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Full text of "Histoire de Martin Guerre par Fournier"

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CRIMES CELEBRES 



PAR 



MM. ALEX. DUMAS, ARNOULD, FOIRNIER, 
FIORENTINO ET MALLEFILLE. 



TOME SEPTIÈME. 



PARIS. 

ADMINISTRATION DE LIBRAIRIE, 

MJB LOCIS-LR-GBA1ID, 18. 

1840 



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MARTIN GUERRE. 



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— 236 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

dèles par millions, et point de copies. En présence de 
ce spectacle toujours nouveau , qu'est-ce donc qui doit 
nous inspirer plus d'étonnement, l'éternelle diversité des 
figures, ou la ressemblance fortuite de quelques indivi- 
dus? Est-il impossible que d'une extrémité du monde 
à l'autre, il se trouve , une fois par hasard, deux per- 
sonnes dont les traits soient formés sur un moule sem- 
blable? Non sans doute ; aussi, ce qui doit nous paraître 
plus surprenant, ce n'est pas que ces personnes existent 
en tel ou tel lieu de la terre, c'est qu'elles se rencon- 
trent sur le même point, et qu'elles s'offrent ensemble à 
nos yeux, si peu habitués à de telles ressemblances. Beau- 
coup de fables ont été bâties sur ce fait, depuis Amphi- 
tryon jusqu'à nos jours; l'histoire en a aussi présenté 
quelques exemples, tels que ceux du fauxDmitri en Rus- 
sie; de Perkins Warbeck en Angleterre, et de plusieurs 
autres imposteurs célèbres ; mais l'aventure que nous of- 
frons à nos lecteurs n'est pas la moins curieuse ni la 
moins étrange. 

Le lOaoùt 1557, jour néfaste dans l'histoire de notre 
pays, le canon grondait encore, à six heuresdusoir, dansles 
plaines de Saint-Quentin ; les troupes françaises venaient 
d'être détruites par les forces réunies de l'Angleterre et de 
l'Espagne, que commandait le fameux capitaine Emma- 
nuel Philibert, duc de Savoie. L'infanterie entièrement 
écrasée, le connétable de Montmorency fait prisonnier 
avec plusieurs généraux, le duc d'Enghien blessé à mort, 
la fleur de la noblesse moissonnée, tels furent les tristes 
résultats d'une bataille qui plongea la France dans le deuil. 



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— 237 — 
MARTIN GUERRE. 

et qui aurait brisé la couronne de Henri 11, si le duc de 
Guise n'eût pris l'année suivante une éclatante revanche. 
Dans un petit village situé à un quart de lieue du 
champ de bataille, on entendait avec horreur les gémisse- 
mens des mourans et des blessés qu'on y avait transpor- 
tés ; les habitans avaient cédé leurs maisons pour servir 
d'ambulances; deux ou trois chirurgiens -barbiers par- 
couraient ces demeures, ordonnant un peu lestement des 
opérations qu'ils confiaient à leurs aides, et chassant de 
temps en temps quelques fuyards qui avaient trouvé 
moyen de se renfermer avec les blessés, sous pré- 
texte de prodiguer leurs soins à des amis ou à des parens 
qui leur étaient bien chers. Déjà ils avaient expulsé un 
bon nombre de ces pauvres diables, quand ils ouvrirent 
la porte d'une petite chambre où gisait sur une natte 
grossière un soldat baigné dans son sang, qu'un autre sol- 
dat surveillait avec une extrême sollicitude. 

— Qui es-tu? dit l'un des chirurgiens au blessé, je ne 
te reconnais pas pour faire partie de nos bandes françaises. 

— Hélas ! secourez-moi ! cria le patient , secourez- 
moi! et que Dieu vous bénisse. 

— D'après les couleurs de ce justaucorps, reprit l'au- 
tre chirurgien, je gagerais que ce maraud appartenait à 
quelque gentilhomme espagnol ; par quelle méprise l'a- 
t-on porté ici? 

— Par pitié! murmurait le malheureux ; je souffre 
tant! 

— Fi ! s'écria le dernier interlocuteur en le poussant 
du pied, crève comme un chien, misérable! 



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I 



CRIMES CELEBRES. 

Cette action, à laquelle répondit un gémissement sourd , 
révolta l'autre praticien. 

— Après tout, c'est un homme ; c'est un malade qui 
implore nos secours ! . . . laissez-moi avec lui, René. 

René sortit en murmurant, et celui qui restait se mit 
en devoir de visiter la blessure. C'était un horrible coup 
d'arquebuse qui avait traversé la jambe et brisé l'os; 
l'amputation était indispensable. 

Avant d'y procéder, le chirurgien se tourna vers l'au- 
tre soldat, qui s'était retiré dans l'angle le plus obscur 
de la petite chambre. 

— Et toi , qui es-tu ? 

Celui qu'on interrogeait s'avança et se montra au jour; 
il n'y avait pas besoin d'autre réponse. H ressemblait si 
parfaitement à son compagnon, qu'on devait d'abord les 
reconnaître pour deux frères, et même pour deux frères 
jumeaux. Tous deux étaient d'une taille au-dessus de la 
moyenne ; ils avaient le teint olivâtre, le front élevé, les 
yeux noirs, le nez aquilin, le menton fourchu, la lèvre 
inférieure légèrement saillante , le dos un peu voûté, 
mais ce défaut n'avait rien de disgracieux ; l'ensemble 
de leurs personnes respirait la force, et n'était pas 
sans une mâle beauté. Jamais on ne vit une conformité 
si complète; l'âge aussi paraissait se rapporter; on n'au- 
rait pas donné plus de trente-deux ans à l'un ni à 
l'autre; les seules différences que l'on pût remarquer en* 
tre eux, outre la pâleur répandue sur le visage de 
l'homme couché à terre, c'était d'abord la maigreur de 
celui-ci, contrastant avec l'embonpoint modéré de l'autre ; 



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MARTIN GUERRE. 

puis une large cicatrice que le blessé avait au sourcil 
droit. 

— Ayei soin de l'âme de votre frère, dit le chirur- 
gien au soldat qui se tenait debout; car je le plains si 
elle est en même danger que son corps. 

— N'y a-t-il donc aucun espoir? demanda le Sosie 
du blessé. 

— La plaie est trop large et trop profonde, répondit 
l'homme de l'art, pour être cautérisée par l'huile bouil- 
lante, suivant l'ancienne méthode; delenda est causa 
ma/t, il faut extirper la cause du mal, comme dit maître 
AmbroiseParé ; je dois plutôt secareferro, c'est-à-dire lui 
couper la jambe. Dieu veuille qu'il survive à l'opération ! 

Tout en cherchant ses instrumens, il regardait en face 
le frère supposé de la victime, et il ajouta : 

— Mais comment se fait-il que vous portiez tous deux 
le mousquet dans des rangs opposés, car je vois que vous 
êtes des nôtres, tandis que ce malheureux porte les cou- 
leurs espagnoles. 

— Oh! ce serait une longue histoire à vous raconter, 
répondit l'autre en secouant la tète ; moi, j'ai suivi natu- 
rellement la carrière qui m'était ouverte, et je me suis en- 
rôlé volontairement sous les drapeaux de notre roi et sei- 
gneur Henri deuxième du nom ; quant à celui que vous 
avei si bien reconnu pour mon frère, comme il est né eu 
Biscaye, il s'est trouvé attaché à la maison du cardinal de 
Burgos, et par suite à celle du frère de ce cardinal, qui 
Ta forcé de le suivre à la guerre ; c'est sur le champ de 
bataille que je l'ai rencontré, au moment où il venait de 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

tomber ; je l'ai dégagé d'un monceau de cadavres, et je 
l'ai moi-même apporté ici. 

Pendant ce récit, la physionomie de ee personnage 
trahissait une secrète agitation ; mais te chirurgien n'y 
prit pas garde. Ne trouvant pas parmi ses outils ceux qui 
lui étaient nécessaires : (Test mon confrère , s'écria-t-il, 
qui les aura emportés ! ... il n'en fait jamais d'autres, par 
jalousie de ma renommée ; mais je le rejoindrai. .. De si 
bons instrumens ! qui fonctionnent tout seuls , et qui se- 
raient capables de donner de l'habileté à un ignorant 
comme lui!... — Je serai ici dans une heure ou deux : 
du repos, du sommeil, aucune agitation, rien qui puisse 
enflammer la blessure; et quand l'opération sera propre- 
ment faite, nous verrons... À la grâce du Seigneur ! 

Puis il se dirigea vers la porte, confiant le pauvre 
diable aux soins de son frère. 

— Eh ! mon Dieu ! ajouta-t-il en hochant la tête, 
avec laide d'un miracle, il en réchappera peut-être. 

A peine le chirurgien fut-il dehors, que le soldat valide 
examina curieusement le visage du blessé. 

— Oui, murmura-t-il entre ses dents ; on me l'avait 
bien dit qu'il y avait dans l'armée ennemie un homme à 
qui je ressemblais trait pour trait... C'est que vraiment 
c'est à s'y méprendre... On dirait un miroir qui me ren- 
voie ma propre figure... J'ai bien fait de le chercher dans 
les derniers rangs des troupes espagnoles; et, grâce à ce 
compagnon qui l'a abattu si à propos d'un coup d'arque- 
buse, j'ai pu, en emportant son corps à l'écart, me sous- 
traire aux périls de la mêlée. 



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MARTIN GUERRE. 

Mais ce n'est pas tout, pensa-t-il en observant toujours 
la figure souffrante du malheureux amputé ; ce n'est pas 
tout que d'être sorti de là ! Je n'ai rien au monde, je ne 
possède rien ; sans asile, sans ressource, gueux de nais- 
sance, aventurier de fortune, je me suis enrôlé, et j'ai 
mangé le prix de mon enrôlement ; j'espérais le pillage, 
et nous voilà en pleine déroute! Que faire? Me jeter à 
l'eau la tète la première? Non certes ; autant valait mou- 
rir de la poudre à canon. Mais ne puis-je tirer parti du 
hasard pour me créer une condition sortable, mettre à pro- 
fit cette étrange ressemblance, et me servir de cet homme 
que le ciel a jeté dans ma route, et qui n'a plus que 
quelques instans à vivre ? 

Tout en faisant ces réflexions, il se pencha sur le corps 
du blessé en riant d'un rire sa rdo nique ; on eût dit Sa- 
tan guettant au passage l'âme d'un damné qui ne peut 
lui échapper. 

— Héla* ! hélas ! criait le patient ; que Dieu ait pitié 
de moi ! ma fin est proche, je le sens. 

— Bah! camarade, chassons les idées noires... Une 
jambe vous fait souffrir... on vous l'enlèvera... ne pen- 
sons plus qu'à l'autre, et confions-nous à la Providence. 

— J'ai soif. . • par grâce, une goutte d'eau !. . . 

Une fièvre violente venait de se déclarer. Le garde- 
malade regarda autour de lui, et vit une cruche pleine 
d'eau, vers laquelle 4e moribond étendait une main dé- 
faillante. Une idée vraiment infernale traversa son esprit. 
Il versa de l'eau dans une gourde qu'il portait à sa cein- 
ture, et l'approcha des lèvres du patient, puis il la retira. 



vu. 



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— »& — 

CRIMES CÉLÈBRES. 

— Oh ! j'ai soif... cette eau... par pitié,. . ah ! donne, 
donne... 

— Mais à une condition : c'est que tu me raconteras 
toute ton histoire. 

— Oui, mais donne. . . 

L'autre lui laissa boire une gorgée; puis le pressa de 
questions sur lui, sur sa famille, ses amis, sa fortune, et 
le força d'y répondre, en tenant suspendu devant ses yeux 
le breuvage qui devait apaiser le feu dévorant de ses en- 
trailles. 

Après cet interrogatoire, souvent entrecoupé, le ma- 
lade retomba épuisé et presque sans connaissance. 

Son compagnon n'étant pas encore satisfait, imagina 
de le ranimer en lui faisant avaler quelques gouttes d'eau- 
de-vie ; cette boisson excitante ranima la fièvre, et re- 
monta le cerveau au degré d'exaltation nécessaire pour 
que de nouvelles réponses succédassent à de nouvelles 
questions. Les doses du spiritueux furent redoublées plu- 
sieurs fois, au risque d'abréger les jours du malheureux. 
Dans un état voisin du délire, il sentait sa tète embrasée 
d'un feu ardent ; ses souffrances cédaient à la violence 
d'une irritation fébrile qui le reportait en d'autres lieux, 
en d'autres temps, jusqu'aux jours de sa jeunesse, et jus- 
qu'au pays où il avait vécu. Mais une sorte de réserve 
enchaînait encore sa langue : ses sentimens intimes, les 
détails secrets de sa vie passée n'étaient point encore ve- 
nus sur ses lèvres; et cependant une crise pouvait l'enle- 
ver d'un moment à l'autre. Le temps pressait : déjà le 
jour commençait à baisser, lorsque l'impitoyable inter- 



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MARTIN GUERRE. 

rogateur eut l'idée de profiter de cette obscurité. Il ré- 
veilla par quelques paroles solennelles les idées religieu- 
ses du patient, frappa son imagination de terreur en lui 
parlant des peines de l'autre vie et des flammes de l'enfer; 
et, secondé par les transports où il l'avait jeté, il parut 
aux yeux du mourant comme un juge chrétien qui allait 
le livrer à la damnation éternelle, ou lui ouvrir lescieux. 
Enfin, pressé, torturé, écrasé par l'ascendant d'un homme 
dont la voix tonnait à son oreille comme celle d'un mi- 
nistre de Dieu , le mourant lui livra tous ses aveux, 
tous!... et lui fit sa confession. 

Quelques minutes après, le bourreau, car on pouvait 
l'appeler ainsi, se pencha sur la victime, ouvrit ses vête- 
mens, y prit quelques parchemins et quelques pièces d'ar- 
gent; il fit ensuite un mouvement pour tirer sa dague, 
mais il se retint; puis repoussant dédaigneusement le 
corps, comme l'avait fait le premier chirurgien : 

— Je pourrais te tuer, lui dit-il ; mais ce serait un 
meurtre inutile; j'avancerais de quelques heures tout au 
plus ton dernier soupir et mes droits à ton héritage. 

Et il ajouta d'une voix moqueuse : 

— Adieu, frère ! 

Le moribond exhala un faible gémissement, et l'aven- 
turier sortit de. la chambre. 

Quatre mois après cette scène, on voyait devant la porte 
d'une maison située à l'extrémité du village d'Artigues, 
près de Rieux, une femme assise qui jouait avec un en- 
fant de neuf à dix ans. Jeune encore, elle avait le teint 
brun des femmes du Midi ; sa belle chevelure noire re- 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

tombait en larges boucles autour de sa tète; le feu caché 
des passions se trahissait quelquefois par l'éclat de ses 
regards ; mais une nonchalance habituelle et une sorte de 
langueur semblaient recouvrir ce foyer presque éteint, et 
la maigreur de sa personne accusait quelque chagrin se- 
cret : on devinait une existence incomplète, un bonheur 
flétri, une âme douloureusement brisée. 

Son costume était celui d'une bourgeoise riche; elle 
portait une de ces longues robes à manches flottantes 
qui étaient de mode au seizième siècle. La maison de- 
vant laquelle elle se tenait assise lui appartenait, ainsi que 
le vaste champ qui joignait le jardin. En ce moment, 
elle partageait son attention entre les jeux de son fils et 
les ordres qu'elle donnait à une vieille servante, lorsque 
tout-à-coup un cri de l'enfant la fit tressaillir : 

— Tiens , ma mère , disait-il , tiens , le voilà ! 

Elle suivit la direction de son doigt , et vit un jeune 
garçon qui passait à l'angle de la rue. 

— Oui, poursuivit l'enfant, c'est lui qui hier, tandis 
que je jouais avec les autres garçons du village, m'a in- 
sulté par toutes sortes de mauvaises paroles ! 

— Et quels noms t'a-t-il donnés, mon fils? 

— Il y en a un que je n'ai pas compris, mais ce de- 
vait être une bien grosse injure ; car tous les autres m'ont 
tout-à-coup montré au doigt, et m'ont laissé là. Il m'a 
appelé, — il dit qu'il ne fait que répéter ce que lui a 
dit sa mère, — il m'a appelé méchant bâtard. 

Le visage de la jeune femme devint pourpre d'indi- 
gnation. 



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MARTIN GUERRE. 

— Quoi! s'écria-t-elle, ils oseraient!... quelle indi- 
gnité! 

— Qu'est-ce que veut .donc dire ce vilain mot-là , 
maman? demanda l'enfant troublé par cette colère. Ap- 
pelle-t-on ainsi les pauvres enfans qui n'ont plus de père? 

La mère serra son fils contre son sein. 

— Oh ! reprit-elle , c'est une infâme méchante ! Ces 
gens-là n'ont jamais vu celui que je pleure ; il n'y a que six 
ans qu'ils sont établis dans le village, et voilà la huitième 
année révolue depuis le départ de ton père , mais leur ca- 
lomnie est absurde : cette église là-bas a vu célébrer 
notre mariage; cette maison que j'ai reçue en dot s'est 
ouverte pour nous après la cérémonie, et mon pauvre 
Martin a laissé ici des parens, des amis, qui ne souffriront 
pas qu'on insulte à l'honneur de sa femme 

— De sa veuve, interrompit une voix grave. 

— Ah ! mon oncle ! s'écria la jeune femme en se re- 
tournant vers un vieillard qui sortait de la maison. 

— Oui , Bertrande , reprit le nouveau venu , il faut 
t'habituer à cette idée. Mon neveu n'est plus de ce monde, 
j'en suis sûr; autrement il n'aurait pas été assez fou 
pour rester si long-temps sans donner de ses nouvelles. 
Parti brusquement à la suite d'une querelle de ménage, 
dont tu n'as jamais voulu m'apprendre la cause, il n'au- 
rait pas gardé rancune pendant huit années ; ce n'était 
pas là son caractère. Où est-il allé? qu'a- t-il fait? Nous 
n'en savons rien, ni toi, ni moi, ni personne, mais à coup 
sûr il est mort, et repose en terre sainte bien loin de 
nous. Dieu veuille avoir son âme! 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

Bertrande fit un signe de croix, et pleura, la tête in- 
clinée sur ses mains. 

— Bonjour, Sanxi, dit l'oncle en tapant sur la joue de 
l'enfant, qui se détourna arec humeur. 

L'aspect de cet homme n'avait en effet rien qui pré- 
vînt en sa faveur ; les cnfans sentent d'instinct ces sortes 
de gens, faux, cauteleux, dont le regard louche dément à 
leur insu les paroles mielleuses. 

— Bertrande, s'écria-t-il, ton fils, indocile comme 
le fut autrefois son père , répond mal à mes caresses. 

— Pardon, répondit la mère, l'enfant est jeune, il 
ne sait pas encore ce qu'il doit à l'oncle de son père ; 
je l'instruirai mieux ; il apprendra bientôt avec recon- 
naissance les soins que vous prenez pour lui conserver sa 
petite fortune. 

— S ans doute, sans doute, dit l'oncle en s' efforçant 
de sourire, je vous en rendrai bon compte ; car c'est avec 
vous seuls que j'aurai affaire dans l'avenir. Ya, ma chère, 
ton mari est bien mort. Bah ! si tu m'en crois, voilà bien 
assez de regrets pour un mauvais sujet ; n'y songeons 
plus. 

En achevant ces mots il s'éloigna , et laissa la jeune 
femme livrée aux plus tristes pensées. 

Bertrande de Rolls, douée par la nature d'une sensibilité 
ardente, qu'une éducation sage avait contenue dans de jus- 
tes bornes, atteignait à peine sa douzième année, lorsqu'elle 
épousa le jeune Martin Guerre, qui n'était guère plus âgé 
qu'elle. Ces sortes d'unions précoces étaient alors en 
usage, surtout dans les provinces du Midi. Ce qui les dé-. 



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— aw — 

MARTIN GUERRE. 

terminait le pins souvent, c étaient des considérations 
d'intérêt et de famille, secondées par le développement 
hâtif de la puberté dans certains climats. Pourtant les 
jeunes époux vécurent long-temps comme frère et sœur. 
L'âme de Bertrande, dirigée de si bonne heure vers dés 
idées d'amour légitime, s'attacha toute entière à l'être 
qu'on lui donnait pour compagnon de toute sa vie ; elle 
lui rapporta toutes ses affections, toutes ses pensées ; lni 
seul devint le but et le centre de son existence ; et quand 
leur hymen fût sérieusement réalisé, la naissance d'un (ils 
vint encore resserrer un lien fortifié d'avance par son 
ancienneté. Mais, bien des philosophes l'ont dit, le bon- 
heur uniforme, qui attache de plus en plus les femmes, 
a souvent pour effet de détacher les hommes, et Martin 
Guerre l'éprouva. Vif, étourdi, impatient d'un joug 
qu'il avait porté de si bonne heure, curieux de voir le 
monde et de sentir sa liberté, il profita un jour d'un pré- 
texte frivole, d'une légère dispute, où Bertrande con- 
fessa depuis avoir eu les premiers torts, pour quitter la 
maison et le village. On le chercha vainement, on l'atten- 
dit. Bertrande passa le premier mois à guetter son re- 
tour, mais inutilement ; puis elle consacra ses jours à la 
prière. Le ciel resta sourd à ses vœux. Efle voulait par- 
tir aussi, courir à la recherche du fugitif; mais le monde 
est grand, et aucune trace ne pouvait la guider. Que de 
tourmens pour ce cœur si tendre, que de regrets pour 
cette âme altérée d'amour, que de nuits sans sommeil, 
que de veilles sans repos ! Des années se passèrent, son 
fils grandit, et rien ne vint lui apprendre ce qu'était de- 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

venu celui quelle avait tant aimé. Elle parlait souvent 
de lui à son enfant, qui ne la comprenait pas ; elle cher- 
chait à retrouver ses traits dans ceux du jeune Sanxi, et 
quoiqu'elle s'étudiât à concentrer toute son affection sur 
son Gis, elle éprouvait qu'il y a des peines que l'amour 
maternel ne peut pas effacer, des larmes qu'il ne peut ta- 
rir; et dévorée par l'ardeur même des sentimens qu'elle 
refoulait dans son cœur, la pauvre femme dépérissait len- 
tement, entre les regrets du passé, les vains désirs du pré- 
sent, et la perspective solitaire de l'avenir. 

C'est en de pareilles circonstances qu'elle venait d'être 
offensée dans son honneur, froissée dans ses sentimens 
maternels, et l'oncle de son mari, qui aurait dû la défen- 
dre et la soutenir, n'avait pour elle que des paroles froides 
et désolantes! 

Le vieux Pierre Guerre était avant tout un égoïste ; 
dans sa jeunesse, on l'avait accusé de pratiquer l'usure, 
et au fait, on ne savait trop par quels moyens il s'était en- 
richi ; car le petit commerce d'étoffes auquel il s'adon- 
nait ne semblait pas lui procurer de grands bénéfices. 
Lors de la disparition de son neveu, il était naturel qu'on 
lui confiât le soin de faire valoir le patrimoine de la fa- 
mille, et sur-le-champ il s'occupa d'en doubler les reve- 
nus, mais sans se croire obligé d'en rendre compte à 
Bertrande. Aussi, quand il se persuadait que Martin ne 
devait plus revenir , pouvait-on lui supposer le désir de 
prolonger une situation dont il tirait parti. 

La nuit étendait peu à peu ses voiles ; c'était à ce mo- 
ment où le crépuscule confond les objets lointains et 



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MARTIN GUERRE. 

rend les formes indécises, On touchait alors à la fia de 
l'automne, cette saison mélancolique, qui réveille tant 
d'idées sombres, et le souvenir de tant d'espérances per- 
dues. L'enfant était rentré dans la maison. Bertrande, 
toujours assise devant la porte et le front penché sur sa 
main, songeait tristement aux dernières paroles de son 
oncle, et revoyait en imagination le passé qu elles lui 
avaient rappelé : les scènes de leur enfance, lorsque, mariés 
si jeunes l'un à l'autre, ils n'étaient encore que des compa- 
gnons de jeux, préludant par d'innocentes joies aux graves 
devoirs de la vie ; puis leur amour croissant peu à peu avec 
leurs années, jusqu'à ce que l'habitude du bonheur se fût 
changée, pour elle en passion, pour lui, au contraire, en 
indifférence; elle croyait le voir encore tel qu'il était la 
veille de son départ, jeune et beau, portant fièrement la 
tète, revenant d'une chasse pénible et allant s'asseoir au 
berceau de son fils ; elle se rappelait aussi avec amertume 
les soupçons jaloux qu'elle avait formés, la colère avec 
laquelle elle les avait laissés éclater, l'offense qu'elle lui 
avait faite, et la disparition de son mari outragé, suivie de 
huit ans d'absence et de deuil. Elle pleurait sur son aban- 
don, sur le désert où s'écoulait sa vie, ne voyant autour 
d'elle que des Ames froides ou des esprits cupides, et ne 
vivant que pour son enfant, pour celui qui lui retraçait 
au moins une image incomplète de l'époux qu'elle avait 
perdu. Perdu! oui, perdu pour jamais, se disait -elle en 
soupirant et en levant les yeux vers ces campagnes qui 
l'avaient vu tant de fois, à cette même heure du jour, 
aux derniers feux du soleil couchant, revenir pour le re- 



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— 350 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

pas de famille. Bertrande parcourait d'an regard distrait 
les collines éloignées qui dessinaient leurs noires sil- 
houettes sur le ciel enflammé de l'Occident ; puis elle 
ramena sa vue sur un petit bois d'oliviers planté à l'au- 
tre bord d'un ruisseau qui coulait au pied de sa demeure. 
Tout était calme ; l'approche de la nuit ramenait le si- 
lence avec l'obscurité : c'était là le spectacle que Ber- 
trande avait tous les soirs, et quoiqu'elle eût peine à s'en 
détacher, elle se levait pour rentrer dans la maison, lors- 
qu'un mouvement qui se fit entre les arbres attira son 
attention : elle crut d'abord se tromper ; mais les bran- 
ches craquèrent en s'écartant, et une forme humaine pa- 
rut de l'autre côté du ruisseau. Bertrande eut peur : elle 
voulut crier ; mais l'excès même de l'émotion paralysa 
sa voix, comme il arrive dans un rêve effrayant. Il sem- 
blait en effet que ce fût un rêve, car malgré les ténèbres 
épaissies autour de cette figure indistincte, elle crut re- 
connaître des traits bien chers à son souvenir. Était- 
elle le jouet d'une hallucination? ses rêveries ardentes IV 
vaient-elles exaltée à ce point ? Elle craignit d'être folle, et 
s'agenouilla pour prier Dieu. Mais l'illusion ne s'effaçait 
pas, et devant elle se tenait toujours cette ombre immo- 
bile, qui, les bras croisés, la contemplait... Alors elle 
crut à la sorcellerie, h quelque charme du démon ; et 
superstitieuse comme on Tétait à cette époque, elle em- 
brassa avec ardeur un crucifix qu'elle portait sur son sein, 
et tomba presque évanouie. D'un bond, le fantôme fran- 
chit le ruisseau, et parut à côté d'elle. 

— Bertrande ! .. . lui dit-il d'une voix émue. Elle leva 



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— 251 — 
MARTIN GUERRE. 

la tête, poussa un cri perçant, et se trouva dans les bras 
de son mari. 

Le soir même, tout le village fut instruit de cet évé- 
nement. Les habitans se pressaient devant la porte de 
Bertrande ; les amis, les parens de Martin, voulurent 
tous le revoir après ce retour miraculeux ; ceux qui ne 
l'avaient jamais connu ne furent pas les derniers à témoi- 
gner leur curiosité ; si bien qu'avant de se retirer auprès 
de sa femme, le héros de l'aventure fut obligé de se mon- 
trer publiquement dans une grange attenante à sa de- 
meure. Ses quatre sœurs fendirent la foule et lui sau- 
tèrent au col en sanglotant ; l'oncle averti examina son 
neveu avec surprise d'abord, puis il tendit les bras. Tous 
le reconnurent, à commencer par la vieille servante Mar- 
guerite, qui était entrée au service des deux époux le 
jour même de leur mariage ; on observa seulement que 
l'Age plus mûr avait affermi ses traits, donné plus de ca- 
ractère à sa physionomie et plus de développement à ses 
formes robustes. On remarqua aussi qu'il avait une cica- 
trice au sourcil droit, et qu'il boitait légèrement. C'é- 
taient deux blessures qu'il avait reçues, dit-il, et dont il 
ne souffrait plus. 

Martin Guerre paraissait impatient de se retirer près 
de sa femme et de son (ils ; mais la foule assemblée exi- 
geait un récit des événemens qui s'étaient passés pendant 
son exil volontaire ; il fut obligé de la satisfaire. L'envie 
de voir le monde l'avait, dit-il, saisi au milieu de son 
bonheur, il y avait huit ans environ ; il n'avait pu résister 
à cette humeur vagabonde, et un soir il était parti à l'im- 



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— 252 — 
GRIMES CÉLÈBRES. 

proviste. Un instinct bien naturel l'avait d'abord conduit 
dans son pays, en Biscaye, où il avait embrassé ceux de 
ses parens qu'il y avait laissés autrefois. Là il trouva le 
cardinal de Burgos, qui rattacha à sa maison en lui pro- 
mettant des profits, des horions à donner et à recevoir» 
et bon nombre d'aventures. Quelque temps après, il passa 
au service du frère de ce cardinal, qui, bien malgré lui, 
le força à le suivre & la guerre et à s'armer en partisan 
contre les Français ; ce fut ainsi qu'il se trouva dans les 
rangs espagnols à la bataille de Saint-Quentin, et qu'il 
reçut un terrible coup de feu qui lui traversa la jambe ; 
transporté dans une maison d'un village voisin, il tomba 
entre les mains d'un chirurgien qui voulait lui couper le 
membre blessé ; mais par bonheur ce chirurgien, qui l'a* 
vait quitté un moment, ne revint plus, et le malade ayant 
trouvé une bonne vieille femme qui pansa sa blessure et 
qui le soigna nuit et jour, se rétablit heureusement en 
quelques semaines, puis retourna vers le village d'Àrti- 
gues, heureux de retrouver sa maison, ses biens, surtout 
sa femme et son enfant, et bien résolu à ne plus les quitter. 
En achevant cette histoire, il donna des poignées de 
main à ses voisins encore émerveillés de le voir au mi- 
lieu d'eux. Il appela par leurs noms plusieurs paysans 
qu'il avait laissés fort jeunes, etqui, s entendant nommer, 
s'avancèrent vers lui hommes faits et à peine reconnais- 
sablés, tout joyeux cependant de n'être pas oubliés. Il 
rendit à ses sœurs caresses pour caresses, demanda par- 
don à son oncle des chagrins qu'il lui avait causés dans 
sa jeunesse par sa mutinerie ; il lui rappela en riant les 



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MARTIN GUERRE. 

corrections qu'il avait reçues de lui, et se souvint aussi 
d'un moine de Saint- Augustin qui lui avait appris à lire, 
ainsi que d'un révérend père capucin dont la conduite dé* 
réglée avait fait scandale dans le pays. Bref, il parut, 
malgré son long voyage, avoir conservé une mémoire 
toute fraîche des lieux, des hommes et des choses. Les 
bonnes gens le comblèrent de félicitations ; ce fut à qui le 
bénirait d'avoir eu la bonne pensée de revenir ; ce fut à 
qui rendrait témoignage du chagrin de Bertrande et de 
sa vertu si parfaite. On s'attendrissait, on pleurait, et on 
vida plusieurs bouteilles de la cave de Martin Guerre. 
Enfin on se sépara, avec force exclamations sur les coups 
imprévus du sort, et chacun se retira chez soi, ému, sur- 
pris et satisfait, sauf peut-être le vieux Pierre Guerre, 
qu'un mot de son neveu avait frappé d'une manière fâ- 
cheuse pour ses intérêts, et qui rêva toute la nuit aux 
chances de perte que lui préparait ce retour. 

Il était minuit quand les époux, restés seuls, furent li- 
bres de s'abandonner à leur tendresse. Bertrande avait 
peine à revenir de sa stupeur ; elle ne pouvait en croire 
ses yeux ni ses oreilles ; elle revoyait là, près d'elle, dans 
la chambre nuptiale , l'époux qu'elle avait perdu depuis 
huit anné.es, celui qu'elle avait pleuré, celui que quel- 
ques heures auparavant elle avait cru mort!... Dans la 
révolution soudaine causée par tant de joie succédant à 
tant de chagrins, elle ne retrouvait plus assez d'énergie 
pour manifester au dehors ce qu'elle éprouvait ; ses sen- 
timens confus pouvaient difficilement se faire jour, et son 
cœur ne lui fournit pas d'expressions, tant son trouble lui 



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— 35fc — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

ôtait l'usage de la réflexion et de la parole. Lorsqu'elle 
commença pourtant à se calmer, lorsqu'elle vit plus clair 
dans son âme, elle s* étonna de ne point sentir auprès de 
son époux cet élan d'amour qui la veille encore allait le cher- 
cher si loin. C'était bien lui, c'étaient bien ses traits, 
c'était bien l'homme qu'elle avait choisi, auquel elle avait 
donné volontairement sa main, son cœur, sa personne, 
et cependant il lui semblait, en le revoyant, qu'une bar- 
rière de froideur, de honte, de pudeur même, la séparait 
de lui. Le premier baiser qu'il lui do nna ne la rendit pas 
heureuse ; elle rougit et fut attristée. Etrange effet d'une 
longue absence ! Elle ne pouvait définir quels change- 
mens le temps avait apportés dans l'aspect de cet homme: 
sa physionomie avait pris un caractère plus rude ; les 
lignes du visage, l'euveloppe extérieure, la personne 
physique enfin, u'était qu'à peine altérée ; mais l'âme 
semblait avoir changé de nature; les yeux n'avaient 
plus le même regard. Bertrande avait reconnu son époux, 
et cependant elle hésitait encore. Ainsi Pénélope, après 
le retour d'Ulysse, attendait qu'un gage certain confir- 
mât le témoignage de ses yeux, et il fallut, pour se faire 
reconnaître, que le mari absent lui rappelât des secrets 
dont elle seule était instruite. 

Lui cependant, comme s'il se fût rendu compte des 
sentimens de Bertrande, comme s'il eût deviné quelque 
secrète défiance, employa les expressions les plus tendres 
et les plus affectueuses, donnant à sa chère Bertrande 
tous les noms d'amitié qu'une habitude intime avait au- 
trefois consacrés entre eux. 



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— 266 — 
MARTIN GUERRE. 

— fil* reine, lui dit-il, raa belle colombe, votre res- 
sentiment ne s'effacera-t-il point à ma vue? est-il si vif 
que ma soumission ne puisse l'adoucir, et mon repentir 
netrouvera-t-il pas grâce à tes yeux? Bertrande, Berthe, 
et, comme je t'appelais encore, Bertranilla 1. . 

Elle voulut sourire, et s* arrêta étonnée ; les noms 
étaient bien les mêmes, mais l'inflexion de la voix était 
changée. 

U pressa les mains de sa femme dans les siennes. 

— Les jolies mains ! reprit-il ; ont-elles conservé mon 
anneau? Oui, le voilà, et à côté, l'autre bague, le saphir 
que je te donnai le jour de la naissance de notre Sanxi ! 

Bertrande ne répondit pas; mais elle prit doucement 
Tenfant, et le remit entre les bras de son père. 

Martin prodigua les caresses à son fils, et lui parla du 
temps où il le portait tout petit et tout faible encore, l'é- 
levant à la hauteur des fruits de son jardin, pour qu'il 
pût y atteindre et y mordre. II se rappela qu'un jour des 
ronces sauvages avaient blessé cruellement le pauvre en- 
fant à la jambe, et il s'assura, non sans attendrissement, 
que la marque y était encore, 

Bertrande fut touchée de cette affection vive et de ces 
souvenirs ; elle s'en voulut à elle-même de sa réserve, et 
se rapprochant du pore de son enfant, elle laissa tomber 
sa main dans celles de Martin, tandis qu'il lui parlait ainsi 
avec douceur : 

— Mon départ t'a laissée dans l'anxiété ; je m'en re- 
pens aujourd'hui. Mais que veux-tu? j'étais jeune, j'é- 
tais fier, et tes reproches étaient si injustes !... 



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— 256 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

— Ah ! dît-elle, ta te rappelles encore la cause de 
notre querelle? 

— Cette jeune Rose, notre voisine, à qui tu prétendis 
que je faisais la cour, parce qu'un soir tu me trouvas 
avec elle devant la fontaine du petit bois. Je t'expliquai 
que le hasard seul avait amené cette rencontre ; d'ail- 
leurs, Rose n'était qu'une enfant ; mais tu ne voulus pas 
m'écouter, et dans ta colère... 

— Ah ! pardon, pardon, mon ami ! interrompit-elle 
toute confuse... 

— Dans ta colère aveugle, tu pris je ne sais quel ob- 
jet qui se trouvait sous ta main, et tu me le lanças au vi- 
sage. De là cette blessure, ajouta-t-il en souriant et en 
montrant son sourcil droit ; cette blessure dont je porte 
encore la cicatrice. 

— ciel ! s'écria Bertrande , pourras-tu jamais me 
pardonner? 

— Tu le vois bien! répondit Martin en l'embrassant. 
Toute émue, elle releva le^ cheveux de son époux, et 

regarda la trace que la blessure avait laissée sur son front. 
— Eh mais! dit-elle avec une surprise mêlée de crainte, 
cette cicatrice paraît encore toute fraîche. . . 

— Ah ! reprit Martin avec un peu d'embarras, c'est 
que dernièrement elle s'était rouverte... Mais je n'y 
songe plus ; n'en parlons jamais, Bertrande ; je ne veux 
pas d'un souvenir qui pourrait te faire craindre d'être 
devenue moins chère à mes yeux. 

Il l'attira sur ses genoux ; elle s'en défendit douce- 
ment. 



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— 257 — 
MARTIN GUERRE. 

— Renvoie ton 01s, lui dit Martin : demain il aura 
des preuves de ma tendresse; mais aujourd'hui, toi, Ber- 
tranille, toi d'abord... 

L'enfant embrassa son père et sortit. 

Bertrande revint se mettre à genoux près de son mari, 
et le regarda fixement avec un Sourire mêlé d'inquiétude. 

Cette attention extrême parut déplaire à Martiu : 

— Qu'avez-vous donc encore? dit-il ; pourquoi m'exa- 
rainer ainsi ? 

— Je ne sais, mon ami ; mais pardonne, ah ! par- 
donne... le bonheur de te revoir était si imprévu ! il me 
semble que c'est un rêve , je ne puis m'y accoutumer si 
vite; laisse-moi quelque temps pour me recueillir; souffre 
que je passe cette nuit en prières ! C'est à Dieu que je 
dois d'abord offrir ma joie et ma reconnaissance. 

— Non, interrompit l'époux en passant ses bras au- 
tour du beau cou de Bertrande et en caressant ses longs 
cheveux; non, c'est h moi que sont dues tes premières 
pensées : après tant de fatigues, mon repos, c'est ta vue; 
mon bonheur , après tant d'épreuves , c'est ton amour ! 
Voilà l'espoir qui soutenait mes forces, et j'ai hâte de 
m'assurer, moi aussi, que ce n'est point une illusion. 

Et il voulut la relever. 

— Oh ! murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi. 

— Quoi donc ! s'écria— t— il avec quelque colère, est-ce 
ainsi que vous m'aimez, Bertrande? est-ce ainsi que 
vous me conservez votre foi ? Ne dois-je pas douter plutôt 
du témoignage de vos amis ? ne dois-je pas craindre que 
l'indifférence ou même quelque autre sentiment...? 



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— 258 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

— Oh ! monsieur, vous me faites injure, dit la jeune 
femme en se relevant. 

Il la saisit dans ses bras. 

— Non, non, je ne croirai rien qui puisse t'offenser, 
ma belle reine, et j'ai confiance dans ta foi, comme jadis, 
tu le sais, lors de mon premier voyage, quand tu m'écri- 
vais ces lettres si tendres, que j'ai toujours conservées 
depuis. Les voilà. 

En disant ces mots, il tira quelques papiers sur les- 
quels Bertrande put reconnaître son écriture. 

— Oui, poursuivit-il, je les ai lues et relues. Vois, 
tu me parlais alors de ton amour et des chagrins de l'ab- 
sence... Maintenant pourquoi ce trouble et cette espèce 
d'effroi? Te voilà toute tremblante, comme ce jour où je 
te reçus des mains de ton père... C'était ici, daus cette 
chambre... Restée seule avec moi, tu me conjurais aussi 
de m'éloigner, de te laisser passer la nuit en prières... 
mais j'insistai, tu te le rappelles, je te pressai sur mon 
cœur, comme à présent. 

— Oh! murmura-t-elle faiblement, de grâce... 
Mais ses paroles furent étouffées par un baiser. Le 

souvenir du passé, le bonheur du présent reprirent tout 
leur empire, les craintes chimériques disparurent, et les 
rideaux retombèrent sur le lit nuptial. 

Le lendemain fut un jour de fête pour tout le village 
d'Artigues. Martin alla rendre visite à tous ceux qu 'il avait 
reçus la veille ; ce furent des reconnaissances et des em- 
brassades sans fin. Les jeunes gens se rappelaient qu'il les 
avait fait jouer étant petits; les vieillards, qu'ils avaient 



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— 259 — 
MARTIN GUERRE. 

assisté à ses fiançailles lorsqu'il n'avait que douze ans. Les 
femmes se souvenaient d'avoir porté envie à Bertrande ; 
et, parmi elles, la plus jolie de toutes, la fille de maître 
Marcel l'apothicaire, Rose, qui avait excité tant de ja- 
lousie dans le cœur de la pauvre femme» Rose savait bien 
que cette jalousie n'était pas tout-à-fait injuste; car Mar- 
tin lui avait adressé ses hommages, et elle ne le revit pas 
sans quelque trouble ; car maintenant, mariée à un riche 
bourgeois, vieux, laid et jaloux, elle comparait, en soupi- 
rant, son triste sort à celui de son heureuse voisine. De 
leur côté, les sœurs de Martin le retinrent chez elles, et 
lui parlèrent des jeux de leur enfance, de leur père et 
de leur mère, morts tous deux en Biscaye. Martin es- 
suya les larmes que leur arrachaient ces souvenirs du 
passé i et il ne fut plus question que de se réjouir. Des 
repas furent donnés et rendus; Martin réunit à sa table 
ses parens et ses anciens amis; la gaieté la plus franche 
y régna. On remarqua seulement que le héros de ces fêtes 
bachiques s'abstenait de boire du vin ; on lui en fit des 
reproches : il répondit que, depuis les blessures qu'il avait 
reçues, le soin de sa santé lui défendait tout excès. Il fallut 
bien admettre cette excuse ; et ce qui résulta des précau- 
tions prises par Martin , c'est qu'il conservait toute sa 
tête et tout son sang-froid, tandis que les autres s'aban- 
donnaient aux folles inspirations de l'ivresse. 

— Ah ! s'écria l'un des convives, qui avait étudié dans 
des livres de médecine, Martin a raison de craindre les bois- 
sons spiritueuses : les blessures les mieux cicatrisées peu- 
vent se rouvrir et s'enflammer par suite de l'intempérance ; 



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— 260 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

quant aux gens qui ont des plaies récentes, le vin leur 
sert de poison mortel : on a vu sur le champ de bataille 
des blessés mourir en deux heures pour avoir avalé quel- 
ques gouttes d'eau-de-vie. 

Martin Guerre pâlit, et entama une conversation avec 
la belle Rose, sa voisine. Bertrande s'en aperçut, mais 
elle ne témoigna aucune inquiétude : elle avait été trop 
punie de ses premiers soupçons pour se livrer encore & 
la jalousie; d'ailleurs, son mari lui montrait tant d'a- 
mour, qu'elle devait être bien rassurée. 

Les premiers temps passés, Martin Guerre songea à 
mettre ordre à ses affaires. Sa fortune était un peu com- 
promise par sa longue absence : un voyage en Biscaye 
était nécessaire pour qu'il rentrât dans les biens qui de- 
vaient lui appartenir, et sur lesquels la justice avait déjà 
mis la main. II lui fallut plusieurs mois pour obtenir, 
moyennant quelques sacrifices bien placés, que la chicane 
lui rendit les champs et la maison de son père. Quand il 
eut réussi, il revint à Artigues, et se disposa également 
à rentrer en possession des biens de sa femme, et ce fut 
à ce sujet qu'un matin, onze mois environ après son re- 
tour, il vint trouver son oncle Pierre. 

Celui-ci s'attendait à cette visite ; il fut très-poli : il 
fit asseoir Martin, l'accabla de complimens, tout en le 
regardant avec attention pour sonder ses pensées, et il 
fronça le sourcil en découvrant que son neveu était venu 
avec une détermination bien arrêtée. Martin fut le pre- 
mier à rompre le silence. 

— Mon oncle, dit-il, je viens vous remercier du soin 



I ! 



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— 261 — 
MARTIN GUERRE. 

que vous avez pris en mon absence des biens de ma pauvre 
femme; elle n'aurait jamais pu les faire valoir par elle- 
même. Vous en avez touché les revenus pour les conser- 
ver à la famille : c'était d'un bon parent ; je n'attendais 
pas moins de votre affection. Me voilà de retour, et libre 
de toute autre affaire; maintenant comptons, s'il vous 
platt. 

L'autre toussa et raffermit sa voix avant de répondre ; 
puis il dit avec lenteur, en mesurant ses paroles : 

— Tout est compté, mon cher neveu : grâce au ciel, 
je ne vous dois rien. 

— Comment! s'écria Martin stupéfait, ces revenus... 

— Ces revenus ont été bien et dûment employés à l'en- 
tretien de votre femme et de votre enfant. 

— Quoi! mille livres pour cet usage! et Bertrande 
vivait seule, si simple, si retirée! Allons, ce n'est pas 
possible! 

— Le surplus, reprit l'oncle avec impassibilité, le sur- 
plus a servi à payer les frais des semences et des récoltes. 

— Quand le labeur des gens de campagne est à si bas 
prix! 

— Voici ma note, dit Pierre. 

— Et cette note est un mensonge ! s'écria le mari de 
Bertrande. 

Pierre crut convenable de paraître offensé et de se 
mettre en colère ; l'autre, déjà exaspéré par cette mau- 
vaise foi évidente, le prit sur un ton encore plus haut. Il 
parla de faire un procès; Pierre menaça de chasser l'in- 
solent qui venait le braver dans sa maison, et, joignant le 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

geste à la parole, il le prit par le bras pour le faire sor- 
tir ; Martin, furieux, leva la main sur lui. 

— Sur ton oncle, malheureux ! 

Martin s'arrêta ; mais en sortant il murmura quelques 
reproches mêlés d'injures, parmi lesquels Pierre distin- 
gua ces mots : 

— Vous êtes un faussaire ! 

— Voilà un nom dont je me souviendrai ! s'écria le 
vieillard vindicatif en fermant sa porte avec violence. 

Le procès fut intenté par Martin Guerre par devant le 
juge de Rieux ; quelque temps après il intervint une 
sentence qui , statuant sur les comptes présentés par 
Pierre, les déclara inexacts, et condamna l'administra- 
teur infidèle à payer à son neveu quatre cents livres par 
chaque année. Le jour ou cette somme fut arrachée à 
son coffre- fort, l'ancien usurier laissa échapper un cri 
de vengeance; mais jusqu'à ce qu'il pût satisfaire sa 
haine, il fallut la dissimuler, et répondre par un sourire 
amical aux avances de rapprochement qui lui furent faites. 
Ce fut six mois après, et à l'occasion d'un événement 
heureux , que Martin remit le pied dans la maison de 
son oncle. Les cloches célébraient la naissance d'un en- 
fant : il y avait fête au logis de Bertrande ; tous les amis, 
réunis sur le seuil de la demeure de l'accouchée, n'atten- 
daient plus que la présence du parrain pour mener le 
nouveau-né à l'église, et des cris de joie s'élevèrent 
de toutes parts, lorsque le vieux Pierre, conduit par 
Martin, s'avança, un bouquet au' côté, et prit la main 
de Rose, sa jolie commère. Bertrande se réjouit de cette 



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— 868 — 
MARTIN GUERRE. 

réconciliation, et s'abandonna aux idées les pins riantes. 
Elle se trouvait si heureuse ! elle était bien dédommagée 
de ses longs ennuis; ses regrets étaient apaisés, ses sou- 
pirs les plus ardens étaient exaucés ; l'intervalle qui sé- 
parait son ancien bonheur de son bonheur présent s'ef- 
façait à ses yeux, comme si la chaîne n'eût jamais été 
rompue. Elle aimait son mari, plus peut- être qu'elle ne 
l'avait jamais aimé : il se montrait plein d'affection pour 
elle, et elle se sentait pleine de reconnaissance. Enfin 
elle ne se souvenait de ses chagrins que pour mieux 
goûter par la comparaison la joie nouvelle que le ciel 
lui avait envoyée. Le passé pour elle était sans ombre, 
l'avenir sans nuage, et la naissance d'une fille, en res- 
serrant encore le lien qui l'unissait à son époux, s'offrait 
à elle comme un nouveau gage de félicité. Pauvre femme ! 
l'horizon, qui lui semblait si pur, allait s'assombrir de 
nouveau. 

Le soir même de la cérémonie du baptême, une bande 
de musiciens et de jongleurs traversa fort à propos le 
village. Les gens de la fête leur firent quelques libéra- 
lités. Pierre en interrogea quelques-uns : le chef de la 
troupe était Espagnol. Pierre le fit aussitôt entrer chez 
lui ; on remarqua qu'il resta près d'une heure enfermé 
avec cet homme, qui s'éloigna ensuite muni d'une bourse 
assez bien garnie. Deux jours après, Pierre annonça à 
sa famille qu'une affaire de commerce l'appelait en Pi- 
cardie auprès d'un de ses anciens associés, et il partit 
en effet pour s'y rendre , promettant d'être bientôt de 
retour. 



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— ?64 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

Ce fut un jour terrible pour Bertrande que celui où 
elle revit cet homme. Elle était seule auprès du berceau 
de son plus jeune enfant, ne songeant qu'à épier l'instant 
du réveil, lorsque la porte s'ouvrit et que Pierre parut. 
Dès que Bertrande l'eut envisagé , elle recula par l'effet 
d'une crainte instinctive ; car la physionomie du vieillard 
avait quelque chose à la fois de méchant et de joyeux : 
c'était l'expression de la haine satisfaite, c'était la rage 
unie au triomphe; son sourire faisait peur. Elle n osa 
r interroger d'abord, et lui fit signe de prendre un siège; 
mais il marcha droit à elle, et, levant la tête, il lui dit 
d'une voix forte : 

— A genoux, madame ! et demandez pardon à Dieu ! 
La jeune femme le regarda fixement. 

— Pierre, êtes- vous insensé? 

— Vous devez savoir si j'ai ma raison. 

— Demander pardon, moi! et de quelle faute, au 
nom du ciel î 

— Du crime dont tous êtes la complice. 

— Un crime! expliquez- vous. 

— Oui, reprit Pierre avec un ton d'ironie, une femme 
se croit innocente lorsqu'elle a dérobé le péché à tous 
les yeux; elle pense que la vérité n'éclatera jamais, et sa 
conscience s'endort dans l'oubli de ses fautes. En voici 
une qui croyait les siennes bien cachées ; le hasard la fa- 
vorisait : un mari absent, mort peut-être ; puis un autre 
homme si semblable de taille, de visage et de manières, 
si bien dressé à son rôle, que tout le monde devait s'y 
méprendre ! Qu'y a-t-ïl d'étrange à ce que cette femme 



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MARTIN GUERRE. 

s'y laisse volontiers tromper aussi, faible, sensible, en- 
nuyée du veuvage ?. . . 

Bertrande écoutait sans comprendre ; elle voulut in- 
terrompre Pierre, il continua : 

— Elle pouvait, sans rougir aux yeux du monde, ac- 
cueillir cet étranger, lui accorder le nom de son mari, 
lui en donner les droits ; elle pouvait se dire fidèle en étant 
coupable, paraître constante dans son changement même, 
et concilier à la fois, sous le voile du mystère, son hon- 
neur, ses devoirs et... son amour peut-être. 

— Mais que voulez-vous dire? s* écria la jeune femme 
en joignant les mains avec anxiété. 

— Que vous favorisez l'imposture d'un homme qui 
ne fut jamais votre mari. 

Frappée d'une commotion violente , Bertrande chan- 
cela, et se retint au meuble le plus voisin; puis, repre- 
nant des forces contre une attaque si étrange, elle s'a- 
vança vers le vieillard : 

— Qui? lui, mon mari, votre neveu, un imposteur ! 

— Ne le saviez-vous pas? 
-Moi! 

A ce cri, qui partit de l'Ame, Pierre vit bien quelle 
n'était pas instruite, et qu'il lui avait porté un coup im- 
prévu ; il reprit alors avec plus de calme : 

— Quoi ! vous aussi, Bertrande, il vous aurait trompée? 

— Ah ! Pierre, vos paroles me font mourir ! vous me 
torturez à plaisir! Plus d'obscurité! plus de mystères! 
que supposez-vous? que savez-vous? dites-le ouverte- 
ment! 



L 



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— 966 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

— Vous aurez du courage? 

— J'en aurai, dit la pauvre femme toute tremblante. 

— Dieu m'est témoin que j'aurais voulu vous cacher 
la vérité ; mais il faut vous l'apprendre , ne fût-ce que 
pour sauver votre âme engagée dans un piège affreux... 
il en est temps encore, si vous suivez mes conseils. Écou- 
tez-moi : l'homme avec qui vous vivez, celui qui a pris 
le nom de votre mari, ce prétendu Martin Guerre enfin, 

I n'est qu'un fourbe, un faussaire... 

j j — Qu'osez-vous dire? 

I — Ce que j'ai découvert. Oui ,. j'avais un soupçon 

vague, un pressentiment inquiet ; malgré le prodige d'une 
ressemblance frappante, j'hésitais involontairement, j'a- 
vais peine à retrouver en lui le sang de ma sœur ; et le 
jour où il osa lever la main sur moi... ah ! ce jour-là, je 
le condamnai dans mon âme... Le hasard s'est chargé de 
me justifier. Un vagabond espagnol, un ancien partisan 
qui passa un soir dans ce village, s'était trouvé de sa per- 
sonne à la bataille de Saint-Quentin ; il y avait vu Martin 
Guerre grièvement blessé à la jambe d'un coup d'arque- 
buse. Après l'action , blessé lui-même, il s'était rendu 
dans un village voisin, et là il avait entendu le chirurgien 
déclarer à haute voix que le malheureux couché dans la 
chambre voisine devait subir l'amputation, et que pro- 
bablement il n'y survivrait pas. La porte s'ouvrit, il vit 
le blessé , et reconnut Martin Guerre. Voilà ce que 
m'apprit l'Espagnol. Guidé par ces renseignemens, je 
prétextai une affaire, je me rendis dans le village qu'il 
m'avait indiqué, j'interrogeai ceux des habitons qui pou- 



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— 907 — 
MARTIN GUERRE. 

raient conserver d'anciens souvenirs, et voici ce que j'ap- 
pris: 

— Eh bien? demanda Bertrande, pâle et haletante 
d'angoisse. 

— Eh bien ! la jambe du blessé avait été coupée. 

— Ciel! 

— Et suivant les pronostics du chirurgien, il était 
mort, disait-on, quelques heures après, car on ne l'avait 
jamais revu. 

Sous le coup d'une telle révélation, Bertrande resta 
quelques instant anéantie; mais, repoussant bientôt ces 
terribles idées : 

— Non, ohl non, s'écria-t-elle, c'est impossible; 
c'est une fable inventée pour le perdre, pour nous perdre 
tous. 

— Quoi! vous ne me croyez pas? 

— Non, jamais! 

— Ah ! dites plutôt que vous feignez de ne pas me 
croire : la vérité est entrée dans votre Ame, mais vous 
voulez encore la répousser. Songez, vous dis-je, à votre 
salut éternel. 

— Malheureux! taisez-vous... Non , Dieu n'aurait pas 
voulu m'éprouver ainsi! Quelle preuve, quel indice A 
l'appui de vos paroles? 

— Les témoignages dont je vous ai parlé. 

— Pas d'autres? 

— Non, pas d'autres encore. 

— Belles preuves, en effet! le récit d'un vagabond 
qui aura flatté votre haine pour tirer de vous quelque 



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— 868 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

argent, les rameurs d'un village, des souvenirs de dix 
années, et enfin votre parole, à vous que la vengeance 
seule fait agir, à vous qui avez juré de lui faire payer 
cher les mécomptes de votre cupidité, et dont toutes les 
passions sont acharnées! Non, Pierre, non, je ne vous 
crois pas, je ne vous croirai jamais ! 

— D'autres seront moins incrédules peut-être, et si 
j'accuse tout haut r imposteur... 

— Je vous démentirai. 

Etâ'avançantavec énergie, l'œil brillant d'une sainte 
colère : 

— Sortez de cette maison, sortez! ajouta-t-elle ; car 
l'imposteur... c'est vous! 

— Ah ! je saurai bien vous convaincre tous, et vous 
faire tout avouer ! s'écria le vieillard furieux. 

Il sortit ; et Bertrande, accablée, se laissa tomber sur 
un siège. 

Que se passait-il dans l'Ame de cette pauvre femme? 
Toute la force qui l'avait soutenue contre Pierre l'aban- 
donna dès qu'elle se trouva seule ; malgré la résistance 
qu'elle opposait au soupçon, une lueur affreuse, celle du 
doute , pénétra dans son cœur, et remplaça ce pur flam- 
beau de confiance qui l'avait guidée jusque alors; et ce 
doute, hélas! s'attaquait en même temps à son honneur 
et à son amour ; car elle aimait de toute l'affection tendre 
d'une femme. De même que le poison une fois pris se 
glisse peu à peu et circule sourdement dans toutes les 
veines, corrompant le sang, et s'infiltrant dans les sources 
de la vie, jusqu'à ce qu'éclate enfin la désorganisation 



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MARTIN GUERRE. 

totale du corps humain, ainsi le soupçon, cet autre poi- 
son mortel, étendait ses ravages dans .cette âme qui Ta- 
rait reçu. Bertrande se rappela avec effroi la première 
impression qu'elle avait ressentie en revoyant Martin 
Guerre, ses répugnances secrètes et involontaires, son 
étonnement en ne trouvant point en elle de sympathie 
pour Tépoux qu'elle avait si ardemment regretté. Elle se 
souvint aussi, comme si elle s'en apercevait pour la pre- 
mière fois, que Martin, autrefois étourdi, vif et emporté, 
paraissait maintenant réQéchi et maître de lui. Elle avait 
attribué ce changement de caractère au développement 
de l'âge; mais elle frémissait à l'idée dune autre cause. 
Quelques autres circonstances éparses se présentèrent 
encore à son esprit : c'étaient des oublis, des distractions 
de son mari dans des détails presque insignifians ; ainsi 
il lui était arrivé souvent de ne point répondre au nom 
de Martin , ou de se tromper de chemin en allant à un -er- 
mitage autrefois bien connu des deux époux, ou de ne 
pas savoir lui répondre quand elle lui adressait quelques 
mots en langue basque ; c'était de lui pourtant qu'elle 
avait appris le peu qu'elle en savait. En outre, il n'avait 
jamais, depuis son retour, voulu écrire devant elle : crai- 
gnait-il qu'on ne remarquât quelque différence entre son 
écriture d'alors et celle d'autrefois? Tous ces faits, aux- 
quels elle avait prêté peu d'attention, acquirent de leur 
rapprochement une importance effrayante. Un trouble 
affreux s'empara de Bertrande. Devait-elle rester dans 
cette incertitude, ou chercher une lumière qui achève- 
rait peut-être sa perte? Et comment s'assurer de la vé- 



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— «10 — 
GRIMES CÉLÈBRES 

rite? en interrogeant le coupable? en surprenant sa con- 
fusion? en épiant sa pâleur? en lui arrachant on aveu? 
Mais depuis deux ans cet homme avait reçu avec elle» 
il était le père de son enfant; elle ne pouvait l'avilir sans 
s'avilir elle-même; l'explication nne fois abordée, elle 
ne pouvait le punir sans se pe/dre elle-même, ni lui pardon - 
ner sans rougir. Lui reprocher son imposture pour se taire 
ensuite et lui garder le secret, c'était détruire à plaisir 
la paix de toute sa vie ; faire un éclat et appeler le châ- 
timent sur la tête du faussaire, c'était attirer le dés- 
honneur sur la sienne et sur celle de sa fille. La nuit la 
surprit dans ces affreuses perplexités ; trop faible pour y 
résister, elle sentit un frisson glacial s'emparer d'elle ; 
elle se mit au lit ; une fièvre violente se déclara, et pen- 
dant plusieurs jours elle fut entre la vie et la mort. Pen- 
dant cette maladie, Martin Guerre lui prodigua les soins 
les plus empressés. Elle en fut vivement touchée, ayant 
une de ces âmes ardentes qui ressentent le bienfait aussi 
fortement que l'injure. Quand elle fut un peu remise, 
et que la raison commença à lui revenir, elle se souvint 
confusément de tout ce qui s'était passé ; il loi sembla 
avoir fait un rêve, un rêve horrible. Elle s'informa si 
Pierre était venu la voir ; Pierre n'avait pas paru dans 
la maison. Cette conduite de son oncle ne pouvait s'ex- 
pliquer que par la scène qui avait eu lieu ; alors elle 
se rappela tout : l'accusation portée par Pierre Guerre, 
ses propres observations qui l'avaient confirmée, en- 
fin toutes ses douleurs, toutes ses angoisses. Elle s'in- 
forma des rumeurs du village, Pierre n'avait pas parlé. 



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— 271 — 
MARTIN GUERRE, 

Pourquoi? Avait-il reconnu que ses soupçons étaient in- 
justes? ou plutôt, attendait-il d'autres preuves? Elle 
retomba elle-même dans sa cruelle incertitude ; avant de 
croire au crime ou à l'innocence de Martin, elle résolut 
de l'observer encore. 

Cependant, comment supposer que Dieu eût créé 
deux visages si semblables, deux êtres en tout si pareils, 
et qu'il les eût jetés ensemble dans le monde et sur la 
même route en quelque sorte, pour abuser et perdre une 
malheureuse femme? Une terrible idée lui vint, une 
idée qui devait se présenter la première dans ce siècle de 
superstition, c'est que l'ennemi du genre humain avait 
pu revêtir la forme humaine, et paraître sous les traits 
d'un mort pour gagner à l'enfer une Ame de plus. Sa 
tête s'exalta sur cette idée; elle courut à l'église, paya 
des messes, et pria avec ferveur. Elle s'attendait d'un 
jour à l'autre à voir le démon sortir du corps qu'il avait 
animé; ses vœux, ses offrandes, ses prières furent inu- 
tiles. Mais le ciel lui- envoya une inspiration qu'elle s'é- 
tonna de n'avoir pas eue plus tôt. Si c'est le tentateur, se 
dit-elle, qui a pris la forme de mon époux bien aimé, 
comme son pouvoir est sans bornes dans l'empire du mal, 
il en a revêtu la figure exacte, et aucune différence ne 
doit se manifester, si légère qu'elle puisse être ; mais, au 
contraire, si ce n'est qu'un homme qui lui ressemble , 
Dieu les aura distingués par quelques marques. 

Elle se souvenait alors, et si ce souvenir lui avait 
échappé, c'est qu'avant l'accusation de Pierre elle était 
demeurée sans défiance, et que depuis cette accusation 



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— 272 — 
GRIMES CÉLÈBRES. 

le désordre de ses idées et la maladie lui avaient presque 
été l'usage de sa raison , elle se souvint, disons-nous, 
que son mari avait derrière l'épaule gauche, presque à 
la naissance du cou, un de ces petits signes presque im- 
perceptibles dont la marque ne s'efface jamais. Mais 
Martin portait les cheveux très-longs , il était difficile de 
vérifier l'existence de cet indice. Une nuit, pendant qu'il 
dormait, Bertrande coupa une mèche de ses cheveux à 
l'endroit où le signe devait être..... le signe n'y était 
pas! 

Convaincue enfin de l'imposture, Bertrande eut un 
moment d'angoisses indicibles. Cet homme que pendant 
deux ans elle avait respecté et chéri, qu'elle avait reçu 
dans ses J>ras comme un époux vivement regretté, c'était 
un fourbe, un infâme ! ... elle était criminelle sans l'avoir 
su, sans lavoir voulu !... Sa fille était née d'un com- 
merce illégitime, et le ciel avait dû maudire cette union 
sacrilège... Pour comble de malheur, elle portait dans 
son sein un autre fruit de cette union. La malheureuse 
voulut mourir ; mais la religion et l'amour de ses enfans 
la retinrent. Agenouillée devant le berceau de son fils et 
de sa fille, elle demanda pardon au père de l'un pour le 
père de l'autre. Elle ne pouvait se décider h proclamer 
elle-même leur infamie. 

— Oh ! dit-elle, toi qui n'es plus, et que j'ai aimé, tu 
sais si un sentiment coupable était jamais entré dans 
mon Ame! Quand je vis cet homme, je crus te revoir; 
quand je fus heureuse, je crus te devoir mon bonheur; 
c'était encore toi que j'aimais en lui ; et tu n'exiges pas 



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— M3 — 
MARTIN GUERRE. 

sans doute que par un éclat funeste j'attire la honte et 
le scandale sur mes enfans et sur leur mère ! 

Elle se releva plus calme ; il lui sembla qu'une inspi- 
ration céleste venait de lui tracer son devoir. Se taire et 
souffrir, telle fut la vie qu'elle adopta, vie d'abnégation 
et de sacrifices, quelle offrit à Dieu comme une expia- 
tion de sa faute involontaire. Mais qui peut comprendre 
les bizarreries du cœur? Cet homme dont elle aurait dû 
avoir horreur, cet homme qui Pavait entraînée dans la 
complicité d'un crime, ce faussaire dévoilé qu'elle aurait 
dû ne voir qu'avec mépris... elle l'aimait I... Une lon- 
gue habitude, l'autorité qu'il avait prise sur elle, l'amour 
qu'il lui avait témoigné, enfin mille sympathies dont le 
. cœur seul a le secret, avaient exercé sur cette femme 
une telle influence, qu'au lieu de l'accuser et de le mau- 
dire, elle lui cherchait une excuse dans l'excès d'une 
passion à laquelle il avait obéi sans doute lorsqu'il usur- 
pait le nom d'un autre. Enfin, elle craignait encore plus 
le châtiment pour lui que le scandale pour elle; et quoi- 
que bien résolue à ne plus lui céder des droits achetés par 
un crime, elle tremblait à l'idée de perdre son cœur. 
Voilà surtout ce qui la décida à renfermer sa découverte 
dans un silence éternel : un mot, un seul mot qui aurait 
laissé voir qu'elle était instruite, aurait élevé entre elle et 
lui une insurmontable barrière. 

Cependant elle ne put tellement se contraindre que 
son chagrin ne parût au dehors. Elle versait en secret 
d'abondantes larmes dont ses yeux gardaient la trace ; 
plusieurs fois Martin lui demanda la cause de sa tris- 



vu 



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— a» — 

CRIMES CÉLÈBRES 

tesse : elle affectait de sourire en s excusant ; mais en- 
suite elle redevenait sombre et pensive» Martin attribua 
cette humeur noire à des caprices ; il s'aperçut que Ber- 
trande perdait sa fraîcheur, que ses joues se creusaient, 
et il crut voir dans ce déclin de sa beauté les ravages 
précoces du temps. L'ingrat devint alors moins empressé 
près d'elle, ses absences furent plus longues et plus fré- 
quentes ; il laissa éclater son impatience, et son ennui de 
se voir observé ; car elle attachait sans cesse ses regards 
sur lui, et remarquait avec douleur ce changement et cette 
froideur. Ainsi, la pauvre femme qui avait tout sacrifié 
pour conserver au moins l'amour de cet homme voyait 
peu à peu cet amour lui échapper. 

Un autre l'observait aussi : Pierre Guerre, qui depuis 
la tentative qu'il avait hasardée auprès de Bertrande , 
n'avait sans doute recueilli aucun indice nouveau, Pierre 
Guerre n'osait faire éclater ses soupçons sans les appuyer 
par une preuve positive ; aussi ne perdait-il aucune occa- 
sion d'examiner toutes les démarches de son prétendu 
neveu, espérant que le hasard ramènerait sur la trace de 
quelque découverte. 11 devinait d'ailleurs, à la mélancolie 
de Bertrande, que celle-ci avait acquis une certitude fa- 
tale et qu elle était décidée à la dissimuler. 

Martin était alors en marché pour vendre une partie 
de son héritage ; cette affaire nécessitait de fréquentes 
entrevues avec des gens de loi de la ville voisine ; deux 
fois par semaine il se rendait à Rieux, et, pour moins de 
fatigue , il partait à cheval vers les sept heures du soir, 
couchait à la ville, et ne revenait que le lendemain dans 



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— 2T5 — 
MARTIN GUERRE. 

l'après-midi. Ces habitudes avaient été remarquées par 
son ennemi ; celui-ci ne tarda pas à se convaincre qu'une 
partie des heures employées en apparence à ce voyage 
avait une autre destination. 

Un soir, vers dix heures environ, par une nuit assei 
noire, la porte d'une maisonnette isolée, située à une demi» 
portée de fusil du village, s'ouvrit doucement, et laissa 
passer d'abord un homme enveloppé d'un grand manteau, 
puis une jeune femme qui le suivit assez loin dans la cam- 
pagne. .Arrivés à l'endroit où ils devaient se séparer, ils 
se donnèrent un tendre baiser d'adieu , et murmurèrent 
quelques mots d'amour; l'amant délia son cheval, qui 
était attaché à un arbre, monta en selle, et s'élança au 
galop du côté de la ville. Quand on n'entendit plus rien, 
la jeune femme, toute pensive, retourna lentement vers sa 
demeure; mais, comme elle approchait de la porte, tout- 
à-coup un personnage sortit de l'angle de la maison et 
lui barra le chemin : effrayée, elle veut crier, il lui prend 
le bras et lui ordonne de se taire. 

— Rose , lui dit-il à voix basse , je sais tout : cet 
homme qui sort de chez toi est ton amant ; pour le rece- 
voir sans danger, tu as endormi ton vieux mari au moyen 
d'une drogue dérobée à maître Marcel, ton père. Voilà un 
mois que cette intrigue est nouée ; deux fois par semaine, 
à sept heures, tu ouvres cette porte à ce cavalier, et ce 
n'est qu'à dix heures qu'il sort pour se rendre à la ville. 
Cet homme, je le connais, je suis son oncle. 

Glacée de terreur, Rose se jeta à genoux et lui de- 
manda grâce. 



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— «76 — 
GRIMES CÉLÈBRES. 

— Oui, reprit Pierre, tuas raison d'être épouvantée, 
car ton secret est entre mes mains, je puis le divulguer, 
et te perdre à tous les yeux. 

— Vous ne ferez pas cela, dit la femme coupable en 
joignant les mains. 

Il continua : 

— Je puis avertir ton mari, lui apprendre que sa cou- 
che est souillée , lui dire quel est ce sommeil si lourd 
dont on profite pour le déshonorer. 

— Il me tuerait! 

— Je le sais; il est jaloux, il est Italien, il saurait se 
venger... comme moi. 

— Mais je ne vous ai jamais fait de mal, cria-t-elle 
toute éplorée ; grâce ! grâce ! épargnez-moi 1 

— Aune condition. 

— Laquelle? 

— Viens avec moi. 

Éperdue, égarée, Rose se laissa entraîner par lui. 

Bertrande venait d'achever sa prière du soir, elle allait 
se mettre au lit, lorsque plusieurs coups frappés à sa 
porte la firent tout-à-coup tressaillir. Pensant que peut- 
être un de ses voisins avait besoin de secours, elle se 
hâta d'aller ouvrir : quelle fut sa surprise quand elle se 
trouva en présence d'une femme échevelée que Pierre 
tenait par le bras en s'écriant avec force : 

— Voilà ton juge ! C'est à Bertrande, c'est à elle qu'il 
faut tout avouer. 

Bertrande ne reconnut pas d'abord cette femme, qui 
tomba à ses pieds, terrassée par la voix de Pierre. 



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— 277 — 
MARTIN GUERRE. 

— Dis la vérité ici, poursuivit-il, ou je vais la dire 
chez toi, à ton mari! 

— Ah! madame, tuez-moi, dit la malheureuse femme 
en se cachant le visage ; que je périsse par votre main 
plutôt que par la sienne ! 

Bertrande, stupéfaite, ne comprenait encore rien à cette 
scène; mais elle reconnut Rose. 

— Qu'est-ce donc, madame? pourquoi êtes- vous chez 
moi, pâle, éplorée, à cette heure? et pourquoi Pierre 
vous a-t-il traînée ici?... Moi, votre juge, dit-il!... de 
quel crime ètes-vous donc coupable? 

— Si Martin était là, il pourrait vous répondre, dit Pierre. 
Ace mot, un éclair de jalousie traversa l'Ame de Ber- 
trande, tous ses anciens soupçons se réveillèrent. 

— Comment? que dites- vous? mon mari... 

— Est sorti tout-à-1'heure de chez cette femme ; de- 
puis un mois ils se voient en secret, ils vous trompent ; 
je les ai vus, elle n'osera pas me démentir. 

— Ah! madame! cria Rose toujours agenouillée. 
Ce cri était un aveu. Bertrande devint pflle comme 

une morte. 

— ciel ! murmura-t-elle, trompée, trahie par lui 1 

— Depuis un mois, répéta le vieillard. 

— Oh ! l'infâme ! continua-t-elle avec une colère qui 
croissait à chaque mot; toute sa vie n'est donc que men- 
songe ! il s'est joué de ma crédulité, et maintenant c'est 
de mon amour qu'il se joue ! il ne me connaît donc pas ? 
il croit donc pouvoir me braver, moi , moi de qui dépend 
son sort, son honneur, sa vie ! 



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— are — 

CRIMES CÉLÈBRES. 

Pais, se tournant vers la coupable : 

— Et toi, malheureuse ! par que! indigne artifice as- 
ta surpris son amour? par quel sortilège, par quel philtre 
empoisonneur dont ton digne père t'a donné le secret? 

— Hélas ! madame, ma faiblesse est mon seul crime ! 
et c'est aussi ma seule excuse. Autrefois, quand j'étais 
jeune fille, je l'ai aimé, madame, et maintenant ces sou- 
venirs m'ont perdue. 

— Des souvenirs ! As-tu donc cru aussi aimer le 
même homme? es-tu donc la dupe de l'imposture? ou 
plutôt ne feins-tu pas de l'être pour te couvrir d'un lam- 
beau d'excuse? 

Rose à son tour ne la comprenait pas. 

— Oui, poursuivit-elle en s'animant toujours, c'était 
peu pour le fourbe d'usurper les droits d'époux et de 
père : il fallait, pour mieux jouer son personnage, qu'il 
abusât aussi la maîtresse par sa ressemblance. . . Ah ! ah I 
ah ! c'est plaisant, n'est-il pas vrai ? Vous aussi, Rose, 
vous avez cru revoir votre amant ! Je suis donc bien ex- 
cusable, moi, sa femme, qui me suis crue fidèle à mon 
mari ! 

— Que signifie ce langage? demanda Rose épouvan- 
tée. 

— Cela signifie que cet homme est un imposteur, et 
que je le démasquerai! Oh ! vengeance! vengeance! 

Pierre s* avança : 

— Bertrande, dit-il, tant que je vous ai crue heu- 
reuse, tant que j'ai pu craindre de troubler ce bonheur, 
je me suis tu ; j'ai renfermé ma juste colère, j*ai épargné 



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— «n> — 

MARTIN GUERRE. 

l'usurpateur du nom et des biens de mon neveu ; main- 
tenant, puis-je parler? 

— Oui, répondit-elle d'une voix sourde. 

— Vous ne me démentirez pas? 

Pour toute réponse, elle s'assit devant la table, et, 
d'une main tremblante, elle écrivit à la hâte quelques 
lignes, et remit le papier au vieillard. Il s'en saisit; son 
œil étincelait de joie. 

— Oui, vengeance contre lui ! mais pour elle... pi- 
tié ! que son humiliation soit son seul châtiment ; en 
échange de ses aveux, j'ai promis le silence ; me Faccor- 
derez-vous? 

Bertrande fit un geste d'assentiment et de dédain. 

— Allez sans crainte, dit Pierre à la femme cou- 
pable. 

Celle-ci sortit, et Pierre quitta aussi la chambre. 

Restée seule, Bertrande se sentit épuisée par tant d'é- 
motions ; l'indignation fit place à l'abattement. Elle son- 
gea à ce qu'elle venait de faire, h l'éclat qu'elle allait at- 
tirer sur sa tète. En ce moment sa fille s'éveilla, lui tendit 
les bras en souriant et nomma son père. Son père ! c'é- 
tait un grand coupable ! Mais était-ce à elle de le perdre, 
de provoquer l'action des lois, de le vouer à la mort après 
l'avoir pressé dans ses bras? h l'infamie, quand la honte 
devait s'étendre sur elle et Sur l'enfant qui était né d'elle, 
et sur celui qu'elle sentait tressaillir dans ses flancs? Qu'il 
fût criminel devant Dieu, c'était à Dieu de le punir; 
qu'il fût criminel envers elle, c'était par son mépris qu'elle 
devait l'écraser ; mais appeler les hommes k laver cette 



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— 280 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

offense, les initier à tous les mystères de sa vie, pro- 
faner le sanctuaire du lit conjugal, enfin, convier tout le 
monde à ce funeste scandale, c'est ce qu'elle avait fait, 
l'imprudente ! Elle se repentit de sa folle précipitation, 
elle espéra en prévenir les suites ; malgré la nuit et le 
mauvais temps, elle courut sur-le-champ au logis de 
Pierre, pour lui reprendre à tout prix sa dénonciation ; 
Pierre n'y était pas, il avait fait seller un cheval et s'é- 
tait rendu en toute hâte à la ville de Rieui. La plainte 
de Bertrande était entre les mains des magistrats. 

Au point du jour , la maison où logeait Martin 
Guerre pendant son séjour à la ville fut cernée par des 
hallebardiers. Il se présenta devant eux avec assurance, 
et leur demanda ce qu'ils voulaient. Quand on lui eut 
appris le sujet de l'accusation, il pâlit légèrement, puis 
il se remit et se laissa conduire sans résistance devant le 
juge. Là on lui lut la requête de Bertrande qui le décla- 
rait imposteur, disant que faussement, témérairement, 
traîtreusement, il V avait abusée en prenant le nom et en 
supposant la personne de Martin Guerre ; elle demandait 
qu'il fût condamné à demander pardon à Dieu, au roi, 
et à elle. 

L'accusé écouta cette lecture avec calme, et fit bonne 
contenance ; il témoigna seulement une profonde surprise 
au sujet de la démarche de sa femme , qui , après avoir 
vécu plus de deux années avec lui depuis son retour, son- 
geait pour la première fois à lui contester le nom qu'elle 
lui avait si long-temps donné. Comme il ignorait à la fois 
et les soupçons que Bertrande avait conçus, et la certi- 



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— m — 

MARTIN GUERRE. 

tude qu'elle ayait acquise, et enfin l'explosion de jalousie 
qui avait déterminé cette plainte, son étonnement fut 
naturel, et n'eut pas l'air d'une comédie jouée. Il rejeta le 
tout sur les instigations de Pierre Guerre, son oncle: ce 
vieillard, dit-il, guidé à la fois par la cupidité et la ven- 
geance, lui voulait contester son nom et son état, pour 
le dépouiller de son bien, qui pouvait valoir seize à dix- 
huit mille livres; et pour atteindre ce but, le misérable 
n'avait pas craint de suborner Bertrande, et de lui prê- 
ter, au risque de la déshonorer, cette accusation calom- 
nieuse, horrible et inouïe dans la bouche d une femme 
légitime. — Ah ! ce n'est pas elle que j'accuse, s'écria-t-il; 
elle doit souffrir plus que moi, si réellement un doute 
semblable est entré dans son cœur ; mais je. déplore la 
facilité avec laquelle elle a ouvert l'oreille aux étranges 
calomnies de mon ennemi. 

Tant d'assurance en imposa d'abord au juge. Recon- 
duit en prison, l'accusé en sortit deux jours après pour 
subir un interrogatoire en règle. 

Il commença par expliquer la cause de sa longue ab- 
sence, amenée, dit-il, par une querelle 4e ménage, dont 
Bertrande s'était bien souvenue ; il raconta ensuite la vie 
qu'il avait menée pendant ces huit années, d'abord vaga- 
bond, courant le pays par curiosité, par amour des voya- 
ges, puis franchissant les frontières, revoyant la Biscaye, 
son pays natal, entrant au service du cardinal deBurgos, 
de là enrôlé comme partisan dans les troupes du roi 
d'Espagne , blessé sur le champ de bataille de Saint- 
Quentin, ramassé, porté au prochain village, et guéri 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

malgré la menace d'une amputation. C'est alors que, 
brûlant du désir de revoir sa femme, son enfant, ses pa- 
rens, et sa seconde patrie, il était revenu h Artiguea, oà H 
avait eu le bonheur d'être reconnu sans hésitation par font 
le monde, y compris ce même Pierre Guerre son oncle, 
qui maintenant avait la barbarie de le vouloir désavouer. 
En effet, n'avait-il pas été comblé de caresses par cet 
homme jusqu'au jour où il s'était avisé de lui deman- 
der compte de ses revenus ? S'il eût consenti lâchement 
à sacrifier son bien et à frustrer ses enfant, on ne le 
ferait pas aujourd'hui passer pour un imposteur. — Mais, 
ajouta Martin, je résistai, et il s'ensuivit une dispute vio- 
lente où la colère m'emporta peut-être trop loin ; Pierre, 
en homme dissimulé et vindicatif, se tut et attendit. Il 
prit son temps et ses mesures pour ourdir la trame de cette 
accusation, espérant par là en venir mieux à ses fins, 
associer la justice à sa cupidité, et obtenir, par une con- 
damnation surprise à la religion des magistrats, les dé- 
pouilles qu'il convoitait, et la satisfaction de ses injures. 
À ces explications, qui ne manquaient pas de vraisem- 
blance, l'accusé joignit des protestations sur son innocence; 
il demanda hardiment que sa femme lui fût confrontée, 
assurant qu'elle ne pourrait soutenir en sa présence le per- 
sonnage qu'on lui avait imposé, et que la vérité triomphe- 
rait dans un cœur que n'animait pas l'aveugle passion de 
son persécuteur. Il demanda enfin à son tour que le juge 
rendit hommage à sa sincérité, et que, pour en faire foi, 
il condamnât ses calomniateurs aux mêmes peines qu'ils 
avaient invoquées Contre lui ; que Bertrande de Rolls, sa 



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MARTIN GUERRE. 

femme, fût séquestrée dans une maison où elle serait à 
T abri de la subornation, et qu'enfin il fût lui-même ren- 
voyé absous a?ec dépens et dommages-intérêts. 

Après ces déclarations, faites avec chaleur, et emprein- 
tes d'un ton de sincérité, il satisfit sans se troubler à tout 
ce que lui demanda le juge ; voici à peu près les ques- 
tions et les réponses , telles qu'elles ont été conservées. 

— Dans quelle partie de la Biscaye êtes- vous né? 

— Ail village d'Àymès, dans la province deGuipuscoa. 

— Comment se nommaient votre père et votre mère? 

— Antonio Guerre, et Maria Toreada. 

— Sont-ils encore vivans ? 

— Mon père est mort le 15 juin 1580, et ma mère 
ne lui a survécu que trois ans et douze jours. 

— - Àviei-vous des frères ou des sœurs ? 

— J'ai eu urwfrère qui n'a vécu que trois mois ; mes 
quatre sœurs, Inès, Dorothée, Mariette et Pedrina, sont 
venues avec moi s'établir à Artigues, elles y sont encore; 
outes m'ont reconnu. 

— Quel jour vous êtes-vous marié? 

— Le 10 janvier 1539. 

— Qui assistait à la cérémonie ? 

— Mon beau-père , ma belle-mère, mon oncle, mes 
deux sœurs , maître Marcel , Rose sa fille , le voisin 
Claude Perrin , qui s'enivra au repas de noces, le poète 
Giraud, qui composa des vers en notre honneur. 

— Quel fut le prêtre qui vous unit ? 

— Le vieux curé Pascal Guérin, que je n'ai plus re- 
trouvé à mon retour. 



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— 28k — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

— Quelles circonstances particulières signalèrent le 
jour des noces? 

— Catherine Boëre, notre voisine, vint sur le mi- 
nuit nous apporter la collation , qu'on appelle média- 
noche; cette femme m'a reconnu, aussi bien que la vieille 
Marguerite, qui depuis ce jour-là a toujours habité la 
maison. 

— Quel jour est né votre fils ? 

— Le 16 février 1548, neuf ans seulement après mon 
mariage ; je n'avais que douze ans quand j'épousai Ber- 
trande ; et ce ne fut que plusieurs années après que je 
cessai d'être enfant. 

— A quelle époque avez-vous quitté Artigues ? 

— Au mois d'août 1549. En sortant du village, je 
rencontrai Claude Perrin et le curé Pascal ; je Jeur dis 
adieu. Je me dirigeai vers Beau vais ; je passai par Or- 
léans, Bourges, Limoges, Bordeaux, Toulouse. Voulez- 
vous les noms des personnes que j'y ai vues et à qui j'ai 
parlé? vous les aurez. Que puis-je dire de plus? 

Jamais, en effet, on ne vit de déclaration plus con- 
forme à la vérité. On ne pouvait retracer plus fidèlement 
toute la conduite de Martin Guerre, et il fallait bien que 
ce fût lui-même qui parlât ainsi de ses propres actions ; 
car, ainsi que le remarque l'historien en faisant allusion 
à la fable d'Amphitryon, Mercure ne rappela pas mieux 
à Sosie tous ses faits, gestes et paroles, que le faux Mar- 
tin Guerre ceux du véritable. 

Suivant le désir de l'accusé, on séquestra Bertrandede 
Rolls, pour la mettre à l'abri des instigations de Pierre 



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— 885 — 
MARTIN GUERRE. 

Guerre. Cependant celui-ci ne perdit pas son temps, et 
pendant le mois qui fut employé à interroger tontes les 
personnes que Martin avait citées , cet adversaire actif , 
guidé par quelques vagues indices, entreprit un voyage 
dont il ne revint pas seul. 

Tous les témoignages concordaient avec la déclaration 
de l'accusé; celui-ci l'apprit dans sa prison et s'en félicita, 
espérant sa délivrance prochaine. Un jour, en effet, on 
le conduisit en présence, du juge, qui lui déclara que sa 
déposition était confirmée par tous les témoins qu'il avait 
invoqués. 

— N'en connaissez-vous pas d'autres ? ajouta le ma- 
gistrat; n'avez- vous pas d'autres parensque ceux que 
vous m'avez désignés ? 

— Pas d'autres, répondit l'accusé. 

— Et celui-ci? dit le juge en ouvrant une porte. 

^ Un homme Agé sortit, qui s'élança au cou de l'accusé 
en s'écriant : Mon neveu ! 

L'accusé frissonna de tous ses membres ; mais ce fut 
l'affaire d'un instant ; il se remit de cette première com- 
motion, et, considérant avec sang-froid le nouveau venu, 
il lui demanda tranquillement : 

— Qui ètes-vous? 

— Eh quoi ! dit cet homme, ne me reconnais-tu pas? 
Aurais-tu le courage de me renier, moi, ton oncle ma- 
ternel, Carbon Barreau, l'ancien soldat; moi, qui t'ai fait 
jouer sur mes genoux quand tu étais jeune; moi, qui t'ai 
appris plus tard à porter le mousquet ; moi, que tu as 
retrouvé pendant la guerre, dans une auberge de la Pi- 



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— 166 — 
CRIMES CÈLKBUB8. 

cardie, d'où tu t'es enfui secrètement? Depuis ce i 
là je t'ai cherché partout, j'ai parlé de toi, j'ai dépeint 
ta figure» ta personne, jusqu'à ce qu'enfin on digne ha- 
bitant de ce paya s'offrît à me conduire ici , où je ne 
m'attendais pas, pauvre enfant, à voir le fila de ma sœur 
emprisonné et garrotté comme un malfaiteur. Quel est 
donc son crime, monsieur le juge ? 

— Vous le saurez, répondit le magistrat. Ainsi vous 
réclamez cet accusé comme votre neveu ? Vous affirmez 
qu'il se nomme. .. 

— Ârnauld du Thill, dit Pansette, à cause de son 
père > qui s'appelait Jacques Pansa; Thérèse Barreau, 
ma sœur, fut sa mère : il est né au village de Sagias. 

— Qu'avez-vous à répondre? demanda le juge en se 
tournant vers l'accusé. 

— Trois choses, répondit celui-ci avec une rare tran- 
quillité : ou cet homme est fou, ou il est payé pour men- 
tir, ou il se trompe. 

L'autre resta muet d'étonnement. 

Mais le premier mouvement du prétendu Martin Guerre 
n'avait point échappé au juge ; il avait été frappé éga- 
lement de l'accent de franchise de Carbon Barreau. Il 
se livra à de nouvelles recherches ; d'autres habitans de 
Sagias furent mandés à Rieux ; tous s'accordèrent à si- 
gnaler dans T accusé ce même Arnauld du Thill qu'ils 
avaient vu naître et grandir sous leurs yeux. Plusieurs 
d'entre eux déposèrent que dès son enfance il avait an- 
noncé les plus mauvaises inclinations, que le mensonge 
et le larcin lui étaient familiers, qu'il ne craignait pas de 



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MARTIN GUERRE. 

blasphémer le saint nom de Dieu pour en couvrir la faus- 
seté de ses allégations hardies. De ces témoignages le 
juge conclut naturellement quArnauld du Thil était ca- 
pable déjouer le rôle d'un imposteur, et que l'impudence 
qu'il affectait était réellement dans son caractère. D'un 
autre côté> il observa que l'accusé, qui se prétendait né 
en Biscaye, savait à peine quelques mots de la langue 
basque, qu'il plaçait à tort et à travers dans son discours. 
U entendit ensuite un autre témoin, qui vint déposer que 
le véritable Martin Guerre était exercé à la lutte et au 
jeu d'escrime, tandis que l'accusé, ayant voulu s'y es- 
sayer! n'y avait montré aucune habileté. Enfin, un cor- 
donnier fut interrogé (et ce témoignage ne fut pas le moins 
accablant) : — Martin Guerre, dédara-t-il, se chaus- 
sait à douze points : quelle fut ma surprise quand la 
chaussure de l'accusé n'en porta plus que neuf! — En 
présence de ces indices réunis, et même de ces preuves 
accumulées, le juge de Rieux, négligeant les autres 
témoignages, qui, selon lui, avaient été surpris à la cré- 
dulité publique par l'effet d'une ressemblance extraor- 
dinaire, s'arrôtant .aussi à la plainte de Bertrande, quoi- 
qu'elle ne l'eût pas confirmée, et quelle s'obstin&t à 
garder le silence , rendit une sentence par laquelle Ar- 
nauld du Thill était déclaré atteint et convaincu d'tm- 
posture, et comme tel condamné à perdre la tête; après 
quoi son corps serait déchiré en quatre quartiers, pour 
être easposés aux quatre coins de la ville. 

Ce jugement» dès qu'il fut connu, souleva dans la ville 
des impressions de diverses natures. Les ennemis du 



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CRIMES CÉLÈBRES. 

condamné exaltèrent la sagacité du juge; les esprits moins 
prévenus blâmèrent sa témérité ; car le doute était per- 
mis entre tant de témoignages opposés. D'ailleurs la pos- 
session d'état, la situation des en fans n'imposait-elle pas 
une grande réserve? Et ne fallait-il pas des preuves plus 
claires que le jour pour annuler en un instant un passé 
de deux années, qu'aucune contestation n'avait jamais 
troublé? 

Le condamné se rendit appelant de la sentence au par- 
lement de Toulouse. Cette cour crut qu'il fallait peser 
cette affaire plus mûrement que ne l'avait fait le premier 
juge. Elle commença par ordonner la confrontation d'Ar- 
nauld du Thill avec Pierre et Bertrande de Rolls. 

Qui nous dira ce qui se passe dans l'âme d'un accusé 
lorsque, condamné une première fois, il se voit soumis à 
une seconde épreuve? Les angoisses déjà subies se repré- 
sentent de nouveau; l'espérance, atténuée par un premier 
échec, ressaisit pourtant toute sa puissance sur l'ima- 
gination, qui s'y cramponne, pour ainsi dire, avec anxiété. 
11 faut recommencer les efforts qui vous ont déjà épuisé ; 
c'est une dernière lutte qui s'engage, une lutte d'autant 
plus acharnée, qu'on a moins de force pour la soutenir. 
Mais ici, cet athlète n'était pas de ceux qui se lais- 
sent aisément abattre ; il recueillit toute son énergie, toute 
sa fermeté, pour sortir victorieux du nouveau combat 
qu'on allait lui livrer. 

Les magistrats se rassemblèrent dans la grande cham- 
bre du parlement, et l'accusé fut introduit. Ce fut d'a- 
bord à Pierre qu'il eut affaire : il montra un front calme 



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MARTIN GUERRE. 

en sa présence, il le laissa parler sans s'émouvoir ; puis, 
prenant le ton de l'indignation, il l'accabla de reproches, 
rappela sa cupidité, son avarice, ses sermens de ven- 
geance, les séductions qu'il avait exercées sur l'esprit de 
Bertrande, les manœuvres secrètes employées par lui 
pour parvenir à ses fins, et l'acharnement inouï qu'il 
avait mis à recruter contre lui des témoins, des accusa- 
teurs et des calomniateurs. Il mit Pierre au défi de prou- 
ver qu'il n'était pas Martin Guerre son neveu, puisqu'il 
l'avait reconnu et embrassé devant tout le monde, et que 
ses soupçons si tardifs ne dataient que du jour de leur 
violente querelle. Enfin le langage de l'accusé eut tant 
de force et de véhémence, que Pierre se sentit troublé 
et ne sut que répondre. Cette entrevue tourna toute en- 
tière à l'avantage de J'accuse; il domina son adversaire 
de toute la hauteur de l'innocence injustement attaquée, 
et celui-ci parut déconcerté comme un calomniateur. 

Quand il se trouva, en présence de Bertrande, ce fut 
une scène bien différente : la pauvre femme, pâle, abat- 
tue, amaigrie par tant de chagrins, s'avança devant le 
tribunal en chancelant, et parut près de s'évanouir. Elle 
essaya pourtant de rappeler sa force ; mais dès qu'elle 
aperçut l'accusé, elle baissa la vue et se couvrit le visage 
de ses deux mains. Il s'approcha d'elle, et, de l'accent le 
plus doux, il la conjura de ne pas persister dans une ac- 
cusation qui devait le perdre, de ne point se venger ainsi 
des torts qu'il pouvait avoir envers elle, quoiqu'il n'çût 
à se reprocher aucune faute sérieuse. 

Bertrande tressaillit, et murmura tout bas : Et Rose ! 



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— 290 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

— Ah ! s'écria l'accusé, frappé de cette révélation. 

Et prenant sur-le-champ son parti, il s'adressa aux 
juges : 

— Messieurs , cette femme est jalouse! déjà, quand 
je l'ai quittée, il y a dix ans, ses soupçons avaient éclaté: 
ce fût la cause de mon exil volontaire. Aujourd'hui elle 
m'accuse de relations coupables avec la même personne : 
je ne les nie ni ne les avoue ; mais j'affirme que c'est la 
jalousie, cette passion aveugle, qui, avec l'aide des sug- 
gestions de mon oncle, a guidé là main de Bertrande lors- 
qu'elle a signé ma dénonciation. 

Bertrande ne répondit rien. 

— Oseriez- vous, dit-il en se tournant vers elle, ose- 
riez-vous jurer devant Dieu que ce n'est pas la jalousie 
qui vous a inspiré la pensée de me perdre ? 

— Et vous, répliqua-t-elle, oseriez-vous jurer que je 
me trompais dans mes soupçons? 

— Vous le voyez, messieurs, s'écria l'accusé avec un 
air de triomphe ; la passion se fait jour jusque sous vos 
yeux. Que je sois coupable ou non de la faute qu'elle me 
reproche, ce n'est pas la question que vous avez à juger ; 
il en est une autre qui s'agite dans vos consciences : c'est 
de savoir si vous pouvez admettre le témoignage de cette 
femme, qui, après m'avoir publiquement reconnu, après 
m'avoir accueilli dans ma maison, après avoir vécu plus 
de deux ans en parfaite intelligence avec moi, a cru, 
dans un jour de colère et de vengeance, pouvoir démen- 
tir toutes ses paroles, toutes ses actions. Ah ! Bertrande, 
ajouta-t-il, s'il ne s'agissait que de ma vie, je crois que 



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— 29Î — 
MARTIN GUERRE. 

je tous pardonnerais un égarement dont F amour est à la 
fois la cause et l'excuse; mais vous êtes mère, songez-y; 
mon supplice retomberait sur ma pauvre fille, qui a eu 
lie malheur de naître depuis que je vous ai revue, sur 
l'enfant que vous portez dans votre sein, et que vous 
condamnez par avance à maudire l'union qui lui a donné 
l'être. Songez-y, Bertrande, vous répondrez devant Dieu 
de ce que vous allez faire. 

La pauvre femme tomba à genoux en sanglotant. 

— Et maintenant, reprit-il avec solennité, je vous ad- 
jure, vous, Bertrande de Rolls, ma femme, de prêter ser- 
ment ici, sur le Christ, que je suis un imposteur et un 
faussaire. 

On apporta l'image du Christ sous les yeux de Ber- 
trande : elle fit un mouvement pour la repousser, voulut 
parler, s'écria faiblement : Non, et tomba évanouie. On 
l'emporta hors de la salle. 

Cette scène avait fortement ébranlé la conviction des 
magistrats. On ne pouvait supposer à un imposteur, quel 
qu'il fût, assez d'audace et de présence d'esprit pour se 
jouer ainsi de tout ce qu'il y a de plus sacré. On entama 
une nouvelle enquête, qui, au lieu d'éclairer les esprits, 
les replongea dans une obscurité toujours croissante. Sur 
trente témoins qui furent entendus, plus des trois quarts 
s'accordaient pour constater l'identité de Martin Guerre 
avec celui qui avait pris ce nom. Jamais perplexité plus 
grande ne fut causée par des apparences plus extraordi- 
naires. Cette extrême ressemblance déjouait tous les rai- 
sonnemens : aux gens qui reconnaissaient Arnauld du 



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CRIMES CELEBRES. 

Thill, d'autres opposaient des assertions directement con- 
traires. Il entendait à peine la langue basque, disait-on, 
quoiqu'il fût né en Biscaye? quoi d'étonnant à cela, 
puisqu'il avait quitté son pays à l'âge de trois ans ? II 
était malhabile à la lutte et à l'escrime ; mais, s'étant dés- 
habitué de ces exercices, il pouvait les avoir oubliés. Le 
cordonnier qui le chaussait autrefois n'avait pas reconnu 
sa mesure ; mais cet homme pouvait s'être trpmpé jadis 
ou se tromper maintenant. L'accusé se défendait encore 
en retraçant les circonstances de sa première entrevue 
avec Bertrande, lorsqu'il l'avait retrouvée ; les mille dé- 
tails qu'il lui avait rappelés, et que lui seul pouvait sa- 
voir ; les lettres qu'il avait en sa possession, sans que per- 
sonne pût expliquer ce fait s'il n'était pas Martin Guerre. 
Comment se serait-il trouvé blessé au sourcil gauche et 
à la jambe, comme l'absent avait dû l'être? Comment la 
vieille domestique de la maison , comment ses quatre 
sœurs, comment son oncle Pierre, comment tant d'au- 
tres auxquels il avait cité tant de faits connus de lui seul, 
comment tout le village enfin l'aurait-il reconnu? Et cette 
liaison même que Bertrande avait cru deviner, et à pro- 
pos de laquelle avait éclaté son emportement jaloux, cette 
liaison, si elle existait, ne serait-elle pas une nouvelle 
preuve à l'appui du dire de l'accusé, puisque la personne 
qui en était l'objet, aussi intéressée et aussi pénétrante 
comme maîtresse que l'autre comme épouse légitime, 
l'avait reconnu pour son ancien amant? N'était-ce pas là 
un faisceau de preuves d'où la lumière devait jaillir? Que 
l'on suppose un imposteur arrivant pour la première fois 



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— 293 — 
MARTIN GUERRE. 

dans un lieu ou tous les habitans lui sont inconnus ; qu'il 
lui prenne la coupable fantaisie de représenter un homme 
qui y aura demeuré, qui y aura eu des liaisons de toutes 
sortes, qui aura joué son rôle dans mille scènes diverses, 
qui aura livré ses secrets, ses pensées à des parens, des 
amis, des gens indifférons, des gens de toute espèce ; qui 
aura une femme, c'est-à-dire une personne sous les yeux 
de laquelle il passe presque toute sa vie, une personne 
qui l'étudié continuellement , avec laquelle il multiplie 
ses conversations à l'infini sur tous les sujets et sur tous 
les tons imaginables : comment cet imposteur pourra- 
t-il soutenir un seul jour son personnage sans que sa 
mémoire soit en défaut? De l'impossibilité physique et 
morale de jouer un pareil rôle, il fallait bien conclure 
que l'accusé, qui y avait persisté pendant plus de deux 
ans, était le véritable Martin Guerre. 

Il n'y avait pas en effet d'autre raison qui pût rendre 
compte d'une pareille tentative suivie de succès, à moins 
qu'on n'articulât contre lui une accusation de magie. II 
fut un instant question de le livrer à l'officialité ; mais il 
fallait réunir des preuves, et les magistrats hésitèrent. 
C'est un principe d'équité, devenu une maxime de droit, 
que dans l'incertitude le doute profite à l'accusé; mais 
è l'époque dont nous parlons , ces vérités étaient loin 
d'être reconnues ; le crime se présumait plutôt que l'in- 
nocence, et la torture, instituée pour arracher des aveux 
à ceux que l'on ne pouvait convaincre autrement, ne 
pouvait s'expliquer que par la conviction des juges sur 
la culpabilité de leurs justiciables ; car il ne serait venu 



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— m — 

CRIMES CÉLÈBRES. 

à l'idée de personne de faire subir des peines à un homme 
qui pouvait être innocent. Cependant, malgré ce préjugé, 
qui s'est conservé jusqu'à nous par quelques organes du 
ministère public habituellement disposés à voir un cou- 
pable dans un homme soupçonné, malgré ce préjugé, 
disons-nous, les juges de Martin Guerre n osèrent ni le 
condamner eux-mêmes comme faussaire, ni faire in- 
tervenir l'église au procès. Dans ce conflit de témoi- 
gnages opposés qui semblaient révéler la vérité pour 
l'obscurcir ensuite, dans ce chaos de raisonnemens et de 
conjectures qui ne faisaient briller les éclairs que pour 
les éteindre dans les ténèbres, l'intérêt de la famille pré- 
valut. La bonne foi de Bertrande, l'avenir des enfans, 
parurent des motifs suffisans pour ne procéder qu'avec 
une extrême précaution ; et cette possession acquise ne 
devait être sacrifiée qu'à l'évidence : aussi le parlement 
ajourna-t-il la cause, toutes choses demeurant en état, 
en ordonnant un plus ample informé. Pendant ce délai, 
l'accusé, dont répondirent plusieurs de ses parens et amis, 
fut laissé libre dans l'enceinte du village d'Artigues, 
quoique ses démarches fussent continuellement sur- 
veillées. 

Bertrande le revit donc auprès d'elle, dans l'intérieur 
de leur ménage , comme si aucun soupçon ne se fût ja- 
mais élevé sur la légitimité de leur union. Quelles pen- 
sées devaient occuper son âme pendant ces longs tête-à- 
tête? Elle avait accusé cet homme d'imposture, et main- 
tenant, malgré la conviction secrète qu'elle avait acquise, 
il fallait quelle affectât de ne conserver aucun soupçon, 



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— 295 — 
MARTIN GUERRE. 

quelle feignit de s* être abusée, qu'elle s'humiliât devaet 
l'imposteur pour obteuir le pardon de sa folle démarche ; 
cette conduite était dictée par l'abjuration publique 
qu'elle avait faite de ses soupçons, en refusant de prêter 
serment. Elle devait désormais, pour soutenir son rôle 
et pour sauver l'honneur de ses en fan s, traiter cet homme 
comme son mari, se montrer avec lui soumise et repen- 
tante, et lui témoigner une confiance entière ; c'était le 
seul moyen de le réhabiliter, et d'endormir la vigilance 
de la justice. Qui sait ce que souffrait la veuve de Martin 
Guerre dans cet effort continuel? c'était un secret entre 
elle et Dieu ; mais elle regardait sa fille, elle pensait au 
terme de sa délivrance, qui ne paraissait pas éloigné, et 
elle reprenait courage. 

Un soir, à la tombée de la nuit, elle était assise auprès 
de lui dans la partie la plus reculée du jardin ; sa fille 
jouait sur ses genoux, tandis que l'aventurier, préoccupé 
par quelque sombre pensée , caressait par distraction la 
tête blonde du jeune Sanxi : tous deux se taisaient ; car 
au fond du cœur ils savaient bien ce qu'ils devaient penser 
l'un de] l'autre, et ne pouvant plus prendre le ton de la 
familiarité, n'osant pas non plus affecter trop de réserve, 
ils passaient ensemble, lorsqu'ils étaient sans témoins, 
de longues heures mornes et muettes. 

Tout-à-coup un grand bruit interrompit le silence de 
leur retraite : c'étaient les exclamations de plusieurs per- 
sonnes, des cris de surprise mêlés à des accens de co- 
lère; on entendit des pas précipités, la porte du jardin 
s'ouvrit avec fracas, et la vieille Marguerite parut à l'en- 



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— 296 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

Crée, pâle, haletante, respirant à peine. Bertrande éton- 
née courut au devant d'elle ; son mari la suivît ; mais 
quand ils furent assez près pour l'interroger, elle ne put 
répondre que par des sons inarticulés, en leur montrant 
d'un air effrayé, la cour de la maison : tous deux regar- 
dèrent dans cette direction, et virent un homme debout 
sur le seuil ; ils s'approchèrent. Cet homme fit un pas 
pour se placer entre eux : il était de grande taille, brun; 
ses vêtemens étaient déchirés; il avait une jambe de bois; 
sa physionomie était sévère. Il attacha un regard sombre 
sur Bertrande : elle poussa un cri et tomba à la ren- 
verse... elle avait reconnu son mari! 

Arnauld du Thill demeura comme pétrifié. Pendant 
que Marguerite, éperdue elle-même, tâchait de rappeler 
sa maîtresse à la vie, les voisins, attirés par le bruit, en- 
vahirent la maison, et s'arrêtèrent stupéfaits a la vue 
d'une ressemblance si frappante : c'étaient les mêmes 
traits, la même taille et le même air; c'était en quelque 
sorte un seul être en deux personnes. Tous deux s'entre- 
regardèrent avec épouvante : il était impossible que, dans 
ce siècle superstitieux, l'idée de la sorcellerie et d'une 
intervention infernale ne vînt pas à l'esprit des assistans ; 
ils se signèrent tous, s'imaginant à chaque instant voir 
le feu du ciel tomber sur l'un de ces deux hommes, ou 
la terre s'engloutir sous ses pas: II n'en fut rien cepen- 
dant, mais la justice, avertie, les fit saisir tous deux pour 
^claircir ce mystère étrange. 

L'homme à la jambe de bois, interrogé par les juges, 
raconta qu'il venait d'Espagne, où le soin de sa guérison 



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— 297 -^ 
MARTIN GUERRE. 

d'abord, puis le manque £ argent, Pavaient retenu jus- 
que alors. 11 avait fait le voyage à pied, presque en men- 
diant. Il donna à son départ d'Artigues les mêmes raisons 
que l'autre Martin Guerre avait déjà alléguées : une que- 
relle de ménage au sujet d'un soupçon jaloux, l'envie de 
voir du pays, et une certaine humeur aventureuse. Il était 
revenu au lieu de sa naissance, en Biscaye ; de là il était 
passé au service du cardinal de Burgos ; puis le frère du 
cardinal l'avait emmené à la guerre, et il avait servi dans 
les troupes espagnoles; à la bataille de Saint-Quentin, 
un coup d'arquçbuse lui avait fracassé la jambe. Jus- 
que là son récit était entièrement conforme à celui que 
les juges avaient déjà entendu dans la bouche du premier 
accusé. Mais voici où ils différaient : Martin Guerre ajouta 
qu'ayant été transporté dans une chambre par un homme 
dont il avait à peine distingué les traits, il avait cru mou- 
rir, et qu'il s'était passé plusieurs heures dont il ne pou- 
vait se rendre compte, sans doute à cause de la fièvre 
qui embrasait son cerveau en délire ; il sentit ensuite une 
effroyable douleur; et quand il revint à lui, on lui avait 
coupé la jambe blessée. Il resta long-temps entre la vie 
et la mort; mais il fut soigné par des paysans qui l'arra- 
chèrent à un trépas presque certain ; sa convalescence 
fut longue. Il s'aperçut que, depuis le moment où il était 
tombé sur le champ de bataille jusqu'à celui où il se 
sentit revivre, les papiers qu'il portait sur lui avaient dis- 
paru; mais il ne pouvait accuser de cette soustraction 
les hôtes qui lui avaient prodigué des soins si généreux. 
Après son rétablissement, privé de toute ressource , il 






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— 298 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

avait attendu l'occasion de rentrer en France pour revoir 
sa femme et son fils ; il avait enduré toutes sortes de pri- 
vations, bravé toutes sortes de fatigues, et enfin, exté- 
nué, mais joyeux de toucher au terme de ses maux, il 
était arrivé sans défiance jusqu'à sa maison ; et là, l'effroi 
de sa servante, quelques mots entrecoupés, lui avaient 
fait deviner un malheur; l'aspect de sa femme et celui 
d'un homme si semblable à lui lavaient frappé de stu- 
peur; on lui avait expliqué le reste, et maintenant il re-^- 
grettait de n'avoir pas succombé au coup de feu qui l'a- 
vait atteint. 

Tout ce récit portait un caractère de vérité ; mais quand 
l'autre prisonnier fut sommé de s'expliquer à ce sujet, il 
se renferma dans ses premières réponses, soutint leur 
exactitude, affirma de nouveau qu'il était le vrai Martin 
Guerre, et que le nouvel arrivé ne pouvait être que cet 
Arnauld du Thill, cet imposteur habile, qui, disait-on, 
lui ressemblait si fort, que les gens du village de Sagias 
avaient cru le reconnaître en lui. 

La confrontation des deux Martin Guerre ne changea 
rien à ces prétentions : le premier montra la même as- 
surance, le même maintien ferme et hardi; le second, 
prenant Dieu et les hommes à témoin de sa sincérité, dé- 
plora son malheur dans les termes les plus pathétiques. 

La perplexité des juges était grande ; la situation se 
compliquait de plus en plus ; la question revenait aussi 
ardue, aussi incertaine que jamais; les apparences, les 
indices se combattaient mutuellement : on trouvait des 
probabilités en faveur de l'un, on éprouvait dçs sympa- 



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MARTIN GUERRE. 

thies en faveur de l'autre ; mais les preuves manquaient 
toujours. 

L'un des membres du parlement, M. de Coras, proposa 
comme dernière épreuve, avant qu'on appliquât la tor- 
ture, ce suprême moyen d'instruction des temps bar- 
bares, de placer Bertrande au milieu des deux rivaux, se 
fiant, en pareil cas, disait-il, à l'instinct divinatoire d'une 
femme pour discerner la vérité. En conséquence, les deux 
Martin Guerre furent amenés dans la chambre du parle- 
ment, et quelques inçtans après on introduisit Bertrande, 
pâle, faible, épuisée par ses souffrances et par sa gros- 
sesse avancée, et pouvant à peine se soutenir; son aspect 
inspirait la compassion, et tout le monde était attentif à 
ce qu'elle allait faire. Dès qu'elle eut jeté un regard sur 
les deux hommes, qui se tenaient chacun à l'une des ex- 
trémités de la salle, elle se détourna de celui qui était 
placé le plus près d'elle, et alla s'agenouiller en silence 
devant celui qui avait une jambe de bois ; puis, joignant 
les mains comme si elle eût demandé grâce, elle san- 
glota amèrement. Cette action si simple toucha tous les 
assistans. Arnauld du Thill pâlit, et l'on crut que Martin 
Guerre, heureux d'être lavé du soupçon d'imposture par 
cette reconnaissance publique, allait relever sa femme et 
l'embrasser ; mais il resta froid et sévère. 

— Madame, lui dit-il d'un ton méprisant, cessez de 
pleurer ; je ne dois point me laisser émouvoir par vos 
larmes : c'est en vain que vous chercheriez à excuser votre 
crédulité par l'exemple de mes sœurs et de mon oncle ; 
une femme a plus de discernement pour reconnaître un 



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— 300 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

mari, et ce que vous faites à présent en est la preuve; 
elle ne se trompe que parce quelle aime son erreur. 
Vous êtes la seule cause du désastre de ma maison, je 
ne l'imputerai jamais qu'à vous seule. 

Foudroyée par ces paroles, la pauvre femme ne trouva 
pas la force d'y répondre, et fut emportée chez elle pres- 
que mourante. 

La dignité du langage de ce mari outragé fut regardée 
comme une preuve de plus en sa faveur : on plaignit 
Bertrande, victime d'une imposture hardie; mais tout 
le monde convint que le vrai Martin Guerre devait par- 
ler ainsi. Apràs que l'épreuve tentée pour la femme eut 
été renouvelée auprès des sœurs et des autres parens, et 
que tous, à l'exemple de Bertrande, se furent sentis at- 
tirés vers celui qui avait reparu le dernier, la cour, en 
ayant mûrement délibéré, rendit l'arrêt suivant, que nous 
transcrivons textuellement : 

« Vu le procès fait par le juge de Rieux à Arnauld du 
» Thill, dit Pansette, soi disant Martin Guerre, prison- 
» nier à la Conciergerie, appelant dudit juge, etc. ; 

» Dit a été que la Cour a mis et met l'appellation 
» dudit du Thill, et ce dont a été appelé, au néant : et 
» pour punition et réparation de l'imposture , fausseté, 
» supposition de nom et de personne, adultère, rapt, 
» sacrilège, plagiat, larcin et autres cas par ledit du 
» Thill commis, résultant dudit procès , la Cour l'a con- 
» damné et condamne à faire amende honorable au-de- 
» vant de l'église du lieu d'Artigues, à genoux, en che- 
» mise, tête et pieds nus, ayant la hart au col, et tenant 



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— 301 — 
MARTIN GUERRE. 

b en ses mains une torche de cire ardente, à demander 
b pardon à Dieu, au roi et à la justice, auxdits Martin 
» Guerre et Bertrande de Rolls, mariés; et ce fait, sera 
» ledit du Thill délivré es mains de l'exécuteur de la 
» haute justice, qui lui fera faire les tours par les rues 
b et carrefours accoutumés dudit lieu d' Artigues, et, la 
» hart au col, ramènera au devant de la maison dudit 
» Martin Guerre, pour, en une potence qui à cet effet 
» y sera dressée, être pendu et étranglé, et après son 
» corps brûlé ; et pour certaines causes et considéra- 
is tions à ce mouvant la Cour, elle a adjugé et adjuge 
» les biens dudit du Thill à sa fille procréée de ses œu- 
» Très et de ladite de Rolls , sous prétexte de mariage 
» par lui faussement prétendu, supposant le nom et per- 
» sonne dudit Martin Guerre, et par ce moyen décevant 
» ladite de Rolls, distraits les frais de justice; et, en 
i» outre, a mis et met hors de procès lesdits Martin 
» Guerre et Bertrande de Rolls, ensemble ledit Pierre 
» Guerre, oncle dudit Martin, et a renvoyé et renvoie 
» ledit Arnauld du Thill audit juge de Rieux, pour faire 
» mettre le présent arrêt à exécution selon sa forme et 
i» teneur. Prononcé judiciairement le 12° jour de sep- 
» tembre 1560. » . 

D'après cet arrêt , le gibet fut substitué à la décapi- 
tation prononcée par le premier juge, vu que cette der- 
nière peine était réservée aux criminels nobles , tandis 
que le supplice de la potence était infligé à la bour- 
geoisie. 

Lorsque son sort fut ainsi fixé, Arnauld du Thill perdit 



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— 302 — 
CRIMES CÉLÈBRES. 

toute son audace. Ramené à Artigues, il fut entendu 
dans sa prison par le juge de Rieux, et confessa fort au 
long son imposture. Il avoua que la première idée lui 
en était venue un jour qu'étant de retour du cam p de 
Picardie , plusieurs des amis intimes de Martin Guerre 
l'avaient pris pour lui. II s'était alors informé du genre 
de vie, des habitudes et des relations de cet homme ; puis, 
ayant trouvé moyen de se glisser près de lui, il lavait 
guetté pendant la bataille, il l'avait vu tomber; puis, 
l'ayant emporté, il avait, par les moyens que le lecteur a 
vus, excité au plus haut point son délire pour recueillir 
tous ses secrets. Après avoir ainsi expliqué son impos- 
ture par des causes naturelles qui écartaient l'accusation 
de magie et de sorcellerie, Arnauld du Thill, touché de 
repentir, implora la miséricorde de Dieu, et se prépara 
en chrétien à subir sa condamnation. 

Le lendemain, pendant que tout le peuple, affluant des 
environs, et rassemblé devant la grande église d* Artigues, 
assistait à l'amende honorable du pénitent, qui, les pieds 
nus, en chemise, et tenant à la main une torche allumée, 
s'agenouillait sur le parvis du temple, une autre scène 
non moins douloureuse se passait dans la maison de Mar- 
tin Guerre. Épuisée par tant de souffrances, qui avaient 
avancé le terme de sa grossesse, Bertrande était étendue 
sur son lit de douleur; elle demandait pardon à celui 
qu'elle avait innocemment trompé, et implorait de luf 
quelques prières pour le salut de son Ame. Martin Guerre, 
assis près de son chevet, lui tendit la main et la bénît. 
Elle saisit cette main et y colla ses lèvres ; elle ne pou- 



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— 303 — 
MARTIN GUERRE. 

vait plus articuler une parole. Tout-à-coup il se fit un 
grand bruit au dehors : c'était le condamné qui venait 
subir sa peine devant la maison de Martin Guerre. Quand 
on le hissa à la potence, il poussa un cri affreux; un autre 
cri lui répondit dans l'intérieur de la maison. Le soir, 
on brûlait sur le bûcher le cadavre d'un homme, et l'on 
menait en terre sainte les corps d'une femme et d'un 
enfant. 

N. Fournier. 



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