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Full text of "Le Sommeil de Jenny. [pièce en un acte]"

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BIBLIOTHEQUE) 
SAINTE | 
GENEVIEVE 




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LE SOMMEIL DE JENNY 






PERSONNAGES. 



Mère Jeanne, paysanne. 

Louise, 16 ans, sa fille. • 

Jeanny, 16 ans, somnambule. 

Bastien, 14 ans, domestique de mère Jeanne. 

Un voyaqeuh, 70 ans. 

La scène se passe en 1828, dans un village de Saintonge. 



PREMIER ACTE 

Le théâtre représente l'intérieur d'une chau- 
mière. 

SCÈNE 1". 
mère jeanne [filant), Louise (cousant). 

LOUISE. 

Maman, il faut que notre chère demoiselle soit 
malade ; ce n'est pas naturel de dormir comme ça. 

MÉHE JEANNE. 

Dame! non. J'ai presque envie de consulter lés. ■ -' \ 

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J. 



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GENEVIEVE 



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LE SOMMEIL DE JENNT. 



médecins... Àh ! je lui mettrai de bons pot-.a- 
feujje lui ferai boire de bon vin; tout ça v.ut 
mieux que des médecines... Je n'y vois plus 
clair. 

LOUISE. 

Ah! maman, que j'ai de chagrin de la voir tl- 
venir si triste ! Elle qui était si gaie quand no 4 
étions petites! 

MERS JEANNE. 

Quand on est petit, on ne pense à rien, c'e t 
pourquoi l'on rit toujours. A mesure qu'on gran- 
dit, on pense, et l'on a envie de pleurer.. . Allumi 
donc la chandelle. 

f LOUISE. 

Je donnerais je ne sais quoi pour lui ôter si 
peines. Dites donc, mère, est-ce qu'il est bien 
mort son papa? 

MÈRE JEANNE. 

Il n'y a que le bon Dieu qui le sache, mon en- 
fant. Dans ce temps-là, vois-tu, on partait pou 
la guerre de Russie, et il ne fait pas chaud par 
là ! Ils ont eu de la misère ! Et enfin quand il 
s'est agi de revenir, ils ne sont pas revenus. • 

LOUISE. 

Pourquoi donc? {Elle allume la chandelle.) 

MÈRE JEANNE. 

Parce qu'ils étaient tués, ou gelés, ounoyéo, 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



l'un vaut l'autre. Ce pauvre monsieur, il n'a ja- 
mais reparu ; ou du moins, je n'ai jamais entendu 
parler de lui. Et comme il n'avait ni frère, ni 
sœur, ni personne, je me suis mise à aimer toute 
seule ma petite nourrissonne. Pauvre chou ! 

LOUISE. 

Faut-il avoir du malheur ! Si elle n'avait pas eu 
une bonne nounou, qu'est-ce qu'elle serait donc 
devenue? 

MÈRE JEANNE. 

Le bon Dieu aurait arrangé les choses autre- 
ment; ce n'est pas pour rien qu'il y a une Provi- 
dence. 

LOUISE. 

Mais, maman, pourquoi ne lui répondez-vous 
pas quand elle vous parle de son père ? 

MÈRE JEANNE. 

Je ne sais que lui répondre. S'il est mort, ce 
pauvre père, tout est dit; et s'il n'est pas mort, 
c'est tout de même, puisqu'il ne voulait pas la 
voir. 

LOUISE. 

Et vous dites qu'il n'était pas méchant? 

MÈRE JEANNE. 

Pas méchant du tout; mais, vois-tu, c'était un 
homme de grand esprit, et ces gens-là sont quel- 
quefois un peu toqués. Et puis, il était vif! Ah ! ce- 






LE SOMMEIL DE JENNY. 



tait la poudre ! Il s'emportait comme une soupe 
au lait I 

LOUISE. 

Sa femme n'avait pas peur de lui? 

MÈRE JEANNE. 

Pour ça non ! Elle n'avait qu'à le regarder, il 
devenait comme un mouton. Du reste, c'était une 
sainte, à mettre dans un almanach! Il l'aimait de 
tout son cœur ; c'est pourquoi il a eu tant de 
chagrin. D'abord, il désirait un fils, pour le 
mener plus tard à la guerre avec lui; drôle d'i- 
dée! Mais enfin... Ensuite, le jour même delà 
naissance de la petite, la pauvre mère est morte. 

LOUISE. 

Quel dommage! 

MÈRE JEANNE 

Au lieu de se soumettre à la volonté du bon 
Dieu, voilà le colonel qui se désespère, et qui 
jure de ne jamais voir sa petite fille. 

LOUISE. 

Pauvre mignonne ! 

MÈRE JEANNE. 

Ah! c'était bien injuste ! On aurait dit que c'é- 
tait elle qui avait tué sa mère; on ne pouvait pas 
seulement parler d'elle à monsieur. Alors . ie 
1 ai emportée chez nous, la pauvre innocente ; son 
père m'a remis une grosse somme d'argent, et 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



pujs bonsoir ! Il est parti pour la Russie, et de- 
puis je ne l'ai jamais revu. 

LOUISE. 

Depuis seize ans! Mais enfin, maman, il n'est 
peut-être pas mort ? 

MÈRE JEANNE. 

Je t'ai dit que, s'il n'est pas mort, ça revient au 
même, puisqu'il ne l'aime pas. 

LOUISE. 

Oh! s'il la connaissait! Chère demoiselle! qui 
donc pourrait ne pas l'aimer? 

MÈRE JEANNE. 

La chère enfant! Tant plus elle va, tant plus 
elle est gentille. 

LOUISE. 

Maman, vous ne lui avez jamais rien dit, mais 
je crois qu'elle a presque tout deviné. 

MÈRE JEANNE. 

Ces jeunesses! C'est si fin quand on leur a 
montré à lire et à écrire ! 

LOUISE. 

Elle a bien de l'esprit ! Quand elle me parle un 
peu longtemps, je ne comprends plus. Rien qu'à 
la regarder marcher, on voit que ce n'est pas une 
paysanne... La voilà! 






LE SOMMEIL DE JENNY. 



SCENE II. 



I 



les mêmes, jenny (joli costume de villageoise, 
maintien gracieux et distingue). 

jenny {tenant une quenouille). 
ChèrenourriceJ'ai filé bien longtemps; voyez ! 

MÈRE JEANNE. 

Nous avons bien dormi aussi un petit brin, pas 
vrai? 

JENNY. 

Vous croyez toujours que je dors! 

LOUISE. 

Parce que ça vous arrive souvent. 

JENNY. 

Tais-toi, mécbante! D'ailleurs, tu gais bien que 
je ne veux plus entendre ce vous qui me semble 
si froid de ta part. 

LOUISE. 

Vous voulez que je vous dise tuf Jamais ! 

JENNY. 

Il le faut. 

LOUISE. 

Non, mamselle Jenny, jamais! 

JENNY. 

Va ! Je t'aime plus que tu ne m'aimes I 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



LOUISE. 

Ce n'est pas vrai ! 

MÈRE JEANNE. 

Allons ! Les voilà qui vont se battre 1 

JENNY. 

Voyons! Faisons la paix. Dis-moi seulement : 
Je t'aime. 

LOUISE. 

Non. 

JENNY. 

Eh bien, je ne t'aime plus. 

LOUISE. 

Essayez donc !... Avez-vous lu dans vos beaux 
livres, aujourd'hui? 

JENNY. 

Oui. 

louise: 
Avez-vous fini celui en veau? Il doit être encore 
plus amusant que ceux en papier bleu, ou jaune? 

JENNY. 

Louise, ces livres me parlent de Dieu ; ils élè- 
vent mon âme et me font du bien. 

LOUISE. 

Vraiment! Ah! si j'avais voulu apprendre à 
lire! 

MÈRE JEANNE. 

Toi, ça ne fait rien. On ne te demande que de 
savoir ton catéchisme. 



LE SOMMEÎt, DE JKNNY. 



LOUISE. 

Maman, je sais lire un petit peu. 

MÈRE JEANNE. 

Oui, mais tu ne comprends pas en lisant. 

LOUISE . 

Dame! non, par exemple. 
{On frappe.) 

MÈRE JEANNE. 

On y va ! On y va! Un moment. Ne dirait-on 
pas que le feu est à la maison ! {Elle sort.) 

SCÈNE III. 

JENNY, LOUISE. 



LOUISE. 

Mamselle Jenny, je me demande toujours 
pourquoi vous m'aimez. Je ne sais pas dire de 
belles choses comme vos livres, moi. 

JENNY. 

Mes livres sont mes amis; toi, tu es ma sœur! 

LOUISE. 

Faut pas dire ça, mamselle Jenny ! 

jenny [triste). 
Tu as raison. Je n'ai pas de sœur, moi, pas de 
famille ! Jenny ne sait d'où elle vient, où elle va ! 
Son véritable nom, c'est Jenny l'étrangère. 

[Elle pleure.) 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



LOUISE. 

Oh ! ne pleurez pas ! 

JENNY. 

Il y a des idées qui me tuent ! 

LOUISE. 

Si quelque chose vous fait de la peine, dites-le- 
moi. 

JENNY. 

Pourquoi te faire souffrir? 

LOUISE. 

Qui sait? Peut-être que si j'avais du chagrin 
vous en auriez moins, vous? 

JENNY. 

Que tu es donc bonne ! Ecoute, il y a une 
pensée qui me revient toujours et qui me fait 
pleurer le matin quand je m'éveille. 

LOUISE. 

Et pas la nuit ? 

JENNY. 

Oh! la nuit, je suis heureuse. 

LOUISE. 

Vous faites donc de bien jolis rêves ? 

JENNY. 

Louise, c'est plus qu'un rêve. Depuis quelque 
temps, je vois passer dans mon sommeil une 
ombre qui me parie, qui me serre la main, qui 



m aime. 



10 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



LOUISE. 

Et ce n'est pas moi ? 

JENNY. 

Non. C'est un beau vieillard ; il a des cheveux 
blancs; il paraît triste; mais dès qu'il me voit, il 
est consolé. 

LOUISE. 

Quelle drôle de chose ! 

JENNY. 

Ah ! que c'est beau la nuit ! Mon âme se dégage 
des sens; elle s'en va plus loin que le regard, 
plus loin que la lumière; elle vole comme la 
pensée, comme le souvenir; je crois sentir, 
entendre ; puis je m'éveille, et tout est fini ! 

LOUISE. 

Voyez donc un peu! Moi, au contraire, à peine 
couchée, je m'endors comme un paquet, pan! 
jusqu'au lendemain. Ou bien, si je rêve, c'est 
toujours la vache qui sort du pré; je cours après, 
elle se sauve, et ça nou3 met en colère toutes les 
deux. C'est peut-être vos livres qui vous donnent 
de si beaux rêves ? Vous en avez qui ont des 
filets d'or sur la couverture ! 

JENNY. 

Non, Louise; ce qui me fait rêver, c'est l'in- 
connu; c'est ce mystère qui m'entoure. Depuis 
longtemps, vois-tu, il se passe en moi quelque 
chose d'étrange. Il me semble que mon père 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



Il 



existe et qu'il ne veut pas de moi pour sa fille. 
louise (se levant brusquement). 
Oh ! surtout, ne parlez jamais de ça à maman; 
elle croirait que vous Non, rien. 

JENNY. 

Parle, explique-toi. 

LOUISE. 

Non, non, rien. 

JENNY. 

Tu sais quelque chose. 

louise (s' éloignant). 
Laissez-moi ! 

JENNY. 

Reste là, et parle. 

LOUISE. 

Impossible ! 

JENNY. 

C'est là ton amitié? {froidement) Louise, vous 
ne m'avez jamais aimée! 

LOUISE. 

Ah! qu'est-ce que vous avez dit là!... Eh bien, 
oui, vous aviez un père qui ne vous aimait pas, 
parce qu'il aurait voulu un fils, et parce que votre 
maman est morte le jour de votre naissance. Là! 

JENNY. 

Mon père, où est-il ? 

LOUISE. 

Maman croit qu'il est mort en Russie. 



12 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



JENNY. 

Mort sans m'avoir bénie? 

LOUISE. 

Voici quelqu'un. Silence ! 

JENNY. 

Louise, tu m'as toujours aimée. 
SCÈNE IV. 






JENNY, LOUISE, MÈRE JEANNE. 
MÈRE JEANNE. 

Louise, apporte donc la chandelle. Voilà une 
histoire ! Une voiture de poste qui a versé sur la 
route; un bon vieux monsieur qui est tombé 

dans le fossé décoré, s'il vous plaît ! 

(Louise sort .) 

SCÈNE V. 

jenny (seule). 

jenny (assise et comm accablée). 

douloureuse révélation ! Ce malaise de mon 
esprit n'était donc qu'un pressentiment? Est-ce 
moi qui ai tué ma mère? Hélas! je ne l'ai pas 
voulu ! Que me reproche-l-on ? Oh! que j'ai besoin 
de silence I 

(Elle se retire au fond de la chambre; on la 
voit se recueillir, puis s'endormir), ' 



LE SOMMEIL DE J£N\Y. 



13 



SCÈNE Vf. 
jenny {dormant), mère jeanne, un vieillard. 

MÈRE JEANNE. 

Entrez, mon bon Monsieur; prenez garde à la 
petite marche, car il y a de quoi se casser le cou 
quand on n'y est pas habitué. Dame, le plus 
riche ne peut donner que ce qu'il a. Moi, je n'ai 
rien; mais c'est de bon cœur que je vous l'offre ! 

LE VIEILLARD. 

Merci, bonne mère, vous me rendrez un grand 
service en me donnant l'hospitalité. Gel accident 
pouvait me coûter la vie; mais, grâce à Dieu, j'en 
suis quitte pour quelques contusions. 

MÈRE JEANNE, 

Et un brancard cassé. 

LE VIEILLARD. 

Ceci regarde le charron; je ne m'inquiète pas 
pour si peu. 

MÈRE JEANNE. 

Mon cher monsieur, vous serez hien mal chez 
nous. 

LE VIEILLARD. 

Je m'y trouve déjà parfaitement bien... quelle 
est cette jeune fille endormie ? 

2 



14 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



MERE JEANNE. 

Ne m'en parlez pas ! C'est une espèce de ma- 
ladie; elle dort toujours. 

LE VIEILLARD. 

C'est une de vos filles? 

MÈRE JEANNE. 

Oui... c'est-à-dire non... dans le fait, oui... 
Enfin, c'est mon enfarit, quoi ! 

LE VIEILLARD. 

Vous l'aimez bien? 

MÈRE JEANNE. 

Dame! 

LE VIEILLARD. 

Elle vous aime bien aussi? 

MÈRE JEANNE. 

Dame! 

LE VIEILLARD. 

C'est une orpheline? 

MÈRE JEANNE. 

Dame! 

SCÈNE VII. 

LES MÊMES, LOUISE. 



LOUISE. 

Maman, Bastien vous appelle. 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



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MÈRE JEANNE. 

Le petit vacher? Tiens! qu'est-ce qu'il me veut? 

J'y vas; excusez. 

(Elle sort.) 

SCÈNE VIII. 
jenny (dormant), le vieillard, louise. 

LE VIEILLARD. 

Savez-vous bien qu'elle est charmante, celte 
jeune fille? 

LOUISE. 

Je crois bien qu'elle est charmante 1 

LE VIEILLARD. 

Elle est malade ! 

LOUISE. 

Faut croire. 

LE VIEILLARD. 

Vous l'aimez * 

LOUISE. 

Si je l'aime! je l'aime au moins autant que moi 
vrai ! 

LE VIEILLARD. 

Bonne Louise! Me voilà tout consolé de ma 
mésaventure; je vais passer la nuit chez de si 
braves gens ! 

LOUISE. 

Oh ! nous ne sommes pas du mauvais monde. 






16 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



Mais où donc allez -vous coucher? Il n'y a ici que 
la grande chambre d'en haut qui n'est pas meu- 
blée ; et d'ailleurs, on n'y peut pas passer la 
nuit. 

LE VIEILLARD. 

Pourquoi donc? 

LOUISE. 

Tenez, ne parlons pas de ça ; il est trop tard, je 
ne pourrais pas dormir. Voilà Bastien qui vous 
dira la chose; moi je me sauve, parce que ça me 
ferait rêver. 

(Elle sort.) 



SCÈNE JX. 

jenny (dormant), lé vieillard, bastien (air 
niais). 

LE VIEILLARD. . 

Bastien, approche-toi, mon enfant. 

BASTIEN. 

Pourquoi faire? 

LE VIEILLARD. 

As-tu peur de moi? 

BASTIEN. 

Dame, quand on ne connaît pas 1 

LE VIEILLARD. 

Un grand garçon comme toi! 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



17 



BASTIBN. 

C'est pas une raison, allez. 

LE VIEILLARD. 

Allons donc ! Est-ce qu'un homme avoue qu'il 
a peur? 

BASTIEN. 

Oh! je ne m'en cache point; au contrairel 
Quand on voit des choses comme celles qui se 
passent ici!... 

LE VIEILLARD. 

Tu parles de la chambre d'en haut? Voyons! 
Qu'ya-t-il? Un fantôme? 

bastien [à demi-voix) . 
Justement! Allez^ j'en sais lony! 

LE VIEILLARD. 

Demain, j'en saurai plus long que toi, car j'y 
passerai la nuit. 

BASTIEN. 

Ah! monsieur, prenez garde! 

LE VIEILLARD. 

Tu plaisantes ! 

BASTIEN. 

Vous riez ce soir; mais demain, m'est avis que 
vous ne rirez pas. 

LE VIEILLARD. 

Tu crois ? 



18 



LE 60MMEIL DE JBNNY. 



BASTIEN. 

Depuis quelque temps, on entend là-haut des 
pas... Il y vient une âme!... 

LE VIEILLARD. 

Une âme ? 

BASTIEN. 

Oui, monsieur; je l'ai vue. 

LE VIEILLARD. 

Eh bien, comment est-ce fait, mon garçon ? 

BASTIEN. 

C'est fait à peu près comme les personnes. Si 
l'on ne savait pas ce que c'est, on ne le devinerait 
jamais. C'est long, c'est blanc, ça va, ça vient, ça 
se tourne; et, le pire de tout, c'est que ça chante! 

LE VIEILLARD. 

Allons, ça sait faire bien des choses! 

BASTIEN. 

Faut pas rire, monsieur! Si l'âme entendait, ça 
pourrait l'agacer. 

LE VIEILLARD. 

Vraiment, tu m'amuses, mon petit. 

BASTIEN. 

Vous ne me croyez pas? Tenez, voilà notre 
maîtresse qui vous dira que je ne mens point. 






LE SOMMEIL DE JENNY. 



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SCÈNE X. 
les mêmes (moins Bastieri), mère jeanne. 

LE VIEILLARD. 

Bonne mère, dites-moi donc, à votre tour, ce 
que vous pensez de la fameuse chambre dont je 
vois qu'ici tout le monde a peur. 

MÈRE JEANNE. 

Ah ! mon cher monsieur, écoutez, il y a de bien 
drôles de choses. Allez! 11 ne faut jurer de rien. 
Moi, autrefois, je ne voulais pas croire aux reve- 
nants, aux fantômes. Je ne suis pas du pays; je ne 
suis venue ici que parce que j'ai épousé, en 
secondes noces, un cousin de mon premier mari 
qui s'est établi en Saintonge; mais vrai, ce n'est 
plus du tout comme chez nous; il se passe des 

choses Tenez, ça n'est pas clair; j'aime autant 

ne pas m'en occuper. 

LE VIEILLARD. 

Au contraire, il faut en avoir le cœur net. 

MÈRE JEANNE. 

J'ai encore plus peur de savoir la vérité. 

LE VIEILLARD. 

Avez-vous donc la crédulité d'ajouter foi aux 
paroles de Bastien? 



20 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



MERE JEANNE. 

Entre nous deux, je crois la même chose que 
lui. 

LE VIEILLARD. 

La preuve? 

MÈRE JEANNE. 

La preuve, c'est qu'on n'y comprend rien. 

LE VIEILLARD. 

Ah!... Enfin, je demande à passer la nuit dans 
cette chambre. 

MÈRE JEANNE. 

C'est dangereux. 

LE VIEILLARD. 

Soyez tranquille, je suis un vieux militaire. 

MÈRE JEANNE. 

C'est qu'il n'y a pas même un lit. 

LE VIEILLARD. 

Faites monter deux' chaises; je m'en tirerai 
toujours. On a passé de plus mauvaises nuits 
quand on a fait la campagne de Russie ! 

MÈRE JEANNE. 

De Russie? 

LE VIEILLARD. 

Oui. Ainsi, deux^chaises|:|c'est|entendu? 

MÈRE JEANNE. 

Non vraiment. Je m'en vas faire monter un 
matelas qu'on mettra par terre. 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



21 



LE VIEILLARD. 

Un matelas par terre ? Mais je vais dormir tout 
à mon aise ! 

MÈRE JEANNE. 

Hélas ! ce n'est pas sûr. Vous n'aurez pas peur? 

LE VIEILLARD. 

Peur? moi? Ah! ah! ah!... 

MÈRE JEANNE. 

Allons, il est huit heures; c'est tard, chez 
nous. Je m'en vas faire monter le matelas. 

(Elle sort.) 



SCÈNE XI. 
jenny [dormant), le vieillard. 

LE VIEILLARD. 

Pauvre jeune fille! Comme son sommeil est 
agité ! {Jenny fait des gestes et parle à demi-voix.) 

LE VIEILLARD. 

Pauvre enfant ! Elle rêve péniblement. (Jenny 
se lève, elle appelle Louise.) 

LE VIEILLARD. 

Elle est somnambule. (Il lui touche la main. 

jenny (s éveillant). 
Qui m'a touché la main? J'ai peur, Louise! 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



SCENE XII. 

LES MÊMES, LOUISE. 

LOUISE. 

Elle a eu peur! 

LE VIEILLARD. 

Je vous laisse; calmez-la. 

[Il sort.) 

SCÈNE XIII. 

JENNY, LOUISE. 
LOUISE. 

Vous n'avez plus peur ; je suis là. 

JENNY. 

Que n'es-tu là toujours I 

LOUISE. 

Vous vous êtes encore endormie? 

JENNY. 

Je faisais un bien beau rêve ! Louise, veux-tu 
me faire une promesse? 

LOUISE. 

Tout ce que vous voudrez. 

JENNY. 

Eh bien, quand tu me vois dormir, quand je 
retrouve dans un songe un père qui veut bien 
m'aimer, oh! Louise! je t'en supplie, Louise, ne 
m'éveille pas ! 

LOUISE. 

Je vous le promets. 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



23 



SECOND ACTE 

[Le théâtre représente une chambre sans meubles ; 
un matelas par terre, une chaise et une veil- 
leuse sur une petite table). 

SCÈNE I*». 

le vieillard [couché sur le matelas). 
Il est deux heures. Dans ce pays, les fantômes 
ont du moins des égards pour les voyageurs fati- 
gués. Ces pauvres paysans! Gomme ils sont cré- 
dules! Ai-je le droit de me moquer, moi que la 
solitude et le silence accablent? Un fantôme accu- 
sateur ne me poursuit-il pas ? [On entend des pas.) 
Qu'enlends-je?... Des pas?... Un soupir?... C'est 
une femme. 

SCÈNE II. 

le vieillard, le fantôms. (Au seuil de la cham- 
bre, on voit une jeune fille enveloppée dans 
un drap ; ses cheveux couvrent ses épaules.) 

LE VIEILLARD. 

C'est la jeune fille que j'ai vue dormir hier au 
soir. Ne l'éveillons pas; elle aurait peur. 

JENNY. 

Non, Louise, non, je ne dors pas. (Elle écoute.) 
Tu dis que ce n'est pas la vie?... c'est plus que 



24 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



la vie! Ma pensée est plus libre. Approche-toi. 
Est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je suis Jenny, 
l'enfant des larmes, que son père n'a point 
aimée! 

LE VIEILLARD. 

Ciel! Elle se nomme Jenny ! Et son père... 
jenny {écoutant). 

Tu dis qu'il est mort? Non, non, il n'est pas 
mort. Je le verrai; il ne me repoussera pas ; je 
me jetterai à ses pieds. {Elle tombe à genoux 
devant le vieillard). Je lui dirai : Ayez pitié de 
moi ; je vous aime autant qu'un fils aurait pu 
vous aimer ! [Elle se relève.) 

LE VIEILLARD. 

Que dit-elle?... Un fils?... 
jenny {chantant sur Vair de la romance de 
Joseph). 

Je ne suis qu'une pauvre fille, 
Sans espoir et sans avenir. 
En me chassant de la famille, 
On n'a pas voulu me bénir : 
Mon nom, c'est Jenny l'étrangère, 
Qu'aux pleurs le Ciel veut condamner; 
On dit que j'ai tué ma mère, 
On ne veut pas mo pardonner. 

LE VIEILLARD. 

Quel trouble dans mon esprit !... Pauvre en- 
fant! 

[Allant vers V escalier.) 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



25 



Bastien ! Bastien ! 

(On entend la voix de Bastien.) 
la voix; 
Je suis là. 

LE VIEILLARD. 

Viens ici. 

LA VOIX. 

Je suis couché." 

LE VIEILLARD. 

Lève-toi. 

LA VOIX. 

Mais, monsieur... 

LE VIEILLARD. 

M'entends-tu ? 

la voix. 
Oui, monsieur. 

le vieillard. 
Viens donc! 

LA VOIX. 

G'est-y pour le fantôme? 

LE VIEILLARD. 

Viens voir. 

LA VOIX. 

Attendez. (On entend Bastien fermer sa porte 
à double tour.) 

LE VIEILLARD. 

Le voilà qui se barricade I Louise ! Louise I 






26 



LE SOMMEIL DE JKNNY. 



LA VOIX DE LOUISE. 

Quoi donc, monsieur ? 

LE VIEILLARD. 

Je vous prie de monter. 

LA VOIX DE LOUISE. 

Vous serait-il égal de descendre? 

LE VIEILLARD. 

Montez pour secourir votre jeune amie. 
SCÈNE III. 



les mêmes, louise (les cheveux en désordre, ache- 
vant d'agrafer sa robe. Elle lient en mains une 
pelle et des pincettes). 

LOUISE. 

Qu'est-ce qu'il y a ? Je meurs de peur ! 

le vieillard. 
N'ayez donc pas peur ; c'est votre jeune com- 
pagne qui réclame vos soins. 

LOUISE. 

Ah ! la pauvre chère demoiselle ! Si elle n'a 
pas l'air d'un fantôme ! 

LE VIEILLARD. 

Elle est somnambule. 

LOUISE. 

Som... quoi? 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



27 



LE VIEILLARD. 

Somnambule. En dormant, elle parle, elle 
marche, elle chante; ses nerfs sont agités. 
Ecoutez. 

JENNY. 

Petite amie, cher trésor !.. . 

LOUISE. 

C'est de moi qu'elle rêve, car elle m'appelle 
toujours son trésor. 

LE VIEILLABD. 

Elle rêve de vous et de son père. 

LOUISE. 

De son père ? Ah ! le malheureux !... 

LE VIEILLARD. 

Louise, comment se nomme votre mère ? 

LOUISE. 

On dit toujours la mère Jeanne. Elle s'est ma- 
riée deux fois ; son premier mari, mon père à 
moi, se nommait Dubois. 

le vieillard {se frappant le front). 

Dubois? Est-ce possible? Jenny I Dubois! 
Mère Jeanne!... 

LOUISE. 

Bon ! voilà que ça le prend, lui aussi ! Comme 
il se tape le front I Bonsoir ! ça me ferait trop 
peur, je me sauve... Au fait, s'il allait lui faire 
du mal ? Je reste. {Elle reste assise sur la dernière 
marche de l'escalier. ) 



28 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



jenny [chantant sur Vair de la romance 
de Joseph). 

seul ami de ma souffrance, 
mon Dieu, soutenez ma foi! 
Vous qui savez mon innocence, 
Pitié, Seigneur, pitié pour moi ! 
Ah! daignez bénir mon vieux père, 
Et dans les cieux le couronner; 
Peut-être, à la voix de ma mère, 
11 voudra bien me pardonner? 

[Le vieillard pleure.) 

LOUISE. 

Allons ! l'un qui chante, l'autre qui pleure ! 
Ah ! la drôle de maladie ! 

JENNY. 

Louise, écoute-moi. 

LOUISE. 

Tiens, elle me parle ; et cependant elle ne me 
voit pas. 

JENNY. 

Louise, j'ai vu hier un beau vieillard ; il m'a 
aimée, il m'a bénie. 

le vieillard [marchant à grands pas). 
C'est affreux! Je n'y tiens plus ! 

LOUISE. 

C'est qu'il a l'air méchant, l'autre ! Dites donc, 
mon bon monsieur... Je ne sais pas seulement 
son nom* 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



29 



LE VIEILLARD. 

Je suis le colonel d'Escars. 

LOUISE. 

Le colonel d'Escars ? vous ? vous?... 

LE VIEILLARD. 

Louise, pardonnez-moi! voyez mes larmes; ne 
m'accusez pas sans m'entendre. Errant, blessé, 
prisonnier, j'ai été dans l'impuissance absolue de 
retrouver ma fille, que, dans l'égarement de ma 
douleur, j'ai osé repousser. Rendez-la-moi, 
Louise, éveillez-la, rendez-moi mon enfant ! 

LOUISE. 

Ah ! vrai ! Si vous dormez, dites-le, car je 
meurs de peur! 

LE VIEILLARD. 

Je ne dors pas, Louise; je suis le père de Jenny. 

LOUISE. 

Gomme il me regarde! Ces yeux ! 

LE VIEILLARD. 

Ayez confiance en moi ! 

LOUISE. 

J'ai bien confiance en vous; mais seulement 
je ne crois pas ce que vous dites. 

LE VIEILLARD. 

Je suis son père, je vous l'affirme sur l'hon- 
neur. 



30 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



LOUISE. 

Eh bien, je le crois; vous avez une figure trop 
honnête pour mentir. 

LE VIEILLARD. 

Eveillez-la ! 

LOUISE. 

Alors, vous allez l'aimer, car sans ça, voyez- 
vous, il vaudrait mieux la laisser dormir. 

LE VIEILLABD. 

Eveillez-la, je la rendrai heureuse. 

LOUISE. 

A la bonne heure! 

[Louise touche la main de Jenny.) 
jenny [douloureusement). 
Oh! Louise, pourquoi m'éveiller! Mon père 
était là ! 
le vieillard {pressant sa fille sur son cœur). 
Le voilà ton père ; il te serre dans ses bras ; 
il t'aime. 

jenny [à demi éveillée). 
Il m'aime?... je veux dormir toujours. 

LOUISE. 

Faut plus dormir, mamselle Jenny, le bon 
Dieu veut bien que vous soyez heureuse. 

JENNY. 

Ce n'est donc pas un rêve? 

LE VIEILLARD. 

Non, mon enfant; non, ce n'est pas un rêve. 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



31 



Comme elle tremble! Louise, rassurez-la; je vais 
parler à votre mère et lui donner les preuves de 
mon identité. 

LOUISE. 

Allez donc lui conter tout ça ; va-t-elle être con- 
tente ! 

SCÈNE IV. 

JENNY, LOUISE. 
LOUISE. 

Ouvrez vos yeux, mamselle Jenny, pour voir 
comme le bon Dieu est bon. 

JENNY. 

Ta main ?.. Donne ta main ! 

LOUISE. 

Vous avez encore peur ? 

JENNY. 

Non; mais je suis faible. Le bonbeur, vois-tu, 
c'est pour le ciel; dans la vie, cela fait mal. 

LOUISE. 

Ça fait mal ? C'est y drôle! Faudrait boire une 
goutte d'eau. Bastien ! Bastien ! 

SCÈNE V. 

LES MÊMES, BASTIEN. 

bastien {montant l'escalier). 
Il n'est plus là, le fantôme? 






32 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



LOUISE. 

Viens donc! 

bastien {reculant de frayeur). 
C'est l'âme! C'est l'âme que j'ai déjà vue rôder 
là-haut ! 

LOUISE. 

Mais non : voyons ! C'est mamselle Jenny. 

BASTIEN. 

Ça ? Mamselle Jenny? 

JENNY. 

Approche-toi, mon petit. 

BASTIEN. 

Àh! ben, oui ! Comptez là-dessusl 

[Il s'enfuit.) 



SCÈNE VI. 



JENNY, LOUISE. 



JENNY. 

Tu n'as pas peur, toi? Tu me reconnais bien? 

LOUISE. 

Si je vous reconnais! 

Chère demoiselle ! Hélas ! Comment faire, à 
présent, pour vivre sans vous? 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



83 



SCÈNE VII. 

LES MÊMES, LE VIEILLARD, HÈRE JEANNE. 

mère jeanne [en costume de nuit). 
Voyez voir un peu ! Comme tout finit par la fin ! 
Yoilà votre papa, mon enfant, vous pouvez me 
croire. 

jenny (à genoux). 
Mon père, bénissez-moi à cause de ma mère! 

LE VIEILLARD. 

Je te bénis, ma fille; non seulement à cause de 
ta mère, mais parce que ton cœur bon et fidèle 
m'a pardonné. Ob ! mon enfant, ne me reproche 
rien, j'ai tant souffert ! 

mère jeanne [embrassant Jenny) . 

Pauvre chérie ! Moi, tout ça, ça m'étouffe ! Ma 
biche ! Mon petit chéri ! Vous allez être heureuse ; 
mais nous? Que voulez-vous que nous fassions 
quand vous serez partie ? C'est notre bonheur qui 
s'en va, quoi ! [Elle pleure.) 

LOUISE. 

Oui, le jour où vous vous en irez, ce sera tous 
fini! Et vous, n'importe où vous serez, vous 
n'aurez plus personne pour vous aimer autant 
que moi! 

jenny. 

Tu dis vrai, Louise. Il n'y a pas dans le monde 






34 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



deux autres cœurs comme celui de ta mère et le 
tien Mon père, voulez-vous que je sois réelle- 
ment heureuse? 

LE VIEILLARD. 

Puis-je avoir un autre désir ? 

JENNY. 

Laissez-moi vivre loin du monde que je ne 
connais pas; que ma nourrice et Louise ne 
pleurent pas à cause de moi ! 

LE VIEILLARD. 

Non, tu ne leur coûteras pas une larme. Où tu 
ceras, je vivrai content. Nous resterons dans ces 
campagnes, et tu y garderas ce que le monde ne 
donne pas : la paix et l'amitié. 

louise et jenny (se donnant la main). 

La paix et l'amitié. 

MÈRE JEANNE. ■ 

Mon cher Monsieur, voilà ce qui s'appelle un 
coup de Providence. C'est feu not'saiate dame 
quia prié pour nous. 

LE VIEILLARD. 

Oui, elle a prié, je le sens, et Dieu a veillé sur 
ma fille; c'est lui qui me la rend, je l'en bénis. 
Dis-moi, ma chère enfant, quel genre d'exis- 
tence t'agréerait le plus? 

JENNY. 

Mon père, s'il est possible, une simple demeure 
non loin de cette chaumière où j'ai passé ma vie ; 



LE SOMMEIL DE JENNY. 



35 



le silence, l'étude, la culture des fleurs, vous 
servir en jetant quelque charme sur votre 
chemin; puis revenir souvent chez ma nourrice, 
et m'y laisser aimer par ces cœurs fidèles. 

LE VIEILLARD. 

Puissent s'accomplir tes faciles souhaits, ma 
fille, et que le bonheur ne quitte jamais ton foyer, 
ni le foyer de la chaumière. 



il 

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3325. Paris. - Imprimerie F. LEVÉ, 17 rue Cassette.