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Full text of "Le Saut de l'élan"

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LES BOIS-BRULÉS 



LE SAUT 



DE L'ÉLAN 



PAR 



GUSTAVE AIMARD 




tfiïfigij&if 



PARIS 

E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR 

PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLEANS 

1875 

Tous droits réservai 



Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 



LES BOIS-BRULÉS 



LE SAUT DE L'ELAN 



OUVRAGES DE GUSTAVE AIMARD 



PUBLIES PAR LA MÊME LIBRAIRIE 



ra Forêt vierge . . T. Fanny Dayton, 3° édit. . . 

II. Le Désert, 3 e édit. . . . 

III. Le Vautour-Fauve,3« édit. 
Aventures de Michel Hartmann. I. Les Marquais, 3 e édit, . 

II. Le Chien noir, 3 e édit. . . 
Cardcnio !.. Scènes et récits du Nouveau 

Monde. 

Les Scalpeurs blancs I. L'Énigme 

Ih Le Sacripant 

La Belle*Hlvlère 1. Le Fort Duquesne. , . . 

IL Le Serpent de Satin. , . 
Les Bols brûlés I. Le Voladero. ...... 

II. Le Saut de l'Élan. . . . . 
III. Le Capitaine Kild 

SOUS PRESSE 

Le Chasseur de Rats T. L'ŒiK&ris 

II. Le ûlulâire 

Les Vauriens du Pont-Neuf. • . I, Le Capitaine d'aventure. . 

II. La vie d'estoc eî détaille. 

III. Diane de Saint- Hyrem. . 
Les îlots de l'Océan. . . ï. L'Olounais 

II. Vent-en-Panne. ..... M 

Récits d'Europe et d'Amérique i 



vol. 



vol. 



D. THIERY ET C". — IMPRIMERIE DE LÀGNY. 



c 



LES BOIS-BRULÉS 



LE SAUT DE L'ÉLAN 



COMMENT LE CAPITAINE GRIFPITHS APPRIT COUP SUR COUP 

DEUX MAUVAISES NOUVELLES 

Nous reviendrons maintenant au capitaine John Oli- 
vier Griffiths que nous seniblons avoir négligé depuis 
trop longtemps. 

La fuite, si adroitement combinée et si habilement 
exécutée de dona Dolorès de Castelar, l'avait rendu fu- 
rieux; l'insuccès de la poursuite de Margottet et les ré- 
sultats de l'entrevue de celui-ci avec les Pieds-Noirs 
avaient porté cette fureur au comble, 

Il lui était maintenant prouvé jusqu'à ^évidence que 
le Chercheur-de-Pistes était contre lui; que si lui-même 
n'avait pas délivré doua Doforès, tout au moins avait-il 

■ m. ■'* * V '.1 



2 LES BOIS-BRULES 



été l'instigateur de cette délivrance, puisqu'elle avait été 
exécutée par le Chef indien Curumilla, l'ami, presque, 
le frère de Valentin Guillois. 

John Griffiths subissait maintenant les conséquences 
terribles de la mauvaise action qu'il avait commise, en 
se laissant entraîner par sa passion, à commettre un 
acte criminel, un rapt odieux sur la personne d'une ' 
jeune fille, dont les parents rayaient accueilli avec la 
plus grande bonté, et lui avaient offert la plus cordiale 
hospitalité dans leur demeure. 

Depuis longtemps déjà, sa conscience bourrelée lui 
reprochait l'indignité de sa conduite ; depuis longtemps 
déjà, il se promettait de réparer ses torts; mais tou- 
jours la passion plus forte que, la raison, lui avait fait 
reculer l'exécution de ce louable projet; aujourd'hui, 
il se reprochait amèrement ces hésitations, causes de 
l'embarras extrême dans lequel il se trouvait. 
Voici, du reste, ce qui s'était passé. 
Le capitaine Griffiths, à la suite- d'une longue tournée 
en Sohora, longeait les bords du Rio Bravo* se dirigeant 
vers Paso del Norte; il était seul; il faisait une cha- 
leur torride. 

Il laissait son cheval marcher à sa guise ; la chaleur 
l'accablait et il était à moitié endormi. 

A sa droite se déroulait le large ruban jaunâtre et 
fangeux du Rio Bravo ; à une lieue^ environ sur sa 
gauche s'élevaient, au sommet d'une colline, les hautes 
murailles garnies Malmenas ou créneaux d'une magni- 
frqute: hacienda;, à l'horizon, sur la rive gauche du fleuve,. 



le: SAiitt de, l'élan 



commençaienlàbïanehir les maisons coquettes, de Paso 

* 

del Norte; et sur la rive droite,, en, face de la villa 
mexicaine,, apparaissait vaguement dans la brume la 
ville Texienne nouvellement fondée de Franklin,, où 
il avait résolu de s'arrêter pour la nuit.. 

Il était environ deux heures de, l'après-dîner, il ve- 
nait de s'engager dans. un assez épais cAaparra/,,espèces 
de maquis mexicains,,. très-communs ea Sono ra r lorsque 
tout à coup le capitaine* fut éveillé* en sursaut par 
l'attaque subite de quatre banditsi à mine farouche*,, 
qui s'étaient subitement élancés du milieu des buis- 
sons, et l'assaillaient avec fureur de tous les côtés, à la 
fois. 

Bien que surpris, le capitaine; ne> fut nullement inti- 
midé par cette; brusque* agression ;; il se défendit vail- 
lamment. 

Malheureusement il avait affaire à des coquins déter- 
minés; après une longue résistance, et avoir mis deux; 
deses ennemishors.de: combat,, il; fut renversé,, évanoui, 
sur le: soi. 

Lorsqu'il- reprit connaissance, ii se vit,, avec étonne-- 
ment,, couché sur un lit dans» une chambre confortable- 

É 

ment meublée, et entouré de* plusieurs personnes qui 
attendaient,, avec l'expression de* la plus grande pitié, 
son retour à la vie. 

Ces: personnes- étaient au nombre de quatre :> un 
homme d'un certain âge, probablement le maître de la, 
maison, un moine occupé: à lui donner les soins lès, 
plus intelligents „ et deux dames,, la mère, et la, fdie sans 



LES BOIS-BRULES 



-. cloute ; la fille avait dix-sept à^ dix-huit ans à peine et 
était d'une beauté ravissante. 

Des peones, en traversant le chaparral, avaient trouvé 
le capitaine évanoui près des cadavres de deux bandits; 
ils avaient eu pitié de lui, et l'avaient conduit à l'ha- 
cienda de don Santiago Léon de Castelar. 

Les blessures du capitaine, bien qu'elles ne fussent 
pas graves, furent cependant assez longues à se cica- 
triser; dans l'hacienda,- chacun rivalisait de soins et 
d'attention pour le blessé. 

Celui-ci, dès le premier jour, était devenu éperdu- 
ment amoureux de dona Dolorès, la fille de don San- 
tiago de Castelar. 

La jeune fille ne soupçonnait pas cet amour, elle té- 
moignait au jeune homme la plus vive amitié ; ce qui 
contribuait encore à augmenter la passion de celui-ci ; 
c'était, comme on dit vulgairement, jeter de l'huile sur 
le feu. 

Cependant, le capitaine était guéri; des motifs impé- 
rieux l'obligeaient à continuer son voyage ; il avait fait 
venir de Franklin : cheval, vêtements, argent, armes et 
linge, car les bandits l'avaient complètement dévalisé; 
son départ était fixé au lendemain. 

Il n'y avait plus à hésiter,* il fallait se déclarer au 
plus vite. , 

Le capitaine se promenait dans la huerta de l'hacienda 
.en compagnie de dona Dolorès et de sa mère ; ils cau- 
saient de choses indifférentes; depuis quelques ins- 
tants, ils s'étaient assis sur un banc au fond d'un bos- 



LE SAUT DE i/ÉLAN 



quet ombreux, lorsqu'une caméristfe vint prier la seïiora 
de Castelar de se rendre à l'hacienda où quelques soins 
urgents réclamaient sa présence. 
Le^capitaine et la jeune fille demeurèrent seuls. 
-Le moment était venu, il fallait en profiter/ 
Le capitaine avoua son amour à la jeune fille. 
Dona Dolorès l'écouta triste et pensive ; lorsqu'il se 
tut, elle lui répondit d'une voix un peu tremblante, 
mais sans hésitation comme sans réticence, avec la plus 
entière confiance; 

Elle aimait depuis longtemps déjà un jeune Homme 
qui l'aimait, lui aussi, et avec lequel elle était fiancée. 

Son mariage, retardé à cause de certaines questions 
d'intérêts, devait avoir lieu avant deux mois* 

Il n'y avait pas dans son cœur place pour deux 
amours; elle aimait don Pablo Hidalgo, son fiancé, elle 
n'aimerait jamais que lui. 

Quant à Olivier Griffiths, ajouta-t-elle en lui tendant 
sa main mignonne, elle avait pour lui une profonde af- 
fection et elle l'aimerait toujours comme une sœur. 

Le capitaine était atterré ; il ne s'attendait pas à ui> 
aussi rude coup. 

Il se leva, salua la jeune fille et se retira sans ré- 
pondre. 

Il roulait, dans sa tète en ébullition, des projets de 
vengeance* 

Dolorès serait à lui ou elle ne serait à personne* 

Le soir, il prit congé de la famille de Castelar, 

Depuis l'entrevue du -bosquet, il n'avait pas adressé 



<3 '".(LES BOIS-BRULES 



ia parole à te jeune fille-; en s'inelinant devant elle, il 
lui lança un /regard <qui la fit frissonner* 

Le lendemain, au point du jour, le «capitaine sella 
son cheval lui-même <ét partit. 

— Oh I je ime "vengerai, murmura-t-il, <en jetant un 
regard furieux dn côté où se trouvaient les apparte- 
ments de la jeune fille* 

Deux mois s'écoulèrent ; le mariage de donaDolbrès 

et de don Pablo Hidalgo devait avoir lieu le samedi; 

■ on était au mercredi ; trois jours séparaient donc la 

jeune fille de celui où elle devait être unie à l'homme 

qu'elle aimait. 

Elle s'était rendue à Paso del Norte pour faire quel- 
ques emplettes relatives à sa toilette de mariée; vers 
cinq heures du soir, elle revenait à l'hacienda ; une ca- 
mériste et deux peones l'escortaient. 

En arrivant au chaparral, dans lequel le capitaine 
avait été attaqué, l'escorte de la jeune fille fut subite- 
ment assaillie par plusieurs hommes, vêtus à peu près 
comme les Indiens, et dont le visage était couvert par 
aine cravate de laine noire, ce qui les rendait complète- 
ment méconnaissables. 

L'attaque fut si vive, si audacieuse, que les peones 
furent renversés et garrottés avant même d'avoir pu es- 
sayer un semblant >de résistance; la camériste eut le 
même sort; quant à dofia Dolorès, après l'avoir roulée 
dans un zarapé, ses ravisseurs la chargèrent sur leurs 
♦épaules,, la déposèrent dans une barque cachée au 
milieu des roseaux;; puis ils saisirent les rames, na- 



LE SAUT DE l/ÉLAN 



gèrent vigoureusement, et en moins de dix minutes ils 
eurent traversé le fleuve et se trouvèrent sur le terri- 
toire des Etats-Unis. 

Là, plusieurs chevaux attendaient; la jeune fille fut 
placée sur un cheval et les ravisseurs s'éloignèrent à 
toute bride- 
On n'avait fait aucun mal aux serviteurs delà jeune 
fille, oa ne- leur avait rien enlevé ; deux heures plus 
tard, ils furent délivrés. 

Le désespoir fut grand à l'hacienda à la nouvelle de 
celte affreuse catastrophe. 

Don Pablo jura de venger sa fiancée, de se mettre à 
la poursuite des ravisseurs et de sauver la jeune fille, 
fût-ce môme au péril de sa vie. 

Eu moins de huit jours, il eut réuni une petite troupe 
de coureurs des bois, qu'il plaça sous les ordres de 
Castor; il lui adjoignit plusieurs de ses peones; lui- 
même se mit à leur tête, et il partit jurant de ne revenir 
qu'en ramenant avec lui sa fiancée. 

Don Pablo Hidalgo était fort riche ; il n'épargnait 
pas l'argent; il ne lui fallut que quelques jours pour 
retrouver les traces des ravisseurs de la jeune fille. 

Cette trace, une fois retrouvée, il ne la perdit plus, 
et il la suivit sans se décourager jusque dans le fond 
des montagnes Rocheuses, 

Le lecteur sait le reste. 

Cette mauvaise action, tranchons le mot, ce crime, 
était le premier acte réellement blâmable que le capi- 
taine Griffiths eût commis ; il se le reprochait d'autant 



- 8 LES BOIS-BRULKS 

plus amèrement peut-être, qu'il n'avait pas réussi et 
que sa victime lui avait échappé. 

Il s'était donc presque- déshonoré, à ses propres 
yeux, sans aucun bénéfice ; au contraire, sa position 
en était devenue plus mauvaise, puisque du même 
coup il se trouvait s'être mis en état d'hostilité flagrante 
avec les Peaux-Rouges et avec les chasseurs blancs, 
sansqu'ilpût espérer de renouer jamais avec eux des 
relati<5ns amicales. 

Le seul allié qui lui restât, allié qu'il méprisait sou- 
verainement, avec lequel même, à tous risques il était 
résolu à rompre, se trouvait donc être le capitaine 
Kild. 

Il avait appris par ses espions que les tribus in- 
diennes, réunies pour chasser le bison et Tours gris 
sur leurs territoires de chasse, pendant la saison d'hiver, 
avaient formé une alliance offensive et défensive ; que 
Valentin Guillois et ses chasseurs étaient entrés dans 
cette alliance, et que le Chercheur- de-Pistes, bien qu'il 
ne parût pas et demeurât en apparence étranger aux 
faits et gestes des Indiens, était en réalité le Chef de 
cette redoutable confédération; que les Chefs Peaux- 
Rouges ne faisaient rien sans ses ordres au tout au 
moins son autorisation. 

Les choses en étaient là ; le capitaine voyait avec un 
chagrin mêlé de dépit la situation embarrassante dans 
laquelle il se trouvait; car il était contraint de convenir 
intérieurement qu'il y avait beaucoup de sa faute dans 
ce qui s'était passé ; lorsque deux nouvelles, qu'il reçut 



> * 



LE SAUT DE L HLAN 9 



coup sur coup,, vinrent mettre le comble à ses embar- 
ras et rendre sa position presque critique. 

La première nouvelle lui fut apportée par un de ses 
intimes amis, le capitaine James Forster, qui un malin 
arriva dans son camp à la tête de deux cents cinquante 
cavaliers Bois-Brûlés. 

Le capitaine fut charmé tout d'abord de l'arrivée du 

* 

capitaine James Forster; un secours de deux cents 
cinquante hommes résolus et aguerris était précieux 
pour lui dans la situation où il se trouvait; entouré 
d'ennemis de tous les côtés, et menacée chaque instant 
d'être attaqué dans ses retranchements. 

Mais sa joie fut de courte durée, bientôt elle se chan- 
gea en un vif chagrin. 

Le capitaine James Forster était porteur de lettres 
renfermant des nouvelles désastreuses; et comme ces 
lettres émanaient du principal chef de la République 
de la Rivière-Rouge, il n'y avait pas à les révoquer en 
doute. 
* Voici le résumé succinct du contenu de ces lettres : 

« Le Gouverneur général du Canada, blessé de la 
façon dont les Bois-Brûlés avaient reçu le Gourverneur 
qu'il leur avait envoyé ; et surtout de la manière dont 
ils avaient contraint ce Gouverneur à regagner piteuse- 
ment le Canada, avait résolu de tirer une éclatante 
vengeance de ceux qu'il appelait - des rebelles, et de 
les contraindre à tout prix à l'obéissance. » 

En conséquence, il avait feint d'abord de ne pas se 
plaindre de l'affront qu'il avait subi; il avait dissimulé 

1. 



10 LES BOIS-BRULES 



sa colère afin de mieux donner le change à ceux qu'il 
voulait' surprendre et frapper d'un coup terrible ; il 
avait à petit bruit réuni des forces considérables sur 
plusieurs points de la frontière Canadienne, et lorsqu'il 
avait cru le moment arrivé de détruire ceux qui avaient 
osé résister au gouvernement Britannique, il avait con- 
centré ses forces, les avait réunies en une seule masse ; et 
il les avait à l'improviste lancées sur le territoire de la 
Confédération, commençant les hostilités en brûlant, 
pillant et saccageant tout sur son passage ; Vofficier com- 
mandant cette redoutable expédition était un ennemi 
personne] des Bois-Brûlés; dans certaines circonstances, 
il prétendait avoir eu fort à se plaindre d'eux; aussi, 
loin d'essayer d'adoucir les ordres sanguinaires qu'il 
avait reçus, il /les exagérait et faisait une véritable 
guerre de Sauvages ou de Prussiens, ce qui signifie la 
môme chose, c'est-à-dire, en trois mots, rapine, viol et 
incendie. 

Heureusement pour eux les Bois-Brûlés n'avaient pas 
été dtapes de l'apparent oubli du Gouverneur du Canada; 
ils étaient payés pour se méfier des Anglais dont ils 
connaissaient les errements et les pratiques cauteleuses 
et sournoises; aussi, loin de s'endormir dans une trom- 
peuse sécurité, ils s'étaient tenus sur leurs gardes et 
avaient redoublé de vigilance. 

Bien leur en prit ; cette méfiance leur profita gran- 
dement. 

L'attaque très-habilement combinée fut terrible* 
.Mais, les Bois-Brûlés l'attendaient, ils la reçurent 



ï * 



LE SAUT DE* L ELAN 11 



bravement; la guerre prit immédiatement un caractère 
d'acharnement peu commun. Les Bois-Brûlés, quoique 
battus en plusieurs rencontres, infligèrent des pertes 
terribles aux Anglais et ne tardèrent pas à les con- 
traindre à accepter la guerre d'escarmouches et d'em- 
buscades, la plus terrible de toutes. 

Tous les villages avaient été abandonnés, les vivres et 
les bestiaux que Ton ne pouvait enlever détruits; une 
ou deux villes seules, capables de soutenir un siège, 
étaient demeurées debout dans toute la contrée; tous 
les hommes en état de combattre avaient pris un fusil; 
c'était une véritable guerre d'extermination. * ' 

Le plus terrible pour les Anglais, c'est que partout où 
ils se présentaient, ils ne rencontraient que des ruines 
brûlantes encore; les moissons avaient été incendiées 
sur pied; ils ne trouvaient plus ni vivres pour eux, 
ni fourrages pour leurs chevaux; les chemins étaient 
défoncés partout de telle sorte que les ravitaillements 
qu'on leur envoyait du Canada ne leur parvenaient 
qu'avec des difficultés extrêmes, lorsqu'ils parvenaient, 
car la plupart étaient enlevés en route par les Bois- 
Brûlés, embusqués dans les ravins ou les forêts, et 
l'escorte des convois massacrée. 

Cependant la situation se faisait difficile pour les 
Bois-Brûlés, si elle se continuait pendant quelque temps 
encore elle menaçait de devenir critique. 

Voici- pourquoi : 

Une colonne de six cents cavaliers d'élite, comman- 
dée parle colonel sir Georges Elliot, avait reçu l'ordre 



12 ♦ LES BOIS-BRULES 



du gouvernement anglais de s'enfoncer dans les Monta- 
gnes Rocheuses, jusqu'aux environs de la rivière Peace, 
où elle ferait sa jonction avec un corps de quinze cents 
hommes, expédiés de Vancouver, ou pour mieux dire 
de la Colombie anglaise; ces quinze cents hommes 
réunis à Queensboroug, maintenant Neto- Westminster , par 
le Gouverneur de la Colombie anglaise, une fois leur 
jonction opérée à la rivière Peace avec jes troupes de sir 
Georges Elliott, devaient marcher sur les confédérés de 
la Rivière Rouge, et les]mettre ainsi littéralement entre 
deux feux. 

Le chef des confédérés ne pouvant disposer que 
de très-peu de monde, avait en toute hâte expédié à 
John Griffiths le capitaine James Forsler avec deux 
cent cinquante hommes, le seul secours dont il pouvait 
disposer en sa faveur, avec ordre d'empêcher à tout 
prix la jonction des troupes anglaises venant de Queens- 
boroug avec celles de sir Georges Elliot; le capitaine 
Forster élait placé sous les ordres de John Griffiths 
auquel il lui était enjoint d'obéir en tout. 

La situation était donc des plus graves* 

Comment en sortir? 

Voilà où était la question ! 

Le capitaine Griffiths était résolu à se faire tuer s'il 
le fallait; mais se faire tuer n'était rien; l'important 
était de réussir à empêcher la jonction des deux corps; 
là gisait la véritable difficulté; il comprenait que s'il 
échouait les confédérés étaient à jamais perdus. 

Le capitaine expliqua en quelques mots à son, ami 



LE SAUT DE l/ÉLAN 13 



James Forster la situation critique dans laquelle il se 
trouvait placé lui-même au milieu d'ennemis qui, sans 
doute, n'attendaient qu'une occasion favorable <pour 
l'assaillir; tous deux cherchèrent alors, d'un commun 
accord, le moyen de parer aux événements désas- 
treux dont ils étaient menacés. 

Ce fut en ce moment que le capitaine Griffilhs reçut 
la seconde mauvaise nouvelle dont nous avons parlé. 

Le lieutenant Margottet lui annonça qu'une petite 
troupe composée de dix cavaliers venait d'arriver au 
camp et que le chef de cette troupe se disant porteur 
d'une lettre très-pressée, insistait pourvoir immédia- 
tement le capitaine. 

— Quels sont ces gens? demanda Griffiths. 

— Je l'ignore, répondit le lieutenant, ils me semblent 
Américains. 

— Hum ! d'où Yiennent-ils ? 

— Le chef m'a répondu, quand je le lui ai demandé, 
qu'il aurait l'honneur de vous le dire à vous-même, 

capitaine. 

— Dewil! voilà des gens bien prudents; enfin, mieux 
vaut nous en débarrasser promptement; quand on agit 
avec une si grande circonspection, c'est que Ton est 
porteur de bien mauvaises nouvelles ; mieux vaut savoir 
à quoi nous en tenir tout de suite, qu'en pensez^vous, 
Forster? 

— Je suis complètement de votre avis, mon cher 

John. 

— Amenez le mystérieux voyageur, lieutenant. , 



14 LES BOIS -BRULES 



Margottet sortit ; un instant plus lard , il rentra pré- 
cédant un grand gaillard d'une quarantaine d'années, 
onngsec, au regard sombre et aux traits farouches, * 
complètement vêtu de noir et armé jusqu'aux dents. 

— Bon, murmura JohnGriffiths, àpartlui, en aperce- 
vant ce sinistre personnage, je devine à qui j'ai affaire, 
je reconnais le pèlerin,, c'est un Mormon. 

L'inconnu salua silencieusement les deux officiers et 
s'appuyant sur la poignée de son long sabre il attendit 
qu'on l'interrogeât. 

— Voilà sur ma foi un redoutable coquin; murmura 
le capitaine Forster. 

— A qui ai-je l'honneur de parler? demanda le capi- 
taine Griffiths. 

— Je me nomme Jonathan Maubert, répondit l'in- 
connu d'une voix rauque. 

— Veuillez vous asseoir, je vous prie. 
L'inconnu, sans répondre, accepta la chaise que le 

lieutenant Margottet lui présentait. 

— Vous êtes, m'a-t-on dit, porteur d'une lettre pour 
moi? reprit Griffiths. 

— Oui, capitaine. 

— De quelle part cette lettre m'est-elle envoyée? 

— Elle m'a été remise en mains propres par le, Chef ' 
des Saints des derniers jours. 

— C'egtBriggam Young qui vous envoie? s'écria le 
capitaine Griffiths. 

— J'ai reçu ma mission de la bouche même du Pro- 
phète, 



LE SAUT DE L ELAN 15 



— Vous venez donc de Dezeret? 

* 

— Directement, sans m'arrêter ni jour ni nuit, avec 
la hâte que met à fuir, celui qui sent le vengeur de sang 
sur ses pas. 

— Mais, pour avoir reçu votre mission du Prophète 
même, vous devez être d'un rang bien élevé parmi les 
saints ? 

— Je suis un humble Danite du tabernacle, répondit- 
il, en baissant hypocritement les yeux. 

Les Danites sont les conseillers intimes du Prophète 
des Mormons, ses sicaires, ses séides, les exécuteurs 
de ses ordres, quels qu'ils soient ; en un mot, des 
hommes qui lui sont dévoués pour tout, sans hésitation 
comme sans scrupules. 

Les deux officiers examinèrent un instant, avec une 
attention un peu craintive, le farouche et redoutable 
personnage immobile et sombre devant eux. 

— Cette mission dont vous êtes chargé, reprit enûn le 
capitaine Griffiths, est donc bien importante et bien 
pressée pour que vous ayez mis une si grande hâte à 
l'accomplir? 

— Elle est très-importante et très-pressée. 

— Veuillez me remettre la lettre dont vous êtes por- 
teur. 

Le Danite retira un large pli cacheté de sa poitrine, il 
Fappuya à son front, puis il le baisa respectueusement, 
et enfin, il le remit au capitaine Griffiths. 

Celui-ci fit sauter le cachet et parcourut des yeux 
cette missive qui luiparvenait d'une laçon si singulière. 



16 LES BOIS-BRULES 



Elle était courte' et ne contenait que ces mots : 

« Au nom du Seigneur tout-puissant, prière est faite 
« par le Prophète des Saints des derniers jours à notre 
« aimé Bois-Brûlé^ que les Gentils nomment le capi- 
« taine John-Olivier Griffiths, d'accueillir favorable- 
« ment notre cher frère, le saint Danite Jonathan 
« Maubert, de le laisser résider dans son camp et de lui 
« prêter son aide dans l'accomplissement de la sainte 
« et importante mission que je lui ai confiée- 

« Je désire que Dieu, qui peut tout, convertisse mon 
« fils, le Bois-Brûlé, John-Olivier Griffiths, et je lui 
« donne ma bénédiction au nom du Seigneur. 

« Le Prophète des Saints des derniers jours, 

et Briggam Young. 

« Dezeret, en Utah, le 27 octobre 1S59 (ère vulgaire). » 

Après avoir lu cette étrange missive, le capitaine 
Griffiths demeura un instant pensif, puis il plia la 
lettre, la mit dans sa poche, et s'adressarit au Danite, 
toujours immobile : 

— Je ferai ce que me demande le Prophète, dit-il, 
on saluant légèrement son farouche interlocuteur, je 
vous offre l'hospitalité du désert, franche et cordiale. 

— Merci, répondit le Danite, le Prophète m'avait 
annoncé qu'il en serait ainsi. 

Le jeune homme se mordit les lèvres, puis il reprit : 

— Le Prophète m'annonce qu'il vous a chargé d'une 
mission importante à l'accomplissement de laquelle il 
me prie de vous aider; jusqu'à nouvel ordre je ne vous 



» * 



LE SAUT t!E L ELAN 17 



refuse pas mon appui et mon aide au besoin, mais pour 
cela, il faut que je connaisse cette mission; je ne puis, 
ni ne veux me faire l'instrument inconscient d'une 
vengeance personnelle, ni son complice. 

— Les Saints du dernier jour ne se vengent pas, ils 
punissent les coupables; répondit froidement le Danite; 
leur justice est infaillible et implacable, elle poursuit et 
frappe les coupables jusqu'au bout du monde; rien ne 
peut les soustraire à l'arrêt prononcé contre eux parle 
Prophète, fussent-ils cachés dans les entrailles de la. 
terre. 

— Ceci ne me regarde pas; vous vous gouvernez à 
votre gûise; je ne prétends m'immiscer dans vos 
affaires sous aucun prétexte; mais, ce qui me regarde, 
ce qui me touche avant tout, c'est le soin de mon hon- 
neur. 

— L'honneur d'un gentil peut-il entrer en comparai- 
son avec celui des Saints dont les jugements émanent 
de Dieu même ? 

■h 

— Trêve de gros mots, de jongleries et de sermons,, 
je ne suis disposé à écouler ou à entendre ni les uns ni 
les autres; je vous parle comme un homme, répondez- 
moi de même? 

— Interrogez-moi? 

— Êtes-vous, oui ou non, autorisée me -révéler le 
but de votre mission? je vous avertis à l'avance que 
cette révélation seule pourra yous assurer mon appui, 
au cas où je reconnaîtrai la justice de l'œuvre que vous 
vous proposez d'accomplir; maintenant, répondez et 



18 LES BOIS-BRULES 



soyez franc, si cela vous est possible ; mais pas d'am- 
bages ni de circonlocutions, je vous imposerais immé- 
diatement silence; allez, je vous écoute* 

— Que ces gentils sont impatients et méfiants ! répon- 
dit le Danite avec dédain. Le Prophète m'a ordonné de 
tout vous dire, d'autant plus que vous avez un grand 
intérêt à tout savoir, 

— A la bonne heure, voilà qui est parler; mais je ne 
comprends pas quel si grand intérêt je puis avoir dans 
cette affaire. 

— Vous allez en juger si vous voulez [n'écouter avec 
un peu de patience. 

— Soit, pariez, je vous écoute. 

— Je vous demanderai auparavant de me faire don- 
ner un verre d'eau, la soif me dévore, ma langue s'at- 
tache à mon palais. 

— Excusez-moi de ne pas vous avoir. fait offrir des 
rafraîchissements, ainsi qu'à vos compagnons ; dit le 
capitaine en faisant au lieutenant un signe que celui-ci 
comprit. 

Le lieutenant Margottet sortit et, au bout de cinq mi- 
nutes, deux domestiques entrèrent portant des- rafraî- 
chissements de toutes sortes qu'ils placèrent sur une 
table. 

— Buvez et mangez, mon frère, dit le capitaine, et 
encore une fois, excusez-moi d'avoir ainsi oublié les 
devoirs sacrés de l'hospitalité. 

— Depuis hier matin, répondit le Danite, mes com- 
pagnons et moi, hommes et animaux, nous n'avons 



LE SAUT DE L ELAN 19 



rien pris, tant nous avions hâte d'arriver près de vous. 

— Mais, dit le capitaine, pourquoi vous tant près* 
ser? vous étiez toujours certains de nous rencontrer, un 
peu plus tôt ou un peu plus tard. 

— -Aussi, répondit le Danite, tout en mangeant" de 
bon appétit, n'était-ce pas précisément pour vous que 
nous le faisions. 

— Pour qui donc, alors? 

Le Danite releva la tête et, regardant le capitaine en 
face. 

— C'est à cause de celui que nous poursuivons, dit-il, 
d'une voix sourde. 

Et il se remit à manger. 

— Qui est celui-là? demanda le capitaine. 

— Vous le saurez bientôt. 

— Il est donc bien dangereux? 

* » 

— Vous en jugerez. 

Le capitaine Griffiths voyant que c'était un parti 
pris de la part du Danite de ne répondre que par énig- 
mes à toutes ses .questions, s'abstint de lui adresser 
plus longtemps la parole; laissant le Mormon dévorer 
tout à son aise les mets posés devant lui, il se mit à 
causer à voix basse avec^son ami le capitaine James 
Forster. 

Quelques instants plus tard le lieutenant Margottet 
rentra; il avait donné les ordres nécessaires pour que 
l'on fournît aux étrangers et à leurs chevaux tout ce 
dont ils pourraient avoir besoin; il leur avait lui-môme 
assigné une hutte dans laquelle ils logeraient et il les 



20 LES BOIS-BRULES 



avait laissés en train de manger avec un appélit qui 
témoignait d'une longue abstinence. 

Le Danite continuait impassiblement son repas, car 
c'était un véritable repas qu'il faisait; il paraissait 
n'attacher qu'une très-médiocre importance à tout ce 
qui se disait ou se faisait autour de lui. 

Enfin, après un laps de temps assez long, il arriva un 
moment, où avec la meilleure volonté du monde, il lui 
aurait été impossible d'avaler une bouchée de plus; 
alors il cessa de manger, avala un plein verre de yin, 
repoussa les plats et les assiettes, s'essuya la bouche, 
poussa un hem! sonore, et après avoir choisi avec 
soin un cigare, dans un porte-cigares fort beau qu'il 
sortit d'une des poches de son vêtement, il commença 
à fumer, doucement, méthodiquement et sans rien 
perdre de sa gravité. 

— Eh bien! lui demanda le capitaine, comment vous 
trouvez-vous maintenant? 

— Beaucoup mieux, je vous remercie, capitaine; je 
tombais littéralement d'inanition; j'avais grand besoin 

de reprendre des forces. 

— Etes-vous disposé à présent à me dire pour quelle 
raison vous êtes venu me trouver ici? 

— Parfaitement, capitame ; si vous consentez à 
m'accorder quelques minutes d'attention, je ne demande 
pas mieux que de vous satisfaire. 

— S'il en est ainsi, je vous écoute, vous pouvez parler. 

— Voilà donc de quoi il s'agit, capitaine. Il y a envi- 
ron deux mois, je revenais de visiter une de mes fermes,, 



LE SAUT DE L'ÉLAN 21 



située à cinq lieues environ de Dezeret, et je retournais 
à la Sainte Cité, lorsqu'en passant près d'un ravin fort 
encaissé qui se trouve un peu en dehors de la route et 
que Ton nomme la Combe-aux-Loups, une de mes 
femmes spirituelles, une Française que j'aime beaucoup, 
se pencha vers moi et me dit : 

— Regardez-donc, mon cher seigneur, tous ces oiseaux 
de proie qui tourbillonnent au-dessus de la Combe-aux- 
Loups en poussant de grands cris. 

— Je regardai, le fait était exact; dô grands vautours 
fauves, des aigles gris et d'autres oiseaux carnassiers 
tournaient en cercle au-dessus du ravin. 

— Pourquoi font-ils donc ainsi? me demanda ma 
femme spirituelle. 

— Parce que probablement, lui répondis-je, il y a 
là quelque charogne dont ils veulent faire leur proie. 
Un cadavre de loup ou de mule, sans doute. 

— Si c'était le cadavre d'un homme? reprit ma 
femme spirituelle. 

— Au fait, c'est possible, répondis-je, quoique ce soit 
bien improbable. 

Je mis pied à terre, et j'entrai dans le ravin : à mon 
approche, les oiseaux s'étaient envolés en poussant de 
grands cris; j'aperçus alors le cadavre d'un homme. 
Bien qu'il fût dans un état de décomposition avancée 
et à demi dévoré par les oiseaux de proie, je n'eus be- 
soin que d'un regard pour le reconnaître : c'était le ca- 
davre de l'un de nos plus saints Danïtes, Quelques jours 
auparavant, il avait quitté Dezeret en compagnie d'un 



22 LES BOIS -BRULES 



autre Danile nommé Harry Brown, avec lequel cepen- 
dant il avait toujours vécu en assez mauvaise intelli- 
gence ; depuis on n'avait plus eu de nouvelles ni de 
Tun ni de l'autre, 

■ 

Je rais le cadavre sur une mule de suite, et je rentrai 
en ville. 

Les Danites furent convoqués sous la présidence du 
Prophète, et ïe corps du malheureux homme fut soi- 
gneusement examiné; il avait une seule blessure, un 
coup de couteau à la naissance du cou et qui lui avait 
tranché la colonne vertébrale. 

— Je connais l'homme qui a tué notre frère, dit le 
Prophète, justice sera faite. 

Le Prophète me prit alors en particulier : — tu par- 
tiras ce soir- même avec dix hommes, me dit-il; l'assas- 
sin est Harry Brown, il a tué notre ami pour l'exécu- 
tion d'un ténébreux, projet qu'il médite depuis long- 
temps; pars, tu le rencontreras dans les montagnes 
Rocheuses ou peut-être à la rivière Jourdan. Voici une 
lettre pour le capitaine Griffiths qui doit se trouver en 
chasse de ces côtés; il t'aid,era à V emparer de l'assas- 
sin. — Comment le reconnaîtrai-je? demandai-je au 
Prophète. — Bien facilement, me répondit-il; Brown 
était beaucoup trop connu parmi les Gentils pour oser 
se montrer sans risquer d'être immédiatement pendu. 
Voilà pourquoi il a tué notre frère; il aura pris son nom, 
son visage, ses vêtements et se sera ainsi fait une nou- 
velle personnalité. 

— Comment se nommait l'homme traîtreusement as- 



LE SAUT DE L ELAN 23 



sassiné par Harry Brown? demanda vivement le capi- 
taine, 

— La sainte victime se nommait. Gédéon Kild, répon- 
dit froidement le Danite. 



24 LES BOIS-BRULÉS 



II 



COMMENT SANS S'EN DOUTER LE CAPITAINE GRIFFITHS 

CHASSA A L*AFPUT 



A ce nom auquel il aurait dû être si loin de s'atten- 
dre, et que pourtant par une espèce de pressentiment 
inexplicable il attendait presque, le capitaine Grifûlhs 
ne put s'empêcher de pousser un cri, non de surprise, 

mais presque d'épouvante. 

— GédéonKild? dit-il. 

— Est-ce que vous le connaissez? demanda froide- 
ment le Danite. 

— Peut-être, répondit-il. 

— Mais, du moins, vous m'aiderez à le venger? 

— Oh! pour cela, oui, et de grand cœur, je vous jure; 
tout cela est tellement extraordinaire, que je veux, moi 
aussi, à savoir à quoi m'en tenir à ce sujet. 

— Pourquoi extraordinaire? 

— Vous le saurez bientôt. 



- LE SAUT DE i/ÉLAN 25 

— . Le Prophète avait donc raison? cette affaire vous 
intéresse? 

. — Beaucoup plus que vous ne le supposez» 
, — Tant mieux; alors je puis compter sur vous? 
. — En tout et pour tout, je vous l'ai dit. 

— C'est bien, j'y compte. 

— Un dernier renseignement ? 
. — Lequel? 

— Qui est ce Harry Brown? 

— C'est son histoire que vous me demandez? 

— Précisément; pouvez-vous me satisfaire ? 

.— Pourquoi non, puisque vous ne me refusez pas 
votre aide. 

— Vous pouvez être sans crainte à cet égard. Allez, 
je vous écoute. 

- — Nous avons l'habitude de prendre les plus grands 
renseignements sur les gens avec lesquels nous sommes 
appelés à avoir des rapports d'affaires; lorsque ces gens 
témoignent le désir de faire. partie de la famille des 
Saints, ces renseignements sont repris de nouveau avec 
un soin extrême; il est du plus grand intérêt; pour nous 
de bien connaître ceux qui veulent devenir nos frères; 
vous pourrez donc attacher une créance entière à ce que 
je vais vous dire. * . 

— J'en suis convaincu à l'avance. 

v — Harry Brown a trente ans à peine, il est de haute 
taille, admirablement fait, très-beau garçon, doué 
d'une intelligence rare et d'une vigueur extraordinaire ; 
si cet homme avait voulu appliquer au bien lesim- 

m.* 2 



26; LES BOIS-BRULES 



menseS' facultés; qu'il a appliquées au mal^il serait de- 
venu sans conteste un homme remarquable. Il possède 
une aptitude singulière pour prendre tous les costumes r 
tous les visages et se rendre 1 méconnaissable; il y a 
une seule choses qu'il lui est impossible de changer, 
c'est son regard, qui a quelque chose de celui des 
fauves. 

— C'est sans doute un des motifs qui Font engagé à 
assassiner le malheureux Kild? interrompit le capitaine. 

— Je le pense comme vous, à cause des énormes lu- 
nettes que Ivildne quittait jamais. Je dois vous dire que 
le cadavre- de Kild, quand je l'ai retrouvé*, était com- 
plètement nu, tous ses vêtements avaient été enlevés, 
et surtout ses lunettes. 

i — Alors, il n'y a plus dé doute à avoir,. Harry Brown 
est l'assassin; mais pourquoi? Quel motif assez: puis- 
sant a pu le poussera commettre ce crime ?' 

— Attendez, vous le comprendrez bientôt. 

— Soit; je vous écoute. 

— • Je reprends ;: Harry Brown a reçu: une instruction 
très-solide ; il parle, avec- la. même facilité,, l'anglais, le 
français, l'espagnol, l'italien, le portugais* et l'allemand; 
de sorte qu'il est impossible de lui assigner une natio- 
nalité ; lui se prétend Anglais et échappé des bagnes de. 
la Nouvelle-Galles du Sud. Est-ce vrai? est-ce faux? 
Nul ne saurait le dire; d'ailleurs son affirmation seule 
suffirait pour me porter à en douter. C'est à Boston que 
je le rencontrai pour là première fois, il se disait attaché* 
à une grande maison, d&New-York, eff que je; reconnus* 



t * 



LE SAUT DE L ELAN 27 



véritable plus tard. Nos premières relations s'établirent 
à propos de la fourniture des femmes et des enfants; 
il se chargea de nous en fournir à bon compté, ce qu'il 
fit en effet. Mais Harry Brown était joueur, ivrogne, 
•enfin, cousu de tous les vices dont un seul suffit pour 
perdre un homme. Bientôt il se fit de mauvaises af- 
faires; fut poursuivi pour vol, pour meurtre, que sais- 
je encore? Contraint de fuir, de se cacher et de se ré- 
fugier tour à tour dans tous les comtés de la Répu- 
blique; mais comme il ne changeait pas d'existence, sa 
vie ne tarda pas à devenir un enfer ; bientôt il se 
vit traqué comme une bête fauve par toutes les po- 
lices des comtés où il avait séjourné. Il fallait en finir : 
ses déguisements si complets, si bien réussis qu'ils 
fussent, ne lui suffisaient plus; à chaque instant il ris- 
quait d'être arrêté. Il voulut tenter d'exploiter le désert; 
mais son naturel querelleur lui attira en peu de temps 
une foule d'ennemis, et il fut contraint dy renoncer. 
Ce fut alors que la pensée lui vint de se faire Mor- 
mon. Il n'hésita pas. Après avoir traversé le désert, 
en bravant mille 'dangers terribles, il arriva à Dézeret 
et se présenta résolument au Prophète, avec qui il eut 
une longue conversation, à la suite de laquelle il fut 
accueilli dans la grande et patriarcale famille des 
Saints des derniers jours. 

— Eh quoi! le connaissant comme vous le connais- 
siez, vous l'avez reçu? Piètre recrue que vous faisiez là 
et peu honorable ! fit le capitaine Griffiths avec ironie. 

— Les Gentils ne savent rien, répondit le Danite avec 



28 LES BOIS-BRULES 



mépris; c'est précisément parce que nous connaissions 
cet homme, que nous savions tout ce qu'il avait fait et tout 
ce qu'il était capable de faire, que nous l'avons reçu parmi 
nous; les hommes de cette espèce sont précieux pour 
nous ; ils se jettent dans nos bras comme dans un der- 
nier refuge ; ce sont des déclassés, des réfractaires de 
la civilisation à qui la terre manque sous les pieds; nous 
les tenons par leurs crimes et l'impossibilité où ils se 
trouvent de nous échapper jamais. Cette épée de Da- 
moclès éternellement suspendue au-dessus de leur tête 
nous assure, non-seulement leur obéissance à toule 
épreuve, mais encore leur dévouement absolu; le jour 
où ils essayent de se soustraire au joug qui pèse sur 
eux, ils sont impitoyablement brisés; nous utilisons 
leur intelligence souvent remarquable ; et nous tournons 
ainsi au profit du bien les facultés dont jusque-là ils 
ne s'étaient servis que pour le mal. 

— Tout cela est très-spécieux, dit le capitaine; mais 
peu m'importe, je ne vous demande point une justifica- 
tion de votre doctrine excentrique dont je ne me soucie 
guère; revenons, s'il vous plaît, àHarry Brown, dont 
nous nous sommes un peu trop écartés. 

— C'est juste; Harry Brown fait depuis sept ans par- 
tie de notre association, à laquelle, je dois le dire, il a 
rendu d'immenses services. Pendant ces sept années, 
pas une seule fois il n'encourut un reproche, ne s'exposa 
môme à une remontrance ; aussi ne tarda-t-il pas à être 
promu à la sainte et redoutable dignité de Danite ; à 
Dezeret tout le monde reconnut la justesse de cette pro- 



LE SAUT DE i/ÉLAN 29 

motion. Les choses marchaient ainsi, lorsqu'il y a deux 
ans environ, un étranger arriva à Dezeret et se fit indi- 
quer la demeure de Harry Brown. Cet étranger, qui ne 
fut aperçu que de très-peu de personnes, demeura en- 
fermé dix jours dans la demeure d'Harry Brown sans 
sortir une seule fois; au bout de dix jours, il s'éloigna 
pendant la nuit en compagnie d'Harry Brown qui l'es- 
corta assez loin. Cette visite sembla beaucoup préoccu- 
per notre compagnon ; pendant quelque temps, il fut 
plus sombre qu'il n'avait jamais été ; à de longs inter- 
valles il recevait des lettres, lui qui jusqu'alors n'en 
avait jamais reçu, et Ton remarqua que chaque fois 
qu'il recevait une de ces lettres, il quittait Dezeret et 
demeurait assez longtemps absent. Il y a trois mois en- 
viron, il reçut une nouvelle lettre; ce fut quelques jours 
après l'avoir reçue qu'il s'éloigna de nouveau de Dezeret; 
mais, cette fois, il n'était pas seul; notre frère Gédéon* 
Kild l'accompagnait, ce qui surprit tout le monde; 
ces deux hommes éprouvaient non-seulement de la ré- 
pulsion, mais presque de la haine l'un pour l'autre. 
Quelques jours plus tard, je retrouvais le cadavre hor- 
riblement défiguré de notre malheureux frère dans le 
ravin de la Combe-aux-Loups, où il n'a pu être jeté 
qu'après avoir été lâchement assassiné; ce ravin, 
qui ne conduit nulle part, n*est fréquenté par personne, 
pas même par les Peaux-Rouges; vous savez le reste. 
Maintenant, je n'ai plus qu'à vous demander si vous 
avez quelques indices à me donner,^ et si vous sup- 
posez que Harry Brown se trouve dans ces montagnes. 

2. 



30 LES BOIS-BRULÊS 



— Peut-être. Je n'ai pas vu Harry Brown, dont j'ai 
souvent entendu parler, mais, il y a une quinzaine de 
jours, j'ai eu une entrevue avec le capitaine Gédéon 
Kild, que lui, je connais beaucoup. 

— Vous avez vu Gédéon Kild? 

— Oui, et voici dans quelles circonstances. Depuis 
assez longtemps déjà je désire avoir une entrevue avec 
votre Prophète, pour lui faire certaines propositions de 
la part des confédérés de la Rivière-Rouge ; la dernière 
fois que j'avais vu Gédéon Kild, c'est-à-dire à son der- 
nier voyage, je lui avais fait à ce sujet certaines ouver- 
tures qu'il avait assez bien accueillies; mais comme il 
ne pouvait rien prendre sur lui, il m'avait donné à en- 
tendre, qu'à notre prochaine entrevue, les choses s'ar- 
rangeraient comme . je le désirais et que. probable- 
ment le Prophète consenlirait à me recevoir malgré la 
haine que, dit-on, il professe pour les Gentils. Les 
choses ainsi décidées, Gédéon Kild partit pour l'Utah, 
et moi je retournai à la Rivière-Rouge. Il y a quelques 
jours mes éclaireurs m'annoncèrent qu'une troupe 
d'émigrants, arrivant du côté des établissements, était 
campée à une légère distance de mon campement; je 
ne fis pas grande attention à cette nouvelle. Quelques 
jours après, mon lieutenant aperçut un signal dans la 
plaine et il m'en avertit; ce signal était celui dont 
j'étais convenu avec Gédéon Kild. Cela m'étonna fort; 
je me demandais pourquoi, ainsi que cela avait été ar- 
rêté entre nous, Gédéon Kild ne m'avait pas rendu 
compte, à son retour de l'Utah, -de la mission dont je 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 31 



l'avais chargé, sachant l'importance que j'y attachais; 
de plus, je ne comprenais pas comment il arrivait si 
promptement des établissements, six semaines s'jétant 
à peine écoulées depuis notre dernière entrevue. 

— En effet, il n'avait pas perdu de temps, dit le 
Danite avec ironie, 

— N'est-ce pas? Je ne ,sais pourquoi ce retour si 
prompt du côté opposé où je l'attendais, me donna 
l'éveil, et fit naître dans mon esprit de vagues soupçons 
que je résolus d'éclaircir.Me montai à cheval, et je me 
rendis au rendez-vous qui m'était demandé : c'était bien 
Gédéon Kiid que j'avais devant moi, assis sur un carré 
de fourrure devant un feu, et fumant tranquillement son 
énorme pipe de porcelaine; je m'assis près de lui, et 
l'entretien s'engagea* Sa voix me sembla légèrement 
changée, lui-même paraissait être plus grand, en un 
mot, c'était Gédéon Kild ou plutôt son ombre que j'avais 
devant moi. L'illusion était si complète, que parfois je 
m'y laissais prendre; cependant mes soupçons gran- 
dissaient de plus en plus, voici pourquoi : je m'atten- 
dais naturellement à ce que Kild me rendrait compte 
de ce qu'il avait fait à Dezeret et me donnerait la ré- 
ponse du Prophète ; il ne me dit pas un mot à ce sujet; 
il semblait avoir complètement oublié la mission dont 
il s'était chargé; il me parla des femmes et des en- 
fants qu'il amenait, et me proposa de. les lui acheter, 
ainsi que je lui en avais acheté précédemment. Notez 
que jamais il n'avait été question entre Kild et- moi 
de pareils marchés; il savait trop' bien la répugnance 



32 LES BOIS-BRULES 



et le mépris que j'éprouve pour cet infâme trafic. 

— Gédéon Kild, interrompit le Danite, avait sans 
doute parlé à Harry Brown de l'entrevue qu'il devait 
avoir avec vous; comme il ne voulait pas sans doute lui 
révéler les motifs de cette entrevue, il lui avait, comme 
appât à sa curiosité, jeté le prétexte, très-plausible, du 
reste, d'un marché à faire. 

— C'est probable; le fait est qu'il me proposa d'ache- 
ter sa marchandise humaine ; mais comme mes soup- 
çons avaient pris corps, que j'avais presque le pressen- 
timent d'une vilenie quelconque, que je la sentais, 
pour ainsi dire, tout en consentant à acheter les fem- 
mes et les enfants à des prix longtemps débattus entre 
nous, je refusai d'en prendre livraison tout de suite, 
comme il le voulait; je ne consentis à terminer le 
marché que lorsque nous serions lui et moi arrivés à la 
rivière Jourdan, à l'endroit nommé le Saut-de-1'Élan. * 

— Je connais l'endroit, dit le Danite, il esta une dou- 
zaine de jours de marche de l'endroit où nous sommes. 

— Oui, pour une caravane, obligée de marcher 
lentement et avec précaution, mais il ne faut que trois 
jours au plus pour un bon batteur d'estrade, et j'en 
possède d'excellents dans ma troupe. 

— C'est juste, mais vous aviez un but en posant cette 
condition ? 

— Pardieu! celui d'expédier immédiatement un 
courrier à Dezeret, afin d'avertir le Prophète de ce qui 
s'était passé entre Gédéon Kild et moi; et de lui de- 
mander si, ainsi que je le soupçonnais, une infamie, un 



LE SAUT DE L ÉLAN 33 

crime peut-être, n'étaient pas cachés sous cette affaire, 
à laquelle je ne comprenais absolument rien. 

— Très-bien; et vous l'avez fait, sans doute? 

— Comment, si je l'ai fait? Pardieu, le soir même, 
après avoir quitté le soi-disant Kild, un courrier est 
parti pour Dezeret porteur d'une lettre de moi; il doit 
même être arrivé maintenant; nous le retrouverons au 
Saut-de-1'Élan avec la réponse. 

— Bravo! que comptez-vous faire maintenant? Àvez- 
vous revu votre vendeur? 

— Non; il est resté dans son camp et moi dans le 
mien; mais je ne le perds pas de vue; je le surveille 
avec soin; je marche, pour ainsi dire, dans son ombre. 

— Ainsi, il n'a pas de soupçons? 

— Comment en aurait-il? Une seule chose le contra- 
rie, c'est d'être obligé d'aller jusqu'au Saut-de-1'Élan 
pour terminer son marché avec moi. 

— Oui, il trouve ce rendez-vous un peu trop rappro- 
ché de rutah. 

— Peut-être est-ce cela, peut-être est-ce autre chose? 
il est très-difficile de savoir ce que pense cet homme. 

— Puisque vous surveillez ce misérable de si près, 
rien ne sera plus facile que de s'assurer de sa personne. 

— Pas autant que vous le supposez. 

— Pourquoi donc cela? 

— Oh ! pour une foule de raisons meilleures les unes 

* 

que les autres. 

— Donnez-m'en quelques-unes au moins? 

— Je ne demande pas mieux. Écoutez donc : d'abord, 



34 LES BOIS-BRULES 



il est à la tête de quatre-vingts bandits déterminéSj qui 
ne le laisseront pas ainsi enlever dans son camp. 

— Je n'avais pas songé à cela, 

— C'est cependant élémentaire,; de plus, nous ne 
pouvons rien faire. avant que d'avoir la certitude que 
cet homme est bien celui que nous cherchons. 

— Mais nous l'avons cette certitude. 

— Pas le moins du monde, tout nous fait supposer 
que c'est lui, habits, costumes, visage, je vous l'accorde. 

— Eh bien? 

— Eh bien, c'est tout au plus une certitude morale ; 
mais cela ne suffit pas au point de vue du droit et de 
la justice; c'est une preuve matérielle dont nous avons 
besoin, et celle-là nous fait complètement défaut, nous 
sommes obligés de l'avouer.. 

— Oh ! si nous étions contraints de nous soumettre à 
toutes ces exigences... 

— Vous n'exécuteriez jamais personne, n'est-ce pas? 
interrompit-il avec ironie; c'est possible, mais votre 
justice, à vous autres Mormons, n'est pas la nôtre; 
pour nous, ilne suffit pas, pour condamner un homme, 
qu'il soit présumé coupable, il faut qu'il soit prouvé 
qu'il l'est réellement. Harry Brown est bien fin, vous le 
savez; qui vous dit que l'homme que nous prenons 
pour lui n'ost pas un individu quelconque qui, même 
sans en savoir les raisons ou en comprendre les consé- 
quences, joue un rôle appris à l'avance et qu'on a payé 
pour le jouer? 

— Cela peut être, en effet. 



9~' 



LE' SAUT DE* L ÉLAN 35 



— Le- condamneriez- vous alors ?' 

— Non., 

— Vous voyez donc que j'ai raison*. 

— Que faut-il donc faire selon vous ? ! 

— Agir de rase;; l'attirer hors 1 de son camp-, ce' qui, 
peut-être, ne sera pas* aussi difficile que nous fe sup- 
posons, en l'attaquant par son pèche mignon, qui est 
l'avarice ; et une fois au milieu de nous, nous nç tarde- 
rons pas à voir clair dans son jeu, et à savoir à quoi 
nous en tenir à son égard. 

— Gette idée me sourit assez; elle est simple. 

— Et par 1 cela môme a plus de chances de réussite:; 
règle 1 générale', on ne parvient à tromper un trompeur 
émérite que par les moyens auxquels un enfant de dix 
ans' ne se laisserait pas prendre; seulement il faut 
user d'une prudence extrême : il est surtout important 
que votre présence dans mon camp soif complètement 
ignorée ;- si une fois ses soupçons étaient éveillés, tout 
serait perdu;, il nous deviendrait impossible de mettre 
la, main sur fui. Il faut donc vous résigner à demeurer 
caché 1 dans les huttes que je vous' ai' destinées, et pour 
surcroît de; précaution, consentir à changer les vête - 
cuents que vous portez; contre d'autres moins recon- 
naissables que je vous fournirai; y consenti rez-vous?' 

— Qui veut la fin, veut les moyens ; mes' compagnons 
et moi nous consentirons à tout ce- qui pourra assurer 
le succès de la mission dont le Prophète nous a chargé, 

— A là bonne* heure, d'ailleurs 1 ces : précautions* ne 
seront que; de courte j durée ^ cette nuit: même je coni- 



36 LES BOIS-BRULES 



mencerai les opérations contre l'homme que nous vou- 
lons surprendre. Laissez-moi faire, j'ai mon plan. 

— Je me fie entièrement à vous. 

— C'est ce que vous pouvez faire de mieux, Margot- 
tet, conduis ce saint personnage auprès de ses autres 
compagnons, et que les vêtements nécessaires leur 
soient immédiatement distribués. A bientôt, master 
Haubert. 

— Abientôt, répondit le Danite en s'inclinant. . 
Et il suivit le lieutenant. 

— Voilà une singulière aventure, dit le capitaine 
James Forster aussitôt que le Mormon fut sorti. 

— N'est-ce pas? répondit en souriant John Griffiths. s 

— Que comptez-vous faire en réalité ? 

— Ce que j'ai dit; nous avons tout intérêt à démas- 
quer ce misérable. 

— Je ne comprends pas bien, pardonnez- moi; nous 
ne sommes pas les justiciers du désert que je sache? 

— C'est vrai, mais il est important que nous impo- 
sions silence à la calomnie ; on nous accuse de pactiser 
avec les pirates des prairies, et de nous associer aux 
misérables qui font la traite des blanches; l'arresta- 
tion de ce redoutable bandit, dont les crimes ont depuis 
dix ans épouvanté les États-Unis, sera le plus éclatant 
démenti jeté à la face de nos lâches calomniateurs. 

— Avons-nous donc une si déplorable réputation? 

— Eh, mon ami, nous sommes des rebelles, ne l'ou- 
bliezpas; le Gouverneur du Canada atout intérêt à nous 
faire calomnier, afin de nous enlever des sympathies 



; t 



3 ' 



LE SAUT DE h ELAN 37 



qui, en certaines circonstances, pourraient nous ôlro 
fort utiles ; il -y a dans ces contrées une population er- . 
rante de chasseurs et de trappeurs beaucoup plus con- 
sidérable qu'on ne le suppose; une alliance offensive 
* avec ces braves gens doublerait nos forces; les Peaux- 
Rouges surtout sont nombreux; si nous parvenions h 
nous entendre avec eux, nous pourrions faire beau- • , 
coup de mal à nos oppresseurs du Canada. Ce sont ces «\ 
alliances qu'il faut empêcher quand môme; pour attein- 
dre ce but important, tous les moyens sont bons, et 
la calomnie est un des plus puissants; aussi on ne se 
gêne nullement pour remployer; voilà pourquoi, 
malgré tous les efforts que j'ai tentés, je n'ai obtenu 
jusqu'à présent aucun résultat satisfaisant. La réussite 
de mes projets dépend d : un seul homme, et peut-êlrc 
l'affaire de ce soir me permettra-t-elle de m'aboucher 
avec lui, et de lui prouver que tous les bruits colportés 
et répandus comme à plaisir sur notre compte sont 
faux et calomnieux. 

— De quel homme parlez-vous donc? 

— D'un coureur des bois, auquel les Indiens ont 
donné le nom bien mérité de Cbercheur-de-Pistes. 

— Et vous supposez que ce coureur des bois jouit 
d'une assez grande influence.,. 

— Lui? interrompit-il* vivement, vous ne le connais- 
sez donc pas? 

— Pardonnez-moi, je le connais beaucoup de répu- 
tation, c'est un Français, je crois, nommé Valenlin 

* Guillois, 

m. 3 



38 LES BOIS-URULÉS 



. — C'est cela même; eh bien, mon ami, cet homme 
est le véritable roi du désert : Peaux-Rouges et chas- 
seurs lui obéissent sur un mot, sur un signe, il est l'ar- 
bitre de tous leurs différends et sa décision, quelle 
qu'elle soit, a force de loi. Rien ne se fait sans sa vo- 
lonté; il n'existe pas dans toutes les prairies un homme, 
un seul, vous comprenez bien, qui ne lui doive de la 
reconnaissance pourunservice rendu; aussi le dévoue- 
ment que tous ces gens ont pour lui dépasse toute 
croyance. Le jour où il le voudra, il sera aussi puissant 
que n'importe quel. souverain dans les déserts qu'il 
parcourt sans cesse; ce qu'il a détruit de bandits et de 
pirates est incompréhensible, il fait à sa guise la police 
des savanes et y fait, autant que cela est possible, -ré^ 
gner la paix et la justice* Que je réussisse à mettre cet 
homme de notre côté, et la fameuse expédition du co- 
lonel Elliott ne me donnera plus la plus légère inquié- 
tude. A propos, combien de temps avons-nous devant 
nous pour contrecarrer le fameux plan du gouverneur 
du Canada ? 

— Huit jours, pas davantage, vous voyez que. cela 
presse. ; 

— Huit jours! c'est plus qu'il ne m'en faut; j'ai le 
pressentiment que j'obtiendrai un bon résultat. 

— Dieu le veuille ! 

— Croyez-moi, j'ai ferme espoir de sortir bientôt de 
tous nos embarras, mes pressentiments ne m'ont ja- 
mais trompé. Nous allons dîner; vous partagerez ma 
hutte, c'est convenu; cette nuit à onze heures* je mon- 



LE SAUT DE L ÉLAN 39 



terai à cheval et j'irai avec quelques hommes rôder aux 
environs du camp, de notre ami Kild-Brown. Laissez- 
moi faire, tout ira bien. 

— Oh ! je ne vous gênerai'en rien, cher ami. 

— Venez faire une ronde avec moi en fumant un ci- 
gare; landis que Ton mettra la table, je tiens à vous 
montrer mon camp. 

— Je ne demande pas mieux. 

Ils allumèrent leurs cigares et sortirent. 

À onze heures du soir dix cavaliers se tenaient immo- 
biles et droits sur leur selle à l'entrée du camp. 

La nuit était belle et assez claire, bien que sans lune ; 
John Griffiths faisait ses derniers préparatifs de départ 
tout en causant avec son lieutenant, Hippolyte Margottet. 

Celui-ci venait d'entrer. 

— Eh bien! quoi de nouveau? lui demanda John 
Griffiths ; nos éclaireurs sont-ils tous de retour? 

— Le dernier vient de rentrer il y a dix minutes à 
peine, capitaine. 

— Que disent-ils? qu'ont-ils vu? 

— Pas grand* chose de bien intéressant pour nous ; 
mais, selon toute probabilité, assez menaçant pour le 
capitaine Kild, et comme vous vous proposez de diriger 
votre reconnaissance de ce côté, à moins que vous ayez 
changé d'avis..... 

— Non pas, interrompit Griffiths; je me propose, 
en effet, d'aller du côté du camp du marchand d'es- 
claves, j ? essayerai même d'y pénétrer, si toutefois le 
digne capitaine me le permet. 



40 LES BOIS-BRULES 



— Puisque en est ainsi, il est important que vous 
soyez au courant de ce qui se passe, . 

— Il se passe donc quelque chose ? 

— Vous allez en juger. Pendant toute l'après-dîner, 
il y a eu des pourparlers et des allées et venues entre 
les chasseurs blancs de Valentin Guillois et les Indiens 
Corbeaux d*Ahnitnicki campés près d'eux. 

— Tu es sûr de cela? 

— Parfaitement sûr, 

« 

— Très-bien; ensuite? 

— Dès le commencement de la nuit, de grands mou- 
vements ont eu lieu parmi les Peaux-Rouges et les 
chasseurs; ils se sont mêlés les uns avec les autres, puis 
ils se sont divisés, en trois corps, et par trois chemins 
différents, ils se sont dirigés en file indienne vers le 
camp du capitaine Kild, autour duquel ils doivent être 
en ce moment embusqués. 

— Diable! ceci est sérieux, il me sembla? 

— Très-sérieux. 

— Mais tu sais que le capitaine Kild a, depuis hier, 
je ne sais trop pourquoi, partagé sa troupe en deux, et 
établi deux camps assez éloignés l'un de l'autre? Du- 
quel parles-tu? 

— Du premier, le plus avancé, celui dans -lequel 
toutes les femmes sont réunies. 

— Il est évident qu'une attaque est imminente, mais 
je ne comprends pas comment Valenjin Griiillois s'est 
mêlé 1 à cette affaire; quel intérêt a-t-il à ce coup de 
main? 



LE SAUT DE I, ELAN 41 



— Quant à cela, je l'ignore. 

— . Et moi aussi, mais je le saurai; il y a là-dessous 
quelque chose qu'il est important que je connaisse. 

— Vous partez toujours ? 

— Plus que jamais; seulement, comme nous pour- 
rions avoir à en découdre, augmente l'escorte de quinze 
hommes, tu viendras avec moi ; je laisserai la garde du 
camp à James. 

— Hein? fit celui-ci en se redressant. 

Il était étendu tout habillé sur des fourrures entas- 
sées dans un coin de la hutte. 

Margottet était sorti en se frottant les mains pour 
exécuter les ordres qu'il avait reçus. 

John Griffiths expliqua en quelques mots à son ami 
ce qui se passait. 

Celui-ci se leva aussitôt. 

,— Partez tranquille, John Griffiths, dit-il au capi- 
taine, je veillerai pour vous et vous retrouverez votre 
camp en aussi bonne situation que vous le quittez, 

— J'en suis convaincu, mon ami, répondit le capi- 
taine en lui serrant la main. 

En ce moment le lieutenant rentra, il était armé et 
éperonné. 

— Tout est prêt, dit-il. 

— Alors, partons, dit le capitaine en prenant son 
chapeau et son manteau. 

Ils sortirent et montèrent à cheval. 
Le capitaine Forster les accompagna jusqu'aux re-* 
tranchements. 



42 LES BOIS-BRULES 



— Au revoir, mon cher James; bonne garde, dit 
Grriffiths en se plaçant à la tête de la troupe. 

— Soyez tranquille, bonne chance! 
Ils partirent au grand trot. 

— C'est étonnant, dit Grriffiths au bout d'un instant 
à son lieutenant qui se tenait près de lui, nous glissons 
comme des fantômes sur la prairie sans produire le 
moindre bruit. 

Margottet se mit à rire. 

— Dame! dit-il, nous allons en reconnaissance, n'est- 
ce pas? Eh bien, il est de notre intérêt de ne pas être 
dépistés, cette nuit surtout; beaucoup d'oreilles sont 
ouvertes dans la montagne; j'ai cru prudent de faire 
envelopper les pieds des chevaux avec des morceaux 
de peau de bison. 

— Tu as eu là une triomphante idée, mon camarade, 
lui dit John Grriffiths, en lui frappant amicalement sur 
l'épaule. 

Ce qui fit grand plaisir au lieutenant, lequel profes^ 
sait pour son capitaine une amitié allant presque jusqu'à 
l'adoration. 

Les deux camps, c'est-à-dire celui des émigrants et 
celui des Bois-Brûlés, n'étaient séparés l'un de l'autre 
que par une distance de trois lieues et demie tout au 
plus. 

Mais la route était excessivement difficile, surtout 
par une nuit sans lmie; de plus les Bois-Brûlés de- 
vaient user de la plus grande prudence afin de ne pas 
être découverts par les Peaux-Rouges ou les Chasseurs, 



LE SAUT DE ï/kLÀN 43 



dont probablement les vedettes se tenaient aux aguets. 
De sorte qu'il fallut trois heures aux cavaliers pour 
franchir cette distance de trois lieues et demie, qui 
pendant le jour aurait exigé à peine le tiers de ce temps ; 
ils n'arrivèrent donc aux environs du camp du capitaine 
Kild que quelques instants après deux heures du matin. 
Tout à coup les Bois-Brûlés entendirent retentir avec 
fureur le cri de guerre des Peaux-Rouges, suivi pres- 
que immédiatement d'une fusillade bien nourrie. 

— L'attaque est commencée, dit Grifftths; il est 
inutile d'aller plus loin; seulement, comme en cemo- 
ment l'attention de tous les assaillants doit être dirigée 
vers le camp et que personne ne songera à nous sur- 
veiller, dix hommes mettront pied à terre et me sui- 
vront; je tiens à voir de près comment les choses se 
passent; quant à vous, lieutenant, vous demeurerez 
ici avec le reste de la troupe; tenez-vous prêta tout 
événement, si vous entendez le cri de l'orfraie, c'est 
que j'aurai besoin de secours, alors vous accourrez 
au plus vite; est-ce bien entendu?. 

— Oui, capitaine; soyez prudent. 

— Gui, oui, fît-il en sautant à terre. 

Dix hommes, que le capitaine désigna par leurs noms, 
abandonnèrent leurs chevaux, lesquels furent tenus en 
bride par leurs camarades, et les aventuriers, leur 
capitaine en tête, s'enfoncèrent résolument dans la 
forêt. 

Au fur et à mesure qu'ils s'avançaient, le bruit de la 
lutte se faisait entendre plus distinctement; les émi- 



44 LES BOIS-BRÛLÉS 



grants semblaient opposer une vigoureuse résistance à 
leurs ennemis. 

Les Bois-Brûlés continuèrent à se rapprocher, à 
demi courbés ,el glissant comme des spectres dans les 
ténèbres. 

Ils étaient descendus sur le sentier et marchaient 
maintenant droit au camp; ils voyaient la lueur des 
coups de feu. 

Tout à coup le capitaine s'arrêta. 

Tous les Bois-Brûlés firent halte* 

Une vive altercation avait lieu à quelques pas seule- 
ment de l'endroit où se tenaient les aventuriers. 

— Non, disait la voix grêle d'un tout jeune homme, 
nous ne vous suivrons pas, Brown; le lieutenant nous a 
dit de demeurer ici jusqu'à son arrivée. 

— Le lieutenant est blessé, il ne viendra pas, répon- 
dit une voix bourrue. 

— Vous mentez, reprit brièvement le jeune homme; 
Blue-Dewil n'est pas blessé, il va venir, j'en suis sûr. 

— Maudit Pelon , veux-tu te taire ! cria l'autre, 
sinon!.... 

— Bah! je ne vous crains pas, reprit le Pelon; 
essayez seulement de me toucher; je vous casse votre 
vilaine caboche d'un coup de pistolet. 

— La paix, enfant, dit la voix douce et harmonieuse 
d'une femme; et vous, Brown, ni menaces, ni prières, 
taisez-vous; nous ne vous suivrons pas. 

— Vous croyez cela ? fit-il, d'une voix railleuse, je 
ne suis pas un traître, moi ; le lieutenant croit m'avoir 



LE SAUT DE L ELAN 45 



entortillé avec ses belles promesses, mais je suis plus 
malin que lui ! je vous dis que vous me suivrez, et cela 
tout de suite, 

— Essayez de nous y contraindre, reprit la jeune 
.femme. 

— Ce ne sera pas long, dit le bandit. 

Il siffla d'une certaine façon, aussitôt sept ou huit 
individus embusqués dans les bois apparurent. 

— Allons, en route, de bonne volonté ou de force, 
reprit brutalement le bandit; le capitaine Kild yous 
attend, ma belle; vous ne lui échapperez .pas comme 
cela. 

Et, donnant l'exemple à ceux qui le. suivaient, il fit 
un mouvement pour saisir la jeune femme. 

1 — mon Dieu! s'écria-t-elle avec désespoir, en se 
débattant, ne viendra- 1— il donc personne à mon se- 
cours ! 

— Si, par la mordieu! s'écria Griffiths en s*élançant, 
je vous sauverai, qui que vous soyez; en avant les gars! 

Les aventuriers se ruèrent sur les bandits; mais ceux- 
ci ne les attendirent pas, ils s'élancèrent sur les flancs 
de la montagne et disparurent en un instant. 

Un seul resta prisonnier, ce fut Brown, que Griffiths 
avait saisi à la gorge; le misérable fut solidement 
garrotté, 

— Madame, dit le jeune homme avec une exquise 
politesse, je me nomme le capitaine John Olivier Grif- 
fiths; je commande une troupe de Bois-Brûlés! je suis un 
honnête homme ; il vous est impossible de rester ici, vou- 

3. 



46 LES BOIS -BRULES 



lez-vous accepter pour cette nuit l'hospitalité dans mon 
camp? je vous jure sur l'honneur que vous y serez 
traitée avec tout le respect qui vous est dû, et demain 
nous verrons à vous rendre à vos protecteurs naturels; 
du reste, je ferai avertir, dès le point du jour, les perr. 
sonnes que vous me ferez, madame, l'honneur de me 
désigner. 

— Je me fie à votre honneur, monsieur, répondit 
dona Rosario ; le service que vous m'avez rendu est 
trop grand pour que je mette en doute votre parole; 
veuillez nous indiquer le chemin ; les personnes qui 
m'accompagnent et moi, nous sommes prêtes à vous 
suivre. 

— Oui, dit le Pelon, le capitaine Griffith s est un loyal 
soldat, je Paî souvent entendu dire, nous pouvons avoir 
confiance en lui. 

Les dames montèrent à cheval ; Brown, que le capi- 
taine tenait à conserver, fut solidement attaché sur une 
des mules, et on se mit en route. 

— Décidément Dieu est pour moi, murmura Griffiths 
en aparté, tâchons maintenant de profiter de l'heureux 
hasard qui nous favorise si à Timproviste. 

Le capitaine rejoignit sa troupe, et, vers cinq heures 
du matin, il rentra dans son camp. 

Il installa dona Rosario et sa compagne le plus con- 
fortablement qu'il lui fut possible, salua respectueuse- 
ment les deux femmes, puis il se retira. 

Enfin, après avoir recommandé à Margottet de sur- 
veiller attentivement le prisonnier fait pendant la recon- 



ÎJL 



LE SAUT DE L ELAN 



47 



naissance, le capitaine se jeta sur un monceau de four- 
rures et s'endormit presque aussitôt. 

Il était accablé de fatigue, mais il n'avait pas perdu 
sa nuit. 



48 LES BOIS-BRULÉS 



III 



ou l'on voit le pelon partir en ambassade 



John Griffiths dormit pendant trois heures tout au 
plus; lorsqu'il s'éveilla, il était environ huit heures et 
demie du matin. 

Le soleil venait de se lever, le ciel était sans nuages, 
la journée promettait d'être magnifique. 

Le capitaine, complètement reposé par ces trois 
heures de sommeil, se leva gaiement, procéda aux soins 
de sa toilette, fit une ronde minutieuse dans le camp 
afin de s'assurer que tout était dans Tordre accoutumé, 
puis, se renfermant dans sa hutte avec son ami James 
Porster, il lui raconta dans les plus grands détails les 
divers événements qui avaient eu lieu pendant sa re- 
connaissance de la nuit précédente, et termina son 
récit en disant à son ami : 

— Que pensez-vous de tout, cela ? 

— Je pense, répondit Forster sans hésiter, que le 



LE SAUT DE L ELAN 49 



hasard nous a singulièrement favorisés, et que depuis 
hier notre situation s'est beaucoup améliorée. 

— C'est aussi mon avis, dit le capitaine; maintenant 
il.nousfaut jouer serré, et surtout agir avec la plus 
grande prudence; le drôle que j'ai arrêté est bien 
gardé sans doute ? 

— N'ayez aucune inquiétude à cet égard, j'ai donné 
des ordres en conséquence. 

— Il est de la plus haute importance qu'il ne s*évado 
pas ; nous aurons bientôt besoin de lui* J'étais tellement 
accablé de fatigue cette nuit quand je suis rentré, que * 
j'ai oublié de donner Tordre d'expédier des éclaireurs 
dans toutes les directions dès le lever du soleil, afin de 
nous renseigner sur les événements de cette nuit, que 
naturellement nous ne connaissons encore que très- 
imparfaitement. 

— Moi qui n'étais pas fatigué, et à qui vous aviez 
délégué vos pouvoirs, dit en riant James Forster, j'ai, 
il y a une heure, expédié des batteurs d'estrade dans 
quatre directions différentes ; vous pouvez donc être 
tranquille, nous ne tarderons pas à avoir des nouvelles 
certaines- 

— Merci, mon cher James, vous m'avez rendu là un 
véritable service ; et nos Mormons, que font-ils? 

— Pas grand'chose que je sache ; ils se tiennent cois, 
ainsi que vous le leur avez recommandé hier ; ils ont 
changé de costume, et 'n'ont plus rien qui les distingue 
de nos chasseurs, 

— Tant mieux; il est bon que jusqu'à nouvel ordre 



50 LES BOIS-BRULES 



leur présence dans le camp soit complètement ignorée* 

— Que pensez- vous de Kild ou de Brown, comme il 
vous plaira de l'appeler, sa position doit être très-mau- 
vaise en ce moment? 

— Je le crois; mais c'est un gaillard bien fin! tant 
qu'on ne réussira pas à s'emparer de lui, il trouvera 
toujours le moyen de se relever ; ce drôle est de la na- 
ture des chats qui retombent toujours sur leurs pattes; 
quoique sa bande soit probablement en complet 
désarroi, après la rude attaque qu'il a eu à soutenir cette 
nuit, si on le laisse respirer, avant huit jours, il aura 
réuni une nouvelle troupe plus nombreuse que la pre- 
mière; il ne manque pas dans le désert de bandits de 
toutes couleurs, qui ne demanderont pas mieux" que de 
se mettre à sa solde, s'ils entrevoient une possibilité 
quelconque de rapine ou de pillage* 

— Que comptez- vous faire ? 

— En délivrer la contrée le plus promptement pos- 
sible ; nous n'avons pas à hésiter, mon ami ; cette capture 
nous ouvre une des voies de salut qui nous restent; 
c'est le seul moyen que nous ayons de prouver aux hon- 
nêtes gens que nous n'avons jamais été les complices 
de ce misérable, et de nous réhabiliter à leurs yeux* 

— Prenez-y garde, mon ami, cet homme n'hésitera 
pas pour se défendre a dire que vous avez traité avec 
lui de la vente de ses esclaves* 

— Eh bien, après ? que m'importe ? N'avez vous pas 
entendu ce que j'ai dit hier à Jonathan Maubert? 
Cette vente, ou plutôt cet achat était un piège que je 



» » 



LE SAXTT DE L ELAN 51 



lui tendais, ce qu'il me sera très-facile de prouver, 

— Comment cela ? 

— Eh! pardieu, parla lettre que j'ai adressée à 
Briggam Young, et que mon courrier lui a remise déjà. 

— Vous avez donc réellement expédié un courrier à 
Briggam Youn g? 

— Mais certainement ; vous en doutiez donc ? 

— Ma foi, oui, je vous l'avoue. 

— Ah ça, mon cher, vous me croyez donc capable de 
faire la traite des blanches ! Sur mon âme, je vous re- 
mercie de la bonne opinion que vous avez de moi; vous 
devez bien me connaître pourtant ! 

— Certes, je vous connais et je vous aime, mon ami ; 
aussi n'ai -je pas eu un seul instant la pensée que vous 
me supposez. 

— Quelle a donc été votre idée alors ? 

— Tout simplement que vous aviez oublié d'expédier 
ce courrier, ce qui aurait été un grand malheur. 

— Certes, mais rassurez-vous, le courrier est parti ; 
j'avais percé à jour le déguisement de ce drôle et j'ai joué 
au fin avec lui ; avant trois jours une troupe de Mormons 
s'embusquera au Saut-de-l'Élan ; ma justification sera 
éclatante ; tout ce que j'ai dit hier à Jonathan Maubert 
est de la plus rigoureuse exactitude. 

— Dieu soit louél vous m'enlevez un poids bien 
m lourd de dessus la poitrine; je vous sais si insouciant 

des choses qui vous sont personnelles,mon ami, que 
j'avais de très-vives craintes à ce sujet, 

— C'est vrai, je suis insouciant, trop peut-être ; mais 



52 LES BOIS-BRULÉS 



pas pour ce qui touche mon honneur; grâce à Dieu, 
j'ai toujours su le conserver intact. 

— Personne ne ]e sait mieux que moi, mon ami, dit 
James Forster en lui tendant la main que Griffiths 
serra. 

En ce moment, la porte de la hutte, où plutôt la claie 
fut soulevée et le lieutenant Margottet entra-. 

— Ah ! c'est toi, Margottet, lui dit Griffiths ; quoi de 
nouveau ? 

— Tout va bien, capitaine ; il y a là ce jeune homme, 
le serviteur des deux dames; il demande à vous parler. 

— Ah ! très-bien, fais-le entrer. 
Margottet se pencha au-dehors. 

— Venez, dit-il, le capitaine consent à vous recevoir. 
Le Pelon entra et salua respectueusement les trois 

officiers. l 

— C'est vous, mon enfant, lui dit le capitaine en sou- 
riant; que désirez-vous? Sans doute vous venez de la 
part de votre maîtresse? 

— Oui, capitaine, répondit-il. 

— Est-elle un peu remise de ses fatigues de cette 
nuit? 

— Ma maîtresse se porte très-bien, capitaine. 

— J'en suis charmé; que désire-t-elle? 

— Elle désire causer quelques instants avec vous, 
capitaine. 

— Je suis complètement à ses ordres. 
. — Ainsi elle peut venir? 

— Non pas, dit-il vivement, ce n'est pas à elle à se 



LE SAUT DE L-ELAN 53 

déranger pour moi; je suis son respectueux serviteur; 
et puisqu'elle témoigne le désir de me voir, je serai 
heureux de me rendre à ses ordres. 

— Ainsi, capitaine, je puis lui dire... 

— Que dans dix minutes, interrompit-il en souriant, 
j'aurai l'honneur de lui faire ma visite. 

— Merci, capitaine, je vais lui rapporter vos pa- 
roles. 

— Allez, mon garçon, je vous suis. 

Le Pelor* salua et partit. 

— Ah ! fit le capitaine, en se frottant joyeusement les 
mains, la partie va enfin s'engager entre Valentin Guil- 
lois et moi. 

— Que parlez-vous de Valentin Guillois, et qu'a-t-ii 
à voir dans toute cette affaire? 

— Je m'entends, dit-il finement ; je me trompe fort, 
ou l'arrivée de la trolipe du soi-disant Kild dans nos 
montagnes n'est pas une des causes les moins sérieuses 
de la présence du Chercheur de-Pistes dans cette con- 
trée, où il n'est venu que très-rarement, et toujours 
pour des motifs de la plus haute importance; d'ailleurs 
je saurai bientôt à quoi m'en tenir. 

— C'est juste, cetfentretienéclaircirasans doute bien 
des points obscurs; allez donc, mon arni; allez, et bonne 
chance. 

— A tout à l'heure. * 

Il partit alors et se dirigea vers la hutte occupée par 
dona Rosario et sa fidèle miss Harriett Dumbar. 
Le Pelon se tenait sur le seuil de la hutte ; lorsqu'il 



54 LES BOIS-BRULES 



aperçut le capitaine, il se hâta de prévenir sa maîtresse, 
+ pais il introduisit le visiteur. 

La jeune femme était à demi couchée sur un ha- 
mac ; tous les murs de la hutte avaient été couverts dé 
fourrures, un épais tapis cachait le sol. Un feu brûlait 
dans un brasero et entretenait une moite chaleur dans 
cette hutte faite simplement de branches entrelacées; 
Harriett Dumbar se tenait assise sur un tabouret près 
de sa maîtresse. 

La jeune femme accueillit le capitaine avet un char- 
mant sourire et en lui tendant la main; Grîffiths se 
pencha respectueusement sur cette main mignonne, 
qu'il effleura de ses lèvres. 

— Merci, lui dit-elle avec émotion, merci du service 
que vous m'avez rendu, capitaine. 

— Senora, répondit-il, je suis le plus respectueux et 
le plus dévoué de vos serviteurs; j'attends les ordres 
qu'il vous plaira de me donner. 

— Avant de vous demander un nouveau service, ca- 
pitaine, répondit-elle, il est de mon devoir de vous dire 
qui je suis, et de vous apprendre quelle est la personne 
à qui vous avez sauvé la vie; Harriett, ma chérie, ap- 
prochez un siège pour le capitaine. 

La jeune fille se hâta d'obéir; mais elle fut prévenue 
par le Pelon qui apporta un tabouret. 
> —Hélas! madame, dit* le capitaine avec un sourire 
triste, votre histoire, je la connais; elle ressemble à celle 
de beaucoup d'autres infortunées qui ont été contraintes 
à subir le même sort qne celui qui vous était réservé ; 



y » 



LE SAUT DE L ELAN 55 



la réputation du capitaine Kild est depuis longtemps 
faite à cet égard; tout le monde sait dans cette contrée 
à quel odieux et honteux trafic il se livre; il vous a en- 
levée à votre famille, et forcée à le suivre, de force, 
dans le but de vous vendre aux Mormons; mais, grâce 
à Dieu, son ignoble calcul a été déjoué; et maintenant 
vous êtes libre et à l'abri de ses cruelles persécutions. 

— Hélas! répondit dona Rosario avec un douloureux 
soupir, ce n'est pas le capitaine Kild qui est le plus 

■ 

coupable envers moi, je lui ai été vendue; il m'a 
achetée, voilà tout. 

— Que voulez-vous dire, madame ? 

— Voici en quelques mots ma triste histoire, capi- 
taine. Je suis née bien loin d'ici, à l'extrémité de l'Amé- 
rique du Sud, au Chili; mon père était un gentilhomme 
français appartenant à la plus vieille noblesse de son 
pays, ma mère, une Américaine, issue de Tune des 
meilleurs familles du Chili; mon frère et moi, nous 
vivions entre notre père et notre mère dont nous étions 
adorés; un de nos parents, ennemi de mon père, fit 
attaquer notre hacienda par les Indiens Araucans; l'ha- 
cienda brûla, mon père et ma mère furent massacrés 
par les sauvages; et ce parent dénaturé, cause de cette 
terrible catastrophe, nous enleva, mon frère et moi; 
nous fit quitter le Chili et nous conduisit. à la Nouvelle- 
Orléans. Au bout de quelque temps il nous embarqua 
de nouveau sur un bâtiment qui nous transporta au 
Brésil; mais j'ignore pour quel motif ce parent nous 
fit, presque tout à coup et sans que nous sachions 



56 LES BOIS-BRULÉS 



pourquoi, quitter le Brésil et revenir à la Nouvelle- 
Orléans; de retour dans cette ville, cet homme nous 
sépara. Je ne sais ce que mon frère devint! hélas! pau- 
vre frère, si beau, si franc et qui m'aimait tant!... 

— Serait-il mort? 

— Hélas! je n'en sais rien, je ne l'ai plus revu; ja- 
mais, depuis notre séparation, je n'ai reçu de ses nou- 
velles. 

— Il était à peu près de votre âge, sans doute, se- 
fiorita? 

— A peu près, oui, mais un peu plus âgé que moi ; 
s'il vit encore, et au fond de mon cœur je l'espère, il 
doit avoir près de vingt et un ans; il était beau, grand, 
b'ien fait, d'une douceur et d'une bonté sans égale! Hé- 
las ! mon pauvre Luis I 

Il y eut un silence, dona Rosario pleurait, le visage 
caché dans ses mains. 

— Courage, senorita, dit le capitaine au bout d'un 
instant; sans doute votre frère n'est pas mort, il vous 
sera rendu; Dieu est bon! espérez! 

— Merci, senor, pour ces consolantes paroles; ré- 
pondit-elle en relevant la tête et essuyant les larmes 
qui coulaient lentement le long de ses joues pâlies; 
nous étions restés seuls, orphelins, sans appui d'au- 
cune sorte; nous avions l'un pour l'autre le saint 
amour que Dieu met au fond des cœurs blessés et souf- 
frants, afin qu'ils puissent se consoler l'un l'autre; et 
s'encourager à souffrir sans défaillance, et sans mur- 
mures contre les coups injustes du sort; hélas! je suis 



LE SAUT DE l/ÉLÀN . 57 



seule à souffrir maintenant; je n'ai plus ce regard ami 
qui me réconfortait; cette main qui me soutenait; cette 
voix tendre et si douce à mon oreille, qui me répétait 
sans cesse : courage, pauvre sœur! courage! le sort se 
lassera de nous frapper, un jour justice nous sera faite, 
nous serons heureux! Aujourd'hui je suis seule. Mais 
non, je suis ingrate, j'ai des amis encore I deux amis 
dévoués, qui ne m'ont jamais abandonnée, et ne m'aban- 
donneront jamais! , 

— Que vous arriva-l-il, seîiorila, lorsque Ton vous 
eut séparé de votre frère? demanda le capitaine. 

— Cet indigne parent qui s'était fait notre bourreau, 
afin de nous ravir noire immense fortune, me plaça à 
la Nouvelle-Orléans, dans un pensionnat déjeunes filles, 
où je passai quelques mois; ces quelques mois furent 
pour moi une halte dans la souffrance. J'étais aimée de 
mes compagnes, bien traitée parles personnes chargées 
de veiller sur moi; s'il m'avait été possible d'oublier, j'au- 
rais été heureuse; mais, hélas! cela m'était impossible; 
cependant je sentais peu à peu la douleur s'engourdir 
au fond de mon cœur ; je me reprenais tout doucement à 
espérer; mais le malheur, ou plutôt mon indigne pa- 
rent, veillait près de moi; je ne devais pas tarder à en 
avoir la preuve terrible; un jour je me promenais avec 
mes compagnes aux environs de la ville; je m'étais as- 
sise un peu à l'écart pour me livrer à mes rêveries sans 
être gênée par les rires joyeux de mes compagnes : tout 
à coup je fus saisie à l'improvisle, un voile fut jeté sur 
mon visage et je fus brusquement enlevée; je m'évanouis. 



58 LES BOIS-BRULES 



Quand je repris connaissance je me trouvai dans une 
voiture qui galopait à fond de train à travers une forêt 
épaisse. Que vous dirai-je de plus, capitaine; j'étais au 
pouvoir du capitaine Kild, 

— Vous m'avez parlé, senorita, de deux amis dé- 
voués; n'ont-ils donc rien pu faire pour vous? 

— Oh! si, capitaine, ils ont fait beaucoup; depuis 
mon enlèvement ils ont constamment veillé sur moi 
sans se décourager un instant; ils ont réussi à intro- 
duire jusque dans le camp du capitaine Kild des gens 
à eux et dans lesquels je pouvais avoir toute confiance; 
un de ces hommes est le lieutenant même du capitaine. 
. — Blue-Dewil! s'écria Oriffiths avec la plus grande 
surprise. 

— Lui-même^ fit-elle avec un charmant sourire; un 
autre encore, un chasseur mexicain, qui servait de 
guide à la caravane, Benito Ramirez* 

— Le fameux batteur d'estrade? 
~ Oui,-senor. 

— Voilà qui est étrange, senorita; ces deux amis 
dont vous parlez sont donc bien puissants? 

— Je l'ignore, senor; je sais seulement que leur dé- 
vouement pour moi n'a pas de limites. 

— Pouvez vous me dire le nom de ces deux hommes, 
senorita? 

— Certes, ^capitaine : le premier est un proche parent 
de ma mère, qui nous a vus naître mon frère et moi; il 
est fort riche et n'a pas hésité à se dévouer à notre sa- 

.lut; il se nomme don Gregorio Peralta. 



* * 



LE SAUT DE L ELAN 59 



r 

— Je ne connais pas ce nom , senorita, répondit 
Grriffiths. d'un air pensif; et l'autre? 

— L'autre, capitaine, est un Français, le frère de lait 
de mon père, son ami le plus ancien, le plus cher, le 
plus dévoué; c'est un coureur des bois ; il se nomme 
Valentin Guillois. 

— Valentin Guillois! s'écria le capitaine avec explo- 
sion. 

— Vous le connaissez? s'écria dofla Rosario en se 
redressant subitement sur son hamac, 

— De' réputation seulement, senorita; je n'ai jamais 
eu l'honneur de me rencontrer avec lui. Oh ! si vous 
êtes l'amie du célèbre Chercheur-dé-Pistes, vous n'avez 
plus rien à redouter du capitaine Kild, senorita. 

— Je le croyais hier encore ; c'est dans le seul but de 
me sauvegarder que Valentin Guillois, avec ses chas- 
seurs et les Indiens, a attaqué le camp ; tout était pré- 
paré pour ma faite. 

— Qui aurait réussi sans la trahison de ce misérable 
Brown. 

— Oui, sefior; sans vous j'étais perdue. 

— Oh! vous n'avez plus rien à craindre maintenant. 

— Je le sais et je vous en remercie. Tenez, capitaine, 
je suis une ingrate , s'écria4-elle tout à coup avec 
élan. 

— Vous, seîlorita? 

— Oui, je vous ai parlé de deux amis dévoués, je me 
suis trompée : j'en ai oublié un autre» le plus dévoué de 
tous, peut-être, un chef Indien* *• 



60 LES BOJS-BRULÉS 



— L'ami, le frère de Valentin Gaillois, interrompit 
le capitaine; Curumilla, n'est-ce pas, senorita? 

— Oui, capitaine; cet homme, j'en suis sûre, a plus 
fait pour ma délivrance que les deux autres, c'est mal 
à moi de l'avoir oublié. 

— Que comptez-vous faire à présent, senorita? 

— Je voudrais avertir mes amis qui, sans doute, sont 
au désespoir et ne comprennent rien à ma dispari- 
tion; je voudrais les avertir de ce qui s'est passé, les 
instruire du service que vous m'avez rendu et leur dire 
en quel lieu et sous la protection de qui je me trouve 
en ce moment; j'ai, ce matin, en m'éveillant, préparé 
une lettre que je désirerais faire remettre le plus, tôt 
possible à Valentin Guillois. 

— Rien de plus facile, senorita; j'ignore en quel lieu 
se trouve en ce moment le célèbre Coureur des bois; 
mais j'ai dans ma troupe de hardis chasseurs pour les- 
quels le désert n'a pas de mystères ; j'en suis convaincu, 
ils réussiront à le rencontrer, et cela d'autant plus 
promptement qu'il doit avoir lancé dans toutes les di- 
rections des gens à votre recherche. 

— Voulez-vous m'accorder une grâce 5 caballero? lui 
dit-elle en souriant. 

— Parlez, senorita, ne savez-vous pas que je suis 
tout dévoué à votre cause? 

— Si, je le sais, j'en ai la conviction intime; voilà 
pourquoi je vous adresse cette demande : je désire que 
ce jeune homme qui m'accompagne soit seul chargé 
de porter ma lettre; "il est intelligent, dévoué, il con- 



* • 



LE SAUT DE L ELAN 61 



naît le .désert; de plus, il est connu de quelques-uns 
des hommes de Valentin Guillois et, s'il en rencontre 
un sur sa route, ce sera une chance de plus pour que 
la lettre parvienne plus tôt à celui à qui je l'adresse. 

— Que votre volonté soit faite en toute chose, seîlo- 
rita; ce jeune homme portera celte lettre ainsi que 
vous le désirez; je comptais, moi aussi, écrire un mot 
au chasseur pour l'instruire de ce qui s'est passé; mais 
je préfère vous laisser agir à votre guise et demeurer 
complètement neutre; j'ai eu le bonheur de vous être 
utile, senorita, cela me suifit. 

— Je crois qu'il vaut mieux que cela soit ainsi, se- 
nor; certainement, vous n'auriez jamais écrit de vous- 
même ce que moi j'ai écrit, dit-elle avec un sourire 
charmant. 

— ■ Quand voulez-vous que parle ce garçon , seno- 
rita? 

— Le plus tôt possible, dit-elle. 

— Afin d'être plus vite de retour? 
La jeune fille sourit sans répondre. 

— Soit, senorita, reprit le capitaine, il partira tout 
de suite, devant vous. 

Le capitaine s'approcha de la porte qu'il ouvrit, et 
fit un signe au lieutenant Margottet, lequel se promenait 
gravement à quelques pas de là en fumant un cigare. 

Le lieutenant se hâta d'accourir. 

— Lieutenant, faites seller à l'instant un bon cheval, 
dit le capitaine, et, se tournant vers le Pelon :'Tu sais 
monter à cheval, garçon? lui demanda-t-il. 

m. * 4 



62 LES BOIS-BRULES 



— Je suis le fils d'un Gambucino! dît-il fièrement. 

— Oh! alors, je suis tranquille, fit le capitaine en 
souriant, as4u des armes ? 

— Oui, capitaine, fusil, revolvers et bowie-kniff. 

— Bon; tu n'as besoin que d'une gibecière avec des 
vivres alors, prépare-toi; dès que le cheval sera sellé, 
vous le ferez conduire ici, lieutenant; on apportera en 
même temps une gibecière et une gourde. Allez et qu'on 
se hâte. 

Cinq minutes plus tard, un magnifique cheval noir 
piaffait devant la hutte, tenu en bride par le lieutenant 
en personne. 

— Voici la lettre, Léon, dit dona Rosario au jeune 
homme, dont le visage rayonnait de fierté et de joie 
d'être chargé de cette mission de confiance; il faut que 
tu la remettes à Valentin Guillois lui-même. 

— Comptez sur moi, senora, répondit le jeune homme, 
je la lui remettrai ou je mourrai. 

— Va, Léon, va, mon ami, mon frère, va et que Dieu 
te guide. 

Le jeune homme la salua respectueusement et se mit 
en selle avec une légèreté et une grâce qui firent bien 
augurer du succès de sa mission. 

Certes, s'il avait pu voir ce fier et beau jeune homme, 
au regard étincelant, aux gestes gracieux et si solide- 
ment campé sur son cheval, le capitaine Kild n'aurait 
pu reconnaître ce misérable Pelon, qu'il était accou-. 
tumé à traiter avec tant de mépris. 

C'est qu'alors ie jeune homme était esclave, il jouait 



LE SAUT DE i/ÉLAN 63 



un rôle, au lieu que maintenant il était libre et il sen- 
tait qu'il était homme. 

Il prit congé de dona Rosario par un salut respec- 
tueux, s'inclina devant le capitaine, et, mettant son 
cheval au galop de chasse, il sortit du camp, dont les 
barrières s'étaient ouvertes devant lui. 

Cinq minutes plus tard, il avait disparu au loin dans 
la plaine. 

— Voilà un joli garçon el qui me plaît beaucoup, dit 
gaiement le capitaine, et, se tournant vers dona Rosa- 
rio : Êtes-vous satisfaite, senorita, ajouta-t-il, ai-je 
bien tenu mes promesses de cette nuit? 

— Oh! oui, senor, vous êtes loyal et généreux, et ma 
reconnaissance pour vous est grande. 

— A présent, je n'ai plus qu'à vous engager à prendre 
patience, tout dépend de votre courrier, 

— J'attendrai son retour avec confiance, senor. 

Le capitaine salua respectueusement dona Rosario, 
et se retira après avoir touché de ses lèvres la main 
qu'elle lui tendait. 

— senora, ditHarriett Dumbar dès qu'elle fut seule 
avec sa maîtresse, que Léon est devenu beau tout à coup! 

Dona Rosario l'embrassa en souriant. 

— C'est qu'il est de la race des aigles, répondit-elle; 
maintenant qu'il est libre, il sent que les ailes lui 
poussent. 

Nous abandonnerons pendant quelque temps le camp 
des Bois-Brûlés et nous nous attacherons aux pas du 
Pelon. 



64 LES BOIS-BRULÉS 



Le jeune homme ne s'était pas vanté, en répondant 
fièrement au capitaine : je suis le fils d'un Gambucino; 
non-seulement il montait à cheval comme un centaure, 
ce qui est commun au Mexique, mais encore,, malgré 
sa jeunesse, il avait à peine dix-huit ans, il possédait 
une connaissance approfondie du désert. 

Les courses nombreuses faites en compagnie de son 
père qui, la plupart du temps, l'emmenait dans ses 
expéditions, l'avaient de bonne heure familiarisé avec 
toutes les difficultés de la vie de coureur des bois ; il 
savait découvrir une piste et la suivre, et, ce qui était 
plus précieux encore, se diriger presque à coup sûr 
dans les forêts les plus sombres, comme dans les prai- 
ries couvertes des plus hautes herbes. 

De plus, il était brave, prudent, avisé, connaissait 
parfaitement le maniement des armes qu'il portait et 
dont il se servait en véritable chasseur. 

Doîia Rosario avait donc eu raison de mettre sa con- 
fiance en lui. 

Après avoir quitté le camp des aventuriers, le Pelon 
continua à galoper jusqu'à ce qu'il se trouvât complè- 
tement isolé dans la plaine. 

Alors il s'arrêta et essaya de s'orienter. 

Les herbes poussaient drues dans la prairie; elles 
étaient si hautes, que c'était à peine si, en se haussant 
sur ses ôtriers, le jeune homme, qui cependant avait 
une belle taille, parvenait à faire émerger sa tête au-des- 
sus de ces grandes herbes. Le calme le plus profond ré- 
gnait dans la prairie, nul bruit n'en troublait le silence. 



» * 



LE SAUT DE L ELAN 65 



Le jeune homme connaissait parfaitement la posi- 
tion des divers camps; il essaya de déterminer leur si- 
tuation exacte, afin de pouvoir, dans son esprit, rétablir 
la position de celui des chasseurs, vers lequel il voulait 
se diriger. 

Ce fut un travail long et difficile, mais dont cepen- 
dant probablement il sortit à son honneur; car un sou- 
rire de satisfaction plissa ses lèvres. 

— C'est vers le nord-est qu'il faut me diriger, dit-il; 
en ayant soin de tenir toujours ouvert un peu sur ma 
droite l'écartement de ces deux hauts sommets; dont 
l'un est évidemment le Voladero de l'Ours-Gris, que 
Blue-Dewil m'a décrit si souvent et* dont il me parlait en- 
core hier pendant la marche, en me le désignant du 
doigt avec intention; c'est là sans doute que j'aurai des 
nouvelles de l'homme que je cherche; Blue-Dewilnefait 
ni ne dit jamais riensans raison. Rendons-nous donc au 
Voladero de l'Ours gris ; mais d'abord, afin d'être dispos 
et de n'avoir plus besoin de m 'arrêter, je vais déjeuner, 
car j'ai grand'faim; d'ailleurs, ajouta-t-il en levant les 
yeux vers le soleil ; il est près de dix heures et demie. 

Après avoir raisonné ainsi, le Pelon, fort satisfait de 
ses conclusions, mit pied à terre, enleva, le mors à son 
cheval, lui donna la provende que l'animal se mit à at- 
taquer à pleine .bouche, puis il s'assit sur l'herbe, posa 
son fusil à portée de sa main, ouvrit sa gibecière, étala, 
avec complaisance ses provisions devant lui, et com- 
mença à manger comme on mange à son âge, c'est-à- 
dire de fort bon appétit. 

4. 



6(V LES BOIS-BRULES 



* Tout en mangeant et sans perdre un coup de dent, 
le jeune homme réfléchissait profondément; ce qui ne 
l'empêchait pas de tenir les oreilles au guet, afin de 
saisir le moindre bruit suspect. 

Mais rien ne troublait le calme majestueux de l'im- 
mense océan de verdure, au fond duquel il était pour 
ainsi d i re "siib me rgé . 

Il termina donc paisiblement et sans être inquiété 
son déjeuner' qui, du reste, ne dura pas plus de vingt 
minutes, 

' Le cheval et le cavalier se trouvèrent avoir terminé 
leur repas en même temps. 

Le jeune homme renferma les vivres qui lui restaient 
dans sa gibecière, but un coup à sa gourde, remit lïï 
mors à son cheval et sauta en selle. 

Après avoir jeté un regard investigateur autour de 
lui, il se remit en route en coupant la plaine en biais, 
afin de se mettre dans la direction qu'il avait résolu de 
suivre. 

i 

ïl marcha ainsi pendant près de deux heures, sans 

m 

que rien ne vînt troubler la monotonie de son voyage. 

Au bout de deux heures, il atteignit le couvert; une 
immense forêt s'étendait devant lui ; le jeune homme, 
après avoir attentivement examiné Técorce des arbres, 
certain de ne pas s'être trompé, s'enfonça résolument 
sous le couvert, en suivant une sente de bêtes fauves 
assez large pour que plusieurs cavaliers pussent y pas- 
ser de front. 

Du reste, des cavaliers avaient récemment passé là; 



9 * 



LE SAUT DE L ELAN 07 



les sabots des chevaux étaient encore visiblement tra- 
cés dans la terre molle de la sente. 

Le jeune homme s'avançait ainsi avec des précau- 
tions extrêmes, lorsqu'un bruit assez fort et ressem- 
blant à la course désordonnée d'une bête fauve, se fit 
entendre à une assez courte distance de l'endroit où il 
se trouvait; puis, presque aussitôt, un coup de feu re- 
tentit suivi immédiatement d'un, cri de douleur et d'un 
blasphème. 

Le Pelon tressaillit, il lui avait semblé reconnaître la 
voix de Thomme qui avait crié. 

Le jeune homme fit entrer son cheval au milieu des 
•fourrés, dans lesquels il disparut aussitôt, mit pied à 
tefre, attacha solidement son cheval et, armant son 
fusil, il se glissa comme un serpent à travers les hal- 
liers. 

Après avoir marché pendant quelques instants, un 
bruit de voix lui fit dresser l'oreille ; bientôt il fut assez 
proche pour entendre ce qui se disait. 

— Ah ! Demonio! disait une voix railleuse, je te tiens 
cette fois! 

— Pas encore! répondit une autre voix sur le même 
ton ; c'est toi, chien, qui vas mourir ! t 

Le Pelon continuait d'avancer avec* une précau- 
tion extrême; il aperçut alors deux hommes; l'un 
était embusqué derrière un arbre; celui-là, le jeune 
homme ne put le voir, mais sa voix l'avait fait tressail- 
lir; quant à l'autre, il était à demi-couché derrière son 
cheval mort et tenait son fusil épaulé; celui-ci, le jeune 



68 LES BOIS-BRULÉS 



homme le reconnut avec un frémissement de haine, 
c'était le Chacal. 

Les deux ennemis se trouvaient occuper chacun 
l'extrémité opposée d'une clairière de peu d'étendue. 

Le Pelon obliqua légèrement sur la gauche, de façon 
à se trouver directement à la droite du bandit; il épaula 
son fusil, et sortant bravement du couvert sous lequel 
il était abrité : 

— Tu mens, Chacal! cria-t-il résolument, c'est toi 
qui vas mourir. 

Le bandit releva légèrement la tête, et reconnaissant 
le jeune homme : 

— Ah! serpent! s'écria- 1— il, à toi d'abord! 

Mais avant qu'il eût eu le temps de changer la direc- 
tion de son arme, le jeune homme, qui savait à qui il 
avait affaire, lâcha la détente. 

Le coup partit, le bandit roula sur le sol sans pous- 
ser un cri, la balle lui avait fracassé le crâne. 

Au même instant, l'homme qui se tenait embusqué 
derrière un arbre s'élança les bras ouverts au-devant 
du jeune homme en criant d'une voix étranglée par 
l'émotion : 

— Mon fils ! mon fils ! 

— Mon père ! s'écria le Pelon. 

Et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. 

— Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda tout à coup 
une voix railleuse, on se tue et on s'embrasse ici ! 
Qu'est-ce que cela signifie ? 

Les deux hommes se retournèrent. 



3* 



LE SAUT DE L ELAN 69 



Blue-Dewil, les deux mains appuyées sur le canon de 
son fusil, les examinait d'un air narquois, 

— Cela signifie, maître Blue-Dewil, dit le Gamburino, 
dont le visage élait inondé de larmes, cela signifie que 
je viens de retrouver mon fils. 

— Et de tuer le Chacal du même coup; excellente 
affaire; et moi qui me hàlais d'accourir pour vous don- 
ner un coup de main; ce n'était pas la peine de me 
tant presser. 

— Ce n'est pas moi qui ai tué le Chacal. 

— Oui donc alors? 

— C'est moi, maître Blue-Dewil, dit le jeune homme 
en s'inclinant. 

— Tu as bien fait, garçon ; c'est un mauvais drôle de 
moins, répondit le lieutenant; j'ai toujours dit que l'on 
ferait quelque chose de toi. 

Le père et le fils s'embrassèrent. 

— Ah ça, continua Blue-Dewil, comment diable te 
trouves-tu ici? 

— Je cherche Valentin Guillois. 

— Pourquoi faire ? 

— Pour lui remettre une lettre très-pressée, 

— Et tu massacres les bandits en faisant tes commis* 
sions? Sais-tu ce qu'est devenue dona Rosario? 

— Ne me l'aviez-vous pas confiée, lieutenant? 

— Oui, fit-il en fronçant le sourcil ; et je commence 
à croire que j'ai eu tort. 

' — Ne vous hâtez pas de m'accuser, lieutenant ; vous 
vous en repentiriez bientôt. 



70 LES BOIS -BRUL liS 



— Pourquoi cela? 

— Parce que je ne J'ai pas quittée une seconde. 

— Est-ce bien vrai ce que tu me dis là? 

— Mon fils ne sait pas mentir, dit nettement le Gam- 
bucino. 

— Je le sais; aussi je le crois, répondit Blue-Dewil. 

— La lettre que je porte au Chercheur-de-Pistes est 
de dona Rosario. 

— Elle est donc en sûreté ? 

— Oui, mais ce n'est pas la faute de Brown, votre 
homme de confiance, car il vous a lâchement trahi. 

— J'en ai eu le soupçon ; ah 1 le misérable ! si jamais 
il tombe entre mes mains... 

— Ce sera facile, il est prisonnier. 

— Que s'est-il donc passé? 

— Valentin Guillois vous le dira; conduisez-moi au- 
près de lui. 

— C'est juste; laisse-moi visiter les poches de ce 
drôle et je suis à toi. 

Le lieutenant retourna consciencieusement les po- 
ches du Chacal, s'empara d'un portefeuille gonflé de 
papiers, puis, revenant près du jeune homme : 

— En route, dit-il, nous avons une longue course. à 
faire ; as -tu un cheval? 

— Oui, caché là tout près. 

— Tant mieux, mets-toi en selle et partons. 



LE SAUT DE L ÉLAN 71 



IV 



RETOUR AU VOLADERO DE L*OURS'GfciS 



Lorsque Valentin Guillois avait appris la disparition 
incompréhensible de dona Rosario, il avait été saisi 
d'une violente douleur, 

Benito Ramirez était comme fou. 

Blue-Dewil lui-même, l'homme froid et sévère, dont 

l'impassibilité ne se démentait jamais, était en proie à 

. une surexcitation nerveuse d'autant plus effrayante, 

qu'il craignait intérieurement d!être la cause indirecte 

de cette terrible catastrophe, h cause de la confiance 

qu'il avait mise, peut-être ù la légère, dans un homme 

. qui ne lui avait jamais donné de véritables garanties 

de fidélité. 

Comme le voit le lecteur, Blue-Dewil n'était pas loin 
de la vérité. En effet, si Brown n'avait pas réussi à re- 
mettre la malheureuse jeune fille entre les mains du 



72 LES BOIS-BRULÉS 



capitaine Kild, ce n'était pas faute d'avoir essayé de le 
faire. 

Il fallait immédiatement se mettre à la poursuite des 
ravisseurs de la jeune fille* Malheureusement Valentin 
Gruillois était retenu par des devoirs impérieux; il fut 
donc obligé de confier à d'autres le soin de faire ces 
recherches : Belhumeur, Blue-Dewil, Benilo Ramirez, 
Navaja le Gambucino, s'élancèrent dans des directions 
différentes avec l'ardeur de limiers prenant la voie. 

Valentin Guillois remarqua avec surprise que Curu- 
milla ne témoigna aucun désir de se mettre à la re- 
cherche de la jeune fille. 

Cependant lorsque la disparition de dona Rosario 
avait été constatée, le Chef, après avoir sérieusement 
étudié les empreintes laissées devant la grotte parles 
ravisseurs, s'était jeté dans les fourrés qu'il avait 
explorés avec la plus minutieuse attention; puis, après 
une absence de plus d'une demi-heure, le Chef avait 
reparu. 

— Eh bien, Chef? lui avait demandé Valentin. 

— Très-bon! avait répondu Curumilla, avec une 
expression singulière. 

Et il avait continué sa route vers le camp. 

Valentin n'avait pas insisté ; il connaissait le Chef de- 
puis trop longtemps pour songer à lui faire la plus lé- 
gère observation; il savait que Curumilla était dévoué 
autant que lui-môme aux malheureux enfants de don 
Luis; il supposa que le Chef mûrissait un projet dans 
sa tête et il se lut. 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 73 



Tous deux rentrèrent au camp. 
La résistance avait cessé; les Indiens Corbeaux se 
livraient au pillage avec toute l'ardeur de voleurs émé- 
rites. Valentin les laissa faire. 

Anhimicki avait scrupuleusement tenu les conven- 
tions du traité fait avec Valentin': aucune femme n'avait 
été menacée ni même insultée par un mot ou par un 
geste ; elles se tenaient groupées dans un angle du camp 
sous la surveillance de deux chasseurs. 

Les malheureuses tremblaient à la fois de terreur et 
de froid; il était urgent de leur venir en aide. 

Valentin prit le chef Corbeau à l'écart, et tous deux 
causèrent pendant quelques minutes à voix basse, puis 
ils se séparèrent en se serrant la main. 

Valentin avait tout simplement demandé à Anhimicki 
de laisser les femmes et les enfants reprendre les vête- 
ments qui leur appartenaient. 

Le chef Corbeau, très-satisfait du concours que les 
chasseurs lui avaient prêté, et tout enorgueilli du 
triomphe qu'il avait obtenu sur ceux qu'il considérait 
comme ses ennemis; charmé de plus de l'abandon que 
Valentin lui avait fait de tout le butin, s'était montré de 
bonne composition et avait accédé gracieusement à la 
demande du Chercheur-de-Pistes. 

Anhimicki comprenait de quel avantage il était pour 
lui de ne pas se brouiller avec son puissant allié; inté- , 
rieucement il savait très-bien, que livré à ses propres 
forces, jamais il n'aurait réussi à s'emparer du camp dès 
chasseurs; il se hâta donc de donner l'ordre à ses guer- 

ni. 5 



74 LES BOIS-BRULES 



riers de respecter scrupuleusement tous les objets ap- 
partenant aux femmes et aux enfants. 

Cet ordre fut obéi à la lettre. 

Les /vêtements des femmes se trouvaient entassés 
dans deux wagons qui furent aussitôt mis k part. 

Valentin Guillois réunit les chasseurs ; il fit charger 
les paquets sur plusieurs mules; puis, après avoir fait 
ses adieux au Chef Corbeau, il s'éloigna avec sa troupe, 
au milieu de laquelle, les femmes et les enfants étaient 
placés, 

Les chasseurs prirent aussitôt la direction du Vola- 
dero de F Ours-Gris, 

La distance était assez rapprochée, 

Le Voladero formait à peu près le sommet du triangle 
formé par les camps indiens, celui des Bois-Brûlés et 
celui des émigrants. 

La première fois que les chasseurs avaient rencontré 
les émigrants, ceux-ci se trouvaient à environ six lieues 
en arrière du Voladero ; obligés dans leur marche à de 
nombreux détours, et ne s'avançant que très-lentement, 
les émigrants n'avaient dépassé que de deux lieues et 
demie tout au plus le Voladero, à la hauteur duquel ils 
étaient obligés de se tenir, pour arriver à la rivière 
Jourdan; le trajet, heureusement pour les femmes et, 
les enfants, n'était donc pas long; cependant elles ne 
l'accomplirent qu'au prix de fatigues et de difficultés 
extrêmes. 

- Les malheureuses femmes ne savaient entre les mains 
de qui elles étaient tombées; elles se figuraient n'avoir 



/LE SAUT DE i/ELAN 75 



fait que changer de maîtres; aussi leur terreur était-elle 
extrême et marchaient-elles en pleurant et sanglotant, 
sans qu'il fût possible de les consoler. 

Ce à quoi du reste les chasseurs ne s'occupaient que 
médiocrement; car ils avaient fort à faire à se diriger 
dans les ténèbres; et surtout à empêcher les mules de 
rouler au fond des précipices, qu elles étaient contraintes 
de côtoyer continuellement . 

Enfin, vers sept heures du matin, on atteignit le 
Voladero. 

Valentin avait été obligé de faire de nombreux dé- 
tours afin de trouver une entrée par laquelle les femmes 
pussent pénétrer sans trop de peine dans les souter- 
rains. 

Le chasseur fit allumer de grands feux dans plusieurs 
grottes communiquant entre elles; les femmes et les 
enfants furent placés dans la grotte la plus éloignée. On 
étendit de l'herbe sèche et des couvertures pour leur 
faire des lits ; leurs vêtements furent déchargés dans 
cette grotte et mis à leur disposition, puis, sur Tordre 
de Valentin, les chasseurs se retirèrent, et les laissèrent 
libres de se livrer au sommeil, dont elles devaient avoir 
un si grand besoin, après tant de fatigues. 

Valentin Quillois s'installa avec tous ses chasseurs 
dans la grotte que le lecteur connaît déjà; un quart 
d'heure plus tard, excepté lé Chercheur- de-Pistes assis 
près d'un feu, la tête dans la main et livré à de prô* 
fondes et tristes réflexions, tous les habitants du Vola- 
dero étaient plongés dans un lourd sommeil. 



76 LES BOIS-BRULES 



Vers dix heures du matin Belhumeur rentra. 

Valentin releva la tête. 

Le chasseur vint s'asseoir près de lui. 

— Quoi de nouveau? lui demanda Valentin au bout 
d'un instant. 

— Pas grand'chose, une certitude seulement. 

— Laquelle? 

— Dona Rosario et les personnes qui raccompagnent 
ne sont pas retombées aux mains du capitaine Kild. 

— Qui vous fait supposer cela, mon ami? demanda 
vivement Valentin. 

— Ce n'est pas une supposition, c'est une certi- 
tude. 

— Alors comment Tavez-vous acquise?. 

— Je me suis mis sur la piste des bandits; d'abord 
j'avais étudié les empreintes laissées autour de la grotte 
dans laquelle dona Rosario s'était réfugiée; les em- 
preintes me conduisirent dans la forêt où je ne tardai 
pas à les perdre complètement sans qu'il me fût possi- 
ble de les retrouver; je les abandonnai donc pour me 
mettre sur la piste des bandits. , . 

En ce moment Curumilla se leva et vint s'accroupir 
près du feu. 

Le chasseur, après avoir échangé une poignée de main 
avec le Chef, continua son récit. 

— Cette piste me conduisit au nouveau camp établi 
par le capitaine et placé dans une position très-habile- 
ment choisie; il est presque inexpugnable. 

— Comment, le Capitaine a établi un nouveau camp? 



* • 



LE SAUT DE L ELAN 77 



dit Yalentin avec surprise ; il ne doit pas cependant 
avoir beaucoup de monde avec lui. 

— Vous vous trompez, mon ami, il en a plus que 
vous ne supposez; remarquez qu'on a tué très-peu de 
bandits; après les premiers coups de feu ils se sont dé- 
bandés, ont fui dans toutes les directions ; mais aussitôt 
le péril passé, le sang-froid leur est revenu, et l'instinct 
de la conservation aidant, ils ont retrouvé les traces de 
leur deuxième camp et ont rallié ; leur capitaine, qui 
entre parenthèse, a réussi à sauver tous ses objets les 
plus précieux. 

— Combien croyez-vous qu'il lui reste d'hommes? 
" — De quarante-cinq à cinquante. 

— Tant que cela? 

— Songez que ce n'est que la moitié à peu près de 
leur premier effectif, 

— C'est juste; ainsi vous êtes certain que dona 
Rosario n'est pas dans ce nouveau camp? 

— Très-certain, il n'y a pas une seule femme. 

— Pourtant vous n'avez pas pénétré dans le camp? 

— Je m'en suis bien gardé. 

— Comment alors avez- vous pu savoir cela? 

— Très-facilement; le capitaine a envoyé quelques 
hommes pour faire des abatis, afin de dégager les 
abords de son camp; je me suis emparé à Pimproviste 
de l'un des travailleurs, et, le couteau sur la gorge, je 
l'ai interrogé;. le drôle a bien essayé de résister et de se 
débattre, mais finalement il a été contraint d'obéir; il 
ra'a avoué que toutes les femmes avaient été enlevées 



78 LES BOÏS-BRULÉS 



par les Indiens; et comme je lui disais que je ne le 
croyais pas et que je le piquais un peu fort de la 
pointe de mon couteau, il me dit : Vous n'avez qu'à 
regarder, il n'y a dans tout le camp qu'une seule tente 
à un seul piquet, et encore elle n'est pas tout à fait 
installée, où voulez-vous que des femmes, s'il y en avait 
avec nous, puissent se cacher? C'était vrai, je fus 
obligé d'en convenir, et comme j'avais promis la vie 
sauve ace drôle, je me contentai delui donner quelques 
bourrades et je le fâchai ; puis je suis revenu près de 
vous, pensant vous donner une bonne nouvelle, ou tout 
au moins, un renseignement qui vous serait agréable; 
c'est déjà quelque chose d'avoir la certitude que ce 
vieux drôle de capitaine Kild n'a pas ressaisi sa proie. 

— Oui, et je vous remercie, Belhumeur, vous avez 
fait pour le mieux, mon ami; ce renseignement a 
vraiment sa valeur; mais, hélas! que sera devenue la 
pauvre enfant pendant cette horrible nuit ? 

— Elle n'était pas seule, mon ami. 

— Je le sais, une autre jeune fille comme elle l'ac- 
compagnait, il y avait aussi un jeune homme, presque 
un enfant. 

— Blue-Dewil prétend que cet enfant est très-brave, 
très-intelligent, très au fait des choses du désert, et 
surtout dévoué à dona Rosario. 

— Je l'admets, monami ; mais quelle protection effi- 
cace aura-t-elle pu trouver près de cet enfant ? 

— Le fait est, dit Belhumeur en hochant la tête, que 
cela me semble asse? difficile, 



LE SAUT DE L ÉLAN 79 



Le Castor parut en cet instant 

— D'où venez-vous donc, mon ami? lui demanda 
Valentin, 

— Je viens de faire une battue aux environs et 
je crois que j'ai eu raison. 

— . Expliquez-vous. 

— Après avojr fureté dans les halliers et les brous- 
sailles pendant assez longtemps, la pensée me vint de 
monter dans cette espèce de niche que Ton nomme, je 
ne sais trop pourquoi, la Chaire-du-Diable, et du haut 
de laquelle'on domine tous les environs aussi loin que 
la vue peut s'étendre. 

— Eh bien? 

— Eh bien, j'ai aperçu dans le défilé du Bison-Rouge 
une longue file de^ cavaliers qui s'avancent sur quatre 
de front avec une allure toute militaire, ce qui m'a assez 
inquiété; malheureusement le brouillard qui couvre les 
bas-plateaux et s'élève des vallées m'a empêché de les 
distinguer aussi clairement que je l'aurais voulu; seu- 
lement j'ai cru les reconnaître pour des Bois-Brûlés; et 
ce qui m'a inquiété, c'est que par la direction qu'ils 
suivent, ils passeront inévitablement à moins de cent 
pas de l'endroit où nous sommes. 

— Oh! oh! fit Valentin en fronçant le sourcil, voilà 
qui est sérieux. 

Curumilla se leva. 

— Pas inquiet pour l'Eglantine des bois, dit-il, c'est 
ainsi que le Chef nommait dona Rosario, pas inquiet, 
mon frère verra bientôt. 



80 * LES BOIS -BRÛLÉS 

— Vous savez donc quelque chose, Chef? s'écria 
Valen lin avec émotion. 

— Pourquoi Curumilla ignorerait-il, n'a-t-il pas 
des yeux? Curumilla sait tout, Valentin suppose-t-il 
que Curumilla serait ici s'il ne savait pas? que mon 
frère ne soit plus inquiet de TEglantine des bois ; 
bientôt grande joie pour lui. 

Après avoir soigneusement examiné son fusil le Chef 
se dirigea vers l'entrée de la grotte. 

— Où va mon frère? demanda Valentin. 

— Curumilla, bons yeux, répondit le Chef, il va 
reconnaître les cavaliers aperçus par le Castor. 

— Bon, mon frère n'oublie rien; répondit en souriant 
Valentin. 

— Pardieu! vous avez là une excellente idée, Chef, 
lui dit le Castor. 

L'Indien fit la grimace qui lui tenait lieu de sourire, 
puis il sortit. 

— Maintenant, dit Valentin en se levant, je crois qu'il 
serait temps de nous occuper de ces pauvres femmes que 
nous avons été assez heureux pour délivrer cette nuit, 

— Oui, fît observer Belhuraeur, car je les suppose 
fort effrayées de leur nouvelle situation; d'autant plus 
qu'elles ignorent encore en quelles mains elles sont 
tombées. 

— Le plus pressant serait, je crois, de leur donner 
des vivres, reprit Valentin; malheureusement je suis si 
préoccupé de mes propres affaires, que j'ai complète- 
ment oublié de leur en faire préparer* 



LE SAUT DE L ELAN 81 

— Ne vous inquiétez pas de cela, Valentia; dit le 
Castor, j'y ai songé, moi ; je n'ai pas voulu, dans l'état où 
je vous voyais, vous tourmenter de ces détails ; si Bel- 
humeur consent à me donner un coup de main, nous 
pourrons leur distribuer du biscuit, de la bouillie de 
maïs, de la venaison froide, des pommes de terre cuites 
sous la cendre et un peu d'eau de Smilax ; cela suffira 
pour le premier repas, plus tard nous verrons à nous 
arranger autrement. 

— Oui, fit Belhumeur; il s'agit d'aller au plus pressé, 

— Je vous remercie, Castor, de m'avoir si bien rem- 
placé, dit Valenfin; je vous avoue que pendant cette 
affreuse nuit je n avais plus la tête à moi. 

— Bon, je comprends cela, mon ami, répondit le Cas- 
tor; mais les paroles du Chef ont dû vous tranquilliser. 

— En effet, mon ami, car je sais que Curumilla est un 
homme sur les lèvres duquel un mensonge n'a jamais 
trouvé place; maintenant je suis rassuré et j'attends 
avec patience. 

— Dieu n'abandonne jamais les braves gens, dit Bel- 
humeur; j'étais convaincu qu'il n'arriverait rien de fâ- 
cheux à dona Rosario. 

Valentin sourit avec mélancolie. 

— Aide-toi, le ciel t'aidera, dit le proverbe, murmura 
le Chercheur-de-Pistes ; nous avons fait notre devoir, 
attendons avec confiance ce que Dieu décidera* 

11 y eut un instant de silence, puis il reprit en se le- 
vant : 

— Allons rassurer ces malheureuses femmes. 

5. 



82 LES BOIS-BRULÉS 



— Et surtout les nourrir. 

— Venez, Belhumeur, dit le Castor. 

Tous deux sortirent d'un côté, tandis que Valentin se 
dirigeait vers la grotte dans laquelle les femmes avaient 
été placées. 

Lorsqu'elles aperçurent le Chasseur, elles s'appro- 
chèrent de lui tremblantes, mais déjà presque rassu- 
rées par l'expression de sympathique bonté répandue 
sur sa franche et loyale physionomie. 

— Mesdames, dit Valentin en français, langue que 
toutes ces jeunes filles comprenaient, bannissez toute 
crainte, vous n'êtes tombées au pouvoir ni de bandits 
ni de marchands d'esclaves ; cette nuit, en attaquant 
le camp du capitaine Kild, nous n'avions pas d'autre 
but que celui de vous soustraire à son pouvoir et de 
vous rendre à vos familles qui sans doute vous pleurent 
et désespèrent de vous revoir jamais. 

Des pleurs et des sanglots l'interrompirent. Valentin 
laissa à cette douloureuse émotion le temps de se 
calmer, puis il reprit: 

— Vous êtes libres, je voudrais dès aujourd'hui vous 
reconduire aux établissements; mais de graves motifs me 
contraignent à différer pendant quelques jours encore 
votre retour dans vos familles ; rassurez-vous donc, re- 
prenez votre gaieté, et, s'il est possible, votre heureuse 
insouciance; avant peu vous serez dans les bras de vos 
parents; je vous donne ma parole d'honnête homme et 
de loyal chasseur que vous n'avez plus rien à redouter 
ni de votre odieux ravisseur ni de personne; et que vous 



LE SAUT DE L ELAN 83 

trouverez en nous des amis et des protecteurs dévoués; 
nul dans le désert n'a jamais, Peau-Rouge ou Visage- 
Pàle, osé metlre en doute la parole de Valentin Guillois. 

— Valentin Guillois ! s'écrièrent toutes les femmes en 
joignant les mains; vous êtes Valentin Guillois ! 

— Oui, reprit-il simplement; et, je vous le répète, 
vous pouvez vous fier à ma parole. 

— Oui, monsieur, répondit une jeune fille au nom de 
ses compagnes, nous avons foi en vous! Votre nom nous 
est connu ! Souvent nous l'avons entendu prononcer et 
toujours comme étant celui d'un honnête homme ; nous 
nous fions entièrement à. votre promesse; l'immense 
service que vous nous rendez, nous ne l'oublierons ja- 
mais; nous vous en conserverons une éternelle recon- 
naissance. 

— Ainsi, dit-il en souriant, vous attendrez sans trop 
d'impatience l'heure du départ, que, je me hâte de vous 
le dire, je presserai autant que cela me sera possible. 

— Placées sous la sauvegarde de votre honneur, 
monsieur, nous ne serons ni inquiètes, ni impatientes; 
nous savons que vous ferez réellement ce que vous 

4 

nous promettez si loyalement. 

— À la bonne heure, fit-il en se frottant légèrement 
les mains; et pour commencer, vous allez déjeuner; 
car vous devez avoir faim, 

— Les bonnes paroles que vous nous avez dites nous 
ont rendu l'appétit; répondit en souriant la jeune 
fille qui, jusque-là avait parlé au nom de ses com- 
pagnes. 



84 LES BOIS-BRULES 



— Voici précisément deux de mes compagnons qui 
vous apportent des vivres; dit Valentin en désignant 
les deux chasseurs qui entraient chargés de victuailles. 

— Approchez, approchez, mesdames; ditBelhumeur 
en riant. 

— Un instant encore, dit Valentin; mesdames, re- 
prit-il, ces deux chasseurs vous fourniront chaque 
jour les vivres nécessaires, que nous vous laisserons le 
soin d'assaisonner à votre goût ; cela vous occupera, et 
vous fera paraître le temps moins long; fît-il en sou- 
riant; vous êtes libres de vous promener dans ces 
grottes, mais je ne vous engage pas à essayer d'en sor- 
tir, dans l'intérêt de votre sûreté; j'ai fait déposer ici, 
ajouta-t-il en montrant l'amas de paquets de toutes 
sortes et de toute grandeur, empilés dans un coin de la 
grotte, les vêtements et les différents objets qui vous 
appartiennent; vous n'aurez qu'à chercher chacune 
votre bien. Aucun des hommes de ma troupe ne vien- 
dra vous déranger ni vous tourmenter ici, excepté moi, 
quelquefois, pour prendre de vos nouvelles ; et ces deux 
chasseurs, mes amis, qui veulent bien se charger de 
vous fournir chaque jour, le bois, l'eau, les torches et 
les vivres qui vous sont nécessaires ; le logis n'est pas 
somptueux, il est même un peu triste, mais il est sûr; 
je vous le répète, dans quelques jours vous le quit- 
terez pour retourner dans vos familles. Nous nous en- 
tendons bien maintenant, n'est-ce pas? 

— Oh! oui, monsieur. 

— Nous sommes heureuses. 



9 • 



LE SAUT DE L ELAN 85 



— Nous vous remercions de voire générosité. 

— Noire reconnaissance sera éternelle. 

— Que Dieu vous récompense 1 

Ces différentes paroles s'échappaient à la fois de tous 
ces cœurs si gonflés de tristesse quelques instants au- 
paravant, et que maintenant la joie inondait. 

— C'est bien, reprit-il en souriant; et maintenant, 
bon appétit, buvez, mangez et ne vous inquiétez de rien; 
bientôt vos souhaits les plus chers seront accomplis. 

Et saluant ces pauvres femmes auxquelles il venait 
de rendre l'espérance, c'est-à-dire presque le bonheur; 
et qui se pressaient autour de lui avec une joie naïve 
et confiante ; il se retira, laissant le Castor et Belhumeur 
procéder à la distribution des vivres. 

Les chasseurs s'étaient éveillés, ils vaquaient aux 
travaux du matin; c'est-à-dire que les uns avaient été 
soigner les chevaux dans les grottes spéciales où on les 
tenait renfermés, les autres, allaient chercher de l'eau, 
du bois sec ; quelques-uns enfin s'occupaient active- 
ment à préparer le repas du matin. 

Lorsque Valentin Guillois parut dans la grotte, la 
plus grande activité y régnait. Chacun s'occupait sé- 
rieusement do son affaire, sans tumulte et presque sans 
bruit. 

L'arrivéeduChercheur-de-Pistes fut saluée par d'una- 
nimes acclamations, chacun s'empressait autour de lui 
pour lui serrer la main et lui souhaiter le bonjour; 
Valentin répondait en souriant et avait un mot aimable 
pour tous. 



86 LES BOIS-BRULES 



Vers midi le repas se trouva prêt et le déjeuner com- 
mença. 

Les chasseurs s'étaient groupés par huit ou dix et 
mangeaient ensemble en riant et en plaisantant. 

Valentin Guillois, Belhumeur et le Castor étaient 
seuls autour d'un feu; eux aussi mangeaient, mais si- 
lencieusement et d'un air préoccupé. 

Ce fut Belhumeur qui rompit le silence. 

— A propos, dit-il, il nous manque du monde; je ne 
parle pas du Chef, je sais où il est allé; mais je ne vois, 
ni Navaja, ni l'ex-lieutenant du capitaine Kild, com- 
ment le nommez-vous donc déjà, Valentin? 

— Blue-Dewil; dit le chasseur. 

— C'est cela, Blue-Dewil, ni Benito Ramirez; est- 
ce qu'ils ne sont pas encore revenus? 

— Non, pas encore. 

— Voilà qui est singulier, fit Belhumeur. 

— Eh, tenez, quand on parle du loup, on en voit la 
queue, dit le Castor. Voici Ramirez. 

En effet le jeune homme entrait en ce moment; il 
vint s'asseoir silencieusement entre Belhumeur et le 
Castor, mais au lieu de se mettre à manger il demeura 
triste, sombre et absorbé dans ses réflexions. 

— Vous n'avez rien découvert? lui demanda Valentin. 

— Rien; répondit le jeune homme avec décourage- 
ment. 

— Allons, mon cher Octavio ; dit le chasseur en lui 
posant doucement la main sur l'épaule; ne vous laissez 
pas abattre ainsi ; soyez homme ! 



9 _» 



LE SAUT DE L ELAN 87 



— Je souffre, j'ai le cœur brisé! murmura- t-il avec 
découragement, en hochant la tête. 

— Courage, ami, dona Rosario est en sûreté ; il ne 
lui est rien arrivé de fâcheux. 

— Vous en êtes certain? s'écria-t-il en relevant vive- 
ment la tête. 

— Très-certain. 

— Comment le savez-vous? demanda-t-il avec insis- 
tance vous avez de ses nouvelles? 

— Je ne le sais pas ; mais j'ai de ses nouvelles. 

— Vous parlez par énigmes. 

— Je parle comme je peux, mon artfi. 

— Mais enfin qui vous a donné de ses nouvelles ? 

— Curumilla. 

— Le Chef, notre ami? 

— Lui-même. 

— Il a donc vu doiia Rosario? 

— Je ne le crois pas. 

— Alors comment peut-il savoir qu'elle est sauve ? 

— Ceci je l'ignore ; à part une courte reconnaissance, 
Curumilla, si actif et toujours si pressé de se mettre en 
avant, ne m'a pas quitté une seconde. 

— En effet; dit Ramirez d'une voix sombre ; j'ai re- 
marqué cela; cette conduite m'a paru extraordinaire 
de sa part. 

— Et à moi aussi. 

— Est-ce que le Chef haïrait dona Rosario? 
—Vous êtes fou, mon ami; il l'aime, presque autant 

que je l'aime moi-même. 



88 LES BOIS-BRULÉS 



— Soit; mais puisque, à part cette courte reconnais- 
sance que je me rappelle parfaitement, il ne vous a pas 
quitté, comment a-t-il pu savoir? 

— Ah I voilà ce qui me confond ; Curumilla possède 
des moyens d'Investigations que je ne puis comprendre ; 
depuis près de vingt-cinq ans que nous vivons côte à 
côte, le fait qui se présente aujourd'hui s'est présente 
plus de cent fois, et jamais il ne s'est trompé; ce qu'il, 
m'a annoncé, s'est toujours réalisé avec une exactitude 
mathématique, qui déroute tous mes calculs et toutes 
mes suppositions. 

— Mais enfin que Vous a-t-il donc s annoncé, mon 
ami? 

— Il m'a dit, il y a une heure à peine, là, où nous 
sommes assis : Ne vous inquiétez pas, j'ai bien vu; dofia 
Rosario est en sûreté; aujourd'hui, vous aurez de ses 
nouvelles et vous la verrez, 

— Il a dit cela ? 

— En propres termes, ces messieurs étaient présents. 

— C'est vrai, firent les deux chasseurs. 

— Pourquoi ne s'est-il pas expliqué davantage? 

— Carumilla est un homme prudent; il ne dit jamais 
que ce qu'il trouve convenable de dire. 

— Et vous ajoutez foi à ces nouvelles? 

— Entièrement; je sais quelles sont vraies; Curu- 
milla ne voudrait pas me tromper; jamais le mensonge 
n'a souillé ses lèvres ; pensez-vous que vous me verriez 
aussi résigné et presque gai, si je n'étais pas convaincu 
que le Chef m'a dit vrai? 



LE SAUT DE L ÉLAN 89 



— C'est juste, pardonnez-moi. 

— Faites donc comme moi, mon ami; reprenez cou- 
rage; attendez avec patience la réalisation des pro- 
messes du Chef. Mangez, ne serait-ce que pour vous 
soutenir; soyez homme. 

— Vous avez raison, votre calme me fait honte; vous 
ne parleriez pas comme vous faites, si vous redoutiez 
un malheur, 

— A la bonne heure ! vous comprenez à la fin; fit le 
Chasseur en riant. 

— Allons, je ne sais pourquoi, votre conviction me 
gagne ; je me sens tout autre que je n'étais il y a un 
instant; je sens l'espérance rentrer dans mon cœur; 
oh ! que c'est bon, que c'est doux d'espérer, mon cher 
Valentin ; l'espérance c'est la vie, c'est la joie, c'est le 
bonheur! 

— Bravo ! voilà comment fj'aime vous entendre 
parler ; à votre santé ! 

— A la vôtre; eh bien, oui, s'écria-t-il avec passion, 
pourquoi ne l'avouerai-je pas ? vous avez changé en 
joie ma tristesse; car vous êtes un grand médecin et 
un bon ami, Valentin. 

— Et vous, vous êtes un fou, Octavio ; répondit le 
chasseur en riant. 

Le repas, si mal commencé, se continua presque 
gaiement. 

Le déjeuner était terminé, on allumait les pipes, 
lorsqu'un certain bruit se fit entendre au dehors, et 
trois hommes entrèrent dans la grotte- 



90 LES BOIS-BRULES 



* 

Ces trois hommes étaient Blue-Dewil,Navaja le Garn- 
bucino et le Pelon. 

— Le Pelon 1 s'écria Ramirez en laissant tomber de 
surprise la cigarette qu'il était en train d'allumer. 

Navaja semblait à moitié fou; la joie le faisait délirer; 
il riait et pleurait à la fois; et à chaque instant il 
serrait, à l'étouffer, son fils dans ses bras, et l'embrassait 
en répétant d'une voix joyeuse : 

— G'est mon fils, compagnons ! mon fils Léon, qu'on 
m'avait enlevé! un brave enfant, il a tué le Chacal! em- 
brasse-moi, petit ; encore ! encore ! il y a si longtemps 
que nous sommes séparés ! pauvre Léon, il a bien 
souffert; il a tué le Chacal, le bandit allemand ! brave 
Léon ! c'est mon fils, senor Valentin ; n'est-ce pas qu'il 
est beau et grand et fort? embrasse ton père, petit! ton 
père qui t'a si longtemps pleuré ! 

Puis peu à peu cette effervescence se calma; le Gam- 
bucino s'assit, appuya la tête dans ses mains , et se mit 
à regarder son fils avec une expression d'indicible 
amour, tandis que de grosses larmes coulaient le long 
de ses joues brunies, sans qu'il songeât à les essuyer. 

Pendant ce temps, Ramirez disait à Valentin : 

— C'est le Pelon, le jeune homme qui accompagnait 
dona Rosario, il doit savoir où elle est; faut-il l'in- 
terroger ? 

— Il sait où elle est; dit alors Blue-Dewil; il ne Ta pas 
quittée un instant ; c'est un brave enfant ; il vient de la 
part de dona Rosario ; sur son chemin il a rencontré le 
Chacal, un des plus féroces bandits du capitaine Kild, 



LE SAUT DE L ELAN 91 



et ma foi, il Fa tué roide d'une balle dans le crâne. 

— Il a une tête intelligente et une physionomie heu- 
reuse, dit Valentin qui, depuis quelques instants, exa- 
minait attentivement le jeune homme ; il me plaît beau- 
coup, il semble loyal. 

— Il Test, appuya Blue-Dewil ; malgré son âge, on peut 
avoir confiance en lui, 

— Interrogez-le donc, reprit nerveusement Ramirez. 

— Vous avez raison; c'est ce que j'aurais dû faire 
beaucoup plus tôt ; mais il n'y a pas de temps perdu ; 
approchez, jeune homme; ajouta-t-il, en s'adressantau 
fils du Gambucino. 

— A vos ordres, monsieur; répondit le jeune homme 
en s'avançant et saluant avec politesse. 

— Vous avez, m'a-t-on dit, à me parler de la part 
d'une personne qui vous envoie vers moi? 

— Oui, monsieur, répondit le Pelon, si vous êtes 
M- Valentin Gui Rois, 

— Je suis Valentin Guillois, mon ami, parlez donc. 

— Je suis chargé par ma maîtresse, dona Rosario de 
Prébois-Crancé de vous remettre une lettre. 

— Votre maîtresse, ainsi que vous la nommez ; ré- 
pondit en souriant Valentin, est-elle en bonne santé? 

— Sa santé est excellente, monsieur; d'ailleurs, si 
vous voulez être assez bon pour prendre connaissance 
de cette lettre, vous apprendrez probablement tout ce 
que vous désirez savoir. 

Il sortit la lettre de sa ceinture où il l'avait cachée, et 
jl la présenta à Valentin, 



92 LES BOIS-BRULÉS 



Celui-ci la prit d'une main que l'émotion faisait légè- 
rement trembler et, invitant du geste le Pelon à le 
suivre, il se retira près de la large déchirure qui servait 
de fenêtre à la grotte, et décacheta la lettre qu'il com- 
mença aussitôt à lire. 

Cette lecture fat longue; Valentin lorsqu'il l'eut ter- 
minée, la recommença; il semblait peser chaque mot, 
étudier chaque phrase; son visage ordinairement calme 
et impassible changeait à chaque instant d'expression. 
* Ses amis, qui de loin l'examinaient curieusement, 
étaient complètement déroutés. 

Le chasseur replia enfin la lettre qu'il serra avec 
soin dans sa poitrine, et regardant le jeune homme 
bien en face : 

— Pouvez-vous dire la vérité ? lui demanda-t-il. 

— Je n'ai jamais menti; répondit-il nettement. 

— C'est bien; fit lentement Valentin ; je me fie à 
vous ; ce que m'écrit dona Rosario est-il vrai? 

— J'ignore ce que ma maîtresse vous écrit, monsieur, 
mais si elle vous dit dans sa lettre que Brown l'avait 
trahie; que sans le capitaine Griffiths, qui est venu gé- 
néreusement à son secours, elle était perdue; que le 
capitaine la traite avec les plus grands égards et le 
plus profond respect; que c'est lui qui, sur sa demande, 
s'est empressé de me fournir les moyens de me rendre 
auprès de vous; que le capitaine Griffiths est un grand 
cœur et un loyal chasseur; si ma maîtresse vous dit tout 
cela, elle ne vous écrit que la plus stricte vérité. 

Valentin Guillois avait écouté le jeune homme avec 



LE SAUT DE L ELAN 93 

* 

la plus sérieuse attention ; lorsqu'il se tut, il demeura 
un instant pensif, puis posant sa main sur l'épaule du 
Pelon, tandis qu'il rivait son regard sur celui du jeune 
homme : 

— Je vous crois, lui dit-il; vous ne me mentez pas; 
venez, nous allons aller ensemble auprès de votre 
maîtresse. 

—Vous la rendrez bien heureuse, monsieur; répondit 
le Pelon avec joie ; elle désire vivement vous voir. 

— C'est bien, venez; surtout bouche close. 
Le jeune homme s'inclina. 

Valentin se rapprocha du feu. 

— Mes compagnons, dit-il, dona Rosario est en 
sûreté, je me rends près- d'elle ; bientôt elle sera, je 
l'espère, au milieu de nous. Permettez-moi de ne pas 
vous en dire davantage quant à présent; cela ne m'est 
pas permis; don Octavio, mon ami, encore quelques 
heures de patience, je vous le demande au nom de 
notre amitié. 

— Je vous obéirai; répondit tristement le jeune 
homme. 

— Surtout que personne ne me suive. Venez, Léon. 

— Vous emmenez mon fils 1 s'écria le Gambucino. 

— Oui, mon ami, répondit Valentin; ne voulez-vous 
pas me le confier? 

— A vous ! oh ! senor, le père et le fils vous appar- 
tiennent ! 

Le Pelon embrassa son père et suivit Valentin. 
Cinq minutes plus tard, tous deux se lançaient à 



94 



LES BOIS-BRULES 



fond de train dans la direction du camp des Bois- 
Brûlés. 

— Qu'est-ce que cela signifie? murmura Ramirez. 

— Patience; répondit avec, un sourire Blue-Dwil 
qui l'avait entendu. 



LE SAUT DE L ELAN 95 



VI 



dans lequel john griff1ths et valentin guillols 

s'expliquent 



La distance qui séparait le Voladero de TOurs Oris 
du camp des Bois-Brûlés fut franchie sans qu'un seul 
mot fut échangé entre les deux cavaliers^ 

Valentin repassait dans sa tête les termes de la lettre 
que dona Rosario lui avait écrite; et essayait de tortu- 
rer les phrases dont s'était servie la jeune fille, pour en 
trouver le sens caché* 

Valentin était convaincu de bonne foi que cette lettré 
avait été dictée à la jeune fille par le chef des Bois- 
Brûlés, et qu'elle n'était nullement l'expression réelle 
de sa pensée* 

1 Cette lettre devait cacher un piège. 

Le chasseur mettait son esprit à la torture pour trou- 
ver quels étaient les motifs qui avaient pu engager le 



96 LES BÔ1S-BRULÉS 



capitaine Griffiths à lui faire écrire cette lettre et dans 
de telles conditions. 

Malgré lui, un grand travail s'opérait dans sa pensée; 
parfois il était sur le point d'ajouter foi à ce que lui 
écrivait dona Rosario, et alors la conduite du capitaine 
Griffiths lui apparaissait sous son jour véritable, c'est- 
à-dire ce qu'elle était réellement, généreuse et loyale. 
Mais tout à coup il hochait la tête et murmurait : 
— C'est impossible ! cet homme joue un rôle ; il 

-ta 

cherche à me tromper ; la ravisseur de dona Dolorès de 
Castelar, l'aventurier qui trafique sans pudeur avec 
ce misérable capitaine Kild et lui achète de malheu- 
reuses jeunes filles, que plus tard il livrera aux Mor- 
mons, n'est pas, ne saurait être un honnête homme ; 
il veut me tromper, il joue un rôle, mais lequel? 

Et il s'enfonçait de nouveau dans ses réflexions. 

En effet, les griefs que le chasseur articulait contre 
le capitaine John Griffiths étaient de la plus haute gra- 
vité. * . 

Le rapt de dona Dolorès de Castelar, enlevée à sa fa- 
mille, lui paraissait injustifiable. 

Les relations commerciales du chef des Bois-Brûlés 
avec le capitaine Kild, dans le but de livrer aux Mor- 
mons de malheureuses jeunes filles, ravies par force à 
leurs familles éplorées ; ce trafic honteux fait cynique- 
ment à la vue de tous, rendait le caractère de John 
Griffiths plus odieux encore aux yeux de Valentin. 

Et pourtant, il comprenait, il sentait instinctivement 
qu'il y avait au fond de tout cela quelque chose de 



LE SAUT DE LBLAN 97 



sombre, de mystérieux, qui lui échappait, et, malgré 
lui, le doute entrait peu à peu dans son âme. 

Un mot résuma le travail étrange * qui s'était fait 
dans son esprit depuis la réception de la lettre de doîia 
Rosario. 

— Qui sait? murmura-t-il; nous verrons ! 

Déjà il n'affirmait plus; il doutait; il était prêt à écou- 
ter la défense du capitaine; peut-être, dans le fond 
de son cœur, désirait-il le trouver innocent et pouvoir 
l'absoudre. 

Il avait ainsi, presque sans en avoir conscience, fran- 
chi un pas immense. 

C'est que Valentin Guillois était, avant tout, une na- 
ture loyale, un caractère droit; qu'il n'avait départi 
pris en rien, et que, en toutes choses, il recherchait 
avec passion la vérité. 

Quant au Pelon, il ne se donnait pas la peine de ré- 
fléchir; il galopait gaiement auprès de Valentin, tout 
fier et tout heureux d'avoir si bien accompli la mission 
dont sa maîtresse l'avait chargé; et tout à la joie de la 
revoir en lui ramenant le chasseur. 

Il était près de trois heures de l'après- dîner, lorsque 
les deux cavaliers atteignirent le camp. 

Les sentinelles les laissèrent approcher presque jus- 
qu'aux pieds des retranchements. 

Le Pelon se fit reconnaître. 

— Ah ! c'est vous! dit une sentinelle. 

— Oui, master Cornick, répondit le jeune homme, je 
désire rentrer. 

m 6 



98 JjES bois-brules 



— Je n'y vois aucun inconvénient; quelle est la per- 
sonne qui est avec vous? 

Le jeune homme allait répondre, Valen tin l'arrêta. 

— La jeune dame à laquelle vous avez rendu un si 
grand service, dit-il, m'a fait prier par ce jeune homme 
de venir la voir, pourrai-jë être admis en sa présence? 

— Pourquoi non? répondit le vieil aventurier; cette 
dame est, grâce à Dieu, maîtresse de ses actions et li- 
bre de recevoir qui bon lui semble; laissez-moi pré- 
venir le lieutenant pour la régularité ; puis je vous ou- 
vrirai la barrière, et vous serez libre d'aller voir cette 
dame. 

Il se tourna alors vers un de ses camarades* 

— Prie le lieutenant Margottet de venir un instant 
ici ; lui dît-il* 

Le lieutenant Margottet n'était pas loin, au bout de 
cinq minutes il arriva; 

Le vieux Cornick le mit, en deux mots, au courant 
de ce qui se passait, 

— C'est bien* dit le lieutenant; ouvrez la barrière et 
laissez passer ces deux personnes. 

Valentin et le Pelon entrèrent. 

Sans lui laisser le temps de renouveler sa demande* 
le lieutenant dit au chasseur, en le saluant avec cour- 
toisie : 

— Vous désirez voir donaRosario de Prébois-Crancé, 
monsieur ? 

— Oui, monsieur, répondit Valentin en lui rendant 
son salut, est-ce possible ? 



LE SAUT DB l/ÉLAN 99 



— Comment, si c'est possible, monsieur? rien n'est 
plus facile, au contraire ; suivez ce jeune homme, qui 
est attaché, je crois, au service de cette dame ; il vous 
conduira près d'elle. 

— Mille grâces, monsieur. 

— Trop heureux de vous être agréable, monsieur. * 

+ * 

Les deux hommes se saluèrent courtoisement et le 
lieutenant s'éloigna, tandis que Valentin suivait le Pelon . 

Tout en traversant le camp dans toule sa longueur, 
pour arriver à la hutte habitée par dona Rosario, Va- 
lentin Guillois, qui s'y connaissait, admira l'ordre, là 
discipline et surtout la propreté qui régnaient dans ce 
camp de Bois-Brûlés. 

Ge n'était ni une halte de bandits, ni un campement 
d'aventuriers, mais un véritable bivouac de soldats, 
remplissant avec soin leurs devoirs militaires. 

Cette première vue causa une surprise mêlée de sa- 
tisfaction au Cbercheur-de-Pistes. 

— Ils ne m'attendaient pas; murmura-t-il, ils ne 
jouent donc pas un rôle ; sur ma foi, ce sont de véri- 
tables soldats; est-ce que ce que Ton dit des confédé- 
rés de la Rivière-Rouge serait vrai? Attendons, ne 
nous pressons pas de juger. 

Le Pelon avait pris les devants pour avertir sa maî- 
tresse de l'arrivée du chasseur. 

Lorsque celui-ci s'arrêta devant la hutte, il vit. dofia 
Rosario l'attendant debout sur le seuil. -» 

Il.se hâta de s'avancer à sa rencontre ; il était pâle, 
ému; la jeune fille était le vivant portrait de sa mère ; 



100 LES BOIS-BRULES 



en l'apercevant, le chasseur avait été frappé au cœur; 
il avait cru revoir cette Rosario qu'il avait tant aimée; 
qu'il aimait tant encore; jeune et belle comme elle 
était lorsqu'il l'avait vue pour la dernière fois. 

— Rosario ! s'éeria-t-il d'une voix brisée par l'émo- 
tion, mon enfant chérie, je vous retrouve donc enfin ! 

— Valentin, mon second père, mon seul ami ! C'est 
donc vous,, vous voilà, oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! 

Et elle tomba à moitié évanouie dans ses bras. 
Le chasseur la porta, comme il aurait fait d'un en- 
fant, dans l'intérieur de la hutte. 

— Remettez- vous, au nom du ciel ! s'écria-t-il, vous 
m'effrayez. 

— Ne craignez rien, c'est la joie, le' bonheur ; ré- 
pondit-elle en souriant à travers ses larmes; j'ai tant 
souffert depuis la mort de mon père et de ma mère ! 

— Pauvre chère enfant ! répondit-il avec émotion. 

— La joie ne tue pas ; sans cela je serais morte, il y 
a un instant, en vous apercevant, mon père. 

— Oui, appelez-moi ainsi, ma Rosario chérie; répon- 

K 

dit-il, en couvrant son front et ses cheveux de baisers, 
je veux être un père pour vous ; hélas f je ne remplacerai 
pas celui que vous avez perdu, ajouta-t-il, en essuyant 
les larmes qui coulaient le long de ses joues; mais au 
moins, j'en ai l'espoir, j'assurerai votre bonheur, pau- 
vre chère enfant. 

— Oh! vous êtes bon et je vous aime; lorsque tout à 
Theure je vous ai aperçu de loin, je vous ai reconnu 
tout de suite. 



LE SAUT DE L ELAN 101 



— Mais pourtant vous ne m'aviez jamais vu, chère 
enfant, 

— Je vous ai vu souvent avec les yeux du cœur, et 
ceux-là ne trompent) pas; à peine mon frère et moi 
étions-nous en âge de comprendre, que notre père 
nous conduisit devant un portrait de vous, qu'il avait 
fait de souvenir et qui était d'une ressemblance frap- 
pante, et il nous dit d'une voix émue : Ce portrait est 
celui de mon frère, de l'homme que j'aime le plus au 
monde ; à qui votre mère et moi nous devons le bonheur ; 
aimez-le, chérissez-le, chers enfants; les événements 
nous ont séparés, mais si, un jour, je venais à vous man- 
quer, il reviendrait; et vous retrouveriez en lui un père 

• aussi tendre; que celui que vous auriez perdu. 

— Il vous a dit cela? s'écria Valentin en fondant en 
larmes et éclatant subitement en sanglots. 

Son émotion était trop forte; cette vigoureuse nature 
était domptée, brisée, pantelante; cette organisation 
si puissante succombait au coup terrible de cette joie 
douloureuse, qu'il lui était enfin donné d'éprouver, après 
tant d'années d'une douleur muette et concentrée; la 
plaie de son cœur s'était rouverte sous le poids des 
souvenirs ; et il pleurait, faible et abattu comme un 
enfant. 

— Oui; répondit doiia Rosario, émue de cette im- 
mense souffrance, et séchant ses larmes sous les baisers, 
il nous disait cela chaque jour; et ce que notre père 
nous disait, notre mère nous le répétait après lui; 

■ 

aussi nous avons grandi en vous aimant toujours 

6. 



102 LES BOIS-BRULES 



davantage; et lorsque le malheur nous a frappés, mon 
frère et moi, au lieu de désespérer, nousavons dit, en 
nous embrassant, pauvres orphelins abandonnés de 
tous : prenons courage, si Valentin, notre second père, 
vit encore, si Dieu nous Ta conservé, il nous sauvera. 

— Bien vrai! bien vrai! s*écria-t-il avec âme, vous 
avez espéré en moi? 

— Vous voyez bien que nous avions raison, mon 
père, puisque nous voilà et que vous m'avez re- 
trouvée! 

— Oui, mais êtes-vous réellement libre ici, dans ce 
camp, Rosario? répondit-il, d'une voix sombre. 

— Oui, mon père, je suis libre et honorée ; répondit- 
elle sans hésiter; le capitaine Grriffiths s'est conduit * 
envers moi en véritable gentleman; sans lui, j'étais 
perdue. 

— Ainsi, tout ce que vous m'avez écrit est bien vrai, 
ma chérie? 

— Tout, oui, mon père; je n'ai qu'un regret; c'est 
do n'avoir pu, dans cette lettre, vous exprimer toute la 
reconnaissance que j'éprouve pour le galant homme 
qui, bien que ne me connaissant pas, n'a point hésité ' 
à me porter secours; et à me sauver des mains des 
bandits qui m'entraînaient 

— Bien, mon enfant, puisque les choses sont ainsi, 
je remercierai le capitaine Greiffiths et croyez-moi, 
ma chérie, il ne regrettera pas le service qu'il vous a 
rendu. 

tt- Merci, mon père, mais voug ne me parlez pas de 



>_! 



LE SAUT DE L ELAN , 103 



mon frère; est-ce qu'il ne serait pas près de vous? 

— Hélas non, mon enfant; cependant j'espère en 
avoir bientôt de bonnes nouvelles. 

— Pauvre Luis ! murmura la jeune fille avec des 
larmes dans la voix; que sera-t-il devenu, hélas! 

— Rassurez-vous, chère enfant, peut-être est-il sauvé, 
lui aussi. 

— Le croyez-vous? s'écria-t-elle vivement. 

— J'ai toute espèce de raisons pour le supposer, 
ma chère Rosario. 

— Comment cela? 

— Nous sommes deux qui travaillons à votre déli- 
vrance: moi qui me suis spécialement occupé de vous, 
et l'autre... 

— Quel autre, mon père? interrompit-elle curieu- 
sement, 

— Un vieil ami de votre famille; un parent de votre 
mère, qui vous a vus naître, votre frère et vous; et qui 

,vous aime. • 

— Don Gregorio Peralta! s'écria-t-elle joyeusement. 

— Lui-même, vous l'avez deviné, chère enfant. 

— Non ; répondit-elle avec un charmant mouve- 
ment de tête; mon cœur me le disait; ohl s'il s'est 
chargé de retrouver mon frère, il réussira, j'en suis 
sûre. 

— Et moi aussi, car il vous est entièrement dévoué. 

— Oh! oui, il nous a toujours bien aimés; c'est lui, 
n'est-ce pas, qui vous a instruit de l'horrible malheur 
qui nous a frappés? 



104 LES BOIS-BRULES 



— Oui, chère enfant, c'est lui. 

— Je m'en doutais! et tout à coup elle s'écria avec 
clan : Ohl mon père, je crois que je vais recommencer 
à être heureuse! 

— Je ferai tous mes efforts pour que vous ne vous 
trompiez pas, chère enfant. Voyons, mon enfant, main- 
tenant que nous avons repris un peu de sang-froid, 
voulez-vous que nous causions sérieusement? 

— Dite?, mon bon père, mon cher Valenlin, je vous 
écoute en fille obéissante ; si mon autre père et ma 
bonne mère nous voient du ciel où ils veillent sur leur 
enfant, ils doivent, être bien heureux de notre réunion ; 
ils savent que maintenant le malheur ne peut plus 
m'atteindre. 

— Oui, mon enfant, bien heureux, car rien ne leur 
est caché, et ils lisent dans mon cœur comme dans le 
vôtre; votre place n'est pas ici, chère enfant, au milieu 
de ces soldats et entourée de dangers de toutes sortes. 

— C'est vrai, mon père. 

— Consentiriez-vous à quitter ce camp et à me suivre? 

— C'est mon plus vif désir; est-ce que vous hésitez à 
m'emmener? 

— Non pas, mais je voulais connaître votre volonté. 

— J'ai accepté une protection loyale et honorable, 
mon père; mais à présent que vous êtes venu, que vous 
êtes ici, je dois et je veux partir avec vous; n'êtes-vous 
pas ma seule famille? 

— Hélas! ce n'est que trop vrai, pauvre enfant. 

— Seulement vous me permettrez, n'est-ce pas, d'em- 



s * 



LE SAUT DE L ELAN 105 



mener avec moi cette jeune fille, mon amie qui m'est 
dévouée ? 

— Je ne me séparerai pas de vous, maîtresse, dit Har- 
riett Dumbar en lui prenant la main qu'elle baisa; 

> 

n'est-il pas convenu que je resterai toujours avec 
vous? 

— Ne craignez rien, jeune fille, dit Valentin en sou- 
riant, les amis de mon enfant sont les miens; vous et le 
Pelon, vous accompagnerez dona Rosario. 

• — A la bonne heure ! fit-elle en frappant joyeusement 
dans ses mains; je savais bien que votre père adoptif 
consentirait à ce que je restasse près de vous. 

— Aimable folle! dit dona Rosario en l'embrassant. 

— Chère enfant; reprit Valentin; faites vos prépara- 
tifs de départ, tandis que, de mon côté, j'irai remercier 
le capitaine Griffiths du service qu'il vous a rendu. 

* — Ce qui n'empêchera pas que je le remercierai, moi 
aussi, avant que de partir, n'est-ce pas, mon père? il 
a été si bon et si généreux pour moi. 

— Certainement, mon enfant, vous le devez ; à bien- 
tôt. 

— Eh bien! vous partez sans m'embrasser? 

— Oh! pardon, pardon, mon enfant t s'écria-t-il en 
la prenant dans ses bras. 

Il sortit. 

— Hélas! hélas! murmura-t-il, elle ressemble trop à 
sa mère; ce nom de père qu'elle me donne me brise le 
cœur. 

Il s'approcha du Pelon qui, après avoir pansé les 



106 LES BOIS -BRULES 



deux chevaux, était en train de leur donner à manger, 
et il lui demanda où était la hutte du capitaine. 

— Tenez, répondit le jeune homme, voilà le lieutenant 
qui se promène là-bas; il vous conduira, moi, je ne 
sais pas où il est* 

— Merci, dit Valentm. 

Et il se dirigea vers le lieutenant Margottet qui, tout 
en fumant un cigare, faisait sa ronde habituelle à tra- 
vers le camp. 

Le lieutenant, en voyant Valentm Guillois se diriger 
vers lui, s'était décidé à venir à sa rencontre. 

Les deux hommes se saluèrent. 

— A quoi puis-je vous être bon, monsieur? demanda 
le- lieutenant. 

— ; Je désirerais, monsieur, voir le capitaine Grifflths, 
seulement j'ignore où je pourrai le trouver, 

— Et vous voudriez savoir où est son logement? 

— C'est cela même, monsieur, et de plus, s'il consent 
à me recevoir. 

— Rien de plus facile que d'être renseigné sur ces 
deux points, monsieur; veuillez me suivre, je vous 
prie. 

— Je vous suis. 

Les deux hommes traversèrent alors le camp en biais 
et, au bout de cinq ou six minutes, ils s'arrêtèrent de - 
vant une hutte assez grande, séparée des autres et de- 
vant laquelle se tenait un Bois-Brûlé, le fusil à la 

* 

main. 

— C'est ici, monsieur, dit le lieutenant; veuillez at- 



LE SAUT DE LELAN 107 

tendre une seconde , je vais prévenir mon capitaine. 

— Faites, monsieur, répondit Valentin. 
Au bout d'un instant le lieutenant reparut 

— Entrez, monsieur, s'il vous plaît, dit-il, le capitaine 
est à vos ordres. 

— Je vous remercie, monsieur, dit Valentin. 
Et il entra. 

Le capitaine était seul, couché de tout son long sur 
une immense carte des montagnes Rocheuses, qu'il 
était en traih de pointer avec des épingles à têtes de 
différentes couleurs. 

En apercevant le chasseur, il se releva et le salua 
avec courtoisie» 

C'était la première fois que ces deux hommes se trou- 
vaient face à face. 

Ils s'examinèrent curieusement; un coup d'œilleur 
suffit pour se juger et s'apprécier réciproquement. 

Valentin sentit se fondre, comme la glace sous le 
souffle bienfaisant du soleil, les préventions qui lui res- 
taient encore contre le capitaine. 

De son côté, John Grriffitbs, à la vue de cette noble 
et loyale physionomie, éprouva le désir de se faire 
estimer et aimer de cet homme, dont chacun dans le' 
désert, chantait si haut les louanges. 

Le Chasseur salua et prit le siège que le capitaine lui 
offrait. 

— A qui ai-je l'honneur de parler, monsieur? de- 
manda le capitaine en s'asseyant à son tour. 

— Capitaine, répondit le chasseur, je suis la per- 



108 LES BOIS-BRULÉS 



sonne à laquelle la dame que vous avez si généreuse- 
ment sauvée a envoyé ce matin un courrier. 

— Alors vous êtes Valentin Guillois ! s'écria-t-il. Ah ! 
monsieur, ajouta-t-il avec émotion, je suis bien heu- 
reux de vous voir, 

— Je suis en effet Valentin Guillois, capitaine ; mais 
comment pouvez-vous le savoir? 

— Mon Dieu, monsieur, tout simplement parce que 
cette dame, ce matin, m'a fait prier de lui faire une 
visite et, après m'avoir dit que vous étiez son père 
adoptif, m'a témoigné le désir de vous envoyer une 
lettre par un courrier à elle. 

— Ce que vous lui avez gracieusement accordé, ca- 
pitaine. 

— De quel droit m'y serais-je opposé, monsieur? Cette 
dame, en acceptant l'hospitalité que j'ai été trop heu- 
reux de lui offrir, ne s'est nullement placée sous ma 
dépendance. 

— Vous ne vous trouverez donc pas froissé, capitaine, 
si, en quittant votre camp, j'emmène cette dame avec 
moi? 

— Froissé, moi, et pourquoi donc, je vous prie, mon- 
sieur? n'ètes-vous pas le père adoptif de cette dame? 

— En effet, capitaine, 

— Par conséquent, vous êtes son tuteur et son pro- 
tecteur naturel ; c'est un droit que nul ne peut vous 
contester; sa place est près de vous, monsieur, et, pour 
ma part, je vous l'affirme, je serai heureux de la voir 
placée sous votre protection toule-puissanle. 



LE SAUT DE l/ÉLAN 109 



Après cet échange de paroles, il y eut un assez long 
silence. 

Chacun des deux hommes semblait en proie à une 
vive émotion intérieure. 

Ce fut Valentin Guillois qui se décida k reprendre le 
premier la parole- 

— Voulez-vous, capitaine, dit-il nettement, que nous 
parlions franc, comme deux hommes d'honneur que 

+ 

nous sommes? 

— Je ne demande pas mieux, monsieur, répondit le 
capitaine, dans l'œil duquel passa un éclair, 

— Je vous donnerai l'exemple; ne vous offensez pas, 
je vous prie, de ce que je vais vous dire. 

— Ne sommes-nous pas convenus d'être francs? d'ail- 
leurs, monsieur, ajouta-t-il avec un sourire triste; de 
vous, je puis tout entendre. 

— Je vous remercie, capitaine; je n'abuserai pas, 
soyez-en convaincu, de la latitude que yous me donnez; 
depuis bientôt trois mois que je suis dans les mon- 
tagnes Rocheuses, j'ai beaucoup entendu parler de 
vous* 

— En mal, n'est-ce pas, monsieur? 

— Je l'avoue; on racontait deux histoires, qui m'a- 
vaient inspiré contre vous presque de l'aversion; vous 
voyez que je suis franc. 

— Oui, monsieur, et vous avez raison; quelles sont 
ces deux histoires? 

— La première se rapporte à une dame, que vous 
^êtes accusé d'avoir fait enlever violemment, pour en 



110 LES BOIS-BRULÉS 



faire votre maîtresse ou, peut-être pis encore, la livrer 
aux Mormons. 

— Oh! la calomnie! murmura le jeune homme; oui, 
c'est vrai, monsieur, j'ai fait enlever cette dame; c'est 
une faute, une action honteuse, j'en conviens; mais je 
l'aimais, monsieur, la passion m'aveuglait, j'étais fou! 
cette dame, je voulais, non pas en faire ma maîtresse, 
non pas la livrer aux Mormons, mais l'épouser si j'étais 
assez heureux pour réussir à lui faire partager mon 
amour; voilà la vérité vraie, monsieur, tout le reste 
n'est que mensonge. Je ne cherche ni à pallier, ni à 
excuser un acte injustifiable; je rétablis les faits, voilà 
tout; pendant tout le temps que cette dame est demeurée 
dans mon camp, elle n'a cessé de me traiter avec le plus 
hautain mépris ; et pourtant, je n'eus jamais la pensée 
d'abuser de sa situation, j'amais je n'ai cessé d'avoir 
pour elle tout le respect, et tous les égards qui lui 
sont dus. 

— Ce que vous dites est vrai, monsieur; dofia Dolo- 
rès de Castelarl'a déclaré elle-même, devant moi, à plu- 
sieurs reprises, après que j'eus réussi à la faire- échap- 
per de votre camp; elle n'a même pas de haine contre 
vous, elle vous plaint et vous excuse presque ; son der- 
nier f mot, en me quittant pour retourner au Mexique, 
sous l'escorte de son fiancé, fut celui-ci : Je suis con- 
vaincue que le capitaine Griffiths est un galant homme; 
mais la passion insensée qu'il a conçue pour moi Ta 
rendu fou ; quand il pourra réfléchir, il sera le premier 
à regretter sa conduite odieuse envers moi. 



J * 



LE SAUT DE L ELAN 1 1 1 



— Oh ! elle avait raison de parler ainsi, dit-il avec 
émotion ; il y a longtemps déjà que je regrette cruelle- 
ment ce que j'ai fait. 

—^Voulez-vous que nous passions au second grief? 
celui-ci, pour moi, est maintenant sans importance; 
l'amour l'excuse suffisamment à mes yeux. 

— Passons donc au second grief, monsieur; quant à 
celui-là, je vous avoue en toute humilité que j'ignore 
complètement quel il peut être, monsieur; parlez, je 

. vous prie? 

— Ce second grief, monsieur, est beaucoup plus sé- 
rieux que le premier, je crois qu'on vous a calomnié; 
j'éprouve pour vous une telle sympathie, que je serais 
désespéré qu'il y eût un mot de vrai dans ce que Ton 
rapporte. 

— Vous m'effrayez réellement, monsieur, parlez vite, 
je vous prie, que prétend-on donc? 

— On dit, monsieur, que vous entretenez des rela- 
tions commerciales avec le plus abominable bandit de 
la prairie ; que vous faites, de compte à demi, la traite 
des blanches, au profit des Mormons* 

— Ainsi, on prétend que je suis l'associé de ce mi- 
sérable Kild ? 

— On l'affirme, monsieur. 

Le jeune officier éclata d'un rire, tellement vrai et 
tellement nerveux, que Valenlin Guillois en demeura 
tout interloqué- 

— Pardon, monsieur,, pardon de cette inconvenance, 
dit le capitaine, lorsque son accès fut un peu calmé ; 



112 LES BOIS-BRULES 



mais l'accusation est tellement bouffonne que je n'ai pu 
résister; ma foi, j'ai éclaté malgré moi.. 

— Comment bouffonne? fit le capitaine avec la plus 
grande surprise. 

— Eh mordieu! oui, monsieur, vous allez en juger, 
et tout d'abord connaissez-vous bien le ^capitaine Kild 
ou soi-disant tel? 

— Mais.., je le crois, monsieur. 

— Alors vous savez que cet homme est un scélérat 
delà pire espèce; qu'il a assassiné le véritable Kild 
pour se mettre à sa place. 

— Je sais que c'est un bandit nommé... 

— Harry Brown, n'est-ce pas? 

— C'est cela même. 

Le capitaine ouvrit un coffret en fer placé sur une table, 
y prit un papier, et le présentant tout ouvert au chasseur. 

— Lisez, lui dit-il. 
Valentin le lut. 

— Bien, lisez ces trois autres, reprit le capitaine. 

Après avoir lu attentivement les trois papiers, Valen- 
tin les rendit au capitaine, et le saluant en même temps 
qu'il lui tendait la main. 

— Pardonnez-moi, lui dit-il, j'ignorais. 

— Mais vous savez maintenant, n'est-ce pas? 

— Je sais, monsieur, que vous êtes un homme loyal 
et honnête; je sais que vous avez sauvé la vie de ma 
fille adoptive, qui est ce que j'aime le plus au monde; 
je vous demande votre amitié comme je vous offre la 
mienne, heureux si vous voulez l'accepter. 



LE SAUT DE i/ÉLAN * 113 



— Oh! de grand cœur, monsieur! s'écria le jeune 
' homme avec élan, 

— Maintenant vous pouvez compter sur moi comme 
je compterai, à l'avenir, sur vous. 

Les deux hommes se serrèrent la main; tout était dit 
entre ces deux fières et loyales natures; le pacte était 
conclu. 

— Je vous ai fait bien souffrir reprit Valentin au 
bout d'un instant. 

— C'est vrai, monsieur, mais vous m'avez si gêné- 
reusement récompensé, que la joie m'a fait oublier la 
souffrance. 

— Maintenant que nous nous entendons, car nous 
nous entendons, n'est-ce pas, capitaine? 

— Ah ! oui, je vous le jure. 

— Merci; vous me permettrez donc de prendre congé 
de vous ; la nuit vient, et j'ai ma fille et sa camériste 
avec moi. 

— Ne feriez-vous pas mieux, monsieur, d'accepter 
l'hospitalité pour cette nuit? demain à l'aube vous par- 
tirez. 

Valentin réfléchit un instant. 

— Non, dit-il, c'est impossible, j'ai promis à mes 
amis de revenir; ils ne savent pas "où je suis, ils seraient 
inquiets; il faut que je parte. 

— Soit, je n'insisterai pas, monsieur; mais je ne vous 
laisserai pas vous éloigner ainsi seul, pendant la nuit, 
surtout avec deux femmes à défendre ; ce serait tenter 
Dieu; les bandits foisonnent dans la prairie en ce mo- 



114 LES BOIS-BRULÉS 



ment ; le capitaine Kild doit se tenir aux aguets, prêt à 
tenter un mauvais coup, si l'occasion lui en était offerte ; 
convenez avec moi que celle-ci serait excellente pour lui, 

— Vous avez raison; si j'étais seul, cela ne m'embar- 
rasserait guère, mais je conviens qu'avec deux femmes 
c'est fort difficile ; mais que faire ? 

— Ceci, tout simplement, je vais vous donner une 
escorte, avec laquelle je vous réponds que vous passe- 
rez partout. 

— Pardieu, vous avez raison; eh mais, attendez 
donc; si au lieu que ce soit moi qui accepte votre 
hospitalité, vous acceptiez la mienne? nous aurions 
tout le temps cje causer non-seulement en route, mais 
encore pendant toute la nuit, de vos affaires, auxquelles 
maintenant je m'intéresse fort; et qui malheureuse- 
ment, je crois, sont un peu embrouillées, et cela beau- 
coup par ma faute; c'est une idée cela, qu'en pensez- 
vous, capitaine? 

— J'accepte de grand cœur, monsieur, c'est moi qui 
vous escorterai, 

— A la bonne heure, voilà qui arrange tout. 

— Dans quelques minutes, nous pourrons partir; La- 
cour, Lacour! 

Le domestique du capitaine parut. 

— Prévenez le capitaine James Forster, et le lieute- 
nant Margottet de se rendre ici tout de suite. Vous sel- 
lerez deux chevaux doux pour dames, et vous harna- 
cherez Sultan, mon cheval noir. Allez, ne perdez pas 
de temps. 



J • 



LE SAUT DE L ELAN i 1 5 



Le domestique sortit* 

Un instant plus tard, le capitaine Forster et le lieute- 
nant arrivèrent. 

— Mon cher James, dit le capitaine, j'ai l'honneur 
de vous présenter monsieur Valentin Guiliois. 

— LeChercheur-de-Pistes, répondit le capitaine Fors- 
ter en s'inclinant avec courtoisie; j'ai beaucoup entendu 
parler de monsieur, je suis heureux do le connaître. 

— Monsieur Valentin Guiliois, j'ai l'honneur de vous 
présenter mon second, le capitaine James Forster. 

Les deux hommes se saluèrent et se serrèrent la 
main. 

— Quant à mon lieutenant, vous le connaissez déjà. 

— J'ai eu l'avantage de voir monsieur; répondit Va- 
lentin en souriant. 

— Lieutenant, faites monter vingt hommes à cheval, 
et choisissez- les bien, reprit le capitaine en s'adressant 
à Margottet; il faut qu'ils soient aux barrières dans un 
quart d'heure* 

— Dans un quart d'heure, ils y seront, capitaine ; 
répondit le lieutenant en s'inclinant, v 

Et il sortit. 

Le capitaine se tourna alors vers le capitaine Forster, 

— Mon cher James, lui dit-il, je reconduis monsieur 
Valentin Guiliois chez lui, ne m'attendez donc pas avant 
demain; monsieur Valentin Guiliois veut bien m'accor- 
der l'hospitalité pour cette nuit; je vous cède donc le 
commandement du camp. 

— Partez sans crainte, John Griffiths, répondit le ca- 



116 LES BOIS-BRULES 



pitaine; je ferai bonne garde pendant votre absence. 

— Je le sais, mon ami, et je vous en remercie ; à 
propos, surveillez bien nos Mormons, et ne manquez 
pas d'envoyer des batteurs d'estrade, pour essayer de 
découvrir le campement de ce drôle de Kild et le sur- 
veiller. 

— Cela sera fait, mon ami* . 
En ce moment le Pelon entra. , 

— Seiior, dit-il à Valentin Gruillois, la senora est 
prête, les chevaux sont sellés et les mules chargées. 

— C'est bien, répondit Valentin; priez la senora 
d'attendre quelques minutes encore* 

Le Pelon salua et se retira aussitôt. 

F 

— Mon cher James, dit le capitaine, je vous quitte; 
bonne garde, surtout contre les Peaux-Rouges. 

— Rouges ou blancs seront reçus avec tous les égards 
qui leur sont dus, répondit en riant le capitaine Forster ; 
rapportez-vous en à moi pour cela, mon ami. 

— J'y compte bien, répondit Griffiths en riant* 

On sortit ; le cheval du capitaine attendait, tenu en 
main par Lacour. 
Le capitaine se mit en selle. 

— A demain, dit-il à son ami. 

— A demain, répondit celui-ci. 

Valentin Guillois avait été rejoindre dona Rosario ; 
la jeune fille commençait à être inquiète de cette longue 
attente; la vue du chasseur lui rendit toute sa tranquil- 
lité. 

Valentin lui expliqua en quelques mots- ce qui se pas- 



» • 



LE SAUT DE L ELAN 1 17 



sait, puis il aida les deux jeunes femmes à se. mettre en 
selle. 

Dix minutes plus tard, il avait rejoint le capitaine 
Griffiths aux barrières . 

On partit. 

Le trajet se fit paisiblement; aucun incident ne vint 
troubler le voyage; vers sept heures du soir, on attei- 
gnit le Voladero de l'Ours gris. 

En pénétrant dans la grotte, grande fut la surprise 
de Valentin Guillois, lorsque, dans la première per- 
sonne qui s'avançait à sa rencontre, il reconnut son vieil 
ami, ï)on Gregorio Peralta. 



7* 



118 LES BOIS-BRULES 



VII 



OU CURUMILLA BAT l/ESTRADE POUR SON COMPTE 

PARTICULIER. 



Ainsi que nous l'avons dit plus haut, Curumilla avait 
quitté la grotte, dans le but de reconnaître les étran- 
gers signalés par le Castor et qui, selon lui, d'après la 
direction qu'ils suivaient, devaient passer à une cen- 
taine de pas à peine du Voladero de l'Ours gris. 

Le Chef était un guerrier très-prudent; jamais il ne 
sortait de la grotte ou y rentrait sans fouiller avec 
soin les environs, afin de s'assurer qu'aucun espion 
n'était embusqué au milieu des rochers, dans le but 
de découvrir l'entrée de la forteresse des chasseurs. 

Cette fois comme toujours, l'Indien, avant de s'éloi- 
gner, procéda à ses investigations habituelles. 

Au bout de quelques minutes de minutieuses re- 
cherches, ses sourcils se froncèrent tout à coup, et il 



LE SAUT DE i/ÉLÀN _ 119, 



se baissa vers la terre ; il venait de découvrir, à peine 
marqué sur l'humus formant le sol à cet endroit, l'em- 
preinte nettement dessinée d'un pied humain, invisible, 
pour d'autres yeux moins clairvoyants que les siens. 

Le Chef examina cette empreinte pendant quelques 
secondes avec la plus sérieuse attention ; ce n'était pas 
la marque d'un pied indien, ni la trace d'un mocksens, 
c'était le dessin d'un soulier garni de clous, sem- 
blable à ceux que portent les gens qui habitent les 
établissements de la frontière ; les chasseurs de Bisons 
et les coureurs des bois, ne se servent pas de cette 
chaussure lourde et fatigante ; tous ont adopté le moc- 
ksens beaucoup plus commode et plus léger dont se 
servent les Peaux-Rouges . 

Les Bois-Brûlés eux aussi, ont adopté cette chaussure. 

Il n'y avait donc pas de doute à avoir ; un émigrant, 
un des bandits du capitaine Kild, était venu là et cela, 
il y avait peu de temps, car l'empreinte était encore 
toute fraîche. 

D'où venait cet homme ? où aUait-il ? 

Voilà ce qu'il fallait savoir. 

Quant à ce qu'il était, cela ne faisait pas l'ombre 
d'un doute pour Curumilla. 

C'était un espion des marchands d'esclaves, 

Seulement les recherches étaient loin d'être ifaciles. 

Excepté un espace de cinq ou six pieds carrés, où 
l'Jmmus s'était amoncelé dans le creux d'un rocher, 
partout jusqu'à une très-grande distance, on ne trouvait 
que des pierres et la roche vive. 



120 LES BOIS-BRULES 



Cependant le Chef ne se découragea pas. 

C'était un trop habile batteur d'estrade pour ne pas 
être au courant de toutes les ruses du désert. 

Cette empreinte isolée se trouvait sur la limite ex- 
trême du désert, la pointe du pied était tournée vers 
la forêt. 

Curumilla, en remarquant cette direction, se mit à 
rire silencieusement selon son habitude. 

— Trop de ruse, murmura-t-il; pas assez de finesse, 
bon pour visages pâles, pas tromper Indien I 

Il s'étendit sur le sol et rampant comme un serpent, . 
il se mit à explorer le terrain pouce à pouce, ligne à 
ligne. 

Après unlong examen fait, pour ainsi dire, à la loupe, 
le chasseur aperçut sur le rocher, à sept pieds environ 
de l'empreinte et, directement dans sa direction, une 
ligne d'un noir plombé, excessivement tenue, ressem- 
blant à une éraflure faite par un instrument en fer 
qui aurait légèrement glissé. 

Le chef sourit, et revint sur ses pas. 
* Un arbre immense s'élevait sur l'extrême limite du 
couvert et lançait ses branches dans toutes les direc- 
tions; une de ces branches se trouvait au-dessus juste 
de l'empreinte. 

Curumilla leva les jeux vers cette branche et l'exa- 
mina; mais elle n'offrait, en apparence, rien d'extraor- 
dinaire. Le chasseur indien hocha la tête et sembla 
réfléchir un instant. 

Tout à coup il se leva, s'approcha de l'arbre et, après 



LE SAUT DE L ELAN 121 

_ _ - ■ -- __ m | BJ1 _ | m _ 1 n -i ■ -«i^ *-^>^^^h^^^^_B4«-^^^^^^^v 

en avoir -fait le tour, il se mit à grimper résolument 
après. 

Il ne lui fallut que deux ou trois minutes pour attein- 
dre les branches, là, il s'arrêta et regarda attentive- 
ment autour de lui. 

Un sourire de satisfaction orgueilleuse plissa ses 
lèvres ; il s'avança sur la branche qui se trouvait dans 
la direction de l'empreinte et, arrivé à un certain en- 
droit, il s'arrêta; il venait de reconnaître une place où 
Técorce était légèrement écorchée, comme par le frot- 
tement d'un objet quelconque. 

Il descendit aussitôt de l'arbre ; tout lui était expli- 
que. 

Un, ou plusieurs hommes étaient venus, en passant 
d'arbre en arbre jusqu'à la limite du couvert ; les tra- 
ces de leur passage étaient parfaitement visibles dans 
les branches froissés et tordues. 

Ces hommes, arrivés à-la limite du couvert, voyant 
■qu'ils ne pouvaient aller plus loin, avaient passé une 
corde, un lasso probablement, autour de la branche la 
plus forte et la plus avancée vers les rochers ; puis ils 
s'étaient laissé glisser sur le sol en prenant la précau- 
tion de se retourner du côté de l'arbre. 

Une fois à terre, il, ou ils, s'ils étaient plusieurs, au 
moyen d'un long bâton ferré, avaient sauté sur les 
rochers par un bond prodigieux; de là, la ligne d'un 
noir plombé aperçue par le chef. > 

Maintenant où était cet homme ou ces hommes? cela 
n'inquiétait que très-médiocrement Curumilla ;il savait 



122 LES BOIS-BRULÉS 



qu'il le ou les retrouverait facilement; ils pouvaient 
se blottir au milieu de cet immense chaos de rochers, 
mais il leur était impossible de s'échapper ; de l'autre 
côté de ces rochers- il y avait un précipice d'une pro- 
fondeur immense; ce que sans doute ignoraient les 
espions, qui se trouvaient ainsi, sans le savoir, positive- 
ment dans une impasse, ou pour mieux dire, un tra- 
quenard. 

Le Chef, après avoir examiné son fusil, s'avança en 
rampant vers les rochers au milieu desquels il se glissa, 
regardant de tous les côtés, et s'arrêtant par intervalles 
pour prêter l'oreille aux plus légers bruits. 

Il atteignit enfin un endroit où il pouvait d'un seul 
regard embrasser toute l'étendue des rochers. 

Alors il eut devant les yeux un spectacle étrange, qui 
le remplit de surprise, presque d'admiration. 

Deux hommes avaient attaché solidement un lasso 
autour d'une roche, précisément au-dessus de la large 
fissure servant de fenêtre à la grotte, où les chasseurs 
étaient réunis; l'un de ces deux hommes s'était attaché 
le lasso autour de la ceinture et avec une audace véri- 
tablement effrayante, il s'était suspendu au-dessus de 
l'abîme insondable du Voladero, dans le hut de voir ce 
qui se passait dans la grotte. 

Au moment où Curumilla les aperçut, l'homme atta- 
ché au lasso remontait au niveau du sol, et aidé par 
son compagnon, il venait de poser le pied sur la plate- 
forme. 

Curumilla lui laissa le temps de bien reprendre son 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 1 23 



équilibre, et pendant qu'il s'occupait à détacher le lasso 
qui lui serrait la ceinture, le Chef épaula son fusil dans 
la direction de son compagnon, celui qui l'avait aidé à 
remonter, et lâcha la détente. 

Le bandit, blessé en pleine poitrine, fit un bond 
énorme et disparut dans le gouffre béant en poussant 
un horrible cri d'agonie. 

Le Chef, après avoir placé une nouvelle cartouche 
dans son fusil pour remplacer celle qu'il avait si bien 
employée, s'avança, saris se presser, vers le second 
bandit, qui le regardait s'approcher en tremblant de 
tous ses membres, et donnant les signes de la plus 
grande épouvante. 

— Mon frère est las, dit le Chef dès qu'il fut près 
de lui ; très-fatigant d'être pendu par la ceinture à un 
lasso; très-dangereux aussi, lasso peut se casser et 
alors on tombe dans le gouffre. 

Le bandit le regardait sans paraître comprendre ce 
qu'il lui disait. 
Curumilla se mit à rire. 

— Bon se reposer après grand travail, reprit-il; mon 
frère, bien tranquille, se reposera longtemps. 

Tout en parlant ainsi Curumilla avait débarrassé le 
bandit de ses armes qu'il avait jetées dans le précipice; 
ensuite il avait détaché le lasso ; puis, sans que le bandit 
songeât à résister, il s'était rais à le garrotter avec une 
adresse et une habileté qui témoignaient d'une longue 
expérience- 

Enfin lorsque son prisonnier fut dans l'impossibilité 



124 LES BOIS-BRULES 



de faire le plus léger mouvement, il le bâillonna avec 
le plus grand soin, et l'enlevant sur ses robustes épaules 
avec autant de facilité que s'il n'eût été qu'un enfant, 
il transporta le bandit dans une fente de rocher, où il 
était impossible de rien voir, autour de soi, et le posant 
à terre avec précaution : 

— Là, dit-il, bien tranquille, personne dérangera; 
dormir en attendant; Chef reviendra bientôt, à re- 
voir. 

Il laissa là le bandit; jeta un regard circulaire sur 
l'immense étendue de pays qui se déroulait devant lui; 
puis il descendit de la plate-forme du Voladero, et 
plaçant son fusil sous le bras gauche, à la mode in- 
dienne, il se mit définitivement à la recherche des 
cavaliers qui lui avaient été signalés ; fort satisfait en 
apparence du résultat de sa première opération. 

Le Chef marchait résolument en avant; seulement il 
marchait à la mode indienne ; c'est-à-dire sans suivre 
aucune sente tracée, à vol d'oiseau, sans jamais s'é- 
carter de la ligne droite. 

Cette manière de voyager a beaucoup de bon; d'a- 
bord elle abrège considérablement le chemin, et par con- 
séquent supprime les détours et diminue les distances; 
seulement elle n'est pas à la portée de tout le monde; il 
faut avoir un jarret de fer et une vigueur peu commune, 
pour voyager de la sorte; ne pas craindre le vertige et 
posséder une sûreté de coup d'oeil, et une souplesse 
dans les pieds, comparables aux chamois, aux chèvres 
et aux assathas, pour se risquer ainsi sur les pentes les 



LE SAUT DE L ELAN 1 25 



plus abruptes et les corniches les plus étroites ; sus- 
. pendu comme en équilibre au-dessus des profonds 
abîmes. 

Le Chef, sans paraître même y songer, se jouait avec 
une audace extraordinaire des difficultés, en apparence 
insurmontables qui, à chaque instant, se d ressaient sur 
ses pas; rien ne pouvait ralentir sa marche d'une rapi- 
dité extrême ; aussi en une heure et demie au plus, avait- 
il accompli un trajet qui, à tout autre que lui, aurait né- 
cessité trois et même quatre heures. 

Il était environ onze heures lorsqu'il déboucha dans 
une clairière assez vaste, traversée par un ruisseau 
peu profond; ses eaux, d'une transparence extrême, 
fuyaient avec un doux murmure, sur un lit de cailloux, 
entre deux rives bordées de nénuphars et autres plantes 
aquatiques. 

Le Chef explora la clairière d'un regard perçant; puis 
satisfait, sans doute, du calme profond qui régnait au- 
tour de lui, il ramassa du bois mort, l'entassa en forme 
de bûcher à une légère distance du ruisseau, et alluma 
du feu ; puis, au bout de quelques instants, lorsque ce 
feu fut bien pris, il ouvrit sa gibecière, en retira quatre 
ou cinq magnifiques pommes de terre, qu'il glissa sous 
•la cendre; forma un large lit de braise ardente sur le- 
quel il posa plusieurs tranches de venaison et, allumant 
son calumet, il s'accroupit sur le sol auprès du feu et 
se mit à fumer tranquillement, son fusil posé à terre à 
portée de sa main* 

Une vingtaine de minutes s'écoulèrent ainsi; tout en 



126 LES BOIS-BRULÉS 



fumant, le Chef surveillait attentivement la cuisson de 
ses tranches de venaison, qu'il retournait de temps en 
temps avec la pointe de son couteau; enfln lorsque son 
déjeuner lui parut cuit à point, le chasseur retira de 
sa gibecière une galette ou deux de biscuit et une as- 
siette de bois. 

Il commença par enlever les pommes de terre qui 
avaient cuit tout doucement sous la cendre; il les pela 
avec soin et les posa près de lui sur une feuille en guise 
de plat; il retira ensuite les tranches de venaison, les 
disposa proprement sur l'assiette de bois, et se disposa 
à entamer son déjeuner, 

Au moment où il allait porter le premier morceau à 
sa bouche, un léger bruit se fît entendre sous le cou- 
vert; le Chef sourit comme s'il se fût attendu à ce qui 
allait se passer, et il tourna légèrement la tête. 

Un chasseur venait d'émerger du couvert et s'avan- 
çait à pas de loup, le canon du fusil en avant et le doigt 
sur la gâchette, 
— Hug! dit Curumilla, sans s'émouvoir. 

— Le Chef 1 s'écria avec surprise le chasseur qui n'é- 
tait autre que notre vieille connaissance Pawlet 

— Mon frère est le bienvenu; reprit le Chef en mon- 
trant d'un geste hospitalier le feu et les vivres* 

Pawlet désarma son fusil, le redressa et s'approchant 
vivement de l'Indien, il lui tendit la main en lui disant 
d'une voix cordiale : 

— Bonjour, Sagamore, je suis heureux de vous ren- 
contrer. 



LE SAUT DE L ELAN 127 



— Mon frère le chasseur partagera la venaison de 
son ami? reprit gracieusement Curumilla. 

— Volontiers, Chef, je ne ferai pas de cérémonies 
avec vous qui êtes un vieil ami; d'autant plus que je 
meurs de faim; répondit le chasseur qui s'installa 
joyeusement en face de Findien. 

Tous deux attaquèrent alors les vivres auxquels ils 
livrèrent un brillant assaut ; cependant lorsque son 
appétit fut à peu près calmé, le chasseur rompit le 
silence, que jusque-là il avait religieusement gardé, 
pour se livrer à son opération masticatoire. 

— Savez-vous, Chef, dit-il, que c'est un bien heureux 
hasard qui me fait vous rencontrer, je commençais à 
ne plus trop savoir où j'allais. 

— Le chasseur est dans la bonne direction ; son ami 
l'attendait. 

— Comment, Chef, vous m'attendiez? ce n'est pas pos- 
sible ? 

— Curumilla, bons yeux, a vu beaucoup de cavaliers; 
il a dit, bon, Pawlet revient au Voladero ; le Chef ira 
au-devant de lui; mon frère voit. 

— Parfaitement, Chef, je suis forcé de me rendre à 
l'évidence, mais je ne comprends pas. ' 

— Qu'est-ce que mon frère ne comprend pas? 

— Dame, nous devions revenir trois, nous revenons 
cent; comment le Chef a-t-il pu savoir que son ami 
était parmi les cavaliers? 

— Pawlet est très-joyeux; il plaisante avec son ami; 
très-bien , 



128 ' LES BOIS-BRULÉS 



— Mais non, Chef, je ne plaisante pas le moins au 
monde; je ne comprends pas du tout comment vous 
m'avez reconnu. 

— Le chasseur a rencontré la Tête-Grise dans la mon- 
tagne; il s'est joint à lui pour lui servir de guide; voilà. 

— C'est la pure vérité, Chef, mais comment pouvez- 
vous savoir cela? 

— Curumilla, bons yeux, il a vu la Tête-Grise et le 
jeune Condor des Andes, que la Tête-Grise a retrouvé; 
grande joie pour Valentin quand il verra le fils du 
Grand- Aigle. 

— Tout ce que vous dites est vrai, Chef. 

— Curumilla n'a pas la langue fourchue; il est venu 
au-devant de son ami pour le guider à son tour. 

— Vous avez eu une excellente idée, Chef; je yous 
en remercie du tond du cœur; et, là-bas, qu'y a-t-il de 
nouveau ? 

— Nouvelles très-bonnes, mon frère verra. 

Pawlet n'insista pas, il connaissait le Chef; il savait 
qu'il était impossible de l'obliger à dire ce qu'il ne 
voulait pas. 

— Pourquoi Pawlet seul ici? reprit Curumilla au 
bout d'un instant. 

— Je marche en batteur d'estrade pour reconnaître 
le terrain et choisir le lieu de la halte ; nos amis sont 
encore à une lieue en arrière. 

— La clairière bonne pour la halte. 

— Parfaitement; nous nous y arrêterons; sommes- 
nous encore bien loin du Voladero? 



LE SAUT DE L ELAN 129 



Curumilla leva les yeux vers le ciel et sembla se livrer 
à un calcul mental, puis il répondit à son compagnon : 

— Cavaliers ne pouvoir suivre chemin indien, obligés 
beaucoup de détours; arriveront au Voladero au cou- 
cher du soleil. 

— Très-bien, fit le chasseur en se frottant les mains; 
vous resterez avec nous, n'est-ce pas, Chef? 

— Curumilla restera avec ses frères les chasseurs 
pâles, répondit l'Indien avec un geste rempli de majesté; 
il a promis de leur servir de guide, il tiendra sa parole. 

— Alors tout va bien; je puis allumer les feux, dit 
gaiement le chasseur. 

— Son frère l'aidera, fit Curumilla. 

lisse mirent aussitôt à ramasser du bois mort, ce 
qui n'était pas difficile, la clairière en était remplie. 

En moins d'une demi-heure, une dizaine de feux 
assez éloignés les uns des autres furent allumés et lan- 
cèrent joyeusement leurs longues gerbes de flammes 
vers le ciel. 

Puis ce devoir accompli, les deux hommes reprirent 
gaiement place, l'un près de l'autre, devant le feu allumé 
d'abord par Curumilla, et se mirent à fumer tran- 
quillement en attendant l'arrivée de la caravane. 

Leur attente ne fut pas de longue durée, dix minutes 
plus tard, les premiers cavaliers pénétraient dans la- 
clairière. 

Ce fut une joyeuse surprise pour don Gregorio 
Peralta, et une grande joie pour don Luis lorsqu'ils 
aperçurent Curumilla. 



130 LES BOIS- BRULES 



Tous les chasseurs connaissaient depuis longtemps 
le Chef; c'était à qui lui ferait le plus de fête. 

Lorsque le Chef eut répondu à toutes les félicitations, 
rendu toutes les poignées de mains que Ton s'empressait 
de lui donner, libre enfin de ses mouvements, il s'ap- 
procha de don Gregorio Peralta et de don Luis, qui atten- 
daient avec une vive impatience, que leur tour vînt de 
renouveler connaissance avec lui. 

Don Luis en apercevant le vieux et fidèle compagnon 
de son père, l'ami de celui à qui il devait sa délivrance 
et celle de sa sœur, car bien qu'il ignorât ce qui s'était 
passé, cette délivrance pour lui ne faisait pas un doute ; 
don Luis, disons-nous, en proie a une vive émotion se 
jeta, les yeux pleins de larmes, dans les bras de cet 
homme, qu'il considérait comme faisant partie de sa 
famille. 

L'impassibilité du Chef ne tint pas devant un aussi 
éclatant témoignage de reconnaissance de la part du 
jeune homme; pour la première et dernière fois de sa 
vie peut-être, il sentit rouler des larmes dans ses yeux, 
et couler le long de ses joues, sans qu'il essayât de les 
retenir, ou de les essuyer. 

Il rendit au jeune homme les caresses que celui-ci 
lui prodiguait, et d'une voix que l'émotion faisait 
trembler : 

— Ooah ! dit-il, le Condor des Andes, est bien le fils 
du Grand- Aigle! son cœur est bon; le Wacondah sourit 
en le voyant, ce sera un grand guerrier dans sa nation; 
il a le cœur du Lion et l'âme de la Colombe, terrible et 



LE SAUT DE L ELAN 131 

doux à la fois; Curumilla est heureux de le voir; il 
l'aime comme il aimait son père ; comme il aime 
Valentin. 

Lorsque la première émotion fut enfin calmée, les 
trois hommes s'assirent à l'écart, autour du feu de Cu- 
rumilla; don Gregorio Peralta, que dévorait une se- 
crète inquiétude, demanda au Chef ce qui s'était passé. 

Celui-ci, loin de se renfermer dans la réserve qu'il 
avait montrée envers Pawlet, ne fit aucune difficulté 
pour raconter à don Gregorio et à don Luis tout ce qui 
s'était passé et tout ce que Valentin avait fait depuis 
son arrivée dans les montagnes Rocheuses. 

Ce récit, fait dans les plus grands détails, causa une 
vive joie aux deux hommes. 

— Je vais donc revoir ma sœur! s'écria don Luis avec 
émotion ; je vais aussi connaître cet homme, si bon, si 
généreux, à qui notre père nous a légués, ma sœur et 
moi, comme à un second père, et qui ne s'est encore 
révélé à nous que par des bienfaits si grands, que la 
reconnaissance et le dévouement le plus absolu ne 
suffiront jamais à nous acquitter noblement* 

— Valentin aimait le Grand- Aigle et le Lis-Rosé ; il 
aime ses enfants, qu'il considère comme étant les siens; 
pas de reconnaissance envers un père ; amour filial 
suffit. 

— Oui, vous avez raison, Chef, s'écria vivement le 
jeune homme ; c'est véritablement de l'amour filial que 
j'éprouve pour Valentin Guillois, pour mon second père ! 

— La Tête-Grise ne raconte ra-t-il pas au Chef corn- 



132 LES BOIS-BRULÉS 



ment il est parvenu à retrouver et à sauver le jeune 
Condor des Andes? demanda Curumilla. 

— Si, je vais tout vous dire, Chef; et vous verrez que 
dans toute cette affaire, autant pour doîîa Rosario que 
pour don Luis, il y a réellement quelque chose de pro- 
videntiel. 

— Le Wacondah est grand et bon, répondiuil douce* 
ment en levant le bras vers le ciel; il aime et protège 
les bons cœurs; que la Tête-Grise parle, les oreilles d'un 
Chef sont ouvertes. 

Don Gregorio, à son tour, raconta alors dans tous ses 
détails les émouvantes péripéties de son voyage à Saint- 
Louis du Missouri, et la façon, réellement extraordi- 
naire, dont il avait retrouvé don Luis et avait obtenu 
qu'il fût immédiatement remis en liberté. 

Curumilla prêtait la plus sérieuse attention à ce récit; 
lorsque don Gregorio arriva à l'épisode de la révolte 
des noirs de la plantation de Josuah Lewis, le visage 
du Chef, qui s'était rembruni, sembla s'épanouir, 

— Hug! dit -il enserrant la main du jeune homme 
avec une énergie fébrile; jeune tête, grand cœur; le 
Condor des Andes ne peut vivre qu'en liberté, l'escla- 
vage n'est pas fait pour lui. 

Mais, lorsque don Gregorio Peralta arriva à la scène 
du théâtre et à la vengeance éclatante que, devant tous, 
le jeune homme avait tirée de son bourreau, l'enthou- 
siasme du Chef ne connut plus de bornes; il tremblait 
de tous ses membres, ses regards lançaient de fulgu- 
rants éclairs. 



LE SAUT DE i/ÉLAN 133 

^ . -■■-.., — _^__ — - . .. _ - - - ■ _j 

Il se leva, en proie à une surexcitation étrange, saisit 
le jeune homme dans ses bras e1, le serrant à l'étouffer , 
en même temps qu'il l'embrassait avec passion : 

— Bon, s'écria-t-il, le jeune aigle ressemble à son 
père, encore plus de cœur que de visage; il est terrible 
aux méchants, doux pour les bons et les malheureux ; 
Valentin Guillois sera fier d'un tel fils, Curumilla aussi 
sera son père. 

Puis le Chef s'accroupit de nouveau, cacha sa tête 
dans ses. mains, et sanglota pendantjquelques minutes. 

Les deux hommes étaient confus et attristés de cette 
émotion extraordinaire chez un tel homme; leur in- 
quiétude était grande ; ils craignaient presque un mal- 
heur, et n'osaient se communiquer leurs appréhen- 
sions. 

Mais après quelques minutes, le Chef releva la tête ; 
son visage avait repris toute sa froide dignité et son 
impassibilité indienne, dont il ne devait plus se dé- 
partir désormais. , 

— Hug, dit-il, que la Tête-Grise pardonne; Curumilla 
vieillit ; il a le cœur d'un enfant, quand on lui parle de 
•si belles actions ; maintenant c'est fini, que mon frère 
continue. 

Don Gregorio reprit alors son récit, qu'il termina 
sans que le Chef l'interrompit une seule fois. 

— Je crois, dit-il en terminant ; que maintenant que 
nos deux enfants sont délivrés, il est probable que les 
chasseurs que j'ai engagés vont nous devenir inutiles. 

— Peut-être, répondit Curumilla en hochant la tête. 

ni ,8 



134 LES BOIS-BRULÉS 



— Que voulez-vous dire, Chef? 

— Rien, reprit-il. 

— Cependant vous semblez ne pas partager mon 
opinion ? 

— Curumilla est un Chef, il ne parle que lorsqu'il le 
faut ; la Tête-Grise ne le sait-il pas ? 

— Je sais que vous êtes très-discret, Chef, et que si 
vous ne me répondez pas autre chose, c'est que proba- 
blement vous ne jugez pas convenable de le faire. 

— Très-bon. 

— Puisqu'il en est ainsi, avant que de prendre une 
détermination quelconque, j'en causerai avec Valentin 
Guillois. 

— Ooah ! la Tête-Grise parle bien ; Curumilla, Chef, 
Sagamore dans sa nation; Valentin, seul Sagamore des 
chasseurs pâles, lui dire ce que convient faire. 

— Je vous comprends, Chef, je suivrai donc votre 
conseil. 

— Tête-Grise, grande sagesse. 

La conversation continua ainsi pendant quelque 
tempSi 

Curumilla raconta comment, lorsqu'il avait quitté la 
grotte du Voladero de l'Ours Gris, il avait trouvé une 
piste, et comment cette piste lui avait fait découvrir deux 
bandits, dont il avait tué l'un, garrotté et mis l'autre en 
lieu sûr, afin de le retrouver au retour. 

Don Luis ne se lassait pas d'écouter parler Curu- 
milla, pour lequel il éprouvait une sympathie et une 
admiration profondes. 



5 * 



LE SAUT DE L ELAN 135 



Le Chef était le premier Indien qu'il voyait ; jusqu'a- 
lors il s'était figuré les Indiens, comme étant assez 
semblables aux nègres, et occupant un degré inférieur 
sur les échelons de la grande échelle de la famille 
humaine. 

Il se figurait que c'étaient des sauvages ivrognes 
et pillards, sans aucune notion du bien ou du mal; es- 
sentiellement voués aux instincts des brutes au milieu 
desquelles ils vivaient; ne se rapprochant de l'homme 
que par la forme extérieure, et n'étant en réalité que des 
bêtes féroces, incapables d'un sentiment de générosité, 

La vue du Chef, si calme, si posé, si aimant, si beau, 
si loyal et surtout si véritablement sage, bouleversait 
toutes ces idées préconçues ; il ne savait plus ce qu'il 
devait croire, ou ne pas croire; mais il se figurait que 
Curumilla était une exception heureuse à la règle géné- 
rale, et que les autres Indiens étaient bien réellement 
tels qu'il l'avait cru d'abord. 

Il ne -demeura pas longtemps dans ce doute; par 
leur conversation, Don Gregorio et Curumilla lui firent 
bientôt comprendre que les Indiens ne se distinguaient 
des blancs que par la couleur de la peau, mais, qu'en 
réalité ils avaient les mômes passions, les mêmes vertus 
et les mêmes vices, que tous les autres membres de la 
grande famille humaine, 

Certitude qui causa au jeune homme, nous devons le 
constater, un vif sentiment de plaisir. 

L'heure de se remettre en marche arriva; le cam- 
pement fut abandonné. 



136 LES BOIS-BRULES 



Curuiûilla avait pris la direction de la colonne, qu'il 
guidait avec une adresse et une habileté remarquables. 

Au bout de trois heures de marche, les chasseurs 
n'étaient plus qu'à une demi-lieue environ du Voladero, 
dont la masse sombre et accidentée se détachait en vi- 
gueur sur le ciel, et dominait tous les pics environnants. 

— Je crois, mon vieil ami, dit affectueusement don 
Luis, que nous ne tarderons pas à arriver au Voladero. 

— Dans une heure; pas avant; répondit froidement 
Curumilla. 

— Comment, tant que cela? 

— Oui, au coucher du soleil. 

— Mais voyez donc, nous en sommes tout près? 

— Mon fils le croit, 

— Mais, il me semble, Chef? 

— Mon fds se trompe. 

. _je partage Tavis du Chef, dit don Gregorio. 

— Visages pâles, grande médecine, petite expérience, 

— Que voulez-vous dire, Chef, je ne comprends pas? 

— Le chef veut dire, mon cher Luis, dit don Grego- 
rio en riant, que, nous autres blancs, nous sommes 
théoriquement très-savants, mais que dans la pratique 
nous sommes de grands ignorants; je vous avoue que 
je partage un peu son opinion. 

— Voilà qui est flatteur pour nous! fit le jeune 
homme en riant. 

— Voulez- vous en avoir une preuve? 

— Ma foi, oui, je ne demande pas mieux. 

— Eh bien, priez le Chef de vous expliquer comment 



» • 



LE SAUT DE L ELAN 137 



nous sommes en réalité assez éloignés du Voladero, que 
vous vous imaginez être si rapproché, 

— Vous entendez, Chef, voulez-vous me faire ce plai- 
sir? 

— Le jeune Aigle plaisante, il le sait aussi bien que 
Curumilla. 

— Je vous assure que non. 

— Expliquez, expliquez, Chef, reprit don Gregorio ; 
Luis dit la vérité; les jeunes gens ont besoin de leçons, 
celle-là lui servira. 

Curumilla regarda le Chacarero, et sur un signe que 
celui-ci lui fit en souriant, il se tourna vers le jeune 

homme. 

— Que mon fils écoute, lui dit-il; mon fils est jeune, 
son regard n'est pas encore accoutumé aux montagnes, 
il voit mal; dans les montagnes les grandes masses 
absorbent les petites qui disparaissent; les accidents de 
terrain rendus invisibles, empêchent la perspective 
réelle; les hauts sommets, se faisant, pour ainsi dire, 
des gradins étages sans solution de continuité, forment 
presque corps avec eux et se posent ainsi au premier 
plan; ce qui annihile les dégradations de lumière indis- 
pensables pour se rendre bien compte des distances 
véritables qui existent d'un point à un autre ; ainsi, que 
mon fils regarde ; ne voit-il pas, d'instant en instant, se 
détacher de la masse et s'en trouver maintenant assez 
éloignés, des accidents de terrain qui ily a dix minutes, 
un quart d'heure à peine, semblaient former corps avec 
la montagne du Voladero ? 

8* 



138 LES BOIS-BRULES 



— En effet, Chef, je ne me rendais pas compte de 
cela, maintenant je comprends. C'est cependant facile, 
comment se fait-il que je n'y ai pas songé, Chef? 

— Parce que mon fils est jeune, répondit en souriant 
Curumilla; il ïi'a pas encore pris' l'habitude du désert; 
ses yeux ne voient pas bien, ils sont trop accoutumés à 
l'horizon rétréci des villes; l'expérience pourra seule lui 
apprendre à bien se servir de ses yeux. 

m 

— C'est parfaitement- juste, dit le jeune homme en 
riant; l'expérience me manque; mais je* 'crois qu'elle 
me r viendra bientôt, si Valentin Gruillois et vous, vous 
consentez à m'instruire et faire de moi un homme. 

— Bon, qu'importe cela à mon fils? le jeune Aigle est 
riche ; il est habitué à l'existence des villes en pierre des 
visages pâles ; la vie du devoir serait trop pénible et trop 
dure pour lui. 

— C'est possible ; mais cette vie d'aventures doit avoir 
des charmes étranges ; on se sent vivre dans les hautes 

* savanes ; on a jeté loin de soi les liens avec lesquels la 
civilisation garrotte si étroitement les membres de sa 
grande association ; on est libre, on est son maître ! 
s'écria-t-il avec enthousiasme; et l'on est heureux, parce 
que loin des hommes, de leurs basses méchancetés, de 
-leurs mesquines rivalités et de leurs lâches trahisons, on 
-vit sans crainte sous le regard de Dieu ! Les fatigues et 
les souffrances -ne sont rien, que l'assaisonnement in- 
dispensable aux joies ineffables que réserve à ~ceux 
à qui il est permis d'en jouir, cette existence de liberté 
sans limites f 



LE SAUT DE L ELAN 139 

— Allons, allons, caliuez-vous, tête folle I dit en riant 
don Gregorio ; cette existence ne sera jamais la vôtre, 
heureusement pour vous, et pour ceux qui vous aiment. 

— Qui sait? dit gaiement le jeune homme, - qui 
sait? ; 

Curumilla l'examina un instante la dérobée, hocha 
la tête et se tut. 

Il y eut un silence qui se prolongea assez longtemps 
entre les trois interlocuteurs. 

On continuait toujours à marcher bon pas; bien qu'il 
fût à pied, Curumilla allait aussi rapidement que les 
cavaliers; don Gregorio lui avait offert un cheval, mais 
le Chef l'avait refusé, il préférait marcher. 

Le soleil baissait rapidement à l'horizon; la nuit com- 
mençait à monter des vallées, et à envahir les plateaux 
inférieurs* 

— Avec quel plaisir je vais embrasser Valentin ! dit 
don Gregorio. 

— Et moi donc! s'écria vivement don Luis. 

— Valentin n'est probablement pas au Voladero; dit 
Curumilla. 

— Commentai est absent? s'écrièrent les deux hommes 
avec un vif désappointement, 

— Encore un retard ! ajouta douloureusement don 
Luis. 

— Est-il donc en expédition ? 

— Il rentrera dans la soirée, mes frères le verront ; 
dit Curumilla, sans répondre à la question de don Gre- 
gorio. 



140 LES BOIS-BRULÉS 



— Vous nous le promettez, Chef? s'écria le jeune 
homme. 

— Curumilla ne ment pas, ce qu'il dit est; Va- 
lentin rentrera ce soir à la grotte, il faut être patient; 
que mes frères continuent à marcher, Curumilla les 
rejoindra bientôt. 

— Où allez-vous donc? 

— Chercher le prisonnier. 

Il disparut au milieu des rochers; au bout de dix 
minutes, il était de retour, portant son prisonnier sur 
son épaule. 

Quelques instants pius.tard, on atteignit la grotte. 

Valentin Guillois était absent. 1 Le lecteur sait où il 
était allé, et pour quel motif. 



> * 



LE SAUT DE L ELAN 141 



VIII 



DANS LEQUEL ON APPLIQUE LA LOI DE LYNCH 



La première entrevue fut des plus touchantes. 

Valentin Guillois, en voyant le fils de son ami, si 
beau, si fief et si brave, ne pouvait s'empêcher de Tad- 
mirer ; dès le premier moment, il se sentit pris pour 
le jeune homme } non-seulement d'une vive sympathie, 
mais d'une profonde amitié. 

Pour la première fois, depuis bien des années, le 
Chasseur, en serrant dans ses bras les deux enfants 
de son frère de lait, se sentit réellement heureux. 

Lorsque son émotion fut un peu calmée, Valentin 
présenta le capitaine John Griffiths à ses amis, en pro- 
clamant hautement devant tous l'immense service 
que lui avait rendu le chef des Bois-Brûlés; les chas- 
seurs lui firent alors l'accueil le plus sympathique, * 

Un camp fut établi, devant la grotte, pour les chas- 



142 LES BOIS -BRULES 



seurs amenés par don Gregorio, et les Bois-Brûlés du 
capitaine Grifiiths. 

Puis les deux prisonniers furent mis en lieu de sû- 
reté, mais enfermés séparément ; nous disons les deux 
prisonniers, parce que, en sus du bandit que Curumilla 
avait surpris, le capitaine Griffiths, à la prière de Va- 
lentin Guillois , n'avait fait aucune difficulté de lui 
livrer Brown ; il n'était pas d'ailleurs fâché de s'en 
débarrasser'; on l'avait amené, solidement attaché, en 
travers sur une des mules chargées des bagages de 
dona Rosario. 

Le souper fut très-gai; seulBenitoRamirez, ou plutôt 
don Octavio Vargas, faisait tache dans la joyeuse réu- 
nion ; non à cause de sa tristesse, mais par sa mine mé- 
lancolique. 

Dona Rosario avait à peine semblé l'apercevoir et 
n'avait échangé avec lui qu'un regard, un seul ; c'était 
bien peu, pour un amour aussi profond que celui du 
jeune homme. 

Mais Octavio Vargas n'était pas une nature vulgaire; 
rejeté sur le second plan, et en apparence négligé par 
celle qu'il aimait, il avait pris son mal en patience, 
comprenant qu'il fallait céder °le pas aux affections de 
famille et aux épanchements de l'amitié, sachant bien 
que son tour ne tarderait pas à arriver, et qu'alors il 
serait amplement récompensé par la jeune fille de cet 
apparent abandon. 

Après le souper, dona Rosario fut conduite par Va-* 
lentin lui-même, dans une grotte spécialement pré- 



>* 



LE SAUT DE L ELAN 143 



parée pour elle, et dont, par ses ordres, on avait fait 
une délicieuse retraite ; après avoir mis un baiser au 
front de la jeune fille, il se retira, la laissant en com- 
pagnie de sa dévouée camériste et surtout amie, Har- 
riett Dumbar. 

Aussitôt, sans que personne le lui eût ordonné, Léon, 
le fils du Gambucino, avait étendu une peau de loup 
devant la claie fermant la grotte servant d'apparte- 
ment à la jeune fille; et s'était établi, sentinelle volon- 
taire, pour veiller sur son sommeil, et être prêt à 
exécuter les ordres qu'il lui plairait de lui donner. 

Quant à don Luis et à don Gregorio, Valentin leur 
avait dit gaiement: 

— A la guerre comme à la guerre, mes amis, voici des 
fourrures, un amas de feuilles odorantes : il fait chaud, 
une nuit est bientôt passée ; vous êtes fatigués, dormez; 
demain nous causerons ; ce soir, vous avez besoin de 
repos 

Curumilla avait disparu aussitôt après le souper, 
en compagnie de Pawlet et du Castor, qui était dans 
le ravissement des magnifiques cadeaux que son ca- 
marade lui avait remis de la part de don Pablo Hidalgo, 

Le Chef indien, auquel aucun événement, si grave 
qu'il fût, ne pouvait faire oublier les affaires sérieuses 
que, sansr cesse, il roulait dans sa pensée, avait pro- 
bablement conçu quelque nouveau projet à l'exé- 
cution duquel il avait d'abord associé Pawlet et le 
Castor ; mais auquel, après avoir quitté la grotte , il 
adjoignit don Octavio Vargas , qu'il rencontra , mar- 



144 LES BOIS- BRULES 



chant au clair de la lune comme une âme en peiue, 
afin de se distraire des pensées tristes qui le tour- 
mentaient. 

Le jeune homme avait accueilli, avec un mouvement 
de joie, la proposition du Chef ; c'était un moyen efficace 
de donner le change à ses pensées. 

Les quatre hommes, après s'être un instant consultés 
à voix basse, se- mirent définitivement en marche et 
bientôt ils disparurent dans la nuit. 

Nous les abandonnerons provisoirement, et nous 
retournerons dans la grotte. 

Tous les chasseurs dormaient, étendus eà et là, sauf 
Belhumeur, Navaja et Blue-Dewil, qui fumaient silen- 
cieusement, accroupis devant le feu, et Valentin Guil- 
lois et John Griffiths, qui, retirés à l'écart, causaient à 
voix basse avec une certaine animation. 

Cette conversation secrète entre les deux hommes 
se prolongea fort avant dans la nuit; il était plus d'une 
heure du matin lorsqu'elle se termina par ces mots 
adressés par Valentin Guillois au capitaine Griffiths : 

r— Mon cher capitaine, les dettes d'honneur sont 
comme les dettes de jeu, elles se payent dans les vingt- 
quatre heures; d'ailleurs, le temps presse d'après ce 
que vous m'avez dit? 

— C'est vrai, fit le capitaine avec un sourire assez 
mélancolique; il presse môme beaucoup. 

— Eh bien, laissez-moi faire, roulez-vous dans votre 
manteau et dormez sur les deux oreilles, reprit-il en 
lui serrant la main; à votre réveil, il y aura du nouveau. 



LE SAUT DE i/ÉLAN 145 



— Que voulez-vous faire? 

— Ceci me regarde, mon ami ; à bientôt et bon espoir. 
Valentin se rapprocha alors du feu; le Gambucino et 

Belhumeur dormaient, seul Blue-Dewil veillait encore. 

— Où donc est le Chef, demanda Valentin? 

— Je ne sais, répondit Blue-Dewil; aussitôt après le 
souper, il est parti en compagnie de Pawlet et du Castor. 

— Bon, il rumine quelque projet, laissons-le agir à 
sa guise, les bénéfices seront pour nous, dit gaiement 
Valentin ; le Chef est trop sage pour agir à la légère. 

— J'ai un mot à vous dire, voilà pourquoi j'ai résisté 
jusqu'à présent au sommeil. 

— C'est donc grave? 

— Très-grave, vous allez en juger. 

— Attendez donc un ihstant, je suis à vous. Holà, 
Belhumeur, Navaja! éveillez-vous, paresseux! 

— Bon! paresseux, parce que Ton dort la nuit! dit en 
riant Belhumeur, tout en se frottant les yeux; il n'y a 
que vous pour avoir de pareilles idées, Valentin. 

— Voilà! dit le Gambucino, en bondissant sur ses 
pieds. 

— Mes compagnons, reprit Valentin, sellez, je vous 
prie, trois chevaux tout de suite ; et choisissez-les bons, 
nous partons. 

— A la bonne heure, si c'est pour une expédition, 
c'est plaisir, dit Belhumeur. 

Les deux chasseurs quittèrent alors la grotte. 

— Maintenant je vous écoute, reprit Valentin, en 
s'adressant à Blue-Dewil. 

m. 9 



146 LES BOIS-BRULKS 



— Curumilla a fait un prisonnier aujourd'hui, dit 
r ex- lieutenant du capitaine Kild. 

— Oui, il me Ta dit. 

— Savez-vous quel est ce prisonnier? 

— Comment le saurais-je? Je ne l'ai même pas vu, 

mon ami. 

— C'est vrai, d'ailleurs vous ne l'auriez pas reconnu; 
eh bien, je le reconnais, moi. 

" — Ah ! ah ! qui est-ce donc? { 

— Votre ennemi mortel, selon toutes probabilités. 

— Vous êtes certain de cela? 

— Je crois l'être. 

— Ainsi, selon vous, ce serait... 

— Don Miguel Tadeo de Castel Léon. 

4 

— Il serait possible 1 oh ! ce serait trop de bonheur ! 
gardez-vous de le laisser échapper I il faut redoubler de 
vigilance! 

— Rapportez-vous-en à moi pour faire tout ce qui 
convient, vous savez que j'ai l'habitude de ces affaires- 
là. 

— C'est vrai, dit en riant Valentin. 
En ce moment Belhumeur reparut. 

— Les chevaux sont prêts ; on vous attend, dit-il à 
Valentin. 

— C'est bien, répondit-il, me voici, et il ajouta en 
s'adressantà Blue-Dewil: Veillez, pendant mon absence. 

— Mes mesures sont prises ; soyez tranquille, mon- 
sieur, je réponds du prisonnier. 

Valentin jeta un dernier regard du côté du capitaine; 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 147 

L __ !■■■■ . " \ I I I 11 I I -~ 

John Griffiths, enveloppé dans son manteau^ s'était 
endormi le dos appuyé contre la paroi de la grotte. 

Le chasseur sortit suivi de Belhumeur. 

En traversant le camp des chasseurs de Don Gregorio, 
Valentin aperçut Tom Trick et Johnson, causant en- 
semble avec une certaine animation. 

Il s'approcha d'eux et les salua, 

— Eh mais ! s'écria Tom Trick, voici maître Valentin ; 
il nous mettra d'accord, lui. 

— Qu'y a-t-il donc? demanda Valentin. 

— Pas grand'chose, répondit Johnson; cependant je 
crois que Tom Trick a eu tort de ne pas vous demander 
l'autorisation* 

— Mais puisque cela pressait* double mulet! s'écria 

Tom Trick avec colère. 

— C'est égal, quand on est engagé, on ne doit rien 
faire sans l'autorisation de ses Chefs, je ne connais que 
cela; riposta nettement l'autre; nous ferions de belle 
besogne si chacun s'avisait d'agir à sa guise. 

Tom trick se sentait serré de près par la logique de 
son adversaire, il ne savait trop que répondre ; mais 
bientôt il crut avoir trouvé un argument sans réplique 
et s'écria d'un air triomphant: 

— C'est vrai, Valentin Guillois est notre Chef, don 
Gregorio nous l'a dit assez souvent,et il aurait oublié 
de nous le dire, que ce serait tout de même; mais 
Curumilla est un Chef aussi, Valentin est là pour me 
démentir ; dans bien des expéditions que nous avons 
faites avec lui, il nous a souvent répété : Obéissez à 



148 LES BOIS-BRULES 



Curumilla comme vous le feriez à moi-même, hein I 
que dis-tu de cela, ergoteur? 

— Mes compagnons, fit Valentin, 'il me semble que 
mieux vaudrait que l'un de vous m'expliquât en deux 
mots ce dont il s'agit, de cette façon je pourrais vous 
mettre d'accord. 

— C'est juste, vous avez raison, maître Valentin, dit 
Tom Trick; pour tors vers huit heures du soir, le Chef a 
quitté le camp en compagnie de Pawlet, du Castor et 
d'un autre que je ne connais pas; il allait tenter quel- 
que coup de main, c'est sûr* 

— En effet, je le sais, interrompit Valentin en sou- 
riant, le Chef n'aime pas rester à rien faire ; continuez. 

— Ah ! bien, alors si vous le savez, cela va tout seul, 
reprit le chasseur; c'est bon, voilà que, un peu après 
minuit, Pawlet arrive tout courant et tout effaré : Mes 
enfants, nous dit-il, quarante hommes tout de suite 
par ordre de Curumilla, surtout hâtez -vous, cela 
chauffe . 

— Vous les avez donnés ? s'écria vivement Valentin. 

— A l'instant ; est-ce que j'ai mal fait? 

— Non pas, au contraire ; si Curumilla a fait de- 
mander ce secours, c'est qu'il en avait un besoin pres- 
sant. 

— Oui, il n'est pas homme à déranger les gens pour 
rien, surtout lorsqu'ils sont fatigués et qu'il le sait* 

— Très-juste; il y a-t-il longtemps que ce secours • 
est parti ? 

Une heure environ, tous à pied, et ils dévalaient h 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 149 



travers les sentes comme une troupe de bisons effarou- 
chés; il fallait les voir courir, je ne vous dis que cela, 
master Valentin. 

— Très-bien, compagnon ; vous avez raison tous les 
deux, vous Tom Trick, vous avez bien fait d'obéir à 
Tordre de Curumilla, qui est un autre moi-même, et 
vous, Jonhsqn, avez bien agi, en soutenant en véritable 
chasseur qu'il faut de la discipline et ne jamais rien 
prendre sur soi ; ainsi, mes compagnons, vous voilà d'ac- 
cord et bons amis, je l'espère ; au revoir et bonne garde. 

Il s'éloigna, et se dirigea vers l'endroit où les che- 
vaux attendaient. Dix minutes plus tard, Valentin Guil- 
lois et ses compagnons s'éloignaient à toute bride. 

La nuit s'écoula paisiblement. 

Au lever du soleil, les chasseurs se levèrent et com- 
mencèrent à vaquer à leurs occupations ordinaires du 
matin. 

Don Gregorio et don Luis furent assez étonnés de ne 
pas apercevoir Valentin Guillois. 

Blue-Dewil, à qui ils -s'informèrent, leur dit que Va- 
lentin avait quitté la grotte vers une heure du matin 
en compagnie de deux chasseurs et qu'il ne tarderait 
pas, selon toutes probabilités, à être de retour. 

Les deux hommes, assez peu satisfaits de ce ren- 
seignement un peu vague, se rendirent dans leur camp 
afin de s'assurer que tout était en ordre. 

Ils y trouvèrent John Griffiths, surveillant les tra- 
vaux du matin de ses hommes, et s'informant des évé- 
nements de la nuit. 



150 LES BOIS-BRULES 



Tout à coup un grand bruit se fit entendre au dehors 
et on aperçut une nombreuse troupe de Peaux-Rouges 
qui arrivaient au galop ; en tête de cette brillante ca- 
valcade s'avançait Valentin Guillois, ayant à sa droite 
Belhumeur et à sa gauche Navaja le Gambucino. 

Le gros des cavaliers fit halte à une portée de pisto- 
let du camp. 

Valentin Guillois, Belhumeur, Navaja et une dizaine 
d'Indiens que Ton reconnaissait pour des Chefs, con- 
tinuèrent seuls à s'avancer. 

Les chasseurs ouvrirent l'entrée du camp, puis ils se 
rangèrent à droite et à gauche, afin de recevoir les 
arrivants avec les honneurs auxquels leur rang leur 
donnait droit. 

Lorsque Valentin et les chefs Indien? eurent pénétré 
dans le camp, le Chercheur-de-Pistes les invita gra- 
cieusement à mettre pied à terre. 

— Mes frères les Sache ms sont les bienvenus dans 
mon camp, dit-il avec courtoisie; ils sont chez leur 
ami. 

Puis il procéda aux présentations des principaux 
chasseurs : don Gregorio, don Luis, etc. ; lorsque le 
tour de John Griffjths arriva, il le prit par la main, 

— - Voici le grand Chef des Bois-Brûlés, dit-il ; nous 
nous étions mépris sur son compte : il confirmera 4 
mes frères ce que je leur ai dit en son nom ; je le tiens 
maintenant pour un véritable ann des Peaux-Rouges. 

-^ Il ne saurait en être autrement, dit le capitaine en 
s'inclinant avec un affectueux sourire ; les Bois-Brûlés 



LE SAUT DE L ÉLAN 151 



n*ont pas oublié leur origine, ni ce que leurs pères ont 
dû à la généreuse protection des Peaux-Rouges. 

Les Sachems s'inclinèrent avec une courtoisie un peu 
froide, 

— Les Sachems, 1 ! dit le Couteau-Rouge au nom des 
autres Chefs, sont les frères et les amis du grand Chas- 
seur pâle, ils ont cru à sa parole et ils sont venus pour 
entendre les paroles du Chef des Bois-Brûlés, tout prêts 
à enterrer la hache entre eux et lui s'ils ont eu tort et 
se sont mépris sur ses intentions ; les Sachems n'en 
veulent qu'aux Blancs pillards qui envahissent leur 
territoire ; ils sont prêts à la paix comme à la guerre. 

John Griffiths s'inclina et fit un pas en arrière* 

Il en avait été dit assez dans une première entrevue ; 

une question aussi sérieuse ne pouvait être discutée 

qu'en conseil. 

— Pendant que mes jeunes hommes prépareront la 
hutte dans laquelle aura lieu le grand conseil-médecine, 
les Chefs prend ronïplace autour du feu ; ils fumeront 
le calumet avec lui, et partageront la venaison, et l'eau 
de feu des chasseurs. 

Les Sachems s'inclinèrent et allèrent s'accroupir au- 
près du feu, en compagnie de Valentin, de don Luis, de 
don Gregorio, de Blue-Dewil et de quelques-uns des 
principaux chasseurs. 

Belhumeur, à qui Valentin avait fait connaître ses 
intentions, s'occupa de faire exécuter ses ordres; le 
plus important était de ne pas laisser soupçonner aux 
Peaux-Rouges l'existence des grottes et des souterrains; 



152 LES BOIS-BRULÉS 



tous les chasseurs sans exception se rendirent donc au 
camp; seules les femmes demeurèrent dans les grottes, 
mais avec injonction expresse de ne pas se risquer au 
dehors; du reste l'annonce seule de la présence des 
Peaux-Rouges, suffît pour les engager à la prudence 
et à retenir leur curiosité. 

Pendant qu'une vingtaine de chasseurs s'occupaient 
activement à construire la hutte du conseil, d'autres, 
conduits par Navaja, allèrent fraterniser avec les guer- 
riers indiens demeurés au dehors, et leur porter tous 
les rafraîchissements dont ils pouvaient avoir besoin. 

Ces guerriers, au nombre d'une cinquantaine envi- 
ron, appartenant à diverses tribus et marchant sous le 
Totem de différents Chefs, s'étaient déjà installés; ils 
avaient allumé du feu, mis leurs chevaux au piquet et 
établi un camp provisoire. 

Les Sachems, tout en conservant cette impassibilité 
de commande, masque éternel destiné à dissimuler 
leurs sentiments, ne laissaient pas. dans leur for in- 
térieur d'éprouver une surprise extrême; tout ce qu'ils 
voyaient les étonnait étrangement ; ils étaient loin 
de s'attendre à voir Valentin Guillois à la tête d'une 
troupe aussi considérable de ces chasseurs blancs, dont 

m 

ils avaient depuis longtemps appris à redouter l'adresse 
et l'indomptable courage ; tout cela rehaussait encore 
le Chercheur-de-Pistes dans leur esprit et leur faisait 
comprendre l'importance de son alliance. 

Sous le coup de cette impression favorable aux pro- 
jets du chasseur, les manières des Indiens d'abord un 



LE SAUT DE i/ÉLAN 153 



peu sèches et un peu guindées, s'adoucirent peu à peu, 
et ne tardèrent pas à devenir courtoises et même gra- 
cieuses. 

Un incident imprévu acheva de les rendre tout à fait 
cordiales. 

Soudain de grands cris de joie s'élevèrent à l'entrée 
du camp, et une nombreuse troupe de chasseurs dé- 
boucha de la forêt, ayant à sa tête Curumilla, Pawlet 
et le Castor, 

Ces chasseurs conduisaient au milieu d'eux une 
quinzaine d'individus aux faces patibulaires, couverts 
de sang et de boue, et pour la plupart blessés. 

— Attachez ces chiens à des piquets, et veillez sur 
eux jusqu'à ce qu'on décide de leur sort, dit Curu- 
milla. 

Cet ordre fut aussitôt exécuté. 

Le Chef vint alors s'asseoir auprès du feu, entre 
deux des principaux Sachems Peaux-Rouges, qui s'é- 
cartèrent avec empressement pour lui faire place, et se 
hâtèrent de lui présenter leurs calumets. 

Le Chef accepta d'abord celui d'Ahnimicki dont il tira 
quelques bouffées de fumée, puis il le lui rendit avec 
un sourire de remerciaient, et prit celui que lui tendait 
le Couteau-Rouge. 

Tout le monde faisait silence ; les chasseurs s'étaient 
respectueusement groupés en arrière et formaient un 
large cercle autour des Chefs.- 

Curumilla fuma le calumet jusqu'à ce que le tabac 
fût consumé, puis il secoua la cendre sur l'ongle du 

9* 



154 LES BOIS-BRULES. 



pouce de sa main gauche, jeta cette cendre dans le feu 
et rendit le calumet au Couteau-Rouge. 

Quelques minutes s'écoulèrent ensuite pendant les- 
quelles Curumilla sembla.se recueillir, puis il releva 
la tête et étendant le bras droit en avant : 

— Que mes frères écoutent, dit-il, un Chef va 
parler. 

Tous les assistants s'inclinèrent silencieusement. 

— Curumilla. connaissait le nouveau camp des pi- 
rates des montagnes ; il savait dans quelle position 
presque inexpugnable le chef de ces voleurs et de ces 
chiens des Visages-Pâles avait établi ce nouveau camp; 
mais Curumilla est un Sagamore, le Wacondah le pro- 
tège, il sourit à ce qu'il fait pSrce qu'il sait que Curu- 
milla ne défend jamais que les causes justes; aidé par 
ses jeunes hommes et un certain nombre des guerriers 
Bois-Brûlés du capitaine Griffîths, qui lui ont prêté un 
concours très-loyal et très-utile dont il les remercie, il 
est parvenu, en rampant comme un serpent, à s'in- 
troduire dans le camp des pirates qui dormaient du 
sommeil de l'ivresse. Le combat a été terrible, le car- 
nage horrible et sans pitié, deux Bois-Brûlés et un 
chasseur sont morts, plusieurs blessés légèrement, à la 
vérité; mais le camp a été brûlé, tous les pirates tués, 
excepté trois qui ont réussi, protégés par Maboya, l'es- 
prit du mal, à s'enfuir dans les ténèbres ; les seuls sur- 
vivants je les ai amenés ici, pour que les Chefs pro- 
noncent sur leur sort; les richesses entassées dans le 
camp, et qui proviennent des rapines de ces misérables, 



%J 



LE SAUT DE L ELAN 155 



sont tombées entre mes mains. Le Chercheur-de-Pistes 
décidera ce qu'il convient d'en faire. J'ai dit. 
Il y eut un silence, 

— Quels sont les bandits qui se sont échappés? de-* 
manda Valentin au bout d ? un instant, mon frère lpg 
connaît-il? ' 

— Curumilla les connaît, répondit le chef; ce sont les 
plus coupables. Le premier est l'homme nommé le car 
pitaine Kild, l'autre, un bandit nommé Lingot, et le 
troisième, un simple pirate, mais ils sont isolés, ils ont 
tout perdu, sauf leurs armes; les fontes en fer=blanc, 
toutes gonflées des papiers et des colliers de Kild, sont 
entre les mains de Curumilla; les loups sont libres, 
mais ils ne peuvent plus mordre, leurs dents sont arra* 
chées; bientôt il seront forcés comme des taureaux 
sauvages. Dix guerriers Bois-Brûlés, commandés par 
un vaillant chasseur pâle, nommé Benito Ramirez, se 
sont mis à leur poursuite ; ils ne tarderont pas à s'em- 
parer d'eux. 

— Chef, dit alors Valentin d'une voix grave, je vous 
remercie de l'immense service que vous avez rendu à 
la cause de l'humanité, en purgeant le désert de cette 
horde de bandits et de misérables, qui étaient la ter- 
reur du désert. Les richesses que vous avez conquises 
et qui proviennent d'une source impure, ne sauraient 
demeurer entre nos mains; on nous accuserait de n'a- 
voir attaqué ces bandits que pour nous en emparer' et 
pour en jouir; il ne faut pas qu'un tel et si odieux 
soupçon puisse nous atteindre. 



156 LES BOIS BRULES 



— Non, non! s'écrièrent tous les chasseurs; nous 
n'en voulons pas. 

— Elles saliraient nos mains, continua Valentin 
Guillois; on ne peut donc leur donner qu'une seule 
destination : nos frères Rouges ont surtout eu à souffrir 
des déprédations et des rapines de ces misérables ; 
offrons-leur ces richesses qui leur appartiennent 
presque, et qui s'épureront en passant par leurs mains ; 
consentez- vous à cette donation, compagnons? 

— Oui ! s'écrièrent les chasseurs d'une seule voix ; 
Valentin a raison, que tout le butin- soit donné à nos 
alliés, les Peaux-Rouges. 

— Mes frères les Sachems ont entendu, que dé- 
cident-ils ? 

— Les chasseurs pâles sont braves et généreux, dit 
le Couteau-Rouge; Valentin aime véritablement les 
guerriers Peaux-Rouges, il est plus que leur allié, il 
est leur ami, leur frère* Les Sachems sont honorés de 
recevoir ce riche cadeau de la main des chasseurs 
pâles, ils l'acceptent et ils' se souviendront de la géné- 
rosité et de la loyauté du grand chasseur des visages 
pâles. J'ai dit. 

Tous les autres Sachems baissèrent affirmativement 

* 

la tête. 

— Que tous les ballots soient immédiatement trans- 
portés au campement de- nos frères les guerriers 
rouges ; dit Valentin, 

Belhumeur se leva, fit signe à quelques chasseurs de 
le suivre, et il s'éloigna aussitôt. 



LE SAUT DE i/ÉLAN 157 



Il y eut un nouveau silence. 
Ce fut Valentin Ghiillois qui le rompit. 
Il se leva et s' adressant aux Chefs Peaux : Rouges et à 
ceux des chasseurs assis autour du feu : 

— Il nous reste un dernier devoir à remplir, dit-il 
d'une voix triste, un devoir terrible, mais que l'huma- 
nité nous ordonne de ne pas différer : les prisonniers 
sont là, blessés, sanglants, attendant que nous déci- 
dions de leur sort; leur situation est affreuse; il 
est de notre devoir de la faire cesser le plus tôt pos- 
sible. Vous savez de quels crimes odieux ces hommes 
se sont rendus coupables ; c'est à vous, mes amis et 
mes alliés, qu'il appartient de décider de leur sort. 
Parlez, prononcez leur arrêt; et s'adressant au Couteau- 
Rouge : à vous d'abord, Chef. 

Le Couteau-Rouge et tous les autres Chefs Indiens, 
excepté Curumilla, furent pour la torture et la mort au 
milieu de souffrances horribles; Curumilla et les autres 
Chefs Blancs pour la mort sans tortures. 

Valentin s'adressa alors aux chasseurs groupés en 
arrière. 

— Le lynch ! s'écrièrent-ils d'une seule voix. 

— C'est bien, dit Valentin, ils mourront; mais les 
voix étant plus nombreuses pour la mort simple et 
d'ailleurs nous autres, visages pâles, n'ayant pas la 
coutume de torturer nos ennemis, et l'humanité nous 
ordonnant de ne voir dans la mort d'un coupable qu'un 
acte de justice et non une " vengeance, les prisonniers 
seront soumis à la loi du juge Lynch et pendus jusqu'à 



158 LES BOIS-BRULES 



ce que mort s'ensuive. Qu'on prépare tout pour l'exé- 
cution. 

On se leva. 

Les arbres ne manquaient pas ; au bout de dix mi- 
, nutes les ordres de Valentin Guillois étaient exé- 
cutés. 

Les* prisonniers furent amenés au pied des arbres 
destinés à servir de poteaux. Ils ne firent aucune résis- 
tance; ils étaient tellement abattus qu'ils ne semblaient 
même pas avoir conscience du sort qui les attendait; 
ils se laissèrent jeter autour du cou le fatal nœud cou- 
lant, sans paraître même s'en apercevoir. 
• Les arbres choisis étaient deux chênes immenses, 
aux branches desquels des lassos avaient été passés. 

Il y avait dix-sept prisonniers. 

Lorsque tout fut prêt, que les chasseurs se furent 
placés sur les lassos afin de les hâler tous à la fois 
en courant, Valentin Guillois étendit le bras et d'une 
voix triste : 

* 

— Que Dieu ait pitié de ces malheureux, dit-il ; œil 
pour œil, dent pour dent, telle est la loi terrible des 
prairies; que justice soit faite ! Lynchez ! 

A peine ce dernier mot fut-il prononcé que les dix- 
sept prisonniers semblèrent s'envoler dans les airs tant 
leur ascension fut rapide. ' 

Pendant deux ou trois minutes les misérables s'a- 
gitèrent dans les dernières convulsions de l'agonie, 
puis leurs mouvements se ralentirent; ils demeurè- 
rent immobiles." 



ys saut de i/élàn 159 



Pendant vingt minutes, les assistants de cette justice 
expéditive demeurèrent sombres et muets autour des 
deux chênes qui portaient de si horribles fruits. 

Puis, au bout de ce temps, certains que ces malheu- 
reux étaient bien morts, Valentin fit un signe . 

Les lassos glissèrent sur les branches et les cadavres 
retombèrent doucement sur le soL 
' Une large fosse avait été creusée à l'avance. 

Les cadavres furent enlevés et portés dans cette fosse 
où on les étendit tout habillés les uns auprès des autres, 
sans même se donner la peine de fouiller dans leurs 
poches; mais au moment où la terre allait être rejetée 
sur les corps des condamnés, Blue-Dewil se pencha à 
Foreille de Valentin et lui dit quelques mots à voix 
basse. 

— C'est juste, répondit celui-ci ; et s'adressant aux 
chasseurs : Retournez les poches de ces malheureux, 
dit-il; si vous trouvez des papiers, apportez-les moi. 

Cet ordre fut exécuté avec assez de répugnance. 

Toutes les poches des bandits non-seulement conte- 
naient des sommes considérables en or que les chas- 
seurs refusèrent de s'approprier et qu'ils jetèrent en 
en tas sur le sol, mais encore tous portaient sur eux 
des liasses de papiers. 

— Avais-je raison? dit Blue-Dewil en les prenant des 
mains de Valentin. et les serrant précieusement. 

— C'est vrai,*mon ami, je ny avais pas songé; ré- 
pondit le chasseur d'un air triste. 

Laterre fut rejetée sur la fosse; on y plaça de grosses 



160 LES BOIS -BRULES 



pierres afin d'en éloigner les bêtes féroces ; et tout fut 
dit pour ces misérables. 

Sur un signe de Valentin, un chasseur ramassa dans 
son zarapé l'or dédaigné et le lui apporta. 

— Que mon frère partage cet or entre les Sachems, 
dit Valentin au Couteau-Rouge; il est à lui et à eux. 

Le Chef ne se fit pas prier pour accepter ce riche 
butin, dépouille in extremis des misérables qui venaient 
d'en payer de leur vie la possession; séance tenante, 
l'or fut partagé entre tous les Chefs dont les regards 
étincelaient de convoitise. 

Puis, cela fait, on revint près du feu. 

Le repas du matin était prêt, repas somptueux cette 
fois. 

Valentin Guillois connaissait les Peaux-Rouges ; il 
savait comment il fallait les traiter, pour en obtenir ce 
qu'il désirait. 

Une table grossière avait été confectionnée avec 
quelques planches clouées sur des pieux plantés en 
terre; cette table était couverte de venaison, d'énormes 
pâtés, de jambons d'ours, de conserves de toutes sortes 
que Ton n'avait eu qu'à faire chauffer, de monceaux de 
biscuits, etc., etc., et ce qui acheva de charmer les Sa- 
chems et faillit leur faire perdre leur impassibilité, 
d'une foule de bouteilles de vin, de rhum, de visky et 
de liqueurs de toutes sortes. 

Sur l'invitation gracieuse de Valentin, les Sachems et 
les autres convives prirent place sur des bancs confec- 
tionnés de la même façon que la table et le repas com- 



LE SAXJT DE L ELAN 161 

» 

mença, servi par des chasseurs; à la prière de Va- 
lentin, ils avaient consenti à remplir cet office. 

La gloutonnerie et l'ivrognerie des sauvages sont 
proverbiales ; ces hommes qui, lorsqu'ils sont sur le 
sentier de la guerre ou sur celui de la chasse, suppor- 
teront, sans se plaindre, les plus grandes privations et 
se montreront d'une sobriété extraordinaire, lorsqu'ils 
trouvent l'occasion de manger ou de boire à leur vo- 
lonté, oublient toute retenue et se livrent à des excès 
honteux. 

Ce qu'ils engloutissent de vivres et de boissons passe 
toute croyance; ils semblent insatiables; tant qu'il reste 
quelque chose à manger ils ne s'arrêtent pas; si fâ- 
cheuses que doivent en être, pour eux, les conséquences, 
ils oublient tout pour.se livrer, avec une frénésie que 
rien ne contient, à ces deux passions réellement bes- 
tiales. 

Mais Valentin Guillois poursuivait un but qu'il vou- 
lait atteindre ; il avait agi en conséquence. 

Le repas était copieux ; rien n'avait été négligé pour 
en faire un véritable festin ; mais tout avait été calculé 
de façon, la capacité des convives étant bien connue, 
de ne pas leur laisser dépasser, en vivres et en bois- 
sons, une certaine limite, qui n'était plus, peut-être, 
complètement du sang-froid, mais qui pour des hom- 
mes comme les -Peaux-Rouges n'était pas encore de 
l'ivresse. 

A un moment donné les convives s'aperçurent avec 
désespoir que tout leur manquait à la fois; ils n'avaient 



162 * LES BOIS-BRULES 



plus une seule bouchée à se mettre sous la dent, plus 
une goutte de vin ou de liqueur pour apaiser leur 
soif. 

Valentin s'excusa le mieux qu'il put ; il avait prodi- 
gué toutes ses provisions pour faire honneur à ses 
hôtes; il ne lui restait absolument rien. 

Bon gré, mal gré, les Sachems furent contraints 
d'accepter ces excuses, d'ailleurs ils avaient formida- 
blement bu et gloutonnement mangé; ils prirent leur 
mal en patience, et même ils poussèrent la*courtoisie 
jusqu'à remercier Valentin et à le plaindre de ne plus 
avoir rien de toutes ces bonnes choses, qu'il leur avait 
si généreusement offertes. 

Précisément en ce moment, et comme pour couper 
court à cet incident si regrettable pour les Sachems qui 
ne se trouvaient qu'à demi rassasiés, un chasseur vint 
avertir Valentin que la hutte du conseil était enfin 
complètement terminée, 

Valentin attendait cette nouvelle avec une vive im- 
patience, il se hâta de prévenir les Sachems, 

Ceux-ci voyant qu'il leur était impossible de conti- 
nuer à boire ou à manger, se décidèrent enfin à se lever 
de table et à tenir ce que Ton appelle un grand Conseil 
médecine. 

Nous avons eu déjà l'occasion, dans plusieurs de 
nos précédents ouvrages, de détailler tout au long les 
cérémonies usitées dans ces conseils qui sont considé- 
rés comme très-importants par les Peaux-Rouges; nous 
ne le§ retracerons donc pas ici; nous nous bornerons 



LE SAUT DE «L*ÉLAN 163 

à constater que le but que se proposait Valentin Guil- 
lois fut complètement atteint. 

Les Sachens, séduits par la générosité de Valentin 
Guillois, et encore sous le coup de l'excellent re^ 
pas qu'ils achevaient à peine de manger, écour 
tèrent avec une bienveillance marquée les observations, 
du reste fort justes et fort vraies, que leur donna le 
Chef des Bois-Brûlés; ils comprirent que loin d'avoir en 
lui un ennemi, ils trouveraient, au contraire, un ami 
très-utile ; comme, grâce h Dieu, les Peanx r Rouges 
ne sont pas des politiques de parti pris, à la mode euro- 
péenne, que lorsqu'ils ont tort, ils ne font aucune 
difficulté de l'avouer et de le reconnaître franchement, 
les Sachems, entraînés de plus par un éloquent dis- 
cours de Valentin, non-seulement firent la paix avec 
les Bois-Brûlés, mais encore, apprenant que ceux-ci 
faisaient la guerre aux Anglais, leurs plus redoutables 
et leurs plus implacables ennemis, ils contractèrent 
séance tenante une alliance offensive et défensive avec 
le capitaine Griffiths ; alliance dans laquelle Valentin 
Guillois voulut entrer, ce qui porta au comble la satis- 
faction des Peaux-Rouges. 

L'alliance conclue, Valentin informa ses alliés de ce 
qui se passait; et de l'importance, pour le succès de 
leurs projets, de prendre immédiatement l'offensive, 
afin de surprendre l'ennemi par un coup de vigueur 
qui le déconcerterait et lui ferait perdre tous ses avan- 
tages. 

La délibération fut longue, enfin on tomba d'accord. 



164 LES BOIS-ERULKS 



Il fut arrêté que le lendemain, deux heures après le 
coucher du soleil, tous les contingents.Rouges, Bois- 
brûlés et Blancs se réuniraient au Val de laPolle-Avoine 
pour élire les chefs principaux et marcher en avant 
contre l'ennemi. 



LE SAUT DE l/ÉLAN 165 



IX 



OU SE PRÉPARENT DE GRANDS EVENEMENTS 



Le capitaine G-riffiths reconnut bientôt combien Va- 
lentin Guillois avait eu raison de ne pas perdre un ins- 
tant pour amener les Peaux-Rouges à oublier leurs 
préventions, et à conclure un traité avec lui. - 

A peine deux heures s'étaient-elles écoulées depuis 
le départ des Chefs Indiens, Griffiths, après s'être long- 
temps entretenu avec le Chercheur-de-Pistes, se prépa- 
rait à monter à cheval pour rejoindre son camp, lorsque 
tout à coup arriva une estafette envoyée par le capi- 
taine James Forster. 

Cette estafette était venue avec une rapidité extrême; 
elle portait des nouvelles d'une très-grande importance. 

John Griffiths ouvrit la dépêche d'une main fébrile, 
la parcourut rapidement des yeux et la passant à Va- 
lentin Guillois : 



166 les ^ois-brûlés 



— Lisez lui dit-il. 

Cette dépêche annonçait que le colonel sir Georges 
Elliot, à la tête de six cents cavaliers, n'était plus qu'à 
huit lieues du Voladero de l'Ours Gris; qu'il marchait 
avec une rapidité extrême; que le lendemain proba- 

+ 

blement ^atteindrait, vers onze heures du matin, avec 
ses troupes, le défilé de la Passée des Bisons. 

— Que pensez-vous de cela? demanda le capitaine, 
lorsque Valentin Guillois lui rendit la dépêche après 
Tavoir lue, 

— Je pense, mon cher capitaine, répondit le chasseur 
en riant, que nous avons bien fait de nous hâter, et que 
Dieu est pour nous. 

— Oui, en effet, son doigt est visible en tout ceci, 
répondit le jeune homme avec émotion. Oh ! mon ami, 
ajouta-Ml en lui pressant chaleureusement la main, 
c'est à présent que je vois, que je comprends tout ce 
que je vous dois. 

— Allons donc! dit affectueusement Valentin; ou- 
bliez-vous donc que vous avez sauvé ma fille adoptive ? 

— Oui, répondit-il avec âme ; mais vous, mon ami, 
vous me sauvez plus que la vie, vous me sauvez l'hon- 
neur ! 

— Bon, bon, ne songeons plus à cela, dit gaiement 
Valentin; préparons-nous à faire notre devoir en gens 
de cœur; demain sera un gfand jour pour les confé- 
dérés de la rivière Rouge. Un mot avant tout. 

— Parlez. 

— De combien d'hommes disposez-vous? 



LE SAUT DE LELAN 167 



— En tout? 

— Non, prêts à mettre en ligne. 

— Quatre cents environ; j'avais deux cent quatre- 
vingt-dix hommes, le capitaine Forster ma amené un 
renfort de cent cinquante hommes; je laisserai une 
trentaine d'hom m es pour garder mon camp: je serai 
donc à la tête de quatre cents et quelques hommes, 

— Fort bien, de leur côté les Peaux-Rouges sont à 
peu près aussi nombreux, peut-être même un peu plus; 
quant à moi, je mets à votre service deux cents chas- 
seurs, les plus braves et les plus expérimentés de 
toutes les prairies du grand Fanvest, ce qui nous donne 
un millier d'hommes, presque le double de l'effectif de 
l'ennemi* Voulez-vous me permettre de vous soumettre 
un plan, ou pour mieux dire, une pensée qui m'est 
venue? je ne suis pas un grand stratégiste, mais j'ai été 
soldat en France, et j'ai une certaine expérience de la 
guerre du désert, 

— Parlée, parlez! vous savez que je ne ferai rien 
sans votre assentiment. 

— Vous auriez tort, mon idée peut être mauvaise, 

— Je n'en crois pas un mot; mais d'abord voyons-la? 

— Vous connaissez sans doute le défilé de la Passée- 
des-Bisons? 

— Sur le bout du doigt. 

— Très-bien; alors vous savez que c'est un large en- 
tonnoir de près d'une lieue de long, fortement encaissé 
entre deux montagnes boisées, dont les pentes sont 
assez rudes. 



168 LES BOIS-BRULES 



— Parfaitement, 

— Vous savez aussi que ce défilé, du côté où il dé- 
bouche dans la vallée de la Folle-Avoine, aboutit à des 
marécages profonds et d'autant plus perfides, qu'ils 
sont cachés sous une herbe verte et très-drue, et que 
ces marécages sont traversés par une chaussée large 
de vingt pieds à peine. 

— Non; je vous avoue que j'ignorais complètement 
cette particularité. 

— Un nombre infini de sentes, connues seulement 
des chasseurs, sillonnent ces marais dans tous les sens. 

— Oh ! oh ! cette position est merveilleuse, il me 
semble ? 

— N'est-ce pas ? Eh bien supposons que je m'em- 
busqué moi avec mes chasseurs dans ces marais, 
qu'à une demi-lieue environ en avant du défilé, du 
côté de la plaine de la Folle-Avoine, j'établisse une 
barricade T solide derrière laquelle se placeront mes 
plus adroits tireurs ; supposons que la moitié de nos 
Peaux-Rouges, et la moitié, ou plutôt le tiers de vos 
Bois-Brûlés garnissent les deux pentes boisées du dé- 
filé; supposons de plus que le reste des Peaux-Rouges 
et la moitié des Bois-Brûlés s'embusquent en arrière 
du défilé, ce qui est facile ; enfin, que le reste . de 
votre troupe se place en arrière de la barricade afin de 
soutenir mes tirailleurs; les Anglais pénètrent dans le 
défilé? 

— Ils sont accueillis par un feu roulant ? 

— Non pas, rien ne bouge au contraire ; ils traver- 



LE SAUT DE L ELAN 169 



sent le défilé sans coup férir et débouchent dans la 
vallée; lorsqu'ils sont bien engagés sur la chaussée, de 
tous les points du marais dont ils ne soupçonnent pas 
r existence, la fusillade éclate; ils veulent débusquer 
les tirailleurs ; vous voyez d'ici la conséquence de ce 
mouvement : après avoir combattu comme des lions 
les ennemis insaisissables qui les déciment, car les 
Anglais sont braves et se battent bien, ils se résignent 
à reculer et à rentrer dans le défilé; c'est alors que les 
tirailleurs embusqués sur les pentes commencent à 
leur tour à les fusiller, tandis que vous les chargez en 
queue et que moi je les charge en tête. Que pensez- 
vous de cette idée? en y réfléchissant, en la creusant 
avec soin il y a peut-être quelque chose à en faire? 

— Mais, mon ami ! s'écria Griffiths avec enthou- 
siasme, ce qu'il vous plaît de nommer modestement 
une idée est tout simplement un plan magnifique- 

— Alors vous pensez qu'avec quelques modifica- 
tions ? 

— Je me garderai bien d'y rien changer ; les Anglais 
sont perdus sans rémission. 

— Eh bien, sur ma foi ! dit le chasseur en se frottant 
joyeusement les mains, je vous avoue que telle est 
aussi ma pensée; 1 seulement je n'étais pas fâché d'avoir 
votre avis. 

— Je suivrai ce plan depuis A jusqu'à Z ; il nous 
assure la victoire. 

— Je suis charmé qu'il vous convienne ; maintenant 
retournez au plus vite dans votre camp, et à demain, 

m. 10 



170 LES BÔÎS-BRÙLÉS 



— A demain et merci; vous venez de compléter votre 
Oeuvre ; c'est à vous seul que je devrai cet éclatant suc- 
cès. Merci encore une fois; je n'oublierai aucune des 
obligations que j'ai contractées envers vous ; sur ma foi, 
vous êtes mon bon génie. Oh! pourquoi ne vous ai-je 
pas connu plus tôt! 

— Allez donc, éternel rabâcheur! dit en riant Valen- 
tîn, on vous attend avec impatience là-bas* 

— C'est juste, je m'oublie ; à demain. 
^- A demain ! 

Le capitaine se mit en selle et s'éloigna au galop, 
suivi par son escorte, qui depuis longtemps déjà atten- 
dait Tordre de partir. 

Lorsque le capitaine eut Complètement disparu ainsi 
que son escorte, Valentin rentra dans la grotte; il avait 
hâte de voir dona Rosario, que depuis la veille il n'a- 
vait pas aperçue. ' 

La jeune fille était dans la première grotte assise en- 
tre son frère et don Gregorio Peralta, Harriett Durnbar 
était couchée à ses pieds, le Pelon accroupi devant le 
feu épiait les regards de sa maîtresse, afin de prévenir 
ses moindres volontés. 

En apercevant Valentin, la jeune fille se leva vive- 
ment, accourut vers lui, et lui nouant les bras autour 
du cou, elle l'embrassa, en lui disant avec une moue 
charmante : 

— Bonjour, père, c'est donc ainsi que vous oubliez 
votre fille? je ne vous ai pas ericore embrassé aujour- 
d'hui; voyons, pourquoi ne vous ai-je pas vu plus tôt? 



LE SAUT DE i/ÉLAN 171 



— C'est bien malgré moi, chère enfant, répondit Va- 
lentin en lui rendant ses caresses ; mais don Gregorio et 
votre frère ont dû vous dire... 

— Oui, oui, reprit-elle d'un air mutin, ils m'ont dit 
une foule de choses que je n'ai pas comprises; mais 
rien ne peut empêcher un père d'embrasser son en- 
fant. 

— Bien, Rosario, bien, ma sœur; gronde-le, il le mé- 
rite, s'écria don Luis en riant; sortez-vous de là, père? 

— Le fait est que si vous vous mettez tous les deux 
contre moi, répondit Valentin avec bonhomie, je serai 
obligé de passer condamnation, et de m'avouer cou- 
pable. 

— Voilà ce que c'est que d'avoir des enfants, dit en 
riant don Gregorio. 

* -^ Et qui ne l'aimeront plus et le rendront trèSrmal- 
heureux s'il continue ainsi, dit dona Rosario de son air 
le plus mutin, 

— Halte-là, petite sœur, tu vas trop loin! s'écria don 
Luis gaiement; je l'aimerai toujours quoi qu'il fasse. 

^-Eh moi donc! fit-elle; il le faudra bien, puisque 
mon allié naturel m'abandonne si vite. 

La causerie se continua ainsi pendant longtemps. 

Dona Rosario avait une question sur les lèvres, mais 
elle n'osait pas la formuler ; Valentin riait sous cape et 
taquinait gaiement la jeune fille, 

Le Chef entra. 

— Ah ! voilà Curumilla, s'écria la ieune fille en lui 
tendant §pn front ; bonjour, Chef. 



172 LES BOIS-BRULES 



— Le Lis-Rosé sourit, il est content ; Curumilla est 
heureux; il aime le Lis-Rosé et le jeune Aigle. 

— Nous le savons; nous aussi nous vous aimons, 
Chef; répondit-elle. 

— Ah ! ah! vous voici, Chef, dit Valentin, d'où venez- 
vous donc ? 

— J'ai accompagné le Couteau-Rouge pendant une 

lieue ; grand guerrier le Couteau-Rouge, il aime Va- 
lentin ; tous les guerriers contents, très-riches à pré- 
sents; ils se battront bien contre les Habits-Rouges. 

— Je l'espère. 

— Oui, bien vrai, très-satisfaits; que veut le chasseur 
pâle à son ami ? 

— J'ai un service à vous demander. 
L'Indien se mit à rire. 

— Un service, dit-il; Valentin et Curumilla, les doigts 
de la main, même volonté; que mon frère parle. 

— Vous savez que demain il me faut quitter la grotte 
avec les chasseurs. 

— Oui, pour battre Habits-Rouges. 

— C'est cela ; mais je laisse ici don Gregorio, dona 
Rosario, et les pauvres femmes que nous avons si pro- 
videntiellement sauvées. 

— Curumilla comprend, pas de soucis, Valentin par- 
tir tranquille, emmener les guerriers ; le Chef demeu- 
rera au Voladero, il veillera sur la Tête-Grise, le Lis- 
Rosé et les Ciualts pâles. Rien arriver mauvais; Curu- 
milla défendra le Lis-Rosé. 

—Bien, Chef, je lé savais Reconnais votre cœur, merci. 



LE SAUT DE i/ÉLAN 173 

Et il lui serra la main. 

— Pardon, dit Blue-Dewil, qui depuis un instant se 
tenait debout près de Valentin; si vous me le permettez, 
je resterai, moi aussi; je tiens à surveiller nos deux 
prisonniers, et surtout à prendre entière connaissance 
des papiers que Curumillam'a remis, ainsi que de ceux 
qui se trouvaient dans les poches des méchants drôles 
si lestement lynchés ce matin; ces papiers me semblent 
très-importants; ils me paraissent jeter un grand jour 
sur l'adroite machination si ténébreusement ourdie par 
don Miguel de Castel Léon, 

— Vous resterez, mon ami ; mieux vaut que vous 
demeuriez ici ; et il ajouta en s'adressant au Chef : 
nous n'avons d'attaque d'aucune sorte à redouter; je 
vous laisserai quinze hommes, Chef, cela vous suffira 
complètement. 

— C'est trop ; dit le chef en hochant la tête. 

— Mieux vaut trop que pas assez, reprit Valentin en 
souriant; de plus il est probable, ajouta-t-il en lançant 
à la dérobée un regard à dona Rosario, que bientôt pro- 
bablement l'expédition entreprise par don Octavio Var- 
gas, je veux dire Benito Ramirez, sera teripinée; 
vous ne tarderez pas à le voir revenir, avec les huit ou 
dix hommes qu'il commande, et qui, je le crois, sont 
des Bois-Brûlés ? 

— Oui, ce sont tous des Bois-Brûlés. ' 

— Très-bien; vous les garderez près de vous jusqu'à 
mon retour* 

— Je les garderai, 

10. 



174 LES BOIS-BRULÉS 



Au nom de don Octavio Vargas, la jeune fille avait 
rougi; une vive émotion avait passé comme un nuage 
voilant le soleil sur sa charmante physionomie. 

— > Don Octavio Yargas estdonc en expédition, père? 
demanda-t-elle avecune indifférence parfaitementjouée. 

*— Oui, mon enfant, répondit-il avec un sourire ; il 
est à la poursuite de certains bandits que nous avons le 
plus grand intérêt à ne pas laisser s'enfuir dans les éta- 
blissements; voilà pourquoi tu n'as fait que l'entrevoir; 
il est parti hier avec Curumilla, mais je l'espère, nous 
le reverrons bientôt, aujourd'hui peut-être; demain 
certainement, 

«*» Curumilla est revenu, lui, mon père, comment se 
fait-il que don Octavio ne soit pas rentré avec lui; sans 
doute les personnes qu'il devait rencontrer ici ne l'inté- 
ressaient que fort peu? fit-elle avec une nuance mar- 
quée de mauvaise humeur. 

r^ Ne l'accuse pas, mon enfant; s'il n'est pas ici, ce 
n'est probablement pas de sa faute. 

*t* Pourquoi apcuserais-je don Octavio Vargas que 
jq connais à peine, mon père ? fit-elle d'un ton légère- 
ment hautain; ce que je vous ai dit, n'est que par inté- 
rêt pour go jeune homme que vous semblez affectionner ; 
quanta moi pergonnellement, mon père, peu m'importe 
ce qu'il fait ou ce qu'il ne fait pas; il est parfaitement 
libre d'agir à sa guise. 

-~ Vous êtes injuste pour ce jeune homme, chère en- 
fant, il ne mérite pas d'être ainsi traité par vous; tous 
ici nous avons à accomplir des devoirs impérieux aux- 



L15 SAUT DE L ELAN 175 



quels il nous est impossible de nous soustraire ; don 
Octavio accomplit en ce moment un de ces devoirs, 
bien contre son gré, j'en suis convaincu; peut-on lui 
garder rancune pour cela ? 

— C'est vrai, mon père, j'ai tort, fit-elle avec des 
larmes dans les yeux ; je suis nerveuse, je ne sais ce que 
je dis ; pardonnez-moi. 

— Vous pardonner, ma chère Rosario! fit-il en l'em- 
brassant ; qu'ai-je donc à vous pardonner? quelle- faute 
avez-vous donc commise? 

— Oh ! que vous êtes bon! murmura-t-elle, en l'em- 
brassant à. son tour. 

Puis elle s'éloigna toute rougissante, suivie d'Harriett 
Dumbar, et se retira dans la grotte qui lui servait d'ap- 
partement. 

Valentin se leva, alluma un cigare, et quitta la 
grotte. 

Don Gregorio Peralta qui avait entendu la courte con- 
versation entre dona Rosario et Valentin, et que cette 
conversation avait semblé fort intriguer, se leva à son 
tour, et il arriva dans la forêt presque aussitôt que le 
coureurdes bois. 

— Quel est donc cet homme que parfois vous appe- 
lez Benito Ramirez et parfois don Octavio Vargas, dont 
vous parliez tout à l'heure avec dona Rosario ? r de- 
manda4-il à Valentin tout en tordant négligemment une 
fine cigarette de paille de maïs entre ses doigts. 

Valentin se mit à rire* 

— Mon cher don Gregorio, lui dit-il d'un ton de bonne 



176 LES BOIS-BRÛLÉS 



humeur, c'est tout un roman et un charmant roman, 
sur ma foi l'histoire I d'une passion pure, chaste et pro- 
fonde; quand vous la connaîtrez, elle vous séduira et 
vous intéressera autant qu'elle m'intéresse moi-même. 

— Je ne demande pas mieux que de la connaître, 
mon ami. 

— Je vous la raconterai quand vous voudrez; don 
Octavio est un jeune homme d'une excellente famille 
mexicaine, colossalement riche, ce qui ne gâte jamais 
rien, et, ce qui est préférable à tout, doué d'une vaste 
intelligence et d'un grand cœur. 

— Et ce jeune homme est ici pour dona Rosario? 

— Pour elle seule. 

— Il l'aime donc? 

— Comme un fou; ne vous Tai-je pas dit? 

— Mon cher ami, au lieu d'aller ainsi à bâtons rom- 
pus, si rien ne vous presse, pourquoi ne me raconte- 
riez-vous pas tout de suite cette histoire, qui doit être 
fort intéressante? 

— Je ne demande pas mieux, d'autant plus, je ne 
vous le cache pas, que j'aime beaucoup don Octavio 
Vargas et qu'il est mon favori. 

— Eh bien racontez, mon ami ; je vous écoute. 
Valentin, sans se faire prier davantage, raconta alors 

dans les plus minutieux détails l'histoire que le lecteur 
connaît déjà. 

Don Gregorio Técouta avec la plus sérieuse attention, 
et sans l'interrompre une seule fois. 

— Eh bien, comment trouvez-vous cette histoire? de- 



le saut de l'élan 177 



manda à son ami le coureur des bois en terminant: 
n'est-elle pas intéressante? 

— Elle est surtout charmante; répondit don Gregorio 
d'un air pensif; ce don Octavio n'est pas une âme vul- 
gaire, c'est un homme d'élite ; son amour pour dona Ro- 
sario est véritablement un amour primesautier, émanant 
directement d'un cœur chaste et profond à la fois. 

— Ainsi, mon jeune homme vous plaît ? 

— Considérablement. 

— Et vous croyez, comme moi, qu'il rendra notre 
chère enfant heureuse? 

— Si cela dépendait de lui, certainement; mais à 
propos, cette nouvelle expédition pour laquelle vous 
nous quittez demain, est donc sérieuse? 

— Tout ce qu'il y a de plus sérieuse, mon ami ; nous 
allons tout simplement attaquer un régiment de troupes 
anglaises, qui essayent de faire leur jonction avec 
d'autres troupes, venant de Queens-Boroug, dans la Co- 
lombie anglaise. 

— Que me dites-vous là, mon ami? 

— La vérité* 

— Je le sais; mais quel intérêt avez -vous à vous mê- 
ler à tout cela, vous, l'homme par excellence du désert 
et des savanes? 

— C'est précisément parce que je suis l'homme que 
vous dites, que j'ai un intérêt énorme à me mêlera cette 
affaire* 

— Vous savez que je ne vous comprends plus du 
tout? 



178 LES BOIS -BRU LÉS 



— C'est probable; mais vous allez me comprendre, 

— Je ne demande pas mieux. 

— Vous savez; ce qui est arrivé lors de la cession du 

4 

Canada par la France à l'Angleterre? 

— Oui, je l'ai souvent entendu raconter par mes 
chasseurs, qui sont enragés après les Anglais, 

— Eh bien, précisément; du croisement des deux 
races blanche et rouge sont venus ces sang-mêlés qu'on 

* — ■ 

nomme Bois-Brûlés. 

— De rudes hommes. 

— N'est-ce pas? Ces Bois-Brûlés se sont considéra- 
blement multipliés depuis cent ans; de plus, ils sont 
restés ce qu'ils étaient, c'est-à-dire, des demi-civilisés, 
intrépides chasseurs et trappeurs, fous de liberté, et 
professant pour les Anglais une haine implacable, Ils 
ont fondé plusieurs villages, avec le temps ces villages 
sont devenus des villes;, les Anglais ont alors voulu 
s'annexer ces populations; celles-ci ont regimbé, tout 
naturellement; de là une guerre terrible qui dure de- 
puis dix ans, sans que les Anglais puissent réussir à les 
dompter; malgré leur faiblesse numérique, le triomphe 
des Bois-Brûlés est pour nous une barrière contre 
l'invasion du flot toujours montant de l'émigration, et 
la conservation de nos derniers territoires de chasse. 

— Je comprends; mais là, franchement, croyez-vous 
à ce triomphe ? 

— J'y crois fermement; il y a une fatalité contre la* 
" quelle on ne saurait réagir, mon ami; les Européens 

ont accompli leur œuvre en Amérique; ils doivent, dans 



le saut ï>e l'Élan 179 



un avenir prochain, disparaître de ce sôï qu'ils ont 
initié à la civilisation, et qui aujourd'hui Vêtit être tout 
entier gouverné pat* Ses enfants. Leâ colonies euro- 
péennes n'ont plus que quelques jours d'existence en 
Amérique; le Canada n'est plus attaché que par des 
liens très-faibles à l'Angleterre, à qui il coûte beaucoup 
plus qu'il ne lui rapporte. Dans vingt ans d'ici le Ca- 
nada ou formera une république indépendante, ou 
s'annexera aux États-Unis ; ce n'est plus qu'une ques- 
tion de temps; le premier coup de marteau a été frappé 
contre la puissance anglaise par les Bois-Brûlés, ou les 
confédérés de la rivière Rouge, comme ils se nomment; 
les Anglais briseront leuî puissance contré ces enne- 
mis que rien n'effraye, tienne tente, et qui ne veulent 
qu'une chose, mais la veulent bien : être libres. 

— Amen, de tout mon cœur, mon ami; je suis entiè- 
rement de votre avis : l'Amérique doit être aux Améri- 
cains, et le vieux monde aux Européens, 

— A la bonne heure, c'est la doctrine deMonroë cela, 
et c'est la bonne; elle ne tardera pas a triompher 
> parce qu'elle est juste. 

— C'est un combat sérieux que vous allez livrer? 

— Très-sérieux, mon ami. 

•— Comptez-vous emmener don Luis avec vous? 

— Certainement; don Luis ne me pardonnerait pas 
de le laisser ici* 

— Vous avez raison, mais dites-moi? 

— Que désirez-vous? 

— Je vous ai confié une lettre à la Nouvelle^Orléans? 



180 LES BOIS-BRULES 



— Celle de mon frère de lait? 

— Précisément I/avez-vous sur vous ? 

— Elle ne m'a jamais quitté, mon ami. 

— Vous rappelez-vous nos conventions ? 

— Oui, certes ; vous la remettre lorsque nous nous 
retrouverions au désert, 

— C'est cela. 

— Est-ce que vous désirez que je vous la rende? 

— Je vous avoue que cela me ferait plaisir. 

— C'est juste, on ne sait pas ce qui peut arriver. 

— Oh ! mon ami ! s'écria-t-il vivement. 

— Quoi de plus simple, mon ami ; je vais courir un 
grand danger. Je puis être tué. Par prudence, vous me 
réclamez cette lettre, vous avez raison. 

— Oh ! je vous la rendrai. 

— Oui, après ? 

— Vous vous méprenez, mon ami ; je suis certain 
qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux. Si je vous rede- 
mande cette lettre, que je vous rendrai bientôt, soyez- 
en convaincu, puisqu'elle vous est adressée par notre 
malheureux ami, c'est par des motifs particuliers que, 
lorsque vous les connaîtrez, vous apprécierez, je n'en 
doute pas. 

— Soit, mon ami. 

Il sortit alors un portefeuille de la poche de son vête- 
ment, l'ouvrit, en retira un papier cacheté, et le présen- 
tant à don Gregorio : 

— Voici la lettre, mon ami. 

— Merci, dit don Gregorio en prenant le papier, qu'il 



LE SAUT DE L.ELAN 181 

Él ■ I »- -*— «Il H ll » ^^^^^^'^^^^^^-^ ■ ■ PIM II ■ >■ Il ■ ■ ^ Il » — *;"MMMMMMMMMMMMMMMMM— MMM^ J Ml I ■ ^_ _ -, 

serra avec un air de satisfaction, qui intrigua beaucoup 
le Coureur des bois. 

* 

— Maintenant, écoutez- moi, reprit celai- ci : aussitôt 
après le combat, je vous enverrai le Castor et Pawlet, 
avec certaines instructions que je vous prie de faire 
exécuter à la lettre, 

— Je vous le promets. 

— Ils seront accompagnés d'une cinquantaine de chas- 
, scurs. 

— Vous ne reviendrez donc pas ici? 

— Non, pas tout de suite; c'est vous, au contraire, 
qui me rejoindrez. 

— Très - bien. Mais pourquoi m'envoyer tant 
d'hommes? 

— Vous le saurez. Je puis compter sur vous? 

— Comme sur vous-même. 

— Merci. Maintenant, je vous quitte. Voulez-vous 
être assez bon pour m'envoyer don Luis? je puis avoir 
besoin de lui. 

— A l'instant, mon ami. 
Ils se séparèrent. 

— Pourquoi ra'a-t-il redemandé la lettre? murmura, 
dès qu'il fut seul, Valent in, tout songeur 

De son côté, don Gregorio disait en se dirigeant vers 
la. grotte : 

— Je veux qu'il soit heureux, quoi qu'il arrive ! 

En pénétrant dans le camp, Valentin appela quelques 
chasseurs, et il les chargea de rassembler tous leurs 
m ' li 



182 LES BOIS-BRULES 



camarades, auxquels il voulait faire une communica- 
tion importante. 

Les chasseurs se mirent aussitôt en mesure d'exécu- 
ter cet ordre. 

En ce moment, don Luis arriva tout courant. 

— Don Gregorio me prévient, mon père, que vous 
avez besoin de moi ; dit-il joyeusement. 

— Besoin de vous n'est pas précisément le mot, mon 
cher Luis, répondit Valentin en souriant; seulement, 
je désirerais ne pas me séparer de vous sans vous pré- 
venir, quoique ce ne soit que pour quelques jours seu- 
lement. Voilà pourquoi j'ai prié don Gregorio de vous 
envoyer ici. Je ne voulais pas vous en parler dans la 
grotte, votre sœur aurait pu entendre ; vous comprenez, 
cela lui aurait fait du chagrin; ce que je veux avant tout 
éviter. 

— Comment me séparer de vous? mais c'est impos- 
sible, mon père ! s'écria le jeune homme vivement. 

— Il le faut, mon enfant j vous avez entendu ce ma- 
lin le rendez- vous qui a été donné devant vous. Demain 
probablement nous allons combattre. L'affaire sera sé- 
rieuse et... 

— Comment? interrompit le jeune homme avec cha- 
leur; c'est lorsque vous allez combattre, vous exposer à 
des dangers, risquer votre vie peut-être, que vous pré- 
tendez me retenir ici? oh! vous ne m'aimez pas, mon 
père ! 

— Au contraire, mon enfant; c'est précisément parce 
que je vous aime, que je ne veux pas vous exposer.,. 



* • 



LE SAUT DE Ti ELAN 1 83 



— Non, mon père, non ; ce n'est pas pour cela ! 

— Pourquoi serait-ce donc alors, mon cher Luis? 

— Parce que vous vous figurez que je suis un enfant 
peureux, indigne de combattre à vos côtés, comme Ta 
fait si souvent mon père! s'écria-t-il avec explosion. 

— Oh! mon cher Luis, pouvez- vous vous méprendre 
ainsi à mes intentions !... Je vous jure que l'intérêt seul 
de votre sûreté m'engage à vous parler ainsi que je le 
fais. 

— Je ne discuterai pas avec vous, mon père; répondit 
le jeune homme avec une résolution froide. Je crois 
que ce que vous me dites, vous le pensez. Vous avez le 
droit de m'empôcher de vous accompagner; mais je 
vous le jure sur la mémoire sacrée de ma mère, rien ne 
m'empêchera de vous suivre, rien au monde! J'irai 
seul, et, quoi qu'il arrive, je ferai mon devoir de 
soldat. 

— Mon enfant, réfléchissez. 

— Je n'ai pas à réfléchir entre l'honneur et la honte, 
mon père; ma résolution est prise; elle ne changera 
pas. 

Il y eut un silence. 

— Vous êtes résolu à venir quand môme, Luis? dit 
le chasseur au bout d'un instant. 

— Résolu, oui, mon père, répondit-il fièrement; et 
au fond du cœur vous m'approuvez, j'en suis sur, mon 
père. 

Valentin ne put résister plus longtemps; d'ailleurs 
son intention était, de l'emmener avec lui, et s'il avait 



184 LÈ3 ROIS-BRULES* 



parlé ainsi qu'il l'avait fait, c'était afin de connaître la 
pensée réelle du jeune homme. 

— Eh bien! soit, lui dit-il en lui tendant la main; je 
consens, Luis; vous viendrez avec moi. 

— Oh! merci, merci, mon porc! s'écria le jeune 
liommc en se jetant dans ses bras avec une impétuosité 
qui fit sourire le Coureur des bois. 

Tous les chasseurs, obéissant à l'ordre de Valentin, 
s'étaient groupés au milieu^du camp, où ils attendaient, 
appuyés sur les longs canons de leurs rifles. 

— Venez, Luis, dit Valentin en souriant; puisque 
maintenant vous faites partie de l'expédition, vous avez 
le droit de prendre part à ce qui va se passer. 

Ils s'approchèrent alors du groupe qui s'ouvrit res- 
pectueusement devant eux, traversèrent les rangs, puis 
Valentin monta sur la table où il se lint debout; alors, 
ôiant son bonnet de fourrure, et promenant son regard 
sur la foule qui l'entourait muette et attentive : 

— Mes compagnons ; dit-il avec un gracieux mouve- 
ment de tête ; je vous salue. 

Toutes les tètes se découvrirent, tous les fronts s'in- 
clinèrent. 

— Valentin Guillois, nous vous saluons; répondirent 
les chasseurs d'une seule voix. 

— Mes compagnons, je vous ai réunis ; reprit Valen- 
tin ; pour vous faire une communication importante ; je 
parle surtout pour ceux de vous qui ont été engagés en 
mon nom, à Saint-Louis du Missouri, par don Gregorio 
Peralla; les autres sont tues amis particuliers, ils ont 



LB'-SÀTJT DE LKÏjàN 135 



fait le serment de me suivre partout : je n'ai donc pas 
besoin de demander leur avis ; je compte sur eux. 

— Oui, oui! s'écrièrent les chasseurs de Valentin. 
Celui-ci reprit : 

' — Mes compagnons, nous sommes tous ici, Àméri- 
cains des Etats-Unis ou Français du Canada; je dois 
donc m'expliquer franchement comme avec des amis 
qui me sont chers, et qui savent combien, chaque fois 
que je le puis, je défends leurs intérêts. 

— Oui! oui! s'écrièrent tous les chasseurs. 

— Les Anglais du Canada font, vous le savez, depuis 
longtemps la guerre aux confédérés Bois-Brùlés de la 
Rivière Rouge; leur but apparent est de contraindre les 
Bois-Brùlés à se courber sous leur joug; leur but réel 
est de coloniser le pays des hautes herbes, les plaines 
de la Rivière Rouge, et de relier la Colombie et le Van- 
couver au Canada, par une ligne de forts elde cpmptoirs 
établis dans les montagnes Rocheuses. Vous comprenez, 
mes compagnons, quelles sont pour nous les consé- 
quences fatalement désastreuses de ce plan terrible; 
s'il réussit, nos plus riches territoires de chasses sont 
supprimes par les Anglais; nous sommes ruinés et ré- 
duits h mourir de faim. 

Une longue agitation suivit ces paroles; Valentin lui 
donna le temps de se calmer, puis il reprit : 

— Je suis résoluàm'opposer à l'exécution de ce plan 
odieux qui, pour nous, est la mort; dit-il d'une voix 
forte; voilà pourquoi j'ai fait une double alliance avec 
les Peaux-Rouges et les Bois-Brûlés; demain une co- 



186 LES BOIS-BRULES 



lonne anglaise, partie du Canada, doit passer non loin 
de l'endroit où nous sommes, pour aller faire sa jonction 
avec une autre colonne partie de la Colombie ; mes alliés 
et moi, nous avons résolu d'attaquer cette colonne, de 
la détruire, puis de nous retourner contre l'autre et de 
la refouler dans la Colombie. Voulez-vous me suivre; 
c'est pour nous que nous allons combattre ? 

— Oui, oui! s'écrièrent les chasseurs en brandissant 
leurs armes avec enthousiasme, sus aux Anglais! 

— Que ceux qui veulent me suivre passent à ma 
droite, reprit Valent! n. 

— C'est inutile ! s'écria TornTrick en grimpant sur 
la table à côté du chasseur, nous vous suivrons tous; 
d'ailleurs regardez. 

Par un mouvement spontané, tous les chasseurs, sans 
exception, s'étaient rangés à droite. 

— Merci, mes compagnons; reprit Valenlin; un mot 
encore. 

Le calme se rétablit aussitôt. 

— L'atFaire sera rude; choisissez donc parmi vous 
onze chefs solides : le premier pour commander en 
Chef; les dix autres pour avoir sous leurs ordres des 
détachements de vingt hommes. 

— Le commandant n'est pas difficile à choisir, c'est 
vous! s'écria Tom Trick, Personne n'est capable de 
nous conduire comme vous le ferez; cl puis n'etes-vous 
point partout et toujours notre Chef? 

La nomination de Valentin fut volée d'enthousiasme. 
-^ Je vous remercie, dit-il ; je me montrerai digne 



LE SAUT DE L ELAN 187 



de la confiance que vous me témoignez; maintenant 
choisissez les autres chefs, j'attends le résultat de votre 
délibération; seulement ne portez vos voix ni sur Curu- 
milla, ni sur Blue-Dewil, ni surBenito Ramirez, ils ne 
peuvent faire partie de l'expédition. 

La délibération commença ; don Luis s'y mêla avec 
cette ardeur juvénile qui le rendait si sympathique. 

La discussion se prolongea pendant plus d'une heure; 
enfin Torn Trick s'approcha de Valentin, une liste à la 
main. 

— Les Chefs sont élus, dit-il, en lui remettant le 
papier. 

— C'est bien Je vais proclamer leurs noms, au fur et 
à mesure ils passeront à ma gauche, puis» ils me sui- 
vront pour recevoir mes dernières instructions. Écou- 
tez. 

Il se fit aussitôt un profond silence* 
Valentin lut: 

— Belhumeur, le Castor, Navaja, Pawlet, Luis de 
Prébois-Crancé, Tom Trick, Jonhson,Leemann, Jansen, 
Mortier. 

Chaque nom avait été salué par de vigoureux hurrahs. 

Au nom de Luis, Valentin avait serré avec émotion 
la main du jeune homme, tout fier de cette éclatante 
distinction. 

— Les choix sont bons, dit Valentin; maintenant, 
compagnons, nettoyez vos armes, prenez deux jours de 
vivres, faites les sacs, nous serons à pied; à trois heures 
du matin le départ; ce soir nous boirons un coup de 



188 



LES BOIS-BRULES 



vieille eau-de-vie de France pour nous réconforter, et 
j'en ferai remplir les gourdes. 

Il se retira au milieu des témoignages de joie des 
chasseurs, et rentra dans la grotte, suivi des dix nou- 
veaux Chefs* 



LE .SAUT DE L ELAN 189 



X 



l'embuscade 



La nuit était magnifique, mais glaciale; le ciel, d'un 
bleu profond sans un nuage, était semé d'une profusion 
d'étoiles éiincelanlcs; la lune, à son plein, semblait 
nager dans l'élher; l'atmosphère était d'une pureté qui 
permettait de distinguer les objets aune grande dis- 
tance; il n'y avait pas un souffle dans l'air; pas un bruit 
dans les montagnes, dontles hauts sommets se dressaient 
majestueusement vers le ciel, en prenant aux rayons 
blafards de la lune les apparences les plus étranges et 
les plus fantastiques. 

Dans la grotte un profond silence régnait; quelques 
hommes roulés dans des couvertures dormaient étendus 
sur le sol. . . 

Curumilla, accroupi devant le feu, son fusil entre les 

il- 



190 LES BOIS-BRULES 



jambes, les coudes appuyés sur les genoux, la tête 
dans les mains, gardait une immobilité de statue. 

Depuis plusieurs heures, il conservait cette position. 

Dormait-il? 

Nul n'aurait su le dire . 

Soudain le Chef tressaillit, il releva la tête et jeta 

autour de lui un regard investigateur. 
. La claie qui servait de porte à la grotte où reposait 
dona Rosario venait de tourner doucement sur elle- 
même, et une délicieuse tête déjeune fille s'était enca- 
drée dans rentre-bâillement. 

Le bruit produit pa'r.Touverlure de la claie avait été 
presque imperceptible, et pourtant si légev qu'il fût, il 
avait suffi pour donner l'éveil à l'ouïe fine et exercée du 
Chef indien. 

Ses regards se dirigèrent vers la jeuae fille ; il sourit 
et posa un doigt sur ses lèvres. 

La charmante tête disparut et la claie se referma. 

Alors Curumilla se leva, s'approcha de la fenêtre do 
la grotte et levant les regards vers le ciel, il demeura 
quelque temps à l'interroger avec une attention extrême. 

Puis, lorsqu'il. crut être certain de l'exactitude du 
calcul mental auquel il s'était livré, il revint vers le feu, 
cl se penchant légèrement sur le premier dormeur, il 
lui appuya la main sur l'épaule, en murmurant à voix- 
basse : 

— Levez-vous, Valentin, il est l'heure. 

Le Coureur des bois se redressa aussitôt et en un 
instant il fut debout. 



LE SAUT DE i/ÉLAN 191 



Curumilla passa du premier dormeur au second et 
ainsi de suite jusqu'au dernier . 

Tous furent prêts en quelques secondes. 

Ces dormeurs étaient les nouveaux officiers élus 
pendant l'apres-dîner. 

Valentinles réunit autour de lui. 

— Compagnons, dit-il, il est deux heures et demie, 
faites manger un morceau et boire un coup d'eau-de-vie 
à nos camarades; il est malsain de se mettre en route 
l'estomac vide, par un froid piquant comme celui de 
cette nuit; seulement qu'on se hâte ; le départ est à trois 
heures précises. 

Les dix lieutenants quittèrent aussitôt la grotte. 

— Quant à vous, Chef, dit Valentin; vous savez ce qui 
est convenu; aussitôt que vous aurez reçu les renforts 
que je vousenverrai, vouslaisserez ici les femmes sous 
lagarde de dix hommes, et vaec les autres vous viendrez 
me rejoindre au Saut-de-1'Élan, sur la rivière Jourdan. 

— Et donaRosario? 

— Vous me l'amènerez; je ne, veux plus me séparer 
d'elle, pauvre chère enfant. 

En ce moment on lui frappa légèrement sur l'é- 
paule. 
Il se retourna. 
Dona Rosario était devant lui. 

— Vous ne voulez plus vous séparer de moi, méchant 

père; dit-elle avec une moue charmante; et vous alliez 
partir sans m'embrasser. 
A cette apparition imprévue le chasseur ne put rc- 



192 LES BOIS-BRÛLÉS 



tenir un mouvement de surprise, mais se remettant 
presque aussitôt : 

— Bien à contre cœur, ma chère enfant; mais pour 
rien au monde je n'aurais osé vous réveiller u cette 
heure de nuit. 

— Eh bien! vous le voyez, je me suis éveillée toute 
seule ; et se jetant dans ses bras: mon bon père, dit- 
elle les larmes aux yeux; depuis que je suis près de 
vous, je suis si heureuse! ayez pitié de moi; ne vous 
exposez pas trop; vous êtes si brave que je tremble 
en vous voyant partir ainsi pour combattre. Hélas! 
hélas! qu'est-ce que je deviendrais si vous mou- 
riez? il me faudrait donc mourir, moi aussi? oh! 
je vous en supplie, conservez-vous pour les deux 
enfants que votre frère de lait vous a légués, et 
qui maintenant vous aiment autant que si vous étiez 
leur père! 

— Pauvre chère enfant; répondit Valentin avec émo- 
tion; ne pleurez pas ainsi, je vous en supplie; vous 
m'enlevez tout mon courage. Ayez confiance en Dieu, 
chère enfant; il me protégera cette fois encore, comme 
il Ta toujours fait jusqu'à présent. 

— Vous ne vous exposerez pas témérairement ; vous 
me le promettez? reprit-elle avec insistance. 

— Je ferai mon devoir comme Chef et comme soldat, 
mon enfant. Mais le courage n'exclut pas la prudence, 
je ne m'exposerai aux coups de l'ennemi qu'autant 
qu'il le faudra pour donner l'exemple à mes compa- 
gnons. Adieu, mon enfant ; il est temps de nous sépa- 



LE SAUT DE -L ÉLAN 193 



rer. Rentrez chez vous, je vous en prie ; il faut que je 
vous quille. 

— Je vous obéis, mon père ; mais laissez moi vous 
embrasser une fois encore, une seule ! 

Valentin la serra dans ses bras ; malgré lui, il sentait 
ses larmes prêtes à couler. 

— Adieu, mon père; je rentre, mais c'est pour prier 
Dieu. 

— Oui, mon enfant, priez ; la prière console et forti- 
fie; Dieu vous exaucera, vous êtes un de ses anges. 

Il accompagna la jeune fille jusque chez elle, puis 
après avoir refermé la claie : . 

— Oh ! que c'est bon d'être aimé ainsi! murmura-t-il, 
de ne plus être seul sur la terre, et de sentir baitre près 
du sien des cœurs aussi franchement dévoués. 

Il essuya les larmes qui coulaient sur ses joues, et il 
rejoignit Curumilla. 

Le Chef s'était détourné pour ne pas voir la faiblesse 
de son ami. 

— Au revoir, Chef, lui dit Valentin ; vous amènerez 
avec vous doîia Rosario elles deux prisonniers. Ne l'ou- 
bliez pas. 

— Pourquoi ne les a-t-on pas exécutés ici ? 

— Non ; ce n'était pas possible. Il est important qu'ils 
soient jugés aii Saut-de-l'Élan. 

Curumilla haussa les épaules, mais il ne répondit pas. 

Les deux hommes quittèrent alors la grotte et se di- 
rigèrent vers le camp, qu'ils atteignirent en moins de 
cinq minutes. 



194 LES B0IS-BRULK3 



La plus grande animation régnait dans le camp* 
Les chasseurs mangeaient et buvaient en se chauffant 
près des feux. 

— Sommes-nous prêts, compagnons? demanda gaie- 
ment Valenlin. 

— Quand vous voudrez? répondirent les chasseurs; 
nous n'avons plus qu'à boire le coup de rétrier. 

— A la bonne heure ! nous allons avoir un bon temps 
pour marcher. 

— Oui, dit en riant Belhurneur, nous ne serons pas 
incommodés par la chaleur. 

— Ni par le soleil, ajouta Tom Trick, 
Cette saillie fit rire. 

— Bah! dit Valentin, la marche nous échauffera. 

— Espérons-le, car le besoin s'en fait diantreoaent 
sentir, répondit Belhumeur. 

— Avez-vous fractionné la troupe en escouades de 
vingt hommes chaque, ainsi que je l'avais recom- 
mandé? 

— C'est fait, commandant. 

— Très -bien. A vos rangs, compagnons ; il est trois 
heures. 

Les chasseurs se hâtèrent d'obéir. 
. — Nous ne prendrons pas la file indienne, reprit Va- 
lentiu; nous ne faisons pas la guerre aux Peaux-Rouges; 
nous n'avons pas autant besoin de cacher notre piste; 
cependant il ne faut pas pour cela négliger la pru- 
dence. Le principal est de dissimuler notre nombre. 
Pour cela, il nous faut former un tout compact et si 



Le saut de l élan IÔ5. 

** ■■-— — ■ « >— ' . — ■'■ " ■ ■■■ — -■- ■■■■■■, . — --- ._ ,.._, ---■ ■ 1 I 

bien emboîter le pas, qu'il soit impossible de nous 
compter. Vous m'avez bien compris ? 

— Oui, commandant ; répondirent les chasseurs. 

— Très-bien. Que les officiers se tiennent avec leurs 
détachements, afin d'être prêts h tout événement. Nous 
marcherons sur quatre de front. 

Le mouvement fut aussitôt exécuté. 

— Et maintenant, que Dieu nous vienne en aide ! En 
avant, marche! et silence dans les rangs! l'expédition est 
commencée. 

Valentin serra une dernière fois la main du Chef, et il 
se plaça à la tête de sa troupe, qui s'ébranla aussitôt et 
s'éloigna rapidement, en marchant de ce pas cadencé 
adopté par les Indiens; et qui, mieux équilibré que notre 
pas gymnastique, leur permet défaire quatorze et quel- 
quefois quinze kilomètres à l'heure, sans trop de fatigue. 

Curumilla demeura immobile tant qu'il lui fut pos- 
sible d'apercevoir la troupe des chasseurs; mais lors- 
qu'ils eurent disparu dans les méandres infmisdes sentes 
des montagnes, il retourna tout pensif à la grotte. 

Le Cherciieur-de-Pisles possédait une connaissance 
approfondie des montagnes Rocheuses : pas une sente, 
pas un ravin, pas un rocher dont il ne sût la position 
exacte. 

Les vieux chasseurs de la troupe, qui cependant 
avaient, eux aussi, une longue expérience de ces mon- 
tagnes, et qui savaient quel était le but de cette longue 
marche, ne s y reconnaissaient plus ; ils se trouvaient 
complètement déroulés, tant Valentin leur faisait faire 



196 LES BOIS~RItULÉS 



de tours et de détours, auxquels ils ne co ai prenaient rien. 

Ils avaient calculé que la plaine de la Polie-Avoine, 
était éloignée de seize lieues environ du Voladero de 
rours Gris, et le calcul élait exact par les chemins 
habituels; mais ces chemins, ou plutôt ces sentiers, 
Yalentin Guillois s'était bien gardé de les prendre; il y 
en avait d autres, connus probablement de lui seul, 
qui avaient le double avantage d'être très-praticahles, 
et de raccourcir considérablement le trajet; ce fut dans 
ceux-là que Valcntin s'engagea avec sa troupe. 

Aussi, grande fut la surprise des chasseurs, lorsque 
un peu après sept heures du matin, précisément au 
moment où l'aube commençait à blanchir lo ciel de ses 
teintes nacrées, ils débouchèrent tout à coup dans la 
plaine de la Folle-Avoine, sans qu'aucun indice leur 
eût fait pressentir son approche. 

Ils avaient fait, en quatre heures, un trajet qui par 
les voies ordinaires en aurait exigé près de six, et ils 
avaient gagné quatre lieues; c'était un beau résultat. 

A'ulenlin *fil établir Je campement sous le couvert, 
afin de ne pas révéler sa présence aux coureurs en- 
nemis, au cas où ils s'approcheraient jusqu'à la plaine, 
et il donna l'ordre d'allumer les feux, de faire le thé et 
de préparer le repas du malin. 

Ce à quoi les chasseurs s'occupèrent aussitôt avec ar- 
deur; cette longue et pénible marché leur avait con- 
sidérablement ouvert l'appétit. 

Valeniin résolut de pousser une reconnaissance aux 
environs; il se fit accompagner par don Luis, tout 



LE SAUT DE LÉLÀN 197 



joyeux de la nouvelle existence qu'il menait, et charmé 
surtout de faire partie de l'expédition. 

Valentin voyait, non sans plaisir, celle ardeur du 
jeune homme, et le goût qu'il semblait avoir pour celle 
vie d'aventure. 

Voici quel était l'aspect du paysage. 

De tous les côtés des hautes montagnes couvertes 
d'immenses forêts vierges, de pins, de cèdres, de chênes 
lièges, et en général de toutes les essences qui se re- 
produisent dans les hautes latitudes; en bas une plaine 
traversée par une rivière, ou plutôt un torrent tom- 
bant en cascades des hauts sommets, et qui allait se 
perdre dans ces prairies factices, si perfides, et aux- 
quelles au Mexique on donne le nom caractéristique 
de chinampas ; la vallée était çà et là, semée de bou- 
quets d'arbres formant des espèces de remises, et 
couverte par l'herbe haute et poussant drue à laquelle 
elle devait son nom. 

De tous les côtés, la plaine était cerclée par les mon- 
tagnes, dont les pentes boisées allaient s'abaissant en 
pente douce; à chaque extrémité elle se terminait par 
un défilé assez long et assez large; celai de droite, dans 
lequel Valentin avait proposé d'établir l'embuscade, 
était le défilé de la Passée des Bisons ; celui de gauche, 
que les Anglais étaient obligés de franchir, après avoir 
traversé le premier,, était beaucoup plus étroit, plus 
long que 1* autre', de plus il faisait de nombreux dé- 
tours, et s'élevait par une pente assez raide, ce qui le 
rendait fort dangereux. 



198 LES BOIS-BRULES 



En ce moment les vapeurs qui s'élevaient des maré- 
cages formaient un brouillard intense, et noyaient et 
confondaient tous les accidents du paysage. 

Il était fort difficile de se diriger dans cetle brume 
épaisse; tout autre que le célèbre Chercheur-de-Pis- 
tes aurait été fort embarrassé. 

Valentin, au lieu de descendre dans la plaine, avait 
maintenu sa position sur les hauteurs; i! longeait le 
couvert, marchant à coup sûr, grâce à cette espèce 
d'intuition, que lui avait donnée l'expérience, ot qui lui 
aurait fait trouver son chemin au milieu des ténèbres 
les plus épaisses. 

Tout en marchant, le Coureur des bois s'entretenait 
avec son jeune compagnon, auquel il expliquait corn - 
ment il fallait marcher, d'abord pour ne pas trop se fati- 
guer, et ensuite pour reconnaître sa route, soit en 
consultant Técorce des arbres, soit en étudiant la nature 
du sol, et d'autres indices encore qu'il lui enseignait, 
que le jeune homme écoutait avec la plus grande atten- 
tion, et dont il faisait son profit. 

— Mon cberenfant, dit Valentin, leseul moyen de bien 
se diriger au désert, c'est de ne rien négliger ; môme les 
choses en apparence les plus futiles, tout est indice, 
tout peut servir ; tenez, voyez ces branches froissées, ces 
autres brisées: il est évident que quelqu'un a passé là, 
mais qui? Voilà ce qu'il faut savoir; est-ce un homme, 
est-ce un animal quelconque? Qu'en pensez- vous? 

— Je crois, mon père, que ce doit être un animal? 

— Qui vous porte à le" supposer? 



LE SAUT Dfî i/ÉLAtt 109 



— Voyez, les branches sont brisées et froissées, jus- 
qu'à une hauteur qui nedépasse point trois pieds; je 
conclus, qu'un animal, sans doule poursuivi ou lancé 
à toute course, aura fait là une trouée. 

— Pas mai, mon enfant, le raisonnement est plau- 
sible, cependant il est faux; si vous aviez réfléchi» 
vous n'auriez pas conclu ainsi ; dans le désert on rampe 
autant qu'on marche, voici pour la hauteur; en sus» 
examinez les branches, elles sont violemment tordues et 
non pas brisées net, comme un animal aurait pu le faire . 

— C'est vrai, dit le jeune homme; je ne l'avais pas 
remarqué. 

— Il faut tout remarquer, c'est ainsi qu'on devient 
un bon coureur des bois; il est vrai que c'est un métier 
que vous ne ferez jamais, dit-il avec bonhomie. 

— Peut-être, mon père, je me sens beaucoup de goût 
pour ce métier, au contraire. 

— Tout nouveau, tout beau; ce feù passera, mon 
enfant; mais, pour en revenir à ce que je vous disais, 
ces branches ont été brisées par un homme, qui a 
rampé sous ce buisson; et, tenez, que vous disais-je? 
regardez celte empreinte? ' 

— C'est le pied d'un homme ! s'écria Luis avec sur- 
prise. 

— Très-bien; examinez-le et dites-moi si ce pied 
est celui d'un Indien, d'un chasseur ou d'un traitant? 

— Quant à cela, c'est impossible, père; tous les pieds* 
se ressemblent, Peaux-Routes cl chasseurs ne portons- 
nous pas la même chaussure ? 



200 LES BOIS-BRULES 



— C'est vrai, mais nous la portons autrement; la 
marche diffère; la conformation du pied n'est pas la 
môme; ceci est l'empreinte d'un Indien sur le 'sentier 
de la guerre. 

— Comment, sur le sentier de la guerre ? 

— Oui. Regardez un peu en arrière du talon, le sol 
semble balayé. 

— C'est vrai, père. 

— Ce sont les queues de loups que les grands Braves 
attachent à leurs mocksens qui ont laissé cette trace; 
elles se seront détachées et .auront traîne sur le sol ; 
maintenant regardez le pied, il est très en dedans; 
l'empreinte est plus visible au talon, parce que les In- 
diens posent toujours la pointe -du pied en premier; 
remarquez de plus comme le pouce est écarté des 
autres doigts, cela provient de la courroie qui retient 
la semelle du mocksen. 

' — Tout cela est vrai, je le vois, je le comprends. Oh! 
que de choses à apprendre encore ; c'est égal, j'y par- 
viendrai, j'en sais déjà plus maintenant qu'il y aune 
heure. 

— Tenez, Luis, regardez a travers l^s arbres. Voici 
le campement des Peaux-Rouges. 

— En effet, dit-il. 

— Tenez, voici encore ce qu'il vous faudrait apprendre- 

— Quoi donc, père? 

— A imiter lé cri des animaux et des oiseaux, c'est 
une langue dans le désert. Écoulez-moi bien' 

Il imita alors trois fois le cri de l'aigle gris avec une 



LE' SAUT DE l'ÊLAN ' 201 

telle perfection que bien que Luis fût prévenu, il s'y 
laissa prendre et leva machinalement la tête pour voir 
où était l'aigle qui venait de se faire entendre. 

Val en tin se mit à rire. 

Le môme cri fut immédiatement répété, et presque 
aussitôt le Couteau-Rouge et Anhimicki parurent. 

Lorsque les premiers compliments eurent été échan- 
gés^Valentin cl don Luis acceptèrent l'invitation des 
Chefs et allèrent avec eux s'asseoir autour du feu du 
conseil. 

Valentin accepta le calumet qui lui était présenté et 
commença à fumer. 

Au môme instant, du coté opposé du camp, le cri de 
l'aigle gris résonna à trois reprises différentes. 

Le Couteau-Rouge se leva, et suivi de Anhimicki, 
après avoir répondu au signal tous deux s'éloignèrent. 

Bientôt ils revinrent en compagnie du capitaine 
Griffilhs et du capitaine James Forsler. 

Lorsque tous les Chefs eurent pris place autour du 
feu du conseil, le Hachesto présenta au Couteau- 
Rouge le grand calumet chargé de morrichee ou tabac 
sacré. 

Le calumet fit deux fois le tour du cercle, puis le Ha- 
chesto recueillit la cendre du (abac, la jeta vers le ciel 
en se retournant vers le midi et en disant ; 

— Wacondah! inspire ta sagesse à tes enfants, le 
conseil-médecine est ouvert. 

Puis il se retira à distance, 

Le conseil commença, 



202 LES BOIS-BRULÉS 



La parole fut donnée au capitaine Griffiths, en sa 
qualité de commandant en chef. 

Le Bois-Brulé expliqua alors son plan, c'est-à-dire 
celui que Valentin lui avait inspiré la veille; il n'y 
changea pas un mot. 

Les Peaux-Rouges acceptèrent ce plan avec enthou- 
siasme. 

— Mainlenant, j'ai à vous annoncer deux bonnes 
nouvelles, continua Griffiths. Un chasspur blanc, arrivé 
cette nuit dans mon camp, m'a annoncé que les Peaux- 
Rouges de la colonie anglaise, alliés comme nous le 
sommes à des chasseurs blancs et à des Bois-Brûlés, 
ont surpris les troupes anglaises que le gouverneur de 
la Colombie envoyait à la rencontre du colonel sir 
Georges Elliot; ils leur ont infligé une si rude défaite 
que nous n'avons plus rien à redouter de ces troupes ; 
d'ici à longtemps ullesne pourront pas être en état de 
tenter une nouvelle expédition. 

— Nous en ferons autant ici, dit le Couteau-Rouge. 

— Cela ne fait pas de doute, appuya Valentin; avez- 
vous des renseignements sur la marche des Anglais? 

— Je me préparais à vous en donner, reprit Griffiths; 
ils sont campés à deux lieues d'ici ; ils se remettront en 
marche à dix heures pour traverser le défilé ; ils igno- 
rent le sort des troupes avec lesquelles ils veulent 
opérer leur jonction. 

— Très- bon, fit le Couteau-Rouge, 

— Le Wacondah protège ses enfants, ajouta Anhi- 
micki; il nous livre les Yankees. 



LE SAUT LE i/ÈLAN 203 



— 11 faut nous hâter de préparer l'embuscade, reprit 
le capitaine Griffnhs; la moitié de mes hommes sont 
déjà embusqués à l'entrée du défilé. 

'< — Moi, je me charge de garnir le côté gaucho du 
défilé, de construire et de garder la barricade, et de 
remplir les marais de tirailleurs* 

— Le Couleau-Rouge, avec ses guerriers, garnira le 
calé droit du défilé et mettra des tirailleurs dans les 
marais; ses guerriers sont venus à pied. 

— Anhimicki ira avec la moitié de ses cavaliers s'em- 
busquer auprès des Bois-Briilés à rentrée du défilé; 
l'autre moitié restera derrière la barricade avec les 
guerriers Bois-Bi ùlés du grand Chef. 

— Quel sera le signal de l'attaque ? demanda le Cher- 
cheur-de-Pistes. . , 

— Le cri de l'aigle gris trois fois répété, répondit le 
capitaine Griffiihs. 

— Mon frère le chef des Bois-Brûlés est un grand 
guerrier, dit le Couleau-Rouge; ses frères Indiens ap- 
prouvent son plan, il est très- bon ; ils obéiront ponc- 
tuellement à ses ordres pour vaincre les Yankees de 
l'autre côté de l'eau (1), et prendre beaucoup de che- 
velures ; tous les guerriers Peaux-Rouges sont les 
grands braves de leur nation; ils se rient de la mort; 
mes frères pales les verront combattre. 

— Nous connaissons la valeur des Peaux-Rouges et 

(i)'Le mot Yankee n'est qu'une altération du mot English, que 
les Indiens ne peuvent prononcer. Les Indicnsdu Canada nomment 
encore ainsi les Anglais. 



204 - LES BOIS-BRULES 



nous savons que nous pouvons compter sur eux. 

— Oaah! dit Anhimicki, nos frères pâles seront salis- 
faits ; ils-combattent pour conserver aux Peaux-Rouges 
les grands territoires de chasse; les Sachemsles aiment; 
ils leur seront alliés fidèles. 

Valentin Guillois se leva ; tous les autres chefs l'imi- 
tèrent. 
La conférence se trouva ainsi terminée, 

— Je vais rejoindre mes chasseurs, dit Valentin 
Guillois; le temps presse. 

— C'est sur vous surtout que je compte, mon ami, 
mon sauveur! dit le capitaine Griffiths à Valentin en lut 
serrant chaleureusement la main. 

. — Soyez tranquille, répondit en souriant le Cher- 
cbeur-de-Pistes, vous avez ma parole. 

— Je n'ai que peu dfe confiance dans les Indiens; je 
crains quelque trahison de leur part. 

— Vous avez tort, mon ami; ils se conduiront bien, 
je vous réponds d'eux; ils ont tout autant intérêt que 
nous au succès. Les Peaux-Rouges ne trahissent que 
ceux dont ils ont à se plaindre; ici le cas est tout diffé- 
rent; ils ont, au contraire, à se louer de nous; et, ne 
serait-ce que pour moi en qui ils ont pleine confiance 
et qu'ils aiment, ils feront leur devoir. 

— Enfin, a la grâce de Dieu! D'ailleurs, nos deux 
troupes réunies suffiraient, au besoin, pour battre ces 
maudits habits rouges. • 

— Oui, mais non pas pour les détruire; qu'y a-t-iî 
de vrai dans la nouvelle que vous avez donnée au con- 



LE SALÎT DE i/ÉLAN 205 



fiûil à propos des Indiens de la Colombie anglaise? 

— Elle est de pure invention ; j'ai pensé qu'elle stinui- 
lerait nos alliés. 

— Vous avez eu raison ; la défaite du colonel Elliot 
empochera, soyez-en certain, la venue de ces renforls 
qui, la colonne détruite, seraient sans objet. 

— Je le pense comme vous ; bon courage ! 

— Bon espoir! 

Ils se séparèrent alors. Chacun se hâta de rejoindre son 
détachement, afin de préparer l'embuscade dans laquelle 
devait se prendre la malheureuse colonne anglaise. 

Le brouillard était dans toute sa force; il était impos- 
sible de rien distinguer à quatre pas de soi; cette obs- 
curité était très-avantageuse pour les confédérés; elle 
leur permettait d'opérer leurs mouvements avec la plus 
grande sûreté. 

Pour ces hommes accoutumés à se diriger, non avec 
les yeux, mais presque avec le flair et certainement 
avec l'instinct infaillible des sauvages habitants des 
solitudes, le brouillard était bien plutôt un auxiliaire 
utile qu'un empêchement. 

Après avoir embusqué une centaine de ses chasseurs 
sur toute la longueur de la partie gauche du défilé, Va- 
len.tin Guillois était descendu dans la plaine. 

11 avait d'avance choisi l'endroit où la barricade de- 
vait s'élever; c'était à portée de fusil de la sortie du 
défilé, à l'endroit où la chaussée était rendue très- 
étroite par l'envahissement progressif des marécages 
qui la minaient des doux cotés. 



206 LES BOIS-BRTJLÉS 



Vingt-cinq chasseurs furent chargés de creuser une 
tranchée profonde et large de plus de cinq mètres, tra- 
vail auquel ils se livrèrent avec une si grande ardeur 
qu'en moins d'une heure et demie cette chaussée fut 
creusée et envahie par l'eau, tandis que la terre battue 
à mesure formait un mur épais et solide consolidé en- 
core par des abatis considérables d'arbres, enchevêtrés 
de telle sorte que les chasseurs, embusqués derrière, 
étaient complètement invisibles et pouvaient tirer à leur 
aise et presque sans coup férir. 

A droite et à gauche de la barricade se trouvait un 
sentier qui, après maints détours, allait rejoindre la 
chaussée à portée de pistolet de la sortie du défilé; 
sur chacun de ces sentiers, mais invisibles, furent em- 
busqués des cavaliers Bois-Brûlés et Peaux-Rouges; 
puis cinquante chasseurs commandés par le Castor, 
Pawlet et Mortier, et cent Peaux- Rouges allèrent s'em- 
busquer silencieusement à droite et à gauche dans les 
marécages. Les chasseurs placés dans le défilé étaient 
commandés par Navaja, Johnson, Tom Trick, Jansen 
et Leemann. 

Valentin Guillois avait conservé avec lui, à la barri- 
cade, les deux escouades commandées par Belhumeur 
et Luis, son fils adoptif, sur lequel il voulait veiller, 
afin de voir quelle contenance il ferait à cette première 
affaire. 

La chaussée formait denombreux coudes, de sorte que 
non-seulement elle était invisible de la sortie du défilé, 
mais qu'il fallait être presque dessus pour Ta percevoir. 



LE SAUT DE LËLAN . 207 



Valentin était convenu avec les tirailleurs du maré- 
cage d'un signal pour les avertir quand ils devraient 
commencer le feu. 

Ce signal était le cri du Vautour fauve, répété trois 
fois. 

A dix heures du matin, tous les préparatifs étaipnl 
terminés, toutes les mesures prises. 

Vers dix heures et demie, le brouillard, enlevé par 
une rafale de vent, disparut comme un rideau de théâtre 
et démasqua le splcndide paysage de la plaine déjà tout 
ensoleillée. 

Rien ne paraissait; tout semblait désert; un calme 
profond régnait sur cette majestueuse solitude, où tant 
d'hommes inconnus les uns aux autres, se préparaient 
à s'égorger avec une rage féroce, pour des intérêts mal 
définis; et dont un grand nombre d'entre eux ne com- 
prenaient môme pas la valeur. 

En ce moment un Peau -Rouge parut. 

— Eh bien? lui demanda A'alentin. 

— Les Yankees approchent; ils marchent fiers, calmes 
et résolus, répondit l'Indien. 

— Se douteraient-ils de quelque chose? demanda vi- 
vement Valentin. Où sont-ils? 

o 

— Leur avant-garde n'est plus qu'à deux porlées de 
fusil du défilé* 

— C'est bien; que mon frère retourne vers ceux qui 
l'ont envoyé; nous sommes prêts. 

— Hugh ! dit l'Indien en grimaçant un sourire* 
Et il disparut. 



2Ô8 " LES BOIS-BRULES 



Un peu en arrière de la barricade, Valentin Guillois 
avait fait conserver une de ces remises dont nous 
avons parlé plus haut. Cette remise était composée 
d'une quantité d'arbres énormes et d'une très-grande 
hauteur. 

Sur un geste du Chercheur-de-Pistes, cinq ou six 
hommes jetèrent leur fusil en bandoulière et s'élan- 
cèrent sur ces arbres, au milieu desquels ils ne tardèrent 
pas à disparaître. 

Ces chasseurs devaient à la fois servir de vedettes 
pour annoncer rapproche de l'ennemi et de tirailleurs. 

Valentin fit la visite de la barricade afin de s'assurer 
que tout était en ordre et chacun à son poste; puis il 
revint au centre delà barricade où se trouvaient Bel- 
humeur et Luis. 

Il jeta un regard à la dérobée sur son fils adoptif. 

Le jeune homme se tenait appuyé sur son fusil; il 
était un peu pâle, mais calme et résolu. 

— Eh bien! mon enfant? lui demanda-t-il affectueu- 
sement; l'action ne va pas tarder à s'engager, comment 
vous trouvez-vous? 

— Assez bien, mon père; j'éprouve, je vous l'avoue, 
une certaine émotion, une inquiétude nerveuse que je 
ne puis m'expliquer, mais cela se passera. 

— Nous avons tous éprouvé la môme chose à notre 
première affaire; dit Valentin en souriant. 

— Buvez un coup de vieille eau-de-vie de France; cela 
vous remettra, jeune homme, dit gaiement Belhumeur; 
dans dix minutes vous n'y penserez plus* 



LE SAUT DE i/ÉLAN ' 209 



— Non pas, je ne veux pas me donner un courage 
factice! répondit-il en souriant; je me crois brave, je 
vais bientôt savoir à quoi m'en tenir; cette émotion 
n'est que l'instinct de la conservation que Dieu a mis 
dans le cœur de l'homme qui s'éveille en moi ; mais la 
volonté, je l'espère, domptera bientôt cette révolte de 
la nature, et le premier moment passé, je ferai mon 
devoir, je le crois* 

— Bien répondu, mon enfant, vous vous supposez 
brave, votre raisonnement me prouve que vous Têtes 
réellement; tous nous avons tressailli la première fois 
que nousavons vu le feu ; cependant nous nepasson s 
pas aujourd'hui pour des poltrons. 

— J'affirme que Luis est brave et que bientôt il nous 
le prouvera; dit Belhumeuren riant. 

— Merci, mon ami ; répondit le jeune homme en lui 
tendant la main ; j'essayerai de ne pas vous faire 
mentir. 

En ce moment le cri de l'Aigle gris se fit entendre 
strident et prolongé. 

— Bravo ! s'écria Belhumeur, sa main n'a pas tremblé 
dans la mienne. A la bonne heure, tout est dit main- 
tenant! 

Cependant le combat était vigoureusement engagé 
dans le défilé; la fusillade crépitait sans interruption; 
par instant elle semblait se rapprocher. 

De temps en temps on entendait résonner comme un 
cri de défi le hurrah des soldats anglais. 

Toula coup éclata comme un coup de tonnerre le 



210 LES BOIS-BRU LÉS 



cri de guerre des Peaux-Rouges; la fusillade devint 
plus intense, des clameurs terribles s'y mêlaient par 
intervalles: cris de douleur, de colère et de triomphe. 

Sir Georges Elliot était un vaillant soldat ; ce n'était 
qu'à contre-cœur qu'il s'était hasardé dans le défilé, et 
contraint par la nécessité; il n'y avait pas d'autre 
passage. 

Il n'y avait pénétré avec sa colonne qu'après l'avoir 
fait reconnaître avec le plus grand soin parseséclai- 
rcurs ; le rapport de ceux-ci fut qu'il n'existait aucun 
danger, que le défilé était désert; qu'il n'existait au- 
cune embuscade. 

D'ailleurs cette embuscade, qui l'aurait tendue? 
t Sir Georges Elliot savait, ou plutôt croyait savoir, que 
le seul détachement que les confédérés possédaient 
dans cette région, était celui du capitaine John Griffilhs, 
fort de deux cents hommes au plus. 

Le colonel anglais ne pouvait supposer que le ca- 
pitaine Griffilhs fût assez fou pour oser avec un aussi 
faible contingent, attaquer une colonne de troupes 
réglées, forte de six cents hommes. 
. Use décida donc à continuer sa route. 

Tout alla bien d'abord ; les Anglais étaient parvenus 
presque à la moitié du défilé sans que rien de suspect 
vînt éveiller leurs soupçons; ils se considéraient déjà 
comme hors de danger, lorsque tout à coup, à un 
signal donné, sans qu'ils vissent paraître personne, 
une fusillade terrible éclata de tous les côtés à la fois. 

La colonne s'arrôtapour faire face à l'ennemi; un 



LE SAUT DE i/ÉLAN 211 



instant la pensée lai vint de retourner sur ses pas; 
mais déjà l'avant-garde de la colonne débouchait dans 
la plaine; il n'était pas possible de l'abandonner. 

Le colonel brandit son épée, se mit à la tête de sa 
troupe, cria : en avant! et la colonne s'élança à toute 
bride à la suite de son chef. 

Ce fut en ce moment que les Peaux-Rouges jetèrent 
leur terrible cri de guerre, et que, Indiens et Bois- 
Brûlés poussèrent une charge h fond sur les derrières 
de la colonne. 

Les cavaliers anglais passaient littéralement entre 
deux murs de feu. 

Ils étaient fusillés à bout portant, sans riposte 
possible. 

Enfin ils débouchèrent sur la chaussée. . 

Ils respirèrent, ils se croyaient sauvés ! 

Ils étaient perdus! 

Ce que Valentin avait prévu arriva; les Anglais vou- 
lurent débusquerles tirailleurs qui les visaient de der- 
rière les buissons; ils roulèrent dans les marécages ! 

La lutte devint horrible; les Anglais enveloppés de 
toutes parts étaient venus se briser contre la bar- 
ricade. 

Ils se sentaient perdus; ils combattaient avec toute 
l'énergie du désespoir; aucun d'eux ne songeait à de- 
mander quartier. 

Les cent ou cent cinquante survivants de la colonne, 
retranchés derrière les cadavres de leurs chevaux égor- 
gés, continuaient une lutte héroïque qui ne pouvait se 



212 LES BOIS-IÎRULÉS 



■Utaa^rii 



terminer que par leur mort; ils résistaient à toutes les 
attaques, muets, sombres et calmes comme des hommes 
qui ont fait bravement le sacrifice de leur vie et qui, 
certains de mourir, sont décidésà résister jusqu'au bout. 
. Tout à coup, Valentin Guillois, saisi d'horreur et 
de pitié pour une si sublime résolution, s'élança, suivi 
de Luis, en criant d'une voix qui fut entendue de tous ; 

— Arrêtez! cessez de tirer! 

Les chasseurs, les Bois-Brûlés et les Peaux-Rouges 
obéirent; tant il y avait d'autorité dans la voix de cet 
homme pour lequel ils professaient tous un si profond 
respect, et auquel ils savaient qu'ils devaient celte 
éclatante victoire. 

Valentin Guillois s'avança alors vers les Anglais, son 
fils adoptif l'accompagnait; tous deux étaient sans 
armes. 

Lorsqu'ils eurent atteint le rempart de chevaux.et de 
cadavres empilés, ils s'arrêtèrent. 

— Que demandez-vous? dit le Colonel en baissant 
son épée. 

— Nous venons vous offrir la vie. 

— Nous ne la demandons pas ! répondit fièrement le 
Colonel ; nous voulons mourir ! 

— Nous voulons mourir ! répétèrent les soldats 
comme un sombre écho. 

— C'est de la folie. Écoulez au moins mes proposi- 
tions. 

— Nous n'écouterons rien! répondit froidement le 
Colonel; vous nous avez lâchement surpris. Vous avez 



LE SAUT DE L'ÉLAN 213 



assassiné nos camarades ; nous tomberons tous ici jus* 
qu'au dernier, mais en les vengeant ! 

— Vengeance ! s'écrièrent les soldats. 

— Écoutez-moi, au nom du ciel! s'écria Valentin 
avec insistance ; je vous offre la vie sauve, la liberté. 

— Retirez-vous; nous ne croyons ni à vos paroles, ni 
à vos promesses ; nous voulons mourir* Arrière f 

Et il leva son épée. 

Ce mouvement tout machinal fut interprété par les 
soldats anglais, qui s'y trompèrent, comme un ordre de 
recommencer le combat. 

Une décharge éclata. 

Luis se je.ta résolument devant Valentin, qu'il cou- 
vrit de son corps. 

Il tomba frappé d'une balle destinée au chasseur. 

A celte agression subite, qui fut considérée comme 
une trahison, le combat recommença avec un acharne- 
ment sans égal de la part des confédérés, et une résolu* 
tion opiniâtre de celle des Anglais. 

Le premier mouvement de Valentin fut de relever le 
jeune homme. 

Soudain il poussa un cri de joie : Luis se relevait 
seul; il était pâle comme un suaire, mais sans blessure* 

La balle avait frappé de biais sur la plaque en cuivre 
du ceinturon du jeune homme, elle n'avait pu pénétrer. 
La commotion qu'il avait reçue l'avait renversé évanoui, 
ne respirant plus; mais quelques minutes avaient suffi 
pour le faire revenir à lui, heureux d'avoir sauvé la vie 
de son père adoptif. 



214 LES BOIS-BRULES 



Cependant les Anglais, pressés de toutes parts, tom- 
baient les uns après les autres comme les épis mûrs 
sous la faux du moissonneur. 

Ce n'était déjà plus un combat, mais un carnage, un 
massacre, une horrible boucherie. 

Tout à coup, Luis aperçut le Colonel à demi ren- 
versé et se défendant avec désespoir contre quatre Bois- 
Brûlés ou chasseurs, qui l'attaquaient à la fois. 

— Oh! je le sauverai! s'écria-t-il. 

Et, bondissant comme un tigre au milieu de la mê- 
lée, il s'élança vers le Colonel, et repoussant les assail- 
lants : 

. — Prisonnier à moi! s'écria- t-il en l'enlaçant dans 
ses bras, 

— Arrière ! cria Valentin, qui l'avait suivi. 

Les assaillants s'éloignèrent à la recherche d'autres 
victimes. 

Le Colonel jeta un regard triste autour de lui. 

Tous ses compagnons avaient succombé, seul il res- 
tait debout : il n'était plus entouré que de cadavres. 

Il secoua la tête avec désespoir. 

— Mes pauvres soldats! mes pauvres enfants! mur- 
mura- t-il en étouffant un sanglot. 

— Venez, venez donc, monsieur ! lui dit Luis en es- 
sayant de l'entraîner, afin de le soustraire à l'affreux 
spectacle qu'il avait sous les yeux. 

— Je vous remercie, généreux jeune homme; dit le 
Colonel en le repoussant doucement, et vous aussi , 
brave chasseur, ajouta-t-il en s'adressant à Valentin, je 



LE SAUT DE i/ÉLÀN • 215 



vous remercie du dévouement que vous me témoignez; 
mais il esl inutile. Regardez autour de vous : tous mes 
braves compagnons sont étendus là, autour de moi, 
morts, impitoyablementmassacrés. Je reste seul» je ne 
veux pas leur survivre. Adieu, et encore une fois, 
merci. 

Et avant que les deuxhommes eussent eu le temps de 
l'en empêcher, le Colonel saisit un pistolet accroché à 
sa ceinture, le leva jusqu'à son front, lâcha la détente 
et roula sur le sol, le crâne fracassé, en murmurant ce 
dernier mot : 

— Dieu ! 

Valentin et Luis furent épouvantés de cette horrible 
catastrophe; ils se hâtèrent de s'éloigner. 

La \icloire des confédérés était complète; la colonne 
du Colonel George Elliot étaitanéantie. 

De plus, un riche convoi de vivres et de munitions 
était tombé entre leurs mains. 

Les Peaux-Rouges n'avaient pas réussi à faire un 
seul prisonnier; ils s'en dédommagèrent en scalpant 
impitoyablement les cadavres. 

Seul le Colonel, grâce à Luis, qui se hâta de l'enter- 
rer, aidé par Belhumeur, échappa à cette suprême in- 
jure. 

Par les soins de Valentin, la sépulture fut donnée à 
toutes les victimes de cette effroyable hécatombe hu- 
maine. 

Grâce aux excellentes mesures qui avaient été prises, 
les pertes des confédérés furent presque nulles* 



216. LES UOIS-BRULÉS 



Entre morts et blessés, ils perdirent à peine trente 
hommes. 

Comme toujours en. pareille circonstance, les Peaux- 
Rouges furent les plus éprouvés. 

Les confédérés campèrent sur le champ de bataille. 

Le lendemain ils se séparèrent. 

Les Peaux-Rouges s'éloignèrent pour se rendre sur 
leurs territoires de chasse, aussitôt après le partage du 
butin. 

James Forster, à la tôle de trois cents hommes, se di- 
rigea du côté où les troupes de la Colombie devaient ve- 
nir; il était porteur d'instructions secrètes que Griffiths 
lui avait confiées. 

Valentin envoya à la grotte du Voladero de l'Ours 
gris cinquante hommes commandés par le Castor, au- 
quel Valentin fit des recommandations particulières. 

Puis John Griffiths et Valentin Guillois, confondant 
leurs deux troupes, prirent de compagnie la direction 
du Saut-dc-l'ÉIan, sur la rivière Jourdan. 

Il va sans dire que Luis accompagnait son père 
adoplif. 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 217 



XI 



A CHACUN SELON SES ŒUVRES 



Dix jours s'étaient écoulés. 

Les chasseurs campaient maintenant dans une posi- 
tion délicieuse, au milieu d'une campagne pittoresque, 
sur la rive gauche de la rivière Jourdan, au lieu nommé 
le Saut de l'Élan; 

Près d'eux, à une demi-portée de fusil environ, s'é- 
levait le camp des Bois-Brulés du capitaine Griffiths, 

Et de l'autre côté de la rivière, comme formant le 
sommet du triangle, se dressaient les tentes d'un déta- 
chement assez considérable de Mormons, 

Bien des événements s'étaient passés pendant ces dix 
jours. 

Nous allons les analyser en peu de mots. 

+ 

Quelques heures après le départ de Valentin Guillois 
pour aller rejoindre les confédérés, don Gregorio Pe- 

iii 13 



218 LES BOIS-BRULES 

ralta avait conduit doîia Rosario à l'écart, et avait en avec 
elle une longue conversation; 

Cette conversation avait fort ému la jeune fille ; elle 
avait beaucoup pleuré en écoutant don Gregorio, qui es- 
sayait vainement de la consoler, et elle s'était retirée en 
disant à don Gregorio d'une voix entrecoupée par les 
sanglots qui lui brisaient la poitrine - 

— J'obéirai à mon père ; mais j'en mourrai. 

Don Gregorio l'avait suivi des yeux d un air pensif, 
tandis qu'elle s'éloignait chancelante, et le visage inondé 
de larmes. 

— Me serais-je trompé? murïnùrà-t-il, etferai-je réel- 
lement son malheur en croyant la rendre heureuse, en 
la priant d'obéir à la dernière volonté de son père? 

Curumilla s'était alors approché de lui, et lui posant 
la main sur l'épaule. 

—Pourquoi laTête-Grise a-t-il fait pleurer le Lis Rose, 
lui dit-il; Valentin triste de" la douleur de la jeune 
fille; laisser le Chercheur-de-Pistes parler, lui seulcon- 
naître la pensée de son frère Luis; la Tête-Grise a eu 
tort. 

Don Gregorio baissa la tête sans répondre ; le doute 
entrait dans son cœur. 

Le soir, un peu avant le coucher du soleil, Èenitb Ra- 
mirez arriva à la grotte en compagnie des dix Bois-Brû- 
lés; ils avaient réussi à s'emparer du capitaine Kild, 
qu'ils amenaient garrotté et ficelé comme une carotte 
de tabac. 

Le bandit avait opposé une vigoureuse résistance ; ce 



LE SAUT DE. L*ELAN 21 9" 



n'était 'qu'avec une difficulté extrême, que Ton avait 
réussi à s'emparer de lui. 

Don Gregorio fit part aux Bois-Brûlés de Tordre de^ 
Griffiths. 

Le Lingot avait réussi à échapper à toutes les pour- 
suites. 

.Benito Ramirez avait demandé à don Gregorio laper- 
mission de saluer la jeune fille. 

Celle-ci, avertie, était venue à sa rencontre; mais elle^ 
était si pâle et si défaite, un sourire si triste se jouait 
sur ses lèvres décolorées, que le chasseur avait été épou- 
vanté. 

— Mon Dieu l s'écria-t-il en l'apercevant et s'élançant 
vers elle pour la soutenir dans ses bras, tant elle sem- 
blait faible et chancelante; mon Dieu! que se passe-t-il 
donc? quel nouveau malheur vous a frappé? 

— Un malheur terrible! répondit-elle en essayant 
vainement de retenir ses larmes ; oubliez-moi, Oclavio. 

— Vous oublier, moi! s'écria-t-il avec force; c'est 
impossible ! 

— Oubliez-moi, reprit- elle défaillante; il le faut! Nous- 
sommes séparés à jamais; et elle tomba. à demi pâmée 
entre les bras de Curumilla qui remporta aussitôt. 

— Oh! mon Dieu! s'écria le jeune homme d'une voix 
navrée, que signifie cela? je suis fou I c'est impossible !. 
Oh! je veux savoir! 

Et il s'élança; mais Curumilln l'arrêta, et le ramenant 
doucement en arrière : 

— Courage! lui dit-il, soyez homme. 



220 LES BOIS-BRULÉS 



— Du courage, murmura le jeune homme qui s'était 
laissé tomber sur un amas de fourrures et pleurait le 
visage caché dans les mains; du courage! j'ai le cœur 
brise, 

— Oui, du courage ! reprit le chef avec force ; espé- 
rez, Curumilla vous dit; Valentin rien savoir; espérez, 
je vous dis. 

En ce moment, Blue-Dewil, qui avait assisté de loin à 
cette scène, s'approcha de don Gregorio. 

— Vous avez eu tort de ne pas consulter Valentin 
Guillois avant d'agir comme vous l'avez fait, lui dit-il 
rudement. 

— Peut-être ! murmura tristement le Chacarero. 

— Est-ce ainsi que vous aimez dona Rosario ? ne voyez- 
vous pas que ces deux jeunes gens s'aiment; vous les tuez, 

— Moi ! s'écria-t-il, vous voulez m'effrayer? cela ne 
peut être ! 

— Je vous dis que vous les tuez, reprit-il plus rude- 
ment encore. 

— Valentin aime le Lis-Rosé comme sa. fille; il ne 
pardonnera pas à la Tête-Grise le mal qu'il lui a fait, dit 
Curumilla. 

— Il vous maudira, ajouta Bludewil. 

— Cela ne sera pas, je veux qu'elle soit heureuse. 

— En l'enlevant à celui qu'elle aime ? fit Blue-Dewil 
avec ironie. 

— Mais la volonté de son père? 

— Son père voulait son bonheur, non sa mort; elle 
mourra, si elle n'épouse pas celui qu'elle aime. 



LE SAUT DE L ELAN 221 

— Ah ! c'est ainsi ! s'écria-t-il en prenant une résolu- 
tion soudaine; eh bien, si elle meurt, vive Bios! ce, ne 
sera pas moi qui l'aurai tuée* 

Et il se précipita comme un fou dans la grotte où 
doîia Rosario s'était réfugiée. 
Son absence fut assez longue. 

— Eh bien? lui demanda Bïue-Dewil lorsqu'il re- 
parut. 

— Eh bien, elle est beaucoup mieux, elle est plus 
calme ; je lui ai dit d'espérer. 

— Vous auriez mieux fait de ne rien lui dire du tout, 
elle serait encore heureuse et tranquille; n'a-t-elle donc 
pas assez souffert? 

— Pauvre enfant! s'écria don Gregorio en se frappant 
le front, décidément je suis un niais. 

— Peut-être non, fit Blue-Dewil avec ironie; mais vous 
avez oublié de réfléchir. 

— C'est vrai, c'est vrai; j'ai eu tort, dit-il avec convic- 
tion* 

Cependant, grâce au changement de front opéré par 
don Gregorio, aux consolations de Curumilla et de Blue- 
Dewil, la douleur des deux jeunes gens se calma un peu; 
et l'espoir, cette panacée divine, rentra dans leurs cœurs. 

Ils espéraient, parce que tous deux avaient apprécié 
le grand et noble caractère de Valentin Guillois, qu'ils 
étaient aimés de lui et qu'ils avaient foi dans son im- 
mense bonté. 

Et pourtant ils étaient tristes ; le doute existait en- 
core en germe 'au fond de leur cœur* 



222 LES BOIS -BRULES 



Avec cet égoïsme cruel de l'amour qui rapporte tout 
à soi-même, ils ne se demandaient pas si leur bonheur 
jie briserai! pas à jamais celui de Valentin, cet homme 
auquel ils devaient tout ! 

Ils ne songeaient qu'à leur amour, cet amour dont 
•dépendait leur existence, et qu'à tout prix ils voulaient 
voir récompensé. 

Le troisième jour après le départ de Valentin. Guil- 
lois, un peu après le lever du soleil, les chasseurs corn- 
mandés par le Castor arrivèrent à la grotte. 

Leur arrivée causa une joie générale. 

Le Castor raconta ce qui s'était passé. 

Dona Rosario se sentit heureuse en apprenant la 
noble conduite de son frère, et comment il n'avait pas 
îhésité à risquer sa vie pour sauver celle de Valentin 
Guillois, 

Le Castor arrivait chargé des instructions de Valentin 
-GuilJois. 

Ces instructions portaient que le Castor ferait recon- 
duire à Fort-Snelling les pauvres femmes et les enfants 
<qu'il avait sauvés des mains du capitaine Kild. 

Deux cents dollars seraient .comptés à chacune .de ces 
malheureuses pour subvenir à leurs premiers besoins, 
>cent à chacun des enfants ; de plus, les ex-prisonnières 
seraient recommandées aux autorités de la ville, avec 
prière de les rendre à leurs familles. 

Une escorte de quinze chasseurs devait les accompa- 
gner jusqu'à Fort-Snelling. 

Cette escorte était faible à la vérité, "mais elle était 



y * 



LE SAJJT DE L ELAN 223 



suffisante ; l'alliance contractée par le Chercheur de 
pistes avec les Peaux-Rouges mettait les voyageurs à 
l'abri de toute insulte. 

D'après le conseil de Gurumilla, en <qui il avait la 
plus grande confiance, don Octavio Vargas, ou Benito 
Ramirez, comme il plaira au lecteur de le nommer, 
«consentit à prendre le commandement^de cette escorte. 

Le Castor lui remit alors deux lettres. 

La première était adressée au banquier du Coureur 
des bois, la seconde au gouverneur du Fort-Snelling. 

La joie des prisonnières fut immense lorsqu'elles appri- 
rent qu'elles allaient enfin être rçndues à leurs familles. 

Mais elles regrettaient de quitter la grptte sans qtfii 
leur fût possible d'exprimer à leur sauveur toute la re- 
connaissance qu'elles éprouvaient pour sa ;génére$ise 
conduite envers relies . 

C'était par .excès de délicatesse,, et pour se soustraire 
à l'expression de cette reconnaissance, qu'au lieu ;de 
♦revenir ;au Voladero de l'Ours gris, le Chercheur :de 
Pistes s'était immédiatement dirigé vers le rendez-vous 
général du Saut de l'Élan. 

.Don Octavio et dona Rosario eurent une longue *et 
touchante conversation en présence de don Gregorio 
Peralta. Leurs adieux furent tristes et surtout péni*- 
toles ; cependant ils fS^ résignèrent, en se promettant de 
se revoir bientôt au Saut de l'Élan, <où, selon toutes 
probabilités, ce long et .terrible tdrame devait avoir son 
dénouement. 

Le lendemain, au lever du soleil, don îBenito Raini- 



224 LES BOIS-BRULÉS 



rez se mit en route; il avait hâte de partir afin d'être 
plus tôt de retour. 

Deux heures après son départ, Curumilla, qui avait 
longuement causé à part avec le Castor, se mettait sur 
la piste du jeune homme, emmenant avec lui quatre 
chasseurs déterminés. 

Comme toujours, Curumilla commençait une expédi- 
tion dont seul il avait le secret. 

Le Castor et ses compagnons se préparèrent alors à 
abandonner le Voladero de l'Ours gris. 

Les préparatifs furent assez longs; ils avaient de 
nombreux bagages à ejnporter. Heureusement les che- 
vaux ne manquaient pas. 

Les chasseurs, en partant pour leur expédition T 
avaient laissé leurs chevaux au Voladero. 

Enfin, quarante-huit heures après le départ de Be- 
nito Ramirez, le matin, vers huit heures, tous les che- 
vaux, chargés des bagages, furent réunis en manada. 

Les chasseurs se mirent en selle sur les montures 
qu'ils s'étaient réservées, et, après avoir déposé dans des 
grottes secrètes, et inabordables pour tous autres que 
les initiés, les objets précieux qu'ils n'avaient pas reçu 
Tordre d'emporter; après avoir placé les prisonniers 
sous bonne et sûre escorte, le Castor donna Tordre du 
départ, et les chasseurs abandonnèrent définitivement 
le Voladero de TOurs gris, qui demeura désert. 

Les deux premiers jours du voyage s'accomplirent 
sans incident digne de remarque ; il n'en fut pas de 
même du troisième. 



S ' 



LE SAUT DE L ELAN 225 



Deux heures environ avant la balte de nuit, au mo- 
ment où les voyageurs traversaient un passage assez 
dangereux, et qu'il s'était produit un encombrement 
parmi les chevaux, dont avait résulté un certain 
désordre, plusieurs coups de feu éclatèrent à l'impro- 
viste, tirés par des ennemis invisibles sur les chasseurs, 
assez empêchés; et qui s'occupaient à rétablir Tordre 
au milieu des animaux effarés. 

Au même instant, une espèce de démon, s'élançant 
de derrière un rocher, s'élança par un bond de tigre, 
renversant tout ce qui lui faisait obstacle; et, se ruant 
sur dona Rosario, que son cheval, blessé d'une balle à 
la tête, avait désarçonnée, il saisit la jeune fille, et, l'en- 
levant dans ses bras puissants avec un rugissement de 
bête fauve, il s'enfuit, l'emportant sur son épaule. 

Mais il n'alla pas loin. 

Deux hommes s'étaient lancés à sa poursuite, le Pe- 
lon, et Curumilla qui venait d'apparaître subitement. 

Le Pelon attaqua bravement le brigand en face; ce- 
lui-ci, brandissant son fusil par le canon, en asséna un 
coup terrible au jeune homme, qui se jeta vivement de 
côté, sans pouvoir cependant éviter complètement le 
coup terrible qui lui était adressé ; mais, en tombant, 
le jeune homme lança son couteau avec une telle force 
et une telle adresse au bandit, que la lame tout entière 
disparut dans sa poitrine. 

Le misérable, qui n'était autre que Lingot, poussa un 
rugissement de tigre. 
k — Ah ! je t'écraserai, vermine! s*écria-t-il avec rage. 

13. 



■226 LES BOIS-BRULES 



lEt il brandit sa redoutable massue au-dessus de sa 
tête. 

C'en était fait du Pelon, renversé et à demi évanoui* 

Tout h coup, Lingot se sentit saisi parles cheveux; 
sa tète fut violemment tirée en arrière. Il laissa échap- 
per dona Rosario, qui roula sur le sol; et, malgré une 
'résistance désespérée, il tomba sur les genoux. 

Alors ses yeux, agrandis par la terreur, aperçurent le 
Tisage implacable de Curumilla. 

Le Chef, tout en tenant de la main gauche la tête du 
'bandit, violemment renversée en arrière, brandissait de 
Ja main droite son terrible couteau à scalper, tandis 
<que son genou pesait lourdement sur ses reins. 

— Je suis perdu 1 murmura le bandit avec épou- 
vante. 

— Meurs, chien! lui cria le Chef d'une voix stri- 
dente. 

Et, lui donnant une forte secousse avec les genoux, 
•en même temps qu'il tirait fortement les cheveux qu'il 
avait empoignés , il lui enleva la chevelure d'un seul 
«coup; puis il le repoussa dédaigneusement du pied. 

Mais<ee n'était pas tout; l'implacable Chef, contrai- 
gnant le bandit râlant, aveuglé par le sang qui coulait à 
flots sur son visage, et presque à demi-mort, à'se réle- 
Ter, le fît marcher, chancelant et tombant à chaque 
pas, jusque sous le bouquet d'arbres où ses complices, 
-après avoir été tués , avaient été pendus par les chas- 
seurs. 

— Tu vas être pendu, toi aussi, M dit le Chef -arec 



» ± 



LE 'SAUT -DE -L>ELAN 227 



-une voix si menaçante, que le 'bandit se sentit frémir. 

Une:corde lui fut passée sous les >bras r et, au bout de 
quelques secondes, il se trouva -enlevé h unefhauteur 
considérable, vBt Ûottaiit dans l!air. 

«■'ï!uez.-moi, ^par pitié*! tuez-moi! hurlait le bandit. 

— Non, .dit durement le Chef; »tu as été sans .pitié 
pour tous,, ion sera sans .pitié .pour ttoi ! Souffre «jusque 
€e qu'il .plaise à la mort de te .prendre. 

:Sur iun geste péremptoire <du*Chef indien, les chas- 
seurs, .attérés-de cette effroyable justice, se 'hâtèrent de 
s'éloigner. 

Le Lingot se tordit ;dans des douleurs horribles Tpen- 
dant ^plusieurs heures. Ce ne fut que le lendemain, *au 
lever. du jour, iqueEieu eut pitié de lui, .et qu'il «rendit 
Tâme t en .proférant mx dernier blasphème -; :mo.ura&t 
sans <se repentir^de ^sesxrimes, comme une brutetim- 
monde. 

En;arriyant:à la jhalte, Xorsque les *cha$seurs déchar- 
gèrent îles Chevaux, ils ^s'aperçurent que v Brown .était 
mort. 

Une ;baUeisoiîtie sans tdoute du ifusil de d'un .de ses 
-camarades, . ou, -pour mieux dire, complice, et dirigée 
par le ftasard, qui est le psQudonyme.de la providence, 
l'avait tué roide. 

Il jfut jeté 4ans un trou recouvert de /terre, et itout ïut 
«dit. 

Grâce au 'dévouement du tPêlon, dôfia JEtosario >qn 
avait été quitte pour la peur>quelui avait îfait éprouver 
la ^brutale attaque du 'Lingot. 



228 LES BOIS-BRULÉS 



Revenue à elle, la jeune fille se hâta de prodiguer 
les soins les plus affectueux au jeune homme, heureux 
de lui avoir prouvé son dévouement, et dont la blessure 
quoique grave, n'était cependant pas dangereuse. 

Une heure plus tard, le Chef, froid et calme comme 
à son habitude, avait rejoint le campement avec les 
quatre chasseurs qu'il avait amenés avec lui. 

Curumilla avait appris que le Lingot, après avoir 
réussi à récolter, on ne sait où, quatre ou cinq miséra- 
bles de sa trempe* avait réussi à tenter une attaque dés- 
espérée pour s'emparer de Rosario, pour se venger sur 
elle ou, au besoin, s'en faire un otage précieux. 

Le Chef s'était lancé sur ses traces, mais, trompé par 
une fausse piste, il avait failli arriver trop tard, ce qui 
aurait amené d'irréparables malheurs ; le dévouement 
du Pelon lui avait permis heureusement d'atteindre le 
bandit, qui, sans cela, se serait probablement échappé 
avec sa proie; grâce au désordre qui régnait parmi les 
chasseurs, que cette attaque imprévue avait frappés de 
stupeur. 

Trois jours plus tard, les chasseurs atteignirent, mais 
cette fois sans aucun autre incident fâcheux, le Saut 
de TÉlan, où, depuis trois jours déjà, Valentin Gruillois 
était campé. 

Grâce à la courtoisie de John G-riffiths, qui avait 
offert au Chercheur de Pistes la hutte,^ qu'à une autre 
époque il avait fait construire pour dona Dolorès de 
Castelar, et que la jeune femme avait même habitée 
pendant quelques jours, Dona Rosario trouva à son ar- 



9* 



LE SAUT DE L ELAN 229 



rivée un logement des plus confortables prêt à la rece- 
voir ; rien n'y manquait* 

On sait avec quel soin John Griffiths avait veillé à 
son installation ; les maisons de New- York ou de la 
Nouvelle-Orléans n'auraient rien pu offrir à la fois de 
plus commode et de plus* luxueusement coquet que 
cette hutte, qui se démontait comme un jeu de patience, 
qu'il fallait deux heures à peine pour monter et installer 
complètement, et qui renfermait parloir, salle à man- 
ger, salon, chambre à coucher, cabinet de toilette et 
salle de bains; enfin un -appartement complet, petit, à 
la vérité, mais charmant et meublé avec le meilleur 
goût, * 

Valentin Guillois avait été très-reconnaissant au ca- 
pitaine Griffiths de lui avoir fait ce charmant cadeau. 

Aussitôt son arrivée, le chasseur se hâta d'y conduire 
la jeune fille, qui éprouva la joie la plus vive en retrou- 
vant en plein désert ce luxe, cette commodité et ce con- 
fortable qui ne se trouvent ordinairement que dans les 
grandes villes, et dont les femmes les moins coquettes 
aiment à s'entourer; car ce luxe et ce confortable sont 
une partie de leur vie. 

La jeune fille remercia chaleureusement son père 
adoptif, qui prenait un grand plaisir à lui faire tout vi- 
siter en détail ; puis il se retira, laissant dona Rosario 
et Harriett Duinbar s'installer dans leur nouvelle de- 
meure. 

Une hutte en branchages avait été construite, à quel- 
ques pas plus loin, pour Navaja et son fils ; afin que le 



230 LES BOIS-BimkÉS 



Pelonipût toujours être AUX i ordres 4o jc.elle ,gu 5 iLcfffl^i- 
dérait comme sa maîtresse. 

Lorsque Valentin Guillojs eut conduit dan Ccregorio 
Peralta à laJmtle qu'il lui, destinait; gu'U eutîserréja 
-main des chasseurs et se fut .assuré que rien m XfiSDr 
quait.,à .leur jnstaUaUoji;il .fit entrer Je £a£ tondais la 
hutte qu'il s'était , réservée :et ,dans Jaquelle .Gurumilla 
s'était déjà .établi, et il lui demanda rdejuiirapporter.ee 
«qui s'était : pass.é depuis J.e jour où ils s'étaientséparés à 
la plaine des Anglais,; (.datait le noto /que Jîon axait 
donné ;à la (plaine de Ja iffall&Aïï&iixfi depuis Je .terrible 
massacre de .la colonne du coloixel-sir George Mliptt; 
nom qui lui a été conservé et qu'elle porte encore (au- 
jourd'hui. 

Le Castor raconta alors dans les plus .gran&s .détail^ 
tous les événements qui.avaient eu lieu. 

— Comment seiait-il i que^Benito 1 Racoipez?a.it accepté 
la .mission déporter, ces pauvres Jfemm es jusqu'à ; £ort- 
Snelluig. 

— Une l'a ;pas acceptée ; <c< est lui, au contraire, , qui 
l'a, sollicitée. 

— Voilà qui est singulier; dit Yalenlin en .regardant 
■Curumilla .comme ( pour,lui demander une e^iication. 

Le chef sourit sans. répondre. 
-— JB.enito Jïamkez semblait J;riste t7 ^préoccupé,; ;dit Je 
Castor. 

— Triste, préoccupé, Benito Ramirez ! fît Valentiiude 
plus en plus surpris. 

Lorsque. le Castor arriya;à l;atfàquembite<du^ingQt<: 



LE SAUT DE L ELAN . 231 

— Ah ! je ne m'étonne plus maintenant de la tris- 
tesse que j'ai cru remarquer tchez ma fille adoptive, et 
qu'elle essayait de me cacher; une telle scène est bien 
faite pour abattre le moral d'une jeune fille. 

Curumiila sourit de nouveau; mais cette fois son sou- 
rire avait quelque chose d'ironique, qui inquiéta Va- 
lentin. 

Le Chercheur de Pistes laissa le chasseur achever 
•son récit, puis, lorsqu'il eut terminé, il lui serra cha- 
leureusement la main en lui disant : 

— Mon brave ami, vous m'êtes tous tellement dé- 
voués, que je ne sais réellement comment je m'ac- 
quitterai jamais envers vous. 

— Bah ! fit le Castor en riant, que cela ne vous ; in- 

* 

quiète pas Yalentin; laissez notre compte ouvert comme 
il Test en ce moment, et c'est nous encore qui seront 
yos débiteurs. 

Il se leva alors, prit congé et se retira* 

Valentin resta un moment pensif, 

Curumiila fumait son calumet en le regardant de 
temps en temps à la dérobée ; au bout d'un instant le 
-chasseur se leva et alla s'asseoir auprès de lui. 

—'Vous avez quelque chose à me dire? fit le chasseur. 

— Oui, répondit Curumiila, 

— Vous connaissez les motifs secrets qui ont engagé 
Beriito Ramirez à demander une mission au Castor? 

— Curumiila les connaît. 

— Tous savez les causes de la tristesse de dôûa 
Rosarîo. 



232 LES BOIS-BRULES 



— Curumilla les sait. 

— Et vous me les direz, Chef? 

— Si mon frère le désire. 

— Parlez, Chef, j'ai hâte de tout savoir. 

— Deux mots suffiront; le Chasseur Pâle aime le 
Lis Rosé. 

— Je le sais, Chef, les deux jeunes gens s'aiment 
d'un saint et pur amour. C'est dans le seul but de sau- 
ver Rosario que Ramirez, qui est très-riche, a tout 
abandonné pour se faire chasseur. 

— Ramirez est un homme , un grand cœur. 

— C'est mon opinion, j'approuve cet amour; ils ont 

eu sans doute quelque querelle d'amoureux? fit- il en 
essayant de sourire. 

Curumilla hocha la tète.- 

— La Tête-Grise a fait tout le mal, dit-il, 

— Comment! don Gregorio qui aime tant Rosario? 
lui mon ami le plus cher! c'est impossible, vous vous 
trompez. Chef. 

— Curumilla ne se trompe pas, que mon frère écoute 
le jour du départ de mon frère, la Tête-Grise a long- 
temps causé avec le Lis-Rosé ; il lui a fait lire un Collier y 
le Lis-Rosé a pleuré beaucoup, puis elle a dit : c'est 
bien, j'obéirai à mon père, mais je mourrai ! 

— Mon Dieu! que signifie cela! 

— Le soir Ramirez est arrivé, continua le chef, le Lis* 
Rosé lui a dit : oubliez-moi; nous sommes séparés à 
jamais, et elle s'est évanouie. Ramirez était fou de dou- 
leur. Curumilla a consolé les deux pauvres enfants,* 



LE SAUT DE L ELAN 233 



Blue-Dewil aussi, en leur disant : attendez, Valentin seul 
a le droit de décider. 

— Pauvres enfants ! 

— Puis, Curumilla et Blue-Dewil ont adressé des re- 
proches à la Tête-Grise ; il a répondu : j'ai cru bien 
faire, je veux qu'ils soient heureux, je me suis trompé, 
Valentin décidera. Les enfants attendent et souffrent. 

— Ah ! je veux à l'instant même savoir le mot de 
cette énigme ; je veux m'expliquer avec don Gregorio. 

—Non, pas encore; que mon frère attende; Ramirez 
sera bientôt ici; tout s'éclaircira. 
En ce moment Belhumeur parut. 

— Cher ami, dit-il, il y a là des Mormons qui dé- 
sirent vous entretenir. 

— Qu'ils entrent, mon ami, qu'ils entrent; et, s'a- 
dressant à Curumilla : soit, lui dit-il, j'attendrai l'arrivée 
de Ramirez, Chef. 

Les Mormons parurent alors introduits par Belhu- 
meur, qui se retiVa aussitôt. 

Valentin se hâta d'aller à la rencontre des visiteurs, 
et, après les avoir salués et les avoir invités à s'as- 
seoir : 

— A qui ai-je l'honneur de parler, et que désirez- 
vous, messieurs? 

— Capitaine, répondit un des visiteurs au nom de ses 
deux compagnons,* nous sommes des Mormons, des 
Danites envoyés par le prophète Briggam's Young au 
capitaine John Griffiths pour lui réclamer un Danite 
apostat nommé Harry BroAvn, lequel a méchamment 



234 ïiES BOJS-BRULES 



•assassiné, par trahison, tua de ses .collègues nommé 
•Gédéon Kild. 

— Ensuite, monsieur? 

— Le capitaine Griffiths nous a annoncé que le cou- 
pable était entre vos mains. 

— En effet, monsieur. 

— Nous venons donc vous demander si vous con- 
sentez à nous livrer c_e .misérable, afin que justice soit 
faite de lui? 

— Justice sera faite de cet, homme, monsieur, mais 
il a commis plusieurs autres crimes dont.irdoit rendre 
■ compte; je ne puis le remettre entre vos mains; au- 
jourd'hui même, dans une heure, lui et un autre .misé- 
rable, son complice, seront jugés par un tribunal, com- 
posé de trois JBois-Bjûlés, trois Coureurs des Bois et 
trois jyEorjnons; Je jugement .sera rendu ici dans mon 
• camp et immédiatement exécuté. 

— Très-bien, capitaine; .dans une heure .trois Da- 
nites se rendront ici pour siéger comme juges ; ce que 
nous voulons, c'est que justice .soit faite. 

— Elle ie ,s.e ra, soyez tranquilles . 

Les Mormons saluèrent et se retirèrent. 

Valentin, après avoir donné ses ordres jiBelhumeur 
■qui lui servait de lieutenant, et avoir expédié une esta- 
fette à John Griffiths afin de le prévenir de ce .qui avait 
été convenu avec les .Mormons; se rendit auprès de sa 
fille adoptive; afin de iui.re.com mander de.nejp.as quitter 
.sa hutte, pendant le jugement qui allait .avoir lieu. 

Il causa assez longtemps avec la jeune .fille, saps 



LE SAUT DE L ELAN 235 



paraître remarquer la tristesse de la pauvre enfant, qui, 
<lu reste, faisait les plus grands efforts pour la dissimu- 
ler; puis il la "quitta, en lui disant en souriant que le 
Pelon l'avertirait, de sa part, quand ses arrêts seraient 
levés. 

Une heure plus tard, neuf personnes étaient réunies 
sous une vaste tente dressée au centre du camp, afin de 
servir de tribunal. 

Sur une table derrière laquelle des sièges avaient été 
disposés, se trouvaient les fontes en fer-blanc du ca- 
pitaine Kild, tous les papiers dont on s'était emparé, et 
différents autres objets, servant de pièces de conviction. 

Tous les chasseurs avaient pris les armes; le Castor 
commandait le camp. 

Xes neuf juges étaient, pour les chasseurs, Valentin 
Ouillois, Belhumeur, Curumilla ; pour les Mormons, 
Jonathan Maubert et deux autres Danites ; enfin, pour 
les Bois-Brûlés, John Gretfiths, le lieutenant Margottet 
et le capitaine James Forster. 

Le capitaine Forster était arrivé le jour même, ce 
que Valentin avait prévu avait eu lieu. 

Le gouverneur de la Colombie anglaise, en appre- 
nant la catastrophe de la colonne du Colonel sir Georges 
Elliot, avait contremandé le départ de ses troupes, qu'il 
ne voulait pas exposer aune semblable défaite, en pré- 
sence des intentions hostiles que montraient les Indiens 
de la colonie, et surtout de l'alliance formée par les 
Bois-Brûlés avec les chasseurs et les Peaux-Rouges de 
la région des Hautes-Herbes. 



236 LES BOIS-BRULES 



Le capitaine James Forster, après avoir poussé une 
pointe audacieuse en avant, avait rétrogradé et était 
venu rejoindre le capitaine John Griffiths. 

Les neufs juges procédèrent alors à la nomination du. 
président. Valentin Guillois fut élu à l'unanimité. 

Les juges prirent place. 

Une corde attachée à deux piquets séparait la tente 
en deux parties inégales : la première, c'est-à-dire le 
prétoire, était d'un tiers de la tente au plus ; la seconde, 
destinée au public tenait les deux tiers. 

A chaque extrémité de la corde, trois chasseurs ar- 
més furent placés en sentinelles. 
. Puis, sur Tordre de Valentin, le rideau de la tente 
fut levé. 

L'espace réservé aupublip,fut immédiatement rempli 
par des chasseurs, des Bois-Brûlés et des Mormons, at- 
tirés par la curiosité, et par l'intérêt qu'un jugement 
excite toujours; mais qui était plus vif dans ce désert,, 
où la justice humaine était encore inconnue, et dans 
lequel jusque-là, la force brutale et la scélératesse 
avaient jusqu'alors constamment primé le droit, et 
régné en maîtres. 

Dans une tente assez petite, communiquant avec la 
grande, et qu'un cordon de chasseurs armés envelop- 
pait complètement, les accusés, placés sous la garde 
spéciale de Pawlet, avaient été conduits. 

Au bout de la table derrière laquelle siégeaient les ju- 
ges, une plus petite avait été placée, ainsi qu'une chaise ; 
mais cette chaise n'était pas encore occupée. 



5 • 



LE SAUT DE L ELAN 237 



Après s'être consulté à voix basse avec les juges, Va- 
lentin Guillois donna Tordre que le premier accusé fût 
introduit* 

Un rideau se leva et quatre chasseurs, commandés 
par Pawlet, amenèrent l'accusé. 

C'était le soi-disant capitaine Kild ; sa contenance 
était assurée ; il salua les juges, et s'assit sur un banc 
préparé exprès pour lui servir de siège* 

— Accusé, dit Valentin d'une voix triste mais calme, 
comment vous nommez-vous? 

— GédéonKild; répondit-il, après un moment d'hé- 
sitation. 

— Où êtes-vous né ? 

— A New-Bedford dans l'état de Massachusetts. 

— Quel est votre âge? 

— Cinquante trois ans, 

— Affirmez-vous la vérité de votre dire? je crois de- 
voir vous avertir, que l'on assure que vous n'êtes pas 
celui que vous prétendez être. 

— J'affirme que j'ai dit la vérité; qu'on me prouve le 
contraire. 

— On vous le prouvera; continuons. Quel métier 
faites-vous? 

— Vous le savez aussi bien que moi. 

— Répondez. 

— Je fais, pour les Mormons, le trafic des femmes et 
des enfants. 

— C'est-à-dire que vous faites la traite des blanches, 

— Comme il vous plaira, je ne tiens pas aux mots. 



238 LES BOIS-BRULÉS 



— Vous êtes accusé d'avoir volé à leurs familles plu- 
sieurs jeunes filles et plusieurs enfants pour les vendre 
aux Mormons. 

— Ce n'est pas vrai, 

— On vous, accuse d'avoir enlevé une jeune fille- 
espagnole. 

— Ce n'est pas vrai ; je l'ai achetée à un de ses pa- 
rents* Cherchez dans mes papiers vous trouverez l'acte. 

— Vous êtes, en sus, accusé de plusieurs meurtres, 
entre autres de celui du nommé Gédéon Kild. 

— Ceci est trop fort, fit-il avec un rire qu'il essaya de 
rendre ironique, puisque c'estmoiqui suis Gédéon Kild. 

— On vous prouvera le contraire. 
Il y eut un silence. 

— Vous ne voulez rien avouer? demanda Valentin ? 
un aveu pourrait vous être utile, 

— Je n'ai rien à avouer, fit-il en -haussant les épaules, 
puisque je ne suis pas coupable. 

— C'est bien ; nous vous accordons une demi-heure 
pour réfléchir ; faites retirer l'accusé et amenez son 
complice. 

Le soi-disant capitaine fut emmené. 

Le lieutenant Margottet, assis à l'un des bouts de la 
table, avait écrit toutes les questions et toutes les ré- 
ponses. 

Le second accusé parut 

C'était un homme d'apparence assez débile, au regard 
louche et à la physionomie sournoise ; il semblait assez. 
peu rassuré. 



LE' S^Uf' DE L ÉLAN 239' 

Valentin lui adressa les mêmes questions qu'au pre- 
mier accusé. 

Il répondit qu'il se nommait David' S'tilder; qu'il 
était né de parents anglais S Lima, capitale du Pérou ;. 
qu'il avait quarante-sept ans, et qu'il s'était engagé à 
Saint-Louis du Missouri au service du capitaine Kild ;, 
qu'il ne savait rien de plus, et qu'il ne comprenait pas 
pourquoi on le traduisait devant un conseil de guerre, 
lui qui n'était coupable tout au plus, que d'avoir défendu, 
l'homme au service duquel il se trouvait. 

— Vous oubliez que vous avez été surpris espionnant 
nos positions, lui dit sévèrement Valentin; 1 vous êtes 
de plus accusé de vous cacher sous un faux nom et 
d'avoir, de complicité avec l'homme qui se dit être le 
capitaine Kild, enlevé plusieurs jeunes filles, et commis, 
plusieurs assassinats. 

— C'est faux! dit-il d'une voix étranglée. 
■— - Ainsi, vous ne voulez rien avouer? 
L'accusé sembla hésiter un instant. 

— Non, dit-il enfin avec effort; je ne suis coupable- 
d'aucun crime, je n'ai rien à avouer. 

— C'est bien; Pawlet, faites rentrer le premier ac- 
cusé. 

Le capitaine Kild fut ramené et assis auprès de son 
complice, 

— Avez-vous réfléchi ? demanda Valefitin à Kild. 

— > Je n'avais pas à réfléchir, n'ayant commis aucun 
des crimes dont on m'accuse, dit-il d'un air bourru. 
■ — On va vous prouver le contraire; 



240 LES BOIS-BRULÉS 



— Je serai curieux de voir cela, fit-il en haussant les 
épaules. 

Valentiû fit un geste à Pawlet, qui sortit aussitôt. 

Un instant après il rentra, Blue-Dewil raccompa- 
gnait. 

Pour cette circonstance Blue-Dewil avait quitté son 
costume de chasseur. 

Il s'était vêtu en gentleman, c'est-à-dire qu'il était 
habillé de noir des pieds à'ia tête. 

En l'apercevant le capitaine Kild tressaillit ; ses re- 
gards lancèrent un éclair à travers ses lunettes bleues; 
il 'fit un mouvement comme pour s'élancer, mais les 
chasseurs commis à sa garde le surveillaient; ils l'ar- 
rêtèrent, et il retomba sur son banc en maudissant son 
impuissance. 

— Connaissez-vous ce gentleman? lui demanda Va- 
lentin. 

— Ce gentleman I s'écria le bandit avec un rire rail- 
leur, est un brigand, un traître, un misérable rascal ; 
c'est mon ancien lieutenant. 

— Et vous ? demanda Valentin au second accusé. 

— Je le connais. Il était le lieutenant du capitaine, 
qui avait toute confiance en lui; il l'a lâchement trahi 
pour le voler, répondit-il tandis qu'un frisson nerveux 
secouait tous ses membres ; de quel poids peut être la 
déposition d'un pareil misérable ? 

— Vous en avez menti tous les deux ! s'écria Blue- 
Dewil avec énergie. Assez de comédie comme celai II 
est temps que nous nous regardions à visage découvert. 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 241 



Bas les masques 1 A moi d'abord à vous donner 
l'exemple. 

D'un mouvement rapide il enleva sa perruque, sa 
fausse barbe, en même temps qu'il passait sur son 
visage un mouchoir qu'il tenait à la main gauche. 

Il semblait transfiguré ; la métamorphose était com- 
plète,* c'était un autre homme. 

— Maintenant, me reconnaissez-vous, misérables? 
s'écria-l-il en relevant la tête et en faisant un pas en 
avant. 

— John Estor! Le chef des détectrices secrets de la 
Louisiane ; s'écrièrent les deux bandits avec un inexpri- 
mable accent d'épouvante. 

— Je suis perdu, murmura le capitaine d'une' voix 
sourde. 

Son complice tremblait de tous ses membres ; il ne 
pouvait même plus parler. 

— Oui, John Estor, le chef des détectrices secrets de 
la Louisiane, reprit-il avec force; voilà cinq mois que 
je vous guette, brigands! cinq mois que je vous suis, 
pas à pas, et que j'épie tous vos mouvements. Pawlet, 
mon ami, je vous prie, veuillez servir de valet de cham- 
bre à ces deux drôles! 

Avant que ceux-ci songeassent même à s'y opposer, 
ils furent mis dans l'impossibilité de faire un mouve- 
ment. 

4 

Pawlet s'approcha, leur enleva les perruques et les 
fausses barbes qui les déguisaient et leur passa avec 
force une éponge mouillée sur le visage afin d'enlever 

m. 14 



242 LES BOIS-BRULES 



toutes traces de maquillage, — nous demandons pardon 
au lecteur de ce mot de la langue verte, c'est le ternie 
consacré, 

La transformation fut cette fois plus complète encore 
que pour John Estor. 

L'ex-capitaine Kild se trouva être un jeune homme 
de trente ans à peine, beau, fier, hardi, mais à la phy- 
sionomie essentiellement féline; nous avons fait son 
portrait en détail dans un chapitre précédent. 

Quant au soi-disant David Stilder, c'était-un homme 
d'une cinquantaine d'années, dont les traits avaient le 
type espagnol très-prononcé ;. son portrait aussi ayant- 
été fait, nous ne dirons rien de plus. 

— Eh bien ! oui, je suis Harry Brown, finita la corne- 
dia ! dit-il en ricanant. Après ? 

— Oui, dit John Estor, à qui nous rendrons son nom, 
oui, vous êtes Harry Brown, mais vous êtes aussi Cor- 

* nelio de Bustamente, le caissier infidèle. 

— Comment diable savez^vous cela? dit-il en ricanant. 
John Estor ne lui répondit pas ; il se tourna vers le 

tribunal et s'adressant aux juges : 

— Gentlemen, dit-il, ce Cornelio Bustamente dit 
Harry Brown, dit le capitaine Kild, et «bien d'autres 
noms encore, a été condamné à mort par sept États de 
la confédération; cinq fois étant présent devant les 
juges, deux fois par contumace. D'après la loi, son 
identité étant reconnue, la justice doit avoir son cours; 
voici toutes les preuves de ce que j'avance, ajouta-t-il 
en jetant une liasse de papiers sur la table. Je demande 



LE SAUT DE L ELAN 243 



qu'il soit exécuté immédiatement, selon le vœu de la loi. 

— Allons, c'est bien jouél fit le bandit toujours rail- 
leur; j'ai perdu, je dois payer; il n'y a rien à dire à 
•cela. Mais, ajouta- t-il en riant, est-ce que mon esti-, 
mable parent, don Miguel de Castel Léon, incendiaire, 
assassin, et qui m'a vendu comme esclave sa nièce qu'il 
avait enlevée des bras mourants de son père et de sa 
mère, assassinés par lui, ne sera pas récompensé, lui 

r 

♦aussi, de toutes ses belles actions; ce ne serait pas juste, 
gentlemen. 

Don Miguel ne répondit que par un regard de tigre 
aux abois à cette dénonciation de son complice. 
. Valentin, après s'être consulté avec les juges, se leva. 

— Gentlemen, dit-il, à l'unanimité les deux accusés 
•sont reconnus coupables; ils sont condamnés à mort* 

— A la bonne heure! comme cela je ne serai pas seul! 
'dit Harry Brown en se frottant les mains. 

— Tous deux seront exécutés ce soir au coucher du 
soleil; Miguel de Castel Léon sera pendu jusqu'à ce 
que mort s'ensuive ; quant à Cornelio de Bustamente, 
son dernier assassinat ayant été commis sur le territoire 
de TUtah, sur un Mormon, et lui-même appartenant à 
•cette secte religieuse, il sera immédiatement livré aux 
Mormons campés sur l'autre rive, qui en feront justice 
.aujourd'hui même, au coucher du soleil. 

— Non, s'écria Harry Brown avec épouvante, je suis 
un criminel, je suis condamné à être pendu, on doit me 
(pendre ! Je ne veux pas être livré à ces monstres qui 
m'infligeront d'horribles tortures. 



244 LES BOIS-BRULES 



Il fît un effort si puissant pour s'élancer qu'il faillit 
réussir; les chasseurs eurent une peine extrême à le 
contenir et à se rendre maîtres de lui. 

— Tel est le jugement du tribunal. Obéissez ! • 

Pendant que les chasseurs emmenaient don Miguel 
Tadeo de Castel Léon à demi-mort de terreur, sur un 
signe de Pawlet, une troupe composée d'une quinzaine 
de Mormons armés s'emparèrent de Cornelio Busta- 
mente, que, malgré la plus vigoureuse résistance, ils 
garrottèrent et entraînèrent avec eux. 

Le bandit proférait les plus sales injures et les plus 
odieux blasphèmes. 

Au coucher du soleil, le double jugement fut exécuté. 

Miguel Tadeo de Castel Léon fut pendu ; sa prostra- 
tion fut telle que ce fut presque un cadavre que Ton 
exécuta. 

Quant à Cornelio de Bustamente, les Mormons, avant 
de lui donner la mort, lui firent subir les tortures les 
plus atroces. 



LE SAUT DE L ELAN 245 



XII 



TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN 



Le lendemain, toutes traces de la sinistre tragédie de 
la veille avaient disparu. 

Il faisait un temps magnifique; le soleil dorait la 
cime des arbres emperlés de rosée et allumait des mil- 
lions d'étincelles aux eaux de la rivière; une douce 
chaleur égayait la nature majestueuse, dont les pitto- 
resques accidents servaient de cadre sublime au site 
choisi par les voyageurs pour établir leurs camps. 

Valentin Guillois faisait avec la grâce la plus cordiale 
les honneurs d'un excellent repas aux Chefs mormons 
et aux Chefs bois-brûlés, qui étaient venus prendre 
congé de lui, avant de retourner, les Mormons dans 
TUtah, et les Bois-Brûlés sur la Rivière Rouge, 

Le Chercheur de Pistes avait près de lui son fils 
adoptif, Octavio Vargas, qui venait d'arriver une heure 

14. 



246 ' LES JBOIS-RRUIiÉS 



à peine auparavant, Curumilla, Belhuineur, John Estor, 
don Gregorio Peralta, Navaja, Pawlet, le Castor, enfin 
ses meilleurs amis. 

On causait gaiement; la séparation devait être longue ; 
peut-être éternelle; dans le désert, quand oa se quitte, 
on n'est jamais certain de se révoir; on tenait à se sé- 
parer dans de bons termes. 

Jonathan Maubert avait remis à Valentin une lettre 
autographe du prophète Briggam Young, par laquelle, 
après force remercîments pour la conduite sage et juste 
qu'il avait tenue, le prophète invitait le Chercheur de 
Pistes à le venir voir à Béseret, où il serait heureux de 
le recevoir; et l'autorisait à parcourir, avec le nombre 
d'amis qu'il lui conviendrait, le territoire de l'Utah sans 
craindre d'être inquiété. 

Cette faveur était immense; Je prophète ne la prodi- 
guait pas ; Valentin remereiachaleweusementleDanite. 

De son côté, John Griffiths lui remit les lettres pa- 
tentes de citoyen de la confédération de la -Raviène- 
Rouge, que le grand^cortseil lui envoyait en reconnais- 
sance du grand service qu'il (avait rendu.aux confédérés 
h ois -.brûlés. Valentin iEut très-sensible à cette distinction 
qui lui était accordée. 

Xorsque le repas fut terminé, que le dernier .toast 
eut été porté, les (convives se levèrent «et prirent ^congé 
de leuriiôte. 

Une demi-heure plus tard, les Bais-Brûlés et les 
Mormons avaient levé le camp et étaient partis chacun 
dans une direction di ffé ren te . 



LE 'SAUT DE *L<ËLAN 247 

Les "Chasseurs restaient seuls au Saut de l'Élan 

Eux aussi se préparaient à partir,, mais pour tin long 
-voyage : dis allaient retourner aw 'Mexique, à travers 
les prairies. 

Après a^oir donné ses ordres à Belhumeur, 'Valentin 
demeura dans sa hutte avec Curumilla, don Gregorio 
Beralta, Qctavio Vargas, Luis et John Astor. 

Il y eut un assez long silence ; le chasseur semblait 
réfléchir profondément. 

Chacun, les yeux fixés sur lui, attendait qu'il lui plût 
•de prendre 'la parole. 

Enfin, Valentin relevant la tête, s'adressa à son fils 
-adoptif : 

— Luis, lui dit-il affectueusement, veuillez prier 
votre sœur de se rendre ici, mon enfant. 

Le jeune homme se leva et quitta immédiatement la 
hutte. 

— Maintenant, mon cher don Gregorio, reprit le 
chasseur au bout 'd'un instant, soyez assez bon pour 
me remettre la lettre de mon frère, Louis de Prébois 
Orancé; je crois que le moment est venu pour moi d'en 
prendre connaissance. 

Don Gregorio retira la lettre de son^portefenïlle, et 'la 
présenta au Chercheur de Pistes* 

— Vous savez ce que contient ce/papier sans doute, 
■dit Valentin en regardant le cachet de la lettre qui était 
intact. 

— Je vous l'ai dit à la TMouvelle-Orléans, mon ami, 
£n agissant ainsi, je n'ai fait, ajouta4~il d'une voix qui 



248 LES BOIS-BRULES 



tremblait légèrement, je n'ai fait que suivre les instruc- 
tions de votre frère; croyez-bien... 

— Je ne vous adresse aucun reproche, mon ami , 
interrompit doucement le chasseur; je sais quelle pro- 
fonde amitié vous avez toujours professée pour Luis 
et le vif intérêt que vous portez à ses enfants, qui sont 
aujourd'hui les miens, ajouta-t-il en appuyant avec in- 
tention sur le dernier mot. 

En ce moment Luis rentra donnant le bras à sa sœur. 

Doiia Rosasio était pâle, émue, tremblante. 

Valentin la rassura d'un regard, et la faisant asseoir 
à sa droite, en même temps qu'il invitait Luis à s'as- 
seoir à sa gauche. 

— Mes enfants, dit-il, votre père et votre mère doi- 
vent être bien heureux s'il leur est permis, du haut du 
ciel, de laisser tomber un regard sur nous, et nous voir 
assis cœur contre cœur, ainsi que nous le sommes en 
ce moment. 

Par un mouvement spontanné, irrésistible, les deux 
jeunes gens lui jetèrent les bras au cou, et l'embras- 
sèrent. 

— Mes enfants, reprit-il après un instant d'une voix 
émue, Dieu m'est témoin qu'après votre père, votre 
mère et mon brave et bon Curumilla, mon fidèle compa- 
gnon depuis plus de vingt ans, vous êtes ce que j'aime et 
je chéris le plus au monde; après avoir eu le bonheur 
de vous sauver, mon œuvre serait incomplète si Je ne 
réussissais pas à. vous rendre aussi heureux qu'il est 
permis de l'être sur cette terre; bien que très-jeunes 



LE SAUT DE X, ÉLAN 249 



encore, ce bonheur que je vous donnerai, sera chè- 
rement payé par vous, puisque vous l'avez acheté 
au prix de si cruelles souffrances- Voici une lettre 
de votre père, je n'en connais pas le contenu encore; 
je n'ai voulu rouvrir et en prendre connaisance que 
lorsque nous serions tous trois réunis comme nous 
le sommes en ce moment. Je vais la lire avec vous, et, 
soyez-en convaincus, comme je le suis moi-même, le 
bonheur sortira pour vous de cette lecture, 

— Je connais les ordres de mon père; répondit doîia 
Rosario d'une voix quelle essayait de ratfermir, don 
Gregorio me les a révélés, je suis prête à obéir mon,., 
mon.,, ami.., 

— Chère Rosario, votre père vous a léguée à moi; 
vous êtes ma fille maintenant, lui dit-il du ton d'une 
affection profonde; pourquoi ne pas me donner ce 
titre qui, dans votre bouche, me cause tant de joie. 

— Mon... père! fit-elle les yeux pleins de larmes* 

— Oui, votre père, chère enfant; mon frère ne vous 
a pas donné d'ordres auxquels il vous faille obéir; don 
Gregorio se sera trompé; en vous léguant à moi il a 
abdiqué tout pouvoir sur vous; sans doute, il n'a 
voulu vous donner que des conseils, en vous engageant 
à les suivre. 

— Oui, oui, c'est cela même! s'écria vivement don 
Gregorio; je m'étais trompé en effet. 

Valentin sourit doucement, 

— Mes chers enfants, reprit-il, il est évident pour 
moi que lorsque cette lettre a été écrite, votre regretté 



250 LES BOIS-BRULES 



père obéissait à certaines préoccupations; son cœur 
lui faisait voir les choses à un point de vue particulier. 
S'il vivait aujourd'hui, après les événements qui se sont 
passés, et qu'il eût à récrire cette lettre, certainement 
il la concevrait et la rédigerait tout autrement; les cir- 
constances modifient à leur gré les volontés les plus 
fortes, les convictions les plus fermes et les mieux en- 
racinées. Ne voyons donc pas dans la lettre de votre 
père la forme qui ne saurait nous guider, mais le fond, 
qui, pour moi comme pour vous, se résume dans ces 
deux seuls mots, j'en ai l'intime conviction : Votre bon- 
heur. Écoutez-moi donc. 

Il brisa le cachet d'une main tremblante et com- 
mença la lecture de cette lettre dont le contenu, encore 
ignoré, faisait battre si fort tant de cœurs. 

Valentin était pâle, rémotion faisait perler la sueur 
à ses tempes; et, tout en lisant d'une voix brisée, un 
sourire d'une expression étrange se jouait sur ses 
lèvres, sourire du martyr qui n'appartient plus au 
monde et dont toutes les pensées se sont tournées vers 
cette consolation suprême : Dieu ! 

Voici quel était le contenu de cette lettre que les 
assistants écoutèrent le cœur palpitant, sans Tinter* 
rompre une seule fois. 

Rosario et Luis, les yeux pleins de larmes, s'étaient 
agenouillés à la droite et à la gauche du chasseur, et ils 
pleuraient tout bas, le front incliné et appuyé contre 
la loyale poitrine de l'homme qui, à cette heure su- 
prême, formait toute leur famille. 



LE SAUT DE L ELAN 251 

Octavio Vargas, avait, lui aussi, caché sa tête dans 
ses mains et on voyait filtrer ses larmes entre ses doigts 
crispés par la douleur. 

Il y avait quelque chose d'imposant et de véritable- 
ment majestueux dans cette scène patriarcale, si sim- 
ple et si pleine d'enseignements. 

Valentin commença : 

« Mon bien cher Valentin, mon frère chéri, 

a Je t'écris cette lettre sous le coup d'un sombre et 
terrible pressentiment; mes ennemis s'agitent dans 
l'ombre; je le sens, je les vois, pour ainsi dire ; je suis 
menacé d'un malheur affreux, inévitable; hélas tune 
seras plus là pour me défendre, toi à qui je dois, la vie 
de ma femme et le bonheur si complet dont j'ai joui 
pendant vingt-cinq ans, grâce à ton dévouement sans 
bornes, à ton abnégation sublime. Depuis ton départ 
je t'ai presque toujours suivi des yeux; je savais où tu 
étais, ce que tu faisais, cçla adoucissait pour moi la 
douleur de ton absence ; souvent j'ai voulu aller te re- 
trouver, te serrer dans mes bras; mais toujours j'ai été 
arrêté par la crainte de rouvrir une blessure toujours 
vive et saignante au fond de ton cœur, et j'ai respecté 
ton silence, j'ai enduré ton absence, pour ne pas ajou- 
ter à tes peines en ravivant tes douleurs. Aujourd'hui 
sous le coup du danger terrible qui me menace, je me 
résous à décrire; cette lettre est mon testament de mort; 
lorsque tu la recevras, Rosario, ma bien-aimée Rosaffia 
et moi, nous n'existerons plus; et mes deux enfants 



252 LES BOIS-BRULES 



seront orphelins, seuls, faibles et exposés aux coups 
d'ennemis implacables. Le seul ami qui me reste et en 
qui j'ai une confiance absolue, en te remettant cette 
lettre te donnera sans doute les détails de la catastrophe 
affreuse qui aura brisé ma vie et rendu mes pauvres 
enfants orphelins. Je ne te demande pas de me venger, 
frère; je te demande de me remplacer auprès de mes 
enfants, de leur servir de père; je te les lègue; mainte- 
nant ils sont à toi ; de toi seul dépend leur bonheur ou 
leur malheur à venir; cette certitude que tu seras là, que 
tu veilleras sur eux, frère, me rend moins cruelle la 
douleur qui me tord le cœur. J'ai foi en toi qui ne m'as 
jamais failli, qui toujours m'as soutenu, encouragé, et 
m'as empêché de mettre fin à ma vie dans un jour de 
démence et de faiblesse ; toi, c'est moi. Tu n'es pas un 
inconnu pour mes pauvres enfants; Rosario et moi, 
nous les avons, dès leurs premiers ans, habitués à te 
chérir, et à t' aimer comme ils nous aiment nous-mêmes; 
tu es pour eux un ami bien cher, que chaque jour ils 
espèrent revoir et qu'ils attendent avec toute l'impa- 
tience et toute l'ardeur de l'amitié la plus vive- Luis, 
mon fils, est un noble et vaillant cœur, chez lequel 
tous les bons instincts, les grands sentiments sont en 
germe; dès le premier moment tu l'aimeras, et grâce à 
toi il deviendra un homme; Rosario est belle, douce, 
gracieuse et vive comme sa mère ; j'avais fait un rêve, 
Valentin, un rêve qui nous comblait de joie, ma femme 
et moi: c'était de te rendre heureux en le la donnant; 
cette union aurait comblé tous nos vœux; ma fille a 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 253 



été élevée dans ces sentiments, elle t'aime. Dieu veuille 

i 

que ce dernier souhait que je forme se réalise, et que 
vous soyez heureux l'un par l'autre : je t'aurai donc, à 
mon tour, donné un peu de ce bonheur que je te dois. 
Adieu, frère, je prie le ciel que mon dernier vœu s'ac- 
complisse; mais, je te le repète en terminant, mes en- 
fants sont les tiens, et de toi seul dépend leur avenir. 

« Chacra de la Paloma, près Valdivia (Chili). 

« 27 août 1856. 

« Louis, comte de Prébois-Crancé. » 

Après cette longue lecture, qui semblait avoir brisé 
toute son énergie, Valentin ouvrit ses bras aux deux 
jeunes gens qui s'y jetèrent; un sanglot déchira sa poi- 
trine, et il les tint longtemps pressés contre son cœur, 
sans avoir la force de prononcer une parole. 

Tous les assistants, en proie à une vive émotion, 

¥ 

avaient le visage inondé de larmes ; Curumilla lui-même 
pleurait la tête cachée sous un pan de sa robe de bison. 
Mais bientôt la réaction se fit ; par un effort suprême 
Valentin dompta sa douleur, rendit le calme à son 
visage et se redressa fier et souriant. 

— mon père! mon père! s'écria dona Rosario, 
en joignant les mains et levant vers le ciel ses yeux 
pleins de larmes, vous serez obéi ! je vous le jure ! 

— Silence, enfant! vous ne comprenez pas la vo- 
lonté de votre père, lui dit Valentin en l'interrompant; 
moi seul je la comprends. Votre père vous a léguée à 
moi, à moi, son ami, son frère; il m'a imposé un grand 

m 15 



254 LES BOIS-BRULÉS 



devoir; ce devoir je saurai l'accomplir. Approchez, don 
Octavio Vargas, 
Le jeune homme se leva, chancelant, éperdu, 

— Pardonnez-moi, monsieur, dit-il d'une voix brisée, 
j'étais fou! Hélas, j'ignorais 

— Silence ; vous aussi, jeune homme! 
Il sembla se recueillir un instant. 

— Mes enfants, dit-il enfin, vous vous aimez sainte- 
ment; tous deux vous avez des cœurs simples et bons; 
voulez -vous faire un sacrifice au-dessus de vos forces, 
et qui vous tuerait? J ai accepté le legs de mon frère, à 
la condition de le remplacer et de veiller au bonheur 
de ses enfants; la jeunesse cherche la jeunesse, c'est 
la loi de la nature contre laquelle nuj ne peut réagir 
sans faillir à son devoir; votre sacrifice, je ne l'accepte 
pas; Rosario a dix-sept ans à peine, moi j'ai quarante- 
huit ans ; les chagrins m'ont vieilli encore davantage, 
la disproportion est trop grande; je ne puis, et je ne 
veux être que le père de cette enfant qui pleure là, 
pauvre fleur brisée sur mon sein; à mon âge l'amour 
est impossible, le cœur ne peut et ne doit plus battre 
que pour les sentiments fraternels. Octavio, Rosario, 
ajouta-t-il avec un sourire qui sembla le transfigurer : 
mettez chacun votre main droite dans la mienne, vous 
êtes fiancés; en agissant ainsi, je crois remplir les in- 
tentions de mon frère. S'il lui est permis de me voir, il 

N doit éprouver une joie ineffable d'avoir été si bien 
compris. Et maintenant, mes enfants, plus de chagrins, 
plus de tristesse, ne songez plus qu'au bonheur qui 



y * 



LE SAUT DE L ELAN 255 



vous sourit : embrassez-moi ! embrassez-moi comme un 
père ! 

Les deux jeunes gens se jetèrent dans ses bras. 

Leur jQie tenait du délire ; ils renaissaient à la 
vie. 

Deux heures plus tard, on leva le camp <st on se mit 
en route. 

Le voyage était long. Valentin, ppur ne pas fatiguer 
sa fille, avait résolu de le faire à petites journées. 

Il conserva près de lui tous ses chasseurs, afin d'é- 
viter à ceux qu'il aimait môme l'ombre de la crainte 
d'un danger. 

Le voyage dura deux mois et demi sans aucun inci- 
dent digne de remarque; Valentin s'attachait de plus 
en plus à Luis, qui de son côté avait pour lui une 
affection profonde; toujours ils chassaient de com- 
pagnie, parfois fort loin, s'élqignant d'une journée» et 
parfois de deux, de la caravane. 

Le jeune homme semblait de plus en plus prendre 
goût à cette existence toute de liberté et d'aventures* 

Il écoutait attentivement les leçons que Curumiliaj 
Valentin et les autres chasseurs lui donnaient à l'envii 
il en profitait, et déjà il pouvait passer pour un excel- 
lent coureur des bois. 

Après deux mois et demi d'un voyage fort agréable, 
sans fatigues, à travers des pays magnifiques, la ca- 
ravane traversa le Rio Bravo del Norte, et entra à Paso 
del Norte. 

On était en Sonora. 



+ 

ii56 LES BOIS-BRULES 



L'hacienda de don Pablo Hidalgo était peu éloignée; 
les voyageurs allèrent y demander l'hospitalité. 

Don Pablo et dona Colores les accueillirent avec la 
joie la plus vive; ils firent les plus grands efforts pour 
les retenir le plus longtemps possible; les deux jeunes 
gens étaient mariés, et dans la joie de la lune de 
miel. 

Don Oclavio profita de cette halte pour expédier un 
exprès à sa famille, la prévenir de son retour, et lui 
apprendre les événements qui s'étaient passés pendant 
sa longue absence. 

Après un séjour de. dix jours, Valentin et ses amis 
prirent congé de don Pablo et de dona Dolores, et se 
remirent en route. 

A l'hacienda, ils avaient congédié leurtrop nombreuse 
escorte; les chasseurs avaient été si généreusement 
récompensés par Valentin, qu'ils ne savaient comment 
lui exprimer leur reconnaissance. 

Seuls, John Estor, Navaja, Belhumeur et le Castor, 
étaient restés près de Valentin et ses compagnons; 
Belhumeur et le Castor, étaient de trop vieux amis 
pour qu'il s'en séparât ainsi; il voulait qu'ils assistas- 
sent au mariage de sa fille, en compagnie de don Gre- 
gorio Peralta, de Curumilla et de master John Estor, 
qui, par le dévouement dont il avait fait preuve, méritait 
bien justement cette distinction. 

Le Gambucino et son fils s'étaient séparés de la cara- 
vane après le passage du Rio Grande, pour se rendre 
à San Lazaro, où ils avaient des parents. 



LE SAUT DE i/ÉLÀN 257 



Après avoir traversé l'État de Chihuahua, et être entrés 
en Sonora, les voyageurs firent une halte de deux jours 
au presidio de Yanos, puis ils continuèrent leur route 
versArispe. 

C'était aux environs de cette ville que s'élevait l'ha- 
cienda de don Octavio Vargas, une des plus riches et 
des plus vastes du Mexique ; le territoire appartenant à 
cette magnifique propriété était plus étendu que tout 
un département de la France. 

On la nommait l'hacienda de Santa Rosa. 

Les voyageurs venaient d'achever la descente assez 
difficile d'une Sierra peu éloignée d'Arispe, lorsqu'ils 
aperçurent une nombreuse et brillante cavalcade qui 
venait à leur rencontre. 

C'étaient les parents et les amis de don Octavio, qui, 
ayant appris son arrivée par l'exprès qu'il avait envoyé 
en avant, se hâtaient de venir le recevoir sur la fron- 
tière de ses immenses domaines. 

Après de nombreux et chaleureux compliments, les 
deux troupes se mêlèrent et revinrent de compagnie à 
l'hacienda. 

Dix jours plus tard, le mariage de doua Rosario et de 
don Octavio fut célébré. 

La veille, à la surprise générale des hacienderos 
mexicains, qui ne pouvaient s'empêcher de regarder 
un peu Valentin par-dessus l'épaule, le chasseur, qui 
avait exigé que le mariage eût lieu d'abord civilement 
devant le consul français d'Arispe , était intervenu au 
contrat en donnant à sa iille adoptive une dot de un 



i 

258 LES BOIS-BRULES 

million de piastres, en traites payables à vufe sur les 
plus riches banquiers dû Mexique. Ciiritraillà avait fait 
h doua Rosario don d'une somme égale. 

De sorte que les parents de don Octavio, qui le blâ- 
maient tbtit bas, lui, si riche, d'avoir épousé la fille d'un 
siujple chasseur, furent non-seulement réduits ail si- 
lence, mais encore contrariés de reconnaître qiie l'époux 
était le plus pauvre des deux mariés, et qu'en somme 
il faisait une excellente affaire en épousant doua Ro- 
sario. 

Mais la question d'argent occupait fort peu le jeune 
lioiîimë; l'amour de dtJîiâ Rosario était Mit ce qu'il 
voulait d'elle. 

Plusieurs jours s'écoulèrent; iîlaster John Estor, 
généreusement récompensé, était reparti pour lés États- 
Unis. 

Belhumeur, après avoir eu ulife lOîigue conversa- 
tion avec le Chercheur-de-Pistes, avait firis congé ààt>n 

tour. 

Doil Gregorio était ëii train de négocier ia vente de 
ses propriétés du Chili, afin de se fixer près de ddîia 
Rosario, dtiht il ne voulait plus se séparer. 

En un mot, tout dans l'haciendà de Sarita Rôsa avait 
repris sa marche Habituelle, iiii peu monotone, lors- 
qu'un soir, après dîner, Valëhtin, sans autre préam- 
bule, dit aux hbuvëaux mariés : 

— Mes enfants, vôtis vous aimez, vous êtes heureux, 
vous n'avez jjliis besoin de ihbi ; il est temps que je 
songé à -mes propres affaires. Je vous annonce que, 



le saut de l'élan 259 

demain, au lever du soleil, Curumilla et moi, nous 
partirons. 

Cette nouvelle, annoncée ainsi à l'improviste, sans 
préparation, fut un coup de foudre pour les deux jeunes 
gens. 

La pensée que Valentiri ies quitterait, ne leur était pas 
venue. 

Ils ne connaissaient pas le chasseur. 

— Comment, vous partez, mon père ! s'écrièrent-iïs 
d'une seule voix, avec une douieur véritable ; mais ce 
n'est pas possible cela ! 

— Oui, mes enfants, reprit-il, je pars, j'étouffe ici ; 
je ne suis pas accoutumé à me remuer dans un si petit 
espace; je suis trop bien près de vous, j'ai besoin de 
me secouer un peu, je tomberais malade. 

— Oh ! mon père, comment pouvez-YOus avoir le cou- 
rage de nous abandonner ainsi , lui dit dona Rosario 
avec prière, nous qui sommes si heureux; de vous avoir 
près de nous? 

— Oui, je le sais, vous êtes bons, mes enfants ; mais 
il est bien que vous marchiez un peu seuls dans la vie. 
N'insistez donc pas pour me retenir, tout serait inutile ; 
ma résolution est prise, je ne la changerai pas. Je ne suis 
pas fait pour cette vie tranquille; il me faut le grand air, 
l'espace, le parfum des hautes savanes; les émotions 
de toules sorles, que seul peut me donner le désert. 

i 

— Oh ! mon père, ne plus vous voir!... 

— Halte-là, chère enfant; cette fois, je ne ferai pas 
comme la première, rien ne m'y oblige. Je reviendrai 



260 LES BOIS-BRULES 



donc vous voir, au contraire, et très-souvent même, je 
vous le promets. Est-ce que je pourrais me passer de 
vous, mes enfants? Je vous aime bien trop pour cela. 

— Hélas ! vous seriez si heureux avec nous, mon 
père ; nous aurions si grand soin de vous ! 

— Je le sais, mes enfants; répondit-il en souriant; 
c'est justement ce qui me fait peur; ainsi n'insistez pas 
davantage; cela m'afflige et ne saurait changer ma ré- 
solution. 

— Laissez-le faire, dit don Gregorio ; votre père aussi 
a essayé de le retenir, il y a vingt ans; il n'a pas réussi. 
Laissez-le faire, il a une volonté à laquelle rien ne ré- 
siste ; bornez-vous à obtenir de lui sa parole de venir 
souvent vous voir, et passer quelques jours avec vous. 
Cette liberté que vous lui laisserez le rendra heureux, 
et vous le verrez souvent. 

— Vous avez raison, mon ami, dit-il en lui tendant 
la main ; vous me connaissez bien ; me laisser ma liberté, 
tel est le moyen de ne pas m'exiler d'ici. Je vous donne 
ma parole, mes enfants; soyez tranquilles, ajouta-t-il 
en s'adressant à dona Rosario et à son mari ; êtes-vous 
satisfaits, maintenant? 

— Il faut bien que nous nous contentions de ce que 
vous nous accordez, mon père, puisque nous ne pou- 
vons obtenir davantage. 

Le chasseur se leva. 

— Et maintenant, mes enfants, puisque je pars de- 
main au lever du soleil, embrassons-nous, et adieu ! 

— Eh quoi, mon père, ce soir... 



LE SAUT DE L*ÉLAN 261 



— Oui, mes enfants, il le faut; cela vaut mieux; lais- 
sez-moi agir à ma guise ; tous nous nous en trouverons 
mieux. 

Dona Rosario étouffa un soupir, 

— Je vous obéis, mon père, dit-elle avec des larmes 
dans les yeux. 

Les adieux furent longs et tristes ; puis Valentin se 
retira. 

Le lendemain, au lever du soleil, Valentin et Curu- 
milla quittèrent l'hacienda. 

Tout semblait dormir encore; cependant s'ils avaient 
tourné la tête, ils auraient vu, à une fenêtre de l'ha- 
cienda, deux charmants visages qui, d'un œil anxieux, 
les suivaient à travers les méandres de la route. 

C'étaient donaRosario etHarriett Dumbar, qui avaient 
voulu les voir une dernière fois. 

Valentin semblait triste et soucieux. 

Il gardait le silence et laissait son cheval marcher à 
sa guise sans songer à le diriger. 

Curumilla se tenait près de lui et, ne voyant pas son 
ami en humeur de causer, il réfléchissait, lui aussi, de 
son côté. 

Le Chercheur-de-Pistes était triste : la veille, lorsqu'il 
avait annoncé son départ, Luis était présent; le jeune 
homme était demeuré froid, presque indifférent; il n'a- 
vait pas dit un mot, soit pour le retenir, soit pour lui 
témoigner son amitié; il l'avait embrassé froidement 
ainsi qu'il faisait chaque soir, et le matin, au moment 
du départ, il ne l'avait pas vu. 



262 LES BOIS-BRULES 



Cette conduite de Luis, qu'il aimait profondément, 
fcontiUite qu'il iië pbiivait s'expliquer, l'attristait et l'in- 
quiétait à la fois; rien ne la motivait. Comment le jeune 
homme si aimant, si plein d'àrdëur, avait-il pii agir 
ainsi? 

D'où provenait cet étrange changement qui s'était 
subitement opéré eii lui. 

Tout cela était pour Valentin une énigme dont il 
cherchait vainement ié mot. 

— Il y a quelque chose , mùrmurait-il à chaque 
instant, il y a quelque chose, mais quoi? Voilà ce 
qiife j'ignore, et ce que probablement je ne saurai 
jamàté, . 

Et il Kfctëhait tristement là tête. 

Il ne pouvait se résoudre à croire à l'ingratitude du 
jeune homme. 

Cependant les deux cavaliers marchaient bon pas, 
ils avaient fait déjà une douzaine de lieues, grâce à 
leurs excellents ?nustangs. 

Il était onze heures du matin; ils étaient partis à six 
heufeâ; la chaleur commençait à être forte ; il était 
temps de s'arrêter pour déjeuner et prendre quelques 
heures de repos, afin de laisser passer la grande cha- 
leur. 

— Àvez-vous choisi une halte? demanda Valentin qui, 
pour la première fois, ouvrait la bouche depuis son 
départ de l'hacienda. 

— Oui, répondit laconiquement le Chef. . 

— Sommes-nous loin encore? 



LE SAUT DE L ELAN 263 



— Nous arrivons. 
Valentin se laissa conduire. 

Les deux hommes étaient en pleine forôt; an bout de 
dix ou douze minutes, ils pénétrèrent dans une vaste 
clairière, 

Valentin s'arrêta en poussant un cri de joie. 

Il venait de reconnaître Luis assis près d'un feu et 
s'occupant activement des préparatifs du déjeuner* 

Le jeune homme se leva vivement et s'élança à la 
rencontre de son père adoptiL 

— Vous ici, dans cetie forôt, vous, si loin de l'ha- 
cienda, Luis? 

— Oui, mon père; répondit le jeune homme avec un 
charmant sourire. Eh quoi ! vous, si fin, n'avez-vous pas 
compris hier soir, en me voyant si froid et si impassible, 
que je ne vous laisserais pas partir ainsi? 

— Bien, mon enfant; je suis heureux de vous voir, 
de reconnaître que je me suis trompé! Ah! je le savais 
bien que vous n'étiez pas un ingrat ! 

— Ingrat, moi, qui vous aime tant ! Oh ! vous ne l'avez 
pas cru, mon père ! 

— Non, mon fils, non, je ne l'ai pas cru! Dieu m'en 
est témoin, et pourtant j'ai bien souffert. 

— Pardonnez-moi, mon père, moi qui étais si heu- 
reux de vous faire cette surprise! 

Tout en parlant ainsi, le chasseur avait mis pied à 
terre. 

— Oh ! je vous pardonne, mon fils ; mais, voyons, 
comment se fait-il que Je vous trouve précisément ici? 



264 LES BOIS-BRULES 



— Je savais que vous deviez vous y arrêter. 

— Ah ! fit-il en se tournant vers Curumilla, vous étiez 
du complot, Chef, et vous ne m'avez rien dit? 

— Mon frère ne m'a rien demandé; répondit l'Indien 
avec son rire silencieux, 

— C'est vrai, j'ai tort, n'en parlons plus ; je suis si heu- 
reux que je ne sais plus, ni ce que je fais, ni ce que je 
dis. Luis, mon enfant, votre sœur doit être dans une 
inquiétude mortelle; il faut vous hâter de retourner à 
Thacienda; je vous ai vu, je suis content, je sais main- 
tenant que vous m'aimez ; ne tardez pas plus longtemps, 
mon enfant; embrassez-moi et partez. 

— Je vous embrasserai, mon père, et cela me fera 
grand plaisir; mais, ajouta-t-il en secouant la tête, je 
ne partirai pas, 

. — Hein! que dites- vous donc là? 

r 

— La vérité ; je ne rentrerai à Thacienda que lorsque 
vous y rentrerez vous-même. 

— Expliquez-vous, mon fils. 

— C'est ce que je veux faire, mon père; écoutez-moi 
donc : je suis seul, désœuvré; ma sœur, que je chéris, 
a autre chose à faire que de s'occuper de moi ; je ne 
connais pas le monde et je ne m'en soucie guère. Pendant 
les trois mois qui viennent de s'écouler je me suis senti 
vivre, j'ai été heureux; vous avez remarqué, sans 
doute, avec quel soin j'écoutais vos leçons et combien 
j'essayais d'en profiter. De plus, vous êtes mon seul 
parent et comme moi vous êtes seul, car le Chef est un 
autre vous-même; eh bien, mon père, je vous ai été 



LE SAUT DE i/ÉLAN 265 



légué par votre frère de lait, je vous aime, la vie que 
vous menez me convient, je veux rester près de vous, 
c'est ma place; je remplacerai mon père avec lequel 
vous avez jadis parcouru tant de déserts; vous ferez de 
moi un homme, ainsi que votre frère vous Ta demandé 
par son testament de mort* 

— Mais votre sœur, mon enfant? dit Valentin avec 
émotion* 

— Ma sœur est heureuse, grâce à vous, mon père; 
elle n'a pas besoin de moi, elle connaît mon projet et elle 
l'approuve; m'açceptez-vous pour compagnon, mon 
père? 

Valentin hésita pendant quelques instants, puis tout 
à coup il lui ouvrit les bras. 

— Soit! dit-il d'une voix émue; restez, mon enfant; 
et il ajouta en souriant : au lieu d'un nous serons 
deux. 

— Non, mon père, nous ne serons toujours qu'un, 
car je désire si bien fondre mes idées avec les vôtres, 
que je veux qu'en m'entendant parler vous arriviez à 
croire que vous pensez tout haut. 

Les trois hommes s'embrassèrent. 

— Maintenant, dit Valentin, déjeunons. 

— Déjeunons, répondit gaiement le jeune homme, 
j'ai tout préparé; où allons-nous? mon père. 

— Au Presidio de Tubac. 

— Et de là? 

— De là, mon fils, dans le désert, c'est-à-dire dans 
l'inconnu, dans l'infini. 



286 LES BOIS-BRULES 



— A Ici bdiinè heure! s*8feria-t-ii avec jdie, me Voici 
donc enfiii Cburëiir dès bois! 

Pëtit-êtrë rèttôuvërons-iibùs uri jour iids trois për- 

sonnagés que nous laisserons, quàiit à. présent, s'en- 

« * . *■ * , . 

foncer dans le désert, en vaillants pidimiers de l'avenir. 



FIN DU SAUT DE l/ÉLÀN ET DES BOIS -BRULES 



f 1 

LE 



TAMBO DE GUADALUPE 



Incertain et assez maussade pendant toute la journée, 
ail bouclier du sbleil, le temps s'était définitivement 
mis à Forage, 

Au Mexique; pour tout Rahchero du Coureur des 
bois Habitué à errer à travers les plaines plates, nues 
et âricîës de la Soiiôrà, ce mot, orage, qui pour nous n'a 
qu'une sigriificàtiijh assez inoffensive, en a une vérita- 
biemëiit effrayante. 

C'est qu'un orage Sonôfieh ne ressemble en rien aux 
nôtres, si violents que ceux-ci soient parfois. 

C'est un fléau pour ia contrée, dont en quelques heiu 
rès il changé et modifie presque complètement l'aspëci, 



268 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 

un ouragan doublé d'un cyclone; presque un cata- 
clysme. 

Le vent et l'eau se réunissent, et font rage, brisant^ 
renversant, entraînant, émiettant tout : sur leur pas- 
sage : les hangars, les huttes, les ranohos, tordant 
les arbres les plus gros et les plus vieux comme des fé- 
tus de paille ; allumant l'incendie, bouleversant le sol, 
enfin roulant dans un pêle-mêle affreux, les hommes, 
les fauves, les bestiaux, au milieu de débris horribles 
et sans nom. 

Les Sonoriens ont un nom singulier pour désigner 
cet orage ; ils le nomment un Cordonazo, c'est-à-dire un 
coup de cordon de saint François. 

Pourquoi cette appellation bizarre? C'est ce que nul 
n'a su me dire. 

Or, le jour où commence notre histoire, au coucher 
du soleil, le temps s'était mis à l'orage, un Cordonazo 
se préparait. 

Il était un peu plus de sept heures du soir; la nuit était 
som bre et sans lune, le ciel ressemblait à une immense 
tache d'encre ; des nuages noirs frangés de jaune et 
chargés d'électricité, s'abaissaient de plus en plus et 
co uraient lourdement dans l'espace, comme une mana- 
da de bisons en déroute; la chaleur était étouffante ; 
il n'y avait pas un souffle dans l'air; des mugissements 
sourds, ressemblant à des rugissements de fauves, sor- 
taient des profondeurs ignorées des mornes, et réper- 
cutés à l'infini par les échos, roulaient au loin dans 
l'espace avec de mystérieuses modulations; parfois un 



LE TAMBÔ DE GUADÀLUPE 269 

éclair verdâtre zigzaguait le ciel et, pendant une se- 
conde, illuminait le paysage auquel il donnait un ca- 
chet d'étrangeté efffrayante. 

Le pas rapide d'un cheval se faisait entendre au loin 
sur une sente déserte, et à peine .tracée à travers la 
plaine; s'il eût fait jour on eût aperçu un cavalier 
penché sur sa selle, et excitant de la voix et des épe- 
rons le galop fatigué d'un beau mustang des prairies, 
dont la bouche et le poitrail étaient blancs d'écume. 

Ce voyageur, selon toutes probabilités, essayait d'at- 
teindre au plus vite une Ranch eria, éloignée d'une 
portée de fusil environ de l'endroit où il se trouvait, et 
dont on vovait dans la nuit briller les rares lumières, 
comme des feux follets perdus dans l'espace. 

A chaque nouvel éclair on entrevoyait, comme une si- 
nistre apparition, le voyageur inconnu penché sur le cou 
de sa monture et dévorant l'espace, semblable au cava» 
lier spectre de la ballade allemande. 

Lorqu'il atteignit enfin la Ranch eria, dont il tra- 
versa lentement la grande rue, sans doute pour laisser 
souffler son cheval presque épuisé, quelques rares re- 
flets de lumière tombant tour à tour sur lui, auraient 
permis de reconnaître vaguement un homme de vingt- 
cinq à vingt-six ans ; très-brun de peau, aux traits fins 
et intelligents, à la physionomie hardie, au regard 
étincel.ant, à la bouche railleuse, et dont une barbe 
noire molle et soyeuse couvrait tout le bas^du visage, se 
mêlant parfois aux boucles des longs cheveux qui tom- 
baient jusque sur ses épaules ; autant qu'on en pouvait 



Si 70 LE TÀMBÔ DE GUADALU^fe 

juger, il était de taille moyenne , trapue, mais cepen- 
dant élégante et vigoureusement charpentée ; portant, 
un peu terni et fatigué par suite d'un long voyage sans 
doute, le riche et pittoresque costume des Rancheros 
du bâjio. 

* * - 

Le cheval, qùé son instihbt avertissait de l'approche 
du corràl aVait relevé la tête et sans se faire prier trot- 
tait allègrement, vers un massif bâtiment de construc- 
tion singulière, et presque mauresque dont l'immense 
porte charretière ouverte à deux battants, semblait 
inviter les voyageurs à franchir soii seuil hospitalier. 

Àu-dessûs de cette f>brte se balançait uîie énorme 
lanterne en forme de Réverbère dont la iiimièbe bril- 
lante, éclairant tmè grande piàrtie de la muraille blan- 
chie à là chaux, jjërriiettait de lire ces quelques mots 
eh forme d'enseigne, écrits tâiit bien que mai ëti lettres 
noires , de six pcHices àë haut, sur un large ttâhypafëiit 
maculé de taches d J hiiiîe en rùdiiits endroits : 



TAMBÙ BE GUADALUPE 

Espirita Santo Quiroga^ de Gosala^ 

offre bon gîte^ aux voyageurs à pied et à cheval, 

aux arrieroS) recuas et autres: 

Et autres faisait frêver; Qu'entendait le digne hôte^ 
lier par ces deux iiidts tOiit chài-gés de mystères : et 
autres ? 



LE TÀMBÔ DE GUADALUPE 271 

L'inconnu sourit; il avait ùhè longue expérience des 
Tamberbs mexicains et savait parfaitement à quoi s'en 
tenir sur leur compte; aussi, sans se laisser le moins du 
monde séduire par l'alléchante promesse de renseigne 
du digne Espiritu Santo, il se redressa sur sa selle et 
se prépara à pénétrer dans le pâtio boueux et encorn- 
bré d'immondices de toutes sortes, de l'hospitalière de- 
meure. 

Mais, au moment où il allait franchir ie seuil de la 
porte charretière, il s'aperçut avec surprise qu'il n'é- 
tait plus seul; un second cavalier, qu'il n'avait vu ni 
entendu arriver était à ses côtés, prêt à entrer en même 
temps que lui. 

L'inconnu jeta à la dérobée, sur l'étranger si subite- 
ment surgi près de lui, un de ces regards pénétrants et 
inquisiteurs qui, en moins d'une seconde, prennent et 
détaillent le signalement exact d'un individu. 

Vbici ce qu'il vit : 

, » * - - 

L'étranger était un cavalier de haute mine, richement 
vêtu à îa mode ttiexicàmë et bien monté sur un mus- 
tang des prairies ; 

C'était un homme de trente-quatre à trente-cinq 
ans, d'une taille élevée, mais bien prise et d'une 
rare élégance ; ses trails, autant qu'il était possible de 
les apercevoir sous l'ombré des ailes du sombrero, 
étaient beaux, réguliers, mais empreints d'une pro- 
fondé mélancolie ; ses yeux grands et bien ouverts 
semblaient brûler d'un feu sombre, sa barbe noire et 
fine tranchait sur la pâleur mate de son visage; sur 



272 LE TAMBO DE GUADALUPE 

ses lèvres entr'ouvertes, et laissant apercevoir des dents 
magnifiques, errait un sourire qui avait quelque chose 
de rêveur et d'ascétique. 

Les deux hommes échangèrent le cérémonieux salut 
mexicain. 

— Bios le de a Vd buena noche, caballero, dit l'in- 
connu. 

— Bios la de a Vdbuena, caballero, répondit l'étranger. 
Ils se saluèrent de nouveau et pénétrèrent de front 

dans le patio. 

Un coup d'œil leur suffit pour s'assurer, que sauf 
eux, le Tambô n'avait pas un seul voyageur. 

Us se dirigèrent vers une large porte entre-bâillée, de 
laquelle s'échappait une grande lueur qui illuminait 
une partie de la cour, en même temps que quelques ac- 
cords de Jarabé troublaient par intervalles le silence 
profond du Tambo. 

Cette porte donnait entrée à une vaste salle servant 
selon toute apparence de salle commune, ainsi que le 
laissaient deviner plusieurs tables rangées avec symétrie 
et garnies de bancs; à droite se trouvait une espèce de 
comptoir grossièrement construit, garni de mesures 
d'étain et derrière lequel sur des planches attachées 
à la muraille étaient posées des bouteilles de toutes 
formes, de toutes grandeurs, et de toutes couleurs ; 
dans un angle éloigné delà pièce, il y avait une niche 
ménagée dans le mur où était placée une statuette 
de plâtre, enluminée de couleurs criardes, représen- 
tant, tant bien que mal, la patronne du Mexique, Nuestra 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 273 

Seûora" de Guadalup et éclairée par un velon à demi 
éteint tombant du plafond* 

Deux ou trois peones dépenaillés dormaient étendus 
sur des bancs; près d'un large brasero incandescent, 
une jeune femme, ou peut-être une jeune fille, ac- 
croupie sur un équipai, dormait ou veillait, on ne sa- 
vait lequel, la tête cachée dans ses mains, et les coudes 
appuyés sur les genoux. 

Derrière le comptoir, était assis, ou plutôt renversé 
sur une chaise, un gros homme, de quarante-cinq à 
cinquante ans, les jambes croisées Tune sur l'autre, les 
yeux levés vers le plafond et comme perdus dans l'es- 
pace, tenant en main un Jarabe, dont il tirait noncha- 
lamment quelques" accords ; ce gros -homme, au ventre 
bedonnant, à la face apoplectique, à l'œil sournois et 
au sourire faux, était le Tambero en personne. 

No Espiritu Santo Quiroga, de Cosala, bien qu'il eût 
la parole mielleuse, les manières douces et félines 
d'un chat, et l'obséquiosité servile d'un hôtelier qui 
veut amadouer ses pratiques, ne pouvait cependant 
dissimuler assez complètement l'astuce méchante qui 
rayonnait sur sa physionomie et éclatait malgré lui 
dans son regard; le mot potence était trop lisiblement 
écrit sur son front bas, plat et fuyant comme ceux 
des fauves, pour que, quels que fussent ses efforts, il 
réussît à tromper complètement ceux qui eussent eu 
intérêt à lai ôter son masque, et à voir toute la hideur 
qu'il essayait de cacher sous sa mansuétude d'em- 
prunt. 



274 LE TAMBO DE GUADALUPE 



Sept ou huit pandiles fumepx attachés au niur.de dis- 
tance en distance par des poignéeg jde fep, et quelques; 
chandelles de suif jaune allumées dans des flambeaux, 
en fer-blanc vissés sur les tables, éclairaient à peu près 
la salle, dont uiiq grande partie demeurait presque 
complètement dans l'ombre. 

Au bruit <iu pas des chevaux se rapprochant de 
plus en plus, le Tambero, jusque-là plongé dans ses rê- 
veries harmoniques, sembla revenir subitement sur la 
terre, il se redressa sur sa chaise, et frappant le compr 
tqir du poing ayec une vigueur qui fit daiiser p\ s'eii-; 
tre-chqquer mesures et bouteilles ; 

— Holà! eh! Demonios! dormilones! cria-t-dl d'une 
yoix aiguë, allez-vous vous éveiller? n'entendez-vous 
pas? Il y a des voyageurs dehors! Caraï! leypz-vous 
ou sinon!.., 

Il n'eut pas besoin d'en dire davantage-, les peones 
réveillés en sursaut bondirent sur leurs pieds et s'ér 
lancèrent vers la porte; seule, la femme dont iipup 
avons parié ne fit pas un mouvement. 

Le Tambero posa son Jarabô sur le comptoir, et sg 
leva* afin de recevoir les hôtes que Dieu lui envoyait à 
une heure si avancée. 

— Ave\ Maria purnsima^ dirent en ce moment les 
deux étrangers, en entrant dans la salle, 

— Sinpeccado concebida, répondit aussitôt le Tambero 
en s'inclinant profondément ; soyez les bienvenus dan§ 
ma pauvre demeure, caballeros ; que puis-je faire pour 
votre service? 



LE TAMBÔ DK GUADALUPE 275 



— D'abord avpir le plus grand soin de nos chevaux, 
dit le plus jeune des deux voyageurs. 

— Ce sont ,de nobles bêtes, je les 91 entrevues, dit le 
Tambero ; soyez tranquilles, caballeros, on en aura gnind 
soin, 

— Très-bien, dit alors le plus âgé ; quant à nous, il 
nous faut à soiiper et des chambres pour la nuit. 

— A souper? parfait! reprit le Tambero, que voulez- 
vous manger? 

— . Hufp 1 dit un des voyageurs en n aïl t î ayant tout il 
serait bon de savoir si vous avez quplque cftose ? 
1 —j'ai tout ce que vous voudrez, caballeroj en payant, 
bien entendu, 

— Por supitesto ! que cela ne vqus inquiète pas, ser- 
vez-nous bien, nous vous paierons mieux encqre* 

— Voilà qui est parles , seigneurie j. vous verrez 
bientôt ce que je puis faire ; vpus êtes ici ai} Tambô 
de Quadalupe dont sans doute vous ayez entendu 
parler ? 

— Oui, souvent jet de bien desfciçons; reprit Ipjeiine 
homme d'une voix railleuse; 

— Hein ? fit le Tambero en se redressant comme si 
un serpent l'eût .piqué. 

— Rien, rien 1 revenons au souper. 

— Bon! laissez-inpi carte blanche, seigneurie; vous 
ne vous en plaindrez pas* 

— Je le veux bien, pour les yivres; mais que boirons- 
nous ? 

— Vins de France ou vins d'Espagne à votre choix? 



276 LE TAMBÔ DE GUASALUPE 

— Caraïl je ne vous croyais pas si. bien approvi- 
sionné; dit l'inconnu toujours railleur. 

— Nous ne sommes qu'à vingt lieues de la mer., sei- 
gneurie. 

— Et la contrebande ne chôme pas? fît l'inconnu en 
riant. 

— C'est ce que j'allais dire; répondit-il avec un salut. 

— Alors, c'est entendu : vins de France et vins d'Es- 
pagne. 

— Entendu, seigneurie; vous avez là une bien belle 
carabine; fit-il d'une voix insinuante. 

— Elle est encore meilleure qu'elle est belle, répondit 
l'inconnu d'un ton goguenard ; à dix-huit cents pas et 
plus, je réponds de mon coup avec cette arme. 

— Valgame diosl fit le Tambero enjoignant les mains ; 
est-elle chargée? 

— Parfaitement ; il y a une balle dans chaque canon. 

— Bios me libre I que faites- vous de cette arme à la 
main, seigneurie? Permettez-moi delà porter dans la 
chambre où vous coucherez; elle vous est inutile en 
ce moment; ce cavalier devrait, lui aussi, se débarrasser 
de la sienne? ajouta-t-il en se tournant avec un sourire 
obséquieux vers l'autre voyageur. 

— Pardon ! répondit celui-ci d'un air narquois ; ma 
carabine me sert de canne lorsque je marche; je ne 
m'en sépare jamais. 

— Je vous en dis autant, reprit le premier avec un sou- 
rire goguenard; occupez-vous donc sans relard de notre 
souper, afin que nous puissions, le plus promptement 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 277 



possible, nous retirer dans ces bienheureuses chambres 
dont vous nous avez fait fête ; quant à moi, je suis ac- 
cablé de fatigue. 

— Moi, je dors tout debout; appuya l'autre. 

— Hein? fit le Tambero en se grattant la tête ; est-ce 
que je vous ai parlé de chambres, seigneuries ? 

— Dam$ ! il me semble? fit le premier voyageur, il 
n'y a qu'un instant... 

— Je suis étrangement oublieux! interrompit le Tam- 
bero en se frappant le front. 

— Bon! comment cela? dit le voyageur avec un sou- 
rire énigmatique. 

— Je ne sais véritablement où j'ai la tête, seigneurie ; 
figurez-vous qu'il ne me reste pas une seule chambre. 

— Allons donc! excepté nous, vous n'avez pas un 
seul voyageur dans votre Tambô. 

— En apparence, c'est vrai. 

— Comment, en apparence ! bondirent les deux voya- 
geurs. 

— Permettez, permettez, seigneuries 1 s'écria-t-il vi- 
vement; je m'explique. 

— Nous écoutons. 

— Toutes mes chambres ont été à l'avance retenues- 

— Pour aujourd'hui? 

— Pour cette nuit. 

~ Comment, pour cette nuit? par le temps qu'il fait 
ou plutôt que bientôt il fera? Allons donc, vous vous 
moquez de nous, mon hôte? 

— Pas le moins du monde , seigneurie ; rien ne 

m. 16, 



278 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 

■ ■ I ■ l»l ^-^^M^^^^^^^M^^»^^^^»^^^^^^^^»^^^— ^^^^»^^^»^fc — IM Mfc^J^^^M^^^^ ■■ ■ II'" I ■■■■ [ ■■I I HBII I I 11' ' ' I 11 I 11 I ■ I III 

m'est plus facile que de vous en donner la preuve. 

— Ainsi, pas de chambre? 

— Oh! seigneurie, pouvez-vous supposer?... Je vous 
céderai plutôt la mienne! 

Il y eut un silence. 

Les deux voyageurs semblaient s'interroger du regard. 
LeTamberolesexaminaitsournoisementà^a dérobée. 
Enfin, le plus jeune des deux voyageurs reprit la pa- 
role de l'air le plus enjoué. 

— Çà, notre hôte, dit-il en frappant amicalement sur 
l'épaule du Tambero; on pause pqal l'estomac vide ; 
hâtez-vous de faire servir le souper; quand nous aurons 
satisfait notre faim et notre soif, nous nous occuperons 
de notre lit. 

— C'est cela; appuya l'autre ; spupons d'abord, nous 
causerons après. 

— Et je ne doute pas que nous ne finissions par nous 
entendre, ajouta le premier. 

— Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vpus 
satisfaire, seigneuries. 

— C'est entendu ; hâtez-vous; 

Le digne Tambero ne se fît pas répéter cet ordre; 

Tandis que les deux voyageurs s'asseyaient ou, pour 
être plus exact j se laissaient tomber sur un banc, en 
face l'un de l'autre, no Spiritu Santo se mit en devoir 
d'obéir; son premier soin fut de réveiller la dormeuse 
toujours accroupie devant le brasero. 

Il s'approcha d'elle, et lui frappant fortement sur 
l'épaule : 



Le tàmb(Î fis guadalupè 279 



— AlltJiiSj debout, paresseuse ! lui dit-il brutalement, 
ne vois-tu pas que nous avons des voyageurs à servir? 
dépêchë-tdi! iissez rêvé coroode cela. 

La jeune femme se redressa lentement et se tourna 
vers lui; 

— Que me voulez-vous? lui dit-ëîié d'uiie voix dbucë 
et haraotiiëuse, tandis que deux larmes, deux perles 
liquides tremblaient à la pointé de ses longs dits; je 
vous en siifiplië, sënor, iaissez-ihoi là où je suis, je ne 
vdùs gêne pas; je rêve ; je suis heureuse, j'oublie, 

— Valgâ ïhè 'dios ! s'écria le tambëro avec colère, 
que me dit là cette pibara ! À la cuisine, viveinerit ! 

Et il ieva le bras d'iiri air de menace. . 

Mais soii bras fut arrêté par le pliis jeurie des deux 
voyageurs qui s'était dducëment approché et ëdiitem- 
plait avec admiration le fchârmâht visage de la jeune 
tille ; le sëcbhd voyageur se tenait près de soîi compa- 
gnon, tout prêt à intervenir s'il était bèsdin, et fixait 
sur là pauvre enfant un regard chargé de compassion 
et de tendre sollicitude; 

C'était réellement une ravissante Créature que cette 
jeune fille ! 

Elle avait seize ans à pëiiie, mignonne, sveité, 
admirablement cambrée , avec de grands yelix noirs 
voilés par de longs cils soyeux et noyés sOiis une 
navrante mëlahcblië; les cheveux longs, iîris, crepelés, 
tranctiaht par leurs reflets bleus 'avec la jjâiëur mate et 
un peu olivâtre de son visage; sa bûuëiiè petite, bordée 
de lèvres carminées derrière iëstjuëliës brillait Tëcla- 



280 LE TAMBO DE GUADÀLUPE 

_. -■ - — — ...... ni . - -. .. - - ... _^ _ j ^____ J 

tante blancheur de ses dents ; tout en elle était d'une 
élégance innée, d'une désinvolture et d'un salero incom- 
parable; malgré les haillons qui la recouvraient, elle 
avait des rayonnements étranges ; on sentait la grande 
race, l'Espagnole de pied en cap, sous ces guenilles 
sordides et sans nom. 

Les deux hommes éblouis étaient complètement sous 
le charme de tant de beauté, de tristesse et de hau- 
taine et fière résignation ; sans s'être communiqué leur 
pensée, tous- deux avaient deviné un mystère sous cette 
douleur profonde fit cette abjection apparente. 

— Arrêtez, senor Spiritu Santo; dit le premier voya- 
geur d'une voix rude; assez de brutalités comme cela; 
devant nous, vous . vous abstiendrez, dorénavant, de 
toutes menaces envers cette jeune tille. 

— Et vous la laisserez tranquillement à la place 
qu'elle a choisie, faute d'une autre meilleure sans 
doute, jusqu'à ce qu'il nous soit bien prouvé que vous 
avez le droit de lui donner des ordres, surtout de cette 
façon ; appuya le second voyageur. 

— Mais, seigneuries?... voulut dire le Tambero. 

— Assez! reprit le premier voyageur; nous n'avons 
pas à discuter avec vous; le souper tout de suite. 

— Voici une once ; ajouta l'autre en jetant la pièce 
d'or sur la table, mais à la condition que vous n'exi- 
gerez rien de cette jeune fille tant que nous serons ici. 

— Oh ! seigneurie ! fit le Tambero dont les yeux bril- 
laient de convoitise ; puisque vous le prenez ainsi et que 
vous vous intéressez à cette paresseuse, il en sera 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 281 

^ ■ ™ ■■■ ■ | I II" ■ Il ■ ■ | M l l^'" » ^1 ■ ■■ ■■■ ■ !» I II I l| i—^^^^m.^^^^^^^*^^^^^^ 

ce que vous voudrez ; je suis ici pour vous satisfaire. 
Et engouffrant la pièce d'or dans une des larges poches 
de ses calzoneras avec une satisfaction évidente, il se 
hâta de quitter la salle, tout en jetant à la dérobée un 
regard chargé d'une haine indicible à la pauvre enfant, 
et en grommelant entre ses dents : 

— Maldita criatural heureusement que bientôt je 
serai débarrassé de toi! 

Sans paraître comprendre' ce qui s*était passé, sans 
même jeter un regard sur les deux hommes qui étaient 
si généreusement intervenus en sa faveur, la jeune fille 
s'était de nouveau affaissée sur Téquipal qui lui servait 
de siège ; elle avait caché sa figure dans ses mains et 
on l'entendait sangloter tout bas. 

— Pauvre enfant ! murmura le voyageur plus âgé en 
allant lentement se rasseoir. 

. — Oui, pauvre et malheureuse enfant en effet, si ce 
que je soupçonne est vrai ; répondit l'autre qui l'avait 
entendu. 

Cependant le Tambero, malgré la réputation bien éta- 
blie de ses confrères mexicains, n'avait pas menti; il 
reparut presque aussitôt, les bras chargés de vaisselle 
et suivi de peones portant plats et bouteilles; une vieille 
femme d'un aspect hideux, une Samba jaune comme 
un coing et drapée dans des loques sordides et dégoû- 
tantes, mit le couvert en un tour de main. 

Les plats fumants furent déposés sur la table ainsi 
que les bouteilles; puis Tambero, vieille et peones se 
retirèrent respectueusement, laissant les voyageurs at- 

1G. 



282 LE TAMBO DE GUADALUPE 



taquer tout à leur aisé les mets succulents placés de- 
vant eiix. 

Au moment où le tàinbero atteignait le seuil de la 
jportej le plus jeune des deux voyageurs le râjjpela. 

No Spiritu Sânto se hâta de revenir. 

— Que désirez-vous, seigneurie ? dëmanda-t-iî d'une 
voix obséquieuse. 

— Presque rien ; un caprice que je désire satisfaire, 

— Un caprice? fit-il étorihé. 

— En vous le payant, bien entendu. 

Et il choisit, dans une longue bourse qu'il retira de 

^ ta 

sa poche, une derïii-once d'or et la posa sur la table. 

Les yeux du Tainbero brillèrent aussitôt comme dés 
escarboucles. 

— De quoi s'agit-il, seigneurie? demanda- t-il. 

— De la moindre des choses ; répondit l'autre négli- 
gemment ; je suis un vieux routier ; j'ai pour prin- . 
cipe de prendre partout et toujours mes précautions. 

— Ce qui veut dire, seigneurie? fit le Tambëro en 
écarquillant les yeux. 

Le digne homme ne comprenait plus du tout; jamais 
il n'avait rencontré de voyageurs aussi singuliers. 

— Cela veiit dire, mon hôte, reprit le jeune homme 
d'une voix railleuse, que je meméfie extradrdinairement 
de tout ce qtii rië me semble pas logique ; comme, par 
exemple de rencontrer une table aussi bien servie dans 
une maison comme celle-ci; en conséquence, veuillez, 
je vous prie, déguster tous les mets qui sont là devant 
vous; puis eil faire autant de ces bouteilles dont l'allure 



LE TAMBÔ DE GUÀDàLUPË 283 

me semble si engageante; vous procéderez de même 
quand le iîibitieiit sera verni pour le bafé et lès liqueurs. 

— Comment, seighëUrie! s'écrià-t-ii avec uii magni- 
fique môUvémëntd'indignâtibii; supposëriez-vblis?.,. 

— Je hé sûppbsë riêii, Senor ; reprit ert soilriahl le 
voyageur; je veux vous faire gagner urië demi-brice; 
vbilà tout ; voyez si cela vous convient ? 

— Oh! seigneurie! iquëis affreux 'soupboris ! mais, 
grâce a Dieu ! vous reconnaîtrez bientôt combien ils 
sont injustes: 

i • ■ * 

Il se mit aldrs, sans ajouter un itibl, à débolicHer les 
bouteilles et à les déguste? Consciencieusement les unes 
après les autres. 

— Vous voyez, seigneurie ? dit-il quand il eut térrhinës 
— : Très-bien; aux plats maintenant, s'il Vous plaît. 
Le Tambero haussa légèrement les ëpàiilé's, cbtome 

un lidmffië 'c[ui se dit : iî 'est foh! et, s'àrnlaht d'une 
longii'e 'cuiller et d'un cbutêâli à découper, il cômriiença 
tranquillement à gbûter tous \éi plUtâ les tins après 
les autres. 

— C J ëst fait, seigneurie, dit : il au bout d'un ifrstànt, et 
avançant là main, la 'dëmi-ôhcè ést-ellë à moi? âjbiita-t-il 
d'une voix câliné. 

— Parfaitement, vous pouvez là prendre, senor 1 ; seu- 
lement, il y a là, je crois, un plat dont vous n'avez pas 



goûte* 



— - Ah! fit le Tambero de l'air le plus naturel, je sais 
ce que vous voulez dire ; vous parlez, n'est-ce pas, de 
ce plat de frijoles rojos bon àji? 



284 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 

— Précisément, 

— Je l'ai mis à part, vous le voyez, seigneurie? 

— Oui, mais je me demande pourquoi? 

— Tout simplement, seigneurie, parce que ces fri- 
joies con aji ne vous étaient pas destinés; ils ont été 
préparés pour mes peones; je ne me serais pas permis 
de vous offrir un tel ragoût; il a été mis par mégarde 
avec les autres ; je vais le remporter. 

Et d'un geste rapide il l'enleva de dessus la table, 

— Bah ! dit en souriant le voyageur, puisqu'il y est, 
laissez-le; j'en mangerai, je crois, avec plaisir; j'aime 
beaucoup les frijoles ainsi assaisonnés. 

— Mais, seigneurie ? dit le Tambero en pâlissant lé- 
gèrement 

— Remettez ce plat sur la table; goûtez-le, c'est par 
lui que nous commencerons, 

— Faites vite, seîior, ajouta le second voyageur ; ne 
voyez-vous pas que vous nous empêchez de souper ? 

Le Tambero était blême; il avait les yeux hagards. 

Les deux voyageurs l'examinaient à la dérobée. 

Il hésita une seconde; mais, prenant tout à coup son 
parti, il s'élança comme pour se rapprocher de la table, 
mais cela si maladroitement que son pied heurta contre 
un des pieds du banc servant de siège au plus âgé des 
voyageurs; il perdit l'équilibre et tomba avec le plat 
qui se brisa et se renversa sur le plancher. 

— Est-il possible d'être aussi maladroit! s'écria-t-il 
en se relevant d'un air piteux, et regardant d'un œil 
consterné les haricots et les débris du plat. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 2,85 

\ 

— Voilà ce que c'est que de trop se presser; dit le 
plus jeune voyageur avec un sourire ironique ; heureu- 
sement le m&l n'est pas'grand. Prenez votre demi-once. 

— Vous ne vous êtes pas blessé? ajouta le second 
voyageur d'un air goguenard, 

* —Si,., non... je ne crois pas... seigneurie, murmura 
le Tambero tout déferré, et qui déjà, un balai à la main, 
se hâtait de faire disparaître les traces de sa soi-disant 
maladresse. 

— Je pense que maintenant nous pouvons souper en 
toute confiance? dit le plus jeune voyageur en s'incli- 
nant devant son compagnon. 

Le Tàmbero était sorti la tête basse, comme un 
chien fouetté. 

— Quel drôle! murmura le premier voyageur. 

— Oui, il est assez réussi! répondit Vautre toujours 
souriant. Servez-vous donc, je vous prie ? 

— Après vous, s'il vous plaît, senor ; je ne suis que 
votre serviteur : don Luis Llagado. 

— Et moi, Caballero, je suis le vôtre, don Agustin 
Amador, tout à votre service. 

Après ces compliments préliminaires, la glace se 
trouva rompue entre les deux voyageurs; ils com- 
mencèrent à manger de bon appétit, tout en causant 
de choses et d'autres. 

— Ah! çà? dit au bout d'un instant don Luis Llagado, 
le plus âgé des deux hommes ; maintenant que la con- 
naissance est faite entre nous, me permettez-vous, 
Caballero, de vous adresser une question? Je vous 



286 LE TAMBO DE GUADALUPÊ 



avoue que ma curiosité est excitée au plus haut point, 
et que, deptiis quelques minutes, j'ai cette question sur 
les lèvres sans oser vous la faire ? 

— Bon, je vous comprends, répondit en riant don 
Agustin, je vous vois venir; vous désirez savoir pour- 
quoi j'ai témoigné une si grande défiance et agi comme 
je l'ai fait? 

— Je l'avoue, seigneur, si indiscret que je vous puisse 
paraître. 

— Mais non, je trouve cette curiosité toute naturelle, 
au contraire ; après ce qui s'est passé, trouvez-vous que 
j'ai eu tort de me montrer aussi difficile ? 

— Valgame Dios! jfe vous feia rbmercieâu contraire; 
sans vous ce misérable nous aurait bel et bien empoi- 
sonnés ? 

— Tout simplement. 

— Il doit avoir une vieille haine contre vous, seigneur, 
pour tenter ainsi Un tel giiet-âpens ; quant à moi ; jeiiele 
connais pas,, il n'a donc àUbune raisbiide m'en vouloir? 

— Je ne le connais pas plus que vous, seigneurie, je 
vous prie de le croire. 

— Ah bah ! 

— Je l'ai vii, ce soir; pour la première fois. 

— Alors je n'y suis plus, je m'y perds 1 dit doii Luis 
avec surprise. 

— Je ne connais pas cet homme, il est vrai ; je l'ai vu 
aujourd'hui pour la première fois ; mais j'ai beaucoup 
entendu parler de lui; je sais sur son compte, si ce 
qu'on rapporte est exact, dès choses à faire frémir. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 287 

— Oh ! oh ! que me dites-vous donc là, seigneurie? 

— Rien qui ne soit de notoriété publique en Spnora, 
Caballero ; est-ce donc la première fois que vous venez 
dans cette partie du Mexique ? 

— En effet, c'est la première fois. 

— Alors je ne suis plus surpris de votre ignorance ; 
sachez donc, senor, que nous sommes dans une véri- 
table caverne ; cette Rancheria que nous avons traver- 
sée pour venir ici, et ce TV^mbè de Guadalupe, sont un 
repaire de pandits de la pire espèce, dont les crimes 
épouvantent les populations à- cinquante lieues à 1$ 
ronde. 

— Et la justice est instruite ? 

— Parfaitement. 

— Elle ne fait rien ? 

— Que voulez- vous quelle fasse ? vous connaissez ce 
pays ; les soldats qu'on erfyerrait à la recherche des 
brigands passeraient de leur' côté ; ils feraient cause 
commune avec eux. 

— C'est malheureusement vrai 1 De quoi accuse-t-on 

ces misérables? 

■ « » > - • ' . 

— De tout! de vol, de meurtre, d'incendie, etsprtput 
de faire la traite des blanches au profit des Mormons ; 
mais personne n'ose se plaindre. 

~ Comment se fait-il que, sachant tout celtij vous 
n'ayez pas craint de pénétrer dans cet antre? 

—Je ne m'en croyais pas aussi rapproché, quand j'ai 
reconnu mon erreur, il était trop tard pour reculer, d'ail- 
leurs où aller ? Mon cheval est fatigué, le temps horri- 



288 LE TAMBÔ DE GUADAfiUPE 



ble; je suis bien armé, je ne crois pas manquer de 
courage ; j'ai joué le tout pour le tout, espérant me 
sauver à force d'audace et de sang-froid. 

— Vive Bios / voilà qui est parler, senor don Agustin ; 
vous êtes mon homme ! Si cela vous plaît, je jouerai 
votre partie ; peut-être à nous deux réussirons-nous à 
nous tirer de cet infernal guêpier? 

— A la bonne heure! répondit le jeune homme, en 
tendant par-dessus la table la main droite à son compa- 
gnon; touchez là, seigneurie, nous nous sauverons ou 
nous tomberons ensemble ! 

— C'est dit ! s'écria don Luis en lui serrant la main ; 
dans tous les cas je suis résolu à bien défendre ma 
peau ; il leur en coûtera cher pour la prendre ! 

— Vous avez des armes ? 

— Et des provisions à foison ; quatre revolvers à six 
coups, dont deux à épaulement, une carabine à canon 
tournant que voici, cette longue rapière, dont je sais 
assez joliment me servir, et un excellent poignard 
dans ma botte droite ; le tout venant directement de 
chez Devisme, le célèbre armurier parisien; mes re- 
volvers sont là, sous mon zarape. 

— Caraï, quel arsenal ! tous mes compliments, sei- 
gneurie, du reste je vous en présente autant ; sortant 
de chez Galand, le rival heureux de Devisme; à cette 
différence près, que ma carabine a un sabre baïon- 
nette. 

— La mienne aussi; pardonnez-moi, j'avais oublié 
ce détail. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 289 



— Alors, c'est parfait ; nous ne sommes pas aussi ma- 
lades que je le craignais ; Cuerpo de Cristo ! avec cin- 
quante-deux coups de feu à tirer, l'œil juste, le cœur 
ferme et le poignet vigoureux, deux hommes résolus 
peuvent déifier une centaine de bandits comme ceux qui 
nous guettent* 

— C'est mon opinion. 

— Entendons-nous bien, afin de ne pas commettre 
de malentendus. 

— C'est facile ; vous paraissez connaître le pays 
mieux que moi, ou du moins être plus au courant que 
je ne le suis des habitudes de ces bandits, prenez la 
direction, je me' mets volontiers sous vos ordres ; je 
vous obéirai, sans hésitation, au doigt et à l'œil. 

— Je crois que vous avez raison ; qu'il en soit donc 
ainsi; laissez-moi faire, nous sortirons d'ici avec les 
honneurs de la guerre. 

— J'y compte bien. 

Tout en causant, les deux voyageurs avaient con- 
tinué à manger de bon appétit; au dehors, le temps 
était horrible ; l'ouragan avait éclaté et faisait rage ; 
le tonnerre roulait sans interruption, les éclairs se 
succédaient avec une rapidité extrême, le vent sif- 
flait avec fureur et la pluie tombait à torrents. 

— Définitivement, dit don Luis, tout considéré, nous 
sommes très-bien ici pour soutenir un siège ; au dehors, 
la fuite ne serait même pas possible. 

— En effet, répondit l'autre ; ce vieux.bâtiment est 
solide; nous n'avons pas à redouter qu'il nous tombe 

m. 17 



290 LE TAMBÔ DE GUADALT7PE 

sur la tête, nous trouverons là, au besoin, tout ce qu'il 
nous faudra pour nous barricader solidement, 

— Je me demande, reprit don Luis, pourquoi ce mi- 
sérable s'est autant hâté de tenterdenous empoisonner? 

— Bon, vous pensez encore à cela ? 

— Ma foi, oui ; je vous avoue que tout ce qui est illo- 
gique et que je ne comprends pas m'inquiète. 

— Bon alors, je vais vous faire comprendre ; trois 
raisons l'ont engagé à risquer cette tentative. 

— Trois raisons ? 

— Tout autant; d'abord* je lui ai laissé comprendre 
que je le connais. 

— Au fait, je n'y songeais pas ; cela a dû lui mettre la 
puce à l'oreille. 

— Vous voyez ; ensuite il a aperçu nos carabines 
dont il aurait été charmé de nous débarrasser. 

— C'est juste. 

— Enfin, parce quemousnous sommes mêlés des af- 
faires du digne Tambero, plus que cela ne lui, con- 
venait. 

-^ Nous? vous plaisantez; comment cela? 

— Caraï ! en l'empêchant de battre cette pauvre en- 
fant! reprit-il en étendant le bras vers la jeune fille, 
toujours plongée dans une apparente prostration, 

— C'est exact ; je ne songeais plus à cet incident; je 
comprends tout maintenant ; mais, dites-moi, ne trou- 
vez-vous pas étrange la présence de cette charmante 
enfant dans cette tanière de bêtes fauves? 

— Très-étrange; mais que pouvons-nous faire? rien. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 291 



— Peut-être ! 

— Comment, peut-être? Nous ignorons qui elle est, 
■comment elle est ici ? hum ! Caballero, prenons-y garde ; 
qui trop embrasse mal étreint ;, croyez-moi, songeons à 
ajous d'abord ? allons au plus pressé, sortons-nous de la 
toile, et après-.. 

— Eh bien, après? 

— Après, nous verrons; par où nous passerons, elle 
passera, il* y aura place pour elle; si cela lui convient 
toutefois ; je ne me soucie pas de jouer le rôle de don 
Quichotte, pour une Dulcinée de hasard qui peut-être, 
joue un rôle, .et n'est en réalité que la complice des 
bandits, 

— Oh! don Agustinl vous êtes sévère pour cette 
pauvre fille; croyez-vous donc-que cela soit possible? 

— Tout est possible en Sonora, cher seigneur* 

— Elle a une figure angélique* 

— Je me méfie surtout des anges, quand je les ren- 
contre dans des lieux comme celui-ci; croyez-moi, 
soyons prudents; surtout tenons-nous bien. 

— Oh ! quant à cela, comptez sur moi. 

— Chut, voici notre hôte avec le café. 

En effet, le Tambero entrait en ce moment suivi de 
deux peones, dont le premier portait une cafetière, des 
tasses, du sucre, et l'autre deux ou trois bouteilles de 
liqueurs et des cigares. 

—J'arrive à temps, dit le Tambero, yous avez terminé, 
seigneuries? 

— Vous le voyez ; et le Postre? 



292 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 

-■ ■-' ' ^-^^^ '■-' i ■' '-' .i— — ^^^— . — — 

— Je regrette de n'avoir rien de convenable à vous 
offrir, les Dulces, les Confîtes et les gâteaux qui me res- 
tent ne sauraient vous plaire. 

— Nous nous en passerons donc, seîior, faites verser 
le café; si vous n'avez rien de mieux à faire en ce mo- 
ment.. 

— I] est tard, le temps est affreux, je suis complète- 
ment libre, interrompit respectueusement le Tambero. 

— Je croyais que vous attendiez des voyageurs ? dit 
don Àgustin; du moins vous nous l'avez assuré. 

— C'est vrai, seigneurie, mais ces voyageurs n'arri- 
veront pas avant minuit, ou une heure du matin. 

— Comment, ils marchent de nuit, et par un temps 
pareil! c'est une folie cela! les routes doivent être im- 
praticables? 

— Je ne puis rien vous dire à ce sujet, seigneurie ; j'ai 
pour habitude de ne ni'occuper que de ce qui me re- 
garde personnellement. 

— C'est une fort bonne habitude, mon hôte, dont je 
vous engage à ne pas vous départir; puisque vous 
êtes libre, faites-nous- le plaisir de vous asseoir près de 
nous, et d'accepter une tasse de café en notre compa- 
gnie. 

— C'est un grand honneur dont je vous suis fort re- 
connaissant, seigneuries, je vous obéis avec empresse- 
ment. 

— A la bonne heure, mettez-vous là à ma droite ; bien. 
Le Tambero s'assit et le café fut versé ; les peones se 
retirèrent. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 293 

— Vous avez là des cigares qui doivent être excel- 
lents? reprit don Agustin, en lui avançant le plat sur 
lequel plusieurs paquets de cigares, honradez, ré- 
galias, etc, avaient été posés, n'en accepterez-vous 
pas un ? • 

— Vous m'excuserez, seigneurie ; répondit le Tarn- 
bero, avec un léger embarras; je suis un vieux Mexi- 
cain, moi; je ne fume que la cigarette de papel, ou de 
temps en temps, dans les grands jours, un pajillo de 
maïs, mais cela bien rarement. 

— Vive Dios! voilà qui est singulier, ce caballero et 
moi, nous avons le même goût que vous. 

— Vous ne fumez pas de cigares? 

— Jamais; cela cependant ne vous empoche pas de 
les mettre sur la note; ils nous ont été présentés, cela 
suffit. 

L'hôtelier s'inclina tout en tordant une cigarette 
entre ses doigts ; don Agustin après avoir échangé un 
regard d'intelligence avec don Louis reposa sur la table 
et un peu à l'écart l'assiette de cigares. 

La conversation fit un crochet, ou plutôt s'engagea 
sur d'autres sujets ; elle allait un peu à bâtons rompus, 
de ci et de là, sans but déterminé, les trois convives 
semblaient se tenir sur la réserve; cependant ils bu- 
vaient le café et les liqueurs, en véritables amateurs, 
c'est-à-dire à petits coups, tout en fumant une innom- 
brable quantité de cigarettes. 

Le Tambero jetait parfois à la dérobée des regards 
haineux à la jeune fille toujours accroupie; don Luis 



294 LE TAMBO DE GUADALUPE 

suivait d'un regard rêveur les spirales capricieuses de- 
là fumée bleuâtre de sa cigarette; don Agustin riait et 
causait avec un entrain endiabléj et une désinvolture 
parfaite, comme s'il n'eût conservé aucune inquiétude- 
Un coucou placé près du comptoir fit soudain en- 
tendre le grincement sec de ses chaînes^ la porte s'ou- 
vrit, le Coucou sortit et chanta, l'heure sonna. 

Comment ce vénérable coucou était-il venu de la 
Forêt-Noire s'échouer en Sonora chez un Tambero? 
ceci est un problème singulier, qui sans doute ne sera 
jamais éclairci. 

— Eh ! fit don Luis en allumant une vingtième ciga- 
rette, quelle heure vient donc de sonner? 

— Onze,heures, seigneurie, répondit le Tambero. 

— Commentai est déjà si lard! ma foi, la soirée s'est 
écoulée sans que je m'en aperçoive ! 

— Peut-être serait-il temps qu'après la fatigue de la 
journée, vous songiez, seigneurie, à prendre un peu de 
repos ? hasarda le Tambero d'une voix insinuante. 

— Bon, qui songe à cela ! dit en riant don Luis ; nous 
sommes bienici, pourquoi nous déranger?jene me sens 
pas la moindre envie de dormir ; et vous, senor don 
Agustin? 

— Moi? je n'ai jamais été aussi éveillé ! d'ailleurs avec 
le temps qu'il fait, nous essaierions vainement de fermer 
les yeux; les sifflements du vent, les éclats du ton- 
nerre nous en empêcheraient ; faisons mieux, taillons* 
un Monte, en buvant du punch; que dites- vous de ma 
proposition, don Luis? 



LE TAMBO DE GUADALUPE 295 

— Je dis, cher sefior, que je la trouve admirable et 
que je l'accepte. 

— Alors, passons à cette autre table, je me charge du 
punch; il sera excellent, je vous le promets, je m'y en- 
tends ; d'ailleurs nous avons là tout ce qu'il nous faut; 
que pensez-vous de notre idée, mon hôte? 

— Je la trouve très-bonne, seigneurie; cependant, 
peut-être feriez-vpus mieux de vous reposer? demain 
vous serez. brisés, et incapables de continuer votre 
voyage. 

— Bon, qui pense à demain? dit nonchalamment don 
Luis ; rien de tel que l'heure présente, mon hôte ; qui 
sait si demain nous ne serons pas tous morts 1 

— Caraï! s'écria le Tambero en pâlissant; que dites- 
vous donc là, seigneurie? 

— La vérité; répondit railleuse ment don Luis; est-ce 
que la mort ne nous guette pas sans cesse? 

Tout à coup, au-dessus des grondements furieux de la 
tempête, des sifflements du vent et des éclats de la 
foudre/un bruit ressemblant au galop échevelé de plu- 
sieurs chevaux se fit entendre, se rapprochant avec une 
rapidité vertigineuse • 

Les trois hommes s'étaient levés ; ils écoutaient; la 
jeune femme, en proie à une surexcitation extraordi- 
naire, avait quitté la place où, jusque-là, elle était de- 
meurée indifférente et songeuse; les cheveux épars, 
les yeux pleins d'éclairs et les traits convulsés par une 
inexprimable émotionnelle s'était élancée vers la porte, 
les bras étendus en criant d'une voix effarée: 



o 



296 LE TAJIBO DE GUADALUPE 



— Les voilà ! les voilà ! 

Le Tambero pâle, tremblant de terreur, se précipita 
sur elle, et l'enleva dans ses bras. 

— Sauvez-moi t sauvez-moi! s'écria la jeune fille 
d'une voix déchirante en se débattant entre les braë de 
cet homme qui essayait de l'entraîner. 

Les voyageurs s'élancèrent sur le Tambero, lui 
enlevèrent la jeune fille à demi évanouie, et par un 
mouvement instinctif, presque machinal, ils se réfugié- 
rent, avec elle, derrière le comptoir. 

Au même instant la porte de la salle vola en éclats, 
et quatre cavaliers, quatre démons bondirent d'un élan 
prodigieux jusqu'au milieu de l'immense pièce, avant 
d'avoir pu maîtriser et arrêter leurs chevaux, qui bou- 
leversaient et renversaient tout sur leur passage. 

Puis sautant sur le sol, ils commencèrent avec un 
empressement fébriJe à empiler les bancs et les tables 
les uns sur les autres, de façon à former une immense 
barricade à angles saillants, à trois mètres environ en 
arrière de la porte; renforçant cette barricade avec 
tout ce qui leur tombait sous la main. 

Tout cela s'était passé avec une rapidité vertigineuse. 

La plupart des chandelles et des candiles s'étaient 
éteints ; la salle se trouvaitplongée dans une demi-obscu- 
rité qui ne permettait de distinguer les objets que vague 
ment ; les inconnus, complètement absorbés parle rude 
travail auquel ils se livraient, et d'ailleurs se croyant 
seuls dans la salle, n'avaient pas songé à regarder au- 
tour d'eux; mais lorsque leur singulière besogne fut 



LE TAMBO DE GUADALUPE 297 

à peu près terminée, apercevant le massif comptoir, au- 
quel jusque-là, ils n'avaient pas fait attention, ils s'en 
approchèrent dans le but évident de le traîner jusqu'à 
4 la barricade et de s'en servir pour renforcer leur re- 
doute improvisée. 

Ce fut alors qu'ils aperçurent les deux étrangers 
debout et le fusil à la main derrière le comptoir et, un 
peu en arrière des deux hommes, une femme affaissée' 
sur une chaise, pâle comme une morte et semblant 
privée de sentiment ; mais l'obscurité les empêchait 
de distinguer les traits de cette femme, qu'ils ne voyaient 
que vaguement dans le clair obscur de la salle* 

Les voyageurs ignoraient quels étaient ces hommes, 
qui avaient ainsi à Timproviste envahila salle commune 
du Tambô d'une manière si insolite ; et maintenant sem- 
blaient vouloir la changer en forteresse, fort peu ras- 
surés par leurs allures violentes, ils craignaient surtout 
d'avoir affaireà des salteadoresunpeutrop amis de leur 
hôte le Tambero, et ne se souciaient nullement de tomber 
entre leurs mains ; en conséquence, ils se tenaient pru- 
demment embusqués, le doigt sur la détente, prêts à 
repousser la force par la force, et à faire feu au moin- 
dre geste menaçant, ou seulement suspect des nou- 
veaux venus. 

Quant à ceux-ci, ils paraissaient avoir une opinion 
à peu près aussi mauvaise des voyageurs, ainsi que le 
prouva la façon tant soit peu brutale dont ils entamè- 
rent l'entretien. 

— Eh ! fit d'une voix rude celui^des quatre étrangers 

17. 



298 LE TAMBÔ DE GÙÀDALUPE 

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auquel ses compagnons semblaient particulièrement 
obéir; qu'avons-nous ici? Cuerpo de Cristo! venez un 
peu; voilà des bribones avec lesquels il nous va falloir- 
probablement causer! 

Ses trois compagnons se groupèrent aussitôt autour 
de lui, sans parler, mais les fusils armés, et lançant aux 
voyageurs des regards qui certes n'avaient rien de ras* 
surant. 

— Holà, Demonios ! reprit l'étranger, qui êtes-vous 
et que faites-vous ici? répondez sans retard si vous ne 
voulez pas être tués comtme des chiens I 

— Qui êtes-vous vous-mêmes? répondit don Luis sans 
autrement s'émouvoir; de quel droit nous adressez- 
vous ces insultantes paroles? 

— C'est ce que vous ne tarderez pas à apprendre si 
vous ne prenez garde de mieux mesurer vos paroles !. 
reprit l'inconnu; répondez donc, où de par le diable !.».. 

— Évitez-vous des insultes que peut-être vous ne tar- 
deriez pas à regretter, réponditfroidementdon Luis; nous- 
sommes deux voyageurs, arrivés ici à la tombée de la 
nuit, sans savoir où notre mauvaise étoile nous con- 
duisait; nous achevions de souper quand vous êtes ve^- 
nus subitement nous interrompre, de la façon que vous 
savez; voici tout ce qu'il nous convient de vous ap- 
prendre quant à présent sur notre compte ; j'ajouterai 
seulement que moi et mon compagnon, nous sommes 
des gens paisibles, ne se souciant que fort médio- 
crement de se mêler d'affaires qui ne les regardent pas. 

— Voilà de belles paroles; dit l'inconnu eîi ricanant.. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 299 



— Elles sont vraies; nous désirons la paix; mais nous 
ne craignons pas la guerre ; vous vous en apercevrez 

* à vos dépens, si vous vous obstinez à nous chercher 
querelle; nous sommes beaucoup mieux armés que 
vous; [nous gavons cinquante-deux coups de feu à 
tirer.,. 

Ces derniers mots semblèrent produire une certaine 
impression sur les étrangers; ils échangèrent entre eux 
un regard rapide, puis celui qui jusque-là avait parlé 
au nom des autres, interrompit vivement : 

— Tout ce que vous dites peut être vrai, quoique 
cela semble bien étrange* senor? nous ne sommes ni 
desSalteadores,ni des Rateros, mais d'aussi honnêtes 
caballeros que vous pouvez l'être vous-mêmes; les cir- 
constances dans lesquelles nous nous trouvons sont 
très-graves; il est donc important pour nous de savoir 
qui nous avons en face.; que,prétendez^vous, en somme? 

— Rien; nous voulons la paix, je vous le répète; si 
le temps n'était pas aussi horrible* et si nous n'avions 
.pas à redouter quelque embûche ou quelque guet- 

• apens au dehors, nous quitterions immédiatement ce 
Tambo ; mais cela nous est matériellement impossible 
avant le lever du soleil,; non pas pour nous, qui som- 
mes des hommes accoutumés à faire bravement face à 
tous les accidents plus ou moins désagréables d'un 
voyage à travers la Sonora ; .mais il y a là sur cette 
chaise* une dame que notre honneur nous défend d'a- 
.bandonner, et que nous sommes résolus à défendre 
quoi qu'il arrive. 



300 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 

— Una damç vous accompagne? s'écria vivement Té- 
tranger; qui est cette dame? d'où vient-elle? où va-t- 
elle? quel est son nom? depuis quand la connaissez- 
vous? voyage-t-elle en votre compagnie? 

— Voilà bien des questions à la fois, senor? répondit 
don Luis en souriant avec ironie; je ne sais trop de 
quel droit vous mêles adressez? 

— Silence ! s'écria tout à coup l'étranger ; voici nos 
ennemis! si vous n'êtes pas des leurs, ainsi que vous le 
prétendez, prouvez-le, en restant neutres! 

— Peut-être avons-nous autant à craindre d'eux que 
vous-mêmes; répondit simplement don Luis; dans tous 
les cas, nous ne prendrons parti contre vous que si 
vous nous attaquez, 

— C'est bien, je retiens votre parole, senor ! et se 
tournant vers ses compagnons : A nos postes et mon- 
trons à' ces drôles que nous sommes des hommes! 
ajouta-t-il avec une sombre énergie. 

Tout en parlant ainsi à ses compagnons, l'étranger, 
après avoir poliment salué les voyageurs, alla s'embus- 
quer résolument derrière la barricade, où les trois 
autres le suivirent aussitôt. 

Un grand bruit se faisait entendre au dehors, mêlé 
de cris et de piétinements, comme si plusieurs indivi- 
dus eussent été occupés à certains préparatifs hostiles- 
En effet, bientôt les voyageurs et les étrangers "recon- 
nurent avec stupeur que des masses d'alfalfa sèche 
étaient entassées sans relâche devant la porte qui bien- 
tôt fut complètement obstruée. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 301 

La retraite leur était coupée; ils étaient pris comme 
dans une souricière. 

Bientôt ils eurent le mot de l'énigme. 

Une famée épaisse s'éleva et presque aussitôt des 
flammes s'élancèrent de ce mopceau de fourrages, en 
même temps qu'une grêle de pierres venait briser les 
deux fenêtres servant à donner du jour dans la salle ; 
puis par les fenêtres brisées, les balles commencèrent à 
pleuvoir sans que les assaillants se laissassent voir. 

— Caraï ! s'écria don Agustin, est-ce que ces drôles 
auraient l'intention de nous enfumer ici comme des 
bêtes puantes ? 

— Cela m'en a tout l'air, répondit tranquillement 
don Luis; les coquins sont adroits, ils ont admirable- 
ment pris leurs précautions; voyez, ils nous fusillent 
presque bout portant, sans qu'il nous soit possible de 
savoir d'joù viennent les balles. 

— Je vous trouve charmant, seîior don Luis, de 
prendre les choses avec tant de philosophie! quand 
nous sommes menacés, non-seulement d'être enfumés, 
mais encore d'être rôtis tout vivants, et cela sans ven- 
geance possible. 

— Tout cela est très-désagréable, je le comprends ; 
malheureusement je ne- vois pas trop comment nous 
sortirons de ce guêpier; vous qui semblez plus au cou- 
rant que moi des habitudes de ces coquins auxquels 
nous avons si malheureusement affaire, vous auriez du 
«n'avertir. 

— Je l'ai fait. 



302 LE TÀMBO DE GUADALUPE 

— Oui, mais trop tard pour que nous puissions nous 
mettre sur nos gardes, 

— Nous avons été surpris à l'improviste. 

— C'est vrai; mais, à propos, où est donc passé ce 
coquin de Tambero? 

* 

— Je l'ignore ; il aura sans doute profité du désordre 
causé par l'entrée endiablée de ces inconnus pour ga- 
gner au pied, et mettre sa précieuse personne en sû- 
reté. 

■*- C'est probable ; mais, dans tous les cas, il ne sera 
pas sorti par la porte; 

— Croyez- vous ? 

— J'en suis certain, je l'ai vu courir vers le fond de 
la salle; d'ailleurs, les nouveaux venus étaient entre la 
porte et lui ; ils barraient complètement le passage- 

— Alors tout n'est peut-être pas perdu encore. Aidez- 
moi à étendre cette pauvre enfant derrière le comptoir,, 
pour que les balles ne puissent pas l'atteindre. 

— Soit; elle est encore sans connaissance. 

— Tant mieux pour elle ; il sera toujours temps de 
la rappeler à la vie, quand nous n'aurons rien de plus 
important à faire. 

Tout en parlant ainsi, ils avaient étendu des zarapes- 
sur le sol; puis ils avaient couché lajeune fille sur ce 
lit improvisé, en la plaçant de façon à ce qu'elle fût 
complètement abritée contre les projectiles qui crépi- 
taient dans toutes les directions. 

— Cette jeune fille est admirablement belle, mur- 
mura; don Agustin. 



US TAMBÔ DE GUADALUPE 303- 



— C'est une magnifique créature ; appuya don Luis en 
hochant tristement la tête. Maintenant > que faisons- 
nous? 

— Le Tambero doit être caché dans quelque ( coin; it 
s'agit de le découvrir. 

— Hum! en aurons-nous le temps? fît don Luis d'un- 
air de doute; en supposant que nous le trouvions, à 
quoi cela nous servira-t-il? 

— Qui sait? Cherchons-le toujours ? 

— Soit, mais voyez? fit-il en étendant le bras- 

— Oui, oui, dit don Agustin en hochant la tête, nous* 
n'avons pas un instant à perdre; aussi, à l'œuvre, à 
l'œuvre, senor don Luis. 

— Allons 1 je;Vous suis, répondit laconiquement dorn 
Luis. 

En efiet, le temps pressait. 

Les foins rassemblés, amoncelés devant la porte et 
sans cesse augmentés étaient devenus ^une véritable 
fournaise ; de sinistres langues de feu léchaient les- 
murailles, brûlaient les boiseries et propageaient l'in- 
cendie avec une rapidité réellement effrayante, éclai- 
rant l'immense salle de lueurs rougeâtres, qui impri- 
maient aux objets une apparence véritablement fan- 
tastique. 

Les quatre inconnus , abrités derrière l'immense 
barricade dressée au milieu de la salle, faisaient un 
feu d'enfer contre les fenêtres; sans paraître -, tant 
ils étaient fermes, froids et résolus, avoir conscience 
du danger terrible auquel ils étaient exposés» 






304 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 



Le feu commençait à se communiquer aux poutres du 
plafond, qu'il carbonisait peu à peu ; la mort était là, ter- 
rible, inévitable; dans une heure au plus, tout serait dit. 

Il fallait donc au plus vite trouver une issue, si l'on ne 
voulait être enseveli sous les ruines fumantes du Tambô. 

Don Luis et don Agustin s'étaient glissés inaperçus 
vers le fond de la salle, dont ils sondaient la muraille 
avec la crosse de leurs carabines. 

Les chevaux attachés dans l'angle le plus éloigné et 
le plus sombre de la pièce tremblaient et renâclaient 
de frayeur ; les deux voyageurs bandèrent les yeux 
des pauvres animaux au moyen de leurs cravates et de 
leurs mouchoirs, afin qu'ils se tinssent tranquilles, et 
qu'affolés par la terreur, ils ne rompissent pas les li- 
cous par lesquels ils étaient attachés, et ne se lan- 
çassent pas, en ruant et se cabrant, à travers la salle ; 
ce qui aurait encore augmenté le danger, déjà si grand, 
auquel étaient exposés les six hommes enfermés en ce 
moment dans cette fournaise. 

Cette précaution importante prise, les deux jeunes 
gens continuèrent leurs recherches. 

Elles furent longues. 

Ils commençaient à désespérer, lorsqu'ils arrivèrent 
à un endroit où plusieurs sacs de maïs étaient empilés 
sans ordre, mêlés à des canastas et une foule d'objets 

■ 

en apparence hors de service ; ils se frayèrent à grand'- 

peine un passage à travers ce pandémonium qu'ils 

fouillaient en même temps du canon de leurs carabines. 

Soudain un sourd gémissement frappa leurs oreilles. 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 305 

I ■ Il !■■■■■■ I III I ~ ~ I 

— Eh! eh ! fit don Luis, j'ai entendu quelque chose. 

— Qui vive ! Réponds ou tu es mort ! cria don Agustin 
en armant sa carabine. 

— Pitié! ayez pitié de moi, Caballeros? dit une voix 
creuse, du ton le plus lamentable; hélas! senor, mon 
Dieu ! je suis un homme perdu, ruiné ! 

— Allons ! allons 1 montre-nous un peu ta face de co- 
quin, afin que nous sachions bien à qui nous avons 
affaire? reprit don Agustin avec un sourire railleur. 

Et d'un coup de crosse bien appliqué sur la masse 
inerte qu'il apercevait vaguement blottie dans l'ombre 
au milieu des sacs, il la fit surgir à. la lumière avec la 
rapidité d'un diable en carton sortant d'une boîte à sur- 
prise. 

— Eh! là, mon Dieu! seigneurie, ayez pitié de moi! 
s'écria le Tambero du ton le plus piteux qu'il put affec- 
ter, 

— Eh ! fit don Luis, je ne me trompe pas, c'est notre 
digne hôte nô'Espiritu Santo Quiroga. 

— Pour vous servir, seigneurie ; au nom du ciel, ne 
me tuez pas, je vous en supplie ! 

— C'est ce que nous verrons ; dit don Agustin ; cela 
dépendra de toi. 

* 

— Oh ! alors je suis sauvé ! Dieu soit béni ! s'écria4-il 
avec joie. 

— Ne te félicite pas encore, vieux coquin, reprit don 
Agustin; et d'abord, que fais-tu ici? 

— Vous le voyez bien, je me... cache. 



306 LE TAMBÔ DE GUADALXJPE 

— Ce n'est pas vrai, -tu cherches à te sauver; encore 
un mensonge et je te tue comme un chien ! 

— Oh! seigneurie ! je ne mens pas. 

— C'est ce que nous allons voir : pourquoi, au lieu 
d'essayer de te sauver par la porte en voyant arriver les 
quatre cavaliers, es-tu venu te cacher de ce côté? 

— Vous le voyez bien, seigneurie ! 

— Nous n'obtiendrons rien de ce misérable I dit froi- 
dement don Luis ; nous perdons notre temps avec lui, 
mieux vaut le tuer. 

— C'est mon avis; répondit don Agustin sur le même 
ton ; nous allons le jeter au milieu des flammes et le 
brûler à petit feu.* 

— C'est cela. 

Les deux hommes le prirent au collet. 

— Allons, marche ! s'écria don Agustin. 

Le Tambero se jeta à genoux et joignit les mains. 

— Seigneuries, pitié I dit-il en pleurant à chaudes 
larmes ; ne me condamnez pas à une mort aussi hor- 
rible ! 

— Allons, relève-toi, nous n'avons que trop perdu de 
temps ! 

— Faites-moi grâce et vous saurez tout! reprit-il 
d'une voix chevrotante. 

— Ah t ah ! il y a donc quelque chose ? 

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-moi ! 

— Nous verrons, parle? 

— Vous me ferez grâce? 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 307 

— Peut-être, mais parle d'abord; pourquoi, au lieu 
de le sauver, es4u resté là ? 

— Je me suis sauvé, seigneurie, mais... je suis re- 
venu. 

— Ah bah? voilà qui est intéressant à savoir; alors 
il y a une sortie? 

— Tiens ! tiens f tiens ! fit don Luis. 

— Hélas! oui, seigneuries, il y en a une. 

Les deux jeunes gens échangèrent à la dérobée un 
regard d'intelligence. 
Don Agustin reprit l'interrogatoire. 

— Et pourquoi es-tu revenu? demanda-t-il; surtout 
ne mens pas 1 

— Je voulais sauver les chevaux, seigneurie"; de si 
belles bêtes et si bien harnachées. 

— Prends bien garde à ce que tu me répondras; qui 
t'a envoyé chercher les chevaux? 

— Personne, seigneurie. 

— Hum! tes complices ne t'ont pas chargé de t'en 
emparer? 

— Non, seigneurie ; personne ne connaît cette Sortie, 
excepté moi. 

— Tu mens I tout ce qui se passe a été évidemment 
convenu entre toi et tes complices. 

— Je vous jure, seigneurie, par Nuestra Seflora de* 
Guadalupe, que je suis la première victime de ce qui 
arrive ; me croyez- vous assez niais, seigneurie, pour me 
ruiner ainsi moi-même de gaieté de cœur en brûlant 
ma propre maison et tout ce qu'elle contient ? 



308 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 



— Il y a du vrai, mais ce n'est pas tout ; tu as voulu 
nous empoisonner? 

— Oh! seigneurie, pouvez-vous supposer cela? je 
voulais seulement vous endormir. 

— Pour que nous soyons plus facilement dépouillés 
par tes complices, misérable drôle ? 

Le Tambero baissa la tête avec confusion. 

— Où conduit cette sortie ? reprit don Agustin. 

— Par un corridor souterrain, dans le grand corral, 
derrière le Tambô. 

— Qui t'attend là? 

— Personne, seigneurie, je vous le jure; je suis, je 
vous le répète, la première victime dans toute cette 
affaire. Matadiez m'a lâchement trompé; je ne l'aurais 
jamais cru capable d'une telle infamie ; moi, qui suis 
son compère! 

— Ah ! ah ! c'est le r senor Matadiez qui conduit cette 
attaque? 

— Oui, seigneurie. 

— C'est un homme expéditif. 

— Vous le connaissez? 

— Beaucoup, de réputation ; fit-il avec un sourire 
amer; nous avons un vieux compte à régler ensemble. 
Mais assez causé, quant à présent, où est le passage? 

— Là; derrière les sacs, seigneurie. 

— Indique-nous-le. 

— Ce sera facile, il n'y a qu'à déranger les sacs. 

— Dérange-les alors, et fais vite. 

Le Tambero s'exécuta avec un entrain qui prouvait 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 309 



combien il avait à cœur de se montrer docile et surtout 
de quitter la salle, qui d'un moment à l'autre menaçait 
ruine. 

Les sacs furent enlevés en quelques minutes et dé- 
masquèrent une porte ouverte; une torche fichée dans 
un bras de fer éclairait tant bien que mal un couloir 
souterrain assez large et haut de huit pieds environ ; 
sur un geste de don Luis, don Agustin s'y engagea 
résolument. 

— Il n'y a personne ; dit-il en revenant, 

— Je vous l'ai dit ; fit le Tambero. 

— Silence ! reprit rudement don Agustin ; emmenons 
les chevaux au plus vite ; toi marche droit, si tu ne 
veux pas avoir une balle dans la tête. 

— Comptez sur moi; dit le Tambero; moi aussi main- 
tenant j'ai un compte à régler avec Matadiez. 

— Très-bien, à l'œuvre. 

Grâce à la précaution prise par les voyageurs d'aveu- 
gler les chevaux, ces animaux, bien qu'ils tremblassent 
de terreur et que leurs corps fussent couverts de sueur, 
se laissèrent' emmener avec la plus grande docilité; en 
moins de dix minutes , ils furent tous quatre en sûreté 
dans le passage souterrain. 

— Partons maintenant? fit le Tambero, qui avait 
hâte de s'éloigner au plus vite. 

— Un instant! dit don Agustin ; nous avons encore 
quelque chose à faire. 

— Quoi donc? demanda-t-il avec une surprise mêlée 
de crainte. 



310 LE TAMB(5 X>E GUADALUPE 



— D'abord te garrotter solidement, drôle! nous n'a- 
vons pas encore assez [confiance en toi pour te laisser 
seul et libre de tes mouvements. 

— Mais... 

-^ Assez causé ! reprit brutalement don Agustin. 

Eu quelques secondes le Tambero fut bâillonné et so- 
lidement attaché ; puis, le laissant livré à ses réflexions, 
qui ne devaient pas être couleur de rose, les jeunes 
gens rentrèrent en courant dans la salle. 

Ils se partagèrent alors la besogne ; tandis que don 
Luis se chargeait de sauver la jeune fille en la transpor- 
tant dans le souterrain, don Agustin se hâta de se di- 
riger vers la barricade. 

I/incendie prenait des proportions véritablement ef- 
frayantes; les quatre jeunes gens, dont aucun n'était 
blessé, combattaient positivement au milieu du feu; ti- 
rant continuellement, probablement sans faire plus de 
mal aux assaillants que ceux-ci ne leur en faisaient. 

ho but évident de ces derniers était d'empêcher les 
quatre cavaliers de sortir et de les engloutir tout vi- 
vants sous les ruines brûlantes du Tambô; leur fusil- 
lade n'avait pas d'autre but que celui de les empêcher 
de s'approcher des fenêtres;. les braves jeunes gens, le 
plus âgé n'avait pas vingt-huit ans, avaient fait brave- 

* 

ment le sacrifice de leur vie; ils savaient quel monstre 
les attaquait; ils préféraient être tués que tomber vi- 
vants entre ses mains. 

C'est que Matadiez jouissait d'une réputation for- 
midable à cette époque; les bandits eux-mêmes le 



LE TAMBÔ DE GUABALUPE 311 

■■■■- ^ ' ■ — ■ ■■ ■ - M p ■ ■' ■ — ■ ■■ ^ ■i ■ ■■ i i — ■■ ■ ■■ i ■ 

redoutaient; il n'avait de l'homme- que l'apparence, 
en réalité c'était un tigre. 

Bien que fort jeune encore, il s'était rendu coupable 
de tous les crimes les plus odieux ; nul ne trouvait grâce 
devant lui ; il ne respectait rien, ni l'âge ni le sexe ; plus 
féroce que les Indiens les plus cruels, il soumettait ses 
victimes aux supplices les plus horribles , sans raison, 
départi pris, seulement pour se délecter en écoutant 
les cris de douleur, en voyant couler le sang. 

C'était chez lui une espèce de folie furieuse, une 
luxure sanguinaire, ses affidés les plus farouches trem- 
blaient devant lui et n'osaient soutenir la lueur fulgu- 
rante de son regard fauve. 

f Ce qu'il y avait de plus affreux dans cette nature 
exécrable, c'était que cette férocité atroce se cachait 
sous les dehors les plus charmants, les apparences les 
plus séduisantes. 

Matadiez appartenait à une des meilleures familles de 
l'Arizona; il se nommait don Torribio de Pedrozay 
San Apostol; sa famille était d'origine espagnole, sans 
mélange de sang indien ; elle prenait le titre, si envié 
dans la péninsule à une certaine époque, de Cristiana 
Vieja. 

Le père de don Torribio était colossalement riche ; 
quand son fils eut dix ans, il l'envoya en Espagne, 
où il commença ses études; de là, il passa en Angle- 
terre, et termina enfin ses classes à Paris, où i] étudia 
pendant deux ans la médecine. 

Après avoir voyagé en Europe, pendant plusieurs an- 



312 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 



nées, il revînt au Mexique; il avait alors vingt-cinq 
ans. 

Chose étrange ! cet homme, beau comme l'Antinous 
antique, d'une intelligence remarquable, d'une instruc- 
tion complète, et qui s'était frotté à tout ce qu'il y avait 
de mieux dans le vieux monde comme savants, artistes 
et grands seigneurs; cet homme dont la fortune était 
immense et auquel dans son pays toutes les carrières 
semblaient ouvertes, à peine de retour dans l'Arizona, 
^sembla subitement oublier toute sa vie passée, pour 
redevenir aussi inculte et aussi sauvage que les gens 
qui l'entouraient. 

Au lieu de rechercher la société des personnes de 
sa classe, de fréquenter les grandes familles de l'Ari- 
zona. et de la Sonora, — il n'en manque pas de fort 
recommandables dans ces deux contrées, — il s'éloi- 
gna de parti pris de tout ce qui semblait lui rappe- 
ler de près ou de loin sa vie passée, pour se faire 
l'ami et le compagnon des gens de la plus basse classe, 
des drôles les plus abjects et des misérables les plus 
tarés; sans cesse à cheval, parcourant le désert dans 
tous les sens, il se fit des amis parmi les Comanches, 
les Sioux et les Apaches ; il fit mieux encore, il s'affilia 
aux Mormons et devint un de leurs plus redoutables 
Danites. 

Quelles raisons assez puissantes avaient pu engager 
un homme^ aussi remarquable sous tant de rapports, à 
embrasser un genre de vie, en apparence si en dehors 
de tout ce qu'on devait attendre de lui? 



LE TAMBÔ DE GUABALUPE 313 



Cela demeura un secret que nul ne découvrit jamais. 

Quelques personnes, qui l'avaient connu en Europe 
assez intimement , prétendirent que*, éperdument 
amoureux d'une femme admirablement belle, cette 
femme l'avait lâchement trahi après s'être joué de lui de 
la façon la plus odieuse ; donTorribio avait failli mourir 
de désespoir; du reste, on ajoutait que cette femme 
avait mal fini, qu'elle avait eu une mort mystérieuse, 
enveloppée de circonstances affreuses : un jour on l'a- 
vait trouvée morte dans son lit, bâillonnée et le corps 
percé de plus de cinquante blessures, dont une seule, la 
dernière qu'elle avait reçue, aurait pu être mortelle; il fut 
constaté que cette malheureuse avait dû souffrir pendant 
plusieurs heures, avant de mourir; que son agonie avait 
été atroce, et qu'elle n'avait rendu le dernier soupir 
qu'après avoir perdu tout son sang* 

Don Torribio, jusque-là gai compagnon, insouciant 
et rieur, était subitement devenu sombre et triste ; deux 
mois après la mort de cette femme, il avait quitté P$ris 
et était retourné au Mexique, sans donner d'autre motif ' 
pour son départ qu'une lassitude extrême dé la vie 
parisienne, et son désir de revoir son pays, qu'il avait 
quitté enfant, et dont il avait toujours conservé le cher 
souvenir au fond de son cœur. 

Voilà ce que Ton disait tout bas, mais sans oser Taf- 
fîrmer. 

Ce qui était certain, c'était que don Torribio- avait 
vingt-huit ans, qu'il était retourné au Mexique depuis 
trois ans à peine, et que ce court espace de temps avait 

m. * 1S 



3L4 LE TAMBO DE GUADAJ^TJPE 



suffi, pour faire du brillant cavalier parisien, envié de 
tous, le redoutable et hideux bandit Maladiez; Mata- 
diez signifie littéralement en espagnol : celui qui a tué 
dix personnes. 

Voilà quel était l'homme auquel les inconnus avaient 
affaire; on comprend qu'ils préféraient mourir, les 
armes à la main, à tomber vivants en son pouvoir. 

Cependant don Agustin s'était glissé vers la barri- 
cade où les quatre jeunes gens, embusqués derrière les 
tables et les chaises, continuaient à tirer sans relâche. 

— Écoutez ! dit-il, en s'adressantà celui avec lequel 
déjà il avait précédemment parlementé, et qui, par 
.hasard, se trouva le plus rapproché de lui. 

— Àh ! c'est vous? répondit-il; que voulez-vous, senor? 

— Vous sauver; reprit nettement, don Agustin. 

— Nous sauver? c'est impossible! fit-il en jetant un 
regard sombre autour de lui, et en haussant légèrement 
les épaules; il est trop tard ! 

— Non; il est temps. J'ai découvert une sortie; vos 
chevaux sont en sûreté; c'est maintenant à votre tour à 
partir. 

— Dites-vous vrai, sefior? puis-je ajouter foi a vos 
paroles? répondit-il avec agitation. 

— Je vous le jure. 

— Nous avons fait le sacrifice de notre vie, reprit-il ; 
il ne nous reste aucun espoir; songez combien il serait 
terrible de se reprendre à la vie lorsque... 

— Je ne vous dis pas d'espérer, interrompit brus- 
quement don Agustin ; je vous dis que je viens vous 



LÉ tamb6 de gûàdalupe 3l&* 



sauver ; que si vous le voulez, rien n'est plus facile ;. 
que cela dépend de vous seul, 

— C'est bien, je vous crois; votre regard est franc,- 
votre parole loyale; j'ai foi en vous, senor; voici ma 
main, que faut-il faire? 

— Me suivre, tout simplement; mais me suivre, l'un* 
après l'autre; il faut que la fusillade continue jusqu'au, 
dernier moment. 

— Je vous comprends, senor, merci, votre nom? 

— Plus tard, quand vous serez saufs. 

— Bien! voilà comme j'aime entendre parler ! 

Et se penchant vers son compagnon le plus proche, it 
ajouta : 
— Don José Prieto, avertissez m es frères; nous partons. 

— Nous partons ! fit don José Prieto avec une- 
surprise joyeuse. 

— Oui, ce caballero a trouvé une sortie, il nous sauve ; 
grâce à lui, si nous succombons, ce ne sera pas du moins 
sans vengeance. 

— Merci, caballero ! dit don José Prieto à don Àgus- 
tin, en lui tendant la main. 

Puis il s'approcha des deux autres jeunes gens aux- 
quels il parla à l'oreille; ceux-ci se hâtèrent d'accourir.. 

— Est-ce vrai? demandèrent-ils avec anxiété. 
^Oui, grâce à ce caballero, nous sommes sauvés;. 

senor, ajouta-t-il avec autant de calme que s'il se fût 
trouvé dans un salon, je me nomme don Jaime de* 
San-Lucar, voici mon frère donPernan,mon frère don- 
Pablo et mon cousin doù José Prieto. 



316 LE TAMBO de guadalupe 

— Et tous les quatre nous sommes à vous de cœur 
et d'àme ! ajouta don José Prieto avec noblesse. 

Les jeunes gens serrèrent cordialement la main de 
don Agustin. 

— Partons ! dit celui-ci. 

— Quand vous voudrez, nous sommes prêts ; répon- 
dit don Fernan. 

— Moi je reste le dernier ; allez, je vous rejoindrai ; 
dit don Jaime. 

— Je reste avec vous ; fit don Agustin. 

— Merci 5 senor; mais qui leur indiquera le chemin 
alors ? demanda -don Jaime. 

— Moi! dit don Luis, en paraissant subitement à 
leurs côtés. 

Après avoir transporté la jeune fille dans le passage 
souterrain, don Luis était revenu voir ce que devenait 
son compagnon, et s'il n'avait pas besoin de lui. 

— Partez ! dit don Agustin. 

— Ne tardez pas; ajouta don Luis. 

— Soyez tranquille ! avant dix minutes nous vous au- 
rons rejoints ! 

— Allons ! 

. Ils s'éloignèrent,. et bientôt ils disparurent dans les 
profondeurs obscures de la salle. 

Don Jaime de San-Lucar et don Agustin Amador de- 
meurèrent seuls. 

— Vous voulez vous venger, n'est-ce pas? dit celui- 
ci à don Jaime. 

— Certes ! je ne consens à vivre que pour cela ! 



LE TAMBÔ DE GUÀDÀLUPE 317 

— Très-bien, Alors, laissez-moi faire; tirez seulement 
un coup de fusil de temps en temps pour tenir l'ennemi 
en alerte tandis que je préparerai tout- 

— Que voulez-vous faire ? 

— Une chose toute simple; pour faciliter votre ven- 
geance, il est important de persuader à votre ennemi 
que vous êtes mort 

— Oh! il le croira. 

— Peut-être ? il est bien fin ! il faut qu'il en soit con- 
vaincu. 

— Et pour cela? 

— Il s'agit tout bonnement de préparer une mine, 
là, sous votre barricade ; en nous en allant nous fe- 
rons une traînée de poudre à laquelle je mettrai moi- 

. même le feu. La mine sautera, la maison s'écroulera 
et tout sera dit. Que pensez-vous de mon idée? *• ' 

— Elle est excellente, mais bien dangereuse ! 

— Bah ! qui ne risque rien n'a rien. Soyez tranquille: 
nous serons loin quand l'explosion aura lieu. 

— Faites donc! et que Dieu nous protège ! 

— Amen! de tout mon cœur. 

Don Agustin prit alors environ deux livres de poudre 
•qu'il plaça sous des tables et des bancs entassés avec soin 
par dessus. 

Puis, s'adressant à don Jaime : 

— Voilà qui est fait ; dit-il ; un dernier coup de fusil 
et en retraite. 

— Attendez! je crois apercevoir une ombre. 

Il épaula et fit feu; un cri terrible se fit entendre; 

'18. 



Si 8 LE ÏAtàBÔ KB' GtfÀDÀLUPE 



— Ehl j'espère que cette fois le coup a poMé! diML 

— Us nous supposaient partis ou morts; ce dernier 
coup nous donnera le temps dont nous avons besoin. 
En retraite ! hâtons-nous, sefior, nous n'avons pas un 
instant à perdre ! 

— * Me voici 1 

Ils s'élancèrent en courant vers le fond de la salle. 
Tout en courant, don Agustin faisait soigneusement 
sa Traînée de poudre. 
Ils atteignirent la sortie. 

— Partez! dit don Agustin. 

~ Non pas, s'il vous plaît ; je resterai près de vous : * 

— Mferci; j'en étais sûr I vous êtes un homme ! Eh 
bien! regardez ! 

A deux pas de la porte, il arrêta la traînée de pou- 
dre ; il avait pris une chandelle, il la coupa à la hauteur 
d'un demi-pouce à peu près, et la planta droite sur la 
traînée, après avoir eu le soin de l'allumer^ 

— Comprenez-vous maintenant que nous serons loin 
quand la maison s'écroulera? 

— Vous avez tout prévu; c'est admirable ! 

— Maintenant, partons; 'mais, un instant, aidez^ïnoi 
à fermer la porte . x 

— C'est juste; il ne faut pas qu'on sache par où nous- 
avons fui. 

Ils fermèrent et verrouillèrent la porte avec soin, 
puis ils s'éloignèrent en courant. 

Le corridor débouchait dans un vaste hangar, où les* 
deux -hommes retrouvèrent leurs comparons les- 



LE TAMBÔ DE GUÀDÀLUPE 319- 

attendant en proie à la plus vive anxiété; leur arrivée 
fut saluée par de vives acclamations. 

Don Luis, après avoir harnaché son cheval, achevait 
de seller celui de don Agustin. 

— Où est le Tambero? demanda celui-ci, 

— Nous l'avons mis là provisoirement, dit don Fer- 
nan, en montrant No Espiritu étendu dans un coin sur 
le sol, comme un paquet» 

— Déliez-le et amenez-le tout de suite ici. 
Les jeunes gens obéirent avec empressement, 

— Combien Matadiez a-t-il d'hommes avec lui? de- 
manda don Agustin. 

i 

— Quatorze, seigneurie^ sans compter une douzaine- 
qui dorment ivres de mezcal dans la Rancheria. 

— Vingt-six en tout Hum ! et nous ne sommes que- 
six ! c'est beaucoup. 

—•■Que voulez-vous faire, seflor? demanda don Jaime- 

— Surprendre ce bandit pendant qu'il n'est pas sur- 
ses gardes; malheureusement, nous sommes trop peu 
de monde, 

— Que cela ne vous arrête 1 pas, 

— Comment cela? 

— 11 faut que vous 7 sachiez que Matadiez a enlevé • 
notre soeur Mercedes pour la livrer aux Mormons; nous 
avons réuni* tous nos parents et atnis, au nombre d'une 
quarantaine environ, et nous nous sommes mis à la 
poursuite de ce misérable ;♦ comme nous savions avoir 
tout à redouter de ce bandit et que notre anxiété était 
extrême, mes frères, don José et moi, nous avons quitté^ 



320 LE TAMBÔ DE GUÀDALUPE 



nos amis et nous nous sommes lancés en enfants perdus 
en avant. 

— Vous saviez donc le rencontrer ici ? 

— On nous avait assuré qu'il avait l'intention d'y 
passer la nuit. 

— Et vos amis, où sont-ils restés? 

— Ils nous attendent à deux lieues d'ici, au pueblo 
de Crucès. 

— Alors tout va bien; un de vos frères ira les préve- 
nir, tandis que nous, nous préparerons tout pour l'at- 
taque. 

— C'est dit; Fernan, partez. 

— Oui, frère, l'orage est à peu près calmé ; vous nous 
verrez bientôt arriver; où serez- vous? 

— A trente pas en arrière de la Rancheria ; faites 
diligence. 

— N'ayez crainte ; dans une demi-heure, trois quarts 
d'heure au plus tard, vous me reverrez. 

Et, bondissant en selle, le jeune homme lâcha la 
bride, mit les éperons aux flancs de son cheval qu'il 
siffla doucement; le noble animal partit comme un 
tourbillon. 

— Bon voyage, dit gaiement don Agustin, et se tour- 
nant vers le Tambero : 

— Maintenant, à nous deux, mon maître! ajouta-t-il; 
vous allez nous conduire par le- plus court chemin 
derrière la Rancheria ; surtout ne vous trompez pas de 
route ; il vous en cuirait. N 

— Oh ! vous pouvez vous fier à moi, seigneurie ; moi 



LE TAMBO DE GUADALUPE 321 



aussi, j'ai à me venger du brigand qui brûle ma maison 
comme une meule de foin, quand je suis son compère. 

— Partons alors, rien ne nous retient plus ici. 

Chacun se mit en selle, don Luis assit sur le cou 
de son cheval la jeûne fille, chaudement enveloppée 
dans des zarapes ; le Tambero fut placé, pour plus de 
sûreté, entre don José Prieto et don Pablo de San* 
Lucar, puis la petite troupe se mit en marche lentement 
et avec précaution. 

Bientôt elle se trouva en rase campagne. 

Le cordonnazo avait été moins terrible qu'on ne 
l'avait redouté; sa violence s'était beaucoup calmée et, 
selon toutes probabilités, au lever du soleil, il cesse- 
rait tout à fait; la pluie ne tombait plus ; la campagne- 
était déserte, la nuit noire; on voyait luire au loin 
comme un lugubre phare dans les ténèbres le tambû 
de Guadalupe qui brûlait, et dont les flammes sinistres 
nuançaient le ciel de reflets rougeâtres. 

A peine les cavaliers s'étaient-ils mis en route et 
éloignés de deux portées de fusil du hangar où ils 
s'étaient réfugiés d'abord, qu'une explosion horrible 
retentit avec le fracas de la foudre; la terre trembla, on 
aperçut des débris enflammés lancés dans toutes les 
directions et s'élevant dans l'espace, puis il y eut un 
roulement lugubre. 

C'était le tamb<J. qui s'écroulait. 

Les flammes jaillirent avec une nouvelle force de 
cette épouvantable fournaise, bientôt elles diminuè- 
rent graduellement, finirent par s'éteindre , et tout 



322 LE TAMBO DE GtTADALUPE 

le paysage fut de nouveau plongé dans les ténèbres. 

— Maldito sea este demonio / s'écria le Tambero au dé- 
sespoir; le misérable païen a fait sauter ma maison; j& 
suis ruiné de fond en comble! Oh! jamais je ne me- 
vengerai assez de ce misérable ! ajouta-t-il en s'arra- 
chant les cheveux et se tordant les bras. 

<— Calmez-vous, No Espiritu Santo, lui dit don Àgus- 
tin d'une voix goguenarde; vous avez sauvé votre vie, 
le reste n'est rien ; vous redeviendrez riche ; vous sàve^; 

bien que la Providence n'abandonne jamais les hon- 
nêtes gens! 

— C'est aussi dans la Providence que je place tout 
mon espoir, seigneurie ! dit-il avec conviction; je n'ai 
jamais fait tort à mon prochain ; aussi suis-je certain que 
Nuestra Senora de Guadalupe ne m'abandonnera pas. 

-*" Espérez, mon hôte, cela ne peut pas nuire ; reprit 
don Agustin de plus en plus railleur; mais, tout en es- 
pérant, pour riez-vous nous dire où nous sommes en ce- 
moment? 

— Nous avons presque tourné la Rancheria, seigneu- 
rie ; dans dix minutes nous serons arrivés- 

— Tant mieux I je vois depuis quelques instants 
filer dans les ténèbres des ombres qui commencent à 
m'inquiéter, et sur le compte desquelles je voudrais- 
être renseigné. 

— Ces ombres, je les devine malgré l'obscurité, 
senor; laissez-moi faire ; avant quelques minutes vous 
serez rassuré, dit don Jaime en ramassant les rênes et 
se préparant à s'élancer. 



LE TAMBÔ DE GUABALUP15 323 

— Allez donc et ne tardez pas trop, senor? dit don 
Agustin, 

Don Jaime salua, rendit la main, se lança au galop 
•et bientôt il disparut dans les ténèbres. 

Tandis que se déroulaient dans le tamb<5 et dans la 
campagne les événements que nous avons rapporté, il 
se passait à quelques pas du tambô d'autres événe- 
ments fort sérieux, qu'il importe de raconter main- 
tenant ; tout en faisant quelques pas en arrière afin 
<de bien expliquer au lecteur les circonstances étranges 
qui devaient fatalement amener le dénoûment de la 
singulière et avant tout véridique histoire que nous 
avons entrepris de raconter. 

XJïi mois environ avant le jour où s'ouvre notre récit, 
une nombreuse cavalcade composée de caballeros et de 
dames, revenait d'une longue chasse faite dans la Sa- 
vane et qui s'était prolongée pendant plusieurs jours. 
Cette cavalcade n'avait plus que deux lieues au plus à 
franchir pour atteindre l'hacienda de Villa Félix où elle 
se rendait, lorsqu'en traversant un Chaparral assez 
étendu et réputé très-dangereux dans le pays, les chas- 
seurs rencontrèrent à l'improviste dans une clairière 
étroite, un homme évanoui, étendu près d'un cheval 
mort. 

Chacun naturellement s'empressa de porter secours 
à l'homme évanoui. 

C'était un beau et brillant cavalier de vingt-huit à 
trente ans, richement vêtu à la mode pittoresque des 
Rancheros; on constata bientôt que l'inconnu, griève- 



324 LE TAMBO DE GUADALTJPE 



ment blessé à la tête, avait été entièrement dévalisé; iï 
avait donc, comme cela n'était arrivé que trop souvent 
dans le même endroit, été victime d'une attaque de Sal- 
teadores. 

Après lui avoir donné les premiers soins, on fabriqua 
un brancard sur lequel on retendit et on le transporta 
ainsi jusqu'à l'hacienda de Villa Félix; le proprié- 
taire, don Antonio de San Lucar s'empressa de le faire 
conduire dans une chambre destinée particulièrement 
aux étrangers auxquels l'hospitalité était donnée. 

Ce premier devoir accompli, don Antonio fit monter 
un peon à cheval et l'expédia à Hermosillo éloigné seu- 
lement de trois lieues, avec ordre de ne revenir qu'en 
compagnie du docteur Morin, un médecin français 
jouissant alors dans toute la Sonora d'une grande répu- 
tation justement méritée ; nous nous plaisons du moins 
à le supposer, malgré notre scepticisme incurable en 
fait de médecine. 

Deux heures plus tard, le docteur Morin arriva ; le 
blessé n'avait semblé reprendre connaissance un ins- 
tant que pour tomber dans un état de somnolence assez 
inquiétant. 

Le médecin s'approcha du lit sur lequel le malade était 
étendu; il se pencha vers lui; mais soudain il se redressa, 
le front pâle x les sourcils froncés et en proie à une émo- 
tion que, malgré toute sa puissance sur lui-même, il ne. 
réussit que difficilement à dissimuler; lorsque enfin il 
eut repris un peu de sang-froid, il hocha la tête à plu- 
sieurs reprises, et d'un geste brusque, sans prononcer 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 325 

un mot, il ordonna à toutes les personnes qui se trou- 
vaient dans la chambre de se retirer. 

Le docteur était connu pour un homme bizarre, ca- 
pricieux, .auquel il ne fallait pas résister, sous peine de 
le voir prendre son chapeau et se retirer, sans vouloir 
rien entendre ; on lui obéit donc. 
* Lorsque tout le monde eut quitté la chambre, le doc- 
teur se dirigea à pas de loup vers la porte, prêtM'o- 
reille pendant une minute ou deux et, n'entendant 
aucun bruit suspect au dehors, il poussa doucement le 
verrou, et revint à grands pas au chevet du malade, 
toujours immobile et .plongé en apparence dans un 
sommeil presque léthargique. 

— Nous sommes seuls, monsieur, dit-il en français, 
vous pouvez maintenant vous éveiller sans crainte; d'ail- 
leurs, nous avons à causer. t 

Le blessé ouvrit aussitôt les yeux, se dressa sur son 
séant, et tendant sa main au médecin avec un charmant 
sourire : 

— Ali! c'est vous, docteur? lui dit-il gaiement; je suis 
charmé de vous voir; mais comment se fait-il que vous 
soyez ici? Quel hasard vous amène près d'un pauvre 
blessé? 

— Trêve de comédie, monsieur; reprit sèchement 
le médecin; le hasard n'est pour rien dans tout ceci, 
vous le savez bien ; vous n'ignorez pas que je suis 
le médecin de don Antonio de v San Lucar; mais si 
vous avez cru un seul instant faire de moi votre 
complice, vous vous êtes trompé du tout au tout, je 

ni, 19 



326 LE TAMBO DE GUADÀLUPE 



vous en avertis ; veuillez donc vous régler là-dessus. 

— Je ne vous comprends pas, docteur? fît le malade 
en fronçant le sourcil, ma blessure.., 

— Votre blessure ? interrompit-il brusquement; elle 
mérite à peine le nom d'égratignure, vous le savez 
mieux que personne ; ajouta-t-il avec amertume; car 
vous vous connaissez en blessures..» 

— Docteur ! s'écria-t-il avec violence* 

— Après? dit nettement le médecin en le regardant 
bien en face. 

— Rien, répondit le blessé en baissant la tête ; j'es- 
père que vous ne me trahirez pas. 

— Seiior don Torribio, ne pas dire à toutes les per- 
sonnes de cette hacienda qui vous êtes, moi le sachant, 
serait commettre un crime; et vous le savez, je suis 
honnête homme. 

— Ainsi, vous me dénoncerez? 

— Pas de grands mots, don Torribio, vous ne réussi- 
rez pas avec moi ; d'ailleurs vous avez manqué à la 
parole que vous m'aviez donnée; je suis donc libre en- 
vers vous. 

— Si vous saviez combien cette enfant est charmante ! 
fît-il avec un soupir. 

— Je le .sais, et c'est pour cela que je veux la sauver. 

— Mais je l'aime ! docteur ! 

— Ne profanez pas le sentiment le plus pur que Dieu 
ait mis au cœur de l'homme! 

— J'ai juré que Mercedes sera à moi ! 

— Et moi j'ai juré que cela ne sera pas! 



LE TAMBÔ DE GUADALUFE 327 



■ — Docteur ! prenez garde! s'écria-Ml l'œil étincelant, 
les lèvres frémissantes. 

— Prenez garde vous-même! dit froidement le mé- 
decin ; je n'ai qu'un mot à prononcer pour vous perdre ! 

— Ce mot, vous ne le prononcerez pas. 
; — Qui m'en empêchera? 

— Vous-même I 

' — Chanson! j'ai eu pitié de vous jusqu'à présent; 
mais je suis fatigué de cette indulgence criminelle ; si 
Vous m'y obligez, je dirai tout, je vous en donne ma 
parole d'honneur, 

— Songez donc, docteur, que cet amour me rend 
fou? Que Mercedes doit dans quinze jours épouser je 
ne sais quel butor indigne d'elle... 

— Dona Mercedes, interrompit froidement le méde- 
cin, doit épouser dans quinze jours son cousin don José 
Prieto, qui l'aime éperdument; et qu'elle aime de 
même; don José Prieto est un homme d'honneur, un 
charmant cavalier, respecté et recherché de tous ceux 
qui le connaissent; ce mariage est des plus convenables, 
il se fera* 

— Il ne se fera pas ! s'écria don Torribio avec vio- 
lence. 

— Vous divaguez, 

— Il ne se fera pas! vous dis-je, quand je devrais 
poignarder moi-même le fiancé sur le seuil de l'église! 
j'aime cette femme comme je n'ai jamais aimé; elle 
sera à moi, n'importe par quels moyens, quand je de- 
vrais mettre ma tête pour enjeu; je la veux, je l'aurai! 



328 LE TAMBO DE GUADALUPE 



En parlant ainsi, le regard étincelant, les traits con- 
vulsés, les lèvres blêmissantes, don ïorribio était ef- 
frayant à voir. 

Le médecin, de plus en plus calme, haussa dédai- 
gneusement les épaules. 

— Assez de folies ! dit-il d'une voix incisive, écoutez- 
moi. 

— Quoi encore? demanda le jeune homme avec 
rudesse- 

— Vous allez quitter à l'instant cette hacienda; je me 
charge de justifier votre départ; nous nous rendrons 
ensemble à Hermosillo; vous rne jurerez de partir im- 
médiatement pour Déseret et d'y demeurer pendant un 
an, sinon je me considérerai comme libre envers vous, 
et alors je vous livrerai sans pitié comme sans remords 
à la justice humaine à laquelle depuis trop longtemps 
vous échappez. 

Et sortant sa montre de son gousset, il ajouta froide- 
ment : 

— Vous avez cinq minutes pour me répondre. 

— Et si je refuse? fit-il d'une voix frémissante. 

— Alors j'appellerai tout le monde, et devant tous je 
vous dénoncerai. 

— Démon! s'écria-t-il avec rage; c'en est trop! Tu 
n'en auras pas le temps ! 

Et s'armant d'un long poignard caché sous son oreil- 
ler, il bondit sur le docteur avec un rugissement de 

fauve- 
Mais le docteur Morin savait h qui il avait affaire ; il 



LE TAMBÔ DE GUADALTJPË 329 

lamàrimiii !■ i ■ ■11m i rrr i ' ' — " ■ ■* " ■ — ■ 

connaissait son homme de longue date, et ne le perdait 
pas de l'œil. 

Sans s'émouvoir, il remit sa montre dans son gousset, 
de la main gauche il saisit le bras du misérable, le lui 
tordit avec une force qu'on aurait été loin de supposer 
chez lui, l'obligea à lâcher prise, et le jetant rudement 
sur le parquet en continuant à le maintenir, il lui ap- 
puya la gueule d'un revolver sur la tempe. 

Il y eut un moment de silence. 

Don Torribio était livide; ses veux roulaient con- 
vulsivement dans leurs orbites; un tremblement con- 
vulsif secouait tout son corps. 

Le médecin l'examina un instant avec un mélange de 
mépris et de dégoût. 

— Misérable I lui dit-il ; cette fois est la troisième que 
tu attentes à ma vie! je ne sais ce qui me relient de te 
fracasser la cervelle ! 

— Grâce! docteur, mon bon docteur ! ayez pitié de 
moi I ne me tuez pas ! murmura le bandit avec l'accent 
de la plus abjecte terreur; je ferai tout ce que vous 
voudrez, docteur, je vous le jure ! Je serai votre esclave, 
mais ne me tuez pas; je vous en supplie! 

Le médecin haussa les épaules avec dégoût ; tant de 
lâcheté lui soulevait le cœur. 

— Va ! dit-il en le repoussant dédaigneusement du 
pied, et en s'emparant du poignard qu'il cacha sous 
ses vêtements; va ! relève-toi, hyène immonde! tu n'es 
pas digne de mourir de la main d'un homme d'honneur ! 

— Docteur! balbutia-t-il. 



330 LE TAMBÔ DE GUADALtFPE 

— Tais-toi! remets-toi au lit; ferme les yeux et songe 
à m'obéir! 

— Je ferai tout ce que vous voudrez, je vous le jure ! 

— Nous verrons. 

Le docteur alla ouvrir la porte, et faisant signe de 
rentrer aux personnes qui étaient sorties et attendaient 
avec impatience que le médecin les rappelât, il leur ex- 
pliqua que la blessure était fort grave ; qu'elle exigeait 
des soins incessants, qu'il ne pouvait donner au malade 
qu'en étant constamment près de lui; en conséquence, 
il ajouta qu'il avait résolu de l'emmener à Hermosillo, 
et qu'on préparât, le plus promptement possible, un 
brancard pour transporter le blessé, dont il ne répon- 
dait pas, s'il restait à l'hacienda. 

On fit bien quelques difficultés, mais le docteur avait 
prononcé, il fallut obéir; dix minutes plus tard, le 
docteur Morin quitta l'hacienda de Villa-Felix en com- 
pagnie de son malade que des peones portaient sur un 
brancard, soigneusement couvert, afin qu'il ne fut pas 
blessé parles rayons ardents du soleil. 

Trois semaines s'écoulèrent sans qu'on entendît par- 
ler du docteur ni de son malade à Villa-Felix; d'ail- 
leurs on avait à penser à bien d'autres choses plus im- 
portantes; le jour convenu pour le mariage de dona 
Mercedes de SanLucar avec don José Prieto était enfin 
venu; tout était prêt pour la cérémonie; elle devait 
avoir lieu à Hermosillo, 

A huit heures du matin, un nombreux cortège com- 
posé de tous les parents et les amis des deux fiancés, 



LE TÀMBÔ DE GUÀDÀLUPE 331 



et formant une troupe de près de deux cents cavaliers, 
quilta Villa-Felix pour se rendre à Hermosillo. 

Le docteur Morin faisait naturellement partie du cor- 
tège. 

II était arrivé la veille à l'hacienda et avait répondu 
aux personnes qui lui demandaient des nouvelles 
du blessé, que celui-ci était complètement guéri. et que 
depuis deux jours il était parti pour Mexico où résidait 
sa famille* 

Pour arriver à Hermosillo, il fallait traverser dans 
toute sa longueur le Chaparral dont plus haut nous 
avons eu déjà occasion de parler. 

Comme le cortège était nombreux, que les cavaliers 
étaient tous bien armés, on ne s'occupa de sa mauvaise 
réputation que pour en rire, et Ton s'engagea gaiement 
dans cet inextricable maquis. 

Le cortège avait franchi la plus grande étendue du 
Chaparral ; il se trouvait dans la partie la plus sauvage 
et la plus accidentée de cette forêt en miniature, quand 
tout à coup le cri du faucon noir résonna avec force à 
plusieurs reprises; au môme instant, une trentaine de 
cavaliers, lancés à toute bride, sortirent d'un sentier 
coupant le chemin à angle droit, se ruèrent à travers le 
cortège, au milieu duquel ils semèrent répouvante et 
le désordre, et disparurent avec une rapidité telle que 
ce fut à peine si on les aperçut ; d'ailleurs tous avaient 
le visage couvert d'un masque noir; il aurait été impos- 
sible de les reconnaître. 

Pas un coup de feu n'avait été tiré, il n'y avait pas eu 



332 LE TÀMBÔ DE GtJADALUPÊ 

_. .. . ■■ ■ . ■ - il- ■■_.!_ -■■"- — ■ in ir Tlrtl 

attaque ; on avait coupé le cortège en deux, voilà tout. 

Lorsque la première émotion fut un peu calmée, 
que Tordre recommença à se mettre dans le corlége, 
on s'aperçut avec désespoir que doua Mercedes avait 
disparu. 

Elle avait été enlevée. 

Ce coup de main si habilement combiné et si auda- 
cieusement exécuté, n'avait qu'un but, l'enlèvement de 
la jeune fille. 

Nous renonçons à décrire la fureur et le désespoir du 
fiancé de dona Mercedes et de tous les invités, parents 
et amis de la famille. 

Le cortège rentra tristement à Villa-Felix. 

On avait voulu d'abord pousser jusqu'à Hermosillo 
afin d'avertir la police. 

Le docteur Morin s'y était opposé. 

Il avait seulement engagé les parents et les amis de 
la malheureuse jeune fille à expédier sans retard des 
batteurs d'estrade dans toutes les directions, pour re- 
lever les traces des ravisseurs, 

Ce qui avait été fait aussitôt. 

Dès que Ton fut de retour à Villa-Felix, le docteur 
Morin demanda à don Antonio de San-LuCar un en- 
tretien particulier. 

Cet entretien, auquel assistèrent les trois frères de 
dona Mercedes et son fiancé, se prolongea fort avant 
dans la nuit. 

Les batteurs d'estrade furent entendus au fur et à 
mesure qu'ils rentraient à l'hacienda. 



LE TAMBÔ DE GUÀDAUJPE 333 

Le lendemain, au lever du soleil, don Antonio de 
* San -Lucar assembla ses parents et ses amis; il leur 
annonça que. l'on avait retrouvé les traces des ravis- 
seurs de sa fille ; que l'homme qui s'était si audacieu- 
sèment emparé d'elle n'était autre que Matadiez, le 
bandit fameux, si redouté dans toute la Sonora. 
- - Il ajouta que doa José Prieto, le fiancé de doîia Merce- 
des, ainsi que don Jaime, don Pablo et don Fernan, ses 
fils, avaient résolu de se mettre à la poursuite du ban- 
dit, et de lui ravir sa proie, coûte que coûte ; don An- 
tonio de San-Lucar termina son long discours, en de- 
mandant l'aide de ses parents et amis pour accomplir 
cette sainte mission et rendre la malheureuse enfant à 
sa famille désolée, et à son fiancé presque fou de dou- 
leur. 

Cet appel fut entendu ; tous les jeunes gens, pa- 
rents ou amis de la famille de San-Lucar, offrirent gé- 
néreusement leur aide et leur concours dévoué pour 
s'emparer du redoutable bandit. 

Ces jeunes gens étaient au nombre de plus de qua- 
rante ; de sorte que don Jaime, l'aîné des San-Lucar, 
qui avait pris la direction de cette périlleuse expédi- 
tion, se trouva le jour même à la tête d'une troupe 
nombreuse et résolue. 

Don Jaime se mit aussitôt en campagne ; mais il avait 
affaire à forte partie; Matadiez était habile, il rusait et 
déjouait toutes les poursuites; les premiers efforts des 
jeunes gens n'obtinrent donc pendant quelque temps 
aucun résultat satisfaisant. 

m. 19. 



334 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 



Enfin, huit ou dix jours après son départ de Villa- 
Félix, don Jairae reçut par exprès un billet du docteur 
Morin, 

Le digne médecin était furieux contre le misé- 
rable qui l'avait si souvent et si indignement trompé; il 
s'était mis, lui aussi, sur la piste du bandit, ce qui à 
cause de ses occupations lui était facile ; les ren- 
seignements que don Jaime et ses amis n'avaient pu 
obtenir, il avait réussi, lui, à se les procurer ; de quelle 
façon? c'est ce qu'il nous importe peu de savoir. 

Sa missive se résumait ainsi : 

Matadiez, serré de très-près par ses ennemis, et em- 
barrassé par la jeune fille, n'avait pu, comme il en 
avait iormé le projet, franchir la frontière, se jeter dans 
le désert et se diriger sur Déseret, la capitale ou pour 
mieux dire la ville sainte des Mormons, où il se serait 
trouvé à l'abri de tout danger; il avait été contraint, bien 
malgré lui, de perdre un temps précieux en marches 
et contre-marches et à errer à l'aventure, dans les sa- 
vanes, tout en guettant une occasion propice de se 
mettre définitivement en route vers le but qu'il s'était 
marqué à l'avance, mais qui semblait maintenant fuir 
devant lui, malgré tous ses efforts pour l'atteindre . 

Matadiez comptait de nombreux affidés en Sonora ; 
un des principaux était no Espiritu Santo Quirog^, 
maître et propriétaire dutambô de Guadalupe. 

Matadiez avait fait beaucoup d'affaires avec le Tam- 
bero, affaires qui avaient surtout profité à celui-ci en 
lui procurant d'énormes bénéfices; en somme, le Tarn- 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 335 



bero était un coquin de la pire espèce, dont la con- 
science avait une ampleur à toute épreuve ; le bandit 
croyait pouvoir compter sur lui et il ne se trompait 
pas ; no Espiritu Santo lui était dévoué autant que de 
pareils misérables peuvent être dévoués les uns aux 
autres ;*de plus, le tambô de Guadalupe n'était éloi- 
gné que d'une quinzaine de lieues de la frontière in- 
dienne ; la Rancheria qui en dépendait servait souvent 
de quartier général au bandit, c'était le point central 
de sa toile, 

Matadiez confia donc la jeune fille au Tambero,. en 
lui ordonnant de lui donner des vêtements sordides et 
de la traiter avec une brutalité calculée, afin d'assou- 
plir son caractère. 

Quant au bandit, il rayonna avec ses gens autour du 
tambô, prêt à saisir la première occasion qui lui serait 
offerte de s'échapper enfin. 

Le jour où commence notre histoire, don Jaime avait 
été instruit par le docteur Morin du refuge choisi par le 
bandit pour la jeune fille. 

Oubliant alors toute [prudence pour ne songer qu'à 
sauver la pauvre enfant, don José Prieto et les trois 
frères de dona Mercedes, après avoir laissé leurs amis 
embusqués à une courte distance de la Rancheria, s'é- 
taient, malgré l'ouragan qui commençait, élancés à 
toute bride dans la direction du tambô de Guada- 
. lupe. 

Ils avaient été aperçus par Matadiez, au moment où 
ils traversaient la Rancheria; le bandit avait aussitôt 



336 LE TAMBÔ DE GUADALUPE 

m 

réuni sa troupe, résolu à en finir une fois pour toute avec 
ces ennemis acharnés. 

Nous avons rapporté les péripéties terribles des évé- 
nements qui avaient suivi; le danger épouvantable 
auquel les jeunes gens s'étaient exposés et n'avaient 
échappé que par miracle; ignorant encore que la jeune 
femme sauvée par les deux voyageurs, et qui main- 
tenant voyageait au milieu d'eux, était cette Mercedes, 
si aimée, si pleurée et pour le salut de laquelle ils 
avaient bravé de si grands périls. 

Nous reprendrons maintenant notre récit au point où 
nous l'avons interrompu. 

Matadiez rugissait de rage devant la résistance dé- 
sespérée que lui opposaient les jeunes gens; s'il l'avait 
osé, il se serait élancé à travers les flammes pour saisir 
Mercedes et s'enfuir avec elle. 

Mais il n'avait que le courage du chacal et celui de 
la hyène ; en un mot, le misérable était lâche ; il at- 
tendit, en formant intérieurement les plus affreux pro- 
jets de vengeance contre la jeune fille dès qu'elle se- 
rait entre ses mains. 

Un instant, la fusillade avait semblé se ralentir, un 
bandit s'était alors avancé avec précaution, mais une 
balle l'avait frappé en pleine poitrine et avait rendu ses 
compagnons prudents. 

Cependant, ce coup de fusil ne fut suivi d'aucun 
autre; le temps s'écoulait, on ne tirait plus, un silence 
de mort remplaçait la fusillade si bien nourrie quelques 
instants auparavant. 



LE TAMBÔ IDE GUàDàLUPË 337 

Les bandits commencèrent à se rassurer, 

— Ils sont morts ! dit avec un rire cynique un des 
brigands* 

— Bon voyage ! répondit un autre. 

— Mais dona Mercedes ! s'écria Matadiez avec 
terreur, vive Dieu! nous ne pouvons la laisser mourir 
ainsi! en avant, mes braves ! 

Les braves hésitèrent. 

Les gens de cette sorte ne sont courageux que 
lorsque le danger n'existe pas, ou quand ils sont vingt 
contre un. 

• — Une once à celui qui me dira ce qui se passe là- 
dedans I dit généreusement Matadiez. 

Une once représente quatre-vingt-cinq francs de 
notre monnaie, c'est une belle somme ! Un bandit plus 
Courageux ou moins poltron que les autres se risqua- 
Il se rapprocha en rampant d'une des fenêtres, se 
leva lentement, avec précaution, et regarda : 

— La salle est vide I s'écria-t-il après un instant ; il 
n'y a plus personne ! 

Et il vint réclamer son once, Matadiez la lui donna. 

— Déblayez la porte ! entrez par les fenûtres ! cria- 
t-il; à dona Mercedes ! à dona Mercedes ! 

Il y avait là une trentaine de bandits; on se mita 
l'œuvre; la porte fut bientôt déblayée. 

Alors toute la troupe fit irruption par la porte et par 
les fenêtres dans la salle vide, et dont le plafond com- 
mençait sérieusement à brûler. 

— Cherchez Mercedes ! il me la faut ! dix onces à 



338 LE TAMBÔ DE 0UADALUPE 



celui qui me rapportera ! cria Matadiez d'une voix de 
tonnerre, mais en demeurant prudemment en arrière. 

On s'empressa ; Matadiez voyant que les recherches 
n'aboutissaient pas; désespérant de faire entrer son 
cheval dans cette salle en feu, se prépara enfin, et un 
peu à contre-cœur, à mettre pied à terre. 

Il avait tout oublié ; son amour, ou plutôt sa rage fu- 
rieuse pour la jeune fille, lui avait rendu soudainement 
le courage. 

Au moment où son pied droit touchait le sol, Je 
gauche étant encore à rétrier, une explosion épouvan- 
table éclata,- suivie aussitôt de hurlements atroces, et 
de râles d'agonie. 

La maison sautait, ensevelissant les bandits sous ses 
ruines fumantes. 

Les décombres commencèrent à pleuvoir dans toutes 
les directions. 

Matadiez roula sur le sol, frappé par plusieurs débris 
enflammés; son pied était toujours dans rétrier; le 
cheval affolé de terreur s'élança à fond de train à tra- 
vers champs. 

Le bandit fut ainsi traîné pendant quelques minutes ; 
puis, enfin, le cheval se débarrassa de lui et s'enfuit en 
hennissant de terreur. 

Le misérable Matadiez n'était plus qu'une plaie, il 
n'avait plus figure humaine; son bras droit était brisé 
à Tépaule ; le gauche seul, par miracle, était intact ; il 
avait les deux cuisses brisées, sans compter plusieurs 
autres blessures en différentes parties du corps. 



LE TAMBÔ DE GUÀDALUPE 339 



Il demeura, privé de sentiment, à demi enseveli dans 
la boue. 

Mais bientôt, il fut brutalement rappelé à la vie ; il 
ouvrit péniblement les yeux et il regarda autour de lui 
d'un œil atone. 

Plusieurs hommes l'entouraient, quelques-uns te- 
naient des torches allumées. 

— C'est lui ! dit une voix; je le reconnais, quoi qu'il 
soit bien défiguré. 

— Vous en êtes sûr? demanda-t-on. 

— OJi I seigneurie, il n'y a pas à s'y tromper. C'est 
bien le bribon qui a brûlé ma maison. 

Et il le poussa du pied. 

Matadiez poussa un hurlement de rage* 

Le Tambero se pencha vers lui. 

— Tiens ! il n'est pas mort ! s'écria-t-il. 

— Non ! râla Matadiez, pas encore, mais bientôt ! 

— Pourquoi as-tu brûlé ma maison, compadre? de- 
manda le Tambero d'un ton de reproche. 

— Approche-toi, je te le dirai compadre; répondit 
Matadiez d'une voix dolente. 

Le Tambero se pencha davantage. 

— Parle compadre, dit-il, je l'écoute. 

— Et toi, pourquoi m'as-tu trahi? murmura Matadiez 
avec une sourde colère. 

— Dame! compadre, chacun pour soi, tu sais? Àh ! 
maudit ! s'écria-t-il avec un cri déchirant, il m'a tué ! 

Et il tomba sur le sol, en se débattant dans les affres 
de l'agonie. 



340 £E TAMBÔ DE GUADALUPË 

r - r — , — • ■■■-.. — — „ — — 

Matadiez lui avait à deux reprises enfoncé dans le 
ventre un long couteau qu'il brandissait encore de la 
main gauche. 

— Ah! s'écria-t-il, je meurs... mais je meurs con- 
tent! Mercedes est morte!... elle ne sera à personne... 

Il se renversa en arrière; son regard devint fixe. 

— Est-ce qu'il y aurait véritablement un Dieu?,.* 
murmura-t-il en français ; bah !... je vais bien le voir!... 

Un tressaillement nerveux agita tout son corps ; ses 
paupières battirent; un râle sourd gonfla sa poitrine, il 
demeura immobile. 

Il était mort ! 

— Tiens ce bandit Mexicain qui parle français ! s'é- 
cria don Agustin avec le plus pure accent parisien. 

— Et vous aussi, il semble ?' dit don Luis, dans la 
môme langue. 

— Pardieu I ce n'est pas malin, je suis né à Paris. 

— Et moi à Tours. 

- — Comment, vous êtes Français ? 

— Comme vous, mon cher compatriote, fit don Luis 
en riant. 

— Ah ! par exemple ! voilà ce qui nous est arrivé de 
plus extraordinaire cette nuit; deux Français qui pas- 
sent plusieurs heures ensemble sans se deviner et per- 
dentleur temps à baragouiner le mexicain, quand il leur 
aurait été si facile de causer dans leur propre langue ! 

— En effet ; mais nous ne nous connaissions pas. 

— C'est juste ; ah çà! nous ne nous quitterons pas 
ainsi, je suppose? 



LE TAMRÔ DE GUADALUPE 341 



— Non certes, si cela vous convient, nous voyagerons 
pendant un mois de compagnie ; moi, je vais partout? 

— Et moi nulle part. 

— Ainsi?... 

— Tope, c'est convenu! 

Et ils se serrèrent cordialement la main à plusieurs 
reprises. 

. Pendant que cette reconnaissance bizarre avait lieu 
entre les deux Français, sur Tordre de don Jaime des 
peones avaient chargé sur leurs épaules le cadavre de 
Matadiez, nous lui laisserons ce nom, et l'avaient pendu 
par les pieds à la maîtresse branche d'un énorme 
Ahuehuelt. 

— Il faut partir, nous n'avons plus rien à faire ici; dit 
tristement don Jaime. 

— Mercedes, mon ami ; if essaierons-nous donc pas 
de la retrouver? demanda douloureusement don José 
Prieto- 

— Hélas ! mon ami, vous avez entendu ce misérable; 

* 

ma pauvre sœur est morte ! 

Un soupir semblable à un sanglot souleva la poi- 
trine de don José. 

— Mon Dieu ! inurmura-t-il. 

— Pardon, dit don Agustin en s'approchant, je crois 

» 

que vous oubliez ce qui s'est passé entre nous lors de 
notre rencontre dans le tarnbô de Guadalupe? 

— Que voulez-vous dire? Je ne vous comprends pas, 
senor? répondit courtoisement don Jaime; je me sou- 
viens, avec une vive reconnaissance, que nous devons 



342 "' LE TAMBÔ DE GUADALUPE 



la vie à vous et à votre compagnon; est-ce à cela que 
vous faites allusion ? 

— Dieu m'en garde! seilor; je voulais simplement 
vous rappeler que nous avons, en même temps que 
vous, sauvé aussi une jeune personne. 

— Une admirable enfant! ajouta don Luis. 

— Mon Dieu! c'est vrai, j'avais oublié! 

— Et cette femme, où est-elle ? au nom du ciel ! se- 
nor? s'écria don José d'une voix frémissante. 

— Ici près, dans un Rancho, où nous l'avons mise à 
l'abri, au cas où il y aurait eu bataille. 

— Venez ! dit don Luis. 

— Ob ! oui ! allons ! allons ! 

La jeune fille avait repris connaissance; quoique 
bien faible encore, et brisée par tant de souffrances, 
elle sourit et ses yeux se remplirent de douces larmes, 
quand elle reconnut son fiancé et ses frères. 



Un mois plus tard, doila Mercedes de San Lucar com- 
plètement rétablie épousa, à Hermosillo, son cousin 
don José Prieto ; les nouveaux mariés semblaient heu- 
reux, ils avaient payé cher leur bonheur ; don Luis, don 
Agustin et le docteur Morin servaient de témoins à don 
José Prieto. 

Les deux Français, qui s'étaient si singulièrement 
rencontrés au tambô de Guadelupe, voyagèrent pen- 
dant un mois ensemble, ainsi qu'ils se Tétaient promis ; 
ils se séparèrent à Urès en se jurant de se revoir 



LE TAMBÔ DE GUADALUPE 343 

bientôt ; ils avaient appris à se connaître et ils s'ai- 
maient sincèrement ; mais le hasard se plut constam- 
ment à les séparer ; malgré leurs constants efforts pour 
se réunirais ne se revirent jamais. 

Bien des années se sont écoulées depuis cette ren- 
contre, don Luis est mort depuis plus de vingt ans déjà; 
son souvenir est toujours pieusement conservé dans 
le cœur de son ami de quelques jours, qui, peut-être 
dans un temps prochain, sera appelé à le rejoindre, et 
cette fois pour jamais. 

Toute cette histoire est vraie ; aussi, comme nous 
n'avons voulu rien y ajouter, n'est-ce en réalité qu'une 
aventure de voyage qui, aux yeux de certains lecteurs, 
n'aura que peu d'intérêt, maïs qui, pour celui qui après 
tant d'années la retrace, en a un immense : c'est un de 
ses plus chers souvenirs de jeunesse I 



FIN DU TAMBO DE GUADALUPE 



TABLE 



I. — Comment le capitaine Grifïiths apprit coup sur 

coup deux mauvaises nouvelles i 

II. — Comment ^sans s'en douter le capitaine Grifliths 

chassa à l'atl'ût 24 

III. — Où Toi] voit le Pelon partir en ambassade. ... 48 

IV. — Retour au Voladero de l'Ours gris 71 

V. — Dans lequel John Grifïiths et Vaïentin Guillois 

s'expliquent. . . ............ 95 

VI. — Où Curumiila bat l'estrade pour son compte parti- 
culier 118 

VII. — Dans lequel on applique la loi de Lynch 141 

VIII. — Où se préparent de grands événements 165 

IX. — L'embuscade 189 

X. — A chacun selon ses œuvres 217 

XL — Tout est bien qui finit bien 245 

Le Tambô de Guadalupe 267 



FIN DE LA TABLE 



1). Thiéry et Cï[*, — Imp. de Lajjuy