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BIBLIOTHEQUE SAINTE ■ GENEVIEVE
D 910 593960 2
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1 BIBLIOTHEQUE
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1 GENEVIEVE
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BIBLIOTHEQUE ORIENTAL!! ELZEVIRIENXE
XIX
THEATRE PERSAN
1 BIBLIOTHEQUE
IsAINTE |
1 GENEVIEVE
■
PUBLICATIONS DC HEME AUTEUR
En uatte Chez V Edit cur ERNEST LEROUX
rue Bonaparte, 28, a Paris
"X/VJWWVU^
Specimens of the popular poetry of Persia, etc., printed
tor the oriental translation tnnd of the Royal asiatic
S ociety. London, 1842, in-8.
De I 'Eleve des Vers a Soie en Perse. Paris, 1843, in-8.
he Guilan, on les Marais Caspiens. Paris, i85i, in-8.
Excursion aux Pyles Caspiennes. Paris, i85i, in-8.
Le Khoracan et son lieros populaire. Paris, i852, in-8.
Le Decatir on Extraits des livres sacres des Mahaba-
diens. Pans, i852, in-8 (publie aux frais del'Etatl.
Grammaire persane ouprincipes de I'iranienmoderne,
accompagnes de fac-simile. pour servir de modeles
d ecnture et de style de la correspondance diplomatique
et famihere. Paris, i852, in-8 (publie aux frais de l'Etat).
Le Drogman turc. Donnant les mots et les phrases les
plus necessaires pour la conversation. Paris, 1S54.
Etude's philologiques sur la langue kurde (dialecte
_5ulefmanfe), .•grammaire et prononciation. Paris, 1857.
Legendes slaves du moyen age (1 169-1237). Les Nemania,
viesde saint Simeon et de saint Sabba, traduction du
paleoslave en-'francais, avec texte en regard. Paris,
i858, iri-4.
Conies des paysans'et des pdtres slaves, traduits en fran-
cais et rapproches de leur source indienne. Paris, 1864,
m-12. ' ,S '
Grammaire paleoslave, suivie de Textes paleoslaves.
Paris, 1869, in-8 (publie aux frais de l'Etat).
A Complete Dictionary English and Polish and Polish
and English with a Grammar. Paris, 1874, 008 pases.
if edition, in-8. &
Etudes bulgares. Paris, Ernest Leroux, 1875.
L Amour d'une fee (Pen). Traduit du persan et publie en
r feuinetonsdu Moniteur universel de France. i856.
Theatre persan, traduit pour la premiere fois sur les ori-
ginaux, avec une introduction. 1 vol. in-iS, elzevir.
Paris, Ernest Leroux, 1878. 5 fr.
La Chanson historique des populations de I'Ukraine,
traduit pour la premiere fois sur les textes slaves. 1 vol.
m-S. Paris, Ernest Leroux, 1878. 7 fr. 5o.
^
THEATRE PERSAN
CHOIX DE TEAZIES
OU DRAMES
Traduits pour la premiere fois du persan
Par A. CHODZKO
Charge de coins au College de Fran
PARIS
ERNEST LEROUX, EDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIETE ASIATIQUE DE PARIS
DE LECOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC.
28, RUE BONAPARTE, 28
1878
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PREFACE
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. es Persans ont des dratnes, des
J4. spectacles et toute une litte'rature
dramatique, ce qui pourrait bien
etonner les Orientalistes.Nous nous
etonnons a notre tour que, dans un aussi
grand nombre de savants, de touristes
qui etudient et observent l'Orient, nous
ne connaissons personne qui, avant nous
ait signale ce fait litte'raire si remarqua-
ble. Quelques voyageurs ayant eu l'oc-
casion d'assister eux-memes aux repre'senta-
tions publiques, lors des solennite's du mois
de Moharrem,.en ont rendu compte, mais
ils l'ont fait d'une maniere si vague et si
incomplete, quel'art dramatique persan est
reste jusqu'a present, meme pour les Orien-
THEATRE PERSAN
talistes, une region inconnue (i). Ceci s'ex-
plique facilement. Un voyageur europeen a,
sur l'art dramatique et tout ce qui s'y rap-
porte, des idees toutes faites. Un drame se
presente a son esprit, d'abord, sous la forme
d'un theatre, c'est-a-dire d'un batiment
construit d'une certaine maniere, a la facon
de Paris ou de Naples, ayant parterre, loges
et foyer. Comme dans aucuneville de Perse
on ne voit, ni on n'entend parler de cette sorte
d'architecture, on ne soupconne meme pas
l'existence d'nne scene. On a de meme en
Europe des idees arretees sur le personnel
d'un theatre. On y suppose un entrepreneur
spe'culateur, un certain nombre d'artistes
ou d'hommes de me'tier, employes a l'ex-
ploitation d'une entreprise qui aboutitaune
recette.
Or,riende cela n'existe chez les Persans.
lis ne possedent que la chose essentielle : la^
poe'sie dramatique. Quant aux moyens de
la faire valoir, ils different completement
de ceux qu'on emploie ehez nous. II faut
y aj outer une autre circonstance qui nous
empeche aujourd'hui de prendre au se-
[ rieux leur art dramatique : c'est le carac-
(l) Cette preface a ete Scrite avant 1'apparition de
l'ouvrage de M. de Gobineau cite plus bas.
PREFACE
tere exclusivement religieux des drames
persans. lis ressemblent beaucoup a cette
sorte de spectacles que Ton appelait au
moyen age Mysteres et qui n'inte'ressent guere
que quelques litterateurs spe'ciaux. Les croi-
se's de Baudoin et le public francais qui,apres
eux, se passionnait pour les drames recueillis
par A. Jubinal (i), n'auraient pas non plus
trouve' amusants ni, a plus forte raison, e'di-
fiants les tragedies et les drames modernes,
ou il ne s'agit que d'amour. Certes, ils au-
raient prefe're les teazles persanes. Nous nous
sommes de'ja longuement explique a ce su jet,
il y a quelques annees (2).
Les temps ont change' depuis, et les peuples
de l'Asie, que Ton croyait morts pour notre
civilisation, marchent a grands pas comme
«les morts de Burger ». Pour ma part, je ne
voulais pas croire mes propres yeux en
voyant en plein Paris le Sultan de Turquie
donnantle bras a l'lmpe'ratrice des Francais,
parcourirles galeries du Palais de l'lndustrie
auxChamps-Elyse'es,etdistribuerdesme'dail-
les a ceux des exposants qui avaient merite
(1) Mysteres iniJils du XV siecle, publics par A. Ju-
binal, d'apres le manuscrit unique de la Bibliothique de
Sainte-Genevieve. Paris, i835.
(2) Voyez Revue iiidepenJante, tome XV, juillet 1844.
HP^M
THEATRE PERSAN
cette distinction. L'exemple du Sultan a e'te
suivi par Nassireddine, Chah de Perse, qui
a mieux fait encore : avec une suite nom-
breuse, il alia visiter une a une toutes les
grandes capitales de l'Europe, excepte Cons-
tantinople. En e'crivant ces lignes, j'ai sous
les yeux son Rouzndmi on « Journal de Voya-
ges » , formant un volume in-folio de 2 1 7 pages
lithographic a Tehe'ran. Les rccits de Sa
Majeste iranienne portent principalement
sur les honneurs dont il a e'te l'objet a la
cour de tous les souverains du monde chre'-
tien, mais en particulier sur les represen-
tations theatrales auxquelles il a assiste'.
Maintenant, les jpoctes persans n'ont qua
faire substituer a leurs a te'azies » les drames
profanes, comme cela s'est produit dans tous
les pays catholiques au moyen age. Ce serai t
peut-etre l'unique avantage serieux qti'ils
auraient retire de leurs voyages en Europe,
car,jusqu'a ce jour, leur gouvernement n'a
encore tente aucune reforme digne de ce
nom. Leurs ennemis en religion, les Egyp-
tiens et les Turcs ont evidemment mieux
profite de leur contact avec la civilisation
europe'enne, a en juger parce qui se passe
actuellement sur le Danube et en Asie-Mi-
PREFACE
neure. Mais revenons a nos dramespersans.
M. le comte de Gobineau, qui a visite la
Perse une quinzaine d'anne'es apres moi, a
ete aussi frappe de l'enthousiasme que les
drames hie'ratiques en question produisent
sur le public, c'est-a-dire sur toutes les
classes de la population indigene en Perse.
Dans son ouvrage « Les religions et les phi-
losophies dans l'Asie centrale » ( i ) , il a donne,
entre autres, la traduction d'une teazie in-
titule'e : « Les Noces de Kassem. » A mon avis,
le charme du style francais du savant voya-
geur jette une lumiere par trop vive sur
cette oeuvre, qui, lue en langue originale,
ne saurait pas plus inte'resser ses lecteurs
europe'ens, que ne le font les Mysteres du
moyen age. Aucune intrigue, point de ca-
racteres franchement dessines, des redites
interminables, deplairont a tout lecteur qui
ne partage pas les convictions religieuses
des auteurs de ces Teazies. Ce qui ne veut
pas dire qu'elles ne soient indispensables
pour l'histoire de Part.
(i) I.'ouvrage est dcja a sa deuxieme edition; or, je
m'etonne qu'on n'y ait pas releve une erreur commise
dans la premiere edition (p. 461) : Kitab-i-Hukkam veut
dire, non pas « le livre des preceptes, » mais « le livre
des Gouverneurs de province, near hukkam est un plu-
riel brise du singulier 'hakim, gouverneur d'une pro-
vince. II taut lire : Kitab-i-ehkam, qui est pluriel hrkc
du singulier hukm, ordre. precepte.
I
THEATRE PERSAN
I
I. — T^macha, farce, comddie.
Le repertoire persan se compose de
mysteres (teazie) et de farces ou come'dies.
La farce se joue ou plutot se fait par les
gens du peuple, espece de jongleurs, appe-
le's Loutys. Ce sont les seuls musiciens et
danseurs de profession qu'il y ait en Perse,
lis voyagent accompagne's de leurs baya-
deres (baziguere) et, lorsqu'une troupe co-
rn ique est aucomplet, on yvoitaussiquelques
singes et quelques ours. lis improvisent la
temacha (spectacle, chose curieuse a voir),
appele'e aussi teqlid (travestissemertt, de'gui-
sement) qu'ils jouent aide's de leurs sal-
timbanques et de leurs animaux. Per-
sonne,que je sache, ne se donne la peine de
concher par e'crit ces ceuvres des guignols
de l'lran. Comme il s'agit d'amuser les
spectateurs en les faisant rire, on en exclut
les passions serieuses. La piece des Loutys,
si on peut nommer ainsi leur farce, est
compose'e de bons mots, d'allusions locales
et personnelles, et l'art de l'auteur consiste
surtout dans ce que les orateurs romains
prisaient si fort, c'est-a-dire dans Taction,
qui n'est autre chose que la gesticulation.
PREFACE
On s'y permet toutes sortes de proposetde
gestes inconvenants, pour ne pas dire pis.
La farce n'e'tantqu'une improvisation, il est
tres-difficile de se la faire ecrire. Cependant
j'en ai vu de fort plaisantes. Je tache d'en
donner ici une ide'e en racontant le sujet et
la marche d'une piece de cette espece. On
verra qu'elles ressemblent a ce qui nous est
raconte des representations de Thespis et
de Mousarion. Les acteurs loutys, au lieude
la lie de vin dont se barbouillaient les an-
ciens, se saupoudrent la figure de farine, a
l'instar de Debureau des Funambules, ou
l'induisent d'une couche de suie, de jaune
d'ceuf, etc. Le plus souvent, le sujet est
pris dans la vie champetre. II n'est pas
meme improbable que les anciens aient
emprunte' a la Perse (Fars) le nom de
leurs « Epistola farsitx ». L'infiuence mo-
rale de ce royaume, dont les frontieres tou-
chaient aux colonies Ioniennes de l'Asie-
Mineure, impressionnait jadispuissamment,
et pendant plusieurs siecles conse'cutifs, les
Grecs et les Romains, ce dont il est aise de
se convaincre en lisant He'rodote ainsi que
la correspondance familiere de Ciceron.
Ajoutons aussi qu'au xin" siecle de notre
THEATRE P E R S A N
l
ere, le celebre poC ; te persan Seady, resta
plusieurs annees prisonnier chez les croise's
chre'tiens. L'Inde antique avait aussi ses
representations the'atrales.
Les jardiniers, farce persane :
Le theatre est cense repre'senter un jardin.
On est en e'te. Deux jardiniers apparaissent
dans le costume paradisiaque, n'ayant pour
tout vetement que quelques lambeaux de
peaux de mouton qui leur couvrent le mi-
lieu du corps. Le plus age s'appelle Baghir,
il est riche et pere d'une jolie fille, qu'il
garde enferme'e dans son gyne'cee. Le plus
jeune, Nedjef, est pauvre mais actifet, en
vrai Persan, il est ruse. Les deux voisins com-
mencent par discourir sur l'excellence des
fruits de leurs jardins. « La pulpe de
ceux-ci fait palir de jalousie le plus blanc
des sucres candis. » — « L'e'corce veloutce de
ceux-la est tendre au toucher comme le du-
vet qui couvre les joues d'une beaute de
quinze ans, etc., etc. » Dispute dansle genre
de celles des bergers de Theocrite. Kile finit
par unerixe et les jardiniers combattent a
coups de poing et a coups de pioche, aux
e'clats de rire des spectateurs. Enfin Baghir
est renverse et s'avoue vaincu. On fait la
PREFACE
paix et Baghir propose a son voisin k d'e-
« teindreletisondela discordedanslesflotsde
« la liqueur que quelques mauvais plaisants
o pretendent avoir etc prohibe'e par le
« prophete. » On se moque du molla de la
paroisse en l'apostrophantdu distique : « Tu
« bois du sang de ton prochain, moi je m'a-
« breuve du sang du raisin; avoue, la main
a sur la conscience, dis lequel de nous a pre-
« varique ? » (Litteralement : lequel d'entre
nous d'eux est plus sanguinaire). Baghir de-
lie sa bourse et en donne de quoi subvenir
a tous les frais du banquet. Nedjef s'em-
presse d'aller chercher le vin. Baghir le
rappelle et lui recommande de ne pas
oublier quelques brochettes d'agneau roti.
Nedjef s'en va, mais Baghir l'appelle de
nouveau pour ajouter d'autres friandisesau
menu du repas. Quand il s'est eloigne, Ba-
ghir crie encore apres lui ; et ce manege
continue jusqu'a ce que Nedjef, tombant de
fatigue, n'ayant pas encore recu les ordres
de l'amphitrion et ne pouvant pas resister
a la tentation d'en recevoir encore, se decide
enfin, comme Ulysse, a se boucher les
oreilles et a s'enfuir a toutes jambes. Baghir,
reste' seul, se prepare au dejeuner en bon
THEATRE PERSAN
musulman. II fait gravement ses ablutions
en parodiant les rites que les mollas ont
l'habitude d'accomplir avant leurs repas. La
scene finit par un banquet que Nedjef e'gaye
enjouant de la guitare.Les deux voisinsboi-
vent copieusement. L'habilete de la scene
et le comique de la piece consistent dans
l'imitation parfaite de tous les symptomes
d'un enivrement progressif.En Perse, oil les
cabarets publics n'existent pas,ou le peuple
est tres-sobre, cette scene a du piquant pour
les spectateurs. Baghir tombe endormi.
Nedjef, dont 1'ivresse n'etait qu'une ruse
d'amant, court vers la jeune jardiniere pour
lui chanter sa victoire, avec accompagne-
ment oblige' de guitare. Fin de la piece.
Mais ce qui, dans le genre comique, est
beaucoup plus inte'ressant que la temacha,
c'est le Karaguez (l'oeil noir) ou a les ma-
rionnettes ». Cette sorte de spectacle est
connue en Perse, de toute antiquite'. Elle y
est nationale, surtout chez les tribus no-
mades d'origine turque. On a de'ja fait en
Europe des essais d'histoire comparative du
drame populaire. On a remarque' que les
he'ros des marionnettes des diffe'rents peu-
ples repre'sentaient fidelement des types
sbm
PREFACE
nationaux, pris dans la vie vulgaire.
Ces
heros, qui forment une transition entre
ceux d'Europe et ceux de Thespis et de
Moliere, de'ja hommes, mais encore domi-
ne's par les instincts de la brute, se ressem-
blent tous sous certains rapports. lis aiment
toutes les bonnes choses de la terre, a cotn-
mencer par leurs proprespersonnes. Grands
mangeurs, grands buveurs, bons vivants, ils
ne sontpas me'chants. J'en excepte le he'ros
des marionnettes anglaises, Punch, qui est
froid et cruel. II a l'habitude de tuer,les uns
apres les autres, tous les personnages du
drame, commencant par sa femme et finissant
par le diable. Mais c'est une exception; les
heros de cette race sont, partout ailleurs,
bons enfants, et tous plus ou moins pol-
trons, absolument comme, en France, les
marionnettes de Guignol.
Le he'ros populaire persan du Karaguez
s'appelle Kitchd PehUvan (heros chauve). II
n'a pas de costume particulier. La calvitie
est son attribut distinctif, comme la bosse
celui de Polichinelle. Quant au caractere,
Ketchel Pehle'van ressemble beaucoup au
Pulcinello de Naples. Mais ce qui le dis-
tingue, soitdu Pulcinello napolitain, soit du
■
THEATRE PERSAN
"S*t
Mapatacco romain, soit de T'Arlequin bolo-
nais, et du Polichinelle francais, diseur de
calembours,c'est son education e'minemment
religieuse etsa profonde hypocrisie. Ketchel
Pehle'van fait le devot, il est lettre, il est
meme poete, comme tout le monde Test
plus ou moins en Perse. Son occupation
favorite consiste a tromper les mollas et
a faire la cour aux dames et parfois aux mi-
gnons.
Voici l'echantillon de son savoir-faire :
Scenes de marionnettes persanes.
Ketchel Pehle'van se rendchezun Akhond
(chef d'une paroisse). La maniere dont il
se presente excite deja la gaiete du public.
Personne n'aurait reconnu Ketchel s'il n'e-
tait pas chauve, car il a maintenant tous les
dehors du plus pieux des musulmans. II
pourrait servirde modele a un Cbeikh-ul-Iskm
(archi-molla). II ne fait que soupirer, prier
et reciter des versets du Koran qu'il pro-
nonce en faisant sentir tous lessons rauques
des voyelles gutturales arabes, sans accent,
sans la moindre faute, en vrai eleve des
meilleurs arabisants du pays. Akhond se sent
edifie en pre'sence d'un tel visiteur, dont la
■
PREFACE
prononciation seule temoigne deja de la
parfaite entente des textes sacres. Us se
mettent a reciter ensemble le chapelet; ils
prient avec ferveur. Ketchel Pehlevan parle
the'ologie ; il connait la patristique musul-
mane et la tradition (Hidisse); il sait con-
ter ; il recite des legendes : il appuie de
preference sur les faits qui prouvent l'excel-
lence de la dime et la vertu de l'aumone.
Vivent la Zchitc (dime) et les KMirdte (au-
mones volontaires) ! Akhond est dans l'ad-
miration. Mais ce n'est pas tout : Ketchel est
poete et il sait par cceur toutes les poe'sies
mystiques qui, sous le voile profane du vin
et de l'amour, ont celebre les secrets de la
Providence dont le souffle mysterieux anime
et fait germer le monde des creations,
parle des delices reservees aux saints mu-
sulmans. II chante le paradis, avecses repas,
ses vins fins et ses houris aux yeux d'anti-
lope. Akhond est ravi. Nos deux saints
s'oublient; ils sentent deja l'avant-gout du
paradis et hument le fumet du gibier qui,
dit-on, vient tout roti se poser sur les bran-
ches des arbres qui ombragent les ely-
seens de Mahomet. Ketchel et Akhond se
pament d'aise ; ils lais^ent tomber d'abord
,L
THEATRE PERSAN
le rosaire, puis le Koran ; ils dansent, ils
trinquent, ils s'enivrent, car ilse trouve que
dans le recoin d'une niche de la chambre
d'Akhond, on ne sait trop comment, il y avait
une guitare et quelques bouteilles de Khul-
lari (le meilleur vin de Chiraz). Pour qui
connait les mceurs de Orientaux, il est facile
de se repre'senter le comique de cette scene
du Tartuffe musulman.
Ke'tchel Pe'hle'van est la personnification
du peuple de l'lran, peuple supe'rieur en
civilisation a ses voisins, et cependant, de-
puis treize siecles, sans cesse envahi, oppri-
me et domine' pardes races e'trangeres.Tou-
jours esclave, mais conservant le sentiment
de sa supe'riorite, il oppose a ses maitres une
resistance interieure qui dege'nere en hypo-
crisie. A force de patience, d'habilete et de
ruse, aide' par les charmes de sa langue et
de sa poe'sie, ce peuple, comme Ke'tchel
Pe'hle'van, flnit par vaincre ses vainqueurs.
Voyez les ge'ne'raux mace'doniens, les apo-
tres arabes et les Khans tartares, il les cor-
rompit tous et leur imposa ses mceurs, son
langage et sa litte'rature. Les races des en-
vahisseurs se sont fondues avec le peuple
vaincu; aujourd'hui on prie, on boit, on
PREFACE
chante ensemble. On vit a la maniere de
Ke'tchel Pehle'van et honni soit qui mal
y pense!
II. — Teazie, mysteres.
Nous sommes entre dans ce detail afin
d'encouragerles voyageurs a transcrireaussi
les ebauches de comedies, de mceurs locales,
dont la peinture nous inte'resserait bien plus
vivement que les dole'ances des drames reli-
gieux.
Le substantif arabe Tiazii, que nous tra-
duirons par « mystere » , a cause de la ressem-
blance des drames ainsi nomme's avec nos
mysteres du moyen age, de'rive du verbe
azA o se chagriner apres une perte, pleurer
« la mort de personnes amies, faire des
« dole'ances, porter le deuil » .
II n'y a rien de commun entre le genre
comique et la Teazie, drame se'rieux ou,
pour mieux dire, hie'ratique. II n'est jamais
pris dans l'histoire profane. Dans la Temachd,
tout n'est que spontane'ite et improvisa-
tion; dans le drame (Teazie), au contraire,
tout est fixe', regie et pre'vu d'avance. La
forme y a toujours les memes propor-
H
THEATRE P E R S A N
tions, que nous pourrions appeler classiques
et qui ressemblent a celle du theatre grec
ou remain. Rien n'est plus grave ni plus de-
cent que la phrase'ologie de ces composi-
tions, religieuses par excellence.
Et d'abord, ce que j'y trouve de plus
asiatique et de plus moyen Sge, c'estle par-
fait de'sinte'ressement de tous ceux qui con-
courent a la composition et a la representa-
tion du drame Teazle. Entrepreneurs, acteurs,
poete et mime marchands de rafraichisse-
ments, personne ne pense a la recette. Le
public y assiste gratis. On en verra bientot
la raison.
Donnerune/f'iic/e en spectacle aupeuple est,
chez les Persans, repute une oeuvre meritoire ;
l'entrepreneur avance ainsi le salut de son
ame ; les scenes qu'il fait repre'senter sont
« des briques qiiil fait cutre ici-has pour construire
« son palais celeste la-hatit. » II gagne, comme
diraient les catholiques, certaines indul-
gences (Sevdb, Kheir) et, en meme temp's, il
e'difie le public. A ces pieux motifs se'
melent souvent des considerations moins
eleve'es. Les hommes riches et puissants
augmentent, par ce moyen, leur in-
fluence religieuse et politique, comme les
P RE CAGE "1
pre'teurs et les e'diles romains, se servaient
de mums (i) qu'ils donnaientau peuple pour
parvenir au consulat. La vanite y trouve
aussi l'occasion d'e'taler ses pompes. L'en-
trepreneur peut alors montrer au public ce
qu'il possede en bijoux, en tapisserie, en
chiles, en e'toffes precieuses et en vaisselle.
II arrive aussi que l'entrepreneur,n'c : tant pas
assez fourni de costumes et d'autres objets de
luxe, a recours a ses amis et a ses connais-
sances dans les harems.
II en fut ' de meme a Rome. Lucullus
preta a un entrepreneur de ses amis cinq
manteaux de pourpre phenicienne. Dans la
ce'lebre representation, qui dura quatorze
jours, et qui fut donnee a Te'he'ran en i833
par Mirza-Aboul-Hassan-Khan, alors minis-
tre des affaires e'trangeres, pour la gue'rison
de son tils, je vis ce Lucullus persan e'taler
aux yeux du public, quatre-vingts cachemires
(il Les Cheites de I'lnde dipenseiit aussi des sommes
enormes pour ccs fetes lugiibrcsdc Moharrem. Voyez ]a
description qu'en fait M. F.H.Tocqueler, dans 1'ouvrage
intitule : India et dont un conipte rendu en fiancais se
trouve dans notre Moniteur universe/ du 9 octobre 1855.
Les Persans out meme tine expression qui traduit
litteralemcnt le muniis des Romains. lis disent bekhchi
Klialq, « un don au peuple, » e'est-i-dire pour I'edifi-
cation et I'amusement du peuple; un spectacle gratn.it
THEATRE PERSAN
(rizai) et des joyaux au nombre desquels se
trouvaient des bijoux emprunte'sau gyne'ce'e
royal, e'value's a un demi-kourour, environ
trois millions de francs. Les pompes du
grand Opera de Paris, qui font l'admiration
des Parisiens, paraitraient autant de gue-
nilles aux dilettantis de Te'he'ran ! Mais
le manque absolu de decors ne fait point
ressortir ces richesses. L'entrepreneur est
oblige' de faire venir, d'he'berger et de payer
le poete, le roilzekhdii et les acteurs auxquels
il doit fournir tout le materiel. Dans les
campements de nomades,ainsi que dans les
villages, les patres et les paysans se font don-
ner cette sorte de repre'sentation dans des
tehes, ou portiques batis specialement dans
ce but. Dans les villes, ce sont les places
publiques, les caravanserails, les cours des
mosque'es et des palais, qui servent de lieu
de rendez-vous.
Comme les representations ont tou jours
lieu en plein air et que le mois de mohar-
rem, consacre aux te'azie's, n'arrive pas tou-
jours a la meme saison, d'e'normes pieces
de toile couvrent, au besoin, le local et
protegent les acteurs contre les intempe'ries
del'air, ce qui est surtout indispensable lors
PREFACE
des brulantes chaleurs de la canicule.
Alors les galeries et les fenetres qui don-
nent sur la scene ainsi couverte sont re'ser-
vees pour la noblesse et pour ses invites au
nombre desquels se trouvent les etrangers
et les membres du corps diplomatique. Les
Persans ne se font aucun scrupule d'yinvi-
ter les Europeens ; au contraire, il y a une
teazie oil Ton voit un ambassadeur des Chre-
tiens de l'Europe (frengui) venir appuyer
les droits de l'lmam au Khalifat. Par terre,
le plus souvent dans un compartiment
se'pare', vont s'asseoir les femmes. Elles s'y
placent comme elles peuvent, sur le pave,
sur le sable nu, sans tapis ni sie'ges autres
que de petits tabourets que chacune doit
apporter avec elle. Le reste du parterre est
rempli par des gens assis a la maniere per-
sane, c'est-a-direaccroupissur leurs genoux,
tout a fait comme des chameaux en repos.Ces
groupes sedentaires sont par-ci par-la pitto-
resquement varie's.On y voit les Seqqa (distri-
butees d'eau), qui, avec leurs sacs de cuir
remplis d'eau fraiche, suspendus en ban-
douillere,et une soucoupe a la main, offrent
a boire en commemoration de la soif qui
devorait les gens de l'lmam surpris au
THEATRE I'ERSA N
coeur de l'e'tc dans un desert ct repousses
du bord de l'Eu-ihrate par d'impitoyables
ennemis. Or, comme un service pareil est
une ceuvre meritoire et recommandee
par la devotion, il arrive que des parents,
dont les enfants ont une sante chancelantc
dans leur bas age, font un vceu (nezr) que
si, par exemple, un tel garcon parvient a
tant et tant d'annees, ils en feront un seqqd
en l'honneur de l'lmam Hussein, durant
une ouplusieurs saisons des te'azie's.Rien de
plus gracieux que ces mignons porteurs
d'eau ; on les appelle Kczri, ou Nazareens,
devoti, ex-voto. Vetus avee luxe, les cils et les
sourcils peints en bleu fonce, la chevelure
frise'e en boucles flottantes sur les e'paules
et coiffe's d'un bonnet (cheb-hddh) de cache-
mire resplendissant de pedes et de pierre-
ries precieuses, ils donnent a boire au
public de l'eau glace'e et souvent des cher-
bets. Apres les scqqds, viennent les loueurs
de pipes, les marchands de muhr, ou pastilles
faites de la terre du desert de Kerbe'la parfu-
mees de muse, et sur lesquelles les de'vots
de deux sexes de'posent leur front en priant ;
les marchands de gateaux baqlaw, mais sur-
tout les nakhouly ou vendeurs de friandises
P R !■; F A C E
consistant en pois (nukhout), graines de me-
lon, graines de poire, de millet, tout cela
prepare a Porientale, c'est-a-dire mace're
d'abord dans la saumure et ensuite grille
a petit feu. On en consomme beaucoup.
C'est un passe-temps d'autant plus agre'able
qu'on attribue au millet une vertu emi-
nemment tragique : on croit qu'il aide a
pleurer ! Du mastic ou de la gomme dc
te'rebenthe sont aussi en grande faveur
parmi les spectateursdeste'azie's ; les femmes
en machent continuellement : a les en
croire, cela rafraichit l'haleine, blanchit
les dents, fortifie les gencives, et, ce qui
vaut mieux, empeche de parler trop. C'est
parmi elles et les hommes du parterre, que
tous les marchands susdits trouvent des
chalands, tandis que les gens camme il fatit,
assis aux fenctres, y prennent du cafe' noir,
boisson obligee dans les occasions tristes.
ou fument leurs kaliounes [lutrguiU). Enfin,
on apercoit, comme autant de me'te'ores si-
nistres, se promener les ferrdches, ou domes-
tiques provisoirement charges du maintien
de l'ordre. lis sont arme's de gros batons et,
l'ceil attentif, la main en l'air, ils se frayent
un chemin dans toutes les directions. Ils
THEATRE PERSAN
ont beaucoup a faire dans le compartiment
des femmes qui, pour la moindre chose, se
prennent de querelle et ne se genent pas le
inoins du monde pour proce'der aux voies de
fait.
Tels sont le parterre et les loges. Quant a
la scene, les ferraches lui reservent une
arene plus ou moins spacieuse au milieu du
parterre, apres l'avoir balaye'e et arrosee
soigneusement. Le plus souvent, on y voit
au centre une estrade couverte de tapis,
au milieu de laquelle s'eleve un fauteuil,
quelquefois une chaise a l'usage du Rou-
zekbau ou diseur des traditions concernant
le martyre des Imans. Les Rouzekhans
sont une espece de corporation fort venere'e
en Perse. C'est un etat honorable et lucratif
a la fois. L' estrade en question s'appelle
sekou « terrasse, digue, estrade. »
Le spectacle bien organise ne peut man-
quer de Rouzekhan. C'est lui qui prelude
a la repre'sentation. II se fait ordinairement
accompagner d'une demi-douzaine de pich-
khdns ou chantres, enfants de choeur. Si c'est
un Seid ou descendant d'Imam, il porte un
turban vert ou noir et une ceinture de la
la couleur du turban. Si c'est un simple
PREFACE
molla, il est coiffe du turban blanc, en
mousseline ou en chale, et vetu a la ma-
niere des pretres du pays. Le devoir des
Rouzekhans, comme indique leur nom,
consiste a preparer le spectateur aux im-
pressions douloureuses , moyennant des
prones et des le'gendes recitees en prose ou
chante'es en vers, dont le contenu n'a quel-
quefois aucun rapport direct avec la repre-
sentation qui va suivre. La maniere dont
ils s'y prennent est si diffe'rente de ce que
nous voyoris sur nos the'atres europeens ,
que, pour en donner l'idee, je vais trans-
crire ici une de mes notes a ce sujet ecrites
sur les lieux.
Le Rouze'khan entre et s'asseoit dans la
chaire ; les pichkhans, garcons de onze a
treize ans, s'asseoient, les jambes croisees,
sur le tapis tout autour de la chaire. II re-
fle'chit pendant quelques minutes, regarde
vers le ciel, pousse un soupir ; ses yeux se
remplissent de larmes et il dit en sanglotant :
« O mes freres, 6 mes soeurs ! Donnez vos
cceurs (dil bedehid), a ffiigez-\ous et pleurezde
chaudes larmes, sur les malheurs dont le
mois de moharrem nous rappelle le souve-
nir. N'oubliez pas que la meditation sur les
IT
Art.
I
THEATRE P E R S A N
souftrances de la famille du Prophete, Dieu
le be'nisse lui et sa posterite (salut profond) !
estune cle d'or qui vous ouvre les portes du
paradis. Sachez qu'un jour, sainte (hezrete)
Fathema, cette perle de chastete, en pei-
gnant la chevelure de son fils cheri, l'Imam
Hussein, vit engage dans le peigne un eheveu
arrache par megarde et fondit en larmes. C'est
historique, la tradition (Hidisse) nous en ga-
rantit l'authenticite. Ah ! mes ouai'lles, fai-
tes-y attention, pretez l'oreille (gouch-bedebid;
a ce que je viens de vous dire, toute insi-
gnifiante que puisse paraitre cette circons-
tance. Un seul eheveu ! La mere, en le
voyant... (Ici, le rouzekhanse mita pleurer),
en voyant le eheveu de la tete sacre'e de
l'Imam, fondit en larmes. He'las! malheur
des malheurs ! Arrachez vos chevelures,tor-
dez vos mains, mettez en lambeaux vos vete-
tements, frappez vos poitrines. La voix me
manque, la douleur m'a tue!... » (Icilerou-
ze'khan, d'un geste de desespoir jeta parterre
son turban, deehira du haut en bas le de-
vant de sa chemise, se decouvrit la poitrine
et se prit tantot a la frapper de vigoureux
coups de poing et tantot a se tirailler la
barbe. 11 y avait peu de spectateurs qui ne
PREFACE
se fussent empresses de L'imiter dans ses
expressions de douleur. Les sanglots, tout
aussi contagieux en Orient que le rire chez
nous, devinrent de plus en plus bruyants et
finirent par le cri spontane, cm, pour mieux
dire, par un rugissement d'un millier d'in-
dividus qui nous saisit d'eft'roi. Au parterre,
les femmes faisaient voir de dessous leurs
voiles leurs chevelures eparses, et plusieurs
homines, en decouvrant leurs tetes rase'es,
s'y faisaient des incisions avec la pointe de
leurs poignards. Tous levaient vers nous
leurs fronts ruisselans de sueur et de sang.
... « Un seul cheveu engage entre les
dents du peigne. Jugez done quelle e'tait
l'amertume de la douleur maternelle, lors-
que, du haut de son sejour paradisien, Fa-
thema, car elle ne vivait plus, apercut cette
tete cherie roulant sur le sable ! »
L'on sait qu'Aly, apres un regne de
quatre ans seulement, tomba sous le poi-
gnard d'un assassin, sur le perron de la
grande mosque'e a Kout'a, dans la trenticme
annee apres la mort du Prophete. Ses deux
imams ne furent pas plus fortunes : Fame,
Hassan, prince d'un caractere doux et peu
fait pour dejouer les intrigues des diffe'rents
^^ m
THEATRE PERSAN
I
1 J
pre'tendants, renonca au Khalifat en faveur
de Moavia, chef du parti hostile, qui lui
assigna une pension viagere et lui fit e'pou-
ser une de ses filles. L'an 49 de l'hedjire,
Hassan finit ses jours a Me'dine, empoi-
sonne', dit-on, par cette femme. Hussein,
fils cadet d'Aly et de Fathema, etait age de
trente-sept ans a l'e'poque du meurtre de
son pere. Son genie entreprenant et sa ca-
pacite' offraient plus de chances de succes
que l'indolente devotion de Hassan. Ayant
refuse de reconnaitre Yezid, fils de Moavia,
pour Khalife legitime, il fut force de quitter
la ville de Me'dine et de se retirer a la Mec-
que, d'ou il pouvait communiquer plus li-
brement avec les nombreux adherents que
son malheureux pere avait laisse's dans la
ville de Koufa. En effet ceux-ci ne tarde-
rent pas a declarer Yezid usurpateur. Hus-
sein prit toute sa famille et, accompagne
d'une troupe de soixante-dix cavaliers, se
hata de rejoindre ses amis. Un desert aride
et sablonneux, depuis connu dans l'histoire
sous le nom de Kerbela, s'etend entre la
Mecque et Koufa; c'est la qu'il se vit cerne
par les cavaliers arabes de Ye'zid, le 10 du
mois de moharrein, jour de triste me'moire
K
wa
PREFACE
dans les fastes des che'ias. Le prince infor-
tune y fut egorge' ainsi que tousles hommes
qui l'accompagnaient. Quant aux enfants en
bas age et aux femmes du harem de l'i-
mam, on les epargna pour en orner le
triomphe du vainqueur, apres leur avoir fait
subir beaucoup d'outrages et avoir pousse la
cruaute jusqu'a leur refuser de l'eau, malgre
le voisinage du fieuve. La tete de Hussein,
perche'e sur le fer d'une lance, fut envoye'e
a Yezid, qui l'insulta et ne consentit qu'avec
peine a ce qu'on l'enterrat dans la ville de
Damas.
Tels sont les eve'nements ou les auteurs
des te'azie's puisent exclusivement leurs inspi-
rations. J'abrege le re'cit des faits d'ailleurs
bien connus. J'ajouterai seulement que
les descendants d'Aly, persecutes de gene-
ration en generation abandonnerent l'Arabie
pour s'etablir principalement en Perse. lis y
trouverent de la sympathie et de l'hospita-
lite, surtout dans les provinces bordant le
littoral meridional de la mer Caspienne et
dans le Khoracan. Nulle part la me'moire
d'Aly ne fut honoree comme dans cette pa-
trie adoptive de ses enfants. On y trouve
encore une secte dAlyoullahis, qui vene-
THEATRI. P E R S A N
■
n
rent Aly comme une incarnation de Dieu.
Les dissidents eux-memes s'accordent a re-
connaitre sept imams, ou chefs religieux,
dans l'ordre suivant : Aly, Hassan, Hus-
sein, Aly-Zehiulabedine, Mohammed-Ba-
ghir,Dje'afer-es-Sadiq et Ismael, et tout Per-
san qui aujourd'hui pretend etre issu d'une
famille noble et se de'core du titre de Seld,
doit prouver que la sienne appartient a
quelque descendant direct ou indirect de
leur lignee. Toutefois le culte des imams ne
devint general et officiel en Perse qu'au
xvi' siecle de notre ere, c'est-a-dire depuis
l'ave'nement au trone de la dynastie se'fe-
vienne, issue de la souche du Prophete par
Aly et Fathema. Au nombre des e'pithetes
honorifiques dont les souverains orientaux
aiment a se parer, celle que les Chahs se'fe-
viens prisaient le plus etait celle de : Sigui
deri Aly « chien de la porte d'Aly. » C'est a
cette cpoque aussi qu'il faut peut-etre rap-
porter l'origine des te'azies. Mon exemplaire
i du repertoire du theatre persan, le plus com-
plet de tous les repertoires a ma connais-
sance, se compose de trevte-lrois teazies, dont
je traduis ici les titres :
Mystere I er . — Le messager d'Allah, ou
PREFACE
l'archange Gabriel annoncant au Prophete
Mohammed que ses deux petits-lils doivent
mourir en martyrs.
Mystere II. — La Mort du Prophete.
Mystere III. — Le Jardin dc Fathema,
fille du Prophete.
Mystere IV. — La Mort de Fathema.
Mystere V. — Le Martyre d'Aly.
Mystere VI. — Le Martyre de l'imam
Hassan.
Mystere VII. — Mime sujet.
Mystere VIII. — Le Depart de Muslim,
tils d'Aqil, pour la ville de Koufa.
Mystere IX. — Le Martyre des enfants
de Muslim.
Mystere X. — Le Martyre des adoles-
cents.
Mystere XI. — Le Depart de l'imam
Hussein de la Mecque.
Mystere XII. — Hour arrive sur le che-
min de l'imam Hussein.
Mystere XIII. — Meme sujet.
Mystere XIV. — L'imam Hussein s'egare
dans le desert.
Mystere XV. — Meme sujet.
Mystere XVI. — L'imam Hussein im-
plore la pi tic des me'chants.
XXXIV
THEATRE PERSAN
m.
Mystere XVII. — Le Martyre d'Abbas.
Mystere XVIII. — Le Martyre d'Aly
Ekber.
Mystere XIX. — Le Martyre de Qas-
sim.
Mystere XX. — Le Martyre des enfants
de Zeineb.
Mystere XXI. — Fathema Sogra envoie
des fleurs de Medine a Kerbela.
Mystere XXII. — Fathema Sogra ecrit
une lettre a son frere.
Mystere XXIII. — Le Martyre d'Aly
Esgar.
Mystere XXIV. — Le Martyre de l'i-
mam Hussein.
Mystere XXV. — Les Manes des pro-
phetes ante'rieurs viennent visiter le ca-
davre de l'imam Hussein.
Mystere XXVI. — Les Femmes de la
tribu Beni-Essed apportent de l'eau pour
les gens du harem de l'imam Hussein.
Mystere XXVII. — Sekina se rend au
camp deBen-Sead et lui demande la permis-
sion d'enterrer les corps des martyrs.
Mystere XXVIII. — Les Orphelins de
l'imam Hussein sur son tombeau.
Mystere XXIX. — Katib et Ve'lid.
■ . ■
PREFACE
Mystere XXX. — Un monastere de
moines europeens.
Mystere XXXI. — LesArabes de latribu
Ibn-Essek inhument les martyrs.
Mystere XXXII. — Meme sujet que
celui du mystere XXX.
Mystere XXXIII. La Famille de l'imam
Hussein envoie de ses nouvelles a Me'dine.
f Tous ces drames appartiennent a des au-
teurs anonymes. L'eunuque Hussein-Aly-
V Khan, directeur des repre'sentations thea-
trales a la cour de Teheran, qui me les a
vendus, et qui jouissait aussi d'une certaine
reputation comme auteur dramatique, en a,
sinon compose', du moins certainement re-
touche quelques-uns. Je leur ai conserve
le titre de Mysteres, tant a cause de leur res-
semblance avec nos drames du moyen age,
comme il a e'te remarque plus haut, que
parce que re'ellement,sous le voile des souf-
frances de la famille du Prophete, se cache,
a en croire les cheias, Yceuvre de la redemp-
tion des vrais croyants. C'est l'idee fonda-
mentale qu'onverra constamment conduite
et developpe'e au travers de tous les acci-
dents relates dans les drames en question.
Dernierement la Bibliotheque nalionah de
WW
XXXVI
THEATRE PEKSA N
■
Paris a fait l'acquisition du beau manuscrit,
qui contient tous ces drames hie'ratiques. II
fait partie dc la collection des manuscrits
persans de l'etablissement, et y porte le
numero qqj,.
Toutes les te'azie's sont redige'es en vers,
sur un rhythme qui, dans la metrique arabe,
porte le nom de he'dzedz, et qui a cinq va-
riantes :
--w|o | w |u _
^ |w |w
w |v^ |v^
- W | v., < — *— ' — |w
w |^ |^ | w
Ce pied fondamental w peut deve-
nir i* v-v — w — _ j'w w, et 3°, par
suppression de la premiere breve du n° 2.
MYSTERE PREMIER
LE MESSAGER DE DIEU
PERSONNAGES
L'Archange Gabriel.
Mohammed, le Prophete.
Aly, son gendre.
Fathema, fille du Prophete et femme
d'ALY.
Hassan, fils aine d'ALY et de Fathema.
Hussein, son frere.
Zeineb, fille de leur soeur.
Asma, leur servante.
LE
THEATRE PERSAN
MYSTERE I ef
i.f. MESSAGER DE I ) 1 1: t '
VWWJNArt.
La seine se passe dans la maison Ju frophite,
(i L'archange Gabriel a Vhomieur (sic) Of dirt an
prophctz Mohammed (e qui suit '■ »
Je tc salue, toi, cavalier royal, qui t 'ache-
mines vers la eontrJe d'angoisses. O le plus
noble d'entre les lils d'Adam, ton nom est ;
la mort! II m'est penible de devoir m'ac-
quittericidu message prophJtiquednnt jesuis
charge pour toi ; cependant e'coute-le, car
r^
THEATRE PERSAN
il emane de la volonte du Tout-Puissant.
II a ete decre'te que du poison, administre
par un traitre, corrodera les entrailles de ton
petit-tils, l'imam Hassan, dans un temps oil
ni toi, ni ses pere et mere, n'existerez plus
sur la terre. La main du destin impitoyable
lui fera vomir les lambeaux du foie de'truit
par Taction du poison. Son frere l'imam
Hussein n'aura pas un meilleur sort. De-
laisse par ses allies, au milieu du desert de
Kerbe'la, il tombera martyr sous le fer
d'indignes imposteurs! lis porteront dans la
ville de Damas sa tcte tranchee, qui, a
l'heure qu'il est, semblable au soleil,
rayonne de mille betfutes. Perche'e sur une
lame, elle y sera exposee aux insultes de la
populace. Dans ce jour nefaste, ils coupe-
ront l'eau aux orphelins du martyr et lais-
seront couler dans leurs brulantes veines le
feu de la soif !
Le Prophete. — Dis-moi, messager du Sei-
gneur Dieu, pourquoi faut-il que la mort de
martyrs vienne eclipser les jours de ces
deux e'toiles de ma pleiade ? — Pour quelle
faute, ces lumieres des yeux de ma fille,
devront-elles s'e'teindre sous le souffle im-
pur d'un ouragan aussi affreux ? Tant de
souffrances et d'humiliations de la part des
ennemis de notre sainte foi ? Eux, sce'lerats,
qui, en face d' Allah, osent egorger les en-
mm
LE MESSAGER DE DIEU
fants de la fille unique de son prophete ?
— Explique-moi ce mystere, toi qui es initie
dans tout ce qui se de'crete a la cour de Sa
Majeste Divine.
Gabriel. — Tes petits-fils ne periront
pas sous les coups d'un ennemi aussi igno-
ble pour avoir transgresse' en quoique cela
soit les commandemens de Dieu. Non, la
souillure du peche n'a jamais contamine
aucun membre de "ta famille, 6 phe'nix de
l'univers. Au contraire, on les sacrifie pour
la redemption des peuples qui auront em-
brasse' l'islamisme, et afin que le front des
martyrs soit e'ternellement radieux de la
candeur des e'lus d'Allah. Si tu veux la re'-
mission des pe'ches de ces peuples prevari-
cateurs, ne t'oppose pas a ce que les deux
roses de ton jardin soient cueillies avant le
temps.
Le Prophete. — O mon frere, illustre
messager de mon souverain Dieu, chaque
sacrifice qu'Allah me commande est une fa-
veur qu'il daigne me conferer. Certes, puis-
qu'il s'agit du saint de mes fideles, je con-
sens a tout ce que veut de moi le Dispensa-
teur des graces.
Gabriel. — O toi qui jouis du privile'ge
de pouvoir entretenir Dieu face a face, void
ce que rimmacule m'a charge de te dire,
mon Seigneur : II taut que le prophete ob-
«BSl
y
■
-i
■
THEATRE PERSAN
tienne aussi le consentement d'Aly, celui-la
n'etant que le grand-pere de deux victimes,
tandis que celui-ci en est le pere.
Le Prophete. — Voici une tache bien
ardue ! dis-moi, confident d'Allah, comment
aborder une question qui touche d'aussi
pres les affections les plus cheres de mon
gendre ? — Tout obse'quieux que soit Aly
aux ordres de Dieu, j'aurais grande honte
de lui proposer le martyre de ses fils ; il n'a
que ces deux he'ritiers de son nom et de ses
vertus.
Aly (en entrant). — Je vois des larmes
couler comme autant de perles sur la page
blanche de tes joues. Toi pleurer,toi source
du possible, toi source des vertus miracu-
leuses dont Dieu gratifie fame de ces pro-
phetes? Puis-je savoir ce quit'afflige?
Le Prophete . — Ecoute-moi Aly, ami
de Dieu. Je te communiquerai une revela-
tion du nombre des mysteres celestes. Rouh-
ul-Emine (i; vient d'arriver de la cour
du Cre'ateur avec un message qui affligera
bien toute la terre. C'est une nouvelle, bien
de'sastreuse pour tous, elle brule comme du
feu, elle perce d'outre en outre comme une
fleche de'coche'e. Hassan mourra empoi-
(i) C'est-4-dire « 1'esprit trts-fidele » un des titres ho-
norifiques que Jesus-Christ et l'archange Gabriel portent
a la cour de Dieu, selon les traditions musulmanes.
LE MESSAGER DE DIEU
sonne, il rendra l'ame avec les lambeaux de
ses entrailles de'chire'es. L'archange nous
annonce aussi que Dieu veut un autre
martyre : Hussein tombera sous la lame du
glaive des soldats de Yezid ; et non-seulement
sa tete perchee au bout d'une lance, mais
aussi les femmes etles enfants de son harem,
accompagneront le triomphe de notre en-
nemi.
Aly. — Pourquoi done, illustre envoye
de Dieu, pour l'expiation de quelle faute,
Hassan serait-il cruellement empoisonne?
Qu'as-tu fait pour que ton Hussein devienne
martyr, lui plein de vie et de jeunesse? —
■ Et sa famille qui est si jeune encore, pour
quoi serait-elle de'shonore'e et conduite sur
le dos des chameaux de nos ennemis ? Ex-
plique-le moi, je te conjure, ame pure et
sainte !
Le Prophete. — Dieu le veut, 6 ciel de
noblesse, astre radieux du zodiaque de la
Vierge, toi dont la bravoure t'a valu le sur-
nom de lion de Dieu, toi fils demon oncle,
oui, Dieu t'ordonne de lui faire ce sacrifice.
II a designe et nomme ton Hussein pour
servir de redemption a nos fideles cheiteset
pour interceder en leur faveur au jour du der-
nier jugement. Les tortures de la soif qu'il
doit souffrir et son martyre, lui vaudront
ce titre. De ma part j'y ai deja consenti, que
THEATRE PERSAN
Dieu le prenne et le glorifie ! Mais une
des conditions d'Allah est aussi ton con-
sentement de libre gre, voici son archange,
debout devant toi, et attendant ton adhe-
sion.
Aly. — Que je tombe ta victime, 6 le plus
parfait des creatures du monde. Oui, je con-
sens a sacrifiermesenfants. Prends-en Facte,
Gabriel, etsois mon te'moin aupres de Dieu
qui t'envoie ici.
Gabriel. — II l'a dit, 6 prophete, et je me
de'voue a toi, qui embellisles gloires du sep-
tieme ciel, compte-moi au nombre de tes
humbles serviteurs. II fout encore l'adhe-
sion de ta fille, sans quoi ton consentement
et celui de ton gendre ne suffiraient pas.
C'est une des clauses ine'vitables.
Le Prophete. — He'las! il n'est pas aise
de le dire a Fathema. Je ne suis pas assez
habile pour pouvoir enfermer la perle de ce
mystere dans l'ecrin de l'entendement de
ma fille. A la seule mention du martyre de
ses fils, tu verrais, Gabriel, tous ses sens ■
bouleverses comme une chevelure en de-
sordre. (En entrant.)
Fathema. — Mon auguste pere, toi cou-
ronne du trone myste'rieux d'Allah, e'lu des
elus de Dieu, qui par amour pour toi a cre'e'
les hommes, pourquoi pleures-tuainsi,on di-
rait que la prunelle de tes yeux s'est change'e
LE MESS ACER D E DIEU
en un image d'automne.Tes larmes me font
bien souffrir, puis-je en savoir la cause ?
Le Prophete. —Deux chagrins m'ont
jete' sur un lit de braises, deux desastresme
font repandre un torrent de larmes : d'a-
bord le chatiment de feu qu'au jour du ju-
gement dernier, tombera comme un incendie
brulant sur les teres coupables de mes
ouailles, ensuite l'ignominie du supplice de
Hassan et de Hussein. Comment ne pleu-
rerais-je pas sur la fin prematuree de ces
deux fleurs de mon jardin? La perversite
du siecle les fera mourir d'un trepas de
martyr : Hassan empoisonne rendra son
ame avec ses entrailles brulees, et la tete
tranchee de Hussein ira a Damas, perchee
sur le fer d'une lance !
Fathema. — Eux, mes deux fils, renon-
cera la vie, devenir martyrs, grand Dieu!
Qu'ont-ils done fait, pour avoir me'rite ce
chatiment aussi affreux que deshonorant i
Tu n'as agi envers tes peuples qu'en souve-
rain plein de sollicitude pour leur bien-etre,
seraient-ils ingrats et criminels au point
d'oser lever la'main contre les princes de ta
famille ?
Le Prophete. — Le martyre de mes des-
cendants ne provient pas de leur faute quel-
conque. lis vivraient tous, si la vie devait
recompenser le me'rite. Mais il n'y a que
THEATRE PERSAN
ass
kur martyre qui puisse assurer k salut de
mes sectateurs et te'moigner en kur faveur
au jour de la resurrection. Dieu lui-meme
a de'cre'te ainsi a l'e'gard de tes deux fils.
Moi, le prophete, avec ton mari, nous avons
de'ja acquiesce' a la volonte' divine. Viens a
ton tour, ma fille, viens assurer le bonheur
e'ternelde mes peuples ! Consens-y et tu de-
viendras l'aurore du jour de kur e'ternite
bienheureuse; ton assentiment ks couvrira
d'une e'gide contreksatteintesdu mal. Dieu
veutquece pacte dalliance soit revetu de
ton sceau, d'une seule parole de toi de'pen-
dra le salut des millions des miens.
Fathema. — Puisqu'on veut que ks vrais
croyants soient sauve's au prix de mon infor-
tune, je consens a etre la plus malheureuse
des meres, et que la grande calamite aie son
cours! — Mais dis-moi, oil serai-je moi
meme dans ce jour ne'faste, resterai-je aupres
demesenfants, ou loin d'eux ?J'ai bien une
ame dans mon cceur et je n'he'siterai certai-
nement pas de rejoindre Hassan et Hussein
au jour deleur martyre.
Le Prophete. — Cela arrivera dans un
temps oil toi, Aly et moi nous ne serons
plus du nombre desvivants. Les deux jeunes
arbres de notre pe'piniere, seront abattus loin
de kur patrie. Tu auras alors un palais au
milieu des jardins du pafadis, mais du haut
■>.
LE MESSAGER DE DIEU
de ce sejour des bienheureux, lu regarderas
tristement la terre en attendant leur arnvee.
Moi et Alv, nous aurons deja aussi sorti
de laporte'de ce monde, apres avoir vide le
calice du trepas.
Fathema. — O mon pere, que je tombe
comme une victime immole'e en ton hon-
neur ; toi qui viens en aide a l'humamte
souffrante, toi panacee de tous les cceurs
navres de douleur; dis-moi, le ciel s'achar-
nera-t-il a briser jusqu'au dernier anneau
de la chaine de notre famille? Nos jeunes
martyrs n'auront-ils done personne sur la
terre pour les honorer du tribut d'un deuil
princier ? Comment, pas une main amie
pour soutenir leurs tetes agonisantes ?
Le Prophete. — Mais il y aura mieux
que cela : leur martyre sera ve'nere certaine-
ment dans les siecles a venir. Sache que
tout unpeuple devoue au culte d'Aly msti-
tuera despompes funebres annuelles en l'hon-
neur de Hussein. Grand sera le deuil de mes
fideles che'ites a 1'arrive'e de l'anniversaire
du meurtre de leurs deux imams. Hommes
et femmes : l'ame contrite, le front couvertde
cendres, les vetements dechires, viendront
celebrer les obseques des martyrs.
Fathema. — O mon pere, des aujourd'hui
je prendrai mes habits de deuil, si tu veux
bien me le permettre. II me semble qu'en
THEATRE PER SAN
allant ainsi au devant du sinistre qui doit
frapper Hussein et Hassan, en leur payant
un tribut de mes larmes et de mes re-
grets anticipes, en laissant mon cceur se
fondre au feu de la douleur, le souvenir la
pensee de ce que 1'archange vient de nous
apprendre me ferait moins de mal.
Le Prophete. — Va, pauvre mere, prends
ton deuil et fais tout ce que tu voudras !
Depuis les regions de la lune jusqu'a la
profondeur des abimes, hante's par le grand
serpent de mer, fais retentir 1'e'cho de tes
gemissements. Que les larmes de sang, ruis-
sellent sur les lys de tes joues! De'lie ta che-
velure et abandonne-la au gre de tous les
orages de ce ciel sans pitie.
Fathema. — Depeche-toi ma fidele Asma,
fais construire deux tombeaux, tu en feras
recouvrir un avec une housse verte et l'autre
avec une housse e'carlate, et tu nous appor-
teras pour moi et pour toutes nos femmes,
des robes noires. (Asma sort.)
^ Zeweb. — Que je devienne ta victime,
6 maTtresse souveraine de toutes les Ara-
bles; Zeineb mourrait volontiers en l'hon-
neur de ton nom glorieux. Dis-moi gour-
quoi fais-tu pleuvoir tes yeux, est-ce possible
qu'une mere aussi heureuse que toi s'afflige
et pleure?
Fathema. — C'est pour toi que je, verse
LE MESSSAGER DE DIEU
i3
ces larmes, ma douce Zeineb, et pour Has-
san et pour Hussein, toi aussi,tu en repan-
dras de bien ameres, ma pauvre amie. Mon
coeur est triste jusq'a la mort !
Zeineb. — Que mon ame serve de rancon
a la tienne, ma bonne mere ! dis-moi, quel-
que malheur serait-il tombe du haul d un
de ces astres qui roulent sous la voute ce-
leste? Pourquoi pleures-tu ainsi en pro-
noncant les noms de Hassan et de Hus-
sein ? , ,
Fathema. - Fille de douleur, sache
enfin que Hassan mourra en martyr
empoisonne par un traitre; que mon doux
Hussein, au milieu dun desert, abandonee
des siens, vilipende, outrage, sera martyrise
par les sicaires de l'infame Ibn-Zeiad, et que
les gens de son harem, femmes et enfants,
devenus leurs captifs, seront ignommieuse-
ment traines dans la boue des rues de Da-
mas. Comment ne gemirais-je passur autant
d'infortunes? Ne pas pleurer! mais c'est
impossible!
Asma {en entrant). — Salut, fille de 1 ami de
Dieu! Les deux tombeauxsontprets,comme
tu l'as ordonne, et j'ai apporte les habits
de deuil pour toi et pour toutes nos femmes.
Fathema. — Je vais aupres de ces tombeaux
pour y faire les obseques de Hassan et de
Hussein. Tu viendras m'y trouver, Asma,
I 4
THEATRE PERSAN
avec toutes les femmes arabes des tribus
des environs, apres les avoir habille'es en
noir, comme ilest d'usage en pareil occasion
Dites-leur de ne pas e'pargner des cris, des
lamentations et des chants funebres. (Arri-
vantpres des tombeanx.)
O chagrin repais-toi, viens, mords, de'vore
mon cceur comme le poison doit de'vorer
les entrailles de Hassan !
O mes larmes, pleuvez chaudes et ameres
tombez dru, et que je meurs pour celles
que doit re'pandre Hussein !
O Hassan, tout un fleuve del'Oxus coule
de mes yeux pour toi, mon fils! puisse-t-il
adoucir Taction corrosive du venin qui te
consumera !
O Hussein, la soif et les ardeurs du soleil
du desert que tu dois endurer, je les ai
toutes dans mon cceur, je brule de'ja!
Hassan, ce que tu dois souffrir en corps
je le souffre de'ja en esprit, la douleur m'a
empoisonnee !
Hussein, ta mere a e'te avant toi pour
pleurer et s'ensevelir dans les sables arides
du desert de Kerbe'la, ah! que j'ai soif!
Asma (Arrivant avec Us femmes de la tribu de
'Shu-Hacbem). — Femmes de Medina ! poussez
des soupirs, criez, hurlez comme une louve
qui voit ses petits dans la gueule des chiens
Umssez-vous a la douleur de la mere de Hus-
HHM
LE MESSAGER DE DIEU
I 5
sein elle vous a invitees ici pour pleurer et
gemir ; avec l'eau de vos yeux e'teignez le
feu qui la devore ! Anticipant le deml des
parens de Hussein et de Hassan, asseyons-
nousautour de leurs tombeaux, quele sang
deborde nos coeurs, gemissons, lamentons-
nous 1
Chant funebre des femmes de Beni-Hachem :
Honte et misere, hclas! sous le fer d'un
ennemisans foi, cruel et ignoble, tomberont
ks enfans du meilleur des prophetes! lis
mourront martyrs. Eux, la joie du ceeur
du lionde Dim (My), eux la quietude de
Fame du phis pur (Mohammed). Plusdebon-
heur, plus de repos sur la terre, car lame
de l'Amour-Incarne (Mohammed) (i) est
troublee ! — Eux, les derniers scions de la
famille benie expirent, Fun tombe apres
l'autre, sans un ami sur son sein, sans une
mere a son chevet, sans une soeur, sans un
etre want qui l'aime !
Fathema. — Cheres amies, umssez-vous
a mon angoisse, grandes et petites, aidez-moi
toutes de vos regrets. Anticipons sur le
deuil qui affligera le monde apres la mort
de Hassan et de Hussein. Devancons les
M Cette sorte de chants est executee par les pleu-
' reuses (nouU-kundne) professionnellcs. lis n ont nen
de coram™ avec les choeurs de traged.es greoques.
honneurs dus a ces martyrs glorieux, pl eu .
rons-les, ge'missons! ' P?
beLl P Zn" T K { Z Seplmnt mre ks ^ *»
/*awc).-C tombesdemespauvresenfents I me
Ss i T U1 '' ,e V0US saIue > "dies
■acres | - J ai eu beau re'sister au torrent
Ju chagrm, il m ' a ravi mon ^°™
prophete de Dieu pleurant a 1ms ar d^ ces
emmes : Ah, les deux arbres de ma gjne'a
logic fletnront avant le temps I AprS Z
avoir arraches de leur sol natal, la mort le
let jra sur les sables d'un desert SS£
Mes deux soupirs ascendent vers le del
comme deux meteores flamboyants- car un
PUlage, va emporter les deux perles aui
foment toute ma richesse. Ames'pu s d'e
martyrs recevez le sacrifice de mon ame
?Ara P be° P r e ' " "'" plUS Shammed
I Arabe, que vous voyez debout entre vos
deux^tombes, non, mon nom est : L A
Aly [entre les deux tonleaux). - Vous alley
done vous eteindre, 6 lumieres des y u \
de votre pere! Le siecle va vous rarir
tout, votre patrie, votre famille, Z ami
v« allies Est-ce juste que mes pZes ,
tombent avant que de fructifier, I> une
LE MESSAGER DE DIEU
■7
par le diamant reduit en poudre (le poison),
l'autre par la lame du poignard? — Oil est
le pere qui aurait consenti au meurtre de
ses enfants? O mon cceur, pardonneras-tu
jamais au destin de t'avoir arrache mon con-
sentement au meurtre de mes enfants? Mais
je ne m'en plaindrai plus, puisque il s'agit
de la remission" des pe'che's de nos rideles
che'ites, je me de'voue et me tais.
Hussein (en entrant) . — Pour qui sont ees
obseques, et ce torrent de larmes que vous
re'pandez ici, ma mere?— Cette graine de
pleursque tu semes avecune telle profusion
sur ton sein, ne produira certainement pas
des roses aussitot. Tu n'as que Hassan et
moi, et nous sommes pleins de vie et d'es-
poir de te rendre heureuse, a moins que
l'influence d'une de ces etoiles mechantes
qui tournent la haut ne nous ait amene
quelque de'sastre inattendu? — Dis-moi
qui sont done ce Hassan et ce Hussein que
je vous entends nommer ici?
Fathema. — Dans mon parterre de fleurs
je n'ai que deux roses, toi et ton frere, je
n'en ai jamais cultivees d'autres, le monde
sublunaire des spheres en rotation, ne
m'ayant pas octroye plus de deux fils. Oui
je ne possede que vous au monde, et le
destin veut que vous soyez martyrs l'un et
l'autre. Or, je veux devancer ce jour ne-
i8
THEATRE PERSAN
faste, j'ai endosse mes habits de deuil, je
pleure le malheur avant qu'il n'arrive, et mon
cceur brulant exhale de la tristesse comme
une lampe qui, prete a s'e'teindre, noircit de
sa fume'e les routes du caveau cm on l'aura
oublie'e.
Le Prophete. — Viens que je t'embrasse,
mon he'ros! Je te vois de'ja couvert de bles-
sures de martyrs, et, tout prophete que je
sois, je ne puis pas, les yeux sees, contem-
pler ton malheur futur; toi, loin de ta pa-
trie, toi sans frere, sans sceur, toi prison-
nier des me'cre'ants, la poitrine haletante de
fatigue et les levres noirciespar la fievre de
soif,toie'tendupresd'unneuve d'eau fraiche,
la gorge be'ante d'une profonde plaie et
rougissant de ton sang le sable du rivage de
l'Euphrate. Dieu que d'horreurs!
Aly. — Oui! mon malheureux orphelin,
tu dois mourir loin de nous, alte're de soif,
et le front decouvert aux rayons du soleil !
et ta-tete che'rie, que l'envoye de Dieu lais-
sait s'endormir sur ses epaules, on la verra,
helas ! perche'e au bout d'une lance ennemie !
Fathema {embrassant Hussein). — O lumiere
des yeux de ta mere, toi soulagement de sa
poitrine fatigue'e de douleur, combien j'aime
a caresser ton courayonnant de blancheur,
combien ilm'est doux de toucher le duvet de
ces joues roses et fraiches. Pourquoi le poi-
R>_-
LE MESSAGER DE DIEU
19
gnard d'un criminel les aurait-il meurtries ?
Pourquoi la douleuraurait-elle plie un arbre
aussi jeune, aussi beau?
Hussein. — Ce serait du bonheur pour
rrioi que de pouvoir me sacrifier, corps et
ame, pour notre vertueuse famille. Jebrule
d'impatience d'apprendre par vous-memes
tous les details de ce mystere. Au nom de
Dieu ne me cachez plus rien, treve de toutes
ces precautions et paraphrases, dites-moi
franc et net, quelle part me re'serve-t-on
dans ce grand e'venement ?
Hassan. — Je te le dirai franchement, a
condition que tu veuilles te soumettre aux
ordres de Dieu, car telle est sa volonte.
Sache done que moi, j'aurai mes entrailles
dechirees par le poison d'un traitre; toi, tu
mourras en martyr : par l'ordre de Ye'zid,
ta tete sera separeedetoncou, figeeau bout
d'une lance et promenee haut, sous le so-
leil, tandis que ton cadavre jete par terre,
cette vieille terre souilleed'autantde crimes,
en faira le plus bel ornement. Tes femmes
et tes filles, monte'es sur les bats des cha-
meaux des brigands de Koufa, seront con-
duces a Damas comme un troupeau d'es-
claves.
Hussein. — O lumiere des yeux du pro-
phete ! Puisque moi et toi nous sommes ne's
d'une seule mere, pourquoi ne nous est-il
■j'feX-
THEATRE PERSAN
pas aussi donne de mourir ensemble ? A mes
yeux, les infamies et les humiliations qu'un
ennemi me'cre'ant fait subir aux martyrs ne
sont rien moins que de'shonorants. En tom-
bant ensemble nous aurions e'galementme-
rite de la gloire et de l'admiration des
justes. II serait bien malheureux de ne pas
consentir a gagnerau prixde notre martyre
le salut des peuples che'ites. Oui, je souscris
pour le martyre et je glorifie Dieu le tres-
pur, qui, pour quelques gouttes de mon
sang re'pandu sur la terre, daigne bien re-
cevoir ma tete tranche'e en e'change des
pe'che's de nos amis. Be'ni soit Allah, le mi-
se'ricordieux ! — Mais est-ce vrai; pardon-
nera-t-on re'ellement a tous les che'ites?
L'archange Gabriel (entrant). — O Hus-
sein, Dieu te salue par ma bouche et il m'a
charge en meme temps de t'annoncer que
Dieu ne manque jamais a l'accomplisse-
ment de ses promesses, tant que son servi-
teur demeure fidele a la lettre de la foi ju-
ree. Ne t'afflige done pas, sur le sort de tes
peuples che'ites, 6 Hussein, Dieu dit : « Cha-
que instant de tes souftrances leur vaudra
des siecles de beatitude, car je suis plus
charitable que mes serviteurs! »
Hussein (d Mohammed). — Chef des crea-
tures de Dieu, sacrifiez-moi comme une
chose d'aucune valeur! Allah vient de me
LE MESSAGER DE DIEU
combler de ses faveurs; a votre tour, soyez
genereux comme lui. Quelle recompense
re'servez-vous a ceux d'entre les fideles qui
dore'navant celebreront des mysteres en
commemoration de notre martyre 1
Le Prophete. — O lumiere de mes deux
prunelles, amour de ma fille bien-aimee!
Tout homme qui aura pleure tes malheurs,
jouira du privilege de s'asseoir a mes cotes
dans les jardins du paradis.
Hussein [a son pert). — O mon auguste
pere, heritier pre'somptif du prophete, toi,
qui assis sur le tapis de la vraie religion,
montre aux mortels la voie du salut! dis-
moi, quelle grace octroieras-tu au jour du
dernier jugement a ceux qui prendront le
deuil pour honorer l'anniversaire de mon
martyre ; penseras-tu aux interets spirituels
de mes amis ?
Aly. — Ne t'affliges point, je te le jure
par le respect du a ton ame chaste. Le ciel
et ses anges savent le prix de l'eau desyeux
de tes amis. Pour une larme qui, en ton hon-
neur, aura mouille la paupiere d'un irior-
tel, je le ferai s'asseoir face a face avec moi
sur le rivage fleuri de Kouser (i).
Hussein. — Et toi, mere bien-aimee, dis-
moi vrai comme tu m'aimes, que don-
(i) Le nom d'une des sources de l'elysee des bienheu-
reux musulmans.
THEATRE PEHSAN
neras-tu pour ceux qui auront souffert pour
moi, alors qu'a l'appel de la trompette de
la resurrection, la tete de chacun d'eux
s'elevant hors du tombeau m'invoquera a
son secours?
Fathema. — Ne t'en soucie pas, 6 joie
de mes yeux, aussi vrai que Dieu est glo-
rieux et sans pareil dans son essence, je
n'aurai pas d'autres amies dans le se'jourdes
bienheureux que celle d'entre les femmes
qui auront ajssiste a la celebration des mys-
teres en ton honneur, jeles y attendrai aux
portes du paradis et les introduirai dans
mon palais aussitot arrivees. Elles n'ont
qu'a s'y presenter, telles qu'on les verra au
jour de l'anniversaire de ton martyre la
tete de'coiffe'e, les yeux pleins de larmes et le
coeur brulant.
Hussein. — Et toi mon frere, toi le plus
vertueux des liommes, prince Hassan, que
veux-tu faire pour nos amis, dis-moi aussi
vrai comme tu mevois icipleurant les souf-
frances qui t'attendent.
Hassan. — En pre'sence de vous tous, je
fais un voeu que Dieu daignera accomplir :
que chacun de ceux qui auront pleure pour
nous, ait un chateau dans le voisinage du
mien, au paradis.
Hussein. — Amen ! viens done, frere de
mon ame, versons des torrents de larmes
H
■
■1
LE MESSAGER DE DIEU
23
d'amour et de devouement. Donne-moi ta
main avant qu'elle ne soit glace'e par la
mort, et faisons-nous notre provision de
l'eau des yeux, ce viatique des martyrs, elle
nous recre'era lors des fatigues d'un voyage
long et pe'nible. (En s'adressant a son tombcau):
Me voici, Hussein, tel que Dieu m'ordonne
et tel que je consens de devenir : martyr du
poignard des traitres me'cre'ants, Hussein,
innocente victime de l'injustice humaine ;
Hussein, qui de plein gre et par amour de
mes peuples, livre aux bourreaux ma tete
innocente. Ouvre-toi montombeauetecoute
toutes ces promesses que je viens de faire
devant le ciel et devant les hommes! Adieu
mes amis presents et a venir, rappelez-vous
de mon grand amour pour vous, de mes
souffrances dans le desert de Kerbe'la, et
rejouissez-moi par quelques gouttes de la
rose'e de vos yeux.
Hassan (en s'adressant a son iombeau). — ■
Ecoute-moi, mon tombeau, moi, Cypres
du jardin de Mohammed de l'Arabie, je
consens a mourir avant le temps, et a fer-
mer mon cceur a toutes les joies du monde,
comme si ce cceur n'e'tait qu'une serrure qui
porte en elle son pene brise'. Monde injuste
et pervers, Hassan te laisse un vase rempli
de lambeaux de son foi corrode' par ton poi-
son, manges-en, repais-toi! Et toi impi-
***u:^ ■ %.i
24
THEATRE PERSAN
toyable destin, tu as beau empoisonner ma
coupe a boire, tes protege's n'y puiseront
pas, j'ai promis a monDieu de la vider tout
seul.
Fathema (chante). — Ah! ma pauvre tete,
frappez-la, mes mains, frappez fort, 6 Has-
san, 6 Hussein!
Pour mes deux fils, je n'ai qu'une dou-
leur, qu'un soupir, 6 Hassan, 6 Hussein!
L'archange Gabriel est venu et il parla a
mes deux yeux qui pleuvaient du sang.
II leur a dit : Un peuple parjure a son
Dieu, e'gorgera votre Hussein ;
Du diamant broye par un fils de ce peu-
ple, fera voler en e'clats le cceur de votre
Hassan (1) ;
Et ces paroles de l'archange ont chasse
le calme et le repos de mon ame.
Ah! ma pauvre tete, frappez-la, mes deux
mains, frappez fort !
La, git mon Hassan ; une mere ne sau-
rait reconnaitre ses traits defigure's par le
poison.
La, il tombe, il roule dans la poussiere,
mon Hussein couvert de blessures d'e'pe'e
et de lance.
La, ses femmes et ses enfants regardent
(1) Hassan a cte empoisonne avec de la poudre ada-
mantine melee avec du riz.
■
■
K '
■
LEMESSAGERDEDIEU 23
l'Euphrate, ouvrentleurslevres fie'vreuses.et
se tordent dans les tortures de soif.
Ah! ma pauvre tete; Hassan, Hussein!
La, tous les membres du corps de mon
Ali - Ekber tombent tranches Tun apres
1 'autre.
La, le cadavre ensanglante' de mon Ali-
Asgar, je le vois, helas ! les archers ignobles
en ont fait la cible pour leurs Heches.
Comment ne pas ge'mir ; ah ! ma pauvre
tete ensevelis-toi sous la terre! 6 Hassan,
6 Hussein !
La, sous le fer des assassins tombe par
terre le bras tranche de l'intre'pide Abbas!
La, Qassem, le fiance de ma fille, je vois
ses pieds debout dans une mare de sang et
rouges, comme si on les eut peints de hena
pour sa noce. Derision amere! sa chambre
nuptiale n'est qu'un tombeau dont la voute
re'sonne les e'chos de chants de tre'passe's.
Ah ! ma pauvre tete, brise-toi dansl'e'treinte
de mes mains !
L'archange Gabriel (s'adressant an Pro-
pliete). — II faut que je retourne au ciel. Sa-
lut, toi, orgueil du monde, qui se meut et du
monde qui reste immobile ; leur Cre'ateur
m'ordonne de te dire : O mon prophete,
dirige tes yeux du cote du monde des Es-
prits, et vois le trouble et l'emoi qui y
2b
THEATRE PERSAN
regnent, depuis que vous et votre auguste
famille avez commence a celebrer sur la
terre les fune'railles de vos martyrs futurs.
D'echo en echo, vos gemissements ont at-
teint et empli l'espace jusqu'au septieme
ciel, ou est le trone de Dieu.
Mohammed. ■ — Fille adoree, dont la lu-
miere se reflete dans mes yeux et dans mon
ame, toi, mon bonheur et ma joie! Cessez
vos doleances qui me brfilent le coeur. Elles
ont rempli de leurs echos le monde des
anges, et le ciel entier s'est revetu d'un man-
teau de deuil.
■HHH
m
MYSTERE II
LA MORT DU PROPHETE
PERSONNAGES
ii!
Le Prophete.
L'archange Gabriel.
Azrael (ange de la mort.)
ALy.
Fathema.
Hassan.
Hussein.
Zeineb (Ze'nobie).
Abbas.
Belal, chantre de la mosquee du prophete .
Selman, domestique du prophete.
Umm-Selme, odalisque du prophete.
Sevade, Arabe du desert.
MYSTERE IP
LA MORT Dl ; PROPHKTL'
La scene se passe dans la ville de Medin
Le Prophete (finissant sa priere du matin]. —
Recois ce tribut de mes louanges, Dieu
de misericorde, je les ai trouve'es dans mon
coeur ! Apres t'avoir glorifie', salue, loue et
adore, quelles actions de graces te fairai-je
encore, 6 Seigneur Dieu, pour toutes les
faveurs donttum'as comble', moi, honteux
d'etre indigne de marcher sur le chemin
qui conduit jusqu'a toi. Tu m'as envoye le
manteau d'honneur de la reiba (i), tu as dai-
gne de m'adresser le verbe du verset de lo
(i) Les phrases arabes Lo la ki et la reiba fihi appar-
tiennent au texte du Koran; on leur attribue une vertu
miraculeuse.
3o
THEATRE PERSAN
Jake! De'ja je me sens entraine par lc souffle
du de'sir de m'unir a toi, le de'sire d'etre a
jamais avec mon mattre et mon juge ! De'ja
mon moi mate'riel me pese et me serre le
cceur; je sens mon existence d'ici-bas m'e-
chapper et se briser comme un verre fragile
froisse contre une pierre !
Gabriel. — Mes hommages et salut au
Souverain de la terre et du temps, a toi
dont l'existence embellit les deux mondes !
Car il n'y a que toi sur cette terre, toi le
dernier et le plus grand des prophetes issus
des enfants d'Adam. Dieu t'a confere les
pleins pouvoirs sur les vivants et sur les
morts. Lui, ce juge misericordieux qui
exauce et qui soulage, il fait exe'cuter les
ordres que tu donnes. Ton libre arbitre ne
connait pas des bornes et les eff'ets de ta
volonte sont irresistibles vu l'e'levation de
ton merite et celle de ta grandeur devant
Dieu!
Le Prophete. — O toi que le Cre'ateur
sublime a rapproche' de lui, sache que je
me sens le de'sir d"aller habiter le monde
des Esprits. Trove des toutes ces souffrances
que j'ai endure'es ici-bas, s'en est fait! Je
ne puis plus resister al'elan qui m'entraine,
qui me porte a contempler enfin mon Dieu !
Gabriel. — O le meilleurdes prophetes!
Rends-toi incontinent a la mosque'e, et pre-
■
LA M O R T D U P R O P H E T E
3l
side aux prieres du peuple encore une fois.
Laisse a ta place Aly, ami de Dieu, confie
lui tes pauvres fideles. Qu'Aly prenne le
gouvernail des affaires du siecle, qu'il de-
vienne exe'cuteur de ton testament et ton
heritier presomptif, comme le meritent ses
hautes qualites et ses vertus. II n'y a qu'Aly
qui est digne de s'asseoir a ta place, per-
sonne autre que lui n'est qualifie a te suc-
ceder dignement. Fais tes adieux, dis ta
derniere parole a tes compagnons d'armes, et
ensuite depeche-toi d'arriver a la Cour du
Tres-Grand ! (II disparalt).
Le Prophete (en s'adressant an chantre de sa
mosquee). — Va. Belal, et vite, proclamer dans
lesruesetlesbazarsquejeveuxparlerpourla
derniere foisa mon peuple. Que tous, pauvres
ou riches,se re'unissentdansla mosquee pour
ecouter mes paroles et les graver sur leurs
cceurs. lis y apprendront tout ce que Dieu
a decrete. Ceci est un jour bien triste ou je
leur ferai mes eternels adieux et ou ils me
verront pour la derniere fois.
Belal (en s'adressant au peuple). — Grands
ou petits, citoyens de toutes les conditions.
Rassemblez-vous tous a la mosquee. Ainsi
veut le chef de la religion. L'ceil de la pro-
phe'tie et sa source veut nous quitter pourun
voyage lointain. II va echanger notre terre
coittre un autre lieu de sejour. L'illustre
32
THEATRE PERSAN
envoye se rend a la mosquee afin de vous
dire ses adieux, re'unissez-vous tous pour
recueillir ses paroles sacre'es !
La pre'destine'e ayant verse du poison
dans ma cruche a boire, j'ai rempli mes
entrailles de breuvage de souffrance !
Fathema (chante). — Comment ne meurtri-
rai-je pas ma tete de mere apres la perte de
mes deux fils, 6 Hassan, 6 Hussein! Gabriel
est venu et en me regardant avec ses yeux
injectes de sang, il a dit : « Un peuple des
mecreans tuera ton Hussein ; le poison d'un
traitre de'chirera en mille lambeaux les en-
trailles de ton Hassan. » (Sefrappant la tete.)
Ces paroles de l'Archange ont ravi le
calme et la patience de mon coeur.
Bnse-toi ma pauvre tete, comment ne la
frapperais-jepas, 6 Hassan, 6 Hussein !
Le gosier de mon Hassan est de'chirepar
la dent du poison ; crible de coups de sabre
et des lances, le torse de monHussein roule
dans la poussiere et la soif fait mourir les
orphelins insulte's dans le sanctuaire de leur
harem; 6 ma pauvre tete creve de dou-
leur, ah! Hassan, ah! Hussein!
Tranches, l'un apres l'autre, les membres
de mon Ali-Ekber tombent sous le fer
ennemi, la poitrine de mon Ali-Asgar sert
de cible aux archers de Ye'zi'd ; et comment
ne pas ge'mir? Brise-toi, ma tete, couvre-toi
LA MORT DU PROPHETE
33
des cendres du penitent, 6 Hassan, 6 Hus-
sein !
Le bras d'Abbas tombe cruellement abattu
d'un coup de sabre des traitres ; mon gen-
dre Qassim, je le vois la, les paumes de
ses mains dans une mare de sang, ce hena(i)
des fiances de la mort. L'injure et l'insulte
ont change' sachambrenuptiale en une mai-
son mortuaire. Comment ne frapperai-je
pas ma tete, 6 Hassan, 6 Hussein !
Gabriel (en s'adressant an prophete). — Je te
salue, gloire de deux mondes,leur Cre'ateur
Dieu te dit d'e'lever tes yeux vers le monde
des esprits. Regarde, vois-tu le de'sordre et
l'e'moi parmi les anges ? C'est que l'e'cho des
soupirs et des chants funebres du deuil que
vous ce'le'brez sur la terre ont retenti jusque
dans le septieme ciel.
Le Prophete (a safille). — O lumiere de
mon coeur et de mes yeux, toi, le repos de
mon ame trouble'e. Notre deuil a assombri
la totalite des cieux et le monde des anges
se met a pousser des cris de de'sespoir. Tais-
toi, chere enfant, car tes plaintes jettent du
feu dans mon ame aussi.
Hussein. — Ma mere, que donneras-tu a
(i) Allusion a tin usage bien connu des Orientaux qui
font rougir avec du hena les plantes, les paumes et les
doigts de leurs fiancees. Ce hena est un sue vegetal, cou-
leur orange, tirant sur le rouge.
34
THEATRE PERSAN
» !
celles d'entre les femmes qui honoreront le
souvenir de ma mort tragique; car, dans
ce moment supreme de resurrection ou
elles souleveront leurs tetes hors de leurs
tombeaux, toutes alors, de meme qu'au-
jourd'hui, elles espereront de m'y voir
arriver en aide.
Fathema. — Rassure-toi, lumiere de mes
yeux, je te jure, parl'essence des splendeurs
du Dieu sans pareil, qu'aussitot apres leur
arrive'e a la porte du paradis, elles m'y trou-
veront debout, la tete nue, les yeux en lar-
mes, le coeur en feu, en un mot, telle que
je les aurais vues ce'le'brant vos obseques
sur la terre. Je n'appellerai aupres de moi
que celles qui t'auront pleure'e. Apres les
avoir introduites dans les jardins des de'lices
e'ternelles, je leur en ferai les honneurs
moi-meme.
Hussein. — O le meilleur des hommes,
imam Hassan, quelles sont tes pense'es al'e'-
gard de nos amis, dis et que mes yeux pleu-
rants te soient sacrifie's!
Hassan. — Je jure, parmon de'vouement
a ta pers'onneauguste, que je n'irai pas dans
le paradis autrement qu'en leur compa-
gnie ; Leurs ames m'ysuivront.
Je vous prends tous pour te'moins de ma
promesse, de ce que j'y demanderai a Dieu
de permettre qu'a cote' de mon chateau
HflH
I. A MORI 1)U PKOPHETE
35
on fasse construire des chateaux pour y
loger les bienheureux che'ites.
Hussein. — Viens done, frere de mon ame,
sacrifions tout pour le salut de nos fideles!
Versons des larmes de reconnaissance pour
les bontes de Dieu ! Donne ta main avant
qu'elle ne soit glace'e par la mort, et faisons
d'avance notre provision de l'eau d'yeux, ce
viatique des martyrs. (En s'adrcssaut a son pro-
pre tombeau) : Me voici Hussein, martyr du
poignard de la violence et del'injure ; Hus-
sein, massacre par les mains d'un peuple
traitre et parjure ; moi qui ai jete ma tete
comme un pave sur le chemin du salut des
vainqueurs ; je promis a Dieu de mourir
pour lessauver, sois-m'en te'moin,je te l'an-
nonce, 6 mon tombeau; rappelez-vous de
ce que j'aurai souffert a Kerbela, 6 mes
amis, et, lorsque mon coeur ne battra plus
ici-bas pour vous, rejouissez-le, ranimez-le
avec un peu de rose'e de pleurs !
Hassan (en fadressant d son tombeau). — Je
suis le Cypres des jardins de Mohammed,
l'arabe. J'ai ferine mon coeur a toutes les
joies, et messouffrances l'ontbrise. Ala vue
de l'ingratitude du monde, je lui ai jete' les
lambeaux de mon foie corrode par le venin.
Le'Prophete (mix person nes de safamilh). —
Reunissez-vous tous, 6 arbres fruitiers du
jardin de la fidelite ; reunissez-vous en
36
THEATRE P E R S A N
P
un bouquet de fleurs du paradis, en une
ple'iade, e'toiles du ciel de la libe'ralite'. Tous
les miens, entourez-moi et toi aussi, mon
pauvre Abbas ! Faites-moi porter sur vos bras
a la mosque'e, mes malheureux enfants, j'y
vais re'citer ma priere en louange de Dieu, et
parler de la ple'nitude de mon ame affiige'e.
{On leporte dehors sur h tapis qui lui servait de Jit.)
Belal (dans lamosquee). — Amis! Ce jour
et cette nuit(i), Mustafa est encore notre
hote. A partir du lendemain, nous ne le re-
verrons plus qu'au jour de la Re'tribution, il
nous l'a bien promis ! — Soyez pre'sents aux
adieux du dernier des prophetes. Contemplez
son visage auguste, voyez-le et sachez que
c'estla derniere vue que Dieu nous en ac-
corde ici-bas.
Le Prophete (dans la mosquee en s'ilevant sur
son scant) . — Peuple d'Arabie, e'trangers et
me'dinois, le moment de mon depart pour la
Maison du Repos e'ternel est venu! J'entends
la-haut battre le tambour de retraite; on
m'appelle et il faut que je me hate de vous
quitter. Vous savez ce que j'ai endure'. Le
malheur a e'rige maints obstacles a la tra-
verse de mon chemin.' Souvent et partout j'ai
e'te en butte a la calomnie qui se plaisait a
de'cocher contre moi ses fleches ace're'es. Ce-
ll) Mustafa le choisi, I'clu, epithete de Mohammed.
■ ■ : »■-. .
■
LA M O R T D U PROPHETE
37
pendant j'ai re'ussi a ouvrir des voies libres
a la vraie religion; elle prospere, car j'ai e'te'
porteur de la bonne nouvelle, Dieu m'ayant
envoye pour vous la'transmettre. LeVerbe
du Tout-Puissant, de Dieu sans pareil des-
cendit surmoi. L'Esprit-Saint habitait dans
ma demeure. Pour me glorifier, le Tout-
Puissant dispensateur des bienfaits a dit :
« Deux bijoux, les plus pre'cieux de mon
« tre'sor et suspendus au faite de mon trone
« (erchi, sont Hassan et Hussein. Leur
illustre pere, la joie de ma poitrine, le
prince (se'id) des prophetes, celui qui con-
tinuera marace jusqu'a la fin du monde, est
Aly. C'est sur un ordre expres de Dieu que
je suis venu ici, 6 mes ouailles, pour vous
fairepartde maderniere volonte'. En premier
lieu je vous recommande de ne pas priver
mes enfants de ce qui leur est du ; ensuite,
ne laissez pas s'obliterer dans votre me'moire
les paroles de Dieu. Oui, je vous confie
ces deux choses comme un depot sacre :
le devoument pour ma famille et les paroles
de Dieu. De la part de Sa Majeste' e'ternelle
il m'est venu l'ordre de remettre a Aly l'exe'-
cution de mon testament. Oui, Aly estle gou-
vernement (Viili) que Dieu vousadonne eten
meme temps je l'autorise de veiller a ce que
ma derniere volonte soit accomplie. Ce prince
auguste est mon heritier et l'exe'cuteur de
IWjf
38
THEATRE PERSAN
mon testament. Quoiqu'aux yeux du peu-
ple, nous puissions paraitredeuxetres se'pa-
res et e'loignes l'un de l'autre, la ve'rite est
que nos deux corps furent crees d'un seul
et meme rayon de lumiere. Personne autre
qu'Aly n'a le droit d'occuper le trone qui
vaquara apres moi, et tout homme qui
viendraits'y asseoiravant lui n'estqu'un im-
posteur ! (i) Voila tout ce que votre prophete
vous recommande ; et maintenant, comme
je ne veux pas que la moindre injustice
puisse m'etre reproche'e devant le tribunal
de la Re'surrection, je vous prie et vous in-
vite, mes amis, de me dire ici si quelqu'un
de vous n'a pas une vengeance a tirer ou un
grief a revendiquer de ma personne. Qu'il
s'explique franchement tant que je vis et a
l'instant meme.
Sevade. — Que je sois ta victime, 6 flam-
beau du festin de l'honneur et de la mo-
destie ; je declare avoir un grief contre toi.
Te souvient-il de ce jour oil, te voyant glo-
rieux et heureux,.nous vinmes de la ville
de Tai'ef (2) a ta rencontre. Je me trouvais
( i) Le lecteur aura de ja remarque que tout ce discours est
dirige contre ]es Turcs osmanlis et ceux d'entre les musul-
mans qui considerent Aboubekr Osman et Omar comme
successeurs legitimes du prophete.
( 2) Cette ville est situce a 20 lieues a rodent de la
Mecque. Vers la fin de l'annee 9 de l'hedjire, Mahomet,
apres avoir reuni une armiie forte de 3o,ooo hommes, fit
LA MORT DU PROPHETE
J 9
au milieu du peuple qui t'accompagnait a
pied. Le coeur me battait du ravissement
que j'e'prouvais de pouvoir reposer mes le-
vressur ton genou. Toi, illustre envoye' de
Dieu, tu soulevas alors un fouet pour en
frapper ton chameau, et mes epaules recu-
rent le coup de la laniere qui e'tait destine' a
ta monture. Je suis pauvre et malheureux;
toi tu es un tre'sor de liberalite. Fais-moi
avoir mon droit du talion, si tel est ton bon
plaisir. N'oublie pas de satisfaire a mon droit,
je suis un de tes fideles qui nesortent jamais
de ta pense'e paternelle. Tu es notre juge,
examine ma demande et rends-lui justice.
Tu nous disais qu'il viendra pour tout le
monde le jour du jugement dernier.
Le Prophete. — Ne pourrais-tu pas me
dire exactement le nom du fouet dont je me
servais alors? dis-lc, par 1'amour de Dieu.
Sevade. — Que les ge'nies et les homines
te soient sacrifies ! Chef glorieux, sache a
n'en pas douter que le fouet qui me frappa
s'appelle memchoaq.
Le Prophete [it son domestique). — Selman,
cours a la maison de ma fille et dis-lui que
moi, le roi de deux mondes, je lui ordonne
soumettre les arabes de la ville de Taief, qui, l'annee
precedente, avait rtsiste a ses attaques. C'est a cette
cpoque que se rattache le fait en question.
40
THEATRE PERSAN
de te dormer le fouet memchouq. II faut en
finir, et que ce dernier trouble disparaisse
de mon esprit.
Selman (venant chez Fathema). — Malheur a
vous ! 6 paisibles habitants de notre ville, elle
menace ruine! Heureux les mortels qui ne
sont pas encore ne's du sein de leurs meres.
Ah! que la poussiere du monde entierense-
velisse ma tete ! Notre prophete a renonce
a cette vie terrestre. L'ouragan a emporte
le respect humain et les jouissances des
mortels! Je te salue, fille de l'envoye de
Dieu. Je viens de la part de cette perle lu-
mineuse qui dans les deux mondes eclaire
et fait voir la vraie voie du salut. II m'a or-
donne de lui apporter le fouet memchouq.
Fathema. — Tu est bienvenu,serviteurde
l'envoye' de Dieu, et certes c'est unegrande
fe'licite que d'obeir a un maitre qui regit et
la terre et le ciel. Tu sais bien que le pro-
phete souffre d'un acces de ftevre, et il n'a
pas assez de force pour pouvoir voyager. Or,
a quoi bon son fouet de voyage ? Explique-
toi, cela m'inquiete.
Selman. — Le prophete, en revenant de
Tai'ef, avait, par me'garde, frappe tin jeune
Arabe, qui lui demande a present de pou-
voir en tirer vengeance. Notre maitre a
avoue le fait et s'est de'clare' etre pret a sa-
tisfaire au droit du talion. Assis sur son lit
i ■
I ^Hi
LA MORT DO PROPHETE
4'
et re'solu de re'chauffer les coeurs des fideles
d'un exemple e'clatant de sa justice, il de-
mande qu'on lui apporte le fouet.
Fathema. — Mais mon pere n'a plus
d'ame dans son corps extenue' par la fievre.
Cet homme-la qui demande a se venger,
n'est-il done pas musulman, dis? La poi-
trine opprimee du prophetc respire avec
peine, ne I'a-t-il pas done remarque, le jeune
Arabe, ou possede-t-il un coeur de roc?
Lorsque tu seras de retour dans la mos-
quee, Selman, prie-le de ma part, dis-lui
que la meilleure des femmes le salue et lui
demande, pour l'amour de Dieu, dene pas
la rendre orpheline ; dis-lui que le coeur de
Fathema est fragile comme un e'clat de
verre, qu'il ne le brise pas contre le rocher
d'injustice. S'il persiste a user du droit du
talion, que du moins il frappe le'gerement.
Dis-lui ces paroles de moi : « Pardonne a
mon vieux pere, sois digne de compter au
c nombre de ses fideles. Tu es jeune aussi
« comme moi et tu esperes en Dieu. Par-
« donne, tu m'obligeras a jamais, et grace,
« grace, car, a la seule pense'e du chatiment,
(1 mon ame, saisie d'horreur, s'epouvanteet
se trouble, bouleversc : e comme la cheve-
lure d'un de'sespere'. »
Selman (d Sevadi). — Sevade, la fille
prophetc, te foit humblement obser\^f^ife* ^'\>^
4 2
THEATRE PERSAN
son pere etant faible et souffrant, tu agirais
en ingrat en insistant a faire valoir ton droit
du talion. Aux termes de la loi de Dieu, tu
es mattre d'agir selon ton bon gre', mais les
egards dus au prophete d'Allah devraient
prevaloir. Tu obligerais la princesse en re-
noncant a te venger sur lapersonne de l'au-
guste malade, affaiblie par la fievre.
Aly (en s'adressant cm prophete). — O toi
notre refuge et appui a moi, a Hussein et a
Hassan, laisse-nous d'etre punis a ta place.
Les coups de fouet peuvent faire bien du
mal a ton corps delicat (djanpervere) et fie-
vreux. O Sevade, je te supplie, au nom de
TAuteur du monde, aie pitie du prophete
des hommes et des esprits. Jure-moi, aussi
vrai que c'est Dieu qui veille sur ta jeu-
nesse, promets-moi de renoncer a ton droit
du talion. En guise de l'auguste malade,
frappe-moi et punis-moi de cent coups de
fouet pour un seul que tu as recu par ha-
sard.
Le Prophete. — Prince de toutes les
cre'atures du monde, ecoute-moi noble Aly.
Selonlateneurdelaloi sainte, personne ne
doit me remplacer lorsqu'il s'agit du talion.
Autrement je serais parti du milieu de ces
ruines mondaines souille de la lepre du
peche.
Fathema (wpriere) . — Mattre Createur, cle'-
■
LA MORT DU PROPHETE
43
ment et charitable envers tes serviteurs,
daigne bien jeter une larme de compassion
dans le cceur avide de vengeance ! Arrache
de la poitrine de Sevade' le de'sir du talion
et aie pitie' de moi, la malheureuse qui
se meurt versant les larmes de sang!
Hassan et Hussein. — Mere adorable,
pourrions-nous savoir la cause de ton de'-
sespoir? Sur tes joues roses comme une fleur
de grenadier (gidnar), les larmes ont e'crit ce
verset du Koran : « et les jardius arroses de
ruisseaux (1). » Qu'est-il done arrive' pour
que tu repandes des etoiles (larmesi sur la
lune (visage)?
Fathema. — O mes de'lices, toi plus cher
que la prunelle de mesyeux, mon Hussein.
Un nomme Sevade a demande' de pouvoir
user du droit du talion sur la personne de
mon pere malade. Allez a la mosquee, mes
enfants, et puisse le Dieu des meres qui ai-
ment vous venir en aide. Saluez de ma part
Sevade, dites-lui, pour l'amour de Dieu, que
le malade, souffrant encore de fievre, ne
pourrait endurer le chatiment de fouet.
Consentez d'en etre punis a sa place, qu'il
assouvisse sa passion de vengeance, qu'il
exige tout ce qu'il veut, mais qu'il e'pargne
la faiblesse d'un vieillard malade.
fi) Verset de la Stirate ou le Koran fait la description
del'elysee des elus du paradis de Mohammed.
44
THEATRE PERSAN
Hussein (A Sevade). — Nous, enfants de
la tille du prophete, nous venonst'offrir nos
services. Ne leve pas ta main sur le plus
lerme appui du trone d' Allah, nefrappe pas
le prophete, 6 jeunehomme! Voici notre
tete et notre e'paule pretes a recevoir deux
cents coups de fouet pour satisfaire au ta-
lion. Couvre plutot nos tetes de cendre des
penitents, mais aie du moinsdela pitie si tu
n'a pas honte de ne pas honorer lademande
de notre mere.
Le Prophete. — N'intervenez plus, mes
criers neveux. Le talion doit atteindre ma
personne mais non pas la votre. Lisez dans
le Koran ce que Dieu vous a dit par ma
bouche et faites-le valoir. Comment sauve-
rai-je ma tete des chatiments du grand jour
de re'surrection, si je laisse punir un autre
de la peine du talion que j'ai me'ritee moi-
miime? Viens, viens Sevade, fort du droit
que le Dieu des mondes te confere, venge-
toi, et a l'instant meme. Frappe!
Sevade. — Que je te serve de rancon,
maitre conducteur des hommes et des ge-
nies. Dans la journe'e de Tai'ef mes epaules
etaient nues. Done depotiille-toi de tes ve-
tements et laisse it de'eouvert ton auguste
epaule, aux termes rres-explicites de la su-
rate de quessds (talion).
Le Prophete [en se deshdbillunt). — C'est
juste. Me voila deshabille et pret. Approche
Sevade, de par la ve'rite de Dieu sans pareil.
— Encore un pas en avant, viens ct prends
ton quefasce!
Sevade. — Ah! que je tombe en sacrifice
a ton ame pure et excellente, 6 prophete!
Par respect du a la commemoration du jour
du jugement dernier, je te pardonne. Mon
but est atteint. Je n'ai voulu que d'avoir de
quoi justifier les espe'rances que ton Koran
m'a inspirees, 6 prophete de l'amour! Au-
trement, qui suis-je pour m'eriger jusqu'a
l'exercice du droit du talion surta personne
sacre'e ? C'est a mon tour d'etre puni pour
avoir presume que je puis t'absoudre d'un
delit.
Le Prophete. - Grand Dieu, pardonne &
mon peuplc par la ve'rite de ta souverainete
et par la mission dont tu m'as investi sur
la terre! Par le me'rite de la tete venerable
d Aly qui saignera dans ton temple (i) par
le coeur brise de la meilleure des femmes
pardonne, 6 Seigneur, a mon peuple re-
mets lui tous les peche's pour les vertus
de la fomdle de ton e'lu! (En s'adressant d ses
pclils-fih)....
La voix me manque, les forces m'aban-
donnent. Portez-moi, mes chers,de la mos-
W Allusion a | a mort d'Aly cgorgc dan 5 la tnosquSe
^vdnement qui fait le sujef du il//s(^ e v. m °^ u '-^
46
THEATRE PERSAN
que'e chez moi, ma tete fatigue'e a besoin du
repos.
(Legynke de la maison du prophete.)
Umm-Selme. — Qu'as-tu, mon maitre,
ta figure a change de couleur. La fievre
aurait-elle augmente aujourd'hui?
Le Prophete. — Tu ignores done que
Gabriel est venu me voir ce matin. II m'an-
nonca l'heureuse nouvelle de ma prochame
union au Cre'ateur, et deja l'oiseau de mon
cceur abandonne son nid terrestre pour
prendre l'essor ou je pourrai face a face
contempler le Dieu des mondes.
Umm-Selme.— Dis, que deviendrai-je apres
toi? seule dans ce monde, ou reposer ma
tete de veuve? Dis, car Dieu me voitet
il sait que je succomberai sous le poids
du chagrin d'etre sans toi ; je ne saurai res-
ter la ou tu ne seras plus.
Le Prophete. —Ton affliction est sincere
et profonde ; mais, treve de ces pleurs et
tache d'etre calme, chere amie. Ou est ma
pauvre fille, elle doit souffrir beaucoup,
chere enfant. Ou est-elle, ce flambeau dela
nuit de mes afflictions, ce phare qui m'e-
clairait au milieu des te'nebres de mon exis-
tence orageuse? Ou est-elle, ce baume qui
gue'rit les brulures de mon coeur brise, ma
fille, la mere de Hassan et de Hussein, ou
mm
mm
T.A MORT DU PROPHETE
47
est-elle? Pourquoi ne la vois-je pas devant
mes yeux? Dis-lui de venir ici et vite, car
le Ciel acheve la lecture de derniers cou-
plets du poeme de ma vie. Dis-lui : « Viens
« car ton pere git loin de ton cceur, il ago-
« mse, hatons-nous d'arriver au chevet du
« mourant. »
Umm-Selme. — Astre radieux du ciel de
la fidelite, Fathema, venez, le souverain de
deux palais (mondes) vous demande, venez
rose du parterre des fleurs de la pudeur'
Mohammed d'Arabie, maitrc du jardin des
fidcles vous demande.
Fathema. — Me void, Seigneur de la
terre et du Temps, puisse-je etre sacrifice
pour toi comme une brebis que Dieu a fait
immolera Abraham en guise d'Isaac. Com-
ment te sens-tu, pere cheri? Tu t'evanouis
tu ne nous paries plus. Ah ! rejouis-moi
d une seule parole detoi,fais-nous entendre
ta vorx et que je tombe en sacrifice a ta
voix!
Le Prophete. — Ici! mon enfant che'rie
viens ici que pour un instant je tesentesur
ma poitnne. Je suis sur le point de partir
de ce monde pour un voyage lointain
viens, viens, la, sur mon cceur?
Fathema. - O mon pere, j'ai une si
grande peur de devenir orpheline! Pere de
mon cceur, pere de mon ame, si je survis a
4 8
THEATRE PERSAN
toi que la poussiere du monde entier m'en-
sevelisse! En peasant a ton absence je
brule comme un flambeau qui se consume
et livre des cendres au -vent du desert.
Le Prophete. — Ne pleure pas ainsi sur
moi, et ne dechire point le precieux tissu
de ton ame ? Puisque je sors de ce monde,
restes-y pour proteger Hussein. Apres moi,
tu aimeras, n'est-ce pas, tu prendras soins
de tous ceux que j'aurai kisses dans notre
maison? En bonne mere, veille sur mes pau-
vres orphelins, soigne-les.
Fathema. — O ami du Dieu de la gloire
et de la toute-puissance. Te voila parti, en-
leve dans les bras du dcstin. Tu n'es plus,
et moi j'ose vivre encore, ah! que les cen-
dres du penitent ensevelissent ma tete!
O mon pere, me voici loin, bien loin de
toi! Je deviens aveugle a force de pleurer ta
perte, et ces larmes, je les aime, car c'est le
seul et unique plaisir qui me reste apres
centmille joies que tu auras emportees avec
toi. Que devenir sans toi, comment etre
heureuse, mime avec Hassan et Hussein.
Le Prophete. — Fathema, joie de mon
cceur, fais venir ici Aly, sa vue donnera de
l'e'nergie a mon ame de'couragee et me ran-
dra moins triste.
Fathema (a son marl). — Heritier du pro-
phete, toi le seul vrai Khalife, toi qui as
H
LA MORT DU PROPHETE
49
terrasse le monstre et qui as arrache de
leurs gonds les portes de la citadelle de
Kheiber, mon pere veut te voir. L'envoye
de Dieu, Mohammed d'Arabie, le chef de
deux mondes cree's te demande, viens, car
de'ja on bat le tambour du depart, on l'ap-
pelle par son nom, et le ciel verse le breu-
vage de la mort dans le calice qu'il doit
vider.
Aly. — Maitre des genies et des hommes,
jette un regard sur le fils de ton oncle.
Pourquoi, 6 ame du monde, fermes-tu tes
yeux a mon approche, ouvre-les et soulage
les poitrines opprime'es de tes enfants.
Le Prophete. — O Aly, fils de mon oncle,
toi mon gendre et mon frere d'armes ! Sou-
leve ma tete et de'pose-la sur tes genoux,
ami. Le destin va sonner ma derniere
heure, je le sais. La vie a passe et je pars
de ce monde. Le sort nous en veut, il ap-
puie nos ennemis et me force, bien malgre
moi, de te laisser ici, seul et sans protec-
tion !
Aly. — O toi, qui au jour du jugement
dernier, tiendras dans tes mains la balance
du juste. Quel dommage d'enfouir dans la
tombe ce corps beau et saint, et d'aban-
donner aux souillurcs de la poussiere ces
cheveux qui sentent de Tambre (1). La
(1) Au dire des musulmans. les cheveux et les mem-
5o
THEATRE PERSAN
chevelure odorante de houris du paradis
se parfume avec de la poussiere du chemin
ou tes souhers ferre's ont laisse des traces
de ton passage.
Hassan et Hussein. - O notre grand-
pcre, recois l'hommage de tes petits-fils
Kegarde nous avec amour, pourquoi ne
nous adresses-tu pas la parole etne cherches-
tu pas a nous consololer dans notre affliction
si douloureuse? Ne nous laisse pas ici
sans toi dans la gueule de nos ennemis
cruels !
Le Prophete (a Hassan). — He'las ! lorsque
tu auras bu du poison, 6 martyr innocent
ou serais-je pour essuyer le sang de tes
levres ? Dans ce jou r ; tu n'auras plus ni ton
aieul, m ton pere, ni ta mefe, ni personne
des tiens, excepte Zeineb qui se couvrira la
tete des cendres du penitent. {A Hussein.) O
mon Hussein, une lame du poignard fouil-
lera dans ton gosier, Chemr le scelerat y
plongera le tranchant de son sabre. Mais
n oubhe point, tout en sentant sur ton go-
sier alte're de soif le fer meurtrier, n'ou-
bhe pas alors de prier pour le salut de ton
peuple. Consens a ce que ta sceur Zeineb
devienne captive et humilie'e. C'est par ce
bre.de leur prophite ftaient naturellement parfumes et
tt:T:T de sa person " e ime od ™ r L ^ £i
LA MORT DU PROPHETE
moyen que tu auras tendu un bras secou-
rable a nos fideles cheites!
Zeineb (auprophete).— Recois l'hommage de
ta petite-fille Zeineb, accorde-lui le bonheur
de pouvoir expirer a tes pieds apres ta mort,
que deviendrai-je? La pauvre orpheline oil
puisera-t-elle assez de force pour endurer
la douleur de ton deuil ? Dis, comment ne
pas m'ensevelir dans les cendres du peni-
tent?
Le Prophete. — Tu n'as pas encore pris
le deuil de ta mere, 6 Zeineb. Tu n'as pas
vu la tete de ton pere noyee dans son
propre sang, Zeineb. Tu n'as pas vu non
plus Hassan vomir les debris de son foie
corrode par Faction du poison, ni la tete
de ton Hussein che'ri, tranche'e en ta pre'-
sence. Et toi-meme, enfant de malheur,
saisie dans le desert de Kerbela par les
mains impures des Koufiens et, leur cap-
tive, trainee dans les rues de Damas! Ah!
que Dieu arrive alors a tes cris partis du
cceur, et qu'il te soutienne au travers d'e-
preuves de douleur, de chagrins et des
peines inouVes ?
Aly. — Tu as attendfc-le cceur de la poi-
trine du monde, et tu nous fais saigner le
notre. Nos larmes coulent et de'bordent
comme l'Oxus. Tu paries de ta mort, aie done
pitie de ta malheureuse famille qui t'en-
■
I
52
THEATRE PERSAN
tend. II te tarde done beaucoup de nous
quitter aussitot?
Le Prophete (& Aly). — Viens plus pres,
que je contemple a mon aise les traits de ta
figure; aujourd'hui encore j'en emporterai
le souvenir dans mon tombeau. O Aly, il
ne me reste que quelques instants de vie,
pardonne-moi si je t'ai jamais offense.
Sois bon envers ma fille unique, soutiens-
la au milieu de toutes ses souffrances et
epreuv.es que le ciel vous aura envoyees.
Que personne ne puisse lui dire : « Tu es
« sans pere, sans protection, turessemblesa
« un oiseau dontonaurait brise lesailes dans
« son nid. » Ah ! si quelqu'un ose chagriner
ma pauvre orpheline, j'en ressentirai l'in-
jure la-haut dans ma demeure celeste.
Parfois, en peignant la chevelure parfume'e
de tes Hassan et Hussein, sens-la et pro-
nonce mon nom! Aux fideles de mon
peuple recommande le respect du a ma
me'moire, dis-leur de ne pas affliger le cceur
de mon Hussein. Si quelqu'un le regarde
d'un oeil courrouce', e'est comme s'il eut
ose me frapper moi-meme d'un coup de
poignard. Parfois, lorsque ton ame sentira
de la joie, rappelle-toi ton prophete qui te
sourira du haut du paradis en vous voyant
heureux. Viens souvent sur ma tombe,
cela me rendra gai.
I ■
KS MB I
t^m
LA MORT DU PROPHETE 3 J
Aly. — Que je me de'voue pour toi, 6
porteur de la couronne d'immortalite ! Ta
beaute fera rayonner le tronede Dieu! Mon
bonheur, je ne m'en fais pas d'illusions,
il finira avec tes jours. Sans toi il ne me res-
tera que de me couvrir la tete des cendres
du penitent, car sans ton appui, je ne sau-
rai rcsister a la malveillance de nos enne-
mis, ni de subir leurs dedains.
Le Prophete. — Ecoute-moi un moment,
Aly, retiens bien les paroles de ma derniere
volonte et obe'is-y d'ame et de coeur. Apres
moi tu es le roi de la vraie religion dans
ce monde, toi, mon heritier presomptif,
mon Khalife pour tous les enfants dAdam.
Si il se trouve quelques ennemis assez ose's
pour te disputer le sceptre du Khalifat,
Dieu les en pre'serve ! Car le bras du Tout-
Puissant, dans sa divine colere, ferait crou-
ler la voute du ciel sur leurs tetes de
traitres. Cependant laisse-les vider leur
coupe des iniquite's, reste inoffensif dans un
recoin de ta maison et patiente-toi jusqu'a
ce que la ve'rite, depolarise'e par leurs
mains coupables, ne retrouve d'elle-meme
son axe, et ne vienne s'y consolider en ta
faveur (i).
(l) Allusion oiix intrigues parmi les gL-miraux de Mo-
hammed qui, apres son deces, se sont arraelie les uns
aux autres les relies du Khalipha!.
54
THEATRE PERSAN
I
Azrael [stir h seuil de la porte, en s'adres-
sant a Fathema). — Je vous salue, noble dame
du harem de la famille du prophete. J'ar-
rive de bien loin, donnez-moi la permission
d'entrer.
Fathema. — Qui es-tu, jeune homme du
desert, dis-moi ce qui te fait venir ici et
demander d'etre introduit cheznous? Le
prophete est bien malade, il garde le lit.
II ne recoit personne, eloigne-toi et ne
l'importune plus.
Azrael. — Jesuisvotre humble etde'voue
serviteur, j 'arrive d'un voyage bien long et
j'ai affaire avec le tres-saint protecteur des
hommes au jour du jugement dernier.
Fathema. — Excusez-nous. Le se'id de
la religion vient de tomber sans connais-
sance. L'evanouissement se prolonge et le
de'positaire des revelations divines a aban-
donne' son corps aux e'treintes de l'agonie.
Toute la maison retentit de lamentations,
laisse-nous seuls et que Dieu t'accompagne
dans ton voyage. Tu comprends toi-meme
que ce n'est pas le moment de voir le pro-
phete.
Azrael. — Fille cherie de Fenvoye de
Dieu, allez pre'venir de ma part le seid de
deux mondes. Dites-lui seulement qu'un
individu, auxyeux injectes de sang, estvenuchez
vous pour de'posersa tete humble a ses pieds.
m m
Fathema. — Je t'ai de'ja re'pondu, frere.
Le coeur me manque. Je n'ai guere, pourte
defendre 1 'entree, aucune autre force que mes
larmes. Mon pere rale sur son lit de mort
et moi, le cceur brise, je touche au mo-
ment oil le ciel me rendra orpheline! Que
veux-tu done de ce corps e'vanoui et e'tendu
sur sa couche? II est impossible de voir le
prophete. Va-t'en.
Le Prophete. — Fathema, joie de mon
cosur, dis-moi qu'elle e'tait cette voix lu-
gubre qui m'a ravi tout ce que j'avais encore
d'e'nergie et de pre'sence d'esprit dans la
tete. Aie l'obligeance de venir pour un mo-
ment a mon chevet.
Fathema. — Que je sois sacrifice pour
racheter ta vie pre'eieuse! Un nomade du
desert est debout a la porte et me demande
la permission d'entrer. J'ignore qui il est,
ni ce qui l'amene ici. Je sais settlement
qu'il ne vient pas de son propre chef.
Le Prophete. — Cours, repands de la
cendre noire sur ta chevelure et pleurs
mondeces! Ma derniere heure m'est venue.
II n'y a pas de Dieu autre qu' Allah ! Sache que
e'est un des magistrats de la cour du Dieu
d'amour. N'en doute point, c'estl'ange de la
mort, l'arracheurdes amesvenu en personne.
Adieu! La mort m'attend de'ja sur la der-
niere limite de mon temps. Ne vois-tu done
56
THEATRE PEHSAN
pas que fil de ma vie se brise entre les
doits du destin? Oui, c'est bien AzrC-1 qui
rend les femmes veuves. . . Depuis qu'il existe,
il n'a jamais souri a la figure d'un etre
vivant. Par respect pour moi, il s'est arrete
sur le seuil de la porte. Ailleurs, il ne serait
aucunement en peine de trouver le chemin
qui le conduit a sa victime. O ma fille, il
traverse d'outre en outre les portes de fer;
si on les avait ferme'es il s'introduirait par
une lucarne. Cours done, ma fille, dis
a Azrael : « Daigne entrer, 6 toi, messager
« du Createur glorieux !... »
Fathema. — Sois le bienvenu, Azrael,
confident des mysteres de Sa Majeste divine.
Plaise a ton pied d'honorer notre humble
cabane. Entre et repose-toi dedans.
Azrael. — Fathema, joie de la poitrine
du meilleur d'entre les creatures, je te salue,
toi'sa fille unique qu'il portait sursoncceur
comme un talisman sacre ! Je brigue l'hon-
neur de me compter au nombre des plus
petits d'entre ceux de vos serviteurs qui jour
et nuit prient pour le salut de votre ame.
Fathema. — O toi, depositaire des tresors
de l'inspiration divine, je te salue ! Toi, qui
jouis du privilege de pouvoir approcher le
saint des saints du Dieu de la grandeur, je
te salue! Toi, courrier de Dieu le Createur,
explique-moi, viens-tu pour demander des
■
■■
LA MORT BO
'ItOPHETE
nouvelles de mon pere, ou bicn pour quel-
que autre motif ?
Azrael. — Je viens del'enceintedu Saint
des Saints (harem) de Dieu de la grandeur,
pour prendre Fame de Mohammed. Mon
intention est celle de lui epargner les an-
goissesde la mort et dele delivrer de la pri-
son de ce monde pervers. Dis-moi, com-
ment se porte-t-il, ton auguste pere ?
Fathema. — Mon pere est dans un e'tat d'as-
soupissement, et c'est a peine si nous avons eu
1'occasion de profiter de quelques moments
lucides. II a hate de rejoindre son ami. O
Azrael, je t'obsecre et te conjure par tout
ce qu'il y a d'amour et de misericorde dans
l'Essence du Seigneur Dieu, aie pitie de
mes larmes, prends tout doucement Fame
de mon pere, ne lui fais aucune peine !
Azrael. — Rassure-toi, pauvre Fathema,
et, au milieu de cettegrande affliction de la
famille du v prophete, n'oubliez pas quevotre
pere est deja initio a tous les mysteres du
vrai Dieu. La prise de son ame a ete rendue
facile par Dieu lui-meme. Moi aussi j'ap-
partiens a cette cohorte fidele de ces servi-
teurs qui, jour et nuit, chantent ses louanges.
Fathema. — Ah! helas! la ville de Me'dine
s'e'croule ! Les nines de la patience s'echap-
pentde mes mains. La mosque'e etla chaire
prophe'tique ont perdu leur plus bel orne-
58
THEATRE PERSAN
ft.
ment en se voyant loin de la presence du
plus pur des prophetes! Son cousin, entoure
d'ennemis astucieux, ruse's et me'chants, n'a
plus d'aide, ni d'appui, ni d'amis. Hussein
renonce a l'esperance de le revoir, et le ciel
lui-meme a pleure apres lui avec autant de
regret et d'amertume que la prunelle de ses
yeux d'etoiles a blanchi comme le ciel de-
vant l'aube du jour.
Azrael [ml prophete) . — Recois mon salut
respectueux, guide de tous les etres cre'e's!
Que les genies et les hommes servent de
rancon a ton noble corps! C'est moi, Azrael,
le plus petit serf, de ta porte. Le Createur
glorieux vient de m'ordonner ce qui suit :
« Va offrir l'hommage de tes services au
prophete avec des me'nagements de politesse.
Avant que d'entrer dans sa maison , demandes-
en la permission. Fais-lui parvenir mes saluta-
tions, etdis-lui toutdoucement : Ami, doue
d'augustes vertus {Khe(dl), et qualifie a re-
cevoir les honneurs celestes ; la-haut, tous
les prophetes re'unis sur le chemin qui te
nous amenera, y attendent debout le mo-
ment de ton arrive'e. Pre'pare-toi a visiter le
se'jour des bienheureux. Viens contempler
les be'atitudes qui te sont re'serve'es dans le
plus sublime de nos paradis. »
Le Prophete. — Tu es bien venu, 6
messager du Createur glorieux ; tu m'as fait
■i
M
LA MORT DO PROPHETE
59
bien plaisir, Azrael, en m'annoncant cette
nouvelle faveur de Dieu, qui daigne me rap-
peleraupres de lui. Pourrais-tu faire agreer
quelques demandes qui, mises en execution,
seraient a mi-me de reme'dier a la de'tresse
de ce monde despe'cheurs. Je t'en saurais gre;
Azrael. — Puisse-je te faire hommage de
moi-meme, 6 avocat des mortels devant le
Tribunal supreme ! Daigne expliquer en
quoipourrais-je te servir ?
Le Prophete . — Ma premiere demande,
la voici : Comme c'est pour la dernierefois
que les gens de ma famille me contemplent,
reste un moment dehors, sans entrer dans
1'inte'rieur de la maison, et laisse-les sortir
un a un de chez moi. (^Azrael disparait etpuis
ventre.) Adieu, cheres ames, avant peu orphe-
lins et malheureux ! La saison d'automne est
arrives et les jours de printemps n'y sont
plus. Sortez tous de cette maison. Je veux
rester seul avec mon Dieu et avec ma priere.
Azrael. — Maitre, pourquoi n'as-tu pas
aussi renvoye ce j oli enfant; voue' au mal-
heur. Serait-il d'un sang plus pur que tes
autres enfants, ou bien l'aimerais-tu de pre'-
fe'rence ? (Tous sorlent, excepts Hussein.)
Le Prophete. — Sache,receveur dames,
que c'est mon Hussein, l'alle'gresse de mon
cceur, la lumiere de mes yeux. C'est l'etoile
la plus rayonnante sur l'horizon de mes
6o
THEATRE PERSAK
I
affections, la lune du zodiaque de la no-
blesse ! C'est bien lui qui, par les agonies
d'une soif brulante et par le sacrifice de sa
tetesacre'e, m'aidera a racheter les crimes de
notre peuple des fideles ! Comment l'eloi-
gnerai-je de moi, regarde-le, Azrael. Est-il
beau assis, comme tu le vois, a mes cote's, ah
que n'aurai-je pas sacririe' pour lui ! II est
mon ame, or le moyen de se'parer Fame du
corps? Rien qu'a le voir, mes membres
amaigris et roidis se raniment, se forti-
fient.
Azrael. — Monde de douceur etd'amour,
toi re'dempteur de tousles coupablesau jour
dela re'surrection ! Pourte complaire, je me
tiendrai coi derriere la porte. Dis-moi quel
est l'objet de ta deuxieme demande ?
Le Prophete. — Je serai court, car sache
que mon cceur est bien las de ce monde. Je
ne te demande guere qu'un instant de pa-
tience, un sursis, necessaire pour que Gabriel
puisse redescendre des re'gions sublimes. Je
veux le remercier de ses bonte's. Aussitot
apres occupe-toi de l'exe'cution des ordres
que Dieu t'a donne's. Je ne pense plus ni a
mon corps ni a mon ame, je n'ai qu'une seule
pre'occupation qui me cause mille douleurs,
celle d'assurer le salut de mon peuple.
Gabriel (en s'adnssaut a Azrael). — Auras-tu
done deja pris 1'ame de l'aieul de Hussein , car
UWHH
H
^m
LA MORT D U PROPHBTE
61
l'atmosphere du monde est chargee des echos
des chants funebres et des gemissements?
Azrael (d Gabriel). — Salut, messager du
Dieu de la splendeur, ton rang est superieur a
celui d'Azrael, je me suis conforme au desir
du prophete qui m'a demande de ne pas
prendre son ame avant qu'il ne te fasse ses
adieux. II s'attendait a un message de la
part du Cre'ateur de deux mondes.
Gabriel (a Mohammed). — Je te salue,
toi, tre'sor de la libe'ralite' et de la charite',
toi dont la presence a sanctifie le temple de
la Mecque, toi que Dieu appelle son ami,
toi dont le patriarche Abraham se glorifie
d'etre l'humble serviteur. Moi aussi, Ga-
briel, je suis un de tes domestiques. Notre
Maitreglorieux m'envoie ici. II m'a dit:Vas-
y et observe si re'ellement il est de'sireux
d'entrer dans le sein de ma mise'ricorde et
d'illuminer, par sa pre'sence, l'aure'ole des
gloires de mon paradis.
Le Prophete. — Je te salue, de'positaire
fidele de la parole inspire'e ; grand consola-
teur des peuples opprime's, salut ! Certes il
etait bien peu courtois de ta part, mon vieil
ami, de rester loin de ton frere dans un mo-
ment pareil. Pourquoi m'as-tu delaisse tout
seul, a l'etat ouje me trouve? Quelle beso-
gne plus importante aurait pu t'empecher
de venir me voir?
62
THEATRE PERSAN
Gabriel. — J'en suis bienhonteux, mais
tout de meme je n'ai pense qu'a toi. Je faisais
du jardinage dans ton paradis en l'adornant
d'une nouvelle plate-bande de coquelicots.
J'y courais ca et la, pour porter aux
e'lyse'ens la bonne nouvelle de ton arrive'e
chez nous. J'ai depeche une brise fraiche
pour parfumer Fair des jardins que Dieu t'a
assigne's. A une nuee de poussiereque le vent
poussait de'ja vers ton kiosque, j'ai ordonne' de
s'en tenirloin. J'airempli de houris chacun
de tes chateaux de paradis. Bref, tout ce qui
vit au paradis aspire deja au bonheur de
baiser le sable du chemin que tes pieds au-
ront foule', et les ames des prophetes anti-
cipent le plaisir de l'extase qui les raviront
a la vue de ta beaute'.
Le Prophete. — Ton
Gabriel ; que Dieu te
peines, ami. Mais il me reste un nceud sur
le coeur. Dis-moi, dis, pourrais-tu venir a
bout de le de'lier ?
Gabriel. — Quel est done ce noeud qui
entrave les battements de ton coeur gene-
reux et qui re'siste meme a la puissance
des moyens dont tu disposes, maitre ?
Le Prophete. — ■ Mon cceur se resserre
douloureusementtoutes les fois que je pense
a 1'avenir de mes peuples de fideles, et e'est
au point d'oublier les souffrances que me
recit m a rejoui,
recompense pour tes
LA MORT DO PROPHETE
G3
cause ma maladie mortelle. Cette preoccu-
pation constante me brule (montrant son front)
Id, je la sens 7a, comme du plomb fondu !
Pourrais-tu me quels sont les projets de la
Providence a l'e'gard de mes malheureux
cheites, au jour de la resurrection ? Ah ceci
appartient de'ja a un monde tout a fait diffe-
rent de celui que je quitte. O Gabriel,
j'ignore ce que notre Maitre glorieux leur y
fera endurer; mais a la vue de la moindre
souffrance, meme d'une seule epine dans le
pied d'un de mes fideles mon coeur etouffe
sous je ne sais quel fardeau !
Gabriel. — O toi, dont l'existence ajoute
a l'e'clat du trone de Dieu ; la poussiere de
tes sandales sert de collyre pour rafraichir
les yeux de ton de'voue Gabriel. Tes secta-
teurs, meme ceux que le vice a le plus de'pra-
ve's, ceux dont les jours et nuits se passent en
revoke contre la religion, ouvriersdu peche,
tous seront gene'reusement pardonnes. Le
Dieu de l'amour te fera ce don a titre de
remise, afini de te prouver sa haute satis-
faction des services que tu as rendus. Les
clefs du paradis et de l'enfer sont entre vos
mains, maitre, ouvrez, faites tout ce que
vous voulez !
Le Prophete. — Merci, cher ami, tes pa-
roles ont fait tomber ce qui me pesait sur
cceur, Dieu en soit loue ! (a Azrael) Et
fa 4
THEATRE PERSAN
I
maintenant, al'oeuvre, toi,Automnedu par-
terre des fleurs du grand jardin de la crea-
tion, fais tout ce que Sa Majeste Yezdan t'a
ordonne. Tu m'as dit que Dieu t'a recom-
mande d'agir selon mes instructions; eh
bien, viens ici et execute ce dont tu es
charge ! A present que Gabriel, ayant des-
cendu ici, s'est empresse d'accomplir mes
voeux les plus ardents, il ne m'en reste que
ce dernier : je te conjure au nom du Sei-
gneur, ne m'e'pargne point, Azrael, non, au
contraire, je te demande d'epuiser sur moi
la totalite des chatiments que mes ouailles
auraient merites. Seul je veux souffrir pour
tous les miens. N'en punissez aucun, 6
Ange de la mort! Faites s'ecrouler sur moi
tout le poids des iniquite : s du monde d'is-
lam. A l'ceuvre, Azrael ! point de pitie, ar-
rachez-moi mon ame et aggravez-en les
tortures les plus cuisantes, en expiation des
peche's de mes ouailles. Viens et frappe!
Gabriel (a Azrael. — Ministre de la cour
dAllah, tu n'oublieras pas cc que Notre-
Seigneur t'a recommande' relativement aux
me'nagements dus a la personne sacre'e de
son ambassadeur.
Asrael. — Je m'en rappelle {an prophele).
Allah m'ordonna de commencer par m'ex-
cuser devant toi, 6 souverain de la religion,
et de ne point procedcr a l'enlevement Je
LA MORT DU PROPHETE
65
ton ame qu'apres en avoir demande le per-
mis et l'autorisation du prophete lui-meme.
Gabriel (au prophete). — Tu souff'res, 6
pontife dedeux mondes ! Tu sens ton coeur
defaillir de plus en plus, n'est-ce pas?
Asrael [dormant nnc potnme an prophete). —
Quoique l'air que tu respires soit embaume
comme un arome, le plus suave, mais, voici
un fruit dont le parfum peut ranimer l'atonie
de tes de'faillances. O souverain de la reli-
gion ! Veuillez sentir cette pomme que j'ai
cueillie exprcs pour toi, dans un verger du
plus haut de nos paradis. Prends-la.
Le Prophete [en sentant la pomme). —
Adieu, la terre ! Un desir m'entraine irre-
sistiblement envers mon Viel-Ami (i). La
je trouverai bien de quoi guerir ma poi-
trine ulceree. Enfin, m'y voici! Mes yeux
ne voient que Lui ! Je dis, je confesse que :
II n'y a pas A' Allah sinon Lui ! [II tomhe et
expire. Les personnes de la famille du prophete
accourent et se rangent ardour du cadavre.)
Hussein.— Helas! Odouleur, 6 cieltune
conserves done sur la terre que des etres
malheureux et des ignobles ! L'ornementde
l'autel, de la mosquee et de la chaire, leur
gloire, tout est brise,disparu dans le ne'ant.
L'ide'al de mansue'tude et de toutes les vertus
(i) On avait vu plus haut 1'expression yari dirinc
» vieil ami. » e'est-a-dire Dieu qui aimc les hommes.
i.
bt>
THEATRE PERSAN
humaines a disparu. Le Hvre du savoir des
siecles est ferme ! (A Fatbema) : Mere des
Imans, viens et que jesoista victime! Viens
Fathema, le prophete des nations n'estplus
de ce monde ! (A Aly) : Viens pere, viens
nous soutenir,car notre ai'eul nous a laisses
sansappui! (A Hassan) Ettoifrere, toilumiere
de nos yeux, viens, viens, brisons nos poi-
trines, meurtrissons nos ttites! (11 se
frappe d coups redoubles avec les mains.)
Fathema. — He'las ! Je brule comme un
oiseau enveloppe' de flammes d'un incen-
die. Le soleil n'a plus de rayons pour mes
yeux, je ne le vois qu'a travers mes larmes.
Medine s'e'croule et disparait dans les de'-
combres!... He'las, helas, 6 abime de desola-
tion!
Aly. — Ton Heider, naguere omnipotent,
n'a plus ou abriter sa tete ! — Elle est cou-
verte de la poussiere de deux mondes
ebranle's par ta chute . — O sceau des prophetes
du vrai Dieu! (1) Que ne puis-je racheter
son existence au prix de mon sang ! Car
ce n'est pas vivre que de vivre sans toi, et
de pleurer avec du sang de son coeur en
guise de larmes. Tu etais mon soutien ici
(i) C'est-i-dire le plus parfaitdes prophetes. Onl'ap-
pelle aussi « la poitrine Isedr) de la prophetic », parce
que les yeux et la poitrine comptent au nombrc des plus
nobles membres du corps.
LA MORT DO PROPHETE
67
et mes chagrins t'attristaient, 6 le meilleur
des hommes et le plus divin des prophetes !
A pre'sent je n'ai plus a qui recourir dans
des jours d'infortune, personne capable
d'admirer l'amertume des douleurs qui
navrent mon ame !
Umm-Selme. — O de'fenseur des hommes,
6 pontife de deux mondes ! Toi dont la pre-
sence ajoutait a l'e'clat des couleurs de l'arc
en ciel!
Jette un regard de compassion sur ta
servante, Umm-Selme', qui, se'pare'e de toi,
pleure comme un nuage d'automne, et qui
mourra de douleur de t'avoir perdu.
Hassan [s'inclinaut sur ]c corps du defunt). —
Que je tombe victime sacrifice a Fame
de mon ai'eul ! Victime de la mosque'e, de
l'autel et de la chaire de l'islam qui de'sor-
mais, resteront vides ! (S'adressant au cadavre] :
Tes yeux ne me regardent plus ! Pourquoi
ne veux-tu pas me parler, ai'eul ?
Fathema (chant funebrel.
O douleurs inelTables!
I.'Knvoye de Medine,
l.e glorieux, le puissant,
Tombe comme une palme
Abattue par la hache du desliu '
mmmi
■■
MYSTERE III"
LE KHALIFE OMAR S EMPARE DD JARDIN
DE FEDEK
PERSONNAGES
Aly.
Fathema, son epouse.
Zeineb \
Hassan j enfants de Fathema.
Hussein /
Un jardinier.
Kulsoum.
Aboubekr.
Omar.
Khaled, officier d'Omar.
Selman ) ,
Abazere ! dom ^^ d'Aly.
Umm-Selme, suivante de Fathema.
3
■
W^M
MYSTERE 111-
OMAR SEMPARE DU JARD1N DE FEDJ-k.
Aly (finissant ses prieres) . — Seigneur, que
ferai-je, la tristesse s'est empare'e de mon
coeur, et toi Fathema, ton bonheur t'a quitte
aussi. Depuis que notre bienfaiteur nous a
quitte'pourhabiterlesejourdesbienheureux,
tu maigris et ton dos, voute comme un
croissant, plie et s'affaisse sous le poids de
notre infortune. Notre lune a disparu dans
les flots de lumiere de sa propre aureole ;
notre soleil a plonge' dans le couchant de la
mort, pour ne reparaftre qu'avec le jour du
jugement dernier. Apres avoir annonce' au
monde une vie future, le prophete de Dieu
a bu, dans le calice du destin, le nectar de
presence eternelle aupres du Cre'ateur.
Fathema. — O musulmans, l'envoye de
Be'ni-Hachem s'est e'chappe' d'entremesbras.
THEATRE P E R S A N
Seigneur Dieu, fais-moi parvenir promp-
tement a mon pcre qui me consolait dans
tous mes chagrins. Le peu de jours qui me
restent encore, je les ai en horreur. O pro-
phete d'Allah, 6 le meilleur des hommes,
vivre sans toi est un peche', une chose illi-
cite pour Fathema !
Aey. — Oui, notre vie sans toi est sem-
hlable au chameaue'gare'dans le desert, en ne
sachant quefaire, quedevenir. Jusqu'aquand
ton absence ensanglera-t-elle mon coeur?
Interroge-le toi-meme, ce cceur orphelin, il
te dira qu'il n'a plus ni repos ni calme, qu'il
n'a qu'unc seule cnvie, une seule pense'e,
celle de pouvoir battre aupres du tien. Ap-
pelle-moi lit oil tu es, 6 le plus parfait des
prophetes. Depuis que tu m'as abandonne,
l'angoisse cruelle m'a pris en affection, elle
veille, elle dort avec moi ; jour et nuit je
sens ses levres sur les miennes ; nous respi-
rons ensemble, et je marche sur la terre
sans un lieu oil appuycr mon dos ni oil
mettre mon pied. Pourquoi m'as-tu ainsi
oublie' ?
Fathema. — Amede mon pere! ton deuil
me tue. Viens etassieds-toi a mes cote's, le
chagrin me maltraitecomme son esclave. Et
vous, mes enfants, approchez, venez nous
consoler. Toi, Hassan, ne me cache point
tadouleur, viens etdis tout cequ'ellet'inspire.
wmwmwm
L E JARDIN DE FATHEMA
73
Toi, Hassan, enveloppe-toi dans les p!is de
ton chale noir. Et vous, mes filles, prenez
toutesvos habits de deuil. Monamefuit par
les portes demon corps. Viens, ma triste Zei-
neb, apporte-nous ici les vetements de ton
grand-pere, arrose-les de tes larmes. Que je
les voie et les touche, cela fera du bicn a ta
pauvre mere ; elle est bien malheureuse,
bien soufFrante !
Zeineb. — Seigneur Dieu, par le me'rite
du haut rang de prophete, par ton envoye'
Mohammed de l'Arabie, par Aly, tils d'Abou-
Taleb, ce lion d'Allah, cette joie et conso-
lation des mortels, daigne rendre le courage
et le calme a celle qui m'a donnc le jour!
Voici, ma mere, les vetements de ton pere.
Fathema. — Donne-moi, Zeineb, ces re-
liques saintes et venerables comme celui qui
les portait; puisque nous ne l'avonsplus lui-
meme, regardons-les et puisons-y notre
consolation. Voici ton turban, pere cheri,
je le mettrai sur ma tete, voici ton manteau,
je m'en vetirai, je veux le sentir sur mon
sein... Etvous, mesenfants, entourez-moi et
prenez... vous, sa coupe a boire... vous, son
grand sceau d'Etat... vous, son chapelet de
prophete... Couvrez de cendres vos tetes et
tenez pieusement ces reliques sur la paume
(!) Cost unc scene cclebre pour 1 'impression quelle
produit sur les spectateura cheites.
5
74
THEATRE PERSAN
de vos mains... C'est bien... Ah! que nous
tombions tes victimes, pere, ami, bienfai-
teur. Que nos yeux pleuvent du sang de
notre cceur, jour et nuit pour toi, pere bien-
aime; fais nous sacrifier ici comme ces bre-
bis que Dieu a permis a Abraham d'immo-
ler a la place d'Isaac. Nos ames, nos tetes,
tous tant que nous sommes, 6 Dieu de mi-
se'ricorde, tout pour un pli de ce manteau
sacre' !
Aly. — Fathema, rose du parterre de la
chastete', treve a ces larmes, je t'en conjure
par les manes de l'illustre envoye' de Dieu ;
ces lamentations t'e'puisent; du calme, de la
resignation, confie-toi a Dieu !
Fathema (d sesfils).— Mes enfants che'ris,
prunelles de mes yeux, joie de ma poitrine,
Hassan et Hussein, vous savez combien
j'aime le jardin de Fe'dek. C'est le souvenir
de mon pere que je me suis choisi moi-meme
comme mon lot d'he'ritage. Faites venir ici
le jardinier, qu'il me parle de mes fleurs.
Hussein (an jardinier).— Jardinier du pro-
phete, La Vierge (i) veut te parler, allons Id.
trouver, et si tu veux bien nous accompa-
gner, suis-nous, de'pechons-nous.
Le Jardinier. — Grand Dieu, de moi-
(i) Belovl (vierge), epithetc dont se servent les Chre-
tiens de Syrie en parlant de la mere de Jesus, et que les
Arahes dunnent a la fillc de leur prophete.
H
LE JARD1N DE FATHEMA
75
meme je pensais a aller vers elle, mais je
n'ose le faire. Quedirai-je a cette gloire du
harem de notre saint prophete, que Dieu le
be'nisse, a l'auguste compagne de notre
prince ! (En s'approchant de Fathema.) Salut, a
voustous assis et affaisses sous le poids d'une
affliction profonde; Salut, 6 fille de l'envoye
de Dieu mille ames comme la mienne pour
un souci de vous ! Que voulez-vous de moi ?
pourquoi tant de tristesse et d'affliction ?
Ordonnez, mes mains et mon ame sont aux
ordres dont il vous plairait d'honorer votre
serviteur.
Fathema. — Tu es le bien venu, notre
jeune ethabile jardinier, et j'espere que mon
pere intercedera en ta faveur au jour de la
resurrection. As-tu bien soin d'arroser mon
jardin ? Mes carreaux de narcisses ont-ils bien
leve? Dis-moi toute la verite et ne crains
rien.
Le Jardinier. — Fille auguste, et objet
de l'affection de notre prophete, le tres-puis-
sant! Grace a moi, ton jardin ruisselle de
pedes et de rubis ; partout de blancs nar-
cisses et des coquelicots ecarlates. Le rossi-
gnol, en les voyant, s'enivre d'amour et se
lamente jour et nuit. Affligees de ton ab-
sence, les roses a demi ouvertes ont cha-
Cune, aufond de leurcoeur, une tache eou*
leur de sang ; un rayon de tes yeux les iera
76
THEATRE PERSAN
e'clore et soiirire. Les corolles du ne'nufar
tombent une a une dans le ruisseau limpide.
Elles aussi pleurent le prophete, et, de
douleur, de'chirent leurs blanches robes.
Fathema. — Que le prophete intercede en
ta faveur, au jour de la resurrection, mon
excellent jardinier. Soigne bien mes fleurs
et dispose-les selon mon gout. Arrose mes
palmes avec de l'eau de tes yeux. Retourne
a tes travaux, et lorsque tu auras ensemence
la pelouse du jardin, songe que la re'colte
en rapportera a son jardinier une riche re-
compense, et la faveur de ses maitres satis-
faits de son service. Dieu te benisse !
Omar ( i ) . — O prince des princes du siecle !
regne en Syrie et que tes jours s'e'coulent
dans la prosperite. Le prophete des deux
mondes n'est plus. Aly, abandonne de ses
amis, n'a qu'une existence pre : caire. Mets
a profit l'occasion pour t'emparer du kha-
lifat. Laisse-le tranquillement assis dans
sa maison ; et qu'il n'en sorte plus, mais toi,
hate-toid'allert'asseoira la place de l'envoye
de Dieu, fais-toi proclamer khalife.
Aboubekr. — Tu es le plus intelligent de
la race humaine, ami Omar, et je ne sau-
(i) II ne faut pas oublier que tous les acteurs restent
sur la scene. II n'y a aucun changement de decoration.
Ceux qui n'ont plus rien a dire s'assoient sur la scene et
attendent leur tour.
tsm
L E J A R D I N D E F A T H E M A
//
rais mieux faire que me hater de suivre ton
conseil. Cependant, je crois qu'il serait plus
sage d'attendre la fin du deuil qu'on a pris
a la mort du prophete. Aly, son gendre, ne
fait que pleurer et ge'mir; sa femme ne sort
pas de son gynecee, ellene fait que soupirer,
que s'arracher les cheveux et se frapper la
poitrine, uniquement occupee de la douleur
qui les opprime tous, et des cere'monies fu-
nebres. Mais le deuil une fois passe nous
mettrons la main a l'oeuvre.
Omar. — Belexpddient, vraiment je rou-
gis de honte en t'ecoutant parler. Le deuil
fini, Aly pensera a nous, et pour cause. Au
premier roulement du tambour qui procla-
mera son khalifat, on nous verra, toi et
moi, de'racines de la surface de la terre,
comme de l'ivraie. Aujourd'hui ou jamais.
N'he'site plus, et bravement, la main sur
l'e'pee du khalifat, en avant, ami !
Aboubekr. — Bravo ! Omar, en fait d'as-
tuce et d'adresse tu esun passe maitre ! Seu-
lement, tu as oublie le testament oral du
prophete de Dieu, qui a de'signe Aly pour
luisucceder sur le trone. Aussitot quAly se
montrera au peuple, il sera nomme par ac-
clamation le khalife (successeur legitime)
de son beau-pere.
Omar. — C'est precise'ment cette inaugu-
ration qu'il taut faire echouer. Mais ce se-
I
7 8
THEATRE PERSAN
rait une imprudence, une honte pour nous
que de le lui permettre. Encore du vivant du
prophete,il se defiait de nous, et nous cher-
chait noise en toute circonstance. Profite
de ce moment unique, si tu veux parvenir
au khalifat, arrache-le d'entre les mains
d'Aly, et tu verras tous les vrais croyants ve-
nir la tete baissee et obse'quieux a tes or-
dres.
Aboubekr. — II faut que le khalife soit
inaugure par acclamation; or, certainement
Aly n'ira jamais m'acclamer comme tel. En
effet, c'est bien lui qui doit etre le chef et
le prince du monde entier. L'archange Ga-
briel lui-meme chante des louanges d'Aly,
en disant : Certes « c'est a cause d'Aly et pour
Aly que Dieu a cree le ciel et la terre (i). »
Tu le sais tout aussi bien que moi. Com-
ment veux-tu done qu'il me reconnaisse
pour son maitre, lui chef supreme du spiri-
tuel et du temporel?
Omar. — Fais ce que je te dis, moi,et exe-
cute-le incontinent, afinde consolider l'oeu-
vre de ton khalifat. Commencons d'abord
par entrer en possession du jardin de Fe-
dek, qui appartient a Fathema. Le peuple,
en le voyant, s'habituera a croire que tu
es l'heritier desbiens duprophete. La raison
(i) Paroles que la tradition oraledes Cheites attribue
a Mohammed.
LE JARDIN DE FATHEMA
79
des gens du peuple est dans leurs yeux.
« Voyez, dira-t-on, l'homme a qui Moham-
med a le'gue' son heritage ( i ) et Aly a sans doute
est deshe'rite, car onn'en parle meme pas. »
Et une fois le Fedek entre tes mains, les
fideles n'auront qu'une ame et un cceur,
pour te proclamer leur roi.
Aboubekr. — ■ Tuas raison, ami Omar, et
puisque tu veux que cette affaire impor-
tante soitainsi termine'e, depeche-toi, va ar-
racher le Fe'dek d'entre les mains de Fa-
thema. Va d'abord preparer ceux d'entre les
Chretiens que tu connais a l'osuvre de mon
inauguration, et si tu re'ussis, je m'en rap-
pellerai avec gratitude et ton nom sera
glorieux aussi longtemps que je vivrai.
Omar (en s'adressant aux Chretiens presents) . —
O chre'tiens, etrangers dansnotre pays, sachez
tous la derniere volonte' de Mohammed le
tres-puissant. Voicice qu'il a dit avantque de
mourir : « Quand je ne serai plus, l'homme
qui vous montrera le grand chemin de salut,et
qui vous expliquerale Koran, est mon heri-
tier pre'somptif, Aboubekr, votrechef : c'est
de sa bouche que le globe terrestre recevra
dore'navant mes ordres ulte'rieurs. N'ecoutez
done pas la voix de vos sympathies person-
(i) Mohammed est mort pauvre. Quelle preuve du
sublime desinteressement du grand reformateurl
8o
THEATRE PERSAN
nelles mais tous, d'un accord unanime cou-
rez pour le proclamer votre khalife.
[S'adressant au jardinier). Jardinier du pro-
phete, va-t'en dujardinde Fedek. En pleine
mosquee, du haut de la chaire, Aboubekr
m'a ordonne de venir ici reclamer le Fe-
dek, usurpe par Fathema. Le prophete n'a
pas laisse' d'heritier autre qu' Aboubekr, son
successeur et son lieutenant.
Le Jardinier. — Tu te trompes, Omar,
des mon enfance je suis jardinier de Fe'dek.
Fathema est seule ct unique proprictaire
de ce jardin. Quel droit as-tu de m'en
chasser, tyran maudit ? Je cours a l'instant
meme aupres de ma souveraine et je dirai
tout a la fille du prophete de Dieu.
OuATt. (revevant apres tin moment d' absence). —
Tout s'arrange au gre de nos de'sirs. J'ai
envoye du peuple dans la mosquee pour
t'y proclamer khalife. Je leur ai indique le
vrai chemin qu'ils doivent suivre. J'ai fait
occuper le Fedek, apres en avoir chasse le
jardinier du prophete. II est deja alle se
plaindre a la Vierge.
Le Jardinier (arrivant chez Fathema) . ■ — Je
te salue, flambeau du festin des vertueux,
auguste epouse de l'ami de Dieu ! Omar
vient de m'ordonner que je m'en aille de
ton jardin. Ivre de colere, il m'a frappe sur
les yeux avec son fouet, tu les vois saigner.
-
MHjflffl
LE JARDIN DE FATHEMA
8l
II faut y aviser sans perdre du temps. Au-
trement tu n'auras plus ton Fedek, et la
flcche, de'cochee du haut de l'astre qui pre-
side a tesdestine'es, tombera par terre au lieu
d'aller droit au coeur de l'ennemi.
Fathema (a son mari). — Prince du
royaume de la vraie foi, le monde n'est
qu'un corps brute et toi tu en es fame. Ce
cruel et ignoble Omar vient de chasser le
jardinier auquel j'avais confiela garde de
mon Fedek. II s'en est empare par force ;
quelle injustice, quel outrage !
Aly. — Oprincesse del'empiredemalheur,
etoile brillante des re'gions sublimes, toi, lu-
miere des yeux du prophete, qui fais le bon-
heur unique et le repos de mon creur
afflige! patiente-toi; mon ame brise'e et
affaiblie par la douleur ne sait que com-
patir a ton affliction. Du calme et de la
patience. Attendons, Dieu est misericor-
dieux, il est la Cle'mence et le Clement a la
fois.
Fathema. — Aie pitie de nous, protege
nous, 6 prophete de Dieu ? Souffriras-tu que
ton peuple nous maltraite ainsi, que ces
maudits du livrenoir (i) nous couvrent d'au-
(i) Les auditeurs de tOazies aiment ces propos insul-
teurs. II y a deux registres au ciel tenus par les auges :
louhi ntekhfou^. t. Tablettescommemoratives » pourin-
serer les vertus et nami'i siydhe ou b livre noil' » pour
punir lesdelits des homines.
■ ■
82
THEATRE PERSAN
tantd'ignominie? Sors de ta tombe et re-
garde, pore bien-aime, ce que je suis devenue
par la haine et la tyrannie d'Omar. II m'a
arrache le Fe'dek, mon heritage, il a insulte
mes gens; viens au secours de ta malheu-
reuse orpheline !
Hussein. — Qu'est-il arrive, ma bonne
mere, que veulent dire ces perles que je
vois rouler sur l'ivoire de tes joues, pour-
quoi pleurez-vous, toi et mon pere ? Sans
cela, depuis tant de jours vous ne faites que
ge'mir, et chaque fois que j'entends vos la-
mentations, je sens faillir mes forces ; c'est
par trop cruel. Y aurait-il quelque nouveau
sinistre a deplorer?
Fathema. — Que te dirai-je, mon enfant.
Tu as bicn devine. Le siecle vient de nous
frapperd'une affliction de plus. Tu connais
le chien maudit, laid et cruel qu'on appelle
Omar. Eh bien, lui aussi, il se plait d'attiser
le feu du bucherqui nous consume. Ce jar-
din de Fe'dek que j'aimais autant, il s'en est
empare, cet homme e'honte', sans foi ni loi.
Hussein. — C'est bien grave ce que tu me
dis la, bien triste, 6 ma pauvre mere. Com-
ment y reme'dier, que faire? Une pareille
injustice envers toi, si desinteresse'e, si fidele
a remplir tes engagements envers autrui.
Je sens un feu d'indignation embraser
ma poitrine et la motile bouillonner dans mes
L E J A R D I N D E F A T H E M A
83
os. Que je sois ensevelisous la terre, plutot
que d'etre te'moin d'une pareille avanie.
Comment y aviser, 6 ma mere!
Fathema. — Ne t'afflige pas, lumicre de
mes yeux. Dieu nous voit, mon Hussein.
J'enverrai quelqu'un aupres de ce maudit
tyran, bien qu'il est indigne de cet hon-
neur, on lui dira de ma part : Renonce a
ton funeste projet. Le moment meme ou tu
oseras parler de Fedek comme de ta pro-
priete a toi, le ciel et le trone du Tres-Haut
ebrahles d'une semblable injustice croule-
ront sur ta coupable tete !
Hussein. — Cette nouvelle m'ensanglante
le cceur et l'accable d'un fardeau indicible.
J'ignore qui chargeras-tu de ce message au-
pres du tyran maudit. As-tu deja trouve
quelqu'un capable de s'en acquitter?
Fathema. — Que je tombe ta victime, 6
lumiere de mes yeux, toi qui partages nos
peines et bois dans notre coupe d'amer-
tumes, mon doux Hussein. Aujourd'hui je
n'ai personne pour envoyer, excepte toi ;
apres ton pere, c'est toi qui me sersd'appui,
qui me proteges, pauvre et faible orpheline
que je suis. Tu souffres, or tu comprends
tout ce qui se passe dans mon ame navre'e
de soufl'rances. En te voyant, en t'ecoutant
lorsque le cceur parlepar ta bouche, le ciel
lui-meme se sent emu aux doux accords de
a*
THEATRE PERSAN
ta voix. Je sais quel effet magique peut pro-
duce une parole, un regard de toi. Qui
voir les racines d un arbre plonge'es dans
l'eau ne de'sespere pas d'en pouvoir un jour
cueillir le fruit. II taut que tu ailles parler
a cet ignoble Omar. Dis-lui dema part a cet
intrigant ruse, tout ce qu'il vaut, n'e'pargne
aucune epithete ignominieuse qu'il me'rite,
dis-lui : Ma mere affligee m'envoie ici ;
homme me'ehant et injuste, n'augmente pas
sa douleur, par l'amour de Dieu, ne porte
pas tes mains profanes sur le jardin de Fe-
dek.
Hussein. — Mais s'il ne veut pasm'obe'ir,
cet apostat vieilli dans le metier de l'injus-
tice, que dois-je faire, mere bien-aime'e.
Que dois-je lui re'pondre s'il me dit que le
jardin de Fe'dek ne vous appartient pas?
Fathema. — Alors tu lui re'pliqueras :
Chien ruse, ne sais-tu done pas que, par la
grace de Dieu tout- puissant, son prophete
et souverain des ses elus, daigna nous fa-
voriser de la possession du jardin deFedek;
crains la colere- divine et n'y porte pas tes
mains imputes. Oseras-tu enfreindre les
commandements du prophete ? Gare a toi,
et si une pensee aussi coupable frappe a la
porte de ton cceur, repousse la loin de toi,
Hussein. — Ainsi soit-il. J'iraile voir, ma
bonne m6re. Prie Dieu que ma mission
LE JARDIN DE FAT HE MA
85
re'ussisse et tu peux compter sur mon de-
voument. Je dirai mot pour mot, a ce chien
maudit, tout ce que tu m'as ordonne de lui
dire.
Fathema (se mettant apricr). — Grand Dieu,
exauce ma priere humble! Parle merite de
ton prophete, par les vertusde son gendre,
he'ros de Kheiber(i), inspire de la compas-
sion au cceur de cet homme pervers, qu'il
n'afflige pas d'un refus ton serviteur, l'imam
Hussein.
Hussein (a Omar). — Omar, je viens avec un
message de ma mere Fathema. Ecoute-moi,
homme injuste, je te demande au nom de-
Dieu : Par quel droit t'es-tu empare du jar-
din de Fedek,queleprophete avaitdonneasa
fille ? Pourquoi as-tu ainsi outrage la prin-
cesse ? Renonce a la possession de ce qui ne
t'appartientpas et rougis de hontc devant le
prophete, ton maitre, qui nous voit de son
sejour celeste. Ne marche pas sur lechemin
de l'injustice ct n'afHige plus ma mere. Con-
forme-toi aux ordres que mon pere a don-
ne's, et obe'is, chien ignorant.
Omar. — O lumiere des yeux du prophete,
sache que je voudrais ne pas m'opposer au
message de la Vierge. Mais puisqu'Aboubekr
(i)Nom d'une foiteresse israeJite emportue d'assaut
par Ali. Elle se trouvc prOs de la ville de Medine.
86
THEATRE PERSAN
s'est assis sur le trone du prophete, et qu'il
n'est plus question du khalifat d'Ali, fidele
au devoir d'un sujet loyal, je dois obeir a mon
nouveau maitre. II nous a fait voir le testa-
ment du prophete ou ilest ditexpresse'ment :
« Aboubekr me succedera au pouvoir, je le
constitue mon heritier. » Or, le jardin de Fe'dek
appartient de droit au successeur du prophete
et les pretentions de la Vierge se trouvent
non avenues.
Hussein. — Menteur maudit! Quere'pon-
dras-tu au prophete dans la journe'e de re-
surrection ? Apostat, pire qu'un chien ! Ap-
pele devant le tribunal dAllah tout-puis-
sant, ton visage deviendra noir comme est
noir le crime que tu viens de commettre en
privant les orphelins de leur heritage.
Omar. — Ote-toi de map resence! Allez-
vous-en, monsieur le petit-fils du prophete.
De par les manes de Mohammed, eloigne-
toi, ou je te fais tuer sur la place. Va-t'en
pleurnicher avec ta mere, elle attend ton
retour avec impatience. Pauvre femme, peut-
etre elle reve encore aux splendeurs de la
dignite du khaliphat.
Hussein. — Fils d'une prostituee ! Sache
que les paroles que tu viens de cracher, ne
sont qu'autant de pierres pour paver ton
chemin a l'enfer.
Hussein (en revenant aupres de Fathema). —
LE JARDIN DE FAT HEM A
87
Que je devienne ta victime, 6 orpheline du
prophete. J'ai fait parvenir ton message a ce
chien batard, et ce qui m'a re'pondu nevaut
pas la peine d'etre rapporte.
Fathema (a Aly). — Que je t'entoure de
mes soins et d'amour, 6 fils de l'oncle
du prophete, he'ros de Kheiber, dis-moi
comment y aviser, trouve-nous quelque
moyen pour ravoir mon he'ritage, car les
nouvelles que notre fils vient d'apporter
sont bien peu rassurantes, 6 soleil dc mes
yeux, 6 couronne de ma tete !
Aly. — Je n'ai guere que des regrets et
des condoleances ste'riles d'effet a t'orfrir, 6
fille de l'envoye de Dieu! Du courage et du
calme, voila nos expedients uniques. Ne t'af-
flige pas autant chere amie. Chacun de tes
soupirs souffle sur le feu qui me consume et
en augmentc 1'intensite'.
Fathema. — Permets-moi, 6 brave des
braves, d'aller moi-meme parler a Omar, ce
chien e'honte. Les paroles sorties de
mon cceurnavre' de douleurne manqueront
peut-etre pas d'effet. L'arbre a ses racines
plonge'es dans de l'eau; or, nedesespe'rezpas
de ses fruits. Je lui adresserai quelques pa-
roles a cet homme sansfoi,et qui sait si son
cceur n'est pas accessible a quelques senti-
ments de pitie.
Aly. — Vas-y et prends avec toi nos ames, je
88
THEATRE PERSAN
veux dire nos enfants, Hassan et Hussein,
prends aussi le manuscrit sacre du prophete,
faites-le lui voir, a ce scelerat sans pudeur,
pire qu'un chien ; qu'il contemple l'ecriture
et le seing du prophete, peut-etre en aura-
t-il honte, peut-etre diminuera-t-il ses per-
se'cutions infames contre nous.
Fathema. — Mes enfants, vous deux
joyaux enchasse's dansle tronede Dieu,vous
dont le nom prononce dans le sejour des
bienheureuxfaits'inclinerrespectueusement
leseptieme ciel, ainsi que la planche ou sont
ecrits les peches des mortels et le trone du
Tres-Haut, donnez-vous la peine de m'ac-
compagner chez Omar. Descendez de la
hauteur ou Dieu vous a place's par votre
naissance, et allons aupres de ce scele'rat
sans pudeur.
Fathema (ens'approchantd'Omar). — Ecoute
et comprends-moi, Omar, car c'est a toi que
je m'adresse. Homme maudit, reconnais-tu
la fille du prophete ton maitre ? Au milieu
de l'affliction ou sa mort nous a plonges,
j'a appris que tut'es appropriele Fedek, en
foulantaux pieds la justice de mes droits a
la possession de ce jardin. Mohammed, le
tres-puissant, n'e'tait-il pas mon pere ? Aly,
le tres-saint, n'est-il pas mon epoux ? L'en-
voye' de Dieu ne m'a-t-il pas fait don de son
jardin de Fedek? Si vous n'agre'ez pas ce que
LE JAR DIN DE FAT II EM A
je viens de dire, lisez ce manuscrit e'crit et
signe par le prophete ; lisez-en le contenu
qui viennent a l'appui de mes assertions,
sieur Omar, et si l'epithete de chien igno-
rant qu'on te donne est injuste, prouve-le
en agissant selon la lettre du document
cmane de mon pere.
Omar. — O la tres-chaste fille du prophete
des mortels, sache a n'en pas douter que le
jardin de Fedek s'est echappe de la paume
de tes mains blanches a tout jamais! Sois
bien persuadee que cet oiseau du jardin de
Fedek, tu l'as perdu sans retour ; c'est fa-
cheux, tu en souffres, mais rien de plusvrai
que tout cela. Sache qu'Aboubekr, lieutenant
et successeur du prophete, est le seul pro-
prietaire de ses biens, meubles et immeubles.
Fathema. — Omar, un peu de pitie pour
les orphelins; rougis,et,de honte,de'chirece
manteau qui te couvre. Homme cruel, un
seul regard de compassion sur ces malheu-
reux enfants. Tu as encore le temps de de-
tournerle rle'au de punition du ciel;lave tes
(1) namei siah. (Cf. page Si, lignc 27.)
[2) Dourete beguerdcm, mot h mot : que je marche
autour de toi ; allusion A line coutume fort ancienne qui se
pratique aujourd'hui encore en Perec. Un souverain ou un
seigneur traversant a cheval un village, s'y voit souvent ac-
costc par un groupe de paysans qui baisent respectueuse-
ment sonetrier, les basques de son manteau et marchent a
plusieurs fois autour de lui, en signe de respect et de de-
vouement. (Cf. page 87. ligne 5.)
90
THEATRE PERSAN
mains du crime avant qu'il ne te souille
depuis la tete jusqu'aux pieds. Ne te laisse
pas entrainer par le mouvement de haine
et de colere qui te possedent. Jette les yeux
sur l'e'criture et sur l'empreinte du cachet
de mon pere. Honore la grandeur de ma
' douleur. Tu vois le deuil noir que j'ai en-
dosse apres la mort de mon pere. Crains
d'aggraver les souffrances que j 'endure.
Penses-y!
Omar. — Fathema, fille du prophete de
Dieu, n'oublie point ce que tu es, pauvre,
sans protection, sans amis et orpheline.
Parle plus bas et moins. La khalifat est a
nous et la haine que nous portons a Aly ne
fmira qu'au jour de resurrection. Le kha-
life regnant succede au pouvoir et aux
biens du prophete. Des aujourd'hui, il en-
tre en possession de son he'ritage et per-
sonne autre que lui ne peut se l'approprier.
II en est de la parole d'un homme mort ce qui
est de son cadavre, — destruction et ne'ant !
C'estpourquoi que je de'chire et annulle ton
document... (II detruit le manuscrit.)
Fathema. — Que Pinsucces de'truise le
bonheur de ta vie,comme tu as de'truit l'au-
tographe demon pere, osce'le'rat Omar! Tu
mourras de la main d'un assassin dont le
poignard t'ouvrira le ventre et jettera aux
vents les lambeaux de tes entrailles,de meme
LE JARDIN DE FATHEMA
91
que tu le fais avec mon document (1). Al-
lons-nous-en, mes enfants, retournez chez
votre pere.
Fathema (en accourant aupres d'Aly). — O
lion de Dieu, prince de notre sainte reli-
gion, fils du dernier de la race des prophe-
tes. Le monde d'un pole a l'autre n'espere
a etre sauve' que par toi. Sous les coups de
ton glaive ont tombe tant de conquerants
de la terre. Tu es la cle qui ouvre toutes
les enigmes de 1'humanite'. Tu es le ni-
lometre du ciel et de la terre! Le bas, l'i-
gnoble Omar, a abreuve' d'amertume mon
coeur. II a de'chire' l'autographe de mon
pere. Que devenir, que faire, malheureuse
que je suis.
Aly. — Fille de Mohammed, l'envoye de
Dieu, l'homme qui a dechire l'autographe
du prophete, mourra par le tranchant d'un
poignard empoisonne. Sa place de sejour
e'ternel sera le brasier de 1'enfer.
Fathema. — Essayons encore. En ta qua-
lite de lieutenant du prophete, rends-toi a
la mosquee-cathedrale et prends-y ta place
dans la chaire ou priichait Mohammed.
Comme lui, presides-y aux prieres du peu-
ple re'uni et chante la Khotba (2) d'usage.
(ij Omar devenu khaliphe fut poignardcen 644 par un
AJide.
(2) Khotba, ou priere officielle, lue dans les mosquiSes
^"*
92
THEATRE PERSAN
Aboubekr (au milieu de la mosquce-catbedrale
delaville de Medine, s'adressant au peuple). —
Ecoutez-moi presents, grands et petits, et
pretez une oreille attentive a chacune de
mes paroles. Mon nom est Aboubekr, maitre
de la chaire de cette mosque'e. Je suis le
pere dA'icha, veuve de votre feu prophete.
En quittant ce vallon des pleurs pour un
meilleur monde, le prophete m'a nomme a
sa place, pouretre votre khaliphe. Le temps
est arrive oil vous devez consentir a suivre
ma religion, afin que j intercede en votre
faveur, au jour de la resurrection. Dorena-
vant regardez-moi comme votre Imam (chef
spirituel) et le lieutenant de votre prophete.
Car il n'y a que moi qui connait les choses
celestes et les choses temporelles.
Selman (accourant aupres d'Aly). — Que je
tombe comme ta victime, 6 he'ritier de l'en-
voye de Dieu ! Tu es assis dans ta maison
occupe' a cele'brer ses obseques et tu ne sais
rien de ce qui se passe dans la ville. Abou-
bekr, en pleine mosque'e, du haut de la
chaire, cherche a te priver de ton droit au
khaliphat. Al'heure qu'il est, tout le peuple
l'inaugure par acclamation. Les traitres,in-
fideles a la foi jure'e, ont assombri les
des musulmans, oil le pretre appelle le chef d'Etat par
ses noms et prenoms et prie Dieu de benir lui sa fa-
mille et ses suiets.
LE JARDIN DE FATHEMA
9-*
rayons du soleil de la vraie religion. Cesse
de pleurer ton deuil. Sors et d'un pas ferme,
monte sur la chaire; eleve ta puissante voix
et ne laisse pas les renes du khalifat s'e'-
chapper de tes mains royales.
Aly. — La terre est fraichement remuee
et encore moite sur la tombe du prophete ;
encore je la regarde, ebahi de ma douleur,
et je me demande est-ce bien vrai qu'il nous
a quitte pour toujours! A peine si la moitie
du terme accorde pour son deuil soit expire,
or comment puis-je paraitre en public et
m'asseoir a sa place dans la chaire? — Mais
ce serait un sacrilege, une insulte a sa me-
moire, que cet empressement inopportun
de plaider, du haut de la chaire, en faveur
de mes droits au khalifat. Mes larmes n'ont
pas encore seche' sur mes paupieres; non; je
n'aurais pas le front ni la voix pour recla-
mer et plaider en ma faveur du haut de la
chaire du prophete. II n'y a que ceuxqui s'e-
taicnt oppose's a l'inauguration du prophete
qui a present oseront proclamer Aboubekr
comme leur khaliphe.
Fathema. — O Aly, 6 ami de Dieu, toi
source unique de tout ce qui existe, maitre
du glaive de Zulfe'kar a deux* pointes (i),
(i) C'est la forme que les peintres persans donnent au
sabre d'Aly.
I
94
THEATRE PERSAN
dont la lame large et ace're'e transperce les
rangs des ennemis de la foi. Prince du
royaume de SaMajeste' Divine, toi,mon ame
toi, pere de mon Hussein, pourquoi vois-je
tes yeux rougis de sang, expliquc-moi tout
ce qui se passe dans ta pensee intime ?
Aly. — Que je tombe ta victime, toi e'gale
en gloire aux anges de chastete, toi mine
ine'puisable de toutes les vertus, Venus du
zodiaque de la beaute, perle pre'cieuse
d'Ali-ie'ssine (1), splendeur du ciel de chas-
tete, lumiere de deux yeux de Mohammed le
tres-puissant! Aboubekr vient de parler au
peuple du haut dela chaire, au nom de Dieu
et de son prophete dont il s'est proclame
le lieutenant. L'ame de ton Ali est en proie
a des angoisses poignantes.
Fathema. — Debout done, 6 lion de
Dieu ! Jusqu'a quand ta main restera-t-elle
orpheline de son epe'e glorieuse? II est
temps de faire tomber les tetes decesimpos-
teurs me'cre'ants. Eblouis-les des e'clats de
foudres du prophete, tonne comme le feu'du
ciel d'Allah, et fais-les submerger dans un
deluge de leur sang impur 1
_ Aly. — Tu sais que je mourrais volon-
tiers pour t'e'pargner un seul souci et que
cen'estni le courage ni les moyens qui me
(i) Ali-yessine, la famille de it yess, » nom du lieu de
naissancc de Mohammed.
T
LE JARDIN DE FATHEMA
95
manqueraient pour chatier ceux qui t'ont
outragee. Mais un devoir religieux me fait
garder ma maison. Je n'ai pas encore (la-
ment pleure'; nous sommes en deuil, 6 flam-
beau des festins du prophete de deux
mondes?
Fathema. — Non, prince, tu ne peux plus
rester impassible dans ta maison. Montre-
toi, et qu'ils palissent a la vue du brave des
braves. Leur injustice insolente me fera
mourir de honte et de de'sespoir?
Aly. — Soit, mais je leur porterai la pa-
role de paix. Que Hassan et Hussein me
suivent. Venez mes enfants, nous allons a
la mosque'e de Dieu, pour nous acquitter
des devoirs de notre sainte foi. Devant Ie
peuple re'uni j'y prononcerai la Khotba.
Aly [du haul de la chain de la mosquee de Medine) .
— Peuple des fideles ! Personne n'a le droitde
succeder au prophete, excepte Aly. Hommes
d'Islam, e'coutez-moi tous : Dieu de gloire
m'a fait son ami et votre chef apres le pro-
phete. Voici mes deux fils, deux joyaux du
trone du Tres-Haut. La terre et le ciel
n'ont e'te cre'e's que pour eux. Celui-ci est
Hassan, celuida Hussein, tous deux bene-
diction et salut de lArabie. Voici le livre de
Koran, que le souverain des mondes a
fait descendre du ciel; tous ces feuillets sa-
cre's, je les ai re'unis un a un,pour vous, et
m.
96
THEATRE PERSAN
je l'apporte ici ce code qui doit nous guider
dans les siecles. Vous rappelez-vous de ce
que vous a dit le prophete lui-meme, le seid
de deux mondes : « Venerez tous ce Koran,
honorez-le comme si vous eussiez honore
et respecte moi-meme? » Or, dites l'avez-
vous respecte dument ? A peine si quelques
jours se sont ecoules, apres sa mort que
vous voila deja reunis ici et dans quel but?
Omar. — O Aly, personne ne te conteste
le merite d'avoir fait un recueil complet et
authentique des surates eparses du Koran,
que pour la direction des hommes Dieu a
fait descendre du ciel. Mais qui est-ce quia
besoin de ton Koran? Qui est-ce qui a
cherche a briguer tes faveurs? Osman s'est
aussi occupe d'un recueil des surates et il
l'a fait de gaiete de cceur. Garde done pour
toi ton Koran tel que tu l'as colleetionne'
toi meme. Nous avons ce que nous avons.
Aly. — O peuple ! L'envoyede Dieu vous
a quitte's depuis si peu de temps encore.
Vous avez commis un grand crime en pro-
clamant le nouveau khaliphe avant que les
jours de deuil ne fussent accomplis. Hom-
mes d'Islam, j'en appelle ■ a votre p'ropre
me'moire, dites n'avez-vous pas vu a Gadyr,
n'y avez-vous pas entendu le prophete pro-
noncer ces paroles : « Moi je ne suis que
l'e'tendard de la ville de Me'dine, Aly en est
L E J A R I N D E F A T H E M A
97
la grande porte. Dans les siecles a venir
moi, je suis d'Aly et Aly est de moi. Une
ronce qui le blesse au pied, je la sentirais au
fond de mon cceur. Quiconque ferait pa-
raitre de l'inimitie contre Aly deviendrait
l'ennemi de ma propre personne. »
Omar. — O Aly, tes pre'tentions sont stu-
dies d'effet,et il n'est plus question de toi.
Ce' qui est fait est fait, n'en parlons plus.
Le monde d'un pole a l'autre, a de'ja appris
que le khalifat n'est plus dans la tribu de
Be'ni-Hachem. Regarde, compte ces mil-
lions de musulmans sur la terre, chacun
d'eux a de'ja proclame Aboubekr pour son
khalife volontiers et librement.
Aly. — Sachez, 6 musulmans, que Dieu,
le createur du monde, Dieu de puissance et
de grandeur, a daigne me choisirpour he'ri-
tier pre'somptif de Mohammed, mon beau-
pere. Le testament du defunt m'en est le
te'moin. Grands et petits, ecoutez-moi :
Les vrais croyants n'ont pas d'e'mir autre
que moi. Apres la mort de Mohammed, je
suis son heritier, son successeur. Hommes
du nord et du midi, blancs, basane's, ou
noirs, sachez tous a n'en pas douter qu'au-
pres de Dieu l'omnipotent, le glorieux, il
n'y a que moi qui aujourd'hui doit pre-
sider d'office l'autel et la chaire de cette
mosque'e. Par sa volonte et en son nom je
6
9 8
THEATRE PERSAN
suis le chef de tous les habitants de la
terre, chef du monde cre'e, des mortels
et des Esprits. Par droit de naissance et
par la derniere volonte du prophete, moi
seul represente tous ses droits et tous ses
titres. Sur toute la surface du monde,
partout oil la foudre de la parole de Mo-
hammed et l'eclair de son glaive ont lui,
pour toutes les races de fils d'Adam, je suis
le khalife (chef temporel), PImam (chef
spirituel) et le lieutenant du prophete. Tel
est l'ordre d'AHah, telle est la derniere vo-
lonte consigne'e dans le testament de son
envoye'. La Vierge, dont TArabie s'e'nor-
gueillit, l'unique fille du prophete, est mon
e'pouse, voici mes deux his dont Dieu a beni
notre union. Y a-t-il quelqu'un de vous qui
puisse faire valoir autant de titres a la suc-
cession au pouvoir du prophete? Peuple de
l'lslam, juge et prononcel
Omar.— Sache, Aly, que SaMajeste'Abou-
bekr vient d'etre inaugure' par acclamation
du peuple, dont il est khaliphe de fait, et
nous n'en connaissons pas d'autres que lui.
II est deja la a sa place, et, du haut de la
chaire, il pre'side aux devotions de son
peuple. Vas-y aussi et reconnais-le pour
ton maitre et ton souverain le'gitime ; ne
crains rien, du courage ! II aime a pardonner.
Aly. — II n'y a que 1'oint du Seigneur
LE JARDIN DE FATHEMA
99
qui puisse recevoir ses inspirations et les
proclamer du haut de la chaire ; or, tel je
suis ! Je suis souverain du trone de puis-
sance et d'autorite. Le tapis de la dignite
royale, quele Koran a de'signe par lescarac-
teres mysterieux de J.Y.S.Y.N., n'appar-
tient sur la terre qu'a moi seul. Dans la ru-
che des vrais croyants, je suis la mere des
abeilles, car je suis une emanation du sens
cache du verbe alcoranique, le mot de l'e-
nigme de ce verset :
« C'est par mon organe que Dieu assigne a
chaque cre'ature la quote-part de sa nourri-
ture journaliere. C'est moi qui illumine le
soleil et la lune. »
C'est moi qui suis le dernier mot de
l'Evangile et du vieux Testament, car il
n'est donne qu'a moi de pouvoir les expli-
quer et les commenter. Apres avoir acheve
l'ceuvre de la creation, Dieu m'a confie le de-
voir de veiller sur ses creatures. Ma poi-
trine sert de depot aux inspirations divines.
Dieu est grand et sublime dans son Essence !
Le plus parfait d'entre les prophetes m'a
legue le don deson haleine miraculeuse qui
ressuscite les morts. Dieu m'a confere le
titre de son ami, et son prophete m'a investi
de la dignite de l'Emir des vrais croyants.
Omar. — Toutes ces vanteries ne te pro-
titeront guere. A quoi bon de se'louer soi-
THEATRE PERSAN
meme. Calme-toi et retourne dans ta mai-
son, ton Koran sous l'aisselle. Parle a ton
livre et tache de le persuader, car ici per-
sonne ne veut plus preter l'oreille a tes ar-
guments. Une fois pour toutes, renonce a
tes folles espe'rances, void la bonne nou-
velle que ton malheureux sort,t'annonce par
ma bouche. Adieu.
Aly. — O musulmans, je m'envaisdu mi-
lieu de vous et j'emporte le Koran authen-
tique que vous n'avez pas voulu honorer.
Souvenez-vous bien que le texte du vrai Ko-
ran nesetrouve plus parmi vous,jel'emporte ■
avec moi. Et vous, soi-disant chefs spirituels
de ce peuple trompe, vous qui lui avez pro-
mis de le diriger selon la lettre du livre
descendu du ciel, vous en avez menti, fils
de malheur ! (II sort.)
Omar. — Ne t'avais-je pas dit, Aboubekr,
que le mari de la Vierge, ne te donnera
pas son assentiment. II s'est oppose formel-
lement a ton khaliphat en protestant de-
vant tout le monde. Tant qu'il vit, tu ne
pourras jamais etre sur de ton pouvoir. Je te
conseille d'y aviser bien et le plus tot pos-
sible. Autrement, encore quelques paroles
comme ce qu'il vient de prononcer, et e'en
est fait de nous. Le peuple, attendri et
enthousiasme, s'empressera de l'inaugurer
par acclamation.
LE JARDIN DE FATHEMA
Aboubekr. ■ — Tu as raison, Omar. Le
temps est precieux. Ecoute-moi : Aly s'est,
sans doute, enferme derechef dans sa maison
pour finir le deuil, ce qui ne lui empe-
chera pas de travailler en cachette et prepa-
rer les voies a son khalifat. II fait circuler
partout des interpre'tations et des argu-
ments qui sont contraires aux nofres. Vois-
tu, ami ce qu'il faut faire. Va vite le trouver
chez lui, et tache de le faire venir aupres de
moi, bon gre' mal gre. Si l'ami de Dieu ne
consent pas a sortir de la maison, mets-y
du feu, brule-la et point de pities ! Traine-le
la corde au cou, depuis la seuil de sa maison
jusqu'a mes pieds, qu'il se vautre dans la
fange des rues! II me le faut ici, aupres de
moi.
Omar {frappant a la parte de la maison d'Aly).
— Ohe la-bas, Aly ! Sors de ta maison et hate-
toi, viens assister a l'inauguration du kha-
liphe Aboubekr ! Assez dormir, pleurnicher
et ne rien faire. Vite, sur la place, unir ta
voix aux acclamations du peuple entier ; une
ibis le Khaliphe inaugure, tu pourras, sous
son egide protectrice, te gorger des plaisirs
de ton harem aussi longtemps que tu vou-
dras. Ouvrez !
Khaled. — Etes-vous done sourds, y-a-t-il
dans la maison quelque portier ou domes-
tique du prince ? — Tas de faineants, vous ne
6.
THEATRE PERSAN
bougez pas ; venez quelqu'un sur le seuil de
la maison. Dites a Aly de venir a la porte
recevoir le prince du siecle, Omar. S'il ne
veut pas sortir, a l'instant meme, je veux
incendier ce repaire des brigands !
Fathema. ■ — Au nom de Dieu, n'as-tu
pas honte, Omar, de heurter avec cette
violence a la porte du prophete et de nous
menacer d'incendier sa maison. Que nous
veux-tu done homme mechant? Veux-tu
done etre appele" le Faraon de la famille du
prophete. Le rayon du soleil de Mohammed
n'est pas encore e'teint, le drapeau de la
religion de Mohammed est encore deploye.
L'eau oil le prophete faisait ses ablutions
n'a pas eu encore le temps de se'eher sur
les dalles de ce harem. Qu'avez-vous d'aussi
presse', mecreants, ignares. La pous'siere n'a
pas encore couvert son drap mortuaire et
les poitrines de ses amis ne se sont pas re-
mises de la fatigue du deuil. Aly est encore
accable de douleur, il pleure entoure de sa
famille affligee comme lui. L'envoye de
Dieu vient d'etre rappele par son maitre
divin, il n'est plus de ce monde; mais le
monde se baigne 'dans les flots de lumiere
des rayons de la pre'sence d'Aly. Oseras-tu
de briiler cette porte que l'archange Gabriel
lui-meme a suspendue sur les gonds? Aly
s'occupe de rendre ses devoirs aux manes
LE JARDIN DK FATHEMA
io3
du prophete, il s'en acquitte avec ses deux
faons, Hassan et Hussein. Et toi, vil Omar,
tu t'abaisses jusqu'a venir ici insulter une
femme, n'as-tu pas honte, scele'rat !
Omar. — Ecoute-moi, fille du prophete
de Dieu. Ne te meles point des affaires qui
concernent ton mari. Le khaliphe veut voir
Aly, va le lui dire, et qu'il se de'peche.
Fathema. — Aly ne recoit personne et
veut rester seul avec sa douleur comme un
ermite. Ne nous importune plus, parle
plus baset va-t'en. Laisse-nous a nos regrets
apres la mort du prophete. Pour tout ce
que tu nous a deja fait souffrir, que Dieu te
damne, et qu'au jour du jugement dernier,
ta figure devienne noire, comme le livre noir
ou tu es inscrit, et qu'il n'ait pas pitie de
toi, comme tu n'en a pas eue pour les
orphelins de l'envoye d'Allah.
Omar. ■ — Fille du prophete, merci pour
m'avoir enregistre' dans le livre noir. Tu
vas voir ce que je suis : il est temps que
j'eritre par force dans ton harem et que j'en
emmene ton Aly, la corde au cou.
Fathema. — Attends, ecoute, Omar, re-
ne'gat pire qu'un chien. Oseras-tu enfreindre
l'inviolabilite du harem, et encore de quel
harem ? — Ou, par les vertus de la famille
du saint qui l'habite, les fleurs sentent le
parfum de paradis, ou les anges du ciel
i04
T H E ATRE PERS AN
viennent percher et chanter la gloire de
Dieu, comme autant de rossignols. Et tu
veux entrer par force, impertinent, femme
barbue! Tu as deja oublie ce verset du
Coran : « N'entrez pas dans les maisons de
vbtre prophete. » Or, tu sais bien que sa fille
et ses petits-fils demeurent ici et tu oublies
le respect du a la memoire de Mohammed
de l'Arabie !
Omar. — Fais ce que je t'ordonne, Fa-
thema. Va dire a Aly qu'il sorte; sinon,
vous me verrez venir planter ici le dra-
peau de malheur !
Fathema. — O prophete de Dieu, sauve-
nous d'Omar, protege-nous contre la ty-
rannic de cet homme injuste et cruel! O
mon pere, tu me vois du hautde ton sejour
celeste, souffriras-tu qu'Omar insulte aux
malheurs de ta fille.
Omar [a ses gens). — Forcez la porte
brisez-la ! Khaled, mettez du feu sur le bal-
con, et qu'ils rendent par la gorge leurs
pretentions au khalifat. Je ne saurais plus
m'amuser a conter fleurette a madame
Aly.
Fathema. — Grand Dieu, 6 mon pere ou
est-tu? Omar a incendie ta maison. Faites-
nous mourir plutot que d'etre temoins de
pareilles horreurs ! Que tes yeux ne voyent
pas des jours heureux, miserable Omar. Tu
LE JAR DIN DE FATHEMA 103
fais pire quede re'pandre mon sang, tu brises
l'inviolabilite de la maison d'une femme
vertueuse! Ou sont mes enfants, faites venir
ici Hassan et Hussein, courez ! Ou est leur
pere, qu'il vienne voir les mains sacrileges
d'Omar dechirer les rideaux des portes de
son harem. Malheureuse que je suis! (Omar
lafrappe.) Un coup de poignard au flanc! II
m'a frappee le sce'le'rat; il a tue mon en-
fant!... (i). Helas, 6 Aly, au secours, au
secours! Viens voir ta maison crouler sur la
tete de ta femme, sur les coeurs de tes
enfants ! (Elk entre et fait une fausse couche.)
Aly. — Calme-toi, amie, me voici, cherie
demoi, voici tes enfants, nous sommestous
pres de toi, parle a tes filles, touche-les,
nous sommes tous sains et saufs Ouvre tes
yeux et regarde-moi. — Ah que tu souffres !
Hussein. — Que je meurs pour toi, mere
adorable. Que veut dire autant de sang re-
pandu et cette blessure que j'apercois, tu as
une cote brisee? Qui est-ce qui t'a fait
autant de mal ? Mais sans toi nous ne
pourrons pas vivre, la seule pensee que tu
ne seras pas ici, nous tue.
Zeineb. — Ma pauvre maman, asseois-toi
un peu, appuie-toi contre moi, jette un re-
gard sur nous, voici tes filles Zeineb et Kul-
(i) Fathema ctait alors enceinte, a Ten croire ane tra-
Jitiun ovale de? Cheites.
io6
THEATRE PERSAN
soum, tu nous aimes bien, tu ne mourraspas,
n'est-ce pas? — Car pense bien ce que nous
deviendrons privees de ton appui.
Fathema. — Non, je ne vous quitterai
pas, mes filles. Approche-toi, encore plus
pres, ma bonne Zeineb. Ecoutez bien ce que
je vais vous dire, ce seront peut-etre mes
dernieres paroles : Si je me meurs,promets-
moi de ne pas permettre a Hussein qu'il
pleure trop. Tu prendras toujours soin de
tousles miens, ilfaut que tusoisleurseconde
mere. Tu calmeras leurs regrets ; le chagrin
tue. C'est le mise'rable Omar qui m'a jetee
sur ce lit de douleur, et si je meurs c'est lui
qui en sera la cause. La lampe de ma vie
s'eteint peu a peu ; le rossignol du rosier de
mon existence penche tristement sa tete
mourante ; on a brise les ceufs dans son nid,
ils n'e'cloront plus ! — L'e'mail de la coupe
d'or, pleine du nectar de mes jours doux, a
vole en e'clats sous la main d'Omar ivre de
rage. (Omar entre.)
Hussein. — Bourreau de la famille du
prophete, tu as ruine defond en comble
la maison des chefs d'Islam. Que viens-tu
faire ici, Omar? — ■ Pourquoi as-tu blesse
ma mere, infame assassin? Tu oublies done
jusqu'au respect du a la demeure de ton
maitre. Qui t'a permis d'entrer ici, tu ne
rougis pas, sce'le'rat, et tes yeux e'honte's
LE JARDIN.DE FATHEMA
IO7
brillent de rage ct de joie d'avoir insulte une
femme qui est la fille de ton prophete, celle
qui doit aupres de Dieu interce'der en faveur
de tes freres en religion. Homme haineux,
pourquoi l'as-tu frappe'e, pourquoi m'as-tu
assassine un petit frere? Jouis, repais ton
ame cruelle du spectacle dont tu es l'auteur,
et bois du sang d'une femme assassine'e par
toi.
Omar [d Aly). — C'est done le brave des
braves, que je trouve enrin apres tant de
recherches. Qu'estdevenu ton courage, Aly,
oil s'est-elle enfuie la vigueur de ton poing
jadis aussi habile a manier l'e'pe'e victorieuse ?
Tu te caches blotti dans un coin obscur de
ta maison, fils de poussiere ! Pourquoi fuis-
tu devant un homme comme moi? Par
ruse, tu t'es fait ermite chez toi. Treve de
cette hypocrisie. C'est le moment de ('inau-
guration du khalifat d'Aboubekr; rends-
toi a la mosque'e et inaugure-le sincerement,
apres quoi tu peux retourner a ta maison
et t'y reposer tout a l'aise.
Aly. — Que te dirai-je, chien maudit et
pire encore. Re'ponds-moi vrai, a ces ques-
tions : Qui est-ce qui est l'he'ritier pre-
somptif du prophete ? Sa Majeste l'envoye'
de Dieu m'a-t-il nomme a lui succe'der, moi
ou un autre? Toi-meme ne l'as-tu pas en-
tendu dire : « Quant au maitre, certaine-
Jh I
■L
10S
THEATRE. TERSAN
ment c'est Aly qui est le makre (i|. » Si ton
cerveau n'etait pas trouble par les fume'es
de l'arrogance, tu te rappellerais bien ce
que le prophete a dit a Qadir-Kham, et ces
paroles sont passees a l'e'tat de tradition
sainte.
Omar (d ses gens). — En avant, riez-lui au
nez, de gaiete de coeur, et en meme temps
garrottez bien les deux mains du Bras-de-Dieu.
En avant, laches, faites tout ce que je vous
ordonne : jetez-lui une corde au cou, je
veux dire, accrochez un licou sur les cre-
naux du Remparl-dc-Dicu. Les poings lies
trainez-le a la mosque'e. Et point de pitie,
trainez-le ignomineusement jusqu'aux pieds
du khaliphe.
Aly. — O Omar, ote de tes yeux le bandeau
qui t'cmpeche de voir Dieu et que la honte te
les descell£ ! Mais tu n'as plus de sentiments
de pudeur, die est inconnue a tes yeux sor-
didcs. Ingrat, tu as oublie les bienfaitsdontle
prophete t'a comble ct tu ne te rappelles
plus d'aucune de ses paroles.
Abouzere et Selman. — O Omar, tu ne
crains plus ni Dieu, nila famille de son pro-
phete, ce souverain dont le regne ne sera
jamais de'truit. De la pudeur, Omar, au nom
d'Allah! N'agis pas ainsi envers la famille
(i) Paroles que la tradition orale, selon les commen-
tateurs cheites, attribue au prophete.
I. E JARDIN DE PATH EM A
IOQ
sainte, honorc la personne sacre'e d'Aly, ami
de Dieu.
Ai.y.— Pas un mot de plainte, Abouzere,
point d'affliction, Selman; imitez-moi.
Laissez ce bourreau maudit me conduire
dans les rues. Je sais bien ce qu'il veut, mais
il nc me fera pas de'vier dun seul bout de
cheveu du droit chemin de mes devoirs. Je
viderai la coupe du sacrifice jusqu'a la lie,
cr personne n C pourra se plaindre de ce
que je l'ai maltraite, pas meme mes ignobles
bourreaux, tout indignes qu'ils soient de
m'approcher.
Fatuema. — Omar, oil conduis-tu Aly?
Pourquoi as-tu garrotte le lieutenant du
Prophete? Qu'a-t-il fait, cet ermite vo-
lontaire qui nc pensc plus qua 1'accom-
plissement de ses devoirs religieux, pour
que tulc fasses conduire aussi ignominieu-
sementr Le ills de l'oncle du Prophete, le
saint des saints qui est entre vos mains n'a
fait que des ceuvres de charite et d'humilite.
Omar. — Tu as beau m'amadouer de ces
propos doucereux, je n'aime pas le senti-
ment; j'ai mis la main sur mon gibier et tcs
doleances neme feront pas lacher prise.
Fathema. — Reviens, 6 mon pere, des-
cends du ciel pour venger les traitements
ignobles et le deshonneur dont on abrcuve
ta famille.. Dans quelques moments je ne
I
THEATRE PERSAN
I
serai plus Je ce monde, 6 mon Dieu, mon
Seigneur, pourquoi ne me fais-tu pas mounr
a l'instant meme !
Umm-Selma. — Pense a l'e'tat oil tu te trou-
ves, et puisses-tu, dans la source amere de tes
malheurs memes, puiser de quoi vivre long-
temps! Ta blessure au flanc saigne, ll ne
faut pas la rouvrir par ces mouvements
d'impatience. L'injustice des ennemis aura
beau he'risser d'embuches les senders de ta
vie, tu viens de les arroser du plus pur de
ton sang et tu vivras pour nous voir hcu-
reux!
Aly (se met a prier). — O notre Prophete,
6 envoye d' Allah! He'las! j'ai taut a me
plaindre de ton peuple, exauce-moi! Vois
dans quel e'tat se trouve le tils de ton oncle, o
souverain ! Omar le traine, la corde au cou,
dans sa mosquee. Ta fille mourante est sur
un lit de douleur, inonde'e de sang, blessee
au cote et les bras meurtris. Nos pauvres
enfants ne savent plus que devenir, comment
se de'doubler dans leurs douleurs, et avoir
deux cceurs : un pour Fathema et un pour
moi.
Une voixd'outre-tombe.— O Aly ! n'oublie
pas ce que je t'ai ordonne en mourant.
Garde-toi bien d'attiser le feu de ton ressen-
timent, car si la mer du courroux de Bras-
de-Dieu devient houleuse, toutes les spheres
I-E JARDIN DE FATHEMA
celestes, depolarises par la terreur, mettront
J umvers sens dessus dessous. Prends ma
mam et tache de bien cacher tes doigts. En les
voyant, Abouhekr et les mechants auraient
peur de toi. Tel est l'ordre du Createur, le
rres-Grand; ne crains rien, c'est par ce
. moyen que tu auras gagne le droit d'in-
terceder en leur faveur, au jour de la re-
surrection. Laisse-les faire et patience i La
verite, comme de I'eau agitee, ne tardera
pas a reprendre son niveau (Une main
soil Jit tombeau.)
Aly. — J e l'ai touchee, ta main, 6 Pro-
pnete, elle m'a ouvert la porte des choses a
vcnir. Sors ici de ta tombe et jette un re-
gard sur le fils de ton oncle ; il est seul entre
les gaffes des ennenns sanspudeur, lescieux
et la terre pleurent mes infortunes. Avocat
de lhumamte, au jour du terrible lende-
main, viens voir ton Aly en proie a des an-
goisses poignantes. (Faihema Sivanouit, Ah
suit Omar... Il s se presenteni devant Aboitbdr )
Omar. - khalife, guide par les
rayons de ton astre tute'laire, je viens d'a-
mener Aly en ta presence. Ordonne et le
feu de la mort embrasera la paille de son
Existence, et une nuee de rleches et d'e'pe'es
tera tomber sa tete sous l'escabeau de ton
rone Pourquoi restes-tu assis, immobile et
pensif .- ia 1S -le envoycr dans le mondc des
I?
THEATRE l'ERSAN
trepasses, tu en as le droit, tu es khahfe.
Pourquoi crains-tu la vengeance de la tnbu
de Be'ni-Hachem? Donncz 1'ordre de tucr
Aly, et rien de plus facile que de l'accom-
plir en un clin d'ceil.
At v.— Dis-moi, Aboubekr, chien maudit,
pourquoi m'as-tu appele ici! Quelle est ma
laute envcrs toi, tyran sans religion ? Pour-
quoi t'acharnes-tu a me persecuter sans cesse ?
Aboubekr. - Je t'ai fait venir ici de ta
maison, afin que tu honores aujourdhui
Aon rang. Approche-toi, Aly, reconnais-moi
pour ton souverain legitime et pour ton
chef spirited et temporel. Rends-moi 1 hom-
mage de ton obeissance due au lieutenant
du prophete.
^, Y _ Toi lieutenant 1 et de qui, par
exemple? Toi khalife! et par quel droit,
of. en sont les preuves? Quel verset du
Koran parlc de ton khalifat? cite-le-mm i
— Fais-nous voir dcs ordrcs clairs et precis
qui te conferent lc titrc de pontile
(Imam)? Ouvrons le Koran; mats non.tu
ne l'oseras pas, le livre sacre ne park qu en
ma favcur. Voila ce qui concerne le spin-
tuel. Quant au temporel, tes pretentions ne
sont pas moins de'nuees de fondement. Qui
de nous deux est le mari de la fille unique du
Prophete, et le pere de ses deux petits-hls,
moi ou toi? Qui est celui dont lc pere eta.t
LE JARDIN DE FA THE MA
1 1 3
Foncle du Prophete, moi ou toi? Lequel dc
nous deux a gagne plus de titres, que ses
victoires et la noblesse de son origine lui
out valus aupres du Prophete, moi ou toi?
Lequel de nous deux a e'te appeie par lui
a l'e'tendardde Dieu et de Me'dine ? »Ah ! que
tudeviennes muet, imposteur maudit ! Des-
cends de cette chaire de 1'envoye de Dieu,
que ta presence profane!
Aboubekr (a Omar). — Fais quelque chose,
ami Omar, car je me sens frissonner tous
les membres d'une secrete peur. Fais tout
ce que tu veux, avise ; autrement e'en est
fait de notre khalifat. Plie ton arc, car la
premiere fleche que nous avons decoche'e
n'a pas touche la cible du pontificat. Faites
Aly s'agenouiller, sous l'epe'e nue du bour-
reau. 11 n'y a que ce moyen qui puisse le
torcer a me reconnaitre pour son souve-
rain.
Omar. — Voici le glaive de colere sus-
pendu sur ta tete, Aly, agenouille-toi et tends
ton cou, que je trancherai au premier geste
du khalile, a moins que tu ne yeuilles
assentir a son khalifat. Ecoute bien ce
que je te dis, Aly, car tes heures sontcomp-
tees. Empresse-toi d'inaugurer Aboubekr,
reconnais-le ton souverain et ton pontife ;
obeis et ne de'taurne pas ne'gativement la
tete. Ne rends pas orphelins de leur pere
ii4
THEATRE PERSAN
ces enfants que tu aimes tant. Choisis, ton
assentiment ou ta tete, 1'im ou l'autre. Ta
bonne fortune a tourne le dos, 6 Aly.
Aly. — Deviens muet, renegat malencon-
treux. Rougis de honte, vil bourreau! De
par la tombe du Prophete des hommes et
des esprits, s'il ne m'avait pas recommande
la moderation envers mes ennemis, tu
aurais deja mordu la poussiere, chien d'a-
postat maudit! — Mais je serai calme, et je
n'opposerai que mon me'pris a vos traite-
ments indignes, 6 idolatres!
Fathema (chezelk). — Ou es-tu Aly? mon
ame, ma vie, parle-moi, oil es-tu ? Fais-moi
entendre ta voix et je serai gue'rie ? — Mais
je ne le vois pas ici, oil est-il ?
Kulsoum. — Lorsque tu etais evanouie,
6 chere maman, Omar, apres avoir fait Her
les mains de notre pere, a ordonne a ses
gens de le conduire a la mosquee. Nous ne
savons pas ce qu'il est devenu depuis.
Fathema. — Donnez-moi le turban et la
canne du Prophete ; j'oserai orner ma tete
de ce turban sacre'. Ou est son manteau? que
jel'endosseavec une veneration pure et sin-
cere. Qui sait si la vue de ces precieuses re-
liques n'ouvrira pas a la pitie les coeurs de
ces infideles? Toi, Zeineb, tu m'accompa-
gneras avec tous nos enfants, et que tous les
gens de la maison de l'envoye de Dieu me
LE JARDIN DE FATHEMA
115
suivent. Donnons un libre cours a notre
douleur, avec des cris de de'sespoir et des
ge'missements, allons tous dans la mosque'e.
Je me sens assez forte pour y arriver, il me
faut voir ce qu'ils ont fait d'Aly. (En arrivant
aupves d' Aboubekr) :
Jusqu'a quand tous ces sevices contre
nous, 6 peuplc du Prophete! Ne sommes-
nous pas de sa famille ? Mohammed de l'A-
rabie n'est-il pas mon pere et le grand-pere
de ces enfants ? vous tous, n'etes-vous pas
son peuple et ses ouailles ? — O Aboubekr,
n'exerce pas de tyrannie envers Aly, tu t'en
repentirais. Omar a de'ja me'rite un chati-
ment terrible pour m'avoirinsultee et rienne
saurait conjurer le fle'au qui l'attend. J'i-
gnore pourquoi tu as oublie toutes les pa-
roles du Prophete; jadis tu t'empressais a
les recueillir, comme autant de perles pre-
cieuses, dans l'e'crin de ton oreille. II est
temps encore de t'arreter, Aboubekr. Tu ne
gagneras rien a nous persecuter ainsi ; ra-
vise-toi, 6 Aboubekr.
Omar. — Du courage, Aly. Point de la-
mentations. Re'cite la priere des agonisants,
et agenouille-toi sous mon glaive, arm que
jepuisse d'un seul coup faire tomber ta tete.
Aly. — Ce n'est pas toi qui seras mon
assassin, Omar. Cependantque lavolonte' de
Dieu se fasse. ( II s'agenouilh et en tendant Je cou
H
■
116
THEATRE PERSAN
sous k sabre dlgaini a" Omar et prononcant la J'or-
mule des agonisanis :
Je confesse qu'il n'y a pas d'autre Dieu
qu' Allah!...
Hussein.— O mon pere, mon ame ! Laisse-
moi mourir a ta place ; a travers tes larmes
tu me verras totnber ta victime. Et toi, Omar,
lache bourreau, ote vite ces cordes qui bent
les mains de mon pere. Oh ! non, non,tu n'as
aucun sentiment de religion. (A Aly) : O mon
pere, que veut dire cette ignommieuse
corde au cou ? Quelle est la raison de tous
ces traitements tyranniques ?
Aly. — Au nom dc Dieu, approche-toi
Fathema, et defends a Hussein de pleurer
ainsi. Fais-le taire et qu'il ne s'afflige pas en
vain, car, impuissants dans leur rage, ils ne
peuvent pas faire tomber un seul cheveu de
ma tete sans la volonte d'Allah !
Fathema. — Est-ce bien, Aboubekr, de
nous laisser ainsi outrages et vexes, entre les
mains de tes sbires, comme autant de pn-
sonniers de guerre; est-ce juste? Nous,
enfants du Prophete, emprisonne's et mal-
traites par toi ! penses-y. Pourquoi veux-tu
le meurtre de l'imam ? Pourquoi veux-tu
rendre orphelins ces deuxgarcons, lumieres
de mes yeux ? N'as-tu pas honte de cette
corde au cou d'Alv ? Tu Fas fait s'agenomller
sous Tepee du bourreau et ta victime se
■
wBBBmm
■■*'
■^H
L E J A R D I N D E FATHEM A
II 7
norame : h lion des combats, le fils de l'oncle
de ton prophete et maitre ! Dois-je livrer aux
vents ma chevelure en le voyant tomber
sous le fer d'un bourreau? Dois-je de'couvrir
les tctes de Hussein et de Hassan et clever
des cris de de'tresse jusqu'a la voute azuree
des cieux ? jeter a ta face le turban du Pro-
phete et faire trembler d'e'pouvante et de
douleur la mosque'e et l'autel ? Crains l'effet
de mes plaintes devant Dieu,lorsque,nu-tete,
echevele'e, je remuerai la terre et le cielen
appelant les foudres d'Allah sur vos fronts
d'airain ! Dieu m'exaucera, il est juste et
terrible dans sa vengeance. Une goutte de
mes larmes tombe'e dans l'ocean, de sa toute-
puissance, le fera couvrir des vagues im-
menses; une etincelle du feu de mon res-
sentiment, arrivee a l'incendie de sa colere
divine, embrasera toutes vos cite's, vos
peuples, et il n'en restera qu'une poignc'e de
cendrcs!
Selman. — ■ Illustre fille de l'envove de
Dieu, ne te fatigues plus a faire entendre la
raison a ces me'cre'ants. Rentre chez toi, je
t'en prie, sache, a n'en pas douter, que la
mise'ricorde de Dieu veille sur ta famille.
Tu as besoin de repos, retire-toi. Toutes leurs
menaces resteront sans effet ; Alv, sain et
saut, ne tardera pas a te rejoindre dans la
maison. Eloigne-toi.
n8
THEATRE PERSAN
Fathema. — Non, jamais, serviteur fidele,
je ne consentirai a retourner sans Aly.
Comment veux-tu l'abandonner ici, age-
nouille sous l'e'pe'e du bourreau ? Ce serait
manquer de de'vouement et d'amour. J'irai
plutot vers le tombeau de mon pere. J'in-
voquerai son assistance. II m'entendra d'ici :
O Prophete de Dieu, protege-nous contre
la tyrannie de ton peuple, sauve-nous, 6
mon pere bien-aime. O maitre des hommes
et des ge'nies, releve de la poussiere ta tete
glorieuse et jette un regard sur Aly, sur ton
gendre, agenouille' sous le glaive d'Omar, et
sur ta fille malheureuse, qui n'a que ses
larmes et ses regrets impuissants pour la de'-
fendre ! Sauve-nous des mains de ces tyrans
impies, 6 envoye de Dieu !
Une voix d'outre-tombe. — Peuple cruel et
injuste, honte a vous! Otez vos mains sacri-
leges de mon he'ritier pre'somptif! N'osez
pas toucher aux personnes de ma famille !
Ne troublez pas par plus d'impiete le repos
de mon ame ! Rappelez-vous mes derniers
commandements ! Autrement la main de
Dieu vous repoussera loin de la jouissance
des bienfaits qui seront deverse's sur les
fideles !
Aboubekr. — Omar, les paroles de Fathema
m'ont impressionne. Le feu de son cceur
endolori menace d'incendier la moisson de
^^H^ I
LE JARDIN DE FATHEMA
II 9
notre puissance. Dieu l'e'coute et si elle con-
tinue a l'invoquer contre nous, un seul
homme vivaat ne restera dans nos Etats.
Ote les entraves de cordes des mains d'Aly,
ne l'afflige plus et faisons grace a tous. Je
ne puis plus voir les larmes de ces enfants ;
viens, allons-nous-en, et laissons-les en
paix.
Omar. — Je me charge de re'pondre moi-
mcme a Fathema et a son pere ; tout ce que
je te demande, 6 khalife, c'est de m'or-
donner de trancher la tete d'Aly.
Les etrangers et les Chretiens. — Abou-
bekr, dites a Omar de ne plus faire de mal
a Aly,qu'il le laisse libre. On n'a jamais vu
de cruaute's pareilles; comment oser gar-
rotter le bras du lion de Dieu ? Fais ce que
nous te disons, et si tu t'y opposes, tu verras
toutes nos epe'es sortir de leurs fourreaux,
et les hommes raconteront longtemps les
horreurs de l'emeute que ton opiniatrete'
aura causee.
Aboubekr. — Ote tes mains, Omar, ne
touche pas Aly, laisse-le libre et ne t'en oc-
cupe plus. Ce sont tes passions folks, ta ran-
cune, ta haine qui me suscitent tous ces
embarras. Ces mains levees, ces murmures
de me'contentement, cette e'meute prete a
eclater, tu m'en re'pondras, scele'rat. (A
Aly) : Tu es libre de retourner chez toi,
*«*<* -*- f
120 THEATRE PERSAN
Aly, a condition que tu renonces a la direc-
tion spirituelle du peuple. Reste tranquille
dans ta maison et ne viens plus m'insulter
en public. (On delivre Aly.)
Fathema. — Grand Dieu! Par le me'rite
de ton prophete, par les services par lesquels
labravoured'Alyabienmerite'de ton ceuvre,
par les souffrances que je viens d'endurer
sur mon lit de douleur, par le sang, les
blessures etles larmes de ta servante indigne,
par le respect du a la mission de Hussein,
daigne pardonner les pe'ches des peuples de
la religion de mon pere !
Aly. — Ame de Vierge ! Revenons a notre
maison et hatons-nous de reprendre le ill
des obseques interrompues. Deposons nos
plaintes au pied du trone de Sa Majeste
le Misericordieux. Voyez combien j'ai deja
soufl'ert depuis la mort du Prophete. II n'y
a pas d'injustice, pas d'humiliation que je
n'aie endure'es.
Fathema (prie). — O Prophete, 6 elu de
Dieu, leveton front etregarde Aly pour l'is-
lam, helas! Ce heros de batailles gagnees,
cetechanson qui, auparadis, pre'sentera aux
bienheureux du nectar de Koucer, est vili-
pende, outrage, prive de ses droits par
Omar, helas! Tu le vois, Dieu, triste, sou-
cieux, souffrant, en butte aux persecutions
des mecreants, ce glorieux maitre de Gam-
I I tV v >■?*.«''■ 1
L E J A R D I N D E FATKEHA 12 1
ber (i), he'las! Ces infideles, implacables
dans leur colere, lui ont lie les bras der-
riere le dos, et le sultan des victoires, le
brave des braves, s'humilie, souft're et se
plaint, helas ! Vois tout ce qu'Omar, l'igno-
ble, le lache, le scelerat, lui fait endurer ii
lui, ami de Dieu, l'e'chanson de Koucer, he-
las!
(i) Camber est le nom cTun des plus braves partisans
de la maison d'Aly, son compagnon d'armes et son
lidele serviteur.
T&t
■■■BnilBHQI
MYSTERE IV
(5" DU REPERTOIRE.
L E MAETYRE DALY
■■^fl
.
PERSONNAGES
VWAA/V/V
Aly, gendre du Prophete.
Hassan, \
Hussein, j ses fils.
Abbas, )
Zeineb, \
Kulsoum,
ses filles.
Neaman, docteur.
Ibn-Meldjem, assassin d'Aly.
Hanife, j amjs £t servitieur d'Aly.
Gamber, )
Un moezzin.
Quatre hatefs ou crieurs.
Domestiques de la maison et peuple.
Un vieillard aveugle.
■
LE MARTYRE D'ALY
MYSTERE
(5" DU REPERTOIRE.)
vvwx^vw.
Aly [en priere). — Dieu de misericorde,
souverain de l'eternite, depuis que tu as
rappele aupres de toi Mohammed l'Arabe, le
chagrin me consume et rien ne sauraitrem-
plir le vide que l'absence de ton envoye a
laisse sur la terre. Jc n'ai plus de repos, le
siecle cruel se joue de ma doulcur, et jc me
demande que devenir, car le protecteur de
l'humanitc n'est plus ! On vient de m'an-
noncer que cette nuit est celle oil je dois
mourir. Mon Dieu, que ta volonte soitfaitc!
Cette nuit,le poignard du traitre Ibn Meld-
jem, t'era plonger mon front dans mon sang.
126
THEATRE PERSAN
Cette nuit, mes enfants deviendront orphe-
hns ; ils n'auront plus ni amis, ni protec-
teur, ni guide dans ce monde.
Et toi.voute celeste I », dont les astres tour-
nent toujours et dirigent selon leur caprice
nos jouissancesetnos peines,que meveux-tu,
cruelle? Pourquoi as-tu fait mourir avant
moila filledu Prophete,lameilleuredesfem-
mes? Nisa mort, ni celle du dernier des pro-
phetes, je ne les ai pas pleure'es dument.Sur
les orbites de mes paupieres rouges comme
un anneau de rubis, les larmes n'ont pas
encore scene'. Et ma pauvre mere ; elle est
morteaussi, son deuil n'a pas encore fini et
ma tcte est couverte des cendres du pe'nitent.
Arrive ce qui doit arriver, je ne pense plus
a moi seulement, 6 Seigneur Dieu, are pitie
de mes orphelins, car la pense'e qu'ils n'au-
ront plus personne sur la terre ne me lais-
serait pas mourir avec re'signation.
Kui.soum. — Souveraine des pays d'Ara-
bie, ma soeur Zeineb, il est minuit et je
t'entends sangloter dans ton lit. Qu'as-
(U Ces recriminations contre les vicissitudes du sort
se rencontrent aussi dans nos i\fysteres du moyen
age. comme : « O sort triste, sort cruel ! que ta loi est
pemble, par ton arret languit notre frere, notre
amour! » Le mystere : la Resurrection de Lahore, re-
produit par C. Dumeril, et, dernierement, commente
dans linteressant travail de M. D'Avril, ressemble
beaucoup a une teazisS persane.
m#-
LE MARTYRE D ALY
12;
tu, ma bonne amie, si tu souffres, pour-
quoine pas le dire ata Kulsoum ? Dis-moi,
qu'as-tu ?
Zeineb. — Merci, ma bonne Kulsoum, je
ne me chagrine pas sans raisons, je viens
d'avoirun songe,eten vain je chercheh de-
viner ce qu'il pourrait signirier. J'ai vu notre
feue mere, Fathema, venir aupres de moi.
Pale et consterne'e, les vetements en de'sor-
dre,elle me saisit par ma chemise et la laee'ra
de haut en bas. Puis,elle m'a dit : Dorena-
vant, tu epouseras le chagrin ; il ne te quit-
tera plus. Nuit etjour, des soucis sans rela-
che t'accompagneront partout.
Kulsoum. — C'est e'trange, je viens de
faire aussi un reve semblable au tien. Jet'ai
vue, toi, triste, et tes larmes coulaient abon-
damment jusque sur les pans de ta robe.
Beaucoup de femmes en deuil, assises autour
de toi, poussaient des cris. Elles se frap-
paientle sein etla tete et chantaient comme
nos pleureuses de profession. Ah ! ma chere
Zeineb, lorsque je t'ai vue avec tout cet en-
tourage, cela m'a fait une telle peur, un tel
effroi que je me suis reveille'e en sursaut.
Ai.y. — Que je sois victime de votre ame,
ma fille ! Je vous emends parler de quelque
chose de triste, mes pauvres amies, pourquoi
le sommeil fuit-il vos paupieres malgre
THEATRE P E R S A N
l'heure avancee de la nuit, et vos soupirs
fatiguent-ils le ciel ?
Zeineb. — Que je sois sacrifice sur ton
autel, pere cheri, ne me parle ni de som-
meil, ni de repos, car je n'e'prouve que
fievre et inquietude, en guise de repos.
Aussi vrai que je te vois, j'ai vu notre
mere Fathema venir ici, suivie d'un cor-
tege de femmes poussant mille cris lugu-
bres. Elle aussi, elle souftrait et s'affligeait
beaucoup. Apres m'avoir ote le voile que
j'avais sur ma tete, elle me revetit d'habits
de deuil de ses propres mains, et de'chira ma
tunique, comme si je devais pleurer la mort
de quelqu'unde mesproches. Que veut dire
ce reve ou cette vision affreuse ?
Aly. — O ma vertueuse fille, ma bonne
Zeineb, ton songe n'est qu'une re'alite'.Parmi
les convives du festin de la vie, mon tour
est venu de boire a la coupe que me pre-
sente l'e'chanson du destin. II faut que tu
saches que l'heure oil tu devras revetir le
deuil apres moi, approche deja. Preparez-
vous a vous habiller en noir, mes pauvres
orphelines,car elle ne tardera pas a sonner.
Tu es l'ainee de la lamille, 6 lumiere de
mes yeux, et aussitot que je serai sorti de
ce monde d'injustice et d'iniquite, on vien-
dra s'asseoir aupres de toi pour me pleurer.
Sur vos tetes cheries. le ciel re'pandra les
MAR TYRE D ALY
I29
cendres du penitent, ct,dansvotre douleur,
vous de'chirerez vos voiles. _
Hussein. - Que je sois ta victime! Viens
me sauver, 6 mon frere bien-aime. Je suis
tombe dans un piege dresse par ce Steele as-
tucieux. Dercchef il nous prepare quelquc
chose de sinistra. Je viens de rever que tons
deux nous e'tions bien affliges,et, tandis que
l'un et l'autrc nous passions nos bras autour
de nos cous, arriva Zeineb ! die chantait
des cantiques funebres et se frappait la poi-
tr'.ne Puis elle ota le turban de ma tete et alors,
deeoiffes, les vetements en desordre nous
nous mimes a marcher sur un chemin,ayant
derriere nous, un cercueil qui noussuivait.
Hassan. - O mon frere d'ame et^ de
coeur, que je sois victime de toi, o ame
et cceur de mon frere, mon doux Hussein,
lumiere de mes yeux ! II y a longtemps que
je ne dors pas non plus. Toute la nuit, _,e
veillais,ne pouvant medefendre des pensees
tristes qui nVobsedaient. Oui, j ai reve mot
pour mot ce que ta viens de me dire et
e'est pre'eisement ce qui m'a eveille.
Aly _ Mon Hussein, que je tombe vic-
time de ta tete et de tes yeux, victime de ton
reve et de ton ame affligee! Sache que, dans
lc parterre de roses de ma vie, la saison du
nrintemps a lini et Fautomne approche. Le
cercueil qui vous asuivis,vous et toutcs ces
femmes que tu asvuesdans ton reve, n'e'tait
que le cercueil de votre malheureux pere ;
c'est bien moi que vous avez tous pleure'.
Hussein. — Ne dis pas ainsi, ces paroles
me font mal, ah ! que je tombe ta victime!
ah ! non, Dieu ne nous prendra pas notre
pere; nos mains suppliantes ont saisi les
basques de ton manteau, et le Dieu de
mise'ricorde ne les en arrachera pas ! O Dieu,
donne-nousplutot la mortanous deux, car,
sans un pere dans le monde, la vie est bien
amere.
Aly - — Que tu es beau! mon Hassan ! Le
cypres de la pelouse est moins gracieux, et
moins svelte que toi ; en vous contemplant,
mes enfants, je sentais mes yeux s'illuminer
et mon coeur palpiter de joie. II y a quel-
ques jours encore, lorsque je vis le croissant
commencer ce mois, vous etiez a mes cote's
rayonnant de jeunesse, et jen'enviais auciel
ni sa se're'nite, ni son azur. Aupres de vous
j'e'tais si plein de bonheur ! Ah! mais void
qu'un nuage va nous se'parer, et de'ja son
souffle glacial a terni l'e'clat de l'aureole
de l'existence du plus heureux des peres 1
Hassan. — O couronne de ma tete! pere
adorable, que je m'e'teigne, absorbe' dans
l'e'clat du soleil qui rayonne de ton front.
Aly, pour se'cher une larme sur tes yeux,
LE MARTYRE D ALY
i 3 1
Hassan sacrifierait sa vie. Sache que la
lune qui a commence ce mois infortune
accomplit aujourd'hui sa dix-huitieme nuit.
Aly. — Et toi, Hussein, splendeur de mes
yeux, et voue au malheur ! peux-tu me
dire, fils bien-aime', combien de jours il nous
reste encore de ce mois.
Hussein. — Pere, chacune de tes paroles
me tombe aujourd'hui sur le cceur comme
des gouttes de plomb fondu ; sache qu'il
nous manque encore douze jours jusqu'ala
fin de ce mois .Je crains qu'unedecesetoiles
qui roulent nos destine'es la-haut n'ait
amene quelque nouveau malheur. Tu ne
nous paries que de nous quitter.
Aly. — Pourquoi vous cacherais-je la
ve'rite,mes fils, martyr du peuple prevarica-
teur? L'envoyede Dieu m'a predit que, cette
nuit mime, a l'aube du jour, je serai tue'.
Ibn-Meldjem, ce renegat ignoble, me fera
souiller le visage dans mon sang.
Zeineb. — O sort, toi, vieux nautonier
au gouvernail du navire de la cre'ation, oil
conduis-tu nos freles embarcations par Ge
de'luge de larmes ? Qu'est-il done arrive ?
Pourquoi notre pere nous parle-t-il tant
de sa mort durant cette nuit, dont les tene*
bres ne disparaitront plus devant les rayons
de sa pre'sence ; tantot il recite le cantique
lugubre du depart, et tantot, desireux de
THEATRE PEUSAN
la beatitude qui l'attcnd la-haut, il sc Jit
pret a parcourir le chemin qui y conduit.
Dis-moi, pcre eheri, nc scrait-cc que pour
mettre a 1 f'^preuve notre amour et notre de-
vouement pour toi que tu paries ainsi. Dis
tout, ne nous cache ricn.
A.LY. — Tu scras plus que ma fillc, Zei-
ncb ; apres moi, tu serviras de mere a mes
orphelins de'laisse's sur lc desert de Ker-
bela, car la saison de 1'automne viendra
flc'trir le parterre de mes fleurs! Oui,l'heure
arrive oil je dois vous quitter. Je nc suis plus
de ce monde. un elan d'amour, une force
irresistible m'attire vers le paradis. J'y vois
deja ct notre. Prophctc glorieux et votre
mere Falhema. Je les vois, ils m'appellent,
ils m'invitent iila jouissance des fe'licitcs des
e'lus. Ils m'y ont prepare deja une bienve-
nue splendide. Les jours de plaisirsen plein
cicl. ct les nuits de delices mysterieux. Dc-
mandez-moi dc vous avcrtir du moment dc
I'arrivee de ccs nuitsde miracles (1), je vous
le promcts.Maintenant, adieu ! tel est l'im-
mensite du de'sir qui nventraine it m'unir
aux miens, de la-haut, que je m'impatiente
de plus en plus , et ne puis plus rester ici,
meme avec vous.
(i) En arabc Lcilet-ul-.]jdr. t nuits dc prix », e'est-
k-dire pendant lesqrietlcs les priercs d un devot sont
exauc^es infailliblement.
I- E M ARTYREDALY 1 55
Zeineb . — Abandonne, s'il le faut, ce vallon
de larmes, ct la mosquee et I'autel de la terre,
mais n'ouhlie pas que ton absence ici bri-
serait nos cceurs d'orphelins. Nous avons
de'ja trop de douleur de la mort du Prophete
et de Fathema, la meilleure des femmes.
Aly. — Pauvre Zeineb, fatale victime des
tyrannies du sort ! Tcs yeux, noyes dans les
larmes, me font bien souffrir. La plume du
destin a de'ja ecrit sur son livre de tre'pas,
que : « Cette nuit, lc maudit Ibn-Meld-
« jem blessera mortellement le fils de la
« poussiere, avec une lame trempe'e dans du
a renin. Le meurtrier frappera au moment
« oil la victime sc prosternera pour adorer
n Dieu. » — Or, les de'erets traces par la
main du destin sont irre'vocables, n'en par-
Ions plus. Eloignez-vous d'ici, mes enfants,
Hassan et Hussein, deux boutons odorants
de mon rosier, dans le jardin de douleur,
mes deux rossignols melodieux, allcz vous
reposer un peu aupres de Zeineb. Je dois
me rendre a la mosquee pour dire mes
prieresde l'aube du jour.
_ Hassan. — Laisse-moi tomber ta victime,
6 tils de l'oncle du Prophete, toi, heritier
de l'haleinc miraculeuse de Mohammed,
qui plaidera la cause des vrais croyants
devant le tribunal du jugement dernier;
nc vas pas tout seul au milieu de tant d'af-
S
.
■I
ft'. IK
HH
1 34
THEATRE PERSAN
flictions? Pere che'ri, permets a Hassan
et a Hussein d'aller avec toi. Donne-leur
ma tete en echange de la tienne. Je ne
crains pas le fer de l'assassin. Je recevrai le
coup sur mon front comme une couronne.
Le prophete Abraham, de meme que toi,
fut l'ami de Dieu, sacrifie-moi done comme
il a sacririe Isaac.
Aly. — Patiente, mon enfant. Ton tour
de te sacrifier viendra en son temps et
lieu. Rose du jardin de la religion, tu vi-
vras ce que vivent les roses. N'oublie point
que le maintien et le hien-etrc de notre
sainte religion dependront de ta vie. Le
poison qui terminera tes jours n'est pas
encore verse dans ta coupe L'impie Moavia,
ce loup avide de notre sang, ne s'est pas
decide, etne fait que mediter encore comment
te devorer le cceur et les entrailles ; laisse-
le ruminer en silence son rcve de meur-
trier. Tu resteras a la maison avec tes sceurs
et les domestiques, vas-y pour les consoler,
elles seront malheureuses comme toi.
Hussein. — O mon pere, jette un regard
de compassion sur ton pauvre enfant. Je
suis Hussein, ton cadet, ne m'afflige plus.
A la seule pense'e de rester orphelin et sans
toi, mon cceur s'ouvre et saigne douloureuse-
me'nt. Ah ! que les sables de tous les deserts
du mondem'ensevelissent plutotque de vivre
LE MARTYRE D ALY
[35
sans mon pere ! Parce que tu nous quittes,
je brule comme une lampe et je livre ma
cendre aux vents du desert !
Aly. — Cessez de ge'mir, enfants, plus de
plaintes, ne me troublez plus de vos
oris de desespoir. Vous aussi, a votre
tour, vous deviendrez martyrs. Je n'ai
plus d'enfants, je les ai tous donnes a Dieu.
Ah ! mon Hussein, encore un moment et
tu iras t'asseoir pour pleurer la mort
de ton pere. Tu contempleras son crane
fendu par le fer des traitres. Cette nuit, le
printemps du rosier de ma vie se changera en
automne. Cette nuit, on renversera le pie-
destal de la religion duProphete. Ah! qu'il
me tarde de quitter enfin ce monde de mi-
seres, je brule, je mefonds ! — Vite alamos-
quee! que je dise mon dernier ne'maz.
Zeineb (prie). — Grand Dieu, par le me-
rite du Prophete, par les faits de devoue-
ment heroi'que du fils de ton oncle a la
bataille de Kheiber, par les vertus de Fa-
thema, 6 souverain du jour et de la nuit,
prends la defense de mon pere contre ce
peuple de mechants !
Aly (a la parte de la mosquec). — O nuit de
forfaits, qu'est-elle done devenue, ton aube
du jour ! Ou est la voix du moe'zzin qui est
en retard ainsi que toi ? Pourquoi retiens-
tu les brises matinales? Aurais-tu honte de
i
1 36
THEATRE I'EHSAN
revenir chez toi apres le crime qui se pre-
pare sous les voiles de tes ombres ! Ne t'af-
rlige pas, et laisse ta poitrine respirer libre-
ment, ce n'est pas ta faute, 6 nuit. Le Crea-
teur du temps et de la terre l'a de'crete
ainsi.
Hussein [entrant). — Cette nuit est longue
comme une anne'e! On aurait dit que le coq
est devenu muet, ou bien qu'il n'a pas le
coeur de chanter, sachant qu'on va tuer Aly.
O nuit, t'ais sortir le soleil de la poche du
Levant, et ne t'attriste pas de la mort de
Heider ! Fais resplendir le monde, sombre
dans la clarte de tes rayons, et que ton coeur
ne soit pas pris de doulcur a la vue de mon
meurtre.
(En s'tidressaiil au moezzin). — Voici le
jour qui commence a poindre, depeche-
toi, moe'zzin, de chanter l'izan. Elle aussi,
l'aurore afflige'e de l'assassinat d'Aly, a de-
clare les voiles qui la couvrent.
Lf.-mokzzis (duhaul d'uu minaret). — Dieu est
plus grand ! Dieu est plus grand, Dieu est
plus grand, Dieu est plus grand! Je confesse
qu'il n'y a de Dieu autre qu'Allah ! Je con-
fesse que Mohammed est l'envoye d'Allah r
Alv (au milieu de. la mosquee) . — O e'trangers
et indigenes de la ville de Me'dine, peuple
de Mohammed , le tres-puissant , amis,
revcillez-vous pour le ne'maz du matin.
LE M ART YRE D'ALV
i3 7
humbles et soumis, acquittez-vous dutnbut
de vos prieres matinales. Le jour com-
mence a blanchir surl'horizon. Leve-toi de
ta couche, 6 ennemi de Dieu, 1 heure du
nemaz est arrivee, depeche-toi, homrne de
perdition. O Souverain du monde, Crea-
teur de toutce qui existe, la cha.ne dune
soumission obsequieuse a tes arrets est torn-
bee sur mon cou ; 6 genereux Dieu de
misericorde, sois temoin qu'Aly, 1 imam des
hommes, t'a servi fidelement et que, jusqu au
dernier souffle de sa vie, il n'a jamais aban-
dons tes commandements! — Lame me
vient sur les levres, tant il me tarde de re-
oindre l'envoye de Dieu ! J'invoque le nom
d' Allah en me prosternant devant son omni-
potence !
(Tandis qu'Aly seproskrne, on vott Ibn-Meldjm
sortirdehfouk'etUpoi s nardcr,e„lefrappantsurla
nnque.) _
Ah' mille actions de grace! ennn je
puis rejoindre mon ami! Me void hbre
enfin! Je t'en remercie, Dieu, Createur dela
ke'abe I Le turban du martyre Je l'amour
divin a rougi de mon sang. Le chreme du
sang des martyrs a oint mon front et _ mes
joues. Mon ame se fond au feu du dear de
rejoindre le prophete d'Allah. O mile ac-
tions de graces de ce que tu as daigne
agreermon tribut de soumission ! Me yoici
THEATRE PERSAN
delivre des entraves des soucis terrestres-
louanges a Dieu I Je m'en vais dans les bos-
quets du paradis,aupres de l'envoye d'Allah.
Hatef i er (i). — Helas! l'os de l'epine
dorsale du Prophete glorieux est brise, helas !
l'imam du monde cree' est tombe martyr.
Helas ! Le vrai imam s'affaisse sous le coup
du poignarddel'exe'crableMeldjem. Le lion
divin, Aly, est assassine lachement, helas!
Hatef 2'. — L'he'ritier de l'haleine
miraculeuse du Prophete vient d'etre eleve
au haut rang de martyr. Sa tcte benie est
pourfendue par le fer des scelerats ! La
trame et la chaine du tissu ce'leste, ourdies
par les doigts de l'envoye de Dieu, tisse'es
pour lesalutdu monde, les voila arrachees,
brisees, helas! Le lustre des veux de l'islam
est assombri par la tristesse du deuil. En
voyant le forfeit dont Aly est victime, le
printemps s'est revetu d'un manteau noir.
Le fer d'un traitre vient de couper le plus
bel arbre du paradis. Notre prince de chaire
est tombe mort au pied de l'autel !
Hatef 3*. — Peuples, apprenez ce
qui est notoire et ce qui est cache sous le
voile du mystere ! La terrese couvre latete
(1) Le substantif hatef a plusieurs significations :
l' I'hommequi appelle, le crieur ; 2' enc07tiiaste on (pane-
gyristc); 3- la voix qui vient du haut du ciel ; 4- 1'ange gar-
dien, le tuteur.
LE MARTYRE D ALY
139
avec les cendres du penitent, elle aussi
revet le grand deuil apres la mort d'Aly.
Notre chef legitime, notre defenseur au
tribunal de resurrection, tombe sous les
coups de l'assassin infame, Ihn-Meldjem !
Honte a nous , couvrons de cendres nos
tetes coupables, le fils de l'oncle du Pro-
phete est tombe martyr !
Hatef 4 e — Hommes et demons, sa-
chez tous que le roi des cavaliers (i),
notre chef, qui nous a conduits a la victoire
dans les journees glorieuses de Bedr et de
HonUn (2), est tombe martyr sur les gradins
de l'autel, la chaire de notre mosquee
reste muette, car son maitre, notre imam,
git la, perce du glaive de tyrannie.
Zeineb. — Helas! une nouvelle de'sastreuse
vient de frapper mon oui'e. Helas! j'entends
le glas des chants funebres, helas! Grand
Dieu, que veulent dire ces crisde detresse.
Un frisson me saisit et je sens trembler au-
dessus de moi toute la voute du ciel. Sus,
Hussein. Reveille-toi, viens a monsecours.
Ta Zeineb est bourrele'e par des angoisses
(1) Aly etait le plus habile cavalier parmi les Arabes
de son epoque.
(2) Ces deux victoires remportcespar Aly sur les enne-
misde l'islamisme sont celebrees dans le Koran : celle de
Bedr: III, 11, 118, 117, 120; VII : 5, et suiv.; 42, 43.
Celle de Honein IX, 25 (traduction Kazimirski).
140
THEATRE PERSAN
terribles. Ouvre tes yeux, Hassan, et re-
garde-moi, mon frere. Tout un orage de
desastres s'est e'croule sur nos tetes. Et
vous dormez et vous n'accusez pas ce ciel
impitoyable (1) qui s'acharne a nous per-
secuter !
Hassan. — Pourquoi n'es-tu pasvoilee,ma
soeur, tu sors nu-tete et les cheveux en
desordre, comme quelqu'un qui pleure sur
le cercueil de son parent; pourquoi ce tor-
rent de larmes ? Ton dos plie et ta tete
penche sous le faix du chagrin.
Hussein. — Que je sois ta victime! Qu'as-
tu pour pleurerainsi, mapauvre Zeineb ? Je
teprie, au nom de Dieuet de son Prophete
de me dire toute la verite. Tu es decoiff'ee.
Zeineb. — Que je devienne victime de
mon de'vouement pour vous, deux palmiers
du bosquet de la religion, deux fleurs a
demi e'panouies du pa rterre de roses de
Mohammed. Le vent du ciel a jete -mon
voile dans le fleuve; le siecle m'a rendue or-
'
(1 ) Le Temps, \emane ; le ciel, feleke, ou asman ; la roue
en rotation tcherkhi guerddne ; le dome celeste gum-
ie{, etc., sont autant d'epithetes dont les Persans mo-
dernes qualifient le sort. lis le personnifient aussi sous la
forme dune vieille duiigne edentee, naturellement me-
chante et qui se plait a rendre les homines malheureux.
On l'accablede maledictions. C'est un debris des croyari-
ces antiques d'Iran relativement, a la predestination et aux
genies malfaisants.
LE M ARTYRE I) ALY
141
nheline ; repandez sur moi des cendres de
penitent, cendres qui ensevehssent deja e
monde entier ! Le son de ta voix me rappelle
la douce voix d'Aly. Depechez-vous de
nous apporter des nouvelles du pere cheri.
Demandez-enpartout, courez a la mosquee
du Prophete. Voyez-y ce qu est devenu
l'imamglorieux. _
Hussein - A Dieu ne plaise que nous
soyons orphelins de notre pere et qu il
nous faille deja revetir les habits de deuil.
Est-ce juste, 6 mon Dieu, de nous ravir
My, alors que nous n'avons pas encore
essuye nos larmes apres la mort de Fa-
thema ' [Hussein enlre dans la mosquie.) O mon
pere orgueil et gloire de la ville de Medine
oues-tu mon pere? - Mais que vois-je !
Que veut dire cette horrible plate sur ta
tete? — Qui est-ce qui a repandu cette
rosee de la mort sur les lvs de tes joues (
Qui est ce meurtrier odieux qui n a pas
redoute les maledictions de tes orphelins i
Ton visage est ensanglante, rouge comme
un coquelicot dans l'eau. Ah ! cette plate
atlreuse ! e'est ainsi que le Prophete ava.t
lendu le disque de la lune !
Ai y — One je sois ta victtme, o mon his,
lumi'ere de mesycux! Le temps vientdeme
porter son coup de grace. Ce qui me fait
souffrir, e'est de vous abandonner, vous
142
THEATRE PERSAN
si jeunes encore, autrement j'aurais en-
dure l'agonie du martyre sans me plaindre.
Pourquoi m'affligerai-je de ce qu'une bles-
sure des saints me couronne le front ! Vous
tous,qui m'aimez selon Dieu, ne reculez pas
d'effroi a la vue de mes traits dengure's sous
cette nappe de sang, mais contemplez-les
avec joie et avec l'extase du fiance' qui, pour
la premiere fois,souleve le voile qui couvre
le visage de sa bien-aime'e. Fidele a la foi
jure'e au Dieu d'amour, je tombe martyr
sur le chemin qui conduit a Lui, etla, de-
vant son tribunal, mon visage rougira de
bonheur et d'aise ! Portez-moi dans ma
maison, car je dois vous quitter, et le peu
d'instants qui me restent encore, je veux les
consacrer a mes pauvres enfants.
Hussein. — Pere infortune, ami de Dieu,
viens dans nos bras, et que nous soyons tes
victimes !
Zeineb [a la parte de la maison). — Vous
voila enfin, Hassan et Hussein, lumieres
des yeux de votre sceur, faites-moi voir Aly,
je vous en conjure de par l'amour de Dieu,
le Createur des deux mondes. Laissez-moi
contempler les traits de mon pere.
Hussein. — Viens, malheureuse, mais
jette un voile noir sur ta tete : tu n'as plus
de pere, toi ! Dore'navant tu resteras dans ta
maison, comme un oiseau reste avec ses
L E M A R TYRE D A L Y
i 4 3
ailes brisees sur son nid. Viens, en-
sevelis-toi dans les plis d'un voile noir, car
le fils de l'oncle du Prophete va tomber
martyr de la perversite des homines.
Zeineb. — Ah! les cendres du penitent
recouvrent ma tete ! Ah ! mon ame,prends ton
essor, envole-toi de mon corps brise par la
douleur. Ciel ! regarde,vois ce que ta haine a
fait de Zeineb ! Tu m'as rendue orphcline,tu
as epuise tes foudres injustes sur nous. Coup
sur coup, elles tombent sans relache. Aus-
sitot apres m'avoir ravi ma mere, tu reviens
pour m'arracher mon pere bien-aime !
Hassan. — Plus d'espoir! Illustre Zeineb
mets en lambeaux tes vetements. Va dire a
toute la famille d'accounr ici. Souffrons en-
semble. Nous ne sommes plus qu'une poi-
gnee de malheureux orphelins.
Les domestiques de la maison. — O noble
cypres du jardin de la religion! Toi, rose
printaniere du bosquet de l'honneur et de
la dignite, ouvre tes yeux et regarde-nous
un instant, daigne nous consoler! Nomme-
nous le scele'rat qui t'a reduit a l'etat ou tu te
trouves. Quelle est cette main impie qui
nous a accables de tant de misere ?
Aly. — O mes fideles serviteurs! II m'est
penible de vous laisser seuls et sans protec-
tion. Calmez-vous. Ne me regrettez plus.
Vos plaintes me dechirent le ccEur ; en
'44
THEATRE PERSAN
vous voyant moins tristcs, jc souffrirais
moins. II me taut mi peu de repos.
Zeineb. — Que je sois ta victime, 6 leplus
beau cypres des forets de l'Arabie ! Laissc
mourir Zeineb avant que ton iime pure
ait abandonnii ce noble corps. Qu'as-tu
done fait au scJlerat qui t'a noye dans ton
sang ?
Aly. — Tu n'auras que trop de temps
pour pleurer ton pcre, Zeineb. La longue
annee de tcsangoisses n'cstqu'aux premiers
jours de son printemps. La-haut on a re-
dige les fastes des malheurs inoui's de ma
famille. Ce qui vicnt de m'arrivcr n'en est
qu'unc preface ; aujourd'hui vous entrez
dans l'exode de vos desastres. L'oeuvre de
1'iniquite humainc commence par mon
assassinat. Lafleurque je viensd'enscmencer
sur le sol des souff'rances, ct qui a leve sous
mes vcux, fructifiera pour mes enfants
dans les deserts de Koufa ! Au milieu de cet
antre d'iniquite qu'on appelle lc mondc, il
ne restcra debout un seul etre vivant, et,
hormis la presence eternelle de Dieu, tous
disparaitront dans 1'abTme du neant.
Zeineb. — Mes chers freres, que je sois
yotre victime, 6 lumieres de mes yeux.
Donnez-vous la peine d'aller cherchernotre
medecin Neaman. Dites-lui que le mal de
notre pcre s'aggra^e. Vous le voyez vous-
L E M ARTVRE D A L Y
'-P
memes ; la colonne de la vraie foi s'incline
de plus en plus et menace ruine. Dites-lui
qu'il vienne panscr la blessure d'Aly; il
est habile et peut-etre re'ussira-t-il a la cica-
triser! De'peche-toi, mon frere.
( II n'y a pas de coulisses sur la scene.
Ne'aman y reste assis ; or, Hussein n'a qu'a
s'approcher de lui pour dire ce qui suit : )
Hussein. — Comment te portes-tu, Ne'a-
man ? tu ne sais pas combien nous sommes
malheureux. La colonne de la vraie religion
plonge dans le sang et notre maison, prive'e
de son soutien, menace ruine. Notre horos-
cope ne'faste a attire sur nous le deuil et la
ruine; c'est aft'reux!
Neaman. — Sois bienvenu, jcunc imam !
Orgucil des eieux et de la terre, astre de
spheres sublimes, que veux-tu ordonner a
ton serviteur devoue'. Qu'est-ce done qui
vous afflige?
Hussein. — Ce matin, au moment oil
notre pere faisait ses prieres, prosterne sur
les dalles de la mosquce, l'infame Ibn Mel-
djem le frappa d'un coup de poignard, dcr-
riere la tate. Le martyr est plonge dans les
Hots de sang. Nous l'avons releve des
marches de l'autel oil il gisait comme un
bouquet de roses ile'tries. De'peche-toi, 6
ami du Prophete, viens voir si tu peux sau-
ver le lion de Dieu, 1'e'poux de la Vierge.
i 4 6
THEATRE PER SAN
Neaman (entrant dans la maison d'Aly).^ —
Noble iamille de l'envoye de Dieu, bien-
heureux elus du harem du Prophete,
salut a vous, Auguste pepiniere du jardin
de l'islam, Metric par le souffle mortifere de
l'ouragan de l'automne, je vous salue!
Zeineb. — Tu es le bienvenu, serviteur
fidele a la loi de 1'enToye de Dieu; ami du
maitre de la couronne et du drapeau du Pro-
phete, tu es le bienvenu Lei! Approche-toi.
Oui, l'ouragan du trepas a detruit la mois-
son de la vraie foi. II a deracine le rosier
du malheur et en a repandu les debris sur
nos tctes orphelines.
Neaman [a Zeineb). — Quelle desolation 1
les cheveux en desordre; les vctements en
lambeaux; partout des cris de de'tresse, Aly
pale et souffrant sur le chevet de douleur ;
ct une aureole sanglante assombrit l'eclat
de toutes les beautes de son harem.
Zeineb. — O Neaman, si de l'eau puisee a
la source de ta profonde omniscience pou-
vait encore ranimer nos fleursfanees! Viens
panser la tete de l'auguste martyr ; vois,
n'est-ce pas que tu pourras encore fermer
cette blessure? Tu la gueriras, Neaman,
n'est-ce pas ? Rends-nous notre pere, que
le tres-haut Allah t'inspire! Cependant^ je
crains, qu'a Dieu ne plaise, le ciel n'ait
LE MARTVRE D ALY
'47
consomme son ceuvre d'iniquite. Malheu-
reux orphelins que nous sommes!
Neaman {parlant au blesse). — Salut, emir.
les anges et les hommes te sont redevables
de leur existence, Kybla de l'univers, ton
esclave obse'quieux, Neaman, apporte ici le
tribut de son ame et le depose humblement
it tes pieds. Quel est le nouvel attentat dont
ce peuple criminel se serait rendu coupable
envers ta personne sacree ?
Aly. — Tu es bienvenu, ami, j'ai eu tou-
jours lieu de me louer de la fide'lite de ton
devouement. Approche-toi et examine bien
ma blessure, c'est le poignard d'lbn-Mel-
djem qui m'a meurtri ainsi ce matin.
Neaman. — Helas! les bras du geant qui
a lui seul soutenait l'edifice de la religion
du Prophete de Dieu sont brises! L'e'poux
de la Vierge a ve'cu, helas ! II n'y a pas de
baume qui puisse gue'rir la blessure d'Aly.
Le fcr qui l'a faite a etc trempd dans du
renin mortifere. C'est une de ces plaies in-
curables qui dejouent tous les efforts des
chirurgiens les plus habiles. La science de
ton devoue Neaman n'y peut rien.
Zeineb. — Voici de l'or et des presents.
Accepte-les Neaman, nous te supplions tous
Zeineb, Hassan, Hussein, freres et sceurs,
nous embrassons tes genoux. Essaye de
guerir notre pere ! Rends-nous-le sain et
148
THEATRE I'ERSAN
sauf ! De par l'amour du Prophete ! Sauve
les jours de la gloire de 1'humanite, nous
n'avons que toi, notre ami de'voue'.
Neaman. — Que je sois votre victime !
Demandez-moi ma vie, et si elle peut vous
etre utile, prenez-la, mais ne m'imposez
pas une tache qui est au-dessus demescapa-
cite's. Le venin dont a ete imbibe'e la lame
du poignard a deja passe dans le sang du
blesscCvoyez vous-memes, le poison a deja
ronge les levres de la plaie. On ne peut
plus ni les coudre ni les cicatriser. Dieu seul
sait les gue'rir; l'homme n'y peut plus rien.
Adieu !
Hassan. — Reste ici, ne fen va pas, Nea-
man, ne permets pas que les mains du des-
tin cruel brisent impune'ment la pierre an-
gulaire de notre religion. Viens pinser la
'blessure d'Aly. Pais cela pour l'amour du
Prophete. Je'te retribuerai de ta peine, en
intercedant pour toi devant le tribunal du
jugement dernier.
Neaman. Je vous jure par l'essence de
Dieu et par les manes du Prophete,_ qu'il
n'est pas dans mon pouvoir de gue'rir la
blessure du prince. Vivez pour la continua-
tion de son ceuvre. Maintenant vous n'avez
qu'a preparer tout ce qu'il faut pour ses
funerailles.
Hussein. — Encore un coup d'ceil. Viens
L E MARTVRE D A I, Y
140
examiner la blessure. Ne nous ote pas la
derniere espe'rance que tu pourrais guerir
notre pere. Viens, Ne'aman. Orphelins, sans
appui, vilipende's, maltraite's, allant frapper
a la porte des ennemis, demandant l'au-
mone, nous te prions, aie pitie de nous !
Neaman. — Si j'avais cent ames dans
mon corps, je n'hesiterais pas un moment
a te les sacrifier toutes, prince Hussein.
Je les donnerais Yolontiers pour line de ces
roses que je vois fleurir sur tes joues, 6
imam du siecle. La blessure mortelle resiste
aux remedes. O imam du siecle! je ne puis
rien, rien qu'aller m'ensevelir dans les
cendres du penitent et pleurer la mort du
meilleur des maitres. Vous aussi, prenez vos
habits de deuil, maitres et domestiques.
Dans deux heures d'ici,Aly sera au chateau
de l'e'ternite.d/ sort.)
Aly. — Ne l'importunez pas en vain, 6
mes amis, mes fideles compagnons, et vous
tous qui arrosez mon souvenir de vos larmes
sinceres. Ne'aman a parle en homme loyal
et veridique. Ma mort me reunira au Pro-
phete. II m'attend deja la-haut. C'est lui
qui connait lc remede a ma blessure. Le
medecin de tous les maux de ce monde
est Mohammed. Aussitot que je serai arrive
pres de lui, ma plaie se refermera d'elle-
meme.
i5o
THEATRE PERSAN
Hassan. — Que je tombe ta victime, 6
mon pere bien-aime, puisque tu pars pour
les pays lointains, comment pourrai-je
avoir de tes nouvelles? Que repondre a mes
freres et sceurs s'ils m'en demandent? Le
deuil de notre pauvre mere n'est pas encore
fini. Tous les soirs nous ne parlons entre
nous que d'elle.
Aly. — Mon Hassan, pauvre orphehn, ll
faut obeir aux decrets imprescriptibles du
Destin ! Ce qui vient de m'arriver fut ecnt
la-haut, lors du premier jour de la creation
du monde.
Hussein. — Cavalier royal, heros des
victoires de Bedr et de Honein, consentiras-
tu a ce que Hussein devienne orphelm? Tu
m'as porte sur ton cceur, voudras-tu m'aban-
donner dans le monde sans protection, dans
la gueule de la tyrannie de nos ennemis f
Souffriras-tu que je ne me trouve pas a tes
cotes lorsque tu iras rejoindre le Prophetej'
Auras- tu le cceur de jouir tout seul, la ou
ton Hussein n'aura aucune part a ton bon-
heur eternel ?
A.ly. — Dans les siecles a venir toi, imam
Hussein, tu serviras de refuge a tous ceux
qui souffrent. Tous les ans, ils te payeront
le tribut de leurs regrets. Je n'aurais jamais
souhaite de mourir avant toi. Dans les de-
serts de Kerbela, le trepas t'attend. Plonges
I
.$'>'
HI
LE MART YRE DALY
l5l
au fond d'une mare de sang, tes membres
palpiteront, convulsionnes par l'agonie. Ton
front prendra la couleur de cette mare,
comme est le mien aujourd'hui. L'isolement
de tes orphelins sera encore plus complet
que celui des miens. lis souffriront sans
parents, ni amis, ni protecteur, ni soulage-
ment quelconque.
Abbas. — O monmaitre! Toi qui conduis
le monde cree sur le chemin trace par
Dieu, toi qui, d'une main ferme savais tenir
en vigueur la loi de Mohammed; nous vi-
rions heureux sous l'egide de ta poitrine de
lion! Homme saint et heroique, tu nous
sauvegardais et contre lesrigueursdu ciel, et
contre la tyrannie des hommes. Mais lorsque
tu ne serasplus, dis-moi, que deviendrai-je,
oil aller, qu'esperer ici-bas?
A.ly. — Tes paroles respircnt la tris-
tesse, mon enfant, elles m'afflgent. Be'nie
est lafemme qui t'a donne le jour; ne crams
pas pour ton avenir, il sera le plus glorieux.
Tu tomberas martyr a cote de ton frere, et
au jour du dernier jugement, ton front bril-
kra de la candeur des elus de Dieu.
Abbas. — Et quand done viendra ce jour
oil je succomberai a cote de mon frere?
Aly. Oui, tu mourras a cote de l'imam
Hussein, ton frere. Rappelle-toi alors ce
que je viens de te dire. Quand tu verras
U*J-
132
THEATRE P F. R S A N
Hussein, cette rose blanche du jardin des
fleurs du Prophete, entre les mains des
ennemis, quand tu le verras seul au milieu
du desert de Kerbela, sans armee ni de'fense,
triste et altere de soif ; quand tu verras ses
freres et compagnons d'armes joncher le
champ de bataille ; dis-lui de ne point se
livrer au de'sespoir, viens aupres de lui,
baise respectueusement la terre et salue-le
de ma part, dis-lui : « Le pere nous a pre'dit
« tout cela, ne t'afHige pas, lui et sa mere
« nous attendent la-haut. » Apres l'avoir
console de la sorte, demande-lui la permis-
sion d'aller combattre et meurs en brave.
Hanife (i). — ■ O chef unique sur la terre,
accorde-moi l'honneur de pouvoir deposer
a tes pieds Fame de Hanife, comme une
offrande expiatoire! Puisqu'au de'part pour
ton voyage, tu combles de faveurs tes amis,
ne m'oublie pas non plus, prince illustre.
A qui dois-je obe'ir dore'navant? Designe-
moi mon chef futur et recommande-moi a
ses bonte's, car moi aussi je resterai seul au
monde sans appui ni protection.
Aly. — Hanife, mon fidele serviteur, toi
le plus haut cypres du jardin de TArabie,
issu d'une race noble etvaleureuse, sache et
(i) Mohammed Hanife, chef des Arabes, qui apres Aly
succeda au Khalifat.
j&-'2^ : £
LE M A R T Y R E D A L Y
rappelle-toi que, dans cette caverne d'ini-
quite, il ne restera pas debout un seul etre
vivant, excepte' Dieu, immortel, imperissable
dans son essence. Ne t'afflige pas, lumiere
de mes deux yeux, je te recommanderai a
mon fils, a l'imam Hussein.
Zeineb. — Que je meure a ta place, 6
toi feouquet de fleurs qui exhalent l'odeur
de saintete. Apres le Prophete de Dieu,
c'est toi qui sais calmer tous les cceurs
souffrants. Tu ne penses deja qua respirer
le parfum des roses du paradis, mais tes en-
fants, tes pauvres filles, aux soins de qui les
recommanderas-tu ?
Aly. — Chere Zeineb, fille adore'e de ton
pcre, au ciel des afrlige's, tu es l'astre de
deuil ! Le fer chaud de l'angoisse n'a pas
encore stigmatise ton cceur. Tu ignores,
pauvrc fille, ce que c'est qu'etre seule au
monde; ce que c'est qu'un torrent de lar-
mes, ce que c'est que se voiler la ligure
avec sa chevelure en desordre, et se de-
chirer le front avec les ongles du desespoir.
Helas ! tu ne le sauras que trop ! C'est avec
cet heritage que je te legue la tutelle de mes
enfants. De'pouillee de tout ce que tu che-
rissais le mieux, etourdie par la violence des
desastres que l'injustice humaine te prepare
a ton tour, tu oublieras vite ce qui vient de
m'arriver.
q.
i
■ ^
.5 4
THEATRE PERSAN
Kulsoum. — Mais tu as done oublie
ta pauvre Kulsoum, pere cheri? elle est
bien affligee, elle souffre beaucoup. A qui
me laisseras-tu ici ? Si parfois il me vient
l'envie de t'embrasser, de te voir, oil te
trouverai-je? qui me donnera tout cela, dis?
Qui me consolera de ton absence?" Ne me
laisse pas seule ici. Confie-moi a quelqu'un
aussi Son que toi.
Aly. — Si tu ne veux pas te se'parer de
moi par cfainte d'etre abandonne'e, ne
t'afflige pas, mon enfant, Dieu ne meurt
jamais, et la bonte d'Allah vaut mieux que
celle d'un pere. Aie confiance en son aide,
il te remplaccra ton frere et ta mere, dont
tu faisais la joie et le bonheur.
Gamber. — Grand Dieu, que d'etranges
clameurs frappent mon oreille! lis viennent
du cote du harem de mon maitre. Des la-
mentations, des voix plaintives, des cris de
de'tresse et de deuil ; quel vacarme! on dirait
les chants funebres d'une troupe de pleu-
reuses. Mon cceur s'en e'meut, j'ai de tristes
pressentiments. A Dieu ne plaise qu'un
malheur arrive dans la famille du Prophete,
comme si nous n'avions pas de'ja assez de sa
mort et de celle de sa fille, encore si fraiches
dans notre souvenir!
(5' (irritant a la parte du harem.) — Je
vous salue, gens de la maison du lion de
LE MARTY RE D ALY
[55
Dieu ! Gamber est votre serviteur devoue.
Quelle est la cause de toutes ces clameurs?
Pourquoi tous ces yeux en larmes que je
vois ici, expliquez-moi ce que veulent dire
vos soupirs et vos lamentations qui retentis-
sent au loin.
Hassan. — Bonjour, serviteur fidele,
notre excellent vieil ami. Salut a toi, tu es
bienvenu. II faut que je t'avertisse que tu
ne peux pas aller voir Aly : le lion de Dieu
est souffrant et alite, le ciel nous a couverts
des cendres du penitent. Aly, frappe a la tete
par un traitre, a perdu connaissance, et ll
lui faut du repos et s'abstenir de parler.
Gamber. — Mon maitre souffre et je ne
pourrais pas le voir ! Au nom du Createur,
je vous en supplie, ne me le de'fendez pas,
amis, Gamber mourrait d'impatience.
Hassan. — Le roi vainqueur de Kheiber
est evanoui, le lion de la foret de Dieu, est
couche sur un lit de sang.
Gamber. — Pauvre Gamber, ensevelis-toi
sous les decombres du monde. Aly, fils de
l'oncle du Prophete est tombe martyr, ah!
(A Zeineb). — Fille de l'ami de Dieu, je
te supplie, va saluer l'imam de la part de
Gamber. Dis-lui que son vieux serviteur
attend a la porte, prie-le de me permettre
d'entrer. Qu'il m'accorde le bonheur de
pouvoir lui offrir mes services; je n'ai au
p
1 56
THEATRE P E R S A N
monde que mon maitre, c'est peut-etre pour
la derniere fois de ma vie qu'il me sera
donne' de contempler sa beaute.
Zeineb. — Je te salue, fidele serviteur de
mon pere. On nous l'a assassine', helas! II
n'y a personne pour panser sa blessure, per-
sonnel Tu n'as plus de maitre, Camber!
Moi, plus de pere, 6 misere, 6 pitie! Le
maitre de Duldul (i), g,t la, etendu sur son
litde mort; ah! le maudit Ibn-Meldjem !
(Zeineb s'adressant a son pere.) — Prince! Distri-
butee des eaux du paradis et des feux de
l'enfer, Gamber triste et desole attend der-
riere la porte, avec les yeux pleins de larmes
de sang, avec le cosur pleindu desir de pou-
voir te contempler, de respirer l'air que
tu respires. II demande la permission d'en-
trer, voudras-tu bien la lui accorder? Qu'or-
donnes-tu, qu'il vienne ou qu'il s'en aille ?
Aly. — Laisse-le venir ici, Gamber est
mon serviteur fidele et de'voue, un homme
qui jouissait de toute ma confiance.
^ Zeineb. — Entre, Gamber, mon pere
t'attend avec impatience, regarde-le et en-
sevelis ta tete sous la poussiere des deux
mondes! Sa blessure saigne horriblement
et l'heure de son de'part approche, dit-on.
^ Gamber. — Salut, maitre que je venere a
l'egal des anges du septieme ciel. Lieutenant
(l) Le nom donni par Alva son cheval favori.
L E M A R T Y R E D A L Y
<- s 7
du Prophete, je suis Gamber, le plus insi-
gnifiant du nombre desserviteursde tacour.
Je ne suis pas digne de baiser la terre que
tes pieds augustes ont foulee. Dis-moi, 6
vainqueur de Kheiber, 6 imam du siecle ;
daigne expliquer a ton esclave devoue quel
traitre t'a re'duit a l'e'tat oil je te vois? Tu
es trempe dans les flots de ton sang.
Aly. — Ne t'afflige pas, ami vertueux,
mon brave Gamber. Lc fer du maudit Ibn
Meldjem m'a fendu le crane, et rien ne peut
arreter le sang qui en de'coule. Mais il ne
taut pas t'en attrister, mon ami, telle est la
volonte de Dieu. II l'a voulu, or, je me suis
oft'ert volontiers au sacrifice qu'il m'a de-
mande. Des le premier jour de la cre'ation
du monde, le Destin a ecrit dans son livre :
« Aly,ayant le crane fendu, entrera dans le
chateau du neant. » Les decrets de Dieu
sont irre'vocables.
Gamber. — Que ne m'etait-il pas donne
de mourir avec toi, 6 le meilleur des
hommes, emir du monde ! Le serviteur ne
vit que pour son souverain. Le souverain
n'etant plus, la vie du serviteur devient
illicite. Partout oil se rendent le roi et son
vizir, le serviteur doit les devancer pour leur
preparer des tapis moelleux et des rideaux
de soie et de brocart. Tant que tu existais,
l'existence de ton serviteur avait un but et
i
Jt
i58
THEATRE PERSAN
une utilite', mais a present, ouvre-toi, tom-
beau, et ensevelis le malheureux Gamber !
Aly. — Du calme, de la patience, mon
pauvre Gamber. Ne te livre pas a ces pen-
se'es de de'sespoir. Aprcs moi, tu serviras
Hassan et Hussein, pour me'riter la recom-
pense du salut e'ternel aupres du Maitre de
nous tous. Ne t'afflige pas, ami, mes deux
fils assureront ton bien-ctre sur la terre et
la-haut.
Gamber. — Corps du Prophete, astre du
septieme ciel, ame de la maison de Dieu,
rose du parterre de fleurs de la religion et
ami d'Allah, ah! qu'ils etaient beaux ces
jours, oil, monte sur Duldul, tu eblouissais
les yeux de nos ennemis, par le soleil des
victoires qui rayonnait sur l'or de ton etrier.
Je te suivais partout, fier de la grandeur de
mon maitre, et, Gamber, petit atome, se bai-
gnait dans les fiots de lumiere de ta gloire.
Dorenavant comment pourrais-je voir le
Zulfekar (i), 6 mon roi, avec quels yeux
contemplerai-je Duldul? Parle, parle, 6
mon maitre, dis. A la vue de ton glaive et
de ton cheval, comme moiorphelins de leur
maitre, que fera Gamber sinon se dechirer
la barbe et les vetements?
Aly. — Duldul ne sera pas oublie' non
(1) LittiTalement « possesseur des veines », c'est-4-
dire : damasquinii et de bonne trempe, le sabre d'Aly.
LE MARTYRE D ALY
i5g
plus que toi, mon vieil ami. Pardonne-moi
toutes les peines que tu as endurees pendant
de longues annees. Approchez-vous, Hassan
et Hussein ! je vous confie Gamber, il m'a
servi avec devouement et loyaute, il a eu
toute ma confiance! Ayez-en soin, mes en-
fants, et, par vos bontes, faites-lui oublier
que je ne vis plus.
Gamber. — Faites-moi immoler en victi-
me expiatoire, pere illustre de Hassan et de
Hussein. Tu as he'rite de l'haleine miracu-
leuse du Prophete ; comme lui, tu es distri-
buteur des faveurs celestes! J'ai un souhait,
une priere a t'adresser, mon prince. Avant
que de quitter cette terre d'angoisses, j'au-
rais desire te voir encore une fois a cheval
surton Duldul. Monte-le,6 mon souverain,
et laisse-moi marcher pres de ton etrier,
laisse-moi recueillir la poussiere des sabots
du noble coursier, et j'en frotterai mesyeux,
c'est d'un collyre de grand prix.
Aly. — II ne m'est plus permis de monter
le Duldul. La mort a deja selle son Duldul
pour moi. Je le monterai tout a l'heure pour
chevaucher a travers d'autres champs. Va,
mon brave ecuyer Gamber, jetteun linceul
noir sur mon cheval favori, dis-lui qu'il n'a
plus de maitre, que l'iniquite de 1'infortune
l'en a prive.
Gamber. — Helas, ah ! repandez des cen-
j Go
THEATRE PERSAN
drcs sur ma tete ! Aly, fils de l'oncle du Pro-
phete, est tombe' martyr ! (II sort et rodent te-
nant le cheval favor i par la bride.) — Viens, Duldul
que je te revete d'une housse noire. Les
me'cre'ants, les infames barbares ont marty-
rise notre maitre. Tu es triste, tu sens, ami
Duldul, que ton cavalier, ton prince expire
dans les nots de son noble sang : ne t'en
defends pas, laisse-moite caparaconner pour
le deuil, et que mes gemissements ne
t'eft'rayentpoint. Laisse-moi couvrir ma tete
de la poussiere que tu Joules et puis mourir
a tes pieds, puisque je ne pouvais pas mou-
rir pour ton maitre! Aly t'aimait beaucoup,
laisse-moi deposer ma bouche sur ces
e'triers, sur cette selle. C'est que je suis si
malheureux, si pauvre, qu'un souvenir de
ce que tu appartenais a Aly fait toute ma
joie, toute ma richesse!
Hussein. — Mais mon pere vit encore, ne
couvre pas Duldul de cette housse noire, je
ne puis pasle supporter, Gamber, en voyant
ce deuil anticipc, la maison de ma patience
s'ecroule en ruines. Que ferai-je ? malheureux
que je suis. Mais helas, tu as raison ; Gam-
ber, oui, Aly, le lion de Dieu, est tombe
martyr. Ah ! ensevelissez-moi sous les cen-
dres!
Gamber. — O souverain de deux mondes,
be'nis ton esclave Gamber, et ne l'oublie
I
■
u
535
LE MARTYRE DALY
161
pas au jour du dernier- jagement. Compte-
moi toujours au milieu des serviteurs de ta
cour, et sois content de moi. Ne te rappelle
point les fautes dont j'ai pu me rendre
coupable.
Aly.— Net'afflige pas, Gamber, tes ver-
tus et ton devouement resteront a jamais
presents en mon souvenir. Dieu est satisfait
de toi et Aly te saura toujours gre dece que
tu as souft'ert pour lui. Au jourde resurrec-
tion tu en trouveras la preuve dans l'accom-
plissement de tous les desirs et de tous les
vceux de ton cceur.
Gamber {en s'en allant). — Me voici seul,
tout seul dans le monde, depuis que les
traitres ont martyrise Aly! — O amis, com-
ment ne pas aimer Duldul, ce noble cour-
sier? Lui et moi nous n'avons plus de
maitre, plus de protecteur sur la terre ! Le
maitre de Duldul, cc prince des vrais
croyants, notre maitre adore, le lion de
Dieu, n'est plus. lis Font assassine lache-
ment; 1'avocat des hommes devant le tribu-
nal du dernier jugement est tombe martyr!
Belal. — Laissez-moi entrer, je me
nomme Belal, et je suis moezzine de la
mosque'e royale, je vcux parler a Aly qui. est
mon pontife et mon souverain, je viens ici
pour des affaires de religion. [En entrant.) —
Salut. ami de Dieu. je suis Belal ton moez-
IP
w
162
THEATRE PERSAN
zin, 6 imam, notre guide dans la voie du sa-
lut! L'heure du second namaz approche,
les fideles se sont re'unis a la mosquee, et
s'enquierent avec beaucoup d'anxie'te de tes
nouvelles, le peuple debout, les dignitaires
assis, y attendent impatiemment ton arri-
ve'e, prince ; viens a la mosque'e et preside
au namaz. Qu'ils prient derriere toi. Qu'ils
te voient un seul moment, apres quoi tu
pourras revenir a la maison et prendre du
repos.
Aly. — Tu es bien-venu, Be'lal, que Dieu
soit satisfait de toi et que tes bons services
trouvent aupres de Lui la recompense que
tu me'rites! Je n'ai plus de forces, mon bon
Belal, pour aller a la sainte mosque'e. Tu le
diras a tous nos fideles, aux chyites. Salue-
les bien de ma part, et communique-leur
ces quelques paroles de leur maitre mou-
rant : « Voici ce que dit le roi des mondes :
apres moi, a ma place, mes amis reconnai-
tront mon fils aine', Hassan, pour leur imam ;
il est mon he'ritier et le chef spirituel et
temporel de la nation de Dieu. »
Belal. — He'las! la mosquee et l'autel
ne .prospe'reront plus, le pontife, le lieute-
nant du Prophetetombeetles entraTnedans
sa chute ! Ciel pervers, c'est la marche tor-
tueuse de tes astres malencontreux qui
I. E MARTYRE D A L Y
163
vient d'assombrir l'eclat de la religion de
Mohammed le tres-puissant. (II sort.)
A LY . _ O Hussein, lumiere des yeux du
prophete ! Viens encore, laisse mes regards
se rassasier de ta beaute, pour la derniere
fois. Helas ! je ne verrai plus les boucles
ondoyantes de cette chevelure qui sentent
l'ambre, repandues sur ce cou blanc qui,
helas le destin le veut, saignera sous le poi-
gnard des assassins. Je me trouble a l'ap-
proche du moment supreme qui va nous
separer pour longtemps. Mon Dieu, j'ignore
qui remplacerapour vous votre pere au mi-
lieu de l'isolement et de l'abandon! Ah ! mes
orphelins.
Zeineb. — En effet, qui est-ce qui ai-
mera Hussein comme il doit etre aime.
Aly. — Son amour passera dans le coeur
de tout un peuple. Oui, ceux qui auront
pleure en souvenir des souffrances de Hus-
sein, je les adopte pour mes enfants a moi.
Hussein est la lumiere de mon ceil. Lui et
eux, ils seront mes deux yeux! Quiconque
aura porte'le deuil en son honneur peut etre
sur de ma reconnaissance ; quiconque aura
donne son ame pour Hussein, la retrouvera
aupres de la mienne.
Zeineb. — Tu n'as pas dit, mon pere, ce
que je dois faire avec tous ces orphelins;
moi pauvre femme sans amis, sans protec-
I
u, 4
THEATRE P E R S A N
hi
tion, sans parents! Comment les defendrai-
je contre la malveillance de nos ennemis
qui sont si nombreux!
Aly. — Le lendemain de ma mort,
tu couvriras ta tete de cendres de penitent'.
Hassan sera martyrise apres moi. Hus-
sein et le reste de la famille. te suivront,
chcre Zeineb. lis t'accompagneront a Ker-
be'la, nom de mauvais pre'sage, champ jon-
che de eadavres! Tu y verras le meurtre
d'Ekber. Tu y pleureras sur le cadavre de
Kassem.
Zeineb. — Ainsi done, la persecution,
l'humiliation, l'angoisse, coup sur coup,
voici le lot de Zeineb, ah! le destin presume
trap de mes. forces, qui m'abandonnent
deja, ma pauvre ame est sur mes levres;elle
va suivre la tienne ! —Comment endurer le
joug des Koutiens, comment fairc face aux
ignominies dont ces tyrans vont nous acca-
bler ?
Aly — Hassan, lumiere des yeux de
ton pere ! Toi martyr, empoisonne par un
traitre, adieu ! Voici deja 1'heure oil je dois
rejoindre le Prophete. Je te legue mon heri-
tage, 6 Hassan ; tusuccederas a ton pere dans
lepouvoirtemporeletspirituel. Conduisdans
la voie de la vraie religion ceux qui s'en
ecartent. Apres moi, tu devras presider aux
prieresdu peuple et lui expliquer la loi.
, E MARTY RE D A L Y
I CO
Puise tes enseignements dans le Goran et
dans les traditions. Tu y trouveras maints
moyens de dinger mes fideles vers leur but
unique, vers la verite, c'est-a-dire vers
Dieu.
Maintenant, adieu, 6 vous tous les mem-
bres de la tribu du Prophete, maitre des
demons et des homines! Aprcs l'aceomplis-
sement de mon martyre, aimez Hussein
comme vous m'avez aime'.
Hassan — Pourquoi chasses-tu ton ame
loin des remparts de la ville de ton corps i
Pourquoi enleves-tu loin de la terre ce
coeur genereux? Tu nous paries comme le
ferait un agonisant. O source de larmes,
ddborde et emporte-nous tous comme les
flotsde l'Oxus dans sa cruel
Aly —Viens, Hassan, que je te voie en-
core une fois. J'en emporterai le souvenir
dans ma tombe. Pardonne-moi si je tai ja-
mais offense ou afflige,fils cheri, pardonne-
moi tout, car l'heure du depart s approche.
Adieu, mes pauvres amis, laissez-moi seul
pour un moment. Retirez-vous tous, exccptc
Hussein, il doit rester pres de moi. Mes
hemes sont comptees. Retirez-vous, lu-
tniere de mes yeux. t _
m prieA— Grand Dieu, par le mente du
sang de Hussein, par l'eclatdela blancheur
des dents de Seid, maitre des demons et des
1 66
THEATRE PERSAN
hommes ! pardonne a tous ceux qui m'ont
offense! fais rayer du livre noir leurs pe-
ches; fais jouir tous les hommes des bien-
feits de ta mise'ricorde, grace, grace pour
tous, 6 Allah! Tous ceux qui, dans ce
monde, auront pleure les malheurs de
mon Hussein, puissent-ils obtenir la re-
mission de tous leurs pe'che's presents et a
venir, pardonne-leur! — A present je m'en
vais, enleve par 1'e'lan de mon de'sir de re-
joindre l'envoye de Dieu, et je proclame :
«Je confuse qu'il n'y a pas de Dieu autre qu' Al-
lah! » (II expire.)
Hussein. — Viens, mon frere, nous som-
mes orphelins! Viens, viens ! le ciel injuste
s'ecroule sur nos tetes. Viens, ma soeur,
notre pere a qui tie ce monde de peines et
de souffrances. [On apporte un cercueil.)
Hassan.— O mon pere, puisse Hassan
tomber victime sur ton corps inanime ! Dans
la mosquee, sur l'autel et dans la chaire tu
as laisse un vide affreux. II n'y a personne
pour remplacer le roi des victoires! Souve-
rain sans pareil, flambeau de la mosquee et
de la ville de Medine, ou es-tu ?
Zeineb. — Jette un regard de compassion
sur les souft'rances de tes filles, Zeineb et
Kulsoun ! Contemple l'isolement ou tu nous
a laisses! (Hanife arrive.)
Hanife s'ofi're en sacrifice a ton corps que
I
.*.
BH
LE MARTYRE D ALY
I6 7
la plus pure des ames n'habite plus, Hamfe
est pret a mourir pour expier le crime du
scele'rat dont le fer trempe dans le vemn a
brise cette tete sacree. Ton trepas est une
injustice, tu n'aurais du jamais mourir, prince
vertueux, la foudre des cieux devrait nous
ecraser tous, peuple de pecheurs que nous
sommes.
Zeineb. — M'entends-tu, me vois-tu,mon
pere? je suis tafille Zeineb, la plus malheu-
reuse des filles de la terre, je n'ai plus ni la
resignation, ni le calme, que tu m'as tant
recommandes. J'irai d'une porte a l'autre
mendier mon pain quotidien. Car tous mes
freres m'a"bandonneront aussi. Le poison de
l'injustice tuera Hassan. On enverra Hus-
sein a Kerbela. L'un et l'autre tomberont
assassines, martyrises! Et moi, je resterai
seule, toute seule 1
Abbas. — Me void Abbas, nouvelle vic-
time, laisse-la egorger en l'honneur de ton
corps, ta depouille mortelle. Ahl par le merite
de cette plaie be'ante dans le crane du saint
martyr, par les douleurs que le poignard
envenime t'a fait endurer, le ciel a ete in-
juste envers toi. Ses foudres mieux dirigees
devraient tomber sur nos tetes coupables ! _
Gamber, — O musulmans, heureux qui
peut pleurer, Gamber n'a plus de larmes !
II n'a plus de maitre; aidez-moi de vos re-
iGS
THEATRE PERSAS
grets. Pleurez le souverain de la religion.
Le roi, cavalier de Duldul, tomba lache-
ment assassine. Le prince de Zulfekar est
tue. Son absence fera mourir Camber mi-
se'rablement, puisqu'il ne lui a pas e'te don-
ne la gloire de pouvoir mourir pour Aly,
mon Emir, mon Pontife, mon avocat au
jour du dernier jugement,ils l'ont assassine !
Hassan. — Aie pitie de ma douleur, 6
mon pere. Tu es muet, les paroles de cette
bouche eloquente n'iront plus retentir du
haut de la chaire orpheline comme nous.
Qui est-ce qui ira s'y asseoir et parler apres
toi?
Hussein. — C'en est fait de notre joie
Hussein et Hassan ne feront que ge'mir jus-
qu'au jour de resurrection. Dessoupirs, dcs
regrets, des yeux toujours mouille's, voila
tout ce qui nous reste dore'navant. O pro-
phete de Dieu, viens voir ce que nous som-
mes devenus ! {Suivent les chants funebres.)
Une ombre voilee montee sur UN CHA-
meau. — [Apparaissant tout a coup.) Je vous
salue, mortels frappe's d'affliction, je viens
a votre appel et je me de'voue pour vous
servir. Lequel d'entre ces jeunes orphelins
estl'imam Hassan, est-ce toi, ou bien toi?
Lequel d'entre vous deux illumine par sa
presence les festins des fils de poussiere ? -
Hassan. — C'est moi, aujourd'hui orphe-
1^
LE MARTY RE DALY
109
lin d'Aly, et jadis la joie de son coeur, je
suis l'imam Hassan, tel est mon nom,etma
mission est celle d'assurer le bonheur des
enfants de la terre. Si je ne suis pas heureux
moi-meme c'est quele maudit Ibn-Meldjem
m'a rendu orphelin, apres avoir fait tomber
mon pere comme une fleur oubliee sur les
gradins de l'autel.
L'OiMbre voilee. (S'adressant a Hussein.) —
Toi done, tu dois etre Hussein, fils d'Aly et
la lumiere de ses yeux, toi qui charmais le
cceur du Prophete de Dieu, ton grand-
pere, qui t'a confe're l'e'pithete: sLeplus illus-
ive d'entre les rois.n Recois l'hommage de mon
amour et de mon de'vouement.
Hussein — Tu as devine juste, jeune
Arabe. En effet, je suis Hussein lils d'Aly,
la lumiere des yeux du mondc. Je fai-
saislajoie del'ame de ma mere Fathema,
et j'habitais dans les recoins du coeur de
mon grand-pere, le Prophete de Dieu. Si
je suis triste, c'est que mon pere vient de
mourir et que mon grand-pere m'avait pre-
dit que moi aussi je serais matyrise'. Aussi
de son vivant m'appelait-il le plus souvent :
Hussein le martyr.
L'ombre voilee. — O deux cypres du
jardin de la religion, expliquez-moi a pre-
sent quel est ce de'funt que vous portez sur
vos bras avec tant de veneration. Je vois
i
THEATRE PERSAN
tous les anges venir entourer son cercueil,
et la tristesse s'est emparee des cccurs de
tous les habitants de la terre et du ciel.
Ne serait-ce pas Aly, le meilleur, le plus
innocent d'entre les hommes ?
Hussein. — Tu as devine, jeune homme,
ce sont les restes mortels du Ills de la
poussiere. Son amour sans pareil fut si
ardent qu'il illuminait le soleil et la lune.
Tant qu'il vivait, la terre e'tait en paix avec
le ciel, car il les soutenait l'une et l'autre.
Mais les scele'rats l'ont martyrise au pied
de l'autel.
L'ombre voilee. — Vous deux, 6 Has-
san, 6 Hussein, deux amours du coeur du
Souverain du present et de l'avenir, joies
de l'ame de la fille du Prophete, lameilleure
des femmes ! II taut que j'emporte d'ici le
corps du venerable chef des he'ritiers, pere
des heritiers du prophete. Agissez selon la
derniere volonte ; de votre noble pere et que
chacun de vous s'eloigne d'ici. Enfants, don-
nez-moi le cercueil avec le corps de votre
pere. Retournez tranquillement a la maison,
vous avez accompli votre devoir. Quant a
moi, je dois le porter au cimetiere et 1'in-
humer dans sa tombe. Adieu, famille liplo-
ree !
Hassan. — Qui etes-vous done, jeune
homme, qui donnez toutes ces preuves de
■
■H
LE MAR TYKE D ALY
I 7 I
bonte et ilc compassion pour les malheu-
reux orphelins et qui partagez notre affic-
tion? Je vous supplie au nom de Dieu,sou-
levez ce voile, ami, et laissez-nousvoirvotre
visage beni. II doit etre beau comme Fame
qui vous a inspire vos paroles. En le con-
templant nous trouverons du soulagement
dans notre douleur....
L'ombre voi lee, se dkouvrc et on recommit
oily (1).
Tous. — O miracle, mourons de bon-
heur, toi pere de Hassan, de Hussein ! tu
apparais enplein jour, 6 gloire de 1'univers,
tandis que ton cercueil est encore sur nos
epaules etque nos yeux te pleurent. Est-ce
un reve ? mais non, c'est bien Aly monte
sur un chameau. C'est bien lui !
Aly. — Hassan et Hussein, deux cypres
du jardin du Souverain des demons et des
hommes, 6 lumieres de mesyeux en larmes,
oui, je suis votre pere Aly, ami de Dieu, je
suis la main droite de Dieu. Je prends a
temoin tous ceux qui habitent depuis les
hauteurs de la lune jusqu'aux confins de
l'Oce'an que c'est ainsi que je viendrai au-
(1) Cette resurrection est probablement imitec de celle
de Notre-Seigneur. Les Persans, surtout les Alides et les
Alioullahis croient que leur dernier imamMehdi viendra
sur la terre accompagne d'Aly pour inaugurerle jour du
iugement dernier.
PI
■
1 72
THEATRE P K R S A N
pres du cercueil de chaque vrai croyant qui
honore la me'moire des injustices faites a la
famille de notre Prophete. Visible et invi-
sible je veillerai sur ses orphelins. En ma
qualite de chef des vrais croyants, je ne
pouvais pas me cacher ni etre te'moin ina-
percu de vos regrets sinceres. 6 mes fide-
les. Aussi, ai-je revetu les formes humaines.
Par l'ordre de Dieu, le tres-pur, je dois
moi-meme enterrer raon cercueil.
Hassan. — Pere, accepte le sacrifice de
nos ames. Nous les offrons a la lune de ton
visage. Nous les offrons a tes paroles d'amour
qui moment vers le ciel comme une vapeur
diaphane, be'nissez-nous, pere !
Ai.y. — Tu es afiiige, Hassan, mais le
merite de mes bonnes ceuvres veille sur
vous. II vous soutiendra dans vos e'preu-
ves douloureuses. Hussein, ton coeur de-
borde de sang, mais mon esprit reverse
sur ta tete couronne'e une ondee rafraT-
chissante, console-toi ! Votre niort sera des
plus cruelles. Helas ! mon Hassan, tu seras
empoisonne', martyr de l'iniquite et de l'in-
justice de ceux que j'ai comble's de faveurs.
Quant a toi, Hussein, par l'ordre de Ye'zid,
dans le desert de Kerbela, tu trouveras ta
couronne de martyr sur la pointe du glaive
des meurtriers.
Hussein. — Pourquoi ne me prendrais-tu
L E MARTYRE D ALY
. 7 3
pas a present avec toi, pere ? Car, vrai
comme Dieu,je tejure que Hussein 11 e sau-
rait vivre se'pare de toi. Prends-moi, je n'ai
aucune envie de vivre, humilie et vilipende
par ton peuplelApres toi, l'existence de
Hussein, abandonne'e entre les mains de tes
ennemis, ne sera plus qu'une agonie
cruelle.
Aly. — Ton existence, fils cheri, est inse'-
parable de la mienne, Hussein. Elle com-
plete et fortifie la mienne. Les angoisses de
soifque tu vas endurer seront terribles,
6 Hussein ! Ne pleure pas, tes larmes trou-
blent la sere'nite de mon ame. Ton martyre
glorieux sous le i'er des traitres de Kerbela,
n'est qu'un sacrifice que tu fais de ton ame
pour assurer le salut eternel de nos fideles
chyites. A present, du courage mon enfant,
tu'doispartir pourl'endroit que le Prophete
t'a designe dans son testament. [Aly et tons
les autirs personnages, excepte Hussein, sorlent.)
Un vieillard aveugle entre. — Ciel, jus-
qu'a q uand t'acharneras-tu ame tourmenter ;
que j'ai-je fait, etre frivole, jusqu'a quand
tes rigueurs injustes ? Contente-toi de m'a-
voir ote levue. Le mal etant fait, tache du
moins de l'adoucir, de m'en offrir quelques
compensations. Prote'ge-moi, console-moi.
Mais non, apres rn'avoir aveugle, tu me
jcttes au fond d'un coin obscur oil je traine
10.
'74
THEATRE PERSAN
■
une existence mise'rable. Ah ! qui me cou-
vrira contre la persecution du sort, au se-
cours, au secours !
Hussein. — Etranger, tu parais avoir
souffert beaucoup, tu es triste et aveugle, et
tu n'as personne pour te servir de conduc-
teur. Viens, mon brave, car nous aussidans
cettevillenoussommes e'trangers, orphelins,
accables de malheurs et a la merci de nos
cruels perse'cuteurs de Koufa. Quies-tu,ami,
quelle est la cause de tes soufl'rances ?
Quelle main impitoyable t'a pre'sente ce
calice d'amertume que tu parais avoir vide
jusqu'au fond ?
Le Vieillard aveugle. — Je suis e'tranger,
une maladie cruelle me tient sur ce pan de
muraille ruine'e. L'illusion est mon four-
nisseur de provisions, elle me nourrit avec
des fruits et de 1'eau de mirage du desert. II
y a troisansque jevivote ici, perclu despieds
et des bras et aveugle des deux yeux ; je serais
mort depuis longtemps sans la bonte pro-
videntielle d'un jeune homme qui se don*
nait la peine de me traiter dans ma maladie
et de me prodiguer les soins les plus affec-
tueux. II y a trois jours que j'ignore ce
qu'est devenu mon medecin. II ne fait plus
reposer ma tete sur ses genoux. II ne vient
plus lui-meme et ne me donne pas de ses
nouvelles. Sans un empechement se'rieux il
LE MARTYRE D ALY
i 7 5
n'oublierait sans doute pas son pauvre ma-
lade, carj'aimaintespreuves dudevouement
de cet ami fidele.
Hussein. — Pourrais-tu me donner quel-
que signalement de ce jeune bomme, ou
pour mieux dire de cette fleur dont les par-
fums embaument ton ame.
Le Vieillard aveugle. — Je n'avais pas
d'yeux pour voir la beaute de cette lune,
maisjetela signalerai volontiers telle que
je l'ai sentie. Toutes les fois qu'il venait me
visiter dans mon antre d'angoisses, une
odeur suave emplissait ces decombres, et je
sentais mes moustaches de chat parfumees
commeun parterre de violettes d'Eden. C'e-
taitsans doute quelque prince fort religieux,
car il priait toujours et il aimait surtout a
reciter ce verset du Coran. « Certes, je ne
suis qu'un pauvre et j'aime a m'asseoir a
cote du pauvre . »
Hussein. — Pleurons ensemble. Chante
si ton coeur sait chanter, car te voici dans
le jardin des roses d'Aly. C'est le moment
des confidences intimes, ne crains nen et
confie dans une poitrine amie tous les
chagrins de ton ame endolorie, l'ami saura
te trouver un remede,peut-etre.
Le Vieillard aveugle, en s'adressant au
tombeau. — Je te salue, astre protecteur de
tous ccux qui souff'rent. Je te salue, hole
THEATRE PERSAN
ge'nereux et humain du chateau d'angois-
ses. Pourquoi ne viens tu plus au chevet de
tesmalades? tu ne veux plus accourir e'couter
le chant du rossignol de ton rosier. Tu ne
de'sires plus t'enque'rir de ce que je souffre
sur mon lit de malheur. Tu ne demandes
plus si j'ai un ami, si j'ai un abri. O ze'phir
de l'Arabie-Heureuse,depuis que tune viens
plus souffler dans mon jardin, je n'y vais
pas non plus. Qu'en ferai-je ? II fut un
temps oil, jour etnuit, tu te souvenais de
tes malades. Aussi n'ai-je pas cesse d'es-
perer ; oui, tu arriveras, brise adore'e, poser
ta bouche sur mon front brulant, tu vien-
dras m'enlacer dans tes ailes !
Grand Dieu,.par le me'rite du Prophete,
par le merite de l'e'chanson de Koucer,
maitre de la chaire, par le prix de ces deux
perles du tre'sor d'Aly, accepte l'oftrande de
mon ame que je viens de'poser sur le tom-
beau d'Alv.
MYSTERE V.
(3o" DU repertoire)
UN MONASTERE DE ilOIKES EUROPEENS
PERSONNAGES
I
La tete de l'iman
Hussein.
L'iman Zeinulabe-
dine.
Filsde Hussein (en-
fant).
Zeineb, sa sceur.
Sekina, sa niece (en-
fant).
Fathema, veuve du
prince Kassem.
Kulsoum, soeur de
Hussein.
Ibn Sead, chef de
l'arme'e de Ye'zid.
Chemr, officier a-
rabe, sous les or-
dres d'Ibn Sead.
Le prieur du mo-
NASTERE.
Un moine.
Un KASSVDE(0UC0Ur-
rier).
Hatef (ou crieur
public).
Hadidja, femme de
Mohammed.
Fatheme, sa fille.
Abraham.
Jesus-Christ.
Moise.
Mohammed.
Aly.
Hassan.
Eve.
Agar.
Rachel.
La fille de Jetro.
La sainte vierge Ma-
rie.
Merede Moise.
Adam .
UN MONASTERE
DE MOINES EUROPEENS
MYSTERE.
IXXX e DU REPERTOIRE.)
(Le theatre repre'sente un desert aride au
plus fort de la chaleur de l'e'te. L'armee de
Yezid, apres avoir remporte une victoire
sur les troupes de l'imam Hussein, conduit
les pnsonniers a la ville de Damas. Tout
le monde est monte sur des chevaux ou sur
des chameaux ; pendant que la cavalcade
defile tout autour de la scene, les acteurs
s'entretiennent et chantent sans s'arreter ni
descendre de leurs montures.)
L'Imam Zeinulabedine (chante). — Dieu! je
me vois ici e'tranger, prive d'aide et d'assis-
tance. Vrais croyants ! me voila prisonnier
entre les mains des sce'le'rats, sans consola-
teur, sans amis, captif de l'armee d'un
peuple maudit. On a tranche la tete de
iSo
THEATRE l'ERSAN
Hussein devant mes yeux, j'ai vu son cada-
vre dans une mare de sang. Plaignez mon
sort, prisonnier de Koufiens comme je suis,
en butte aux injures infames de ces cruels
mecreants !
Zeineb (chante). — Vrais croyants ! A-t-on
jamais vu quelqu'un plus malheureux que
moi ? Je suis Zeineb, de l'injustice de ces
me'chants j 'endure des peines et des tortures
sans nombre. De mes propres yeux j'ai vu
Hussein massacre', noye' dans son sang ! Je
suis prisonniere de ces tyrans qui me con-
duisent a Damas et m'insultent. He'las!
Sekina (chante). — Amis ! on a tue' mon
pere, Je suis accable'e d'outrages. Me voila,
amis, Sekina, fille du roi des martyrs, j 'ai
les yeux noye's de pleurs. Mon frere Aly
Ekber a succombe ; il roulait dans une
fangefaitede son sang. Je devins captive des
Koufiens. Ah ! Seigneur, ecrasee sous le
poids de cent opprobres et de mille souf-
frances, je crie : Dieu aie pitie' de moi !
Fathema (chante). — Musulmans ! mes
fiancailles se sont converties en obseques.
Ma maison nuptiale est devenue une maison
de deuil ; mon fiance Kassem est tombe'
martyr sous le fer des Koufiens, apres avoir
subides tortures afFreuses.Ah! mon Kassem !
A-t-on jamais vu une fiancee veuve comme
moi, amis? Du milieu du chemin qui me
UN MONASTERS DB MOINES EUROPEENS
181
conduisait a l'union avec l'objet de mes de-
sirs, me voila enlevee et jetee sous les roues
de la fortune impitoyable ? A-t-on jamais vu
une fiancee aussi malheureuse, amis r
Kulsoum [chante). — ■ Musulmans ! je
gemis, privee de tout aide, sevrc'e de tout
ce que je ehe'rissais le plus, he'las! mille
douleurs ! je suis Kulsoum, brisee par
l'infortune. La cruaute de mes ennemis me
laisse seule etsouffrante. Le destin me livra
a la merci des e'trangers ; il me fit subir mille
revers affreux. La lumiere de mes yeux,
mon pauvre Hussein, tomba martyr sur les
plaines arides de Kerbe'la.
Imam ZEiNui.ABEDiNE(c/;a«fc). — Musulmans!
moi! infortune Zeinulabedine, je souffre jour
et nuit des persecutions de ces scclerats ini-
ques. lis ont tranche la tete a mon pere et
a mon frere en ma presence ; ils ont coupe
les deux bras.de mon oncle Abbas. Separe
de toi, mon pere, je me sens fame tristc et
de'couragee ; vois-tu de la-haut comme
je suis abandonnc et sans secours, 6 mon
pere, mon excellent pere !
Zeineb [chante). — Moi, Zeineb, qui ai vu
tous les amis de mon Hussein tues dans la
plaine de Kerbe'la, j'eus aussi la douleur
de voir s'etcindre, dans son propre sang, la
lumiere de mes yeux. Oui, amis, aquelques
pas de moi, Hussein fut martyrise par la
THEATRE PER SAN
cruaute d'un ennemi traitre ; il saignait de
tout son corps. O mon frere, exterminateur
des preux chevaliers, oil es-tu ? Pourquoi
t'es-tu separe de moi, 6 mon frere !
Ibn-Sead. — Mes soldats, mes devoues
d'ame et de coeur, e'coutez attentivement
tout ce que je vous ordonnerai. Notre etape
d'aujourd'hui est encore loin, camarades.
Mon corps brule sous l'ardeur extreme du
soleil. II est prudentde descendre ici de nos
montures, de boire de l'eau fraiche et de
nous reposer un peu ; faites dresser vos
tentes, nous bivouaquerons ici tranquille-
ment toute la nuit.
Chemr. — Aux ordres que tu nous donnes
nous voila soumis obsequieusement. Tu es
notre emir, et nous attendons ton bon
plaisir, en vrais serviteurs. Halte-la, soldats 1
descendez dans cette plaine. Profitez des mo-
ments de repos qu'on vous accorde. Dressez
vos tentes et vos baraques. Vite a l'oeuvre,
et ensuite allez faire votre sieste. Quant a
ces prisonniers, point de pitie, qu'ils restent
sans aucun abri, expose's au soleil ; que leurs
vociferations et leurs dole'anees atteignent
jusqu'au septieme ciel.
Zeinulabedine (a Zeineb). — Que je sois ta
victime, 6 ma pauvre et triste tante ! une
fievre brulante me consume. Regarde-moi,
comme mon corps emacie et fie'vreux n'a plus
Hfl
UN MONASTERE DE MOINES EUROPEENS 1 83
de force pour retenir son ame prete a
prendre l'essor. Dis-moi, comment y avi-
serai-je, ma pauvre tante ? Je suis brule' a
mort par les feux de la fievre, par la soifl
Zeineb. — Que je te serve de rancon,
mon malheureux Zeinulabedine. Ne pleure
pas, quoique tu sois sans amis et sans res-
sources. Que pourrai-je faire pour toi? De
la patience, mon ami, et tions-nous a Dieu :
il ne nous reste que lui qui puisse reme-
dier a tant de maux ; prie, cela te soula-
gera.
Sekina. — Que je sois sacrifice pour toi,
ma tante au visage d'ange. N'y aurait-il pas
quelques gouttes d'eau dans ce desert ?
Faites-nous-en chercher, pour 1'amour de
Dieu, car j'etouffe de chaleur etde soif.
Zeineb. — Viens, repose-toi surma poi-
trine, mon enfant. Ton oncle t'aime bien
tendrement, et si le' fleuve Euphrate en
faisait autant, il viendrait ici lui-rheme pour
te faire le sacrifice de son ame limpide. Aie
patience, ma fille. Essuie tes larmes, je ne
peux les voir couler. He'las ! je n'ai pas
d'autre eau ii vous offrir que l'eau de mes
yeux; moi aussi j'ai soif!
Sekina. — Dieu ! que je souffre ! aie
done pitie de mon corps torture'. Les tirail-
lements de la soif brisent mes entrailles.
J'aimerais mieux voir toute la terre s'e-
■*
H
B^l
184
THEATRE PEUSAN
crouler sur moi. Ma tante, toute mon ame
pour une seule goutte d'eau ! je brule, je
brule, au secours ! je me meurs ! mais qui
done etancherait ma soif, il ne me reste
ici-bas personne autre que toi, ma tante.
Zeineb. — Viens, Se'kina, assieds-ttu a
mes cote's. Pour un moment, repose ta tete
sur mes genoux. Ne pleure pas, lumiere de
mes yeux. Tu me dechires le cceur. Prends
patience, ne pense plus al'eau. Tiens, bois-
en de mes yeux. Une petite heure de calme
te soulagera. Treve a ces soupirs.
Sekina. — Puisque tu n'as pas d'eau,
tante cherie, dis, que dois-je faire, pauvre
orpheline que je suis? Quand mon pere allait
se rendre a la place de son martyre, il t'ap-
pela aupres de lui. Te rappelles-tu avec com-
bien de larmes et de prieres il me recom-
mandait a tes soins? Pere che'ri ! II est parti,
et, a present qu'il n'existe plus, je n'ai que
toi. Viens, je chancelle ; soutiens-moi avec
tes mains, ma tante ; en proie aux ardeurs
de la soif, je brule comme un roti au feu.
Mais e'est une fournaise ardente que ce
desert! Oui, comme des viandes sur le char-
bon, je me consume !
Zeineb. — Ces paroles sont bien tristes,
6 lumiere de mes yeux ! la souffrance xe les
arrache, et chacune d'elles va retentir jus-
que dans la moelle de mes os, mais com-
I
HI
UN MON
ASTERE DE MOINES EUROPEENS 1 85
ment te soulager, ma petite Sekina ? Calme-
toi, peut-etre Dieu daignera-t-il nous delivrer
de cette e'preuve cruelle.
Sekina. — Eusse'-je mille existences, mille
ames a moi seule, je les aurais oft'ertes vo-
lontiers pour te plaire. Comment trouver de
l'eau dans ces plaines sablonneuses? Ah ! mon
pauvre corps que la soufl'rance consume !
Mon ame meme s'evapore dans cette atmos-
phere embrasee par les rayons igne's du
soleil. O ma tante au visage d'ange, aide-
moi,les feux du soleil font brialer mes os !
Zeineb. — Eh bien, reste ici, ma malheu-
reuse enfant, j'irai trouver ce maudit Ibn-
Sead; je condescendrai jusqu'a lui adresser
une demande. Dieu ne nous abandonnera
pas, ilnous donnera de l'ombreetde l'eau.
(Zeineb mtre sous la tente d'lbn-Sead, et lui dil) :
— Ecoute-moi, Scad, homme sans foi ! res-
pecte, du moins pour un instant, les droits
sacres du prophete Mohammed; nous som-
mes ses descendants, nous appartenons a la
tribude Hachem, tu le sais, a la tres-noble
famille de Mohammed l'Arabe. Tu n'es done
pas Arabe, toi ; car oil sont tes sentiments
d'honneur et de loyaute ? Oil sont tes
vertus dArabe, quelle preuve nous en as-tu
donnee ? Ecoute, a l'heure qu'il est, tu peu\
nous etre utile ; profites-en. et use de bien-
veillance a notre egard.
■
186
THEATRE PERSAN
Ibn-Sead (ironiquement) . — Que me de-
mandes-tu done, noble Zeineb ? Qu'est-ce
qui me procure l'honneur de la visite d'une
princesse ! fais-moi savoir le service qu'il me
serait possible de te rendre ; dis-moi ce dont
tu as besoin.
Zeineb. — Ce que je veux, homme per-
vers, e'est que tu aies pitie de nous. Sans
ombre, sans eau, exposes aux ardeurs du
soleil, nous souffrons de la soif. Vois ces
femmes echevelees, ces enfants en haillons !
Sekina se meurt, ecorche'e par les feux de la
canicule. La griffe de, la douleur tiraille
tous les membres de la pauvre enfant ;
l'exposer plus longtemps au grand jour,
serait aggraver sa position ; laisse-toi flechir.
Par respect pour la me'moire du Prophete
des deux mondes, de mon grand-pere, fais
dresser a notre usage au moins quelques
lambeaux d'une vieille tente.
Ibn-Sead. — Sceur de l'imam rebelle,
apprends, de science certaine, que tu ne
verras autre chose que de l'ignominie et de
l'inimitie de ma part. Oui, grillez au soleil,
recevez-en les ardeurs sur vos tetes nues,
hurlez et pleurez tout a votre aise !
Zeineb. — Maudit mecreaht, je ne te
demande rien pour moi-meme, seulement
aie quelque compassion pour les orphelins
de Hussein. Nous sommes femmes, et nous
■
HL
rf«>,V-
UN MONASTERE DE MOINES EUROPEENS I 87
n'avons pas de quoi nous voiler devant les
regards ehontes de ta soldatesque de Koufa,
qui ne veut pas nous laisser un coin retire
de son campement. Aurais-tu la lachete de
souffrir que les yeux d'un e'tranger vissent
ma chevelure en desordre ?
Ibn-Sead. — Je ne te cache pas, fille de
l'illustre Fathema, que c'est de dessein pre-
medite que nous faisons etaler vos teres de-
voile'es a qui veut bien les voir. Oui, nous
vous avons revetues de ces haillons, en
butte a la risee de la soldatesque. C'est le
droit dont un vainqueuruse envers son en-
nemi vaincu. Ne t'en e'tonne pas, esclave de
douleur ; tu n'es guere qu'a la premiere
e'preuve, Zeineb; le pire viendra, et force
humiliations avec, n'en doute pas !
Zeineb. — Dieu, refuse-lui toute grace
dans les deux mondes. En face du cadavre
de Hussein, frappe ce tyran de honte et
d'ignominie. Ecoute, sbire maudit, tu ne
peux pas nous refuser de la terre : du moins
assigne-nous un endroit solitaire dans quel-
que coin de cet affreux de'sert ; laisse-nous
settles. La, peut-etre, un souffle de vent,
plus humain que toi, viendra nous preter
sa fraicheur hospitaliere.
Ibn-Sead. — Zeineb, treve de paroles,
femme au cceurbrise ; autrement, je teferai
tuer ici, a l'instant. Va t'asseoir au soleil
H
m
188
THEATRE PERSAN
bmlant, et abreuve ton ame d'amertume.
Silence ! malheureuse. Ote-toi de mes yeux !
Zeineb (en se retirant). — Dieu, viens an
secours de la niece de ton envoye ; exauce
la priere que t'adressent mes levres fletries
par la soif. C'est la soeur de Hussein qui
t'invoque. Que ferai-je avec ces orphelins
de'laisses ? exauce les malheureux innocents,
qui crient du milieu de ce de'sert, places
entre l'opprobre de l'esclavage, d'un cote,
et les angoisses de la soif, de l'autre. Dieu,
tu sais que je suis un oiseau aux ailes bri-
sees ; exauce-moi !
Kacid (qui vient d'arriver) (1). — ■ Ma reve-
rence a toi, Ibn-Sead, ne sous unbon astre.
Ecoute mon re'cit respectueux, 6 maitre !
Sache qu'une troupe de cavaliers blancs et
noirs, s'etant reunie, dans le but de venger
le sang de l'imam Hussein, est en embus-
cade, pour tomber, cette nuit, a l'impro-
viste, sur ton camp. « Apres avoir puni,
disent-ils, l'armee de Yezid, nous leur re-
prendrons lestetes des martyrs de la famille
immaculee du Prophete. » lis attendent la
chute du jour caches aux environs. Ne te
laisse point surprendre, chef glorieux !
Ibn-Sead. — Hoik! Chemr, c'est a toi que
je parle, vaurien. Mille blasphemes sur toi,
(i) Kacid, messager a pied et Sapar.jieik, courrier,
messager a cheval ou a<los de cliameau..
I
MONASTERS DE MOINES EUROPEENS l8o
vil dogue, quelle ruse nouvelle as-tu done
trainee ? Est-ce a ton instigation que
nombre d'amis et de sectateurs d'Aly, s'etant
reunis, nous ont cerne's de tous cotes, afin
de nous attaquer ici, cette nuit meme ? Us
veulent nous reprendre tous nos prison-
niers,nous arracher toutes ces tetes, illumi-
nes d'aureoles de martyrs. Dis, quel
expedient trouverais-tu dans ton astuce,
pour nous tirer sains et saufs de ce guet-
apens ?
Chemr. — Ne t'en soucie point, noble
Ibn-Sead. Sur le revers de cette montagne
se trouve un couvent de moines chretiens.
Bannis la tristesse de ton coeur. Nous
nous y rendrons tout a l'heure pour y eta-
blir nos bivouacs ; nous passerons la nuit
dans l'enceinte de la citadelle du couvent,
et,al'approche du matin, nous serons libres
de poursuivre notre marche.
Ibn-Sead. — Soit ! amis, mettez-vous en
route vers le monastere, oil nous resterons
tranquilles cette nuit. (<Aux prisonniers.)Voxis
aussi, habitants du chateau des doleances,
trainez-y vos miseres, on vous escortera
incontinent.
Zeinulabedine. — Koufiens ehonte's !
Jusques a quand nous molesterez-vous ?
Pensez au jour du dernier jugement, infa-
ntes. Ah! par Dieu, pour l'amour du Pro-
190
TH EATRE PE RSAN
phete, diminuez vos cruaute's. Malheur!
malheur ! (On arrive devant le monastere.)
Chemr. — Habitants du monastere Chre-
tien! Vousqui obeissez tousalaloi deJe'sus,
pourriez-vous nous admettre dans vos murs
pour une seule nuit ? Nous y entrerons en
vrais amis.
Le Prieur du monastere. — Qui es-tu, et
d'ou viens-tu avec cette armee ? explique-
nous tes intentions secretes. Qu'as-tu a
faire au milieu des moines, chef des guer-
riers ? Si tu as affaire a un des notres, dis-
nous son nom.
Chemr. — Cette arme'e, que tu vois com-
posee de blancs et de negres, marche sous
les drapeaux du khalife Ye'zid. Un Arabe
ayant eu la fantaisie de devenir khalife,
notre souverain nous chargea de lui faire
savoir ce qu'il en pensait. II m'envoya avec
toute son arme'e, et le tranchant de mon
poignard de'cida du reste. Sache que le faux
pre'tendant mordit la poussiere, il y a quel-
ques jours, grace a ma bravoure. Sa tete,
nous la portons a Damas, comme cadeau
au khalife. Tous les membres de sa fa-
mille tomberent entre nos mains, les voila
charge's de chaines. Nous retournons,
triomphants et joyeux, a Damas. Surpris
par la nuit, dans votre oasis, nous recla-
mons l'hospitalite d'une seule nuit sous le
UN MONASTERE DE MOINES EUROPEENS ipl
toit de votre monastere. N'en refusez pas
Tabri a nos soldats fatigues d'une longue
marche.
Le Prieur. — Notre monastere n'est pas
assez spacieux pour recevoir toute cette
armee. Neanmoins, elle pourrait etablir ses
bivouacs en dehors de l'enceinte du couvent,
mais, ecoutez-moi, vous pourriez nous Con-
ner vos prisonniers, nous en prendrons soin.
Remettez-nous aussi ces tetes resplendis-
santes d'aureoles ; rien qu'a les voir, je me
sens le cceur pris d'affection pour elles.
Chemr. — Soit ! Prends done ces tetes,
brave moine. Ce.sont les tetes des rebelles
de la famille du prophete Mohammed.
Garde bien ces cranes usurpateurs ; mais,
surtout aie soin de la tete du soi-disant chef
de la religion. [II sort.)
Le Prieur [otant d'une lance la tete de I'imam
Hussein). — Dieu.I cette belle tete me fait
l'effet d'une tulipe fraichement eclose ! Les
yeux du globe terrestre deviendraient
rouges de sang a force de pleurer sa mort.
Seigneur Dieu, d'ou vient cette tete pleine
de noble sang, qui est coagule, de meme
quemonpropre sang, que je sens affluer
dans mon coeur souffrant ? A quel zodiaque
appartient cette e'toile ? Dieu! De quelle
huitre est provenue cette perle royale,
Seigneur ! Tous ces captifs, qui sont-ils
.***-
IQ2
T HISATRE P E R S A N
done? Et ce jeune homme la-bas, dont les
gemissements et les larmes me font saigner
le coeur ?... qui est-ce ?
La tete ue l'imam Hussein prononce, en
arabe : « Ne croyez pas que Dieu ne fait
aucune attention aux injustices que com-
mettent lesmechants. » (Koran, xiv, 43.)
Le Prieur. — Ah ! mon Dieu, ai-je bien
entendu ? D'ou provient cette voix qui me
brule les entrailles ! La terre et le ciel re-
sonnent de son timbre me'lodieux. Elle s'est
glissee dans l'oreille de mon esprit. Serait-
ce un reve ? Mais je veille, qu'est-ce done
mon Dieu? Serait-ce l'ange Ksrafilfaisant son-
ner la trompette du jour de resurrection?...
La tkte recite : « Ceux qui se livrent a
l'iniquite verront un jour a qnel sort de-
plorable aboutira leur conduite. » (Koran,
surate xxvi, 228.)
Le Prieur. — Frcres du couvent, ac-
courez, venez ! dites-moi, avez-vous en-
tendu cette voix? dites, par l'amour de Dieu
cette me'lodie plaintive, d'oii nous vient-
elle ? Elle absorbe mon intelligence, et le
calme de mon cceur m'abandonne. On
dirait que ces gemissements viennent d'en
haut.
Un moine. — Sois persuade, digne prieur,
que ces soupirs et ces gemissements viennent
de la bouche de cette tete tranchee. Les le-
H
'r'i*
UN MONASTERE HE MOINES
EUROPEENS If)3
vres remuent en repe'tant les versets du
Pentateuque, elles nous expliquent le sens
mysterieux de l'Evangile... Mais non, quand
j'e'coute plus attentivement, chose etrange !
les mouvements de cette langue de merveil-
leuse eloquence e'pelent pieusement les ver-
sets de deux chapitres du Koran, celui de
Kehf, ainsique celui du Touhid (i).
Le Prieur. — Pour l'amour de Dieu, re-
ponds-moi, tete I a l'ame de quel homme
as-tu appartenu? Rose fane'e, dans le jardin
de qui t'a-t-on cueillie? la lumiere du salut
eternel rayonne de tes joues. Dis-moi, tete !
du festin de quel souverain es-tu le flam-
beau? Ah ! si Jesus-Christ nous eut laisse un
fils comme toi,dans ce monde ! Ame de l'u-
nivers, qui es-tu? Crane ensanglante, re-
ponds a mes questions? tu sais tout. Du
milieu du jardin de la foi, appelle, par son
nom, l'oiseau de mon esprit. Serais-tu done
Moi'se, ou le souffle miraculeux de Jesus.'
ouvre ta bouche eloquente de merveilles,
explique-moi ce prodige.
La tete. — Je suis martyr de Kerbela,
mon nom est Hussein, mon metier, extirpa-
teur des ennemis de Dieu. Mon grand-pere
est Mohammed, mon pere Aly, la meilleure
des femmes me donna naissance. Mon nom
est Hussein, ma patrie est la ville de Medine,
li) Ce sont les titres de deux surates du Koran.
104
THEATRE PERSAN
mon lieu de repos, ces sables du desert de
Kerbela. Rose nouvellementepanouie dans le
parterre de fleurs de la vraie foi, mon nom
est Hussein! Ma mere s'appelle Fathema,
fille de Mohammed; fle'tri de mille humilia-
tions, mon nom est Hussein ! Toutes ces tetes
que tu vois sont autant de lumieres de mes
yeux: ma famille. Un meme desastre nous a
tous foules sous son talon meurtrier. Mon
nom est Hussein !
Le Prieur. — Fruit de l'arbre du verger
de Fathema ! beau cypres, que les mains
maternelles de Fathema se plaisaient tant a
caresser ! Oh ! maudit soit e'ternellement
celui qui le separa de son corps. Toi qui
faisais briller de joie les yeux pleurants de
Fathema! Ecoutez-moi, moines, courez tous
et apportez ici du muse et des flacons d'eau
de rose. C'est une ceuvre me'ritoire que d'en
parfumer ces tetes, je les parfumerai toutes,
mais surtout celle de la lumiere des yeux
de Fathema. Repandez de l'ambre, des par-
fums et des fleurs, sur les tresses et sur les
tempes des tetes de la famille de Moham-
med !
Un moine. — Tiens, recois de nos mains le
muse et l'eau de rose, prieur. L'adoration de
ces tetes est unhonneurobligatoire pour nous.
Demain, aupres de Dieu, elles intercedront
en notre faveur, plonges que nous sommes,
UN MONASTERE DE MOINES EUROPEENS ig5
jusqu'au cou, dans les bourbiers de pe'cheV
Le Prieur. — Que je tombe victime de
chacune des tresses de ta chevelure, 6 Imam
Hussein, martyr du chemin de Dieu, que je
serve de rancon a ton ame torture'e de tant
d'afflictions. Grace a la lumiere qui rayonne
de ta tete, 6 elu des deux mondes, notre cel-
ule est devenue l'objetde jalousie despalais
paradisiens. Ou es-tu done Fathema? viens
peigner la tete de ton fils cheri, et creuse-
toi Fame avec des torrents de pleurs. Ou est-
elle pour laver la boue de ces tresses avec de
1'eau de ses yeux? Ou est ton illustre grand-
pere, l'envoye de Dieu ? oil est ton sire glo-
rieux, Aly, prince des mortels ?
(Entre Hatef, ou crieur public.)
j-{ ATEF . — Soyez attentifs aux scenes d'af-
flictionqui vont se de'rouler devant vos yeux.
Voici l'esprit du premier homme cree par
Dieu: il descend dans ce monastere pour
payer sa visite de condole'ance a la tete de
l'lmam Hussein. Le prophete Adam arrive
ici, les prunelles humides.
Adam. — Martyr de Kerbela, lumiere des
yeux de Mohammed, pourquoi ta tete lumi-
neuse est-elle separee de ton corps ? puisse'-je
tomber victime de ta noble tete, 6 Hussein,
victime de tes yeux pleins de larmes, 6 Hus-
sein ! Tete trancb.ee, dis-moi, ou est le corps
dont tu es si cruellement e'loignee.
1 9C
THEATRE PERSAN
Je te salue, gloire de deux mondes! Mar-
tyr tombe sur le chemin qui nous guide vers
Dieu! Imam glorieux, recoisles hommages
d'Adam, qui serait tier de pouvoir expier les
souffrances de tonameparcelles delasienne.
TC-te lumineuse, tu brilleras dore'navant sur
lc sein de felicite e'ternelle. Gloire a ton mar-
tyre, ame elue de Dieu, tu comparaitras de-
vant son trone, toute candide et eclatante de
blancheur !
Hatef. — Voici le moment de l'arrivee
d'Abraham, ami de Dieu. II vient ici avec les
yeux humides, pour faire sa visite de condo-
lences. Ilpousse des soupirs, il gemit. Cou-
rez a la rencontre de l'ami du Dieu de ve-
rite ! Honorez-le, il descend d'en-haut, et,
tout en sanglotant, vient presenter le tribut
de sa douleur au de'funt de glorieuse me-
moire.
Abraham. — Moi. ami de Dieu, j'arrive
pour voir la tetede l'lmam Hussein, la voir
avec ces memes yeux qui, a force de pleurer,
sont teints de sang.
Moi qui ai construit le sanctuaire de Ke : abe,
moi qui, le premier, ai pose cette pierre an-
gulaire ou se dirigent nuitet jour tous les re-
gards, toutes lesespe'rances des vraiscroyants.
Je te salue, orgueil de deux mondes, martyr
de l'iniquite', gisant mort sur la voie divine !
Je te salue, joie de la poitrine maternelle de
UN M
ONASTERE DE MOINES EUROPEENS K17
lameilleure des femmes! Servir de rancon a
ta tote lumineuse, mourir pour toi, tronc
ensanglante, serait un vrai bonheur pour
Abraham. Prince infortune, quel delit au-
rais-tu cornmis pour l'avoir paye de ta tete ?
Est-ce bien ta place, ce desert affreux de
Kerbela ? Scelerats infames ! de'nues de sen-
timents de honte et de gratitude envers leur
prophete, ils font assassine!
Hatef. — En arriere, moines ! faites place
a Je'sus, qui arrive pour pleurer l'illustre
rejeton de la souche des prophetes. II yeut
faire sa visite de condoleance au fils du prince
de l'univers. Le void, l'enfant de Marie qui,
du haut du septieme ciel, descend ici avec
Moi'se.
Jesus. — Je suis Jesus, esprit de Dieu,
(Roukh-ullah) les yeux gros de larmes, j'ar-
rive ici pour m'acquitter des derniers de-
voirs dus a la tete de Hussein.
Rose du jardin de fleurs d'Aly, lumiere de
sesdeuxyeux, joie dela meilleure des femmes,
je te salue ! Victime d'hommes iniques, torn-
bee sur le desert du malheur, recois mon
hommagc ! Ah ! que toutes les ceuvres me'ri-
toires par lesquelles Jesus, persecute comme
toi, a bien me'rite de Dieu, te scrvent de ran-
con, noble tete! Que je sois sacrifie a ton
front couronne d'une aureole, a ton front
immacule! Quel traitre sans foi osa commet-
ig8
THEATRE PERSAN
I
tre ce sacrilege inoui? Comment porter la
main sur cette tete d'innocent! Viens ici,
orateur de Dieu (i), approche, contemple
ces traits du chah de religion ; ce rayon qui
emanait des yeux de la mise'ricorde de deux
mondes, cette existence benie, se sont eteints !
Moi'SE. — Salut, crane plein du sang de
Hussein! que je tombe sacrifie en 1'honneur
de ces traits de'composes et me'connaissables
du roi des deux mondes ! Quel demon
d'homme a done pu se souiller d'un pareil
crime? Mille male'dictions sur l'impie qui
abattit la palme svelte de ta stature prin-
ciere, 6 Hussein !
Hatef. — Prophetes de Dieu, je vous
somme tous, tant que vous etes. Venez res-
pectueusement contempler les de'pouilles du
prince des mortels.Que chacun de vous, apres
avoir croise.sur sa poitrine les deux mains
en signe de reverence et d'humilite, arrive
ici, arinque, pour cet acte agreable a Dieu,
vous puissiez etre paye's en argent comptant
de fe'licite eternelle.
Voila que, pour visiter la tete de Hussein,
du roi des deux mondes, arrive ici son grand-
(i) Kelim Ullah, titre que les Orientaux donnent a
Moi'se. Chaque prophete,selon eux, en a un qui le carac-
teYise. Ainsi : Jdsus-Christ est Esprit de Dieu; Abraham,
ami de Dieu; Moi'se, orateur de Dieu; Mohammed.
ambassadeur, on envoye de Dieu; Isaac, victime de
Dieu, etc., etc.
UN MONASTERS DE MOINES EUROPEENS 1 99
pere, Mohammed l'Arabe, l'avocat de l'hu-
manite par devant le tribunal du jugement
dernier. II arrive honorer cette tete, le coeur
plein d'amertume.
Mohammed. — Que n'ai-je succombe a ta
place ! Ou es-tu ! Fais-moi entendre ta voix,
et que je tombe victime de la melodie de
cette voix cherie! Ou es-tu, tete lumineuse?
Mon enfant, mon ame, parle, parle, fruit de
mes entrailles !
La tete. — Prophete de Dieu, si tu
cherches Hussein, viens ici. Je te salue, sire
bienheureux de Hussein. Viens contempler
l'automne de ton printemps, ton Hussein.
Viens, prends-moi dans le creux de ta main,
pere che'ri, et vois tout ce que m'a fait ton
peuple. Examine ma tete tranche'e, laissee
au milieu d'un couventde Chretiens; comp-
tes-y un a un tous les stigmates d'injures et
d'ignominies.
Mohammed. — Martyr decapite, je te salue !
Joie du sein maternel de la meilleure des
femmes, je te salue ! Martyr du chemin de
Dieu, ton grand-pere te porte envie. II
racheterait les miseres de ton existence au
prix de la sienne. Frere du bien-aime Has-
san, je te salue ! J'ai de la peine a te recon-
naitre, mon pauvre garcon ? Dis-moi, mon
jeune arbre, qui t'a fait abattre? O le plus
beau cypres de ma pepiniere, quelle hache.
THEATRE PERSAN
quelle main d'infame bourreau t'ont coupe
et fait froisser dans la boue de sang tes
eunes rameaux ! Cette tete qui, semblable a
mon ame, eut ma poitrine pour son lieu de
repos, quel tyran l'a tranchee?
La tete. — J'ai tant a me plaindre de
mauvais proce'des de la part de ton peuple,
6 prophete de Dieu ! Tes pre'tendus amis ont
foule a leurs pieds tous les droits sacre's de
lovaute' et de gratitude. Ta nation, vois ce
qu'elle me fit a moi. Elle jeta au vent l'ar-
brisseau de mon etre, apres avoir brise nos
tetes d'un millier de miseres, d'ignominies!
Vois, je n'ai plus de mains pour enlacer ton
cou, ette demander pardon.
Mohammed. — Que je sois sacrifie pour
ton ame, mon pauvre Hussein, ainsi que
pour ta tete radieuse, mon jeune Scion
Printanier. Pourquoi tes tresses sont-elles
moites de sang? Parle, dis-moi, quel sacri-
fice il faudrait pour oublier ce que tu as
souffert. Ces tresses, dont j'aimais jadis a
sentir le parfum, comment pourrais-je con-
templer tranquillement le de'sordre et la pous-
siere qui les ternit? Seigneur, oil sont tes
freres,quel sort e'chut en partage a tes sceurs?
Raconte a ton grand-pere afflige tout ce qui
t'advint, car mes yeux, apres avoir e'puise
la source des larmes a ton de'ces, pleurent
du sang.
MONASTERS DE MOINES EUROl'EENS 201
La tete. — Ecoute-moi, grand-pcre cou-
ronne d'eternelle gloire ; jette un de tes re-
gards sur les malhcurs et les humiliations
que i'ai endurees. Les cadavres de tousmes
allies et amis jonchent le chemin de Dieu,
martyrs de la scele'ratesse d'impies refrac-
taires' Lerestantdeta noble famille sc trouve
prisonnier entre les mains de l'ermemi. Dans
sa haine, il a lie les bras a des femmes ma-
lades- du bout de sa lance, il meurtntleurs
tetes orphelines! Ma pauvre Sekina aussi est
captive, cette enfant si fidele ! La jeune Fa-
thema va, d'une porte a l'autre, mendier son
pain iournalier. Prisonniere abandonnee,
avilie, mendiante, sans pere ni mere, avec des
joues livides, toute meurtne des soufflets de
la main brutale dc Chemr, voila ou en est
re'duite ma pauvre enfant Sekina !
Hatef _ Prophetes, soyez sur vos gardes .
Je vois s'avancer ici le lion de Dieu, Techan-
son des eaux miraculeuses de Kouser, 1 lllus-
tre Aly, avec des yeux noye's de larmes, pour
honor'er les de'pouilles mortclles de son his
Hussein, il s'avance, il pleure. Les yeux hu-
mides, de deux mains frappant sa poi-
trine, le lion des braves s'approche !
Aly — Je suis Alv, mon titre est : bou-
verain de la puissance divine qui est obeie
et honoree, depuis le sommet de la plus
haute montagne du globe jusqu'aux abimes
t*£*j
THEATRE PE RS AN
de l'Oce'an que hante la baleine. Oil est ta
tete lumineuse? 6 fraicheur de mes yeux !
Fais-toi entendre, je t'en supplie, tendre ra-
meau de mon arbre ?
La tete. — Salut a toi, 6 mon pere bien-
heureux ! Viens, et que cette tete sans tronc
roule a tes pieds pour honorer ton arrive'e
ici. Quelle bonte' de ne pas oublier ton meil-
leur ami ! Cette faveur, octroyee a l'endroit
ou je me trouve, le rend e'mule des bosquets
du Paradis jaloux de ta preference. Malheu-
reux que je suis, je n'ai plus ni mes pieds,
pour courir joyeusement a ta rencontre, ni
mon ame pour en repandre les tresors sur
le chemin qui te conduit vers moi.
Aly. — Martyr de'capite, je te salue. Hus-
sein, abandonne de tout ce qui t'aimait le
mieux, je te salue ! Ame de mon pere, dans
quel etat te vois-je? Que veulent dire les
traits defigures de ta belle tete ? Pourquoi
vois-je tranche ce gosier brule par la soif ?
Depuis notre se'paration, je pleurais du sang
en pensant a toi, mon fils. Et toi, comment
te trouves-tu, apres t'ctre sevre de l'amour
des tiens ? Y aurait-il done des ennemis
parmi mes fideles habitants de Koufa, qui
oseraient porter la main sur vos personnes?
Qu'est devenu ton frere Abbas, ou est Aly
Ekber ? ou est Kassym, le fiance ? oil est notre
I
a mms
UN MONASTERS DE MOINES EUROPEENS
203
Aly Asgar ? Que serait-il arrive a tes fils
malheureux, dont je ne vois aucun ?
La tete. — Que je sois ta victime, mon
pere bien-aime, dont la vue gratifiait mon
coeur du don de la joie, et faisait briller mes
yeux ! Pour quelle raison n'es-tu pas venu
me secourir dans le de'sert de Kerbela? Com
ment n'as-tu pas daigne t'apitoyer sur nous,
au moment ou Chemr me coupait la gorge?
Cependant, la triste Zeineb t'envoyait bien
des soupirs et des plaintes. Si tu eusses voulu
nous aider, il t'eut e'te' facile de nous deli-
vrer. Pere ! mon cadavre gisait oublie sur le
sable du de'sert pendant trois jours, car tel
e'tait le delai ne'cessaire a la vengence d'lbn-
Sead, ce scelerat sans peur. Aux bords de
l'Euphrate, le glaive de l'injustice coupa les
deux bras a mon frere Abbas ; pere ! mon
Aly Ekber fut hache en morceaux; mon
Kassem avait les mains et les pieds rouges
de sang.
Aly. — Juste Dieu! aurais-tu reellement
permis a ces trattres de decapiter Hussein ?
O mon fils! Que je depose un baiser sur ton
cou gorge de sang !
Hatef. — Voila l'lmam Hassan, ce baume
salutaire pour toute ame endolorie ; le doux
chef des nations arrive ici avec mille san-
glots. Lui aussi, il veut voir la tete du Seid
des hommes et des demons.
204
THEATRE 1'ERSAN
Hassan. — Je suis Hassan, cypres de la
plantation de Mohammed l'Arabe. Moi,
dont le coeur fut ferme a clef par la main
du chagrin, ferme a Faeces de toute joie
terrestre ! Apres m'etre convaincu de l'in-
constance des choses d'ici-bas, j'ai jete dans
la gueule du sort les debris de mon cccur
brise. C'est moi dont la coupe a boire avait
e'te empoisonne'e, et j'en ai bu la lie du mal-
heur jusqu'au.fond! Je te salue, tete ensan-
glantee de Hussein ; il me serait doux de
mourir pour ce beau et noble corps qu'elle
couronnait jadis. Pourquoi l'a t-on decapite'
impitoyablement? Accorde-moi un moment
d'entretien, 6 mon frere !
La tete. — Hassan, regarde ce qu'est de-
venu ton Hussein ; contemple sa bouche
ruisselante de sang, 6 lumiere de mes yeux !
Tu tombas martyr du poison, moi martyr du
glaive. Deux freres, deux cadavres sur le
chemin du salut.
Hassan. — Ah ! plutot ensevelir ma tete
sous les cendres noires que voir la tienne
se'paree de son tronc ! Encore quelques pa-
roles, mon frere ; elles tombent une a une
de tes levres comme autant de perles et de
rubis. Dis-moi, notre Kassem que j'aimais
tant, cette fleur de mon rosier, ce cypres du
bord de mon ruisseau, oii est-il ?
La tete. — Ecoute, mon frere empoi-
I
4T«
BM
UN MONASTERS DE MOINES EUROPEENS 203
sonne, martyr au coeur brise, mes entrailles
dechirees par le venin ! Des scele'rats me-
cre'ants, apres m'avoir, tue, m'ont mis dans
cet etat deplorable que tu vois : de meme,
pour Kassem, ils ont donne un banquet dans
le desert de Kerbela, joyeux banquet ! Par
un caprice de fortune, les apprets de sa noce
furent convertis en pompes funebres et sa
couche nuptiate en corbillard de morts.
Hatef. — Retirez-vous a l'e'cart ! Car
voila la mere des mortels; Eve vient avec
des yeux humides rendre visite au petit-fils
de notre Prophete. L'illustre compagne d'A-
dam s'avance, affligee, pour voir la tete de
Hussein alte're'e de soif.
Eve. — Plaise a Dieu qu'Eve tombe vic-
time de ta tete lumineuse, Hussein ! Lumiere
des yeux, de quel delit te serais-tu rendu
coupable pour avoir ete de'eapite ? Ce cou de
cygne, lieu de repos favori des tempes du
Prophete, fut tranche' par la haine des bar-
bares. Je te salue, tete de Hussein, debor-
dante de sang, recois l'hommage de nos
larmes de sang. Quel meurtrier leva une
main sacrilege sur ce front couronne d'au-
reole ? Instruis-moi : Ou sont tes soeurs
Zeineb et Kulsoum? Pourquoi ne vois-je
pas ici tes tristes orphelins ni tes filles ? Une
seule parole de toi ferait tressaillir mon coeur
de delices!
■
206
THEATRE PERSAN
Hatef. — Faites place! La mere d'Isaac,
victime de Dieu, arrive avec les yeux hu-
mides ; noble Agar, compagne du lit d'Abra-
ham, ami de Dieu. Elle arrive pour pleurer
sur la tete de Hussein, roi des demons et des
hommes. Observez comme elle souffre, que
de soupirs et de lamentations soulevent sa
poitrine !
Agar. — Je suis Agar, en proie a la plus
profonde affliction, mes yeux saignent. Agar,
se'pare'e de toi, martyr, ne sait guere que se
livrer aux gemissements et aux lamentations.
Je te salue, lumiere d'yeux de Fathema, no-
ble tete de l'asile des mortels. J'offrirais vo-
lontiers la mienne pour te sauver. Pourquoi
done avais-tu ainsi renonce a tout espoir
de vivre plus longtemps? Le lieu d'habita-
tion des anges et des demons est devenu un
serail de deuil apres ta mort.
Hatef. — La mere de Joseph, Rachel,
arrive pour gemir sur la tete de Hussein,
Imam du siecle. Elle se meurtrit la poitrine
a coups de poing, s'arrache la chevelure et
fond en larmes. Tout cela pour honorer les
obseques du maitre des martyrs.
Rachel. — Moi, mere de Joseph, j'ap-
porte mon cceur navre de douleur a cause
de la triste fin de Hussein, prince du siecle.
Rachel serait heureuse d'avoir l'occasion de
racheter de sa propre personne les tour-
■MB
MONASTERE DE MOINES EUROPEENS 2O7
ments essuye's par ta poitrine couverte de
blessures. Je te salue, tete de Hussein, gor-
gee de sang. Mon fils Joseph est ton servi-
teur devoue. Que je tombe victime de ton
visage, pale comme la lune ? Male'diction au
meurtrier qui insulta tes restes mortels 1 O
Hussein! Puisse-je sacrifier ma propre tete
pour conserver la tienne ; oui, Tame de mon
ame pour raviver ton corps inanime ?
Hatef. — Cette femme qui s'approche
triste et gemissante est la fille de Je'tro. La
grande douleur qu'elle e'prouve fait que son
ame est semblable a un manteau de'chire en
lambeaux. La voila se frappant la tete avec
ses deux mains, et sanglotant a la vue de la
tete tranchee de Hussein.
La fille de Jetro.— Mille fois je t'aurais
sacrifie mon ame, 6 Hussein, lumiere d'yeux
du monde! Je suis fille de Jetro. Hommage
a ta tete lumineuse, 6 Imam Hussein! Tete
dont l'eclat ne saurait etre terni par ce sang
qui l'inonde. Tous les che'rubins du ciel en
souffrent de meme que moi. Je n'ai pas de
force pour contempler ta tete tranchee, et je
me serais offerte en holocauste pour un seul
regard de toi.
Hatef. — Je vois arriver tout a l'heure
la mere de Jesus; elle se de'sole, elle sou-
pire, elle sanglote et couvre de cendres de
deuil sa chevelure flottante. Plus elle ap-
■
208
THEATRE PF. RSAN
proche de la tete de Hussein, plus ses levres
sont fecondes en exclamations, ses yeux en
pleurs. Elle veut lionorer dument le trepas
du descendant d'Aly.
Marie. — Moi, Marie, frappee d'affliction,
desole'e et hors de moi-meme, je me cou-
vre de cendres de deuil a cause de toi. Ah!
plut a Dieu que Marie eut ete sacrifie'e au
lieu de cette tete cherie ; plut a Dieu que la
terre entiere eutcroule en ruines, plutot que
d'avoir servi de theatre a un crime aussi
atroce ! Pauvre Fathema, quand elle aura
appris ce qui advint a la lumiere de ses yeux,
quand elle aura vu que son Hussein a ete
massacre par une vile soldatesque, pauvre
mere ! Ses cris ameneront sur la terre le
jour du jugement dernier.
Recois mon salut, 6 lumiere des deux pru-
nelles de Fathema ! Je voudrais etre aveugle
plutot que de te trouverdans un etatpareil,
que d'appuyer mes regards sur les gloires de
cette tete tranchee. O septieme ciel, je te
jette mes cris, mes maledictions; Dieu! ar-
rache les yeux de Marie, mais epargne-lui
la vue du cadavre mutile du plus cher d'entre
les imams.
Hatef. — ■ A pre'sent arrive la mere de
Moi'se, avec cent soupirs et lamentations,
pour visiter la tete du chef des hommes et
des ge'nies.Elle arrive avec les yeux en pleurs,
B^H
UN MON
NASTERE DE MOINES EUROPEENS 20U.
avec des gestes exprimantsa douleur sincere.
File s'approche de la tete de Hussein en se
frappant la tete et le sein.
La Mere de Moisk. — Tete tombe'e sous
l'epe'e de l'ennemi, accepte mes hommages.
Dis-moi, qui t'a separee de ton beau corps?
Quel est le traitre infame qui s'est rendu cou-
pable de ce forfait? Je te salue, lumiere des
yeux des hommes et des esprits, martyr par
le crime, majestueux imam Hussein ! Etait-ce
deprix de tes vertus que ce cadavre de'capite
et abandonne aux loups du desert? Ah ! que
je serve de rancon a cette tete pure et cou-
ronnee d'aureole. Dieu fasse que ce spec-
tacle m'aveugle et que je ne voie plus dans
un semblable etatles reliques de ce bijou du
monde.
Hatef. — Hadedja, mere de Fathema,
grand-mere de 1'imam Hussein, arrive ici
pour visiter le feu prince. Elle a les yeux
charges de rose'e, le coeur fatigue de douleur.
Voyez comme, toute e'mue, elle vient faire
ses'adieux et pleurer.
Hadedja. — Je suis Hadedja, ta grand-
mere, 6 Hussein. Je me desolc et gemis apres
toi, inconsolable de n'avoir pas pu faire sa-
crifice de moi-meme pour sauver ta tete in-
nocente. Dis-moi, oil est le reste de ton corps ?
Pourquoi t'a-t-on de'capite? Scele'rats! vous
2IO
THEATRE PERSAN
'A
n'avez done pas rougi de honte, ni craint la
colere du prophete de Dieu?
Rose du jardin de ma fille, je te salue :
Alpha de la constellation du Capricorne, je
te salue ! Recois cet hommage de mon ame
affligee, tete cherie I A la vue de ce crane
ensanglante, mon coeur se rouvre et se de-
chire comme un lambeau d'etoffe.
Hatef. — En arriere, en arriere, faites
place ! L'illustre Fathema arrive, pour visiter
la tete du prince des martyrs. Moines blancs
et noirs, vous tous tant que vous etes ici,
laissez passer la mere eplore'e de Hussein le
martyr, la protectrice des mortels au jour de
re'surrection. Prophetes de Dieu, je vous
conjure au nom de Dieu, retirez-vous a une
distance respectueuse, rangez-vous en ligne
de deux cotes, honorez la perle de pudeur,
Fathema, qui descend du paradis pour venir
ici (i).
Fathema. — Victime du fer des injustes,
que je sois celle de ton courage! Rose a
peine e'panouie dans les jardins de la vraie
foi, que ta mere te soit sacrifie'e.
La- tete. — O ma triste mere, tu ne veux
pas que je souffre seul ; ma meilleure amie, .
(I) Chez les musulmans 1'nsage veut qu'aussitot qu'une
dame de distinction arrive quelque part, tous les homines
qui se trouvent sur son passage se retirent. La regarder
en face serait un acte de lese-decence impardonnable,
un attentat a la pudeur publique.
tu viens ici partager mes chagrins.Viens,vois
ce que je suis devenu.
Fathema. — Oui, je suis ta pauvre mere,
mes yeux pleurent du sang, me voila mal-
heureuse et delaisse'e partoi.
La tete. — Mereau cceur navre' d'amer-
tume ! La main du mediant Chemr t'a rendue
sans fils, mere, viens voir ce que je suis
devenu.
Fathema. — Ou done est Ekber, au man-
teau de pourpre? Oil est Kassem dans satu-
nique couleur rose ? Dis-le moi, et que ta
mere devienne ta victime.
La tete. — Mere! ton Ekber sut mourir
en vrai martyr. Kassem se roule dans son
propresang! que de calamites se sont dechai-
nees contre nous, viens, et pour un instant
vois ce que je suis devenu.
Fathema. — Je te salue, martyr de la
cruaute ! Brise sous le fer des tyrans, noye
dans ton sang ! Je te salue I Malheureuse tete,
loin de ton corps, je te salue ! Ou est ton cada-
vre? Ta mere est prete a mourir seulement
a la vue de ta tete. Ah! que je sois victime
de ces traits defigures! Pourquoi des flots de
sang m'ont-ils cache ton corps? Parle, Hus-
sein, parle, et que je sois sacrifiee en holo-
causte pour toi.
La tete. — Salut, fille du prophete des
mortels! Sois bienvenue, ma mere. Mille
j^B
J
THEATRE PERSAN
fois, Hussein, pour te plaire, sacrifierait son
ume; a present meme il l'aurait jete'e a tes
pieds pour te remercier deton arrivee ici.
Voila bien ton Hussein, que tu elevais en
lui prodiguant cent caresses et cent soins.
Voila le charme de ton coeur, la lumiere de
tes yeux. Voila ce que nous a fait cette nation
inique. Barbares, dans leur cruaute sordide,
ils m'ont tranche' la tete. O ma mere, ce que
j'ai endure, aucun etre cree ne l'avait jamais
endure'.
Fathema. — O mon astre scintillant a
travers un nuage de sang ! Malheureuse mere
que je suis, le rubis de tes joues vermeilles
s'est lave' dans de l'eau de sang. Tu es me-
connaissable, 6 lumiere de mes yeux hu-
mides! Dieu, pourquoi ne me frappes-tu pas
de cecite quand je contemple ces horreurs !
Une tete noble comme celle-la buvant son
sang, pauvre mere !
Dis-moi, mon fils, oil est ta Zeineb ? Tu
es avare de paroles, les deux battants de la
porte de sortie de tes doux propos se ferment
devant la tendresse de ta mere.
II fait nuit, les mortels reposent leurs tetes
sur des oreillers de repos, et la tienne par
terre, sans autre lit que celui des cailloux du
de'sert. Raconte a ta mere tout ce qui t'ad-
vint, narre-luitous les de'tails de ton martyre.
La tete. — Mere aimante, si je te dis
tout ce que cette tete tranche'e a souffert, tu
UN MONASTERE DE MOINES EUROPEENS 2 1 3
n'auras pas la force de m'e'couter. Au milieu
d'une detresse inoui'e, l'orage a brise nos
freles embarcations. Vois mon cadavre par
terre, ma tete sur la pointe d'une lance!
Personne autre que le glaive n'a vu m
entendu ce quisepassait en moi. Personne,
autre que la Heche n'a su penetrerau fond
de mon cceur. Un ruisseau de larmes m'a
donne a boire, et il n'y a eu que les Mea-
sures mortelles qui ont eu pitie de moi!
Excepte la soif, personne ne se souciait de
ce qui se passait en moi. Excepte le sable
mouvant, personne n'a depose mon corps sur
son sein. Aucune plante n'a pousse dans mon
jardin, sinon lepavot de regrets. L'injustice
et la cruaute e'puiserent sur moi toutes les
sources de leur rage. Les cris de mes petits
enfants: Soif! soif! s'unissaient au rale de
mon agonic.
Fathema. — Cendre des penitents, couvre
la tete de Fathema, et qu'clle n'ait plus
d'yeux ! Quels etaient done tes peches dans
ce monde, 6 mon Hussein ? Ton gosier
coupe et beant, ta tete separee du corps,
comme celle d'un agneau du sacrificateur.
Dieu, quel sort rencontrerent-ils tes freres,
tes amis, tes allies et tes sectateurs ? Qu'est
devenu Aly Ekber, lumiere de ton cceur et
de tes yeux, et Abbas, et Kassem,et ASgar?
Qu'est-ce qui est arrive a la triste Zcineb et
2 14
THEATRE PERSAN
a Kulsoum, au milieu de tant d'ignominies,
de meurtres, d'angoisses et de soif? Et ce
charme de ta poitrine, la mignonne Sekina,
comment pouvait-elje faire face a tant de
privations ?
La tete. — Mere malheureuse, tu t'affli-
gerais trop en apprenant les desastres de tes
orphelins. Je ne puis pas raconter l'histoire
du brave Kassem. II me serait pe'nible de
passer la perle de son martyre dans le fil du
recit. II tomba raide, comme une larme
d'yeux, S ur cette oasis-la, les mains et les
pieds ruisselant de sang ; comme si c'e'tait du
cosmetique de.nouveau marie (i). Quand je
jetai mon dernier regard sur Aly-Ekber, je
sentis comme une montagne qui venait de
s'e'crouler sur moi, chacun de ses membres
fut meurtri, brise, pollue' de boue et de sang.
Personne n'a donne de l'eau a mes enfants
orphelins. Abandonne's de tout le monde,
ils me cherchaient avec leurs levres fie-
vreuses, et moi, grace a Ye'zid, je leur en-
voyai, en guise d'eau, un ruisseau de sang de
mes plaies !
Fathema, a sonpere. — Prophete, entends-
tu ce que les me'chants ont fait a Hussein?
Impitoyables dans leur cruaute, ils lui ont
(i) On sait qu'en Perse, au jour du mariage, les amis
du noaveau marie le conduisent aux bains, lui parfument
les eheveux, et lui font peindre en rouge (hena) les mains
et les pieds, surtout les ongles.
MONASTERE DE MOINES EUROPEENS
2l5
tranche la tete. Sois juge, dis, mon pere,
comment ne crierai-je pas : « Ah Dieu,
Dieu, venge la mort de mon fils ! Juge si je
puis voir mon enfant abandonne,avili !...»
Mohammed. - Ne t'afflige point, Fathema,
ton pere t'honore,il te sacrifierait son exis-
tence plutot que de voir une larme de toi..
Tu as le droit de plaindreton fils assassine,
noye dans son noble sang. Mais c'est un
mystere que la vraie cause de ce martyre ;
pour prix de ce martyre Dieu deposera entre
nos mains la clef du Paradis et la clefde l'En-
fer au jour du dernier jugement. II laissera a
ton bon plaisir les destinees futures de notre
peuple. Mors il sera libre a toi, ma fille, de
tirer des meurtriers de Hussein, une ven-
geance telle que tu la choisiras.
5 Fathema. — Ainsi soit-il. Mais, comme
nous n'etions pas presents a Kerbela, au
jour de sa mort, allons-y tout a l'heure,
mon pere, pour nous acquitter des dermers
devoirs aupres de soncadavre. Honorons-
le par des lamentations et des chants fune-
bres! Laissons pleuvoir de nos yeux des
larmes de sang.
Mohammed. — Tu peux le faire, ma rule.
Entourez-le de tels honneurs et pompes fu-
nebres qu'il te plaira; et que toute la surface
duglobe, depuislesejour oceanique dela ba-
leine jusqu'au sejour celeste de la lune, sou
2 ib
T H E A T R E l'ERS A N
inondee de vos larmes. N'e'coute que ta
douleur, meurtris tes joues, laisse ta cheve-
lure eparse Hotter au gre des vents.
Fathema, chante(i). — He'las ! 6 lumicre
de mes yeux! qu'es-tu devenue? Sa tete
tombe deses e'paules et roule parterre; son
cadavre se debat dansle sang, sur le desert
de Kerbe'la. Enfant de mon ame, je suis sa
victime, victime d'un seul regard de tes yeux .
Ah! si je pouvais mourir pour toi, fils de
mon ame. Dieu! me voila sans fils. Mes
entrailles saignent a l'ide'e d'etre se'paree de
lui. Ah! que ta mere tombe comme une
offrande expiatoire pour ton ame, pour ton
corps! Et tes enfants, dis-moi, comment les
verrais-je esclaves dans une contre'e e'tran-
gere ? Comment verrais-je tes orphelins, 6
lils de mon ame ?
Mohammkd. Hussein, ton grand-pere, le
puissant, te rend hommage et son cceur se
fend en se rappelant ce que tu as souffert. Le
temps de la separation est arrive'; recois
mes adieux,lumiere de mes prunelles ! Viens,
viens, queje presse ta tete contre mon sein,
et que j'expire en pleurant ce moment de
de notre separation (i). Comment sans toi
(il Dans l'original, noillie, chant de dolcance. Les
Grecs moderncs et beaucoup d'autres nations ont encore
retenu cette co'itume. Cc sont les Xenioe des tragiques
ancicns.
JN MONASTERS DE MOINES EUROPEANS 2 I"
jouirai-je du repos, dans le paradis sublime.'
Comment ne pas gemir et soupirer etant
eloigne de toi?
Fathema. - Je te fais mes adieux, mon
fils, joie de ma poitrine fatiguee de douleur.
J 'ignore qui y entonne des chants de do-
leance en ton honneur, encore un baiser
d'adieu et je m'en vais : Dieu veille surtoi.
Du haut de mon se'jour au paradis, je te
suivrai de mes vceux. Dieu te garde ! _
La tete. — Pars ! O ma mere au visage
d'ange. La settle priere que j'aurais a te
faire encore est de te recommander Sekina.
Que son ame te soit aussi chere que la
tienne, veille sur sa jeunesse, protege-la.
N'oublie point mes autres enfants, ni mes
sceurs inconsolables. O hommes parjures !
est-ce en les insultant que vous prouvez
votre gratitude pour les bienfaits de notre
erand-pere?
Mohammed. — Peuple d'ingrats! Je trai-
nai le fardeau de tes perversite's. Vousayant
toujours trouves enclins au mal, mon coeur
ne cessait pourtant de bruler jour et nuit,
et de s'exhaler en encens de prieres, arm
d'expier vos peches. Est-ce ainsi que vous
me prouvates le respect du aux droits que
j'avais sur vous. Est-ce ainsi que vous ac-
quittates la dette du devouement envers moi .
Vous avez fletri mon cceur d'un cauterc
saignant, vous avez jete au vent les fleurs
1 3
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218
THEATRE PERSAN
de mon jardin, emprisonne mes enfants
refuse de 1'ombre et de 1'eau a mes filles, qui
vous en priaient, les levres desseche'es de
soif. {Tousles prophetes et prophetesses disparaissent.)
Le Prieur. — Que je tombe victime de
ta tete, 6 orgueilde deux mondes ! Explique-
moi, elu des hommes et des demons, d'ou
e'taient venues ces femmes vetues de noir.
Elles prononcaient sur ta tete des dole'ances
pour les tre'passe's, et te rendaient les hon-
neurs funebres. Que signifiait toute cette
foule de pleureurs et de pleureuses qui se
frappaient la poitrine sur tes de'pouilles
mortelles ?
La tete. — Ces trois femmes que tu as
remarquees, pleurant plus que les autres,
e'taient Hadedja, Marie et Eve. Quant a
celle qui me quitta la derniere, sache-le,
c'e'tait ma mere, l'auguste Fathema.
Le Prieur. — Hussein, lumiere des yeux
du tres-puissant Mohammed, souvenir laisse
aux mortels par le courageux Aly, mon
cerveau briile de l'amour que tu viens de
m'inspirer. Exauce mon humble priere,
martyr tombe sous le fer des injustes.
Je de'sire que tu me convertisses a ta propre
religion, 6 Hussein, je renonce a l'etole de
pretre chre'tien.
La tete. — Re'cite apres moi la formule
de la profession de foi de l'lslam ; dis :
« Je confesse qu'il n'y a pas de Dieu autre
qu'Allah, et que Mohammed est envoye de
Dieu, et Aly ami de Dieu. »
Le PaiEOR.-Dieu, n'oubhepas, au jour
du jugement dernier, les paroles que ,e pro-
nonce : , _.
« Je confesse qu'il n'y a pas de Dieu autre
qu'Allah (i). »
(,lLe corps d'un musulman mort doit etre enterre
1= plus vite possible, autrement son ame naura.tpas
de r epos. Aussitflt que le defunt a ete inhume avec le
rite d' usage, les deux anges inqmsiteurs Nalur et
M nldr, viennent lui demander s'il sa.t b.en le cate-
chisme mahometan. Cet examen fini, on le condu t
nrXantle tribunal supreme, ou l'arret est prononce.
Voill pourquoi lame de Hussein ne pent pas
paradispourVejoindreses parents, avant que son ca-
davresoit enterre avectous leshonneursqu, lui sont dus.
TABLE
Preface
Mystere I. Le Messager de Dieu. . . .
Mystere II. La Mort du Prophete.
Mystere III. Omar s'empare du Jardin
de Fedek,ou: Le Jardin de Fathema.
Mystere IV. (5* du Repertoire.) Le
Martyre d'Aly
Mystere V. (3o e du Repertoire.) Un
Monasters de Moines europe'ens.
Pages
I
I
27
69
177.
Saim-Quentin. — Imp. J. Moureau.
I
h