendances de l'ap-
pareil organique chargé du soutien de la vie, lesquelles
donnent lieu à l'instinct de nutrition. Celui de locomotion
ne se fait sentir que plus tard, attendu que le système
musculaire, dont il dépend, n'inspire le désir de se mou-
voir que lorsqu'il est assez fort pour le satisfaire.
Longtemps après les tendances relatives à la conser-
vation et au développement physique de l'individu,
commencent à paraître celles qui différencient morale-
ment les sexes, ou qui intéressent la conservation de
l'espèce ; l'époque de leur explosion est celle de la puberté.
Personne n'ignore que les organes reproducteurs, qui se
19.
2QI
développent alors, répandent sur toute l'organisation une
surabondance de vie qui fait naître dans l'âme toutes les
affections généreuses et désintéressées, le besoin d'atta-
chement en tout genre et celui de produire ou créer de
toutes manières. Aussi est-ce à cette époque que chaque
sexe revêt physiquement le caractère qui lui est propre,
et que nous nous trouvons dominés par trois autres
instincts, instinct social, instinct de la pitié et instinct
de reproduction.
C'est encore à la puberté que la nature profite de son
exubérance, non seulement pour compléter le développe-
ment de chaque individu, mais encore pour embellir son
être et lui prodiguer tous les attraits que comporte son
organisation. Voyez les plantes et les arbres : quel est le
moment où ils revêtent leur plus belle parure ? N'est-ce
pas celui où ils se disposent à la reproduction? Quelle
magnificence dans le lit nuptial! De quel éclat ne l'envi-
ronnent-ils pas! Voyez dans toutes les classes des ani-
maux s. ce n'est pas alors que les individus acquièrent
plus ou moins toute la beauté des formes et toute la viva-
cité des couleurs départies à leur espèce. N'est-ce pas
encore alors que la jeune fille et le jeune garçon brillent
et frappent par l'accord parfait des parties, l'élégance des
formes, l'heureux contour des traits, le charme du colo-
ns, le gracieux des mouvements et l'expression du
regard? Mais si telle est la tendance de la nature dans
tous les êtres organisés, tendance si manifeste à cette
époque, mais qui sans doute existe sourdement avant
elle, elle ne peut en imprimer la disposition à nos organes
sans faire naître en nous le goût du beau et nous rendre
sensibles à ses impressions.
Indépendamment de tous ces instincts communs à
— 292 —
tous les individus de l'espèce humaine, il en est encore
de particuliers à la femme, et d'autres qui sont propres à
la constitution de chaque individu.
Les instincts féminins ont leur origine dans les ten-
dances propres de l'organe générateur. On ne saurait en
douter, si l'on en juge par la nature des goûts qui, dès
1 enfance se décèlent dans la femme, et par le degré de
force qu'ils acquièrent à l'époque de la puberté. Ils
peuvent se réduire à deux principaux. Par l'un, la femme
tend à attirer l'homme à elle, à se l'attacher et s'y unir •
c'est l'instinct co»>^/. Par l'autre, elle se passionne et
se dévoue pour le produit de cette union : c'est l'instinct
de la maternité.
Les instincts qui dépendent des différences constitu-
ées de l'organisation sont de deux sortes : les uns sont
le produit des dispositions particulières des organes de
la vie de relation, et les autres, celui des tendances spé-
ciales de la vie intérieure. Les premiers nous décèlent
nos aptitudes : c'est l'instinct industriel; les seconds dé-
voilent le naturel : c'est l'instinct du tempérament
Dans l'état social, deux causes déterminent dans
I homme l'exercice de ses facultés, les besoins de la nature
et les exigences de la société. Celui qui est dû à la première
cause est régulier, constamment subordonné à la durée
de nos besoins, et il n'entraîne jamais après lui le dégoût.
II n'en est pas {de môme pour le second. Celui-ci, au
contraire, peut pécher par excès et par défaut, et tous les
organes, quelle que soit leur fonction, peuvent éprouver
l'un et l'autre écart. Or, lorsque le premier cas a lieu, il
s'eleve en nous un sentiment de lassitude et de satiété
qui nous donne de l'aversion pour ce genre de travail,
qui nous blesse par sa durée ou son uniformité. Dans le
— 2q3 —
second cas, il se développe dans nous un sentiment de
langueur qui nous fait regretter l'absence de notre occu-
pation habituelle. Ces sentiments sont l'instinct de Y ennui.
Voilà à peu près, je pense, tous les instincts physiques.
Passons aux instincts moraux.
L'homme réfléchit tout ce qu'il sent, et c'est dans cette
réflexion qu'il puise de nouvelles perceptions qui donnent
lieu à un ordre particulier d'instincts; il réfléchit ses
sensations et il prend connaissance de ce qui en est
l'objet ; il se réfléchit lui-même et il découvre ses facultés ;
il réfléchit la nature entière et il voit les dépendances des
choses.
Pour connaître, il ne suffit pas de sentir, il faut encore
sentir que l'on sent. L'animal sent, mais il ne sait pas
qu'il sent. Avoir la connaissance d'un objet, c'est en
avoir une perception distincte, se rendre témoignage de
sa réalité, en conserver la forme, en un mot, le concevoir.
L'homme commence donc à connaître aussitôt qu'il peut
réfléchir; mais les premières choses sur lesquelles se
dirige son discernement sont les objets sensibles. Or, il
n'a pas plus tôt pris connaissance de l'un de ces objets,
qu'aussitôt un sentimentflatteur le félicite de cette acqui-
sition et amène après lui deux déterminations affectives
par l'une desquelles l'enfant se complaît dans la posses-
sion de cette connaissance, et par l'autre il désire en
agrandir le domaine. Ce sentiment est l' instinct du savoir
ou la curiosité.
A mesure que le pouvoir de réfléchir augmente, et que
la mémoire se développe peu à peu, l'homme, se repliant
sur lui-même, discerne son moi, et l'idée qu'il s'en forme
est d'autant plus nette qu'il a plus éprouvé de sensations
et fait plus de retours sur lui. Un peu plus tard, il voit
'
— 294 —
l'identité et la permanence de ce moi au milieu des sen-
sations variables et successives qu'il éprouve, et il se fait
une ldee de 1 existence. Il remarque que parmi les chan-
gements d état qu'il est sujet à subir, il en est qui le
rendent heureux, et d'autres qui le font souffrir, et il se
forme une idée de bonheur. Or, la pr emi ère idée fait
naître en lux un sentiment réfléchi qui détermine dans
1 ame deux mouvements, dont l'un l'intéresse vivement
a sa personne, c'est l'amour de soi, et l'autre le porte à
étendre son moi et accroître son être, c'est le désir de
la grandeur; ce sentiment est l'instinct personnel La se-
conde donne naissance à un sentiment qui, en lui faisant
goûter 1 existence, l'attache à la vie et lui inspire le désir
de vivre toujours: c'est l'instinct àe pérennité. La troi-
sième est suivie dans l'âme d'une forte impulsion qui
détermine en elle une pente irrésistible vers le plaisir
et le désir d'accroître ses jouissances et de jouir sans
cesse : c'est l'instinct du bonheur.
En continuant à se sonder, l'homme ne découvre pas
seulement en lui un être sensible et susceptible de plaisir •
bientôt il s'aperçoit qu'il a des organes moteurs et le pou-
voir de les faire agir; qu'il a des idées et du pouvoir sur
elles, que par le premier pouvoir il peut exercer sur lui
et hors de lui toutes sortes d'actions physiques, et que
par le second il les détermine et les dirige; en un mot
quil est une puissance intelligente et active. Or cette
idée de puissance n'a pas plutôt lui dans son esprit que
le sentiment qui s'en empare l'intéresse fortement à son
objet et lui inspire le désir du pouvoir.
En examinant plus attentivement ce pouvoir qu'il a
sur sa pensée et sur ses organes moteurs, il voit, de plus
que personne ne le partage avec lui, que lui seul corn-
— 295 —
mande en maître absolu, que ses ordres sont seuls res-
pectés, que toute volonté étrangère à la sienne est mé-
connue et sans effet, et il reconnaît que son pouvoir est
indépendant. Or, cette idée donne lieu à un nouveau
sentiment qui le passionne pour son indépendance et le
porte ardemment à exercer exclusivement ce pouvoir.
C'est l'instinct de liberté.
Dans les fréquents retours qu'il fait sur son moi, il
observe qu'il est répandu dans toutes les parties de son
corps; il le sent dans ses organes, dans ses facultés, dans
ses actions, il en est inséparable. Quelque part qu'on le
touche, le moi y répond comme à une chose qui le con-
cerne, et il se trouve intéressé dans tout ce qui peut
intéresser ses organes. Il y a plus : personne n'y dit
moi que lui; seul il préside partout et dispose de tout
en souverain. N'est-il pas autorisé à s'approprier ce que
personne ne réclame, et que lui seul revendique ? Or,
dès qu'il a pu se dire : tout est à moi, ces organes, ces
facultés et le produit de ces facultés, il s'élève en lui un
sentiment de possession qui le rend jaloux de ce qui lui
appartient et lui donne le désir d'en disposer à son gré
et comme d'une chose à lui. Ce sentiment est l'instinct de
propriété.
Après avoir reconnu séparément chacune des proprié-
tés dont sa nature est susceptible, l'homme vient bientôt
à réfléchir que c'est le même moi qui est dans lui tout à
la fois un être sensible, intelligent et actif, ayant un pou-
voir indépendant et maître absolu de sa personne. Or,
cette idée collective fait naître en lui un sentiment d'excel-
lence de son être, qui lui donne de l'amour-propre, une
noble fierté et le désir de conserver la dignité de sa na-
ture. C'est l'instinct de l'honneur.
2C)6
Détourne-t-il son regard de sa personne pour le porter
sur son semblable, i, y voit un être sen J J^*
comme lux, comme lui aspirant au bonheur, ayant" e
même f hés jouissant ^ mêmes ' / -
Cette lde e fan naître en lui un sentiment d'estime qui lui
aspire de la bienveillance pour son semblable etlepo t
a lu, être utile à l'occasion. C'est l'instinct VhumaS
Mais tous es besoins qu'il éprouve, toutes les ten-
dances morales qui se développent dans lui par L
réflexion, et cette autorité sur sa personne que le senti
ment lui confère, et qu'il reconnaît dans les autres comme
dans lui-même, ne sont pas toujours respectés par"
hommes. Souvent, au contraire, leurs actions leur son
™es ; etils entravent les. uns et envahissent Z
autres. Or, lorsque cela a lieu, il s'élève en lui un senti
ment réprobateur qui le soulève contre l'action hostile-
dans le cas contraire, l'action est accueillie avec faveur'
Dans 1 une et l'autre circonstance, c'est toujours le cri de
celui de ses instincts que l'action offense ou favorise qui
se fait entendre. Ce sentiment protecteur de ses droits
et de ceux de l'humanité est l'instinct du Juste et 2
t injuste. J
Indépendamment des actions que ses semblables peu-
vent exercer entre eux ou sur lui, lui-même peut agir sur
sa personne ou sur les autres, et ses actions peuvent être
contraires ou conformes à ses instincts. Dans le premier
cas, 1 mstinct qui doit en être offensé n'attend pas l'exé-
cution pour réclamer : il suffit que l'homme en ait conçu
k dessein pour que l'instinct s'en irrite. Dans le second
cas, il applaudit au projet et il en sollicite l'exécution Ce
sentiment qui lui prescrit ses devoirs et censure "ses
actes personnels est la conscience, espèce d'instinct pra-
— 2C)7 —
tique qui est la sauvegarde de l'intégrité de notre nature
contre sa propre faiblesse.
Si l'homme en continuant à s'observer contemple en
même temps la marche de la nature, bientôt il s'aperçoit
que le procédé de la vie s'opère en en lui et sans lui, qu'il
ne dépend pas de lui de ne pas souffrir, que.son existence
est précaire, que la vie ne lui est accordée que pour un
temps, et qu'il n'est pas en son pouvoir de vivre toujours;
il voit que tout ce qui est animé est assujetti aux mêmes
conditions; il voit, de plus, que tout est également dans
la dépendance d'une force invisible, et régi dans des vues
d'ordre et par des lois invariables ; et il se fait l'idée d'une
puissance intelligente, à laquelle il attribue éminemment
tout ce qu'il sent en lui d'excellent ou de bien. Or, cette
idée suscite en lui un sentiment de vénération pour sa
réalité, qui le porte à l'honorer, et pour lui un sentiment
de dépendance, qui lui inspire une soumission entière à
son pouvoir. Cet ordre de sentiments est l'instinct
religieux.
^ Telle est, ce me semble, l'origine de nos instincts et
l'ordre de leur génération. Il me reste à présent à les
décrire chacun en particulier, pour en mieux faire ressor-
tir la nature et ^caractère. Mais, après avoir rempli cette
tâche, je croirais n'avoir donné de l'instinct qu'une idée
fort incomplète si je ne parlais pas de sa dépravation et
des causes de cette dépravation : aussi est-ce par là que
je terminerai cette étude.
- 2 9 8 -
CHAPITRE IV.
De l'instinct de conservation.
et instinct est le premier et le dernier résultat
de l'organisation ; il commence avec la vie et
ne finit qu'à la mort. Si l'enfant trépigne dans
le sein de sa mère quelques mois avant sa naissance,
c'est que déjà il éprouve des sentiments obscurs de bien-
être ou de malaise qui déterminent des mouvements
vagues auxquels la volonté ne peut avoir aucune part,
puisqu'il ne peut y avoir encore chez lui ni perception
distincte, ni jugement; je pourrais même dire sur les-
quels le cerveau, proprement dit, ne peut encore exercer
aucune influence, parce qu'il reste dans l'inertie et comme
dans un état de sommeil tant que les impressions externes
n'en ont pas bandé les ressorts et développé l'activité. Si
l'homme, prêt à céder aux atteintes mortelles d'une ma-
ladie aiguë, et lorsqu'il a déjà perdu toute connaissance
et tout sentiment, paraît encore s'agiter vivement et se
livrer jusqu'au dernier instant à des mouvements des
mains et des lèvres, sans suite et sans but, c'est que l'in-
stinct à l'insu du malade lutte toujours, quoique infruc-
tueusement, contre les angoisses extrêmes de la mort, et
ne cesse de se débattre qu'avec le dernier souffle de la
vie.
L'instinct conservateur préside à toutes les fonctions
immédiatement nécessaires à la vie et au mode d'existence
de chaque individu. C'est lui qui les détermine et les fait
exécuter sans l'intervention de la volonté; celle-ci peut
— 2Q9 —
les suspendre momentanément, mais elle ne saurait les
arrêter. Tels sont l'acte respiratoire, les déjections viscé-
rales, les attitudes automatiques propres à chaque espèce
animale, et certains cris, certains mouvements muscu-
laires qui tiennent à un état de détresse.
Cet instinct est de tous les instants. Le jour, il veille
continuellement à l'intégrité de la vie en nous avertis-
sant de l'écart de ses fonctions par le malaise qui en est
inséparable, et en nous donnant une forte tendance pour
le repos et une répugnance insurmontable pour le travail.
S'agit-il de franchir un précipice ou de surmonter un
obstacle, s'il y a quelque danger à courir pour l'existence
dans le cas où l'on ne réussirait pas, l'instinct est là, qui,
à la seule vue du danger, nous fait sentir que nos forces
sont insuffisantes pour l'entreprise, et il nous en détourne
par une crainte salutaire. Nous arrive-t-il de perdre notre
équilibre en marchant, quels efforts ne nous fait-il pas
faire involontairement pour le rétablir! Je dis involon-
tairement, car il résulte des observations de M. Flourens,
que tous les animaux ont une tendance invincible à
prendre une position fixe et équilibrée; que quand on les
détourne d'une pareille position ils n'ont plus de repos
qu'ils ne l'aient reprise, et ils la reprennent toujours lors
même qu'on leur a enlevé les lobes cérébraux organes de
la volonté.
La vigilance de l'instinct n'est pas même en défaut
pendant la nuit: car il arrive fréquemment que dans le
sommeil, lorsqu'on se trouve dans une situation gênante,
on change de position et on exécute différents mouve-
ments sans qu'aucun rêve fasse sortir pour cela le cerveau
de son assoupissement et provoque son activité.
Un besoin se fait-il sentir, l'instinct conservateur nous
■
— 3oo —
laisse d'abord céder librement à ses vives sollicitations-
mais, s'il n'estpas écouté, il nous le commande impérieu-
sement et nous force à le satisfaire. Sommes-nous dans
un état de santé prospère, il nous en rend témoignage par
un sentiment continu de bien-être qui nous porte à la
joie et nous excite a une activité folâtre. Si nous tombons
dans l'étatmorbide, mais que la maladie, quoique grave
ne soit pas de nature à détruire la puissance vitale l'in-
stinct nous rassure et nous dispose à supporter avec cou-
rage les atteintes du mal. Il fait plus : par des tendances
irréfléchies, il nous suggère même des moyens curatifs
que souvent la médecine rationnelle désavoue, mais que'
le plus souvent l'expérience justifie. Lorsque la gravité
de la maladie est telle que la puissance vitale doive suc-
comber, ,1 nous prévient de l'insuffisance de nos moyens
par une sombre inquiétude, qui fait naître en nous un
funeste pressentiment de notre destruction et nous jette
dans le découragement. Ce pressentiment, quand il est
bien prononcé, est le pronostic le plus certain de l'issue
fatale de la maladie.
L'instinct de conservation n'est pas seulement la sau-
vegarde de la vie contre son propre usage, il veille encore
a la sûreté extérieure de chaque individu en le prému-
nissant contre les attaques de tous les êtres animés qui
peuvent attenter à son existence.
J'observe d'abord que la plupart des animaux qui
vivent de carnage ont été pourvus par la nature de cer-
tains cris qui nous inspirent de la terreur et nous font
redouter leur présence. Ces cris paraissent produire le
même effet sur les classes animales, dont les individus
sont sujets à en devenir la proie. Ceux dont l'appétit
sanguinaire ne se décèle pas par des cris épouvantables
— 3or —
se trahissentordinairement par des formes, des allures et
des regards qui nous jettent dans un égal effroi, ainsi
que les animaux qui sont l'objet spécial de leurs pour-
suites. Enfin, il n'est pas jusqu'aux émanations des vic-
times immolées qui, venant à frapper l'odorat des ani-
maux de leur espèce, ne leur fasse pressentir le voisinage
d'une cause destructive. C'est ainsi que les rugissements
du lion jettent dans la consternation tous les animaux
domestiques qui les entendent; que le seul aspect des
serpents fait indistinctement horreur à l'homme et à
tous les animaux; que la vue de l'épervier planant dans
les airs saisit d'effroi tous nos oiseaux de basse-cour,
quoique ce soit pour la première fois qu' ils l'aperçoivent ;
que l'hirondelle sonne partout l'alarme aussitôt que le
hibou sort de sa masure et apparaît dans les airs; que le
bœuf que l'on mène à la boucherie frémit d'horreur à
l'approche de ce lieu de mort, et que les chiens s'ameu-
tent à la présence de l'équarrisseur et le suivent en
l'aboyant sans oser l'attaquer.
Malgré cet avertissement salutaire qui les tient en
garde contre leurs ennemis, les animaux se trouvent-ils
exposés à devenir l'objet de leurs attaques, aussitôt
l'instinct, ayant égard aux moyens dont chaque espèce
animale peut disposer pour échapper au danger, pousse
vivement les uns à fuir, d'autres à se cacher et quelques
autres à se mettre en défense. Or, c'est à cette secourable
impulsion que les cerfs, les chevreuils, les gazelles, etc.,
doivent de chercher leur salut dans la fuite, le ver de
rentrer en terre, l'huître de fermer ses écailles, et le hé-
risson de s'envelopperde ses épines; tandis que le chien,
le chat, le taureau, et généralement les animaux qui ont
des armes offensives, se préparent au combat et se
I
3û2
disposent à repousser l'attaque, si toutefois leur courage
n'est pas déconcerté par le sentiment de la force trop
imposante de l'ennemi.
Mais si l'animal, malgré ses tentatives, soit pour fuir
ou se mettre à couvert, soit pour repousser l'attaque, ne
peut échapper à l'ennemi, et qu'il tombe en son pouvoir
alors à peine la dent ou la griffe cruelle s'est fait sentir'
qu'à l'instant même la fureur s'empare de la victime, son
courage s'exalte, ses forces se déploient avec une énergie
extrême; il fait en tous sens des efforts extraordinaires
pour se soustraire à la fin inévitable qui l'attend, et il ne
cesse de se débattre que lorsque ses forces sont épui-
sées. Cette résistance est commune à tous les animaux à
qui on arrache la vie. Dans cette circonstance, il n'est
pas jusqu'au ver de terre qui ne s'agite et ne se replie
vivement sous les coups qui doivent le faire périr. Il
n'est pas rare, néanmoins, de voir des animaux, après
avoir cherché à fuir leur ennemi et en être atteints, tom-
ber dans l'abattement et la consternation par un senti-
ment trop vif de leur faiblesse, et se laisser déchirer sans
résistance.
L'instinct conservateur a pour principe physique une
impression produite dans le centre de la vie intérieure
par l'action vitale de tous les organes ou par celle des
objets extérieurs sur nos sens. On voit, par ce qui a été
dit précédemment, qu'il a deux rapports : l'un à la sensi-
bilité, et l'autre à l'activité. Sous le premier, il nous pré-
vient de ce qui se passe dans notre intérieur par des sen-
timents de bien-être ou de malaise, d'inquiétude ou de
confiance, et il nous prémunit contre les attaques du
dehors par des sentiments de crainte ou de sécurité, de
calme ou d'irritation. Sous le second rapport, il agit
— 3o3 —
comme puissance impulsive, et, comme tel, il préside à
tous nos mouvements de conservation volontaires ou in-
volontaires, en ce qu'il fait naître les uns en y disposant
le cerveau et les recommandant plus ou moins impérieu-
sement à la volonté ; et que pour les autres, c'est lui qui
les détermine directement par une action immédiate sur
le foyer vital et sans le concours de la volonté.
— 3o4 —
CHAPITRE V.
De l'instinct de nutrition.
I ant que l'enfant est dans le sein de sa mère,
l'instinct de nutrition ne se fait pas sentir : il
existe alors pour lui une voie alimentaire par-
t.cuhère qui dispense l'organe digesteur de toute fonction
et lui permet de rester dans l'inertie. Mais dès qu'il a vu
le jour, et aussitôt qu'il se trouve détaché de ce sol nour-
ncier ou il était implanté, on le voit s'inquiéter, pleurer
s agiter, et c'est principalement le besoin de nourriture'
qui en est la cause. Si on lui touche la bouche, les lèvres
s ouvrent avec empressement et semblent venir au-devant
de l'objet. On observe la même chose dans les animaux-
chez les mammifères, les petits ne sont pas encore en-
tièrement hors du ventre de la mère qu'ils font entendre
des cris plaintifs et cherchent avec inquiétude en flairant
et portant leur tète çà et là. Les petits des oiseaux ne
sont pas plutôt éclos qu'ils tendent leur cou, ouvrent leur
bec et attendent avec impatience qu'une manne salutaire
vienne apaiser leur besoin.
L'enfant et les petits des mammifères viennent-ils à
rencontrer le mamelon qui doit les nourrir, avec quelle
avidité ,1s le saisissent! avec quelle adresse ils exécutent
du premier coup tous les mouvements de la succion et
de la déglutition ! Ne dirait-on pas qu'ils leur sont fami-
liers et depuis longtemps appris? On remarque la même
adresse dans les petits oiseaux, soit pour recevoir la bec-
quée et la conduire dans leur estomac, soit pour reculer
— 3o5 —
leur derrière hors du nid, dans la déjection de leurs
excréments.
L'instinct de nutrition n'est, en naissant, qu'une
simple tendance organique, une impulsion vague sans
discernement et sans but déterminé. Dans ces premiers
instants, le jeune animal prendrait indistinctement tout
ce qu'on lui offrirait à manger. Mais cet état d'ignorance
ne dure pas longtemps: car si on le ravit à sa mère pour
l'élever isolément avant qu'il ait pu en recevoir aucune
instruction, à peine est-il assez développé pour pouvoir
se suffire à lui-même que l'instinct devenu plus expli-
cite lui fait, préalablement à toute expérience et malgré
même l'éducation qu'il a reçue, discerner à la première
vue et choisir de préférence et sans hésiter la proie ou
l'aliment qui convient le mieux à son organisation. C'est
ainsi que les cailleteaux et les perdreaux que l'on a pris
au sortir de la coque vont, laissés à eux-mêmes, cher-
chant et becquetant par choix les grains propres à leur
espèce ; que les canetons vont barboter dans l'eau aussi-
tôt qu'elle s'offre à leur vue; que les jeunes animaux
destinés à vivre de proie, reconnaissent leur victime à
sa première apparition et s'enflamment à son aspect ; que
le jeune furet, par exemple, qui jusque-là n'avait été
témoin d'aucun spectacle de carnage, éprouve une fureur
sanguinaire à la vue d'un lapin, qu'il le poursuit avec
acharnement et se jette sur lui comme sur une proie qui
lui est dévolue.
Cet instinct ne se borne pas à faire connaître aux ani-
maux carnassiers les espèces animales qui doivent leur
servir de pâture ; il leur fournit encore les moyens de les
saisir, et ces moyens se trouvent toujours appropriés à
leur conformation.
Dess. Et. de l'Homme moral. 90
.
— 3o6 —
En effet, ceux qui sont forts et vigoureux, tels que le
lion, l'aigle, etc., il les excite à fondre impétueusement
sur leur proie sans égard au danger. Quelquefois, cepen-
dant, on les voit sur le point de l'atteindre, déposer tout
à coup leur ardeur et cesser leurs poursuites ; mais c'est
qu'alors la vue d'un danger imminent réveille plus forte-
ment l'instinct de conservation, et que celui-ci parle plus
impérieusement que l'appétit. Ceux qui ont en partage
la souplesse et l'agilité, tels que le renard et le chat, il les
engage à se mettre en embuscade, à se tapir, à guetter
leur proie et épier le moment où ils pourront la sur-
prendre. Ceux qui ne possèdent ni assez de forces mus-
culaires pour la poursuivre, ni assez de ruses pour la
surprendre, mais qui ont dans leur organisation des res-
sources industrielles pour l'arrêter dans sa course et la
faire tomber en leur pouvoir, il leur apprend à lui dresser
des rets ou à lui tendre des pièges : les araignées et le
fourmi-lion sont dans ce cas. Enfin, dans ceux dont l'or-
ganisation ne se prête à aucun de ces procédés, tandis
que la proie qui leur est destinée est pourvue de moyens
suffisants pour leur échapper, l'instinct l'attire à eux par
une espèce d'enchantement, et la force de se dévouer
elle-même à leur voracité : on sait que c'est ainsi que les
petits oiseaux, les écureuils et les chèvres même de-
viennent la pâture des serpents. Aussitôt qu'ils aper-
çoivent leur proie, ils la regardent avec des yeux enflam-
més et une gueule béante : malheur à elle sï ses regards
se dirigent sur ceux du monstre, car alors elle sent avec
effroi qu'une impulsion irrésistible la force de se livrer
à lui. L'instinct de conservation s'en inquiète d'abord
vivement, et l'animal convoité fait tous ses efforts pour
s'en éloigner : efforts inutiles, une puissance supérieure
20.
— 3oj —
l'en approche de plus en plus. Bientôt le découragement
succède au désir de fuir ; le découragement amène la ré-
signation ;et l'animal, cédant à la force qui l'entraîne se
précipite lui-même dans la gueule de son ennemi, et de-
vient volontairement sa victime.
Ce fait, quelque constaté qu'il soit, paraît bien in-
croyable. J'observerai, cependant, que si, au premier cri
de détresse que l'un de nos semblables fait entendre ou
à la seule vue des souffrances qu'il éprouve, la nalure
produit dans notre âme un sentiment qui nous transporte
hors de nous, au mépris de notre instinct personnel et
nous pousse même jusqu'au dévouement de notre exis-
tence pour le salut d'autrui, je ne vois pas pourquoi elle
n inspirerait pas ce même dévouement à l'animal qui
est destiné à être la pâture de celui à qui elle n'a pas
donne le moyen de se pourvoir autrement.
L'instinct de nutrition a pour principe physique les
tendances propres de l'appareil digesteur. Son action est
périodique, parce que les fonctions des organes dont il
dépend sont intermittentes. Lorsque cet appareil com-
mence à entrer en activité, il n'en résulte d'abord dans le
centre epigastnque qu'un sentiment d'aptitude'à digérer
qui nous donne du goût pour l'action de manger, et nous
inspire de l'appétence pour les aliments. A mesure que
1 activité de l'appareil se développe, ces deux affections
augmentent d'intensité et se font plus vivement sentir
Mais si, malgré cet avertissement prolongé, la tendance
n est pas satisfaite, alors l'appareil digesteur s'irrite et il
se produit dans son sein une sensation pénible, connue
sous le nom de besoin, qui fait naître dans le centre une
inquiétude d'autant plus vive que le besoin devient plus
pressant, et l'appétit s'élève alors au ton de la voracité Le
— 3o8 —
besoin devient-il extrême au point de mettre en péril
1 existence, aussitôt l'instinct de conservation, qui s'en
alarme, fait succéder dans l'âme la fureur à l'inquiétude-
l'appétit dégénère en férocité, et, dans ces circonstances'
1 on voit souvent l'homme civilisé, en proie aux horreurs
de la faim, se livrer, sans frémir, aux actes de barbarie
les plus épouvantables.
Dans l'état morbide, presque toujours l'instinct de nu-
trition se tait et nous laisse dans l'indifférence, sans goût
et sans appétence pour les aliments. Souvent il nous donne
des dégoûts et de la répugnance pour eux, et quelquefois
même il se déprave, au point de nous inspirer des envies
désordonnées, et de nous faire rechercher comme bonnes
à manger des substances qui ne sont rien moins qu'ali-
mentaires. Mais je reviendrai ailleurs sur ce dernier
point.
3oq
CHAPITRE VI.
Instinct de locomotion.
'action vitale a deux fonctions à remplir dans
le nouvel être qu'elle anime : l'entretien de la
vie et le développement des organes; et c'est
par l'instinct de nutrition qu'elle opère l'une et l'autre.
Mais la vie de relation et la vie végétative y concourent
inégalement.
Dans les premiers temps de l'enfance, c'est d'abord la
vie végétative qui seule fait naître et réveille périodique-
ment l'instinct de nutrition. Elle vient d'acquérir pour
cela des ressources qu'elle n'avait pas dans le sein de la
mère : l'impression de l'air sur l'organe cutané stimule
sympathiquement le tube digesteur et provoque directe-
ment son activité, et, de plus, une nouvelle voie est ou-
verte à la circulation, où le sang, pour ainsi dire en
contact avec l'air, s'imprègne plus abondamment de
principes vivifiants. Pendant cette période, la vie de rela-
tion, au contraire, se trouve plongée dans un sommeil
presque continuel. Si elle sort momentanément de cette
léthargie, c'est l'instinct de nutrition qui la réveille et la
force à produire les actes nécessaires à la satisfaction du
besoin. Encore ces actes se bornent-ils à quelques cris
inarticulés et à quelques mouvements de la bouche et de
l'œsophage pour la préhension et la déglutition des ali-
ments : car l'enfant ne peut encore faire aucun usage de
ses pieds ni de ses mains, en raison de la faiblesse géné-
rale du système locomoteur.
— 3io —
Tant que cet état de faiblesse dure, la vie de relation
reste donc dans l'engourdissement et dans la dépendance
de la y le de nutrition, et elle ne reconnaît pour elle
d autre cause impulsive intérieure que celle de l'instinct
de nutrition. Mais il n'en est plus ainsi, une fois que
cette époque de l'enfance est passée. Alors l'appareil
musculaire, ayant acquis plus de développement et une
activité propre, éprouve des tendances motrices qui, ré-
fléchis dans les centres, tiennent en éveil plus ou moins
de temps le système nerveux de la vie de relation, et le
déterminent à faire produire aux muscles des mouve-
ments qu, les initient dans leurs fonctions. Ce sont ces
tendances qui constituent l'instinct de locomotion. Lors-
qu elles ne sont pas satisfaites, il en résulte dans les
membres un état d'irritation qui donne lieu à une espèce
de besoin connu sous le nom d'inquiétude, et qui se rap-
porte aux organes affectés. Ces tendances sont manifestes
dans enfant quelques mois après sa naissance. On le
voit alors, en effet, et lorsqu'il n'est pas encore capable
de se tenir debout, passer ses courtes veilles à frétiller
des pieds et des mains dans son lit et à folâtrer et jaser
autant qu'il est en lui. Mais le moment où elles éclatent
avec le plus de force est celui où il peut marcher et cou-
rir à son gré. A partir de cette époque et jusqu'à l'âge de
treize à quatorze ans, quelle étonnante activité ne dé-
veloppe-t-il pas ! Avec quelle ardeur il court après tout
ce qui peut lui procurer de l'agitation et du mouve-
ment ! Il ne vit que pour le jeu, il ne respire que l'amu-
sement; quelle infatigable mobilité! les jours ne sont
pas assez longs pour suffire au désir qu'il a de se mou-
voir et de s'ébattre. Il n'est pas moins immodéré dans
1 exercice de l'organe vocal, car il obsède par son impor-
- Sxi -
tun babil, et il ne cède au plaisir de parler que pour
chanter ou crier, rire ou pleurer.
Or, quel peut être le but de cette insatiable avidité de
mouvements de toute espèce dans l'enfance? Serait-ce
seulement de hâter le développement de la puissance
musculaire ? Non, mais principalement encore de procu-
rer à tous les organes un accroissement plus rapide en
donnant à la vie de nutrition un nouvel essor. On en
sera convaincu, si l'on considère qu'un exercice aussi
violent que celui de l'appareil musculaire pendant tout
le cours de l'enfance ne peut se faire sans donner à la cir-
culation des fluides plus de force progressive, aux mou-
vements respiratoires plus d'accélération, au sang artériel
plus de vertu impressive, aux organes assimilateurs plus
de pouvoir de composition et de décomposition. Un pa-
reil surcroît d'énergie dans la vie intérieure ne doit-il pas
rendre l'instinct de nutrition plus exigeant et plus impé-
rieux? D'ailleurs, l'expérience vient ici à l'appui du
raisonnement. Ne sait-on pas que cette période de la vie,
si l'on en excepte l'époque de la puberté, est celle où l'on
est le plus dominé par le besoin de manger, et le plus
enclin à la gourmandise.
Concluons donc que, quoique l'instinct de locomotion
paraisse n'avoir pour terme que la satisfaction des ten-
dances propres du système musculaire, son but réel,
néanmoins, est le développement physique de l'être, et
que c'est par lui que la vie de relation exerce une influence
très active sur l'instinct de nutrition, tandis qu'elle lui
est subordonnée dans tous les actes qu'il commande.
I
3l2
CHAPITRE VII.
De l'instinct distinctif des sexes.
1 est certain que longtemps avant l'époque de
la puberté, la petite fille et le petit garçon, in-
dependammentde l'organe qui caractérise chez
ux les deux sexes, laissent apercevoir dans l'ensemble de
leur organisation ainsi que dans leurs dispositions mo-
ndes, quelques dl fférences qui décèlent d'avance leur
future destination. Déjà les os sont plus minces, plus
spongieux dans la première que dans le second ; les fibre
charnues plus lâches et plus ténues, les mouvemen
moins brusques, les attitudes plus composées, le langage
P ua précoce, les goûts moins grossiers et plus délicats,
et les volontés moins prononcées. Mais ces différences
sont peu sensibles • elles ne frappent que l'œil observa-
teur, et il n en est pas moins vrai, qu'à cet âge, et surtout
dans la première enfance, les deux sexes «rapproche*
et sembla se confondre par des apparences extérieures
d organisation a peu près semblables et par des goûts et
des appétits analogues. 8
En effet, l eur structure osseuse ne paraît pas différer
sensiblement l'une de l'autre ; les os du bassin et du tho-
rax ont a peu de choses près, la même courbure et la
même direction les fibres charnues la même mollesse et
la même flexibilité, et le tissu cellulaire la même prédo-
mmence. On observe la même conformité dans leurs
dispositions morales, car si on en excepte certaines ten-
dances spéciales que les petites filles manifestent de bonne
— 3i3 —
heure pour les chiffons et les poupées, on trouve dans
l'un et l'autre sexe une même appétence pour les aliments
et les bonbons, une égale ardeur pour les jeux et les
amusements de cet âge, et des impressions vives et
promptes, mais fugitives et légères ; l'un et l'autre sont
envieux, jaloux d'une possession exclusive; leurs désirs
sont impatients, capricieux, et leurs volontés domina-
trices.
Tel est l'état de confusion qui régne dans les deux sexes
pendant tout le cours de l'enfance et jusqu'à la puberté.
Mais à cette époque, l'un et l'autre éprouvent un déve-
loppement considérable, qui, en les faisant parvenir
promptement à leur grandeur respective, opère dans
leurs formes extérieures et dans leur organisation interne
des changements très notables, qui leur donnent à chacun
un caractère propre et distinctif.
Alors on voit chez la petite fille, peu à peu et propor-
tionnellement aux progrès de son développement, les os
du bassin s'élargir et s'incliner par devant; ce qui donne
à l'abdomen plus de capacité, aux fémurs un plus grand
éloignement l'un de l'autre, au centre de gravité un plus
grand espace d'oscillation, et conséquemment à la marche
plus de moelleux et de souplesse, mais aussi moins de
rectitude et d'aplomb. Les côtes deviennent plus arquées
et moins longues, les clavicules plus courbées, et jetant
en arrière les omoplates ; ce qui rend la poitrine plus
proéminente, le dos moins courbe et les épaules par
devant mieux effacées. Il n'en est pas ainsi pour la struc-
ture osseuse du petit garçon : la nature chez lui ne fait
qu'accroître la dimension des parties sans en changer les
rapports.
Dans la jeune fille, les fibres musculaires deviennent
— 3i4 —
plus irritables sans cesser d'être délicates, molles et
flexibles; la puissance nerveuse acquiert une grande
susceptibilité et une excessive mobilité; le tissu cellulaire
sous-cutané et intermusculaire se gonfle et donne à toutes
les parties du corps des formes arrondies ; la peau prend
de a finesse et de l'éclat, la voix, quoique toujours aiguë,
de a douceur et un nouvel accent, et les traits du visage
de la reserve et de la pudeur. Dans le jeune homme, au
contraire, les muscles apparaissent de jour en jour plus
gros, plus denses, plus fermes et plus fortement contrac-
tiles, quoique moins promptement irritables; de plus en
plus la puissance nerveuse se montre susceptible d'im-
pressions plus profondes et d'une moins grande mobilité ■
le tissu cellulaire se déprime, se condense et laisse aper-
cevoir les formes angulaires des muscles, la peau devient
rude et hirsute, la voix grave et forte, les traits du visage
maies et virils, la démarche fière et le regard assuré.
Or le premier mode d'organisation a pour résultat
moral : i° de faire naître dans la jeune fille un sentiment
habituel de faiblesse qui lui inspire des goûts casaniers
et une tendance spéciale pour les occupations séden-
taires ; 2° de produire en elle une sensibilité vive in-
quiète et prompte à s'alarmer, qui concourt avec le
sentiment de sa faiblesse à l'entretenir dans un état con-
tinuel d'appréhension et de timidité ; 3° de donner lieu à
une intelligence pleine de pénétration et de sagacité
mais minutieuse et circonscrite, qui, ne pouvant saisir
les masses ou embrasser un ensemble, se confine dans les
détails et se complaît dans les soins domestiques ; 4 ° ajou-
tons à cela que, en vertu de ce défaut de forces physiques
et morales, elle se montre singulièrement pusillanime
dans les entreprises, et que, lorsqu'elle rencontre un
— 3r5 —
obstacle qu'il lui faut surmonter, elle oppose toujours à
la force la ruse et l'artifice.
Le second mode d'organisation fait naître, au con-
traire, dans le jeune garçon : i° un sentiment de force et
de vigueur qui lui donne une irrésistible impulsion pour
tous les exercices virils du corps, tels que la course, la
chasse, la lutte et les voyages de longs cours; 2 une
sensibilité forte qu'aucun péril n'étonne, et qui, réunie
au sentiment de force qui le domine, concourt à lui
inspirer de la hardiesse, du courage, de la présomption
et même de la témérité ; 3° une intelligence plus ou moins
étendue, qui, ne s'attachant qu'à l'ensemble des choses,
est naturellement portée à former des projets, à combiner
les moyens, et se trouve ainsi toute disposée à pourvoir un
jour aux besoins d'un ménage et à en surveiller les inté-
rêts au dehors ; 4° au moyen de la force et des ressources
intellectuelles dont ils se sent pourvu, il devient, en outre,
actif, entreprenant; tout lui paraît possible ou facile; et
si, dans l'exécution, il rencontre un obstacle qu'il nepuisse
écarter, il l'attaque de front, et il oppose la force à la
force.
Ce n'est donc qu'à l'époque de la puberté que les
formes et le caractère des deux sexes se prononcent défi-
nitivement, et que l'un et l'autre acquièrent des aptitudes
et des penchants distincts et assortis aux fonctions qu'ils
sont appelés à remplir. L'un est plein d'avenir, l'autre
tout entier dans le présent. Alors on s'aperçoit que
l'homme est fait pour raisonner, et la femme pour sentir ;
alors seulement l'un commence à paraître fort, coura-
geux, entreprenant, et l'autre faible, timide et rusée.
Quelle peut être, à présent, la cause d'un pareil change-
ment, tant dans le physique que dans le moral ? Il paraît
— 3i6 —
incontestablement dû à un surcroît d'excitation par le
sang dans tous les organes, excitation qui a deux effets •
l'un d'élever partout le ton des forces dans les deux sexes
et l'autre de provoquer l'accroissement terminal des or-
ganes. Avec cette différence, toutefois, que, comme la
nature, en procédante ce développement, suit pour cha-
cun le premier plan d'organisation tracé par elle, les
fibres de la jeune fille conservent leur degré de souplesse
et de ténuité, tandis que celles du jeune garçon acquièrent
plus de grosseur, plus de densité, conséquemment plus
de forces organiques. Or, il résulte de cet état de choses
que, dans la première, les forces vitales doivent s'exalter
dans un plus grand rapport qu'elles ne se fortifient, et se
fortifier dans le second plus qu'elles ne s'exaltent. Cette
circonstance ne suffit-elle pas pour donner naissance aux
deux sortes de sensibilité qui caractérisent les deux sexes,
et pour expliquer pourquoi l'un se trouve sous l'em-
pire des nerfs, et l'autre sous la domination des forces
musculaires ?
Mais d'où peut venir au sang ce nouveau pouvoir
d'excitation ? si ce n'est de ce suc éminemment vital et
producteur qu'un organe spécial sécrète à cette époque
dans les deux sexes et verse par l'absorption dans les ca-
naux circulatoires. Ce qui le prouve, c'est que les eunu-
ques se trouvent dépourvus des forces et des goûts con-
stitutifs de leur sexe, par cela seul qu'on leur a ravi la
faculté virile. Chez eux les chairs sont molles et flasques,
le tissu cellulaire sous-cutané abondant, la peau fine, les
traits délicats, le menton imberbe, et la voix aiguë et en-
fantine. Ils sont timides, irrésolus, inconstants, sans
force, sans vigueur et sans énergie morale. En un mot,
tout en eux converge vers la femme. On observe un chan-
li
-3i 7 -
gement analogue chez les femmes qui, par un vice de
conformation, n'ont jamais pu parvenir à la nubilité. Ce
sont des êtres mixtes qui semblent avoir abjuré leur
sexe pour se rapprocher de celui de l'homme. D'ailleurs,
ne sait-on pas que les animaux qu'on veut dompter, de-
viennent, par la mutilation, moins forts, moins vigou-
reux, mais plus craintifs, plus doux et plus dociles.
3i8 —
CHAPITRE VIII.
Instinct du beau.
a puberté n'est pas seulement l'époque où les
deux sexes, en acquérant la plénitude de leur
développement, se prononcent et se caracté-
risent définitivement par des aptitudes et des penchants
qui leur assignent leurs fonctions respectives; elle est
encore celle où la nature se plaît à les douer de tous leurs
attraits respectifs et les rend plus spécialement sensibles
à la beauté.
Veut-on s'en convaincre? Il suffit d'observer que ce
n'est qu'alors que dans les deux sexes les parties du corps
se proportionnent et se mettent plus exactement en har-
monie, que les formes se dessinent plus correctement,
que tous les traits se régularisent, que les mouvements
deviennent plus aisés, plus gracieux; que le teint prend
plus d'éclat et de fraîcheur, le visage plus de vie et de mo-
bilité, et le regard plus d'expression. C'est alors aussi
que le jeune homme, pour la première fois, paraît soi-
gneux de sa personne et flatté d'en faire ressortir les
avantages par sa tenue. Mais si le goût du beau se décèle
ainsi dans le jeune homme, avec quelle force ne se dé-
veloppe-t-il pas à cette époque dans la jeune fille ! Comme
tout ce qui a quelque agrément la frappe et la ravit!
Quelle finesse de tact pour démêler en elle tout ce que la
nature lui a réparti de beautés et ce quelle a refusé à ses
compagnes! Avec quelle avidité elle recherche les orne-
ments et la parure! Et quel goût pour les faire servir à
— 3 19 —
donner plus d'éclat à ses charmes! Ne dirait-on pas
qu'elle en a fait une longue étude ?
Doit-on s'étonner de voir ainsi la nature étaler à cet
âge un si grand luxe d'organisation et donner naissance
à des goûts délicats? Elle se trouve alors pourvue d'une
quantité de principes de vie superflus au développement
des organes, et qui se trouveraient sans emploi si elle ne
les dirigeait vers la perfection et l'embellissement de
l'être; et c'est à cette tendance générale qu'elle imprime
dans tous les organes, que les deux sexes doivent le sen-
timent et le goût du beau qu'ils éprouvent si fortement
alors.
J'ai dit que la puberté est l'époque où la nature tra-
vaille plus spécialement à embellir son ouvrage et à lui
donner une vive impulsion vers le beau, parce qu'on ne
peut disconvenir que ces tendances se font apercevoir
dans les deux sexes bien avant dans l'enfance, surtout
dans la petite fille. Ordinairement elle se conserve jolie
en grandissant, cela a lieu plus rarement chez le petit
garçon. A jpeine discerne-t-elle ce qui l'environne, que
déjà on s'aperçoit que le beau lui plaît et la préoccupe,
que tous les ajustements de la toilette fixent son atten-
tion et lui font envie. Chez le petit garçon, la présence
d'un bel objet attire bien un moment ses regards, mais
elle ne les fixe pas ; les jeux et la gourmandise le domi-
nent et l'occupent exclusivement. Il faut donc reconnaître
que la nature, dans la formation des êtres, a deux buts
plus ou moins prochains, auxquels elle tend constamment
dans tout le cours de leur évolution : l'un pour l'indi-
vidu, c'est le développement complet des organes ; l'autre
pour l'espèce, c'est la beauté des formes dévolues aux
deux sexes et propres à les attirer l'un vers l'autre. Avec
k ***••■
— 320 —
cette différence, néanmoins, que dans l'enfance elle
marche plus ouvertement vers le premier que vers le
second, tandis qu'elle montre une égale activité pour l'un
et l'autre dans l'adolescence.
Il est digne de remarque que l'instinct du beau est
bien plus précoce dans la petite fille que dans le petit
garçon ; plus vif, plus sûr et plus fin dans la femme que
dans l'homme; plus dominant et plus développé dans
l'homme pourvu d'une organisation délicate et à peu près
semblable à celle de la femme, que dans celui dont le
tempérament est athlétique; plus grossier, plus obtus
dans l'homme sauvage que dans celui qui jouit des bien-
faits de la civilisation. La raison en est, ce me semble,
que tous ceux chez qui cet instinct domine appartiennent
à une constitution qui est plus ou moins sous la puis-
sance nerveuse, soit que la nature l'ait |donnée ou que
l'éducation l'ait fait acquérir, et que les autres, au con-
traire, se trouvent par les mêmes causes plus ou moins
sous le domaine des forces musculaires.
Mais, dira-t-on, s'il est vrai que la nature ait une forte
tendance à donner à ses productions toute la per-
fection et tous les agréments qu'elles comportent, il
faut avouer que le plus souvent elle manque son but, car
dans l'espèce humaine rien n'est plus rare qu'une femme
belle de touts points, et encore plus un homme. Combien
d'individus qui naissent avec des difformités qui ne font
que croître avec l'âge ! Combien encore dont les traits se
déforment à la puberté ou perdent de leur régularité loin
de s'embellir? A en juger par ses résultats les plus ordi-
naires, ne serait-on pas autorisé à croire que la beauté
est plutôt l'effet du hasard que celui d'un dessein formel
de la nature ?
321
Je conviens que beaucoup d'individus naissent avec
des difformités ou en acquièrent dans leur développement ;
mais cela ne prouve pas que la nature agisse au hasard,'
sans dessein, et ne cherche pas à donner aux individu!
toute la beauté relative à leur espèce. Seulement on peut
dire qu'une foule de causes perturbatrices l'écartent sou-
vent dans sa marche du plan qu'elle s'est tracé et lui font
faire de fréquentes aberrations. Parce qu'elle produit des
monstres en tout genre, s'ensuit-il qu'elle travaille aveu-
glément? Et malgré ces écarts individuels ne voit-on pas
dans l'ensemble de ses opérations qu'elle a des formes
arrêtées pour chaque espèce animale, et qu'elle les repro-
duit constamment dans chacune d'elles? Veut-on, d'ail-
leurs, se convaincre de la réalité de cette tendance? Ob-
servons que la nature donne à l'homme dépourvu de
belles formes, comme à celui qui les possède toutes
une égale impulsion vers le beau ; et considérons avec
quel soin à l'époque ;'de la puberté elle dissimule autant
qu'il est en elle l'irrégularité des traits qu'elle n'a pu em-
pêcher, par le coloris et la fraîcheur du teint, et par un
reflet général de jeunesse et de vie.
_ Comment, dira-t-on encore, se persuader que le sen-
timent du beau est une inspiration de nature lorsqu'il
règne sur ce point un si grand dissentiment parmi les
hommes? A-t-on jamais vu un cercle de femmes passant
en revue les personnes de leur sexe qu'elles connaissent
convenir, d'un commun accord, de la beauté de l'une
d'elles ? Que de modes divers d'ajustement et de parure !
avec quelle rapidité ils se succèdent et entraînent nos
suffrages, particulièrement celui des femmes ! Ce qui
était beau la veille est réputé laid le lendemain. Quelle
divergence parmi les peuples dans l'idée qu'ils se forment
Dess. Et. de l'Homme moral.
— 322 —
de la beauté ! Le noir estime sa couleur préférable à celle
du blanc et réciproquement. Ici, au lieu des formes ré-
gulières et proportionnées, on veut un visage aplati, le
nez écrasé, les membres gros et raccourcis et les pieds
enfantins. Là, en dépit du goût européen, les femmes
sont flattées d'avoir de longues oreilles, une croupe re-
levée et des mamelles pendantes. En voyant cette diversité
d'opinions dans l'espèce humaine, et cette variabilité de
modes parmi nous, comment ne pas croire que le goût
du beau n'est qu'un sentiment factice, enfant du caprice
et de l'imagination ?
Qu'on y fasse attention : si les femmes ne sont presque
jamais d'accord sur la beauté d'aucune d'elles, c'est que,
comme les personnes qu'elles voient, quelque belles
qu'elles soient, ne sont pas sans quelques légers défauts,
elles veulent trouver un beau idéal et absolu, lorsqu'elles
n'ont à prononcer que sur un beau relatif, et qu'au lieu
de juger l'ensemble elles ne s'attachent qu'aux détails,
détails que l'envie leur fait encore exagérer.
La mode est un genre d'ajustement et de parure intro-
duit d'abord par le goût dans la société pour faire ressor-
tir la beauté des formes humaines et celle des traits du
visage, mais soumis ensuite au changement par l'amour-
propre et le caprice des personnes faisant autorité qui
ont besoin de dissimuler un défaut ou de se faire remar-
quer par la singularité, et sujet même à se dénaturer sous
l'influence prédominante des opinions religieuses, au
point de gâter toutes les formes pour mieux les déguiser.
Or, parmi ces différentes modes, celles qui ajoutent à la
beauté ou en relèvent l'éclat sans blesser en rien la pudeur
sont toujours généralement accueillies; on les suit avec
empressement et on les regrette en les quittant. Quant
21.
— 323 —
aux autres, au contraire, le goût réclame de prime abord
contre elles, et on les repousse plus ou moins, mais on
ne tarde pas à céder à la force de l'exemple ou à la crainte
du ridicule, et bientôt l'habitude qui émousse le senti-
timent nous les fait trouver non déplaisantes.
Je conçois que les nègres ne trouvent pas étrange ni
désagréable la noirceur de leur peau, et que, par amour-
propre, ils prétendent même à la supériorité de leur teint
sur le nôtre; mais je ne crois pas que cette prééminence
qu'ils s'arrogent soit chez eux l'effet d'une préférence
sentie. Ce qui le prouve, c'est l'inclination prononcée de
leurs femmes pour les Européens, et l'indulgence de
leurs maris à cet égard. Les Iolofs sont les nègres de
l'Afrique les mieux faits et du plus beau noir, et leurs
femmes sont aussi belles, à leur couleur près, que dans
aucun autre pays du monde; ils ont les mêmes idées que
nous de la beauté, seulement ils paraissent faire plus de
cas de leur teint. Toutefois, on a observé que leurs
femmes ont un goût de prédilection pour les blancs et
que les maris tiennent à honneur le choix qu'elles en
font et le refus des hommes de leur nation. Les nègres
du royaume de Bénin, dans la Guinée, sont très jaloux
entre eux; cependant ils accordent aux Européens toutes
sortes de libertés auprès de leurs femmes, quoique ce
soit un crime à un nègre d'approcher de la femme d'au-
trui. Enfin, les Indiennes de la côte de Malabar, ainsi
que de celle de Coromandel, qui sont toutes très noires,
aiment passionnément les hommes blancs d'Europe et
elles les préfèrent aux blancs des Indes, de même qu'à
tous les Indiens noirs. Cela ne doit pas étonner, si l'on
considère qu'indépendamment de l'impression lugubre
que produit sur nous cette espèce de teint, un visage noir
— 324 —
ne peut pas se prêter à exprimer comme le nôtre toutes
les nuances du sentiment, attendu que les diverses atti-
sions du sang que le réseau capillaire de la face reçoit ne
s'y font pas sentir.
On ne peut se dissimuler que les peuples les plus sau-
vages, leurs femmes surtout, ont un goût très décidé pour
les ornements et la parure. Partout on les voit se peindre
la peau de couleurs plus ou moins éclatantes, colorier
les traits du visage ou se chamarrer le corps de divers
dessins. Ici, elles ornent leurs têtes du plumage des
oiseaux les plus riches en couleur; là, elles ramassent
des coquillages ou font emplette de verroteries euro-
péennes, pour en faire des pendants, des colliers, des
bracelets et des tabliers de pudeur. Sans doute ces ajus-
tements sont le plus souvent mal assortis et peu con-
venants, parce que le goût est grossier ou peu délicat,
mais ils n'en attestent pas moins son existence. Si dans
beaucoup de pays les peuples se déforment au lieu de
s'embellir, c'est que l'instinct du beau, comme tous les
autres, n'est dans son principe qu'une impulsion vague,
sans but déterminé, tant que les sens ne lui ont offert au-
cun modèle de beauté, que l'homme n'invente rien et ne
fait que copier, et que là où la nature entravée dans ses
opérations par le climat ne produit que des êtres hu-
mains, laids et mal ébauchés, l'homme qui n'a pas
d'autres types sous les yeux, croit le perfectionner en
exagérant ses défauts. Pour prouver que le goût du beau
ne se développe qu'à la vue des modèles que la nature lui
offre, il suffit de rappeler que les Turcs, descendants des
Tartares, quoique originairement laids, mal faits, et ac-
coutumés à des femmes de leur race, d'une égale laideur,
n'ont pas plus tôt connu les femmes géorgiennes, qu'ils
— 325 —
ont été épris de leur beauté, et ont choisi parmi elles
leurs femmes et leurs maîtresses.
Puisque la nature tend par elle-même au beau et qu'elle
nous en inspire le goût, voyons à présent en quoi il con-
siste et ce qui le constitue.
La beauté, considérée d'une manière générale, ren-
ferme deux choses, une idée de perfection et une idée
d'agrément. La perfection est exclusivement relative à la
structure de l'être, c'est le beau proprement dit; les agré-
ments ont pour objet, l'un la forme des parties, c'est
l'élégance, un autre l'aspect des surfaces, ce sont les
charmes, et le troisième les mouvements du corps, ce
sont les grâces. La première est le fonds constitutif' du
beau, son essence, sans elle on ne saurait le concevoir;
les autres n'en peuvent être que les accessoires, mais les
accessoires indispensables, ils en sont la parure et l'or-
nement : Vénus, comme l'on sait, avait son cortège.
Le beau essentiel dans l'homme et dans la femme sup-
pose un corps dont les parties, au-dessus de nature, soient
néanmoins bien proportionnées entre elles, bien coor-
données et dans une telle harmonie que le tout forme un
ensemble parfaitement un; ajoutez à cela une taille dé-
gagée, un port noble et les traits du visage parfaitement
réguliers. Lorsque les parties sont d'une grandeur au-
dessous de nature, mais toujours régulières, bien pro-
portionnées et dans un parfait accord, le beau se trans-
forme en joli, ou plutôt c'est le beau en miniature qui
n'a pas moins d'empire que le premier sur notre cœur
Le beau est frappant, il attire, il entraîne; le joli est pi-
quant, il enchante, il séduit.
L'élégance veut que toutes les parties du corps re-
vêtent partout des formes sveltes et arrondies, que les
— 3 2 6 —
traits du visage soient remarquables par la douceur des
contours et que les organes ne se terminentpas brusque-
ment, mais que le passage de l'un à l'autre soit amené
par des courbes supplémentaires qui ne soient pas plus
la fin de l'organe supérieur que le commencement de l'in-
férieur. Jusque-là, Vénus ne différerait pas d'Apollon;
pour la distinguer, il faut supposer plus de moelleux et
d'ondoyant dans les formes, des traits plus délicats et une
peau d'une douceur et d'une finesse extrêmes.
Donnez à cette peau une blancheur d'albâtre entre-
mêlée de l'incarnat de la rose; que ces deux couleurs
soient bien fondues entre elles, et harmonieusement
distribuées, en sorte que la couleur rose soit plus abon-
dante sur la partie du corps la plus animée, et la couleur
blanche la plus rare; et que celle-ci augmente ensuite
dans un rapport inverse de l'autre. Ajoutez de plus à ce
mélange piquant de couleurs ce je ne sais quoi de vital,
qui se répand sur toute l'habitude du corps et donne à la'
jeunesse un éclat particulier ; ces impressions variables du
sentiment qui se reflètent sur la figure et deviennent une
source intarissable de nouveaux attraits, et vous vous fe-
rez une idée de ce qu'on appelle les charmes de la beauté
Pour avoir des grâces, il faut de la souplesse dans les
organes, de l'aisance dans les mouvements ; que ceux-ci
procèdent toujours par des lignes courbes, et que le pas-
sage de l'un à l'autre s'opère par des courbes intermé-
diaires, qui en rendent la transition insensible. L'homme
fort et robuste n'a point de grâces, parce que tous ses
mouvements se font en ligne droite et que leur enchaîne-
ment est angulaire. Les jeunes femmes, au contraire, sur-
tout les jolies, ne respirent que les grâces : chez elles on
trouve des grâces dans les regards et le sourire, des
— 327 —
grâces sur les lèvres et dans les paroles, des grâces dans
leur air et leurs manières, des grâces dans les attitudes,
les gestes et la démarche, enfin il n'est pas jusqu'à leurs
doigts qui ne jouent avec les grâces.
Ces principes du beau que la nature paraît s'être im-
posés dans ses ouvrages, on les retrouve mis en pratique
dans tous les chefs-d'œuvre des beaux-arts et dans les
productions agréables de l'esprit. La plus légère atten-
tion suffit pour les y découvrir. Dans la littérature, par
exemple, n'est-il pas évident que le beau et le joli con-
sistent essentiellement dans l'ordonnance du plan et la
coordination des parties, et qu'ils ne diffèrent l'un de
l'autre que par l'importance du sujet; que l'élégance est
dans le choix des mots et le tour des phrases; le charme,
dans lecoloris du style; et le gracieux, dans le mouvement
du discours ? Ce sont ces principes qui ont encore servi à
former par analogie les idées que les hommes se sont
faites du beau dans les mœurs, en sorte que c'est sur le
beau physique que le beau moral aurait été calqué. Pour
en faire voir l'analogie, je me bornerai à observer que
dans les actes moraux, le beau et le joli dépendent de la
nature et des motifs de l'action, et les agréments des ma-
nières avec lesquelles cette action est faite. Une belle
action est un acte extraordinaire à l'humaine nature et
produit par le plus sublime désintéressement. Un bon
office rendu à quelqu'un avec un généreux désintéresse-
ment n'est plus une belle action : c'est un joli trait, hono-
rable pour son auteur et digne d'être cité. Quelque méri-
tante que soit en elle-même une action belle ou jolie,
elle acquiert parmi les hommes un plus grand degré
d'estime lorsqu'elle est faite avec des formes polies, des
procédés délicats et des façons obligeantes.
■
— 3 2 8 —
CHAPITRE IX.
De l'instinct social.
n doit encore à la puberté la manifestation de
Ijnstinct social. Jusque-là le jeune garçon
n avait vécu que pour lui; ses sentiments
étaient personnels, ses affections intéressées, ses liaisons
afférentes; en un mot, il ne voyait en tout que lu e i
rapportait tout à lui. Mais alors pour la première fois
commence à sentir un nouvel ordre d'affections qui 1
portent hors de lu, et lu, inspirent d'autres intérêt que
les s,ens. Son cœur devenant de plus en plus généreux
ne peut plus se concentrer dans le cercle étroit de sa
perso nne ; son pouvoir affectif le déborde, et il a besoin
de s épancher au dehors pour y trouver des objets d'atta-
chement qu'il puisse comprendre dans un intérêt com-
mun avec celu, dont il est spécialement chargé
Ce changement est le produit du système nerveux
sympathique qui reçoit alors, ainsi que les organes qui
en .dépend eut-, son dernier degré de développement. Sous
1 : influence de ce nouvel excitant qui s'élabore à cette
époque, le centre épigastrique s'imprègne d'une nou-
velle vie, ses forces se déploient, ses mouvements propres
s ^dissent; bientôt les besoins organiques ne suf!
fisent plus à son activité, et il cherche dans de nouvelles
tendances à absorber l'exubérance de son action. Or un
pareil organisme dans le centre de la vie intérieure doit
avoir pour résultat moral d'exalter la sensibilité et d'im-
primer aux affections du cœur du jeune homme, qui
— 32g —
n'étaient encore que personnelles et exclusives, un mou-
vement expansif qui augmente leur sphère d'action et
les répand sur des objets autres que lui.
Pour se convaincre que ce changement est dû au dé-
veloppement du système nerveux sympathique sous l'in-
fluence de la puberté, observons que dans la vieillesse, où
ce système se flétrit et s'affaisse, avec lui s'évanouissent
aussi toutes les émotions sociales et généreuses de l'âme,
et que l'homme redevient, comme dans l'enfance, per-
sonnel et sans affections désintéressées.
Cette surabondance d'affections, qui tend à s'épancher
au dehors, n'est d'abord qu'un besoin vague et sans but
distinct; mais le premier être qui se présente à nos sens,
pourvu qu'il ait quelque rapport de conformation avec
nous, suffitpour déterminer notre attachement. Car alors,
en vertu de la correspondance qui existe généralement
dans la constitution de tout ce qui a vie, il s'élève dans
nous un sentiment provocateur qui nous fait prendre
plus ou moins d'intérêt à l'être animé présent, suivant
ses rapports organiques avec nous et qui nous inspire de
la confiance, de la sécurité et le désir de nous rapprocher
de lui, si cet individu est un de nos semblables.
C'est donc à cette conformité et au besoin d'attache-
ment que nous devons la naissance de cette sympathie
sociale, par laquelle les hommes s'attirent et se recher-
chent réciproquement; qui nous identifie avec nos sem-
blables et nous intéresse à leur existence; qui nous
engage à nous communiquer à eux et nous fait trouver
du plaisir dans ce commerce réciproque; qui est enfin le
fondement des sociétés politiques, et le lien commun
qui ne fait de tous les hommes qu'une seule famille.
L'instinct social a quatre degrés bien distincts selon le
— 33o —
degré d'intérêt que les objets qui l'excitent nous inspirent,
en raison de la conformité de leur nature avec la nôtre
Par le premier, le plus faible de tous, nous tenons à
notre pays natal, et nous ne nous en séparons qu'avec
douleur. La peine que certains sujets en éprouvent est
même souvent assez forte pour les plonger dans la
nostalg.e. Par le second, nous nous intéressons à tous
les êtres qui sont avec nous en communauté de vie et de
sentiment. Nous aimons à les voir et à les rapprocher de
nous lorsqu'ils sont non malfaisants et traitables; nous
nous plaisons à leur donner des soins et à les dresser les
uns pour nos besoins, et les autres pour notre amuse-
ment.
Le troisième comprend tous les individus de l'espèce
humaine; il est de beaucoup supérieur au précédent
non seulement parce que ceux qui en sont l'objet parti-
cpent comme nous à la vie et au sentiment, mais encore
parce qu'il y a entre eux et nous identité de conforma-
tion et de facultés.
Tous les hommes n'éprouvent pas au même degré les
effets sympathiques de l'instinct social; il en est de plus
sociables les uns que les autres : cela dépend d'une sen-
sibilité plus expansive. Mais existe-t-il des individus
vraiment insociables ? Je ne le pense pas. La misanthro-
pie est un état maladif et contre nature qui suppose une
dépravation de la sensibilité.
Indépendamment de cette sympathie générale qui nous
tient attachés les uns aux autres, il en est une particulière
bien plus active et qui ne s'exerce qu'entre des individus
dont les goûts, l'humeur et le caractère sont d'une iden-
tité parfaite; c'est l'amitié, dernier degré de l'instinct
social ; amitié, sentiment de prédilection qui révèle à
— 33i —
l'homme le confident de son cœur ; attachement de choix
qui est le principe générateur des sociétés privées et le
saint nœud des familles. De même que la sympathie
générale, l'amitié est aussi un résultat moral de l'orga-
nisation; mais il y a cette différence entre elles que la
première dépend des rapports spécifiques ou communs
de cette organisation, et que la sympathie particulière
tient à des rapports individuels et propres à un mode de
cette organisation.
Les amitiés les plus durables sont celles de la jeunesse.
On sait quel est l'attachement des amis de collège et
quelle est la force des liaisons qui se forment entre les
jeunes filles dans les couvents ou les pensions. Rien ne
saurait dissoudre ce que la nature a fait naître et que l'ha-
bitude a développé.
S'il est des personnes qui se lient spontanément d'ami-
tié en raison de leur parfaite conformité, il en est d'autres,
au contraire, qui se repoussent mutuellement par l'in-
compatibilité de leur humeur. Mais cette antipathie
n'exclut pas tout rapprochement; elle ne s'oppose qu'à
une liaison intime entre elles. Encore n'est-il pas rare
de la voir se changer en sympathie par l'habitude d'une
vie commune.
L'instinct social ne serait-il, comme quelques au-
teurs l'ont pensé, qu'un sentiment factice né de l'éduca-
tion et fortifié par l'habitude ? Cette opinion ne me paraît
pas fondée. Voyez les animaux auxquels la nature a refusé
toute tendance sociale: ils vivent solitairement, ils fuient
même les individus de leur espèce, ou s'ils s'en approchent
ce n'est que pour la reproduction de leur espèce; hors de
là leur présence les effarouche. L'éducation n'a-t-elle pas
toujours été impuissante sur eux ? Elle a bien pu les
— 332 —
dompter, les assouplir, mais jamais les dresser à la do-
mesticité. Quant aux animaux domestiques qu'elle croit
avo lr mis .en notre pouvoir, n'est-ce pas parce que dans
1 état de liberté ils vivent naturellement en société qu'ils
sont devenus sociables pour l'homme ? Car on remarque
que chez les animaux qui vivent en troupes, l'esprit de
société ne se borne pas aux individus de leur espèce il
s étend aussi jusqu'à un certain point à ceux d'espèces
différentes, et c'est de cet avantage que l'homme a su
tirer parti.
MB
333
CHAPITRE X.
De l'instinct de la pitié.
a pitié est un second lien social qui nous unit
plus étroitement que le premier à nos sem-
blables, mais dont les étreintes ne se font sentir
que lorsque leur vie est en péril, qu'ils souffrent, ou qu'ils
tombent dans le besoin. C'est un sentiment vif et tou-
chant qui nous pénètre à l'aspect du malheur d'autrui,
et dont l'effet est d'affecter péniblement notre cœur et de
le forcer en l'associant ainsi aux souffrances du malheu-
reux de s'intéresser généreusement à sa position. Ce-
procédé de la pitié est le sentiment de la compassion tant
qu'il reste confiné dans notre âme; lorsqu'il éclate au
dehors, c'est la commisération.
La pitié a cela de commun avec l'instinct social que,
comme lui, c'est le besoin d'attachement qui la fait
naître, et qu'elle tourne nos affections expansives vers
nos semblables; mais ensuite elle en diffère essen-
tiellement. i° Celle-ci est un sentiment affectif qui nous
afflige du mal des autres et nous y fait compatir, tandis
que celui-là est un sentiment de rapport qui nous rap-
proche les uns des autres et nous fait communiquer
ensemble. 2° L'un veille au salut de l'espèce, et l'autre à
son union. 3° L'un au premier cri d'alarme d'un malheu-
reux nous attendrit et concentre momentanément toutes
nos affections expansives sur lui. Il fait plus : il nous
élève au-dessus de nous-mêmes, il fait taire l'intérêtper-
sonnel, il va même, si besoin est, jusqu'à nous pousser
— 33 4 —
au dévouement de notre vie pour voler au secours de
1 infortune, et s: nos efforts sont impuissants, il nous
arrache des larmes et des sanglots. L'autre, au contrat
nous affectionne à son objet et nous y intéresse sans com-
ZTÏT Fien ''^^ PerSOnneL C ' eSt Une «™ bon-
dance d affections dont il nous fait faire emploi, une
s.mple extension d'intérêt qui, loin de nous détacher d
nous-mêmes, ramène sans cesse à ce centre commun
tous ses objets d'attachement. 4° Enfin, l'un a pour prin-
cipe determmant l'expression sensible de la douleur il
tient a une sympathie de conservation. L'autre est fondé
sur la correspondance organique des êtres vivants, il est
le produit d'une sympathie de relation
J'a. dit que la pitié est attachée à l'expression sensible
de la douleur. Pour concevoir cette liaison, il faut con-
sidérer qu'il ne se forme pas en nous un sentiment, i, ne
s eleve pas une affection que nos sens n'en reçoivent l'em-
preinte et qui ne se manifeste au dehors sur notre visage
dans 1 accent de la voix, dans les gestes, les attitudes et le'
maintien de notre corps. Il n'est pas jusqu'aux impos-
ions ordlnaires de , a yie etauxtendancesYb.tuelle's de
notre nature qui ne viennents irradier sur notre extérieur
et y tracer la forme entière de notre existence. Puisqu'il
ex" LTaT'T C ° rreSPOndanCe ^^ " S modificat -s
externes et 1 action intérieure qui les produit, ces deux
choses doivent être réciproquement cause et ffet l'une
de 1 autre. Car si dans la nature vivante toute impression
produit une réaction, cette réaction, devenant action, doit
à son tour reproduire la même impression. Lorsqu'un
être conformé comme nous s'offre à nos sens, les traits
de sa figure ses regards, ,e timbre de sa voix, ses mouv e
ments, tout doit donc concourir à produire sur nous une
I ^=
■HHBMBH
— 335 —
impression générale parfaitement semblable à celle que
nos sens reçoivent de notre intérieur, conséquemment
bien propre à nous transmettre les sentiments de l'indi-
vidu présent et à nous faire partager ses affections.
Sous le premier rapport, ces signes extérieurs forment
un véritable langage qui manifeste nos desseins, décèle
notre caractère et dévoile les mouvements de notre âme.
Ce langage est commun à l'homme et aux animaux qui
n'ont pas d'autres moyens de communiquer entre eux.
Telle est même la force de la liaison de ces signes avec ce
qu'ils expriment que lorsque les corps inanimés produi-
sent des sons analogues à ceux de la voix humaine, nous
leur prêtons sans le vouloir les sentiments dont ces signes
sont l'expression. Sous le second rapport, ces démonstra-
tions sont pour nous des puissances impulsives qui
ébranlent notre sensibilité et y excitent des affections
correspondant à celles qui se forment spontanément en
nous. Telle est même l'efficacité de ces actes extérieurs,
que par eux tout ce qui vit a le pouvoir de nous inspirer
plus ou moins d'intérêt ou d'attachement, et que l'art en
les imitant peut exercer sur notre sensibilité une influence
égale à celle de la nature. Tout le monde connaît le pou-
voir qu'a la musique de nous faire passer successivement
de la crainte à l'inmîpidité,de l'agitation au calme, de la
colère à l'attendrissement, et de la tristesse à la joie.
Mais lorsque l'homme souffre, qu'il court des dangers
ou qu'il tombe dans la nécessité, sa voix s'altère, elle de-
vient traînante, entrecoupée, sourde et plaintive, ou for-
tement accentuée et sortant de son diapason ; le visage se
décompose, les traits se déforment, les yeux changent
d'expression et le corps de mouvements et d'attitudes: en
un mot, tout le physique de l'être qui souffre se met en
— 336 —
rapport avec sa situation morale. A la vue de ce spectacle
et aussitôt que ces sons lugubres ou ces cris de Ses
e sont fan entendre, il doit donc s'élever en nous un «n
timent qui nous fasse vivement participer à la dou eu
de notre semblable. Alors nous souffrons réellement "c
«*u qui souffre, ses maux nous deviennent coTmu n
et ses plaintes excitent les nôtres. Ce cri de la nature qui
-pond dans nous aux accents de la douleur, "est'la
L'homme n'est pas le seul être vivant qui soit compa-
rant pour ses semblables; les animaux paraissent pa
-per comme lui à ce sentiment, particulLem ceux
qui jvent en société. Je serais assez porté à croire qu
les bete sauvages n'ont entre elles aucune pitié, par cela
seul qu'elles sont insociables et qu'elles aLent'a W
H est digne de remarque que ce sentiment paraît
vSeiT; 15 ; ns renfance et qu ' n di ^™ <*» ï
vieillesse. L enfant est généralement égoïste et cruel • cet
âge est sans pitié, a-t-on dit. Le vieillard est insensible
dur ; le mal d'auto, ne le touche plus, ou s'il témoigne
d e 1 compassion, ce n'est que par procédé et pour ne
pas blesser les convenances; mais, au fond, son cœur
reste sec et sans émotion. Cela ne dok pas étonner si l'on
fait attention que la pitié a son principe générateur dans
e pouvoir affectif de l'âme et que ce pouvoir dépend du
développement du système nerveux de la vie intérieure
N est-il pas naturel que la pitié ne se fasse pas sentir tant
que ce système n'est pas développé et qu'on ne l'éprouve
plus lorsqu'il se dessèche et se flétrit ?
La pitié est variable dans les individus selon le plus ou
moins de susceptibilité de leur puissance nerveuse Dans
— 33 7 —
les femmes communément bien organisées elle est
prompte, vive et tendre ; mais elle est ordinairement im-
puissante et elle fait couler des larmes. Chez les femmes
dont la susceptibilité nerveuse est extrême, la pitié est
exagérée, minutieuse et souvent mal placée; elle vote
l'impunité du crime par excèsd'indulgence.Dansl'homme
elle est plus grave, moins exaltée et plus lente à
s'émouvoir; mais elle est fortement impulsive et toujours
équitable dans ses instigations : elle ne s'intéresse qu'à
l'infortune.
Toutefois, quelle que soit l'énergie de ce sentiment, il
est comme tous les autres sujet à s'émousser par l'habi-
tude. Le vieux guerrier, au champ de bataille, foule de
sang-froid les cadavres, et ne prête point l'oreille aux cris
des mourants. La sœur hospitalière reste impassible au
milieu de toutes les scènes de souffrance qui l'obsèdent
Le médecin mutile au besoin son semblable avec calme
et sans s'émouvoir des plaintes déchirantes de son pa-
tient. Le prêtre inhume religieusement les victimes de la
mort, sans s'inquiéter de la désolation de la famille
Enfin, le boucher s'est tellement accoutumé à verser
avec indifférence le sang des animaux, qu'à l'occasion
il verserait, avec la même indifférence, celui des hommes
Dees. Et. île l'Homme moral.
22
— 338 —
CHAPITRE XI
De l'instinct de reproduct
ion.
ous avons vu dans les chapitres précédents la
nature, tournant au profit de l'organisation les
_J premiers principes de vie qu'elle élabore dans
jeune adolescent, compléter le développent h y
ique de 1 être, caractériser les sexes, leur prodiguer tous
es attraits de la beauté et donner naissance aux ££t on
ter eu" y: 8 ' 583 " Z k SyStème ~ de ^in-
térieure. Voyons, a présent, quelle doit être l'influence
de ces principes dans l'individu lorsque la nature 1
epand avec plus de profusion et qu'elle ne se suffi plu
à en faire intérieurement l'emploi P
afïruen^' 11 " "T* ***** ^ SUCS **■*. qui
affluent ns cesse dans le sang se trouve sans emploi un
fois que l'évolution des organes est terminée, on conçoit
que cette surabondance doit se refouler dans ce fluide et
mpregner de plus en plus de sa vertu vivifiante Ma
cet accroissement de vitalité ne peut se faire sans dont
au sang une nouvelle effervescence et un pouvoir d'exc
ration extraordinaire. Celui-ci dnit A n
ses canauY f*;™ d ° nC ' en P arc °urant
'ard ur oui ^^ t0Ute réCOn ° mie ™™^ *
P us lerlue" P' 6 " T^ "" ^ ^ ^^
plus énergique. C est alors aussi que dans tous les or
ganes le forces ^^ ^ ^ e
produir / 10nS S ' agrandisSe -' - bientôt le besoin de'
produire se fait sentir partout, spécialement dans l'appa
refl organique, qui est la source de cette virilité ""
■
- 33g-
Je dis que le besoin de produire en tout genre se fait
alors sentir, parce que c'est effectivement à cette époque
que toutes nos facultés créatrices s'empressent d'entrer
en exercice. L'enfance est l'époque des bonnes et des
mauvaises habitudes, celle où la mémoire paraît prendre
la première tout son accroissement, conséquemment l'in-
tervalledela vieoù l'esprit peuts'approvisionner de toutes
sortes de doctrines sans opposition : c'est le moment
d'apprendre. Mais la puberté est l'époque où les apti-
tudes des organes moteurs se prononcent, où le goût
s'éveille, où l'imagination devient active, et l'esprit ré-
fléchi : c'est le moment des créations; c'est aussi celui
où l'on commence à se livrer aux beaux-arts, à l'industrie
et aux sciences.
Si telle est l'impulsion que les principes de vie im-
priment aux facultés du mouvement et de la pensée
quelle ne doit pas être leur influence sur l'organe repro-
ducteur! Surtout si l'on considère que lorsqu'ils sur-
abondent après s'être refoulés dans le sang et l'avoir
pénétré d'un feu nouveau, ils se portent dans les réser-
voirs de cet organe où ils s'accumulent et donnent au
besoin qu'ils y ont fait naître une intensité progressive.
Or, ce besoin ainsi attisé produit deux effets très re-
marquables :
i° Il agit sur l'organe lui-même, il exalte sa sensibilité,
il provoque son activité, il le fait aspirer à l'intégrité de
ses fonctions, et si parfois l'exubérance des principes est
telle qu'elle menace, en refluant dans le système général,
d'y apporter le désordre et la confusion, il le force même
à les remplir par anticipation avant que de connaître le
terme où elles doivent aboutir, et pour ainsi dire à l'insu
de la volonté. Heureux si ce procédé organique qui n'est
— 340 —
zïiïïïzzzr' pas au ieune h °™ *
prématuré™ H ^'r' ^^ ^'"^ de ravir
-ses ces J^T^"™
dispensatrice e,do„, el,e a est ie em T !' SCUle
perfectionner le dévelnn™ SSe " ,lelkmei " besoin pour
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vieillesse ! r " erVer un Clique Pour la
les centres nerveux et nT MS S£S intérêts
«- *». r„e'„7::: s STuTr 1 ' na,urc,ie -
nex.ons nerveuses avec le centre^? P " rSeS con -
'« Plu» intime ««^X^^Z'T"' ^
m.se avec celui de la vie de rela, o„ „ P S °" M,re -
ganes reçoivent des centre, I ' * "' *' "" ls lcs or-
la détermination , ï" ~? ™P<«»™ et
«-ment, i, ,«. est ^ ^^3^ **~
vertu de son activité propre „ dont ï^f "" '"
ou moins modifiée car le CUr ne soit P lus
de l'économie animale que le ol n ^ '^
entre eux, spécialement ave ce ux 3 t f^^»^
'a vie, et l'empire q ue l'organe A la reZi " ^ *
sur ces derniers n'en est qu'un H r? roductlon exe ^e
notables. q Un des Phénomènes les plus
L'action sympathique du besoin se porte H'.K a a-
rectement sur le centra *,; P d abord dl "
^«^toii*rr et son premkr
/ naître un appétit sensitif inconnu
— 341 —
jusqu'alors, mais qui bientôt domine tous les autres,
affadit tous les goûts et finit par envahir toute la sensibi-
lité de l'âme et concentrer dans lui toute son activité. Or,
cet appétit qui ne saurait être satisfait, puisqu'il ignore
encore le but où il tend, laisse le cœur du jeune homme
qui l'éprouve dans un vide que rien ne peut remplir.
Dès ce moment, le jeu et les plaisirs de l'enfance n'ont
plus d'attraits pour lui, et il les dédaigne ; ses occupations
ordinaires lui causent de l'ennui; une inquiétude vague
s'empare de son âme, et il se montre impatient et fâcheux.
Pour la première fois il se trouve seul dans son intérieur,
sa solitude lui déplaît et il devient mélancolique.
Mais l'organe du sentiment ne peut être animé de nou-
velles tendances que le centre cérébral ne tourne aussi-
tôt toute son activité vers elles, et que les facultés de l'en-
tendement ne se subordonnent à leur impulsion. Aussi
observe-t-on que le jeune homme devient alors distrait,
pensif et rêveur. Un soin unique l'occupe sans trop
savoir encore quel il est, et son imagination le fait errer
d'objet en objet jusqu'à ce qu'enfin elle lui présente celui
qui convient au besoin, et que l'appétit le lui signale. Or,
dès que le but de la nature est connu, l'appétit, qui n'est
plus aveugle, se transforme en désir, et l'imagination, qui
en reçoit une nouvelle activité, se plaît à lui présenter
l'objet vers lequel il tend, sous les formes les plus at-
trayantes. L'idée decedésirdéconcerteaupremierinstant
le jeune homme, il craint de s'y livrer, il hésite; mais
séduit par les prestiges de l'imagination, le désir s'irrite,
bientôt il prend le dessus et il inspire au jeune homme
un sentiment d'audace qui le rend entreprenant.
Dans la jeune fille, ce désir, qui se développe en elle
dans la même circonstance, non seulement l'étonné, il
comprime ainsi )e désir nai 17, ,', f n " ment qui
apanage de son sexe, pu 22 d f *»' Véri,able
retenue salutaire qui doi s v , Z ! ^ sa f° ns, »-ion ;
garde à sa vertu, contenir un™, ™"' 8 de Muve -
dans les bornes deT^d '° U,SSanCe ,é « itimc
des plaisirs deHcats ^'^ " M ' Ui P«™«« que
s .inct! e p r o v u: a ri*i t e i, ci ;:r ranique des m °-™-- <►
pn,sio„; n ni • |L paTeT; 8 " * "* "^"e *»
quelque passager ,J I s„ t lui ? /"" S ™ im ™'
dehors par les .rail du vi âge 1W n T "*""" '"
attitudes du coros Te rf • ■ a -a v0,x et les
dehors et, par slirrad • d0 " C WXi éclaKr e "
ainsi dire oT.S "u ri":/''' 63 "'"' ^^ "°«
attraits de la ^J^ ^7^"
en effet, qu'il donne.au regard pLs de fel •"""'
visage une exnres,™ i 6 , ps de feu > aux traits du
menf, à la oTx'd i nfl v * ,""' 3U S ° Urire dIus «Ve-
dn corps des con^rs D T " S S" """^ a " fo ™«
chaleuf e, de "7! Sedu «™rs, au coloris plus de
vemen, L u n ™ P 1 """T' 1 » « rte d » rnou-
sennh le v,vre ££%££%. ££ ** « «
le flambeau de Prométhée ■„; dl rait-on pas que
tout le dehors de notre être ! VéL J , """ SUr
qui, comme le désir , „ • q a domi ne et
t i uic ie aesir, a aussi son exnressirm „™
«ors. Ainsi, s, le désir développe ZT^ZlZ
— 343 —
pudeur à son tour répand sur toute sa personne un air
de décence et de modestie qui les protège et les garantit
de tout outrage ; s'il cherche à s'en prévaloir, la pudeur
en rougit et leur jette un voile qui en rehausse le prix.
Chez elle le regard du désir est donc furtif, son air ré-
servé, son sourire circonspect, ses gestes mesurés et son
maintien composé.
Sous l'influence du foyer vital, le désir donne encore
aux sens un nouvel éveil et des dispositions particulières
qui, en les mettant en rapport avec leurs propres ten-
dances, les rendent sensibles aux impressions spéciales
que les deux sexes sont appelés à produire l'un sur
l'autre et susceptibles d'être fascinés par l'imagination,
qui toujours ajoute le charme de ses illusions aux attraits
naturels des individus de l'un et l'autre sexe (car la na-
ture paraît avoir ici accumulé tous ses moyens de séduc-
tion); alors aussi on observe que la jeune fille et le garçon,
qui naguère étaient indifférents l'un à l'autre, ne peuvent
plus se voir sans éprouver une certaine émotion et un
entraînement réciproque. Tout en eux les flatte et leur
plaît respectivement, leurs traits, leurs paroles, leurs
manières et l'ensemble de leurs personnes. S'ils se trou-
vent en présence, cette présence cause du trouble à l'un
et de l'embarras à l'autre. Se regardent-ils ? Aussitôt ce
regard est compris de part et d'autre. Seulement la jeune
fille, conformément à son caractère et semblable à la
sensitive, qui se replie sur elle-même à l'approche d'un
corps étranger, répond à ce regard par un redoublement
de réserve et de modestie.
Ainsi, comme on voit, le pouvoir que les sens ont
acquis de ressentir les impressions sexuelles donne
naissance à une impulsion interne, par laquelle les deux
— 344 —
«lie des sexes : car on , Z 1 I "" ,V '" e empathie,
-très, les tr „ is co n 2C q Z~ ^""^ *° Ute '"
établis entre les deux xê oa """""*'"< 'Wm
«iment de ces rappons « Z ° C "° n '"'"""^ """
versi,„ tr ed, M r„?p::::r; t t,mpuis ' f ^''-
danV; £ «::f/;~r ne se b °™ e *■ » «•* «*.
domine ,ous le S s'ë h" """^ ^^ Sensitif 1*
-*™ absoiu de Sî^ffi^ «« -
bmunionedelTnsrinre " T 3nS l ' 0bie, " ui « '«
beso,„ aussi impérieux *» " ■'*« un nouveau
celui d'aimer, mais d'un , premier - Ce besoin est
dans ,a jeune Zou^ZT^' ^ " " dir '^
"du d'un autre sexe ou ,ë lien dTn'" '"7" *"*■
lection qui ne veut se livre -ouï' am ° Ur de prédl '-
avec lui; et d'un amour T UrqU ' s J™Pathise
Personne avec^^cT ,U ' *°* * id ™ ito ■■
-Pe générateur e, ônsZffd ^T" d ° nCp0Ur P ri "-
Pulsion affective de ," 2 dT /"* *"• '' im -
r -é,ermi„a„,e de ï£?Ï^M
encore de but et elle le cherrh * ^ manc * ue
* dans le jeune Z^Z^T .T" " *
«es sœurs, et dans la jeune fille 1 Ctl ° n P ° Ur
-'--nedévotL^X—rCelC
— 345 —
d'aimer est même ordinairement plus durable dans la
femme que l'appétit sensitif : car on remarque que
lorsque l'âge a fait fuir les grâces, calmé les sens et Ôté
tout espoir de liaison, souvent elle se jette dans la dévo-
tion comme pour donner un point d'appui à cet amour
qui subsiste encore dans son cœur et qui ne trouve plus
d'objet physique auquel il puisse s'attacher.
Il y a donc, dans l'instinct de reproduction, deux be-
soins qui se font simultanément sentir, besoin des sens
et besoin du cœur. Toutefois, l'un et l'autre ne s'exercent
pas avec la même force dans un même sujet. L'observa-
tion prouve, au contraire, qu'il est des individus qui
n'éprouvent d'abord que l'exigence des sens, et ce sont
ceux dont l'organisation se trouve sous l'empire de l'ap-
pareil reproducteur par sa prédominance constitutive ou
par l'effet du climat. Tandis qu'il en est d'autres dont le
premier besoin est d'aimer, et chez qui les sens ne
s'éveillent que lorsque le cœur est ému; ce sont ceux
dont le pouvoir reproducteur moins impérieux reste
subordonné au sentiment. Cette constitution est propre
aux climats tempérés.
rM
~ 3 4 6 ~
CHAPITRE XII.
De instinct conjugal.
l 'homme naît dans la dépendance de la f emme .
'mais dès qu'il est fort ;i , mme '
4 U J' est tort il cesse d'y être Sa
force, dirigée par son intelligence suffit !',
a ses besoins ; il pourrait vivre sans el f l fi "
• virilité il rentre dans sa djX^«« J?" *
désirs qu'elle lui inspire et .'il est en cédant aux
M ne sau ra i t " t i a r ch afemme ', etl ' insti "«-n-
même de rcproducTon P ° Ur ' ui 1 ue n " s ™«
don, ce tt e union £,!££,' ""' ^ Par te *«*-
-on avec ,We, e„e J anÏ^^
1HHHH
— 347 —
qu'alors de nouveaux intérêts la lieront à lui, que ses
fonctions l'appelleront à de nouvelles dépendances, qu'elle
doit lui remettre en main ses destinées et tout attendre
de son amour.
Or, le sentiment de ces besoins réunis fait naître dans
la femme un désir spécial et propre à son sexe, celui de
plaire à l'homme auquel elle est unie, de se l'attacher et
d'acquérir sur son cœur un pouvoir qui le mette entière-
ment à sa disposition, et c'est ce nouveau penchant qui
constitue dans elle son instinct conjugal.
Le désir de plaire, dira-t-on, n'est pas particulier à la
femme; l'homme a cette même envie pour elle. Qu'on ne
s'y trompe pas, ces deux tendances n'ont rien de commun
que le nom. Le désir de plaire dans l'homme n'est qu'un
intérêt des sens; la femme l'éprouve comme lui; mais
dans l'un et dans l'autre il ne s'adresse qu'à l'appétit sen-
sitif. Le désir de plaire propre à la femme est l'intérêt de
tout son être, son bonheur en dépend ; c'est le cri de sa
nature constitutive, il va droit au cœur. Le premier a
pour but la possession de son objet, et pour terme la
jouissance; le second a pour but le souverain empire de
la femme sur le cœur de l'homme, et pour terme le dé-
vouement absolu de celui-ci à sa personne.
L'instinct conjugal rend la femme attentive à ses avan-
tages naturels, il lui en fait sentir tout le prix, lui en
inspire les goûts et lui donne le plus vif désir de les cul-
tiver avec soin pour s'en prévaloir auprès de son époux.
Il est donc pour elle le principe moteur de son instinct
de perfectibilité.
Le premier goût qui se décèle de bonne heure dans la
femme est celui de la parure. Dès sa plus tendre enfance,
la petite fille recherche avec avidité les ornements et les
— 3 4 8 _
ments ,„•„„, uid e nn C :r ( 5' a ' danS '« ""-eaux ajuste-
» -0= regards sa xs r^sr«^
pour nous en faire anerr»„„- Ç nS det »urnées
que nous la trou ons" b el L" "T .* meM - à lui <™
* p--is co mplime : t5 b ; IZrTZ ,ous ,es iours
Parée; mais, ne le pouvant pa ° JT '° U ' OUrs
cen, fois par jour eMe la evét de'ae chT " P ° UP "' «
Alors aussi le soin de sa personne e^d f * ' Ve '° Ppe '
avantages se transforme « un 1 k ' reSS ° rtir ses
des ajustements devien un art V ^°"'' " '" CU " Ure
•oujours bien, L^^^T" "^ "*
ment de quoi faire les 1 g ° ; donnez - |ui «ule-
dontellep'uisseprenTeconseT^: ^ "" mir ° ir
toujours élégamment™ ' com P te z qu'elle sera
à sa personne ' " SK ° rnements "« assortis
La parure ne convient h.Vn 4 i f
•emps de la vie- il es.Zl femme '' u ' au Pri>-
cherche avec avides":!,"'' 7° m0, ' nS ' " U ' e " e '*»-
chezelle ne ^^Xtt^r' 50 "' ^
me mise plus simple JL Seulement, elle veut
parunrelrd "a t ° D r nS h aPParenK ' maisso "™t,
« conçoit : à cet te Sa , * P '" S faS * UeUse - C *
-non, de ^tt^^Z^Z t P ' aire ' "
du temps. H en elJe ,es outrages
— 3 4 g —
Ce seraitpeu pour la femme que d'avoir l'artde donner
de l'éclat à sa beauté, si elle ne savait la rendre piquante
par des agréments qui soient à elle. Elle doit donc cher-
cher à se donner des grâces et à faire naître sur toute sa
personne des charmes qui attachent. Cela lui est d'autant
plus facile qu'il ne s'agit pour elle que de suivre la nature
qui la porte à la recherche de ces nouveaux attraits, par
le goût qu'elle lui en inspire et par le pouvoir d'imitation
dont elle l'a éminemment pourvue. Voyez aussi avec
quelle promptitude elle parvient à composer ses regards,
à donner un accent flatteur à sa voix, à rendre ses gestes
agréables, son maintien aisé, ses attitudes gracieuses, sa
marche légère, et à ne produire enfin aucun mouvement
qui ne développe en elle quelque grâce nouvelle. Comme
bientôt elle se trouve au fait des formes de la politesse ! et
qu'il ne lui en coûte guère pour savoir se présenter avec
avantage, se montrer d'un abord engageant, faire un
accueil aimable et avoir en tout des manières prévenantes
et des procédés obligeants !
Que d'agréments ne met-elle pas dans son langage !
Avec quel art elle manie la parole! Quelle facilité d'ex-
pressions ! Quelle variété de ton dans ses propos ! Quelle
aisance dans la conversation, et quel tact pour ne dire
que ce qu'il faut! Où est l'homme qui puisse échapper à
tant de séductions ?
^ La femme est trop attentive à elle-même pour ne pas
s'apercevoir que la beauté passe avec les années, que les
grâces perdent à la longue ce qu'elles ont de piquant, que
l'habitude dissipe le charme des manières, et que tous ces
agréments sont par eux-mêmes incapables d'attacher
l'homme pour toujours à ses destinées. Mais, en se repliant
sur elle, bientôt elle sent qu'elle a dans son esprit et dans
— 35o —
Peu. espérer deM; X S LTh? ar *" ''"''s *
-r lui un empire durable. E, es en.do„7 " • ****
1 lui importe d'en tirer p^Tét^' C ° mbi ™
tourne tous ses soins ïe Xc"'ku r , H " T ™ 1 "' £ " e
-n ; ne g ,i ger cependam ; e :r t :r:™,:: s e S deux mo ^" s
seconder dans es vu es pou! f" 7 ° bse ™«-s, de le
susceptible de lui Z P " b,en " 8tre c0 °™un, et
balancer , w£ „'■ a^T,^^- P - eontr,
ne'trer son intérieur'", nrenl t'r' qU ' e " e " d,e pé '
Plus ou moins étendu Or «pn, un pouvoir
partagée sous ces Z,'„« * ,7" '° h eureuseme„,
aptitudesetdesgoo^r;,^ ££.*" 7**
harmonie avec ses besoins sociaux P Parfa " e
vant d „tto°re*el d ; U e; e d ' U " *** "«* ^ *"
soudaine, ^^ £2^ ZT^T^
détails etne peu, 6 u e ;1 T "" " VOi ' bien ' U< = '«
que le champ de sa viZ T "" enSembie ' P a ™
i;uommee„^ re :s™ o :c!;, e ^r d uiso e,uide
d'œil est réfléchi sa n^ *• U1 son c °up
si-, e, „ ^z::zz:zL7 ide r^-
Presque toujours les détails ,!"T Ch ° SeS; mais
de 1 nommées, «4^^?^ ^ PerCep,i °"
sentiment : Pun conçoit, ï£%££ ^"T »
le jugement est un rapport aoerrnn, . lh ° mme -
de la confrontation dïïS^^"* 1 *^
s ' dans la femme, c'est un
■M
— 35i —
rapport senti et l'effet d'une suggestion instinctive. L'un
n'envisage dans les impressions que ce qu'elles ont de
commun, l'autre ce qu'elles ont de particulier et de dis-
tinctif. Le premier ne voit partout que des êtres, le second
que des individus. Celui-là, par ses observations, par-
vient à connaître l'esprit et le cœur de l'homme ; celle-ci
par les siennes démêle l'esprit et le cœur des hommes :
pour tout dire, en un mot, l'homme généralise et la
femme caractérise. L'esprit de l'homme est spéculatif,
celui de la femme est pratique: elle, observe les effets, lui,'
remonte aux causes. L'homme se fait des principes, il en
tire des conséquences, et la femme qui les accepte de
confiance les convertit en moyens et en saisit les applica-
tions. Dans toutes ses entreprises, l'homme en calcule les
chances, et la femme y répond par ses pressentiments.
Enfin, l'on peut dire que si l'homme est un être rai-
sonnable par sa nature, la femme par son essence est un
être sensible. Sa sensibilité, plus prompte et souvent
plus sûre que la raison, suffit à tout.
Avec de semblables dispositions intellectuelles, la
femme aurait grand tort de nous envier notre esprit et de
négliger le sien. Dans ce qu'il est, elle a une supériorité
marquée sur nous; en voulant nous égaler elle devien-
draitnotre inférieure. Son espritest tout ce qu'il doit être,
un esprit d'observation qui s'attache aux faits et en re-
marque jusqu'aux plus petits détails. L'homme ne peut
qu'y gagner en l'associant au sien ; il convient aux soins
domestiques, il est pour lui d'un bon conseil dans la con-
duite des affaires et le commerce de la vie. Il est de plus
le régulateur de l'esprit de l'homme dans ses travaux spé-
culatifs : car lorsqu'il accorde à ses idées trop de réalité,
l'esprit de la femme le ramène aux choses positives; s'il
époux de celui qu'elle a rec, h; t3ge " Uprès de *>n
»" S™d prix I , a po *ZÙ7 ""^ ^ «-hera
-ntira que cet esprit l" d , eSa """»»«. '"«qu'il
sien. P "* Ie ««planent indispensable du
« qu'elles on, dWelwe et ""V"" '" chos « <!"e
naissances qui oJuZJl "' ™ bm> "* V" '« »„.
sentiment;^ ,&£ /„ Hat'" "" '"' é ™" ei » le
un esprit lé ger par ,. ~ qU \ va bu,,M M sur les fleurs •
accourent che/ "e "<= *™ ^uefle ,es idée
«P t ion,ce,uid„„„ S e > Z™ Z*™' ^ " P-
on à-pr„p„ s et des réparties oTn" PreSenCe d ' es P rit >
''«Pn't du motuent, l r flexion "^ """^ mais c'est
"« de mieux. Espr , té l r '°, "T" ' Ui m <&™
'« idées objectives échS™, "f"""' avœ '^elle
** » P- alors qt'rX^ "'J^
Pensée un ton de légèreté Pt / ' Ce qm donne à sa
on ne veut que s'oc^!^^" ***** ^ d
vain quand i, s'agit dLj^^^ ^ « bien
léger par la vitesse avec laauel 1 ^ e " fin ' es P rit
la facilité avec laquelle sono * ldé6S Se SUCcè ^t, et
autre, toujours ay^ suc* ^ *"" °* à ""
« variée et si pi quante: aug «^ «nd sa conversation
P'aire et de ne jamais ennuyer "^ de t0 ^' 0urs
Or, peut-elle S e sentir pourvue d. t
sans éprouver le besoin de Ie7f * CCS a ^ents
~-il mue ten Z^ZZl^l *" *»*«
ne telJe ressource, et ne
■■
■
— 353 —
doit-elle pas chercher à s'en faire auprès de son époux un
moyen de plus pour lui être agréable et lui faire aimer sa
société ?
Troisièmement, la nature l'a favorisée d'une pénétra-
tion singulière pour connaître les hommes et savoir ce
qui se passe dans leur intérieur, quoique pour tout autre
objet d'étude son esprit soit superficiel et n'aille jamais
au fond des choses. Cette pénétration, chez elle, est l'effet
d'un tact spécial propre à son organisation, qui la rend
beaucoup plus sensible que nous au langage d'action, et
lui fait découvrir, d'une manière certaine, l'esprit et le
caractère des hommes, à la seule inspection de leur air
et de leur maintien. Dès en naissant elle est au fait de ce
langage, et il n'en estpas une expression quelque insigni-
fiante qu'elle soit, dont elle ne sente déjà la valeur. Quelle
ne sera donc pas par suite sa sagacité pour en démêler le
sens, lorsque, étant dans la dépendance d'un époux, elle
seraintéresséeàpénétrersapenséeetà lire dansson cœur!
Si elle veut bien être attentive à ce qui se passe hors de
lui, il n'y aura pas un regard, pas un geste qui ne soit
pour elle l'expression d'un sentiment ou l'indice certain
d'une affection.
Quatrièmement, la nature lui a donné, en outre, un
esprit souple et délié, qui se montre dès l'enfance fertile
en ruses de toute espèce pour obtenir par des voies
détournées ce qu'on ne paraît pas disposé à lui accorder;
adroit pour ménager les esprits et les amener insensi-
blement à ses fins, sans paraître y songer; ingénieux en
petits manèges pour nous faire vouloir ce qu'elle ne peut
faire par elle-même; habile à faire naître les circon-
stances favorables à ses vues; avisé pour trouver en tout
les expédients convenables et naturellement porté à dis-
Dess. Et, de VHommc moral.
23
— 35 4 —
voir qu'elle a, en raison de la soupless de sa „ „ P0U "
emparer au noinr H, l P " ep ° UX et à s ' e "
m. « rs^c p rjr^ maia qu,il lui
l'air d'y prétendre. q eS ' re Mns avoir
n^""r" pas de cap,£r ''«p- *
atteindre 'ce bu. , g " er '" S °" CœUr ' Mais - P°"
de poo^r.^.^r;;: de savoir se ^ «
et qu r e S0 : n be:àr°; eqUCla i0UiManC = é — lep.aisir,
cesser qu'avec la vie- w C< * P t,aU contrai ^,ne
« eJpoJ^ ^^~P*f *-
amour survivre aux désira ' " V ° ir SOn
tendre amitié Si elt S6nS ' S0US le nom d ' un e
="-: aSSr -"»=
-ta exclusif, ne lui doi -elle pas un '" ""'"" ""
t3(r „j p.. , : , ' u ene P as u n amour sans par-
tage? Elle doit s'en faire estimer et chérir nar Z
ses voLté, de , a co " S l Par T grande d<i «™ce pour
■waw
— 355 —
un cœur sensible essentiellement aimant, et naturelle-
ment disposé à se vouer à l'homme qui lui a juré sa foi,
tant que la corruption sociale ne l'a pas vicié; et en lui
conférant un caractère dont la douceur et la souplesse
lui permettent de céder à propos à ses volontés, de se
plier à ses goûts, et de se faire toute à lui.
Pourrait-elle également douter qu'elle n'ait le pouvoir
de toucher son cœur, d'exciter ses passions et d'en régler
à son gré les mouvements ? Qu'elle songe qu'elle plaît
de sa personne, qu'elle est l'objet privilégié de ses affec-
tions, qu'elle peut tout sur son esprit par la voie de la
persuasion, et que ses demandes seront pour lui des
ordres, et ses désirs des besoins; qu'elle songe qu'elle a
une sensibilité inquiète pour l'exciter et l'émouvoir dans
l'indifférence, de la douceur pour le calmer dans l'agita-
tion, des prières et des larmes pour le fléchir et le sub-
juguer dans la colère; qu'elle songe enfin qu'elle a reçu
de la nature un langage d'action bien supérieur à celui
de l'homme, langage expressif et touchant, qui va au
fond de l'âme et fait mouvoir tous les ressorts. Avec de
pareils moyens, que lui manque-t-il pour réussir? Qu'elle
veuille s'en prévaloir.
L'instinct conjugal dans la femme n'est donc, comme
on le voit, que le besoin de plaire à l'homme et d'acqué-
rir sur lui un pouvoir moral durable en dirigeant vers
ce but tous les avantages que la nature lui a répartis. Ce
besoin est étranger à l'homme; il est indépendant, et les
désirs qui l'attirent vers la femme ne sauraient le capti-
ver longtemps. L'homme doit agir sur la nature, il est
fort, industrieux, intrépide, et son instinct de perfecti-
bilité suborne à ce but tous ses moyens. La femme est
faible, timide, et dans une dépendance naturelle de
— 356 —
l'homme; elle doit agir sur lui pour le mettre dans sa
dépendance et pouvoir disposer de sa force. L nature v a
sagement pourvu en lui donnant, d'un côté k t °T
mis e et d V ? ' "** Ce88Œ de lui ^ ™u-
mise, et, de 1 autre, un instinct de perfectibilité qui ran
Porte tout a lui. C'est une Juste compensation deTa fort
qui lui manque et sans laquelle la société conjugale ne
ran pour elle qu'un véritable esclavage. L'homS e agi
™,7 *" SOn -diligence et sa puissa/ce
musculaire, la femme agit sur l'esprit et sur le cœur de
!" Par SeS Ch — s et son art séducteur. L'em^ir
emp^r Une H d 7 inati °^ «lui de la femme'un
empire d adresse et de douceur. La force de l'homme est
P^que ; celle de la femme est une force moral"
™prime le mouvement, l'autre le détermine.
— 35 7 —
CHAPITRE XIII.
De l'instinct de maternité.
et instinct commence à poindre dans la femme
longtemps avant celui de la reproduction,
quoiqu'il n'entre réellement en activité que
lorsque ce dernier est satisfait.
Les petites filles, comme l'on sait, ont de bonne heure
un goût très prononcé pour les poupées. C'est le jouet
le plus intéressant qu'on puisse leur donner, celui dont
elles ne se lassent jamais, et qui les occupe le plus long-
temps agréablement. Si l'on considère l'attachement
qu'elles leur portent, les démonstrations de tendresse
qu'elles leur prodiguent, les soins qu'elles prennent de
leurs vêtements, et le plaisir qu'elles ont à les lever ou à
les coucher, et à répéter à leur égard, ce qu'elles ont vu
faire à leurs mères pour elles; tout cela n'est-il pas l'an-
nonce d'un avant-goût de la maternité, qui, ne pouvant
aspirer à la réalité, se contente du simulacre, et par une
douce illusion le transforme à leurs yeux en enfant
adoptif.
Il paraît bien difficile, au premier aspect, de pouvoir
attribuer à l'organe générateur la naissance de ce senti-
ment, lorsqu'on songe qu'à cet âge il est imparfaitement
développé et sans activité propre. Mais que l'on fasse
attention que c'est, de tous les organes de la femme, celui
qui est le plus disposé à se développer, qu'il est d'une
prédominance marquée sur eux, et que c'est par le ca-
ractère de ses réactions vitales qu'il fait naître, dans le
4
358
lumen, S "T H 8 ° ÛtS ' SU C ° n,rai »' <">-
un profond engoufdi S se 8 n:: *e t U :; t L 1 ° p n u fr PSda " S
«use se trouve dominée oar le H > puman « »■
des forces musculaires "^"PP^ent précoce
- • C^x^rà? . p,us a '^ * «"*
«-*» d= «assi rc p ;r„e T ; uKfois
changer d'objet. Alors la vue de ZZ f"? < " K
infiniment, et elle est flJ,I P " tS lui P laît
«- qu'ils exigent l'intéressenti e om„TeTle
d-posée à les leur donner si l'o volT I "'
mettrcancunneparaîtluirépugnê,. ' "" ""-
l'int™c7m r a e , qUC ,' a ieUne fi " e aVan " da - ' a Puberté
les petits ZTZ ePr ° UVe lndisti n c »m«t pour
ordr'e aff ct t„ IfTT', " ■"'*"• U " "°™<
-moir ,urjs t r.,r«nrw' ■: por,e à en
double désir d'être épousa «mère ^ * " ** fc
qu'aussitôt toutes ses M*, a Sa P rochalne maternité,
qu'e,,epor,eda„ so S eTdtr ,VerSl ' 0bie,dfairt
estdepourvoir d'avance " «betZST v?" ""
— 35 9 —
comme elle se plaît à travailler à sa layette! Déjà il lui
semble le voir dans son maillot et entendre ses premiers
vagissements.
Cette prévoyante sollicitude pour la progéniture qui
est à naître n'est pas particulière à la femme : on l'ob-
serve également dans les femelles des animaux; mais
elle est surtout admirable dans celles des oiseaux, soit
par leur industrieuse activité dans la construction de
leurs nids, soit par leur constante ardeur dans l'incuba-
tion de leurs œufs.
Enfin, le moment arrive, où l'enfant désiré reçoit le
jour et paraît aux yeux de sa mère, encore étonnée des
douleurs de l'enfantement. A sa vue elle tressaille de joie,
et elle ne sait plus qu'elle a souffert. Quel changement
s'opère alors dans elle! Aussitôt son cœur s'enflamme
d'un ardent amour pour l'objet qui comble tous ses vœux ;
une puissance impulsive la précipite vers lui, et la porte
au plus sublime dévouement pour sa conservation.
Toutes ses affections et ses pensées s'y concentrent ; elle
ne vit plus que dans son enfant. Ces changements sont
l'effet d'une sympathie établie pendant la grossesse entre
la mère et l'enfant, qui fait que, à la première vue de
celui-ci, celle-là sent vivement ses rapports avec lui; et
c'est le sentiment de ces rapports qui éveille et dirige
sur l'enfant l'instinct de la maternité.
Cet instinct se développe dans les femelles des ani-
maux avec plus de violence que dans la femme, quoique
l'amour qu'elles portent à leur progéniture ne soit pas
plus fort. Cela doit être ainsi : privées de réflexion, elles
sont tout entières aux impulsions de la nature. Chez
elles, leur attachement maternel est inquiet, ombrageux,
et il élève à un tel point leur courage, qu'on les voit
— 36o —
n'es.quepassagè e ° "? effm " B «»« de maternité
mère repousse ses petits „.„.' t- ^ œ ,erme ' la
1- reconnaître. I! n^es', oas 1 "*"* <"* " e P lus
* conserve tonjo s nTviveTnr"' 3 ^
enfants, qu „ ique p ûrgan . me m r „ f^.f;" ~
'e temps. La raison en es, que l'ins, „ c "t " V "
«" que celui de reproduction, do t d "end ma ' er "' té
manents dans la femme jusque dans V ' """ *"'
dans les animaux, l'un « 1 au ,r, ' amere ' M ' s °n, que
me lorsque la teJl^Zï™ ^'° d '^ e,
sions, l'amour maternel Zî P ' deM ""^1-
produitd'un se„,ime„ t 'e„": r :r V ' t '" '"'' " *>™ "■
»e ■e n p^e r, e ;„km St : Vf ""*"«*?-»*, qui
tencefmai ^ ^ !*« "-ment à son exis-
susceptible d'e Sïï&ÏÏTlX "^ qU '" « "="
l'effet d'une sympath.e T" ' mem paraît *"
les entrailles du pire e < L ?,' ""' """" SUbitOT ™
«* aspect de scm £ ^ * "• !"" a " P «'
moment toutes ses affections « , 'j P T "f "* "
autrement ? Il «m „,,, „ s, Pourrait-,1 en être
»n, un second lu "nlm e !, '* S ° n ^"^ "» «J*
-vivre en quelque^Te " P " '"' SeU ' *** «Père
— 36 1
CHAPITRE XIV.
Des aptitudes ou de l'instinct de perfectibilité .
ous conviendrons sans peine, avec Bichat, que
les organes de la vie de relation ont besoin,
dans leur développement, d'une espèce d'édu-
cation; que c'est l'expérience qui les fait entrer en
activité, et que leurs fonctions ne se déploient et ne se
perfectionnent graduellement que par l'exercice. Nous
conviendrons encore qu'on ne peut faire acquérir aux
mouvements de l'un de ces organes un haut degré de
perfection sans un long apprentissage, et si l'on ne l'exerce
exclusivement au préjudice des autres. Car l'orga-
nisation n'ayant qu'une masse de forces déterminées, on
ne peut les accroître dans un organe qu'en les dimi-
nuant dans les autres. En donnant, au contraire, un égal
exercice à tous, les forces, au lieu de se concentrer, se
partagent, et chaque organe reste circonscrit dans sa
sphère commune d'action. Les anciens paraissent avoir
pressenti cette vérité physiologique lorsqu'ils ont dit :
« Pluribus intentus animus ad minora fit nullus. »
Mais, en convenant de ces choses, nous sommes loin de
penser qu'il suffise pour avoir des talents d'en exercer les
organes, et pour en posséder éminemment un, d'exercer
exclusivement le sien. S'il en était ainsi, tous les hommes
qui donneraient à leurs organes un égal exercice, devraient
obtenir les mêmes résultats. Cependant, allez dans les col-
lèges, parcourez les ateliers : vous verrez que parmi les
élèves qui reçoivent les mêmes soins, et qui se livrentaux
— 36 2 —
qui arnven, ^tE. 4 "" ,atat - «
deperfection ; ,a„dis qu'il en «. d wï. T ^
efforts plus soutenus „,„= e " estd autres ou,, malgré des
on ne P a , t ei g rn"oue d' P nnen,,amaiSaUbu ' d&ir ^
qui donne le taîem IV "° US U " e CaUse in »™«
-s ,. nesl:::! v ; r;:;;; p c u e; t bien le dM °^
«de des organes à un ce " a * ^^ aUSe «*" *»*
laoue.,e détermine des tend „ces et de ZZ?^
provoquent le développement- ete^L-, g ql " '"
Ce, prop r e m e„ t p J^ ^S^^
^-uTCptiou^'r ' est pius <-* —•' -
plusd'aisalceTd précision T"."»,™»™»™
■» forme, ni la manière Par' I ?"' "' ltari <™"™
choix, sans dire" o„ i {ni "" Sa " S bu '' sa " s
i-excan, «le ^Zl^^Z^ T *° «
fait sentir par un attrai, par fe e ? c ^'.f' ""^
^»;& r £ t-r attache a -
«ttS===3Es
don„::t a „a^ p r;r e „t que , ies ap,itudK
déve,oppe„tpar IWl2£££^ £*£ ^
— 363 —
Les goûts sont les plus sûrs indices des aptitudes : il y
a défaut d'aptitude ou il y a absence de goûts. Les goûts sont
proportionnels aux aptitudes; ils se forment et se perfec-
tionnent en nous à mesure que celles-ci se développent.
Ils sont importants et difficiles à contenter tant que les
aptitudes ne sont pas parvenues à leur degré de déve-
loppement; dès qu'elles l'ont atteint, ils se taisent. Mal-
heur à celui dont le goût est trop prompt à se satisfaire :
il n'y a plus de progrès à espérer pour lui.
Toute la vie de relation roule sur deux systèmes d'or-
ganes, dont l'un est pour la pensée, et l'autre pour le
mouvement. Or, ces deux systèmes sont plus ou moins
susceptibles chacun de trois sortes d'aptitudes bien dis-
tinctes, qui ne se font d'abord sentir que graduellement,
à mesure que la faculté de percevoir peut leur fournir les
matériaux qui conviennent à leur action; mais qui se
prononcent fortement : l'une au premier âge de la vie, la
seconde dans l'adolescence, et la troisième dans l'âge
viril, parce que chacun de ces trois âges est pour la per-
ception une époque de développement qui la rend spé-
cialement susceptible de nouveaux produits. Ces apti-
tudes se développent donc de la manière suivante :
Dans l'enfance, où la perception se borne en quelque
sorte à sentir, on remarque dans le cerveau une grande
disposition à recueillir les impressions sensibles et à en
faire un fréquent rappel; et dans les organes moteurs,
une forte tendance à reproduire les mouvements dont les
sens reçoivent journellement l'empreinte. Cet âge est
donc l'époque où la mémoire et la faculté imitative se
développent. Aussi est-elle celle des doctrines et des ha-
bitudes bonnes ou mauvaises. Dans l'adolescence où la
perception discerne et se fait des idées, le premier organe
— 36 4 —
de sa création, e, s *ZZ. * """«""i *»
Produire au d hors ea r ° u t f g< f ^^ pour «
réalité. Aussi ce, âge es, V" ' eUr d ° nna " "e la
talents agréables. Dans la" viri hi r" gination « d es
'« rapp 0m des choses le ' °" '* '""V*™ «isi,
aptitudes se manifes n A ors ,;° n " eI,0 " S ' de "—lies
* et réfléchi; sou ente^ll vlT f*" médi ' a -
Principes, a en voir ,es «ÏÏ^^tS»'?* ««
son appareil musculaire ne lenorte n, m P ulsro n de
-;;ic^r-=-rdu d ;rn:
qoe de voir des SS^SV"^ "" C °"' rai «-
tions que pour les „„ q Sement des disposi-
en estd'au'res ' n 'e„ £ra,10 " S ^«^^ tandis qu-.
Parmi .es p^ r TCT ^ '" Ml ™ ts ««^
''aptitude, les uns , e pou T™ ""' "' m ° m ™ "e
d'autres pour les ,«",'""« da la -emoire,
autres pour ceux de Pere„fl ag " ,a " 0n ' " ^^
-n pour les «TSÏÏï'.J*- ^ "^
imitation servile là un I ! ! P V °' r stérile «'"ne
niques, e,ail,eur;Pim P uÎsiô„; ,dépOUr '" a " S m ^"
ans. On pourrai, e„Z 1°" voir" « f?" '" *-*
q-'il y a parmi les homme! Z° V L J' " eCeSSaire '
qoe Pon peu, suppose^de '^ïïi ■?*""*' distinctK
espèce de travail • cTil lv '° M dans cha q"e
l'organisation huma „ cl ! ,""" "' Variét& dans
mamequtl nés, pas un genre d'étude
— 365 —
ou d'industrie qui n'y trouve l'organisme qui lui est
propre.
Parmi les hommes qui ont de l'aptitude à un même
genre de travail, il y en a, et c'est le plus grand nombre,
dont le talent ne peut guère s'élever qu'au-dessus de la
médiocrité; mais on en trouve aussi, quoiqu'ils soient
rares, qui étonnent par le haut ascendant de leur aptitude
et l'éminente supériorité du talent auquel il donne l'essor.
Chez les premiers, ordinairement, leur infériorité dans
ce genre de travail, tourne au profit de leurs autres apti-
tudes, et presque toujours ils se font distinguer par la
diversité de leurs talents; au lieu que chez les seconds,
lorsque cette même aptitude est trop éminente, c'est tou-
jours au préjudice des autres qu'elle le devient, non seule-
ment parce qu'ils en négligent le développement, mais
encore principalement parce qu'alors toutes les forces
organiques se coordonnent pour l'aptitude dominante.
Ainsi, telle est la condition de la nature physique de
l'homme, qu'elle ne peut avoir un haut degré d'aptitude
que pour un genre de travail. Mais, en compensation,
telle est l'excellence de cette disposition, qu'il n'est pour
elle aucun genre d'aptitude qui ne soit susceptible d'un
degré illimité de développement. Il est donc vrai de dire
que la perfectibilité est indéfinie dans l'espèce, et néces-
sairement bornée dans chaque individu.
Dans les animaux, l'instinct de perfectibilité est borné
dans chaque espèce, parce que leur organisation est trop
peu flexible pour se prêter à aucun autre ordre de mou-
vements qu'à celui qui découle nécessairement de leur
structure. Il est, de plus, commun à tous les individus
d'une même espèce, parce que leur mode d'organisation
est uniforme, qu'ils ont, conséquemment, les mêmes
— 366 —
Ses organes son EEST^ """J" «»•
l"i permettent non seulement I Pretem à ,out «
industries des anima u ' m ^ =" ' U '' ,OUtts '<*
™nt au deià Son moue 7 "^ de S ' é ' eVer '<"=«-
variabie dans e " ' ^"'T" "*' " "^ si
Pe r so„„e sq uiaie„t pr :;iren n ,;:?r:S: deUX
su: rrrrjutr degré - c - » r «^
l'entraîne vers „ * ° r 'I ^f*' d0m ™ m **
duquel il nV a », i • , u,er d <"*upations, hors
goûtouid^e IZ u«ud uf ni , SUCCèS - C '» «
« développe le £ „? £?* T''"' «"»«*"»»
nousassure^nmÏÏe'; o r "et r '" V ° C , a,i ° n "
rentes directions m.'il H qUI ' par les diffé -
divise k «c s^^^-ïï^r^ ,,ho,mM -
résultats. P " Pr0du " S et en Perfectionne les
i^^^^H^^I
— 36 7
■
CHAPITRE XV.
Du naturel ou instinct de tempérament .
e même que toutes les facultés de l'entende ment
sont du ressort de la vie de relation, de même
tout ce qui tient au sentiment paraît appartenir
à la vie de nutrition. Celle-ci est la première à exister, et
le sentiment naît avec elle, car on éprouve des besoins
avant que d'avoir des sensations. C'est dans la vie inté-
rieure que se forment nos instincts et nos goûts, et dans
elle que se développent nos passions ; c'est sur les organes
de cette vie que les passions agissent directement en y
portant le trouble ; ce sont eux qui souvent les font naître
spontanément ou les modifient lorsque leurs fonctions
s'exaltent, ou que leurs forces changent de rapport; ce
sont eux, enfin, qui les font varier dans les hommes en
donnant à la sensibilité un caractère analogue à leur
mode de concours dans l'action générale de la vie propre
à chaque individu.
Le naturel n'est donc réellement que l'expression mo-
rale du tempérament, et ses impulsions instinctives ne
sont autre chose que les mouvements qu'il détermine.
On entend par tempérament ces différences constitu-
tives que l'on observe dans l'organisation humaine, dif-
férences qui se manifestent ordinairement par la confor-
mation extérieure des sujets, et d'où résultent dans les
individus qui se trouvent renfermés dans chacune d'elles
une sensibilité propre et un caractère particulier qui les
distinguent et les séparent en autant de classes. A propre-
— 368 —
compter autan, de JJ£ £,»** d^T"
Mais, si l'on néglige toutes I,. „. ' lndm dus.
les réduire à six catégories eue 1'™ H dlffe «n«s et
de tempéraments sn „ 2 ùi„ h , g " C S ° US ' CSnoms
pna,i q u P e, a *Z7^™£ ^'-oliaue, li-
saient qU e les quatre S^t^T"^"^
connaître l'organisme de S b ° rnen " * **«
-^ *» -a sensée -^^22^." " *
ve'oppé, m'ais de H , Z?l sse Zl^ .? ™' bi ™ d *
Proportion des humeurs e tune „ T *' ""' eMCte
fonctions on aur,T , S de a ' SanCe daDS '«
----- «r^pTr^s 11 ' qui se &it
sive, des goûts vifs ,, rh sens 'Oil,te gaie, expan-
confiant, Lu é te ai T"* 8 ' "" "* ° m «<>
-s ardentes, 'nïï™^ ~. « d « P-
Éllipssi
desV:s,w4r;r ur ' àuneac,i ™ iin ^ ite ^
eid^reml?": S^^ "^ S °' ideS *" *
me,ancol. q ue, remar q uab,e au moral par une 225
- 36 9 -
profonde, qui donne naissance à des goûts passionnés, à
un caractère timide, ombrageux, méfiant, à une activité
refléchie et à des passions concentrées.
4° Des organes viscéraux souvent volumineux, mais
inertes, des solides lâches imprégnés de sucs peu exci-
tants, une circulation lente, quoique les fluides circulants
soient abondants, et une faible calorification donnent le
type du tempérament lymphatique, qui se décèle au moral
par une sensibilité froide, des goûts traînants et peu pro-
noncés, un caractère sérieux sans tristesse, réservé, sans
méfiance, une activité molle, indolente, paresseuse, et
des passions sans énergie.
5° La prédominence du système nerveux ou sensitif
sur le système musculaire ou moteur signale le tempéra-
ment nerveux, qui se manifeste moralement par une sen-
sibilité vive, parfois exaltée, par des goûts délicats, mais
souvent fantastiques, par un caractère prévenant, une
activité singulièrementmobile, des passions capricieuses
et des désirs impatients.
6° Si c'est, au contraire, le système moteur qui prédo-
mine sur le système sensitif, on aura le tempérament
athlétique, dont le naturel est d'être bon, doux et docile,
d'une sensibilité calme, difficilement irritable, mais'
d'une colère redoutable par ses effets.
Telles sont les diverses formes constitutives de l'orga-
nisation humaine et les dispositions morales qui leur
correspondent.
Quoique le naturel soit le produit des fonctions de la
vie intérieure, et qu'il y paraisse circonscrit, il exerce
cependant sur les actes de la vie de relation une influence
particulière à laquelle la volonté n'a point de part. C'est
lui, en effet, qui préside à tous nos mouvements instinc-
Dess. Et. de l'Homme moral.) 24
— 370 • —
tifs et leur imprime le caractère qui lui est propre- Un
qu. donne à toute l'habitude du corps une physionomi
Zzt rapport avec ses tendances ' ^ »o- -ffi
caractère, par son air, ses attitudes, ses manières et sa
démarche Ainsi on trouvera dans le bilieux un pe n
de fierté, des attitudes imposantes, des manières dom"
natnces et une démarche ferme et menaçante; dans"
m lancolique, un air grave et triste, des attitude! embar
tTve h' v T, 01 ^ 65 drC ° nS P eCtes et ™e démarche fur-
tive ; dans l'athlétique, un air de candeur et de bonté des
attitudes raides, colossales, des manières simples san
se présentera avec un air de satisfaction, des attitudes
gracieuses des manières engageantes et une démarch
élégante et facile; le nerveux, avec un air vif et sémillant
te «m*. .dégagées, des manières douces, aimables et'
une démarche légère; le lymphatique, enfin, avec un air
calme et suffisant, des attitudes molles, énervées, des ma-
nières insignifiantes et une démarche mal assurée
On ne change pas le tempérament; l'éducation ne peut
nen sur lui II naît et meurt avec nous. L'âge peut bien
en calmer l'effervescence ; il ne saurait en altérer ,e fonds
Le tempérament est le produit des organes des fonctions
internes indépendants de la volonté, et dans le domaine
de la vie intérieure qui en est l'excitant, qui leur fournit
et le motif de leur action et le type de leur mouvement, et
qui, des qu ils entrent en exercice, leur fait atteindre de
suite, sans apprentissage et sans essais préalables, le
degré de perfection dont ils sont susceptibles : bien diffé-
rente en cela de la vie de relation, dont l'activité, subor-
donnée à la volonté, a besoin, pour agir, de l'impulsion
-3 7 i -
des excitants externes, etdontles organes ne perfectionnent
leurs mouvements que par un fréquent exercice. Mais si
l'on ne change pas le tempérament, on ne peut donc pas
réformer le naturel, qui en est l'expression morale. On le
dompte dans les animaux, on le comprime par la crainte
et la faim ; mais il reparaît toujours aussitôt qu'on cesse
de le contraindre. Naturam expellas furca, [amen usque
recurret. Dans l'homme, on peut le modifier par le ré-
gime et le changement de climat dès l'enfance; mais le
fonds primitif subsiste toujours. L'éducation peut le
réprimer ou en tempérer l'essor; mais ce n'est qu'en for-
tifiant la raison et en la rendant supérieure aux instiga-
tions du naturel.
Chaque espèce animale a reçu de la nature un caractère
qui lui est propre et commun à tous les individus qui la
composent, à quelques nuances près. Ces divers carac-
tères, quelque nombreux qu'ils soient, se retrouvent tous
dans les hommes. Cette différence vient de ce que la
constitution animale ne comporte, dans chaque espèce,
qu'un mode d'organisation uniforme, tandis que celle de
l'homme est très variable et susceptible de revêtir toutes
les formes organiques.
— 37a —
CHAPITRE XVI.
De l'ennui.
le centre epigastnque et suivi d'un état de lan-
_ gueur qui laisse l'âme dans une sorte de vide
en même temps qu'il débilite les forces de la vi et u
e manifeste au dehors par de fréquents bâillements e
des pendiculations réitérées. ««nents et
Le bâillement n'est pas particulier à l'ennui, quoiqu'il
en son le symptôme le plus sûr. Qu'une personne ex 'eut
S££ïï no T à rmstant nous ,e ~ -™
tairement mais, de notre part, il n'est l'expression d'au
cun besom, c'est un effet purement sympath que un"
entraînement par contagion. On bâille dans l'invasion
des fièvres intermittentes, les enfants nouveau n és
baillent; il en est de même des animaux qu'on soumet au
vide £ , a mach , pneumatique> ^ ^ d J~
le ba, ement a bien pour principe, comme dans l'ennu '
le s'ttr T' dU CCntre W-iq-, s'étend sur tom
vatTon T/ r" 1C1 CC Semiment 3 P ° Ur ° b >' et la Ner-
vation de 1 être, et, pour cause déterminante, quelque
embarrasdans les viscères, qui gêne leurs fonctions e lu
des poumons, par exemple, ou l'absence d'une cause
externe nécessaire à leur libre exercice. Dans l'ennui au
—, k ur qu , on éprouye a I e„
Plo de nos facultés, et pour cause quelqu'un de nos
instincts contrariés. H 0S
Les animaux en état de liberté et l'homme sauvage
— 3 7 3 —
ne connaissent pas l'ennui : car on ne confondra pas avec
lui cette langueur de tristesse dans laquelle le [plonge la
perte de ce qu'il a de plus cher. Ici c'est une altération
profonde du sentiment qui émousse tous les instincts,
même celui de conservation; tandis que l'ennui est la
lutte des instincts contre tout ce qui leur fait obstacle.
Ainsi que l'animal, l'homme de la nature n'agit que
d'après ses instincts; il ne connaît d'autres besoins que
ceux dont ils lui donnent le signal, et jamais ses désirs ne
les devancent. Comment pourrait-il se déplaire et être
fâcheux à lui-même, lorsqu'il est ainsi toujours d'accord
avec ses intérêts ?
Puisque l'ennui n'existe pas dans l'état de nature, il
est donc le produit de l'état social.
En effet, parmi les hommes qui vivent en société, la
plupart se trouvent sans fortune et dans la nécessité de
pourvoir en travaillant à leur subsistance ; les autres
naissent dans l'opulence et peuvent se procurer, sans tra-
vail, les jouissances de la vie. Or, ces deux situations
opposées peuvent être, l'une et l'autre, une source d'en-
nuis pour l'homme. La première, lorsqu'il est forcé pour
vivre de se livrer à des occupations d'esprit ou de corps
trop prolongées, et au delà de la portée des organes : alors
il y a fatigue et ennui; la seconde, lorsque, abusant des
loisirs que donne la fortune, il croupit dans l'oisiveté et
n'accorde point à ses facultés l'exercice qu'elles ré-
clament. Dans ces deux cas, on éprouve également un
sentiment de langueur accablant, quoiqu'il y ait dans l'un
excès d'action et défaut dans l'autre; parce que l'instinct
promoteur de notre activité se trouve également contrarié
par l'un ou l'autre écart. Toutefois, l'ennui de l'homme
laborieux est bien moins insupportable : il ne vient que
24*
con^ris;:^;- 1 ^-- ac,if ' ,o ^ - *
» ses occupation 1" ^ cscIsTh" "; ^'^ *"*•
ex.geant que ceux de la mture T " m ° lns
qu'on en suspende le cours O l ^ " S ° U * e P as
après avoir "passé Ï^^?^**"**»**
Publiques ou dans, aji t o" t l e rr t :r em *" ^
dans la vie privée et au Z V^ °" m ° mbe
cupé, ou lo'squ ,' prTsavTl " ""* ™° in ° C "
classes instruites deT lo «gtemps fréquenté les
avec des hoZe S qu ne ' °" * **« ^ * ™
Port de conn^ ^ ~ "^ ^ ^ ^
* bêtise, a dit une fen^e ^0^^- "^
aussi de nous lorsque, en raison Tes evoi^Z Ï22
nous lmp0 se,nous sommes contrainte* Z ,
momentanément à un genre de tra" 1 r ^
goûts, d'assister à des reunTonf ^^ à n ° S
d'écouter des disconr, ? qW "° US ^«"nt, ou
ce qui L^Zh^l^l^^^^
nous sont il P J ag 2ll Z^U .Zl^ *?
Pournou S unsuietd-ennui,lo P rsqu. clic noussomd T
a satiété: car une action continue fatigue nn* 8
ne Peuvent la supporter longtem T crauTn? *
vue de ce principe physiologique que r U n de ? '"
a dit : 5 4 q e ] un de nos poètes
L'ennui naquit un jour de l'uniformité.
— 3y5 —
colie, remplit d'amertume notre existence, en irrite l'in-
stinct et nous plonge dans l'ennui et le dégoût de la vie.
N'y aurait-il pas encore une cause morale d'ennui? Car
il est certain que l'homme se fait des idées de bonheur,
après lesquelles il court sans cesse, mais qui, ne se
réalisant jamais à son gré, le laissent avec des désirs non
satisfaits et dans un vide continuel, vide d'autant plus
grand que le bien recherché répond moins à l'attente du
désir; ici, évidemment, c'est l'instinct moral du bonheur
qui se trouve déçu par les perspectives de jouissance que
lui offre l'imagination, et que les réalités ne justifient
pas.
■
I
TABLE
DES LIVRES ET CHAPITRES DU TOME I*
Chap. I,
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
X.
XI.
LIVRE PREMIER.
DES SENSATIONS.
Des sensations en général.
Du sens de l'odorat.
Du sens du goût.
Du sens du toucher.
Du sens de l'ouïe.
Du sens de la vue.
Du rapport des sensations hors de nous.
De la liaison des sensations entre elles.
Examen comparatif des différentes opinions des
hommes sur la manière dont nous parvenons par
les sens à la connaissance du monde matériel.
Des sensations affectives.
Du sentiment de la sensation ou de la perception.
Pige»
I
23
39
49
64
87
125
i33
.3 9
178
189
LIVRE SECOND.
DE L'INSTINCT.
Chap. I. Existe-t-il un instinct et quel est-il?
II. Détermination du siège de l'instinct.
III. Division de l'instinct.
219
240
287
IV.
V.
VI.
VII.
vin.
IX.
X.
XI.
XII.
XIII.
XIV.
XV.
XVI.
— 3 7 8 —
De l'instinct de conservation.
De l'instinct de nutrition.
De l'instinct de locomotion
Instinct distinctif des sexes.
Instinct du beau.
Instinct social.
Instinct de la pitié.
Instinct de reproduction.
Instinct conjugal.
Instinct de maternité
Des aptitudes ou de l'instinct de perfectibilité.
Du naturel ou mstmct du tempérament.
L>e 1 ennui.
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Pans. Typographie Delalam frères, 1 et 3. rue de 1. Sorbonnl